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in 2010 witli funding from
University of Ottawa
littp://www.arcli ive.org/details/lamazonelesflambOObata
L'AMAZONE
LES FLAMBEAUX
DU MÊME AUTEUR
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HENRY BATAILLE
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LES FLAMBEAUX
PRE FACE DE L'AUTEUR
TROISIÈME MILLE (J \
PARIS ^
Librairie CHARPENTIER et FASQUELLE
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RLE DE GRENELLE, 11
1917
TOBS droits <1« reproduction, de traduclion et de représeiUalion réservés
pour tous pays.
y «ompi-is le Danemark, les Pays-Bas, la Suède et la Norvège.
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :
5 exemplaires numérotés sur papier de Hollande
et 4 exemplaires numérotés sur papier du Japon.
Jbô-
PRÉFACE
Et la guerre survint!... Écroulement de tous les
espoirs, subit étranglement des conquêtes | sécu-
laires de l'esprit, suicide de l'homme parvenu à mi-
chemin du faîte convoité. L'animal fou se précipite
dans les activités les plus embrouillées et les moins
conformes à la vie. Les forces naturelles sont dé-
viées jusqu'à l'absurdité. C'est la saignée de la race,
la mort des idées, l'appauvrissement des patries, le
néant de l'erreur, l'aberration suprême!... Toutes
lumières éteintes. L'ombre antique redevenue maî-
tresse du globe; déluge de ténèbres qui ensevelit la
planète... Ma génération ne semblait pas appelée à
respirer d'autre air qu e l'air pur de l'intelligence, des
libertés, du progrès, de l'idéal social et moral..!
Bruyamment la civilisation vient d'être coupée en
deux du tranchant de l'épée. . . Quel est ce cataclysme
v PREFACE
qui s'abat sur tant de fronts levés naïvement vers le
ciel?... C'est ce que tout le monde se demande avec
effroi . . . On commence par s'interroger, on se tâte, au
milieu des flaques de sang qui gicle de toutes parts 1
Est-ce la fin de l'intelligence'?... Sera-ce un jour la
débâcle définitive delà pensée devenue agent suspect
et subversif! . . . Est-ce l'esclavage qui recommence ?. . .
Est-ce la liberté qui va rugir au contraire son cri
suprême de dégoût et de rébellion?... Qui sait? Le
tocsin sonne... Le canon s'approche déjà de ma
maison de campagne... Les pigeons blancs du toit
prennent leur vol... Les champs désertés ont l'air
de préparer des tombes... On m'annonce que
â'ennemi est proche. En effet les premiers obus
incendient la forêt... Il faut partir... Chaque coup
de canon fait s'écrouler des roses sur la terrasse...
î^on, non, ce ne sera pas la défaite! non, non, ce
ne sera pas la mort de toute beauté!... C'est impos-
sible! Des rêves rajeunis renaîtront; des volontés
plus extraordinaires encore vont sortir de ce fumier
sanglant... Et, si par hasard, ce n était pas là les
réalités que ton destin nous réserve, — ô Insatiable !
— je m'inclinerais encore sans comprendre, per-
suadé que les fins sont merveilleuses et que nous
ne pouvons les embrasser; mais je jure qu'elles ne
seront jamais en tous cas le règne de la Force, de
la Bestialité, de l'Esclavage. Oui, c'est ma fierté
d'homme de le croire, quand bien même la Raison
dévasterait momentanément l'univers, même si elle
:'acharnait contre la perfection de son passé... C'est
;ers la liberté, vers les flambeaux, que l'humanité
PREFACK ni
sangiante tend « d'un geste droit son cœur comme
un jet d'eau ».
Comme tous les Français surpris dans leur vie
contemplative, tel est l'acte de foi que je prononçai
ferveraraent quand il me fallut quitter ma maison,
mes champs, sous la ruée des obus, et abandonner
aux envahisseurs le morceau de sol exigu où
chacun continue le rêve des ancêtres...
Peu après, c'était la « Marne ». .Jours bénis! Au-
rore dans le crépuscule! Ah! les belles heures où
l'on vivait suspendu à l'espoir, accroché aux minutes
comme l'enfant aux mamelles qui vont lui prolonger
le souffle. C'était enfin la preuve de l'espérance. Déjà
le départ de la nation, aux jours de la mobilisation
nous avait tout enorgueillis, — et le frisson de la
mort qui venait de passer nous rendait plus radieux
encore le reflux de la France. Quelle perspective
s'étendait devant nous déjà à la portée du rêve!
C'est à ce moment, au plein de l'angoisse, que loin
des choses saccagées, au hasard même des tables
d'auberge ou de campagne, je couvris les pages qui
composent la première partie de la Divine Tra-
gédie... On écrivait tout ce qui vous passait par le
cœur comme pour se venger de son impuissance !...
Ensuite deux années passèrent. Quelles années!
Depuis cette inauguration tragique du drame euro-
péen, depuis ces premières- heures où seule, l'obsé-
dante idée : la défense du sol et de la race, acca-
parait toute notre ardeur, quel chemin parcouru!
Tant de spectacles se sont offerts à noire esprit, tant
de méditations nous ont sollicités, tant de points
IV PREFACE
de vue se sont découverts à nos regards lentement,
tant de choses nous ont apparu à travers la déchi-
rure progressive du voile, que nous avons peine
à reconnaître l'homme que nous fûmes à ce moment-
là!... Actuellement le danger subsiste malgré le
goût de victoire qui se communique à tout, mais le
danger s'est déplacé, amplifié, il revêt des formes
multiples!... Nous avons éprouvé des déconvenues
si diverses, nous avons assisté à une si totale faillite
de l'intelligence, de l'observation, de l'organisa-
tion, nous avons frémi en face de telles héca-
tombes, imprudemment occasionnées, notre poing
s'est crispé avec indignation devant tellement d'agio-
tages de la pensée, de spéculations politiques, tant
de haine, de bêtise fratricide, ont mêlé leurs fumées
dans le but d'obscurcir le ciel, tant et tant de pro-
blèmes ont été agités, tant de formes obscures
s'ébauchent, montent de ces champs de carnage et
projettent leur ombre grandissante sur les cités, —
que notre conscience troublée, avide, s'est ressaisie
de tout son effort pour embrasser l'étendue qui se
déroule à nos regards et qui n'est plus celle du
début de la guerre ! C'est tout un déplacement des
valeurs, une coalition des idées en marche autour
du drame. Pendant que la race donne, le long de
la rouge diagonale qui cravache la France, l'exemple
de courage le plus inouï, le plus sublime qui ait
jamais été atteint, ici notre angoisse interroge tous
les tribunaux de la pensée... Justice, Pitié, Charité,
Fraternité, les jeunes et vivaces entités qui ont
présidé à l'effort de nos pères se pressent, plus
PRÉFACE V
impérieuses, plus tragiques et plus courroucées au-
tour de la magnifique et douce image de la Patrie!
Et c'est pendant que nous vivons plongés dans
cette méditation frémissante et douloureuse que
des esprits, apparemment bien légers et bien su-
perficiels, des panbéotiens ingénus et affiliés, sans
le vouloir, peut-être, au troupeau des trafiqueurs de
guerre, réclament à cor et à cri un panégyriste de
l'hécatombe, le chantre énamouré de la tuerie...
La France régénérée par la guerre !... Nous connais-
sons l'antienne tendancieuse!.,. Non, il n'y aura
pas l'Homère des tranchées... Ce seront d'autres
poètes qui parleront et qui diront la Vérité, la
grande Vérité, et proféreront d'autres paroles que
de simples et vaines paroles de gloire. 11 n'est pas
un homme digne de ce nom, il n'est pas même un
chrétien digne de l'être qui ne doive exécrer la
guerre. Il n'y a plus de guerre sainte! C'est l'es-
prit du mal qui, à l'arrière, à l'abri, la prône,
la vante, la couve, s'en sert comme d'un bouclier
une arme de protection politique, un mot de
passe fulminant qui permettra à la troupe sans
scrupules ou vergogneuse de prendre les devants,
sous le déguisement du patriotisme, sous le masque
défoncé de l'honnête homme — masque que d'un
revers de main, peut-être, le peuple soufflettera, à
l'heure où il pourra parler et agir.
Parlons de la défense du sol envahi, et de la
hideuse nécessité de la guerre, mais défions-nous
de ses panégyristes.
Je vénère les hautes et pures convictions, — je
VI PllÉFACE
m'incline respectueusement devant l'esprit reli-
gieux qui tire la loi de son Christ, mais je renie
aussi bien ceux qui s'écrient comme l'archevêque
de Bordeaux : « la guerre est un apôtre suscite de
Dieu dans un but de régénération religieuse et
sociale », que ceux qui, comme le proteslani
Johannes Muller, écrivent : « Si Jésus vivait aujour-
d'hui au milieu de nous, il aurait sans hésiler,
comme allemand, pris les armes tout brûlant
d'amour pour sa patrie... » Quelle insulte à la cou-
ronne d'épines!... Quelle injure au patriotisme
libéral et populaire!... Ils ne passeront pas! ni
ceux-là ni les autres!... Ce n'est pas pour eux que
de si grands yeux se sont clos. Ce n'est pas pour
eux que les hommes de France ont donné leur vie
et dit adieu à la lumière du jour... Pas de régéné-
ration ! Oh ! le blasphème ! Jamais mon pays
n'avait été plus beau ni plus grand que lorsqu'à
éclaté le cataclysme. Inutile de baver sur la France
d'hier. Celle d'aujourd'hui ne s'est pas improvis'e,
— -et elle vient de prouver surabondamment sahati-
teur d'âme; ceux qui se livrent à des anticipations
de ce genre sont pour la plupart des esprits au
rancart, des réactionnaires à qui la guerre ne fait
pas oublier leur visée. Il n'y a pas d'enfant pro-
digue, a dit quelqu'un; ne tuons pas le veau gras.
Pas de régénération, non !... Mais une évolution,
logique, rapide, irrésistible, après la guerre, voilà
ce que l'on peut prophétiser — et sur toute la terre!
La sainte Démocratie tout en sang, en haillons de
misère et de gloire, celle-là qui reviendra des tran-
PRÉFACE
v.i
ehées, les entrailles dans les mains, comme le roi de
la légende, se souvenant du crime allemand, celle-là
ne permettra plus aux despotes d'aucun pays de leu r
faire subir un fléau pareil, sans son propre consenlo-
men«. Par le sacrifice de leur sang, par la grand, ni-
d'àme à laquelle ils ont atteint, par la preuve qu iis
viennent de donner de leur valeur, les peuples ont ;ic-
quis le droit définitif de disposer d'eux-mêmes. Ils
se sont rachetés à jamais de l'esclavage. L'homme
s'est sacré divin et libre... Il s'est réalisé, et ne se
dépassera peut-être jamais!... Mais être le thu-
riféraire de cette buverie de sang!... Jamais!
A d'autres le péan, l'ivresse sanglante sur les buttes
de terre molle où dorment nos enfants et avec eux
tous les germes merveilleux qu'ils eussent engen-
drés et dont la terre est à jamais sevrée !...
Celle guerre, en dépit de ses proportions gigan-
tesques, n'est pour nous qu'une guei-re de défense,
une gucire haïe de l'esprit, méprisée du cœur.
Seul le sacrifice unanime de la nation à la cause
aura rayonné d'une gloire impérissable, insurpas-
sable! Mais l'appel aux armes nous a surpris en
plein rêve humanitaire, en'plein idéal de progrès, à
l'heure d'une riche maturité. Cet effondrement
total de plus de cent ans d'efforts vers toutes les
plus beiles espérances de fraternité et de justice
humaines, est voué avant tout à fexécration des
b
viii PRÉFACE
âges. Cette guerre est la plus terrible offense qui
ait jamais été portée à la noblesse de vivre, à la
dignité de penser. Nous traversons à coup sûr une
des heures les plus ignominieuses de l'histoire. Si
tout le monde n'ose pas le dire, chacun le sent en
son cœur. Chaque soldat fait le sacrifice de sa vie
non pour acquérir une liberté de plus, un idéal
nouveau, mais pour conserver une liberté acquise
depuis tant de temps qu'elle ne semblait plus
devoir nous être à nouveau ravie; on combat en
vue de maintenir l'idéal qui est, de tous, l'idéal le
plus élémentaire : la préservation du patrimoine.
Pour un peuple qui a brandi des torches plus
radieuses dont la flamme illumina, même au prix
de révolutions, les peuples de tous les continents,
il est dur d'accorder, à une cause aussi primitive, le
plus formidable sacrifice qui ait jamais été con-
senti!... Savoir que le progrès humain était enjeu
dans cette terrible aventure, et que si la France ne
sortait pas victorieuse du pugilat, toutes les chaînes
naguère brisées viendraient d'elles-mêmes se sou-
der et peut-être pour jamais aux poignets de
l'homme esclave ; sentir que notre patrie, même
exsangue, devra projeter plus grands encore ses
rayons tutélaires sur les peuples sauvés par son
abnégation, ces certitudes-là ne sont qu'une com-
pensation à la douleur d'avoir vu couler tant de
veines ouvertes, d'avoir précipité à la fosse un
siècle d'espérances, un trésor d'énergies radieuses,
— tandis que s'opérait, sous nos yeux, le saccage le
plus éhonté de toutes les libertés spirituelles, de
PREFACE IX
toutes les plus belles conquêtes de l'âme, — {lai-
son, Sagesse, Pitié, Charité !...
Le soldat peut encore s'illusionner sur les fina-
lités de son œuvre, car un soldat perdu dans la
mentalité collective de la foule ne pense pas; — il
sent et subit. Mais le poète, lui, s'il est sincèrement
ému, est trop renseigné sur le jeu des causes et des
effets, pour ne pas distinguer que la' seule réelle
sublimité de cette tuerie est celle qui a exhaussé
le courage de l'homme à la hauteur jamais atteinte
du sacrifice sans illusion et de la résignation sans
espoir. Un poète digne de ce nom ne sera pas le
chantre enthousiaste de cet égorgement mons-
trueux ; c'est impossible ! Il ne se trouvera pas un
grand poète épique pour clamer, même en strophes
patriotiques, autre chose que sa douleur, son afflic-
tion, sa pitié désolée, sa rage devant un meurtre,
un carnage méthodique comme celui qui est en
train de dévaster le monde. Les ivresses brusques
empoignent l'homme et le précipitent hors de lui-
même, jusqu'aux confins de l'enthousiasme et du
lyrisme. Les ivresses lentes l'intoxiquent, c'est une
loi physique. Cette guerre est une guerre triste;
elle ne connaît pas l'allégresse des combats, des
victoires inopinées, prochaines. Elle est une guerre
d'abattoir, et le sang qui coule inépuisablement se
répercute, en bruit sinistre, au cœur de tout être
sensible.
Le grand témoin divin, là-haut, c'est le Regret.
Mais par exemple, de quel émoi le poète pourra
frémir s'il étend ses mains vers la douleur ter-
X PRÉFACE
restre!... Il sentira son âme se gonfler d'autres
sanglots que de simples sanglots de gloire, et s'il
découvre une beauté magique, divine à ces tragé-
dies, c'est uniquement celle qui se dégage du sacri-
fice merveilleux que l'homme fait sans répit de son
bonheur et de sa vie, de ce mépris souverain de la
mort qu'il aura montré, de cette souveraine éduca-
tion morale qui le lait tomber au champ d'hon-
neur, devant la fatalité de son idéal, non pas la joie
an cœur comme le prétendent les pharisiens hypo-
crites chargés d'entretenir le mensonge delà guerre,
mais un courage indicible dans l'âme... et au bout
de ses poings meurtris!
L'immense Passion de Notre-Dame l'humanité,
voilà le vrai poème, du moins tant que durera
regorgement. Durant la monstrueuse et sublime
célébration du mystère, il n'y a qu'à prier devant
le calice.
De ce grand drame, ne retiens
Ou'une expression de la vie;
Poète, ne compte pour rien
L'autre phase du sacrifice.
Rien ne demeure — liors l'iiumain.
S'il est un tant soit peu enclin aux idées géné-
rales, le poète, outre la gloire de l'homme, pourra
considérer, dans sa plénitude, une autre sombre
beauté, celle de la Mort, — ce vieux capitaine,
comme l'appelait notre plus grand poète idéaliste,
— parce que la mort est nécessairement féconde,
PRÉFACE XI
parce que c'est elle qui renouvelle les forces dégé-
nérescentes de la vie, et que, si l'on dépasse en
esprit le moment d'horreur qu'elle nous impose, on
entrevoit alors des royaumes nouveaux, libres,
fiers, ceux qu'appellent nos espoirs, nos certitudes,
notre foi inébranlable, — fussent-ils oublieux de
nos sacrifices, des désastres passés et des Atlantides
écroulées...
A l'immortelle douleur des femmes de France,
A tous les cœurs broyés
Par le bel et cruel Idéal,
A toutes celles qui auront le droit, un jour,
Dans la cité douloureuse,
De dicter cet ordre qui n'a été jusqu'ici qu'une prière:
In Memoriam .Eternam.
C'est la dédicace que j'apposai à la première page
de l'Amazone. L'antagonisme entre l'impérieuse
voix — étrangère à l'amour — qui exalte le renon-
cement, le sacrifice de soi, comme le plus haut
sommet de l'énergie humaine, et l'amour déchiré,
martyrisé, ruiné par l'héroïque suggestion, voilà
le récent et éternel débat, voilà les deux faces de
la guerre. Nous n'en avons pas seulement le spec-
tacle sous les yeux, mais on dirait que les deux
êtres cohabitent en nous-mêmes, inaccordables tant
que durera la catastrophe. Ce ne sera que durant
la veillée du corps, autour de la mémoire de la
b.
XII PRÉFACE
victime absenté, que devra s'élever entre les deux
veuves, après le duel tragique, un accord scellé
par l'échange de la méditation. L'heure alors sera
venue des devoirs respectifs. Ce pacte pourra être
divers selon les circonstances et selon les gens.
Chacun aura son devoir établi d'après les respon-
sabilités engagées. Ce devoir multiple est aussi
infini que toutes les formes qu'auront prises le
sacrifice et la douleur.
Ici, j'ai voulu désigner seulement le devoir futur
deftl'appeleuse», V Amazone, cette belle entraîneuse
qui a parlé non pas au nom de la nécessité du
combat, mais au nom de la beauté en soi, du sacri-
fice à la patrie considéré comme le plan le plus
élevé de l'énergie humaine, le sursum corda défi-
nitif. Car il ne faut pas qu'il y ait confusion dans
l'esprit du public sur cette terminologie un peu
vague : Idéal, ni croire non plus que tous les sol-
dats qui font leur devoir, en exposant leur vie, se
sacrifient à une même catégorie d'idéals ; certains
ne font pas œuvre d'idéalistes le moins du monde...
Être brave, défendre son pays menacé et payer
même cette défense nécessaire de son existence im-
plique une idée d'abnégation civique fort belle,
mais positive, rationnelle, qui ne s'évade nullement
du réel et ne s'oppose h aucune réalité objective.
On peut être un héros dépourvu d'idéal, nous le
voyons chaque jour dans la guerre présente. Un
soldat qui meurt héroïquement en accomplissant
ce qu'il estime son devoir n'est pas nécessairement
un idéaliste, voilà ce qu'il importe de distinguer.
PRÉFACE xnfc
Quelquefois, il ignore même les raisons qui le l'ont
agir. Tandis que le soldat qui s'écrie : « Mourir
pour la patrie est le sort le plus beau » est un
idéaliste absolu.
L'idéal est de plus individuel : il n'a pas de
caractères généraux. Dans une crise patriotique
comme celle-ci les formes d'idéals sont diverses :
les uns se sacrifient à une idée confessionnelle,
à Dieu, les autres à une idée humanitaire de
progrès, les autres à la race future, à la supré-
matie de sa patrie... autant d'idéalistes. Il peut
y en avoir d'admirables et même de détestables :
l'Allemand qui se bat pour le triomphe unique
de sa race fait œuvre exécrable d'idéaliste. Gomme
Cyrano, en combattant les préjugés, les lâchetés
et même les chimères du laurier et de la] rose,
fait œuvre individuelle d'idéaliste.
Une forme d'idéal qui aura été très répandue
chez les enrôleurs et celle à laquelle instinctivement
souscrit V Amazone, c'est la beauté en soi du sacri-
fice, considéré ainsi que je le disais plus haut,
comme la cime de l'énergie humaine, la vertu la
plus altière : « Ah! si j'étais homme, bon dieu, je
ne pourrais pas tenir en place, tandis que tous ces
braves petits se font tuer... » Le but devient plus
incertain, noyé qu'il est dans l'apologie du courage
. et de la fraternité; les attributs ne sont plus seule-
ment ceux du patriotisme intégral, — malgré qu'ils
en revêtent toutes les apparences.
Je supplie qu'on ne croie pas que je m'insurge
le moins du monde contre le consentement à cette
XIV PRÉFACE
forme d'idéal amplifiée et poussée jusqu'au paro-
xysme; il n'y a pas que les amazones, les mystiques
de l'idée qui aient fait du prosélytisme acharné
pendant la guerre (parfois les femmes ont été très
véhémentes, parce qu'elles sont plus impulsives que
nous et toujours fascinées par le courage masculin),
mais nous-mêmes, interrogeons-nous... Au début
de la guerre surtout, n'avons-nous pas entendu en
nous des voix aussi exigeantes du sacrifice d'au-
trui?...
C'est très bien. Et quel que soit l'idéal qui nous
a poussés à sortir du silence, pour crier : « Partez,
sachez vaincre ou mourir », ce furent, j'en suis
certain, toujours de généreuses exhortations. Mais
alors, que tous ceux-là qui ont exigé des autres,
non d'eux-mêmes, le sacrifice de la vie, ne se croient
pas libérés par leur seul acte de foi et parla pacifi-
cation des peuples quand celle-ci viendra. La vic-
toire elle-même ne leur aura pas donné quittance,
comme le dit un de mes personnages. L'idéal dont
ils se sont faits volontairement les porte-voix leur
a créé une continuité du devoir par delà la mort. Ce
devoir, s'il est tenu, la portée morale peut en être
immense et la noblesse même de la nation en
dépendra en partie. In memoriam «/er/mm / criera
l'Erynnie pitoyable, au grand cœur douloureux!
A vos morts! maintenant, comme vous avez crié :
A vos pièces! C'est ce devoir-là qu'a finalement
compris l'amazone de mon ouvrage, cruelle par
impulsion, consciente par réflexion, noble par
résolution. A vos morts! Voilà le grand devoir, la
PREFACE XV
respectueuse pensée que j'ai voulu signifier à des
vivants pendant quelà-bas se perpétuaitThécatombe.
Et la Ibule a approuvé et hoché la tête, la grande
foule est venue méditer sur sa propre douleur, et
sur certains devoirs supérieurs de conscience. Elle
a répondu à la sincérité de cet appel. Ah! l'âme
pure de la foule, comme il faut la saluer respec-
tueusement! Quelle auguste France que la France
presque anonyme et tacite que compose maintenant,
ce peuple de veuves, de pères sans enfants, d'orphe-
lins, d'esseulés, ou dans l'angoisse de le devenir!
Comme elle comprend la sincérité, celle-là !
Par ailleurs, dans une partie de la presse, j'ai été
insulté, gratifié de boue et honteusement calomnié.
Qu'importe si les pharisiens ont parlé de sacrilège
au nom d'un public qui n'y a même pas pris garde!
qu'importe qu'ils aient clamé, « cachez ce sein
rouge que nous ne saurions voir », en réclamant un
pelit encouragementpourle civil. Rien n'a empêché
le sentiment populaire de réserver pendant des
mois à la pièce l'accueil qu'il fait à toute sincérité.
Depuis deux ans la presse préférait sans doute
consacrer ses louanges aux innombrables histoires
d'espions, aux opérettes sur la guerre, aux défilés
de petites femmes déguisées en porte-drapeau, aux
« on les aura » piétines sur les planches des tré-
teaux, avec force baïonnettes de carton, etc. Le
théâtre en était là après deux ans de guerre. Il aurait
pu se taire, il parlait. Je trouvais ce genre de pa-
roles dégradant pour le public de mon pays. Alors
j'ai pensé que l'heure était venue et qu'il fallait
XVI PREFACE
élever la voix. L'Amazone n'est qu'une petite porte
ouverte sur l'espace, voilà tout. Ce n'est qu'un pâle
début, mais il m'a semblé qu'il devenait nécessaire
et salubre dans une époque comme celle que nous
traversons. La veille de la représentation, je faisais
paraître dans un quotidien l'avant-propos suivant :
« J'accueille avec plaisir l'occasion qui m'est
offerte d'expliquer pourquoi je me suis permis de
porter, pour la première fois, à la scène, un peu de
cette grande vérité qui étreint un pays entier, mais
que le théâtre n'avait pas encore abordée de front.
Après un recul de plus de deux ans, la guerre
peut enfin entrer dans l'art comme elle est entrée
dans l'histoire. Que, par toutes les portes ouvertes,
elle s'engouffre dans la cité! Déjà le poème, le livre,
l'image en furent avides. Seul, le théâtre s'est tenu
à l'écart. C'est un tort ! Je dis plus : tout écrivain
chargé de représenter son époque qui n'aura pas
tenu compte de l'immense événement, de sa réper-
cussion sociale, du bouleversement qu'il apporte
dans le domaine des âmes, aura failli à sa tâche;
cette tâche simple et fondamentale a été, de tout
temps, de peindre, à mesure qu'on avance dans la
réalité, le monde extérieur et intérieur, tel qu'il se
déroule à nos regards. Alors, aujourd'hui? Aujour-
d'hui?... Ah! qui pourrait, qui oserait rester muet
devant une France pareille, devant la passion
sublime de l'humanité!...
PRÉFACE XVH
Comprenons-nous bien. Il s'agit d'art. Je ne
parle pas des spectacles occasionnels qui purent
avoir leur intérêt et leur raison d'être. Il ne s'agit
plus Je rendre puérilement à nos admirables sol-
dats un hommage dont ils sont lassés, ni d'exalter
chez le civil un patriotisme, d'emphase plus ou
moins vulgaire, qu'il n'écoute même plus; de telles
entreprises sont périmées. Je réprouve également
tous les simulacres d'uniformes militaires qui, à
mon avis, profanent la grande tragédie qui se joue
actuellement et dont les morts, même au sein de la
terre, n'ont pas cessé d'être les acteurs sublimes.
Cette tragédie-là ne supporte pas son simulacre...
Mais nous n'avons pas besoin de lui pour faire
tenir dans nos œuvres l'esprit des vivants, l'esprit
des morts, tout l'avenir, l'âme d'un pays! Notre
domaine, à nous, autears, c'est la conscience
humaine. Ce domaine, la guerre vient de lui donner
subitement des proportions si gigantesques et d'en
bouleverser avec une telle ampleur les faces, les
plans, les aspects que, devant une pareille évolu-
tion, le poète épris de réalité commettrait quelque
lâcheté à ne point s'emparer de sa plume. Il est
utile, il est nécessaire qu'un aussi grand sujet
pénètre et inspire l'art le plus vivant, le plus di-
rect et le plus intérieur qui soit, je veux dire l'art
dramatique. Mais, par exemple, on ne peut y toucher
qu'avec une grande franchise et une totale indé-
pendance d'esprit. Il faut répudier toute fausse
éloquence; aucun de ces faciles appels au patrio-
tisme de théâtre; rien qui ne soit de la vérité stricte
xviii ■ PHEFACE
et profonde, comme avant qu'il y ait eu la guerre,
— rien surtout qui ne soit de l'art selon ses lois
éternelles, ses lois de construction indifférentes aux
circonstances. Le temps est venu où nous pouvons
peindre et rendre l'extraordinaire, tragique et mer-
veilleuse époque qu'il nous est donné de traverser.
Si formidable que soit le sujet, il ne s'agit aucune-
ment encore une fois de modifier les assises essen-
tielles de l'art dramatique; elles demeurent les
mêmes, nous devons nous y subordonner entière-
ment. 11 faut se pencher sur une autre réalité que
celle d'hier, voilà tout. Comme toujours, nous
devons porter à la scène les êtres les plus représen-
tatifs de notre époque au fur et à mesure qu'elle se
modifie. Tel est notre devoir de contemporains, et.
c'est aussi ce que l'avenir réclamera de nous ainsi
que nous le réclamons du passé... En art, il n'y a
de types éternels que ceux qui font tenir leur infini
dans une stricte réalité. L'auteur dramatique n'est
pas à proprement parler un moraliste, c'est-à-dire
qu'il n'a point à défigurer la vérité, même au profit
des plus belles causes. N'est-ce pas suffisant qu'il
puisse demeurer un poète ou un devin du cœur?
Aussi modèlera-t-il des êtres ressemblants, authen-
tiques, tout en les choisissant parmi les plus expres-
sifs de son temps, de même que les conflits, ima-
ginés ou reproduits par lui, devront être exacts,
mais allégoriques et généraux le plus possible.
Notre plus haute recherche, notre ambition la
meilleure tiennent tout entières dans ce dilemme.
L Amazone qui sera représentée demain soir est
PHEFACE XIX
donc comme mes pièces précédentes une « pièce de
consciences ». Les états d'àme que j'y ai portés sont
issus de la guerre, inspirés par elle. On pouriM
suivre comme d'habitude une anecdote rif^oureuse-
ment plausible et même véridique; mais ceux qui
voudront bien réfléchir un peu n'auront pas de
peine à démêler que chaque personnage, sous ses
simples apparences a des prolongements qu'il ser;i
aisé de suivre, à la réflexion. C'est la réalité de la
guerre envisagée sans artifice et abordée, si j'ose
dire, de p!ain-pied. Ce sont trois petits actes qui
décrivent le précipité chimique du formidable évé-
nement, ses répercussions sur une famille, sur
l'amour, sur certaines forces tumultueuses de l'àme.
Dans cette très simple et très normale aventure bour-
geoise, le public distinguera que le personnage cen-
tral, FAîhazone, représente l'idéal sous les traits
de la jeunesse qui a soulevé, arraché l'homme à
son foyer et entraîné le monde. Dans l'autre per-
sonnage de femme, j'ai voulu représenter l'huma-
nité douloureuse et déchirée, partagée entre ses
devoirs et ses instincts. Je demeure persuadé que
la vraie foule d uloureuse et pensive écoulera les
sanglots ou les rires de nos personnages nouveaux
avec autant d'attention qu'elle écoutait les san-
glots et les rires de nos personnages précédents,
et peut-être, ajoutera-t-elle, sans déplaisir, aux
longs défilés de nos héroïnes d'autrefois, ce type
récent de femme que la guerre a engendré, cette
amazone qui représente la femme nouvelle, une
femme d'aujourd'hui, personnage peut-être mo-
c
XX PRÉFACE
mentané ou de transition, mais qu'il nous est
impossible de ne pas considérer. Les traits épars
qui caractérisent ces femmes d'aujourd'hui, leur
rôle actuel, même la particularité de leur rôle
social, il fallait les résumer dans un type qui em-
pruntât à l'actualité sa vérité et sa curieuse beauté.
Et si ce dessin apparaît avorté, on m'excusera en
faveur de l'intention. Il subsistera au moins ceci
que j'ai voulu comme tant d'autres, mais, le premier,
au théâtre, — pousser mon humble chant en votre
honneur ô morts de France! vous qui nous avez
dicté le devoir de la vie spirituelle la plus haute...
Que la Patrie tout entière puise son inspiration en
vous, morts d'hier et morts de demain!...
Pour nous, spectateurs de l'immense tragédie, les
personnages fondamentaux n'ont pas varié, même
sous des masques intensifiés, même sous les aspects
les plus terribles. Ce sont les mêmes forces de l'in-
fini : la mort, l'amour; ce sont nos passions, nos
idéals, nos immolations. Oui... Mais à travers ces
piliers immuables qui se dressent, témoins tra-
giques, sur la route, écoutons... regardons... La
pauvre et grande âme humaine chemine... »
II
Durant cette guerre il y a eu beaucoup de bonté,
de charité individuelle, mais il n'y aura pas eu
assez de pitié énoncée. Non! il n'y en aura pas eu
assez sur la terre pour répondre à la somme im-
mense de douleur et d'horreur qui a été dépensée.
PREFACE XXI
Devant l'histoire, ce sera une tache pour l'humanité
qu'un grand cri de pitié, un cri formidable, ne se
soit pas élevé au cours de cette tuerie, et qu'il n'ait
pas été proféré par ceux-là même de qui on était
en droit d'espérer plus de courage. Un Tolstoï n'eut
pas manqué de faire retentir sa vaste voix. Ce cri, il
aurait pu sortir du sein de la chrétienté, des
peuples ijeutres, du cénacle des penseurs. D'où
provient cette abstention ou cette timidité? Où est-
il, l'imbécile ou l'hypocrite qui prétendra que la
pitié est déprimante? Allons donc !... Celui qui par-
lerait ainsi, je proclame d'avance qu'il ne saurait
être autre qu'un installé de la guerre à moins qu'il
ne soit seulement un minus habens dépourvu d'ima-
gination? Où aurait-il pris que les cris de pitié
n'encouragent pas plus nos sublimes soldats dans
leur tâche obscure et douloureuse que les coups
de panache et d'encensoir perpétués par la littéra-
ture?... Le simple sanglot d'une mère à son fils,
« mon pauvre petit », est un viatique autrement
réconfortant que les « nous vous envions l'honneur
d'aller se faire tuer, sans sourciller, comme des fils
de Corneille, etc.. » C'est un fait que les soldats
n'ont pas apprécié du tout le los inutile entonné en
leur honneur : cette race merveilleuse qui n'éprou-
vait pas le besoin d'être réconfortée et qui l'a suffi-
samment montré, semble- avoir trouvé de mauvais
goût les cantates de l'arrière... Mais elle eût senti
un lien plus solide avec l'arrière, si nous avions
aidé à réveiller partout les notions de justice et de
bonté oubliées. Ah! pourquoi la pitié s'est-elle
xxii PREFACE
jugulée elle-même!... Pour ne pas contrister le
civil et de peur de ralentir les affaires? Je n'y crois
pas! Sommes-nous à ce point pusillanimes? Quelle
fable! Si la foule avait dû être déprimée, elle
l'aurait été, et bien autrement, par la série de
déceptions que l'écriture et la parole lui ont fait
subir, par les promesses perpétuelles des feuilles
publiques démenties au fur et à mesure, par les
mensonges dont on Ta bercée, — par les insanités
débitées à tout bout de champ, sur l'ennemi, — par
les bravacheries et les satisfecit que de faute en
faute les intéressés se décernaient indéfiniment dans
notre pays, par le billet de banque du mensonge mis
en circulation, par les traites d'illusions qu'on tirait
sur le peuple, en les renouvelant éternellement, —
et si elle a résisté à ce traitement-là c'est que la
foule a une fière santé et une robuste constitution !
Prétendre que des sentiments de pitié, des élans
généreux, des torches hardiment brandies, auraient
déprimé le civil plus que ne l'a fait ce monopole do
duperie, c'est le plus impudent peut-être de tous
les mensonges, si ce n'est pas le plus hypocrite des
remords! La pitié, veilleuse à petite flamme courte
€t haletante, obscure lumière humiliée, elle est
au cœur des mères, des pères, des femmes au
chevet des mourants, elle est dans toutes les âmes
déchirées... c'est la lampe du sanctuaire... Ah!
ceux-là comme je comprends leurs silences dont ils
usent pour répondre en noblesse et en magnanimité
à l'exemple que leur ont légué des morts qui furent
aussi héroïques que pudiques ! ... Et puis ils n'avaient
PREFACE XXIII
pas mission de parler!... Ils sont le peuple de la
douleur. . . Mais ceux qui pensent ouvertement, qu'on
écoute quand ils parlent, les esprits indépendants
et libres, je ne comprends pas qu'ils aient si l'acile-
ment pris leur parti du silence et qu'ils s'en soient
remis au vague fatalisme du consentement univer-
sel. Ont-ils eu peur de troubler la tâche énergique
de la patrie? Ils l'auraient au contraire agrandie et
assainie. Ont-ils redouté d'être mal compris, de
tomber dans des équivoques? Plutôt. Ont-ils été
préoccupés, par opportunisme, d'équilibrer leur
attitude et de se réserver prudemment pour le dé-
nouement? Ont-ils redouté que la haine et l'hypo-
crisie embusquées ne les accusassent faussement de
patriotisme refroidi, voire de lâcheté?... Jésus ne se
fût pas posé cette question!... Et même si la ca-
lomnie les avait atteints, la belle affaire ! Est-ce
donc un si lourd sacrifice de passer des rangs de la
majorité à ceux d'une minorité? Quand on a dans
le cœur une foi bien ancrée, quand on porte en soi
l'amour de son pays comme une religion intangible,
que peut-on redouter de la calomnie, même lors-
qu'on est en pleine renommée? A supposer qu'elle
s'exerce contre nous, n'est-il pas juste, lorsque nos
enfants reçoivent des balles mortelles, que nous
exposions une pins calme existence aux balles mà-
churées et moins danger.euses de la calomnie?...
Oui, c'est vrai, hélas! des gens se sont servis du
patriotisme comme d'une arme dissimulée sous des
flots de rhétoriques tricolores et ils ont fait du plus
noble des sentiments l'instrument de leurs haines ou
XXIV PREFACE
de leurs convoitises! Mais à cette arme n'aurions-
nous pas pu en opposer une autre dont le pouvoir
(qui sait !) eûtpu devenir incalculable ? Au milieu de
cette faillite universelle de l'intelligence, à laquelle
est due en partie la durée de cette guerre, comment
ne nous sommes-nous pas aperçu plus vite que la
pitié, la simple pitié, aurait pu devenir une arme
capitale, irrésistible qui soulevant les peuples aurait
peut-être aidé à terminer cette monstrueuse héca-
tombe? Qui peut prétendre qu'elle n'eut pas été d'un
appoint tout aussi considérable que le fameux « fac-
teur moral » dont on a tant abusé pour excuser
l'inertie et l'incurie! Oui, ia pitié, c'était la sixième
arme...
Nous en avons douté. A peine est-elle sortie du
fourreau qu'on l'a jagée tout de suite suspecte!
Honte à nous! Nous n'avons pas su la brandir et
nous ne pouvons pas calculer de quelle force nous
nous sommes privés!... Trop tard d'ailleurs, main-
tenant ! C'est irrémédiable. Nous subissons et conti-
nuons à subir la conséquence de ce total oubli. La
pitié! Oh! en nous laissant aller à son élan, nous
n'aurions pour cela rien abdiqué de nos justes
volontés, nous n'aurions pas arrêté la justice française
en si beau chemin... L'élan oppose de nos soldats
vers le combat et pour le triomphe de notre cause
aurait été plus raffermi encore par la pensée que,
là-bas, derrière eux, des frères s'employaient à rap-
procher le terme de l'effort sacré, de leur long
martyre, sans pour cela rien distraire de nos
revendications et de nos buts d'état.
PUÉFAGE XXV
Nous n'aurions point remis l'épée au fourreau
ni cessé d'exposer tant de poitrines à la mitraille
ennemie; la même énergie eût été déployée contre
l'invasion pour « la victoire du droit et de la justice, »
selon la formule désormais consacrée. Mais il n'est
point dit que pendant que des millions d'hommes
s'égorgeaient, une ligue, un consortium d'intellec-
tuels opposé à celui des fameux signataires alle-
mands n'eût point endigué le flot perpétuellement
montant que n'a barré aucune autre écluse que la
résistance de nos soldats; la conscience universelle
des peuples est peut-être plus facile à réveiller
qu'on ne le pense. La haine a porté partout son fer
rouge; elle a avivé toutes les plaies, mais jamais
des mains crispées par la douleur ne se sont élevées
entre les combattants; l'amour, personnage suspect,
ne s'est réfugié qu'au cœur des victimes et de leurs
consolateurs; les genoux n'ont pas voulu se plier
pour implorer la conscience humaine en délire.
Rien ne nous prouve que la grande voix de la pitié
ne se fût pas propagée et n'eût pas apporté une
intimidation en Allemagne au moins égale à celle
qu'y ont produites nos cris d'indignation légitimes
mais d'effets nécessairement minimes. Quant à nos
protestations journalières de patriotisme et de téna-
cité, nos soldats n'en avaient que faire ! En admet-
tant que son action n'eût pas été immédiate, cette
vertu architliéologale n'en eût pas moins secouru
petit à petit la morale saccagée, l'idéal meurtri,
tout ce que l'ivresse des peuples a anéanti dans
un coup de saoulerie. Elle eût aidé à la marche de
XXVI PREFACE
ia lumière et de la vérité. Elle eût entraîné les
masses démocratiques de tous les pays, masses qui
feront ces révolutions nécessaires et salutaires dont
on peut prédire qu'elles seront le dénouement de
l'orgie autocratique.
Elle eût facilité également une ligue des pays
neutres.
Sur la fièvre de l'univers, nous n'avons eu pour
baume jusqu'ici que les paroles malheureusement
tardives du président Wilson. Elles ont eu une
grande autorité, assez pour que nous jugions du
pouvoir qu'auraient eu un appel plus éloquent,
plus horrilié, une sollicitude plus émue. Un homme
pourtant a parlé au nom de la masse silencieuse de
l'humanité accablée et ruinée, au nom des collecti-
vités martyrisées et ces messages n'ont pas été vains,
même si ce peuple était forcé d'entrer en lice.
Des ondes de lumière ont été agitées et tout au
moins les grands principes de l'humanité et les
vastes espérances d'avant-guerre ont relevé leurs
fronts humiliés. Elles fructifieront. Ayons con-
fiance. L'Idée dépasse les êtres qui la mettent en
branle. Elle entraîne les nations à sa remorque.
Mais ce n'était pas assez que cette objurgation
tardive, il fallait plus! Par malheur une sorte de
terreur instituée par la presse mondiale a imposé le
silence à ceux qui avaient |»eut-ètre le plus envie
de prendre la parole ou de pousser le cri d'une
conscience déchirée.
On peut évaluer maintenant quelle a été la
responsabilité de la presse de tous les pays dans la
PKÉFAGE
XXVII
prolongation et dans les erreurs de cette guerre.
Elle a instauré ou subi — on n'en peut plus dis-
tinguer le départ — la féodalité du mensonge et
peut-être la presse esl-elle moins responsable qu'on
ne le pense, car elle a agi par tàtonuement et plus
par suggestion que par intérêt. N'importe! Elle a eu
sa part dans la propagation des erreurs de toutes
sortes. Elle a été le plus souvent dans son ensemble
la parodie de la guerre. Elle a sophistiqué l'histoire
et son soldat, rapetissé la grande résolution dou-
loureuse et mélancolique de l'homme sur toutes les
lerres où l'on saigne, même celles de l'ennemi.
Elle s'est faite marchande de sornettes... Elle n'a
pas distingué les grandes directions de la pensée,
ni les forces des événements en conflagration. Elle
est restée en dehors de l'état d'ànie populaire, —
qui s'est passé d'elle. Elle est demeurée bureaucra-
tique, sédentairement conlinée dans des errements
de jadis. Heureusement, il y eut, il y a toujours à sa
lète des hommes d'action, des braves lutteurs qui
ont fait du bien, des organisateurs et des esprits de
pure race. L'ensemble ne constitue pas une force
suffisante qui pallie l'elTet déconcertant d'une si
lourde consommation d'erreurs et de puérilités qui
justifieraient à elles seules la réputation de légèreté
que nous nous sommes faites à travers les âges! On
a cru qu'à ces masses redevenues les troupeaux des
anciens temps, il fallait conférer un idéal collectif
énorme, des idoles grossières, des abstractions
ingénues. Erreur! Un sourd travail se produit dans
l'Europe, auquel la presse est restée étrangère. Mais
XXVIII PRÉFACE
la plus grande faute de la presse a été de faire subir
sa tyrannie aux esprits indépendants et d'imposer le
silence aux élans généreux et à la contrition de
l'Europe. Ah! la simple bonté, comme nous en
reconnaissons intérieurement la puissance depuis
que nous sommes privés de son effluve ! Nous nous
reportons aux grandes paroles évaporées aujour-
d'hui et qui émanaient de l'expérience nazaréenne;
nous comprenons que l'humilité qu'il y a dans la
charité est peut-être sans qu'il y paraisse une force
tout aussi habile que les diplomaties d'état mo-
dernes, une source qu'on n'a pas captée ])arce qu'on
la méprisait. On l'a laissée se dériver au hasard.
Après cette débauche d'erreurs, l'intelligence hu-
maine aura un gros effort à faire pour reprendre
son altitude et reconquérir son rangT II faudra
qu'elle aussi connaisse l'humilité et ce n'est
qu'en confessant son erreur qu'elle recouvrera sa
beauté.
Peu à peu heureusement des modifications
tardives se produisent, trop tardives hélas! pour
qu'elles aient quelque poids maintenant dans les
solutions du conflit. Des filets de lumière annon-
cent l'invasion future du soleil. Il viendra! Il éclai-
rera les peuples! Dans le simple domaine de la
littérature, nous venons d'avoir une belle œuvre de
pitié et de réalité stricte pour l'appréciation de
laquelle il est permis d'employer l'adjectif numéral
cardinal. Ce n'est qu'un roman mais il nous a ouvert
des espaces que l'on retenait prisonniers. C'est Le
Feu d'Henri Barbusse. Sévère et puissante accumu-
PRÉFACE XXIX
lation de témoignages, accent d'une âme fiévreuse
et fraternelle, ce livre a déjà et aura de jour en
jour plus encore une répercussion salubre. Or, je
ne sache pas que ces pages où la vérité saigne tout
entière, et qu'un cœur passionné d'espérance a dicté,
aient affaibli nos courages, déprimé les soldats par
le récit de leurs misères, entamé la noblesse de
notre cause!... Jamais la vérité ne déçoit. Nous
sommes instruits par le passé que les pires erreurs
des dirigeanis ont élé toujours de poser le boisseau
sur la lumière!... Et la lumière finit toujours par
faire sauter le boisseau.
Malheureusement, après trois ans bientôt de
guerre et d'adaptation au malheur autant qu'à l'hé-
roïsme éperdu, je crois bien que toute intervention,
autre que celle du fusil et du canon, est sans
avenir! On est allé trop loin dans, 'invraisemblable
pour que l'expérience suprême ne soit pas tentée!
et les peuples y sont amèrement résolus; ils conti-
nueront tète baissée dans l'orage du sang!... La
victoire sans doute décidera. Prions pour notre
sainte et immortelle patrie! Prions pour le sort des
armes, et pour tous les saccages exécrés qu'elles
vont accumuler encore!... Prions, parce que notre
victoire peut tout réparer; elle est îe salut de l'hu-
manité en péril. Elle suscitera une réaction formi-
dable et féconde; — mais-auprixde quelles ruines!
Comment ne pas frémir en y songeant?
Ce n'est plus maintenant que îa pitié et la raison
peuvent s'imposer avec utilité. C'est au moment où
se produisit la chute de l'orgueil allemand, après
XXX PliEFACE
la Marne el l'Yser, quand les peuples étourdis se
mirent à fourbir, chacun de leur côté, des armes
démesurées, à entraîner dans leurs filets les autres
peuples neutres et à préparer ainsi le cercueil des
vieux régimes... c'est à ce moment-là qu'elles de-
vaient intervenir! Maintenant il ne nous reste plus
qu'à invoquer platoniquement la déesse Raison, —
et à écrire chacun selon son cœur, du plus humble
au plus autorisé.
Et quand bien même l'effet de la pitié déchaînée
n'eût pas été ce qu'on en aurait pu attendre, je ne
vois pas en quoi l'esprit humain se serait déshonoré
pour avoir tenté par son imploration de hâter la fin
logique d'une catastrophe qui n'a plus aucun rapport
avec ce qu'on appelait du nom de guerre, avec ce
que nous envisagions aux jours sublimes et légers
de la mobilisation, alors que maintenant le pugilat
est devenu à proprement parler le suicide de la
vieille Europe, la cachexie des races... Certes, devant
ce piétinement sur le charnier, comme elle est sans
risque l'attitude de celui qui s'écrie : « Sont-ils
beaux! Pas une plainte! Delà vaillance et de la gaieté
française! Arrière le pessimisme! La France est ré-
générée quand elle était hier gangrenée aux moelles
et divisée. Vive l'union sacrée, etc.. » cependant
qu'on voit, de toutes parts, grimacer au contraire
les haines de partis et que manifestement ils aigui-
sent leurs armes et leurs ongles, pour un corps à
corps qui sera un des plus irréductibles qu'on
aura jamais vus!... La pitié les eût aidés peut
être à se reprendre et à éviter l'attaque fratricide
PRÉFACE xxxi
qu'ils préparent, mais qui semble inéluctable dé-
sormais.
Pour ceux qui ne se soumettent pas à des soucis
de carrière, la juste attitude est de parler sans
rébellion, sans colère, — mais avec la décision
de ne pas mentir ni à la vérité ni à la dignité
d'écrire. Quand on n'est pas un flambeau, qu'on n'a
pas rang dans cette phalange qui a le droit et la
puissance de faire retentir jusqu'aux confins du
monde le cri inentendu qui soulagerait la masse
des peuples opprimés et résignés, il n'y a qu'à re-
tracer simplement ce que l'on voit et ce que l'on
ressent en face des évidences. Cela constitue déjà,
par le temps qui court, un acte de courage!... Triste
constatation!... Les entrepreneurs de scandale dont
le métier est le chantage, les Irafiqueurs de guerre,
les termites de la calomnie organisée sont là pour
pétrir automatiquement les pincées de boue qu'ils
puisent à la grande auge. Non contents de désho-
norer la presse, ils rendent vains les eftbrts des mo-
ralistes et des écrivains sérieux. Plus d'un a re-
marqué tristement qu'entre la satire du moraliste et
le pamphlet du calomniateur, le public mis en garde
par trop d'expériences ne sait plus distinguer : il
confond dans la même défiance l'œuvre de sa-
lubrité et le trafic d'intérêt. Heureusement, ces
manufactures de calomnies officielles et privées
se sont tellement discréditées elles-mêmes que
si elles parviennent à jeter la suspicion sur les
bonnes entreprises, elles n'arrivent pourtant point
à renouveler leur propre crédit auprès d'une foule
XXXII PRÉFACE
que les excès de duperie ont lassée depuis long-
temps.
J'en ai eu encore la preuve à propos de cette pièce
qui ne prétend pas à être une œuvre importante,
mais que défendait sa sincérité. La masse profonde
du public ne s'y est pas trompée et cette fois encore
laconspiration dirigée contre la pièce a fait long feu.
Il sera néanmoins intéressant plus tard pour
l'information littéraire de rechercher quel a été
durant la guerre le réveil de la critique dramatique
après trois années de silence. Le formidable événe-
ment, hélas, ne paraît avoir été d'aucune consé-
quence pour elle. Aucune évolution. Elle est demeu-
rée semblable à elle-même; elle a amplifié le ton,
voilà tout. Les injures dont j'ai été abreuvé cette fois
passent de beaucoup celles que j'avais reçues pour
mes pièces précédentes. On sent une volonté plus
ramassée de donner le coup décisif. Il est inconnu
qu'un écrivain, surtout un auteur dramatique, ait
été attaqué avec autant d'àpreté. Les invectives de
ce genre sont généralement réservées aux hommes
politiques ou à ceux dont la vie publique s'est mêlée
à des effervescences de partis. Je voudrais bien dire
que ces attaques s'adressent à l'esprit de la pièce et
à ce qu'elle peut contenir de volonté artistique ou
de tendance morale. Hélas ! j'en serais complète-
ment empêché ! Les tendances de l'œuvre y sont
pour peu de chose. La coalition a été nettement
dirigée contre la personnalité d'un écrivain dont
l'indépendance et l'isolement semblent avoir servi
de cible. A part quelques esprits coutumiers d'ana-
PREFACE xxxm
lyses qui honorent leur profession, — combien
rares ! — et qu'il est superflu de désigner ici, un
flot d'articles conçus dans un style d'une rare
indigence ont charrié tous les lieux communs de
l'invective... La plume a peine à reproduire ces
gentillesses... Je me suis vu traité successivement
dans les grands quotidiens de « bandit crapuleux,
empoisonneur public, excrémentiel, pourriture,
faussaire, lubrique, honte de la France... le plus
nauséabond des mercantis, farceur et saligaud, de
Sade dans son cachot, palefrenier morphinomane,
potard couMilsionnaire, gatouille de bateau, ordure
suprême..., etc., etc. » Que sais-je!... Injures qui
n'ont aucune relation d'idée avec la pièce, mais
c'est là le procédé habituel de la calomnie. Ce n'est
triste que parce que de pareilles choses s'écrivent
durant que les Allemands piétinent encore le sol de
France! Ma pièce était communément traitée de
parodie sacrilège, de chiennerie, dç pauvreté igno-
mineuse et de spéculation révoltante, etc.. Et il
ne faut pas croire que ce genre de critique ait été
un langage spécifique réservé aux entrepreneurs
habituels de l'injure et de la haine. Je citerai tel
poète — sans talent, mais connu — qui osa écrire :
« Par ici, les nettoyeurs de tranchées ». L'essai
d'obstruction ne s'arrêtait pas là. Dès le lendemain
de la représentation, des directeurs de journaux
importants et de quelques feuilles de choux, s'en
furent au ministère réclamer la fermeture du
théâtre qui représentait V Amazone ou l'interdiction
de la pièce. Jolies préoccupations! Quelques cri-
XXXIV PREFACE
tiques ont résumé eux-mêmes la physionomie de
l'événement. Je leur laisse la parole : « Une partie
de la presse n'a été qu'une explosion de haine
personnelle, depuis longtemps contenue. Il s'agit
d'une coalition de concurrence... Certains four-
nisseurs ne pardonnent pas à l'auteur d'avoir
dénoncé dans V Amazone la faillite de la littérature
de poilus sentimentaux, d'infirmières angéliques et
de marraines sirupeuses. De là ce concert d'impré-
cations. Si ce n'est pas le cloaque (M. II. Bataille
aurait le droit de ne pas ménager les qualités
méprisantes à ceux qui ne lui mesurent pas les ca-
lomnies), c'est bien la mare aux grenouilles*. »
« On n'a guère étudié l'œuvre, mais on a davantage
insulté l'auteur. La critique dramatique a donné
avec excès dans la polémique personnelle. Elle a eu
tort... U Amazone n'a pas été un succès pour les cri-
tiques, etc...^ »
D'autres ont marqué le dessein politique de cette
cabale tendancieuse. Que le public, dont la religion
est faite depuis longtemps à ce point de vue, ait
répondu par un haussement d'épaules à ces diffa-
mations et à ces salisseurs professionnels, il y a là
un signe d'époque. Depuis longtemps il exerce
son contrôle lui-même et il casse les gages d'an-
ciens mandataires qui, d'âge en âge, d<î com-
promission en compromission, d'incompétence en
incompétence, en sont arrivés à se disqualifier
presque complètement ; il leur faudra faire un
1. Camille le Senne.
2. Ernest-Charles.
PREFACE XXXV
sérieux pas en arrrière et revenir à des procédés
plus décents pour retrouver une autorité dont ils se
sontpeuàpeu dépouillés. La juste appréciation delà
foule qui s'est libérée de leur influence a définitive-
ment percé à jour le jeu de ces discréditeurs attitrés
de la pensée française, assermentés à leur parti ou
à leur clientèle, qui n'ont d'autre mission que
d'avilir les forces intellectuelles de leur pays, parce
qu'elles se dirigent vers des chemins qui ne sont
pas les leurs, et sur lesquels il est toujours facile
d'exercer ce qu'on pourrait appeler des tirs de bar-
rage. A ceux-là la guerre était apparue une aubaine
presque inespérée, une raison d'être nouvelle et à
la faveur d'un patriotisme devenu leur bonne à tout
faire — c'est-à-dire qu'ils l'ont mis à tous les
ouvrages — ils espèrent organiser le saccage de
leurs ennemis et se refaire des virginités compro-
mises, au moyen de cette vieille idéologie : la guerre
qui vient au secours de leur système politique et
privé. Sur la garde de leur sabre, ils inscrivirent le
nouveau mot d'ordre d'agression : Union sacrée.
Mais dans tous les domaines de la vie nationale, il
ne semble pas que ce soulagement leur ait été
octroyé ! Le bon sens français, la robustesse popu-
laire, en attendant le retour des soldats demeurent
inattaquables. La nation leur montrera', preuves en
mains, que depuis cent ans et plus qu'elle s'ache-
mine vers la réalisation de ses grands programmes,
il n'y a plus d'obscurantisme qui puisse désorienter
une race soumise en tant de siècles à trop d'expé-
riences !
d.
xxxvi PRÉFACE
Mais pour en revenir à l'humble littérature et à
la plus humble de toutes, la littérature drama-
tique, constatons qu'à vrai dire l'occasion paraissait
belle de passer au fil de l'union sacrée un écrivain
que l'on sait vivre dans un isolement complet et
qui n'étant soutenu par aucun parti, par aucune-
amitié, semblait devoir représenter, dans les cir-
constances actuelles, un des obstacles les plus faciles
et les moins lourds à renverser. La tentation était
grande ! 11 est, en effet, assez anormal que l'homme
seul, c'est-à-dire l'homme qui passe de son cabinet
de travail à son jardin, et qui a la prétention
d'exercer librement au dehors son métier, soit en
relation directe avec la grande foule et fasse avec
elle échange de sincérité. Il y a là une anomalie évi-
dente. Les ennemis de la liberté de penser voient
dans ce libre commerce de sympathies, obtenu sans
truchement, un mauvais présage pour l'avenir. La
liberté de penser, la seule que pour ma part je
réclame, la tradition veut qu'on ait bien du mal à
l'exercer, dans notre pays, même lorsqu'elle est
sans aspérité et qu'elle s'exprime sans violence!
Mais « l'homme seul » la considère par contre, cette
liberté, comme le plus précieux quoique le plus fra-
gile des biens ; la perte de son indépendance est la
seule privation dont il puisse souffrir, l'unique
risque auquel il soit décidé de ne pas s'exposer.
Chacun a une conception particulière de sa vie et
de son devoir et il ne faut pas s'étonner que le soli-
taire entende avoir le bénéfice de son isolement.
Pour qui vit loin de toute compétition de carrière,
PRÉFACE XXXVII
loin de tout honneur officiel et de la vie de rela-
tions, de telles résolutions ne comportent d'ailleurs
qu'un minimum strict d'inconvénients (être mé-
connu et provoquer les légendes malveillantes et
absurdes, qu'importe ! ) et, pour s'en garer, il suffit
de s'abstraire dans un travail toujours renouvelé.
Personnellement, je continuerai donc et il est fort à
croire que les coups de boutoir continueront de
leur côté; l'attaque redoublera vraisemblablement,
d'autant plus qu'elle n'a subi jusqu'ici que des
échecs et que l'auteur n'est disposé à faire aucune
concession. Mais désormais je me refuserai même
à prendre connaissance de ces tentatives d'obstruc-
tion et j'ignorerai de parti pris les diverses réactions
auxquelles mes pièces donneront lieu. J'estime qu'il
n'y aura pas de meilleure réponse que de soumettre
mon hygiène littéraire à plus de solitude encore ;
non point par sentiment de suffisance, mais pour
protéger mieux cette fameuse indépendance si né-
cessaire à l'écrivain, et sans laquelle notre métier
deviendrait le dernier et le plus misérable des mé-
tiers 1 Je suis, par ailleurs, mieux instruit que tout
autre de mon infériorité. Je ne défends que la
bonne foi de mes ouvrages où les lacunes, les fautes
et les faiblesses abondent. Sur le terrain de la sin-
cérité seulement je les sais inattaquables. A part
quoi je n'ai point du tout ]a prétention ni la sottise
de penser que leur exécution soit irréprochable.
Pour m'excuser de tant de tares manifestes, je
m'en réfère seulement à quelques vers grilTonnés il
y a des années sur des cahiers intimes aujourd'hui
xxxviii PREFACE
livrés au public et où se résumait toute la loi naïve
de ma jeunesse :
« ...Mais mon pardon sera peut-être
D'avoir avec un soin pieux noté ces voix
Oui font le grand éclio du cœur, ces cris de l'être
Désespéré, perdu au sein des vieux pourquois...
Mon pardon, ce sera dft m'ètre fait petit,
Proche, attentif, sincère, et d'avoir consenti
Que le rêve s'incline, ou que la main se pose
Sur l'immense pitié qui sort du cœur des choses!
En sorte (jue j'ai bien mérité, quoique indigne
Mon pardon. D'un cœur pur, l'ouvrier se résigne
A n'être qu'humblement l'artisan de sa cause,
Heureux s'il peut encor permettre à son orgueil
De déposer, ainsi que des fleurs à l'autel,
— Révoltés et soumis au destin, tour à tour.
Mais beaux d'avoir battu la charge universelle,
Trophées sans gloire, en gerbe éparse, pèle-mèle —
Tous ces cœurs exhaussés sur ton décombre. Amour!... »
La tâche qui s'offre aux écrivains d'aujourd'hui
est belle et féconde. Elle consiste à se presser fra-
ternelleiTient autour de l'Idée, autour du Flambeau,
plus menacé que jamais. Qu'ils considèrent sincè-
rement le péril qui l'assiège, — péril que nons
voulons croire aussi momentané que celui de la
patrie. Mais ce ne sera jamais un poncif de t^épétcr
que l'Idée également est une patrie à laquelle
nous devons un dévouement filial! Le monde intel-
lectuel dans une nation démocratique devrait cons-
tituer une élite conductrice. Je n'ai point pré-
tendu ici faire la cintique ni définir les rapports de
la littérature et de la guerre. Il y a eu de grands
PRÉFACE XXXIX
esprits, il y en a eu de modestes qui tous, et d'une
volonté égale, se sont ennoblis à écrire les choses
essentielles; mais j'ai déploré certaines réserves,
certains excès dans la prudence, une sorte de maus-
saderie générale qui n'a pas su faire opposition aux
quelques tentatives de domination criardes et agres-
sives dont nous avons le spectacle. Courage et
résistance sur tous les terrains de la patrie intellec-
tuelle ! Exaltons en nous le goût de l'éternel. Je
suis persuadé que désormais la pensée un peu mor-
tifiée prendra mieux conscience de sa puissance, de
son rôle dans l'organisation sociale dont elle est un
instrument de précision et de régulation. Elle ne
voudra pas que l'histoire puisse dire qu'elle n'a pas
su tenir son poste durant une perturbation aussi
formidable et aussi menaçante. Eh quoi! serait-il
possible que les errements de naguère, cette ardeur
héréditaire au dénigrement mutuel qui est une tare
des Français, cette espèce d'indolente anarchie que
nous connaissons trop, la guerre civile des lettres,
la fidélité des haines, un scepticisme d'attitude, la
confusion volontaire et dédaigneuse en littérature du
pire et du meilleur, notre vieux gérontisme aveugle,
stagnant et officiel, tout cet attirail d'intimidation
surannée subsiste comme si rien ne s'était produit?
Quoi ? serait-il vraiment possible que, ayant en face
de nous le terrible exemple donné par une Alle-
magne qui sait organiser la hiérarchie de ses
valeurs, tant d'expériences ne nous servent pas de
leçon et que nous ne profitions pas d'une aussi
dure épreuve? Ouvrons les yeux. Ouvrons les
XL PRÉFACE
grands et que les vrais écrivains se tendent la
main, non pour défendre leur collectivité, mais
leur religion en péril, la Raison. Le règne de la
force oppressive heurte aux portes de la vieille
Byzance. Une représaille éternelle flotte sur la terre.
L'odeur nauséabonde du sang et du crime ne fait
que s'accroître; un désespoir monte de l'horizon.
Que l'homme intègre reste à son poste de vigie, en
attendant que se dissipent les assauts de ténèbres!
'Son, la confiance dans le beau, dans -le pur, dans
le bon et le vrai ne sera pas une vaine espérance !
Ces mots-là sont pour nous l'honneur même de
vivre. Nous attendons leur réalisation.
Jamais le grand principe ternaire de nos pères et
de nos maîtres n'a resplendi d'un éclat plus radieux,
malgré l'ombre implacable où le sang les écla-
bousse : liberté, égalité, fraternité ! Et c'est le sang
des'justes qui vient encore de rajeunir ces trois
catéchumènes. La route sera longue, mais elle est
sûre. En avant, peuples, vers le soleil, là-bas, la ré-
publique sociale universelle, qui, un jour, renouvel-
lera le monde !
Si, par malheur, nous fai^vons défection, que
•ce soit à toi, jeunesse de France, dont Teftort
n'aura pas affaibli le courage, que ce soit à toi
qu'incombe la tâche de remettre tout en ordre dans
les grands foyers sociaux. Tu feras nette et pure la
place où tu projettes d'asseoir ton repos. C'est toi
seule qui détermineras les grandes directions immé-
diates de la conscience au lendemain même du jour
où cessera brusquement cette régence de la haine à
PREFACE XLi
laquelle toutes les vieilles fédérations de l'esprit
humain se sont soumjses avec une docilité momen-
tanée, comme l'ont fait nations et royaumes. Et
l'enfance aussi, celle qui joue en ce moment au cer-
ceau et à la toupie, alors que les aînés se battent,
cette enfance verra et accomplira de grandes
choses! A l'heure tragique et enténébrée que nous
vivons, on ne peut se défendre d'une grande émo-
tion lorsque l'on regarde les enfants bâtir leurs
pâtés dans le sable... Quel héritage nous laisserons
à leurs petites mains! Peut-être verront-ils entin
de grandes innovations continentales? Peut-être de
beaux repentirs jailliront-ils de cet avortement
monstrueux de la guerre? Croyons! La plus immo-
rale des expériences entraînera le plus fécond des
châtiments lorsque, après le cauchemar forcené
qu'elle est en train de vivre, après cette hypnose
farouche de l'idée fixe — car tout sommeil n'est
pas forcément léthargique — l'humanité entière
tendra les bras vers la lumière, comme un dormeur
qui se réveille...
Janvier 1917.
P.-S. — Depuis que ces pages ont été écrites
et imprimées, d'importants événements extérieurs
qu'elles pressentaient se sont déjà produits. L'au-
teur n'a rien à ajouter ni à rectifier. L'avenir se
fixe et pose ses points de repère.
IL D.
A l'immortelle douleur des Femmes de France,
A TOUS LES CŒURS BROYÉS PAR LE BEL ET CRUEL IdÉAL,
a toutes celles qui auront le droit, un jour,
Dans la gîté douloureuse,
De dicter CET ordre qui n'a été jusqu'ici qu'une PRIERE
In Memoriam ^Eternam.
L'AMAZONE
PIÈCE EN TROIS ACTES
Représentée
pour la première fois, au théâtre de la Porte-Saint-Martin,
le 9 DOTembre 1916.
PERSONNAGES
MM.
PIERRE BELLANGER Antoinb.
M. DUARD L. Gauthier.
L'ENVOYÉ DE LA CROIX-ROUGE. , . . Janvier.
RENAUDIN Renoir.
LE DOCTEUR BARRIER Jean Duval.
M. DES MARAIS Darger.
M. DE SAINT-ARROMAN Person.
Blanchard.
BOURGOm.
LES BLESSÉS ^ Dessocdex.
^ Desty.
Person.
LÉVY.
L'HUISSIER DE LA SOUS-PRÉFECTURE. . ' Garcias.
UN MARCHAND DE SABOTS. ..... LÉvY.
UN HOMME Totah.
UN DOMESTIQUE . Henriot.
Mmes
CÉCILE BELLANGER Réjane,
GINETTE DARDEL SiMONE.
M-"" DE SAINT-ARROMAN Grumbach.
JULIE DUARD Jeannk Lion.
SIMONE BELLANGER Georgevill.
M'" TINAYRE Blémont.
LA MÈRE CARACO Daret.
GERMAINE Mazalta.
UNE FEMME VEUVE Lemercibr.
UNE FEMME DU PEUPLE Farna.
UNE FEMME Lafourcade.
PREMIÈRE DAME DE LA MUTUALITÉ. . Yriex.
DEUXIÈME DAME DE LA MUTUALITÉ. . Olivier.
L'AMAZONE
ACTE PREMIER
Un salon bourgeois, à la Flèche, en l'année 1915.
SCÈNE PREMIÈRE
GERMAINE, UN HOMME, puis LE DOMESTIQUE
•t LA MÈRE CARACO. ,
GERMAINE
Làl fourrez tout contre l' armoire l
l'homme
Ça fait quarante paires de sabots.
GERMAINE
Bon! boni quarante aujourd'hui, cinquante hier...
est-ce que l'envoi sera complet?
l'homme
Non, nous devons encore fournir à Mademoiselle
une vingtaine de paires qui ne seront prêtes qu'à la
fin de la semaine.
GERMAINE
A la fin de la semaine, c'est bien tard! Je crois que
ces dames font leur envoi aux tranchées dans deux
ou trois jours.
1.
6 L'AMAZONE
l'homme
Je comptais les trouver ici pour la petite facture.
GERMAINE
Vous pouvez passer à l'ambulance, je crois qu'elles
ne rentreront pas avant une heure d'ici.
UN DOMESTIQUE de 16 ans, arrivant par la ganehe.
Hé Germe ine, il y a là une vieille qui a plutôt l'air
d'une mendigote, qui veut absolument parler.
GERMAINE
A qui?
LE DOMESTIQUE
Elle ne sait pas.
GERMAINE
Et c'est pour ça que tu me déranges? Tu ne pouvais
pas la renvoyer toi-même.
LE DOMESTIQUE
Je l'aurais bien fait, mais elle dit qu'elle ne vient
pas demander de l'argent, qu'elle vient en apporter.
GERMAINE
A qui?
LE DOMESTIQUE
Elle ne sait pasl
GERMAINE
Ah! mon pauvre garçon', heureusement que tu es
de la prochaine classe!
LE DOMESTIQUE
Elle dit qu'on la coDnait bien dans le quartier,
qu'elle s'appelle la mère Caraco.
ACTE PREMIER 7
GERMAINE
Eh bienl mène-moi ça ici. (a l'homme.) Tenez, em-
pilez vos dernières paires là-dessus.
l'homme
Sur cette table de travail?
GERMAINE
Toute la maison est remplie comme un wagon de
marchandises. Maintenant si vous voulez aller à la
euisine, l'apprenti que vous avez vu à l'instant va
vous donner un verre, (a la mère C»raco qui est entrée.)
Alors c'est vous la mère Caraco? Qui demandez-vous,
d'abord?
LA MÈRE CARACO
Je veux parler à la dame de la maison.
GERMAINE
Laquelle? elles sont deux. Il y a Mme Bellanger et
puis sa parente, une réfugiée.
LA MÈRE CARACO
Je veux parler à la petite.
GERMAINE
Qu'est-ce que vous leur voulez? Si c'est pour un
secours, faites une demande à la Croix-Rouge ou
adressez-vous à la mairie.
LA MÈRE CARACO
C'est pas pour un secours, je viens apporter de
l'argent.
GERMAINE
Et vous ne savez pas à qui? Surtout que vous avez
une tête à apporter de l'argent! Combien apportez-
vous?
8 L'AMAZONE
LA MÈRE CARACO, tire de sa poche rio^t francs en or.
Voilà. C'est vingt francs.
GERMAINE
Et en or! Donnez-les moi, je les remettrai de votre
part.
LA MÈRE CARACO
Oh! c'est plus compliqué que ça! je les dois et je ne
les dois pas!... C'est une des dames en question qui
me les a donnés.
GERMAINE
Eh bien! alors, gardez-les et fichez-moi la paix.
LA MÈRE CARACO
Elle me les a donnés, mais comme je suis honnête
et qu'elle m'a dit en me les donnant : « Tenez, voilà
vingt sous »...
GERMAINE
Une erreur. Bon! Alors c'est Mademoiselle naturel-
lement! Attendez que je finisse de ranger ça et puis
vous allez venir avec moi à la cuisine, vous attendrez
ces dames qui ne vont pas tarder à rentrer. Ne vous
asseyez pas là, voyons, ne vous asseyez pas!
(Germaine continue de ranger.)
LA MÈRE CARACO
Vous comprenez, je les rapporte pour le principe,
mais je voudrais bien que, vu mon honnêteté, elle me
les laisse... je pourrais les échanger contre quelques
sacs de pommes de terre aussi.
LE DOMESTIQUE, introduisant deux dames.
Ces dames disent qu'elles ont rendez-vous avec
Mademoiselle Ginette.
ACTE PREMIER 9-
SCÈNE II
Les Mêmes, DEUX DAMES.
PREMIÈRE DAME
Oui, Mademoiselle Dardel nous a fait dire de passer
chez elle.
GERMAINE, interrompant,
Chez elle! comment chez elle! C'est inouï!
LA DAME
Enfin, ici, chez Madame Bellanger... pour prendre-
du linge; elle a dû le faire prépai-er; c'est pour la
Mutualité des Orphelines du département. Voilà notre
livre.
GERMAINE
Bon, ça ne me regarde pas; si Mademoiselle vous a
donné rendez-vous, attendez-là. Oui, vous pouvez vous
asseoir, (a îa mère Caraco.) AllcZ, VCUeZ.
LA MÈRE CARACO
Je suis très connue dans le quartier. La mère Caraco-.
(Par 1« galerie restée ouverte, entre Ginette.)
SCÈNE III
Les Mêmes, GINETTE.
GINETTE, dix-neuf ans. Blonde. Costume d'infirmière et manteau bleu-
ie vois qu'on m'attendait!... B'jour... Quel temps
admirable aujourd'hui!
PREMIÈRE DAME
Vous nous avez donné rendez-vous, mademoiselle,
pour le linge de la Mutualité.
10 L'AMAZONE
GERMAINE
On est venu apporter les sabots, les voilà.
GINETTE
Parfait, (a la mère Caraco.) Et VOUS?
LA MÈRE CARACO
Mademoiselle ne me reconnaît pas? Je suis la per-
sonne à qui vous avez donné vingt sous hier dans la
rue.
GINETTE
Eh bien! que réclamez- vous?
LA MÈRE CARACO
Je ne réclame pas, mais comme les vingt sous étaient
vingt francs...
GINETTE, vivement.
Chut! taisez-vous... tout à l'heure, (a Germaine.) Dites-
moi, Germaine, j'ai une faim du diable, apportez-moi
tout de suite du saucisson, du pain, beaucoup de pain.
GERMAINE, dans les dents.
Il a augmenté 1
LES UAMES
Ah! VOUS devez être si surmenée...
GINETTE
Non!... je'suis creusée... mais pas crevée du tout...
Évidemment voilà deux nuits que je ne dors pas... De
grands blessés sont arrivés avant-hier.
UNE DAME
Vous avez l'air un peu fatiguée, mademoiselle.
ACTE PREMIER 11
GINETTE
C'est regrettable, car je ne me suis jamais mieux
portée. J'ai une vie si merveilleuse, si passionnante!
LA DAME
Alors vous avez bien voulu préparer quelques dons,
comme vous me l'aviez fait espérer!...
GINETTE
Parfaitement, vous m'excuserez s'il n'y a pas grand' -
chose! Ce que j'ai pu récolter... Je vais vous faire
apporter ça. (eue appelle par la paierie.) Jean, ditcs à Ger-
meiine de vous donner le paquet préparé dans l'office
avec l'inscription « Mutualité des Orphelines ». (Eiie
revient yen les dames.) Une SCCOUde, VOUS permettez? (a la
mère Caraco, bas.) Eh bien, VOUS pOUVeZ IcS garder VOS
vingt francs.
LA MÈRE CARACO
Oh! merci. Mademoiselle ne s'était pas trompée?
GINETTE
Si, je m'étais trompée affreusement... C'est une gaffe i
Je m'en suis aperçue à l'instant même où je vous met-
tais la pièce dans la main, mais je me suis dit : bah!
puisque ça y est!... (sue rit.) Vous en avez uarlé à la
cuisinière?
LA MÈRE CARACO
Il ne fallait pas?
GINETTE
Bah! tant pis!... Et puis rien qu'en pensant à la tête
qu'elle me fera, ça m' amuse. '(a la mère Caraco. un peu ahurie.)
Je vous disais de vous taire devant elle parce que je n'ai
pas d'argent personnellement, je suis pauvre comme
vous, je suis une émigrée, moi, et les petites aumônes
que je puis faire, c'est avec l'argent de ma cousine...
lî L'AMAZONE
voilà! Maintenant que vous connaissez la valeur de
cette petite libéralité, vous en ferez peut-être un
meilleur usage encore! Vous ne buvez pas, au moins?...
LA MÈRE CARACO
Oh! non, mademoiselle, jamais plus depuis la mobi-
lisation... Le dimanche seulement, je bois ma gratifi-
cation...
GINETTE
Vous êtes une patriote... Tenez, suivez le domes-
tique. (Le domestique entre avec lo paquet. Aux dames.) Voici,
mesdames..., ce n'est pas énorme...
LES DAMES
Vous êtes trop aimable! Si vous voulez bien signer
sur le registre...
GINETTE
Donnez. (Le domestique est sorti avec la mère Caraco et Germaine
revient avec le plateau. Ginette, tout en signant, prend un morceau de
pain et commence à manger gloutonnement.) J 31 UUe laim! je
n'ai même pas pris le temps depuis ce matin de
manger un croûton. Vcus avez une voiture en bas?
LES DAMES
Oui.
GINETTE
Eh bien, le garçon va vous descendre le paquet tout
de suite! Excusez-moi, j'ai tellement de choses à faire
et c'est ma seule heure de repos, je me la consacre à
moi-même.
LES DAMES
Encore merci, mademoiselle. Vous remercierez beau-
coup Madame Bellanger de notre part.
(Elles sortent. Ginette reste avec Germaine.)
I
ACTE PREMIER 13
SCÈNE IV
GINETTE, GERMAINE.
GERMAINE
• Est-ce que Madame rentre pour le diner?
GINETTE
Oui, mais nous coucherons cependant à^i' ambu-
lance... Personne n'est rentré?
GERMAINE
Non, pas encore, Mademoiselle Simone n'est pas
revenue du cours... Je n'ai pas pu trouver d'épinards,
alors j'ai fait de l'oseille.
GINETTE
Faites-la bien aigre. Pour moi d'ailleurs, ça n'a
aucune importance, Germaine... quand j'aurai mangé
six tranches de saucisson, ou douze... (un temps.) ou
vingt-quatre!...
(Germaine agacée sorl. Ginette reste seule et, manches retroussées,
se met avec ardeur à jouer du violon. Au bout de quelques ins-
tants, Germaine revient.)
GERMAINE, radieuse.
C'est la voisine, Mlle Tinayre, qui veut dire un
mot pressé à Mademoiselle!
GINETTE
La vieille! qu'elle entre!... Tiens, pourquoi riez-
voua?...
(Germaine sort. Quelques secondes après, Mlle Tinayre entre. Ginette
l'interrompt de jouer.)
14 L'AMAZONE
SCÈNE V
GIINETTE, MADEMOISELLE TINAYRE.
MADEMOISELLE TINAYRE
Je VOUS demande pardon d'interrompre votre con-
cert, mademoiselle.
GINETTE
Je vous en prie!
MADEMOISELLE TINAYRE
Mais je me permets de venir vous trouver de la
part aussi de ma sœur. Vous êtes une personne de
grand mérite, nous savons le bien qu'il faut penser de
vous, mais je vous assure qu'il y a des circonstances
où certaines distractions prennent un aspect sin-
gulièrement déplacé! Deux fois, je vous ai écrit à ce
sujet.
GINETTE
Mon Dieu! quand je reviens de l'ambulance,
j'avoue que je ne vois pas d'inconvénient à me dérouil-
ler un peu les doigts.
MADEMOISELLE TINAYRE
Mademoiselle, quand on a l'âme dans le deuil comme
nous r avons tous, quand notre pensée se reporte sur
nos cliers absents, il est pour le moins déplacé de ncus
forcer à écouter des flonflons!
GINETTE
Diable! des flonflons, vous êtes sévère pour mon
répertoire.
MADEMOISELLE TINAYRE
Rappelez-vous qu'il n'y a pas longtemps une cir-
ACTE PREMIER 15
culaire préfectorale avait sollicité les habitants que Ton
n'entendît même pas de piano dans les rues de La
Flèche.
GINETTE
Au commencement de la guerre! mais depuis... On
a marché! Je suis absolument persuadée, comme
vous le dites, que votre âme est en deuil, bien que
je ne sache pas qu'un de vos proches soit sur le front
ou dans un hôpital...
MADEMOISELLE TINAYRE
Je VOUS demande pardon! Un neveu que nous avons
pour ainsi dire élevé a été gravement atteint...
GINETTE, vivement, mais sans ostentation.
J'ai vu massacrer sous mes yeux ma mère qui a été
exécutée comme otage... J'ai tout perdu, jusqu'à ma
fortune, jusqu'à la maison dans laquelle j'ai toujours
vécu. Mon frère a eu un œil crevé par les Allemands,
Mon père, malade, est mort de chagrin pendant l'occu-
pation. J'étais seule, il n'y avait plus d'homme à la
maison pour faire les funèbres besognes, j'ai cloué
moi-même le cercueil de mon père!
MADEMOISELLE TINAYRE
Mais, mademoiselle!
GINETTE
Après je me suis enfuie. Je suis restée trois jours en
pleins bois sans manger. Ensuite, j'ai fait 150 kilo-
mètres à pied, sans un sou, sans linge, laissant derrière
moi tous ces deuils et ma vie écroulée. Je me suis^ fait
rapatrier ici où ma cousine a bien voulu me recueillir,
je consacre le plus que je peux de mes heures et de me»
nuits à tous ceux qui ont souffert autant et plus que
moi.
16 L'AMAZONE
MADEMOISELLE TINAYRE, l'interrompant.
.'Encore une fois, mademoiselle, je ne doute pas^^de
vos mérites et cela n'a aucun rapport. ^ '' f
GINETTE, reprend.
Je crois porter dans mon cœur de dix-neuf ans plus
de chagrin que vous n'en portez dans le vôtre et avoir
payé à la douleur une contribution que je ne vous
souhaite pas. Eh bien, malgré tout cela, je ne trouve
pas mauvais, oh! pas mauvais du tout, quand je re-
viens de l'hôpital, de causer quelques minutes avec ce
violon d'emprunt! Lui et moi, naus nous remémorons
le bon temps!...
MADEMOISELLE TINAYRE
Si gaîment que, ma sœur et moi, nous avons parfois
l'air de dire notre prière du matin dans un cinéma.
GINETTE
Tiens! vous y allez donc!
MADEMOISELLE TINAYRE
D'ailleurs, s'il ne nous a pas suffi de nous adresser
à vous-même, il y a quelqu'un qui pourrait nous dé-
partager et au jugement duquel je me soumettrais.
C'est M. le sous-préfet lui-même.
GINETTE
Oh! dans ce cas, bien volontiers, j'accepte... Qu'à
cela ne tienne,
(Elle va à la table à écrire et éclate jentiment de Tire.)
MADEMOISELLE TINAYRE
Je ne vois pas ce qu'il peut y avoir de si risible dans
ma proposition.
ACTE PREMIER 17
GINETTE
Je vous demande pardon, mais je pensais justement
à ce jeune sous-préfet intérim aire... Il a une tête à être
passionné de musique... Il doit jouer admirablement
la Veuve Joyeuse d'un doigt sur le vieux piano de la
80U3-préf ecture I
MADEMOISELLE TINAYRB
Je ne trouve pas ces plaisanteries très drôles.
GINETTE
Je ne vous les donne pas pour telles!... Enfin, soit!...
voua avez raison, il n'y a pas de meilleure lumière dé-
partementale pour le moment. (EIU appelle après atoir écril.)
Jeanl...
MADEMOISELLE TINAYRE
Vous venez d'écrire à M. le sous-préfet?
GINETTE
Oh! je ne lui ai rien expliqué... je lui demande sim-
plement s'il veut bien trancher un cas de conscience!
(au domestique.) Jean, VOUS ferez porter cette lettre à la
sous-préfecture, ou portez-la vous-même si vous avez
le temps. (Le domestique sort. Entre Germaine.) Ah! nOn ! UOu!
plus personne!... Je n'y suis pas.
GERMAINE
C'est un soldat.
GINETTE
Qu'il s'adresse à l'ambulance!... Je ne reçois pas
ici...
GERMAINE
C'est justement un soldat de l'ambulance... Il dit
qu'il part pour le front...
i.
18 L'AMAZONE
MADEMOISELLE TINAYRE, se nevantroidement.
Je VOUS salue bien, mademoiselle...
GINETTE
Moi de même. Dès que la réponse me parviendra, je
vous la transmettrai. Mes respects à Madame votre
sœur. Accompagnez et faites entrer.
(Bile reste seule, enferme son violon dans la boite.)
SCÈNE VI
GINETTE, RENAUDIN.
GINETTE, le reconnaissant.
Qu'est-ce qu'il y a?
RENAUDIN, hésitant, embarrassé.
Je vous demande pardon, mademoiselle, de m'être
permis de venir chez vous, c'est incorrect; mais tout
à l'heure dans le brouhaha, vous avez été appelée par
la directrice et Mlle Desmoûillère au moment où je
vous disais adieu. Alors ça m'a paru un peu court.
Je voulais vous remettre quelque chose d'important,
oh!... pour moi, pour moi seulement... Il y avait du
monde, je n'ai pas osé... Je me suis permis de venir
jusqu'ici... J'ai eu tort!... Vous n'êtes pas fâchée?...
GINETTE
Mais ne vous excusez pas, Renaudin. Moi aussi,
j'aurais voulu vous dire une phrase de départ, vous
faire tous mes vœux. Vous m'en aurez donné l'occa-
sion... C'est moi qui vous remercie.
ACTE PREMIER 19
RENAUDIN
N'est-ce pas, quand on s'en va et qu'on se dit qu'on
ne reviendra peut-être plus... (Mouvement do Ginene.}
Hé oui, dame, c'est déjà bien beau d'être revenu une
fois! Il ne faut pas être exigeant!... \ous avez été si
bonne pour moi toujours pendant mon temps d'hô-
pital. Je n'aurais pas voulu que vous croyiez que je
n'avais pas trouvé un mot vrai de remerciement... le
mot du cœur... La timidité m'a toujours serré à la
gorge...
GINETTE
Voyons, vous plaisantez! Pourquoi remercier? Ce
que nous faisons pour vous c'est si peu de chose en
comparaison de ce que vous faites pour nousl... Du
reste, il ne faut pas avoir de mauvais pressentiments.
Ce n'est pas bien! Vous êtes un chançard, vous; vous
reviendrez dans quelques mois sain et sauf, et le dra-
peau en tête!,.. Je vois mon Renaudin d'ici.
RENAUDIN
Un chançard!... oui. On dit toujours ça. C'est la
phrase...
GINETTE
Et où partez-vous?
RENAUDIN
Ben... Je vais rejoindre mon dépôt à Troyes. Après,
naturellement, je ne sais pas où on nous enverra, mais
je pense que ce sera du côté de Notre-Dame-de-Lor-
rette. On se bat ferme de ce côté en ce moment.
GINETTE
C'est là que Thierry?...
20 L'AMAZONE
RENAUDIN
Oui... Justement!
(Un silenea.)
GINETTE
Bah! ce n'est pas la même chose! lui, c'était un ma-
ladroit, un gros paysan, balourd. Vous vous rap-
pelez, il restait à se chauffer devant le feu pendant des
heures; c'était son idéal, un idéal de garçon de ferme
en convalescence, se chauffer devant un feu de bois.
Il n'aura pas su se remuer, le bon gros!...
RENAUDIN
A propos, quand vous êtes partie tout à l'heure...
Est-ce que la nouvelle était déjà arrivée... que...
Chantagne, le petit Chantagne...
GINETTE
Quoi?
RENAUDIN
Ah! VOUS ne saviez pas!
GINETTE
Chantagne aussi! Qu'est-ce que vous me dites là!
Il n'y a pas quinze jours!... (un long aiience.) Pauvre
gosse! ça me fait de la peine, beaucoup de peine, il
était reparti si content, si gai. Le pauvre petit, on ne
lui en voulait pas de tout le mal qu'il vous donnait...
RENAUDIN
Oui, un mauvais malade, hein? celui-là!
GINETTE
_Un gamin! Est-ce possible?... Il me semble que c'est
d'hier. Vous rappelez-vous quand il nous faisait en-
rager, ses petites blagues d'enfant. Quand nous ou-
vrions la porte, qu'il criait de loin: « bonjour, chérie «
j
â*.,
ACTE PREMIER 21
en se fourrant après sous les draps pour se cacher avec
un rire d'enfant qui va se faire gronder!... Alors c'est
tmif...
(Ils demeureBl songeurs.)
RENAUDIN, riast.
Peut-être que bientôt il y en aura un autre comme
moi qui viendra vous dire : «Vous savez, Renaudin!
vous vous rappelez Renaudin... un petit brun... avec
des moustaches courtes... »
GINETTE, arec aulorils.
C'est très ma] de partir avec ces idées-là, Renaudin!
RENAUDIN
Oh! je n'ai pas peur, allez!... Et vous savez bien que
je n'ai pas peur! Si ça y est, ça y sera! Et puis, du
refete, c'est] des gens comme nous qui de\Taient y
passer, oui, ceux qui n'ont pas beaucoup de famille,
ou pas du tout, ceux qui ne laissent rien derrière eux !
GINETTE
Vous n'avez pas de mère ?
RENAUDIN
Je vous l'ai déjà dit, mais vous avez oublié... C'est
trop naturel, ne vous excusez pas... Non, vous
savez, moi je n'ai pas été heureux. J'ai encore mon
père, il est horloger à Albi; il m'aime bien, seulement
ce n'est pas lui que je voudrais avoir comme der-
nière image devant les yeux... car vous savez, nous
sommes obligés tous de penser à quelqu'un... y a pas!
c'e»% obligatoire. Oh! bien sûr, on a toujours dans le
cœur l'idée de patrie, mais ça n'est pas dans les yeux,
dans la mémoire. On a besoin de se reporter, pour se
donner du courage, quelquefois à une figure plus pré-
22 L'AMAZONE
cise... à qui on ait l'habitude de penser et qui vous
accompagne... A la fin, au bout de mois et de mois de
cafard, de boue, de poisse, on n'a plus que quatre ou
cinq pensées favorites. On rabâche tout le temps.
Tenez, dans le combat où j'ai été blessé, j'ïtvais un
camarade qui, pendant l'ouragan de mitraille, chanton-
nait, accroché par terre à deux touffes d'herbe, un air
de gramophone qu'il avait l'habitude de chanter danii
la tranchée. Et ça n'était pas par fanfaronnade ni
par peur. Non, c'était pour avoir en lui, autour de lui,
sa pensée d'habitude, la pensée qui lui faisait le plus
de plaisir, qui lui rappelait le plus la vie, les bons mo-
ments, la rigolade... Moi, je suis bien fixé, je sais à
quoi je penserai... Au meilleur moment de ma vie.
GINETTE, les yeux baissés.
Le meilleur moment, je crois que c'est toujours
l'enfance.
RENAUDIN, secouant la tête.
Non, le meilleur moment c'aura été le temps que
je viens de passer à l'hôpital. Ohl oui... je repenserai
longtemps, longtemps à l'hôpital, à vous! Ça, je peux
dire que j'ai eu de la chance, j'ai été heureux! Vous
pouvez parler de veine!
GINETTE, liant.
Mais c'est une chance que vous avez tous! Presque
tous nos hôpitaux se valent...
RENAUDIN
Oui, mais pas les infirmières! Et vous le savez
bien!... Quand on vous embarque, qu'on n'est pas trop
touché, c'est une phrase qui se dit là-bas : «Est-ce que
je vais avoir la veine de tomber sur la chouette am-
bulance! » Et ça veut dire... des visages, doux, agréa-
bles... autour du lit... quelqu'un qui vous comprendra...
ACTE /REMIER 23
Vous, vous avez été si bonne, si gentille, toujours...
Vous ne savez pas la diiïérence qu'il y a entre vous et
les autres. Et le courage que vous savez donner
presque sans rien dire pourtant... Vous êtes rude même
parfois... N'empêche que quand vous entriez dans la
salle, ah! tout de suite, tout de suite fallait voir leurs
yeux se faire doux, gentils.,, et apaisés. Tous ont plus
ou moins le béguin pour vous... mais ce n'e^t pas la
même chose que moi. Je... (ii s'arrête.) Zut! Je vous de-
mande pardon de vous dire tout cela, ça n'est pas bien
intéressant d'ailleurs pour vous de savoir que là-bas il y
en a un qui clignera souvent les yeux pour se rappeler...
pour tâcher de ne pas oublier. ..G' était ça justement que
je voulais vous dire, j'avais remis toujours jusqu'au
dernier moment... Et puis juste quand j'ai pris mon
courage à deux mains, comme par un fait exprès, il
y a eu la directrice, le père Bertoubeau, les embêteurs,
il n'y a pas eu moyen de placer un mot. J'étais navré!
Quelle chance que vous m'ayez laissé monter et que
je vous aie retrouvée, pour la dernière fois où je vous
regarde, dans votre costume d'infirmière... Si j'y passe
là-bas, je vous reverrai comme au bon temps, comme
vous êtes là, comme vous étiez prés de mon lit... Vou-
lez-vous accepter quelque chose de moi? Je n'ai per-
sonne à qui laisser un ?ouvenir de moi... Prenez-le,
allez... Si je reviens, ça n'aura pas d'importance, vous
le détruirez... Mais ça me ferait tant de plaisir. . . dites ?...
GINETTE
Mais volontiers. Renaudin, ça me fera plaisir à moi
aussi.
RENAUDIN, embarrassé.
C'est idiot, idiot, vous allez rire!
GINETTE
Montrez!...
U L'AMAZONE
RENAUDIN
C'est quand j'étais petit. J'ai sculpté ça, vous voyez,
dans un coquillage... J'ai été élevé à Hendaye, au
bord de la mer. Ça n'a l'air de rien, mais il a fallu des
mois... Vous savez! c'est très difficile...
GINETTE
Mais oui, c'est d'un travail inouï, c'est prodigieux
de fini... C'est autrement difficile à faire, sûrement,
que la bague des tranchées.
RENAUDIN
Je le partais quelquefois comme bouton de man-
chette. Je m'en suis servi comme d'un fétiche, d'une
médaille. Vous voyez, j'avais gravé deux colombes.
C'est idiot, n'est-ce pas, de vous donner ça! Vous voyez,
ça me fait piquer un fard... D'autant que dans peu de
temps, vous n'y penserez plus, à nous... Quand ce sera
fini, que vous serez heureuse... mariée... avec des
gosses... et le tralala de la vie...
GINETTE
Vous vous trompez, Renaudin. Toutes celles qui
auront revêtu ce costume en garderont un souvenir...
ineffaçable. Ce costume, je le quitterai comme on quitte
le voile et je repenserai souvent, quelle que soit ma
vie, à l'heure de l'hôpital! Moi aussi, je vous promets
que je sortirai quelquefois ce petit souvenir sculpté
que vous venez de me donner et qui devait vous être
une chose très chère, je le sens...
RENAUDIN, avec un grand soupir.
Chouette!... ça va mieux!... Ah! c'est que... c'est
que je n'ai jamais pu vous dire... si vous saviez... ma-
demoiselle... si vous saviez ce...
ACTE PREMIER Î5
SCÈNE VII
Les Mêmes, PIERRE BELLANGER.
PIKRRB ]
Pardon.
GINETTE
Entrez, entrez... Vous ne noua dérangez nullement,
Pierre... Un de nos soldats guéris qui repart au front
toat à l'heure... M. Bellanger... le mari de ma cousine,
Madame Bellanger,
RENAUDiis'
Enchanté, monsieur... Je dois des remerciements à
Madame la major jjour toute la bonté dont elle a fait
preuve... Est-ce que je ne vous ai pas vu à l'ambu-
lance, monsieur?
PIERRE
Je ne pense pas... Il y a plus de deux mois que je n'ai
accompagné ma femme... Mes occupations à l'ar-
senal ne me laissent guère de temps.
RENAUDIN
Vous n'êtes pae mobilisé?
PIERRE
Vous voyez, si je suis sans gloire, je ne suis pas gans
fonction... Ne vous dérangez pas pour moi.
GINETTE
Monsieur me faisait ses adieux... Alors, Renaudin...
vous disiez?...
RENAUDIN, balbutiant.
Mais rien... rien... je n'ai plus rien à dire, mademoi-
selle...
(Silence.
3
26 L'AMAZONE
GINETTE, lui tendant la main.
Donc?...
RENAUD IN, avec un élan brusque et far»uclie.
Rien, sinon... puisque c'est la dernière fois... toute
ma reconnaissance... entière... mais là... mais là...
(Il j'arrête ému, ne trourant plus ses mots.)
GINETTE, gravement.
Au revoir, Renaudin.
ENAUDIN
Ou adieu l
GINETTE, la main sur l'éptulc, avec force.
Pas de faiblesse... mon petit... Et... rftppelez-vous
ce que vous avez promis... Là-bas...
(Elle fait un geste destructeur.)
RENAUDIN, fièrement.
Ohl ça... Au revoir, monsieur!
(11 lort.)
SCÈNE VIII
PIERRE, GINETTE.
PIERRE
En voilà un qui part avec son viatique,
GINETTE
Quoi?
PIERRE
Sa voix tremblait... Encore un de touché!
ACTE PREMIER 27
GINETTE
Pierre, vous savez que je déteste ce genre de plai-
santerie.
PIERRE
Ce n'est pas une plaisanterie. Que ce pauvre garçon
vous ait aimée, quel mal y a-t-il à cela?... D'abord
n'est-il pas naturel que l'on vous aime... et ensuite
songez ce que vous êtes pour ces malheureux : le
lien entre les joies du passé et celles de l'avenir...
toute la femme, tout le foyer; et qui plus est, vous êtes
des femmes, qu'ils n'auraient jamais rencontrées. Ils
auraient été vos inférieurs et vous vous êtes inclinées
devant eux... vous les avez servis... vous les avez gué-
ris... C'est du très bel ouvrage, Ginette. Mais un peu
dangereux tout de même pour les foyers, cet ou-
vrage-là !
GINETTE
Croyez-vouS" que nous n'aurons pa? semé dans leurs
âmes beaucoup de courage à côté des consolations.
PIERRE
Oui, parbleu, du courage, de l'héroïsme chez ceux qui
n'en avaient pas! Mais chez ceux qui en avaient à re-
vendre, au contraire, chez les simples, chez les brutes,
vous n'avez fait qu'entr'ou\Tir toute une zone d'atten-
drissement aristocratique qu'ils ne connaissaient pas
et vous savez bien qu'il y en a qui reto"urneront dans
leur foyer, guéris, mais l'âme terriblement inquiétée.
GINETTE
Mon cher, comme ça vous va bien à vous de philoso-
phailler en sortant de vos écritoires, de votre bureau!
Ah! on en vend de l'ironie dans les administrations!
28 L'AMAZONE
PIERRE
Je n'ironise pas du tout, Ginette; ce que je dis est
plein de sens et d'exactitude... Et devant vous je n'ai,
jamais envie d'ironiser.
GINETTE
Alors c'est pire, puisque vous essayez de m' accabler
de choses désagréables, sans résultat, d'ailleurs.
PIERRE
Je n'ai pas cette intention.
GINETTE .
En diminuant notre pauvre mérite, si toutefois nous
en avons un! Et surtout en tenant bêtement ce lan-
gage de civil retardataire : «Cet homme vous aimait »...
(Elle hausse les épaules. )Phuff' Pékin!...
PIERRE
Je ne désignais pas une faiblesse. Au contraire. Il y a,
à l'heure actuelle, presqu'un excès de toutes les vertus
humaines. Ea guerre et le danger sont causes de cette
surenchère. Tenez, vous, Ginette, qu'est-ce que vous
auriez été dans votre milieu bourgeois de Lille ou de
Roubaix?... Vous seriez-vous même découverte ja-
mais! Auriez-vous su communiquer ce courage, cette
intrépidité?...
GINETTE
Vous venez de constater vous-même qu'ils n'ont
guère besoin qu'on leur en communique, ceux-là!
PIERRE, hochant la tcto.
Savoir!... On a toujours besoin du clairom, Ginette!
Pour faire l'ascension des sommets, il faut être en-
traîné par une voix... et même par une musique.
ACTE PREMIER 29
GINETTE
Ça dépend des jcirrets!... Consolez-vcus!... L'âge de
la retraite a sa beauté modeste... mais enfin, pas dé-
daignable. On ne peut pas demander l'impossible l...
PIERRE
L'impossible!... Ah! il y a quelque chose de si atti-
rant dans l'impossible!...
GINETTE
Travailler bénévolement dans un bureau... assis...
c'est encore très beau et c'est encore, paraît-il, servir
la patrie... (subijement.) Mais asseyez-vous donc au lieu
de marcher tout le temps... Reposez-vous...
PIERRE
Merci! J'ai travaillé debout, toute la journée, et je
ne suis pas fatigué.
Entre Cécile Bcllangei- en costume d'infirmière avec sa fille Siaoaa.
SCÈNE IX
Les Mêmes, CÉCILE, SIMONE.
CÉCILE
Je suis allée chercher Simone au cours. C'est pour
cela que je suis en retard.
GINETTE
Salut... depuis tout à l'heure.
CÉCILE
J'ai les amitiés du major Boudet à vous faire. Il vous
a cherchée, vous étiez déjà partiel
8.
30 L'AMAZONE
GINETTE
Oui, aujourd'hui, j'avais hâte de rentrer joiaer du
violon, (a Simone.) Comment va-t-elle?
SIMONE
Pas très, bien, toujours.
GINETTE
TienSj'^qu' est-ce qu'elle fait là? Qu'est-ce que vous
faites, Simone?
SIMONE
Eh bieni du crochet.
GINETTE
Jusque dans la ruel Quel zèlel au moins si on vous
rencontre, on sera bien sûr que vous faites quelque
chose pour les blessés.
SIMONE, aigrement.
Tout le monde ne peut pas être infirmière... Si je
n'avais pas ma gastro-entérite!
PIERBE
Allons, ne vous chamaillez pasl
CÉCILE
Ahl voilà les sabots! le compte y est?
GINETTE
Ma foi. je n'ai pas eu le temps de vérifier, j'avoue.
J'ai mangé une tranche de saucisson admirable; quand
je dis une tranche, je devrais dire un demi-saucisson,
J'avais une faim de poilu!...
PIERRE
Vous ne mangez donc pas à votre faim à l'ambu-
lance?
ACTE PREMIER 31
GINETTE
Justement. On ne sent sa faim qu'en sortant.
CÉCILE ■
Le fait est que nous n'avons pas une minute en ce
moment. Ce soir, il arrive encore deux grands blessé».
On vous l'a dit, Ginette?
GINETTE
Je crois bien!
CÉCILE
Coucher ez-vou9 là-bas?
GINETTE
Il ne manquerait plus que je couche ici!
CÉCILE, à Pierre.
Et toi, rien de nouveau à l'arsenal?
PIERRE
Rien! toujours une insupportable comptabilité...
des chiffres, des vérifications...
CÉCILE, s'»sseyant.
Ah! c'est bon tout de même! Cela parait si extraor-
dinaire de se retrouver quelques heures par jour. On
en perd tellement l'habitude, hein?,.. Je ne me rap-
pelle plus ma vie passée...
PIERRE
Le fait est qu'on a l'air d'une tribu qui campe dans
de lointaines colonies. Chacun a son emploi! Malgré que
je Bois plus administratif que jamais, on me donne-
rait l'ordre de scier du bois et de nettoyer la vaisselle
que je n'en serais pas autrement étonné! Simone, tu
ne m'as pas embrassé!
32 L'AMAZONE
SIMONE
C'est vrai, papa?
PIERRE
Oh! le beau livre d'école!
SIMONE
Oui, c'est une histoire de la guerre illustrée qu'on
m'a fait acheter.
PIERRE
Montre cette merveille historique!
(Pendant qu'ils regardent, Cécile va à Ginette.)
CÉCILE
Pourquoi n'êtes-vous pas venue avec moi faire
quelques emplettes?...
GINETTE
Mais je vous l'ai dit!
CÉCILE
Non, vous avez fui exprès pour ne pas passer chez le
bottier.
GINETTE
Ma foi, je n'y ai pas pensé. Mais, je vous en prie,
Cécile, je n'ai aucun besoin de souHers, pas plus que je
n'avais besoin de la chemisette que vous m'avez fait
faire.
CÉCILE
Voyons, ma chérie, tout cela ne compte pas et n'a
aucune importance! Vous agissez toujours comme si
vous étiez une charge pour nous.
GINETTE
Nullement, mais je compte bien que, plus tard...
ACTE PREMIER 33
CECILE
Mais oui, plus tard... après les réparations, les in-
demnités, quand on vous aura rendu vos biens...
Jusque-là n'abusez pas de votre discrétion.
GINETTE
Je fais déjà la charité avec votre argent! Plutôt que
de me payer une nouvelle paire de souliers, dont je n'ai
nul besoin, si vous voulez acheter quelques paquets
de Maryland et de tabac anglais pour..»
CÉCILE, riant.
Merci bien, ils fument déjà tous en cachette; il y
a le sacré Marocain qui met, chaque fois que je passe,
son mégot dans la table pour que je ne sente pas!
PIERRE, allumant une cigarette.
Mais moi qui ne suis pas blessé, j'ai le droit, n'est-ce
pas? ça ne vous gêne pas?
GINETTE
Si ê'est du caporal, ça va... Je n'aime que ça.
CÉCILE
Vous vous êtes occupée du diner? Je ne sais pas ce
qu'il va y avoir.
GINETTE
Oui, j'ai commandé... Tiens, mais au fait, j'y songe...
Simone, venez avec moi, nous allons essayer le poridge-
cacao.
PIERRE
Qu'est-ce que 'cette douceur?
"34 L'AMAZOWE
GINETTE
Un don magnifique d'un industriel. On m'a fait ca-
deau de 250 boîtes d'un vague poridge-cacao pour le
front. Ça se prépare en une minute et il parait que
c'est naturellement délicieux. Nous allons faire la po-
pote. Vous en goûterez, aussi, cousin?
PIERRE
Merci, je me récuse cette fois. Je connais déjà le
lait concentré:
GINETTE
Oui. C'est vrai, la vie des tranchées et vous!
PIERRE
Si c'est comme ça! j'en prendrai quatre tasses.
GINETTE
Allez, venez, Simone, je suis persuadée que ce sera
miraculeux pour votre gastro-entérite et votre colon
transverse.
PIERRE
Où allez -vous faire ça? A la cuisine?...
GINETTE
Si vous voulez, on va le faire ici : je vais aller chercher
Ja lampe à alcool et je vous ferai apporter des
tasses... et de la crème pour vous...
(Pierre reste seul avec «a femme.)
1
ACTE PRE3IIER 35
SCÈNE X
CÉCILE, PIERRE.
CÉCILE
^Je suis un peu fatiguée... J'enlève mon voile î... Je
te ferai la même observation que tu as faite à ta fille l
PIERRE
Laquelle?
CÉCILE
Tu ne. m' as pas embrassée.
PIERRE
^Tiens! c'est vrai.
CÉCILE, ri«nt.
Tu rois qu'on perd les notions les plus élémentaires
de la tenue... Je ne t'en veux .pas, mais est-ce que la
guerre serait la désunion des familles? Embrasse-moi
fortl Ah! ça va mieux, on retrouve un peu ses habi-
tudes! Quand les retrouverons-nous toutes! Enfin, il
ne faut pas penser à notre misérable personne!... C'est
égal, je me demande, vois-tu, comment une jeune fille
comme Ginette qui a perdu sa famille, ses biens, la
moindre chance de bonheur, peut conserver une santé
morale et un équilibre pareils dans la ' gaîté... car
c'est de la vraie gaîté qu'elle éprouve et qu'elle dis-
pense à tout le monde. On l'entend chanter idans les
couloirs de l'ambulance...
PIERRE
C'est sa jeunesse!
36 L'AMAZONE
CECILE
ir n'y a pas qu'une question de jeunesse. Si tu la
voyais, vraiment elle m'étonne toujours! Quand les
auxiliaires sont fatiguées, elle balaye la salle elle-même,
vide les cuvettes, distribue la soupe! Tout à l'heure
elle a pansé un phlegmon et une main saignante aux
phalanges arrachées, avec un sang-froid de vieux
médecin.
PIERRE
Mais toi, Cécile, tu en fais tout autant!...
CÉCILE
Oui^ nous en faisons peut-être autant, mai^ je
ressens malgré tout une tristesse générale, des révoltes
contre la souffrance, une mélancolie s'y mêle, et cepen-
dant j'ai mon intérieur, mon foyer que je retrouve tous
les jours à la même heure, j'ai toi... moil... Tandis
qu'elle! M'a-t-elle frappée dès la première nuit que
nous avons passée ensemble à l'hôpital quand sont
arrivés les grands blessés!... C'est une chose fantas-
tique que la première nuit à l'hôpital où une trentaine
d'hommes mêlent leurs cauchemars, commandent, gé-
missent, montent à l'assaut, revivent le drame... Moi,
devant ces fantômes, j'étais transie d'horreur, elle, à
mes côtés, pas du tout, elle était calme, elle souriait
presque. Moi, je suis allée tout de suite à l'un qui criait
plus que les autres dans la grande mêlée imaginaire et
je balbutiais n'importe quoi : « Voyons, voyons, cal-
mez-vous, calmez-vous!» Elle, presque en souriant, au
contraire, s'est approchée d'un grand diable plus for-
cené, elle lui a tapoté la joue avec une autorité extraor-
dinaire, comme si elle était de longtemps une profes-
sionnelle habituée, et en le tutoyant, elle lui a ordonné
sévèrement de se taire pour ne pas fatiguer les autres...
Et tu vois que, rentrée ici, elle joue du violon, elje a
ACTE PREMIER 37
un appétit d'enfer... elle mange comme quatre!...
Faut-il admirer?... Pourtant, il me semble que, m^.'i
aussi, je porte une force d'amour, d'abnégation aussi
grande... seulement, c'est une force sourde, grave...
Est-ce que je reviens déjà de la vie, quand d'autres
s'y précipitent?... Elle joue du violon : j'ai abandonné
le piano!...
PIERRE
Cela provient du parfait accord de toutes ses fa-
cultés... Combien sont-elles de jeunes filles maintenant
qui se sont transformées ainsi, par le miracle de la
guerre!... Elles auront fait notre étonnement, notre
stupeur admirative... Mais toi, tu as ta haute sensibi-
lité... Nous sommes moins maîtres de nos sensations?
Sans doute c'est aussi qu'elles sont plus intenses...
Mais il ne faudrait pas te surmener?...
CÉCILE
Et toi, tu as l'air soucieux? Le communiqué est bon
cependant, n'est-ce pas?
PIERRE
Excellent.
(Rentrent Ginette et Simone avec une lonipe à alcool et des paquets,
Simone en a les bras remplis.)
SCENE XI
Les Mêmes, GINETTE, SIMONE, puis GERMAINE.
GINETTE
Nous n'allons pas dévorer tout ça. C'était pour vous
montrer les munitions! Allez! Simone, installons-nous
sur cette table et improvisons!
PIERRE
Voulez- vous qu'on vous aide? Ça se prépare à l'eau?
38 L'AMAZOME
GINETTE
Soyez tranquille, pour vous on ajoutera de la crème!
Je vous l'ai promis.
GERMAINE, entrant.
C'est M. le sous-préfet avec un autre monsieur.
Il demande s'il peut voir ces dames.
PIERRE
Ah! c'est son auto qui vient de s'arrêter à la porte!
Vous l'attendiez donc!
GINETTE
Au fait, je ne vous avais pas encore raconté. C'est
à cause de la vieille folle d'à côté... la séquestrée...
CÉCILE
Faites monter, faites monter le sous-préfet.
PIERRE
Il a dû trouver ce prétexte pour venir, comme il est
visiblement amoureux de vous, Ginette.
GINETTE
\"ous êtes odieux! C'est une monomanie 1
PIERRE
\'oyons, vous ne pouvez pas nier que ce jeune sous-
préfet intérimaire n'a pas été héberlué par vous?
CÉCILE
Tais-toi, Pierre... le voilà! (a Ginette. )Mais que vient-il
faire?...
GINETTE
Attendez, vous allez le savoir.
ACTE PREMIER 39
SCÈNE XII
Les Mêmes, DUARD, LE DOCTEUR BARRIER.
Entrent le sous-préfet et un gros homme qui est le médecin civil Barrier.
Le sons-préfet Duanl est tout jeune et visiblement inexpWraenté.
GINETTE
Oh! je suis désolée, vous n'auriez pas dû vous dé-
ranger vous-même, Monsieur le sous-préfet... cela
n'avait aucune importance!
DUARD
Mais je ne me suis pas dérangé le moins du monde,
je passais en auto devant votre porte ?ivec le D'^ Bar-
rier, que je vous présente... '
BARRIER
Madame, mademoiselle, monsieur...
(Salutations.)
DUARD
De quoi s'agit-il? Puis- je vous être utile?
GINETTE
Oh! le cas est sans gravité. Il pourra même vous
apparaître une plaisanterie douteuse... Avec aplomb
j'ai accepté de vous soumettre ce cas de conscience...
CÉCILE
Nous étions en train de goûter à un produit avant
de l'expédier sur le front, un de ces nouveaux produits
dont on nous encombre et dont les tranchées ne veu-
lent même plus.
PIERRE
Un ftve o'clock de cagnas. Je vous en prie...
40 L'AMAZONE
DUARD
Ce serait avec le plus grand plaisir, mais nos minutes
sont comptées. J'ai promis de conduire le docteur chez
une cliente qui ne peut guère attendre.
BARRIER
Elle est en train d'accoucher.
PIERRE
Le D^ Barrier, n'est-ce pas?
DUARD
Un de nos grands spécialistes.
BARRIER
Oui, mademoiselle, pendant que l'humanité est en
train de s'entre-tuer, moi j'ai pour mission de faire
faire à la vie le maximum de rendement... Jamais be-
sogne ne m'a paru plus agréable!
GINETTE
Simone, donnez deux tasses, à moins que réelle-
^«cnt vos minutes soient comptées, à tous deux.
DUARD
Oh! le fait est que je suis accablé de besogne, mais
mes clients sont moins pressés que ceux du docteur!...
Trois cents dossiers d'allocations, réquisition de blé,
de foin, veiller à l'hygiène des écoles, au personnel des
grandes usines, un courrier de deux cents lettres de
réclamations, des réclamations de députés, car il y en
a encore! Rédiger dans la quinzaine un rapport sur
la réforme administrative!
GINETTE
Et vous voulez encore que je vous ennuie avec ma
petite requête!
ACTE PREMIER ii
CÉCILE
Mais enfin, qu'est-ce que c'est, Ginette?
GINETTE
Après tout, j'ai peut-être tort de rire. Figurez-vous
que nos insupportables pies-grièches de voisines pré-
tendent m'interdire de jouer du violon et s'en réfèrent
à je ne sais quelle ordonnance de la préfecture et aussi
à votre jugement personnel. Il paraît que c'est incon-
venant de jouer du violon... ailleurs qu'au front sur
des boîtes de macaroni...
DUARD
Quelle idiote! Je vais vous rédiger une lettre que
vous pourrez lui montrer à cette dame. J'entends ne
pas être tenu responsable d'un arbitraire pareil.
GINETTE
A la bonne heure! je n'en doutais pas!
DUARD
Quelle est cette personne? Une vieille dame?
GINETTE
Naturellement! comment voulez-vous qu'il en soit
autrement! Ah Dieu! avant la guerre, je n'aimais pas
les vieux, maintenant je les déteste.
BARRIER
Merci, en passant.
(0* rit.)
GINETTE
Oh! mais je n'appelle pas vieux du tout un hommo
de votre sorte... placé...
4.
42 L'AMAZONE
PIERRE
Au guichet de la vie.
BARRIER .
Il en a de bonnes!
GINETTE
J'appelle vieillard tout ce qui se consume dans
l'inutilité, l'anémie, l'ankylose! Et ce qu'on en voit!
BARRIER
La cachexie, comme nous disons entre nous, mais
c'est un sale mot pour de joHes bouches.
CÉCILE
Voilà Ginette lancée!... Je vous avertis que c'est sa
marotte.
DUARD
Mais, il y a des vieillards intrépides et charmants,
mademoiselle.
GINETTE
J'enrage de penser qu'après la guerre il y aura tous
les vieillards! Et que cette belle jeunesse meurt tous les
jours pour entretenir le règne de la vieillesse! Ah!
s'ils se contentaient d'étouffer les violons!
BARRIER
Elle ne pardonne pas à la vieille dame d'à côté!
DUARD
Je vais la saler!
BARRIER
Mais elle me plaît, cette petite demoiselle-là.. .Passez-
moi une tasse de cacao. Ça remplacera les pernods dé-
ACTE PREMIER 43
funts. (Regardant sa montre.) Et puis, la mère et l'en-
fant auront bien la politesse de m' attendre! D'abord
les enfants peuvent attendre, ils ont bien le temps de-
vant eux! Tandis que nous!
DUARD
Une pierre dans votre jardin, Ginette...
BARRI ER
Du tout, du tout! Figurez-vous que je pense eorrane
cette petite demoiselle-là!
DUARD
Moi, sur ce chapitre, je m'en réfère à la limite d'âge
administrative... On est jeune jusqu'à la classe 87.
BARRI ER
Après la guerre ce sera le régime des vieux bureau-
crates et du gérontisme! Tout peut mourir en France,
même la- jeunesse, pas l'administration! Le dernier
survivant de la planète Terre sera un employé des
contributions indirectes! L'administration, ah! nous
l'aurons connue, celle-là!
GINETTE
Ce que ça fait plaisir d'entendre ça! Je vous demande
pardoii de le dire, M. le sous-préfet, mais dès qu'on a
affaire à elle, la' sacrée administration, tenez, même
dans un service comme le nôtre à l'hôpital...
DUARD
Chut! chut! je devrais me scandaliser!
BARRI ER
Que voulez-vous? Nous payons en caducité notre
excédent de génie et d.e jeunesse. C'est comme une
espèce de loi des compensations.
44 L'AMAZONE
GINETTE, se linussant sur la pointe des pieds et avec de grands geste»
coupants.
Ah! il faudra balayer tout ça après^la victoire!
BARRIER, riant.
Regardez-la avec ses dents de jeune louve, elle va
3n croquer sa tasse!
DUARD
Elle ne fait qu'une bouchée de tous les fonction-
naires futurs et passés.
PIERRE, haussant les épaules.
Et puis tout cela est bien puéril, Ginette! Dans le
poids mort des civils dont vous parlez, il n'y a pas
que les vieillards; il y a une masse de gens inaptes
au service et à l'activité.
GINETTE, l'interrompant.
Les déchets, quoi! Heureusement, il y aura aussi
les autres...
BARRIER
Qui?
GINETTE
Mais ceux auxquels on ne pense pas assez, ceux qui
reviendront, tiens, parbleu! Et à ceux-là toutes les
places au soleil!
PIERRE
Kt à eux tout l'amour!
GINETTE
Tiens, comment donc, aussi!
BARRIER
Je compte bien sur leur clientèle'.
J
ACTE PREMIER 45
GINETTE
Qu'ils reviennent pour épousseter ceux qui auront
fait en leur absence l'intérim de la jeunesse! C'est que
nous en voyons, vous savez, nous autres, les femmes,
des vieux beaux qui cambrent les jarrets et qui sont
décidés à ne pas rendre la place après la guerre 1
Puis, vous savez, ils connaissent le moyen de refaire
la France!
PIERRE, levant les bras.
Dieu l'a faite ainsi. Nous n'y pouvons rien!
DUARD
Ce n'est pas un mal. Il en faut... il en faut...
PIERRE
Et vous êtes injuste aussi... Pourquoi accabler ceux
qui ne peuvent prétendre à un plus haut sacrifice de
leur vie?... Ils s'efforcent d'être des remplaçants équi-
tables, utiles.
GINETTE
Penh! là! là! En voilà des mots, qui ont la goutte!
PIERRE
On ne peut pourtant pas tuer les vieux pour vous-
faire plaisir. Quel abattoir!
GINETTE
Que voulez-vous, quand je vois tous les jours ces
admirables enfants souffrir sans se plaiiidre (car ils
ne se plaignent même pas), et repartir de même, faire
le sacrifice de tout ce qu'il leur restait à vivre, avec
cette simplicité tranquille, ah! bon Dieu, j'imagine
que si j'étais homme, tant qu'un souffle de vraie vie
et de santé enflerait ma poitrine, je ne pourrais pas
tenir en place!...
46 L'AMAZONE
BARRIER
Tl faut tout de même des jarrets, mademoiselle.
CÉCILE
Je vous écoute, Ginette, et je ne vous approuve pas...
Il est nécessaire qu'il en reste pour perpétuer la fa-
mille! L'incendie ne peut pas gagner toute la terre.
PIERRE
Et puis la jeunesse, c'est très bien, la jeunesse! mais
serait-elle ce qu'elle est sans nous?
CÉCILE, protestant.
Comment, nous? Mais je suppose bien que personne
ici ne parle de nous!
GINETTE
Naturellement.
PIERRE, s'anime.
Que serait-elle sans nous la jeunesse? Une force
brute, voilà tout! Nous lui donnons sa direction. Oui,
certes, nous ressentons l'élan qu'elle nous communique
comme un rouage communique le mouvement à un
autre rouage, mais en revanche que ne reçoit-elle
pas de notre expérience? Il est nécessaire que la vieil-
lesse soit là pour servir à la jeunesse de...
GINETTE, interrompant.
De repoussoir. Ça évidemment.
PIERRE
Oh!
(U repose sèchement sa tasse sur la talilo dans un g^este Herveux.
On se reteume.)
ACTE PREMIER 47
CÉCILE
Qu'est-ce que tu as?
PIERRE
Moi? Rien! Rien du tout... Je réfléchis seulement
tout à coup que j'avais oublié une course impor-
tante... à deux pas d'ici. Monsieur le sous-préfet, votre
auto est en bas? J'en ai pour trois minutes, juste
aller et retour. Je vais jusqu'au coin de la rue.
CÉCILE
Où?
BARRIER, tirant sa montre.
Diable! diable! eh là! Ils ne pourront jamais at-
tendre jusque-là. Sur ma demi-heure nous venons de
perdre cinq bonnes minutes à discuter comme au café
de la République.
PIERRE
Mettez votre chapeau. Le temps devons apprêter,,
je serai de retour.
BARRIER
Dépêchez-vous alors, monsieur, je vous en prie.
/
DUARD
Je vous demande pardon d'insister à mon tour.
PIERRE
Entendu et meroi.
(il sort.)
48 L'AMAZONE
SCÈNE XIII
Les Mêmes, moins PIERRE.
CÉCILE
J'ai peur que vous ne l'ayez un peu agacé.
GINETTE, riant.
Ça, j'avoue que parfois j'agace mon cousin. J'adore
la discussion.
CÉCILE
Et toutes ces parlottes sont bien vaines...
DUARD
Nous en avons oublié, dans la chaleur du banquet,
de vous donner notre jugement sur ce produit. 11
n'est pas trop mauvais, c'est le mieux qu'on puisse
en dire. Ça repose des bonnes choses.
GINETTE
Et vous, Simone, comment trouvez-vous ça?
SIMONE
Infect.
GINETTE, riant.
INTaturellement. Simone ne parle pas souvent, mais
quand elle parle elle laisse tomber des diamants...
DUARD
Je ne vais plus oser revenir ici...
GINETTE :
Pourquoi?
1.
ACTE PREMIER 49
DUARD
Vous avez été bien dure pour moi... Hé oui, je suis,
hélas! de ces tristes auxiliaires qui, bien qu'âgés de
trente ans et quelques mois...
GINETTE, Tivement.
Oh! mais je serais désolée que vous preniez pour
votre compte des discussions d'ordre général... S'il
fallait traiter en mépris tous ceux qui, pour des raisons
valables, sont obligés de vivre à l'arrière, et qui, d'ail-
leurs, s'emploient de tout cœur à leur tâche!... Je ne
connais pas de plus stupide injustice...
DUARD
Sans rancune, allez!... Il n'y en a pas un de ceux-là
qui ne se soit posé la question : « Dans ma faiblesse
n'entre-t-il pas un peu de lâcheté? »
CÉCILE, avec force.
Pas ici... je vous le garantis!...
DUARD
Et cela ne m'empêche pas de vous être tout dévoué,
mademoiselle, tout acquis à chaque fois que vous au-
rez besoin de moi... N'hésitez pas à m' appeler et à user
de mes services... Au moins, faire en sorte d'être bon,
utile... à tous...
GINETTE
Mais vous voyez que je ne me prive pas de vous
déranger... Et, si même pojur l'organisation du train
sanitaire... (on entend la corne de l'auto.) Tiens 1 ce n'est pas
possible, déjà lui!
BARRIER
Il ne peut pas matériellement avoir eu le temps!
50 L'AMAZONE
DUARD va à la fenêtre.
Charles, qu'est-ce qu'il y a?... Quoi?... Oh! bon
(il se leicuriie.) L'auto l'a laissé là où il l'a conduit. Et il
nous le renvoie, de peur que nous ne nous mettions en
retard.
BARRI ER
Tant mieux, profitons-en!.,. Je suis bourrelé de
remords!... Madame, mademoiselle, exeusez-nous... La
classe 37 m'appelle.
CÉCILE
Dites-moi... Vous descendez la rue Caxnot?
DUARD
Tout droit.
CÉCILE
Voulez-vous me déposer en passant chez ma cou-
sine de Saint-Arroman?...
DUARD
Je crois bien!
CÉCILE, à Ginette.
Je vous laisse Simone...
GINETTE
Allez, allez...
CÉCILE
Je reviendrai d'ailleurs aussitôt.
DUARD
Et je vous enverrai ce mot pour la vieille voisine ce
soir même.
GINETTE
Je vous en prie... Ce n'est pas pressé...
ACTE PREMIER 51
BARRIER
Au revoir, ma petite infirmière... J'aime' ces na-
tures-là... Aussi, si vous avez jamais besoin de moi...
A votre disposition!
GINETTE, riant.
Oh! docteur!
BARRIER
Suis-je bête!... Oui, c'est vrai... Où avais- je la tête?...
l'habitude professionnelle! Et d'ailleurs un jour ou
l'autre, je pense bien que vous ferez votre devoir de
bonne française! D'ici là, en tous cas, oh armé de
vous avoir connue!
GINETTE, riant.
Alors... au revoir...
(Le docteur sort.)
SCÈNE XIV
GINETTE et SIMONE, seules, puis PIERRE.
GINETTE
Maintenant faisons le ménage nous-mêmes, Simone.
SIMONE
Si vous voulez.
(Pendant qu'elles rangent les tasses.)
GINETTE
L'homme aux sabots étant venu, il faudra que nous
les comptions tout de même!
SIMONE
Nous n'avons pas besoin d'être deux pour ça!
52 L'AMAZONE
GINETTE
On n'est pas plus aimable.
SIMONE, avec intention.
Vous savez que je ne suis pas « bonne »!
GINETTE
Vous vous calomniez peut-être! Qui sait?
SIMONE
Non. Mois, sans doute, je suis trop petite pour m' in-
téresser à la guerre. Plus tard, quand je serai grande,
je m'intéresserai aux autres... comme vous!
GINETTE
Mais les autres, ma petite Simone, les autres, ce sont
des gens en effet rudement intéressants!
SIMONE
Avant les autres, j'aime les miens.
GINETTE
Tiens l tiens!... Mais c'est la première fois que vous
me sortez des idées aussi arrêtées !
SIMONE
Croyez-vous?
GINETTE
Vous ne m'aimez pas, Simone, avouez-le. Qu'est-ce
que je vous ai fait? Est-ce parce que je vous ai quel-
quefois rabrouée?
SIMONE
Vous rabrouez tout le monde... C'est une habitude...
Et puis, moi, ça n'a pas d'importance.
I
ACTE PREMIER 5^
GINETTE
Il faudra soigner votre estomac, ma petite. \"otre ca-
ractère s'aigrit beaucoup. \'ous n'êtes pas malheureuse
pourtant?
SIMONE
Je le suis.
GINETTE
Case dit! Je voudrais bien savoir depuis quand?
SIMONE
Depuis que vous êtes arrivée ici.
GINETTE
Depuis que...
(La porte s'ouvre. Entre Pierre.)
GINETTE
Tiens, vous revoilà!
PIERRE
Mais oui! Ils sont partis?
GINETTE
Bien entendu, puisque vous avez renvoyé la voiture.
Cécile en a profité pour se faire déposer chez sa tante.
Elle reviendra dès qu'elle aura fini sa visite.
PIERRE, à Simone.
Tu t'en vas, fifiUe?
SIMONE
Je vais faire mes devoirs.
(Elle sort.)
bi L'AMAZONE
SCÈNE XV
GINETTE, PIERRE.
PIERRE
Je ne vous dérange pas?
GINETTE s'est mise à coiuhc.
Pas le moins du monde, (silence.) Il est très bien, ce
gros docteur... hein?... (Nouveau silence.) Je dis, i! est très
bien, ce gros docteur...
PIERRE
Ahl ouil
GINETTE
Gela n'a pas l'air de vous intéresser.
PIERRE
Si. Je repensais à notre conversation! Ahî quel mé-
pris dans toutes vos paroles! Et quel mépris spécia-
lement de moi!
GINETTE
Vous plaisantez ! Quel rapport...
PIERRE
Ne faites pas la bête. Il n'est pas de jour que vous
ne m'ayez tancé d'importance.
GINETTE
Ah! ça, en voilà une idée! Vous faites ce que vous
pouvez, mon pauvre Pierre; on n'a aucun reproche à
vous adresser. Vous avez fait votre devoir ; vous avez
quarante-six ans. Vous pourriez être évidemment dans
un lointain dépôt, dans une intendance insignifiante,
mais vous n'encourez aucun blâme en vous rendant
ACTE PREMIER 55
utile dans votre propre ville. Vous voilà comme le
sous-préfet! J'ai toujours voulu parler de ceux qui
n'ont pas l'âge de la retraite, et de ceux...
PIERRE, l'interrorapant.
Pas le blâme, si vous voulez, mais le mépris', ah
oui! Mais ça n'est pas votre faute; vous avez le mépris
cruel de la jeunesse. Et puis, c'est peut-être pour mon
châtiment aussi!
GINETTE
Votre châtiment?
PIERRE
Oui, d'avoir osé vous faire l'aveu que je vous ai fait!
GINETTE, froide.
Il est convenu que nous n'en reparlerons jamais.
PIERRE
Mais vous y répondez toujours indirectement par
vos railleries... justes, oh! très justes!... Celui qui né
peut prétendre aux actes les plus énergiques et les
plus valeureux de l'âme doit se soumettre lui-même à
toutes les conséquences de son âge ou de sa pleutrerie.
Aligne tes fiches, vieux bonhomme, dans ton bureau.
C'est justice.
GINETTE
Mais qu'est-ce qui vous prend aujourd'hui? Je me
suis mal exprimée sans doute. Moi aussi je suis pan-
toufle, Pierre! Résignons-nous à notre modeste emploi.
La beauté, c'est pour les autres! Pourquoi faites-vous
cette figure piteuse, grand Dieu! Tenez, voulez-vous
me passer les ciseaiix qui sont sur la table? Merci!
56 L'AMAZONE
PIERRE
Je ne mérite pas tant de mépris. Au fond, j'ai ma
valeur.
GINETTE
Mais je vous respecte énormément; je sais que vos
travaux d'architecte sont remarquables et j'apprends
toujours à vous écouter.
PIERRE
Je vaux mieux que tout cela. La province m'a un
peu étouiïé, la vie de famille aussi; au fond personne
ne me connaît. J'ai été un solitaire. Si j'avais pu vous
parler à cœur ouvert, vous m'auriez jugé, mais voilà...
c'est de ma faute. Tout de suite, j'ai été assez bête,
assez naïf, comme un vieux collégien, pour faire la
gaffe et pour qu'il me soit interdit à tout jamais de
reprendre cette conversation interrompue. Je vous au-
rais mieux éclairée sur moi-mêm^, sur mes sentiments!
Vous m'avez ordonné de me taire, je me suis tu.
GINETTE, énei-g-iquement.
Il ne pouvait pas en être autrement.
PIERRE
En effet. Seulement je me suis tu trop vite!
GINETTE
Non! Parce qu'à coup sûr, le lendemain si vous aviez
persisté, j'aurais bouclé mon imperceptible valise.
Je n'aurais pas trahi l'hospitalité.
PIERRE hausse les épaules.
Oui, oui!... Mais tout de même ce sont de bien
grands mots, et vous l'avez trahie tout de même!
GINETTE
C'est le comble, par exemple!
ACTE PREMIER 57
PIERRE
Parfaitement, à votre insu! La trahison, c'est d'avoir
apporté ici votre jeunesse, je ne dis pas seulement
votre charme, je dis la puissance de votre jeunesse
ardente, même votre gaîté, même ce courage que vous
communiquez à tout le monde. A'ous parliez tout à
l'heure de la bureaucratie, de la porte qu'il faudrait
ouvrir pour balayer cette atmosphère endormie. Eh
bien! c'est ce que vous avez fait, vous, en entrant ici^
sournoisement et sans le vouloir.
GINETTE
Oh ! aournoisement 1
PIERRE
Vous avez ouvert les fenêtres, vous avez balayé
cette atmosphère provinciale où des énergies un peu
molles s'endormaient dans le confort, dans une austé-
rité pour laquelle nous n'étions peut-être pas nés.
Cette grande histoire, la Guerre, passait au-dessus de
nos têtes. Vous, avec vos blessures toutes neuves^
toutes saignantes, votre rage, votre enthousiasme,
vous êtes arrivée comme un petit bolide, ^'ous nous
avez tous entraînés. Qui sait même si Cécile aurait
trouvé en elle ces ressources d'énergie si vous ne la
lui aviez un peu soufflée; vous n'avez pas besoin de
proclamer votre amour pour la jeunesse, allez! C'est
vous qui êtes la jeunesse! Mais cruelle par exemple...
et sévère! Bah! la bonté vous viendra plus tard. La
bonté, c'est déjà de la décadence.
GINETTE, éclatant de rire, le nez sur soa ouvrage.
Bon Dieu! mais je ne suis pas tout i^a! Que diable
allez-vous chercher là! Toutes ces choses se réduisent
à bien moins... bien moins... C'est l'histoii'e d'une
pauvre petite émigrée, un petit bout de rien du tout
«
58 L'AMAZONE
qui est entré dans une maison amie, chez des gens ado-
rables et pleins de cœur. Or, pendant qu'elle se met-
tait simplement à sa besogne d'infirmière, à son petit
traintrain de vie, le cousin, comme dans les pires ro-
mans, a â'ailli devenir amoureux de sa petite personne.
Ça aurait pu se gâter, elle aurait dû se fâcher... et puis
tout s'arrange... Voilà à quoi se limite exactement
l'histoire.
PIERRE, secouant la tête.
Non, pas du tout. Vous savez bien que ce n'est pas
ça! N'essayez pas d'en diminuer les proportions 1 C'est
plus, beaucoup plus!... C'est même tellement, que, par
moments, je me demande si ce n'est pas une seconde
vie qui commence... Et si, tout à coup, je vous révélais
la profondeur de mes sentiments, vous en seriez peut-
être effrayée... Mais cependant, je sais, je lis dans vos
yeux, dans votre attitude, que vous voue en rendez
compte. i
GINETTE, fronçant les sourcils.
Alors, taisez-vous encore et toujours... c'est ce qui
vaudra le mieux.
PIERRE
C'est une superstition ancienne qui vous fait dire :
il vaut mieux se taire devant l'amour. Voyez-vous,
je vous disais tout à l'heure une grande vérité, au sujet
de ce soldat balbutiant qui s'en allait emportant avec
l'amour qu'il vous a voué une grande force qui va le
soutenir et l'embraser!... Je vous disais qu'un des
miracles les plus merveilleux de cette guerre aura été
de transformer les sentiments de l'homme devant la
femme et réciproquement. Est-ce parce que vous
n'êtes plus les mêmes que naguère, vous autres
femmes?... Est-ce plus simplement parce que le dan-
ger de l'heure nous a fait mieux comprendre la desti-
nation de l'amour et de la tendresse, mais je sens
ACTE PREMIER 59
par ce que j'éprouve qu'il y a encore dans l'amour des
rayons X qui restent à découvrir... Et quand la décou-
verte est faite de ces rayons invisibles, c'est toute une
espèce de rénovation! En vous aimant comme je le
fais, je ne peux même pas savoir s'il entre une partie
d'amour physique pour vous! C'est vrai! Je vous
cdme, Ginette, éperdûment, suivant l'ancien terme,
mais je vous aime comme on aime l'air pur, l'air vif
des sommets, la santé, la marche... C'est un sen-
timent neuf qui a quelque chose de grand, d'enthou-
siasmant!
GINETTE
Ce n'est pas, mon influence que vous subissez! A tra-
vers moi vous sentez l'enthousiasme de l'heure que
nous vivons.
PIERRE
Ah! qu'importe si vous êtes le clairon! Mais je jure
qu'à mesure que vous parlez, qu'à mesure que vous
vivez ici, je sens renaître en moi des ferveurs, des juvé-
nilités, des espérances que je n'aurais plus jamais
attendues de moi-même. Même quand je boude contre
les paroles que vous prononcez, mon cœur vous donne
toujours gravement raison : car vous avez toijjours
raison, Ginette! Vous m'avez amélioré, vous m'avez
inspiré le désir d'un idéal, vous m'avez rajeuni et si
vous en avez guéri d'autres de leurs blessures, vous
avez fait ici une très bonne œuvre aussi sans vous
en douter : vous m'avez guéri de moi-même,
GINETTE
Faites mieux, faites plus encore, oubliez complète-
ment nos pauvres personnalités. Non, non, on ne peut
pas parler d'amour, voyez-vous, on n'a pas le droit
d'éprouver autre chose que l'amour qu'ils éprouvent,
eux!
60 J/AMAZONE
PIERRE, avec rage.
Ah! VOUS ne parlez toujours que d'eux! Et pour les
rapprocher davantage de vous... vous les appelez...
des enfants!
GINETTE
De quoi voulez-vous donc que je parle? Je voudrais
que vous les voyez comme nous les voyons, oui, il
faut les avoir vus comme l'autre jour lorsqu'on est
venu leur chanter la Marseillaise dans la salle de l'am-
bulance. Pierre, Pierre, si vous aviez vu toutes ces
figures illuminées! les grands blessés qui se soulevaient
sur leurs coudes! les petits qui enlevaient respectueu-
sement leur coiffe, comme s'ils étaient devant une
grande personne, devant un chef! Et leurs yeux!...
oh! leurs yeux en écoutant cette chose qui les avait
emportés déjà dans la mitraille et qui allait les re-
prendre bientôt, cette chose pour laquelle ils allaient
mourir! Il y en avait qui pleuraient de grosses larmes,
il y avait des mains agitées, des mains qui froissaient
le drap comme des agonisants, et eux aussi, ils asso-
ciaient tout ce qu'ils avaient en eux d'amour à cette
chose-là et j'entendais un blessé qui, tout en pleurant
d'ardeur et d'enthousiasme, murmurait le nom de son
amie ou de sa femme et disait : « Marie! Marie! »
comme un autre disait peut-être dans un autre coin
de la salle à cette minute : « Maman! maman! »... Ah!
les braves petits! les braves petits!...
PIERRE, touk à coup atot éclat.
Oui, VOUS avez raison mille fois, il n'y a qu'eux! Eux
seuls méritent d'être aimés, tous ces sonneurs d'en-
thousiasme! Ginette, vous n'avez pas besoin de m' en-
traîner! Je vous réservais depuis quelque temps une
grande surprise, et vous ne vous en doutiez pas! Re-
gardez-moi bien, savez-vous ce que je viens de faire à
I
ACTE PREMIER 61
l'instant, savez- vous où je suis allé avec l'auto? Je me
suis fait conduire au bureau militaire. Dans ma poche,
depuis hier matin, je serre précieusement la réponse
que l'autorité militaire m'a fait parvenir, réponse à une
demande formulée par moi depuis une quinzaine de
jours.
GINETTE
Et qui était?
PIERRE
Celle d'obtenir mon envoi volontaire en première
ligne.
GINETTE, stupéfaite.
Qu'est-ce que vous dites là?
PIERRE
C'était facile. J'ai été soldat et je n'ai été versé dans
mon service que par protection au moment de la mo-
bilisation. Je n'ai que quarante-six ans après tout.
Dans les tranchées, il y a des hommes de cinquante!
GINETTE
Et cette autorisation, vous...
PIERRE
Je l'ai là depuis hier matin. Elle me brûle! Croyez-
vous, je me sentais encore partagé par différents senti-
ments, je ruminais les vieux devoirs, comme s'il y en
avait deux! Il n'y en a qu'un! Oui, oui! Je m'en ren-
dais compte; mais au milieu de notre conversation de
tout à l'heure, quand j'ai entendu votre cinglante
ironie... car je vous poussais exprès, je vous aguichais
pour voir jusqu'au fond de votre conscience, pour y
lire ce cri de reproche que vous n'avez jamais osé me
lancer en face... alors j'ai bondi comme sous un coup
de cravache, je suis allé droit au bureau militaire...
■' 6
62 I/AMAZONE
GINETTE
Pierre, vous n'avez pas signé?
PIERRE
C'est tout comme! Je voulais voir si j'étais en règle :
je le suis. Je n'ai plus que ma signature à mettre. Dans
un quart d'heure, ce sera fait.
(Il est là, face à elle, souriant, radieux.)
GINETTE
Mais votre femme, est-elleau courant... votre femme?
PIERRE
Jamais de la vie par exemple! Je n'ai mis personne
au courant de mon travail de conscience.
GINETTE
Mais alors vous n'avez pas le droit. Vous devez con-
naître son opinion, peut-être son désaveu. Vous avez
une fille! Réfléchissez.
PIERRE
C'est vous qui me parlez ainsi, tout à coup ? Ah ! je ne
vous reconnais pas! Qu'est-ce que cette objection sou-
daine et timorée! Est-ce qu'ils n'ont pas tout sacrifié,
eux, leur famille, leurs enfants, leur femme, comme
je vais le faire, moi, le retardataire! Ce qui est bon
pour les autres, n'est-il pas bon pour moi? Non, je
ne suis pas au rancart, Ginette. J'en suis! Depuis
que j'ai pris cette décision, je suis rempli d'enthou-
siasme, de joie. Je trichais avec vous, je vous présen-
tais des objections, et à mesure que vous les détruisiez,
au lieu de la déception que vous croyiez enfoncer en
moi, c'était du bonheur, c'était de la joie que j'éprou-
vais!...
ACTE PREMIER 63
GINETTE
Pierre! je vous en conjure; Pierre, vous agissez sous
l'empire d'une idée. Elle n'est peut-être pas juste...
Il y a plusieurs devoirs, en effet. Je suis effrayée...
vous m'épouvantez...
PIERRE
Et en outre, voyons, voyons, est-ce que ce n'était
pas la seule solution? Il n'y. en avait pas d'autres! Vous
parlez de devoir, mais vous ne pensez pas le premier
mot de ce que vous dites! Est-ce que nous ne vivions
pas tous deux dans une gêne insupportable; est-ce
que cet amour que j'éprouvais pour vous n'était pas
entre nous et ne pesait pas dans toute la maison de son
poids de mensonge? Votre loyauté elle-même chance-
lait par moments I Avouez que vous aviez envie de
partir quelquefois?...
GINETTE
Je regrette de ne l'avoir pas faitl Si j'avais su!
PIERRE
Non. C'est moi qui dois partir. C'est moi qui par-
tirai et pour la plus belle des causes! La maison sera
assainie derrière moi. Mais ce n'est là qu'un bien
mince espoir en comparaison de celui qui m'anime,
Ginette, ma chérie! Vous m'avez donné la force d'aller
à la Patrie! Je vous dois tout! Rassurez -vous, votre
amour n'est pas en cause. C'est fini. C'a été ma
Jouvence, voilà tout. Maintenant,Tcorps et âme pour
mon pays! Vous m'avez arraché à ma torpeur, j'ai
vingt ans, vingt ans] au cœur, Ginette! Je vais me
battre! Oh! soyez tranquille, je reviendrai, je revien-
drai et j'aurai mérité, je vous le jure, d'être estimé
de vous, Ginette!
64 L'AMAZONE
GINETTE
Pierre, je suis en proie à une émotion effrayante,
Pierre, il me semble à mon tour que je suis prise dans
une espèce de vertige. Non, il ne faut pas que cela
soit... Voyons, voyons, mon ami, de l'ordre, voyons,.
raisonnez... raisonnez... (pierre la regarde en aouriant.)Il y a
quelqu'un d'abord à qui il faut demander, à qui...
(Juste à ce oivineut, la porte s'ouTre. Cécile entre, suitie de Simone.)
SCÈNE XVI
Les Mêmes, CÉCILE et SIMONE.
PIERRE, de suite.
Je t'attendais.
CÉCILE
Tu a« quelque chose à me dire?
PIERRE
Oui. Mais attends que Simone soit passée à côté.
CÉCILE, à Simone.
Tiens, emporte les livres alors.
(âinoae sort.)
PIERRE, après un grand temps.
J'ai une grande nouvelle à t' annoncer, à vous annon-
cer à tous. Je suis sûr que tu m'approuveras quand je te
l'aurai dite.
CÉCILE, s'asseyant.
Qu'est-ce que c'est?
PIERRE
Ma chère Cécile, j'agitais en moi depuis quelque
temps des remords auxquels je ne t'ai point fait par-
ticiper. Le résultat de mes réflexions, de mes décisions
ACTE PREMIER 65
est tel que je ne pouvais que te mettre en présence du
fait accompli. Je n'ai pas voulu que ta volonté entrât
dans la balance.
CÉCILE
Tu n'agis jamais qu'avec discernement et avec
justesse, je n'aurais pu sans doute qu'acquiescer.
J'écoute!... Ginette n'est pas de trop?
PIERRE
Voici... Je veux servir ma patrie comme les autres.
Je suis en pleine force. Ma mise au rancart n'était,
après tout, qu'une lâcheté. On a le droit dans mon
cas de contracter un engagement. J'ai fait des dé-
marches sans t'en avertir. Je me suis occupé de
mettre avant tout ma conscience en règle. C'est dé-
cidé, j'ai obtenu mon incorporation au 162^ d'infan-
terie où je reprends mon grade de sous-lieutenant.
CÉCILE, se levant, tremblante.
Tu as fait cela? c'est fait, c'est décidé?
PIERRE
Je n'attends plus que mon ordre d'appel.
CÉCILE
Et ce régiment se trouve où?... (pierre fait un geste. qui
a rair dédire « je ne sais pas ».) Ah! dans leS traUChéOS alorS,
à la ligne de feu?
PIERRE
Au front.
CÉCILE, avec un cri.
Tu as fait cela! Ton enfant, mon Dieu, ton enfant,
et moi... moi!...
6.
66 L'AMAZONE
PIERRE
Et eux! n'ont-ila pas leurs femmes, leurs enfants!
Je ne pouvais plus y tenir. Tu m'approuves, n'est-ce
pas?
CÉCILE
Je ne peux pas le croire! C'est une épreuve... Dis-
moi que ce n'est pas vrai... Ou alors, que c'est un cas
de conscience, un scrupule, appelons-le ainsi, comme
tant d'hommes en agitent en ce moment. Dans ce
cas, tu verras, tu verras... je te calmerai. C'est moi
qui te ferai comprendre la vérité. Ginette est une
enfant qui, souvent bien à tort et sans penser aux
conséquences, a agité devant nous des idées de devoir
et de sacrifice parfaitement exagérées... Mais d'ailleurs
je m'abuse, ce ne sont pas les paroles d'une enfant
qui ont pu t' impressionner!
PIERRE
Non! Ne cherche pas. C'est l'idée lixe, torturante
du devoir. C'est devenu une obsession. Je ne peux plus
attendre.
CÉCILE
Mais, mon ami, mais, mon chéri, c'est bien com-
préhensible! Parbleu, tu ne serais pas l'être que tu es,
si tu n'éprouvais pas de la gêne, de l'ennui... Mais tu
t'égares et tu ne vois plus juste du tout. Ton âge libère
complètement ta conscience. Tu n'as pas été pris pour
le service armé. Je comprends ces scrupules chez des
hommes encore jeunes...
PIERRE
Je suis un homme en pleine vigueur. J'ai été soldat.
On a l'âge de ses artères et de ses muscles.
ACTE PREMIER 67
CÉCILE
Ah! mais je ne veux pas! Ah! mais c'est impos-
sible!... Mais oui, nul homme n'est tenu de faire plus
que son devoir... lorsque la patrie elle-même ne le
réclame pas... Mon chéri, c'est une espèce de fièvre qui
te prend... Donne-moi ta main... Pourquoi me la
refuses-tu?... Ah! Ginette, voyez comme vos paroles
sont imprudentes... comme nous devons tous regretter
d'avoir parlé à|la légère!... Mais, n'est-ce pas, Ginette,
dites-le lui, dans aucun cas, vous n'avez fait allusion à
une lâcheté quelconque... Jamais nous ne l'avons in-
criminé! Jamais personne n'a songé à venir lui dire
qu'il était un lâche!
PIERRE
Personne... mais moi.
CÉCILE, avec éclat.
Toi! toi!... Il faut bien tout de même qu'il y en ait
qui restent. Ils ne peuvent pas tous mourir!
PIERRE
Il ne s'agit pas de mourir. Il s'agit de vaincre. Il
s'agit d'être là.
CÉCILE
Mais c'est abominable à la fin!... Tu ne vois pas
l'état dans lequel tu me mets... Oh! la façon dont tu
as organisé cet engagement, derrière moi, sans t'in-
quiéter de ce que je pourrais penser! Cette façon de
me mettre, comme tu le dis, devant la chose accom-
phe! Il y a là positivement quelque chose d'excessif,
de révoltant... moi... moi... ta femme... J'avais le droit
d'être consultée, y songes-tu? Tu me brises... tu
m'accables... Je ne sais plus où j'en suis. Aie pitié
de moi!
(Son pauvre visage exprime un bouleversement intense.)
68 . L'AMAZONE
PIERRE
Ma chère Cécile, ma résolution est inébranlable.
Je suis prêt d'ailleurs à subir toutes les tortures que
ma décision va m' imposer. Je n'en sortirai que plus
raffermi... dusse- je en ressortir aussi plus triste!
CÉCILE, éperdue.
Alors si je ne compte pas, songe à Simone. Ah! elle
aura plus d'empire que moi, ta petite Simone! Elle a
tant besoin de toi, elle qui est si faible, si délicate et
qui t'aime tant, car elle n'aime que toi... Mais oui,
moi, elle m'aime très peu... bien moins que toi en tous
cas... Je t'en prie! Je t'en supplie... Ah! je vais convo-
quer tous nos amis; ils te parleront, ils te dicteront ta
conduite. Tu verras, j'ai toujours été de bon conseil,
reconnais-le; je ne peux pas me tromper.
PIERRE
Tout ce que tu diras est inutile et tous les conseils
seront bien importuns. Je te répète que la chose est
faite, tu entends, signée...
CÉCILE
■Signée!... (Eiie appelle.) Simone!... Simone!...
GINETTE, courant à la porte.
Non... ne l'appelez pas... Ne l'appelez pas...
PIERRE
Cécile! je t'en supplie! n'appelle pas... Tout à
l'heure, tu réclamais ma main, donne-moi la tienne...
viens ici.
(Il l'attire.)
CÉCILE
Non, non, ne me touche pas... Va-t-en! va-t-eni
I
ACTE PREMIER 69
Je ne compte plus pour toi!... Ne me parle plus...
Laisse-moi...
PIERRE
C'est ton premier, mouvement, Cécile... C'est ton
premier cri; tu m'approuveras après. Je te connais.
CÉCILE, se précipitant sur la porto.
Simone! Simone!... Viens! (dôs (ine Simone est sur le seuil,
elle lui crie.) Simone, ton père veut nous quitter...
Simone! ma pauvre enfant...
SIMONE
Papa!
CÉCILE
Il veut rAier se battre... Il veut aller se faire tuer...
Va te jeter à ses genoux... Dis-lui d'avoir pitié de
nous!
riERRE, se dégageant brusquement.
Ah! tu abuses, Cécile, tu abuses... Voilà la scène
que je voulais éAàter. Relève-toi, Simone... relève-toi!
A mon tour, c'est moi qui dis : Allez-vous-en... Quand
vous serez plus calmes toutes deux, je pourrai vous
parler, vous persuader. Pour l'instant, laissez-moi tous.
J'ai encore besoin de me retrouver seul... devant ma
conscience.
CÉCILE, immédiatement sautant sur cette lueur d'espoîr.
Ail! tu vois bien que tu n'as pas dit ton dernier
mot! Oui, je te laisse... oui, nous te laissons. Viens mon
enfant chérie, viens... Ton père a compris... ton père
t'a entendue! Ah! c'est égal,, je viens d'avoir une rude
peur. (Elle respire largement.) Oui, Oui, mOU clléri, nOUS te
laissons, réfléchis. Nous t'attendons à côté.
(Kllc sort encore secouée par les larmes et en serrant Simone tout
contre elle. Elle laisse In porte ouverte. Ginette, la main sur le
bouton de la porte, se retourne vers Pierre.)
70 L'AMAZONE
SCÈNE XVII
GINETTE, PIERRE.
PIERRE
Ahl ça, suis-je un criminel?... En faisant ce que des
raillions d'êtres ont fait avant moi... ne dirait-on pas
que je commets une lâcheté...
GINETTE
C'est le cri du cœurl
PIERRE
On ne ferait pas mieux pour un traître!
GINETTE
Dans ces grands sacrifices il y a toujours la trahison
de l'amour!
PIERRE
Alors, si je suis emporté par le coup de vent qui
passe...
GINETTE
Peut-être cette femme sent-elle obscurément que
ce coup de vent-là vient d'une profondeur où elle
n avait pas sa place...
(On entend crier à côté: Simone! Simone! mon enfast... Ginette
pousse la porte sans la fermer entièrement.)
PIERRE
Alors, devrai-je donc me rétracter?... Dois-je aller
poser ma signature ou non?... Une seule voix m'in-
quiète... Ginette, répondez-moi sincèrement, du fond
de vous-même... Oubliez tout ce qui n'est pas direc-
I
ACTE PREMIER 71
tement et uniquement le devoir lui-même... Le de-
voir! il n'y a pas autre chose en question, Ginette!
C'est vous seule que j'entendrai... que je lise dans
votre voix la vérité nécessaire... Si je m'en vais, si
je vais me battre et à plein cœur, si je reviens — et
je reviendrai — avec les autres, après la victoire, dites,
dites, verrai- je dans vos yeux éclater l'assentiment,
la fierté! Verrai-je dans votre sourire ce quelque
chose de plus et qui ne sera pas de l'amour — mais qui
me remplira de bonheur, d'orgueil, qui voudra dire
simplement cela... « C'est bien! c'était ça qu'il fallait
faire... Je suis contente... » Je sacrifie le foyer, l'amour,
même légitime, s'il restreint la conscience et je serai
heureux de céder à celui qui vous entraîne, pour laplîis
belle des causes, loin de la vie humble, fade et dépéris-
sante... Ginette! verrai-je cela... un jour... Ginette,
est-ce cela que vous me direz un jour?
(Elle le regarde avec une émotion indicible. Leurs yeux se fixen t
dans une intensité effroyable. Grand silence.)
GI?«ETTE
Ouil
PIERRE, se redressant dans un grand mouTement de joie.
Alors!,..
(U se pre'cipite sur son chapeau et sort précipitamment.)
RI DEA U
ACTE DEUXIÈME
Même décor. Le salon a quelque chose de plus abandonne,
de plus reclus. Des housses aux meubles. La grande table
est poussée près de la cheminée qui est allumée. Les fau-
teuils sont tournés vers l'àtre.
SCENE PREMIÈRE
MONSIEUR ET MADAME DE SAINT-ARROMAN,
MONSIEUR DES MARAIS, GERMAINE.
GERMAINE
Si madame et ces messieurs veulent se donner la
peine d'entrer, je vais prévenir ces dames.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Annoncez M. et Mme de Saint-Arroman et M. des
Marais, (l» bonne sort.) Vous voyez sur la cheminée son
portrait en uniforme. Quelle heure as-tu, Léon?
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN
Quatre heures.
MONSIEUR DES MARAIS
C'est tout à fait pareil...
J
ACTE DEUXIÈME 73
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN
A quoi, monsieur des Marais?
MONSIEUR DES MARAIS
Quand on venait prendre des nouvelles de mon
fils... et que j'écoutais chuchoter les visiteurs derrière
les portes.
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN
Comment voudriez-vous que ce ne fût pas toujours
la même chose?
MONSIEUR DES MARAIS
Je ne l'ai pas vue depuis un ou deux ans, Madame
Bellanger... Elle n'avait pas un visage fait pour
l'anxiété! C'était une femme solide.
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN
Oh! notre cousine est restée pareille! Elle a une
autre résistance que ça!
GERMAINE lontre.
Ces dames arrivent.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Merci.
SCENE II
Les Mêmes, GINETTE.
GINETTE, peu après, en costume de ville gri».
Cécile me prie de l'excuser auprès de vous... Elle est
souffrante.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Mais je crois bien, je crois bien... Nous venions sim-
7
74 L'AMAZONE
plement demander si vous aviez des nouvelles... sans
quoi nous n'ignorons pas que Cécile ne sort presque
plus depuis un mois.
GINETTE
Oui, elle a suspendu complètement son service à
l'ambulance; elle ne se sentait pas en état d'esprit
de continuer son service.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Je VOUS présente M. des Marais que nous avons
rencontré et qui a absolument voulu monter.
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN
Eh bien! avez-vous des nouvelles?
GINETTE
Aucune, aucune, sans quoi je vous aurais déjà fait
prévenir. ,
MADAME DE SAINT-ARROMAN
C'est désolant!
GINETTE
Ou c'est tant mieux.
MONSIEUR DES MARAIS
Évidemment, voilà toujours ce qu'on se dit!
GINETTE,
Un ami de Cécile qui est très influent et très actif,
M. Lacaze, a fait toutes les démarches à Paris et même
par la Croix-Rouge en Allemagne. Rien! Par consé-
quent, c'est la porte ouverte à tous les espoirs, n'est-ce
pas?
ACTE DEUXIÈME 75
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN
Cela fait combien de temps maintenant que vous
êtes sans nouvelles?
GINETTE
Trente-quatre jours! Avez-vous lu la dernière carte?
Elle était datée de Champagne. Bref, nous sommes tou-
jours dans le même état d'esprit et au même point
que lorsque le service des renseignements nous a
répondu : pas de nouvelles!... Tenez, voilà la carte.
(M. et Mme de Saint-Arrouian et M. des Marais regardent la carte
postale )
MADAME DE SAINT- ARROM AN, à Ginette, à part.
Je vous demande pardon d'avoir amené cette rela-
tion à nous...
GINETTE
Je ne connais pas ce monsieur, en effet.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Il a perdu son fils à la guerre, il y a six mois. Depuis
lors, une forme aiguë de la curiosité le fait rôder au-
tour du malheur des autres pour y retrouver le sien.
C'est un excellent homme mais son insistance est
presque maladive.
GINETTE
Oui... C'est un des innombrables guetteurs.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Je redoutais qu'il ne vous soit très agréable de le
voir; il y en a qui évitent la vue de ce petit homme qui
se promène le dos remonté comme s'il pleurait toujours.
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN, rendant la carte,
A ce moment, en tout cas, il avait l'air joyeux et
bien en forme... Merci. Mais enfin l'état de Cécile?
76 L'AMAZONE
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Espère-t-elle, ou, au contraire, se laisse-t-elle aller?
GINETTE
En apparence, elle est très forte et très confiante :
il ne lui échappe jamais que des paroles de certitude,
mais l'anxiété de son œil et sa marche fébrile démen-
tent toute tranquillité.
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN
Et VOUS personnellement, mademoiselle?
MONSIEUR DES MARAIS
Oui, vous! vous avez l'air perspicace... Pour mon
pauvre fils, je sens que vous auriez deviné.
GINETTE
Moi! oh! j'ai la plus grande confiance. Elle ne repose
sur rien, naturellement, que sur des intuitions, mais
jo serais bien étonnée si l'avenir la démentait. J'ai la
foi.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Vous ne croyez pas que notre pauvre Cécile ferait
bien de reprendre un peu ses occupations à l'hôpital
comme vous?
GINETTE
Mais je compte bien que d'ici peu elle va re-
prendre son service. En ce moment-ci d'ailleurs nous
n'avons pas de grands blessés et l'on peut s'absenter
l'après-midi; il n'y a qu'une dizaine de lits; seulement
il faut nous attendre dans un mois, avec la grande
attaque de Champagne, à une recrudescence d'occu-
pation. D'ici là il est tout à fait salutaire que Cécile
se soit reposée. Elle avait beaucoup travaillé depuis
un an et demi, songez!
i
ACTE DEUXIÈME 77
MONSIEUR DES MARAIS
Le travail I... Oui... il faut travailler avant... parce
qu'après... on ne peut plus...
GINETTE, sèchement.
Cela dépend des. âges et du courage qu'on a, mon-
sieur.
MONSIEUR DES MARAIS
Quand bien même...
GINETTE, impatientée.
Vous ne faites rien dans la vie?
MONSIEUR DES MARAIS
Je me lève dès cinq heures du matin... Je suis tou-
jours debout... Je vais dans les gares, dans les hôtels
de la ville, partout où il y a de la tristesse. Il faut bien
user ma vie!...
GINETTE
Le moment du repos est sans doute venu pour
vous...
MONSIEUR DES MARAIS
Je voudrais bien oublier le siècle, la vie, toutes les
misères humaines. Mais on ne peut pas... Elles vous
attirent! Elles vous attirent...
GINETTE
N'est-ce pas, c'est un aimant puissant?
MONSIEUR DES MARAIS
Oui, mais nous, les vieux, cela nous soulève... à peine...
pour mieux nous laisser retomber après dans notre
vie sédentaire.
7.
78 L'AMAZONE
MADAME DE SAINT- ARROMAN, prudemment.
Chère amie, nous ne voulons pas vous déranger
plus longtemps.
GINETTE
Il est tout à fait naturel que vous soyez venus aux
nouvelles. Je suis désolée de ne pas vous en donner de
meilleures. N'hésitez pas, quand vous passez par ici,
à sonner. Vous n'en voulez pas à Cécile, n'est-ce pas?
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Oh! je la comprends si bien!... et puis que nous dire?
Ces paroles vaines et vagues que toutes les familles
échangent en ce moment? Il n'y a qu'à s'en remettre à
la volonté de Dieu. Nous souhaitons tant que le cou-
rage de ce brave garçon soit récompensé, car il a été
admirable en quittant ainsi volontairement tous les
siens...
GINETTE, grayeraent.
Ce sont de grands exemples.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Allons, au revoir, mademoiselle.
MONSIEUR DES MARAIS, intentionnellement.
Je reviendrai.
GINETTE, avec un haut-le-corps.
llum! Pas sûr! M. des Marais, vous reviendrez,
mais dans cinq ou six mois. Je vous invite à dinar.
Malgré votre deuil, nous lèverons nos verres en l'hon-
neur d'une joie qui sera universelle, et à côté de ce
brave garçon, vous trouverez la force de lever votre
verre de Champagne comme les autres.
(Elle lui frappe familièrement sur l'épaule.)
ACTE DEUXIÈME 79
MADAME DE SAIKT-ARROMAN
Dites bien à Cécile que nous serions heureux de la
voir, de parler ensemble de l'absent, que nous l'aimons
bien... Et que la ville entière a les yeux et le cœur
fixés sur elle.
GINETTE
En tous cas, je le lui dirai.
(Ils sortent.)
SCÈNE III
GINETTE, CÉCILE, puis GERMAINE.
CECILE, entrant comme si elle avait guetté leur sortie.
Ils sont restés moins longtemps que je ne le crai-
gnais. Ah! ces empressements sont fastidieux! Ils
finiraient par vous donner l'appréhension du malheur
si on n'était pas si ferme, ni si rassuré. Ginette, nous
allons faire un peu de musique, voulez-vous? Vous
avez le temps?
GINETTE
Oh! je n'ai pas besoin d'être là-bas avant une demi-
heure.
CÉCfLE
Et puis après j'irai me promener seule près du
canal.
GINETTE
Décidément, c'est votre promenade favorite.
CÉCILE, feuilletant les partitions.
Oui, c'est là où nous nous promenions dans les pre-
miers temps de notre mariage. Instinctivement, on
recherche tous les endroits où on a été heureux en-
80 L'AMAZONE
semble, n'est-ce pas? Et je l'ai tant parcouru, ce che-
min, avant la naissance de la petite! Nous allions sou-
vent jusqu'à la croix Saint-Bernard à bicyclette, dans
notre jeune temps... J'entends encore craquer les
branches sous les roues de ma bicyclette... Tous les
parcours que l'on faisait à deux deviennent si émou-
vants maintenant! Je ne peux plus entrer chez le mar-
chand de tabac du coin sans un petit battement de
cœur... (se reprenant.) Et c'est absurdc parce que vous
connaissez mon état d'âme, n'est-ce pas? Mais on
serait nerveuse à moins. Voulez-vous que nous jouions
du Grieg?
GINETTE
Volontiers. (eIU reprend son violon et accorde.) Il laut qUO
j'achète de la colophane meilleure; celle-là est en
mille miettes.
CÉCILE
Je ne vous ennuie pas au moins avec tous mes sou-
venirs. Les souvenirs, c'est si personnel!
GINETTE, la voix ferme.
Non, mais l'avenir, voyez- vous, il faut toujours
avoir les yeux fixés sur lui! J'ai une si grande confiance
en l'avenir...
CÉCILE
Vous avez raison, seulement le passé n'est jamais
tout à fait liquidé... Tenez, je me'demande même si
je lui ai assez fait comprendre tout mon amour pour
lui, toute ma tendresse... En quinze années de ma-
riage, c'est inouï, on ne trouve même pas le temps de
dire tout son amour. J'ai des remords maintenant
de ne pas le lui avoir assez fait comprendre!
Gomme c'est court, quinze ans!... Mais je parle, je
parle! Excusez-moi... Simone n'est pas en âge de par-
à
ACTE DEUXIÈME »1
tager ces sentiments-là, alors je me confie à vous.
Je sais bien, vous allez me gronder encore, Ginette,
et vous aurez raison; tout le monde n*a pas votre
admirable force! Ne me grondez pas, tenez, et em-
brassez-moi.
(Elle lui tend In joue.)
GINETTE
Cécile, Cécile! ne vous laissez pas abattre... Ayez
confiance! Je suis si sûre, moi, si certaine!
CÉCILE lui caresse amicalement les cheveux.
Et moi donc!... Nous nous comprenons bien main-
tenant, n'est-ce pas? Depuis six mois d'intimité com-
plète à nous deux et surtout depuis ce dernier mois!...
Dites, au fond de vous, m'avez-vous pardonné ce
petit mouvement que j'ai eu naguère envers vous,
m'avez-vous bien pardonné? Ce n'était pas, vous le
comprenez, vous-même que j'accusais directement,
mais l'imprudence de vos paroles! Comme discdt Pierre
en riant, vous êtes née cornélienne... Mais enfin, dame,
cet espèce d'appel aux armes perpétuel qui semblait
votre marotte à cette époque!... Je sais bien qu'un
esprit comme Pierre n'a pas pu être sérieusement in-
tluencé par les opinions d'une enfant... Tout de même
sur le moment, n'est-ce pas! J'avoue que je regrettais
tant de paroles que nous avons prononcées imprudem-
ment, sans nous douter de ce qui se passait dans son
esprit à lui.
GINETTE
Car vous aussi, vous étiez très combative.
CÉCILE
Ah! Dieu, je me le suis assez reproché! Si j'avais pu
deviner! Mon tort, voyez- vous, ça n'a pas été quelques
paroles imprudentes qui n'ont pas dû peser beaucoup
sur sa décision, non, mon vrai tort a été un respect bu-
82 L'yVMAZONE
main absurde, j'aurais dû l'empêcher de partir, j'au-
rais dû m' accrocher à lui.
GINETTE
C'eût été mal! Vous ne le deviez pas.
CÉCILE
Si, si, je le devais, ce sera le remords de toute ma viel
GINETTE, sursautant.
Est-ce que vraiment vous penseriez!...
CÉCILE
Non, non, non! Je ne pourrais pas supporter cette
idée-là! non, je ne veux pas! Quand bien même j'en-
tendrais toutes les horloges de la ville sonner en même
temps, l'neure n'aura pas sonné, tant que je n'enten-
drai pas celle-ci... la mienne!
(Elle se croise énerg^iquoment les bras.)
GINETTE
Ce soir, ou demain matin, et vous savez que mes
pressentiments ne me trompent pas, j'ai la certitude
que vous allez recevoir une lettre.
CÉCILE
Vous m'avee déjà dit vingt fois que vos pressen-
timents ne vous trompaient pas! Et puis, non, j'aime
mieux ne plus attendre! J'aime mieux me faire à l'idée
de ne rien recevoir jamais... Toutes les mères et toutes
les femmes de France qui n'ont pas de nouvelles
doivent éprouver ce sentiment jusqu'au retour défi-
nitif. Elles vivent dans une espèce de vie intermédiaire,
oui... ni tout à fait mort, ni tout à fait vivant là-bas...
Il vaut mieux ne. pas savoir, il vaut mieux attendre
toujours... Nous sommes maintenant comme les femmes
ACTE DEUXIEME 83
de ces marins dont on me parlait, les marins d'Islande;
tous les jours elles attendent un peu plus un retour
qui ne se fera peut-être jamais... alors elles arrivent
ainsi insensiblement à la vieillesse en gardant l'espoir...
et quand on leur apprend qu'ils sont morts, elles s'aper-
çoivent qu'elles le savaient depuis déjà longtemps!...
(s'asseyant au piano.) Cliautons la chanson de la fidé-
lité... l'épouse qui attend éternellement celui qui ne
revient pas... Voulez-vous? La chanson de Solveig.
GERMAINE, entrant.
M. Duard.
GINETTE
Est-ce que?...
CÉCILE
Recevez-le, faites monter, je vous laisse.
GIÎ^ETTE
Vous ne le recevez pas?
CÉCILE, sonnant.
Gomme ce n'est pas pour moi qu'il vient d'abord!
GINETTE
Si vous pensez vraiment cela, je ne le recevrais plus
moi-même.
CÉCILE
Je vous en prie. Je suis très heureuse de la sym-
pathie que me témoigne à moi comme à vous M. Duard
qui est un excellent homme, mais pour les mômes rai-
sons qui m'ont empêchée dç recevoir tout à l'heure
ma famille, je préfère le silence complet et le recueille-
ment sur le sujet qui m'oppresse... Puisque vous êtes
assez gentille pour me servir d'intermédiaire dans
toutes ces occasions, faites-le encore une fois. Je ne
dédaigne pas du tout l'amitié de ce charmant homme,
84 L'AMAZONE
ilpeutm'être très utile... Même invitez-le à dîner pour
un de ces soirs.
GINETTE
Et notre musique?
CÉCILE
Nous en ferons tout à l'heure, j'en profite pour des-
cendre à la lingerie; j'ai commencé hier l'inventaire
du linge. J'avais trop négligé la maison...
(Elle sort par la petite porte du fond. Entre iM. Duard.)
SCENE IV
GINETTE, DUARD.
DUARD
Bonjour, mademoiselle. Personne n'est venu, vous
n'avez reçu personne?
GINETTE
Si, les cousins de Mme Bellanger.
DUARD
Et puis c'est tout?
GINETTE
C'est tout. Pourquoi?
DUARD
Personne d'autre n'a demandé à voir Mme Bel-
langer?
GINETTE
Personne à ma connaissance... Votre ton m'in-
quiète; qu'y a-t-il?
ACTE DEUXIEME 85
Rien, rien de grave, mais je suis un peu agité, en
effet, anxieux...
GINETTE
Pour nous? Pour elle?...
DUARD
Écoutez, mademoiselle. Je vais vous expliquer en
deux mots et puis je me mettrai à la recherche de la
personne que je m'attendais à trouver ici. Il faut abso-
lument que je la trouve; je reviendrai ce soir à six
heures, si vous le voulez bien, et nous parlerons de ce
que j'aurai appris.
GINETTE
Mettez-moi au courant d'un mot,, au moins.
DUARD
Il s'est présenté à la sous-préfecture en mon absence,
car j'étais en tournée d'inspection à propos des réqui-
sitions, il s'est présenté une personne que ma sœur a
reçue avec mon adjoint et qui vient de Genève, un
agent de la Croix-Rouge internationale comme on
nous en dépêche quelquefois pour des communications
particulières.
GINETTE
Et alors?... Achevez.
DUARD
Ne vous énervez pas ainsi, mademoiselle, aucun
malheur ne frappe votre maison! Cependant cette
personne a prononcé deux ou trois noms dont deux
étaient totalement inconnus de ma sœur comme ha-
bitants de La Flèche, mais elle croit bien que le troi-
sième nom était celui de Bellanger. Encore une fois
8
86 L'AJIAZONE
cela a été plus bredouillé que prononcé, et en somme
la préfecture n'a rien à voir avec des communications
de ce genre... Non, non, ne vous émotionnez pas, ma-
demoiselle, je vous en prie! Quand bien même ma
sœur ne se serait pas trompée, cela ne signifierait rien
du tout; en tous cas, il ne faudrait pas en conclure à
un malheur. Au contraire! M. Bellanger peut être pri-
sonnier. Par la Suisse se font toutes les communica-
tions de ce genre. Là serait l'explication de ce silence
car, encore une fois, s'il était arrivé un malheur, c'est
par l'administration militaire que nous le saurions.
GINETTE
Alors, en ce moment cet homme erre par la ville et
nous ne savons pas où le trouver?
DUARD
Ce sera l'affaire de peu d'instants pour moi de le
pister et de le rejoindre.
GINETTE
C'est ça, c'est ça!
DUARD
Mais, je vous en prie, ne vous mettez pas dans cet
état!
GINETTE
Apportez-moi une bonne nouvelle, je vous en sup-
plie, apportez-moi une bonne nouvelle ou je deviendrais
folle!
DUARD
C'est vous qui parlez ainsi!
GINETTE
Oui, vous ne pouvez pas savoir... vous ne pouvez
ACTE DEUXIÈME 87
pas comprendre. Depuis un mois je lutte... j'essaye de
me calmer. Ah! si le malheur survenait! si c'était vrai!
DUARD
Ce ne sera pas! Mais quand bien même, celle à la-
quelle il faudrait porter secours dans ce cas, celle pour
laquelle il serait nécessaire que vous ayez tout le cou-
rage voulu, c'est Madame Bellanger. C'est elle qui
serait frappée la première.
GINETTE, instinctivement.
Pas plus que moi!
DUARD, la fixant arec étonnement.
Pas plus que...
(SileBoe.)
GINETTE
Ne vous méprenez pas sur le sens de mes paroles,
M. Duard, je vous en supplie!... Excusez seulement
mon trouble. Vous êtes notre ami, vous êtes mon ami,
n'est-ce pas? J'ai si peu de personnes à qui me confier!
j'ai toujours senti dans votre regard une loyauté qui
m'a donné confiance!
DUARD
Comptez entièrement, mademoiselle, sur mon atta-
chement et sur ma sincérité.
GINETTE, en proie à nne grande émotion.
J'ai des remords, des remords afTreux qui torturent
ma conscience depuis le départ de mon cousin. Ma
part de responsabilité est si grande!
DUARD
Je vous supplie d'avoir confiance en moi. Allez
jusqu'au bout de la sincérité. Croyez- vous que je ne
puisse deviner à demi...
«8 L'AMAZONE
GINETTE
Il y avait une vilenie dans l'air... Instinctivement
j'ai voulu la détourner, la changer en beauté... J'étais
sincère. J'ai fait comme les sœurs de charité, comme
les prêtres, lorsqu'ils voient une âme en perdition. Leur
prosélytisme s'acharne et lorsqu'ils gagnent cette âme
à leur cause, alors ils s'enorgueiUissent de leur ou-
vrage, comme s'ils avaient fait une grande action!...
Ah! les fous, les fous! Que m'importait à moi, je vous
le demande un peu, de gagner cette âme à la patrie!
comme si elle en avait encore besoin, la patrie!... En
tous cas ce n'était pas à moi de parler!... J'étais
l'hôte, la réfugiée... Hélas! qu'ai-je fait!
DUARD
Je veux vous aider, mademoiselle, vous secourir
moralement...
GINETTE
Je n'ai pas conseillé^ mais j'ai inspiré ce départ!
DUARD
Eh bien! je ne vois pas le mal qu'il peut y avoir à
inspirer une vertu de sacrifice et de courage que le
plus humble ouvrier, le plus simple paysan de France
porte en lui. De quoi pourriez-vous avoir honte? Ceux
qui peuvent éprouver un remords, ce sont ceux qui
ne sont pas capables d'escalader la cime. J'en sais
peut-être quelque chose... 'Calmez-vous, je vous en
prie. Je ne vous reconnais plus.
GINETTE
Oh! c'est que j'ai tellement changé!... J'avais dix-
neuf ans au commencement de la guerrre... Une année
de plus et il me semble que j'en aicinquante!... Je vivais
dans une espèce de vertige, comme sur une barricade,
ACTE DEUXIÈME 89
les yeux encore pleins des horreurs que j'avais vues...
J'aurais voulu être homme pour partir et taper dur!...
Ah! les belles heures d'enthousiasme!... Je ne savais
rien de la vie! Je pleurais comme on chante...
DUARD
Eh bien, rien n'est changé!
GINETTE
Rien..., mais la fièvre s'est calmée depuis... Nous
avons eu trop de loisirs... La conscience a eu le temps
de naître... Des mois... des mois... d'hécatombes... de
sang... cette guerre de siège qui n'en finit pas!...
Dirais-] e encore : « Partez! » comme je l'ai dit dans un
coup de tête, d'emballement... sans même me poser
les questions... qui m'obsèdent chaque nuit mainte-
nant!...
DUARD
Vous vivez trop repliée sur vous-même... Vous vous
rongez toutes les deux. D'abord il n'y a aucun malheur,
j'en ai le sentiment très net.
GINETTE
Dieu vous entende!
DUARD
Le pire est peut-être que M.'Bellanger soit prison-
nier en Allemagne.
GINETTE
Oh! tout serait sauvé, je n'en demsinde pas plus.
DUARD
__ Et puis ma sœur a peut-être mal compris le nom.
Ecoutez, pardonnez-moi de vous laisser dans cette
anxiété morale, mais il est indispensable que j'aille
à la recherche de ce personnage.
8.
90 L'AMAZONE
GINETTE
Oui, c'est vrai, allez vite, sachez de quoi il re-
tourne. J'ai même été imprudente de vous retarder,
pardon.
DUARD
J'ai mon auto en bas. Je reviendrai dès que je saurai
quelque chose; comptez sur moi, sur ma discrétion,
sur mon respect. Vous, pendant ce temps et à tout
hasard, au cas où..., détournez l'attention de Madame
Bellanger.
GINETTE
A l'instant même, oui.
DUARD
Et ressaisissez-vous!
GINETTE
Oh! c'est déjà fait! Je m'en veux de cet instant de
faiblesse; il est passé.
DUARD
Et dites-vous que d'une minute à l'autre vous
aurez la preuve que toutes vos appréhensions étaient
vaines.
GINETTE
Oui. Il le faut. J'en suis sûre d'ailleurs et comme
dit Cécile qui s'y entend en courage : « Quand bien
même toutes les horloges de la ville sonneraient en
même temps, si l'heure n'a pas sonné à cette pen-
dule-ci, je n'ai rien entendu! »
DUARD
A tout à l'heure.
Il sort. Ginette se reprend un peu, en silence, puis elle va à la porte
et appelle.)
ACTE DEUXIÈME 91
SCÈNE V
GliNETTE, CÉCILE, puis GERMAINE.
GINETTE
Cécile!
CÉCILE
Voilà.
GINETTE
Vous étiez
en
bas?
CECILF
J arrive. (Ginette accorde son violon et se compose an visage. Peu
»près Cécile entre.) Je cFoyais que sa visite serait plus
prolongée. Que venait-il faire?
GINETTE
Comme tout le monde comme tous nos amis :
s'informer.
CECILE
Oui, eh bien! ces gens-là ne font qu'augmenter
l'obsession. J'en ai par-dessus la tête. Ces gens se
croient obligés de ne parler que de ça! Ouf! On vou-
drait être au fond d'une campagne, dans un trou au
bord de la mer.
GINETTE
Le fait est...
CÉCILE
Vous suivez sur la partition ou vous savez par
cœur?
GINETTE
Par cœur.
92 L'AMAZONE
CÉCILE
Il faudra que je fasse accorder le piano.
GINETTE
Il est un peu bas, oui. Donnez le la de l'autre octave,
qui est plus juste. Allons-y.
(Elles jouent. Au bout du quelques minutes, Germaine entre sur la
pointe des pieds, s'avance près du piano et montre une carte à
Cécile.)
CÉCILE
Oh! vous m'avez fait peur; qu'est-ce que c'est?
(Usant.) Ah! oui! Faites entrer, je sais ce que c'est.
Oh! vous pouvez rester Ginette. Ce doit être à propos
du train sanitaire. J'avais adressé une demande
d'appareil radioscopique à la Croix-Rouge de Ge-
nève. Ce doit être la réponse.
(Elle se lève.)
GINETTE
Vous dites? Quelqu'un de la Croix-Rouge de Ge-
nève?
CÉCILE
Voilà la carte.
GINETTE
Vous êtes certaine, Cécile, que ce soit à propos du
train sanitaire?
CÉCILE
Auriez- vous une autre idée?
GINETTE
Je ne sais pas! une demande de secours... Qui sait?...
Ne vous donnez pas la peine, je vais aller voir.
(Elle se dirige avec précipitation vers la porte.)
ACTE DEUXIÈME 93
CÉCILE, l'arrêtant net par le bras et sur un ton extrêmement impératif.
Ginette, je désire recevoir cette personne. Je vous
prie de rester ici...
(KUes demeurent oppressées, en regardant la porte. Entre un homme
aux allures compassées et un peu protestantes. C'est un homme
d'une soixantaine d'années, ganté, un portefeuille sous le bras.)
SCENE VI
Les Mêmes, L'ENVOYÉ DE LA CROIX-ROUGE.
l'envoyé
Mesdames.
CÉCILE, lui montrant de suite un siège.
Monsieur.
l'envoyé, avec hésitation.
Madame Bellanger, s'il vous plait?
CÉCILE, exagérément aimable.
C'est moi-même, monsieur. Vous venez sans doute
au sujet d'une demande adressée par moi pour mon
train sanitaire... Je suis confuse que l'on ait délégué
quelqu'un.
l'envoyé
Mon Dieu, madame, j'ignorais, je l'avoue, que vous
ayez fait une proposition de ce genre... qui n'est pas-
de mon domaine.
CÉCILE
Alors?... Asseyez-vous, monsieur.
l'envoyé, gêné.
Ma présence, madame, chez vous revêt un carac-
94 L'AMAZONE
tère tout particulier. Il est absolument nécessaire que
je me trouve seul avec vous un instant.
(Ginette ne bouge pas.)
CECILE, étonnée et faisant signe à Ginette de demeurer.
Vous pouvez parler, monsieur. Je vous présente
ma cousine, infirmière à l'hôpital de la Croix-Rouge.
Je n'ai pas de secrets pour elle. Parlez, je vous écoute.
(Silence tendu et pénible.)
L EN'VOYE, parlant lentement et cependant en phrases préparées.
Je fais partie, madame, du service international de
la Croix-Rouge et j'arrive de Genève même. Du reste,
je m'adresse à une infirmière-major, vous êtes aussi
au courant que moi de nos divers services. Pai' con-
séquent, vous ne pouvez ignorer que, dans certaines
circonstances, la Croix-Rouge emploie des membres
délégués auxquels on confie la mission de se rendre
dans les familles distinguées où nous pouvons servir
d'intermédiaires en quelque sorte... Oui, nous sommes
ainsi quelques-uns qui nous sommes chai'gés volon-
tairement d'apporter, à des épouses, à des mères...
dans les meilleurs cas, des renseignements, lorsque
nous en possédons, sur des prisonniers... Dans les cas
les plus tristes et les plus douloureux, nous apportons
des reliques qui nous sont parvenues...
CÉCILE, la voix blanche.
Vous avez des nouvelles de mon mari, monsieur!
Il est prisonnier?
(Elle reste assise, accrochée au fauteuil, mais penchée et la têt»
tendue comme au-dessus d'un abîme.)
l'envoyé
Il n'a jamais été prisonnier.
(Les deux femmes se lèvent brusquement en même temps.)
J
ACTE DEUXIÈME 95
CÉCILE balbutie.
Alors, pourquoi seriez-vous là? Vous venez vous-
même de me dire... que..
(Elle s'arrête.)
l'envoyé, les yeux baissés.
Vous n'avez jamais reçu aucune communication
du bureau des recherches?
CÉCILE
Pourquoi?... Ah! la vérité! vite... Blessé grave-
ment?... Allons, allons... (Elle pousse une plainte affreuse.) Il
est mort! je sens qu'il est mort!...
GINETTE, blême et lui senant les brai.
Cécile, du calme!... pour l'amour de Dieu.
CÉCILE
Je vous dis qu'il est mort! vous le voyez bien, il'
n'y a qu'à vous regarder... Mais regardez-le, mais
regardez-le... tenez...
(Elle montre l'homme du doigt.)
l'envoyé, d'un ton vif et giave.
Et moi, madame, je n'ai aussi qu'à vous regarder
pour lire dans toute votre personne de quel courage
supérieur vous êtes animée. Vous êtes à coup sûr de
ces nobles femmes toutes prêtes au plus douloureux^
au plus sublime des sacrifices!
CÉCILE
Je suis veuve!
96 L'AMAZONE
L ENVOYÉ, dans une attitude respectueuse et inclinée.
Votre mari, madame, a été un héros.
(Elle ne le laisse pas achever, les doux femmes se précipitent en hur-
lant dans les bras l'une de l'iiutre. Elles poussent en même temps
le cri que des millions d'êtres ont poussé, d»ns de semblables
chambres closes partout sur la surface de la terre.)
CÉCILE
Mon Pierre, mon pauvre Pierre!... C'est fini de nous
deux!... Il y a huit jours que j'en étais sûre!...
(Elln s'écroule sur le canapé. La maison retentit de son gémissement.)
GINETTE, criant avec elle.
Pierre! (Désespérément.) Mais ça n'est pas possible, ça
n'est pas encore sûr, n'est-ce pas, monsieur, dites?...
dites?...
L ENVOYE, violemment ému.
Madame, mademoiselle, excusez-moi. J'étais loin de
me douter en entrant ici... J'avais au moins l'espoir
que vous étiez plus au courant que vous ne l'étiez
en réalité. Je pensais que vous aviez reçu un avis
dubitatif...
CÉCILE, parlant i travers les incommensurables sanglots
qui la secouent toute.
De disparition, oui, c'est tout! la mention : disparu...
GINETTE, accrochée encore à une lueur d'espoir.
Mais la preuve, monsieur, la preuve, la possédez-
vous? (Enlaçant Cécile.) Je VOUS en supplic, avant de vous
laisser abattre, attendez la certitude... Il y a des
erreurs de ce genre tous les jours...
l'envoyé
Je ne serais pas ici pour y apporter autre chose que
des certitudes! Mais, madame, je me reprocherais tou-
jours d'avoir été l'annonciateur de ce deuil héroïque
ACTE DEUXIÈME 97
si je ne laissais pas à votre douleur tout son premier
cours,.. Elle veut le recueillement..., la solitude.:.
CECILE, le front heurtant le bois du canapé, à l'idée que l'homme va
s'éloigner, trouve la force de parler.
Tous les renseignements, vous les avez!
(Elle fait des gestes de mains suppliantes et retombe sur le canapé.)
L ENVOYÉ s'approche de Ginette, à voix basse et rapide.
Mademoiselle. Je mets là sur cette table... mon
adresse à l'un des hôtels de la ville : je n'en bougerai
pas. Aussitôt que vous désirerez me voir.
CÉCILE, quia deviné, essaie de se maîtriser.
Restez, restez. Pas plus tard!... Pas de précautions
pour une femme comme moi... (EUe se met debout.) Je suis
chrétienne. Vous reviendrez, oui, monsieur, mais je
veux savoir au moins comment il est mort. (Mais eiie
étouffe et s'affole.) Pierre, mon ami, mon ami... Alors tu
n'es plus! as-tu souffert?... Mon pauvre petit!... (eiib
sanglote.)
l'envoyé
Vous voyez. C'est au-dessus de ses forces.
GINETTE, bas, s'appuyant à la table.
Oui, oui, monsieur, en effet... il vaudra mieux que
vous reveniez tout à l'heure...
CÉCILE, il travers des spasmes et des hoquets.
Avant... au moins... je vous supplie... je veux
savoir, je veux, j'aurai la force... je vous assure... je
me raidirai... (Elle se remet encore debout. Alors elle lance les deux
mots fatidiques.) Quaud?... Où?...
(Un silence. Toute larme semble scchée subitement. On entendrait
craquer le feu.)
9
98 L'AMAZONE
l'envoyé
Votre mari, madame, est tombé en Champagne,
près du village de Beaumont, en territoire occupé par
l'ennemi. II est bien mort en héros, puisque c'est en
service commandé le 23 du mois dernier. II a dû être
chargé d'une reconnaissance extrêmement périlleuse.
D'après mes renseignements, c'est lui-même qui aura
réclamé cette mission qu'il a partagée avec un cama-
rade, car ils sont partis à deux. Aucun n'est revenu.
* GINETTE, comme si elle recevait une secousse en pleine poitrine.
Il l'a réclamée? Vous êtes sûr qu'il l'a voulu? D'où
tenez-vous ces renseignements qui ne nous sont pas
parvenus et qui nous auraient été transmis par l'admi-
nistration militaire?...
l'envoyé
Si bai'bare que soit un peuple, si cruelle que soit la
guerre, les ennemis n'en rendent pas moins quelque-
fois hommage à ceux qui sont tombés face à eux dans
quelque expédition aventureuse... Ils estiment que
ceux-là ont le droit d'être honorés d'une tombe spé-
ciale. Aussi à la funèbre nouvelle que je vous apporte,
mesdames, se joint la petite... la grande, très grande
consolation... que M. Bellanger est enterré par l'ennemi
à côté du village de Beaumont avec une croix indica-
trice. La fiche a été transmise à la Croix-Rouge de
Genève par l'administration allemande. Et à la notice
ont été joints, comme ils le font quelquefois en signe
de respect, les objets appartenant à votre mari, sa
plaque d'identité, ses breloques, et son portefeuille.
Ils ont même poussé le respect jusqu'à remettre le
gousset qui contenait de l'argent et une médaille. Je
suis chargé de vous remettre ces précieuses reliques
et c'est pourquoi je suis ici. Madame, il est des person-
nalités qui méritent et au-delà que ces reliques ne
ACTE DEUXIÈME 99
soient pas confiées à la poste ou à l'inconnu des bu-
reaux. Nous avons prévenu l'administration militaire
française de la démarche que nous comptions faire.
CÉCILE
Vou3 les avez là, monsieur?... (Avidement.) Si... si...
je veux les voir tout de suite, je veux les reconnaître.
l'envoyé, hésitant.
Je redoute pour vous une commotion.
CECILE
Donnez, donnez!
(AJor.< il sort du portefeuille un paquet cacheté de gros cachets rouges.
Il le pose lentement, respectueusement sur la table. A cet instant
les deux femmes restent terrifiées, le cœur battant devant cette
chose inconnue et mystérieuse.)
CÉCILE
J'ai peur!... J'ai peur!... (Une espèce de terreur sacrée
les emplit toutes deux. L'envoyé fait sauter les cachets, et développe le
papier qui recouvrait les objets. Le paquet s'ouvre. D'aussi loin qu'elle
reconnaît les objets, Cécile pousse un gémissement affreux.) Uui!
oui! Je reconnais, je vois, je vois, c'est ça! c'est ça!
(Elle se précipite et porte à ses lèvres les objets, la montre, la plaque.)
Sa plaque! son nom et puis ça, tenez, Ginette, ça...
Vous vous rappelez ces souvenirs? Pierre! Pierre!
mon chéri... Le portefeuille que je lui avais donné
Tannée dernière. Oh! il me semble que c'est lui que
je touche tout à coup... Il me semble que c'est lui
que j'embrasse... Ce portefeuille encore tout chaud
de sa poitrine.
(Bllc le tient contre elle puis lei couvre de caresses, en se penchant
s«r la table. Ginette n'a plus la force d'aller à elle. L'homme
demande d'un geste 's'il faut rester ou s'en aller. Pwndant que
Cécile est effondrée sur les reliques.)
100 L'AMAZONE
GINETTE, à bout d'effort.
Oui, tout à l'heure. Laissez-la seule. Revenez dans
une heure.
l'envoyé, à voix basse.
Il n'y a personne à appeler auprès de vous deux?
GINETTE
NoUj monsieur.
l'envoyé
Dites-lui bien, mademoiselle, qu'il est mort en héros
et qu'elle sera fière quand elle aura la force d'en savoir
davantage...
GINETTE
Dans une heure...
(Cécile entend le bruit de la porte qui se ferme. Elle relève le front,
fait un niouvenieiit pour empêcher l'homme de sortir. Seules, elles
se laissent aller à leur détresse.)
SCÈNE VII
CÉCILE, GINETTE.
CÉCILE
On me l'a pris! on me l'a pris! Ils nous les prendront
tous!... C'est de ma faute aussi. Lâche que je suis!
je n'aurais pas dû le laisser partir, j'aurais dû m' accro-
cher à lui.
GINETTE
Peut-être!
CECILE se met à parler, de tout à la fois, en gémissant,
comme font ceux qui ne se réfugient pas dans le silence.
Il était trop bon! il était trop juste cet homme-là!
ACTE DEUXIEME 1(M
Vous avez eu le temps d'apprécier, vous, sa valeur,
son courage; mais ses petites délicatesses, moi seule
je les connaissais. 11 était si bon! je respectais ses vo-
lontés... Et vSimone! Simone... où est Simone? Il ne
faut pas qu'elle sache, il ne faut pas qu'on entende
mes cris, où est-elle, cette enfant? Empêchez-moi de
crier !
GINETTE
Simone est en ville. Ne vous inquiétez pas d'elle.
CÉCILE
Il faudra lui cacher la fm de son père le plus long-
temps possible, n'est-ce pas?... Cet homme va revenir,
dites, Ginette?... Je suis en état d'écouter tout ce qu'il
ne m'a pas dit. Je veux savoir.
GINETTE
Quoi?
CÉCILE
La chose terrible! S'il a souffert... Comment était
le corps, la blessure... C'aura été effroyable! s'il a dû
s'avancer tout seul...
(Les yeux fixes, elle a l'air de considérer devant ses pieds la scène
d'épouvante. A son tour, Ginette regarde dans l'espaoe, devant
elle. Lc8 deux femmes se représentent le tableau d'horreur. Mais
leurs expressions ne sont pas pareilles.;
GINETTE
Oui, tête haute! en avant... Je le vois] Il a marché,
il voyait la mort! Il a dû s'avancer sans peur...
CÉCILE, pelotonnée, les mains au visage.
Taisez-vous! taisez-vous donc! Je ne veux pas
voir... Oh! l'agonie... Quelle chose abominablel Par
terre... là... tout seul... dans un champ... Je vois ses
efforts... pour se traîner... je...
102 L'AMAZONE
GINETTE
Non! Pas d'agonie! il est mort d'un coup au cœur,
en plein cœur. Je suis sûre de cela!
(Elles parlent toutes deux comme dans une hallucination. Ginette les
yeux étincelants de fièvre, Cécile voîilée, regardant le sol.)
CÉCILE
Pas d'agonie! parbleu, c'est toujours ce qu'on nous
dit, à nous autres femmes...
GINETTE, avec une voix égarée presque prophétique.
On ne me l'a pas dit de lui, mais j'en suis sûre!
CÉCILE, devant l'accent d'une pareille affirmation, parait avoir presque
une détente de l'angoisse. Elle tourne le visage vers celle de qui vient
la parole apaisante.
Merci, Ginette! Je vous donnerai un souvenir de lui...
Parmi ces pauvres choses, ces épaves, vous choi-
sirez. (Elles revont toutes les deux à la table... Cécile serre farou-
ehemcnt les objets contre elle.) EllcS SOnt A moi, elleS SCrOUt
toujours sur ma peau. Et entre toutes, Ginette...
entre toutes, voilà la grande chose sacrée... la seule
chose vivante encore!
(Elle tient le portefeuille à plat sur sa main, sans oser l'ouvrir.)
GINETTE
Pas maintenant... Ce n'est pas encore le moment des
souvenirs, vous avez tout le temps... Laissez cela, vous
voyez bien que vous n'avez même pas la force nerveuse
de supporter le choc.
CÉCILE
Il y a peut-être un testament... qui sait?
GINETTE
Laissez donc... laissez donc!
(Avec des précautions infinies, des défaillances, ello déplie la ehese,
enlr'ouvre le portefeuille.)
ACTE DEUXIÈME 103
CECILEj dès que le portefeuille est ourert,
dans un redoublement de larmes.
Son écriture... tenez, sa chère écriture penchée!...
Tenez, tout de suite, mes lettres... les vôtres aussi!
GINETTE, sursautant.
Les miennes?... Donnez, donnez, que je voie...
CÉCILE lui passe une lettre dont Ginette se saisit brusquement.
Pierre! Pierre chéri!... Mais qu'est-ce que c'est que
cette croix de sang... Du sang! Le sien!... là-dessus...
sur cette page! Non! c'est une croix tracée, sur une
lettre... une lettre de vous...
GINETTE
Donnez vite que je reconnaisse.
CÉCILE
Mais ce n'est pas de vous, ça?
GINETTE
Donnez, je vais voir... je...
(Cécile lui repousse la main tout en lisant, puis elle a un mouvement
de recul et prend du champ. Ginette reste immobile. Ce'cile lit, puis
ses yeux se relèvent et se portent sur ceux de Ginette. Elle la fixe,
d'une façon terrible dans le silence total. On s'entend que leurs
respirations à toutes deux.)
GINETTE, à voix étouffée.
Eh bien! quoi?... Cécile:
(Les deux femmes se considèrent ainsi longuement. Sous le reg;ard
effrayant de Cécile, Ginette a instinctivement recelé.)
CÉCILE, la voix changée, et avec une gravité meaatante.
Ginette, vous allez me laisser seule avec ce mort.
GINETTE
Mais pourquoi... Je...
i04 L'AMAZONE
CÉCILE, la foudroyant du regard.
Ginette, je vous en prie... je vous ordonne... de me
laisser seule! Je veux être seule devant cette dé-
pouille. Sortez...
(Ginette, ne quittant pas Cécile du rrgard, va à la porte de la
chambre, met la main sur le bouton delà porte, puis s'arrête, peu-
reuse. Cécile la pousse brusquement.)
CÉCILE
Mais sortez donc!
SCÈNE VIII
LiEiClLti, seule.
Elle referme la porte ;i clef. Alors elle se prccipile sur le portefeuille et elle
lit, elle lit ardemment. On voit passer sur sa physionomie, à la clarté de la
lampe sur le piano, toutes los pliasrs du drame intérieur, tous les senti-
ments à la course qui se bousculent les uns les autres : la terreur, l'in-
dignation, tout, jusqu'à la peur elle-même... Dans le silence, au bout de
longtemps, l'autre porte s'entr'ouvre; c'est Ginette qui a fait le tour et
qui rentre à pas de loup par la petite porte sous tenture. Cécile ne l'en-
tend pas, ce n'est que lorsqu'elle est au milieu de la pièce qu'elle se
retourne.
SCÈNE IX
CÉCILE, GINETTE.
CÉCILE
Assassin! Assassin!
GINETTE
Pas ça! pas çal...
CÉCILE
Assassin! c'est vous qui l'avez envoyé à la mort!
ACTE DEUXIÈME 105
GINETTE
Non, ne dites pas une pareille chose!... Ce ncst pas
vrai! Cécile!... Croyez-moi!...
(Elle tombe à genoux.)
CÉCILE
Les preuves sont là... Assassin! Ah! comme tout
s'éclaire! Tout vient de me révéler le crime. Non seu-
lement, elle a pris le cœur de mon mari, mais elle m'a
pris sa vie! Et moi je perds les deux à la fois! Mon
Dieu! mon Dieu!... Je l'apprends en même temps...
.J'ai tout perdu en une seconde! Mauvaise bête, c'est
toi qui me l'as tué. J'ai le droit de te rendre la pa-
reille... J'ai envie de te serrer au cou, mauvaise bête!
GINETTE
Pardon, pardon, Cécile!... Je ne sais pas ce que
vous avez bien pu lire!...
CÉCILE
Ses cris d'amour à lui et toutes vos lettres à vous...
toutes! Il ne doit pas en manquer une! Tenez : « Si je
meurs, en obéissant à votre vcix, Ginette bien-aimée,
je me rappellerai que... » (Maintenant, clle efieullle rageusemen
les papiei-s.) Oh! et VOS phrascs de vos lettres à vous :
« Ah! qu'il était sublime et beau, votre regard, le
jour où vous m'avez annoncé... »
GINETTE
Je ne vous ai pas trompée, Cécile, croyez-moi l...
CÉCILE
Pas trompée, assassin! Répétez-le, ce mot! Vous êtes
venue ici sous le toit de l'hospitalité. Je vous ai ou-
vert ma maison à vous, la réfugiée! Je vous ai dit :
venez, mon enfant, venez avec nous, vivez de nous,
106 L'AMAZONE
voici l'abri, le pain, la' tendresse! Et lâchement vous
m'avez volé l'amour de mon mari.
GINETTE, se traînant à genoux, Cécile courbée sur elle.
Je suis désespérée... J'ai tout fait pour le repousser
au contraire! Il n'y a rien eu de mal entre nous!
CÉCILE
Rien de mal! Ce petit mot! Rien de mal! quand vous
me l'avez pris et emporté jusqu'à le jeter froidement à
la mitraille. Car votre orgueil voulait toute la proie,
et avec vos grandes phrases creuses, vous l'avez ensor-
celé sans doute pour mieux en faire votre esclave mys-
tique... C'est pour vous qu'il est allé se faire tuer.
GINETTE, dans un cri de sursaut.
Pour la Patrie! Pour la Patrie!
CÉCILE
Pour vous.
GINETTE
Non!
CÉCILE
Si!... A la rue... tueuse!... Je ne sais pas, si vous res-
tiez là, ce que je serais capable de faire.
GINETTE
Je ne peux pas me défendre. Vous ne comprendriez
pas maintenant. Je ne pense qu'à votre affreuse dou-
leur. Je suis en effet une criminelle, puisque cette
douleur, c'est à moi que vous la devez, à moi seule,
après tout!... J'aurais dû fuir!
CÉCILE
Ah! oui, une criminelle et la pire, la plus abjecte
qu'il y ait!' Je vous aimais, nous vous aimions tous
ACTE DEUXIEME 107
ici... Il n'y a pas de plus grand crime, puisqu'au mo-
ment même où veuve, je pourrais au moins pleurer sa
mort, vous m'enlevez jusqu'à la possibilité des
larmes!... C'est trop affreux vraiment! C'est trop pour
moi! En apprenant la mort de celui qu'elles aiment,
toutes les femmes, toutes, ont la joie au moins de le
pleurer et moi, je ne le peux plus!,.. Pierre, tu m'as
trahie! je t'ai perdu maintenant pour l'éternité! Ah!
va, c'est mon dernier cri d'amour pour toi, je ne te
pleurerai plus jamais... tu m'as fait trop de mal!
(Bile retombe, déchirée, écrasée.)
GINETTE, toujours à genoux, s'approchant d'elle.
Pardon pour lui! Oui, tout vient de moi. J'ai tort
de m' absoudre! tout vient de moi et rien de lui!
CÉCILE
Ne me touchez pas. Ne me touche pas, toi! Ah! ces
yeux, comment ne les ai-je pas vus! Comment n'ai- je
pas vu plus tôt leur ignoble expression. J'étais trop
noble, trop pure! Je ne pouvais pas distinguer votre
bas amour derrière son masque de faux héroïsme.
GINETTE
Non! je ne l'aimais pas d'amour...
CÉCILE, se levant.
Ah! ra, c'est vrai! Le voilà, le cri du cœur! Non,
jamais vous ne l'avez aimé! En effet, non! Jamais
vous n'avez aimé cet homme, car vous n'auriez pas
eu le courage de l'envoyer à la mort, le courage que,
moi, je n'avais même pas!... C'est vrai, elle ne l'ai-
mait pasl Et lui, le pauvre fou, il l'adorait! Fallait-il
qu'il vous aime pour qu'il ait gardé sur lui toutes vos
lettres! A ce point que vous n'imaginiez pas pai'eille
imprudence, n'est-ce pas? Mais lui, il s' est bien soucié
108 L'AMAZONE
qu'on trouve toutes ces lettres adultères sur son corps,
il s'est bien soucié de navrer le cœur de sa femme!
Ce qu'il voulait, c'était ne pas se séparer de ces feuilles
chéries. Vous pourrez les compter un jour, car je vous
les rendrai vos billets d'amour. J'en réponds d'avance,
pas un ne manquera à l'appel!... Vous trouverez le
compte!... Je sais ce que c'est maintenant que la fidé-
lité du cœur!
GI>'ETTE
Votre douleur se cogne à droite et à gauche... Com-
ment pourriez-vous reconstituer d'ailleurs! Je vous en
conjure, croyez-moi, ne diminuez pas le sacrifice qu'il
a fait de sa vie, ne le mêlez pas à l'erreur d'un moment
qui ne l'a pas conduit à ce chemin sublime. L'homme
de la Croix-Rouge me l'a répété encore en sortant :
« Dites-lui qu'il est tombé en héros! » Vous comme
moi, Cécile, nous n'avons été qu'un tremplin d'où
son âme s'est élancée. Celle qui vous l'a pris n'est pas
ici. Elle est là-haut! elle est là-bas!
CÉCILE
Non, elle est là à mes genoux ! La guerre va dévorer
tout l'amour du monde! Ah! je la hais bien aussi, la
guerre! Derrière elle, il ne restera rien! Elle dévastera
tout l'amour! oui, mais elle ne tue pas le souvenir, la
guerre!... Tandis que vous!... D'elle et de vous, c'a été
la moins abominable!
GINETTE
Cécile, vous n'avez pas pu lire suffisamment ces
lettres! Vous vous trompez. 11 faut que vous les lisiez.
Vous les lirez. Ce ne fut pas une aventure d'amour;
non, ce n'est pas une trahison. Réfléchissez! Aurait-il
gardé ces lettres sur lui au risque qu'on les trouve après
sa mort? Ma justification est dans le témoignage qui
ACTE DEUXIÈME 1D0
m'accuse. Vous y lirez tout ce que je proclame. Je
vous en supplie maintenant, ayez-en le courage... Si, il
le faut! Il n'y a qu'une chose qui me stupéfie : ce que
vous venez de me dire à l'instant, qu'il se trouverait
là-dedans une phrase écrite à mon adresse. Toutes les
lettres qu'il dut m'écrire me sont parvenues.
CÉCILE
Elle l'avoue!
GINETTE
Ah! Cécile! Je vous les donnerai. Une autre que
vous-même pourrait les lire sans frémir et sans con-
damner. Mais celles-ci, les avez-vous bien lues, Cécile?
Vos yeux brouillés de larmes ont pu se tromper. Ces
mots s'adressent peut-être à vous...
(Elle s'csl approchés de la lubie. CëciU s'élance.)
CÉCILE
Éloignez vos mains... C'est un supplice de les voir
se tendre vers cette chose! J'ai bien lu! Mes yeux
ne peuvent plus s'abuser maintenant. Pourquoi cette
lettre est-elle là?... Oui, pourquoi? (EUe reprend la Ictlre,
apics l'avoir chorchée.) Ce Sera facilc à savoir, nul doute...
J'ai vu au passage son écriture au crayon... Elle m'a
brCilée comme du feu!... Je me suis arrêtée.
iTout à coup elle pousse une exclamilion.)
GINETTE
Quoi donc?
(L'allilude Je Cécile cliaiiirc en un instant, elle devient grave et tcrriCce.)
CÉCILE, lisant.
« Dans mon agonie, cinq heures du soir... » Mon
Dieu! je touche la lettre qui a reçu son dernier souffle!...
Mon Dieu!...
{Eltoj noiit prcsnuo à genoux toutes les deux comme si une prési-nco
. '"''-delà se matérialisait )
10
110 L'AMAZONE
GINETTE, presque dans un soufYle.
Lisez 1 Lisez!... Recevons sa pensée.
CECILE, avec un respect tremblant, éperdu.
« Dans mon agonie, cinq heures du soir! A vingt
mètres des lignes allemandes. Je suis tombé. Mon
ventre est broyé, j'ai pu me traîner sous un éboule-
ment... Je vais mourir dans ce champ. (EUe s'arrête, on
entend leurs sanglots. Puis, peu .i peu, elle recommence et déchiffre len-
tement, ma.' pïr mot.) Je ne regrette pas d'avoir accepté
la mission qu'on m'a donnée tout à l'heure. Devant
la mort, devant l'inconnu qui va peut-être me juger,
dans un instant, je ne mentirai pas... Je n'ai rien à
me reprocher. J'ai aimé profondément ma femme et
mon enfant, (sanglots.) Que celle qui m'a montré le
chemin du devoir ne se fasse aucun reproche!...» (Elle
s'interrompt, regarde Ginette et dit:) G CSt VOUS. (Puis elle reprend:)
(i Je la remercie pour son âme pure et haute qui a été
mon soutien. Si jamais ce mot testamentaire crayonné
dans l'agonie heureuse lui parvient, qu'elle sache
que je lui confie mon souvenir, que je lui donne
ma pensée. Elle seule peut la comprendre et la con-
tinuer. (La voix de la lectrice se modifie, et devient brûlante et âpre.)'
Elle seule pourra dire quand les autres pleureront :
« Je suis contente de lui. )> (cécile relève lo front et de la main
essuie sur ses joues le sillon des larmes.) Moi, je meurS hCU-
reux... Oui, par delà la vie! par delà les âmes! Pour
la plus noble des causes! Je vais mourir avec devant
les yeux l'image que tout être se fait de la Patrie...
avec sur la bouche un nom, un seul... »
(EUe n'achève pas. Elle pousse un cri du fond des entrailles en même
temps que du gosier de Ginette sort un autre cri, d'une toute autre
expression, claire, extasiée.)
GINETTE
Pierre! Pierre!... Il a écrit cela!...
ACTE DEUXIÈME IH
CÉCILE
II a osé l'écrire! C'est là, c'est là!...
GINETTE
Mon Pierre! mon Pierre!...
CÉCILE
Sa veuve! elle est sa veuve!... Ah! le lâche! le lâehel
GINETTE, les mains jointes, la tête levée.
Mon Pierre! mon héros!
CÉCILE
Taisez-vous donc à la fm! Allez-vous vous taire!
Tenez, voilà ce que j'en fais!
(Elle prend la lettre, la broie dans ses mains et la jette a terre.)
GINETTE, se précipite.
Je ne veux pas! Donnez cela! Non, non, vous n'avez
pas le droit!
CÉCILE lui barre le passage et l'empêche de toucher à la lettre.
Il a renié à la dernière heure sa famille, sa femme, son
enfant... Il n'est pas mort en soldat! il est mort en
amant! Pour une fille, il a tout trahi! Ah! vous vous
valez tous les deux!
GINETTE
Ne l'insultez pas, lui!... si noble! si beau!
CÉCILE
Traître et lâche!
GINETTE, les yeux perdus dans l'extase inlérlcare
Mon héros!...
CÉCILE
A vous deux, vous faisiez un couple d'hypocritesl
11-2 L'AMAZONE
Il n'a été que cela, un hypocrite vulgaire, le mari adul-
tère et banal!
GINETTE, avec une expression de colère indi^'née.
Oh! vous ne l'insulterez pas, je ne le permettrai pas!
Il m'a confié sa mémoire. 11 m'en a remis toute la gloire!
\ CÉCILE
C'est vrai, vous êtes la légataire! Vous avez été
l'inspiratrice de sa mort, il est bien juste que vous en
soyez le chantre! Allez, dressez-vous sur votre tré-
pied de sibylle et criez, criez, tant qu'il vous plaira!...
GINETTE
Et vous, ne rabaissez pas votre héros!... Rien ne
l'entachera... Il est allé tout droit dans la bataille, il
a été merveilleux, j'en suis sûre... Son âme chantait!
Il me semble que j'entends des clairons!...
(Ses petits poings serrés ont l'yir de scander un rjithme intérieur.)
CÉCILE
Allez clamer dehors votre abominable ivresse que
vous ne pouvez même pas faire t^ire devant moi...
GINETTE
Tant pis! 11 ne faut pas insulter celui qui vient d'être
sublime, souverain! Il aimait quelqu' autre chose plus
que sa vie! plus que nous!
CÉCILE
Et il n'a fait que des ruines!
GINETTE
Tant pis! il était de ces gens qui ne sont peut-être
ni des parents, ni des amis, ni même des époux... mais
qui sont des hommes!
ACTE DEUXIÈME 113
CÉCILE
Ah! je les entends maintenant, les accents dont il
s'est eni^Té! Mauvaise sirène qui l'avez attiré là où
nul ne lui demandait d'aller, même pas son pays!...
Son chemin était assez beau!
GINETTE
' Il n'y en a pas, de chemin qui soit trop beau quand
le risque est celui-là!
CÉCILE
En sorte... oh! c'est affreux!... que moi, la femme,
î'épouse, je ne suis même pas sûre que mon mari soit
mort pour la patrie!... Il aura fait sa mort si ténébreuse,
si obscure, que je ne serai jamais fixée sur elle...
L'homme que j'ai aimé n'était peut-être qu'un lâche
masqué de gloire...
GINETTE, hors d'elle, la voix coupante.
TC'était un demi-dieu!... Il était de leur race!...
CÉCILE
A la rue, vous qui avez trahi! et qui avez encore
l'audace et le triomphe plein la bouche! A la rue! d'où
l'ous venez, sans sou ni maille...
GINETTE
C'est ça qui m'est égal, par exemple!
CÉCILE, lui jetant ses lettres à la face.
Allez-vous-en avec votre idole qui n'est plus la
mienne... qui m'a reniée jusque dans la mort, l'idole
que je renie à mon tour...
GINETTE '
Mais que vous ne briserez pas!
iK ce iDoment, M. et Mme do Saint-Arroman apparaitsent à la porte,
gaussant Simone devant eux.)
10.
lu L'AMAZONE
SCÈNE X
Les Mêmes, M. et Mme de SAINT-ARROMAN,
SIMONE, GERMAINE, puis DUARD.
CECILE, lui tendant les bras désespérément.
Simone!. Simone! tu n'as plus de père, tu n'as plus
de père!
SIMONE
Maman!
(Elles s'éU-eignent.)
CÉCILE
On te l'a volé, mon enfant, on te l'a tué!...
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Pauvre Cécile! M. Duard, que nous venons de ren-
contrer, vient de nous apprendre la terrible nouveïïe!
Soyez si fière!...
SIMONE, se débattant dans les bras de sa mère.
Papa!... papa est mort!
(Germaine est entrée timidement, en larmes, et se tient sur le pa»
de la porte.)
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN
Mais aussi songez quelle mort! Quelle mort admi-
rable, enviable... quelle gloire pour vous!...
CÉCILE, que ces voix exaspèrent.
Ah! vous aussi, vous aussi, parbleu! La gloire! lai
gloire! Vous trouvez qu'il a fait son devoir, n'est-ce
pas? Ils sont inouïs!
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN
Il a fait plus que son devoir. C'est admirable!
i
ACTE DEUXIÈME H5
CÉCILE, s'animant encore plus à mesure.
Il devait d'abord penser à moi, à sa fille...
MADAME DE SAI?sT-ARROMAN
Ne dites pas ça,... à l'heure actuelle où des millions
d'êtres font le sacrifice de leur vie comme il l'a fait
de la sienne!
CÉCILE
Mais sa vie, le pays ne la lui demandait même pas!...
C'est à nous qu'il la devait!... Je vous dis qu'il est
mort comme un lâche... Je le sais, moi!
(A ce mot, un souffle de slupéfaclion passe sur toutes les tètes.
MADAME DE SAI>T-ARROMAN
Qu'est-ce qu'elle dit?
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN
C'est sa douleur qui l'emporte!
CÉCILE cherche du regard Ginette.
Il a tout trahi!
GINETTE
Elle perd la tête! Ne l' écoutez pas.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Pauvre, pauvre Cécile! ne blasphémez pas! Je vous
comprends, mais ne dites pas de pareils mots, que rien-
n'excuserait, même la douleur!
(Germaine depuis un moment s'est viveniemt emparée de la petite
Simone et l'a entraînée dans la chambre. A ce moment, M. Duard
entre.)
GINETTE, allant de suite à lui.
La chose est consommée.
DUARD
Je viens de l'apprendre, hélas!
116 L'AMAZONE
CÉCILE, se déballant et parlant aux Saint-Arroman.
\'ous m'irritez tous à la fin!... Allez-vous-en! Je
vous dis que c'était un lâche!
GINETTE, de loin, qui parlait à M. Duard, n'y tenant plu»,
se retourne vers elle les yeu* pétillants de rage.
Ah! je ne peux entendre ça, je ne peux pas...
(Elle se dirige vers la perle pour s'enfuir et empoigne son nianleaa
bleu qui traînait sur une chaise.)
DUARD
Où allez-vous?
GINETTE
Je pars! Elle a tout appris, elle me chasse!
DUARD
Où allez-vous, mademoiselle?
GINETTE
Ça! Qu'importe!
CECILE, repoussant les autres qui l'entourent
et cherchant toujours Ginette du regard.
Rien, rien ne m'empêchera de le dire... Il est mort
comme un...
GINETTE, de la porte, criant cotte fois, tout à coup,
devant tout le monde, et de toutes ses forces.
Ne r écoutez pas! Il est mort comme un héros! Ne
l'écoutez pas!
CÉCILE, le poing tendu vers elle, sans se soucier des autres.
Faites-la taire, celle-là!
ACTE DEUXIÈME 11
GINETTE, fièrement, lance encore une fois.
Comme un héros, comme un dieu!
CÉCILE
Mais faites-la taire, faites-la taire, celle-là!
(Ginette est jorlie brusquement, en claquant la perle.)
SCÈNE XI
Les JlÉMEs, moins GINETTE.
Alors on voit cette chose : à peine l'image de Ginette s'est-elle effacée
devant les yeux de Cécile, à la seconde même où clic a disparu, que celle-ci
«e retourne vers les autres personnes, comme si elle les voyait pour la
jjrcmière fois.
CÉCILE
Qu'est-ce que j'ai dit? Je ne m'en souviens plus!...
Qu'est-ce que je viens de dire?... Est-ce que je n'ai pas
dit : un lâche! Ne me croyez pas... J'ai menti! j'ai
mienti... Il ne faut pas me croire... Je deviens folle!
{Elle essaye de se maîtriser, de se ressaisir.)
MADAME DE SAIN'T-ARROMAN
Mais ma pauvre Cécile, naturellement c'est votre
•douleur qui vous emporte!
DUARD, s'avançant.
Madame...
CÉCILE
Ah! ne marchez pas là-dessus! Donnez ça, donnez...
^KIlc monti'« la lettre froissée qu'elle avait jetée à terre tout à l'heure;
Al. Duard la ramasse et la lui tend. Elle s'en saisit et pleure doucement.)
Non, non, ce n'était pas un lâche! Ce n'était pas non
plus un héros... C'était un homme tour à tour faible
«t fort comme tous les hommes. Il ne nous a pas trahis...
!I nous avait quittées... Il m'avait quittée simplement.
418 L'AMAZONE
le pauvre, pour suivre la voix de la jeunesse qui l'appe-
lait là-bas... Il a subi le mirage entraînant... C'était
trop haut pour toi, Pierre... C'était trop loin pour toi,
Pierre... voilà tout... Tu devais tomber fatalement!...
Oh! si tu étais resté près de mon petit cœur!... Tu vois
maintenant, Pierre, comme la jeunesse est cruelle!
(Elle faiblit, Mme de Saint-Arroman la soutient.)
DUARD, gravement.
Il n'y a pas à pardonner aux héros, madame!
CÉCILE, leTant vers lui simplement sa pauvre lête ravsfét.
Mais s'il n'avait pas été qu'un pauvre homme, mon-
sieur, je ne lui aurais pas pardonné!... (sa main laisse
tomber à nouveau la lettre froissée dans un mouvement de faiblesse, on
veut la lui remettre en mains.) Ce u'est rieu...^ Ce u'est rien...
C'est un papier qui n'a aucune espèce d'importance!
(Elle considère la lettre dans ses mains. Une hésitation sur ce qa'elle doit
en faire. Puis, elle regarde le feu... Ensuite elle se dirig'e, ou plutôt se
traîne vers la cheminée. Elle dépose sur le charbon brûlant, presque res-
pectaeusement, le papier qui se met à flamber et à se consumer. On devine
à sou attitude, prf^sque de prière, que c'est une sorte d'ineinéivition, de
purification... Se* mains jointes ont pourtant un mouvement en avant
comme pour arrtitcr l'engloutissement de la lettre suprême. Elle la regarde
douloureusement brûler en pleurant, pendant que tous les êtres groupés
autour d'elle respectent son sanglot, lent, régulier, qui remplit la chambre.)
Tu vois, tu vois ce que c'est... Je ne t'aurais pas
fait de mal, moil... Mais c'est bon... c'est bon... Je
respecterai ta pensée. Ce sera comme tu l'auras
voulu, Pierre... comme tu l'auras voulu... Et puis...
(Fixe, elle regarde toujours le feu et continue à marmonner sans
plus voir personne, presque à cropetons, sur la dalle de la cheminée
qui réclaire, déjà dans l'altitude qui lui sera bientôt familière,
darant l'hiver, a\t fond de la maison vide.)
RIDEAU
ACTE TROISIÈME
Au premier étage de la sous-préfecture, à La Flèche, un salon
transformé en cabinet de travail du sous-préfet.
SCENE PREMIERE
JULIE, DUARD.
On entend au deliors des acclamations et quelques notes de fanfare.
JULIE, à M. Duard, à la fenêtre, à gauche.
Tu vois, ils n'ont pas voulu quitter la sous-préfec-
ture, sans te faire une petite ovation.
DUARD, appuyé à la vitre, fait des signes.
Ils sont si gentils!
JULIE
Dis-leur un mot. Il y en a qui ne t'ont pas vu.
(II ouvre la fenêtre, passe sur le balcon. On applaudit du dehors.)
DUARD, sur le balcon.
Mes amis... C'est un grand jour pour nous tous.
C'est l'ère du travail et de la prospérité qui se rouvre
pour toutes les populations françaises. Reprenez vos
outils avec sérénité. J'espère que vous avez bien com-
120 L'AMAZONE
pris le sens do notre réunion aujourd'hui, six mois-
après la cessation des hostilités. Ce que nous fêtons
aujourd'hui, par toute la France et dans tous les
pays alliés, ce n'est pas seulement, comme il y a
quelques mois, le jour où le sang a cessé de couler.
Ce que nous fêtons aujourd'hui, vous l'avez vu dan?
tous les journaux; vous l'avez appris jusque sous le
chaume le plus lointain; c'est un honheur aussi mé-
morable; la date unique où tous les gouvernements de
l'Europe viennent de signer un accord définitif qui
remettra désormais les dissensions entre peuples, r.i
elles se représentent, à un tribunal arbitral. Ce sont
des garanties de faits. La plus formidable explosion,
de crimes internationaux a exigé une correspon-
dante organisation de force répressive pour le main-
tien de la paix du monde et de la vie civilisée... Ah! si
nos chers morts qui ont sauvé le plus beau de nos
aspirations et dont les noms sont inscrits dans la salle
de la mairie de La Flèche, pouvaient entendre nos
cris de joie, le chant de reconnaissance qui s'échappe
de nos poitrines...
(La porte pi'incipale s'ouvre. Entrent plusieurs hommes.)
SCÈNE ÎI
Les Mêmks, DES HOMMES, UNE FEMME.
JULIE
Chut! Chut! Monsieur le sous-préfet parle.
UN DES HOMMES
C'est une délégation du Conseil municipal d^ Vi-
trimont.
ACTE TUOISIEME ]i\
JULIE
Oui, oui... Tout à l'heure. Il va vous recevoir.
Asseyez-vous là.
(Julie a poussé l:i fenêtre. On n'entend plus la voix du sous-préfet.
Les hommes s'asseoient.)
UN DES HOMMES
Vous ne me reconnaissez pas, mademoiselle. Je
suis un ancien garçon de bureau de la préfecture. J'ai
été un peu défiguré. Ah! je ne me ressemble plus
beaucoup!...
JULIE
Oui... oui... tout à l'heure; monsieur le sous-préfet
parle.
(Une femme entre par la porte.)
TOUS A LA FOIS
Chut! chut! monsieur le sous-préfet parle!
(La femme reste respectueusement dang le foml. Duard a fini de
parler. On entend dos applaudissements sur l'esplanade et quelques
mesures de chant.)
DL'ARD vient du balcon.
Ah! mes amis! vous voilà!
(On entoure M. Duard.)
UN HOMME
Nous nous sommes permis de monter. Nous ne
savions pas que vous alliez prononcer un chouette
discours...
DUARD
Oh! un discours...
UN HOMME
\'ous me reconnaissez, monsieur le sous-préfet?
DUARD
Tiens, vous revoilà, vous?
1t
125 L'AMAZONE
UN AUTRE
Moi, je ne fais pas partie de la délégation, mais je
me suis joint à eux, relativement à la place d'agent-
voyer qui est vacante depuis le décès de Juliot.
DUARD
Bon, bon, nous verrons cela.
UN DES HOMMES
Voilà. Nous venons vous prier de vouloir bien ho-
norer notre petite commune de votre présence au
Comice agricole qui aura lieu jeudi prochain.
DUARD
Eh bien! je tâcherai, mes amis, oui... Je ne promets
pas de rester au bahquet, mais je viendrai faire un tour
en auto.
UN HOMME
Hein! comme on se retrouve, monsieur le sous-préfet!
Ah! je croyais bien ne jamais vous revoir!
DUARD
Mais tu n'es pas de La Flèche, toi?
l'homme
Si. Seulement, je suis allé retrouver les vieux à la
campagne, à cinq lieues d'ici. Ma blessure m'empêche
encore de trouver un empoi. Je n'ai que ma pen-
sion... On nous a pourtant promis...
DUARD
Et vous? Je ne vous connais pas!
UN AUTRE homme
En eiïet, monsieur le sous-préfet. Je suis de passage
chez des amis, mais on m'a dit queMademoiselle Dardel,
ACTE TROISIÈME 125
mon ancienne infirmière aux ambulances de La Flèche
était ici, à la sous-préfecture, depuis ce matin. Je serais
bien heureux de pouvoir lui dire un mot. Elle était si
gentille, Mademoiselle Ginette, si bonne pour nous!
LA FEMME, s'approchant.
C'est justement à son propos aussi que je viens,
monsieur le sous-préfet. On m'a dit qu'il fallait s'adres-
ser à elle, comme nouvelle directrice de l'Orphelinat
de la Guerre, pour trouver un emploi.
DUARD
Mais elle ne dirige pas l'Orphelinat elle-même. Elle
est secrétaire générale. D'ailleurs, Mademoiselle Dard el
n'habite pas La Flèche; elle a tenu à venir aujourd'hui
pour la fête... (Se retournant vers ga sœur.) Julie, VeUX-
tu voir si Ginette est sortie de sa chambre. Tu
lui diras qu'un de ses anciens blessés désire la voir.
(Aux hommes.) Et scrrous-nous la main fortement! Je
crois qu'en des jours comme celui-ci, on doit se sentir
tous des frères, des amis, des vrais... Il me semble que
je vous ai toujours connus, dès l'enfance...
JULIE
Voilà Ginette.
(B«tre Ginette )
SCÈNE m
Les Mêmes, GINETTE.
UN HOMME
Bonjour, mam'zelle.
GINETTE
Tiens! mon petit 122.
\U L'AMAZONK
l'homme , liant.
Ah! vous vous rappelez mon numéro? Ça, c'est
chouette 1 C'est moi, Bec-de-puce, comme on m'ap-
pelait.
GINETTE
Ça me fait plaisir de te revoir, mon vieux!
LE 122
Ben! et à moi donc... M'en avez-vous fait assez des
spicas!
GINETTE
Ah oui! Je ne sais pas si tu n'étais pas même un peu
tire-au-flanc, hein?
LE 122
Oh! mademoiselle, peut-on dire!
GINETTE
Oh! six mois après la guerre, tu peux me le confier.
Je ne te signalerai pas au major... Et ce shrapnell?
Est-ce qu'il a fini par sortir?
LE 122
Oh! non! je ne suis pas un fricoteur, je vous assure...
Il est sorti un beau jour, tout seul, et j'ai gardé l'usage
de mon bras. Ça, c'est du sacré rabiot!
GINETTE, lui tendant la main.
Alors, serre fort !
LA. FEMME, s'approchant.
Mademoiselle, j'ai une requête à propos de l'ou-
vroir. Voici une lettre de recommandation.
GINETTE
Tout à l'heure, tout à l'heure...
ACTE TROISIÈME- 125
UN HOMME, s'approchant.
Ah! c'est vous, mademoiselle Dardel! Ah! ce que
j'ai entendu parler de vous. II paraît que vous en faites
du bien et que vous vous dévouez pour les pauvres!
Et que vous travaillez pour nous!
GINETTE, riant.
C'est une réputation bien surfaite. Je suis restée
un an enfermée à la campagne et M. et Mlle Duard
ont bien voulu, depuis, me faire entrer dans quelques
bonnes œuvres. On ne travaillera jamais assez pour
vous. On n'en fera jamais assez pour vous!
JULIE
Tenez, voulez-vous prendre un verre de sirop de gro-
seilles, mes braves?
LES HOMMES
Vous êtes trop aimable! Il ne faut pas vous déranger
pour nous!
DUARD
Mais si, mais si... j'y tiens... en camarades!
GINETTE
Oh! mais mon petit 122! il ne boira jamais du sirop
de groseilles! Il lui faut une canette. Une canette,
Julie!
UN HOMME
Attendez... Je connais la maison, moi, comme an-
cien garçon de bureau. Je vais aller la chercher, la
canette.
DUARD
Apportez-en plusieurs de la cave.
(Il tort)
11
J26 L'AMAZONE
LES HOMMES
A votre santé!
DUARD
A la Paix éternelle !
UN HOMME
Vive la France!
(A ce moment, la porte s'ouvre. Entrent quatre grands blessés,)
SCÈNE IV
Les Mêmes, QUATRE GRANDS BLESSÉS.
DUARD
Entrez, entrez... Vous n'êtes pas de trop, vous
autres. Je vous approuve d'avoir voulu me serrer la
main en particulier. Voilà cinq de nos plus grands
héros : Vacher, Bertandier, Villard et... comment,
déjà? Aidez-moi... Tardieu, c'est ça! Ah! de rudes
héros! Ceux-là!... légendaires!
l'un d'eux
Oh! des héros! on nous appelait comme ça autrefois!
Mais maintenant, c'est des gros mots! Quoi, nous
sommes redevenus comme tout le monde... des pet-
zouilles, quoi!
GINETTE
Hein! Vous ne dites pas ça sérieusement, je pense!
Vous restez, mes amis, nos grands héros, nos vail-
lants protecteurs!
l'homme
La guerre! Chut! Il ne faut plus jamais parler
ACTE TROISIÈME 127
de çal... Jamais! J'ai tout oublié!... Nous faisons tous
semblant d'avoir oublié.
l'autre
Un jour comme aujourd'hui, on peut en reparler
tout de même! Je suis content parce que je suis
assuré que mes enfants n'iront pas se faire casser la
figure.
UN AUTRE
Oh! Tribunal arbitral!... Tribunal de garanties!...
Tu as confiance?
UN AUTRE
Oui, t'as tort! Je sens que c'est fini, par la force de»
choses. Je ne dis pas, dans peut-être cinquante ans...
cent ans... on ne sait pas ce qui peut arriver. Mais il
y a eu vraiment trop de misères sur la terre... On en est
saouls...
UN AUTRE
Bah! maintenant, il y a de la rigolade et je suis en
train de nous saouler avec le sirop de groseilles de
la sous-préfecture!
UN AUTRE
Ne t'en fais pas, vieux, il est question de rétablir
l'absinthe...
DUARD, aux délégués avec lesquels il causait.
Eh bien! tenez, passez dans le bureau du secrétaire,
à côté; je vais vous montrer les propositions que j'en-
voie au préfet pour fixer le chiffre des dommages de
notre commune. Et vous verrez que j'ai tenu compte
de vos observations.
UN HOMME
Ah ça! pour les indemnités, ce n'est pas de refus.
(Les hommes sortent avec M. Duard. Restent les ^ands bleis^»
Ginette, Julie et le blessé 122.)
128 L'AMAZONE
SCÈNE V
GINETTE, JULIE, LES GRAND BLESSÉS,
LE BLESSÉ 122, puis UNE FEMME.
UN HOMME
Alors, avant de vous occuper de bonnes œuvres,
vous étiez infirmière à La Flèche?
GINETTE
Je l'ai été pendant une année et demie.
LE BLESSÉ 122
Ah! vous pouvez dire que vous avez trimé, made-
moiselle!
GINETTE
Bah! j'ai été comme toutes les femmes!... Votre
humble servante!
UN BLESSÉ
Oui!... autrefois!... Ah! comme vous avez été
bonnes, et douces!... Maintenant, où êtes-vous toutes,
nom de Dieu!... Mes marraines m'ont lâchéîAh! j'en
avais, j'en avais des marraines !
UN AUTRE
Comme tout le monde, tiens!
UN AUTRE
Il n'y avait qu'à se baisser pour en avoir à cette
époque-là... Et des brunes, et des blondes... et des
grasses et des maigres! Moi, j'en avais quatorze!...
Où c' qu'elles sont à c't'heure?
UN AUTRE
Moi, je suis plus malin, j'ai conservé des relations
avec aucune. Ça me permet de repenser à toutes avec
ACTE TROISIÈME 129
plaisir. Comme ça je ne me fais pas rembarrer. Je les
revois toutes en fumant ma bouffarde. Ça me fait
encore du bon temps!
l'autre
Tout ce que nous disions était d'une importance
pour elles à ce moment-là! On débagoulait des idio-
ties: elles s'esclaffaient. Elles disaient: il est épatant,
où as-tu trouvé ça? Maintenant, c'est comme avant,
nous sommes des petzouilles, que je vous dis!...
T'N AUTRE
La mienne me renvoie mes lettres en corrigeant les
fautes d'orthographe maintenant... Bah! faut bien
dire qu'elles ne peuvent pas penser à nous jusqu'à
la fin des fins! quoi?... Tout passe, malheur et
bonheur!... On ne se souvient plus de nous, je vous
dis!... II n'y a rien eu, il n'y a jamais rien eu!... Il
faut que ce soit comme ça!..
(Une femme est entrée depuis un instant; elle écoule.)
LA FEMME
Il y a toujours nous, vos femmes!...
UN HOMME
Tiens! t'es donc jalouse, la mère Thibault! La
mère rogue toujours!
JULIE, qui était restée au bureau, en train de classer, sans rien dire.
Qu'est-ce que vous voulez? Vous cherchez M. le
sous-préfet?
LA FEMME
Mande pardon... je n'ai trouvé personne en bas: je
suis venue apporter dix francs pour la souscription
du monument aux morts. C'est mes économies.
JULIE
Donnez-les, je vais vous inscrire.
130 L'AMAZONE
LA FEMME
Je VOUS connais, Villard, allez!... Les femmes du
peuple ont valu les autres... même sans rien faire que
de labourer les champs.
UN HOMME
Bien sûr! mais c'était votre ouvrage d'habitude!...
Vous n'avez pas de mérite!
JULIE, levant le nez de ses papiers, et haussant les épaaies.
Je vous trouve injuste. Pourquoi réclamer la prio-
rité pour les unes ou pour les autres. Le rôle des
femmes a été dur, amer, sur toute la face du monde.
Il a été également bien tenu. Vous ne pouvez pas leur
en vouloir, mes amis, de reprendre maintenant leur
rôle d'épouses, de mères de famille après la guerre!...
-UN AUTRE, sentencieux.
Ça, la société pourra leur être reconnaissante éter-
nellement.
LA FEMME
Oui. Elles ont fait leur devoir, elles ont été admi-
rables; c'est vrai! Mais je suis jalouse, tout de même...
dans le passé!... Elles n'en ont pas moins appuyé mon
homme contre leur poitrine pendant qu'il râlait...
Oh! je ne suis pas jalouse dans un mauvais sens, non...
Mais elles l'ont pansé, habillé, nettoyé... Elles Tout
fait manger comme un pauvre gosse!... J'aurais voulu
être là... Il s'est promené convalescent pendant des
mois au bras d'une autre... Ils se sont dit des choses
dans la souffrance que nous nous sommes jamais
dites peut-être... et que j'aurais voulu entendre, moi!
On devrait être là à l'heure de la douleur... à l'heure où
son homme souffre... Je sais bien qu'elles l'ont fait
avec courage, mais je ne peux m' empêcher de détester
celle qui l'a soigné, même encouragé, aidé, pendant
ACTE TROISIEME 131
deux mois en Orient, la remplaçante, dont il garde
encore la photographie cachée... Et si elle était là
devant moi, je lui dirais : «Entre femmes, on ne se
remercie pas!... Bonsoir! On reprend chacun son
chemin... La chair, t'as aidé à la faire repousser sur
les os... Maintenant, faut que j'achève toute la gué-
rison,... et c'est ce que je vais tâcher de faire, sans
Croix-Rouge au front et au bras ! »
JULIE
Ça passera... La douleur vous a aigrie... Il faut que
toutes les femmes s'embrassent dans la même émotion,
les femmes du peuple comme celles de l'aristocratie!
Y aura-t-il toujours la haine des races?
UN SOLDAT
Mère Thibault, vous me dégoûtez!... Si je suis en-
core là, c'est à vos remplaçantes que je le dois. Allez,
verse tes dix francs, et va-t-en!
• LE SOLDAT DE GINETTE
Oui, elle nous dégoûte... A la porte!... Tu parles
trop.
LA FEMME
Pendant trois ans que j'ai trimé dans les champs
en pleurant, j'ai pas dit un mot à qui que ce soit!
LE BLESSÉ 122, désignant Ginette qui écoutait sans rien dire.
Tenez, en voilà une qui n'a que du bien sur la cons-
cience!... En voilà une pour qui, hommes et femmes,
ne doivent avoir que de la reconnaissance. Mainte-
nant, mademoiselle, que la guerre est finie, il me
semble que chaque fois que je vous rencontrerai, je
vous devrai le salut militaire, comme à un supérieur!
(La femme, à pas traînants, l'épaule haute, l'œil sournuis, s'en va, pen-
dant que les hommes lui lancent des quulibets.)
132 L'AMAZONE
UN HOMME, jetant sa casquette en l'air.
Vive les petites femmes de France!... Ohél...
GINETTE
Mais, j'étais comme les autres... ni plus, ni moins...
Il y en a eu de tellement mieux que moi... il y en a eu
de sublimes... voilà ce que cette pauvre femme bornée
a peine à croire!
LE SOLDAT
A votre santé!,.. Oui, à toutes, à toutes! et du
fond du cœur! bon Dieu!
GINETTE, prenant um vsrre.
Oui, à la vôtre, à tous... Si vous saviez la joie que
je ressens à retrouver vos yeux, vos éclats de voix,
votre rire! Il me semble tout à coup que je suis encore
parmi vous... Ça me fouette comme l'air du large ou
de la montagne! On respire... Je suis comme le vieux
cheval de bataille qui entend un peu le clairon. A la
France, mes amis, à la France! Tant qu'il y en a, et
tant qu'il en tient dans vos grands yeux et dans vos
grosses pattes!...
(On trinque joyeusement, dans la fraternité complète de l'homme et
de ta femme.)
UN BLESSÉ s'approctic d'elle.
Pst... Mademoiselle... Vous dites que le cheval de
bataille a besoin de réentendre le clairon... Eh bien, si
des fois vous vous promenez le soir, après dîner, der-
rière la ville, près les petits bois sur la route en
sortant de l'esplanade, écoutez bien, il y a un pépère,
par là, qui, lui aussi, a besoin de se rappeler le bon
temps... Alors, des fois, il tire de temps en temps
quelques coups de gueuloir de cet instrument-là...
dont il n'a jamais pu se séparer tout à fait.
ACTE TROISIÈME 133
UN BLESSÉ, riant.
C'est un ancien clairon du 1216. i\ gg ballade avec le
clairon... et dans un étuil... comme un musicien au
cachet!...
LE CLAIRON
Aujourd'hui, parbleu, il a fallu que je l'amène à la
fête avec moi... Mais le soir... oh! le soir... pour moi
tout seul... dans la campagne, comme les gamins de
15 ans! Seulement eux, ça ne leur rappelle rien... Oh!
je ne joue pas la charge, non, ça, c'est trop grave...
mais les petites sonneries habituelles... du dépôt, la
diane, ça suffit, on revit tout ça, même dans le clairon,
avec des paroles toutes seules, si bêtes qu'elles soient,
ça fait de l'effet.
UN HOMME, chantonnant.
11 se lave, ça lui semble bien égal
Dedans le verre où va boire son cheval!
GINETTE
Et avec le clairon? Pourquoi pas!... Tiens... Trois
notes. Pour eux... sur le balcon... Vas-y... Ils te le
demandent. Bouche le clairon avec ton J^oing.
UN HOMME
Pour rigoler, quoi!...
(Dans l'eiubrasura de la fenêtre, ouverte, rnorame entonne en sour-
dine la sonnerie nui rend un son faible, nasillard, presque sarcas-
lique et qui a la tristesse banale des sonneries qu'on entend dans
les banlieues, au coucher du soleil.)
UN HOMME, qui se souvient, tout de même,
avec un geste vague et crispé.
Bon Dieu!... Bon Dieu!... Tout ça!
UN HOMME, triste.
Pour rigoler.
134 L'AMAZONE
SCÈNE VI
Les Mêmes, DUARD, GINETTE, JULIE.
V
DUARD, entrant.
Ahl c'est ici qu'on fait ce boucan! Il n'y a pas de
mal, mes amis!
LES HOMMES
Excusez-nous, monsieur le sous -préfet, on faisait
joujou...
DUARD
Bien, bien! tout à la joie! Seulement, maintenant,
je vous demande pardon. J'ai beaucoup de choses à
mettre en ordre. Au revoir tout le monde, hein? Je
suis enchanté d'avoir eu l'occasion de vous dire à
tous mon émotion, de vous avoir exprimé une solli-
citude sur laquelle vous pouvez compter inébranlable-
ment.
UN HOMME
C'est du travail, qu'il va falloir, maintenant!
DUARD
Ce n'est pas ça qui manque! On vous en donnera,
allez... à chacun selon la mesure de vos forces. ,
UN HOMME
Et un peu de bonheur avec, pour un chacun qu'a
tant trimé!
UN AUTRE, ponctuant.
C'est égal, pour une belle journée, c'est une belle
journée!
LE BLESSÉ
Au revoir, mademoiselle. Si vous voulez bien que
le petit 122 vous la serre de la patte blessée... la
gauche!
ACTE TROISIÈME 135
GINETTE
Tiens, parbleu! Oh! mais bigre! vous serrez fort!
On voit bien qu'il n'y a plus de shrapnell, là-dedans.
.L HOMME, avec crânerie.
Il n'y en a plus, mais s'il le faut, il y en aura encore!
GIXETTE
Ça, c'est une brave parole! Bonsoir, petit. Bon-
soir, le clairon!... ^
LE CLAIRON
Et vous savez, mademoiselle, si je passe jamais
sous vos fenêtres avec ça... (ll fait le geste de porter le clairon
à sa bouche.) VOUS saurez que c'est moi.
(Le sous-préfet les congédie. Restent seuls M. Duard, aa sœ^r et
Ginetle.)
DUARD
Allons, allons, tout ça se reforme! Quelle vitalité
admirable chez ces braves! Encore quelques années de
souffrance, d'endolorissement, il n'y pai^aitra plus!...
Ce qui me chiffonne, c'est quand je veux leur dire des
paroles émues, sincères, je ne trouve que des mots
glacés, administratifs!... Comme c'est difficile, les
termes laudatifs! Enfin, heureusement, il y a les actes,
les actes!...
GI>'ETTE
Ah! oui, on va s'en donner à cœur joie. Puisque j'ai
pris la décision des fonctions officielles, moi aussi, je
jure bien que je ne veux pas perdre mon temps! Pas
un jour de plus; j'ai soif de sortir de mon inaction.
Elle me pesait comme un crime.
DTARD
Eh bien! dès demain, vous serez à votre bureau.
L'heure de votre installation dans vos nouvelles fonc-
tions est fixée.
136 L'AMAZONE
GINETTE
Et avec tout ça, je n'ai pas ouvert ma malle. Il serait
peut-être temps que je mette de l'ordre là-haut.
JULIE
Vous n'êtes pas mécontente de votre chambre?
GINETTE
Ma foi, je ne l'ai pas bien regardée; c'a encore si
peu d'importance pour moi! Croiriez-vous, Julie, pen-
dant tout le temps que j'ai habité la campagne avec
vous, je ne m'étais même pas aperçue qu'il y avait
une porte dans l'alcôve de ma chambre donnant sur le
grenier. Mais maintenant, (Eiie ni.) je deviens tout de
même plus exigeante; je vieillis, car en y réfléchissant,
je me suis aperçue que le volet de la fenêtre de droite
est absent, et dam! ça troublerait le sommeil... Déci-
dément oui, je dois vieillir pour avoir de telles préoc-
cupations.
DUARD
Je vais faire venir l'architecte de la sous-préfecture?
JULIE
En attendant, je vais attraper la femme de chambre.
Ce sera probablement plus expéditif!
GINETTE
Et c'est encore bien plus simple que ça. Je peux très
bien l'arranger moi-même. Venez m' aider. Avec un
marteau et quelques clous... Venez.
(M. Duard et Ginette sortent ensemble.)
ACTE TROISIEME 137
SCÈNE VII
JULIE, 5ouie, puis MADAME DE SAINT-ARROMAN
JULIE, seule à b table.
Voyons! le courrier du jour n'est pas ouvert! Et
le secrétaire qui n'est pas là!... (EUe prend louvre-lettre. La
porte d'entrée s'ouTre brusquement.) Qui CSt-Ce qul Se permet
d'entrer sans frapper?
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Je vous demande pardon, je cherchais M. Duard.
JULIE
Il n'est pas là.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
II ne reçoit pas? Mme de Saint-Arroman... je me
présente.
JULIE
Ah! bien! Madame...
MADAME DE SAINT-ARROMAN
J'aurais voulu voir M. Duard, relativement à un
protégé que je lui ai recommandé par lettre.
JULIE
Je ferai la commission, madame. Je suis sa sœur.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
J'aurais été enchantée de voir M. le sous-préfet lui-
même; je ne sais pas si vous me remettez, mademoi-
selle, je suis, moi, la cousine de M. Bellanger.
JULIE
Je ne l'ignorais pas.
12.
i38 L'AMAZONE
MADAME DE SAINT-ARROMAN
J'aurais été aussi très heureuse de féliciter M. le
sous-préfet en même^temps.
f_ JULIE^i
De quoi?
j MADAME DE SAINT-ARROMAN
Mais mon dieu, je crois... qu'on peut en parler,
puisque la nouvelle est publique... Nous allons avoir
une bien charmante sous-préfète, aussi charmante
qu'inattendue.
JULIE
Ce qui est bien plus inattendu encore, madame, c'est
la confirmation d'une nouvelle sur laquelle je suis,
quoiqu' étant parente proche de M. Duard, aussi mal
renseignée que possible. Vivant retirée à la campagne
jusqu'à ce jour, je n'étais pas au courant des cancans
de La Flèche.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Ah! faudrait-il donc mettre sur le compte de can-
cans, cette nouvelle qui vient de faire le tour de notre
ville? S'il faut démentir ce bruit, je suis à votre entière
disposition.
IfjULIE
Nous n'avons besoin de personne pour ce genre de
commissions!!^
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Vous avez tort de prendre en mauvaise part l'expres-
sion de ma sympathie qui n'avait rien d'ironique.
Depuis près de deux ans que l'amie de ma cousine,
Madame Bellanger, vivait avec vous à la campagne, tout
le monde avait plus ou moins pensé à cette éventua-
lité...
JULIE
Vous devancez son heure, en tout cas. Mademoiselle
ACTE TROISIEME i3^
Dardel a été atrocement éprouvée par la vie. Quand nous
l'avons vue désemparée, abandonnée de tous, notre
premier mouvement a été de nous porter à son secours.
Sur ce point, vous êtes parfaitement renseignée. Elle
a vécu à la campagne, se confinant dans une solitude
des plus dignes. Mais là, où vous vous trompez sin-
gulièrement, c'est quand vous ajoutez qu'elle a vécu
dans notre intimité à tous deux, mon frère et moi.
C'est moi seule, à cause de ma santé, qui habite la
ferme Saint-Jean où elle a vécu jusqu'à ce jour. Mon
frère était trop occupé à La Flèche pour faire autre
chose que de venir me rendre visite le dim'anche ou
manger avec nous la soupe du soir de temps en
temps. Cependant, s'il n'a pas vécu suffisamment à
Saint-Jean pour partager notre intimité, il a fré-
quenté assez la maison pour apprendre que la cou-
sine de Madame Bellanger est digne de tous les respects
et même de toutes les admirations.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Cela est fort bien dit, et vous voyez que de là à
l'élever à une distinction officielle, il n'y avait qu'un
pas.
JULIE
Qui n'est pas franchi, madame.
SCÈNE VIII
Les Mêmes, GINETTE.
GINETTE
Julie, avez-vous les clefs de la chambre... celle à
côté de la mienne?
(Elle aperçoit Mme de Sainl-Arronian.)
140 L'AMAZONE
MADAME DE SAINT-ARROMAN, so levant, fioidement.
Mademoiselle!
GINETTE
Madame I
JULIE, vivement.
Oui, voilà.
(Elle sort le trousseau de sa poche. Ginette ressort.)
SCÈNE IX
MADAME DE SAINT-ARROMAN, JULIE. ^
MADAME DE SAINT-ARROMAN
On ne m'avait pas menti, en tout cas, en m'assurant
qu'elle était arrivée depuis hier pour s'installer à la
sous-préfecture.
JULIE
Mademoiselle Dardel est désormais secrétaire de deux
œuvres importantes dont elle a assumé la responsabi-
lité. Son activité ne lui permet plus de vivre dans la
retraite, comme par le passé.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Je vous en prie, ne vous donnez pas tant de mal pour
définir une situation qui ne me regarde nullement.
Veuillez transmettre la lettre que voici à M. le sous-
préfet. Tous mes remerciements d'avance pour ce
qu'il voudra bien faire au sujet de mon petit protégé.
Madame Bellanger aussi lui en aura infiniment de recon-
naissance. Elle a gardé le plus charmant souvenir de
M. le sous-préfet. Au revoir, et pardon de vous avoir
dérangée.
JULIE
Adieu, madame, adieu.
(Mme de Saint-Arronian sort.)
ACTE TROISIÈME U
SCÈNE X
DUARD, JULIE, puis GINETTE.
DUARD, revenant.
Hein? Quoi? Ginette vient de me dire... la Saint-
Arroman... Elle est partie?
JULIE
Tu vois? La porte en tremble encore... Elle a la
main si lourde.
DIARD
Dommage, je regrette de ne pas être arrivé à temps,
je n'aurais pas été fâché de la voir. Elle m'avait écrit,
je ne lui avais même pas répondu.
JULIE
Tu devines pourquoi elle était accourue. Ah! ra
n'a pas été long. A peine dans la ville le bruit s'est-il
répandu que Ginette s'installait à la sous-préfecture,
que celle-là est accourue t'apporter ses félicitations...
préalablement roulées dans le venin public.
DUARD
Alors, ce sera donc toujours la même chose? Alors,
la guerre, des années sanglantes, des années de dou
leur atroces, rien n'a pu modifier la vieille petite âme
provinciale et potinière? Non, ce serait trop désolant à
penser. Je ne veux pas le croire, Julie!... Il faut avoir
foi dans le renouveau de la France, du haut en bas
de l'échelle sociale.
JULIE
L'âme humaine change-t-elle jamais?... La haine
s'est fortifiée même assez confortablement, pendant
que le sang des bons coulait!
142 L'AMAZONE
DUARD
Eh bien! il faut lui faire la guerre!... Il faut la forcer
à renoncer, à demander grâce!... Ah! tu vas encore me
trouver bien jeune, ma pauvre sœur! Mais je suis
outré, outré, surtout de ce que j'appréhende person-
nellement... Est-ce qu'il n'y a pas des unions dont la
beauté, dont la franchise doivent s'imposer, après
des tragédies comme celles que nous venons de tra-
verser?... Alors, l'amour, ça fait jaser encore ces
vieilles pimbêches et murmurer les brodeuses de pan-
toufles de jadis?...
JULIE
L'esprit du mal ne s'éteint pas avec le sang des bons,
te dis-je...
DUARD
Je ne veux pas le croire, je veux croire à plus de
santé morale de la race, même chez ceux qui n'ont
pas su se faire une âme nouvelle avec la guerre! Il ne
devrait plus y avoir qu'une seule préoccupation chez
nous, dans le pays : recréer la famille détruite, se pré-
cipiter dans le mariage comme dans un devoir... Un
mariage, quelle chose sacrée, émouvante, maintenant!
Comment oser en sourire! Ah! sapristi, pendant la
guerre, l' avons-nous assez annoncé pourtant que ce
règne de la vérité arriverait! Union sacrée des classes,
des partis, des... (ii s-inten-ompt.) Taisons-nous, voilà
Ginette. Laisse-moi lui parler, je ne l'ai pas vue seule
depuis son arrivée.
(Ginette entre.)
JULIE
Eh bien! avez-vous arrangé le volet, ou prenez-vous
a chambre d'à-côté?
GINETTE
Ma foi! j'ai pris la chambre bleue qui me convient
fort bien. On y transporte ma malle en ce moment.
ACTE TROISIÈME U3
JULIE
Je veux aller constater moi-même si tout est en
ordre... et vous faire monter une lampe de table plus
commode que celle que vous avez.
(Elle sort.)
SCÈNE Xi
GINETTE, DUARD, pui« UN GARÇON DE BUREAU
GINETTE
Vous me croirez si vous voulez, mais ça m'a été
absolument indifférent de voir le visage de Madame
de Saint-Arroman!
DUARD
Ses paroles vous eussent produit probablement le
même effet.
GINETTE
Qu'on dise ce qu'on voudra! Je n'en ai pas le moindre
souci et ce n'est pas ça qui m'empêchera de me
mettre au travail.
DUARD
Vous avez l'air content, heureux, Ginette. Vous ne
savez pas la satisfaction que j'en puis éprouver. Moi
aussi, je ressens une si grande joie de vous voir péné-
trer ici comme chez vous. Tout le monde dans mon en-
tourage vous regarde avec sympathie. ..jvous le sentez,
n'est-ce pas?^
. GINETTE
Ma foi, oui. Je suis ravie de prendre la direction de
mon service. Ah! pouvoir faire enfin quelque chos'»!
Il me semble que les portes se rouvrent... \'oyez-voi v,,
tant que l'on sentait que l'humanité souffrait encorf>
de toutes parts, on pouvait prolonger sa maussadcrie,
144 L'AMAZONE
sa songerie au coin du feu, mais dans la joie univer-
selle, ne pas pouvoir s'y précipiter... ah! ce serait
dur! (euc s'intcnompt.) J'ai peut-être tort de vous
dire ces choses; je manque d' à-propos; mon point de
vue est très égoïste sans doute, mais vous me con-
naissez assez pour savoir qu'il ne faut pas attendre
de moi des phrases qui ne soient pas brutalement dites.
DUARD
Pourquoi vous accusez-vous de n'avoir pas toutes
les délicatesses? Vous les avez toutes, et par-dessus
le marché vous avez cette qualité si française, si indis-
pensable, le bon sens. Je me rappelle votre délicieux
éclat de rire spontané, bon enfant, lorsque vous vous
êtes décidée à sortir de cette retraite, à accepter ce
que je vous offrais dans mon faible pouvoir. Autant
vous avez mis de pudeur, de discrétion dans vos réti-
cences, autant, quand la décision a été carrément
prise d'accepter et de partager une vie de besogne,
avec quelques chances de bonheur personnel, vous
l'avez fait de belle et joyeuse humeur... comme un
chien... vous permettez encore? ...un chien qui aurait
été longtemps, longtemps malade et qui, tout à coup,
revient à la vie avec un petit jappement de plaisir.
GINETTE
Cette comparaison n'est pas non plus pour me dé-
plaire! Merci; j'aime bien avoir l'air d'un toutou, et
je vous sais gré, dans l'expression de votre tendresse,
de n'avoir employé jamais aucune comparaison roma-
nesque... Je suis ce que je suis, pas grand'chose, mais
j'ai l'intention de l'être en toute franchise et en toute
affection, Jacques.
(Elle lui tend lu main.)
DUARD, parlant avec chaleur, même avec exaltation.
Vous m'avez appris à n'être ni un sentimental, ni
ACTE TliOISlÈME Uô
un romanesque; vous m'avez appris à dépouiller en
moi-même tout ce que j'avais d'éducation factice.'
C'est vous qui avez suscité en moi ces sentiments nou-
veaux,... qui...
GINETTE, surprise et l'arrêlant net d'un geste.
Pas ça!
DUARD
Je vous ai déplu?
GINETTE
Non, mais ce n'est pas cela qu'il faut dire. Ça,
voyez-vous, c'est une musique que j'ai déjà entendue.
(songeuse, elle a l'air de se parler à elle-même.) A force de l'en-
tendre, elle m'inquiéterait terriblement. Elle m'agace.
Je ne voudrais pas qu'elle m'éclairât sur moi-même.
Ai-je donc tant que cela le pouvoir de susciter et
de transformer à mesure que je vais sur la terre?
D U ARD
Je sais à quoi vous faites allusion, à quel "drame
de famille et dont je ne suis nullement jaloux. Oui, en
effet, vous avez ce pouvoir, Ginette, un pouvoir ma-
gique, mystérieux...
GINETTE l'inlerrompl.
Si c'était vrai, ce que vous dites là, ce serait ter-
rible. (Presque »Te« colère.) Mais Cela u'est pasl Xon, cela
n'est pas! J'en ai assez... Je veux agir, vivre, sans
que ma personnalité soit en cause. Comprenez-vous,
je veux être une femme quelconque qui n'a aucun pou-
voir magique, mystérieux, dépourvue de toute in-
fluence occulte ou pas... Je ne veux plus entendre ces
phrases, mon ami... 11 n'y a plus rien de miraculeux
sur la terre. L'heure magique est passée... Soyons d?«
réalistes dans toute l'acception du terme... \'ous par-
liez de certain éclat de rire qui m'a prise un jour après
13
146 L'AMAZONE
bien des méditations graves, bien des hésitations...
Eh bien! ce qui m'a fait un jour éclater de rire et m'a
décidée tout à fait, mieux que tous les arguments,
que vous me présentiez avec éloquence, c'est quand
j'ai eu prononcé à voix haute, un jour, dans ma
chambre, en m'y promenant de long en large, ce
simple mot : sous-préfètel... (Eiie sourit.) Je vous
demande pardon, je vous offense... je le sens...
DUARD
Du tout!... Mais expliquez mieux.
GINETTE, répétant le mot cette fois sans «ourire.
Sous-préfètel Ce mot bourgeois, calme, appliqué
à moi-même, à moi! ce mot dont j'ai tant ri autrefois,
que je trouvais presque ridicule, employé à mon pro-
pos, cela m'a paru tout un programme... une nouvelle
vocation... J'en ai savouré tout le bourgeoisisme, jus-
tement, tout le manque de mystère, de pouvoir
occulte... Mon chemin de Damas... à rebours!... Sous-
préfète! ça m'a rassurée sur moi-même et c'a emporté
toutes les hésitations! (ll la regarde, étonné, un peu inquiet;
elle lui prend énergiqueraent les mains.) MoU ami, mOU grand
camarade, je veux vous le dire gravement, comptez sur
moi... Oui, nous allons faire de belle besogne. Mainte-
nant que la terre et l'humanité vont panser leurs
blessures... ah! dans notre coin, comme deux braves
associés, nous allons nous y mettre modestement,
doucement...
DUARD
Pour la vie, Ginette! Et c'est encore un grand
mot!...
(Il lui baise la main qu'il tenait dans les sionnei.)
GINETTE
Alors, ce sera mon quartier général, ici? Ah! que
ACTE TROISIÈME 147
j'ai hâte; que j'ai hâtel... Remuer des papiers, salir le
papier blanc, me créer tout un attirail... Hein? Mes
plaisanteries d'autrefois sur l'administration. Ça y
est!... A mon tour!
(Batre un g-arçon de bureau aprè« ayoir frappé.)
LE GARÇON DE BUREAU
Il y a là deux personnes qui demandent à voir,
l'une M. le sous-préfet, l'autre Mlle Dardel. C'est
pour un nom, paraît-il, qui a été mal gravé dans la
plaque commémorative et puis... l'autre dame vient
faire un don, je crois, pour l'orphelinat.
GINETTE
Pour l'orphelinat? Ce n'est pas ici!... Mais faites
entrer tout de même, (a m. ouard.) J'inaugure!...
(Le garçon de bureau est ressorti.)
DUARD
Eh bien! mais voilà, en effet, je crois, une excellente
occasion de commencer, comme vous dites... puis-
qu'on vous demande personnellement. Tenez, installez-
vous à votre table...
GINETTE, riant.
,Dans votre fauteuil?... Ça m'amuse! Il est impor-
tant!...
DUARD
Je vous laisse, (n se retourne a la porte souriant.) Je SuiS
bien heureux, Ginette! Il y avait tant d'années qu'on
ne pouvait plus employer cette phrase-là!... Main-
tenant, il est permis à toutes les lèvres de la pro-
noncer. (Au garçon de bureau qui rouvro la porte.) Faites entrer
ces personnes.
(M. Duard sort.)
UH L'AMAZONE
SCÈNE XII
GINETTE, DEUX DAMES.
Entrent deux damos. Une feiiinic d'aspect bourp;eois, peu fortuné. Une autre,
tout en noir, son voile de crêpe rejeté sur toute la fijjure, et descendant
jusqu'au bas de la jupe, est impressionnante.
GINETTE, s'asseyant au bureau.
Asseyez-vous, mesdames, je suis à vous.
(La femme en deuil fait signe à l'autre de la main qu'elle n'est pas
pressée.)
LA DAME
J'en ai pour une seconde, d'ailleurs, madame ne
me gêne pas du tout. Voilà, je viens pour l'inscription
du nom de mon mari. 11 n'a pas la place qu'il mérite.
Si on inscrit les noms sur le monument, j'ai le droit
que...
GIMETTE
Mais, madame, on observe l'ordre " alphabétique.
Comment s'appelait votre mari?
(Elle prend la plume, et_elle parle d'un ton très fonctionnaire.)
LA DAME
Thénard... C'est injuste, l'ordre alphabétique!...
Mon mari est mort héroïquement, la croix de guerre,
la médaille, trois citations! 11 a droit plus que les
autres à...
GINETTE
Madame, nous n'avons pas de distinctions à faire
parmi les soldats tombés au champ d'honneur. Le pre-
mier nom par ordre alphabétique est celui d'un humble
soldat, Joseph Arnaud, le second, Pierre Bellangor, le
ACTE TROISIÈME 149
troisième, Boutroux, etc.. Tous sont également réunis
dans la gloire. D'ailleurs...
(Elle a prononcé tous ces noms d'un égal accent, froid comme un
appel. Mais ayant levé la tête, elle considère tout en parlant la
femme au toile de crêpe à la dérobée.)
LA DAME
Promettez-moi d'insister auprès de M. le sous-préfet.
Je ne suis pas seule à penser ainsi...
GINETTE, troublée.
Quoi? oui, oui... C'est entendu... Je présenterai la
requête... Partez maintenant... Je suis pressée...
Allez!...
(La quémandeuse s'en va. La porte refermée, grand silence tragique,
haletant, puis la femme se lève. Elle s'avance, fait quelques pas,
ainsi drapée, puis elle rejette le voile de crêpe en arrière, et son
visage ra>agé, aux yeux brillants, apparaît à Ginette, qui demeure
immobile, figée devant la table.)
SCÈNE XIII
CÉCILE, GINETTE.
CÉCILE
Vous ne m'attendiez pas? \'ous ne vous disiez pas
qu'un jour, même lointain, même après des années
€t des années, je reviendrais?... Qu'à un tournant de
la vie, vous me trouveriez tout à coup devant vous?
oh! pas par hasard!... au contraire, un jour à mon
■choix... ce jour fatal, inévitable qui devait venir et
que cependant je n'attendais pas sitôt... Je veillais
de loin... prête à surgir devant vous si par malheur
vous vous échappiez de la ligne stricte et du devoir
que vous avez à accomplir!
13.
150 L'AMAZONE
GINETTE
Que venez-vous réclamer de moi?
CÉCILE
V
Je ne suis pas la loi, mais je serai rigoureuse comme
elle. Je viens vous rappeler à l'obéissance d'un contrat
que les hommes ne connaissent pas, mais que mon
mari a signé de son sang. C'était une dette sacrée
que vous avez acceptée avec des cris de triomphe, et
de cœur léger! Et si vous vous égariez jamais, je m'étais
bien juré de vous faire respecter tout l'honneur du
titre que vous portez!
GINETTE
Quel titre?
CÉCILE
Elle le demande! Lequel! Celui de veuve!... C'est
vous qui êtes la veuve. Ce n'est pas moi. Moi, hélas,
j'ai porté le voile, les insignes apparents, tout le
monde s'est incliné, tout le monde m'a plainte. Per-
sonne ne pouvait savoir que la femme légitime était
destituée par un écrit qui vaut tous les testaments du
monde. Personne ne pouvait savoir qu'un soir ter-
rible, nous avions toutes deux échangé ce titre et ce
contrat! Pierre avait tenu à faire de vous sa veuve; il
vous avait remis le soin de sa mémoire... toute sa pensée
intime... Il s'était lié à vous par delà la mort; et tandis
que sous l'outrage je pleurais mes larmes, vous êtes
partie, en brandissant cette nouvelle dignité comme
un trophée, comme une victoire! Ah! ce titre, vous
l'avez réclamé avec des cris de triomphe. Je vous en-
tends encore: «mon héros!». On aurait dit que vous
l'emportiez tout entier, et que vous alliez vous réîu
gier en lui! (EUe s'assied dans une détente momentanée du corps.)
Eh bien! chose étrange dans ma solitude, après les
ACTE TROISIÈME 151
phases habituelles de la révolte et de la douleur, je
me Buis faite à ce partage posthume. A quoi ne se
fait-on pas?... D'ailleurs, on ne peut pas partager
l'amour vivant... non, ça, c'est impossible, mais on est
bien moins exclusif pour un amour défunt! J'avoue
que, par moments, j'ai même été allégée à la pensée
que vous doubliez mes larmes, oui... oui... qu'il y avait
quelque pai^t un double de moi qui ressentait ce que
je ressentais d'irréparable, presque à la même heure...
Plus je me figurais grande votre peine, moins j'avais
de mal à vous accorder ce titre secret et partagé!
(Ftrouchement.) Avez-vous bien souiïert, au moins? Puis-
je en être bien sûre? Avez-vous eu part égale?
GINETTE
Peut-être moins que vous l'avez imaginé, tant j'étais
fière de celui qui n'était plus!... Ah! oui, si fière de
l'avoir aimé. J'ai cru l'honorer mieux en bannissant les
larmes... Mais la suprême fierté, c'est vous qui l'avez
eue! Sa mort a rejailli sur vous de toute sa grande^ir!.
Ne vous abusez pas, Cécile; c'est bien vous qui
portez le titre de veuve; ou si vous n'en êtes pas
certaine, alors, c'est que vous ne vous êtes pas encore
résolue à comprendre cette vérité, que Pierre ne m'a
pas fait le don de sa vie... C'est à la Patrie seule qu'il
l'a fait...
CÉCILE, elle se live.
NatureUement! la guerre finie, la victoire gagnée,
le débiteur, où est-il? C'est la patrie?... Trop com-
raodel Vous, vous n'étiez qu'une voix, n'est-ce pas,
l'enrôleur de passage, sans aucun mandat et une fois
l'homme anéanti, le drame terminé, vous ne vous sou-
ciez plus de rien? Vous vous détachez de la suite des
choses et des devoirs que vous avez contractés!... oui,
des devoirs, car, ayant voulu sa mort, c'est par delà
le tombeau que vous vous êtes unie à lui. Ah! il y a
152 L'AMAZONE
tout de même une catégorie d'êtres avec qui ce n'en est
pas fini! ce sont les appeleurs, ceux qui, sans rien ris-
quer, les pieds au chaud, leur ont crié : « En avant!...
Ah! nos beaux, nos grands héros!... Sont-ils beaux,
regardez-les! Ils ne se plaignent même pas!... Défen-
dez-nous bien!... Nous, nous restons à vous admirer!...
Allez donc, braves héros!...» Les appeleurs, les ven-
deurs de beauté qui criaient : « Venez tous... voici le
grand rendez-vous de la mort! » Eh bien! maintenant,
ceux-là ne sont pas quittes envers ceux qui eont
tombés à leur ordre!... D'autres oui, mais pas vous!
\'ous êtes enorgueillie d'avoir été l'inspiratrice; vous
devez être et vous serez la lampe fidèle; vous pai'ta-
gerez avec moi la longue douleur de la fidélité,
Ginette... Je le veux... ah! je le veux de toutes mes
forces! \'ous n'avez pas de liens légaux qui vous
unissent à lui, mais moi, je vous impose tous les
droits et tous les soucis de la veuve... Fidèle à lui, je
vous veux! toute à son souvenir, rien qu'à son sou-
venir! Ah! comme j'y tiens! Vous me l'avez pris :
maintenant vous lui appai'tiendrez comme moi je lui
appartiens. Pas de voile blanc sur la tête, jamais! Pas
de fleurs!... Ceci, ceci!
(Elle saisit un pan de son long voile noir et, de force, en couvre la
lêle blonde de Ginette. On dirait un funèbre coup de filet.)
GINETTE, se dégageant.
Oh! pourquoi la dérision de ce voile! Pourquoi ve-
nez-vous m'insulter, Cécile, en m' accusant d'un oubli
qui n'est pas... Cette grande pensée épurée règne en-
core sur tous mes instants, je le jure.
CÉCILE
Des mots! Petite menteuse! Tu penses à lui tout
le temps, n'est-ce pas! Alors, où est sa photographie?
A ton poignet ou dans ton médaillon?... Pleures-tu le
soir au fond de ta chambre comme au premier soir.
ACTE TROISIEME 153
dis? Moi, je pleure toujours! Souffres-tu dans ton
cœur, dans ta chair?
GINETTE
Non... pas ça!... ^'ous voulez me charger de plus de
liens et de plus d'obligations que je n'en ai; pas la
chair!... Je ne lui ai jamais appartenu. Comprendre
sa pensée, prolonger l'affection pure, idéale, qu'il a
daigné m'accorder, communier en lui, ah! cette fidé-
lité-là, vous ne me l'apprendrez pas, Cécile!... Mais
je n'ai eu ni l'honneur d'être sa femme, ni la lâcheté
d'être sa maîtresse!
CÉCILE
Ajoutez donc le mot qui vous brûle les lèvres : « Et
je ne l'aimais pas! »
GINETTE
Je l'adorais! J'ose le dire devant vous parce que je
n'éprouvais pas cet amour auquel vous voulez me ra-
baisser. Je ne sais si je l'ai aimé autrefois, au sens ordi-
naire du mot, avant son départ pour le front... je n'en
sais rien... Peut-être! Mais depuis ce moment-là, mon
culte a grandi tous les jours... Maintenant, c'est ub
vaste souvenir triste, mais plus apaisé, plus fortifié,
comme il l'aurait souhaité lui-même.
CÉCILE
C'est ça, c'est ça... la chapelle du souvenir! On lui
rend de petites visites, qui n'exigent d'abnégation d'au-
cune sorte! Oh! un mort vraiment bien facile à ho-
norer! Et pourtant, la fidélité de ce souvenir-là,
c'était encore trop lourd à supporter pour vous! Il n'y
a pas deux ans qu'il est mort; il n"y a pas six mois que
la paix est signée, déjà, vous ne pensez plus qu'à vous
refaire une vie, un bonheur intime, partagé. Com-
ment donc, à vous qui avez détruit le foyer, il vous en
154 L'AMAZONE
faut un, maintenant! Et qui choisiss.ez-vous, vous,,
l'héroïne, l'enrôleuse de héros?... Justement un de ceux
qui ont vécu à l'abri du danger, de la tourmente!
Mais ça vous est bien égal d'être conséquente avec
vous-même!... Celui-là, vous ne l'avez pas poussé à
la guerre autrefois! Qu'est-ce que ça vous faisait qu'il
y fût ou non! Vous n'en souffriez guère...
GINETTE
Parce que je ne l'aimais pas!
CECILE
Ah! le mot terrible, effrayant!... 11 aurait passé pour
sublime, autrefois!... Maintenant, de sang-froid, il
donne le frisson!... Alors, celui que vous aimiez, celui
qui a eu tout le courage et toute la beauté, c'en est
fini de lui! Quelle part a été la sienne! Ah! je devrais
triompher, car c'est une éclatante revanche que celle
de vous découvrir maintenant si faible, si banale, si
quelconque! Mais je ne peux pas; c'est plus fort que
moi. J'ai envie de crier, comme s'il pouvait m' entendre:
« Tu vois le peu qu'était cet amour-là... Et comme
c'était bien moi la vérité! »
GINETTE
Votre accusation manque de contrôle... Je vivais
cachée, confinée dans la retraite. Vous n'avez pas pu
me juger.
CÉCILE
Oui, vous avez vécu cachée, c'est vrai, quoique
avec un peu plus de courage ou moins d'humilité,
vous n'eussiez pas eu besoin de vous réfugier dans
l'amitié de ces gens-là. Vous viviez terrée chez la
sœur, c'est vrai, mais rapidement, de cette intimité,
vous passiez à un nouveau rôle... Vous avez toujours
eu besoin d'actions publiques!... Nous avons appris
ACTE TROISIÈME 155
que vous vous occupiez de philanthropie, d'oeuvres
de soldats. Vous avez commencé à diriger des ou-
vroirs, des administrations de charité... Vous rentriez
dans la vie publique par toutes les portes de la bien-
faisance.
GINETTE
Chacun comprend la douleur et le devoir d'une
manière différente. Chacun sa nature, Cécile! Ce n'est
pas la mienne de pleurer ou de gémir. Oui, j'ai pu
reprendre goût à vivre, à travailler simplement. C'est
vrai, je suis bruyante, maladroite! Un trop -plein de
santé, de convictions à dépenser!... Cela ne m'empêche
pas de sentir très en profondeur. Seulement;, voyez-
vous, j'estime aussi qu'il ne faut pas se confiner en
soi-même, se soumettre à ses sensations, mais au con
traire, aller sainement son chemin droit devant soi.
CÉCILE
C'est plus commode! Eh bien! moi j'interviens,
j'ordonne... Je ne vous supporte pas infidèle à sa mé-
moire... (Éclatant.) Ah! ça! mais comment avez-vous
pu penser une seconde que je vous laisserais être heu-
reuse dans la vie!
GINETTE
Ah! voilà le vrai mot lâché, le cri du cœur! Voilà
le vrai mobile qui vous pousse!
CÉCILE
Celui-là aussi, je l'avoue! Alors, vous alliez, deux
ans après, tranquillement vous marier, créer votre
foyer à vous, ici, dans la même ville que moi, à deux
pas de ma maison! Alors, nous allions nous rencon-
trer dans les rues, vous alliez triompher et prospérer,
tandis que je m' éteindrais dans mon esseulement et
ma tristesse! Vous seriez ici l'éternelle rivale triom-
i56 L'AMAZONE
pliante officielle, l'étrangère venue s'installer chez lui^
respirant l'air que vous lui avez enlevé... prenant
possession d'une ville où vous êtes entrée par la porte
de la charité. Je ne veux pas de ce mariage qui m'of-
fense, qui me mortifie dans mes sentiments les plus
secrets! Je ne veux pas, vous dis-je, que vous soyez
heureuse, je ne tolérerai pas que vous soyez deux!
J'emploierai les moyens qu'il faut; mais je vous for-
cerai bien à rester sienne, murée dans le passé, comme
je le suis, moi!... Pierre, Pierre!... Elle veut déjà se
défaire de ta présence, quand moi, je n'en suis jamais
lasse!
GINETTE
Ah! cette voix, cette voix, comme elle me fait mal F
(Elle éclate tout à coup en sanglots.)
CECILE, se rapprochant.
Vous allez connaître, Ginette, les longues heures de
la solitude dans le souvenir, les longs soirs où on pleure
toute seule, comme si la vieillesse était déjà là. Gi-
nette, puissiez-vous connaître les nuits sans sommeil!
Tous les jours, tous les jours, vous vous redirez :
« Gomme il m'aimait, comme il m'aimait î » Tous les
jours, vous rechercherez le bruit de sa voix...
(Elle parle doucement, maintenant, comme si elle voulait l'attirer i>
elle, par la séduction des larmes.)
GINETTE, la tète dans «es coudes.
Cécile, Cécile!
CÉCILE
Rappelez-vous comme il était bon, comme il était
confiant, cet homme!... Comme il est allé docilement à
la mort, sur un petit signe de vous! Rappelez-vous
son brave sourire, cette façon loyale qu'il avait de
parler, de rire, de croire...
ACTE TROISIÈME i:>7
GINETTE
Cécile! Cécile!
CÉCILE, penchée sur elle.
C'est le devoir, maintenant, Ginette! le long de-
voir de la fidélité. Et comme vous lui devez votre so-
litude et votre souffrance! Et que cette expiation-là
est peu de chose, pour le prix dont il a payé son idéal!
A nous deux maintenant '.Jusqu'au bout, des veuves...
toujours!... des veuves!
SCÈNE XIV
Les Mêmes, DUARD.
M. Duard entre brusqueaient. Elles se taisent et se séparent.
DUARD, à Ginelle, après un grand silence.
Mademoiselle, voulez-vous avoir l'obligeance de me
laisser quelques instants avec Madame Bellanger.
Elle est chez moi, et c'est à moi de la recevoir!
(Ginette sort lentement sans se retourner.)
SCÈNE XV
DUARD, CÉCILE.
DUARD
Des mots entrecoupés ne me seraient point parvenus-
à travers la porte, qu'à votre visage, j'aurais déjà
compris ce que vous veniez faire ici. Que venez-vou&
ressusciter? A quel titre parlez-vous ainsi que vous-
le faites, dans ma maison?
14
158 L'AMAZONE
CÉCILE
Dites-moi d'abord à quel titre vous me parlez vous-
même?
DUARD
J'ai maintenant des droits sur Mademoiselle Dardel.
CÉCILE
Les miens sont plus anciens. J'ai un droit de prio-
rité et des ordres à dicter.
DUARD
Quand le passé, sans tache, sans reproche, est
chose révolue désormais, pourquoi venez-vous le ré-
veiller? Il vous a fait souiïrir, mais il se fond dans le
grand drame universel. Le sacrifice et la mort de M. Bel-
langer appartiennent à l'histoire de son pays. Ils ne
doivent pas avoir d'autre prolongement que le rayon-
nement de sa gloire et de son exemple.
I
CECILE
Mais il y a aussi des dettes, des obligations à rem-
plir. Les morts en ont légué la charge à leurs héritiers.
Et nous n'avons pas encore donné quittance? Cette
femme ne sera pas la vôtre. Résignez-vous à cela.
Je ne le veux pas, entendez-vous.
DUARD
Madame, il y a là, en bas, gravé dans le marbre,
le nom sacré de votre mari. Je m'étonne que vous
n'ayez pas réfléchi que ces héros ont fait plus encore
que de sauver notre sol d,e l'invasion; ils ont donné
leur sang pour que la France soit grande après eux,
ils ont dicté par leur mort un devoir à tout le pays :
ce devoir-là, ce n'est pas de les pleurer, c'est de fonder
des foyers, de recréer la vie, la famille, les enfants, tout
ce qui sera la France de demain. C'est vers l'avenir
et non vers les fantômes que nous devons tous nous
ACTE TROISIÈME 159
bousculer! On doit lutter contre tout ce qui annihile
la nécessité de vivre! Il n'est que temps! Et c'est à
cette heure de devoir, d'espérance mutuelle, que vous
venez, vous, madame, la femme du soldat tombé,
demander à une autre femme de renoncer à son rôle
d'épouse, défaillir à sa simple tâche de Française?
Allons donc, ce ne sera pas!...
CÉCILE
Prenez-en votre parti, les cloches de la ville ne
sonneront pas ces noces-là!
DUARD
Votre intervention est abusive, madame... Le passé
n'existe plus!
CÉCILE
Vraiment?... Le passé est plus vivant que jamais!
Voyez-vous, monsieur Duard, voyez-vous, les forces
qui avaient abdiqué, celles qui n'étaient plus rien au
milieu du cataclysme, reprennent dans la paix tout
leur avantage. Ce sont les forces patientes, les vertu»
obscures de l'expérience, le sentiment, les vertus
fidèles de la race..., l'amour mort, monsieur Duard,
l'amour tué! Nous regagnons notre rang... C'est mon
heure! Et me revoici!...
DUARD
. Eh bien, soit! je vous combattrai hardiment...
Oui, Ginette n'est plus l'héroïne dont la voix clairon-
nait la bataille, c'est vrai! Elle se transforme; mais elle
a le droit de devenir une simple bourgeoise, préoc-
cupée aussi de son bonheur... Pourquoi pas? La vie
se reforme. Il ne s'agit pas ici d'amour, du moins pour
elle. Mademoiselle Dardel n'éprouve aucun sentiment
de cet ordre et je n'ai ni la prétention, ni l'espoir qu'élit
160 L'AMAZONE
modifie ses sentiments à mon égard... Seulement, moi
je l'aime... ardemment. Je défendrai son bonheur,
le mien!...
(La porte s'ouvre, entre Ginette.)
SCÈNE XVI
GIlNETTE, DUARD, CÉCILE.
GINETTE, elle porte un costume sombre, minable et tache.
Vous souvenez-vous de ce costume, Cécile? Celui que
je portais un soir où j'ai sonné à votre porte... C'est
mon costume d'émigrée... sale, usé, criblé... pourri
de pluie, de boue, de poussière. Tel qu'il était dans sa
misère affreuse, nous l'avions, par la suite, bien rangé
dans une armoire... vous vous rappelez! Hier encore,
à Saint- Jean, avant de refermer le couvercle de la
malle, j'avais eu soin de placer précieusement le cos-
tume au-dessus de toutes mes autres affaires. Oh! je
n'ai même pas eu à défaire la malle qu'on venait d'ap-
porter. J'ai soulevé à peine le couvercle et regai-dez-
moi, Cécile, c'est pour vous, pour vous que je l'ai remis.
Telle que vous m'avez vue arriver, telle je repars...
trois ans après...
CÉCILE.
Ginette! c'est votre décision?
DUARD.
Vous dites?
GIKETTE
On pourrait se croire reportée à quatre ans en
arrière, n'est-ce pas, Cécile!... Une petite malle en
plus!... l'excédent de quatre années!...
à
ACTE TROISIÈME 161
DUARD
Ah! ça, Ginette, non... non... voyons! Vous n'allez
pas, j'espère, obéir à cette femme? Je vous en con-
jure! Retrouvez-vous 1...
GINETTE
Laissez, mon ami. Je vous demande tellement, tel-
lement pardon de la peine que je vais vous causer!
Mais il faut que je m'en aille... J'avais cru me fixer ici
pour toujours. Je me serai seulement reposée, détendue
auprès de votre excellente amitié. \'ous avez été si
bons, si charitables, votre sœur et vous, que vous
aviez fini par me donner la tentation du bonheur.
Quelqu'un est venu nous réveiller!...
DUARD
Non! je ne vous laisserai pas subir cette emprise.
Vous êtes libre, Ginette; miais ce quelle vous ordonne
de faire, c'est mal, très mal... Vous ne le ferez pas,
Ginette! Ah! nous nous entendions si bien... si pro-
fondément, il y a un instant 1
GINETTE '
Mais, c'est maintenant seulement que nous retrou-
vons la sagesse! Croyez-moi! Ce que nous éprouvions
l'un pour l'autre, c'était de la bonne et loyale cama-
raderie...
DUARD
Qu'en savez- vous!.., Avez-vous pénétré mes propres
sentiments, Ginette? Êtes-vous certaine de me con-
naître? Ah! celle-là, dès qu'elle sera partie, je vous
reprendrai bien!
CECILE) immobile, sans un geste, mais ne quittant pas Ginette du regard.
En êtes-vous déjà aussi certain que tout à l'heure?
i4.
162 L'AMAZONE
GINETTE
Je n'obéis à aucun ordre, à aucune suggestion...
ne le croyez pas. Je me suis trop attardée, j'étais
lâche... Je quitte la maison du bon accueil... Pardon!...
Mais il faut que je reparte là-bas... (euc montre la fenêir*.)
dans la direction du Nord... Cécile a réveillé en moi,
non pas des remords, mais des voix intérieures. J'en-
tends tout à coup certains appels irrésistibles. Elle a
bien fait de me parler ainsi. J'ai plus nettement envi-
sagé mon devoir! A chacun le sien, comme l'on a sa
destinée!. ..Cécile, vous avezfait toutela lumière en moi.
DUARD
Le devoir!... le devoir... Quel abus des mots! le
devoir de la jeunesse n'est pas de frayer avec des
fantômes... ni de renoncer à la vie... n'en déplaise à
cette femme qui prétend le contraire.' La jeunesse...
la jeunesse, elle est toute puissante!... Le devoir au-
jourd'hui consiste en ceci : aimer, créer...
GINETTE
La jeunesse? Mais je n'en fais déjà plus partie...
C'est fini! Celle qui devra créer, comme vous le dites,
c'est une autre jeunesse... toute fraîche, celle de de-
main, intacte, pas touchée... A celle-là, l'avenir, l'élan
que nous avions! Notre jeunesse à nous n'est plus ce
qu'elle fut hier... Elle a trop vu de drames, de dou-
leurs, tomber trop d'idéals... Oh! elle n'est pas décou-
ragée, au contraire, mais c'est une jeunesse amère,
pensive, qui n'a plus qu'à passer le flambeau à celle qui
la suit...
DUARD
Aspirer à la vie effacée, rester cloitrée dans le deuil,
'voilà le crime, Ginette! Une femme, une seule, disant :
« que d'autres agissent, j'abdique! « ah! quelle consé-
ACTE TROISIÈME 163
quence grave serait cet état d'esprit pour la France
de demain!... Au seuil de tout... au moment de la re-
prise des volontés, des espérances! Allons donc, je ne
veux pas le croire! Votre vie? mais elle commence!
CÉCILE, la fascinant toujours du regard.
Ginette! Ginette!
GINETTE, hochant la tête.
Ma vie? Voyez... elle ne m'appartient plus... Je
l'ai engagée... Je n'avais pas le droit d'en disposer!
Elle appartient à ceux dont j'ai été... l'obligée d'abord,
puis ensuite, à ceux que j'ai entraînés, éperonnés vers
un idéal... Que voulez-vous ? il y a des vies qui sont
inscrites entre deux ou trois années... Ce qui vient
après n'a plus la moindre importance!
DUARD
Ah! je vous croyais plus d'énergie!
GIKETTE
Mais il m'en faut énormément, pour faire ce que je
fais! J'en ai un fonds inépuisable!
DUARD
Alors, si c'est vrai, détachez-vous des affligés de la
guerre. Entreprenez une vie active, nécessaire, per-
sonnelle... Vous en aviez soif...
GINETTE
Cette vie-là, d'autres s'en chargeront toujours, d'au-
tres qui n'ont pas laissé leur cœur dans la bataille!...
Savez-vous bien qu'il y a maintenant tout un peuple
immense qui va vivre dans le passé. Le peuple des
veuves, celui des pauvres mères, des Eimantes, tous
164 L'AMAZONE
les cœurs navrés, brisés de tristesse, mais gonflés
de gloire! Au souvenir, tous, tous au souvenir!...
C'est leur devoir d'y aller...
CÉCILE, comme à elle-même.
Elle s'éveille!
DUÂRD
Qui satisfera-t-il dans la nation, ce devoir-là?
GINETTE
Qui? Je vais vous le dire, mon ami!... Il y a aussi
un autre peuple qui vit dans des terres humides, re-
muées... toujours direction du Nord... là-haut... des
villages de tumulus... des villages de tombes... un
quart de France!...
CÉCILE
Oui, c'est là qu'il dort... c'est là qu'ils reposent!
GINETTE
Ils ont besoin qu'on les veille, les pauvres! Ils n'ont
pas fait tout ce qu'ils ont osé faire pour qu'on les
abandonne à eux-mêmes! Il est juste que certains
d'entre nous n'éteignent jamais la veilleuse. Que pen-
seraient-ils de nous?
CÉCILE, avec un cri, sanglotant.
Enfin, elle a compris!...
(Elle met sa tête un instant daui ses mains.)
GINETTE
Il y a bien des femmes chastes qui se consacrent à
Dieu! Pourquoi n'y en aurait-il pas pour se consacrer
à eux? Est-ce que leur divinité n'en est pas digne?...
Et celles comme moi qui ont participé au combat, les
vierges guerrières, comme m'appelait Pierre en riant,
ACTE TROISIÈME 165
hélas! celles-là plus que tout autre! L'esprit des
morts doit vivre parmi nous et nous aider à une vie
plus haute... Là est la vérité, voyez-vous! Et j'étais
folle de ne pas m' apercevoir que tout mon amour
est vécu... Cécile, merci de -m'avoir remise dans
le chemin lumineux... Cécile, je le jure, j'en prends
l'engagement, je resterai fille... mais par exemple, fille
courageuse et fervente... Je travaillerai, je lutterai...
humblement... Je me rendrai utile aux malheureux...
je les aiderai. Là où je vais, déjà les ruines se re-
lèvent... des fabriques, des ateliers fonctionnent. Je
me mêlerai au peuple... je...
DUARD
Ah! je suis vaincu! Que vous importe mon déchire-
ment!... Il compterait pour si peu!... (Désignant Ginelle.)
Contre vous, Ginette, on ne lutte pas!...
(Il s'appuie à un meuble.)
GINETTE
Mon ami, il y a une grande route ouverte devant
moi!... Je ne peux pas ne pas la prendre!...
CÉCILE, avec émotion, à Ginette.
Ginette, à votre départ, vous avez donné des rai-
sons singulièrement plus hautes que celles que j'atten-
dais de vous... Vous avez compris le devoir de certains
êtres, qui se sont enchaînés à ceux qui moururent!
Merci. Parlons net. Puis-je savoir où vous comptez
vous rendre?...
GINETTE
Oui, à Roubaix, mon pays. (Avec hésitation.) Mais,
auparavant, je ferai un détour... Auparavant, j'ai un
pèlerinage à accomplir... J'hésitais, je n'osais pas, je
n'ai jamais osé... Encore maintenant, Cécile, je ne
m'y rendrai qu'avec votre consentement...
166 L'AMAZONE
CÉCILE
Qu'avec mon...
(Elles ce pénùlrent du regard.)
GINETTE
Je désire aller respectueusement embrasser une
terre sacrée et puiser là l'inspiration de ma vie. Cette
émotion si attendue, désirée si ardemment, je vous de-
mande de me la consentir vous-même. Je suis sûre que
vous ne m'en voudrez pas, lorsque vous viendrez à
votre tour, là-bas, et que vous retrouverez la trace de
mes genoux et les fleurs que j'y aurai laissées!
CÉCILE, éclatant, sous le poids de l'émotion,
el lui tendant tout à coup les bras.
Viens, toil
GINETTE s'y précipite.
Ah! Cécile... Merci, merci... Vous me pardonnez
donc, enfin! (eIIcs pleurent sur l'épaule l'une de Vautre.) Je
savais bien que vous ne m'auriez pas laissée partir
sans celftl
(On entend >oe rumeur an dehors.)
CÉCILE, s'essuyant les yeux.
Qu'est-ce que c'est?... Ne crie-t-on pas?... Ah! non,
ce sont des gens qui passent.
DUARD
On chante! Ce sont les gars qui s'en reviennent, ils
chantent en regardant nos fenêtres. Ils s'imaginent
qu'il y a derrière les fenêtres autant de joie que dans
leur cœurl
GINETTE
Oui... Ce sont les gars, qui, la fête finie, retournent
chacun chez soi... Ils se rendent en masse à la gare,
un peu ivres du passé... qu'on vient de remuer...
ACTE TROISIEME 167
DUARD, de la fenêtre.
Soir de fête... soir de bonheur! hélas!...
GINETTE
Écoutez... cette sonnerie?... C'est le clairon... le
clairon de tout à l'heure!... Ce qu'il joue là, c'est pour
moi. « Quand je passerai sous vos fenêtres, m'avait-il
dit, mademoiselle... «. (EUe ouvre brusquement la f»nétre, le
bruit redouble, elle parle.") Je vieUS... je vicnS... je VOUS
accompagne...
DUARD, treisaiUant.
Ginette! Ginette!
GINETTE
A quoi bon attendre des faiblesses ou des lar-
mes!... Tout de suite! Je vais me mêler à eux... à
la foule... Quel plus beau départ pourrais-je souhai-
ter?... Me mêler à la poussière de leurs pas rythmés,
comme s'ils reformaient leurs rangs, comme ils sont
partis autrefois vers la Victoire et vers la Mort!...
Ils m'entraîneront dans leur cohue, jusqu'au quai de
la gare!... Écoutez le clairon... Que c'est beau! Comme
il parle!... Comme tout revit là dedans... Adieu, vous
autres! Adieu!...
DUARD
Ginette! Ah! que je vous regrette... que je vous re-
grette! Il y aura ici un pauvre homme très malheu-
reux...
GINETTE
Non... courageux, comme les autres... comme ceux
qui n'ont pas payé leur tribut à la grande noblesse!
Je vous en supplie, élevons nos âmes, élevons-les...
Nous vivons un moment déchirant, mais sublime...
168 L'AMAZONE
CÉCILE, au moment où Ginette a gagné la porte à i-eciiluns
et où elle va franchir le seuil.
Val val... Ah! je comprends maintenant que tu
n'étais pas seulement la jeunesse... mais l'idéal!
Je doutais de toi. Maintenant je crois. J'ai con-
fiance. Tu as mis tes actes en règle. Va, va, là-bas!
Tu en es digne !... Tu n'es pas de celles qui doivent
profiter du bonheur, mais de celles qui devront
l'inspirer comme tu as inspiré le sacrifice!... Sois
forte et vaillante, mon enfant, toi qui es encore
jeune!... Moi, non plus, je n'ai plus de bonheur
... Je reste seule, finie, impuissante... mais que sur
la terre il y ait enfin tout le grand bonheur des
autres!... Ils l'auront bien gagné!... (Ginetto ouvre la
porte. On entend toujours le clairon et le bruit rylhmé de la loule et
des ehants militaires.) Et dis-lui, là-bas... dis-lui bien que
je lui ai pardonné, comme à toi... à cause de ça...
de ça, qui a passé... et qui a tout emporté!
(Ginette ditparaît par la porte grande ouverte.)
FIN
LES FLAMBEAUX
PIEGE EN TROIS ACTES
Représentée pour la première fois,
au Théâtre de la Porle-Saint-Martin, le 26 novembre 1912.
15
PERSONNAGES
MM.
LAURENT BOUGUET Le Bargy.
BLONDEL HUGUENET.
HERNERT J. CoûUEUH.
PRAVIELLE Etiévant.
PÉLISSIER COLLEN.
MAIRESSE Harment.
HERVÉ Savrt.
LE DIRECTEUR DE « L'AUBE » L. ChristiaiT.
Mmsi
MADAME BOUGUET Suzanne Desprès.
EDWIGE VORODITCH Yvonne de Bray.
MARCELLE ,. , Simone Frévalles.
MM.
BONVALLET. Person.
TALOIRES Mernet.
BARATTIEK ^ . Richaut.
UN JOURNALISTE. . ....... DONEY.
TOUCHET BertAl.'
Etc., Etc..
i
LES FLAMBEAUX
ACTE PREMIER
Le cabinet de Laurent Bouguet à l'Institut Claude-
Bernard. Vaste verrière donnant sur les jardins de l'Insti-
tut. Devant, table de travail. A droite, la table, avec les
tubes, les instruments de biologie, le microscope, etc.
Vitrine. Simples chaises de paille. Au fond, à droite, porte
aux verres dépolis, accédant à une petite antichambre
qui séparele cabinet de Bouguet des couloirs de l'Institut.
SCÈNE PREMIÈRE
BOUGUET, MADAME BOUGUET, BARATTIER,
EDWIGE, PRAVIELLE, MAIRESSE, BONVALLET,
PELISSIER, HERVÉ, TALLOIRES. TOUGHET,
BLONDEL, MARGELLE.
Au lever du rideau, on entre de gauche, c'est-à-dire do l'appartement
des Bougtiet. Le déjeuner rient de prendre tin.
PELISSIER
C'est prodigieux, ce que vient de nous commu-
niquer Bouguet!
BONVALLET
Je suis dans la stupéfaction.
172 LES FLAMBEAUX
MAIRESSE
Quel pas en avant et quel bouleversement de toutes
les théories!
PÉLISSIER
Mon cher Bouguet, tu as résolu de nous étonner
toujours.
BONVALLET
Et notre vénération pour vous deux ne sera jamais
excessive.
BOUGUET
Mais non. Comme d'habitude, ma part, (Avec inten-
tioB.) notre part, à ma femme, à Blondel et à moi, n'est
qu'une contribution au hasard.
MAIRESSE
Pas de mots pareils entre nous, Bouguet! Vous
nous avez dit vous-même, à déjeuner, combien de re-
cherches patientes il a fallu pour arriver à reproduire,
à partir de culture, des lésions cancéreuses carac-
térisées...
BONVALLET
C'est un résultat merveilleux, inattendu, et qui va
être formidable de conséquences!...
BARATTIER
C'est-à-dire qu'il y a encore quinze jours on m'au-
rait affirmé qu'on pourrait les provoquer sans inocu-
lation de fragment de lésion, ça m'aurait paru du
domaine de la fantaisie ! Du Jules Verne pour première
page de journaux!
MAIRESSE
Nous savions pourtant que depuis longtemps vous
étiez sur la question, mais nous ne nous doutions -
pas que vous touchiez au but...
J
ACTE PREMIER 173
PÉLISSIER
Et tu le tenais bien caché!
BOUGUET
Naturellement. Ce que je ne vous ai pas dit pen-
dant le déjeuner, ce sont nos transes, nos espoirs
successifs et nos hésitations finales, lorsque nous avons
enfin obtenu ce résultat d'isoler le bacille. Cf» résultat-
là, voici trois ou quatre mois que nous aurions pu
le faire connaître.
MADAME BOUGUET
Oh! oui, facilement trois ou quatre mois... n'est-
ce pas, Blondel?
BLONDEL
Environ.
BOUGUET
Mais, j'ai horreur de publier trop vite.
PÉLISSIER
Oh! toi, lorsqu'on entend^dire que tu vas t' atteler
à une question, c'est que tu as déjà résolu le problème
aux trois quarts.
BOUGUET
Non, mais, sous prétexte de prendre date, que
de conclusions prématurées sont répandues chaque
jour, n'est-ce pas?... Enfin, maintenant, je crois
pouvoir, sans aucune réticence, déceler le résultat
que nous tenions si soigneusement caché dans la cra-nte
de nous avancer trop tôt. Et c'est lundi que je lirai
à l'Institut la note que je puis qualifier d'officielle.|
PÉLISSIER
Quel retentissement elle va avoir!
15.
iU LES FLAMBEAUX
BOUGUET
Je n'ai plus qu'une crainte, celle dont je vous faisais
part à déjeuner, que, si le fait nouveau s'ébruite ou
se répand trop rapidement, le public ne se mé-
prenne et n'appelle guérison du cancer ce qui n'est,
à tout prendre, qu'un premier pas... définitif, je
veux bien, mais seulement un premier pas.
PRA VIELLE
Vous avez raison. C'est un besoin pour le public
de découvrir des bienfaiteurs de T humanité.
BONVALLET
Et il se paie d'illusions...
PRAVIELLE
Et puis, ton nom est trop aimé, ta personnalité trop
célèbre, l'Institut que tu diriges trop populaire,
par conséquent trop guetté... mais, quel couronne-
ment de carrière si vous pouviez tous deux attacher
votre nom aune pareille découverte!... En tout cas,
l'Institut Claude-Bernard va être rudement à l'hon-
neur, dès lundi!
HERVÉ
Du petit au grand, du simple préparateur que je
suis à la collaboratrice merveilleuse du maître, tous,
ici, nous sommes dans la fièvre.
LE DEUXIÈME PREPARATEUR
Oui, tous.
MADAME BOUGUET, souriant.
Allons, allons!... Du calme, Hervé... et pas de
grands mots.
PÉLISSIER
Enfin, c'est l'espoir presque sûr, désormais, de la
guérison \îu cancer!...
ACTE PREMIER 175
BOUGUET, restrictif et posément.
La seule chose certaine, c'est que nous avons l'a-
gent spécifique du terrible mal et que nous pouvons
l'inoculer aux animaux à volonté, c'est tout... Il
s'agit maintenant de voir comment les immuniser.
MADAME BOUGUET
Et c'q^t là le cœur du problème.
PÉLISSIER
Évidemment.
BARATTIER
Gomme c'est bien de nous avoir prévenus ainsi...
avant les autres!
BOUGUET
J'y tenais.
BONVALLET
Mon cher ami, en descendant, tout à l'heure,
serait-il indiscret de vous demander à voir un animal
en expérience?
BOUGUET
Du tout. Nous avons un singe qui est en train
de succomber à une véritable cachexie...
BLONDEL
Puis, nous avons encore un cheval porteur d'un
cancer de l'estomac. Vous verrez.
MADAME BOUGUET, frappant sur l'épaule de Pravielle.
Enfin! c'en ost fait des théories sur la pathologie
des tumeurs, et, quoi qu'on en ait dit, il faut bien,
cette fois, s'incliner devant l'évidence et en revenir
à la théorie bactérienne... .To l'ai toujours dit!...
Nous l'avons toujours dit ici!
176 LES FLAMBEAUX
BONVALLET
C'est vrai!... Il y a dix ans que vous l'affir-
miez... Quand on songe au nombre infini de gens de
valeur qui ont cherché le parasite sans l'atteindre...
Ce que Doyen va être furieux!...
PRAVIELLE
Ah! Bouguet!... mon cher, mon vieil admirable
Bouguet... Quelle belle chose si vous nous apportez
le sérum du cancer!
BOUGUET, frappant la table de son lorgnon.
Ah ! pardon, pardon, ne donnez pas le ton au public.
Ne m'en faites pas dire plus que je n'en dis. Vous voyez,
vous-même vous prononcez des mots terribles et qui
m'épouvantent. Nous en sommes encore diable-
ment loin! D'ailleurs, pour bien vous fixer sur le point
exact où nous en sommes, pour bien vous montrer
que je ne veux pas m' égarer, je vais vous lire la note
que j'ai préparée pour l'Institut... Vous verrez, elle
est sobre et très courte.
MAIRESSE
En somme, vous prenez date.
BOUGUET
Exactement.
MADAME BOUGUET
Le sérum, c'est TX mystérieux... la tâche ardue
de demain.
BOUGUET, cherchant sur son bureau.
Mais où est donc la dactylographie de la note?
MARCELLE
Je crois, sur la table, papa.
(Elle se lève.)
ACTE PREMIER 177
EDWIGE, se préeipitaiit.
Attendez. C'est moi qui l'ai rangée. Oui, je l'ai
enfermée dans le carton de gauche.
(Elle va au cantonnier.)
MARCELLE, sèchement.
C'était bien inutile.
EDWIGE, après avoir pris le papier.
Voilà, monsieur.
(Marcello le lui prend des mains et le passe à son père.)
BOUGUETj lit. Les gens sont groupés autour de lui.
J'ai entretenu, l'an dernier, l'Académie des tra-
vaux poursuivis en collaboration avec Mme Bouguet
sur certaines techniques nouvelles relatives aux procé-^
dés de culture et de coloration des bactéries. Ces mé-
thodes de travail nous ont permis d'isoler récemjnent
des lésions néoplastiques, un bacille dont la spécificité à
l'égarddes tumeurs malignes ne saurait être mise en doute,
puisqu'on y retrouve constamment et que, par inocu-
lation, il peut reproduire des lésions originelles... (comi-
■ uant, snr le ton de la conversation.) C^CSt tOUt. Le reste n'est
que le développement. D'ailleurs, contrôlez et pesez
les termes.
(Il leur passe le papier.)
MADAME BOUGUET
Pélissier, j'ai là justement quelques lames, regar-
dez-les. (S'adrcssant au préparateur:) LcS COlorationS de CC
matin ont- elles bien donné?
LE PRÉPARATEUR
Les premières sont un peu pâles, mais la seconde
série est parfaite.
178 LES FLAMBEAUX
MADAME BOUGUET, préparant les Ismes dans le microscope.
Vous verrez! L'une est un cancer du pancréas
chez un de nos singes, l'autre une pièce d'autopsie
chez une femme. Distinguez-les... Allez-y!.,.
(Pélissier Ta au microscope et le met au point.)
BARATTIER
Mais, ce fameux bacille, comment se présente-t-il
au microscope?
MADAME BOUGUET
Il n'a rien de remarquable, si. ce n'est sa spore.
(Elle 8'approche du bureau et dessine.) Tcuez, VOyCZ-VOUS, là, à
l'extrémité, cette partie renflée que je dessine, c'est la
spore,
(On l'a entourée.)
BOUGUET
Oui, Voilà, au bout de deux à trois jours, l'aspect
du bacille en culture.
PRAVIELLE
C'est curieux, il ressemble au bacille du tétanos.
BOUGUET
Mais il serait d'ailleurs bien plus simple de vous
montrer le bacille. Si vous disposez d'une minute
encore, quelqu'un va avoir l'obligeance d'aller au
laboratoire nous chercher ce qu'il faut.
(HerTé, le préparateur, fait le mouvement de s"y diriger.)
EDWIGE, le devantant avec empresiement.
J'y vais, monsieur, j'y vais,
BOUGUET
Oui, rapportez-moi quelques préparations... J'en
ACTE PREMIER 179
ai coloré des lames ce matin. Vous les trouverez sur
ma table.
SDWIG£
Oh! je les connais bien.
(Elle sort rapidement.)
SCÈNE II
Les Mêmes, moins EDWIGE.
MAIRESSE
Quelle est donc cette petite? Elle paraît intelli-
gente et pleine d'attentions.
PRAVIELLE
Pendant le déjeuner, elle n'a dit que deux ou trois
choses, mais assez intelligentes.
BOUGUET
C'est une amie de la maison. Une compatriote
de ma femme. Une petite Hongroise que Marcelle
a rencontrée en faisant ses études en Allemagne.
Elle est pleine de bonne volonté, en effet. Elle se
destinait aux études scientifiques, alors nous l'avons
aidée.
MADAME BOUGUET
Elle est plutôt secrétaire... Au laboratoire, elle
fait quelques travaux...
PRAVIELLE
C'est vrai qu'on oublie toujours que Madame Ro»i-
guet est d'origine étrangère!... Elle est tellement
Française de cœur et d'esprit !
180 LES FLAMBEAUX
MADAME BOUQUET
Et VOUS ne vous trompez pas. (d© loin, à PéUssier, au
microscope.) Eh bien, vous avez vu?
PÉLISSIER
Oui, c'est frappant. Il y a identité.
PRAVIELLE
Vous permettez que je regarde à mon tour? (ii
s'approche.)
EDWIGE, rentrej elle rapporte une lame.
Voici les lames.
MADAME BOUGUET
Parfait... Donnez. '
(Mouvement de curiosité.)
PÉLISSIER
Alors, voilà le fameux bacille...
MADAME BOUGUET
Oui... Nous aurions pu d'ailleurs passer au labo-
ratoire.
V BOUGUET
Mais cela va très bien ainsi puisqu'il y a ici un mi-
oroscope... Dureste, à la première occasion, nous ferons
un tour détaillé, si vous le voulez bien... Pour aujour-
d'hui, je n'ai voulu que vous réunir, vous qui avez
été les compagnons de ma j eunesse. Oui, j e vous devais
cette conversation : il m'aurait paru que je faisais
une offense à notre amitié, "si vous aviez appris par
la note de l'Institut un résultat de '^ette importance,
et je vous ai réunis pour vous dire ...plement, entre
deux tasses de café : Voilà où j'en suis. Et cela ne
ACTE PREiMIER 181
va pas, je l'avoue, sans une petite émotion... pour
Jeanne, pour moi... (se tournam vers Biondei.) et pour
Blondel aussi.
MADAME BOUGUET
Je crois bien... (Mettant la lamc qu'a apportée Edwige dans le
mieroscope.) Voilà, regardez.
BOUGUET
Car, maintenant, il faut rendre à Blondel ce que
nous lui devons... Ce n'est pas peu!
BLONDEL
Oh! moi, je suis le collaborateur.
BOUGUET
Non, mon cher, non, n'essaie pas de te déguiser
modestement. Tu fais partie de la trinité.
BLONDEL
\'oilà, voilà le mot : nous sommes une trinité.
(il se met à rire.) Diable! des Scientifiques qui se mettent
à parler de trinité!...
PRA VIELLE
Et votre grand bouquin de philosophie, où en est-il?
BOUGUET
Ah! mes amis, ça, c'est autre chose... mais une
chose qui n'est pas moins importante à mes yeux.
Oui, ce livre résumera ma philosophie en même temps
que toute ma pensée scientifique. Voilà cinq ans
que j'y travaille. Le manuscrit est là, dans ce tiroir...
il a peut-être la valeur de trois à quatre cents pages.
C'est le fils de mes entrailles.
PRA VI ELLE
Trois cents pages déjà! Mais, alors, il est prêt à
être publié.
• u
182 LES FLAMBEAUX
BOUGUET
Que non! J'ai encore, sur l'évolution, de gros cha-
pitres à écrire. Pour l'instant, je me dois à notre
nouvelle découverte.
PRA VIELLE
Le monde n'oubliera pas, pendant ce temps, que
vous êtes, mon cher ami, en même temps celui qui a
écrit sur la chimie organique les choses les plus ré-
vélatrices et celui qui imprime à la philosophie mo-
derne une orientation nouvelle. Vous avez donné à
la métaphysique une valeur presque expérimentale.
MADAME BOUGUET, qui a fini de placer la lame
dans le microscope.
Tenez, regardez.
PÉLISSIER, appelant Madame Bouguet.
Madame Bouguet, nous allons vous être désagréables,
mais tant pis, je ne résiste pas à l'envie de vous en
parler et de vous avouer notre joie... J'ai lu ce matin
qu'on allait décerner le prix Nobel à Bouguet...
BOUGUET, vivement.
Mais non. Rien n'est moins sûr et rien n'est moins
utile. D'ailleurs, le prix sera décerné, je crois, à un
littérateur, Hernert, le poète belge... Ne nous occupons
pas de ces vétilles.
PRAVIELLE, au microscope.
Mais, j'aibeau regarder... à moins que j'aie la ber-
lue... vt)ilà qui est bien loin de ce que j'avais com-
pris....
MADAME BOUGUET, inquiète, se rapproche de l'instrument.
Qu'est-ce que cela, Edwige? Voyons, vous vous
moquez du monde! Qu'est-ce que vous m'avez apporté
là?...
(A ce moment, Bouguet s'est approché de la table et a regardé au
microscope.)
ACTE PREMIER 183
BOUGUET
Il y a erreur.
MADAME BOURGUET
Je vous demande pardon, messieurs!...
EDWIGE
C'est vrai? Oh! mon Dieu! Quelle absurdité !'
MADAME BOUGUET, sèchement.
Elle nous a apporté le bacille de Doyen.
(A ce moment, Edwige pleure de confusion.)
PÉLISSIER
Le bacille de Doyen... C'est assez drôle!...
MAIRESSE, riant.
La gafïe est amusante, mais ne pleurez pas, made-
moiselle, il arrive à tout le monde de se tromper...
MARCELLE, se retournant brusquement vers les deux préparateurs
qui parlaient à Yoix basse.
Plait-il?
MADAME BOUGUET, se retournant.
Qu'est-ce qu'il y a, Edwige?
MARCELLE, sèchement.
Ces messieurs faisaient une observation. Vous
disiez, messieurs?
TALLOIRES, gêné.
Mais, rien du tout, mademoiselle. Vous avez^mal
entendu ou mal compris.
MARCELLE
C'est bien ce que je me disais.
iSi LES FLAMBEAUX
EDWIGE, s'excusant comme elle le peut.
Je suis navrée, véritablement, messieurs.
BOUGUET
Elle a pu confondre... J'avais sur ma"" table des
lames de comparaison. Du reste, je vous en prie,
passons au laboratoire, je vous montrerai des prépa-
rations authentiques... Et puis, nous descendrons voir
les animaux... Venez tous.
BARATTIER
Sauf moi, cher ami. Je prends congé.
BOUGUET
Alors, au revoir et à bientôt, Barattier. Après la
séance de l'Institut...
MADAME BOUGUET, à Edwige.
C'est intelligent, ce que vous venez de faire là! (a sa
fille.) Toi, tu vas à l'ouverture du cours de Bamberger?
MARCELLE
Je mets mon chapeau. Je serai à la Sorbonne bien
à temps.
EDWIGE, en sortant, se ravise et s'approclie, timide, de Marcelle.
'Marcelle, vous m'en voulez de ma bêtise?
(Marcelle lui tourne nettement le dos.)
MADAME BOUGUET, aux autres, sur le pas de la porte.
Je vous rejoins.
BLOND EL, appelant Edwige.
Allons, allons. Ce n'est pas bien grave. Et puis,
quoi, nous avoir rapporté le bacille de Doyen, il y a
des gens qui trouveraient cela très spirituel! Sacrée
gosse...
(Il lui envoie une taloche et la pousse devant lui.)
ACTE PREMIER i85
SCÈNE III
BARATTIER, MADAME BOUGUET, MARCELLE.
BARATTIER, seul avec Madame Bouguet et Marcelle.
Je vois que votre amie, mademoiselle, fait joujou
avec les choses sérieuses.
MADAME BOUGUET, vivement.
D'ailleurs, elle n'est pas destinée à cette carrière.
Ce n'est là qu'un bien petit incident...
BARATTIER
Et vous, mademoiselle, vous allez passer votre
thèse?
MARCELLE
Je commence déjà à rédiger...
BARATTIER
Voulez- VOUS que nous descendions ensemble?...
MARCELLE
J'ai à direjdeux mots à ma mère. Excusez-moL
BARATTIER
Mademoiselle... Madame...
MADAME BOUGUET
Bonjour, monsieur.
16.
186 LES FLAMBEA[1X
SCÈNE IV
MADAME BOUGUET, MARGELLE.
MADAME BOUGUET, prête à s'en aller.
C'est pour ne pas descendre avec Barattier? Ça
t'ennuie d'aller avec lui au cours d'ouverture?
MARCELLE
Non, je ne cherchais pas un prétexte le moins du
monde... J'ai à te parler,
MADAME BOUGUET
Pas maintenant, mon petit... Tu sais bien qu'il faut
que j'aille retrouver ces messieurs et leur serrer la
main.
MARCELLE
Ils peuvent attendre et se passeront de toi.
MADAME BOUGUET
Quelle mouche te pique? Pourquoi ce ton impé-
ratif?
MARCELLE ^
Je n'ai pas de ton impératif du tout... J'ai un ton
impatienté peut-être.
MADAME BOUGUET
De quoi? Ah! bon... j'y suis!... la bourde de la
petite?... Dame! nous sommes du même avis. Devant
des personnalités comme celles qui sont en présence
aujourd'hui des enfantillages de ce genre sont regret-
tables. Elle a témoigné d'un zèle imbécile il faudra la
reléguer à des besognes de sa compétence et la limiter.
Elle n'est pas forte, décidément.
(Elle range les instruments.)
ACTE PREMIER 187
M.AJICELLE
Pas forte?... C'est toi qui le dis... Elle est peut-être
la plus forte de nous trois... mais sur d'autre matière
que sur la chimie ou la biologie. Là- dessus, elle n'at-
teindra jamais le niveau d'un garçon de laboratoire...
MADAME BOUQUET
N'est-ce pas toi-même qui as voulu la première
l'intéresser à ces matières, la protéger? Tu l'as encou-
ragée.
MARCELLE
J'assume ma part de responsabilité... Il y a mal-
donne, voilà tout.
MADAME BOUGUET
Elle avait une âme d'institutrice allemande. Elle
restera puérile... C'est une femme- enfant.
MARCELLE
C'est une femme, un point, c'est tout. Etre une
femme, ce n'est pas donné à tout le monde, sais-ta
bien?
MADAME BOUGUET
Ah bah?
MARCELLE
Être une femme, c'est un don, une qualité spé-
ciale.
MADAME BOUGUET
Tu en as de bonnes! Et tu dis cela en me jetant un
regard de mépris supérieur!... C'est bien de ton âge ..
Morveuse! Allez... au cours!... Enfile l' escalier!
MARCELLE
Je n'ai pas dit quelque chose d'extraordinaire...
Tu n'es pas une femme, maman.
188 LES FLAMBEAUX
MADAME BOUGUET
Merci pour ta mère...
MARCELLE
Heureusement!... Tu es un être à part, une espèce
de sainte laïque, un cerveau exceptionnel, que je vé-
nère, que nous vénérons tous, mais, enfin, à force de
vivre dans les idées démonstratives et dans les recher-
ches, il y a mille choses de la vie courante qui t'échap-
pent... C'est du reste très beau... J'ai déjà vu des
gens te lancer des choses désagréables en pleine figure,
et toi tu souriais... Tu ne comprenais pas. Tu es admi-
rable!... Ainsi, tout à l'heure, tu n'as pas remarqué
les sourires que cette petite scène grotesque, qui ne
devrait pas avoir lieu à l'Institut Claude-Bernard, a fait
naître sur les lèvres de Pélissier et de Mairesse... Non,
tu n'as rien vu!...
MADAME BOUGUET
A qui la faute, alors?... A nous tous. Et puis,
qu'est-ce que ça peut nous faire?
(Elle hausse les épaules.)
MARGELLE
Tiens, tu es en or, décidément!
MADAME BOUGUET
Ah! mais, où veux-tu en venir, à la fin?
MARCELLE
Eh bien, moi, j'ai entendu pour deux, et ce n'est
pas la première fois, et ce ne sera pas probablement la
dernière que mes oreilles seront blessées, si cela ne
change pas ici.
MADAME BOUGUET, croisant les bras,
'Et^qu'est-ce que tu as entendu? Quoi, quoi?
ACTE PHEiMIER 189
MARCELLE
Une plaisanterie à voix basse^ grossière, révol-
tante.
MADAME BOUGUET, avec hauteur.
Qui s'est permis?
MARCELLE
A quoi bon désigner?... Tu m'as appris à ne pas
rapporter. Style de carabin, c'est possible, mais style
très net.
MADAME BOUGUET, méprisante.
Ah! bon, je vois qui...
MARCELLE
Si tu exiges que je te répète l'expression, je l'ai
retenue mot pour mot. Accorde- m' en la permission
et j'oser^...
MADAME BOUGUET
Oh! cette pudeur!... Va donc... Ose, va!...
MARCELLE, baissant la voix.
Eh bien, ils ont dit que papa et Edwige...
MADAME BOUGUET, l'interrompant.
Assez !
MARCELLE
Ah! tu vois bien... tu vois bien que tu avais par-
faitement compris!
MADAME BOUGUET
Jamais de la vie!... J'ose à peine... Comment peux-
tu répéter une pareille saleté qui devrait te faire honte?
M.VRCELLE
Parce que je l'ai entendue... Puis, il y a six mois,
190 LES FLAMBEAUX
maman, que cela se chuchote dans les coins... Ça
devient même une manière de plaisanterie très cou-
rante dans les laboratoires... « Ah! le patron fait de
la physiologie appliquée. »
MADAME BOUGUET
Quelle turpitude! Et c'est toi qui oses porter une
pareille insinuation sur ton père, toi qui...
MARCELLE
Non, maman... Ne me fais pas dire ce que je n'ai
pas dit. Tu vas trop vite, maintenant. Tu devances
mes paroles. Je cafarde seulement ce qu'on murmure,
dans nos salles, entre deux portes, et je m'empresse de
t' assurer que je n'en crois pas le premier mot... (sim-
plement.) Voyons, est-ce que je t'en parlerais, à toi!
MADAME BOUGUET
C'est juste.
(Elle s'éloig^ne, songeuse.)
MARCELLE, se rapproclie.
Seulement, le danger est flagrant. Il faut que cela
cesse. Nous sommes ridicules, ou, du moins, papa est
ridicule, ce qui est bien plus grave... Ah! s'il ne s'agis-
sait que' de nous deux!... Mais, réfléchis, la situation
d'Edwige est devenue anormale. C'est nous qui l'avons
encouragée, soit; décrétons alors qu'il y a une Hmite
à toutes les bêtises.
MADAME BOUGUET, haussant les épaules.
Ah! ma pauvre fille... Nous sommes au-dessus de
ces misérables potins, et ce ne serait pas la peine d'être
ceux-là que nous sommes...
MARCELLE
Vous parvenez au plus beau moment de votre exis-
ACTE PREMIER 191
tence, à votre apogée. Dans trois jours, papa ne
deviendra pas seulement une gloire nationale, mais
l'humanité entière le revendiquera. Son nom déjà
célèbre sera désormais immortel. Je crois fermement
qu'il touche au but. Eh bien, vous avez des ennemis...
Papa, qui a déjà suscité tant de haines, est parvenu
au moment de sa vie où il va sentir cruellement les
morsures de tous ces vilains chacals... Moi, je le sens,
qu'est-ce que tu veux? Je le sens de toutes parts...
je devine des campagnes de presse, des trahisons, et
je dis, maman, qu'il est temps que tu t'éveilles. Il ne
faut pas que sa gloire soit entachée du plus petit
ridicule, et si tu avais entendu tout à l'heure la gros-
sièreté que j'ai entendue, tu m'excuserais de m' adres-
ser, comme je le dois, à la gardienne de la maison... Il
est impossible que l'on puisse dire que papa a ici même
•des complaisances douteuses et que tu les tolères...
MADAME BOUQUET
Marcelle!...
MARCELLE
Je vois, à ton cri d'indignation, que tu commences
à saisir la portée du préjudice moral que nous subis-
sons et que la bonté ou la faiblesse de papa...
MADAME BOUQUET
Ah! pour le coup, je n'en tolérerai pas davantage!
Je ne te permets pas d'employer de pareilles expres-
sions à propos de ton père!
MARCELLE
Si ce ne sont pas des faiblesses, je voudrais bien
savoir de quel nom il faut désigner le sentiment qui
l'entraîne! Mais, tu n'as pas vu, tout à l'heure, quand
il a réclamé les pages de la communication... Edwige
s'est précipitée en même temps que moi.
192 LES FLAMBEAUX
MADAME BOUGUET
Ce n'est que très gentil.
MARCELLE
Je l'ai devancée et lui ai pris les feuillets... Papa,'^à
qui rien n'échappe, même dans les moments où il
paraît le plus étranger, n'a pas manqué, deux minutes
après, de lui donner l'occasion de sa revanche.
MADAME BOUGUET
De sa revanche?
MARGELLE
Au lieu de s'adresser à son préparateur, car c'était
à Hervé ou à Tronchet à aller au laboratoire, il lui a
donné l'occasion de briller... Ah! elle a été jolie, la
revanche!... Et c'est papa qui a été puni de sa fai-
blesse (car il n'y a décidément pas d'autre mot) et...
MADAME BOUGUET, fronçant les sourcils et sur un ton sans
réplique.
Pour la dernière fois, pour la dernière, tu entends,
je te défends de parler ainsi... tu ne dois pas te con-
duire vis-à-vis de tes parents comme une petite
échappée de la Sorbonne.
(Silence.)
MARCELLE
Je parle comme une fille très tendre et très respec-
tueuse; quand tu auras réfléchi, tu verras que la situa-
tion d'Edwige est véritablement impossible. Il faut
lui trouver une fin. Il faut la caser.
MADAME BOUGUET
Si tu le prends sur ce ton, à la bonne heure. Ad-
mettons! Mais encore ne pouvons- nous pas jeter à la
rue, au bout de trois ans, une jeune fille à laquelle
ACTE PREMIER 193
nous n'avons rien à reprocher, qui est ton amie la plus
intime, que nous avons fait venir de Hongrie, en la
détournant de son avenir normal, et que nous aurions
eu tort d'encourager, si c'était pour l'abandonner de
la sorte!...
' MARCELLE
Mais, maman, je ne demande pas qu'on l'éloigné de
nous complètement... je propose un changement de
situation.
MADAME BOUGUET
C'est simple! Comme ça, du jour au lendemain...
Trouve! Si tu as une idée... fais m'en part.
MARCELLE
Mais, le moyen est tout trouvé; il est dans la maison
même... S'il n'était pas là, à portée de la main, je ne
t'aurais pas parlé, je ne t'aurais pas divulgué les
potins.
MADAME BOUGUET
De quoi s' agit- il?...
MARCELLE, simplement.
Eh bien! Blondel l'aime... Qu'il l'épouse!...
MADAME BOUGUET
Ah! ça, par exemple! Tu n'y vas pas de main
morte!... Blondel l'aime?... Qu'en sais-tu? Voilà qui
est nouveau! D'où sors-tu ça, tout à. coup?...
MARCELLE
J'en àuis sûre, maman... Il me l'a dit...
MADAME BOUGUET, après un vif étonnciuenl, médilc, et,
avec un sourire un peu triste.
Et moi, il me l'a caché!... Du reste, c'est logique...
Tu as prétendu, tout à Iheure, que je n'étais pas une
17
194 LES FLAMBEAUX
femme, par conséquent, pas une confidente. Et il
t'a fait cet aveu, à brûle- pourpoint.;, sans raison?
MA.RCELLE
Non, bien sûr... Tu connais sa manière... moitié
riant, moitié sérieux... un peu farce, mais très sin-
cère.
MADAME BOUGUET
Il Faime. Soit. Cependant, t'a-t-il laissé entendre
qu'il l'épouserait?...
MARCELLE
Pas de façon précise, mais ce sont des choses que l'on
sent.
MADAME BOUGUET
Ah! parfait! Tu disposes les pions à ta guise... Je
me disais aussi!... (songeuse.) Car, enfin, il y aurait des
objections, de graves objections, mon enfant, à ce
mariage.
MARCELLE
Lesquelles?
MADAME BOUGUET, après une hésitation.
Au fait, oui, lesquelles?... Mais que tout cela est
donc extraordinaire! Je m'étais bien aperçue de
quelques bizarreries... une sympathie qui éclate à
tout bout de champ, des grosses taloches sur les
épaules, son rire grave et joyeux, quand elle est là...
(Kiie iioche la tète.) Ah! évidemment, ce serait là une
solution qui changerait bien des choses,., et... si elle
pouvait jamais se réaliser... quelle situation ines-
pérée pour cette petite!
MARCELLE, vivement.
N'est-ce pas? Justement, si je me suis permis de
parler aujourd'hui, c'est que tout coïncidait, la certi-
ACTE PREMIER 195
tude que j'ai de l'amour de Blondel pour Edwige, la
nécessité où nous sommes de nous en séparer, l'inju-
rieuse calomnie et...
(La p»rte qui va au laboratoire s'ouvre ; entre Blondel.)
SCENE V
Les Mêmes, BLONDEL.
BLONDEL
Eh bien, madame Bouguet, venez- vous?... Ces
messieurs se retirent. Pélissier est obligé d'aller au
Muséum, et Laurent va les faire passer par la salle
Richet.
MADAME BOUGUET
Excusez-moi, Blondel, auprès d'eux. Dites que j'ai
du travail à terminer.
BLONDEL
Convenu... (ii revient.) Dites-moi... vous avez sa-
vouré la petite?... Croyez- vous?... Satanée gourde!...
(il rit.)
MADAME BOUGUET, le fixant.
Elle n'en fait jamais d'autres!...
BLONDEL
Il y a des jours... il y a des jours.'.. Vous savez,
c'est comme quand on commence à casser une as-
siette, on en casse vingt, trente... Elle larmoie dans
tous les coins, parole!... Je lui dis de ne pas prendre
les choses trop dramatiquement...
MADAME BOUGUET
C'est ça... faites-la rire, si vous avez du temps è
perdre.
196 LES FLAMBEAUX
BLONDEL
J'ai essayé... Je l'ai appelée madame Baggessen...
vous savez le clown ahuri... mais ça n'a pas eu l'air
de porter beaucoup!... Alors, vous ne venez pas?
MADAME BOUGUET
Impossible.
BLONDEL
Excusez-moi de vous avoir dérangée. Au revoir,
petite Marcelle. Amusez-vous au cours de ce vieux
raseur... (ll sort gaiement.)
SCÈNE VI
MADAME BOUGUET, MARCELLE.
Les deux femmes restent silencieuses un grand temps.
MARCELLE, regarde sa mère et avec un sourire malin.
Eh bien, tu vois!... Que te disais-je?... A quoi
penses-tu, que tu ne réponds rien?
MADAME BOUGUET
Comme c'est étrange!... Et je n'avais rien vu!...
MARCELLE
Alors? (Nouveau silence.)
MADAME BOUGUET
Tiens... Tu m'as troublée... Tu m'as dérangée dans
ma quiétude... je t'en veux... Et je suis triste que cela
vienne de toi.
MARCELLE
Maman!
ACTE PREMIER 197
MAD.VME BOUGUET
J'étais tranquille. Voilà que tu viens frapper ma
sérénité en plein cœur... Je t'en veux...
MARCELLE, émue.
Maman, je serais désolée que tu ne m'aies pas
comprise, que tu interprètes...
MADAME BOUGUET, continuant.
Aller son chemin, tout droit, même sans rien voir,
comme c'était bien!... Je pense à cela, en regardant
sur ce papier, cette petite bête à bon Dieu entrée par la
fenêtre. Elle est toute dépaysée... elle court sur la
crête du feuillet, mais elle cherche son chemin... droit
devant elle... toujours devant... (Elle donne une pichenette
sur le papier et fait tomber la petite bête.) Il ne faut jamais
ouvrir les yeux à personne, Marcelle.
MARCELLE
jNIaman, maman, si je t'ai fait de la peine, je t'en
demande pardon.
MADAME BOUGUET, relevant fièrement la tête.
Oh! pas de la peine... Je suis trop orgueilleuse! Et
puis, aussi, trop pratique... Je n'ai de la peine que
lorsque j e m'y autorise et, véritablement, tout ce que
tu viens de dire est trop misérable, oui, ma foi, trop
misérable... (sèchement.) Allons, va à la Sorbonne, je
t'en prie, tu seras en retard... D'ailleurs, j'aimerais
bien savoir ce que Bamberger va dire sur les réactions
secondaires des sérums. C'est autrement intéressant
que des potins de ménage... Prends garde. Voilà ton
père.
(Entre Bouguet.)
BOUGUET
Qu'est-ce que m'annonce Blondel? Tu ne viens
pas? Pourquoi?
17,
198 LES FLAJIBEAtIX
MADAME BOUGUET
J'ai à nettoyer l'objectif... et je vais mettre un peu
d'ordre dans ces préparations...
BOUGUET, à sa fille, qui met sa serviette d'étude sou» le bra».
Pas encore prête, toi?
MADAME BOUGUET
Je ne cesse de lui dire qu'elle va se mettre en
retard !
MARCELLE, s'npprochant, bas à sa mère.
Au revoir, maman... tu m'en veux encore?
MADAME BOUGUET
Ça passera.
(Marcelle sort.)
SCÈNE VII
MADAME BOUGUET, BOUGUET, UN GARÇON
DE LABORATOIRE.
MADAME BOUGUET
Dis-moi, Laurent?
BOUGUET
Quoi?
MADAME BOUGUET
Tu les congédies?
BOUGUET
Mais oui,|ils^mettent leurs chapeaux?
MADAME BOUGUET
Weux-tu revenir tout de suite?
ACTE PREMIER 19»
BOUQUET
Pourquoi?
MADAME BOUQUET
Cinq minutes... Une chose importante.
BOUQUET
Importante? Diable! Je reviens... Je les confie à
Blondel... (ii sort.)
MADAME BOUQUET, restée seule, appelle un garçon de laboratoire.
Arthur ! Tenez, avec une goutte de xylol, nettoyez- •
moi ces lames avec soin et portez-les sur ma table...
Je vais aller à la salle Broca, tout à l'heure... Est-ce
que l'œdème du chien a diminué, ce matin?...
LE GARÇON
Ça n'a pas changé, madame.
MADAME BOUQUET
Bien. J'irai voir tout à l'heure,
(Il s'en Ta. Madame Bouguet, avec une serviette, nettoie quelques
instruments.)
SCÈNE VIII
MADAME BOUGUET, BOUGUET.
BOUQUET
C'est fait. Je crois qu'ils partent sous une forte
impression... Alors, il y a quelque anicroche? Tu parais
soucieuse?...
MADAME BOUGUET, rapide, franche et très simple.
. Non, je suis simplement en train de penser qu'il
faut prendre, mon ami, une détermination relative à
Edwige. '
200 LES FLAMBEAUX
BOUGUET
A cause du petit incident de tout à l'heure? Mon
Dieu, quelle histoire! Elle pleure, on la gronde... Eh
bien, grondons-la en chœur et que ce soit fini.
MADAME BOUGUET
Non, Laurent, je crois que sa dernière manifesta-
tion est concluante.. Trop de complaisance de notre
part à la faire évoluer dans une voie à laquelle rien ne
la prédestinait deviendrait une bêtise. Passe encore
si c'était la deuxième ou la troisième fois, mais des bé-
vues de ce genre arrivent à tout bout de champ. Enfin,
il n'y a plus d'illusion à se faire, elle ne montre pas la
moindre aptitude.
BOUGUET
C'est un peu vrai. Ma foi, sans la froisser, rétro-
gradons; c'est facile. Il n'y a qu'à la ramener peu à peu
à son emploi premier... Elle fera ce qu'elle faisait à
son entrée dans la maison... Elle lira, traduira, copiera.
Ce n'est pas l'ouvrage qui manque... mon livre, et tout
ce qu'il comporte de bibliographie!...
MADAME BOUGUET
Cela ne constitue pas une carrière... Il faut lui
trouver une situation plus définie... Tiens, on vient de
monter de la photographie le cliché en couleur de
l'autopsie... tu ne l'as pas vu? Regarde-le. (Elle prend un
cliché et le lui donne.)
BOUGUET, va à la fenêtre et regarde le cliché.
D'ailleurs, cela ne durera qu'un temps. Elle se dé-
brouillera bien d'elle-même... elle peut se marier...
MADAME BOUGUET
Justement, c'est à quoi je voulais en venir... Je lui
ai trouvé un parti.
ACTE PREMIER 201
BOUGUET, s»ns se retourHer.
Ah!
MADAME BOUGUET
Quelqu'un qui laime.
BOUGUET
Qui ça?... (Madame Bouguet ne dit rien.) LeS CGuleUFS SOnt
bien, n'est-ce pas?
MADAME BOUGUET
Pas aussi nettes que j'aurais souhaité.
(Silcmse.
BOUGUET, toujours de dos.
Alors, qui ça?
MADAME BOUGUET
Blondel.
BOUGUET, posant ses. clichés et se retournant.
Qu'est-ce que tu me racontes?...
MADAME BOUGUET
il l'aime.
BOUGUET
Qu en sais- tu?
MADAME BOUGUET
C'est lui-même qui me l'a dit.
BOUGUET
Ah! bah! il te l'a dit?... c'est difîérent.
MADAME BOUGUET
Oh! j'ai l'air de ne m' apercevoir de rien. Et puis,
tout de même, je suis une petite femme de ménage.
Rien ne m'échappe de ce qui se passe chez moi.
BOUGI^ET
Tiens! tiens! le cachottier. Et il l'épouserait?
202 LES FLAMBEAUX
MADAME BOUGUET
Puisqu'il l'aime!
BOUGUET
Ce n'est pas toujours une raison!
MADAME BOUGUET
Écoute, Laurent, s'il est faisable, il faut que nous
réalisions ce mariage... il m' apparaît logique... Ce
serait pour lui une femme charmante, et, pour elle,
songe donc, quel avenir merveilleux... quelle éléva-
tion subite!... Enfin... elle doit y penser elle-même
dapuis longtemps, va, sans nous le dire et sans oser
l'espérer.
BOUGUET
Ah! si tu es certaine que Blondel... mon Dieu! évi-
demment... c'est tout à fait le genre de femme qu'il
lui faudrait, en principe... (un temps.) Je ne te con-
naissais pas cette manie!... Mais Blondel a peut-être
des visées plus hautes. S'il ne t'a pas confié qu'il
l'épouserait, où prends-tu que... Se sont-ils parlé,
approfondis... La petite connaît cette affection?.
MADAME BOUGUET
Nous le lui demanderons. Je t'assure, ce mariage
s'impose par sa logique dès qu'on y réfléchit... et il
doit se faire... Il ne se présente qu'un mais à l'horizon...
BDUGUET
Tu vois!... Lequel?
MADAME BOUGUET
Ce que nous avons caché à tout le monde, que nous
savons seuls, toi et moi, et que Blondel ignore, fort
probablement.
BOUGUET
Peuh! Si ce n'est que ça!... Blondel est au-dessus
ACTE PREMIER 203
des préjugés comme nous tous. Vieille histoire, et qui
s'est passée dans son pays... Toutefois, tu as raison
d'y songer... Tous les scrupules sont possibles.
MADAME BOUGUET
Oui, je ne vois guère que ce point délicat, car, pour
ce qui est d'elle, nous ne doutons pas de la joie qu'elle
ressentirait, n'est-ce pas?
BOUGUET
Marieuse, va!... Nous en reparlerons... Allons au
laboratoire!
MADAME BOUGUET
Non pas! Liquidons ceci tout de suite. Puisque tu
m'approuves... je vais aider et précipiter les choses.
BOUGUET
Du calme, du calme, diable!... Qu'est-ce qui te
prend? ...Un conseil, même : ne nous mêlons pas de
ces affaires-là... Il faut laisser les gens se débrouiller
eux-mêmes dans leurs histoires sentimentales. Nous
deux, nous avons des choses plus sérieuses sur la
planche... On s'occupera de ce rapprochement durant
les vacances...
MADAME BOUGUET
Pourquoi pareille échéance? Mon projet ne te
contrarie pas?
BOUGUET
Et en quoi veux-tu qu'il me contrarie?... Nous le
discuterons seulement un autre jour. Ce sont des
préoccupations subalternes. Viens travailler... (a va
sortir.)
MADAME BOUGUET
Laurent!
204 LES FLAMBEAUX
BOUGUET, surpris du ton.
Qu'est-ce qu'il y a?
MADAME BOUGUET
Promets-moi que tu vas répondre franchement,
loyalement, à ma question?
BOUGUET
Mais oui, mais oui.
' MADAME BOUGUET
Peux-tu t' engager sur l'honneur à y répondre?...
BOUGUET
Certainement.
MADAME BOUGUET
Tes hésitations me forcent à te poser une question,
Laurent...
BOUGUET
Parle, je t' écoute, ma bonne amie.
MADAME BOUGUET
A une époque de ta vie présente ou passée, n'as-tu
pas cédé à un caprice? Enfin, n'y a-t-il rien eu entre
Edwige et toi...
BOUGUET
Mais, jamais de la vie, par exemple!
MADAME BOUGUET
Je te demande de m'éclairer en cette minute. Tu
sais bien que je saurais supporter cet avue, surtout
fait dans des conditions pareilles... Non, laisse-moi
parler. Je tiens à ce que tu connaisses toutema pensée...
BOUGUET
Je t'écoute sans broncher. Va!
ACTE PREMIER 205
MADAME BOUQUET
Quoique absorbé par notre travail, un homme de ta
sorte peut avoir éprouvé des entraînements quej 'ignore
ou auxquels je ne me suis pas asse^ attachée, non par
dédain, certes, mais par supériorité peut-être... Ce
qu'il y a de beau, d'admirable et de suprême, c'est
notre union indissoluble, Laurent, notre collabo-
ration d'âme, jour à jour, heure à heure, qui a fait de
nous un bloc, je crois qu'on peut le dire, une véritable
unité... Ça, c'est intangible... Mais tu es un homme
recherché, encensé... si, si, je sais la séduction que tu
imposes à ton cours. Enfin, si cette séduction a été
pour toi, à quelque heure que ce soit, un entraîne-
ment, si la chair a été tentée, si tu as éprouvé des
désirs... eh bien, il faut me le dire, Laurent. Je suis de
taille à supporter cet aveu, à condition que rien
n'entame par exemple notre belle union et notre
amour! Ce ne serait pas la peine d'être la compagne
de tes idées ni une scientifique plus élevée que ne le
sont les bourgeoises vulgaires pour ne pas donner leur
exacte valeur à des gestes secondaires... Et puis, tu
es un homme!... Les femmes ont toujours, tu le
sais, du mysticisme, du fanatisme qui limite leur
champ de conscience... toi, pas : ta force a quelque
chose de vraiment terrien et parce que tu es plus
profondément racine à la terre... qui sait?... Sois
sincère, à cette minute... je l'exige de toi... Oh! je
ne récriminerai pas dans ce cas., je n'entrerai pas
dans des détails oiseux... Si tu as eu avec Edwige
une aventure que j'ignore, eh bien, devant un état de
choses nouveau, nous chercherions à deux une solu-
tion très nette, et avec de la volonté nous y parvien-
drons. Ce serait très simple, tu verrais, très simple...
On r éloignerait sans avoir l'air de rien... on lui cher-
cherait une situation sortable en dehors d'ici. Eh bien,
voyons... aide-moi... parle, parle!
18
206 LES FLAMBEAUX
BOUGUET
^Ma bonne amie, tu m'as demandé de me taire,
et je me suis tu, résolument!... Et que veux-tu que
je réponde, d'ailleurs... Je demeure abasourdi... aba-
sourdi est le mot!...
MADAME BOUGUET
Ce n'est pas vrai, alors... ma supposition était
absurde?...
BOUGUET
Mais elle frise la folie, simplement! Plaisanteries
de carabins entre eux... sur le patron. Ce sont des
blagues d'étudiants. Qui a pu te faire douter... et à
quel propos, d'abord!
MADAME BOUGUET
Ah! c'est qu'aussi, Laurent, à certaines heures
de mon existence je me sais demandé si j'avais tou-
jours été la femme qu'il te fallait... C'est très beau
d'être ta compagne, ton associée, et que tu daignes faire
de moi ton égale... mais je n'ai peut-être pas satisfait
pleinement tes ambitions, tes rêves... A force d'être
simple, d'être nature, de dédaigner soi-même son
apparence physique, on se dépouille d'un charme
peut-être nécessaire. Je sais bien, j'ai mon front,
(Elle le relève fièrement.) mais, tu vois, je n'ai même plus
mes mains... tout abîmées par les réactifs et les oxydes.
Tu as peut-être caché d'autres désirs, des exigences
que tu as préféré ne pas m' avouer...
BOUGUET, brusquement se lève.
Allons, allons, en voilà assez!... Tu m'émeus et
tu m'irrites à la fois. Je dis non; c'est non... et voilà
tout. Une pareille conversation sort de nos habitudes
et ne doit pas y rentrer
ACTE PREMIER 207
MADAME BOUGUET, arec joie.
C'est non, bien non? Ah! mais, alors, cela ne va
pas se passer ainsi!
BOUGUET
Que veux-tu dire?
MADAME BOUGUET
Que toute ma colère, mon indignation, vont éclater,
cette fois... Tu veux le savoir? On t'accuse de toutes
parts. On insulte mon mari... La maison entière,
parait-il, est remplie de cet écho... Oui, on en parle
et on nous en éclabousse...
BOUGUET
Et c'est aujourd'hui que tu m'avertis, aujour-
d'hui seulement!
MADAME BOUGUET
Oui, parce que jusqu'ici j'avais repoussé la moindre
insinuation avec dégoût; mais aujourd'hui, sais- tu
qui me l'a crié, pour ainsi dire en pleine figure... ta
fille, ta fille elle-même.
BOUGUET
Marcelle !
MADAME BOUGUET
Avec une voix sifflante et coupante que je ne lui
connaissais pas... Oh! il faut enrayer au plus vite...
au plus vite!... C'est grave... Je ne v^ux pas qu'une
pareille misère te salisse...
BOUGUET
Mais on dit ça de nous tous! Tout homme qui a
dans son service une femme, couche avec elle!...
MADAME BOUGUET
Vois- tu, la solution pratique serait là !... Son mariage
208 LES FLAMBEAUX
avec Blondel... Nous agissons avec elle, selon les lois de
la bonté, et cela permettra en effet de ne pas commettre
une action injusteenlarenvoyant.Toutesles médisances
se tairont du coup... Tu vois, le remède est là, à côté
de nous... et c'est notre grand principe à nous deux :
le remède au mal immédiatement! Sans compter
que nous allons faire deux heureux, tout en nous débar-
rassant de ces vilaines préoccupations!... Ah! tu le
dis, nous n'avons guère l'habitude de ces discussions-
là... Qu'elles sont laides!... Tu ne peux pas imaginer
leur effet et leur poids sur ma conscience. Au travail,
Laurent! Heureusement, voilà qui touche à sa fin.
Je vais lui parler de suite, sonder le terrain.
BOUGUET
Tu vas lui parler... à lui?
MADAME BOUGUET
Non, à elle.
BOUGUET
Mais il me semble, à tout prendre, que c'est à lui
que tu devrais t' adresser en premier lieu.
MADAME BOUGUET
Pas le moins du monde. Je veux savoir, moi, femme,
ce qu'elle va dire et comment elle va envisager le
projet. Nous savons qu'il l'aime, mais sais-je si elle
l'aime où si elle est susceptible de l'aimer...
BOUGUET
Tout cela est idiot, idiot!...
MADAME BOUGUET
Ah! mais, à la fin, pourquoi cette résistance opi-
niâtre?... Sais-tu bien qu'elle devient inquiétante!
Tu t'opposes à ce que je lui fasse part de ces espé-
rances?
ACTE PREMIER 209
BOUGUET
Moi? Du tout. Ça m'est absolument égal.
MADAME BOUGUET
M' autorises- tu alors à le faire dès maintenant?
BOUGUET
Tout de suite, grand Dieu, tout de suite! Je vais
l'appeler. (ll va à la porte du laboratoire.) Elle doit être
encore au laboratoire!... (ll appelle Edwige plusieurs fois, puis
revient.) Elle vient. Je vous laisse.
MADAME BOUGUET
Ne t'en va pas... Je tiens à ce que tu sois à...
je veux que nous paraissions d'accord. (Bouguet fait
un geste d'assentiment.) Sois tranquille, d' ailleurs... j'abor-
derai le sujet d'une façon générale sans entrer dans
aucun détail d'avenir!...
BOUGUET
J'y compte bien.
MADAME BOUGUET
Je veux savoir ce qu'elle répondra.
BOUGUET
Je consens par bonhomie à cette épreuve étrange...
mais, par grâce, n'ayons pas l'air d'un conseil de
famille... Passe-moi cette revue..
(Il prend un livre et le feuillette.)
SCÈNE IX
Les Mêmes, plus EDWIGE.
EDWIGE
Vous m'ayez appelée?
ts.
210 . LES FLAMBEAtJX
MADAME BOUGUET
Oui, nous avons à te parler.
EDWIGE
Oh! je ne peux pas vous dire~à quel point je suis
confuse de ma maladresse... Elle ne se renouvellera
plus, madame...
MADAME BOUGUET
Mais non, Edwige, cette maladresse n'a qu'une im-
portance très minime et qu'un rapport indirect
avec ce que j'ai à te dire... Seulement, nous pensons,
mon mari et moi, que te voilà familiarisée avec la
vie de Paris, mêlée à tout un groupe d'iiommps et
de femmes supérieurs qui te feront dès demain un
noyau de relations... Tu es jolie, tu plais... le mot
n'est même pas suffisant, tu fais des conquêtes...
EDWIGE, vivement.
Oli! madame, j'ai trop peur de deviner à quoi vous
voulez en venir!
MADAME BOUGUET
Et à quoi donc?
EDWIGE
Vous me jugez incapable, vous désespérez de
moi et vous désirez que je vous quitte.
MADAME BOUGUET
Pas le moins du monde, Edwige. Tu es ici chez toi,
mais on m'apprend à l'instant certaines choses et
je veux te les communiquer. Si un parti superbe
se présentait pour toi, que dirais- tu?
EDWIGE
Mon Dieu, madame, vous m'embarrassez beaucoup...
Je ne sais ce que je dois répondre.
ACTE PREMIER 211
MADAME BOUGUET
Ce que tu penses exactement... n'est-ce pas, Lau-
rent?
BOUGUET
Pas autre chose.
EDWIGEj après un silence.
Eh bien, dans ce cas, je répondrais que le mariage
n'entre pas dans mes idées... du moins, pour l'ins-
tant.
MADAME BOUGUET
Peut-on connaître les raisons?
EDWIGE
La première, c'est que je suis bien jeune... Ensuite,
je n'y ai jamais songé... non, véritablement... Je
préfère mon indépendance.
MADAME BOUGUET, sèchement.
Mais, tu ne l'as pas ici, mon enfant.
EDWIGE
Je vis au milieu' d'êtres chers qu'il me peinerait
atrocement de quitter, que je ne quitterai que dans
le cas où on m'en prierait... mais, s'il le faut, je
peux m' élever par mes propres moyens...
MADAME BOUGUET
Cependant, si le parti était, comme on dit, inespéré,
mon enfant... si, sans que tu aies à t' éloigner de nous,
au contraire, la vie t'apportait les plus éclatants
bonheurs?...
EDWIGE
Je ne comprends plus du tout!... Sans m' éloigner
de vous... Comment serait-ce possible?
212 LES FLAMBEAUX
MADAME BOUGUET
Déchiffre cette énigme.
BOUGUET
Je m'empresse d'ajouter que ce sont de pures
suppositions... et Jeanne...
MADAME BOUGUET
Nullement des suppositions... Un homme t'aime
et il n'est pas loin d'ici...
EDWIGE
Pas loin?
MADAME BOUGUET
Mais laissons la personne de côté... Ce que je voulais
connaître avant tout, ce qu'il m'importait de savoir,
c'est ta résolution intime... préconçue. Ainsi, quel que
soit le parti, tu le refuses d'avance? Non, non,
laisse-la, Laurent... Réponds en toute indépendance.
EDWIGE
En principe, oui, madame... Je ne puis pas dire
autre chose.
MADAME BOUGUET
Je ne suis pas chargée d'ailleurs de t'en parler...
Je me livre à des hypothèses séduisantes, voilà tout.
Pourtant, si je te nommais la personne, sans y être
autorisée le moins du monde, peut-être ta résolution
cJianger ait- elle...
BOUGUET
Mais tu t'avances beaucoup, ma chère amie.
MADAME BOUGUET
Encore une fois, je ne fais luire à ses yeux qu'une
espérance et non une certitude, mais quelle espé-
ACTE PREMIER "213
rance!... L'homme le meilleur, le plus haut placé,
un esprit de première valeur, notre collaborateur...
EDWIGE
M. Blondel?
MADAME BOUGUEt
Eh bien, tu ne dis. plus rien?... Je n'affirme pas...
remarque-le... et, de toutes façons, je te prie de garder
pour toi ce que je viens de t' apprendre... Je compte
sur ta discrétion, n'est-ce pas?
EDWIGE, silence.
J'étais au courant de cet amour.
MADAME BOUGUET
Ah! bah! J'ignorais qu'il t'en eût parlé?
EDWIGE
Il ne m'en a pas parlé, mais je le connaissais tout
de même. Ce mariage est impossible. M. Blondel ne
peut pas m' épouser.
MADAME BOUGUET
L'obstacle?
EDWIGE
Je ne suis pas épousable, vous le savez bien.
MADAME BOUGUET
Est-ce que Blondel est au courant?...
EDWIGE
J'ignore... Pas par moi en tout cas. .
MADAME BOUGUET
Et si, malgré cette faute, qu'il est un esprit trop
supérieur pour appeler ainsi, il passait outre?... Oui,
214 ^ LES FLAMBEAUX
suppose que je t'apporte la nouvelle ainsi, à brûle- pour-
point, et que je te dise : cela ne dépend que de toi...
je veux savoir à quoi tu te résoudrais, Edwige... Car,
si je m'entremets, je ne veux pas faire un pas de clerc.
EDWIGE, après avoir regardé Bouguet.
Eh bien, même dans ce cas, madame, je dirais non.
MADAME BOUGUET
Une chance aussi inespérée!... Tu refuserais? Mais
il y a une raison!...
ED^VIGE
Je ne veux pas me marier... De grâce... je désire
qu'on ne me parle plus de cela.. Le mariage n'entre
pas dans mes idées, voilà.
MADAME BOUGUET, se Is'vant et la regardant avec méfiance.
Il doit y avoir une raison à un refus aussi caté-
gorique et aussi invraisemblable!
EDWIGE
Aucune, Madame, que celle-là.
MADAME BOUGUET
N'importe... Dans ce cas. je regrette d'autant plus
ta réponse et ta déteîTnination, que, si ce mariage
est impossible (et j'aurais fait tous mes efforts pour
qu'il se réalise), il faudra que tu nous quittes.
EDWIGE, éperdue.
Que je vous quitte, madame? Vous voyez bien...
mais pourquoi, pourquoi?
MADAME BOUGUET, se lève et gravenoent.
Il me serait extrêmement pénible et difficile de te
l'expliquer. ^lais ces raisons, qu'il ne me plaît pas
I
ACTE PREMIER 215
d'énoncer, (Avec intention :) dont ma dignité ne me permet
pas de parler, mon mari va te les donner... N'est-ce
pas, Laurent?
BOUGUET, qui lisait une revue, surpris.
Comment, moi?
MADAME BOUGUET
Je suis sûre que, lorsque tu les lui auras dites, tu
l'auras du même coup convaincue. (Eiie insiste du regard,
de toute l'attitude à la fois sincère et contrainte.) Jet CU priG»
BOUGUET, hochant la tête.
Si tu veux.
MADAME BOUGUET
Ton influence sera certainement plus persuasive
que la mienne et je m'en vais très sûre que tout
à l'heure elle verra les choses tout autrement et qu'elle
reviendra sur sa première appréhension... En tout
cas, j'ai posé un dilemme... Si cette planche de salut
est écartée pour elle... tant pis!... c'est décidé... elle
partira...
(On la voit disparaître dans les couloirs.)
SCÈNE X
EDWIGE, BOUGUET.
EDWIGE
Oh! vous ne voulez plus de moi... vous ne voulez
plus de moi!...
BOUGI^ET
Ce n'est pas cela... Il se passe ici quelque chose
d'anormal. Tu n'entends pas le ton de ma femme?. .
(Elle va à lui, essaie do lui embrasser les mains.)
Î16 LES FLAMBEAUX
EDWIGE
Maître, mon bon maître, ne m'abandonnez pas.
BOUGUET, se dégageant.
Laisse. Il se passe quelque chose d'anormal et
évidemment de décisif... Je ne sais pas d'où vient
le coup, mais on a jasé. Ta situation est précaire,
Edwige, très précaire... Demain, elle ne sera plus
tenable. Tout le monde,- ici, t'accuse d'être ma maî-
tresse.
EDWIGE
Qui, mais qui?... Dans la maison, ici, personne
ne m'a fait la moindre allusion, jamais.
BOUGUET
Et Marcelle?
EDWIGE
Marcelle moins qu'une autre. Pourquoi?
BOUGUET
Parce que... pèse nos paroles... c'est Marcelle qui
réclame ton départ et nous accuse... elle qui a fait
partager son soupçon à ma femme!...
EDWIGE
C'est donc ça? Je ne comprenais pas... Tout s'é-
claire...
BOUGUET
Et ceci est intolérable! Ceci passe en gravité ce
que je pouvais redouter. Le repos de ma femme
avant tout... Sa quiétude et notre chère intimité
dominent toute question. Il n'y a pas à se faire d'illu-
sions, ra.on enfant... c'est l'heure, c'est l'heure..'
Il va falloir prendre un parti.
ACTE PREMIER 217
EDWIGE
Mais, c'est atroce, simplement atroce!
BOUGUET
Des choses trop grandes sont en jeu pour hésiter.
Il ne faut même pas tarder, car, parvenus à ce point,
les bavardages vont s'aggraver... Je connais ces
phases-là... Edwige, arme-toi, non de courage, mais
de ferme et douce résolution.
EDWIGE
Mais je ne peux pas!... Je ne suis pas préparée,
moi!... Je ne pourrai pas supporter ce coup, maître...
Songez- donc... vous êtes tout pour moi... Vous
régnez sur ma vie, sur mes plus petits instants...
Je n'ai plus en moi que votre pensée... Que pour-
rais-je faire, privée de ce soleil?...
BOUQUET
Oh! de ce soleil!... Mais, tiens, en me servant
de ton image, je dirai que tu as vécu dans un plan
trop rapproché de ce soleil... C'est comme pour le
germe : trop prés du foyer qui l'illumine, il se brûle
au lieu d'éclore...Tant pis! Trop tard..., c'est ma faute,
à moi, d'avoir autorisé ce rapprochement et supprimé
les distances nécessaires...
EDWIGE
Oui, tant pis, comme vous dites! Car j'ai vécu
à cette chaleur deux années de bonheur dont vous
ne pouvez pas même vous douter. La journée com-
mençait trop tard pour moi!... Mon Dieu, que j'ai
été heureuse ici!... C'est mon bonheur qui m'a em-
pêchée de profiter plus de votre enseignement, tant
j'étais préoccupée de le savourer. Mais, même mala-
droite, il me semblait que ma maladresse me faisait
19
218 LES FLAMBEAUX
plus humble à vos côtés. Cette joie de l'humilité,
mais c'était toute ma vie, tout mon avenir! Et
voilà... fini tout à coup... Il me semble que je suis
déjà malheureuse depuis des années.
(Elle fond en sanglots.)
BOUGUET
Je te laisse pleurer, puisque toute larme soulage,
mais je ne vois pas du tout les choses de la sorte.
Rien n'est perdu, au contraire... La vie s'inaugure
pour toi si ce mariage est possible. Mais voilà, est-il
possible?...
EDWIGE, sursautant.
Quoi?... Vous... c'est vous qui dites cela?
BOUGUET
Pourquoi donc pas?... Crois-tu que ce soit d'au-
jourd'hui que j'aie songé à ce nlariage?... En voyant
l'affection de Blondel grandir au fur et à mesure, j'y
avais souvent pensé. Je me disais avec amertume :
quel dommage pour cette petite! C'était la vérité
pour elle!...
EDWIGE
Vous, vous, qui me dites cela! Faut- il que vous
m'ayez peu aimée tout de même et que je ne sois
rien dans votre vie!... C'est désespérant... tenez!
BOUGUET
Mais, au contraire, c'est parce que je te porte une
affection très certaine que j'envisage ton avenir pra^
tiquement. Tu n'es pas un être dédaignable, tu mé«
rites de devenir heureuse. Je vois une chance har-
monieuse se lever sur ta vie... Je me range à l'opinion
de ceux qui souhaitent pour toi ce mariage. Évidem-
ment, tout à l'heure, quand ma femme a posé ce
dilemme, ton mariage ou ton départ, j'ai éprouvé
une répugnance instinctive, je F avoue, mais je m'en
ACTE PREMIER 219
suis blâmé de suite, il faut songer à toi d'abord. Et
si tu pouvais passer tes jours à côté d'un homme par-
fait, bon, foncièrement bon, quelle réussite inespérée
pour toi!... Oui, ma foi, la logique de cette union
semble avoir frappé tout le monde aussitôt qu'on
en a émis l'hypothèse... Seulement, ce que tu consi-
dères comme un désastre et les autres comme une
gloire... est-ce réalisable?... Ne s'abuse-t-on pas?...
Voyons, ne perdons pas de temps en paroles vaines!
Tu connaissais, dis-tu, cet amour... En réalité, nous
le connaissions tous deux, mais Blondel t'en a-t-il
fait la confidence ou l'aveu, comme il parait qu'il
l'a fait à ma femme?
EDWIGE, étonnée»
A Madame Bouguet? Ce ne doit pas être exact.
BOUGUET
Enfin, à toi. s'est-il déclaré?
EDWIGE
Oui et non.
BOUGUET
Pas de réponse trop féminine, je t'en prie.
EDWIGE
Une fois, il m'a embrassée dans un couloir, brusque-
ment, et puis il est devenu tout rouge. Il s'est enfui...
Je ne vous l'avais pas dit parce que je n'aime pas par-
ler de ces choses-là. Une autre fois aussi... un livre...
BOUGUET
Un livre...
EDWIGE
Non. A quoi bon!... Ne me torturez pas... Tout ce
qui n'est pas vous m'horripile.
220 LES FLAMBEAUX
BOUGUET
Enfin, crois- tu, comme nous tous d'ailleurs, à un
amour durable, profond?
EDWIGE
Je le crois, oui; mais cela n'a aucune importance,
car, grâce à Dieu, ce mariage est impossible! Car,
le voudrait-il, le voudriez- vous, il y a une chose qui
vous empêchera de triompher.
BOUGUET
Quoi donc?
EDWIGE
Je l'ai dit tout à l'heure devant Madame Bouguet.
BOUGUET
Ta faute?... Baliverne! Quelle jnéconnaissancc du
monde où nous vivons!... Si jamais un clan d'hommes
a tenu peu de compte et avait le droit de tenir peu
de compte de ces relativités, c'est bien le nôtre!...
Et Blondel, esprit fort et sain, ne te rendra pas respon-
sable du fait que tu aies vécu avant lui!... Tiens,
regarde autour de toi, Charlier a épousé ainsi une
étudiante qui n'était pas, elle, de la première fraN
cheur. Hermann... Bref, regarde la plupart des méde-
cins... Ils ont épousé des compagnes de métier, des
sages-femmes, surtout ides sages-femmes... Cette
chance inespérée t'empêchera de devenir la vague
employée, l'obscure besogneuse...
EDWIGE, l'intorrompanl.
Quel mépris dans toutes vos paroles! Chaque mot»
que vous prononcez est une cruelle estimation de ce
que j'ai été dans votre existence! Vous arrangez mon
avenir comme on arrange celui d'une lointaine cousine
pauvre! (Rageusement.) Mais, VOUS Oubliez une 'chose.
J
ACTE PREMIER 22:1
c'est que si je n'ai été qu'une vague comparse d'occa-
sion, je vous ai,' moi, appartenu de chair, de corps!
BOUGUET, la regardant froidement, sans sourciller.
Eh bien, après?
EDWIGE, un instant stupéfaite.
Comment, après? Ah! il est possible que ce soit là
pour vous un détail oublié... mais, moi, j'en vis encore,
voilà la différence! Car, malgré mon silence, il faut
que vous sachiez tout de même que rien n'est apaisé
en moi... Oh! je me doute bien du peu qu'occupe
dans votre souvenir cette possession passagère. Pour
moi, je puis dire que vous l'avez faite totale, et elle
n'est pas encore près de finir...
BOUGUET, contrarié, avec un plissement des lèvres.
Quels souvenirs évoques- tu? Et de quel front viens-
tu prétendre que quelques minutes d'entraînement,
aujourd'hui effacées, ont pu modifier la face des choses
et enchaîner tout l'avenir... Je le nie! Je le nie!... Je
ne sais si tu es sincère ou habile, ma fille... Mais il faut
te persuader que tu es singulièrement dans rerreiu"!
Passe encore si tu avais été une jeune fille. Ce n'était
pas le cas... Ce secret ou ce souvenir déjà lointain ne
dépend que de nous deux et il est enfoui dans 1" oubli...
L'idée qu'un acte de conjonction engage la vie des
êtres à jamais est une idée de primaire!... Tu en as la
preuve dans l'oubli même que tu éprouves de ta faute
première! Tiens, tu me fais hausser les épaules! Moi, je
juge les choses de plus haut, j'ai l'équité d'un homme
habitué à scruter tous les jours et à manipuler le phé-
nomène de la vie... Deux êtres se sont étreints... Un
geste, rien qu'un geste! Dansnotrecas, ignoré de tous,
de tous. Donc réduit à sa moindre proportion. C'a a été
cela... Une minute belle, que je ne renie pas, mais rien
de plus, tu entends, rien de plus !
19.
222 LES FLAMBEAUX
EDWIGE
Pour VOUS peut-être, pas pour moi, et cela, je vous
le crie encore de toutes mes forces!
BOUGUET
Pour toi, comme pour moi... Pour la nature entière,
Edwige!
(Il sourit avec sérénitc.)
EDWIGE
Quel mépris vous avez de l'amour!
BOUGUET
Nullement : quelle vénération, veux-tu dire! Je le
respecte, mais je le juge... Je suis trop près de lui à
toutes les heures de travail... Il est trop près de moi
pour que j'en méconnaisse la physique : à la fois sim-
plicité et splendeur... Je le vois tel qu'il est, comme
une belle lumière. Il ne doit rien éteindre dans les
•êtres. 11 doit au contraire tout exalter en eux... La vie,
comme la conscience, est une évolution créatrice. A
ton tour d'évoluer... d'entrer dans de nouveaux do-
maines, d'où tu sortiras modifiée, agrandie...
EDWIGE, agacée.
Oui, vous parlez toujours en philosophe, là-haut,
sur la montagne!... Vous êtes au-dessus des préjugés,
«'est entendu, mais savez- vous ce qui ressort claire-
ment de votre logique? Ce qui est lumineux comme le
jour, c'est que vous ne m'aimez plus du tout... Alors,
vous me rejetez de votre vie comme ce tube qui n'est
plus bon à rien, même à vous servir.
(Elle jette le tube par terre avec violence.)
BOUGUET, plus doucement.
Eh bien, tu te trompes, mon enfant, et tu t'égares
méchamment. Ne crois pas qu'il ne me sera pas mélan-
ACTE PREMIER 223
colique, et un peu triste même, de ne pas t'avoir là à
mes côtés... mon enfant... J'aurai un regret de ne plus
entendre ton pas ici quand je dictais le soir, ton rire
encore dans les couloirs... Une paix qui était très à
nous deux... C'est cela, vois- tu, et non le reste, qui
mérite le nom d'amour!
(Aii-ilcssus de la table, il lui caresse paternelleraent la main.)
EDWIGE
Oh! merci... C'est si doux de vous entendre parler
ainsi! Au bord de la fatalité qui me sépare de vous, je
suis contente que vous m'ayez comprise malgré tout...
que vous ayez compris de quelle façon je me réchauf-
fais à votre génie compatissant et merveilleux... Si je
n'avais plus les autres caresses, il me restait au moins
les caresses de la pensée. C'était tout de même une
petite possession journalière. Ah! nos bonnes heures...
nos bonnes heures... finies... pour toujours! (eue pleure.)
BOUGUET
Ne regrette rien, elles étaient arrivées à leur terme...
Tout a un temps. Tu sentais bien qu'elles allaient être
interrompues complètement par mes travaux et notre
découverte. Il faut même que j'interrompe la dictée de
mon livre et peut-être pour des années. Ma vie ne sera
plus désormais qu'un problème actif... où tu n'aurais
plus pesé que comme un fétu... Allons, allons, petite
fille, malgré tes protestations, au fond, tu es d'accord
avec moi. Ah ! mon enfant ! fasse la vie que tu aimes cet
excellent homme et que son cerveau favorise en toi une
nouvelle et définitive culture... Quel avenir heureux...
magnifique!... Et, nous deux, nous aurons la joie de
demeurer, songes-y, des amis proches, mais désormais
sans remords... Car cela aussi compte! Il y a eu des
remords... ceux d'avoir menti ou du moins faussé la
réalité de nos rapports !... Tu verras!... Tu peux être
m LES FLAMBEAUX
heureuse!... Deviens rapidement la bonne, loyale et
simple femme que tu dois être un jour!...
EDWIGE
Oh! vous savez bien qu'au fond je suis résignée
d'avance à tous vos ordres... Vous me diriez d'épouser
n'importe qui pour ne pas vous perdre, je le ferais.
Que ne ferais- j'e pas?... Je suis prête à toutes les lâche-
tés. Je serais heureuse de toutes les complicités, mais,
ce qui m'exaspère, c'est que je ne l'ai même pas, votre
complicité! Je le sens bien! Nous allons faire un crime
à nous deux... et j e resterai seule à entraîner le boulet !...
BOUGUET, se retournant.
Comment, un crime!
EDWIGE
Et de quel nom voulez- vous appeler ce que nous
allons faire ? Car j e n' aime pas Blondel, et, s'il m' épouse,
je l'aimerai encore moins. Je ne l'aimerai jamais.
BOUGUET, avec un geste d'énergie souveraine.
Tu l'aimeras! Il y a des arbres qui refusent le sol où
on les plante. Passe par là, deux ans après, ma fille, et
regarde à leurs ramures et à leurs racines s'ils n'ont
pas puisé tous les échanges, toutes les richesses de la
vie!... -
EDWIGE, perdant patience.
Alors, cela vous est parfaitement égal, que je mente à
cet homme pendant des années, à votre meilleur ami, à
votre associé?... Vous trouvez ça bien?... propre?...
J'aurai des désirs et je les cacherai...
BOUGUET, vivement.
Tais- toi! Je te défends!
ACTE PREMIER 225
EDWIGE
J'aurai des dégoûts, je les cacherai. Si, si, par
exemple, ilfaut que vous le sachiez! Oh! c'est très beau'
de raisonner en philosophe, en homme supérieur aux
choses de la terre; mais, moi, j'en suis de la terre et
vous allez me river à un mensonge et à une hypocrisie
de tous les jours, dont je frémis, qui me révolte. J'ai
tout de même en moi quelque chose de naïf, d'impulsif,
qui me fait vous crier cela!... Je suis prête à tout comme
l'esclave est prête, c'est entendu, mais vous qui allez
me donner à cet homme sachant ce que vous savez de
moi et de quelle façon je vous appartiens, vous qui allez
avec votre belle sérénité coutumière accomplir froi-
dement et posément cette action, comme si vous par-
tagiez votre pain aux disciples... ah! non! voulez- vous
que je vous dise?... je' trouve cela monstrueux!
BOUGUET
Petite sotte, pauvre tête bornée! qui ne voit pa&
l'avenir avec sa moisson de joie et de vérité...
EDWIGE
De mensonge, vous voulez dire?
BOUGUET fi-appe sur la table.
Non, non, de vérité!
EDWIGE
Comment pouvez- vous" prononcer ce mot, vous qui
allez frustrer votre ami, vous qui allez...
BOUGUET, éclatant tout à coup.
Ah! puis, assez... tu m'embêtes, à la fin!... J'ai
voulu ton bien, ton bonheur. Va, ma fille, va crever
la misère! J'étais trop bête de m'intéresser à ton
avenir!... Va vivre avec tes cachets à trois francs!... Va
vivre, loin d'ici!... au diable!...
226 LES FLAMBEAUX
EDWIGE
Maître, maître! j'ai eu tort!
BOUGUET
Tu as mille fois raison.
EDWIGE, éperdue devant la Ulïeui' de Bouguet.
Ayez pitié de moi... Tout, j'accepte tout... J'ai dit
cela dans un mouvement de colère.
BOUGUET
C'était le bon!
EDWIGE
Je vous ai insulté, vous, si parfait! Mon Dieu!
BOUGUET
Tu partiras, cette fois... Tu partiras, je te le jure
bien!...
EDWIGE
Maître, maître, ne m'abandonnez pas... ne m'en
veuillez pas... de vous avoir offensé dans ma folie...
Vous comprenez, c'est mon amour qui divaguait.
Mais je suis prête à tout... j'étais résignée d'avance...
Ordonnez... Je ne veux pas disparaître... Dites...
dites?...
BOUGUFr
Ne criaille pas...
(Il va à la porte, l'entr'onvre, comme pourvoir si personne n'écoutait,
puis la referme. Un très long silence oppressé.)
EDWIGE, quand Bouguet se rapproche d'elle et à voix basse.
Je vais aller trouver Madame Bouguet, je vais lui
dire que j'accepte avec joie, que...
BOUGUET, du geste, la faisant se rasseoir.
Non, mon enfant, non... Reste... Cette fois, c'est moi
ACTE PREMIER 227
qui dis non. Tu viens de prononcer de très graves
paroles, très graves... tu ne les as pas dites à la légère...
Elles ouvrent tout à coup en moi, dans leur brutalité,
un jour qu'il faut que je considéré.
EDWIGE
Je les disais sans les penser, ces paroles de colère.
BOUGUET
Allons donc! On pense toujours ce qu'on dit... Et
qui sait si ce n'est pas toi qui as raison? Qu'en sais-je,
après tout?... Oui, ai-]e le droit de pousser à ces
événements et d'imposer au plus cher de mes amis un
avenir qui ne se réalisera peut-être pas?... Pourtant,
ma parole, je ne croyais rien faire d'injuste, rien de
mal... mais, voilà... le problème du mal n'est pas pour
moi le même que pour la plupart des hommes. Le mal,
je le vois dans la vie, je le poursuis de toutes mes
forces, je le traque, (Désignant sa table dï travail.) mais ce
n'est pas le même adversaire!... De la meilleure foi du
monde, je suis peut-être un malhonnête homme.
EDWIGE
Quelle folie! Vous, le meilleur de tous!
BOUGUET, simplement.
C'est toi qui viens de le dire, mon enfant!..»
EDWIGE
Qu'ai-je faitl...
BOUGUET
A force de tout ramener au phénomène biologique
pur et simple, à force de scruter les causes et les
effets, je perds peut-être le sens social... Mon point
de vue est plus haut sûrement, plus juste, les actions
228 LES FLAMBEAUX
humaines m' apparaissent situées dans l'espace, dans
l'absolu, avec leurs véritables proportions, tandis que
les autres gens sont là, ils sont là, les autres gens...
avec leurs petits débats de conscience autour du fait
et de l'acte!... Ah! mon enfant, tu me troubles infini-
ment, tu ne sais pas à quel point!... Car tu peux ré-
tracter tout ce que tu voudras, il n'empêche que tu
as poussé ton cri du cœur... C'est une indication.
EDWIGE
Vous avez dit comme toujours des paroles admi-
rables. C'est moi qui, stupide, n'ai pas su les com-
prendre. Vous avez dit tout l'amour .et toute la vie!
BOUGUET, avec force.
Je l'ai dit et je le jure qu'il faut vénérer les puis-
sances confondues de l'amour et de la vie, et que tout
est dans l'explication physiologique, mais cette
vérité que je possède a comme conséquence le renver-
sement des valeurs habituelles... Je m'en rends compte.
Et le respect des lois naturelles, mais déjà c'est un peu
la négation de la morale!... Je ne l'ai jamais mieux
senti qu'aujourd'hui! Pourtant, voyons... je me sens
sain, émerveillé de la création, attaché à détruire
l'erreur, parce que la science veut la mort de l'er-
reur... mais, à force d'étudier la vie, voilà... je suis
peut-être hors de l'humanité!...
(Il se consi3ère, ému, d'un œil intérieur, presque naïf, el son poing
au menton.)
EDWIGE
C'est fini!... Brute que je suis, je viens de donner
mon coup de grâce!...
BOUGUET
D'ailleurs, je vais me fixer moi-même là-dessus! Il
faut que je cause avec Blondel...^
ACTE PREMIER 229
EDWIGE, suisaute.
Vous allez lui révéler?... \'ous allez...
BOUGUET
Jamais de la vie! Je resterai dans les généralités les
plus grandes. Mais ces généralités m' éclaireront.
D'elles se dégagera manifestement le parti que je dois
prendre. Je vais le voir; je crois qu'il partage mes
idées... mais je puis me tromper!... Peut-être sommes-
nous à mille lieues l'un de l'autre... Nous ne parlons
jamais ensemble de ces questions d'amour et de
sentiment... Peut-être n'est-il dégagé d'aucun pré-
jugé... Peut-être reste-t-il attaché aux traditions. Je
ne crois pas, car c'est un simple, un véridique et un
sain... En tout cas, ce qui m'importe, maintenant,
c'est de me répondre à moi-même!... Je.vais lui parler,
j'éclairerai en même temps ma conscience, et, d'ici
un quart d'heure, je saurai si je dois ou non autoriser
ce mariage, (ii sonne.) J'appelle.
EDWIGE
De suite?
BOUGUET
Immédiatement. Pour l'instant,' descends retrouver
ma femme. Tu vas la rassurer, quoi qu'il advienne de
toi par la suite, en lui disant à peu prés ceci : « J'ai
réfléchi. J'accepte, madame, de grand cœur. Et je
suis toute joyeuse. » Trouve un prétexte à ton humeur
et à un changement si contradictoire... Mais, j'exige de
toi, tu entends bien... ceci est indispensable... que ma
chère femme soit délivrée de tout soupçon, dans le
même temps que j'aurai conversé avec Blondel...
Arrange-toi... c'est ton alïaii'e... Je me fie à ton intel-
ligence et à ton cœur!...
EDWIGE
Je le promets...
(Entre le garçon de laboratoire.)
20
230 LES FLAMBEAUX
BOUQUET
Arthur, voulez- vous prier M. Blondel de venir à
la minute dans mon bureau... (ii soit.) Plus un mot!...
Va!...
EDWIGE
Je serai soumise, obéissante... La part la plus belle
de ma vie est désormais terminée. Le reste est dans
vos mains. (Avec timidité.) Mais puis-je savoir ce que
vous allez dire à M. Blondel ?
BOUGUET
Non. Tu n'as plus à intervenir dans ce qui va être
dit par nous deux... La partie de conscience qui se
j oue et se consomme autour de toi ne te concerne plus. . .
Laisse faire et va... Pour l'instant, tu es une entité !...
(Elle sort, respectueuse, humble.)
SCÈNE XI
BOUGUET, BLONDEL entre quelques instants après,
BLONDEL
Tu as besoin de moi?
BOUGUET
Pas précisément, mais je serais heureux de parler
un peu avec toi de ce déjeuner, d'avoir tes impres-
sions...
BLONDEL, gai.
Mon cher, je viens de les accompagner. Ils sont
littéralement épatés, épatés, je ne trouve pas d'autre
mot... sauf Barattier.
ACTE PREMIER 23i
BOUGUET
Pourquoi Barattier? '
BLONDEL
Il est jaloux... (iis rient tous deux.) Mais je suis bien
content... bien content, va! Et comme nous avons
eu raison d'attendre, comme nous sommes plus forts
de notre dernier mois de travail. Nous voilà sur le
premier palier. On peut se regarder en riant, hein!
BOUGUET
Eli oui, mon cher Blondel, ce n'est pas mauvais de
s'imposer, de temps en temps, une espèce de di-
manche, un septième jour où l'on juge la: situation, où
l'on peut, sur le palier, comme tu dis, jeter un coup
d'œil d'ensemble sur sa vie, sur son effort. Cela donne
du cœur pour la dernière ascension.
BLONDEL j
Je ne peux que te répéter une chose cent fois dite :
nul, lundi prochain, ne sera plus content que moi de
votre bonheur à tous deux...
BOUGUET '
A tous trois, Blondel, à tous trois.
blondel|
Oh! moi... ne crois pas que ce soit par modestie que
je tienne à mon rang de collaborateur... Je désire
rester derrière le couple. Ce que j'éprouve, moi, c'est le
plaisir intrinsèque de la recherche par elle-même,
comprends-tu? Je n'ai pas dans ma vie un coefficient
réel de bonheur.
BOUGUET, saisissant l'occasion.
Que veux-tu dire par là? Tu veux insinuer que, plus
jeune que moi, tu n'en es pas encore à cette période,
du coup d'œil terminal sur la vie réalisée.
!232 LES FLAMBEAUX
BLONDEL
Oh! non, ce n'est pas ce que je veux dire, car je ne
suis guère plus jeune que toi, Bouguet...
BOUGUET
Oui, mais un célibataire a toujours l'avenir devant
soi... la route! En principe, mon ami, c'est moi qui dois
disparaître le premier et toi qui devras continuer la
tâche, la nôtre, toi qui seras directeur de l'Institut
Claude-fBernard...
BLONDEL
Allons, allons, fichue conversation! Ne nous atten-
drissons pas sur nous-mêmes! Nous allons dire des
bêtises larmoyantes, ce n'est pas notre genre.
BOUGUET
Mais, au fait, puisque tu viens de prononcer instinc-
tivement le mot de bonheur et que tu nous désignes;,
Jeanne et moi, avec une petite nuance de regret,
justement, ne crois- tu pas que tu ferais bien de nous
imiter et de t' adjoindre une compagne?
BLONDEL
Me marier?... Ouf !... je resterai toujours un vieux
célibataire. Je suis né dans la peau du célibataire type.
Regarde ma tête; c'est le célibataire congénital. Tu ne
m'as jamais vu marié, avoue!... Il y a des gens qu'on ne
voit pas mariés... Je suis de ceux-là.
BOUGUET
Tu ferais le meilleur des époux.
BLONDEL
C'est possible, d'ailleurs.
ACTE PREMIER 233
BOUGUET, essayant d'amener la conversation à son point décisif.
Après tout, je dis le meilleur des époux, et tu
acceptes cette hypothèse... mais, qu'en sais-je? Car
nous ne parlons jamais, mon cher Blondel, au milieu
de toutes nos idées fixes, de ta vie privée, de la façon
dont tu la conçois, dont tu l'organises.
BLONDEL, rit.
Ah! il est de fait que nos conversations ne sont
point remplies d'histoires de petites femmes!
BOUGUET
Et c'est peut-être un tort, Blondel, de ne pas
s'avouer plus profondément.. Il faudrait aller jus-
qu'au bout de sa sincérité. Renan, Berthelot, pen-
saient que l'amitié n'exige pas la connaissance réci-
proque; ils avaient tort. On s'apprécierait mieux en
ne laissant pas dans l'ombre la plus petite part de
nous-mêmes.
BLONDEL
Je t'en prie, je t'en prie. Ta femme m'a rasé quel-
quefois avec ces histoires de mariage...
BOUGUET
Pourtant, tu y as songé quelquefois! Quelle con-
ception te fais-tu de la femme... du moins de l'épouse,
de la femme d'intérieur? Je serais curieux de la con-
naître.
BLONDEL, d'abord étonné, puis sincère, cherchant en lui-même.
Quelle conception? Celle de tout le monde... Oui,
quelquefois, j'ai songé à la femme... comme un bou-
quet dans une maison, une chose parfumée, très douce...
Pas plus... Oh! je ne me fais pas une conception pathé-
tique de l'amour, non; mais quelquefois on rêve de cela
le soir. Je n'ai jamais ambitionné une compagne admi-
rable et qui ne se trouve pas, comme la tienne... Pas
20.
234 LES FLAMBEAUX
d'associée... Mon Dieu, je~ii' aurais pas été difficile,
évidemment! Un petit bout sous la lampe... qui
cause, qui brode, qui vous apporte un peu sa gaieté
du matin, ,de la journée... Penh! il nejfautfpasjy
penser... Trop tard!...
BOUGUET
Mais, sais-tu bien que c'est une très jolie conception
de la femme et fort juste. Je^pensais bien que telles
étaient tes idées. Ceci ratifie cela.
BLONDEL
Impressions de bourgeois et l'on a tort de les éprou-
ver. C'est mesquin.
BOUGUET
Pourquoi donc?
BLONDEL
Si, l'on a tort... mais on les éprouve tout de même
devant le grand bonheur des autres, quelquefois de-
vant le tien que j'ai parfois envié, bien qu'il ne fût pas à
ma taille... et, quelquefois aussi, simplement dans la
rue, par certains soirs de printemps comme ceux-ci,
tiens... où l'on voit^sur des bancs, dans les squares, sous
les arbres, des couples enlacés... les couples des grands
simples, des ouvriers... ces simples perdus dans leurs
baisers appuyés, qui ne se retournent même pas pour
vous voir!... Oui, on est toujours un peu grisette, tu
vois? Mais c'est très court, très furtif, ces vagues
regrets. J'ai toujours été habitué à ma chambre
d'étudiant, devenue aujourd'hui un peu plus spacieuse,
et, vrai, je ne m'aperçois du vide que lorsque je rentre
le soir, parce qu'il n'y a pas de coussins, parce qu'il
n'y a jamais de fleurs sur la table...
BOUGUET, lui frappant sur l'épaule.
Eh bien, il faut prendre femme, Blondel. L'heure
ACTE PREMIER 235
est arrivée. Il le faut. Je te le conseille, moi, vive-
ment. Pourquoi pas?... Cette créature, dont tu parles,
tu Tas ici à la portée de la main.
BLONDEL
Je l'ai sous la main?...
BOUGUET
Edwige.
BLONDEL
Hein!... tu en as de bonnes!... (ii sourit, goguenard.)
Pourquoi Edwige?... Ça, par exemple!...
BOUGUET
Je ne vois pas ce qu'il y a d'extraordinaire ou de
risible, dans ma proposition... Tu n'y as jamais songé?
BLONDEL
Jamais, fichtre!... Edwige est très gentille, certes,
mais je n'ai pas plus pensé à elle qu'elle n'a jamais
pensé à moi.
BOUGUET ^
Est-ce sûr?]
BLONDEL
Absolument. J'en mettrais ma main au feu.
BOUGUET
Et si elle avait au contraire songé à toi?
BLONDEL
Allons, bon! Je t'ai averti que nous n'allions dire
que des bêtises! Edwige n'a pas plus pensé à moi que,
je te le répète, je n'ai pensé à elle.
BOUGUET
Pas plus limais peut-être autant...
236 LES FLAMBEAUX
BLONDEL, gêné devant cette insistance.
Ah ça! mais qu'est-ce qui te prend! Tu voudrais
m' éclairer sur mes propres sentiments. Que pré-
tends-tu insinuer tout à coup?
BOUGUET
Blondel, on s'est aperçu dans la maison que tu
éprouvais un sentiment de prédilection très gentil,
très touchant, pour Edwige.
BLONDEL
Et on en a conclu à de l'amour! Tas d'imbéciles!...
Je l'aime bien, comme une gosse qu'elle est, comme
une enfant... Elle me fait tordre... rien de plus!...
BOUGUET
Elle correspond exactement à la conception que
tu te fais de la femme.
BLONDEL
C'est possible!
BOUGUET, net.
Toutefois, il se présenterait un obstacle. '
BLONDEL \
Ah!... (Se reprenant.) Je dis : ah ! tu sais... par simple
curiosité...
BOUGUET
Un obstacle, d'ailleurs, qui n'aurait dépendu que
de toi-même, de ton propre jugement... Peut-être es- tu
au courant?
BLONDEL
De quoi?... Je ne comprends pas.
ACTE PREMIER 237
BOUGUET, lent, en le fixant attentivement.
Eh bien, as-tu connaissance qu'il y ait eu, dans le
passé d'Edwige, autrefois, oh! une histoire simple,
très banale, un premier amour trahi... (eiondei le re-
garde.) un jeune officier...
BLONDEL
Ah! oui!... Je connais... Cela n'aurait eu, à mes
yeux, aucune espèce d'importance. Oui, je sais, une
erreur de jeune fille Oh! mon Dieu, je ne suis pas de
ceux qui attachent au mot de virginité cette sorte de
vénération exclusive... Edwige peut avoir vécu sans
attendre le mari futur... C'est bien naturel.
BOUGUET, soulagé.
A la bonne heure! Voilà qui est encore très bien
pensé et très digne de toi. Je ne m'illusionnais pas
sur tes propres sentiments. Alors, pourquoi ce ma-
riage né se ferait-il pas, du moment que tu as la
supériorité, dont je te félicite, de n'être point l'esclave
d'un préjugé...
BLONDEL
Mon cher, ne prolongeons pas cette conversation
oiseuse, je t'en supplie...
BOUGUET
Blondel, tu aimes cette petite... c'est clair comme
le jour... et elle admet cet amour.
BLONDEL
Ah! pour le coup, tu te moques de moi! Pourquoi
d'abord songerait- elle à moi?
BOUGUET
Qu'importe la raison? Je te certifie... nous y avons
tous réfléchi... que ton bonheur'est là, et le sien par-
dessus le marché!...
288 LES FLAMBEAUX
|blondel1
Lui aurais- tu fait part de ces idées saugrenues?...
BOUGUET
Ma femme l'a fait à mon défaut...
BLONDEL
Ça, c'est admirable!... Ta femme s'occupe de moi,
comme une mère!... (incrédule.) Et Edwige a admis ce
projet?.,.
BOUGUET
Certainement.
BLONDEL, méfiant.
Voyons... alors, comment Madame Bouguet ne
m'en aurait-elle jamais parlé?...
BOUGUET
L'aveu est peut-être récent, très récent.
BLONDEL, hausse les épaules.
Ta femme s'est fichue de toi... ou de moi, ce qui est
plus naturel!... (Puis, revenant à la charge.) Elle t'a Vrai-
ment dit ça?
- BOUGUET, souriant.
Tu vois bien que nous sommes documentés... Ma
femme m'a dit qu'elle connaissait depuis longtemps
ton affection, et qu'elle le tenait de toi-même.
BLONDEL, après une hésitation.
De moi-même?... Elle t'a dit ça? Une seconde.
Veux-tu sonner Arthur, s'il te plaît? un ordre à
donner.
BOUGUET
Que fais-tu?
ACTE PREMIER 239
BLONDEL
-Laisse, laiSSS... (Arthur apparaît à la porte. Après avoir écrit,
Blondel s'approche du garçon, lui parle à voix basse et lui remet sous-
enveloppe le mot qu'il vient d'écrire. Blondel, brusquement, changeant
4e ton.) Laurent, tu te joues de moi. Peut-être ima-
gines-tu un sentiment que je n'éprouve pas, et tu
t'amuses à le taquiner... Comme tu aurais tort de t&
livrer à ce jeu!...
BOUGUET
Je n'ai jamais été plus sérieux... Pourquoi pas ce
mariage plein de promesses, d'un bonheur raison-
nable?
BLONDELj se décidant tout à coup à parler.
Voyons, si jamcds cette petite a éprouvé un pen-
chant ou une attraction, c'est pour toi... toi seul... Nul
n'en doute ici...
BOUGUET, sans sourciller.
Oui, je suis pour elle le maître; elle a travaillé à
mon livre. Elle est un peu de la maison... C'est là
tout le secret de cette attraction, de ce fétichisme...
BLOND EL j moitié riant, moitié sérieux, et lui poussant le coude.
Voyons, mon cher Bouguet, d'homme à homme,
ici, entre nous... personne ne nous entend... ta femme-
est loin...
BOUGUET
Eh bien?...
BLOXDEL
Eh bien, voyons!... voyons!...
BOUGUET
Je ne saisis pas.
240 LES FLAMBEAUX
BLONDELï]
Elle a été plus ou moins ta maîtresse... Tu as...'
BOUGUET
Je t'affirme que non. Tu entends bien, je t'affirme
que non.
BLONDEL
Allons, allons!... Bouguet! entre nous... Es-tu
bête de redouter mon indiscrétion?...
BOUGUET
Je te répète, Blondel, que ce n'est pas vrai, que tes
suppositions sont purement démentes... Et, un point,
c'est tout.
BLONDEL
Ce n'est pas vrai?... En effet, ta voix est sincère. Tu
ne mentirais pas, d'ailleurs... Pourquoi? (un temps.) Eh
bien, par exemple... tu m'excuseras de t'en avoir parlé
aussi franchement... eh bien, Bouguet, je l'ai cru,
figure-toi!... Oui, figure- toi, par moments, je m'étais
mis ça dans la tête. Tu m'assures le contraire, donc,
je te crois... Mais, sapristi... mais, sapristi... c'est
qu'alors... tout est changé!
BOUGUET
Comment, tout est changé?...
BLONDEL
Dame!... Songe donc, moi qui m'imaginais... At-
tends, attends, laisse-moi reprendre pied...
BOUGUET?
Tu vois bien que tu l'aimes!
blondel! ~~
Mais, parbleu, je_reconnaisJqueJc'est3révidence...
ACTE PREMIER 241
Je la trouve charmante, cette petite... tout à fait
délicieuse. Seulement, avec une pareille idée en tête,
je n'y pensais même pas! Et note que je ne t'en faisais
aucun blâme, Laurent, non... aucun... Je me bornais
à éloigner de moi toute pensée d' affection ou de
rapprochement possible. Mais, maintenant, tu viens
d'ouvrir une fenêtre en moi... c'est de lair qui entre!
{Il parait radieux.)
BOUGUET, avec un grand trouble.
Pourtant, si j'ai bien compris tout à l'heure ta
profession de foi, tu n'attaches pas à l'acte physique
une importance primordiale? Tu m'as dit que tu
J'acceptais avec la tache de son passé...
BLONDEL
Ah! ça, c'est tout autre chose ! Tu es bon!
Tu trouves?
Tiens, parbleu!
BOUGUET
BLONDEL
BOUGUET
Mais, cependant, Blondel, tu viens de soulever une
objection à mes yeux cent fois plus grave! Tu viens
de dire : elle a pour toi une affection passionnée. Et
cela voulait me faire entendre : « Tu es son maître,
tu pèseras sur cette imagination longtemps encore
de tout le poids de ton influence. » Eh bien, c'est cela
qui pourrait légitimement t' inquiéter, Blondel !...
Voilà la marque, l'empreinte réelle... mille fois plus
importante, si elle se présentciit, que ne l'eût été un
■caprice des sens!
BLONDEL, l'interrompant.
Ah! par exemple! Mais ça n'a aucun rapport! Aucun.
Qu'elle garde son affection pour toi, même son admi-
21
242 LES FLAMBEAUX
ration exaltée à ton égard, qu'importe! C'est trop
naturel! Je n'en serais pas jaloux. J'en ferais mon
affaire!... (S'appioclianl de lui avec tendresse.) Est-Ce qu'On ne
doit pas t'admirer?... N'est-il pas légitime qu'on
t'aime?... N'avons- nous pas tous un fétichisme pour
le grand homme que tu es. Tandis que si elle t'avait
appai'tenu... si...
BOUGUET, lui posant la main sur l'épaule.
Mais, l'acte physique, Blondel... ce n'est rien!
BLONDEL
Mais c'est tout!... c'est tout!...
BOUGUET, poussant une exclamation étouffée.
Quels abîmes peuvent séparer deux êtres qui vivent
côte à côte, du même travail, du problème de là vie
identique !
BLONDEL
Bouguet, écoute. Je comprends ton scrupule. Il est
exquis. J'apprécie la délicatesse de ta réserve; oui,
tu veux me faire comprendre, par un excès de pré-
caution, qu'il existe certaines possessions intellec-
tuelles, des influences morales, qui ont une importance
presque égale à une possession physique, et tu
redoutes, si j'épousais cette enfant (et rien n'est moins
sûr que cette hypothèse), que je puisse me sentir
atteint dans l'avenir par cette influence. Tu t'abuses.
Si Edwige devenait un jour ma femme, et, je te le
répète, c'est infiniment douteux, je serais heureux et
fier que tu gardes sur elle ton autorité et qu'elle con-
serve le culte même ardent qu'elle a pour toi. Quoi
que tu en dises, il n'y a pas de comparaison possible!
Elle n'a pas été tienne et ce serait à moi, dès lors, de
savoir me faire aimer. C'est une tâche, pleine d'at-
traits... Si je n'y réussissais pas, eh bien... cette tape
ACTE PREMIER 243
me concernerait seul et prouverait que je n'ai 'été
qu'un présomptueux. Seulement, je m'emballe... je
m'emballe... Tu viens tout à coup d'ouvrir une écluse
inattendue, et le flot se met à couler en tumulte. Il
s'agit de savoir maintenant si ce n'est pas en vain.
N'est-on pas en train de me monter, de bonne foi ou
non. un de ces bateaux gigantesques?...
BOUGUET
Le fait est que je suis interdit! Je soupçonnais bien
de l'affection, un désir manifeste, mais jamais je ne
me serais douté d'un pareil amour! Car enfin, dès le
premier mot, te voilà révolutionné, ému, comme un
enfant. Tu as commencé la conversation en disant :
« Jamais je ne me marierai! », et à peine ai- je admis la
possibilité de ce mariage, que tu as bondi sur elle et
viens de révéler un tel flot de sentiments cachés que
maintenant, si ce mariage n'aboutissait pas, je serais
désolé d'avoir fait luire à tes yeux un espoir...
BLONDEL
Ah ! tu vois, tu vois, tu canes, maintenant ! Tu vois
que tu t'es trop avancé!... Alors, oui, tu n'aurais pas dû
me faire avouer cet amour, aveu qui se changera, pour
moi, en une gêne insupportable et de toute les secondes.
Bouguet, je viens d'être un imbécile...
(La porte s'ouvre. Entre Arthur. Il remet un papier à Blondel.)
ARTHUR
Monsieur Blondel, voici la réponse.
(Blondel ouvre Tenveloppe et lit. Arthur s'en va.)
BLONDEL
Mais non, je ne suis pas... (n s'interrompt et éclate presqu»
4e rire.) Ail! mon vicux, je ne te cacherai pas que je
tombe des nues, mais que j e suis ravi comme un gosse !.. .
244 LES FLAMBEAUX
BOUGUET
Qu'est-ce que cela? Et quel rapport?...
BLONDEL
J'étais... persuadé que vous me montiez un ba-
teau... alors j'ai voulu en avoir le cœur net. J'ai grif-
fonné, tu l'as vu, un mot à ta femme : « Oui ou non,
avez-vous assuré à Laurent qu'Edwige ait pensé d'elle-
même à devenir un jour ma femme? » Et voilà la ré-
ponse, au dos : « Laurent ç>ous a dit la vérité. Edwige,
qui est en ce moment auprès de moi, vient de me la con-
firmer elle-même... » Je suis stupéfait! Si vite... comme
cela... Si vite, d'ailleurs, c'est une façon de dire, parce
qu'au fond, je suis un timide... j'ai toujours été un
timide avec les femmes... mais, sans quoi, il y a déjà
quelque teinps que je m'étais aperçu... mais oui,
parfaitement... Je le voyais à sa réserve, à des gênes
charmantes, de petites réticences. Seulement, je ne
voulais pas comprendre, j'avais peur... Je suis rude-
ment content tout de même!
BOUGUET, épouvanté.
Réfléchis... réfléchis à ce mariage malgré tout! Tu vas
trop vite, maintenant... Il ne faut pas s'abandonner à
la légère... comme tu le fais... Quelquefois, ce que
l'on prend pour le bonheur n'est qu'une maladresse
réalisée. Sais- tu si vous devez vous accorder?... Sais-tu
si vos caractères... (ll s'efforce de rire.)
BLONDEL
Ah! non, mon cher, non, tu ne vas pas m' empêcher
d'être heureux, maintenant! Je connais ta précision
scientifique et mathématique! Laisse- moi tout à la
de joie de cette découverte. Je vais aller parler à ta
femme. Je vais aller parler à Edwige, je vais aller...
ACTE PREMIER 245
BOUGUET
Mais, mon ami, ton exaltation m'effare... De la
réflexion... de la méthode...
BLODEL
Tu es admirable, avec ta méthode, toi ! On voit bien
que tu n'es pas amoureux!...
(La porte s'ouvre. Un préparateur entre presque en courant.)
SCÈNE XII
Les Mêmes, LE PRÉPARATEUR.
LE PRÉPARATEUR
Monsieur Bouguet, je vous demande pardon d'en-
trer à l'improviste,. sans frapper, mais il faut que je
vous annonce la nouvelle tout de suite. C'est vrmment
trop beau!
BOUGUET
Qu'est-ce que c'est?
LE PRÉPARATEUR
L'écrivain Hernert a écrit spontanément une lettre
au jury du prix Nobel à La Haye, lettre que publie
le Temps de ce soir. Écoutez. Écoutez ça, monsieur
Blondel : « Au cas où les membres du jury auraient l'in-
tention de me décerner le prix, comme il en a été ques-
tion, je tiens à dire ici que je déclinerais cet honneur.
Je fie saurais supporter la pensée d'avoir été désigné
par vous avant Laurent Bouguet, un des plus grands
bienfaiteurs de l'humanité, savant et philosophe, un
des cerveaux consultants de l'âme contemporaine...
21.
S46 LES FLAMBEAUX
BLOND EL, l'interrompant avec élan.
Oh! le brave homme!
BOUGUET, rêveur.
Un des cerveaux consultants...
LE PRÉPARATEUR
- Je ne me serais pas permis de vous déranger pour
cette publication, mais l'on vient de nous téléphoner
de La Haye que le prix, comme il fallait s'y attendre,
vous est décerné! Nous avons demandé une seconde
confirmation.
BLONDEL
Et voilà une belle journée!
LE PRÉPARATEUR
Madame Bouguet me suit : elle demandait elle-
même la confirmation à l'appai-eil. Tenez, la voilà.
(Madame Bouguet entre.)
SCÈNE XIII
BOUGUET, BLONDEL, MADAME BOUGUET,
LE PRÉPARATEUR, puis HERVÉ, ÉLÈVES.
MADAME BOUGUET
Thuillier est en train de converser avec La Haye.
Je lui ai passé l'appareil, mais je suis venue tout de
suite, car je crois qu'il n'y a pas de doute possible, mon
ami.
BLONDEL
Et je ne peux pas vous exprimer la satisfaction qui
m'emplit le cœm'...
ACTE PREMIER 247
BOUGUET
Je suis confus de cet honneur.
MADAME BOUGUET, radieuse.
Et moi, très fière pour toi, Laurent. (Eiie lui serre la
main.)
BOUGUET
Ce qui me parait inappréciable, c'est que l'événe-
ment précède la séance de lundi. Ma Icommunication
à l'Institut Pasteur apparaîtra une réponse sérieuse à
l'honneur qu'on me fait.
BLOND EL^ se précipitant sur la main de Madame Bouguet»
Ma chère et bonne camarade.
MADAME BOUGUET
Mais je suis heureuse d'un autre bonheur aussi... qui
vient s'ajouter en même temps à celui-ci... C'est donc
vrai que vous aimiez cette enfant! (Elle sourit, attendrie
maintenant, et ne pensant plus qu'à la joie.)
BOUGUET
Jeanne! Jeanne! il ne faut pas précipiter le bonheur
des autres. Parlons de nous. Soyons égoïstes aujour-
d'hui... Nous le pouvons.
MADAME BOUGUET
Je ne suis jamais égoïste. Blondel, ne trouvez- vous
pas comme moi cette journée merveilleuse? Et comme
il est bien que ces choses mutuelles se soient précipi-
tées, confondues!... On dirait une intervention de la
providence !
BLONDEL
Mais je crois rêver, en vérité... Edwige vous a
bien dit franchement qu'elle souhaitait ce...
248 LES FLAMBEAUX
MADAME BOUGUET, se tournant vers le corridor.
La voici, tenez, avec les autres, qui arrive pour féli-
citer le maître. Elle va vous faire part de sa décision.
BLONDEL
Non, non, je vous en supplie... Je ne vais jamai»
oser lui parler, je suis timide comme un enfant. Pas
un mot de cela... pour l'instant! Occupons- nous de
féliciter celui que nous aimons de tout notre cœur et
qui devrait vous en vouloir de nous occuper d'un
autre que de lui-même.
(Entrent trois élèves. Edwige se dissimule derrière eux. Ils parlent
ensemble.)
LES TROIS ÉLÈVES
Confirmé! ça y est!... Bravo, monsieur Bouguet...
Permettez-moi de vous féliciter et de vous exprimer
toute ma satisfaction... On est là dans la cour. Tout le
monde voudrait vous faire une ovation.
BOUGUET
Mes amis, il y a quelqu'un auquel nous devons
penser en ce moment, c'est cet écrivain de génie,
c'est Hernert, qui a tenu, sans raison valable, à s'effacer
devant moi.
UN ÉLÈVE, entrant.
Le télégramme est parti à votre adresse. La nou-
velle sera ce soir dans tous les journaux.
(Tumulte.)
TRONCHET
Et ce n'est pas à dédaigner, après tout, deux cent
mille francs!
BOUGUET, réclamant le silence.
Eh bien, j'entends que ces deux cent mille francs
soient répartis ainsi : un tiers à l'Institut Claude- Ber-
nard, un tiers à ma chère femme... et un tiers à
Blondel.
ACTE PREMIER 2i9
BLONDEL, suffoqué.
Mon ami, je refuse.
BOUQUET
Tu n'as pas à refuser.
(Approbation générale.)
BLONDEL
Je suis fier de ta pensée, Bouguet, mais je ne veux
pas d'argent.
MADAME BOUGUET, interrompant.
Il ne s'agit pas d'un don, il s'agit d'un honneur à
partager simplement et à répartir, car c'est l'Institut
lui-même qui est distingué par ce prix et l'attribution
que me fait mon mari de cette somme bien exagérée
pour sa collaboratrice, je l'emploierai d'une part à la
fondation d'une clinique... et de l'autre part à doter
Edwige!...
EDWIGE
Madame Bouguet, qu'est-ce que vous dites-là?
UN ÉLÈVE, à Madame Bouguet.
Comment en dot?
DEUXIÈME ÉLÈVE
Mademoiselle Edwige se marie?
MADAME BOUGUET, riant. "
Tout simplement. Mais ceci est un autre chapitre-
On vous expliquera.
HERVÉ
Quel est ce bruit dehors?
DEUXIÈME ÉLÈVE
Venez voir.
250 LES FLAMBEAUX
HERVÉ
On se réunit dans la cour... on veut ovationner le
maître.
(Ils se précipitent à la fenêtre.)
BOUGUET, a pris Edwige à part sur la droite.
Arrange-toi pour différer. Je viens de causer avec
Blondel... tu avais raison. Ce mariage serait impru-
dent. Il ne faut pas qu'il se fasse.
EDWIGE
Ce mariage est nécessaire et il se fera. Mqi aussi
j'ai réfléchi.
BOUGUET
Il ne se fera que si je le veux!
EDWIGE
Trop tard maintenant!... Trop tard. D'ailleurs,
vous aviez raison, il n'y aurait que l'obstacle d'un sou-
venir, et de nous deux seuls connu. Il est à jamais
aboli. Donc... laissez faire...
BOUGUET
Edwige!.,. Pourquoi ce revirement?... Pourquoi ces
yeux pétillants de triomphe!... J'interviendrai, je
t'avertis...
EDWIGE
Ce serait du bel ouvrage!..-
BOUGUET
Et immédiatement!
EDWIGE
Osez donc!
(A ce moment, nouvelle irruption d'élèv«s,'
ACTE PREMIER 251
MADAME BOUGUET, crie par la fenêtre.
Nous allons nous réunir : faites-les monter à l'am-
phithéâtre.
UN ELÈVEj entrant encore.
Monsieur Bouguet, permettez-moi... de tout mon
cœur...
UN AUTRE ÉLÈVE, qui le suivait .
Madame Bouguet, excusez ce mouvement ridicule,
mais je n'ai pu résister à vous apporter ces quarante
sous de violettes.
MADAME BOUGUET
Merci, Gormeaux. Il n'y a pas de plus joU geste qu«
celui d'apporter desfleurs aune joie ou à un bonheur...
merci, merci!
UN ÉLÈVE
Les voilà tous dans le couloir. Empêchez-les d'en-
trer.
(Pendant qu'on ferme tout au fond la porte de l'antichambre qui
donne sur le couloir. Madame Bouguet, qui s'est détachée du groupe
appelle Blonde).)
MADAME BOUGUET
Tenez, Blondel... Dépêchez-vous, grand enfant,
dites- lui un mot...
(En s'éloignant, elle jette à Edwige le bouquet de violettes qu'on
vient de lui donner.)
BLONDEL, s'approchant d'Edwige, très ému.
Edwige, je n'aurais jamais osé espérer une joie
aussi subite, ni aussi profonde. Je ne peux vous dire
mon émotion, n'ayant même pas eu encore l'occasion
de vous dire mon infinie tendresse, et c'est une chose
admirable que de recevoir une récompense pareille
avant même de l'avoir souhaitée.
th^l LES FLAlMBEAUX
EDWIGE
Merci, monsieur Blondel...
BOUGUET, qui de loin, dans la seconde entrée, causait avec le groupe,
se détache et revient visibleniont exprès.
Blondel, veux-tu leur dire de m'attendra un instant;
nous allons aller à l'amphithéâtre. Deux mots aupa-
ravant à dire à ma femme. (Slondel remonte et Edwige s'éloigne.
On voit Blondel liaranguer au loin le groupe pressé des étudiants. Bou-
guct entraine sa femme dans un coin.) Jeanne... Je VeUX te dire...
MADAME BOUGUET, l'interrompant.
Embrasse-moi... C'est moi qui veux te demander
profondément pardon d'avoir douté de toi une se-
conde, même une seconde, Laurent. Je suis ineffable-
ment heureuse, aujourd'hui... et quelle honte j'éprouve
de mon soupçon de tout à l'heure!... Jamais je n'ai
senti la beauté de notre union comme aujourd'hui
où, d'une part, elle est acclamée, et, de l'autre, on
voulait la ternir... Comme je t'aime mieux... et plus
fort!
BOUGUET, à voix étouffée.
Et comme je te vénère!
MADAME BOUGUET essuie brusquement une larme et, se retournant:
Regarde-les... ce sont de vrais enfants. Tu vois,
ils n'osent même pas se parler... Edwige! Blondel!
Venez ici! Fermez la porte... (Blondel ferme définitivement la
porte du couloir, sur les élèves assemblés, et s'avance, seul, gêné, avec
Edwige. Hervé reste au fond à maintenir la porte.) AllOnS, mCS
enfants, regai-dons- nous bien en face, et vous, Blondel,
ne souriez pas ironiquement de mon émotion. D'ail-
leurs, nous n'avons pas envie de sourire. C'est très
beau... C'est très bien qu'une telle journée puisse avoir
ACTE PREMIER 253
lieu. Je ne vous souhaite qu'une chose, c'est que vous
lOrmieZ (EUe regarde son mari, puis s'appuie doucement sur son
épaule) un couple comme le nôtre, indissoluble, sans
une tache, sans une ombre. Que la vie soit pour
vous, mes enfants, une belle planche polie, sans un
nœud... une route droite et claire... comme a été la
nôtre... comme elle le sera jusqu'au bout... Ce bonheur-
là, c'est la plus grande beauté!
HERVÉ, criant de loin.
Pas moyen de les empêcher... Ils forcent la porte..,
{Tous les élèves font irruption en criant : « Vive le Maîtrel Vive
Madame Bouguet!... »)
RIDEAU
22
ACTE DEUXIÈME
Le jardin de l'Institut Claude-Bernard, sur la rire gauche.
Le soir. Une vieille orangerie premier Empire illuminée à
droite, avec arcades. Grands arbres séculaires au pre-
mier plan. Un pavillon à un étage, à gauche, mais un peu
dans le fond. Ce pavillon a une porte de face an public.
SCÈNE PREMIERE
HERVÉ, DEUX ÉLÈVES, CORMEAUX, BELLANGER,
TALLOIRES, UN JOURNALISTE, HERNERT.
HERVÉ, à une petite table dans le jardin, sous une lampe, avec deux
élèves.
En résumé, il reste vingt exemplaires de la mé-
daille à distribuer, '^i
.TALLOIRES|
Vingt, juste.
HERVÉ
Tiens, voilà l'exemplaire deMaurel... Il e«t là, Mau-
re!, je l'ai vu... Ballandier, cherchez Maure! dans la
salle, vous la lui remettrez... Alors, effacez Maurel
de la liste afin qu'il n'y ait pas d'erreur... Elle est à
jour, notre liste, comme ça?...
ACTE DEUXIÈME 255
TALLOIRES
Je vais vérifier encore.
HERVÉ
Bien.
CORMEAUX, des marches de l'orangerie.
Chut ! ne faites pas de bruit.
HERVÉ
Pourquoi ?g
CORMEAUX
Il y a encore un speech.
HERVÉ
A cette heure- ci?
" CORMEAUX
Mais oui, il y a l'Institut de puériculture qui a tenu
à déléguer sa directrice et deux ou trois légumes...
Elles n'ont pas pu prendre la parole pendant la soirée
et elles se vengent maintenant.
(Ou entend nne voix dans la salle.)
HERVÉ '
Qui est-ce qui parle?
CORMEAUX
Je ne sais pas, je crois que c'est la directrice. Le
speech en T honneur de Madame Bouguet, bien entendu.
(Bntre liu fond, à droite, un journaliste.)
256 LES FLAMBEAUX
HERVÉ, se levant et emportant la lampe.
Mettez- VOUS là, vous ne gênerez personne!
{Us s'installent sur une table plus au fond, à gauche.)
BELLANGER, arrivant.
Ma médaille à moi?
HERVÉ
L'exemplaire de Bellanger?
TALLOIRES
On allait te l'expédier avec les autres, mais puisque
tu es là, mon vieux...
(Pendant ce qui suit, on entend la voix de la fcuime qui prononce son
discours: « Madame, c'est un honneur pour la France de pouvoir
inscrire votre nom en lettres d'or sur... etc., etc. »)
UN JOURNALISTE, étranger, s'approchant d'Hervé.
Pardon, monsieur, c'est pour une communication à
l'Académie de Berlin; puisque vous êtes un ckef de
laboratoire, pourriez- vous me donner quelques noms?
Je représente le groupe des médecins allemands qui
ont souscrit à la médaille offerte à M. Bouguet.
HERVÉ
Volontiers. Voyons : M. Pélissier, professeur au
Muséum, le célèbre médecin Pravielle. (h nomme de sou-
venir quelques personnes.) Tous Ont tcHu à 86 rendre à
l'invitation des Bouguet et, tenez, ici, tournant le
dos, c'est Hernert, le grand écrivain, vous savez,
celui qui a refusé le prix Nobel en l'honneur de
M. Bouguet.
LE JOURNALISTE
Auriez- vous l'amabilité de me présenter, je vous
prie.
HERVÉ
Si vous voulez. Monsieur, comment? Ah! oui,
Hochfield. Monsieur Hernert, permettez-moi de vous
à
ACTE DEUXIÈME 257
présenter monsieur Hochfield, représentant d'une
très importante revue de Berlin.
HERNERT, s'approchant.
S'il ne s'agit pas d'une interview, cai- je suis assez
rebelle à ce genre de sport...
LE JOURNALISTE
Non, monsieur, je serais simplement heureux de
dire dans une revue scientifique étrangère les raisons
pour lesquelles vous vous êtes effacé devant Bouguet.
HERNERT
Oh! des raisons de préséance et d'admiration, sim-
plement. On ne sait pas assez, dans le public fran-
çais, que Bouguet est l'homme le plus extraordinaire
de notre époque. Le goût des spécialités que l'on a
en France, empêche d'embrasser l'envergure de cet
homme assez universel. Bouguet eut été un dilettante
de génie, si la vie, l'expérience, les découvertes
n'avaient pas capté et spécialisé momentanément cet
homme qui était né pour être un grand amateur
distrait. L'énormité de ses trois ou quatre grandes
découvertes nous l'a ravi!... La vie humaine est trop
courte! Vous ne le croiriez pas, mais nous ne nous
étions même jamais serré la main avant ce soir. J'ai
appris comme tout le monde que Bouguet, en instal-
lant les nouveaux pavillons de l'Institut, avaiit tenu
à remercier, dans une fête intime, les amis qui lui ont
offert la médaille commémorative à propos du prix
Nobel, et, pour mon plaisir personnel, j'ai accepté l'in-
vitation... (On entend applaudir dans la salle.) VoUS permettez,
monsieur...
(Il serre la main du journalislo. Los Femmes de France sortent à c«
moment avec Edwige et Blondel qui les dirige. Pélissier les accom-
pagne.)
it.
258 LES FLAMBEAUX
SCENE II
Les mêmes, BLONDEL, EDWIGE,
LA DIRECTRICE, MADAME DURUY, puis MARCELLE.
BLONDEL
Nous VOUS remercions encore. Vous avez dit des
mots qui auraient touché toutes les féministes de
France.
LA DIRECTRICE, à Edwige.
Madame Blondel, auriez- vous l'amabilité de me
conduire jusqu'au manteau que j'ai laissé tout à
l'heure chez vous. Je ne m'y retrouve pas.
EDWIGE
Mais, certainement, madame. Voilà... notre pa-
villon est juste en face. Vous voyez... c'est là que je
vous ai conduite tout à l'heure...
LA DIRECTRICE
C'est juste...
EDWIGE
Je vous précède.
PÉLISSIER
J'ai mis aussi mon vestiaire dans votre salle de
billard.
(Edwige enlre d;in5 le pavillon de gauche dont on voit les feaêtres
éclairées, suivie de Pélissier et de la directrics.)
UNE DAME, à Blondel.
Vous habitez ce pavillon?
BLONDEL
Lors de mon mariage, il y a deux mois, Bouguet a
eu l'amabilité d'affecter ce pavillon à mon ménage.
ACTE DEUXIEME 259
Ma femme est toujours un peu délicate de santé. Il
lui a été très agréable de demeurer dans les jardins.
LA DAME "■
Mais ce sont d'admirables jardins, monsieur. Nous
ne nous attendions pas à en trouver d'aussi beaux
à l'Institut Claude- Bernard.
BLONDEL
Toute cette partie sont les vestiges du vieil hôtel
de Chevigny. Oh! il en reste très peu de chose, mais
elle est considérée comme partie historique... et là
où nous avons organisé cette petite cérémonie; c'était
l'ancienne orangerie.
LA DAME
M. et Mme Bouguet habitent dans l'Institut Claude-
Bernard lui-même?
BLONDEL, montrant au loin les murs du bàtmeat.
Oui, là, de ce côté-ci. C'est un institut autonome.
Le directeur pouvait s'y loger.
(Edwige sort du pavillon avec la directrice.)
LA DAME, à la directrice.
Vous venez, madame Duruy?
MADAME DURUY
Certainement.
BLONDEL
A droite, il y a la grille de sortie sur la place des
Invalides... Voulez- vous que je vous accompagae? "
MARGELLE, venant de lu salle et courant à la directrice.
Oh! madame, il faut que je vous remercie. Ces gen-
tilles paroles que vous venez de prononcer, la façon
dont vous avez parlé de ma mère... je vous assure que
j'étais très émue!...
260 LES FLAMBEAUX
MADAME DURUY
Je VOUS souhaite, mademoiselle, de mareher suf
les traces de cette femme prodigieuse.
MARCELLE
J'y tâcherai, sans oser l'espérer.
(Elles s'en vont. Edwige reste avec Blondel.)
BLONDEL
Tu ne les accompagnes pas, toi, ma chérie?..- Les
deux seules femmes de la soirée, pourtant!
EDWIGE
Marcelle y suffit... et puis, je suis fatiguée, rompue.
BLONDEL
Oui, tu as mauvaise mine, ce soir.
EDWIGE
J'ai besoin de m' étendre, de respirer.
BLONDEL
Demeure un peu dehors. Moi, ma présence est indis-
pensable. Il faut encore que je serre une vingtaine de
mains... J'espère que tout le monde va d'ailleurs
se retirer, (a ce moment, sur les marches de l'orangerie, apparaissent
Bouguot et sa femme. Ils descendent, ils ont l'air de chercher l'ombre.
Blondel, bas à sa femme.) Chut! regarde!... Comme leur joie
éclate sur leur visage à tous deux.
EDWIGE, s'asseyant sur un rocking, et se dissimulant
derrière le gros tilleul.
A lui surtout.
(A ce moment, discrètement, et masquée par un pilier des* arcades
de l'orangerie, Madame Bouguet met ses bras autour du cou de son
mari.)
MADAME BOUGUET
Je ne t'avais pas encore embrassé, (us s'éireignent. Après
quoi, gênés un peu de leur effusion, ils retournent dans la salle.)
ACTE DEUXIEME 261
BLONDEL, bas à sa femme.
Tu ne trouves pas ce baiser très émouvant?
EDWIGE, en les regardant s'éloigner.
Admirable! Admirable... C'est beau comme l'an-
tique!
BLONDEL, bas.
Comme il a dû être doux et plein de paix, ce baiser-
là! Mais je ne l'envie pas tout de même. C'est le baiser
des noces d'argent...
EDWIGE
Ils ont senti leur amour ce soir...
BLONDEL
On ne le sent donc pas toujours?...
EDWIGE
Non... oh! non, pas toujours... heureusement!
BLONDEL, s'approchant d'elle.
Ma chère Edwige!
EDWIGE, se lève.
Dieu! que je suis fatiguée... Tu n'as pas idée de ce
que je suis fatiguée!...
MARCELLE, qui avait accompagné les dames à la grille, revient,
et, les apercevant.
Tiens! vous étiez là, les amoureux.
BLONDEL rit.
Oh! nous ne sommes plus des amoureux, mais un
vieux ménage! Songez : deux mois de mariage! Ça
compte. La petite se sent seulement un peu souffrante,
et se tient à l'écart.
MARCELLE
Qu'est-ce que tu as?
262 LES FLAMBEAUX
EDWIGE
La fatigue, sans doute.
UN PRÉPARATEUR, sortant de la salle et appclaat.
Blondel!... Blondel n'est pas là? On le aherehe.
BLONDEL
Si, si, me voilà.
LE PRÉPARATEUR
Leg Bouguet vous demandent. Il y a le diretteur de
L'Aube qui voudrait vous parler, je crois.
BLOXDEL
Boa. Moi qui ai horreur des journalistes, ça va biea.
(Il s'en va dans la salle.)
SCENE III
EDWIGE et MARCELLE, seules sous les arbres, puis BOU-"
GUET, MADAME BOUGUET, BLONDEL et LE DI-
RECTEUR DE « L'AUBE ».
EDWIGE
Comme vous avez l'air heureux, ce soir, Mareelle!
MARCELLE
Pourquoi ne me tutoies-tu pas, ce soir?
EDWIGE
Je ne peux pas m'y habituer. Ma langue fouroke.
MARCELLE
Ah! c'est drôle... puisque cela a été eonveau eatre
nous.
^
ACTE DEUXIÈME 263
EDWIGE, aigrement.
Oui, mais je ne peux pas oublier que j'ai été, ici,
un peu comme une gouvernante... du même âge que
toi...^
MARCELLE
Oh! comment peux-tu proférer une bêtise pareille!
Tu nae blesses !|
EDWIGE
Jo n'ai pas voulu te blesser, Marcelle. Je voulais indi-
quer cette nuance en passant, comme je l'éprouTe en
ce moment.
MARCELLE
Laquelle au juste?
EDWIGE
Je ne me sens pas de la fête ce soir... mais tu sais
que je suis toujours très maussade.
MARCELLE
Tu es de la fête au même titre que Blondel qui par-
tage ce soir la gloire de papa, car, enfin, dans son dis-
cours, papa a bien rendu à Blondel tout ce qu'il lui
doitj j'espère!
EDWIGE, souriant.
Ok! mais, Marcelle, ne te mets pas en peine de cela.
Tu as l'air de penser que j'ai des vénérations à ce point
maritales! Nous ne sommes pas un assez vieux ménage,
quoi qu'il en dise, pour que je me conduise comme la
« dame du sous- directeur », la femme qui- réclame pour
son mari. Oh! Dieu, j'ai horreur de cela! Et puis,
crois- tu que je sois mariée, le crois-tu vraiment?
M.UICELLE
Quel esprit!
EDWIGE
De même que je disais que j'étais l'invitée, de même
j'ai l'impression que je ne suis pas mariée pour de bon!
264 LES FLAMBEAUX
MARCELLE, sévère.
Tout simplement parce que tu as fait un trop beau
rêve.
EDWIGE
Oui, c'est sans doute cela! Mettez votre main sur
mon front, Marcelle.
MARCELLE
Encore vous!
EDWIGE
Mets ta main sur mon front, Marcelle. Tu vois
comme j'ai chaud. Je dois avoir la fièvre.
MARCELLE
Tu n'es pas malheureuse?
EDWIGE
Pourquoi le serais-je?
MARCELLE
On ne sait jamais avec toi! Tu m'as tant de fois in-
quiétée.
EDWIGE
Je t'ai inquiétée?
MARGELLE
Oui, et tu ne t'en es pas doutée! Souvent, j'ai eu
peur de toi, si peur!...
EDWIGE
Vraiment! A quel point de vue?
MARCELLE, après une hésitation.
Oh! ce serait fou à te raconter...
EDWIGE
Je ne comprendrais pas?
ACTE DEUXIÈME 265
MARCELLE
Si, tu comprendrais, très bien, mais c'est inutile...
et puis j'ai été rassurée amplement, depuis lors. Je
t'ai mieux approfondie et, en vivant côte à côte,
comme des égales, j'ai mieux compris que toutes ces
bizarreries devaient être mises sur le compte de la race.
Je me souviens que, quand j'étais petite, maman
elle-même avait de ces nuances étranges, incom-
préhensibles. Elle a changé au contact de papa...
Qu'est-ce que tu as à rire?
EDWIGE
C'est ta façon de dire « papa ». Je trouve ce mot si
drôle en parlant de cette sorte de Gœthe que nous fêtons
ce soir. Tu ne trouves pas qu'il ressemble à Gœthe?
MARCELLE, fioideraeaC.
Je ne sais pas, je n'ai pas connu Gœthe!
(A ce moment, Bo\tguet sort de l'oraujerie avec sa femme et Blondel
Ils' accompagnent le directeur de L'Aube.)
LE DIRECTEUR DE « l'aUBE »
J'ai été heureux de vous apporter ce soir l'hom-
mage de mon admiration à tous deux et de vous
remercier, madame, de l'article que vous avez bien
voulu envoyer au j ournal.
BOUQUET, présentant.
Ma fille...
LE DIRECTEUR
Mademoiselle!... L'article paraît naturellement
demain matin. Vous a-t-on apporté les épreuves?
MADAME BOUGUET
Pas encore... J'ai dit faiblement ma reconnaissance
à tous les souscripteurs de cet objet d'art que je gar-
derai précieusement. C'est bien la première fois de
23
266 LES FLAMBEAUX
notre vie, par exemple, que nous écrivons dans un
journaL..
LE DIRECTEUR
Les savants nous dédaignent, je sais.
MADAME BOUGUET
Mais j'ai été heureuse de cette occasion de dire ce
qu'était notre collaboration à Laurent et à moi...
BOUGUET
Je suis inquiet. Je n'ai pas encore pris connaissance
de l'article. Ma femme a dû modestement encore
s'effacer devant moi, comme toujours.
LE DIRECTEUR
La page est concise et admirable... Si, si, madame,
admirable! Puisque le groom n'est pas venu, je vais
vous l'envoyer de suite avec les épreuves, dès que
j'arriverai au journal... Mademoiselle... Monsieur
BlondeL..
MADAME BOUGUET
Au revoir... et confuse de l'honneur que vous m'avez
fait...
LE DIRECTEUR
Cet hommage a pris, vous l'avez vu, un caractère
quasi national.
(Beuguet et sa femme accora|iagiient le directeur de L'A"be.
BLONDEL, à Marcelle.
Ma femme n'est pas plus souffrante?
MARCELLE
Rassurez-vous.
BLONDEL
Je la trouve un peu nerveuse, ce soir.
MARCELLE
En effet. Nous causions, en prenant le frais.
ACTE DEUXIÈME 2ê7
BLOND EL, i Marcelle.
Voulez- TOUS voir les musiciens? M. Hernert désire
pour clôturer qu'on finisse en jouant un air de Back.
Le chef d'orchestre a dit que c'était possible si vous
aviez la partition de piano... L'aria de Bach, je crois.
MARCELLE
Parfait. J'y vais.
(BUe rentre dans la salle.)
BLONDEL, s'approchant de nouveau d'Edwige.
Ça va-t-il mieux, ma petite?
EDWIGE
Oh! je t'en prie, ne t'occupe plus de moi.
BOUGUET, i"evient du fond et se retourne avant d'entrer Aint la salle.
Qu'est-ce qu'il va?
BLO^■DEL
Ma femme est un peu incommodée par la chaleur.
BOUGUET, s'approchant.
Rien de grave?
EDWIGE
Piien du tout... J'étouffais un peu, j'ai pris l'air,
voilà... Qu'on ne s'occupe pas de moi!
BLONDEL, lui prenant la taille.
Pauvre chérie! c'est vrai qu'elle est pâlotte! Elle a
les yeux cernés, (ii rit bruyamment.) Eh! eh! des yeux de
lune de miel, après tout !...
EDWIGE, se dégageant en repoussant le bras de Bleatfel.
Mais laisse-moi, laisse-moi.
BLONDEL, étonné.
Mon Dieu! que tu es nerveuse! Est-elle assez fébrile,
hein, Bouguet ? Tu ne trouves pas cela extraordinaire?...
268 LES FLAMBEAUX
EDWIGE, s'en allant sur le rocking.
Je VOUS en prie...
BLONDEL
Bon, la voilà qui pleure!... Ma ehérie!... Qu'a-t-elle
donc?
EDWIGE
Je désire aller me coucher.
BLONDEL
As-tu besoin des domestiques? La femme de chambre
elle même est employée au buffet.
EDWIGE
Non, non, de personne. Veux- tu simplement donner
l'ordre à la femme de chambre qu'elle fasse ma cou-
verture et puis qu'on me laisse seule, qu'on ne me
dérange plus. J'essaierai de me reposer.
BLONDEL
J'y vais.
EDWIGE
Ai- je la fièvre? Je n'en sais rien. (Eiie tend brusquement son
poignet à Bouguet qui s'en itllait.) DiteS-moi si j'ai le pOuls
agité ?
(Blondel est parti. ElU retire son poignet de la main de Bouguet.)
SCÈNE ÎV
BOUGUET, EDWIGE.
EDWIGE
C'est trop ! c'est trop !... j'aurai trop souffert ce soir.
Oh! ne me regardez pas ainsi, de cet œil glacé... Ne -
à
ACTE DEUXIÈME 269
jamais vous parler, ne pouvoir jamais que cette con-
versation banale qui devient pour moi mourante !
BOUGUET
Ce sont nos conventions mêmes.
EDWIGE
Oui, oui, ce sont nos conventions, et je les tiens suf-
fisamment, je crois! Vous ai- je jamais importuné?
Vous ai-je excédé de mon amour? Mais tout de même
si inaccessible que vous soyez, il y a des moments où ce
silence et cette froideur dépassent toutes les permis-
sions !
BOUGUET, dans une attitude froide et haut.iine.
Qu'y a-t-il de particulier aujourd'hui?
EDWIGE
Il le demande! Ce qu'il y a de particulier aujour-
d'hui! Mais c'est votre fête, c'est joie sur toute la
maison, sur toute votre vie! Tout l'amour monte
vers vous du passé, du présent, de la foule inconnue.
Seul un pauvre petit être meurtri reste dans son coin
et n'a même pas sa part de souvenir. Aujourd'hui, je
souffre d'une jalousie atroce. Jeanne est là, contre
vous, à votre bras. C'est une sorte d'auréole et
d'apothéose que vous partagez tous les deux. Tout
à l'heure, je vous ai vu, je vous ai entendu lui donner
un baiser, un baiser si profond, si grave, que j'en suis
encore toute bouleversée!
BOUGUET
Ce sont là des sentiments que vous avez tort d'éprou-
ver. Ils ne vous font pas honneur, Edwige.
EDWIGE
Songez que vous n'avez même pas eu la délicatesse
d'un souvenir aujourd'hui qui fût à moi... Si j'avais
•23.
270 LES FLAMBEAUX
compris que dans cette minute de plénitude il y ayait
pour l'ancienne amie un regard pareil à ceux d'autre-
fois! Sans quoi, mes engagements, ne les ai-je pas tous
tenus? Je ne vous approche plus jamais avec d'autres
paroles que des paroles de respect... mais vous, vous
savez bien au fond que mon amour n'est pas mort!
Vous savez que la vie que j e mène m' est insupportable !
Oui, parfaitement, vous le devinez... Oh! je ne cherche
pas maintenant àrla fuir, cette vie-là. Je l'ai acceptée,
elle sera ce qu'elle sera! Mais, au moins, qu'est-ce que
je souhaitais comme récompense, un^e fois de temps
en temps... que sais-je?... tous les six mois... tous les
ans... que vous me preniez affectueusement dans vos
bras, que vous mettiez un baiser sur mon front dou-
loureux! Aujourd'hui, vous avez embrassé des amis,
des indifférents! Moi seule, vous m'avez oubhée!...
BOUGUET
Edwige, mon enfant, je comprends et je sens tout ce
que vous dites, mais il y a entre nous un pacte conclu
que je considère commo sacré. Je ne dois pas transiger
avec lui Ai-je besoin de te rappeler que si je ne me
suis pas opposé à ce mariage, c'est uniquement parce
que tu m'avais juré de rejeter toute mémoire d'une
aventure qui fut si brève, de ne jamais y faire
une allusion. A ce prix seulement, j'ai consenti à ne
pas dévoiler une vérité qui eût entraîné en effet des
désastres ou des chagrins énormes. Ne me fais pas
repentir d'un optimisme, qui, pour qu'il se réahse,
dépend uniquement de ta sagesse,
EDWIGE
Je crois que j'ai tenu parole. Je ne me suis pas engagée
à ne plus vous aimer mentalement, car, cela, je ne
le pouvais pas!
ACTE DEUXIEME 271
BOIGUET
Mais tu t'es engagée à faire tous tes efTorts pour
chérir ton mari... Et nous avons tous les deux escompté
le temps et la sagesse pour transformer dans ton
cœur tout sentiment passionné s'il en subsistait encore
un. Ai-je eu tort de te croire ? J'ai trouvé qu'il y avait
une très réelle beauté dans ce pacte, puisqu'il main-
tient l'équilibre de toutes ces existences qui auraient
pu être compromises et dont tu es pour ainsi dire la
clef de voûte!
EDWIGE
Je n'avais pas besoin que vous récapituliez tous
vos mobiles, je les sais tous, je ne les oublie jamais.
Vous en omettez même un qui est le meilleur et (qui
vous vaut toute ma reconnaissance...
BOUGUET
Lequel?
EDWIGE
C'est que vous n'avez pas voulu que je sois chassée
par Madame Bouguet et que je tombe à la misère
ou au néant... (siience.) J'ai donc contracté vis-à-vis
de vous un engagement qui est, en effet, sacré...
Enterrer mon amour, vous en libérer!... Mais que
voulez- vous... tout le monde est heureux ici... tout le
monde est pleinement heureux... vous, mon mari,
elle, tous, sauf moi! Ah! que ce serait peu de chose
pourtant! A de certaines heures un regard de l'âme
qui me dirait : «Je n'ai pas complètement oublié.
Courage, ma petite ! » Et, à d'autres moments même un
baiser, oui, un baiser... oh! qui n'ait plus rien de
sensuel... comme celui, tenez, que vous avez donné
tout à l'heure à votre femme et qui m'a fait si mal
dans l'âme...
BOUGUET
Voyons, Edwige!...
LES FLAMBEAUX
EDWIGE
Songez donc que c'est moi qui ai tous les soucis de
cet équilibre moral dont vous parlez et dont je suis la
ménagère!... Vous, qui ne pensez plus à moi, cela
vous est facile de vivre ! Mais moi, il faut que j e surveille
toutes mes pensées, tous mes actes... (Biie met la »êtc dans
ses caudes.) Et puis, la chosB terrible, oui, la chose ter-
rible...
BOUQUET
Laquelle? Pourquoi t'arrêtes-tu?
EDWIGE
Ah! vous me devinez!
BOUGUET, vivement.
Voyons, Edwige, ce n'est pas vrai, tu mens en ce
moment- ci, car je sens bien que tu commences à aimer
ton mari, (siie secoue la tête.) Si, si, tu l'aimes déjà! Tu
as beau dire, tu ne le sais pas toi-même, mais moi je
le devine... J'ai la joie de le découvrir... L'autre jour,
tu t'es mise en colère, tu l'as défendu à propos d'une
futilité, avec de la véhémence que j'ai trouvée char-
mante.
EDWIGE
Ce n'est pas l'amour!
BOUGUET, s'animant comme pour se persuader lui-même.
Et comme il t'aime, lui! Quel plaisir à voir la
bonne candeur de ses yeux, la sollicitude joviale dont il
t'entoure, sa transformation, car il est transformé
depuis...
EDWIGE
Taisez-vous! taisez- vous! (Elle lui prend la main, il la retire.)
Permettez que j'appuie ma tête sans rien dire sur
votre épaule...
ACTE DEUXIEME 273
BOUGUET
Allons, Edwige! Pas de mots d'enfant gâtée! Une
plus noble attitude! Plus de ces faiblesses d'adoles-
cente. C'est exact, j e pourrais, j e devrais te dire peut-être
de temps en temps le mot qui fouetterait ta volonté et
qui rassurerait tes émois.
EDWIGE'
Ah! vous le reconnaissez!..
BOUGUET
Mais je ne le ferai pas. Je ne dois pas le faire, je ne le
dois pas. Moralement, j'ai vis-à-vis de mon ami un
devoir qui doit toucher au scrupule. Le silence total est
préférable. Tout rapprochement, s'il t'apportait un
bienfait et du courage, serait tout de même un pas en
arrière... Mais oui... je redoute tes bras tendus... (se re-
prenant :) quoique je t'en prie de n'avoir aucun doute
là-dessus, je n'éprouve pour toi qu'une profonde
sollicitude...
(Il 1» dit sèebemont, presque <Iureraeii(.)
EDWIGE
Quelle cruauté! prononcez donc au moins le mot
amitié, s'il ne vous écorche pas la bouche!...
BOUGUETj avec une force croissante.
Une très profonde amitié, oui.
EDWIGE
Et puis, ne dites plus rien. Qu'importent les mots!...
Voyez, on va, on vient. Accordez- moi ces cinq minutes
silencieuses, je vous en supplie. Si vous ne voulez pas
me les accorder ici, que ce soit n'importe où, tenez,
derrière notre pavillon, dans une allée, dans plus
d'ombre encore... que je sente dansée soir si bon pour
274 LES FLAMBEAUX
tous, si cruel pour moi, le rapprochement de vos lèvres
sur mon front. J'en aurai peut-être pour une année de
courage!... Vous verrez, j'arriverai au but, mais d'ici
là... ah! d'ici là... par pitié., ne me refusez pas cette
seconde... Je meurs de solitude et de courage vain!..
BOUGUET
Je la refuse.
EDWIGE, tombant à g«noux.
Oh! c'est trop! c'est un luxe de cruauté inutile. Pour
qui eette cruauté, pour qui?... Vous n'avez pas peur de
moi, pourtant! Hélas! Hélas!...
(Elle sanglote.)
BOUGUET
Lève-toi... lève-toi., lève-toi vite. Tu ne vois donc
pas que c'est un hasard qu'il n'y ait pas dix personnes
ici.
EDWIGE
Pensez à l'eiïroyable contrainte de mon cœur!... Oh!
mon adoré!...
BOUGUET, la faisant so lever brusquemcj»!.
Lève- toi, je te dis!
(Un temps. Il s'écarte.)
EDWIGE, à voix basse, se rapproche.
Dites-moi alors que je vous verrai tout à l'heure,
s'importe où... que l'on ne va pas se séparer ainsi ce
«oir... c'est impossible!... Oh! ce soir!...
BOUGUET
Tais- toi!... Voilà Hernert.
ACTE DEUXIÈME 275-
SCÈNE V
BOUQUET, EDWIGE, HERNERT.
HERNERT, des marches de l'orangerie.
Eli bien! Vous n'entrez pas pour entendre du Bach?
Vous entendez, on commence. Avouez que j'ai eu une
bonne idée : du Bach vaut mieux qu'une mauvaise
valse.
BOUGUET, vague, cherchant ses mots.
Certainement oui, je vous remercie.
HERNERT
A moins que vous ne préfériez l'entendre du detors
sous les arbres?
BOUGUET
Si c'est avec vous, (a Edwige, qui lui fait des signes déselés.)
'Va, rentre dans la salle.
EDWIGE, ramasse une écharpe et bas en s'en allant.
Dites-moi deux mots tout à l'heure, dans la foule, je
vous attends... si... je vous attends!...
BOUGUET, après une hésitation.
Va.
(eu* se sauve.)
SCÈNE VI
BOUGUET, HERNERT.
BOUGUET
Monsieur Hernert, précisément je vous cherchais. Je
voulais me donner le plaisir très grand de vous serrer
276 LES FLAMBEAUX
la main. Le permettez- vous? (Edwige est sortie. Les deux
hommes se serrent la main.) Je me suis souvent demandé pour-
quoivous, l'auteur dramatique glorieux, l'auteur de
tant de beaux poèmes, vous aviez tenu à faire ce beau
geste et à vous eiïacer devant un homme si éloigné de
vous. Elle ne manque pas de grandeur, cette frater-
nité des esprits d'élite qui ne se connaissent pas. Mais
en quoi ai- je mérité, je ne dirai pas le sacrifice, mais
l'honneur que vous m'avez fait?
HERNERT
Oh! c'est une vieille dette, une très vieille dette con-
tractée il y a déjà plusieurs années. Vous dites que nous
n'avons pas de point de contact, d'abord c'est faux.
Vous savez que mes dernières œuvres sont des ouvrages
de philosophie?
BOUGUET
C'est vrai, et ce sont de nobles œuvres. Votre réfuta-
tion de Kant est un morceau étonnant.
HERNERT
Oh! je ne suis encore qu'un débutant bien gauche,
mais c'est à vous que je dois de les avoir écrites, ces
deux dernières œuvres.
BOUGUET
A moi?
HERNERT
Oui. J'ai renoncé au théâtre, vous le savez. Je mé-
prise presque maintenant la forme poétique et plas-
tique. Je suis arrivé enfin à ne concevoir que la pensée
abstraite. Cette métamorphose, je la dois à bien des
événements, à une évolution naturelle, il se peut, mais
c'est à vous surtout, et, en m' effaçant devant vous,
j'acquittais une dette de reconnaissance dont vous ne
pouvez deviner la poignante origine. Tout un drame
ACTE DEUXIÈME 277
que personne ne connaît et que personne ne connaîtra
jamais!
BOUGUET
Pourquoi ne le connaîtrais-] e pas? Si vraiment, à
une époque de votre vie, j'ai été l'appoint que vous
dites, le camarade inconnu dont vous parlez, pour-
quoi ne vous demanderais- je pas le premier cette con-
fidence?
HERNERT, le regardant en face.
Après tout! Oui. c'est un émouvant miracle que
celui auquel vous faisiez allusion tout à l'heure,
la fraternité des esprits supérieurs, cette marche
sourde en avant de mille têtes qui ne se con-
naissent pas et qui poursuivent, chacune dans leur
sphère, la recherche des vérités. C'est un bataillon
bien dispersé, mais, voyez, nous ne nous étions jamais
parlé et, dès que nos deux regards se sont rencontrés,
il semble que nous ayons deviné en nous des ascen-
dances communes, des affinités qui font de nous
deux êtres très proches et qui se sont peut-être tou-
jours connus... C'est assez grand...
BOUGUET
Oui, c'est très grand... Alors, à quoi servirait' donc
cette parenté mystérieuse si elle ne nous donnait pas
le droit de brûler les étapes de l'amitié et de parvenir
d'un coup à ce plan de confiance ou d'aveu que je
réclame? Dans des domaines très proches, ceux de
la recherche et de l'idée, nous sommes déjà de la
famille.
HERNERT
Mais, moi, je suis le néophyte. Je suis le nouveau
venu. Vous, vous avez toujours vécu dans les pensées;
moi pas. Je suis parti des sens. Oui, j'ai été un sensuel
jusqu'à trente ans; puis, après les sens, j'ai traversé
U
278 LES FLAMBEAUX
les sentiments... Aujourd'hui, je suis parvenu à ïar
pensée et je me suis livré à elle ingénument... Ceux
qui comprennent le mieux imaginent que j'ai traversé
ces trois cerceaux successifs : les sens, les sentiments
et les idées, par un encliainement tout naturel. Du
tout, c'est à un grand à- coup que je le dus. Il fut
simple. Il fut terrible. Personne ne le connaît. Vous,,
vous pouvez savoir...
BOtKiUET
Dites... Je vous en conjure...
HERNERT
Depuis des années je cachais un amour tranquille
et heureux... un amour sans pubhcité qui a pourtant
alimenté dix ans de ma vie, dix ans!... Tout à coup,
en un jour, en une soirée, dans les solitudes vertes
de Normandie où je vivais, c'a été l'effondrement,
la rupture la plus atroce, — les saletés révélées, le
cri furieux de la haine... La désillusion se reportait
sur tout mon passé et, dans la débâcle, cette femme
a détruit jusqu'au souvenir, jusqu'aux images!...
Ce fut abominable... Un soir, je suis sorti dans le jardin,
un jardin comme celui-ci, tout mouillé de lune... je
me suis traîné sous un chêne humide — je me sou-
viens — pour mourir. J'ai appuyé le canon du revolver
sur la place choisie. Je me suis étendu dans la position
de la mort... et, alors, dans cette position, mes yeux
se sont iîxés tout naturellement sur le ciel... C'est ce
qui m'a sauvé. Je n'y ai pas vu Dieu, certes!... Mais,
dans ce raccourcissement suprême de la volonté, au
moment de l'effort sur le tremplin, j'ai vu là- haut,
par une espèce de synthèse imagée que connaissent
tous ceux qui ont failli mourir et qui interrogent le
ciel, j'ai vu les flambeaux... les idées qui illuminent
toute la conscience du monde que j'allais quitter!...
I
ACTE DEUXIEME ^79
J'ai vu là-haut accrochée, je puis du-e, d étoile ea
étoile, au lieu et place de la divinité, toute la pensée
humaine... comme si, désagrégée mais jamais perdue,
elle vivait réellement au-dessus de nous, et formait
un grand nimbe universel, qui nous emporterait vers
des fins de clarté ou de sérénité... Ma main s'est
attai'dée longtemps, longtemps, indéfiniment... Le
doigt sur la gâchette mollissait. Dès ce regard su-
prême j'avais été happé par le ciel de l'homme —
l'autre, non! — J'ai voulu atteindre le connaissable
avant de partir pour l'inconnu! Dès lors, je me suis
acheminé comme vous, comme tant d'autres, vers de
plus nombreux infinis... La chair n'a plus compté :
ma douleur se perdait dans l'universel esprit!
BOUGUET
Oui, la pensée est le refuge des âmes qui ont vécu !
L'idée est tout. Voilà!... Ah! la bienfaisante certi-
tude!,.- (Sojj osU s'aniiïje étrangement.)
HERNERT
Oui, n'est-ce pas? L'idée est devant. Elle éclaire
le monde entier dans sa marche. Les flambeaux sont
ià qui précèdent. Dès qu'on s'est penché sur toutes les
possibilités immenses de l'esprit, on voit que l'idée
précède l'acte. Alors, que deviennent la terreur,
l'amour, la douleur? Des résidus, des déchets de
l'âme en marche ou de la pensée universelle... On ne
sent plus l'amputation qui vous est faite d'une partie
de soi-même... Alors, de toute mon énergie, la mort
que j'espérais, dont j'avais soif, je l'ai repoussée
comme une formule insignifiante et je me suis préci-
pité sur des livres. J'étais un ignorant. Les premiers
qui me soient tombés sous la main, ce furent les
vôtres. Vos recherches sur la vie, votre philosophie...
Oh! qu'ils sont beaux dans leur sécheresse et dans
leur volonté aride. Votre dernier, Évolution et Matière,
280 LES FLAMBEAUX
m'a empoigné comme un flot. De ce jour, je suis arrivé
à vivre et à agir par des énergies immortelles... C'est
cela, vivre! La fatalité qui a failli .m'écraser n'est
qu'un point de vue bien mesquin et, au-dessus de la
fatalité, il y a la majestueuse liberté de la pensée...
Je vous dois infiniment, Bouguet!... comme je dois
ma vie et mon courage à la pure contemplation d'un
ciel, un soir, sous le chêne d'un petit village. L'âme
suprême a consolé mon âme d'homme.
BOUGUET, avec une grande émotion.
Comme c'est étrange que vous parliez ainsi...
comme c'est curieux, cette confession, aujourd'hui!...
Et comme je suis ému... effrayé... Vous ne pouvez pas
savoir à quel point!...
HERNERT
Pourquoi?
BOUGUET, lui saisissant toul à coup nei-veuseraenl le bras.
Pourquoi?... Parce que... j'ai cinquante- cinq ans,
mon ami... Dès l'âge de quinze ans, je vivais dans ce
troisième cycle dont vous parliez : la pensée, la re-
cherche... Et voici que je fais peut-être le chemin
inverse de celui que vous avez fait!
HERNERT
C'est-à-dire?...
BOUGUET
Oui, parti de la pensée, après être passé par les sen-
timents, j'en arrive peut-être aux sens... dont vous
venez!... Quelle affreuse contradiction!... Et quel
échange!...
HERNERT
Est-ce possible?...
BOUGUET
Pendant que vous parliez, j'écoutais votre histoire
ACTE DEUXIEME 281
avec angoisse... Vous ne pouvez concevoir mon doute
de moi-même... mon étonnoment... ma rage, depuis
quelques jours... le doute de ma fierté qui m'envahit!...
Celui auquel vous vous confessez avec ardeur n'est
peut-être qu'un pauvre vieux savant naïf et falot qui
n'a même pas la connaissance de lui-même et qui à
cinquante ans se sent tout à coup pris par une force
rétrograde!... Oui, ne cherchez pas à comprendre...
Nous sommes deux voyageurs, nous nous rencontrons
en chemin inverse. Nous pensions l'un à l'autre, sans
nous connaître... et nous nous rencontrons en pas-
sant, l'un allant là, l'autre en revenant. Et nous
nous tendons la main fraternellement... mais avec
une bien belle amertume! —
HERNERT
Ce n'est pas encore assez que cette poignée de
main... Je ne sais ce qu'évoquent pour vous cette soi-
rée, ces arbres, ce jardin, ce ciel... Je devine obscu-
rément une terreur... Mais, moi, je sens monter en
moi toute l'émotion du soir où j'ai souhaité de dispa-
raître à cause d'elle... Voyez- vous, c'est le même ciel
immobile... Il n'y a qu'une chose qui est peut-être
changée... le visage de ma douleur... Et un peu
grâce à vous, n'est-ce pas? Comprenez- vous ma dette
superstitieuse maintenant et pourquoi j'ai tenu à
l'acquitter?
BOUGUET
Il faut que je vous embrasse... il faut que nous nous
embrassions!...
HERNERT
De tout mon cœur!
(Et ces Jeux hommes, dans l'ombro, se tlonnent un baiser maladroit
où se Ululent Je largos respirations oppressées.)
24.
282 LES FLAMBEAUX
'" BOUGUET
Mon ami, mon cher ami! qui pourrait comprendre
notre émotion en ce moment et le baiser d'homme
que nous venons d'échanger!
HERNERT, radieux.
Vous voyez que j'ai bien fait de venir ee soir. Je
n'espérais pais à un pareil moment.
BOUGUET
Quelqu'un vient nous le voler...
HERNERT
Et, voyez, c'est un peu comme dans des histoires
ou comme à la fin des rêves : la musique cesse avec no«
paroles.
SCÈNE VU
Les Mêmes, HERVÉ, des Invités, puis MADAME BOU-
GUET, PÉLISSIER, CORMEAUX, MARCELLE, p«s
EDWIGE.
Une quinzaine de personnes sortent el descendent les niarcUos de
l'orangerie.
HERVÉ, à Bouguet.
On vous cherchait, monsieur Bouguet. Vous n'avez
pas entendu?
BOUGUET
Nous écoutions du dehors, Hernert et moi. (u r&nire
précipitamment dans l'orangerie, presque en courant.) ,
HERVÉ ^
Monsieur Hernert! vous a-t-on remis ou envoyé
votre exemplaire de la médaille oommémorative?
ACTE DEUXIEME 283
HERNEBT
Je ne sais pas si je Tai reçue. En tout cas, on ne me
l'a pas donnée ici. Au fait, je réfléchis même que je
ne l'ai pas vue.
HERVÉ
Tenez, la voilà.
(Quatre ou ciuq personnes se rapprochent. Heniert regarde, sous 1»
iHniière qui Tient de l'orangerie.)
HERNERT
C'est très bien. Autant qu'une médaille peut être
bien. Puis, c'est une plaisante idée du sculpteur de
l'avoir doucement appuyé sur le visage de Madame Bou-
guet. On ne sait pas quel est celui qui reflète l'autre...
On dirait deux grands fronts qui absorbent toute la
lumière..,.
HERVÉ
Comme c'est vrai, monsieur, ce que vous dites!
D'ailleurs, Madame Bouguet adore passionnément la
lumière. Figurez-vous qu'il n'y a pas de rideaux à
ses fenêtres et elle se coiffe résolument en arrière.
(Madame Bouguet descend de l'orangerie.)
MADAME BOUGUET
Vous parliez de moi? Vous vous moquiez de ma
coifl'ure?
HERNERT
Au contraire. Nous admirions votre front que le
sculpteur a fait très ressemblant. Nous disions : un
front qui absorbe toute la lumière.
MADAME BOUGUET
On m'a assuré que Victor Hugo avait l'habitude
quand il voyait le front d'une femme embroussaillé,
de lui rejeter tous les cheveux en arrière. Il avait
raison : le front, c'est le visage de l'intelHgence... Je
ne dis pas ça pour moi!
284 LES FLAMBEAUX
UN ELEVE, du perron de l'orangerie.
Mesdames, messieurs, Mlle Mériel, de la Comédie-
Française, veut, avant que nous nous séparions, vous
dire un sonnet qu'un des nôtres, un jeune élève de
l'Institut Claude- Bernard, a écrit en l'honneur de
notre maître. Mlle Mériel le dira, appuyée au soele de
la vieille statue de Pomone, ici à droite...
PÉLISSIER
Excellente idée. Il faisait si chaud à l'intérieur.
CORMEAUX
Et ce sera beaucoup plus décoratif. Elle eet si déco-
rative !
MARCELLE, s'empressant et désignant le fond du jardin.
Si VOUS voulez tourner... à droite... c'est la statue
qui est presque au pied de l'escalier.
(On se diiijje en niasse dans lo fond à droite, 11 ne reste plus sur la
scène que Madame Bougiiet, Herncrt, Hervé. Edwige à ce moment
sort de l'oiaiigerie et passe en se dirigeunt rers sa maison.)
MADAME BOUQUET, l'apercevant.
Edwige, tu ne viens pas?
EDWIGE
Non. Je vais me coucher. Je n'en peux plus!
MADAME BOUGUET
Tu n'attends pas la fin?
EDWIGE
Je suis prise d'un véritable étourdissement. Je
monte dans ma chambre. Excusez- moi et à demain.
MADAME BOUGUET
Tu n'as besoin de personne?
ACTE DEUXIÈME 285
EDWIGE
J'ai prié la femme de chambre, au contraire, de ne
pas me réveiller.
MADAME BOUGUET
Le bruit ne te dérangera pas?
EDWIGE
Pas le moins du monde. Avant un quart d neare,
je serai endormie. Je n'en peux plus!
UN PRÉPARATEUR, appelant dans le fond.
Vous venez écouter, Hervé?
HERVÉ
J'arrive. Une seconde.
(Edwige est entrée dans la maison. On entend plus lois une voix qui
psalmodie quelque» vers. Madame Bouguet, au premier plan, donne
un ordre à Hervé.)
MADAME BOUGUET
Hervé, il n'est pas venu un groem du journal
U Aube apporter des épreuves?
HERVÉ
Non, madame. Je suis au courant, s'il était venu,
je ne l'aurais pas fait attendre.
MADAME BOUGUET
S'il n'arrivait pas avant un quart d'heure, vous
seriez bien aimable de téléphoner au journal, car je
ne veux pas qu'un article de cette importance paraisse
sans que mon mari en ait pris connaissance. Vous me
les apporteriez, je les corrigerais là... tenez... près de
cette lampe...
HERNERT, baisant la main de Madame Bouguet.
Je prends congé de vous...
286 LES FLAMBEAUX
MADAME BOUGUET
. Comme je vous remercie d'être_venu ce soir, mon-
sieur Hernert. J'espère que nous deviendrons de vrais
amis.
HERNERT
C'est le vœu que j'exprimais à Bouguet lui-même
il y a un instant. Nous venons de causer amicalement.
Quelle étonnante impression de candeur et de sincé-
rité se dégage de lui!... Vous savez... la pure simpli-
cité des voyants!... Vous êtes tous des candides ici.
Vous m'avez encore donné, ce soir, un peu de récon-
fort, et je m'en vais charmé. A bientôt donc. J'ai hâte
de revoir déjà cette maison de travail, d'ardeur, cette
ruche paisible de l'intelligence et du savoir, qui veille
au cœur de Paris.
(11 s'en va. Au moment où il se dirige vers le fond pour aller rejoindre
le groupe qui s'est réuni d;ins le jardin, on aperçoit Bougueî. qui à
son tour descend de l'orangerie et passe en se dirigeant du même
côté qu'Edwige tout à l'heure.)
SCÈNE VIII
Les Mêmes, BOUGUET.
MADAME BOUGUET, qui remontait en suivant Hernert.
Tiens! tu fuis aussi? Tu n'étais pas là- bas, sous les
coups de l'encensoir...
BOUGUET
Je commence d'ailleurs à en avoir par- dessus la
tête. Nous en a-t-on asséné, ce soir!... C'est fasti-
dieux !
MADAME BOUGUET
Où t'en vas-tu, lâcheur?...
BOUGUET
Je monte au laboratoire. Je m'aperçois que j'ai
ACTE DEUXIÈME 287
complètement oublié de fermer à clef mon secrétaire.
11 y a mon manttscrit sur la table... Demain, le gar-
çon de salle pourrait fouiller; c'est tout à fait inutile.,.
Depuis que quelques indiscrétions ont été commises
dans la Revue Verte... Je vais revenir de suite,
(Il s'en va par une allée à gauche, dernère le pavillon des Blondel.)
MADAMK BOCJGUKT, aux domestiquer qui sont sur le seuil
de l'orangerie.
Oui, vous pouvez commencer à éteindre.
MARCELLE, revient au fond.
Maman? Tu es là?... Ton absence est remarquée.
MADAME BOUGUET, toujours aux domestiques-
Et vous pouvez fermer de ce côté.
(Ils ferjient les volets de l'orangerie,)'
MARCELLE
Edwige est montée se coucher, je crois?
MADAME BOUGUET
J'espère que nous n'allons pas tarder à en faire
autant. Minuit est proche.
MARCELLE
Pas loin.
MADAME BOUGUET
Je vais fermer les portes, de ce côté, pour indiquer
aux retardataires que je voudrais bien qu'on nous
laisse la paix. Il faut que je fasse demain matin une
série d'inoculations.
BLONDEl,, arrivant du fond.
Eh bien, je vous assure que vous avez absolument
l'air de le faire exprès!... Ni le mari, ni la femme!... L^ia
vers de ce pauvre garçon sont d'un« idiotie l
288 LES FLAMBEAUX
MADAME BOUGUET
Mais c'est par pudeur que je n'ai pas voulu entendre.
Ça me gêne.
BLONDEL
Allez le féliciter tout de même. Il est ému.
MADAME BOUGUET
Qu'est-ce que je dirai?
BLONDEL
Dites que le dernier vers est admirable. Ça fait
toujours plaisir à un poète.
(Blondel reste en scène ,et allume une cigarette en riant.)
SCÈNE IX
BLONDEL, PÉLISSIER, puis EDWIGE.
PÉLISSIER, son pardessus sur le bras, sort du pavillon de» Blondel.
Tiens! vous êtes là, Blondel!
BLONDEL
Pourquoi cet étonnement?
PÉLISSIER
Ah! je croyais que c'était vous qui étiez rentré dans
votre maison.
BLONDEL
Non. J'étais de service, mon cher.
PÉLISSIER
Je prenais dans l'obscurité mon pardessus que j'avais
déposé chez vous, avec le vestiaire de Mme Duruy,
quand on vient juste d'éteindre votre rez-de-chaussée.
ACTE DEUXIÈME 289
Alors je me suis trouvé stupidement dans l'obscurité !...
A tâtons, je me suis mis à chercher, autour de votre
billard sur lequel j'avais jeté le pardessus, et...
BLONDKL, regardant le pavillon.
Ah! oui! tiens, au fait, c'est éteint! Pourquoi?...
C'est absurde.
PÉLISSIER
Et on a poussé la porte pendant que j'étais là.
C'était un couple. Je croyais que c'était vous qui
accompagniez Madame Blondel.
BLONDEL
Du tout. Ma femme était seule... Ce ne peut être
elle que vous avez aperçue.
PÉLISSIER
Alors, vous avez des invités chez vous...
BLONDEL
C'est d'ailleurs imprudent de laisser ainsi toutes les
portes ouvertes. Je recommande toujours à ma femme
de fermer la porte qui donne derrière ce massif d'à?'
bres.
PÉLISSIER
C'est par là que je suis entré.
BLONDEL
Un instant. (Au moment de s'en allei.) VouS désirCZ du
feu! Voilà une boîte d'allumettes.
(Il lui laisse les allumettes. Pélissier allume un cigare, met son par-
dessus. Quelques sccoade* après, Blondel, qui a fait le tour de sa
maison, revient; il remet des clefs dans sa poche.)
PÉLISSIKP.
Adieu, mon cher. Alors, je ne serre pas la main à
Madame Blondel.
25
290 LES FLAMBEAUX
BLONBEL
Ma femme se sentait souffrante. Eï!e «st montée
depuis longtemps se coucher.
PÉLISSIER
Ah! «Ile est montée!...
BLONDEL, regarde la fenèlre du premier.
Oui...
ÉLISSIER
Vous lui présenterez tous mes respects.
BLONDEL, distrait, regardant la maison.
Vous dites?
PÉLISSIER
Vous lui présenterez tous mes respects.
BLONDEL
Oui... Cependant, pourquoi n'est-ce pas allumé dans
sa chambre? Et pourquoi tout est- il éteint en bas?
(La lumière s'allume au premier.) Justement. Mais, alorS, elle
n'était peut-être pas encore montée... Tiens!... (ii jette
«in caillou dans la fenêtre.)
PÉLISSIER
Ce n'est pas pour me dire adieu, cher ami, que vous
allez déranger Madame Blondel?
BLONDEL
Rassurez- vous! (ll jette un second caillou et appelle.)
E4wîge!...
(La fenêtre s'entr'ouvre. Edwige passe imperceptiblement la tête par
les volets.)
EDWIGE V
Qu'y a-t-il? C'est toi?
BLONDEL
Oui. Tu es encore habillée? Comment n'es- tu pas .]
couchée?
ACTE DEUXIÈME 291
EDWIGE
Je flânais.
BLONDEL
Tu viens pourtant d'allumer tout de suite?
EDWIGE
Oui. Pourquoi?
BLONDEL
Pour rien...
PÉLISSIER
Au revoir, madame.
EDWIGE, à la fenêtre.
Au revoir, monsieur. Je vous demande pardon. Je
suis montée; j'étais un peu souffrante!
PÉLISSIER
Reposez- vous. Il est déjà si tard!
(Edwige a refermé la fenêtre.)
BLONDEL
Adieu, mon cher. (Le retenant.) Vous VOUS trouviez
dans la salle de billard quand on a éteint ?...
PÉLISSIER
Oui... je prenais mon pardessus...
BLONDEL
En vous en allant, voulez- vous avoir la complai-
sance de dire à Bouguet... ou plutôt à Madame Bou-
guet... oui, à Madame Bouguet... que je désire lui par-
ler... Ils sont certainement dans la foule, là, à droite...
je viens d'y laisser Bouguet.
(Un g^rand temps. Il reste seul et considère machinalement sa maison.)
292 LES FLAMBEAUX
SCÈNE X
MADAME BOUGUET, BLONDEL.
MADAME BOUGUET, dans le fond.
Mon ami? Pélissier m'avertit que vous me cherchez.
BLONDEL
Oui... Je voudrais dire un mot à. Bouguet. Où est-il?
MADAME BOUGUET
Voilà quelques minutes, il s'est absenté... Attendez...
(se rappelant.) Ah! il est mouté au laboratoire. Il m'a
dit qu'il allait fermer son secrétaire.
BLONDEL
Depuis combien de temps?...
MADAME BOUGUET
Une dizaine de minutes!
BLONDEL
C'est curieux! Quelle coïncidence!... Pourquoi fer-
mer son secrétaire? A quel propos?
MADAME BOUGUET
Sans doute à cause du fameux livre, des notes
aussi relatives au sérum. Il y a eu des fuites. Vous
savez qu'il n'aime pas beaucoup laisser les clefs sur les
portes.
BLONDEL
C'est une excellente habitude, en eiïet. Il faut tou-
jours fermer les portes; je viens d'en faire autant...
Pourquoi riez- vous?
ACTE DEUXIÈME 293
MADAME BOUGUET
Je ris... de vos axiomes... La Palice! C'était tout?
Oui? C'est pour cela que vous m'aviez appelée? Vous
ne pouvez donc pas bouger d'ici?...
BLONDEL, hésitant.
Non, en effet... Et, alors, je voudrais qu'on aille le
chercher. Je désire savoir où il est en ce moment.
MADAME BOUGUET, riant de plus en plus.
Laurent? Elle est bonne!... Allez-y vous-même.
Pourquoi restez- vous là comme un paquet!
BLONDEL
Madame Bouguet... je suis un peu inquiet et trou-
blé... Oui, je suis très inquiet de la santé de ma
femme. Elle était vraiment dans un émoi... dans une
irritation bizarre... Écoutez, voulez-vous avoir l'obli-
geance de monter chez elle, dans sa chambre. Je pré-
fère ne pas la déranger moi-même. Montez, vous lui
demanderez si elle ne désire pas un cachet d'antipy-
rine.
MADAME BOUGUET
Mais, très volontiers, mon pauvre ami.
BLONDEL
Montez. Je vous attends ici. (Madame Bouguet entre dans
le pavillon. Blondel se promène, craintif, timide. Il s'approche des fenêtres
du rez-de-chaussée. De la main, il s'assure que la persienno qu'on aperçoit
est bien fermée. Puis il s'efface sur la gauche eu regardant la porte. Les
musiciens passent le lonp: de l'orangerie avec leurs boîtes d'initrumcnts. Ils
parlent bruyamment. Ghut! SilcUCe, mCSSicUrs! Il écoute atten-
tivement à la porte, mais sans entrer, puis il revient à l'avant-scAne. Il
regarde à nouveau la pcrsienne du premier éclairée qui s'éteint.) EUc
éteint !
(Il se cache derrière un arbre.)
25.
294 LES FLAMBEAUX
SCÈNE XI
Quelques instants après Madame Bouguet sort à pas précipités. BlI» a l'air
de s'onfuir vers le fond, en ne voyant plus Bliadel.
BLONDEL, MADAME BQUGUET.
BLONDEL
Eh bien, je sui-s là... Où couriez-vous?
MADAME BOUGUET, arrêtée net, se retourne.
Je ne courais pas.
BLONDEL
Vous avez vu ma femme?
MADAME BOUGUET
Oui, je l'ai vue... ce ne sera rien.
BLONDEL
Et le cachet?
MADAME BOUGUET
Quel cachet?... Ah! oui... Non, elle n'a besoin de
rien. Elle dormait...
BLONDEL, s'approchunt^d'elle.
Qu'est-ce que vous avez?
MADAME BOUGUET
Moi, rien.
BLONDEL
Si, je vous assure... votre visage paraît contracté,
vous êtes toute pâle... comme si vous aviez eu une
frayeur...
MADAME BOUGUET
Vous vovez cela dans l'obscurité?
A(3TE DEUXIEME 295
BLONDEL
Je le vois... je le sens...
MADAME BOUGUET
La fatigue nous gagne. Nous sommes épuisés.
Allons congédier tout le monde... Mais venez donc!
BLQNDELj ne cessant de l'observer.
Non, je n'irai pas. C'est vous qui allez venir ici.
Ici, venez.
MADAME BOUGUET
Qu'est-ce qui vous prend? Vous n'aviez jamais
osé me parler sur ce ton...
BLOî^DEL
Je veux que nous restions ici. Continuons à parler
à voix très basse. \^ous là, moi là; vous, tournant
dos à la maison, à la porte... et moi, moi..
MADAME BOUGUET, essayant de se dégager, mais la voix fléchissante.
Je crois que vous perdez la tête, Blondel!
BLO^sDEL, il la place derrière l'arbre.
Il y a l'un de nous deux qui est certainement plus
ému que l'autre. Lequel? Lequel?...
MADAME BOUGUET
Je ne sais pas ce que vous voulez dire! Je me sou-
mets à votre fantaisie...
BLONDEL
Mais ne vous retournez donc pas comme cela tout le
temps!... Parlons, vous dis-je... Ou plutôt, non, taisez-
vous..., donnez-moi votre main, simplement. Asseyez'
vous... Asseyez-vous là... ma pau^Te, asseyez-vous..
;296 LES FLAMBE A 117
MADAME BOUGUET
Oh! mais, vous êtes odieux, Blondel, simplement!...
Qu'avez- vous ce soir?
BLONDEL
Et vous, qu'avez- vous donc? On dirait que vos
yeux ont reçu une commotion... On dirait qu'ils ont
tout à coup aperçu un désastre... Vous luttez... vous
plastronnez...
MADAME BOUGUET
Mais encore...
BLONDEL
Taisez- vous. Cette fois, je l'exige!... Taisez- vous!
Demeurons cachés, tapis... (silence prolongé.) Qu'est-ce
que ça peut bien vous faire qu'on ouvre la porte
derrière vous... Silence!... (a ce moment, la porte du pa-
villon s'entr'ouvre tout doucement. Blondel s'est dissimulé à droite avec
Madame Buuguet, qui reste de dos au pavillon, tandis que Blondel, la main
sur l'épaule de Madame Bouguet, regarde et attend. Une silhosette d'homme
sort de la maison, inspecte et, à pas pressés, mais avec précaution, s'enfuit
vers le fond, du côté des lumières. Blondel veut se précipiter... Madame Bou-
guet, toujours sans se retourner, l'arrête du bras. Blondel la repousse, fait
quelques pas en avant, et, au moment où la silhouette d'homme disparaît
complètement au tournant d'une allée, il appelle de tous ses poumons.)
Bouguet! Bouguet!
SCENE Xll
BLONDEL, MADAME BOUGUET, BOUGUET.
BOUGUET
Qui m'appelle?
BLONDEL
Blondel.
ACTE DEUXIÈME 297
BOUGUET
Que me veux -tu?
BLONDEL
Tu es monté dans ton bureau? Tu en arrives, n'est-ce
pas?
BOUGUET
Oui, pourquoi?
BLONDEL
Tu avais laissé ton secrétaire ouvert, parait- il?
BOUGUET
Oui...
BLONDEL
C'est ce que me disait ta femme... Tu as raison... on
pourrait te voler,
BOUGUET
Il y a mon manuscrit...
BLONDEL
Tu n'as rien de plus précieux, toi!... (Teniibie.)
Ecoute... (Madame Bouguet a un gémissemeot.) NOU, d'abord,
regarde ta femme...
BOUGUET
Qu'a-t-elle?
(Blondel saisit la lampe du jardin qui était à droite, près do perron,
sur une table. Il Tient à Madame Bouguet, la lampe à ta main, et
lui éclaire le Tisagc. On distingue le ravage du tourment, («r ses
traits, sans tonlefois que la noblesse en .lit disparu.)
BLONDEL
Regarde dans quel état elle est... Et toi!...
(Il place la lampe hrusquenient sous le visage de Bouguet. A e« mo-
ment, Hervé arrive du fond, poussant un groom devant lui.)
298 LES FLAMBEAUX
SCÈNE XIII
Les Mêmes, HERVÉ, UN GROOF.
HERVÉ, en courant, et repoussant Blondel.
Ah! Madame Bouguet! je vous cherchais... voici le&
épreuves.
BLONDEL, à voix'forte.
Non, non... tout à l'heure! Après!... Va- t'en, Hervé!
MADAME BOUGUET, avec énergie, se détache de l'arbre auquel
elle s'appuyait, et prend des mains de Blondel la lampe qa'il tenait leTée.
Non, pas tout à l'heure... Maintenant. Blondel, il faut
que je corrige cet article. Hervé, je vais le corriger
ici. (Elle passe la lampe à Hervé et désigne la petite table de jardim
à côté d'elle. Puis, simplement, à son mari.) Mon ami, VCUX-tU
que nous corrigions ces épreuves à tête reposée?
Hervé, disposez ce qu'il faut. Assieds- toi là, veux-tu?
(Bouguet hésite, puis passe lentement et s'assied à la table désignée. Elle
va à Blondel qui demeure interdit.) Je VOUS en SUpplie, partez...
il le faut, vous entendez, il le faut...
BLONDEL
Parce que...
MADAME BOUGUET, se dressant presque sur la pointe des pieds et
considérant Blondel avec une souveraine autorité retrouvée.
Avant toute chose, laissez- nous, je l'exige... Moi
d'abord... Obéissez, Blondel, à la femme que je suis!...
Obéissez! Vous le devez.
BLONDEL, intimidé devant elle, puis, sourdement.
Soit... je vous donne les minutes nécessaires, usez- en
ACTE DEUXIÈME 299
comme vous voudrez, mais à ia condition expresse
■qu'après nous restions tous les deux seuls... lui et
moi.
(Il passe devant elle et va à Bouguet, assis, de dos à eux, et auquel
Hervé a tendu un stylographc et parlé à voix basse.)
MADAME BOUGUET
Merci.
BLONDEL
Puisque tu as fermé, dis-tu, ton bureau, veux-tu
m'en donner la clef? Un papier à y prendre. (Bouguet,
lentement, sans mot dire, tire de sa poChe un trousseau et le remet à
Blundel. Celui-ci lui frappe sur l'épaule et d'un air menaçant.) Tra-
vaille, mon vieux, travaille!
(Il s'en va, hâtif, par l'allée de gauche. Hervé remonte le bec ds lu
lampe sur la table, au premier plan.)
BOUGUET, dès que Blondel a disparu.
Jeanne... tu as cru, parce que tu m'as heurté dans
î' ombre de cet escalier, que,..
MADAME BOUGUET, simple et maîtresse d'elle-même.
Laisse... (Aa chasseur, qui est demeuré dans le fond.) Cfias-
«eur, vous avez les épreuves?... Hervé, laissez-nous.
LE CHASSEUR
Les voilà.
aiADAME BOUGUET, au chasseur, désijjnant un bosquet au fond.
Voulez- vous attendre là-bas?
.(Hervé et le chasseur s'éloignent.)
SCÈNE XIV
BOUGUET, MADAME BOUGUET, seuls.
BOUGUET, voulant parler.
Jeanne... Jeann .
300 LES FLAMBEAUX
MADAME BOUGUET, très simplement, l'arrête du geste.
Il faut d'abord que tu écoutes ceci... Tu jugeras si
j'ai bien dit ce qu'il fallait dire. Si quelque chose ne
te plaît pas, un mot même, barre. (EUe lui tend u »tyio-
graphe.) Tu verras, les premières phrases sont insigni-
fiantes, un remerciement banal... je les passe : « Je
remercie les amis connus et inconnus... je conserverai
leur témoignage, etc.. » Tiens, le prote a sauté un
mot... Passe-moi le stylographe...
(Elle lui reprend le stylo des mains et corrige posément, lentement.)
BOUGUET
Jeanne, ma chérie...
MADAME BOUGUET.
L'essentiel, le voici. Écoute : « Je ne voudrais pas
que ce témoignage de sympathie eût cependant un
caractère personnel... Je tiens à le redire ici... ma part
de collaboration a été une œuvre modeste et respec-
tueuse aux côtés de l'homme le plus grand, le plus haut
de cœur et d'esprit que je connaisse, le guide le plus
sûr... Notre collaboration fut si étroite, nos heures
furent si mêlées, que pendant vingt ans, je puis le
dire, nous ne connûmes pas une minute qui ait été
dissociée, pas un instant qui n'ait' été la plus efficace
des tâches... »
(Bile s'arrête, étranglée d'émotion, elle ne peat plu« parler.)
BOUGUET
Ma bien-aimée...
MADAME BOUGUET, les yeux dans les yeux.
Est-ce cela qu'il fallait dire, Lalirent?
BOUGUET, avec un emportement soudain.
Non, c'est cela qu'il faut barrer, barrer!...
(11 a tiB geste qui zèbre l'air.)
ACTE. DEUXIÈME 301
MADAME BOUGIJET, lo considère avec une expression atterrée.
Est-ce vrai?... Vingt ans... de cet amour... vingt ans
de collaboration... il faut les barrer!... Est-ce cela que
tu veux dire vraiment, Laurent?... Ce furent donc
vingt années de mensonge?... (Brusquement.) A quand
cela remonte- t-il?... A quand?
BOUGUET
Je t'expliquerai... Oh! Jeanne, j'ai des remords, mais
pas celui que tu crois, pas ceux que tu supposes. Quand
tu m'as heurté là, dans l'ombre de ce couloir, sache
que je ne venais pas de sa chambre, je te l'affirme...
Pas cela, non!...
MADAME BOUGUET
Pourquoi ne m'as-tu pas avoué? Je t'avais pourtant
un jour demandé de le faire... Tu le pouvais. (Avec force.)
Si, si, tu le pouvais... (EUe ressaisit le feuillet et lit.) « Cette
collaboration qui a été ma gloire, cette affection qui
a été mon honneur, à l'heure où on fête ce grand
homme et ce grand cœur, je ne veux pas la diminuer
par une feinte humilité... Je désire simplement qu'on
lui conserve le caractère qu'elle a toujours revêtu à
mes yeux. Elle n'a été grande que par la ferveur
que nous avons mise dans le travail journalier et
dans l'union la plus parfaite. (l<:n lisant, ses yeux s'emplissent
de larmes.) Et je suis heurcuse, au milieu du concert
d'admiration qui entoure aujourd'hui mon mari,
d'apporter moi-même ici le tribut de ma reconnais-
sance, de ma foi... » (eIIc a lu ces mots presque religieusement
avec l'expression d'un noble orgueil voulu et puis elle s'arrête, la yoix.
devient timide.) J'avais aj outé : « dc tout mon bonheur »
sur le brouillon... mais il s'agissait d'un journal...
alors, par pudeur, j'avais effacé!...
(Cette fois, elle pleure comme une pauvre femme.)
26
3<>i LES FLAMBEAUX
BOUGUET, à voix basse et étranglée.
Ah! tu sauras tout, Jeanne, et c'est bien peu de
chose!... Tu comprendras... Le cri de négation que
je viens de pousser était un cri de révolte contre
moi-même; mais, ma très chère bien-aimée, tu verras
que toute ma pensée t'est restée fidèie... Ce que tu as
écrit là, c'est bien trop beau pour moi! Pourtant,
malgré les larmes qui coulent de tes yeux, je t'affirme
que pas une ligne n'est à retrancher, et que tu peux
les signer de cette main-ià...
(Il lui saisit la main et la baise avec tendresse.)
MADAME BOITGUET, avec un lourd soupir énergique.
Fasse le ciel que cela soit vrai! Alors, si ce pauvre
article n'a pas menti, si tu juges qu'il peut paraître
au jour... devant tout Paris, demain matin... que je
n'aurai pas à rougir de l'avoir écrit?... (EUe ^ regarde
encore avec une interrogation craintive, un appel émouvant de confiance,
comme si elle lui remettait le dépôt de sa vie, le soin de son honneur.)
Alors, chasseur ! (eUc appelle à voix forte. Le groom s'avance.)
Voici les .épreuves; elles sont corrigées.
(Elle les remet au chasseur en silence. A peine le chasseur a-t-il dis-
paru, qu'elle désigne à Bouyiiet, muette, du doigt, l'allée de gauche^
C'est Blondel qui guettait et se précipite.)
SCENE XV
Les Mêmes, BLONDEL.
BLONDEL, arrivant, jette les clefs sur la table.
Ton secrétaire n'était pas fermé!... Madame Bou-
guet, je vous prie de nous laisser seuls tous les deux...
Renvoyez, congédiez tout le monde. Qu'il ne reste
personne! Éloignez- votre fille aussi, car il se peut
qu'il se passe ici des choses violentes. (Mouvement de
Madame Bouguet.) OU très calmcs, n'aycz pas peur. Cela
ACTE DEUXIÈME 303
dépend de lui. Cela ne dépend phis que d'une chose^
en tous cas... de la vérité...
(Hésitation dramatique.)
MADAME BOUGUET, à Bougust.
Que dois- je faire?
BOUGUET, très simple.
Ce que te dit Blondel.
(Kl!e s'en va.)
SCÈNE XVI
BLONDEL, BOUGUET.
BLONDEL, le poing tendu.
Pourquoi m'as-tu fait épouser ta maîtresse?
BOUGUET
Tu t'égares, Blondel Je t'affirme que...
BLONDEL
Allons, allons, pas de phrases, maintenant. Liqui-
dons la vérité... la vérité! Ah! il la faut, par exemple!
J'ai été le. benêt, le malheureux sot qu'on a berné, le
dernier des imbéciles, je le reconnais!... J'avais la
foi!... Sa maîtresse! J'ai servi à cela! Comme c'était
commode, en effet! Tu l'avais là, à la portée de ton
désir... à la portée de ta poigne, et désormais c'était
l'impunité, la tranquillité sereine. Gredin!
BOUGUET
Ce n'est pas vrai! Faire de ta femme ma maîtresse,
c'est une accusation d'ignominie qui ne peut m' at-
teindre !
BLONDEL
Ah! prends bien garde. Si tu mens, prends bien
30i LES FLAMBEAUX
garde, parce qu'il n'y a pas d'amitié qui tienne... Si
tu as osé cette saloperie...
BOUGUET
Je le nie.
BLONDEL
Alors, alors, tu vas m' expliquer ta présence ici, ce
soir, dans ma maison. Oui, allons, c'est inutile de
bluffer! Tu as dû fuir et trouver fermée la porte par
où tu t'étais glissé dans ma maison, là, derrière...
Sache que c'est moi qui avais donné le tour de clef...
Déjà je devinais... D'ailleurs, je n'ai eu qu'à regarder
le visage de ta femme, le visage épouvanté de la malheu-
reuse quand elle est ressortie de la maison! Allons, tout
t'accuse, tout! Eh bien, réponds! Réponds donc, si tu
le peux !
BOUGUET
Quand tu te seras calmé! Je ne puis répondre qu'à ce
prix. Rien ne s'est passé que de très simple et de très
ordinaire. Rappelle-toi, voyons. Je t'ai dit autrefois :
il y aura un danger à redouter dans ce mariage, c'est
l'influence que je pourrai garder sur l'esprit de cette
enfant, car ce que tu ne dis pas aujourd'hui, c'est que
tu savais qu'elle m'aimait. Oui, oui, tu le savais, seu-
lement tu en avais fait bon marché, tu avais passé
outre en haussant les épaules. Or, suppose que cette
affection, à de certaines heures, l'ait poussée à me
demander certains réconforts, quelques conseils. Sup-
pose justement que ce soir, douloureuse, presque
malade, elle ait voulu s'épancher, se réclamer d'une
afnitié ancienne, paternelle...
BLONDEL
Assez! Excuse inepte!
BOUGUET
Alors, c'est sans doute que la vérité est difficile à
r-econnaître.
ACTE DEUXIÈME 30^
BLONDEL
Non, elle n'est pas si difficile à reconnaître... car,
subitement, en une seconde, on comprend tout, même
si l'on a mis des mois ou des années à s'égarer et s'aveu-
gler!... Je la démasque très bien maintenant, cette vé-
rité-là... Dans les mots embrouillés que tu viens de
prononcer, je distingue ceci, en effet, clairement : c'est
que tu n'es pas son amant! Ça, ce doit être vrai!
BOUGUET
Tu vois bien!
BLONDEL
Tu ne l'es plus, mais tu l'as été!... Pour la première
fois, les. mots te trahissent, Laurent. Les mots te
trahissent... et ton visage, lui aussi, te trahit, ton visage
de mensonge et d'hypocrisie, ta face d'orgueilleux
féroce...
BOUGUET
Ah! en voilà assez! Je ne te permets pas d'en dire
plus!... Du jour où j'ai connu, je ne dis pas ton amour,
mais seulement, entends- tu, la naissance de ton affec-
tion pour elle, je me serais fait tuer plutôt que d'être
auprès de cette enfant autre chose que son ami le
plus réservé!
BLONDEL
Alors, c'est l'aveu? c'est l'aveu du passé?... Donc,
à une heure quelconque, autrefois, tu l'as eue... Elle
a été ta maîtresse!... Canaille!
(Il se précipite sur lui.)
BOUGUET, se dcg.igcant.
Voyons... nous n'allons pas nous colleter comme des
croquants ou comme des écoliers!
BLONDEL
Oh! pas d'orgueil, mon vieux!... Tu peux laisser ta
26.
306 LES FLAMBEAUX
superbe pour d'autres occasions! Ne t'abrite pas der-
rière ta gloire!... Elle ne te sauvera pas!... Ne te crois
pas un tabou national... Quand on a fait ce que tu as
fait, on est le dernier des lâches, on mérite toutes les
corrections et on les reçoit... Tu as escompté que le
jour venu où la vérité éclaterait, je serais l'être
chétif, le subalterne d'avance vaincu et résigné...
L'habitude de la hiérarchie... Quelle farce! Non, tu
as devant toi un amoureux, un simple amoureux
dont le cœur est déchiré par toi... Car je l'aimais...
ah! comme elle était devenue ma femme, cette femme-
là... M'avez- vous assez trompé tous les deux! Et dire
qu'elle est là, qu'elle pense à toi! Dieu, que c'est dou-
loureux ce que j'éprouve là! Dieu! que c'est mauvais,
que c'est mauvais!
(Il s'appuie.)
BOUGUET
Blondel, je sens au fond de moi saigner nos vingt
ans d'amitié et toute ma tendresse. Je ne suis pas
coupable de ce que tu crois. Ces bassesses-là ne sont
pas de mon domaine. Si je suis coupable de quelque
chose, voilà... voilà... c'est d'avoir voulu, comme
toujours, équilibrer les forces de la vie. Il est fou de
vouloir être sage, absurde de vouloir être juste. Je
n'ai pas perdu le sens des responsabilités, ne le crois
pas. Non, je l'ai soumis, comme je le sentais, à des
idées ou à des morales supérieures, mais sans doute
ai-je trop présumé de mes forces ou de la clémence de
la vie, et ne suis- je pas arrivé à mettre d'accord la vie
et la pensée... Utopiste, ah! fatal utopiste!... Savant
naïf, mauvais critique, qui crois tenir les fils de la vie
entre les quatre murs de la chambre où tu travailles
en reclus ! Toi qui travailles au bien de toute une
humanité, voilà ce que tu as fait de ton meilleur
ami... de ta femme... de tous les tiens. Ah! si j'étais
seul à payer mon utopie et mon absurde optimisme,
ACTE DEUXIEME 307
comme j'en serai ravi! Il serait juste qu'une ma-
thématique supérieure soit venue m'en frapper à
l'instant même où je sortais de la voie stricte. Mais
il y a toi, mon ami!... toi, pour lequel je n'avais pas
d'assez belles espérances, toi que j'aime, va, dont
j'aurais tant souhaité le bonheur... Ah! ne ris pas
lugubrement à ce mot!... Voilà que je te fais souffrir
de dure façon, et cela me navre! J'aurais dû avoir le-
courage de mentir encore!... Je n'ai pas pu!... je n'ai
pas pu!... J'en suis désespéré!...
BLOND EL,, se redressant.
Il pai'le de mentir encore!... C'est le comble! Il
appelle encore le mensonge à son aide comme si ce
n'était pas assez! Je ne cherche pas à comprendre le
mobile qui t'a poussé à cette combinaison infâme,
je n'y arriverais pas!... C'est ou de l'ignominie ou de
l'aberration pure!...
BOUGUET
Je ne pouvais agir autrement! Non, cent fois!
BLONDEL
Ce n'est pas vrai!... Ton devoir était de me crier
casse-cou! et tu m'as poussé... J'ai encore tes parole»
dans l'oreille!... Ton devoir était de me crier, à moi,
vos amours...
BOUGUET, lui prenant le bras avec énergie.
Écoute, Blondel, écoute bien ceci, car c'est la vérité
suprême... Je n'ai jamais aimé Edwige...
BLONDEL
Continue ton œuvre de mensonge!... Achève!
BOUGUET
Tout ce que j'ai de pouvoir affectueux n'a jamais
appartenu, n'appartiendra jamais qu'à ma femme.
WH LES FLAMBEA
BLONDEL
Tu mens! tu mens!
BOUGUET
Je ne mâcherai pas les mots. Qu'était cette petite
quand elle est entrée dans la maison il y a quelques
années?... Tu t'en souviens? Tu étais toi-même à
mille lieues de supposer qu'un jour tu l'aimerais. Nous
la considérions tous comme une petite subalterne de
mon service. Elle s'enthousiasma pour le maître. Un
soir, une heure, pas autre chose, ma camaraderie pour
elle s'est brusquement transformée en le plus banal
et le plus fugace des désirs!... Et puis la vie s'est
refermée et a repris son cours.
BLONDELj à voix basse, les poings serrés.
Si tu m'avais crié il y a deux mois un pareil aveu,
je n'en serais pas à ce désastre.
BOUGUET, revivant le passé phrase à phrase.
Je ne le pouvais pas, je t'assure, je l'affirme! Deux
années avaient efTacé presque totalement dans mon
souvenir cette minute d'entraînement... et qu'elle ait
pu engager l'avenir et la vie de cette enfant, voilà ce
que je me refusais à admettre! La seule chose que
je pouvais faire, c'était de te dissuader de cet amour!
Je l'ai tenté... si, si, rappelle- toi. Pendant un mois je
me suis employé à réfréner délicatement ton amour!
Peine perdue!... La balle était partie et faisait sa tra-
jectoire! Tout le monde, toi, Edwige elle-même, ma
femme, tous rayonnaient! Trop d'espoir de joie était
en jeu. Et je serais venu, moi... de quel droit?... avec
mes scrupules de conscience, une franchise impossible,
détruire un avenir aussi plein de promesses!... Allons
donc! En parlant, je n'aurais fait que des ruines!
ACTE DEUXIEME 309
BLONDEL
C'est ta lâcheté, ce sont tes calculs, qui t'ont
arrêté !
BOUGUET
Ma bonté! ma bonté seule!... mon désir du bien,
ma confiance dans les forces vives de la nature,
dans la puissance grandiose du temps qui répare,
qui façonne, qui harmonise tout, (eiondei est assis. Bouguet
se met à ses genoux, du ^este malhabile d'un vieil homme qui n'a pas
l'habitude dei génuflexions. Cet homme d'âge vient de le faire, presque
comme un enfant.) Regarde, ton vieil ami est à tes
genoux. Regarde-moi à travers ta colère, Paul, ta
légitime colère et tes souffrances de grand enfant
douloureux. C'est ce qu'a eu de pur et de charmant
notre amitié passée qui va nous sauver. Faisons appel
à tout ce qu'il y a de meilleur en nous, de plus
noble. Ne te laisse pas abattre. C'est vrai, il y a,
d'une part, contre nous, les misères et les préjugés,
mais il y a aussi pour nous sauver les radieuses
vérités dans lesquelles nous avons confiance depuis
tant d'années, qui nous guident et nous prodiguent
l'effusion de leur lumière.
BLONDEL, jetaat des regards détournés sur ce maître à ses •;eBoux.
Ah! ta voix et ton éloquence, trop faite, de sédue-
teur! Oh! tes yeux aussi... les yeux de mon maître!
C'étaient plus que les yeux de mon ami, c'étaient ceux
qui m'auraient conduit au bout du monde sans ré-
. flexion... Mauvais conseiller, va!... Tentateur d'idées
BOUGUET, voyant l'ascendant qu'il reprend sur le disciple,
et passionnément.
Oh! si jamais j'ai eu un peu d'empire sur toi, je
t'adjure de m'écouter. Élève-toi, oui, élève-toi au-des-
sus des autres hommes, au-dessus de leur vulgarité. Ils
310 LES FLAMBEAUX
sont faibles; toi pas... Tu es de l'autre classe, toi, de
la grande! Ne sois pas le jaloux qui se torture par un
atavisme fatal... Refoule la bête héréditaire. Souffre,
si tu veux, laisse-toi souffrir, mais que ton esprit
vienne à ton secours. Élève-toi. Ne brise pas la vie
devant l'accident. Sois comme le médecin en face de
l'artère ouverte, bride-là. Qu'un acte oublié et si
vain n'aille pas tout à coup stupidement anéantir nos
trente ans de vie profonde, toute notre richesse inté-
rieure, l'allégresse de l'œuvre accomplie. Pour dominer
une alerte du cœur et de la chair, il ne te faut que le
sang-froid de l'intelligence, et un peu de mépris...
Parfaitement, du mépris!... Nous sommes d'un autre
camp! Donnons le spectacle de deux hommes, deux
scientifiques, qui mettent en pratique leurs propres
idées. Qu'il y ait eu une fois cela dans la vie, sur la
terre. Comme ce serait beau!... Devant la douleur fai-
sons le miracle de nous élever au lieu de nous dimi-
nuer, de nous rapprocher dans le danger qui nous
assiège!... Dis-moi que nous allons le faire!... Mon
cher, mon excellent, mon meilleur ami!...
(Il le caresse presque,)
BLONDEL
Mais je ne suis supérieur à rien du tout, moi!... Je
souffre en homme simple et droit et bon. Je souffre
comme tout le monde!... Je suis un pauvre bougre sur
lequel on a tiré!... Mon instinct crie en moi de toutes
mes forces. La bête ancestrale? Ah! elle est bonne!...
Si c'est avec des mots pareils que tu comptes expliquer
ton ignominie ou ton cynisme! C'est fini, cela! Je ne te
subis plus!
(Il se redresse.)
BOUGUET
Non, sauve-toi, au contraire, par l'acte réfléchi...
par la raison pure. Raisonnons... raisonne... Tu admet-
ACTE DEUXIEME 311
tais avec un sourire méprisant que ta femme ne fût
pas vierge. Tu admettais le premier larron... parce que
tu ne l'avais pas connu, voilà tout! Tu admettais le
principe du libre arbitre. Seule, la jalousie d'homme à
homme est donc entre nous.. Eh bien, je te le jure
encore, sur tout ce qu'il y a de plus sacré, ce passé
est aussi anéanti que celui qui l'a précédé...
BLONDEL, tout à coup.
■Mais, j'y songe, j'y songe tout à coup... Ah! tout
s'éclaire... oui, cette histoire de l' officier dans son
pays... le premier amant... Au fait!... Ahl je com-
prends!..! Invention pure! (Avec ra-e.) C'est toi... toi qui
as été le premier amant?
BOUGUET
Tu es fou! Ça, non!
BLONDEL
Vous avez fabriqué tous les deux cette histoire
romanesque dans laquelle nous avons tous coupé, ta
femme comme les autres... J'y vois clair enfin!
BOUGUET
C'est maintenant que tu t'enfonces dans les ténè-
bres! Hélas! j'ai envie pour toi de crier au secours!
BLONDEL
Au secours ! oui : tu le peux ! mais pour ton compte !
Tu as été le premier, entends-tu, l'unique, le seul
amant!
BOUGUET
Non!
BLONDEL
Et tu l'es encore, cet amant, toi qui descends de
la chambre où tu allais la rejoindre comme d'habi-
312 LES FLAMBEAUX
tude!... Et, depuis deux mois, vous continuez vos
trahisons! Tu t'es servi de moi... d'ailleurs j'ai toujours
été le domestique de ta gloire. Toute ta vie, tu t'es
servi de moi!... Et ce dernier acte couronne ta carrière
d'ami!...
BOUQUET
Ah ! tu blasphèmes l'amitié !
BLONDEL
L'amitié! Tartufe! Mais c'est mon tour, mainte-
nant. C'est le tour de l'ami, du vieux collaborateur...
Ah! ah! je vais secouer toute ma boue! Attends un
peu. Tu y passeras en entier, toi et ta gloire...
(A ce moment, la fenêtre s'ouvre.)
SCÈNE XVII
Les Mêmes, EDWIGE.
EDWIGE, entr'ouvrant peureusement les volets
Qu'y a-t-il? Qu'y a-t-il?
BLONDEL
A la bonne heure! Descends donc! Viens rejoindre
ton complice! Toi aussi tu vas me connaître, (eiio referme
la fenêtre.)
BOUGUET, désespérément.
Fais ce que tu voudras de moi, peu m'importe, je
m'abandonne à toi... puisqu'il n'y a plus rien à faire et
que l'instinct est lâché!
BLONDEL
Oui, la bête! Mais c'est la bête qui va foncer sur toi,
entends- tu!...
ACTE DEUXIEME 313
BOUGUET
Épargne du moins les autres, ta femme, Jeanne,
notre œuvre... notre maison... notre travail...
BLONDEL
Ah! ah! notre œuvre, la boite!... Tu verras ce qu'il
enrestera! Ah! vousm'avez fait ça, à moi, tous, tous!...
car il y a eu entente de tous! « Le bon Blondel », on l'a
ligoté, en cinq secs, ficelé dans ce mariage! Il fallait se
débarrasser sur celui-là de tous les crimes, de toutes les
gênes. (Edwige apparaît, un peignoir hâtivement jeté sur elle.) Amve
toi aussi. Mais je ne me vengerai pas de ^toi de la
même manière je t'en avertis.
BOUGUET
Dites-lui, dites-lui, Edwige, la vérité!... Dites-lui
que vous l'aimez de tout votre cœur...
EDWIGE, avec un élan de décision brutale.
Eh bien, non!... Tout vaut mieux que cette vie de
mensonge qui m'excède. Tant pis! que ce qui doit
arriver arrive!...
BOUGUET; éperdu.
Edwige!
EDWIGE
J'ai pu tout espérer de mon cœur et de ma volonté...
mais maintenant, puisque la vérité éclate, advienne
que pourra! C'est vous que j'ai aimé, c'est vous seul
que j'aime!
BLONDEL.
A la bonne heure! A la bonne heure! Viens jeter ta
perfidie entre nous! Viens attiser nos colères! Sois
fille jusqu'au bout!...
314 LES FLAMBEAUX
EDWIGE
J'accepte toutes les conséquences de ma franchise...
Blondel, j'éprouvais pour vous la plus sérieuse afTec-
tion, une amitié chaque jour grandissante... Je suis
désespérée, déchirée jusqu'au tréfonds de moi, mais je
ne vous aimais pas d'amour... Il faut que je m'en aille!
Il faut que je disparaisse!...
BLONDEL
Ah! vous faisiez un beau couple avec votre sereine
impudence, lui et toi, la femme, t' appuyant à ce beau
demi-cynisme de demi-dieu... Moi aussi, je veux des
actes, maintenant! Eux seuls comptent!... Reste avec
ton vénérable amant... Restez, restez là! (D'un boad ii
s'enfuit.)
SCÈNE XVIII
EDWIGE, BOUGUET, puis BLONDEL.
EDWIGE, interdite de cette subite défectien,
Qu'est-ce qu'il fait?
BOUGUET
Je n'en sais rien.
EDWIGE
Que va-t-il faire, mon Dieu!
BOUGUET
Qu'importe, maintenant!... Que viens-tu de dire,
malheureuse?... Tu viens de briser l'existence entière
de ce brave homme !
EDWIGE
Oui, tout est fini! Je vais payer aussi de ma vie
ACTE DEUXIÈME 315
l'aveu démon amour, mais il me brûlait, il m' étouf-
fait trop... L'existence que je menais était impossible.
Il y a des minutes où la franchise vous empoigne...
BOUGUET
Et tu n'as pensé qu'àtoiiTun'aspenséniàmafemme,
niàtonmari!...Arheure peut-être où j'allais sauver cet
homme, où je pouvais l'amener sur la rive... car j'ea
sentais encore le pouvoir... ton cri perfide est venu!...
EDWIGE, l'inten-ompant.
Ak! taisez- vous! taisez- vous! J'ai peur tout à coup.
Une peur affreuse. Pas pour moi : pour vous. J'y
songe! S'il allait vous tuer! Il semblait hors de lui.
BOUGUET
Si tu savais le mépris que j'ai de la mort!
EDWIGE
Allez- vous-en... allez- vous- en!
BOUGUET
Je ne me déroberai pas!
EDWIGE
AUez-vous-en! Dieu! que j'ai peur! C'est effroyable
cette sensation que de là... à droite... à gauche... Où
est-il!... Quest-ce qu'il faut que nous fassions?
BOUGUET
Attendre. Demeurer. (ll se recule et du geste indique le champ
désormais de la séparation.) ÉcarteZ- VOUS ! S'il vicut, qu'il ne
nous trouve pas dans l'attitude de deux eompUces qui
se parlent à voix basse. Nous sommes à jamais séparés.
Restez-là, dans la seule attitude qui convienne : celle
du silence et de l'acceptation.
(Elle s'nrc-boule contre lo banc à droite. Elle a tout à coup une
exclamation comme si elle avait entendu ({uelq^ue cho&e près d'elle.)
316 LES FLAMBEAUX
EDWIGE
Là... là... par là... (Nouveau silence.) Non, je me suis
trompée!... Ah! le voilà!
BLOND EL accourt, tenant quelque chose d'enveloppé sous son aisselle.
Sais- tu ce que je tiens là? Mais tu l'apprendras tout à
l'heure! Patience! Peu de chose, en vérité! Aupara-
vant, il faut que je t'annonce ce qui t'attend...
EDWIGE
Prenez garde... quelqu'un... quelqu'un à droite...
peut-être un étranger... un invité qui sera resté.
BLONDEL
Tout le monde peut venir! Tout le monde doit
entendre! Demain, il n'y aura pas assez de public!...
Demain, il y aura la foule pour juger... Tout Paris saura
ce qu'était l'illustre Bouguet, le grand savant... lauré
de tous les triomphes!...
EDWIGE
Qui est là?
SCÈNE XIX
BOUGUET, BLONDEL, EDWIGE,
MADAME BOUGUET.
MADAME BOUGUET, «'avançant.
Moi!
(Bouguet joint les mains comme un vaincu.)
BLONDEL
Vous aussi, madame, venez... Le grand jour!...
Tout le monde!... Savez- vous ce que je tiens là? C'est ^^
le manuscrit, le fameux manuscrit, le chef-d'œuvre
ACTE DEUXIÈME 317
auquel il travaille depuis dix ans, soigneusement
recopié par les mains de ma femme. La plus grande
partie est en train de brûler dans le poêle du labora-
toire... Tout se consume en ce moment... jusqu'aux
brouillons!...
BOUGUET, se ruant vers lui.
Malheureux! Qu'as- tu fait?
BLONDEL
Et ce qui reste, le voici... je suis venu le déchirer
feuille à feuille devant toi!... Tenez, tenez... Table
rase !
(Il se met avec fureur à en déchirer les feuillets qui s'animent sous
ses doigts.)
BOUGUET, se précipitant sur lui.
Arrête... Arrête!...
BLONDEL, éclatant d'un rire strident.
Tu m'as volé ce que j'avais de plus précieux et tu
viens de me dire : « Qu'est-ce que ça peut bien faire!
Élève- toi! » Ah! ah! je ris!... Regarde ton instinct, la
bête... Tu te précipites à ton tour pour défendre ce que
tu as de plus cher... Je déchire... Au vent, tout ça! Au
feu, ta renommée... en petits morceaux!
(11 lacère, déchire et piétine, comme acharné sur une chose Tivante.
Madame Bouguet et Edwige se précipitent, cherchent à ramasser
par terre les morceaux épars. C'est le ge&le du désastre.)
MADAME BOUGUET
Ne détruisez pas le livre innocent!
BLONDEL
Revanche pour revanche! (a sa femme à j^onoux, Ics mains
tendues vers les feuillets.) DcbOUt! toi, dcbout! (A Bouguet.)
Ah! je sais maintenant par où vous atteindre! Dans
ta pensée!... D'elle je te ferai veuf!...
ai8 LES FLAMBEAUX
MADAME BOUGUET, suppliante.
Pas notre œuvre! Pas notre travail!...
BLONDEL
Tout y passera... (a sa femme.) Et toi, au bercail!...
(Il la relève.) '
EDWIGE, avec une protestation hautaine de tout l'être.
Vous prétendez?
BLONDEL
Tu t'étais dit : « Maintenant que le coup est lâché, je
vais partir !.... » Du tout... du tout!... Je te garde! Tu
entends... je te garde!... Tu entends, Bouguet, je la
garde!... C'est ma femme!... Et tu vas marcher droit,
s'il te plaît... Rentre... (ii la pousse du poing.) Chez nous,
je te dis, chez nous... chez nous!...
(11 la pousse sauvagement par les épaules dans la villa, retrouvant le
geste du g'uerrier ou du chasseur antique qui s'empare de la proie,
et pendant qu'il referme la porte sur cu.\, instinclivement toujours,
Bouguet et sa femme tendent leurs mains, daiis l'ombre, Ters les
feuillets épars 'Vîchirés.)
RiDEAU
ACTE TROISIÈME
Une pièce au premier étage de l'Institut Claude-Bernard.
C'est une pièce donnant sur la chambre de Mme Bouguet.
On voit, dès le premier abord, qu'elle sert de bureau.
Le buste de Pasteur sur une \ieille cheminée régence.
Boiseries du vieil hôtel. Une table de bois blanc. Pas de ri-
deaux. Un tableau au mur. Chaise longue, meubles très
simples.
SCÈNE PREMIERE
MADAME BOUGUET, MARCELLE, HERVÉ,
UN ÉLÈVE, puis TALLOIRES.
MADAME BOUGUET, su promenant de long en large, les mains
dei'iTière le dos.
Combien avez- vous fait de litres de sérum?
HERVÉ
Sept.
MADAME BOUGUET
Et les ampoules?
HERVÉ
Les nouvelles ne sont pas encore arrivées, madame.
MADAME BOUQUET
Vous auriez déjà dû envoyer quelqu'un à Bercy. Je
l'exige. Comment se comporte le cheval?
)20 LES FLAMBEAUX
UN ELEVE
Aucun changement apparent dans la tumeur, ma-
dame; mais il y a un cobaye qui me parait présenter
une sérieuse aggravation. Celui qui est à gauche en
entrant est mort, avec l'injection pure sans colloïde.
MADAME BOUGUET
C'est ennuyeux!... (Avec impatience.) Je vais descendre,
à la fin!
MARCELLE
Maman, je t'en prie... Je comprends ton impatience,
mais il vaut tellement mieux que tu demeures dans
l'appartement... D'ailleurs, puisque tu as fait dire que
tu étais souffrante et que tu as consigné ta porte,
résigne-toi.
MADAME BOUGUET
Raison à laquelle personne ne croit !
MARCELLE
Mais tout le monde en apprécie le sentiment.
MADAME BOUGUET, aux homme».
Est-il encore venu des journalistes?
HERVÉ
Quelques-uns. Et je vous certifie qu'on les reçoit de
belle façon!
MADAME BOUGUET
Poliment, n'est-ce pas?... J'ai recommandé qu'on les
reçoive poliment... Il ne faut froisser personne... Ce
n'est pas leur faute, après tout!
TALLOIRES. entrant.
Madame, le directeur de L'Aube demande au télé-
one s'il peut personnellement vous rendre visite
ACTE TROISIÈME 321
vers les cinq heures. Il ne s'agit pas, dit-il, d'une inter-
view, mais, au contraire, s'il peut vous rendre service
en s' employant à arrêter la campagne de presse sur
l'incident de l'Académie... (Devant le regard sévère de Maiame
Bouguet il s'arrête.) Je rapporte ses paroles.
MADAME BOUGUET
Je n'ai besoin du secours de personne. Ces gens
commencent à m' échauffer les oreilles!
TALLOIRES
Que faut-il répondre?
MADAME BOUGUET
Que je suis malade, et que je le fais remercier... Je
n'ai pas à transiger avec la presse... Qu'on imprime ce
qu'on voudra... cela nous indiffère!
TALLOIRES
Bien, madame... M. Barattier est aussi venu...
MADAME BOUGUET
Ah! Barattier est venu... Quel manque de tact!
(Talloires va sortir. Madame Bouguet, d'un ton d'apparence indifférent.)
]\I. Bouguet n'est toujours pas rentré?
(M;ircelle fait signe de loin à Talloires.)
TAILLOIRES
Non, madame.... je ne l'ai pas encorevu.
MADAME BOUGUET
Tu as l'heure, Marcelle?
MARCELLE, regardant sa nicatre au poi^aet. ^
Cinq heures.
MADAME BOUGUET
Ton père devrait être cependant de retour.
322 LES FLAMBEAUX
MARCELLE
Oh! il ne doit pas se presser... exprès, probablement...
pour ne point se heurter ici à une visite ou à une indis-
crétion de journaliste... Puis cette réunion du Muséum
s'est peut-être prolongée...
TALLOIRES
'Madame, je puis me retirer?
MADAME BOUGUET
Oui. Laissez-nous seules, Hervé... (ii sort avec Taiioires.)
SCÈNE II
MADAME BOUGUET, MARCELLE, puis VERNIER
et TALLOIRES.
MADAME BOUGUET
Je ne vois pas î' avenir bien rose, ma pauvre fille, ni
pour moi, ni pour toi !
MARCELLE
Oh! maman!... La lutte t'effraierait- elle?
MADAME BOUGUET
N'aie pas peur!... Ce bluff officiel, cette bravade, je
les soutiendrai jusqu'au bout... Je ne faiblirai pas. Tu
vois que j'ai tenu à ce que ton père se rendît à cette
réunion du Muséum. Mais quels abîmes ouverts! Le
scandale monte, monte et nous étouffe!... Oh! ces
journaux!... (Elle froisse plusieurs journaux.) ToUS... tOUS!...
Je n'aurais pas dû les lire, mais on ne peut résister
à cette tentation malsaine... Marcelle, nous sommes
bien injustement malheureuses!
(Elle tend les bras à sa fille.)
ACTE TROISIÈME 323
MARGELLE
Allons, ton beau courage, maman, où est-il?
MADAME BOUGUET, montrant son cceur.
Là... toujours! Mais je lui demande un terrible
crédit. Quelle dégradation de nous-mêmes!... Quelle
honte !
MARCELLE
Allons donc! Dans trois ou quatre mois personae à
Paris n'y pensera plus.
MADAME BOUGUET
On dit ces choses-là, Marcelle, mais le coup est porté.
La campagne fera le tour du monde officiel et dans tous
les pays. Ma vie intime, je la guérirai, mais ma vie
publique, notre sacrée vie publique!... (Eiie redresse la tète
avec orgueil.) Bah! tu portes un'bicn beau nom tout de
même, ma fille! (On nappe.) Entrez...
(Vernier entre apportant le courrier.)
VERNIER
Votre correspondance, madame.
MADAME BOUGI.'BT
Donnez... (Du même ton indifférent que tout à l'heure.) M. B0U">
guet n'est pas rentré?
VERNIER
Non, madame, je ne crois pas... Je ne m'en suis pas
informé... C'est tout?
MADAME BoUOUET
Pour le moment.
(Quand l'interne va sortir, Marcelle l'appelle.)
MARGELLE, bas.
Oh! je meurs d'impatience... Avez- vous des nou-
32d LES FLAMBEAUX
velles?... Des nouv^elles, pour l'amour de Dieu! Cinq
heures! Et papa n'est pas rentré. On devait nous
téléphoner.
VERNIER
Mais, mademoiselle, c'est la preuve même que tout
s'est bien passé.
MARCELLE
Voyez- vous, je constate une circonstance anormale,
inquiétante... Je surveille d'ici les fenêtres du pavillon
de Blondel... or Blondel n'est pas rentré non plus... A
une heure aussi tardive, que signifie cette double
absence?...
VERNIER
C'est cela même qui devrait vous rassurer, car...
MADAME ROUGIT ET, fouLUant son courrier et le lisant
près de la fenêtre.
Que dites- vous là-bas?
MARCELLE
Je m'informe de l'attitude de chacun... Vernier
m'assure que tout le monde travaille comme à l'ordi-
naire, que le ton de tous est très respectueux.
MADAME ROUGUET
Je voudrais bien voir qu'on se permit...
MARCELLE, bas, le congédiant.
Allez vite, mon petit Vernier, et surveillez. Qu'on
monte quatre à quatre quand on saura quelque chose, et
qu'on me fasse le signe de main convenu...
VERNIER
Comptez-y, mademoiselle.
(On frajiiic.)
ACTE TROISIÈME 325
TALLOIRES, entrant.
Mille pardons de vous déranger encore, madame;
c'est M. Hernert qui insiste et demande s'il peut vous
voir un instant,
MADAME BOUGUET
Oh! oui! Oh! oui! qu'il entre!... Pour lui, je lève la
consigne...
(Entre Hernerl.)
SCÈNE III
Les Mêmes, HERNERT.
MADAME BOUGUET
Ah! je suis si satisfaite de vous voir, cher ami!
J'avais fait condamner ma porte, mais je sais que
votre sympathie ne trouvera que les mots qu'il faut.
HERNERT
Bonjour, mademoiselle.
MARGELLE
Bonjour, monsieur.
HERNERT
Je suis encore sous le coup de l'indignation...
MADAME BOUGUET
N'est-ce pas? Quel goujat!
HERNERT
C'est sur Blondel que retombera le scandale... Seule-
ment,jen'ensaispaspîuslongquecequelesjournaHstes
ont raconté.
28
326 LES FLAMBEAUX
MADAME BOUGUET
Oh! ils ont dit la vérité.. C'a été une agression, mon
cher, une véritable agression dans les couloirs de l'Aca-
démie, devant une vingtaine de collègues... On venait
de voter pour l'élection au fauteuil de Morière. Dans la
salle de séance, en sortant, Blondel a levé la main sur
Laurent en prononçant d'inintelligibles paroles... ou
du moins on se plaît à m' assurer qu'elles étaient
telles... Enfin, la boue, quoi, la boue!... Alors,
voyez, toutes ces sales feuilles se sont emparées de
l'affaire et la politique s'en mêle... il y a deux partis
maintenant... Les réactionnaires s'en donnent à cœur
joie!... Voyez les manchettes!... (Elle montre un joamal.)
Notre vie privée étalée mensongèrement, avec des
doigts haineux et salisseurs!... La curée!... Ça donne le
frisson!....
HERNERT
Pourquoi la ramassez- vous, cette fange de rue et
de salle de rédaction?...
MADAME BOUGUET
Je ne la ramasse pas. Vous êtes bon! Je la reçois...
Et vous avez lu dans certains journaux des insi-
nuations abominables sur ma propre personne?
HERNERT
Je ne veux pas prendre connaissance de ces bas-
sesses... La seule chose qui me peine, c'est le fait qu'un
homme de science comme Blondel en soit descendu là !
MADAME BOUGUET
Oui, c'était là notre ami!... Et croyez- vous qu'il
s'est encore trouvé des gens, des collègues, notamment,
qui voulaient forcer Laurent à demander une répa-
ration par les armes à son ancien ami... C'eût été com-
plet!... Je m'y suis opposée de toutes mes forces... J'ai
I
1
ACTE TROISIEME 327
senti qu'il allait céder à ces conseils perfides. Nous nous
y sommes opposées toutes les deux, n'est-ce pas,
Marcelle?
MARCELLE
Et nous voilà tranquilles maintenant.
MADAME BOUGUET
Il n'aurait plus manqué que cela!... N'est-ce pas que
j'ai bien fait? Vous m'approuvez, vous, monsieur Hep*
nert?
HERNERT
Certainement... Quand on a atteint la zone supé-
rieure de la gloire et du respect national, un savant de
cette taille ne doit pas se commettre à des réparations
de ce genre. Il ne ressortit pas à ce code d'honneur-là!
Je considère que lever bêtement la main sur lui cons-
titue une sorte de sacrilège.
MADAME BOUGUET
Mais oui, mais oui, mille fois!... Voilà la vérité! Il l'a
compris d'ailleurs et s'est résigné... A l'heure où le
monde entier applaudit à cette découverte, où nous
tenons peut-être la guérison du cancer, à l'heure où
toutes les espérances sont tournées vers nous... que le
collaborateur rancuneux, et peut-être jaloux, se
détache de latrinité, soit!.... Qu'il s'en aille!... mais il
ne fera pas tomber le grand homme avec lui !... Je suis
sûre qu'au Muséum, aujourd'hui, il aura été accueilli
avec le respect accoutumé!
MARCELLE
Tenez, monsieur Hernert, je vous recommande ceci...
Cela se dénomme une œuvre française!
(Elle montre une brochure à couverture rouge.)
MADAME BOUGUET
Vous pouvez lire. Ah! c'est du propre!
32S LES FLAMBEAUX
MARCELLE, elle s'approehe d'Hernert, la brochure en mains, ba».
Hélas!... Vous savez où ils sont en ce moment?
HERNERT
C'est pour cela que, moi, je suis ici, mademoiselle.
MARCELLE
Tout nous a été si soigneusement caché par mon
père, que la vérité m'est connue depuis à peine |une
heure!... Vous pensez quel coup et, depuis, par quelles
transes je passe!... Il a fallu user de subterfuges pour
décider ma mère à s'enfermer ici, chez elle, sous pré-
texte d'attitude et de dignité, car je redoutais par-
dessus tout qu'une indiscrétion, qu'une maladresse
échappée à quelqu'un du personnel lui donnât l'éveil.
De la sorte, quand il reviendra, car il va revenir sain et
sauf, malgré l'heure avancée, maman n'aura plus à
s'émouvoir!... Mais, comme il tarde!... Pourvu qu'il ne
soit rien arrivé!...
HERNERT
Vous connaissez le proverbe. Pas de nouvelles...
MADAME BOUGUET, qui classe son courrier.
N'est-ce pas que c'est du propre?
HERNERT, froissant la brochure et se retournant vors Madame Bouguet.
Immonde! Ah! tout cela est vraiment sans joie et
sans beauté. Évidemment, la première conséquence
va être le départ de Blondel?
MADAME BOUGUET
Bien entendu... Aucun lien officiel ne nous liait!...
Il n'a pas de titre particulier à l'Institut qui est auto-
nome et placé sous la direction unique de mon mari. Je
ne l'ai pas revu... mais j'espère bien qu'il aura le tact
ACTE TROISIÈME 329
de ne plus se montrer ici... Il s'est tenu dans son appar-
tement, du reste. Quelques formalités à remplir seront
indispensables. Je pense recevoir bientôt sa lettre de
démission... ou plus exactement son retrait de colla-
boration... Nous l'attendons d'un moment à l'autre. Et
juste quand nous atteignions la dernière marche!..
Gai' il avait collaboré plus intimement encore à la
sérothérapie. Il avait de lui-même trouvé, le mois
dernier, une amélioration incontestable du sérum par
une adjonction colloïdale qui atténue la terrible viru-
lence îL'immunisationestdésormais une échéance peut-
être proche !... Quel résultat à répartir entre eux deux !..
HERNERT
Allons donc ! Pour le public, la découverte est votre
œuvre à vous deux, le mari et la femme.
MADAME BOUQUET
Eh bien, mon cher ami, là serait peut-être l'injus-
tice. Rien ne m'empêchera de dire que l'apport de
Biondel a été considérable dans nos travaux. C'était
une belle intelhgence. Quel dommage! S'il n'était pas,
et de beaucoup, égal à Laurent, soyez bien persuadé
que moi, sans ces deux hommes-là, je n'aurais pas été à
même de faire avancer la question d'un pas.
HERNERT
Non, non, Biondel vient de signer sa part de colla-
boration; et c'est une signature d'ouvrier.
SCÈNE IV
Les Mêmes, HERVÉ.
HERVÉ, entrant.
Monsieur Hernert, je vous cherchais.
28.
330 LES FLAMBEAUX
HERNERT
Moi?
HERVÉ
Figurez- VOUS que le cocher qui vousa amené rapportt
ceci qu'il assure vous appartenir. Vous l'aviez laissé
dans sa voiture.
HERNERT
Tiens !
(Herré lai fait si^e de venir à récarl et lui remet un paquet.)
HERVÉ
C'est un pur prétexte. Il veut vous voir. On lui a
appris que vous étiez là auprès de sa femme. Il veut
vous dire un mot.
HERNERT
J'y vais... Mais quelle situation, cher monsieur! La
fille cache à la mère une vérité pénible et nous-mêmes
en cachons une plus cruelle encore à cette enfant...
Sortons vite... Je me défie de leur perspicacité. (Haut.)
Vous permettez, madame Bouguet... Une erreur, sans
doute... Il faut que je descende.
MADAME BOUGUET
Mais, vous revenez, n'est-ce pas?
HERNERT
Si vous le permettez, (ii sort.)
SCÈNE V
MADAME BOUGUET, MARCELLE.
MADAME BOUGUET
Tiens, Marcelle, puisque nous sommes seules...
Dans mon courrier, à l'instant, Talloires vient de me
remettre cette lettre...
ACTE TROISIÈME 331
MARGELLE
De qui?...
MADAME BOUGUET
D'Edwdge... Une pudeur bien compréhensible nous
fait éviter de parler d'elle, mais surmontons cette
répugnance. Tu sais où se trouve Edwige?
MARCELLE
Tu ne voudrais pas que je l'ignore! C'est une de mes
préoccupations. Je sais qu'elle s'est enfermée dans un
logement de l'orangerie, l'ancienne chambre du cocher,
et, là, elle écrit, elle écrit, paraît- il... Elle doit rédiger
des monceaux de mémoires avec sa manie épisto-
laire... Elle devrait seulement les rédiger ailleurs qu'à
r Institut!...
MADAME BOUGUET
Eh bien, sache que c'est moi, Marcelle, je puis bien te
l'avouer maintenant, moi-même qui ai exigé d'elle,
dans la seule et pénible entrevue que nous ayons eue,
qu'elle ne quittât pas l'Institut... Elle peut divorcer, ou
retourner à l'étranger, la suite de son existence m'im-
porte peu, mais j'estime qu'il nous vient assez de souf-
frances d'elle pour qu'en retour elle demeure actuelle-
ment à notre disposition.
MARCELLE
C'est-à-dire?
MADAME BOUGUET
C'est-à-dire que, pour l'instant, je ne veux pas
qu'elle donne raison à l'opinion publique par une
fuite intempestive!... Que cette femme demeure
consignée, c'est le mot, jusqu'à ce que nous levions
cette consigne : c'est indispensable. Le mieux eût
été, certes, qu'elle disparût avec son triste époux,
mais il ne faut pas espérer une réconciliation.
332 LES FLAMBEAUX
MARCELLE
Ce serait folie d'y songer. Elle ne veut même pas,
m'a assuré Hervé, revoir son mari, et, de ce sentiment,
je ne saurai lui en vouloir.
MADAME BOUGUET, li»»nt.
Madame^ il faut que vous sachiez que mon soin
unique, mon acharnement, sera celui-ci : où que je
vive, oà que ce soit, je demeurerai enfermée dans une
chambre avec des bouts de sténographie conservés,
quelques brouillons que j'avais providentiellement jetés
dans un tiroir; avec ce que ma mémoire fidèle saura se
rappeler, je m'efforcerai de reconstituer non l'œuvre
détruite, hélas!... car, seul, M. Bouguet pourra^ peut-
êlre, y parvenir, s'il en a l'énergie... mais quelques
fragments et un plan général. Au fur et à mesure,
cous recevrez ces documents qui pourront servir au
maître pour réédifier le manuscrit. C'est à cette tâche
que je vouerai mes jours, et, pour le reste...
MARGELLE, l'interrompant.
Tais-toi.
SCÈNE VI
Les Mêmes, HERNERT, HERVÉ.
HERNERT, bas à HcrTé, en entrant.
Alors, occupez- vous de Madame Bouguet. (a Madaae
Bougnei.) Je VOUS demande pardon, l'erreur est réparée.
HERVÉ, à Madame Bouguet.
Vous m'avez prié de vous prévenir de tout ce qui
se passerait. Eh bien, voici le devis qu'apporte Rou-
vière. Il me parait tellement exagéré...
ACTE TROISIÈME 333
MADAME BOUGUET
Vous permettez, Hernert.
HERNERT
Je vous en prie. (S'approchant de Marcelle pendant que Hervé
entretient Madame Bouguet près de la fenêtre, à la table.) Mademoi-
selle, votre père est rentré.
MARCELLE, avec un cri étouffé de joie.
Eh bien, pourquoi ne monte- t-il pas?... Ah! mon
Dieu, je lis dans vos yeux un malheur.
HERNERT
Ne vous effrayez pas... Il est blessé, mais très légè-
rement blessé. (Marcelle est presque défaillante.) PreUCZ garde
à votre mère. ..
MARCELLE
J'aurai du courage, mais la vérité, je vous en sup-
plie... Je puis l'entendre.
HERNERT
Il y a une heure que votre père a été ramené ici...
On vient de procéder à un examen rapide dans sa
chambre, là, à deux pas de vous, derrière ce cabinet
de toilette.... Nous avions fermé les portes à clef, à
cause de Madame Bouguet... La balle est entrée dans
le gras de l'épaule, mais n'a touché aucun organe.
MARCELLE
J'ai la tête qui tourne.
HERNERT
Rien de grave ou de périlleux, à coup sûr. La
meilleure preuve, il va vous la fournir lui-même. Main-
tenant que l'examen est terminé, on va passer à la
radiographie dans le cabinet de toilette, ici, à côté,
334 LES FLAMBEAUX
mais votre père redoute la première émotion de Ma-
dame Bouguet si elle le voyait étendu ou alité. Il vient
de me faire appeler pour me communiquer ses ordres...
car avec un tel homme, il faut en passer par où il
veut!... Du reste, Pravielle, qui a été son médecin,
l'autorise, selon le vœu qu'il en formait, à rester de-
bout, mais les quelques secondes nécessaires seulement.
Donc, il a été décidé qu'il va traverser ce cabinet de
toilette et entrer ici, appuyé sur le bras de Pravielle de
façon à ce que Madame Bouguet ait la vision de son
mari debout. Pravielle vous prie de préparer, sans en
avoir l'air, quelques coussins sur la chaise longue de
Madame Bouguet.
MARCELLE
Oui... c'est possible... Allez, dépêchez- vous! Je ne
vis plus!
(Il désigne la porte du cabinet de toilette à gauche et sort précipi-
tamment aycc HcrTé, qui le fu«ttait tout en parlant à Madame
Bouguet.)
SCÈNE VU
MADAME BOUGUET, MARCELLE.
MADAME BOUGUET, étonnée, à ta fllle.
Eh bien, quoiPils'en va encore? Qu'est-ce que cela
veut dire?
MARCELLE
Il a peur de nous déranger, je pense.
MADAME BOUGUET
Il est étrange... Et toi, qu'as- tu?
ACTE TROISIÈME 335
MARCELLE, arrangeant le canapé.
Cette journée! Je me sens un peu souffrante... La
tête me tourne.
MADAME BOUGUET, méfiante.
Oui... mais tout à coup... ainsi... Enfin, je trouve
cela extraordinaire! Hernert qui disparaît... ce va-et-
vient continuel... ton émotion...
MARCELLE
Que vas- tu imaginer, maman?... De la lassitude,
voilà tout. Passe-moi ce coussin...
MADAME BOUGUET
Ah! mais, ah! mais! On me cache quelque chose...
Est-ce que par hasard?...
MARCELLE
Quoi?...
MADAME BOUGUET
Oh! J'ai des doutes!... J'essaie en vain de me les
dissimuler. Ce retard anormal de ton père... Marcelle,
■où est ton père?
MARCELLE
Comment veux- tu que je le sache plus que toi?
MADAME BOUGUET
Ta voix ment... Vous me cachez tous un accident.
MARCELLE
Calme- toi, maman, calmons-nous... nul accident.
MADAME BOUGUET
Alors, parle... Je comprends. Ils se sont battus,
n'est-ce pas?...
336 LES FLAMBEAUX
MARCELLE
Eh! je n'en sais pas plus que toi!
MADAME BOUGUET
Ah! c'est un demi- aveu... Mon Dieu, si tu t'es ainsi
étendue, après qu'Hernert a eu conversé avec toi,
à voix très basse, c'est que tu viens d'apprendre
une mauvaise nouvelle... Tu me la dissimules.
MARCELLE
Que vas- tu imaginer, maman?
MADAME BOUGUET
Vous mentez tous... vous mentez tous... Quel est
ce bruit en marche qui vient?... ces pas mous, trop
lents... Ah! que j'ai peur!... que j'ai peur!...
(Elle recule, tout en prêtant l'oreille. La porte s'ouvre. Paraît Laurent
en chemise molle, le bras gauche et la poitrine bandés, soutenu par
le docteur. lia sont précédés de Hernert. Bouguet a une cigarette
à la bouche et sourit.)
SCÈNE VIII
Les Mêmes, plus BOUGUET, LE DOCTEUR,
HERNERT, PRAVIELLE.
MADAME BOUGUET, poussant un cri d'effroi.
Blessé! Tu es blessé?...
(Elle «'élance rers lui. Praviclle et Hernort lui font signe de ne pas
s'arancar.)
HERNERT
Une simple éraflure!...
BOUGUET
Rien, rien, ma chérie... Tu vois, Jeanne, c'est comme
ACTE TROISIÈME 337
si je m'étais flanqué dans l'escalier... Aucun mal!...
Ah! c'est bon, une cigarette, tout de même.
HERîiERT
Mettez-vous là... Étendez- vous. Nous allons vous
installer.
BOUGUET, du bras droit, il tend la cigarette à Hernerl, bas.
Merci, mon ami. Maintenant que l'effet est produit,
je n'irai- tout de même pas jusqu'à la fumer!
MARCELLE, lui baisant le front pendant qu'on l'élend avec mille
précautions sur le canapé et qu'on met des oreillers.
Père chéri! Quelle émotion tu m'as faite!
PRAVIELLE
Doucement, doucement!... Encore un coussin...
MADAME BOUGUET, de loin, interroge.
Messieurs, ce n'est rien? Pravielle, dites, répon-
dez-moi?...
(Madame Bouguet est restée exprès un peu éloignée. L'émotion
l'empâche de parler. Une douloureuse attitude de dig;nité froissée.)^
PRAVIELLE
Non, madame, ce sera, rassurez- vous, peu de chose.
Du premier examen rapide, nous avons conclu que
la balle n'a pas atteint le poumon. Elle a contourné
la paroi thoracique et doit se trouver à quelques
centimètres de l'omoplate.
BOUGUET, souriant.
C'est un très joli logement!
HERNERT
Vous voyez, il fait des mots. Il n'est pas bien
malade !
29
338 LES FLAMBEAUX
PRA VIELLE
L'extraction sera, je pense, très aisée... Sans quoi,
nous n'aurions pas toléré l'imprudence qu'il vient de
faire, car c'est une imprudence tout de même de s'être
levé. Mais, il tenait tant à ce que vous le voyiez
debout! Je n'ai pas osé le lui interdire. Après la radio-
graphie, il faudra pai* exemple qu'il demeure couché
et les bras immobiles plusieurs jours...
MARCELLE
Tu souffres, père?
BOUGUET
Non! c'est même curieux comme je souffre peu! (a
Pravielle.) Regardez! (il lui désigne du regard sa femme.) On dirait
que c'est elle qui a reçu la balle.
MADAME BOUGUET, qui a entendu, et gravement.
Peut-être... En plein cœur...
BOUGUET
Ne sois pas trop sévère, ma chérie. Je ne pouvais
agir autrement, je t'assure. (Bas à Pravieiie.) Éloignez-les
une seconde... J'ai à vous dire quelque chose d'impor-
tant, maintenant qu'elle m'a vu.
PRAVIELLE, à Madame Bouguet.
Chère madame, il faut me laisser seul avec Bouguet...
Je vous en demande pardon, mais l'immobilité, le
calme, sont nécessaires. Oubliez un instant que vous
êtes l'épouse.
MADAME BOUGUET, avec une rougeur subite, comme si on l'avait
offusquée.
On oublie difficilement ces choses-là, monsieur.
Viens, Marcelle... Mais votre diagnostic est-il certain,
au moins?...
ACTE TROISIÈME 339
PRAVIELE
Je ne crois à aucune complication et je vais vous
rappeler... Je m'excuse, chère madame..., il est dans
les mains de la Faculté.
MADAME BOUGUET, tristement.
Hélas, je sais par expérience que dans la vie le
rôle d'épouse ne précède jamais et suit toujours
le cortège! (vivement.) Marcelle, viens, mon petit.
(Elles sortent en laissant la porte ouverte, pour que Hernert puissa
les suivre. Hernert, durant cet aparté, a parlé bas à Bouguet qui
sourit.)
BOUGUET, au moment où il va s'en aller.
Hein, vous souvenez- vous, Hernert, de notre
conversation dans le jardin, il y a quelques jours?
HERNERT
Si j e m'eiî souviens !
BOUGUET
Comme c'est beau, deux hommes qui se com-
prennent!... Deux hommes!...
(Il appuie sur le mot.)
PRAVIELLE, se rapprochant.
Je VOUS en prie, monsieur Hernert.
HERNERT
C'est juste...
(Il lui serre la main.)
BOUGUET
A bientôt, maintenant que vous êtes à peu près
8Ûr de me revoir...
HERNERT
Tout à fait sûr!...
340 LES FLAMBEAUX
BOUQUET
• Regardez-moi bien tout de même... comme si ça
ne l'était pas.
(Il lui serre la main en lo regardant fixement. Hernert s'en va avec
un geste un peu contracté et en parlant bas au médecin qui referme
la porte.)
SCÈNE IX
BOUGUET, PRAVIELLE.
BOUGUET, sans l)ouger la tète, à voix très retenue.
Maintenant, Pravielle, pas de blagués!... Je serai
votre homme dans quelques minutes; je me livrerai
à vous, mais, y eût-il une chance sur mille que des
eomplications se produisent, il faut que je sache.
PRAVIELLE, s'assevant près de lui.
Il n'en est pas question.
BOUGUET
La vérité... vous m'entendez bien! J'ai absolument
besoin de la connaître. Je suis épouvanté en pensant
à la situation effroyable que je laisserais derrière
moi, s'il m' advenait de disparaître avant que j'aie
pu dicter mes volontés. 'Cet institut a été toute ma
vie... je veux en régler la destinée, l'avenir... non,
laissez-moi parler... Et puis, la dignité de mon nom
compromis... ma femme et ma fille... Ce serait
lamentable!... Et ce sont là des dispositions, hélas!
que je ne peux écrire!... Mon devoir suprême, même
avant de penser à ma sauvegarde, est de laisser debout
un édifice qui a fait tout mon effort et qui pourrait
s'effondrer dans une faillite sans nom! Maintenant,
allez-y.
ACTE TROISIÈME 341
PRAVIELLE
Je VOUS ai laissé m' exposer tous vos scrupules
mon cher ami. Si vous étiez en danger, je ne manque-
rais pas de vous le dire, je vous le promets. Je connais
la situation à laquelle vous faites allusion et je m'incli-
nerais devant votre grave volonté.
BOUGUET
Alors, mon cas...
PRAVIELLE
Pour l'instant, le diagnostic me parait bien déter-
miné. La balle peut être logée à proximité du pou-
mon, mais le poumon n'est sûrement pas touché.
Je vous ai observé tout le long du trajet et vous m'avez
dit vous-même qu'à aucun moment vous n'avez
craché le sang. Il n'y a pas eu d'hémoptysie...
BOUGUET
S'il y avait hémoptysie, si légère soit- elle, ce serait
le signe certain que la balle logerait dans le poumon,
n'est-ce pas? Et alors?...
PRAVIELLE
C'est un des seuls cas où l'on puisse, a priori,
redouter qu'il y ait péril ou danger... Dans ce cas, le
malade est sous la menace possible d'une hémorragie
qui peut être aussi bien légère que grave ou funeste...
mais, encore une fois, je me serais opposé à votre
transport, si je n'étais convaincu que la balle n'inté-
resse que la paroi thoracique. Nous allons en avoir le
cœur net. Vous serez, je pense, complètement rassuré
après l'examen radiographique.
29.
342 LES FLAMBEAUX
BOUGUET
Merci, mon ami... Allez, en effet, préparer la radio-
graphie avec Hervé et les autres... et faites entrer
ma femme, je vous prie.
PRA VIELLE, après une hésitation.
Je redoute votre émotion et les paroles.
BOUGUET, fermement.
Vous avez vu, la pauvre créature déçue et froissée
s'est tenue à l'écart quand je suis entré!... Malheureuse
femme! Je ne dirai que les mots nécessaires, indis-
pensables, mais, n'aurait- elle de moi qu'un baiser,
j 8 le lui donnerai sans témoin, comme j e le dois, (Ai-ec
autorité) et comme je le veux...
PRA VIELLE, s'inclinant.
C'est trop naturel, après tout! Je consens à ne pas
vous contrarier. Demeurez seulement immobile et
mesurez vos paroles. Je n'exige pas plus.
BOUGUET
Allez.
PRAVIELLE, entr'ouvrant la porte de droite.
Voulez-vous avertir Madame Bouguet de ma part
qu'elle est autorisée à venir auprès de son mari?
(a Bouguet.) Encore une fois je vous recommande,
mon ami, le plus grand calme.
BOUGUET
Soyez tranquille, et merci de la permission...
merci pour tout...
(Pravielle sort à gauche. Entre ensuite Madame Bouguet par l'autre
porte.)
ACTE TROISIÈME 345
SCÈNE X
BOUGUET, MADAME BOUGUET.
BOUGUET
Me pardonnes- tu, Jeanne?
(Silence.)
MADAME BOUGUET, ne s'approchant pas.
J'éprouve une mortification infinie. Mais ce n'est
pas l'heure de te reprocher quoi que ce soit, n'est-
ce pas? Tu viens de donner la justification de toutes les
calomnies qui montent vers nous, vers toi... Tu as
fait plus que de donner raison à Blondel. Tu as, par
ce duel inattendu entre deux collaborateurs et deux
savants, sanctionné pour ainsi dire ton aventure
avec cette fille. Laurent, est-ce pour elle que tu t'es
battu?...
BOUGUET
Ma femme, ma femme bien-aimée !... Gomment
peux- tu me demander celai
MADAME BOUGUET, éclaUmi.
Ah! Laurent, c'est que je t'aime tant!
(Elle s» précipite à genoux près du canapé.)
BOUGUET
Et je ne peux même pas aller à toi pour t'em-
braSSer. (Elle se lève et arec précaution lui donne plusieurs baiser»
sar le froot.) Comme j'ai abîmé ta vie!...
MADAME BOUGUET
N'emploie pas de pareils mots, Laurent... Rien
n'est abîmé en nous ou si peu... Pense à ta pauvra
Ui LES FLAMBEAUX
épaule blessée... qu'il faut guérir... que nous allons
guérir tout doucement... à l'aise... loin des méchants.
On vient de me raconter ce duel!... Tiens, j'aime mieux
ne pas avoir su...
BOUGUET
Que tu es belle! Et quel chagrin j'aurais eu à te
quitter!... Je ne suis pas en danger, mais laisse-moi
te parler comme si je l'étais... laisse... pour le
plaisir... pour le plaisir seulement... laisse-moi te dire
comme on le ferait dans un testament, que ta bonté
envers moi a passé toute expression... Tu as été un
idéal et une influence. Peut-être, seule, n'aurais- tu
pas fait ce que nous avons fait, c'est vrai, mais, nos
découvertes, nos recherches, tout ce qui est spirituel
dans la vie est devenu à tes côtés îaussi simple, aussi
naturel que la lumière du jour!...
MADAME BOUGUET, laissant couler ses larmei.
Mon ami, mon époux.
BOUGUET
Je ne t'ai pas trompée, crois-moi. Il se peut que
j'ai rêvé de plaisir quelquefois, car ma nature est bru-
tale et grossière, mais, Jeanne, quelle lèvre mépri-
sante j'ai posée sur ce qui n'était pas toi!
MADAME BOUGUET
Laisse bien ta tête sur l'oreiller... Je ne veux pas
que tu bouges... Ne parle pas...
BOUGUET
Assieds- toi... Regardons- nous longtemps, longtemps.
Repasse toute ta jeunesse, toute ta vie dans mee
yeux. Je repasserai la mienne dans les tiens, (ii»
se fixent ainsi pendant un liés long temps, leurs yeux humides.)
Vois- tu, ma chérie, désormais, je n'aurai plus qu'une
ACTE TROISIÈME 345
pensée, toi... toi seule!... Écoute bien... je ne suis pas
«n danger, c'est entendu... mais, à tout hasard...
Il peut toujours survenir un accident... Il faut que
je prenne toutes mes précautions, que je règle la
situation...
MADAME BOUGUET
Laurent, ne pense pas à des choses vaines, ne te
tourmente pas.
BOUGUET
Hier, j'ai sommairement résumé mes instructions
par écrit, mais aucune allusion n'est faite à notre vie
privée... Or, j'ai pris des résolutions... Et que je gué-
risse vite, lentement, ou pas, ces résolutions sont, tu
l'entends, inébranlables. Je veux les notifier aux inté-
ressés, dès maintenant... (s'animant.) Il faut que demain
la face des choses soit changée ici... Songe, les jour-
naux, le pubHc,' la meute nous guettent!... Il faut nous
tirer à tout prix de ce désarroi lamentable, hideux...
MADAME BOUGUET
Je n'ai pas l'habitude de discuter tes ordres, tu le sais,
quels qu'ils soient... Ces précautions sont exagérées,
mais si elles peuvent t' apaiser... en effet... (Résolue.) Que
faut-il faire? Et qu'exiges-tu? Je le ferai...
BOUGUET, avec intention.
Je veux ordonner moi-même. Et cela, dans un seul
but : ton intérêt, ton bonheur.
(Ils se taisent, un peu haletants.)
MADAME BOUGUET, tout à coup. '
Ah! j'hésite à comprendre... Tu veux la revoir... elle?
Non, pas cela... pas cela... Laurent!...
(Ses yeux supplient, apeurés.)
346 LES FLAMBEAUX
BOUGUET
Alors, c'est que tu n'as guère pénétré ma pensée.
MADAME BOUGUET
Tu veux la revoir... elle!
BOUGUET
Il le faut. Tu peux te fier à moi. Elle est encore
ici, n'est-ce. pas?...
MADAME BOUGUET, se ressaisissant.
Elle s'est enfermée. Elle attend nos déterminations,
c'est vrai. Je les lui ai promises.
BOUGUET
Eh bien, il faut qu elle vienne... et les entende de
ma bouche...
MADAME BOUGUET
Oh! à cet instant!... Elle, près de toi!... Quelle peine!
Pourquoi maintenant?... Tu as bien le temps!...
BOUGUET
Non, les minutes sont comptées... J'en suis avare.
(Elle se lève simplement, v» à la cheminée et sonne.)
MADAME BOUGUET
Après tout!... (eIIc s'approche du bureau et écrit un mot dans
le silence. Le domestique entre.) PortCZ CCCi à Mme Blondel
et introduisez- la ici directement.
(Il sort.)
BOUGUET
Tu vas entendre les quelques mots que j e dirai.
MADAME BOUGUET, avec dignité.
Non, Laurent, je ne les entendrai pas... Je m'en
ACTE TROISIÈME 3i7
veux du sentiment inférieur qui m'agitait à l'instant...
Je ne doute pas de toi... Ce que tu feras sera bien fait,
ce que tu diras sera bien dit. Je n'ai même pas voulu
connaître ce qu'avait été au juste cette femme dans
ton existence, quelle part tu lui avais donnée... Je la
crois infime, mais quand je me tromperais, je te répète
que je m' inclinerais encore devant ta volonté sûrement
loyale... Je vais aller rejoindre Pravielle, à côté. Je
lui dirai que tu te reposes quelques instants et que tu
souhaites ces minutes de sommeil avant de procéder
à l'examen radiographique. Lorsque tu désireras
m'appeler, tu n'auras qu'à frapper sur ce timbre,
(Elle place une petite table près de lui.) Je reviendrai, et tU
me retrouveras alors comme je suis sortie, sans curio-
sité, sans appréhension, et avec toute la déférence de
l'amour. A tout à l'heure, mon chéri... (Eiie se penche
rers lui.) Tu ne soufîres pas trop? Ça ne te fait pas trop
mal... Reste bien étendu... mon chéri...
(Elle l'embrasse doucement sur le front et sort en lui dissimuUat un
visage d'énergie natrée.)
SCÈNE XI
BOUQUET, seul un instant, puis EDWIGE.
Laurent, resté seul, ne bouge pas, la tête sur l'oreiller qu'on lui a placé
tout à l'heure sous la nuque. Bruit de porte discret. Edwige vient d'entrer.
Le canapé est placé de fagon que Bouguet ne peut pas voir entrer.
BOUGUET
C'est vous, Edwige?... Enfin!... J'avais si peur de ne
pas vous revoir!...
EDWIGE, accourant.
Blessé!... Vous êtes blessé!... Pas gravement, n'est-
ce pas, pas gravement?... On m'a dit que ce ne serait
rien!... Oh! comme c'est bon à vous d'avoir permis
348 LES FLAiMBEAUX
que je vienne!... Quand on m'a apporté ce mot, j'ai
frémi... j'ai cru à une catastrophe! Mais, mon dieu,
tout de même, après ces huit jours, vous revoir ainsi
tout à coup, la tête en arrière, quelle abomination!...
Oh! tout ce qui est arrivé, par ma faute, par ma
faute !
(Elle parle, incohérente, afTolée.)
BOUGUET
Je redoutais cette explosion. Sois maîtresse de
toi; je ne peux parler qu'à voix très mesurée... avec
des mots brefs... Surmonte tes nerfs! Et écoute... Nous
ne disposons que de deux minutes, pas plus!...
EDWIGE
Oui... à voix basse... oui... je vous écoute... Là...
ne vous fatiguez pas... Tout ce que vous voudrez!...
Je ne comprends pas pourquoi on a ouvert ma cage
tout à coup... pourquoi je suis ici... à vos côtés... moi
qui croyais ne jamais vous revoir! Mais je vais sur-
monter l'épouvante de vous retrouver ainsi!... Oh!
cet homme qui a osé!... Dieu, que je le hais!... Oui, je di-
vague, je sais... Ne vous tourmentez pas... je serai
sage... j'écoute les mains jointes... là, là... Alors, vous
voulez... quoi... quoi...? C'est là, n'est-ce pas?... En
dessous du bras?... C'est douloureux, dites?
BOUGUET
Écoute. Ce que je ne peux pas avouer à ma femme,
à toi, mon enfant, je le puis... Je crois que je suis extrê-
mement atteint... Je suis peut-être perdu.
EDWIGE^
jQu' est-ce que vous dites là!...
BOUGUET
Regarde ce mouchoir. (ll sort Ju coussin le mouchoir qu'il y
a caché tout à l'heure.) Je l'ai cachéà tout le monde
ACTE TROISIEME 349
parce qu'on m'aurait interdit de parler à ceux qui
doivent m'écouter, et ça... jamais! jamais!... Plutôt
la mort!... Cette tache de sang, c'est le signe certain
que la balle loge dans le poumon... Je peux m'en
tirer, seulement, c'est... très grave.
EDWIGE, perdant la tèle.
Mais il faut appeler... Il faut appeler... Il faut vous
sauver... Mon Dieu, que dites-vous là? Mais, c'est
effrayant !
(Elle se lève pour se précipiter vers la porte.)
BOUQUET, frappant de la main libre sur le bras du fauteuil.
Non!... Ici!... Obéis! Obéis donc. La mort ne m'ef-
fraie pas... C'est théorique, la mort!... Ce qui domine
toute question, c'est... le reste! Mets-toi là... proche...
Voici ce que j'exige de toi. (euc retient ses sanglots.) Que
je vive ou que je meure, voici ma volonté... (Gravement.)
Il faut que tu les laisses entièrement tranquilles!...
que tu ne les revoies jamais... même dans l'avenir,
même dans cinq, huit, dix ans... Tu entends, il faut
t'en aller... pour toujours!...
EDWIGE, retrouvant ses larmes puériles.
Bien sûr, c'est entendu... mais, je ne sais même pas
ce que vous me demandez!... Je vais retourner en
Hongrie dès cette semaine... Qu'importe, moi! Mais ce
que vous me dites de vous! C'est impossible!... Une
pareille chose ne peut pas être!...
BOUGUET, répétant.
Dès demain, tu partiras...
EDWIGE
Dès demain... si vous voulez!... Oui...
30
350 LES FLAMBEAUX
BOUGUET
Même si, dans Tavenir, Blondel te rappelait...
sait-on!... tu n'accepterais pas,
EDWIGE, avec un réveil de fout l'être.
Quelle horreur!... Cet homme qui vous a étendu
là, tout sanglant!...
BOUGUET, poursuivant.
Si je mourais, j'ai mis dans mon testament...
EDWIGE
Cette torture ! Cette torture !
BOUGUET
On trouvera dans mon testament... une donation
qui doit assurer ton avenir.
EDWIGE, rejetant sa chaise.
Ah! par exemple! Jamais! jamais! Si vous^quittiez
k vie... si...
ÈOUGUET, l'interrompt avec une autorité formidable et sans réplique.
Tu accepterais. C'est indispensable. Ne me contra-
rie pas, ne tourmente pas ma conscience inutilement...
à cette heure où il faut qu'elle se nourrisse d'espérance!
EDWIGE, subitement, se met à rire pour le rassurer.
Et puis, et puis... je promets tout ce que [VOus
voudrez... Suis-je bête de discuter! Quelle folie!
Quelle folie de penser que vous soyez même en danger
Vous vivrez, vous éblouirez encore le monde de vos
découvertes, de vos travaux, de votre grandeur,
pendant que moi je serai dans quelque coin de ville,
perdue, oubhée de vous à tout jamais... Moi, c'est
fini, mais vous, vous! Allons donc!...
ACTE TROISIÈME 351
BOUGUET
Qui sait?... Voici peut-être l'assignation!... Comme
ce serait étrange alors que j e meure pour avoir une fois,
une seule, accepté les préjugés, les conventions,
et la plus bête de toutes... celle du sang qui répare
la vie... tandis que Blondel a été emporté par l'instinct
de la possession, le premier en date, celui qui vient
du début du monde!... C'est drôle tout de même!
Deux savants qui soufflent leurs chandelles et s'entre-
tuent comme des ignares au nom des vieilles règles
qu'ils sont chargés de faire évoluer!... Comique, vrai-
ment!... Mon vieux maître Tardieu aurait souri, satis-
fait de cejLte ironie... Ah! justice, justice des idées,
(Avec un immense soupir) que tu CS donC difficile!
EDWIGE, écroulée sur le pied de la chaise longue.
Je suis désespérée!... Je suis'désespérée!... Pardon,
pardon, mon adoré, pour avoir défendu si stupi-
dement mon triste amour... Pardon même de vous
avoir aimé.
BOUGUET, lui imposant la main libre sur le front.
il ne faut pas demander pardon d'aimer... mais
d'avoir exigé, toi aussi, des droits illusoires. !.. Allons,
ne pleure pas... Il ne convient pas de pleurer... Adieu,
ma pauvre petite, car tu es une pauvre petite. Bonne
chance! Que la destinée te soit clémente!... Grandis et
vieillis harmonieusement si^tu peux !... Je te le souhaite
de tout mon cœur, (une grimace de souffrance.) Quitte-
moi, maintenant, nos minutes sont révolues!
(Il laisse retomber la tête sur les coussins.)
EDWIGE, épordûmenl.
Quoi?... Adieu, comme cela!... C'est vrai? Je ne
puis pas rester plus longtemps à vos côtés?... Quel
cauchemar! Cette entrevue de deux minutes, la der-
nière l... Et quelle entrevue!...
352 LES FLAMBEAUX
BOUGUET
Va- t'en!...
EDWIGE
Ah! c'est atroce!... surhumain!... M'arracher à
vous ainsi comme au milieu d'une catastrophe et pour
toujours, pour l'existence entière!... Oh! oh!... Alors,
je ne vous reverrai plus jamais!... Est-ce possible,
jamais plus?... Ce visage-là... ces yeux! ces mains!...
tout ce qui a été mon amour!... Vous vivrez... mais
pour moi ce sera tout comme si vous n'étiez plus!
Oh! c'est trop dur à supporter, un moment pareil.
J'en mourrai bien sûr!...
BOUGUET
Va-t'en, tu me fais terriblement mal...^
EDWIGE
Voilà, voilà!... Je m'en vais!... Adieu! Adieu!
(Elle retombe en sanglots contre la chaise longue, embrasse au hasard
les mains, la couverture.)
[bouguet
Enfant navrée!... La vie n'a pas été non plus très
juste pour toi... Efforce-toi de ne plus penser à moi,
travaille... Tu verras, dans dix ans, je ne serai qu'un
souvenir heureux!... Par pitié, laisse- moi... ma tâche
est loin d'être terminée... (Sourdement.) Le plus dur est
encore à faire!...
EDWIGE
C'est vrai; j'aurai trouvé encore moyen de vous
martyriser par mon adieu éternel! Oh! mon ami!
Quel déchirement!... mon doux maître! C'est fini,
alors?... C'est fini?..-, dites, dites, dites?...
BOUGUET
Eh! oui... Edwige!... Et ce n'est même pas un
ACTE TROISIÈME 353
adieu!... c'est une bénédiction. (De la main ii lui touche
gravement la tête.) Bon COUrage!
EDWIGE
Adieu, mon amour! adieu, vous!... toi!... toi!...
(Elle marche à reculons, les mains désespérément tendues vers lui,
puis sort en poussant des sanglots qui sont presque des cris. Alors,
resté seul, il penche la tèle en avant, prend son mouchoir et l'appuie
sur sa bouche longtemps... Il le considère et ensuite le cache brus-
quement de la main libre sous un coussin. Il sonne sur un timbre
à la portée do sa main. Quelques secondes après entre Madame
Bouguet.)
SCÈNE XII
BOUGUET, MADAME BOUGUET, puis ARTHUR.
BOUGUET, tout de suite.
Jeanne, elle partira demain. Sois tranquille.
MADAME BOUGUET
Edwige m'est indifférente par comparaison. C'est
lui!... Tant que je le sentirai là, je respirerai mal...
(Avec un effort.) Mais je ne te demande rien... Parlons de
choses sérieuses et heureuses. Je viens de causer avec
Pravielle, il m'a pleinement rassurée, tu sais?...
Comme je suis contente!... Je l'appelle?...
BOUGUET
. Une seconde, Jeanne... Je vais te demander main-
tenant un effort et un courage plus coûteux. Mais
je l'exige de toute la force de mon âme.
MADAME BOUGUET, pressentant un sacrifice, mais inflexible
dans la résolution prise.
Je souscris à tout ce qui pourra t' apaiser et te rassu-
30.
354 LES FLAMBEAUX
rer. Après ce que m'a dit Pravielle sur la certitude
de ta guérison, tout ne peut que in'appar6dtre léger,
heureux.
BOUGUET
*'^onne]^ Arthur?
MADAME BOUGUET
Que lui veux-tu?...|
j ^ BOUGUET
Tu le verras.
MADAME BOUGUET, repoussant toute autre iié:
Oui... ça m'est égal!... (Avec exaltation.) Ce qui est
essentiel, c'est ce que je viens d'entendre. Désires-
tu que je te le répète mot pour mot? Je suis si ravie!...
Eh bien, il a assuré que la balle...
(Entre Arthur, le garçon de salle. I! «'avance, timide.)
BOUGUET, sans le regarder.
Approchez.
ARTHUR
Monsieur ne va pas plus mal?... Il paraît que ça
ne sera rien... Nous avons été bien attristés, mon-
sieur...
BOUGUET
Merci, Arthur... Allez dire à M. Blondel que je
l'attends ici... Qu'il vienne vite, très vite par exemple...
ARTHUR, stupéfait.
A M. Bl...r'(Il se reprend devant le regard sévère de Bonguet.)
Bien, monsieur.
(Il sort.)
MADAME BOUGUET, tremblante.
Qu'as-tu dit?... Laurent... J'ai dû mal entendre
ou il faut que je sois folle!...
ACTE TROISIÈME 355
BOUGUET
Tu as bien entendu.
MADAME BOUGUET
Oh!
BOUGUET
Reste. J'exige impérieusement que tu sois là, cette
fois!
MADAME BOUGUET, révoltée.
Jamais! Jamais!... Pas cela!... Je ne le pourrai
pas... Lui, ici, devant moi, ton meurtrier!...
BOUGUET
Je l'exige, cependant!
MADAME BOUGUET, se tordant le» mains.
Non, pas cela, Laurent!... Tu ne sais pas à quoi
tu t'exposes! Je ne sais pas moi-même de quoi je serai
capable! Malgré ton repos nécessaire et ma tendresse
vigilante, je ne répondrais pas de moi, je le jure!...
Ne fais pas cela. Je sais bien que tu l'appelles pour
le chasser, pour lui dire ton mépris et notre horreur...
mais, par pitié... c'est toi que je veux épargner... Il
va se passer quelque chose de hideux et tu en seras
le témoin... Cela te fera mal... Pas maintenant! Plus
tard, plus tard, Laurent... Tu avais bien le temps.
Pourquoi le faire venir maintenant! Quelle folie
te prend de te surmener l'âme et le corps au moment
où tu as le plus besoin de repos!... Tu n'es pas en
danger. Pourquoi faire ainsi maison nette, avec cette
précipitation, comme si la mort était à nos trousses?...
C'est dément, et dément à moi de t'obéir... Tu sais
si je te respecte et si je m'incline toujours devant tes
ordres, mais, cette fois, non, je me révolte. Je m'y
oppose. Je vais fermer la porte.
(Elle se précipite h la portu.)
356 LES FLAMBEAUX
BOUGUET
Ta résistance est inutile. Vous vous mettriez à cent
( qu'on ne m'interdirait pas cette comparution!...
Je suis d'ailleurs très maître de moi...
MADAME BOUGUET
C'est possible... Grâce au ciel, tu es pétri d'une autre
argile que moi... mais, alors... chasse-le, en dehors
de ma présence... sans exiger de moi que je demeure
inerte, impassible, devant celui qui vient de tirer
sur toi... de t' entrer cette balle dans la chair... Je t'en
supplie, permets que je sorte... Je ne suis qu'une
femme.
BOUGUET
Non! Tu es plus, bien plus qu'une femme!... J'ai
confiance en toi!».. Tu vas rester, et tu seras sage,
forte, bridée. Contiens- toi!... J'attends cet effort de
ton cœur... Reste, ma Jeanne... et pas de fatigue inu-
tile... Jusqu'à ce qu'il soit ici, recueille- toi. Recueillons-
nous dans notre tendressse... Silence!...
MADAME BOUGUET, hésite, baisse les yeux, et, la voix résignée.
Alors, donne ta main!...
(Un long silence. Ils se tiennent la main, le» yeux grands ouverts
devant eux. La porte s'entr'ouvre lentement.)
SCÈNE XIII
Les Mêmes, BLONDEL.
BOUGUET
Eh bien, mon vieux... entre... entre... Tu vois dans
quel état tu m'as mis!... Voilà ce que tu as fait de ton
ancien compagnon d'armes!
ACTE TROISIÈME 357
MADAME BOUGUET, ne pouvant pas se contenir.
Assassin... assassin!...
BOUGUET
Silence, Jeanne, tu m'as promis le silence!
MADAME BOUGUET
On vient de me le rapporter saignant et vous êtes
là, devant moi! Mais, prenez garde! Votre jour vien-
dra.
BOUGUET
Tais- toi ! Pense à moi.
MADAME BOUGUET
Ah! si vous me l'aviez tué!... Mais, heureusement,
il est là, le cher époux, il est là... bien vivant... à peine
touché... Vous avez mal visé, mon cher!... C'est à
refaire!... Je le guérirai, je vous le garantis... et il
triomphera de vous... de votre haine basse!...
BOUGUET
Jeanne... je me lève... prends garde! Je me dresse.
MADAME BOUGUET
Là, j'ai fini!... Seulement, je ne pouvais pas, je ne
pouvais vraiment pas empêcher ce cri de sortir de ma
poitrine!... Ne crains rien... maintenant... Parle- lui en
toute paix... Il n'aura plus que mes deux yeux fixes
pour le mépriser!...
(Farouche, elle s'assied près de la chaise longue, dans une attitude
de défi.)
BOUGUET
Excuse-là... c'est une femme... Elle a eu beaucoup
d'émotion.
(Silence.)
358 LES FLAMBEAUX
BLONDEL, est là, hébété. Une grande lutte intérieure le litre en lui.
Tout à coup il balbutie, de loin.
Pardon... Pardon...
BOUQUET, a»ec un soupir d'aise.
Ah! je savais bien,.. Je savais bien que tu aurais
duTchagrin.
MADAME BOUGUET
;Du chagrin! Quel mot pour cette chose!
BLONDEL
Je ne sais plus ce que j'éprouve, ce que je ressens...
Je suis passé par dix ivresses différentes et affreuses.
Et, tout à coup, te voir là... étendu... par moi... Lau-
rent... ça me paraît une vérité inconcevable... bou-
leversante... J'entends ta voix qui dit : « Mon vieux,
mon vieux... » Tu me regardes et... Pardon! Pardon!...
Bouguet !
(tl éclate en sanglots.)
MADAME BOUGUET
Heureux encore que vous ne pleuriez pas un crime !...
BOUGUET, très doux.
Tu vois, Jeanne... Il est dégrisé... Alors, il souffre...
Il comprend peut-être enfin que je n'ai pas été ce qu'il
pensait... Il voit la vérité toute simple... Blondel,
je t'aimais beaucoup, je te jure... J'ai cru bien faire.
J'ai eu tort, sans doute... mais, depuis, tu aurais dû
me croire... et ne pas accumuler l'irréparable... qui ne
console pas!...
BLONDEL
Ah! ne parle pas avec cette douceur cruelle!... Il
ne s'agit plus de faire appel à une raison quelconque!
Tes torts, les miens, tes erreurs et peut-être mes
ACTE TROISIEME 359
divagations, tout cela ne forme plus qu'un amas
de cendre ou de boue... Il n'y a qu'une chose qui
compte... une seule qui soit... ce spectacle que j'ai
là sous les yeux. Ce que je vois devant moi, sur ce
canapé, c'est vingt ans d'amitié, de confiance, de
souvenir... (Atcc empressement.) Donne- moi ta main, veux-
tu?... Donne!... Donne!
BOUQUET, la lui tend.
Ah! si tu me l'avais demandée plus tôt, en serrant
la tienne, j'aurais réfréné cette impulsion d'instinct
qui t'a emporté à la dérive!... Blondel, mon vieux,
tu vois. Prends mesure sur cette femme qui n'a pas
même murmuré ni bronché... Va, les liens charnels
sont de peu de poids. Ah! la vieille équivoque char-
nelle ! Le problème du cœur n'est pas là... J'en ré-
ponds!...
(Il regarde sa femme avec un sourire attendri. Madame Bouguet de-
meure fixe, hosnie, dang son attitude de dégoût.)
BLONDEL
Laurent, ne parle plus de cette ombre qui s'est
abattue sur notre vie... J'ai peur d'j'' rentrer. Je ne veux
pas penser en ce moment qu'au remords qui m'a étreint
quand je t'ai vu chanceler tout à l'heure sur la prairie...
J'avais poursuivi l'idée de la mort, je m'en rends com-
compte, mais pas la mort elle-même. Ah! si vous
saviez, madame Bouguet, ce que j'ai pu souffrir depuis
cette semaine, au milieu de la trahison générale...
j'étais comme un fou qui s'exalte tout seul... J'ai
vu rouge. Pardon, madame... C'est à vous d'abord
que j'aurais dû penser!...
M.VDAME BOUGUET
Non, Blondel, je ne vous pardonnerai jamais!
Il faut que vous le sachiez... voua entendez, jamais!...
360 LES FLAMBEAUX
BOUGUET
Ne dis pas cela, Jeanne... Toi, tu peux t'élever
au-dessus des actes... Blondel, la vie spirituelle qui
aurait dû nous sauver n'a servi à rien cette fois! Quel
dommage! Nous,, les scientifiques, nous avons été
comme les autres, comme des enfants. C'eût été si beau,
pourtant, si beau de surmonter la matière, de rejoindre
les vérités éternelles... mais tu n'as pas voulu... tu
ne l'as pas su... Tu n'as été qu'humain... C'est peu!
Hélas, j'en sais quelque chose!
MADAME BOUGUET
Va ! mon chéri ! Ton exemple l'écrasera et triomphera
de tout!...
BOUGUET, avec précaution.
Maintenant, approchez... plus près... toi à genoux...
ma chérie, la... (ll la force à se mettre à genoux. Puis il fait signe
à Blondel de se rapprocher aussi.) Il faut qUO je VOUS COnflC
l'angoisse qui me dévore... une angoisse sans nom...
pire cent fois que celle de la dernière heure.
MADAME BOUGUET
Tu m'épouvantes! Qu'y a-t-il?... Qu'as-tu?...
BOUGUET
L'angoisse de peut-être m'en aller sans que nous
ayons atteint le but suprême, dont nous sommes
si proches... La guérison du cancer!...
BLONDEL
Mais tu n'es pas du tout en danger, Laurent.
Quelle aberration de te l'imaginer! On vient de
m' assurer le contraire.
BOUGUET
N'importe... Si je mourais par aventure...
ACTE TROISIEME 361
MADAME BOUGUET, avec le cri de tout son être.
Ah! Je ne serais pas longue à te rejoindre, comme
a fait Berthelot... mon pauvre ami!...
BOUGUET, s'animanl.
Quel crime! C'est toi qui parles? Et notre œuvre?...
Engloutie, alors!... Toute une humanité attend...
De nous dépend la guérison de milliers d'êtres. Nous
tenons presque le sérum... Dans quelles mains, dans
quelles vulgarisations tomberaient nos travaux?...
Et l'Institut?... Ma chère maison... A deux doigts du
but... sentir que tout peut s'effondrer derrière moi!...
(il s'ajîite.)
MADAME BOUGUET
Ne t'enfièvre pas ainsi pour rien!... Tes craintes
sont insensées... puisque la blessure est insigni-
fiante.
BLONDEL, intervenant et soldatesquement.
Je paierai de ma vie, Laurent, ce que j'ai fait,
car je viens de me retrouver!... et tout entier, je
te le promets!
(Bouguet le regarde avec émotion, avec une nouvelle conGance. On
dirait qu'une mortelle inquiétude vient de se dissiper en lui.)
BOUGUET, souriant doucement.
Merci!... (Un temps. Il semble regarder au-dessus de lui, comme
pour y puiser l'inspiration.) AlorS... alorS... VOilà le grand
moment venu!... Oui, le grand moment, le vôtre...
celui que vous allez me donner, celui que j'attends
de vous... et qui va apaiser mon âme inquiète...
Après quoi je me livre aux médecins... (ils écouien»,
anxieux.) Si je mcurs...
MADAME BOUGUET
Laurent, assez, par pitié!
31
362 LES FLAMBEAUX
BOUGUET, avec force, imposant une volonté suprême.
Si je meurs, vous allez me jurer que vous respecte-
rez ma volonté testamentaire... Elle est irréductible,
et, devant elle, vous vous inclinerez dans une stricte
obéissance... Elle est ma dernière et ma plus ardente
pensée... la seule... (ii se frappe le front.) La voici...
C'est que vous oubliiez l'un et l'autre le ressentiment,
la colère, le passé, nos gestes misérables, nos impuis-
sances, et que, réunis comme les plus étroits colla-
borateurs, vous continuiez l'œuvre côte à côte...
ici, à l'Institut même, afin que vous parveniez en-
semble au triomphe!...
MADAME BOUGUET, reculant d'effroi.
Avec toi jusqu'à la mort, Laurent!... Sans toi,
jamais!
BOUGUET, impérieux.
En mon nom, Jeanne, au nom de notre travail,
au nom du devoir... jure! Tu le dois.
MADAME BOUGUET
Et, toi, tu me brises... Je ne peux pas en entendre
davantage!...
BOUGUET
Je n'aurai de repos que vous n'ayez fait le ser-
ment... (Suppliant et fiévreusement.) Délivre mou ccrveau...
délivre... je t'en conjure!
BLOND EL, avec élan.
Bouguet, je comprends la beauté de ta pensée et
de tO];i angoisse. Eh bien, en mon nom personnel,
au moins, pour rassurer ta guérison proche et cer-
taine, pour apaiser le tourment de voir a voiler ton
œuvre, ton effort et ta maison, sois tranquille...
je m'engage de la façon la plus solennelle à expier
J
ACTE TROISIÈME 363
mon remords dans le travail acharné, près ou loin
de toi, le plus humblement possible, dévoué à ta
pensée vive... ou morte!
(Il a étendu la main.)
BOUGUET, l'émotion l'empûclie de parler.
Merci, Blondel... (ll lui serre doucoraent la main.) Je vais
aller bien mieux tout de suite, vous verrez... (a sa femme
écroulée.) A tou tour, Jeanne... Ma chérie, tu as été
une lumière précieuse, mais il faut un cerveau d'homme
attelé à la besogne... Et puis, Blondel, qu'on sache
que j'ai voulu cela!.... que ma pensée a voulu votre
union, que je vous ai confié l'Institut... (suppUant.) Tu
n'as pas juré, Jeanne chérie. Ne pleure donc pas...
je ne mourrai pas... Mais, quand bien même, la
mort n'est rien!... Nos corps ne sont rien... (ii appuie la
tête de sa femme contre sa poitrine.) Au-deSSUS deS CClluleS...
regarde toujours... fixes... là- haut... comme disait
Hernert... les flambeaux... les idées... qui nous con-
duisent... C'est par elles que tout est beau, clair,
juste... Peut-être qu'on ne les voit plus par-delà la
mort... Vous qui les verrez encore, ah! que je vous
envie! Aimez-les... suivez leur marche, suivez-les dans
leur belle lumière... plus belle et plus regrettable que
la lumière du jour!... Et puis, il faut que je vous
dise... je vous conseille de continuer l'adjonction
colloïdale... c'est sûrement la vérité... Si le sélénium
ne donne][rien... essayez... d'autres métaux... (ii parie
avec peine, à bout de soufnf.) Dans trois OU quatre ans,
vous aiTiverez, j'en suis sûr... C'est la clinique qui
donnera la solution... Les pages 246 et 247... du livre...
MADAME BOUGUET, se pencliant sur lui.
Que dis-tu? appelez Pravielle... Appelez ... Nous
avons trop obéi...
364 LES FLAMBEAUX
BOUGUET, la retenant de la main.
Jure... Ah! que tu tardes, ma chère âme!... Mon
esprit dans ton esprit... toujours...
(11 est tendu vers elle, avide do sa parole.)
MADAME BOUGUET
Il a une fièvre intense.
BOUGUET
Souvenez-vous... la lumière...
BLONDEL
Du sang!... Mon Dieu, du sang!... est-ce que?...
MADAME BOUGUET
Du sang!... à flots!... Au secours!... au secours...
Pravielle.
BLONDEL, se précipitant à la porte.
Pravielle!...
(Bouguet a un hoquet terrible. Un râle d'aspiration. Il tombe la tète
en avant sur le corps de la chaise longue.)
MADAME BOUGUET
Laurent, mon chéri!...
SCÈNE XIV
«
Les Mêmes, PRAVIELLE.
PRAVIELLE, accourant.
Une hémorragie... Alors, la balle était dans le
poumon! Mais il a dû faire un effort effroyable! La
tête en arrière... là... Vite, vite!... Mais c'est un véri-
table suicide, voyons!... Vous Tavez laissé parler,
s'agiter! Vous m'avez menti, madame!... Vous m'a-
ACTE TROISIÈME 365
vez menti! Pour provoquer une hémorragie pareille,
il a fallu qu'il fasse des efforts immenses! J'ai la
sensation qu'il a voulu se tuer!...
MADAME BOUGUET
Je ne savais pas... j'étais folle d'émotion!... Nous
lui avons obéi comme des insensés!... Sauvez-le...
Au secours!...
Le pouls
BLOND EL, teriifié.
PRAVIELLE
Aidez-moi... Comme ceci... les tractions...
BLONDEL, bas.
Mais le pouls m' effraie!...
MADAME BOUGUET
Laurent!... Laurent!... (Grand silence. Elle se rapproche.)
Mais vous ne voyez pas qu'il est mort... Je vous dis
qu'il est mort!...
PRAVIELLE
Allez- vous en... madame... je vous en conjure.
MADAME BOUGUET
Laurent !
{Bouguet fait un mouvement convulsif.)
PRAVIELLE
Il ne respire plus. Le sang l' étouffe...
MADAME BOUGUET, éperdue, crie au iiasard;
elle s'élance sur les portes.
Au secours... Au secours!... (Des têtes apparaissent aux
deux portes. Personne n'ose entrer. Elle se rapproche ensuite, pcureu-
ssment, pas à pas.) C'est fini, n'est-ce pas?
(Alors, elle pousse un grand cri, les mains devant le visage, et reste
ainsi, immobile, Tigce, les làvres remuées.)
31.
366 LES FLAMBEAUX
BLONDEL, à genoux contre le canapé, sanglote.
Pardon... Pardon... Pardon...
(Par la porte ouverte, Hervé se glisse.)
PRA VIELLE, bas à Hervé.
J'ai peur pour elle, maintenant. Elle m' effraie...
Regardez- la!... Qu'est-ce qu'elle va devenir ! (EUe demeure
toujours ainsi. Puis elle a l'air do sortir tic cette stupéfaclioii et s'avan&e
vers le corps de Bouguet. Elle touche les yeux, le front. Ensuite, elle pro-
nonce tout bas : « Chéri 1... x Parles portes ouvertes, des élèves, attirés par
les cris de secours, sont arrivés. Talloires et les autres. Ils se glissent, un
à un, en proie à la plus grande émotion. Pra vielle, vivement :) r ermeZ
la porte. Fermez, voyons!
MADAME BOUGUET, se redressant tout à coup, dans un sursaut
extraordinaire.
Non... Tous! Tous, qu'ils entrent! laissez-les! dis
entrent, les uns ea blouse, les autres en veston.) Votre maître
vient de mourir, messieurs!... voyez, voyez! (sur la
pointe des pieds, tête nue, ils se sont avancés. Quelques-uns se mettent à
genoux. On entend des sanglots de tout3 part.) G eSt fini!... Ce
beau front ne pensera plus... Ces lèvres ne parleront
plus!...
(Elle défaille, presque extatique, Hervé la soutient. Pendant ce temps,
un mouvement hostile à Blonde! se produit. Certains vont jusqu'à
le menacer, à voix basse. On le pousse.)
HERVÉ, bas.
Votre place n'est pas ici, monsieur. Sortez...
TALLOIRES
Oui... Qu'il sorte... l'assassin!...
(Blondel, inerte, pleurant, ne répond pas. Il se laisse presque faire
et pousser des épaules vers la porte.)
MADAME BOUGUET, qui allait s'évanouir, se redresse et les arrête
d'un geste solennel. Surhumaine, dressée en statue livide, eile parle.
Messieurs... la dernière pensée de votre maitre
ACTE TROISIEME 367
a été celle-ci : « Je vous lègue mon esprit et ma tâche! »
Il nous a dit, à Blondel et à moi :« Jurez que vous vous
élèverez au-dessus des actes et de la haine... Jurez,
qu'unis par delà ma mort, vous travaillerez ensemble
à mon œuvre... v H est mort, messieurs, avant que
j'aie pu le satisfaire!... (Tout lo monde éclate en sanglots et se
met à genoux. Elle s'approche.) LaurCUt... Laurent... TOU
esprit, dans mon esprit!... Oui, mon ami... tu seras
exaucé!... Votre main, posez votre main sur cette
poitrine... Blondel!... (eiondel s'avance et pose sa main d'abord,
puis à son tour elle pose sa main par-dessus la sienne.) J 6 16 JUrC,
messieurs, devant vous... je te le jure, Laurent... nous
t' obéirons... J'en aurai le courage... et peut-être la
force!
(Elle s'est raidie de toute son énergie... et, cela fait, elle s'écroule
dans les bras des disciples.)
FI N
TABLE
Page».
Préface i
L'Amazone 1
Les Flambeaux 1G9
B — 365. — Libr.-Inip. réunies, 7, me Saint-B«noît, Paris.
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Bataille, Henry
L'Amazone
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