Skip to main content

Full text of "L'Amazone; Les flambeaux. Pref. de l'auteur"

See other formats


N 


f'i 


(       f 


V 


'-V 


,'^^x 


jl 


^ 


^^. 


\ 


/ 


"r.^ 


V 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witli  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcli  ive.org/details/lamazonelesflambOObata 


L'AMAZONE 


LES    FLAMBEAUX 


DU    MÊME    AUTEUR 


POÉSIES 

Le  Beau  Voyage.  Édition  définitive  augmentée  de 

nouveaux  poèmes  (5»  mille).  (Fasquelle.) 1  vol. 

La  Divine  Tragédie  (9«  mille).  (Fasquelle.) I  vol. 

ALBUM 

Têtes  et  Pensées.  22  lithographies  originales.  (OUen- 
dorlT.) 1  vol. 

THÉÂTRE 

La  Lépreuse.  Ton  Sang.  (Mercure  de  France.) '  i  vol. 

L'Enchantement.  Maman  Colibri.  (Fasquelle.)..  1  vol. 

La  Vierge  folle.  (Fasquelle . ) 1  vol. 

Résurrection,  d'après  Tolstoï.  (Fasquelle.) 1  vol. 

Le  Masque.  La  Marche  nuptiale.  (Précédé  d'une 

Étude  sur  le  Théâtre.)  (Fasquelle.) 1  vol. 

La  Femme  nue.  Poliche.  (Fayard.) 1  vol. 

Les  Flambeaux.   (Fayard.) 1vol. 

Le    Scandale.    Le    Songe    d'un    soir  d'amour. 

(Fayard.) 1  vol. 

L'Enfant  de  l'Amour.  ( Fayard . ) 1  vol. 

A    PARAITRE 

DANS    LA    BIBLIOTHÈQUE- CHARPENTIER 

Le  Phalène.  (Théâtre.) 

La  Quadrature  de  l'Amour.  (Essai). 


B  —  365.  —  Libr.-lmpr.  réunies,  7,  rue  Saint-Benoît,  Paris. 


HENRY    BATAILLE 


THEATRE 


L'AMAZONE 


LES  FLAMBEAUX 


PRE  FACE     DE     L'AUTEUR 


TROISIÈME     MILLE  (J    \ 

PARIS  ^ 

Librairie   CHARPENTIER  et  FASQUELLE 

EUGÈNE    FASQUELLE,    ÉDITEUR 
11,      RLE      DE      GRENELLE,      11 

1917 

TOBS  droits  <1«  reproduction,  de  traduclion  et  de  représeiUalion  réservés 

pour  tous  pays. 

y  «ompi-is  le  Danemark,  les  Pays-Bas,  la  Suède  et  la  Norvège. 


IL   A   ÉTÉ    TIRÉ    DE    CET    OUVRAGE  : 

5  exemplaires  numérotés  sur  papier  de  Hollande 
et  4  exemplaires  numérotés  sur  papier  du  Japon. 


Jbô- 


PRÉFACE 


Et  la  guerre  survint!...  Écroulement  de  tous  les 
espoirs,  subit  étranglement  des  conquêtes  |  sécu- 
laires de  l'esprit,  suicide  de  l'homme  parvenu  à  mi- 
chemin  du  faîte  convoité.  L'animal  fou  se  précipite 
dans  les  activités  les  plus  embrouillées  et  les  moins 
conformes  à  la  vie.  Les  forces  naturelles  sont  dé- 
viées jusqu'à  l'absurdité.  C'est  la  saignée  de  la  race, 
la  mort  des  idées,  l'appauvrissement  des  patries,  le 
néant  de  l'erreur,  l'aberration  suprême!...  Toutes 
lumières  éteintes.  L'ombre  antique  redevenue  maî- 
tresse du  globe;  déluge  de  ténèbres  qui  ensevelit  la 
planète...  Ma  génération  ne  semblait  pas  appelée  à 
respirer  d'autre  air  qu  e  l'air  pur  de  l'intelligence,  des 
libertés,  du  progrès,  de  l'idéal  social  et  moral..! 
Bruyamment  la  civilisation  vient  d'être  coupée  en 
deux  du  tranchant  de  l'épée. . .  Quel  est  ce  cataclysme 


v  PREFACE 

qui  s'abat  sur  tant  de  fronts  levés  naïvement  vers  le 
ciel?...  C'est  ce  que  tout  le  monde  se  demande  avec 
effroi . . .  On  commence  par  s'interroger,  on  se  tâte,  au 
milieu  des  flaques  de  sang  qui  gicle  de  toutes  parts  1 
Est-ce  la  fin  de  l'intelligence'?...  Sera-ce  un  jour  la 
débâcle  définitive  delà  pensée  devenue  agent  suspect 
et  subversif! . . .  Est-ce  l'esclavage  qui  recommence  ?. . . 
Est-ce  la  liberté  qui  va  rugir  au  contraire  son  cri 
suprême  de  dégoût  et  de  rébellion?...  Qui  sait?  Le 
tocsin  sonne...  Le  canon  s'approche  déjà  de  ma 
maison  de  campagne...  Les  pigeons  blancs  du  toit 
prennent  leur  vol...  Les  champs  désertés  ont  l'air 
de  préparer  des  tombes...  On  m'annonce  que 
â'ennemi  est  proche.  En  effet  les  premiers  obus 
incendient  la  forêt...  Il  faut  partir...  Chaque  coup 
de  canon  fait  s'écrouler  des  roses  sur  la  terrasse... 
î^on,  non,  ce  ne  sera  pas  la  défaite!  non,  non,  ce 
ne  sera  pas  la  mort  de  toute  beauté!...  C'est  impos- 
sible! Des  rêves  rajeunis  renaîtront;  des  volontés 
plus  extraordinaires  encore  vont  sortir  de  ce  fumier 
sanglant...  Et,  si  par  hasard,  ce  n  était  pas  là  les 
réalités  que  ton  destin  nous  réserve,  —  ô  Insatiable  ! 
—  je  m'inclinerais  encore  sans  comprendre,  per- 
suadé que  les  fins  sont  merveilleuses  et  que  nous 
ne  pouvons  les  embrasser;  mais  je  jure  qu'elles  ne 
seront  jamais  en  tous  cas  le  règne  de  la  Force,  de 
la  Bestialité,  de  l'Esclavage.  Oui,  c'est  ma  fierté 
d'homme  de  le  croire,  quand  bien  même  la  Raison 
dévasterait  momentanément  l'univers,  même  si  elle 
:'acharnait  contre  la  perfection  de  son  passé...  C'est 
;ers  la  liberté,  vers  les  flambeaux,  que  l'humanité 


PREFACK  ni 

sangiante  tend  «  d'un  geste  droit  son  cœur  comme 
un  jet  d'eau  ». 

Comme  tous  les  Français  surpris  dans  leur  vie 
contemplative,  tel  est  l'acte  de  foi  que  je  prononçai 
ferveraraent  quand  il  me  fallut  quitter  ma  maison, 
mes  champs,  sous  la  ruée  des  obus,  et  abandonner 
aux  envahisseurs  le  morceau  de  sol  exigu  où 
chacun  continue  le  rêve  des  ancêtres... 

Peu  après,  c'était  la  «  Marne  ».  .Jours  bénis!  Au- 
rore dans  le  crépuscule!  Ah!  les  belles  heures  où 
l'on  vivait  suspendu  à  l'espoir,  accroché  aux  minutes 
comme  l'enfant  aux  mamelles  qui  vont  lui  prolonger 
le  souffle.  C'était  enfin  la  preuve  de  l'espérance.  Déjà 
le  départ  de  la  nation,  aux  jours  de  la  mobilisation 
nous  avait  tout  enorgueillis,  —  et  le  frisson  de  la 
mort  qui  venait  de  passer  nous  rendait  plus  radieux 
encore  le  reflux  de  la  France.  Quelle  perspective 
s'étendait  devant  nous  déjà  à  la  portée  du  rêve! 
C'est  à  ce  moment,  au  plein  de  l'angoisse,  que  loin 
des  choses  saccagées,  au  hasard  même  des  tables 
d'auberge  ou  de  campagne,  je  couvris  les  pages  qui 
composent  la  première  partie  de  la  Divine  Tra- 
gédie... On  écrivait  tout  ce  qui  vous  passait  par  le 
cœur  comme  pour  se  venger  de  son  impuissance  !... 

Ensuite  deux  années  passèrent.  Quelles  années! 
Depuis  cette  inauguration  tragique  du  drame  euro- 
péen, depuis  ces  premières- heures  où  seule,  l'obsé- 
dante idée  :  la  défense  du  sol  et  de  la  race,  acca- 
parait toute  notre  ardeur,  quel  chemin  parcouru! 
Tant  de  spectacles  se  sont  offerts  à  noire  esprit,  tant 
de  méditations  nous  ont  sollicités,  tant  de  points 


IV  PREFACE 

de  vue  se  sont  découverts  à  nos  regards  lentement, 
tant  de  choses  nous  ont  apparu  à  travers  la  déchi- 
rure progressive  du  voile,  que  nous  avons  peine 
à  reconnaître  l'homme  que  nous  fûmes  à  ce  moment- 
là!...  Actuellement  le  danger  subsiste  malgré  le 
goût  de  victoire  qui  se  communique  à  tout,  mais  le 
danger  s'est  déplacé,  amplifié,  il  revêt  des  formes 
multiples!...  Nous  avons  éprouvé  des  déconvenues 
si  diverses,  nous  avons  assisté  à  une  si  totale  faillite 
de  l'intelligence,  de  l'observation,  de  l'organisa- 
tion, nous  avons  frémi  en  face  de  telles  héca- 
tombes, imprudemment  occasionnées,  notre  poing 
s'est  crispé  avec  indignation  devant  tellement  d'agio- 
tages de  la  pensée,  de  spéculations  politiques,  tant 
de  haine,  de  bêtise  fratricide,  ont  mêlé  leurs  fumées 
dans  le  but  d'obscurcir  le  ciel,  tant  et  tant  de  pro- 
blèmes ont  été  agités,  tant  de  formes  obscures 
s'ébauchent,  montent  de  ces  champs  de  carnage  et 
projettent  leur  ombre  grandissante  sur  les  cités,  — 
que  notre  conscience  troublée,  avide,  s'est  ressaisie 
de  tout  son  effort  pour  embrasser  l'étendue  qui  se 
déroule  à  nos  regards  et  qui  n'est  plus  celle  du 
début  de  la  guerre  !  C'est  tout  un  déplacement  des 
valeurs,  une  coalition  des  idées  en  marche  autour 
du  drame.  Pendant  que  la  race  donne,  le  long  de 
la  rouge  diagonale  qui  cravache  la  France,  l'exemple 
de  courage  le  plus  inouï,  le  plus  sublime  qui  ait 
jamais  été  atteint,  ici  notre  angoisse  interroge  tous 
les  tribunaux  de  la  pensée...  Justice,  Pitié,  Charité, 
Fraternité,  les  jeunes  et  vivaces  entités  qui  ont 
présidé  à  l'effort  de  nos  pères  se  pressent,  plus 


PRÉFACE  V 

impérieuses,  plus  tragiques  et  plus  courroucées  au- 
tour de  la  magnifique  et  douce  image  de  la  Patrie! 

Et  c'est  pendant  que  nous  vivons  plongés  dans 
cette  méditation  frémissante  et  douloureuse  que 
des  esprits,  apparemment  bien  légers  et  bien  su- 
perficiels, des  panbéotiens  ingénus  et  affiliés,  sans 
le  vouloir,  peut-être,  au  troupeau  des  trafiqueurs  de 
guerre,  réclament  à  cor  et  à  cri  un  panégyriste  de 
l'hécatombe,  le  chantre  énamouré  de  la  tuerie... 
La  France  régénérée  par  la  guerre  !...  Nous  connais- 
sons l'antienne  tendancieuse!.,.  Non,  il  n'y  aura 
pas  l'Homère  des  tranchées...  Ce  seront  d'autres 
poètes  qui  parleront  et  qui  diront  la  Vérité,  la 
grande  Vérité,  et  proféreront  d'autres  paroles  que 
de  simples  et  vaines  paroles  de  gloire.  11  n'est  pas 
un  homme  digne  de  ce  nom,  il  n'est  pas  même  un 
chrétien  digne  de  l'être  qui  ne  doive  exécrer  la 
guerre.  Il  n'y  a  plus  de  guerre  sainte!  C'est  l'es- 
prit du  mal  qui,  à  l'arrière,  à  l'abri,  la  prône, 
la  vante,  la  couve,  s'en  sert  comme  d'un  bouclier 
une  arme  de  protection  politique,  un  mot  de 
passe  fulminant  qui  permettra  à  la  troupe  sans 
scrupules  ou  vergogneuse  de  prendre  les  devants, 
sous  le  déguisement  du  patriotisme,  sous  le  masque 
défoncé  de  l'honnête  homme  —  masque  que  d'un 
revers  de  main,  peut-être,  le  peuple  soufflettera,  à 
l'heure  où  il  pourra  parler  et  agir. 

Parlons  de  la  défense  du  sol  envahi,  et  de  la 
hideuse  nécessité  de  la  guerre,  mais  défions-nous 
de  ses  panégyristes. 

Je  vénère  les  hautes  et  pures  convictions,  —  je 


VI  PllÉFACE 

m'incline  respectueusement  devant  l'esprit  reli- 
gieux qui  tire  la  loi  de  son  Christ,  mais  je  renie 
aussi  bien  ceux  qui  s'écrient  comme  l'archevêque 
de  Bordeaux  :  «  la  guerre  est  un  apôtre  suscite  de 
Dieu  dans  un  but  de  régénération  religieuse  et 
sociale  »,  que  ceux  qui,  comme  le  proteslani 
Johannes  Muller,  écrivent  :  «  Si  Jésus  vivait  aujour- 
d'hui au  milieu  de  nous,  il  aurait  sans  hésiler, 
comme  allemand,  pris  les  armes  tout  brûlant 
d'amour  pour  sa  patrie...  »  Quelle  insulte  à  la  cou- 
ronne d'épines!...  Quelle  injure  au  patriotisme 
libéral  et  populaire!...  Ils  ne  passeront  pas!  ni 
ceux-là  ni  les  autres!...  Ce  n'est  pas  pour  eux  que 
de  si  grands  yeux  se  sont  clos.  Ce  n'est  pas  pour 
eux  que  les  hommes  de  France  ont  donné  leur  vie 
et  dit  adieu  à  la  lumière  du  jour...  Pas  de  régéné- 
ration !  Oh  !  le  blasphème  !  Jamais  mon  pays 
n'avait  été  plus  beau  ni  plus  grand  que  lorsqu'à 
éclaté  le  cataclysme.  Inutile  de  baver  sur  la  France 
d'hier.  Celle  d'aujourd'hui  ne  s'est  pas  improvis'e, 
— -et  elle  vient  de  prouver  surabondamment  sahati- 
teur  d'âme;  ceux  qui  se  livrent  à  des  anticipations 
de  ce  genre  sont  pour  la  plupart  des  esprits  au 
rancart,  des  réactionnaires  à  qui  la  guerre  ne  fait 
pas  oublier  leur  visée.  Il  n'y  a  pas  d'enfant  pro- 
digue, a  dit  quelqu'un;  ne  tuons  pas  le  veau  gras. 
Pas  de  régénération,  non  !...  Mais  une  évolution, 
logique,  rapide,  irrésistible,  après  la  guerre,  voilà 
ce  que  l'on  peut  prophétiser  —  et  sur  toute  la  terre! 
La  sainte  Démocratie  tout  en  sang,  en  haillons  de 
misère  et  de  gloire,  celle-là  qui  reviendra  des  tran- 


PRÉFACE 


v.i 


ehées,  les  entrailles  dans  les  mains,  comme  le  roi  de 
la  légende,  se  souvenant  du  crime  allemand,  celle-là 
ne  permettra  plus  aux  despotes  d'aucun  pays  de  leu  r 
faire  subir  un  fléau  pareil,  sans  son  propre  consenlo- 
men«.  Par  le  sacrifice  de  leur  sang,  par  la  grand,  ni- 
d'àme  à  laquelle  ils  ont  atteint,  par  la  preuve  qu  iis 
viennent  de  donner  de  leur  valeur,  les  peuples  ont  ;ic- 
quis  le  droit  définitif  de  disposer  d'eux-mêmes.  Ils 
se  sont  rachetés  à  jamais  de  l'esclavage.  L'homme 
s'est  sacré  divin  et  libre...  Il  s'est  réalisé,  et  ne  se 
dépassera  peut-être  jamais!...  Mais  être  le  thu- 
riféraire de  cette  buverie  de  sang!...  Jamais! 
A  d'autres  le  péan,  l'ivresse  sanglante  sur  les  buttes 
de  terre  molle  où  dorment  nos  enfants  et  avec  eux 
tous  les  germes  merveilleux  qu'ils  eussent  engen- 
drés et  dont  la  terre  est  à  jamais  sevrée  !... 


Celle  guerre,  en  dépit  de  ses  proportions  gigan- 
tesques, n'est  pour  nous  qu'une  guei-re  de  défense, 
une  gucire  haïe  de  l'esprit,  méprisée  du  cœur. 
Seul  le  sacrifice  unanime  de  la  nation  à  la  cause 
aura  rayonné  d'une  gloire  impérissable,  insurpas- 
sable!  Mais  l'appel  aux  armes  nous  a  surpris  en 
plein  rêve  humanitaire,  en'plein  idéal  de  progrès,  à 
l'heure  d'une  riche  maturité.  Cet  effondrement 
total  de  plus  de  cent  ans  d'efforts  vers  toutes  les 
plus  beiles  espérances  de  fraternité  et  de  justice 
humaines,  est  voué  avant  tout  à  fexécration  des 

b 


viii  PRÉFACE 

âges.  Cette  guerre  est  la  plus  terrible  offense  qui 
ait  jamais  été  portée  à  la  noblesse  de  vivre,  à  la 
dignité  de  penser.  Nous  traversons  à  coup  sûr  une 
des  heures  les  plus  ignominieuses  de  l'histoire.  Si 
tout  le  monde  n'ose  pas  le  dire,  chacun  le  sent  en 
son  cœur.  Chaque  soldat  fait  le  sacrifice  de  sa  vie 
non  pour  acquérir  une  liberté  de  plus,  un  idéal 
nouveau,  mais  pour  conserver  une  liberté  acquise 
depuis  tant  de  temps  qu'elle  ne  semblait  plus 
devoir  nous  être  à  nouveau  ravie;  on  combat  en 
vue  de  maintenir  l'idéal  qui  est,  de  tous,  l'idéal  le 
plus  élémentaire  :  la  préservation  du  patrimoine. 
Pour  un  peuple  qui  a  brandi  des  torches  plus 
radieuses  dont  la  flamme  illumina,  même  au  prix 
de  révolutions,  les  peuples  de  tous  les  continents, 
il  est  dur  d'accorder,  à  une  cause  aussi  primitive,  le 
plus  formidable  sacrifice  qui  ait  jamais  été  con- 
senti!... Savoir  que  le  progrès  humain  était  enjeu 
dans  cette  terrible  aventure,  et  que  si  la  France  ne 
sortait  pas  victorieuse  du  pugilat,  toutes  les  chaînes 
naguère  brisées  viendraient  d'elles-mêmes  se  sou- 
der et  peut-être  pour  jamais  aux  poignets  de 
l'homme  esclave  ;  sentir  que  notre  patrie,  même 
exsangue,  devra  projeter  plus  grands  encore  ses 
rayons  tutélaires  sur  les  peuples  sauvés  par  son 
abnégation,  ces  certitudes-là  ne  sont  qu'une  com- 
pensation à  la  douleur  d'avoir  vu  couler  tant  de 
veines  ouvertes,  d'avoir  précipité  à  la  fosse  un 
siècle  d'espérances,  un  trésor  d'énergies  radieuses, 
—  tandis  que  s'opérait,  sous  nos  yeux,  le  saccage  le 
plus  éhonté  de  toutes  les  libertés  spirituelles,  de 


PREFACE  IX 

toutes  les  plus  belles  conquêtes  de  l'âme,  —  {lai- 
son,  Sagesse,  Pitié,  Charité  !... 

Le  soldat  peut  encore  s'illusionner  sur  les  fina- 
lités de  son  œuvre,  car  un  soldat  perdu  dans  la 
mentalité  collective  de  la  foule  ne  pense  pas;  —  il 
sent  et  subit.  Mais  le  poète,  lui,  s'il  est  sincèrement 
ému,  est  trop  renseigné  sur  le  jeu  des  causes  et  des 
effets,  pour  ne  pas  distinguer  que  la'  seule  réelle 
sublimité  de  cette  tuerie  est  celle  qui  a  exhaussé 
le  courage  de  l'homme  à  la  hauteur  jamais  atteinte 
du  sacrifice  sans  illusion  et  de  la  résignation  sans 
espoir.  Un  poète  digne  de  ce  nom  ne  sera  pas  le 
chantre  enthousiaste  de  cet  égorgement  mons- 
trueux ;  c'est  impossible  !  Il  ne  se  trouvera  pas  un 
grand  poète  épique  pour  clamer,  même  en  strophes 
patriotiques,  autre  chose  que  sa  douleur,  son  afflic- 
tion, sa  pitié  désolée,  sa  rage  devant  un  meurtre, 
un  carnage  méthodique  comme  celui  qui  est  en 
train  de  dévaster  le  monde.  Les  ivresses  brusques 
empoignent  l'homme  et  le  précipitent  hors  de  lui- 
même,  jusqu'aux  confins  de  l'enthousiasme  et  du 
lyrisme.  Les  ivresses  lentes  l'intoxiquent,  c'est  une 
loi  physique.  Cette  guerre  est  une  guerre  triste; 
elle  ne  connaît  pas  l'allégresse  des  combats,  des 
victoires  inopinées,  prochaines.  Elle  est  une  guerre 
d'abattoir,  et  le  sang  qui  coule  inépuisablement  se 
répercute,  en  bruit  sinistre,  au  cœur  de  tout  être 
sensible. 

Le  grand  témoin  divin,  là-haut,  c'est  le  Regret. 

Mais  par  exemple,  de  quel  émoi  le  poète  pourra 
frémir  s'il  étend   ses  mains  vers  la  douleur  ter- 


X  PRÉFACE 

restre!...  Il  sentira  son  âme  se  gonfler  d'autres 
sanglots  que  de  simples  sanglots  de  gloire,  et  s'il 
découvre  une  beauté  magique,  divine  à  ces  tragé- 
dies, c'est  uniquement  celle  qui  se  dégage  du  sacri- 
fice merveilleux  que  l'homme  fait  sans  répit  de  son 
bonheur  et  de  sa  vie,  de  ce  mépris  souverain  de  la 
mort  qu'il  aura  montré,  de  cette  souveraine  éduca- 
tion morale  qui  le  lait  tomber  au  champ  d'hon- 
neur, devant  la  fatalité  de  son  idéal,  non  pas  la  joie 
an  cœur  comme  le  prétendent  les  pharisiens  hypo- 
crites chargés  d'entretenir  le  mensonge  delà  guerre, 
mais  un  courage  indicible  dans  l'âme...  et  au  bout 
de  ses  poings  meurtris! 

L'immense  Passion  de  Notre-Dame  l'humanité, 
voilà  le  vrai  poème,  du  moins  tant  que  durera 
regorgement.  Durant  la  monstrueuse  et  sublime 
célébration  du  mystère,  il  n'y  a  qu'à  prier  devant 
le  calice. 

De  ce  grand  drame,  ne  retiens 
Ou'une  expression  de  la  vie; 
Poète,  ne  compte  pour  rien 
L'autre  phase  du  sacrifice. 
Rien  ne  demeure  —  liors  l'iiumain. 


S'il  est  un  tant  soit  peu  enclin  aux  idées  géné- 
rales, le  poète,  outre  la  gloire  de  l'homme,  pourra 
considérer,  dans  sa  plénitude,  une  autre  sombre 
beauté,  celle  de  la  Mort,  —  ce  vieux  capitaine, 
comme  l'appelait  notre  plus  grand  poète  idéaliste, 
—  parce  que  la  mort  est  nécessairement  féconde, 


PRÉFACE  XI 

parce  que  c'est  elle  qui  renouvelle  les  forces  dégé- 
nérescentes  de  la  vie,  et  que,  si  l'on  dépasse  en 
esprit  le  moment  d'horreur  qu'elle  nous  impose,  on 
entrevoit  alors  des  royaumes  nouveaux,  libres, 
fiers,  ceux  qu'appellent  nos  espoirs,  nos  certitudes, 
notre  foi  inébranlable,  —  fussent-ils  oublieux  de 
nos  sacrifices,  des  désastres  passés  et  des  Atlantides 
écroulées... 


A  l'immortelle  douleur  des  femmes  de  France, 

A  tous  les  cœurs  broyés 

Par  le  bel  et  cruel  Idéal, 

A  toutes  celles  qui  auront  le  droit,  un  jour, 

Dans  la  cité  douloureuse, 

De  dicter  cet  ordre  qui  n'a  été  jusqu'ici  qu'une  prière: 

In  Memoriam  .Eternam. 


C'est  la  dédicace  que  j'apposai  à  la  première  page 
de  l'Amazone.  L'antagonisme  entre  l'impérieuse 
voix  —  étrangère  à  l'amour  —  qui  exalte  le  renon- 
cement, le  sacrifice  de  soi,  comme  le  plus  haut 
sommet  de  l'énergie  humaine,  et  l'amour  déchiré, 
martyrisé,  ruiné  par  l'héroïque  suggestion,  voilà 
le  récent  et  éternel  débat,  voilà  les  deux  faces  de 
la  guerre.  Nous  n'en  avons  pas  seulement  le  spec- 
tacle sous  les  yeux,  mais  on  dirait  que  les  deux 
êtres  cohabitent  en  nous-mêmes,  inaccordables  tant 
que  durera  la  catastrophe.  Ce  ne  sera  que  durant 
la  veillée  du  corps,  autour  de   la  mémoire  de  la 

b. 


XII  PRÉFACE 

victime  absenté,  que  devra  s'élever  entre  les  deux 
veuves,  après  le  duel  tragique,  un  accord  scellé 
par  l'échange  de  la  méditation.  L'heure  alors  sera 
venue  des  devoirs  respectifs.  Ce  pacte  pourra  être 
divers  selon  les  circonstances  et  selon  les  gens. 
Chacun  aura  son  devoir  établi  d'après  les  respon- 
sabilités engagées.  Ce  devoir  multiple  est  aussi 
infini  que  toutes  les  formes  qu'auront  prises  le 
sacrifice  et  la  douleur. 

Ici,  j'ai  voulu  désigner  seulement  le  devoir  futur 
deftl'appeleuse»,  V Amazone,  cette  belle  entraîneuse 
qui  a  parlé  non  pas  au  nom  de  la  nécessité  du 
combat,  mais  au  nom  de  la  beauté  en  soi,  du  sacri- 
fice à  la  patrie  considéré  comme  le  plan  le  plus 
élevé  de  l'énergie  humaine,  le  sursum  corda  défi- 
nitif. Car  il  ne  faut  pas  qu'il  y  ait  confusion  dans 
l'esprit  du  public  sur  cette  terminologie  un  peu 
vague  :  Idéal,  ni  croire  non  plus  que  tous  les  sol- 
dats qui  font  leur  devoir,  en  exposant  leur  vie,  se 
sacrifient  à  une  même  catégorie  d'idéals  ;  certains 
ne  font  pas  œuvre  d'idéalistes  le  moins  du  monde... 
Être  brave,  défendre  son  pays  menacé  et  payer 
même  cette  défense  nécessaire  de  son  existence  im- 
plique une  idée  d'abnégation  civique  fort  belle, 
mais  positive,  rationnelle,  qui  ne  s'évade  nullement 
du  réel  et  ne  s'oppose  h  aucune  réalité  objective. 
On  peut  être  un  héros  dépourvu  d'idéal,  nous  le 
voyons  chaque  jour  dans  la  guerre  présente.  Un 
soldat  qui  meurt  héroïquement  en  accomplissant 
ce  qu'il  estime  son  devoir  n'est  pas  nécessairement 
un  idéaliste,  voilà  ce  qu'il  importe  de  distinguer. 


PRÉFACE  xnfc 

Quelquefois,  il  ignore  même  les  raisons  qui  le  l'ont 
agir.  Tandis  que  le  soldat  qui  s'écrie  :  «  Mourir 
pour  la  patrie  est  le  sort  le  plus  beau  »  est  un 
idéaliste  absolu. 

L'idéal  est  de  plus  individuel  :  il  n'a  pas  de 
caractères  généraux.  Dans  une  crise  patriotique 
comme  celle-ci  les  formes  d'idéals  sont  diverses  : 
les  uns  se  sacrifient  à  une  idée  confessionnelle, 
à  Dieu,  les  autres  à  une  idée  humanitaire  de 
progrès,  les  autres  à  la  race  future,  à  la  supré- 
matie de  sa  patrie...  autant  d'idéalistes.  Il  peut 
y  en  avoir  d'admirables  et  même  de  détestables  : 
l'Allemand  qui  se  bat  pour  le  triomphe  unique 
de  sa  race  fait  œuvre  exécrable  d'idéaliste.  Gomme 
Cyrano,  en  combattant  les  préjugés,  les  lâchetés 
et  même  les  chimères  du  laurier  et  de  la]  rose, 
fait  œuvre  individuelle  d'idéaliste. 

Une  forme  d'idéal  qui  aura  été  très  répandue 
chez  les  enrôleurs  et  celle  à  laquelle  instinctivement 
souscrit  V Amazone,  c'est  la  beauté  en  soi  du  sacri- 
fice, considéré  ainsi  que  je  le  disais  plus  haut, 
comme  la  cime  de  l'énergie  humaine,  la  vertu  la 
plus  altière  :  «  Ah!  si  j'étais  homme,  bon  dieu,  je 
ne  pourrais  pas  tenir  en  place,  tandis  que  tous  ces 
braves  petits  se  font  tuer...  »  Le  but  devient  plus 
incertain,  noyé  qu'il  est  dans  l'apologie  du  courage 
.  et  de  la  fraternité;  les  attributs  ne  sont  plus  seule- 
ment ceux  du  patriotisme  intégral,  —  malgré  qu'ils 
en  revêtent  toutes  les  apparences. 

Je  supplie  qu'on  ne  croie  pas  que  je  m'insurge 
le  moins  du  monde  contre  le  consentement  à  cette 


XIV  PRÉFACE 

forme  d'idéal  amplifiée  et  poussée  jusqu'au  paro- 
xysme; il  n'y  a  pas  que  les  amazones,  les  mystiques 
de  l'idée  qui  aient  fait  du  prosélytisme  acharné 
pendant  la  guerre  (parfois  les  femmes  ont  été  très 
véhémentes,  parce  qu'elles  sont  plus  impulsives  que 
nous  et  toujours  fascinées  par  le  courage  masculin), 
mais  nous-mêmes,  interrogeons-nous...  Au  début 
de  la  guerre  surtout,  n'avons-nous  pas  entendu  en 
nous  des  voix  aussi  exigeantes  du  sacrifice  d'au- 
trui?... 

C'est  très  bien.  Et  quel  que  soit  l'idéal  qui  nous 
a  poussés  à  sortir  du  silence,  pour  crier  :  «  Partez, 
sachez  vaincre  ou  mourir  »,  ce  furent,  j'en  suis 
certain,  toujours  de  généreuses  exhortations.  Mais 
alors,  que  tous  ceux-là  qui  ont  exigé  des  autres, 
non  d'eux-mêmes,  le  sacrifice  de  la  vie,  ne  se  croient 
pas  libérés  par  leur  seul  acte  de  foi  et  parla  pacifi- 
cation des  peuples  quand  celle-ci  viendra.  La  vic- 
toire elle-même  ne  leur  aura  pas  donné  quittance, 
comme  le  dit  un  de  mes  personnages.  L'idéal  dont 
ils  se  sont  faits  volontairement  les  porte-voix  leur 
a  créé  une  continuité  du  devoir  par  delà  la  mort.  Ce 
devoir,  s'il  est  tenu,  la  portée  morale  peut  en  être 
immense  et  la  noblesse  même  de  la  nation  en 
dépendra  en  partie.  In  memoriam  «/er/mm /  criera 
l'Erynnie  pitoyable,  au  grand  cœur  douloureux! 
A  vos  morts!  maintenant,  comme  vous  avez  crié  : 
A  vos  pièces!  C'est  ce  devoir-là  qu'a  finalement 
compris  l'amazone  de  mon  ouvrage,  cruelle  par 
impulsion,  consciente  par  réflexion,  noble  par 
résolution.  A  vos  morts!  Voilà  le  grand  devoir,  la 


PREFACE  XV 

respectueuse  pensée  que  j'ai  voulu  signifier  à  des 
vivants  pendant  quelà-bas  se  perpétuaitThécatombe. 
Et  la  Ibule  a  approuvé  et  hoché  la  tête,  la  grande 
foule  est  venue  méditer  sur  sa  propre  douleur,  et 
sur  certains  devoirs  supérieurs  de  conscience.  Elle 
a  répondu  à  la  sincérité  de  cet  appel.  Ah!  l'âme 
pure  de  la  foule,  comme  il  faut  la  saluer  respec- 
tueusement! Quelle  auguste  France  que  la  France 
presque  anonyme  et  tacite  que  compose  maintenant, 
ce  peuple  de  veuves,  de  pères  sans  enfants,  d'orphe- 
lins, d'esseulés,  ou  dans  l'angoisse  de  le  devenir! 
Comme  elle  comprend  la  sincérité,  celle-là  ! 

Par  ailleurs,  dans  une  partie  de  la  presse,  j'ai  été 
insulté,  gratifié  de  boue  et  honteusement  calomnié. 
Qu'importe  si  les  pharisiens  ont  parlé  de  sacrilège 
au  nom  d'un  public  qui  n'y  a  même  pas  pris  garde! 
qu'importe  qu'ils  aient  clamé,  «  cachez  ce  sein 
rouge  que  nous  ne  saurions  voir  »,  en  réclamant  un 
pelit  encouragementpourle  civil.  Rien  n'a  empêché 
le  sentiment  populaire  de  réserver  pendant  des 
mois  à  la  pièce  l'accueil  qu'il  fait  à  toute  sincérité. 
Depuis  deux  ans  la  presse  préférait  sans  doute 
consacrer  ses  louanges  aux  innombrables  histoires 
d'espions,  aux  opérettes  sur  la  guerre,  aux  défilés 
de  petites  femmes  déguisées  en  porte-drapeau,  aux 
«  on  les  aura  »  piétines  sur  les  planches  des  tré- 
teaux, avec  force  baïonnettes  de  carton,  etc.  Le 
théâtre  en  était  là  après  deux  ans  de  guerre.  Il  aurait 
pu  se  taire,  il  parlait.  Je  trouvais  ce  genre  de  pa- 
roles dégradant  pour  le  public  de  mon  pays.  Alors 
j'ai  pensé  que  l'heure  était  venue  et  qu'il  fallait 


XVI  PREFACE 

élever  la  voix.  L'Amazone  n'est  qu'une  petite  porte 
ouverte  sur  l'espace,  voilà  tout.  Ce  n'est  qu'un  pâle 
début,  mais  il  m'a  semblé  qu'il  devenait  nécessaire 
et  salubre  dans  une  époque  comme  celle  que  nous 
traversons.  La  veille  de  la  représentation,  je  faisais 
paraître  dans  un  quotidien  l'avant-propos  suivant  : 


«  J'accueille  avec  plaisir  l'occasion  qui  m'est 
offerte  d'expliquer  pourquoi  je  me  suis  permis  de 
porter,  pour  la  première  fois,  à  la  scène,  un  peu  de 
cette  grande  vérité  qui  étreint  un  pays  entier,  mais 
que  le  théâtre  n'avait  pas  encore  abordée  de  front. 

Après  un  recul  de  plus  de  deux  ans,  la  guerre 
peut  enfin  entrer  dans  l'art  comme  elle  est  entrée 
dans  l'histoire.  Que,  par  toutes  les  portes  ouvertes, 
elle  s'engouffre  dans  la  cité!  Déjà  le  poème,  le  livre, 
l'image  en  furent  avides.  Seul,  le  théâtre  s'est  tenu 
à  l'écart.  C'est  un  tort  !  Je  dis  plus  :  tout  écrivain 
chargé  de  représenter  son  époque  qui  n'aura  pas 
tenu  compte  de  l'immense  événement,  de  sa  réper- 
cussion sociale,  du  bouleversement  qu'il  apporte 
dans  le  domaine  des  âmes,  aura  failli  à  sa  tâche; 
cette  tâche  simple  et  fondamentale  a  été,  de  tout 
temps,  de  peindre,  à  mesure  qu'on  avance  dans  la 
réalité,  le  monde  extérieur  et  intérieur,  tel  qu'il  se 
déroule  à  nos  regards.  Alors,  aujourd'hui?  Aujour- 
d'hui?... Ah!  qui  pourrait,  qui  oserait  rester  muet 
devant  une  France  pareille,  devant  la  passion 
sublime  de  l'humanité!... 


PRÉFACE  XVH 

Comprenons-nous  bien.  Il  s'agit  d'art.  Je  ne 
parle  pas  des  spectacles  occasionnels  qui  purent 
avoir  leur  intérêt  et  leur  raison  d'être.  Il  ne  s'agit 
plus  Je  rendre  puérilement  à  nos  admirables  sol- 
dats un  hommage  dont  ils  sont  lassés,  ni  d'exalter 
chez  le  civil  un  patriotisme,  d'emphase  plus  ou 
moins  vulgaire,  qu'il  n'écoute  même  plus;  de  telles 
entreprises  sont  périmées.  Je  réprouve  également 
tous  les  simulacres  d'uniformes  militaires  qui,  à 
mon  avis,  profanent  la  grande  tragédie  qui  se  joue 
actuellement  et  dont  les  morts,  même  au  sein  de  la 
terre,  n'ont  pas  cessé  d'être  les  acteurs  sublimes. 
Cette  tragédie-là  ne  supporte  pas  son  simulacre... 
Mais  nous  n'avons  pas  besoin  de  lui  pour  faire 
tenir  dans  nos  œuvres  l'esprit  des  vivants,  l'esprit 
des  morts,  tout  l'avenir,  l'âme  d'un  pays!  Notre 
domaine,  à  nous,  autears,  c'est  la  conscience 
humaine.  Ce  domaine,  la  guerre  vient  de  lui  donner 
subitement  des  proportions  si  gigantesques  et  d'en 
bouleverser  avec  une  telle  ampleur  les  faces,  les 
plans,  les  aspects  que,  devant  une  pareille  évolu- 
tion, le  poète  épris  de  réalité  commettrait  quelque 
lâcheté  à  ne  point  s'emparer  de  sa  plume.  Il  est 
utile,  il  est  nécessaire  qu'un  aussi  grand  sujet 
pénètre  et  inspire  l'art  le  plus  vivant,  le  plus  di- 
rect et  le  plus  intérieur  qui  soit,  je  veux  dire  l'art 
dramatique.  Mais,  par  exemple,  on  ne  peut  y  toucher 
qu'avec  une  grande  franchise  et  une  totale  indé- 
pendance d'esprit.  Il  faut  répudier  toute  fausse 
éloquence;  aucun  de  ces  faciles  appels  au  patrio- 
tisme de  théâtre;  rien  qui  ne  soit  de  la  vérité  stricte 


xviii     ■  PHEFACE 

et  profonde,  comme  avant  qu'il  y  ait  eu  la  guerre, 
—  rien  surtout  qui  ne  soit  de  l'art  selon  ses  lois 
éternelles,  ses  lois  de  construction  indifférentes  aux 
circonstances.  Le  temps  est  venu  où  nous  pouvons 
peindre  et  rendre  l'extraordinaire,  tragique  et  mer- 
veilleuse époque  qu'il  nous  est  donné  de  traverser. 
Si  formidable  que  soit  le  sujet,  il  ne  s'agit  aucune- 
ment encore  une  fois  de  modifier  les  assises  essen- 
tielles de  l'art  dramatique;  elles  demeurent  les 
mêmes,  nous  devons  nous  y  subordonner  entière- 
ment. 11  faut  se  pencher  sur  une  autre  réalité  que 
celle  d'hier,  voilà  tout.  Comme  toujours,  nous 
devons  porter  à  la  scène  les  êtres  les  plus  représen- 
tatifs de  notre  époque  au  fur  et  à  mesure  qu'elle  se 
modifie.  Tel  est  notre  devoir  de  contemporains,  et. 
c'est  aussi  ce  que  l'avenir  réclamera  de  nous  ainsi 
que  nous  le  réclamons  du  passé...  En  art,  il  n'y  a 
de  types  éternels  que  ceux  qui  font  tenir  leur  infini 
dans  une  stricte  réalité.  L'auteur  dramatique  n'est 
pas  à  proprement  parler  un  moraliste,  c'est-à-dire 
qu'il  n'a  point  à  défigurer  la  vérité,  même  au  profit 
des  plus  belles  causes.  N'est-ce  pas  suffisant  qu'il 
puisse  demeurer  un  poète  ou  un  devin  du  cœur? 
Aussi  modèlera-t-il  des  êtres  ressemblants,  authen- 
tiques, tout  en  les  choisissant  parmi  les  plus  expres- 
sifs de  son  temps,  de  même  que  les  conflits,  ima- 
ginés ou  reproduits  par  lui,  devront  être  exacts, 
mais  allégoriques  et  généraux  le  plus  possible. 
Notre  plus  haute  recherche,  notre  ambition  la 
meilleure  tiennent  tout  entières  dans  ce  dilemme. 
L Amazone  qui  sera  représentée  demain  soir  est 


PHEFACE  XIX 

donc  comme  mes  pièces  précédentes  une  «  pièce  de 
consciences  ».  Les  états  d'àme  que  j'y  ai  portés  sont 
issus  de  la  guerre,  inspirés  par  elle.  On  pouriM 
suivre  comme  d'habitude  une  anecdote  rif^oureuse- 
ment  plausible  et  même  véridique;  mais  ceux  qui 
voudront  bien  réfléchir  un  peu  n'auront  pas  de 
peine  à  démêler  que  chaque  personnage,  sous  ses 
simples  apparences  a  des  prolongements  qu'il  ser;i 
aisé  de  suivre,  à  la  réflexion.  C'est  la  réalité  de  la 
guerre  envisagée  sans  artifice  et  abordée,  si  j'ose 
dire,  de  p!ain-pied.  Ce  sont  trois  petits  actes  qui 
décrivent  le  précipité  chimique  du  formidable  évé- 
nement, ses  répercussions  sur  une  famille,  sur 
l'amour,  sur  certaines  forces  tumultueuses  de  l'àme. 
Dans  cette  très  simple  et  très  normale  aventure  bour- 
geoise, le  public  distinguera  que  le  personnage  cen- 
tral, FAîhazone,  représente  l'idéal  sous  les  traits 
de  la  jeunesse  qui  a  soulevé,  arraché  l'homme  à 
son  foyer  et  entraîné  le  monde.  Dans  l'autre  per- 
sonnage de  femme,  j'ai  voulu  représenter  l'huma- 
nité douloureuse  et  déchirée,  partagée  entre  ses 
devoirs  et  ses  instincts.  Je  demeure  persuadé  que 
la  vraie  foule  d  uloureuse  et  pensive  écoulera  les 
sanglots  ou  les  rires  de  nos  personnages  nouveaux 
avec  autant  d'attention  qu'elle  écoutait  les  san- 
glots et  les  rires  de  nos  personnages  précédents, 
et  peut-être,  ajoutera-t-elle,  sans  déplaisir,  aux 
longs  défilés  de  nos  héroïnes  d'autrefois,  ce  type 
récent  de  femme  que  la  guerre  a  engendré,  cette 
amazone  qui  représente  la  femme  nouvelle,  une 
femme  d'aujourd'hui,   personnage    peut-être    mo- 

c 


XX  PRÉFACE 

mentané  ou  de  transition,  mais  qu'il  nous  est 
impossible  de  ne  pas  considérer.  Les  traits  épars 
qui  caractérisent  ces  femmes  d'aujourd'hui,  leur 
rôle  actuel,  même  la  particularité  de  leur  rôle 
social,  il  fallait  les  résumer  dans  un  type  qui  em- 
pruntât à  l'actualité  sa  vérité  et  sa  curieuse  beauté. 

Et  si  ce  dessin  apparaît  avorté,  on  m'excusera  en 
faveur  de  l'intention.  Il  subsistera  au  moins  ceci 
que  j'ai  voulu  comme  tant  d'autres,  mais,  le  premier, 
au  théâtre,  —  pousser  mon  humble  chant  en  votre 
honneur  ô  morts  de  France!  vous  qui  nous  avez 
dicté  le  devoir  de  la  vie  spirituelle  la  plus  haute... 
Que  la  Patrie  tout  entière  puise  son  inspiration  en 
vous,  morts  d'hier  et  morts  de  demain!... 

Pour  nous,  spectateurs  de  l'immense  tragédie,  les 
personnages  fondamentaux  n'ont  pas  varié,  même 
sous  des  masques  intensifiés,  même  sous  les  aspects 
les  plus  terribles.  Ce  sont  les  mêmes  forces  de  l'in- 
fini :  la  mort,  l'amour;  ce  sont  nos  passions,  nos 
idéals,  nos  immolations.  Oui...  Mais  à  travers  ces 
piliers  immuables  qui  se  dressent,  témoins  tra- 
giques, sur  la  route,  écoutons...  regardons...  La 
pauvre  et  grande  âme  humaine  chemine...  » 

II 

Durant  cette  guerre  il  y  a  eu  beaucoup  de  bonté, 
de  charité  individuelle,  mais  il  n'y  aura  pas  eu 
assez  de  pitié  énoncée.  Non!  il  n'y  en  aura  pas  eu 
assez  sur  la  terre  pour  répondre  à  la  somme  im- 
mense de  douleur  et  d'horreur  qui  a  été  dépensée. 


PREFACE  XXI 

Devant  l'histoire,  ce  sera  une  tache  pour  l'humanité 
qu'un  grand  cri  de  pitié,  un  cri  formidable,  ne  se 
soit  pas  élevé  au  cours  de  cette  tuerie,  et  qu'il  n'ait 
pas  été  proféré  par  ceux-là  même  de  qui  on  était 
en  droit  d'espérer  plus  de  courage.  Un  Tolstoï  n'eut 
pas  manqué  de  faire  retentir  sa  vaste  voix.  Ce  cri,  il 
aurait  pu  sortir  du  sein  de  la  chrétienté,  des 
peuples  ijeutres,  du  cénacle  des  penseurs.  D'où 
provient  cette  abstention  ou  cette  timidité?  Où  est- 
il,  l'imbécile  ou  l'hypocrite  qui  prétendra  que  la 
pitié  est  déprimante?  Allons  donc  !...  Celui  qui  par- 
lerait ainsi,  je  proclame  d'avance  qu'il  ne  saurait 
être  autre  qu'un  installé  de  la  guerre  à  moins  qu'il 
ne  soit  seulement  un  minus  habens  dépourvu  d'ima- 
gination? Où  aurait-il  pris  que  les  cris  de  pitié 
n'encouragent  pas  plus  nos  sublimes  soldats  dans 
leur  tâche  obscure  et  douloureuse  que  les  coups 
de  panache  et  d'encensoir  perpétués  par  la  littéra- 
ture?... Le  simple  sanglot  d'une  mère  à  son  fils, 
«  mon  pauvre  petit  »,  est  un  viatique  autrement 
réconfortant  que  les  «  nous  vous  envions  l'honneur 
d'aller  se  faire  tuer,  sans  sourciller,  comme  des  fils 
de  Corneille,  etc..  »  C'est  un  fait  que  les  soldats 
n'ont  pas  apprécié  du  tout  le  los  inutile  entonné  en 
leur  honneur  :  cette  race  merveilleuse  qui  n'éprou- 
vait pas  le  besoin  d'être  réconfortée  et  qui  l'a  suffi- 
samment montré,  semble- avoir  trouvé  de  mauvais 
goût  les  cantates  de  l'arrière...  Mais  elle  eût  senti 
un  lien  plus  solide  avec  l'arrière,  si  nous  avions 
aidé  à  réveiller  partout  les  notions  de  justice  et  de 
bonté  oubliées.    Ah!   pourquoi  la  pitié  s'est-elle 


xxii  PREFACE 

jugulée  elle-même!...  Pour  ne  pas  contrister  le 
civil  et  de  peur  de  ralentir  les  affaires?  Je  n'y  crois 
pas!  Sommes-nous  à  ce  point  pusillanimes?  Quelle 
fable!  Si  la  foule  avait  dû  être  déprimée,  elle 
l'aurait  été,  et  bien  autrement,  par  la  série  de 
déceptions  que  l'écriture  et  la  parole  lui  ont  fait 
subir,  par  les  promesses  perpétuelles  des  feuilles 
publiques  démenties  au  fur  et  à  mesure,  par  les 
mensonges  dont  on  Ta  bercée,  —  par  les  insanités 
débitées  à  tout  bout  de  champ,  sur  l'ennemi,  —  par 
les  bravacheries  et  les  satisfecit  que  de  faute  en 
faute  les  intéressés  se  décernaient  indéfiniment  dans 
notre  pays,  par  le  billet  de  banque  du  mensonge  mis 
en  circulation,  par  les  traites  d'illusions  qu'on  tirait 
sur  le  peuple,  en  les  renouvelant  éternellement,  — 
et  si  elle  a  résisté  à  ce  traitement-là  c'est  que  la 
foule  a  une  fière  santé  et  une  robuste  constitution  ! 
Prétendre  que  des  sentiments  de  pitié,  des  élans 
généreux,  des  torches  hardiment  brandies,  auraient 
déprimé  le  civil  plus  que  ne  l'a  fait  ce  monopole  do 
duperie,  c'est  le  plus  impudent  peut-être  de  tous 
les  mensonges,  si  ce  n'est  pas  le  plus  hypocrite  des 
remords!  La  pitié,  veilleuse  à  petite  flamme  courte 
€t  haletante,  obscure  lumière  humiliée,  elle  est 
au  cœur  des  mères,  des  pères,  des  femmes  au 
chevet  des  mourants,  elle  est  dans  toutes  les  âmes 
déchirées...  c'est  la  lampe  du  sanctuaire...  Ah! 
ceux-là  comme  je  comprends  leurs  silences  dont  ils 
usent  pour  répondre  en  noblesse  et  en  magnanimité 
à  l'exemple  que  leur  ont  légué  des  morts  qui  furent 
aussi  héroïques  que  pudiques  ! ...  Et  puis  ils  n'avaient 


PREFACE  XXIII 

pas  mission  de  parler!...  Ils  sont  le  peuple  de  la 
douleur. . .  Mais  ceux  qui  pensent  ouvertement,  qu'on 
écoute  quand  ils  parlent,  les  esprits  indépendants 
et  libres,  je  ne  comprends  pas  qu'ils  aient  si  l'acile- 
ment  pris  leur  parti  du  silence  et  qu'ils  s'en  soient 
remis  au  vague  fatalisme  du  consentement  univer- 
sel. Ont-ils  eu  peur  de  troubler  la  tâche  énergique 
de  la  patrie?  Ils  l'auraient  au  contraire  agrandie  et 
assainie.  Ont-ils  redouté  d'être  mal  compris,  de 
tomber  dans  des  équivoques?  Plutôt.  Ont-ils  été 
préoccupés,  par  opportunisme,  d'équilibrer  leur 
attitude  et  de  se  réserver  prudemment  pour  le  dé- 
nouement? Ont-ils  redouté  que  la  haine  et  l'hypo- 
crisie embusquées  ne  les  accusassent  faussement  de 
patriotisme  refroidi,  voire  de  lâcheté?...  Jésus  ne  se 
fût  pas  posé  cette  question!...  Et  même  si  la  ca- 
lomnie les  avait  atteints,  la  belle  affaire  !  Est-ce 
donc  un  si  lourd  sacrifice  de  passer  des  rangs  de  la 
majorité  à  ceux  d'une  minorité?  Quand  on  a  dans 
le  cœur  une  foi  bien  ancrée,  quand  on  porte  en  soi 
l'amour  de  son  pays  comme  une  religion  intangible, 
que  peut-on  redouter  de  la  calomnie,  même  lors- 
qu'on est  en  pleine  renommée?  A  supposer  qu'elle 
s'exerce  contre  nous,  n'est-il  pas  juste,  lorsque  nos 
enfants  reçoivent  des  balles  mortelles,  que  nous 
exposions  une  pins  calme  existence  aux  balles  mà- 
churées  et  moins  danger.euses  de  la  calomnie?... 
Oui,  c'est  vrai,  hélas!  des  gens  se  sont  servis  du 
patriotisme  comme  d'une  arme  dissimulée  sous  des 
flots  de  rhétoriques  tricolores  et  ils  ont  fait  du  plus 
noble  des  sentiments  l'instrument  de  leurs  haines  ou 


XXIV  PREFACE 

de  leurs  convoitises!  Mais  à  cette  arme  n'aurions- 
nous  pas  pu  en  opposer  une  autre  dont  le  pouvoir 
(qui  sait  !)  eûtpu  devenir  incalculable  ?  Au  milieu  de 
cette  faillite  universelle  de  l'intelligence,  à  laquelle 
est  due  en  partie  la  durée  de  cette  guerre,  comment 
ne  nous  sommes-nous  pas  aperçu  plus  vite  que  la 
pitié,  la  simple  pitié,  aurait  pu  devenir  une  arme 
capitale,  irrésistible  qui  soulevant  les  peuples  aurait 
peut-être  aidé  à  terminer  cette  monstrueuse  héca- 
tombe? Qui  peut  prétendre  qu'elle  n'eut  pas  été  d'un 
appoint  tout  aussi  considérable  que  le  fameux  «  fac- 
teur moral  »  dont  on  a  tant  abusé  pour  excuser 
l'inertie  et  l'incurie!  Oui,  ia  pitié,  c'était  la  sixième 
arme... 

Nous  en  avons  douté.  A  peine  est-elle  sortie  du 
fourreau  qu'on  l'a  jagée  tout  de  suite  suspecte! 
Honte  à  nous!  Nous  n'avons  pas  su  la  brandir  et 
nous  ne  pouvons  pas  calculer  de  quelle  force  nous 
nous  sommes  privés!...  Trop  tard  d'ailleurs,  main- 
tenant !  C'est  irrémédiable.  Nous  subissons  et  conti- 
nuons à  subir  la  conséquence  de  ce  total  oubli.  La 
pitié!  Oh!  en  nous  laissant  aller  à  son  élan,  nous 
n'aurions  pour  cela  rien  abdiqué  de  nos  justes 
volontés,  nous  n'aurions  pas  arrêté  la  justice  française 
en  si  beau  chemin...  L'élan  oppose  de  nos  soldats 
vers  le  combat  et  pour  le  triomphe  de  notre  cause 
aurait  été  plus  raffermi  encore  par  la  pensée  que, 
là-bas,  derrière  eux,  des  frères  s'employaient  à  rap- 
procher le  terme  de  l'effort  sacré,  de  leur  long 
martyre,  sans  pour  cela  rien  distraire  de  nos 
revendications  et  de  nos  buts  d'état. 


PUÉFAGE  XXV 

Nous  n'aurions  point  remis  l'épée  au  fourreau 
ni  cessé  d'exposer  tant  de  poitrines  à  la  mitraille 
ennemie;  la  même  énergie  eût  été  déployée  contre 
l'invasion  pour  «  la  victoire  du  droit  et  de  la  justice,  » 
selon  la  formule  désormais  consacrée.  Mais  il  n'est 
point  dit  que  pendant  que  des  millions  d'hommes 
s'égorgeaient,  une  ligue,  un  consortium  d'intellec- 
tuels opposé  à  celui  des  fameux  signataires  alle- 
mands n'eût  point  endigué  le  flot  perpétuellement 
montant  que  n'a  barré  aucune  autre  écluse  que  la 
résistance  de  nos  soldats;  la  conscience  universelle 
des  peuples  est  peut-être  plus  facile  à  réveiller 
qu'on  ne  le  pense.  La  haine  a  porté  partout  son  fer 
rouge;  elle  a  avivé  toutes  les  plaies,  mais  jamais 
des  mains  crispées  par  la  douleur  ne  se  sont  élevées 
entre  les  combattants;  l'amour,  personnage  suspect, 
ne  s'est  réfugié  qu'au  cœur  des  victimes  et  de  leurs 
consolateurs;  les  genoux  n'ont  pas  voulu  se  plier 
pour  implorer  la  conscience  humaine  en  délire. 

Rien  ne  nous  prouve  que  la  grande  voix  de  la  pitié 
ne  se  fût  pas  propagée  et  n'eût  pas  apporté  une 
intimidation  en  Allemagne  au  moins  égale  à  celle 
qu'y  ont  produites  nos  cris  d'indignation  légitimes 
mais  d'effets  nécessairement  minimes.  Quant  à  nos 
protestations  journalières  de  patriotisme  et  de  téna- 
cité, nos  soldats  n'en  avaient  que  faire  !  En  admet- 
tant que  son  action  n'eût  pas  été  immédiate,  cette 
vertu  architliéologale  n'en  eût  pas  moins  secouru 
petit  à  petit  la  morale  saccagée,  l'idéal  meurtri, 
tout  ce  que  l'ivresse  des  peuples  a  anéanti  dans 
un  coup  de  saoulerie.  Elle  eût  aidé  à  la  marche  de 


XXVI  PREFACE 

ia  lumière  et  de  la  vérité.  Elle  eût  entraîné  les 
masses  démocratiques  de  tous  les  pays,  masses  qui 
feront  ces  révolutions  nécessaires  et  salutaires  dont 
on  peut  prédire  qu'elles  seront  le  dénouement  de 
l'orgie  autocratique. 

Elle  eût  facilité  également  une  ligue  des  pays 
neutres. 

Sur  la  fièvre  de  l'univers,  nous  n'avons  eu  pour 
baume  jusqu'ici  que  les  paroles  malheureusement 
tardives  du  président  Wilson.  Elles  ont  eu  une 
grande  autorité,  assez  pour  que  nous  jugions  du 
pouvoir  qu'auraient  eu  un  appel  plus  éloquent, 
plus  horrilié,  une  sollicitude  plus  émue.  Un  homme 
pourtant  a  parlé  au  nom  de  la  masse  silencieuse  de 
l'humanité  accablée  et  ruinée,  au  nom  des  collecti- 
vités martyrisées  et  ces  messages  n'ont  pas  été  vains, 
même  si  ce  peuple  était  forcé  d'entrer  en  lice. 

Des  ondes  de  lumière  ont  été  agitées  et  tout  au 
moins  les  grands  principes  de  l'humanité  et  les 
vastes  espérances  d'avant-guerre  ont  relevé  leurs 
fronts  humiliés.  Elles  fructifieront.  Ayons  con- 
fiance. L'Idée  dépasse  les  êtres  qui  la  mettent  en 
branle.  Elle  entraîne  les  nations  à  sa  remorque. 

Mais  ce  n'était  pas  assez  que  cette  objurgation 
tardive,  il  fallait  plus!  Par  malheur  une  sorte  de 
terreur  instituée  par  la  presse  mondiale  a  imposé  le 
silence  à  ceux  qui  avaient  |»eut-ètre  le  plus  envie 
de  prendre  la  parole  ou  de  pousser  le  cri  d'une 
conscience  déchirée. 

On  peut  évaluer  maintenant  quelle  a  été  la 
responsabilité  de  la  presse  de  tous  les  pays  dans  la 


PKÉFAGE 


XXVII 


prolongation  et  dans  les  erreurs  de  cette  guerre. 
Elle  a  instauré  ou  subi  —  on  n'en  peut  plus  dis- 
tinguer le  départ  —  la  féodalité  du  mensonge  et 
peut-être  la  presse  esl-elle  moins  responsable  qu'on 
ne  le  pense,  car  elle  a  agi  par  tàtonuement  et  plus 
par  suggestion  que  par  intérêt.  N'importe!  Elle  a  eu 
sa  part  dans  la  propagation  des  erreurs  de  toutes 
sortes.  Elle  a  été  le  plus  souvent  dans  son  ensemble 
la  parodie  de  la  guerre.  Elle  a  sophistiqué  l'histoire 
et  son  soldat,  rapetissé  la  grande  résolution  dou- 
loureuse et  mélancolique  de  l'homme  sur  toutes  les 
lerres  où  l'on  saigne,  même  celles  de  l'ennemi. 
Elle  s'est  faite  marchande  de  sornettes...  Elle  n'a 
pas  distingué  les  grandes  directions  de  la  pensée, 
ni  les  forces  des  événements  en  conflagration.  Elle 
est  restée  en  dehors  de  l'état  d'ànie  populaire, — 
qui  s'est  passé  d'elle.  Elle  est  demeurée  bureaucra- 
tique, sédentairement  conlinée  dans  des  errements 
de  jadis.  Heureusement,  il  y  eut,  il  y  a  toujours  à  sa 
lète  des  hommes  d'action,  des  braves  lutteurs  qui 
ont  fait  du  bien,  des  organisateurs  et  des  esprits  de 
pure  race.  L'ensemble  ne  constitue  pas  une  force 
suffisante  qui  pallie  l'elTet  déconcertant  d'une  si 
lourde  consommation  d'erreurs  et  de  puérilités  qui 
justifieraient  à  elles  seules  la  réputation  de  légèreté 
que  nous  nous  sommes  faites  à  travers  les  âges!  On 
a  cru  qu'à  ces  masses  redevenues  les  troupeaux  des 
anciens  temps,  il  fallait  conférer  un  idéal  collectif 
énorme,  des  idoles  grossières,  des  abstractions 
ingénues.  Erreur!  Un  sourd  travail  se  produit  dans 
l'Europe,  auquel  la  presse  est  restée  étrangère.  Mais 


XXVIII  PRÉFACE 

la  plus  grande  faute  de  la  presse  a  été  de  faire  subir 
sa  tyrannie  aux  esprits  indépendants  et  d'imposer  le 
silence  aux  élans  généreux  et  à  la  contrition  de 
l'Europe.  Ah!  la  simple  bonté,  comme  nous  en 
reconnaissons  intérieurement  la  puissance  depuis 
que  nous  sommes  privés  de  son  effluve  !  Nous  nous 
reportons  aux  grandes  paroles  évaporées  aujour- 
d'hui et  qui  émanaient  de  l'expérience  nazaréenne; 
nous  comprenons  que  l'humilité  qu'il  y  a  dans  la 
charité  est  peut-être  sans  qu'il  y  paraisse  une  force 
tout  aussi  habile  que  les  diplomaties  d'état  mo- 
dernes, une  source  qu'on  n'a  pas  captée  ])arce  qu'on 
la  méprisait.  On  l'a  laissée  se  dériver  au  hasard. 
Après  cette  débauche  d'erreurs,  l'intelligence  hu- 
maine aura  un  gros  effort  à  faire  pour  reprendre 
son  altitude  et  reconquérir  son  rangT  II  faudra 
qu'elle  aussi  connaisse  l'humilité  et  ce  n'est 
qu'en  confessant  son  erreur  qu'elle  recouvrera  sa 
beauté. 

Peu  à  peu  heureusement  des  modifications 
tardives  se  produisent,  trop  tardives  hélas!  pour 
qu'elles  aient  quelque  poids  maintenant  dans  les 
solutions  du  conflit.  Des  filets  de  lumière  annon- 
cent l'invasion  future  du  soleil.  Il  viendra!  Il  éclai- 
rera les  peuples!  Dans  le  simple  domaine  de  la 
littérature,  nous  venons  d'avoir  une  belle  œuvre  de 
pitié  et  de  réalité  stricte  pour  l'appréciation  de 
laquelle  il  est  permis  d'employer  l'adjectif  numéral 
cardinal.  Ce  n'est  qu'un  roman  mais  il  nous  a  ouvert 
des  espaces  que  l'on  retenait  prisonniers.  C'est  Le 
Feu  d'Henri  Barbusse.  Sévère  et  puissante  accumu- 


PRÉFACE  XXIX 

lation  de  témoignages,  accent  d'une  âme  fiévreuse 
et  fraternelle,  ce  livre  a  déjà  et  aura  de  jour  en 
jour  plus  encore  une  répercussion  salubre.  Or,  je 
ne  sache  pas  que  ces  pages  où  la  vérité  saigne  tout 
entière,  et  qu'un  cœur  passionné  d'espérance  a  dicté, 
aient  affaibli  nos  courages,  déprimé  les  soldats  par 
le  récit  de  leurs  misères,  entamé  la  noblesse  de 
notre  cause!...  Jamais  la  vérité  ne  déçoit.  Nous 
sommes  instruits  par  le  passé  que  les  pires  erreurs 
des  dirigeanis  ont  élé  toujours  de  poser  le  boisseau 
sur  la  lumière!...  Et  la  lumière  finit  toujours  par 
faire  sauter  le  boisseau. 

Malheureusement,  après  trois  ans  bientôt  de 
guerre  et  d'adaptation  au  malheur  autant  qu'à  l'hé- 
roïsme éperdu,  je  crois  bien  que  toute  intervention, 
autre  que  celle  du  fusil  et  du  canon,  est  sans 
avenir!  On  est  allé  trop  loin  dans,  'invraisemblable 
pour  que  l'expérience  suprême  ne  soit  pas  tentée! 
et  les  peuples  y  sont  amèrement  résolus;  ils  conti- 
nueront tète  baissée  dans  l'orage  du  sang!...  La 
victoire  sans  doute  décidera.  Prions  pour  notre 
sainte  et  immortelle  patrie!  Prions  pour  le  sort  des 
armes,  et  pour  tous  les  saccages  exécrés  qu'elles 
vont  accumuler  encore!...  Prions,  parce  que  notre 
victoire  peut  tout  réparer;  elle  est  îe  salut  de  l'hu- 
manité en  péril.  Elle  suscitera  une  réaction  formi- 
dable et  féconde;  —  mais-auprixde  quelles  ruines! 
Comment  ne  pas  frémir  en  y  songeant? 

Ce  n'est  plus  maintenant  que  îa  pitié  et  la  raison 
peuvent  s'imposer  avec  utilité.  C'est  au  moment  où 
se  produisit  la  chute  de  l'orgueil  allemand,  après 


XXX  PliEFACE 

la  Marne  el  l'Yser,  quand  les  peuples  étourdis  se 
mirent  à  fourbir,  chacun  de  leur  côté,  des  armes 
démesurées,  à  entraîner  dans  leurs  filets  les  autres 
peuples  neutres  et  à  préparer  ainsi  le  cercueil  des 
vieux  régimes...  c'est  à  ce  moment-là  qu'elles  de- 
vaient intervenir!  Maintenant  il  ne  nous  reste  plus 
qu'à  invoquer  platoniquement  la  déesse  Raison,  — 
et  à  écrire  chacun  selon  son  cœur,  du  plus  humble 
au  plus  autorisé. 

Et  quand  bien  même  l'effet  de  la  pitié  déchaînée 
n'eût  pas  été  ce  qu'on  en  aurait  pu  attendre,  je  ne 
vois  pas  en  quoi  l'esprit  humain  se  serait  déshonoré 
pour  avoir  tenté  par  son  imploration  de  hâter  la  fin 
logique  d'une  catastrophe  qui  n'a  plus  aucun  rapport 
avec  ce  qu'on  appelait  du  nom  de  guerre,  avec  ce 
que  nous  envisagions  aux  jours  sublimes  et  légers 
de  la  mobilisation,  alors  que  maintenant  le  pugilat 
est  devenu  à  proprement  parler  le  suicide  de  la 
vieille  Europe,  la  cachexie  des  races...  Certes,  devant 
ce  piétinement  sur  le  charnier,  comme  elle  est  sans 
risque  l'attitude  de  celui  qui  s'écrie  :  «  Sont-ils 
beaux!  Pas  une  plainte!  Delà  vaillance  et  de  la  gaieté 
française!  Arrière  le  pessimisme!  La  France  est  ré- 
générée quand  elle  était  hier  gangrenée  aux  moelles 
et  divisée.  Vive  l'union  sacrée,  etc..  »  cependant 
qu'on  voit,  de  toutes  parts,  grimacer  au  contraire 
les  haines  de  partis  et  que  manifestement  ils  aigui- 
sent leurs  armes  et  leurs  ongles,  pour  un  corps  à 
corps  qui  sera  un  des  plus  irréductibles  qu'on 
aura  jamais  vus!...  La  pitié  les  eût  aidés  peut 
être  à  se  reprendre  et  à  éviter  l'attaque  fratricide 


PRÉFACE  xxxi 

qu'ils  préparent,  mais  qui  semble  inéluctable  dé- 
sormais. 

Pour  ceux  qui  ne  se  soumettent  pas  à  des  soucis 
de  carrière,  la  juste  attitude  est  de  parler  sans 
rébellion,  sans  colère,  —  mais  avec  la  décision 
de  ne  pas  mentir  ni  à  la  vérité  ni  à  la  dignité 
d'écrire.  Quand  on  n'est  pas  un  flambeau,  qu'on  n'a 
pas  rang  dans  cette  phalange  qui  a  le  droit  et  la 
puissance  de  faire  retentir  jusqu'aux  confins  du 
monde  le  cri  inentendu  qui  soulagerait  la  masse 
des  peuples  opprimés  et  résignés,  il  n'y  a  qu'à  re- 
tracer simplement  ce  que  l'on  voit  et  ce  que  l'on 
ressent  en  face  des  évidences.  Cela  constitue  déjà, 
par  le  temps  qui  court,  un  acte  de  courage!...  Triste 
constatation!...  Les  entrepreneurs  de  scandale  dont 
le  métier  est  le  chantage,  les  Irafiqueurs  de  guerre, 
les  termites  de  la  calomnie  organisée  sont  là  pour 
pétrir  automatiquement  les  pincées  de  boue  qu'ils 
puisent  à  la  grande  auge.  Non  contents  de  désho- 
norer la  presse,  ils  rendent  vains  les  eftbrts  des  mo- 
ralistes et  des  écrivains  sérieux.  Plus  d'un  a  re- 
marqué tristement  qu'entre  la  satire  du  moraliste  et 
le  pamphlet  du  calomniateur,  le  public  mis  en  garde 
par  trop  d'expériences  ne  sait  plus  distinguer  :  il 
confond  dans  la  même  défiance  l'œuvre  de  sa- 
lubrité et  le  trafic  d'intérêt.  Heureusement,  ces 
manufactures  de  calomnies  officielles  et  privées 
se  sont  tellement  discréditées  elles-mêmes  que 
si  elles  parviennent  à  jeter  la  suspicion  sur  les 
bonnes  entreprises,  elles  n'arrivent  pourtant  point 
à  renouveler  leur  propre  crédit  auprès  d'une  foule 


XXXII  PRÉFACE 

que  les  excès  de  duperie  ont   lassée  depuis  long- 
temps. 

J'en  ai  eu  encore  la  preuve  à  propos  de  cette  pièce 
qui  ne  prétend  pas  à  être  une  œuvre  importante, 
mais  que  défendait  sa  sincérité.  La  masse  profonde 
du  public  ne  s'y  est  pas  trompée  et  cette  fois  encore 
laconspiration  dirigée  contre  la  pièce  a  fait  long  feu. 

Il  sera  néanmoins  intéressant  plus  tard  pour 
l'information  littéraire  de  rechercher  quel  a  été 
durant  la  guerre  le  réveil  de  la  critique  dramatique 
après  trois  années  de  silence.  Le  formidable  événe- 
ment, hélas,  ne  paraît  avoir  été  d'aucune  consé- 
quence pour  elle.  Aucune  évolution.  Elle  est  demeu- 
rée semblable  à  elle-même;  elle  a  amplifié  le  ton, 
voilà  tout.  Les  injures  dont  j'ai  été  abreuvé  cette  fois 
passent  de  beaucoup  celles  que  j'avais  reçues  pour 
mes  pièces  précédentes.  On  sent  une  volonté  plus 
ramassée  de  donner  le  coup  décisif.  Il  est  inconnu 
qu'un  écrivain,  surtout  un  auteur  dramatique,  ait 
été  attaqué  avec  autant  d'àpreté.  Les  invectives  de 
ce  genre  sont  généralement  réservées  aux  hommes 
politiques  ou  à  ceux  dont  la  vie  publique  s'est  mêlée 
à  des  effervescences  de  partis.  Je  voudrais  bien  dire 
que  ces  attaques  s'adressent  à  l'esprit  de  la  pièce  et 
à  ce  qu'elle  peut  contenir  de  volonté  artistique  ou 
de  tendance  morale.  Hélas  !  j'en  serais  complète- 
ment empêché  !  Les  tendances  de  l'œuvre  y  sont 
pour  peu  de  chose.  La  coalition  a  été  nettement 
dirigée  contre  la  personnalité  d'un  écrivain  dont 
l'indépendance  et  l'isolement  semblent  avoir  servi 
de  cible.  A  part  quelques  esprits  coutumiers  d'ana- 


PREFACE  xxxm 

lyses  qui  honorent  leur  profession,  —  combien 
rares  !  —  et  qu'il  est  superflu  de  désigner  ici,  un 
flot  d'articles  conçus  dans  un  style  d'une  rare 
indigence  ont  charrié  tous  les  lieux  communs  de 
l'invective...  La  plume  a  peine  à  reproduire  ces 
gentillesses...  Je  me  suis  vu  traité  successivement 
dans  les  grands  quotidiens  de  «  bandit  crapuleux, 
empoisonneur  public,  excrémentiel,  pourriture, 
faussaire,  lubrique,  honte  de  la  France...  le  plus 
nauséabond  des  mercantis,  farceur  et  saligaud,  de 
Sade  dans  son  cachot,  palefrenier  morphinomane, 
potard  couMilsionnaire,  gatouille  de  bateau,  ordure 
suprême...,  etc.,  etc.  »  Que  sais-je!...  Injures  qui 
n'ont  aucune  relation  d'idée  avec  la  pièce,  mais 
c'est  là  le  procédé  habituel  de  la  calomnie.  Ce  n'est 
triste  que  parce  que  de  pareilles  choses  s'écrivent 
durant  que  les  Allemands  piétinent  encore  le  sol  de 
France!  Ma  pièce  était  communément  traitée  de 
parodie  sacrilège,  de  chiennerie,  dç  pauvreté  igno- 
mineuse  et  de  spéculation  révoltante,  etc..  Et  il 
ne  faut  pas  croire  que  ce  genre  de  critique  ait  été 
un  langage  spécifique  réservé  aux  entrepreneurs 
habituels  de  l'injure  et  de  la  haine.  Je  citerai  tel 
poète  —  sans  talent,  mais  connu  —  qui  osa  écrire  : 
«  Par  ici,  les  nettoyeurs  de  tranchées  ».  L'essai 
d'obstruction  ne  s'arrêtait  pas  là.  Dès  le  lendemain 
de  la  représentation,  des  directeurs  de  journaux 
importants  et  de  quelques  feuilles  de  choux,  s'en 
furent  au  ministère  réclamer  la  fermeture  du 
théâtre  qui  représentait  V Amazone  ou  l'interdiction 
de  la  pièce.  Jolies  préoccupations!  Quelques   cri- 


XXXIV  PREFACE 

tiques  ont  résumé  eux-mêmes  la  physionomie  de 
l'événement.  Je  leur  laisse  la  parole  :  «  Une  partie 
de  la  presse  n'a  été  qu'une  explosion  de  haine 
personnelle,  depuis  longtemps  contenue.  Il  s'agit 
d'une  coalition  de  concurrence...  Certains  four- 
nisseurs ne  pardonnent  pas  à  l'auteur  d'avoir 
dénoncé  dans  V Amazone  la  faillite  de  la  littérature 
de  poilus  sentimentaux,  d'infirmières  angéliques  et 
de  marraines  sirupeuses.  De  là  ce  concert  d'impré- 
cations. Si  ce  n'est  pas  le  cloaque  (M.  II.  Bataille 
aurait  le  droit  de  ne  pas  ménager  les  qualités 
méprisantes  à  ceux  qui  ne  lui  mesurent  pas  les  ca- 
lomnies), c'est  bien  la  mare  aux  grenouilles*.  » 

«  On  n'a  guère  étudié  l'œuvre,  mais  on  a  davantage 
insulté  l'auteur.  La  critique  dramatique  a  donné 
avec  excès  dans  la  polémique  personnelle.  Elle  a  eu 
tort...  U Amazone  n'a  pas  été  un  succès  pour  les  cri- 
tiques, etc...^  » 

D'autres  ont  marqué  le  dessein  politique  de  cette 
cabale  tendancieuse.  Que  le  public,  dont  la  religion 
est  faite  depuis  longtemps  à  ce  point  de  vue,  ait 
répondu  par  un  haussement  d'épaules  à  ces  diffa- 
mations et  à  ces  salisseurs  professionnels,  il  y  a  là 
un  signe  d'époque.  Depuis  longtemps  il  exerce 
son  contrôle  lui-même  et  il  casse  les  gages  d'an- 
ciens mandataires  qui,  d'âge  en  âge,  d<î  com- 
promission en  compromission,  d'incompétence  en 
incompétence,  en  sont  arrivés  à  se  disqualifier 
presque    complètement  ;   il   leur   faudra  faire   un 

1.  Camille  le  Senne. 

2.  Ernest-Charles. 


PREFACE  XXXV 

sérieux  pas  en  arrrière  et  revenir  à  des  procédés 
plus  décents  pour  retrouver  une  autorité  dont  ils  se 
sontpeuàpeu  dépouillés.  La  juste  appréciation  delà 
foule  qui  s'est  libérée  de  leur  influence  a  définitive- 
ment percé  à  jour  le  jeu  de  ces  discréditeurs  attitrés 
de  la  pensée  française,  assermentés  à  leur  parti  ou 
à  leur  clientèle,  qui  n'ont  d'autre  mission  que 
d'avilir  les  forces  intellectuelles  de  leur  pays,  parce 
qu'elles  se  dirigent  vers  des  chemins  qui  ne  sont 
pas  les  leurs,  et  sur  lesquels  il  est  toujours  facile 
d'exercer  ce  qu'on  pourrait  appeler  des  tirs  de  bar- 
rage. A  ceux-là  la  guerre  était  apparue  une  aubaine 
presque  inespérée,  une  raison  d'être  nouvelle  et  à 
la  faveur  d'un  patriotisme  devenu  leur  bonne  à  tout 
faire  —  c'est-à-dire  qu'ils  l'ont  mis  à  tous  les 
ouvrages  —  ils  espèrent  organiser  le  saccage  de 
leurs  ennemis  et  se  refaire  des  virginités  compro- 
mises, au  moyen  de  cette  vieille  idéologie  :  la  guerre 
qui  vient  au  secours  de  leur  système  politique  et 
privé.  Sur  la  garde  de  leur  sabre,  ils  inscrivirent  le 
nouveau  mot  d'ordre  d'agression  :  Union  sacrée. 
Mais  dans  tous  les  domaines  de  la  vie  nationale,  il 
ne  semble  pas  que  ce  soulagement  leur  ait  été 
octroyé  !  Le  bon  sens  français,  la  robustesse  popu- 
laire, en  attendant  le  retour  des  soldats  demeurent 
inattaquables.  La  nation  leur  montrera',  preuves  en 
mains,  que  depuis  cent  ans  et  plus  qu'elle  s'ache- 
mine vers  la  réalisation  de  ses  grands  programmes, 
il  n'y  a  plus  d'obscurantisme  qui  puisse  désorienter 
une  race  soumise  en  tant  de  siècles  à  trop  d'expé- 
riences ! 

d. 


xxxvi  PRÉFACE 

Mais  pour  en  revenir  à  l'humble  littérature  et  à 
la  plus  humble  de  toutes,  la  littérature  drama- 
tique, constatons  qu'à  vrai  dire  l'occasion  paraissait 
belle  de  passer  au  fil  de  l'union  sacrée  un  écrivain 
que  l'on  sait  vivre  dans  un  isolement  complet  et 
qui  n'étant  soutenu  par  aucun  parti,  par  aucune- 
amitié,  semblait  devoir  représenter,  dans  les  cir- 
constances actuelles,  un  des  obstacles  les  plus  faciles 
et  les  moins  lourds  à  renverser.  La  tentation  était 
grande  !  11  est,  en  effet,  assez  anormal  que  l'homme 
seul,  c'est-à-dire  l'homme  qui  passe  de  son  cabinet 
de  travail  à  son  jardin,  et  qui  a  la  prétention 
d'exercer  librement  au  dehors  son  métier,  soit  en 
relation  directe  avec  la  grande  foule  et  fasse  avec 
elle  échange  de  sincérité.  Il  y  a  là  une  anomalie  évi- 
dente. Les  ennemis  de  la  liberté  de  penser  voient 
dans  ce  libre  commerce  de  sympathies,  obtenu  sans 
truchement,  un  mauvais  présage  pour  l'avenir.  La 
liberté  de  penser,  la  seule  que  pour  ma  part  je 
réclame,  la  tradition  veut  qu'on  ait  bien  du  mal  à 
l'exercer,  dans  notre  pays,  même  lorsqu'elle  est 
sans  aspérité  et  qu'elle  s'exprime  sans  violence! 
Mais  «  l'homme  seul  »  la  considère  par  contre,  cette 
liberté,  comme  le  plus  précieux  quoique  le  plus  fra- 
gile des  biens  ;  la  perte  de  son  indépendance  est  la 
seule  privation  dont  il  puisse  souffrir,  l'unique 
risque  auquel  il  soit  décidé  de  ne  pas  s'exposer. 
Chacun  a  une  conception  particulière  de  sa  vie  et 
de  son  devoir  et  il  ne  faut  pas  s'étonner  que  le  soli- 
taire entende  avoir  le  bénéfice  de  son  isolement. 
Pour  qui  vit  loin  de  toute  compétition  de  carrière, 


PRÉFACE  XXXVII 

loin  de  tout  honneur  officiel  et  de  la  vie  de  rela- 
tions, de  telles  résolutions  ne  comportent  d'ailleurs 
qu'un  minimum  strict  d'inconvénients  (être  mé- 
connu et  provoquer  les  légendes  malveillantes  et 
absurdes,  qu'importe  !  )  et,  pour  s'en  garer,  il  suffit 
de  s'abstraire  dans  un  travail  toujours  renouvelé. 
Personnellement,  je  continuerai  donc  et  il  est  fort  à 
croire  que  les  coups  de  boutoir  continueront  de 
leur  côté;  l'attaque  redoublera  vraisemblablement, 
d'autant  plus  qu'elle  n'a  subi  jusqu'ici  que  des 
échecs  et  que  l'auteur  n'est  disposé  à  faire  aucune 
concession.  Mais  désormais  je  me  refuserai  même 
à  prendre  connaissance  de  ces  tentatives  d'obstruc- 
tion et  j'ignorerai  de  parti  pris  les  diverses  réactions 
auxquelles  mes  pièces  donneront  lieu.  J'estime  qu'il 
n'y  aura  pas  de  meilleure  réponse  que  de  soumettre 
mon  hygiène  littéraire  à  plus  de  solitude  encore  ; 
non  point  par  sentiment  de  suffisance,  mais  pour 
protéger  mieux  cette  fameuse  indépendance  si  né- 
cessaire à  l'écrivain,  et  sans  laquelle  notre  métier 
deviendrait  le  dernier  et  le  plus  misérable  des  mé- 
tiers 1  Je  suis,  par  ailleurs,  mieux  instruit  que  tout 
autre  de  mon  infériorité.  Je  ne  défends  que  la 
bonne  foi  de  mes  ouvrages  où  les  lacunes,  les  fautes 
et  les  faiblesses  abondent.  Sur  le  terrain  de  la  sin- 
cérité seulement  je  les  sais  inattaquables.  A  part 
quoi  je  n'ai  point  du  tout  ]a  prétention  ni  la  sottise 
de  penser  que  leur  exécution  soit  irréprochable. 
Pour  m'excuser  de  tant  de  tares  manifestes,  je 
m'en  réfère  seulement  à  quelques  vers  grilTonnés  il 
y  a  des  années  sur  des  cahiers  intimes  aujourd'hui 


xxxviii  PREFACE 

livrés  au  public  et  où  se  résumait  toute  la  loi  naïve 
de  ma  jeunesse  : 

«  ...Mais  mon  pardon  sera  peut-être 

D'avoir  avec  un  soin  pieux  noté  ces  voix 

Oui  font  le  grand  éclio  du  cœur,  ces  cris  de  l'être 

Désespéré,  perdu  au  sein  des  vieux  pourquois... 

Mon  pardon,  ce  sera  dft  m'ètre  fait  petit, 

Proche,  attentif,  sincère,  et  d'avoir  consenti 

Que  le  rêve  s'incline,  ou  que  la  main  se  pose 

Sur  l'immense  pitié  qui  sort  du  cœur  des  choses! 

En  sorte  (jue  j'ai  bien  mérité,  quoique  indigne 

Mon  pardon.  D'un  cœur  pur,  l'ouvrier  se  résigne 

A  n'être  qu'humblement  l'artisan  de  sa  cause, 

Heureux  s'il  peut  encor  permettre  à  son  orgueil 

De  déposer,  ainsi  que  des  fleurs  à  l'autel, 

—  Révoltés  et  soumis  au  destin,  tour  à  tour. 

Mais  beaux  d'avoir  battu  la  charge  universelle, 

Trophées  sans  gloire,  en  gerbe  éparse,  pèle-mèle  — 

Tous  ces  cœurs  exhaussés  sur  ton  décombre.  Amour!...  » 

La  tâche  qui  s'offre  aux  écrivains  d'aujourd'hui 
est  belle  et  féconde.  Elle  consiste  à  se  presser  fra- 
ternelleiTient  autour  de  l'Idée,  autour  du  Flambeau, 
plus  menacé  que  jamais.  Qu'ils  considèrent  sincè- 
rement le  péril  qui  l'assiège,  —  péril  que  nons 
voulons  croire  aussi  momentané  que  celui  de  la 
patrie.  Mais  ce  ne  sera  jamais  un  poncif  de  t^épétcr 
que  l'Idée  également  est  une  patrie  à  laquelle 
nous  devons  un  dévouement  filial!  Le  monde  intel- 
lectuel dans  une  nation  démocratique  devrait  cons- 
tituer une  élite  conductrice.  Je  n'ai  point  pré- 
tendu ici  faire  la  cintique  ni  définir  les  rapports  de 
la  littérature  et  de  la  guerre.  Il  y  a  eu  de  grands 


PRÉFACE  XXXIX 

esprits,  il  y  en  a  eu  de  modestes  qui  tous,  et  d'une 
volonté  égale,  se  sont  ennoblis  à  écrire  les  choses 
essentielles;  mais  j'ai  déploré  certaines  réserves, 
certains  excès  dans  la  prudence,  une  sorte  de  maus- 
saderie  générale  qui  n'a  pas  su  faire  opposition  aux 
quelques  tentatives  de  domination  criardes  et  agres- 
sives dont  nous  avons  le  spectacle.  Courage  et 
résistance  sur  tous  les  terrains  de  la  patrie  intellec- 
tuelle !  Exaltons  en  nous  le  goût  de  l'éternel.  Je 
suis  persuadé  que  désormais  la  pensée  un  peu  mor- 
tifiée prendra  mieux  conscience  de  sa  puissance,  de 
son  rôle  dans  l'organisation  sociale  dont  elle  est  un 
instrument  de  précision  et  de  régulation.  Elle  ne 
voudra  pas  que  l'histoire  puisse  dire  qu'elle  n'a  pas 
su  tenir  son  poste  durant  une  perturbation  aussi 
formidable  et  aussi  menaçante.  Eh  quoi!  serait-il 
possible  que  les  errements  de  naguère,  cette  ardeur 
héréditaire  au  dénigrement  mutuel  qui  est  une  tare 
des  Français,  cette  espèce  d'indolente  anarchie  que 
nous  connaissons  trop,  la  guerre  civile  des  lettres, 
la  fidélité  des  haines,  un  scepticisme  d'attitude,  la 
confusion  volontaire  et  dédaigneuse  en  littérature  du 
pire  et  du  meilleur,  notre  vieux  gérontisme  aveugle, 
stagnant  et  officiel,  tout  cet  attirail  d'intimidation 
surannée  subsiste  comme  si  rien  ne  s'était  produit? 
Quoi  ?  serait-il  vraiment  possible  que,  ayant  en  face 
de  nous  le  terrible  exemple  donné  par  une  Alle- 
magne qui  sait  organiser  la  hiérarchie  de  ses 
valeurs,  tant  d'expériences  ne  nous  servent  pas  de 
leçon  et  que  nous  ne  profitions  pas  d'une  aussi 
dure    épreuve?   Ouvrons    les    yeux.   Ouvrons    les 


XL  PRÉFACE 

grands  et  que  les  vrais  écrivains  se  tendent  la 
main,  non  pour  défendre  leur  collectivité,  mais 
leur  religion  en  péril,  la  Raison.  Le  règne  de  la 
force  oppressive  heurte  aux  portes  de  la  vieille 
Byzance.  Une  représaille  éternelle  flotte  sur  la  terre. 
L'odeur  nauséabonde  du  sang  et  du  crime  ne  fait 
que  s'accroître;  un  désespoir  monte  de  l'horizon. 
Que  l'homme  intègre  reste  à  son  poste  de  vigie,  en 
attendant  que  se  dissipent  les  assauts  de  ténèbres! 
'Son,  la  confiance  dans  le  beau,  dans  -le  pur,  dans 
le  bon  et  le  vrai  ne  sera  pas  une  vaine  espérance  ! 
Ces  mots-là  sont  pour  nous  l'honneur  même  de 
vivre.  Nous  attendons  leur  réalisation. 

Jamais  le  grand  principe  ternaire  de  nos  pères  et 
de  nos  maîtres  n'a  resplendi  d'un  éclat  plus  radieux, 
malgré  l'ombre  implacable  où  le  sang  les  écla- 
bousse :  liberté,  égalité,  fraternité  !  Et  c'est  le  sang 
des'justes  qui  vient  encore  de  rajeunir  ces  trois 
catéchumènes.  La  route  sera  longue,  mais  elle  est 
sûre.  En  avant,  peuples,  vers  le  soleil,  là-bas,  la  ré- 
publique sociale  universelle,  qui,  un  jour,  renouvel- 
lera le  monde  ! 

Si,  par  malheur,  nous  fai^vons  défection,  que 
•ce  soit  à  toi,  jeunesse  de  France,  dont  Teftort 
n'aura  pas  affaibli  le  courage,  que  ce  soit  à  toi 
qu'incombe  la  tâche  de  remettre  tout  en  ordre  dans 
les  grands  foyers  sociaux.  Tu  feras  nette  et  pure  la 
place  où  tu  projettes  d'asseoir  ton  repos.  C'est  toi 
seule  qui  détermineras  les  grandes  directions  immé- 
diates de  la  conscience  au  lendemain  même  du  jour 
où  cessera  brusquement  cette  régence  de  la  haine  à 


PREFACE  XLi 

laquelle  toutes  les  vieilles  fédérations  de  l'esprit 
humain  se  sont  soumjses  avec  une  docilité  momen- 
tanée, comme  l'ont  fait  nations  et  royaumes.  Et 
l'enfance  aussi,  celle  qui  joue  en  ce  moment  au  cer- 
ceau et  à  la  toupie,  alors  que  les  aînés  se  battent, 
cette  enfance  verra  et  accomplira  de  grandes 
choses!  A  l'heure  tragique  et  enténébrée  que  nous 
vivons,  on  ne  peut  se  défendre  d'une  grande  émo- 
tion lorsque  l'on  regarde  les  enfants  bâtir  leurs 
pâtés  dans  le  sable...  Quel  héritage  nous  laisserons 
à  leurs  petites  mains!  Peut-être  verront-ils  entin 
de  grandes  innovations  continentales?  Peut-être  de 
beaux  repentirs  jailliront-ils  de  cet  avortement 
monstrueux  de  la  guerre?  Croyons!  La  plus  immo- 
rale des  expériences  entraînera  le  plus  fécond  des 
châtiments  lorsque,  après  le  cauchemar  forcené 
qu'elle  est  en  train  de  vivre,  après  cette  hypnose 
farouche  de  l'idée  fixe  —  car  tout  sommeil  n'est 
pas  forcément  léthargique  —  l'humanité  entière 
tendra  les  bras  vers  la  lumière,  comme  un  dormeur 
qui  se  réveille... 

Janvier  1917. 

P.-S.  —  Depuis  que  ces  pages  ont  été  écrites 
et  imprimées,  d'importants  événements  extérieurs 
qu'elles  pressentaient  se  sont  déjà  produits.  L'au- 
teur n'a  rien  à  ajouter  ni  à  rectifier.  L'avenir  se 
fixe  et  pose  ses  points  de  repère. 

IL  D. 


A  l'immortelle  douleur  des  Femmes  de  France, 

A  TOUS  LES  CŒURS  BROYÉS  PAR  LE  BEL  ET  CRUEL  IdÉAL, 

a  toutes  celles  qui  auront  le  droit,  un  jour, 
Dans  la  gîté  douloureuse, 

De  dicter  CET  ordre   qui  n'a  été  jusqu'ici  qu'une  PRIERE 

In    Memoriam    ^Eternam. 


L'AMAZONE 


PIÈCE  EN  TROIS  ACTES 

Représentée 

pour  la  première  fois,  au  théâtre  de  la  Porte-Saint-Martin, 

le  9  DOTembre  1916. 


PERSONNAGES 


MM. 

PIERRE   BELLANGER Antoinb. 

M.   DUARD L.  Gauthier. 

L'ENVOYÉ  DE  LA  CROIX-ROUGE.     ,    .    .       Janvier. 

RENAUDIN Renoir. 

LE    DOCTEUR    BARRIER Jean  Duval. 

M.   DES   MARAIS Darger. 

M.   DE    SAINT-ARROMAN Person. 

Blanchard. 

BOURGOm. 

LES  BLESSÉS ^  Dessocdex. 

^  Desty. 
Person. 

LÉVY. 

L'HUISSIER  DE  LA  SOUS-PRÉFECTURE.     .  '  Garcias. 
UN  MARCHAND  DE  SABOTS.     .....       LÉvY. 

UN  HOMME Totah. 

UN  DOMESTIQUE .       Henriot. 

Mmes 

CÉCILE  BELLANGER Réjane, 

GINETTE    DARDEL SiMONE. 

M-""  DE  SAINT-ARROMAN Grumbach. 

JULIE  DUARD Jeannk  Lion. 

SIMONE    BELLANGER Georgevill. 

M'"  TINAYRE Blémont. 

LA   MÈRE   CARACO Daret. 

GERMAINE Mazalta. 

UNE  FEMME  VEUVE Lemercibr. 

UNE  FEMME  DU  PEUPLE Farna. 

UNE  FEMME Lafourcade. 

PREMIÈRE   DAME  DE   LA   MUTUALITÉ.     .  Yriex. 

DEUXIÈME   DAME   DE   LA  MUTUALITÉ.     .  Olivier. 


L'AMAZONE 


ACTE  PREMIER 

Un  salon  bourgeois,  à  la  Flèche,  en  l'année  1915. 


SCÈNE  PREMIÈRE 

GERMAINE,  UN  HOMME,  puis  LE  DOMESTIQUE 
•t  LA  MÈRE  CARACO.      , 

GERMAINE 

Làl  fourrez  tout  contre  l' armoire  l 

l'homme 
Ça  fait  quarante  paires  de  sabots. 

GERMAINE 

Bon!  boni  quarante  aujourd'hui,  cinquante  hier... 
est-ce  que  l'envoi  sera  complet? 

l'homme 
Non,  nous  devons  encore  fournir  à  Mademoiselle 
une  vingtaine  de  paires  qui  ne  seront  prêtes  qu'à  la 
fin  de  la  semaine. 

GERMAINE 

A  la  fin  de  la  semaine,  c'est  bien  tard!  Je  crois  que 
ces  dames  font  leur  envoi  aux  tranchées  dans  deux 
ou  trois  jours. 

1. 


6  L'AMAZONE 

l'homme 
Je  comptais  les  trouver  ici  pour  la  petite  facture. 

GERMAINE 

Vous  pouvez  passer  à  l'ambulance,  je  crois  qu'elles 
ne  rentreront  pas  avant  une  heure  d'ici. 

UN    DOMESTIQUE  de  16  ans,  arrivant  par  la  ganehe. 

Hé  Germe ine,  il  y  a  là  une  vieille  qui  a  plutôt  l'air 
d'une  mendigote,  qui  veut  absolument  parler. 

GERMAINE 

A  qui? 

LE    DOMESTIQUE 

Elle  ne  sait  pas. 

GERMAINE 

Et  c'est  pour  ça  que  tu  me  déranges?  Tu  ne  pouvais 
pas  la  renvoyer  toi-même. 

LE    DOMESTIQUE 

Je  l'aurais  bien  fait,  mais  elle  dit  qu'elle  ne  vient 
pas  demander  de  l'argent,  qu'elle  vient  en  apporter. 

GERMAINE 

A  qui? 

LE    DOMESTIQUE 

Elle  ne  sait  pasl 

GERMAINE 

Ah!  mon  pauvre  garçon',  heureusement  que  tu  es 
de  la  prochaine  classe! 

LE    DOMESTIQUE 

Elle  dit  qu'on  la  coDnait  bien  dans  le  quartier, 
qu'elle  s'appelle  la  mère  Caraco. 


ACTE  PREMIER  7 

GERMAINE 

Eh  bienl  mène-moi  ça  ici.  (a  l'homme.)  Tenez,  em- 
pilez vos  dernières  paires  là-dessus. 

l'homme 
Sur  cette  table  de  travail? 

GERMAINE 

Toute  la  maison  est  remplie  comme  un  wagon  de 
marchandises.  Maintenant  si  vous  voulez  aller  à  la 
euisine,  l'apprenti  que  vous  avez  vu  à  l'instant  va 

vous    donner    un     verre,    (a    la    mère    C»raco    qui    est   entrée.) 

Alors  c'est  vous  la  mère  Caraco?  Qui  demandez-vous, 
d'abord? 

LA   MÈRE    CARACO 

Je  veux  parler  à  la  dame  de  la  maison. 

GERMAINE 

Laquelle?  elles  sont  deux.  Il  y  a  Mme  Bellanger  et 
puis  sa  parente,  une  réfugiée. 

LA   MÈRE    CARACO 

Je  veux  parler  à  la  petite. 

GERMAINE 

Qu'est-ce  que  vous  leur  voulez?  Si  c'est  pour  un 
secours,  faites  une  demande  à  la  Croix-Rouge  ou 
adressez-vous  à  la  mairie. 

LA  MÈRE  CARACO 

C'est  pas  pour  un  secours,  je  viens  apporter  de 
l'argent. 

GERMAINE 

Et  vous  ne  savez  pas  à  qui?  Surtout  que  vous  avez 
une  tête  à  apporter  de  l'argent!  Combien  apportez- 
vous? 


8  L'AMAZONE 

LA    MÈRE    CARACO,  tire  de  sa  poche  rio^t  francs  en  or. 

Voilà.  C'est  vingt  francs. 

GERMAINE 

Et  en  or!  Donnez-les  moi,  je  les  remettrai  de  votre 
part. 

LA    MÈRE    CARACO 

Oh!  c'est  plus  compliqué  que  ça!  je  les  dois  et  je  ne 
les  dois  pas!...  C'est  une  des  dames  en  question  qui 
me  les  a  donnés. 

GERMAINE 

Eh  bien!  alors,  gardez-les  et  fichez-moi  la  paix. 

LA  MÈRE  CARACO 

Elle  me  les  a  donnés,  mais  comme  je  suis  honnête 
et  qu'elle  m'a  dit  en  me  les  donnant  :  «  Tenez,  voilà 
vingt  sous  »... 

GERMAINE 

Une  erreur.  Bon!  Alors  c'est  Mademoiselle  naturel- 
lement! Attendez  que  je  finisse  de  ranger  ça  et  puis 
vous  allez  venir  avec  moi  à  la  cuisine,  vous  attendrez 
ces  dames  qui  ne  vont  pas  tarder  à  rentrer.  Ne  vous 
asseyez  pas  là,  voyons,  ne  vous  asseyez  pas! 

(Germaine  continue  de  ranger.) 

LA   MÈRE    CARACO 

Vous  comprenez,  je  les  rapporte  pour  le  principe, 
mais  je  voudrais  bien  que,  vu  mon  honnêteté,  elle  me 
les  laisse...  je  pourrais  les  échanger  contre  quelques 
sacs  de  pommes  de  terre  aussi. 

LE   DOMESTIQUE,  introduisant  deux  dames. 

Ces  dames  disent  qu'elles  ont  rendez-vous  avec 
Mademoiselle  Ginette. 


ACTE  PREMIER  9- 

SCÈNE   II 
Les  Mêmes,   DEUX  DAMES. 

PREMIÈRE    DAME 

Oui,  Mademoiselle  Dardel  nous  a  fait  dire  de  passer 
chez  elle. 

GERMAINE,    interrompant, 

Chez  elle!  comment  chez  elle!  C'est  inouï! 

LA    DAME 

Enfin,  ici,  chez  Madame  Bellanger...  pour  prendre- 
du  linge;  elle  a  dû  le  faire  prépai-er;  c'est  pour  la 
Mutualité  des  Orphelines  du  département.  Voilà  notre 
livre. 

GERMAINE 

Bon,  ça  ne  me  regarde  pas;  si  Mademoiselle  vous  a 
donné  rendez-vous,  attendez-là.  Oui,  vous  pouvez  vous 

asseoir,  (a  îa  mère  Caraco.)  AllcZ,  VCUeZ. 
LA   MÈRE    CARACO 

Je  suis  très  connue  dans  le  quartier.  La  mère  Caraco-. 

(Par  1«  galerie  restée  ouverte,  entre  Ginette.) 

SCÈNE  III 
Les   Mêmes,    GINETTE. 

GINETTE,  dix-neuf  ans.  Blonde.  Costume  d'infirmière   et  manteau  bleu- 
ie vois  qu'on  m'attendait!...  B'jour...  Quel  temps 
admirable  aujourd'hui! 

PREMIÈRE    DAME 

Vous  nous  avez  donné  rendez-vous,  mademoiselle, 
pour  le  linge  de  la  Mutualité. 


10  L'AMAZONE 

GERMAINE 

On  est  venu  apporter  les  sabots,  les  voilà. 

GINETTE 
Parfait,  (a  la  mère  Caraco.)  Et  VOUS? 

LA   MÈRE    CARACO 

Mademoiselle  ne  me  reconnaît  pas?  Je  suis  la  per- 
sonne à  qui  vous  avez  donné  vingt  sous  hier  dans  la 
rue. 

GINETTE 

Eh  bien!  que  réclamez- vous? 

LA   MÈRE    CARACO 

Je  ne  réclame  pas,  mais  comme  les  vingt  sous  étaient 
vingt  francs... 

GINETTE,    vivement. 

Chut!  taisez-vous...  tout  à  l'heure,  (a  Germaine.)  Dites- 
moi,  Germaine,  j'ai  une  faim  du  diable,  apportez-moi 
tout  de  suite  du  saucisson,  du  pain,  beaucoup  de  pain. 

GERMAINE,  dans  les  dents. 

Il  a  augmenté  1 

LES    UAMES 

Ah!  VOUS  devez  être  si  surmenée... 

GINETTE 

Non!...  je'suis  creusée...  mais  pas  crevée  du  tout... 
Évidemment  voilà  deux  nuits  que  je  ne  dors  pas...  De 
grands  blessés  sont  arrivés  avant-hier. 

UNE    DAME 

Vous  avez  l'air  un  peu  fatiguée,  mademoiselle. 


ACTE  PREMIER  11 

GINETTE 

C'est  regrettable,  car  je  ne  me  suis  jamais  mieux 
portée.  J'ai  une  vie  si  merveilleuse,  si  passionnante! 

LA    DAME 

Alors  vous  avez  bien  voulu  préparer  quelques  dons, 
comme  vous  me  l'aviez  fait  espérer!... 

GINETTE 

Parfaitement,  vous  m'excuserez  s'il  n'y  a  pas  grand' - 
chose!  Ce  que  j'ai  pu  récolter...  Je  vais  vous  faire 
apporter  ça.  (eue  appelle  par  la  paierie.)  Jean,  ditcs  à  Ger- 
meiine  de  vous  donner  le  paquet  préparé  dans  l'office 
avec  l'inscription  «  Mutualité  des  Orphelines  ».  (Eiie 

revient  yen  les  dames.)  Une  SCCOUde,  VOUS  permettez?  (a  la 
mère  Caraco,  bas.)  Eh    bien,   VOUS    pOUVeZ  IcS   garder  VOS 

vingt  francs. 

LA   MÈRE    CARACO 

Oh!  merci.  Mademoiselle  ne  s'était  pas  trompée? 

GINETTE 

Si,  je  m'étais  trompée  affreusement...  C'est  une  gaffe i 
Je  m'en  suis  aperçue  à  l'instant  même  où  je  vous  met- 
tais la  pièce  dans  la  main,  mais  je  me  suis  dit  :  bah! 
puisque  ça  y  est!...  (sue  rit.)  Vous  en  avez  uarlé  à  la 
cuisinière? 

LA  MÈRE  CARACO 

Il  ne  fallait  pas? 

GINETTE 

Bah!  tant  pis!...  Et  puis  rien  qu'en  pensant  à  la  tête 

qu'elle  me  fera,  ça  m' amuse. '(a  la  mère  Caraco.  un  peu  ahurie.) 

Je  vous  disais  de  vous  taire  devant  elle  parce  que  je  n'ai 
pas  d'argent  personnellement,  je  suis  pauvre  comme 
vous,  je  suis  une  émigrée,  moi,  et  les  petites  aumônes 
que  je  puis  faire,  c'est  avec  l'argent  de  ma  cousine... 


lî  L'AMAZONE 

voilà!  Maintenant  que  vous  connaissez  la  valeur  de 
cette  petite  libéralité,  vous  en  ferez  peut-être  un 
meilleur  usage  encore!  Vous  ne  buvez  pas,  au  moins?... 

LA  MÈRE  CARACO 

Oh!  non,  mademoiselle,  jamais  plus  depuis  la  mobi- 
lisation... Le  dimanche  seulement,  je  bois  ma  gratifi- 
cation... 

GINETTE 

Vous  êtes  une  patriote...  Tenez,  suivez  le  domes- 
tique.  (Le  domestique   entre    avec   lo    paquet.  Aux  dames.)    Voici, 

mesdames...,  ce  n'est  pas  énorme... 

LES    DAMES 

Vous  êtes  trop  aimable!  Si  vous  voulez  bien  signer 
sur  le  registre... 

GINETTE 

Donnez.  (Le  domestique  est  sorti  avec  la  mère  Caraco  et  Germaine 
revient  avec  le  plateau.  Ginette,  tout  en  signant,  prend  un  morceau  de 
pain   et  commence  à  manger    gloutonnement.)    J   31     UUe    laim!    je 

n'ai  même  pas  pris  le  temps  depuis  ce  matin  de 
manger  un  croûton.  Vcus  avez  une  voiture  en  bas? 

LES    DAMES 

Oui. 

GINETTE 

Eh  bien,  le  garçon  va  vous  descendre  le  paquet  tout 
de  suite!  Excusez-moi,  j'ai  tellement  de  choses  à  faire 
et  c'est  ma  seule  heure  de  repos,  je  me  la  consacre  à 
moi-même. 

LES    DAMES 

Encore  merci,  mademoiselle.  Vous  remercierez  beau- 
coup Madame  Bellanger  de  notre  part. 

(Elles  sortent.  Ginette  reste  avec  Germaine.) 


I 


ACTE  PREMIER  13 

SCÈNE  IV 
GINETTE,    GERMAINE. 

GERMAINE 

•    Est-ce  que  Madame  rentre  pour  le  diner? 

GINETTE 

Oui,  mais  nous  coucherons  cependant  à^i' ambu- 
lance... Personne  n'est  rentré? 

GERMAINE 

Non,  pas  encore,  Mademoiselle  Simone  n'est  pas 
revenue  du  cours...  Je  n'ai  pas  pu  trouver  d'épinards, 
alors  j'ai  fait  de  l'oseille. 

GINETTE 

Faites-la  bien  aigre.  Pour  moi  d'ailleurs,  ça  n'a 
aucune  importance,  Germaine...  quand  j'aurai  mangé 
six  tranches  de  saucisson,  ou  douze...  (un  temps.)  ou 
vingt-quatre!... 

(Germaine  agacée  sorl.  Ginette  reste  seule  et,  manches  retroussées, 
se  met  avec  ardeur  à  jouer  du  violon.  Au  bout  de  quelques  ins- 
tants, Germaine  revient.) 

GERMAINE,    radieuse. 

C'est  la  voisine,  Mlle  Tinayre,  qui  veut  dire  un 
mot  pressé  à  Mademoiselle! 

GINETTE 

La  vieille!  qu'elle  entre!...  Tiens,  pourquoi  riez- 
voua?... 

(Germaine  sort.  Quelques  secondes  après,  Mlle  Tinayre  entre.  Ginette 
l'interrompt  de  jouer.) 


14  L'AMAZONE 

SCÈNE  V 
GIINETTE,  MADEMOISELLE  TINAYRE. 

MADEMOISELLE    TINAYRE 

Je  VOUS  demande  pardon  d'interrompre  votre  con- 
cert, mademoiselle. 

GINETTE 

Je  vous  en  prie! 

MADEMOISELLE    TINAYRE 

Mais  je  me  permets  de  venir  vous  trouver  de  la 
part  aussi  de  ma  sœur.  Vous  êtes  une  personne  de 
grand  mérite,  nous  savons  le  bien  qu'il  faut  penser  de 
vous,  mais  je  vous  assure  qu'il  y  a  des  circonstances 
où  certaines  distractions  prennent  un  aspect  sin- 
gulièrement déplacé!  Deux  fois,  je  vous  ai  écrit  à  ce 
sujet. 

GINETTE 

Mon  Dieu!  quand  je  reviens  de  l'ambulance, 
j'avoue  que  je  ne  vois  pas  d'inconvénient  à  me  dérouil- 
ler un  peu  les  doigts. 

MADEMOISELLE    TINAYRE 

Mademoiselle,  quand  on  a  l'âme  dans  le  deuil  comme 
nous  r  avons  tous,  quand  notre  pensée  se  reporte  sur 
nos  cliers  absents,  il  est  pour  le  moins  déplacé  de  ncus 
forcer  à  écouter  des  flonflons! 

GINETTE 

Diable!  des  flonflons,  vous  êtes  sévère  pour  mon 
répertoire. 

MADEMOISELLE    TINAYRE 

Rappelez-vous  qu'il  n'y  a  pas  longtemps  une  cir- 


ACTE  PREMIER  15 

culaire  préfectorale  avait  sollicité  les  habitants  que  Ton 
n'entendît  même  pas  de  piano  dans  les  rues  de  La 
Flèche. 

GINETTE 

Au  commencement  de  la  guerre!  mais  depuis...  On 
a  marché!  Je  suis  absolument  persuadée,  comme 
vous  le  dites,  que  votre  âme  est  en  deuil,  bien  que 
je  ne  sache  pas  qu'un  de  vos  proches  soit  sur  le  front 
ou  dans  un  hôpital... 

MADEMOISELLE    TINAYRE 

Je  VOUS  demande  pardon!  Un  neveu  que  nous  avons 
pour  ainsi  dire  élevé  a  été  gravement  atteint... 

GINETTE,  vivement,  mais  sans  ostentation. 

J'ai  vu  massacrer  sous  mes  yeux  ma  mère  qui  a  été 
exécutée  comme  otage...  J'ai  tout  perdu,  jusqu'à  ma 
fortune,  jusqu'à  la  maison  dans  laquelle  j'ai  toujours 
vécu.  Mon  frère  a  eu  un  œil  crevé  par  les  Allemands, 
Mon  père,  malade,  est  mort  de  chagrin  pendant  l'occu- 
pation. J'étais  seule,  il  n'y  avait  plus  d'homme  à  la 
maison  pour  faire  les  funèbres  besognes,  j'ai  cloué 
moi-même  le  cercueil  de  mon  père! 

MADEMOISELLE    TINAYRE 

Mais,  mademoiselle! 

GINETTE 

Après  je  me  suis  enfuie.  Je  suis  restée  trois  jours  en 
pleins  bois  sans  manger.  Ensuite,  j'ai  fait  150  kilo- 
mètres à  pied,  sans  un  sou,  sans  linge,  laissant  derrière 
moi  tous  ces  deuils  et  ma  vie  écroulée.  Je  me  suis^  fait 
rapatrier  ici  où  ma  cousine  a  bien  voulu  me  recueillir, 
je  consacre  le  plus  que  je  peux  de  mes  heures  et  de  me» 
nuits  à  tous  ceux  qui  ont  souffert  autant  et  plus  que 
moi. 


16  L'AMAZONE 

MADEMOISELLE    TINAYRE,    l'interrompant. 

.'Encore  une  fois,  mademoiselle,  je  ne  doute  pas^^de 
vos  mérites  et  cela  n'a  aucun  rapport.  ^  ''  f 

GINETTE,    reprend. 

Je  crois  porter  dans  mon  cœur  de  dix-neuf  ans  plus 
de  chagrin  que  vous  n'en  portez  dans  le  vôtre  et  avoir 
payé  à  la  douleur  une  contribution  que  je  ne  vous 
souhaite  pas.  Eh  bien,  malgré  tout  cela,  je  ne  trouve 
pas  mauvais,  oh!  pas  mauvais  du  tout,  quand  je  re- 
viens de  l'hôpital,  de  causer  quelques  minutes  avec  ce 
violon  d'emprunt!  Lui  et  moi,  naus  nous  remémorons 
le  bon  temps!... 

MADEMOISELLE    TINAYRE 

Si  gaîment  que,  ma  sœur  et  moi,  nous  avons  parfois 
l'air  de  dire  notre  prière  du  matin  dans  un  cinéma. 

GINETTE 

Tiens!  vous  y  allez  donc! 

MADEMOISELLE    TINAYRE 

D'ailleurs,  s'il  ne  nous  a  pas  suffi  de  nous  adresser 
à  vous-même,  il  y  a  quelqu'un  qui  pourrait  nous  dé- 
partager et  au  jugement  duquel  je  me  soumettrais. 
C'est  M.  le  sous-préfet  lui-même. 

GINETTE 

Oh!  dans  ce  cas,  bien  volontiers,  j'accepte...  Qu'à 
cela  ne  tienne, 

(Elle  va  à  la  table  à  écrire  et  éclate  jentiment  de  Tire.) 
MADEMOISELLE    TINAYRE 

Je  ne  vois  pas  ce  qu'il  peut  y  avoir  de  si  risible  dans 
ma  proposition. 


ACTE  PREMIER  17 


GINETTE 


Je  vous  demande  pardon,  mais  je  pensais  justement 
à  ce  jeune  sous-préfet  intérim  aire...  Il  a  une  tête  à  être 
passionné  de  musique...  Il  doit  jouer  admirablement 
la  Veuve  Joyeuse  d'un  doigt  sur  le  vieux  piano  de  la 
80U3-préf  ecture  I 

MADEMOISELLE    TINAYRB 

Je  ne  trouve  pas  ces  plaisanteries  très  drôles. 

GINETTE 

Je  ne  vous  les  donne  pas  pour  telles!...  Enfin,  soit!... 
voua  avez  raison,  il  n'y  a  pas  de  meilleure  lumière  dé- 
partementale pour  le  moment.  (EIU  appelle  après  atoir  écril.) 

Jeanl... 

MADEMOISELLE    TINAYRE 

Vous  venez  d'écrire  à  M.  le  sous-préfet? 

GINETTE 

Oh!  je  ne  lui  ai  rien  expliqué...  je  lui  demande  sim- 
plement s'il  veut  bien  trancher  un  cas  de  conscience! 
(au  domestique.)  Jean,  VOUS  ferez  porter  cette  lettre  à  la 
sous-préfecture,  ou  portez-la  vous-même  si  vous  avez 

le  temps.  (Le  domestique  sort.  Entre  Germaine.)  Ah!   nOn  !   UOu! 

plus  personne!...  Je  n'y  suis  pas. 

GERMAINE 

C'est  un  soldat. 

GINETTE 

Qu'il  s'adresse  à  l'ambulance!...  Je  ne  reçois  pas 
ici... 

GERMAINE 

C'est  justement  un  soldat  de  l'ambulance...  Il  dit 
qu'il  part  pour  le  front... 

i. 


18  L'AMAZONE 

MADEMOISELLE    TINAYRE,  se    nevantroidement. 

Je  VOUS  salue  bien,  mademoiselle... 

GINETTE 

Moi  de  même.  Dès  que  la  réponse  me  parviendra,  je 
vous  la  transmettrai.  Mes  respects  à  Madame  votre 
sœur.  Accompagnez  et  faites  entrer. 

(Bile  reste  seule,  enferme  son  violon  dans  la  boite.) 


SCÈNE    VI 
GINETTE,   RENAUDIN. 

GINETTE,  le  reconnaissant. 

Qu'est-ce  qu'il  y  a? 

RENAUDIN,  hésitant,  embarrassé. 

Je  vous  demande  pardon,  mademoiselle,  de  m'être 
permis  de  venir  chez  vous,  c'est  incorrect;  mais  tout 
à  l'heure  dans  le  brouhaha,  vous  avez  été  appelée  par 
la  directrice  et  Mlle  Desmoûillère  au  moment  où  je 
vous  disais  adieu.  Alors  ça  m'a  paru  un  peu  court. 
Je  voulais  vous  remettre  quelque  chose  d'important, 
oh!...  pour  moi,  pour  moi  seulement...  Il  y  avait  du 
monde,  je  n'ai  pas  osé...  Je  me  suis  permis  de  venir 
jusqu'ici...  J'ai  eu  tort!...  Vous  n'êtes  pas  fâchée?... 

GINETTE 

Mais  ne  vous  excusez  pas,  Renaudin.  Moi  aussi, 
j'aurais  voulu  vous  dire  une  phrase  de  départ,  vous 
faire  tous  mes  vœux.  Vous  m'en  aurez  donné  l'occa- 
sion... C'est  moi  qui  vous  remercie. 


ACTE  PREMIER  19 


RENAUDIN 


N'est-ce  pas,  quand  on  s'en  va  et  qu'on  se  dit  qu'on 
ne  reviendra  peut-être  plus...  (Mouvement  do  Ginene.} 
Hé  oui,  dame,  c'est  déjà  bien  beau  d'être  revenu  une 
fois!  Il  ne  faut  pas  être  exigeant!...  \ous  avez  été  si 
bonne  pour  moi  toujours  pendant  mon  temps  d'hô- 
pital. Je  n'aurais  pas  voulu  que  vous  croyiez  que  je 
n'avais  pas  trouvé  un  mot  vrai  de  remerciement...  le 
mot  du  cœur...  La  timidité  m'a  toujours  serré  à  la 
gorge... 

GINETTE 

Voyons,  vous  plaisantez!  Pourquoi  remercier?  Ce 
que  nous  faisons  pour  vous  c'est  si  peu  de  chose  en 
comparaison  de  ce  que  vous  faites  pour  nousl...  Du 
reste,  il  ne  faut  pas  avoir  de  mauvais  pressentiments. 
Ce  n'est  pas  bien!  Vous  êtes  un  chançard,  vous;  vous 
reviendrez  dans  quelques  mois  sain  et  sauf,  et  le  dra- 
peau en  tête!,..  Je  vois  mon  Renaudin  d'ici. 

RENAUDIN 

Un  chançard!...  oui.  On  dit  toujours  ça.  C'est  la 
phrase... 

GINETTE 

Et  où  partez-vous? 

RENAUDIN 

Ben...  Je  vais  rejoindre  mon  dépôt  à  Troyes.  Après, 
naturellement,  je  ne  sais  pas  où  on  nous  enverra,  mais 
je  pense  que  ce  sera  du  côté  de  Notre-Dame-de-Lor- 
rette.  On  se  bat  ferme  de  ce  côté  en  ce  moment. 

GINETTE 

C'est  là  que  Thierry?... 


20  L'AMAZONE 

RENAUDIN 

Oui...  Justement! 

(Un  silenea.) 

GINETTE 

Bah!  ce  n'est  pas  la  même  chose!  lui,  c'était  un  ma- 
ladroit, un  gros  paysan,  balourd.  Vous  vous  rap- 
pelez, il  restait  à  se  chauffer  devant  le  feu  pendant  des 
heures;  c'était  son  idéal,  un  idéal  de  garçon  de  ferme 
en  convalescence,  se  chauffer  devant  un  feu  de  bois. 
Il  n'aura  pas  su  se  remuer,  le  bon  gros!... 

RENAUDIN 

A  propos,  quand  vous  êtes  partie  tout  à  l'heure... 
Est-ce  que  la  nouvelle  était  déjà  arrivée...  que... 
Chantagne,  le  petit  Chantagne... 

GINETTE 

Quoi? 

RENAUDIN 

Ah!  VOUS  ne  saviez  pas! 

GINETTE 

Chantagne  aussi!  Qu'est-ce  que  vous  me  dites  là! 
Il  n'y  a  pas  quinze  jours!...  (un  long  aiience.)  Pauvre 
gosse!  ça  me  fait  de  la  peine,  beaucoup  de  peine,  il 
était  reparti  si  content,  si  gai.  Le  pauvre  petit,  on  ne 
lui  en  voulait  pas  de  tout  le  mal  qu'il  vous  donnait... 

RENAUDIN 

Oui,  un  mauvais  malade,  hein?  celui-là! 

GINETTE 

_Un  gamin!  Est-ce  possible?...  Il  me  semble  que  c'est 
d'hier.  Vous  rappelez-vous  quand  il  nous  faisait  en- 
rager, ses  petites  blagues  d'enfant.  Quand  nous  ou- 
vrions la  porte,  qu'il  criait  de  loin:  «  bonjour,  chérie  « 


j 

â*., 


ACTE  PREMIER  21 

en  se  fourrant  après  sous  les  draps  pour  se  cacher  avec 
un  rire  d'enfant  qui  va  se  faire  gronder!...  Alors  c'est 
tmif... 

(Ils  demeureBl  songeurs.) 

RENAUDIN,    riast. 

Peut-être  que  bientôt  il  y  en  aura  un  autre  comme 
moi  qui  viendra  vous  dire  :  «Vous  savez,  Renaudin! 
vous  vous  rappelez  Renaudin...  un  petit  brun...  avec 
des  moustaches  courtes...  » 

GINETTE,  arec  aulorils. 

C'est  très  ma]  de  partir  avec  ces  idées-là,  Renaudin! 

RENAUDIN 

Oh!  je  n'ai  pas  peur,  allez!...  Et  vous  savez  bien  que 
je  n'ai  pas  peur!  Si  ça  y  est,  ça  y  sera!  Et  puis,  du 
refete,  c'est]  des  gens  comme  nous  qui  de\Taient  y 
passer,  oui,  ceux  qui  n'ont  pas  beaucoup  de  famille, 
ou  pas  du  tout,  ceux  qui  ne  laissent  rien  derrière  eux  ! 

GINETTE 

Vous  n'avez  pas  de  mère  ? 

RENAUDIN 

Je  vous  l'ai  déjà  dit,  mais  vous  avez  oublié...  C'est 
trop  naturel,  ne  vous  excusez  pas...  Non,  vous 
savez,  moi  je  n'ai  pas  été  heureux.  J'ai  encore  mon 
père,  il  est  horloger  à  Albi;  il  m'aime  bien,  seulement 
ce  n'est  pas  lui  que  je  voudrais  avoir  comme  der- 
nière image  devant  les  yeux...  car  vous  savez,  nous 
sommes  obligés  tous  de  penser  à  quelqu'un...  y  a  pas! 
c'e»%  obligatoire.  Oh!  bien  sûr,  on  a  toujours  dans  le 
cœur  l'idée  de  patrie,  mais  ça  n'est  pas  dans  les  yeux, 
dans  la  mémoire.  On  a  besoin  de  se  reporter,  pour  se 
donner  du  courage,  quelquefois  à  une  figure  plus  pré- 


22  L'AMAZONE 

cise...  à  qui  on  ait  l'habitude  de  penser  et  qui  vous 
accompagne...  A  la  fin,  au  bout  de  mois  et  de  mois  de 
cafard,  de  boue,  de  poisse,  on  n'a  plus  que  quatre  ou 
cinq  pensées  favorites.  On  rabâche  tout  le  temps. 
Tenez,  dans  le  combat  où  j'ai  été  blessé,  j'ïtvais  un 
camarade  qui,  pendant  l'ouragan  de  mitraille,  chanton- 
nait, accroché  par  terre  à  deux  touffes  d'herbe,  un  air 
de  gramophone  qu'il  avait  l'habitude  de  chanter  danii 
la  tranchée.  Et  ça  n'était  pas  par  fanfaronnade  ni 
par  peur.  Non,  c'était  pour  avoir  en  lui,  autour  de  lui, 
sa  pensée  d'habitude,  la  pensée  qui  lui  faisait  le  plus 
de  plaisir,  qui  lui  rappelait  le  plus  la  vie,  les  bons  mo- 
ments, la  rigolade...  Moi,  je  suis  bien  fixé,  je  sais  à 
quoi  je  penserai...  Au  meilleur  moment  de  ma  vie. 

GINETTE,  les  yeux  baissés. 

Le  meilleur  moment,  je  crois  que  c'est  toujours 
l'enfance. 

RENAUDIN,  secouant  la  tête. 

Non,  le  meilleur  moment  c'aura  été  le  temps  que 
je  viens  de  passer  à  l'hôpital.  Ohl  oui...  je  repenserai 
longtemps,  longtemps  à  l'hôpital,  à  vous!  Ça,  je  peux 
dire  que  j'ai  eu  de  la  chance,  j'ai  été  heureux!  Vous 
pouvez  parler  de  veine! 

GINETTE,    liant. 

Mais  c'est  une  chance  que  vous  avez  tous!  Presque 
tous  nos  hôpitaux  se  valent... 

RENAUDIN 

Oui,  mais  pas  les  infirmières!  Et  vous  le  savez 
bien!...  Quand  on  vous  embarque,  qu'on  n'est  pas  trop 
touché,  c'est  une  phrase  qui  se  dit  là-bas  :  «Est-ce  que 
je  vais  avoir  la  veine  de  tomber  sur  la  chouette  am- 
bulance! »  Et  ça  veut  dire...  des  visages,  doux,  agréa- 
bles... autour  du  lit...  quelqu'un  qui  vous  comprendra... 


ACTE  /REMIER  23 

Vous,  vous  avez  été  si  bonne,  si  gentille,  toujours... 
Vous  ne  savez  pas  la  diiïérence  qu'il  y  a  entre  vous  et 
les  autres.  Et  le  courage  que  vous  savez  donner 
presque  sans  rien  dire  pourtant...  Vous  êtes  rude  même 
parfois...  N'empêche  que  quand  vous  entriez  dans  la 
salle,  ah!  tout  de  suite,  tout  de  suite  fallait  voir  leurs 
yeux  se  faire  doux,  gentils.,,  et  apaisés.  Tous  ont  plus 
ou  moins  le  béguin  pour  vous...  mais  ce  n'e^t  pas  la 
même  chose  que  moi.  Je...  (ii  s'arrête.)  Zut!  Je  vous  de- 
mande pardon  de  vous  dire  tout  cela,  ça  n'est  pas  bien 
intéressant  d'ailleurs  pour  vous  de  savoir  que  là-bas  il  y 
en  a  un  qui  clignera  souvent  les  yeux  pour  se  rappeler... 
pour  tâcher  de  ne  pas  oublier. ..G' était  ça  justement  que 
je  voulais  vous  dire,  j'avais  remis  toujours  jusqu'au 
dernier  moment...  Et  puis  juste  quand  j'ai  pris  mon 
courage  à  deux  mains,  comme  par  un  fait  exprès,  il 
y  a  eu  la  directrice,  le  père  Bertoubeau,  les  embêteurs, 
il  n'y  a  pas  eu  moyen  de  placer  un  mot.  J'étais  navré! 
Quelle  chance  que  vous  m'ayez  laissé  monter  et  que 
je  vous  aie  retrouvée,  pour  la  dernière  fois  où  je  vous 
regarde,  dans  votre  costume  d'infirmière...  Si  j'y  passe 
là-bas,  je  vous  reverrai  comme  au  bon  temps,  comme 
vous  êtes  là,  comme  vous  étiez  prés  de  mon  lit...  Vou- 
lez-vous accepter  quelque  chose  de  moi?  Je  n'ai  per- 
sonne à  qui  laisser  un  ?ouvenir  de  moi...  Prenez-le, 
allez...  Si  je  reviens,  ça  n'aura  pas  d'importance,  vous 
le  détruirez...  Mais  ça  me  ferait  tant  de  plaisir. . .  dites  ?... 

GINETTE 

Mais  volontiers.  Renaudin,  ça  me  fera  plaisir  à  moi 
aussi. 

RENAUDIN,   embarrassé. 

C'est  idiot,  idiot,  vous  allez  rire! 

GINETTE 

Montrez!... 


U  L'AMAZONE 

RENAUDIN 

C'est  quand  j'étais  petit.  J'ai  sculpté  ça,  vous  voyez, 
dans  un  coquillage...  J'ai  été  élevé  à  Hendaye,  au 
bord  de  la  mer.  Ça  n'a  l'air  de  rien,  mais  il  a  fallu  des 
mois...  Vous  savez!  c'est  très  difficile... 

GINETTE 

Mais  oui,  c'est  d'un  travail  inouï,  c'est  prodigieux 
de  fini...  C'est  autrement  difficile  à  faire,  sûrement, 
que  la  bague  des  tranchées. 

RENAUDIN 

Je  le  partais  quelquefois  comme  bouton  de  man- 
chette. Je  m'en  suis  servi  comme  d'un  fétiche,  d'une 
médaille.  Vous  voyez,  j'avais  gravé  deux  colombes. 
C'est  idiot,  n'est-ce  pas,  de  vous  donner  ça!  Vous  voyez, 
ça  me  fait  piquer  un  fard...  D'autant  que  dans  peu  de 
temps,  vous  n'y  penserez  plus,  à  nous...  Quand  ce  sera 
fini,  que  vous  serez  heureuse...  mariée...  avec  des 
gosses...  et  le  tralala  de  la  vie... 

GINETTE 

Vous  vous  trompez,  Renaudin.  Toutes  celles  qui 
auront  revêtu  ce  costume  en  garderont  un  souvenir... 
ineffaçable.  Ce  costume,  je  le  quitterai  comme  on  quitte 
le  voile  et  je  repenserai  souvent,  quelle  que  soit  ma 
vie,  à  l'heure  de  l'hôpital!  Moi  aussi,  je  vous  promets 
que  je  sortirai  quelquefois  ce  petit  souvenir  sculpté 
que  vous  venez  de  me  donner  et  qui  devait  vous  être 
une  chose  très  chère,  je  le  sens... 

RENAUDIN,  avec  un  grand  soupir. 

Chouette!...  ça  va  mieux!...  Ah!  c'est  que...  c'est 
que  je  n'ai  jamais  pu  vous  dire...  si  vous  saviez...  ma- 
demoiselle... si  vous  saviez  ce... 


ACTE  PREMIER  Î5 

SCÈNE   VII 
Les  Mêmes,  PIERRE  BELLANGER. 

PIKRRB  ] 

Pardon. 

GINETTE 

Entrez,  entrez...  Vous  ne  noua  dérangez  nullement, 
Pierre...  Un  de  nos  soldats  guéris  qui  repart  au  front 
toat  à  l'heure...  M.  Bellanger...  le  mari  de  ma  cousine, 
Madame  Bellanger, 

RENAUDiis' 

Enchanté,  monsieur...  Je  dois  des  remerciements  à 
Madame  la  major  jjour  toute  la  bonté  dont  elle  a  fait 
preuve...  Est-ce  que  je  ne  vous  ai  pas  vu  à  l'ambu- 
lance, monsieur? 

PIERRE 

Je  ne  pense  pas...  Il  y  a  plus  de  deux  mois  que  je  n'ai 
accompagné  ma  femme...  Mes  occupations  à  l'ar- 
senal ne  me  laissent  guère  de  temps. 

RENAUDIN 

Vous  n'êtes  pae  mobilisé? 

PIERRE 

Vous  voyez,  si  je  suis  sans  gloire,  je  ne  suis  pas  gans 
fonction...  Ne  vous  dérangez  pas  pour  moi. 

GINETTE 

Monsieur  me  faisait  ses  adieux...  Alors,  Renaudin... 
vous  disiez?... 

RENAUDIN,    balbutiant. 

Mais  rien...  rien...  je  n'ai  plus  rien  à  dire,  mademoi- 
selle... 

(Silence. 

3 


26  L'AMAZONE 

GINETTE,  lui  tendant  la  main. 

Donc?... 

RENAUD  IN,  avec  un  élan  brusque  et  far»uclie. 

Rien,  sinon...    puisque  c'est  la  dernière  fois...  toute 
ma  reconnaissance...  entière...  mais  là...  mais  là... 

(Il  j'arrête  ému,  ne  trourant  plus  ses  mots.) 
GINETTE,   gravement. 

Au  revoir,  Renaudin. 

ENAUDIN 

Ou  adieu  l 

GINETTE,  la  main  sur  l'éptulc,  avec  force. 

Pas  de  faiblesse...  mon  petit...  Et...  rftppelez-vous 
ce  que  vous  avez  promis...  Là-bas... 

(Elle  fait  un  geste  destructeur.) 

RENAUDIN,    fièrement. 

Ohl  ça...  Au  revoir,  monsieur! 

(11  lort.) 


SCÈNE   VIII 
PIERRE,  GINETTE. 

PIERRE 

En  voilà  un  qui  part  avec  son  viatique, 

GINETTE 

Quoi? 

PIERRE 

Sa  voix  tremblait...  Encore  un  de  touché! 


ACTE  PREMIER  27 

GINETTE 

Pierre,  vous  savez  que  je  déteste  ce  genre  de  plai- 
santerie. 

PIERRE 

Ce  n'est  pas  une  plaisanterie.  Que  ce  pauvre  garçon 
vous  ait  aimée,  quel  mal  y  a-t-il  à  cela?...  D'abord 
n'est-il  pas  naturel  que  l'on  vous  aime...  et  ensuite 
songez  ce  que  vous  êtes  pour  ces  malheureux  :  le 
lien  entre  les  joies  du  passé  et  celles  de  l'avenir... 
toute  la  femme,  tout  le  foyer;  et  qui  plus  est,  vous  êtes 
des  femmes,  qu'ils  n'auraient  jamais  rencontrées.  Ils 
auraient  été  vos  inférieurs  et  vous  vous  êtes  inclinées 
devant  eux...  vous  les  avez  servis...  vous  les  avez  gué- 
ris... C'est  du  très  bel  ouvrage,  Ginette.  Mais  un  peu 
dangereux  tout  de  même  pour  les  foyers,  cet  ou- 
vrage-là ! 

GINETTE 

Croyez-vouS"  que  nous  n'aurons  pa?  semé  dans  leurs 
âmes  beaucoup  de  courage  à  côté  des  consolations. 

PIERRE 

Oui,  parbleu,  du  courage,  de  l'héroïsme  chez  ceux  qui 
n'en  avaient  pas!  Mais  chez  ceux  qui  en  avaient  à  re- 
vendre, au  contraire,  chez  les  simples,  chez  les  brutes, 
vous  n'avez  fait  qu'entr'ou\Tir  toute  une  zone  d'atten- 
drissement aristocratique  qu'ils  ne  connaissaient  pas 
et  vous  savez  bien  qu'il  y  en  a  qui  reto"urneront  dans 
leur  foyer,  guéris,  mais  l'âme  terriblement  inquiétée. 

GINETTE 

Mon  cher,  comme  ça  vous  va  bien  à  vous  de  philoso- 
phailler  en  sortant  de  vos  écritoires,  de  votre  bureau! 
Ah!  on  en  vend  de  l'ironie  dans  les  administrations! 


28  L'AMAZONE 

PIERRE 

Je  n'ironise  pas  du  tout,  Ginette;  ce  que  je  dis  est 
plein  de  sens  et  d'exactitude...  Et  devant  vous  je  n'ai, 
jamais  envie  d'ironiser. 

GINETTE 

Alors  c'est  pire,  puisque  vous  essayez  de  m' accabler 
de  choses  désagréables,  sans  résultat,  d'ailleurs. 

PIERRE 

Je  n'ai  pas  cette  intention. 

GINETTE      . 

En  diminuant  notre  pauvre  mérite,  si  toutefois  nous 
en  avons  un!  Et  surtout  en  tenant  bêtement  ce  lan- 
gage de  civil  retardataire  :  «Cet  homme  vous  aimait  »... 

(Elle  hausse  les  épaules. )Phuff'  Pékin!... 
PIERRE 

Je  ne  désignais  pas  une  faiblesse.  Au  contraire.  Il  y  a, 
à  l'heure  actuelle,  presqu'un  excès  de  toutes  les  vertus 
humaines.  Ea  guerre  et  le  danger  sont  causes  de  cette 
surenchère.  Tenez,  vous,  Ginette,  qu'est-ce  que  vous 
auriez  été  dans  votre  milieu  bourgeois  de  Lille  ou  de 
Roubaix?...  Vous  seriez-vous  même  découverte  ja- 
mais! Auriez-vous  su  communiquer  ce  courage,  cette 
intrépidité?... 

GINETTE 

Vous  venez  de  constater  vous-même  qu'ils  n'ont 
guère  besoin  qu'on  leur  en  communique,  ceux-là! 

PIERRE,  hochant  la  tcto. 

Savoir!...  On  a  toujours  besoin  du  clairom,  Ginette! 
Pour  faire  l'ascension  des  sommets,  il  faut  être  en- 
traîné par  une  voix...  et  même  par  une  musique. 


ACTE  PREMIER  29 

GINETTE 

Ça  dépend  des  jcirrets!...  Consolez-vcus!...  L'âge  de 
la  retraite  a  sa  beauté  modeste...  mais  enfin,  pas  dé- 
daignable.  On  ne  peut  pas  demander  l'impossible l... 

PIERRE 

L'impossible!...  Ah!  il  y  a  quelque  chose  de  si  atti- 
rant dans  l'impossible!... 

GINETTE 

Travailler  bénévolement  dans  un  bureau...  assis... 
c'est  encore  très  beau  et  c'est  encore,  paraît-il,  servir 
la  patrie...  (subijement.)  Mais  asseyez-vous  donc  au  lieu 
de  marcher  tout  le  temps...  Reposez-vous... 

PIERRE 

Merci!  J'ai  travaillé  debout,  toute  la  journée,  et  je 
ne  suis  pas  fatigué. 

Entre  Cécile  Bcllangei-  en  costume  d'infirmière  avec  sa  fille  Siaoaa. 


SCÈNE    IX 
Les  Mêmes,  CÉCILE,  SIMONE. 

CÉCILE 

Je  suis  allée  chercher  Simone  au  cours.  C'est  pour 
cela  que  je  suis  en  retard. 

GINETTE 

Salut...  depuis  tout  à  l'heure. 

CÉCILE 

J'ai  les  amitiés  du  major  Boudet  à  vous  faire.  Il  vous 
a  cherchée,  vous  étiez  déjà  partiel 

8. 


30  L'AMAZONE 

GINETTE 

Oui,  aujourd'hui,  j'avais  hâte  de  rentrer  joiaer  du 
violon,  (a  Simone.)  Comment  va-t-elle? 

SIMONE 

Pas  très, bien,  toujours. 

GINETTE 

TienSj'^qu' est-ce  qu'elle  fait  là?  Qu'est-ce  que  vous 
faites,  Simone? 

SIMONE 

Eh  bieni  du  crochet. 

GINETTE 

Jusque  dans  la  ruel  Quel  zèlel  au  moins  si  on  vous 
rencontre,  on  sera  bien  sûr  que  vous  faites  quelque 
chose  pour  les  blessés. 

SIMONE,    aigrement. 

Tout  le  monde  ne  peut  pas  être  infirmière...  Si  je 
n'avais  pas  ma  gastro-entérite! 

PIERBE 

Allons,  ne  vous  chamaillez  pasl 

CÉCILE 

Ahl  voilà  les  sabots!  le  compte  y  est? 

GINETTE 

Ma  foi.  je  n'ai  pas  eu  le  temps  de  vérifier,  j'avoue. 
J'ai  mangé  une  tranche  de  saucisson  admirable;  quand 
je  dis  une  tranche,  je  devrais  dire  un  demi-saucisson, 
J'avais  une  faim  de  poilu!... 

PIERRE 

Vous  ne  mangez  donc  pas  à  votre  faim  à  l'ambu- 
lance? 


ACTE  PREMIER  31 

GINETTE 

Justement.  On  ne  sent  sa  faim  qu'en  sortant. 

CÉCILE  ■ 

Le  fait  est  que  nous  n'avons  pas  une  minute  en  ce 
moment.  Ce  soir,  il  arrive  encore  deux  grands  blessé». 
On  vous  l'a  dit,  Ginette? 

GINETTE 

Je  crois  bien! 

CÉCILE 

Coucher ez-vou9  là-bas? 

GINETTE 

Il  ne  manquerait  plus  que  je  couche  ici! 

CÉCILE,  à  Pierre. 

Et  toi,  rien  de  nouveau  à  l'arsenal? 

PIERRE 

Rien!  toujours  une  insupportable  comptabilité... 
des  chiffres,  des  vérifications... 

CÉCILE,  s'»sseyant. 

Ah!  c'est  bon  tout  de  même!  Cela  parait  si  extraor- 
dinaire de  se  retrouver  quelques  heures  par  jour.  On 
en  perd  tellement  l'habitude,  hein?,..  Je  ne  me  rap- 
pelle plus  ma  vie  passée... 

PIERRE 

Le  fait  est  qu'on  a  l'air  d'une  tribu  qui  campe  dans 
de  lointaines  colonies.  Chacun  a  son  emploi!  Malgré  que 
je  Bois  plus  administratif  que  jamais,  on  me  donne- 
rait l'ordre  de  scier  du  bois  et  de  nettoyer  la  vaisselle 
que  je  n'en  serais  pas  autrement  étonné!  Simone,  tu 
ne  m'as  pas  embrassé! 


32  L'AMAZONE 

SIMONE 

C'est  vrai,  papa? 

PIERRE 

Oh!  le  beau  livre  d'école! 

SIMONE 

Oui,  c'est  une  histoire  de  la  guerre  illustrée  qu'on 
m'a  fait  acheter. 

PIERRE 

Montre  cette  merveille  historique! 

(Pendant  qu'ils  regardent,  Cécile  va  à  Ginette.) 
CÉCILE 

Pourquoi  n'êtes-vous  pas  venue  avec  moi  faire 
quelques  emplettes?... 

GINETTE 

Mais  je  vous  l'ai  dit! 

CÉCILE 

Non,  vous  avez  fui  exprès  pour  ne  pas  passer  chez  le 
bottier. 

GINETTE 

Ma  foi,  je  n'y  ai  pas  pensé.  Mais,  je  vous  en  prie, 
Cécile,  je  n'ai  aucun  besoin  de  souHers,  pas  plus  que  je 
n'avais  besoin  de  la  chemisette  que  vous  m'avez  fait 
faire. 

CÉCILE 

Voyons,  ma  chérie,  tout  cela  ne  compte  pas  et  n'a 
aucune  importance!  Vous  agissez  toujours  comme  si 
vous  étiez  une  charge  pour  nous. 

GINETTE 

Nullement,  mais  je  compte  bien  que,  plus  tard... 


ACTE  PREMIER  33 


CECILE 


Mais  oui,  plus  tard...  après  les  réparations,  les  in- 
demnités, quand  on  vous  aura  rendu  vos  biens... 
Jusque-là  n'abusez  pas  de  votre  discrétion. 

GINETTE 

Je  fais  déjà  la  charité  avec  votre  argent!  Plutôt  que 
de  me  payer  une  nouvelle  paire  de  souliers,  dont  je  n'ai 
nul  besoin,  si  vous  voulez  acheter  quelques  paquets 
de  Maryland  et  de  tabac  anglais  pour..» 

CÉCILE,  riant. 

Merci  bien,  ils  fument  déjà  tous  en  cachette;  il  y 
a  le  sacré  Marocain  qui  met,  chaque  fois  que  je  passe, 
son  mégot  dans  la  table  pour  que  je  ne  sente  pas! 

PIERRE,  allumant  une  cigarette. 

Mais  moi  qui  ne  suis  pas  blessé,  j'ai  le  droit,  n'est-ce 
pas?  ça  ne  vous  gêne  pas? 

GINETTE 

Si  ê'est  du  caporal,  ça  va...  Je  n'aime  que  ça. 

CÉCILE 

Vous  vous  êtes  occupée  du  diner?  Je  ne  sais  pas  ce 
qu'il  va  y  avoir. 

GINETTE 

Oui,  j'ai  commandé...  Tiens,  mais  au  fait,  j'y  songe... 
Simone,  venez  avec  moi,  nous  allons  essayer  le  poridge- 
cacao. 

PIERRE 

Qu'est-ce  que 'cette  douceur? 


"34  L'AMAZOWE 

GINETTE 

Un  don  magnifique  d'un  industriel.  On  m'a  fait  ca- 
deau de  250  boîtes  d'un  vague  poridge-cacao  pour  le 
front.  Ça  se  prépare  en  une  minute  et  il  parait  que 
c'est  naturellement  délicieux.  Nous  allons  faire  la  po- 
pote. Vous  en  goûterez,  aussi,  cousin? 

PIERRE 

Merci,  je  me  récuse  cette  fois.  Je  connais  déjà  le 
lait  concentré: 

GINETTE 

Oui.  C'est  vrai,  la  vie  des  tranchées  et  vous! 

PIERRE 

Si  c'est  comme  ça!  j'en  prendrai  quatre  tasses. 

GINETTE 

Allez,  venez,  Simone,  je  suis  persuadée  que  ce  sera 
miraculeux  pour  votre  gastro-entérite  et  votre  colon 
transverse. 

PIERRE 

Où  allez -vous  faire  ça?  A  la  cuisine?... 

GINETTE 

Si  vous  voulez,  on  va  le  faire  ici  :  je  vais  aller  chercher 
Ja  lampe  à  alcool  et  je  vous  ferai  apporter  des 
tasses...  et  de  la  crème  pour  vous... 

(Pierre  reste  seul  avec  «a  femme.) 


1 


ACTE  PRE3IIER  35 

SCÈNE   X 

CÉCILE,  PIERRE. 

CÉCILE 

^Je  suis  un  peu  fatiguée...  J'enlève  mon  voile î...  Je 
te  ferai  la  même  observation  que  tu  as  faite  à  ta  fille  l 

PIERRE 

Laquelle? 

CÉCILE 

Tu  ne.  m' as  pas  embrassée. 

PIERRE 

^Tiens!  c'est  vrai. 

CÉCILE,  ri«nt. 

Tu  rois  qu'on  perd  les  notions  les  plus  élémentaires 
de  la  tenue...  Je  ne  t'en  veux  .pas,  mais  est-ce  que  la 
guerre  serait  la  désunion  des  familles?  Embrasse-moi 
fortl  Ah!  ça  va  mieux,  on  retrouve  un  peu  ses  habi- 
tudes! Quand  les  retrouverons-nous  toutes!  Enfin,  il 
ne  faut  pas  penser  à  notre  misérable  personne!...  C'est 
égal,  je  me  demande,  vois-tu,  comment  une  jeune  fille 
comme  Ginette  qui  a  perdu  sa  famille,  ses  biens,  la 
moindre  chance  de  bonheur,  peut  conserver  une  santé 
morale  et  un  équilibre  pareils  dans  la  '  gaîté...  car 
c'est  de  la  vraie  gaîté  qu'elle  éprouve  et  qu'elle  dis- 
pense à  tout  le  monde.  On  l'entend  chanter  idans  les 
couloirs  de  l'ambulance... 

PIERRE 

C'est  sa  jeunesse! 


36  L'AMAZONE 


CECILE 


ir  n'y  a  pas  qu'une  question  de  jeunesse.  Si  tu  la 
voyais,  vraiment  elle  m'étonne  toujours!  Quand  les 
auxiliaires  sont  fatiguées,  elle  balaye  la  salle  elle-même, 
vide  les  cuvettes,  distribue  la  soupe!  Tout  à  l'heure 
elle  a  pansé  un  phlegmon  et  une  main  saignante  aux 
phalanges  arrachées,  avec  un  sang-froid  de  vieux 
médecin. 

PIERRE 

Mais  toi,  Cécile,  tu  en  fais  tout  autant!... 

CÉCILE 

Oui^  nous  en  faisons  peut-être  autant,  mai^  je 
ressens  malgré  tout  une  tristesse  générale,  des  révoltes 
contre  la  souffrance,  une  mélancolie  s'y  mêle,  et  cepen- 
dant j'ai  mon  intérieur,  mon  foyer  que  je  retrouve  tous 
les  jours  à  la  même  heure,  j'ai  toi...  moil...  Tandis 
qu'elle!  M'a-t-elle  frappée  dès  la  première  nuit  que 
nous  avons  passée  ensemble  à  l'hôpital  quand  sont 
arrivés  les  grands  blessés!...  C'est  une  chose  fantas- 
tique que  la  première  nuit  à  l'hôpital  où  une  trentaine 
d'hommes  mêlent  leurs  cauchemars,  commandent,  gé- 
missent, montent  à  l'assaut,  revivent  le  drame...  Moi, 
devant  ces  fantômes,  j'étais  transie  d'horreur,  elle,  à 
mes  côtés,  pas  du  tout,  elle  était  calme,  elle  souriait 
presque.  Moi,  je  suis  allée  tout  de  suite  à  l'un  qui  criait 
plus  que  les  autres  dans  la  grande  mêlée  imaginaire  et 
je  balbutiais  n'importe  quoi  :  «  Voyons,  voyons,  cal- 
mez-vous, calmez-vous!»  Elle,  presque  en  souriant, au 
contraire,  s'est  approchée  d'un  grand  diable  plus  for- 
cené, elle  lui  a  tapoté  la  joue  avec  une  autorité  extraor- 
dinaire, comme  si  elle  était  de  longtemps  une  profes- 
sionnelle habituée,  et  en  le  tutoyant,  elle  lui  a  ordonné 
sévèrement  de  se  taire  pour  ne  pas  fatiguer  les  autres... 
Et  tu  vois  que,  rentrée  ici,  elle  joue  du  violon,  elje  a 


ACTE  PREMIER  37 

un  appétit  d'enfer...  elle  mange  comme  quatre!... 
Faut-il  admirer?...  Pourtant,  il  me  semble  que,  m^.'i 
aussi,  je  porte  une  force  d'amour,  d'abnégation  aussi 
grande...  seulement,  c'est  une  force  sourde,  grave... 
Est-ce  que  je  reviens  déjà  de  la  vie,  quand  d'autres 
s'y  précipitent?...  Elle  joue  du  violon  :  j'ai  abandonné 
le  piano!... 

PIERRE 

Cela  provient  du  parfait  accord  de  toutes  ses  fa- 
cultés... Combien  sont-elles  de  jeunes  filles  maintenant 
qui  se  sont  transformées  ainsi,  par  le  miracle  de  la 
guerre!...  Elles  auront  fait  notre  étonnement,  notre 
stupeur  admirative...  Mais  toi,  tu  as  ta  haute  sensibi- 
lité... Nous  sommes  moins  maîtres  de  nos  sensations? 
Sans  doute  c'est  aussi  qu'elles  sont  plus  intenses... 
Mais  il  ne  faudrait  pas  te  surmener?... 

CÉCILE 

Et  toi,  tu  as  l'air  soucieux?  Le  communiqué  est  bon 
cependant,  n'est-ce  pas? 

PIERRE 

Excellent. 

(Rentrent  Ginette  et  Simone  avec  une  lonipe  à  alcool  et  des  paquets, 
Simone  en  a  les  bras  remplis.) 


SCENE  XI 
Les  Mêmes,  GINETTE,  SIMONE,  puis  GERMAINE. 

GINETTE 

Nous  n'allons  pas  dévorer  tout  ça.  C'était  pour  vous 
montrer  les  munitions!  Allez!  Simone,  installons-nous 
sur  cette  table  et  improvisons! 

PIERRE 

Voulez- vous  qu'on  vous  aide?  Ça  se  prépare  à  l'eau? 


38  L'AMAZOME 

GINETTE 

Soyez  tranquille,  pour  vous  on  ajoutera  de  la  crème! 
Je  vous  l'ai  promis. 

GERMAINE,   entrant. 

C'est  M.   le  sous-préfet  avec  un  autre  monsieur. 
Il  demande  s'il  peut  voir  ces  dames. 

PIERRE 

Ah!  c'est  son  auto  qui  vient  de  s'arrêter  à  la  porte! 
Vous  l'attendiez  donc! 

GINETTE 

Au  fait,  je  ne  vous  avais  pas  encore  raconté.  C'est 
à  cause  de  la  vieille  folle  d'à  côté...  la  séquestrée... 

CÉCILE 

Faites  monter,  faites  monter  le  sous-préfet. 

PIERRE 

Il  a  dû  trouver  ce  prétexte  pour  venir,  comme  il  est 
visiblement  amoureux  de  vous,  Ginette. 

GINETTE 

\"ous  êtes  odieux!  C'est  une  monomanie  1 

PIERRE 

\'oyons,  vous  ne  pouvez  pas  nier  que  ce  jeune  sous- 
préfet  intérimaire  n'a  pas  été  héberlué  par  vous? 

CÉCILE 

Tais-toi,  Pierre...  le  voilà!  (a  Ginette. )Mais  que  vient-il 
faire?... 

GINETTE 

Attendez,  vous  allez  le  savoir. 


ACTE  PREMIER  39 

SCÈNE   XII 
Les   Mêmes,   DUARD,    LE  DOCTEUR  BARRIER. 

Entrent  le  sous-préfet  et  un  gros  homme   qui  est  le  médecin  civil  Barrier. 
Le  sons-préfet  Duanl  est  tout  jeune  et  visiblement  inexpWraenté. 

GINETTE 

Oh!  je  suis  désolée,  vous  n'auriez  pas  dû  vous  dé- 
ranger vous-même,  Monsieur  le  sous-préfet...  cela 
n'avait  aucune  importance! 

DUARD 

Mais  je  ne  me  suis  pas  dérangé  le  moins  du  monde, 
je  passais  en  auto  devant  votre  porte  ?ivec  le  D'^  Bar- 
rier, que  je  vous  présente...  ' 

BARRIER 

Madame,  mademoiselle,  monsieur... 

(Salutations.) 

DUARD 

De  quoi  s'agit-il?  Puis- je  vous  être  utile? 

GINETTE 

Oh!  le  cas  est  sans  gravité.  Il  pourra  même  vous 
apparaître  une  plaisanterie  douteuse...  Avec  aplomb 
j'ai  accepté  de  vous  soumettre  ce  cas  de  conscience... 

CÉCILE 

Nous  étions  en  train  de  goûter  à  un  produit  avant 
de  l'expédier  sur  le  front,  un  de  ces  nouveaux  produits 
dont  on  nous  encombre  et  dont  les  tranchées  ne  veu- 
lent même  plus. 

PIERRE 

Un  ftve  o'clock  de  cagnas.  Je  vous  en  prie... 


40  L'AMAZONE 

DUARD 

Ce  serait  avec  le  plus  grand  plaisir,  mais  nos  minutes 
sont  comptées.  J'ai  promis  de  conduire  le  docteur  chez 
une  cliente  qui  ne  peut  guère  attendre. 

BARRIER 

Elle  est  en  train  d'accoucher. 

PIERRE 

Le  D^  Barrier,  n'est-ce  pas? 

DUARD 

Un  de  nos  grands  spécialistes. 

BARRIER 

Oui,  mademoiselle,  pendant  que  l'humanité  est  en 
train  de  s'entre-tuer,  moi  j'ai  pour  mission  de  faire 
faire  à  la  vie  le  maximum  de  rendement...  Jamais  be- 
sogne ne  m'a  paru  plus  agréable! 

GINETTE 

Simone,  donnez  deux  tasses,  à  moins  que  réelle- 
^«cnt  vos  minutes  soient  comptées,  à  tous  deux. 

DUARD 

Oh!  le  fait  est  que  je  suis  accablé  de  besogne,  mais 
mes  clients  sont  moins  pressés  que  ceux  du  docteur!... 
Trois  cents  dossiers  d'allocations,  réquisition  de  blé, 
de  foin,  veiller  à  l'hygiène  des  écoles,  au  personnel  des 
grandes  usines,  un  courrier  de  deux  cents  lettres  de 
réclamations,  des  réclamations  de  députés,  car  il  y  en 
a  encore!  Rédiger  dans  la  quinzaine  un  rapport  sur 
la  réforme  administrative! 

GINETTE 

Et  vous  voulez  encore  que  je  vous  ennuie  avec  ma 
petite  requête! 


ACTE  PREMIER  ii 

CÉCILE 

Mais  enfin,  qu'est-ce  que  c'est,  Ginette? 

GINETTE 

Après  tout,  j'ai  peut-être  tort  de  rire.  Figurez-vous 
que  nos  insupportables  pies-grièches  de  voisines  pré- 
tendent m'interdire  de  jouer  du  violon  et  s'en  réfèrent 
à  je  ne  sais  quelle  ordonnance  de  la  préfecture  et  aussi 
à  votre  jugement  personnel.  Il  paraît  que  c'est  incon- 
venant de  jouer  du  violon...  ailleurs  qu'au  front  sur 
des  boîtes  de  macaroni... 

DUARD 

Quelle  idiote!  Je  vais  vous  rédiger  une  lettre  que 
vous  pourrez  lui  montrer  à  cette  dame.  J'entends  ne 
pas  être  tenu  responsable  d'un  arbitraire  pareil. 

GINETTE 

A  la  bonne  heure!  je  n'en  doutais  pas! 

DUARD 

Quelle  est  cette  personne?  Une  vieille  dame? 

GINETTE 

Naturellement!  comment  voulez-vous  qu'il  en  soit 
autrement!  Ah  Dieu!  avant  la  guerre,  je  n'aimais  pas 
les  vieux,  maintenant  je  les  déteste. 

BARRIER 

Merci,  en  passant. 

(0*  rit.) 

GINETTE 

Oh!  mais  je  n'appelle  pas  vieux  du  tout  un  hommo 
de  votre  sorte...  placé... 

4. 


42  L'AMAZONE 

PIERRE 

Au  guichet  de  la  vie. 

BARRIER   . 

Il  en  a  de  bonnes! 

GINETTE 

J'appelle  vieillard  tout  ce  qui  se  consume  dans 
l'inutilité,  l'anémie,  l'ankylose!  Et  ce  qu'on  en  voit! 

BARRIER 

La  cachexie,  comme  nous  disons  entre  nous,  mais 
c'est  un  sale  mot  pour  de  joHes  bouches. 

CÉCILE 

Voilà  Ginette  lancée!...  Je  vous  avertis  que  c'est  sa 
marotte. 

DUARD 

Mais,  il  y  a  des  vieillards  intrépides  et  charmants, 
mademoiselle. 

GINETTE 

J'enrage  de  penser  qu'après  la  guerre  il  y  aura  tous 
les  vieillards!  Et  que  cette  belle  jeunesse  meurt  tous  les 
jours  pour  entretenir  le  règne  de  la  vieillesse!  Ah! 
s'ils  se  contentaient  d'étouffer  les  violons! 

BARRIER 

Elle  ne  pardonne  pas  à  la  vieille  dame  d'à  côté! 

DUARD 

Je  vais  la  saler! 

BARRIER 

Mais  elle  me  plaît,  cette  petite  demoiselle-là.. .Passez- 
moi  une  tasse  de  cacao.  Ça  remplacera  les  pernods  dé- 


ACTE  PREMIER  43 

funts.  (Regardant  sa  montre.)  Et  puis,  la  mère  et  l'en- 
fant auront  bien  la  politesse  de  m' attendre!  D'abord 
les  enfants  peuvent  attendre,  ils  ont  bien  le  temps  de- 
vant eux!  Tandis  que  nous! 

DUARD 

Une  pierre  dans  votre  jardin,  Ginette... 

BARRI ER 

Du  tout,  du  tout!  Figurez-vous  que  je  pense  eorrane 
cette  petite  demoiselle-là! 

DUARD 

Moi,  sur  ce  chapitre,  je  m'en  réfère  à  la  limite  d'âge 
administrative...  On  est  jeune  jusqu'à  la  classe  87. 

BARRI  ER 

Après  la  guerre  ce  sera  le  régime  des  vieux  bureau- 
crates et  du  gérontisme!  Tout  peut  mourir  en  France, 
même  la-  jeunesse,  pas  l'administration!  Le  dernier 
survivant  de  la  planète  Terre  sera  un  employé  des 
contributions  indirectes!  L'administration,  ah!  nous 
l'aurons  connue,  celle-là! 

GINETTE 

Ce  que  ça  fait  plaisir  d'entendre  ça!  Je  vous  demande 
pardoii  de  le  dire,  M.  le  sous-préfet,  mais  dès  qu'on  a 
affaire  à  elle,  la'  sacrée  administration,  tenez,  même 
dans  un  service  comme  le  nôtre  à  l'hôpital... 

DUARD 

Chut!  chut!  je  devrais  me  scandaliser! 

BARRI  ER 

Que  voulez-vous?  Nous  payons  en  caducité  notre 
excédent  de  génie  et  d.e  jeunesse.  C'est  comme  une 
espèce  de  loi  des  compensations. 


44  L'AMAZONE 

GINETTE,    se  linussant   sur  la  pointe  des  pieds  et  avec  de  grands  geste» 
coupants. 

Ah!  il  faudra  balayer  tout  ça  après^la  victoire! 

BARRIER,   riant. 

Regardez-la  avec  ses  dents  de  jeune  louve,  elle  va 
3n  croquer  sa  tasse! 

DUARD 

Elle  ne  fait  qu'une  bouchée  de  tous  les  fonction- 
naires futurs  et  passés. 

PIERRE,  haussant  les  épaules. 

Et  puis  tout  cela  est  bien  puéril,  Ginette!  Dans  le 
poids  mort  des  civils  dont  vous  parlez,  il  n'y  a  pas 
que  les  vieillards;  il  y  a  une  masse  de  gens  inaptes 
au  service  et  à  l'activité. 

GINETTE,  l'interrompant. 

Les  déchets,  quoi!  Heureusement,  il  y  aura  aussi 
les  autres... 

BARRIER 

Qui? 

GINETTE 

Mais  ceux  auxquels  on  ne  pense  pas  assez,  ceux  qui 
reviendront,  tiens,  parbleu!  Et  à  ceux-là  toutes  les 
places  au  soleil! 

PIERRE 

Kt  à  eux  tout  l'amour! 

GINETTE 

Tiens,  comment  donc,  aussi! 

BARRIER 

Je  compte  bien  sur  leur  clientèle'. 


J 


ACTE  PREMIER  45 

GINETTE 

Qu'ils  reviennent  pour  épousseter  ceux  qui  auront 
fait  en  leur  absence  l'intérim  de  la  jeunesse!  C'est  que 
nous  en  voyons,  vous  savez,  nous  autres,  les  femmes, 
des  vieux  beaux  qui  cambrent  les  jarrets  et  qui  sont 
décidés  à  ne  pas  rendre  la  place  après  la  guerre  1 
Puis,  vous  savez,  ils  connaissent  le  moyen  de  refaire 
la  France! 

PIERRE,  levant  les  bras. 

Dieu  l'a  faite  ainsi.  Nous  n'y  pouvons  rien! 

DUARD 

Ce  n'est  pas  un  mal.  Il  en  faut...  il  en  faut... 

PIERRE 

Et  vous  êtes  injuste  aussi...  Pourquoi  accabler  ceux 
qui  ne  peuvent  prétendre  à  un  plus  haut  sacrifice  de 
leur  vie?...  Ils  s'efforcent  d'être  des  remplaçants  équi- 
tables, utiles. 

GINETTE 

Penh!  là!  là!  En  voilà  des  mots,  qui  ont  la  goutte! 

PIERRE 

On  ne  peut  pourtant  pas  tuer  les  vieux  pour  vous- 
faire  plaisir.  Quel  abattoir! 

GINETTE 

Que  voulez-vous,  quand  je  vois  tous  les  jours  ces 
admirables  enfants  souffrir  sans  se  plaiiidre  (car  ils 
ne  se  plaignent  même  pas),  et  repartir  de  même,  faire 
le  sacrifice  de  tout  ce  qu'il  leur  restait  à  vivre,  avec 
cette  simplicité  tranquille,  ah!  bon  Dieu,  j'imagine 
que  si  j'étais  homme,  tant  qu'un  souffle  de  vraie  vie 
et  de  santé  enflerait  ma  poitrine,  je  ne  pourrais  pas 
tenir  en  place!... 


46  L'AMAZONE 

BARRIER 

Tl  faut  tout  de  même  des  jarrets,  mademoiselle. 

CÉCILE 

Je  vous  écoute,  Ginette,  et  je  ne  vous  approuve  pas... 
Il  est  nécessaire  qu'il  en  reste  pour  perpétuer  la  fa- 
mille! L'incendie  ne  peut  pas  gagner  toute  la  terre. 

PIERRE 

Et  puis  la  jeunesse,  c'est  très  bien,  la  jeunesse!  mais 
serait-elle  ce  qu'elle  est  sans  nous? 

CÉCILE,   protestant. 

Comment,  nous?  Mais  je  suppose  bien  que  personne 
ici  ne  parle  de  nous! 

GINETTE 

Naturellement. 

PIERRE,  s'anime. 

Que  serait-elle  sans  nous  la  jeunesse?  Une  force 
brute,  voilà  tout!  Nous  lui  donnons  sa  direction.  Oui, 
certes,  nous  ressentons  l'élan  qu'elle  nous  communique 
comme  un  rouage  communique  le  mouvement  à  un 
autre  rouage,  mais  en  revanche  que  ne  reçoit-elle 
pas  de  notre  expérience?  Il  est  nécessaire  que  la  vieil- 
lesse soit  là  pour  servir  à  la  jeunesse  de... 

GINETTE,  interrompant. 

De  repoussoir.  Ça  évidemment. 

PIERRE 

Oh! 

(U  repose   sèchement  sa  tasse  sur  la   talilo  dans  un   g^este  Herveux. 
On  se  reteume.) 


ACTE  PREMIER  47 

CÉCILE 

Qu'est-ce  que  tu  as? 

PIERRE 

Moi?  Rien!  Rien  du  tout...  Je  réfléchis  seulement 
tout  à  coup  que  j'avais  oublié  une  course  impor- 
tante... à  deux  pas  d'ici.  Monsieur  le  sous-préfet,  votre 
auto  est  en  bas?  J'en  ai  pour  trois  minutes,  juste 
aller  et  retour.  Je  vais  jusqu'au  coin  de  la  rue. 

CÉCILE 

Où? 

BARRIER,  tirant  sa  montre. 

Diable!  diable!  eh  là!  Ils  ne  pourront  jamais  at- 
tendre jusque-là.  Sur  ma  demi-heure  nous  venons  de 
perdre  cinq  bonnes  minutes  à  discuter  comme  au  café 
de  la  République. 

PIERRE 

Mettez  votre  chapeau.  Le  temps  devons  apprêter,, 
je  serai  de  retour. 

BARRIER 

Dépêchez-vous  alors,  monsieur,  je  vous  en  prie. 
/ 

DUARD 

Je  vous  demande  pardon  d'insister  à  mon  tour. 

PIERRE 

Entendu  et  meroi. 

(il  sort.) 


48  L'AMAZONE 

SCÈNE  XIII 

Les  Mêmes,  moins  PIERRE. 

CÉCILE 

J'ai  peur  que  vous  ne  l'ayez  un  peu  agacé. 

GINETTE,   riant. 

Ça,  j'avoue  que  parfois  j'agace  mon  cousin.  J'adore 
la  discussion. 

CÉCILE 

Et  toutes  ces  parlottes  sont  bien  vaines... 

DUARD 

Nous  en  avons  oublié,  dans  la  chaleur  du  banquet, 
de  vous  donner  notre  jugement  sur  ce  produit.  11 
n'est  pas  trop  mauvais,  c'est  le  mieux  qu'on  puisse 
en  dire.  Ça  repose  des  bonnes  choses. 

GINETTE 

Et  vous,  Simone,  comment  trouvez-vous  ça? 

SIMONE 

Infect. 

GINETTE,   riant. 

INTaturellement.  Simone  ne  parle  pas  souvent,  mais 
quand  elle  parle  elle  laisse  tomber  des  diamants... 

DUARD 

Je  ne  vais  plus  oser  revenir  ici... 

GINETTE  : 

Pourquoi? 


1. 


ACTE  PREMIER  49 

DUARD 

Vous  avez  été  bien  dure  pour  moi...  Hé  oui,  je  suis, 
hélas!  de  ces  tristes  auxiliaires  qui,  bien  qu'âgés  de 
trente  ans  et  quelques  mois... 

GINETTE,  Tivement. 

Oh!  mais  je  serais  désolée  que  vous  preniez  pour 
votre  compte  des  discussions  d'ordre  général...  S'il 
fallait  traiter  en  mépris  tous  ceux  qui,  pour  des  raisons 
valables,  sont  obligés  de  vivre  à  l'arrière,  et  qui,  d'ail- 
leurs, s'emploient  de  tout  cœur  à  leur  tâche!...  Je  ne 
connais  pas  de  plus  stupide  injustice... 

DUARD 

Sans  rancune,  allez!...  Il  n'y  en  a  pas  un  de  ceux-là 
qui  ne  se  soit  posé  la  question  :  «  Dans  ma  faiblesse 
n'entre-t-il  pas  un  peu  de  lâcheté?  » 

CÉCILE,  avec  force. 

Pas  ici...  je  vous  le  garantis!... 

DUARD 

Et  cela  ne  m'empêche  pas  de  vous  être  tout  dévoué, 
mademoiselle,  tout  acquis  à  chaque  fois  que  vous  au- 
rez besoin  de  moi...  N'hésitez  pas  à  m' appeler  et  à  user 
de  mes  services...  Au  moins,  faire  en  sorte  d'être  bon, 
utile...  à  tous... 

GINETTE 

Mais  vous  voyez  que  je  ne  me  prive  pas  de  vous 
déranger...  Et,  si  même  pojur  l'organisation  du  train 
sanitaire...  (on  entend  la  corne  de  l'auto.)  Tiens  1  ce  n'est  pas 
possible,  déjà  lui! 

BARRIER 

Il  ne  peut  pas  matériellement  avoir  eu  le  temps! 


50  L'AMAZONE 

DUARD  va  à  la  fenêtre. 

Charles,  qu'est-ce  qu'il  y  a?...  Quoi?...  Oh!  bon 
(il  se  leicuriie.)  L'auto  l'a  laissé  là  où  il  l'a  conduit.  Et  il 
nous  le  renvoie,  de  peur  que  nous  ne  nous  mettions  en 
retard. 

BARRI  ER 

Tant  mieux,  profitons-en!.,.  Je  suis  bourrelé  de 
remords!...  Madame,  mademoiselle,  exeusez-nous...  La 
classe  37  m'appelle. 

CÉCILE 

Dites-moi...  Vous  descendez  la  rue  Caxnot? 

DUARD 

Tout  droit. 

CÉCILE 

Voulez-vous  me  déposer  en  passant  chez  ma  cou- 
sine de  Saint-Arroman?... 

DUARD 

Je  crois  bien! 

CÉCILE,  à  Ginette. 

Je  vous  laisse  Simone... 

GINETTE 

Allez,  allez... 

CÉCILE 

Je  reviendrai  d'ailleurs  aussitôt. 

DUARD 

Et  je  vous  enverrai  ce  mot  pour  la  vieille  voisine  ce 
soir  même. 

GINETTE 

Je  vous  en  prie...  Ce  n'est  pas  pressé... 


ACTE  PREMIER  51 

BARRIER 

Au  revoir,  ma  petite  infirmière...  J'aime'  ces  na- 
tures-là... Aussi,  si  vous  avez  jamais  besoin  de  moi... 
A  votre  disposition! 

GINETTE,  riant. 

Oh!  docteur! 

BARRIER 

Suis-je  bête!...  Oui,  c'est  vrai...  Où  avais- je  la  tête?... 
l'habitude  professionnelle!  Et  d'ailleurs  un  jour  ou 
l'autre,  je  pense  bien  que  vous  ferez  votre  devoir  de 
bonne  française!  D'ici  là,  en  tous  cas,  oh  armé  de 
vous  avoir  connue! 

GINETTE,  riant. 

Alors...  au  revoir... 

(Le  docteur  sort.) 


SCÈNE   XIV 
GINETTE  et  SIMONE,  seules,  puis  PIERRE. 

GINETTE 

Maintenant  faisons  le  ménage  nous-mêmes,  Simone. 

SIMONE 

Si  vous  voulez. 

(Pendant  qu'elles  rangent  les  tasses.) 
GINETTE 

L'homme  aux  sabots  étant  venu,  il  faudra  que  nous 
les  comptions  tout  de  même! 

SIMONE 

Nous  n'avons  pas  besoin  d'être  deux  pour  ça! 


52  L'AMAZONE 

GINETTE 

On  n'est  pas  plus  aimable. 

SIMONE,  avec  intention. 

Vous  savez  que  je  ne  suis  pas  «  bonne  »! 

GINETTE 

Vous  vous  calomniez  peut-être!  Qui  sait? 

SIMONE 

Non.  Mois,  sans  doute,  je  suis  trop  petite  pour  m' in- 
téresser à  la  guerre.  Plus  tard,  quand  je  serai  grande, 
je  m'intéresserai  aux  autres...  comme  vous! 

GINETTE 

Mais  les  autres,  ma  petite  Simone,  les  autres,  ce  sont 
des  gens  en  effet  rudement  intéressants! 

SIMONE 

Avant  les  autres,  j'aime  les  miens. 

GINETTE 

Tiens l  tiens!...  Mais  c'est  la  première  fois  que  vous 
me  sortez  des  idées  aussi  arrêtées  ! 

SIMONE 

Croyez-vous? 

GINETTE 

Vous  ne  m'aimez  pas,  Simone,  avouez-le.  Qu'est-ce 
que  je  vous  ai  fait?  Est-ce  parce  que  je  vous  ai  quel- 
quefois rabrouée? 

SIMONE 

Vous  rabrouez  tout  le  monde...  C'est  une  habitude... 
Et  puis,  moi,  ça  n'a  pas  d'importance. 


I 


ACTE  PREMIER  5^ 

GINETTE 

Il  faudra  soigner  votre  estomac,  ma  petite.  \"otre  ca- 
ractère s'aigrit  beaucoup.  \'ous  n'êtes  pas  malheureuse 
pourtant? 

SIMONE 

Je  le  suis. 

GINETTE 

Case  dit!  Je  voudrais  bien  savoir  depuis  quand? 

SIMONE 

Depuis  que  vous  êtes  arrivée  ici. 

GINETTE 

Depuis  que... 

(La  porte  s'ouvre.  Entre  Pierre.) 

GINETTE 

Tiens,  vous  revoilà! 

PIERRE 

Mais  oui!  Ils  sont  partis? 

GINETTE 

Bien  entendu,  puisque  vous  avez  renvoyé  la  voiture. 
Cécile  en  a  profité  pour  se  faire  déposer  chez  sa  tante. 
Elle  reviendra  dès  qu'elle  aura  fini  sa  visite. 

PIERRE,  à  Simone. 

Tu  t'en  vas,  fifiUe? 

SIMONE 

Je  vais  faire  mes  devoirs. 

(Elle  sort.) 


bi  L'AMAZONE 

SCÈNE    XV 

GINETTE,  PIERRE. 

PIERRE 

Je  ne  vous  dérange  pas? 

GINETTE  s'est  mise  à  coiuhc. 

Pas  le  moins  du  monde,  (silence.)  Il  est  très  bien,  ce 
gros  docteur...  hein?...  (Nouveau  silence.)  Je  dis,  i!  est  très 
bien,  ce  gros  docteur... 

PIERRE 

Ahl  ouil 

GINETTE 

Gela  n'a  pas  l'air  de  vous  intéresser. 

PIERRE 

Si.  Je  repensais  à  notre  conversation!  Ahî  quel  mé- 
pris dans  toutes  vos  paroles!  Et  quel  mépris  spécia- 
lement de  moi! 

GINETTE 

Vous  plaisantez  !  Quel  rapport... 

PIERRE 

Ne  faites  pas  la  bête.  Il  n'est  pas  de  jour  que  vous 
ne  m'ayez  tancé  d'importance. 

GINETTE 

Ah!  ça,  en  voilà  une  idée!  Vous  faites  ce  que  vous 
pouvez,  mon  pauvre  Pierre;  on  n'a  aucun  reproche  à 
vous  adresser.  Vous  avez  fait  votre  devoir  ;  vous  avez 
quarante-six  ans.  Vous  pourriez  être  évidemment  dans 
un  lointain  dépôt,  dans  une  intendance  insignifiante, 
mais  vous  n'encourez  aucun  blâme  en  vous  rendant 


ACTE  PREMIER  55 

utile  dans  votre  propre  ville.  Vous  voilà  comme  le 
sous-préfet!  J'ai  toujours  voulu  parler  de  ceux  qui 
n'ont  pas  l'âge  de  la  retraite,  et  de  ceux... 

PIERRE,  l'interrorapant. 

Pas  le  blâme,  si  vous  voulez,  mais  le  mépris',  ah 
oui!  Mais  ça  n'est  pas  votre  faute;  vous  avez  le  mépris 
cruel  de  la  jeunesse.  Et  puis,  c'est  peut-être  pour  mon 
châtiment  aussi! 

GINETTE 

Votre  châtiment? 

PIERRE 

Oui,  d'avoir  osé  vous  faire  l'aveu  que  je  vous  ai  fait! 

GINETTE,  froide. 

Il  est  convenu  que  nous  n'en  reparlerons  jamais. 

PIERRE 

Mais  vous  y  répondez  toujours  indirectement  par 
vos  railleries...  justes,  oh!  très  justes!...  Celui  qui  né 
peut  prétendre  aux  actes  les  plus  énergiques  et  les 
plus  valeureux  de  l'âme  doit  se  soumettre  lui-même  à 
toutes  les  conséquences  de  son  âge  ou  de  sa  pleutrerie. 
Aligne  tes  fiches,  vieux  bonhomme,  dans  ton  bureau. 
C'est  justice. 

GINETTE 

Mais  qu'est-ce  qui  vous  prend  aujourd'hui?  Je  me 
suis  mal  exprimée  sans  doute.  Moi  aussi  je  suis  pan- 
toufle, Pierre!  Résignons-nous  à  notre  modeste  emploi. 
La  beauté,  c'est  pour  les  autres!  Pourquoi  faites-vous 
cette  figure  piteuse,  grand  Dieu!  Tenez,  voulez-vous 
me  passer  les  ciseaiix  qui  sont  sur  la  table?  Merci! 


56  L'AMAZONE 

PIERRE 

Je  ne  mérite  pas  tant  de  mépris.  Au  fond,  j'ai  ma 
valeur. 

GINETTE 

Mais  je  vous  respecte  énormément;  je  sais  que  vos 
travaux  d'architecte  sont  remarquables  et  j'apprends 
toujours  à  vous  écouter. 

PIERRE 

Je  vaux  mieux  que  tout  cela.  La  province  m'a  un 
peu  étouiïé,  la  vie  de  famille  aussi;  au  fond  personne 
ne  me  connaît.  J'ai  été  un  solitaire.  Si  j'avais  pu  vous 
parler  à  cœur  ouvert,  vous  m'auriez  jugé,  mais  voilà... 
c'est  de  ma  faute.  Tout  de  suite,  j'ai  été  assez  bête, 
assez  naïf,  comme  un  vieux  collégien,  pour  faire  la 
gaffe  et  pour  qu'il  me  soit  interdit  à  tout  jamais  de 
reprendre  cette  conversation  interrompue.  Je  vous  au- 
rais mieux  éclairée  sur  moi-mêm^,  sur  mes  sentiments! 
Vous  m'avez  ordonné  de  me  taire,  je  me  suis  tu. 

GINETTE,  énei-g-iquement. 

Il  ne  pouvait  pas  en  être  autrement. 

PIERRE 

En  effet.  Seulement  je  me  suis  tu  trop  vite! 

GINETTE 

Non!  Parce  qu'à  coup  sûr,  le  lendemain  si  vous  aviez 
persisté,  j'aurais  bouclé  mon  imperceptible  valise. 
Je  n'aurais  pas  trahi  l'hospitalité. 

PIERRE  hausse  les  épaules. 

Oui,  oui!...  Mais  tout  de  même  ce  sont  de  bien 
grands  mots,  et  vous  l'avez  trahie  tout  de  même! 

GINETTE 

C'est  le  comble,  par  exemple! 


ACTE   PREMIER  57 

PIERRE 

Parfaitement,  à  votre  insu!  La  trahison,  c'est  d'avoir 
apporté  ici  votre  jeunesse,  je  ne  dis  pas  seulement 
votre  charme,  je  dis  la  puissance  de  votre  jeunesse 
ardente,  même  votre  gaîté,  même  ce  courage  que  vous 
communiquez  à  tout  le  monde.  A'ous  parliez  tout  à 
l'heure  de  la  bureaucratie,  de  la  porte  qu'il  faudrait 
ouvrir  pour  balayer  cette  atmosphère  endormie.  Eh 
bien!  c'est  ce  que  vous  avez  fait,  vous,  en  entrant  ici^ 
sournoisement  et  sans  le  vouloir. 

GINETTE 

Oh  !  aournoisement  1 

PIERRE 

Vous  avez  ouvert  les  fenêtres,  vous  avez  balayé 
cette  atmosphère  provinciale  où  des  énergies  un  peu 
molles  s'endormaient  dans  le  confort,  dans  une  austé- 
rité pour  laquelle  nous  n'étions  peut-être  pas  nés. 
Cette  grande  histoire,  la  Guerre,  passait  au-dessus  de 
nos  têtes.  Vous,  avec  vos  blessures  toutes  neuves^ 
toutes  saignantes,  votre  rage,  votre  enthousiasme, 
vous  êtes  arrivée  comme  un  petit  bolide,  ^'ous  nous 
avez  tous  entraînés.  Qui  sait  même  si  Cécile  aurait 
trouvé  en  elle  ces  ressources  d'énergie  si  vous  ne  la 
lui  aviez  un  peu  soufflée;  vous  n'avez  pas  besoin  de 
proclamer  votre  amour  pour  la  jeunesse,  allez!  C'est 
vous  qui  êtes  la  jeunesse!  Mais  cruelle  par  exemple... 
et  sévère!  Bah!  la  bonté  vous  viendra  plus  tard.  La 
bonté,  c'est  déjà  de  la  décadence. 

GINETTE,   éclatant  de  rire,  le  nez  sur  soa  ouvrage. 

Bon  Dieu!  mais  je  ne  suis  pas  tout  i^a!  Que  diable 
allez-vous  chercher  là!  Toutes  ces  choses  se  réduisent 
à  bien  moins...  bien  moins...  C'est  l'histoii'e  d'une 
pauvre  petite  émigrée,  un  petit  bout  de  rien  du  tout 


« 


58  L'AMAZONE 

qui  est  entré  dans  une  maison  amie,  chez  des  gens  ado- 
rables et  pleins  de  cœur.  Or,  pendant  qu'elle  se  met- 
tait simplement  à  sa  besogne  d'infirmière,  à  son  petit 
traintrain  de  vie,  le  cousin,  comme  dans  les  pires  ro- 
mans, a  â'ailli  devenir  amoureux  de  sa  petite  personne. 
Ça  aurait  pu  se  gâter,  elle  aurait  dû  se  fâcher...  et  puis 
tout  s'arrange...  Voilà  à  quoi  se  limite  exactement 
l'histoire. 

PIERRE,  secouant  la  tête. 

Non,  pas  du  tout.  Vous  savez  bien  que  ce  n'est  pas 
ça!  N'essayez  pas  d'en  diminuer  les  proportions  1  C'est 
plus,  beaucoup  plus!...  C'est  même  tellement,  que,  par 
moments,  je  me  demande  si  ce  n'est  pas  une  seconde 
vie  qui  commence...  Et  si,  tout  à  coup,  je  vous  révélais 
la  profondeur  de  mes  sentiments,  vous  en  seriez  peut- 
être  effrayée...  Mais  cependant,  je  sais,  je  lis  dans  vos 
yeux,  dans  votre  attitude,  que  vous  voue  en  rendez 
compte.  i 

GINETTE,  fronçant  les  sourcils. 

Alors,  taisez-vous  encore  et  toujours...  c'est  ce  qui 
vaudra  le  mieux. 

PIERRE 

C'est  une  superstition  ancienne  qui  vous  fait  dire  : 
il  vaut  mieux  se  taire  devant  l'amour.  Voyez-vous, 
je  vous  disais  tout  à  l'heure  une  grande  vérité,  au  sujet 
de  ce  soldat  balbutiant  qui  s'en  allait  emportant  avec 
l'amour  qu'il  vous  a  voué  une  grande  force  qui  va  le 
soutenir  et  l'embraser!...  Je  vous  disais  qu'un  des 
miracles  les  plus  merveilleux  de  cette  guerre  aura  été 
de  transformer  les  sentiments  de  l'homme  devant  la 
femme  et  réciproquement.  Est-ce  parce  que  vous 
n'êtes  plus  les  mêmes  que  naguère,  vous  autres 
femmes?...  Est-ce  plus  simplement  parce  que  le  dan- 
ger de  l'heure  nous  a  fait  mieux  comprendre  la  desti- 
nation de  l'amour  et  de  la  tendresse,  mais  je  sens 


ACTE  PREMIER  59 

par  ce  que  j'éprouve  qu'il  y  a  encore  dans  l'amour  des 
rayons  X  qui  restent  à  découvrir...  Et  quand  la  décou- 
verte est  faite  de  ces  rayons  invisibles,  c'est  toute  une 
espèce  de  rénovation!  En  vous  aimant  comme  je  le 
fais,  je  ne  peux  même  pas  savoir  s'il  entre  une  partie 
d'amour  physique  pour  vous!  C'est  vrai!  Je  vous 
cdme,  Ginette,  éperdûment,  suivant  l'ancien  terme, 
mais  je  vous  aime  comme  on  aime  l'air  pur,  l'air  vif 
des  sommets,  la  santé,  la  marche...  C'est  un  sen- 
timent neuf  qui  a  quelque  chose  de  grand,  d'enthou- 
siasmant! 

GINETTE 

Ce  n'est  pas, mon  influence  que  vous  subissez!  A  tra- 
vers moi  vous  sentez  l'enthousiasme  de  l'heure  que 
nous  vivons. 

PIERRE 

Ah!  qu'importe  si  vous  êtes  le  clairon!  Mais  je  jure 
qu'à  mesure  que  vous  parlez,  qu'à  mesure  que  vous 
vivez  ici,  je  sens  renaître  en  moi  des  ferveurs,  des  juvé- 
nilités, des  espérances  que  je  n'aurais  plus  jamais 
attendues  de  moi-même.  Même  quand  je  boude  contre 
les  paroles  que  vous  prononcez,  mon  cœur  vous  donne 
toujours  gravement  raison  :  car  vous  avez  toijjours 
raison,  Ginette!  Vous  m'avez  amélioré,  vous  m'avez 
inspiré  le  désir  d'un  idéal,  vous  m'avez  rajeuni  et  si 
vous  en  avez  guéri  d'autres  de  leurs  blessures,  vous 
avez  fait  ici  une  très  bonne  œuvre  aussi  sans  vous 
en  douter  :  vous  m'avez  guéri  de  moi-même, 

GINETTE 

Faites  mieux,  faites  plus  encore,  oubliez  complète- 
ment nos  pauvres  personnalités.  Non,  non,  on  ne  peut 
pas  parler  d'amour,  voyez-vous,  on  n'a  pas  le  droit 
d'éprouver  autre  chose  que  l'amour  qu'ils  éprouvent, 
eux! 


60  J/AMAZONE 

PIERRE,  avec  rage. 

Ah!  VOUS  ne  parlez  toujours  que  d'eux!  Et  pour  les 
rapprocher  davantage  de  vous...  vous  les  appelez... 
des  enfants! 

GINETTE 

De  quoi  voulez-vous  donc  que  je  parle?  Je  voudrais 
que  vous  les  voyez  comme  nous  les  voyons,  oui,  il 
faut  les  avoir  vus  comme  l'autre  jour  lorsqu'on  est 
venu  leur  chanter  la  Marseillaise  dans  la  salle  de  l'am- 
bulance. Pierre,  Pierre,  si  vous  aviez  vu  toutes  ces 
figures  illuminées!  les  grands  blessés  qui  se  soulevaient 
sur  leurs  coudes!  les  petits  qui  enlevaient  respectueu- 
sement leur  coiffe,  comme  s'ils  étaient  devant  une 
grande  personne,  devant  un  chef!  Et  leurs  yeux!... 
oh!  leurs  yeux  en  écoutant  cette  chose  qui  les  avait 
emportés  déjà  dans  la  mitraille  et  qui  allait  les  re- 
prendre bientôt,  cette  chose  pour  laquelle  ils  allaient 
mourir!  Il  y  en  avait  qui  pleuraient  de  grosses  larmes, 
il  y  avait  des  mains  agitées,  des  mains  qui  froissaient 
le  drap  comme  des  agonisants,  et  eux  aussi,  ils  asso- 
ciaient tout  ce  qu'ils  avaient  en  eux  d'amour  à  cette 
chose-là  et  j'entendais  un  blessé  qui,  tout  en  pleurant 
d'ardeur  et  d'enthousiasme,  murmurait  le  nom  de  son 
amie  ou  de  sa  femme  et  disait  :  «  Marie!  Marie!  » 
comme  un  autre  disait  peut-être  dans  un  autre  coin 
de  la  salle  à  cette  minute  :  «  Maman!  maman!  »...  Ah! 
les  braves  petits!  les  braves  petits!... 

PIERRE,  touk  à  coup  atot  éclat. 

Oui,  VOUS  avez  raison  mille  fois,  il  n'y  a  qu'eux!  Eux 
seuls  méritent  d'être  aimés,  tous  ces  sonneurs  d'en- 
thousiasme! Ginette,  vous  n'avez  pas  besoin  de  m' en- 
traîner! Je  vous  réservais  depuis  quelque  temps  une 
grande  surprise,  et  vous  ne  vous  en  doutiez  pas!  Re- 
gardez-moi bien,  savez-vous  ce  que  je  viens  de  faire  à 


I 


ACTE    PREMIER  61 

l'instant,  savez- vous  où  je  suis  allé  avec  l'auto?  Je  me 
suis  fait  conduire  au  bureau  militaire.  Dans  ma  poche, 
depuis  hier  matin,  je  serre  précieusement  la  réponse 
que  l'autorité  militaire  m'a  fait  parvenir,  réponse  à  une 
demande  formulée  par  moi  depuis  une  quinzaine  de 
jours. 

GINETTE 

Et  qui  était? 

PIERRE 

Celle  d'obtenir  mon  envoi  volontaire  en  première 
ligne. 

GINETTE,   stupéfaite. 

Qu'est-ce  que  vous  dites  là? 

PIERRE 

C'était  facile.  J'ai  été  soldat  et  je  n'ai  été  versé  dans 
mon  service  que  par  protection  au  moment  de  la  mo- 
bilisation. Je  n'ai  que  quarante-six  ans  après  tout. 
Dans  les  tranchées,  il  y  a  des  hommes  de  cinquante! 

GINETTE 

Et  cette  autorisation,  vous... 

PIERRE 

Je  l'ai  là  depuis  hier  matin.  Elle  me  brûle!  Croyez- 
vous,  je  me  sentais  encore  partagé  par  différents  senti- 
ments, je  ruminais  les  vieux  devoirs,  comme  s'il  y  en 
avait  deux!  Il  n'y  en  a  qu'un!  Oui,  oui!  Je  m'en  ren- 
dais compte;  mais  au  milieu  de  notre  conversation  de 
tout  à  l'heure,  quand  j'ai  entendu  votre  cinglante 
ironie...  car  je  vous  poussais  exprès,  je  vous  aguichais 
pour  voir  jusqu'au  fond  de  votre  conscience,  pour  y 
lire  ce  cri  de  reproche  que  vous  n'avez  jamais  osé  me 
lancer  en  face...  alors  j'ai  bondi  comme  sous  un  coup 
de  cravache,  je  suis  allé  droit  au  bureau  militaire... 

■'  6 


62  I/AMAZONE 

GINETTE 

Pierre,  vous  n'avez  pas  signé? 

PIERRE 

C'est  tout  comme!  Je  voulais  voir  si  j'étais  en  règle  : 
je  le  suis.  Je  n'ai  plus  que  ma  signature  à  mettre.  Dans 
un  quart  d'heure,  ce  sera  fait. 

(Il  est  là,  face  à  elle,  souriant,  radieux.) 
GINETTE 

Mais  votre  femme,  est-elleau  courant...  votre  femme? 

PIERRE 

Jamais  de  la  vie  par  exemple!  Je  n'ai  mis  personne 
au  courant  de  mon  travail  de  conscience. 

GINETTE 

Mais  alors  vous  n'avez  pas  le  droit.  Vous  devez  con- 
naître son  opinion,  peut-être  son  désaveu.  Vous  avez 
une  fille!  Réfléchissez. 

PIERRE 

C'est  vous  qui  me  parlez  ainsi,  tout  à  coup  ?  Ah  !  je  ne 
vous  reconnais  pas!  Qu'est-ce  que  cette  objection  sou- 
daine et  timorée!  Est-ce  qu'ils  n'ont  pas  tout  sacrifié, 
eux,  leur  famille,  leurs  enfants,  leur  femme,  comme 
je  vais  le  faire,  moi,  le  retardataire!  Ce  qui  est  bon 
pour  les  autres,  n'est-il  pas  bon  pour  moi?  Non,  je 
ne  suis  pas  au  rancart,  Ginette.  J'en  suis!  Depuis 
que  j'ai  pris  cette  décision,  je  suis  rempli  d'enthou- 
siasme, de  joie.  Je  trichais  avec  vous,  je  vous  présen- 
tais des  objections,  et  à  mesure  que  vous  les  détruisiez, 
au  lieu  de  la  déception  que  vous  croyiez  enfoncer  en 
moi,  c'était  du  bonheur,  c'était  de  la  joie  que  j'éprou- 
vais!... 


ACTE  PREMIER  63 

GINETTE 

Pierre!  je  vous  en  conjure;  Pierre,  vous  agissez  sous 
l'empire  d'une  idée.  Elle  n'est  peut-être  pas  juste... 
Il  y  a  plusieurs  devoirs,  en  effet.  Je  suis  effrayée... 
vous  m'épouvantez... 

PIERRE 

Et  en  outre,  voyons,  voyons,  est-ce  que  ce  n'était 
pas  la  seule  solution?  Il  n'y. en  avait  pas  d'autres!  Vous 
parlez  de  devoir,  mais  vous  ne  pensez  pas  le  premier 
mot  de  ce  que  vous  dites!  Est-ce  que  nous  ne  vivions 
pas  tous  deux  dans  une  gêne  insupportable;  est-ce 
que  cet  amour  que  j'éprouvais  pour  vous  n'était  pas 
entre  nous  et  ne  pesait  pas  dans  toute  la  maison  de  son 
poids  de  mensonge?  Votre  loyauté  elle-même  chance- 
lait par  moments  I  Avouez  que  vous  aviez  envie  de 
partir  quelquefois?... 

GINETTE 

Je  regrette  de  ne  l'avoir  pas  faitl  Si  j'avais  su! 

PIERRE 

Non.  C'est  moi  qui  dois  partir.  C'est  moi  qui  par- 
tirai et  pour  la  plus  belle  des  causes!  La  maison  sera 
assainie  derrière  moi.  Mais  ce  n'est  là  qu'un  bien 
mince  espoir  en  comparaison  de  celui  qui  m'anime, 
Ginette,  ma  chérie!  Vous  m'avez  donné  la  force  d'aller 
à  la  Patrie!  Je  vous  dois  tout!  Rassurez -vous,  votre 
amour  n'est  pas  en  cause.  C'est  fini.  C'a  été  ma 
Jouvence,  voilà  tout.  Maintenant,Tcorps  et  âme  pour 
mon  pays!  Vous  m'avez  arraché  à  ma  torpeur,  j'ai 
vingt  ans,  vingt  ans]  au  cœur,  Ginette!  Je  vais  me 
battre!  Oh!  soyez  tranquille,  je  reviendrai,  je  revien- 
drai et  j'aurai  mérité,  je  vous  le  jure,  d'être  estimé 
de  vous,  Ginette! 


64  L'AMAZONE 

GINETTE 

Pierre,  je  suis  en  proie  à  une  émotion  effrayante, 
Pierre,  il  me  semble  à  mon  tour  que  je  suis  prise  dans 
une  espèce  de  vertige.  Non,  il  ne  faut  pas  que  cela 
soit...  Voyons,  voyons,  mon  ami,  de  l'ordre,  voyons,. 

raisonnez...   raisonnez...  (pierre  la  regarde  en  aouriant.)Il  y  a 

quelqu'un  d'abord  à  qui   il  faut  demander,  à   qui... 

(Juste  à  ce  oivineut,  la  porte  s'ouTre.  Cécile  entre,  suitie  de  Simone.) 


SCÈNE  XVI 

Les  Mêmes,  CÉCILE  et  SIMONE. 

PIERRE,  de  suite. 

Je  t'attendais. 

CÉCILE 

Tu  a«  quelque  chose  à  me  dire? 

PIERRE 

Oui.  Mais  attends  que  Simone  soit  passée  à  côté. 

CÉCILE,  à  Simone. 

Tiens,  emporte  les  livres  alors. 

(âinoae  sort.) 

PIERRE,  après  un  grand  temps. 

J'ai  une  grande  nouvelle  à  t' annoncer,  à  vous  annon- 
cer à  tous.  Je  suis  sûr  que  tu  m'approuveras  quand  je  te 
l'aurai  dite. 

CÉCILE,  s'asseyant. 

Qu'est-ce  que  c'est? 

PIERRE 

Ma  chère  Cécile,  j'agitais  en  moi  depuis  quelque 
temps  des  remords  auxquels  je  ne  t'ai  point  fait  par- 
ticiper. Le  résultat  de  mes  réflexions,  de  mes  décisions 


ACTE   PREMIER  65 

est  tel  que  je  ne  pouvais  que  te  mettre  en  présence  du 
fait  accompli.  Je  n'ai  pas  voulu  que  ta  volonté  entrât 
dans  la  balance. 

CÉCILE 

Tu  n'agis  jamais  qu'avec  discernement  et  avec 
justesse,  je  n'aurais  pu  sans  doute  qu'acquiescer. 
J'écoute!...  Ginette  n'est  pas  de  trop? 

PIERRE 

Voici...  Je  veux  servir  ma  patrie  comme  les  autres. 
Je  suis  en  pleine  force.  Ma  mise  au  rancart  n'était, 
après  tout,  qu'une  lâcheté.  On  a  le  droit  dans  mon 
cas  de  contracter  un  engagement.  J'ai  fait  des  dé- 
marches sans  t'en  avertir.  Je  me  suis  occupé  de 
mettre  avant  tout  ma  conscience  en  règle.  C'est  dé- 
cidé, j'ai  obtenu  mon  incorporation  au  162^  d'infan- 
terie où  je  reprends  mon  grade  de  sous-lieutenant. 

CÉCILE,  se  levant,  tremblante. 

Tu  as  fait  cela?  c'est  fait,  c'est  décidé? 

PIERRE 

Je  n'attends  plus  que  mon  ordre  d'appel. 

CÉCILE 

Et  ce  régiment  se  trouve  où?...  (pierre  fait  un  geste. qui 
a  rair  dédire  «  je  ne  sais  pas  ».)  Ah!  dans  leS  traUChéOS  alorS, 

à  la  ligne  de  feu? 

PIERRE 

Au  front. 

CÉCILE,  avec  un  cri. 

Tu  as  fait  cela!  Ton  enfant,  mon  Dieu,  ton  enfant, 
et  moi...  moi!... 

6. 


66  L'AMAZONE 

PIERRE 

Et  eux!  n'ont-ila  pas  leurs  femmes,  leurs  enfants! 
Je  ne  pouvais  plus  y  tenir.  Tu  m'approuves,  n'est-ce 
pas? 

CÉCILE 

Je  ne  peux  pas  le  croire!  C'est  une  épreuve...  Dis- 
moi  que  ce  n'est  pas  vrai...  Ou  alors,  que  c'est  un  cas 
de  conscience,  un  scrupule,  appelons-le  ainsi,  comme 
tant  d'hommes  en  agitent  en  ce  moment.  Dans  ce 
cas,  tu  verras,  tu  verras...  je  te  calmerai.  C'est  moi 
qui  te  ferai  comprendre  la  vérité.  Ginette  est  une 
enfant  qui,  souvent  bien  à  tort  et  sans  penser  aux 
conséquences,  a  agité  devant  nous  des  idées  de  devoir 
et  de  sacrifice  parfaitement  exagérées...  Mais  d'ailleurs 
je  m'abuse,  ce  ne  sont  pas  les  paroles  d'une  enfant 
qui  ont  pu  t' impressionner! 

PIERRE 

Non!  Ne  cherche  pas.  C'est  l'idée  lixe,  torturante 
du  devoir.  C'est  devenu  une  obsession.  Je  ne  peux  plus 
attendre. 

CÉCILE 

Mais,  mon  ami,  mais,  mon  chéri,  c'est  bien  com- 
préhensible! Parbleu,  tu  ne  serais  pas  l'être  que  tu  es, 
si  tu  n'éprouvais  pas  de  la  gêne,  de  l'ennui...  Mais  tu 
t'égares  et  tu  ne  vois  plus  juste  du  tout.  Ton  âge  libère 
complètement  ta  conscience.  Tu  n'as  pas  été  pris  pour 
le  service  armé.  Je  comprends  ces  scrupules  chez  des 
hommes  encore  jeunes... 

PIERRE 

Je  suis  un  homme  en  pleine  vigueur.  J'ai  été  soldat. 
On  a  l'âge  de  ses  artères  et  de  ses  muscles. 


ACTE   PREMIER  67 

CÉCILE 

Ah!  mais  je  ne  veux  pas!  Ah!  mais  c'est  impos- 
sible!... Mais  oui,  nul  homme  n'est  tenu  de  faire  plus 
que  son  devoir...  lorsque  la  patrie  elle-même  ne  le 
réclame  pas...  Mon  chéri,  c'est  une  espèce  de  fièvre  qui 
te  prend...  Donne-moi  ta  main...  Pourquoi  me  la 
refuses-tu?...  Ah!  Ginette,  voyez  comme  vos  paroles 
sont  imprudentes...  comme  nous  devons  tous  regretter 
d'avoir  parlé  à|la  légère!...  Mais,  n'est-ce  pas,  Ginette, 
dites-le  lui,  dans  aucun  cas,  vous  n'avez  fait  allusion  à 
une  lâcheté  quelconque...  Jamais  nous  ne  l'avons  in- 
criminé! Jamais  personne  n'a  songé  à  venir  lui  dire 
qu'il  était  un  lâche! 

PIERRE 

Personne...  mais  moi. 

CÉCILE,  avec  éclat. 

Toi!  toi!...  Il  faut  bien  tout  de  même  qu'il  y  en  ait 
qui  restent.  Ils  ne  peuvent  pas  tous  mourir! 

PIERRE 

Il  ne  s'agit  pas  de  mourir.  Il  s'agit  de  vaincre.  Il 
s'agit  d'être  là. 

CÉCILE 

Mais  c'est  abominable  à  la  fin!...  Tu  ne  vois  pas 
l'état  dans  lequel  tu  me  mets...  Oh!  la  façon  dont  tu 
as  organisé  cet  engagement,  derrière  moi,  sans  t'in- 
quiéter  de  ce  que  je  pourrais  penser!  Cette  façon  de 
me  mettre,  comme  tu  le  dis,  devant  la  chose  accom- 
phe!  Il  y  a  là  positivement  quelque  chose  d'excessif, 
de  révoltant...  moi...  moi...  ta  femme...  J'avais  le  droit 
d'être  consultée,  y  songes-tu?  Tu  me  brises...  tu 
m'accables...  Je  ne  sais  plus  où  j'en  suis.  Aie  pitié 
de  moi! 

(Son  pauvre  visage  exprime  un  bouleversement  intense.) 


68  .   L'AMAZONE 

PIERRE 

Ma  chère  Cécile,  ma  résolution  est  inébranlable. 
Je  suis  prêt  d'ailleurs  à  subir  toutes  les  tortures  que 
ma  décision  va  m' imposer.  Je  n'en  sortirai  que  plus 
raffermi...  dusse- je  en  ressortir  aussi  plus  triste! 

CÉCILE,  éperdue. 

Alors  si  je  ne  compte  pas,  songe  à  Simone.  Ah!  elle 
aura  plus  d'empire  que  moi,  ta  petite  Simone!  Elle  a 
tant  besoin  de  toi,  elle  qui  est  si  faible,  si  délicate  et 
qui  t'aime  tant,  car  elle  n'aime  que  toi...  Mais  oui, 
moi,  elle  m'aime  très  peu...  bien  moins  que  toi  en  tous 
cas...  Je  t'en  prie!  Je  t'en  supplie...  Ah!  je  vais  convo- 
quer tous  nos  amis;  ils  te  parleront,  ils  te  dicteront  ta 
conduite.  Tu  verras,  j'ai  toujours  été  de  bon  conseil, 
reconnais-le;  je  ne  peux  pas  me  tromper. 

PIERRE 

Tout  ce  que  tu  diras  est  inutile  et  tous  les  conseils 
seront  bien  importuns.  Je  te  répète  que  la  chose  est 
faite,  tu  entends,  signée... 

CÉCILE 

■Signée!...  (Eiie  appelle.)  Simone!...  Simone!... 

GINETTE,  courant  à  la  porte. 

Non...  ne  l'appelez  pas...  Ne  l'appelez  pas... 

PIERRE 

Cécile!  je  t'en  supplie!  n'appelle  pas...  Tout  à 
l'heure,  tu  réclamais  ma  main,  donne-moi  la  tienne... 
viens  ici. 

(Il  l'attire.) 

CÉCILE 

Non,  non,  ne  me  touche  pas...  Va-t-en!  va-t-eni 


I 


ACTE   PREMIER  69 

Je  ne  compte  plus  pour  toi!...  Ne  me  parle  plus... 
Laisse-moi... 

PIERRE 

C'est  ton  premier,  mouvement,  Cécile...  C'est  ton 
premier  cri;  tu  m'approuveras  après.  Je  te  connais. 

CÉCILE,  se  précipitant  sur  la  porto. 

Simone!  Simone!...  Viens!  (dôs  (ine  Simone  est  sur  le  seuil, 
elle  lui  crie.)  Simone,  ton  père  veut  nous  quitter... 
Simone!  ma  pauvre  enfant... 

SIMONE 

Papa! 

CÉCILE 

Il  veut  rAier  se  battre...  Il  veut  aller  se  faire  tuer... 
Va  te  jeter  à  ses  genoux...  Dis-lui  d'avoir  pitié  de 
nous! 

riERRE,  se  dégageant  brusquement. 

Ah!  tu  abuses,  Cécile,  tu  abuses...  Voilà  la  scène 
que  je  voulais  éAàter.  Relève-toi,  Simone...  relève-toi! 
A  mon  tour,  c'est  moi  qui  dis  :  Allez-vous-en...  Quand 
vous  serez  plus  calmes  toutes  deux,  je  pourrai  vous 
parler,  vous  persuader.  Pour  l'instant,  laissez-moi  tous. 
J'ai  encore  besoin  de  me  retrouver  seul...  devant  ma 
conscience. 

CÉCILE,  immédiatement  sautant  sur  cette  lueur  d'espoîr. 

Ail!  tu  vois  bien  que  tu  n'as  pas  dit  ton  dernier 
mot!  Oui,  je  te  laisse...  oui,  nous  te  laissons.  Viens  mon 
enfant  chérie,  viens...  Ton  père  a  compris...  ton  père 
t'a  entendue!  Ah!  c'est  égal,,  je  viens  d'avoir  une  rude 

peur.    (Elle  respire  largement.)  Oui,  Oui,  mOU  clléri,  nOUS    te 

laissons,  réfléchis.  Nous  t'attendons  à  côté. 

(Kllc  sort  encore  secouée  par  les  larmes  et  en  serrant  Simone  tout 
contre  elle.  Elle  laisse  In  porte  ouverte.  Ginette,  la  main  sur  le 
bouton  de  la  porte,  se  retourne  vers  Pierre.) 


70  L'AMAZONE 

SCÈNE  XVII 
GINETTE,  PIERRE. 

PIERRE 

Ahl  ça,  suis-je  un  criminel?...  En  faisant  ce  que  des 
raillions  d'êtres  ont  fait  avant  moi...  ne  dirait-on  pas 
que  je  commets  une  lâcheté... 

GINETTE 

C'est  le  cri  du  cœurl 

PIERRE 

On  ne  ferait  pas  mieux  pour  un  traître! 

GINETTE 

Dans  ces  grands  sacrifices  il  y  a  toujours  la  trahison 
de  l'amour! 

PIERRE 

Alors,  si  je  suis  emporté  par  le  coup  de  vent  qui 
passe... 

GINETTE 

Peut-être  cette  femme  sent-elle  obscurément  que 
ce  coup  de  vent-là  vient  d'une  profondeur  où  elle 
n  avait  pas  sa  place... 

(On  entend    crier   à  côté:    Simone!   Simone!  mon  enfast...   Ginette 
pousse  la  porte  sans  la  fermer  entièrement.) 

PIERRE 

Alors,  devrai-je  donc  me  rétracter?...  Dois-je  aller 
poser  ma  signature  ou  non?...  Une  seule  voix  m'in- 
quiète... Ginette,  répondez-moi  sincèrement,  du  fond 
de  vous-même...  Oubliez  tout  ce  qui  n'est  pas  direc- 


I 


ACTE  PREMIER  71 

tement  et  uniquement  le  devoir  lui-même...  Le  de- 
voir! il  n'y  a  pas  autre  chose  en  question,  Ginette! 
C'est  vous  seule  que  j'entendrai...  que  je  lise  dans 
votre  voix  la  vérité  nécessaire...  Si  je  m'en  vais,  si 
je  vais  me  battre  et  à  plein  cœur,  si  je  reviens  —  et 
je  reviendrai  —  avec  les  autres,  après  la  victoire,  dites, 
dites,  verrai- je  dans  vos  yeux  éclater  l'assentiment, 
la  fierté!  Verrai-je  dans  votre  sourire  ce  quelque 
chose  de  plus  et  qui  ne  sera  pas  de  l'amour  —  mais  qui 
me  remplira  de  bonheur,  d'orgueil,  qui  voudra  dire 
simplement  cela...  «  C'est  bien!  c'était  ça  qu'il  fallait 
faire...  Je  suis  contente...  »  Je  sacrifie  le  foyer,  l'amour, 
même  légitime,  s'il  restreint  la  conscience  et  je  serai 
heureux  de  céder  à  celui  qui  vous  entraîne,  pour  laplîis 
belle  des  causes,  loin  de  la  vie  humble,  fade  et  dépéris- 
sante... Ginette!  verrai-je  cela...  un  jour...  Ginette, 
est-ce  cela  que  vous  me  direz  un  jour? 

(Elle  le  regarde  avec  une  émotion    indicible.  Leurs  yeux  se  fixen  t 
dans  une  intensité  effroyable.  Grand  silence.) 

GI?«ETTE 

Ouil 

PIERRE,  se  redressant  dans  un  grand  mouTement  de  joie. 

Alors!,.. 

(U  se  pre'cipite  sur  son  chapeau  et  sort  précipitamment.) 


RI DEA  U 


ACTE  DEUXIÈME 


Même  décor.  Le  salon  a  quelque  chose  de  plus  abandonne, 
de  plus  reclus.  Des  housses  aux  meubles.  La  grande  table 
est  poussée  près  de  la  cheminée  qui  est  allumée.  Les  fau- 
teuils sont  tournés  vers  l'àtre. 


SCENE   PREMIÈRE 

MONSIEUR  ET  MADAME  DE  SAINT-ARROMAN, 
MONSIEUR  DES  MARAIS,  GERMAINE. 

GERMAINE 

Si  madame  et  ces  messieurs  veulent  se  donner  la 
peine  d'entrer,  je  vais  prévenir  ces  dames. 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Annoncez  M.  et  Mme  de  Saint-Arroman  et  M.  des 
Marais,  (l»  bonne  sort.)  Vous  voyez  sur  la  cheminée  son 
portrait  en  uniforme.  Quelle  heure  as-tu,  Léon? 

MONSIEUR    DE    SAINT-ARROMAN 

Quatre  heures. 

MONSIEUR    DES    MARAIS 

C'est  tout  à  fait  pareil... 


J 


ACTE    DEUXIÈME  73 

MONSIEUR    DE    SAINT-ARROMAN 

A  quoi,  monsieur  des  Marais? 

MONSIEUR    DES   MARAIS 

Quand  on  venait  prendre  des  nouvelles  de  mon 
fils...  et  que  j'écoutais  chuchoter  les  visiteurs  derrière 
les  portes. 

MONSIEUR    DE    SAINT-ARROMAN 

Comment  voudriez-vous  que  ce  ne  fût  pas  toujours 
la  même  chose? 

MONSIEUR    DES    MARAIS 

Je  ne  l'ai  pas  vue  depuis  un  ou  deux  ans,  Madame 
Bellanger...  Elle  n'avait  pas  un  visage  fait  pour 
l'anxiété!  C'était  une  femme  solide. 

MONSIEUR    DE    SAINT-ARROMAN 

Oh!  notre  cousine  est  restée  pareille!  Elle  a  une 
autre  résistance  que  ça! 

GERMAINE    lontre. 

Ces  dames  arrivent. 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Merci. 


SCENE    II 

Les  Mêmes,  GINETTE. 

GINETTE,  peu  après,  en  costume  de  ville  gri». 

Cécile  me  prie  de  l'excuser  auprès  de  vous...  Elle  est 
souffrante. 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Mais  je  crois  bien,  je  crois  bien...  Nous  venions  sim- 

7 


74  L'AMAZONE 

plement  demander  si  vous  aviez  des  nouvelles...  sans 
quoi  nous  n'ignorons  pas  que  Cécile  ne  sort  presque 
plus  depuis  un  mois. 

GINETTE 

Oui,  elle  a  suspendu  complètement  son  service  à 
l'ambulance;  elle  ne  se  sentait  pas  en  état  d'esprit 
de  continuer  son  service. 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Je  VOUS  présente  M.  des  Marais  que  nous  avons 
rencontré  et  qui  a  absolument  voulu  monter. 

MONSIEUR    DE    SAINT-ARROMAN 

Eh  bien!  avez-vous  des  nouvelles? 

GINETTE 

Aucune,  aucune,  sans  quoi  je  vous  aurais  déjà  fait 
prévenir.      , 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

C'est  désolant! 

GINETTE 

Ou  c'est  tant  mieux. 

MONSIEUR    DES   MARAIS 

Évidemment,  voilà  toujours  ce  qu'on  se  dit! 

GINETTE, 

Un  ami  de  Cécile  qui  est  très  influent  et  très  actif, 
M.  Lacaze,  a  fait  toutes  les  démarches  à  Paris  et  même 
par  la  Croix-Rouge  en  Allemagne.  Rien!  Par  consé- 
quent, c'est  la  porte  ouverte  à  tous  les  espoirs,  n'est-ce 
pas? 


ACTE    DEUXIÈME  75 

MONSIEUR    DE    SAINT-ARROMAN 

Cela  fait  combien  de  temps  maintenant  que  vous 
êtes  sans  nouvelles? 

GINETTE 

Trente-quatre  jours!  Avez-vous  lu  la  dernière  carte? 
Elle  était  datée  de  Champagne.  Bref,  nous  sommes  tou- 
jours dans  le  même  état  d'esprit  et  au  même  point 
que  lorsque  le  service  des  renseignements  nous  a 
répondu  :  pas  de  nouvelles!...  Tenez,  voilà  la  carte. 

(M.  et  Mme  de  Saint-Arrouian  et  M.  des  Marais  regardent  la    carte 
postale  ) 

MADAME    DE    SAINT- ARROM AN,  à  Ginette,  à  part. 

Je  vous  demande  pardon  d'avoir  amené  cette  rela- 
tion à  nous... 

GINETTE 

Je  ne  connais  pas  ce  monsieur,  en  effet. 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Il  a  perdu  son  fils  à  la  guerre,  il  y  a  six  mois.  Depuis 
lors,  une  forme  aiguë  de  la  curiosité  le  fait  rôder  au- 
tour du  malheur  des  autres  pour  y  retrouver  le  sien. 
C'est  un  excellent  homme  mais  son  insistance  est 
presque  maladive. 

GINETTE 

Oui...  C'est  un  des  innombrables  guetteurs. 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Je  redoutais  qu'il  ne  vous  soit  très  agréable  de  le 
voir;  il  y  en  a  qui  évitent  la  vue  de  ce  petit  homme  qui 
se  promène  le  dos  remonté  comme  s'il  pleurait  toujours. 

MONSIEUR    DE    SAINT-ARROMAN,  rendant  la  carte, 

A  ce  moment,  en  tout  cas,  il  avait  l'air  joyeux  et 
bien  en  forme...  Merci.  Mais  enfin  l'état  de  Cécile? 


76  L'AMAZONE 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Espère-t-elle,  ou,  au  contraire,  se  laisse-t-elle  aller? 

GINETTE 

En  apparence,  elle  est  très  forte  et  très  confiante  : 
il  ne  lui  échappe  jamais  que  des  paroles  de  certitude, 
mais  l'anxiété  de  son  œil  et  sa  marche  fébrile  démen- 
tent toute  tranquillité. 

MONSIEUR    DE    SAINT-ARROMAN 

Et  VOUS  personnellement,  mademoiselle? 

MONSIEUR    DES   MARAIS 

Oui,  vous!  vous  avez  l'air  perspicace...  Pour  mon 
pauvre  fils,  je  sens  que  vous  auriez  deviné. 

GINETTE 

Moi!  oh! j'ai  la  plus  grande  confiance. Elle  ne  repose 
sur  rien,  naturellement,  que  sur  des  intuitions,  mais 
jo  serais  bien  étonnée  si  l'avenir  la  démentait.  J'ai  la 
foi. 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Vous  ne  croyez  pas  que  notre  pauvre  Cécile  ferait 
bien  de  reprendre  un  peu  ses  occupations  à  l'hôpital 
comme  vous? 

GINETTE 

Mais  je  compte  bien  que  d'ici  peu  elle  va  re- 
prendre son  service.  En  ce  moment-ci  d'ailleurs  nous 
n'avons  pas  de  grands  blessés  et  l'on  peut  s'absenter 
l'après-midi;  il  n'y  a  qu'une  dizaine  de  lits;  seulement 
il  faut  nous  attendre  dans  un  mois,  avec  la  grande 
attaque  de  Champagne,  à  une  recrudescence  d'occu- 
pation. D'ici  là  il  est  tout  à  fait  salutaire  que  Cécile 
se  soit  reposée.  Elle  avait  beaucoup  travaillé  depuis 
un  an  et  demi,  songez! 


i 


ACTE   DEUXIÈME  77 

MONSIEUR    DES    MARAIS 

Le  travail I...  Oui...  il  faut  travailler  avant...  parce 
qu'après...  on  ne  peut  plus... 

GINETTE,    sèchement. 

Cela  dépend  des.  âges  et  du  courage  qu'on  a,  mon- 
sieur. 

MONSIEUR    DES   MARAIS 

Quand  bien  même... 

GINETTE,   impatientée. 

Vous  ne  faites  rien  dans  la  vie? 

MONSIEUR    DES   MARAIS 

Je  me  lève  dès  cinq  heures  du  matin...  Je  suis  tou- 
jours debout...  Je  vais  dans  les  gares,  dans  les  hôtels 
de  la  ville,  partout  où  il  y  a  de  la  tristesse.  Il  faut  bien 
user  ma  vie!... 

GINETTE 

Le  moment  du  repos  est  sans  doute  venu  pour 
vous... 

MONSIEUR    DES   MARAIS 

Je  voudrais  bien  oublier  le  siècle,  la  vie,  toutes  les 
misères  humaines.  Mais  on  ne  peut  pas...  Elles  vous 
attirent!  Elles  vous  attirent... 

GINETTE 

N'est-ce  pas,  c'est  un  aimant  puissant? 

MONSIEUR    DES   MARAIS 

Oui,  mais  nous,  les  vieux,  cela  nous  soulève...  à  peine... 
pour  mieux  nous  laisser  retomber  après  dans  notre 
vie  sédentaire. 

7. 


78  L'AMAZONE 

MADAME    DE    SAINT- ARROMAN,  prudemment. 

Chère  amie,  nous  ne  voulons  pas  vous  déranger 
plus  longtemps. 

GINETTE 

Il  est  tout  à  fait  naturel  que  vous  soyez  venus  aux 
nouvelles.  Je  suis  désolée  de  ne  pas  vous  en  donner  de 
meilleures.  N'hésitez  pas,  quand  vous  passez  par  ici, 
à  sonner.  Vous  n'en  voulez  pas  à  Cécile,  n'est-ce  pas? 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Oh!  je  la  comprends  si  bien!...  et  puis  que  nous  dire? 
Ces  paroles  vaines  et  vagues  que  toutes  les  familles 
échangent  en  ce  moment?  Il  n'y  a  qu'à  s'en  remettre  à 
la  volonté  de  Dieu.  Nous  souhaitons  tant  que  le  cou- 
rage de  ce  brave  garçon  soit  récompensé,  car  il  a  été 
admirable  en  quittant  ainsi  volontairement  tous  les 
siens... 

GINETTE,    grayeraent. 

Ce  sont  de  grands  exemples. 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Allons,  au  revoir,  mademoiselle. 

MONSIEUR   DES   MARAIS,    intentionnellement. 

Je  reviendrai. 

GINETTE,  avec  un  haut-le-corps. 

llum!  Pas  sûr!  M.  des  Marais,  vous  reviendrez, 
mais  dans  cinq  ou  six  mois.  Je  vous  invite  à  dinar. 
Malgré  votre  deuil,  nous  lèverons  nos  verres  en  l'hon- 
neur d'une  joie  qui  sera  universelle,  et  à  côté  de  ce 
brave  garçon,  vous  trouverez  la  force  de  lever  votre 
verre  de  Champagne  comme  les  autres. 

(Elle  lui  frappe  familièrement  sur  l'épaule.) 


ACTE    DEUXIÈME  79 

MADAME    DE    SAIKT-ARROMAN 

Dites  bien  à  Cécile  que  nous  serions  heureux  de  la 
voir,  de  parler  ensemble  de  l'absent,  que  nous  l'aimons 
bien...  Et  que  la  ville  entière  a  les  yeux  et  le  cœur 
fixés  sur  elle. 

GINETTE 

En  tous  cas,  je  le  lui  dirai. 

(Ils  sortent.) 


SCÈNE    III 

GINETTE,  CÉCILE,  puis  GERMAINE. 

CECILE,  entrant  comme  si  elle  avait  guetté  leur  sortie. 

Ils  sont  restés  moins  longtemps  que  je  ne  le  crai- 
gnais. Ah!  ces  empressements  sont  fastidieux!  Ils 
finiraient  par  vous  donner  l'appréhension  du  malheur 
si  on  n'était  pas  si  ferme,  ni  si  rassuré.  Ginette,  nous 
allons  faire  un  peu  de  musique,  voulez-vous?  Vous 
avez  le  temps? 

GINETTE 

Oh!  je  n'ai  pas  besoin  d'être  là-bas  avant  une  demi- 
heure. 

CÉCfLE 

Et  puis  après  j'irai  me  promener  seule  près  du 
canal. 

GINETTE 

Décidément,  c'est  votre  promenade  favorite. 

CÉCILE,  feuilletant  les  partitions. 

Oui,  c'est  là  où  nous  nous  promenions  dans  les  pre- 
miers temps  de  notre  mariage.  Instinctivement,  on 
recherche  tous  les  endroits  où  on  a  été  heureux  en- 


80  L'AMAZONE 

semble,  n'est-ce  pas?  Et  je  l'ai  tant  parcouru,  ce  che- 
min, avant  la  naissance  de  la  petite!  Nous  allions  sou- 
vent jusqu'à  la  croix  Saint-Bernard  à  bicyclette,  dans 
notre  jeune  temps...  J'entends  encore  craquer  les 
branches  sous  les  roues  de  ma  bicyclette...  Tous  les 
parcours  que  l'on  faisait  à  deux  deviennent  si  émou- 
vants maintenant!  Je  ne  peux  plus  entrer  chez  le  mar- 
chand de  tabac  du  coin  sans  un  petit  battement  de 
cœur...  (se  reprenant.)  Et  c'est  absurdc  parce  que  vous 
connaissez  mon  état  d'âme,  n'est-ce  pas?  Mais  on 
serait  nerveuse  à  moins.  Voulez-vous  que  nous  jouions 
du  Grieg? 

GINETTE 
Volontiers.  (eIU  reprend  son  violon  et  accorde.)  Il  laut   qUO 

j'achète  de  la  colophane  meilleure;  celle-là    est    en 
mille  miettes. 

CÉCILE 

Je  ne  vous  ennuie  pas  au  moins  avec  tous  mes  sou- 
venirs. Les  souvenirs,  c'est  si  personnel! 

GINETTE,  la  voix  ferme. 

Non,  mais  l'avenir,  voyez- vous,  il  faut  toujours 
avoir  les  yeux  fixés  sur  lui!  J'ai  une  si  grande  confiance 
en  l'avenir... 

CÉCILE 

Vous  avez  raison,  seulement  le  passé  n'est  jamais 
tout  à  fait  liquidé...  Tenez,  je  me'demande  même  si 
je  lui  ai  assez  fait  comprendre  tout  mon  amour  pour 
lui,  toute  ma  tendresse...  En  quinze  années  de  ma- 
riage, c'est  inouï,  on  ne  trouve  même  pas  le  temps  de 
dire  tout  son  amour.  J'ai  des  remords  maintenant 
de  ne  pas  le  lui  avoir  assez  fait  comprendre! 
Gomme  c'est  court,  quinze  ans!...  Mais  je  parle,  je 
parle!  Excusez-moi...  Simone  n'est  pas  en  âge  de  par- 


à 


ACTE    DEUXIÈME  »1 

tager  ces  sentiments-là,  alors  je  me  confie  à  vous. 
Je  sais  bien,  vous  allez  me  gronder  encore,  Ginette, 
et  vous  aurez  raison;  tout  le  monde  n*a  pas  votre 
admirable  force!  Ne  me  grondez  pas,  tenez,  et  em- 
brassez-moi. 

(Elle  lui  tend  In  joue.) 

GINETTE 

Cécile,  Cécile!  ne  vous  laissez  pas  abattre...  Ayez 
confiance!  Je  suis  si  sûre,  moi,  si  certaine! 

CÉCILE  lui  caresse  amicalement  les  cheveux. 

Et  moi  donc!...  Nous  nous  comprenons  bien  main- 
tenant, n'est-ce  pas?  Depuis  six  mois  d'intimité  com- 
plète à  nous  deux  et  surtout  depuis  ce  dernier  mois!... 
Dites,  au  fond  de  vous,  m'avez-vous  pardonné  ce 
petit  mouvement  que  j'ai  eu  naguère  envers  vous, 
m'avez-vous  bien  pardonné?  Ce  n'était  pas,  vous  le 
comprenez,  vous-même  que  j'accusais  directement, 
mais  l'imprudence  de  vos  paroles!  Comme  discdt  Pierre 
en  riant,  vous  êtes  née  cornélienne...  Mais  enfin,  dame, 
cet  espèce  d'appel  aux  armes  perpétuel  qui  semblait 
votre  marotte  à  cette  époque!...  Je  sais  bien  qu'un 
esprit  comme  Pierre  n'a  pas  pu  être  sérieusement  in- 
tluencé  par  les  opinions  d'une  enfant...  Tout  de  même 
sur  le  moment,  n'est-ce  pas!  J'avoue  que  je  regrettais 
tant  de  paroles  que  nous  avons  prononcées  imprudem- 
ment, sans  nous  douter  de  ce  qui  se  passait  dans  son 
esprit  à  lui. 

GINETTE 

Car  vous  aussi,  vous  étiez  très  combative. 

CÉCILE 

Ah!  Dieu,  je  me  le  suis  assez  reproché!  Si  j'avais  pu 
deviner!  Mon  tort,  voyez- vous,  ça  n'a  pas  été  quelques 
paroles  imprudentes  qui  n'ont  pas  dû  peser  beaucoup 
sur  sa  décision,  non,  mon  vrai  tort  a  été  un  respect  bu- 


82  L'yVMAZONE 

main  absurde,  j'aurais  dû  l'empêcher  de  partir,  j'au- 
rais dû  m' accrocher  à  lui. 

GINETTE 

C'eût  été  mal!  Vous  ne  le  deviez  pas. 

CÉCILE 

Si,  si,  je  le  devais,  ce  sera  le  remords  de  toute  ma  viel 

GINETTE,    sursautant. 

Est-ce  que  vraiment  vous  penseriez!... 

CÉCILE 

Non,  non,  non!  Je  ne  pourrais  pas  supporter  cette 
idée-là!  non,  je  ne  veux  pas!  Quand  bien  même  j'en- 
tendrais toutes  les  horloges  de  la  ville  sonner  en  même 
temps,  l'neure  n'aura  pas  sonné,  tant  que  je  n'enten- 
drai pas  celle-ci...  la  mienne! 

(Elle  se  croise  énerg^iquoment  les  bras.) 
GINETTE 

Ce  soir,  ou  demain  matin,  et  vous  savez  que  mes 
pressentiments  ne  me  trompent  pas,  j'ai  la  certitude 
que  vous  allez  recevoir  une  lettre. 

CÉCILE 

Vous  m'avee  déjà  dit  vingt  fois  que  vos  pressen- 
timents ne  vous  trompaient  pas!  Et  puis,  non,  j'aime 
mieux  ne  plus  attendre!  J'aime  mieux  me  faire  à  l'idée 
de  ne  rien  recevoir  jamais...  Toutes  les  mères  et  toutes 
les  femmes  de  France  qui  n'ont  pas  de  nouvelles 
doivent  éprouver  ce  sentiment  jusqu'au  retour  défi- 
nitif. Elles  vivent  dans  une  espèce  de  vie  intermédiaire, 
oui...  ni  tout  à  fait  mort,  ni  tout  à  fait  vivant  là-bas... 
Il  vaut  mieux  ne.  pas  savoir,  il  vaut  mieux  attendre 
toujours...  Nous  sommes  maintenant  comme  les  femmes 


ACTE   DEUXIEME  83 

de  ces  marins  dont  on  me  parlait,  les  marins  d'Islande; 
tous  les  jours  elles  attendent  un  peu  plus  un  retour 
qui  ne  se  fera  peut-être  jamais...  alors  elles  arrivent 
ainsi  insensiblement  à  la  vieillesse  en  gardant  l'espoir... 
et  quand  on  leur  apprend  qu'ils  sont  morts,  elles  s'aper- 
çoivent qu'elles  le  savaient  depuis  déjà  longtemps!... 
(s'asseyant  au  piano.)  Cliautons  la  chanson  de  la  fidé- 
lité... l'épouse  qui  attend  éternellement  celui  qui  ne 
revient  pas...  Voulez-vous?  La  chanson    de  Solveig. 

GERMAINE,    entrant. 

M.  Duard. 

GINETTE 

Est-ce  que?... 

CÉCILE 

Recevez-le,  faites  monter,  je  vous  laisse. 

GIÎ^ETTE 

Vous  ne  le  recevez  pas? 

CÉCILE,    sonnant. 

Gomme  ce  n'est  pas  pour  moi  qu'il  vient  d'abord! 

GINETTE 

Si  vous  pensez  vraiment  cela,  je  ne  le  recevrais  plus 
moi-même. 

CÉCILE 

Je  vous  en  prie.  Je  suis  très  heureuse  de  la  sym- 
pathie que  me  témoigne  à  moi  comme  à  vous  M.  Duard 
qui  est  un  excellent  homme,  mais  pour  les  mômes  rai- 
sons qui  m'ont  empêchée  dç  recevoir  tout  à  l'heure 
ma  famille,  je  préfère  le  silence  complet  et  le  recueille- 
ment sur  le  sujet  qui  m'oppresse...  Puisque  vous  êtes 
assez  gentille  pour  me  servir  d'intermédiaire  dans 
toutes  ces  occasions,  faites-le  encore  une  fois.  Je  ne 
dédaigne  pas  du  tout  l'amitié  de  ce  charmant  homme, 


84  L'AMAZONE 

ilpeutm'être  très  utile...  Même  invitez-le  à  dîner  pour 
un  de  ces  soirs. 

GINETTE 

Et  notre  musique? 

CÉCILE 

Nous  en  ferons  tout  à  l'heure,  j'en  profite  pour  des- 
cendre à  la  lingerie;  j'ai  commencé  hier  l'inventaire 
du  linge.  J'avais  trop  négligé  la  maison... 

(Elle  sort  par  la  petite  porte  du  fond.  Entre  iM.  Duard.) 


SCENE    IV 
GINETTE,  DUARD. 

DUARD 

Bonjour,  mademoiselle.  Personne  n'est  venu,  vous 
n'avez  reçu  personne? 

GINETTE 

Si,  les  cousins  de  Mme  Bellanger. 

DUARD 

Et  puis  c'est  tout? 

GINETTE 

C'est  tout.  Pourquoi? 

DUARD 

Personne  d'autre  n'a  demandé  à  voir  Mme   Bel- 
langer? 

GINETTE 

Personne   à   ma    connaissance...  Votre   ton   m'in- 
quiète; qu'y  a-t-il? 


ACTE    DEUXIEME  85 


Rien,  rien  de  grave,  mais  je  suis  un  peu  agité,  en 
effet,  anxieux... 

GINETTE 

Pour  nous?  Pour  elle?... 

DUARD 

Écoutez,  mademoiselle.  Je  vais  vous  expliquer  en 
deux  mots  et  puis  je  me  mettrai  à  la  recherche  de  la 
personne  que  je  m'attendais  à  trouver  ici.  Il  faut  abso- 
lument que  je  la  trouve;  je  reviendrai  ce  soir  à  six 
heures,  si  vous  le  voulez  bien,  et  nous  parlerons  de  ce 
que  j'aurai  appris. 

GINETTE 

Mettez-moi  au  courant  d'un  mot,,  au  moins. 

DUARD 

Il  s'est  présenté  à  la  sous-préfecture  en  mon  absence, 
car  j'étais  en  tournée  d'inspection  à  propos  des  réqui- 
sitions, il  s'est  présenté  une  personne  que  ma  sœur  a 
reçue  avec  mon  adjoint  et  qui  vient  de  Genève,  un 
agent  de  la  Croix-Rouge  internationale  comme  on 
nous  en  dépêche  quelquefois  pour  des  communications 
particulières. 

GINETTE 

Et  alors?...  Achevez. 

DUARD 

Ne  vous  énervez  pas  ainsi,  mademoiselle,  aucun 
malheur  ne  frappe  votre  maison!  Cependant  cette 
personne  a  prononcé  deux  ou  trois  noms  dont  deux 
étaient  totalement  inconnus  de  ma  sœur  comme  ha- 
bitants de  La  Flèche,  mais  elle  croit  bien  que  le  troi- 
sième nom  était  celui  de  Bellanger.  Encore  une  fois 

8 


86  L'AJIAZONE 

cela  a  été  plus  bredouillé  que  prononcé,  et  en  somme 
la  préfecture  n'a  rien  à  voir  avec  des  communications 
de  ce  genre...  Non,  non,  ne  vous  émotionnez  pas,  ma- 
demoiselle, je  vous  en  prie!  Quand  bien  même  ma 
sœur  ne  se  serait  pas  trompée,  cela  ne  signifierait  rien 
du  tout;  en  tous  cas,  il  ne  faudrait  pas  en  conclure  à 
un  malheur.  Au  contraire!  M.  Bellanger  peut  être  pri- 
sonnier. Par  la  Suisse  se  font  toutes  les  communica- 
tions de  ce  genre.  Là  serait  l'explication  de  ce  silence 
car,  encore  une  fois,  s'il  était  arrivé  un  malheur,  c'est 
par  l'administration  militaire  que  nous  le  saurions. 

GINETTE 

Alors,  en  ce  moment  cet  homme  erre  par  la  ville  et 
nous  ne  savons  pas  où  le  trouver? 

DUARD 

Ce  sera  l'affaire  de  peu  d'instants  pour  moi  de  le 
pister  et  de  le  rejoindre. 

GINETTE 

C'est  ça,  c'est  ça! 

DUARD 

Mais,  je  vous  en  prie,  ne  vous  mettez  pas  dans  cet 
état! 

GINETTE 

Apportez-moi  une  bonne  nouvelle,  je  vous  en  sup- 
plie, apportez-moi  une  bonne  nouvelle  ou  je  deviendrais 
folle! 

DUARD 

C'est  vous  qui  parlez  ainsi! 

GINETTE 

Oui,  vous  ne  pouvez  pas  savoir...  vous  ne  pouvez 


ACTE  DEUXIÈME  87 

pas  comprendre.  Depuis  un  mois  je  lutte...  j'essaye  de 
me  calmer.  Ah!  si  le  malheur  survenait!  si  c'était  vrai! 

DUARD 

Ce  ne  sera  pas!  Mais  quand  bien  même,  celle  à  la- 
quelle il  faudrait  porter  secours  dans  ce  cas,  celle  pour 
laquelle  il  serait  nécessaire  que  vous  ayez  tout  le  cou- 
rage voulu,  c'est  Madame  Bellanger.  C'est  elle  qui 
serait  frappée  la  première. 

GINETTE,   instinctivement. 

Pas  plus  que  moi! 

DUARD,  la  fixant  arec  étonnement. 

Pas  plus  que... 

(SileBoe.) 

GINETTE 

Ne  vous  méprenez  pas  sur  le  sens  de  mes  paroles, 
M.  Duard,  je  vous  en  supplie!...  Excusez  seulement 
mon  trouble.  Vous  êtes  notre  ami,  vous  êtes  mon  ami, 
n'est-ce  pas?  J'ai  si  peu  de  personnes  à  qui  me  confier! 
j'ai  toujours  senti  dans  votre  regard  une  loyauté  qui 
m'a  donné  confiance! 

DUARD 

Comptez  entièrement,  mademoiselle,  sur  mon  atta- 
chement et  sur  ma  sincérité. 

GINETTE,  en  proie  à  nne  grande  émotion. 

J'ai  des  remords,  des  remords  afTreux  qui  torturent 
ma  conscience  depuis  le  départ  de  mon  cousin.  Ma 
part  de  responsabilité  est  si  grande! 

DUARD 

Je  vous  supplie  d'avoir  confiance  en  moi.  Allez 
jusqu'au  bout  de  la  sincérité.  Croyez- vous  que  je  ne 
puisse  deviner  à  demi... 


«8  L'AMAZONE 

GINETTE 

Il  y  avait  une  vilenie  dans  l'air...  Instinctivement 
j'ai  voulu  la  détourner,  la  changer  en  beauté...  J'étais 
sincère.  J'ai  fait  comme  les  sœurs  de  charité,  comme 
les  prêtres,  lorsqu'ils  voient  une  âme  en  perdition.  Leur 
prosélytisme  s'acharne  et  lorsqu'ils  gagnent  cette  âme 
à  leur  cause,  alors  ils  s'enorgueiUissent  de  leur  ou- 
vrage, comme  s'ils  avaient  fait  une  grande  action!... 
Ah!  les  fous,  les  fous!  Que  m'importait  à  moi,  je  vous 
le  demande  un  peu,  de  gagner  cette  âme  à  la  patrie! 
comme  si  elle  en  avait  encore  besoin,  la  patrie!...  En 
tous  cas  ce  n'était  pas  à  moi  de  parler!...  J'étais 
l'hôte,  la  réfugiée...  Hélas!  qu'ai-je  fait! 

DUARD 

Je  veux  vous  aider,  mademoiselle,  vous  secourir 
moralement... 

GINETTE 

Je  n'ai  pas  conseillé^  mais  j'ai  inspiré  ce  départ! 

DUARD 

Eh  bien!  je  ne  vois  pas  le  mal  qu'il  peut  y  avoir  à 
inspirer  une  vertu  de  sacrifice  et  de  courage  que  le 
plus  humble  ouvrier,  le  plus  simple  paysan  de  France 
porte  en  lui.  De  quoi  pourriez-vous  avoir  honte?  Ceux 
qui  peuvent  éprouver  un  remords,  ce  sont  ceux  qui 
ne  sont  pas  capables  d'escalader  la  cime.  J'en  sais 
peut-être  quelque  chose... 'Calmez-vous,  je  vous  en 
prie.  Je  ne  vous  reconnais  plus. 

GINETTE 

Oh!  c'est  que  j'ai  tellement  changé!...  J'avais  dix- 
neuf  ans  au  commencement  de  la  guerrre...  Une  année 
de  plus  et  il  me  semble  que  j'en  aicinquante!...  Je  vivais 
dans  une  espèce  de  vertige,  comme  sur  une  barricade, 


ACTE  DEUXIÈME  89 

les  yeux  encore  pleins  des  horreurs  que  j'avais  vues... 
J'aurais  voulu  être  homme  pour  partir  et  taper  dur!... 
Ah!  les  belles  heures  d'enthousiasme!...  Je  ne  savais 
rien  de  la  vie!  Je  pleurais  comme  on  chante... 

DUARD 

Eh  bien,  rien  n'est  changé! 

GINETTE 

Rien...,  mais  la  fièvre  s'est  calmée  depuis...  Nous 
avons  eu  trop  de  loisirs...  La  conscience  a  eu  le  temps 
de  naître...  Des  mois...  des  mois...  d'hécatombes...  de 
sang...  cette  guerre  de  siège  qui  n'en  finit  pas!... 
Dirais-] e  encore  :  «  Partez!  »  comme  je  l'ai  dit  dans  un 
coup  de  tête,  d'emballement...  sans  même  me  poser 
les  questions...  qui  m'obsèdent  chaque  nuit  mainte- 
nant!... 

DUARD 

Vous  vivez  trop  repliée  sur  vous-même...  Vous  vous 
rongez  toutes  les  deux.  D'abord  il  n'y  a  aucun  malheur, 
j'en  ai  le  sentiment  très  net. 

GINETTE 

Dieu  vous  entende! 

DUARD 

Le  pire  est  peut-être  que  M.'Bellanger  soit  prison- 
nier en  Allemagne. 

GINETTE 

Oh!  tout  serait  sauvé,  je  n'en  demsinde  pas  plus. 

DUARD 

__  Et  puis  ma  sœur  a  peut-être  mal  compris  le  nom. 
Ecoutez,  pardonnez-moi  de  vous  laisser  dans  cette 
anxiété  morale,  mais  il  est  indispensable  que  j'aille 
à  la  recherche  de  ce  personnage. 

8. 


90  L'AMAZONE 

GINETTE 

Oui,  c'est  vrai,  allez  vite,  sachez  de  quoi  il  re- 
tourne. J'ai  même  été  imprudente  de  vous  retarder, 
pardon. 

DUARD 

J'ai  mon  auto  en  bas.  Je  reviendrai  dès  que  je  saurai 
quelque  chose;  comptez  sur  moi,  sur  ma  discrétion, 
sur  mon  respect.  Vous,  pendant  ce  temps  et  à  tout 
hasard,  au  cas  où...,  détournez  l'attention  de  Madame 
Bellanger. 

GINETTE 

A  l'instant  même,  oui. 

DUARD 

Et  ressaisissez-vous! 

GINETTE 

Oh!  c'est  déjà  fait!  Je  m'en  veux  de  cet  instant  de 
faiblesse;  il  est  passé. 

DUARD 

Et  dites-vous  que  d'une  minute  à  l'autre  vous 
aurez  la  preuve  que  toutes  vos  appréhensions  étaient 

vaines. 

GINETTE 

Oui.  Il  le  faut.  J'en  suis  sûre  d'ailleurs  et  comme 
dit  Cécile  qui  s'y  entend  en  courage  :  «  Quand  bien 
même  toutes  les  horloges  de  la  ville  sonneraient  en 
même  temps,  si  l'heure  n'a  pas  sonné  à  cette  pen- 
dule-ci, je  n'ai  rien  entendu!  » 

DUARD 

A  tout  à  l'heure. 

Il  sort.  Ginette  se  reprend  un  peu,  en  silence,  puis  elle  va  à  la  porte 
et  appelle.) 


ACTE  DEUXIÈME  91 

SCÈNE     V 

GliNETTE,  CÉCILE,  puis  GERMAINE. 


GINETTE 

Cécile! 

CÉCILE 

Voilà. 

GINETTE 

Vous  étiez 

en 

bas? 

CECILF 


J  arrive.  (Ginette  accorde  son  violon  et  se  compose  an  visage.  Peu 

»près  Cécile  entre.)  Je  cFoyais  que  sa  visite  serait  plus 
prolongée.  Que  venait-il  faire? 


GINETTE 


Comme  tout  le  monde    comme  tous  nos  amis   : 
s'informer. 


CECILE 


Oui,  eh  bien!  ces  gens-là  ne  font  qu'augmenter 
l'obsession.  J'en  ai  par-dessus  la  tête.  Ces  gens  se 
croient  obligés  de  ne  parler  que  de  ça!  Ouf!  On  vou- 
drait être  au  fond  d'une  campagne,  dans  un  trou  au 
bord  de  la  mer. 


GINETTE 

Le  fait  est... 

CÉCILE 


Vous  suivez  sur  la  partition  ou  vous  savez  par 
cœur? 


GINETTE 

Par  cœur. 


92  L'AMAZONE 

CÉCILE 

Il  faudra  que  je  fasse  accorder  le  piano. 

GINETTE 

Il  est  un  peu  bas,  oui.  Donnez  le  la  de  l'autre  octave, 
qui  est  plus  juste.  Allons-y. 

(Elles  jouent.  Au  bout  du  quelques  minutes,  Germaine  entre  sur  la 
pointe  des  pieds,  s'avance  près  du  piano  et  montre  une  carte  à 
Cécile.) 

CÉCILE 

Oh!  vous  m'avez  fait  peur;  qu'est-ce  que  c'est? 
(Usant.) Ah!  oui!  Faites  entrer,  je  sais  ce  que  c'est. 
Oh!  vous  pouvez  rester  Ginette.  Ce  doit  être  à  propos 
du  train  sanitaire.  J'avais  adressé  une  demande 
d'appareil  radioscopique  à  la  Croix-Rouge  de  Ge- 
nève. Ce  doit  être  la  réponse. 

(Elle  se  lève.) 

GINETTE 

Vous  dites?  Quelqu'un  de  la  Croix-Rouge  de  Ge- 
nève? 

CÉCILE 

Voilà  la  carte. 

GINETTE 

Vous  êtes  certaine,  Cécile,  que  ce  soit  à  propos  du 
train  sanitaire? 

CÉCILE 

Auriez- vous  une  autre  idée? 

GINETTE 

Je  ne  sais  pas!  une  demande  de  secours...  Qui  sait?... 
Ne  vous  donnez  pas  la  peine,  je  vais  aller  voir. 

(Elle  se  dirige  avec  précipitation  vers  la  porte.) 


ACTE  DEUXIÈME  93 

CÉCILE,  l'arrêtant  net  par  le  bras  et  sur  un  ton  extrêmement  impératif. 

Ginette,  je  désire  recevoir  cette  personne.  Je  vous 
prie  de  rester  ici... 

(KUes  demeurent  oppressées,  en  regardant  la  porte.  Entre  un  homme 
aux  allures  compassées  et  un  peu  protestantes.  C'est  un  homme 
d'une  soixantaine  d'années,  ganté,  un  portefeuille  sous  le  bras.) 


SCENE   VI 

Les  Mêmes,  L'ENVOYÉ  DE  LA  CROIX-ROUGE. 

l'envoyé 
Mesdames. 

CÉCILE,  lui  montrant  de  suite  un  siège. 

Monsieur. 

l'envoyé,  avec  hésitation. 

Madame  Bellanger,  s'il  vous  plait? 

CÉCILE,  exagérément  aimable. 

C'est  moi-même,  monsieur.  Vous  venez  sans  doute 
au  sujet  d'une  demande  adressée  par  moi  pour  mon 
train  sanitaire...  Je  suis  confuse  que  l'on  ait  délégué 
quelqu'un. 

l'envoyé 

Mon  Dieu,  madame,  j'ignorais,  je  l'avoue,  que  vous 
ayez  fait  une  proposition  de  ce  genre...  qui  n'est  pas- 
de  mon  domaine. 

CÉCILE 

Alors?...  Asseyez-vous,  monsieur. 

l'envoyé,    gêné. 

Ma  présence,  madame,  chez  vous  revêt  un  carac- 


94  L'AMAZONE 

tère  tout  particulier.  Il  est  absolument  nécessaire  que 
je  me  trouve  seul  avec  vous  un  instant. 

(Ginette  ne  bouge  pas.) 
CECILE,  étonnée  et  faisant  signe  à  Ginette  de  demeurer. 

Vous  pouvez  parler,  monsieur.  Je  vous  présente 
ma  cousine,  infirmière  à  l'hôpital  de  la  Croix-Rouge. 
Je  n'ai  pas  de  secrets  pour  elle.  Parlez,  je  vous  écoute. 

(Silence  tendu  et  pénible.) 
L  EN'VOYE,  parlant  lentement  et  cependant  en  phrases  préparées. 

Je  fais  partie,  madame,  du  service  international  de 
la  Croix-Rouge  et  j'arrive  de  Genève  même.  Du  reste, 
je  m'adresse  à  une  infirmière-major,  vous  êtes  aussi 
au  courant  que  moi  de  nos  divers  services.  Pai'  con- 
séquent, vous  ne  pouvez  ignorer  que,  dans  certaines 
circonstances,  la  Croix-Rouge  emploie  des  membres 
délégués  auxquels  on  confie  la  mission  de  se  rendre 
dans  les  familles  distinguées  où  nous  pouvons  servir 
d'intermédiaires  en  quelque  sorte...  Oui,  nous  sommes 
ainsi  quelques-uns  qui  nous  sommes  chai'gés  volon- 
tairement d'apporter,  à  des  épouses,  à  des  mères... 
dans  les  meilleurs  cas,  des  renseignements,  lorsque 
nous  en  possédons,  sur  des  prisonniers...  Dans  les  cas 
les  plus  tristes  et  les  plus  douloureux,  nous  apportons 
des  reliques  qui  nous  sont  parvenues... 

CÉCILE,  la  voix  blanche. 

Vous  avez  des  nouvelles  de  mon  mari,  monsieur! 
Il  est  prisonnier? 

(Elle    reste   assise,   accrochée  au    fauteuil,  mais   penchée  et  la  têt» 
tendue  comme  au-dessus  d'un  abîme.) 

l'envoyé 
Il  n'a  jamais  été  prisonnier. 

(Les  deux  femmes  se  lèvent  brusquement  en  même  temps.) 


J 


ACTE  DEUXIÈME  95 

CÉCILE   balbutie. 

Alors,  pourquoi  seriez-vous  là?  Vous  venez  vous- 
même  de  me  dire...  que.. 

(Elle  s'arrête.) 

l'envoyé,  les  yeux  baissés. 

Vous  n'avez  jamais  reçu  aucune  communication 
du  bureau  des  recherches? 

CÉCILE 

Pourquoi?...  Ah!  la  vérité!  vite...  Blessé  grave- 
ment?...  Allons,   allons...    (Elle  pousse  une  plainte    affreuse.)   Il 

est  mort!  je  sens  qu'il  est  mort!... 

GINETTE,  blême  et  lui  senant  les  brai. 

Cécile,  du  calme!...  pour  l'amour  de  Dieu. 

CÉCILE 

Je  vous  dis  qu'il  est  mort!  vous  le  voyez  bien,  il' 
n'y  a  qu'à  vous  regarder...  Mais  regardez-le,  mais 
regardez-le...  tenez... 

(Elle  montre  l'homme  du  doigt.) 

l'envoyé,  d'un  ton  vif  et  giave. 

Et  moi,  madame,  je  n'ai  aussi  qu'à  vous  regarder 
pour  lire  dans  toute  votre  personne  de  quel  courage 
supérieur  vous  êtes  animée.  Vous  êtes  à  coup  sûr  de 
ces  nobles  femmes  toutes  prêtes  au  plus  douloureux^ 
au  plus  sublime  des  sacrifices! 

CÉCILE 

Je  suis  veuve! 


96  L'AMAZONE 

L  ENVOYÉ,  dans  une  attitude  respectueuse  et  inclinée. 

Votre  mari,  madame,  a  été  un  héros. 

(Elle  ne  le  laisse  pas  achever,  les  doux  femmes  se  précipitent  en  hur- 
lant dans  les  bras  l'une  de  l'iiutre.  Elles  poussent  en  même  temps 
le  cri  que  des  millions  d'êtres  ont  poussé,  d»ns  de  semblables 
chambres  closes  partout  sur  la  surface  de  la  terre.) 

CÉCILE 

Mon  Pierre,  mon  pauvre  Pierre!...  C'est  fini  de  nous 
deux!...  Il  y  a  huit  jours  que  j'en  étais  sûre!... 

(Elln  s'écroule  sur  le  canapé.  La  maison  retentit  de  son  gémissement.) 
GINETTE,  criant  avec  elle. 

Pierre!  (Désespérément.)  Mais  ça  n'est  pas  possible,  ça 
n'est  pas  encore  sûr,  n'est-ce  pas,  monsieur,  dites?... 
dites?... 

L  ENVOYE,  violemment  ému. 

Madame,  mademoiselle,  excusez-moi.  J'étais  loin  de 
me  douter  en  entrant  ici...  J'avais  au  moins  l'espoir 
que  vous  étiez  plus  au  courant  que  vous  ne  l'étiez 
en  réalité.  Je  pensais  que  vous  aviez  reçu  un  avis 
dubitatif... 

CÉCILE,  parlant  i  travers  les  incommensurables  sanglots 
qui  la  secouent  toute. 

De  disparition,  oui,  c'est  tout!  la  mention  :  disparu... 

GINETTE,  accrochée  encore  à  une  lueur  d'espoir. 

Mais  la  preuve,  monsieur,  la  preuve,  la  possédez- 
vous?  (Enlaçant  Cécile.)  Je  VOUS  en  supplic,  avant  de  vous 
laisser  abattre,  attendez  la  certitude...  Il  y  a  des 
erreurs  de  ce  genre  tous  les  jours... 

l'envoyé 

Je  ne  serais  pas  ici  pour  y  apporter  autre  chose  que 
des  certitudes!  Mais,  madame,  je  me  reprocherais  tou- 
jours d'avoir  été  l'annonciateur  de  ce  deuil  héroïque 


ACTE    DEUXIÈME  97 

si  je  ne  laissais  pas  à  votre  douleur  tout  son  premier 
cours,..  Elle  veut  le  recueillement...,  la  solitude.:. 

CECILE,  le  front    heurtant  le  bois  du   canapé,  à  l'idée    que  l'homme   va 
s'éloigner,  trouve  la  force  de  parler. 

Tous  les  renseignements,  vous  les  avez! 

(Elle  fait  des  gestes  de  mains  suppliantes  et  retombe  sur  le   canapé.) 
L  ENVOYÉ  s'approche  de  Ginette,  à  voix  basse   et  rapide. 

Mademoiselle.  Je  mets  là  sur  cette  table...  mon 
adresse  à  l'un  des  hôtels  de  la  ville  :  je  n'en  bougerai 
pas.  Aussitôt  que  vous  désirerez  me  voir. 

CÉCILE,  quia  deviné,  essaie  de  se  maîtriser. 

Restez,  restez.  Pas  plus  tard!...  Pas  de  précautions 
pour  une  femme  comme  moi...  (EUe  se  met  debout.)  Je  suis 
chrétienne.  Vous  reviendrez,  oui,  monsieur,  mais  je 
veux  savoir  au  moins  comment  il  est  mort.  (Mais  eiie 
étouffe  et  s'affole.)  Pierre,  mon  ami,  mon  ami...  Alors  tu 
n'es  plus!  as-tu  souffert?...  Mon  pauvre   petit!...  (eiib 

sanglote.) 

l'envoyé 
Vous  voyez.  C'est  au-dessus  de  ses  forces. 

GINETTE,  bas,  s'appuyant  à  la  table. 

Oui,  oui,  monsieur,  en  effet...  il  vaudra  mieux  que 
vous  reveniez  tout  à  l'heure... 

CÉCILE,  il  travers  des  spasmes  et  des  hoquets. 

Avant...  au  moins...  je  vous  supplie...  je  veux 
savoir,  je  veux,  j'aurai  la  force...  je  vous  assure...  je 

me  raidirai...  (Elle  se   remet  encore  debout.  Alors  elle  lance  les  deux 
mots   fatidiques.)    Quaud?...  Où?... 

(Un  silence.   Toute   larme   semble    scchée  subitement.   On  entendrait 
craquer  le  feu.) 

9 


98  L'AMAZONE 

l'envoyé 

Votre  mari,  madame,  est  tombé  en  Champagne, 
près  du  village  de  Beaumont,  en  territoire  occupé  par 
l'ennemi.  II  est  bien  mort  en  héros,  puisque  c'est  en 
service  commandé  le  23  du  mois  dernier.  II  a  dû  être 
chargé  d'une  reconnaissance  extrêmement  périlleuse. 
D'après  mes  renseignements,  c'est  lui-même  qui  aura 
réclamé  cette  mission  qu'il  a  partagée  avec  un  cama- 
rade, car  ils  sont  partis  à  deux.  Aucun  n'est  revenu. 

*       GINETTE,  comme  si  elle  recevait  une  secousse  en  pleine  poitrine. 

Il  l'a  réclamée?  Vous  êtes  sûr  qu'il  l'a  voulu?  D'où 
tenez-vous  ces  renseignements  qui  ne  nous  sont  pas 
parvenus  et  qui  nous  auraient  été  transmis  par  l'admi- 
nistration militaire?... 

l'envoyé 

Si  bai'bare  que  soit  un  peuple,  si  cruelle  que  soit  la 
guerre,  les  ennemis  n'en  rendent  pas  moins  quelque- 
fois hommage  à  ceux  qui  sont  tombés  face  à  eux  dans 
quelque  expédition  aventureuse...  Ils  estiment  que 
ceux-là  ont  le  droit  d'être  honorés  d'une  tombe  spé- 
ciale. Aussi  à  la  funèbre  nouvelle  que  je  vous  apporte, 
mesdames,  se  joint  la  petite...  la  grande,  très  grande 
consolation...  que  M.  Bellanger  est  enterré  par  l'ennemi 
à  côté  du  village  de  Beaumont  avec  une  croix  indica- 
trice. La  fiche  a  été  transmise  à  la  Croix-Rouge  de 
Genève  par  l'administration  allemande.  Et  à  la  notice 
ont  été  joints,  comme  ils  le  font  quelquefois  en  signe 
de  respect,  les  objets  appartenant  à  votre  mari,  sa 
plaque  d'identité,  ses  breloques,  et  son  portefeuille. 
Ils  ont  même  poussé  le  respect  jusqu'à  remettre  le 
gousset  qui  contenait  de  l'argent  et  une  médaille.  Je 
suis  chargé  de  vous  remettre  ces  précieuses  reliques 
et  c'est  pourquoi  je  suis  ici.  Madame,  il  est  des  person- 
nalités qui  méritent  et  au-delà  que  ces  reliques  ne 


ACTE  DEUXIÈME  99 

soient  pas  confiées  à  la  poste  ou  à  l'inconnu  des  bu- 
reaux. Nous  avons  prévenu  l'administration  militaire 
française  de  la  démarche  que  nous  comptions  faire. 

CÉCILE 

Vou3  les   avez  là,  monsieur?...  (Avidement.)  Si...  si... 
je  veux  les  voir  tout  de  suite,  je  veux  les  reconnaître. 

l'envoyé,  hésitant. 

Je  redoute  pour  vous  une  commotion. 


CECILE 


Donnez,  donnez! 


(AJor.<  il  sort  du  portefeuille  un  paquet  cacheté  de  gros  cachets  rouges. 
Il  le  pose  lentement,  respectueusement  sur  la  table.  A  cet  instant 
les  deux  femmes  restent  terrifiées,  le  cœur  battant  devant  cette 
chose  inconnue  et  mystérieuse.) 

CÉCILE 

J'ai  peur!...  J'ai  peur!...  (Une  espèce  de  terreur  sacrée 
les  emplit  toutes  deux.  L'envoyé  fait  sauter  les  cachets,  et  développe  le 
papier  qui  recouvrait  les  objets.  Le  paquet  s'ouvre.  D'aussi  loin  qu'elle 
reconnaît    les     objets,    Cécile    pousse   un    gémissement     affreux.)    Uui! 

oui!   Je  reconnais,   je  vois,  je  vois,  c'est  ça!  c'est  ça! 

(Elle  se  précipite  et  porte  à  ses  lèvres   les  objets,  la  montre,    la  plaque.) 

Sa  plaque!  son  nom  et  puis  ça,  tenez,  Ginette,  ça... 
Vous  vous  rappelez  ces  souvenirs?  Pierre!  Pierre! 
mon  chéri...  Le  portefeuille  que  je  lui  avais  donné 
Tannée  dernière.  Oh!  il  me  semble  que  c'est  lui  que 
je  touche  tout  à  coup...  Il  me  semble  que  c'est  lui 
que  j'embrasse...  Ce  portefeuille  encore  tout  chaud 
de  sa  poitrine. 

(Bllc  le  tient  contre  elle  puis  lei  couvre  de  caresses,  en  se  penchant 
s«r  la  table.  Ginette  n'a  plus  la  force  d'aller  à  elle.  L'homme 
demande  d'un  geste  's'il  faut  rester  ou  s'en  aller.  Pwndant  que 
Cécile  est  effondrée  sur  les  reliques.) 


100  L'AMAZONE 

GINETTE,  à  bout  d'effort. 

Oui,  tout  à  l'heure.  Laissez-la  seule.  Revenez  dans 
une  heure. 

l'envoyé,  à  voix  basse. 

Il  n'y  a  personne  à  appeler  auprès  de  vous  deux? 

GINETTE 

NoUj  monsieur. 

l'envoyé 

Dites-lui  bien,  mademoiselle,  qu'il  est  mort  en  héros 
et  qu'elle  sera  fière  quand  elle  aura  la  force  d'en  savoir 
davantage... 

GINETTE 

Dans  une  heure... 

(Cécile  entend  le  bruit  de  la  porte  qui  se  ferme.  Elle  relève  le  front, 
fait  un  niouvenieiit  pour  empêcher  l'homme  de  sortir.  Seules,  elles 
se  laissent  aller  à  leur  détresse.) 


SCÈNE   VII 
CÉCILE,   GINETTE. 

CÉCILE 

On  me  l'a  pris!  on  me  l'a  pris!  Ils  nous  les  prendront 
tous!...  C'est  de  ma  faute  aussi.  Lâche  que  je  suis! 
je  n'aurais  pas  dû  le  laisser  partir,  j'aurais  dû  m' accro- 
cher à  lui. 

GINETTE 

Peut-être! 

CECILE   se  met  à    parler,  de  tout    à  la  fois,    en    gémissant, 
comme  font  ceux  qui  ne  se  réfugient  pas  dans  le  silence. 

Il  était  trop  bon!  il  était  trop  juste  cet  homme-là! 


ACTE    DEUXIEME  1(M 

Vous  avez  eu  le  temps  d'apprécier,  vous,  sa  valeur, 
son  courage;  mais  ses  petites  délicatesses,  moi  seule 
je  les  connaissais.  11  était  si  bon!  je  respectais  ses  vo- 
lontés... Et  vSimone!  Simone...  où  est  Simone?  Il  ne 
faut  pas  qu'elle  sache,  il  ne  faut  pas  qu'on  entende 
mes  cris,  où  est-elle,  cette  enfant?  Empêchez-moi  de 
crier  ! 

GINETTE 

Simone  est  en  ville.  Ne  vous  inquiétez  pas  d'elle. 

CÉCILE 

Il  faudra  lui  cacher  la  fm  de  son  père  le  plus  long- 
temps possible,  n'est-ce  pas?...  Cet  homme  va  revenir, 
dites,  Ginette?...  Je  suis  en  état  d'écouter  tout  ce  qu'il 
ne  m'a  pas  dit.  Je  veux  savoir. 

GINETTE 

Quoi? 

CÉCILE 

La  chose  terrible!  S'il  a  souffert...  Comment  était 
le  corps,  la  blessure...  C'aura  été  effroyable!  s'il  a  dû 
s'avancer  tout  seul... 

(Les  yeux  fixes,  elle  a  l'air  de  considérer  devant  ses  pieds  la  scène 
d'épouvante.  A  son  tour,  Ginette  regarde  dans  l'espaoe,  devant 
elle.  Lc8  deux  femmes  se  représentent  le  tableau  d'horreur.  Mais 
leurs  expressions  ne  sont  pas  pareilles.; 

GINETTE 

Oui,  tête  haute!  en  avant...  Je  le  vois]  Il  a  marché, 
il  voyait  la  mort!  Il  a  dû  s'avancer  sans  peur... 

CÉCILE,  pelotonnée,  les  mains  au  visage. 

Taisez-vous!  taisez-vous  donc!  Je  ne  veux  pas 
voir...  Oh!  l'agonie...  Quelle  chose  abominablel  Par 
terre...  là...  tout  seul...  dans  un  champ...  Je  vois  ses 
efforts...  pour  se  traîner...  je... 


102  L'AMAZONE 

GINETTE 

Non!  Pas  d'agonie!  il  est  mort  d'un  coup  au  cœur, 
en  plein  cœur.  Je  suis  sûre  de  cela! 

(Elles  parlent  toutes  deux  comme  dans  une  hallucination.  Ginette  les 
yeux  étincelants  de  fièvre,  Cécile  voîilée,  regardant  le  sol.) 

CÉCILE 

Pas  d'agonie!  parbleu,  c'est  toujours  ce  qu'on  nous 
dit,  à  nous  autres  femmes... 

GINETTE,  avec  une  voix  égarée  presque  prophétique. 

On  ne  me  l'a  pas  dit  de  lui,  mais  j'en  suis  sûre! 

CÉCILE,  devant  l'accent  d'une  pareille  affirmation,  parait  avoir  presque 
une  détente  de  l'angoisse.  Elle  tourne  le  visage  vers  celle  de  qui  vient 
la  parole  apaisante. 

Merci,  Ginette!  Je  vous  donnerai  un  souvenir  de  lui... 
Parmi  ces  pauvres  choses,  ces  épaves,  vous  choi- 
sirez. (Elles  revont  toutes  les  deux  à  la  table...  Cécile  serre  farou- 
ehemcnt  les  objets  contre  elle.)   EllcS   SOnt  A  moi,    elleS   SCrOUt 

toujours  sur  ma  peau.  Et  entre  toutes,  Ginette... 
entre  toutes,  voilà  la  grande  chose  sacrée...  la  seule 
chose  vivante  encore! 

(Elle  tient  le  portefeuille  à  plat  sur  sa  main,  sans  oser  l'ouvrir.) 
GINETTE 

Pas  maintenant...  Ce  n'est  pas  encore  le  moment  des 
souvenirs,  vous  avez  tout  le  temps...  Laissez  cela,  vous 
voyez  bien  que  vous  n'avez  même  pas  la  force  nerveuse 
de  supporter  le  choc. 

CÉCILE 

Il  y  a  peut-être  un  testament...  qui  sait? 

GINETTE 

Laissez  donc...  laissez  donc! 

(Avec  des  précautions  infinies,  des  défaillances,  ello  déplie  la  ehese, 
enlr'ouvre  le  portefeuille.) 


ACTE  DEUXIÈME  103 

CECILEj  dès  que  le  portefeuille  est  ourert, 
dans  un    redoublement  de  larmes. 

Son  écriture...  tenez,  sa  chère  écriture  penchée!... 
Tenez,  tout  de  suite,  mes  lettres...  les  vôtres  aussi! 

GINETTE,  sursautant. 

Les  miennes?...   Donnez,   donnez,  que  je  voie... 

CÉCILE   lui  passe  une  lettre  dont  Ginette  se  saisit  brusquement. 

Pierre!  Pierre  chéri!...  Mais  qu'est-ce  que  c'est  que 
cette  croix  de  sang...  Du  sang!  Le  sien!...  là-dessus... 
sur  cette  page!  Non!  c'est  une  croix  tracée,  sur  une 
lettre...  une  lettre  de  vous... 

GINETTE 

Donnez  vite  que  je  reconnaisse. 

CÉCILE 

Mais  ce  n'est  pas  de  vous,  ça? 

GINETTE 

Donnez,  je  vais  voir...  je... 

(Cécile  lui  repousse  la  main  tout  en  lisant,  puis  elle  a  un  mouvement 
de  recul  et  prend  du  champ.  Ginette  reste  immobile.  Ce'cile  lit,  puis 
ses  yeux  se  relèvent  et  se  portent  sur  ceux  de  Ginette.  Elle  la  fixe, 
d'une  façon  terrible  dans  le  silence  total.  On  s'entend  que  leurs 
respirations  à  toutes  deux.) 

GINETTE,  à  voix  étouffée. 

Eh  bien!  quoi?...  Cécile: 

(Les  deux  femmes  se  considèrent  ainsi  longuement.  Sous  le  reg;ard 
effrayant  de  Cécile,  Ginette  a  instinctivement  recelé.) 

CÉCILE,  la  voix  changée,  et  avec  une  gravité  meaatante. 

Ginette,  vous  allez  me  laisser  seule  avec  ce  mort. 

GINETTE 

Mais  pourquoi...  Je... 


i04  L'AMAZONE 

CÉCILE,  la  foudroyant  du  regard. 

Ginette,  je  vous  en  prie...  je  vous  ordonne...  de  me 
laisser  seule!  Je  veux  être  seule  devant  cette  dé- 
pouille. Sortez... 

(Ginette,  ne  quittant  pas  Cécile  du  rrgard,  va  à  la  porte  de  la 
chambre,  met  la  main  sur  le  bouton  delà  porte,  puis  s'arrête,  peu- 
reuse. Cécile  la  pousse  brusquement.) 

CÉCILE 

Mais  sortez  donc! 


SCÈNE    VIII 

LiEiClLti,    seule. 

Elle  referme  la  porte  ;i  clef.  Alors  elle  se  prccipile  sur  le  portefeuille  et  elle 
lit,  elle  lit  ardemment.  On  voit  passer  sur  sa  physionomie,  à  la  clarté  de  la 
lampe  sur  le  piano,  toutes  los  pliasrs  du  drame  intérieur,  tous  les  senti- 
ments à  la  course  qui  se  bousculent  les  uns  les  autres  :  la  terreur,  l'in- 
dignation, tout,  jusqu'à  la  peur  elle-même...  Dans  le  silence,  au  bout  de 
longtemps,  l'autre  porte  s'entr'ouvre;  c'est  Ginette  qui  a  fait  le  tour  et 
qui  rentre  à  pas  de  loup  par  la  petite  porte  sous  tenture.  Cécile  ne  l'en- 
tend pas,  ce  n'est  que  lorsqu'elle  est  au  milieu  de  la  pièce  qu'elle  se 
retourne. 


SCÈNE  IX 
CÉCILE,   GINETTE. 

CÉCILE 

Assassin!  Assassin! 

GINETTE 

Pas  ça!  pas  çal... 

CÉCILE 

Assassin!  c'est  vous  qui  l'avez  envoyé  à  la  mort! 


ACTE   DEUXIÈME  105 

GINETTE 

Non,  ne  dites  pas  une  pareille  chose!...  Ce  ncst  pas 
vrai!  Cécile!...  Croyez-moi!... 

(Elle  tombe  à  genoux.) 

CÉCILE 

Les  preuves  sont  là...  Assassin!  Ah!  comme  tout 
s'éclaire!  Tout  vient  de  me  révéler  le  crime.  Non  seu- 
lement, elle  a  pris  le  cœur  de  mon  mari,  mais  elle  m'a 
pris  sa  vie!  Et  moi  je  perds  les  deux  à  la  fois!  Mon 
Dieu!  mon  Dieu!...  Je  l'apprends  en  même  temps... 
.J'ai  tout  perdu  en  une  seconde!  Mauvaise  bête,  c'est 
toi  qui  me  l'as  tué.  J'ai  le  droit  de  te  rendre  la  pa- 
reille... J'ai  envie  de  te  serrer  au  cou,  mauvaise  bête! 

GINETTE 

Pardon,  pardon,  Cécile!...  Je  ne  sais  pas  ce  que 
vous  avez  bien  pu  lire!... 

CÉCILE 

Ses  cris  d'amour  à  lui  et  toutes  vos  lettres  à  vous... 
toutes!  Il  ne  doit  pas  en  manquer  une!  Tenez  :  «  Si  je 
meurs,  en  obéissant  à  votre  vcix,  Ginette  bien-aimée, 

je  me  rappellerai  que...  »    (Maintenant,    clle   efieullle  rageusemen 

les  papiei-s.)  Oh!  et  VOS  phrascs  de  vos  lettres  à  vous  : 
«  Ah!  qu'il  était  sublime  et  beau,  votre  regard,  le 
jour  où  vous  m'avez  annoncé...  » 

GINETTE 

Je  ne  vous  ai  pas  trompée,  Cécile,  croyez-moi l... 

CÉCILE 

Pas  trompée,  assassin!  Répétez-le,  ce  mot!  Vous  êtes 
venue  ici  sous  le  toit  de  l'hospitalité.  Je  vous  ai  ou- 
vert ma  maison  à  vous,  la  réfugiée!  Je  vous  ai  dit  : 
venez,  mon  enfant,  venez  avec  nous,  vivez  de  nous, 


106  L'AMAZONE 

voici  l'abri,  le  pain,  la' tendresse!  Et  lâchement  vous 
m'avez  volé  l'amour  de  mon  mari. 

GINETTE,  se  traînant  à  genoux,  Cécile  courbée  sur  elle. 

Je  suis  désespérée...  J'ai  tout  fait  pour  le  repousser 
au  contraire!  Il  n'y  a  rien  eu  de  mal  entre  nous! 

CÉCILE 

Rien  de  mal!  Ce  petit  mot!  Rien  de  mal!  quand  vous 
me  l'avez  pris  et  emporté  jusqu'à  le  jeter  froidement  à 
la  mitraille.  Car  votre  orgueil  voulait  toute  la  proie, 
et  avec  vos  grandes  phrases  creuses,  vous  l'avez  ensor- 
celé sans  doute  pour  mieux  en  faire  votre  esclave  mys- 
tique... C'est  pour  vous  qu'il  est  allé  se  faire  tuer. 

GINETTE,  dans  un  cri  de  sursaut. 

Pour  la  Patrie!  Pour  la  Patrie! 

CÉCILE 

Pour  vous. 

GINETTE 

Non! 

CÉCILE 

Si!...  A  la  rue...  tueuse!...  Je  ne  sais  pas,  si  vous  res- 
tiez là,  ce  que  je  serais  capable  de  faire. 

GINETTE 

Je  ne  peux  pas  me  défendre.  Vous  ne  comprendriez 
pas  maintenant.  Je  ne  pense  qu'à  votre  affreuse  dou- 
leur. Je  suis  en  effet  une  criminelle,  puisque  cette 
douleur,  c'est  à  moi  que  vous  la  devez,  à  moi  seule, 
après  tout!...  J'aurais  dû  fuir! 

CÉCILE 

Ah!  oui,  une  criminelle  et  la  pire,  la  plus  abjecte 
qu'il  y  ait!'  Je  vous  aimais,  nous  vous  aimions  tous 


ACTE    DEUXIEME  107 

ici...  Il  n'y  a  pas  de  plus  grand  crime,  puisqu'au  mo- 
ment même  où  veuve,  je  pourrais  au  moins  pleurer  sa 
mort,  vous  m'enlevez  jusqu'à  la  possibilité  des 
larmes!...  C'est  trop  affreux  vraiment!  C'est  trop  pour 
moi!  En  apprenant  la  mort  de  celui  qu'elles  aiment, 
toutes  les  femmes,  toutes,  ont  la  joie  au  moins  de  le 
pleurer  et  moi,  je  ne  le  peux  plus!,..  Pierre,  tu  m'as 
trahie!  je  t'ai  perdu  maintenant  pour  l'éternité!  Ah! 
va,  c'est  mon  dernier  cri  d'amour  pour  toi,  je  ne  te 
pleurerai  plus  jamais...  tu  m'as  fait  trop  de  mal! 

(Bile  retombe,  déchirée,  écrasée.) 

GINETTE,  toujours  à  genoux,  s'approchant  d'elle. 

Pardon  pour  lui!  Oui,  tout  vient  de  moi.  J'ai  tort 
de  m' absoudre!  tout  vient  de  moi  et  rien  de  lui! 

CÉCILE 

Ne  me  touchez  pas.  Ne  me  touche  pas,  toi!  Ah!  ces 
yeux,  comment  ne  les  ai-je  pas  vus!  Comment  n'ai- je 
pas  vu  plus  tôt  leur  ignoble  expression.  J'étais  trop 
noble,  trop  pure!  Je  ne  pouvais  pas  distinguer  votre 
bas  amour  derrière  son  masque  de  faux  héroïsme. 

GINETTE 

Non!  je  ne  l'aimais  pas  d'amour... 

CÉCILE,  se  levant. 

Ah!  ra,  c'est  vrai!  Le  voilà,  le  cri  du  cœur!  Non, 
jamais  vous  ne  l'avez  aimé!  En  effet,  non!  Jamais 
vous  n'avez  aimé  cet  homme,  car  vous  n'auriez  pas 
eu  le  courage  de  l'envoyer  à  la  mort,  le  courage  que, 
moi,  je  n'avais  même  pas!...  C'est  vrai,  elle  ne  l'ai- 
mait pasl  Et  lui,  le  pauvre  fou,  il  l'adorait!  Fallait-il 
qu'il  vous  aime  pour  qu'il  ait  gardé  sur  lui  toutes  vos 
lettres!  A  ce  point  que  vous  n'imaginiez  pas  pai'eille 
imprudence,  n'est-ce  pas?  Mais  lui,  il  s' est  bien  soucié 


108  L'AMAZONE 

qu'on  trouve  toutes  ces  lettres  adultères  sur  son  corps, 
il  s'est  bien  soucié  de  navrer  le  cœur  de  sa  femme! 
Ce  qu'il  voulait,  c'était  ne  pas  se  séparer  de  ces  feuilles 
chéries.  Vous  pourrez  les  compter  un  jour,  car  je  vous 
les  rendrai  vos  billets  d'amour.  J'en  réponds  d'avance, 
pas  un  ne  manquera  à  l'appel!...  Vous  trouverez  le 
compte!...  Je  sais  ce  que  c'est  maintenant  que  la  fidé- 
lité du  cœur! 

GI>'ETTE 

Votre  douleur  se  cogne  à  droite  et  à  gauche...  Com- 
ment pourriez-vous  reconstituer  d'ailleurs!  Je  vous  en 
conjure,  croyez-moi,  ne  diminuez  pas  le  sacrifice  qu'il 
a  fait  de  sa  vie,  ne  le  mêlez  pas  à  l'erreur  d'un  moment 
qui  ne  l'a  pas  conduit  à  ce  chemin  sublime.  L'homme 
de  la  Croix-Rouge  me  l'a  répété  encore  en  sortant  : 
«  Dites-lui  qu'il  est  tombé  en  héros!  »  Vous  comme 
moi,  Cécile,  nous  n'avons  été  qu'un  tremplin  d'où 
son  âme  s'est  élancée.  Celle  qui  vous  l'a  pris  n'est  pas 
ici.  Elle  est  là-haut!  elle  est  là-bas! 

CÉCILE 

Non,  elle  est  là  à  mes  genoux  !  La  guerre  va  dévorer 
tout  l'amour  du  monde!  Ah!  je  la  hais  bien  aussi,  la 
guerre!  Derrière  elle,  il  ne  restera  rien!  Elle  dévastera 
tout  l'amour!  oui,  mais  elle  ne  tue  pas  le  souvenir,  la 
guerre!...  Tandis  que  vous!...  D'elle  et  de  vous,  c'a  été 
la  moins  abominable! 

GINETTE 

Cécile,  vous  n'avez  pas  pu  lire  suffisamment  ces 
lettres!  Vous  vous  trompez.  11  faut  que  vous  les  lisiez. 
Vous  les  lirez.  Ce  ne  fut  pas  une  aventure  d'amour; 
non,  ce  n'est  pas  une  trahison.  Réfléchissez!  Aurait-il 
gardé  ces  lettres  sur  lui  au  risque  qu'on  les  trouve  après 
sa  mort?  Ma  justification  est  dans  le  témoignage  qui 


ACTE  DEUXIÈME  1D0 

m'accuse.  Vous  y  lirez  tout  ce  que  je  proclame.  Je 
vous  en  supplie  maintenant,  ayez-en  le  courage...  Si,  il 
le  faut!  Il  n'y  a  qu'une  chose  qui  me  stupéfie  :  ce  que 
vous  venez  de  me  dire  à  l'instant,  qu'il  se  trouverait 
là-dedans  une  phrase  écrite  à  mon  adresse.  Toutes  les 
lettres  qu'il  dut  m'écrire  me  sont  parvenues. 

CÉCILE 

Elle  l'avoue! 

GINETTE 

Ah!  Cécile!  Je  vous  les  donnerai.  Une  autre  que 
vous-même  pourrait  les  lire  sans  frémir  et  sans  con- 
damner. Mais  celles-ci,  les  avez-vous  bien  lues,  Cécile? 
Vos  yeux  brouillés  de  larmes  ont  pu  se  tromper.  Ces 
mots  s'adressent  peut-être  à  vous... 

(Elle  s'csl  approchés  de  la  lubie.  CëciU  s'élance.) 
CÉCILE 

Éloignez  vos  mains...  C'est  un  supplice  de  les  voir 
se  tendre  vers  cette  chose!  J'ai  bien  lu!  Mes  yeux 
ne  peuvent  plus  s'abuser  maintenant.  Pourquoi  cette 

lettre  est-elle  là?...  Oui,   pourquoi?   (EUe    reprend    la    Ictlre, 

apics  l'avoir  chorchée.)  Ce  Sera  facilc  à  savoir,  nul  doute... 
J'ai  vu  au  passage  son  écriture  au  crayon...  Elle  m'a 
brCilée  comme  du  feu!...  Je  me  suis  arrêtée. 

iTout  à  coup  elle  pousse  une  exclamilion.) 
GINETTE 

Quoi  donc? 

(L'allilude  Je  Cécile  cliaiiirc  en  un  instant,  elle  devient  grave  et  tcrriCce.) 
CÉCILE,  lisant. 

«  Dans  mon  agonie,  cinq  heures  du  soir...  »  Mon 
Dieu!  je  touche  la  lettre  qui  a  reçu  son  dernier  souffle!... 
Mon  Dieu!... 

{Eltoj  noiit  prcsnuo  à  genoux  toutes  les  deux  comme  si  une  prési-nco 
.    '"''-delà  se  matérialisait  ) 

10 


110  L'AMAZONE 

GINETTE,  presque  dans  un  soufYle. 

Lisez  1  Lisez!...  Recevons  sa  pensée. 

CECILE,  avec  un  respect  tremblant,  éperdu. 

«  Dans  mon  agonie,  cinq  heures  du  soir!  A  vingt 
mètres  des  lignes  allemandes.  Je  suis  tombé.  Mon 
ventre  est  broyé,  j'ai  pu  me  traîner  sous  un  éboule- 
ment...  Je  vais  mourir  dans  ce  champ.  (EUe  s'arrête,  on 

entend  leurs  sanglots.  Puis,  peu  .i  peu,  elle  recommence  et  déchiffre  len- 
tement, ma.'  pïr  mot.)  Je  ne  regrette  pas  d'avoir  accepté 
la  mission  qu'on  m'a  donnée  tout  à  l'heure.  Devant 
la  mort,  devant  l'inconnu  qui  va  peut-être  me  juger, 
dans  un  instant,  je  ne  mentirai  pas...  Je  n'ai  rien  à 
me  reprocher.  J'ai  aimé  profondément  ma  femme  et 
mon  enfant,  (sanglots.)  Que  celle  qui  m'a  montré  le 
chemin  du  devoir  ne  se  fasse  aucun  reproche!...»  (Elle 

s'interrompt,  regarde  Ginette  et  dit:)  G  CSt  VOUS.  (Puis  elle  reprend:) 

(i  Je  la  remercie  pour  son  âme  pure  et  haute  qui  a  été 
mon  soutien.  Si  jamais  ce  mot  testamentaire  crayonné 
dans  l'agonie  heureuse  lui  parvient,  qu'elle  sache 
que  je  lui  confie  mon  souvenir,  que  je  lui  donne 
ma  pensée.  Elle  seule  peut  la  comprendre  et  la  con- 
tinuer. (La  voix  de  la  lectrice  se  modifie,  et  devient  brûlante  et   âpre.)' 

Elle   seule  pourra  dire  quand  les   autres  pleureront  : 

«  Je  suis  contente  de  lui.  )>  (cécile  relève  lo  front  et  de  la  main 
essuie   sur    ses   joues  le    sillon   des  larmes.)   Moi,    je   meurS    hCU- 

reux...  Oui,  par  delà  la  vie!  par  delà  les  âmes!  Pour 
la  plus  noble  des  causes!  Je  vais  mourir  avec  devant 
les  yeux  l'image  que  tout  être  se  fait  de  la  Patrie... 
avec  sur  la  bouche  un  nom,  un  seul...  » 

(EUe  n'achève  pas.  Elle  pousse  un  cri  du  fond  des  entrailles  en  même 
temps  que  du  gosier  de  Ginette  sort  un  autre  cri,  d'une  toute  autre 
expression,  claire,  extasiée.) 

GINETTE 

Pierre!  Pierre!...  Il  a  écrit  cela!... 


ACTE   DEUXIÈME  IH 

CÉCILE 

II  a  osé  l'écrire!  C'est  là,  c'est  là!... 

GINETTE 

Mon  Pierre!  mon  Pierre!... 

CÉCILE 

Sa  veuve!  elle  est  sa  veuve!...  Ah!  le  lâche!  le  lâehel 

GINETTE,  les  mains  jointes,  la  tête  levée. 

Mon  Pierre!  mon  héros! 

CÉCILE 

Taisez-vous  donc  à  la  fm!  Allez-vous  vous  taire! 
Tenez,  voilà  ce  que  j'en  fais! 

(Elle  prend  la  lettre,  la  broie  dans  ses  mains  et  la  jette  a  terre.) 
GINETTE,  se  précipite. 

Je  ne  veux  pas!  Donnez  cela!  Non,  non,  vous  n'avez 
pas  le  droit! 

CÉCILE  lui  barre  le  passage  et  l'empêche  de  toucher  à  la  lettre. 

Il  a  renié  à  la  dernière  heure  sa  famille,  sa  femme,  son 
enfant...  Il  n'est  pas  mort  en  soldat!  il  est  mort  en 
amant!  Pour  une  fille,  il  a  tout  trahi!  Ah!  vous  vous 
valez  tous  les  deux! 

GINETTE 

Ne  l'insultez  pas,  lui!...  si  noble!  si  beau! 

CÉCILE 

Traître  et  lâche! 

GINETTE,  les  yeux  perdus  dans  l'extase  inlérlcare 

Mon  héros!... 

CÉCILE 

A  vous  deux,  vous  faisiez  un  couple  d'hypocritesl 


11-2  L'AMAZONE 

Il  n'a  été  que  cela,  un  hypocrite  vulgaire,  le  mari  adul- 
tère et  banal! 

GINETTE,  avec  une  expression  de  colère  indi^'née. 

Oh!  vous  ne  l'insulterez  pas,  je  ne  le  permettrai  pas! 
Il  m'a  confié  sa  mémoire.  11  m'en  a  remis  toute  la  gloire! 

\  CÉCILE 

C'est  vrai,  vous  êtes  la  légataire!  Vous  avez  été 
l'inspiratrice  de  sa  mort,  il  est  bien  juste  que  vous  en 
soyez  le  chantre!  Allez,  dressez-vous  sur  votre  tré- 
pied de  sibylle  et  criez,  criez,  tant  qu'il  vous  plaira!... 

GINETTE 

Et  vous,  ne  rabaissez  pas  votre  héros!...  Rien  ne 
l'entachera...  Il  est  allé  tout  droit  dans  la  bataille,  il 
a  été  merveilleux,  j'en  suis  sûre...  Son  âme  chantait! 
Il  me  semble  que  j'entends  des  clairons!... 

(Ses  petits  poings  serrés    ont  l'yir  de  scander  un    rjithme   intérieur.) 
CÉCILE 

Allez  clamer  dehors  votre  abominable  ivresse  que 
vous  ne  pouvez  même  pas  faire  t^ire  devant  moi... 

GINETTE 

Tant  pis!  11  ne  faut  pas  insulter  celui  qui  vient  d'être 
sublime,  souverain!  Il  aimait  quelqu' autre  chose  plus 
que  sa  vie!  plus  que  nous! 

CÉCILE 

Et  il  n'a  fait  que  des  ruines! 

GINETTE 

Tant  pis!  il  était  de  ces  gens  qui  ne  sont  peut-être 
ni  des  parents,  ni  des  amis,  ni  même  des  époux...  mais 
qui  sont  des  hommes! 


ACTE  DEUXIÈME  113 

CÉCILE 

Ah!  je  les  entends  maintenant,  les  accents  dont  il 
s'est  eni^Té!  Mauvaise  sirène  qui  l'avez  attiré  là  où 
nul  ne  lui  demandait  d'aller,  même  pas  son  pays!... 
Son  chemin  était  assez  beau! 

GINETTE 

'  Il  n'y  en  a  pas,  de  chemin  qui  soit  trop  beau  quand 
le  risque  est  celui-là! 

CÉCILE 

En  sorte...  oh!  c'est  affreux!...  que  moi,  la  femme, 
î'épouse,  je  ne  suis  même  pas  sûre  que  mon  mari  soit 
mort  pour  la  patrie!...  Il  aura  fait  sa  mort  si  ténébreuse, 
si  obscure,  que  je  ne  serai  jamais  fixée  sur  elle... 
L'homme  que  j'ai  aimé  n'était  peut-être  qu'un  lâche 
masqué  de  gloire... 

GINETTE,  hors  d'elle,  la  voix  coupante. 

TC'était  un  demi-dieu!...  Il  était  de  leur  race!... 

CÉCILE 

A  la  rue,  vous  qui  avez  trahi!  et  qui  avez  encore 
l'audace  et  le  triomphe  plein  la  bouche!  A  la  rue!  d'où 
l'ous  venez,  sans  sou  ni  maille... 

GINETTE 

C'est  ça  qui  m'est  égal,  par  exemple! 

CÉCILE,  lui  jetant  ses  lettres  à  la  face. 

Allez-vous-en  avec  votre  idole  qui  n'est  plus  la 
mienne...  qui  m'a  reniée  jusque  dans  la  mort,  l'idole 
que  je  renie  à  mon  tour... 

GINETTE  ' 

Mais  que  vous  ne  briserez  pas! 

iK  ce  iDoment,  M.  et  Mme  do  Saint-Arroman  apparaitsent  à  la  porte, 
gaussant  Simone  devant  eux.) 

10. 


lu  L'AMAZONE 


SCÈNE    X 

Les  Mêmes,  M.  et  Mme  de  SAINT-ARROMAN, 
SIMONE,  GERMAINE,  puis  DUARD. 

CECILE,   lui  tendant  les  bras  désespérément. 

Simone!.  Simone!  tu  n'as  plus  de  père,  tu  n'as  plus 
de  père! 

SIMONE 

Maman! 

(Elles  s'éU-eignent.) 

CÉCILE 

On  te  l'a  volé,  mon  enfant,  on  te  l'a  tué!... 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Pauvre  Cécile!  M.  Duard,  que  nous  venons  de  ren- 
contrer, vient  de  nous  apprendre  la  terrible  nouveïïe! 
Soyez  si  fière!... 

SIMONE,  se  débattant  dans  les  bras  de  sa  mère. 

Papa!...  papa  est  mort! 

(Germaine  est  entrée  timidement,   en   larmes,  et  se   tient  sur  le  pa» 
de  la  porte.) 

MONSIEUR    DE    SAINT-ARROMAN 

Mais  aussi  songez  quelle  mort!  Quelle  mort  admi- 
rable, enviable...  quelle  gloire  pour  vous!... 

CÉCILE,  que  ces  voix  exaspèrent. 

Ah!  vous  aussi,  vous  aussi,  parbleu!  La  gloire!  lai 
gloire!  Vous  trouvez  qu'il  a  fait  son  devoir,  n'est-ce 
pas?  Ils  sont  inouïs! 

MONSIEUR    DE    SAINT-ARROMAN 

Il  a  fait  plus  que  son  devoir.  C'est  admirable! 


i 


ACTE  DEUXIÈME  H5 

CÉCILE,  s'animant  encore  plus  à  mesure. 

Il  devait  d'abord  penser  à  moi,  à  sa  fille... 

MADAME    DE    SAI?sT-ARROMAN 

Ne  dites  pas  ça,...  à  l'heure  actuelle  où  des  millions 
d'êtres  font  le  sacrifice  de  leur  vie  comme  il  l'a  fait 
de  la  sienne! 

CÉCILE 

Mais  sa  vie,  le  pays  ne  la  lui  demandait  même  pas!... 
C'est  à  nous  qu'il  la  devait!...  Je  vous  dis  qu'il  est 
mort  comme  un  lâche...  Je  le  sais,  moi! 

(A  ce  mot,  un  souffle  de  slupéfaclion  passe  sur  toutes  les  tètes. 
MADAME    DE    SAI>T-ARROMAN 

Qu'est-ce  qu'elle  dit? 

MONSIEUR    DE    SAINT-ARROMAN 

C'est  sa  douleur  qui  l'emporte! 

CÉCILE  cherche  du  regard  Ginette. 

Il  a  tout  trahi! 

GINETTE 

Elle  perd  la  tête!  Ne  l' écoutez  pas. 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Pauvre,  pauvre  Cécile!  ne  blasphémez  pas!  Je  vous 
comprends,  mais  ne  dites  pas  de  pareils  mots,  que  rien- 
n'excuserait,  même  la  douleur! 

(Germaine   depuis    un  moment  s'est  viveniemt  emparée    de  la    petite 
Simone  et  l'a  entraînée  dans  la  chambre.  A  ce  moment,  M.  Duard 

entre.) 

GINETTE,  allant  de  suite  à  lui. 

La  chose  est  consommée. 

DUARD 

Je  viens  de  l'apprendre,  hélas! 


116  L'AMAZONE 

CÉCILE,  se  déballant  et  parlant  aux  Saint-Arroman. 

\'ous  m'irritez  tous  à  la  fin!...  Allez-vous-en!  Je 
vous  dis  que  c'était  un  lâche! 

GINETTE,  de  loin,  qui  parlait  à  M.  Duard,  n'y  tenant  plu», 
se  retourne  vers  elle  les  yeu*  pétillants  de  rage. 

Ah!  je  ne  peux  entendre  ça,  je  ne  peux  pas... 

(Elle  se  dirige  vers   la  perle  pour  s'enfuir  et  empoigne  son  nianleaa 
bleu  qui  traînait  sur  une  chaise.) 

DUARD 

Où  allez-vous? 

GINETTE 

Je  pars!  Elle  a  tout  appris,  elle  me  chasse! 

DUARD 

Où  allez-vous,  mademoiselle? 

GINETTE 

Ça!  Qu'importe! 

CECILE,  repoussant  les  autres  qui  l'entourent 
et  cherchant  toujours  Ginette  du  regard. 

Rien,  rien  ne  m'empêchera  de  le  dire...  Il  est  mort 
comme  un... 

GINETTE,  de  la  porte,  criant  cotte  fois,  tout  à  coup, 
devant  tout  le  monde,  et  de  toutes  ses  forces. 

Ne  r écoutez  pas!  Il  est  mort  comme  un  héros!  Ne 
l'écoutez  pas! 

CÉCILE,  le  poing  tendu  vers  elle,  sans  se  soucier  des  autres. 

Faites-la  taire,  celle-là! 


ACTE   DEUXIÈME  11 

GINETTE,  fièrement,  lance  encore  une  fois. 

Comme  un  héros,  comme  un  dieu! 

CÉCILE 

Mais  faites-la  taire,  faites-la  taire,  celle-là! 

(Ginette  est  jorlie  brusquement,  en  claquant  la  perle.) 


SCÈNE    XI 
Les  JlÉMEs,  moins  GINETTE. 

Alors  on  voit  cette  chose  :  à  peine  l'image  de  Ginette  s'est-elle  effacée 
devant  les  yeux  de  Cécile,  à  la  seconde  même  où  clic  a  disparu, que  celle-ci 
«e  retourne  vers  les  autres  personnes,  comme  si  elle  les  voyait  pour  la 
jjrcmière  fois. 

CÉCILE 

Qu'est-ce  que  j'ai  dit?  Je  ne  m'en  souviens  plus!... 
Qu'est-ce  que  je  viens  de  dire?...  Est-ce  que  je  n'ai  pas 
dit  :  un  lâche!  Ne  me  croyez  pas...  J'ai  menti!  j'ai 
mienti...  Il  ne  faut  pas  me  croire...  Je  deviens  folle! 

{Elle  essaye  de  se  maîtriser,  de  se  ressaisir.) 

MADAME    DE    SAIN'T-ARROMAN 

Mais  ma  pauvre  Cécile,  naturellement  c'est  votre 
•douleur  qui  vous  emporte! 

DUARD,  s'avançant. 

Madame... 

CÉCILE 

Ah!  ne  marchez  pas  là-dessus!  Donnez  ça,  donnez... 

^KIlc  monti'«  la  lettre  froissée  qu'elle  avait  jetée  à  terre  tout  à  l'heure; 
Al.  Duard  la  ramasse  et  la  lui  tend.  Elle  s'en  saisit  et  pleure  doucement.) 

Non,  non,  ce  n'était  pas  un  lâche!  Ce  n'était  pas  non 
plus  un  héros...  C'était  un  homme  tour  à  tour  faible 
«t  fort  comme  tous  les  hommes.  Il  ne  nous  a  pas  trahis... 
!I  nous  avait  quittées...  Il  m'avait  quittée  simplement. 


418  L'AMAZONE 

le  pauvre,  pour  suivre  la  voix  de  la  jeunesse  qui  l'appe- 
lait là-bas...  Il  a  subi  le  mirage  entraînant...  C'était 
trop  haut  pour  toi,  Pierre...  C'était  trop  loin  pour  toi, 
Pierre...  voilà  tout...  Tu  devais  tomber  fatalement!... 
Oh!  si  tu  étais  resté  près  de  mon  petit  cœur!...  Tu  vois 
maintenant,  Pierre,  comme  la  jeunesse  est  cruelle! 

(Elle  faiblit,  Mme  de  Saint-Arroman  la  soutient.) 
DUARD,  gravement. 

Il  n'y  a  pas  à  pardonner  aux  héros,  madame! 

CÉCILE,  leTant  vers  lui  simplement  sa  pauvre  lête  ravsfét. 

Mais  s'il  n'avait  pas  été  qu'un  pauvre  homme,  mon- 
sieur, je  ne  lui  aurais  pas  pardonné!...  (sa  main  laisse 

tomber  à  nouveau  la  lettre  froissée  dans  un  mouvement  de  faiblesse,  on 
veut  la  lui  remettre  en   mains.)  Ce  u'est  rieu...^  Ce  u'est  rien... 

C'est  un  papier  qui  n'a  aucune  espèce  d'importance! 

(Elle  considère  la  lettre  dans  ses  mains.  Une  hésitation  sur  ce  qa'elle  doit 
en  faire.  Puis,  elle  regarde  le  feu...  Ensuite  elle  se  dirig'e,  ou  plutôt  se 
traîne  vers  la  cheminée.  Elle  dépose  sur  le  charbon  brûlant,  presque  res- 
pectaeusement,  le  papier  qui  se  met  à  flamber  et  à  se  consumer.  On  devine 
à  sou  attitude,  prf^sque  de  prière,  que  c'est  une  sorte  d'ineinéivition,  de 
purification...  Se*  mains  jointes  ont  pourtant  un  mouvement  en  avant 
comme  pour  arrtitcr  l'engloutissement  de  la  lettre  suprême.  Elle  la  regarde 
douloureusement  brûler  en  pleurant,  pendant  que  tous  les  êtres  groupés 
autour  d'elle  respectent  son  sanglot,  lent,  régulier,  qui  remplit  la  chambre.) 

Tu  vois,  tu  vois  ce  que  c'est...  Je  ne  t'aurais  pas 
fait  de  mal,  moil...  Mais  c'est  bon...  c'est  bon...  Je 
respecterai  ta  pensée.  Ce  sera  comme  tu  l'auras 
voulu,  Pierre...  comme  tu  l'auras  voulu...  Et  puis... 

(Fixe,  elle  regarde  toujours  le  feu  et  continue  à  marmonner  sans 
plus  voir  personne,  presque  à  cropetons,  sur  la  dalle  de  la  cheminée 
qui  réclaire,  déjà  dans  l'altitude  qui  lui  sera  bientôt  familière, 
darant  l'hiver,  a\t  fond  de  la  maison  vide.) 

RIDEAU 


ACTE  TROISIÈME 


Au  premier  étage  de  la  sous-préfecture,  à  La  Flèche,  un  salon 
transformé  en  cabinet  de  travail  du  sous-préfet. 


SCENE  PREMIERE 
JULIE,  DUARD. 

On  entend  au  deliors  des  acclamations  et  quelques  notes  de  fanfare. 
JULIE,  à  M.  Duard,  à  la  fenêtre,  à  gauche. 

Tu  vois,  ils  n'ont  pas  voulu  quitter  la  sous-préfec- 
ture, sans  te  faire  une  petite  ovation. 

DUARD,  appuyé  à  la  vitre,  fait  des  signes. 

Ils  sont  si  gentils! 

JULIE 

Dis-leur  un  mot.  Il  y  en  a  qui  ne  t'ont  pas  vu. 

(II  ouvre  la  fenêtre,  passe  sur  le  balcon.  On  applaudit  du  dehors.) 
DUARD,  sur  le  balcon. 

Mes  amis...  C'est  un  grand  jour  pour  nous  tous. 
C'est  l'ère  du  travail  et  de  la  prospérité  qui  se  rouvre 
pour  toutes  les  populations  françaises.  Reprenez  vos 
outils  avec  sérénité.  J'espère  que  vous  avez  bien  com- 


120  L'AMAZONE 

pris  le  sens  do  notre  réunion  aujourd'hui,  six  mois- 
après  la  cessation  des  hostilités.  Ce  que  nous  fêtons 
aujourd'hui,  par  toute  la  France  et  dans  tous  les 
pays  alliés,  ce  n'est  pas  seulement,  comme  il  y  a 
quelques  mois,  le  jour  où  le  sang  a  cessé  de  couler. 
Ce  que  nous  fêtons  aujourd'hui,  vous  l'avez  vu  dan? 
tous  les  journaux;  vous  l'avez  appris  jusque  sous  le 
chaume  le  plus  lointain;  c'est  un  honheur  aussi  mé- 
morable; la  date  unique  où  tous  les  gouvernements  de 
l'Europe  viennent  de  signer  un  accord  définitif  qui 
remettra  désormais  les  dissensions  entre  peuples,  r.i 
elles  se  représentent,  à  un  tribunal  arbitral.  Ce  sont 
des  garanties  de  faits.  La  plus  formidable  explosion, 
de  crimes  internationaux  a  exigé  une  correspon- 
dante organisation  de  force  répressive  pour  le  main- 
tien de  la  paix  du  monde  et  de  la  vie  civilisée...  Ah!  si 
nos  chers  morts  qui  ont  sauvé  le  plus  beau  de  nos 
aspirations  et  dont  les  noms  sont  inscrits  dans  la  salle 
de  la  mairie  de  La  Flèche,  pouvaient  entendre  nos 
cris  de  joie,  le  chant  de  reconnaissance  qui  s'échappe 
de  nos  poitrines... 

(La  porte  pi'incipale  s'ouvre.  Entrent  plusieurs  hommes.) 


SCÈNE  ÎI 

Les  Mêmks,   DES   HOMMES,   UNE  FEMME. 

JULIE 

Chut!  Chut!  Monsieur  le  sous-préfet  parle. 

UN    DES    HOMMES 

C'est  une  délégation  du  Conseil  municipal  d^  Vi- 
trimont. 


ACTE  TUOISIEME  ]i\ 

JULIE 

Oui,  oui...  Tout  à  l'heure.  Il  va  vous  recevoir. 
Asseyez-vous  là. 

(Julie  a  poussé  l:i  fenêtre.  On  n'entend  plus  la  voix  du  sous-préfet. 
Les  hommes  s'asseoient.) 

UN    DES    HOMMES 

Vous  ne  me  reconnaissez  pas,  mademoiselle.  Je 
suis  un  ancien  garçon  de  bureau  de  la  préfecture.  J'ai 
été  un  peu  défiguré.  Ah!  je  ne  me  ressemble  plus 
beaucoup!... 

JULIE 

Oui...  oui...  tout  à  l'heure;  monsieur  le  sous-préfet 
parle. 

(Une  femme  entre  par  la  porte.) 

TOUS    A    LA    FOIS 

Chut!  chut!  monsieur  le  sous-préfet  parle! 

(La  femme  reste  respectueusement  dang  le  foml.  Duard  a  fini  de 
parler.  On  entend  dos  applaudissements  sur  l'esplanade  et  quelques 
mesures  de  chant.) 

DL'ARD  vient  du  balcon. 

Ah!  mes  amis!  vous  voilà! 

(On  entoure  M.  Duard.) 

UN    HOMME 

Nous  nous  sommes  permis  de  monter.  Nous  ne 
savions  pas  que  vous  alliez  prononcer  un  chouette 
discours... 

DUARD 

Oh!  un  discours... 

UN    HOMME 

\'ous  me  reconnaissez,  monsieur  le  sous-préfet? 

DUARD 

Tiens,  vous  revoilà,  vous? 

1t 


125  L'AMAZONE 


UN    AUTRE 


Moi,  je  ne  fais  pas  partie  de  la  délégation,  mais  je 
me  suis  joint  à  eux,  relativement  à  la  place  d'agent- 
voyer  qui  est  vacante  depuis  le  décès  de  Juliot. 

DUARD 

Bon,  bon,  nous  verrons  cela. 

UN    DES   HOMMES 

Voilà.  Nous  venons  vous  prier  de  vouloir  bien  ho- 
norer notre  petite  commune  de  votre  présence  au 
Comice  agricole  qui  aura  lieu  jeudi  prochain. 

DUARD 

Eh  bien!  je  tâcherai,  mes  amis,  oui...  Je  ne  promets 
pas  de  rester  au  bahquet,  mais  je  viendrai  faire  un  tour 
en  auto. 

UN    HOMME 

Hein!  comme  on  se  retrouve,  monsieur  le  sous-préfet! 
Ah!  je  croyais  bien  ne  jamais  vous  revoir! 

DUARD 

Mais  tu  n'es  pas  de  La  Flèche,  toi? 
l'homme 

Si.  Seulement,  je  suis  allé  retrouver  les  vieux  à  la 
campagne,  à  cinq  lieues  d'ici.  Ma  blessure  m'empêche 
encore  de  trouver  un  empoi.  Je  n'ai  que  ma  pen- 
sion... On  nous  a  pourtant  promis... 

DUARD 

Et  vous?  Je  ne  vous  connais  pas! 

UN    AUTRE    homme 

En  eiïet,  monsieur  le  sous-préfet.  Je  suis  de  passage 
chez  des  amis,  mais  on  m'a  dit  queMademoiselle  Dardel, 


ACTE  TROISIÈME  125 

mon  ancienne  infirmière  aux  ambulances  de  La  Flèche 
était  ici,  à  la  sous-préfecture,  depuis  ce  matin.  Je  serais 
bien  heureux  de  pouvoir  lui  dire  un  mot.  Elle  était  si 
gentille,  Mademoiselle  Ginette,  si  bonne  pour  nous! 

LA   FEMME,    s'approchant. 

C'est  justement  à  son  propos  aussi  que  je  viens, 
monsieur  le  sous-préfet.  On  m'a  dit  qu'il  fallait  s'adres- 
ser à  elle,  comme  nouvelle  directrice  de  l'Orphelinat 
de  la  Guerre,  pour  trouver  un  emploi. 

DUARD 

Mais  elle  ne  dirige  pas  l'Orphelinat  elle-même.  Elle 
est  secrétaire  générale.  D'ailleurs,  Mademoiselle  Dard el 
n'habite  pas  La  Flèche;  elle  a  tenu  à  venir  aujourd'hui 

pour     la     fête...    (Se    retournant    vers    ga     sœur.)   Julie,    VeUX- 

tu  voir  si  Ginette  est  sortie  de  sa  chambre.  Tu 
lui  diras  qu'un  de  ses  anciens  blessés  désire  la  voir. 
(Aux  hommes.)  Et  scrrous-nous  la  main  fortement!  Je 
crois  qu'en  des  jours  comme  celui-ci,  on  doit  se  sentir 
tous  des  frères,  des  amis,  des  vrais...  Il  me  semble  que 
je  vous  ai  toujours  connus,  dès  l'enfance... 

JULIE 

Voilà  Ginette. 

(B«tre  Ginette  ) 

SCÈNE  m 

Les  Mêmes,  GINETTE. 

UN    HOMME 

Bonjour,  mam'zelle. 

GINETTE 

Tiens!  mon  petit  122. 


\U  L'AMAZONK 

l'homme  ,    liant. 

Ah!  vous  vous  rappelez  mon  numéro?  Ça,  c'est 
chouette  1  C'est  moi,  Bec-de-puce,  comme  on  m'ap- 
pelait. 

GINETTE 

Ça  me  fait  plaisir  de  te  revoir,  mon  vieux! 

LE   122 
Ben!  et  à  moi  donc...  M'en  avez-vous  fait  assez  des 
spicas! 

GINETTE 

Ah  oui!  Je  ne  sais  pas  si  tu  n'étais  pas  même  un  peu 
tire-au-flanc,  hein? 

LE    122 

Oh!  mademoiselle,  peut-on  dire! 

GINETTE 

Oh!  six  mois  après  la  guerre,  tu  peux  me  le  confier. 
Je  ne  te  signalerai  pas  au  major...  Et  ce  shrapnell? 
Est-ce  qu'il  a  fini  par  sortir? 

LE   122 
Oh!  non!  je  ne  suis  pas  un  fricoteur,  je  vous  assure... 
Il  est  sorti  un  beau  jour,  tout  seul,  et  j'ai  gardé  l'usage 
de  mon  bras.  Ça,  c'est  du  sacré  rabiot! 

GINETTE,  lui  tendant  la  main. 

Alors,  serre  fort  ! 

LA.    FEMME,  s'approchant. 

Mademoiselle,  j'ai  une  requête  à  propos  de  l'ou- 
vroir.  Voici  une  lettre  de  recommandation. 

GINETTE 

Tout  à  l'heure,  tout  à  l'heure... 


ACTE  TROISIÈME-  125 

UN   HOMME,  s'approchant. 

Ah!  c'est  vous,  mademoiselle  Dardel!  Ah!  ce  que 
j'ai  entendu  parler  de  vous.  II  paraît  que  vous  en  faites 
du  bien  et  que  vous  vous  dévouez  pour  les  pauvres! 
Et  que  vous  travaillez  pour  nous! 

GINETTE,    riant. 

C'est  une  réputation  bien  surfaite.  Je  suis  restée 
un  an  enfermée  à  la  campagne  et  M.  et  Mlle  Duard 
ont  bien  voulu,  depuis,  me  faire  entrer  dans  quelques 
bonnes  œuvres.  On  ne  travaillera  jamais  assez  pour 
vous.  On  n'en  fera  jamais  assez  pour  vous! 

JULIE 

Tenez,  voulez-vous  prendre  un  verre  de  sirop  de  gro- 
seilles, mes  braves? 

LES    HOMMES 

Vous  êtes  trop  aimable!  Il  ne  faut  pas  vous  déranger 
pour  nous! 

DUARD 

Mais  si,  mais  si...  j'y  tiens...  en  camarades! 

GINETTE 

Oh!  mais  mon  petit  122!  il  ne  boira  jamais  du  sirop 
de  groseilles!  Il  lui  faut  une  canette.  Une  canette, 
Julie! 

UN    HOMME 

Attendez...  Je  connais  la  maison,  moi,  comme  an- 
cien garçon  de  bureau.  Je  vais  aller  la  chercher,  la 
canette. 

DUARD 

Apportez-en  plusieurs  de  la  cave. 

(Il  tort) 

11 


J26  L'AMAZONE 

LES   HOMMES 

A  votre  santé! 

DUARD 

A  la  Paix  éternelle  ! 

UN    HOMME 

Vive  la  France! 

(A  ce  moment,  la  porte  s'ouvre.  Entrent  quatre  grands  blessés,) 

SCÈNE  IV 
Les  Mêmes,  QUATRE  GRANDS  BLESSÉS. 

DUARD 

Entrez,  entrez...  Vous  n'êtes  pas  de  trop,  vous 
autres.  Je  vous  approuve  d'avoir  voulu  me  serrer  la 
main  en  particulier.  Voilà  cinq  de  nos  plus  grands 
héros  :  Vacher,  Bertandier,  Villard  et...  comment, 
déjà?  Aidez-moi...  Tardieu,  c'est  ça!  Ah!  de  rudes 
héros!  Ceux-là!...  légendaires! 

l'un  d'eux 
Oh!  des  héros!  on  nous  appelait  comme  ça  autrefois! 
Mais   maintenant,   c'est   des   gros  mots!  Quoi,   nous 
sommes  redevenus  comme  tout  le  monde...  des  pet- 
zouilles,  quoi! 

GINETTE 

Hein!  Vous  ne  dites  pas  ça  sérieusement,  je  pense! 
Vous  restez,  mes  amis,  nos  grands  héros,  nos  vail- 
lants protecteurs! 

l'homme 
La  guerre!  Chut!  Il  ne  faut   plus   jamais   parler 


ACTE  TROISIÈME  127 

de  çal...  Jamais!  J'ai  tout  oublié!...  Nous  faisons  tous 
semblant  d'avoir  oublié. 

l'autre 
Un  jour  comme  aujourd'hui,  on  peut  en  reparler 
tout    de    même!    Je  suis  content    parce  que  je  suis 
assuré  que  mes  enfants  n'iront  pas  se  faire  casser  la 
figure. 

UN    AUTRE 

Oh!  Tribunal  arbitral!...  Tribunal  de  garanties!... 
Tu  as  confiance? 

UN    AUTRE 

Oui,  t'as  tort!  Je  sens  que  c'est  fini,  par  la  force  de» 
choses.  Je  ne  dis  pas,  dans  peut-être  cinquante  ans... 
cent  ans...  on  ne  sait  pas  ce  qui  peut  arriver.  Mais  il 
y  a  eu  vraiment  trop  de  misères  sur  la  terre...  On  en  est 
saouls... 

UN    AUTRE 

Bah!  maintenant,  il  y  a  de  la  rigolade  et  je  suis  en 
train  de  nous  saouler  avec  le  sirop  de  groseilles  de 
la  sous-préfecture! 

UN    AUTRE 

Ne  t'en  fais  pas,  vieux,  il  est  question  de  rétablir 
l'absinthe... 

DUARD,  aux  délégués  avec  lesquels  il  causait. 

Eh  bien!  tenez,  passez  dans  le  bureau  du  secrétaire, 
à  côté;  je  vais  vous  montrer  les  propositions  que  j'en- 
voie au  préfet  pour  fixer  le  chiffre  des  dommages  de 
notre  commune.  Et  vous  verrez  que  j'ai  tenu  compte 
de  vos  observations. 

UN    HOMME 

Ah  ça!  pour  les  indemnités,  ce  n'est  pas  de  refus. 

(Les   hommes    sortent    avec  M.    Duard.   Restent   les   ^ands  bleis^» 
Ginette,  Julie  et  le  blessé  122.) 


128  L'AMAZONE 


SCÈNE    V 


GINETTE,  JULIE,  LES  GRAND  BLESSÉS, 
LE  BLESSÉ  122,  puis  UNE  FEMME. 

UN    HOMME 

Alors,  avant  de  vous  occuper  de  bonnes  œuvres, 
vous  étiez  infirmière  à  La  Flèche? 

GINETTE 

Je  l'ai  été  pendant  une  année  et  demie. 

LE   BLESSÉ    122 

Ah!  vous  pouvez  dire  que  vous  avez  trimé,  made- 
moiselle! 

GINETTE 

Bah!  j'ai  été  comme  toutes  les  femmes!...  Votre 
humble  servante! 

UN    BLESSÉ 

Oui!...  autrefois!...  Ah!  comme  vous  avez  été 
bonnes,  et  douces!...  Maintenant,  où  êtes-vous  toutes, 
nom  de  Dieu!...  Mes  marraines  m'ont  lâchéîAh!  j'en 
avais,  j'en  avais  des  marraines  ! 

UN    AUTRE 

Comme  tout  le  monde,  tiens! 

UN    AUTRE 

Il  n'y  avait  qu'à  se  baisser  pour  en  avoir  à  cette 
époque-là...  Et  des  brunes,  et  des  blondes...  et  des 
grasses  et  des  maigres!  Moi,  j'en  avais  quatorze!... 
Où  c' qu'elles  sont  à  c't'heure? 

UN    AUTRE 

Moi,  je  suis  plus  malin,  j'ai  conservé  des  relations 
avec  aucune.  Ça  me  permet  de  repenser  à  toutes  avec 


ACTE  TROISIÈME  129 

plaisir.  Comme  ça  je  ne  me  fais  pas  rembarrer.  Je  les 
revois  toutes  en  fumant  ma  bouffarde.  Ça  me  fait 
encore  du  bon  temps! 

l'autre 
Tout  ce  que  nous  disions  était  d'une  importance 
pour  elles  à  ce  moment-là!  On  débagoulait  des  idio- 
ties: elles  s'esclaffaient.  Elles  disaient:  il  est  épatant, 
où  as-tu  trouvé  ça?  Maintenant,  c'est  comme  avant, 
nous  sommes  des  petzouilles,  que  je  vous  dis!... 

T'N    AUTRE 

La  mienne  me  renvoie  mes  lettres  en  corrigeant  les 
fautes  d'orthographe  maintenant...  Bah!  faut  bien 
dire  qu'elles  ne  peuvent  pas  penser  à  nous  jusqu'à 
la  fin  des  fins!  quoi?...  Tout  passe,  malheur  et 
bonheur!...  On  ne  se  souvient  plus  de  nous,  je  vous 
dis!...  II  n'y  a  rien  eu,  il  n'y  a  jamais  rien  eu!...  Il 
faut  que  ce  soit  comme  ça!.. 

(Une  femme  est  entrée  depuis  un  instant;  elle  écoule.) 
LA    FEMME 

Il  y  a  toujours  nous,  vos  femmes!... 

UN    HOMME 

Tiens!  t'es  donc  jalouse,  la  mère  Thibault!  La 
mère  rogue  toujours! 

JULIE,    qui  était  restée  au  bureau,  en  train  de   classer,  sans  rien  dire. 

Qu'est-ce  que  vous  voulez?  Vous  cherchez  M.  le 
sous-préfet? 

LA    FEMME 

Mande  pardon...  je  n'ai  trouvé  personne  en  bas:  je 
suis  venue  apporter  dix  francs  pour  la  souscription 
du  monument  aux  morts.  C'est  mes  économies. 

JULIE 

Donnez-les,  je  vais  vous  inscrire. 


130  L'AMAZONE 

LA    FEMME 

Je  VOUS  connais,  Villard,  allez!...  Les  femmes  du 
peuple  ont  valu  les  autres...  même  sans  rien  faire  que 
de  labourer  les  champs. 

UN    HOMME 

Bien  sûr!  mais  c'était  votre  ouvrage  d'habitude!... 
Vous  n'avez  pas  de  mérite! 

JULIE,    levant  le  nez  de  ses  papiers,  et  haussant  les  épaaies. 

Je  vous  trouve  injuste.  Pourquoi  réclamer  la  prio- 
rité pour  les  unes  ou  pour  les  autres.  Le  rôle  des 
femmes  a  été  dur,  amer,  sur  toute  la  face  du  monde. 
Il  a  été  également  bien  tenu.  Vous  ne  pouvez  pas  leur 
en  vouloir,  mes  amis,  de  reprendre  maintenant  leur 
rôle  d'épouses,  de  mères  de  famille  après  la  guerre!... 

-UN    AUTRE,  sentencieux. 

Ça,  la  société  pourra  leur  être  reconnaissante  éter- 
nellement. 

LA    FEMME 

Oui.  Elles  ont  fait  leur  devoir,  elles  ont  été  admi- 
rables; c'est  vrai!  Mais  je  suis  jalouse,  tout  de  même... 
dans  le  passé!...  Elles  n'en  ont  pas  moins  appuyé  mon 
homme  contre  leur  poitrine  pendant  qu'il  râlait... 
Oh!  je  ne  suis  pas  jalouse  dans  un  mauvais  sens,  non... 
Mais  elles  l'ont  pansé,  habillé,  nettoyé...  Elles  Tout 
fait  manger  comme  un  pauvre  gosse!...  J'aurais  voulu 
être  là...  Il  s'est  promené  convalescent  pendant  des 
mois  au  bras  d'une  autre...  Ils  se  sont  dit  des  choses 
dans  la  souffrance  que  nous  nous  sommes  jamais 
dites  peut-être...  et  que  j'aurais  voulu  entendre,  moi! 
On  devrait  être  là  à  l'heure  de  la  douleur...  à  l'heure  où 
son  homme  souffre...  Je  sais  bien  qu'elles  l'ont  fait 
avec  courage,  mais  je  ne  peux  m' empêcher  de  détester 
celle  qui  l'a  soigné,  même  encouragé,  aidé,  pendant 


ACTE  TROISIEME  131 

deux  mois  en  Orient,  la  remplaçante,  dont  il  garde 
encore  la  photographie  cachée...  Et  si  elle  était  là 
devant  moi,  je  lui  dirais  :  «Entre  femmes,  on  ne  se 
remercie  pas!...  Bonsoir!  On  reprend  chacun  son 
chemin...  La  chair,  t'as  aidé  à  la  faire  repousser  sur 
les  os...  Maintenant,  faut  que  j'achève  toute  la  gué- 
rison,...  et  c'est  ce  que  je  vais  tâcher  de  faire,  sans 
Croix-Rouge  au  front  et  au  bras  !  » 

JULIE 

Ça  passera...  La  douleur  vous  a  aigrie...  Il  faut  que 
toutes  les  femmes  s'embrassent  dans  la  même  émotion, 
les  femmes  du  peuple  comme  celles  de  l'aristocratie! 
Y  aura-t-il  toujours  la  haine  des  races? 

UN    SOLDAT 

Mère  Thibault,  vous  me  dégoûtez!...  Si  je  suis  en- 
core là,  c'est  à  vos  remplaçantes  que  je  le  dois.  Allez, 
verse  tes  dix  francs,  et  va-t-en! 

•    LE    SOLDAT    DE    GINETTE 

Oui,  elle  nous  dégoûte...  A  la  porte!...  Tu  parles 
trop. 

LA    FEMME 

Pendant  trois  ans  que  j'ai  trimé  dans  les  champs 
en  pleurant,  j'ai  pas  dit  un  mot  à  qui  que  ce  soit! 

LE   BLESSÉ    122,  désignant  Ginette  qui  écoutait  sans  rien  dire. 

Tenez,  en  voilà  une  qui  n'a  que  du  bien  sur  la  cons- 
cience!... En  voilà  une  pour  qui,  hommes  et  femmes, 
ne  doivent  avoir  que  de  la  reconnaissance.  Mainte- 
nant, mademoiselle,  que  la  guerre  est  finie,  il  me 
semble  que  chaque  fois  que  je  vous  rencontrerai,  je 
vous  devrai  le  salut  militaire,  comme  à  un  supérieur! 

(La  femme,  à  pas  traînants,  l'épaule  haute,  l'œil  sournuis,  s'en  va,  pen- 
dant que  les  hommes  lui  lancent  des  quulibets.) 


132  L'AMAZONE 

UN   HOMME,  jetant  sa  casquette  en  l'air. 

Vive  les  petites  femmes  de  France!...  Ohél... 

GINETTE 

Mais,  j'étais  comme  les  autres...  ni  plus,  ni  moins... 
Il  y  en  a  eu  de  tellement  mieux  que  moi...  il  y  en  a  eu 
de  sublimes...  voilà  ce  que  cette  pauvre  femme  bornée 
a  peine  à  croire! 

LE    SOLDAT 

A  votre  santé!,..  Oui,  à  toutes,  à  toutes!  et  du 
fond  du  cœur!  bon  Dieu! 

GINETTE,  prenant  um  vsrre. 

Oui,  à  la  vôtre,  à  tous...  Si  vous  saviez  la  joie  que 
je  ressens  à  retrouver  vos  yeux,  vos  éclats  de  voix, 
votre  rire!  Il  me  semble  tout  à  coup  que  je  suis  encore 
parmi  vous...  Ça  me  fouette  comme  l'air  du  large  ou 
de  la  montagne!  On  respire...  Je  suis  comme  le  vieux 
cheval  de  bataille  qui  entend  un  peu  le  clairon.  A  la 
France,  mes  amis,  à  la  France!  Tant  qu'il  y  en  a,  et 
tant  qu'il  en  tient  dans  vos  grands  yeux  et  dans  vos 
grosses  pattes!... 

(On  trinque  joyeusement,  dans  la  fraternité  complète  de   l'homme  et 
de  ta  femme.) 

UN    BLESSÉ  s'approctic  d'elle. 

Pst...  Mademoiselle...  Vous  dites  que  le  cheval  de 
bataille  a  besoin  de  réentendre  le  clairon...  Eh  bien,  si 
des  fois  vous  vous  promenez  le  soir,  après  dîner,  der- 
rière la  ville,  près  les  petits  bois  sur  la  route  en 
sortant  de  l'esplanade,  écoutez  bien,  il  y  a  un  pépère, 
par  là,  qui,  lui  aussi,  a  besoin  de  se  rappeler  le  bon 
temps...  Alors,  des  fois,  il  tire  de  temps  en  temps 
quelques  coups  de  gueuloir  de  cet  instrument-là... 
dont  il  n'a  jamais  pu  se  séparer  tout  à  fait. 


ACTE  TROISIÈME  133 

UN    BLESSÉ,    riant. 

C'est  un  ancien  clairon  du  1216.  i\  gg  ballade  avec  le 
clairon...  et  dans  un  étuil...  comme  un  musicien  au 
cachet!... 

LE    CLAIRON 

Aujourd'hui,  parbleu,  il  a  fallu  que  je  l'amène  à  la 
fête  avec  moi...  Mais  le  soir...  oh!  le  soir...  pour  moi 
tout  seul...  dans  la  campagne,  comme  les  gamins  de 
15  ans!  Seulement  eux,  ça  ne  leur  rappelle  rien...  Oh! 
je  ne  joue  pas  la  charge,  non,  ça,  c'est  trop  grave... 
mais  les  petites  sonneries  habituelles...  du  dépôt,  la 
diane,  ça  suffit,  on  revit  tout  ça,  même  dans  le  clairon, 
avec  des  paroles  toutes  seules,  si  bêtes  qu'elles  soient, 
ça  fait  de  l'effet. 

UN    HOMME,    chantonnant. 

11  se  lave,  ça  lui  semble  bien  égal 
Dedans  le  verre  où  va  boire  son  cheval! 

GINETTE 

Et  avec  le  clairon?  Pourquoi  pas!...  Tiens...  Trois 
notes.  Pour  eux...  sur  le  balcon...  Vas-y...  Ils  te  le 
demandent.  Bouche  le  clairon  avec  ton  J^oing. 

UN    HOMME 

Pour  rigoler,  quoi!... 

(Dans  l'eiubrasura  de  la  fenêtre,  ouverte,  rnorame  entonne  en  sour- 
dine la  sonnerie  nui  rend  un  son  faible,  nasillard,  presque  sarcas- 
lique  et  qui  a  la  tristesse  banale  des  sonneries  qu'on  entend  dans 
les  banlieues,  au  coucher  du  soleil.) 

UN    HOMME,  qui  se  souvient,  tout  de  même, 
avec  un  geste  vague  et  crispé. 

Bon  Dieu!...  Bon  Dieu!...  Tout  ça! 

UN    HOMME,  triste. 

Pour  rigoler. 


134  L'AMAZONE 

SCÈNE    VI 
Les  Mêmes,  DUARD,  GINETTE,  JULIE. 

V 

DUARD,   entrant. 

Ahl  c'est  ici  qu'on  fait  ce  boucan!  Il  n'y  a  pas  de 
mal,  mes  amis! 

LES    HOMMES 

Excusez-nous,  monsieur  le  sous -préfet,  on  faisait 
joujou... 

DUARD 

Bien,  bien!  tout  à  la  joie!  Seulement,  maintenant, 
je  vous  demande  pardon.  J'ai  beaucoup  de  choses  à 
mettre  en  ordre.  Au  revoir  tout  le  monde,  hein?  Je 
suis  enchanté  d'avoir  eu  l'occasion  de  vous  dire  à 
tous  mon  émotion,  de  vous  avoir  exprimé  une  solli- 
citude sur  laquelle  vous  pouvez  compter  inébranlable- 
ment. 

UN    HOMME 

C'est  du  travail,  qu'il  va  falloir,  maintenant! 

DUARD 

Ce  n'est  pas  ça  qui  manque!  On  vous  en  donnera, 
allez...  à  chacun  selon  la  mesure  de  vos  forces.  , 

UN    HOMME 

Et  un  peu  de  bonheur  avec,  pour  un  chacun  qu'a 
tant  trimé! 

UN    AUTRE,  ponctuant. 

C'est  égal,  pour  une  belle  journée,  c'est  une  belle 
journée! 

LE    BLESSÉ 

Au  revoir,  mademoiselle.  Si  vous  voulez  bien  que 
le  petit  122  vous  la  serre  de  la  patte  blessée...  la 
gauche! 


ACTE  TROISIÈME  135 

GINETTE 

Tiens,  parbleu!  Oh!  mais  bigre!  vous  serrez  fort! 
On  voit  bien  qu'il  n'y  a  plus  de  shrapnell,  là-dedans. 

.L  HOMME,    avec  crânerie. 

Il  n'y  en  a  plus,  mais  s'il  le  faut,  il  y  en  aura  encore! 

GIXETTE 

Ça,  c'est  une  brave  parole!  Bonsoir,  petit.  Bon- 
soir, le  clairon!...      ^ 

LE    CLAIRON 

Et  vous  savez,   mademoiselle,   si  je  passe  jamais 

sous  vos  fenêtres  avec  ça...  (ll  fait  le  geste  de  porter  le  clairon 

à  sa  bouche.)  VOUS  saurez  que  c'est  moi. 

(Le  sous-préfet  les  congédie.    Restent    seuls   M.   Duard,   aa   sœ^r  et 
Ginetle.) 

DUARD 

Allons,  allons,  tout  ça  se  reforme!  Quelle  vitalité 
admirable  chez  ces  braves!  Encore  quelques  années  de 
souffrance,  d'endolorissement,  il  n'y  pai^aitra  plus!... 
Ce  qui  me  chiffonne,  c'est  quand  je  veux  leur  dire  des 
paroles  émues,  sincères,  je  ne  trouve  que  des  mots 
glacés,  administratifs!...  Comme  c'est  difficile,  les 
termes  laudatifs!  Enfin,  heureusement,  il  y  a  les  actes, 
les  actes!... 

GI>'ETTE 

Ah!  oui,  on  va  s'en  donner  à  cœur  joie.  Puisque  j'ai 
pris  la  décision  des  fonctions  officielles,  moi  aussi,  je 
jure  bien  que  je  ne  veux  pas  perdre  mon  temps!  Pas 
un  jour  de  plus;  j'ai  soif  de  sortir  de  mon  inaction. 
Elle  me  pesait  comme  un  crime. 

DTARD 

Eh  bien!  dès  demain,  vous  serez  à  votre  bureau. 
L'heure  de  votre  installation  dans  vos  nouvelles  fonc- 
tions est  fixée. 


136  L'AMAZONE 

GINETTE 

Et  avec  tout  ça,  je  n'ai  pas  ouvert  ma  malle.  Il  serait 
peut-être  temps  que  je  mette  de  l'ordre  là-haut. 

JULIE 

Vous  n'êtes  pas  mécontente  de  votre  chambre? 

GINETTE 

Ma  foi,  je  ne  l'ai  pas  bien  regardée;  c'a  encore  si 
peu  d'importance  pour  moi!  Croiriez-vous,  Julie,  pen- 
dant tout  le  temps  que  j'ai  habité  la  campagne  avec 
vous,  je  ne  m'étais  même  pas  aperçue  qu'il  y  avait 
une  porte  dans  l'alcôve  de  ma  chambre  donnant  sur  le 
grenier.  Mais  maintenant,  (Eiie  ni.)  je  deviens  tout  de 
même  plus  exigeante;  je  vieillis,  car  en  y  réfléchissant, 
je  me  suis  aperçue  que  le  volet  de  la  fenêtre  de  droite 
est  absent,  et  dam!  ça  troublerait  le  sommeil...  Déci- 
dément oui,  je  dois  vieillir  pour  avoir  de  telles  préoc- 
cupations. 

DUARD 

Je  vais  faire  venir  l'architecte  de  la  sous-préfecture? 

JULIE 

En  attendant,  je  vais  attraper  la  femme  de  chambre. 
Ce  sera  probablement  plus  expéditif! 

GINETTE 

Et  c'est  encore  bien  plus  simple  que  ça.  Je  peux  très 
bien  l'arranger  moi-même.  Venez  m' aider.  Avec  un 
marteau  et  quelques  clous...  Venez. 

(M.  Duard  et  Ginette  sortent  ensemble.) 


ACTE  TROISIEME  137 

SCÈNE   VII 
JULIE,  5ouie,  puis  MADAME  DE  SAINT-ARROMAN 

JULIE,    seule  à  b  table. 

Voyons!  le  courrier  du  jour  n'est  pas  ouvert!  Et 

le  secrétaire  qui  n'est    pas  là!...  (EUe    prend  louvre-lettre.    La 
porte   d'entrée    s'ouTre    brusquement.)  Qui  CSt-Ce  qul    Se   permet 

d'entrer  sans  frapper? 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Je  vous  demande  pardon,  je  cherchais  M.  Duard. 
JULIE 

Il  n'est  pas  là. 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

II  ne  reçoit  pas?  Mme  de  Saint-Arroman...  je  me 
présente. 

JULIE 

Ah!  bien!  Madame... 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

J'aurais  voulu  voir  M.  Duard,  relativement  à  un 
protégé  que  je  lui  ai  recommandé  par  lettre. 

JULIE 

Je  ferai  la  commission,  madame.  Je  suis  sa  sœur. 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

J'aurais  été  enchantée  de  voir  M.  le  sous-préfet  lui- 
même;  je  ne  sais  pas  si  vous  me  remettez,  mademoi- 
selle, je  suis,  moi,  la  cousine  de  M.  Bellanger. 

JULIE 

Je  ne  l'ignorais  pas. 

12. 


i38  L'AMAZONE 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

J'aurais  été  aussi  très  heureuse  de  féliciter  M.  le 
sous-préfet  en  même^temps. 

f_  JULIE^i 

De  quoi? 

j    MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Mais  mon  dieu,  je  crois...  qu'on  peut  en  parler, 
puisque  la  nouvelle  est  publique...  Nous  allons  avoir 
une  bien  charmante  sous-préfète,  aussi  charmante 
qu'inattendue. 

JULIE 

Ce  qui  est  bien  plus  inattendu  encore,  madame,  c'est 
la  confirmation  d'une  nouvelle  sur  laquelle  je  suis, 
quoiqu' étant  parente  proche  de  M.  Duard,  aussi  mal 
renseignée  que  possible.  Vivant  retirée  à  la  campagne 
jusqu'à  ce  jour,  je  n'étais  pas  au  courant  des  cancans 
de  La  Flèche. 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Ah!  faudrait-il  donc  mettre  sur  le  compte  de  can- 
cans, cette  nouvelle  qui  vient  de  faire  le  tour  de  notre 
ville?  S'il  faut  démentir  ce  bruit,  je  suis  à  votre  entière 
disposition. 

IfjULIE 

Nous  n'avons  besoin  de  personne  pour  ce  genre  de 
commissions!!^ 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Vous  avez  tort  de  prendre  en  mauvaise  part  l'expres- 
sion de  ma  sympathie  qui  n'avait  rien  d'ironique. 
Depuis  près  de  deux  ans  que  l'amie  de  ma  cousine, 
Madame  Bellanger, vivait  avec  vous  à  la  campagne,  tout 
le  monde  avait  plus  ou  moins  pensé  à  cette  éventua- 
lité... 

JULIE 

Vous  devancez  son  heure,  en  tout  cas. Mademoiselle 


ACTE  TROISIEME  i3^ 

Dardel  a  été  atrocement  éprouvée  par  la  vie.  Quand  nous 
l'avons  vue  désemparée,  abandonnée  de  tous,  notre 
premier  mouvement  a  été  de  nous  porter  à  son  secours. 
Sur  ce  point,  vous  êtes  parfaitement  renseignée.  Elle 
a  vécu  à  la  campagne,  se  confinant  dans  une  solitude 
des  plus  dignes.  Mais  là,  où  vous  vous  trompez  sin- 
gulièrement, c'est  quand  vous  ajoutez  qu'elle  a  vécu 
dans  notre  intimité  à  tous  deux,  mon  frère  et  moi. 
C'est  moi  seule,  à  cause  de  ma  santé,  qui  habite  la 
ferme  Saint-Jean  où  elle  a  vécu  jusqu'à  ce  jour.  Mon 
frère  était  trop  occupé  à  La  Flèche  pour  faire  autre 
chose  que  de  venir  me  rendre  visite  le  dim'anche  ou 
manger  avec  nous  la  soupe  du  soir  de  temps  en 
temps.  Cependant,  s'il  n'a  pas  vécu  suffisamment  à 
Saint-Jean  pour  partager  notre  intimité,  il  a  fré- 
quenté assez  la  maison  pour  apprendre  que  la  cou- 
sine de  Madame  Bellanger  est  digne  de  tous  les  respects 
et  même  de  toutes  les  admirations. 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Cela  est  fort  bien  dit,  et  vous  voyez  que  de  là  à 
l'élever  à  une  distinction  officielle,  il  n'y  avait  qu'un 
pas. 

JULIE 

Qui  n'est  pas  franchi,  madame. 

SCÈNE   VIII 
Les  Mêmes,  GINETTE. 

GINETTE 

Julie,  avez-vous  les  clefs  de  la  chambre...  celle  à 
côté  de  la  mienne? 

(Elle  aperçoit  Mme  de  Sainl-Arronian.) 


140  L'AMAZONE 

MADAME   DE   SAINT-ARROMAN,  so  levant,  fioidement. 

Mademoiselle! 

GINETTE 

Madame  I 

JULIE,    vivement. 

Oui,  voilà. 

(Elle  sort  le  trousseau  de  sa  poche.  Ginette  ressort.) 


SCÈNE  IX 
MADAME  DE  SAINT-ARROMAN,  JULIE.  ^ 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

On  ne  m'avait  pas  menti,  en  tout  cas,  en  m'assurant 
qu'elle  était  arrivée  depuis  hier  pour  s'installer  à  la 
sous-préfecture. 

JULIE 

Mademoiselle  Dardel  est  désormais  secrétaire  de  deux 
œuvres  importantes  dont  elle  a  assumé  la  responsabi- 
lité. Son  activité  ne  lui  permet  plus  de  vivre  dans  la 
retraite,  comme  par  le  passé. 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Je  vous  en  prie,  ne  vous  donnez  pas  tant  de  mal  pour 
définir  une  situation  qui  ne  me  regarde  nullement. 
Veuillez  transmettre  la  lettre  que  voici  à  M.  le  sous- 
préfet.  Tous  mes  remerciements  d'avance  pour  ce 
qu'il  voudra  bien  faire  au  sujet  de  mon  petit  protégé. 
Madame  Bellanger  aussi  lui  en  aura  infiniment  de  recon- 
naissance. Elle  a  gardé  le  plus  charmant  souvenir  de 
M.  le  sous-préfet.  Au  revoir,  et  pardon  de  vous  avoir 
dérangée. 

JULIE 

Adieu,  madame,  adieu. 

(Mme  de  Saint-Arronian  sort.) 


ACTE  TROISIÈME  U 

SCÈNE  X 

DUARD,  JULIE,  puis  GINETTE. 

DUARD,    revenant. 

Hein?  Quoi?  Ginette  vient  de  me  dire...  la  Saint- 
Arroman...  Elle  est  partie? 

JULIE 

Tu  vois?  La  porte  en  tremble  encore...  Elle  a  la 
main  si  lourde. 

DIARD 

Dommage,  je  regrette  de  ne  pas  être  arrivé  à  temps, 
je  n'aurais  pas  été  fâché  de  la  voir.  Elle  m'avait  écrit, 
je  ne  lui  avais  même  pas  répondu. 

JULIE 

Tu  devines  pourquoi  elle  était  accourue.  Ah!  ra 
n'a  pas  été  long.  A  peine  dans  la  ville  le  bruit  s'est-il 
répandu  que  Ginette  s'installait  à  la  sous-préfecture, 
que  celle-là  est  accourue  t'apporter  ses  félicitations... 
préalablement  roulées  dans  le  venin  public. 

DUARD 

Alors,  ce  sera  donc  toujours  la  même  chose?  Alors, 
la  guerre,  des  années  sanglantes,  des  années  de  dou 
leur  atroces,  rien  n'a  pu  modifier  la  vieille  petite  âme 
provinciale  et  potinière?  Non,  ce  serait  trop  désolant  à 
penser.  Je  ne  veux  pas  le  croire,  Julie!...  Il  faut  avoir 
foi  dans  le  renouveau  de  la  France,  du  haut  en  bas 
de  l'échelle  sociale. 

JULIE 

L'âme  humaine  change-t-elle  jamais?...  La  haine 
s'est  fortifiée  même  assez  confortablement,  pendant 
que  le  sang  des  bons  coulait! 


142  L'AMAZONE 

DUARD 

Eh  bien!  il  faut  lui  faire  la  guerre!...  Il  faut  la  forcer 
à  renoncer,  à  demander  grâce!...  Ah!  tu  vas  encore  me 
trouver  bien  jeune,  ma  pauvre  sœur!  Mais  je  suis 
outré,  outré,  surtout  de  ce  que  j'appréhende  person- 
nellement... Est-ce  qu'il  n'y  a  pas  des  unions  dont  la 
beauté,  dont  la  franchise  doivent  s'imposer,  après 
des  tragédies  comme  celles  que  nous  venons  de  tra- 
verser?... Alors,  l'amour,  ça  fait  jaser  encore  ces 
vieilles  pimbêches  et  murmurer  les  brodeuses  de  pan- 
toufles de  jadis?... 

JULIE 

L'esprit  du  mal  ne  s'éteint  pas  avec  le  sang  des  bons, 
te  dis-je... 

DUARD 

Je  ne  veux  pas  le  croire,  je  veux  croire  à  plus  de 
santé  morale  de  la  race,  même  chez  ceux  qui  n'ont 
pas  su  se  faire  une  âme  nouvelle  avec  la  guerre!  Il  ne 
devrait  plus  y  avoir  qu'une  seule  préoccupation  chez 
nous,  dans  le  pays  :  recréer  la  famille  détruite,  se  pré- 
cipiter dans  le  mariage  comme  dans  un  devoir...  Un 
mariage,  quelle  chose  sacrée,  émouvante,  maintenant! 
Comment  oser  en  sourire!  Ah!  sapristi,  pendant  la 
guerre,  l' avons-nous  assez  annoncé  pourtant  que  ce 
règne  de  la  vérité  arriverait!  Union  sacrée  des  classes, 
des  partis,  des...  (ii  s-inten-ompt.)  Taisons-nous,  voilà 
Ginette.  Laisse-moi  lui  parler,  je  ne  l'ai  pas  vue  seule 
depuis  son  arrivée. 

(Ginette  entre.) 

JULIE 

Eh  bien!  avez-vous  arrangé  le  volet,  ou  prenez-vous 
a  chambre  d'à-côté? 

GINETTE 

Ma  foi!  j'ai  pris  la  chambre  bleue  qui  me  convient 
fort  bien.  On  y  transporte  ma  malle  en  ce  moment. 


ACTE  TROISIÈME  U3 

JULIE 

Je  veux  aller  constater  moi-même  si  tout  est  en 
ordre...  et  vous  faire  monter  une  lampe  de  table  plus 
commode  que  celle  que  vous  avez. 

(Elle  sort.) 

SCÈNE  Xi 
GINETTE,  DUARD,  pui«  UN  GARÇON  DE   BUREAU 

GINETTE 

Vous  me  croirez  si  vous  voulez,  mais  ça  m'a  été 
absolument  indifférent  de  voir  le  visage  de  Madame 
de  Saint-Arroman! 

DUARD 

Ses  paroles  vous  eussent  produit  probablement  le 
même  effet. 

GINETTE 

Qu'on  dise  ce  qu'on  voudra!  Je  n'en  ai  pas  le  moindre 
souci  et  ce  n'est  pas  ça  qui  m'empêchera  de  me 
mettre  au  travail. 

DUARD 

Vous  avez  l'air  content,  heureux,  Ginette.  Vous  ne 
savez  pas  la  satisfaction  que  j'en  puis  éprouver.  Moi 
aussi,  je  ressens  une  si  grande  joie  de  vous  voir  péné- 
trer ici  comme  chez  vous.  Tout  le  monde  dans  mon  en- 
tourage vous  regarde  avec  sympathie. ..jvous  le  sentez, 
n'est-ce  pas?^ 

.  GINETTE 

Ma  foi,  oui.  Je  suis  ravie  de  prendre  la  direction  de 
mon  service.  Ah!  pouvoir  faire  enfin  quelque  chos'»! 
Il  me  semble  que  les  portes  se  rouvrent...  \'oyez-voi  v,, 
tant  que  l'on  sentait  que  l'humanité  souffrait  encorf> 
de  toutes  parts,  on  pouvait  prolonger  sa  maussadcrie, 


144  L'AMAZONE 

sa  songerie  au  coin  du  feu,  mais  dans  la  joie  univer- 
selle, ne  pas  pouvoir  s'y  précipiter...  ah!  ce  serait 
dur!  (euc  s'intcnompt.)  J'ai  peut-être  tort  de  vous 
dire  ces  choses;  je  manque  d' à-propos;  mon  point  de 
vue  est  très  égoïste  sans  doute,  mais  vous  me  con- 
naissez assez  pour  savoir  qu'il  ne  faut  pas  attendre 
de  moi  des  phrases  qui  ne  soient  pas  brutalement  dites. 

DUARD 

Pourquoi  vous  accusez-vous  de  n'avoir  pas  toutes 
les  délicatesses?  Vous  les  avez  toutes,  et  par-dessus 
le  marché  vous  avez  cette  qualité  si  française,  si  indis- 
pensable, le  bon  sens.  Je  me  rappelle  votre  délicieux 
éclat  de  rire  spontané,  bon  enfant,  lorsque  vous  vous 
êtes  décidée  à  sortir  de  cette  retraite,  à  accepter  ce 
que  je  vous  offrais  dans  mon  faible  pouvoir.  Autant 
vous  avez  mis  de  pudeur,  de  discrétion  dans  vos  réti- 
cences, autant,  quand   la   décision   a   été   carrément 
prise  d'accepter  et  de  partager  une  vie  de  besogne, 
avec   quelques   chances  de   bonheur  personnel,  vous 
l'avez  fait  de  belle  et  joyeuse  humeur...  comme  un 
chien...  vous  permettez  encore?  ...un  chien  qui  aurait 
été  longtemps,  longtemps  malade  et  qui,  tout  à  coup, 
revient  à  la  vie  avec  un  petit  jappement  de  plaisir. 

GINETTE 

Cette  comparaison  n'est  pas  non  plus  pour  me  dé- 
plaire! Merci;  j'aime  bien  avoir  l'air  d'un  toutou,  et 
je  vous  sais  gré,  dans  l'expression  de  votre  tendresse, 
de  n'avoir  employé  jamais  aucune  comparaison  roma- 
nesque... Je  suis  ce  que  je  suis,  pas  grand'chose,  mais 
j'ai  l'intention  de  l'être  en  toute  franchise  et  en  toute 
affection,  Jacques. 

(Elle  lui  tend  lu  main.) 

DUARD,  parlant  avec  chaleur,  même  avec  exaltation. 

Vous  m'avez  appris  à  n'être  ni  un  sentimental,  ni 


ACTE   TliOISlÈME  Uô 

un  romanesque;  vous  m'avez  appris  à  dépouiller  en 
moi-même  tout   ce  que  j'avais   d'éducation  factice.' 
C'est  vous  qui  avez  suscité  en  moi  ces  sentiments  nou- 
veaux,... qui... 

GINETTE,  surprise  et  l'arrêlant  net  d'un  geste. 

Pas  ça! 

DUARD 

Je  vous  ai  déplu? 

GINETTE 

Non,  mais  ce  n'est  pas  cela  qu'il  faut  dire.  Ça, 
voyez-vous,  c'est  une  musique  que  j'ai  déjà  entendue. 

(songeuse,  elle  a  l'air  de  se  parler  à  elle-même.)  A  force  de  l'en- 
tendre, elle  m'inquiéterait  terriblement.  Elle  m'agace. 
Je  ne  voudrais  pas  qu'elle  m'éclairât  sur  moi-même. 
Ai-je  donc  tant  que  cela  le  pouvoir  de  susciter  et 
de   transformer  à  mesure  que  je  vais   sur  la  terre? 

D  U  ARD 

Je  sais  à  quoi  vous  faites  allusion,  à  quel  "drame 
de  famille  et  dont  je  ne  suis  nullement  jaloux.  Oui,  en 
effet,  vous  avez  ce  pouvoir,  Ginette,  un  pouvoir  ma- 
gique, mystérieux... 

GINETTE  l'inlerrompl. 

Si  c'était  vrai,  ce  que  vous  dites  là,  ce  serait  ter- 
rible. (Presque  »Te«  colère.)  Mais  Cela  u'est  pasl  Xon,  cela 
n'est  pas!  J'en  ai  assez...  Je  veux  agir,  vivre,  sans 
que  ma  personnalité  soit  en  cause.  Comprenez-vous, 
je  veux  être  une  femme  quelconque  qui  n'a  aucun  pou- 
voir magique,  mystérieux,  dépourvue  de  toute  in- 
fluence occulte  ou  pas...  Je  ne  veux  plus  entendre  ces 
phrases,  mon  ami...  11  n'y  a  plus  rien  de  miraculeux 
sur  la  terre.  L'heure  magique  est  passée...  Soyons  d?« 
réalistes  dans  toute  l'acception  du  terme...  \'ous  par- 
liez de  certain  éclat  de  rire  qui  m'a  prise  un  jour  après 

13 


146  L'AMAZONE 

bien  des  méditations  graves,  bien  des  hésitations... 
Eh  bien!  ce  qui  m'a  fait  un  jour  éclater  de  rire  et  m'a 
décidée  tout  à  fait,  mieux  que  tous  les  arguments, 
que  vous  me  présentiez  avec  éloquence,  c'est  quand 
j'ai  eu  prononcé  à  voix  haute,  un  jour,  dans  ma 
chambre,  en  m'y  promenant  de  long  en  large,  ce 
simple  mot  :  sous-préfètel...  (Eiie  sourit.)  Je  vous 
demande  pardon,  je  vous  offense...  je  le  sens... 

DUARD 

Du  tout!...  Mais  expliquez  mieux. 

GINETTE,  répétant  le  mot  cette  fois  sans  «ourire. 

Sous-préfètel  Ce  mot  bourgeois,  calme,  appliqué 
à  moi-même,  à  moi!  ce  mot  dont  j'ai  tant  ri  autrefois, 
que  je  trouvais  presque  ridicule,  employé  à  mon  pro- 
pos, cela  m'a  paru  tout  un  programme...  une  nouvelle 
vocation...  J'en  ai  savouré  tout  le  bourgeoisisme,  jus- 
tement, tout  le  manque  de  mystère,  de  pouvoir 
occulte...  Mon  chemin  de  Damas...  à  rebours!...  Sous- 
préfète!  ça  m'a  rassurée  sur  moi-même  et  c'a  emporté 

toutes  les  hésitations!  (ll  la  regarde,  étonné,  un  peu  inquiet; 
elle  lui  prend   énergiqueraent   les   mains.)  MoU    ami,    mOU  grand 

camarade,  je  veux  vous  le  dire  gravement,  comptez  sur 
moi...  Oui,  nous  allons  faire  de  belle  besogne.  Mainte- 
nant que  la  terre  et  l'humanité  vont  panser  leurs 
blessures...  ah!  dans  notre  coin,  comme  deux  braves 
associés,  nous  allons  nous  y  mettre  modestement, 
doucement... 

DUARD 

Pour  la  vie,  Ginette!  Et  c'est  encore  un  grand 
mot!... 

(Il  lui  baise  la  main  qu'il  tenait  dans  les  sionnei.) 
GINETTE 

Alors,  ce  sera  mon  quartier  général,  ici?  Ah!  que 


ACTE  TROISIÈME  147 

j'ai  hâte;  que  j'ai  hâtel...  Remuer  des  papiers,  salir  le 
papier  blanc,  me  créer  tout  un  attirail...  Hein?  Mes 
plaisanteries  d'autrefois  sur  l'administration.  Ça  y 
est!...  A  mon  tour! 

(Batre  un  g-arçon  de  bureau  aprè«  ayoir  frappé.) 
LE    GARÇON    DE    BUREAU 

Il  y  a  là  deux  personnes  qui  demandent  à  voir, 
l'une  M.  le  sous-préfet,  l'autre  Mlle  Dardel.  C'est 
pour  un  nom,  paraît-il,  qui  a  été  mal  gravé  dans  la 
plaque  commémorative  et  puis...  l'autre  dame  vient 
faire  un  don,  je  crois,  pour  l'orphelinat. 

GINETTE 

Pour  l'orphelinat?  Ce  n'est  pas  ici!...  Mais  faites 
entrer  tout  de  même,  (a  m.  ouard.)  J'inaugure!... 

(Le  garçon  de  bureau  est  ressorti.) 
DUARD 

Eh  bien!  mais  voilà,  en  effet,  je  crois,  une  excellente 
occasion  de  commencer,  comme  vous  dites...  puis- 
qu'on vous  demande  personnellement. Tenez,  installez- 
vous  à  votre  table... 

GINETTE,  riant. 

,Dans  votre  fauteuil?...  Ça  m'amuse!  Il  est  impor- 
tant!... 

DUARD 

Je    vous    laisse,    (n  se  retourne  a  la  porte  souriant.)    Je    SuiS 

bien  heureux,  Ginette!  Il  y  avait  tant  d'années  qu'on 
ne  pouvait  plus  employer  cette  phrase-là!...  Main- 
tenant, il  est  permis  à  toutes  les  lèvres  de  la  pro- 
noncer. (Au  garçon  de  bureau  qui  rouvro  la  porte.)  Faites  entrer 

ces  personnes. 

(M.  Duard  sort.) 


UH  L'AMAZONE 

SCÈNE  XII 
GINETTE,   DEUX  DAMES. 

Entrent  deux  damos.  Une  feiiinic  d'aspect  bourp;eois,  peu  fortuné.  Une  autre, 
tout  en  noir,  son  voile  de  crêpe  rejeté  sur  toute  la  fijjure,  et  descendant 
jusqu'au  bas  de  la  jupe,  est  impressionnante. 

GINETTE,  s'asseyant  au  bureau. 

Asseyez-vous,  mesdames,  je  suis  à  vous. 

(La  femme  en  deuil  fait  signe  à  l'autre  de  la  main  qu'elle  n'est  pas 
pressée.) 

LA    DAME 

J'en  ai  pour  une  seconde,  d'ailleurs,  madame  ne 
me  gêne  pas  du  tout.  Voilà,  je  viens  pour  l'inscription 
du  nom  de  mon  mari.  11  n'a  pas  la  place  qu'il  mérite. 
Si  on  inscrit  les  noms  sur  le  monument,  j'ai  le  droit 
que... 

GIMETTE 

Mais,  madame,  on  observe  l'ordre  "  alphabétique. 
Comment  s'appelait  votre  mari? 

(Elle  prend  la  plume,  et_elle  parle  d'un  ton  très  fonctionnaire.) 
LA    DAME 

Thénard...  C'est  injuste,  l'ordre  alphabétique!... 
Mon  mari  est  mort  héroïquement,  la  croix  de  guerre, 
la  médaille,  trois  citations!  11  a  droit  plus  que  les 
autres  à... 

GINETTE 

Madame,  nous  n'avons  pas  de  distinctions  à  faire 
parmi  les  soldats  tombés  au  champ  d'honneur.  Le  pre- 
mier nom  par  ordre  alphabétique  est  celui  d'un  humble 
soldat,  Joseph  Arnaud,  le  second,  Pierre  Bellangor,  le 


ACTE   TROISIÈME  149 

troisième,  Boutroux,  etc..  Tous  sont  également  réunis 
dans  la  gloire.  D'ailleurs... 

(Elle  a  prononcé  tous  ces  noms  d'un  égal  accent,  froid  comme  un 
appel.  Mais  ayant  levé  la  tête,  elle  considère  tout  en  parlant  la 
femme  au  toile  de  crêpe  à  la  dérobée.) 

LA    DAME 

Promettez-moi  d'insister  auprès  de  M.  le  sous-préfet. 
Je  ne  suis  pas  seule  à  penser  ainsi... 

GINETTE,  troublée. 

Quoi?  oui,  oui...  C'est  entendu...  Je  présenterai  la 
requête...  Partez  maintenant...  Je  suis  pressée... 
Allez!... 

(La  quémandeuse  s'en  va.  La  porte  refermée,  grand  silence  tragique, 
haletant,  puis  la  femme  se  lève.  Elle  s'avance,  fait  quelques  pas, 
ainsi  drapée,  puis  elle  rejette  le  voile  de  crêpe  en  arrière,  et  son 
visage  ra>agé,  aux  yeux  brillants,  apparaît  à  Ginette,  qui  demeure 
immobile,  figée  devant  la  table.) 


SCÈNE  XIII 
CÉCILE,  GINETTE. 

CÉCILE 

Vous  ne  m'attendiez  pas?  \'ous  ne  vous  disiez  pas 
qu'un  jour,  même  lointain,  même  après  des  années 
€t  des  années,  je  reviendrais?...  Qu'à  un  tournant  de 
la  vie,  vous  me  trouveriez  tout  à  coup  devant  vous? 
oh!  pas  par  hasard!...  au  contraire,  un  jour  à  mon 
■choix...  ce  jour  fatal,  inévitable  qui  devait  venir  et 
que  cependant  je  n'attendais  pas  sitôt...  Je  veillais 
de  loin...  prête  à  surgir  devant  vous  si  par  malheur 
vous  vous  échappiez  de  la  ligne  stricte  et  du  devoir 
que  vous  avez  à  accomplir! 

13. 


150  L'AMAZONE 

GINETTE 

Que  venez-vous  réclamer  de  moi? 

CÉCILE 

V 

Je  ne  suis  pas  la  loi,  mais  je  serai  rigoureuse  comme 
elle.  Je  viens  vous  rappeler  à  l'obéissance  d'un  contrat 
que  les  hommes  ne  connaissent  pas,  mais  que  mon 
mari  a  signé  de  son  sang.  C'était  une  dette  sacrée 
que  vous  avez  acceptée  avec  des  cris  de  triomphe,  et 
de  cœur  léger!  Et  si  vous  vous  égariez  jamais,  je  m'étais 
bien  juré  de  vous  faire  respecter  tout  l'honneur  du 
titre  que  vous  portez! 

GINETTE 

Quel  titre? 

CÉCILE 

Elle  le  demande!  Lequel!  Celui  de  veuve!...  C'est 
vous  qui  êtes  la  veuve.  Ce  n'est  pas  moi.  Moi,  hélas, 
j'ai  porté  le  voile,  les  insignes  apparents,  tout  le 
monde  s'est  incliné,  tout  le  monde  m'a  plainte.  Per- 
sonne ne  pouvait  savoir  que  la  femme  légitime  était 
destituée  par  un  écrit  qui  vaut  tous  les  testaments  du 
monde.  Personne  ne  pouvait  savoir  qu'un  soir  ter- 
rible, nous  avions  toutes  deux  échangé  ce  titre  et  ce 
contrat!  Pierre  avait  tenu  à  faire  de  vous  sa  veuve;  il 
vous  avait  remis  le  soin  de  sa  mémoire...  toute  sa  pensée 
intime...  Il  s'était  lié  à  vous  par  delà  la  mort;  et  tandis 
que  sous  l'outrage  je  pleurais  mes  larmes,  vous  êtes 
partie,  en  brandissant  cette  nouvelle  dignité  comme 
un  trophée,  comme  une  victoire!  Ah!  ce  titre,  vous 
l'avez  réclamé  avec  des  cris  de  triomphe.  Je  vous  en- 
tends encore:  «mon  héros!».  On  aurait  dit  que  vous 
l'emportiez  tout  entier,  et  que  vous  alliez  vous  réîu 

gier    en    lui!    (EUe  s'assied  dans  une  détente  momentanée  du  corps.) 

Eh  bien!  chose  étrange  dans  ma  solitude,  après  les 


ACTE  TROISIÈME  151 

phases  habituelles  de  la  révolte  et  de  la  douleur,  je 
me  Buis  faite  à  ce  partage  posthume.  A  quoi  ne  se 
fait-on  pas?...  D'ailleurs,  on  ne  peut  pas  partager 
l'amour  vivant...  non,  ça,  c'est  impossible,  mais  on  est 
bien  moins  exclusif  pour  un  amour  défunt!  J'avoue 
que,  par  moments,  j'ai  même  été  allégée  à  la  pensée 
que  vous  doubliez  mes  larmes,  oui...  oui...  qu'il  y  avait 
quelque  pai^t  un  double  de  moi  qui  ressentait  ce  que 
je  ressentais  d'irréparable,  presque  à  la  même  heure... 
Plus  je  me  figurais  grande  votre  peine,  moins  j'avais 
de  mal  à  vous  accorder  ce  titre  secret  et  partagé! 
(Ftrouchement.)  Avez-vous  bien  souiïert,  au  moins?  Puis- 
je  en  être  bien  sûre?  Avez-vous  eu  part  égale? 

GINETTE 

Peut-être  moins  que  vous  l'avez  imaginé,  tant  j'étais 
fière  de  celui  qui  n'était  plus!...  Ah!  oui,  si  fière  de 
l'avoir  aimé.  J'ai  cru  l'honorer  mieux  en  bannissant  les 
larmes...  Mais  la  suprême  fierté,  c'est  vous  qui  l'avez 
eue!  Sa  mort  a  rejailli  sur  vous  de  toute  sa  grande^ir!. 
Ne  vous  abusez  pas,  Cécile;  c'est  bien  vous  qui 
portez  le  titre  de  veuve;  ou  si  vous  n'en  êtes  pas 
certaine,  alors,  c'est  que  vous  ne  vous  êtes  pas  encore 
résolue  à  comprendre  cette  vérité,  que  Pierre  ne  m'a 
pas  fait  le  don  de  sa  vie...  C'est  à  la  Patrie  seule  qu'il 
l'a  fait... 

CÉCILE,  elle  se  live. 

NatureUement!  la  guerre  finie,  la  victoire  gagnée, 
le  débiteur,  où  est-il?  C'est  la  patrie?...  Trop  com- 
raodel  Vous,  vous  n'étiez  qu'une  voix,  n'est-ce  pas, 
l'enrôleur  de  passage,  sans  aucun  mandat  et  une  fois 
l'homme  anéanti,  le  drame  terminé,  vous  ne  vous  sou- 
ciez plus  de  rien?  Vous  vous  détachez  de  la  suite  des 
choses  et  des  devoirs  que  vous  avez  contractés!...  oui, 
des  devoirs,  car,  ayant  voulu  sa  mort,  c'est  par  delà 
le  tombeau  que  vous  vous  êtes  unie  à  lui.  Ah!  il  y  a 


152  L'AMAZONE 

tout  de  même  une  catégorie  d'êtres  avec  qui  ce  n'en  est 
pas  fini!  ce  sont  les  appeleurs,  ceux  qui,  sans  rien  ris- 
quer, les  pieds  au  chaud,  leur  ont  crié  :  «  En  avant!... 
Ah!  nos  beaux,  nos  grands  héros!...  Sont-ils  beaux, 
regardez-les!  Ils  ne  se  plaignent  même  pas!...  Défen- 
dez-nous bien!...  Nous,  nous  restons  à  vous  admirer!... 
Allez  donc,  braves  héros!...»  Les  appeleurs,  les  ven- 
deurs de  beauté  qui  criaient  :  «  Venez  tous...  voici  le 
grand  rendez-vous  de  la  mort!  »  Eh  bien!  maintenant, 
ceux-là  ne  sont  pas  quittes  envers  ceux  qui  eont 
tombés  à  leur  ordre!...  D'autres  oui,  mais  pas  vous! 
\'ous  êtes  enorgueillie  d'avoir  été  l'inspiratrice;  vous 
devez  être  et  vous  serez  la  lampe  fidèle;  vous  pai'ta- 
gerez  avec  moi  la  longue  douleur  de  la  fidélité, 
Ginette...  Je  le  veux...  ah!  je  le  veux  de  toutes  mes 
forces!  \'ous  n'avez  pas  de  liens  légaux  qui  vous 
unissent  à  lui,  mais  moi,  je  vous  impose  tous  les 
droits  et  tous  les  soucis  de  la  veuve...  Fidèle  à  lui,  je 
vous  veux!  toute  à  son  souvenir,  rien  qu'à  son  sou- 
venir! Ah!  comme  j'y  tiens!  Vous  me  l'avez  pris  : 
maintenant  vous  lui  appai'tiendrez  comme  moi  je  lui 
appartiens.  Pas  de  voile  blanc  sur  la  tête, jamais!  Pas 
de  fleurs!...  Ceci,  ceci! 

(Elle  saisit  un  pan  de  son  long  voile  noir  et,  de  force,  en  couvre  la 
lêle  blonde  de  Ginette.  On  dirait  un  funèbre  coup  de  filet.) 

GINETTE,  se  dégageant. 

Oh!  pourquoi  la  dérision  de  ce  voile!  Pourquoi  ve- 
nez-vous m'insulter,  Cécile,  en  m' accusant  d'un  oubli 
qui  n'est  pas...  Cette  grande  pensée  épurée  règne  en- 
core sur  tous  mes  instants,  je  le  jure. 

CÉCILE 

Des  mots!  Petite  menteuse!  Tu  penses  à  lui  tout 
le  temps,  n'est-ce  pas!  Alors,  où  est  sa  photographie? 
A  ton  poignet  ou  dans  ton  médaillon?...  Pleures-tu  le 
soir  au  fond  de  ta  chambre  comme  au  premier  soir. 


ACTE  TROISIEME  153 

dis?   Moi,    je  pleure  toujours!  Souffres-tu   dans   ton 
cœur,  dans  ta  chair? 

GINETTE 

Non...  pas  ça!...  ^'ous  voulez  me  charger  de  plus  de 
liens  et  de  plus  d'obligations  que  je  n'en  ai;  pas  la 
chair!...  Je  ne  lui  ai  jamais  appartenu.  Comprendre 
sa  pensée,  prolonger  l'affection  pure,  idéale,  qu'il  a 
daigné  m'accorder,  communier  en  lui,  ah!  cette  fidé- 
lité-là, vous  ne  me  l'apprendrez  pas,  Cécile!...  Mais 
je  n'ai  eu  ni  l'honneur  d'être  sa  femme,  ni  la  lâcheté 
d'être  sa  maîtresse! 

CÉCILE 

Ajoutez  donc  le  mot  qui  vous  brûle  les  lèvres  :  «  Et 
je  ne  l'aimais  pas!  » 

GINETTE 

Je  l'adorais!  J'ose  le  dire  devant  vous  parce  que  je 
n'éprouvais  pas  cet  amour  auquel  vous  voulez  me  ra- 
baisser. Je  ne  sais  si  je  l'ai  aimé  autrefois,  au  sens  ordi- 
naire du  mot,  avant  son  départ  pour  le  front...  je  n'en 
sais  rien...  Peut-être!  Mais  depuis  ce  moment-là,  mon 
culte  a  grandi  tous  les  jours...  Maintenant,  c'est  ub 
vaste  souvenir  triste,  mais  plus  apaisé,  plus  fortifié, 
comme  il  l'aurait  souhaité  lui-même. 

CÉCILE 

C'est  ça,  c'est  ça...  la  chapelle  du  souvenir!  On  lui 
rend  de  petites  visites,  qui  n'exigent  d'abnégation  d'au- 
cune sorte!  Oh!  un  mort  vraiment  bien  facile  à  ho- 
norer! Et  pourtant,  la  fidélité  de  ce  souvenir-là, 
c'était  encore  trop  lourd  à  supporter  pour  vous!  Il  n'y 
a  pas  deux  ans  qu'il  est  mort;  il  n"y  a  pas  six  mois  que 
la  paix  est  signée,  déjà,  vous  ne  pensez  plus  qu'à  vous 
refaire  une  vie,  un  bonheur  intime,  partagé.  Com- 
ment donc,  à  vous  qui  avez  détruit  le  foyer,  il  vous  en 


154  L'AMAZONE 

faut  un,  maintenant!  Et  qui  choisiss.ez-vous,  vous,, 
l'héroïne,  l'enrôleuse  de  héros?...  Justement  un  de  ceux 
qui  ont  vécu  à  l'abri  du  danger,  de  la  tourmente! 
Mais  ça  vous  est  bien  égal  d'être  conséquente  avec 
vous-même!...  Celui-là,  vous  ne  l'avez  pas  poussé  à 
la  guerre  autrefois!  Qu'est-ce  que  ça  vous  faisait  qu'il 
y  fût  ou  non!  Vous  n'en  souffriez  guère... 


GINETTE 

Parce  que  je  ne  l'aimais  pas! 


CECILE 

Ah!  le  mot  terrible,  effrayant!...  11  aurait  passé  pour 
sublime,  autrefois!...  Maintenant,  de  sang-froid,  il 
donne  le  frisson!...  Alors,  celui  que  vous  aimiez,  celui 
qui  a  eu  tout  le  courage  et  toute  la  beauté,  c'en  est 
fini  de  lui!  Quelle  part  a  été  la  sienne!  Ah!  je  devrais 
triompher,  car  c'est  une  éclatante  revanche  que  celle 
de  vous  découvrir  maintenant  si  faible,  si  banale,  si 
quelconque!  Mais  je  ne  peux  pas;  c'est  plus  fort  que 
moi.  J'ai  envie  de  crier,  comme  s'il  pouvait  m' entendre: 
«  Tu  vois  le  peu  qu'était  cet  amour-là...  Et  comme 
c'était  bien  moi  la  vérité!  » 

GINETTE 

Votre  accusation  manque  de  contrôle...  Je  vivais 
cachée,  confinée  dans  la  retraite.  Vous  n'avez  pas  pu 
me  juger. 

CÉCILE 

Oui,  vous  avez  vécu  cachée,  c'est  vrai,  quoique 
avec  un  peu  plus  de  courage  ou  moins  d'humilité, 
vous  n'eussiez  pas  eu  besoin  de  vous  réfugier  dans 
l'amitié  de  ces  gens-là.  Vous  viviez  terrée  chez  la 
sœur,  c'est  vrai,  mais  rapidement,  de  cette  intimité, 
vous  passiez  à  un  nouveau  rôle...  Vous  avez  toujours 
eu  besoin  d'actions  publiques!...  Nous  avons  appris 


ACTE  TROISIÈME  155 

que  vous  vous  occupiez  de  philanthropie,  d'oeuvres 
de  soldats.  Vous  avez  commencé  à  diriger  des  ou- 
vroirs,  des  administrations  de  charité...  Vous  rentriez 
dans  la  vie  publique  par  toutes  les  portes  de  la  bien- 
faisance. 

GINETTE 

Chacun  comprend  la  douleur  et  le  devoir  d'une 
manière  différente.  Chacun  sa  nature,  Cécile!  Ce  n'est 
pas  la  mienne  de  pleurer  ou  de  gémir.  Oui,  j'ai  pu 
reprendre  goût  à  vivre,  à  travailler  simplement.  C'est 
vrai,  je  suis  bruyante,  maladroite!  Un  trop -plein  de 
santé,  de  convictions  à  dépenser!...  Cela  ne  m'empêche 
pas  de  sentir  très  en  profondeur.  Seulement;,  voyez- 
vous,  j'estime  aussi  qu'il  ne  faut  pas  se  confiner  en 
soi-même,  se  soumettre  à  ses  sensations,  mais  au  con 
traire,  aller  sainement  son  chemin  droit  devant  soi. 

CÉCILE 

C'est  plus  commode!  Eh  bien!  moi  j'interviens, 
j'ordonne...  Je  ne  vous  supporte  pas  infidèle  à  sa  mé- 
moire... (Éclatant.)  Ah!  ça!  mais  comment  avez-vous 
pu  penser  une  seconde  que  je  vous  laisserais  être  heu- 
reuse dans  la  vie! 

GINETTE 

Ah!  voilà  le  vrai  mot  lâché,  le  cri  du  cœur!  Voilà 
le  vrai  mobile  qui  vous  pousse! 

CÉCILE 

Celui-là  aussi,  je  l'avoue!  Alors,  vous  alliez,  deux 
ans  après,  tranquillement  vous  marier,  créer  votre 
foyer  à  vous,  ici,  dans  la  même  ville  que  moi,  à  deux 
pas  de  ma  maison!  Alors,  nous  allions  nous  rencon- 
trer dans  les  rues,  vous  alliez  triompher  et  prospérer, 
tandis  que  je  m' éteindrais  dans  mon  esseulement  et 
ma  tristesse!  Vous  seriez  ici  l'éternelle  rivale  triom- 


i56  L'AMAZONE 

pliante  officielle,  l'étrangère  venue  s'installer  chez  lui^ 
respirant  l'air  que  vous  lui  avez  enlevé...  prenant 
possession  d'une  ville  où  vous  êtes  entrée  par  la  porte 
de  la  charité.  Je  ne  veux  pas  de  ce  mariage  qui  m'of- 
fense, qui  me  mortifie  dans  mes  sentiments  les  plus 
secrets!  Je  ne  veux  pas,  vous  dis-je,  que  vous  soyez 
heureuse,  je  ne  tolérerai  pas  que  vous  soyez  deux! 
J'emploierai  les  moyens  qu'il  faut;  mais  je  vous  for- 
cerai bien  à  rester  sienne,  murée  dans  le  passé,  comme 
je  le  suis,  moi!...  Pierre,  Pierre!...  Elle  veut  déjà  se 
défaire  de  ta  présence,  quand  moi,  je  n'en  suis  jamais 
lasse! 

GINETTE 

Ah!  cette  voix,  cette  voix,  comme  elle  me  fait  mal  F 

(Elle  éclate  tout  à  coup  en  sanglots.) 

CECILE,  se  rapprochant. 

Vous  allez  connaître,  Ginette,  les  longues  heures  de 
la  solitude  dans  le  souvenir,  les  longs  soirs  où  on  pleure 
toute  seule,  comme  si  la  vieillesse  était  déjà  là.  Gi- 
nette, puissiez-vous  connaître  les  nuits  sans  sommeil! 
Tous  les  jours,  tous  les  jours,  vous  vous  redirez  : 
«  Gomme  il  m'aimait,  comme  il  m'aimait î  »  Tous  les 
jours,  vous  rechercherez  le  bruit  de  sa  voix... 

(Elle  parle  doucement,  maintenant,  comme   si  elle  voulait  l'attirer  i> 
elle,  par  la  séduction  des  larmes.) 

GINETTE,  la  tète  dans  «es  coudes. 

Cécile,  Cécile! 

CÉCILE 

Rappelez-vous  comme  il  était  bon,  comme  il  était 
confiant,  cet  homme!...  Comme  il  est  allé  docilement  à 
la  mort,  sur  un  petit  signe  de  vous!  Rappelez-vous 
son  brave  sourire,  cette  façon  loyale  qu'il  avait  de 
parler,  de  rire,  de  croire... 


ACTE   TROISIÈME  i:>7 

GINETTE 


Cécile!  Cécile! 


CÉCILE,  penchée  sur  elle. 

C'est  le  devoir,  maintenant,  Ginette!  le  long  de- 
voir de  la  fidélité.  Et  comme  vous  lui  devez  votre  so- 
litude et  votre  souffrance!  Et  que  cette  expiation-là 
est  peu  de  chose,  pour  le  prix  dont  il  a  payé  son  idéal! 
A  nous  deux  maintenant '.Jusqu'au  bout,  des  veuves... 
toujours!...  des  veuves! 


SCÈNE    XIV 

Les    Mêmes,  DUARD. 

M.  Duard  entre  brusqueaient.  Elles  se  taisent  et  se  séparent. 
DUARD,  à  Ginelle,  après  un  grand  silence. 

Mademoiselle,  voulez-vous  avoir  l'obligeance  de  me 
laisser  quelques  instants  avec  Madame  Bellanger. 
Elle  est  chez  moi,  et  c'est  à  moi  de  la  recevoir! 

(Ginette  sort  lentement  sans  se  retourner.) 


SCÈNE  XV 
DUARD,  CÉCILE. 

DUARD 

Des  mots  entrecoupés  ne  me  seraient  point  parvenus- 
à  travers  la  porte,  qu'à  votre  visage,  j'aurais  déjà 
compris  ce  que  vous  veniez  faire  ici.  Que  venez-vou& 
ressusciter?  A  quel  titre  parlez-vous  ainsi  que  vous- 
le  faites,  dans  ma  maison? 

14 


158  L'AMAZONE 

CÉCILE 

Dites-moi  d'abord  à  quel  titre  vous  me  parlez  vous- 
même? 

DUARD 

J'ai  maintenant  des  droits  sur  Mademoiselle  Dardel. 

CÉCILE 

Les  miens  sont  plus  anciens.  J'ai  un  droit  de  prio- 
rité et  des  ordres  à  dicter. 

DUARD 

Quand  le  passé,  sans  tache,  sans  reproche,  est 
chose  révolue  désormais,  pourquoi  venez-vous  le  ré- 
veiller? Il  vous  a  fait  souiïrir,  mais  il  se  fond  dans  le 
grand  drame  universel.  Le  sacrifice  et  la  mort  de  M.  Bel- 
langer  appartiennent  à  l'histoire  de  son  pays.  Ils  ne 
doivent  pas  avoir  d'autre  prolongement  que  le  rayon- 
nement de  sa  gloire  et  de  son  exemple. 

I 

CECILE 

Mais  il  y  a  aussi  des  dettes,  des  obligations  à  rem- 
plir. Les  morts  en  ont  légué  la  charge  à  leurs  héritiers. 
Et  nous  n'avons  pas  encore  donné  quittance?  Cette 
femme  ne  sera  pas  la  vôtre.  Résignez-vous  à  cela. 
Je  ne  le  veux  pas,  entendez-vous. 

DUARD 

Madame,  il  y  a  là,  en  bas,  gravé  dans  le  marbre, 
le  nom  sacré  de  votre  mari.  Je  m'étonne  que  vous 
n'ayez  pas  réfléchi  que  ces  héros  ont  fait  plus  encore 
que  de  sauver  notre  sol  d,e  l'invasion;  ils  ont  donné 
leur  sang  pour  que  la  France  soit  grande  après  eux, 
ils  ont  dicté  par  leur  mort  un  devoir  à  tout  le  pays  : 
ce  devoir-là,  ce  n'est  pas  de  les  pleurer,  c'est  de  fonder 
des  foyers,  de  recréer  la  vie,  la  famille,  les  enfants,  tout 
ce  qui  sera  la  France  de  demain.  C'est  vers  l'avenir 
et  non  vers  les  fantômes  que  nous  devons  tous  nous 


ACTE  TROISIÈME  159 

bousculer!  On  doit  lutter  contre  tout  ce  qui  annihile 
la  nécessité  de  vivre!  Il  n'est  que  temps!  Et  c'est  à 
cette  heure  de  devoir,  d'espérance  mutuelle,  que  vous 
venez,  vous,  madame,  la  femme  du  soldat  tombé, 
demander  à  une  autre  femme  de  renoncer  à  son  rôle 
d'épouse,  défaillir  à  sa  simple  tâche  de  Française? 
Allons  donc,  ce  ne  sera  pas!... 

CÉCILE 

Prenez-en  votre  parti,  les  cloches  de  la  ville  ne 
sonneront  pas  ces  noces-là! 

DUARD 

Votre  intervention  est  abusive,  madame...  Le  passé 
n'existe  plus! 

CÉCILE 

Vraiment?...  Le  passé  est  plus  vivant  que  jamais! 
Voyez-vous,  monsieur  Duard,  voyez-vous,  les  forces 
qui  avaient  abdiqué,  celles  qui  n'étaient  plus  rien  au 
milieu  du  cataclysme,  reprennent  dans  la  paix  tout 
leur  avantage.  Ce  sont  les  forces  patientes,  les  vertu» 
obscures  de  l'expérience,  le  sentiment,  les  vertus 
fidèles  de  la  race...,  l'amour  mort,  monsieur  Duard, 
l'amour  tué!  Nous  regagnons  notre  rang...  C'est  mon 
heure!  Et  me  revoici!... 

DUARD 

.  Eh  bien,  soit!  je  vous  combattrai  hardiment... 
Oui,  Ginette  n'est  plus  l'héroïne  dont  la  voix  clairon- 
nait la  bataille,  c'est  vrai!  Elle  se  transforme;  mais  elle 
a  le  droit  de  devenir  une  simple  bourgeoise,  préoc- 
cupée aussi  de  son  bonheur...  Pourquoi  pas?  La  vie 
se  reforme.  Il  ne  s'agit  pas  ici  d'amour,  du  moins  pour 
elle.  Mademoiselle  Dardel  n'éprouve  aucun  sentiment 
de  cet  ordre  et  je  n'ai  ni  la  prétention,  ni  l'espoir  qu'élit 


160  L'AMAZONE 

modifie  ses  sentiments  à  mon  égard...  Seulement,  moi 
je  l'aime...  ardemment.  Je  défendrai  son  bonheur, 
le  mien!... 

(La  porte  s'ouvre,  entre  Ginette.) 


SCÈNE   XVI 
GIlNETTE,  DUARD,   CÉCILE. 

GINETTE,  elle  porte  un  costume  sombre,  minable  et  tache. 

Vous  souvenez-vous  de  ce  costume,  Cécile?  Celui  que 
je  portais  un  soir  où  j'ai  sonné  à  votre  porte...  C'est 
mon  costume  d'émigrée...  sale,  usé,  criblé...  pourri 
de  pluie,  de  boue,  de  poussière.  Tel  qu'il  était  dans  sa 
misère  affreuse,  nous  l'avions,  par  la  suite,  bien  rangé 
dans  une  armoire...  vous  vous  rappelez!  Hier  encore, 
à  Saint- Jean,  avant  de  refermer  le  couvercle  de  la 
malle,  j'avais  eu  soin  de  placer  précieusement  le  cos- 
tume au-dessus  de  toutes  mes  autres  affaires. Oh!  je 
n'ai  même  pas  eu  à  défaire  la  malle  qu'on  venait  d'ap- 
porter. J'ai  soulevé  à  peine  le  couvercle  et  regai-dez- 
moi,  Cécile,  c'est  pour  vous,  pour  vous  que  je  l'ai  remis. 
Telle  que  vous  m'avez  vue  arriver,  telle  je  repars... 
trois  ans  après... 

CÉCILE. 

Ginette!  c'est  votre  décision? 

DUARD. 

Vous  dites? 

GIKETTE 

On  pourrait  se  croire  reportée  à  quatre  ans  en 
arrière,  n'est-ce  pas,  Cécile!...  Une  petite  malle  en 
plus!...  l'excédent  de  quatre  années!... 


à 


ACTE  TROISIÈME  161 

DUARD 

Ah!  ça,  Ginette,  non...  non...  voyons!  Vous  n'allez 
pas,  j'espère,  obéir  à  cette  femme?  Je  vous  en  con- 
jure! Retrouvez-vous  1... 

GINETTE 

Laissez,  mon  ami.  Je  vous  demande  tellement,  tel- 
lement pardon  de  la  peine  que  je  vais  vous  causer! 
Mais  il  faut  que  je  m'en  aille...  J'avais  cru  me  fixer  ici 
pour  toujours.  Je  me  serai  seulement  reposée,  détendue 
auprès  de  votre  excellente  amitié.  \'ous  avez  été  si 
bons,  si  charitables,  votre  sœur  et  vous,  que  vous 
aviez  fini  par  me  donner  la  tentation  du  bonheur. 
Quelqu'un  est  venu  nous  réveiller!... 

DUARD 

Non!  je  ne  vous  laisserai  pas  subir  cette  emprise. 
Vous  êtes  libre,  Ginette;  miais  ce  quelle  vous  ordonne 
de  faire,  c'est  mal,  très  mal...  Vous  ne  le  ferez  pas, 
Ginette!  Ah!  nous  nous  entendions  si  bien...  si  pro- 
fondément, il  y  a  un  instant  1 

GINETTE  ' 

Mais,  c'est  maintenant  seulement  que  nous  retrou- 
vons la  sagesse!  Croyez-moi!  Ce  que  nous  éprouvions 
l'un  pour  l'autre,  c'était  de  la  bonne  et  loyale  cama- 
raderie... 

DUARD 

Qu'en  savez- vous!..,  Avez-vous  pénétré  mes  propres 
sentiments,  Ginette?  Êtes-vous  certaine  de  me  con- 
naître? Ah!  celle-là,  dès  qu'elle  sera  partie,  je  vous 
reprendrai  bien! 

CECILE)  immobile,  sans  un  geste,  mais  ne  quittant  pas  Ginette  du  regard. 

En  êtes-vous  déjà  aussi  certain  que  tout  à  l'heure? 

i4. 


162  L'AMAZONE 


GINETTE 


Je  n'obéis  à  aucun  ordre,  à  aucune  suggestion... 
ne  le  croyez  pas.  Je  me  suis  trop  attardée,  j'étais 
lâche...  Je  quitte  la  maison  du  bon  accueil...  Pardon!... 
Mais  il  faut  que  je  reparte  là-bas...  (euc  montre  la  fenêir*.) 
dans  la  direction  du  Nord...  Cécile  a  réveillé  en  moi, 
non  pas  des  remords,  mais  des  voix  intérieures.  J'en- 
tends tout  à  coup  certains  appels  irrésistibles.  Elle  a 
bien  fait  de  me  parler  ainsi.  J'ai  plus  nettement  envi- 
sagé mon  devoir!  A  chacun  le  sien,  comme  l'on  a  sa 
destinée!. ..Cécile,  vous  avezfait  toutela  lumière  en  moi. 


DUARD 

Le  devoir!...  le  devoir...  Quel  abus  des  mots!  le 
devoir  de  la  jeunesse  n'est  pas  de  frayer  avec  des 
fantômes...  ni  de  renoncer  à  la  vie...  n'en  déplaise  à 
cette  femme  qui  prétend  le  contraire.'  La  jeunesse... 
la  jeunesse,  elle  est  toute  puissante!...  Le  devoir  au- 
jourd'hui consiste  en  ceci  :  aimer,  créer... 

GINETTE 

La  jeunesse?  Mais  je  n'en  fais  déjà  plus  partie... 
C'est  fini!  Celle  qui  devra  créer,  comme  vous  le  dites, 
c'est  une  autre  jeunesse...  toute  fraîche,  celle  de  de- 
main, intacte,  pas  touchée...  A  celle-là,  l'avenir,  l'élan 
que  nous  avions!  Notre  jeunesse  à  nous  n'est  plus  ce 
qu'elle  fut  hier...  Elle  a  trop  vu  de  drames,  de  dou- 
leurs, tomber  trop  d'idéals...  Oh!  elle  n'est  pas  décou- 
ragée, au  contraire,  mais  c'est  une  jeunesse  amère, 
pensive,  qui  n'a  plus  qu'à  passer  le  flambeau  à  celle  qui 
la  suit... 

DUARD 

Aspirer  à  la  vie  effacée,  rester  cloitrée  dans  le  deuil, 
'voilà  le  crime, Ginette!  Une  femme,  une  seule,  disant  : 
«  que  d'autres  agissent,  j'abdique!  «  ah!  quelle  consé- 


ACTE   TROISIÈME  163 

quence  grave  serait  cet  état  d'esprit  pour  la  France 
de  demain!...  Au  seuil  de  tout...  au  moment  de  la  re- 
prise des  volontés,  des  espérances!  Allons  donc,  je  ne 
veux  pas  le  croire!  Votre  vie?  mais  elle  commence! 

CÉCILE,  la  fascinant  toujours  du  regard. 

Ginette!  Ginette! 

GINETTE,  hochant  la  tête. 

Ma  vie?  Voyez...  elle  ne  m'appartient  plus...  Je 
l'ai  engagée...  Je  n'avais  pas  le  droit  d'en  disposer! 
Elle  appartient  à  ceux  dont  j'ai  été...  l'obligée  d'abord, 
puis  ensuite,  à  ceux  que  j'ai  entraînés,  éperonnés  vers 
un  idéal...  Que  voulez-vous  ?  il  y  a  des  vies  qui  sont 
inscrites  entre  deux  ou  trois  années...  Ce  qui  vient 
après  n'a  plus  la  moindre  importance! 

DUARD 

Ah!  je  vous  croyais  plus  d'énergie! 

GIKETTE 

Mais  il  m'en  faut  énormément,  pour  faire  ce  que  je 
fais!  J'en  ai  un  fonds  inépuisable! 

DUARD 

Alors,  si  c'est  vrai,  détachez-vous  des  affligés  de  la 
guerre.  Entreprenez  une  vie  active,  nécessaire,  per- 
sonnelle... Vous  en  aviez  soif... 

GINETTE 

Cette  vie-là,  d'autres  s'en  chargeront  toujours,  d'au- 
tres qui  n'ont  pas  laissé  leur  cœur  dans  la  bataille!... 
Savez-vous  bien  qu'il  y  a  maintenant  tout  un  peuple 
immense  qui  va  vivre  dans  le  passé.  Le  peuple  des 
veuves,  celui  des  pauvres  mères,  des  Eimantes,  tous 


164  L'AMAZONE 

les  cœurs  navrés,  brisés  de  tristesse,  mais  gonflés 
de  gloire!  Au  souvenir,  tous,  tous  au  souvenir!... 
C'est  leur  devoir  d'y  aller... 

CÉCILE,  comme  à  elle-même. 

Elle  s'éveille! 

DUÂRD 

Qui  satisfera-t-il  dans  la  nation,  ce  devoir-là? 

GINETTE 

Qui?  Je  vais  vous  le  dire,  mon  ami!...  Il  y  a  aussi 
un  autre  peuple  qui  vit  dans  des  terres  humides,  re- 
muées... toujours  direction  du  Nord...  là-haut...  des 
villages  de  tumulus...  des  villages  de  tombes...  un 
quart  de  France!... 

CÉCILE 

Oui,  c'est  là  qu'il  dort...  c'est  là  qu'ils  reposent! 

GINETTE 

Ils  ont  besoin  qu'on  les  veille,  les  pauvres!  Ils  n'ont 
pas  fait  tout  ce  qu'ils  ont  osé  faire  pour  qu'on  les 
abandonne  à  eux-mêmes!  Il  est  juste  que  certains 
d'entre  nous  n'éteignent  jamais  la  veilleuse.  Que  pen- 
seraient-ils de  nous? 

CÉCILE,  avec  un  cri,  sanglotant. 

Enfin,  elle  a  compris!... 

(Elle  met  sa  tête  un  instant  daui  ses  mains.) 
GINETTE 

Il  y  a  bien  des  femmes  chastes  qui  se  consacrent  à 
Dieu!  Pourquoi  n'y  en  aurait-il  pas  pour  se  consacrer 
à  eux?  Est-ce  que  leur  divinité  n'en  est  pas  digne?... 
Et  celles  comme  moi  qui  ont  participé  au  combat,  les 
vierges  guerrières,  comme  m'appelait  Pierre  en  riant, 


ACTE  TROISIÈME  165 

hélas!  celles-là  plus  que  tout  autre!  L'esprit  des 
morts  doit  vivre  parmi  nous  et  nous  aider  à  une  vie 
plus  haute...  Là  est  la  vérité,  voyez-vous!  Et  j'étais 
folle  de  ne  pas  m' apercevoir  que  tout  mon  amour 
est  vécu...  Cécile,  merci  de  -m'avoir  remise  dans 
le  chemin  lumineux...  Cécile,  je  le  jure,  j'en  prends 
l'engagement,  je  resterai  fille...  mais  par  exemple,  fille 
courageuse  et  fervente...  Je  travaillerai,  je  lutterai... 
humblement...  Je  me  rendrai  utile  aux  malheureux... 
je  les  aiderai.  Là  où  je  vais,  déjà  les  ruines  se  re- 
lèvent... des  fabriques,  des  ateliers  fonctionnent.  Je 
me  mêlerai  au  peuple...  je... 

DUARD 

Ah!  je  suis  vaincu!  Que  vous  importe  mon  déchire- 
ment!...  Il  compterait    pour    si    peu!...  (Désignant  Ginelle.) 

Contre  vous,  Ginette,  on  ne  lutte  pas!... 

(Il  s'appuie  à  un  meuble.) 

GINETTE 

Mon  ami,  il  y  a  une  grande  route  ouverte  devant 
moi!...  Je  ne  peux  pas  ne  pas  la  prendre!... 

CÉCILE,  avec  émotion,  à  Ginette. 

Ginette,  à  votre  départ,  vous  avez  donné  des  rai- 
sons singulièrement  plus  hautes  que  celles  que  j'atten- 
dais de  vous...  Vous  avez  compris  le  devoir  de  certains 
êtres,  qui  se  sont  enchaînés  à  ceux  qui  moururent! 
Merci.  Parlons  net.  Puis-je  savoir  où  vous  comptez 
vous  rendre?... 

GINETTE 

Oui,  à  Roubaix,  mon  pays.  (Avec  hésitation.)  Mais, 
auparavant,  je  ferai  un  détour...  Auparavant,  j'ai  un 
pèlerinage  à  accomplir...  J'hésitais,  je  n'osais  pas,  je 
n'ai  jamais  osé...  Encore  maintenant,  Cécile,  je  ne 
m'y  rendrai  qu'avec  votre  consentement... 


166  L'AMAZONE 

CÉCILE 

Qu'avec  mon... 

(Elles  ce  pénùlrent  du  regard.) 

GINETTE 

Je  désire  aller  respectueusement  embrasser  une 
terre  sacrée  et  puiser  là  l'inspiration  de  ma  vie.  Cette 
émotion  si  attendue,  désirée  si  ardemment,  je  vous  de- 
mande de  me  la  consentir  vous-même.  Je  suis  sûre  que 
vous  ne  m'en  voudrez  pas,  lorsque  vous  viendrez  à 
votre  tour,  là-bas,  et  que  vous  retrouverez  la  trace  de 
mes  genoux  et  les  fleurs  que  j'y  aurai  laissées! 

CÉCILE,  éclatant,  sous  le  poids  de  l'émotion, 
el   lui  tendant  tout  à  coup  les  bras. 

Viens,  toil 

GINETTE  s'y  précipite. 

Ah!  Cécile...  Merci,  merci...   Vous  me  pardonnez 

donc,     enfin!     (eIIcs    pleurent    sur    l'épaule   l'une    de    Vautre.)    Je 

savais  bien  que  vous  ne  m'auriez  pas  laissée  partir 
sans  celftl 

(On  entend  >oe  rumeur  an  dehors.) 

CÉCILE,  s'essuyant  les  yeux. 

Qu'est-ce  que  c'est?...  Ne  crie-t-on  pas?...  Ah!  non, 
ce  sont  des  gens  qui  passent. 

DUARD 

On  chante!  Ce  sont  les  gars  qui  s'en  reviennent,  ils 
chantent  en  regardant  nos  fenêtres.  Ils  s'imaginent 
qu'il  y  a  derrière  les  fenêtres  autant  de  joie  que  dans 
leur  cœurl 

GINETTE 

Oui...  Ce  sont  les  gars,  qui,  la  fête  finie,  retournent 
chacun  chez  soi...  Ils  se  rendent  en  masse  à  la  gare, 
un  peu  ivres  du  passé...  qu'on  vient  de  remuer... 


ACTE  TROISIEME  167 

DUARD,  de  la  fenêtre. 

Soir  de  fête...  soir  de  bonheur!  hélas!... 

GINETTE 

Écoutez...  cette  sonnerie?...  C'est  le  clairon...  le 
clairon  de  tout  à  l'heure!...  Ce  qu'il  joue  là,  c'est  pour 
moi.  «  Quand  je  passerai  sous  vos  fenêtres,  m'avait-il 

dit,   mademoiselle...    «.   (EUe    ouvre    brusquement    la    f»nétre,    le 
bruit    redouble,    elle     parle.")      Je   vieUS...    je    vicnS...    je    VOUS 

accompagne... 

DUARD,  treisaiUant. 

Ginette!  Ginette! 

GINETTE 

A  quoi  bon  attendre  des  faiblesses  ou  des  lar- 
mes!... Tout  de  suite!  Je  vais  me  mêler  à  eux...  à 
la  foule...  Quel  plus  beau  départ  pourrais-je  souhai- 
ter?... Me  mêler  à  la  poussière  de  leurs  pas  rythmés, 
comme  s'ils  reformaient  leurs  rangs,  comme  ils  sont 
partis  autrefois  vers  la  Victoire  et  vers  la  Mort!... 
Ils  m'entraîneront  dans  leur  cohue,  jusqu'au  quai  de 
la  gare!...  Écoutez  le  clairon...  Que  c'est  beau!  Comme 
il  parle!...  Comme  tout  revit  là  dedans...  Adieu,  vous 
autres!  Adieu!... 

DUARD 

Ginette!  Ah!  que  je  vous  regrette...  que  je  vous  re- 
grette! Il  y  aura  ici  un  pauvre  homme  très  malheu- 
reux... 

GINETTE 

Non...  courageux,  comme  les  autres...  comme  ceux 
qui  n'ont  pas  payé  leur  tribut  à  la  grande  noblesse! 
Je  vous  en  supplie,  élevons  nos  âmes,  élevons-les... 
Nous  vivons  un  moment  déchirant,  mais  sublime... 


168  L'AMAZONE 

CÉCILE,  au  moment  où  Ginette  a  gagné  la  porte  à  i-eciiluns 
et  où  elle  va  franchir  le  seuil. 

Val  val...  Ah!  je  comprends  maintenant  que  tu 
n'étais  pas  seulement  la  jeunesse...  mais  l'idéal! 
Je  doutais  de  toi.  Maintenant  je  crois.  J'ai  con- 
fiance. Tu  as  mis  tes  actes  en  règle.  Va,  va,  là-bas! 
Tu  en  es  digne  !...  Tu  n'es  pas  de  celles  qui  doivent 
profiter  du  bonheur,  mais  de  celles  qui  devront 
l'inspirer  comme  tu  as  inspiré  le  sacrifice!...  Sois 
forte  et  vaillante,  mon  enfant,  toi  qui  es  encore 
jeune!...  Moi,  non  plus,  je  n'ai  plus  de  bonheur 
...  Je  reste  seule,  finie,  impuissante...  mais  que  sur 
la  terre  il  y  ait  enfin  tout  le  grand  bonheur  des 
autres!...    Ils   l'auront  bien   gagné!...   (Ginetto  ouvre  la 

porte.  On   entend  toujours  le  clairon   et  le    bruit   rylhmé   de  la   loule   et 

des  ehants  militaires.)  Et  dis-lui,  là-bas...  dis-lui  bien  que 
je  lui  ai  pardonné,  comme  à  toi...  à  cause  de  ça... 
de  ça,  qui  a  passé...  et  qui  a  tout  emporté! 

(Ginette  ditparaît  par  la  porte  grande  ouverte.) 


FIN 


LES  FLAMBEAUX 


PIEGE   EN   TROIS   ACTES 

Représentée  pour  la  première  fois, 
au  Théâtre  de  la  Porle-Saint-Martin,  le  26  novembre  1912. 


15 


PERSONNAGES 


MM. 

LAURENT  BOUGUET Le  Bargy. 

BLONDEL HUGUENET. 

HERNERT J.  CoûUEUH. 

PRAVIELLE Etiévant. 

PÉLISSIER COLLEN. 

MAIRESSE Harment. 

HERVÉ Savrt. 

LE  DIRECTEUR  DE  «  L'AUBE  » L.   ChristiaiT. 

Mmsi 

MADAME   BOUGUET Suzanne  Desprès. 

EDWIGE  VORODITCH Yvonne  de  Bray. 

MARCELLE ,.    ,  Simone Frévalles. 

MM. 

BONVALLET. Person. 

TALOIRES Mernet. 

BARATTIEK ^       .  Richaut. 

UN    JOURNALISTE.      .     .......  DONEY. 

TOUCHET BertAl.' 

Etc.,  Etc.. 


i 


LES    FLAMBEAUX 


ACTE    PREMIER 


Le  cabinet  de  Laurent  Bouguet  à  l'Institut  Claude- 
Bernard.  Vaste  verrière  donnant  sur  les  jardins  de  l'Insti- 
tut. Devant,  table  de  travail.  A  droite,  la  table,  avec  les 
tubes,  les  instruments  de  biologie,  le  microscope,  etc. 
Vitrine.  Simples  chaises  de  paille.  Au  fond,  à  droite,  porte 
aux  verres  dépolis,  accédant  à  une  petite  antichambre 
qui séparele cabinet  de  Bouguet  des  couloirs  de  l'Institut. 

SCÈNE    PREMIÈRE 

BOUGUET,  MADAME  BOUGUET,  BARATTIER, 
EDWIGE,  PRAVIELLE,  MAIRESSE,  BONVALLET, 
PELISSIER,  HERVÉ,  TALLOIRES.  TOUGHET, 
BLONDEL,  MARGELLE. 

Au  lever  du  rideau,  on  entre  de  gauche,  c'est-à-dire  do  l'appartement 
des  Bougtiet.  Le  déjeuner  rient  de  prendre  tin. 

PELISSIER 

C'est  prodigieux,   ce  que  vient  de  nous  commu- 
niquer Bouguet! 

BONVALLET 

Je  suis  dans  la  stupéfaction. 


172  LES   FLAMBEAUX 

MAIRESSE 

Quel  pas  en  avant  et  quel  bouleversement  de  toutes 
les    théories! 

PÉLISSIER 

Mon  cher  Bouguet,  tu  as  résolu  de  nous  étonner 
toujours. 

BONVALLET 

Et  notre  vénération  pour  vous  deux  ne  sera  jamais 
excessive. 

BOUGUET 

Mais  non.  Comme  d'habitude,  ma  part,  (Avec  inten- 
tioB.)  notre  part,  à  ma  femme,  à  Blondel  et  à  moi,  n'est 
qu'une  contribution  au  hasard. 

MAIRESSE 

Pas  de  mots  pareils  entre  nous,  Bouguet!  Vous 
nous  avez  dit  vous-même,  à  déjeuner,  combien  de  re- 
cherches patientes  il  a  fallu  pour  arriver  à  reproduire, 
à  partir  de  culture,  des  lésions  cancéreuses  carac- 
térisées... 

BONVALLET 

C'est  un  résultat  merveilleux,  inattendu,  et  qui  va 
être   formidable   de  conséquences!... 

BARATTIER 

C'est-à-dire  qu'il  y  a  encore  quinze  jours  on  m'au- 
rait affirmé  qu'on  pourrait  les  provoquer  sans  inocu- 
lation de  fragment  de  lésion,  ça  m'aurait  paru  du 
domaine  de  la  fantaisie  !  Du  Jules  Verne  pour  première 
page    de   journaux! 

MAIRESSE 

Nous  savions  pourtant  que  depuis  longtemps  vous 
étiez   sur  la  question,  mais  nous  ne  nous  doutions   - 
pas  que  vous  touchiez  au  but... 


J 


ACTE  PREMIER  173 

PÉLISSIER 

Et  tu  le  tenais  bien  caché! 

BOUGUET 

Naturellement.  Ce  que  je  ne  vous  ai  pas  dit  pen- 
dant le  déjeuner,  ce  sont  nos  transes,  nos  espoirs 
successifs  et  nos  hésitations  finales,  lorsque  nous  avons 
enfin  obtenu  ce  résultat  d'isoler  le  bacille.  Cf»  résultat- 
là,  voici  trois  ou  quatre  mois  que  nous  aurions  pu 
le  faire  connaître. 

MADAME    BOUGUET 

Oh!  oui,  facilement  trois  ou  quatre  mois...  n'est- 
ce  pas,  Blondel? 

BLONDEL 

Environ. 

BOUGUET 

Mais,  j'ai  horreur  de  publier  trop  vite. 

PÉLISSIER 

Oh!  toi,  lorsqu'on  entend^dire  que  tu  vas  t' atteler 
à  une  question,  c'est  que  tu  as  déjà  résolu  le  problème 
aux  trois  quarts. 

BOUGUET 

Non,  mais,  sous  prétexte  de  prendre  date,  que 
de  conclusions  prématurées  sont  répandues  chaque 
jour,  n'est-ce  pas?...  Enfin,  maintenant,  je  crois 
pouvoir,  sans  aucune  réticence,  déceler  le  résultat 
que  nous  tenions  si  soigneusement  caché  dans  la  cra-nte 
de  nous  avancer  trop  tôt.  Et  c'est  lundi  que  je  lirai 
à  l'Institut  la  note  que  je  puis  qualifier  d'officielle.| 

PÉLISSIER 

Quel  retentissement  elle  va  avoir! 

15. 


iU  LES  FLAMBEAUX 

BOUGUET 

Je  n'ai  plus  qu'une  crainte,  celle  dont  je  vous  faisais 
part  à  déjeuner,  que,  si  le  fait  nouveau  s'ébruite  ou 
se  répand  trop  rapidement,  le  public  ne  se  mé- 
prenne et  n'appelle  guérison  du  cancer  ce  qui  n'est, 
à  tout  prendre,  qu'un  premier  pas...  définitif,  je 
veux  bien,  mais  seulement  un  premier  pas. 

PRA  VIELLE 

Vous  avez  raison.  C'est  un  besoin  pour  le  public 
de  découvrir  des  bienfaiteurs  de  T  humanité. 

BONVALLET 

Et  il  se  paie  d'illusions... 

PRAVIELLE 

Et  puis,  ton  nom  est  trop  aimé,  ta  personnalité  trop 
célèbre,  l'Institut  que  tu  diriges  trop  populaire, 
par  conséquent  trop  guetté...  mais,  quel  couronne- 
ment de  carrière  si  vous  pouviez  tous  deux  attacher 
votre  nom  aune  pareille  découverte!...  En  tout  cas, 
l'Institut  Claude-Bernard  va  être  rudement  à  l'hon- 
neur,   dès   lundi! 

HERVÉ 

Du  petit  au  grand,  du  simple  préparateur  que  je 
suis  à  la  collaboratrice  merveilleuse  du  maître,  tous, 
ici,  nous  sommes  dans  la  fièvre. 

LE    DEUXIÈME    PREPARATEUR 

Oui,  tous. 

MADAME    BOUGUET,    souriant. 

Allons,  allons!...  Du  calme,  Hervé...  et  pas  de 
grands  mots. 

PÉLISSIER 

Enfin,  c'est  l'espoir  presque  sûr,  désormais,  de  la 
guérison  \îu  cancer!... 


ACTE  PREMIER  175 

BOUGUET,  restrictif  et  posément. 

La  seule  chose  certaine,  c'est  que  nous  avons  l'a- 
gent spécifique  du  terrible  mal  et  que  nous  pouvons 
l'inoculer  aux  animaux  à  volonté,  c'est  tout...  Il 
s'agit  maintenant  de  voir  comment  les  immuniser. 

MADAME    BOUGUET 

Et  c'q^t  là  le  cœur  du  problème. 

PÉLISSIER 

Évidemment. 

BARATTIER 

Gomme  c'est  bien  de  nous  avoir  prévenus  ainsi... 
avant  les   autres! 

BOUGUET 

J'y    tenais. 

BONVALLET 

Mon  cher  ami,  en  descendant,  tout  à  l'heure, 
serait-il  indiscret  de  vous  demander  à  voir  un  animal 
en  expérience? 

BOUGUET 

Du  tout.  Nous  avons  un  singe  qui  est  en  train 
de  succomber  à  une  véritable  cachexie... 

BLONDEL 

Puis,  nous  avons  encore  un  cheval  porteur  d'un 
cancer  de  l'estomac.  Vous  verrez. 

MADAME    BOUGUET,   frappant  sur  l'épaule  de  Pravielle. 

Enfin!  c'en  ost  fait  des  théories  sur  la  pathologie 
des  tumeurs,  et,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  il  faut  bien, 
cette  fois,  s'incliner  devant  l'évidence  et  en  revenir 
à  la  théorie  bactérienne...  .To  l'ai  toujours  dit!... 
Nous  l'avons  toujours  dit  ici! 


176  LES  FLAMBEAUX 


BONVALLET 


C'est  vrai!...  Il  y  a  dix  ans  que  vous  l'affir- 
miez... Quand  on  songe  au  nombre  infini  de  gens  de 
valeur  qui  ont  cherché  le  parasite  sans  l'atteindre... 
Ce  que  Doyen  va  être  furieux!... 

PRAVIELLE 

Ah!  Bouguet!...  mon  cher,  mon  vieil  admirable 
Bouguet...  Quelle  belle  chose  si  vous  nous  apportez 
le  sérum  du  cancer! 

BOUGUET,    frappant  la  table  de  son  lorgnon. 

Ah  !  pardon,  pardon,  ne  donnez  pas  le  ton  au  public. 
Ne  m'en  faites  pas  dire  plus  que  je  n'en  dis.  Vous  voyez, 
vous-même  vous  prononcez  des  mots  terribles  et  qui 
m'épouvantent.  Nous  en  sommes  encore  diable- 
ment loin!  D'ailleurs,  pour  bien  vous  fixer  sur  le  point 
exact  où  nous  en  sommes,  pour  bien  vous  montrer 
que  je  ne  veux  pas  m' égarer,  je  vais  vous  lire  la  note 
que  j'ai  préparée  pour  l'Institut...  Vous  verrez,  elle 
est  sobre  et  très  courte. 

MAIRESSE 

En  somme,  vous  prenez  date. 

BOUGUET 

Exactement. 

MADAME    BOUGUET 

Le  sérum,  c'est  TX  mystérieux...  la  tâche  ardue 
de   demain. 

BOUGUET,  cherchant  sur  son  bureau. 

Mais  où  est  donc  la  dactylographie  de  la  note? 

MARCELLE 

Je  crois,  sur  la  table,  papa. 

(Elle  se  lève.) 


ACTE  PREMIER  177 

EDWIGE,   se    préeipitaiit. 

Attendez.  C'est  moi  qui  l'ai  rangée.  Oui,  je  l'ai 
enfermée  dans  le  carton  de  gauche. 

(Elle  va  au  cantonnier.) 

MARCELLE,  sèchement. 

C'était  bien  inutile. 

EDWIGE,    après  avoir  pris  le  papier. 

Voilà,  monsieur. 

(Marcello  le  lui  prend  des  mains  et  le  passe  à  son  père.) 
BOUGUETj  lit.  Les  gens  sont  groupés  autour  de  lui. 

J'ai  entretenu,  l'an  dernier,  l'Académie  des  tra- 
vaux poursuivis  en  collaboration  avec  Mme  Bouguet 
sur  certaines  techniques  nouvelles  relatives  aux  procé-^ 
dés  de  culture  et  de  coloration  des  bactéries.  Ces  mé- 
thodes de  travail  nous  ont  permis  d'isoler  récemjnent 
des  lésions  néoplastiques,  un  bacille  dont  la  spécificité  à 
l'égarddes  tumeurs  malignes  ne  saurait  être  mise  en  doute, 
puisqu'on  y  retrouve  constamment  et  que,  par  inocu- 
lation, il  peut  reproduire  des  lésions  originelles...  (comi- 

■  uant,  snr  le  ton  de  la  conversation.)   C^CSt   tOUt.  Le  reste  n'est 

que  le  développement.  D'ailleurs,  contrôlez  et  pesez 
les  termes. 

(Il  leur  passe  le  papier.) 

MADAME    BOUGUET 

Pélissier,  j'ai  là  justement  quelques  lames,  regar- 
dez-les.   (S'adrcssant   au   préparateur:)    LcS  COlorationS   de   CC 

matin  ont- elles  bien  donné? 

LE    PRÉPARATEUR 

Les  premières  sont  un  peu  pâles,  mais  la  seconde 
série  est  parfaite. 


178  LES  FLAMBEAUX 

MADAME    BOUGUET,  préparant  les  Ismes  dans  le  microscope. 

Vous  verrez!  L'une  est  un  cancer  du  pancréas 
chez  un  de  nos  singes,  l'autre  une  pièce  d'autopsie 
chez  une  femme.   Distinguez-les...  Allez-y!.,. 

(Pélissier  Ta  au  microscope  et  le  met  au  point.) 
BARATTIER 

Mais,  ce  fameux  bacille,  comment  se  présente-t-il 
au  microscope? 

MADAME   BOUGUET 

Il  n'a  rien  de  remarquable,  si.  ce  n'est  sa   spore. 

(Elle  8'approche  du  bureau  et  dessine.)  Tcuez,  VOyCZ-VOUS,   là,  à 

l'extrémité,  cette  partie  renflée  que  je  dessine,  c'est  la 
spore, 

(On  l'a  entourée.) 

BOUGUET 

Oui,  Voilà,  au  bout  de  deux  à  trois  jours,  l'aspect 
du  bacille  en  culture. 

PRAVIELLE 

C'est  curieux,  il  ressemble  au  bacille  du  tétanos. 

BOUGUET 

Mais  il  serait  d'ailleurs  bien  plus  simple  de  vous 
montrer  le  bacille.  Si  vous  disposez  d'une  minute 
encore,  quelqu'un  va  avoir  l'obligeance  d'aller  au 
laboratoire  nous  chercher  ce  qu'il  faut. 

(HerTé,  le  préparateur,  fait  le  mouvement  de  s"y  diriger.) 
EDWIGE,   le  devantant  avec  empresiement. 

J'y  vais,  monsieur,  j'y  vais, 

BOUGUET 

Oui,   rapportez-moi   quelques   préparations...  J'en 


ACTE  PREMIER  179 

ai  coloré  des  lames  ce  matin.  Vous  les  trouverez  sur 
ma  table. 

SDWIG£ 

Oh!  je  les  connais  bien. 

(Elle  sort  rapidement.) 


SCÈNE  II 
Les  Mêmes,  moins  EDWIGE. 

MAIRESSE 

Quelle  est  donc  cette  petite?  Elle  paraît  intelli- 
gente  et  pleine  d'attentions. 

PRAVIELLE 

Pendant  le  déjeuner,  elle  n'a  dit  que  deux  ou  trois 
choses,  mais  assez  intelligentes. 

BOUGUET 

C'est  une  amie  de  la  maison.  Une  compatriote 
de  ma  femme.  Une  petite  Hongroise  que  Marcelle 
a  rencontrée  en  faisant  ses  études  en  Allemagne. 
Elle  est  pleine  de  bonne  volonté,  en  effet.  Elle  se 
destinait  aux  études  scientifiques,  alors  nous  l'avons 
aidée. 

MADAME    BOUGUET 

Elle  est  plutôt  secrétaire...  Au  laboratoire,  elle 
fait  quelques  travaux... 

PRAVIELLE 

C'est  vrai  qu'on  oublie  toujours  que  Madame  Ro»i- 
guet  est  d'origine  étrangère!...  Elle  est  tellement 
Française  de  cœur  et  d'esprit  ! 


180  LES   FLAMBEAUX 

MADAME    BOUQUET 
Et   VOUS   ne  vous  trompez   pas.    (d©  loin,    à   PéUssier,   au 

microscope.)  Eh  bien,  vous  avez  vu? 

PÉLISSIER 

Oui,  c'est  frappant.  Il  y  a  identité. 

PRAVIELLE 

Vous  permettez  que  je  regarde   à   mon  tour?  (ii 

s'approche.) 

EDWIGE,    rentrej  elle  rapporte  une   lame. 

Voici  les  lames. 

MADAME    BOUGUET 

Parfait...   Donnez.  ' 

(Mouvement  de  curiosité.) 

PÉLISSIER 

Alors,  voilà  le  fameux  bacille... 

MADAME    BOUGUET 

Oui...  Nous  aurions  pu  d'ailleurs  passer  au  labo- 
ratoire. 

V  BOUGUET 

Mais  cela  va  très  bien  ainsi  puisqu'il  y  a  ici  un  mi- 
oroscope...  Dureste,  à  la  première  occasion,  nous  ferons 
un  tour  détaillé,  si  vous  le  voulez  bien...  Pour  aujour- 
d'hui, je  n'ai  voulu  que  vous  réunir,  vous  qui  avez 
été  les  compagnons  de  ma  j  eunesse.  Oui,  j e  vous  devais 
cette  conversation  :  il  m'aurait  paru  que  je  faisais 
une  offense  à  notre  amitié, "si  vous  aviez  appris  par 
la  note  de  l'Institut  un  résultat  de  '^ette  importance, 
et  je  vous  ai  réunis  pour  vous  dire  ...plement,  entre 
deux  tasses  de  café  :  Voilà  où  j'en  suis.  Et  cela  ne 


ACTE  PREiMIER  181 

va  pas,  je  l'avoue,  sans  une  petite  émotion...  pour 
Jeanne,  pour  moi...  (se  tournam  vers  Biondei.)  et  pour 
Blondel  aussi. 

MADAME     BOUGUET 
Je   crois   bien...    (Mettant  la  lamc  qu'a  apportée   Edwige  dans   le 

mieroscope.)  Voilà,  regardez. 

BOUGUET 

Car,  maintenant,  il  faut  rendre  à  Blondel  ce  que 
nous  lui  devons...  Ce  n'est  pas  peu! 

BLONDEL 

Oh!  moi,  je  suis  le  collaborateur. 

BOUGUET 

Non,  mon  cher,  non,  n'essaie  pas  de  te  déguiser 
modestement.  Tu  fais  partie  de  la  trinité. 

BLONDEL 

\'oilà,  voilà  le  mot  :  nous  sommes  une  trinité. 
(il  se  met  à  rire.)  Diable!  des  Scientifiques  qui  se  mettent 
à  parler  de  trinité!... 

PRA  VIELLE 

Et  votre  grand  bouquin  de  philosophie,  où  en  est-il? 

BOUGUET 

Ah!  mes  amis,  ça,  c'est  autre  chose...  mais  une 
chose  qui  n'est  pas  moins  importante  à  mes  yeux. 
Oui,  ce  livre  résumera  ma  philosophie  en  même  temps 
que  toute  ma  pensée  scientifique.  Voilà  cinq  ans 
que  j'y  travaille.  Le  manuscrit  est  là,  dans  ce  tiroir... 
il  a  peut-être  la  valeur  de  trois  à  quatre  cents  pages. 
C'est  le  fils  de  mes  entrailles. 

PRA VI ELLE 

Trois  cents  pages  déjà!  Mais,  alors,  il  est  prêt  à 
être  publié. 

•  u 


182  LES  FLAMBEAUX 

BOUGUET 

Que  non!  J'ai  encore,  sur  l'évolution,  de  gros  cha- 
pitres à  écrire.  Pour  l'instant,  je  me  dois  à  notre 
nouvelle  découverte. 

PRA  VIELLE 

Le  monde  n'oubliera  pas,  pendant  ce  temps,  que 
vous  êtes,  mon  cher  ami,  en  même  temps  celui  qui  a 
écrit  sur  la  chimie  organique  les  choses  les  plus  ré- 
vélatrices et  celui  qui  imprime  à  la  philosophie  mo- 
derne une  orientation  nouvelle.  Vous  avez  donné  à 
la  métaphysique  une  valeur  presque  expérimentale. 

MADAME     BOUGUET,  qui  a  fini  de  placer  la  lame 
dans  le  microscope. 

Tenez,  regardez. 

PÉLISSIER,  appelant   Madame   Bouguet. 

Madame  Bouguet,  nous  allons  vous  être  désagréables, 
mais  tant  pis,  je  ne  résiste  pas  à  l'envie  de  vous  en 
parler  et  de  vous  avouer  notre  joie...  J'ai  lu  ce  matin 
qu'on  allait  décerner  le  prix  Nobel  à  Bouguet... 

BOUGUET,   vivement. 

Mais  non.  Rien  n'est  moins  sûr  et  rien  n'est  moins 
utile.  D'ailleurs,  le  prix  sera  décerné,  je  crois,  à  un 
littérateur,  Hernert,  le  poète  belge...  Ne  nous  occupons 
pas  de  ces  vétilles. 

PRAVIELLE,  au   microscope. 

Mais,  j'aibeau  regarder...  à  moins  que  j'aie  la  ber- 
lue... vt)ilà  qui  est  bien  loin  de  ce  que  j'avais  com- 
pris.... 

MADAME    BOUGUET,    inquiète,  se  rapproche   de   l'instrument. 

Qu'est-ce  que  cela,  Edwige?  Voyons,  vous  vous 
moquez  du  monde!  Qu'est-ce  que  vous  m'avez  apporté 
là?... 

(A  ce  moment,  Bouguet  s'est  approché  de   la  table   et  a  regardé  au 
microscope.) 


ACTE  PREMIER  183 

BOUGUET 

Il  y  a  erreur. 

MADAME    BOURGUET 

Je  vous  demande  pardon,  messieurs!... 

EDWIGE 

C'est  vrai?  Oh!  mon  Dieu!  Quelle  absurdité  !' 

MADAME    BOUGUET,    sèchement. 

Elle  nous  a  apporté  le  bacille  de  Doyen. 

(A  ce  moment,  Edwige  pleure  de  confusion.) 
PÉLISSIER 

Le  bacille  de  Doyen...  C'est  assez  drôle!... 

MAIRESSE,    riant. 

La  gafïe  est  amusante,  mais  ne  pleurez  pas,  made- 
moiselle, il  arrive  à  tout  le  monde  de  se  tromper... 

MARCELLE,  se  retournant  brusquement  vers  les  deux  préparateurs 
qui  parlaient  à  Yoix   basse. 

Plait-il? 

MADAME   BOUGUET,    se    retournant. 

Qu'est-ce  qu'il  y  a,  Edwige? 

MARCELLE,    sèchement. 

Ces    messieurs    faisaient    une    observation.    Vous 
disiez,  messieurs? 

TALLOIRES,    gêné. 

Mais,  rien  du  tout,  mademoiselle.  Vous  avez^mal 
entendu  ou  mal  compris. 

MARCELLE 

C'est  bien  ce  que  je  me  disais. 


iSi  LES  FLAMBEAUX 

EDWIGE,  s'excusant  comme  elle  le  peut. 

Je  suis  navrée,  véritablement,  messieurs. 

BOUGUET 

Elle  a  pu  confondre...  J'avais  sur  ma"" table  des 
lames  de  comparaison.  Du  reste,  je  vous  en  prie, 
passons  au  laboratoire,  je  vous  montrerai  des  prépa- 
rations authentiques...  Et  puis,  nous  descendrons  voir 
les  animaux...  Venez  tous. 

BARATTIER 

Sauf  moi,  cher  ami.  Je  prends  congé. 

BOUGUET 

Alors,  au  revoir  et  à  bientôt,  Barattier.  Après  la 
séance  de  l'Institut... 

MADAME    BOUGUET,  à    Edwige. 

C'est  intelligent,  ce  que  vous  venez  de  faire  là!  (a  sa 
fille.)  Toi,  tu  vas  à  l'ouverture  du  cours  de  Bamberger? 

MARCELLE 

Je  mets  mon  chapeau.  Je  serai  à  la  Sorbonne  bien 
à  temps. 

EDWIGE,  en  sortant,  se  ravise  et  s'approclie,   timide,  de  Marcelle. 

'Marcelle,  vous  m'en  voulez  de  ma  bêtise? 

(Marcelle  lui  tourne  nettement  le  dos.) 

MADAME  BOUGUET,  aux  autres,  sur   le    pas  de  la  porte. 

Je  vous  rejoins. 

BLOND  EL,    appelant  Edwige. 

Allons,  allons.  Ce  n'est  pas  bien  grave.  Et  puis, 
quoi,  nous  avoir  rapporté  le  bacille  de  Doyen,  il  y  a 
des  gens  qui  trouveraient  cela  très  spirituel!  Sacrée 
gosse... 

(Il  lui  envoie  une  taloche  et  la  pousse  devant  lui.) 


ACTE    PREMIER  i85 

SCÈNE  III 
BARATTIER,  MADAME  BOUGUET,  MARCELLE. 

BARATTIER,  seul  avec  Madame  Bouguet  et  Marcelle. 

Je  vois  que  votre  amie,  mademoiselle,  fait  joujou 
avec  les  choses  sérieuses. 

MADAME    BOUGUET,   vivement. 

D'ailleurs,  elle  n'est  pas  destinée  à  cette  carrière. 
Ce  n'est  là  qu'un  bien  petit  incident... 

BARATTIER 

Et   vous,   mademoiselle,    vous   allez   passer   votre 
thèse? 

MARCELLE 

Je  commence  déjà  à  rédiger... 

BARATTIER 

Voulez- VOUS  que  nous  descendions  ensemble?... 

MARCELLE 

J'ai  à  direjdeux  mots  à  ma  mère.  Excusez-moL 

BARATTIER 

Mademoiselle...  Madame... 

MADAME    BOUGUET 

Bonjour,  monsieur. 

16. 


186  LES  FLAMBEA[1X 

SCÈNE  IV 
MADAME  BOUGUET,  MARGELLE. 

MADAME    BOUGUET,    prête  à  s'en  aller. 

C'est  pour  ne  pas  descendre  avec  Barattier?  Ça 
t'ennuie  d'aller  avec  lui  au  cours  d'ouverture? 

MARCELLE 

Non,  je  ne  cherchais  pas  un  prétexte  le  moins  du 
monde...  J'ai  à  te  parler, 

MADAME    BOUGUET 

Pas  maintenant,  mon  petit...  Tu  sais  bien  qu'il  faut 
que  j'aille  retrouver  ces  messieurs  et  leur  serrer  la 
main. 

MARCELLE 

Ils  peuvent  attendre  et  se  passeront  de  toi. 

MADAME    BOUGUET 

Quelle  mouche  te  pique?  Pourquoi  ce  ton  impé- 
ratif? 

MARCELLE  ^ 

Je  n'ai  pas  de  ton  impératif  du  tout...  J'ai  un  ton 
impatienté  peut-être. 

MADAME    BOUGUET 

De  quoi?  Ah!  bon...  j'y  suis!...  la  bourde  de  la 
petite?...  Dame!  nous  sommes  du  même  avis.  Devant 
des  personnalités  comme  celles  qui  sont  en  présence 
aujourd'hui  des  enfantillages  de  ce  genre  sont  regret- 
tables. Elle  a  témoigné  d'un  zèle  imbécile  il  faudra  la 
reléguer  à  des  besognes  de  sa  compétence  et  la  limiter. 
Elle  n'est  pas  forte,  décidément. 

(Elle  range   les  instruments.) 


ACTE  PREMIER  187 


M.AJICELLE 


Pas  forte?...  C'est  toi  qui  le  dis...  Elle  est  peut-être 
la  plus  forte  de  nous  trois...  mais  sur  d'autre  matière 
que  sur  la  chimie  ou  la  biologie.  Là- dessus,  elle  n'at- 
teindra jamais  le  niveau  d'un  garçon  de  laboratoire... 

MADAME    BOUQUET 

N'est-ce  pas  toi-même  qui  as  voulu  la  première 
l'intéresser  à  ces  matières,  la  protéger?  Tu  l'as  encou- 
ragée. 

MARCELLE 

J'assume  ma  part  de  responsabilité...  Il  y  a  mal- 
donne, voilà  tout. 

MADAME    BOUGUET 

Elle  avait  une  âme  d'institutrice  allemande.  Elle 
restera  puérile...  C'est  une  femme- enfant. 

MARCELLE 

C'est  une  femme,  un  point,  c'est  tout.  Etre  une 
femme,  ce  n'est  pas  donné  à  tout  le  monde,  sais-ta 
bien? 

MADAME    BOUGUET 

Ah  bah? 

MARCELLE 

Être  une  femme,  c'est  un  don,  une  qualité  spé- 
ciale. 

MADAME    BOUGUET 

Tu  en  as  de  bonnes!  Et  tu  dis  cela  en  me  jetant  un 
regard  de  mépris  supérieur!...  C'est  bien  de  ton  âge  .. 
Morveuse!  Allez...   au  cours!...  Enfile  l' escalier! 

MARCELLE 

Je  n'ai  pas  dit  quelque  chose  d'extraordinaire... 
Tu  n'es  pas  une  femme,  maman. 


188  LES  FLAMBEAUX 

MADAME    BOUGUET 

Merci  pour  ta  mère... 

MARCELLE 

Heureusement!...  Tu  es  un  être  à  part,  une  espèce 
de  sainte  laïque,  un  cerveau  exceptionnel,  que  je  vé- 
nère, que  nous  vénérons  tous,  mais,  enfin,  à  force  de 
vivre  dans  les  idées  démonstratives  et  dans  les  recher- 
ches, il  y  a  mille  choses  de  la  vie  courante  qui  t'échap- 
pent... C'est  du  reste  très  beau...  J'ai  déjà  vu  des 
gens  te  lancer  des  choses  désagréables  en  pleine  figure, 
et  toi  tu  souriais...  Tu  ne  comprenais  pas.  Tu  es  admi- 
rable!... Ainsi,  tout  à  l'heure,  tu  n'as  pas  remarqué 
les  sourires  que  cette  petite  scène  grotesque,  qui  ne 
devrait  pas  avoir  lieu  à  l'Institut  Claude-Bernard,  a  fait 
naître  sur  les  lèvres  de  Pélissier  et  de  Mairesse...  Non, 
tu  n'as  rien  vu!... 

MADAME    BOUGUET 

A  qui  la  faute,  alors?...  A  nous  tous.  Et  puis, 
qu'est-ce  que  ça  peut  nous  faire? 

(Elle  hausse  les  épaules.) 

MARGELLE 

Tiens,  tu  es  en  or,  décidément! 

MADAME    BOUGUET 

Ah!  mais,  où  veux-tu  en  venir,  à  la  fin? 

MARCELLE 

Eh  bien,  moi,  j'ai  entendu  pour  deux,  et  ce  n'est 
pas  la  première  fois,  et  ce  ne  sera  pas  probablement  la 
dernière  que  mes  oreilles  seront  blessées,  si  cela  ne 
change  pas  ici. 

MADAME    BOUGUET,    croisant   les    bras, 

'Et^qu'est-ce  que  tu  as  entendu?  Quoi,  quoi? 


ACTE  PHEiMIER  189 

MARCELLE 

Une  plaisanterie  à  voix  basse^  grossière,  révol- 
tante. 

MADAME   BOUGUET,    avec  hauteur. 

Qui  s'est  permis? 

MARCELLE 

A  quoi  bon  désigner?...  Tu  m'as  appris  à  ne  pas 
rapporter.  Style  de  carabin,  c'est  possible,  mais  style 
très  net. 

MADAME     BOUGUET,    méprisante. 

Ah!  bon,  je  vois  qui... 

MARCELLE 

Si  tu  exiges  que  je  te  répète  l'expression,  je  l'ai 
retenue  mot  pour  mot.  Accorde- m' en  la  permission 
et  j'oser^... 

MADAME    BOUGUET 

Oh!  cette  pudeur!...  Va  donc...  Ose,  va!... 

MARCELLE,    baissant  la  voix. 

Eh  bien,  ils  ont  dit  que  papa  et  Edwige... 

MADAME  BOUGUET,  l'interrompant. 

Assez  ! 

MARCELLE 

Ah!  tu  vois  bien...  tu  vois  bien  que  tu  avais  par- 
faitement compris! 

MADAME    BOUGUET 

Jamais  de  la  vie!...  J'ose  à  peine...  Comment  peux- 
tu  répéter  une  pareille  saleté  qui  devrait  te  faire  honte? 

M.VRCELLE 

Parce  que  je  l'ai  entendue...  Puis,  il  y  a  six  mois, 


190  LES  FLAMBEAUX 

maman,  que  cela  se  chuchote  dans  les  coins...  Ça 
devient  même  une  manière  de  plaisanterie  très  cou- 
rante dans  les  laboratoires...  «  Ah!  le  patron  fait  de 
la  physiologie  appliquée.  » 

MADAME    BOUGUET 

Quelle  turpitude!  Et  c'est  toi  qui  oses  porter  une 
pareille  insinuation  sur  ton  père,  toi  qui... 

MARCELLE 

Non,  maman...  Ne  me  fais  pas  dire  ce  que  je  n'ai 
pas  dit.  Tu  vas  trop  vite,  maintenant.  Tu  devances 
mes  paroles.  Je  cafarde  seulement  ce  qu'on  murmure, 
dans  nos  salles,  entre  deux  portes,  et  je  m'empresse  de 
t' assurer  que  je  n'en  crois  pas  le  premier  mot...  (sim- 
plement.) Voyons,  est-ce  que  je  t'en  parlerais,  à  toi! 

MADAME    BOUGUET 

C'est  juste. 

(Elle  s'éloig^ne,  songeuse.) 

MARCELLE,    se   rapproclie. 

Seulement,  le  danger  est  flagrant.  Il  faut  que  cela 
cesse.  Nous  sommes  ridicules,  ou,  du  moins,  papa  est 
ridicule,  ce  qui  est  bien  plus  grave...  Ah!  s'il  ne  s'agis- 
sait que'  de  nous  deux!...  Mais,  réfléchis,  la  situation 
d'Edwige  est  devenue  anormale.  C'est  nous  qui  l'avons 
encouragée,  soit;  décrétons  alors  qu'il  y  a  une  Hmite 
à  toutes  les  bêtises. 

MADAME    BOUGUET,  haussant  les  épaules. 

Ah!  ma  pauvre  fille...  Nous  sommes  au-dessus  de 
ces  misérables  potins,  et  ce  ne  serait  pas  la  peine  d'être 
ceux-là  que  nous  sommes... 

MARCELLE 

Vous  parvenez  au  plus  beau  moment  de  votre  exis- 


ACTE  PREMIER  191 

tence,  à  votre  apogée.  Dans  trois  jours,  papa  ne 
deviendra  pas  seulement  une  gloire  nationale,  mais 
l'humanité  entière  le  revendiquera.  Son  nom  déjà 
célèbre  sera  désormais  immortel.  Je  crois  fermement 
qu'il  touche  au  but.  Eh  bien,  vous  avez  des  ennemis... 
Papa,  qui  a  déjà  suscité  tant  de  haines,  est  parvenu 
au  moment  de  sa  vie  où  il  va  sentir  cruellement  les 
morsures  de  tous  ces  vilains  chacals...  Moi,  je  le  sens, 
qu'est-ce  que  tu  veux?  Je  le  sens  de  toutes  parts... 
je  devine  des  campagnes  de  presse,  des  trahisons,  et 
je  dis,  maman,  qu'il  est  temps  que  tu  t'éveilles.  Il  ne 
faut  pas  que  sa  gloire  soit  entachée  du  plus  petit 
ridicule,  et  si  tu  avais  entendu  tout  à  l'heure  la  gros- 
sièreté que  j'ai  entendue,  tu  m'excuserais  de  m' adres- 
ser, comme  je  le  dois,  à  la  gardienne  de  la  maison...  Il 
est  impossible  que  l'on  puisse  dire  que  papa  a  ici  même 
•des  complaisances  douteuses  et  que  tu  les  tolères... 

MADAME    BOUQUET 

Marcelle!... 

MARCELLE 

Je  vois,  à  ton  cri  d'indignation,  que  tu  commences 
à  saisir  la  portée  du  préjudice  moral  que  nous  subis- 
sons et  que  la  bonté  ou  la  faiblesse  de  papa... 

MADAME    BOUQUET 

Ah!  pour  le  coup,  je  n'en  tolérerai  pas  davantage! 
Je  ne  te  permets  pas  d'employer  de  pareilles  expres- 
sions à  propos  de  ton  père! 

MARCELLE 

Si  ce  ne  sont  pas  des  faiblesses,  je  voudrais  bien 
savoir  de  quel  nom  il  faut  désigner  le  sentiment  qui 
l'entraîne!  Mais,  tu  n'as  pas  vu,  tout  à  l'heure,  quand 
il  a  réclamé  les  pages  de  la  communication...  Edwige 
s'est  précipitée  en  même  temps  que  moi. 


192  LES  FLAMBEAUX 

MADAME    BOUGUET 

Ce  n'est  que  très  gentil. 

MARCELLE 

Je  l'ai  devancée  et  lui  ai  pris  les  feuillets...  Papa,'^à 
qui  rien  n'échappe,  même  dans  les  moments  où  il 
paraît  le  plus  étranger,  n'a  pas  manqué,  deux  minutes 
après,  de  lui  donner  l'occasion  de  sa  revanche. 

MADAME    BOUGUET 

De  sa  revanche? 

MARGELLE 

Au  lieu  de  s'adresser  à  son  préparateur,  car  c'était 
à  Hervé  ou  à  Tronchet  à  aller  au  laboratoire,  il  lui  a 
donné  l'occasion  de  briller...  Ah!  elle  a  été  jolie,  la 
revanche!...  Et  c'est  papa  qui  a  été  puni  de  sa  fai- 
blesse (car  il  n'y  a  décidément  pas  d'autre  mot)  et... 

MADAME    BOUGUET,    fronçant   les  sourcils  et  sur  un  ton   sans 
réplique. 

Pour  la  dernière  fois,  pour  la  dernière,  tu  entends, 
je  te  défends  de  parler  ainsi...  tu  ne  dois  pas  te  con- 
duire vis-à-vis  de  tes  parents  comme  une  petite 
échappée  de  la  Sorbonne. 

(Silence.) 

MARCELLE 

Je  parle  comme  une  fille  très  tendre  et  très  respec- 
tueuse; quand  tu  auras  réfléchi,  tu  verras  que  la  situa- 
tion d'Edwige  est  véritablement  impossible.  Il  faut 
lui  trouver  une  fin.  Il  faut  la  caser. 

MADAME    BOUGUET 

Si  tu  le  prends  sur  ce  ton,  à  la  bonne  heure.  Ad- 
mettons! Mais  encore  ne  pouvons- nous  pas  jeter  à  la 
rue,  au  bout  de  trois  ans,  une  jeune  fille  à  laquelle 


ACTE  PREMIER  193 

nous  n'avons  rien  à  reprocher,  qui  est  ton  amie  la  plus 
intime,  que  nous  avons  fait  venir  de  Hongrie,  en  la 
détournant  de  son  avenir  normal,  et  que  nous  aurions 
eu  tort  d'encourager,  si  c'était  pour  l'abandonner  de 
la  sorte!... 

'  MARCELLE 

Mais,  maman,  je  ne  demande  pas  qu'on  l'éloigné  de 
nous  complètement...  je  propose  un  changement  de 
situation. 

MADAME   BOUGUET 

C'est  simple!  Comme  ça,  du  jour  au  lendemain... 
Trouve!  Si  tu  as  une  idée...  fais  m'en  part. 

MARCELLE 

Mais,  le  moyen  est  tout  trouvé;  il  est  dans  la  maison 
même...  S'il  n'était  pas  là,  à  portée  de  la  main,  je  ne 
t'aurais  pas  parlé,  je  ne  t'aurais  pas  divulgué  les 
potins. 

MADAME    BOUGUET 

De  quoi  s' agit- il?... 

MARCELLE,    simplement. 

Eh  bien!  Blondel  l'aime...  Qu'il  l'épouse!... 

MADAME    BOUGUET 

Ah!  ça,  par  exemple!  Tu  n'y  vas  pas  de  main 
morte!...  Blondel  l'aime?...  Qu'en  sais-tu?  Voilà  qui 
est  nouveau!  D'où  sors-tu  ça,  tout  à. coup?... 

MARCELLE 

J'en  àuis  sûre,  maman...  Il  me  l'a  dit... 

MADAME  BOUGUET,  après  un  vif  étonnciuenl,  médilc,  et, 
avec  un  sourire  un  peu  triste. 

Et  moi,  il  me  l'a  caché!...  Du  reste,  c'est  logique... 
Tu  as  prétendu,  tout  à  Iheure,  que  je  n'étais  pas  une 

17 


194  LES  FLAMBEAUX 

femme,   par  conséquent,   pas  une  confidente.   Et  il 
t'a  fait  cet  aveu,  à  brûle- pourpoint.;,  sans  raison? 

MA.RCELLE 

Non,  bien  sûr...  Tu  connais  sa  manière...  moitié 
riant,  moitié  sérieux...  un  peu  farce,  mais  très  sin- 
cère. 

MADAME    BOUGUET 

Il  Faime.  Soit.  Cependant,  t'a-t-il  laissé  entendre 
qu'il  l'épouserait?... 

MARCELLE 

Pas  de  façon  précise,  mais  ce  sont  des  choses  que  l'on 
sent. 

MADAME    BOUGUET 

Ah!  parfait!  Tu  disposes  les  pions  à  ta  guise...  Je 
me  disais  aussi!...  (songeuse.)  Car,  enfin,  il  y  aurait  des 
objections,  de  graves  objections,  mon  enfant,  à  ce 
mariage. 

MARCELLE 

Lesquelles? 

MADAME  BOUGUET,   après  une  hésitation. 

Au  fait,  oui,  lesquelles?...  Mais  que  tout  cela  est 
donc  extraordinaire!  Je  m'étais  bien  aperçue  de 
quelques  bizarreries...  une  sympathie  qui  éclate  à 
tout  bout  de  champ,  des  grosses  taloches  sur  les 
épaules,  son  rire  grave  et  joyeux,  quand  elle  est  là... 
(Kiie  iioche  la  tète.)  Ah!  évidemment,  ce  serait  là  une 
solution  qui  changerait  bien  des  choses,.,  et...  si  elle 
pouvait  jamais  se  réaliser...  quelle  situation  ines- 
pérée pour  cette  petite! 

MARCELLE,   vivement. 

N'est-ce  pas?  Justement,  si  je  me  suis  permis  de 
parler  aujourd'hui,  c'est  que  tout  coïncidait,  la  certi- 


ACTE  PREMIER  195 

tude  que  j'ai  de  l'amour  de  Blondel  pour  Edwige,  la 
nécessité  où  nous  sommes  de  nous  en  séparer,  l'inju- 
rieuse calomnie  et... 

(La  p»rte  qui  va  au  laboratoire  s'ouvre  ;  entre  Blondel.) 


SCENE  V 
Les  Mêmes,  BLONDEL. 

BLONDEL 

Eh  bien,  madame  Bouguet,  venez- vous?...  Ces 
messieurs  se  retirent.  Pélissier  est  obligé  d'aller  au 
Muséum,  et  Laurent  va  les  faire  passer  par  la  salle 
Richet. 

MADAME    BOUGUET 

Excusez-moi,  Blondel,  auprès  d'eux.  Dites  que  j'ai 
du  travail  à  terminer. 

BLONDEL 

Convenu...  (ii  revient.)  Dites-moi...  vous  avez  sa- 
vouré la  petite?...  Croyez- vous?...  Satanée  gourde!... 

(il  rit.) 

MADAME    BOUGUET,    le  fixant. 

Elle  n'en  fait  jamais  d'autres!... 

BLONDEL 

Il  y  a  des  jours...  il  y  a  des  jours.'..  Vous  savez, 
c'est  comme  quand  on  commence  à  casser  une  as- 
siette, on  en  casse  vingt,  trente...  Elle  larmoie  dans 
tous  les  coins,  parole!...  Je  lui  dis  de  ne  pas  prendre 
les  choses  trop  dramatiquement... 

MADAME    BOUGUET 

C'est  ça...  faites-la  rire,  si  vous  avez  du  temps  è 
perdre. 


196  LES   FLAMBEAUX 


BLONDEL 


J'ai  essayé...  Je  l'ai  appelée  madame  Baggessen... 
vous  savez  le  clown  ahuri...  mais  ça  n'a  pas  eu  l'air 
de  porter  beaucoup!...  Alors,  vous  ne  venez  pas? 

MADAME    BOUGUET 

Impossible. 

BLONDEL 

Excusez-moi  de  vous  avoir  dérangée.  Au  revoir, 
petite  Marcelle.  Amusez-vous  au  cours  de  ce  vieux 

raseur...   (ll  sort  gaiement.) 


SCÈNE  VI 
MADAME  BOUGUET,  MARCELLE. 

Les  deux  femmes  restent  silencieuses  un  grand  temps. 
MARCELLE,    regarde  sa  mère  et  avec  un  sourire  malin. 

Eh  bien,  tu  vois!...  Que  te  disais-je?...  A  quoi 
penses-tu,  que  tu  ne  réponds  rien? 

MADAME    BOUGUET 

Comme  c'est  étrange!...  Et  je  n'avais  rien  vu!... 

MARCELLE 
Alors?    (Nouveau  silence.) 

MADAME    BOUGUET 

Tiens...  Tu  m'as  troublée...  Tu  m'as  dérangée  dans 
ma  quiétude...  je  t'en  veux...  Et  je  suis  triste  que  cela 
vienne  de  toi. 

MARCELLE 

Maman! 


ACTE  PREMIER  197 

MAD.VME    BOUGUET 

J'étais  tranquille.  Voilà  que  tu  viens  frapper  ma 
sérénité  en  plein  cœur...  Je  t'en  veux... 

MARCELLE,    émue. 

Maman,  je  serais  désolée  que  tu  ne  m'aies  pas 
comprise,  que  tu  interprètes... 

MADAME    BOUGUET,    continuant. 

Aller  son  chemin,  tout  droit,  même  sans  rien  voir, 
comme  c'était  bien!...  Je  pense  à  cela,  en  regardant 
sur  ce  papier,  cette  petite  bête  à  bon  Dieu  entrée  par  la 
fenêtre.  Elle  est  toute  dépaysée...  elle  court  sur  la 
crête  du  feuillet,  mais  elle  cherche  son  chemin...  droit 

devant   elle...    toujours   devant...    (Elle  donne  une  pichenette 
sur    le   papier    et    fait    tomber   la    petite   bête.)   Il   ne  faut  jamais 

ouvrir  les  yeux  à  personne,  Marcelle. 

MARCELLE 

jNIaman,  maman,  si  je  t'ai  fait  de  la  peine,  je  t'en 
demande  pardon. 

MADAME    BOUGUET,    relevant   fièrement  la  tête. 

Oh!  pas  de  la  peine...  Je  suis  trop  orgueilleuse!  Et 
puis,  aussi,  trop  pratique...  Je  n'ai  de  la  peine  que 
lorsque  j  e  m'y  autorise  et,  véritablement,  tout  ce  que 
tu  viens  de  dire  est  trop  misérable,  oui,  ma  foi,  trop 
misérable...  (sèchement.)  Allons,  va  à  la  Sorbonne,  je 
t'en  prie,  tu  seras  en  retard...  D'ailleurs,  j'aimerais 
bien  savoir  ce  que  Bamberger  va  dire  sur  les  réactions 
secondaires  des  sérums.  C'est  autrement  intéressant 
que  des  potins  de  ménage...  Prends  garde.  Voilà  ton 
père. 

(Entre  Bouguet.) 

BOUGUET 

Qu'est-ce   que  m'annonce  Blondel?  Tu    ne  viens 
pas?  Pourquoi? 

17, 


198  LES  FLAJIBEAtIX 

MADAME   BOUGUET 

J'ai  à  nettoyer  l'objectif...  et  je  vais  mettre  un  peu 
d'ordre  dans  ces  préparations... 

BOUGUET,    à  sa   fille,  qui  met  sa  serviette  d'étude  sou»  le  bra». 

Pas  encore  prête,  toi? 

MADAME    BOUGUET 

Je  ne  cesse  de  lui  dire  qu'elle  va  se  mettre    en 
retard  ! 

MARCELLE,    s'npprochant,  bas  à  sa  mère. 

Au  revoir,  maman...  tu  m'en  veux  encore? 

MADAME    BOUGUET 

Ça  passera. 

(Marcelle  sort.) 

SCÈNE  VII 

MADAME  BOUGUET,  BOUGUET,  UN  GARÇON 
DE  LABORATOIRE. 

MADAME    BOUGUET 

Dis-moi,  Laurent? 

BOUGUET 

Quoi? 

MADAME    BOUGUET 

Tu  les  congédies? 

BOUGUET 

Mais  oui,|ils^mettent  leurs  chapeaux? 

MADAME    BOUGUET 

Weux-tu  revenir  tout  de  suite? 


ACTE  PREMIER  19» 

BOUQUET 

Pourquoi? 

MADAME  BOUQUET 

Cinq  minutes...  Une  chose  importante. 

BOUQUET 

Importante?  Diable!  Je  reviens...  Je  les  confie  à 
Blondel...  (ii  sort.) 

MADAME    BOUQUET,   restée  seule,  appelle  un  garçon  de  laboratoire. 

Arthur  !  Tenez,  avec  une  goutte  de  xylol,  nettoyez-  • 
moi  ces  lames  avec  soin  et  portez-les  sur  ma  table... 
Je  vais  aller  à  la  salle  Broca,  tout  à  l'heure...  Est-ce 
que  l'œdème  du  chien  a  diminué,  ce  matin?... 

LE    GARÇON 

Ça  n'a  pas  changé,  madame. 

MADAME   BOUQUET 

Bien.  J'irai  voir  tout  à  l'heure, 

(Il  s'en  Ta.    Madame    Bouguet,  avec   une   serviette,   nettoie  quelques 
instruments.) 

SCÈNE  VIII 

MADAME  BOUGUET,  BOUGUET. 

BOUQUET 

C'est  fait.  Je  crois  qu'ils  partent  sous  une  forte 
impression...  Alors,  il  y  a  quelque  anicroche?  Tu  parais 
soucieuse?... 

MADAME   BOUGUET,    rapide,  franche  et  très  simple. 

.  Non,  je  suis  simplement  en  train  de  penser  qu'il 
faut  prendre,  mon  ami,  une  détermination  relative  à 
Edwige.  ' 


200  LES  FLAMBEAUX 

BOUGUET 

A  cause  du  petit  incident  de  tout  à  l'heure?  Mon 
Dieu,  quelle  histoire!  Elle  pleure,  on  la  gronde...  Eh 
bien,  grondons-la  en  chœur  et  que  ce  soit  fini. 

MADAME    BOUGUET 

Non,  Laurent,  je  crois  que  sa  dernière  manifesta- 
tion est  concluante..  Trop  de  complaisance  de  notre 
part  à  la  faire  évoluer  dans  une  voie  à  laquelle  rien  ne 
la  prédestinait  deviendrait  une  bêtise.  Passe  encore 
si  c'était  la  deuxième  ou  la  troisième  fois,  mais  des  bé- 
vues de  ce  genre  arrivent  à  tout  bout  de  champ.  Enfin, 
il  n'y  a  plus  d'illusion  à  se  faire,  elle  ne  montre  pas  la 
moindre  aptitude. 

BOUGUET 

C'est  un  peu  vrai.  Ma  foi,  sans  la  froisser,  rétro- 
gradons; c'est  facile.  Il  n'y  a  qu'à  la  ramener  peu  à  peu 
à  son  emploi  premier...  Elle  fera  ce  qu'elle  faisait  à 
son  entrée  dans  la  maison...  Elle  lira,  traduira,  copiera. 
Ce  n'est  pas  l'ouvrage  qui  manque...  mon  livre,  et  tout 
ce  qu'il  comporte  de  bibliographie!... 

MADAME    BOUGUET 

Cela  ne  constitue  pas  une  carrière...  Il  faut  lui 
trouver  une  situation  plus  définie...  Tiens,  on  vient  de 
monter  de  la  photographie  le  cliché  en  couleur  de 
l'autopsie...  tu  ne  l'as  pas  vu?  Regarde-le.  (Elle  prend  un 

cliché  et  le  lui  donne.) 

BOUGUET,    va  à  la  fenêtre  et  regarde  le  cliché. 

D'ailleurs,  cela  ne  durera  qu'un  temps.  Elle  se  dé- 
brouillera bien  d'elle-même...  elle  peut  se  marier... 

MADAME    BOUGUET 

Justement,  c'est  à  quoi  je  voulais  en  venir...  Je  lui 
ai  trouvé  un  parti. 


ACTE  PREMIER  201 

BOUGUET,    s»ns  se  retourHer. 

Ah! 

MADAME    BOUGUET 

Quelqu'un  qui  laime. 

BOUGUET 
Qui  ça?...  (Madame  Bouguet  ne  dit  rien.)  LeS  CGuleUFS  SOnt 

bien,  n'est-ce  pas? 

MADAME    BOUGUET 

Pas  aussi  nettes  que  j'aurais  souhaité. 

(Silcmse. 

BOUGUET,    toujours  de  dos. 

Alors,  qui  ça? 

MADAME    BOUGUET 

Blondel. 

BOUGUET,    posant  ses. clichés  et  se  retournant. 

Qu'est-ce  que  tu  me  racontes?... 

MADAME    BOUGUET 

il  l'aime. 

BOUGUET 

Qu  en  sais- tu? 

MADAME    BOUGUET 

C'est  lui-même  qui  me  l'a  dit. 

BOUGUET 

Ah!  bah!  il  te  l'a  dit?...  c'est  difîérent. 

MADAME    BOUGUET 

Oh!  j'ai  l'air  de  ne  m' apercevoir  de  rien.  Et  puis, 
tout  de  même,  je  suis  une  petite  femme  de  ménage. 
Rien  ne  m'échappe  de  ce  qui  se  passe  chez  moi. 

BOUGI^ET 

Tiens!  tiens!  le  cachottier.  Et  il  l'épouserait? 


202  LES  FLAMBEAUX 

MADAME    BOUGUET 

Puisqu'il  l'aime! 

BOUGUET 

Ce  n'est  pas  toujours  une  raison! 

MADAME    BOUGUET 

Écoute,  Laurent,  s'il  est  faisable,  il  faut  que  nous 
réalisions  ce  mariage...  il  m' apparaît  logique...  Ce 
serait  pour  lui  une  femme  charmante,  et,  pour  elle, 
songe  donc,  quel  avenir  merveilleux...  quelle  éléva- 
tion subite!...  Enfin...  elle  doit  y  penser  elle-même 
dapuis  longtemps,  va,  sans  nous  le  dire  et  sans  oser 
l'espérer. 

BOUGUET 

Ah!  si  tu  es  certaine  que  Blondel...  mon  Dieu!  évi- 
demment... c'est  tout  à  fait  le  genre  de  femme  qu'il 
lui  faudrait,  en  principe...  (un  temps.)  Je  ne  te  con- 
naissais pas  cette  manie!...  Mais  Blondel  a  peut-être 
des  visées  plus  hautes.  S'il  ne  t'a  pas  confié  qu'il 
l'épouserait,  où  prends-tu  que...  Se  sont-ils  parlé, 
approfondis...  La  petite  connaît  cette  affection?. 

MADAME    BOUGUET 

Nous  le  lui  demanderons.  Je  t'assure,  ce  mariage 
s'impose  par  sa  logique  dès  qu'on  y  réfléchit...  et  il 
doit  se  faire...  Il  ne  se  présente  qu'un  mais  à  l'horizon... 

BDUGUET 

Tu  vois!...  Lequel? 

MADAME   BOUGUET 

Ce  que  nous  avons  caché  à  tout  le  monde,  que  nous 
savons  seuls,  toi  et  moi,  et  que  Blondel  ignore,  fort 
probablement. 

BOUGUET 

Peuh!  Si  ce  n'est  que  ça!...  Blondel  est  au-dessus 


ACTE  PREMIER  203 

des  préjugés  comme  nous  tous.  Vieille  histoire,  et  qui 
s'est  passée  dans  son  pays...  Toutefois,  tu  as  raison 
d'y  songer...  Tous  les  scrupules  sont  possibles. 

MADAME    BOUGUET 

Oui,  je  ne  vois  guère  que  ce  point  délicat,  car,  pour 
ce  qui  est  d'elle,  nous  ne  doutons  pas  de  la  joie  qu'elle 
ressentirait,  n'est-ce  pas? 

BOUGUET 

Marieuse,  va!...  Nous  en  reparlerons...  Allons  au 
laboratoire! 

MADAME    BOUGUET 

Non  pas!  Liquidons  ceci  tout  de  suite.  Puisque  tu 
m'approuves...  je  vais  aider  et  précipiter  les  choses. 

BOUGUET 

Du  calme,  du  calme,  diable!...  Qu'est-ce  qui  te 
prend?  ...Un  conseil,  même  :  ne  nous  mêlons  pas  de 
ces  affaires-là...  Il  faut  laisser  les  gens  se  débrouiller 
eux-mêmes  dans  leurs  histoires  sentimentales.  Nous 
deux,  nous  avons  des  choses  plus  sérieuses  sur  la 
planche...  On  s'occupera  de  ce  rapprochement  durant 
les  vacances... 

MADAME    BOUGUET 

Pourquoi  pareille  échéance?  Mon  projet  ne  te 
contrarie  pas? 

BOUGUET 

Et  en  quoi  veux-tu  qu'il  me  contrarie?...  Nous  le 
discuterons  seulement  un  autre  jour.  Ce  sont  des 
préoccupations  subalternes.  Viens  travailler...   (a  va 

sortir.) 

MADAME    BOUGUET 

Laurent! 


204  LES   FLAMBEAUX 

BOUGUET,    surpris  du  ton. 

Qu'est-ce  qu'il  y  a? 

MADAME    BOUGUET 

Promets-moi    que    tu    vas   répondre  franchement, 
loyalement,  à  ma  question? 

BOUGUET 

Mais  oui,  mais  oui. 

'    MADAME    BOUGUET 

Peux-tu  t' engager  sur  l'honneur  à  y  répondre?... 

BOUGUET 

Certainement. 

MADAME    BOUGUET 

Tes  hésitations  me  forcent  à  te  poser  une  question, 
Laurent... 

BOUGUET 

Parle,  je  t' écoute,  ma  bonne  amie. 

MADAME    BOUGUET 

A  une  époque  de  ta  vie  présente  ou  passée,  n'as-tu 
pas  cédé  à  un  caprice?  Enfin,  n'y  a-t-il  rien  eu  entre 
Edwige  et  toi... 

BOUGUET 

Mais,  jamais  de  la  vie,  par  exemple! 

MADAME    BOUGUET 

Je  te  demande  de  m'éclairer  en  cette  minute.  Tu 
sais  bien  que  je  saurais  supporter  cet  avue,  surtout 
fait  dans  des  conditions  pareilles...  Non,  laisse-moi 
parler.  Je  tiens  à  ce  que  tu  connaisses  toutema  pensée... 

BOUGUET 

Je  t'écoute  sans  broncher.  Va! 


ACTE  PREMIER  205 


MADAME    BOUQUET 


Quoique  absorbé  par  notre  travail,  un  homme  de  ta 
sorte  peut  avoir  éprouvé  des  entraînements  quej 'ignore 
ou  auxquels  je  ne  me  suis  pas  asse^  attachée,  non  par 
dédain,  certes,  mais  par  supériorité  peut-être...  Ce 
qu'il  y  a  de  beau,  d'admirable  et  de  suprême,  c'est 
notre  union  indissoluble,  Laurent,  notre  collabo- 
ration d'âme,  jour  à  jour,  heure  à  heure,  qui  a  fait  de 
nous  un  bloc,  je  crois  qu'on  peut  le  dire,  une  véritable 
unité...  Ça,  c'est  intangible...  Mais  tu  es  un  homme 
recherché,  encensé...  si,  si,  je  sais  la  séduction  que  tu 
imposes  à  ton  cours.  Enfin,  si  cette  séduction  a  été 
pour  toi,  à  quelque  heure  que  ce  soit,  un  entraîne- 
ment, si  la  chair  a  été  tentée,  si  tu  as  éprouvé  des 
désirs...  eh  bien,  il  faut  me  le  dire,  Laurent.  Je  suis  de 
taille  à  supporter  cet  aveu,  à  condition  que  rien 
n'entame  par  exemple  notre  belle  union  et  notre 
amour!  Ce  ne  serait  pas  la  peine  d'être  la  compagne 
de  tes  idées  ni  une  scientifique  plus  élevée  que  ne  le 
sont  les  bourgeoises  vulgaires  pour  ne  pas  donner  leur 
exacte  valeur  à  des  gestes  secondaires...  Et  puis,  tu 
es  un  homme!...  Les  femmes  ont  toujours,  tu  le 
sais,  du  mysticisme,  du  fanatisme  qui  limite  leur 
champ  de  conscience...  toi,  pas  :  ta  force  a  quelque 
chose  de  vraiment  terrien  et  parce  que  tu  es  plus 
profondément  racine  à  la  terre...  qui  sait?...  Sois 
sincère,  à  cette  minute...  je  l'exige  de  toi...  Oh!  je 
ne  récriminerai  pas  dans  ce  cas.,  je  n'entrerai  pas 
dans  des  détails  oiseux...  Si  tu  as  eu  avec  Edwige 
une  aventure  que  j'ignore,  eh  bien,  devant  un  état  de 
choses  nouveau,  nous  chercherions  à  deux  une  solu- 
tion très  nette,  et  avec  de  la  volonté  nous  y  parvien- 
drons. Ce  serait  très  simple,  tu  verrais,  très  simple... 
On  r éloignerait  sans  avoir  l'air  de  rien...  on  lui  cher- 
cherait une  situation  sortable  en  dehors  d'ici.  Eh  bien, 
voyons...  aide-moi...  parle,  parle! 

18 


206  LES  FLAMBEAUX 

BOUGUET 

^Ma  bonne  amie,  tu  m'as  demandé  de  me  taire, 
et  je  me  suis  tu,  résolument!...  Et  que  veux-tu  que 
je  réponde,  d'ailleurs...  Je  demeure  abasourdi...  aba- 
sourdi est  le  mot!... 

MADAME    BOUGUET 

Ce  n'est  pas  vrai,  alors...  ma  supposition  était 
absurde?... 

BOUGUET 

Mais  elle  frise  la  folie,  simplement!  Plaisanteries 
de  carabins  entre  eux...  sur  le  patron.  Ce  sont  des 
blagues  d'étudiants.  Qui  a  pu  te  faire  douter...  et  à 
quel  propos,  d'abord! 

MADAME    BOUGUET 

Ah!  c'est  qu'aussi,  Laurent,  à  certaines  heures 
de  mon  existence  je  me  sais  demandé  si  j'avais  tou- 
jours été  la  femme  qu'il  te  fallait...  C'est  très  beau 
d'être  ta  compagne,  ton  associée,  et  que  tu  daignes  faire 
de  moi  ton  égale...  mais  je  n'ai  peut-être  pas  satisfait 
pleinement  tes  ambitions,  tes  rêves...  A  force  d'être 
simple,  d'être  nature,  de  dédaigner  soi-même  son 
apparence  physique,  on  se  dépouille  d'un  charme 
peut-être  nécessaire.  Je  sais  bien,  j'ai  mon  front, 
(Elle  le  relève  fièrement.)  mais,  tu  vois,  je  n'ai  même  plus 
mes  mains...  tout  abîmées  par  les  réactifs  et  les  oxydes. 
Tu  as  peut-être  caché  d'autres  désirs,  des  exigences 
que  tu  as  préféré  ne  pas  m' avouer... 

BOUGUET,    brusquement  se  lève. 

Allons,  allons,  en  voilà  assez!...  Tu  m'émeus  et 
tu  m'irrites  à  la  fois.  Je  dis  non;  c'est  non...  et  voilà 
tout.  Une  pareille  conversation  sort  de  nos  habitudes 
et  ne  doit  pas  y  rentrer 


ACTE  PREMIER  207 

MADAME    BOUGUET,    arec  joie. 

C'est  non,  bien  non?  Ah!  mais,  alors,  cela  ne  va 
pas  se  passer  ainsi! 

BOUGUET 

Que  veux-tu  dire? 

MADAME    BOUGUET 

Que  toute  ma  colère,  mon  indignation,  vont  éclater, 
cette  fois...  Tu  veux  le  savoir?  On  t'accuse  de  toutes 
parts.  On  insulte  mon  mari...  La  maison  entière, 
parait-il,  est  remplie  de  cet  écho...  Oui,  on  en  parle 
et  on  nous  en  éclabousse... 

BOUGUET 

Et  c'est  aujourd'hui  que  tu  m'avertis,  aujour- 
d'hui seulement! 

MADAME    BOUGUET 

Oui,  parce  que  jusqu'ici  j'avais  repoussé  la  moindre 
insinuation  avec  dégoût;  mais  aujourd'hui,  sais- tu 
qui  me  l'a  crié,  pour  ainsi  dire  en  pleine  figure...  ta 
fille,  ta  fille  elle-même. 

BOUGUET 

Marcelle  ! 

MADAME    BOUGUET 

Avec  une  voix  sifflante  et  coupante  que  je  ne  lui 
connaissais  pas...  Oh!  il  faut  enrayer  au  plus  vite... 
au  plus  vite!...  C'est  grave...  Je  ne  v^ux  pas  qu'une 
pareille  misère  te  salisse... 

BOUGUET 

Mais  on  dit  ça  de  nous  tous!  Tout  homme  qui  a 
dans  son  service  une  femme,  couche  avec  elle!... 

MADAME    BOUGUET 

Vois- tu,  la  solution  pratique  serait  là  !...  Son  mariage 


208  LES   FLAMBEAUX 

avec  Blondel...  Nous  agissons  avec  elle,  selon  les  lois  de 
la  bonté,  et  cela  permettra  en  effet  de  ne  pas  commettre 
une  action injusteenlarenvoyant.Toutesles médisances 
se  tairont  du  coup...  Tu  vois,  le  remède  est  là,  à  côté 
de  nous...  et  c'est  notre  grand  principe  à  nous  deux  : 
le  remède  au  mal  immédiatement!  Sans  compter 
que  nous  allons  faire  deux  heureux,  tout  en  nous  débar- 
rassant de  ces  vilaines  préoccupations!...  Ah!  tu  le 
dis,  nous  n'avons  guère  l'habitude  de  ces  discussions- 
là...  Qu'elles  sont  laides!...  Tu  ne  peux  pas  imaginer 
leur  effet  et  leur  poids  sur  ma  conscience.  Au  travail, 
Laurent!  Heureusement,  voilà  qui  touche  à  sa  fin. 
Je  vais  lui  parler  de  suite,  sonder  le  terrain. 

BOUGUET 

Tu  vas  lui  parler...  à  lui? 

MADAME    BOUGUET 

Non,    à   elle. 

BOUGUET 

Mais  il  me  semble,  à  tout  prendre,  que  c'est  à  lui 
que  tu  devrais  t' adresser  en  premier  lieu. 

MADAME    BOUGUET 

Pas  le  moins  du  monde.  Je  veux  savoir,  moi,  femme, 
ce  qu'elle  va  dire  et  comment  elle  va  envisager  le 
projet.  Nous  savons  qu'il  l'aime,  mais  sais-je  si  elle 
l'aime  où  si  elle  est  susceptible  de  l'aimer... 

BOUGUET 

Tout  cela  est  idiot,  idiot!... 

MADAME    BOUGUET 

Ah!  mais,  à  la  fin,  pourquoi  cette  résistance  opi- 
niâtre?... Sais-tu  bien  qu'elle  devient  inquiétante! 
Tu  t'opposes  à  ce  que  je  lui  fasse  part  de  ces  espé- 
rances? 


ACTE  PREMIER  209 

BOUGUET 

Moi?  Du  tout.  Ça  m'est  absolument  égal. 

MADAME    BOUGUET 

M' autorises- tu  alors  à  le  faire  dès  maintenant? 

BOUGUET 

Tout  de  suite,  grand  Dieu,  tout  de  suite!  Je  vais 

l'appeler.     (ll    va   à   la    porte    du    laboratoire.)    Elle     doit    être 
encore  au   laboratoire!...   (ll   appelle  Edwige  plusieurs  fois,   puis 

revient.)  Elle  vient.  Je  vous  laisse. 

MADAME    BOUGUET 

Ne  t'en  va  pas...  Je  tiens  à  ce  que  tu  sois  à... 
je  veux  que  nous  paraissions  d'accord.  (Bouguet  fait 
un  geste  d'assentiment.)  Sois  tranquille,  d' ailleurs...  j'abor- 
derai le  sujet  d'une  façon  générale  sans  entrer  dans 
aucun  détail  d'avenir!... 

BOUGUET 

J'y    compte   bien. 

MADAME    BOUGUET 

Je  veux  savoir  ce  qu'elle  répondra. 

BOUGUET 

Je  consens  par  bonhomie  à  cette  épreuve  étrange... 
mais,  par  grâce,  n'ayons  pas  l'air  d'un  conseil  de 
famille...  Passe-moi  cette  revue.. 

(Il  prend  un  livre  et  le  feuillette.) 

SCÈNE  IX 
Les  Mêmes,  plus  EDWIGE. 


EDWIGE 

Vous  m'ayez  appelée? 


ts. 


210  .  LES   FLAMBEAtJX 

MADAME    BOUGUET 

Oui,  nous  avons  à  te  parler. 

EDWIGE 

Oh!  je  ne  peux  pas  vous  dire~à  quel  point  je  suis 
confuse  de  ma  maladresse...  Elle  ne  se  renouvellera 
plus,  madame... 

MADAME    BOUGUET 

Mais  non,  Edwige,  cette  maladresse  n'a  qu'une  im- 
portance très  minime  et  qu'un  rapport  indirect 
avec  ce  que  j'ai  à  te  dire...  Seulement,  nous  pensons, 
mon  mari  et  moi,  que  te  voilà  familiarisée  avec  la 
vie  de  Paris,  mêlée  à  tout  un  groupe  d'iiommps  et 
de  femmes  supérieurs  qui  te  feront  dès  demain  un 
noyau  de  relations...  Tu  es  jolie,  tu  plais...  le  mot 
n'est  même  pas  suffisant,  tu  fais  des  conquêtes... 

EDWIGE,    vivement. 

Oli!  madame,  j'ai  trop  peur  de  deviner  à  quoi  vous 
voulez  en  venir! 

MADAME    BOUGUET 

Et  à  quoi  donc? 

EDWIGE 

Vous  me  jugez  incapable,  vous  désespérez  de 
moi  et  vous  désirez  que  je  vous  quitte. 

MADAME    BOUGUET 

Pas  le  moins  du  monde,  Edwige.  Tu  es  ici  chez  toi, 
mais  on  m'apprend  à  l'instant  certaines  choses  et 
je  veux  te  les  communiquer.  Si  un  parti  superbe 
se  présentait  pour  toi,  que  dirais- tu? 

EDWIGE 

Mon  Dieu,  madame,  vous  m'embarrassez  beaucoup... 
Je  ne  sais  ce  que  je  dois  répondre. 


ACTE  PREMIER  211 


MADAME   BOUGUET 


Ce  que  tu  penses  exactement...  n'est-ce  pas,  Lau- 
rent? 

BOUGUET 

Pas    autre    chose. 

EDWIGEj    après  un  silence. 

Eh  bien,  dans  ce  cas,  je  répondrais  que  le  mariage 
n'entre  pas  dans  mes  idées...  du  moins,  pour  l'ins- 
tant. 

MADAME    BOUGUET 

Peut-on  connaître  les  raisons? 

EDWIGE 

La  première,  c'est  que  je  suis  bien  jeune... Ensuite, 
je  n'y  ai  jamais  songé...  non,  véritablement...  Je 
préfère  mon  indépendance. 

MADAME    BOUGUET,    sèchement. 

Mais,  tu  ne  l'as  pas  ici,  mon  enfant. 

EDWIGE 

Je  vis  au  milieu'  d'êtres  chers  qu'il  me  peinerait 
atrocement  de  quitter,  que  je  ne  quitterai  que  dans 
le  cas  où  on  m'en  prierait...  mais,  s'il  le  faut,  je 
peux  m' élever  par  mes  propres  moyens... 

MADAME   BOUGUET 

Cependant,  si  le  parti  était,  comme  on  dit,  inespéré, 
mon  enfant...  si,  sans  que  tu  aies  à  t' éloigner  de  nous, 
au  contraire,  la  vie  t'apportait  les  plus  éclatants 
bonheurs?... 

EDWIGE 

Je  ne  comprends  plus  du  tout!...  Sans  m' éloigner 
de  vous...  Comment  serait-ce  possible? 


212  LES   FLAMBEAUX 

MADAME    BOUGUET 

Déchiffre  cette  énigme. 

BOUGUET 

Je  m'empresse  d'ajouter  que  ce  sont  de  pures 
suppositions...  et  Jeanne... 

MADAME    BOUGUET 

Nullement  des  suppositions...  Un  homme  t'aime 
et  il  n'est  pas  loin  d'ici... 

EDWIGE 

Pas  loin? 

MADAME    BOUGUET 

Mais  laissons  la  personne  de  côté...  Ce  que  je  voulais 
connaître  avant  tout,  ce  qu'il  m'importait  de  savoir, 
c'est  ta  résolution  intime...  préconçue.  Ainsi,  quel  que 
soit  le  parti,  tu  le  refuses  d'avance?  Non,  non, 
laisse-la,  Laurent...  Réponds  en  toute  indépendance. 

EDWIGE 

En  principe,  oui,  madame...  Je  ne  puis  pas  dire 
autre  chose. 

MADAME    BOUGUET 

Je  ne  suis  pas  chargée  d'ailleurs  de  t'en  parler... 
Je  me  livre  à  des  hypothèses  séduisantes,  voilà  tout. 
Pourtant,  si  je  te  nommais  la  personne,  sans  y  être 
autorisée  le  moins  du  monde,  peut-être  ta  résolution 
cJianger  ait- elle... 

BOUGUET 

Mais  tu  t'avances  beaucoup,  ma  chère  amie. 

MADAME    BOUGUET 

Encore  une  fois,  je  ne  fais  luire  à  ses  yeux  qu'une 
espérance   et   non  une  certitude,   mais  quelle  espé- 


ACTE   PREMIER  "213 

rance!...   L'homme  le  meilleur,   le  plus  haut  placé, 
un  esprit  de  première   valeur,  notre  collaborateur... 

EDWIGE 

M.  Blondel? 

MADAME    BOUGUEt 

Eh  bien,  tu  ne  dis.  plus  rien?...  Je  n'affirme  pas... 
remarque-le...  et,  de  toutes  façons,  je  te  prie  de  garder 
pour  toi  ce  que  je  viens  de  t' apprendre...  Je  compte 
sur  ta  discrétion,  n'est-ce  pas? 

EDWIGE,   silence. 

J'étais  au  courant  de  cet  amour. 

MADAME    BOUGUET 

Ah!  bah!  J'ignorais  qu'il  t'en  eût  parlé? 

EDWIGE 

Il  ne  m'en  a  pas  parlé,  mais  je  le  connaissais  tout 
de  même.  Ce  mariage  est  impossible.  M.  Blondel  ne 
peut  pas  m' épouser. 

MADAME    BOUGUET 

L'obstacle? 

EDWIGE 

Je  ne  suis  pas  épousable,  vous  le  savez  bien. 

MADAME    BOUGUET 

Est-ce  que  Blondel  est  au  courant?... 

EDWIGE 

J'ignore...  Pas  par  moi  en  tout  cas.    . 

MADAME    BOUGUET 

Et  si,  malgré  cette  faute,  qu'il  est  un  esprit  trop 
supérieur  pour  appeler  ainsi,  il  passait  outre?...  Oui, 


214  ^      LES    FLAMBEAUX 

suppose  que  je  t'apporte  la  nouvelle  ainsi,  à  brûle- pour- 
point, et  que  je  te  dise  :  cela  ne  dépend  que  de  toi... 
je  veux  savoir  à  quoi  tu  te  résoudrais,  Edwige...  Car, 
si  je  m'entremets,  je  ne  veux  pas  faire  un  pas  de  clerc. 

EDWIGE,    après  avoir  regardé  Bouguet. 

Eh  bien,  même  dans  ce  cas,  madame,  je  dirais  non. 

MADAME    BOUGUET 

Une  chance  aussi  inespérée!...  Tu  refuserais?  Mais 
il  y  a  une  raison!... 

ED^VIGE 

Je  ne  veux  pas  me  marier...  De  grâce...  je  désire 
qu'on  ne  me  parle  plus  de  cela..  Le  mariage  n'entre 
pas  dans  mes  idées,  voilà. 

MADAME    BOUGUET,  se  Is'vant  et  la   regardant  avec  méfiance. 

Il  doit  y  avoir  une  raison  à  un  refus  aussi  caté- 
gorique et  aussi  invraisemblable! 

EDWIGE 

Aucune,  Madame,  que  celle-là. 

MADAME    BOUGUET 

N'importe...  Dans  ce  cas.  je  regrette  d'autant  plus 
ta  réponse  et  ta  déteîTnination,  que,  si  ce  mariage 
est  impossible  (et  j'aurais  fait  tous  mes  efforts  pour 
qu'il  se  réalise),  il  faudra  que  tu  nous  quittes. 

EDWIGE,    éperdue. 

Que  je  vous  quitte,  madame?  Vous  voyez  bien... 
mais  pourquoi,  pourquoi? 

MADAME     BOUGUET,    se  lève  et  gravenoent. 

Il  me  serait  extrêmement  pénible  et  difficile  de  te 
l'expliquer.  ^lais  ces  raisons,  qu'il  ne  me  plaît  pas 


I 


ACTE  PREMIER  215 

d'énoncer,  (Avec  intention  :)  dont  ma  dignité  ne  me  permet 
pas  de  parler,  mon  mari  va  te  les  donner...  N'est-ce 
pas,  Laurent? 

BOUGUET,    qui  lisait  une  revue,  surpris. 

Comment,  moi? 

MADAME    BOUGUET 

Je  suis  sûre  que,  lorsque  tu  les  lui  auras  dites,  tu 
l'auras  du  même  coup  convaincue.  (Eiie  insiste  du  regard, 

de  toute  l'attitude  à  la  fois  sincère  et  contrainte.)  Jet  CU  priG» 
BOUGUET,    hochant  la  tête. 

Si  tu  veux. 

MADAME    BOUGUET 

Ton  influence  sera  certainement  plus  persuasive 
que  la  mienne  et  je  m'en  vais  très  sûre  que  tout 
à  l'heure  elle  verra  les  choses  tout  autrement  et  qu'elle 
reviendra  sur  sa  première  appréhension...  En  tout 
cas,  j'ai  posé  un  dilemme...  Si  cette  planche  de  salut 
est  écartée  pour  elle...  tant  pis!...  c'est  décidé...  elle 
partira... 

(On  la  voit  disparaître  dans  les  couloirs.) 


SCÈNE  X 
EDWIGE,  BOUGUET. 

EDWIGE 

Oh!  vous  ne  voulez  plus  de  moi...  vous  ne  voulez 
plus  de  moi!... 

BOUGI^ET 

Ce  n'est  pas  cela...  Il  se  passe  ici  quelque  chose 
d'anormal.  Tu  n'entends  pas  le  ton  de  ma  femme?.  . 

(Elle  va  à  lui,  essaie  do  lui  embrasser  les  mains.) 


Î16  LES   FLAMBEAUX 

EDWIGE 

Maître,   mon  bon  maître,   ne  m'abandonnez  pas. 

BOUGUET,    se  dégageant. 

Laisse.  Il  se  passe  quelque  chose  d'anormal  et 
évidemment  de  décisif...  Je  ne  sais  pas  d'où  vient 
le  coup,  mais  on  a  jasé.  Ta  situation  est  précaire, 
Edwige,  très  précaire...  Demain,  elle  ne  sera  plus 
tenable.  Tout  le  monde,- ici,  t'accuse  d'être  ma  maî- 
tresse. 

EDWIGE 

Qui,  mais  qui?...  Dans  la  maison,  ici,  personne 
ne  m'a  fait  la  moindre  allusion,  jamais. 

BOUGUET 

Et   Marcelle? 

EDWIGE 

Marcelle  moins  qu'une  autre.  Pourquoi? 

BOUGUET 

Parce  que...  pèse  nos  paroles...  c'est  Marcelle  qui 
réclame  ton  départ  et  nous  accuse...  elle  qui  a  fait 
partager  son  soupçon  à  ma  femme!... 

EDWIGE 

C'est  donc  ça?  Je  ne  comprenais  pas...  Tout  s'é- 
claire... 

BOUGUET 

Et  ceci  est  intolérable!  Ceci  passe  en  gravité  ce 
que  je  pouvais  redouter.  Le  repos  de  ma  femme 
avant  tout...  Sa  quiétude  et  notre  chère  intimité 
dominent  toute  question.  Il  n'y  a  pas  à  se  faire  d'illu- 
sions, ra.on  enfant...  c'est  l'heure,  c'est  l'heure..' 
Il  va  falloir  prendre  un  parti. 


ACTE   PREMIER  217 

EDWIGE 

Mais,  c'est  atroce,  simplement  atroce! 

BOUGUET 

Des  choses  trop  grandes  sont  en  jeu  pour  hésiter. 
Il  ne  faut  même  pas  tarder,  car,  parvenus  à  ce  point, 
les  bavardages  vont  s'aggraver...  Je  connais  ces 
phases-là...  Edwige,  arme-toi,  non  de  courage,  mais 
de  ferme  et  douce  résolution. 

EDWIGE 

Mais  je  ne  peux  pas!...  Je  ne  suis  pas  préparée, 
moi!...  Je  ne  pourrai  pas  supporter  ce  coup,  maître... 
Songez- donc...  vous  êtes  tout  pour  moi...  Vous 
régnez  sur  ma  vie,  sur  mes  plus  petits  instants... 
Je  n'ai  plus  en  moi  que  votre  pensée...  Que  pour- 
rais-je  faire,  privée  de  ce  soleil?... 

BOUQUET 

Oh!  de  ce  soleil!...  Mais,  tiens,  en  me  servant 
de  ton  image,  je  dirai  que  tu  as  vécu  dans  un  plan 
trop  rapproché  de  ce  soleil...  C'est  comme  pour  le 
germe  :  trop  prés  du  foyer  qui  l'illumine,  il  se  brûle 
au  lieu  d'éclore...Tant  pis!  Trop  tard...,  c'est  ma  faute, 
à  moi,  d'avoir  autorisé  ce  rapprochement  et  supprimé 
les  distances  nécessaires... 

EDWIGE 

Oui,  tant  pis,  comme  vous  dites!  Car  j'ai  vécu 
à  cette  chaleur  deux  années  de  bonheur  dont  vous 
ne  pouvez  pas  même  vous  douter.  La  journée  com- 
mençait trop  tard  pour  moi!...  Mon  Dieu,  que  j'ai 
été  heureuse  ici!...  C'est  mon  bonheur  qui  m'a  em- 
pêchée de  profiter  plus  de  votre  enseignement,  tant 
j'étais  préoccupée  de  le  savourer.  Mais,  même  mala- 
droite, il  me  semblait  que  ma  maladresse  me  faisait 

19 


218  LES  FLAMBEAUX 

plus  humble  à  vos  côtés.  Cette  joie  de  l'humilité, 
mais  c'était  toute  ma  vie,  tout  mon  avenir!  Et 
voilà...  fini  tout  à  coup...  Il  me  semble  que  je  suis 
déjà  malheureuse  depuis  des  années. 

(Elle  fond  en  sanglots.) 

BOUGUET 

Je  te  laisse  pleurer,  puisque  toute  larme  soulage, 
mais  je  ne  vois  pas  du  tout  les  choses  de  la  sorte. 
Rien  n'est  perdu,  au  contraire...  La  vie  s'inaugure 
pour  toi  si  ce  mariage  est  possible.  Mais  voilà,  est-il 
possible?... 

EDWIGE,    sursautant. 

Quoi?...  Vous...  c'est  vous  qui  dites  cela? 

BOUGUET 

Pourquoi  donc  pas?...  Crois-tu  que  ce  soit  d'au- 
jourd'hui que  j'aie  songé  à  ce  nlariage?...  En  voyant 
l'affection  de  Blondel  grandir  au  fur  et  à  mesure,  j'y 
avais  souvent  pensé.  Je  me  disais  avec  amertume  : 
quel  dommage  pour  cette  petite!  C'était  la  vérité 
pour  elle!... 

EDWIGE 

Vous,  vous,  qui  me  dites  cela!  Faut- il  que  vous 
m'ayez  peu  aimée  tout  de  même  et  que  je  ne  sois 
rien  dans  votre  vie!...  C'est  désespérant...  tenez! 

BOUGUET 

Mais,  au  contraire,  c'est  parce  que  je  te  porte  une 
affection  très  certaine  que  j'envisage  ton  avenir  pra^ 
tiquement.  Tu  n'es  pas  un  être  dédaignable,  tu  mé« 
rites  de  devenir  heureuse.  Je  vois  une  chance  har- 
monieuse se  lever  sur  ta  vie...  Je  me  range  à  l'opinion 
de  ceux  qui  souhaitent  pour  toi  ce  mariage.  Évidem- 
ment, tout  à  l'heure,  quand  ma  femme  a  posé  ce 
dilemme,  ton  mariage  ou  ton  départ,  j'ai  éprouvé 
une  répugnance  instinctive,  je  F  avoue,  mais  je  m'en 


ACTE  PREMIER  219 

suis  blâmé  de  suite,  il  faut  songer  à  toi  d'abord.  Et 
si  tu  pouvais  passer  tes  jours  à  côté  d'un  homme  par- 
fait, bon,  foncièrement  bon,  quelle  réussite  inespérée 
pour  toi!...  Oui,  ma  foi,  la  logique  de  cette  union 
semble  avoir  frappé  tout  le  monde  aussitôt  qu'on 
en  a  émis  l'hypothèse...  Seulement,  ce  que  tu  consi- 
dères comme  un  désastre  et  les  autres  comme  une 
gloire...  est-ce  réalisable?...  Ne  s'abuse-t-on  pas?... 
Voyons,  ne  perdons  pas  de  temps  en  paroles  vaines! 
Tu  connaissais,  dis-tu,  cet  amour...  En  réalité,  nous 
le  connaissions  tous  deux,  mais  Blondel  t'en  a-t-il 
fait  la  confidence  ou  l'aveu,  comme  il  parait  qu'il 
l'a  fait  à  ma  femme? 

EDWIGE,   étonnée» 

A  Madame  Bouguet?   Ce  ne  doit  pas  être  exact. 

BOUGUET 

Enfin,  à  toi.  s'est-il  déclaré? 

EDWIGE 

Oui  et  non. 

BOUGUET 

Pas  de  réponse  trop  féminine,  je  t'en  prie. 

EDWIGE 

Une  fois,  il  m'a  embrassée  dans  un  couloir,  brusque- 
ment, et  puis  il  est  devenu  tout  rouge.  Il  s'est  enfui... 
Je  ne  vous  l'avais  pas  dit  parce  que  je  n'aime  pas  par- 
ler de  ces  choses-là.  Une  autre  fois  aussi...  un  livre... 

BOUGUET 

Un  livre... 

EDWIGE 

Non.  A  quoi  bon!...  Ne  me  torturez  pas...  Tout  ce 
qui  n'est  pas  vous  m'horripile. 


220  LES  FLAMBEAUX 


BOUGUET 


Enfin,  crois- tu,  comme  nous  tous  d'ailleurs,  à  un 
amour  durable,  profond? 

EDWIGE 

Je  le  crois,  oui;  mais  cela  n'a  aucune  importance, 
car,  grâce  à  Dieu,  ce  mariage  est  impossible!  Car, 
le  voudrait-il,  le  voudriez- vous,  il  y  a  une  chose  qui 
vous  empêchera  de  triompher. 

BOUGUET 

Quoi  donc? 

EDWIGE 

Je  l'ai  dit  tout  à  l'heure  devant  Madame  Bouguet. 

BOUGUET 

Ta  faute?...  Baliverne!  Quelle  jnéconnaissancc  du 
monde  où  nous  vivons!...  Si  jamais  un  clan  d'hommes 
a  tenu  peu  de  compte  et  avait  le  droit  de  tenir  peu 
de  compte  de  ces  relativités,  c'est  bien  le  nôtre!... 
Et  Blondel,  esprit  fort  et  sain,  ne  te  rendra  pas  respon- 
sable du  fait  que  tu  aies  vécu  avant  lui!...  Tiens, 
regarde  autour  de  toi,  Charlier  a  épousé  ainsi  une 
étudiante  qui  n'était  pas,  elle,  de  la  première  fraN 
cheur.  Hermann...  Bref,  regarde  la  plupart  des  méde- 
cins... Ils  ont  épousé  des  compagnes  de  métier,  des 
sages-femmes,  surtout  ides  sages-femmes...  Cette 
chance  inespérée  t'empêchera  de  devenir  la  vague 
employée,  l'obscure  besogneuse... 

EDWIGE,     l'intorrompanl. 

Quel  mépris  dans  toutes  vos  paroles!  Chaque  mot» 
que  vous  prononcez  est  une  cruelle  estimation  de  ce 
que  j'ai  été  dans  votre  existence!  Vous  arrangez  mon 
avenir  comme  on  arrange  celui  d'une  lointaine  cousine 
pauvre!  (Rageusement.)   Mais,  VOUS  Oubliez  une 'chose. 


J 


ACTE  PREMIER  22:1 

c'est  que  si  je  n'ai  été  qu'une  vague  comparse  d'occa- 
sion, je  vous  ai,' moi,  appartenu  de  chair,  de  corps! 

BOUGUET,    la  regardant   froidement,  sans  sourciller. 

Eh  bien,  après? 

EDWIGE,    un  instant   stupéfaite. 

Comment,  après?  Ah!  il  est  possible  que  ce  soit  là 
pour  vous  un  détail  oublié...  mais,  moi,  j'en  vis  encore, 
voilà  la  différence!  Car,  malgré  mon  silence,  il  faut 
que  vous  sachiez  tout  de  même  que  rien  n'est  apaisé 
en  moi...  Oh!  je  me  doute  bien  du  peu  qu'occupe 
dans  votre  souvenir  cette  possession  passagère.  Pour 
moi,  je  puis  dire  que  vous  l'avez  faite  totale,  et  elle 
n'est  pas  encore  près  de  finir... 

BOUGUET,    contrarié,  avec   un  plissement  des  lèvres. 

Quels  souvenirs  évoques- tu?  Et  de  quel  front  viens- 
tu  prétendre  que  quelques  minutes  d'entraînement, 
aujourd'hui  effacées,  ont  pu  modifier  la  face  des  choses 
et  enchaîner  tout  l'avenir...  Je  le  nie!  Je  le  nie!...  Je 
ne  sais  si  tu  es  sincère  ou  habile,  ma  fille...  Mais  il  faut 
te  persuader  que  tu  es  singulièrement  dans  rerreiu"! 
Passe  encore  si  tu  avais  été  une  jeune  fille.  Ce  n'était 
pas  le  cas...  Ce  secret  ou  ce  souvenir  déjà  lointain  ne 
dépend  que  de  nous  deux  et  il  est  enfoui  dans  1" oubli... 
L'idée  qu'un  acte  de  conjonction  engage  la  vie  des 
êtres  à  jamais  est  une  idée  de  primaire!...  Tu  en  as  la 
preuve  dans  l'oubli  même  que  tu  éprouves  de  ta  faute 
première!  Tiens,  tu  me  fais  hausser  les  épaules!  Moi,  je 
juge  les  choses  de  plus  haut,  j'ai  l'équité  d'un  homme 
habitué  à  scruter  tous  les  jours  et  à  manipuler  le  phé- 
nomène de  la  vie...  Deux  êtres  se  sont  étreints...  Un 
geste,  rien  qu'un  geste!  Dansnotrecas, ignoré  de  tous, 
de  tous.  Donc  réduit  à  sa  moindre  proportion.  C'a  a  été 
cela...  Une  minute  belle,  que  je  ne  renie  pas,  mais  rien 
de  plus,  tu  entends,  rien  de  plus  ! 

19. 


222  LES  FLAMBEAUX 

EDWIGE 

Pour  VOUS  peut-être,  pas  pour  moi,  et  cela,  je  vous 
le  crie  encore  de  toutes  mes  forces! 

BOUGUET 

Pour  toi,  comme  pour  moi...  Pour  la  nature  entière, 
Edwige! 

(Il  sourit  avec  sérénitc.) 

EDWIGE 

Quel  mépris  vous  avez  de  l'amour! 

BOUGUET 

Nullement  :  quelle  vénération,  veux-tu  dire!  Je  le 
respecte,  mais  je  le  juge...  Je  suis  trop  près  de  lui  à 
toutes  les  heures  de  travail...  Il  est  trop  près  de  moi 
pour  que  j'en  méconnaisse  la  physique  :  à  la  fois  sim- 
plicité et  splendeur...  Je  le  vois  tel  qu'il  est,  comme 
une  belle  lumière.  Il  ne  doit  rien  éteindre  dans  les 
•êtres.  11  doit  au  contraire  tout  exalter  en  eux...  La  vie, 
comme  la  conscience,  est  une  évolution  créatrice.  A 
ton  tour  d'évoluer...  d'entrer  dans  de  nouveaux  do- 
maines, d'où  tu  sortiras  modifiée,  agrandie... 

EDWIGE,    agacée. 

Oui,  vous  parlez  toujours  en  philosophe,  là-haut, 
sur  la  montagne!...  Vous  êtes  au-dessus  des  préjugés, 
«'est  entendu,  mais  savez- vous  ce  qui  ressort  claire- 
ment de  votre  logique?  Ce  qui  est  lumineux  comme  le 
jour,  c'est  que  vous  ne  m'aimez  plus  du  tout...  Alors, 
vous  me  rejetez  de  votre  vie  comme  ce  tube  qui  n'est 
plus  bon  à  rien,  même  à  vous  servir. 

(Elle  jette  le  tube  par  terre  avec  violence.) 

BOUGUET,    plus  doucement. 

Eh  bien,  tu  te  trompes,  mon  enfant,  et  tu  t'égares 
méchamment.  Ne  crois  pas  qu'il  ne  me  sera  pas  mélan- 


ACTE  PREMIER  223 

colique,  et  un  peu  triste  même,  de  ne  pas  t'avoir  là  à 
mes  côtés...  mon  enfant...  J'aurai  un  regret  de  ne  plus 
entendre  ton  pas  ici  quand  je  dictais  le  soir,  ton  rire 
encore  dans  les  couloirs...  Une  paix  qui  était  très  à 
nous  deux...  C'est  cela,  vois- tu,  et  non  le  reste,  qui 
mérite  le  nom  d'amour! 

(Aii-ilcssus  de  la  table,  il  lui   caresse  paternelleraent  la  main.) 
EDWIGE 

Oh!  merci...  C'est  si  doux  de  vous  entendre  parler 
ainsi!  Au  bord  de  la  fatalité  qui  me  sépare  de  vous,  je 
suis  contente  que  vous  m'ayez  comprise  malgré  tout... 
que  vous  ayez  compris  de  quelle  façon  je  me  réchauf- 
fais à  votre  génie  compatissant  et  merveilleux...  Si  je 
n'avais  plus  les  autres  caresses,  il  me  restait  au  moins 
les  caresses  de  la  pensée.  C'était  tout  de  même  une 
petite  possession  journalière.  Ah!  nos  bonnes  heures... 
nos  bonnes  heures...  finies...  pour  toujours!  (eue  pleure.) 

BOUGUET 

Ne  regrette  rien,  elles  étaient  arrivées  à  leur  terme... 
Tout  a  un  temps.  Tu  sentais  bien  qu'elles  allaient  être 
interrompues  complètement  par  mes  travaux  et  notre 
découverte.  Il  faut  même  que  j'interrompe  la  dictée  de 
mon  livre  et  peut-être  pour  des  années.  Ma  vie  ne  sera 
plus  désormais  qu'un  problème  actif...  où  tu  n'aurais 
plus  pesé  que  comme  un  fétu...  Allons,  allons,  petite 
fille,  malgré  tes  protestations,  au  fond,  tu  es  d'accord 
avec  moi.  Ah  !  mon  enfant  !  fasse  la  vie  que  tu  aimes  cet 
excellent  homme  et  que  son  cerveau  favorise  en  toi  une 
nouvelle  et  définitive  culture...  Quel  avenir  heureux... 
magnifique!...  Et,  nous  deux,  nous  aurons  la  joie  de 
demeurer,  songes-y,  des  amis  proches,  mais  désormais 
sans  remords...  Car  cela  aussi  compte!  Il  y  a  eu  des 
remords...  ceux  d'avoir  menti  ou  du  moins  faussé  la 
réalité  de  nos  rapports  !...  Tu  verras!...  Tu  peux   être 


m  LES   FLAMBEAUX 

heureuse!...  Deviens  rapidement  la  bonne,  loyale  et 
simple  femme  que  tu  dois  être  un  jour!... 

EDWIGE 

Oh!  vous  savez  bien  qu'au  fond  je  suis  résignée 
d'avance  à  tous  vos  ordres...  Vous  me  diriez  d'épouser 
n'importe  qui  pour  ne  pas  vous  perdre,  je  le  ferais. 
Que  ne  ferais- j'e  pas?...  Je  suis  prête  à  toutes  les  lâche- 
tés. Je  serais  heureuse  de  toutes  les  complicités,  mais, 
ce  qui  m'exaspère,  c'est  que  je  ne  l'ai  même  pas,  votre 
complicité!  Je  le  sens  bien!  Nous  allons  faire  un  crime 
à  nous  deux...  et  j  e  resterai  seule  à  entraîner  le  boulet  !... 

BOUGUET,     se  retournant. 

Comment,  un  crime! 

EDWIGE 

Et  de  quel  nom  voulez- vous  appeler  ce  que  nous 
allons  faire  ?  Car  j  e  n'  aime  pas  Blondel,  et,  s'il  m' épouse, 
je  l'aimerai  encore  moins.  Je  ne  l'aimerai  jamais. 

BOUGUET,    avec  un  geste  d'énergie  souveraine. 

Tu  l'aimeras!  Il  y  a  des  arbres  qui  refusent  le  sol  où 
on  les  plante.  Passe  par  là,  deux  ans  après,  ma  fille,  et 
regarde  à  leurs  ramures  et  à  leurs  racines  s'ils  n'ont 
pas  puisé  tous  les  échanges,  toutes  les  richesses  de  la 
vie!...     - 

EDWIGE,     perdant  patience. 

Alors,  cela  vous  est  parfaitement  égal,  que  je  mente  à 
cet  homme  pendant  des  années,  à  votre  meilleur  ami,  à 
votre  associé?...  Vous  trouvez  ça  bien?...  propre?... 
J'aurai  des  désirs  et  je  les  cacherai... 

BOUGUET,    vivement. 

Tais- toi!  Je  te  défends! 


ACTE  PREMIER  225 

EDWIGE 

J'aurai  des  dégoûts,  je  les  cacherai.  Si,  si,  par 
exemple,  ilfaut  que  vous  le  sachiez!  Oh!  c'est  très  beau' 
de  raisonner  en  philosophe,  en  homme  supérieur  aux 
choses  de  la  terre;  mais,  moi,  j'en  suis  de  la  terre  et 
vous  allez  me  river  à  un  mensonge  et  à  une  hypocrisie 
de  tous  les  jours,  dont  je  frémis,  qui  me  révolte.  J'ai 
tout  de  même  en  moi  quelque  chose  de  naïf,  d'impulsif, 
qui  me  fait  vous  crier  cela!...  Je  suis  prête  à  tout  comme 
l'esclave  est  prête,  c'est  entendu,  mais  vous  qui  allez 
me  donner  à  cet  homme  sachant  ce  que  vous  savez  de 
moi  et  de  quelle  façon  je  vous  appartiens,  vous  qui  allez 
avec  votre  belle  sérénité  coutumière  accomplir  froi- 
dement et  posément  cette  action,  comme  si  vous  par- 
tagiez votre  pain  aux  disciples...  ah!  non!  voulez- vous 
que  je  vous  dise?...  je'  trouve  cela  monstrueux! 

BOUGUET 

Petite  sotte,  pauvre  tête  bornée!  qui  ne  voit  pa& 
l'avenir  avec  sa  moisson  de  joie  et  de  vérité... 

EDWIGE 

De  mensonge,  vous  voulez  dire? 

BOUGUET  fi-appe  sur  la    table. 

Non,  non,  de  vérité! 

EDWIGE 

Comment  pouvez- vous"  prononcer  ce  mot,  vous  qui 
allez  frustrer  votre  ami,  vous  qui  allez... 

BOUGUET,  éclatant  tout  à  coup. 

Ah!  puis,  assez...  tu  m'embêtes,  à  la  fin!...  J'ai 
voulu  ton  bien,  ton  bonheur.  Va,  ma  fille,  va  crever 
la  misère!  J'étais  trop  bête  de  m'intéresser  à  ton 
avenir!...  Va  vivre  avec  tes  cachets  à  trois  francs!...  Va 
vivre,  loin  d'ici!...  au  diable!... 


226  LES  FLAMBEAUX 

EDWIGE 

Maître,  maître!  j'ai  eu  tort! 

BOUGUET 

Tu  as  mille  fois  raison. 

EDWIGE,  éperdue  devant  la  Ulïeui'  de  Bouguet. 

Ayez  pitié  de  moi...  Tout,  j'accepte  tout...  J'ai  dit 
cela  dans  un  mouvement  de  colère. 

BOUGUET 

C'était  le  bon! 

EDWIGE 

Je  vous  ai  insulté,  vous,  si  parfait!  Mon  Dieu! 

BOUGUET 

Tu  partiras,  cette  fois...  Tu  partiras,  je  te  le  jure 
bien!... 

EDWIGE 

Maître,  maître,  ne  m'abandonnez  pas...  ne  m'en 
veuillez  pas...  de  vous  avoir  offensé  dans  ma  folie... 
Vous  comprenez,  c'est  mon  amour  qui  divaguait. 
Mais  je  suis  prête  à  tout...  j'étais  résignée  d'avance... 
Ordonnez...  Je  ne  veux  pas  disparaître...  Dites... 
dites?... 

BOUGUFr 

Ne  criaille  pas... 

(Il  va  à  la  porte,  l'entr'onvre,  comme  pourvoir  si  personne  n'écoutait, 
puis  la  referme.  Un  très  long  silence  oppressé.) 

EDWIGE,  quand  Bouguet  se  rapproche  d'elle  et  à  voix  basse. 

Je  vais  aller  trouver  Madame  Bouguet,  je  vais  lui 
dire  que  j'accepte  avec  joie,  que... 

BOUGUET,  du  geste,  la  faisant  se  rasseoir. 

Non,  mon  enfant,  non...  Reste...  Cette  fois,  c'est  moi 


ACTE  PREMIER  227 

qui  dis  non.  Tu  viens  de  prononcer  de  très  graves 
paroles,  très  graves...  tu  ne  les  as  pas  dites  à  la  légère... 
Elles  ouvrent  tout  à  coup  en  moi,  dans  leur  brutalité, 
un  jour  qu'il  faut  que  je  considéré. 

EDWIGE 

Je  les  disais  sans  les  penser,  ces  paroles  de  colère. 

BOUGUET 

Allons  donc!  On  pense  toujours  ce  qu'on  dit...  Et 
qui  sait  si  ce  n'est  pas  toi  qui  as  raison?  Qu'en  sais-je, 
après  tout?...  Oui,  ai-]e  le  droit  de  pousser  à  ces 
événements  et  d'imposer  au  plus  cher  de  mes  amis  un 
avenir  qui  ne  se  réalisera  peut-être  pas?...  Pourtant, 
ma  parole,  je  ne  croyais  rien  faire  d'injuste,  rien  de 
mal...  mais,  voilà...  le  problème  du  mal  n'est  pas  pour 
moi  le  même  que  pour  la  plupart  des  hommes.  Le  mal, 
je  le  vois  dans  la  vie,  je  le  poursuis  de  toutes  mes 
forces,  je  le  traque,  (Désignant  sa  table  dï  travail.)  mais  ce 
n'est  pas  le  même  adversaire!...  De  la  meilleure  foi  du 
monde,  je  suis  peut-être  un  malhonnête  homme. 

EDWIGE 

Quelle  folie!  Vous,  le  meilleur  de  tous! 

BOUGUET,  simplement. 

C'est  toi  qui  viens  de  le  dire,  mon  enfant!..» 

EDWIGE 

Qu'ai-je  faitl... 

BOUGUET 

A  force  de  tout  ramener  au  phénomène  biologique 
pur  et  simple,  à  force  de  scruter  les  causes  et  les 
effets,  je  perds  peut-être  le  sens  social...  Mon  point 
de  vue  est  plus  haut  sûrement,  plus  juste,  les  actions 


228  LES  FLAMBEAUX 

humaines  m' apparaissent  situées  dans  l'espace,  dans 
l'absolu,  avec  leurs  véritables  proportions,  tandis  que 
les  autres  gens  sont  là,  ils  sont  là,  les  autres  gens... 
avec  leurs  petits  débats  de  conscience  autour  du  fait 
et  de  l'acte!...  Ah!  mon  enfant,  tu  me  troubles  infini- 
ment, tu  ne  sais  pas  à  quel  point!...  Car  tu  peux  ré- 
tracter tout  ce  que  tu  voudras,  il  n'empêche  que  tu 
as  poussé  ton  cri  du  cœur...  C'est  une  indication. 

EDWIGE 

Vous  avez  dit  comme  toujours  des  paroles  admi- 
rables. C'est  moi  qui,  stupide,  n'ai  pas  su  les  com- 
prendre. Vous  avez  dit  tout  l'amour  .et  toute  la  vie! 

BOUGUET,  avec  force. 

Je  l'ai  dit  et  je  le  jure  qu'il  faut  vénérer  les  puis- 
sances confondues  de  l'amour  et  de  la  vie,  et  que  tout 
est  dans  l'explication  physiologique,  mais  cette 
vérité  que  je  possède  a  comme  conséquence  le  renver- 
sement des  valeurs  habituelles...  Je  m'en  rends  compte. 
Et  le  respect  des  lois  naturelles,  mais  déjà  c'est  un  peu 
la  négation  de  la  morale!...  Je  ne  l'ai  jamais  mieux 
senti  qu'aujourd'hui!  Pourtant,  voyons...  je  me  sens 
sain,  émerveillé  de  la  création,  attaché  à  détruire 
l'erreur,  parce  que  la  science  veut  la  mort  de  l'er- 
reur... mais,  à  force  d'étudier  la  vie,  voilà...  je  suis 
peut-être  hors  de  l'humanité!... 

(Il  se  consi3ère,  ému,   d'un  œil  intérieur,  presque  naïf,  el  son   poing 
au  menton.) 

EDWIGE 

C'est  fini!...  Brute  que  je  suis,  je  viens  de  donner 
mon  coup  de  grâce!... 

BOUGUET 

D'ailleurs,  je  vais  me  fixer  moi-même  là-dessus!  Il 
faut  que  je  cause  avec  Blondel...^ 


ACTE  PREMIER  229 

EDWIGE,  suisaute. 

Vous  allez  lui  révéler?...  \'ous  allez... 

BOUGUET 

Jamais  de  la  vie!  Je  resterai  dans  les  généralités  les 
plus  grandes.  Mais  ces  généralités  m' éclaireront. 
D'elles  se  dégagera  manifestement  le  parti  que  je  dois 
prendre.  Je  vais  le  voir;  je  crois  qu'il  partage  mes 
idées...  mais  je  puis  me  tromper!...  Peut-être  sommes- 
nous  à  mille  lieues  l'un  de  l'autre...  Nous  ne  parlons 
jamais  ensemble  de  ces  questions  d'amour  et  de 
sentiment...  Peut-être  n'est-il  dégagé  d'aucun  pré- 
jugé... Peut-être  reste-t-il  attaché  aux  traditions.  Je 
ne  crois  pas,  car  c'est  un  simple,  un  véridique  et  un 
sain...  En  tout  cas,  ce  qui  m'importe,  maintenant, 
c'est  de  me  répondre  à  moi-même!...  Je.vais  lui  parler, 
j'éclairerai  en  même  temps  ma  conscience,  et,  d'ici 
un  quart  d'heure,  je  saurai  si  je  dois  ou  non  autoriser 
ce  mariage,  (ii  sonne.)  J'appelle. 

EDWIGE 

De  suite? 

BOUGUET 

Immédiatement.  Pour  l'instant,'  descends  retrouver 
ma  femme.  Tu  vas  la  rassurer,  quoi  qu'il  advienne  de 
toi  par  la  suite,  en  lui  disant  à  peu  prés  ceci  :  «  J'ai 
réfléchi.  J'accepte,  madame,  de  grand  cœur.  Et  je 
suis  toute  joyeuse.  »  Trouve  un  prétexte  à  ton  humeur 
et  à  un  changement  si  contradictoire...  Mais,  j'exige  de 
toi,  tu  entends  bien...  ceci  est  indispensable...  que  ma 
chère  femme  soit  délivrée  de  tout  soupçon,  dans  le 
même  temps  que  j'aurai  conversé  avec  Blondel... 
Arrange-toi...  c'est  ton  alïaii'e...  Je  me  fie  à  ton  intel- 
ligence et  à  ton  cœur!... 

EDWIGE 

Je  le  promets... 

(Entre  le  garçon  de  laboratoire.) 

20 


230  LES  FLAMBEAUX 

BOUQUET 

Arthur,  voulez- vous  prier  M.  Blondel  de  venir  à 
la  minute  dans  mon  bureau...  (ii  soit.)  Plus  un  mot!... 
Va!... 

EDWIGE 

Je  serai  soumise,  obéissante...  La  part  la  plus  belle 
de  ma  vie  est  désormais  terminée.  Le  reste  est  dans 
vos  mains.  (Avec  timidité.)  Mais  puis-je  savoir  ce  que 
vous  allez  dire  à  M.  Blondel  ? 

BOUGUET 

Non.  Tu  n'as  plus  à  intervenir  dans  ce  qui  va  être 
dit  par  nous  deux...  La  partie  de  conscience  qui  se 
j  oue  et  se  consomme  autour  de  toi  ne  te  concerne  plus. . . 
Laisse  faire  et  va...  Pour  l'instant,  tu  es  une  entité  !... 

(Elle  sort,  respectueuse,  humble.) 


SCÈNE   XI 

BOUGUET,   BLONDEL   entre  quelques  instants  après, 
BLONDEL 

Tu  as  besoin  de  moi? 

BOUGUET 

Pas  précisément,  mais  je  serais  heureux  de  parler 
un  peu  avec  toi  de  ce  déjeuner,  d'avoir  tes  impres- 
sions... 

BLONDEL,  gai. 

Mon  cher,  je  viens  de  les  accompagner.  Ils  sont 
littéralement  épatés,  épatés,  je  ne  trouve  pas  d'autre 
mot...  sauf  Barattier. 


ACTE  PREMIER  23i 

BOUGUET 

Pourquoi  Barattier?  ' 

BLONDEL 

Il  est  jaloux...  (iis  rient  tous  deux.)  Mais  je  suis  bien 
content...  bien  content,  va!  Et  comme  nous  avons 
eu  raison  d'attendre,  comme  nous  sommes  plus  forts 
de  notre  dernier  mois  de  travail.  Nous  voilà  sur  le 
premier  palier.  On  peut  se  regarder  en  riant,  hein! 

BOUGUET 

Eli  oui,  mon  cher  Blondel,  ce  n'est  pas  mauvais  de 
s'imposer,  de  temps  en  temps,  une  espèce  de  di- 
manche, un  septième  jour  où  l'on  juge  la:  situation,  où 
l'on  peut,  sur  le  palier,  comme  tu  dis,  jeter  un  coup 
d'œil  d'ensemble  sur  sa  vie,  sur  son  effort.  Cela  donne 
du  cœur  pour  la  dernière  ascension. 

BLONDEL  j 

Je  ne  peux  que  te  répéter  une  chose  cent  fois  dite  : 
nul,  lundi  prochain,  ne  sera  plus  content  que  moi  de 
votre  bonheur  à  tous  deux... 

BOUGUET ' 

A  tous  trois,  Blondel,  à  tous  trois. 

blondel| 
Oh!  moi...  ne  crois  pas  que  ce  soit  par  modestie  que 
je  tienne  à  mon  rang  de  collaborateur...  Je  désire 
rester  derrière  le  couple.  Ce  que  j'éprouve,  moi,  c'est  le 
plaisir  intrinsèque  de  la  recherche  par  elle-même, 
comprends-tu?  Je  n'ai  pas  dans  ma  vie  un  coefficient 
réel  de  bonheur. 

BOUGUET,  saisissant  l'occasion. 

Que  veux-tu  dire  par  là?  Tu  veux  insinuer  que,  plus 
jeune  que  moi,  tu  n'en  es  pas  encore  à  cette  période, 
du  coup  d'œil  terminal  sur  la  vie  réalisée. 


!232  LES   FLAMBEAUX 


BLONDEL 


Oh!  non,  ce  n'est  pas  ce  que  je  veux  dire,  car  je  ne 
suis  guère  plus  jeune  que  toi,  Bouguet... 


BOUGUET 


Oui,  mais  un  célibataire  a  toujours  l'avenir  devant 
soi...  la  route!  En  principe,  mon  ami,  c'est  moi  qui  dois 
disparaître  le  premier  et  toi  qui  devras  continuer  la 
tâche,  la  nôtre,  toi  qui  seras  directeur  de  l'Institut 
Claude-fBernard... 


BLONDEL 


Allons,  allons,  fichue  conversation!  Ne  nous  atten- 
drissons pas  sur  nous-mêmes!  Nous  allons  dire  des 
bêtises  larmoyantes,  ce  n'est  pas  notre  genre. 


BOUGUET 


Mais,  au  fait,  puisque  tu  viens  de  prononcer  instinc- 
tivement le  mot  de  bonheur  et  que  tu  nous  désignes;, 
Jeanne  et  moi,  avec  une  petite  nuance  de  regret, 
justement,  ne  crois- tu  pas  que  tu  ferais  bien  de  nous 
imiter  et  de  t' adjoindre  une  compagne? 

BLONDEL 

Me  marier?...  Ouf  !...  je  resterai  toujours  un  vieux 
célibataire.  Je  suis  né  dans  la  peau  du  célibataire  type. 
Regarde  ma  tête;  c'est  le  célibataire  congénital.  Tu  ne 
m'as  jamais  vu  marié,  avoue!...  Il  y  a  des  gens  qu'on  ne 
voit  pas  mariés...  Je  suis  de  ceux-là. 

BOUGUET 

Tu  ferais  le  meilleur  des  époux. 

BLONDEL 

C'est  possible,  d'ailleurs. 


ACTE  PREMIER  233 

BOUGUET,  essayant  d'amener  la  conversation  à  son  point  décisif. 

Après  tout,  je  dis  le  meilleur  des  époux,  et  tu 
acceptes  cette  hypothèse...  mais,  qu'en  sais-je?  Car 
nous  ne  parlons  jamais,  mon  cher  Blondel,  au  milieu 
de  toutes  nos  idées  fixes,  de  ta  vie  privée,  de  la  façon 
dont  tu  la  conçois,  dont  tu  l'organises. 

BLONDEL,  rit. 

Ah!  il  est  de  fait  que  nos  conversations  ne  sont 
point  remplies  d'histoires  de  petites  femmes! 

BOUGUET 

Et  c'est  peut-être  un  tort,  Blondel,  de  ne  pas 
s'avouer  plus  profondément..  Il  faudrait  aller  jus- 
qu'au bout  de  sa  sincérité.  Renan,  Berthelot,  pen- 
saient que  l'amitié  n'exige  pas  la  connaissance  réci- 
proque; ils  avaient  tort.  On  s'apprécierait  mieux  en 
ne  laissant  pas  dans  l'ombre  la  plus  petite  part  de 
nous-mêmes. 

BLONDEL 

Je  t'en  prie,  je  t'en  prie.  Ta  femme  m'a  rasé  quel- 
quefois avec  ces  histoires  de  mariage... 

BOUGUET 

Pourtant,  tu  y  as  songé  quelquefois!  Quelle  con- 
ception te  fais-tu  de  la  femme...  du  moins  de  l'épouse, 
de  la  femme  d'intérieur?  Je  serais  curieux  de  la  con- 
naître. 

BLONDEL,  d'abord  étonné,  puis  sincère,  cherchant  en  lui-même. 

Quelle  conception?  Celle  de  tout  le  monde...  Oui, 
quelquefois,  j'ai  songé  à  la  femme...  comme  un  bou- 
quet dans  une  maison,  une  chose  parfumée,  très  douce... 
Pas  plus...  Oh!  je  ne  me  fais  pas  une  conception  pathé- 
tique de  l'amour,  non;  mais  quelquefois  on  rêve  de  cela 
le  soir.  Je  n'ai  jamais  ambitionné  une  compagne  admi- 
rable et  qui  ne  se  trouve  pas,  comme  la  tienne...  Pas 

20. 


234  LES  FLAMBEAUX 

d'associée...  Mon  Dieu,  je~ii' aurais  pas  été  difficile, 
évidemment!  Un  petit  bout  sous  la  lampe...  qui 
cause,  qui  brode,  qui  vous  apporte  un  peu  sa  gaieté 
du  matin,  ,de  la  journée...  Penh!  il  nejfautfpasjy 
penser...  Trop  tard!... 

BOUGUET 

Mais,  sais-tu  bien  que  c'est  une  très  jolie  conception 
de  la  femme  et  fort  juste.  Je^pensais  bien  que  telles 
étaient  tes  idées.  Ceci  ratifie  cela. 

BLONDEL 

Impressions  de  bourgeois  et  l'on  a  tort  de  les  éprou- 
ver. C'est  mesquin. 

BOUGUET 

Pourquoi  donc? 

BLONDEL 

Si,  l'on  a  tort...  mais  on  les  éprouve  tout  de  même 
devant  le  grand  bonheur  des  autres,  quelquefois  de- 
vant le  tien  que  j'ai  parfois  envié,  bien  qu'il  ne  fût  pas  à 
ma  taille...  et,  quelquefois  aussi,  simplement  dans  la 
rue,  par  certains  soirs  de  printemps  comme  ceux-ci, 
tiens...  où  l'on  voit^sur  des  bancs,  dans  les  squares,  sous 
les  arbres,  des  couples  enlacés...  les  couples  des  grands 
simples,  des  ouvriers...  ces  simples  perdus  dans  leurs 
baisers  appuyés,  qui  ne  se  retournent  même  pas  pour 
vous  voir!...  Oui,  on  est  toujours  un  peu  grisette,  tu 
vois?  Mais  c'est  très  court,  très  furtif,  ces  vagues 
regrets.  J'ai  toujours  été  habitué  à  ma  chambre 
d'étudiant,  devenue  aujourd'hui  un  peu  plus  spacieuse, 
et,  vrai,  je  ne  m'aperçois  du  vide  que  lorsque  je  rentre 
le  soir,  parce  qu'il  n'y  a  pas  de  coussins,  parce  qu'il 
n'y  a  jamais  de  fleurs  sur  la  table... 

BOUGUET,  lui  frappant  sur  l'épaule. 

Eh  bien,  il  faut  prendre  femme,  Blondel.  L'heure 


ACTE  PREMIER  235 

est  arrivée.  Il  le  faut.  Je  te  le  conseille,  moi,  vive- 
ment. Pourquoi  pas?...  Cette  créature,  dont  tu  parles, 
tu  Tas  ici  à  la  portée  de  la  main. 

BLONDEL 

Je  l'ai  sous  la  main?... 

BOUGUET 

Edwige. 

BLONDEL 

Hein!...  tu  en  as  de  bonnes!...  (ii  sourit,  goguenard.) 
Pourquoi  Edwige?...  Ça,  par  exemple!... 

BOUGUET 

Je  ne  vois  pas  ce  qu'il  y  a  d'extraordinaire  ou  de 
risible,  dans  ma  proposition...  Tu  n'y  as  jamais  songé? 

BLONDEL 

Jamais,  fichtre!...  Edwige  est  très  gentille,  certes, 
mais  je  n'ai  pas  plus  pensé  à  elle  qu'elle  n'a  jamais 
pensé  à  moi. 

BOUGUET  ^ 

Est-ce  sûr?] 

BLONDEL 

Absolument.  J'en  mettrais  ma  main  au  feu. 

BOUGUET 

Et  si  elle  avait  au  contraire  songé  à  toi? 

BLONDEL 

Allons,  bon!  Je  t'ai  averti  que  nous  n'allions  dire 
que  des  bêtises!  Edwige  n'a  pas  plus  pensé  à  moi  que, 
je  te  le  répète,  je  n'ai  pensé  à  elle. 

BOUGUET 

Pas  plus  limais  peut-être  autant... 


236  LES  FLAMBEAUX 

BLONDEL,  gêné  devant  cette  insistance. 

Ah  ça!  mais  qu'est-ce  qui  te  prend!  Tu  voudrais 
m' éclairer  sur  mes  propres  sentiments.  Que  pré- 
tends-tu insinuer  tout  à  coup? 

BOUGUET 

Blondel,  on  s'est  aperçu  dans  la  maison  que  tu 
éprouvais  un  sentiment  de  prédilection  très  gentil, 
très  touchant,  pour  Edwige. 

BLONDEL 

Et  on  en  a  conclu  à  de  l'amour!  Tas  d'imbéciles!... 
Je  l'aime  bien,  comme  une  gosse  qu'elle  est,  comme 
une  enfant...  Elle  me  fait  tordre...  rien  de  plus!... 

BOUGUET 

Elle  correspond  exactement  à  la  conception  que 
tu  te  fais  de  la  femme. 

BLONDEL 

C'est  possible! 

BOUGUET,  net. 

Toutefois,  il  se  présenterait  un  obstacle.         ' 

BLONDEL  \ 

Ah!...  (Se  reprenant.)  Je  dis  :  ah  !  tu  sais...  par  simple 
curiosité... 

BOUGUET 

Un  obstacle,  d'ailleurs,  qui  n'aurait  dépendu  que 
de  toi-même,  de  ton  propre  jugement...  Peut-être  es- tu 
au  courant? 

BLONDEL 

De  quoi?...  Je  ne  comprends  pas. 


ACTE  PREMIER  237 

BOUGUET,  lent,  en  le  fixant  attentivement. 

Eh  bien,  as-tu  connaissance  qu'il  y  ait  eu,  dans  le 
passé  d'Edwige,  autrefois,  oh!  une  histoire  simple, 
très  banale,  un  premier  amour  trahi...  (eiondei  le  re- 
garde.) un  jeune  officier... 

BLONDEL 

Ah!  oui!...  Je  connais...  Cela  n'aurait  eu,  à  mes 
yeux,  aucune  espèce  d'importance.  Oui,  je  sais,  une 
erreur  de  jeune  fille  Oh!  mon  Dieu,  je  ne  suis  pas  de 
ceux  qui  attachent  au  mot  de  virginité  cette  sorte  de 
vénération  exclusive...  Edwige  peut  avoir  vécu  sans 
attendre  le  mari  futur...  C'est  bien  naturel. 

BOUGUET,  soulagé. 

A  la  bonne  heure!  Voilà  qui  est  encore  très  bien 
pensé  et  très  digne  de  toi.  Je  ne  m'illusionnais  pas 
sur  tes  propres  sentiments.  Alors,  pourquoi  ce  ma- 
riage né  se  ferait-il  pas,  du  moment  que  tu  as  la 
supériorité,  dont  je  te  félicite,  de  n'être  point  l'esclave 
d'un  préjugé... 

BLONDEL 

Mon  cher,  ne  prolongeons  pas  cette  conversation 
oiseuse,  je  t'en  supplie... 

BOUGUET 

Blondel,  tu  aimes  cette  petite...  c'est  clair  comme 
le  jour...  et  elle  admet  cet  amour. 

BLONDEL 

Ah!  pour  le  coup,  tu  te  moques  de  moi!  Pourquoi 
d'abord  songerait- elle  à  moi? 

BOUGUET 

Qu'importe  la  raison?  Je  te  certifie...  nous  y  avons 
tous  réfléchi...  que  ton  bonheur'est  là,  et  le  sien  par- 
dessus le  marché!... 


288  LES  FLAMBEAUX 

|blondel1 
Lui  aurais- tu  fait  part  de  ces  idées  saugrenues?... 

BOUGUET 

Ma  femme  l'a  fait  à  mon  défaut... 

BLONDEL 

Ça,  c'est  admirable!...  Ta  femme  s'occupe  de  moi, 
comme  une  mère!...  (incrédule.)  Et  Edwige  a  admis  ce 
projet?.,. 

BOUGUET 

Certainement. 

BLONDEL,  méfiant. 

Voyons...  alors,  comment  Madame  Bouguet  ne 
m'en  aurait-elle  jamais  parlé?... 

BOUGUET 

L'aveu  est  peut-être  récent,  très  récent. 

BLONDEL,  hausse  les  épaules. 

Ta  femme  s'est  fichue  de  toi...  ou  de  moi,  ce  qui  est 
plus  naturel!...  (Puis,  revenant  à  la  charge.)  Elle  t'a  Vrai- 
ment dit  ça? 

-  BOUGUET,  souriant. 

Tu  vois  bien  que  nous  sommes  documentés...  Ma 
femme  m'a  dit  qu'elle  connaissait  depuis  longtemps 
ton  affection,  et  qu'elle  le  tenait  de  toi-même. 

BLONDEL,  après  une  hésitation. 

De  moi-même?...  Elle  t'a  dit  ça?  Une  seconde. 
Veux-tu  sonner  Arthur,  s'il  te  plaît?  un  ordre  à 
donner. 

BOUGUET 

Que  fais-tu? 


ACTE  PREMIER  239 

BLONDEL 

-Laisse,  laiSSS...  (Arthur  apparaît  à  la  porte.  Après  avoir  écrit, 
Blondel  s'approche  du  garçon,  lui  parle  à  voix  basse  et  lui  remet  sous- 
enveloppe   le  mot   qu'il  vient  d'écrire.    Blondel,  brusquement,  changeant 

4e  ton.)  Laurent,  tu  te  joues  de  moi.  Peut-être  ima- 
gines-tu un  sentiment  que  je  n'éprouve  pas,  et  tu 
t'amuses  à  le  taquiner...  Comme  tu  aurais  tort  de  t& 
livrer  à  ce  jeu!... 

BOUGUET 

Je  n'ai  jamais  été  plus  sérieux...  Pourquoi  pas  ce 
mariage  plein  de  promesses,  d'un  bonheur  raison- 
nable? 

BLONDELj  se  décidant  tout  à  coup  à  parler. 

Voyons,  si  jamcds  cette  petite  a  éprouvé  un  pen- 
chant ou  une  attraction,  c'est  pour  toi...  toi  seul...  Nul 
n'en  doute  ici... 

BOUGUET,  sans  sourciller. 

Oui,  je  suis  pour  elle  le  maître;  elle  a  travaillé  à 
mon  livre.  Elle  est  un  peu  de  la  maison...  C'est  là 
tout  le  secret  de  cette  attraction,  de  ce  fétichisme... 

BLOND  EL  j  moitié  riant,  moitié  sérieux,  et  lui  poussant  le  coude. 

Voyons,  mon  cher  Bouguet,  d'homme  à  homme, 
ici,  entre  nous...  personne  ne  nous  entend...  ta  femme- 
est  loin... 

BOUGUET 

Eh  bien?... 

BLOXDEL 

Eh  bien,  voyons!...  voyons!... 

BOUGUET 

Je  ne  saisis  pas. 


240  LES  FLAMBEAUX 

BLONDELï] 

Elle  a  été  plus  ou  moins  ta  maîtresse...  Tu  as...' 

BOUGUET 

Je  t'affirme  que  non.  Tu  entends  bien,  je  t'affirme 
que  non. 

BLONDEL 

Allons,  allons!...  Bouguet!  entre  nous...  Es-tu 
bête  de  redouter  mon  indiscrétion?... 

BOUGUET 

Je  te  répète,  Blondel,  que  ce  n'est  pas  vrai,  que  tes 
suppositions  sont  purement  démentes...  Et,  un  point, 
c'est  tout. 

BLONDEL 

Ce  n'est  pas  vrai?...  En  effet,  ta  voix  est  sincère.  Tu 
ne  mentirais  pas,  d'ailleurs...  Pourquoi?  (un  temps.)  Eh 
bien,  par  exemple...  tu  m'excuseras  de  t'en  avoir  parlé 
aussi  franchement...  eh  bien,  Bouguet,  je  l'ai  cru, 
figure-toi!...  Oui,  figure- toi,  par  moments,  je  m'étais 
mis  ça  dans  la  tête.  Tu  m'assures  le  contraire,  donc, 
je  te  crois...  Mais,  sapristi...  mais,  sapristi...  c'est 
qu'alors...  tout  est  changé! 

BOUGUET 

Comment,  tout  est  changé?... 

BLONDEL 

Dame!...  Songe  donc,  moi  qui  m'imaginais...  At- 
tends, attends,  laisse-moi  reprendre  pied... 

BOUGUET? 

Tu  vois  bien  que  tu  l'aimes! 

blondel!  ~~ 

Mais,  parbleu,  je_reconnaisJqueJc'est3révidence... 


ACTE  PREMIER  241 

Je  la  trouve  charmante,  cette  petite...  tout  à  fait 
délicieuse.  Seulement,  avec  une  pareille  idée  en  tête, 
je  n'y  pensais  même  pas!  Et  note  que  je  ne  t'en  faisais 
aucun  blâme,  Laurent,  non...  aucun...  Je  me  bornais 
à  éloigner  de  moi  toute  pensée  d' affection  ou  de 
rapprochement  possible.  Mais,  maintenant,  tu  viens 
d'ouvrir  une  fenêtre  en  moi...  c'est  de  lair  qui  entre! 

{Il  parait  radieux.) 

BOUGUET,  avec  un  grand  trouble. 

Pourtant,  si  j'ai  bien  compris  tout  à  l'heure  ta 
profession  de  foi,  tu  n'attaches  pas  à  l'acte  physique 
une  importance  primordiale?  Tu  m'as  dit  que  tu 
J'acceptais  avec  la  tache  de  son  passé... 

BLONDEL 

Ah!  ça,  c'est  tout  autre  chose  !  Tu  es  bon! 


Tu  trouves? 
Tiens,  parbleu! 


BOUGUET 


BLONDEL 


BOUGUET 


Mais,  cependant,  Blondel,  tu  viens  de  soulever  une 
objection  à  mes  yeux  cent  fois  plus  grave!  Tu  viens 
de  dire  :  elle  a  pour  toi  une  affection  passionnée.  Et 
cela  voulait  me  faire  entendre  :  «  Tu  es  son  maître, 
tu  pèseras  sur  cette  imagination  longtemps  encore 
de  tout  le  poids  de  ton  influence.  »  Eh  bien,  c'est  cela 
qui  pourrait  légitimement  t' inquiéter,  Blondel  !... 
Voilà  la  marque,  l'empreinte  réelle...  mille  fois  plus 
importante,  si  elle  se  présentciit,  que  ne  l'eût  été  un 
■caprice  des  sens! 

BLONDEL,  l'interrompant. 

Ah!  par  exemple!  Mais  ça  n'a  aucun  rapport!  Aucun. 
Qu'elle  garde  son  affection  pour  toi,  même  son  admi- 

21 


242  LES  FLAMBEAUX 

ration  exaltée  à  ton  égard,  qu'importe!  C'est  trop 
naturel!  Je  n'en  serais  pas  jaloux.  J'en  ferais  mon 

affaire!...    (S'appioclianl  de  lui  avec   tendresse.)    Est-Ce   qu'On  ne 

doit  pas  t'admirer?...  N'est-il  pas  légitime  qu'on 
t'aime?...  N'avons- nous  pas  tous  un  fétichisme  pour 
le  grand  homme  que  tu  es.  Tandis  que  si  elle  t'avait 
appai'tenu...  si... 

BOUGUET,  lui  posant  la  main  sur  l'épaule. 

Mais,  l'acte  physique,  Blondel...  ce  n'est  rien! 

BLONDEL 

Mais  c'est  tout!...  c'est  tout!... 

BOUGUET,  poussant  une  exclamation  étouffée. 

Quels  abîmes  peuvent  séparer  deux  êtres  qui  vivent 
côte  à  côte,  du  même  travail,  du  problème  de  là  vie 
identique  ! 

BLONDEL 

Bouguet,  écoute.  Je  comprends  ton  scrupule.  Il  est 
exquis.  J'apprécie  la  délicatesse  de  ta  réserve;  oui, 
tu  veux  me  faire  comprendre,  par  un  excès  de  pré- 
caution, qu'il  existe  certaines  possessions  intellec- 
tuelles, des  influences  morales,  qui  ont  une  importance 
presque  égale  à  une  possession  physique,  et  tu 
redoutes,  si  j'épousais  cette  enfant  (et  rien  n'est  moins 
sûr  que  cette  hypothèse),  que  je  puisse  me  sentir 
atteint  dans  l'avenir  par  cette  influence.  Tu  t'abuses. 
Si  Edwige  devenait  un  jour  ma  femme,  et,  je  te  le 
répète,  c'est  infiniment  douteux,  je  serais  heureux  et 
fier  que  tu  gardes  sur  elle  ton  autorité  et  qu'elle  con- 
serve le  culte  même  ardent  qu'elle  a  pour  toi.  Quoi 
que  tu  en  dises,  il  n'y  a  pas  de  comparaison  possible! 
Elle  n'a  pas  été  tienne  et  ce  serait  à  moi,  dès  lors,  de 
savoir  me  faire  aimer.  C'est  une  tâche,  pleine  d'at- 
traits... Si  je  n'y  réussissais  pas,  eh  bien...  cette  tape 


ACTE  PREMIER  243 

me  concernerait  seul  et  prouverait  que  je  n'ai 'été 
qu'un  présomptueux.  Seulement,  je  m'emballe...  je 
m'emballe...  Tu  viens  tout  à  coup  d'ouvrir  une  écluse 
inattendue,  et  le  flot  se  met  à  couler  en  tumulte.  Il 
s'agit  de  savoir  maintenant  si  ce  n'est  pas  en  vain. 
N'est-on  pas  en  train  de  me  monter,  de  bonne  foi  ou 
non.  un  de  ces  bateaux  gigantesques?... 

BOUGUET 

Le  fait  est  que  je  suis  interdit!  Je  soupçonnais  bien 
de  l'affection,  un  désir  manifeste,  mais  jamais  je  ne 
me  serais  douté  d'un  pareil  amour!  Car  enfin,  dès  le 
premier  mot,  te  voilà  révolutionné,  ému,  comme  un 
enfant.  Tu  as  commencé  la  conversation  en  disant  : 
«  Jamais  je  ne  me  marierai!  »,  et  à  peine  ai- je  admis  la 
possibilité  de  ce  mariage,  que  tu  as  bondi  sur  elle  et 
viens  de  révéler  un  tel  flot  de  sentiments  cachés  que 
maintenant,  si  ce  mariage  n'aboutissait  pas,  je  serais 
désolé  d'avoir  fait  luire  à  tes  yeux  un  espoir... 

BLONDEL 

Ah  !  tu  vois,  tu  vois,  tu  canes,  maintenant  !  Tu  vois 
que  tu  t'es  trop  avancé!...  Alors,  oui,  tu  n'aurais  pas  dû 
me  faire  avouer  cet  amour,  aveu  qui  se  changera,  pour 
moi,  en  une  gêne  insupportable  et  de  toute  les  secondes. 
Bouguet,  je  viens  d'être  un  imbécile... 

(La  porte  s'ouvre.  Entre  Arthur.  Il  remet  un  papier  à  Blondel.) 
ARTHUR 

Monsieur  Blondel,  voici  la  réponse. 

(Blondel  ouvre  Tenveloppe  et  lit.  Arthur  s'en  va.) 

BLONDEL 
Mais  non,  je  ne  suis  pas...   (n  s'interrompt  et  éclate  presqu» 

4e  rire.)  Ail!  mon  vicux,  je  ne  te  cacherai  pas  que  je 
tombe  des  nues,  mais  que  j  e  suis  ravi  comme  un  gosse  !.. . 


244  LES  FLAMBEAUX 

BOUGUET 

Qu'est-ce  que  cela?  Et  quel  rapport?... 

BLONDEL 

J'étais...  persuadé  que  vous  me  montiez  un  ba- 
teau... alors  j'ai  voulu  en  avoir  le  cœur  net.  J'ai  grif- 
fonné, tu  l'as  vu,  un  mot  à  ta  femme  :  «  Oui  ou  non, 
avez-vous  assuré  à  Laurent  qu'Edwige  ait  pensé  d'elle- 
même  à  devenir  un  jour  ma  femme?  »  Et  voilà  la  ré- 
ponse, au  dos  :  «  Laurent  ç>ous  a  dit  la  vérité.  Edwige, 
qui  est  en  ce  moment  auprès  de  moi,  vient  de  me  la  con- 
firmer elle-même...  »  Je  suis  stupéfait!  Si  vite...  comme 
cela...  Si  vite,  d'ailleurs,  c'est  une  façon  de  dire,  parce 
qu'au  fond,  je  suis  un  timide...  j'ai  toujours  été  un 
timide  avec  les  femmes...  mais,  sans  quoi,  il  y  a  déjà 
quelque  teinps  que  je  m'étais  aperçu...  mais  oui, 
parfaitement...  Je  le  voyais  à  sa  réserve,  à  des  gênes 
charmantes,  de  petites  réticences.  Seulement,  je  ne 
voulais  pas  comprendre,  j'avais  peur...  Je  suis  rude- 
ment content  tout  de  même! 

BOUGUET,  épouvanté. 

Réfléchis...  réfléchis  à  ce  mariage  malgré  tout!  Tu  vas 
trop  vite,  maintenant...  Il  ne  faut  pas  s'abandonner  à 
la  légère...  comme  tu  le  fais...  Quelquefois,  ce  que 
l'on  prend  pour  le  bonheur  n'est  qu'une  maladresse 
réalisée.  Sais- tu  si  vous  devez  vous  accorder?...  Sais-tu 

si  vos  caractères...    (ll  s'efforce  de  rire.) 
BLONDEL 

Ah!  non,  mon  cher,  non,  tu  ne  vas  pas  m' empêcher 
d'être  heureux,  maintenant!  Je  connais  ta  précision 
scientifique  et  mathématique!  Laisse- moi  tout  à  la 
de  joie  de  cette  découverte.  Je  vais  aller  parler  à  ta 
femme.  Je  vais  aller  parler  à  Edwige,  je  vais  aller... 


ACTE  PREMIER  245 

BOUGUET 

Mais,   mon  ami,  ton  exaltation  m'effare...    De  la 
réflexion...  de  la  méthode... 

BLODEL 

Tu  es  admirable,  avec  ta  méthode,  toi  !  On  voit  bien 
que  tu  n'es  pas  amoureux!... 

(La  porte  s'ouvre.  Un  préparateur  entre  presque  en  courant.) 


SCÈNE   XII 
Les  Mêmes,  LE  PRÉPARATEUR. 

LE    PRÉPARATEUR 

Monsieur  Bouguet,  je  vous  demande  pardon  d'en- 
trer à  l'improviste,.  sans  frapper,  mais  il  faut  que  je 
vous  annonce  la  nouvelle  tout  de  suite.  C'est  vrmment 
trop  beau! 

BOUGUET 

Qu'est-ce  que  c'est? 

LE    PRÉPARATEUR 

L'écrivain  Hernert  a  écrit  spontanément  une  lettre 
au  jury  du  prix  Nobel  à  La  Haye,  lettre  que  publie 
le  Temps  de  ce  soir.  Écoutez.  Écoutez  ça,  monsieur 
Blondel  :  «  Au  cas  où  les  membres  du  jury  auraient  l'in- 
tention de  me  décerner  le  prix,  comme  il  en  a  été  ques- 
tion, je  tiens  à  dire  ici  que  je  déclinerais  cet  honneur. 
Je  fie  saurais  supporter  la  pensée  d'avoir  été  désigné 
par  vous  avant  Laurent  Bouguet,  un  des  plus  grands 
bienfaiteurs  de  l'humanité,  savant  et  philosophe,  un 
des  cerveaux  consultants  de  l'âme  contemporaine... 

21. 


S46  LES  FLAMBEAUX 

BLOND  EL,    l'interrompant  avec  élan. 

Oh!  le  brave  homme! 

BOUGUET,  rêveur. 

Un  des  cerveaux  consultants... 

LE    PRÉPARATEUR 

-  Je  ne  me  serais  pas  permis  de  vous  déranger  pour 
cette  publication,  mais  l'on  vient  de  nous  téléphoner 
de  La  Haye  que  le  prix,  comme  il  fallait  s'y  attendre, 
vous  est  décerné!  Nous  avons  demandé  une  seconde 
confirmation. 

BLONDEL 

Et  voilà  une  belle  journée! 

LE    PRÉPARATEUR 

Madame   Bouguet   me    suit  :  elle  demandait  elle- 
même  la  confirmation  à  l'appai-eil.  Tenez,  la  voilà. 

(Madame  Bouguet  entre.) 


SCÈNE  XIII 

BOUGUET,  BLONDEL,  MADAME  BOUGUET, 
LE  PRÉPARATEUR,  puis  HERVÉ,  ÉLÈVES. 

MADAME    BOUGUET 

Thuillier  est  en  train  de  converser  avec  La  Haye. 
Je  lui  ai  passé  l'appareil,  mais  je  suis  venue  tout  de 
suite,  car  je  crois  qu'il  n'y  a  pas  de  doute  possible,  mon 
ami. 

BLONDEL 

Et  je  ne  peux  pas  vous  exprimer  la  satisfaction  qui 
m'emplit  le  cœm'... 


ACTE   PREMIER  247 

BOUGUET 

Je  suis  confus  de  cet  honneur. 

MADAME    BOUGUET,  radieuse. 

Et  moi,  très  fière  pour  toi,  Laurent.  (Eiie  lui  serre  la 

main.) 

BOUGUET 

Ce  qui  me  parait  inappréciable,  c'est  que  l'événe- 
ment précède  la  séance  de  lundi.  Ma  Icommunication 
à  l'Institut  Pasteur  apparaîtra  une  réponse  sérieuse  à 
l'honneur  qu'on  me  fait. 

BLOND EL^    se   précipitant  sur  la  main  de  Madame   Bouguet» 

Ma  chère  et  bonne  camarade. 

MADAME    BOUGUET 

Mais  je  suis  heureuse  d'un  autre  bonheur  aussi...  qui 
vient  s'ajouter  en  même  temps  à  celui-ci...  C'est  donc 
vrai  que  vous  aimiez  cette  enfant!  (Elle  sourit,  attendrie 

maintenant,  et  ne  pensant  plus  qu'à  la  joie.) 
BOUGUET 

Jeanne!  Jeanne!  il  ne  faut  pas  précipiter  le  bonheur 
des  autres.  Parlons  de  nous.  Soyons  égoïstes  aujour- 
d'hui... Nous  le  pouvons. 

MADAME    BOUGUET 

Je  ne  suis  jamais  égoïste.  Blondel,  ne  trouvez- vous 
pas  comme  moi  cette  journée  merveilleuse?  Et  comme 
il  est  bien  que  ces  choses  mutuelles  se  soient  précipi- 
tées, confondues!...  On  dirait  une  intervention  de  la 
providence  ! 

BLONDEL 

Mais  je  crois  rêver,  en  vérité...  Edwige  vous  a 
bien  dit  franchement  qu'elle  souhaitait  ce... 


248  LES   FLAMBEAUX 

MADAME  BOUGUET,  se  tournant  vers  le  corridor. 

La  voici,  tenez,  avec  les  autres,  qui  arrive  pour  féli- 
citer le  maître.  Elle  va  vous  faire  part  de  sa  décision. 

BLONDEL 

Non,  non,  je  vous  en  supplie...  Je  ne  vais  jamai» 
oser  lui  parler,  je  suis  timide  comme  un  enfant.  Pas 
un  mot  de  cela...  pour  l'instant!  Occupons- nous  de 
féliciter  celui  que  nous  aimons  de  tout  notre  cœur  et 
qui  devrait  vous  en  vouloir  de  nous  occuper  d'un 
autre  que  de  lui-même. 

(Entrent  trois  élèves.  Edwige  se   dissimule  derrière  eux.  Ils  parlent 
ensemble.) 

LES    TROIS    ÉLÈVES 

Confirmé!  ça  y  est!...  Bravo,  monsieur  Bouguet... 
Permettez-moi  de  vous  féliciter  et  de  vous  exprimer 
toute  ma  satisfaction...  On  est  là  dans  la  cour.  Tout  le 
monde  voudrait  vous  faire  une  ovation. 

BOUGUET 

Mes  amis,  il  y  a  quelqu'un  auquel  nous  devons 
penser  en  ce  moment,  c'est  cet  écrivain  de  génie, 
c'est  Hernert,  qui  a  tenu,  sans  raison  valable,  à  s'effacer 
devant  moi. 

UN  ÉLÈVE,  entrant. 

Le  télégramme  est  parti  à  votre  adresse.  La  nou- 
velle sera  ce  soir  dans  tous  les  journaux. 

(Tumulte.) 

TRONCHET 

Et  ce  n'est  pas  à  dédaigner,  après  tout,  deux  cent 
mille  francs! 

BOUGUET,  réclamant  le  silence. 

Eh  bien,  j'entends  que  ces  deux  cent  mille  francs 
soient  répartis  ainsi  :  un  tiers  à  l'Institut  Claude- Ber- 
nard, un  tiers  à  ma  chère  femme...  et  un  tiers  à 
Blondel. 


ACTE   PREMIER  2i9 

BLONDEL,  suffoqué. 

Mon  ami,  je  refuse. 

BOUQUET 

Tu  n'as  pas  à  refuser. 

(Approbation  générale.) 

BLONDEL 

Je  suis  fier  de  ta  pensée,  Bouguet,  mais  je  ne  veux 
pas  d'argent. 

MADAME   BOUGUET,  interrompant. 

Il  ne  s'agit  pas  d'un  don,  il  s'agit  d'un  honneur  à 
partager  simplement  et  à  répartir,  car  c'est  l'Institut 
lui-même  qui  est  distingué  par  ce  prix  et  l'attribution 
que  me  fait  mon  mari  de  cette  somme  bien  exagérée 
pour  sa  collaboratrice,  je  l'emploierai  d'une  part  à  la 
fondation  d'une  clinique...  et  de  l'autre  part  à  doter 
Edwige!... 

EDWIGE 

Madame  Bouguet,  qu'est-ce  que  vous  dites-là? 

UN    ÉLÈVE,  à  Madame  Bouguet. 

Comment  en  dot? 

DEUXIÈME    ÉLÈVE 

Mademoiselle  Edwige  se  marie? 

MADAME    BOUGUET,  riant.   " 

Tout  simplement.  Mais  ceci  est  un  autre  chapitre- 
On  vous  expliquera. 

HERVÉ 

Quel  est  ce  bruit  dehors? 

DEUXIÈME    ÉLÈVE 

Venez  voir. 


250  LES  FLAMBEAUX 

HERVÉ 

On  se  réunit  dans  la  cour...  on  veut  ovationner  le 
maître. 

(Ils  se  précipitent  à  la  fenêtre.) 

BOUGUET,  a  pris  Edwige  à  part  sur  la  droite. 

Arrange-toi  pour  différer.  Je  viens  de  causer  avec 
Blondel...  tu  avais  raison.  Ce  mariage  serait  impru- 
dent. Il  ne  faut  pas  qu'il  se  fasse. 

EDWIGE 

Ce  mariage  est  nécessaire  et  il  se  fera.  Mqi  aussi 
j'ai  réfléchi. 

BOUGUET 

Il  ne  se  fera  que  si  je  le  veux! 

EDWIGE 

Trop  tard  maintenant!...  Trop  tard.  D'ailleurs, 
vous  aviez  raison,  il  n'y  aurait  que  l'obstacle  d'un  sou- 
venir, et  de  nous  deux  seuls  connu.  Il  est  à  jamais 
aboli.  Donc...  laissez  faire... 

BOUGUET 

Edwige!.,.  Pourquoi  ce  revirement?...  Pourquoi  ces 
yeux  pétillants  de  triomphe!...  J'interviendrai,  je 
t'avertis... 

EDWIGE 

Ce  serait  du  bel  ouvrage!..- 

BOUGUET 

Et  immédiatement! 

EDWIGE 

Osez  donc! 

(A  ce  moment,  nouvelle  irruption  d'élèv«s,' 


ACTE  PREMIER  251 

MADAME    BOUGUET,  crie  par  la  fenêtre. 

Nous  allons  nous  réunir  :  faites-les  monter  à  l'am- 
phithéâtre. 

UN    ELÈVEj  entrant  encore. 

Monsieur  Bouguet,  permettez-moi...  de  tout  mon 
cœur... 

UN    AUTRE    ÉLÈVE,  qui  le  suivait . 

Madame  Bouguet,  excusez  ce  mouvement  ridicule, 
mais  je  n'ai  pu  résister  à  vous  apporter  ces  quarante 
sous  de  violettes. 

MADAME    BOUGUET 

Merci,  Gormeaux.  Il  n'y  a  pas  de  plus  joU  geste  qu« 
celui  d'apporter  desfleurs  aune  joie  ou  à  un  bonheur... 
merci,  merci! 

UN    ÉLÈVE 

Les  voilà  tous  dans  le  couloir.  Empêchez-les  d'en- 
trer. 

(Pendant  qu'on  ferme  tout  au  fond  la  porte  de  l'antichambre  qui 
donne  sur  le  couloir.  Madame  Bouguet,  qui  s'est  détachée  du  groupe 
appelle  Blonde).) 

MADAME    BOUGUET 

Tenez,  Blondel...  Dépêchez-vous,  grand  enfant, 
dites- lui  un  mot... 

(En  s'éloignant,  elle  jette  à  Edwige  le  bouquet  de  violettes  qu'on 
vient  de  lui  donner.) 

BLONDEL,  s'approchant  d'Edwige,  très  ému. 

Edwige,  je  n'aurais  jamais  osé  espérer  une  joie 
aussi  subite,  ni  aussi  profonde.  Je  ne  peux  vous  dire 
mon  émotion,  n'ayant  même  pas  eu  encore  l'occasion 
de  vous  dire  mon  infinie  tendresse,  et  c'est  une  chose 
admirable  que  de  recevoir  une  récompense  pareille 
avant  même  de  l'avoir  souhaitée. 


th^l  LES   FLAlMBEAUX 

EDWIGE 

Merci,  monsieur  Blondel... 

BOUGUET,   qui  de  loin,  dans  la  seconde  entrée,  causait  avec  le  groupe, 
se  détache  et  revient  visibleniont  exprès. 

Blondel,  veux-tu  leur  dire  de  m'attendra  un  instant; 
nous  allons  aller  à  l'amphithéâtre.  Deux  mots  aupa- 
ravant à  dire  à  ma  femme.  (Slondel  remonte  et  Edwige  s'éloigne. 
On  voit  Blondel  liaranguer  au  loin  le  groupe  pressé  des  étudiants.  Bou- 
guct  entraine  sa  femme  dans  un  coin.)  Jeanne...  Je  VeUX  te  dire... 

MADAME    BOUGUET,  l'interrompant. 

Embrasse-moi...  C'est  moi  qui  veux  te  demander 
profondément  pardon  d'avoir  douté  de  toi  une  se- 
conde, même  une  seconde,  Laurent.  Je  suis  ineffable- 
ment  heureuse,  aujourd'hui...  et  quelle  honte  j'éprouve 
de  mon  soupçon  de  tout  à  l'heure!...  Jamais  je  n'ai 
senti  la  beauté  de  notre  union  comme  aujourd'hui 
où,  d'une  part,  elle  est  acclamée,  et,  de  l'autre,  on 
voulait  la  ternir...  Comme  je  t'aime  mieux...  et  plus 
fort! 

BOUGUET,  à  voix  étouffée. 

Et  comme  je  te  vénère! 

MADAME  BOUGUET  essuie  brusquement  une  larme  et,  se  retournant: 

Regarde-les...  ce  sont  de  vrais  enfants.  Tu  vois, 
ils  n'osent  même  pas  se  parler...  Edwige!   Blondel! 

Venez  ici!  Fermez  la  porte...  (Blondel  ferme  définitivement  la 
porte  du  couloir,  sur  les  élèves  assemblés,  et  s'avance,  seul,  gêné,  avec 
Edwige.    Hervé   reste    au    fond    à   maintenir    la   porte.)  AllOnS,    mCS 

enfants,  regai-dons- nous  bien  en  face,  et  vous,  Blondel, 
ne  souriez  pas  ironiquement  de  mon  émotion.  D'ail- 
leurs, nous  n'avons  pas  envie  de  sourire.  C'est  très 
beau...  C'est  très  bien  qu'une  telle  journée  puisse  avoir 


ACTE  PREMIER  253 

lieu.  Je  ne  vous  souhaite  qu'une  chose,  c'est  que  vous 

lOrmieZ     (EUe    regarde     son    mari,    puis    s'appuie    doucement    sur    son 

épaule)  un  couple  comme  le  nôtre,  indissoluble,  sans 
une  tache,  sans  une  ombre.  Que  la  vie  soit  pour 
vous,  mes  enfants,  une  belle  planche  polie,  sans  un 
nœud...  une  route  droite  et  claire...  comme  a  été  la 
nôtre...  comme  elle  le  sera  jusqu'au  bout...  Ce  bonheur- 
là,  c'est  la  plus  grande  beauté! 

HERVÉ,  criant  de  loin. 

Pas  moyen  de  les  empêcher...  Ils  forcent  la  porte.., 

{Tous  les  élèves    font  irruption   en  criant  :   «  Vive  le    Maîtrel  Vive 
Madame  Bouguet!...  ») 


RIDEAU 


22 


ACTE    DEUXIÈME 


Le  jardin  de  l'Institut  Claude-Bernard,  sur  la  rire  gauche. 
Le  soir.  Une  vieille  orangerie  premier  Empire  illuminée  à 
droite,  avec  arcades.  Grands  arbres  séculaires  au  pre- 
mier plan.  Un  pavillon  à  un  étage,  à  gauche,  mais  un  peu 
dans  le  fond.  Ce  pavillon  a  une  porte  de  face  an  public. 


SCÈNE  PREMIERE 

HERVÉ,  DEUX  ÉLÈVES,  CORMEAUX,  BELLANGER, 
TALLOIRES,  UN  JOURNALISTE,  HERNERT. 

HERVÉ,  à  une  petite  table  dans  le  jardin,  sous  une  lampe,  avec  deux 
élèves. 

En  résumé,  il  reste  vingt  exemplaires  de  la  mé- 
daille à  distribuer,  '^i 

.TALLOIRES| 

Vingt,  juste. 

HERVÉ 

Tiens,  voilà  l'exemplaire  deMaurel...  Il  e«t  là, Mau- 
re!, je  l'ai  vu...  Ballandier,  cherchez  Maure!  dans  la 
salle,  vous  la  lui  remettrez...  Alors,  effacez  Maurel 
de  la  liste  afin  qu'il  n'y  ait  pas  d'erreur...  Elle  est  à 
jour,  notre  liste,  comme  ça?... 


ACTE  DEUXIÈME  255 

TALLOIRES 

Je  vais  vérifier  encore. 

HERVÉ 

Bien. 

CORMEAUX,   des  marches  de  l'orangerie. 

Chut  !  ne  faites  pas  de  bruit. 

HERVÉ 

Pourquoi  ?g 

CORMEAUX 

Il  y  a  encore  un  speech. 

HERVÉ 

A  cette  heure- ci? 

" CORMEAUX 

Mais  oui,  il  y  a  l'Institut  de  puériculture  qui  a  tenu 
à  déléguer  sa  directrice  et  deux  ou  trois  légumes... 
Elles  n'ont  pas  pu  prendre  la  parole  pendant  la  soirée 
et  elles  se  vengent  maintenant. 

(Ou  entend  nne  voix  dans  la  salle.) 

HERVÉ     ' 

Qui  est-ce  qui  parle? 

CORMEAUX 

Je  ne  sais  pas,  je  crois  que  c'est  la  directrice.  Le 
speech  en  T  honneur  de  Madame  Bouguet,  bien  entendu. 

(Bntre  liu  fond,  à  droite,  un  journaliste.) 


256  LES  FLAMBEAUX 

HERVÉ,  se  levant  et  emportant  la  lampe. 

Mettez- VOUS  là,  vous  ne  gênerez  personne! 

{Us  s'installent  sur  une  table  plus  au  fond,  à  gauche.) 
BELLANGER,  arrivant. 

Ma  médaille  à  moi? 

HERVÉ 

L'exemplaire  de  Bellanger? 

TALLOIRES 

On  allait  te  l'expédier  avec  les  autres,  mais  puisque 
tu  es  là,  mon  vieux... 

(Pendant  ce  qui  suit,  on  entend  la  voix  de  la  fcuime  qui  prononce  son 
discours:  «  Madame,  c'est  un  honneur  pour  la  France  de  pouvoir 
inscrire  votre  nom  en  lettres  d'or  sur...  etc.,  etc.  ») 

UN    JOURNALISTE,  étranger,  s'approchant  d'Hervé. 

Pardon,  monsieur,  c'est  pour  une  communication  à 
l'Académie  de  Berlin;  puisque  vous  êtes  un  ckef  de 
laboratoire,  pourriez- vous  me  donner  quelques  noms? 
Je  représente  le  groupe  des  médecins  allemands  qui 
ont  souscrit  à  la  médaille  offerte  à  M.  Bouguet. 

HERVÉ 

Volontiers.  Voyons  :  M.  Pélissier,  professeur  au 
Muséum,  le  célèbre  médecin  Pravielle.  (h  nomme  de  sou- 
venir quelques  personnes.)  Tous  Ont  tcHu  à  86  rendre  à 
l'invitation  des  Bouguet  et,  tenez,  ici,  tournant  le 
dos,  c'est  Hernert,  le  grand  écrivain,  vous  savez, 
celui  qui  a  refusé  le  prix  Nobel  en  l'honneur  de 
M.  Bouguet. 

LE    JOURNALISTE 

Auriez- vous  l'amabilité  de  me  présenter,  je  vous 
prie. 

HERVÉ 

Si  vous  voulez.  Monsieur,  comment?  Ah!  oui, 
Hochfield.  Monsieur  Hernert,  permettez-moi  de  vous 


à 


ACTE  DEUXIÈME  257 

présenter   monsieur    Hochfield,    représentant    d'une 
très  importante  revue  de  Berlin. 

HERNERT,  s'approchant. 

S'il  ne  s'agit  pas  d'une  interview,  cai-  je  suis  assez 
rebelle  à  ce  genre  de  sport... 

LE    JOURNALISTE 

Non,  monsieur,  je  serais  simplement  heureux  de 
dire  dans  une  revue  scientifique  étrangère  les  raisons 
pour  lesquelles  vous  vous  êtes  effacé  devant  Bouguet. 

HERNERT 

Oh!  des  raisons  de  préséance  et  d'admiration,  sim- 
plement. On  ne  sait  pas  assez,  dans  le  public  fran- 
çais, que  Bouguet  est  l'homme  le  plus  extraordinaire 
de  notre  époque.  Le  goût  des  spécialités  que  l'on  a 
en  France,  empêche  d'embrasser  l'envergure  de  cet 
homme  assez  universel.  Bouguet  eut  été  un  dilettante 
de  génie,  si  la  vie,  l'expérience,  les  découvertes 
n'avaient  pas  capté  et  spécialisé  momentanément  cet 
homme  qui  était  né  pour  être  un  grand  amateur 
distrait.  L'énormité  de  ses  trois  ou  quatre  grandes 
découvertes  nous  l'a  ravi!...  La  vie  humaine  est  trop 
courte!  Vous  ne  le  croiriez  pas,  mais  nous  ne  nous 
étions  même  jamais  serré  la  main  avant  ce  soir.  J'ai 
appris  comme  tout  le  monde  que  Bouguet,  en  instal- 
lant les  nouveaux  pavillons  de  l'Institut,  avaiit  tenu 
à  remercier,  dans  une  fête  intime,  les  amis  qui  lui  ont 
offert  la  médaille  commémorative  à  propos  du  prix 
Nobel,  et,  pour  mon  plaisir  personnel,  j'ai  accepté  l'in- 
vitation... (On  entend  applaudir  dans  la  salle.)  VoUS  permettez, 

monsieur... 

(Il  serre  la  main  du  journalislo.  Los  Femmes  de  France  sortent  à  c« 
moment  avec  Edwige  et  Blondel  qui  les  dirige.  Pélissier  les  accom- 
pagne.) 

it. 


258  LES  FLAMBEAUX 


SCENE  II 

Les  mêmes,  BLONDEL,  EDWIGE, 
LA  DIRECTRICE,  MADAME  DURUY,  puis  MARCELLE. 

BLONDEL 

Nous  VOUS  remercions  encore.  Vous  avez  dit  des 
mots  qui  auraient  touché  toutes  les  féministes  de 
France. 

LA    DIRECTRICE,  à  Edwige. 

Madame  Blondel,  auriez- vous  l'amabilité  de  me 
conduire  jusqu'au  manteau  que  j'ai  laissé  tout  à 
l'heure  chez  vous.  Je  ne  m'y  retrouve  pas. 

EDWIGE 

Mais,  certainement,  madame.  Voilà...  notre  pa- 
villon est  juste  en  face.  Vous  voyez...  c'est  là  que  je 
vous  ai  conduite  tout  à  l'heure... 

LA    DIRECTRICE 

C'est  juste... 

EDWIGE 

Je  vous  précède. 

PÉLISSIER 

J'ai  mis  aussi  mon  vestiaire  dans  votre  salle  de 
billard. 

(Edwige  enlre  d;in5  le  pavillon  de  gauche  dont  on  voit  les  feaêtres 
éclairées,  suivie  de  Pélissier  et  de  la  directrics.) 

UNE    DAME,  à  Blondel. 

Vous  habitez  ce  pavillon? 

BLONDEL 

Lors  de  mon  mariage,  il  y  a  deux  mois,  Bouguet  a 
eu  l'amabilité  d'affecter  ce  pavillon  à  mon  ménage. 


ACTE  DEUXIEME  259 

Ma  femme  est  toujours  un  peu  délicate  de  santé.  Il 
lui  a  été  très  agréable  de  demeurer  dans  les  jardins. 

LA    DAME        "■ 

Mais  ce  sont  d'admirables  jardins,  monsieur.  Nous 
ne  nous  attendions  pas  à  en  trouver  d'aussi  beaux 
à  l'Institut  Claude- Bernard. 

BLONDEL 

Toute  cette  partie  sont  les  vestiges  du  vieil  hôtel 
de  Chevigny.  Oh!  il  en  reste  très  peu  de  chose,  mais 
elle  est  considérée  comme  partie  historique...  et  là 
où  nous  avons  organisé  cette  petite  cérémonie;  c'était 
l'ancienne  orangerie. 

LA    DAME 

M.  et  Mme  Bouguet  habitent  dans  l'Institut  Claude- 
Bernard  lui-même? 

BLONDEL,  montrant  au  loin  les  murs  du  bàtmeat. 

Oui,  là,  de  ce  côté-ci.  C'est  un  institut  autonome. 
Le  directeur  pouvait  s'y  loger. 

(Edwige  sort  du  pavillon  avec  la  directrice.) 

LA    DAME,  à  la  directrice. 

Vous  venez,  madame  Duruy? 

MADAME    DURUY 

Certainement. 

BLONDEL 

A  droite,  il  y  a  la  grille  de  sortie  sur  la  place  des 
Invalides...  Voulez- vous  que  je  vous  accompagae?  " 

MARGELLE,  venant  de  lu  salle  et  courant  à  la  directrice. 

Oh!  madame,  il  faut  que  je  vous  remercie.  Ces  gen- 
tilles paroles  que  vous  venez  de  prononcer,  la  façon 
dont  vous  avez  parlé  de  ma  mère...  je  vous  assure  que 
j'étais  très  émue!... 


260  LES   FLAMBEAUX 

MADAME    DURUY 

Je  VOUS  souhaite,  mademoiselle,   de  mareher    suf 
les  traces  de  cette  femme  prodigieuse. 

MARCELLE 

J'y  tâcherai,  sans  oser  l'espérer. 

(Elles  s'en  vont.  Edwige  reste  avec  Blondel.) 
BLONDEL 

Tu  ne  les  accompagnes  pas,  toi,  ma  chérie?..-  Les 
deux  seules  femmes  de  la  soirée,  pourtant! 

EDWIGE 

Marcelle  y  suffit...  et  puis,  je  suis  fatiguée,  rompue. 

BLONDEL 

Oui,  tu  as  mauvaise  mine,  ce  soir. 

EDWIGE 

J'ai  besoin  de  m' étendre,  de  respirer. 

BLONDEL 

Demeure  un  peu  dehors.  Moi,  ma  présence  est  indis- 
pensable. Il  faut  encore  que  je  serre  une  vingtaine  de 
mains...   J'espère   que  tout  le   monde   va  d'ailleurs 

se   retirer,  (a  ce  moment,  sur  les  marches  de  l'orangerie,  apparaissent 
Bouguot   et  sa  femme.  Ils  descendent,  ils  ont  l'air  de  chercher  l'ombre. 

Blondel,  bas  à  sa  femme.)  Chut!  regarde!...  Comme  leur  joie 
éclate  sur  leur  visage  à  tous  deux. 

EDWIGE,  s'asseyant  sur  un  rocking,  et  se  dissimulant 
derrière  le  gros  tilleul. 

A  lui  surtout. 

(A  ce  moment,  discrètement,  et  masquée  par  un  pilier  des*  arcades 
de  l'orangerie,  Madame  Bouguet  met  ses  bras  autour  du  cou  de  son 
mari.) 

MADAME    BOUGUET 

Je  ne  t'avais  pas  encore  embrassé,  (us  s'éireignent.  Après 

quoi,  gênés  un  peu  de  leur  effusion,  ils  retournent  dans  la  salle.) 


ACTE   DEUXIEME  261 

BLONDEL,  bas  à  sa  femme. 

Tu  ne  trouves  pas  ce  baiser  très  émouvant? 

EDWIGE,  en  les  regardant  s'éloigner. 

Admirable!  Admirable...  C'est  beau  comme  l'an- 
tique! 

BLONDEL,  bas. 

Comme  il  a  dû  être  doux  et  plein  de  paix,  ce  baiser- 
là!  Mais  je  ne  l'envie  pas  tout  de  même.  C'est  le  baiser 
des  noces  d'argent... 

EDWIGE 

Ils  ont  senti  leur  amour  ce  soir... 

BLONDEL 

On  ne  le  sent  donc  pas  toujours?... 

EDWIGE 

Non...  oh!  non,  pas  toujours...  heureusement! 

BLONDEL,  s'approchant  d'elle. 

Ma  chère  Edwige! 

EDWIGE,   se  lève. 

Dieu!  que  je  suis  fatiguée...  Tu  n'as  pas  idée  de  ce 
que  je  suis  fatiguée!... 

MARCELLE,  qui  avait  accompagné  les  dames  à  la  grille,  revient, 
et,  les  apercevant. 

Tiens!  vous  étiez  là,  les  amoureux. 

BLONDEL  rit. 

Oh!  nous  ne  sommes  plus  des  amoureux,  mais  un 
vieux  ménage!  Songez  :  deux  mois  de  mariage!  Ça 
compte.  La  petite  se  sent  seulement  un  peu  souffrante, 
et  se  tient  à  l'écart. 

MARCELLE 

Qu'est-ce  que  tu  as? 


262  LES  FLAMBEAUX 

EDWIGE 

La  fatigue,  sans  doute. 

UN    PRÉPARATEUR,   sortant  de  la  salle  et  appclaat. 

Blondel!...  Blondel  n'est  pas  là?  On  le  aherehe. 

BLONDEL 

Si,  si,  me  voilà. 

LE    PRÉPARATEUR 

Leg  Bouguet  vous  demandent.  Il  y  a  le  diretteur  de 
L'Aube  qui  voudrait  vous  parler,  je  crois. 

BLOXDEL 

Boa.  Moi  qui  ai  horreur  des  journalistes,  ça  va  biea. 

(Il  s'en  va  dans  la  salle.) 


SCENE    III 

EDWIGE    et    MARCELLE,    seules   sous   les   arbres,    puis    BOU-" 

GUET,  MADAME  BOUGUET,  BLONDEL  et  LE  DI- 
RECTEUR DE  «  L'AUBE  ». 

EDWIGE 

Comme  vous  avez  l'air  heureux,  ce  soir,  Mareelle! 

MARCELLE 

Pourquoi  ne  me  tutoies-tu  pas,  ce  soir? 

EDWIGE 

Je  ne  peux  pas  m'y  habituer.  Ma  langue  fouroke. 

MARCELLE 

Ah!  c'est  drôle...  puisque  cela  a  été  eonveau  eatre 
nous. 


^ 


ACTE  DEUXIÈME  263 

EDWIGE,   aigrement. 

Oui,  mais  je  ne  peux  pas  oublier  que  j'ai  été,  ici, 
un  peu  comme  une  gouvernante...  du  même  âge  que 
toi...^ 

MARCELLE 

Oh!  comment  peux-tu  proférer  une  bêtise  pareille! 
Tu  nae  blesses !| 

EDWIGE 

Jo  n'ai  pas  voulu  te  blesser,  Marcelle.  Je  voulais  indi- 
quer cette  nuance  en  passant,  comme  je  l'éprouTe  en 
ce  moment. 

MARCELLE 

Laquelle  au  juste? 

EDWIGE 

Je  ne  me  sens  pas  de  la  fête  ce  soir...  mais  tu  sais 
que  je  suis  toujours  très  maussade. 

MARCELLE 

Tu  es  de  la  fête  au  même  titre  que  Blondel  qui  par- 
tage ce  soir  la  gloire  de  papa,  car,  enfin,  dans  son  dis- 
cours, papa  a  bien  rendu  à  Blondel  tout  ce  qu'il  lui 
doitj  j'espère! 

EDWIGE,  souriant. 

Ok!  mais,  Marcelle,  ne  te  mets  pas  en  peine  de  cela. 
Tu  as  l'air  de  penser  que  j'ai  des  vénérations  à  ce  point 
maritales!  Nous  ne  sommes  pas  un  assez  vieux  ménage, 
quoi  qu'il  en  dise,  pour  que  je  me  conduise  comme  la 
«  dame  du  sous- directeur  »,  la  femme  qui- réclame  pour 
son  mari.  Oh!  Dieu,  j'ai  horreur  de  cela!  Et  puis, 
crois- tu  que  je  sois  mariée,  le  crois-tu  vraiment? 

M.UICELLE 

Quel  esprit! 

EDWIGE 

De  même  que  je  disais  que  j'étais  l'invitée,  de  même 
j'ai  l'impression  que  je  ne  suis  pas  mariée  pour  de  bon! 


264  LES  FLAMBEAUX 

MARCELLE,  sévère. 

Tout  simplement  parce  que  tu  as  fait  un  trop  beau 
rêve. 

EDWIGE 

Oui,  c'est  sans  doute  cela!  Mettez  votre  main  sur 
mon  front,  Marcelle. 

MARCELLE 

Encore  vous! 

EDWIGE 

Mets  ta  main  sur  mon  front,  Marcelle.  Tu   vois 
comme  j'ai  chaud.  Je  dois  avoir  la  fièvre. 

MARCELLE 

Tu  n'es  pas  malheureuse? 

EDWIGE 

Pourquoi  le  serais-je? 

MARCELLE 

On  ne  sait  jamais  avec  toi!  Tu  m'as  tant  de  fois  in- 
quiétée. 

EDWIGE 

Je  t'ai  inquiétée? 

MARGELLE 

Oui,  et  tu  ne  t'en  es  pas  doutée!  Souvent,  j'ai  eu 
peur  de  toi,  si  peur!... 

EDWIGE 

Vraiment!  A  quel  point  de  vue? 

MARCELLE,  après  une  hésitation. 

Oh!  ce  serait  fou  à  te  raconter... 

EDWIGE 

Je  ne  comprendrais  pas? 


ACTE  DEUXIÈME  265 

MARCELLE 

Si,  tu  comprendrais,  très  bien,  mais  c'est  inutile... 
et  puis  j'ai  été  rassurée  amplement,  depuis  lors.  Je 
t'ai  mieux  approfondie  et,  en  vivant  côte  à  côte, 
comme  des  égales,  j'ai  mieux  compris  que  toutes  ces 
bizarreries  devaient  être  mises  sur  le  compte  de  la  race. 
Je  me  souviens  que,  quand  j'étais  petite,  maman 
elle-même  avait  de  ces  nuances  étranges,  incom- 
préhensibles. Elle  a  changé  au  contact  de  papa... 
Qu'est-ce  que  tu  as  à  rire? 

EDWIGE 

C'est  ta  façon  de  dire  «  papa  ».  Je  trouve  ce  mot  si 
drôle  en  parlant  de  cette  sorte  de  Gœthe  que  nous  fêtons 
ce  soir.  Tu  ne  trouves  pas  qu'il  ressemble  à  Gœthe? 

MARCELLE,  fioideraeaC. 

Je  ne  sais  pas,  je  n'ai  pas  connu  Gœthe! 

(A  ce  moment,  Bo\tguet  sort  de  l'oraujerie  avec  sa  femme  et  Blondel 
Ils' accompagnent  le  directeur  de  L'Aube.) 

LE    DIRECTEUR    DE    «    l'aUBE    » 

J'ai  été  heureux  de  vous  apporter  ce  soir  l'hom- 
mage de  mon  admiration  à  tous  deux  et  de  vous 
remercier,  madame,  de  l'article  que  vous  avez  bien 
voulu  envoyer  au  j  ournal. 

BOUQUET,  présentant. 

Ma  fille... 

LE    DIRECTEUR 

Mademoiselle!...  L'article  paraît  naturellement 
demain  matin.  Vous  a-t-on  apporté  les  épreuves? 

MADAME    BOUGUET 

Pas  encore...  J'ai  dit  faiblement  ma  reconnaissance 
à  tous  les  souscripteurs  de  cet  objet  d'art  que  je  gar- 
derai précieusement.  C'est  bien  la  première  fois  de 

23 


266  LES  FLAMBEAUX 

notre  vie,  par  exemple,  que  nous  écrivons  dans  un 
journaL.. 

LE    DIRECTEUR 

Les  savants  nous  dédaignent,  je  sais. 

MADAME    BOUGUET 

Mais  j'ai  été  heureuse  de  cette  occasion  de  dire  ce 
qu'était  notre  collaboration  à  Laurent  et  à  moi... 

BOUGUET 

Je  suis  inquiet.  Je  n'ai  pas  encore  pris  connaissance 
de  l'article.  Ma  femme  a  dû  modestement  encore 
s'effacer  devant  moi,  comme  toujours. 

LE    DIRECTEUR 

La  page  est  concise  et  admirable...  Si,  si,  madame, 
admirable!  Puisque  le  groom  n'est  pas  venu,  je  vais 
vous  l'envoyer  de  suite  avec  les  épreuves,  dès  que 
j'arriverai  au  journal...  Mademoiselle...  Monsieur 
BlondeL.. 

MADAME   BOUGUET 

Au  revoir...  et  confuse  de  l'honneur  que  vous  m'avez 
fait... 

LE    DIRECTEUR 

Cet  hommage  a  pris,  vous  l'avez  vu,  un  caractère 
quasi  national. 

(Beuguet  et  sa  femme  accora|iagiient  le  directeur  de  L'A"be. 
BLONDEL,  à  Marcelle. 

Ma  femme  n'est  pas  plus  souffrante? 

MARCELLE 

Rassurez-vous. 

BLONDEL 

Je  la  trouve  un  peu  nerveuse,  ce  soir. 

MARCELLE 

En  effet.  Nous  causions,  en  prenant  le  frais. 


ACTE  DEUXIÈME  2ê7 

BLOND  EL,  i  Marcelle. 

Voulez- TOUS  voir  les  musiciens?  M.  Hernert  désire 
pour  clôturer  qu'on  finisse  en  jouant  un  air  de  Back. 
Le  chef  d'orchestre  a  dit  que  c'était  possible  si  vous 
aviez  la  partition  de  piano...  L'aria  de  Bach,  je  crois. 

MARCELLE 

Parfait.  J'y  vais. 

(BUe  rentre  dans  la  salle.) 

BLONDEL,  s'approchant  de  nouveau  d'Edwige. 

Ça  va-t-il  mieux,  ma  petite? 

EDWIGE 

Oh!  je  t'en  prie,  ne  t'occupe  plus  de  moi. 

BOUGUET,  i"evient  du  fond  et  se  retourne  avant  d'entrer  Aint  la  salle. 

Qu'est-ce  qu'il  va? 

BLO^■DEL 

Ma  femme  est  un  peu  incommodée  par  la  chaleur. 

BOUGUET,  s'approchant. 

Rien  de  grave? 

EDWIGE 

Piien  du  tout...  J'étouffais  un  peu,  j'ai  pris  l'air, 
voilà...  Qu'on  ne  s'occupe  pas  de  moi! 

BLONDEL,  lui  prenant  la  taille. 

Pauvre  chérie!  c'est  vrai  qu'elle  est  pâlotte!  Elle  a 
les  yeux  cernés,  (ii  rit  bruyamment.)  Eh!  eh!  des  yeux  de 
lune  de  miel,  après  tout  !... 

EDWIGE,  se  dégageant  en  repoussant  le  bras  de  Bleatfel. 

Mais  laisse-moi,  laisse-moi. 

BLONDEL,  étonné. 

Mon  Dieu!  que  tu  es  nerveuse!  Est-elle  assez  fébrile, 
hein,  Bouguet  ?  Tu  ne  trouves  pas  cela  extraordinaire?... 


268  LES  FLAMBEAUX 

EDWIGE,  s'en  allant  sur  le  rocking. 

Je  VOUS  en  prie... 

BLONDEL 

Bon,  la  voilà  qui  pleure!...  Ma  ehérie!...  Qu'a-t-elle 
donc? 

EDWIGE 

Je  désire  aller  me  coucher. 

BLONDEL 

As-tu  besoin  des  domestiques?  La  femme  de  chambre 
elle  même  est  employée  au  buffet. 

EDWIGE 

Non,  non,  de  personne.  Veux- tu  simplement  donner 
l'ordre  à  la  femme  de  chambre  qu'elle  fasse  ma  cou- 
verture et  puis  qu'on  me  laisse  seule,  qu'on  ne  me 
dérange  plus.  J'essaierai  de  me  reposer. 

BLONDEL 

J'y  vais. 

EDWIGE 

Ai- je  la  fièvre?  Je  n'en  sais  rien.  (Eiie  tend  brusquement  son 

poignet   à    Bouguet   qui  s'en   itllait.)   DiteS-moi    si  j'ai    le   pOuls 

agité  ? 

(Blondel   est  parti.  ElU  retire  son   poignet  de  la  main  de  Bouguet.) 


SCÈNE  ÎV 
BOUGUET,  EDWIGE. 

EDWIGE 

C'est  trop  !  c'est  trop  !...  j'aurai  trop  souffert  ce  soir. 
Oh!  ne  me  regardez  pas  ainsi,  de  cet  œil  glacé...  Ne      - 


à 


ACTE  DEUXIÈME  269 


jamais  vous  parler,  ne  pouvoir  jamais  que  cette  con- 
versation banale  qui  devient  pour  moi  mourante  ! 

BOUGUET 

Ce  sont  nos  conventions  mêmes. 

EDWIGE 

Oui,  oui,  ce  sont  nos  conventions,  et  je  les  tiens  suf- 
fisamment, je  crois!  Vous  ai- je  jamais  importuné? 
Vous  ai-je  excédé  de  mon  amour?  Mais  tout  de  même 
si  inaccessible  que  vous  soyez,  il  y  a  des  moments  où  ce 
silence  et  cette  froideur  dépassent  toutes  les  permis- 
sions ! 

BOUGUET,  dans  une  attitude  froide  et  haut.iine. 

Qu'y  a-t-il  de  particulier  aujourd'hui? 

EDWIGE 

Il  le  demande!  Ce  qu'il  y  a  de  particulier  aujour- 
d'hui! Mais  c'est  votre  fête,  c'est  joie  sur  toute  la 
maison,  sur  toute  votre  vie!  Tout  l'amour  monte 
vers  vous  du  passé,  du  présent,  de  la  foule  inconnue. 
Seul  un  pauvre  petit  être  meurtri  reste  dans  son  coin 
et  n'a  même  pas  sa  part  de  souvenir.  Aujourd'hui,  je 
souffre  d'une  jalousie  atroce.  Jeanne  est  là,  contre 
vous,  à  votre  bras.  C'est  une  sorte  d'auréole  et 
d'apothéose  que  vous  partagez  tous  les  deux.  Tout 
à  l'heure,  je  vous  ai  vu,  je  vous  ai  entendu  lui  donner 
un  baiser,  un  baiser  si  profond,  si  grave,  que  j'en  suis 
encore  toute  bouleversée! 

BOUGUET 

Ce  sont  là  des  sentiments  que  vous  avez  tort  d'éprou- 
ver. Ils  ne  vous  font  pas  honneur,  Edwige. 

EDWIGE 

Songez  que  vous  n'avez  même  pas  eu  la  délicatesse 
d'un  souvenir  aujourd'hui  qui  fût  à  moi...  Si  j'avais 

•23. 


270  LES  FLAMBEAUX 

compris  que  dans  cette  minute  de  plénitude  il  y  ayait 
pour  l'ancienne  amie  un  regard  pareil  à  ceux  d'autre- 
fois! Sans  quoi,  mes  engagements,  ne  les  ai-je  pas  tous 
tenus?  Je  ne  vous  approche  plus  jamais  avec  d'autres 
paroles  que  des  paroles  de  respect...  mais  vous,  vous 
savez  bien  au  fond  que  mon  amour  n'est  pas  mort! 
Vous  savez  que  la  vie  que  j  e  mène  m' est  insupportable  ! 
Oui,  parfaitement,  vous  le  devinez... Oh!  je  ne  cherche 
pas  maintenant  àrla  fuir,  cette  vie-là.  Je  l'ai  acceptée, 
elle  sera  ce  qu'elle  sera!  Mais,  au  moins,  qu'est-ce  que 
je  souhaitais  comme  récompense,  un^e  fois  de  temps 
en  temps...  que  sais-je?...  tous  les  six  mois...  tous  les 
ans...  que  vous  me  preniez  affectueusement  dans  vos 
bras,  que  vous  mettiez  un  baiser  sur  mon  front  dou- 
loureux! Aujourd'hui,  vous  avez  embrassé  des  amis, 
des  indifférents!  Moi  seule,  vous  m'avez  oubhée!... 

BOUGUET 

Edwige,  mon  enfant,  je  comprends  et  je  sens  tout  ce 
que  vous  dites,  mais  il  y  a  entre  nous  un  pacte  conclu 
que  je  considère  commo  sacré.  Je  ne  dois  pas  transiger 
avec  lui  Ai-je  besoin  de  te  rappeler  que  si  je  ne  me 
suis  pas  opposé  à  ce  mariage,  c'est  uniquement  parce 
que  tu  m'avais  juré  de  rejeter  toute  mémoire  d'une 
aventure  qui  fut  si  brève,  de  ne  jamais  y  faire 
une  allusion.  A  ce  prix  seulement,  j'ai  consenti  à  ne 
pas  dévoiler  une  vérité  qui  eût  entraîné  en  effet  des 
désastres  ou  des  chagrins  énormes.  Ne  me  fais  pas 
repentir  d'un  optimisme,  qui,  pour  qu'il  se  réahse, 
dépend  uniquement  de  ta  sagesse, 

EDWIGE 

Je  crois  que  j'ai  tenu  parole.  Je  ne  me  suis  pas  engagée 
à  ne  plus  vous  aimer  mentalement,  car,  cela,  je  ne 
le  pouvais  pas! 


ACTE  DEUXIEME  271 

BOIGUET 

Mais  tu  t'es  engagée  à  faire  tous  tes  efTorts  pour 
chérir  ton  mari...  Et  nous  avons  tous  les  deux  escompté 
le  temps  et  la  sagesse  pour  transformer  dans  ton 
cœur  tout  sentiment  passionné  s'il  en  subsistait  encore 
un.  Ai-je  eu  tort  de  te  croire  ?  J'ai  trouvé  qu'il  y  avait 
une  très  réelle  beauté  dans  ce  pacte,  puisqu'il  main- 
tient l'équilibre  de  toutes  ces  existences  qui  auraient 
pu  être  compromises  et  dont  tu  es  pour  ainsi  dire  la 
clef  de  voûte! 

EDWIGE 

Je  n'avais  pas  besoin  que  vous  récapituliez  tous 
vos  mobiles,  je  les  sais  tous,  je  ne  les  oublie  jamais. 
Vous  en  omettez  même  un  qui  est  le  meilleur  et  (qui 
vous  vaut  toute  ma  reconnaissance... 

BOUGUET 

Lequel? 

EDWIGE 

C'est  que  vous  n'avez  pas  voulu  que  je  sois  chassée 
par  Madame  Bouguet  et  que  je  tombe  à  la  misère 
ou  au  néant...  (siience.)  J'ai  donc  contracté  vis-à-vis 
de  vous  un  engagement  qui  est,  en  effet,  sacré... 
Enterrer  mon  amour,  vous  en  libérer!...  Mais  que 
voulez- vous...  tout  le  monde  est  heureux  ici...  tout  le 
monde  est  pleinement  heureux...  vous,  mon  mari, 
elle,  tous,  sauf  moi!  Ah!  que  ce  serait  peu  de  chose 
pourtant!  A  de  certaines  heures  un  regard  de  l'âme 
qui  me  dirait  :  «Je  n'ai  pas  complètement  oublié. 
Courage,  ma  petite  !  »  Et,  à  d'autres  moments  même  un 
baiser,  oui,  un  baiser...  oh!  qui  n'ait  plus  rien  de 
sensuel...  comme  celui,  tenez,  que  vous  avez  donné 
tout  à  l'heure  à  votre  femme  et  qui  m'a  fait  si  mal 
dans  l'âme... 

BOUGUET 

Voyons,  Edwige!... 


LES   FLAMBEAUX 


EDWIGE 


Songez  donc  que  c'est  moi  qui  ai  tous  les  soucis  de 
cet  équilibre  moral  dont  vous  parlez  et  dont  je  suis  la 
ménagère!...  Vous,  qui  ne  pensez  plus  à  moi,  cela 
vous  est  facile  de  vivre  !  Mais  moi,  il  faut  que  j  e  surveille 
toutes  mes  pensées,  tous  mes  actes...  (Biie  met  la  »êtc  dans 
ses  caudes.)  Et  puis,  la  chosB  terrible,  oui,  la  chose  ter- 
rible... 

BOUQUET 

Laquelle?  Pourquoi  t'arrêtes-tu? 

EDWIGE 

Ah!  vous  me  devinez! 

BOUGUET,  vivement. 

Voyons,  Edwige,  ce  n'est  pas  vrai,  tu  mens  en  ce 
moment- ci,  car  je  sens  bien  que  tu  commences  à  aimer 
ton  mari,  (siie  secoue  la  tête.)  Si,  si,  tu  l'aimes  déjà!  Tu 
as  beau  dire,  tu  ne  le  sais  pas  toi-même,  mais  moi  je 
le  devine...  J'ai  la  joie  de  le  découvrir...  L'autre  jour, 
tu  t'es  mise  en  colère,  tu  l'as  défendu  à  propos  d'une 
futilité,  avec  de  la  véhémence  que  j'ai  trouvée  char- 
mante. 

EDWIGE 

Ce  n'est  pas  l'amour! 

BOUGUET,  s'animant  comme  pour  se  persuader  lui-même. 

Et  comme  il  t'aime,  lui!  Quel  plaisir  à  voir  la 
bonne  candeur  de  ses  yeux,  la  sollicitude  joviale  dont  il 
t'entoure,  sa  transformation,  car  il  est  transformé 
depuis... 

EDWIGE 
Taisez-vous!  taisez- vous!  (Elle  lui  prend  la  main,  il  la  retire.) 

Permettez  que  j'appuie  ma  tête  sans  rien  dire  sur 
votre  épaule... 


ACTE  DEUXIEME  273 


BOUGUET 


Allons,  Edwige!  Pas  de  mots  d'enfant  gâtée!  Une 
plus  noble  attitude!  Plus  de  ces  faiblesses  d'adoles- 
cente. C'est  exact,  j  e  pourrais,  j  e  devrais  te  dire  peut-être 
de  temps  en  temps  le  mot  qui  fouetterait  ta  volonté  et 
qui  rassurerait  tes  émois. 

EDWIGE' 

Ah!  vous  le  reconnaissez!.. 

BOUGUET 

Mais  je  ne  le  ferai  pas.  Je  ne  dois  pas  le  faire,  je  ne  le 
dois  pas.  Moralement,  j'ai  vis-à-vis  de  mon  ami  un 
devoir  qui  doit  toucher  au  scrupule.  Le  silence  total  est 
préférable.  Tout  rapprochement,  s'il  t'apportait  un 
bienfait  et  du  courage,  serait  tout  de  même  un  pas  en 
arrière...  Mais  oui...  je  redoute  tes  bras  tendus...  (se  re- 
prenant :)  quoique  je  t'en  prie  de  n'avoir  aucun  doute 
là-dessus,  je  n'éprouve  pour  toi  qu'une  profonde 
sollicitude... 

(Il  1»  dit  sèebemont,  presque  <Iureraeii(.) 
EDWIGE 

Quelle  cruauté!  prononcez  donc  au  moins  le  mot 
amitié,  s'il  ne  vous  écorche  pas  la  bouche!... 

BOUGUETj  avec  une  force  croissante. 

Une  très  profonde  amitié,  oui. 

EDWIGE 

Et  puis,  ne  dites  plus  rien.  Qu'importent  les  mots!... 
Voyez,  on  va,  on  vient.  Accordez- moi  ces  cinq  minutes 
silencieuses,  je  vous  en  supplie.  Si  vous  ne  voulez  pas 
me  les  accorder  ici,  que  ce  soit  n'importe  où,  tenez, 
derrière  notre  pavillon,  dans  une  allée,  dans  plus 
d'ombre  encore... que  je  sente  dansée  soir  si  bon  pour 


274  LES   FLAMBEAUX 

tous,  si  cruel  pour  moi,  le  rapprochement  de  vos  lèvres 
sur  mon  front.  J'en  aurai  peut-être  pour  une  année  de 
courage!...  Vous  verrez,  j'arriverai  au  but,  mais  d'ici 
là...  ah!  d'ici  là...  par  pitié.,  ne  me  refusez  pas  cette 
seconde...  Je  meurs  de  solitude  et  de  courage  vain!.. 

BOUGUET 

Je  la  refuse. 

EDWIGE,  tombant  à  g«noux. 

Oh!  c'est  trop!  c'est  un  luxe  de  cruauté  inutile.  Pour 
qui  eette  cruauté,  pour  qui?...  Vous  n'avez  pas  peur  de 
moi,  pourtant!  Hélas!  Hélas!... 

(Elle  sanglote.) 

BOUGUET 

Lève-toi...  lève-toi.,  lève-toi  vite.  Tu  ne  vois  donc 
pas  que  c'est  un  hasard  qu'il  n'y  ait  pas  dix  personnes 
ici. 

EDWIGE 

Pensez  à  l'eiïroyable  contrainte  de  mon  cœur!...  Oh! 
mon  adoré!... 

BOUGUET,  la  faisant  so  lever  brusquemcj»!. 

Lève- toi,  je  te  dis! 

(Un  temps.  Il  s'écarte.) 

EDWIGE,  à  voix  basse,  se  rapproche. 

Dites-moi  alors  que  je  vous  verrai  tout  à  l'heure, 
s'importe  où...  que  l'on  ne  va  pas  se  séparer  ainsi  ce 
«oir...  c'est  impossible!...  Oh!  ce  soir!... 

BOUGUET 

Tais- toi!...  Voilà  Hernert. 


ACTE  DEUXIÈME  275- 

SCÈNE  V 
BOUQUET,  EDWIGE,  HERNERT. 

HERNERT,  des  marches  de  l'orangerie. 

Eli  bien!  Vous  n'entrez  pas  pour  entendre  du  Bach? 
Vous  entendez,  on  commence.  Avouez  que  j'ai  eu  une 
bonne  idée  :  du  Bach  vaut  mieux  qu'une  mauvaise 
valse. 

BOUGUET,  vague,  cherchant  ses  mots. 

Certainement  oui,  je  vous  remercie. 

HERNERT 

A  moins  que  vous  ne  préfériez  l'entendre  du  detors 
sous  les  arbres? 

BOUGUET 
Si  c'est  avec  vous,    (a  Edwige,  qui  lui  fait  des  signes  déselés.) 

'Va,  rentre  dans  la  salle. 

EDWIGE,  ramasse  une  écharpe  et  bas  en  s'en  allant. 

Dites-moi  deux  mots  tout  à  l'heure,  dans  la  foule,  je 
vous  attends...  si...  je  vous  attends!... 

BOUGUET,  après  une  hésitation. 

Va. 

(eu*  se  sauve.) 

SCÈNE  VI 
BOUGUET,  HERNERT. 

BOUGUET 

Monsieur  Hernert,  précisément  je  vous  cherchais.  Je 
voulais  me  donner  le  plaisir  très  grand  de  vous  serrer 


276  LES    FLAMBEAUX 

la  main.    Le   permettez- vous?    (Edwige   est  sortie.    Les   deux 

hommes  se  serrent  la  main.)  Je  me  suis  souvent  demandé  pour- 
quoivous,  l'auteur  dramatique  glorieux,  l'auteur  de 
tant  de  beaux  poèmes,  vous  aviez  tenu  à  faire  ce  beau 
geste  et  à  vous  eiïacer  devant  un  homme  si  éloigné  de 
vous.  Elle  ne  manque  pas  de  grandeur,  cette  frater- 
nité des  esprits  d'élite  qui  ne  se  connaissent  pas.  Mais 
en  quoi  ai- je  mérité,  je  ne  dirai  pas  le  sacrifice,  mais 
l'honneur  que  vous  m'avez  fait? 

HERNERT 

Oh!  c'est  une  vieille  dette,  une  très  vieille  dette  con- 
tractée il  y  a  déjà  plusieurs  années.  Vous  dites  que  nous 
n'avons  pas  de  point  de  contact,  d'abord  c'est  faux. 
Vous  savez  que  mes  dernières  œuvres  sont  des  ouvrages 
de  philosophie? 

BOUGUET 

C'est  vrai,  et  ce  sont  de  nobles  œuvres.  Votre  réfuta- 
tion de  Kant  est  un  morceau  étonnant. 

HERNERT 

Oh!  je  ne  suis  encore  qu'un  débutant  bien  gauche, 
mais  c'est  à  vous  que  je  dois  de  les  avoir  écrites,  ces 
deux  dernières  œuvres. 

BOUGUET 

A  moi? 

HERNERT 

Oui.  J'ai  renoncé  au  théâtre,  vous  le  savez.  Je  mé- 
prise presque  maintenant  la  forme  poétique  et  plas- 
tique. Je  suis  arrivé  enfin  à  ne  concevoir  que  la  pensée 
abstraite.  Cette  métamorphose,  je  la  dois  à  bien  des 
événements,  à  une  évolution  naturelle,  il  se  peut,  mais 
c'est  à  vous  surtout,  et,  en  m' effaçant  devant  vous, 
j'acquittais  une  dette  de  reconnaissance  dont  vous  ne 
pouvez  deviner  la  poignante  origine.  Tout  un  drame 


ACTE  DEUXIÈME  277 

que  personne  ne  connaît  et  que  personne  ne  connaîtra 
jamais! 

BOUGUET 

Pourquoi  ne  le  connaîtrais-] e  pas?  Si  vraiment,  à 
une  époque  de  votre  vie,  j'ai  été  l'appoint  que  vous 
dites,  le  camarade  inconnu  dont  vous  parlez,  pour- 
quoi ne  vous  demanderais- je  pas  le  premier  cette  con- 
fidence? 

HERNERT,  le  regardant  en  face. 

Après  tout!  Oui.  c'est  un  émouvant  miracle  que 
celui  auquel  vous  faisiez  allusion  tout  à  l'heure, 
la  fraternité  des  esprits  supérieurs,  cette  marche 
sourde  en  avant  de  mille  têtes  qui  ne  se  con- 
naissent pas  et  qui  poursuivent,  chacune  dans  leur 
sphère,  la  recherche  des  vérités.  C'est  un  bataillon 
bien  dispersé,  mais,  voyez,  nous  ne  nous  étions  jamais 
parlé  et,  dès  que  nos  deux  regards  se  sont  rencontrés, 
il  semble  que  nous  ayons  deviné  en  nous  des  ascen- 
dances communes,  des  affinités  qui  font  de  nous 
deux  êtres  très  proches  et  qui  se  sont  peut-être  tou- 
jours connus...  C'est  assez  grand... 

BOUGUET 

Oui,  c'est  très  grand...  Alors,  à  quoi  servirait' donc 
cette  parenté  mystérieuse  si  elle  ne  nous  donnait  pas 
le  droit  de  brûler  les  étapes  de  l'amitié  et  de  parvenir 
d'un  coup  à  ce  plan  de  confiance  ou  d'aveu  que  je 
réclame?  Dans  des  domaines  très  proches,  ceux  de 
la  recherche  et  de  l'idée,  nous  sommes  déjà  de  la 
famille. 

HERNERT 

Mais,  moi,  je  suis  le  néophyte.  Je  suis  le  nouveau 
venu.  Vous,  vous  avez  toujours  vécu  dans  les  pensées; 
moi  pas.  Je  suis  parti  des  sens.  Oui,  j'ai  été  un  sensuel 
jusqu'à  trente  ans;  puis,  après  les  sens,  j'ai  traversé 

U 


278  LES  FLAMBEAUX 

les  sentiments...  Aujourd'hui,  je  suis  parvenu  à  ïar 
pensée  et  je  me  suis  livré  à  elle  ingénument...  Ceux 
qui  comprennent  le  mieux  imaginent  que  j'ai  traversé 
ces  trois  cerceaux  successifs  :  les  sens,  les  sentiments 
et  les  idées,  par  un  encliainement  tout  naturel.  Du 
tout,  c'est  à  un  grand  à- coup  que  je  le  dus.  Il  fut 
simple.  Il  fut  terrible.  Personne  ne  le  connaît.  Vous,, 
vous  pouvez  savoir... 

BOtKiUET 

Dites...  Je  vous  en  conjure... 

HERNERT 

Depuis  des  années  je  cachais  un  amour  tranquille 
et  heureux...  un  amour  sans  pubhcité  qui  a  pourtant 
alimenté  dix  ans  de  ma  vie,  dix  ans!...  Tout  à  coup, 
en  un  jour,  en  une  soirée,  dans  les  solitudes  vertes 
de  Normandie  où  je  vivais,  c'a  été  l'effondrement, 
la  rupture  la  plus  atroce,  —  les  saletés  révélées,  le 
cri  furieux  de  la  haine...  La  désillusion  se  reportait 
sur  tout  mon  passé  et,  dans  la  débâcle,  cette  femme 
a  détruit  jusqu'au  souvenir,  jusqu'aux  images!... 
Ce  fut  abominable...  Un  soir,  je  suis  sorti  dans  le  jardin, 
un  jardin  comme  celui-ci,  tout  mouillé  de  lune...  je 
me  suis  traîné  sous  un  chêne  humide  —  je  me  sou- 
viens —  pour  mourir.  J'ai  appuyé  le  canon  du  revolver 
sur  la  place  choisie.  Je  me  suis  étendu  dans  la  position 
de  la  mort...  et,  alors,  dans  cette  position,  mes  yeux 
se  sont  iîxés  tout  naturellement  sur  le  ciel...  C'est  ce 
qui  m'a  sauvé.  Je  n'y  ai  pas  vu  Dieu,  certes!...  Mais, 
dans  ce  raccourcissement  suprême  de  la  volonté,  au 
moment  de  l'effort  sur  le  tremplin,  j'ai  vu  là- haut, 
par  une  espèce  de  synthèse  imagée  que  connaissent 
tous  ceux  qui  ont  failli  mourir  et  qui  interrogent  le 
ciel,  j'ai  vu  les  flambeaux...  les  idées  qui  illuminent 
toute  la  conscience  du  monde  que  j'allais  quitter!... 


I 


ACTE  DEUXIEME  ^79 

J'ai  vu  là-haut  accrochée,  je  puis  du-e,  d  étoile  ea 
étoile,  au  lieu  et  place  de  la  divinité,  toute  la  pensée 
humaine...  comme  si,  désagrégée  mais  jamais  perdue, 
elle  vivait  réellement  au-dessus  de  nous,  et  formait 
un  grand  nimbe  universel,  qui  nous  emporterait  vers 
des  fins  de  clarté  ou  de  sérénité...  Ma  main  s'est 
attai'dée  longtemps,  longtemps,  indéfiniment...  Le 
doigt  sur  la  gâchette  mollissait.  Dès  ce  regard  su- 
prême j'avais  été  happé  par  le  ciel  de  l'homme  — 
l'autre,  non! — J'ai  voulu  atteindre  le  connaissable 
avant  de  partir  pour  l'inconnu!  Dès  lors,  je  me  suis 
acheminé  comme  vous,  comme  tant  d'autres,  vers  de 
plus  nombreux  infinis...  La  chair  n'a  plus  compté  : 
ma  douleur  se  perdait  dans  l'universel  esprit! 

BOUGUET 

Oui,  la  pensée  est  le  refuge  des  âmes  qui  ont  vécu  ! 
L'idée  est  tout.  Voilà!...  Ah!  la  bienfaisante  certi- 
tude!,.-   (Sojj   osU  s'aniiïje   étrangement.) 

HERNERT 

Oui,  n'est-ce  pas?  L'idée  est  devant.  Elle  éclaire 
le  monde  entier  dans  sa  marche.  Les  flambeaux  sont 
ià  qui  précèdent.  Dès  qu'on  s'est  penché  sur  toutes  les 
possibilités  immenses  de  l'esprit,  on  voit  que  l'idée 
précède  l'acte.  Alors,  que  deviennent  la  terreur, 
l'amour,  la  douleur?  Des  résidus,  des  déchets  de 
l'âme  en  marche  ou  de  la  pensée  universelle...  On  ne 
sent  plus  l'amputation  qui  vous  est  faite  d'une  partie 
de  soi-même...  Alors,  de  toute  mon  énergie,  la  mort 
que  j'espérais,  dont  j'avais  soif,  je  l'ai  repoussée 
comme  une  formule  insignifiante  et  je  me  suis  préci- 
pité sur  des  livres.  J'étais  un  ignorant.  Les  premiers 
qui  me  soient  tombés  sous  la  main,  ce  furent  les 
vôtres.  Vos  recherches  sur  la  vie,  votre  philosophie... 
Oh!  qu'ils  sont  beaux  dans  leur  sécheresse  et  dans 
leur  volonté  aride.  Votre  dernier,  Évolution  et  Matière, 


280  LES    FLAMBEAUX 

m'a  empoigné  comme  un  flot.  De  ce  jour,  je  suis  arrivé 
à  vivre  et  à  agir  par  des  énergies  immortelles...  C'est 
cela,  vivre!  La  fatalité  qui  a  failli  .m'écraser  n'est 
qu'un  point  de  vue  bien  mesquin  et,  au-dessus  de  la 
fatalité,  il  y  a  la  majestueuse  liberté  de  la  pensée... 
Je  vous  dois  infiniment,  Bouguet!...  comme  je  dois 
ma  vie  et  mon  courage  à  la  pure  contemplation  d'un 
ciel,  un  soir,  sous  le  chêne  d'un  petit  village.  L'âme 
suprême  a  consolé  mon  âme  d'homme. 

BOUGUET,  avec  une  grande  émotion. 

Comme  c'est  étrange  que  vous  parliez  ainsi... 
comme  c'est  curieux,  cette  confession,  aujourd'hui!... 
Et  comme  je  suis  ému...  effrayé...  Vous  ne  pouvez  pas 
savoir  à  quel  point!... 

HERNERT 

Pourquoi? 

BOUGUET,  lui  saisissant  toul  à  coup  nei-veuseraenl  le  bras. 

Pourquoi?...  Parce  que...  j'ai  cinquante- cinq  ans, 
mon  ami...  Dès  l'âge  de  quinze  ans,  je  vivais  dans  ce 
troisième  cycle  dont  vous  parliez  :  la  pensée,  la  re- 
cherche... Et  voici  que  je  fais  peut-être  le  chemin 
inverse  de  celui  que  vous  avez  fait! 

HERNERT 

C'est-à-dire?... 

BOUGUET 

Oui,  parti  de  la  pensée,  après  être  passé  par  les  sen- 
timents, j'en  arrive  peut-être  aux  sens...  dont  vous 
venez!...  Quelle  affreuse  contradiction!...  Et  quel 
échange!... 

HERNERT 

Est-ce  possible?... 

BOUGUET 

Pendant  que  vous  parliez,  j'écoutais  votre  histoire 


ACTE   DEUXIEME  281 

avec  angoisse...  Vous  ne  pouvez  concevoir  mon  doute 
de  moi-même...  mon  étonnoment...  ma  rage,  depuis 
quelques  jours...  le  doute  de  ma  fierté  qui  m'envahit!... 
Celui  auquel  vous  vous  confessez  avec  ardeur  n'est 
peut-être  qu'un  pauvre  vieux  savant  naïf  et  falot  qui 
n'a  même  pas  la  connaissance  de  lui-même  et  qui  à 
cinquante  ans  se  sent  tout  à  coup  pris  par  une  force 
rétrograde!...  Oui,  ne  cherchez  pas  à  comprendre... 
Nous  sommes  deux  voyageurs,  nous  nous  rencontrons 
en  chemin  inverse.  Nous  pensions  l'un  à  l'autre,  sans 
nous  connaître...  et  nous  nous  rencontrons  en  pas- 
sant, l'un  allant  là,  l'autre  en  revenant.  Et  nous 
nous  tendons  la  main  fraternellement...  mais  avec 
une  bien  belle  amertume!  — 

HERNERT 

Ce  n'est  pas  encore  assez  que  cette  poignée  de 
main...  Je  ne  sais  ce  qu'évoquent  pour  vous  cette  soi- 
rée, ces  arbres,  ce  jardin,  ce  ciel...  Je  devine  obscu- 
rément une  terreur...  Mais,  moi,  je  sens  monter  en 
moi  toute  l'émotion  du  soir  où  j'ai  souhaité  de  dispa- 
raître à  cause  d'elle...  Voyez- vous,  c'est  le  même  ciel 
immobile...  Il  n'y  a  qu'une  chose  qui  est  peut-être 
changée...  le  visage  de  ma  douleur...  Et  un  peu 
grâce  à  vous,  n'est-ce  pas?  Comprenez- vous  ma  dette 
superstitieuse  maintenant  et  pourquoi  j'ai  tenu  à 
l'acquitter? 

BOUGUET 

Il  faut  que  je  vous  embrasse...  il  faut  que  nous  nous 
embrassions!... 

HERNERT 

De  tout  mon  cœur! 

(Et  ces  Jeux  hommes,  dans  l'ombro,  se  tlonnent  un  baiser  maladroit 
où  se  Ululent  Je  largos  respirations  oppressées.) 

24. 


282  LES  FLAMBEAUX 

'"   BOUGUET 

Mon  ami,  mon  cher  ami!  qui  pourrait  comprendre 
notre  émotion  en  ce  moment  et  le  baiser  d'homme 
que  nous  venons  d'échanger! 

HERNERT,  radieux. 

Vous  voyez  que  j'ai  bien  fait  de  venir  ee  soir.  Je 
n'espérais  pais  à  un  pareil  moment. 

BOUGUET 

Quelqu'un  vient  nous  le  voler... 

HERNERT 

Et,  voyez,  c'est  un  peu  comme  dans  des  histoires 
ou  comme  à  la  fin  des  rêves  :  la  musique  cesse  avec  no« 
paroles. 

SCÈNE  VU 

Les  Mêmes,  HERVÉ,  des  Invités,  puis  MADAME  BOU- 
GUET, PÉLISSIER,  CORMEAUX,  MARCELLE,  p«s 
EDWIGE. 

Une  quinzaine  de  personnes  sortent  el   descendent  les  niarcUos  de 
l'orangerie. 

HERVÉ,  à  Bouguet. 

On  vous  cherchait,  monsieur  Bouguet.  Vous  n'avez 
pas  entendu? 

BOUGUET 

Nous  écoutions  du  dehors,  Hernert  et  moi.  (u  r&nire 

précipitamment  dans  l'orangerie,  presque  en  courant.)  , 
HERVÉ  ^ 

Monsieur  Hernert!  vous  a-t-on  remis  ou  envoyé 
votre  exemplaire  de  la  médaille  oommémorative? 


ACTE  DEUXIEME  283 

HERNEBT 

Je  ne  sais  pas  si  je  Tai  reçue.  En  tout  cas,  on  ne  me 
l'a  pas  donnée  ici.  Au  fait,  je  réfléchis  même  que  je 
ne  l'ai  pas  vue. 

HERVÉ 

Tenez,  la  voilà. 

(Quatre  ou  ciuq  personnes  se  rapprochent.   Heniert  regarde,  sous  1» 
iHniière  qui  Tient  de  l'orangerie.) 

HERNERT 

C'est  très  bien.  Autant  qu'une  médaille  peut  être 
bien.  Puis,  c'est  une  plaisante  idée  du  sculpteur  de 
l'avoir  doucement  appuyé  sur  le  visage  de  Madame  Bou- 
guet.  On  ne  sait  pas  quel  est  celui  qui  reflète  l'autre... 
On  dirait  deux  grands  fronts  qui  absorbent  toute  la 
lumière..,. 

HERVÉ 

Comme  c'est  vrai,  monsieur,  ce  que  vous  dites! 
D'ailleurs,  Madame  Bouguet  adore  passionnément  la 
lumière.  Figurez-vous  qu'il  n'y  a  pas  de  rideaux  à 
ses  fenêtres  et  elle  se  coiffe  résolument  en  arrière. 

(Madame  Bouguet  descend  de  l'orangerie.) 
MADAME    BOUGUET 

Vous  parliez  de  moi?  Vous  vous  moquiez  de  ma 
coifl'ure? 

HERNERT 

Au  contraire.  Nous  admirions  votre  front  que  le 
sculpteur  a  fait  très  ressemblant.  Nous  disions  :  un 
front  qui  absorbe  toute  la  lumière. 

MADAME    BOUGUET 

On  m'a  assuré  que  Victor  Hugo  avait  l'habitude 
quand  il  voyait  le  front  d'une  femme  embroussaillé, 
de  lui  rejeter  tous  les  cheveux  en  arrière.  Il  avait 
raison  :  le  front,  c'est  le  visage  de  l'intelHgence...  Je 
ne  dis  pas  ça  pour  moi! 


284  LES   FLAMBEAUX 

UN    ELEVE,    du    perron   de   l'orangerie. 

Mesdames,  messieurs,  Mlle  Mériel,  de  la  Comédie- 
Française,  veut,  avant  que  nous  nous  séparions,  vous 
dire  un  sonnet  qu'un  des  nôtres,  un  jeune  élève  de 
l'Institut  Claude- Bernard,  a  écrit  en  l'honneur  de 
notre  maître.  Mlle  Mériel  le  dira,  appuyée  au  soele  de 
la  vieille  statue  de  Pomone,  ici  à  droite... 

PÉLISSIER 

Excellente  idée.  Il  faisait  si  chaud  à  l'intérieur. 

CORMEAUX 

Et  ce  sera  beaucoup  plus  décoratif.  Elle  eet  si  déco- 
rative ! 

MARCELLE,    s'empressant  et  désignant  le  fond  du  jardin. 

Si  VOUS  voulez  tourner...  à  droite...  c'est  la  statue 
qui  est  presque  au  pied  de  l'escalier. 

(On  se  diiijje  en  niasse  dans  lo  fond  à  droite,  11  ne  reste  plus  sur  la 
scène  que  Madame  Bougiiet,  Herncrt,  Hervé.  Edwige  à  ce  moment 
sort  de  l'oiaiigerie  et  passe  en  se  dirigeunt  rers  sa  maison.) 

MADAME    BOUQUET,     l'apercevant. 

Edwige,  tu  ne  viens  pas? 

EDWIGE 

Non.  Je  vais  me  coucher.  Je  n'en  peux  plus! 

MADAME    BOUGUET 

Tu  n'attends  pas  la  fin? 

EDWIGE 

Je  suis  prise  d'un  véritable  étourdissement.  Je 
monte  dans  ma  chambre.  Excusez- moi  et  à  demain. 

MADAME    BOUGUET 

Tu  n'as  besoin  de  personne? 


ACTE  DEUXIÈME  285 

EDWIGE 

J'ai  prié  la  femme  de  chambre,  au  contraire,  de  ne 
pas  me  réveiller. 

MADAME    BOUGUET 

Le  bruit  ne  te  dérangera  pas? 

EDWIGE 

Pas  le  moins  du  monde.  Avant  un  quart  d  neare, 
je  serai  endormie.  Je  n'en  peux  plus! 

UN    PRÉPARATEUR,   appelant  dans  le  fond. 

Vous  venez  écouter,  Hervé? 

HERVÉ 

J'arrive.  Une  seconde. 

(Edwige  est  entrée  dans  la  maison.  On  entend  plus  lois  une  voix  qui 
psalmodie  quelque»  vers.  Madame  Bouguet,  au  premier  plan,  donne 
un  ordre  à  Hervé.) 

MADAME    BOUGUET 

Hervé,  il  n'est  pas  venu  un  groem  du  journal 
U Aube  apporter  des  épreuves? 

HERVÉ 

Non,  madame.  Je  suis  au  courant,  s'il  était  venu, 
je  ne  l'aurais  pas  fait  attendre. 

MADAME    BOUGUET 

S'il  n'arrivait  pas  avant  un  quart  d'heure,  vous 
seriez  bien  aimable  de  téléphoner  au  journal,  car  je 
ne  veux  pas  qu'un  article  de  cette  importance  paraisse 
sans  que  mon  mari  en  ait  pris  connaissance.  Vous  me 
les  apporteriez,  je  les  corrigerais  là...  tenez...  près  de 
cette  lampe... 

HERNERT,    baisant  la  main  de  Madame  Bouguet. 

Je  prends  congé  de  vous... 


286  LES   FLAMBEAUX 

MADAME    BOUGUET 

.  Comme  je  vous  remercie  d'être_venu  ce  soir,  mon- 
sieur Hernert.  J'espère  que  nous  deviendrons  de  vrais 
amis. 

HERNERT 

C'est  le  vœu  que  j'exprimais  à  Bouguet  lui-même 
il  y  a  un  instant.  Nous  venons  de  causer  amicalement. 
Quelle  étonnante  impression  de  candeur  et  de  sincé- 
rité se  dégage  de  lui!...  Vous  savez...  la  pure  simpli- 
cité des  voyants!...  Vous  êtes  tous  des  candides  ici. 
Vous  m'avez  encore  donné,  ce  soir,  un  peu  de  récon- 
fort, et  je  m'en  vais  charmé.  A  bientôt  donc.  J'ai  hâte 
de  revoir  déjà  cette  maison  de  travail,  d'ardeur,  cette 
ruche  paisible  de  l'intelligence  et  du  savoir,  qui  veille 
au  cœur  de  Paris. 

(11  s'en  va.  Au  moment  où  il  se  dirige  vers  le  fond  pour  aller  rejoindre 
le  groupe  qui  s'est  réuni  d;ins  le  jardin,  on  aperçoit  Bougueî.  qui  à 
son  tour  descend  de  l'orangerie  et  passe  en  se  dirigeant  du  même 
côté  qu'Edwige  tout  à  l'heure.) 

SCÈNE   VIII 
Les  Mêmes,  BOUGUET. 

MADAME    BOUGUET,  qui  remontait  en  suivant  Hernert. 

Tiens!  tu  fuis  aussi?  Tu  n'étais  pas  là- bas,  sous  les 
coups  de  l'encensoir... 

BOUGUET 

Je  commence  d'ailleurs  à  en  avoir  par- dessus  la 
tête.  Nous  en  a-t-on  asséné,  ce  soir!...  C'est  fasti- 
dieux ! 

MADAME    BOUGUET 

Où  t'en  vas-tu,  lâcheur?... 

BOUGUET 

Je  monte  au  laboratoire.   Je  m'aperçois  que  j'ai 


ACTE  DEUXIÈME  287 

complètement  oublié  de  fermer  à  clef  mon  secrétaire. 
11  y  a  mon  manttscrit  sur  la  table...  Demain,  le  gar- 
çon de  salle  pourrait  fouiller;  c'est  tout  à  fait  inutile.,. 
Depuis  que  quelques  indiscrétions  ont  été  commises 
dans  la  Revue   Verte...  Je  vais  revenir  de  suite, 

(Il  s'en  va  par  une  allée  à  gauche,  dernère  le  pavillon  des  Blondel.) 

MADAMK    BOCJGUKT,  aux  domestiquer    qui  sont  sur  le  seuil 
de  l'orangerie. 

Oui,  vous  pouvez  commencer  à  éteindre. 

MARCELLE,    revient   au    fond. 

Maman?  Tu  es  là?...  Ton  absence  est  remarquée. 

MADAME   BOUGUET,   toujours  aux  domestiques- 

Et  vous  pouvez  fermer  de  ce  côté. 

(Ils  ferjient  les  volets  de  l'orangerie,)' 
MARCELLE 

Edwige  est  montée  se  coucher,  je  crois? 

MADAME    BOUGUET 

J'espère  que  nous  n'allons  pas  tarder  à  en  faire 
autant.  Minuit  est  proche. 

MARCELLE 

Pas  loin. 

MADAME    BOUGUET 

Je  vais  fermer  les  portes,  de  ce  côté,  pour  indiquer 
aux  retardataires  que  je  voudrais  bien  qu'on  nous 
laisse  la  paix.  Il  faut  que  je  fasse  demain  matin  une 
série  d'inoculations. 

BLONDEl,,  arrivant  du   fond. 

Eh  bien,  je  vous  assure  que  vous  avez  absolument 
l'air  de  le  faire  exprès!...  Ni  le  mari,  ni  la  femme!...  L^ia 
vers  de  ce  pauvre  garçon  sont  d'un«  idiotie  l 


288  LES  FLAMBEAUX 

MADAME    BOUGUET 

Mais  c'est  par  pudeur  que  je  n'ai  pas  voulu  entendre. 
Ça  me  gêne. 

BLONDEL 

Allez  le  féliciter  tout  de  même.  Il  est  ému. 

MADAME    BOUGUET 

Qu'est-ce  que  je  dirai? 

BLONDEL 

Dites  que  le  dernier  vers  est   admirable.   Ça  fait 
toujours  plaisir  à  un  poète. 

(Blondel  reste  en  scène  ,et  allume  une  cigarette  en  riant.) 


SCÈNE  IX 
BLONDEL,  PÉLISSIER,  puis  EDWIGE. 

PÉLISSIER,  son  pardessus  sur  le  bras,  sort  du  pavillon  de»  Blondel. 

Tiens!  vous  êtes  là,  Blondel! 

BLONDEL 

Pourquoi  cet  étonnement? 

PÉLISSIER 

Ah!  je  croyais  que  c'était  vous  qui  étiez  rentré  dans 
votre  maison. 

BLONDEL 

Non.  J'étais  de  service,  mon  cher. 

PÉLISSIER 

Je  prenais  dans  l'obscurité  mon  pardessus  que  j'avais 
déposé  chez  vous,  avec  le  vestiaire  de  Mme  Duruy, 
quand  on  vient  juste  d'éteindre  votre  rez-de-chaussée. 


ACTE  DEUXIÈME  289 

Alors  je  me  suis  trouvé  stupidement  dans  l'obscurité  !... 
A  tâtons,  je  me  suis  mis  à  chercher,  autour  de  votre 
billard  sur  lequel  j'avais  jeté  le  pardessus,  et... 

BLONDKL,    regardant  le  pavillon. 

Ah!  oui!  tiens,  au  fait,  c'est  éteint!  Pourquoi?... 
C'est  absurde. 

PÉLISSIER 

Et  on  a  poussé  la  porte  pendant  que  j'étais  là. 
C'était  un  couple.  Je  croyais  que  c'était  vous  qui 
accompagniez  Madame  Blondel. 

BLONDEL 

Du  tout.  Ma  femme  était  seule...  Ce  ne  peut  être 
elle  que  vous  avez  aperçue. 

PÉLISSIER 

Alors,  vous  avez  des  invités  chez  vous... 

BLONDEL 

C'est  d'ailleurs  imprudent  de  laisser  ainsi  toutes  les 
portes  ouvertes.  Je  recommande  toujours  à  ma  femme 
de  fermer  la  porte  qui  donne  derrière  ce  massif  d'à?' 
bres. 

PÉLISSIER 

C'est  par  là  que  je  suis  entré. 

BLONDEL 
Un    instant.    (Au  moment  de  s'en  allei.)   VouS    désirCZ    du 

feu!  Voilà  une  boîte  d'allumettes. 

(Il  lui  laisse  les  allumettes.  Pélissier  allume  un  cigare,  met  son  par- 
dessus. Quelques  sccoade*  après,  Blondel,  qui  a  fait  le  tour  de  sa 
maison,  revient;  il  remet  des  clefs  dans  sa  poche.) 

PÉLISSIKP. 

Adieu,  mon  cher.  Alors,  je  ne  serre  pas  la  main  à 
Madame  Blondel. 

25 


290  LES  FLAMBEAUX 

BLONBEL 

Ma  femme  se  sentait  souffrante.  Eï!e  «st  montée 
depuis  longtemps  se  coucher. 

PÉLISSIER 

Ah!  «Ile  est  montée!... 

BLONDEL,   regarde  la   fenèlre  du  premier. 

Oui... 

ÉLISSIER 

Vous  lui  présenterez  tous  mes  respects. 

BLONDEL,  distrait,  regardant  la  maison. 

Vous  dites? 

PÉLISSIER 

Vous  lui  présenterez  tous  mes  respects. 

BLONDEL 

Oui...  Cependant,  pourquoi  n'est-ce  pas  allumé  dans 
sa  chambre?  Et  pourquoi  tout  est- il  éteint  en  bas? 

(La  lumière  s'allume  au  premier.)  Justement.    Mais,    alorS,    elle 

n'était  peut-être  pas  encore  montée...  Tiens!...  (ii  jette 

«in  caillou  dans  la  fenêtre.) 

PÉLISSIER 

Ce  n'est  pas  pour  me  dire  adieu,  cher  ami,  que  vous 
allez  déranger  Madame  Blondel? 

BLONDEL 
Rassurez- vous!    (ll     jette     un    second     caillou     et     appelle.) 

E4wîge!... 

(La  fenêtre  s'entr'ouvre.  Edwige  passe  imperceptiblement  la  tête  par 
les  volets.) 

EDWIGE  V 


Qu'y  a-t-il?  C'est  toi? 


BLONDEL 


Oui.  Tu  es  encore  habillée?  Comment  n'es- tu  pas  .] 
couchée? 


ACTE  DEUXIÈME  291 

EDWIGE 

Je  flânais. 

BLONDEL 

Tu  viens  pourtant  d'allumer  tout  de  suite? 

EDWIGE 

Oui.  Pourquoi? 

BLONDEL 

Pour  rien... 

PÉLISSIER 

Au  revoir,  madame. 

EDWIGE,   à   la  fenêtre. 

Au  revoir,  monsieur.  Je  vous  demande  pardon.  Je 
suis  montée;  j'étais  un  peu  souffrante! 

PÉLISSIER 

Reposez- vous.  Il  est  déjà  si  tard! 

(Edwige  a  refermé  la  fenêtre.) 

BLONDEL 

Adieu,  mon  cher.  (Le  retenant.)  Vous  VOUS  trouviez 
dans  la  salle  de  billard  quand  on  a  éteint  ?... 

PÉLISSIER 

Oui...  je  prenais  mon  pardessus... 

BLONDEL 

En  vous  en  allant,  voulez- vous  avoir  la  complai- 
sance de  dire  à  Bouguet...  ou  plutôt  à  Madame  Bou- 
guet...  oui,  à  Madame  Bouguet...  que  je  désire  lui  par- 
ler... Ils  sont  certainement  dans  la  foule,  là,  à  droite... 
je  viens  d'y  laisser  Bouguet. 

(Un  g^rand  temps.  Il  reste  seul  et  considère  machinalement  sa  maison.) 


292  LES  FLAMBEAUX 

SCÈNE  X 
MADAME  BOUGUET,  BLONDEL. 

MADAME     BOUGUET,   dans    le    fond. 

Mon  ami?  Pélissier  m'avertit  que  vous  me  cherchez. 

BLONDEL 

Oui...  Je  voudrais  dire  un  mot  à.  Bouguet.  Où  est-il? 

MADAME    BOUGUET 

Voilà  quelques  minutes,  il  s'est  absenté...  Attendez... 
(se  rappelant.)  Ah!  il  est  mouté  au  laboratoire.  Il  m'a 
dit  qu'il  allait  fermer  son  secrétaire. 

BLONDEL 

Depuis  combien  de  temps?... 

MADAME    BOUGUET 

Une  dizaine  de  minutes! 

BLONDEL 

C'est  curieux!  Quelle  coïncidence!...  Pourquoi  fer- 
mer son  secrétaire?  A  quel  propos? 

MADAME    BOUGUET 

Sans  doute  à  cause  du  fameux  livre,  des  notes 
aussi  relatives  au  sérum.  Il  y  a  eu  des  fuites.  Vous 
savez  qu'il  n'aime  pas  beaucoup  laisser  les  clefs  sur  les 
portes. 

BLONDEL 

C'est  une  excellente  habitude,  en  eiïet.  Il  faut  tou- 
jours fermer  les  portes;  je  viens  d'en  faire  autant... 
Pourquoi  riez- vous? 


ACTE  DEUXIÈME  293 

MADAME    BOUGUET 

Je  ris...  de  vos  axiomes...  La  Palice!  C'était  tout? 
Oui?  C'est  pour  cela  que  vous  m'aviez  appelée?  Vous 
ne  pouvez  donc  pas  bouger  d'ici?... 

BLONDEL,   hésitant. 

Non,  en  effet...  Et,  alors,  je  voudrais  qu'on  aille  le 
chercher.  Je  désire  savoir  où  il  est  en  ce  moment. 

MADAME   BOUGUET,  riant  de  plus  en  plus. 

Laurent?  Elle  est  bonne!...  Allez-y  vous-même. 
Pourquoi  restez- vous  là  comme  un  paquet! 

BLONDEL 

Madame  Bouguet...  je  suis  un  peu  inquiet  et  trou- 
blé... Oui,  je  suis  très  inquiet  de  la  santé  de  ma 
femme.  Elle  était  vraiment  dans  un  émoi...  dans  une 
irritation  bizarre...  Écoutez,  voulez-vous  avoir  l'obli- 
geance de  monter  chez  elle,  dans  sa  chambre.  Je  pré- 
fère ne  pas  la  déranger  moi-même.  Montez,  vous  lui 
demanderez  si  elle  ne  désire  pas  un  cachet  d'antipy- 
rine. 

MADAME    BOUGUET 

Mais,  très  volontiers,  mon  pauvre  ami. 

BLONDEL 

Montez.  Je  vous  attends  ici.  (Madame  Bouguet  entre  dans 
le  pavillon.  Blondel  se  promène,  craintif,  timide.  Il  s'approche  des  fenêtres 
du  rez-de-chaussée.  De  la  main,  il  s'assure  que  la  persienno  qu'on  aperçoit 
est  bien  fermée.  Puis  il  s'efface  sur  la  gauche  eu  regardant  la  porte.  Les 
musiciens  passent  le  lonp:  de  l'orangerie  avec  leurs  boîtes  d'initrumcnts.  Ils 
parlent  bruyamment.  Ghut!  SilcUCe,  mCSSicUrs!  Il  écoute  atten- 
tivement à  la  porte,  mais  sans  entrer,  puis  il  revient  à  l'avant-scAne.  Il 
regarde  à  nouveau  la  pcrsienne    du    premier   éclairée  qui  s'éteint.)   EUc 

éteint  ! 

(Il  se  cache  derrière  un  arbre.) 

25. 


294  LES  FLAMBEAUX 


SCÈNE  XI 

Quelques  instants  après  Madame  Bouguet  sort  à  pas  précipités.  BlI»  a  l'air 
de  s'onfuir  vers  le  fond,  en  ne  voyant  plus  Bliadel. 

BLONDEL,  MADAME  BQUGUET. 


BLONDEL 

Eh  bien,  je  sui-s  là...  Où  couriez-vous? 

MADAME  BOUGUET,    arrêtée    net,   se  retourne. 

Je  ne  courais  pas. 

BLONDEL 

Vous  avez  vu  ma  femme? 

MADAME    BOUGUET 

Oui,  je  l'ai  vue...  ce  ne  sera  rien. 

BLONDEL 

Et  le  cachet? 

MADAME    BOUGUET 

Quel  cachet?...  Ah!  oui...  Non,  elle  n'a  besoin  de 
rien.  Elle  dormait... 

BLONDEL,    s'approchunt^d'elle. 

Qu'est-ce  que  vous  avez? 

MADAME    BOUGUET 

Moi,  rien. 

BLONDEL 

Si,  je  vous  assure...  votre  visage  paraît  contracté, 
vous  êtes  toute  pâle...  comme  si  vous  aviez  eu  une 
frayeur... 

MADAME    BOUGUET 

Vous  vovez  cela  dans  l'obscurité? 


A(3TE  DEUXIEME  295 

BLONDEL 

Je  le  vois...  je  le  sens... 

MADAME    BOUGUET 

La  fatigue  nous  gagne.  Nous  sommes  épuisés. 
Allons  congédier  tout  le  monde...  Mais  venez  donc! 

BLQNDELj  ne  cessant  de    l'observer. 

Non,  je  n'irai  pas.  C'est  vous  qui  allez  venir  ici. 
Ici,  venez. 

MADAME    BOUGUET 

Qu'est-ce  qui  vous  prend?  Vous  n'aviez  jamais 
osé  me  parler  sur  ce  ton... 

BLOî^DEL 

Je  veux  que  nous  restions  ici.  Continuons  à  parler 
à  voix  très  basse.  \^ous  là,  moi  là;  vous,  tournant 
dos  à  la  maison,  à  la  porte...  et  moi,  moi.. 

MADAME    BOUGUET,  essayant  de  se  dégager,  mais  la  voix  fléchissante. 

Je  crois  que  vous  perdez  la  tête,  Blondel! 

BLO^sDEL,   il  la  place  derrière  l'arbre. 

Il  y  a  l'un  de  nous  deux  qui  est  certainement  plus 
ému  que  l'autre.  Lequel?  Lequel?... 

MADAME    BOUGUET 

Je  ne  sais  pas  ce  que  vous  voulez  dire!  Je  me  sou- 
mets à  votre  fantaisie... 

BLONDEL 

Mais  ne  vous  retournez  donc  pas  comme  cela  tout  le 
temps!...  Parlons,  vous  dis-je...  Ou  plutôt,  non,  taisez- 
vous...,  donnez-moi  votre  main,  simplement.  Asseyez' 
vous...  Asseyez-vous  là...  ma  pau^Te,  asseyez-vous.. 


;296  LES  FLAMBE  A 117 

MADAME    BOUGUET 

Oh!  mais,  vous  êtes  odieux,  Blondel,  simplement!... 
Qu'avez- vous  ce  soir? 

BLONDEL 

Et  vous,  qu'avez- vous  donc?  On  dirait  que  vos 
yeux  ont  reçu  une  commotion...  On  dirait  qu'ils  ont 
tout  à  coup  aperçu  un  désastre...  Vous  luttez...  vous 
plastronnez... 

MADAME    BOUGUET 

Mais  encore... 

BLONDEL 

Taisez- vous.  Cette  fois,  je  l'exige!...  Taisez- vous! 
Demeurons  cachés,  tapis...  (silence  prolongé.)  Qu'est-ce 
que  ça  peut  bien  vous   faire  qu'on  ouvre   la  porte 

derrière  vous...  Silence!...  (a  ce  moment,  la  porte  du  pa- 
villon s'entr'ouvre  tout  doucement.  Blondel  s'est  dissimulé  à  droite  avec 
Madame  Buuguet,  qui  reste  de  dos  au  pavillon,  tandis  que  Blondel,  la  main 
sur  l'épaule  de  Madame  Bouguet,  regarde  et  attend.  Une  silhosette  d'homme 
sort  de  la  maison,  inspecte  et,  à  pas  pressés,  mais  avec  précaution,  s'enfuit 
vers  le  fond,  du  côté  des  lumières.  Blondel  veut  se  précipiter...  Madame  Bou- 
guet, toujours  sans  se  retourner,  l'arrête  du  bras.  Blondel  la  repousse,  fait 
quelques  pas  en  avant,  et,  au  moment  où  la  silhouette  d'homme  disparaît 
complètement  au   tournant  d'une  allée,  il  appelle  de  tous   ses   poumons.) 

Bouguet!  Bouguet! 


SCENE  Xll 
BLONDEL,  MADAME  BOUGUET,  BOUGUET. 

BOUGUET 

Qui  m'appelle? 

BLONDEL 

Blondel. 


ACTE  DEUXIÈME  297 

BOUGUET 

Que  me  veux -tu? 

BLONDEL 

Tu  es  monté  dans  ton  bureau?  Tu  en  arrives,  n'est-ce 
pas? 

BOUGUET 

Oui,  pourquoi? 

BLONDEL 

Tu  avais  laissé  ton  secrétaire  ouvert,  parait- il? 

BOUGUET 

Oui... 

BLONDEL 

C'est  ce  que  me  disait  ta  femme...  Tu  as  raison...  on 
pourrait  te  voler, 

BOUGUET 

Il  y  a  mon  manuscrit... 

BLONDEL 

Tu   n'as    rien   de    plus    précieux,    toi!...    (Teniibie.) 

Ecoute...    (Madame   Bouguet  a   un  gémissemeot.)   NOU,    d'abord, 

regarde  ta  femme... 

BOUGUET 

Qu'a-t-elle? 

(Blondel  saisit  la  lampe  du  jardin  qui  était  à  droite,  près  do  perron, 
sur  une  table.  Il  Tient  à  Madame  Bouguet,  la  lampe  à  ta  main,  et 
lui  éclaire  le  Tisagc.  On  distingue  le  ravage  du  tourment,  («r  ses 
traits,  sans  tonlefois  que  la  noblesse  en  .lit  disparu.) 

BLONDEL 

Regarde  dans  quel  état  elle  est...  Et  toi!... 

(Il  place  la  lampe  hrusquenient  sous  le  visage  de  Bouguet.  A  e«  mo- 
ment, Hervé  arrive  du  fond,  poussant  un  groom  devant  lui.) 


298  LES   FLAMBEAUX 

SCÈNE  XIII 

Les  Mêmes,  HERVÉ,  UN  GROOF. 

HERVÉ,    en  courant,  et  repoussant  Blondel. 

Ah!  Madame  Bouguet!  je  vous  cherchais...  voici  le& 
épreuves. 

BLONDEL,  à  voix'forte. 

Non,  non...  tout  à  l'heure!  Après!...  Va- t'en,  Hervé! 

MADAME     BOUGUET,    avec  énergie,   se   détache    de    l'arbre    auquel 
elle  s'appuyait,  et  prend  des  mains  de  Blondel  la  lampe  qa'il  tenait  leTée. 

Non,  pas  tout  à  l'heure...  Maintenant.  Blondel,  il  faut 
que  je  corrige  cet  article.  Hervé,  je  vais  le  corriger 

ici.    (Elle   passe   la  lampe  à  Hervé   et  désigne  la  petite  table  de  jardim 
à  côté   d'elle.   Puis,    simplement,  à  son  mari.)  Mon  ami,   VCUX-tU 

que   nous  corrigions   ces   épreuves    à  tête  reposée? 
Hervé,  disposez  ce  qu'il  faut.  Assieds- toi  là,  veux-tu? 

(Bouguet  hésite,  puis  passe  lentement  et  s'assied  à  la  table  désignée.  Elle 
va  à  Blondel  qui  demeure  interdit.)  Je  VOUS  en  SUpplie,  partez... 

il  le  faut,  vous  entendez,  il  le  faut... 

BLONDEL 

Parce  que... 

MADAME    BOUGUET,   se  dressant  presque  sur  la  pointe  des  pieds  et 
considérant  Blondel  avec  une  souveraine  autorité  retrouvée. 

Avant  toute  chose,  laissez- nous,  je  l'exige...  Moi 
d'abord...  Obéissez,  Blondel,  à  la  femme  que  je  suis!... 
Obéissez!  Vous  le  devez. 

BLONDEL,  intimidé  devant  elle,  puis,  sourdement. 

Soit...  je  vous  donne  les  minutes  nécessaires,  usez- en 


ACTE  DEUXIÈME  299 

comme  vous  voudrez,  mais  à  ia  condition  expresse 
■qu'après  nous  restions  tous  les  deux  seuls...  lui  et 
moi. 

(Il  passe  devant  elle  et  va  à  Bouguet,  assis,  de   dos  à  eux,  et  auquel 
Hervé  a  tendu  un  stylographc  et  parlé  à  voix  basse.) 

MADAME    BOUGUET 

Merci. 

BLONDEL 

Puisque  tu  as  fermé,  dis-tu,  ton  bureau,  veux-tu 
m'en  donner  la  clef?  Un  papier  à  y  prendre.  (Bouguet, 

lentement,  sans  mot  dire,  tire  de  sa  poChe  un  trousseau  et  le  remet  à 
Blundel.  Celui-ci  lui  frappe  sur  l'épaule  et  d'un  air  menaçant.)  Tra- 
vaille, mon  vieux,  travaille! 

(Il  s'en  va,  hâtif,  par  l'allée  de   gauche.  Hervé  remonte  le  bec  ds  lu 
lampe  sur  la  table,  au  premier  plan.) 

BOUGUET,  dès  que  Blondel  a  disparu. 

Jeanne...  tu  as  cru,  parce  que  tu  m'as  heurté  dans 
î' ombre  de  cet  escalier,  que,.. 

MADAME  BOUGUET,  simple  et  maîtresse  d'elle-même. 
Laisse...    (Aa   chasseur,   qui   est   demeuré    dans   le    fond.)   Cfias- 

«eur,  vous  avez  les  épreuves?...  Hervé,  laissez-nous. 

LE    CHASSEUR 

Les  voilà. 

aiADAME   BOUGUET,  au  chasseur,  désijjnant  un  bosquet  au  fond. 

Voulez- vous  attendre  là-bas? 

.(Hervé  et  le  chasseur  s'éloignent.) 

SCÈNE  XIV 
BOUGUET,  MADAME  BOUGUET,  seuls. 

BOUGUET,   voulant  parler. 

Jeanne...  Jeann  . 


300  LES  FLAMBEAUX 

MADAME    BOUGUET,  très  simplement,  l'arrête  du  geste. 

Il  faut  d'abord  que  tu  écoutes  ceci...  Tu  jugeras  si 
j'ai  bien  dit  ce  qu'il  fallait  dire.  Si  quelque  chose  ne 
te  plaît  pas,  un  mot  même,  barre.  (EUe  lui  tend  u  »tyio- 
graphe.)  Tu  verras,  les  premières  phrases  sont  insigni- 
fiantes, un  remerciement  banal...  je  les  passe  :  «  Je 
remercie  les  amis  connus  et  inconnus...  je  conserverai 
leur  témoignage,  etc..  »  Tiens,  le  prote  a  sauté  un 
mot...  Passe-moi  le  stylographe... 

(Elle  lui  reprend  le  stylo  des  mains  et  corrige  posément,  lentement.) 
BOUGUET 

Jeanne,  ma  chérie... 

MADAME   BOUGUET. 

L'essentiel,  le  voici.  Écoute  :  «  Je  ne  voudrais  pas 
que  ce  témoignage  de  sympathie  eût  cependant  un 
caractère  personnel...  Je  tiens  à  le  redire  ici...  ma  part 
de  collaboration  a  été  une  œuvre  modeste  et  respec- 
tueuse aux  côtés  de  l'homme  le  plus  grand,  le  plus  haut 
de  cœur  et  d'esprit  que  je  connaisse,  le  guide  le  plus 
sûr...  Notre  collaboration  fut  si  étroite,  nos  heures 
furent  si  mêlées,  que  pendant  vingt  ans,  je  puis  le 
dire,  nous  ne  connûmes  pas  une  minute  qui  ait  été 
dissociée,  pas  un  instant  qui  n'ait' été  la  plus  efficace 
des  tâches...  » 

(Bile  s'arrête,  étranglée  d'émotion,  elle  ne  peat  plu«  parler.) 
BOUGUET 

Ma  bien-aimée... 

MADAME    BOUGUET,   les  yeux  dans  les  yeux. 

Est-ce  cela  qu'il  fallait  dire,  Lalirent? 

BOUGUET,  avec  un  emportement  soudain. 

Non,  c'est  cela  qu'il  faut  barrer,  barrer!... 

(11  a  tiB  geste  qui  zèbre  l'air.) 


ACTE.  DEUXIÈME  301 

MADAME    BOUGIJET,  lo  considère  avec  une  expression  atterrée. 

Est-ce  vrai?...  Vingt  ans...  de  cet  amour...  vingt  ans 
de  collaboration...  il  faut  les  barrer!...  Est-ce  cela  que 
tu  veux  dire  vraiment,  Laurent?...  Ce  furent  donc 
vingt  années  de  mensonge?...  (Brusquement.)  A  quand 
cela  remonte- t-il?...  A  quand? 

BOUGUET 

Je  t'expliquerai...  Oh!  Jeanne,  j'ai  des  remords,  mais 
pas  celui  que  tu  crois,  pas  ceux  que  tu  supposes.  Quand 
tu  m'as  heurté  là,  dans  l'ombre  de  ce  couloir,  sache 
que  je  ne  venais  pas  de  sa  chambre,  je  te  l'affirme... 
Pas  cela,  non!... 

MADAME    BOUGUET 

Pourquoi  ne  m'as-tu  pas  avoué?  Je  t'avais  pourtant 
un  jour  demandé  de  le  faire...  Tu  le  pouvais.  (Avec  force.) 

Si,    si,   tu  le  pouvais...    (EUe   ressaisit  le  feuillet  et   lit.)   «  Cette 

collaboration  qui  a  été  ma  gloire,  cette  affection  qui 
a  été  mon  honneur,  à  l'heure  où  on  fête  ce  grand 
homme  et  ce  grand  cœur,  je  ne  veux  pas  la  diminuer 
par  une  feinte  humilité...  Je  désire  simplement  qu'on 
lui  conserve  le  caractère  qu'elle  a  toujours  revêtu  à 
mes  yeux.  Elle  n'a  été  grande  que  par  la  ferveur 
que  nous  avons  mise  dans  le  travail   journalier  et 

dans  l'union  la  plus  parfaite.    (l<:n  lisant,  ses  yeux  s'emplissent 

de  larmes.)  Et  je  suis  heurcuse,  au  milieu  du  concert 
d'admiration  qui  entoure  aujourd'hui  mon  mari, 
d'apporter  moi-même  ici  le  tribut  de  ma  reconnais- 
sance, de  ma  foi...  »  (eIIc  a  lu  ces  mots  presque  religieusement 
avec  l'expression  d'un  noble   orgueil   voulu   et    puis    elle  s'arrête,  la   yoix. 

devient  timide.)  J'avais  aj outé  :  «  dc  tout  mon  bonheur  » 
sur  le  brouillon...  mais  il  s'agissait  d'un  journal... 
alors,  par  pudeur,  j'avais  effacé!... 

(Cette  fois,  elle  pleure  comme  une  pauvre  femme.) 

26 


3<>i  LES  FLAMBEAUX 

BOUGUET,  à  voix  basse  et  étranglée. 

Ah!  tu  sauras  tout,  Jeanne,  et  c'est  bien  peu  de 
chose!...  Tu  comprendras...  Le  cri  de  négation  que 
je  viens  de  pousser  était  un  cri  de  révolte  contre 
moi-même;  mais,  ma  très  chère  bien-aimée,  tu  verras 
que  toute  ma  pensée  t'est  restée  fidèie...  Ce  que  tu  as 
écrit  là,  c'est  bien  trop  beau  pour  moi!  Pourtant, 
malgré  les  larmes  qui  coulent  de  tes  yeux,  je  t'affirme 
que  pas  une  ligne  n'est  à  retrancher,  et  que  tu  peux 
les  signer  de  cette  main-ià... 

(Il  lui  saisit  la  main  et  la  baise  avec  tendresse.) 
MADAME    BOITGUET,    avec  un  lourd  soupir  énergique. 

Fasse  le  ciel  que  cela  soit  vrai!  Alors,  si  ce  pauvre 
article  n'a  pas  menti,  si  tu  juges  qu'il  peut  paraître 
au  jour...  devant  tout  Paris,  demain  matin...  que  je 
n'aurai  pas  à  rougir  de  l'avoir  écrit?...  (EUe  ^  regarde 

encore  avec  une  interrogation  craintive,  un  appel  émouvant  de  confiance, 
comme  si  elle  lui  remettait  le  dépôt  de  sa  vie,  le  soin  de  son  honneur.) 
Alors,    chasseur  !    (eUc   appelle    à  voix   forte.    Le    groom  s'avance.) 

Voici  les  .épreuves;   elles  sont  corrigées. 

(Elle  les  remet  au  chasseur  en  silence.  A  peine  le  chasseur  a-t-il  dis- 
paru, qu'elle  désigne  à  Bouyiiet,  muette,  du  doigt,  l'allée  de  gauche^ 
C'est  Blondel  qui  guettait  et  se  précipite.) 


SCENE  XV 
Les  Mêmes,  BLONDEL. 

BLONDEL,   arrivant,  jette  les  clefs  sur  la  table. 

Ton  secrétaire  n'était  pas  fermé!...  Madame  Bou- 
guet,  je  vous  prie  de  nous  laisser  seuls  tous  les  deux... 
Renvoyez,  congédiez  tout  le  monde.  Qu'il  ne  reste 
personne!  Éloignez- votre  fille  aussi,  car  il  se  peut 
qu'il  se  passe  ici  des  choses  violentes.  (Mouvement  de 
Madame  Bouguet.)  OU  très  calmcs,  n'aycz  pas  peur.  Cela 


ACTE  DEUXIÈME  303 

dépend  de  lui.  Cela  ne  dépend  phis  que  d'une  chose^ 
en  tous  cas...  de  la  vérité... 

(Hésitation  dramatique.) 

MADAME    BOUGUET,  à   Bougust. 

Que  dois- je  faire? 

BOUGUET,    très  simple. 

Ce  que  te  dit  Blondel. 

(Kl!e  s'en   va.) 

SCÈNE  XVI 
BLONDEL,  BOUGUET. 

BLONDEL,    le   poing   tendu. 

Pourquoi  m'as-tu  fait  épouser  ta  maîtresse? 

BOUGUET 

Tu  t'égares,  Blondel  Je  t'affirme  que... 

BLONDEL 

Allons,  allons,  pas  de  phrases,  maintenant.  Liqui- 
dons la  vérité...  la  vérité!  Ah!  il  la  faut,  par  exemple! 
J'ai  été  le. benêt,  le  malheureux  sot  qu'on  a  berné,  le 
dernier  des  imbéciles,  je  le  reconnais!...  J'avais  la 
foi!...  Sa  maîtresse!  J'ai  servi  à  cela!  Comme  c'était 
commode,  en  effet!  Tu  l'avais  là,  à  la  portée  de  ton 
désir...  à  la  portée  de  ta  poigne,  et  désormais  c'était 
l'impunité,  la  tranquillité  sereine.  Gredin! 

BOUGUET 

Ce  n'est  pas  vrai!  Faire  de  ta  femme  ma  maîtresse, 
c'est  une  accusation  d'ignominie  qui  ne  peut  m' at- 
teindre ! 

BLONDEL 

Ah!  prends  bien  garde.  Si  tu  mens,  prends  bien 


30i  LES   FLAMBEAUX 

garde,  parce  qu'il  n'y  a  pas  d'amitié  qui  tienne...  Si 
tu  as  osé  cette  saloperie... 

BOUGUET 

Je  le  nie. 

BLONDEL 

Alors,  alors,  tu  vas  m' expliquer  ta  présence  ici,  ce 
soir,  dans  ma  maison.  Oui,  allons,  c'est  inutile  de 
bluffer!  Tu  as  dû  fuir  et  trouver  fermée  la  porte  par 
où  tu  t'étais  glissé  dans  ma  maison,  là,  derrière... 
Sache  que  c'est  moi  qui  avais  donné  le  tour  de  clef... 
Déjà  je  devinais...  D'ailleurs,  je  n'ai  eu  qu'à  regarder 
le  visage  de  ta  femme,  le  visage  épouvanté  de  la  malheu- 
reuse quand  elle  est  ressortie  de  la  maison!  Allons,  tout 
t'accuse,  tout!  Eh  bien,  réponds!  Réponds  donc,  si  tu 
le  peux  ! 

BOUGUET 

Quand  tu  te  seras  calmé!  Je  ne  puis  répondre  qu'à  ce 
prix.  Rien  ne  s'est  passé  que  de  très  simple  et  de  très 
ordinaire.  Rappelle-toi,  voyons.  Je  t'ai  dit  autrefois  : 
il  y  aura  un  danger  à  redouter  dans  ce  mariage,  c'est 
l'influence  que  je  pourrai  garder  sur  l'esprit  de  cette 
enfant,  car  ce  que  tu  ne  dis  pas  aujourd'hui,  c'est  que 
tu  savais  qu'elle  m'aimait.  Oui,  oui,  tu  le  savais,  seu- 
lement tu  en  avais  fait  bon  marché,  tu  avais  passé 
outre  en  haussant  les  épaules.  Or,  suppose  que  cette 
affection,  à  de  certaines  heures,  l'ait  poussée  à  me 
demander  certains  réconforts,  quelques  conseils.  Sup- 
pose justement  que  ce  soir,  douloureuse,  presque 
malade,  elle  ait  voulu  s'épancher,  se  réclamer  d'une 
afnitié  ancienne,  paternelle... 

BLONDEL 

Assez!   Excuse  inepte! 

BOUGUET 

Alors,  c'est  sans  doute  que  la  vérité  est  difficile  à 
r-econnaître. 


ACTE  DEUXIÈME  30^ 


BLONDEL 


Non,  elle  n'est  pas  si  difficile  à  reconnaître...  car, 
subitement,  en  une  seconde,  on  comprend  tout,  même 
si  l'on  a  mis  des  mois  ou  des  années  à  s'égarer  et  s'aveu- 
gler!... Je  la  démasque  très  bien  maintenant,  cette  vé- 
rité-là... Dans  les  mots  embrouillés  que  tu  viens  de 
prononcer,  je  distingue  ceci,  en  effet,  clairement  :  c'est 
que  tu  n'es  pas  son  amant!  Ça,  ce  doit  être  vrai! 

BOUGUET 

Tu  vois  bien! 

BLONDEL 

Tu  ne  l'es  plus,  mais  tu  l'as  été!...  Pour  la  première 
fois,  les. mots  te  trahissent,  Laurent.  Les  mots  te 
trahissent...  et  ton  visage,  lui  aussi,  te  trahit,  ton  visage 
de  mensonge  et  d'hypocrisie,  ta  face  d'orgueilleux 
féroce... 

BOUGUET 

Ah!  en  voilà  assez!  Je  ne  te  permets  pas  d'en  dire 
plus!...  Du  jour  où  j'ai  connu,  je  ne  dis  pas  ton  amour, 
mais  seulement,  entends- tu,  la  naissance  de  ton  affec- 
tion pour  elle,  je  me  serais  fait  tuer  plutôt  que  d'être 
auprès  de  cette  enfant  autre  chose  que  son  ami  le 
plus  réservé! 

BLONDEL 

Alors,  c'est  l'aveu?  c'est  l'aveu  du  passé?...  Donc, 
à  une  heure  quelconque,  autrefois,  tu  l'as  eue...  Elle 
a  été  ta  maîtresse!...  Canaille! 

(Il  se  précipite  sur  lui.) 

BOUGUET,    se   dcg.igcant. 

Voyons...  nous  n'allons  pas  nous  colleter  comme  des 
croquants  ou  comme  des  écoliers! 

BLONDEL 

Oh!  pas  d'orgueil,  mon  vieux!...  Tu  peux  laisser  ta 

26. 


306  LES  FLAMBEAUX 

superbe  pour  d'autres  occasions!  Ne  t'abrite  pas  der- 
rière ta  gloire!...  Elle  ne  te  sauvera  pas!...  Ne  te  crois 
pas  un  tabou  national...  Quand  on  a  fait  ce  que  tu  as 
fait,  on  est  le  dernier  des  lâches,  on  mérite  toutes  les 
corrections  et  on  les  reçoit...  Tu  as  escompté  que  le 
jour  venu  où  la  vérité  éclaterait,  je  serais  l'être 
chétif,  le  subalterne  d'avance  vaincu  et  résigné... 
L'habitude  de  la  hiérarchie...  Quelle  farce!  Non,  tu 
as  devant  toi  un  amoureux,  un  simple  amoureux 
dont  le  cœur  est  déchiré  par  toi...  Car  je  l'aimais... 
ah!  comme  elle  était  devenue  ma  femme,  cette  femme- 
là...  M'avez- vous  assez  trompé  tous  les  deux!  Et  dire 
qu'elle  est  là,  qu'elle  pense  à  toi!  Dieu,  que  c'est  dou- 
loureux ce  que  j'éprouve  là!  Dieu!  que  c'est  mauvais, 
que  c'est  mauvais! 

(Il  s'appuie.) 

BOUGUET 

Blondel,  je  sens  au  fond  de  moi  saigner  nos  vingt 
ans  d'amitié  et  toute  ma  tendresse.  Je  ne  suis  pas 
coupable  de  ce  que  tu  crois.  Ces  bassesses-là  ne  sont 
pas  de  mon  domaine.  Si  je  suis  coupable  de  quelque 
chose,  voilà...  voilà...  c'est  d'avoir  voulu,  comme 
toujours,  équilibrer  les  forces  de  la  vie.  Il  est  fou  de 
vouloir  être  sage,  absurde  de  vouloir  être  juste.  Je 
n'ai  pas  perdu  le  sens  des  responsabilités,  ne  le  crois 
pas.  Non,  je  l'ai  soumis,  comme  je  le  sentais,  à  des 
idées  ou  à  des  morales  supérieures,  mais  sans  doute 
ai-je  trop  présumé  de  mes  forces  ou  de  la  clémence  de 
la  vie,  et  ne  suis- je  pas  arrivé  à  mettre  d'accord  la  vie 
et  la  pensée...  Utopiste,  ah!  fatal  utopiste!...  Savant 
naïf,  mauvais  critique,  qui  crois  tenir  les  fils  de  la  vie 
entre  les  quatre  murs  de  la  chambre  où  tu  travailles 
en  reclus  !  Toi  qui  travailles  au  bien  de  toute  une 
humanité,  voilà  ce  que  tu  as  fait  de  ton  meilleur 
ami...  de  ta  femme...  de  tous  les  tiens.  Ah!  si  j'étais 
seul  à  payer  mon  utopie  et  mon  absurde  optimisme, 


ACTE  DEUXIEME  307 

comme  j'en  serai  ravi!  Il  serait  juste  qu'une  ma- 
thématique supérieure  soit  venue  m'en  frapper  à 
l'instant  même  où  je  sortais  de  la  voie  stricte.  Mais 
il  y  a  toi,  mon  ami!...  toi,  pour  lequel  je  n'avais  pas 
d'assez  belles  espérances,  toi  que  j'aime,  va,  dont 
j'aurais  tant  souhaité  le  bonheur...  Ah!  ne  ris  pas 
lugubrement  à  ce  mot!...  Voilà  que  je  te  fais  souffrir 
de  dure  façon,  et  cela  me  navre!  J'aurais  dû  avoir  le- 
courage  de  mentir  encore!...  Je  n'ai  pas  pu!...  je  n'ai 
pas  pu!...  J'en  suis  désespéré!... 

BLOND  EL,,    se    redressant. 

Il  pai'le  de  mentir  encore!...  C'est  le  comble!  Il 
appelle  encore  le  mensonge  à  son  aide  comme  si  ce 
n'était  pas  assez!  Je  ne  cherche  pas  à  comprendre  le 
mobile  qui  t'a  poussé  à  cette  combinaison  infâme, 
je  n'y  arriverais  pas!...  C'est  ou  de  l'ignominie  ou  de 
l'aberration  pure!... 

BOUGUET 

Je  ne  pouvais  agir  autrement!  Non,  cent  fois! 

BLONDEL 

Ce  n'est  pas  vrai!...  Ton  devoir  était  de  me  crier 
casse-cou!  et  tu  m'as  poussé...  J'ai  encore  tes  parole» 
dans  l'oreille!...  Ton  devoir  était  de  me  crier,  à  moi, 
vos  amours... 

BOUGUET,    lui  prenant    le  bras  avec   énergie. 

Écoute,  Blondel,  écoute  bien  ceci,  car  c'est  la  vérité 
suprême...  Je  n'ai  jamais  aimé  Edwige... 

BLONDEL 

Continue  ton  œuvre  de  mensonge!...  Achève! 

BOUGUET 

Tout  ce  que  j'ai  de  pouvoir  affectueux  n'a  jamais 
appartenu,    n'appartiendra  jamais  qu'à  ma  femme. 


WH  LES  FLAMBEA 

BLONDEL 

Tu  mens!  tu  mens! 

BOUGUET 

Je  ne  mâcherai  pas  les  mots.  Qu'était  cette  petite 
quand  elle  est  entrée  dans  la  maison  il  y  a  quelques 
années?...  Tu  t'en  souviens?  Tu  étais  toi-même  à 
mille  lieues  de  supposer  qu'un  jour  tu  l'aimerais.  Nous 
la  considérions  tous  comme  une  petite  subalterne  de 
mon  service.  Elle  s'enthousiasma  pour  le  maître.  Un 
soir,  une  heure,  pas  autre  chose,  ma  camaraderie  pour 
elle  s'est  brusquement  transformée  en  le  plus  banal 
et  le  plus  fugace  des  désirs!...  Et  puis  la  vie  s'est 
refermée  et  a  repris  son  cours. 

BLONDELj    à  voix  basse,  les  poings   serrés. 

Si  tu  m'avais  crié  il  y  a  deux  mois  un  pareil  aveu, 
je  n'en  serais  pas  à  ce  désastre. 

BOUGUET,    revivant  le  passé  phrase  à  phrase. 

Je  ne  le  pouvais  pas,  je  t'assure,  je  l'affirme!  Deux 
années  avaient  efTacé  presque  totalement  dans  mon 
souvenir  cette  minute  d'entraînement...  et  qu'elle  ait 
pu  engager  l'avenir  et  la  vie  de  cette  enfant,  voilà  ce 
que  je  me  refusais  à  admettre!  La  seule  chose  que 
je  pouvais  faire,  c'était  de  te  dissuader  de  cet  amour! 
Je  l'ai  tenté...  si,  si,  rappelle- toi.  Pendant  un  mois  je 
me  suis  employé  à  réfréner  délicatement  ton  amour! 
Peine  perdue!...  La  balle  était  partie  et  faisait  sa  tra- 
jectoire! Tout  le  monde,  toi,  Edwige  elle-même,  ma 
femme,  tous  rayonnaient!  Trop  d'espoir  de  joie  était 
en  jeu.  Et  je  serais  venu,  moi...  de  quel  droit?...  avec 
mes  scrupules  de  conscience,  une  franchise  impossible, 
détruire  un  avenir  aussi  plein  de  promesses!...  Allons 
donc!  En  parlant,  je  n'aurais  fait  que  des  ruines! 


ACTE  DEUXIEME  309 

BLONDEL 

C'est  ta  lâcheté,  ce  sont  tes  calculs,  qui  t'ont 
arrêté  ! 

BOUGUET 

Ma  bonté!  ma  bonté  seule!...  mon  désir  du  bien, 
ma  confiance  dans  les  forces  vives  de  la  nature, 
dans  la  puissance  grandiose  du  temps  qui  répare, 
qui  façonne,  qui  harmonise  tout,  (eiondei  est  assis.  Bouguet 

se  met  à  ses  genoux,  du  ^este  malhabile  d'un  vieil  homme  qui  n'a  pas 
l'habitude    dei  génuflexions.   Cet   homme  d'âge  vient  de  le   faire,  presque 

comme  un  enfant.)  Regarde,  ton  vieil  ami  est  à  tes 
genoux.  Regarde-moi  à  travers  ta  colère,  Paul,  ta 
légitime  colère  et  tes  souffrances  de  grand  enfant 
douloureux.  C'est  ce  qu'a  eu  de  pur  et  de  charmant 
notre  amitié  passée  qui  va  nous  sauver.  Faisons  appel 
à  tout  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  en  nous,  de  plus 
noble.  Ne  te  laisse  pas  abattre.  C'est  vrai,  il  y  a, 
d'une  part,  contre  nous,  les  misères  et  les  préjugés, 
mais  il  y  a  aussi  pour  nous  sauver  les  radieuses 
vérités  dans  lesquelles  nous  avons  confiance  depuis 
tant  d'années,  qui  nous  guident  et  nous  prodiguent 
l'effusion  de  leur  lumière. 

BLONDEL,    jetaat  des    regards  détournés  sur  ce  maître   à  ses  •;eBoux. 

Ah!  ta  voix  et  ton  éloquence,  trop  faite,  de  sédue- 

teur!  Oh!  tes  yeux  aussi...  les  yeux  de  mon  maître! 

C'étaient  plus  que  les  yeux  de  mon  ami,  c'étaient  ceux 

qui  m'auraient  conduit  au  bout  du  monde  sans  ré- 

.  flexion...  Mauvais  conseiller,  va!...  Tentateur  d'idées 

BOUGUET,  voyant  l'ascendant  qu'il  reprend  sur  le  disciple, 
et    passionnément. 

Oh!  si  jamais  j'ai  eu  un  peu  d'empire  sur  toi,  je 
t'adjure  de  m'écouter.  Élève-toi,  oui,  élève-toi  au-des- 
sus des  autres  hommes,  au-dessus  de  leur  vulgarité.  Ils 


310  LES  FLAMBEAUX 

sont  faibles;  toi  pas...  Tu  es  de  l'autre  classe,  toi,  de 
la  grande!  Ne  sois  pas  le  jaloux  qui  se  torture  par  un 
atavisme  fatal...  Refoule  la  bête  héréditaire.  Souffre, 
si  tu  veux,  laisse-toi  souffrir,  mais  que  ton  esprit 
vienne  à  ton  secours.  Élève-toi.  Ne  brise  pas  la  vie 
devant  l'accident.  Sois  comme  le  médecin  en  face  de 
l'artère  ouverte,  bride-là.  Qu'un  acte  oublié  et  si 
vain  n'aille  pas  tout  à  coup  stupidement  anéantir  nos 
trente  ans  de  vie  profonde,  toute  notre  richesse  inté- 
rieure, l'allégresse  de  l'œuvre  accomplie.  Pour  dominer 
une  alerte  du  cœur  et  de  la  chair,  il  ne  te  faut  que  le 
sang-froid  de  l'intelligence,  et  un  peu  de  mépris... 
Parfaitement,  du  mépris!...  Nous  sommes  d'un  autre 
camp!  Donnons  le  spectacle  de  deux  hommes,  deux 
scientifiques,  qui  mettent  en  pratique  leurs  propres 
idées.  Qu'il  y  ait  eu  une  fois  cela  dans  la  vie,  sur  la 
terre.  Comme  ce  serait  beau!...  Devant  la  douleur  fai- 
sons le  miracle  de  nous  élever  au  lieu  de  nous  dimi- 
nuer, de  nous  rapprocher  dans  le  danger  qui  nous 
assiège!...  Dis-moi  que  nous  allons  le  faire!...  Mon 
cher,   mon  excellent,   mon  meilleur  ami!... 

(Il  le  caresse  presque,) 

BLONDEL 

Mais  je  ne  suis  supérieur  à  rien  du  tout,  moi!...  Je 
souffre  en  homme  simple  et  droit  et  bon.  Je  souffre 
comme  tout  le  monde!...  Je  suis  un  pauvre  bougre  sur 
lequel  on  a  tiré!...  Mon  instinct  crie  en  moi  de  toutes 
mes  forces.  La  bête  ancestrale?  Ah!  elle  est  bonne!... 
Si  c'est  avec  des  mots  pareils  que  tu  comptes  expliquer 
ton  ignominie  ou  ton  cynisme! C'est  fini,  cela!  Je  ne  te 
subis  plus! 

(Il  se  redresse.) 

BOUGUET 

Non,  sauve-toi,  au  contraire,  par  l'acte  réfléchi... 
par  la  raison  pure.  Raisonnons...  raisonne...  Tu  admet- 


ACTE  DEUXIEME  311 

tais  avec  un  sourire  méprisant  que  ta  femme  ne  fût 
pas  vierge.  Tu  admettais  le  premier  larron...  parce  que 
tu  ne  l'avais  pas  connu,  voilà  tout!  Tu  admettais  le 
principe  du  libre  arbitre.  Seule,  la  jalousie  d'homme  à 
homme  est  donc  entre  nous..  Eh  bien,  je  te  le  jure 
encore,  sur  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  sacré,  ce  passé 
est  aussi  anéanti  que  celui  qui  l'a  précédé... 

BLONDEL,    tout  à  coup. 

■Mais,  j'y  songe,  j'y  songe  tout  à  coup...  Ah!  tout 
s'éclaire...  oui,  cette  histoire  de  l' officier  dans  son 
pays...  le  premier  amant...  Au  fait!...  Ahl  je  com- 
prends!..! Invention  pure!  (Avec  ra-e.)  C'est  toi...  toi  qui 
as  été  le  premier  amant? 

BOUGUET 

Tu  es  fou!  Ça,  non! 

BLONDEL 

Vous  avez  fabriqué  tous  les  deux  cette  histoire 
romanesque  dans  laquelle  nous  avons  tous  coupé,  ta 
femme  comme  les  autres...  J'y  vois  clair  enfin! 

BOUGUET 

C'est  maintenant  que  tu  t'enfonces  dans  les  ténè- 
bres! Hélas!  j'ai  envie  pour  toi  de  crier  au  secours! 

BLONDEL 

Au  secours  !  oui  :  tu  le  peux  !  mais  pour  ton  compte  ! 
Tu  as  été  le  premier,  entends-tu,  l'unique,  le  seul 
amant! 

BOUGUET 

Non! 

BLONDEL 

Et  tu  l'es  encore,  cet  amant,  toi  qui  descends  de 
la  chambre  où  tu  allais  la  rejoindre  comme  d'habi- 


312  LES   FLAMBEAUX 

tude!...  Et,  depuis  deux  mois,  vous  continuez  vos 
trahisons!  Tu  t'es  servi  de  moi...  d'ailleurs  j'ai  toujours 
été  le  domestique  de  ta  gloire.  Toute  ta  vie,  tu  t'es 
servi  de  moi!...  Et  ce  dernier  acte  couronne  ta  carrière 
d'ami!... 

BOUQUET 

Ah  !  tu  blasphèmes  l'amitié  ! 

BLONDEL 

L'amitié!  Tartufe!  Mais  c'est  mon  tour,  mainte- 
nant. C'est  le  tour  de  l'ami,  du  vieux  collaborateur... 
Ah!  ah!  je  vais  secouer  toute  ma  boue!  Attends  un 
peu.  Tu  y  passeras  en  entier,  toi  et  ta  gloire... 

(A  ce  moment,  la  fenêtre  s'ouvre.) 


SCÈNE  XVII 
Les  Mêmes,  EDWIGE. 

EDWIGE,    entr'ouvrant  peureusement  les  volets 

Qu'y  a-t-il?  Qu'y  a-t-il? 

BLONDEL 

A  la  bonne  heure!  Descends  donc!  Viens  rejoindre 
ton  complice!  Toi  aussi  tu  vas  me  connaître,  (eiio  referme 

la    fenêtre.) 

BOUGUET,  désespérément. 

Fais  ce  que  tu  voudras  de  moi,  peu  m'importe,  je 
m'abandonne  à  toi...  puisqu'il  n'y  a  plus  rien  à  faire  et 
que  l'instinct  est  lâché! 

BLONDEL 

Oui,  la  bête!  Mais  c'est  la  bête  qui  va  foncer  sur  toi, 
entends- tu!... 


ACTE  DEUXIEME  313 

BOUGUET 

Épargne  du  moins  les  autres,  ta  femme,  Jeanne, 
notre  œuvre...  notre  maison...  notre  travail... 

BLONDEL 

Ah!  ah!  notre  œuvre,  la  boite!...  Tu  verras  ce  qu'il 
enrestera!  Ah!  vousm'avez  fait  ça,  à  moi,  tous,  tous!... 
car  il  y  a  eu  entente  de  tous!  «  Le  bon  Blondel  »,  on  l'a 
ligoté,  en  cinq  secs,  ficelé  dans  ce  mariage!  Il  fallait  se 
débarrasser  sur  celui-là  de  tous  les  crimes,  de  toutes  les 

gênes.  (Edwige  apparaît,  un  peignoir  hâtivement  jeté  sur  elle.)  Amve 

toi  aussi.  Mais  je  ne  me  vengerai  pas  de  ^toi  de  la 
même  manière  je  t'en  avertis. 

BOUGUET 

Dites-lui,  dites-lui,  Edwige,  la  vérité!...  Dites-lui 
que  vous  l'aimez  de  tout  votre  cœur... 

EDWIGE,  avec  un  élan  de  décision  brutale. 

Eh  bien,  non!...  Tout  vaut  mieux  que  cette  vie  de 
mensonge  qui  m'excède.  Tant  pis!  que  ce  qui  doit 
arriver  arrive!... 

BOUGUET;    éperdu. 

Edwige! 

EDWIGE 

J'ai  pu  tout  espérer  de  mon  cœur  et  de  ma  volonté... 
mais  maintenant,  puisque  la  vérité  éclate,  advienne 
que  pourra!  C'est  vous  que  j'ai  aimé,  c'est  vous  seul 
que  j'aime! 

BLONDEL. 

A  la  bonne  heure!  A  la  bonne  heure!  Viens  jeter  ta 
perfidie  entre  nous!  Viens  attiser  nos  colères!  Sois 
fille  jusqu'au  bout!... 


314  LES  FLAMBEAUX 

EDWIGE 

J'accepte  toutes  les  conséquences  de  ma  franchise... 
Blondel,  j'éprouvais  pour  vous  la  plus  sérieuse  afTec- 
tion,  une  amitié  chaque  jour  grandissante...  Je  suis 
désespérée,  déchirée  jusqu'au  tréfonds  de  moi,  mais  je 
ne  vous  aimais  pas  d'amour...  Il  faut  que  je  m'en  aille! 
Il  faut  que  je  disparaisse!... 

BLONDEL 

Ah!  vous  faisiez  un  beau  couple  avec  votre  sereine 
impudence,  lui  et  toi,  la  femme,  t' appuyant  à  ce  beau 
demi-cynisme  de  demi-dieu...  Moi  aussi,  je  veux  des 
actes,  maintenant!  Eux  seuls  comptent!...  Reste  avec 
ton  vénérable  amant...  Restez,  restez  là!  (D'un  boad  ii 

s'enfuit.) 


SCÈNE  XVIII 
EDWIGE,  BOUGUET,  puis  BLONDEL. 

EDWIGE,    interdite   de   cette    subite  défectien, 

Qu'est-ce  qu'il  fait? 

BOUGUET 

Je  n'en  sais  rien. 

EDWIGE 

Que  va-t-il  faire,  mon  Dieu! 

BOUGUET 

Qu'importe,  maintenant!...  Que  viens-tu  de  dire, 
malheureuse?...  Tu  viens  de  briser  l'existence  entière 
de  ce  brave  homme  ! 

EDWIGE 

Oui,  tout  est  fini!  Je  vais  payer  aussi  de  ma  vie 


ACTE  DEUXIÈME  315 

l'aveu  démon  amour,  mais  il  me  brûlait,  il  m' étouf- 
fait trop...  L'existence  que  je  menais  était  impossible. 
Il  y  a  des  minutes  où  la  franchise  vous  empoigne... 

BOUGUET 

Et  tu  n'as  pensé qu'àtoiiTun'aspenséniàmafemme, 
niàtonmari!...Arheure peut-être  où  j'allais  sauver  cet 
homme,  où  je  pouvais  l'amener  sur  la  rive...  car  j'ea 
sentais  encore  le  pouvoir...  ton  cri  perfide  est  venu!... 

EDWIGE,   l'inten-ompant. 

Ak!  taisez- vous!  taisez- vous!  J'ai  peur  tout  à  coup. 
Une  peur  affreuse.  Pas  pour  moi  :  pour  vous.  J'y 
songe!  S'il  allait  vous  tuer!  Il  semblait  hors  de  lui. 

BOUGUET 

Si  tu  savais  le  mépris  que  j'ai  de  la  mort! 

EDWIGE 

Allez- vous-en...  allez- vous- en! 

BOUGUET 

Je  ne  me  déroberai  pas! 

EDWIGE 

AUez-vous-en!  Dieu!  que  j'ai  peur!  C'est  effroyable 
cette  sensation  que  de  là...  à  droite...  à  gauche...  Où 
est-il!...  Quest-ce  qu'il  faut  que  nous  fassions? 

BOUGUET 
Attendre.  Demeurer.  (ll  se  recule  et  du  geste  indique  le  champ 
désormais  de  la  séparation.)  ÉcarteZ- VOUS  !  S'il  vicut,  qu'il  ne 

nous  trouve  pas  dans  l'attitude  de  deux  eompUces  qui 
se  parlent  à  voix  basse.  Nous  sommes  à  jamais  séparés. 
Restez-là,  dans  la  seule  attitude  qui  convienne  :  celle 
du  silence  et  de  l'acceptation. 

(Elle  s'nrc-boule  contre   lo  banc  à  droite.   Elle   a   tout    à   coup   une 
exclamation  comme  si  elle  avait  entendu  ({uelq^ue  cho&e  près  d'elle.) 


316  LES  FLAMBEAUX 

EDWIGE 

Là...  là...  par  là...  (Nouveau  silence.)  Non,  je  me  suis 
trompée!...  Ah!  le  voilà! 

BLOND  EL  accourt,  tenant  quelque   chose  d'enveloppé    sous  son  aisselle. 

Sais- tu  ce  que  je  tiens  là?  Mais  tu  l'apprendras  tout  à 
l'heure!  Patience!  Peu  de  chose,  en  vérité!  Aupara- 
vant, il  faut  que  je  t'annonce  ce  qui  t'attend... 

EDWIGE 

Prenez  garde...  quelqu'un...  quelqu'un  à  droite... 
peut-être    un    étranger...  un  invité  qui  sera  resté. 

BLONDEL 

Tout  le  monde  peut  venir!  Tout  le  monde  doit 
entendre!  Demain,  il  n'y  aura  pas  assez  de  public!... 
Demain,  il  y  aura  la  foule  pour  juger...  Tout  Paris  saura 
ce  qu'était  l'illustre  Bouguet,  le  grand  savant...  lauré 
de  tous  les  triomphes!... 

EDWIGE 

Qui  est  là? 


SCÈNE   XIX 

BOUGUET,  BLONDEL,  EDWIGE, 
MADAME  BOUGUET. 

MADAME     BOUGUET,  «'avançant. 

Moi! 

(Bouguet  joint  les  mains  comme  un  vaincu.) 
BLONDEL 

Vous  aussi,  madame,  venez...  Le  grand  jour!... 
Tout  le  monde!...  Savez- vous  ce  que  je  tiens  là?  C'est    ^^ 
le  manuscrit,  le  fameux  manuscrit,  le  chef-d'œuvre 


ACTE  DEUXIÈME  317 

auquel  il  travaille  depuis  dix  ans,  soigneusement 
recopié  par  les  mains  de  ma  femme.  La  plus  grande 
partie  est  en  train  de  brûler  dans  le  poêle  du  labora- 
toire... Tout  se  consume  en  ce  moment...  jusqu'aux 
brouillons!... 

BOUGUET,   se  ruant  vers  lui. 

Malheureux!  Qu'as- tu  fait? 

BLONDEL 

Et  ce  qui  reste,  le  voici...  je  suis  venu  le  déchirer 
feuille  à  feuille  devant  toi!...  Tenez,  tenez...  Table 
rase  ! 

(Il  se  met  avec  fureur  à  en  déchirer  les  feuillets  qui  s'animent  sous 
ses  doigts.) 

BOUGUET,   se  précipitant  sur  lui. 

Arrête...  Arrête!... 

BLONDEL,  éclatant  d'un  rire  strident. 

Tu  m'as  volé  ce  que  j'avais  de  plus  précieux  et  tu 
viens  de  me  dire  :  «  Qu'est-ce  que  ça  peut  bien  faire! 
Élève- toi!  »  Ah!  ah!  je  ris!...  Regarde  ton  instinct,  la 
bête...  Tu  te  précipites  à  ton  tour  pour  défendre  ce  que 
tu  as  de  plus  cher...  Je  déchire...  Au  vent,  tout  ça!  Au 
feu,  ta  renommée...  en  petits  morceaux! 

(11  lacère,  déchire  et  piétine,  comme  acharné  sur  une  chose  Tivante. 
Madame  Bouguet  et  Edwige  se  précipitent,  cherchent  à  ramasser 
par  terre  les  morceaux  épars.  C'est  le  ge&le  du  désastre.) 

MADAME    BOUGUET 

Ne  détruisez  pas  le  livre  innocent! 

BLONDEL 
Revanche  pour  revanche!  (a  sa  femme  à  j^onoux,  Ics  mains 
tendues   vers   les    feuillets.)   DcbOUt!  toi,    dcbout!   (A   Bouguet.) 

Ah!  je  sais  maintenant  par  où  vous  atteindre!  Dans 
ta  pensée!...  D'elle  je  te  ferai  veuf!... 


ai8  LES  FLAMBEAUX 

MADAME   BOUGUET,   suppliante. 

Pas  notre  œuvre!  Pas  notre  travail!... 

BLONDEL 

Tout  y  passera...  (a  sa  femme.)  Et  toi,  au  bercail!... 

(Il  la  relève.)    ' 
EDWIGE,    avec  une  protestation  hautaine  de  tout  l'être. 

Vous  prétendez? 

BLONDEL 

Tu  t'étais  dit  :  «  Maintenant  que  le  coup  est  lâché,  je 
vais  partir  !....  »  Du  tout...  du  tout!...  Je  te  garde!  Tu 
entends...  je  te  garde!...  Tu  entends,  Bouguet,  je  la 
garde!...  C'est  ma  femme!...  Et  tu  vas  marcher  droit, 
s'il  te  plaît...  Rentre...  (ii  la  pousse  du  poing.)  Chez  nous, 
je  te  dis,  chez  nous...  chez  nous!... 

(11  la  pousse  sauvagement  par  les  épaules  dans  la  villa,  retrouvant  le 
geste  du  g'uerrier  ou  du  chasseur  antique  qui  s'empare  de  la  proie, 
et  pendant  qu'il  referme  la  porte  sur  cu.\,  instinclivement  toujours, 
Bouguet  et  sa  femme  tendent  leurs  mains,  daiis  l'ombre,  Ters  les 
feuillets  épars       'Vîchirés.) 


RiDEAU 


ACTE  TROISIÈME 


Une  pièce  au  premier  étage  de  l'Institut  Claude-Bernard. 
C'est  une  pièce  donnant  sur  la  chambre  de  Mme  Bouguet. 
On  voit,  dès  le  premier  abord,  qu'elle  sert  de  bureau. 
Le  buste  de  Pasteur  sur  une  \ieille  cheminée  régence. 
Boiseries  du  vieil  hôtel.  Une  table  de  bois  blanc.  Pas  de  ri- 
deaux. Un  tableau  au  mur.  Chaise  longue,  meubles  très 
simples. 


SCÈNE   PREMIERE 

MADAME  BOUGUET,  MARCELLE,  HERVÉ, 
UN  ÉLÈVE,  puis  TALLOIRES. 

MADAME  BOUGUET,   su  promenant  de  long  en  large,  les  mains 
dei'iTière  le  dos. 

Combien  avez- vous  fait  de  litres  de  sérum? 

HERVÉ 

Sept. 

MADAME    BOUGUET 

Et  les  ampoules? 

HERVÉ 

Les  nouvelles  ne  sont  pas  encore  arrivées,  madame. 

MADAME    BOUQUET 

Vous  auriez  déjà  dû  envoyer  quelqu'un  à  Bercy.  Je 
l'exige.  Comment  se  comporte  le  cheval? 


)20  LES   FLAMBEAUX 


UN    ELEVE 


Aucun  changement  apparent  dans  la  tumeur,  ma- 
dame; mais  il  y  a  un  cobaye  qui  me  parait  présenter 
une  sérieuse  aggravation.  Celui  qui  est  à  gauche  en 
entrant  est  mort,  avec  l'injection  pure  sans  colloïde. 

MADAME    BOUGUET 

C'est  ennuyeux!...  (Avec  impatience.)  Je  vais  descendre, 
à  la  fin! 

MARCELLE 

Maman,  je  t'en  prie...  Je  comprends  ton  impatience, 
mais  il  vaut  tellement  mieux  que  tu  demeures  dans 
l'appartement...  D'ailleurs,  puisque  tu  as  fait  dire  que 
tu  étais  souffrante  et  que  tu  as  consigné  ta  porte, 
résigne-toi. 

MADAME    BOUGUET 

Raison  à  laquelle  personne  ne  croit  ! 

MARCELLE 

Mais  tout  le  monde  en  apprécie  le  sentiment. 

MADAME    BOUGUET,  aux  homme». 

Est-il  encore  venu  des  journalistes? 

HERVÉ 

Quelques-uns.  Et  je  vous  certifie  qu'on  les  reçoit  de 
belle  façon! 

MADAME    BOUGUET 

Poliment,  n'est-ce  pas?...  J'ai  recommandé  qu'on  les 
reçoive  poliment...  Il  ne  faut  froisser  personne...  Ce 
n'est  pas  leur  faute,  après  tout! 

TALLOIRES.   entrant. 

Madame,  le  directeur  de  L'Aube  demande  au  télé- 
one  s'il  peut  personnellement  vous  rendre  visite 


ACTE  TROISIÈME  321 

vers  les  cinq  heures.  Il  ne  s'agit  pas,  dit-il,  d'une  inter- 
view, mais,  au  contraire,  s'il  peut  vous  rendre  service 
en  s' employant  à  arrêter  la  campagne  de  presse  sur 

l'incident   de  l'Académie...   (Devant  le  regard  sévère  de  Maiame 

Bouguet  il  s'arrête.)  Je  rapporte  ses  paroles. 

MADAME    BOUGUET 

Je  n'ai  besoin  du  secours  de  personne.  Ces  gens 
commencent  à  m' échauffer  les  oreilles! 

TALLOIRES 

Que  faut-il  répondre? 

MADAME    BOUGUET 

Que  je  suis  malade,  et  que  je  le  fais  remercier...  Je 
n'ai  pas  à  transiger  avec  la  presse...  Qu'on  imprime  ce 
qu'on  voudra...  cela  nous  indiffère! 

TALLOIRES 

Bien,  madame...  M.  Barattier  est  aussi  venu... 

MADAME    BOUGUET 

Ah!  Barattier  est  venu...   Quel  manque  de  tact! 

(Talloires  va  sortir.    Madame  Bouguet,   d'un  ton   d'apparence   indifférent.) 

]\I.  Bouguet  n'est  toujours  pas  rentré? 

(M;ircelle  fait  signe  de  loin  à  Talloires.) 
TAILLOIRES 

Non,  madame....  je  ne  l'ai  pas  encorevu. 

MADAME    BOUGUET 

Tu  as  l'heure,  Marcelle? 

MARCELLE,  regardant  sa  nicatre  au  poi^aet.    ^ 

Cinq  heures. 

MADAME    BOUGUET 

Ton  père  devrait  être  cependant  de  retour. 


322  LES  FLAMBEAUX 

MARCELLE 

Oh!  il  ne  doit  pas  se  presser...  exprès,  probablement... 
pour  ne  point  se  heurter  ici  à  une  visite  ou  à  une  indis- 
crétion de  journaliste...  Puis  cette  réunion  du  Muséum 
s'est  peut-être  prolongée... 

TALLOIRES 

'Madame,  je  puis  me  retirer? 

MADAME    BOUGUET 

Oui.  Laissez-nous  seules,  Hervé...  (ii  sort  avec  Taiioires.) 


SCÈNE  II 

MADAME  BOUGUET,  MARCELLE,  puis  VERNIER 
et  TALLOIRES. 

MADAME   BOUGUET 

Je  ne  vois  pas  î' avenir  bien  rose,  ma  pauvre  fille,  ni 
pour  moi,  ni  pour  toi  ! 

MARCELLE 

Oh!  maman!...  La  lutte  t'effraierait- elle? 

MADAME    BOUGUET 

N'aie  pas  peur!...  Ce  bluff  officiel,  cette  bravade,  je 
les  soutiendrai  jusqu'au  bout...  Je  ne  faiblirai  pas.  Tu 
vois  que  j'ai  tenu  à  ce  que  ton  père  se  rendît  à  cette 
réunion  du  Muséum.  Mais  quels  abîmes  ouverts!  Le 
scandale  monte,   monte  et  nous  étouffe!...  Oh!    ces 

journaux!...    (Elle  froisse   plusieurs  journaux.)   ToUS...    tOUS!... 

Je  n'aurais  pas  dû  les  lire,  mais  on  ne  peut  résister 
à  cette  tentation  malsaine...  Marcelle,  nous  sommes 
bien  injustement  malheureuses! 

(Elle  tend  les  bras  à  sa  fille.) 


ACTE  TROISIÈME  323 

MARGELLE 

Allons,  ton  beau  courage,  maman,  où  est-il? 

MADAME    BOUGUET,   montrant  son  cceur. 

Là...  toujours!  Mais  je  lui  demande  un  terrible 
crédit.  Quelle  dégradation  de  nous-mêmes!...  Quelle 
honte  ! 

MARCELLE 

Allons  donc!  Dans  trois  ou  quatre  mois  personae  à 
Paris  n'y  pensera  plus. 

MADAME    BOUGUET 

On  dit  ces  choses-là,  Marcelle,  mais  le  coup  est  porté. 
La  campagne  fera  le  tour  du  monde  officiel  et  dans  tous 
les  pays.  Ma  vie  intime,  je  la  guérirai,  mais  ma  vie 
publique,  notre  sacrée  vie  publique!...  (Eiie  redresse  la  tète 
avec  orgueil.)  Bah!  tu  portes  un'bicn  beau  nom  tout  de 
même,  ma  fille!  (On  nappe.)  Entrez... 

(Vernier  entre  apportant  le  courrier.) 
VERNIER 

Votre  correspondance,  madame. 

MADAME    BOUGI.'BT 
Donnez...  (Du  même  ton  indifférent  que  tout  à  l'heure.)  M.  B0U"> 

guet  n'est  pas  rentré? 

VERNIER 

Non,  madame,  je  ne  crois  pas...  Je  ne  m'en  suis  pas 
informé...  C'est  tout? 

MADAME    BoUOUET 

Pour  le  moment. 

(Quand  l'interne  va  sortir,  Marcelle  l'appelle.) 
MARGELLE,    bas. 

Oh!  je  meurs  d'impatience...  Avez- vous  des  nou- 


32d  LES   FLAMBEAUX 

velles?...  Des  nouv^elles,  pour  l'amour  de  Dieu!  Cinq 
heures!  Et  papa  n'est  pas  rentré.  On  devait  nous 
téléphoner. 

VERNIER 

Mais,  mademoiselle,  c'est  la  preuve  même  que  tout 
s'est  bien  passé. 

MARCELLE 

Voyez- vous,  je  constate  une  circonstance  anormale, 
inquiétante...  Je  surveille  d'ici  les  fenêtres  du  pavillon 
de  Blondel...  or  Blondel  n'est  pas  rentré  non  plus...  A 
une  heure  aussi  tardive,  que  signifie  cette  double 
absence?... 

VERNIER 

C'est  cela  même  qui  devrait  vous  rassurer,  car... 

MADAME    ROUGIT  ET,  fouLUant  son  courrier  et  le  lisant 
près  de  la  fenêtre. 

Que  dites- vous  là-bas? 

MARCELLE 

Je  m'informe  de  l'attitude  de  chacun...  Vernier 
m'assure  que  tout  le  monde  travaille  comme  à  l'ordi- 
naire, que  le  ton  de  tous  est  très  respectueux. 

MADAME    ROUGUET 

Je  voudrais  bien  voir  qu'on  se  permit... 

MARCELLE,  bas,  le  congédiant. 

Allez  vite,  mon  petit  Vernier,  et  surveillez.  Qu'on 
monte  quatre  à  quatre  quand  on  saura  quelque  chose,  et 
qu'on  me  fasse  le  signe  de  main  convenu... 

VERNIER 

Comptez-y,  mademoiselle. 

(On  frajiiic.) 


ACTE  TROISIÈME  325 

TALLOIRES,   entrant. 

Mille  pardons  de  vous  déranger  encore,  madame; 
c'est  M.  Hernert  qui  insiste  et  demande  s'il  peut  vous 
voir  un  instant, 

MADAME    BOUGUET 

Oh!  oui!  Oh!  oui!  qu'il  entre!...  Pour  lui,  je  lève  la 
consigne... 

(Entre  Hernerl.) 


SCÈNE  III 
Les  Mêmes,  HERNERT. 

MADAME    BOUGUET 

Ah!  je  suis  si  satisfaite  de  vous  voir,  cher  ami! 
J'avais  fait  condamner  ma  porte,  mais  je  sais  que 
votre  sympathie  ne  trouvera  que  les  mots  qu'il  faut. 

HERNERT 

Bonjour,  mademoiselle. 

MARGELLE 

Bonjour,  monsieur. 

HERNERT 

Je  suis  encore  sous  le  coup  de  l'indignation... 

MADAME    BOUGUET 

N'est-ce  pas?  Quel  goujat! 

HERNERT 

C'est  sur  Blondel  que  retombera  le  scandale...  Seule- 
ment,jen'ensaispaspîuslongquecequelesjournaHstes 
ont  raconté. 

28 


326  LES  FLAMBEAUX 

MADAME   BOUGUET 

Oh!  ils  ont  dit  la  vérité..  C'a  été  une  agression,  mon 
cher,  une  véritable  agression  dans  les  couloirs  de  l'Aca- 
démie, devant  une  vingtaine  de  collègues...  On  venait 
de  voter  pour  l'élection  au  fauteuil  de  Morière.  Dans  la 
salle  de  séance,  en  sortant,  Blondel  a  levé  la  main  sur 
Laurent  en  prononçant  d'inintelligibles  paroles...  ou 
du  moins  on  se  plaît  à  m' assurer  qu'elles  étaient 
telles...  Enfin,  la  boue,  quoi,  la  boue!...  Alors, 
voyez,  toutes  ces  sales  feuilles  se  sont  emparées  de 
l'affaire  et  la  politique  s'en  mêle...  il  y  a  deux  partis 
maintenant...  Les  réactionnaires  s'en  donnent  à  cœur 

joie!...    Voyez    les    manchettes!...    (Elle   montre   un   joamal.) 

Notre  vie  privée  étalée  mensongèrement,  avec  des 
doigts  haineux  et  salisseurs!...  La  curée!...  Ça  donne  le 
frisson!.... 

HERNERT 

Pourquoi  la  ramassez- vous,  cette  fange  de  rue  et 
de  salle  de  rédaction?... 

MADAME    BOUGUET 

Je  ne  la  ramasse  pas.  Vous  êtes  bon!  Je  la  reçois... 
Et  vous  avez  lu  dans  certains  journaux  des  insi- 
nuations abominables  sur  ma  propre  personne? 

HERNERT 

Je  ne  veux  pas  prendre  connaissance  de  ces  bas- 
sesses... La  seule  chose  qui  me  peine,  c'est  le  fait  qu'un 
homme  de  science  comme  Blondel  en  soit  descendu  là  ! 

MADAME   BOUGUET 

Oui,  c'était  là  notre  ami!...  Et  croyez- vous  qu'il 
s'est  encore  trouvé  des  gens,  des  collègues,  notamment, 
qui  voulaient  forcer  Laurent  à  demander  une  répa- 
ration par  les  armes  à  son  ancien  ami...  C'eût  été  com- 
plet!... Je  m'y  suis  opposée  de  toutes  mes  forces...  J'ai 


I 

1 


ACTE  TROISIEME  327 

senti  qu'il  allait  céder  à  ces  conseils  perfides.  Nous  nous 
y  sommes  opposées  toutes  les  deux,  n'est-ce  pas, 
Marcelle? 

MARCELLE 

Et  nous  voilà  tranquilles  maintenant. 

MADAME   BOUGUET 

Il  n'aurait  plus  manqué  que  cela!...  N'est-ce  pas  que 
j'ai  bien  fait?  Vous  m'approuvez,  vous,  monsieur  Hep* 
nert? 

HERNERT 

Certainement...  Quand  on  a  atteint  la  zone  supé- 
rieure de  la  gloire  et  du  respect  national,  un  savant  de 
cette  taille  ne  doit  pas  se  commettre  à  des  réparations 
de  ce  genre.  Il  ne  ressortit  pas  à  ce  code  d'honneur-là! 
Je  considère  que  lever  bêtement  la  main  sur  lui  cons- 
titue une  sorte  de  sacrilège. 

MADAME    BOUGUET 

Mais  oui,  mais  oui,  mille  fois!...  Voilà  la  vérité!  Il  l'a 
compris  d'ailleurs  et  s'est  résigné...  A  l'heure  où  le 
monde  entier  applaudit  à  cette  découverte,  où  nous 
tenons  peut-être  la  guérison  du  cancer,  à  l'heure  où 
toutes  les  espérances  sont  tournées  vers  nous...  que  le 
collaborateur  rancuneux,  et  peut-être  jaloux,  se 
détache  de  latrinité,  soit!....  Qu'il  s'en  aille!...  mais  il 
ne  fera  pas  tomber  le  grand  homme  avec  lui  !...  Je  suis 
sûre  qu'au  Muséum,  aujourd'hui,  il  aura  été  accueilli 
avec  le  respect  accoutumé! 

MARCELLE 

Tenez, monsieur  Hernert,  je  vous  recommande  ceci... 
Cela  se  dénomme  une  œuvre  française! 

(Elle  montre  une  brochure  à  couverture  rouge.) 


MADAME   BOUGUET 

Vous  pouvez  lire.  Ah!  c'est  du  propre! 


32S  LES  FLAMBEAUX 

MARCELLE,  elle  s'approehe  d'Hernert,  la  brochure  en  mains,  ba». 

Hélas!...  Vous  savez  où  ils  sont  en  ce  moment? 

HERNERT 

C'est  pour  cela  que,  moi,  je  suis  ici,  mademoiselle. 

MARCELLE 

Tout  nous  a  été  si  soigneusement  caché  par  mon 
père,  que  la  vérité  m'est  connue  depuis  à  peine  |une 
heure!...  Vous  pensez  quel  coup  et,  depuis,  par  quelles 
transes  je  passe!...  Il  a  fallu  user  de  subterfuges  pour 
décider  ma  mère  à  s'enfermer  ici,  chez  elle,  sous  pré- 
texte d'attitude  et  de  dignité,  car  je  redoutais  par- 
dessus tout  qu'une  indiscrétion,  qu'une  maladresse 
échappée  à  quelqu'un  du  personnel  lui  donnât  l'éveil. 
De  la  sorte,  quand  il  reviendra,  car  il  va  revenir  sain  et 
sauf,  malgré  l'heure  avancée,  maman  n'aura  plus  à 
s'émouvoir!...  Mais,  comme  il  tarde!...  Pourvu  qu'il  ne 
soit  rien  arrivé!... 

HERNERT 

Vous  connaissez  le  proverbe.  Pas  de  nouvelles... 

MADAME    BOUGUET,  qui  classe  son  courrier. 

N'est-ce  pas  que  c'est  du  propre? 

HERNERT,  froissant  la  brochure  et  se  retournant  vors  Madame  Bouguet. 

Immonde!  Ah!  tout  cela  est  vraiment  sans  joie  et 
sans  beauté.  Évidemment,  la  première  conséquence 
va  être  le  départ  de  Blondel? 

MADAME    BOUGUET 

Bien  entendu...  Aucun  lien  officiel  ne  nous  liait!... 
Il  n'a  pas  de  titre  particulier  à  l'Institut  qui  est  auto- 
nome et  placé  sous  la  direction  unique  de  mon  mari.  Je 
ne  l'ai  pas  revu...  mais  j'espère  bien  qu'il  aura  le  tact 


ACTE  TROISIÈME  329 

de  ne  plus  se  montrer  ici...  Il  s'est  tenu  dans  son  appar- 
tement, du  reste.  Quelques  formalités  à  remplir  seront 
indispensables.  Je  pense  recevoir  bientôt  sa  lettre  de 
démission...  ou  plus  exactement  son  retrait  de  colla- 
boration... Nous  l'attendons  d'un  moment  à  l'autre.  Et 
juste  quand  nous  atteignions  la  dernière  marche!.. 
Gai'  il  avait  collaboré  plus  intimement  encore  à  la 
sérothérapie.  Il  avait  de  lui-même  trouvé,  le  mois 
dernier,  une  amélioration  incontestable  du  sérum  par 
une  adjonction  colloïdale  qui  atténue  la  terrible  viru- 
lence îL'immunisationestdésormais  une  échéance  peut- 
être  proche  !...  Quel  résultat  à  répartir  entre  eux  deux  !.. 

HERNERT 

Allons  donc  !  Pour  le  public,  la  découverte  est  votre 
œuvre  à  vous  deux,  le  mari  et  la  femme. 

MADAME  BOUQUET 

Eh  bien,  mon  cher  ami,  là  serait  peut-être  l'injus- 
tice. Rien  ne  m'empêchera  de  dire  que  l'apport  de 
Biondel  a  été  considérable  dans  nos  travaux.  C'était 
une  belle  intelhgence.  Quel  dommage!  S'il  n'était  pas, 
et  de  beaucoup,  égal  à  Laurent,  soyez  bien  persuadé 
que  moi,  sans  ces  deux  hommes-là,  je  n'aurais  pas  été  à 
même  de  faire  avancer  la  question  d'un  pas. 

HERNERT 

Non,  non,  Biondel  vient  de  signer  sa  part  de  colla- 
boration; et  c'est  une  signature  d'ouvrier. 


SCÈNE  IV 
Les  Mêmes,  HERVÉ. 

HERVÉ,   entrant. 

Monsieur  Hernert,  je  vous  cherchais. 

28. 


330  LES  FLAMBEAUX 

HERNERT 

Moi? 

HERVÉ 

Figurez- VOUS  que  le  cocher  qui  vousa  amené  rapportt 
ceci  qu'il  assure  vous  appartenir.  Vous  l'aviez  laissé 
dans  sa  voiture. 

HERNERT 

Tiens  ! 

(Herré  lai  fait  si^e  de  venir  à  récarl  et  lui  remet  un  paquet.) 
HERVÉ 

C'est  un  pur  prétexte.  Il  veut  vous  voir.  On  lui  a 
appris  que  vous  étiez  là  auprès  de  sa  femme.  Il  veut 
vous  dire  un  mot. 

HERNERT 

J'y  vais...  Mais  quelle  situation,  cher  monsieur!  La 
fille  cache  à  la  mère  une  vérité  pénible  et  nous-mêmes 
en  cachons  une  plus  cruelle  encore  à  cette  enfant... 
Sortons  vite...  Je  me  défie  de  leur  perspicacité.  (Haut.) 
Vous  permettez,  madame  Bouguet...  Une  erreur,  sans 
doute...  Il  faut  que  je  descende. 

MADAME   BOUGUET 

Mais,  vous  revenez,  n'est-ce  pas? 

HERNERT 

Si  vous  le  permettez,  (ii  sort.) 

SCÈNE   V 
MADAME  BOUGUET,  MARCELLE. 

MADAME    BOUGUET 

Tiens,  Marcelle,  puisque  nous  sommes  seules... 
Dans  mon  courrier,  à  l'instant,  Talloires  vient  de  me 
remettre  cette  lettre... 


ACTE  TROISIÈME  331 

MARGELLE 

De  qui?... 

MADAME  BOUGUET 

D'Edwdge...  Une  pudeur  bien  compréhensible  nous 
fait  éviter  de  parler  d'elle,  mais  surmontons  cette 
répugnance.  Tu  sais  où  se  trouve  Edwige? 

MARCELLE 

Tu  ne  voudrais  pas  que  je  l'ignore!  C'est  une  de  mes 
préoccupations.  Je  sais  qu'elle  s'est  enfermée  dans  un 
logement  de  l'orangerie,  l'ancienne  chambre  du  cocher, 
et,  là,  elle  écrit,  elle  écrit,  paraît- il...  Elle  doit  rédiger 
des  monceaux  de  mémoires  avec  sa  manie  épisto- 
laire...  Elle  devrait  seulement  les  rédiger  ailleurs  qu'à 
r  Institut!... 

MADAME    BOUGUET 

Eh  bien,  sache  que  c'est  moi,  Marcelle,  je  puis  bien  te 
l'avouer  maintenant,  moi-même  qui  ai  exigé  d'elle, 
dans  la  seule  et  pénible  entrevue  que  nous  ayons  eue, 
qu'elle  ne  quittât  pas  l'Institut...  Elle  peut  divorcer,  ou 
retourner  à  l'étranger,  la  suite  de  son  existence  m'im- 
porte peu,  mais  j'estime  qu'il  nous  vient  assez  de  souf- 
frances d'elle  pour  qu'en  retour  elle  demeure  actuelle- 
ment à  notre  disposition. 

MARCELLE 

C'est-à-dire? 

MADAME    BOUGUET 

C'est-à-dire  que,  pour  l'instant,  je  ne  veux  pas 
qu'elle  donne  raison  à  l'opinion  publique  par  une 
fuite  intempestive!...  Que  cette  femme  demeure 
consignée,  c'est  le  mot,  jusqu'à  ce  que  nous  levions 
cette  consigne  :  c'est  indispensable.  Le  mieux  eût 
été,  certes,  qu'elle  disparût  avec  son  triste  époux, 
mais  il  ne  faut  pas  espérer  une  réconciliation. 


332  LES  FLAMBEAUX 

MARCELLE 

Ce  serait  folie  d'y  songer.  Elle  ne  veut  même  pas, 
m'a  assuré  Hervé,  revoir  son  mari,  et,  de  ce  sentiment, 
je  ne  saurai  lui  en  vouloir. 

MADAME    BOUGUET,    li»»nt. 

Madame^  il  faut  que  vous  sachiez  que  mon  soin 
unique,  mon  acharnement,  sera  celui-ci  :  où  que  je 
vive,  oà  que  ce  soit,  je  demeurerai  enfermée  dans  une 
chambre  avec  des  bouts  de  sténographie  conservés, 
quelques  brouillons  que  j'avais  providentiellement  jetés 
dans  un  tiroir;  avec  ce  que  ma  mémoire  fidèle  saura  se 
rappeler,  je  m'efforcerai  de  reconstituer  non  l'œuvre 
détruite,  hélas!...  car,  seul,  M.  Bouguet  pourra^  peut- 
êlre,  y  parvenir,  s'il  en  a  l'énergie...  mais  quelques 
fragments  et  un  plan  général.  Au  fur  et  à  mesure, 
cous  recevrez  ces  documents  qui  pourront  servir  au 
maître  pour  réédifier  le  manuscrit.  C'est  à  cette  tâche 
que  je  vouerai  mes  jours,  et,  pour  le  reste... 

MARGELLE,    l'interrompant. 

Tais-toi. 


SCÈNE  VI 
Les  Mêmes,  HERNERT,  HERVÉ. 

HERNERT,  bas  à  HcrTé,  en  entrant. 

Alors,  occupez- vous  de  Madame  Bouguet.  (a  Madaae 
Bougnei.)  Je  VOUS  demande  pardon,  l'erreur  est  réparée. 

HERVÉ,  à  Madame  Bouguet. 

Vous  m'avez  prié  de  vous  prévenir  de  tout  ce  qui 
se  passerait.  Eh  bien,  voici  le  devis  qu'apporte  Rou- 
vière.  Il  me  parait  tellement  exagéré... 


ACTE  TROISIÈME  333 

MADAME    BOUGUET 

Vous  permettez,  Hernert. 

HERNERT 

Je  vous  en  prie.  (S'approchant  de  Marcelle  pendant  que  Hervé 
entretient  Madame  Bouguet  près  de  la  fenêtre,  à  la  table.)  Mademoi- 
selle, votre  père  est  rentré. 

MARCELLE,    avec  un  cri  étouffé  de  joie. 

Eh  bien,  pourquoi  ne  monte- t-il  pas?...  Ah!  mon 
Dieu,  je  lis  dans  vos  yeux  un  malheur. 

HERNERT 

Ne  vous  effrayez  pas...  Il  est  blessé,  mais  très  légè- 
rement blessé.    (Marcelle  est  presque  défaillante.)  PreUCZ  garde 

à  votre  mère.  .. 

MARCELLE 

J'aurai  du  courage,  mais  la  vérité,  je  vous  en  sup- 
plie... Je  puis  l'entendre. 

HERNERT 

Il  y  a  une  heure  que  votre  père  a  été  ramené  ici... 
On  vient  de  procéder  à  un  examen  rapide  dans  sa 
chambre,  là,  à  deux  pas  de  vous,  derrière  ce  cabinet 
de  toilette....  Nous  avions  fermé  les  portes  à  clef,  à 
cause  de  Madame  Bouguet...  La  balle  est  entrée  dans 
le  gras  de  l'épaule,  mais  n'a  touché  aucun  organe. 

MARCELLE 

J'ai  la  tête  qui  tourne. 

HERNERT 

Rien  de  grave  ou  de  périlleux,  à  coup  sûr.  La 
meilleure  preuve,  il  va  vous  la  fournir  lui-même.  Main- 
tenant que  l'examen  est  terminé,  on  va  passer  à  la 
radiographie  dans  le  cabinet  de  toilette,  ici,  à  côté, 


334  LES  FLAMBEAUX 

mais  votre  père  redoute  la  première  émotion  de  Ma- 
dame Bouguet  si  elle  le  voyait  étendu  ou  alité.  Il  vient 
de  me  faire  appeler  pour  me  communiquer  ses  ordres... 
car  avec  un  tel  homme,  il  faut  en  passer  par  où  il 
veut!...  Du  reste,  Pravielle,  qui  a  été  son  médecin, 
l'autorise,  selon  le  vœu  qu'il  en  formait,  à  rester  de- 
bout, mais  les  quelques  secondes  nécessaires  seulement. 
Donc,  il  a  été  décidé  qu'il  va  traverser  ce  cabinet  de 
toilette  et  entrer  ici,  appuyé  sur  le  bras  de  Pravielle  de 
façon  à  ce  que  Madame  Bouguet  ait  la  vision  de  son 
mari  debout.  Pravielle  vous  prie  de  préparer,  sans  en 
avoir  l'air,  quelques  coussins  sur  la  chaise  longue  de 
Madame  Bouguet. 

MARCELLE 

Oui...  c'est  possible...  Allez,  dépêchez- vous!  Je  ne 
vis  plus! 

(Il  désigne  la  porte  du  cabinet  de  toilette  à  gauche  et  sort  précipi- 
tamment aycc  HcrTé,  qui  le  fu«ttait  tout  en  parlant  à  Madame 
Bouguet.) 


SCÈNE  VU 
MADAME  BOUGUET,  MARCELLE. 

MADAME    BOUGUET,    étonnée,  à  ta  fllle. 

Eh  bien,  quoiPils'en  va  encore?  Qu'est-ce  que  cela 
veut  dire? 

MARCELLE 

Il  a  peur  de  nous  déranger,  je  pense. 

MADAME    BOUGUET 

Il  est  étrange...  Et  toi,  qu'as- tu? 


ACTE  TROISIÈME  335 

MARCELLE,  arrangeant  le  canapé. 

Cette  journée!  Je  me  sens  un  peu  souffrante...  La 
tête  me  tourne. 

MADAME   BOUGUET,  méfiante. 

Oui...  mais  tout  à  coup...  ainsi...  Enfin,  je  trouve 
cela  extraordinaire!  Hernert  qui  disparaît...  ce  va-et- 
vient  continuel...  ton  émotion... 

MARCELLE 

Que  vas- tu  imaginer,  maman?...  De  la  lassitude, 
voilà  tout.  Passe-moi  ce  coussin... 

MADAME    BOUGUET 

Ah!  mais,  ah!  mais!  On  me  cache  quelque  chose... 
Est-ce  que  par  hasard?... 

MARCELLE 

Quoi?... 

MADAME    BOUGUET 

Oh!  J'ai  des  doutes!...  J'essaie  en  vain  de  me  les 
dissimuler.  Ce  retard  anormal  de  ton  père...  Marcelle, 
■où  est  ton  père? 

MARCELLE 

Comment  veux- tu  que  je  le  sache  plus  que  toi? 

MADAME    BOUGUET 

Ta  voix  ment...  Vous  me  cachez  tous  un  accident. 

MARCELLE 

Calme- toi,   maman,   calmons-nous...   nul  accident. 

MADAME    BOUGUET 

Alors,  parle...  Je  comprends.  Ils  se  sont  battus, 
n'est-ce  pas?... 


336  LES   FLAMBEAUX 

MARCELLE 

Eh!  je  n'en  sais  pas  plus  que  toi! 

MADAME    BOUGUET 

Ah!  c'est  un  demi- aveu...  Mon  Dieu,  si  tu  t'es  ainsi 
étendue,  après  qu'Hernert  a  eu  conversé  avec  toi, 
à  voix  très  basse,  c'est  que  tu  viens  d'apprendre 
une  mauvaise  nouvelle...  Tu  me  la  dissimules. 

MARCELLE 

Que  vas- tu  imaginer,  maman? 

MADAME    BOUGUET 

Vous  mentez  tous...  vous  mentez  tous...  Quel  est 
ce  bruit  en  marche  qui  vient?...  ces  pas  mous,  trop 
lents...  Ah!  que  j'ai  peur!...  que  j'ai  peur!... 

(Elle  recule,  tout  en  prêtant  l'oreille.  La  porte  s'ouvre.  Paraît  Laurent 
en  chemise  molle,  le  bras  gauche  et  la  poitrine  bandés,  soutenu  par 
le  docteur.  lia  sont  précédés  de  Hernert.  Bouguet  a  une  cigarette 
à  la  bouche  et  sourit.) 


SCÈNE   VIII 

Les  Mêmes,  plus  BOUGUET,  LE  DOCTEUR, 
HERNERT,  PRAVIELLE. 

MADAME  BOUGUET,    poussant  un  cri  d'effroi. 

Blessé!  Tu  es  blessé?... 

(Elle  «'élance  rers  lui.  Praviclle  et  Hernort  lui  font  signe  de  ne  pas 
s'arancar.) 

HERNERT 

Une  simple  éraflure!... 

BOUGUET 

Rien,  rien,  ma  chérie...  Tu  vois,  Jeanne,  c'est  comme 


ACTE  TROISIÈME  337 

si  je  m'étais  flanqué  dans  l'escalier...  Aucun  mal!... 
Ah!  c'est  bon,  une  cigarette,  tout  de  même. 

HERîiERT 

Mettez-vous  là...  Étendez- vous.  Nous  allons  vous 
installer. 

BOUGUET,  du  bras  droit,  il  tend  la  cigarette  à  Hernerl,  bas. 

Merci,  mon  ami.  Maintenant  que  l'effet  est  produit, 
je  n'irai- tout  de  même  pas  jusqu'à  la  fumer! 

MARCELLE,  lui  baisant  le  front  pendant  qu'on  l'élend  avec  mille 
précautions  sur  le  canapé  et  qu'on  met  des  oreillers. 

Père  chéri!  Quelle  émotion  tu  m'as  faite! 

PRAVIELLE 

Doucement,  doucement!...  Encore  un  coussin... 

MADAME    BOUGUET,  de  loin,  interroge. 

Messieurs,  ce  n'est  rien?  Pravielle,  dites,  répon- 
dez-moi?... 

(Madame  Bouguet    est    restée   exprès    un     peu   éloignée.    L'émotion 
l'empâche  de  parler.  Une  douloureuse  attitude  de  dig;nité  froissée.)^ 

PRAVIELLE 

Non,  madame,  ce  sera,  rassurez- vous,  peu  de  chose. 
Du  premier  examen  rapide,  nous  avons  conclu  que 
la  balle  n'a  pas  atteint  le  poumon.  Elle  a  contourné 
la  paroi  thoracique  et  doit  se  trouver  à  quelques 
centimètres  de  l'omoplate. 

BOUGUET,    souriant. 

C'est  un  très  joli  logement! 

HERNERT 

Vous  voyez,  il  fait  des  mots.  Il  n'est  pas  bien 
malade  ! 

29 


338  LES  FLAMBEAUX 

PRA  VIELLE 

L'extraction  sera,  je  pense,  très  aisée...  Sans  quoi, 
nous  n'aurions  pas  toléré  l'imprudence  qu'il  vient  de 
faire,  car  c'est  une  imprudence  tout  de  même  de  s'être 
levé.  Mais,  il  tenait  tant  à  ce  que  vous  le  voyiez 
debout!  Je  n'ai  pas  osé  le  lui  interdire.  Après  la  radio- 
graphie, il  faudra  pai*  exemple  qu'il  demeure  couché 
et  les  bras  immobiles  plusieurs  jours... 

MARCELLE 

Tu  souffres,  père? 

BOUGUET 

Non!  c'est  même  curieux  comme  je  souffre  peu!  (a 

Pravielle.)  Regardez!  (il  lui  désigne  du  regard  sa  femme.)  On  dirait 

que  c'est  elle  qui  a  reçu  la  balle. 

MADAME   BOUGUET,    qui  a  entendu,  et  gravement. 

Peut-être...  En  plein  cœur... 

BOUGUET 

Ne  sois  pas  trop  sévère,  ma  chérie.  Je  ne  pouvais 
agir  autrement,  je  t'assure.  (Bas  à  Pravieiie.)  Éloignez-les 
une  seconde...  J'ai  à  vous  dire  quelque  chose  d'impor- 
tant, maintenant  qu'elle  m'a  vu. 

PRAVIELLE,    à  Madame  Bouguet. 

Chère  madame,  il  faut  me  laisser  seul  avec  Bouguet... 
Je  vous  en  demande  pardon,  mais  l'immobilité,  le 
calme,  sont  nécessaires.  Oubliez  un  instant  que  vous 
êtes  l'épouse. 

MADAME    BOUGUET,    avec  une   rougeur  subite,   comme   si  on   l'avait 
offusquée. 

On  oublie  difficilement  ces  choses-là,  monsieur. 
Viens,  Marcelle...  Mais  votre  diagnostic  est-il  certain, 
au  moins?... 


ACTE  TROISIÈME  339 

PRAVIELE 

Je  ne  crois  à  aucune  complication  et  je  vais  vous 
rappeler...  Je  m'excuse,  chère  madame...,  il  est  dans 
les  mains  de  la  Faculté. 

MADAME    BOUGUET,   tristement. 

Hélas,  je  sais  par  expérience  que  dans  la  vie  le 
rôle  d'épouse  ne  précède  jamais  et  suit  toujours 
le  cortège!  (vivement.)  Marcelle,  viens,  mon  petit. 

(Elles  sortent  en  laissant  la  porte  ouverte,  pour  que  Hernert  puissa 
les  suivre.  Hernert,  durant  cet  aparté,  a  parlé  bas  à  Bouguet  qui 
sourit.) 

BOUGUET,  au  moment  où  il  va  s'en  aller. 

Hein,  vous  souvenez- vous,  Hernert,  de  notre 
conversation  dans  le  jardin,  il  y  a  quelques  jours? 

HERNERT 

Si  j  e  m'eiî  souviens  ! 

BOUGUET 

Comme  c'est  beau,  deux  hommes  qui  se  com- 
prennent!... Deux  hommes!... 

(Il  appuie  sur  le  mot.) 

PRAVIELLE,     se  rapprochant. 

Je  VOUS  en  prie,  monsieur  Hernert. 

HERNERT 

C'est  juste... 

(Il  lui  serre  la  main.) 

BOUGUET 

A  bientôt,  maintenant  que  vous  êtes  à  peu  près 
8Ûr  de  me  revoir... 

HERNERT 

Tout  à  fait  sûr!... 


340  LES   FLAMBEAUX 

BOUQUET 

•  Regardez-moi  bien  tout  de  même...  comme  si  ça 
ne  l'était  pas. 

(Il  lui  serre  la  main  en  lo  regardant  fixement.  Hernert  s'en  va  avec 
un  geste  un  peu  contracté  et  en  parlant  bas  au  médecin  qui  referme 
la  porte.) 


SCÈNE  IX 
BOUGUET,  PRAVIELLE. 

BOUGUET,    sans  l)ouger  la  tète,  à  voix  très   retenue. 

Maintenant,  Pravielle,  pas  de  blagués!...  Je  serai 
votre  homme  dans  quelques  minutes;  je  me  livrerai 
à  vous,  mais,  y  eût-il  une  chance  sur  mille  que  des 
eomplications  se  produisent,  il  faut  que  je  sache. 

PRAVIELLE,    s'assevant  près  de  lui. 

Il  n'en  est  pas  question. 

BOUGUET 

La  vérité...  vous  m'entendez  bien!  J'ai  absolument 
besoin  de  la  connaître.  Je  suis  épouvanté  en  pensant 
à  la  situation  effroyable  que  je  laisserais  derrière 
moi,  s'il  m' advenait  de  disparaître  avant  que  j'aie 
pu  dicter  mes  volontés.  'Cet  institut  a  été  toute  ma 
vie...  je  veux  en  régler  la  destinée,  l'avenir...  non, 
laissez-moi  parler...  Et  puis,  la  dignité  de  mon  nom 
compromis...  ma  femme  et  ma  fille...  Ce  serait 
lamentable!...  Et  ce  sont  là  des  dispositions,  hélas! 
que  je  ne  peux  écrire!...  Mon  devoir  suprême,  même 
avant  de  penser  à  ma  sauvegarde,  est  de  laisser  debout 
un  édifice  qui  a  fait  tout  mon  effort  et  qui  pourrait 
s'effondrer  dans  une  faillite  sans  nom!  Maintenant, 
allez-y. 


ACTE  TROISIÈME  341 


PRAVIELLE 


Je  VOUS  ai  laissé  m' exposer  tous  vos  scrupules 
mon  cher  ami.  Si  vous  étiez  en  danger,  je  ne  manque- 
rais pas  de  vous  le  dire,  je  vous  le  promets.  Je  connais 
la  situation  à  laquelle  vous  faites  allusion  et  je  m'incli- 
nerais devant  votre  grave  volonté. 

BOUGUET 

Alors,  mon  cas... 

PRAVIELLE 

Pour  l'instant,  le  diagnostic  me  parait  bien  déter- 
miné. La  balle  peut  être  logée  à  proximité  du  pou- 
mon, mais  le  poumon  n'est  sûrement  pas  touché. 
Je  vous  ai  observé  tout  le  long  du  trajet  et  vous  m'avez 
dit  vous-même  qu'à  aucun  moment  vous  n'avez 
craché  le  sang.  Il  n'y  a  pas  eu  d'hémoptysie... 

BOUGUET 

S'il  y  avait  hémoptysie,  si  légère  soit- elle,  ce  serait 
le  signe  certain  que  la  balle  logerait  dans  le  poumon, 
n'est-ce  pas?  Et  alors?... 

PRAVIELLE 

C'est  un  des  seuls  cas  où  l'on  puisse,  a  priori, 
redouter  qu'il  y  ait  péril  ou  danger...  Dans  ce  cas,  le 
malade  est  sous  la  menace  possible  d'une  hémorragie 
qui  peut  être  aussi  bien  légère  que  grave  ou  funeste... 
mais,  encore  une  fois,  je  me  serais  opposé  à  votre 
transport,  si  je  n'étais  convaincu  que  la  balle  n'inté- 
resse que  la  paroi  thoracique.  Nous  allons  en  avoir  le 
cœur  net.  Vous  serez,  je  pense,  complètement  rassuré 
après  l'examen  radiographique. 

29. 


342  LES  FLAMBEAUX 

BOUGUET 

Merci,  mon  ami...  Allez,  en  effet,  préparer  la  radio- 
graphie avec  Hervé  et  les  autres...  et  faites  entrer 
ma  femme,  je  vous  prie. 

PRA VIELLE,  après  une  hésitation. 

Je  redoute  votre  émotion  et  les  paroles. 

BOUGUET,  fermement. 

Vous  avez  vu,  la  pauvre  créature  déçue  et  froissée 
s'est  tenue  à  l'écart  quand  je  suis  entré!...  Malheureuse 
femme!  Je  ne  dirai  que  les  mots  nécessaires,  indis- 
pensables, mais,  n'aurait- elle  de  moi  qu'un  baiser, 
j  8  le  lui  donnerai  sans  témoin,  comme  j  e  le  dois,  (Ai-ec 
autorité)  et  comme  je  le  veux... 

PRA  VIELLE,  s'inclinant. 

C'est  trop  naturel,  après  tout!  Je  consens  à  ne  pas 
vous  contrarier.  Demeurez  seulement  immobile  et 
mesurez  vos  paroles.  Je  n'exige  pas  plus. 

BOUGUET 

Allez. 

PRAVIELLE,  entr'ouvrant  la  porte  de  droite. 

Voulez-vous  avertir  Madame  Bouguet  de  ma  part 
qu'elle  est  autorisée  à  venir  auprès  de  son  mari? 
(a  Bouguet.)  Encore  une  fois  je  vous  recommande, 
mon  ami,  le  plus  grand  calme. 

BOUGUET 

Soyez  tranquille,  et  merci  de  la  permission... 
merci  pour  tout... 

(Pravielle  sort  à  gauche.  Entre  ensuite  Madame  Bouguet  par  l'autre 
porte.) 


ACTE  TROISIÈME  345 

SCÈNE  X 
BOUGUET,  MADAME  BOUGUET. 

BOUGUET 

Me  pardonnes- tu,  Jeanne? 

(Silence.) 

MADAME    BOUGUET,  ne  s'approchant  pas. 

J'éprouve  une  mortification  infinie.  Mais  ce  n'est 
pas  l'heure  de  te  reprocher  quoi  que  ce  soit,  n'est- 
ce  pas?  Tu  viens  de  donner  la  justification  de  toutes  les 
calomnies  qui  montent  vers  nous,  vers  toi...  Tu  as 
fait  plus  que  de  donner  raison  à  Blondel.  Tu  as,  par 
ce  duel  inattendu  entre  deux  collaborateurs  et  deux 
savants,  sanctionné  pour  ainsi  dire  ton  aventure 
avec  cette  fille.  Laurent,  est-ce  pour  elle  que  tu  t'es 
battu?... 

BOUGUET 

Ma  femme,  ma  femme  bien-aimée  !...  Gomment 
peux- tu  me  demander  celai 

MADAME   BOUGUET,  éclaUmi. 

Ah!  Laurent,  c'est  que  je  t'aime  tant! 

(Elle  s»  précipite  à  genoux  près  du  canapé.) 
BOUGUET 

Et  je  ne  peux  même  pas  aller  à  toi  pour  t'em- 

braSSer.    (Elle  se  lève  et  arec  précaution  lui  donne  plusieurs  baiser» 

sar  le  froot.)  Comme  j'ai  abîmé  ta  vie!... 

MADAME    BOUGUET 

N'emploie  pas  de  pareils  mots,  Laurent...  Rien 
n'est  abîmé  en  nous  ou  si  peu...  Pense  à  ta  pauvra 


Ui  LES  FLAMBEAUX 

épaule  blessée...  qu'il  faut  guérir...  que  nous  allons 
guérir  tout  doucement...  à  l'aise...  loin  des  méchants. 
On  vient  de  me  raconter  ce  duel!...  Tiens,  j'aime  mieux 
ne  pas  avoir  su... 

BOUGUET 

Que  tu  es  belle!  Et  quel  chagrin  j'aurais  eu  à  te 
quitter!...  Je  ne  suis  pas  en  danger,  mais  laisse-moi 
te  parler  comme  si  je  l'étais...  laisse...  pour  le 
plaisir...  pour  le  plaisir  seulement...  laisse-moi  te  dire 
comme  on  le  ferait  dans  un  testament,  que  ta  bonté 
envers  moi  a  passé  toute  expression...  Tu  as  été  un 
idéal  et  une  influence.  Peut-être,  seule,  n'aurais- tu 
pas  fait  ce  que  nous  avons  fait,  c'est  vrai,  mais,  nos 
découvertes,  nos  recherches,  tout  ce  qui  est  spirituel 
dans  la  vie  est  devenu  à  tes  côtés  îaussi  simple,  aussi 
naturel  que  la  lumière  du  jour!... 

MADAME    BOUGUET,  laissant  couler  ses  larmei. 

Mon  ami,  mon  époux. 

BOUGUET 

Je  ne  t'ai  pas  trompée,  crois-moi.  Il  se  peut  que 
j'ai  rêvé  de  plaisir  quelquefois,  car  ma  nature  est  bru- 
tale et  grossière,  mais,  Jeanne,  quelle  lèvre  mépri- 
sante j'ai  posée  sur  ce  qui  n'était  pas  toi! 

MADAME    BOUGUET 

Laisse  bien  ta  tête  sur  l'oreiller...  Je  ne  veux  pas 
que  tu  bouges...  Ne  parle  pas... 

BOUGUET 

Assieds- toi...  Regardons- nous  longtemps,  longtemps. 
Repasse  toute  ta  jeunesse,  toute  ta  vie  dans  mee 
yeux.   Je  repasserai  la   mienne    dans  les    tiens,    (ii» 

se    fixent    ainsi    pendant   un    liés  long    temps,     leurs    yeux    humides.) 

Vois- tu,  ma  chérie,  désormais,  je  n'aurai  plus  qu'une 


ACTE  TROISIÈME  345 

pensée,  toi...  toi  seule!...  Écoute  bien...  je  ne  suis  pas 
«n  danger,  c'est  entendu...  mais,  à  tout  hasard... 
Il  peut  toujours  survenir  un  accident...  Il  faut  que 
je  prenne  toutes  mes  précautions,  que  je  règle  la 
situation... 

MADAME    BOUGUET 

Laurent,  ne  pense  pas  à  des  choses  vaines,  ne  te 
tourmente  pas. 

BOUGUET 

Hier,  j'ai  sommairement  résumé  mes  instructions 
par  écrit,  mais  aucune  allusion  n'est  faite  à  notre  vie 
privée...  Or,  j'ai  pris  des  résolutions...  Et  que  je  gué- 
risse vite,  lentement,  ou  pas,  ces  résolutions  sont,  tu 
l'entends,  inébranlables.  Je  veux  les  notifier  aux  inté- 
ressés, dès  maintenant...  (s'animant.)  Il  faut  que  demain 
la  face  des  choses  soit  changée  ici...  Songe,  les  jour- 
naux, le  pubHc,'  la  meute  nous  guettent!...  Il  faut  nous 
tirer  à  tout  prix  de  ce  désarroi  lamentable,  hideux... 

MADAME  BOUGUET 

Je  n'ai  pas  l'habitude  de  discuter  tes  ordres,  tu  le  sais, 
quels  qu'ils  soient...  Ces  précautions  sont  exagérées, 
mais  si  elles  peuvent  t' apaiser...  en  effet...  (Résolue.)  Que 
faut-il  faire?  Et  qu'exiges-tu?  Je  le  ferai... 

BOUGUET,  avec  intention. 

Je  veux  ordonner  moi-même.  Et  cela,  dans  un  seul 
but  :  ton  intérêt,  ton  bonheur. 

(Ils  se  taisent,  un  peu  haletants.) 

MADAME    BOUGUET,  tout  à  coup.  ' 

Ah!  j'hésite  à  comprendre...  Tu  veux  la  revoir...  elle? 
Non,  pas  cela...  pas  cela...  Laurent!... 

(Ses  yeux  supplient,  apeurés.) 


346  LES  FLAMBEAUX 

BOUGUET 

Alors,  c'est  que  tu  n'as  guère  pénétré  ma  pensée. 

MADAME   BOUGUET 

Tu  veux  la  revoir...  elle! 

BOUGUET 

Il  le  faut.  Tu  peux  te  fier  à  moi.  Elle  est  encore 
ici,  n'est-ce.  pas?... 

MADAME   BOUGUET,   se  ressaisissant. 

Elle  s'est  enfermée.  Elle  attend  nos  déterminations, 
c'est  vrai.  Je  les  lui  ai  promises. 

BOUGUET 

Eh  bien,  il  faut  qu  elle  vienne...  et  les  entende  de 
ma  bouche... 

MADAME    BOUGUET 

Oh!  à  cet  instant!...  Elle,  près  de  toi!...  Quelle  peine! 
Pourquoi  maintenant?...  Tu  as  bien  le  temps!... 

BOUGUET 

Non,  les  minutes  sont  comptées...  J'en  suis  avare. 

(Elle  se  lève  simplement,  v»  à  la  cheminée  et  sonne.) 

MADAME  BOUGUET 

Après   tout!...  (eIIc  s'approche  du  bureau  et  écrit  un  mot  dans 
le  silence.    Le  domestique  entre.)  PortCZ   CCCi   à  Mme  Blondel 

et  introduisez- la  ici  directement. 

(Il  sort.) 

BOUGUET 

Tu  vas  entendre  les  quelques  mots  que  j  e  dirai. 

MADAME   BOUGUET,  avec  dignité. 

Non,  Laurent,  je  ne  les  entendrai  pas...  Je  m'en 


ACTE  TROISIÈME  3i7 

veux  du  sentiment  inférieur  qui  m'agitait  à  l'instant... 
Je  ne  doute  pas  de  toi...  Ce  que  tu  feras  sera  bien  fait, 
ce  que  tu  diras  sera  bien  dit.  Je  n'ai  même  pas  voulu 
connaître  ce  qu'avait  été  au  juste  cette  femme  dans 
ton  existence,  quelle  part  tu  lui  avais  donnée...  Je  la 
crois  infime,  mais  quand  je  me  tromperais,  je  te  répète 
que  je  m' inclinerais  encore  devant  ta  volonté  sûrement 
loyale...  Je  vais  aller  rejoindre  Pravielle,  à  côté.  Je 
lui  dirai  que  tu  te  reposes  quelques  instants  et  que  tu 
souhaites  ces  minutes  de  sommeil  avant  de  procéder 
à  l'examen  radiographique.  Lorsque  tu  désireras 
m'appeler,  tu  n'auras  qu'à  frapper  sur  ce  timbre, 

(Elle  place   une   petite   table  près   de   lui.)   Je    reviendrai,    et   tU 

me  retrouveras  alors  comme  je  suis  sortie,  sans  curio- 
sité, sans  appréhension,  et  avec  toute  la  déférence  de 
l'amour.  A  tout  à  l'heure,  mon  chéri...  (Eiie  se  penche 
rers  lui.)  Tu  ne  soufîres  pas  trop?  Ça  ne  te  fait  pas  trop 
mal...  Reste  bien  étendu...  mon  chéri... 

(Elle  l'embrasse  doucement  sur  le  front  et  sort  en  lui  dissimuUat  un 
visage  d'énergie  natrée.) 


SCÈNE  XI 

BOUQUET,    seul  un   instant,    puis    EDWIGE. 

Laurent,  resté  seul,  ne  bouge  pas,  la  tête  sur  l'oreiller  qu'on  lui  a  placé 
tout  à  l'heure  sous  la  nuque.  Bruit  de  porte  discret.  Edwige  vient  d'entrer. 
Le  canapé  est  placé  de  fagon  que  Bouguet  ne  peut  pas  voir  entrer. 

BOUGUET 

C'est  vous,  Edwige?...  Enfin!...  J'avais  si  peur  de  ne 
pas  vous  revoir!... 

EDWIGE,  accourant. 

Blessé!...  Vous  êtes  blessé!...  Pas  gravement,  n'est- 
ce  pas,  pas  gravement?...  On  m'a  dit  que  ce  ne  serait 
rien!...  Oh!  comme  c'est  bon  à  vous  d'avoir  permis 


348  LES  FLAiMBEAUX 

que  je  vienne!...  Quand  on  m'a  apporté  ce  mot,  j'ai 
frémi...  j'ai  cru  à  une  catastrophe!  Mais,  mon  dieu, 
tout  de  même,  après  ces  huit  jours,  vous  revoir  ainsi 
tout  à  coup,  la  tête  en  arrière,  quelle  abomination!... 
Oh!  tout  ce  qui  est  arrivé,  par  ma  faute,  par  ma 
faute  ! 

(Elle  parle,  incohérente,  afTolée.) 

BOUGUET 

Je  redoutais  cette  explosion.  Sois  maîtresse  de 
toi;  je  ne  peux  parler  qu'à  voix  très  mesurée...  avec 
des  mots  brefs...  Surmonte  tes  nerfs!  Et  écoute...  Nous 
ne  disposons  que  de  deux  minutes,  pas  plus!... 

EDWIGE 

Oui...  à  voix  basse...  oui...  je  vous  écoute...  Là... 
ne  vous  fatiguez  pas...  Tout  ce  que  vous  voudrez!... 
Je  ne  comprends  pas  pourquoi  on  a  ouvert  ma  cage 
tout  à  coup...  pourquoi  je  suis  ici...  à  vos  côtés...  moi 
qui  croyais  ne  jamais  vous  revoir!  Mais  je  vais  sur- 
monter l'épouvante  de  vous  retrouver  ainsi!...  Oh! 
cet  homme  qui  a  osé!...  Dieu,  que  je  le  hais!...  Oui,  je  di- 
vague, je  sais...  Ne  vous  tourmentez  pas...  je  serai 
sage...  j'écoute  les  mains  jointes...  là,  là...  Alors,  vous 
voulez...  quoi...  quoi...?  C'est  là,  n'est-ce  pas?...  En 
dessous  du  bras?...  C'est  douloureux,  dites? 

BOUGUET 

Écoute.  Ce  que  je  ne  peux  pas  avouer  à  ma  femme, 
à  toi,  mon  enfant,  je  le  puis...  Je  crois  que  je  suis  extrê- 
mement atteint...  Je  suis  peut-être  perdu. 

EDWIGE^ 

jQu' est-ce  que  vous  dites  là!... 

BOUGUET 
Regarde   ce  mouchoir.    (ll  sort  Ju  coussin  le  mouchoir  qu'il  y 

a  caché  tout  à  l'heure.)  Je  l'ai  cachéà   tout    le     monde 


ACTE   TROISIEME  349 

parce  qu'on  m'aurait  interdit  de  parler  à  ceux  qui 
doivent  m'écouter,  et  ça...  jamais!  jamais!...  Plutôt 
la  mort!...  Cette  tache  de  sang,  c'est  le  signe  certain 
que  la  balle  loge  dans  le  poumon...  Je  peux  m'en 
tirer,  seulement,  c'est...  très  grave. 

EDWIGE,  perdant  la  tèle. 

Mais  il  faut  appeler...  Il  faut  appeler...  Il  faut  vous 
sauver...  Mon  Dieu,  que  dites-vous  là?  Mais,  c'est 
effrayant  ! 

(Elle  se  lève  pour  se  précipiter  vers  la  porte.) 
BOUQUET,  frappant  de  la  main  libre  sur  le  bras  du  fauteuil. 

Non!...  Ici!...  Obéis!  Obéis  donc.  La  mort  ne  m'ef- 
fraie pas...  C'est  théorique,  la  mort!...  Ce  qui  domine 
toute  question,  c'est...  le  reste!  Mets-toi  là...  proche... 
Voici  ce  que  j'exige  de  toi.  (euc  retient  ses  sanglots.)  Que 
je  vive  ou  que  je  meure,  voici  ma  volonté...  (Gravement.) 
Il  faut  que  tu  les  laisses  entièrement  tranquilles!... 
que  tu  ne  les  revoies  jamais...  même  dans  l'avenir, 
même  dans  cinq,  huit,  dix  ans...  Tu  entends,  il  faut 
t'en  aller...  pour  toujours!... 

EDWIGE,  retrouvant  ses  larmes  puériles. 

Bien  sûr,  c'est  entendu...  mais,  je  ne  sais  même  pas 
ce  que  vous  me  demandez!...  Je  vais  retourner  en 
Hongrie  dès  cette  semaine...  Qu'importe,  moi!  Mais  ce 
que  vous  me  dites  de  vous!  C'est  impossible!...  Une 
pareille  chose  ne  peut  pas  être!... 

BOUGUET,  répétant. 

Dès  demain,  tu  partiras... 

EDWIGE 

Dès  demain...  si  vous  voulez!...  Oui... 

30 


350  LES  FLAMBEAUX 

BOUGUET 

Même  si,  dans  Tavenir,  Blondel  te  rappelait... 
sait-on!...  tu  n'accepterais  pas, 

EDWIGE,  avec  un  réveil  de  fout  l'être. 

Quelle  horreur!...  Cet  homme  qui  vous  a  étendu 
là,  tout  sanglant!... 

BOUGUET,  poursuivant. 

Si  je  mourais,  j'ai  mis  dans  mon  testament... 

EDWIGE 

Cette  torture  !  Cette  torture  ! 

BOUGUET 

On  trouvera  dans  mon  testament...  une  donation 
qui  doit  assurer  ton  avenir. 

EDWIGE,  rejetant  sa  chaise. 

Ah!  par  exemple!  Jamais!  jamais!  Si  vous^quittiez 
k  vie...  si... 

ÈOUGUET,  l'interrompt  avec  une  autorité   formidable  et  sans  réplique. 

Tu  accepterais.  C'est  indispensable.  Ne  me  contra- 
rie pas,  ne  tourmente  pas  ma  conscience  inutilement... 
à  cette  heure  où  il  faut  qu'elle  se  nourrisse  d'espérance! 

EDWIGE,  subitement,  se  met  à  rire  pour  le  rassurer. 

Et  puis,  et  puis...  je  promets  tout  ce  que  [VOus 
voudrez...  Suis-je  bête  de  discuter!  Quelle  folie! 
Quelle  folie  de  penser  que  vous  soyez  même  en  danger 
Vous  vivrez,  vous  éblouirez  encore  le  monde  de  vos 
découvertes,  de  vos  travaux,  de  votre  grandeur, 
pendant  que  moi  je  serai  dans  quelque  coin  de  ville, 
perdue,  oubhée  de  vous  à  tout  jamais...  Moi,  c'est 
fini,  mais  vous,  vous!  Allons  donc!... 


ACTE  TROISIÈME  351 

BOUGUET 

Qui  sait?...  Voici  peut-être  l'assignation!...  Comme 
ce  serait  étrange  alors  que  j  e  meure  pour  avoir  une  fois, 
une  seule,  accepté  les  préjugés,  les  conventions, 
et  la  plus  bête  de  toutes...  celle  du  sang  qui  répare 
la  vie...  tandis  que  Blondel  a  été  emporté  par  l'instinct 
de  la  possession,  le  premier  en  date,  celui  qui  vient 
du  début  du  monde!...  C'est  drôle  tout  de  même! 
Deux  savants  qui  soufflent  leurs  chandelles  et  s'entre- 
tuent  comme  des  ignares  au  nom  des  vieilles  règles 
qu'ils  sont  chargés  de  faire  évoluer!...  Comique,  vrai- 
ment!... Mon  vieux  maître  Tardieu  aurait  souri,  satis- 
fait de  cejLte  ironie...  Ah!  justice,  justice  des  idées, 

(Avec  un  immense  soupir)  que  tu  CS  donC    difficile! 
EDWIGE,  écroulée  sur  le  pied  de  la  chaise  longue. 

Je  suis  désespérée!...  Je  suis'désespérée!...  Pardon, 
pardon,  mon  adoré,  pour  avoir  défendu  si  stupi- 
dement mon  triste  amour...  Pardon  même  de  vous 
avoir  aimé. 

BOUGUET,  lui  imposant  la  main  libre  sur  le  front. 

il  ne  faut  pas  demander  pardon  d'aimer...  mais 
d'avoir  exigé,  toi  aussi,  des  droits  illusoires.  !..  Allons, 
ne  pleure  pas...  Il  ne  convient  pas  de  pleurer...  Adieu, 
ma  pauvre  petite,  car  tu  es  une  pauvre  petite.  Bonne 
chance!  Que  la  destinée  te  soit  clémente!...  Grandis  et 
vieillis  harmonieusement  si^tu  peux  !...  Je  te  le  souhaite 

de     tout     mon     cœur,     (une   grimace   de   souffrance.)    Quitte- 

moi,  maintenant,  nos  minutes  sont  révolues! 

(Il  laisse  retomber  la  tête  sur  les  coussins.) 
EDWIGE,   épordûmenl. 

Quoi?...  Adieu,  comme  cela!...  C'est  vrai?  Je  ne 
puis  pas  rester  plus  longtemps  à  vos  côtés?...  Quel 
cauchemar!  Cette  entrevue  de  deux  minutes,  la  der- 
nière l...  Et  quelle  entrevue!... 


352  LES  FLAMBEAUX 

BOUGUET 

Va- t'en!... 

EDWIGE 

Ah!  c'est  atroce!...  surhumain!...  M'arracher  à 
vous  ainsi  comme  au  milieu  d'une  catastrophe  et  pour 
toujours,  pour  l'existence  entière!...  Oh!  oh!...  Alors, 
je  ne  vous  reverrai  plus  jamais!...  Est-ce  possible, 
jamais  plus?...  Ce  visage-là...  ces  yeux!  ces  mains!... 
tout  ce  qui  a  été  mon  amour!...  Vous  vivrez...  mais 
pour  moi  ce  sera  tout  comme  si  vous  n'étiez  plus! 
Oh!  c'est  trop  dur  à  supporter,  un  moment  pareil. 
J'en  mourrai  bien  sûr!... 

BOUGUET 

Va-t'en,  tu  me  fais  terriblement  mal...^ 

EDWIGE 

Voilà,  voilà!...  Je  m'en  vais!...  Adieu!  Adieu! 

(Elle  retombe  en  sanglots  contre  la  chaise  longue,  embrasse  au  hasard 
les  mains,  la  couverture.) 

[bouguet 

Enfant  navrée!...  La  vie  n'a  pas  été  non  plus  très 
juste  pour  toi...  Efforce-toi  de  ne  plus  penser  à  moi, 
travaille...  Tu  verras,  dans  dix  ans,  je  ne  serai  qu'un 
souvenir  heureux!...  Par  pitié,  laisse- moi...  ma  tâche 
est  loin  d'être  terminée...  (Sourdement.)  Le  plus  dur  est 
encore  à  faire!... 

EDWIGE 

C'est  vrai;  j'aurai  trouvé  encore  moyen  de  vous 
martyriser  par  mon  adieu  éternel!  Oh!  mon  ami! 
Quel  déchirement!...  mon  doux  maître!  C'est  fini, 
alors?...  C'est  fini?..-,  dites,  dites,  dites?... 

BOUGUET 

Eh!   oui...   Edwige!...   Et  ce  n'est  même  pas  un 


ACTE  TROISIÈME  353 

adieu!...  c'est  une  bénédiction.  (De  la  main  ii  lui  touche 

gravement  la  tête.)   Bon    COUrage! 

EDWIGE 

Adieu,  mon  amour!  adieu,  vous!...  toi!...  toi!... 

(Elle  marche  à  reculons,  les  mains  désespérément  tendues  vers  lui, 
puis  sort  en  poussant  des  sanglots  qui  sont  presque  des  cris.  Alors, 
resté  seul,  il  penche  la  tèle  en  avant,  prend  son  mouchoir  et  l'appuie 
sur  sa  bouche  longtemps...  Il  le  considère  et  ensuite  le  cache  brus- 
quement de  la  main  libre  sous  un  coussin.  Il  sonne  sur  un  timbre 
à  la  portée  do  sa  main.  Quelques  secondes  après  entre  Madame 
Bouguet.) 


SCÈNE  XII 
BOUGUET,  MADAME  BOUGUET,  puis  ARTHUR. 

BOUGUET,  tout  de  suite. 

Jeanne,  elle  partira  demain.  Sois  tranquille. 

MADAME   BOUGUET 

Edwige  m'est  indifférente  par  comparaison.  C'est 
lui!...  Tant  que  je  le  sentirai  là,  je  respirerai  mal... 
(Avec  un  effort.)  Mais  je  ne  te  demande  rien...  Parlons  de 
choses  sérieuses  et  heureuses.  Je  viens  de  causer  avec 
Pravielle,  il  m'a  pleinement  rassurée,  tu  sais?... 
Comme  je  suis  contente!...  Je  l'appelle?... 

BOUGUET 

.  Une  seconde,  Jeanne...  Je  vais  te  demander  main- 
tenant un  effort  et  un  courage  plus  coûteux.  Mais 
je  l'exige  de  toute  la  force  de  mon  âme. 

MADAME    BOUGUET,  pressentant  un  sacrifice,  mais  inflexible 
dans  la  résolution  prise. 

Je  souscris  à  tout  ce  qui  pourra  t' apaiser  et  te  rassu- 

30. 


354  LES   FLAMBEAUX 

rer.  Après  ce  que  m'a  dit  Pravielle  sur  la  certitude 
de  ta  guérison,  tout  ne  peut  que  in'appar6dtre  léger, 
heureux. 

BOUGUET 

*'^onne]^  Arthur? 

MADAME   BOUGUET 

Que   lui   veux-tu?...| 

j    ^  BOUGUET 

Tu  le  verras. 

MADAME    BOUGUET,  repoussant  toute  autre  iié: 

Oui...  ça  m'est  égal!...  (Avec  exaltation.)  Ce  qui  est 
essentiel,  c'est  ce  que  je  viens  d'entendre.  Désires- 
tu  que  je  te  le  répète  mot  pour  mot?  Je  suis  si  ravie!... 
Eh  bien,  il  a  assuré  que  la  balle... 

(Entre  Arthur,  le  garçon  de  salle.  I!  «'avance,  timide.) 
BOUGUET,  sans  le  regarder. 

Approchez. 

ARTHUR 

Monsieur  ne  va  pas  plus  mal?...  Il  paraît  que  ça 
ne  sera  rien...  Nous  avons  été  bien  attristés,  mon- 
sieur... 

BOUGUET 

Merci,  Arthur...  Allez  dire  à  M.  Blondel  que  je 
l'attends  ici...  Qu'il  vienne  vite,  très  vite  par  exemple... 

ARTHUR,  stupéfait. 
A  M.    Bl...r'(Il   se   reprend  devant  le  regard  sévère  de  Bonguet.) 

Bien,  monsieur. 

(Il  sort.) 

MADAME    BOUGUET,  tremblante. 

Qu'as-tu  dit?...  Laurent...  J'ai  dû  mal  entendre 
ou  il  faut  que  je  sois  folle!... 


ACTE  TROISIÈME  355 

BOUGUET 

Tu  as  bien  entendu. 

MADAME  BOUGUET 

Oh! 

BOUGUET 

Reste.  J'exige  impérieusement  que  tu  sois  là,  cette 
fois! 

MADAME   BOUGUET,  révoltée. 

Jamais!  Jamais!...  Pas  cela!...  Je  ne  le  pourrai 
pas...  Lui,  ici,  devant  moi,  ton  meurtrier!... 

BOUGUET 

Je  l'exige,  cependant! 

MADAME    BOUGUET,  se  tordant  le»  mains. 

Non,  pas  cela,  Laurent!...  Tu  ne  sais  pas  à  quoi 
tu  t'exposes!  Je  ne  sais  pas  moi-même  de  quoi  je  serai 
capable!  Malgré  ton  repos  nécessaire  et  ma  tendresse 
vigilante,  je  ne  répondrais  pas  de  moi,  je  le  jure!... 
Ne  fais  pas  cela.  Je  sais  bien  que  tu  l'appelles  pour 
le  chasser,  pour  lui  dire  ton  mépris  et  notre  horreur... 
mais,  par  pitié...  c'est  toi  que  je  veux  épargner...  Il 
va  se  passer  quelque  chose  de  hideux  et  tu  en  seras 
le  témoin...  Cela  te  fera  mal...  Pas  maintenant!  Plus 
tard,  plus  tard,  Laurent...  Tu  avais  bien  le  temps. 
Pourquoi  le  faire  venir  maintenant!  Quelle  folie 
te  prend  de  te  surmener  l'âme  et  le  corps  au  moment 
où  tu  as  le  plus  besoin  de  repos!...  Tu  n'es  pas  en 
danger.  Pourquoi  faire  ainsi  maison  nette,  avec  cette 
précipitation,  comme  si  la  mort  était  à  nos  trousses?... 
C'est  dément,  et  dément  à  moi  de  t'obéir...  Tu  sais 
si  je  te  respecte  et  si  je  m'incline  toujours  devant  tes 
ordres,  mais,  cette  fois,  non,  je  me  révolte.  Je  m'y 
oppose.  Je  vais  fermer  la  porte. 

(Elle  se  précipite  h  la  portu.) 


356  LES   FLAMBEAUX 

BOUGUET 

Ta  résistance  est  inutile.  Vous  vous  mettriez  à  cent 
(    qu'on    ne    m'interdirait    pas    cette    comparution!... 
Je  suis  d'ailleurs  très  maître  de  moi... 

MADAME    BOUGUET 

C'est  possible...  Grâce  au  ciel,  tu  es  pétri  d'une  autre 
argile  que  moi...  mais,  alors...  chasse-le,  en  dehors 
de  ma  présence...  sans  exiger  de  moi  que  je  demeure 
inerte,  impassible,  devant  celui  qui  vient  de  tirer 
sur  toi...  de  t' entrer  cette  balle  dans  la  chair...  Je  t'en 
supplie,  permets  que  je  sorte...  Je  ne  suis  qu'une 
femme. 

BOUGUET 

Non!  Tu  es  plus,  bien  plus  qu'une  femme!...  J'ai 
confiance  en  toi!»..  Tu  vas  rester,  et  tu  seras  sage, 
forte,  bridée.  Contiens- toi!...  J'attends  cet  effort  de 
ton  cœur...  Reste,  ma  Jeanne...  et  pas  de  fatigue  inu- 
tile... Jusqu'à  ce  qu'il  soit  ici,  recueille- toi.  Recueillons- 
nous  dans  notre  tendressse...  Silence!... 

MADAME    BOUGUET,   hésite,    baisse   les  yeux,    et,    la   voix  résignée. 

Alors,  donne  ta  main!... 

(Un   long  silence.  Ils  se  tiennent  la  main,  le»  yeux  grands  ouverts 
devant  eux.  La  porte  s'entr'ouvre  lentement.) 


SCÈNE  XIII 
Les  Mêmes,  BLONDEL. 

BOUGUET 

Eh  bien,  mon  vieux...  entre...  entre...  Tu  vois  dans 
quel  état  tu  m'as  mis!...  Voilà  ce  que  tu  as  fait  de  ton 
ancien  compagnon  d'armes! 


ACTE   TROISIÈME  357 

MADAME    BOUGUET,  ne  pouvant  pas  se  contenir. 

Assassin...    assassin!... 

BOUGUET 

Silence,  Jeanne,  tu  m'as  promis  le  silence! 

MADAME    BOUGUET 

On  vient  de  me  le  rapporter  saignant  et  vous  êtes 
là,  devant  moi!  Mais,  prenez  garde!  Votre  jour  vien- 
dra. 

BOUGUET 

Tais- toi  !  Pense  à  moi. 

MADAME    BOUGUET 

Ah!  si  vous  me  l'aviez  tué!...  Mais,  heureusement, 
il  est  là,  le  cher  époux,  il  est  là...  bien  vivant...  à  peine 
touché...  Vous  avez  mal  visé,  mon  cher!...  C'est  à 
refaire!...  Je  le  guérirai,  je  vous  le  garantis...  et  il 
triomphera  de  vous...  de  votre  haine  basse!... 

BOUGUET 

Jeanne...  je  me  lève...  prends  garde!  Je  me  dresse. 

MADAME    BOUGUET 

Là,  j'ai  fini!...  Seulement,  je  ne  pouvais  pas,  je  ne 
pouvais  vraiment  pas  empêcher  ce  cri  de  sortir  de  ma 
poitrine!...  Ne  crains  rien...  maintenant...  Parle- lui  en 
toute  paix...  Il  n'aura  plus  que  mes  deux  yeux  fixes 
pour  le  mépriser!... 

(Farouche,  elle  s'assied   près   de   la  chaise  longue,  dans  une  attitude 
de  défi.) 

BOUGUET 

Excuse-là...  c'est  une  femme...  Elle  a  eu  beaucoup 
d'émotion. 

(Silence.) 


358  LES  FLAMBEAUX 

BLONDEL,  est  là,  hébété.  Une  grande  lutte  intérieure  le  litre  en  lui. 
Tout  à  coup  il  balbutie,  de  loin. 

Pardon...    Pardon... 

BOUQUET,  a»ec  un  soupir  d'aise. 

Ah!  je  savais  bien,..  Je  savais  bien  que  tu  aurais 
duTchagrin. 

MADAME   BOUGUET 

;Du  chagrin!  Quel  mot  pour  cette  chose! 

BLONDEL 

Je  ne  sais  plus  ce  que  j'éprouve,  ce  que  je  ressens... 
Je  suis  passé  par  dix  ivresses  différentes  et  affreuses. 
Et,  tout  à  coup,  te  voir  là...  étendu...  par  moi...  Lau- 
rent... ça  me  paraît  une  vérité  inconcevable...  bou- 
leversante... J'entends  ta  voix  qui  dit  :  «  Mon  vieux, 
mon  vieux...  »  Tu  me  regardes  et...  Pardon!  Pardon!... 
Bouguet  ! 

(tl  éclate  en  sanglots.) 

MADAME    BOUGUET 

Heureux  encore  que  vous  ne  pleuriez  pas  un  crime  !... 

BOUGUET,  très  doux. 

Tu  vois,  Jeanne...  Il  est  dégrisé...  Alors,  il  souffre... 
Il  comprend  peut-être  enfin  que  je  n'ai  pas  été  ce  qu'il 
pensait...  Il  voit  la  vérité  toute  simple...  Blondel, 
je  t'aimais  beaucoup,  je  te  jure...  J'ai  cru  bien  faire. 
J'ai  eu  tort,  sans  doute...  mais,  depuis,  tu  aurais  dû 
me  croire...  et  ne  pas  accumuler  l'irréparable...  qui  ne 
console  pas!... 

BLONDEL 

Ah!  ne  parle  pas  avec  cette  douceur  cruelle!...  Il 
ne  s'agit  plus  de  faire  appel  à  une  raison  quelconque! 
Tes  torts,   les  miens,  tes  erreurs  et  peut-être  mes 


ACTE  TROISIEME  359 

divagations,  tout  cela  ne  forme  plus  qu'un  amas 
de  cendre  ou  de  boue...  Il  n'y  a  qu'une  chose  qui 
compte...  une  seule  qui  soit...  ce  spectacle  que  j'ai 
là  sous  les  yeux.  Ce  que  je  vois  devant  moi,  sur  ce 
canapé,  c'est  vingt  ans  d'amitié,  de  confiance,  de 
souvenir...  (Atcc  empressement.)  Donne- moi  ta  main,  veux- 
tu?...  Donne!...  Donne! 

BOUQUET,  la  lui  tend. 

Ah!  si  tu  me  l'avais  demandée  plus  tôt,  en  serrant 
la  tienne,  j'aurais  réfréné  cette  impulsion  d'instinct 
qui  t'a  emporté  à  la  dérive!...  Blondel,  mon  vieux, 
tu  vois.  Prends  mesure  sur  cette  femme  qui  n'a  pas 
même  murmuré  ni  bronché...  Va,  les  liens  charnels 
sont  de  peu  de  poids.  Ah!  la  vieille  équivoque  char- 
nelle !  Le  problème  du  cœur  n'est  pas  là...  J'en  ré- 
ponds!... 

(Il  regarde  sa  femme  avec  un  sourire  attendri.  Madame  Bouguet  de- 
meure fixe,  hosnie,  dang  son  attitude  de  dégoût.) 

BLONDEL 

Laurent,  ne  parle  plus  de  cette  ombre  qui  s'est 
abattue  sur  notre  vie...  J'ai  peur  d'j''  rentrer.  Je  ne  veux 
pas  penser  en  ce  moment  qu'au  remords  qui  m'a  étreint 
quand  je  t'ai  vu  chanceler  tout  à  l'heure  sur  la  prairie... 
J'avais  poursuivi  l'idée  de  la  mort,  je  m'en  rends  com- 
compte,  mais  pas  la  mort  elle-même.  Ah!  si  vous 
saviez,  madame  Bouguet,  ce  que  j'ai  pu  souffrir  depuis 
cette  semaine,  au  milieu  de  la  trahison  générale... 
j'étais  comme  un  fou  qui  s'exalte  tout  seul...  J'ai 
vu  rouge.  Pardon,  madame...  C'est  à  vous  d'abord 
que  j'aurais  dû  penser!... 

M.VDAME    BOUGUET 

Non,  Blondel,  je  ne  vous  pardonnerai  jamais! 
Il  faut  que  vous  le  sachiez...  voua  entendez,  jamais!... 


360  LES  FLAMBEAUX 

BOUGUET 

Ne  dis  pas  cela,  Jeanne...  Toi,  tu  peux  t'élever 
au-dessus  des  actes...  Blondel,  la  vie  spirituelle  qui 
aurait  dû  nous  sauver  n'a  servi  à  rien  cette  fois!  Quel 
dommage!  Nous,,  les  scientifiques,  nous  avons  été 
comme  les  autres,  comme  des  enfants.  C'eût  été  si  beau, 
pourtant,  si  beau  de  surmonter  la  matière,  de  rejoindre 
les  vérités  éternelles...  mais  tu  n'as  pas  voulu...  tu 
ne  l'as  pas  su...  Tu  n'as  été  qu'humain...  C'est  peu! 
Hélas,  j'en  sais  quelque  chose! 

MADAME    BOUGUET 

Va  !  mon  chéri  !  Ton  exemple  l'écrasera  et  triomphera 
de  tout!... 

BOUGUET,  avec  précaution. 

Maintenant,  approchez...  plus  près...  toi  à  genoux... 

ma  chérie,   la...    (ll  la  force  à  se  mettre  à  genoux.  Puis  il  fait  signe 
à   Blondel  de   se   rapprocher  aussi.)  Il    faut    qUO   je  VOUS  COnflC 

l'angoisse  qui  me  dévore...  une  angoisse  sans  nom... 
pire  cent  fois  que  celle  de  la  dernière  heure. 

MADAME   BOUGUET 

Tu  m'épouvantes!  Qu'y  a-t-il?...  Qu'as-tu?... 

BOUGUET 

L'angoisse  de  peut-être  m'en  aller  sans  que  nous 
ayons  atteint  le  but  suprême,  dont  nous  sommes 
si  proches...  La  guérison  du  cancer!... 

BLONDEL 

Mais  tu  n'es  pas  du  tout  en  danger,  Laurent. 
Quelle  aberration  de  te  l'imaginer!  On  vient  de 
m' assurer  le  contraire. 

BOUGUET 

N'importe...  Si  je  mourais  par  aventure... 


ACTE   TROISIEME  361 

MADAME    BOUGUET,    avec   le    cri  de  tout   son   être. 

Ah!  Je  ne  serais  pas  longue  à  te  rejoindre,  comme 
a  fait  Berthelot...  mon  pauvre  ami!... 

BOUGUET,    s'animanl. 

Quel  crime!  C'est  toi  qui  parles?  Et  notre  œuvre?... 
Engloutie,  alors!...  Toute  une  humanité  attend... 
De  nous  dépend  la  guérison  de  milliers  d'êtres.  Nous 
tenons  presque  le  sérum...  Dans  quelles  mains,  dans 
quelles  vulgarisations  tomberaient  nos  travaux?... 
Et  l'Institut?...  Ma  chère  maison...  A  deux  doigts  du 
but...  sentir  que  tout  peut  s'effondrer  derrière  moi!... 

(il  s'ajîite.) 

MADAME    BOUGUET 

Ne  t'enfièvre  pas  ainsi  pour  rien!...  Tes  craintes 
sont  insensées...  puisque  la  blessure  est  insigni- 
fiante. 

BLONDEL,  intervenant  et  soldatesquement. 

Je  paierai  de  ma  vie,  Laurent,  ce  que  j'ai  fait, 
car  je  viens  de  me  retrouver!...  et  tout  entier,  je 
te  le  promets! 

(Bouguet  le  regarde   avec  émotion,  avec  une  nouvelle  conGance.  On 
dirait  qu'une  mortelle  inquiétude  vient  de  se  dissiper  en  lui.) 

BOUGUET,    souriant    doucement. 

Merci!...  (Un  temps.  Il  semble  regarder  au-dessus  de  lui,  comme 
pour   y  puiser   l'inspiration.)    AlorS...    alorS...    VOilà    le   grand 

moment  venu!...  Oui,  le  grand  moment,  le  vôtre... 
celui  que  vous  allez  me  donner,  celui  que  j'attends 
de  vous...  et  qui  va  apaiser  mon  âme  inquiète... 
Après  quoi  je  me  livre  aux  médecins...  (ils  écouien», 
anxieux.)  Si  je  mcurs... 

MADAME    BOUGUET 

Laurent,  assez,  par  pitié! 

31 


362  LES  FLAMBEAUX 

BOUGUET,    avec  force,  imposant  une    volonté   suprême. 

Si  je  meurs,  vous  allez  me  jurer  que  vous  respecte- 
rez ma  volonté  testamentaire...  Elle  est  irréductible, 
et,  devant  elle,  vous  vous  inclinerez  dans  une  stricte 
obéissance...  Elle  est  ma  dernière  et  ma  plus  ardente 
pensée...  la  seule...  (ii  se  frappe  le  front.)  La  voici... 
C'est  que  vous  oubliiez  l'un  et  l'autre  le  ressentiment, 
la  colère,  le  passé,  nos  gestes  misérables,  nos  impuis- 
sances, et  que,  réunis  comme  les  plus  étroits  colla- 
borateurs, vous  continuiez  l'œuvre  côte  à  côte... 
ici,  à  l'Institut  même,  afin  que  vous  parveniez  en- 
semble au  triomphe!... 

MADAME  BOUGUET,  reculant  d'effroi. 

Avec  toi  jusqu'à  la  mort,  Laurent!...  Sans  toi, 
jamais! 

BOUGUET,   impérieux. 

En  mon  nom,  Jeanne,  au  nom  de  notre  travail, 
au  nom  du  devoir...  jure!  Tu  le  dois. 

MADAME    BOUGUET 

Et,  toi,  tu  me  brises...  Je  ne  peux  pas  en  entendre 
davantage!... 

BOUGUET 

Je  n'aurai  de  repos  que  vous  n'ayez  fait  le  ser- 
ment... (Suppliant  et  fiévreusement.)  Délivre  mou  ccrveau... 
délivre...  je  t'en  conjure! 

BLOND  EL,    avec    élan. 

Bouguet,  je  comprends  la  beauté  de  ta  pensée  et 
de  tO];i  angoisse.  Eh  bien,  en  mon  nom  personnel, 
au  moins,  pour  rassurer  ta  guérison  proche  et  cer- 
taine, pour  apaiser  le  tourment  de  voir  a  voiler  ton 
œuvre,  ton  effort  et  ta  maison,  sois  tranquille... 
je  m'engage  de  la  façon  la  plus  solennelle  à  expier 


J 


ACTE   TROISIÈME  363 

mon  remords  dans  le  travail  acharné,  près  ou  loin 
de  toi,  le  plus  humblement  possible,  dévoué  à  ta 
pensée   vive...    ou   morte! 

(Il  a  étendu  la  main.) 

BOUGUET,   l'émotion   l'empûclie  de  parler. 
Merci,    Blondel...    (ll   lui   serre  doucoraent  la  main.)  Je  vais 

aller  bien  mieux  tout  de  suite,  vous  verrez...  (a  sa  femme 
écroulée.)  A  tou  tour,  Jeanne...  Ma  chérie,  tu  as  été 
une  lumière  précieuse,  mais  il  faut  un  cerveau  d'homme 
attelé  à  la  besogne...  Et  puis,  Blondel,  qu'on  sache 
que  j'ai  voulu  cela!....  que  ma  pensée  a  voulu  votre 
union,  que  je  vous  ai  confié  l'Institut...  (suppUant.)  Tu 
n'as  pas  juré,  Jeanne  chérie.  Ne  pleure  donc  pas... 
je  ne  mourrai  pas...  Mais,  quand  bien  même,  la 
mort  n'est  rien!...  Nos  corps  ne  sont  rien...  (ii  appuie  la 

tête   de   sa  femme   contre  sa  poitrine.)  Au-deSSUS   deS   CClluleS... 

regarde  toujours...  fixes...  là- haut...  comme  disait 
Hernert...  les  flambeaux...  les  idées...  qui  nous  con- 
duisent... C'est  par  elles  que  tout  est  beau,  clair, 
juste...  Peut-être  qu'on  ne  les  voit  plus  par-delà  la 
mort...  Vous  qui  les  verrez  encore,  ah!  que  je  vous 
envie!  Aimez-les...  suivez  leur  marche,  suivez-les  dans 
leur  belle  lumière...  plus  belle  et  plus  regrettable  que 
la  lumière  du  jour!...  Et  puis,  il  faut  que  je  vous 
dise...  je  vous  conseille  de  continuer  l'adjonction 
colloïdale...  c'est  sûrement  la  vérité...  Si  le  sélénium 
ne  donne][rien...  essayez...  d'autres  métaux...  (ii  parie 
avec  peine,  à  bout  de  soufnf.)  Dans  trois  OU  quatre  ans, 
vous  aiTiverez,  j'en  suis  sûr...  C'est  la  clinique  qui 
donnera  la  solution...  Les  pages  246  et  247...  du  livre... 

MADAME    BOUGUET,  se  pencliant  sur  lui. 

Que  dis-tu?  appelez  Pravielle...  Appelez  ...  Nous 
avons  trop  obéi... 


364  LES   FLAMBEAUX 

BOUGUET,    la  retenant  de  la  main. 

Jure...  Ah!  que  tu  tardes,  ma   chère  âme!...  Mon 
esprit  dans  ton  esprit...  toujours... 

(11  est  tendu  vers  elle,  avide  do  sa  parole.) 
MADAME    BOUGUET 

Il  a  une  fièvre  intense. 

BOUGUET 

Souvenez-vous...   la  lumière... 

BLONDEL 

Du  sang!...  Mon  Dieu,   du  sang!...   est-ce  que?... 

MADAME    BOUGUET 

Du  sang!...  à  flots!...  Au  secours!...  au  secours... 
Pravielle. 

BLONDEL,   se  précipitant   à  la  porte. 

Pravielle!... 

(Bouguet  a  un  hoquet  terrible.  Un  râle  d'aspiration.   Il  tombe  la  tète 
en  avant  sur  le  corps  de  la  chaise  longue.) 

MADAME    BOUGUET 

Laurent,  mon  chéri!... 


SCÈNE  XIV 

« 

Les  Mêmes,   PRAVIELLE. 

PRAVIELLE,  accourant. 

Une  hémorragie...  Alors,  la  balle  était  dans  le 
poumon!  Mais  il  a  dû  faire  un  effort  effroyable!  La 
tête  en  arrière...  là...  Vite,  vite!...  Mais  c'est  un  véri- 
table suicide,  voyons!...  Vous  Tavez  laissé  parler, 
s'agiter!  Vous  m'avez  menti,    madame!...  Vous  m'a- 


ACTE   TROISIÈME  365 

vez  menti!  Pour  provoquer  une  hémorragie  pareille, 
il  a  fallu  qu'il  fasse  des  efforts  immenses!  J'ai  la 
sensation  qu'il  a  voulu  se  tuer!... 

MADAME    BOUGUET 

Je  ne  savais  pas...  j'étais  folle  d'émotion!...  Nous 
lui  avons  obéi  comme  des  insensés!...  Sauvez-le... 
Au  secours!... 


Le  pouls 


BLOND  EL,   teriifié. 


PRAVIELLE 

Aidez-moi...  Comme  ceci...  les  tractions... 

BLONDEL,    bas. 

Mais  le  pouls  m' effraie!... 

MADAME    BOUGUET 
Laurent!...    Laurent!...    (Grand    silence.   Elle    se  rapproche.) 

Mais  vous  ne  voyez  pas  qu'il  est  mort...  Je  vous  dis 
qu'il  est  mort!... 

PRAVIELLE 

Allez- vous  en...  madame...  je  vous  en  conjure. 

MADAME    BOUGUET 

Laurent  ! 

{Bouguet  fait  un  mouvement  convulsif.) 
PRAVIELLE 

Il  ne  respire  plus.  Le  sang  l' étouffe... 

MADAME    BOUGUET,  éperdue,  crie  au  iiasard; 
elle  s'élance  sur  les  portes. 

Au    secours...    Au    secours!...     (Des    têtes   apparaissent    aux 
deux  portes.    Personne  n'ose  entrer.    Elle   se  rapproche  ensuite,  pcureu- 

ssment,  pas  à  pas.)  C'est  fini,  n'est-ce  pas? 

(Alors,  elle  pousse  un  grand  cri,  les  mains  devant  le  visage,  et   reste 
ainsi,  immobile,  Tigce,  les  làvres  remuées.) 

31. 


366  LES  FLAMBEAUX 

BLONDEL,  à  genoux  contre  le   canapé,  sanglote. 

Pardon...  Pardon...  Pardon... 

(Par  la  porte  ouverte,  Hervé  se  glisse.) 

PRA VIELLE,    bas  à  Hervé. 

J'ai  peur  pour  elle,   maintenant.  Elle  m' effraie... 
Regardez- la!...  Qu'est-ce  qu'elle  va  devenir  !  (EUe  demeure 

toujours  ainsi.  Puis  elle  a  l'air  do  sortir  tic  cette  stupéfaclioii  et  s'avan&e 
vers  le  corps  de  Bouguet.  Elle  touche  les  yeux,  le  front.  Ensuite,  elle  pro- 
nonce tout  bas  :  «  Chéri  1...  x  Parles  portes  ouvertes,  des  élèves,  attirés  par 
les  cris  de  secours,  sont  arrivés.  Talloires  et  les  autres.  Ils  se  glissent,  un 
à  un,  en  proie  à  la  plus  grande  émotion.  Pra vielle,  vivement  :)  r  ermeZ 

la  porte.  Fermez,  voyons! 

MADAME     BOUGUET,    se    redressant    tout  à    coup,    dans    un   sursaut 
extraordinaire. 

Non...  Tous!   Tous,  qu'ils  entrent!   laissez-les!   dis 

entrent,   les  uns    ea  blouse,    les    autres    en    veston.)    Votre    maître 

vient  de  mourir,  messieurs!...   voyez,  voyez!  (sur  la 

pointe  des  pieds,  tête  nue,  ils  se  sont  avancés.  Quelques-uns  se  mettent  à 
genoux.   On    entend    des  sanglots   de   tout3    part.)  G  eSt    fini!...    Ce 

beau  front  ne  pensera  plus...  Ces  lèvres  ne  parleront 
plus!... 

(Elle  défaille,  presque  extatique,  Hervé  la  soutient.  Pendant  ce  temps, 
un  mouvement  hostile  à  Blonde!  se  produit.  Certains  vont  jusqu'à 
le  menacer,  à  voix  basse.  On  le  pousse.) 

HERVÉ,    bas. 

Votre  place  n'est  pas  ici,  monsieur.  Sortez... 

TALLOIRES 

Oui...  Qu'il  sorte...  l'assassin!... 

(Blondel,  inerte,  pleurant,  ne  répond  pas.  Il  se  laisse  presque  faire 
et  pousser  des  épaules  vers  la  porte.) 

MADAME    BOUGUET,   qui  allait  s'évanouir,   se  redresse   et  les  arrête 
d'un  geste  solennel.    Surhumaine,  dressée  en  statue  livide,  eile  parle. 

Messieurs...    la   dernière   pensée   de   votre  maitre 


ACTE   TROISIEME  367 

a  été  celle-ci  :  «  Je  vous  lègue  mon  esprit  et  ma  tâche!  » 
Il  nous  a  dit,  à  Blondel  et  à  moi  :«  Jurez  que  vous  vous 
élèverez  au-dessus  des  actes  et  de  la  haine...  Jurez, 
qu'unis  par  delà  ma  mort,  vous  travaillerez  ensemble 
à  mon  œuvre...  v  H  est  mort,  messieurs,  avant  que 

j'aie  pu  le  satisfaire!...  (Tout  lo  monde  éclate  en  sanglots  et  se 
met    à    genoux.    Elle    s'approche.)     LaurCUt...    Laurent...    TOU 

esprit,  dans  mon  esprit!...  Oui,  mon  ami...  tu  seras 
exaucé!...  Votre   main,  posez  votre  main   sur  cette 

poitrine...  Blondel!...  (eiondel  s'avance  et  pose  sa  main  d'abord, 
puis  à  son  tour  elle  pose  sa  main  par-dessus  la  sienne.)   J  6  16  JUrC, 

messieurs,  devant  vous...  je  te  le  jure,  Laurent...  nous 
t' obéirons...  J'en  aurai  le  courage...  et  peut-être  la 
force! 

(Elle  s'est  raidie   de  toute   son  énergie...  et,  cela  fait,  elle   s'écroule 
dans  les  bras  des  disciples.) 


FI  N 


TABLE 


Page». 

Préface i 

L'Amazone 1 

Les  Flambeaux 1G9 


B  —  365.  —  Libr.-Inip.  réunies,  7,  me  Saint-B«noît,  Paris. 


_,-.*rr«*^ 


^* 


t 


PQ 
2603 
^7A7 


Bataille,   Henry 
L'Amazone 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE  ihi^ 

CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 

UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY