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LA
MÉDECINE DES PASSIONS.
n
#
LA
LES PASSIONS
CONSIDÉRÉES DANS LEIIRS RAPPORTS AVEC LES MALADIES,
LES LOIS ET LA RELIGION;
PAR J.-B. F. DESCURET,
DOCTEUR ES MÉDECINE ET DOCTEUR ES LETTRES DE l'aCADÉMIE DE PARIS.
Bf ujf ime f liition ,
REVUE, CORRieÉE ET AUGMENTÉE.
Il appartient à la médecine de seconder la
morale dans le grand œuvre de l'amélio-
ration du sort des hommes.
(J. Droz, De la Philosophie morale.)
PARIS.
ANCIENNE MAISO^i BÉCHET JEUIME ,
liABÉ, SUCCESSEUR, LIBR.\1RE DE LA FACULTÉ DE MÉDECINE,
place de l'École-de-Médecine , 4.
PERISSE, à Paris ei à Lyon.
1844
AYERTISSEMKIM
DE LA PREMIERE ÉDITION.
En publiant ce livre , je n'ai point la pensée
de donner un Traité complet des Passions : ce
titre comporterait un grand nombre de vo-
lumes, et exigerait une vie entière d'études
spéciales, auxquelles ma proressio.n ne m'a
pas permis de me livrer autant que je l'aurais
voulu. Dans ce vaste travail , on devrait exa-
miner par quelles vertus les différents peu-
ples se sont illustrés, et à quels vices ils ont
dû leur décadence; car les bonnes mœurs
sont l'âme des sociétés : elles seules peuvent
y entretenir la vie, la force et la prospérité.
Pour remplir le cadre de cette véritable phi-
losophie de l'histoire , l'érudition de l'auteur
ne devrait pas se borner à une connaissance
exacte des nations qui ne sont plus ; elle de-
vrait aussi embrasser les principaux peuples
qui s'agitent aujourd'hui sur la scène du
monde ; indiquer les traits physiques et mo-
raux qui les caractérisent, les maladies qui
les affectent, les passions qui les asservissent ,
VI AVERTISSEMENT.
les mouvements politiques qui les travaillent.
Une pareille tache, dont je sens si bien toute
l'importance, est trop au-dessus de mes for-
ces , et je n'ai pas eu la prétention de l'entre-
prendre.
L'ouvrage que je livre à la publicité n'est
autre chose qu'un manuel, qu'une grammaire
des Passions considérées dans leurs rapports avec
la Médecine, les Lois et la Religion. Toutefois, il
est le résultat de l'observation la plus atten-
tive et la plus constante pendant vingt -trois
années. Durant ce laps de temps, j ai été à
même de voir beaucoup ; aussi mon livre ,
plutôt pratique que théorique , contient-il
plus de faits que de raisonnements. Cin-
quante-deux mille visites faites aux pauvres
du douzième arrondissement de Paris, trois
mille environ à la classe riche, près de
soixante mille à la classe moyenne, m'ont
permis d'examiner l'influence de la fortune
et de la maladie sur le développement des
passions. En même temps , gens de toutes
les professions ; étrangers de tous les pays ;
maîtres et domestiques ; hommes et femmes
libres, détenus ou cloîtrés; catholiques et
protestants; spiritualistes et matérialistes;
élèves et professeurs; savants, littérateurs ,
artistes du premier mérite ; malheureux
AVEKTISSEMKINT. VU
ploiijjés dans l'ignorance la plus {>rossière;
enfin, ^ens raisonnables, fous enfermés ou
dans le cas de l'être : tels sont les individus
avec lesquels j'ai été fréquemment en rela-
tion , que j'ai pu observer à loisir, et qui
m'ont fourni les matériaux de cet ouvrage,
plus scientifique que littéraire, et en grande
partie copié d'après nature. Pour établir
mes assertions, je ne me suis pas contenté
d'invoquer ma longue expérience, soit comme
praticien, soit comme médecin-légiste : j'en
ai souvent appelé à celle de mes devanciers ,
et me suis en outre appuyé des laborieuses
recherches de la statistique , science née
d'hier, il est vrai, mais destinée à jeter plus
tard une grande lumière sur différentes ques-
tions relatives à la criminalité, ainsi qu'à l'a-
mélioration physique et morale des masses.
Malgré ces puissants secours , malgré tant
de soins consacrés pendant un grand nombre
d'années à la composition de ce volume , je
ne l'aurais pas encore livré à l'impression , si
les conseils de mes confrères , si les instances
de l'amitié , ne m'en avaient arraché la pro-
messe. C'est aussi pour tenir ma parole envers
deux hommes célèbres , ravis depuis peu à la
science et au clergé , que je livre prématuré-
ment à la critique bienveillante un travail
vin AVERTISSEMENT.
dont j'espère pouvoir un jour remplir les
lacunes, et faire disparaître les imperfec-
tions.
AVIS
SUR LA DEUXIÈME EDITION.
Deux hommes eatre lesquels il existait une grande diver-
gence de principes, Mgr deOuélen et le docteur Broussais,
s'accordaient à penser que la Médecine des Passions devien-
drait un jour le complément indispensable des études mé-
dicales, législatives et ihéologiques. Cette prévision favora-
ble, réalisée eu moins de deux anuées, n'a été regardée par
moi que comme une marque d'indulgence et un encourage-
ment à mieux faire.
Aussi , pour cette nouvelle édition, le style a été revu avec
soin; et la statistique, dans ses rapports avec les mœurs,
mise au courant des documents officiels publiés jusqu'ici.
On trouvera, dans le cours de l'ouvrage, quelques mo-
difications et un assez grand nombre d'additions, jugées
nécessaires par de savauis critiques, entre autres le cha-
pitre sur la Bécidii'e dans la Maladie^ dans le Crime et dans
la Passion. J'ai, en outre, reporté à la fin du volume plu-
sieurs notes nouvelles, beaucoup ti-op étendues pour trou-
ver place au bas des pages; enfin, j'ai fait suivre la se-
conde partie d'un Résumé qui montre l'harmonie de la
médecine, de la législation et de la religion; et qui, eu
même temps, aidera le lecteur à mieux saisir l'ensemble et
le bul de mon travail.
NOTIONS PRÉLIMINAIRES.
Connais-toi toi-même (yvco6i Geaurov) , disaient
les sages de la Grèce ; et depuis plus de deux
mille ans les moralistes et les médecins ont
répété la célèbre inscription du temple de
Delphes, sans que la plupart des hommes
pensent à acquérir cette connaissance , si
intéressante et surtout si nécessaire. Serait-
ce parce que cette étude est entourée de dif-
ficultés insurmontables? Alors Pascal, ce sé-
vère moraliste, aurait eu raison de s'écrier:
« Quelle chimère est-ce donc que l'homme !
quelle nouveauté ! quel chaos î quel sujet de
contradiction ! Jnge de toutes choses , imbé-
cile ver de terre, dépositaire du vrai , amas
d'incertitudes, gloire et rebut de l'univers :
s'il se vante, je l'abaisse; s'il s'abaisse, je le
vante et le contredis toujours, jusqu'à ce qu'il
comprenne qu'il est un monstre incompré-
hensible. «Pour moi, découragé par les paro-
les de ce puissant génie, j'ai voulu plus d'une
fois briser ma plume, et renoncer à un tra-
vail dont le terme, semblable à l'horizon,
me paraissait toujours s'éloigner à mesure
X NOTIONS PRÉLIMINAIRES.
que Je m'efl'orçais d'en approcher davan-
tage. En vain j'avais demandé à nos grands
peintres de mœurs, à nos meilleurs physio-
logistes, le mot de cette énigme, en apparence
introuvable : aucun d'eux ne répondait d'une
manière satisfaisante aux nombreuses ques-
tions qui se pressaient dans mon esprit. Re-
lisant alors les chefs-d'œuvre de l'éloquent
évèque deMeaux, dont le regard pénétra si
avant dans les secrets de la nature humaine ,
je m'arrêtai sur ces lignes : «Qu'est-ce donc
que l'homme? Est-ce un prodige? est-ce un
assemblage monstrueux de choses incompa-
tibles? est-ce une énigme inexplicable? Ou
bien n'est-ce pas plutôt, si je puis parler de
la sorte, un reste de lui-même , une ombre de
ce qu'il était dans son origine, un édifice
ruiné, qui, dans ses masures renversées, con-
serve encore quelque chose de la beauté et
de la grandeur de sa première forme? Il est
tombé en ruines par sa volonté dépravée ; le
comble s'est abattu sur le fondement : mais
qu'on remue ces ruines, on trouvera, dans
les restes de ce bâtiment renversé, et les
traces des fondations, et l'idée du premier
dessin , et les marques de l'architecte. »
Cette pensée de Bossuet m'a servi plus
d'une fois de guide dans mes recherches , en
NOTIONS PRÉLIMINAIRES. XI
m'expliquant toutes les contradictions qui
régnent en nous et hors de nous ; car je ne
me suis pas borné à étudier l'homme dans
sa nature ; je l'ai aussi considéré dans son ori-
gine, dans ses rapports et dans son avenir.
J'admets d'abord en principe qu'il est com-
posé d'un corps et d'une âme, unis de telle
sorte que de leur réaction réciproque et har-
monique dépend le parfait accomplissement
de ses destinées. Comment s'opère cette union
de la matière et de l'esprit? Mystère aussi
impénétrable que les grandes lois de la na-
ture : le suprême Architecte s'en est réservé
le secret î Toutefois , nous sommes forcés d'a-
vouer que l'âme est l'agent invisible dont
notre corps révèle l'existence , comme Dieu
est le créateur invisible dont l'univers publie
la force, l'intelligence et l'amour.
Considéré sous le triple point de vue de
l'hygiène, de la morale et de la relip;ion,
l'homme a des besoins k satisfaire et des de-
voirs à remplir ; aussi a-t-il reçu en partage
la sensibilité, l'intelligence et la liberté, fa-
cultés précieuses qui l'avertissent de ses be-
soins, lui en montrent l'importance, et le
font recourir aux moyens qui doivent les
contenir ou les satisfaire. Le savant auteur
de la Législalioii primitive me paraît beaucoup
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NOTIONS PRÉLIMINAIRES. Xlll
par les progrès mêmes de la civilisation ,
exige une continuelle vigilance , si nous ne
voulons pas nous laisser entraîner par les
passions, ces perfides et redoutables enne-
mies de notre repos. Mais, pour leur résister
avec avantage, il ne suffit pas de se bien forti-
fier sur un point, il faut se fortifier de tous les
côtés, il faut être armé de toutes pièces. Cette
armure , une éducation complète (et elle ne
saurait l'étreque par le christianisme) pourra
seule la donner à l'humanité par la culture
simultanée des facultés physiques ^ morales et
intellectuelles des enfants. En veillant donc
avec plus de soin sur l'éducation; en ne per-
mettant pas de développer imprudemment
une ou deux des facultés de l'élève au détri-
ment des autres ; en s'attachant , au con-
traire, à développer, à diriger, à satisfaire
convenablement tous ses besoins, les gou-
nements finiraient par rendre les hommes
plus forts et plus intelligents, parce qu'ils
seraient meilleurs ; et en même temps meil-
leurs, parce qu'ils seraient plus intelligents
et plus forts.
TABLE MÉTHODIQUE
DES MATIÈRES CONTENUES DANS CET OUVRAGE.
PREMIÈRE PARTIE.
DES PASSIONS EN GÉNÉRAL.
Pages.
Chapitre premier. DéiinitioD des Passions. — Distinc-
tion à établir entre les émotions, les sentiments, les
affections, les vertus, les vices et les passions 1
Chap. II. Division des Passions selon les moralistes et
selon les médecins. — ^ Théorie nouvelle des Besoins. 9
Chap. III. Du Siège des Passions 27
Chap. IV. Causes des Passions : influence des diffé-
rents Ages ; des Sexes; des Climats, de laTempéra-
ture et des Saisons; de la Nourriture; de l'Hérédité
et de l'Allaitement; des Tempéraments ou Constitu-
tions; des Maladies; de la Menstruation et de la
Grossesse; de laPosition sociale et des Professions;
de l'Education, de l'Habitude et de l'Exemple ; du
Grand monde, de la Solitude et de la Vie champêtre;
des Spectacles et des Romans; de l'Irréligion; des
différentes formes de Gouvernements ; de l'Imagi-
nation 34
Chap. V. Séméiologie des Passions, ou exposé des
Signes physiognomoniques et phrénologiques au
moyen desquels on prétend pouvoir les caractériser. 111
Chap. VI. Marche, Complication, et Terminaison des
Passions > . 142
Chap. VII. Effets des Passions sur l'organisme. Réac-
tion de l'oi'ganisme dans les Passions. — Leurs Effets
sur le corps social et sur les croyances religieuses. 148
Chap. VIII. Traitement des Passions : Traitement mé-
dical; Traitement législatif; Traitement religieux. . 160
Chap. IX. De la Récidive dans la Maladie , dans le
Crime et dans la Passion 209
Chap. X. Des Passions considérées comme moyens de
guérison dans les maladies 230
TABLE METHODIQUE. XV
P.lgt'S.
CiiAp. \l. Des Passions et de la Folie, dans leiiis rap-
ports entre elles et avec la culpabilité 24 i
CjHkv. Xll. Coup d'oeil philosophique snr les Besoins et
les Passions des animaux , rapportés à la conserva-
lion de l'individu et à la reproduction de l'espèce. . . 267
SECONDE PARTIE.
DES PASSIONS EN PARTICULIER.
Fassions animales.
Chapitre premier. De rivrognerie • 303
Chap. II. De la Gourmandise , . . . . 351
Chap. III. De la Colère 391
Chap. IV. De la Peur 430
Chap. V. De la Paresse 454
Chap. VI. Du Libertinage. 478
Passions sociales.
Chap. VII. De l'Amour 505
Chap. VllI. De l'Orgueil et de la Vanité 544
Chap. IX. De l'Ambition 569
Chap. X. De l'Envie et de la .lalousie 590
Chap. XI. De l'Avarice 619
Chap. XII. De la Passion du Jeu 635
Chap. XIII. Du Suicide 658
Chap. XIV. Du Duel 703
Chap. XV. De la Nostalgie 707
Passions intellectuelles ou manies.
Chap. XVI. Manie de l'Étude 716
Chap. XVII. Manie de la Musique 728
Chap. XVIII. Manie de l'Ordre 738
Chap. XIX. Manie des Collections 748
Chap. XX. Du Fanatisme artivStique, politique et reli-
gieux 758
Résumé 767
Notes 787
LA
MÉDECINE DES PASSIONS.
PREMIERE PARTIE.
DES PASSIONS EN GÉNÉRAL.
*%*»»% %^^%»%
CHAPITRE PREMIER.
DéfiDilion des Passions. — Distinctions à établir entre
émotions, les sentiments, les affections, les vertus, les
vices et les passions.
S'il y a tant de confusion dans les clioses, c'est
qu'on en laisse Ijcaucoup trop dans les mois.
Le mot passion, d'après son étyraologie (-ûaGoç),
désigne une souffrance, ou du moins une disposition
à recevoir des émotions plus ou moins vives et à y
correspondre. Deux ordres de causes peuvent pi^o-
duire ces émotions, les causes externes et les causes
internes : les unes agissant d'abord sur la périphérie
du corps, les autres, au contraire, ayant le centre
de l'organisme pour point de départ de leur action.
Dans les deux cas, ces émotions produisent sur le cer-
veau une sorte d'ébranlement qu'il transmet aussi-
2 - DKUNITION 1>ES IWS.SIONS.
tôt à tous les points de l'économie, à l'aide de nom-
breux conducteurs appelés nerfs.
Toutes les affections vives, toutes les passions,
ayant le triste priviléjje de rendre le corps malade
non moins que l'esprit, ces deux termes s'emploient
également en parlant du physique et du moral :
ainsi l'on dit que les affections organiques du cœur
sont souvent le résultat à' affections morales ; et an-
ciennement, l'on donnait les noms de passion hypo-
chondriaqiie et de passion hystérique à des maladies
qui ont leur siège ou dans les hypochondres ou dans
l'utérus.
Les passions, disent quelques auteurs, sont ainsi
nommées, parce que l'homme ne se les donne pas,
mais qu'il les subit, qu'il est soumis à leur action,
qu'il y est passif
« Nous appelons passions, dit le docte et judicieux
Bergier, les inclinations ou les penchants delà na-
ture poussés à l'excès, parce que leurs mouvements
ne sont pas volontaires : l'homme est purement yi/^^-
sif lorsqu'il les éprouve; il n'est actif que quand il y
consent ou qu'il les réprime. »
Si les moralistes sont d'accord sur l'étymolo-
gie de ce mot , il n'en est pas ainsi de l'accep-
tion qu'on doit lui donner, et par conséquent de sa
définition.
Le chef de l'école stoïcienne, Zenon, définit la
passion, un trouble d'esprit contre nature, qui dé-
tourne la raison de sa voie.
Galien , d'après les idées d'Hippocrate et de Pla-
ton, considère les passions comme des mouvements
contre nature de l'âme irraisonnable, et il l«s fait
nÉKlMIION DES PASSIONS. 3
toutes provenir frun désir insatiable. Il ajoute
qu'elles font sortir le corps de l'état de santé.
Descartes les considère comme des mouvements
produits par les esprits vitaux émanés de la jjlande
pinéale (siège de l'àme , selon lui), et qui viennent
diversement agiter toutes les parties du corps hu-
main.
Le plaisir nous émeut agréablement : nous nous
portons vers lui; la douleur produit sur nous un
effet contraire : nous la fuyons. Cette attraction et
cette répulsion ont été appelées mouvements de l'âme,
non que l'àme puisse changer de place (un être im-
matériel n'occupant pas de lieu), mais seulement
pour indiquer que, dans son amour et dans son
aversion , l'àme s'unit avec les objets ou s'en sépare,
de même que le corps s'en approche ou s'en éloigne.
D'après ces considérations, Bossuet et d'autres mo-
ralistes chrétiens définissent les passions, « des mou-
vements de l'àme, qui, touchée du plaisir ou de la
douleur ressentie ou imaginée dans un objet, le
poursuit ou s'en éloigne. »
Selon Gall et Spurzheim, les noms ^affection et
de passion ne conviennent nullement aux facultés
primitives de l'âme; le premier devant s'appliquer
uniquement aux modifications que présentent les fa-
cultés, et le second , à l'excès de leur activité. Ainsi
l'affection ne serait qu'un mode de qualité, la pas-
sion qu'un mode de quantilt^.
Certains moralistes ont confondu les affections
et les passions; d'autres ont cru devoir rassembler,
sous le titre de passions, une foule de travers d'es-
prit habituels, et jusqu'à des caprices aussi futiles
4 " DÉFINIT ION DES TASSIONS.
que passagers. La plupart, cependant, ont réservé le
nom d'affections aux sentiments en quelque sorte
passifs, tels que la tristesse, le chagrin, la crainte;
et ils ont seulement qualifié de passions les senti-
ments éminemment actifs, tels que l'amour, la haine,
la colère, l'ambition.
Quelques savants médecins prétendent que le be-
soin d'exercer les facultés de l'intelligence peut bien
donner naissance à des goûts très-vifs, tels que
ceux de la poésie, de la peinture, de la musique;
mais que ces goûts ne sont jamais poussés jusqu'à
la passion. Malgré mon respect pour leur autorité,
je ne puis admettre une opinion que des faits assez
multipliés m'ont paru détruire complètement : j'ai
eu maintes occasions de voir des peintres, des
poètes, et surtout des musiciens, qui montraient
pour leur art un penchant, un goût, une ardeur
qui allait jusqu'à l'extravagance, jusqu'à une véri-
table et violente monomanie, terminaison funeste
et malheureusement trop fréquente des grandes
passions.
Ce désaccord qui règne entre les écrivains sur
l'acception que doit avoir le mot passion , provient
bien certainement de ce que son étymologie lui
donne un sens trop vague et même illimité. En
effet, qui dit passion, dit souffrance, d'où il sui-
vrait que toute émotion éprouvée serait une pas-
sion.
Pour faire cesser une pareille confusion, il est
nécessaire de restreindre la signification de ce mot,
et de bien préciser le sens qu'il doit avoir. Sans cela,
l'un dira que les passions sont bonnes; un autre.
DEHNITION DES PASSIONS. 5
qu'elles sont toujours mauvaises ; un troisième ,
qu'elles ne sont en elles-mêmes ni bonnes ni mau-
vaises, et que leur qualité dépend de l'usage qu'on
en fait. «Toutes nos passions, dit Rousseau, sont
bonnes quand on en reste le maître; toutes sont
mauvaises quand on s'y laisse assujettir. »
Avant d'indiquer la définition à laquelle je m'ar-
rête, je crois devoir présenter succinctement quel-
ques considérations, dans le double but de justifier
ma préférence, et de dissiper l'obscurité répandue
sur ce point fondamental de la science.
L'homme est un être essentiellement actif, sollicité
à l'action tantôt par des impulsions intérieures, tan-
tôt par des impressions venues du dehors et trans-
mises à l'âme par les sens. De ces impulsions et de
ces impressions résultent pour lui des besoins nom-
breux, mobiles de tous ses actes. L'animal et l'enfant
obéissent immédiatement à la stimulation du besoin ;
l'homme, j'entends ici l'homme complet, n'agit, ne
satisfait ce besoin qu'après avoir jugé s'il peut ou
s'il doit le satisfaire. L'homme est donc conduit par
deux guides, le besoin et la raison : l'un, qui le sol-
licite et le pousse; l'autre, qui l'éclairé et le retient.
Aussi la vie humaine n'est-elle, comme nous l'avons
déjà vu, qu'une lutte presque continuelle entre le
devoir et le besoin. Ajoutons que tout besoin trop
violemment senti provoque en nous un désir d'une
égale violence; que ce désir, s'il n'est immédiate-
ment réprimé ou modéré, nous fait presque toujours
agir contre notre devoir, notre intérêt même : et
nous comprendrons que la science la plus utile est
sans contredit celle qui nous apprend à mettre
6 . DÉFINITION DES PASSIONS.
constamment nos besoins en harmonie avec nos
devoirs.
Voyons maintenant la distinction qu'il faut établir
entre les passions, les émotions, les sentiments, les
affections, les vertus et les vices.
Les passions me semblent d'abord pouvoir être
définies : des besoins déréglés, qui, en général, com-
mencent par nous séduire, et finissent par nous ty-
ranniser.
Les émotions sont des excitations plus ou moins
vives de notre sensibilité; elles sont agréables ou
pénibles. Dans les deux cas, elles peuvent aller jus-
qu'à briser les ressorts de l'organisme; elles agissent
alors à la manière des passions violentes, et devien-
nent même, par l'habitude, de véritables passions:
aussi un moraliste judicieux, M. de Lévis, a-t-il re-
marqué que «de tous les besoins factices, le plus
dangereux est celui des émotions. »
Les mots sensations, sentiments, perceptions, dési-
gnent également les impressions que les objets font
sur l'âme, avec cette distinction, généralement ad-
mise, que la sensation s'arrête aux sens, que le sen-
timent va au cœur, et que la perception s'adresse à
l'intelligence. Tous les trois déterminent en nous
des ébranlements nerveux, des émotions de plaisir
et de joie, de douleur et de tristesse, sources pre-
mières de nos passions.
De même que le mot sentiment, celui di affection
(dérivé du verbe afficere, toucher, faire impression)
indique simplement un mode de sentir, une manière
quelconque d'être affecté. L'affection, dont le carac-
tère habituel est une douce activité, susceptible de
DÉFINITION DES PASSIONS. 7
divers degrés, se métamorphose en ardeur, en im-
pétuosité, en déraison, en passion. Chez la femme
mère surtout, il n'est pas rare de voir l'affection
portée jusqu'au dévouement, sorte de consécration
qui la fait s'oublier elle-même pour se sacrifier tout
entière à l'être qui lui doit la vie.
Généralement parlant, on donne le nom de vice
à la dégradation de nos actes, et celui de vertu à
leur perfection. Nous verrons ailleurs que les pro-
grès du vice sont infiniment plus rapides que ceux
de la vertu, et que son habitude est également beau-
coup plus forte et plus tenace.
Considérée sous le point de vue social, la vertu
est une préférence habituelle de l'intérêt général à
l'intérêt particulier. Cette préférence généreuse ne
s'acquiert pas sans livrer de nombreux combats à
notre égoïsme; elle atteste la force de l'àme, et c'est
précisément pour cela qu'elle mérite le nom de ver-
tu (1 ). Elle devient tous les jours de plus en plus rare
dans nos sociétés modernes.
(1) «Point de vertu sans combat , dit Rousseau. Le moi Aevertu
vient de force; la force est la base de toute vertu. La vertu n'appar-
tient qu'à un être faible par sa nature , et fort par sa volonté ; c'est
en cela seul que consiste le mérite de l'homme juste; et quoique
nous appelions Dieu bon , nous nr l'appelons pas vertueux , parce
qu'il n'a pas besoin d'efFort pour bien faire. » Le vieux Montaifjne,
que Rousseau ne fait souvent que paraphraser, avait dit avant l'au-
teur à Emile : • Il semble que le nom de la vertu présuppose de la
difficulté tl du contraste , et qu'elle ne peull s'exercer sans partie.
C'est à l'adventure pourquoy nous nommons Dieu bon, fort, et li-
béral et iusle; mais nous ne le nommons pas vertueux : ses opéra-
tions sont toutes naïfves et sans effort.» {Essais, liv. ii , c. 11.) —
Bossuet définit la vertu : une habitude de vii-re selon la raison; pui»
il ajoute : «la vertu, quehjue forte qu'elle nous paraisse, n'e.st pa$
8 DÉFINITION DES PASSIONS.
Aux yeux de la religion , la vertu est le triomphe
de la volonté sur nos mauvaises inclinations; c'est
aussi la santé de l'àme , conservée par l'innocence ,
ou recouvrée par le repentir.
Les moralistes admettent quatre vertus princi-
pales , qu'ils ont appelées cardinales , parce qu'ils
les regardent comme le fondement de toutes les
autres : ce sont la prudence, qui les dirige; la
justice, qui les gouverne ; la force, qui les soutient ;
et la tempérance, qui les circonscrit dans de justes
limites.
Les trois vertus théologales du chrétien sont la
foi , \ espérance, et la charité, qui embrasse les deux
autres, parce qu'elle est le lien d'amour qui unit
l'homme à l'homme, en unissant l'homme à Dieu.
Une remarque faite depuis longtemps, c'est que
la plupart des vertus sont placées entre deux vices
comme entre deux écueils; aussi, en voulant évi-
ter l'un on tombe souvent dans l'autre , si l'on ne
se tient pas ferme dans cet étroit milieu qui les
sépare.
Comme tous nos penchants naturels ou factices ,
les vertus mêmes peuvent donc dégénérer en pas-
sions , lorsqu'elles sont poussées à l'extrême , lors-
qu'il y a excès dans leur exercice. On reconnaît
qu'elles sont arrivées à ce degré quand elles faussent
le jugement ou qu'elles le paralysent, et dès lors elles
perdent le nom de vertus.
difne de porter ce nom jusqu'à ce qu'elle soit capable de toutes
sortes d'épreuves, t
DIVISION DES PASSIONS.
»V»«V»%V»%«««V»«%«V»««Vk«V»*V»«%««V» W»«V% «««%%««««*«« W»«V»««t«Vk»%«»%«%V» «%%*-»«
CHAPITRE IL
Divisiou des Passions selon les moralisles et selou les méde-
cins. — Théorie nouvelle des Besoins.
Il faut classer les passions pour les étudier, tout
en recouoaissant que Icurclassitication restera
toujours imparfaite.
Les combats intérieurs de l'homme, cette lutte
incessante qui règne entre ses penchants et sa rai-
son , ont conduit Pythagore et Platon à reconnaître
dans notre âme deux parties : l'une , forte et tran-
quille, assise dans la citadelle du cerveau comme
dans un olympe placé au-dessus des orages; l'autre,
faible et farouche , agitée par les tempêtes des pas-
sions , et , comme la brute , se vautrant dans la fange
des voluptés.
Cette division de la nature de l'homme , en rai-
sonnable et en irraisonnable , a été suivie par saint
Paul, par saint Augustin et plusieurs autres Pères
de l'Église; Bacon, Buffon, Lacaze, l'ont aussi ad-
mise; enfin on la retrouve dans la distinction des
deux vies animale et organique adoptée par Bichat.
Quelques philosophes anciens ne se bornèrent pas
k reconnaître dans l'homme deux âmes, l'une supé-
rieure et l'autre inférieure ; ils en admettaient une
troisième, et les localisaient de la manière suivante:
l'âme raisonnable avait son siège dans le cerveau ;
10 DIVISION DES PASSIONS.
l'âme animale on concupiscible, dans le foie; la vilaie
ou irascible, dans le cœur.
Suivant les stoïciens, les passions dérivent de
Yopiniorij soit de deux biens, soit de deux maux; ce
qui constitue quatre passions primitives : le désir et
\nJoie, la tristesse et la crainte; ils les subdivisaient
en trente-deux passions secondaires.
Les épicuriens réduisaient toutes les passions à
trois : la joie, la douleur, le désir.
Pendant le moyen âge, la philosophie péripaté-
ticienne , qui était en vogue , fit classer les passions
d'après l'ordre de leur génération établi par Aris-
tote : 1 " amour et haine , 2** désir et aversion, 3" espé-
rance et désespoir, 4" crainte et audace, 5" colère,
6° enfin,yo/e et tristesse.
Saint Thomas d'Aquin , dans sa Somme théologi-
que, admet onze passions, qu'il classe dans l'ordre
suivant: V amour, la haine, le désir, V aversion, la joie
ou délectation, la douleur ou tristesse, Yespérance, le
désespoir, la crainte, V audace, et la colère. Les six pre-
mières, qui n'ont besoin pour être excitées que de la
présence ou de l'absence de leur objet , y sont rap-
portées à Vappétit concupiscihle, parce que le désir
[concupiscentia) y domine. Les cinq autres, qui ajou-
tent la difficulté à l'absence ou à la présence de leur
objet, sont rapportées à l'appétit irascible, parce
que la colère {ira) ou le courage (1) y trouve tou-
jours quelque obstacle à surmonter.
(1) Los Grecs, qui les premiers ont établi celle distinction dVyj-
pi'tits, exprimaient la colère et le couraj^o par le même mot (6upo';) ,
parce que, chez lesanimaux, la colère est ordinairement la source
et l'aliment du courage,
DIVISION DES PASSIONS. 11
Après avoir mentionné cette division, qui fut long-
temps adoptée dans les écoles, Bossuet pense, avec
saint Augustin et le père Senault(l), que toutes les
passions peuvent se réduire à une seule, qui est Va-
mour. Ainsi , « la haine qu'on a pour quelque objet
ne vient que de l'amour qu'on a pour un autre ; le
désir n'est qu'un amour qui s'étend au bien qu'il n'a
pas, comme la joie est un amour qui s'attache au
bien qu'il a; l'audace est un amour qui entreprend
ce qu'il y a de plus difficile pour posséder l'objet
aimé; l'espérance est un amour qui se flatte de pos-
séder cet objet , et le désespoir un amour désolé de
s'en voir privé à jamais ; la colère est un amour irrité
de ce qu'on veut lui ôter son bien, et qui s'efforce
(1) «La raison, dit ce savant oratorien , nous force de croire
qu'il n'y a qu'une passion , et que l'espérance et la crainte , la dou-
leur et la joie, sont les mouvements ou les propriétés de l'amour.
Et, pour le dépeindre de toutes ses couleurs, il faut dire que quand
il lanfjuit après ce qu'il aime, on l'appelle désir; que quand il le
possède, il prend un autre nom et se fait appeler plaisir; que quand
il fuit ce qu'il abhorre, on le nomme crainte; et que quand , après
upe longue et inutile défense, il est contraint de le souffrir, il
s'appelle douleur ; ou , pour bien dire la même chose en termes
plus clairs, le désir et la fuite , l'espérance et la crainte, sont les
mouvements de l'amour, par lesquels il cherche ce qui lui est
agréable, ou s'éloigne de ce qui lui est contraire. La hardiesse et
la colère sont les combats qu'il entreprend pour défendre ce qu'il
aime; la joie est son triomphe, le désespoir est sa faiblesse, et la
tristesse est sa défaite; ou enfin, pour employer les paroles de
saint Augvistin , le désir est la course de l'amour, la crainte est sa
fuite , la douleur est son tourment, et la Joie son repos : il s'approche
du bien en le désirant, il s'éloigne du mal en le craignant, il s'at-
triste en ressentant la douleur, il se réjouit en goûtant le plaisir ;
mais, dans tous ces états différents , il est toujours lui-même , et ,
dans celle variété d'effets, il conserve l'unité de son essence. » ( De
l'Usage des Passions. )
12 DIVISION DES PASSIONS.
de le défendre , etc. ; enfin , ôtez l'amour, il n'y a
plus de passions , et posez l'amour, vous les faites
naître toutes, y* [De la Connaissance de Dieu et de
soi-même. )
Toutes les affections , que Bossuet rapporte à l'a-
mour, considéré comme besoin de posséder ce qui
nous est agréable, La Rochefoucauld, Helvétius,
et d'autres moralistes , les ont réduites à Vamoar-
propre , ou plutôt à V amour de soi, à Y intérêt per-
sonnel.
Descartes reconnaissait six passions primitives,
savoir : Y admiration, Y amour, la haine, le désir, la
joie, et la tristesse.
D'après de La Chambre , premier médecin de
Louis XIII, les passions humaines, soit qu'elles s'é-
lèvent dans la volonté ou appétit intellectuel , soit
qu'elles se forment dans Yappétit sensitif, peuvent
être divisées en simples et en mixtes. Les simples , qui
ne se trouvent que dans la partie irascible, ou bien
dans la partie concupiscible, sont au nombre de
onze , savoir : Y amour et la haine, le désir et Y aversion,
le plaisir et la douleur, Y espérance et le désespoir, la
hardiesse et la crainte, enfin la colère. Les passions
mixtes , qui procèdent à la fois des deux par-
ties irascible et concupiscible, sont les neuf sui-
vantes: la honte, Yimpudence, la pitié, Yindignation,
Y ennui, Y émulation, la jalousie, le repentir, et Vé-
tonnement.
Quelques psychologistes avaient cru pouvoir ad-
mettre des passions simples et des passions compo-
sées, des passions physiques et des passions morales;
mais, quand il s'est agi d'établir ce qui était abso-
DIVISION DES PASSIONS. 13
lumcnt simple ou absolument physique, ils ne se
sont plus entendus.
Les médecins modernes, s'occupant peu de la na-
ture intime ou du nombre des principales passions ,
nombre toujours arbitraire , mais envisageant plu-
tôt leur influence sur l'organisme, ont préféré les
distinguer en agréables et en pénibles; en violentes ,
en douces et en tristes; en persistantes ou en passa-
gères ; en expansives ou en oppressives; en excitantes
ou en débilitantes, etc.
Les économistes, les considérant dans leurs rap-
ports avec le bonheur public, ont admis des pas-
sions permises et des passions défendues , ou bien
encore des passions vertueuses, vicieuses et mixtes.
La religion distingue des péchés mortels et des
péchés véniels (1). Quant à la législation, elle recon-
naît des contraventions, des délits et des crimes.
Dans ses considérations générales sur les senti-
ments moraux, le brillant et ingénieux auteur de la
Physiologie des Passions, Alibert , reconnaît quatre
(1) Les péc/iés peuvent tous se réduire à ua seul , qui est l'amour
désordonné de nous-mêmes. L'amour de nous, qui est bon en soi,
devient , dans ses écarts , la source de toutes les infractions à !a loi
de Dieu. Les légères infractions constituent les péchés véniels, c'est-
à-dire pardonnables; les infractions graves, les péchés mortels,
ainsi nommés parce qu'ils ôtent à l'âme la vie de la grâce, jusqu'à
ce qu'elle se soit régénérée par la pénitence et le repentir; on les
appelle aussi les sept péchés capitaux (du latin caput), parce qu'ils
sont les chefs, le principe, la source des autres péchés. L'orgueil,
Vai'arice, Yem'ie, la colère, \a paresse, sont des péchés de l'âme; la
gourmandise et la luxure, des péchés du corps. La différence qu'il
y a entre eux, selon saint Grégoire, c'est que »les péchés de l'es-
prit sont plus graves, plus coupables , et que ceux de la chair por
tent avec eux une plus grande infamie. »
a "division des passions.
penchants innés, qu'on pent envisa^jcr comme les
lois primordiales de l'économie animale, savoir :
1" V instinct de conservation , 2" V instinct d'imitation,
3" Vinstinct de relation, 4" Vinstinct de reproduction.
Un savant physiologiste, M. Magendie, distingue
des passions animales et des passions sociales.
M. Scipion Pinel admet des passions viscérales et
des passions cérébrales ; Marc les classe en innées et
en factices ou acquises.
Dans un traité fort remarquable sur les Passions
appliquées aux beaux-arts, M. Delestre les divise en
excentriques , en concentriques et en concentrico-excen-
triques, suivant qu'elles agissent de dedans en dehors,
de dehors en dedans, ou qu'elles participent de ces
deux modes d'action.
D'après Gall , Spurzheim et d'autres phrénolo-
gistes, 11 y aurait autant de passions que de facultés
primitives; mais ces auteurs ne sont d'accord ni sur
la distinction ni sur le nombre de ces facultés. Quoi
qu'il en soit , Spurzheim partage les facultés hu-
maines en affectives et en intellectuelles ; puis il sub-
divise ces deux ordres, le premier, en penchants et
en sentiments; le second, en îdiCvXlés» perceptives et en
facultés réflectives (1).
(1) Dhision topograpk'ujue de Spurzheim.
Ordre 1. Faccltés affectives. — Genre 1. Penchants : A. AliiiM'n-
tivité; — B. amour de la vie; — 1 amativilé; — 2 philogéniture;
— 3 habitativilé ; — 4 affectionivité ; — 5 combalivilé; — 6 destruc-
tivilé; — 7 secrélivité; — 8 acquisivilé ; — 9 conslruclivité ; —
Genre 2. Sentiments : 10 estime de soi; — 11 approbativité ; —
1 2 circonspection ; — 13 bienveillance ; — 14 vénération ; — 15 fer-
meté; — 16 conscienciosité; — 17 espérance; — 18 merveillosité;
— 19 idéalité ; — 20 gaieté ; — 21 imitation.
nivisroN hns passions. 15
On a encore voulu Faire iulincttre , I** des instincts,
comme expression de désirs matériels et organiques ;
2° des passions proprement dites , correspondant à
des désirs moraux indépendants de la volonté: di-
vision aussi erronée en physiologie qu'en morale ,
puisque toutes nos fonctions sont essentiellement
solidaires, et qu'elles ne s'exercent que pour l'en-
semble d'un être créé intelligent et libre. ^
Enfin, un célèbre utopiste de nos jours, Charleê
Fourier, distingue douze passions primitives , qui ,
d'après son système , rendent l'homme sociable , le
stimulent aux belles actions , et enfantent toutes les
merveilles de l'industrie. Les cinq premières , appe-
lées sensitives, parce qu'elles proviennent de nos sens,
sont plutôt matérielles que spirituelles (la vue, Yoiiïe,
le goût, Y odorat , le tact] : ce sont elles qui d'abord
excitent l'homme au travail et à l'industrie. Quatre
autres passions, au contraire, plutôt spirituelles que
matérielles, forment la chaîne de tous les liens so-
ciaux, et font vivre l'homme dans ses semblables
plus qu'en lui-même : ce sont Y amour, Y amitié, Y am-
bition, \<à familUsme ; les trois dernières, nommées
distributives , sont la cabaliste, ou esprit de parti ; la
papillonne, ou besoin de variété périodique; et la
composite, ainsi appelée parce qu'elle naît de l'as-
semblage de plusieurs plaisirs des sens et de l'àme,
goûtés simultanément ; elle crée l'enthousiasme , au
Ordre II. Facultés intellectuelles. — Génie 1. Fncnllés percep-
tives : 22 individualité; — 23 confiçuralion ; — 24 étendue; —
25 pesanteur, résistance; ~ 26 coloris;— 27 localité; — 28 calcul;
— 29 ordre;— 30 éventualité; — 31 temps; — 32 tons;— 33 lan-
gage.— Genre 2, Facultés Téjtectives : 34 comparaison ;— 35 causalité.
16 DIVISION DES PASSIONS.
fougue aveugle, dans les travaux, en opposition avec
la fougue réfléchie de la cabaliste, source précieuse
des rivalités émulatives. L'usage des passions distri-
butives est de faire concorder les ressorts sensuels
avec les ressorts affectueux , et de servir de base à
tout le mécanisme des groupes et séries passionnées.
«Titrées de vices, quoique chacun en soit idolâtre,
ces trois passions, selon Fourier, sont réellement des
sources de vices en civilisation , où elles ne peuvent
opérer que sur des familles ou corporations. Dieu les
a créées pour opérer sur des séries de groupes con-
trastées; elles ne tendent qu à former cet ordre, et
ne peuvent produire que le mal si on les applique à
un ordre différent... Lorsqu'on connaîtra en détail
l'ordre social auquel Dieu nous destine , on verra
que ces prétendus vices, la cabaliste, \di papillonne
ou alternante, la composite, y deviendront trois gages
de vertu et de richesse ; que Dieu a bien su créer les
passions telles que les exige l'unité sociale ; qu'il au-
rait tort de les changer pour complaire à Sénèque
et à Platon ; qu'au contraire, la raison humaine doit
s'évertuer à découvrir un régime social en affinité
avec ces passions. Aucune théorie morale ne les chan-
gera jamais; et, selon les règles de la dualité d'es-
sor 27, elles interviendront à perpétuité pour nous
conduire au mal dans l'état morcelé ou limbe social,
et au bien dans l'état sociétaire ou travail sériaire,
qui assure le plein développement des passions et de
l'attraction. » Telle est la division du système pas-
sionnel de Fourier, système dont je suis loin de ga-
rantir les merveilleux résultats. (Voyez le Traité de
l Association domestique agricole. )
DIVISION DCS TASSIONS. 17
Après celle longue iioinenclaturc, qui atteste les
vains efforts que l'on a faits pour arriver à une clas-
sification exacte des passions , je m'abstiendrais cer-
tainement d'en présenter une nouvelle , si elle n'avait
reçu l'approbation de quelques savants, et si M. Ca-
simir Broussais ne l'avait déjà adoptée dans son
Hygiène morale.
Théorie des Besoins.
Tout être organisé a des besoins : l'animal et le
végétal ont chacun les leurs; qui pourrait prouver
que le minéral lui-même en est dépourvu? Quant à
ceux de l'homme, il nous apparaissent infiniment
plus nombreux que ceux des autres créatures , par
cela même que son organisation résume toutes les
merveilles des trois règnes. Dieu n'a rien fait d'inu-
tile : l'existence des organes annonce donc l'exis-
tence de fonctions destinées à entrer en exercice.
Or, toutes les fois que nos appareils sont aptes à
fonctionner, nous en sommes avertis par une certaine
sensation, sorte de voix intérieure qui n'est autre
chose que le besoin, le besoin , vraie puissance mo-
trice du mécanisme individuel comme du mécanisme
social. Une fois distingué par l'attention , le besoin
amène bientôt le désir; le désir, la volonté, sous le
contrôle de la raison ; et la volonté , la passion , en
l'absence ou au mépris de ce contrôle.
On peut sans doute, en thèse générale, dire que
nos besoins sont bons , par cela même que Dieu nous
les a donnés ; mais ils ne restent tels qu'autant que
nous nous bornons à en faire un bon usage , et que
nous parvenons à les gouverner ; autrement , ils ne
18 . DIVISION DES l'ASMONS.
doivent plusètre considérés que comme des /;«w/o/w ;
le besoin, séparé du devoir, conduit toujours au mal.
D'après les considérations précédentes , j'ai cru
pouvoir rapporter toutes les passions humaines à
trois classes de besoins :
1° A des besoins animaux;
2" A des besoins sociaux;
3'^ A des besoins intellectuels.
Les besoins animaux ou inférieurs nous sont com-
muns avec la brute : ils prédominent pendant la pre-
mière enfance de l'homme comme pendant celle des
peuples.
Les besoins sociaux sont plus particulièrement
accordés à l'homme qu'aux animaux , bien que ceux-
ci lui donnent d'assez fréquentes leçons d'ardeur
pour le travail , d'affection pour leurs maîtres , et
surtout de reconnaissance envers leurs bienfaiteurs.
Quant aux besoins supérieurs ou intellectuels, ils
sont presque exclusivement l'apanage de l'homme ;
mais il ne les satisfait souvent, il faut l'avouer, que
pour outrager Dieu , qui les lui a départis avec tant
de largesse.
Une vérité dont il n'est que trop facile de se
convaincre, c'est que, dans les pays même les plus
civilisés, l'on voit encore aujourd'hui les masses
obéir plutôt aux besoins inférieurs qu'aux besoins
supérieurs, comme si l'homme n'avait pas une autre
destinée que la brute. D'où naît ce mal? de ce qu'une
éducation sagement progressive ne vient pas de
bonne heure donner à l'homme un corps sain et
robuste, des sentiments généreux, un esprit droit
et cultivé ; de ce qu'une éducation à la fois physi-
DIVISION DES PASSIONS. 19
que, morale et intellectuelle, ne lui apprend pas à
mettre en liarmonie ses triples besoins comme être
animé, comme être sociable, comme être intelligent.
CLASSIFICATION DES BESOINS.
1. Bpsoins animaux.
Ils peuvent tous être rapportés à l'amour de la vie
et à sa transmission ; en d'autres termes , à l'instinct
de conservation et à celui de reproduction. Ils com-
prennent d'abord les besoins , essentiellement phy-
siologiques, de calorique , de mouvement , de respira-
tion , d alimentation , d'exonération. Ces premiers
besoins doivent être satisfaits , sous peine de voir
bientôt cesser la vie. Deux voix intérieures, le plaisir
et la douleur, nous avertissent si la satisfaction est
suffisante ou dépassée: c'est ainsi que la tempérance
laisse en nous un sentiment de bien-être et de liberté,
tandis que la gourmandise et V ivrognerie nous punis-
sent, par le malaise et l'abrutissement, d'avoir fran-
chi les limites du besoin.
Viennent ensuite les besoins qui nous portent à
fuir ce qui nous nuit, à repousser et à détruire ce qui
nous blesse, à acquérir les objets nécessaires pour
nous nourrir, nous vêtir et nous abriter. Le manque
ou l'excès de ces divers besoins enfante la peur ou
la témérité , \ apathie ou la colère poussée jusqu'au
meurtre.
Les besoins qui dépendent de l'instinct de repro-
duction sont : V amour sexuel , V amour des enfants,
et celui des lieux où l'on a reçu et donné le jour.
Rarement ils pèchent par défaut ; au contraire , le
20 ■ DIVISION DES PASSIONS.
libertinaççe, Va^^eui^lemcnt paternel, le fanatisme pa-
triotique et la nostalgie, sont les fruits ordinaires de
leur surcroît d'activité.
Tous ces besoins, plus ou moins impérieux, nous
poussent aveuglément à des actes nuisibles, si le
flambeau de l'intelligence ne vient les éclairer et leur
montrer la ligne du devoir.
2. Besoins sociaux.
Le besoin d'affection, principe de la sociabilité et
du mariage, constitue véritablement Vamoiir quand
il est joint au besoin générateur ; complètement isolé
de lui, c'est V amitié, qui est toute dans l'àme. Son
défaut absolu rend l'homme froid, sauvage et égoïste ;
son développement excessif en fait le plus malheu-
reux des êtres , par une susceptibilité trop irritable ,
qui dégénère en jalousie quand elle se trouve jointe
à la méfiance.
La ruse et la circonspection sont, malheureusement,
utiles à l'homme : par elles il se défend contre ses
ennemis , se tire des positions les plus difficiles , et
se ménage des ressources pour l'avenir. Leur excès
d'activité produit la fourberie, la pusillanimité, et la
parcimonie, sœur de V avarice.
h' amour -propre, ou besoin d'approbation , nous
rend sensibles à l'éloge et au blâme , nous inspire le
désir de nous distinguer, et devient ainsi l'un des
principaux mobiles de notre conduite sociale. Ren-
fermé dans de justes bornes, il donne naissance à
l'émulation, aiguillon des belles âmes, source des
grandes choses et des grandes vertus. Son défaut
DIVISION DES PASSIONS. 2i
engendre V insouciance , la maiprojneid ci la paresse;
son développement excessif produit la vanité et ïam-
bilion avec toutes leurs nuances , depuis la passion
de la parure et du luxe, jusqu'à la soif immodérée de
la célébrité, des honneurs et des conquêtes.
\J estime de soi est un besoin différent de l'amour-
propre, avec lequel on l'a fort longtemps confondue.
Trop grande, elle exagère le sentiment de notre va-
leur personnelle, et nous rend suffisants, présomp-
tueux, hautains , oro-ueilleux , toujours prêts à nous
admirer et à nous croire capables de tout. Trop
faible, elle nous laisse tomber dans la détiance de
nous-mêmes, dans le découragement, et ne nous
permet pas de nous relever de nos chutes. On re-
connaît son développement normal et harmonique
à une conduite habituellement remplie de conve-
nance et de dignité : le vrai mérite sait se respecter
sans orgueil.
L'homme a besoin de fermeté, et le degré de sa
fermeté indique la trempe de son caractère. Virré-
solu, qui ne sait pas ce qu'il veut, V inconstant , qui
ne veut plus aujourd'hui ce qu'il voulait hier, ont
été comparés à la girouette, qui tourne à tout vent.
D'un autre côté, la persévérance dans une résolu-
tion doit avoir des bornes; dès que l'on s'aperçoit
qu'on fait fausse route , il faut savoir revenir sur
ses pas : Yopinidtreté n'est que l'énergie de la sot-
tise (1).
(1) Sur 100 individus affectés d'idiotie , le docteur Belhomme a
constaté que 57 étaient remarquables par leur enlétement. ( Essai
sur l'IdtotU; Paris, 1843, in-8".)
22 DIVISION DES PASSIONS.
Justice. — C'est à ce besoin conservateur de l'or-
dre social que se rattache plus particulièrement la
conscience, sorte de sens raoral , juge intérieur qui
nous fait connaître si nos actions sont bonnes ou
mauvaises, comme le plaisir et la douleur nous si-
gnalent ce qui nous convient ou ce qui nous nuit.
L'esprit de justice, poussé à l'excès, nous rend
timorés ou par trop sévères ; son absence fait mettre
au même niveau le bien et le mal, et contribue sur-
tout à augmenter le nombre des criminels qui por-
tent atteinte aux personnes et aux propriétés, de-
puis le braconnier jusqu'au conquérant, depuis les
simples filous jusqu'aux usurpateurs, ces grands
voleurs de couronnes et d'empires.
Bonté. — Il est un sentiment qui nous fait com-
patir aux malheurs d'autrui , et qui nous porte aus-
sitôt à les soulager : c'est la bonté, puissant auxi-
liaire de la charité chrétienne, et de la philanthropie
ou bienfaisance administrative. Poussée trop loin , elle
dégénère en bonhomie, en faiblesse même, et peut
nous faire manquer au devoir sacré de la justice.
Son absence constitue la sécheresse de cœur, Vé-
goïsme et la méchanceté. « Lorsque Dieu forma le cœur
et les entrailles de l'homme, dit Bossuet, il y mil
premièrement la bonté , comme le propre caractère
de la nature divine. »
3. Besoins intellectuels.
Les besoins intellectuels qui se présentent d'a-
bord à notre observation, sont : le besoin de connaître
ou amour du vrai , t' amour du bon , l'amour du beau.
DIVISION UES PASSIONS. 23
Le vrai , selon la définition de Bossuet, est ce qui
est. Le bon est le vrai passant à l acte : nulle action
n'est bonne à nos yeux que parce qu'elle exprime
primitivement , pour l'entendement , un rapport
vvai^ qui crée pour la volonté l'obligation morale;
et le beau , selon la définition de Platon , est l'éclat
du vrai et du bon.
L'appétit de la science témoigne de notre anwur
du vrai , comme les joies que nous trouvons dans
l'accomplissement du devoir témoignent de notre
amour du bon; enfin, le plaisir que nous prenons au
récit des actions héroïques , à la contemplation des
chefs-d'œuvre de l'art ou des beautés de la nature ,
témoigne de notre amour du beau , du besoin d'ad-
miration que nous avons pour lui.
L espérance , qui agrandit la sphère des désirs de
l'homme , doit être comptée aussi parmi les be-
soins intellectuels. Dans les affaires de ce monde,
l'homme qui pèche par défaut d'espérance ne con-
çoit aucun projet, ne se mêle à aucune entreprise,
ne médite aucune des grandes conceptions du génie.
Celui qui en a trop se livre , au contraire, à de folles
spéculations, aux jeux de hasard, ainsi qu'à tous les
rêves de Y ambition. Entre ces deux écueils se tient
la sagesse, qui, pour n'être pas trompée dans son
attente, ne néglige aucun des éléments qui peuvent
rendre les succès plus certains.
Mais l'homme ne vit pas seulement de la vie pré-
sente : il a besoin de croire à un monde meilleur, et
il s'y transporte sur l'aile de l'espérance.
Foij espérance, charité, trois besoins dont le chris-
tianisme fait ses trois principales vertus!
24 DIVISION DES PASSIONS.
Le merveilleux est donc l'un des besoins intellec-
tuels de l'homme : il lui a été donné avec cette im-
mensité de désirs que toutes les magnificences de la
terre ne sauraient combler. En vain voudrait-on
nier ce penchant pour le surnaturel, il subsiste,
parce qu'il est providentiel : les passions en abusent
sans doute, mais la religion chrétienne l'ennoblit et
le réalise en Dieu, qui seul est et le vrai, et le bien,
et le beau.
De même que les besoins animaux et sociaux , les
besoins intellectuels doivent être contenus dans de
justes bornes, si l'on ne veut les voir dégénérer en
véritables passions. Ainsi, le goût de la poésie, de
la musique et de la peinture , celui des sciences phi-
losophiques et mathématiques , lorsqu'ils sont pous-
sés trop loin , font sans doute des hommes d'un talent
supérieur, mais trop souvent aussi des êtres évapo-
rés , distraits , rêveurs , et , pour ainsi dire , sans au-
cune valeur morale , parce que, absorbés continuel-
lement par les conceptions de leur imagination ,
leurs inspirations artistiques , leurs inductions ou
leurs interminables calculs, ils négligent leurs pro-
pres intérêts, les devoirs qu'ils ont envers leur fa-
mille , et altèrent leur santé par un genre de vie aussi
bizarre qu'irrégulier. \j ordre lui-même, lorsqu'il est
excessif, dégénère en une monomanie qui simule
parfois l'avarice ; je l'ai vu conduire au suicide.
Si son absence décèle un homme incomplet, un
brouillon , son excès devient chez certaines personnes
un besoin tellement impérieux , que le moindre dé-
rangement, qu'un simple manque de symétrie, suffit
pour les mettre hors d'elles-mêmes , et les porter aux
DIVISION DES PASSIONS. 25
actes les plus extravagants. C'est à l'activité de ce
besoin qu'il faut rapporter la manie des collections,
manie si répandue au temps de La Bruyère , et
dont nous voyons encore des types curieux , dans le
bihliomane dérobant l'elzévir qui lui manque, et dans
Vamateur de papillons qui délaisse sa femme et ses
enfants , pour aller au delà des mers chercher une
espèce qu'il n'a pas, et cela parce que sa vue ne
saurait supporter le vide affreux qui dépare un de
ses tiroirs ou de ses cadres.
11 est un dernier besoin , émanant tout à la fois
du sentiment et de l'intelligence, qui sert à régula-
riser tous les autres , et qui les rapporte à leur divin
auteur : c'est le sentiment de vénération, qui se ma-
nifeste par la foi pratique, dont l'absence totale
constitue V indifférence ou V impiété , et dont l'abus
ou l'excès peut conduire à l'idolâtrie et à la supersti-
tion. Ajoutons que l'impiété, aussi bien que la su-
perstition, est susceptible de s'exalter y\%(\yi'?i\x fana-
tisme, et de se terminer par l'aliénation mentale.
Je terminerlai cet exposé de ma théorie par l'é-
noncé des propositions suivantes , qui la résument :
1" Les besoins animaux peuvent se rapporter aux
instincts, les besoins sociaux aux sentiments, les be-
soins intellectuels aux facultés de l'esprit.
2" A ces trois classes de besoins correspondent
trois classes de passions et trois classes de devoirs :
àe2> passions animales, des passions sociales, des pas-
sions intellectuelles; des devoirs animaux, des devoirs
sociaux, des devoirs intellectuels.
3" Nos devoirs, comme nos besoins, ne sont pas
toujours simples ; ils se compliquent même très-fré-
28 - blVISION DES PASSIONS.
quemment ; souvent aussi il arrive qu'ils se trouvent
en opposition entre eux : dans ce cas, l'on doit obéir
au plus noble, c'est-à-dire à celui dont l'objet est
le plus important.
4" Tous nos besoins sont intrinsèquement bons;
nos passions seules sont mauvaises : elles ne nuisent
pas moins aux individus qu'aux nations , dont elles
troublent et abrègent l'existence.
5° Pour que nos besoins restent bons , il faut qu'ils
soient tous satisfaits d'une manière harmonique, et
dans les limites du devoir; autrement ils dégénèrent
en passions , et nous conduisent à notre perte.
6** La limite qui sépare le besoin de la passion ,
le bien du mal , n'est qu'une simple ligne : cette
ligne, c'est celle du devoir. A droite et à gauche
sont deux abîmes d'autant plus dangereux que leur
pente est agréable et presque insensible. Une fois
tombé dans le précipice, le lâche y reste; l'homme
de cœur se relève , et parvient à en sortir. En tom-
bant, l'homme fait preuve de faiblesse; en se rele-
vant de sa chute, il fait preuve de vertu.
Dr SIEGE DES PASSIONS.
27
CHAPITRE III.
Du Sié|jc des Passions.
Si les passions ont un siéf;e , il ne saurait élrc
exclasiveaienl dans l'âme ou «laus le corps.
Où les passions ont-elles leur sié^je? Dans l'âme,
répondent les psyehologistes; dans les organes, affir--
ment les partisans du matérialisme. Si , restreignant
la question , on demande aux médecins quel est le
siège orfçanique des passions , les uns soutiennent
qu'il existe dans le nerf grand sympathique, les au-
tres, dans le cerveau (1).
Ici , comme dans la plupart des questions scien-
tifiques, on trouve deux écoles, ou, pour mieux
dire, deux camps ennemis, plus disposés à une
guerre d'extermination, toujours funeste, qu'à une
(1) 11 y a dans le corps humain deux espèces de nerfs : les uns
proviennent du centre cérébro-spinal , et sont appelés par les phy-
siologistes, nerfs de la vie animale, de la vie extérieure ou de re/u'
tion ; les autres appartiennent à la vie organique, à la vie intérieure
ou de nutrition, et constituent le système nerveux ganglionaire ,
sorte de cerveau abdominal , nommé aussi trisplanchnique ou grand
sympathique, parce qu'il fait sympathiseï- entre eux tous les viscères,
au moyen de nombreux filets de communication qu'il leur trans-
met. Ce nerf se distribue principalement aux organes dont l'action
n'est pas soumise à l'empire de la volonté , tels que le cœur, l'es-
tomac , les intestins , le foie , etc. Il communique avec presque tous
les nerfs du cerveau et avec tous ceux de la moelle épinière; sans
lui , pas de nutrition ; sans le cerveau , pas de perceptions.
28 .DU SiÉCE DES PASSIONS.
réunion bienveillante qui les conduirait plus vite
dans le sentier du vrai. Pour moi , qui ne me
suis enrôlé sous aucun drapeau, j'ai rapproché, si-
non les hommes, du moins leurs travaux, leurs
écrits ; j'ai observé avec calme la lumière qui jaillis-
sait du choc de leurs opinions , et , spectateur atten-
tif, j'ai cru, dans cette question physiologique, aper-
cevoir la vérité, qui échappait aux regards distraits
des combattants. Je ne pense donc pas , avec Bichat
et d'autres célèbres physiologistes, que toutes les
passions soient uniquement du domaine de la vie
intérieure , régie par le système nerveux ganglio-
naire. Je ne crois pas non plus, avec Descartes,
Gall , Spurzheim et Broussais , qu'elles aient exclu-
sivement leur siège dans le cerveau. J^'observation ,
d'accord avec le raisonnement, m'a plutôt conduit
à admettre que les passions, qui résident dans tout
l'organisme , sont transmises du corps à l'àme, et de
l'àme au corps , par l'intermédiaire des deux sys-
tèmes nerveux qu'elles ébranlent simultanément ,
avec cette différence, que leur contre-coup, si je
puis m'exprimer ainsi , va retentir de préférence ,
tantôt sur le centre cérébro-spinal (1), tantôt sur le
centre nerveux ganglionaire.
(I) Quand on enlève , sur un animal , le cerveau proprement dit,
on abolit l'intelligence ; quand on enlève le cervelet, on abolit les
mouvements de locomotion; et quand on détruit la moelle allon-
gée, on abolit la respiration et la vie. Ces expériences ont conduit
M. Flourens à admettre que [^encéphale se compose de trois parties
essentiellement distinctes : le cerveau, siéfje exclusif de l'intelli-
gence; le cervelet, siège du principe qui règle l'équilibration ou la
coordination des mouvements de locomotion ; enfin la moelle allon'm
DU SIKCE DES PASSIONS. 29
Cette proposition demande à être développée : l'or-
ganisme n'est pas seulement l'ensemble des appareils
qui composent le corps humain ; on doit entendre
parce mot l'homme vivant, c'est-à-dire l'union mys-
térieuse des organes avec l'archée directeur, le prin-
cipe vital , disons mieux, avec l'âme, qui leur trans-
met à la fois le sentiment et le mouvement par le
moyen de cordons blanchâtres , de conducteurs mé-
dullaires appelés nerfs, et les fait ainsi concourir à
l'harmonie de toutes nos fonctions.
Ceci admis, comment comprendre qu'on veuille
faire siéger exclusivement les passions , soit dans
l'àme , soit dans le corps ? Ne sont-ils pas tous les
deux dépendants l'un de l'autre dans nos besoins ,
dans nos désirs, et jusque dans la moindre de nos
émotions? Est-ce que, par exemple , nous ne voyons
pas tous les jours le caractère des personnes les plus
douces devenir irascible sous l'influence de la faim
ou de la maladie? Est-ce que la maladie et la faim
ne sont pas à leur tour notablement modifiées par
la puissance de la volonté, ou par la violence de cer-
taines passions, comme on le remarque surtout dans
l'avarice, l'ambition et l'amour?
L'homme , on ne saurait trop le répéter , est
essentiellement un; sa vie, il est vrai, se manifeste
par une infinie multiplicité d'actions, mais aucune
de ses manifestations n'est purement physique , ni
purement spirituelle.
Reste à prouver qu'aucun des deux systèmes
gée, siège du principe qui règle le mécanisme de la respiration,
et, par suite , le mécanisme entier de la vie.
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nu SIÈGE DES PASSIONS. 3^1
Une atrophie cérébrale qui coïncide pour l'ordinaire
avec un épaississement remarquable des os du
crâne. Chez beaucoup d'autres, on n'observe aucune
trace de lésion dans l'encéphale, mais on rencontre
des dégénérescences du foie ou de la rate , des tu-
meurs squirrheuses à l'estomac , des ulcérations
nombreuses dans les intestins , des varices au mé-
sentère, enfin un développement anormal du plexus
solaire et des plexus secondaires qui sont sous sa
dépendance. Sur 742 femmes aliénées , Esquirol
a constaté que 72 avaient perdu la raison à la suite
de couches. La folie , dans ce cas , n'est point idio-
pathique, mais bien certainement symptomatique,
et presque toujours elle est due à une névrose utéro-
cérébrale produite par la surexcitation du système
nerveux utérin, laquelle va retentir avec trop de vio-
lence sur l'encéphale. Et la preuve que le pomt de
départ de la maladie est dans l'utérus, c'est que, de
toutes les espèces d'aliénations mentales , celle-ci est
sans contredit la plus facile à guérir, lorsqu'on a soin
de diriger plus spécialement le traitement sur cet
organe que sur le cerveau. On sait encore que les
goûts bizarres, l'irascibilité de caractère , les peurs
excessives et l'aliénation que l'on observe chez les
femmes enceintes , disparaissent le plus souvent
après l'accouchement. Or, les passions, ou besoins
déréglés , n'étant , en dernier résultat , que de sim-
ples degrés de folie , le raisonnement seul eût dû
faire pressentir que leur siège pouvait également
varier
Concluons donc : 1" que les passions sont répan-
dues dans tout l'organisme ; 2" que leur siège phy-
32 DU SIÉCF, DF.S TASSIONS.
siquo réside dans les conducteurs de la sensibililé,
par conséquent dans l'ensemble du système ner-
veux , puisque l'arbre cérébro - spinal et le tris •
planchnique s'enlacent, s'anastomosent, sympathi-
sent, à l'aide de nombreux filets qui en forment
une sorte de chaîne électrique ; 3° enfin , que la
commotion produite par les passions va retentir de
préférence sur les appareils prédominants , ou sur
les organes qui se trouvent dans un état morbide.
— Le bon et modeste Andrieux me disait un jour :
« J'ai traité dans ma vie un grand nombre de sujets
en prose et en vers : eh bien ! les mieux écrits ont
toujours été ceux que j'ai composés en travaillant
d'ici (il me montrait son épigastre); tout ce qui ve-
nait de la tête était peut-être plus correct, mais un
peu trop froid. Pourriez-vous, monsieur le médecin,
me donner la raison physiologique de cette diffé-
rence?— C'est, lui répondis -je d'abord, que les
grandes pensées viennent du cœur. — Fort bien , re-
prit-il vivement. Vauvenargues s'était sans doute
rappelé le passage de Quintilien : Pectus est quod
disertos facit. Mais pourquoi est-ce plutôt le cœur
que le cerveau qui rend éloquent? — Je ne crois pas,
répliquai-je , que le cœur seul fasse l'homme élo-
quent; aussi Quintilien ajoute-t-il : et vis mentis, que
vous oubliez de citer, mon cher maître. Sans doute,
aucun mouvement pathétique ne saurait être bien
rendu sans que le cœur soit plus ou moins ému;
mais d'où vient primitivement cette émotion? Du
cerveau, siège de cette brillante faculté intellectuelle
qui consiste à créer des images, qui vont aussitôt
se reproduire sur les entrailles. Dans cette espèce
DU SIÈGE DES PASSIONS. 33
de courant électro-magnétique, l'organe central de
la circulation , le cœur, réagit à son tour sur le cer-
veau , et alors l'expression de la pensée jaillit plus
facile, plus colorée, plus vraie, parce qu'elle est
toute empreinte du sentiment, de la passion réelle
ou factice sous l'influence de laquelle on écrit. Ainsi,
matériellement parlant, quand on travaille du cer-
veau, on est plus calme, plus clair, on raisonne;
quand on travaille des entrailles, on est plus ému,
plus passionné, on sent (1). Dans le premier cas, on
amène la conviction dans les esprits; dans le second,
on produit plutôt l'entraînement. Le bon écrivain,
l'habile orateur, est celui qui sait à la fois convain-
cre et entraîner : Pectiis est quod disertos facit, et vis
mentis. En résumé : au cerveau l'intelligence, au cœur
le sentiment; à tous deux la véritable et solide élo-
quence. »
(1) Après un travail excessif, les mathématiciens ont ordinaire-
ment la lêle chaude et pesante; les littérateurs éprouvent plutôt
un spasme vers la région épigastrique , et ce spasme est d'autant
plus prononcé, qu'ils ont mis plus de chaleur dans leur composi-
tion. On a aussi remarqué que l'extase, et tous les cas d'exaltation
intellectuelle caractérisés par «ne éloquence au-dessus des moyens
habituels d'un individu, tiennent presque toujours à un spasme
des organes génitaux, dont l'irritation influence vivement l'encé-
phale. J'ai guéri, il y a quelques années, une catalepsie extatique
qui dépendait de la même cause.
3i ■ r\C.StS DES PASSIONS.
k • «^ %%%%%%%%%«««
CHAPITRE IV.
CAUSES DES PASSIONS.
Infliieuce des différents Ages, — des Se.xes, — des Climats,
de la Température et des Saisons, — delà Nourriture, de
l'Hérédité etde rAllailenaeut, — des Tempéraments ou Con-
stitutions, — des Maladies, — de la Menstruation et de
la Grossesse, — de la Position sociale et des Professions,
— de l'Éducation, de l'Habitude et de l'Exemple, — du
Grand monde, de la Solitude et de la Vie champêtre, — die
l'Irréligion , — des Spectacles et des Romans, — des diffé-
rentes formes de Gouvernement, — de l'Imagination.
C'est d'abord dans la constitution héréditaire de
chaque individu, puis dans l'atmosphère phy-
sique et morale dont il est environné, qu'il faut
chercher les causes de ses passions.
Un volume entier ne suffirait pas pour traiter
des causes nombreuses qui favorisent ou qui dé-
terminent le développement des passions (1) : je
me bornerai donc à jeter un simple coup d'oeil sur
les principales. Celte étude, aussi curieuse que dé-
licate, fera voir comment l'organisation et le carac-
tère de l'homme sont modifiés par la double atmo-
sphère physique et morale dont il est environné.
Mais, avant d'entrer en matière, il est à propos de
(1) Les causes des passions sont, comme celles des maladies,
prédisposantes ou déterminantes, avec changement de rôles, c'est-
à-dire que les prédisposâmes peuvent devenir déterminâmes, et
vice versa.
<;al;ses des passions. 35
faire remarquer que ces diverses causes n'a^jissent
jamais d'une manière tout à fait isolée, et qu'ainsi
il l'aut bien se garder d'attribuer exclusivement à
chacune d'elles l'influence composée qu'a dû exercer
leur résultante.
Injluence des différents Ages.
Le temps, qui change tout, chance aussi nos hunneurs ;
Chaque âge a ses plaisirs, son esprit et ses mœurs,
a dit Boileau, d'après Horace et la plupart des an-
ciens moralistes. Quatre passions dominantes sem-
blent, en effet, se partager la vie de l'homme : la
gourmandise dans l'enfance, l'amour dans la jeunesse,
l'ambition dans l'âge mûr, et l'avarice dans la vieil-
lesse. Cherchons les raisons physiologiques de ces
diverses prédispositions.
liC Créateur, dans sa prévoyance, a voulu que l'in-
stinct de conservation veillât principalement à fa-
voriser le développement physique de l'enfant nou-
veau-né : aussi l'existence de cet être délicat n'est
guère qu'une vie végétative partagée entre la nutri-
tion et le sommeil. Chez lui, les digestions sont
rapides, et les sécrétions abondantes : de là le be-
soin fréquent de réparer des forces si vite épuisées,
de là le retour fréquent de l'appétit : son estomac ne
saurait donc rester inactif, et, pour peu qu'on le
laisse pâtir, des cris d'impatience réclament impé-
rieusement l'alimetit qui lui est nécessaire. Bientôt
les objets environnants viennent éveiller la mobile
attention de l'enfant : au milieu de ses impressions
3G CAUSES DES PASSIONS,
aussi rapides que tumultueuses , il étend ses petites
mains, il veut tout saisir et tout porter à sa bouche,
comme plus tard il voudra tout briser. Vers la fin
de la première année, c'est encore le besoin d'a-
limentation qui excite en lui les accès de jalousie
auxquels il se li\Te plus fréquemment qu'on ne le
pense; c'est surtout quand sa nourrice lui retire le
sein pour le donner à un autre enfant, qu'on voit
ses traits se contracter, et ses bras débiles cher-
cher à écarter cet importun rival qui vient lui dis-
puter la source où il puise la vie. Cependant, de cinq
à sept ans, la jalousie peut provenir autant du be-
soin d'affection que de celui de nutrition, et, à cet
âge , il n'est pas rare de voir cette passion marcher
sourdement , et présenter, dès son début , un ca-
ractère chronique : alors les petits malheureux qui
en sont atteints deviennent tristes et moroses; leur
appétit se perd ; ils recherchent les lieux retirés et
obscurs ; ils fuient les jeux et les amusements de leur
âge. En même temps la fraîcheur de leur teint dis-
paraît; leur peau s'étiole; ils tombent dans le ma-
rasme, et , comme nous le verrons ailleurs, une mort
lente vient souvent terminer cette sombre mélan-
colie , dont la cause a échappé à la sollicitude des
parents eux-mêmes.
La colère et la peur, ressources des êtres faibles ,
s'observent aussi très-fréquemment cliez les enfants;
mais, encore une fois, leur passion la plus forte est
la gourmandise, mobile que, du reste, on emploie
sans aucun discernement pour diriger leurs moin-
dres actions.
A cette première période de la vie, où prédomine
CAUbEti DtS TASSIONS. " 37
le système nerveux yanglionaire, succède l'adoles-
cence, époque de transition qui nous conduit à la
jeunesse. Cette saison de turgescence, pendant la-
quelle toutes les fonctions s'accomplissent avec un
surcroît d'activité, se signale habituellement par
l'affluence des passions excentriques , et surtout de
l'amour. Le jeune homme, en effet, s'enivre avec
fureur de tous les plaisirs, comme s'il avait hâte d'en
tarir la source ; rien ne semble impossible à son ar-
deur, à sa témérité : les grandes entreprises flattent
ses espérances ; son courage s'aiguise par les obsta
clés, et, au milieu du péril, on le voit courir à la
mort, qu'il affronte avec une fougueuse et insou-
ciante intrépidité. Vaniteux et colère, il se révolte
contre la censure ; la moindre offense est à ses yeux
une insulte grave; sévère, mais seulement pour les
défauts d'autrui, insolent avec ses antagonistes, plein
surtout de son petit savoir, il tranche d'un ton affir-
matif les questions les plus ardues. D'un autre côté,
rempli de générosité et de désintéressement, rare-
ment il consulte ses intérêts pécuniaires, rarement
aussi il a recours à la ruse, et, s'il se porte à quelque
acte que sa conscience condamne, il en éprouve
bientôt un vif regret. Personne ne se montre plus
sensible que lui au malheur de ses semblables : il
embrasse la querelle de l'opprimé, et se révolte fa-
cilement contre le pouvoir qu'il juge tyrannique;
toutefois, grand partisan de l'égalité, il ne paraît
guère aimer que l'égalité avec ses supérieurs. Mais,
de tous ses besoins physiques et moraux, le plus
actif, le plus impérieux est, sans contredit, l'amour,
qui chez lui tend sans cesse à déborder, de même que
38 - CAUSES DES TASSIONS.
l'appareil sanguin qui prédomine dans sa volcanicjue
organisation.
Lorsque la fougue de la jeunesse , en dépensant
le trop plein de la vie , a ramené la sensibilité à de
justes proportions , l'on voit ordinairement arriver
la prudence , comme le calme après la tempête. A
cette époque d'équilibre et de maturité , les trans-
ports de l'amour sont remplacés par les déttces de
l'amitié ; la folle prodigalité disparaît pour faire
place au froid calcul : on n'obéit plus aux pre-
mières impulsions de son cœur ; on réfléchit , on
évite les fausses démarches , on mûrit ses desseins,
on consulte avant tout son avantage et celui d'une
famille qu'il faudra bientôt établir convenablement.
C'est alors que l'homme devient ambitieux: il court
après la fortune, les places, les honneurs, et, pour
y arriver, il ne dédaigne plus d'employer la ruse
et l'intrigue. Pendant l'âge mûr, ses habitude*» com-
mencent aussi à devenir plus sédentaires ; il se dé-
lasse des soucis de l'ambition par les plaisirs de la
table ; placé enfin entre le jeune homme et le vieil-
lard , il blâme les prodigalités de l'un , et mépjise
la parcimonie de l'autre.
Cependant la froide vieillesse amène la détério-
ration de nos organes par l'atrophie et la solidifi-
cation de nos tissus. Dans cette triste saison , «tans
cet hiver de la vie, les fonctions languissantes con-
servent à peine les forces nécessaires pour s'exer-
cer ; tous les rouages de la machine se détraquent
successivement ; les sensations deviennent obtuses :
l'ouïe, surtout, et la vue , éprouvent une perversion
qui suffit pour rendre le vieillard morose et soupçon-
CAUSES DES PASSIONS. 39
neux. Par un effet dû encore à l'Instinct de conser-
vation , l'infortuné, à mesure qu'il se sent dépérir,
s'attache de plus en plus à la faible existence qui
lui reste. Mais alors , comme les enfants et les ma-
lades, 11 devient égoïste; il concentre en lui presque
toutes ses affections. Ce n'est pas qu'il soit tout à
fait indifférent aux malheurs d'autrui ; mais , par
un prompt et involontaire retour sur lui-même , il
les regarde comme une portion de ceux qui l'atten-
dent encore , ou bien il s'empresse de les mettre en
comparaison avec les siens , qu'il trouve beaucoup
plus insupportables. Enfin, triste, souffrant, inquiet
de son avenir, dominé principalement par la cir-
conspection, il épargne, il amasse, souvent même
aux dépens de ses premiers besoins, pour un temps
éloigné qu'il ne verra probablement pas (1).
(( ) A l'appui de ces considérations {jénérales, voici quelques do-
cuments statistiques relatifs au nombre et à la nature des crimes
produits par les dillérents âges.
Sur 7,462 accusés, traduits pendant l'année 1841 devant nos
cours d'assises, 50 étaient âgés de plus de soixante et dix ans; 183,
de soixante à soixante et dix ; 401 , de cinquante à soixante ; 1,142,
de quarante à cinquante; 1,863, de trente à quarante; 1,265, de
vingt-cinq à trente; 1,195, de vingt et un à vingt-cinq; 1,294,
de seize à vingt et un ans; 69 enfin n'avaient pas encore atteint
leur seizième année : 5 de ces derniers comptaient de dix à douze
ans ; 13, de douze à quatorze ; 17 étaient dans leur quinzième , et
34 dans leur seizième année.
49 des accusés âgés de moins de seize ans étaient poursuivis
pour des vols qualifiés ; 10, pour des incendies ; les 10 autres, pour
des crimes contre les personnes.
Sur un nombre moyen de 100 hommes accusés, 19 étaient âgés
de moins de vingt et un ans; sur 100 femmes, 15 seulement n'a-
vaient pas atteint cet àjje. Le nombre proportionnel des accusé»
40 CAUSEb DES PASSIONS.
Injluence des Sexes.
Quoique l'homme et la femme diffèrent autant
au moral qu'au physique , cette différence n'est
guère sensible pendant les dix premières années
âgés de plus de cinquante ans est le même pour les deux sexes. H
est de 8 sur 100 pour les hommes comme pour les femmes.
La proportion des accusés âgés de moins de vingt et un ans est
de 18 sur 100, pour tous les accusés indistinctement ; cette propor-
tion est de 20 sur 100 pour les accusés de crimes contre les proprié-
tés considérés isolément ; pour les accusés de crimes contre les
personnes, elle n'est que de 15 sur 100.
Un fait digne de remarque, c'est que les crimes contre les per-
sonnes sont proportionnellement plus fréquents parmi les accusés
d'un âge avancé que parmi les jeunes gens; ainsi, sur 100 accusés
âgés de plus de cinquante ans, 39 étaient poursuivis pour des
crimes contre les personnes, et 61 pour des crimes contre les pro-
priétés. Sur 100 accusés âgés de moins de vingt et un ans, on
compte 26 accusés de crimes contre les personnes et 74 accusés de
crimes contre les propriétés.
C'est parmi les accusés de faux témoignage , de viol et d'attentat
à la pudeur sur des enfants, qu'il existe , proportion gardée, le
plus grand nombre d'accusés d'un âge avancé.
La proportion des accusés mineurs de vingt et un ans, qui est
de 18 sur 100 pour tout le royaume, s'élève à 32 sur 100 dans le
Loiret , à 0,28 dans les départements de la Seine et du Var, à 0,27
dans celui de Vaucluse , à 0,26 dans la Haute-Garonne et dans 111e-
et-Vilaine, à 0,25 dans la Marne.
C'est aussi dans ces départements que le nombre proportionnel
des accusés âgés de plus de cinquante ans est le moins élevé. Ce
nombre, qui est de 8 sur 100, pour tout le royaume, n'est que de
0,04 dans les départements de la Seine, d'IUe et-Vilaine, de la
Haute-Garonne et de la Marne.
Sur les 2,814 suicides constatés pendant cette même année, 148
suicidés étaient mineurs de vingt et un ans , 1 92 avaient de soixante
et dix à quatre-vingts ans , et 49 étaient octogénaires. Parmi les mi-
CAUSES DES PASSIONS. 41
de la vie. Tous deux éprouvent alors les mêmes
besoins , partagent la même ardeur pour les jeux
de leur âge ; tous deux ont encore la même mol-
lesse de tissus, la même souplesse de membres, la
même allure, le même timbre de voix. Si pourtant
on les observe avec attention , on trouve le petit
garçon plus vif, plus turbulent, plus destructeur,
plus entier dans ses volontés ; la petite fille plus
douce , plus timide , et déjà plus coquette. Le pre-
mier, sollicité en quelque sorte par l'instinct du com-
bat, marche avec plus d'assurance, brandissant fie-,
rement son sabre, ou faisant résonner son tambour ;
la dernière , comme si elle éprouvait un avant-goût
de l'amour maternel , prélude aux douces fonc-
tions qu'elle est destinée à remplir , en habillant
avec art sa poupée chérie , objet de ses plus tendres
soins. On dirait que , dès cet âge , se partageant
l'empire du monde , l'homme se réserve la force
et la gloire , et laisse à la femme la faiblesse et
l'amour.
A l'époque de la puberté , qui est partout plus
précoce chez la femme que chez l'homme , celui-ci
se fait bientôt distinguer par une structure carrée ,
des muscles saillants et vigoureux, une peau rude
et velue , une voix grave et forte. La femme , au
contraire , cet être délicat , conserve toujours quel-
que chose de la constitution propre aux enfants:
ses membres perdent peu de leur mollesse primi-
neurs, on trouve 1 enfant de neuf ans, 1 de dix , 7 de treize, 6 de
quatorze, et 6 de quinze.
( Voir le Compte général de l'administration de la justice criminelle
en France pendant l'année 1841. )
4i CAUSES DES PASSIONS.
tive; sa peau reste lisse et transparente; un tissu cel-
lulaire abondant vient arrondir plus gracieusement
ses formes ; un sang riche circule plus activement
en elle ; ses nerfs sont plus gros, mais moins fermes
que ceux de l'homme ; son système locomoteur est
aussi moins développé, son appareil digestif moins
volumineux et moins irritable. Cette différence dans
la constitution répond exactement à celle que l'on
trouve dans les attributs moraux des deux sexes ;
ainsi , généralement parlant, l'homme résiste mieux
à la fatigue; la femme supporte mieux la douleur.
IS'était-il pas juste que , née pour souffrir davan-
tage, elle s'accoutumât plus facilement à la souf-
france ? Les petites peines , les contrariétés même
l'irritent , il est vrai; mais les grands chagrins
la trouvent presque toujours plus énergique que
l'homme. Les passions , portées à l'extrême , sont
encore plus délirantes chez la femme que chez
l'homme, parce que l'homme vit davantage sous l'in-
fluence de son cerveau , et par conséquent de sa
volonté ; la femme , sous l'influence du système ner-
veux ganglionaire , c'est-à-dire sous la prédomi-
nance du sentiment, qui ne raisonne pas. D'un autre
côté , l'homme est intrépide , libéral , persévérant ;
la femme, craintive, économe, capricieuse. Con-
fiant dans sa force , l'homme est franc , impérieux
et violent; la femme est artificieuse, parce qu'elle
sent sa faiblesse; curieuse, parce qu'elle craint tou-
jours ; coquette, parce qu'elle a aussi besoin de sub-
juguer : elle attaque avec ses charmes, elle se dé-
fend avec ses pleurs. La passion dominante dans
l'homme , c'est l'ambition ; dans la femme , c'egt
CAUSES DES PASSIONS. 43
l'amoiir. Ce dernier sentiment , chez l'homme , dé-
pend surtout du besoin des sens ; chez hi femme ,
il tient plutôt à un besoin du cœur. Quand les sens
parlent trop en elle, on la voit aimer avec fureur;
mais , par cela môme , sa passion a peu de durée :
l'amour maternel seul est inépuisable et ne vieillit
jamais. Le besoin d'aliment est bien moins impé-
rieux chez elle que dans l'autre sexe ; la sensibi-
lité, qui prédomine dans son appareil digestif, fait
qu'elle s'accommodemieux d'une nourriture vé(ifétale,
tandis que l'homme préfère une nourriture animale,
qui le rend plus robuste et en même temps plus
farouche. La femme prend une moins grande quan-
tité d'aliments , et digère plus vite : aussi ses repas
n'ôtent rien à l'activité de son corps ni à celle de
son esprit. La vue de nouveaux mets surexcite l'ap-
pétit déjà satisfait de l'homme ; la femme cesse de
manger dès que la satiété commence à se faire
sentir : c'est même un bonheur pour elle de ne pas
satisfaire entièrement sa faim, pour mieux subvenir
à celle de son mari et de ses enfants. L'homme
éprouve davantage le besoin des liqueurs spiri-
tueuses , pour ranimer ses forces épuisées par la
fatigue ; la femme , par sa constitution et par la
nature de ses travaux, est moins portée vers ces sti-
mulants : on la voit cependant en faire abus par
habitude , et alors , comme dans ses autres écarts ,
elle ne tarde pas à perdre tous les caractères de
son sexe. C'est assurément un spectacle bien rebu-
tant que celui de l'homme plongé dans l'ivresse ;
dans cet état, la femme est un objet plus hideux
encore, et qui inspire le plus profond dégoût. Enfin,
44 • CAUSES DES TASSIONS.
c'est sans doute à son système nerveux, plus sen-
sible que consistant , que la femme est redevable de
cette finesse de tact , de cette pénétration d'esprit
qui lui fait rapidement saisir une infinité de nuances
qui échappent à l'homme ; mais cette exquise per-
ception , s'attachant surtout aux dernières sensa-
tions , lui fait facilement oublier les premières , et
l'empêche de saisir les rapports et l'ensemble :
aussi , plus capable de sentir que déraisonner, elle
excelle dans les ouvrages où dominent la grâce et le
sentiment ; rarement elle s'élève aux conceptions
du génie. Au dernier âge de la vie , le caractère de
l'homme et de la femme se rapprochent comme
celui du vieillard et de l'enfant. Il reste bien encore
à celle qui fut belle quelque ombre de coquetterie;
mais elle reporte ordinairement son besoin d'affec-
tion sur le Dieu d'amour et de miséricorde qui ne
la délaissera jamais (1).
(1) Les penchants criminels, ainsi que le remarque M. Guerry,
sont développés plus de bonne heure chez l'homme que chez la
femme. Comparativeraenl, ils acquièrent chez le premier une plus
jjrande énergie entre seize et vingt et un ans. D'un autre côté, ils
s'affaiblissent aussi plus rapidement que chez la femme, particuliè-
rement après trente cinq ans. Sur 1,000 crimes commis par l'homme,
on en compte au-dessous de seize ans, 19 ; de seize à vingt et un ans,
169 ; de vingt et un à vingt-cinq ans, 162. Sur un pareil nombre
de crimes commis par les femmes, il ne s'en trouve, pour les mêmes
âges, que 14, 135 et 158. Mais depuis vingt-cinq ans, et surtout
depuis trente jusqu'à cinquante, l'excédant devient plus élevé pour
la femme. Sur 1,000 crimes, on en compte alors successivement
pour elle , 185 , lîS , 117, 84 , 66; tandis que pour l'homme , il ne
s'en trouve plus que 182, 144,91, 76 et 59. Après cinquante ans,
les rapports ne diffèrent presque plus chez les deux sexes, jusqu'à
la lin de la vie : c'est-à-dire que, dans un même nombre d'années,
CAUSES DES PASSIONS. 45
Influence des Climats ^ de la Température et des Saisons.
L'influence du climat sur le caractère et les paS'
sions des hommes est un fait qu'on ne peut révo-
les hommes el les femmes commettent une fraction pareille du
nombre total des crimes dont ils se rendent coupables pendant la
durée entière de leur existence. (Voyez Essai sur la statistique mo-
rale de la France.)
D'après le Compte général de l'administration de la justice crimi-
nelle en France pendant l'année 1841, les 7,462 accusés traduits de-
vant la cour d'assises se divisent en 6,185 hommes et 1 ,277 femmes.
Ces dernières forment les 17 centièmes, à peu près le sixième, du
nombre total. Cette proportion était la même en 18-iO, après avoir
été de 18 sur 100 en 1838 et en 1839. Si l'on comparele nombre des
accusés de chaque sexe à la fraction correspondante de la popula-
tion, on trouve un accusé sur 2,732 pour les hommes, et une accu-
sée sur 13,572 pour les femmes.
345 femmes (0,27) étaient poursuivies pour des crimes contre les
personnes , et 932 (0,73' pour des crimes contre les propriétés. Ces
proportions sont de 0,33 et de 0,67 à l'éf^ard des hommes. En 1810,
elles éuient de 0,26 et de 0,74 pour les hommes ; elles étaient les
mêmes qu'en 1841 pour les femmes. Celles-ci sont donc restées
étrangères à l'accroissement qui s'est manifesté pendant cette der-
nière année dans le nombre des crimes contre les personnes.
Parmi les crimes contre les personnes, il en est qui sont commis
presque exclusivement par les femmes; ce sont : l'infanticide, l'a-
vorlement, la suppression ou supposition de part. Si du nombre
total des accusés d'attentats contre les personnes on retranchait
ceux qui ont été jugés pour ces trois espèces de crimes, les femmes
seraient parmi les autres accusés, réduits par là à 2,149, dans la
proportion de 6 sur 100 seulement.
Parmi les crimes contre les propriétés , ceux que les femmes
commettent le plus souvent, comparativement aux hommes, sont:
les vols domestiques, l'extorsion de titres ou de signatures, l'in-
cendie.
Cette même année, il y avait 675 femmes parmi les suicidés ; c'est
près du quart, 0,24 du nombre total 2,814.
46 • CAUSES DES PASSlOt^S,
quer en doute , et dont l'observation remonte à la
plus haute antiquité. Hippocrate, Platon, Aristote,
Cicéron , etc. , ont reconnu et proclamé que le cli-
mat contribue puissamment à déterminer la consti-
tution physique et morale des différents peuples (1);
Varron cite même un ouvrage d'Eratosthènes, dans
lequel ce savant cherchait à prouver que le carac-
tère des hommes, et la forme de leur gouvernement,
sont subordonnés à leur distance respective du so-
leil ; enfin Montesquieu , parmi les modernes , s'est
complu à rajeunir ce système , dont l'auteur du
Contrat social le regardait à tort comme l'inven-
teur.
Toutefois, cette influence du climat n'est pas tel-
lement puissante, qu'on ne parvienne à la corriger
par les autres modificateurs de l'organisme , no-
tamment par l'éducation. Il ne faut pas non plus
perdre de vue que ce sont moins les différentes la-
titudes que la température habituelle des lieux
qui doivent constituer les climats : c'est ainsi qu'on
voit certains habitants des plaines d'un pays froid
ressembler aux montagnards d'un pays chaud , et
réciproquement. Quoi qu'il en soit , on classe ordi-
nairement les peuples qui habitent notre globe en
peuples des pays chauds ^ des pays froids, et des pays
tempérés : chacune de ces divisions renferme 60
degrés. « Suyvant ce partage gênerai du monde ,
dit le vieux moraliste Charron , aussi sont differens
les naturels des hommes en toutes choses , corps ,
(1) Voyez la note A, à la fin du volume.
CAUSES DES PASSIONS. 4"7
esprit , religion , mœurs ; coinine se peust voir en
ceste petite table ; car les
Septentrionaux
« Sont hauts et grands, pituiteux, sanguins, blancs
et blonds, sociables, la voix forte, le cuir mol et
velu, grands mangeurs et beuveurs, et puissans;
«Grossiers, lourds, stupides, sots, faciles, légers,
inconstans; peu religieux et devotieux;
«Guerriers, vaillans, pénibles, chastes, exempts
de jalousie, cruels et inhumains.
Moyens
« Sont médiocres et tempérés en toutes ces choses ,
comme neutres, ou bien participans un peu de toutes
ces deux extrémités, et tenant plus de la région de
laquelle ils sont plus voysins.
Méridionaux
« Sont petits, melancholiques, froids et secs, noirs,
solitaires; la voix gresle, le cuir dur avec un peu de
poil et crespus, abtinens, faibles;
« Ingénieux, sages, prudens, fins, opiniastres;
« Superstitieux , contemplatifs ;
«INon guerriers, et lasches , paillards, jaloux^
cruels et inhumains. ;♦
« Par tout ce discours (tiré en grande partie de la
République de Bodin, liv. V, ch. 1) il se voyt qu'en
gênerai ceux de septentrion sont plus advantagés
au corps, et ont la force pour leur part; et ceux
du midy en l'esprit, et ont pour eux la finesse; ceux
48 CAUSES DES TASSIONS.
du milieu ont de tout, et sont tempérés en tout.»
{^De la Sagesse, liv. I , eh. 44.)
La nature, qui, dans ses œuvres, ne procède que
par des nuances infinies, n'est pas toujours d'accord
avec les faits tranchés que nous offre cette division ,
fondée sur l'influence d'un seul de ses nombreux
agents ; mais il suffit ici que les résultats généraux
soient exacts.
L'air, l'eau et les localités, doivent aussi être pris
en considération dans l'appréciation de l'action du
climat. « L'air d'Athènes, dit Cicéron , est vif, et c'est
pour cela que les Athéniens sont vifs et spirituels;
celui de Thèbes est épais, aussi les Thébains sont-ils
lourds et puissants. » C'est pourquoi Platon remer-
ciait les dieux de l'avoir fait naître Athénien et non
Thébain. Plutarque remarque même que les habi-
tants de la ville haute d'Athènes différaient beau-
coup de ceux du Pirée. D'un autre côté, l'histoire
est remplie de changements survenus dans les mœurs
d'un même peuple, et souvent une génération diffère
essentiellement de celle qui l'a précédée. Qui oserait
attribuer ces révolutions à l'influence exclusive de la
température et du climat?
Les médecins de toutes les époques ont également
constaté l'action des saisons sur le développement
de certaines affections périodiques : de là, la distinc-
tion des maladies en vernales, estivales, automnales
et hiémales. Les effets des saisons sur le caractère
et les passions ne sont pas moins constants. Qui n'a
remarqué combien est grande l'agitation des alié-
nés au printemps et à l'automne? Quel praticien n'a
pas observé combien les brusques changements de
CAUSES DES PASSIONS. '19
temps , et surtout les orages , influent sur le phy-
sique et sur le moral des personnes qui vivent
sous la prédominance du système nerveux? Qui ne
sait, enfin, que les grandes chaleurs de juillet et
d'août ont vu éclore nos plus grands événements
politiques.
Les recherches statistiques faites depuis quelques
années sur la criminalité, tendent à prouver qu'en
France le plus grand nombre des attentats contre
les personnes sont commis en été ; c'est en hiver qu'il
y en a le moins; le printemps et l'automne offrent
un chiffre à peu près égal. De tous ces crimes, l'at-
tentat à la pudeur est celui sur lequel l'influence des
saisons est le plus évidente : sur 100 crimes de cette
nature, on en compte, pendant l'été 36, au prin-
temps 25, en automne 21, et en hiver 18, moitié
moins qu'en été. On verra plus loin , dans le chapi-
tre consacré au suicide , quelle est l'influence de la
température sur la fréquence de cet acte. Quant aux
crimes contre les propriétés , ils se présentent pres-
que en ordre inverse des crimes contre les per-
sonnes , de sorte que souvent le minimum des uns
coïncide avec le maximum des autres.
Influence de la Nourriture.
De tout temps , on s'est beaucoup occupé de l'in-
fluence de la nourriture sur la santé; mais on n'a
pas autant insisté sur les modifications notables
qu'apportent les divers aliments dans le développe-
ment des caractères et des passions. Il est cepen-
dant bien prouvé qu'un régime animal exclusif, et
50 ■ r.Ausr.s des I'Assions.
l'usage des boissons fermentées, rendent les pas-
sions plus violentes; tandis qu'une diète végétale,
lactée, et la privation de ces mêmes liqueurs, ne
tardent pas à émousser leur aiguillon. C'est à cette
observation, qui remonte à la plus haute antiquité,
que sont dus les abstinences et les jeûnes prescrits
par les diverses religions. En diminuant l'excitation
des systèmes nerveux et sanguin , les législateurs
ont eu un double but : d'abord de prévenir les ma-
ladies auxquelles prédispose la continuité d'un même
régime alimentaire, surtout quand il est trop stimii-
lant; ensuite de rendre les hommes plus calmes,
plus doux, plus sociables. C'est ainsi que la loi ju-
daïque interdit l'usage du porc, la loi raahométane
celui du vin, et que le christianisme, infiniment
moins rigoureux que certaines religions de l'Inde,
ordonne deux jours par semaine des aliments moins
nutritifs, ainsi qu'une abstinence et un jeûne très-
modérés , la veille des grandes fêtes , et pendant les
quarante jours qui précèdent l'époque où , sortant
de son engourdissement , toute la nature se réveillé
pour entrer en fermentation.
Lorsque nous nous occuperons du traitement des
passions, nous verrons les résultats avantageux qu'on
peut obtenir dans le plus grand nombre des cas, à
l'aide d'une alimentation appropriée au physique
comme au moral des individus. Quant à présent,
nous ne craignons pas d'avancer que si la médecine
peut modifier, changer même entièrement la consti-
tution, par un régime longtemps continué, elle peut
aussi, par le même moyen, corriger les plus mau-
vaises dispositions, surtout lorsqu'on s'attache à les
CAUSES DES PASSIONS. 61
combattre de bonne liciire. Nous verrons aussi com-
bien la sobii(''té, en cnlrcfcnant l'harmonie des or-
j^anes, contribue au perfectionnement de l'intelli-
|][enee , et que c'est à juste titre que cette vertu a
toujours été considérée comme la source des autres,
et comme le plus sur préservatif de la plupart des
passions.
Influence de l'Hérédité et de l' yillaitement.
Les passions, les maladies et la mort, sont un
triple héritage que les parents transmettent à leurs
enfants avec la vie : aucun des fils d'Adam n'a encore
manqué, aucun ne manquera jamais de le recueillir.
Les enfants sont-ils donc prédisposés au même genre
de passions que les auteurs de leurs jours .^ C'est une
question que je ne balance pas à résoudre par l'af-
firmative. Le raisonnement seul m'avait d'abord con-
duit à cette conclusion; l'observation d'un grand
nombre de faits n'a depuis laissé à cet égard aucun
doute dans mon esprit. La colère, la peur, l'envie,
la jalousie, le libertinage, la gourmandise et l'ivro-
gnerie , sont les passions dont j'ai vu le plus fréquem-
ment la transmission héréditaire, surtout quand le
père et la mère en étaient atteints tous deux. Dans
le cas où les époux ont des penchants tout à fait
différents, il arrive pour les caractères ce qui a
souvent lieu pour les constitutions : les enfants
n'ont presque aucune ressemblance avec leurs pa-
rents. C'est ainsi que le fils de Cromwell était le
faible et indolent Richard; celui de Charlemagne,
Louis le Débonnaire; et qu'en général les fils de»
52 CAUSES DES PASSIONS.
hommes de génie ne dépassent guère les bornes de
la médiocrité. Aussi , toutes les objections qu'on
pourrait faire contre l'hérédité des penchants , des
sentiments et des facultés, ne sauraient avoir de
valeur qu'autant que l'on tiendrait compte des dis-
positions du père et de la mère , ainsi que de l'édu-
cation physique, morale et intellectuelle qui aura
modifié l'enfant. Une dernière remarque, non moins
importante, c'est que le caractère de l'être qui pro-
crée se propage à des générations entières , et se
manifeste souvent bien plus chez ses petits-fils que
chez ses propres enfants; autrement dit : que les en-
fants ont plus de ressemblance physique et morale
avec leurs aïeux qu'avec leur père et leur mère.
L'influence de l'allaitement est aussi un fait qu'on
ne saurait révoquer en doute. « Depuis longtemps,
dit Sylvius, j'ai observé que les enfants sucent avec
le lait leur tempérament aussi bien que leurs incli-
nations , et qu'à ces deux égards , ils tiennent autant
de leur nourrice que de leur mère. » Cette remarque,
n'avait pas échappé aux anciens, si habiles obser-
vateurs de la nature ; et c'est une considération assez
puissante pour déterminer toutes les mères à nour-
rir elles-mêmes , pourvu qu'elles ne soient affectées
d'aucune maladie constitutionnelle (1), ni d'aucune
(t) Parmi ces maladies , celles qui sont le plus susceptibles d'être
transmises par voie de génération ainsi que par l'allaitement sont
les suivantes : la syphilis, les scrofules, les dartres, la plithisie
pulmonaire, les affections organiques du cœur, la paralysie, l'é-
pilepsie , la manie, la mélancolie-suicide, Ihypochondrie, l'hysté-
rie, la migraine, la goutte, la gravelle, la pierre, enfin les dia-
thèscs squirrheuse et carcinoaialeuse. Une mère atteinte de ces
CAUSES DES l'ASSIONS. 53
passion invétérée, doublement transmissibles avec
leur lait.
Lorsque les parents se trouvent dans la triste né-
cessité de confier leurs enfants aux soins d'une étran-
gère, ils doivent donc ne pas la prendre au hasard ,
comme cela se fait journellement, mais la choisir
d'après l'avis d'un médecin éclairé , qui examinera
si sa constitution et son caractère peuvent neutra-
liser ou du moins contre-balancer les prédisposi-
tions fâcheuses qu'apporte le nourrisson.
L'on me saura gré, sans doute, de donner ici le
tableau des qualités physiques et morales d'une
bonne nourrice. Je l'emprunte en grande partie à
l'utile et consciencieux ouvrage publié par le doc-
teur Maigne (1), et j'y joins quelques observations
que j'ai été à même de faire dans une longue pra-
tique.
Pour qu'une nourrice soit bonne , il faut qu'elle
réunisse les conditions suivantes :
1° Qu'elle soit jeune, c'est-à-dire âgée de vingt à
vingt-cinq ans. Ne la prenez pas si elle en a plus
de trente , à moins que sa figure , sa peau et ses
seins n'aient conservé leur fraîcheur, et l'œil toute
sa vivacité.
2" Qu'elle soit habituellement bien portante, et née
de parents sains, conditions indispensables à cause
des maladies contagieuses ou héréditaires qu'elle
maladies, et qui s'obstinerait à vouloir nourrir, ne ferait qu'empi-
rer la constitution morbide de son enfant.
(1) Choix d'une nourrice; Paris, 1837, 1 vol. in-8°, deuxième
édition.
64 ■ CAUSES DtS PASSIONS.
peut transmettre à son nourrisson. (Voye? ci-dessus
rénumération de ces maladies. )
S° Que les membres supérieurs et inférieurs soient
bien dévelojypés , et la poitrine suffisamment large.
— Des membres vigoureux annoncent de bons vis-
cères. — Une taille moyenne est plus avantageuse
qu'une petite, et surtout qu'une grande.
4° Que iei mamelles soient bien prononcées y et les
bouts bien formés. — Le volume du sein n'est pas tou-
jours une garantie de l'abondance du lait : c'est à
celui de la glande mammaire qu'il faut s'en rappor-
ter pour cette estimation. Cette glande est beaucoup
plus développée chez les brunes que chez les blon-
des, et c'est pour cette raison que les premières sont
généralement meilleures nourrices: leur lait est plus
nutritif et plus abondant. — Refusez la femme dont
les seins porteraient des cicatrices qui indiqueraient
que ces organes ont été le siège d'anciennes affec-
tions. — Refusez également celle qui aurait un goitre.
— Quant au mamelon , il doit avoir environ six lignes
de longueur, et offrir la grosseur de l'extrémité du
petit doigt : trop petit ou trop enfoncé, il ne peut
pas être saisi par l'enfant, qu'on voit, dans ces cas,
s'épuiser en vains efforts.
5" Ou elle ait de belles dents et l'haleine douce. —
De mauvaises dents altèrent la santé, par les dou-
leurs souvent atroces qu'elles font éprouver ; elles
ont encore l'inconvénient de rendre la mastication
imparfaite, et, par suite, les digestions plus labo-
rieuses ; enfin , les aliments s'imprègnent de l'odeur
de la carie, toutes conditions défavorables pour la
«écrétion d'un bon lait. — La fétidité de l'haleine
CAUSES DES TASSIONS. 55
dépend fréquemment, ainsi que la carie, d'une affec-
tion clironique de la poitrine ou des voies diges-
tives. Dans le premier cas, l'enfant aspirerait sans
cesse un air vicié qui pourrait lui devenir funeste;
dans le second , comment une femme qui nécessai-
rement digère mai aurait-elle assez de vitalité pour
nourrir un autre être dont l'estomac est presque
toujours en action?
6" Que son lait n'ait pas plus de quatre à cinq mois.
— Une nourrice accouchée le jour même de la nais-
sance d'un nourrisson devrait, toutes choses égales
d'ailleurs, obtenir la préférence. Ce cas étant assez
rare, il faut choisir celle dont le lait est le plus jeune:
un lait de six mois est déjà vieux ; car il en aura dix-
huit quand l'enfant aura un an. C'est un préjugé de
croire qu'un nouveau nourrisson renouvelle un lait
de dix à douze mois : pour avoir un lait nouveau, il
faut une nouvelle couche.
7" // est encore de la plus haute importance que l'ha-
bitation de la nourrice soit saine, surtout bien aérée, et
placée dans une bonne exposition. — Un enfant est
une plante délicate, qui s'étiole si on la prive d'air
et de soleil.
8" Quant aux qualités morales de la nourrice, qui
exercent une si grande influence sur la santé comme
sur le caractère futur de l'enfant, on doit tenir avant
tout à ce qu'elle ait des mœurs pures, qu'elle ne soit
adonnée ni à la colère , ni aux boissons alcooliques,
qui la provoquent. Outre que ces vices se transmet-
tent avec le lait, je connais plusieurs exemples d'en-
fants morts de convulsions pour avoir pris le sein
de leurs nourrices quand elles étaient ivres, ou peu
50 CAUSES DES PASSIONS.
d'instants après qu'elles s'étaient livrées à un accès
de colère (1). — Il est encore nécessaire que la femme
qui allaite soit heureuse dans son ménage, que son
mari soit bien portant , et qu'elle-même ait habi-
tuellement de la gaieté dans le caractère. Celle qui
vivrait sous l'empire de la tristesse, de l'impatience,
de la haine ou de la jalousie, ne saurait être une
bonne nourrice (2), non plus que celle qui n'aime-
rait pas son nourrisson.
On tiendra aussi à ce que la femme à laquelle
on va confier l'existence d'un enfant ait beaucoup
d'ordre et de propreté, qu'elle ait un peu d'aisance,
une nourriture saine, et qu'elle ne soit pas obligée
de se livrer habituellement à des travaux pénibles,
qui finiraient par appauvrir son lait.
Il faut enfin que l'on puisse assez compter sur sa
prudence et sa probité pour être certain qu'elle ne
prêtera jamais son sein à un enfant étranger, et
qu'elle préviendra les parents aussitôt qu'elle se
croira enceinte, ou qu'elle verra ses menstrues venir
fortement pendant qu'elle nourrit. Dans ces deux
circonstances , surtout dans la première , le lait n'est
plus assez abondant; et, s'il n'est pas devenu un
poison , comme le croit le vulgaire , sa qualité n'en
est pas moins détériorée. Il faut alors se hâter de
faire choix d'une nouvelle nourrice , qui réunira le
(1) Dans l'espace de quatre années, une jeune femme perdit su-
bitement ses deux enfants et un nourrisson , pour leur avoir donné
le sein immédiatement après un violent emportement.
(2) Parmentier et Deyeux ont constaté qu'à la suite des affec-
tions vives de l'âme, le sein n'élabore plus qu'un fluide séreux,
fade et jaunâtre, au lieu d'un liquide blanc, doux et sucré.
CAUSES DES PASSIONS. 57
mieux les conditions sur lesquelles nous venons d'in-
sister.
Je terminerai ces conseils en recommandant ,
avec mon savant confrère le docteur Donné (1) , de
ne prendre une fille-mère que dans des cas tout à
fait exceptionnels.
Influence des Tempéraments, ou plutôt des Constitu-
tions (2).
Le chaud , le froid , le sec et l'humide , tels étaient
les éléments que les anciens reconnaissaient comme
principes constitutifs de nos corps. Ils admettaient
aussi quatre humeurs principales correspondant à
(1) Conseils aux mères sur la manière d'éki'er les enjants nouveau-
nés; Paris, 1842, 1 vol. in-18.
(2) C'est à tort que , dans le lanjrage médical , on emploie encore
ie mot tempérament pour désigner la constitution d'un individu.
En effet, lorsqu'on parle d'un tempérament nerveux ou sanguin,
on veut désigner la prédominance du système nerveux ou du sys-
tème sanguin sur les autres systèmes ; mais dès qu'il y a prédomi-
nance , il n'y a plus tempérament, expression qui , à la lettre, signi-
fie modération, mélange, équilibre, comme le mot intempérance
désigne un excès quelconque. Il vaut donc mieux se servir du mot
constitution, comme on le fait depuis quelques années. Pour plus
d'exactitude encore, et pour éviter les méprises qui pourraient
avoir lieu dans les observations ou dans les consultations médi-
cales, on devrait dire: telle personne est douée d'une constitution
Jorte ou bien délicate , avec prédominance de l'appareil nerveux , di-
gestif, ou locomoteur, suivant celui qui surabonde. Quant à lajorce
de la constitution , je pense, avec M. le professeur Rostan , qu'elle
consiste, non dans l'énergie des contractions musculaires, mais
dans la faculté de résister aux causes des maladies et de destruc-
tion : c'est la robustezza des Italiens; ce sera peut-être un jour la
robusticité des Français.
^8 ■ CAUSES UES PASSIONS.
ces éléments; c'étaient : le sang, qu'ils disaient être
chaud et humide; la bile, chaude et sèche; ]a pituite,
froide et humide; la mélancolie ou ntrabile , froide
et sèche. De là leur division des tempéraments en
sanguin, bilieux , j:ituileux et mélancolique. Us dési-
gnaient aussi sous le nom de tempérament tempéré,
cet état idéal où toutes les forces de l'économie hu-
maine se balancent de manière à offrir l'image de
l'équilibre parfait.
Aujourd'hui qu'on ne croit plus aux quatre élé-
ments des anciens, ni à leurs quatre humeurs, on a
cessé de limiter le nombre des tempéraments, et l'on
reconnaît que la prédominance des principaux ap-
pareils organiques caractérise seule les différentes
constitutions. fScus ajouterons que si l'action de ces
divers appareils est tellement prépondérante que le
jeu des grandes fonctions se trouve notablement en-
rayé, il n'y a plus alors constitution , mais véritable
maladie. Hâtons-nous de passer en revue les princi-
paux tempéraments, que nous désignerons désor-
mais sous le nom de constitutions , et signalons les
prédispositions morales qui coexistent avec chacun
d'eux. Ces prédispositions, dont la connaissance est
aiissi utile au magistrat, au prêtre et au législateur
qu'au médecin , ne sauraient nous empêcher de flé-
trir le crime et d'admirer la vertu ; mais elles devront
nous faire adopter pour base de nos jugements cette
maxime éminemment chrétienne: « Sévérité pour soi,
indulgence pour autrui. »
CAUSES DES PASSIONS. 59
Constitution uii prédomine l'appareil digeslif (lempcramenl bilieux
des anciens).
Que la prédominance de l'appareil dijjestif soit
plus ou moins dépendante d'ime organisation parti-
culière de rencépliale, toujours est-il , que les indi-
vidus qui vivent sous cette piédominance présen-
tent certaines dispositions morales et intellectuelles
presque aussi constantes que les signes physiques
qui les distinguent. Une taille médiocre, une atti-
tude lière , une physionomie pleine d'expression ,
des yeux vifs et perçants, des sourcils épais , un teint
basané, des cheveux plus ou moins noirs tombant
avant l'âge, une peau chaude et velue, un pouls dur
et fréquent, des veines sous-cutanées saillantes, des
muscles prononcés et doués d'une grande puissance
de conti^action : tels sont les caractères extérieurs de
l'homme qui a la constitution dans laquelle pi^évaul
l'appareil digestif.
Les nuances que présente son moral ne sont pas
moins tranchées. L'ambition est sa passion domi-
nante: on le voit, plein d'espérance et d'ardeur, ren-
verser violemment les obstacles qui s'opposent à son
élévation; ou bien, hypocrite profond, se glisser
furtivement au pouvoir, et s'y maintenir avec adresse.
Le désir de la gloire qui dévore son cœur se porte-
t-il sur les conquêtes intellectuelles, son jugement
rapide pénètre les profondeurs de la science ; son
attention soutenue lui en fait découvrir les moindres
rapports, et son ardente imagination le rend capa-
ble de deviner la nature, ou de la peindre avec au-
tant de chaleur que de vérité. Après l'ambition, la
60' -CAUSES DES TASSIONS.
passion à laquelle sont le plus enclins les individus
de cette constitution, c'est sans contredit la colère,
qui, chez eux, se termine ordinairement par la haine
et la vengeance, comme on voit la violence de leur
amour dégénérer en la plus terrible jalousie. La pré-
dominance organique dont nous venons de voir
l'influence morale est celle où l'on rencontre le plus
grand nombre de ces hommes éminemment sensi-
bles, actifs et persévérants, qui ont remué le monde
par leur génie, leurs vertus ou leurs crimes : tels
étaient Alexandre, César, Brutus, Mahomet, Riche-
lieu, Cromwell, Charles XII, Pierre le Grand et
Napoléon.
Constitution où prédominent les appareils de la circulation et de
la respiration (tempérament sanguin).
Les formes extérieures n'étant que la saillie des
organes intérieurs, un cœur volumineux et de vastes
poumons s'annoncent par une poitrine large, bien
développée, et médiocrement chargée d'embonpoint.
Les individus qui vivent sous cette double et insé-
parable prédominance ont, par la même raison, le
teint vermeil , la physionomie animée, la respiration
grande et facile , le pouls développé , vif et régulier;
la peau blanche, halitueuse et parsemée de veines
bleuâtres légèrement saillantes ; leur taille est avan-
tageuse; leurs formes sont douces, quoique bien ex-
primées; leurs chairs assez consistantes, et leurs
cheveux blonds ou châtains.
Chez les gens dits bilieux , la susceptibilité ner-
veuse est forte et durable; chez les sanguins, au
contraire, elle est prompte et fugitive. Aussi, faci-
CAUSES DES PASSIONS. 61
lement affectés par les impressions que les objets
extérieurs font sur eux, ils passent rapidement d'une
idée à une autre; leur imagination est vive et bril-
lante, mais leur esprit manque de force et de pro-
fondeur. Doués d'une conception facile et d'une mé-
moire plus prompte que fidèle , Us sont par cela
même peu capables de longues méditations , et ne
se font guère remarquer par une vaste érudition.
Ils sont fougueux dans leurs goûts comme dans leurs
plaisirs : l'amour, la table, le jeu, la chasse, le luxe,
voilà leurs délices; mais, dans toutes leurs passions,
on les voit apporter plus d'ardeur que de constance;
les chagrins mêmes qu'ils ressentent le plus vivement
ne laissent chez eux que des traces peu durables.
Enfin, spirituels, enjoués, bons et affables, ils sont
en ce monde les plus heureux des mortels, parce
qu'ils en sont les plus insouciants, les plus volages
et les plus aimables.
Conslitulion où prédomine le système nerveux (tempérament
nerveux).
Les individus de cette constitution ont en gêné
rai le corps grêle et élancé , avec des membres près
que atrophiés, sur lesquels les muscles apparaissent
comme des cordes. Leur foie est pâle et peu volumi-
neux, leur peau sèche et décolorée. Chez eux, le pouls,
habituellement faible, concentré et filiforme, s'ac-
célère à la plus légère émotion, ainsi qu'à la moin-
dre variation atmosphérique; l'appétit est faible et
capricieux, la digestion lente, pénible, souvent in-
complète; les urines sont claires , pâles et fréquen-
é'i CAUSÉS DES PASSIONS.
tes; le sommeil est troublé par les rêves les plus
chimériques.
La vivacité de lem^s sensations , la volubilité de
leur langage, la rapidité de leurs gestes, la promp-
titude, et surtout la variabilité de leurs détermina-
tions, suffiraient pour les faire reconnaître. Peu
aptes aux travaux qui exigent une certaine dépense
de force musculaire, ils éprouvent une fatigue ex-
cessive au moindre exercice; mais, par compensa-
tion , le développement et l'activité de leur système
nerveux coïncident avec beaucoup d'intelligence et
une exquise sensibilité : on les voit réussir dans les
beaux-arts et dans presque toutes les branches de la
littérature.
Chez eux, l'amouj' est, avant tout, un besoin du
cœur, qu'ils ressentent ardemment; l'affection, c'est
leur vie; mais s'ils cessent d'aimer avec tendresse,
ils haïssent bientôt avec fureur. Enfin , leur irrita-
bilité, non moins vive au moral qu'au physique, est
pour eux un triste apanage en ce monde, où la somme
des douleurs surpasse de beaucoup celle des plaisirs :
aussi, impatients et jaloux, parce qu'ils sont faibles;
tristes et difficiles, parce qu'ils souffrent; chan-
gearits et fantasques, parce qu'ils cherchent toujours
une position meilleure, ces êtres, plus à plaindre
qu'à blâmer, sont rarement heureux, et font peser
sur les autres l'inquiétude et le besoin d'émotions
qui lés dévorent.
CAUSES DES PASSIONS.
hÈ
Constitution où prédomine l'appareil de la lucornoliun (tempéra-
ment musculaire ou athlétique).
SI, par une éducation physique convenablement
diri^jée, ou par des circonstances fortuites, les indi-
vidus chez lesquels prédominent les appareils cir-
culatoire et respiratoire se livrent à des travaux qui
exercent beaucoup les organes du mouvement , un
sang riche, incessamment projeté dans le système
musculaire, en augmentera bientôt le volume et l'é-
nergie. D'un autre côté, comme il faut des os solides
pour former des points d'appui suffisants à des mus-
cles vigoureux, et de forts ligaments pour unir de
grosses articulations , les systèmes osseux et fibreux
acquerront un développement proportionné. La con-
stitution sanguine, ainsi modifiée, pourra se transfor-
mer en prédominance musculaire ou athlétique. Cette
prédominance, dont l'Hercuîe de Farnèse offre le
type le plus parfait , se distingue par des caractères
assez tranchés. La tète est proportionnément petite ,
et le front peu développé; le cou, au contraire, est
volumineux et renfoncé , surtout en arrière; les épau-
les , larges et arrondies, présentent des érainences
et des dépressions; la poitrine est remarquable par
son ampleur et le développement des pectoraux ; les
muscles du dos et des lombes sont également très-
prononcés , et laissent dans leur intervalle un vaste
sillon au fond duquel on voit se dessiner la colonne
épinière. Quant aux poignets, aux genoux et aux
malléoles , où l'on ne trouve que des ligaments et
des tendons qui apparaissent en relief sous la peau,
ces diverses parties semblent grêles relativement au
64 ■ CAUSES DES PASSIONS.
reste des membres , sur lesquels les muscles forment
des saillies considérables. Les individus ainsi con-
stitués ne sont pas , en général , d'une haute stature ;
leur tissu cellulaire est peu chargé de graisse; leur
peau est dure et basanée.
Chez eux la sensibilité est presque nulle , l'intel-
ligence obtuse ; la puissance de l'appareil loco-
moteur, la force prodigieuse dont ils sont doués,
semblent diminuer d'autant l'activité du système
nerveux : aussi leur peu d'aptitude aux travaux in-
tellectuels se lit-elle sur leur physionomie, habituel-
lement impassible. Patients, débonnaires même, ils
sont difficiles à émouvoir; mais rien ne saurait leur
résister quand une fois ils sont sortis de leur calme
habituel. On croit vulgairement qu'ils sont très-
aptes aux plaisirs de l'amour; c'est une erreur à la-
quelle la fabuleuse paternité d'Hercule a pu donner
cours : les forts de la halle , dont la constitution se
rapproche le plus de celle des athlètes, n'offrent
rien de remarquable sous le rapport de cette apti-
tude. Les organes digestifs, au contraire, jouissent
chez ces hommes d'une grande énergie, et c'est
parmi eux qu'on a de tout temps rencontré les plus
grands mangeurs. Tels furent, dans l'antiquité, Mi-
Ion de Crotone et Vitellius; tel était, de nos jours, le
grenadier Tarare.
CoDSlitution dans laquelle prédomine Tappareil de la génération.
Cette constitution , qui , selon les phrénologistes",
coïncide presque toujours avec un développement
remarquable du cervelet , se rencontre surtout chez
CAUSES DES PASSIONS, G5
les sanguins et les sanguins-bilieux; on l'observe
aussi plus fréquemment chez l'habitant des grandes
villes que chez les gens de la campagne. Les indi-
vidus qui l'ont reçue en partage ont, en général
le corps maigre ; leurs membres sont peu volumi-
neux, mais velus; leur barbe est noire et serrée, leur
regard lascif, leur voix grave et sonore.
Les désirs erotiques qui les poursuivent pendant
le sommeil comme pendant la veille ne tardent pas
s'ils les satisfont, à devenir de plus en plus exigeants
et à les précipiter dans tous les écarts du liberti-
nage. Ils ne sauraient donc s'appliquer trop tôt à
modérer l'ardeur d'un penchant dont les excès
épuisent le corps, abrutissent l'intelligence, et font
oublier tous les devoirs pour quelques instants de
plaisir.
Constitution atonique avec prédominance du tissu cellulaire (lem-
péranient pituiteux des anciens, tempérament lymphatique des
modernes).
La prédominance du tissu cellulaire, jointe à
l'inertie de tous les appareils dont nous venons d'é-
tudier la sur-activité, forme une dernière consti-
tution dont l'influence sur le moral est très-remar-
quable.
Un embonpoint difforme, des chairs molles et
bouffies, une peau lisse, décolorée, dépourvue de
poils , des yeux ternes et sans expression , des lèvres
volumineuses (la supérieure surtout), des cheveux
plats, d'une couleur blonde ou cendrée, tels sont les
signes extérieurs de la langueur des grandes fonc-
tions. En effet , les personnes qui présentent ces ca-
G6 - CAUSES DES PASSIONS.
ractèces ont en même temps le pouU lent, mou, fa-
cile à déprimer; la respiration gênée, la digestion
paresseuse, les mouvements tardifs et pénibles, le
sommeil long et profond.
Au moral, même inertie : sans mémoire, sans pé-
nétration, quoique douées d'un certain jugement,
elles ne montrent aucun goût pour les sciences et
les arts , qui font le charme de la vie ; insensibles à
l'aiguillon de l'amour comme à celui de la gloire,
elles aiment à s'envelopper de leur paresse, et à res-
ter solitaires dans un continuel repos; difficiles k
mettre en colère, faciles à apaiser, oubliant aisé-
ment les injures, douces et bonnes enfin, autant
par coraplexion que par habitude , elles n'éprouvent
ni l'extrême joie, ni l'extrême douleur, et restent
étrangères aux grands vices ainsi qu'aux grandes
vertus.
Constitutions mixtes.
Les différentes constitutions dont je viens d'énu-
mérer les caractères physiques et les influences mo-
rales , se rencontrent rarement dessinées d'une ma-
nière aussi tranchée. Rien de plus commun que de
les trouver combinées deux à deux, trois à trois, et
formant ainsi les constitutions mixtes, connues na-
guère sous les noms de tempéraments sanguin , bi-
lieux, ou bilioso-sanguin , bllioso- nerveux, etc. Il
faut encore remarquer que l'homme étant sans
cesse modifié par tout ce qui l'environne, sa consti-
tution non-seulement ne saurait longtemps rester
la même, mais encore qu'elle peut subir une en-
tière métamorphose. Ainsi, sans parler des change-
CAUSES DES PASSIONS, 67
ments notables apportés par les différents à^res ,
qu'un individu purement san^juin aille habiter les
pays chauds, sa constitution deviendra plus ou
moins bilioso-sanguine, et même quelquefois tout
à fait bilieuse; qu'il séjourne, au contraire, quel-
que temps dans un pays, ou seulement dans un
local froid, humide et peu aéré, son corps, saturé
des liquides ambiants, éprouvera une diminution
marquée dans l'activité des principaux appareils, et
finira même par s'étioler complètement, comme le
végétal qui vit sous l'influence d'un air brumeux.
Encore une fois, les constitutions simples, dont
j'ai présenté les types dans le cours de cet article,
sont très-rares, si on les compare aux constitutions
mixtes que nous donne l'atmosphère physique et mo-
rale dans laquelle nous vivons.
On conçoit, du reste, que dans ces diverses com-
binaisons , le caractère des individus offrira des
nuances qui varieront en raison de la nature des
composants. Ainsi, qu'une constitution nerveuse
bien prononcée se trouve associée à celle où do-
mine fortement l'appareil digestif, on verra le sys-
tème ganglionaire, vrai cerveau abdominal, commu-
niquer à l'intelligence et aux passions une vivacité,
une énergie, une opiniâtreté empreinte d'une tris-
tesse maladive, et, suivant les circonstances, qui
ne font pas, mais qui développent les grands hom-
mes, il naîtra de cette alliance des tyrans soupçon-
neux et vindicatifs, ou des génies malheureux, pas-
sionnés pour l'indépendance et la solitude, tels que
le Tasse, Pascal, Young, Gilbert, Zimmermann ,
J.-J. Rousseau et lord Byron.
8 CAUSES DES PASSIONS.
Influence des Maladies.
L'influence des maladies sur le moral se lie tout
naturellement à celle des constitutions , qui elles-
mêmes sont déjà une prédisposition à des maladies
en quelque sorte déterminées. L'on remarque , en
effet , que les personnes qui vivent sous la prédo-
minance de l'appareil digestif sont plus particuliè-
rement atteintes de phlegmasie du tube intestinal
et du foie (1) ; leurs maladies sont graves , accom-
pagnées de délire , et ont une grande tendance à
devenir chroniques. Les personnes sanguines éprou-
vent plutôt des hémorrhagies , des inflammations
suraiguës du cerveau et des organes thoraciques.
L'hypertrophie du cœur est l'affection à laquelle
elles sont le plus sujettes.
Les hommes d'une constitution athlétique sont
prédisposés à tous les accidents de la pléthore , qui
favorise la congestion des organes contenus dans
les trois grandes cavités. La résolution de leurs ma-
ladies est en général très-difficile ; ces colosses sont
promptement abattus , et résistent beaucoup moins
à un traitement débilitant que des êtres en appa-
rence beaucoup plus faibles. Chez les individus
appelés lymphatiques, les maladies revêtent un ca-
ractère de langueur fort remarquable , et passent
presque toutes à l'état chronique; les engorgements
(1) XJbifluxus, ibi stimulus est la réciproque de cet aphorisme
non moins vrai , et d'une application si fréquente dans la pratique
médicale : U/>i stimulus, lùi fluxus
CAUSES DES PASSIONS. 09
glanduleux sont surtout très-communs parmi eux.
Enfin , la classe entière des névroses est le triste
apanage des personnes chez lesquelles le système
nerveux est trop développé et trop sensible : aussi ,
quand cette dernière constitution se trouve associée
à celle où domine l'appareil digestif, pour peu
qu'un des viscères abdominaux soit affecté, elle dé-
génère en ce qu'on appelait autrefois tempérament
atrabilaire ou mélancolique , et que l'on regarde au-
jourd'hui , avec raison , comme une maladie héré-
ditaire ou acquise.
Nous avons assez étudié les nuances souvent im-
perceptibles qui séparent la constitution de la ma-
ladie ; voyons maintenant les diverses influences
qu'exerce ce dernier état sur le caractère des indi-
vidus.
Les modifications morales apportées par les ma-
ladies diffèrent suivant que celles-ci sont aiguës ou
chroniques. Au début des premières, souvent même
quelques jours avant leur invasion, il n'est pas rare
d'avoir déjà dans le caractère moins d'égalité et de
douceur ; l'esprit est paresseux ; on éprouve une
tristesse vague , de l'ennui , une sorte de découra-
gement; on est incapable de se livrer au travail ni
même à aucun jeu qui exige une attention soute-
nue. Le mal est-il parvenu à son plus haut degré
d'intensité, l'intelligence s'affaisse, les idées se trou-
blent , on ne peut plus les comparer : c'est alors
surtout que la souffrance rend triste , irascible et
bourru ; quelquefois aussi les besoins dominants
se taisent , et il en apparaît d'autres que le malade
n'avait jamais éprouvés. Dans certains cas, les sens se
70 ' CAUSES DES PASSIONS.
dépravent , s'engourdissent , ou bien ils acquièrent
une susceptiblité extraordinaire ; ainsi , tel aimait
les odeurs , qui les repousse avec dégoût ; le gour-
mand se condamne lui-même à une diète rigou-
reuse; le musicien est agacé par les sons les plus
purs de son instrument. Vers la fin des maladies
aiguës, l'homme dissimulé trahit parfois son secret;
celui qui affectait l'impiété souvent devient dévot ,.
superstitieux même ; et l'avare , quelquefois , ose
confier ses clefs. Aux approches de la mort , les sens,
ainsi que les facultés intellectuelles , sont presque
anéantis , et l'on ne sait trop ce qu'est devenu l'état
moral du malade, dont il ne reste guère que la ma-
chine-
Un effet presque constant des maladies chroni-
ques est de rendre le caractère inquiet, sombre,
égoïste et irascible (1). Leur action sur l'intelligence
m'a paru beaucoup plus lente, mais non moins mar-
quée que celle des maladies aiguës. Quelques sujets,
les nerveux-bilieux surtout, conservent encore dans
leurs longues souffrances toute la verve de leur gé-
nie ; seulement leur parole est plus acrimonieuse ,
et leurs productions sont empreintes d'une teinte
plus mélancolique. Chez le plus grand nombre des
malades , l'imagination devient lourde, et la mé-
moire se perd , particulièrement dans certaines af-
fections cérébrales.
Chez les hommes, les maladies des voies urinaires
amènent presque toujours la misanthropie. Ceux
(1) On sait que Swift quitta la maison de Pope, disant qu'U était
impossible à deux amis malades de xnvre ensemble.
CAUSES DES PASSIONS. 71
qui ont subi une amputation des organes génitaux
portent, pour la plupart, une sorte de haine au chi-
rurgien qui les a opérés , et plusieurs prennent la
vie en aversion.
Les femmes hystériques sont généralement dis-
posées à l'impatience et à l'amour. Parfois aussi ,
les ulcérations du col de l'utérus déterminent de
violents désirs erotiques, à leur début et au moment
de leur cicatrisation , tant il est vrai que le plaisir
et la douleur se confondent.
Les paralytiques sont émus pour la moindre
chose ; ils ont constamment la larme à l'œil.
Les individus atteints d'idiotie sont pour la
plupart lascifs, colères, susceptibles, orgueilleux,
entêtés et jaloux ; ils n'obéissent guère que par
crainte, et l'on sait que les malfaiteurs , abusant
de celte dernière disposition , se servent de leurs
bras pour exécuter les plus grands crimes.
Les hydropiques, les rhumatisants et les goutteux
sont presque tous inabordables : la plus petite
contrariété, le plus léger mouvement imprimé à leur
lit ou à leur fauteuil suffit pour déterminer chez
eux un accès de colère.
Les individus affectés du prurigo et de quelques
autres maladies cutanées montrent aussi, en gé-
néral , une grande irascibilité de caractère.
Les personnes atteintes de phlegmasies, d'engor-
gements ou de névroses des intestins et de leurs
annexes, sont particulièrement en proie à un ennui
profond, à une tristesse mélancolique, à des frayeurs
continuelles, à la haine et à la vengeance. Elles exa-
gèrent leurs douleurs , en parlent sans cesse , et en
72 CAUSES DES PASSIONS.
espèrent peu la guérison : j'en ai vu plusieurs qu'un
sombre désespoir a poussées au suicide , termi-
naison fréquente de la pellagre , dans laquelle les
malades semblent choisir le genre de mort par sub-
mersion.
Le phthisique , au contraire , n'éprouve guère
qu'une inquiétude vague , bientôt dissipée par ses
illusions , ses espérances et des projets d'autant
plus chimériques qu'il est près du terme de son
existence. D'un autre côté , exigeant dans le choix
de ses aliments , il semble s'étudier à demander les
plus chers , les plus rares , ceux surtout qu'on ne
peut se procurer que dans une autre saison. Egale-
ment inconstant dans ses goûts et dans ses affec-
tions , il désire changer de lieux , de vêtements , de
garde-malade , de médecin ; souvent , aussi , on le
voit s'attacher à un étranger qu'il connaît à peine ,
et prendre en aversion ses parents ou les personnes
qu'il a le plus de motifs de chérir. Dans les mala-
dies graves du cœur et du péricarde , les malades
sont continuellement agités par la peur de la mort ;
quelques cancéreux la désirent (1) , tandis que le
phthisique , soutenu par l'espérance , descend avec
elle dans le tombeau.
Un désordre plus ou moins grand dans l'intelli-
gence n'est que trop souvent le triste apanage de
ces malades dont l'imagination est ardente et l'es-
prit cultivé , tels que les poètes , les littérateurs et
(1 ) Le docteur Pinel-Grandchamp et moi , nous en avons vu plu-
sieurs qui ne se sont fait opérer qu'avec l'espoir d'abréger leurs
jours.
CAUSES DES PASSIONS. 73
les artistes. Un ancien disait : Niillam magnum inge-
nhun sine mixtura dementiœ : c'est qu'en effet un
grand génie est une prédisposition à la surexcitation
du cerveau , et que , d'un autre côté , on ne devient
guère un grand génie sans avoir eu longtemps une
idée fixe.
Enfin , et par opposition , on voit quelquefois des
femmes hystériques ou extatiques montrer pendant
leurs accès un esprit, une élévation d'idées, une élo-
quence infiniment au-dessus de leurs moyens habi-
tuels ; mais ces illuminations soudaines et mala-
dives (1) ne manquent pas de s'éteindre avec le
retour de la santé. Cet état , que j'ai eu plusieurs
fois occasion d'observer, dépend assez souvent d'un
spasme des organes génitaux , dont l'irritation in-
fluence vivement l'encéphale. H y a une douzaine
d'années, un malade de l'Hôtel-Dleu , qui avait été
mordu par vm chien enragé, présenta le plus curieux
développement d'intelligence. Pendant ses accès
d'hydrophobie , cet homme , appartenant à la der-
nière classe du peuple, et dont les manières étaient
des plus ignobles , se trouvait tout à coup métamor-
phosé en un personnage héroïque, dont les chaleu-
reuses improvisations joignaient la noblesse et la
pureté du style à la justesse et à l'élégance des pen-
sées. Par exemple, quand il décrivait l'Espagne, où
il s'était battu en 1 809 , vous auriez cru entendre
Buffon , dans les pages où il a déployé le plus d'é-
loquence. Il mourut comme César, enveloppé dans
une toge romaine qu'il s'était faite avec un drap.
(1) Voyez , à la fin du volume , la note B , sur l'extase.
74 CAUSES DES PASSIONS.
La cécité et la surdité , principalement quand
elles sont de naissance , constituent deux graves in-
firmités , dont l'influence sur le moral n'est pas
moins évidente que sur le physique. Examinez, en
efïet , ces jeunes aveugles , au front déjà sévère , à
la physionomie muette et impassible : comme leurs
gestes sont lents , rares et dépourvus de grâce !
comme ils se meuvent avec crainte et hésitation !
Leurs bras , continuellement tendus vers les obsta-
cles qu'ils supposent devant eux, leur donnent une
attitude gauche et incompatible avec la course. Au
jeu , ainsi qu'à l'étude , il n'est pas rare de les sur-
prendre dans l'immobilité la plus complète : on di-
rait alors autant de marbres avec lesquels le ciseau
du sculpteur aurait personnifié le Repos.
Voyez, au contraire, ces étonnants sourds-muets,
dont les doigts parlants sont parvenus à rendre la
pensée avec tant de justesse et de rapidité : quelle
vivacité, à la fois, et quelle attention dans le regard !
quelle mobilité dans leurs traits , dans leur bouche
surtout ! quelle pétulance dans leurs jeux et jusque
dans leurs moindres mouvements! l'agitation semble
être leur état habituel et normal: on dirait qu'ils ont
horreur du repos.
Les différences que ces deux classes d'êtres pré-
sentent dans le caractère ne méritent pas moins de
fixer notre attention. Susceptibles, quoique Diderot
ait prétendu le contraire , de sentiments de reli-
gion , de pudeur et d'humanité, les aveugles sont,
en outre, profondément reconnaissants; mais leurs
émotions sont muettes, et ne se peignent guère que
par une légère rougeur qu'on distingue à peine sur
CAUSES DP.S PASSIONS, 75
leur grave phygionomie. La gratitude beaucoup plu8
vive, mais plus fugace, des sourds-muets, se traduit
à l'instant même sur leur visage expressif: c'est sur-
tout chez eux que l'œil est le miroir de l'âme. Dans
tous les deux, on remarque beaucoup de méfiance,
une volonté opiniâtre, un grand fonds d'orgueil,
et, par conséquent, une susceptibilité fort irritable;
mais ces derniers mouvements passent vite chez l'a-
veugle, dont le cœur connaît peu la haine et la ven-
geance (1), tandis que le sourd-muet offensé con-
serve longtemps rancune, lors même qu'il a donné
un libre cours à sa colère.
Plus chastes , plus calmes , plus amis de la droi-
ture et de l'équité , les premiers ont un respect in-
violable pour la propriété d'autrui , et n'ont rien à
démêler avec la justice des hommes ; il n'est mal-
heureusement pas rare de voir les seconds, entraî-
nés par leurs passions , se faire traduire devant les
tribunaux : il semble que les uns vivent plus par
l'intelligence , les autres plus par le sentiment.
Doués d'une excellente mémoire , d'un grand
amour de l'ordre et d'une attention persévérante ,
facultés qui contribuent beaucoup à la supériorité
de leur jugement , les aveugles , en général très-stu-
dieux , montrent un goût bien prononcé pour l'ensei-
gnement, dans lequel plusieurs d'entre eux se sont
acquis une grande célébrité. Aussi peut on dire
(1) David Hume rapporte que l'improvisateur écossais Blacklock
se vcnjTeait ordinairement d'une injuste attaque par une épigramme
qu'il brûlait un instant après : le dépit inspirait le poëte , mais la
bonté de l'aveugle brisait le trait qui aurait pu blesser son ennemi.
76 CAUSES DES PASSIONS.
que leur intelligence est de beaucoup supérieure à
celle des sourds-muets (1), et même à celle de la
plupart des autres hommes.
D'un autre côté, il est fort rare que les aveugles
soient atteints de folie et d'idiotisme , tandis que
cette dernière affection accompagne assez fréquem-
ment la surdité. L'on cite enfin de nombreux exem-
ples de longévité parmi les aveugles ; les sourds-
muets, au contraire, ne parviennent guère à un âge
avancé.
« On demande quelquefois, dit M. Dufau (2), quelle
condition est à préférer, de celle du sourd-muet, ou
de celle de l'aveugle-né ? La question serait bientôt
décidée , si l'on s'en rapportait à ceux-là mêmes
qui appartiennent à ces deux classes d'infortunés.
La Providence est grande ; chacune d'elles , rési-
gnée à son sort , et également incitée à en tirer le
meilleur parti possible , ne voudrait pas l'échanger
contre la condition correspondante ; je n'ai jamais
rencontré d'aveugle - né qui voulût renoncer à la
parole pour recouvrer la vue , ni de sourd-muet de
naissance qui consentît à perdre la vue pour recon -
quérir la faculté de parler. Cela se conçoit aisément
au surplus : ce serait pour chaque classe d'êtres
changer le connu pour l'inconnu, et sacrifier un
(1) LesMassieu, les Clerc, les Berthier, les Lenoir, lesPlaniin,
les Georges , les Bertrand , les Choniel , les de Schutz , et les Benja-
min, sont des prodiges malheureusement trop rares,
(2) Essai sur l'état physique, moral et intellectuel des aveugles-nés,
avec un nouveau plan pour l'amélioration de leur condition sociale;
Paris, 1837, in-8°: excellent ouvrage, couronné par la Société de
la morale chrétienne.
CAUSES DES PASSIONS. 77
avantage réel, dont on peut apprécier l'importance,
pour obtenir une compensation dont on n'a pas
clairement l'idée.
«M. Rodenbacli, examinant donc la question avec
beaucoup d'impartialité, dans son intéressant Coup
d'œil d'un aveugle sur les sourds- muels, se prononce
en définitive pour ses confrères d'infortune; il ré-
sume, pour étayer son avis, les traits principaux du
caractère moral des aveugles , et les oppose à ceux
que présente à l'observation la condition des sourds-
iTiuets : «Les aveugles, dit-il, sont habituellement
gais, tandis qu'en général les sourds-muets sont
tristes : donc, la part des premiers, dans ce qu'on
peut appeler ici-bas le bonheur, est plus considéra-
ble ; donc, leur condition doit être préférée. »
«A cette opinion d'un aveugle-né distingué, j'ai
voulu opposer celle d'un sourd-muet distingué aussi,
et j'ai prié M. Berthier, ancien élève, et aujourd'hui
professeur de l'Institut de Paris, de me faire con-
naître ce qu'il pense à ce sujet. Voici sa réponse; je
cite textuellement :
«Il n'est pas un seul parlant, que je sache, qui
n'aimât mieux être sourd-muet qu'aveugle. Effecti-
vement, comment se défendre d'un saisissement
douloureux, en jetant un coup d'œil sur l'extérieur
de l'aveugle? Le sourire a beau voltiger sur ses lè-
vres, l'incarnat briller sur ses joues, le sentiment
vient s'ensevelir dans le silence de cette figure. Tout
en lui offre la triste image du tombeau; son existence
est enveloppée de ténèbres éternelles; pas un rayon
de lumière ne saurait percer ses paupières engour-
dies. C'est une malheureuse victime que la mort ac-
78 CAUSES DES PASSIONS.
compagne au milieu des vivants, et même au milieu
des plus vives clartés. Le sourd-muet, au contraire,
jouit, comme tous les hommes, de l'éclat des cieux,
des brillantes couleurs des fleurs, des richesses nou-
velles de la campagne, de ce qui fait enfin le charme
le plus attrayant de la nature et de la vie. Chez lui,
on voit la pensée comme dans une glace transpa-
rente. Sa figure n'est pas seulement parlante; elle
porte le sceau de la dignité humaine. Son attitude
est celle de Tindépendance; ses yeux, c'est le senti-
ment dans toute sa délicatesse , dans toute son éner-
gie , avec plus de vivacité même que chez l'homme
qui parle; c'est enfin l'àme à découvert, à nu : car
nous ne savons pas, nous, l'art de farder et de dis-
simuler; nous avons beau nous instruire, la nature
première garde plus chez nous son empreinte que
chez les parlants. Quel œil sera jamais assez péné-
trant pour découvrir chez nous, au premier aspect,
l'infirmité qui nous afflige?
«A l'aveugle, il faudra toujours pour conducteur
un enfant ou un chien, et pour appui un bâton; le
sourd-muet n'a besoin ni d'un guide, ni d'un soutien :
il peut se suffire à lui-même, et poursuivre sa route,
sans un indispensable ami , avec lequel Dieu sait s'il
sympathisera. Si l'aveugle domine le voyant, que
deviendra celui-ci ? un esclave; si c'est le contraire,
plaignons le pauvre aveugle : il peut , au premier
moment de contrariété, être abandonné seul sur le
bord de tous les précipices. Le sourd-muet circule
tout seul dans nos rues, sur nos places, dans nos
promenades; il voyage tout seul par terre, par mer.
Son œil est bon; car on comprend que, dès qu'un
CAUSES DES PASSIONS. 79
sens manque, les autres acquièrent aussitôt plus
d'énergie, plus d'activité. Cet œil est sans cesse aux
aguets; il épie le moinde danger, il est à la fois par-
tout. La fréquentation des lieux publics est devenue
pour lui une habitude sans péril : d'ailleurs l'ébran-
lement du sol annonce au sourd-muet qu'une voi-
ture approche, et il n'y a pas d'exemple qu'un seul
ait été écrasé.
uSi, dans un concert harmonieux, le sourd-muet
n'est pas aussi heureux que l'aveugle, il l'est mille
fois plus sur la scène du monde. ISature! quelle
plume peut réussir à te décrire dans toute ta beau-
té , dans toute ta poésie ! L'aveugle-né ne pourra ja-
mais avoir la moindre idée de cette harmonie , qu'au-
cune langue, pas même celle du geste, ne peut
peindre, de cette harmonie aussi supérieure à celle
de la musique que l'œuvre de l'homme est inférieure
à l'œuvre de Dieu.
« S'agit-il d'envisager la question sous les rapports
sociaux , et de déterminer lequel , du sourd-muet ou
de l'aveugle, peut le plus utilement servir sa patrie?
Si le sourd-muet ne peut pas, comme M. Rodenbach,
siéger dans les chambres de son pays, il peut du
moins l'éclairer de ses conseils, et lui transmettre
des réflexions écrites, dont l'absence de la vue n'en-
chaîne pas l'essor rapide.
« Lorsque l'ennemi est aux portes, le sourd-muet
peut tirer son coup de fusil comme s'il parlait. De-
mandez-en autant à l'aveugle ! IN'est-il pas à craindre
qu'il tire sur les siens?
«Le sourd-muet peut sauver la vie à son sem-
blable qui se noie, ou qui se voit menacé d'ua
80 - CAUSES DES PASSIONS.
incendie. Demandez-en autant à l'aveugle, qui ne
voit ni la rivière qui coule , ni la maison qui brûle !
« Veut-on savoir lequel possède le plus de moyens
d'étendre ses connaissances? Si l'aveugle a sur le
sourd-muet l'avantage d'accroître le domaine de ses
idées par l'ouïe, qui l'initie à toutes les pensées
humaines, le sourd-muet n'a-t-il pas presque exclusi-
vement pour lui les livres, les manuscrits, les mé-
dailles, les tableaux, ces vastes archives des connais-
sances accumulées par les siècles? Les arts libéraux,
l'histoire naturelle, l'anatomie, la chimie, sont in-
terdits à l'aveugle; il n'est pas une seule science, un
seul art , la musique exceptée , que le sourd-muet ne
puisse acquérir. »
«Ce morceau, ajoute M. Dufau, non moins pi-
quant par sa forme que par la source dont il émane,
nous met sur la voie de la vérité. Il en est de cette
question comme de beaucoup d'autres : on la ré-
sout en la considérant sous les points de vue dis-
tincts et tranchés qu'elle présente. Disons-le donc :
sous le rapport de la formation de la raison , du
développement de l'intelligence, rien ne remplace
le langage; mais, pour les relations sociales, pour
les nécessités de la vie positive , rien non plus ne
saurait remplacer la vue. Les philosophes ont dès
longtemps aperçu cette liaison , cette sorte de dé-
pendance mutuelle entre la pensée et la parole.
L'une , en effet , suscite et seconde l'autre : on parle
parce qu'on pense, et on pense parce qu'on parle.
Ceci devient plus frappant encore lorsque l'on com-
pare les deux conditions anormales dont il s'agit.
Pourvu de la parole, c'est-à-dire du moyen de com-
CAUSES DES PASSIONS. 81
muniquer ses idées, le plus simple et le plus fécond ,
le mieux adapté à l'exercice et au développement des
facultés intellectuelles, l'aveugle me paraît être in-
contestablement plus rapproché de nous, plus rat-
taché à l'espèce entière, dont il a l'attribut distinctif
et essentiel. En ce sens, il vaudrait donc mieux être
aveugle. Mais , dans cette société où il est moins
isolé , avec laquelle il peut mieux s'identifier que le
sourd-muet, il jouit à un degré bien inférieur de
l'activité de son être; il y est un membre infiniment
moins utile à lui et aux autres , et c'est là un immense
désavantage. Si donc il est préférable d'être aveugle
comme homme, il est préférable d'être sourd-muet
comme citoyen. »
On me pardonnera sans doute de m'être long-
temps arrêté sur deux classes d'êtres si dignes de
notre étude et de notre intérêt. Dans l'antiquité
païenne , des législateurs sans entrailles retran-
chaient du corps social tout membre infirme, tout
enfant incapable de combattre un jour pour la pa-
trie. Dans la société chrétienne, où tous les hommes
sont frères, et où l'infortune doit être à la charge
du bonheur, les plus malheureux sont ceux qui ont
droit à un plus grand amour, à une plus grande
charité. Lycurgue eût envoyé mourir au Taygète les
infortunés dont nous venons de nous occuper; un
roi et un prêtre français ont conçu la noble pensée
de les recueillir, de les adopter, et dorénavant ces
individus, jadis si misérables, et privés de toute cul
turc intellectuelle, pourront, quand les gouverne-
ments le jugeront convenable (1), reconquérir leur
(1) On compte en France seulement environ vingt mille aveugles
G
82 r.AUSF.S HLS PASSIONS.
dignité morale en participant aux progrès comme
aux avantages de la civilisation.
Influence de la Menstiualion et de la Grossesse.
A l'instant où l'utérus s'éveille pour entrer en exer-
cice, il se produit une réaction sympathique sur tout
l'organisme de la femme : sa santé , ses maladies,
son caractère , sont dès lors sous la dépendance
plus ou moins grande de ce viscère. La première ap-
parition des menstrues, et leur cessation complète,
sont, sans contredit, les moments où cette influence
est le plus marquée ; puis, entre ces deux époques ,
on observe dans l'activité de l'utérus des redouble-
ments et des intermittences qui coïncident avec les
modifications physiques et morales que cet organe
imprime à l'économie.
Si la puberté favorise le développement des af-
fections héréditaires , si une menstruation difficile
détermine quelquefois la danse de Saint-Guy, l'hys-
térie , la catalepsie, et autres névroses, on voit éga-
lement ces maladies, et une foule d'autres plus ou
moins rebelles, disparaître à cetteépoque, et des intel-
ligences, jusque-là bornées, se développer convena-
blement dès que cette nouvelle fonction est établie
avec régularité. Toutefois, à sa première apparition,
on remarque que les jeunes filles deviennent tristes,
nonchalantes, apathiques; qu'elles s'abandonnent à
de douces rêveries , ou qu'elles versent parfois des
nés et autant de sourds-muets. Sur ce nombre, à peine un ving-
tième reçoit-il le bienfait de l'instruction primaire.
CMSKS DF.S CASSIONS. 83
Inrnies involonlairos ([iii calment momcnlnnément
leur malaise cl leur inclancolie. Quchjucs jjarçons
délicats et impressionnaliles se trouvent, au moment
de la puberté, dans un état analogue, que les pa-
rents et les maîtres éclairés doivent prendre en
considération. Les premières années qui suivent
cette période importante de la vie voient aussi
éclore des talents extraordinaires chez les jeunes
gens des deux sexes ; mais, lïeurs trop précoces, aux-
quelles ne succèdent que des fruits avortés , ces pe-
tits prodiges ne dépassent presque jamais les bornes
de la médiocrité. Cabanis en a fait la remarque ,
et j'ai été à même de l'observer, cette exaltation,
ainsi que cette chute climatérique de la sensibilité,
est beaucoup plus fréquente chez les filles que chez
les garçons.
A chacune de leurs époques menstruelles , les
femmes sont plus ou moins sujettes aux spasmes (1),
à la tristesse , à l'ennui , à la paresse , à la colère ;
un rien les affecte vivement : aussi les personnes
qui les entourent sont-elles obligées de garder avec
elles les plus grands ménagements, si elles veulent
éviter les accidents funestes que produisent, surtout
alors , de vives affections morales, il est certain
aussi qu'avant et après ces retours périodiques,
(1) Les spasmes et les convulsions dépendent d'une prédomi-
nance anormale des nerfs sur les muscles. La perversion des mou-
vemenls involontaires mérite plus parliculièrement le nom de
spasme ; et l'on devrait réserver celui de convulsion à la perversion
des mouvements qui ont pour agents les muscles locomoteurs,
c'est-à-dire ceux qui sont soumis à l'empire de la volonté. Dans les
spasmes, c'est le système ganglionaire qui prédomine; dans les
convulsions, c'est le centre nerveux cérébro-spinaL
84 CAUSES DES PASSIONS,
elles sont plus disposées à l'acte générateur , et
qu'elles procréent plus facilement.
Pendant la grossesse, la plupart des femmes se
montrent excessivement impressionnables , irasci-
bles et peureuses. L'utérus développe encore sym-
pathiquement chez elles des goûts bizarres , des en-
vies (1), et une grande propension pour les liqueurs
fortes, dont elles font quelquefois un abus effrayant.
Elles éprouvent aussi un affaiblissement plus ou
moins grand de l'intelligence : leur jugement est
moins sûr , leur imagination plus mobile , leur vo-
lonté plus changeante , plus capricieuse ; on a vu
enfin , chez quelques-unes , se développer un pen-
chant momentané à la jalousie, à la haine, au sui-
cide et au meurtre ; dans ces cas , heureusement
fort rares , elles sont dans un véritable état de vé-
sanie, quelquefois accompagné d'aberration plus ou
moins extraordinaire des sens. Comment alors ces
infortunées seraient-elles responsables de leurs actes
devant la justice humaine ? A Dieu seul appartient
le droit de les juger.
Lorsque les fonctions de l'utérus ont entièrement
cessé, lorsque la femme n'est plus apte à devenir
mère , elle subit une dernière modification qui la
(1) On désigne par ce mot les désirs qu'ont certaines femmes,
pendant les premiers mois de la gestation, pour des substances sou-
vent non employées comme aliments, telles que la craie, Je char-
bon, le vieux cuir, etc. Celte dépravation de l'appétit, décrite par
les auteurs sous les noms de pica et de ntalacia, s'observe plus par-
ticulièrement chez les filles chlorotiques. On appelle encore em-ies
certaines taches ou marques que les enfants apportent en naissant ,
et que le vulgaire attribue à des désirs non satisfaits ou à des
frayeurs éprouvées par les mères pendant le cours de la grossesse.
CAUSES DES PASSIONS. 85
rapproche de l'orfjanisation et du caractère de
l'homme. Sa voix prend alors plus de force et un
timbre pkis mâle ; le duvet de la jeunesse , qu'on
distinguait à peine sur son visage , acquiert peu
à peu une longueur et une consistance qui ne con-
viennent qu'à celui de l'autre sexe ; sa sensibilité
n'est plus aussi exquise ; ses goûts ne sont plus aussi
délicats; dépouillée enfin de cette fleur de beauté qui
lui attirait les hommages des hommes , elle donne
une nouvelle direction à ses idées , et va chercher
un amour plus pur et moins passager dans la re-
ligion , où elle trouve d'abondantes consolations et
de sublimes espérances.
Influence de la Position sociale et des Professions.
En considérant l'ensemble de la société , on re-
marque bientôt un certain nombre de groupes, dont
les allures, les goiits, les penchants sont tout à fait
différents , ou du moins ont un cachet particulier
qui empêche de les confondre. Si, poussant plus
loin l'observation, on veut esquisser d'un seul trait
la physionomie morale de chacun de ces groupes ,
en n'ayant égard qu'à la passion dominante qu'ils
présentent tous, on sera conduit à tracer la classifi-
cation suivante, qui a pour base l'orgueil, sur lequel
repose en grande partie notre édifice social :
Les nobles orgueil du sang.
Les puissants.. . orgueil du pouvoir.
Les riches orgueil de la forUine,
Les bourgeois .. orgueil industriel.
Les pauvres.. . . orgueil humilié.
Je me borne à présenter cette nouvelle distri-
86 ■ CAUStS DES PASSIONS.
bution de la société , laissant à nos moralistes le
soin de détailler les traits distinctifs de chacun des
groupes.
Des glands seigneurs el des gens en place.
« Grand seiççneur est un mot dont la réalité n'est
plus que dans l'histoire. Un grand seigneur était
un homme sujet par sa naissance , grand par lui-
même , soumis aux lois , mais assez puissant pour
n'obéir que librement, ce qui en faisait souvent un
rebelle contre le souverain , et un tyran pour les
autres sujets : il n'y en a plus.
«Si l'on s'avisait aujourd'hui de faire la liste de
ceux à qui l'on donne , ou qui s'attribuent le titre
de seigneur, on ne serait pas embarrassé de savoir
par qui la commencer, mais il serait impossible de
marquer précisément où elle doit finir. On arrive-
rait jusqu'à la bourgeoisie , sans avoir distingué
une nuance de séparation. Tout ce qui va à Ver-
sailles croit aller à la cour et en être.
«La plupart de ceux qui passent pour des sei-
gneurs ne le sont que dans l'opinion du peuple ,
qui les voit sans les approcher. Frappé de leur éclat
extérieur, il les admire de loin, sans savoir qu'il n'a
rien à en espérer et qu'il nen a guère plus à craindre
Le peuple ignore que pour être ses maîtres par acci-
dent, ils sont obligés d'être ailleurs comme il est
lui-même à leur égard.
«Plus élevés que puissants, un faste ruineux et
presque nécessaire les met continuellement dans le
besoin des grâces , et hors d'état de soulager un
honnête homme quand ils en auraient la volonté ;
CAUSES DES PASSIONS. 87
il faudrait , pour cela , qu'ils donnassent des bornes
au luxe ; et le luxe n'en admet d'aulres que Tim-
puissance de croître ; il n'y a que les besoins qui
se restrei{jnent pour fournir au superflu.
«Ceux qui sont dépositaires de l'autorité ne sont
pas précisément ceux qu'on appelle des seijjneurs.
Ceux-ci sont obligés d'avoir recours aux gens en
place, et en ont souvent plus besoin que le peuple, qui,
condamné à l'obscurité , n'a ni l'occasion ni la pré-
tention d'espérer. Ce n'est pas qu'il n'y ait des sei-
geurs qui ont du crédit ; mais ils ne le doivent
qu'à la considération qu'ils se sont faite, à des ser-
vices rendus , au besoin que l'Etat en a ou qu'il en
espère. Mais les grands qui ne sont que grands ,
n'ayant ni pouvoir ni crédit direct , cherchent à y
participer par le manège, la souplesse et l'intrigue,
caractère delà faiblesse. Les dignités, enfin, n'at-
tirent guère que des respects ; les places seules
donnent le pouvoir. H y a très-loin du crédit du
plus grand seigneur à celui du moindre ministre,
souvent même d'un premier commis.» (DuCLOS,
Considérations sur les Mœurs, chap. 6. )
Le riche.
«Giton a le teint frais, le visage plein et les joues
pendantes , l'œil fixe et assuré , les épaules larges ,
l'estomac haut , la démarche ferme et délibérée : il
parle avec confiance , il fait répéter celui qui l'en
tretient , et il ne goûte que médiocrement tout ce
qu'il lui dit ; il déploie un ample mouchoir, et se
ïuouche avec grand bruit ; il crache fort loin , et il
éternue fort liaut ; il dort le jour, il dort la nuit , et
88 ' CAUSES DES TASSIONS.
profondément ; il ronfle en compagnie. Il occupe à
table et à la promenade plus de place qu'un autre ;
il tient le milieu en se promenant avec ses égaux ;
il s'arrête, et l'on s'arrête ; il continue de marcher,
et l'on marche ; tous se règlent sur lui : il inter-
rompt , il redresse ceux qui ont la parole ; on ne
l'interrompt pas, on l'écoute aussi longtemps qu'il
veut parler ; on est de son avis , on croit les nou-
velles qu'il débite. S'il s'assied , vous le voyez s'en-
foncer dans un fauteuil, croiser les jambes l'une sur
l'autre, froncer le sourcil , abaisser son chapeau sur
ses yeux, ou le relever ensuite et découvrir son front
par fierté et par audace. Il est enjoué , grand rieur,
impatient, présomptueux, colère, libertin, politi-
que , mystérieux sur les affaires du temps ; il se
croit des talents et de l'esprit : il est riche» (1). (La
Bruyère. )
Le pauvre.
M Phédon a les yeux creux , le teint échauffé , le
corps sec et le visage maigre ; il dort peu et d'un
sommeil fort léger ; il est abstrait , rêveur , et il a
avec de l'esprit l'air d'un stupide ; il oublie de dire
ce qu'il sait ou de parler d'événements qui lui
sont connus, et , s'il le fait quelquefois , il s'en tire
(1) 11 est encore un défaut ou plutôt un vice que La Bruyère a
omis de mentionner ici : je A^eux parler de régoïsme de l'opulence ,
de sa froideur pour les malheureux. On ne voit en effet que trop
souvent la fortune et le rang tuer le cœur; ce n'est pas que dans
cette position la sensibilité soit complètement éteinte , mais elle
quitte ordinairement les entrailles, et n'est plus que dans le lan-
gage.
CAUSES DES TASSIONS. 89
mal; il croit peser à ceux à qui il parle; il raconte
brièvement, mais froidement; il ne se fait pas écou-
ter, il ne fait point rire; il applaudit, il sourit à
ce que les autres lui disent, il est de leur avis : il
court, il vole pour leur rendre de petits services;
il est complaisant, flatteur, empressé ; il est mysté-
rieux sur ses affaires, quelquefois menteur ; il est
superstitieux, scrupuleux, timide; il marche dou-
cement et légèrement ; il semble craindre de fouler
la terre ; il marche les yeux baissés , et il n'ose les
lever sur ceux qui passent ; il n'est jamais du
nombre de ceux qui forment un cercle pour dis-
courir; il se met derrière celui qui parle, recueille
furtivement ce qui se dit , et il se retire si on le re-
garde, il n'occupe point de lieu , il ne tient point
de place; il va les épaules serrées, le chapeau abaissé
sur ses yeux pour n'être point vu ; il se replie et se
renferme dans son manteau; il n'y a point de rues ni
de galeries si embarrassées et si remplies de monde
où il ne trouve moyen de passer sans effort , et de
se couler sans être aperçu ; si on le prie de s'asseoir,
il se met à peine sur le bord d'un siège ; il parle bas
dans la conversation , et il articule mal ; libre néan-
moins sur les affaires publiques , chagrin contre le
siècle , médiocrement prévenu des ministres et du
ministère (1), il n'ouvre la bouche que pour répon-
(1) Pour compléter ce tableau, ajoutons-y quelques traits em-
pruntés à un des plus ffrands peintres de mœurs de l'antiquité :
« Semper in civitate, quis opes nullae sunt , bonis invident, ma-
«los extollunt; vetera odere, nova exoptant; odio suarum rerum
« mutari omnia student; turba atque seditionibus sine cura aluntur,
« quoniam ej^estas facile habetur sine damno. »
« Dans un Etat , ceux qui ne possèdent rien portent toujours en-
90 CAUSES DES PASSIONS.
dre ; il tousse, il se mouche sous son chapeau; il
crache presque sur soi, et il attend qu'il soit seul pour
éternuer, ou, si cela lui arrive, c'est à l'insu de la
compagnie; 11 n'en coûte à personne ni salut, ni com-
pliment : il est pauvre. » [Le même.)
Les bourgeois de Paris comparés à leurs ancêtres.
t. Les empereurs n'ont jamais triomphé à Rome si
mollement, si commodément, ni si sûrement même,
contre le vent, la pluie, la poudre et le soleil , que
le bourgeois sait, à Paris, se faire mener par toute
la ville. Quelle distance de cet usage à la mule de
leurs ancêtres ! Ils ne savaient point encore se pri-
ver du nécessaire pour avoir le superflu , ni préférer
le faste aux choses utiles: on ne les voyait point s'é-
clairer avec des bougies , et se chauffer à un petit
feu ; la cire était pour l'autel et pour le Louvre. Ils ne
sortaient point d'un mauvais dîner pour monter
dans leur carrosse; ils se persuadaient que l'homme
avait des jambes pour marcher, et ils marchaient.
Ils se conservaient propres quand il faisait sec, et,
dans un temps humide , ils gâtaient leur chaussure,
aussi peu embarrassés de franchir les rues et les
carrefours que les chasseurs de traverser un guéret,
ou le soldat de se mouiller dans une tranchée : on
n'avait pas encore imaginé d'atteler deux hommes
vie aux f^ens de bien , vantent les méchants, détestent l'ancien ordre
de choses, en désirent un nouveau ; dans leur haine pour leur po-
sition , ils s'efforcent de tout chanffer, et ne rêvent froidement f|ue
troubles et séditions, parce que la pauvreté n'a rien à perdre. »
(S.vLLi,STE , Ccniitiotioii (le CuliUna, chap. 37.)
CAUSES DES PASSIONS. 9t
à une litière; il y avait même plusieurs magistrats
qui allaient à pied à la eliauibre ou aux enquêtes ,
d'aussi bonne grâce qu'Auguste autrefois allait de
son pied au Capitole. I/étain, dans ce temps, bril-
lait sui' les tables et sur les buffets , coiume le fer
et le cuivre dans les foyers ; l'argent et l'or étaient
dans les coffres. Les femmes se faisaient servir par
des femmes ; on mettait celles-ci jusqu'à la cuisine.
Les beaux noms de gouverneurs et de gouvernantes
n'étaient pas inconnus à nos pères: ils savaient à
qui l'on confiait les enfants des rois et des plus
grands princes; mais ils partageaient le service de
leurs domestiques avec leurs enfants, contents de
veiller eux-mêmes immédiafemenl à leur éducation.
Ils comptaient en toutes choses avec eux-mêmes ;
leur dépense était proportionnée à leur recette ;
leurs livrées, leurs équipages, leurs meubles, leur
table, leur maison de la ville et de la campagne ,
tout était mesuré sur leurs rentes et sur leur
condition. H y avait entre eux des distinctions
extérieures qui empêchaient qu'on ne prît la femme
du praticien pour celle du magistrat, et le roturier
ou le simple valet pour le gentilhomme. Moins ap-
pliqués à dissiper ou à grossir leur patrimoine qu'à
le maintenir, ils le laissaient entier à leurs héritiers,
et passaient ainsi d'une vie modérée à une mort
tranquille. Ils ne disaient point : Le siècle est dur,
la misère est grande, l'argent est rare ; ils en avaient
moins que nous, et en avaient assez, plus riches par
leur économie et par leur modestie que de leurs
revenus et de leurs domaines. Enfin, on était alors
pénétré de cette maxime , que ce qui est dans les
92 ' CAUSES DES PASSIONS.
grands splendeur, somptuosité, magnificence, est
dissipation , folie, ineptie, dans le particulier.»
( Le même. )
Des Professions.
L'étude des professions n'est pas moins utile que
celle des différentes positions sociales qui viennent
d'être passées en revue; il est impossible, en effet,
que nos occupations de chaque jour n'aient pas
quelque influence sur notre caractère et sur nos dé-
terminations morales.
Les pathologistes qui ont étudié l'influence des
professions sur le développement de certaines ma-
ladies , ont généralement adopté la classification
suivante : 1 ° professions qui n'exercent que l'esprit ,
1° professions qui n'exercent que le corps, 3° profes-
sions qui exercent à la fois le corps et l'esprit. Je
crois devoir préférer ici une autre division , moins
simple il est vrai , mais qui montre peut-être mieux
les hommes dans les diverses positions , dans les
différentes occupations de la société. On y voit, en
quelque sorte, chacun prendre l'allure , le ton , le
langage, les manières et l'esprit de la classe à la-
quelle il appartient. Ce sont les membres d'un tout
qui représente l'état actuel de notre civilisation , et
qui rappelle ce que l'ordre établi nous montre jour-
nellement. Cette nouvelle classification me paraît
surtout avoir l'avantage de rapprocher les individus
dont les professions offrent entre elles quelque ana-
logie. En voici le tableau synoptique.
CAUSES UF.S PASSIONS,
93
TABLEAU DES PROFESSIONS.
Hommes de l'àme .
Hommes du corps.
Hommes de guerre
Hommes de lois
Hommes de lettres et de sciences.
Hommes cultivant les arts.
Hommes de commerce.
Hommes de labeur. . .
Hommes de servitude
1 Prêtres.
Médecins.
I Fantassins.
Cavaliers.
Marins.
Notaires.
1 Avoués,
Magistrats.
Avocats.
Huissiers.
Philosophes.
Historiens.
Poètes.
Prosateurs.
1 Naturalistes,
Mathématiciens.
V Professeurs, instituteurs.
Dessinateurs.
Peintres.
Sculpteurs.
Graveurs.
Architectes.
ftlusiciens.
Acteurs.
Maîtres d'écriture.
— de danse,
— d'escrime.
/ Banquiers.
\ Afjents d'affaires.
, < Négociants.
) Fabricants.
\ Marchands.
Agriculteurs,
Ouvriers divers.
Hommes d'administration, au
des administrés
Homm. serviteurs et conseillers
Hommes serviteurs et pères des
j Domestiques,
( Esclaves.
i Hauts fonctionnaires.
Employés supérieurs.
Employés subalternes,
des rois. 1 Ministres,
peuples. 1 Souverains.
§4 CAUSES DES PASSIONS,
Je me bornerai ici à une simple cnumération
des qualités et des défauts que l'on rencontre plus
particulièrement dans les principales professions,
en y ajoutant les avantages et les inconvénients les
plus marqués que présente chacune d'elles.
Prêtres,
Qualités : Discrélion, chasteté, charité, instriiclion.
Défauts : Ambiliou (1), jalousie, friandise.
avantages : Sauté , lougévilé (2), peu de chajjrins de famille.
Jncorn'énients : Isolement, tyrannie des personnes qui les
servent, réactions politiques; — catarrhe vésical.
Médecins.
Qualités : Humanité, désintéressement, courage (3), discré-
tion, inslrucliou.
Défauts : Irréligion (4), envie et jalousie, gourmandise, in-
continence.
^1) Vovez le discours de Massillon sur l'AmbUion des clercs, et
celui sur l'Usage, des rn'enus ecclésifistujues. 11 est toutefois à remar-
quer que ces <leux défauts sont infiniment moins fréquents de nos
jours qu'à l'époque où écrivait l'éloquent et sévère évèque de
Clermont.
(2) Voyez la note C , à la fin du volume.
(3) J'entends parler ici du zèle et du sang-froid dont ils font
preuve pendant les épidémies : quant au courage qu'ils devraient
montrer dans leurs propres maladies, et surtout dans les opéra-
tions auxquelles ils peuvent être exposés, c'est tout autre chose :
en pénéral, fort mauvais malades, ils sont très-difficiles à soigner.
Les étudiants en médecine et les jeunes médecins s'imaginent avoir
toutes les maladies qui ont le moindre rapport avec la leur; ce
qui, souvent, retarde leur guérison.
(4) Comme partout les extrêmes se rencontrent, on a remarqué
que , si la profession de médecin comptait dans ses rangs beau-
coup d'incrédules et même de matérialistes, elle avait aussi donné
à l'Église un assez grand nombre de saints , et à la société une foule
d'hommes non moins remarquables par leur piété que par leur sa-
voir. Parmi ces derniers, il suffit de citer les noms des Fernel, des
CAUSES DES PASSIONS. 95
.-évanlai^es : Sanlc', eonsidéralioii, iiidépeiidauce politique.
Juconvénienls : lîsclava{>;e (le la jjrol'essioii , iii^^ralilude des
malades et du }>ouveinemeut; — latij^ue coutiiuielle , ma-
ladies é pidémiques et coiilajjieuses.
MlLITAlKES.
Qualités : Couraji;e, loyauté, propreté, ordre.
Défauts: Libertiiiajfje, iulempéranoe, paresse (l), suscep-
tihililé.
Avantages : Gloire, avancement rapide en temps de guerre.
Inconvénients : Servitude déjjuisée; — affections rhumatis-
males, blessures, mort prématurée.
Avocats.
Qualités : Loyauté, générosité (2), esprit d'ordre.
Défauts : Ambition, cupidité, jactance.
Avantages ■■ Publicité ou éclat du mérite, confraternité, au
moins apparente.
Inconvénients : Loquacité souvent sans conviction; — mala-
dies du larynx et de la poitrine.
Gens de lettres.
Qualités : Humanité, générosité, affabilité.
Défauts : Orgueil, envie, médisance, vénalité, intempérance,
luxure.
Avantages : Plaisirs de l'esprit, indépendance.
Inconvénients : Critique; — maladies aiguës et chroniques du
Camerariiis, des Bajjlivi , des Newton, des Leibnitz , des Baillou ,
des Boerhaave , des MorfTapfiii , des Haller, des Wiiislow, des Bayle ,
des Laennec, des de Jussieu. (Yoir note D, à la fin du volume.)
(1) En temps de paix surtout.
(2) Principalement pendant la jeunesse. — On regrette que les
notaires ne s'occupent plus uniquement d'affaires relatives à leur
profession. Quant aux avoués, presque toujours placés entre leur
devoir et leur intérêt, ils sont si généralement accusés d'impro-
bité, que l'Eglise elle-même croit honorer saint Yves en assurant
qu'il fui honnête dans sa charge de procureur.
9G - CAUSES DES PASSIONS.
cerveau et des viscères contenus dans l'abdomen, aujj-
luentatioa de l'irritabilité naturelle de leur caractère (1).
Artistes.
Qualités: Humanité, générosité , reconnaissance.
Défauts : Envie, prodigalité, intempérance (2), vanité,
amour-propre démesuré, défaut d'ordre.
Avantages : Célébrité acquise ou en espérance,
/«cont-én/cnfj .• Critique ; — irritabilité excessive, passions
amoureuses, affections du cerveau, fin souvent misérable.
Marchands.
Qualités : Assiduité au travail, exactitude, sobriété.
Défauts : Mensonge continuel, dol, avarice.
Avantages et inconvénients : V ariables suivant la loterie in-
dustrielle à laquelle ils jouent.
Agriculteurs.
Qualités : Amour de la famille, travail, sobriété.
Défauts : Ruse et méfiance extrêmes, rusticité, que l'instruc-
tion parviendra sans doute à corriger.
Avantages : Santé, gaieté, longévité.
Inconvénients : Injures du temps , sinistres ; — affections rhu-
matismales, lumbago surtout, et névralgie scialique.
Artisans, Ouvriers.
Qualités : A mour paternel, confraternité dans la même partie.
Défauts : Paresse, ivrognerie, libertinage (3), colère, im-
prévoyance.
(1 ) On a remarqué que c'est dans les professions lettrées que l'on
rencontre proportionnellement le plus de suicides.
(2) L'ivrognerie surtout est le vice habituel des musiciens de bas
étage.
(3) L'ivrognerie se rencontre bien plus fréquemment dans cer-
taines classes d'ouvriers que dans d'autres : ainsi elle est très-com-
mune chez les imprimeurs, les fondeurs, les forgerons, les chape-
liers, les tonneliers, les charpentiers, les peintres en bâtiment, etc.,
tandis qu'elle est beaucoup plus rare chez les couvreurs elles ma-
çons. Voyez l'article Ivrognerie.
Le libertinage est surtout très-commun chez les tailleurs , le
CAUSES DES PASSIONS. î>7
Avantages : Force physique, développement des sens exer-
cés, gaieté.
Inconvénients ■• Mauvais exemple, manque d'ouvrage, vieil-
lesse malheureuse ; — prédisposition à certaines maladies,
variables selon la nature de leurs travaux (1).
DOMESTrQUES.
Qualités : Quelquefois fidélité, attachement et économie
quand ils ont de bons maîtres.
Défauts : Mensonge, dol, gourmandise, ingratitude.
Avantages : Insouciance du lendemain.
Inconvénients .'Dépendance, humiliations, doublement mal-
heureux en cas de maladie (2).
Employés.
Qualités : Ordre, propreté, ponctualité.
Défauts : Manque de politesse et d'égards envers les admi-
nistrés qui les payent , jactance.
Avantages : Avancement , pension de retraite.
Inconvénients : Réforme, passe-droits
Souverains.
Qualités : Clémence, loyauté.
Défauts : Orgueil, ambition.
Avantages : Droit de grâce, honneurs publics, richesses à
distribuer.
Inconvénients : Flatterie, révolutions, immense responsabi-
lité.
Je terminerai cet article par quelques documents
statistiques sur les professions.
cordonniers, les modistes, les couturières et les blanchisseuses;
chez ces dernières l'immersion continuelle des mains dans l'eau, la
position assise chez les autres, ne contribuent pas peu à la surexci-
tation des organes génitaux. Voyez l'article Libertinage.
(1) Voyez la note E, à la fin du volume.
(2) Les uns par la crainte de perdre leur place , les autres par la
contrariété de ne pouvoir pas continuer leur service.
7
98
flAtlSES DES PASSION.S.
TJBLEJU de 23,516 ind'nidus accuses de crimes, pendant les
trois années 1839, 1840, 1811, classés d'après la nature
de leurs professions.
PROFESSIONS DES ACCUSÉS.
1839.
1840.
1841.
I.
Bergers et aulres occupés du soin des troupeaux.
103
109
93
24
390
40
409
30
402
Cultivateurs, labour., jardiniers, etc., de leur Lien
du bien d'autrui
1,5.S6
1,701
1,317
126
197
179
.Journaliers, ou manœuvres s'occupant de tcav. div.
24.5
191
196
Domestiques attaches à une ferme ou exploitation.
II.
^ . l bois, charpcnliefs, menuisiers. . .
Ouvriers en | ^^.^ ^^ ^^^^ j^ ^^^^^ ^^^-^^^
337
394
350
525
502
494
63
55
75
74
Serruriers
59
72
/ en fer et autres métaux
268
274
280
l en fil, laine, colon et soie . . .
566
604
487
, . . 1 en l)ierres : maçons, couvr., etc.
Autres ouvriers / ' ■ ■. i •' j , ,
\ en produits chiin. de toute esp.
308
326
278
3
16
5
en terre : tuiliers, potiers, etc.
38
33
55
\ vitriers , peintres
51
44
58
III.
74
88
79
63
79
64
Meuniers
121
145
146
IV.
17
14
21
178
266
151
258
173
233
Taill,, lapiss , et autres ouvr. travail!, sur les étof.
23
27
21
33
33
34
V.
Agents d'affaires et autres professions analogues.
50
41
39
Marcliands colporteurs
153
131
100
„ . , ,. 1 en gros, banquiers, etc. .
Commerçants «^'a"^''* „,, j,;,aii
37
67
36
176
182
177
ntgocianis. . sa„s établis, fixe , maquignons, etc.
42
66
31
77
72
90
VI.
Commissionnaires, portefaix, porteurs d'eau, etc.
110
98
107
64
95
73
Voituriers et rouliers
168
137
119
VII.
Aubergistes, logeurs, hôteliers, limonadiers. . .
152
134
141
Domestiques attachés à la personne
A reparler, . . .
617
580
561
6,618
7,063
7,365
CALSKS DES PASSIONS.
99
PROFESSIONS DES ACCUSÉS. 1839. 1840. 1841.
Rcporl. . . ■
VIII.
Accoucheuses
Artistes (peintres, musiciens, comédiens, etc.). .
riercs , écrivains, imprimeur»
Éludiiints.
Fonciionriaires publics, employés
Agents de la force publique, gardes forestier». .
Instituteurs, professeur»
Militaire» et anciens militaires
Propriétaires vi\ant de leur revenu, rentier». . .
Notaires, avocats, avoués, médecins, homme» de
lettres, prêtres, huissiers, commissaires-pris.
IX.
Contrebandiers
Chiffonniers ,
Mendiants et vagabonds
Filles publiques
Sans moyens d'existence connus
TOTAUK. . . .
Total général. . . .
7,06.3
51
26
25
123
36
145
7,365
5
10
14
21
3
4
58
65
71
7
14
9
42
49
66
70
74
67
30
39
27
81
76
79
75
64
63
35
25
21
214
30
152
6,618
66
14
32
122
37
173
7,858 8,226 7,462
23,546
La première classe des professions, qui comprend les individus
habiiuelleiiienl occupés aux travaux des champs, est toujours la
j)lus nombreuse : elle forme plus <lu tiers du nombre total. La
deuxième, celle des ouvriers chargés de mettre en œuvre les ma-
tières preinièreà, le bois, la laine, le 1er, le coton, etc., renferme
un peu moins du tiers du non)bre total. En troisième lifijne vient la
neuvième classe, celle des f^ens sans aveu, vagabonds, mendiants.
Le reste des accusés se partage chaque année d'une manière assez
uniforme entre les autres clauses.
Sur les 23,54C accusés, 13,387 travaillaient pour le compte d'au-
trui , 6,672 pour leur propre compte, et 3,487 vivaient dans l'oi-
siveté.
En 1840, sur 100 accusés appartenant aux professions libérales
(huitième classe\ 36 sur 100 (plus du tiers) étaient poursuivis pour
des crimi's contre les personnes ; cette proportion es,t de 35 sur 100,
pour les accusés de la première classe, ceux qui sont attachés à
l'exploitation du sol; de 32 sur 100, pour les aubergistes, cabare-
litTs, logeurs , etc.; de 23 sur 100, pour les artisans et ouvriers de
louie espèce des deuxième, troisième et quatrième classes; de 20
sur 1(J0, pour les mariniers, voituriers, rouliers, etc.; de 15 sur
100 , pour les accusés de la neuvième classe ou les gens sans aveu ;
de 13 sur 100, pour les accusés de la cinquième classe, marchands,
commerçants, etc.; enfin de 12 sur lOJ, pour les domestiques at-
tachés à la personne. Ces rapports ont peu varié en 1839 et en 1841.
Dans ce tableau, les femmes accusées qui n'avaient pas de pro-
fessions ont été classées d'après celle de leurs maris.
00 CAUSES DES PASSIONS.
Tableau comparatif des suicides et des crimes en France, dans
leurs rapports avec les professions.
Suicidés. Accusés.
Vidasse. Laboureurs, journaliers. . . . 30 sur 100. 36 sur 100.
2« classe. Artisans 1 1 20
3® classe. Boulang. , bouchers, charcul. 2 3
4" classe. Chapeliers, tailleurs, blanchiss. 6 5
5^ classe. Négociants 5 6
6*" classe. Voiluriers, hommes de peine. 2 4
7^ classe. Hôteliers , domestiques .... 7 9
8^ classe. Professions libérales 21 5
9*^ classe. Gens sans aveu 16 12
Dans le Rapport au Roi pour l'année 1 836, d'où j'ai extrait
ce tableau , il est couslaté que la proportion des accusés de
crimes contre les personnes était plus élevée dans la 1"^ et
dans la S*" classe, c'est-à-dire parmi les hommes adonnés aux.
travaux de la terre et parmi ceux qui ont embrassé des pro-
fessions libérales. Par une coïncidence qui appelle la ré-
flexion , c'est aussi dans ces deux classes que les suicides ont
été le plus nombreux. Toutefois, pour porter ici un jugement
rigoureux , il faudrait avoir le chiffre exact des individus qui
composent chacune de ces neuf classes.
Quant à Y état civil des personnes, qui ne laisse pas que
d'exercer aussi une notable influence sur le développement
des passions, les documents statistiques démontrent que
plus des trois cinquièmes des accusés et des suicides n'é-
taient pas engagés dans les liens du mariage. Voici, du reste,
ce qu'on lit dans le Rapport de 1840 : «Parmi les 8,226 ac-
cusés, 4,665 (0,57) étaient célihataires; 3,159 ,0,39) étaient
mariés; 356 (0,04) vivaient dans le veuvage. Parmi les accu-
sés mariés, 2,599 (0,83) avaient des enfants; 560 (0,17) n'en
avaient pas. Parmi les accusés vivant dans le veuvage,
275 (0,77) avaient des enfants, et 81 (0,23) n'en avaient pas.
«Le nombre proportionnel des femmes était de 17 sur 100
parmi les accusés célibataires; de 0,15 parmi les accusés
mariés; et de 0,38 parmi les accusés vivant dans le veuvage.
CAUSES DtS rASSIOiSS. 101
«Il a été conslalé pour 170 accusés qu'ils étaienl cuiauls
naturels; pour 159, qu'ils appartenaient à des familles dont
quelques membres avaient été précédemment l'objel de
poursuites judiciaires; et pour 419 enfin, qu'ils vivaient
dans le concubinaj^^e ou qu'ils étaienl d'une immoralité
notoire.»
Ces rapports n'ont presque pas varié en 1841.
De l'Éducation, de l'Habitude et de l'Exemple.
Si les règles de l'hygiène, habilement appliquées
à l'éducation physique des enfants, leur donnent
une santé florissante et des membres agiles et vigou-
reux, une cultui^e sagement progressive de leur es-
prit ne contribuera pas moins à régulariser, à met-
tre en harmonie leurs besoins animaux, moraux et
intellectuels. En quoi doit consister cette triple édu-
cation ? Dans un ensemble de bonnes habitudes , qui ,
contractées dès le premier âge , conserveront chez
les enfants l'heureux naturel qu'ils tiennent de leurs
parents, ou modifieront les tendances vicieuses qui
leur auraient été ti^ansmises. Sans doute, on a eu rai-
son d'appeler l'habitude une seconde nature ; mais ,
pour qu'elle puisse, dans certains cas, opérer une
utile métamorphose, il faut, comme nous le verrons
plus loin , qu'elle attaque le mal dès sa première ap-
parition, ou bien ses efforts risqueront d'être in-
fructueux, et sembleront justifier cet adage, aussi
désolant qu'exagéré : «Chassez le naturel, il revient
au galop. »
Oui, certainement, il reviendra le mauvais natu-
rel, corroboré par la puissance de l'habitude; mais
ce naturel, arrêté, modifié , entièrement changé,
toi CALSKS DÈS l'ASSlONS.
ne reviendra guère, surtout s'il eu est empêché
par la vue continuelle du bon exemple que copiera
l'enfant ainsi que l'homme, ce grand enfant si émi-
nemment né imitateur. Je livre cet aperçu rapide
aux dépositaires du pouvoir, qui ne paraissent pas
attacher assez d'importance à l'éducation physique,
morale et intellectuelle de la jeunesse, et qui s'ima-
ginent avoir élevé un homme quand ils ont exercé
deux ou trois de ses facultés au détriment des autres.
Ainsi, V habitude, ce penchant contracté par la
fréquente réitération des mêmes actes, et \ exemple,
cette morale en action , dont les leçons parlent plus
haut et plus éloquemment que tous les préceptes ,
voilà les deux mobiles que l'on devrait constam-
ment employer dans l'éducation. Devant ra'arrêter
fiur leur influence dans le chapitre consacré au
traitement des passions, je me borne à signaler ici
un fait grave, c'est que l'importance trop exclusive
attachée de nos jours à l'instruction scientifique et
littéraire ne forme guère que des hommes énervés et
vicieux, c'est-à-dire de fort mauvais citoyens. Chose
déplorable, en effet ! les relevés statistiques des hô-
pitaux et des prisons d'Europe démontrent que les
infirmités, l'aliénation mentale, le suicide, et les
autres crimes, augmentent avec l'instruction et le
prétendu progrès des lumières (t\ Les gouverne-
ments obtiendraient , je pense , un résultat diamé-
tralement opposé, s'ils s'attachaient à faire culti-
(1) Voyez ci-après, chapitre 11, le Tahleaii comparât! f des <:iimrs,
de l'aliénalioH mentale et des suicides en France, depuis le 1^"" jan-
vier 1827 jusqu'au I*"'' janvier 1842, et la note F, à la fio du volume.
CAOSES bES ^ASSIONS, 103
ver d'une manière harmonique tons les besoins, toutes
les facultés de l'homme; si, tout en lui donnant
des membres robustes, ils développaient ^i*aduel-
lement ses sentiments avec son intelli^jence, en pre-
nant pour point d'appui l'élément religieux, seule
sanetion de la morale, et unique base d'une solide
éducation.
Influence du Grand Monde, de la Solitude et de la Fie
champêtre.
La fréquentation habituelle de la société rend ,
sans aucun doute, l'homme plus gai, plus poli, plus
aimable; elle donne aussi à l'esprit et au corps plus
de grâce et de souplesse; mais, malheureusement,
ce qu'elle ajoute en surface et en éclat, elle le re-
tire presque toujours en profondeur et en solidité.
D'un autre côté, continuellement mise en jeu, et
prodiguée au milieu d'une multitude de soins, de
peines et de plaisirs, notre sensibilité s'éparpille,
en quelque sorte, sur nos organes extérieurs, et
finit par laisser nos entrailles fjoides et impassi-
bles. C'est ainsi que, dans le grand monde, la com-
passion et la bonté, si naturelles à l'homme, sem-
blent avoir changé de place; on les trouve, en effet,
bien plus dans le langage que dans le cœur.
Il en est de même pour les productions de l'esprit :
l'écrivain peut bien acquérir dans la société la faci-
lité et le brillant de l'expression, la grâce et l'élé-
gance des tours; mais la justesse des aperçus, la
profondeur des pensées et leur enchaînement , la cha-
leur et la vie du discours, sont le produit habituel de
la retraite et de la méditation, Aussi les grands écri'
104 CAUSES DES TASSIONS.
vains n'ont-ils guère enfanté leurs immortels chefs-
d'œuvre que dans la paix de la solitude, si propice
aux conceptions du génie.
Si de pieux anachorètes ont trouvé le calme de
l'àme dans le silence du désert, souvent aussi la
jalousie, l'envie et la vengeance y ont été nourrir
leurs fureurs et aiguiser leurs poignards : c'est qu'en
nous faisant sans cesse replier sur nous-mêmes, la
solitude absolue renforce presque toujours notre
caractère ; elle rend l'homme bon meilleur, et le
méchant , plus farouche et plus dangereux. Il est
constant, en outre, que la haine de la société, jointe
à un goût extrême pour la solitude, favorise chez
les mélancoliques le funeste penchant qui les en-
traîne fréquemment au suicide.
Entre le silence du désert et le fracas du monde,
s'offre à nous la vie champêtre, éminemment favo-
rable au développement du corps et de l'esprit, à
la sérénité de l'àme et à la durée de l'existence.
Certes, si la plupart des mains occupées à écrire
étaient employées aux nobles travaux de l'agricul-
ture, vers laquelle notre intérêt devrait nous rame-
ner davantage, les individus seraient bien plus heu-
reux , la société beaucoup moins turbulente et moins
malade.
Je ne parle pas ici de l'influence de l'isolement sur
les détenus; je m'en occuperai dans le chapitre con-
sacré au traitement pénal des passions.
Influence des Spectacles el des Romans.
La surexcitation du système nerveux , si générale
depuis quelques années, doit en partie être attribuée
CAUSES DES PASSIONS. 105
aux émotions violentes que les femmes et les enfants
vont chercher au théâtre. Ces émotions, qui de-
viennent de véritables besoins , contribuent , plus
qu'on ne le croit, à affaiblir les constitutions, en
même temps qu'elles favorisent le développement
des passions éi'otiques, développement déjà si pré-
coce par suite de l'irritabilité morbide qui tour-
mente notre société. D'un autre côté, la scène,
primitivement instituée pour l'amusement et l'amé-
lioration morale des masses , ne les amuse souvent
que pour mieux les corrompre par les sales et igno-
bles tableaux qu'elle se complaît à reproduire. Un
fait physiologique qu'on perd beaucoup trop de
vue , c'est que l'homme est essentiellement né imi-
tateur. Présentez lui des exemples moraux, donnez-
lui des enseignements utiles, il s'en pénétrera, et
sera disposé à les suivre. Mais si, par un déplorable
abus du talent, vous lui dépeignez la vertu ridicule
et le vice aimable, il sourira au vice, et ne tardera
pas à délaisser la vertu. Il fut un temps où le théâtre
pouvait au moins servir à former le goût; aujour-
d'hui la plupart des pièces ne sont propres qu'à per-
dre et le goiît et les mœurs.
La lecture des romans n'exerce pas une influence
moins triste sur le développement des passions, no-
tamment sur celui de la paresse, de la peur, de l'a-
mour, du libertinage, et du suicide, soit par imita-
tion, soit par dégoût de la vie réelle. Pour une centaine
de romans véritablement moraux, qu'on trouverait
à grand'peine dans toute notre littérature , il en est
des milliers qui ne peuvent que fausser l'esprit et
pervertir le cœur.
106 ' CAUSES DES TASSIONS.
Influence des différentes formes de Gouvernement.
Les quatre principales formes de gouvernement
sont le despotisme , la monarchie tempérée, le gou-
vernement constitutionnel , et la république. Les
leçons de Thistoire prouvent que chacune de ces
formes favorise plus particulièrement le dévelop-
pement de certaines passions : ainsi , le luxe , la
mollesse, la paresse et le libertinage, sont les pas-
sions dominantes des gouvernements despotiques.
La monarchie tempérée semble maintenir l'orgueil,
l'avarice et la luxure chez les classes nobles et pri-
vilégiées. Le gouvernement constitutionnel , véri-
table balance politique, tend à jeter la corruption
dans tous les rangs de la société, à y faire «germer les
passions turbulentes, égoïstes, ambitieuses, et à dé-
considérer les divers pouvoirs, qui cherchent à se
détruire, du moment où l'équilibre cesse d'être main-
tenu par la justice. Enfin , l'amour de l'indépendance
et celui de la patrie, poussés jusqu'au fanatisme le
plus sanguinaire, sont les deux principales passions
propres au gouvernement républicain , qui suc-
cède ordinairement aux monarchies affaiblies ou
corrompues , et retourne presque toujours au des-
potisme.
Quant aux révolutions qui sont amenées sur la
scène politique par des minorités haineuses, har-
dies et cupides , elles donnent lieu à d'atroces
vengeances , à d'odieuses ingratitudes , à de lâches
apostasies ; elles peuplent nos établissements con-
sacrés aux aliénés d'ambitieux déçus, de raalheu-
CAUSES UtS l'AbSlONS. 107
relises victimes du chagrin ou de la peur; enfin,
elles jettent pour longtemps dans les esprits une
fièvre de changement et de révolte insupportable
surtout aux nouveaux parvenus qui ont su se créer
une position brillante et commode.
Injluence de V Irréligion.
Il est un lien indissoluble, une chaîne mysté-
rieuse qui unit le ciel et la terre, une voix céleste
qui nous appelle vers un monde meilleur, et lève
ainsi toutes les contradictions qui sont en nous et
hors de nous : j'ai nommé la religion , dont le sen-
timent (1) a été profondément empreint dans le
cœur de l'homme par la cause première de tout
ce qui existe, c'est-à-dire par l'Etre infiniment
puissant, intelligent, bon et juste, que nous ré-
vérons comme notre créateur , notre législateur
suprême, notre père, et notre juge. Qui pourrait
nier l'influence salutaire des espérances et des
craintes que fait naître la religion, besoin de l'esprit
et du cœur , aussi indispensable aux individus qu'à
la société !
L'irréligion, au contraire, enfant de l'orgueil,
aussi incapable d'encourager l'homme au bien que
de le détourner du mal , l'irréligion ne fait qu'at-
tiser le feu des passions, ces véritables ennemies
de notre liberté. Inhabile à expliquer les merveilles
et l'harmonie du monde physique , elle ne montre
ni remède ni terme au désordre du monde moral.
(1) Le sentiment religieux est en quelque sorte l'àme de la relj-
pion ; le culte en est le corps.
108 CAUSES DES PASSIONS.
Aussi , ennemie des pauvres et des infortunés , dont
elle rend l'existence plus triste encore; ennemie de la
société, dont elle ébranle les bases, elle ne saurait
produire aucun avantage réel, et sème partout où elle
passe la corruption et le désordre. D'où viennent, en
effet , ces crimes monstrueux qui désolent , qui
effrayent si souvent nos cités , si ce n'est de l'irréli-
gion? N'est-ce pas elle encore qui produit ce sombre
dégoût de la vie et ces transports passionnés qui
poussent tant de malheureux au suicide ? Si nous
consultons les annales de la criminalité , ces sta-
tistiques effrayantes dressées par ordre des princi-
paux gouvernements, nous voyons que l'instruction
elle-même, loin d'arrêter les progrès du mal, semble
plutôt le favoriser quand elle n'est pas appuyée sur
l'élément religieux. 11 faut donc reconnaître que
sans religion il n'y a point de vraie morale , et que
la meilleure semence se change alors en ivraie.
L'impiété est un vent brûlant qui dessèche le cœur
de l'homme ; le christianisme est une rosée bienfai-
sante qui le fertilise et l'agrandit (1).
(1) 11 est bien à regreUer que, dans les Comptes rendus de la
justice criminelle, on n'ait pas encore songé à rechercher la propor-
tion des incrédules, des indifférents et des hommes religieux tra-
duits devant les tribunaux. En l'absence totale de documents offi-
ciels surce point important, je me bornerai à donner ici les résultats
de mon expérience particulière comme médecin légiste. D'après les
faits nombreux dont j'ai été témoin, et les renseignements qui
m'ont été communiqués soit parles familles, soit parle ministère
public, je crois pouvoir avancer, sans crainte d'être démenti, que
sur 1 00 individus accusés de crimes , 50 pouvaient être rangés parmi
les indifférents en matière de religion , 40 parmi les incrédules et 10
parmi les croyants.
P'un autre côté, sur une centaine de suicides, je n'en ai constaté
CAUSES DF.S PASSIONS. ^*^^
Influence de l'Iniagi nation (l).
Je ne terminerai pas ce chapitre sans dire quel-
ques mots sur une faculté merveilleuse, qui souvent
donne des ailes au génie, mais qui , bien plus sou-
vent encore , déchaîne les passions , et les exalte
jusqu'au délire. L'imagination, en ePfet , dont je
veux parler , ne se borne pas, comme la mémoire ,
à tenir registre des impressions reçues : elle les re-
produit en les colorant , elle les combine à l'infini ,
et , pour peu que son développement soit hors de
proportion avec celui des autres facultés intellectuel-
les, elle nous trompe sur la valeur réelle des choses,
fausse tout à fait notre jugement , jette notre es
prit dans le vague , et, nous abusant par des craintes
que quatre commis par des personnes d'une piété reconnue : c'é-
taient trois femmes mélancoliques, dont deux se sont précipitées
dans un puits, et dont l'autre s'est asphyxiée par la vapeur de char-
bon, après avoir placé un ffrand crucifix sur sa poitrine. Le qua-
trième individu était le précepteur de l'inforluné Labédoyère, le
vénérable abbé Viard , que je connaissais depuis longtemps, et dont
la raison était complètement dérangée par l'âge et le chagrin.
Voir, dans le tome IX du Bulletin de V Académie royale de Bruxelles,
la TVo^e de M. le chanoine de Ram sur l'utilité d'une statistique cri
minelle dans ses rapports avec les principes religieux.
(t) Le mot imagination paraissant impliquer création , tandis que
l'homme peut à peine saisir les phénomènes de la vie universelle,
les phrénologistes ont cru devoir lui substituer celui A' idéalité. Selon
eux, l'idéalité est celte faculté primitive qui, s'appliquant à tout,
cherche constamment le type idéal de\outcs choses, c'est-à-dire le
type artificiel qui réunit les qualités les plus frappantes de l'objet.
Poussée à ses dernières conséquences, une telle tendance conduit
l'homme à ne considérer le monde réel que comme une illusion, et
à s'égarer dans l'immensité du vide. Voyez V Hygiène monde du doc-
teur Casimir Broussais.
110 CAUSES DES TASSIONS.
OU des espérances clilmériques , nous pousse aux
actes les plus déraisonnables : aussi un de nos
vieux auteurs l'a-t-il surnommée la folle du logis.
C'est en grossissant , en dénaturant les objets ,
que l'imagination enfante ces terreurs paniques qui
ont mis en fuite des armées nombreuses, ou qu'elle
fait apparaître ces fantômes nocturnes , effroi des
esprits faibles et crédules. Toutefois , si pendant
la nuit elle augmente la peur et la crainte, elle
ranime avec le jour le courage et l'espérance , qui
les dissipent. Chez l'avare , l'imagination ne s'unit-
elle pas à la circonspection qui le domine , pour
lui montrer en perspective le monceau d'or qu'il
possédera s'il a le triste courage de vivre long-
temps de privations? IN'est-elle pas encore l'un des
plus puissants auxiliaires de l'amour? n'est-ce pas
elle qui lui met son bandeau?
L'imagination pouvant déterminer une foule de
maladies , et même la mort , on conçoit combien
le fœtus doit souffrir des écarts et des dérègle-
ments de l'imagination de la mère, non par le trans-
port et l'empreinte de quelque figure , mais bien
par le trouble communiqué à la circulation et à la
nutrition de deux individus vivant de la même vie.
Je dois enfin rappeler ici que l'imagination , et les
passions qu'elle excite , dérangent sur-le-champ la
sécrétion du lait, et altèrent tellement la nature de
ce fluide, qu'on a vu des enfants être frappés de
mort subite en prenant le sein immédiatement après
que leur nourrice venait d'éprouver une vive affec-
tion morale.
SEMËIOLOGIE DRS PASS(ONS. 1 I 1
CHAPITRE V.
Séméiologie des Passions, ou Kxposé des Signes phvsio-
gtionioiiiques et phrénolofjiques au moyeu desquels ou
|)i°élead pouvoir les caractériser.
C'est une chose certaine, que le corps s'altère et
se change quand l'âme s'éraeut , et que celle-
ci ne fait presque pas d'action qu'elle ne lui en
imprime les marques.
De La Chambre, les Caracl. des Passions.
Deux systèmes , qui remontent à une très-liaute
anticjuité, se présentent ici avec d'égales prétentions
à signaler les penchants et les aptitudes des hommes.
La physiognomonie et la phrénologie veulent toutes
deux cjue notre extérieur ne soit c^ue la manifesta-
tion de ce c|ui se passe habituellement au dedans
de nous ; mais, ce principe admis , elles se séparent
aussitôt , et procèdent d'une manière tout à fait
opposée : la première , jugeant le plus souvent a
posteriori , la seconde , a priori : l'une , reconnais-
sant le caractère par la configuration des traits
qu'il a déteriuinés ; l'autre , à la seule inspection
des éminences cérébrales, traduites en relief sur
le crâne, annonçant les instincts, les sentiments,
les facultés qui prédominent , et qui n'attendent
que l'occasion favorable pour s'exercer.
Essayons , dans une rapide analyse, de présenter
les signes caractéristiques des passions, d'après ces
deux sciences, ou plutôt ces deux systèmes.
tl2 SF.MKIOLOGIE DES PASSIONS.
Selon les physiognomonistcs, les diverses émotions
de joie , de tristesse , de jalousie , de colère , etc. ,
se peignent aussitôt sur la figure , et impriment à
nos traits certaines modifications qu'on retrouve
absolument semblables chez tous les peuples. La
même émotion se reproduit-elle fréquemment , les
traces d'abord légères qu'elle laissait sur le visage
deviennent chaque jour de plus en plus profondes,
et finissent par lui communiquer une expression
habituelle , connue sous le nom de physionomie , et
qui n'est autre chose que le reflet du caractère ,
c'est-à-dire de l'état le plus ordinaire de l'âme.
Mais le visage n'est pas le seul livre dans lequel
nous puissons étudier les passions humaines : la
constitution , la forme de la tête , sa capacité , les
habitudes extérieures , le geste surtout et le timbre
de la voix , sont des indices précieux qui ne mé-
ritent pas moins de fixer notre attention. Aussi
n'est-ce sur aucun de ces signes , considérés isolé-
ment , mais sur leur ensemble et sur leur accord ,
qu'on peut parvenir à asseoir un diagnostic cer-
tain.
Constitutions. — En traitant des causes des pas-
sions , j'ai fait connaître les signes auxquels on
peut distinguer les différentes constitutions, et l'in-
fluence qu'elles exercent sur le caractère. Comme
il serait superflu d'y revenir ici , je me hâte de
passer en revue les diverses parties du corps, qui
ont toutes leur signification.
Tête. — Trop grosse et trop charnue , la tête an-
nonce au physiognomoniste une intelligence lourde
et paresseuse ; trop petite , ou mal conformée , elle
SÉMÉIOLOCIE DES PASSIONS. 113
est à ses yeux l'indice de la faiblesse et de l'ineptie.
Face. — Un visage dont la hauteur excède la
largeur d'environ un tiers dénote , en général , au-
tant de noblesse de sentiments que de finesse d'es-
prit ; trop allongé ou trop arrondi , il indique une
certaine roideur de caractère et une âme peu éle-
vée. On doit toutefois distinguer dans la face trois
parties essentielles : la première , qui s'étend de
la racine des cheveux aux sourcils , caractérise le
degré des facultés intellectuelles ; la seconde , qui
descend des sourcils au bas du nez , a plus de rap-
port avec les sentiments moraux ; la troisième, qui
comprend le reste du visage, est plus intimement
liée aux besoins animaux, notamment à la gour-
mandise et à la volupté. Du reste . quand on étudie
une figure , il vaut beaucoup mieux la considérer
de profil que de face , parce que le profil offre des
traits plus prononcés , des lignes plus pures , et
qu'en outre il se prête beaucoup moins à la dissi-
mulation.
Coloration de la face dans les passions. — La co-
loration de la face offre, jusque dans ses diverses
nuances , des signes auxquels nul physionomiste ne
saurait se méprendre. C'est ainsi qu'on distingue
facilement la rougeur de la colère de celle de la
pudeur. La première , déterminée par la stase du
sang , effet immédiat de la gêne de la respiration ,
présente une teinte sombre et livide ; tandis que la
seconde , par suite de l'augmentation légère des
mouvements du cœur, revêt une couleur brillante
et vermeille. De même , on reconnaît la pâleur de
la frayeur à une simple décoloration du visage , au
\\4 SÉMKIOLOCIE DES TASSIONS.
lieu qu'une teinte terne , cuivreuse ou plombée, an-
nonce la présence de quelque passion sombre et
farouche, telles que la jalousie, la haine ou l'envie.
Poussant plus loin les recherches sur la colora-
tion considérée comme moyen diagnostique , de
La Chambre a remarqué que la rougeur produite
par la colère commence par les yeux , celle de l'a-
mour, par le front, et celle de la honte, par les
joues et les extrémités des oreilles.
Cheveux. — La diversité du poil et du plumage
des animaux prouve assez combien celle des che-
veux doit être prise en considération chez l'homme.
Leur élasticité , en effet, peut faire juger de celle
du caractère: plats, souples et fins, ils annoncent
en général un naturel faible et flexible ; rudes et
crépus , un caractère sauvage , ou tout au moins
difficile. La couleur des cheveux aide à déterminer
la constitution des individus : on sait que les bilieux
les ont ordinairement noirs, et les sanguins, blonds.
Des cheveux noirs , plats , épais et gros, dénotent
peu d'esprit, mais de l'assiduité et l'amour de l'or-
dre. Des cheveux noirs et minces , implantés sur
une tête mi-chauve , dont le front est élevé et bien
voûté , ont souvent fourni la preuve d'un jugement
sain et net, mais d'un esprit dénué d'invention et
de saillies. Les cheveux roux caractérisent , à ce
qu'on assure , l'homme ou souverainement bon ou
souverainement méchant. Dans les signalements de
voleurs, les cheveux sont presque toujours marqués
brun Joncé. Un contraste frappant entre la couleur
de la chevelure et celle des sourcils inspire de la
métiance à quelques observateurs.
Sli.MÉlOLOGIE DES PASSIONS. 115
Fionf. — Considéré dans sa partie osseuse, le
front est la mesure tles facultés intellectuelles, et
particulièrement de la tom nui-e d'esprit, que ion
trouve analogue chez les personnes qui ont cette
partie conformée de la même manière. Est-il proé-
minent, étroit ou trop allongé, il dénote un esprit
faible et borné; perpendiculaire, il annonce du ju-
gement et de la pénétration, mais vm cœur de glace;
enfin, penché en arrière, il atteste de l'imagination,
peu de jugement, et d'autant plus de fougue qu'il
est plus déprimé.
Quant à la peau qui recouvre le front, sa teinte,
sa tension, son relâchement, ses plis, font connaître
les impressions auxquelles nous sommes habituelle-
ment sujets. Par exemple, les fronts ridés en long,
et surtout à la racine du nez, sont un signe de
réflexion et de mélancolie. Les individus dont le
pauscle occipito-frontal suit tous les mouvements
des yeux et des sourcils ont, comme les singes, le
caractère inquiet et égoïste.
Ainsi, en physiognomonie, la partie solide du
front indique la mesure interne de nos facultés, et
la partie mobile, l'usage que nous en faisons.
Sourcils. — «Au-dessous du front, dit le philoso-
phe Herder, commence sa belle frontière, le sourcil,
arc-en-ciel de paix dans sa douceur, arc tendu de la
discorde lorsqu'il exprime le courroux. » Les mouve-
ments des sourcils sont, en effet, d'une expression
bien significative pendant le jeu des diverses pas-
sions, dont ils conservent les traces : c'est ainsi
qu'ils s'élèvent dans la fureur, tandis qu'ils s'aT.t
baissent dans la haine, la tristersc, le mépris, et
116 SÊMÉIOLOCIE DES TASSIONS.
pendant les médllatlons sombres , astucieuses. Si
on les considère à l'état de repos, on ne trouvera
guère, selon Lavater, de penseurs profonds, ni même
d'hommes fermes et judicieux , avec des sourcils
minces et très-élevés. Des sourcils doucement ar-
qués s'accordent avec la modestie et la simplicité.
Placés en ligne droite et horizontale, ils se rappor-
tent à un caractère mâle et vigoureux. Lorsque leur
forme est moitié horizontale , moitié courbée , la
force de l'esprit se trouve réunie à une bonté ingé-
nue. Enfin , des sourcils épais et qui ont l'air de
s'enfler annoncent un individu qui s'est livré fré-
quemment à la colère, comme leur mobilité et leur
développement excessifs signalent un caractère sou-
cieux, et même jaloux.
Yeux. — Tandis que les autres traits du visage
traduisent plus spécialement tel ou tel genre d'im-
pressions, les yeux expriment la vie dans toutes ses
nuances : aussi les a-t-on surnommés les fenêtres ,
le miroir de l'âme, ]sl face de la face. Leur grandeur
annonce une mélancolie douce; leur petitesse, la
vivacité, la colère même. Fendus en amande, ils dé-
notent de la tendresse, tandis que leur rondeur est
l'indice de la nonchalance et de la stupidité, surtout
quand ils sont à demi recouverts par une paupière
pesante. Quant à la couleur, les yeux bleus dénotent
un caractère plus mou, plus efféminé que ne le font
les bruns ou les noirs. Les yeux verdâtres sont sou-
vent un signe de vivacité, d'emportement et de cou-
rage. Lorsque la ligne circulaire de la paupière su-
périeure décrit un plein cintre, c'est la marque d'un
bon naturel. Enfin, les individus qui vous regardent
StMKIOI,OClE liES PASSIONS. fl7
en tenant les yeux à moitié fermés annoncent pres-
que toujours plus de ruse et de finesse que de cou-
rage et d'énergie.
Ne- confondez pas le regard perçant et le regard
de feu : le premier, appelé aussi coup cl œil d'aigle,
dénote la vivacité, l'ardeur, l'expansion : il traverse;
le second, au contraire, indique la concentration :
il ne perce pas, il attire : c'est un charme qui enivre
et séduit , c'est le véritable regard magnétique. iNa-
poléon les possédait tous les deux, et leur a du une
grande partie de sa puissance morale.
Nez. — Un nez qui se recourbe dès le haut de la
racine annonce un caractère impérieux, ferme dans
ses projets et ardent à les poursuivre : tels sont les
nez aquilins, ainsi nommés parce qu'ils se rappro-
chent de la forme du bec de l'aigle. Les nez presque
perpendiculaires sont aussi regardés comme le signe
d'une mâle constance.
Un nez dont le dos en ligne courbe présente une
grande largeur est une forme excessivement rare, et
qui annonce des facultés supérieures.
Un nez fort saillant, joint à une bouche avancée,
décèle un grand parleur, un homme présomptueux,
téméraire, étourdi, effronté.
Un nez court , avec un méplat au milieu , est
l'indice d'une sensualité grossière et de penchants
égoïstes.
Des narines petites sont le signe d'un esprit ti-
mide, incapable de hasarder la moindre entreprise;
lorsqu'elles sont dégagées et vibrantes, elles annon-
cent un naturel voluptueux et violent, surtout si le
bout est fortement retroussé.
118 S'EJltlOLOGlt; DES I'ASSIONS.
On sait que les anciens regardaient le nez comme
le siège de la colère : ils l'appelaient aussi la partie
la plus honnête du visage, parce que sa tuméfaction
et sa rougeur trahissent habituellement les écarts de
continence et de régime.
Bouche. — Eloquente , même jusque dans le si-
lence, la bouche est, après les yeux, la plus expres-
sive de toutes les parties du visage.
Le caractère est en général d'une trempe analogue
aux lèvres : ferme, mou ou mobile comme elles. Des
lèvres grosses et bien proportionnées présagent de
la bonté et de la franchise; charnues, elles indiquent
un penchant prononcé à la sensualité et à la paresse;
rognées, elles inclinent à l'avarice.
Une lèvre supérieure qui déborde un peu est la
marque d'une bonté affectueuse; l'avancement de
la lèvre inférieure correspond plutôt à une froide
bonhomie.
Une lèvre inférieure qui se creuse au milieu dénote
un esprit plein d'enjouement et de douce malice.
Une bouche resserrée , dont la fente court en
ligne droite, et sur laquelle le bord des lèvres ne pa-
raît pas , est l'indice du sang-froid et d'un esprit
appliqué, ami de l'ordre, de l'exactitude et de la
propreté. Si elle remonte en même temps vers les
commissures, elle suppose un fond de prétention,
de vanité, et de frivolité malicieuse.
Une bouche doucement fermée, et dont le dessin
est correct , indique un esprit ferme , réfléchi et
judicieux.
Une bouche toujours béante est le signe de la
sottise.
SÉMÉIOI.OCIK DES PASSIONS. 119
Toutes les fois qu'à l'ouverture de la bouche les
gencives supérieures paraissent en plein , comme
chez les Anglais, on peut diagnostiquer beaucoup
de flegme et de froideur dans le caractère.
Contre l'opinion des anciens, des dents petites et
courtes sont, dans l'âge adulte, l'attribut d'une force
extraordinaire, et souvent d'une grande pénétration
d'esprit. Petites et rentrantes, elles dénotent de la
finesse sans méchancelé, mais pourtant un caractère
difficile et vindicatif. De longues dents sont un in-
dice certain de faiblesse et de timidité. Celles qui,
très-saillantes , semblent reposer sur la lèvre infé-
rieure, annoncent peu d'énergie, peu d'esprit, mais
un caractère caustique et toujours disposé à mordre.
Méfiez-vous des gens qui ont constamment le sou-
rire sur les lèvres, aussi bien que de ceux qui ont
la bouche de travers , et dont le rire a quelque
chose de forcé : la grâce du sourire est la mesure
de la bonté du cœur et de la noblesse des senti-
ments.
Joues. — Les joues sont, en quelque sorte, le fond
du tableau, et la surface sur laquelle viennent se
dessiner les autres traits de la physionomie. Les
souffrances et le chagrin les creusent, mais les lais-
sent dans le relâchement; la rudesse et la bêtise leur
impriment des sillons grossiers; la tempérance et la
culture de l'esprit les entrecoupent de traces lé-
gères et agréablenier)t ondulées. Certains enfonce-
ments triangulaires fortement dessinés sur les joues
sont le signe infaillible de l'ambition, de la jalousie
et de l'envie, surtout s'ils coïncident avec un teint
jaune ou plombé.
120 SSjHÉIOLOGIE DES PASSIONS.
Des joues larges et pendantes dénotent la plu-
part du temps des individus adonnés à la gour-
mandise.
Oreilles. — La petitesse des oreilles annonce de la
vivacité et de l'esprit. Une oreille large et unie, sans
aucune rondeur dans les contours, suppose, au con-
traire, un cerveau excessivement faible. Quand l'en-
semble de l'oreille est plat, mou et grossier, il exclut
le génie. Enfin, des oreilles fermes et rapprochées
de la tète indiquent aussi de l'esprit, et de plus l'a-
mour de l'indépendance.
Menton. — Un menton qui, dans le profil, se
trouve en ligne avec la bouche , doit inspirer de la
confiance , surtout s'il est garni d'une fossette gra-
cieuse. Reculé, il annonce un caractère efféminé;
saillant, il est la marque d'un esprit actif, ferme et
délié. Lorsque son avancement est excessif, et qu'il
forme ce qu'on appelle un menton de galoche, il est
un signe de pusillanimité ou d'avarice.
Quant à la forme, considérée isolément, un men-
ton plat annonce la froideur, un menton pointu la
ruse, un menton carré la force et souvent la fougue
du caractère.
Sous le rapport de la grosseur, un petit menton
dénote la méchanceté , tandis qu'un menton mou ,
charnu et à plusieurs étages est la marque et l'effet
de la sensualité.
Enfin , une forte rainure au milieu du menton
signale un homme plein de résolution et de ju-
gement.
Cou. — Un cou bien proportionné est d'un au-
gure favorable pour la solidité du caractère. Epais
ÊEMEIOLOGIE DES l'ASblONS. 121
c' court , il décèle la colère ; {jras , la sottise et la
gourmandise; mince et allongé, la timidité et des
facultés intellectuelles peu développées. La manière
dont le cou supporte la tète ne donne pas des signes
moins caractéristiques. La laisse-t-il tomber en
avant, cela accuse peu d'énergie et d'amour-propre;
s'il la relève et la porte en arrière, attendez-vous
à autant de vanité que de jactance. On a remarqué
que les personnes assidues aux pratiques religieuses
tiennent en général la tête inclinée sur l'épaule.
Du dos et des épaules. — Si, par l'effet du rachi-
tisme, les épaules et la colonne vertébrale sont de
travers et offrent une gibbosité, la complexion en
souffre, il est vrai, mais on a observé que cette con-
formation favorise la finesse et l'activité de l'esprit ,
disposé alors à l'exactitude, à l'ordre et à une certaine
causticité. On sait que le mouvement d'élévation
communiqué à une seule épaule sert ordinairement
à exprimer le dédain.
Foix. — Chaque homme a un timbre de voix qui
lui est propre, comme il a une physionomie parti-
culière. Or, le timbre n'est autre chose que la physio-
nomie du son, c'est-à-dire la traduction de l'homme
intérieur par le son de la voix. Chaque passion a
également un son de voix qui la distingue. Ainsi, la
colère s'annonce par une voix aigre , animée et fré-
quemment entrecoupée; la crainte, par une voix
soumise, incertaine, troublée; l'indignation, par
une voix rude, terrible, impétueuse; la douleur, par
une voix sourde, négligée, gémissante; l'amour, par
une voix douce, tendre, entrecoupée de soupirs.
Il y a , du reste , autant d'inflexions de voix qu'il y
122 SÉMÉIOLOCIE DES PASSIONS.
a de nuances de sentiments susceptibles de se com-
bincF*; mais son timbre habituel est presque tou-
jours en rapport avec le caractère de chaque in-
dividu (1).
Le geste, la démarche, Vattitiide, sont le langage
commun de toutes les nations : ils accompagnent le
discours, et en renforcent l'expression; ils suppléent
à ses imperfections, et en trahissent souvent l'im-
posture. Les paroles peuvent être ambiguës, la pan-
tomime de la nature ne Test jamais ; sans cela ,
comment les enfants et les animaux pourraient-ils
la comprendre? Rien donc de plus significatif que le
geste, surtout quand il est d'accord avec la voix.
Aussi, naturel ou affecté, rapide ou lent, passionné
ou froid, grave ou badin, aisé ou roide, monotone
ou varié, noble ou bas, fier ou humble, hardi ou
timide, décent ou impudique, caressant ou mena-
çant, le geste est-il la traduction la plus fidèle de
l'homme intérieur par l'homme extérieur. Sans
doute, habiles à composer leur visage, certains êtres
faux et artificieux peuvent quelquefois donner le
change à ceux qui les écoutent; mais si on les étu-
die dans une nombreuse société où ils ne se croient
pas observés, si même, dans le tête-à-tête, on suit
avec attention les mouvements du pied, et surtout
ceux de la main, il est bien difficile qu'ils ne finis-
sent pas par dévoiler le fond de leur pensée.
On remarque chez beaucoup d'individus une dé-
marche et des attitudes favorites contractées par la
(1) Voy. l'ouvrafje remarquable \nù\.\\\é : l' Ornleur, ou Cours de
délit cl d'action oratoires, par A. de IJoosmalen ; Paris, 1841, in-8".
SKMKIOI.OGIK ItES PASSIONS. 123
force de l'habilude, et qui sont en quelque sorte
l'ensciyne de leur profession. Ainsi, Ton reconnaît
un marin à l'écartenient de ses jambes; un maître
de danse, à la pointe des pieds qu'il porte délicate-
ment en dehors; le cavalier, au contraire, a cette
même pointe des pieds fortement déjetée en dedans,
pendant que ses genoux cagneux heurtent l'un contre
l'autre. De même, un horloger ne vous regarde guère
sans fermer l'o'il auquel il fixe sa loupe quand il
travaille. Dans la conversation , vous reconnaîtrez
un caissier aux mouvements de ses doigts, qui sem-
blent toujours compter des écus. Pour donner plus
de force à ses paroles , le peintre dessine des con-
tours dans l'air, tandis que le statuaire, pour se
faire mieux comprendre, modèle encore sans s'en
apercevoir.
On peut également deviner la profession d'une
foule d'individus, à certaines exclamations, et sur-
tout aux locutions techniques qui reviennent sans
cesse dans leur conversation.
Main. — Passons maintenant à l'étude de la
main, qui est la langue usuelle du sourd-muet.
Sa forme indique nos dispositions naturelles ; ses
mouvements , les nombreux sentiments qui nous
affectent.
Des doigts longs et bien effilés ne se rencontrent
presque jamais avec un esprit grossier et porté à la
luxure; des doigts courts et arrondis annoncent la
pesanteur de l'esprit et la paresse. Une main pote-
lée est un signe de sensibilité. Après l'intelligence, la
main est l'attribut le plus caractéristique de l'homme.
C'est à sa faculté d'opposer le pouce aux autres
124 îrÉMÉlOLOClE DES PASSIONS.
doigts que nous sommes redevables de tous les arts;
sa grande mobilité la rend aussi l'interprète de nos
pensées et de nos sentiments; il n'est aucun de ses
mouvements qui ne parle : « Avec la main, dit Mon-
taigne, nous requérons, nous promettons, appe-
lons, congédions, menaçons, prions, supplions,
nions, refusons, interrogeons, admirons, nombrons,
confessons, repentons, craignons, vergoignons ,
doubtons , instruisons , commandons , imitons , en-
courageons, jurons, tesmoignons, accusons, con-
damnons, absolvons, injurions, mesprisons, des-
fions, despitons, flattons, applaudissons, bénissons,
humilions , mocquons , reconcilions , recomman-
dons, exaltons, festoyons, rejouissons, complai-
gnons , attristons , desconfortons , désespérons , es-
tonnons , escrions , taisons , et quoy non ? d'une
variation et multiplication , à l'envy de la langue. »
{Essais, ]ï\. Il, ch. 12.)
De l' habillement et de la mode. — La propreté et
la négligence, la fatuité et la simplicité, le bon et
le mauvais goût , la coquetterie et la décence , voilà
autant de choses qu'on distingue à l'habillement
seul. La couleur, la façon, l'assortiment des vête-
ments , la manière de les porter, sont encore autant
de signes caractéristiques. Par exemple , les indivi-
dus qui adoptent des vêtements d'une couleur noire
ou foncée, dont l'habit est étroit, exactement bou-
tonné , et dont le chapeau est enfoncé sur les yeux ,
sont pour la plupart d'un caractère peu expansif ;
tandis que des habits bien étoffés, presque toujours
ouverts, et d'une couleur plus ou moins vive, an-
noncent des hommes qui ont en général moin» d'or-
SÉMÉIOLOCIE DES PASSIONS. 125
dre et de persévérance, mais plus de franchise et
d'amabilité que les premiers.
Le sage est aussi simple que propre dans son ex-
térieur: il s'habille selon son rang, et ne se pare pas;
il ne suit pas précisément la mode, mais il évite de
trop la choquer. Les personnes qui la suivent d'une
manière outrée sont , pour la plupart , des gens oi-
sifs, superficiels, sans caractère et de mauvais goût ;
l'homme qui affecte de se mettre d'une manière tout
à fait opposée à la mode dénote un caractère opi-
niâtre, caustique, et un esprit qui manque de tact.
Quant au suprême bon ton , il est donné par Vin-
dustrie à la fatuité qu'elle exploite.
Ecriture . — Il n'est pas jusqu'à l'écriture qui ne
reflète aussi quelque chose du caractère indivi-
duel (1), et même du caractère national. Une petite
écriture serrée et rangée avec symétrie annonce une
personne amie de l'ordre et de la régularité. Une
écriture lâche et vacillante , comme celle de la plu-
part des femmes, est chez l'homme un signe ordi-
naire de la faiblesse de l'esprit. On a remarqué que
les individus d'un caractère dur et peu liant ont ,
pour l'ordinaire, une belle écriture. Les poëtes et
les auteurs écrivent rarement bien ; ils veulent, chose
impossible, que la plume soit aussi rapide que la
pensée, ce qui donne à leurs doigts une espèce de
mouvement convulsif dont se ressent leur écriture.
Au contraire, les professeurs de calligraphie , les
commis subalternes, les gens qui sont obligés d'é-
crire des choses dénuées d'intérêt, emploient tout le
(I) Voir ia note G, à la fin du volume.
iiQ SÉMÉIOLOGIE DES PASSIONS.
temps nécessaire à tracer avec perfection des carac-
tères dans lesquels ils s'admirent, comme les auteurs,
dans la contemplation des beautés qui proviennent
de leur esprit.
Tels sont les principaux signes extérieurs que les
pliysiognomonistes croient propres à faire recon-
naître les passions et les aptitudes des hommes ^1).
Quant aux signes pathognomoniques des passions
étudiées dans leurs moments de crise , on les trou-
vera décrits aux articles consacrés à chacune d'elles,
dans la seconde partie de cet ouvrage.
— Vient maintenant la phrénologie, qui soutient
que les sens ne sont que des appareils intermédiaires
chargés de transmettre les impressions du monde
extérieur au cerveau , et par lui à l'àme ; que le cer-
veau n'est point un organe simple , mais une agré-
gation d'organes différents, ayant des attributs com-
muns , avec des qualités propres et spéciales ; que
la pensée, ainsi que les passions, a son siège unique
dans ce viscère, dont elle subit toutes les modifi-
cations; enfin, qu'on peut y classer, y localiser les
instincts, les sentiments et les facultés intellectuelles,
puisque leur énergie respective comcide avec le dé-
veloppement plus ou moins considérable de certai-
nes circonvolutions de ce point central du système
nerveux. Quant à l'activité des organes, et, par suite,
(1) J'ai lâché de donner ici une analyse fidèle du système de La-
vater, que j'ai complété à i'aide des travaux modernes, notamment
avec les deux chapitres que M. Delesire a consacres au geste et au
caractère , dans ses ÉlitHes sur les Passions appViqiu'es aux beaux-
arts. — Voir, à la fin du volume, la note H, sur la Théorie des
Ressemblances.
SEMÉIOLOCIK OES PASSIONS. 127
à lu munilestrilloii plus ou moins éiierpjique de nos
besoins, elles sont sous la dépendance de la consti-
tution et des influences extérieures, notamment de
l'éducation religieuse, qui, dans le plus grand nom-
bre des cas, parvient à leur Imprimer une direction
utile à l'individu et à la société.
Le fondateur de la physiologie du cerveau, Gall ,
n'avait vérifié et admis que vingt-sept organes ou
instruments de nos diverses facultés (^1). On en compte
aujourd'hui trente-sept, d'après la nomenclature de
ses deux disciples, Spurzheim et Dumontier.
De chaque côté de la base du cerveau se trouvent
d'abord placés les penchants communs à tous les
animaux, penchants qui sont la condition indispen-
sable de l'existence des individus et de la conserva-
tion des espèces. Dans la partie moyenne siègent les
sentiments communs à l'homme et à certains ani-
maux. A la partie antérieure ou frontale sont les
facultés intellectuelles, qui placent l'homme à une
distance si prodigieuse de tous les êtres organisés.
Passons rapidement en revue chacun de ces signes
phrénologlques, dont il faudra toujours étudier les
(1) Nome/icfr/fiire (/e Gnll : 1 Instinct de la génération ; — 2 amoup
de la progénitui^e; — 3 attachenoent; — 4 instinct de la défense de
soi-même; — 5 instinct carnassier; — 6 ruse; — 7 sentiment de
la propriété; — 8 orgueil ou sentiment de l'élévation; — 9 vanité;
— 10 circonspection; — 11 mémoire des choses, éducabilité; —
12 sens des localités ; — 13 mémoire des formes; — 14 mémoire
des mots; — 1.5 mémoire des langues; — 16 coloris; — 17 mélo-
die; — 18 mémoire des nombres; — 19 construction, mécanique;
— 20 esprit comparatif; — 2i esprit métaphysique; — 22 esprit
de saillies ; — 23 talent poétique ; — 24 bonté ; — 25 imitation ; —
26 vénération, théosophie; — 27 fermeté. ( V^oir ci-dessus, p. 14
et 15, la division lopographique de Spurzheim.)
128 SÉMÉIOLOGIE DES PASSIONS.
diverses combinaisons, afin de ne juger que d'après
leur résultante.
A. Alimentivité. — Postérieurement à la nomen-
clature numérotée de Spurzheim , la faculté de s'a-
limenter a été reconnue avoir son siège en avant et
au-dessous du lobe moyen du cerveau. Ce siège cor-
respond , sur le crâne, à la partie antérieure de l'os
temporal , qui se trouve recouverte par le muscle du
même nom. Le développement excessif de cet or-
gane annonce une prédisposition à la gourmandise,
à l'ivrognerie, à tous les abus des plaisirs de la table.
N. \J amour de la vie ou instinct de la conservation
est situé à la partie inférieure du lobe moyen, au-
dessous de la destructivité, à laquelle il semble ser-
vir de contre-poids. On le voit sur le crâne, en avant
et en haut de l'apophyse mastoïde, auprès de l'at-
tache de l'oreille, qui le recouvre presque entière-
ment. Son développement, joint à celui de la cir-
conspection , dispose l'homme à la timidité, à la fuite
du moindre danger; sa dépression, au contraire,
avec forte saillie de la combativité , poussera le cou-
rage jusqu'à l'extrême témérité. L'absence de cet
organe coïncide-t-elle avec l'exagération de celui de
la destructivité , on éprouvera une malheureuse pro-
pension au suicide.
1. Amativité. — Le cervelet, qui préside surtout
à l'amour physique , occupe entièrement les fosses
occipitales inférieures. Les individus chez lesquels
il est très-développé ont la nuque forte , le cou ar-
rondi et large derrière les oreilles. Ils sont infini-
ment plus portés aux plaisirs vénériens que ceux qui
présentent une organisation opposée.
SÉAIÉIOLOCIE DES PASSIONS. 129
2. flii/ogéni titre. — L'organe de l'amour des en-
fants , ou de la philogéniture, complément nécessaire
du précédent, est situé de chaque côté de la ligne
médiane, immédiatement au-dessus du cervelet. A
l'extérieur il se traduit à la partie moyenne de l'oc-
cipital, au-dessus de la protubérance de ce nom.
Trop développé , il expose les parents à devenir le
fléau de leurs enfants par l'excès même de leur ten-
dresse. La philogéniture est ordinairement bien
moins prononcée chez l'homme que chez la femme :
le contraire a lieu pour l'amativité.
3. Hahitativité. — Elle apparaît, sur le crâne, à
l'angle postérieur et supérieur du pariétal , au-dessus
de la suture de l'occipital. L'attachement aux lieux
que l'on habite est-il excessif, il rend malheureux
l'homme éloigné du sol natal , et le dispose à une
maladie lente et cruelle , connue sous le nom de
nostalgie ou mal du pays. Dans le cas contraire ,
l'individu , né cosmopolite , abandonne et retrouve
avec indifférence les lieux qui l'ont vu naître.
4. Vaffectionivité nous porte à aimer nos sem-
blables, à nous rapprocher d'eux, à les secourir, à
vivre doublement dans un ami. L'organe qui pré-
side à cette faculté, que George Combe a proposé
d'appeler adhésivité, est situé entre la philogéniture
en bas , l'approbativité en haut , l'habitativité et la
circonspection de chaque côté.
Le besoin d'attachement , qui précède et accom-
pagne le besoin de reproduction , contribuera , s'il
est convenablement développé , à conserver la fidé-
lité conjugale. Sa prédominance pourra aussi déter-
miner la nostalgie , qui ne dépend pas seulement de
9
130 SÉMÉlOi.OCIE DES FASSIONS.
l'amour des lieux témoins de notre enfance, mais
encore du regret de nous voir séparés des êtres qui
nous sont chers. Son absence complète est l'indice
d'un caractère insociable et incapable de croire au
dévouement de l'amitié.
5. Combativité. — Située à l'angle postérieur et in-
férieur des pariétaux, au-dessus et un peu en arrière
de l'apophyse mastoïdè , à la hauteur du bord supé-
rieur de l'oreille, la combativité est la faculté qui
porte l'homme à repousser l'agression , à défendre
sa vie , sa demeure, ses enfants. Son développement
excessif, qui élargit la tête au-dessus de la nuque,
annonce un esprit querelleur, aimant les rixes, la
guerre , et pouvant pousser le courage jusqu'à la té-
mérité. Sa dépression dénote les qualités contraires.
M. Thoré a proposé de l'appeler rëactionivité , mot
qui conviendrait mieux à sa destination primitive ,
qui est la conservation de l'individu par sa réaction
personnelle.
6. Destnictivité. — La propension à détruire se
manifeste à la région temporale, au-dessus de l'o-
reille, par une protubérance allongée presque hori-
zontalement. Deux dégénérescences anormales de
la destructivité sont le besoin du meurtre et le pen-
chant au suicide.
7. Secrétivité. — Cette faculté a pour but de don-
ner à riiomme la discrétion et la réserve convenables
au milieu de toutes les circonstances de la vie. Sa
prédominance est l'indice d'un esprit porté à la dis-
simulation , au mensonge, à l'astuce; son défaut de
développement présage une franchise outrée et sou-
vent préjudiciable.
SÉMÉIOLOGIE OF.S PASSIONS. 131
Placée paraHèlcmcnt au-dessus de la destructi-
i'ité, elle se traduit , sur le crâne , à la partie supé-
rieure des temporaux, près de leur jonction avec
les paiiétaux.
8. \jacquisivité correspond à l'angle antérieur et
inférieur du pariétal : c'est le penchant à acquérir
et à conserver les choses nécessaires à la vie. Son
excès peut conduire à l'avarice ou au vol, s'il n'est
pas contre-balancé par le sentiment de la bienveil-
lance ou celui de la justice.
9. Constriictii'ité. — C'est l'aptitude aux construc-
tions et à la mécanique. Elle se voit sur le crâne,
en arrière de l'angle orbitaire externe, au-dessus de
l'organe du calcul.
10. L'organe de V estime de soi, ou sentiment de
notre valeur personnelle, est situé au sommet du
crâne et un peu en arrière. Son absence complète
indique et explique la nullité de certains hommes,
qui, avec des moyens remarquables, n'ont rien pu
réaliser de grand. Sa prédominance , qu'on rencontre
rarement chez l'homme humble et modeste , est le
signe ordinaire de la fierté, de l'orgueil, de l'am-
bition.
11. ApYjrohativité. — L'amour des louanges, ou
vanité, se décèle, à l'extérieur du crâne, par deux
proéminences en segments de sphère, placées de cha-
que côté de l'estime de soi ou orgueil , et formant en
quelque sorte la demi-couronne de l'ange déchu.
12. La circonspection se traduit, sur le crâne, au
centre de chaque pariétal. Son développement nor-
mal indique la prudence; son défaut, l'inconsé-
quence, l'étourderie, l'insouciance; son excès, la
132 SÉMÉIOI.OCIE DES PASSIONS.
méfiance et une dangereuse indécision, qui nous
laisse continuellement entre le désir d'agir et la
crainte de mal faire. Dans cette dernière circon-
stance, la tête est beaucoup élargie, et a une forme
carrée.
13. Bienveillance. — Au sommet de l'os frontal
apparaît l'organe de la bienveillance , dont la saillie
trop prononcée annonce la bonhomie et la fai-
blesse, comme sa dépression indique la sécheresse
du cœur, l'insensibilité, la méchanceté même. Con-
venablement développée , la bienveillance nous dis-
pose à souffrir des souffrances d'autrui , et à les sou-
lager : c'est une bonté éclairée.
14. La vénération ou religiosité correspond à
l'angle supérieur antérieur des pariétaux, auprès de
leur articulation avec le frontal. Elle est limitée en
avant par la bienveillance ; en arrière , par la fer-
meté; et sur les côtés, par la merveillosité et l'es-
pérance. L'élévation prononcée du vertex est donc
le caractère commun à tous les hommes religieux.
15. L'organe de Ia fermeté ou persévérance est si-
tué vers le sommet de la tête, en arrière de la véné-
ration. Les individus qui l'ont déprimé sont incon-
stants et dépourvus de caractère ; ceux, au contraire,
qui l'ont fortement prononcé, sont tenaces dans leurs
résolutions ; les choses difficiles ont pour eux de l'at-
trait, et une fois qu'ils sont entrés dans une carrière,
ils la parcourent malgré tous les obstacles.
1 6. Conscienciosité. — Parallèlement à l'espérance,
et derrière elle , à trois pouces et demi au-dessus du
conduit auditif, on voit, sur chaque pariétal, l'or-
gane de la conscienciosité, juge intime dont la voix
SEMtlOLOCIE DES TASSIONS. l^S"
mystérieuse crie du fond de l'organisation , et est
pour chacun la règle de sa conduite.
17. Espérance. — 18. Merveillosité. — 10. Idéalité.
— U espérance se traduit, sur le crâne, vers l'angle
supérieur antérieur du pariétal , entre la conscien-
ciosité et la merveillosité. Trop développée, elle en-
fante des projets gigantesques, des rêveries , des
châteaux en Espagne. — La merveillosité est le pen-
chant aux choses appelées surnaturelles; c'est elle
qui inspire les illuminés. Elle se montre vers le bord
antérieur du pariétal, à sa jonction avec l'os fron-
tal. — Uidéalité, imagination ou poésie, se dessine
au-dessus des tempes, vers le bord latéral du fron-
tal. Lorsqu'elle est très-prononcée , elle élargit donc
considérablement le haut du front. Les individus
doués de cette organisation sont des esprits géné-
ralisateurs, cest-à-dire qui peuvent s'élever à un
point de vue supérieur, d'où ils embrassent un ho-
rizon qui leur laisse voir l'harmonie, le lien des
perspectives. La poésie, dans son sens le plus étendu,
étant le sentiment des harmonies entre toutes les
choses de la nature, se confond avec \ idéalité ou
imagination, qui ne crée rien, mais qui saisit plus
ou moins les phénomènes de la vie universelle, et les
reproduit par la pensée.
Combinées entre elles, \ idéalité, la merveillosité
et V espérance, conduisent aux exaltations , et déter-
minent quelquefois l'extase (1).
20. La gaieté ou esprit de saillies se traduit, sur
le crâne, à la partie supérieure et latérale du front,
(1) Voyez, à la fin du volume, la note B sur l'Extase.
134 SÉMÉIOLOCIE DES PASSIONS.
en avant du muscle temporal. Les individus chez
lesquels cet orjjane prédomine sont, la plupart du
temps, des machines à traits, à épigrammes, à ca-
lembours ; d'autres sont plus disposés à faire des
satires ou des caricatures , ces grotesques censures
dont le crayon des artistes français a toujours tracé
les types les plus spirituels et les plus mordants.
21. Imitation. — Le talent de l'imitation ou de la
mimique se dessine au sommet du frontal, à la nais-
sance des cheveux, qui le recouvrent presque entiè-
rement. Ce talent naturel de traduire avec fidélité
les sentiments et les idées par des gestes est néces-
saire aux auteurs dramatiques, aux comédiens, aux
orateurs. C'est encore lui qui inspire aux peintres
et aux sculpteurs cette vérité de mouvement et d'at-
titude qui contribue si puissamment à donner de
l'expression à leurs ouvrages.
22. Individualité. — C'est la faculté qui fait dis-
tinguer un Individu d'un autre individu , un objet
d'un autre objet. Ceux qui en sont dépourvus ne sont
nullement propres à étudier les phénomènes isolés ;
ceux, au contraire, chez qui elle est prononcée, ont
de la disposition aux sciences de détail et d'obser-
vation analytique. L'organe se traduit immédiate-
ment au-dessus de la jonction de la racine du nez
avec le front.
23. Configuration. — 24. Etendue. — 25. Pesan-
teur. — 26. Coloris. — Ces quatre organes appa-
raissent successivement sur l'arcade orbilaire, de-
puis son angle interne jusqu'à sa partie moyenne.
La configuration, ou sens des formes , fait percevoir
la figure des êtres et des objets extérieurs; c'est donc
SÉMÉIOLOCIE DES TASSIONS. 135
elle qui donne la mémoire des formes, et qui con-
stitue principalement le talent du dessin et l'aptitude
à saisir la ressemblance. Loi'sque cette faculté est
très-développée , elle augmente l'écartemetit qui
existe entre les yeux. — Le sens de Vétendiie et ce-
lui de la pesanteur font apprécier la superficie des
objets et leur poids. Quant au sens du coloris , il fait
percevoir et réflécîiit dans le cerveau l'impression
transmise par le sens de la vue. L'appréciation des
couleurs ne dépend donc pas uniquement de l'œil :
on trouve, en effet, beaucoup de peintres qui sont
de fort mauvais coloristes, avec une vue excellente.
27. Localité. — C'est la mémoire des lieux, le
sens de l'espace, la faculté de s'orienter, faculté na-
turelle, dont l'existence est attestée par les migra-
tions d'oiseaux qui traversent les mers. Les personnes
qui l'ont très-développée sont , pour ainsi dire, nées
astronomes; la grande propension qu'elles ont à
changer de lieux leur donne le goût des voyages.
Combiné avec le sens des couleurs, le sens de la lo-
calité produit les peintres paysagistes. Elle corres-
pond, sur l'os frontal, aux deux bosses inférieures
qui surmontent l'angle interne de l'arc sourcilier.
28. Calcul. — Le sens des nombres est une faculté
fondamentale dont l'organe se montre à l'angle ex-
terne de l'arcade orbitaire ; il est ordinairement
moins prononcé chez la femme que chez l'homme ;
les animaux paraissent en avoir quelque rudiment.
Les personnes chez lesquelles le calcul est très-
développé semblent voir les nombres comme s'ils
étaient écrits sur une ardoise, ce qui leur permet de
calculer de mémoire. Elles ont en général l'esprit
136 SÉMÉIOLOCIE DES PASSIONS.
droit, mais peu brillant; leur caractère est sombre
ou distrait.
29. Vordre se traduit sur l'arc sourcilier, en de-
dans du calcul. Son développement rend le sourcil
proéminent en cet endroit, et dénote une personne
qui aime que tous les objets qui l'entourent soient
rangés avec symétrie. La dépression de cet organe
annonce, au contraire, ces individus qui se com-
plaisent à laisser tout pêle-mêle autour d'eux, et
qui égarent sans cesse les objets à leur usage.
Appliqué aux productions intellectuelles, l'ordre
est la méthode de l'esprit.
30. Éventualité. — C'est la faculté de conserver
le souvenir des faits et des événements ; c'est la mé-
moire des choses. Elle se borne à recueillir les ma-
tériaux que l'ordre dispose, que la comparaison et la
causalité ']u^ent et systématisent. Chez les enfants,
qui apprennent tant de choses du monde extérieur,
l'éventualité est proportionnellement très-saillante
sur le milieu du front , qu'elle fait bomber.
31. Temps. — C'est à l'aide de cet organe, dé-
couvert par Spurzheim , qu'on se rend compte du
temps qui s'est écoulé , et qu'on apprécie sa succes-
sion; il donne au poëte le rhythme, au musicien la
mesure. On le voit au-dessous des bosses frontales
et au-dessus du sourcil.
32. Tonalité. — A côté et en dehors de l'organe
du temps, apparaît celui de la tonalité. Toutes les
fois qu'il est assez développé, les individus sont
agréablement affectés par la mélodie et l'harmonie ,
et d'une manière désagréable par la discordance des
tons. Sa prédominance annonce un penchant sou-
SÉMBIOLOGIE DES PASSIONS. 137
vent irrésistible pour l'art musical. « La musique et
le chant, dit Gall, ne sont pas des inventions de
l'homme; le Créateur les lui a révélés à l'aide d'une
organisation particulière. »
33. Langage. — C'est au sens du langage que l'on
doit rapporter la mémoire des mots , y compris celle
des noms propres. Les yeux creux et enfoncés sont
un signe de l'absence de cette faculté, tandis que
les yeux à fleur de tête annoncent des individus
doués d'une élocution facile.
34. Comparaison. — 35. Causalité. — Ces deux
facultés intellectuelles, dites réJlectÎK'es, constituent
principalement ce que l'on appelle la raison. La pre-
mière , sagacité comparative , juge les rapports des
choses pour en connaître les ressemblances et les
différences; la seconde ne se borne pas à les com-
parer, elle va jusqu'à l'induction, qui, en présence
des faits, considère l'un comme cause, l'autre comme
effet.
L'organe de la comparaison est situé sur l'os fron-
tal, entre la bienveillance en haut, et Y éventualité
en bas. Son développement excessif annonce des
hommes qui aiment les hiéroglyphes , les allégories,
les apologues , et dont le langage est rempli de mé-
taphores.
Placée au niveau et sur le côté de la circonspec-
tion, la causalité, si elle est trop prédominante,
peut devenir une source d'erreurs , en voyant sans
cesse des effets et des causes là où il n'existe sou-
vent que de simples coïncidences. Elle constitue alors
l'esprit systématique et paradoxal.
Le défaut absolu de comparaison et de causalité
138 SÉilÉIOLOCIE DES PASSIONS,
produit une incapacité intellectuelle quj rapproche
l'homme de la brute. Convenablement développées,
ces deux facultés sont les puissants auxiliaires de la
morale et de la religion, en faisant comparer avec
justesse les bonnes et les mauvaises actions, en
faisant remonter aux causes des unes et des autres,
et surtout en manifestant l'éternelle sagesse de la
cause première de toute la création.
Il résulte de ce court exposé, que là p/tysiognomo-
nie et la phréno/ogie ont également pour but la con^
naissance de l'homme moral; que toutes deux consi-
dèrent l'homme extérieur comme le relief de l'homme
intérieur; seulement, que la première s'attache plus
particulièrement aux formes acquises des diverses
parties du corps; la seconde, aux formes natives du
crâne, ou plutôt de l'encéphale, dont elle fait dé-
pendre notre constitution et notre caractère.
Aujourd'hui que ces deux systèmes comptent près-,
que autant de prosélytes que de détracteurs (1), il
(1) Ce qu'il y a de surprenant, c'est que la plupart des indivi-
dus qui se prononcent énerfjiquement pour ou contre ces deux
systèmes ne se sont pas seulement donné la peine de les étudier,
el encore moins de les approfondir. Quant à moi, je me trouve
encore trop peu éclairé pour me permettre de les juf^er. Je crois
cependant pouvoir dire, dès à présent, que la localisation des fa-
cultés ne me semble ni impossible ni contraire à notre libre arbitre.
Du reste, que cette localisation soit une vérité ou bien une chi-
mère, nos prédispositions natives n'en restent pas moins ce qu'elles
sont; seulement, dans le premier cas, le* parents et les maîtres
auraient un moyen de plus pour les reconnaître et leur imprimer
de bonne heure une direction harmonique, t. avaler, Gall , Spnrz-
heim . n'ont certainement jamais voulu prêcher le matérialisme ni
l'irrélifyion , et il serait par trop injuste de les rendre responsables
du tort de ceux qui sont venus donner à la science une si fâcheuse
SÉMÉIOLOCIE DES TASSIONS, 139
me semble, qu'il serait aussi utile qu'intéressant de
répéter en grand, c'est-à-dire sur des masses, les
observations individuelles qu'ont pu faire Lavater,
Gall, Spurzhcim, Broussais et M. Dumontier, ainsi
que leurs prédécesseurs.
Une commission, composée d'adversaires, de par-
tisans et de froids observateurs de ces deux systèmes,
pourrait , à Paris mieux que partout ailleurs , en dé-
montrer clairement l'exactitude ou la fausseté. Ainsi,
la conformation cérébrale des trois cents élèves de
l'Ecole polytechnique viendrait nécessairement con-
firmer ou renverser la localisation de l'organe du
calcul et de ses congénères; le Conservatoire de mu-
sique fournirait le nombre comparatif des élèves et
des professeurs qui ont les organes de la mesure et
de l'harmonie considérables ou déprimés ; l'Ecole
royale des beaux-arts, les ateliers particuliers de
peinture et de sculpture , les écoles de dessin , comp-
tent une foule de jeunes artistes dont les disposi-
tions devraient correspondre à la prédominance ou
à la dépression des organes du coloris, de l'éten-
due, de la configuration ou de la constructivité ; en-
fin , les membres les plus distingués de chacune des
cinq classes de l'Institut devraient également pré-
senter un développement cérébral en rapport avec la
branche des connaissances humaines qu'ils ont spé-
direction. — Voir les ouvrages de Gall et de Spurzheifti , ainsi que
les divers écrits publiés contre leurs systèmes par MM. F^elut et
Leuret. Voir surtout la Phrenoloi^ic morale de notre savant confrère
le docteur Serrurier (Paris, 1810, in-8"), et V Examen de la Phréno-
losie, publié en 1812 par M. Fiourens.
140 SÉMÉIOLOGIE DES PASSIONS.
cialement cultivée , et dans laquelle ils ont pu dé-
passer leurs collègues.
La localisation des sentiments serait tout aussi
facile à vérifier que celle des facultés intellectuelles.
Il suffirait pour cela de s'assurer, dans les pensions ,
dans les collèges et dans les séminaires, si le ca-
ractère des élèves, que l'on peut observer chaque
jour, est ou n'est pas en harmonie avec tel ou tel
développement de la région supérieure du crâne.
Quant aux penchants inférieurs, les prisons de la
capitale, et, au besoin, les bagnes, sont encore là,
et permettent de répéter les observations contradic-
toires des phrénologistes et de leurs adversaires.
Pendant le cours de leur inspection , les mêmes
commissaires examineraient simultanément si les
caractères physiognomoniques indiqués par Aris-
tote, Galien, Albert le Grand , Lavater, sont vrais ou
illusoires; si les deux systèmes dont nous parlons
ne s'accordent que dans quelques points, ou bien
s'ils sont intimement liés ; si l'un ne serait pas la
conséquence de l'autre , et , dans ce cas , quel est
celui auquel appartient la prééminence. Enfin , un
examen comparatif de la physionomie, du geste, et
de la conformation crânienne d'un grand nombre
d'individus , fait à plusieurs années d'intervalle , dé-
montrerait si les changements apportés par l'éduca-
tion dans le caractère et l'intelligence ont amené au
physique des modifications correspondantes. Ces
recherches, qu'on ne s'y trompe pas, exigeraient de
longues années d'études consciencieuses et parfois
difficiles ; mais les données précieuses qu'elles four-
niraient à la religion, à la médecine, à la jurispru-
SÉMÉIOLOGIE DES PASSIONS. 141
dence et aux beaux-arts; les améliorations subsé-
quentes qu'elles pourraient apporter à notre société
égoïste et corrompue , suffiraient , ce me semble ,
pour fixer l'attention des gouvernements , et les en-
gager à faire entreprendre un travail dont je n'ai
pu donner ici qu'une idée imparfaite.
142 MARCHE, COMPLICATION
CHAPITRE VI.
Marche , Complicalion et Terminaison des Passioos.
Les passions et les maladies sont des sœurs étroi-
tement unies : elles naissent, marchent, et finis-
sent de la iiiêuie manière.
Les passions ne se développent pas toujours avec
violence et rapidité : aussi les Grecs exprimaient-
ils par le mot irpoTuàGeia , mant-passion , Tétat moral
dans lequel le désir sollicite doucement l'âme dont
il cherche à se rendre maître. C'est le moment où la
raison peut et doit examiner attentivement si ce dé-
sir est louable ou non , et s'il n'y a pas plus d'avan-
tages à le chasser qu'à le satisfaire.
Quelque mouvement de vaine gloire, d'égoïsme
ou de volupté, est-il parvenu à agiter notre àme, si
elle s'y arrête avec complaisance, tout en le recon-
naissant vicieux; si elle s'y abandonne avec réflexion
et volonté, la passion , déjà formée, augmente subi-
tement d'énergie, et ne tarde pas à nous pousser à
des actes nuisibles et criminels.
Mais la passion devient plus insatiable, plus ty-
rannique, à mesure qu'elle s'exerce: l'habitude,
celte seconde nature, la convertit en un besoin im-
périeux; et l'homme, véritable esclave, n'a plus alors
pour guide qu'une raison faussée et corrompue, qui
lui cache, ou parvient même à lui faire aimer sa dé-
gradante servitude.
ET TERMINAISON DES PASSIONS, 143
Dans CCS trois périodes de développement, qui
souvent se confondent, on peut remarquer que la
voix des passions nous sollicite d'une manière dif-
férente : dans la première, elles demandent ; dans
la seconde, elles exigent; dans la troisième, elles
contraignent.
En traitant de l'influence de l'âge, j'ai suffisam-
ment indiqué dans quel ordre apparaissent les prin-
cipales passions : je me bornerai donc à rappeler
ici que celles qui dépendent des besoins animaux
sont les premières à se manifester; viennent ensuite
celles qui tiennent aux besoins moraux , puis enfin
celles qui sont liées à nos besoins intellectuels.
Si maintenant on examine la marche des passions,
en ayant égard et à leur violence, et au temps qui
s'écoule entre leur naissance et leur terminaison , il
est impossible de n'être pas frappé de l'analogie
qu'elles ont avec les maladies qui affligent le corps.
Comme ces dernières, en effet, elles se présentent à
l'état aigu ou à l'état chronique ; comme ces der-
nières, elles remontent fréquemment de l'état chro-
nique à l'état aigu , ou bien disparaissent, tout en
restant sujettes à une sorte de périodicité, sur la-
quelle les médecins et les moralistes ne me semblent
pas avoir assez arrêté leur attention ; comrn^ ces
dernières, enfin, leur fougue et leur durée dépen-
dent plus ou moins de l'âge, du sexe, de la consti-
tution, du climat, de la nourriture, de l'hérédité,
en un mot de la double atmosphère physique et
morale dont nous sommes environnés. Ainsi, géné-
ralement parlant, la colère est un délire aigu, et la
liaine une affection chronique, dont la vengeance
144 MARCHE, COMl'I.ICATION
est la crise la plus ordinaire. Passions des êtres fai-
bles, la jalousie et l'envie ont une marche primiti-
vement chronique : ce sont deux fièvres consomp-
tives qui rongent lentement les entrailles de leurs
victimes. L'amour est une fièvre ardente qui a ses
redoublements, ses transports, ses fureurs. L'am-
bition est une fièvre tenace dont la marche insi-
dieuse et les paroxysmes irréguliers donnent la mort
au milieu de l'espérance. L'ivrognerie, enfin, le plus
abrutissant de tous les vices, ressemble le plus sou-
vent à ces fièvres nerveuses intermittentes, dont les
retours périodiques constituent le principal carac-
tère (1).
Les passions sont solidaires entre elles comme nos
organes; aucune ne saurait être vivement mise en
jeu sans que les autres ne soient aussitôt en éveil.
Mais la passion dominante est alors une reine des-
potique qui surexcite les facultés , les sentiments ,
les instincts favorables à ses désirs, et qui impose
silence à ceux qui voudraient en entraver la satis-
faction.
Je n'admets pas plus de passion simple que de
maladie simple : quand un viscère est profondément
altéré , tout l'organisme souffre avec lui ; quand une
(1) Ayant eu à soiffner un grand nombre d'individus adonnés à
l'abus des boissons alcooliques ou de l'opium , j'ai presque constam-
ment observé l'influence de la périodicité sur leur funeste pen-
chant : les uns ne s'enivraient que le dimanche, d'autres le lundi,
plusieurs toutes les quinzaines pendant trois jours de suite; quel-
ques autres enfin tous les mois : cette dernière remarque m'a été
fournie par des femmes dont la plupart avaient passé l'âge de re-
tour.
ET TERMINAISON DES PASSIONS, 145
passion est enracinée dans le cœur de l'homme, le
moral et le physique sont plus ou moins altérés ; dans
ces deux cas, î'àme et le corps partagent l'état mor-
bide, parce que, dans nous, tout est un. Les moralistes
qui ont distribué les passions en simples et en com-
posées, me paraissent donc avoir établi une division
purement arbitraire. Toutes, d'ailleurs, présentent
à l'analyse deux, trois , souvent même un plus grand
nombre d'éléments moraux appréciables. L'ambi-
tion, en effet, n'est qu'un mélange d'orgueil, d'opi-
niâtreté et de folle espérance ; sans parler du besoin
des sens , l'amour se compose souvent d'autant de
vanité, d'égoïsme et d'imagination que d'affection
réelle ; la jalousie et l'envie , tristes appréciatrices
de leur propre faiblesse, ne sont qu'un composé de
crainte, de haine et de douleur ; l'avarice , enfin , si
mal comprise par La Bruyère et Rousseau (1), est-
elle autre chose qu'un assemblage de froid égoïsme
et de circonspection poussée à l'excès chez des êtres
ordinairement affaiblis par l'âge ou les infirmités?
Du reste , ces diverses complications, étudiées dans
les deux sexes, présentent des différences notables
sur lesquelles j'insisterai lorsque je traiterai de cha-
que passion en particulier.
Si l'orgueil et la vanité accompagnent l'homme
depuis le berceau jusqu'à la tombe , il est des pas-
sions qui cessent généralement à certaines époques
de la vie , et font place à d'autres qui surgissent non
moins tyranniques. Ainsi , la gourmandise et la pa-
resse, si naturelles à l'enfance, sont d'ordinaire rem-
(1) Voyez ci-après l'arlicle Avarice.
10
146 -MARCHE, COMPI.ICATIOS
placées, chez Je jeune homme, par la prodigalité et
les transports de Tamoiir. Quelques années plus tard,
l'amour lui-même cède son règne à l'ambition; l'am-
bition, à son tour, disparaît chez le vieillard; puis
arrive l'avarice, qui ne finit qu'avec lui. Telles sont
les terminaisons, ou plutôt les transformations suc-
cessives que subissent les principales passions ob-
servées dans le cercle de la vie humaine.
]\os passions, abandonnées à elles-mêmes, se ter-
minent donc rarement par une véritable guérison :
l'homme n'en est presque jamais exempt; il ne fait
qu'en changer ; le plus souvent même il ne quitte un
excès que pour tomber dans l'excès opposé, et laisse
de côté la vertu , qui les sépare : le poltron devient
téméraire, les prodigues deviennent avares, les
amants finissent par se détester; tant il est vrai que
les extrêmes se touchent !
Quant au pronostic que l'on peut porter sur la
terminaison plus ou moins funeste des passions , une
expérience de tous les jours nous démontre que les
maladies, la folie , une mort prématurée; l'opprobre,
la misère , les crimes , les châtiments des hommes ,
précurseurs ordinaires de la justice divine, sont la
triste perspective des imprudents qui ne s'attachent
pas de bonne heure à restreindre leurs besoins et à
modérer la violence de leurs désirs.
Cet effrayant pronostic, que l'on peut porter sur
les individus livrés à la fougue de leurs passions ,
s'applique aussi aux nations , ces grandes familles
ayant chacune , à leur origine, les mêmes croyances,
les mêmes intérêts, les mêmes mœurs. Dès que les
liens qui faisaient leur force sont brisés, dès que
ET TLI'.MINAISON DES PASSIONS, 147
chaque individu, érijjcant en loi ses propres doc-
trines, se l'ait nno relijjion de l'é^joisme, de l'in-
tempérance, du luxe et de la cupidité, on peut in-
failliblement annoncer leur dissolution prochaine ou
leur retour à la barbarie ; à moins que la Providence,
toujours bonne , lors même qu'elle châtie, n'envoie
quelque fléau destructeur qui les force à se retrem-
per dans des sentiments purs et généreux.
118 EFFETS DES PASSIONS
CHAPITRE VIL
Effets des passions sur l'organisme. — Réaction de l'orga-
nisme dans les passions. — Leurs effets sur le corps so-
cial et sur les croyances religieuses.
Les orages qui bouleversent les facultés morales
détruisent les forces physiques , et toate passion
vile est un poison brûlant.
J. Droz, Essai sur V Art d'être heureux.
En général , les passions modifient l'organisme de
trois manières différentes , selon qu'elles l'affectent
agréablement, péniblement, ou bien qu'après lui
avoir fait éprouver de la douleur, elles le laissent
réagir contre la cause de sa souffrance. Dans le pre-
mier cas, elles poussent à l'extérieur du corps toutes
les forces vitales; dans le second, elles les refoulent
vers les viscères; dans le troisième, elles les ramè-
nent violemment de l'intérieur à la périphérie. Les
passions gaies sont donc éminemment excentriques ;
elles dilatent , elles épanouissent les traits du visage ,
qu'elles colorent par l'afflux de la chaleur et du sang.
Les passions tristes, au contraire, sont concentri-
ques; elles contractent la figure, rendent les traits
grippés, et diminuent sensiblement la chaleur de la
peau, à laquelle elles impriment un ton pâle, jaune
ou plombé. Les passions mixtes participent de ces
deux effets , c'est-à-dire que , d'abord concentriques ,
elles deviennent d'autant plus excentri(jues que les
SUI\ l/ORGANlSME. 149
individus sont doués d'une plus grande puissance de
réaction : telle est la colère chez les personnes ro-
bustes et bilieuses.
Du reste, plus les passions sont mises en jeu, plus
elles abrègent, par leur excessive consommation
vitale, l'existence des individus, aussi bien que celle
des peuples.
Seuls conducteurs dont Tâme se serve pour rece-
voir et transmettre ses impressions, les nerfs sont
ordinairement d'autant plus développés que les af-
fections morales ont été plus vives, plus fréquentes ,
et la pensée plus active. Aussi, toutes choses égales
d'ailleurs, trouve-ton le grandsympathiquebeaucoup
plus fort chez la femme que chez l'homme, tandis que
l'arbre cérébro-spinal prédomine chez celui-ci.
L'ébranlement imprimé à tout le système nerveux
par nos diverses passions va-t-il indifféremment re-
tentir sur telle ou telle partie du corps, ou bien fait-
il ressentir son contre-coup à un organe plutôt qu'à
un autre? C'est une question dont la solution m'a
longtemps occupé , et qu'un grand nombre de faits
pathologiques m'ont permis de résoudre de la ma-
nière suivante :
1° Lorsqu'il y a dans l'économie un organe ma-
lade, c'est toujours sur lui que la passion va retentir.
2" Existe-t-il harmonie complète entre toutes les
fonctions, les passions gaies ébranlent de préfé-
rence les organes thoraciques ; les passions tristes ,
les viscères abdominaux (1) ; et les passions mixtes,
ces derniers d'abord , les premiers ensuite.
(1) Il est plus que probable que le sang éprouve aussi, par l'ef-
fet des passions, des altérations dont la chimie parviendra peut--
150 EFFtts DEè i>ASSl0NS
3" Enfin , chez les individus dont le tempérament
ou plutôt la constitution est fortement dessinée, les
effets morbides varient selon les diverses prédomi-
nances organiques, prédominances que j'ai montré
être une véritable prédisposition à des maladies en
quelque sorte déterminées. Que trois jeunes gens ,
par exemple, l'un sanguin , l'autre nerveux, et le der-
nier bilieux, se livrent, dans les mêmes conditions,
à un violent accès de colère, le premier aura très-
probablement une congestion ou une hémorrhagie ;
le second, un spasme accompagné de mouvements
convulsifs ; et le troisième, un ictère ou un flux bi-
lieux, précédé de coliques plus ou moins aiguës.
Telles sont les lois suivant lesquelles se commu-
nique l'ébranlement des passions, lois que le simple
bon sens eût pu établir a priori , et qui m'ont coûté
plusieurs années d'études morales et de recherches
pathologiques.
Les anciens ont sans doute parfaitement constaté
l'influence du moral sur le physique ; mais ils se
montrent beaucoup trop exclusifs , et prennent sou-
vent l'effet pour la cause, quand ils prétendent que
la joie provient de la rate; la colère, de la vésicule
biliaire; l'amour, du foie; la jactance, des poumons;
la sagesse, du cœur, etc. (1). A cette théorie, erro-
ètreà constater la nature. Quant à présent, je crois pouvoir avancer
que les passions gaies ou excentriques communiquent à ce liquide
les caractères physiques qu'il présente dans la plupart des inflam-
mations suraiguës, tandis que les passions tristes ou concentriques
lui donnent plutôt l'aspect qu'il offre dans les maladies aslhéni-
ques, notamment dans le scorbut.
(I ) « Homines splene rident , felle irascuntur, jecore amant , pul-
«mone jaciaHt, corde sapiunt, » etc.
SUR l/ORGANISME. 151
née sous plus d'un rapport, je crois pouvoir sub-
stituer des observations consciencieuses et multi-
pliées qui m'ont démontré, jusqu'à la dernière
évidence, que chacun de ces viscères peut devenir
malade sous l'influence de différentes passions; qu'il
peut , à son tour, déterminer des passions diverses ,
et qu'enfin , dans les mêmes circonstances , les mê-
mes passions produisent constamment les mêmes
maladies. Les trois lois établies précédemment ,
jointes à celles-ci, qui n'en sont que la conséquence,
m'ont souvent fait porter un diagnostic exact dans
des cas de médecine pratique aussi curieux que dif-
ficiles.
Cette étude, féconde en résultats, et jusqu'ici
beaucoup trop négligée , de l'influence des passions
sur les maladies, et des maladies sur les passions (1),
peut facilement conduireà la solution des deux pro-
blèmes suivants :
c( 1° Un individu bien portant et d'une constitu-
tion connue étant donné, s'il s'abandonne à telle ou
telle passion, quel genre de maladie éprouvera-
t-il ? Quels seront les organes affectés de préférence?
« 2" Un individu d'un caractère connu étant donné,
indiquer, d'après les altérations survenues dans sa
santé, quelle est la passion qui le domine actuelle-
ment. »
11 m'est aussi arrivé, surtout dans les passions et
les maladies passées à l'état chronique, de porter
un pronostic dont le temps venait presque toujours
confirmer la justesse.
(1 ) Voir, p. 8 et suiv., l'article consacré à celte dernière influence.
152 EFFETS DES TASSIONS
Les maladies produites par les passions sont , à
elles seules, incomparablement plus fréquentes que
celles qui proviennent de tous les autres modifica-
teurs de l'économie. La moitié des phthisies, tant ac-
quises qu'héréditaires, reconnaissent, en effet, pour
cause l'amour ou le libertinage. La goutte et les
phlegmasies aiguës du tube intestinal ne sont , la
plupart du temps, que les tristes fruits de l'intem-
pérance, de la gourmandise surtout. Les maladies
chroniques de l'estomac, des intestins, du foie, du
pancréas et de la rate, sont plutôt dues à l'ambition,
à la jalousie , à l'envie , ou à de longs et profonds
chagrins. Sur 100 tumeurs cancéreuses, 90 au moins
doivent leur principe à des affections morales tristes.
On a vu aussi ces mêmes affections produire subi-
tement les dartres les plus rebelles , entre autres le
lichen agrius. L'épilepsie^ la danse de Saint-Guy,
les tremblements nerveux , les convulsions, provien-
nent souvent d'une vive frayeur ou d'un violent ac-
cès de colère. Lorsque la fièvre lente nerveuse et le
marasme , auxquels succombent un si grand nombre
d'enfants et d'adolescents , ne sont pas déterminés
par la funeste habitude de l'onanisme , nous devons
reporter nos soupçons sur la jalousie. La passion de
l'étude , surexcitant sans cesse le cerveau , au détri-
ment des autres organes , n'amène-t-elle pas encore,
chez les personnes qui s'y abandonnent , la dys-
pepsie, la gastralgie, l'insomnie, le flux hémorrhoï-
dal, et cette susceptibilité nerveuse qui les rend si
malheureuses , en même temps qu'elle fait le tour-
ment des êtres qui les entourent ?
D'un autre côté, les trois quarts des morts subites
SUR l'organisme. 153
ne sont-elles pas occasionnées par l'ivrognerie , la
gourmandise, le libertinage ou la colère?
Le suicide, ce fléau que l'on voit régner épidémi-
quement aux époques de corruption et de perturba-
tion sociales , n'est-il pas presque toujours la consé-
quence de quelque passion fougueuse, ou d'un
chagrin secret?
Enfin , sur 8,272 aliénés admis à Bicétre et à la
Salpétrière dans le cours de neuf années, on trouve,
d'après le Compte rendu de l'administration des
hôpitaux , que la majeure partie de ces infortu-
nés avaient aussi perdu la raison par suite de vio-
lentes passions ou de chagrins trop vivement
sentis (1).
C'est encore une loi de l'économie , que tout or-
gane souffrant s'efforce de diminuer l'irritation ou
la congestion qu'il éprouve, en la renvoyant vers
les parties avec lesquelles il sympathise davantage.
Dans les passions portées au plus haut degré, la
réaction des viscères thoraciques et abdominaux a
lieu surtout sur l'encéphale, qui, à son tour ébranlé
par ce reflux morbide , trouble notablement la rai-
son, et la rend le jouet des hallucinations les plus
bizarres. Voyez cet enfant peureux, obligé de tra-
verser de nuit une allée de son jardin : a-t-il en-
tendu un léger bruit, c'est un voleur ou un assassin
prêt à fondre sur lui. Déjà il l'aperçoit qui vient
de son côté; en un instant il en voit deux, il en
(1) Les causes morales du suicide se présentent dans l'ordre sui-
vant de fréquence : abus des liqueurs alcooliques , chagrins domes-
tiques, inconduite et libertinage, revers dejortune, ambition, frayeur,
amour contrarié.
154 • EFFETS DES TASSIONS
voit quatre. Alors line sueur froide baigne son corps;
ses genoux se dérobent sous lui; il veut crier, sa
voix expire sur ses lèvres. Ces prétendus voleurs
n'étaient cependant que des arbres agités par le
vent, et auxquels l'imagination malade de l'enfant
avait donné une forme mensongère. Voyez encore
ce jeune homme en proie à im amour violent, et
prêt à tout sacrifier pour la femme qu'il adore :
quelque circonstance vient-elle éteindre l'ardeur in-
sensée qui le dévorait, semblable à quelqu'un qui sort
d'un songe, il est tout étonné d'apercevoir mille dé-
fauts saillants chez celle qui, un instant auparavant,
lui paraissait le type de toutes les perfections. Ainsi,
soit que les passions réagissent sur le cerveau, soit
qu'elles l'affectent primitivement , toujours est-il
qu'elles amènent l'imagination et les sens à fausser
momentanément la raison : aussi peut-on dire, en
thèse générale, qu'elles ne diffèrent guère de la folie
que par la durée.
Il est un dernier phénomène de réaction , digne
de fixer toute l'attention du médecin : je veux par-
ler de Vexcréti'on critique, qui a surtout lieu dans
les passions provenant des besoins animaux. Ainsi,
l'émission du fluide prostatique et de la liqueur sé-
minale débarrassent l'organisme du spasme ou de
l'agitation déterminée par de violents désirs eroti-
ques. Les individus en proie à une vive frayeur suc-
comberaient infaiUlblement, si le hérissement des
cheveux, une sueur générale ou des excrétions al-
vines ne venaient opérer chez eux une détente salu-
taire. De même, le paresseux ne se débai'rasse guère
de son engourdissement et de son ennui qu'à l'aide
SUR l'organisme. 153
de longs bàilleiuents, accorajiagnés de larmoiement
et de pandiciilalions. Dans une jurande douleur en-
core, celui qui peut verser des larmes en abondance
finit par se sentir moins souffrant et moins malheu-
reux. Enfin, si l'homme du monde exhale son res-
sentiment par une épigramme, une médisance ou
une perfidie, l'homme du peuple n'exhale-t-il pas sa
colère par des crachats, des jurements, des cris,
des injures, dos coups? Chez ces deux individus, le
résultat physiologique est le même : seulement, ce-
lui-ci a suivi l'impulsion de la nature, celui-là, l'u-
sage de la société.
Du reste , on a vu les humeurs excrétées pendant
la crise de certaines passions acquérir tout à coup
des qualités anormales et même délétères : c'est
ainsi que la peur a fait quelquefois blanchir subi-
tement les cheveux, et que la salive d'individus en
fureur a suffi plus d'une fois pour communiquer
la rage.
— Considérées chez les masses populaires, les
passions se montrent encore plus délirantes et plus
terribles. C'est surtout alors qu'éminemment con-
tagieuses, elles gagnent de proche en proche jus-
qu'aux simples spectateurs , et les entraînent sou-
vent à des actes dont ils déplorent les suites quand
ils sont revenus de leur funeste aveuglement.
Les tableaux suivants , résumés exacts de docu-
ments officiels, feront connaître les motifs appa-
rents des crimes d'empoisonnement, de meurtre,
d'assassinat et d'incendie, classés par fréquence; ils
montreront en outre l'action perturbatrice des pas-
sions sur la société.
156 EFFETS DES PASSIONS
Sur 1 ,000 crimes de cette nature :
Haine et vengeance en ont produit 264
Dissensions domestiques, haine entre parents. . 143
Querelles au jeu ou dans les lieux publics. ... 1 13
Vol (pour l'exécuter ou en assurer l'impunité). 102
Querelles et rencontres fortuites 94
Discussions d'intérêts ou de voisinage 80
Adultère 64
Débauche, concubinage, séduction 63
Désir de recueillir une succession ou d'éteindre
une rente viagère 26
Désir de toucher une prime d'assurance sur la
vie ou les propriétés 25
Amour dédaigné ou contrarié , refus de mariage. 20
Jalousie 16
Total 1,000
Pour l'année 1839, sur 772 crimes d'empoison-
nement , d'incendie , d'assassinat , de meurtre , et
de coups et blessures suivis de mort , bien que
portés sans intention de la donner, on trouve que :
La cupidité en a produit 113
L'adultère 43
Les dissensions domestiques 94
L'amour contrarié et la jalousie 20
Le concubinage et la débauche 38
La haine et la vengeance 243
Les rixes au jeu 88
Les rencontres et querelles fortuites. 31
Motifs divers 102
Total.... 772
Sur 813 crimes de raênae nature constatés pour
SUR I,'ORCANISME. 157
chacune des années 1840 et 1841 , on trouve que :
En 1840. En 1841.
La cupidité en a produit 144 154
L'adultère 44 47
Les disseusioDs domestiques 94 109
L'amour contrarié et la jalousie. .. . 13 8
Le concubinage et la débauche 46 50
La haine et la vengeance 246 234
Les rixes au jeu 83 60
Les rencontres et querelles fortuites. 29 45
Motifs divers U4 106
Totaux.... 813 813
8,014 individus accusés de crimes ont comparu,
en 1838, devant nos cours d'assises. Sur ce nom-
bre, 2,189 (27 sur 100) étaient poursuivis pour des
crimes contre les personnes, et 5,825 (73 sur 100)
pour des crimes contre les propriétés. Les tribunaux
de police correctionnelle ont statué, cette même an-
née, sur le sort de 192,254 prévenus. Enfin, les tri-
bunaux de simple police ont rendu 154,088 juge-
ments contre 202,814 inculpés. Ainsi, pour une seule
année, on compte en France :
Accusés (de crimes) 8,014
Prévenus (de délits) 192,254
Inculpés (pour contravention). . . 202,814
Suicides 2,586
Morts subites par ivrognerie., ... 215
Duels suivis de mort 19
Potir compléter cet effrayant résumé des effets
sociaux produits par les passions, il faut ajouter
1J4 tfirre »cs rà»»ioiii»
Sur ! ,(KK) crimet de cette nature
Haioe et Trogcance en om iirMutm ...
Dwtgaiioo» domestique*, haine eiiUt* |
Ourrelle* au jeu nu cUo» le* lieux pnl
Vol 'pour frirrulrr OU • '
Vurrrllr» rt rrnrontrr* î
l>t*cttft»ionft d'iQtérélt ou de vomi
Adullrre
IWb«urlte, roocubioage, tcducliou.. .
Dr*ir de recueillir une «uccettiou ou d' riudre
une r - ;rre
f>é*ir <!• • r une prinit- <l'rt»»or;iui * i l.i
vie oa le« propriélé*. .
AaMwrdédaigocnuconlraru-.rcUudci t;^}^^.
JaIou^λ
I
264
143
113
102
94
80
64
53
26
26
20
16
1,000
Pour l'anm^ 18.'lî>, sur 772 crin* *lempoi8on-
ncfornl , dinmidir. d'uMaMinat . trtre, et
i\r roiip* ri hlrimiin'* nulvi» <lr i icii que
iMirlm »iiiii» iiitiiitioli dr la donner. i\t' que :
Lm rupidilr en a produit 113
L'adulit-rc 4S
Le» di**ri)«ion» domf>«li(|ui>« 'I
L'amour ronirarir vl In jal<»ii*ii-. . -'<>
Lr ronruliinajjr ri la drhaucliv . ... 3H
1^ liaïur vl la >i'n^eaucc 213
Lea riiea au jeu ****
Ijf rpuronire» ri f|uerrlle» fortuit». 31
Molif» dniT» 102
Total. .. 771
^f«*
Sur 813 crimei» <lc nu^rnr nalui
|»uur
f
SUR l/ORGANISME. 159
n'ait observé sjii" sol ou sur les autres que le déve-
loppement de quelque violent désir produit presque
toujours l'affaiblissement de nos croyances et sur-
tout la néglijjence des pratiques imposées par la
religion. Du reste, c'est la plupart du temps l'or-
gueil et non la conviction qui nous rend incré-
dules. La religion est un frein qui nous gêne : nous
nous en débarrassons pendant la fougue des pas-
sions; nous le reprenons quand notre cœur est re-
devenu calme.
160 TRAITEMENT DES PASSIONS.
CHAPITRE VIII.
TRAITEMENT DES PASSIONS.
Traitement médical. — Traitement législatif. — Traitement
religieux.
( Necorporisquidem morbos veteres et diuauctos,
«nisi per dura et aspera coerceas; corruptus
« simul et corruptor, seger et flagrans animus
« haud levioribus remediis restiuguendus est,
«quani libidinibus ardescit. »
Tac.it., Annal., m, 54.
La médecine moderne ne me paraît pas attacher
assez d'importance au traitement des maladies pro-
duites ou entretenues par les passions. Le dirai-je?
On voit tous les jours des praticiens distingués for-
muler exclusivement des prescriptions pharmaceu-
tiques dans des cas où il faudrait , avant tout , s'oc-
cuper du moral des individus. D'autres fois, faute
de temps, de patience ou d'intérêt pour leur client,
après avoir découvert la cause de sa souffrance, ils
se contentent de dire : « C'est une affection morale
qui le mine ; nous n'y pouvons rien ! » et ils ren-
dent leurs visites moins fréquentes, lorsqu'ils de-
vraient les multiplier, les prolonger par ces douces
causeries qui font tant de bien à celui qui voit
prendre part à sa douleur. TSon , sans doute , l'am-
bitieux, le vindicatif, le jaloux, atteints d'hépa-
tique chronique , ne guériront pas à l'aide de nos
seuls médicaments ; mais si , par nos conseils ou
TRAITEMENT DES PASSIONS. 161
quelque adroit stratagème , nous parvenons seule-
ment à affaiblir la passion qui les agite, nous ver-
rons , dans un grand nombre de cas, survenir au
physique une amélioration sensible. Cette amélio-
ration , dont ils sentiront tout le prix , nous leur
ferons craindre de la perdre s'ils reportaient trop
leur pensée sur l'objet de leur passion : souvent
alors ils sauront en faire le sacrifice au sentiment
de leur propre conservation , et nous aurons ainsi
opéré une double cure.
Le traitement médical des passions est , comme
celui des maladies, préservatif ou curatif. Dans les
deux cas , il exige l'emploi simultané des moyens
physiques et moraux appropriés à l'excès que l'on
veut prévenir ou faire cesser. En étudiant les pas-
sions en particulier, j'aurai soin de m'étendre sur le
traitement relatif à chacune d'elles ; aussi vais-je
me borner à présenter ici une simple énumération
des moyens que l'on peut employer avec le plus
d'efficacité , et des circonstances qu'il faut prendre
en considération.
^ge. — Chaque âge a ses passions particulières,
que l'on ne saurait combattre de trop bonne heure.
Ce n'est pas lorsqu'elles se sont fortifiées par une
longue habitude qu'il faut songer à les attaquer ;
c'est aussitôt qu'elles apparaissent : alors on les
maîtrise avec assez de facilité ; plus tard , le succès
est douteux , souvent même impossible. Cette ob-
servation , sur laquelle les anciens insistaient avec
tant de raison , n'est pas moins vraie en médecine
qu'en morale; on ne saurait donc trop écouter le
conseil d'Ovide :
11
162 TRAITEMENT DES l'AS.SIONS.
Principiis obsla ; sera medicina paralur
Ouum mala per longas invaluere moras.
Sexe. — Quand nous aurons à traiter une même
passion chez les deux sexes , n'oublions pas de
faire agir deux puissants auxiliaires : l'intérêt chez
l'homme; chez la femme , le sentiment.
Engageons surtout les parents à ne pas laisser
exalter les facultés aimantes de leurs jeunes filles,
chacune d'elles ayant déjà naturellement un roman
dans le cœur.
Constitution. — Nous avons vu précédemment que
notre constitution ne nous prédispose pas seule-
ment à des maladies , mais aussi à des passions en
quelque sorte déterminées: que les sanguins, par
exemple , sont plus enclins à l'amour, les lympha-
tiques à la paresse, les bilieux à la haine, à l'ambi-
tion, à la jalousie. Mettant à profit cette remarque,
le médecin cherchera donc à diminuer la prédo-
minance fonctionnelle par un régime approprié , et,
ramenant ainsi tous les organes à l'état le plus voi-
sin de l'équilibre physique , il contribuera puis-
samment à maintenir l'équilibre moral , qui n'est
autre chose que la santé de l'âme , que la vertu.
Hérédité et Allaitement. — L'expérience ayant
démontré que les passions se transmettent par
hérédité et même par le lait d'une nourrice, on
fera connaître à la femme qui serait sujette à la
colère, à la paresse ou à l'ivrognerie, la nécessité
de se corriger promptement , si elle ne veut pas
s'exposer à faire périr l'enfant qu'elle porte dans
son sein , ou à lui communiquer ses vices. La plu-
TI?AirF.MF.NT DKS PASSIONS. 103
part du temps, cet avertissement suffira à l'amour
maternel; dans le cas contraire, on devra confier
le nouveau-né à une nourrice, dont les bonnes qua-
lités puissent corriger les funestes penchants qu'il
a reçus avec la vie.
/J liment s. — Le régime alimentaire , si efficace
pour modifier une prédominance organique trop
prononcée , ne l'est pas moins pour combattre les
passions excitées par cette même prédominance.
Aussi, les individus lymphatiques et paresseux doi-
vent-ils être soumis à une alimentation tonique , et
même quelque peu excitante, tandis que les sanguins
et les sanguins-bilieux , naturellement portés aux
passions excentriques, telles que l'amour et la co-
lère , verront la fougue de leur caractère se calmer
sous l'influence d'une nourriture végétale, mucila-
gineuse , peu réparatrice. Le vin pur, médicament
précieux pour les premiers, serait pour les seconds
un véritable poison, qui ne ferait qu'entretenir le
feu trop actif qui circule dans leurs veines. Tissot
cite l'observation d'un enfant que la moindre con-
trariété faisait tomber dans un accès de fureur, et
qu'on parvint à guérir par une alimentation légère
et rafraîchissante. Le même auteur rapporte qu'un
jeune homme, d'une bonne constitution et d'un ca-
ractère aimable, mais enclin à la colère, s'étant li-
vré aux plus violents emportements à la suite d'un
repas excitant, en conçut une telle honte qu'il prit
dès ce moment la résolution de ne vivre que de lait ,
de fécule , de fruits et d'eau pure : ce régime , qu'il
observa jusqu'à la fin de sa longue carrière , lui
procura un état de calme parfait. On sait , du reste,
164 TRAITEMENT DES PASSIONS.
que les brahmanes doivent la douceur qui les ca-
ractérise à leur grande sobriété, et au régime végé-
tal qu'ils s'imposent pendant toute leur vie.
Air, Habitation. — La salubrité de l'air et le choix
de la demeure ne sont pas choses indifférentes dans
le traitement des passions. Assurément, on ne gué-
rira pas un paresseux en le laissant au milieu d'une
habitation marécageuse, ni un ambitieux si on ne
le retire pas du tourbillon et de l'air vicié des gran-
des villes. En général, l'air pur des champs, si sa-
lutaire dans une foule de maladies, n'est pas moins
favorable pour calmer les passions. « A la campagne,
dit un de nojs écrivains , les ressentiments se cal-
ment. l'ambition n'a plus d'aliment, et les événe-
ments ne paraissent plus que les songes de l'histoire. »
Vêtements. — Des tuniques d'une laine grossière,
immédiatement appliquées sur la peau , exercent une
friction continuelle qui finit par émousser sa sensi-
bilité , et contribue ainsi à amortir le feu des pas-
sions. Telle est la principale raison qui en a fait
ordonner l'usage dans quelques communautés reli-
gieuses.
D'un autre côté, gardons-nous d'inspirer aux en-
fants une sotte vanité, en nous extasiant sans cesse
sur leur beauté chaque fois qu'on leur donne un
nouveau vêtement. Nos cris d'admiration les porte-
raient infailliblement à croire qu'ils valent davan-
tage parce qu'ils sont mieux habillés. En cela, nous
commettons une double faute: d'abord, nous faus-
sons leur jugement, puis nous leur faisons faire un
apprentissage de coquetterie, qui, chez les jeunes
filles surtout, peut avoir les suites les plus funestes.
lUAITEMENT UES PASSIONS. 165
Combien , en effet , n'en voit-on pas se jeter dans le
libertinage, uniquement pour satisfaire leurs goûts
de toilette ! Combien d'autres meurent à la fleur de
l'âge, victimes d'une coupable vanité, qui les portait
à se serrer outre mesure, par l'idée de rendre leur
taille plus svelte et plus gracieuse ! La santé, comme
la morale, veut des vêtements aisés, propres, décents ;
mais voilà tout : le sage s'habille, le fat se pare-
Sommeil. — Un sommeil trop prolongé ne fait
qu'entretenir l'indolence et la fainéantise. En thèse
générale , il ne doit pas aller au delà de neuf heures
pour les adolescents, de sept ou huit au plus pour
les jeunes gens et les adultes.
C'est avec raison que les médecins se sont élevés
contre l'usage de coucher sur la plume. La chaleur
excessive qu'elle concentre énerve l'àme et le corps,
en même temps qu'elle prédispose à des habitudes
vicieuses : on doit donc veiller à ce que les indivi-
dus qui s'y livrent ne se servent que de matelas de
crin ou d'une simple paillasse de maïs.
Education. — Si l'on parvient à modifier, à chan-
ger même le caractère d'une foule d'animaux, quels
résultats moraux ne peut-on pas espérer quand on
daignera se donner la même peine pour l'éducation
de l'homme! Cette éducation, il faut l'avouer, n'a
encore été essayée que d'une manière fort incom-
plète, et, malgré l'immense avantage que nous donne
le christianisme, nous sommes, sur plusieurs points,
restés infiniment au-dessous des anciens. D'abord ,
nous nous occupons trop tôt de l'intelligence, et à
peine du développement du corps ; chez nous , les
exercices gymnastiques sont en général trop dédai-
166 TRAITEMENT DES PASSIONS.
gnés : et pourtant, combien est puissante leur in-
fluence pour arrêter des désirs trop précoces ou
en modérer la violence! D'un antre côté, par l'irrita-
bilité excessive que l'instruction prématurée com-
munique au système nerveux, les complexions vont
s'affaiblissant de jour en jour (1), et, si l'on n'y re-
médie, on ne trouvera bientôt plus assez de bras
pour travailler. Je sais qu'en revanche on aura une
armée de romanciers, de poètes et d'orateurs; mais
je doute que de pareils soldats soient assez robustes
pour fertiliser le sol de la patrie, ou le défendre
longtemps, s'il était un jour menacé. On néglige trop
aussi l'éducation morale et religieuse, bien autre-
ment importante que l'éducation purement intellec-
tuelle. Ce n'a jamais été faute d'esprit, mais faute
de moralité que les nations ont péri : les bonnes
mœurs sont l'àme des sociétés.
Etudiée sous ce point de vue, l'Europe présente
aux observateurs des symptômes d'une prochaine et
inévitable dissolution, si le christianisme ne vient
opérer une nouvelle régénération sociale. Quels sont,
en effet , les fruits que l'on recueille du mode actuel
d'éducation ? Si nous jetons les regards sur la jeu-
nesse qui s'élève autour de nous, que voyons-nous ,
depuis les écoles primaires jusqu'aux collèges? Des
enfants auxquels des maîtres plus ou moins religieux
(1) Dans l'espace de vinjri-cinq années (18 16- 1840), sur 7,321,609
jeunes fjens appelés à se ranger sous nos drapeaux, 1,416,527 ont
été réformés pour défaut de taille ou pour infirmités diverses; c'est
presque le cinquième du nombre total. Voir les Comptes rendus
annuels sur les opérations du recrutement, et la note 1, à la tin
du volume.
TRAITEMENT DES PASSIONS. 167
donnent telles quelles des leçons de morale, que les
parents commencent par gâter, et que fait bientôt
oublier le monde, où le vrai mérite est délaissé et
le vice en lionneur, pourvu qu'il réussisse et qu'il
brille. Que voyons-nous hors des classes? Ici une
foule d'ouvriers turbulents et ambitieux, déjà cor-
rompus par notre théâtre, et auxquels d'imprudents
conseillers voudraient retirer jusqu'à l'idée de la
Divinité, pour qu'ensuite ils ne respectassent aucune
des puissances de la terre ; — là , de pauvres fdlcs
que l'oisiveté , le goût de la toilette ou de dange-
reuses lectures entraînent au libertinage ; — dans un
rang plus élevé, des jeunes gens ayant à la vérité
quelque instruction académique , mais inhabiles à
supporter la fatigue; sans conviction, sans croyance
îiucune, si ce n'est en leur propre mérite ; tantôt parés
comme des femmes, tantôt dans un négligé repous-
sant, et donnant, jusque dans les rues, l'ignoble spec-
tacle de leurs débauches, dont ils font gloire. Telle
est la génération qui grandit, et qui , dans quelques
années, sera en partie appelée à exercer des profes-
sions honorables, à remplir des emplois dans l'Etat,
peut-être même à confectionner des lois, et à don-
ner des leçons de morale à la génération qui doit la
suivre. Qui saurait prévoir l'avenir de notre société
sous de pareils instituteurs ? Puissent nos gouver-
nants s'apercevoir enfin du gouffre effrayant ouvert
sous nos pas, et, par un sage système d'éducation
publique, étayé de la moralité de leurs propres ac-
tes, préparer la régénération sociale dont tous les
bons esprits sentent l'indispensable nécessité! En
attendant , tant qu'on se bornera à ne développer
168 TRAITEMENT DES PASSIONS.
qu'une partie du corps au détriment des autres ;
tant qu'on exercera la mémoire et l'imagination
sans former le jugement ; tant qu'on négligera de
cultiver les sentiments éminemment conservateurs
de justice, de bienveillance, de vénération; enfin,
tant que l'éducation n'embrassera pas tout l'homme,
c'est-à-dire chacun de ses besoins animaux, sociaux,
intellectuels, et qu'elle n'aura pas pour base la re-
ligion, seule sanction de la morale, on verra tou-
jours, en dépit de la civilisation, les passions in-
stinctives ou brutales dominer chez les masses, et
une ambition égoïste régner parmi les esprits tur-
bulents qui aspirent à les diriger.
Habitude. — Pendant le traitement d'une pas-
sion , méfions-nous toujours de la puissance, disons
mieux, de la tyrannie de l'habitude. Cependant, gar-
dons-nous bien de perdre courage si , malgré nos
conseils et leurs propres efforts, les malades re-
viennent de temps en temps à leurs penchants vi-
cieux : pour le médecin moraliste, c'est déjà un grand
pas vers la guérison que d'avoir pu détruire la pé-
riodicité dans les accès de la passion, et c'est un
premier succès , qui doit faire présager une cure
radicale.
Cette cure obtenue, on voit, pendant les premiers
mois, la plupart des individus devenir irritables et
mélancoliques : c'est la voix expirante de l'ancien
besoin qui cherche encore à se faire entendre, et
qui doit nous porter à entourer de soins affectueux
ces pauvres convalescents , jusqu'à ce qu'ils se sen-
tent complètement heureux de leur guérison.
Il est des habitudes qu'il faut déraciner avec vio-
\
TRAITEMENT DES TASSIONS. 169
lence ; il en est d'autres qu'on ne peut maîtriser qu'à
l'aide du temps et de la douceur. Dans le premier
cas, je me suis toujours félicité d'avoir fait établir
un exutoire , qui a le double avantage d'imprimer
une nouvelle direction à la sensibilité, et de rem-
placer l'excrétion habituelle que j'ai montré avoir
lieu dans la plupart des passions.
Musique. — La musique , si justement définie :
une suite de sons qui s appellent , ne nous a pas
été donnée uniquement pour charmer nos oreilles ,
mais aussi pour soulager nos douleurs et calmer nos
passions. Les anciens connaissaient bien toute sa
puissance, eux qui l'employaient si fréquemment
pour combattre les affections nerveuses , et sur-
tout les maladies produites ou entretenues par quel-
que cause morale ; aussi l'avaient -ils surnommée
incantatio morborum. D'où vient donc que nous
faisons si peu usage d'un moyen curatif aussi sim-
ple qu'agréable ? Nierions-nous , par hasard , les
guérisons nombreuses rapportées par les auteurs
les plus dignes de foi ? Je ne le pense pas. Serait-ce
parce que nous ne pouvons pas expliquer d'une ma-
nière satisfaisante son mode d'action sur l'orga-
nisme ? Mais nous en sommes là pour la plupart des
médicaments que nous prescrivons tous les jours.
Soyons de bonne foi : n'est-ce pas plutôt la crainte
du ridicule , qui nous empêche d'avoir plus souvent
recours à ce mode de traitement, trop peu apprécié
en France, où l'on ne s'arrête guère qu'à la surface
des choses ? Il y aurait alors de notre part une fai-
blesse bien coupable. Après tout , un seul malade
guéri ou soulagé , un seul aliéné rendu à la raison ,
170 TP.AITEMENT DES PASSIONS.
un seul infortuné délivré d'une passion qjii le
tyrannisait , nous dédommagera amplement des
mauvaises plaisanteries de la sottise ou de l'i-
gnorance.
« On ne saurait croire, dit le docteur Rocques, com-
bien la musique est capable de modifier les affections
dont la cause paraît résider spécialement dans l'ap-
pareil nerveux. Elle soulage surtout cette espèce
d'hypochondrie provoquée par les travaux excessifs
de l'esprit, par les grandes agitations morales. Je
me rappelle qu'un ministre fameux, qui avait pris
une grande part à notre première révolution , et que
Napoléon avait fait duc, était tombé, en 1815, dans
une sorte de vésanie, accompagnée d'hallucinations
qui montraient à son esprit épouvanté des spectres
menaçants prêts à le saisir. Les accès de cette affec-
tion mentale étaient suivis de palpitations , de mou-
vements convulsifs des membres inférieurs , d'in-
somnie et d'une profonde tristesse. Les sons de la
harpe lui donnèrent d'abord un peu de calme , ra-
menèrent peu à peu le sommeil, et dissipèrent en-
tièrement les accès d'hypochondrie. C'est ainsi que
la harpe de David apaisait la sombre mélancolie de
Saùl.» Dans son bel établissement de Saint-Remy
(Bouches-du-Rhône) , le docteur Mercurin ne traite
guère ses aliénés que par la musique et la danse, et
l'on assure qu'il en obtient les plus heureux résultats.
Depuis trois ou quatre ans, ces deux moyens ne sont
pas non plus employés sans quelques succès à Bi-
cêtre et à la Salpètrière.
A la suite de vives affections morales, une jeune
femme était plongée dans une profonde mélancolie
TRAITEMENT DES PASSIONS. ' 17t
qui minait sa constitution naturellement très-frêle.
Atteinte en outre de fréquentes héraoptysies , elle
tomba bientôt dans un marasme effrayant, accom-
pagné de convulsions et de syncopes qui duraient
des heures entières. Les symptômes les plus alar-
mants faisaient présager sa fin prochaine , lorsque
le professeur Alibert, son médecin, voulut voir si la
musique, qu'elle aimait beaucoup, ne pourrait pas
apporter quelque soulagement à ses horribles souf-
frances. Il s'entend à cet effet avec le célèbre Béna-
zet , qu'il enferme dans un cabinet attenant à la
chambre à coucher. L'artiste commence par tirer de
son instrument des accords doux et tristes, qu'il juge
en harmonie avec les sentiments de la malade. Celle-
ci les a entendus, les a compris au milieu même de
son délire, qui, de moment en moment, se calme
d'une manière visible aux sons mélodieux du magi-
que violoncelle. Ravi de ce premier résultat, Alibert
va trouver M. Bénazet, et lui demande des variations
sur un air assez gai. Ce nouveau morceau, d'un mou-
vement plus rapide, est encore mieux goûté par la
moribonde, dont la tête marque la mesure avec la
plus grande précision. Une demi-heure s'est écoulée
depuis l'instant où a commencé cette symphonie im-
provisée en quelque sorte sur le bord d'une tombe :
cependant la tête ne bat plus la mesure avec la même
régularité; les traits deviennent moins mobiles; les
yeux, auparavant entr'ouverts et convulsés, se fer-
ment peu à peu ; puis un sommeil paisible , favorisé
par les sons harmoniques les plus suaves, s'empare
de la malade, qui, à son réveil , présente un mieux
inespéré. Le même moyen est répété pendant deux
172 TRAITEMENT DES PASSIONS.
jours de suite avec le même succès , et , quelques se-
maines après, cette jeune dame était en pleine con-
valescence.
M. Bénazet , de qui je tiens ce fait intéressant ,
m'a également assuré qu'à la suite d'une fièvre ty-
phoïde qu'il eut pendant sa jeunesse, il ne fut tiré
d'une profonde léthargie qu'en entendant la marche
des Tartares de Kreutzer, jouée dans la rue par un
orgue de Barbarie. Son père , qui un moment aupa-
ravant le croyait mort , fit tout à coup remarquer
au médecin que les pieds du moribond semblaient
suivre la mesure de l'air pour lequel il avait toujours
montré une grande prédilection. Tous deux appe-
lèrent aussitôt le joueur d'orgue, et lui prescrivirent
de continuer l'air favori du jeune musicien, qui,
marquant plus fortement la mesure , ne tarda pas
à recouvrer connaissance. Quinze jours après , il
était en pleine guérison.
Ces observations, auxquelles j'en pourrais ajouter
beaucoup d'autres, prouvent suffisamment l'effica-
cité de la musique , même dans les cas les plus dés-
espérés. Si d'autres fois elle n'a pas amené des ré-
sultats aussi heureux , c'est d'abord qu'il n'y a pas
de remède universel et infaillible , puis , qu'il ne
suffit pas de faire entendre des sons plus ou moins
mélodieux ou harmonieux à celui qui souffre , mais
qu'il faut que ces sons soient en rapport avec sa sen-
sibilité, son goiit, la nature de sa maladie ou de sa
passion. Je dirai plus, enfin, c'est que , dans quel-
ques affections morales, et en particulier dans l'a-
mour, la musique doit être prudemment interdite,
parce qu'elle ne ferait qu'augmenter la violence d'un
TRAITEMENT DES PASSIONS. 173
sentiment auquel plus d'une fois elle a donné nais-
sance.
Antagonisme des passions. — Il est un art qui de-
mande une grande réserve et une non moins grande
habileté , c'est celui de calmer les passions en les
opposant les unes aux autres. C'est ainsi qu'on est
parvenu à guérir l'avarice par l'amour, l'amour par
le dégoût ou le mépris , et qu'une profonde dou-
leur, accompagnée de mélancolie suicide, s'est quel-
quefois dissipée par l'espérance et les rêves de gloire
qu'on avait su faire naître chez des esprits disposés
à l'ambition. J'aurai occasion de revenir sur ce su-
jet délicat dans la seconde partie de cet ouvrage ,
eu ra'occupant du traitement qui convient à chaque
passion.
Aux conseils, aux moyens hygiéniques précédents,
joignez les émissions sanguines, les évacuants, les
exutoires, quelques antispasmodiques, et surtout les
bains, éminemment propres à calmer l'irritabilité
excessive du système nerveux, et vous aurez les prin-
cipaux remèdes qu'emploie la médecine contre les
passions, si nuisibles aux individus, dont elles trou-
blent l'intelligence et détruisent complètement la
santé.
En résumé , le traitement médical des passions
consiste :
1" A bien étudier la prédominance organique et
son influence sur le besoin surexcité ;
2° A neutraliser cette influence par tous les modi-
ficateurs hygiéniques qui viennent d'être énumérés;
3° A éloigner les causes occasionnelles de la pas-
sion ;
174 tRAlTEMKNT DES CASSIONS.
4" A imprimer aux idées une nouvelle direction ,
afin de répartir d'une manière convenable la sur-
activité du besoin dominant ;
5° A rompre la périodicité de l'habitude que l'on
remarque dans certaines passions, notamment dans
celles qui dépendent des besoins animaux ;
6" Enfin , à s'efforcer de ramener à l'état normal
les organes foyers de la passion, ou ceux sur les^^
quels la passion a retenti , et qui , à leur tour , ré-
agiraient sur elle pour en augmenter l'intensité.
Dans le plus grand nombre des cas , on atteindra ce
but à l'aide des agents thérapeutiques ordinaires ,
pourvu qu'on les emploie de concert avec les moyens
moraux les plus propres à agir sur l'esprit du ma-
lade, afin de lui rendre le calme, sans lequel il n'y
a ni santé ni vertu.
J'arrive maintenant au traitement pénal ou plutôt
législatif.
frai le ment législatif.
Orif^ine et nécessité des lois. — L'homme, ce com-
posé de passions, est destiné à vivre en société;
mais la société elle-même développe de nouvelles
passions, que l'homme isolé ne connaîtrait pas, et
qui tendent à troubler la tranquillité générale : de
là naît la nécessité des lois pour prévenir ou pour
réprimer les suites funestes des passions.
Maintenir l'union entre tous les membres de la
société , concilier l'intérêt des particuliers avec l'in-
térêt général , tel est le but que doit se proposer
tout législateur. De ce principe conservateur dérive
iraiteMent des passions. 175
la définition de la justice , qui est la base de» lois :
La justice est une volonté ferme et constante de rendre
à chacun ce qui lui appartient. D'après cette défini-
tion , le léjjislateur admet que les membres de la
société n'ont pas tous la volonté ferme et constante
de rendre à chacun ce qui lui appartient; il recon-
naît l'égoïsme des passions , et doit s'efforcer d'y
mettre un frein.
Les hommes ont toujours eu les mêmes passions ;
mais elles ont subi l'influence des climats, de la
nourriture , des mœurs , des formes de gouverne-
ment, etc. : d'où l'origine des diverses coutumes qui
régissent certaines peuplades, et qui régissaient la
France elle-même avant la révolution de 1789. Lors-
que les peuples se sont trouvés réunis en grandes na-
tions, soit par suite d'événements politiques, soit par
communauté d'intérêts , soit enfin par la marche
de la civilisation , qui tend à rapprocher tous les
hommes , le besoin d'une législation commune s'est
fait sentir, et alors le législateur est intervenu pour
donner force de loi à ce que l'usage seul avait d'a-
bord établi : d'où la division du droit en droit écrit
et en droit non écrit (t).
Des rapports que les hommes ont les uns avec
les autres naissent, avons-nous vu, des passions,
sources de trouble pour la société; or, ces rapports
(1) Le droit en général peut élre défini ; l'ensembiedes préceptes
servant à distinguer le juste et l'injuste; p'est la règle des actions
des hommes par rapport aux hommes, comme la religion est la
règle des actions des hommes par rapport à Dieu. Du mot latin y'ttJ,
le droit , dérivent justitia , \a justice, la volonté d'observer le droit,
etjurispiudentia, \ai jurisprudence, la cunaaissance acquise du droit.
!70 TRAITEMENT DES PASSIONS.
peuvent être de trois ordres : 1° ceux qui existent
de particulier à particulier et qui donnent nais-
sance à l'envie, à la jalousie , à la haine , à la ven-
geance , à l'avarice, à la passion du jeu et à tous les
excès de l'amour, l/enserable des lois destinées à
régler ces rapports constitue le droit civil , jus pri-
vatani des Romains. 2° Des rapports qui existent
entre les gouvernements et les gouvernés naissent
l'ambition , la passion de la liberté, le fanatisme po-
litique. Les lois qui déterminent ces rapports sont
relatives à la division des pouvoirs , à la forme de
l'administration , à la police et à la sûreté des ci-
toyens ; elles constituent le droit public ou politique :
telle est la charte constitutionnelle des Français.
S'' Enfin , les guerres, et toutes les atrocités que ces
grandes vengeances entraînent après elles, attestent
que les nations ont aussi leurs passions comme les
simples particuliers : de là encore les lois qui, sous
le nom de droit des gens, servent à régler les rap-
ports de nation à nation , et comprennent les trai-
tés , les droits de la guerre et de la paix. Le droit
•des gens prend le nom de droit naturel quand on
l'oppose au droit civil , et qu'on désigne par là , non
|)as le droit entre nations , mais le droit commun
-à tous les hommes.
Mais une loi ne saurait exister en l'absence d'une
sanction, d'une peine; car l'injustice des hommes,
qui a rendu les lois nécessaires, les porte égale-
ment à les mépriser et à les enfreindre. Aussi, à
côté des lois qui permettent ou qui défendent, les
législateurs ont-ils établi des lois pénales pour rete-
nir par l'intérêt pécuniaire , par la honte ou par
IRAITEMENT DES PASSIONS. 177
la crainte , les hoiniiics qui méconnaissent les sen-
timents sociaux que Dieu a gravés dans notre âme.
Ce n'était pas encore assez : il fallait instituer des
magistrats chargés d'appliquer la loi ; et , comme
dans l'exercice de leurs fonctions ces magistrats
pouvaient eux-mêmes se laisser diriger par des vues
d'intérêt personnel , d'affection , de haine ou de ven-
geance , on a créé la procédure, c'est-à-dire , d'après
Pothier, «la forme suivant laquelle on doit intenter
les demandes en justice , y défendre , instruire et
juger, se pourvoir contre les jugements, et les faire
exécuter.» Si la procédure a pour objet d'obtenir
la répression d'un délit ou d'un crime , elle prend
le nom de procédure criminelle ; lorsqu'elle règle
simplement la manière d'instruire et de juger un
différend, elle s'appelle proce^/wre civile.
Enfin, pour que l'erreur régnât le moins possible
dans les décisions humaines, le législateur a formé
des tribunaux chargés de reviser les jugements éma-
nés d'un premier tribunal, inférieur en nombre et
en lumières , institution qui constitue ce qu'on
nomme les degrés de juridiction. Quant à la police,
qui est établie pour maintenir l'ordre public , on
la divise, en France, en police administrative et
police judiciaire. La première, confiée aux autori-
tés administratives (ministres, préfets, sous-préfets,
maires et adjoints), a pour but de prévenir les dé-
lits; la seconde, de les rechercher, d'en rassembler
les preuves , et d'en livrer les auteurs aux tribunaux.
Le procureur du roi exerce la police judiciaire sous
les ordres du procureur général, et sous l'autorité
des cours royales. 11 est suppléé dans cette fonction
12
178 IRAIIEMKM' DES PASSIONS.
par SCS substituts, et aidé par d'autres ot'Hciers de
police judiciaire, tous placés sous sa surveillance.
Ces auxiliaires sont les juges d'instruction, les juges
de paix , les officiers de gendarmerie , les commis-
saires généraux et particuliers de police, ainsi que
lëë maires et adjoints. Toutefois, le procureur du
roi eèt seulement chargé de la police judiciaire re-
lative aux délits et aux crimes; les contraventions
sont plus partitullêrement du ressort dies cortirilis-
saires de police , des maires et adjoints , ainsi que
dfes gardes champêtres et forestiers, en ce qui les
concerne.
Division des crimes. — A Rome, ainsi qu'à Atliè-
liies, on divisa longtemps les crimes en cri ihes pu-
blics et crimes privés. Les crimes publics étaient
ceux qui intéressaient la société en général, et cha-
cun avait le droit d'en accuser ; les crilnes privés
intéressaient des particuliers, qui seuls pouvaient
s'en plaindre : ces derniers étaient le vol, la rapiUe,
le dommage, l'injure. Les crimes publics étaient
subdivisés 1° en ordinaires, ceux que la loi avait pré-
vus, et dont le châtiment était déterminé; 2° en ea;-
traordinaires, ou non prévus par la loi, et dont le
châtiment dépendait dU juge.
Montesquieu admet qUatre sortes de crimes, selon
qu'ils portent atteinte à la religion, aux moeurs, à la
tranquillité ou à la siireté des citoyens.
La nature, la société, la loi, sont, dit Pastorèt,
les premiers objets du respect des honihies; les vio-
ler, c'est être coupable : on peut donc, selon ce ju-
risconsulte, définir le crime un outrage fait à la na-
ture, a la soci-été où à la loi POSITIVE ; car il est des
tRMtEMRNt DES PASSIONS. 1 tO
aolions que la loi periret , quoique la nature les
désavoue , comme il est des actions réellement cri-
minelles, quoique le léj^islateur ne les défende pas.
A la première classe appartiennent tous les jjenres
d'homicide, ainsi que les crimes envers les parents
et l'autorité royale. La seconde renferme les délits,
dont les uns sont regardés tels chez presque tous
les peuples, comme l'adultère, tandis que les autres
sont permis chez certaines nations (inceste, polyga-
mie). La troisième classe comprend les actions qui
ne sont opposées ni à la nature, ni au bonheur es-
sentiel de la société , mais que la loi positive place
au rang des délits, par une interdiction qui peut
elle-même être un outrage fait à la loi naturelle :
le monopole et l'esclavage sont de ce nombre. On
voit qu'ici il n'est pas fait mention des crimes reli-
gieux, parce que, ajoute Pastoret, « la loi doit pimir
l'action , jamais l'opinion; celle-ci, connue de Dieu
seul, ne devient soumise à la vengeance de la société
qu'autant qu'elle trouble l'ordre public. » (Voyez Des
Lois pénales.)
Selon la remarque judicieuse du même écrivain,
la manière dont on divise les crimes n'est pas aussi
indifférente qu'on pourrait le croire : elle est le fon-
dement de la gravité du délit, et par conséquent
de la peine. Il serait , en effet , d'une haute impor-
tance de faire sortir la nature de la peine de la na-
ture même du crime. Ainsi, l'on devrait punir par
rhumiliation le délit fruit de l'orgueil; le délit fruit
de la vanité , par le ridicule. C'est mal connaître le
cœur humain que d'appliquer à ces vices des châ-
timents corporels et pécuniaires; les derniers exal-
180 TRAITEMENT DES PASSIONS.
tcront même le sentiment qu'on voulait réprimer,
et si le fanatisme se mêle à l'orgueil , il trouvera un
nouvel aliment dans les peines corporelles. D'après
ces principes, les crimes devraient, le plus or-
dinairement, subir une peine pécuniaire chez un
peuple négociant et ami de l'or; une peine infa-
mante chez un peuple sensible à l'honneur; une
peine corporelle chez un peuple mou et voluptueux.
«C'est le triomphe de la liberté, dit Montesquieu,
lorsque les lois criminelles tirent chaque peine de
la nature particulière du délit. »
Proportion entre les peines et les délits. — La peine,
pour être juste, doit être proportionnée à la faute.
Ici les législateurs n'ont pas toujours évité le dou-
ble écueil de sévir trop rigoureusement contre les
délits faibles , et d'infliger aux grands crimes un
châtiment trop léger et sans rapport avec le mal
qu'ils occasionnent. Cependant , si l'on veut que la
peine serve non-seulement à punir les crimes, mais
encore à les prévenir en effrayant les coupables, il
faut qu'elle soit en rapport avec \ influence du crime,
avec la qualité du crime, avec ses circonstances,
son issue; avec le degré d'intelligence du coupable,
avec son âge et son sexe, avec l'opinion et les mœurs
de la nation chez laquelle le crime a été commis. Il
faut surtout considérer le caractère moral de l'acte,
et ne s'arrêter que secondairement au dommage
matériel causé soit à la société, soit aux individus;
se rappeler que c'est l'agent et non l'acte en lui-
même qu'il faut punir. C'est ainsi qu'on ne mettra
pas sur la même ligne l'imprudence et la méchan-
ceté, et qu'on ne punira jamais l'homme tout à fait
nuiTEMENr DES PASSIONS, (81
privé de sa raison , quel que soit le tort matériel
qu'il ait pu causer. Quelques publicistes auraient
aussi voulu que les peines fussent proportionnées à
la fortune, à la position sociale des délinquants;
mais cette appréciation, aussi juste qu'utile, entraî-
nerait les plus graves incoiivénients, et introduirait
dans le système pénal une variété de punitions qui
ne manquerait pas de donner lieu à l'arbitraire. Du
reste, on a sagement suppléé à l'impuissance où
était la loi de distinguer les nuances des crimes ,
en introduisant dans le code français le minimum
et le maximum, assignés à la gradation des peines
temporaires , ce qui laisse aux juges la latitude
nécessaire pour appliquer la peine dans de justes
proportions.
Le code pénal français distingue plusieurs degrés
d'infraction à la loi , et leur donne les noms de con-
travention, de délit et de crime.
Les contraventions sont des infractions à de sim-
ples règlements de police , qui ne peuvent entraî-
ner d'autre peine qu'une amende de 1 franc à 15
francs, et un emprisonnement d'un jour à cinq jours.
Les délits (1) sont des infractions qui, à raison de
leur plus grande gravité, sont jugés par les tribu-
naux de première instance, constitués en tribunaux
de police correctionnelle. Les peines en matière cor-
rectionnelle sont: 1" l'emprisonnement de correction
à temps; 2" l'interdiction de certains droits civiques,
(\) C'est à tort que le code d'instruclion criminelte emploie sou-
vent le mot délit pour désigner toute espèce d'infraction aux lois
pénales, lorsque le code pénal attache à ce mot l'idée d'une infrac-?
lion particulière.
182 TRAITEMENT DES CASSIONS.
civils ou de famille ; 3" l'amende ; 4° la réparation
d'honneur.
Le3 crimes sont les infractions que la loi punit
d'une peine afflictive ou infamante; ils sont ju(|és
par les cours d'assises, hormis ceux que la loi sou-
met à des tribunaux spéciaux. Le code pénal dis-
tingue ensuite les peines en celles qui sont à la fois
afflictives et infamantes, et celles qui sont seule-
ment infamantes. Il est du reste à remarquer que
uotre Code ne se charge pas de définir ce qu'il en-
tend par contravention, par délit, par crime. Il se
contente de dire : toute infraction qui entraîne telle
ou telle peine est une contravention , un délit ou un
crime. Et en cela, on peut dire que notre loi, qui
est essentiellement athée, se montre conséquente
avec elle-même. Il faut avouer qu'il eût été difficile
qu'une loi aussi positive que la loi française donnât
du crime une définition précise et nullement arbi-
traire. Le savant Merlin le définit «une action mé-
chante qui blesse directement l'intérêt public ou les
droits d'un citoyen , et que la loi punit de peines
afflictives ou infamantes.» Or, on voit que ce juris-
consulte, en essayant de donner du crime une dé-
finition plus morale que ne fait la loi, se borne à
le qualifier faction méchante, ce qui ne présente
pas un sens assez déterminé. Les peines des crimes
réputées afflictives et infamantes sont : 1" la mort;
2° les travaux forcés à perpétuité ; 3" la déportation ;
4" les travaux forcés à temps; 5" la détention; 6** la
réclusion. Les peines simplement infamantes con-
sistent : 1° dans le bannissement, 2° dans la dégra-
dation civique.
TRAITEMENT DES PASSIONS. 183
Le traitement législatif des passions offre bien
quelques mesures de poliee propres à les prévenir;
mais il consiste surtout à punir les excès qu'elles
enfantent, dès le moment que ces excès deviennent
nuisibles à la société: sous ce rapport, il est infini-
ment plus répressif c\nc préventif . Les moyens ré-
pressifs qu'emploie notre Code sont- ils toujours
rationnels et vraiment caralifs? c'est ce que va nous
montrer l'examen successif des différentes espèces
de peines.
De l' Amende {i). — C'est une peine pécuniaire im-
posée par la justice aux divers genres d'infraction
à la loi. \'ainende criminelle est une prestation pé-
ouniaire au profit du trésor public ; elle entraîne
toujours la contrainte par corps ; l'amende impovsée
par les tribunaux civils n'est qu'une simple indem-
nité en faveur du trésor , et n'est pas considérée
comme une peine. — Les amendes pour simples
contraventions sont aujourd'hui de 1 franc à 15
francs au plus ; elles sont affectées aux communes.
Pour les délits et les crimes , leur minimum et leur
maxiiifmm sont déterminés par la disposition qui
punit ; les plus faibles sont de 16 francs, et il en est
dont le maximum est en quelque sorte indéfini.
(Voyez, entre autres, l'article 164 du Code pénal.)
L'amende est un genre de peine qu'on retrouve
infligée chez les peuples de l'ancienne Grèce. Elle
(t) Amende \\ev\X du latin menda, faute, d'où emendnre , corri-
ger, réparer. XJamende honorable était une peine infanaanle, qui
consistait à avouer publiquement son crime, et à en demander par-
don à f^enouA et la corde au cou. Au fij^uré , c'est une réparation
d'honneur.
184 TRAITEMENT DES PASSIONS.
rappelle la triste fin de Miltiade. L'envie de ses con-
citoyens l'ayant injustement condamné au genre de
mort des malfaiteurs , le magistrat fit commuer
cette peine en une amende de 50 talents (1 50,000 fr.),
et comme il n'était pas en état de la payer, le peuple
athénien laissa le vainqueur de Marathon mourir
dans les fers , des blessures qu'il avait reçues au
service de l'Etat. Sous l'empire romain et pendant
le règne de la féodalité, on ne vit que trop souvent
se renouveler de semblables abus, dont notre légis-
lation actuelle rend le retour impossible. INous fe-
rons remarquer, en terminant , que l'application et
l'emploi des amendes ont beaucoup plus d'impor-
tance qu'on ne le croit généralement, et que, sous
ce rapport, elles mériteraient peut-être de fixer da-
vantage l'attention de ceux qui gouvernent.
De la Confiscation. — La confiscation spéciale est
la saisie des objets , produits ou instruments de
l'infraction. Elle est, ainsi que l'amende, commune
aux matières criminelles et correctionnelles. Quant
à la confiscation générale des biens, prononcée pour
quelques crimes par le code pénal de 1810, elle
a été abolie par la charte de 1814 et par celle
de 1830. L'abolition de cette dernière peine repose
sur ce principe , que tout moyen de punir le crime
est mauvais quand il porte sur un autre que sur le
coupable. Dans un rapport fait au Corps législatif,
l'orateur du gouvernement impérial se résumait
ainsi, en proposant le rétablissement de la confis-
cation générale : « Les crimes contre la sûreté de
l'État et contre la personne du souverain ont des
conséquences désastreuses ; les dommages que peut
TRAITEMENT DES PASSIONS. 185
occasionner la seule tentative de ces crimes sont
incalculables. Ces crimes sont ordinairement sus-
cités par l'ambition ; les ambitieux qui craindraient
la mort seraient rarement des conspirateurs dange-
reux : la peine capitale ne suffirait donc pas pour
arrêter l'exécution de leurs desseins. L'ambitieux ,
poussé à de pareils attentats , ne pense pas seule-
ment à son élévation personnelle; il croit travailler
aussi pour sa postérité. En sondant le cœur humain,
en développant la crainte de réduire des enfants à
l'indigence , la confiscation générale sera souvent
un moyen efficace pour le détourner de l'exécution
de ses projets. Au surplus , la peine de la confiscation
intéresse les familles elles-mêmes à surveiller les dé-
marches de leur chef et à le retirer du précipice. »Ces
motifs parurent suffisants à Napoléon pour rétablir
cette peine, qu'avait abolie l'Assemblée nationale,
et que les Bourbons abolirent de nouveau.
Réparation cl honneur. — Cette peine ne peut pas
être infligée pour les outrages qui concernent les
particuliers, ni prononcée par les juges civils. Elle
est relative aux outrages commis envers les fonc-
tionnaires publics ou agents de la force publique ,
et doit être faite à l'audience ou par écrit. ( Code
pénal, art. 222-227. )
De la Prison, et du Système pénitentiaire. — On dé-
signe sous le terme général de prison tout lieu où
l'on enferme soit des individus présumés auteurs
d'une infraction aux lois , soit des individus recon-
nus coupables, et condamnés par les tribunaux à la
privation de la liberté. Dans l'état actuel de notre
180 TRAITESIENT DES PASSIONS.
lé^yislalion criminelle, il existe cinq classes de pri-
sons : les maisons de police municipale , les maisons
d'arrêt, les maisons de justice, les maisons centrales
de correction, les maisons de détention ou de force,
et, de plus, les bagnes. Quant aux prisonniers, on
les divise en trois catégories : la première se com-
pose des inculpés, c'est-à-dire de ceux qui sont dé-
tenus par mesure de précaution pendant que le juge
d'instruction informe sur leur position ; la seconde
est celle des prévenus ou accusés, c'est-à-dire de ceux
qui , en vertu d'une décision judiciaire, sont traduits
devant les tribunaux de police correctionnelle ou
devant les cours d'assises; la troisième, enfin , com-
prend les condamnés , qui , suivant la nature de leurs
peines, sont répartis dans les divers établissements
désignés ci-dessus.
La détention consiste à être enfermé dans une des
forteresses du royaume. Le condamné peut com-
muniquer avec les personnes placées dans l'intérieur
du lieu de la détention , ou avec celles du dehors ;
cette peine ne peut durer moins de cinq ans, ni plus
de vingt ans. [Code pénal ,^ art. 20.)
La réclusion consiste à être enfermé dans une
maison de force, et employé à des travaux dont le
produit pourra être en partie appliqué au profit du
condamné {ibid. , 21). Cette prévoyante disposition
excite le prisonnier au travail, par l'attrait de quel-
que adoucissement à sa position présente, et par
l'espoir de trouver à sa sortie un fonds de réserve
qui lui sera précieux. La durée de la réclusion est
de cinq à dix ans (^ibid.). On se rappelle que la
TRAITEMENT DES PASSIONS. 187
détention et la réclusion sont des peines afflictive»
et infamantes, tandis que l'emprisonnement n'est
qu'une simple peine correctionnelle.
C'est surtout de la bonne discipline des piisons
que déj)end l'efficacité du système pénal, mais, mal-
heureusement, ces établissements sont organisés
d'une manière si incomplète que la plupart des in-
dividus en sortent beaucoup plus pervers qu'ils n'y
étaient entrés. Et comment pourrait -on s'étonner
du nombre toujours croissant des récidives? D'a-
bord, dans les maisons d'arrêt et de justice, il n'y
a pas encore de travail établi ; en second lieu , le
prévenu et le condamné, l'innocent et le coupable,
se trouvent imprudemment confondus. Ainsi, tan-
dis que l'oisiveté ouvre le cœur du prisonnier aux
impressions du vice , une communication aussi
dangereuse qu'immorale permet au criminel de ré-
pandre ses odieux enseignements, et de former ces
liaisons funestes qui, plus tard, mettent les libérés
dans le cas de s'associer pour les plus grands for-
faits. Dans les maisons de force, le travail se trouve,
il est vrai, organisé; la discipline est aussi plus ré-
gulière; mais le mélange des détenus de toute es-
pèce existe avec les mêmes dangers; mais la cantine
est encore là pour satisfaire à tous les goûts , en
fait de boissons et de comestibles, et, d'autre part,
l'action morale du directeur se trouve à chaque in-
stant paralysée par le contrôle obligé de l'entrepre-
ueur, véritable sangsue des prisons, dont il a intérêt
à exploiter les vices. Puisse une sage législation ap-
porter bientôt une réforme complète à un état de
choses aussi affligeant, et transformer réellement
188 TRAIIEMENT DES PASSIONS.
ces écoles du vice et du crime en asiles de correc-
tion et de repentir !
Sous la dénomination générale de système péni-
tentiaire, on désigne plus particulièrement deux
modes spéciaux d'emprisonnement en usage aux
Etats-Unis d'Amérique, et que l'on songe depuis
quelques années à introduire en Europe, savoir:
1° le travail solitaire et obligatoire dans la cellule ;
2" pendant le jour ^ le travail silencieux dans des ate-
liers communs , avec réclusion dans la cellule durant
la nuit. A ce dernier système , adopté à Auburn , on
préfère généralement celui de Philadelphie, dans le-
quel Visolement complet ne paraît pas exercer plus
d'influence sur la mortalité , lorsqu'il estjoint au tra-
vail ; où l'on n'a pas besoin de recourir aux coups
de fouet pour faire obtenir le silence , et où les as-
sociations et les complots sont tout à fait inconnus,
la discipline n'ayant à s'exercer que sur des volon-
tés individuelles. Sans doute, à Philadelphie, le
détenu séquestré peut bien quelquefois ne pas vou-
loir se livrer à un travail suivi ; mais alors, enfermé
dans un cachot obscur, il n'a plus que le choix
d'une oisiveté continuelle au sein des ténèbres, ou
d'un travail non interrompu dans sa cellule , et il
se hâte presque toujours de redemander le travail.
Dans le cas contraire, l'enlèvement de son lit et la
diminution de sa nourriture ne tardent pas à le ra-
mener à la discipline , quelles que soient la violence
et la ténacité de son caractère.
Dans un excellent Mémoire sur la Mortalité et
la Folie dans le régime pénitentiaire , M. Moreau-
Christophe a démontré, par la logique des faits,
TRAITEMENT DES PASSIONS. 189
que non-seulement le régime actuel de Philadelphie
ne peut ni tuer ni rendre fou, mais encore que les
détenus qui le subissent sont aussi bien portants
que dans le meilleur pénitentiaire d'Amérique; aussi
bien portants qu'à Berne , où les prisonniers tra-
vaillent en plein champ ; mieux portants qu'à Ge-
nève, où l'on suit le régime d'Auburn ; mieux por-
tants , surtout , qu'en France , où les condamnés
jouissent de tout l'air, de toutes les distractions ,
de tous les préaux, sans lesquels on prétend que les
prisonniers ne peuvent vivre. L'Académie royale
de médecine pense aussi que l'isolement cellu-
laire est moins dangereux pour la raison que l'i-
vrognerie , la débauche , et les écarts de régime
auxquels se livrent les criminels lorsqu'ils sont li-
bres , ou lorsqu'ils sont enfermés dans les prisons
ordinaires.
En résumé , le système de Y isolement modifié paraît
être jusqu'ici le seul qui remplisse toutes les condi-
tions d'une pénalité complète: 1° il donne satisfaction
à la vindicte publique ; 2° il intimide par l'exemple ;
3° il empêche la contagion de s'étendre ; 4° enfin , il
favorise l'amendement pénitentiaire du condamné,
en rendant son repentir possible par la sévérité
même de la peine et par les bons conseils qu'il peut
recevoir.
En punissant les coupables , le législateur n'a pas
uniquement eu en vue d'intimider les citoyens vi-
cieux; il a dû aussi compter sur la réforme morale
des individus frappés par la loi. C'est ce à quoi
l'on pourra parvenir, en multipliant dans les prisons
cellulaires les visites du directeur, du médecin et
190 TRAITEME^T DES PASSIONS.
clf raiimônicr. L n moyen <|\ii n'exercerait pas ic
intlueiu-e moins salutaire serait que les gouvei e-
ments reconnussent l'existence d'une corpora m
religieuse spécialement cliargée du soin de* prim-
niers. Combien d'entre eux reviendraient à la ve d,
si la loi , qui les isole de la société où ils ont p lé
le troidjlc, les environnait d'hoiimies honorais,
occupés h leur faire reconr|uérir leur dignité iO-
rale, en leui- inspirant l'amour du travail, e;?n
pravant dans leur esprit des idées d'ordre et de e-
lijjion , sans lescpielles la société ne saurait exis r!
Travaux forces. — La peine des fers, qui es-
tait avant le nouveau Code, fut remplacée âr
celle des travaux forcés. La peine des fers, lit
le conseiller d'Ktat Treilliard , n'étant établie lo
pour les hommes , avait mis ilans la néce.*^ lé
d'introchiiie poui- li« trmmes la peine de la ^
clusion , tandis que celle des travaux forcés st
applicablr aux deux sexes, en donnant à clui m
rcHpèce de travail ipii peut lui convenir. Ainsi es
femmes ne pi'uvent être enq)loyées à ces tra> jx
quedauK des maisons «le force; les hommes peuMlf
être employés à loiite espèce de travaux pénil s
Pour combler la distance immense qui existe ei re
imr peine lempoiaire et la mort , le léjjislatei a
cru devoir élahiii- celle <les travaux forcés /7 ^^e/ éT-
tiiili', pensant que, sans elle, toute proportion eire
la peine et le crime serait ab.soluincnt ro»npue. C te
dernière peine einpoile la mort civile. Huant ui
condamné aux travaux fonés à temps, il est c rj-
slitué en état d inlerdiclion léjjale; on lui nomif
un tuteur et un subrojjé tuteur, comme à un in-r-
tu**
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TRAITEMENr DES PASSIONS, i^jl
dit civil ; il en est de même pour les condamnés à
la détention ou à la réclusion.
On fait ordinairement précéder les travaux forcés
et la réclusion par Vexposition , à moins que le cou-
pable ne soit mineur de dix-huit ans ou septuagé-
naire. Le juge peut dispenser de cette dernière peine
les individus qui ne sont condamnés qu'aux travaux
forcés à temps et à la réclusion , si ce n'est pas pour
récidive ou pour faux , même en écriture privée.
Une ordonnance de 1828 avait fait établir dans
les bagnes des catégories de moralités présumées ou
reconnues; elle avait aussi prescrit la répartition
des forçats d'après la durée de leur peine. Ces clas-
sifications ayant été supprimées par l'ordonnance
de 1836, les condamnés à temps et ceux qui le sont
à perpétuité se trouvent aujourd'hui confondus en-
semble.
Etayé de l'opinion de M. le baron Tupinier, et
des observations judicieuses de M. le commissaire
Reynaud, M. Lauvergne , dans son ouvrage sur tes
Forçats, est arrivé à cette conclusion : « Que les ba-
gnes peuvent être considérés comme une œuvre de
charité fondée en faveur des voleurs et des assassins,
et aussi contraire à l'amélioration morale des con-
damnés que funeste aux intérêts de la société ; qu'il
est donc urgent que les philosophes et les légistes
s'occupent de les remplacer par des établissements
réellement utiles , plus en rapport avec l'état de nos
mœurs et de nos institutions. »
Déportation. — Cette peine consiste à être trans-
porté et à demeurer à perpétuité dans un lieu dé-
terminé par le gouvernement, hors du territoire
192 TRAITEMENT DES PASSIONS.
continental du royaume; elle est particulicremenl
réservée aux délits politiques. Le déporté qui serait
rentré sur le territoire du royaume est condamné
aux travaux forcés à perpétuité. Par le fait même de
la déportation, l'individu est frappé de mort civile;
néanmoins , dans le but d'engager le condamné à
mériter, par une conduite sage, de recouvrer la vie
civile et d'acquérir l'état de colon , la loi a réservé
au gouvernement la faculté de lui accorder l'exer-
cice des droit» civils dans le lieu de la déportation.
Les condanmés à la déportation et à la détention
devaient d'abord être enfermés dans la maison du
Mont-Saint-iMicliel, puis dans la citadelle de Dou-
lens; maintenant , aux termes de l'article 17 du code
pénal modifié L. C» septembre IS.X"), art. 2\ les dé-
portés pourront être détenus dans une prison située
dans une <'olonie française.
Uunuissement. — Le bannissement consiste à ètn
transporté par ordre du gouvernement liors du ter-
ritoiie du royaume. Sa durée est i\v cinq ans au
moins ou de dix au plus. Nous ra|)pellerons ici que
la <léportalion est rangée par le Code au nombre deh
peines afllictives et infamantes, et le baimissemeni
parmi les peiin's .seulement infamantes. Celte peint
n'est guère affectée «pi'aux prévenus politirpies ei
aux fonctionnaires coupables d'un crime compro-
mettanl la «iirelé publique : par exemple, la déli
vrance de faux passe- ports. Le banni n'est pa^
privé de sa liberté comme le déporté, parce que.
selon l'observation de l'oraleur <lu gouvernement .
on peut être un mauvais citoyen dans un pays, el
ne l'être pas dans un autre. La présence du coupable
1 "^^i
TRAlTtMENT DF,S PASSIONS. 1)3
d'un délit politique n'a pour l'ordinaire qu'un dan-
ger local, et qui peut disparaître dans le gouverne-
ment sous lequel le banni se fixe. La déportation
correspond à l'exil perpétuel des anciens, et le ban-
nissement à l'ostracisme.
La dégradation civique , encourue par le fait seul
d'une condamnation à une peine afflictive et infa-
mante, prive du droit de cité et de port d'armes,
de celui d'être juré, témoin, tuteur, curateur, mem-
bre d'un conseil de famille ou de la garde nationale,
et employé dans l'instruction publique ; de celui de
porter une décoration , de concourir aux élections
municipales, et de servir dans les armées françaises.
La dégradation civique emporte en outre la destitu-
tion et l'exclusion de tous emplois ou offices publics.
(Voyez Code pénal, art. 28 et 34.)
La dégradation peut, pour un Français, et doit,
pour un étranger et pour un Français qui a perdu
la qualité de citoyen , être accompagnée d'un cm-
prisonnement. [Code pénal, art. 35.)
Surveillance de la haute police, privation des droits
civiques, civils et de famille. — Deux peines, d'in-
stitution nouvelle , introduites dans le Code pénal ,
méritent de fixer l'attention à cause de l'influence
qu'elles peuvent avoir : l'une est le renvoi sous la
surveillance de la haute police; l'autre, l'interdic-
tion des droits civiques, civils et de famille. En in-
troduisant la première peine, le législateur a espéré
comprimer les mauvaises passions de ces hommes
qui, après avoir déjà subi des condamnations, ne
rapportent dans la société qu'un surcroît de perver-
sité et d'audace. Le renvoi sous la surveillance de la
13
f9< TRAirEMF.NT DES PASSIONS.
haute police est en effet un moyen puissant de pré-
venir de nouveaux crimes. L'effet de ce renvoi est
de donner au gouvernement, ainsi qu'à la partie in-
téressée , le droit d'exiger, soit de l'individu placé
dans cet état, après qu'il aura subi sa peine, soit
de ses père et mère, tuteur ou curateur, une cau-
tion solvable de bonne conduite. Faute de fourni,!*
cette caution, le condamné reste à la disposition
du gouvernement, qui a le droit d'ordonner son éloi-
gnement de certains lieux, ou sa résidence continue
dans un lieu déterminé de l'un des départements.
La surveillance est temporaire ou perpétuelle.
Les droits cidques sont certains avantages dont
les citoyens jouissent par rapport au gouvernement,
et qui leur permettent de participer à la puissance
publique , savoir : de voter dans les assemblées élec-
torales, d'être admissibles à tous les emplois , etc.
Les droits civils sont d'autres avantages, dont les
citoyens jouissent entre eux, et qui leur sont garan-
tis par la loi civile. Les principaux sont le droit de
puissance paternelle ou maritale, et tous les droits
de famille, qui en sont une grande partie, tels que
ceux d'être nommé tuteur, de succéder, de dispo-
ser de ses biens, et d'en recevoir par donation entre
vifs et par testament.
Sont punis de la privation entière ou partielle de
ces droits , les individus qui ont abusé des plus belles
fonctions du citoyen pour se rendre criminels, ou
qui, par leur conduite indigne, ne méritent pas la
confiance que suppose la jouissance des droits de
citoyen. ( Voyez Code civil, art. 22-25 , et Code pé-
nal, art. 42.) L'interdiction est temporaire.
l'P.MTr.MKNT bRS PASSIONS. J95
Peine de mort. — L'aulciir du ct'li'l)rr Traité des
Délits et des l'eines avait émis rar^iiment suivant :
« Ou l'homme peut disposer de sa piopre vie (par le
suicide) , ou bien il n'a pu donner à d'autres le droit
qu'il n'avait pas lui-même. » iMeriin, après avoir ré-
futé ce sophisme de Beccaria, pose en principe que
le souverain Etre, en créant l'homme, a gravé dans
son cœur le désir de se conserver, et lui a par con-
séquent donné le droit de défendre les choses qu'il
a acquises, sa liberté, à plus forte raison sa vie, et
que, dès lors, il a le droit d'ôter la vie à son agres-
seur, s'il ne peut conserver la sienne qu'à ce prix.
Puis il nie, comme une proposition établie sans au-
cune espèce de preuve , cette autre assertion du pu-
bliciste italien : «Que l'expérience de tous les siècles
prouve que la peine de mort n'a jamais empêché les
scélérats déterminés de nuire à la société. » « Becca-
ria , ajoute-t-il, au lieu d'avoir plaidé et gagné la
cause de l'humanité, a plaidé la cause des scélérats;
mais, heureusement, il l'a perdue.» L'abolition de
cette peine, que nos mœurs réclament pour les dé-
lits politiques, doit-elle s'étendre à tous les crimes?
C'est une question qui divisera longtemps les publi-
cisles. Quoi qu'il en soit , on remarque que, depuis
quelques années, le jury, par un abus frappant des
circonstances atténuantes , soustrait à la peine de
mort des scélérats coupables de parricide avec des
circonstances atroces , crime qui se multiplie cha-
que année d'une manière effrayante ( 1 ) : c'est
(I) ^ oir les Comptes généraux de l'administradon de ht justice cri-
minellp en France, de 1S25 à 1841.
lÔG TRAITEMENT DES PASSIONS.
manquer essentiellement à sa mission et à son de-
voir. (Voir les termes remarquables de l'article 342
du Code cl instruction criminelle.)
Antérieurement à 1830, le parricide devait avoir
le poing coupé avant d'être exécuté; cette mutila-
tion est aujourd'hui supprimée : le parricide est seu-
lement conduit à l'échafaud, en chemise , et la tète
couverte d'un voile noir.
La condamnation à la peine de mort emporte la
mort cii'ile, qui est encourue à compter du jour de
l'exécution réelle ou par effigie , si la condamnation
est contradictoire, et au bout de cinq ans après
l'exécution par effigie, si elle est prononcée par con-
tumace. (Voyez Code civil, art. 27-32.)
Modifications apportées aux peines par l'âge , le
sexe on les excuses. — Prenant en considération la
jeunesse et la caducité, la loi apporte aux peines les
modifications suivantes. Quand un coupable n'a pas
seize ans accomplis, on examine s'il a commis le
délit ou le crime avec ou sans discernement. Dans le
premier cas , la peine du délit est réduite à la moi-
tié de la peine d'un majeur, et celle du crime est
commuée en une détention correctionnelle. Dans le
second cas, le mineur est acquitté; mais il peut être
ou remis à ses parents , ou bien détenu et élevé dans
une maison de correction. ( Voyez Code pénal, art.
66-G9. ) Le coupable a-t-il atteint sa soixante et
dixième année, au lieu des travaux forcés ou de la
déportation , on le condamne à la réclusion ou à la
détention, et il n'est jamais exposé. (Voyez Code
pénal, art. 70, 72 et 22.)
Quant au sexe, si une femme est condamnée à
rrwiTKMUNT i)i;s passions, 197
la peine de mort, et qu'elle soit enceinte, elle ne
la subit qu'après sa délivrance; si c'est aux travaux
forcés, elle n'y est employée, comme nous l'avons
vu précédemment, que dans une maison de force.
Aucune excuse ne saurait affranchir de la peine
inflijjée pour une contravention , un délit ou un
crime, si la loi ne le décide expres.sément , comme
en cas de meurtre provoqué par des violences (rpaves
envers les personnes , ou de meurtre commis par
l'époux sur son épouse et sur le complice de celle-
ci , surpris en flagrant délit d'adultère dans la mai-
son conjugale. [Code pénal , art. 65; 321-326.) « Bien
plus, dit M. Berriat-Saint-Prix, qui m'a souvent ici
servi de guide, quoique le consentement soit en géné-
ral nécessaire à la criminalité , le défaut d'intention
n'excuse pas toujours. C'est ce qui a lieu lorsque le
délit a été commis dans un état d'ivresse, ou lors-
qu'il s'agit en général d'infraction à des lois de fi-
nances, telles que celles des contributions indirectes
ou droits réunis, et des douanes, ou aux lois sur les
eaux et forêts. Enfin , il est un crime, le parricide ,
qui n'est jamais excusable. [Code pénal , art. 323.)
«Néanmoins , lorsqu'il y a des circonstances atté-
nuantes, les cours d'assises doivent réduire ou abais-
ser la peine d'un ou de deux degrés , et les tribunaux
correctionnels peuvent, même en cas de récidive,
ne prononcer qu'une amende ou un emprisonne-
ment , et réduire l'amende au-dessous de 16 francs ,
et l'emprisonnement au-dessous de six jours, pourvu
que ces peines ne soient pas inférieures à celles
des contraventions. ( Voyez , pour les détails , Code
pénal , art. 463.) La même règle s'applique aux
198 TRAITEMENT DES FASSIONS.
tribunaux de simple police. ( Code pénal , art. 483.)
On voit, par ce qui précède, que l'excuse n'ôte pas
la criminalité , qu'elle fait seulement atténuer la
peine du délit. »
Je terminerai ce qui est relatif aux excuses par
une simple réflexion sur l'article 64 du Code pénal ,
article fort moral, sans doute, mais beaucoup trop
vague, et, par cela même, d'une application sou-
vent difficile : « 11 n'y a, dit cet article, ni crime
« ni délit lorsque le prévenu était en état de démence
«au temps de l'action, ou lorsqu'il a été contraint
« par une force à laquelle il n'a pu résister. » De cet
article, qui demande une rédaction plus explicite ,
on pourrait tirer la conséquence que l'on con-
damne bien des innocents; car beaucoup de meur-
triers, comme presque tous les suicides, ^ovA dans
un état de démence ou plutôt d'aliénation men-
tale (1) au temps de l'action, et alors ils y sont
poussés y^ûT une force à laquelle ils n'ont pu résister:
cette force est la violence, la tyrannie de la passion ,
(1) «Dans le lanjrage judiciaire, dit Marc, le mot démence est
pris ordinairement dans une acception générale équivalant à celle
Ae folie ou d'aliénation mentale. Dans le langago médical, au con-
traire, il est consacré à désigner une des formes générales de celte
dernière, et qu'il ne faut pas confondre avec toute autre lésion de
l'entendement. Ainsi, l'expression ùi' démence, trop vague dans son
acception légale, est beaucoup trop restreinte dans le sens médi-
cal. » [De la Folie.) — Quelques médecins-légistes admettent la mo-
nomanie sans délire; la plupart la regardent comme un délire par-
tiel ; le savant auteur de Y Essai sur la Thcoloi;ie morale , le P. de
Breyne, prétend qu'il n'y a délire que lorsque le monomaniaque
a consommé l'acte où l'entraînait sans motif le penchant auquel il
aurait pu jusque-là résister. Ici encore , je demanderai si l'on s'en-
tend bien sur la signification du mol délire.
TRAITEMENT DES PASSIONS. 199
qui, arrivée à son plus haut degré, peut enlever le
libre arbitre, et porter l'homme à commettre des
actes dont il se repent aussitôt que la raison a re-
pris son empire.
Un vœu que j'émettrai de nouveau en finissant,
c'est que les gouvernements cessent de favoriser le
développement des passions égoïstes et ambitieuses ;
c'est qu'au lieu d'exercer sans cesse la mémoire et
l'imagination , l'éducation publique s'attache de
préférence à former le jugement des enfants, et
à développer en eux les sentiments éminemment
sociaux , de religion , de bienveillance, d'ordre et de
justice, dont les gouvernants doivent les premiers
donner l'exemple.
— IXous avons vu que le système des peines éta-
blies par les lois est absolument nécessaire à l'exis-
tence du corps social ; mais quel est le fondement
de la pénalité ? en vertu de quel droit la société
croit-elle pouvoir sévir contre les membres q«i trou-
blent sa tranquillité ? Ici , comme dans les princi-
pales questions philosophiques , on trouve deux
théories opposées, dont l'une, conséquence rigou-
reuse du matérialisme, ne reconnaît d'autre mobile
que Yintérêt général ; tandis que l'autre , rattachant
la société à une origine, divine , substitue à la loi de
l'intérêt l'idée plus noble et plus morale de la jus-
tice. Le savant traducteur de Platon, M. Cousin,
dans l'argument de Gorgias , expose une théorie
mixte, qui me paraît admirablement concilier les
deux précédentes. « La première loi de l'ordre est
d'être fidèle à la vertu , et à cette partie de la veitu
qui se rapporte à la société, savoir: la justice. Mais
200 TRAITEMENT DES PASSIONS.
si l'on y manque , la seconde loi de l'ordre est d'ex-
pier sa faille, et on ne l'expie que par la punition.
C'est un fait incontestable qu'à la suite de tout acte
injuste l'homme pense, et v.e peut pas ne pas pen-
ser qu'il a démérité, c'est-à-dire mérité une puni-
tion. Dans l'intelligence, à l'idée d'injustice corres-
pond celle de peine, et quand l'injustice a lieu dans
la sphère sociale , la punition doit être infligée par
la société. La société ne le peut que parce qu'elle le
doit. Le droit , ici , n'a d'autre source que le devoir,
le devoir le plus étroit, le plus évident et le plus sa-
cré ; sans quoi ce prétendu droit ne serait que celui
de la force, c'est-à-dire une atroce injustice, quand
même elle tournerait au profit moral de celui qui
la subit , et en un spectacle salutaire pour le peuple...
La peine n'est donc pas juste parce qu'elle est utile
préventivement ou correctivement ; mais elle est
utile de l'une et de l'autre manière, parce qu'elle
est juste. Cette théorie de la pénalité, en démon-
trant la fausseté, le caractère incomplet et exclusif
des deux théories qui partagent les publicistes , les
achève , les explique , et leur donne à toutes deux
un centre commun et une base légitime. » En pre-
nant le devoir pour fondement de la pénalité, le lé-
gislateur prouvera qu'il comprend toute la sainteté
de sa mission ; toutefois , il ne devra pas perdre de
vue qu'il n'a reçu de Dieu que le droit de faire res-
pecter cette partie de la morale qui concerne les
relations des hommes entre eux, et que les peines
réservées aux infracteurs de la religion ne sont ni
de son domaine ni de ce monde.
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202 TRAITEMENT DES PASSIONS.
Aux douze espèces de peines mentionnées dans
le tableau précédent, ajoutons \ amende, la confisca-
tion et le simple emprisonnement , dont nous avons
déjà parlé ; la torture , que Louis XVI a supprimée
en France ; \ç fouet , la bastonnade, la mutilation ,
la potence, \e&fers, Y exil , toujours en vigueur chez
quelques peuples de l'Europe; enfin, Y esclavage, la
cangue , la roue , la claie , la castration , la marque
sur le front , Y empalement , la suspension par les ais-
selles, le chevalet, le supplice du feu , celui de la
faim , celui de la croix , Y enterrement , et la dissec-
tion du vivant , encore en usage chez quelques na-
tions dites civilisées, et nous aurons réuni les prin-
cipaux moyens employés par les législateurs pour
arrêter les désordres sociaux que les passions en-
traînent à leur suite (1).
Traitement religieux.
Nous venons de voir la législation et la médecine
s'efforcer de prévenir les passions ou d'en réparer
les tristes effets : Tune, en sévissant contre les dé-
lits qui troublent l'ordre social ; l'autre, en donnant
des conseils hygiéniques pour maintenir les besoins
de l'homme dans de justes limites, et en s'appliquant
à guérir les maladies , suite inévitable de tous les
vices. La religion fait plus encore : dans sa conti-
nuelle vigilance, elle embrasse toute l'humanité,
éette grande famille qui a Dieu pour père , et la terre
(1) Voir, à la fin du volume, noie J , la comparaison de la cri-
fuinalité en France et en Angleterre.
TRAITEMENT DES PASSIONS. 203
pour exil. A ses yeux , les hommes étant tous frères,
elle leur témoigne la même tendresse , leur donne
les mêmes lois , leur promet les mêmes biens. Mais ,
comme d'immortelles récompenses ne sauraient
être données au juste danis un monde qui passe et
qui le déchire en passant , c'est dans sa véritable
patrie, c'est dans le sein de Dieu qu'il goûtera un
bonheur dont ses passions vaincues ne viendront
plus troubler l'éternelle extase.
Pour faire arriver ses enfants à ce céleste repos,
que de soins , que de secours ne va pas leur pro-
diguer cette mère spirituelle, dont l'affection sem-
ble croître en raison de leur faiblesse! L'homme,
eh effet, est à peine entré dans la vie qu'il devient
l'objet de la sollicitude de la religion. Elle sait que
tout fils de la femme naît impur, enclin au mal , et ,
dans son inquiète prévoyance, elle se hâte de lui
administrer le baptême, bain salutaire qui purifie
l'âme de toute souillure originelle. L'enfant a-t-il
atteint l'âge où s'acquiert la notion du bien et du
mal, elle lui fait un devoir de la confession, second
baptême qui rend à l'âme l'innocence et la vigueur
qu'elle peut avoir perdues. Mais cette innocence,
cette vigueur, comment les conserver pendant ce
dangereux pèlerinage qu'on appelle la vie? Au prin-
temps de ses jours, le chrétien s'unira pour la pre-
mière fois à son Créateur, et il trouvera dans cette
union mystérieuse la force dont il a besoin pour se
maintenir dans le chemin de la vertu. Un autre sa-
crement, en l'enflammant d'une nouvelle ardeur pour
le bien, viendra encore raffermir ses pas; et, à l'aide
de ces divins appuis, il pourra résister aux séduc-
204 TlUnEMENT DES PASSIONS.
lions qui Tenvironnent. Cependant les dangers se
multiplient, la route devient de plus en plus diffi-
cile, et le pauvre voyageur a déjà fait quelques
chutes qui ont un peu ralenti son courage. La reli-
gion l'abandonnera-t-elle dans sa détresse? Un com-
mandement salutaire lui prescrit de recourir à ce
tribunal secret, d'où le repentir rapporte toujours
et le pardon qui console et le conseil qui éclaire.
Quel moyen plus efficace, quel frein plus puissant,
pour contenir la violence de nos passions, que l'obli-
gation de rendre compte de toutes nos fautes à un
ministre de Dieu , tenu par devoir de diriger les
âmes avec la sévérité d'un juge, unie à la tendresse
d'un père et au dévouement d'un fidèle ami! Com-
bien cette sage institution ne détourne-t-elle pas de
malheureux des voies du crime (1) pour les rendre
au bonheur en les rendant à la vertu! «Aussi, dit
l'illustre auteur du Génie du christianisme, tous les
hommes, les philosophes même, quelles qu'aient
été d'ailleurs leurs opinions, ont-ils regardé le sa-
crement de pénitence comme l'une des plus fortes
barrières contre le vice, et comme le chef-d'œuvre
de la sagesse. Sans cette institution salutaire, le cou-
pable tomberait dans le désespoir. Dans quel sein
déchargcrait-il le poids de son cœur? Serait-ce dans
celui d'un ami? Eh! qui peut compter sur l'amitié
des hommes? Prendra-t-il les déserts pour confi-
dents? Les déserts retentissent toujours, poui* le
(1) Si le secret de la confession permettait aux prêtres de faire
connaître le nombre des forfaits dont ils empêchent journellement
l'exécution, on verrait que ce nombre va infiniment au delà du
chiffre effrayant que fournissent les statistiques de la criminalité.
TRAITEMENT DES PASSIONS. 205
crime, du bruit de ces trompettes que le parricide
Néron croyait ouïr autour du tombeau de sa mère.
Quand la nature et les hommes sont impitoyables,
il est bien touchant de trouver un Dieu prêt à par-
donner. Il n'appartenait qu'à la reli{^ion chrétienne
d'avoir fait deux sœurs de l'innocence et du repen-
tir. » Après mille traverses et mille chutes, l'homme
est enfin parvenu au terme de sa course; le moment
est arrivé où il va rendre compte de ses actions à
celui qui sonde tous les cœurs. Comment sera-t-il ja-
mais assez pur pour se présenter devant le miroir de
l'éternelle justice? La religion, qui bénit sa nais-
sance , vient aussi à son lit de mort adoucir les souf-
frances qu'il endure, et le fortifier pour le dernier
combat. Les excès des passions ont-ils souillé son
âme, elle n'exige de lui qu'un sincère repentir. Re-
grette-t-il les affections permises et les douceurs pas°
sagères qu'il laisse dans la vie, elle lui en demande
le sacrifice, en expiation de ses fautes, et lui mon-
tre, en échange, d'ineffables, d'éternelles douceurs.
Mère souvent offensée , mais toujours compatis-
sante, elle dit au criminel : Espère; au juste : Voilà
le ciel !
Outre les sacrements qui purifient l'âme, en même
temps qu'ils diminuent les souffrances du corps (1),
(1) C'est une chose étrange que si peu de médecins emploient la
religion comme auxiliaire dans le traitement des maladies! Et ce-
pendant , quand on connaît l'immense influence du moral sur le phy-
sique , il est facile d'entrevoir de quelle ressource doit être cette
vraie médecine de l'àme , principalement dans beaucoup d'affec-
tions nerveuses qui résistent aux moyens thérapeutiques ordinaires.
Tissot soignait, à Lausanne, une jeune dame étrangère dont il
206 THAITF-MEM DES PASSIONS.
la reli^jion prescrit l'usage journalier de la prière,
comme une armure invincible opposée aux attaques
continuelles des passions. Je ne sache pas , en effet ,
de moyen plus propre à dissiper ces dangereux en-
nemis de notre repos, que celte fréquente commu-
nication de l'homme avec son Créateur.
«Quand vous avez prié, dit un de nos grands
écrivains, ne sentez- vous pas votre cœur plus lé-
ger, et votre âme plus contente?
« La prière rend l'affliction moins douloureuse et
la joie plus pure; elle mêle à l'une je ne sais quoi
de fortifiant et de doux, et à l'autre un parfum cé-
leste.
« Que faites-vous sur la terre , et n'avez-vous rien
à demander à celui qui vous y a mis?
« Vous êtes un voyageur qui cherche la patrie. Ne
marchez point la têle baissée : il faut lever les yeux
pour reconnaître sa route.
n'avait aucun espoir de conserver les jours. Instruite, par impru-
dence, du danger de sa position , et vivement tourmentée du re-
gret de quitter sit«*)i la vie , la malade se livra à toute l'agitation du
plus violent désespoir. Le célèbre médecin jugea que cette nouvelle
secousse allait encore abréger les derniers instants de cette femme ;
et, selon l'usage, il avertit sa lamille qu'il fall.iit se hâter de lui
faire administrer les secours de la religion. Un prêtre est appelé ; la
mourante décliarge le poids de sa conscience dans le sein de ce mé-
decin spirituel; elle reçoit avec attendrissement les paroles de clé-
mence et de consolation qui sortent de sa bouche. Devenue plcis
calme, elle ne s'occupe plus que de Dieu, de ses intérêts éternels,
et reçoit les sacrements avec la plus grande édification. Le lende-
main malin , la fièvre était baissée, et les symptômes les plus alar-
mants entièrement dissipés firent bientôt place à ceux d'une par-
faite guérison. Tissot , qui était protestant, aimait à répéter ce fait,
dont les exemples ne sont pas rares, et s'écriait avec admiration :
Quelle est donc la puissance de la confession chez les catholiques !
rRAITEMENT DES PASSIONS. 207
« Votre pairie, c'est le ciel ; et, quand vous re[jar-
dez le ciel, est-ce qu'en vous il ne se remue rien?
Est-ce que nul désir ne vous presse, ou ce désir
est-il muet?
« Il passe quelquefois sur les campagnes un vcnl
qui dessèche les plantes , et alors on voit leurs tiges
flétries pencher vers la terre ; mais, humectées par
la rosée, elles reprennent leur fraîcheur et relèvent
leur tête languissante.
« II y a toujours des vents brûlants , qui passent
sur l'âme de l'homme et la dessèchent ; la prière est
la rosée qui la rafraîchit. »
Aux sacrements et à la prière, la religion joint
encore le jeûne et l'abstinence, moyens hygiéniques
propres à amortir la violence de nos passions; et,
dans sa profonde sagesse, elle les prescrit plus longs
et plus sévères, précisément à l'époque de l'année
où toute la nature est sur le point d'entrer en fer-
mentation. La rigueur de la saison , la misère , une
constitution affaiblie par l'âge, la maladie ou le
travail, s'opposent-ils à ce que l'on suive le précepte,
elle en dispense facilement; mais elle veut que cha-
cun y supplée par une aumône proportionnée à sa
fortune. C'est ainsi qu'en combattant deux vices ,
malheureusement si communs , l'intempérance et
l'avarice, elle affaiblit l'impétuosité de la colère et
les transports de l'amour, en même temps qu'elle
verse le superflu du riche entre les mains du pauvre.
Merveilleuse institution , qui fait expirer sur les lè-
vres de l'indigent le blasphème contre la Providence,
et change en bénédictions les fureurs que lui eût
inspirées l'envie ! Les institutions humaines ont-elles
208 TPiAlTEMENT DES PASSIONS.
jamais fait preuve d'autant de sollicitude, de pru-
dence et de charité !
Je me garderai toutefois de donner une préfé-
rence exclusive à l'un des trois modes de traitement
que nous venons d'examiner : j'ai souvent reconnu
leur impuissance respective, tandis que j'ai fréquem-
ment observé l'effet salutaire de leur concours. Pour-
quoi donc ne pas toujours employer contre les pas-
sions un ensemble de moyens qui présentent entreeux
les plus grands rapports , et qui tendent au même
but? La médecine, la législation et la religion, s'occu-
pent en effet de l'homme depuis le berceau jusqu'à
la tombe, et toutes trois n'ont en vue que son bon-
heur : seulement , l'une veut plutôt en faire un in-
dividu robuste, l'autre un citoyen paisible, la der-
nière un homme complètement vertueux. Toutes trois
font encore observer leur code par les mêmes mo-
tifs , l'intérêt et la crainte (1) : pour ceux qui le res-
pectent, la santé, l'estime publique, la paix d'une
bonne conscience, avant-goùt des joies célestes;
pour ceux qui le violent, la maladie, les punitions
des hommes, les châtiments de Dieu. Toutes trois ,
enfin, ont chacune leur ministre : le médecin, qui
soulage; le magistrat, qui punit; le prêtre, qui par-
donne.
(1) Le christianisme toutefois ne se contente pas de nous voir
observer ses préceptes par la crainte seule des peines de l'autre
vie : il exige que le mobile de toutes nos actions soit l'amour de
Dieu , et du prochain en Dieu,
I)K I.A UKCIDIVE DANS I.A MALADIE, ETC. 209
%*%*%% vv*v%%%%%%%%w%**%%**%v%*^
CHAPITRE IX.
De la Récidive dans la Maladie, dans le Crime et dans la
Passion.
Les récidives et les rechutes seraient bien moins
fréquentes, si l'on attaquait le mal dans sa
cause, et si l'on ne croyait pas trop légère-
ment à la guérison.
Le mot récidive , dérivé du verbe latin recidere ,
retomber, exprime généralement toute espèce de
rechute dans le mal.
Les pathologlstes désignent par cette expression
le retour d'une maladie dont on était entièrement
guéri ; et ils emploient le nom de rechute lorsque ce
retour a lieu pendant ou peu de temps après la
convalescence. Ainsi , une personne guérie d'un éry-
sipèle au printemps en est-elle affectée d'un second
l'automne suivant , c'est une récidive; un individu
convalescent d'une inflammation d'intestins vient-il,
par un écart de régime, à faire reparaître sa ma-
ladie , voilà une rechute , et l'on sait que la rechute
est souvent pire que la maladie primitive.
Dans le langage des lois , on entend par récidive
l'action de commettre un délit du même genre que
celui pour lequel on a déjà été condamné.
Enfin , les théologiens emploient de préférence le
terme de rechute pour indiquer l'acte de retomber
soit dans la passion dominante, soit dans le péché
en général.
14
2|() DE LA I.ÉCIOIVE DANS LA MALADIE,
Dans la maladie, dans la passion, aussi bien que
dans le crime, les récidives et les rechutes peuvent
être rapportées à Un petit nombre de causes, dont
nous allons étudier l'influence, en commençant par
le rôle qu'elles jouent en pathologie.
1" De la Récidiva dans la Maladie.
L'âge et le sexe ne laissent pas d'avoir une cer-
taine influence sur le retour dans la maladie. Ainsi,
l'enFance et la vieillesse sont bien plus prédisposées
aux rechutes que la jeunesse et surtout que la viri-
lité , époque où le corps, parvenu à son développe-
ment complet , a en même temps moins d'irrita-
bilité et une plus grande énergie de réaction contre
les causes qui tendent à déranger son harmonie.
Douée d'une organisation plus délicate et d'une
sensibilité plus vive que l'homme , la femme est par
cela même plus exposée que lui à retomber dans les
mêmes maladies ; cette triste prédisposition est en-
core augmentée par les dérangements qui survien-
nent dans les fonctions de l'utérus.
Les saisons, que nous avons vues favoriser le dé-
veloppement de certaines maladies, exercent aussi
une action prononcée sur les récidives , et principa-
lement sur les récidives périodiques.
L'influence des climats sur la fréquence des re-
chutes, quoique moindre que celle des saisons, ne
saurait pour cela être regardée comme nulle. Quant
à celle des localités et des habitations , elle a été
constatée de temps immémorial par tous les obser-
vateurs. 11 est certain, en effet, que les scrofules
DANS l.i: CIU.MK ET DANS |,A TASSîON. 211
KOîit [)i'cs([(!c toujours Cinis('os et cnlrotenuos par
riiabitalion (11111 lieu bas, liumidc, privé d'air et de
soleil. Les fièvres inlcrinittenles qui reparaissent yié-
riodiquement dans quelques pays marécageux, soni
subordonnées à la nature de ces lieux malsains par
les miasmes qui s'en échappent. Ici , les causes pro-
ductrices des maladies déterminent à la fois les re-
chutes et les récidives. Il en est de même de tous
les changements brusques de température , et parti-
culièrement du froid humide, si funeste dans les af-
fections rhumatismales, goutteuses et catarrhales.
Les professions ne sont pas non plus sans quel-
que importance ici : l'on a remarqué que les ou-
vriers qui travaillent le plomb sont atteints, à dif-
férentes reprises, de coliques saturnines; et que
les imprimeurs , les blanchisseuses , les ouvriers en
soie, ont fréquemment des ulcères variqueux aux
jambes.
Pour ce qui est de la position sociale, l'expérience
démontre que les rechutes et les récidives sont bien
moins fréquentes chez les riches que chez les pauvres.
J'ai signalé ailleurs la transmission héréditaire
d'une foule de maladies , notamment de la syphilis,
des scrofules, de la phthisie pulmonaire , de l'alié-
nation mentale; eh bien, ces affections congéniales
deviennent, pour les malheureux qui en sont atteints,
une cause de rechutes et de récidives si fréquen-
tes , que leur courte existence n'est guère qu'une
suite de paroxysmes de la maladie continue qui les
travaille.
La périodicité dans les maladies, et en particulier
dans les affections nerveuses, est encore l'un de
212 DE LA nÉCIDlVE I)ANS LA MALADIE,
ces faits que l'on ne saurait révoquer en doute;
de là les récidives nombreuses observées journelle-
ment dans les névralgies, l'épilepsie, l'aliénation
mentale , les fièvres intermittentes , les diverses hé-
morrhagles, les rhumatismes, la goutte, l'ophthal-
mie, la leucorrhée, et plusieurs maladies de la peau.
Chez beaucoup d'individus , les organes parenchy-
mateux eux-mêmes ne sont pas à l'abri des récidives
périodiques de l'inflammation. J'ai donné des soins
à un ancien infirmier-major du Val-de-Gràce , qui,
pendant dix ans, a éprouvé chaque hiver une ou deux
fluxions de poitrine plus ou moins violentes.
Le croup, la coqueluche, la rougeole, la variole
cou fluente, étaient autrefois regardés comme n'atta-
quant pas une seconde fois les individus qui en
avaient été fortement atteints; c'est une erreur dont
bien des praticiens ont maintenant fait justice. Pour
ma part, j'ai vu des croups, des coquekiches et des
rougeoles, qui sont revenus périodiquement pendant
plusieurs années consécutives ; et les registres de l'é-
tat civil de Paris, depuis 1832 surtout, attestent que
des individus ont succombé à la variole confluente
après avoir longtemps A^écu défigurés par les cica-
trices que cette éru])tion leur avait laissées dans leur
enfance.
Pour abréger cette énumération , on peut dire que
presque toutes les maladies sont sujettes à des re-
tours, avec cette distinction , que les maiadies chro-
niques sont plutôt suivies de rechutes, et les mala-
dies aiguës, de ré'cidives.
Parmi les passions qui produisent le plus de re-
chutes et de récidives, se trouvent en première ligne
DANS l.[: (lUMi; El DANS LA PASSION. 213
rintcinpcrance et le libertinage ; viennent ensuite la
colère, l'annour, l'ambition , l'envie et la jalousie, la
paresse, l'abus de l'étude et les violents chngi'ins.
Ces derniers ont une telle influence sur la dégéné-
rescence cancéreuse et sur le retour de cette altéra-
tion pathologique, que je n'ai jamais vu une seule
opération de cancer suivie de succès , toutes les fois
que les malades sont restés sous l'impression d'une
tristesse habituelle.
Je terminerai ces considérations par quelques do-
cuments statistiques sur les récidives dans l'aliéna-
tion mentale , qui est si souvent le triste fruit de nos
passions. Pendant la seule année 1839, 44 récidi-
ves (1) ont été constatées à l'hospice de Bicêtre, savoir :
Daus la manie 26
Dans la monomanie 8
Dans la mélancolie 6
Dans les hallucinations 1
Dans la démence 2
Dans l'imbécillité 1
Dans les 3 cas de démence et d'imbécillité, les in-
(1) « D'après Esqiiirol , sur 2,804 aliénées traitées à la Salpê-
trière,292 avaient été admises pour un second ou un troisième
accès : ce qui porte à un dixième environ le nombre des récidives.
Cette pi^oporlion, qui, pour les femmes, à la Salpétrière, est de 1
sur 9,60, paraît être la même pour les hommes , à Bicêtre, puis-
que, sur 4,827 aliénés reçus pendant une péfiode de dix années,
MM. Aubanel et Thore ont compté 491 cas de récidives, c'est-à-
dire 1 sur 9,83. A l'Hospice {rénéral de Tou,rs, celles-ti ont été au
nombre de 11 sur les 101 admissions des années 1840 et 1841 :
d'où il suit que pour le département d'Indre-et-Loire, le rapport
des récidives au.v admissions est de 1 sur 9,18. » [Rapport statistique
sur les Jliénés et les Enfants trouvés de l'Hospice général de Tours ;
[par le docteur L.- J. Charcellay ; Tonrs et Paris, 1842, iû'4*'.-)
214 DE LA RÉCIDIVE DANS LA MALADIE,
dividiis indiqués comme guéris n'avaient probable-
ment subi qu'une amélioration passagère.
Sur ces 44 malades ,
16 avaient été admis en 1839
14 eu 1838
5 CD 1837
5 en 1836
1 en 1834
1 en 1833
1 en 1832
1 , en 1824
D'après ce dernier tableau , on peut conclure qu'il
y a moins de chances de récidive dans la folie à
mesure qu'on s'éloigne de l'époque d'un premier ac-
cès. Résultat consolant qu'on retrouve pour la réci-
dive dans la passion comme pour la récidive dans
le crime. Ainsi , au physique comme au moral , on
est d'autant plus ferme qu'il y a plus longtemps qu'on
s'est relevé de sa chute.
2" De la Récidive dans le Crime.
Dans sa prudente sévérité, la loi veut que tout
individu qui retombe dans im même délit soit puni
plus rigoureusement que la première fois; car, se-
lon les plus célèbres jurisconsultes, une récidive est
pire qu'une première faiblesse, et il est juste que la
peine s'accroisse avec la désobéissance (1), parce
que le mépris de l'avertissement donné par la jus-
(1) Quelquefois la fréquence de la récidive tient à une véritable
monomanie; ce n'est plus alors un coupable qu'il faut punir, mais
un infortuné qu'il faut plaindre et traiter.
DANS LE CniME ET DANS LA PASSION. 2lS
lice révèle chez le récidiviste une plus {jrande per-
versité. Aussi notre code pénal contient-il à cet éf^ard
des dispositions formelles qu'il est bon de rappeler
ici.
Art. 56. «Quiconque, ayant été condamné à une
peine afflictive ou infamante, aura commis un se-
cond crime emportant, comme peine principale, la
dépji'adation civique, sera condamné à la peine du
bannissement.
«Si le second crime emporte la peine du bannis-
sement, il sera condamné à la peine de la détention,
« Si le second crime emporte la peine de la réclu-
sion , il sera condamné à la peine des travaux forcés
à temps.
« Si le second crime emporte la peine de la déten-
tion, il sera condamné au maximum de la même
peine , laquelle pourra être élevée jusqu'au double.
«Si le second crime emporte la peine des travaux
forcés à temps, il sera condamné au mazimiun de
la même peine, laquelle pourra être élevée jusqu'au
double.
«Si le second crime emporte la peine de la dépor-
tation, il sera condamné aux travaux forcés à per-
pétuité.
« Quiconque ayant été condamné aux travaux for-
cés à perpétuité, aura commis un second crime
emportant la même peine, sera condamné à la peine
de mort.
«Toutefois, l'individu condamné par un tribunal
militaire ou maritime, ne sera, en cas de crime ou
délit postérieur, passible des peines de la récidive,
qu'autant que la première condamnation aurait été
216 Dr I.A RÉCIDIVE DANS LA MALADIE,
prononcée pour des crimes ou délits punissables
d'après les lois pénales ordinaires. y>
Art. 57. «Quiconque, ayant été condamné pour
un crime , aura commis un délit de nature à être
puni correctionnellement, sera condamné au maxi-
mum de la peine portée par la loi , et cette peine
pourra être élevée jusqu'au double. »
Art. 58. «Les coupables condamnés correction-
nellement à un emprisonnement de plus d'une an-
née , seront aussi , en cas de nouveau délit , condam-
nés au maximum de la peine portée par la loi , et
cette peine pourra être élevée jusqu'au double : ils
seront de plus mis sous la surveillance spéciale du
gouvernement pendant au moins cinq années , et
dix au plus. »
Quant à la récidive de contravention, elle emporte
toujours la peine d'emprisonnement pendant cinq
jours, mais elle n'existe que lorsqu'il a été rendu
contre le contrevenant, dans les douze mois précé-
dents, un premier jugement pour contravention de
police commise dans le ressort du même tribunal.
( Voyez Code pénal, art. 482 et 483. )
Telle est la rigueur des dispositions pénales
contre les récidivistes, qu'en aucun cas on ne peut
invoquer en leur faveur ni la prescription , ni la
réhabilitation, et qu'à moins de circonstances atté-
nuantes bien avérées , le maximum de la peine doit
toujours leur être appliqué. La jurisprudence a même
consacré un principe qui a été confirmé en 1818 par
une ordonnance royale : c'est que les lettres de grâce
accordées par le souverain pour un crime ne dis-
pensent pas de l'aggravation qui est la conséquence
DANS LE CRIME ET DANS LA PASSION. 217
de la récidive, parce que les lettres de grâce relè-
vent seulement de la peine, mais n'annulent pas la
condamnation. Vamnistie seu\e éteint non -seule-
ment la peine , mais l'action pénale , c'cst-k-dire le
délit , qu'elle anéantit de manière qu'il ne peut plus
être poursuivi (1).
Examinons maintenant l'influence qu'exercent
sur les condamnés ces dispositions pénales de notre
législation. Si nous ouvrons nos annales de la cri-
minalité, nous voyons les différents ministres de la
justice qui se sont succédé depuis 1825, formuler
tous les mêmes plaintes , déplorer le nombre tou-
jours croissant des récidives , dont le tableau sui-
vant fera connaître le chiffre annuel.
TABLE JU des individus jugés depuis 1831 jusqu'en 1840, ci
qui se trouvaient en état de récidive en matière criminelle ou
en matière correctionnelle.
Récidive
Récidive
Total
Années.
en mat. crirn.
en mat. cor.
des récidives.
1831
1,296
4,960
6,2-56
1832
1,429
5,915
7,344
1833
1,318
7,132
8,450
1834
1,400
7,135
8,535
1835
1,486
7,741
9,227
1836
1,486
8,196
9,682
1837
1,732
8,944
10,676
1838
1,763
10,258
12,021
1839
1,749
10,661
12,410
1840
1,903
11,842
13,745
Ea dix années. .
. 15,562
82,784
98,346
Ainsi qu'on
le voit par
ce tableau
dressé d'après
(1) C'est qu'en effet un délit anéanti sans jugement ne saurait
!^18 DE LA RÉCIDIVE DANS LA MALADIE,
les documents officiels , le rapport des récidives
criminelles aux récidives correctionnelles présente
bien quelques variations d'une année à l'autre ;mais
le chiffre des récidives prises en général augmente
annuellement d'une manière effrayante : il a plus
que doublé depuis dix ans.
On remarquera que ce tableau ne donne que le
chiffre des récidivistes et non celui des récidives ,
qui est beaucoup plus élevé, certains individus ju-
gés plusieurs fois pendant la même année n'y figu-
rant que pour l'unité. C'est ainsi qu'en 1840, le
nombre des récidivistes en matière correctionnelle
a été de 1 1,842, tandis que celui des récidives s'est
élevé à 1 4,077, puisque 1 ,855 de ces prévenus ont été
jugés pendant cette même année, deux, trois, quatre
et cinq fois , soit par le même tribunal , soit par des
tribunaux différents.
C'est dans le département de la Seine que l'on
trouve toujours le plus grand nombre de récidi-
vistes jugés plusieurs fois dans le cours d'une an-
née, et ce sont la plupart du temps les ruptures du
ban de surveillance qui ont motivé ces nombreuses
poursuites contre les mêmes individus.
être assimilé à une condamnation, qui est la base oblififée de la ré-
cidive. Il est du reste bien entendu que la condamnation doit pro-
venir d'un tribunal français et non étranger, pour qu'elle puisse
agijraver la peine du nouveau délit. L'état de récidive ne saurait
être non plus établi contre un prévenu lorsque la première con-
damnation a été rendue par défaut ou par contumace, et que l'ar-
rêt qui l'a prononcée peut encore être attaqué parles voies de droit.
( V^oir le D' cl ion nuire de Droit criminel , par Achille IMorin ; Paris,
1842, grand in-8''; et De la l\éci(U\e , par Bonneville, procureur
du roi ; Paris, 1841 , in-8".)
DANS LE CRIME ET UANS l.A PASSION. 91ft
Le chiffre des délits étant beaucoup plus élevé
que celui des crimes, il y a bien plus d'individus
en état de récidive parmi les prévenus que parmi
les accusés; mais, en comparant séparément tous
les accusés et tous les prévenus en état de ré-
cidive appartenant à chacune de ces classes, on
trouve, pour les simples prévenus précédemment
condamnés , une proportion bien plus faible que
pour les accusés qui se trouvaient dans le même
cas.
Le nombre des accusés en récidive est, par exem-
ple , au total des accusés jugés en 1840, dans
le rapport de 23 sur 100 ; tandis que celui des
prévenus récidivistes , dont les antécédents ont pu
être constatés , n'est que de 1 7 sur 1 00. — Il y avait ,
cette même année, 172 femmes parmi les accusés
récidivistes : ce nombre , rapproché du total des
accusés, donne la proportion de 12 sur 100, bien
inférieure à celle des hommes, qui s'élève à 25,
c'est-à-dire à plus du double.
Les récidivistes sont toujours un peu moins
nombreux parmi les libérés des bagnes que parmi
ceux des maisons centrales; mais les premiers sont
en général poursuivis pour des faits plus graves ;
aussi le résultat des poursuites judiciaires est-il
plus sévère à leur égard.
Il résulte encore des documents statistiques
fournis par le gouvernement, que les récidives sont
un peu moins fréquentes parmi les libérés qui ont
subi de longues détentions que parmi les autres. —
Pour les forçats , les récidives sont aussi moins fré-
quentes parmi les libérés qui avaient à leur sortie
220 DE LA RÉCIDIVE DANS LA MALADIE,
une masse qui excédait 100 francs, que parmi ceux
qui, en quittant le bagne, ne possédaient pas cette
somme. Quant aux détenus sortant des maisons cen-
trales , l'élévation plus ou moins considérable de
leur masse ne paraît pas avoir influé sur leur
conduite après la sortie de prison ; et , chose déplo-
rable ! les récidives sont un peu plus nombreuses
parmi les libérés ayant un certain degré d'instruc-
tion que parmi ceux qui ne savaient ni lire ni écrire.
Enfin , il a été constaté que c'est presque tou-
jours dans les premiers mois de leur libération que
la plupart des condamnés libérés des bagnes et
des maisons centrales qui doivent reprendre leur
vie criminelle, se rendent coupables de nouveaux
crimes ou de nouveaux délits. Ils commencent par
enfreindre leur ban de surveillance, et, après avoir
été condamnés pour cette infraction à des peines
de courte durée, ils sont poursuivis et jugés pour
des vols ou autres crimes encore plus graves. — On
a remarqué que les maisons centrales de Poissy et
de Melun, qui reçoivent leurs détenus de Paris, of-
frent toujours un chiffre de récidivistes plus élevé
que les autres prisons du royaume. Dans les trois
bagnes de Brest, de Rochefort et de Toulon , ce sont
les libérés de ce dernier bagne qui tombent le plus
souvent en récidive ; mais il faut remarquer que de-
puis 1828 jusqu'en 1837, ce bagne est resté affecté
aux condamnés à des peines de courte durée; c'est-
à-dire que sa population se composait principale-
ment de condamnés pour vols, classe qui fournit
toujours le plus grand nombre de récidivistes.
Sur les 1,903 récidivistes traduits en 1840 devant
DANS l.n CRIME ET DANS LA l'ASSlON. 22i
les cours d'assises du royaume, le vol avait mollvé
les preruièrcs condamnations subies par 1,214 in-
dividus. Le chlfFre de ceux qui avaient à répondre
à de nouvelles accusations de vol était de 1,41 G, ce
qui forme près des trois quarts du nombre total
(74 sur 100).
C'est ici le lieu de reproduire quelques documents
officiels sur le vol , qui est aujourd'hui l'une des plus
grandes plaies de la société.
Les vols de toute espèce qui ont été déférés aux
cours d'assises en 1840 se sont élevés à 6,008 (722
de plus qu'en 1839).
Sur ce nombre 6,008 , il y a eu 473 tentatives et
5,535 vols consommés. 1 ,849 de ces derniers avaient
pour objet de l'argent monnayé, des effets de com-
merce ou autres billets ; 401, de l'argenterie ou des
bijoux; 490, des marchandises; 864, du linge ou
des habillements ; 798, des effets mobiliers divers ;
199 , des comestibles ; 358, du blé ou de la farine ;
318, des animaux domestiques vivants; 258, enfin,
tout ce que les voleurs avaient pu enlever sans dis-
tinction.
Le ministère public n'a pu déterminer la valeur
des objets soustraits que pour 4,959 vols ; et le pro-
duit approximatif de ces vols a été de 1,180,336
francs. La répartition de ce produit total entre tous
les vols qui ont concouru à le former, donne, pour
chaque vol, une moyenne de 238 francs. On sait,
du reste, que la valeur des objets volés est toujours
prise en grande considération par le jury, et que sa
sévérité suit la progression du préjudice causé.
Quant aux délits de vol simple , leur chiffre ,
222 DE LA r.ÉClDIVE DANS l.A MALADIE,
qui était en 1839 de 17,072. s'est aussi élevé en
1840 à 19,531. Ils ont surtout considérablement
augmenté depuis quelques années: on en comptait,
en effet, par année, moins de 10,000 de 1826 à 1830;
12,000, de 1831 à 1835; et leur moyenne annuelle
a été de 16,905 pendant la période quinquennale
de 1836 à 1840.
Les délits d'escroquerie et d'abus de confiance
ont aussi été beaucoup plus nombreux. Où s'arrêtera
cette effrayante progression?
— Maintenant, quelles sont les causes qui portent
tant d'individus, déjà frappés par la justice, à ren-
trer dans la carrière du crime? Au nombre des prin-
cipales , on doit placer:
1** l/abus des circonstances atténuantes et l'in-
exacte constatation des récidives, qui, ne permet-
tant pas de proportionner la peine au délit, énervent
la répression , et encouragent au crime ;
2" Les vices de notre système pénitentiaire, qui
rejette dans la société des condamnés pour la plu-
part nullement corrigés , et même plus pervertis
qu'avant leur châtiment;
3" Le manque de patronage et de surveillance de
tous les libérés de justice , auxquels le séjour de la
capitale (1^ devrait être interdit au m.oins pendant
quelques années d'épreuve ;
4° Le manque d'ateliers spéciaux où ils trouve-
raient constamment de l'ouvrage , et d'une colonie
dans laquelle ils pourraient devenir propriétaires ;
(1) M. Gisquet , clans ses Mémoires, porte à 10,C00 le nombre des
voleurs qui l/ax aillent daus Paris; puis il ajoute : « Combien y en a-
D\NS I.E CRIME ET DANS LA PASSION. 223
Z)" La pi'lvalion de l'espoir d'une franche et entière
réhabilitation , espoir qui suffirait pour ramener Un
assez grand nombre de libérés dans la voie du bien ;
6" Enfin, l'irréligion y)rol'onde des récidivistes, et
trop souvent l'immoralité de ceux-là mêmes qui ,
par leurs bons exemples, déviaient améliorer les
masses et ramener les condamnés à la vertu.
Enumérer les causes qui favorisent le plus les ré-
cidives, c'est en faire connaître le principal remède,
qui consisterait à les éloigner toutes : suhiata causa ,
tollitur ejfectus. Il faudrait ensuite, dans un bon
système pénitentiaire , chercher à guérir le con-
damné de la passion dominante qui lui a fait com-
mettre un nouveau crime ou un nouveau délit. La
plupart des voleurs , en effet, ne dérobent pas pour
le plaisir de dérober, ni les assassins pour le plaisir
de tuer: c'est la paresse, l'ivrognerie, le liberti-
nage, la colère, la cupidité, qui les poussent au vol
ou au meurtre : ce sont donc ces vices qu'il faut
t il dans ces 10,000 qui prendraienl vcilre bourse sur un meuble,
sur une banquette ou dans une loge de iheàlre? Il y en a 6,000.
• Combien d'entre eux chercheraient à la prendre dans votre
poche? Il y en a 3,000.
«Combien, sur ces 3,000 , eu compterait on qui, pour la voler,
s'introduiraient en votre absence ou en crochetant vos portes dans
votre maison? 2,000.
«Combien de ces derniers iraient jusqu'à s'introduire chez vous
pendant ia nuit, avec escalade et effraction? De 1,000 à 1,200.
«Enfin, à combien peut-on évaluer ceux qui seraient d'avance
décidés à vous assassiner avant que de consommer le vol ? Au
moins 600. »
Comment des libérés privés de patronage ne retomberaient-ils
pas dans la carrière du crime, au milieu d'une aussi affligeante
population de malfaiteurs!
22 i DE" LA l\LCI[)IVE DANS l.A MALADIE,
déraciner, si l'on veut que ces malheureux ne con-
tinuent pas à retomber dans les mêmes crimes (1).
Ici s'arrête le rôle de législateur, et commence
celui de médecin , dont les conseils pourront modi-
fier une prédominance organique qui porte souvent
au mal , et celui du prêtre , dont la charité la plus
active est toujours réservée pour les plus grands
coupables. ( Voir ci-dessus le Traitement médical,
législatif et religieux des Passions. )
3° De la Récidive dans la Passion.
Ce qui favorise ici les rechutes , c'est le besoin
immodéré d'émotions ou d'excitations , besoin qui
devient d'autant plus impérieux que l'a passion a
été plus souvent satisfaite. La fréquente réitération
des mêmes actes ne tarde pas, en effet, à produire
l'habitude , qui n'est autre chose que le dernier de-
gré de la tyrannie du besoin , puisque alors la pas-
sion se satisfait sans combat , presque sans remords,
et, pour ainsi dire, machinalement. Cette loi phy-
siologique et morale , dont la connaissance est si
importante, ne justifie-t-elle pas ce que j'ai dit pré-
cédemment : que dans leur premier degré les pas-
sions demandent , qu'au second elles exigent , qu'au
troisième elles contraignent?
Voulons-nous donc sérieusement notre bonheur
et celui de nos semblables , appliquons-nous à con-
(1) C'est un fait digne de remarque que l'uniformité avec la-
quelle les nièujes passions engendrent chaque année à peu près le
même nombre de crimes. ( Voir les Comptes géuéraux de l'udminis-
tiation de la justice criminelle en France.)
DANS l.E CRIME ET DANS LA PASSION, 225
naître la passion qui nous est habituelle : car c'est
elle qui dirige presque toutes nos actions, et qui,
par cela même, constitue notre caractère. Les au-
tres passions sont en quelque sorte surajoutées ; la
passion dominante, c'est notre propre fonds, c'est
nous. Cette connaissance une fois acquise, travail-
lons tous les jours à briser quelques anneaux de la
chaîne qui nous retient esclaves. Nous ne tarderons
pas à recouvrer notre liberté, si nous suivons à la
fois les conseils de l'hygiène , qui nous rendront
plus forts; ceux delà loi, qui nous rendront plus
prudents; ceux de la religion, qui nous rendront
meilleurs, et en même temps plus heureux.
Ce qui devra surtout nous engager à sortir de
notre esclavage, c'est la fatale corrélation qui existe
entre la passion , la maladie et le crime. Et d'abord,
la récidive dans la passion n'amène que trop sou-
vent la récidive dans la maladie. Voyez, par exem-
ple, cet homme autrefois adonné à l'ivrognerie, et
qui, par une seule année de tempérance, s'est dé-
barrassé de vastes ulcères aux jambes ou de fré-
quentes congestions vers le cerveau : revient-il à
son funeste penchant, ses cicatrices ne manquent
pas de se rouvrir, ou les accidents cérébraux de
reparaître.
Voyez encore ce malheureux enfant sur la figure
duquel des habitudes solitaires ont déjà imprimé
leurs hideux stigmates : averti de sa fin prochaine,
il a le courage de rompre avec le vice, et bientôt
la fraîcheur de son teint reparaît , ses membres se
développent, sa mémoire redevient plus facile, son
caractère plus ouvert, plus gai, phis aimable. Mais
226 DE I.A RÉCIDIVE DANS L\ MM-ADIE,
si, entraîné par le mauvais exemple ou par toute
autre cause, il retombe dans son ancien dérègle-
ment, il perd bientôt tout ce qu'il avait gagné
au physique comme au moral, et, squelette am-
bulant, il ne tardera pas à être jeté dans la tombe
qu'il s'est, en quelque sorte, creusée lui-même.
Santé, fortune, crédit, honneur, cet autre a tout
englouti au jeu. Longtemps il se crut favorisé par
le sort; ce n'était qu'un leurre : deux nuits ont
suffi pour le ruiner complètement. Depuis un an
il végétait dans la capitale, au milieu de cette tourbe
de désœuvrés dont l'existence est un problème, lors-
qu'un emploi assez lucratif vint le mettre à l'abri du
besoin , et lui fournir le moyen de calmer l'agita-
tion fiévreuse ainsi que les violentes palpitations
qu'il éprouvait. Déjà ses membres affaiblis commen-
çaient à reprendre leur ancienne vigueur, déjà la
fraîcheur de son teint annonçait une amélioration
notable dans sa constitution , lorsque , entraîné
comme spectateur dans un tripot clandestin, la vue
de l'or suffit pour rallumer en lui tout le feu de
sa passion. Le lendemain il retourne au jeu, non
plus comme spectateur, mais comme acteur, et, la
chance lui ayant été favorable, il continue déjouer
avec plus de fureur que jamais. Il y avait à peine
un mois qu'il était revenu à ses anciennes habi-
tudes , lorsqu'un matin on le trouva mort dans
son lit, par suite de la rupture d'une tumeur ané-
vrysmale de l'aorte : les émotions du jeu l'avaient
tué.
La récidive dans la passion ne borne pas ses ra-
vages à l'organisation, elle détruit le jugement, en
hANS I.F. CRlMn ET DANS LA PAS9I0N. 227
même temps qu'ell<» {jâfc le cœur. De là toutes les
fausses maximes que l'ou se fait en matière de cou-
science; de là les fautes, les injustices, les crimes
que l'on Huit par commettre avec le sang- froid
de riiabitude, ou même avec une impudente os-
tentation.
Voulons-nous savoir comment la passion habituelle
rassemble autour d'elle la plupart des vices, et les
fait conspirer à tout ce qui peut servir à la satis-
faire? Prenons dans la Bible un exemple connu de
tout le monde , et qui montre parfaitement le rap-
port des passions avec les maladies , les lois et la
religion. A peine monté sur le trône, Saùl , prince
jusqu'alors vertueux, se laisse prévenir d'une vio-
lente jalousie contre David. Quels tristes fruits ne
va pas produire ce germe délétère qu'il ne sut pas
étouffer de bonne heure! Les éloges donnés au jeune
berger commencent par lui porter ombrage ; dès ce
moment il devient défiant et soupçonneux; il oublie
le service signalé rendu au pays ainsi qu'à sa per-
sonne, et le voilà tombé dans l'ingratitude. Bientôt
ses regards attristés ne peuvent plus supporter la
présence d'un sujet qu'il considère comme le rival
de son autorité et de sa gloire; et, malgré la délica-
tesse de David à ménager l'une et l'autre, le voici
qui devient malade, sombre, mélancolique, furieux.
Sa passion ne s'arrête pas encore là : poussé sans
cesse par l'enfer de sa jalousie, il veut du sang
pour éteindre la soif de vengeance qui le dévore;
dès lors la perte de David est jurée. En vain celui-ci
parvient-il à calmer les accès frénétiques du prince,
aux accords de sa lyre, non moins purs que le fond
228 DE LA r.KCIbIVE DANS LA MALADIE,
de son cœur; en vain continue- t-il à lui rendre d'im-
portants services; en vain lui sauve-t-il de nouveau
la vie : Saûl ne reconnaît par intervalle sa propre in-
justice que pour redevenir plus jaloux et poursuivre
sa victime avec plus d'acharnement encore. Saùl, re-
marquons-le bien, n'était dépourvu ni de forces phy-
siques, ni de courage, ni de mérite, ni même de piété;
mais la passion dans laquelle il retombait toujours a
suffi pour en faire successivement un homme lâche
et ingrat, un roi injuste, superstitieux et parjure, un
mélancolique furieux, un meurtrier, un suicide.
Puis-je ne pas signaler ici la triste fin de ces grands
ambitieux, dont la vie politique n'est le plus souvent
qu'une suite de rechutes dans la passion qui les dé-
vore. Si je consulte le tableau qui indique la fin tra-
gique d'une centaine seulement des plus célèbres
d'entre eux , j'y vois que :
32 ont été assassinés.
14 — exéculcs.
8 — empoisonnés.
8 se sont suicidés.
7 ont été massacrés.
5 sont morts en exil.
4 — morts en prison.
3 — morts de faim,
3 ont été brûlés vifs.
3 — noyés.
2 — étranglés.
2 — pendus.
1 est mort en cage.
1 a été enterré vivant.
(Voir, dans la seconde partie de cet ouvrage , l'ar-
ticle Ambition.)
I)\NS LE CRIME ET DANS LA PASSION. 229
Ces exemples, que je pourrais multiplier à l'in-
fini, suffiront sans doute pour appeler toute notre
attention sur le danger de contracter des habitudes
vicieuses ou criminelles, dont il est ensuite si diffi-
cile de se corriger. Aussi, dès que nous avons eu le
malheur de nous laisser terrasser une première fois
par la passion, tâchons, athlètes courageux, de re-
prendre à l'instant même une noble revanche, et de
reconquérir promptement notre dignité morale. En
agissant de la sorte, on a tout à gagner; car, en
évitant la récidive dans la passion , on évite la ré-
cidive dans la maladie, qui abrège l'existence, et la
récidive dans le crime, qui la déshonore.
230 DES PASSIONS
»***•♦*♦»****»« **^ «%«««««««««««««%««««««
CHAPITRE X.
Des Passions considérées comme moyens de guérisoii dans
les maladies.
Il «st des poisons qui, dans les luaiiis d'un habile
médecin, se converlisseul journellement en re-
mèdes efficaces.
Nous allons d'abord étudier les effets euratifs de
certains sentiments qui agissent sur l'économie à la
manière des passions ; nous nous occuperons en-
suite des passions proprement dites, qui ne doivent
être employées comme moyens thérapeutiques que
dans des cas exceptionnels, et d'accord avec les
principes sévères de la morale chrétienne.
De la Joie et du Rire. — La joie, dit Mackensie,
est le soutien de la santé et le contre-poison de la
maladie. La gaieté, selon Hippocrate, est favorable
dans toutes les affections. Galien assure avoir vu
un grand nombre de malades qui furent redevables
de leur guérison plutôt à leur humeur joviale qu'à
l'usage des médicaments. Enfin , Ambroise Paré,
Sanctorius , Pechlin , Tissot, et beaucoup d'autres
observateurs, citent une foule de cures obtenues
par l'effet de la joie , principalement dans les fièvres
intermittentes, la jaunisse, le scorbut, les scrofules
et la paralysie.
Le rire, quand il est l'expression de la joie, ne
produit pas seulement une accélération notable
COMME MOYENS THÉRAPEUTIQUES. 23!
dans la circulation , il imprime aussi à certains
muscles une secousse qui devient quelquefois cura-
tive. Pechlln rapporte qu'un jeune lionmie, jjriève-
ment blessé à la poitrine, était abandonné des mé-
decins, qui le croyaient sur le point d'expirer. Ses
camarades, qui le veillaient, s'amusèrent à noircir
avec de la mouchure de chandelle le plus jeune
d'entre eux qui s'était endormi au pied du lit. Le
mourant , ayant ouvert les yeux, fut si frappé de ce
grotesque spectacle, que, s'étant mis à rire , il sortit
par sa plaie plus de deux livres de sang épanché ,
et qu'il se rétablit parfaitement.
Plus d'une fois aussi, le rire a déterminé la déli-
vrance de femmes en couches dont les forces pa-
raissaient tout à fait épuisées, et dont les douleurs
avaient disparu.
Plusieurs vomiques , ou abcès dans le poumon ,
ont été ouvertes dans les bronches, et heureusement
expulsées par l'effet du rire. Ce fut, comme on le sait,
en lisant les Lettres des hommes obscurs , qu'Erasme
rejeta la vomique qui le suffoquait, et que son rire
excessif lui sauva la vie.
Coringius, à ce que l'on assure, fut guéri d'une
fièvre tierce rebelle par le vif plaisir qu'il eut de
converser avec Meibomius.
On a, dit Tissot , plusieurs exemples d'enfants
tristes, pâles et rachitiques, chez lesquels le rire,
provoqué par le chatouillement, a élé suivi des plus
heureux résultats. 11 est certain qu'à l'aide de ce
moyen très-simple, et pour cela même beaucoup
trop négligé, je suis parvenu à dissiper des engor-
gements lymphatiques qui avaient résisté à une
232 DES TASSIONS
foules de remèdes internes et externes. II suffit de
mettre les enfants sur un lit, quand leur estomac est
libre, et, en badinant, de les chatouiller à nu, tant
qu'ils paraissent s'en amuser. Ce petit jeu , répété le
matin et le soir pendant quelques minutes, opère
ordinairement, au bout de quinze à vingt jours, une
amélioration sensible dans leur constitution : leur
peau n'est plus aussi blafarde, leur visage surtout
est plus coloré, leur physionomie plus gaie, plus
animée : c'est que l'ébranlement général occasionné
par le rire a en quelque sorte injecté la vie dans les
vaisseaux capillaires qui en étaient privés.
Une joie trop subite et le rire immodéré pouvant
néanmoins avoir les suites les plus funestes, notam-
ment dans le traitement des maladies aiguës, des
hernies, des fractures et des plaies en général, c'est
à la prudence du médecin de n'employer ce mode
d'excitation qu'avec mesure, et après s'être assuré
qu'il ne peut produire aucune réaction défavorable.
De la Douleur, du Chagrin et de la Tristesse. — Je
ne pense pas que le chagrin et la tristesse aient ja-
mais été rangés parmi les agents thérapeutiques.
C'est qu'en effet, ces deux produits de la douleur
morale (1) retardent presque toujours la guérison
des maladies, lorsqu'elles n'en déterminent pas de
nouvelles, ou qu'elles ne causent pas la mort dans
un laps de temps plus ou moins long. Plus d'une
fois, cependant , un chagrin violent et imprévu est
parvenu à modifier avantageusement certaines con-
(1) f-e chagrin est la tlouleur morale à l'élat aifju ; la tristesse est
lin fil >}jrin t'liroiii<|ue.
COMME MOYENS THÉRAPEUTIQUES. 233
stltutions lympliatiques , et à inspirer l'amour du
travail à des individus restés jusque-là dans la plus
complète oisiveté.
Quant à la douleur proprement dite , son utilité
ne saurait être mise en doute dans le traitement
des maladies aussi bien que dans celui des passions.
Pour parler d'abord de la douleur physique, ne nous
sert-elle pas journellement à réveiller les forces vi-
tales des malades , alors qu'elles semblent tout à fait
épuisées? Avec son aiguillon , n'appelons-nous pas
à la surface du corps des inflammations qui ne se
développeraient pas sans danger dans la profondeur
des organes? Ici, elle parvient à fixer une irritation
vague, l'affaiblit et la fait même disparaître; là,
elle déplace une vicieuse concentration de la sensi-
bilité, qu'elle ramène avec une sage économie sur
tous les points de l'organisme; en un mot, employée
par une main habile et prudente, la douleur phy-
sique dissipe fréquemment les phénomènes morbides
auxquels on l'oppose, de même que dans l'état phy-
siologique elle concourt, avec le plaisir, à entretenir
l'équilibre de toutes nos fonctions (I).
(!) Relativement à sa durée, la douleur est dihe fugace , persis-
tante, intermittente, continue, rémittente. Eu égard à son siège, elle
est superficielle ou profonde , costale, pulmonaire, abdominale , arti-
culaire, etc. Quant à son intensité, on dit qu'elle est légère , l'iir,
ou atroce. Enfin, d'après sa ressemblance avec les sensations que
font éprouver certains corps, elle reçoit les noms de piquante,
pulsadce, lancinante, cuisante, déchirante, mordicante , contondante,
perlérébrante , elc. Chose remarquable, la plupart des épilhètes em-
ployées pour exprimer les nuances nombreuses de la douleur phy-
sique, s'appliquent aussi à la douleur morale. Pour continuer le rap-
prochement, ajoutons que ces deux modes de sentir offrent la mèmç
^34 bCS PASSIONS
La douleur morale n'est pas moin» avant (use
dans certaines circonstances: c'est ainsi qi w l'a
vue {'iiérir radicalenn'nl le» alt'rctions catai i.iles
le» plus rebelles, dissiper le mutisme, la pa lysie
des membres et les atroces douleurs du rbum Impc
ou de la froutte. On l'a vue aussi, opérant cb- i-er-
tains individu» unr salutaire diversion . les r.« peler
violeintnnit à eux-nj<^nie» , leur inofilrer le vr lable
but de la vie, et le» faire rompre avec la passi i qui
depuis lon(;temp» les tenait enchaîné». Ces elle,
enfin, qui, sous le nom àvremonh, vient toun nter
le creurrbi méeliant . et l'empécbe nouvent d («m-
metfre de nouveaux crimes. Heureux alors I ■•)u-
pable qui prête attention à ce cri sahitaire le la
conscience ! tout n'est pas perdu pour lui : I dou-
leur morale peut encore le ramener au bonbar en
le r.uneiiant à la vertu par le rejientir.
fin Ih'iir. - \a' <lé»ir. cvi élan de l'Ame n
%ers un bien qui nous manque, est l'attribut ndn-
mentnl . ou. »i l'on aime mieux, l'avant-con
toutes le» pansions, qui, en dernière
que de» bruoin» »léré(;lé». Il naît en et;
lulion prlmili>»- iinpi imé«' par le Iwwïin à 1'. ;ane
plus s|M''cialement chargé de le »ali»biirc , et sabrce
nvin lit* rt Ir» mAim» liTmin«i««»n». \if»»î. vivr <i .1
iinr lilr»»iir • «m il»«(»nn . 1.i ilmilnir •'rmou»*»
ri finit m^mr,av»c lM«ont»i««. par i\i'^,énirrr t-n iior in.i.
voliipl/ Tri ril Ir roiir» !«• p'«i» oriliBilirr di U naliirr ; «1.^ i-
CJi». U «Imilriir lur tiiliiiriiifnl »rt «iciiropt. <»ii biril '■•
au liimliraii «pn» une lun|pi«' ri rnirllr
«If rr» ioforlimc» i|iir p«'u\fnl •'•ppli<|ii< '
ralinr HalUnihr : • Il rtl tir» l>lr«»iirr» qui •♦ M céciln»ri
il r»l Ar% Urmr» qui •«•ni lotijuiir* amtrr»' .
tmn u «
im
»^
COMME MOYENS THÉHAPEUTIQL'tS. 235
est toujours en raison de l'Idée de plaisir que l'on
attache à son accomplissement. Son action excen-
trique sur l'économie participe des effets de l'amour,
de l'attention et de l'espérance, trois éléments dont
il se compose. Les images agréables, l'oscillation
douce et salutaire que procure le désir quand il est
pur et modéré , contribuent puissamment à dissiper
l'ennui , à calmer la douleur et à abréger la durée
des maladies.
— La Curiosité , vif désir de connaître , a suffi
plus d'une fois pour ranimer l'action du système
nerveux chez des malades encore capables de quel-
ques mouvements , mais qui n'en faisaient pas, faute
d'aiguillon. Ainsi, Andry rapporte, dans son Ortho-
pédie, qu'en 1682, six paralytiques de l'Hôpital
général de Paris se levèrent et marchèrent , au
grand étonnement de tout le monde, curieux qu'ils
étaient de voir l'ambassadeur de Maroc , qui était
venu dans cet établissement.
Plusieurs observations prouvent aussi que Y/it-
tente d'un événement heureux a pu ranimer les restes
d'une vie qui s'éteignait, et reculer de plusieurs se-
maines le moment de la mort, que tout annonçait
comme imminente.
Je donnais des soins , il y a plus de vingt ans , à
une dame devenue hydropique à la suite d'une af-
fection organique du cœur. La maladie était arrivée
à son dernier période; tous les secours de l'art ne
parvenaient même plus à procurer le moindre sou-
lagement , et déjà une suffocation accompagnée
d'un râle effrayant annonçait une fin très-prochaine.
Le professeur Halle et moi, réunis en ce moment
236 DES PASSIONS
en consultation , n'avions aucun doute à cet égard ,
lorsque la moribonde, rassemblant toutes ses forces,
nous demanda, en nous regardant fixement, com-
bien elle avait encore d'instants à vivre. (Madame
B..., femme éminemment courageuse et chrétienne,
avait mis ordre à ses affaires; mais une fille unique
qu'elle chérisait, et qu'elle avait richement mariée,
se trouvait grosse de près de neuf mois, et la pauvre
mère attendait avec anxiété le moment de la dé-
livrance). A cette demande imprévue, dont je devi-
nai le motif, je répondis avec assurance : Madame,
vous pouvez vivre encore au moins vingt à vingt-
cinq jours; et mon savant confrère fit aussitôt un
signe approbatif , ajoutant que la nature avait tant
de ressources que ce terme pouvait même être de
beaucoup dépassé. Ce terme me suffit, reprit la ma-
lade en versant de déllcleiises larmes ; la crise que
j'éprouvais tout à l'heure me faisait craindre de ne
pas vivre assez pour voir mon petit-enfant; mainte-
nant je suis tout à fait rassurée , et je vous remercie
de mon bonheur. L'amélioration extraordinaire qui
suivit notre consultation se soutint pendant plus
d'un mois, et nous ne pûmes l'attribuer qu'à l'effet
moral de l'attente d'un événement heureux.
Espérance. — Qui ne connaît les salutaires effets
de l'espérance dans les maladies! L'accélération lé-
gère qu'elle imprime à la circulation et à l'innerva-
tion produit à l'instant môme une douce expansion
qui nous console et nous charme, en nous donnant
déjà la conscience du retour prochain de nos forces.
L'espérance de guérir est un premier pas vers la
ganté, et celte espérance est d'autant plus grande
COMME MOYENS THERAPEUTIQUES. 237
chez les malades que le médecin leur inspire plus
de confiance, et que lui-même paraît plus rassuré,
plus satisfait. Aussi, voyons-nous tous les jours des
affections graves et rebelles, qui doivent en grande
partie leur terminaison heureuse à l'espoir qu'on a
habilement fait naître. C'est surtout quand il s'agit
de pratiquer une opération de haute chirurgie que
l'homme de l'art doit préalablement rassurer l'esprit
du malade, et le convaincre qu'il jouira sous peu
d'un bien-être physique et moral qu'aucun autre
moyen ne saurait lui procurer.
— La Colère, passion violente, et l'un des plus
puissants excitants de l'organisme, a été recom-
mandée par Hippocrate et depuis par Bacon dans
le traitement des maladies chroniques caractérisées
par vme atonie générale. Mais l'ébranlement nerveux
qu'elle produit est si violent, les suites en sont sou-
vent si dangereuses, qu'il y a toujours de la témé-
rité à tenter un pareil remède. Du reste, les prati-
ciens les plus dignes de foi attestent que la fièvre
intermittente, l'œdème, l'hydropisie, le rhuma-
tisme, la goutte, la paralysie des membres, la
surdité et même le mutisme de naissance , ont quel-
quefois complètement disparu après un accès de
colère.
«Nous avons connu, dit M. Virey, des hommes
chez lesquels l'irascibilité était devenue comme un
besoin. Ils cherchaient querelle à tout le monde, et
principalement k ceux qu'ils qualifiaient d'amis ;
car ils exigeaient plus d'attentions de leur part que
de tout autre. Leur plus grand désappointement ve-
nait lorsqu'on refusait de contester avec eux; et
238 DES t'ASSiONS
leurs domestiques mêmes n'ignoraient pas qu'ils
seraient brusqués davantage s'ils ne prêtaient pas
un léger aliment pour faire dégorger la mauvaise
humeur habituelle de leurs maîtres. Il en est de ce
genre d'émotion comme d'une pituite : ainsi , un
homme lent à purger n'obtenait d'effet d'une mé-
decine qu'après avoir été mis exprès en colère , par
exemple en brisant maladroitement un vase. Il y a
donc, pour certaines complexions de ce caractère,
nécessité de décharger la bile , afin d'entretenir la
santé. »
— On ne peut non plus révoquer en doute que
la Peur n'ait aussi fait disparaître un assez grand
nombre d'affections, dont plusieurs même avaient
été jugées incurables. Au rapport deMentz [rie Animi
commotionibus), un homme qui avait l'épaule luxée
depuis trois semaines fut guéri par une vive frayeur,
ainsi qu'un autre individu qui portait une hernie
depuis plusieurs années.
Pechlin cite l'observation d'une chute de l'utérus
guérie par la peur qu'avait causée à la malade la
vue d'un incendie. Un ami de ce médecin, affecté
d'une fièvre tierce , ayant été assailli en mer d'une
violente tempête , eut tellement peur de faire nau-
frage que les accès ne revinrent plus.
L'épilepsie, si fréquemment produite par la peur,
lui a dû plus d'une fois une guérison inespérée. Lieu-
taud en rapporte plusieurs exemples intéressants.
Si les voies de douceur réussissent , en général ,
dans le traitement de l'aliénation mentale, il est
certain qu'entre des mains habiles la méthode d'//?-
timidation a été plus d'une fois couronnée de succès.
COMME MOYF.NS THKIIAPELTIQIIES. 239
Dans un liôpltal de llarieni , une maladie convul-
sive s'étant répandue sur les jeunes gens des deux
sexes, et les remèdes ordinaires ayant échoué,
le célèbre Boerhaave, comme on le sait, fit mettre
au milieu des salles un brasier où l'on entretenait
continuellement un fer rouge destiné à brûler au
bras jusqu'à l'os le premier qui tomberait dans une
attaque de cette nature. L'impression que fit sur
tous les malades la frayeur d'un remède si vio-
lent fut telle que, dès ce moment, ils se trouvè-
rent tous complètement guéris. Sauvages rapporte
une guérison à peu près semblable produite par la
menace de coups de fouet qui devaient être appli-
qués après chaque accès de convulsion.
Des observateurs également recommandables ci-
tent un assez grand nombre de faits qui prouvent
qu'une vive frayeur a sur-le-champ rendu la parole
à des muets , et le libre usage des membres à des
goutteux ainsi qu'à des paralytiques, pour la guérison
desquels toutes les ressources de l'art avaient été in-
fructueuses. On sait enfin que des individus mordus
par des chiens enragés , ou seulement soupçonnés
de l'être , ayant par surprise été précipités soit
dans la rivière, soit dans la mer, ont du leur par-
fait rétablissement à la frayeur qu'ils avaient eue
de se noyer. Dans tous ces cas , la peur d'une mort
imminente a suffi pour dissiper l'appréhension d'une
mort plus éloignée ; c'est la crainte guérie par la
peur.
A la révolution de juillet 1830, une foule d'indis-
positions chroniques, des névralgies surtout et des
névroses à l'état aigu disparurent tout à coup, parti-
' -rfPCOtdMfWsfeoMMA.pu'reffetd v.ur
^_ .-• éyftwiièimt pcadaot l« iroi» jo» u-
bal ; H Wt pr»t'iciciM de U capiuW on! .u n luar-
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COMME MOYENS THÉRAPEUTIQUES. 241
chez ses parents, où elle passa trois semaines sans
ressentir le nooindre ennui de la vie. De retour à
Paris , le penchant au suicide reparut avec plus de
force. Mademoiselle C*** prend de l'oxyde de cui-
vre; heureusement la dose est trop faible, et les
vives coliques qu'elle éprouve sont dissipées par des
médicaments appropriés. A seize ans, elle perd son
père : sa douleur fut grande, mais la présence de
sa mère mit un terme à ses maux. L'année suivante,
sa mère ayant succombé, nouvelle tentative de sui-
cide : elle en est empêchée. A dix-huit ans, la vie lui
devient plus à charge que jamais : elle met un mou-
choir autour de son cou, et le serre de toutes ses
forces; elle perd seulement connaissance. Revenue
à elle-même , elle verse un torrent de larmes , et
prend la résolution d'abandonner son horrible pro-
jet. La religion se présente à son esprit comme le
seul remède à sa douleur. Cependant le désir de
mourir ne s'efface point de sa mémoire ; les larmes
baignent continuellement ses yeux. Voit-elle un ob-
jet lugubre, propre à faire naître la pensée de la
mort, elle se plaît à le contempler; elle se sent
oppressée ; son cœur bat fortement ; elle éprouve
une faiblesse et un frisson général ; elle est dans
l'ivresse de la joie la plus vive en pensant qu'elle
doit mourir.
« Ce que la religion n'avait pu faire, l'amour l'o-
péra. En s'insinuant dans le cœur de cette infortu-
née, ce sentiment l'anima d'une nouvelle existence,
et lui fit trouver dans l'affection d'un époux et les
caresses de ses enfants une douce compensation à
l'amertume des premières années de sa jeunesse. »
16
2 12 hES PASSIONS
De la rassion dominante en général. — Une re-
marque qui a été faite par quelques observateurs,
et dont j'ai été à même de confirmer la justesse»
c'est que la vue, le bruit, le nom seul de l'objet de
la passion dominante suffit quelquefois pour réveil-
ler en nous le sentiment, lors même qu'il paraît
tout à fait éteint.
Voulant calmer un riche avare atteint de frénésie,
et qui avait peur de mourir de faim , Celse lui fait
adroitement annoncer plusieurs fausses successions,
et les vaines terreurs qui assiégeaient ce malade s'é-
vanouissent aussitôt.
ftlorand cite dans ses Opuscules l'exemple d'un
joueur qui ne sortit de la plus complète insensibilité
que lorsqu'on lui eut crié aux oreilles : quinte, qua-
torze et le point!
Plusieurs musiciens, passionnés pour leur art,
ont été guéris de délire fébrile par une musique mé-
lodieuse , exécutée près de leur chambre à coucher.
Une dame très-avare étant tombée en léthargie,
on s'avisa de lui mettre dans la main quelques écus
tout neufs; à peine les eut-elle sentis, qu'elle se
mit à les palper, et commença à recouvrer connais-
sance.
Un de mes clients , personnage très-opulent et
non moins avare, sortit comme par enchantement
d'un état comateux qui durait depuis vingt-quatre
heures, dès qu'il entendit ouvrir son secrétaire,
dans lequel ses enfants avaient besoin de prendre de
l'argent pour subvenir aux dépenses de la maladie.
Le colonel M***, connu de tout Paris par sa pas-
sion pour les médailles, était atteint d'une pleuro-
r.oMMi; MoVi.Ns riiKHAiM-OTiori-s. 2î.'î
pneumonie coni[)!i(j'>;éo d'une vioîenlc en('('|)lialite ,
avec coma profond. Depuis plusieurs heures il ne
donnait presque aucun signe de vie, et tout sem-
blait annoncer sa fin prochaine, lorsque, comme
dernière ressource, j'imajjinai de dire à haute voix
qu'on allait faire bientôt une vente magnifique de
médailles. Ce dernier mot était à peine prononcé,
que mon antiquaire remue les lèvres avec rapidité,
s'efforça nt d'articuler son mot favori , médailles.
Encouragé par ce premier succès, je répétai dis-
tinctement la même phrase, et chaque fois l'on eût
dit qu'une étincelle électrique venait peu à peu
redonner le mouvement et la vie à ce corps au-
paravant insensible. Enfin, grâce à mon artifice,
le colonel, ayant entièrement recouvré ses idées,
me demanda d'un air inquiet si je savais à quelle
époque aurait lieu la vente. Dans quinze jours, ré-
pondis-je avec assurance, et j'espère bien que vous
pourrez y aller. Cette espérance abrégea de beau-
coup la convalescence du malade, qui , ayant connu
mon stratagème, se consola, et compléta sa guérison
en visitant pour la millième fois les précieuses et
innombrables pièces qui garnissent son cher mé-
dailler (1).
(I) Quelques années après, je rencontrai le colonel, pâle, dé-
fait et tout hors de lui : on venait de le voler; des malt''aiteurs s'é-
taient introduits dans son cabinet,, et avaient enlevé un tiroir en-
tier de médailles. Ce coup fut terrible pour lui; depuis cet le époque,
sa santé ne s'est jamais entièrement remise. La seule chose qui
l'aida à supporter la vie, après un tel malheur, c'est que les imbé-
ciles de voleurs n'avaient pris que fies nieduilles d'or a-stz communes.
Deux pouces plus bas, c'etit été les grands bionzes, les raies; il
n'eût pas survécu à leur perte !
244 DES PASSIONS ET DE LA lOLIE.
CHAPITRE XL
Des Passions et de la Folle dans leurs rapports eutre elles
et avec la Culpabilité.
Tournez les yeux sur vous-môme , et gardez-vous
(le juger les actions des autres. En jugeant les
autres, l'homnie se fatigue vainement; il se
trompe le plus souvent , et commet beaucoup de
fautes; mais en s'examinant et se jugeant lui-
même, il travaille toujours avec fruit.
L' Imitation.
La science psychologique ne saurait parvenir à
donner une définition exacte de la folie. Dans cette
impuissance, des esprits supérieurs ont du moins
cherché à classer les nombreuses formes qu'elle re-
•vêt, mais ils n'ont guère été plus heureux dans leurs
efforts. Le caractère triste ou gai, doux ou violent
de cette affection; sa marche, tantôt aiguë, tantôt
chronique; sa durée instantanée, longue ou persis-
tante; ses retours périodiques ou irréguliers; les dé-
gradations instinctives, affectives et intellectuelles
qu'elle présente, depuis la simple distraction jus-
qu'à Y abrutissement complet , oii il n'y a plus signe
de perception , tout s'oppose à l'étreinte d'un cadre
nosologique et à la découverte d'une mesure, d'un
critérium précisant le point où finit la raison , et où
la folie commence.
Les anciens distinguaient la folie en manie et en
mélancolie; ils entendaient par manie un délire gé-
néral, et par mélancoJie un délire partiel.
DES P\SSIO^S ET DE I.A KOl.li;. 21.'»
Substituant l'expression générique <\' aliénation
mentale à celle de folie, Pinel admit quatre espèces
d'aberrations essentielles de l'entendement, savoir :
1" la manie, qu'il définit un délire général, avec
agitation, irascibilité, penchant à la fjireur; 2" la
mélancolie, délire exclusif, avec abattement, moro-
sité, penchant au désespoir; 3** la démence, débilité
particulière des actes de l'entendement et de la vo-
lonté; 4" Y idiotisme, sorte de stupidité plus ou moins
prononcée.
Spurzheim reconnaissait atissi quatre formes de
folie : Yidiotisme, la démence, Yaliénation et 1'//-
résistihilité.
Esquirol admettait encore quatre grandes divi-
sions : la manie, délire général, et la monoma-
nie (1), délire partiel ; il réservait le nom à' idiotie
(1) S'appuyant sur l'analyse même des observations des mono-
manies rapportées par les auteurs et sur l'examen attentif des ma-
lades dits monomanes. M, Falret prétend qu'il n'existe pas de mono-
manie proprement dite, c'est-à-dire de délire sur un seul sujet ou
borné à une seule série d'idées. Quoi qu'il en soit de cette opinion,
qui, si elle était juste, ne serait pas sans influence sur la médecine
légale, Marc reconnaît l'existence, {généralement admise, de la
monomanie, et en distingue plusieurs variétés : 1° la monomanie
d'orgueil, d'ambition et des richesses; 2° la monomanie hypochon-
driaque; 3° la manie homicide; 4" la monomanie suicide ; 5° Yéro-
tomanie ou monomanie erotique, et Yaidoiomanie ou fureur génitale ;
6" la monomanie religieuse et la démonomanie ; 7" la kleptomanie
ou monomanie du vol; 8° la pyromanie ou monomanie incendiaire;
9° enfin, la monomanie transmise par imitation. — Dès 1770, les
monomaniaques trouvaient grâce devanl les tribunaux allemands,
tandis que beaucoup plus tard ils étaient condamnés par les tri-
bunaux français. Il règne encore chez quelques-uns de nos vieux
magistrats un esprit religieux mal entendu, qui a singulièrement
246 DES PASSIONS ET DE LA FOLIE.
à l'oblitération congéniale de l'intelligence, et celui
de clémence à son oblitération accidentelle.
Hoffbauer ne divisa l'aliénation mentale qu'en
deux grandes classes : l'une, sous l'expression géné-
rale à'itnbécillité, consiste, selon lui, en un défaut
de développement des facultés; l'autre, qu'il ap-
pelle folie, aurait pour cause une lésion survenue
après leur entier développement. A cette division ,
qui n'est pas rigoureusement juste, Marc préfère
les distinctions établies par Pinel et son digne suc-
cesseur Esquirol , comme s'accordant mieux avec
la réalité, et étant le plus généralement adoptées
en France.
On doit à M. Scipion Pinel le tableau suivant,
qui forme une échelle ascendante de la folie aussi
bien qu'une échelle descendante de la raison.
milité contre la réalité de la monomanie et des propensions irré-
sistibles qui l'acconopagnent. L'un d'eux allait jusqu'à dire à Marc :
«Si la naonomanie est une maladie, il faut, lorsqu'elle porte à des
crimes capitaux , la guérir en place de Grève. »
L'auteur de Y Essai sur la Théologie morale , le docteur Debreyne,
pense que « l'opinion d'un délire subit, d'une éclipse soudaine de la
raison au moment de l'acte, est plus morale que l'hypothèse des
métlecins légistes , qui prétendent que la njonomanie homicide,
suicide, incendiaire, etc., peut conduire à la consommation de
l'acte sans délire ou trouble intellectuel.» Le P. Debreyne croit
aussi que le trouble subit et momentané de la raison est l'effet d'un
penchant malheureux qu'on n'a pas suffisamment combattu , ou de
la négligence qu'on a mise à éviter les occasions propres à le dé-
velopper. Je partagerais l'opinion du savant trappiste si , au lieu
de nier d'une manière absolue l'irrésistibiliié du penchant chez
les monomaniaques, il se fût borné à dire que la plupart des mo-
nomanies pourraient être victorieusement combattues, si on les
att;ujuait d'une manière convejiable dès leur apparition.
DES PASSIONS ET DE LA FOLIE.
TABLEAU analytique des infirmUcs intellectuelles.
247
RAISON.
9" DEGRÉ.
Volonté et cou- I 9^ de. I Colonie libre : •«présence
science saines et en / '^l et «a force font tout 1 homme.
8* DEGRÉ.
DÉRAISONNEMENT. , , Lc déraisonncment comprend
Dii-agado ; ebri'e- I 8* deg. I toutes les altérations intellcc-
tas , quand elle ré- j j (ueile» ; mais il a peu de durée.
suite du vin.
7" DEGRE.
MANIE, FUREUR. / / Exaltation de toute l'iulclli-
/ 7e jç / gence ; volonté disparue; con-
Dellrium furens j / science exaltée ; erreurs de toa-
et dà-ai'ans. l l tes sen.salions.
6^ DEGRÉ.
Intelligence pénétrante : at-
, (ention trop fixée sur un sujet;
• I ; '^^g- / volonté impuissante: conscience
partiel; / exagérée en mal; jugement faux :
(distorsio mentit). / / • k-it^ n.nraip
^ - / / insensibilité uioraie.
Délire
3' DEGRÉ.
2^ DEGRÉ.
ler DEGRE.
5* DEGRÉ.
4^ DEGRÉ.
DEMENCE.
( Dementia. )
Volonté inerte
5^ def I désolée. Efforts
conscience
, .„ ^ „ .nutiles de
/mémoire, de jugement, d at-
tention.
IMBECILLITE.
Mémoire, attention, jugc-
( ImbecUlUas. ^ / i'' de^ j »"■"' momentanés : paroles ra-
Dcbilité inlellec-'/ *'' / res ; affections douces, pcn-
tuelle. / / chants assez prononcés.
BETISE.
{Stultitca.)
, Perception et mémoire très-
ffeg. I faibles : possibilité de parler,
penchants violents.
2^ dee: I Sentiment des besoins phy-
siques. Quelques perceptions.
\ 1
/ H
O
ABRUTISSEMENT. /^^rj^^ / Nul Sentiment des besoins
physiques. Nulle perception.
ABRUTISSEMENT.
248 DES PASSIONS ET DE LA FOLIE.
« Si l'on compare entre eux ces différents degrés
des altérations intellectuelles , on verra , ajoute
M. Scipion Pinel , que leur distinction repose sur
des signes bien sensibles. V idiotisme est une mala-
die de naissance, caractérisée par la nullité morale
et intellectuelle, mais présentant, dans cette dégra-
dation, trois variétés fort distinctes : 1" \ abrutisse-
ment, état de dernière abjection humaine, où il n'y
a ni sensations , ni sentiment des besoins physiques ;
2° la stupidité, où l'on trouve quelques perceptions,
et au moins le sentiment des besoins physiques ;
3** la bêtise, se distinguant des deux états précédents
par quelques fragments d'intelligence , et notam-
ment par la possibilité de parler. Ces trois degrés
forment V idiotisme, qui , bien que de naissance et
incurable , est néanmoins susceptible de quelque
amélioration , et presque d'éducabilité.
« \J imbécillité a un caractère tout inverse , c'est-à-
dire qu'elle affecte des individus qui ont eu leur rai-
son , et va toujours en s'aggravant.
« La démence diffère de l'état précédent par des
efforts inutiles de mémoire et d'attention , et surtout
par un trait unique, le sentiment, la conscience de
cette impuissance et de sa propre dégradation. C'est
un fait psychologique à graves conséquences.
M La monomanie, comme l'indique son nom , n'est
quune folie partielle, un délire sur un seul objet.
« La manie, la fureur, est l'exaltation des princi-
pales facultés intellectuelles , surtout de la mémoire
et de la conscience. En éprouvant le sentiment in-
time de leur exaltation , les maniaques en font une
vanité de plus; mais , chez eux, pas de volonté ; elle
DES PASSIONS ET DE LA FOLIE. 249
n'est qu'une explosion mobile et passagère , comme
la rapidité des sensations.
« Entre ce délire complet et la raison , se place
naturellement le délire de quelques moments , de
quelques heures, le déraisonnement , dont l'ivresse,
comme les violentes passions, présente tous les va-
riables degrés : ira fnror hrevis.
« Vient enfin la raison, c'est-à-dire la volonté maî-
trisant toutes les facultés, et même la conscience,
qui , sans elle , se laisse aller aux plus étranges
illusions. »
Ne distinguerait-on pas mieux les principaux de-
grés d'exaltation et de dépression de l'intelligence,
en prenant le calme pour base d'une nouvelle clas-
sification? On aurait alors une sorte d'échelle ther-
mométrique, qui s'appliquerait encore à la mesure
de la passion , comme à celle de la maladie. Quel-
ques mots suffiront pour faire comprendre ma pen-
sée. Le calme, considéré sous le double point de vue
physiologique et philosophique , est l'équilibre ré-
sultant des forces physiques et morales de l'huma-
nité : ce n'est pas l'immobilité complète, le repos
absolu , l'inaction , mais un balancement doux et
harmonique, qui contribue au bonheur de l'individu
et à celui de la société : pour le corps , c'est la santé;
pour l'âme, c'est la vertu; pour ce qu'on appelle
esprit , c'est la raison. Au-dessus et au-dessous du
calme commencent la maladie, la. passion et \sl folie.
Le tableau qui suit traduira fidèlement mon idée,
et me dispensera d'entrer dans des développements
qui me conduiraient trop loin.
250
DES PASSIONS ET DE L\ FOLIE.
TABLEAU comparatif de la Maladie , de la Passion
et de la Folie.
Échelle de la maladi».
Mort physique.
Frénésie.
Délire.
Fièvre.
Agitation.
Malaise.
Sasté.
Faiblesse.
Débilité.
Engourdissement.
Paralysie.
Léthargie.
Mort physique.
CALME
Érhellc de la passion.
Mort morale.
Frénésie.
Fureur.
Emportement.
Violence.
Impatience.
Vertu.
Tiédeur.
Froideur.
Indifférence.
Insensibilité.
Apathie.
Mort morale.
Echelle de la folie.
CALME
CALME
Mort intellect.
Frénésie.
Manie.
Monomanie.
Déraisonnement
Distractions.
Raison.
Absences.
Démence.
B<\tise.
Stupidité.
Abrutissement.
Mort intellect.
Aux extrémités de chaque échelle se trouve la
mort, au milieu le calme, c'est-à-dire la plénitude de
la vie physique, de la vie morale , de la vie intellec-
tuelle. Tant que l'on reste dans le calme, on pos-
sède santé, vertu, raison; perd-on le calme par excès
ou par défaut d'activilé, on avance plus ou moins
dans la maladie, la passion ou la folie.
Nous avons vu précédemment que les passions ne
diffèrent guère de la folie que par la durée. Et, en
effet, n'observe-t-on pas la plus grande analogie
dans leurs causes, dans leurs symptômes , dans leur
terminaison? ne jettent-elles pas également le trou-
ble dans tout l'organisme? ne présentent elles pas
DES PASSIONS ET DE LA FOLIE. 251
aussi une exaltation, une diminution, une abolition
ou une perversion des facultés intellectuelles et af-
fectives ?
En traitant des passions en particulier, j'aurai
soin de signaler l'influence de chacune d'elles sur la
production de la folie ; je vais donc me borner ici
à indiquer quelques autres causes de cette triste et
fréquente maladie.
XJhérédité y dont on ne saurait nier la puissance
sur le développement des passions, joue un rôle en-
core plus apparent dans l'aliénation mentale. De
toutes les causes prédisposantes de cette affection ,
l'hérédité est sans contredit la plus fréquente, de
même que les passions en sont la cause occasionnelle
ou déterminante que l'on observe le plus habituelle-
ment (1).
Suivant Esquirol, le sixième des fous le sont deve-
nus par hérédité dans les classes pauvres , et la pro-
portion est encore plus considérable chez les riches.
D'après le dernier Compte rendu sur le service des
aliénés traités à la Salpètrière et à Bicêtre, sur 8,272
individus , on n'en trouve que 736 dont la maladie
soit attribuée à l'hérédité, ce qui formerait à peine
le onzième des admissions ; mais il faut dire qu'on
voit figurer le chiffre de 1,576 sous le titre de causes
inconnues. Du reste , nous avons pu constater, avec
(1) Sur 81 aliénés des deii\ sexes observés par Esquirol, 53
avaient perdu la raison à la suite de vives affections morales. Un
autre relevé fait a la Salpètrière, par le professeur Pinel, montre
que, sur 61 1 femmes mélancoliques ou maniaques , 374 l'étaient de-
venues par l'effet de diverses passions^. Enfin, dans l'excellent Rap-
port de 31. Charcellay sur les aliénés de l'hospice général de Tours,
252 DES PASSIONS ET DE LA FOLIE.
tous les observateurs , que les enfants conçus avant
que les parents aient donné aucun signe de folie
recueillent beaucoup plus rarement ce funeste héri-
tage. Cette transmission est aussi moins fréquente
chez les enfants issus de parents aliénés seulement
du côté du père ou de la mère , que chez ceux dont
le père et la mère seraient aliénés ou qui auraient
des parents des deux lignées dans cet état.
Jge. — Nous avons déjà vu chaque âge avoir en
quelque sorte sa passion particulière ; chaque âge a
également un genre de folie qui lui est propre. L'i-
diotie, en effet, s'observe plus spécialement dans
l'enfance, la mélancolie dans la jeunesse, la manie
dans l'âge mûr, et la démence dans la vieillesse.
Ainsi que Vorgueil et la vanité, les monomanies se
rencontrent à tous les âges; on dirait la continuation
de la passion dominante dans chacun d'eux.
Une analogie non moins remarquable , c'est que
assez souvent l'aliénation mentale et les passions, qui
en sont comme l'avapt-scène, se manifestent chez les
enfants vers la même époque de la vie , et presque
sous les mêmes formes que chez les auteurs de leurs
jours. Nous pourrions étendre cette influence de
l'âge à plusieurs lésions du système nerveux; mais
nous nous bornerons à citer une famille de Paris
dont tous les membres, depuis trois générations,
sont atteints de surdité vers l'âge de quarante ans.
on trouve que sur 325 individus observés pendant les années 1839-
1841 , les causes physiques ont produit 139 fois l'aliénation men-
tale, et les passions proprement dites, 186. — Voir les savantes
recherches de MM. Guisiain, Ferrus, Leuret, Calmeil, Falret, Fo-
ville , Voisin , Parcliappe, Bouchet, Carrier, elC:
DES PASSIONS ET DE LA FOLIE. 253
Sexe. — Il résulte des relevés statistiques de
France et d'Angleterre, que les femmes sont plus
sujettes à la folie que les hommes (1) : cela paraît
tenir à leur constitution nerveuse , à l'extrême
susceptibilité qui accompagne les époques mens-
truelles, la grossesse, les couches, l'allaitement, en-
fin à leur position sociale, qui les expose à de fré-
quents chagrins. L'époque de la cessation des
menstrues paraît aussi avoir une influence assez
marquée sur la prédisposition à la folie : on a en
effet constaté que l'âge de trente à quarante ans est
celui qui donne le plus d'aliénés chez les hommes ,
tandis que, pour les femmes, c'est celui de cin-
quante à soixante. Du reste, l'influence due au ca-
ractère moral de chacun des sexes, sur la folie, est
absolument la même que sur les passions. Nous
avons vu plus haut que la passion dominante
est l'ambition chez l'homme, et l'amour chez la
femme. Eh bien! après avoir visité, en Europe, les
principaux établissements d'aliénés, Zimmerraann
reconnut précisément que, dans le plus grand nom-
bre des cas , les filles étaient devenues folles par
amour, les femmes par jalousie, et que les hommes
avaient perdu la tête par ambition.
Constitutions. — De toutes les constitutions, celles
que l'on appelait autrefois tempéraments bilieiix-ner-
(1) Pendant une période de seize années (1825-1840), il a été
admis dans les deux hospices de Bicétre et de la Salpèlrière ,
16,860 individus aliénés. Sur ce nombre on ne trouve que 7,213
hommes, tandis que l'on compte 9,647 femmes. Sur 597 individus,
tant aliénés qu'épileptiques, admis à l'hospice général di' Tours de
1816-1812, on trouve 267 hommes ei :330 femmes.
254 DES PASSIONS ET DE LA FOUF..
veux etsangnfii-hih't'iijc paraissent les plus prédispo-
sées à la folie comme aux grandes passions.
Saisojis. — Les mois de juin, de juillet et d'août,
époque des grandes chaleurs, sont ceux où l'on
trouve le plus d'aliénés et de crimes contre les
personnes.
Professions. — C'est en général parmi les profes-
sions les plus pénibles et les moins lucratives que
l'on rencontre le plus fréquemment l'aliénation men-
tale (1 ), les crimes et les suicides. On voit aussi les mo-
distes et les couturières figurer en grand nombre
dans les relevés statistiques des suicides , de la cri-
minalité et de la folie.
Instruction, éducation. — L'absence complète d'in-
struction concourt, avec une mauvaise éducation, à
pousser l'homme au crime, et le crime alors ne le
conduit que trop souvent à la folie. Sur 23,900 in-
dividus accusés de crimes pendant l'espace de trois
années, 13,407 ne savaient ni lire ni écrire; 7,040 le
savaient imparfaitement ; 2,1 1 0 possédaient ce degré
d'instruction assez pour en tirer parti; 737 avaient
reçu une instruction supérieure. La proportion des
accusés complètement illettrés était donc de 50
sur 100.
La proportion des illettrés est moins forte parmi
les accusés de crimes contre les personnes, que
parmi les accusés de crimes contre les propriétés.
(1j A l'appui de cette assertion, voir, outre les ouvrages déjà
cités, la ISole sur la Statixtii/tie médicale de l'asile des aliénés du dé-
partement de la Sarthe, par G.-F. Etoc-Demazy, et \ Essai historique,
descriptif et statistique sur la maison d'aliénés de Clernwnt (Oise), par
Eup-J. Woillez, médecin de cet établissement.
DES PASSIONS ET DE LA FOLIE. 255
Civilisation. — La fréquence de l'aliénation men-
tale semble beaucoup moins en rapport avec les
climats qu'avec le progrès de la civilisation. Les
pays sauvages produisent peu d'aliénés; en Europe,
les fous, et surtout les fous politiques, sont en grand
nombre. Ce qfl'il y a de certain, c'est que depuis un
demi-siècle le nombre des aliénés et des suicides s'est
accru dans un proportion considérable, ainsi que
celui des attentats contre les personnes et contre les
propriétés.
TABLEAU comparatif des crimes j de V aliénation et du suicide
en France, de X^ll à 1841.
Nombre Nombre Nombre
des crimes. des ali(*nés. des suirides,
1827 4,236 1,012 1,&42
1828 4,551 1,036 1,754
1829 4,475 1,003 1,904
1830 4,130 1,088 1,756
183! 4,098 1,246 2,084
1832 4,448 1,327 2,156
1833 4,105 1,221 1,973
1834 4,164 1,301 2,078
1835 4,407 1,360 2,305
1836 4,623 1,461 2,340
1837 5,117 1,400 2,443
1838 5,161 1,445 2,586
1839 5,063 1,419 2,747
1840 5,476 1,481 2,752
1811 5,016 1,469 2,814
Dans ce tableau, la colonne des crimes donne
le nombre annuel des condamnations prononcées
par le jury, et non pas celui des accusations, qui
est beaucoup plus élevé : c'est ainsi qu'en 1840 les
25G DES PASSIONS ET DE L\ FOI.IE.
cours d'assises ont jugé contradictoirement 6,004
accusations, qui comprenaient 8,220 accusés (368
de plus qu'en 1839). Pendant cette mênie année
1840, les tribunaux de police correctionnelle ont
jugé 152,892 délits et 204,401 prévenus, chiffres
qui offrent une augmentation d'environ 10,000 dé-
lits et 12,000 prévenus sur les trois années précé-
dentes. La colonne des suicides offre, pour cha-
que année, le chiffre des morts volontaires que le
ministère public a pu constater; quant à celle des
aliénés, elle ne présente que le relevé des admis-
sions faites dans les hospices de Bicêtre et de la
Salpêtrière , ainsi qu'à la maison royale de Cha-
renton.
Cette effrayante progression dans le mal est en-
core plus sensible en Angleterre, où, pour ne parler
que des crimes et des délits , on trouve aujourd'hui
1 accusé sur 6 1 6 habitants, tandis qu'en France on ne
compte que 1 accusé ou prévenu sur 1,337 habitants.
Le tableau suivant, relevé exact des documents of-
ficiels publiés par le gouvernement de la Grande-
Bretagne, vient confirmer ce que j'avance, en faisant
connaître le nombre annuel des individus accusés
d'offenses criminelles et emprisonnés pour être ju-
gés par le jury anglais, depuis 181 1 jusques et com-
pris 1842. Sur les 533,146 individus accusés en
Angleterre et dans le pays de Galles, pendant cette
période de 32 ans, on compte 440,263 hommes et
92,883 femmes. Sur les 95,341 individus accusés à
Londres et à Middlesex, on compte 72,523 hommes
et 22.818 femmes.
DES PASSIONS ET DE I.A FOI.IE. 257
TJ BLE AU Statistique des individus accusés d'offenses crimi-
nelles, en Angleterre, de 1811 ^l 1842.
Afrusfs Arrusés
pour
à Londres
toute l'Angleterre. et à Middlesex.
1811 5,337 1,482
1812 6,576 1,663
1813 7,164 1,707
1814 6,390 1,616
1815 7,818 2,005
1816 9,091 2,226
1817 13,932 2,686
1818 13,567 2,665
1819 14,254 2,691
1820 13,710 2,773
1821 13,115 2,480
1822 12,241 2,539
1823 12,263 2,503
1824 13,698 2,621
1825 14,437 2,902
1826 16,164 3,457
1827 17,924 3,381
1828 .... 16,564 3,516
1829.../ 18,675 3,567
1830 18,107 3,390
1831 19,647 3,514
1832 20,829 3,739
1833 20,072 3,692
1834 22,451 4,037
1835 20,731 3,442
1836 20,984 3,350
1837 23,612 3,273
1838 23,094 3,488
1839 24,443 3,649
1840 27,187 3,577
1841 27,760 3,586
1842. 31,309 4,094
Eq 32 années... 533,146 95,341
17
258 DES PASSIONS ET 1)F, l.\ FOLIE.
Voici maintenant le nombre approximatif des
fous, en rapport avec la population des villes
principales.
PopilUlioll.
Rapport.
Londres 1,400,000 7,000 1
Paris (1) 8U0,000 4.000
St-Pélersbourg 377,046 120
Naples 364,000 479
330,000 14
201,000 60
154,000 320
150,000 618
114,000 331
80,000 236
70,000 150
Le Caire.
Madrid..
Rome .. .
Milan. . .
Tiiiin . . .
Florence
Dresde..
200
222
3,142
759
23,571
3,350
481
242
344
338
466
On voit, par ce relevé, que Londres et Paris,
(1) Il n'v a fTuère, annuellement, dans le département de la Seine,
que 3,000 aliénés en traitement : en voici le mouvement officiel
pour 1842.
ÉTADLISSEMENTS.
Population
(les divers
établisseni.
au l'-'^janv
1S42
Mou
Ent.èes
emcnt en
Sorties.
1842.
Dtcbs.
Restant
au !'■'■ janv.
1843
Charenton
BicL-tre
.SalptHrière
Établissements prives. .
ToTA ■ . .
430
660
1,328
476
143
549
662
375
104
284
389
295
57
188
230
74
412
737
1,371
482
2,894
1,729
1,072
549
3,002
Le relevé ci-dessous prouve que le nombre total des malades
admis dans les hôpitaux et hospices de Paris s'accroît aussi d'an-
née en année :
Malades reçus dans les hdpitaox .
Inlïrmeg admis dans les hospices.
En 1841.
En 1842.
74,898
80,180
11,014
11,556
85,912
91,736
bfis PASSIONS i:i im: i.v ioi.if.. 250
siéj'os principaux de la ('ivlUsatiou, sont aussi les
villes qui piéseiidnl le plus jjrantl nombre d'aliénés,
comme elles présentent le plus de passions et de
crimes.
Dans un mémoire Cort remarquable, intitulé : De
l infhieiice de Ut ('iviUsaliou sur le développement de
la Folie, le docteur Briei're de Boismonl arrive aux
conclusions suivantes :
M t" L'aliénation est d'autant plus fréquente et ses
formes plus diverses, que les peuples sont plus civi-
lisés; tandis qu'elle devient d'autant plus rare qu'ils
sont moins éclairés.
« 2" Chez les premiers, l'aliénation est surtout due
à l'action des causes morales; chez les seconds, au
contraire, les causes physiques ont une plus grande
y)art au dérangement de l'espiit.
«3" Cette distinction doit être également établie
dans les nations civilisées: ainsi, les classes in-
struites sont surtout frappées par les causes mo-
rales ; et les classes ignorantes, par les causes
physiques.
«4" Chaque siècle, chaque pays voit éclore des
folies déterminées par l'influence des idées domi-
nantes, et qui portent ainsi le cachet de l'époque.
« 5" Chaque événement remarquable , chaque
grande calamité publique augmente le nombre
des fous.
« 6" Le rapport des aliénés à la population est d'au-
tant plus considérable que les nations ont atteint un
plus haut degré de civilisation : le chiffre de la po-
pulation n'a point une influence immédiate sur le
développement de la maladie, puisque de grandes
260 PES PASSIONS ET DE I.A FOLIE.
capitales, des nations très-peuplées, ne contiennent
qu'un petit nombre de fous.
«7° L'augmentation des aliénés suit le dévelop-
pement des facultés intellectuelles , des passions, de
l'industrie, de la richesse, delà misère.
« 8" La folie étant étroitement liée à la civilisation,
et déterminée en grande partie par les causes mo-
rales, les moyens moraux, au premier rang des-
quels il faut placer la sage direction des passions ,
doivent former la base principale, essentielle du trai-
tement, surtout dans la convalescence ; son influence
sera d'autant plus puissante que les malades seront
plus instruits et les classes de la société plus éclai-
rées. Mais, comme l'emploi de ces moyens exige une
active surveillance , et ne peut être mis en œuvre
que par un seul homme , il est évident que leur ac-
tion ne peut s'exercer que sur quelques individus à
la fois. Les résultats de ce traitement ne seront ap-
préciables que dans les établissements bien tenus et
peu nombreux» (1).
Ces conclusions , fruit d'une observation attentive
pendant de longs voyages, ne prouvent nullement
que M. Brierre de Boismont ait voulu faire le procès
à la civilisation. Mieux que personne il en apprécie
les nombreux avantages ; mais ce n'est pas une rai-
.son pour qu'il n'en signale pas les inconvénients.
Religion. — Dans les recherches qui ont pour but
de constater l'aliénation mentale attribuée à des
(1) Notre savant confrère pense avec raison que la proportion
des guérisons augmentera, lorsque les ressources des départements
permettront de multiplier les asiles , et de ne plus entasser cinq ou
six centsjaliénés sur un seul point,
DtS PASSIONS F,l 1)K I.A KOLIt. 26 J
conceptions reli{][icu8cs , le inédecln-lé{][i8te devra
s'enquérir du culte dans lequel a été élevé ou que
professe l'individu soumis à son examen. Presque
toujours , en efFet , la monomanie ascétique em-
prunte son caractère particulier à l'esprit de la re-
ligion que l'on suit. C'est ainsi que l'islamisme pro-
mettant à ses élus les plaisirs des sens, la folie
religieuse des musulmans est habituellement eroti-
que , tandis que celle des chrétiens roule sur un
ordre d'idées plus pures et pkis sévères. Par la même
raison , le délire du catholique et celui du protes-
tant n'offrent pas le même caractère. « Chez le pre-
mier, dit Marc , il y a ordinairement crainte de
manquer son salut , syndérèse , appréhension des
punitions célestes , terreur, désespoir ; chez le se-
cond , mysticisme , prétention de comprendre et
d'expliquer la partie symbolique de l'Ecriture sainte,
orgueil , exaltation prophétique : en un mot, le ca-
tholique devient fou parce qu'il se croit damné , le
protestant parce qu'il se croit prophète; l'un se re-
garde comme réprouvé, l'autre comme envoyé du
Ciel. » Sur cinquante-deux aliénés contenus en avril
1841 dans l'établissement de M. Brierre de Bois-
mont, il y en avait quatre atteints de démonomanie,
et tous les quatre étaient catholiques ; un cinquième
se croyait le Christ, et c'était un protestant. D'un autre
côté, il faut reconnaître que l'affaiblissement de la
foi n'a pas peu contribué au désordre social , à la
multiplicité des crimes , ainsi qu'à la fréquence de
l'aliénation mentale : c'est une conséquence inévi-
table du débordement des passions, dont on a voulu
rompre la plus forte digue.
262 DES PASSIONS tT DE LA FOLIE.
Un dernier trait de ressemblance entre la folie
et les passions, considérées quant à leurs causes ,
c'est la facilité avec laquelle elles se transmettent
toutes deux par la contagion de l'exemple, ou, si
on l'aime mieux, par imitation. Il est tel établisse-
ment d'aliénés dont trois directeurs , successivement
devenus fous, sont allés prendre place auprès des
malheureux naguère objets de leur surveillance.
Qui ne sait aussi avec quelle rapidité l'ambition,
l'envie , la peur, la colère , se communiquent chez les
masses , et deviennent la source des plus grandes
injustices et des plus affreux désordres?
Je ne poursuivrai pas davantage ces rapproche-
ments entre les causes des passions et celles de la
folie ; il me reste encore à montrer l'analogie que
l'on trouve dans leurs symptômes , et à dire quel-
ques mots sur la culpabilité.
Les questions médico-judiciaires relatives aux lé-
sions de l'entendement peuvent toutes se réduire à
celle-ci : « Dans un cas donné , les actes d'un indi-
vidu doivent-ils ou ne doivent-ils pas être attribués
à une raison saine?» C'est précisément à cette ques-
tion si simple et si grave qu'il est souvent impos-
sible de répondre d'une manière tout à fait satisfai-
sante. Il faudrait pour cela savoir en quoi consiste
une raison saine; la loi n'en dit rien, et les seuls
juges reconnus compétents en cette matière, les mé-
decins-légistes, ne sont pas d'accord entre eux. Pour
moi, qui n'ai ni le temps ni la prétention de traiter
à fond un pareil sujet , je me contenterai de rap-
peler ici un fait d'une grande importance, c'est que,
dans les passions violentes et invétérées, pendant leurs
DES PASSIONS ET DE LA FOLIE. 263
paroxysmes surtout, la raison ne saurait être regar-
dée comme saine ^ se trouvant alors plus ou moins
fascinée par les hallucinations et les ///m^/o/î^ ( t ) que
l'on rencontre dans les diverses formes de la folie.
Mais, outre ces hallucinations et ces illusions per-
fides , l'altération profonde des traits , l'agitation
convulsive des membres, n'atteslent-elles pas, dans
les passions excentriques surtout , un état plus ou
moins délirant et qui peut aller jusqu'à la frénésie,
siimniuni de la fureur et dernier terme de la folie?
Voyez un homme tombé dans un violent accès de
colère , et dites en quoi il diffère alors d'un aliéné
affecté de manie furieuse. JN'ont-ils pas tous deux
les cheveux hérissés, l'œil en feu, l'écume et l'injure
à la bouche? N'êtes-vous pas effrayés de leurs gestes
menaçants et de la violence des coups dont ils se
frappent eux-mêmes à défaut d'adversaires? N'êtes-
vous pas en même temps étonnés de l'exaltation de
leurs idées, de la volubilité et de l'incohérence de
leurs paroles? Avouez donc que la colère n'est guère
qu'un accès de manie furieuse, comme la manie fu-
rieuse n'est qu'une colère prolongée. Vous direz éga-
(1) Suivant Marc etEsquirol, les hallucinations consistent dans
des sensations externes que les malades croient éprouver, bien
qu'aucune cause extérieure n'agisse matériellement sur eux. Les
illusions sont au contraire l'effet d'une action matérielle, mais que
les sens perçoivent d'une manière fausse. Ainsi, celui qui croit en-
tendre des voix parlant de lui , ou lui adressant la parole, bien que
le plus profond silence règne autour de lui, est un halluciné. Celui
auquel il semble à tort que les aliments qu'il prend ont une saveur
métallique étrangère à leur nature est un illusionné. Or, les halluci-
nations et les illusions peuvent produire un déirle passager, et, par
suite, les actes les plus déraisonnables.
264 DES PASSIONS ET DE LA FOLIE.
lement que la mélancolie suicide n'est autre chose
qu'un désespoir chronique, de même que le suicide
consommé pendant les paroxysmes des passions
n'est le plus souvent qu'un délire aigu, qu'un acte
de frénésie.
Une remarque faite depuis longtemps , et qui
prouve encore l'analogie des passions et de la folie,
c'est qu'en général , si les passions viennent à pro-
duire un dérangement complet et persistant de la
raison, ce dérangement conserve si bien le cachet
de son origine qu'il semble n'être qu'une suite d'ac-
cès de la passion primitive. C'est ainsi que la folie
produite par la peur et la crainte est accompagnée
de pantophobie ou terreur panique continuelle , et
que quand la colère passe à l'état d'aliénation men-
tale persistante, elle revêt de préférence le carac-
tère de la iuanie avec fureur. De même, nous voyons
l'ambition peupler les établissements consacrés aux
aliénés, de millionnaires, de ministres, de princes,
de rois, d'empereurs; tandis que l'orgueil et la va-
nité produisent des fous philosophes, des fous poètes
ou orateurs, qui, comme sur la scène du monde,
s'imaginent encore captiver les esprits, et seuls avoir
toujours raison. Celte remarque s'applique aussi
aux effets de l'amour ; et si quelquefois on n'en
reconnaît plus le caractère sensuel dans le genre
de folie qui en est la suite , c'est que le besoin
physique devait être dominé par quelque besoin af-
fectif : de là la monomanie ambitieuse, et la mélan-
colie suicide, si fréquente à la suite des amours mal-
heureux.
Ou'on n'aille pas conclure de ce qui précède que
I
DES PASSIONS ET DE LA FOLIE. 265
je regarde comme excusables tous les actes commis
pendant l'effervescence des passions. Vouloir con-
staniment assimiler ces dernières à l'aliénation men-
tale, ce serait placer l'immoralité sur la même ligne
que le malheur, ce serait offrir au crime l'encoura-
gement de l'impunité. J'ai seulement voulu montrer
que les passions suraiguës, c'est-à-dire qui éclatent
tout à coup et avec violence, sont on ne peut plus
voisines de la folie ; et que chez celles dont la mar-
che est chronique, la culpabilité existe principale-
ment pendant les deux premières périodes. Dans la
troisième, en effet, la liberté morale, le libre ar-
bitre n'est plus dans toute sa plénitude, parce qu'a-
lors, par un funeste effet de l'habitude, la conscience
est ordinairement muette, et le jugement plus ou
moins faussé.
La liberté morale, considérée dans son applica-
tion à la pénalité, est donc une question grave, dont
la solution laissera toujours infiniment à désirer :
car, si la liberté n'est que l'intelligence qui juge,
qui délibère, qui choisit, il doit y avoir autant de
degrés pour la liberté qu'il y en a pour l'intelli-
gence. Depuis longtemps, des hommes aussi éclai-
rés que consciencieux ont cherché à différencier les
actes résultant d'une lésion de l'entendement, de
ceuK qui proviennent du trouble des passions, et
aucun d'eux n'est encore parvenu à fixer à cet égard
des préceptes positifs et immuables; tout ce qu'ils
ont pu faire, c'est de placer çà et là quelques faibles
jalons pour orienter ceux qui voudront s'engager
dans la même route.
Je terminerai cette esquisse rapide par une con-
266 DES PASSIONS ET DE LA FOLIE.
cluslon que j'emprunte à M- Leiut : c'est que « la fo-
lie n'est point une chose à part, que tous les fous
ne sont pas sous la tutelle clés asiles qui leur sont
consacrés, et que de la raison complète ou philo-
sophique au délire véritablement maniaque, il y a
d'innombrables degrés dont il serait avantageux à
tout homme d'avoir au moins la connaissance gé-
nérale, afin de ne pas mettre toujours la colère
ou la vengeance à la place de cette pitié indul-
gente dont peut-être il a eu quelquefois besoin, et
qu'il pourra quelquefois encore avoir à réclamer
pour lui-même. »
COUP d'oKII, rillLOSOI'HlQLE, ETC. 267
CHAPITRE XII.
Coii|> d'œil |)liiloso|>irK|ue sur les Besoins et les Passions des
animaux, rapportés à la conservation de l'individu et à la
repiodiiction de l'espèce.
F^es nnimaux ont un cœur et des passions; mais la
sainte image de riionn(''tc et du beau n'entra
jamais que dans le cœur de l'homme-
J.-J. Roi'SSEvu, Lettres à d' Alemhert
sur les Spectacles.
§ 1. Inslinct de conseri'aîion; besoins et passions qui en dé-
pendent : sentiment de la peur, besoin d'alimentation j vora-
cité, colère, courage, penchant aie vol et à la destruction ,
ruse et circonspection, attachement et reconnaissance, amour-
propre, amour des louanges.
Instinct de conservation. — « Croissez et multi-
pliez, » a dit la souveraine Sagesse; et tous les êtres
animés ont obéi à cet ordre créateur. Par cette di-
vine parole, ils ont reçu et ont pu transmettre à
leurs descendants cette illumination mystérieuse
qui leur fait fuir ce qui peut nuire à leur dévelop-
pement, et rechercher ce qui lui est favorable :
c'est ce que j'entends par instinct de consenation.
Chez les animaux, comme chez l'homme, cet instinct
se montre dès le premier moment de la naissance,
peut-être même le précède-t-il. A quoi, en effet,
attribuer les mouvements du fœtus dans le sein de
la mère, si ce n'est au besoin de prendre une po-
sition plus favorable? Je pense aussi, avec quelques
268 cour d'oeil thilosophioue
physiologistes, qu'on peut rapporter à cet instinct
les vagissements des nouveau-nés; car il semble
qu'ils accusent ainsi quelque souffrance , et qu'ils
demandent d'une manière vague qu'on leur apporte
du soulagement.
Chez certains animaux, la femelle, dans les mo-
ments de danger , pousse un cri d'alarme qui est
instinctivement compris par ses petits : c'est ainsi
qu'on voit les jeunes poussins se réfugier précipi-
tamment sous l'aile de la poule, et les petits de la
sarigue se blottir dans la poche protectrice dont est
munie leur mère.
La fuite irréfléchie du danger, ou la peur, dé-
pend donc essentiellement de l'instinct de conser-
vation ; et , par une prévision admirable de la Pro-
vidence , il se trouve que les animaux les plus
disposés à l'épouvante sont aussi le mieux confor-
més pour la course : le lièvre, le cerf, le chevreuil,
les gazelles, sont dans ce cas.
L'attachement à la vie est donc un sentiment
profondément empreint dans le cœur de l'homme
comme chez tous les animaux. Toutefois, on voit
presque toujours ces derniers remplir jusqu'à la fin le
rôle qui leur a été départi sur la scène du monde ,
tandis que le roi de la création, se livrant si fré-
quemment au suicide, abandonne son poste tantôt
comme un lâche déserteur, tantôt comme un furieux
qui n'a plus même l'instinct ordinaire de la brute.
Il y a nécessairement dans la nature humaine quel-
que chose de faussé, de dégénéré, de corrompu!
Besoin d alimentalion , voracité. — La vie ne pou-
vant être entretenue que par la réparation des pertes
Si;U LES PASSIONS DES ANIMAUX. 2G9
continuelles qui résultent du jeu des orjjanes, le
besoin de nourriture se trouve essentiellement lié
à celui de conservation. Mais au milieu d'une foule
de substances qui se présentent à la bouche des
animaux, il en est dont la moindre quantité déter-
minerait chez eux un empoisonnement bientôt suivi
de mort : il fallait donc qu'ils eussent la faculté de
distinguer celles qui sont vénéneuses, de celles qui
sont propres à leur alimentation. Aussi leur odorat
est-il tellement développé, qu'ils n'ont guère besoin
de s'en référer au goût pour le choix de leur nour-
riture : sous ce rapport, ils ont sur l'homme un
immense avantage.
Comme chez ce dernier, l'instinct d'alimentation
est excité en eux par la sensation de la faim. Ainsi,
lorsque les petits des quadrupèdes cherchent avec
avidité le mamelon de leur mère, ils ne font autre
chose qu'obéir à cet instinct ; il en est de même
de l'aiglon qui reçoit la proie sanglante qu'on
lui apporte, et du petit poulet qui distingue et
ramasse le grain qui lui convient. Pour le canard,
qui, à peine sorti de sa coquille, se dirige rapide-
ment vers l'eau, lors même qu'il a été couvé par
vtne poule, il obéit simultanément à l'instinct des
localités et à celui de l'alimentation, puisqu'il y
rencontre un milieu et des aliments appropriés à
sa nature-
Chose remarquable , le cochon d'Inde ( mus por-
celhis) fait et renouvelle la première dentition dans
le sein même de sa mère. M. Emmanuel Rousseau
en a vu quelquefois le petit, avant d'être compléte-
ïuent expulsé de» organes sexuels, diriger la tête
270 OOUP D*0E11, Pim.OSOVHIQUE
vers des herbes ou des IVnils qui se tiouvaicilt a Isa
proximité, et s'en repaître avidement; ce qui ne
l'empêche pas de teter , comme les autres manmii-
fères qui ne présentent pas cette singularité.
Une nourriture régulière et suffisante est bien
certainement l'un des motifs pour lesquels les bêtes
de somme nous vendent leurs services et leur li-
berté. Trois chevaux de lanciers s'étaient échappés
à travers une plaine immense, et déjà ils avaient
franchi un espace de six cents pas, lorsque les offi-
ciers auxquels ils appartenaient s'aperçurent de leur
fuite : soudain, l'un d'eux, appelant un trompette
qui n'était pas éloigné, lui commanda de sonner la
botte. Aux premiers sons du clairon , les fougueux
animaux ont reconnu l'air favori qui annonce leur
repas, et tous les trois, faisant ensemble volte-face,
reviennent paisiblement se remettre à leur râtelier.
Parmi les animaux, quelques-uns sont doués d'un
appétit modéré, d'autres sont insatiables : le troglo-
dyte, par exemple, mange toutes les cinq minutes.
Mais , en fait de gloutonnerie, je ne sache pas qu'il
existe d'oiseaux qui surpassent les faisans communs
et les faisans argentés. Aussi , lorsque ces volatiles
n'ont pas encore les plumes de la queue, ou bien
qu'ils en sont privés par accident, les oiseliers ont-
ils soin de ne pas les laisser plusieurs ensemble : sans
cette précaution, le plus affamé d'entre eux ne tarde
pas à plonger le bec dans l'anus de son voisin , et à
en faire sortir les intestins, qu'il dévore sans lâchéi*
prise, pendant qu'un troisième, profitant de cette
préoccupation sanguinaire, se hâte de lui arracher les
entrailles à lui-même, et de s'en repaître avec avidité.
SUR LES PASSIONS DES ANIMAUX. 27(
Chez les quadrupèdes carnassiers, l'instinct d'a-
limentation se confond nécessairement avec celui
de la destruction : c'est pourquoi ils ne sont jamais
si farouches ni tant à redouter que lorsqu'ils sont
pressés par la faim; ils ne mangent même pas sans
une sorte de fureur la pâture qu'on leur jette dans
les loges où ils sont renfermés.
Quant aux poissons, poussés, la plupart, par une
froide voracité, ils avalent indistinctement toute
proie vivante, sans excepter leur espèce, ni même
leurs petits.
Colère et Courage. — Chez l'animal, aussi bien
que chez l'homme, la colère n'est qu'une réaction
plus ou moins violente et passagère contre ce qui
nuit ou ce qui blesse ; tandis que le courage con-
siste dans une hardiesse habituelle, qui contemple
le danger sans effroi, sait l'affronter au besoin, et
semble puiser de nouvelles forces dans les obsta-
cles ou devant les ennemis qu'elle rencontre. Ces deux
sentiments s'observent tantôt isolés, tantôt réunis,
chez un grand nombre d'animaux, notamment chez
le taureau, le chien, l'hermine, la piegrièche, le
coq, le troglodyte, les abeilles et les fourmis : les
phrénologisles les ont confondus sous le nom de
combativité. Les troglodytes surtout paraissent nés
pour les batailles : aussi , lorsqu'on veut conser-
ver vivants quelques-uns de ces petits gladiateurs,
il faut les tenir soigneusement séparés les uns des
autres. Cette précaution est indispensable , car chez
eux il n'existe même pas d'harmonie entre le mâle
et la femelle. Du reste, cet irascible volatile ne
manque jamais d'annoncer par un chant d'allé-
272 COUP d'0E!I. nilLOSOPlIIQUE
gresse la victoire qu'il a pu remporter dans les com-
bats à mort qu'il livre aux oiseaux de son espèce.
Quand les mœurs du troglodyte seront plus généra-
lement connues, les Anglais, ce peuple cà'i lise qui
élève encore des races de coqs pour les combats, lui
donneront sans doute la préférence , parce que les
chances des parieurs seraient alors beaucoup plus
égales.
Si le courage est l'armure des êtres forts, la Peur
est la ressource ordinaire des êtres faibles. Ne nous
étonnons donc pas que la Providence, si soigneuse
de conserver ses œuvres, ait inspiré la peur aux ani-
maux en raison des dangers qui les menacent. Ad-
mirons plutôt cette prévoyante sollicitude qui a pré-
cisément donné l'agilité la plus grande à ceux d'entre
eux qui sont le plus susceptibles d'éprouver ce sen-
timent; en sorte qu'ils se trouvent à la fois organisés
pour la peur et pour la fuite : témoin le daim , le
cerf, le lièvre, etc. Quelque courageux, du reste,
que soit un animal, il est des circonstances, des
causes particulières, qui peuvent le faire sortir de
son caractère habituel , et lui faire donner momen-
tanément des signes de faiblesse : c'est ainsi que les
cris aigus du porc et une musique retentissante ont
suffi plus d'une fois pour effrayer des éléphants, et
leur faire jeter le trouble dans les rangs de l'armée
pour laquelle ils combattaient. A la bataille de Zama,
par exemple, Scipion ayant fait donner à la fois de
toutes les trompettes pour recevoir la charge des
éléphants d'Annibal, ce bruit étonna tellement ces
quadrupèdes, qu'il y en eut qui s'arrêtèrent tout
court, et d'autres qui reculèrent d'épouvante sur la
SUR LES PASSIONS DES ANIMAUX. 273
cavalerie numide et y portèrent le désordre. Pareille
chose eut lieu à la journée de Thapsus , où les élé-
phants de Juba , épouvantés du bruit des trompettes
parti tout à coup de l'armée de César, tournèrent le
dos et prirent la fuite (1).
Penchant au vol et à la destruction. — Le désir
de posséder est naturel à la plupart des animaux :
c'est encore ici l'instinct de conservation qui les
pousse à s'emparer de ce qui peut servir à les
nourrir ou à les abriter. Quoique plusieurs d'entre
eux paraissent avoir quelque idée de la propriété,
ils sont tous nés , et restent presque tous voleurs
de profession. On n'en connaît pas qui soient préci-
sément avares ; mais il en est quelques-uns qui font
des provisions, et qui les cachent pour s'en servir
au besoin. De ce nombre sont, la fourmi, dont tout
le monde connaît les mœurs; la piegrièche, qui en-
file et conserve sur des épis les insectes dont elle
fait sa nourriture; le geai, la corneille, qui emma-
gasinent glands et châtaignes , pour les retrouver
en temps opportun ; enfin le petit rat des champs
et le rat fouisseur des Alsaciens, qui, par une sorte
de prévision , pratiquent des galeries souterraines ,
et les remplissent de racines ou de grains, pour s'en
sustenter pendant l'hiver.
Quant au penchant à la destruction , c'est une
nécessité imposée à tout ce qui respire : sans des-
truction , point d'alimentation , partant, point d'exis-
tence. Que sont, en effet , nos repas, sinon des débris
(1) Voir l'intéressant ouvrafre intitulé : Histoire nnlitairedes Élé-
phants, par le chevalier Armandi ; Paris, 1843, in-8°.
18
274 COUP d'okil riMLosoriiiQtJE
de végétaux et d'animaux? Le règne animal, sui*-
tout, depuis le zoophyte jusqu'à l'homme, est -il
autre chose qu'une réunion d'êtres affamés qui se
détruisent à l'envi pour réparer leurs forces? Toute-
fois, dans cette vaste scène de carnage qui compose
le monde, l'herbivore ne broute que les plantes; le
frugivore se contente de graines, de racines ou de
fruits; le carnassier ne dévore guère que sa proie
sanglante; l'homme seul détruit tout, engloutit tout :
il est omnwore par excellence.
Non content de cela , l'homme abuse de sa supé-
riorité sur les animaux, jusqu'à en faire les instru-
tnents de sa cruauté. C'est ainsi que, profitant de
l'aptitude des éléphants pour le carnage, les Indiens
les emploient comme exécuteurs des hautes œuvres,
et qu'ils les dressent à expédier les criminels, tantôt
d'un seul coup , tantôt en leur brisant successive-
ment les os , pour leur faire souffrir un supplice
plus douloureux et plus prolongé.
Le penchant à la destruction, excité le plus sou-
vent par le besoin de nourriture, cesse en général
de se faire .sentir chez l'animal rassasié. Le tigre
offre ici une exception heureusement assez rare : ce
carnassier, même repu, tue encore (1); la vue du
sang lui plaît; comme les Caligula et les Néron, ce
monstre semble né pour le meurtre.
Chose remarquable! les grands carnassiers, chaî-
non nécessaire dans la série zoologique, se trouvent
en très-petit nombre en comparaison des animaux
(1) On retrouve ce besoin inné de destruction chez le renard, la
fouine, le putois, la bfliette et les animaux de cette dernière fa-
Biille.
SUR I.KS tMSSlONS brs ANIMAUX. 275
utiles el rlomcsliqiio.s : oi:tre qn'iis se dolrnisent
mutuellement, leurs petits servent de pâture à des
êtres plus faibles, mnis doués de plus de ruse et d'a-
gilité; en sorte que cet état de guerre permanente
et universelle, loin d'être opposé au plan de la
création , sert précisément à maintenir le nombre
des espèces dans un parfait équilibre, et fournit
une nouvelle preuve de la sagesse de son divin
auteur.
lUise et circonspection. — La ruSe, que Spurzheim
a cru devoir appeler secréti\ùté , est, selon lui,
«le penchant à être clandestin en pensées, en pro-
jets , en actions. » Ce phrénologiste la considère
comme une puissance de cohibition qui retient la
manifestation des instincts. Toutefois, elle suggère
aux animaux les moyens obliques de vaincre les
difficultés plutôt qu'elle ne leur fait faire un raison-
nement complet pour les vaincre. Sous ce rapport,
elle diffère de la circonspection , faculté intellec-
tuelle presque uniquement départie à l'homme, et
dont le développement normal engendre chez lui
la prudence.
C'est surtout pour se procurer des aliments et
pour échapper à leurs ennemis qu'on Aoit les ani-
maux mettre en usage des ruses innombrables. L'on
connaît généralement celle des lièvres, des che-
vreuils, des chats, des plongeurs, etc. La malice du
singe et la finesse du renard sont devenues prover-
biales; les artifices multipliés dont les insectes font
un emploi journalier ne sont pas moins dignes de
nos méditations. Certaines espèces de papillons se
tiennent habituellement sur des arbres ou sur de»
26 COUP d'oeil l'IJlLOSOPHlQUE
murs qui ont un fond de couleur analogue à la leur,
et se dérobent ainsi à la vue perçante de leurs en-
nemis. Beaucoup de chenilles, dès qu'elles se voient
découvertes par un oiseau , se laissent aussitôt tom-
ber en fixant préalablement à une branche d'ar-
bre une gouttelette d'un liquide visqueux dont elles
sont pourvues; puis, rapprochant avec leurs pattes
les fils déliés qui se sont formés en traversant
plusieurs ouvertures, elles en font un petit câble
assez fort pour se soutenir suspendues jusqu'à ce
que le danger soit passé. Enfin, à l'instar du chin-
che, plusieurs insectes coléoptères appartenant au
genre brachine se débarrassent de l'ennemi qui les
poursuit, en lui lançant un liquide infect et irritant,
à l'aide d'un petit appareil de guerre dont ils sont
pourvus : tels sont en Espagne le brachine tirailleur,
et, à Paris, le brachine pétard.
Mais voici un insecte qui ne peut marcher qu'à
reculons : comment atteindra-t-il sa proie? S'il ne
peut pas la poursuivre , il sait l'attendre et la faire
tomber dans un piège. Au milieu d'un sable très-
mobile , ou dans une terre très-pulvérisée , le fourmi-
lion creuse avec autant d'art que d'efforts une fosse
conique, au fond de laquelle il se tient à l'affût.
Quelque fourmi vient-elle à passer le long de ce pe-
tit précipice dont les bords s'écroulent facilement,
elle tombe au fond, et est à l'instant dévorée. Si c'est
une mouche, l'habile mineur fait pleuvoir sur elle
une grêle de sable, qui la précipite dans le profond
entonnoir, où elle trouve aussi la mort. Le fourmi-
lion répare ensuite sa fosse , si elle est trop endom-
magée, et se remet patiemment en embuscade.
SUU LES PASSIONS DES ANIMAUX. 277
Quant à la circonspection , les chasseurs et les na-
turalistes ont depuis longtemps constaté que certains
oiseaux qui vont par bandes, tels que les grues, les
corbeaux et les canards sauvages, établissent des
sentinelles, qui ne manquent pas de pousser un cri
d'alarme à la vue du moindre danger. Ces actes , que
l'on observe aussi chez le coq et l'oie domestique,
ont paru à quelques physiologistes appartenir plu-
tôt à la circonspection qu'à la ruse, c'est-à-dire dé-
river bien plus des facultés intellectuelles que de
l'instinct proprement dit.
Fort heureusement , chez les humains , la ruse et
la circonspection ne se trouvent pas d'ordinaire
réunies chez les mêmes individus : on rencontre
plutôt la première chez les poltrons et les voleurs ,
la seconde dans les traîtres et les diplomates. J'ai
connu un personnage qui les possédait toutes deux;
je connais encore deux excellents pères de famille
qui réunissent à un égal degré la sécrétante du re-
nard , la prudence du serpent (1) , et la constructivité
du castor.
Attachement et reconnaissance. — Un grand nom-
bre d'animaux se réunissent pour s'entr'aider ou
pour se défendre. Dans cette espèce de rapproche-
ment social , il en est qui s'entendent mieux , qui se
conviennent mieux, et de là ces véritables attache-
(1) «Je ne sais, disait saint François de Sales, ce que m'a fait
cette pauvre vertu de prudence, j'ai de la peine à l'aimer, et si je
l'aime, ce n'est que par nécessité, d'autant qu'elle est le sel et le
flambeau de la vie. Au contraire, la beauté de la simplicité me ra-
vit, et je donnerais volontiers cent serpents pour une colombe.»
^78 COLl' DOEIL rHlLOSOl'lliyiJE
ments que l'on observe entre des individus de même
sexe.
L'état de domesticité on de captivité favorise sur-
tout ces liaisons affectueuses. Deux chiens que l'on
mène habituellement ensemble à la chasse ne tar-
dent pas à s'accorder pour la poursuite du gibier,
et finissent par contracter de l'attachement l'un pour
l'autre. Deux chevaux, deux bœufs, ordinairement
attelés à la même voiture ou à la même charrue ,
ont aussi donné des preuves d'une profonde tris-
tesse lorsqu'ils venaient à être séparés. J'ai vu une
vive affection régner entre un cheval et un chien ,
et, qui plus est, entre un chien et un chat. Chez ces der-
niers, la vivacité du sentiment est même portée jus-
qu'à la passion : chaque fois que l'un des deux est
malade, l'autre refuse toute espèce de nourriture,
et reste tristement couché auprès de son compagnon.
A la ménagerie du Jardin du Roi , on a vu plusieurs
fois la mort du lion ainsi que de la lionne suivre de
près celle du chien qu'ils avaient eu pour compa-
gnon de captivité. M. Machado possède dans sa
belle volière plusieurs inséparables [psittaciis piilla-
rius), dont les mâles ne se quittent jamais, tandis
qu'ils paraissent tout à fait insensibles aux charmes
de la femelle. Deux mâles de ces charmants oiseaux,
que je suis souvent à même d'observer, m'ont pré-
senté le tableau de l'affection la plus touchante.
Entre ces vrais amis , tout est commun , tout est un.
Jamais ils ne se quittent : ils s'exercent ensemble,
se reposent ensemble, se font mutuellement la toi-
lette, se prodiguent à chaque instant les plus inno
centes caresses, se donnent alternativement la bec-
SUR LE» PASSIONS DES ANIMAUX. 279
quée, et, pour que le sommeil ne puisse pas dérober
un seul moment à la vivacité de leur tendresse , ils
se perchent toujours pressés l'un contre l'autre, «'en-
veloppant, s'enlaçant si bien de leurs ailes, qu'ils
dorment encore ensemble sous ce gracieux berceau
construit par l'amitié.
Chez le plus grand nombre des animaux, c'est la
crainte qui détermine l'obéissance; chez l'éléphant
c'est la reconnaissance ou la sympathie. Une fois
dompté, il ne devient pas seulement un serviteur
docile , mais , en quelque sorte , un ami empressé :
il s'attache affectueusement à son maître, et, pour
le défendre, il ne craint pas d'exposer sa vie. Le
singe, le chat, le cheval, l'àne, le bœuf, le perro-
quet, l'hyène même et le tigre, s'attachent aussi à
l'homme en raison des bons traitements qu'ils en
reçoivent; mais aucun d'eux ne saurait être mis en
comparaison avec le chien. Cet animal a en effet
pour son maître une chaleur de sentiment qui tient
tout à la fois de l'amitié, du respect et de la crainte.
L'histoire est là pour nous offrir une foule de traita
qui attestent chez lui le plus grand dévouement
comme la plus vive reconnaissance. Aussi est-il re-
gardé, et avec juste raison, comme l'emblème de la
constance en affection.
Par réciprocité, l'on voit un grand nombre de
personnes s'attacher avec passion à des animaux
domestiques, et les traiter en quelque sorte comme
des enfants chéris. Cette faiblesse se rencontre par-
ticulièrement chez les filles âgées et chez les vieux
célibataires, qui cherchent à se consoler de leur iso-
lement par une affection mutuelle qu'on ne trouve
280 COUP d'oeil PHlLOSOrHIQLE
pas toujours parmi ses semblables. D'ailleurs, l'af-
fection que l'on porte aux animaux est souvent
liée au souvenir de personnes que l'on regrette , ou
à quelque grand service qu'ils ont pu rendre. Nous
ne devons donc pas nous hâter de la blâmer , lors
même qu'elle paraît un peu trop vive.
En 1837, une vieille dame russe, qui avait pris
passage sur le bateau à vapeur le Czarewich, avait
avec elle un petit chien fort laid , mais parfaitement
dressé, auquel elle prodiguait les attentions les plus
constantes, et dont elle faisait, pour ainsi dire, sa
société intime. Il n'en fallut pas davantage pour ex-
poser le pauvre animal aux mauvais tours des es-
piègles du bord. Le mousse du capitaine , de com-
plicité avec deux jeunes passagers, parvint à le
soustraire à la vigilance de sa maîtresse, et, soit
volontairement, soit par maladresse, les conjurés
l'eurent bientôt fait tomber à l'eau. A cette vue , sans
réfléchir, et comme une mère qui aperçoit son en-
fant en danger, la dame russe se précipite au milieu
des flots pour sauver son chien. Soutenue un instant
par ses vêtements, elle parvint à saisir l'intelligent
animal, qui nageait vers elle. Mais bientôt, empor-
tée au fond de l'abîme, elle allait périr, lorsqu'un
matelot hambourgeois, nommé Holpvett (Zacharie),
se jeta à la mer, et parvint à la sauver. La scène qui
suivit cette péripétie rapide fut à la fois touchante
et risible : tantôt la dame remerciait Dieu et son li-
bérateur, tantôt elle embrassait son chien, qu'elle
n'avait pas lâché. Revenue de sa première émotion ,
elle fit au courageux matelot un présent magnifique,
et lui assura une pension qui le mettra à l'abri du
SUR LES PASSIONS DES ANIMAUX. 281
besoin pour le reste de ses jours. « Je vous récom-
pense, lui dit-elle, non pas tant pour m'avoir secou-
rue que pour avoir sauvé mon chien, seul objet qui
me rappelle en ce monde un époux fidèle et tendre-
ment aimé. »
Tout le monde a présent à la mémoire l'attache-
ment de Pellisson pour son araignée ; mais une his-
toire non moins touchante et bien moins connue
est celle de la souris du baron de Trenck. Ce célèbre
prisonnier rapporte dans ses Mémoires qu'il l'avait
tellement apprivoisée qu'elle venait manger jusque
dans sa bouche. Une nuit, ce petit animal fit tant
de bruit, que le major de la forteresse, appelé par
les sentinelles, visita lui-même la serrure et les ver-
roux de la prison pour s'assurer que le baron n'es-
sayait pas de s'évader. Celui-ci déclara alors que tout
ce tapage nocturne provenait uniquement de la sou-
ris , qui , au lieu de dormir , s'était imaginé de de-
mander ainsi la liberté de son instituteur. Confisquée
par le major, et transférée dans la salle de l'officier
de garde , la souris travailla toute la nuit à percer
la porte de cette pièce, attendit avec patience l'heure
du dîner, et rentra furtivement chez son maître der-
rière les talons du geôlier. Quelles ne furent pas la
surprise et la joie du prisonnier de Magdebourg,
quand il aperçut cet affectueux animal grimpant
après lui et lui faisant mille petites caresses! Cepen-
dant, l'impitoyable major jugea à propos de s'em-
parer de la souris et de la donner à sa femme, qui
la mit dans une cage remplie d'une nourriture des
mieux choisies. Soin inutile! la souris, inconsolable,
demeura lapic dans un coin de la cage, et, deux
2tJ2 t-OLf u'oeiL PHILOSOPHIQLE
jours après, on la trouva morte au milieu des mets
exquis qu'elle n'avait même pas j^oùté*.
Dans les nombreuse» visites «pu- j'ai faites pendant
vinp,t-trois ans aux indi^jents du douzième arrondis-
ment, j'ai maintes fois remarqué que les plus mal-
heureux parUj»eaienl encore leur pain et leur foyer
avec un cliien , dont les caresses aflmtueuses les
payaient larjjement de retour ; et bien des i>ersonnes
ont pu voir, eonune moi , ce véritable ami du pauvre
et de l'aveujjle passer des journée* eulières sur la
tombe délaissée de son maître. 11 y a quelques an-
nées, un ancien iiéj;ociant, qui avait essuyé de jjrands
revers de fortune, ma avoué, dans la mansarde où
il vivait seul avec son chien, que, sans la société et
les caresses de ce fidèle animal, le désespoir l'eût
probablement |>orlé à abréger ses jour».
Xu\ f.iil aushi la lemanjue curieuse que le plu»
^;iand nombre des eclibalaires dont j'ai consUlé le
suicide n'avaient avec eux aucun animal domesluue
qui fût pu les distraire ou les consoler. D un autre
eûlé, tlans les mort» subite» survenues natui ellemenl
(lie/ des personnes .pii vivaient »euUs, jai pUisieur»
lois observr de» chien», et même des chats, <ou-
chés irislemera sur le ca.Uivre de leur maître ou de
I, or maîtresse , dont ils ne laissaient pas approcher
naiis opp<»Her quchpie résistance. Knhn, il y a sept
on huit ans, j al vn, dans la me Moulïelard , un cra-
paud apprivoisé qui ne v<.nlait pas quitter le |;rabat
sur lrquel|;lsail Ir corps d'un malheureux vieillard,
,lont il élai't «lepuls lonj;lenq)h Inulquc société.
^moiu inoi'ic ou istiiiu. ili MU, awour tUs /oiiwtifCi
on /A- Inf/rohatio", - On se lronq)crail ipossièrc-
,1- '.'••-
*at,
dk Mm^
SUK LES PASSIONS UES ANIMAUX. 283
ment si l'on croyait que l'amour-propre n'est l'apa-
iiajje que de l'espèce humaine. Ce sentiment, source
de l'indépendance, de l'orgueil et de la vanité, se
montre très-souvent chez certains animaux, notam-
ment chez le lion, l'éléphant, le cheval, le mulet,
le chien, le coq, le paon et le dindon.
Voyez, en effet, le cheval qui se sent tout à coup
en liberté, comme il prend une attitude superbe!
comme il est fier de sa courte indépendance ! Exa-
minez encore le même animal, monté alternative-
ment par un rustre et par un homme distingué : dans
le premier cas, il baisse humblement la tête; dans
le second, il la relève avec un certain orgueil; on
dirait qu'il copie ce peuple de valets qui s'estiment
et se redressent d'autant plus qu'ils ])ortent une plus
riche livrée , ou qu'ils servent un maître plus puis-
sant.
Dans quelques pays de montagnes, le muletier
augmente l'ardeur de ses animaux en leur ombra-
geant la tète d'un panache, et le leur retire pour les
humilier, quand ils se montrent indociles ou pa-
resseux.
Les éléphants surtout aiment beaucoup à être
parés; plus on les charge d'ornements, plus ils sont
fiers et joyeux : aussi l'usage de les caparaçonner
remonte-t-il à la plus haute antiquité. A l'ile de
Ceylan, où ces animaux sont employés au transport
de lourds matériaux , il est encore d'usage d'attacher
un bouquet de palmier à la tête de celui d'entre eux
qui a montré le plus d'ardeur au travail. La journée
terminée, l'éléphant qui a mérité cette distinction
prend fièrement le pas sur ses compagnons, et lors-
284 cour d'oeil philosophique
qu'un autre est à son tour devenu vainqueur, on voit
Tex-lauréat lui céder humblement les honneurs de
la préséance.
Chez les quadrupèdes, comme chez les oiseaux
qui vont par bandes , celui qui est en avant porte
constamment la tête plus haute que ceux qu'il con-
duit.
Le coq et le troglodyte vaincus dans un combat
se rapetissent, et se retirent pleins de confusion;
tandis que les vainqueurs se redressent fièrement,
malgré leur fatigue , et font retentir l'air de leurs
chants de triomphe.
Qui n'a souvent admiré la démarche du paon ,
ce roi des basses-cours , lorsque , enorgueilli de sa
beauté, il s'avance majestueusement environné de
sa gloire? Qui n'a aussi souri de pitié en voyant le
dindon se rengorger plein de lui-même , jusqu'à
faire croire qu'il va crever, et le tout pour étaler les
quelques méchantes plumes qui composent sa queue
terne et écourtée ?
Plusieurs faits attestent que l'éléphant n'est pas non
plus insensible aux louanges, et qu'au contraire, si
l'on fait mine de l'injurier, sa vanité blessée en con-
serve rancune , et sait tôt ou tard en tirer vengeance.
On assure que le lion méprise un faible ennemi :
ce qu'il y a de certain , c'est que , dans l'état de cap-
tivité, on enferme impunément un jeune chien dans
sa loge, et qu'il n'y souffrirait pas longtemps un
léopard ou tout autre animal qu'il croirait digne de
sa colère.
Enfin , il arrive d'ordinaire qu'un gros chien ,
attaqué par un roquet , loin de lui faire le moindre
SUR LES PASSIONS DES ANIMAUX. 285
mal , ne daigne seulement pas le regarder. J'ai vu
beaucoup mieux que cela , et je crois pouvoir rap-
porter ici une scène plaisante dont j'ai été témoin
il y a quelques années. J'avais alors un assez vilain
chien, très-hargneux, très-désobéissant, très-mal
éduqué enfin , qui portait nom Médor. Ce petit ani-
mal, soit méchanceté, soit jalousie, ne voyait pas
plutôt entrer un chien dans la longue allée de ma
cour, qu'il s'élançait sur lui avec la rapidité de l'é-
clair, et le forçait à évacuer promptement la maison.
Un jour, un énorme mâtin, qui s'était introduit dans
la cour , la traversait paisiblement , lorsque Médor
l'aperçut au travers des carreaux contre lesquels il
faisait le guet. A cette vue, il fit tellement retentir
l'appartement de ses cris, qu'il fallut de toute néces-
sité lui ouvrir la porte. En un clin d'œil les deux
étages de l'escalier sont descendus, et, l'oreille dres-
sée , l'œil en feu, le poil hérissé, Médor se précipite
sur le monstrueux animal , qui reste impassible à la
même place. L'élan du roquet avait été si rapide
qu'il passa involontairement entre les jambes du
dogue, et qu'il alla rouler quelques pas plus loin sur
le pavé. Exaspéré par sa chute, il revient encore
plus furieux sur le bon et paisible animal, qui , d'un
coup de patte, se contente de le jeter sur le dos à
une distance de plusieurs pieds. Si le nouveau venu
a le sentiment de sa force, Médor a celui de sa pro-
priété, et il ne veut pas qu'un étranger s'introduise
chez lui. Il revient donc encore à la charge ; mais ,
certain d'avoir trouvé plus fort que lui , il se borne
à tourner autour de cet hôte importun , qu'il espère
à la fin effrayer par ses aboiements. Celui-ci n'en a
286 COL'P D*0E1L iniii.o.soriUQLE
cure : et, profitant d'un moment où le roquet s'ap-
proche davantage, il lève tranquillement la cuisse,
et lui lance un jet d'urine à travers les yeux. A cet
affront inattendu, la fureur de Médor tombe à l'in-
stant même : il baisse piteusement l'oreille, serre la
queue entre les jambes, et revient sans bruit se glis-
ser dans sa niche , qu'il ne voulut même pas quitter
à l'heure du dîner. Mon chien était pourtant un gour-
mand de premier ordre; mais, pour le moment, son
amour-propre blessé le suffoquait au point de lui
ôter tout à fait l'appétit. Deux heures après, le
pauvre animal était encore inconsolable de sa més-
aventure , lorsqu'un second chien , beaucoup moins
fort que le premier, s'étant aussi introduit dans la
cour, je m'avisai de crier: Médor, un chien! et en
même temps j'ouvris la porte. Médor, en animal
prudent , regarde d'abord par la fenêtre quel est
l'ennemi qui se présente; puis, avec sa vitesse ordi-
naire, il se précipite sur ce nouveau visiteur, qui se
hâte de prendre la fuite. Il fallait voir alors l'orgueil-
leuse satisfaction de mon Médor ! FI traversa la cour
en caracolant avec grâce, et remonta bientôt me
trouver avec un air de triomphe qui devint encore
plus sensible par les éloges que je lui prodiguai.
Cette fois l'heureux vainqueur consentit à dîner, et
s'en acquitta à merveille.
§ 2, — Instinct de reproduction; /lewins et passions qui en
dépendent : amour physique, ajfe et ion, jalousie, amour des
petits, amour des lieux, besoin et Jaculté de construire.
Voulant réparer les ravages de la mort par une
perpétuelle transmission de la vie. Dieu, dans sa su-
SrjR 1.E8 PASSIONS DES ANIMAUX, 287
prôme sa^^csso. a fortement rléveloppé l'instinct de
reproduction chez tous les animaux. C'est, en effet,
sur la satisfaction de cet instinct que reposent la
conservation des espèces et la constante harmonie
de notre globe.
Chez l'homme civilisé, le besoin générateur est
sans cesse surexcité par une nourriture trop abon-
dante et aphrodisiaque; chez l'animal, il n'est
vivement senti qu'à certaines époques de l'année :
aussi est-ce à la passion de l'amour que nous de-
vons attribuer le plus grand nombre des décep-
tions et des malheurs qui viennent si souvent flétrir
notre existence; tandis que l'animal , quand il n'est
pas l'esclave de l'homme, est rarement contrarié
dans la satisfaction du plus doux penchant que lui
inspire la nature, et dont il ne se complaît pas à
fausser le but.
La cause physique qui développe le besoin de
procréation est une exubérance, une exaltation éner-
gique des organes sexuels, laquelle tient le désir en
éveil tant qu'elle n'est pas employée à sa destination
spéciale. En faisant cesser par l'accouplement la
congestion périodique établie dans ces organes, l'a-
nimal contribue au bien-être de son individualité,
en même temps qu'il concourt aveuglément à la
conservation de sa race. Toutefois, l'amour de la
progéniture agit déjà en lui d'une manière vague,
puisque les femelles de beaucoup d'oiseaux, par
exemple, ne consentent à l'accouplement que lors-
qu'elles ont construit un nid pour abriter leurs œufs
et loger la petite famille qui en doit éclore.
Dès que les femelles sont fécondées, l'exaltation
288 COUP d'of.ii, riiii.osoriiiouE
vitale se retire de la périphérie vers le centre tles
organes génitaux; leurs chants ou leurs cris d'a-
mour cessent tout à coup, et le besoin sexuel ne se
fait plus sentir chez elles. La truie seule, à l'état de
domesticité, fait exception à cette règle générale
tout à fait conforme au vœu de la nature.
Quoique l'amour chez les animaux ne paraisse
être qu'un besoin physique auquel ils s'abandon-
nent sans en connaître l'origine ni le but, on ne
saurait nier qu'il ne paraisse s'idéaliser chez quel-
ques-uns d'entre eux , et cela d'une manière en gé-
néral d'autant plus sensible qu'on remonte davan-
tage l'échelle zoologique. Bien plus, il n'est pas rare
de le rencontrer accompagné d'un tendre attache-
ment, qui peut subsister en dehors de l'acte gé-
nérateur : c'est ainsi qu'on voit le coq prodiguer à
de vieilles poules les soins qu'une mère donne à ses
poussins, et les continuer à ces derniers, lors même
qu'il est devenu chapon.
Une union affectueuse, une sorte de mariage (1),
(1) Dans la monogamie, dont nous parlons ici, les animaux mon-
trent une inclination constante l'un pour l'autre, et la femelle est
protégée par le mâle : c'est parmi eux le mode d'union qui a le plus
de rapport avec le mariage. — La polygamie , qui est non moins
fréquente, peut être po'ygf nique on polyand tique. Un seul mâle pour
plusieurs femelles constitue \a polj-gynie, qui ne se rencontre guère
que parmi les animaux qui vivent en troupe : ainsi, protecteur ja-
loux, le cerf connaît ses femelles, et veille à ce qu'aucune ne s'é-
carte du troupeau ; mais il ne convoite pas celles d'un autre. Chez
les hommes, la polygamie n'existe guère que parmi les peuples
barbares ou abrutis par le despotisme. — La polyandrie , ou com-
binaison dans laquelle une femelle a un grand nombre de mâles,
ne se rencontre que chez les fourmis et les abeilles. Parmi ces der-
nières, la reine seule s'accouple avec les cinq cents mâles que l'on
SUR l-ES PASSIONS DES ANIMAL'X. 2R9
qui souvent dure pendant toute la vie, a lieu chez
les renards, les chevreuils, les aigles, les pies, les
tourterelles, les pigeons, les moineaux, les hiron-
delles et quelques espèces de perroquets. Le mâle
et la femelle de la palamedea cormita ne se séparent
jamais; après la mort de l'un, l'autre erre triste-
ment dans le voisinage, et ne tarde pas à succom-
ber. Bonnet élevait depuis plusieurs années une
paire de ces charmants oiseaux connus en France
sous le nom A' inséparables, et que les Anglais ap
pellent oiseaux cl amour {love's birds); la femelle,
affaiblie par l'âge et ne pouvant plus gagner son
auge , le mâle lui apportait la becquée avec l'em-
pressement le plus touchant. Lorsqu'elle fut dans
l'impossibilité de se tenir perchée, il faisait des ef-
forts incroyables pour la soutenir, et quand elle
fut morte, il se mit à courir avec une extrême agi-
tation, essaya à plusieurs reprises de lui donner à
manger; puis, la voyant immobile, il s'arrêta pour
la contempler, et se mit à pousser des cris plaintifs.
Peu de temps après il succomba.
Considéré dans chacun des sexes, l'amour offre
compte ordinairement dans une ruche, tandis que les cinfj mille
abeilles femelles, étrangères aux plaisirs de l'amour, profiiguent
les soins de la maternité à la nombreuse progéniture de la favorite.
— Enfin, la pantogamie , où le choix des individus n'entre pour
rien , est la forme la plus matérielle et la plus basse de tous les rap-
prochements sexuels On l'observe chez les poissons, les gre-
nouilles, les chiens et les loups. L'homme qui s'abandonne à la
débauche rétrograde donc vers la nature animale , et ce n'était pas
sans raison que les Romains surnommaient liipn (louve) la femme
qui faisait métier de sa personne. Voyez le savant Traité de Phy-
siologie de Burdach.
1«>
mi
29U coLP d'oeil philosophique
des différences qui n'ont pas échappé à l'observa-
tion des physiologistes : les mâles, par exemple, ont
presque toujours des désirs plus précoces, plus
violents, et à la fois plus durables; ils sont dis-
posés à l'amour toutes les fois que les femelles en
éprouvent le besoin, au lieu que celles-ci n'ont pas
la même faculté. Certains animaux , les lièvres entre
autres, tuent quelquefois leurs petits, afin de pou-
voir plus tôt se rapprocher des femelles ; ces der-
nières, dans quelques autres classes, sont même
obligées de veiller à ce que leur progéniture ne de-
vienne pas victime de la voracité des pères. Aussi
est-il à remarquer que, pendant les soins de la ma-
ternité, les femelles sont infiniment plus farouches
et plus hardies que de coutume, tandis que les
mâles sont plus furieux et plus redoutables à l'épo-
que du rut. Les éléphants, par exemple, habituel-
lement inoffensifs, se li^^'ent alors à des accès de
fureur qui les poussent à la destruction : sortant
tout à coup de leurs retraites, ils dévastent les ré-
coltes, arrachent les arbres, renversent les chau-
mières, courent sur les hommes qui ont le malheur
de se trouver à leur portée, et en font un horrible
carnage. Cela explique très-bien la tendance dif-
férente des deux sexes : en amour, la femelle veut
le but, la procréation; le mâle, le moyen, l'accou-
plement : l'une cherche davantage à conserver l'es-
pèce ; l'autre , à satisfaire ses désirs voluptueux. II
s'ensuit que c'est presque toujours le mâle qui pro-
voque à l'acte de la génération, et que c'est la fe-
melle qui s'occupe plus particulièrement et avec le
leur in< »!■■• W *^
SUR LES PASSIONS DES ANIMAUX. 291
plus d'affection du produit de cette importante fonc-
tion (1).
Jalousie. — La nature prévoyante a voulu que les
animaux adultes entrassent ordinairement en cha-
leur avant les animaux plus jeunes, afin que ces
derniers trouvassent moins de rivaux parmi ceux
qui les surpassent en force. La jalousie, néanmoins,
s'observe tous les jours chez ces élonnantes créa-
tures, qui ont aussi leurs préférences et leurs ca-
prices. Cette passion revêt alors un caractère diffé-
rent de celui qu'on remarque chez l'homme. Chez
celui-ci, c'est une crainte haineuse d'être dépouillé
de l'objet de son affection : aussi voit-on souvent le
jaloux dissimuler sa fureur pour mieux assouvir sa
vengeance; la jalousie de l'animal est phis franche,
plus soudaine, plus violente : elle le fait fondre sur
son rival avec l'impétuosité de la foudre. «Chez
l'homme, dit Buffon, cette passion suppose toujours
quelque défiance de lui-même, quelque connaissance
sourde de sa propre faiblesse; les animaux, au con-
traire, paraissent d'autant plus jaloux qu'ils ont plus
de force , d'ardeur et d'aptitude aux jouissances qu'ils
attendent : notre jalousie dépend de nos idées , et
la leur, du sentiment. » Quoi qu'il en soit, au temps
des amours , on voit beaucoup d'oiseaux et de
mammifères se livrer les combats les plus achar-
nés pour la possession des femelles, et souvent les
(1) On sait, toutefois, que le pipa (espèce de crapaud) recueille
précieusement les œuts qu'a pondus la femelle , les place sur le dog
de celle-ci, el les féconde seulement alors. On connaît aussi les
soins que prend le crapaud accotickeur des œufs qu'il a retirés lui-
même du cloaque de sa femelle.
292 cour d'oeil piiilosophique
plus faibles y perdent la vie en même temps que la
victoire.
La jalousie que les animaux ressentent avec tant
de violence pour leurs semblables , ils l'éprouvent
aussi contre l'homme qui peut se dégrader jusqu'à
vouloir se faire animal.
Du reste, ce sentiment, chez les animaux, n'est
pas toujours excité par le besoin sexuel, il recon-
naît aussi pour cause le besoin de nutrition et celui
d'affection : le chien, le chat, le singe, le perro-
quet, les pigeons, en fournissent à chaque instant
la preuve, quand un importun vient partager leur
repas ou les caresses de leur maître. Enfin , chez
quelques animaux qui ont une sorte de domaine ,
dont ils ne souffrent pas que d'autres approchent ,
la jalousie peut encore provenir du sentiment qu'ils
paraissent avoir de la propriété : le phoque, le cerf
et le sanglier sont dans ce cas.
Les accès de jalousie sont surtout tellement pro-
noncés chez les chevaux, qu'on a vu les accidents
les plus graves survenir parce qu'on n'avait pas as-
sez ménagé, chez eux, la susceptibilité de cette
passion.
Une jument était habituée depuis cinq années à
habiter seule une jolie écurie, où elle était visitée,
caressée et gâtée par toutes les personnes de la mai-
son , notamment par son maître, mon ami, le doc-
teur Pinel-Grandchamp. Dans les premiers jours de
1841, Cocotte était paisible dans son écurie, lors-
qu'on amena une autre jument qui devait parta-
ger avec elle sa proprette habitation. Elle n'a pas
plutôt senti l'approche de cette étrangère qu'elle
SUU LES PASSIONS DES ANIMAUX. 293
parait inquiète, s'ajjite , baisse les oreilles, et se re-
tourne en inclinant la tête vers la porte de l'écurie
d'où elle n'avait pu rien voir. Deux ouvriers menui-
siers y étaient occupés à terminer une séparation ,
lorsque la nouvelle jument fut imprudemment in-
troduite. A sa vue , Cocotte entre dans un accès de
jalousie dont rien ne saurait peindre la violence:
elle mord les planches et les brise , se met à ruer
sur tout ce qui l'entoure, fracasse l'échelle sur la-
quelle était monté un des ouvriers; et, bien que
maintenue à l'aide de deux longes par son maître ,
qu'elle affectionne vivement, elle ne cessa de ruer
que lorsqu'il l'eut abattue en faisant fléchir une
jambe de devant pendant que les deux de derrière
étaient en l'air. On profita de cet instant pour faire
sortir la malheureuse jument , qui avait reçu plu-
sieurs ruades dans le poitrail et dans les flancs,
sans opposer la moindre résistance dans une de-
meure qui n'était pas la sienne. Elle était à peine
emmenée que Cocotte s'approcha doucement de son
maître, et se mit à lui lécher la figure et les mains
avec une expression singulière de bonheur, de ten-
dresse, comme si elle le remerciait de l'avoir dé-
barrassée de cette rivale importune qui prétendait
partager sa demeure et les caresses dont elle était
journellement l'objet.
Amour des petits. — Ce besoin instinctif com-
mence à se laisser entrevoir, même chez les animaux
qui ne sont pas obligés de surveiller le produit de
la conception. C'est ainsi que les femelles d'un grand
nombre d'insectes cherchent d'aboi'd un lieu con-
venable pour y déposer leurs œufs, et ne les aban-
294 COUP d'oeil PHILOSOrHIQUE
donnent aux vicissitudes atmosphériques qu'après
les avoir enduits d'un vernis conservateur ; d'autres
déposent leurs larves dans des cellules qu'elles con-
struisent , et les y enferment avec une provision d'a-
liments suffisante jusqu'à leur accroissement com-
plet (1).
Les soins de la progéniture paraissent être le
principal lien qui réunit en société les abeilles ainsi
que les fourmis, et l'on ne peut voir sans intérêt
l'empressement de ces industrieux insectes lorsqu'ils
portent la pâture à leurs petits. Il n'est pas jusqu'à
la hideuse araignée qui ne soit digne de toute noire
attention , lorsqu'elle renferme précieusement ses
œufs dans le coffret de soie qu'elle a toujours avec
elle, ou bien, qu'au moindre danger, elle emporte
sa petite famille cramponnée à son corps.
Dans la plupart des mammifères, on ne saurait
considérer sans une sorte d'attendrissement les soins
affectueux dont les mères entourent leurs petits jus-
qu'à ce qu'ils soient en état de pourvoir eux-mêmes
à leur subsistance. Chez quelques-uns, le mâle ne
reste pas étranger à ces soins , qui du reste n'éga-
lent jamais ceux des femelles, auxquelles le produit
de la conception est plus spécialement confié. Parmi
ceux qui vivent en quelque sorte dans l'état de ma-
riage , comme le renard , l'attachement pour la pro-
géniture est à peu près égal dans les deux sexes.
Ainsi , lorsqu'on met un piège à l'ouverture du ter-
rier du renard suisse, l'animal s'y laisse prendre
(1) Voir, dans la Ranie britannique (mars 1843) , l'intéressant ar-
ticle intitulé ; De l'Jjfection des insectes pour kur progéniture.
SLR LES PASSIONS DES ANIMAUX. 295
pour retourner auprès de ses petits, quoiqu'il con-
naisse très-bien le danger; toutefois, c'est encore
la femelle qui ordinairement se sacrifie la première
pour sa jeune famille.
C'est surtout chez les oiseaux que l'amour semble
prendre une teinte morale qui l'ennoblit. Leur
union , en effet , n'est-elle pas chez la plupart une
sorte d'alliance affectueuse contractée pour la pro-
création et l'éducation de leurs petits ! Arrachées
même à leurs habitudes naturelles, les femelles que
nous tenons en cage s'épuisent en mouvements au
temps de la pariade : elles ne cessent alors d'aller,
de venir, pour assembler quelques plumes ou des
brins de paille et de coton , avec lesquels elles es-
sayent de construire leur nid , et tant qu'elles ne
peuvent y parvenir, elles résistent opiniâtrement
aux caresses du mâle; mais aussitôt qu'il est bâti,
ou qu'on leur en a donné un , elles se livrent volon-
tiers aux plaisirs de l'amour, comme si leur ten-
dresse maternelle pressentait que les petits n'auront
pas à souffrir dans ce lit moelleux qu'elles sauront
échauffer de leur propre chaleur.
Chez la plupart des oiseaux à l'état de liberté, le
mâle ne se contente pas d'aider la femelle à con-
struire son nid ; il partage encore avec elles les
soins de l'incubation. Chose admirable! oubliant
tout à coup son naturel vif et volage , la mère reste
pendant des semaines entières collée sur sa couvée.
Pourvoyeur assidu , le père , de son côté , va et vient
continuellement pour procurer des aliments à sa
bien-aimée compagne; il lui apporte, il lui met
dans le bec la nourriture toute préparée, et ne sus-
290 COLP d'oeII. PHILOSOPHigtE
pend filière ses rapides voyages que pour l'encou-
rager par ses caresses et par ses chants. La nais-
sance des y)etits est-elle venue resserrer les liens de
ce couple fortuné, tous deux redoublent de courage
avec les nouvelles fatigues qu'exige l'éducation de
la faiiirlle, et ils ne cessent de l'environner des plus
tendres soins qu'au moment où elle est assez forte
pour pouvoir se passer de leur amour. L'aigle, le
vautour, et les autres tyrans de l'air, ont coutume
de chasser plus tôt leur progéniture: c'est qu'appe-
lés à vivre de rapine et de carnage, ils s'affame-
raient mutuellement s'ils restaient trop longtemps
dans la même localité. Les cigognes nous offrent
peut-être le modèle le plus touchant de l'amour des
oiseaux pour leurs petits : jamais le père et la mère
ne s'éloignent ensemble de leur nid ; quand l'un est
à la quête , l'autre fait soigneusement sentinelle.
Lorsque les petits commencent à essayer leurs ailes,
ces tendres parents les soutiennent avec les leurs,
les exercent peu à peu à voler à une plus grande
distance; ils les défendent avec intrépidité contre
leurs ennemis, et, s'ils ne peuvent les sauver, ils
périssent avec eux plutôt que de les abandonner.
Amour des lieux, besoin et faculté de construire. —
La plupart des animaux ne sont pas cosmopolites ;
ils aiment le pays, les lieux, les objets inanimés aux-
quels ils ont été habitués, et ils tombent souvent
dans une sorte de nostalgie lorsqu'on les transporte
dans de nouveaux climats , dans de nouvelles de-
meures. Voyez le cerf que des chasseurs ont lancé
loin de sa retraite : il y revient dès qu'il le peut
d'une course rapide , et en la revoyant il verse des
SUR LES PASSIONS DES ANIMAUX. 297
larmes de joie. Poursuivi de nouveau , il s'en éloigne
pour y revenir encore; et ce besoin irrésistible, que
ses ennemis connaissent , est ordinairement la cause
de sa perle. Voyez surtout ces légions d'oiseaux
voyageurs, qui, aux approches de l'hiver, se ras-
semblent à jour fixe , et s'en vont de compagnie
chercher des climats plus doux que les nôtres : à
peine le printemps est-il revenu qu'ils reprennent
leur route, et, sans carte ni boussole, regagnent
nos contrées pour y trouver et les lieux qui les ont
vus naître , et la nourriture qui convient à leurs
petits. L'instinct de conservation avait naguère pro-
voqué leur départ (1); l'amour du pays et de la pro-
géniture exige impérieusement leur retour.
Comme, chez les animaux, ce n'est pas l'intelli-
gence proprement dite qui préside au choix de leur
habitation , on est forcé d'admettre qu'il existe en
eux une impulsion primitive et héréditaire qui les
porte à se fixer dans les localités les plus favorables
à leur existence et à celle de leurs petits. D'un autre
côté, toute la terre devant être habitée, il a fallu
que cette prédilection native variât à l'infini dans
toute l'échelle znologlque. Ainsi , le chamois se plaît
au milieu des rochers, le loup dans les forêts, le
(1) De jeunes oiseaux migrateurs , des cailles, par exemple, qui
étaient élevées en cage depuis leur naissance, ont éprouvé régu-
lièrement en septembre et en avril une inquiétude, une agitation
extraordinaire qui s'emparait d'elles tous les soirs et durait toute la
nuit. Pendant le jour elles paraissaient tristes, abattues et assou-
pies. Ne peut-on pas aussi attribuer à leur instinct voyageur ces
agitations périodiques, puisqu'elles se manifestaient précisément
pendant les deux mois de passage ?
298 covv o'oEiL rHii.osopmQt;r.
iion dans les déscrls brûlants, la taupe sous la terre,
le rossignol dans les bocages , l'alouette dans les
champs, le corbeau dans les vieux monuments, le
chardonneret dans les dunes sablonneuses, l'effraie
dans les ruines solitaires , le moineau dans les trous
des maisons, le chien enfin dans la demeure même
de l'homme, dont il est le plus sûr et le plus fidèle
gardien.
Outre l'instinct de choisir les climats et les loca-
lités le mieux appropriées à leur nature, certains
animaux possèdent le talent de disposer leur de-
meure de la manière la plus commode ; il en est
même qui naissent habiles architectes. II suffit, pour
s'en convaincre, d'examiner l'habitation des cas-
tors , le terrier du renard, du blaireau et du putois,
la toile de l'araignée , les rayons de l'abeille et la co-
que du ver à soie. La plupart des animaux herbi-
vores ne construisent pas; quelques-uns se bor-
nent à ramasser un peu de paille ou de feuilles
pour se coucher et y déposer leurs petits. Quant
aux oiseaux , ils se montrent presque tous excellents
constructeurs. On croit généralement qu'ils ne bâ-
tissent de nids que dans la saison des amours, et
que chez eux chaque espèce fait toujours son
nid de la même manière : c'est une double erreur,
dont sont facilement revenues les personnes qui ont
visité la jolie volière de M. Machado. Ses dioches du
Sénégal mettent la plus grande variété dans leurs
constructions, auxquelles ils travaillent toute l'an-
née, ainsi que les abeilles; et l'on ne peut regarder
sans un véritable étonnement la savante industrie
de ces oiseaux , dont la demeure est formée de plu-
SUB LES PASSIONS DES ANIMAt X. 290
sieurs étages semblables à ceux de nos maisons.
D'autres vont simplement construire leur nid dans
quelque trou de muraille , sur le sommet d'un ar-
bre, ou entre deux mottes de terre. Pour l'hiron-
delle domestique , au lieu de revenir pondre dans
le nid de l'année précédente, elle en construit or-
dinairement un nouveau au-dessus de l'ancien ; l'on
a compté jusqu'à quatre de ces nids bâtis d'année
en année au-dessus l'un de l'autre. Tous les oiseaux
ne sont pas ainsi architectes : les gallinacées , par
exemple, ne construisent réellement pas, l'homme se
charge de ce soin ; d'autres, tels que le hibou et la
chouette noire, se servent de nids faits par d'autres
oiseaux. Quant à la femelle du coucou , elle ne se
contente pas de déposer furtivement son œuf dans
un nid qu'elle n'a pas bâti ; elle ne s'en met nulle-
ment en peine , et l'abandonne à une mère étran-
gère , qui heureusement en aura autant de soin
que de sa propre couvée.
A l'exemple du coucou, mais bien autrement dan-
gereux, plusieurs insectes hyménoptères et diptères,
le beau genre chrysis entre autres, cherchent à in-
troduire leurs œufs dans les nids où l'abeille a dé-
posé les siens. Malheur à la mère forcée de quitter
sa cellule pour aller à la provision ! le chrysis est
là, qui épie son absence pour se glisser à sa place et
y laisser un œuf, d'où sortira le futur assassin de la
larve destinée à éclore près de lui.
Enfin , une mouche à quatre ailes , qui ne prend
qu'un peu de miel pour nourriture , le redoutable
ichneumon , darde habilement ses œufs dans le
corps d'une foule d'in.scctes qui doivent servir vi-
300 COLI' d'oeil rniLOsoi'Uiyi;E
vants de berceau et de pâture à ses larves, jusqu'à
ce qu'elles aient atteint toute leur croissance.
Conclusion. — Comment a-t-on pu assimiler à de
simples machines ces admirables créatures, douées
de mémoire, de mouvements spontanés et d'une
sorte de langage (1); qui ressentent, comme nous,
la douleur et le plaisir; qui, comme nous, mani-
festent des sentiments de colère , d'amour, de jalou-
sie, d'orgueil, de reconnaissance, etc.; dont les
sens l'emportent en général sur les nôtres ; dont
la merveilleuse industrie excite si vivement notre
admiration, et dont plusieurs sont susceptibles de
recevoir une certaine éducation qu'on a vue modi-
fier prodigieusement leurs penchants primitifs, leur
naturel héréditaire? Il a répugné un jour à l'orgueil
humain d'admettre plus longtemps que les animaux
pussent avoir une àme ^^2) : alors on a trouvé plus
simple de les considérer comme de purs automates,
(1) Si les animaux sont privés du don de la parole, ils expri-
ment les sensations et les sentiments divers qu'ils éprouvent par
des sons si différents , par des gestes si naturels et si animés , qu'on
ne saurait leur refuser une sorte de langage à l'aide duquel ils se
comprennent. Celui du chien, si varié et si expressif, suffirait au
besoin pour convaincre de cette vérité l'observateur le moins at-
tentif.
(2) « Novit sapiens jumentorum suorum animas , » disait Salomon.
[Prui'erb., xii, 10.) Saint Augustin reconnaît aussi que les animaux
ont une âme, mais qu'ils sont incapables de distinguer le bien du
mal. [Enarr., ii, in Ps. 29.^ — Enfin , saint Grégoire le Grand admet
trois sortes dames: celle de l'ange, qui n'est pas revêtue d'un
corps; celle de l'homme, qui est unie à un corps auquel elle sur-
vit; et celle des animaux , qui meurt avec leur corps. {Dial., iv, 3.)
— Voir, à la fin du volume, note J, l'opinion de Bérard sur cette
question.
SUR LES PASSIONS DES ANIMAUX. 301
dont le mécanisme invisible se brise avec les or-
ganes auxquels il imprimait le mouvement et la vie.
Pour moi, qui ne saurais partager une opinion si
favorable au matérialisme, je ne me borne pas,
avec quelques adversaires des cartésiens , à admettre
que les animaux ont une âme sensitive ; je vais plus
loin , et je suis porté à croire qu'il existe en eux une
ombre d'intelligence en rapport avec leurs besoins, tous
essentiellement terrestres. Maintenant, ce qui établit
la prééminence intellectuelle de l'homme sur la
brute, c'est que l'homme, ce favori de la création,
possède seul une âme faite pour commander à ses
organes ; c'est qu'il a reçu une capacité d'intelligence
qui lui permet de rapprocher ses idées, de les com-
parer entre elles, et d'en tirer des conséquences
qui elles-mêmes peuvent servir de base à d'autres
raisonnements capables de l'élever jusqu'à son divin
auteur; c'est que seul il peut transmettre sa pen-
sée, rendue en diverses langues par la parole, ou
exprimée par des signes de convention ; c'est que
ses besoins ne sont pas bornés à des satisfactions cor-
porelles et terrestres , mais que ses désirs , inquiets
et insatiables , se portent encore au delà de la
tombe , où il prévoit une récompense pour ses
bonnes actions, un châtiment pour ses mauvaises ;
c'est qu'enfin , placé entre ces deux alternatives d'es-
poir et de crainte, il peut juger sainement du bien
et du mal moral, et, par la décision de son libre
arbitre , déterminer le mérite ou le démérite de ses
actes. Encore une fois , n'accordons pas aux ani-
maux la raison, dont nous faisons malheureusement
un si triste usage , mais n'allons pas jusqu'à leur
302 ("OUI' D'(Jt:iL rHlLOSOI'IllyLE , ETC.
refuser un certain discernement. Nous avons sur
eux assez de prérogatives pour ne devoir pas crain-
dre d'admettre que Dieu a pu leur accorder une
ombre de l'intelligence humaine, comme il a daigné
communiquer à l'homme un rayon de sa suprême
intelligence.
Je terminerai cet aperçu par une réflexion de
Pascal, qui justifiera le soin que j'ai pris de mon-
trer combien l'homme ressemble aux animaux, et
combien il en diffère. « 11 est dangereux, dit ce mo-
raliste, de trop faire voir à l'homme combien il est
égal aux bêtes sans lui montrer sa grandeur. Il est
encore dangereux de lui faire trop voir sa grandeur
sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui
laisser ignorer l'un et l'autre ; mais il est très-avan-
tageux de lui représenter l'un et l'autre. »
I
SECONDE PARTIE.
DES PASSIONS EN PARTICULIER.
PASSIONS ANIMALES.
CHAPITRE PREMIER.
DE l'ivrognerie.
La vigue porte trois sortes de fruits : le plaisir,
l'ivresse, et le repentir.
Anacoarsis.
Définition et sjnorifmie.
Une fausse délicatesse de langage a longtemps
fait confondre l'ivresse et l'ivrognerie.
Vivresse (du grec uêfi; , du latin ebrietas) est l'état
d'une personne ivre, c'est-à-dire dont le cerveau
est affecté , et la raison plus ou moins troublée par
les vapeurs d'une boisson spiritueuse , par une sub-
stance narcotique , ou même par l'effet de toute pas-
sion violente.
h' ivrognerie {ebriositas) est le penchant habituel
à prendre immodérément des boissons spiritueuses.
L'ivresse n'est donc qu'un état maladif, au lieu
304 DE l'ivrognerie.
que l'ivrognerie est toujours un vice, un vice dé-
goûtant et honteux , qui dégrade l'homme au point
de Je faire descendre beaucoup plus bas que la
brute.
D'après ce que nous venons de dire , l'homme
ivre est, en général , celui qui a trop bu , et l'ivrogne,
celui qui boit souvent et avec excès. Ainsi , ISoé était
ivre lorsqu'on le vit nu dans sa tente , mais l'his-
toire ne dit pas qu'il fût ivrogne; Alexandre le
Grand était l'un et l'autre lorsqu'il tua Clitus, son
meilleur ami , et quand il trouva la mort en vidant
la coupe d'Hercule.
L'ivresse , dit Plutarque, loge avec elle la folie et
la fureur.
Sénèque appelle l'ivrognerie n^e folie volonfa/'re ;
les Indiens la regardent comme une espèce de rage,
et, dans leur langue, le mot ratnjan, qui désigne
un ivrogne, signifie également un enragé.
On dit vulgairement d'un buveur, qu'il est gai,
lancé, en ribote , ivre, soûl, mort-ivre, selon que
l'ivresse est à un degré plus ou moins avancé. En-
fin, la vanité, que l'on rencontre jusque dans le
débordement du vice , s'est amusée à créer des
locutions particulières pour désigner l'intempé-
rance dans les différentes classes de la société : c'est
ainsi que les ouvriers disent qu'ils font la noce,
les étudiants, des soûlographies , et les gens comme
il faut , des orgies.
La vertu opposée à la gourmandise et à l'ivro-
gnerie est la tempérance, qui consiste dans l'usage
modéré des aliments et des boissons destinés à
entretenir la vie. Cette vertu , qu'on nomme aussi
DE l'ivrognerie. 305
sobriété , est regardée par tous les moralistes comme
la mère de la santé et de la sagesse : c'est le med-
leur préservatif contre les maladies et les vices,
dont elle étouffe le germe, tandis que l'intempé-
rance en favorise toujours le funeste développe-
ment. C'est à leur frugalité que les anciens Perses,
les Lacédémoniens et les Romains furent longtemps
redevables de leur activité, de leur vigueur et de
leurs victoires : devenus intempérants, ils s'éner-
vèrent, et furent esclaves. Cyrus, César, Mahomet,
Napoléon , étaient aussi remarquables par leur
sobriété que par la puissance qu'ils ont exercée sur
les peuples. Soerate ne dut également qu'à cette
vertu la santé robuste et l'égalité d'âme que ne lui
avait pas départies la nature. Massinissa , le plus
sobre de tous les rois , fut père à quatre-vingt-six
ans , et à quatre-vingt-douze vainqueur des Cartha-
ginois. Alexandre le Grand, au contraire, doué
d'une excellente constitution , l'altéra bientôt par
l'intempérance, et mourut à la fleur de l'âge, après
avoir souillé sa gloire. « Il avait , dit Napoléon ,
débuté avec l'âme de Trajan ; il finit avec le cœur
de Néron et les mœurs d'Héliogabale. »
Causes.
Influence de l'âge , du sexe et de la constitution. —
L'ivrognerie n'existe guère dans l'enfance ; on n'en
rencontre malheureusement que trop d'exemples
dans la jeunesse; mais les époques de la vie où elle
est le plus commune sont, sans contredit, l'âge
mûr et la vieillesse. Des observations nombreuses
•20
306 1>E LIVF.OCNCRIE.
et les relevés statistiques prouvent que l'homme est
plus souvent livré à cette passion que la femme.
Cette conséquence, qu'on aurait pu établir «pnor/,
découle naturellement des occupations sédentaires
de la femme, et de la flétrissure que le monde fait
peser sur celle qu'entache ce vice. On a aussi remar-
qué que les individus sanguins et les bilieux y pa-
raissent plus enclins que ceux qui sont doués d'une
autre constitution.
Professions. — Parmi les causes nombreuses de
l'ivrognerie, les plus fréquentes sont bien certai-
nement le défaut d'instruction ainsi que les profes-
sions dures et pénibles : aussi voit-on ce vice ré-
gner presque généralement dans la classe ouvrière.
De toutes les professions , celle qui compte les
plus grands ivrognes nous a paru être celle des
garçons d'amphithéâtres d'anatomie. Il est rare, en
effet, d'en rencontrer un seul qui ne s'abandonne
à la plus repoussante crapule. Ce triste résultat
provient-il de ce qu'il leur faut une certaine stimu-
lation pour surmonter le dégoût qu'inspire la vue
des cadavres, ou plutôt de ce qu'ils sont persua-
dés que l'eau-de-vie est un préservatif contre les
miasmes qui en émanent ? Après les garçons d'am-
phithéâtres viennent les chiffonniers, les infirmiers
civils, les tambours, les peintres en bâtiment, les
brasseurs , les chapeliers , les cochers , les maqui-
gnons, les forgerons, les fondeurs, les imprimeurs ,
les musiciens , les étudiants en médecine. Parmi les
femmes, les prostituées , les chiffonnières , les blan-
chisseuses et les gardes-malades occupent les pre-
miers rangs.
i)F i.'ivnooNERir. 307
Le soldat el le marin , par leur genre do vie aven-
tureuse , se trouvent aussi dans les circonstances
les plus propres à développer l'ivrognerie. Le ma-
rin, dont la vie se passe sur la mer, dans un iso-
lement complet, exposé chaque jour au caprice des
vents ou au feu de l'ennemi , n'a que les boissons
spiritueuses pour s'étourdir sur les dangers qui *le
menacent. Le soldat, de son côté, est-il en cam-
pagne, pour exciter son courage et lui masquer
le péril, on lui fait quelquefois distribuer du vin,
de l'eau-de-vie , et, afin de rendre ces spiritueux
encore plus actifs , on y ajoute , chez certains peu-
ples, delà poudre à canon, du poivre, ou toute
autre substance irritante (1). S'il est vainqueur, il
ne croit pouvoir mieux célébrer sa victoire qu'avec
force rasades; vaincu, c'est encore le vin qui lui
fait oublier sa défaite. Mais, nonobstant ces causes,
n'en est-il pas d'autres encore plus puissantes ? Le
soldat n'est-il pas sans cesse exposé à toutes les in-
tempéries de l'atmosphère, à la pluie, à un froid
glacial, comme à l'ardeur d'un soleil brûlant, au
dénûment le plus complet , aux privations de tout
genre, comme à une extrême abondance; et, lors-
que la fortune lui sourit, comment pourrait-il user
avec modération des faveurs qu'elle lui prodigue?
Son bonheur, alors, c'est le vin; avec le vin, il
oublie ses rudes travaux, ses fatigues, ses dangers;
le vin, en cet instant, est tout pour lui, et il
(1) Ce fut en (581 , clans la {juerre des Pays-Bas, que les Anglais
employèrent pour la première fois l'eau cle-vie comme une sorte
de cordial pour leurs soldats.
308 DE LIVROCxNEP.lE.
compte avec autant de bonheur et d'orgueil les
bouteilles qu'il a bues, que les batailles qu'il a
gagnées. Est-il , en temps de paix, relégué, séques-
tré dans une caserne , sa vie, jusqu'alors si active,
devient d'une monotonie fatigante ; dans son oi-
siveté, les jours lui semblent des siècles, et c'est
encore avec le vin qu'il en abrège la fastidieuse
durée.
Oisi^'cté. — Une vie sédentaire et inactive engen-
dre sans doute moins d'ivrognes qu'une vie rude et
pénible; cependant on rencontre encore un assez
grand nombre d'hommes dont les deux moitiés de la
vie se passent, comme le dirait La Fontaine, l'une à
boire, et l'autre à ne rien faire.
Rci^ers de fortune. — Le passage brusque d'une
grande fortune à une misère plus ou moins com-
plète développe aussi très-fréquemment la passion
dont nous nous occupons. Pour faire diversion aux
sombres idées qui l'assaillent, l'homme à qui la for-
tune a cessé de sourire cherche au fond de la coupe
l'oubli de ses maux; et parfois une douce léthargie
lui fait retrouver l'espérance et rêver le bonheur.
Mais , lorsque le sommeil a disparu , un réveil af-
freux lui rappelle ses infortunes, et le souvenir en
est d'autant plus déchirant qu'un instant il les avait
oubliées : de là , le fatal penchant à recourir sou-
vent au breuvage qui peut endormir ses douleurs.
Influence des maladies. — Certaines maladies, en
viciant l'organe du goût, sont quelquefois la source
de la funeste propension pour les spiritueux. De
même, chez quelques femmes, dans les premiers
mois de la gestation surtout; chez d'autres, lorsque
Di: i.'iviîocNciiin. 309
rutéfus cesse d'être le siège de la congestion men-
suelle , soit accidentellement , soit par le retour
d'âge, il est assez commun de voir le goût se dépra-
ver, et, chose singulière, celles qui auparavant
avaient en horreur les boissons alcooliques , s'y
adonner avec une sorte de fureur.
De l'exemple et de l' hérédité. — S'il est vrai de
dire, dans beaucoup de cas, que de l'exemple nais-
sent les vertus ou les vices , c'est ici que cette re-
marque peut surtout trouver son application. Voyez,
en effet, ces parents que dégrade la passion de l'ivro-
gnerie : par une déplorable imprévoyance qu'on ne
saurait trop flétrir, ils ne prennent pas même la
peine de cacher à leurs enfants les honteux excès
auxquels ils se livrent. Bien plus, arrivés à ce degré
de l'ivresse où le vin excite les désirs et fait succéder
à une sage réserve l'indiscrétion et le bavardage,
des mots obscènes viennent frapper de chastes oreil-
les, qui conserveront à tout jamais ces paroles échap-
pées k la passion : car, il ne faut pas l'oublier, l'enfant
(cette cire qui reçoit si facilement l'empreinte du
vice ) écoute avec une avide curiosité , et conserve
dans son esprit les choses mêmes auxquelles on croit
qu'il ne prête aucune attention. Voilà donc les mo-
dèles qui doivent régler sa conduite ! voilà les le-
çons qu'il en reçoit ! Et comment ne naîtraient pas
chez lui , et l'ivrognerie , et les autres passions
compagnes ordinaires de ce vice, pour le dévelop-
pement duquel l'hérédité était déjà une cause pré-
disposante?
Influence du. climat , de la température et de la
civilisation. — «L'ivrognerie, dit Montesquieu, se
alO L>E l/lVIlOGiNtlUE.
trouve établie par toute la terre, dans la propor-
tion de la froideur et de l'humidité du climat. » Le
climat et les saisons exercent sans doute sur ce vice
une influence très-marquée, mais moindre peut-être
que celle qu'on leur attribue généralement. Pour
moi, je suis convaincu que le degré de civilisation
et l'état moral des peuples influent plus sur le déve-
loppement de l'ivrognerie que la nature du climat.
Si, en effet, on étudie comparativement la fréquence
de l'ivrognerie chez les différentes nations, on verra
que les sauvages de l'Amérique, qui occupent des
lieux fort différents sous le rapport du climat,
poussent presque tous cette passion jusqu'à la fré-
nésie; que, chez les Russes, dans les classes élevées,
dont la civilisation a déjà poli les mœurs, elle de-
vient de plus en plus rare; on constatera enfin que
chaque jour elle diminue en Espagne, en Italie, en
Suisse, en Allemagne, aux Etats-Unis, en Irlande,
et même en Angleterre.
Ceci posé, déterminons quelle est l'influence vé-
ritable des climats. En général , ce sont les peuples
du Nord qui supportent le mieux les excès de bois-
son. On pourrait même dire que les habitants de
ces contrées, pour résister au froicj , et pour sortir
de l'espèce de torpeur qui en est la suite, ont be-
soin d'une certaine quantité de liqueurs'spiritueuses
ou fermentées. C'est ainsi qu'on voit le lumiss du
Tartare, le braga et le quass des indigènes de la
Sibérie, liqueurs qui, à faible dose, produiraient
chez nous une ivresse complète , ne déterminer
chez le Russe qu'une légère excitation , propre à
augmenter sa vigueur et son courage. Par l'effet de
DE l'ivrognekie. 311
riiabitude, la dose nécessaire pour s'exciter modé-
rément devient cliaque jour plus forte : aussi ces
peuples, à un certain âge, absorbent-ils une ef-
frayante quantité d'alcool. Cette habitude, qu'ils
contractent de bonne heure, il faut savoir en tenir
compte dans leurs maladies, et c'est pour n'avoir
pas satisfait à cette indication, qu'en 1815 les mé-
decins français perdirent la plupart des Russes
qu'ils avaient à traiter, tandis que les médecins
russes en sauvèrent un grand nombre.
De nos jours, l'ivrognerie est encore très-com-
mune en Angleterre. Un observateur a calculé que ,
malgré les sociétés de tempérance, chaque samedi
matin , de cinq à deux heures, il entre chez un cer-
tain marchand d'eau-de-vie de Manchester au moins
deux mille personnes, dont la plus grande partie se
compose de femmes. Il a également constaté que
les quatre principaux débitants d'esprit de grain à
Londres reçoivent chaque semaine 142,458 hommes,
108,598 femmes, et 18,391 adolescents, chiffres qui
présentent un total de 269,447 buveurs. Le nombre
des marchands de liqueurs spiritueuses est vrai-
ment prodigieux dans cette capitale; il excède de
beaucoup celui des boulangers , des bouchers et des
poissonniers réunis (1).
(1) On a calculé que l'ivrofçnerie tue en Angleterre 50,000 hom-
mes annuellement. La moitié des aliénés, les deux tiers des pau-
vres, et les trois quarts des t;riminels de ce pays, se trouvent parmi
les gens adonnés à la boisson. — Pendant les deux années 1839 et
1840, à Londres et à Middlesex, 37,774 individus ont été arrêtés
en état d'ivresse sur la voie publique ; sur ce nombre on comptait
24,615 hommes et 13,159 femmes.
312 i>E l'ivhognerie.
L'ivrognerie est beaucoup moins commune en
France qu'en Angleterre; elle l'est toutefois assei:
pour être considérée comme l'une des principales
causes des maux qui accablent la classe ouvrière ;
c'est chez elle une véritable plaie dont il serait bien
à souhaiter qu'on put la guérir (I). C'est surtout
dans nos provinces du nord que l'habitude des
liqueurs fortes est le plus répandue : il est certaines
villes de ces contrées où, même dans la classe bour-
geoise, un maître ou une maîtresse de maison croi-
rait être fort incivile si elle n'offrait le petit verre
aux étrangers ainsi qu'aux nombreux amis qui lui
rendent visite.
«C'est une grave erreur, dit Marc, d'accuser les
Allemands pris de boisson d'être plus querelleurs
que les Français. Ils le sont autant les uns que les
autres, boivent autant les uns que les autres, du
moins les gens du peuple. S'il y avait quelque dif-
férence à établir entre eux , ce serait celle-ci : géné-
ralement le Français boit parce qu'il est content;
l Allemand est content parce qu'il boit. »
Symptômes, marche, effets et terminaison.
Portrait de l'ivrogne. — L'ivrogne est lourd et
gauche , sa démarche pesante et gênée ; des végéta-
(1) Il est constaté depuis longtemps que les admissions dans nos
hôpitaux sont bien plus nombreuses les lundis que les autres jours
de la semaine; ce qui doit être attribué aux excès auxquels une
grande partie de la classe ouvrière a l'habitude de se livrer le di-
manche. Cette remarque n'a malheureusement été que trop confir-
mée à Paris pendant toute la durée du choléra.
DE L'iVROCNtRIE. 313
lions s'élèvent ça et là sur son visage hâlé et cui-
vreux; son nez surtout apparaît rouge et bour-
geonné; ses yeux sont ternes et languissants, son
haleine fétide, ses lèvres boufKes, pendantes et
agitées par un frémissement continu. La peau a
perdu sa couleur; elle est devenue d'un jaune par-
ticulier, elle est flasque et couverte de rides préma-
turées. Les muscles, atrophiés, sont sans force; des
tremblements auxquels il ne peut se soustraire, sur-
tout le matin et le soir, rendent ses mouvements
incertains. Chez lui, la mémoire est en partie dé-
truite; le jugement, aboli; les perceptions, obscu-
res et confuses : il ne peut rassembler deux idées.
La tête, honteusement baissée vers la terre, semble
dénoter l'abjection et l'abrutissement de l'ivrogne.
Indifférent pour tout ce qui n'est pas boisson, il
mange peu, néglige de se vêtir, ou bien se couvre
de sales haillons, et c'est alors qu'on peut appliquer
à cet état ignoble le mot énergique des Latins,
crapula !
Symptômes de l'ivresse à ses dners degrés. — Dans
un festin , oji voit les premières rasades faire naître
une douce chaleur; la physionomie se déride, les
traits s'épanouissent, la joie, les bons mots, vien-
nent égayer la conversation ; une excitation légère
et pleine de délices s'empare des convives. Plus
tard, en même temps que les libations se multi-
plient et que les coupes se vident , l'imagination
devient plus vive, plus pétulante : alors les ma-
drigaux , les chansons qui célèbrent Bacchus et
Vénus, les idées ingénieuses, les saillies spirituelles,
se succèdent avec la rapidité de l'éclair; l'amant
3IJ DE L'iVHOCiNEBIE.
craintif trouve assez de hardiesse [)our hasarder
d'amoureuses paroles , et la femme pudique les
écoute avec moins de courroux; l'amitié s'établis-
sant promptement entre gens inconnus que le plai-
sir rassemble, on devient confiant, communicatif ;
de toutes parts la vérité éclate, l'homme circonspect
même laisse échapper son secret. Bientôt la sensi-
bilité s'accroît encore : on offre volontiers ses soins,
sa bourse à celui qui en a besoin. En ce moment,
le chemin de la vie a perdu ses ronces et ses épi-
nes : c'est une prairie émaillée des fleurs les plus
variées, où chacun ne voit, ne rêve que bonheur;
c'est alors que le buveur se dit : Je suis le roi de la
terre !
Mais, à mesure que les bouteilles se vident, une
soif de plus en plus ardente gagne les convives; le
choc des verres se fait avec bruit; le vin n'est plus
dégusté , il est englouti sans que les gourmets en
aient seulement distingué la saveur. Peu à peu les
sens s'engourdissent, la tête s'appesantit, le visage
devient rouge et enflammé ; les yeux , ternes et
sans expression, restent à demi fermés; la langue
s'épaissit, les mouvements des lèvres sont difficiles;
on veut parler, on balbutie; tout le monde prend
la parole à la fois ; les voix s'élèvent mêlées au tin-
tement des verres; on crie, on hurle pour se faire
entendre; on se querelle, et souvent des rixes san-
glantes viennent couronner l'orgie. En même temps,
toute retenue a disparu : tel était décent qui se
montre effronté, libertin; le pusillanime devient
insolent, l'homme paisible est saisi d'accès de fu-
reur; les passions erotiques sont surexcitées, mais
OE LIVROGNEKIE. 316
avec impuissance de les satisfaire. Les objets appa-
raissent doubles; on veut saisir ce qui est éloigné;
le verre que l'on porte à la bouche glisse des mains,
et se brise; veut-on se lever, la jambe est flageo-
lante, on chancelle, on roule sous la table. Un
sommeil de plomb , une torpeur générale s'empare
alors de l'homme ivre ou plutôt ivre-mort : les ma-
tières fécales et les urines s'échappent involontaire-
ment, les vomissements surviennent, et quelque-
fois c'est dans ces restes dégoûtants de l'orgie que
l'on voit l'ivrogne cuver et digérer son vin !
Marche. — Rarement l'ivrognerie existe à un haut
degré dès le principe : ce n'est que peu à peu , et
par l'effet de l'habitude, qu'elle atteint ses dernières
limites. Chaque jour l'excitation passagère que dé-
termine la boisson devient moindre, et cependant
chaque jour l'estomac se fatigue, s'affaiblit : on
éprouve des douleurs , des crampes d'estomac , un
malaise général qui va en augmentant. Alors, pour
rappeler une jouissance qui s'enfuit, et pour éloi-
gner ses souffrances, le buveur augmente graduelle-
ment les doses du fatal liquide. A une période plus
avancée, le vin, l'alcool même à 36", ne sont plus
capables d'exciter certains ivrognes ; on en a vu
qui allaient jusqu'à avaler de l'eau de Cologne ,
de l'éther, de l'acide nitrique étendu; enfin, le
goût se détériore tellement , et le besoin d'excita-
tion devient si impérieux , qu'il en est qui se délec-
tent en se gorgeant de bière, de cidre, de vinaigre
ou d'hydromel corrompus. La progression inces-
sante de l'ivrognerie provient donc de deux causes :
la première, de la perte de sensibilité qu'occasionnent
3tCt OK i/ivnocNcniE.
les spiritueux; la seconde, de la souffrance qu'ils
déterminent , et qu'on cherche à écarter ; c'est là ce
qui perpétue le proverbe cjui a bu boira.
L'ivrognerie est quelquefois continue ; mais le
plus souvent elle n'est qu'intermittente. Il est, en
effet, des individus qui ne s'enivrent qu'au prin-
temps ou qu'en hiver; d'autres ne le font que cer-
tains jours du mois ou de la semaine. C'est une re-
marque dont j'ai profité pour le traitement de cette
passion ; et j'ai pu , assez souvent , faire mentir le
proverbe , en tenant beaucoup plus compte de cette
intermittence qu'on ne l'a fait jusqu'ici.
Effets et terminaison. — On a dit d'une manière
absolue que dans les pays chauds l'ivresse fait tom-
ber l'homme en frénésie, et que dans les pays froids
elle le rend stupide. Je ne pense pas que cette dif-
férence dépende entièrement du climat ; elle tient
aussi à la constitution des individus, à la quantité
de boisson prise, et surtout à sa nature. Un habile
observateur anglais, M. Poynder, a effectivement
signalé depuis longtemps les effets différents de la
bière et de l'eau-de-vie. «La première, selon lui,
rend d'abord lourd, puis hébété, puis enfin insensi-
ble; l'homme devient plus ivre avec la bière qu'avec
l'eau-de-vie; il se vautre davantage, il s'affaisse jus-
qu'à rouler dans les rues; mais son abrutissement fait
la sécurité des autres. » L'eau-de-vie concentre beau-
coup plus son effet : elle ne rend pas aussi stupide;
elle excite les passions, elle rend violent, agile, et
plus capable d'exécuter les crimes; toutefois, prise
en grande quantité, elle finit aussi par produire la
stupeur : c'est un fait que j'ai observé longtemps chez
OE l/lVROCNEr.lE. 317
un chiffonnier, qui, après avoir englouti le matin un
litre d'cau-de-vic, ronflait le reste du jour, couché
entre deux bornes de la rue , la tète sur le pavé , et
les membres allongés avec une sorte de roideur ca-
davérique. Hogarth a aussi saisi d'une manière frap-
pante la différence qui exisie entre l'ivresse produite
par la bière et celle produite par l'eau-de-vie, dans
les caricatures qu'il a publiées sous ce titre : Gin^
lane and aie alley. Son ivrogne de bière est gros,
comme on représente John Bull, et l'ivrogne d'eau-
de-vie maigre , désespéré, furieux. Quant à l'ivresse
causée par le vin , elle est plus gaie et moins nui-
sible, tant au buveur qu'à ceux qui l'entourent. Le
célèbre Hoffmann croyait l'usage du vin indispen-
sable pour la poésie : aussi cette liqueur, qui du
reste contient toujours un quinzième au moins d'al-
cool, a-t-elle été appelée le Pégase des poètes, tan-
dis que la bière et le cidre ne paraissent pas avoir
éveillé beaucoup de lyres.
Les effets de l'opium sont peut-être plus funestes
que ceux qui résultent de l'abus des boissons alcoo-
liques. Les traits languissants du fumeur d'opium ,
ses yeux hagards , son visage blême et ridé, son sou-
rire stupide , son corps amaigri , son apathie léthar-
gique, sont en effet quelque chose de plus horrible
encore que l'abrutissement de l'ivrogne. Ajoutons
que la passion de l'opium est infiniment plus tyran-
nique que celle des boissons spiritueuses : l'habitude
de cette substance une fois enracinée , il est presque
impossible que la volonté soit assez puissante pour
y faire renoncer. Peut-il en être autrement quand ,
toute résistance morale paralysée en quelque sorte
318 l'E I.'IVROCNF.BIE.
par un véritable idiotisme, le malheureux fumeur
d'opium, vrai squelette ambulant, est tombé peu à
peu dans un état de stupide indifférence pour les ali-
ments, pour sa propre famille , pour tout enfin , ex-
cepté pour la drogue vénéneuse qui est devenue son
seul besoin , sa seule consolation , jusqu'à ce qu'elle
l'ait conduit lentement au tombeau ?
Dans l'ivresse arrivée à un certain degré, la pas-
sion dominante se montre ordinairement à décou-
vert. Cette révélation du caractère s'observe aussi
dans l'aliénation mentale et pendant le sommeil. Ces
trois états offrent, sous ce rapport, une analogie
frappante, et plus d'une fois la politique a su tirer
un parti avantageux de leur indiscrétion.
Les passions dans lesquelles la circonspection
joue un rôle important m'ont paru, en général,
avoir une sorte d'antipathie pour l'ivresse. Ainsi
l'avare, qui du reste ne vit que de privations, se
garde bien de se mettre hors d'état de pouvoir sur-
veiller son trésor. L'ambitieux, de son côté, qui se
nourrit d'espérances, craindrait de dévoiler ses pro-
jets s'il abusait du vin , « ce grand délieur de langue,
qui , comme le dit Montaigne , fait débonder les plus
intimes secrets à ceux qui en ont pris outre mesure : »
In vino veritas est un proverbe aussi ancien que
vrai.
Cette manifestation forcée du caractère, cette ré-
vélation involontaire des pensées les plus cachées ,
qui paraît inexplicable au philosophe , ne l'est nul-
lement pour le médecin physiologiste : c'est que,
dans l'ivresse , les sensations n'étant plus en rapport
avec les objets extérieurs, ni les idées avec les sen-
DF, l'ivrocneaie. 319
sations, la circonspection s'évanouit, et les détermi-
nations sont commandées par la passion prédomi-
nante: alors riiommede la société disparaît, l'homme
de la nature se ffiontre , et son cœur est à nu.
Les maladies que l'ivrognerie fait naître varient
selon qu'elle est plus ou moins ancienne ; selon
les dispositions particulières des individus à contrac-
ter telle ou telle affection ; selon l'espèce et la qua-
lité des boissons ; enfin , selon la quantité qu'on
en absorbe, et le climat dans lequel on se trouve
placé. Ainsi, chez les uns l'estomac devient pares-
seux, les digestions sont longues et pénibles; chez
d'autres, il acquiert une susceptibilité telle qu'il ne
peut conserver la moindre quantité d'aliments; chez
ceux-ci il y a une simple dyspepsie; chez ceux-là des
gastralgies, des gastrites; plus tard des squirrhes au
pylore. En général , on peut dire avec Hippocrate
qu'un grand buveur n'est pas en même temps un
grand mangeur.
Au moral, les facultés intellectuelles se détério-
rent, l'imagination devient obtuse, les idées se con-
fondent, la mémoire s'abolit, enfin l'hébétude et
l'abrutissement viennent terminer ces tristes pro-
dromes. Une seule idée domine alors toutes les au-
tres, préside à tous les actes : c'est le désir de boire,
désir qui suggère encore les moyens de satisfaire
ce besoin impérieux et d'en hâter le moment. Plus
tard apparaissent des accès passagers d'épilepsie ,
qui dégénèrent bientôt en un tremblement général ,
en paralysie , en hypochondrie chez l'homme , en
hystérie chez la femme, en manie et en démence
chez tous les deux. Peu à peu la nutrition s'altère ,
320 BF- l.'lVROGNEr.lE.
et l'on volt survenir le marasme, l'anasarque et l'iiy-
dropisie. Chez quelques individus qui font une
g;randc consommation de bière, chez ceux dont la
table est chargée chaque jour de mets succulents ,
on voit se développer une obésité dégoûtante, un
embonpoint tel qu'il leur faudrait , comme on l'a
dit trivialement , une brouette où ils pussent mettre
leur ventre. Les fonctions de la respiration, de la
circulation et de la peau s'altèrent; le poumon, forcé
d'élaborer des quantités énormes d'alcool, se fa-
tigue et s'engorge : de là les congestions, les pneu-
monies, l'asthme et diverses hypertrophies. La peau,
comme on le sait, est le siège d'une perspiration
abondante que l'air froid auquel on s'expose sup-
prime brusquement; ce qui peut déterminer une
foule de maladies plus ou moins graves , la mort
même : aussi , que de fols n'a-t-on pas vu des mal-
heureux, surpris par le froid à la sortie d'une orgie,
tomber sur la route pour ne plus se relever! La loi
s'est-elle assez occupée des mesures à prendre pour
prévenir de semblables accidents, en sévissant avec
force contre les cabaretiers qui, dans un sordide
intérêt, donnent à boire outre mesure à des êtres
complètement dénués de raison?
Chez l'ivrogne il n'est pas rare de voir les mala-
dies syphilitiques devenir incurables. Quel médecin
n'a pas observé des chancres empirer sous l'influence
d'une orgie, désorganiser une étendue énorme de té-
guments, et produire ces ulcères vastes et ichoreux
qui ont servi de texte aux effrayantes descriptions
des auteurs?
Par suite de l'abus des spiritueux, les fonctions
Di: l'ivrognerie. 321
génératrices s'affaiblissent chaque jour; la femme
devient sujette aux hémorrliajjies utérines; l'homme
perd la faculté reproductive, ou donne le jour à des
êtres faibles, chétifs, prédisposés à l'aliénation men-
tale, et qui, pour comble de malheur, hériteront
probablement d'un vice dont on ne craindra pas de
leur montrer l'exemple.
■ Les éruptions, les ulcères de quelque nature qu'ils
soient, les plaies faites accidentellement ou par
le chirurgien, se détériorent chez les buveurs,
et présentent une résistance opiniâtre à tous les
moyens curatifs. Chaque jour nous voyons des cica-
trices déjà avancées se rouvrir tout à coup sous Tin-
fluence de l'ivresse, puis marcher de nouveau vers la
guérison lorsque la cause a cessé d'agir. J'ai donné
autrefois des soins à un ancien militaire affecté d'un
ulcère variqueux occupant la malléole interne de
la jambe gauche, qui avait été rebelle à tous les
moyens employés par deux médecins de la capitale :
il ne guérit qu'après que je fus parvenu à détour-
ner le malade de l'ivrognerie , en le menaçant d'une
amputation qu'il rendait volontairement inévitable.
Mais lorsque, par suite d'une vieille habitude, il lui
arrivait de faire le moindre excès de boisson, sa
plaie se rouvrait presque aussitôt, et elle ne se
cicatrisait que quand il rentrait dans les bornes de
la tempérance.
Les viscères abdominaux éprouvent aussi de nom-
breuses altérations. Les différentes sécrétions se font
d'une manière anormale; les propriétés des sucs sé-
crétés dégénèrent; le foie se convertit souvent en
un tissu dur, boursouflé; il perd sa couleur, ses
21
322 l»K. I. IVtiol.NKKIE.
graiiulallons, e( passe à l'état qu'on a appelé grais-
seux. Les intestins de l'ivrogne sont le siège de
plilegmasies ordinairement chroniques, qui devien-
nent quelquefois aiguës; leur propriété assimilalrice
diminue, les ganglions du mésentère s'engorgent,
la prédisposition aux hémorrhoïdes augmente ; les
reins ne peuvent plus suffire à la sécrétion de l'u-
rine, qui devient trouble, sédimenteuse, et se charge
d'une grande quantité d'acide urique qui produit
souvent des calculs des reins et de la vessie, ainsi
que les atroces douleurs de la goutte.
Mais la compagne la plus terrible de l'ivrognerie,
ou plutôt la terminaison ordinaire de ce vice dé-
goûtant, c'est l'apoplexie. Plus d'une fois, on le sait,
des festins ont été suspendus par un événement fu-
neste; plus d'une fois des buveurs ont été terrifiés
de voir un de leurs compagnons, frappé avec la ra-
pidité de la foudre, tomber au milieu d'eux pour
ne plus se relever (1). Si l'on ouvre le cadavre de
ces malheureux, on trouve assez souvent l'estomac
gorgé de liquides et d'aliments qui ont forcé le
sang à refluer vers le cerveau, et ont ainsi déterminé
la rupture des vaisseaux de cet organe.
D'ordinaire , la mort est moins prompte : plu-
sieurs attaques ont vainement annoncé la fin pro-
(1) L'empereur Jovien el Septime-Sévère moururent ivres, à la
suite d'un grand dîner. Audebert , roi d'Angleterre, eut le même
sort; et, de nos jours, le sultan Mahmoud II dut sa fin prématu-
rée à un delirium tremens , produit par l'abus effrayant qu'il faisait
des liqueurs alcooliques. Voir le récit dramatique de la mort de ce
prince dans l'ouvrage intitulé : Deux années de l'hisloire d'Orient
(1839-1840), par MM. de Cardavène et K. Barrault: Paris, 1840,
2 vol. in-8"
\if. l.'iVKtjr.NEhIE. •î'i.'î
chaîne de l'ivrogne, et ce n'est {ruère qu'après avoir
en plusieurs coups de sanjj qu'il succombe. Dans
ce cas, la masse du sang, la proportion de fibrine
qu'il contient, ont été augmentées, ainsi que la force
d'impulsion du cœur, et la mort est, comme dans le
cas d'apoplexie foudroyante, déterminée par la rup-
ture des vaisseaux de l'encéphale.
— Les effets sociaux de cette passion ne sont pas
moins funestes.
Au rapport de M. Stone, qui, pendant plusieurs
années, a dirigé l'hospice de Boston, c'est l'ivrogne-
rie qui a amené dans cet établissement les sept hui-
tièmes des pauvres.
M. Cole, juge de police d'Albany (New-York-,
a attesté que, dans une seule année, 2,500 per-
sonnes ont été traduites devant son tribimal , et
que, sur 100 délits, 96 étaient le résultat de l'in-
tempérance.
D'après Willan, c'est à l'excès des spiritueux con-
sommés à Londres qu'il faut attribuer la moitié des
morts subites qui surviennent à l'âge de vingt à
vingt-cinq ans. Selon le même observateur, la moi-
tié des aliénés, ses compatriotes, seraient également
redevables de leur dégradation morale à l'ivrogne-
rie. En France, ce vice étant beaucoup moins com-
mun qu'en Angleterre, nos relevés statistiques of-
frent un résultat différent. Ainsi, en lisant le Compte
rendu de M. Desportes , sur le service des aliénés
traités à la Salpêtrière et à Bicétre, de 1825 à 1833,
on trouve que, sur 8,272 individus affectés d'alié-
nation mentale, 414 seulement ont été réduits en
cet état par suite d'abus de liqueurs alcooliques.
324 UE l'ivrognerie.
11 résulte du relevé des cas nombreux de médecine
légale que j'ai été appelé à constater, de 1818 à 1838,
dans le quartier de l'Observatoire, que le quart des
morts subites, et le sixième des suicides, ont eu lieu
pendant l'ivresse.
En 1832, j'ai été aussi à même d'observer, comme
tous mes confrères, que le choléra, surtout à son
début, faisait incomparablement plus de victimes
chez les ivrognes que parmi les individus tempé-
rants.
Voici le relevé des morts accidentelles constatées
en France par le ministère public, du 1*"" janvier
1835 au 1*"^ janvier 1842, et celui des individus
dont la fin subite n'a pu être attribuée qu'à l'ivro-
gnerie.
Années Moi u accidentellej. Morts par ivrognerie.
1835 6,192 220
1836 6,529 256
1837 6,263 186
1838 5,892 215
1839 6,632 230
1840 6,805 242
1841 7,290 274
En 7 années... 45,609 1,622
Résumons les funestes effets de cette passion , en
les considérant sous le triple rapport des maladies,
de la religion et des lois.
.1° L'ivrognerie abrège la durée de la vie; elle
augmente le nombre et l'intensité des maladies,
souvent même elle en rend la guérison impossible.
2° Sous le point de vue religieux, on remarque
Dr l'ivrocnehif,. 32ô
qtren portant le désordre dans les or^jancs, l'ivro-
ynerle le porte aussi dans l'àme ; qu'elle pousse
l'homme au libertinage, à la colère, au meurtre, au
suieide; qu'elle multiplie toutes les tentations au
mal, y rend infiniment plus accessible; et qu'enfin,
elle cause la perte d'une multitude d'àmes.
3" Sous les rapports légaux et sociaux, il est dé-
montré, par une longue et triste expérience, que ce
vice augmente prodigieusement le nombre des cri-
mes; qu'il est une des principales sources du pau-
périsme, qui entraîne avec lui un surcroît de charge
pour les Etats. On doit aussi le signaler à l'atten-
tion des gouvernements comme la cause la plus
fréquente de ces terribles accidents que nous voyons
chaque jour arriver à la chasse, dans les voitures
publiques, sur les vaisseaux, à bord des bateaux
à vapeur, sur les chemins de fer, dans les mines, etc.
Enfin, combien de fois les administrations publi-
ques, ou, pour mieux dire, les administrés, n'ont-
ils pas ressenti les funestes conséquences de ce
vice, qui a fait commettre des fautes graves, ir-
réparables , à des hommes chargés de fonctions
importantes? On rapporte à ce sujet qu'un des plus
grands administrateurs que les États-Unis aient pro-
duits , Thomas Jefferson , le troisième président du
gouvernement fédéral , disait quelquefois à ses amis :
« L'habitude des boissons spiritueuses , chez les hom-
mes en place, a fait plus de mal au service public et
m'a causé plus d'embarras qu'aucune autre circon-
stance. Maintenant que je suis éclairé par l'expé-
rience, si je recommençais mon administration, la
première question que je ferais à l'égard de chaque
326 DE l'ivi'.ogner'.e.
candidat aux emplois publics serait celle-ci : Est-il
adonné à l'usage des boissons spiritueiises ? »
Une dernière remarque, une considération grave,
qui doit trouver sa place ici , et qui mérite de fixer
toute l'attention des législateurs, des jurés et des
directeurs spirituels , c'est que si l'ivresse pousse
souvent l'homme au crime sans la participation de
sa volonté , il est une foule de scélérats qui , par un
calcul infernal, se plongent sciemment dans l'ivresse,
pour ne plus entendre le cri de leur conscience, et
se donner l'affreux courage dont ils ont besoin.
M. Poynder, dans les renseignements qu'il a four-
nis au parlement d'Angleterre, déclare que beau-
coup de criminels lui ont assuré qu'avant de se porter
à des crimes d'une certaine atrocité, il leur fallait,
de toute nécessité , avoir recours aux boissons spiri-
tueuses , et qu'ils se gardaient bien d'oublier cette
précaution.
De r li'resse considérée dans ses applications mé-
dico-légales. — Si l'intention du législateur français
eût été d'élever l'ivresse au rang des excuses , il l'eût
bien certainement mentionnée ; et il ne l'a fait
nulle part. D'un autre côté , l'article 64 du Code
pénal dit formellement que « il n'y a ni crime ni
délit lorsque le prévenu était en état de démence au
temps de l'action.» Or, il n'est aucun médecin lé-
giste qui puisse hésiter à ranger l'ivresse complète
parmi les lésions de l'entendement. En effet, « comme
la démence, dit Marc, elle est une affection du cer-
veau, passagère, il est vrai; comme la démence
elle modifie pathologiquement les conditions nor-
males de l'intelligence, qu'elle exalte d'abord, puis
nr l'ivBOf.NP.RiK. 327
qu elle obsciircil , et quelle trouble ensuite complè-
tement.
u Résulte-t-il de là que, dans ses Investigations sur
l'aliénation mentale transitoire produite par l'Ivresse,
le médecin doive être en désaccord avec la loi ? Loin
de moi cette pensée; le législateur ne pouvait agir
autrement qu'il ne l'a fait. Nous l'avons vu plus haut,
l'ivresse ne pouvait être explicitement considérée par
lui comme cause d'atténuation , et encore moins d'ex-
cuse; c'était moins l'effet que la cause qu'il avait à
prévenir, et l'ivresse considérée en elle-même ne de-
vait pas exclure l'imputabilité , puisque le pouvoir
ou l'imprudence de s'enivrer ne l'exclut pas.
«Toutefois, le médecin chargé de statuer indirec-
tement sur la moralité et la valeur des actions in-
criminées ou entachées de nullité, en tant que les
causes de ces actions peuvent se rattacher à l'état
physique de l'agent ; le médecin , dis-je, chargé d'en-
visager, non collectivement , ainsi que le législateur,
mais individuellement, ainsi que l'avocat, le juré,
et même, sous un certain point de vue, le magis-
trat, les circonstances que présente l'espèce, devra
donc, dans ses recherches, faire abstraction de la
loi écrite, et puiser uniquement les motifs de ses
conclusions excusantes , atténuantes ou non , dans
les circonstances qui auront précédé , accompagné
ou suivi l'ivresse.
a Ainsi l'ivresse ne pourra pas exclure la responsa-
bilité , toutes les fois que, pendant son existence,
l'esprit aura conservé la direction qui lui aura été
donnée vers un crime prémédité. Encore , cette
maxime ne peut-elle, selon moi, s'appliquer qu'au
fr^y-
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K-
DE l'ivrognerie. 320
(jestlon malveillante d'alcool dans ses boissons, no
saurait, en matière criminelle, être responsable des
actes qu'il a pu commettre pendant l'ivresse.
Traitement.
Traitement de l'ivresse. — L'ivresse est-elle légère ,
on fera prendre quelques tasses de thé ou de café ,
du sirop d'orgeat étendu d'eau , ou mieux encore dix
à douze gouttes d'ammoniaque dans un demi-verre
d'eau. S'il y a des nausées accompagnées de vertiges,
on facilitera le vomissement en administrant de l'eau
tiède , quelques grains d'ipécacuanha , ou encore en
titillant la luette avec une longue plume dont on
aura trempé les barbes dans de l'huile. On combattra
ensuite la soif avec de la limonade, ou toute autre
boisson acidulée, que l'on pourra rendre légèrement
laxative en y ajoutant un peu de crème de tartre.
Existe-t-il brisement des membres, et forte con-
gestion de l'encéphale, on pratiquera une ou deux
saignées, suivant l'exigence ; on appliquera des sang-
sues derrière les oreilles , aux tempes , à l'anus de
préférence, s'il y a habituellement fluxion hémor-
rhoïdaire. Dans les cas d'apoplexie, on promènera
en outre des sinapismes à la partie interne des
cuisses, on appliquera des vésicatoires, etc. En même
temps, on tiendra la tête du malade élevée; on le
placera dans un air pur et frais, en ayant toujours
soin de débarrasser le cou de tout ce qui pourrait y
gêner la circulation.
Dans l'ivresse furieuse et convulsive, après s'être
rendu maître de l'individu, que l'on fera tenir au lit
330 l'K l'|VI\()GNF.K1L".
par des hommes calmes et vigoureux, on lui assu-
jettira le tronc et les cuisses avec des draps passés
en travers, et dont on fixera les bouts au milieu du
lit; on lui liera les pieds, en se bornant à contenir
les mains, et l'on s'efforcera de provoquer le vomis-
sement, en le faisant boire à l'aide d'un vase qu'il
ne puisse pas briser entre les dents. Mais on devra ,
dans cette sorte d'ivresse, s'abstenir d'administrer
l'émétique, qui pourrait avoir de funestes résultats;
on ne fera même usage de l'ipécacuanha que si
l'eau tiède, les corps gras et l'oxyrael scillitique,
avaient été donnés sans succès.
Dans l'ivresse causée par les opiacés , on aura re-
cours à la saignée , aux boissons acidulées , aux
éthers. On pratiquera des frictions sur diverses ré-
gions du corps, avec des brosses ou des linges rudes;
on prescrira des lavements irritants; enfin, on em-
ploiera tous les moyens conseillés dans l'empoison-
nement par les substances narcotiques.
Traitement de l ivrognerie ; moyens préventifs em-
ployés par quelques législateurs. — Chez les Juifs ,
qui étaient naturellement sobres, la loi est muette
sur tout ce qui a rapport à l'ivrognerie ; de nos jours
encore , ce peuple conserve une telle aversion pour
ce vice , qu'on voit chez lui fort peu d'individus s'y
abandonner.
Dracon, chez les Athéniens, punissait l'ivresse de
mort; Lycurgue , à Sparte , faisait , à ce que l'on as-
sure, enivrer des esclaves, pour inspirer à la jeu-
nesse le dégoût du vin. Mais, voyant l'inutilité de
son remède, il ordonna d'arracher toutes les vignes;
sur quoi Plularque remaïque que « ce législateur eût
Uï. I.IVROGNERIE. 331
mieux fait de laisser ci-oître les vignes, mais d'en
approcher les Aymphes, c'est-à-dire d'ordonner le
mélange de l'eau avec le vin, et qu'ainsi il aurait
contenu la fougue de Bacchus à l'aide d'une divinité .
plus sage. »
Flttacus, roi de iVlitylène, avait rendu une loi qui
infligeait une peine double à celui qui avait commis
un crime pendant l'ivresse : la première était pour
son crime; la seconde, pour s'être mis, par intem-
pérance, dans le cas de le commettre.
Zaleucus , roi et législateur des Locriens , ne per-
mettait l'usage du vin qu'aux infirmes, sur l'ordon-
nance des médecins, et il le défendait à tous ses
autres sujets, sous peine de mort.
Pythagore , comme on le sait, interdisait aussi
l'usage du vin à ses disciples, assurant que cette
boisson était l'ennemie de la sagesse, et amenait une
disposition prochaine à la folie.
Une ancienne loi romaine prescrivait à tout ci-
toyen de bonne famille de ne boire de vin qu'à trente
ans, et encore avec modération. ( Plin., xiv, 13 et
14.) La même loi interdisait entièrement aux femmes
l'usage de cette liqueur. Equatius Metellus tua sa
femme pour l'avoir surprise buvant du vin au ton-
neau , et il fut absous. Fabius Pictor fait aussi men-
tion d'une dame de qualité que ses parents firent
mourir de faim, parce qu'elle avait forcé le coffre
dans lequel étaient les clefs de la cave. Mais, dans la
suite, on se borna à priver de leur dot les femmes
qui enfreignaient la loi, et, plus tard, on leur per-
mit l'usage du vin fait avec des raisins secs. Enfin ,
vers la décadence de la république, l'abus de cette
332 DU 1,'|VP.0CNER1F..
liqueur devint fort commun, et même, s'il faut
croire ce que dit Horace :
Narratur et prisci Catonis
Sœpe mero caluisse virlus :
La vertu du vieux Caton,
Chez les Romains tant prônée.
Était parfois, nous dit-on,
De falerne enluminée.
Chez les Arabes , qui ont perfectionné l'art de
distiller, l'ivrognerie était tellement répandue que
Mahomet crut devoir proscrire entièrement le vin.
Par malheur, l'usage de l'opium , chez les Turcs, et
Je bouang ou pust , que l'on prépare en Perse, ont
bien aussi leurs funestes résultats , et , en définitive ,
les Mahométans n'ont pas beaucoup gagné à cette
défense.
L'Espagne et le Portugal ont eu peu besoin de
ces lois répressives dont sont remplis les codes du
Nord.
Quant à la France , ses rois furent souvent dans
la nécessité de mettre des entraves à son excessive
consommation de vin, soit par des impôts propor-
tionnés qui devaient en même temps servir à alléger
les charges de l'État , soit par des voies de rigueur
qui sont toujours tombées en désuétude. François l"^"^
publia, en 1-536, un édit très-sévère contre les ivro-
gnes : les coupables étaient, la première fois, con-
damnés à la prison, au pain et à l'eau; la deuxième,
ils étaient fouettés; la troisième, ils recevaient ce châ-
timent en public, et, en cas de récidive, ils étaient
bannis , après avoir subi l'amputation des oreilles.
Charles IX fit arracher les vignes. Louis XIV eut
DE l/lVROCNERir. 333
aussi recours à des voies rigoureuses pour réprimer
les excès de boisson auxquels se livraient les sei-
j^neurs de sa cour.
L'ivrognerie tient une telle place dans les habi-
tudes anglaises; elle y est la source de tant de dés-
ordres, que la loi ne pouvait manquer d'en faire un
délit, qui est puni de 40 shellings d'amende ou de
quelques jours de prison , au choix du magistrat.
En France, le Code pénal ne mentionne même plus
l'ivrognerie, qui, d'un autj-e côté, a le privilège
d'être presque toujours considérée comme une cir-
constance atténuante. Ce vice cependant nous paraît
produire assez de ravages pour devoir attirer l'at-
tention du gouvernement, et le déterminera pren-
dre des mesures de police générale (1), et surtout de
(I) A Rome, tout individu rencontré ivre sur la voie publique
est immédiatement mis en prison. C'est une mesure tort sage ,
qui diminue le nombre des ivrognes en même temps qu'elle pour-
voit au maintien de l'ordre et à la sûreté des citoyens. — En
Angleterre, la police n'arrête pas dans les rues tous les individus
qui donnent des signes d'ivresse; elle se borne à mettre sous les
verroux ceux qui commettent quelque désordre ou qui paraissent
tout à fait privés de l'usage de leur raison. A Londres et à Mid-
dlessex, non compris la Cité, 12,388 ivrognes, dont 4,350 femmes,
ont été arrêtés pendant la seule année 1842. Cette même année,
5,876 ivrognes ont été mis en prison à Liverpool. « Ces mesures
pénales, dit un savant statisticien, conçues dans un but moral,
ont porté toutefois de déplorables fruits. Dans une contrée aristo-
cratique comme l'Angleterre , quand la loi ne fait pas acception
de personnes, ce sont les magistrats qui introduisent les distinc-
tions. Il arrive presque toujours, si l'homme que la police a trouvé
ivre a de la fortune, qu'il en est quitte pour payer une faible
amende; mais s'il est pauvre, il expie sa faute par la prison. Là, un
ouvrier qui n'a que ce moment d'oubli à se reprocher se trouve le
plus souvent confondu avec des malfaiteurs, et ce déplorable con-
;i:^)4 Dr. l.'lVROGNFP.IE.
police hygiénique. Ces dernières mesures devraient
principalement porter sur l'altération et la sophisti-
cation des vins, dont la classe ouvrière est plus par-
ticulièrement victime.
Moyens curât ifs. — Ces moyens peuvent se réduire
à deux systèmes tout à fait opposés : l'un interdisant
subitement l'usage des boissons spiritueuses, l'autre
ne procédant à leur suppression que d'une manière
lente et graduée. La première manière de faire, ap-
pliquée en 1826 parla Société de tempérance améri-
caine, sur un grand nombre d'individus, aurait eu,
d'après le rapport de M. Baird, des résultats fort
avantageux (1). Toutefois, dans beaucoup de cas,
tact devient pour lui ou un supplice qu'il n'avait pas mérité, ou une
cause de dépravation. »
(t) Si l'influence exercée aux États-Unis et en Angleterre par les
sociétés de tempérance est aussi grande que l'annonce M. Baird ,
on ne tardera pas à constater dans ces deux pays une diminution
sensible du paupérisme , des maladies et des crimes , dus en grande
partie à l'abus des liqueurs alcooliques.
Depuis longtemps, Tivrognerie des Irlandais passait pour incu-
rable : c'était une maxime reçue qu'il faudrait que l'Irlandais chan-
geât de nature pour renoncer au whiskey. « Deux Irlandai.s, disait-
on , ne pouvaient pas se rencontrer sans s'enivrer d'abord et sans
se battre ensuite. Pour un verre de whiskey, un Irlandais se char-
geait de commettre un meurtre, et il remplissait sans hésiter cet
abominable engagement. » Depuis quatre ans que le père Mathieu
a commencé à parcourir l'Irlande en missionnaire, ce déplorable
étal de choses est notablement changé. 11 est, en effet, constaté
qu'en Irlande le débit du whiskey et le nombre des crimes ont di-
minué dans une grande proportion. En 1840, ce pays avait con-
sommé 8,311,634 gallons de whiskey; en 1841, la consommation
s'est réduite de 2,400,000 gallons, et cette réduction s'est encore
accrue en 1842. Quant au budget du crime, il suffit de dire que le
nombre des meurtres a, d'une année à l'autre, diminué de moitié.
Enfin, c'est le père ÎMathieu qui l'a dit devant un auditoire anglais :
DE I,"lVl'.OCNEBlF.. 33')
ce système n est pas praticable; car la suppression
brusque d'une atfection chronique et l'ivrognerie
en est une) peut déterminer d'autres maladies ex-
cessivement graves. Une distinction pratique paraît
ici nécessaire. Si, par suite d'affections morales ou
de quelque dérangement physique, le goût des bois-
sons enivrantes ne faisait que de se manifester, on
devrait mettre tout çn œuvre pour en retrancher
entièrement l'usage ; l'habitude n'étant pas encore
enracinée, une suppression brusque n'offrirait alors
aucun danger ; mais si la passion est ancienne , si
elle est devenue une seconde nature , nous prendrons
en considération qu'elle s'est développée graduelle-
ment, qu'elle a dû passer par plusieurs périodes,
et nous suivrons une marche qui n'occasionnera
aucune secousse dangereuse à l'organisme. Par-
tant donc de ce point de vue , nous diminuerons
faiblement chaque jour la quantité de vin ou d'al-
cool ; ensuite, à des intervalles assez rapprochés,
nous substituerons à ces liqueurs spiritueuses d'au-
tres boissons qui le sont moins. Enfin , lorsque la
maladie décline , pour tromper l'œil et le goût ,
nous ferons prendre pour boisson ordinaire une
décoction de queues de cerises fortement colorée ,
et aiguisée avec de l'eau de Seltz : cette pratique
a réussi plusieurs fois. JNous conseillerons aux per-
sonnes aisées, dont la vie est sédentaire, l'exercice,
l'équitation , les voyages , les distractions de bon
«l'Irlande, ce pays pauvre, ne présente plus au même degré que
Londres, cette capitale de la richesse, l'aspect d'un peuple en hail-
lons. "Jusqu'ici, il faut l'avouer, le vénérable apôlre de la tempé-
rance n"a pas opéré en Angleterre les mêmes prodiges qu'en Irlande.
330 1>E 1,'lvr.OGNEP.IE.
fjoùl. Chez quelques autres , nous tâcherons de dé-
velopper, dans certaines limites, quelque besoin an-
tagoniste ; à tous , nous recommanderons , de la
manière la plus expresse, de fuir la société des
buveurs; car on a souvent vu la résolution la plus
ferme échouer par la funeste contagion de l'exemple.
Pour rendre ces moyens plus efficaces, nous agirons
en même temps sur le moral : nous effrayerons les
uns par le tableau des crimes , de la misère et des
infirmités que ce vice amène à sa suite ; aux autres,
nous dépeindrons le dégoût et le mépris qu'il in-
spire. Enfin , à un père ou à une mère qui a encore
quelque affection pour sa famille, nous répéterons
souvent qu'il n'est pas rare de voir tomber dans l'a-
liénation mentale les enfants nés de parents adonnés
à l'ivrognerie.
Quant au régime alimentaire, il devra consister
en viandes légères et peu épicées , en fécules , et en
légumes herbacés.
On a aussi employé avec avantage d'innocents ar-
tifices pour guérir de l'ivrognerie, en provoquant
le dégoût des liqueurs. C'est ainsi que M. Fournie!-
en a tout à fait débarrassé deux femmes , en faisant
mettre à leur insu du tartre stibié dans tous les
spiritueux dont elles abusaient chaque jour. Dé-
goûtées par les vomissements continuels que leur
occasionnaient de tels breuvages , ces malheureuses
ne tardèrent pas à renoncer à un plaisir devenu
pour elles un véritable supplice.
DR l.'lVROGNElUi:. 337
Observations.
I. Ivroffnerie héréditaire observée chez deux enfants après
la mort de leur jière.
Le nommé L., habitant une petite ville du dépar-
tement de la JMeuse , était resté sobre jusqu'à l'âge
de quarante-cinq ans, époque à laquelle il éprouva
des pertes d'argent assez considérables. Il avait alors
quatre enfants, avec lesquels il se plaisait à passer
la plus grande partie de ses soirées. A dater du
moment où la fortune lui fut contraire, la société
de sa femme et de ses enfants lui devint insuppor-
table ; son caractère , jusqu'alors aimable et enjoué,
parut sombre, taciturne, et bientôt on le vit se li-
vrer avec fureur à la passion des liqueurs fortes.
D'adroits fripons profitèrent de ses moments d'i-
vresse pour lui faire souscrire des marchés oné-
reux qui délabrèrent de plus en plus ses affaires.
En vain on lui représenta la perte prochaine du peu
qui lui restait , et la misère dans laquelle il allait
plonger sa famille : aigri par ses nouvelles pertes,
L. continua de boire, et finit par devenir un ivrogne
achevé.
La troisième et la cinquième année qu'il s'était
adonné aux boissons spiritueuses, il eut deux autres
enfants du sexe masculin. Cette nouvelle charge
n'arrêta pas son funeste penchant , et , à l'âge de
cinquante-quatre ans, il était arrivé au point de
boire chaque jour une bouteille d'eau-de-vie, outre
plusieurs bouteilles de vin. Mais enfin , ce corps
de fer se brisa; L. tomba dans une espèce d'hébé-
tude, de démence, et un jour on le trouva mort
3.'Î8 DE 1,'lVfiOf.NERIE.
d'apoplexie dans une cabane de son jardin. L'au-
topsie ne fut pas faite.
Les enfants de L. furent élevés par un oncle ,
devenu leur tuteur à la mort de son frère. On fut
tout élonné, lorsqu'ils parvinrent à l'âge de raison,
de trouver en eux des goûts tout à fait différents.
IjCS trois filles et le garçon que L. avait eus avant
de se livrer à l'ivrognerie étaient très-sobres ; les
deux autres garçons, au contraire, l'un à l'âge de
neuf ans, l'autre à sept ans, montraient un goût
prononcé pour le vin. Le frère de L., que la pas-
sion de ce dernier avait profondément affligé, em-
ploya les précautions les plus sévères pour empê-
cher ce fatal penchant de se développer : il leur
interdit l'usage du vin, même à leurs repas; il leur
défendit d'en accepter, quelque part qu'ils se trou-
vassent , et , lorsqu'il venait à apprendre qu'ils en
avaient bu , il les fustigeait de manière qu'ils con-
servassent longtemps le souvenir de leur désobéis-
sance. A l'aide de ces moyens, il parvint à arrêter
quelque temps leur prédisposition héréditaire; mais
à peine furent-ils en apprentissage, que toutes les
précautions échouèrent : à l'âge de seize et de dix-
huit ans, ils fréquentaient ensemble les tavernes,
et plus d'une fois ils y passèrent la nuit sous les
tables.
En 1828 , l'aîné se maria à une femme robuste et
bien constituée, de laquelle il eut plusieurs enfants.
Les premières années de son mariage, on remarqua
en lui une moins grande tendance à boire. 11 exer-
çait alors l'état de jardinier; mais il lui vint en 1830
la pensée de tenir un cabaret. A partir de ce mo-
1)1- l.'iVBOGNEl'.IK. 339
ment , sa passion pour le vin reparul avec son in-
tensité première, et bientôt on disait qu'il consom-
mait à liil seul plus que toutes ses pratiques réunies.
Sa femme, sur ces entrefaites, ayant hérité d'une
somme de dix mille francs, le contraignit à repren-
dre le jardinage; mais celte sage mesure fut ineffi-
cace. L. n'allait guère à ses travaux sans engloutir
un demi-litre d'eau-de-vie et deux ou trois bouteilles
de vin. Aussi, en 1832, il fut pris d'un tremblement
général et d'une constriction spasmodique des mus-
cles qui dura pendant trois jours. A dater de cette
époque, ses lèvres et ses mains restèrent constam-
ment tremblotantes, et il eut plusieurs atteintes
d'hémiplégie. En 1835, un jour qu'il descendait à
la cave, il fut saisi de vertiges, et tomba à la ren-
verse ; on le saigna , et il recouvra la santé. Enfin ,
le 21 août 1837, il fut pris d'une hémorrhagie na-
sale qui dura presque sans interruption pendant
sept heures. En entrant dans la chambre où il gi-
sait, le médecin qu'on appela fut suffoqué par une
odeur d'alcool, d'urine et de sang ; elle était tellement
forte que le prêtre, qui ne vint qu'après qu'on eut
ouvert la fenêtre, faillit aussi tomber en syncope. Le
lit était imprégné d'urine ayant une odeur fortement
alcoolique. On trouva dans une pièce voisine une
cruche d'eau-de-vie pouvant contenir environ un
litre , mais à peu près vide ; le malheureux venait
encore de boire. L'hémorrhagie l'avait affaibli au
point qu'il n'avait plus la force de se retourner dans
son lit. La face était pâle , la peau froide , le pouls à
peine sensible. Le médecin pratiqua tout de suite
le tamponnement des fosses nasales, et conseilla de
340 I>E l.'iVHOGNERIE.
le transporter à l'iiôpital. A son entrée, on lui pres-
crivit des sinaplsmes aux jannbes et des fomenta-
tions émollientes sur le ventre. La percussion de la
poitrine donnait de la nnatité à droite; en arrière et
à la partie moyenne, l'auscultation faisait percevoir
du râle crépitant. Le second jour, le tronc et les
membres se couvrirent de larges ecchymoses viola-
cées, laissant entre elles six à huit pouces d'inter-
valle. Le troisième jour, le malade fut pris de délire,
de soubresauts dans les tendons. La figure était hi-
deuse à voir; les muscles se contractaient spasmo-
diquement. Vers le soir, il éprouva un accès de fré-
nésie pendant lequel il déchira avec les dents les
rideaux de son lit , et se meurtrit les mains ainsi
que la tête ; on lui mit alors la camisole de force.
Le quatrième et le cinquième jour se passèrent de
même. Le sixième, il tomba dans un état de pi-o-
stration et d'adynamie complètes. Les yeux étaient
constamment à demi fermés et larmoyants , le
gauche plus fermé que le droit. Le membre su-
périeur gauche perdit sa sensibilité, les urines et
les selles devinrent involontaires , la respiration
quelque peu stertoreuse; enfin, le quinzième jour il
mourut (1).
(1) Ouverture cadavérique. — En découvrant le corps quelques
heures après la mort , on reconnaît une odeur d'alcool très-pronon-
cée. Les ecchymoses persistent.
Ctdne. — Le ventricule gauche du cerveau est pointillé de rou{;e :
il contient une assez grande quantité de sérosité sanguinolente.
Les méninges et le rachis ne présentent rien de remarquable.
Thorax. — Le poumon droit est hépatisé au premier degré in-
férieurement ; un peu au-dessus, il est au degré d'hépatisation
grise, mais dans une petite étendue. Les deux poumons offrent de
Di: l,'lVliOC.NF.(UK. 3-H
Le plus jeune des fils de L., à i'â^je de vln^t et
un ans, se fit remplaçant dans l'armée, moyen-
nant 1,700 franes , et, au bout de quelques mois,
il avait dissipé la totalité de cette somme dans les
tavernes. Cité au ré{]^iment comme un intrépide
buveur, il lui arriva maintes fois de parier qu'il
avalerait un litre d'eau-de-vie sans désemparer, et il
ne perdit jamais à ce jeu. Il apprit alors à faire des
armes, passa bientôt maître, et se mit à rançonner
les conscrits. Plus d'un coup de fleuret, plus d'une
saignée, comme il le disait , furent la suite de ses
excès, et malgré cela, sa dégoûtante crapule ne fit
que s'accroître. Son temps fini, il revint, en 1832,
dans ses foyers , où l'ivrognerie lui fit contracter
des dettes, qu'il solda en se vendant de nouveau.
Deux ans après , dans un moment d'ivresse , il re-
çut au bras gauche un coup de sabre qui le fit ré-
former. Depuis lors, il végète dans les cabarets,
où il boit en une heure ce qu'il a gagné dans deux
journées. II mange à peine; sa face est d'un rouge
larj^res plaques inélaniques envoyant de nombreuses ramifications
dans le parenchyme , divisé en lobules Irès-inégaux. Les ganj^lions
bronchiques ont la même teinte à un degré très-prononcé. Le cœur
ne présente rien d'anormal, si ce n'est un caillot fibrineux très-
adhérent à l'endocarde, et distendant le ventricule droit.
abdomen. — La muqueuse stomacale est d'un rouge noirâtre ,
velouté; elle s'enlève au moindre frottement. A l'orifice pylorique
elle laisse voir une injection assez viA'e ; les vaisseaux , distendus ,
sont rouges et la soulèvent. Les intestins offrent des traces d'en-
térite aiguë dans quelques points , d'entérite chronique dans
d'autres.
Les appareils biliaire et génito-urinaire ne présentent aucune
lésion appréciable.
342 r>F. i.'ivuocNF.Kir.
f'uivreux; ses yeux semblent sortir de leur orbite;
son nez est couvert d'éruptions; il est sujet à des
attaques d'apoplexie qui Forcent à le saigner tous
les quinze jours, et il annonce lui-même sa fin pro-
chaine.
II. Ivresst' convulsive terminée par la mort.
( Médecine légale. ">
En 1810, un militaire adonné à l'ivrognerie fut
chargé de conduire trois conscrits à Saint-Ger-
main-en-Laye , et logea avec eux dans une chambre
située au deuxième étage. La rampe qui régnait le
long de l'escalier était composée de barreaux très-
écartés. Deux des jeunes gens, rentrés de bonne
heure, s'étaient couchés ensemble et dormaient pai-
siblement , lorsque leur conducteur , tout à fait
ivre, et pouvant à peine se soutenir, vint les réveil-
ler, et voulut les forcer de lui céder le lit qu'ils
occupaient. Impatientés, ils se levèrent, et le pous-
sèrent hors de la chambre , qu'ils refermèrent en
dedans. L'ivrogne fit d'abord beaucoup de tapage
sur le carré, puis, plongé dans ime espèce de
stupeur, il resta couché sur l'escalier. Le troisième
conscrit, en rentrant, trouva cet homme sous ses
pieds; il frappa à la porte de ses camarades, qui
ne la lui ouvrirent qu'à la condition qu'il ne laisse-
lait pas entrer leur conducteur Plusieurs fois, pen-
dant la nuit, ils l'entendirent s'agiter violemment;
mais comme il leur inspirait moins de pitié que
d'horreur, par suite des mauvais traitements dont
il les avait accablés depuis qu'ils étaient confiés à
OE l.'lVROCNEI\IF.. 313
sa jjarde , ils eurent Timprudence et le iDanque de
charité de ne pas le secourir, l^e lendemain matin ,
on trouva ce malheureux au premier étajje. privé
de vie , et couvert de plaies.
Soupçonnés d'être les auteurs de la mort de ce
militaire, les trois jeunes gens furent incarcérés,
et on fit procéder à la visite du cadavre par deux
chirurgiens qui , après un examen superficiel , attri-
buèrent la mort à une violence étrangère, à des
coups qui auraient été portés.
Un praticien distingué de Versailles , à qui nous
devons cette observation , le docteur Voisin , con-
sulté par les magistrats, trouva le procès-verbal
incomplet, et demanda que le cadavre, qui n'était
enterré que depuis quelques jours, fût examiné de
nouveau. En conséquence , l'exhumation fut ordon-
née , et M. Voisin , en présence des raiagistrats et des
chirurgiens qui avaient fait le premier procès-ver-
bal, constata :
1° Que les blessures n'étaient pas essentiellement
mortelles; que les veines de la dure-mère et celles
qui rampent dans le tissu de la pie-mère étaient
considérablement gorgées de sang, ainsi que le
plexus choroïde; que les ventricules du cerveau
contenaient une assez grande quantité de sérosité.
2' Que les lobes inférieurs du poumon étaient
gorgés d'un sang fluide ; que l'estomac , qui n'avait
pas été ouvert à la première inspection, était très-
distendu par des gaz , et contenait environ une livre
d'une liqueur mêlée de flocons noirâtres, et répan-
dant encore l'odecu' de l'eau -de-vie. Les orifices
cardiaque et pylorlque étaient phlogosés , et la
344 DE l'ivrognerie.
membrane muqueuse parsemée de taches rougeâ-
tres dans toute son étendue.
D'après l'examen de tous ces faits , M. le docteur
Voisin , éclairé par le mémoire de M. Percy sur l'i-
vresse convulsive , donna les conclusions suivantes :
« L'homme que nous avons visité a été dans un
état d'ivresse simple qui est devenue convulsive ,
et il a pu se précipiter du second au premier étage
dans le moment où , en proie aux mouvements con-
vulsifs, il se débattait et se roulait sur le carré :
les lésions externes peuvent être le résultat de la
chute, et la mort paraît plutôt due à l'effet de la
douleur causée par l'inflammation de l'estomac,
et à l'état apoplectique du cerveau , qu'aux bles-
sures qu'a présentées le cadavre. »
Les trois jeunes gens furent arrachées à la mort
par le rapport de cet habile praticien.
III. Ivrognerie terminée chez une femme sexagénaire par une
combustion spontanée. (Médecine légale.)
On entend par combustion spontanée celle qui a
lieu d'elle-même, c'est-à-dire à une température peu
élevée, et sans l'aide d'un corps en ignition. Ce
phénomène , que l'on a nié longtemps , par la seule
raison qu'on ne le comprenait pas, est générale-
ment admis aujourd'hui , grâce aux progrès des
sciences physiques. Quant aux personnes qui con-
serveraient encore quelques doutes sur son existence,
elles les dissiperont certainement en lisant l'inté-
ressante monographie de M. Lair, intitulée : Essai
sur les Combustions humaines produites par un long
DE l'ivrognerie. 24'*
abus fies liqueurs spiritiiemes , ainsi que les savantes
rcclierclies de M. Kopp sur ce sujet, considéré sous
les rapports médico-légal et pathologique.
Une pratique de plus de vingt-cinq ans ne m'a
fourni qu'une seule fois l'occasion d'observer ce
phénomène, d'ailleurs assez rare chez le vivant (P,
et qui se produit ordinairement pendant l'hiver,
parce que l'air froid , mauvais conducteur de l'é-
lectricité, favorise l'état idio-électrique du corps.
Au milieu de l'hiver de 1828, le commissaire de
police de mon quartier m'invita à me rendre avec
lui chez une femme d'environ soixante-cinq ans ,
que l'on n'avait pas vue sortir de chez elle depuis
plusieurs jours. Introduits dans la seule pièce qu'elle
occupait , nous fûmes d'abord suffoqués par une
odeur fortement empyreumatique; les carreaux de
la fenêtre avaient tous une couleur plus ou moins
roussâtre, et étaient recouverts, ainsi que les murs,
d'une eau grasse, ce qui interceptait notablement
la clarté du jour. Déjà M. le commissaire se diri-
geait vers le lit , dont les rideaux étaient fermés ,
lorsque je lui montrai une masse informe de ma-
tière carbonisée , ayant à peu près la dimension
d'im pain long de quatre livres : c'était le cadavre
de la femme qu'il cherchait. La poitrine et l'abdo-
men avaient disparu, et les extrémités, complète-
ment carbonisées, étaient rapprochées de la tête,
qui offrait encore quelques vestiges de sa forme ,
(1) Pendant l'année 183C, le ministère public a pu constater en
France 5 combustions spontanées sur les 255 morts subites dues ;i
l'ivrognerie.
34(j DE l.'iVr.OCNFniE
mais (jiii se réduisit en morceaux dès qu'on y >ou
clia. Chose singulière ! le bonnet de mousseline dont
elle était coiffée n'avait été brûlé que dans une cer-
taine direction, le reste en était assez bien conservé;
tous les meubles paraissaient intacts.
Au milieu de la chambre était une table de bois
blanc, sur laquelle nous trouvâmes une petite cru-
che à demi remplie d'eau-de-vie, dont cette malheu-
reuse femme se gorgeait nuit et jour. Les personnes
qui la fréquentaient déclarèrent qu'elle consommait
journellement un litre de cette liqueur, non compris
deux bouteilles de vin; du reste, elle se vantait elle-
même de n'avoir pas bu une goutte d'eau depuis
plusieurs années.
Je n'aperçus autour d'elle aucun corps combus-
tible capable d'avoir communiqué le feu à ses vê-
tements : la cheminée, malgré le froid, était her-
métiquement fermée ; la chaufferette de tôle était
vide, et reléguée à une place qui dénotait qu'elle n'en
avait pas fait un usage récent. Je ne pouvais pas non
plus soupçonner que la combustion eut été produite
par la flamme d'une chandelle , l'accident ayant eu
lieu pendant le milieu du jour, ainsi que l'attestaient
des cris étouffés entendus par deux voisines , cris
auxquels elles portèrent peu d'attention, parce que
cette ivrognesse avait habitué les personnes de la
maison à ses bachiques sabbats.
Je caractérisai donc le genre de mort de cette
femme, de mort accidentelle , déterminée par une
combustion spontanée, suite d'un long abus des li-
(jueurs alcooliques.
DR l.'lVKOCNlKlK. 347
IV. Ivrognerie coinpléteinenl guérie par l'empire de \n volonté.
Quoique l'ivrognerie soit Tune des passions les
plus difficiles à déraciner, il ne faut souvent qu'un
mouvement généreux, inspiré par quelque circon-
stance fortuite, pour en déterminer la guérison. Ce
fut ainsi que le général Cambronne, qui, dans sa
jeunesse, se livrait à cette passion funeste, parvint
à la surmonter par un sentiment d'honneur, et par
la seule puissance de sa volonté.
Il servait, en 1793, dans un régiment en garni-
son à Nantes, lorsqu'un jour, s'étant enivré, et s'a-
bandonnant à la violence naturelle de son carac-
tère, il s'oublia jusqu'à frapper publiquement un
de ses supérieurs, le menaçant en outre de recom-
mencer à la première occasion. Les lois militaires
sont précises en pareil cas : il fut traduit devant
un conseil de guerre, et son arrêt de mort, pro-
noncé.
Cependant le colonel, qui, dès cette époque, avait
deviné que , sous une enveloppe un peu rude ,
Cambronne cachait de grandes qualités militaires ,
trouva moyen de faire suspendre l'exécution du ju-
gement, et obtint d'un représentant du peuple, en
mission à Nantes, la promesse formelle de la grâce
du coupable, à la condition qu'il s'engagerait à ne
plus s'enivrer.
L'ayant alors fait amener devant lui , il lui dit que ,
s'il promettait d'être plus sobre à l'avenir, on pour-
rait peut-être faire commuer sa peine.
« Je ne le mérite pas , mon colonel , répondit Cam-
348 DE l'ivrognerie.
bronne; ce que j'ai fait est abominable : on m'a
condamné à mort, il n'y a rien de plus juste ; et il
faut que je meure.
« — Je te répète que tu ne mourras pas, que tu
auras ta grâce , si tu me jures de ne plus te griser.
« — Comment voulez-vous que je vous jure cela,
si je continue à boire du vin? J'aime mieux me
brouiller tout à fait avec lui.
« — Te sens-tu capable d'une telle résolution ?
« — Oui, puisque vous êtes capable d'une si gé-
néreuse bonté. »
La chose étant ainsi convenue, Cambronne obtint
sa grâce pleine et entière.
L'année suivante , le digne colonel quitta le ser-
vice, et oublia le serment que lui avait fait Cam-
bronne, qu'il ne revit que vingt-deux ans après , au
mois d'avril 1815. A cette époque, l'intrépide géné-
ral venait , comme on sait , d'accompagner ISapo-
léon depuis Cannes jusqu'à Paris. Invité à dîner par
son ancien colonel , qui avait appris son arrivée par
les journaux, il se rend avec empressement à cette
invitation. Après le potage, son hôte lui offre un
verre de vin de Bordeaux qui avait vingt ans de
bouteille.
«Ah! mon commandant, s'écrie le général, qui
continuait à donner ce nom par amitié à son ancien
chef, ce n'est pas bien ce que vous faites là...
c( — Comment , ce n'est pas bien ! si j'en avais de
meilleur, je vous l'offrirais.
^^ — Du vin ! à moi ! Vous ne vous rappelez donc
pas ce que je vous ai promis ?
« — Non , en vérité. »
DE l.'lVROGNEf.lE. 340
Cambronne alors rappela à son libérateur l'en-
jyagement qu'il avait pris à Nantes, en 1793. «De-
puis ce jour, ajouta- t-il . je n'ai pas bu une j»outte de
vin ; c'était bien la moindre chose que je pusse faire
pour riiomme qui m'avait sauvé la vie. Si je n'avais
pas tenu mon serment , je me serais cru indigne de
ce que vous avez fait pour moi. »
V. Ivrofjiierie ratlicalement guérie par un senlimenl de bonle
et de regret, soutenu par la religion.
M. de R***, l'un des pr^emiers magistrats d'une ville
du département du Pas-de-Calais, était marié depuis
un grand nombre d'années, lorsqu'il s'aperçut que
sa femme , qui jusqu'alors s'était montrée d'une so-
briété parfaite, prenait la funeste habitude des li-
queurs spiritueuses. Quelques observations, faites
avec beaucoup de délicatesse, ne la corrigèrent pas,
seulement elles la rendirent beaucoup plus atten-
tive à cacher son penchant. Mais la contrainte qu'elle
s'imposait fit bientôt de ce penchant une passion
très-vive, et madame de R***, ne pouvant toujours
se procurer par elle-même les moyens de la satis-
faire, finit par avoir recours à une de ses femmes ,
qui lui achetait secrètement de l'eau-de-vie.
Averti de ce désordre, et rougissant de honte pour
celle qui portait son nom et qu'il aimait d'ailleurs
tendrement, M. de R*** employa, sans aucun éclat,
un moyen singulier pour la guérir : il fait venir
chez lui une pipe d'eau-de-vie, et la place dans
un caveau où l'on pouvait aller sans être vu des do-
mestiques de la maison; puis, montant chez sa
350 • DK l'ivkocnkkie.
Femme, il lui dit avec gravité, en lui remettant la
clet" du caveau : «Madame, j'ai fait une ample pro-
vision de la liqueur que vous aimez , afin que désor-
mais vous ne fussiez plus obligée d'en faire acheter
clandestinement par votre femme de chambre. Lors-
que cette provision sera épuisée, avertissez-moi. Que
je sois du moins le seul confident d'une passion qui
vous déshonore, et qui peut être du plus funeste
exemple pour ceux qui vous servent... »
Ces mots, prononcés avec l'accent d'une profonde
douleur, produisent sur madame de R**^* l'effet que
son mari en attendait : anéantie , elle n'ose d'a-
bord lever les yeux; mais bientôt, lui saisissant la
main : « Pardon ! mille fois pardon ! s'écrie-t-elle, je
vous ai affligé , je vous ai forcé de rougir de moi ;
vous n'en rougirez plus , je vous l'atteste : à dater
de ce jour, je renonce à l'odieux penchant qui fait
ma honte ; pour m'en préserver, je n'aurai qu'à son-
ger à la leçon que je viens de recevoir. »
Aidée de la religion , qu'elle avait jusque-là aban-
donnée , madame de R*** a si rigoui'cusement tenu
parole , qu'elle fut depuis citée comme un uiodèle
de tempérance.
ut LA COI P.MANDI^K. ^')l
CHAPITRE I
DE LA GOURMANDISE.
Mille Fois nous avons répelé ce vieil adage : ■ La
table tue plus dp monde que la guerre. »
De Maistke, Soirées de Saint-Pétersbourg.
Définilion el synonymie.
Les dictionnaires les plus estimés définissent la
gourmandise : intempérance dans le manqer, amour
raffiné et désordonné de la bonne chère , gloutonne-
rie, défaut de celui qui maniée avidement et avec
excès.
Mécontent de ces définitions, qui confondent la
gourmandise sociale avec la gloutonnerie et la vora-
cité , l'aimable et savant auteur de la Phy^sioloi^ie
du goût (1) propose aux lexicographes de réserver le
nom de gourmandise à une préférence passionnée,
raisonnée el habituelle pour les objets qui flattent le
(l) Brillat-Savarin (Antlieline^ , conseiller à la Cour de cassaiion,
né à Bellay le l^"" avril 1755, mort à Paris le 2 février i82(i. —
Nos lecteurs apprendront sans doute avec intérêt que lauîeur d(?
\di Physiologie (lu goût , ou Méditations de Goilronontie transccndantt ,
était naturellement sobre : les repas les plus simples suffisaient à
son robuste appétit. — Le spirituel auteur des charmants poèmes de
la Gastronomie et de la Danse, Berchoux, avec qui j'ai eu le plaisir
de dîner plusieurs fois, poussait beaucoup plus loin la tempérance :
il mangeait peu, ne buvait que de l'eau, et m'a assuré n'avoir ja-
mais dansé.
3û2 HE I.A COLI'.MANDISE.
^oîif. « La gourmandise , ajoute-t-il, est ennemie de
tout excès : ceux qui s'indigèrcnt ou qui s'enivrent
ne savent ni boire ni manger. »
Sous quelque rapport qu'il envisage la gourman-
dise, elle ne lui semble mériter qu'éloge et encoura-
gement : sous le rapport physique , il la considère
comme le résultat et la preuve de l'état sain des or-
ganes destinés à la nutrition. Au moral, c'est une
résignation implicite aux ordres du Créateur, qui ,
nous ayant ordonné de manger pour vivre, nous y
invite par l'appétit, nous soutient par la saveur, et
nous encourage par le plaisir.
« La gourmandise devient-elle gloutonnerie, vora-
cité, crapule, alors, dit le professeur, elle perd son
nom et ses avantages, échappe à nos attributions, et
tombe dans celles du moraliste, qui la traitera par
ses conseils, ou du médecin, qui la guérira par ses
remèdes. » (Méditation XI.)
C'est précisément de cette gourmandise pervertie
que nous voulons nous occuper, et comme médecin
et comme moraliste. Du reste, connaissant maints
gastronomes fort estimables sous tous les rapports,
nous nous empressons de déclarer ici que nous res-
pecterons toujours leur préférence raisonnée, tant
qu'elle restera raisonnable.
Avant d'entrer en matière, arrêtons bien la signi-
fication des différents synonymes que nous serons
dans le cas d'employer : il n'y a en ce monde tant
de confusion dans les choses que parce qu'on en
laisse beaucoup dans les mots.
INous donnerons indifféremment l'épi thète de
gourmets aux individus qui reconnaissent le terroir,
DE LA GOURMANDISE. 353
l'âge et le mérite d'un vin d'après sa saveur et son
bouquet, comme à ceux dont le palais et l'odorat
distinguent d'une manière sûre les diverses qualités
des aliments solides. Un gourmet sera donc pour
nous un expert en gastronomie. Quant au titre de
gastronome, nous le réserverons à l'homme seul qui
sait manger, et nous flétrirons de l'épithète de gour-
mand celui qui dépasse les bornes de la tempérance.
Cela posé, le gourmand, le friand, le goinfre, le
goulu et le glouton, constituent pour nous cinq es-
pèces appartenant au genre GOURMANDISE. Le g-owr-
w«Az<n^ proprement dit se livre immodérément, sou-
vent même sans besoin , à son goût pour les bons
morceaux : grande et bonne chère, telle est sa devise.
Le friand n'est autre chose que le gourmand des
pièces légères, des sucreries et du petit four : chère
fine et délicate, voilà son lot. Doué d'un appétit
brutal, le goinfre se gorge indistinctement de tous
les mets; il mange à pleine bouche, il mange pour
manger. Le goulu avale plutôt qu'il ne mange ;
une bouchée n'attend pas l'autre ; il ne fait, comme
on dit , que tordre et avaler. Plus vorace encore que
le goulu, le glouton se jette sur le manger, qu'il dé-
vore salement et avec bruit ; il engloutit tout.
Cette synonymie, quelque longue qu'elle paraisse,
serait pourtant incomplète si nous la terminions
ici. Les mots français ne suffisant pas pour ex-
primer le monstrueux ingluvies de certains êtres
qui néanmoins font partie de l'humanité, force a
été de recourir à la langue grecque , qui nous a
fourni anthropophage, omophage , et polyphage.
Les délini lions vont encore devenir nécessaires; car
23
liai OE I.A (,OLR.M\M)!Sr..
un omophage n'est pas nécessairement un anthro-
pophage, comme bien des personnes pourraient le
croire. Définissons donc : l'antliropophage (d'àV
ÔpcoTTo;, homme, et de i^ayw , je mange est un man-
geur d'hommes; l'omophage (d'cb|Aoç, cru) est lun
mangeur de chair crue; et le polyphage (de Tzokûç,
nombreux) est un avale-tout. Ainsi, l'anthropophage
vous mangerait un homme; l'omophage, au besoin,
l'avalerait tout cru, et le polyphage, tout habillé.
Généralement parlant, les Espagnols sont sobres,;
les Français, gourmets; les Apglais, gourmands;
les Italiens, friands; les Anglo-Américains, goinfres;
les Russes, goulus; et les Cosaques, gloutons. Le
grenadier Tarare était à la fois anthropophage,
omophage et polyphage (1).
(1) Cet homme, l'un des plus grands mangeurs des temps mo-
dernes, dévorait, dit-on, un quartier de bœuf en vingt-quatre
heures. On !'a vu engloutir en quelques instants un dîner préparé
pour quinze ouvriers allemands. Il avalait aussi des cailloux, des
bouchons de liège, et en général tout ce qu"on lui présentait. Le
serpent plaisait surtout au palais de Tarare , et , comme Jacques de
Falaise, cet omophage l."s avalait plus aisément que des anguill.es.
Semblable aux psylles de l'Orient et aux karkerlaus d',4mérique, il
les maniait facilement , et mangeait en vie les plus grosses cou-
leuvres sans en por<lre un morceau. Etant un jour à l'hôpital, il
avait attrapé un gros chat, et se disposait à le manger pour faire
Coultr quelques catapla.smes qu'il avait soustraits à la pharmacjp,
lorsqu'on en avertit le docteur Lorentz , médecin en chef de l'ar-
mée, Notre polvphage, tenant alors l'animal vivant par le cou et les
pattes, lui déchira le ventre avec les dents, en suça le sang, et
bientôt ne laissa plus que le s<jueleite. Une demi-heure après, il
rejeta le poil, à la manière des carnassiers et des oiseaux de proie,
en présence des officiers de santé qui assistaient à celte dégoû-
tante curée.
Des infirmiers assurèrent lui avoir vu boire le sang des lualadfs
DK U OODAMANDISS. Si6
Horace appelle !a ^jourmandlse mgraùt ingtuvies;
Caîliiuaqiie la iléHnit de la même manière, puis il
ajoute cette réflexion, sur laquelle j'appellerai l'at-
tention de mes plus jeunes lecteurs: «Tout ce que
j'ai donné à mon ventre a disparu, mais j'ai con-
servé la nourriture que j'ai donnée à mon esprit.»
Causes.
11 est des individus qui naissent gourmands ,
comme il en est qui viennent au monde sourds ou
aveugles. Cette prédisposition originelle a reçu des
phrénologistes le nom ^alimenth'itéy et, d'après
leurs remarques, ce penchant se trouve traduit
en bosse dans la fosse zygomatique toutes les fois
qu'il est très-prononcé, et surtout quand il a été
développé par un fréquent exercice des mâchoires.
(Voyez plus haut, page 128.)
On a observé que les sanguins et les sanguins-
bilieux sont plus portés à la gourmandise que les
individus doués d'une autre constitution.
L'enfance et la vieillesse y sont aussi générale-
ment plus disposées que les âges intermédiaires, et
qu'on veniiU de saigner; d'autres, l'avoir surpris dans la saile des
morts, conientant son abominable voracité. Enfin, un jeune enfant
ayant disparu tout à coup, rl'affreux soupçons s'élevèrent contre
ce misérable, qu'on chassa de l'Iiôpilal, où il n'était plus qu'un ob-
jet '.l'horreur. Tarare mourut vers 1799, à peine âjié de vingt-six
ans, ccmsumépar une diarrhée purulente et infecte qui aiinonçail
la suppuration des viscères abdominaux , constatée par l'ouveriure
du corps. Voir l'article Omophace du Diclionunitf des Sci'iices iné-
dicuUs, improprement écrit Homoimiace.
356 DE LA GOURMANDISE.
les gens riches et oisifs beaucoup plus que les per-
sonnes pauvres et occupées.
Sans aucune comparaison, les femmes sont bien
moins gourmandes que les hommes ; mais, par com-
pensation , elles sont infiniment plus friandes. On
peut dire que l'homme se rapproche davantage des
animaux carnassiers; la femme, des herbivores.
S'il est des gourmands par prédestination , il en
est aussi par état. Brillât-Savarin, qu'on peut toujours
citer en pareille matière, croit devoir en signaler
quatre grandes classes : les financiers, les médecins,
les gens de lettres et les dévots. D'après lui, les finan-
ciers s'adonneraient à la gourmandise par ostenta-
tion ; les médecins, par séduction ; les gens de lettres,
par distraction; et les dévots, par compensation.
De toutes les classes de la société qui ont la bonne
chère à discrétion , la plus réservée à table est sans
contredit celle des cuisiniers. De cette remarque,
Fourier a sérieusement tiré la conclusion suivante:
c'est que le meilleur préservatif de la gloutonnerie
serait, pour les enfants, un ordre de choses social
où ils deviendraient tous (1) cuisiniers et gourmands
raffinés, autrement dit gastronomes.
(1) «Tous, en style de mouvement, signifie les y^, puisqu'il est
connu que l'exception de '/g confirme la règle. »
«La cuisine, d'après les idées de Fourier, est partie intégrante
des études agricoles, et pour faire de l'enfant un parfait agronome
en gestion animale et végétale, il faut de très-bonne heure l'initier
aux raffinements de cette cuisine, de cette gastronomie proscrite
par les farouches amis des raves et des droits de l'homme. Ce se-
rait peu, en effet, de savoir cuUii-er et conserver, si l'on ne savait
vncoro riiixiiier. C'est une fixiciioii nin' !es iuoralistes veulent avilir,
1»E LA GOURMANDISE. 357
Comme la plupart des passions , la gourmandise
est souvent héréditaire, et plusieurs observations
que nous avons été à même de recueillir nous don-
nent la preuve qu'une nourrice peut aussi la trans-
mettre avec son lait.
Rien n'est encore plus fréquent que de voir ce
vice se développer par la contagion de l'exemple ou
par suite d'une mauvaise éducation.
Enfin, et ces cas ne sont pas rares, la gourman-
dise, ainsi que ses différentes espèces, peut avoir
pour cause une névrose accidentelle de l'estomac ,
produite, soit par une grossesse, soit par la pré-
sence de vers, du taenia surtout, vulgairement ap-
pelé ver solitaire. Elle peut encore être due à une
névrose congéniale , tantôt simple , tantôt compli-
en prônant la femme de Phocion, qui accommodait les légumes à
l'eau claire. Ne mériteraient-ils pas qu'on les condamnât à vivre
pendant quarante jours de cette cuisine républicaine? Ils ne la
vanteraient guère après ce carême philosophique. »
Fourier, du reste, résume ainsi ses idées sur tout ce qui a rap-
port à la nutrition : 'I
«Le sens du goût, le plus impérieux de lor.s, est un char à quatre
roues , qui sont :
1 La culture. 3 La cuisine.
2 La conserve. 4 La gastronoiuie.
^ La gastrosophie hygiénique.
C'est-à-dire que celle quadruple instruction achemine par degrés
à la science par excellence, à la gastrosophie hygiénique , ou appli-
cation de la gourmandise aux nombreux tempéraments que la mé-
decine réduit à 4 , tandis qu'en cinquième puissance il y en aurait
810, autant que de caractères. La gamme en est énoncée, 1,257,
sans indication de nombres.» Voyez, dans le Traité de l'Associa'
tion domestique agricole, le chapitre consacré aux cuisiniers sériaires
et à leur influence en éducation.
368 tft Là COURMANOISB.
(fuée , comme nous avons eu occasion de l'observer
pçndanl dix ans chez nne malheureuse Femnae dont
on trouvera phis loin l'hisftyrre (Voir, ci-après, la
troisième observation.)
Caracfcre et symptômes, marche et terfnihais&h.
« Cliton , dit La Bruyère, n'a jamais eu toute îia vie
que deux affaires, qui sont de dîner le matin et de
souper le soir; il ne semble né que pour la digestion ;
il n'a de m'ême qu'un entretien : il dit les entrées
qui ont été servies au dernier repas où il s'est
trouvé ; il dit combien il y a eu de potages, et quels
potages ; il place ensuite le rôt et les entremets ; il
se souvient exactement de quels plats on a relevé le
premier service; il n'oublie pas les hors-d'œuvre , le
fruit et les assiettes; il nomme tous les vins et toutes
les liqueurs dont il a bu ; il possède le langage des
cuisines autant qu'il peut s'étendre, et il me fait
envie de manger à une bonne table où il ne soit
point; il a surtout un palais sûr et qui ne prend
point le change, et il ne s'est jamais vu exposé à l'hor-
rible inconvénient de manger un mauvais ragoût ou
de boire d'un vin médiocre. C'est un personnage
illustre dans son genre, et qui a porté le talent de
se bien nourrir jusqu'où il pouvait aller ; on ne re-
verra plus un homme qui mange tant et qui mange
si bien : aussi est-il l'arbitre des bons morceaux, et
il n'est guère permis d'avoir du goût pour ce qu'il
désapprouve. Mais il n'est plus; il s'est fait du moins
porter à table jusqu'au dernier soupir; il donnait à
jnanger le jour qu'il est mort; quelque part où il
DE LA GOURMANDISE. 359^
éoh , il matïge ; et , s'il revient au monde , c'est pour
manger. »
Rousseau a aussi examiné « ces gens qui donnaient
de l'importance aux bons morceaux , qui songeaient
en s'éveillant à ce qu'ils mangeraient dans la jour-
née , et décrivaient un repas avec plus d'exactitude
que n'en met Polybe à décrire un combat.» «J'ai
trouvé, dit-il, que tous ces prétendus hommes n'é-
taient que des enfants de quarante ans, sans vigueur
et sans consistance. La gourmandise est le vice des
cœurs qui n'ont pas d'éloffe ; l'âme d'un gourmand
est toute dans son palais , il n'est fait que pour man-
ger; dans sa stupide incapacité, il n'est à sa place
qu'à table, il ne sait juger que des plats. Laissons-
lui sans regret cet emploi ; mieux lui vaut celui-là
qu'un autre , autant pour nous que pour lui. »
{Émite, liv. II.)
Les journalistes prétendent que sous notre gou-
vernement constitutionnel la gourmandise est par-
fois employée comme un puissant levier politique
sur des enfants de quarante ans dont le cœur n'a pas
d'étoffe, et auxquels ils donnent malicieusement le
nom de ventrus. Si par malheur cette assertion était
vraie , il faudrait s'écrier avec un de nos meilleurs
poètes :
C'est donc par des dîners qu'on {gouverne l^s hommes !
— Les gourmands sont généralement d'une taille
moyenne ; ils ont le front étroit , les yeux vifs et
brillants, le nez court, les joues pendantes , les dents
fortes, grandes et larges, les lèvres développées, le
300 PE LA GOURMANDISE.
menton rond; leur visage est carré, ou au moins ar-
rondi; leur ventre est proéminent.
A ces signes réunis , le disciple de Lavater distin-
guera le gourmand au premier coup d'oeil; pour
porter son diagnostic, le disciple de Gall ou plutôt
de Spurzheim se contentera de palper l'organe de
l'alimentivité.
Mais c'est surtout à table que l'observateur le
moins clairvovant pourra reconnaître le goui'mand
et ses diverses espèces, en tenant compte toutefois
de la différence des masses alimentaires que récla-
ment les puissances digestives de chacun. La table
est en effet le champ de bataille de la gourmandise,
le théâtre de ses exploits : c'est donc là qu'il faut
l'observer , et cela pendant toute la durée de l'ac-
tion. Mais la voici commencée ; observons.
Le goinfre, le goulu et le glouton se décèlent en
un instant ; ils nous dégoûtent : aussi nos regards ,
ne pouvant s'arrêter longtemps sur cette race car-
nassière, vont se fixer de préférence sur le gourmand
proprement dit.
Ce héros de la table est tout ramassé pour être
plus près de son assiette; les bons et gros morceaux
qu'il s'administre ne l'empêchent ni de parler ni de
rire; ses deux mains travaillent à la fois; sa physio-
nomie est toute jouissance : ses lèvres sont luisan-
tes , sa langue promeneuse enivre son palais de dé-
lices ; de temps en temps il allonge le cou, incline
le nez à gauche , et rend ainsi ses arrêts approba-
teurs. Mais hélas ! ici-bas tous nos plaisirs ont des
bornes : notre gourmand a beaucoup et longtemps
mangé; déjà sa mâchoire fatiguée n'a plus ce mou-
UE LA GOURMANDISE. 301
vement rapide et régulier qui annonçait une masti-
cation à la fois agréable et facile; son estomac, mal-
gré sa vigueur et sa capacité, semble faiblir et
demander grâce. Soudain apparaît quelqu'un de ces
mets [irritainenta i^ulœ) connus des adeptes sous le
nom à' épi Olivettes ijçastrouonuqiies. L'homme sobre,
dont l'appétit est satisfait , les regarde d'un œil
froid; ses traits restent immobiles; mais, à cette
vue, toutes les puissances dégustatrices du gour-
mand sont ébranlées; l'eau lui vient à la bouche ;
on aperçoit dans ses yeux l'éclair du désir et sur ses
lèvres entr'ouvertes l'irradiation de l'extase; sa sen-
sibilité gastrique, profondément surexcitée, lui fait
oublier qu'il a diné, qu'il a bien et copieusement
dîné... Il recommence. Pas n'est besoin de dire qu'il
boit à l'avenant , et cela sans avoir l'air d'y toucher.
— Jusqu'à présent tout va à merveille; mais il ne
suffit pas d'ingérer, il faut digérer, et c'est ici que
le rôle du gourmand commence à devenir fort
triste. Consultons en effet parmi les gourmands de
profession ceux-là même dont l'estomac est le plus
robuste ; ils nous diront que le sentiment de pesan-
teur et de malaise , que l'agitation et l'insomnie
qu'ils éprouvent d'ordinaire à la suite de grands
repas , compensent grandement le plaisir qu'ils ont
pu goûter en se livrant à leur sensualité. Comment
alors concevoir que ces gens-là ne se corrigent pas
d'un tel défaut? C'est que chez eux l'instinct parle
plus haut que la raison; autrement dit, c'est qu'ils
tiennent plus de la brute que de l'homme.
Mais ces êtres coupables , qui dévorent en un
seul repas la subsistance de plusieurs familles, en
3(52 DE LA GOURTrfANDlSt:.
8éront-ils qùîtfé'à pour un léf^jer malaise qn'u'rtè aib-
stinence de quelques heures va dissiper? Non , certes;
fés Stiites de ee viee sont aussi longues que cruelles :
pour premier châtiment, leur got\t finit par se bla-
ser sttr lès mets les plus délicats, sur ceux mêmes
qui étaient l'objet de leur prédilection ; leur appé-
tit se perd, et des infirmités sans nombre viennent
venger sur eux la raison méconnue et la morale
outragée.
On conçoit avec peine comment l'estomac peut
contenir et digérer le poids énorme de comestibles
dont on le charge, souvent même sans besoin ; mais
on peut avancer que la moitié des maladies qui
affligent l'espèce humaine reconnaît pour cause l'in-
tempérance.
Cette cause sans cesse renaissante agit diPféremf-
ment suivant la constitution des divers individus.
Chez le plus grand nombre elle produit d'abord des
digestions laborieuses, des gastralgies, des indiges-
tions, et, après maintes récidives, des phlegmasies
aiguës ou chroniques du tube digestif. Chez d'autres
elle engendre une obésité disgracieuse, qui souvent
les rend inhabiles à toute espèce d'exercices, et les
prédispose aux congestions, à l'apoplexie, à l'hydro-
pisie, aux ulcères des jambes, à la gravelle, et sur-
tout à la goutte.
J'raitemenl.
lÏÏoyens répressifs employés par les tais et par la
relii(/on. — Les lois pénales des peuples modernes
gardent le plus grand silence sur ce qui a rapport aux
DE LA GOCRMANDISE. 303
excès âe table; il n'en est pas de même du do^rme
catholique, qui, dans sa prudente sévérité, a mis
la gourmandise au nombre des péchés capitaux ,
des péchés mortels. On voit déjà ce vice sévèrement
proscrit dans l'Evangile; les apôtres le signalent
aussi comme la source ou le compagnon de l'impu-
dicité; saint Paul, en particulier, le flétrit comme
une honteuse idolâtrie, puisque en effet le gour-
Inand semble n'avoir d'autre dieu que sow ventre.
Les néo-platoniciens du III*^ et du IV siècle remi-
rent en honneur les préceptes de Pythagore et des
gtoïciens concernant la sobriété ; et , lorsqu'on lit
)ê traité de Porphyre sur t Jbstinehce de la chair
des animaux, on est, dit Bergier, presque tenté de
croire qu'il a été écrit par un solitaire de la Thébaïde
ou par un religieux de la Trappe. Quant aux lois
ecclésiastiques sur Xabstinence et le jeûne, elles ont
été instituées dans un triple but d'économie rurale,
d'hf^iène, cVeœpiation , et elles dénotent autant le
«avoir et la prudence de ceux qui les ont faites ,
que l'ignorance ou la légèreté des prétendus esprits
forts qui les critiquent.
Moyens hygiéniques et curatifs. — Des exercices
champêtres ou en plein air, la société déjeunes ca-
marades sobres et actifs, l'eau pure pour boisson
habituelle, des repas simples, communs même,
mais assez fréquents et pris à des heures réglées,
sont autant de moyens hygiéniques que l'on peut
employer a^ec succès dans le traitement préserva-
tif, ainsi que dans le traitement curatif de la gour-
ftiandise chez les enfants.
Au lieu de cela, que fait-on généralement, sur-
364 D£ LA GUUIVMANUISE.
tout dans la classe aisée de la société? On habitue
les enfants à manger des friandises tant que dure
la journée. Aux heures des repas, on les gorge d'une
multitude de mets irritants; puis on surexcite leur
cerveau en leur donnant du vin pur, des Tupieurs ,
du café. On blase ainsi de bonne heure leur palais;
on leur crée un appétit et des goûts factices ; on
leur fait une habitude de ces superfluités dange-
reuses pour leur âge ; puis , quand on a fortement
développé le penchant qu'ils ont naturellement pour
la gourmandise , on se plaint des nombreuses in-
dispositions qui les affectent , souvent même on
croit devoir les punir d'un vice qu'on leur a fait
contracter.
Mères de famille, accoutumez donc vos enfants
à des aliments simples et communs; leur appétit
naturel leur tiendra lieu de tout assaisonnement;
laissez-les manger fréquemment , quatre ou cinq
fois par jour, par exemple ; entremêlez leurs repas
de jeux et d'exercices variés : vous pourrez alors
compter qu'ils ne seront pas sujets aux indiges-
tions, et qu'ils conserveront un estomac robuste.
Mais si vous les laissez oisifs , ou si vous les affamez
trop longtemps, ils trouveront moyen de tromper
votre vigilance, et, pour se dédommager de leur
mieux, ils mangeront jusqu'à regorger.
Rousseau prétend que le moyen le plus convena-
ble pour gouverner les enfants est de les mener par
leur bouche. « Le mobile de la gourmandise, dit-il ,
est surtout préférable à celui de la vanité. Craindre
que la gourmandise ne s'enracine dans un enfant
capable de quelque chose est une précaution de
DE LA GOURMANDISE. 365
petit CvSprit. Dans l'enfance , on ne songe qu'à ce
qu'on mange; dans l'adolescence, on n'y songe plus;
tout nous est bon, et l'on a bien d'autres affaires. Je
ne voudrais pourtant pas, ajoute-t-il, qu'on allât
flaire un usage indiscret d'un ressort si bas, ni étayer
d'un bon morceau l'honneur de faire une belle ac-
tion. » [Emile, liv. II.)
Plus loin (liv. v), il modifie la proposition qu'il
avait d'abord énoncée d'une manière générale et
trop absolue : « Il n'en est pas, dit-il, des filles comme
des garçons, qu'on peut, jusqu'à un certain point ,
gouverner par la gourmandise. Ce penchant n'est
pas sans conséquence pour le sexe; il est trop dan-
gereux de le lui laisser. »
Ce mobile, ainsi qu'on le voit, ne doit donc être
employé que comme un remède dangereux , c'est-à-
dire , habilement, rarement, et à faible dose.
Quant aux adultes qui sont enclins à ce vice, si la
raison ne leur suffit pas pour prescrire des bornes à
leur appétit ou à leur sensualité, les maladies qui
marchent à sa suite leur donnent quelquefois de si
dures leçons, qu'ils finissent par sacrifier leur pen-
chant à la conservation de leur individu.
Toutefois , les adultes malades ou convalescents
ne devant être considérés que comme de grands en-
fants, il faut, autant que possible, s'abstenir de
manger en leur présence. Chez les convalescents sur-
tout, le désir de prendre des aliments est souvent en
désaccord avec les forces de l'estomac; et lorsqu'on
leur refuse un mets qui a excité leur convoitise , ils
se livrent parfois à des accès de colère ou à un
chagrin violent, qui va jusqu'à leur faire verser des
3C6 bB LA GOUhMANDIse.
larmes, état dont ils sont eux-mêmes les premiers
à rire lorsque leur rétablissement est complet. Cg$
secousses pouvant néanmoins entraîner quelque ré-
sultat fâcheux , on devra prendre toutes les précau-
tions possibles pour les éviter.
La gourmandise, et la friandise surtout, maladies
des gens riches, sont quelquefois promptement gué-
ries par un violent revers de fortune. Souvent alors,
par une sorte de compensation , on voit des palais
naguère blasés, savourer les mets les plus grossiers,
et des estomacs paresseux et débiles , devenir en peu
de temps actifs et vigoureux : c'est ce que l'on pour-
rait appeler une cure providentielle.
La gourmandise et la friandise sont le plus ordi-
nairement des vices sociaux ou acquis ; la voracité
et la gloutonnerie semblent tenir davantage à notre
organisation primitive : aussi sont-elles beaucoup
plus difficiles à guérir.
Lorsque la voracité ne dépend que d'une maladie
ou d'un état accidentel , comme on l'observe chez
quelques femmes enceintes, et chez certains indivi-
dus tourmentés par la présence de vers dans le tube
digestif, elle cesse la plupart du temps avec la cause
qui l'avait produite : ainsi, dans le premier cas, les
goûts bizarres disparaissent après l'accouchement;
dans le second , la voracité cède à une sage admi-
nistration des purgatifs et des vermifuges.
En définitive, il n'est guère possible de fixer \e
poids des substances alimentaires qui, dans un temps
donné, convient aux divers estomacs, tant il y a de
différence dans leur capacité, dans leur énergie^
dans leur exigence. Tout ce que l'on a dit de plus
I)E LA f.OL'r.MANOISE. 367
vrai et de plus raisonnable à ce sujet est encore la
maxirae triviale , mais pourtant très-morale et très-
hygiénique de Beaumarchais : « II faut manger pour
vivre, et non pas vivre pour manger. »
Observations.
I. Gourmandise terminée par une mon subite.
Jusqu'à Tàge de cinquante ans, M. de L... avait
joui d'une très-bonne santé, qu'il devait autant à sa
tempérance qu'à l'activité qu'il mettait dans son
commerce. Sa fortune étant devenue tout à coup
considérable, il se retira des affaires, et alla vivre
paisiblement dans un petit hôtel, dont il venait de
faire l'acquisition. Rien de plus pernicieux que de
rompre brusquement d'anciennes habitudes. M. de
L... en fit la triste, et stérile expérience. Le voici
donc installé dans son hôtel, d'où il ne sortait pres-
que jamais, n'ayant qu'une seule occupation, celle
de songer aux grands repas qu'il avait la manie de
donner trois ou quatre fois la semaine, et qu'il finit
bientôt par donner tous les jours. Sa table, l'une des
mieux servies de la capitale , devint dès lors le
rendez- vous de tous ses amis, dont le nombre
s'était accru avec sa fortune. Notre nouveau Lu-
cullus faisait pai^faitement les honneurs de ses
somptueux dîners , mais sans en perdre une bou-
chée, et se gorgeant de tous les mets qui flattaient
le plus sa naissante gourmandise. Cet excès de nour-
riture, joint à un manque complet d'exercice, ne
tarda pas à porter ses fruits : M. de L... engraissa
3fi8 DE l.A GOIRIMANDISE.
lelJement, qu'au bout de quinze mois son ventre
était devenu effrayant par sa proéminente rotondité,
et que ses jambes lui refusaient leur service. Un
violent accès de goutte au pied gauche vient inuti-
lement l'avertir que depuis longtemps il réparait
beaucoup plus qu'il ne perdait : quarante sangsues
enlèvent le gonflement avec la douleur, et notre
gourmand de manger de plus belle.
Mais bientôt ce gastrolàtre, sourd aux avis de plu-
sieurs médecins, commença à ne plus pouvoir digé-
rer le poids énorme de comestibles dont il sur-
chargeait son estomac. M. de L... éprouva d'abord
de violentes gastralgies, puis survint une indiges-
tion complète; une deuxième fut bientôt suivie d'une
troisième; celle-ci de beaucoup d'autres. Enfin, à
partir du mois de mars 1826 jusque vers la fin de
juillet , sans presque en excepter un jour, ce malheu-
reux, peu d'heures après son dîner, était obligé de
se mettre sur un canapé, où il restait to.ute la nuit
à expier dans de longues angoisses les courts instants
de jouissance qu'il avait pu goûter. Ce qu'il y avait
de plus caractéristique chez lui, c'est que les souf-
frances de la veille étaient complètement oubliées
à la seule odeur du dîner qu'on lui préparait.
Un jour que notre gourmand avait prolongé son
repas fort avant dans la soirée, il éprouva des dou-
leurs plus violentes que de coutume , congédia ses
convives, demanda sa tasse de thé, et se jeta sur son
canapé, pour se livrer au sommeil. Nous ignorons
s'il dormit beaucoup; ce qu'il y a de certain, c'est
qu'il ne se réveilla plus.
/lutopsie. — A l'ouverture du corps , on trouva
f)i; i.A cori\!M\M)i.sE. 3(53
clans la cavité abdominale un assez grand épanehe-
raent d'un liquide brunâtre , d'une odeur vineuse et
nauséabonde; au milieu se remarquaient quelques
aliments non digérés, auxquels l'estomac, perForé,
avait livré passage. Les intestins étaient injectés
dans presque toute leur étendue, épaissis dans plu-
sieurs points, et considérablement amincis dans
d'autres. La poitrine n'offrait rien de remarquable ;
quant à la tête , elle n'a pas été ouverte.
U. Suite funeste de la gourmandise chez sept convalescents.
11 y a quelques années , entrèrent au Val-de-
Grâce, dans le service de Broussais, sept soldats
d'une constitution robuste, pour y être traités de la
gastro-entérite. La plupart d'entre eux présentaient
les symptômes les plus graves et les mieux caracté-
risés : cependant , après un traitement antiphlo-
gistique dirigé avec sagesse, et dont la moyenne fut
environ de vingt joui^s , ils avaient été amenés à
convalescence. La diète avait été absolue, les sai-
gnées locales plusieurs fois répétées; depuis deux
jours pour les uns, trois, quatre jours pour les au-
tres, on avait prescrit le bouillon coupé, et tout
faisait présager l'issue favorable de la maladie, lors-
que, malheureusement pour eux , ils furent visités
par des camarades , auxquels ils demandèrent avec
instance des aliments. Ceux-ci, n'imaginant rien de
plus propre à calmer cet appétit qu'une nourri-
ture éminemment réparatrice, jetèrent par-dessus
le mur du Val-de-Grâce des pâtés et du pain frais ,
que d'autres camarades officieux portèrent en toute
24
370 I>r, tA COURMANDlSK.
Iiàle aux convalescenls. Les pâtés et le pain furent
bientôt engloutis par ces hommes , que stimulait
une faim excessive, si peu en harmonie avec leurs
forces. Une grande quantité d'aliments indigestes
par eux- mêmes eût été infailliblement la source
d'une indisposition grave pour ces infortunés, lors
même qu'ils eussent joui d'une santé parfaite : quelles
terribles conséquences ne devait-elle donc pas pro-
duire sur des corps qu'une maladie longue avait
débilités!
Le premier effet de leur imprudence fut, comme
il arrive d'ordinaire, une sorte de bien-être géné-
ral, une tendance irrésistible au sommeil, ou plu-
tôt a une somnolence que vinrent bientôt troubler
un sentiment d'angoisse inexprimable, et des dou-
leurs dans l'estomac, douleurs si atroces, que les
uns se toi'daient en tous sens , en proie à une
suffocation imminente. Chez les autres, les vo-
missements survinrent mêlés de stries de sang; chez
d'autres se manifesta une véritable hémalémèse;
chez tous, la face était fortement injectée, les lèvres
et les ailes du nez violacées, la respiration haute
et pénible, le pouls petit, serré, fréquent. Enfin,
le jour même, pour quatre d'entre eux, le lende-
main pour les trois autres, la mort termina cet
état effrayant.
Frappé de ce malheui', dont il ne tarda pas à
connaître la cause, Broûssais, d'accord avec l'ad-
ministration , voulut en prévenir le retour. Il fit
placer le long du mur donnant sur le Champ-des-
Capucins une sentinelle chargée de veiller à ce que
personne ne pût désormais faire passer de nourri-
t)i: LA goluMandisl. 371
tnrp aux malades; pircaiifion saj^o. .sans rloiitc, mais
qui seule ne sul'fil pas. La faim, en effet, comme
les autres besoins animaux, a ses retours périodi-
ques; elle est aussi entièrement sous l'induenee de
Ihabitude : alors elle se présente avec tant d'exi-
(jence, que les mesures employées dans les hôpitaux,
la surveillance la mieux exercée, se trouvent la plu-
part du temps en défaut : il est des parents, des
amis, d'une condescendance coupable, des infir-
miers plus criminels encore, qui, par l'appât d'une
sordide et honteuse récompense, sont la cause des
rechutes mortelles qu'on observe journellement.
Nous le répétons, on ne saurait trop recommander
aux personnes qui environnent un malade d'éviter de
prendre leurs repas devant lui, car tout le monde
sait que la vue seule des aliments peut réveiller l'ap-
pétit endormi, et le rendre désordonné. Voici à ce
sujet vme nouvelle observation, non moins curieuse
que la première.
Après la triste expérience dont le célèbre méde-
cin du Val-de-Gràce avait été témoin, il fut lui-même
atteint d'une gastro-entérite grave, qui fut jugée au
bout de quelques jours d'un traitement actif. La
convalescence était franche, toute trace de phleg-
masie avait disparu, lorsqu'on apporta un plat de
lentilles pour le dîner de la garde qui le veillait. Qui
le croirait! malgré la terrible épreuve qu'il avait vue
dans son service, et qui, dans ses leçons, lui a sou-
vent servi de texte sur le danger du passage brusque
d'une alimentation légère à une alimentation ordi-
naire, Broussais éloigne sa garde sous un prétexte
frivole, se glisse aussitôt à bas de son lit, se traîne
372 DE l.A COinMANUlSE.
en se cramponnant aux objets qu'il peut saisir, s em-
pare du plat de lentilles tant convoité, puis, comme
un enfant gourmand, le dévore, et se remet au lit
sans rien dire. Le lendemain , la maladie reparut
plus violente que la première fois, et si Broussais
échappa à la mort , il ne dut quelques années d'exis-
tence qu'à la force de sa constitution , et aux soins
idtérieurs dont on l'entoura pour prévenir une nou-
velle rechute (1).
NI. Boulimie congéniale (faim canine de naissance) (2).
Lhermina (Anne-Denise) naquit à Noyon , le 23 fé-
vrier 1786, de Charles-Antoine Lhermina. exerçant
l'état de vannier, et de Marie-Antoinette Rousselle,
son épouse légitime. J'insiste à dessein sur ces dé-
(1) Broussais mourut le 17 novembre 1838 , à la suite dune lon-
(jue et douloureuse maladie du rectum,
(2) Les anciens appelaient boulimie { ^yj'/.'.u.o; , grande Jaim , jaiin
de bœuf) une faim insatiable et si pressante, qu'elle produit la dé-
faillance si elle n'est promptement satisfaite. Ils nommaient cyno-
rexie {y.w6^t^ii , Ji'iim canine) l'appétit vorace, accompa^jné de vo-
missements des aliments peu après leur ingestion. Knfin , ils don-
naient le nom de lycorexie (X'j/.o'psç'.; , faim de loup) à l'augmentation
morbide de l'appétit, avec des déjections alvines semblables à de
la bouillie grisâtre, et accompagnées de vives tranchées. Les mo-
dernes confondent ces trois affections sous le nom de boulimie. —
Au rapport de Brassavoie, la boulimie régna épidémiquement à
Ferrare en 1538 ; à plusieurs époques, il s'est également manifesté,
dans quelques points de l'Europe, des appétits extraordinaires, dont
les liistoriens font mention.
Voici la liste des principaux ouvrages publiés sur cette maladie,
que les nosologistes rangent pnrmi les névroses des organes di-
gestifs :
Siliî-ockins (Luc), de Bidimo, in-4'^: .Ii»n.T , 1(36^.
I)K lA GOURMANDISE. 373
tails biographiques , qui m'ont élé donnés par la
sœur aînée de Denise, parce que celte dernière dé-
clara comme auteurs de ses jours des personnes
pour qui la chasteté est particulièrement un devoir,
et qu'elle ne craignit pas de donner de la publicité
à ses odieuses calomnies. Mise en nourrice auprès
de sa marraine, mademoiselle Legras, alors tou-
rière de l'hôtel-Dieu de Noyon , Denise devint l'objet
des soins de cette femme respectable, qui, pendant
nos troubles politiques, la garda dans sa maison,
où elle tenait une école de petites filles. Dès les pre-
miers moments de sa vie , Denise s'était fait remar-
quer par sa voracité, épuisant ses nourrices, et man-
geant plus que quatre enfants de son âge. Vers sa
septième année, à la suite d'une violence exercée sur
elle, eut lieu l'évacuation des menstrues, qui se pro-
longea pendant plusieurs semaines, et avec cette
fonction se développèrent bientôt tous les attributs
de la puberté. Les années suivantes , elle fut affec-
tée d'une teigne que l'on traita trois fois par la dou-
loureuse méthode de la calotte.
Carstenius (Carol. Gotb.) , Disptitatio de biihino, in-4° ; Jena- ,
1691.
Struvius (Joann. Christ.), Disputalio exhibens agrtiin LuUniicuui ,
in-4'^; Jenae, 1695.
Hennisch (Aug, Frid.), do Fume canina, ia-4": Wittemb., 1699.
Lefebvre (Philip.), de BuUnw, iQ-4°; Basileae , 1703.
Niefeld (Mart. Christ.), de Bulimia scii niniia cibuiuin apptttnlui,
in-4''; Halce, 1747.
Walther (Aug. Frid.), Diss. de obcsis et voracibus , coi unique vitœ
incoiniiiodis ne morbis; Lipsiœ, 1734. Cette dissertation se trouve
dans le quatrième volume du Delectus cpusculorum medicoruni, col-
lectus a Joanne Petro Frank, iii-12, p, 236; f^ipsiae, 1791.
374 DE LA GOUHMANDiSi::.
Cependant Denise touchait à sa dixième année,
et sa gloutonnerie, qui augmentait avec l'âge, l'o-
bligea deux fols de quitter sa marraine, souvent con-
trainte de la punir, parce qu'elle mangeait le pain
de tous les enfants de l'école. Errant alors de village
en village, l'infortunée se nourrissait de légumes crus
et de pain, qu'elle recevait de la charité publique.
Revenue à Noyon pour la troisième fois, elle y tint
avec quelque succès une petite école, montrant elle-
même à lire aux enfants , et, pour unique payement,
n'exigeant que du pain , dont elle consommait alors
environ dix livres par jour. Mais, quittant bientôt
une profession qui ne pouvait plus subvenir à son
appétit, elle alla à Saint-Quentin rejoindre sa sœur
aînée, qui la plaça en service chez un jardinier, où
elle faisait assez maigre chère, et ensuite chez un
aubergiste , où elle trouva enfin une ample nour-
riture.
Une chute qu'elle fit l'ayant blessée au mamelon
gauche, elle se rend à Paris pour y être traitée. Mais
avant d'entrer h l'hôpital, elle est deux fois arrêtée,
dérobant chez des boulangers plusieurs pains, qu'elle
dévore à l'instant même. Conduite à Saint-Louis,
elle est affectée, pendant sept mois, d'un écoule-
ment sanguin . par l'endroit de sa blessure. Malgré
cette hémorrhagie , que les soins de l'art ne peuvent
tout à fait arrêter, les menstrues paraissent sou-
vent et en abondance. Un vomissement de sang,
auquel elle est sujette depuis quelques années, con-
tinue d'avoir lieu périodiquement. ( Prescription :
bains sulfureux, sudorifiques , pain et lait à discré-
tion. Point de mieux.) Transférée à l'hôpital du
DE LA GOURMANDISE. 375
Midi , elle y subit sans aucun succès un traitement
mercuriel. A sa sortie de cet établissement, elle
offre ses services à plusieurs maîtres, qui se hâtent
de la congédier aussitôt qu'ils s'aperçoivent de sa
boulimie et des attaques d'épilepsie auxquelles elle
est sujette depuis l'âge de sept ans, à la suite de
la violence exercée sur elle par un individu qu'elle
prétendit être son père. Abandonnée à son malheu-
reux sort, elle erre dans Paris, vivant d'aumônes, et
mangeant les rebuts d'aliments qu'elle trouve aux
portes. Les secours qu'on lui donne ne pouvant suf-
fire à calmer sa faim , elle entre dans une maison de
prostitution, d'où elle est tirée par les soins d'une
personne charitable, à la recommandation de la-
quelle plusieurs médecins tentèrent, mais inutile-
ment, une foule de moyens pour lui rendre la santé.
A cette époque, Denise est placée à la Salpêtrière,
dans la division des épileptiques, où elle reçoit les
soins de MM. Esquirol e|. Amussat. Sa faim habi-
tuelle est alors satisfaite par huit à dix livres de
pain; elle se promène ou tricote, s'inquiétant peu
de sa position. Son sommeil est très-court: elle ne
boit presque pas , si ce n'est pendant les accès d'é-
pilepsie. Une éruption de petits boutons paraît à la
tête pour peu que la malade laisse croître ses che-
veux. Ses selles sont rares, et parfois sanguinolentes.
Les vomissements de sang (hématémèse périodique)
ont lieu deux ou trois fois par mois. Sa grande
faim la prend à peu près aussi fiéquemment : elle
mange alors, pendant la nuit , jusqu'à vingt-quatre
livres de pain. Au commencement de l'accès, elle
perd connaissance; dès qu'elle l'a recouvrée, elle se
376 DE LA GOURMANDISE.
jette sur son pain, et devient tellement furieuse, si
on la contrarie dans ce besoin impérieux, qu'elle
mord ses vêtements, ses mains même, et ne retrouve
la raison qu'après avoir tout à feit apaisé sa faim.
Dans ces moments, l'épigastre est le siège d'une
douleur que la pression augmente : la malade sent
aussi monter, dans le trajet de l'œsophage, un
corps qu'elle compare à une large feuille d arbre.
Il lui semble qu'elle est fortement serrée vers les
mamelles; une sueur froide la mouille; elle fait des
efforts pour rejeter le corps qui l'oppresse ; puis
cette feuille descend dans l'estomac, et remonte
bientôt plus ou moins haut ; enfin , des vomisse-
ments d'un sang noir pris en caillots, nageant dans
un sang plus clair, dépourvu d'aliments , soulagent
cette malheureuse , et l'appétit reprend son cours
habituel jusqu'à ce que les mêmes accidents viennent
de nouveau se manifester. Ces accès la ramenèrent
souvent à l'infirmerie , où M. Rostan lui fit suivre
plusieurs traitements antiphlogistiques. La glace
qu'il lui administra à l'intérieur, au mois de juillet
1819, parut lui procurer quelque soulagement jus-
qu'en janvier 1820.
Plusieurs mois après, la malade sortit de la Sal-
pêtrière, et éprouva les mêmes crises jusqu'au mois
de février 1823, époque à laquelle elle vint me con-
sulter. Elle ressentait alors un prurit insupportable
au nez, au nombril et à l'anus; elle avait la pupille
très-dilatée ; le pouls était régulier, nullement fé-
brile; la peau fraîche, la langue chargée, la bouche
amèrc. Je lui demandai si elle avait quelquefois
lendu des vers : sur sa réponse négative, je me bor-
I)E LA GOURMANDISE. 377
nai à lui conseiller deux onces d'huile de ricin , avec
une once de sirop de limon. Le lendemain elle m'ap-
porta plusieurs fragments de taenia, qu'elle avait
rendus dans les selles, et m'annonça en même temps
la cessation des symptômes qu'elle éprouvait depuis
quelques jours. A dater de ce moment , la faim de
Denise diminua d'une manière sensible ; elle ne
consommait plus qu'environ cinq livres de pain
et deux ou trois fortes soupes par jour. La grande
faim qu'elle éprouvait périodiquement le 9 février,
depuis cinq ans, avorta cette fois, et n'eut plus lieu
qu'en 1828.
Denise avait donc, à ma connaissance, trois sor-
tes de faim : sa faim , qui, de 1820 à 1822, était
apaisée par douze livres d'aliments en vingt-quatre
heures; ses faims , qui avaient lieu trois ou quatre
fois par mois , plus souvent encore si elle était con-
trariée, et pendant lesquelles elle mangeait de vingt
à vingt-quatre livres de pain ; puis ^rt grande faim ,
qui eut lieu pendant cinq ans de suite, le 9 février,
et une autre fois le vendredi saint, parce qu'elle
avait pensé au jeûne : dans cette dernière, elle dévo-
rait, en vingt-quatre heures, trente à trente-deux li-
vres d'aliments, tant pain que soupe; mangeant, et
vomissant tour à tour le sang , jusqu'à ce qu'elle
tombât épuisée de fatigue. Se trouvant, le 9 février
de je ne sais quelle année, dans la cuisine de ma-
dame la marquise de La Tour-du-Pin, l'une de ses
bienfaitrices , Denise fut prise de sa grande faim ,
et engloutit en quelques instants le potage destiné
à vingt convives, plus douze livres de pain. Recon-
duite à son domicile, elle continua de manger peu-
378 DE LA GOURMANDISE.
dant une partie de la nuit, et presque toute la jour-
née du lendemain.
Comme je l'ai dit plus haut, depuis le mois de
février 1823 l'appétit de Denise était considérable-
ment diminué, ce qui doit être attribué en partie à
l'expulsion du tœnia : je dis en partie, car, dès ce
moment, la malheureuse fit un abus effrayant des
liqueurs alcooliques. Visitant alors très-assidûment
ses protecteurs, et se plaignant sans cesse de sa
faim canine, qui, à son dire, la tourmentait plus
que jamais, elle obtenait d'eux, de M. le duc d'Angou-
lême surtout, des secours qui pendant cinq ans l'ai-
dèrent à se plonger dans un état d'ivresse conti-
nuelle. D'après les détails qui m'ont été donnés par
des personnes dignes de foi, elle prenait toutes les
deux heures un verre de vin ou d'eau-de-vie, pré-
tendant que les liquides la soutenaient mieux que les
solides. On conçoit facilement combien d'accidents
furent produits par de pareils écarts de régime. Le
plus fâcheux de tous fut la suppression des men-
strues, qui eut lieu en 1826, et à laquelle il fallut
souvent suppléer par des saignées locales et géné-
rales, qui n'apportaient qu'un soulagement momen-
tané. D'un autre côté, la malade, dont l'estomac
était toujours surexcité par des boissons stimu-
lantes, commença à avoir des goiits bizarres. Ainsi,
de temps en temps, elle mangeait du mou cru, et se
dciiraissait souvent les dents en allant à la Glacière
brouter de l'herbe, qu'elle digérait ordinairement
assez bien.
Le i*" juillet 1828, s'étant rendue à son pâturage
favori, Denise cueillit un panier d'herbes et de bou*
DE 1.A GOURMANDISE. 379
tons cVor {raniincu/iis acr/'s), qu'elle man^^jea pour son
souper. Elle fut tourmentée de coliques violentes,
qu'elle essaya vainement, pendant la nuit, de calmer
avec du vin chaud et de l'eau-de-vie. Le lendemain
cependant, et les jours suivants, les douleurs dimi-
nuèrent assez pour qu'elle pût sortir; mais, forcée
bientôt de reprendre le lit, elle me fit appeler le
12 juillet dans la matinée.
Je trouvai la malade affectée d'ictère ; l'hypochon-
dre droit était légèrement douloureux à la pression ,
le ventre ballonné, le pouls petit, misérable: il y
avait en outre œdème des extrémités supérieures et
inférieures, amaigrissement considérable du corps ,
inappétence. Je prescrivis une décoction de chien-
dent nitrée , édulcorée avec du sirop de guimauve,
des fomentations émollientes sur toute l'étendue du
ventre, des lavements avec une décoction de pavots
et de pariétaire, et la diète la plus sévère. Ce trai-
tement, observé tant bien que mal pendant quel-
ques jours, fut suivi d'un mieux sensible, dont la
malheureuse profita pour se gorger de vin pur et
d'eau-de-vie. Le 5 août, ayant bu près d'une bou-
teille de cette dernière liqueur, elle parut éprouver
momentanément un mieux marqué : l'œdème et le
ballonnement du ventre disparurent; elle espérait,
selon son énergique expression , se raccrocher à la
vie; mais le délire survint bientôt, et la mort eut
lieu vingt-quatre heures après.
Ouverture du corjjs. — L'estomac était d'une pe-
tite dimension ; sa membrane muqueuse présentait
çà et là, ainsi que celle des intestins, quelques points
enflammés. Nous n'y avons trouvé aucune espèce de
380 DE LA GOURMANDISE.
vers. Le foie, très-volumineux, présentait la dégéné-
rescence jaune et grasse; la vessie et l'utérus étaient
très-peu développés : Denise n'avait pas eu d'enfant.
Les organes contenus dans la cavité tlioracique
paraissaient dans l'état sain. La tête n'a pas été
ouverte. Le crâne, que je conserve, présentait l'or-
gane de l'alimentivité développé d'une manière ex-
cessive, et les condyles de l'os maxillaire inférieur
presque entièrement détruits, ce que l'on concevra
facilement, en songeant que la mastication a été
permanente pendant près de quarante-deux ans.
Pour compléter cette observation , je crois devoir
ajouter sur cette femme extraordinaire quelques
détails qui ne me semblent pas dépourvus d'intérêt.
Denise était d'une taille et d'un embonpoint mé-
diocres; sa constitution était éminemment sanguine,
quoique ses membres fussent d'un blanc pâle et
d'une mollesse qui indiquaient l'excès du tissu cellu-
laire plus que la force des muscles. Sa démarche,
sa voix , ses gestes , tenaient plus de l'homme que
de la femme. Ses yeux, petits et d'un bleu clair,
avaient quelque chose de ceux de l'hyène.
Sa conversation, brusque, décousue, roulant
presque toujours sur sa faim , n'était guère qu'un
tissu de mensonges. Denise , en effet , comme nous
l'avons vu, donna longtemps des détails aussi odieux
que faux sur les auteurs de ses jours, sur ses dif-
férentes professions , et sur la quantité d'aliments
qu'elle prenait. Elle soutenait avoir mangé jusqu'à
soixante-douze livres de pain en vingt-quatre heures,
tandis que, d'après les renseignements les plus exacts,
j'ai la conviction qu'elle n'a jamais pris plus de
DE (.A COLP.MANOISt. 381
trente-deux livres d'aliments, y compiis les soupes.
Elle disait avoir l'iiabitude de boire tous les ma-
tins un petit verre d'absinthe, tandis qu'elle se gor-
geait continuellement de liqueurs fortes. Enfin, pour
capter la bienveillance des personnes charitables qui
la soutenaient depuis sa sortie de la Salpêtrière,
ancienne maîtresse d'école , elle fit semblant d'ap-
prendre à lire; élevée jusqu'à quinze ans par une
religieuse, elle se laissa expliquer le catéchisme pen-
dant plusieurs mois, et joua le rôle de première
communiante.
Elle aimait assez les petits garçons, mais ne pou-
vait souffrir la vue des petites filles, avec qui, m'a-
t-elle dit souvent, elle aurait craint d'être renfermée.
Les fleurs avaient pour elle un attrait irrésistible;
plusieurs fois elle suivit pendant des heures entières
des personnes qui en portaient.
Active, obligeante, charitable, Denise donna
quelquefois de l'argent aux pauvres ; mais du pain ,
jamais.
Chargée souvent par des personnes de ma connais-
sance d'aller recevoir des sommes assez considéra-
bles, et de faire en même temps quelques emplettes,
Denise montra toujours la fidélité la plus scrupu-
leuse dans ces diverses commissions. Sa probité n'é-
tait pas ébranlée à la vue de l'or, mais elle défail-
lait devant un morceau de pain. Un matin qu'elle
traversait la rue des Postes , elle aperçut un maçon
qui, occupé à satisfaire un besoin pressant, avait
déposé son pain sur la borne près de laquelle il était
accroupi. Denise avait de l'argent sur elle et du pain
dans son panier; elle dérobe cependant le pain de ce
le-
382 1>E 1-^ COUBMAXDISË.
pauvre lioinnic. el se sauve à toutes jambes. Quel-
ques jours après, elle vint me raconter son action,
et me demanda si elle ne ferait pas bien d'envoyer
cinq francs au maçon, dont elle connaissait la de-
meure : j'approuvai fort son intention, et l'eni+a-
geai à joindre un pain à son envoi, en remplace-
ment de celui qu'elle avait pris. A ce mot, ses traits
s'altèrent, se tuméfient, sa lèvre inférieure tremble
de colère, son reîjard devient étincelant , une salive
écuraeuse s'écoule de sa bouche: «Je lui enverrai
dix francs , me dit-elle d'une voix émue , quinze
francs , si vous le voulez ; niais il n'aura jainais de
moi une bouchée de paiii ! »
Sa sensibilité , naturellement exaltée, l'était en-
core plus depuis qu'elle s'était adonnée à l'ivrogne-
rie : elle changea de logement parce qu'un chat avait j
de dessus le toit, regardé une soupe qu'elle avait
mis refroidir à sa fenêtre. Une autre fois, son po-
tage s'étant en partie renversé dans le feu, pour nfe
pas en perdre le reste, elle l'avala bouillant, ce qiil
lui occasionna dans la journée cinq vomissements
de sang.
Se trouvant un jour enfermée avec mademoiselle
D*** dans là bibliothèque de l'église Sainte-Geneviève,
son premier soin est de regarder dans le paniei"
qu'elle portait habituellement, et, n'y voyant qu'en-
viron une livre de pain, la frayeur d'en manquer
s'erhpare d'elle à tel point qu'elle tient les discours
les plus étranges, ne sachant, disait-elle, à quelle
extrémité la faim peut la conduire... Déjà elle com-
mençait à grimper aux murs pour atteindre une fe-
nêtre assez élevée , lorsqu'à son grand contentement ,
DE LA GOUUMANniSÉ. 3^3
et surtout à celu'. de la demoiselle D**", on vint leur
ouvrir la porte.
Un autre jour que je lui pratiquais chez moi une
saignée, un énorme morceau de pain, qu'elle tenait
sous le bras , étant tombé dans la cuvette qui rece-
vait le sang, elle l'en retire avec précipitation, et le
dévore tout sanglant.
En résumé, l'on peut dire que cette femme a es-
sentiellement vécu pour la digestion. Il est en effet
difficile de trouver dans sa vie entière quelques in-
stants qui ne soient pas consacrés à cette fonction^
Dans les premiers mois de sa naissance, elle épuise
plusieurs nourrices; enfant, elle dévore le pain de
ses camarades; adulte , elle mange jour et nuit; de-
venue moins vorace, elle se plonge dans une ivresse
perpétuelle ; frappée à mort, elle veut se raccrocher
à la vie pour manger; enfin, quelques moments
avant de mourir, ne pouvant plus manger de pain,
parce que, disait-elle, le pain avait mal au cœur,
elle force sa sœur à ^manger près d'elle, presque
dans sa bouche , et meurt en disant : Puisque le
bon Dieu ne veut plus que je mange, que j'aie du
moins le plaisir de voir manger!
IV. Le gastronome théoricien , ou la manie de l'art culinaire.
Un cuisiniier éii traitement à l'hôpital Saint-Louis,
vers la fin de 1829, disait emphatiquement à un
artiste distingué (1) qui peignait son portrait : « Ac-
(1) M. Deiestre, auteur des Etudes des Passions appliquées aux
beaux-arts.
384 liE I.A COUn.MANDISE.
tiicllcmcnt , monsieur, on fait la cuisine comme on
jjâche le plâtre; cet art est retombé clans l'enfance.
Pour moi, je ne regrette qu'une chose, c'est de ne
pas pouvoir faire à ma patrie le cadeau de mes con-
naissances avant de mourir. Oui, je l'aime, ma pa-
trie; jugez-en, monsieur : j'avais jadis cent casse-
roles à queue chez le prince de Condé, et je n'ai
pas voulu éraigrer ! »
La rencontre de Montaigne avec le maître d'hôtel
du cardinal Caraffe est aussi trop curieuse pour ne
pas servir d'introduction à cet article, destiné à
faire oublier les dégoûtantes peintures que nous a
présentées l'observation précédente. « Il m'a faict ,
dit l'auteur des Essais, un discours de ceste science
de gueule, avecques une gravité et une contenance
magistrales , comme s'il m'eust parlé de quelque
grand poinct de théologie. Il m'a déchiffré une dif-
férence d'appétits , celui qu'on a à jeun , qu'on a
aprez le second et tiers service; les moyens tantost
de luy plaire simplement, tantost de l'esveiller et
picquer ; la police des saulces... Aprez cela, il est
entré sur l'ordre du service, plein de belles et im-
portantes considérations, et tout cela enflé de riches
et magnifiques paroles, et celles mesme qu'on em-
ployé à traicter du gouvernement d'un empire. »
Tel était le plaisant personnage dont je vais par-
ler, avec cette différence que , n'exerçant pas la pro-
fession de maître d'hôtel , il paraissait infiniment
plus ridicule. C'était un certain M. de M***, contrô-
leur des contributions directes à Pignerol , en 1810,
homme bien né et de beaucoup d'esprit, mais qui
avait à un tel point la passion de l'art culinaire.
DE LA GOURMANDISE. 385
qu'il en faisait l'objet unique de ses pensées , et ne
pouvait s'empêcher de montrer à tout propos l'en-
thousiasme qu'il lui inspirait.
«On devient cuisinier, mais on naît rôtisseur, » a
dit l'auteur de la Physiologie du goût : M, de M***
était né à la fois rôtisseur et cuisinier. Aussi , per-
sonne ne s'entendait mieux que lui dans l'art de
faire rôtir un filet de bœuf piqué avec des lanières
d'anchois, mets pour lequel il avait inventé une
sauce dont le secret eût fait la fortune de plus d'un
cordon bleu.
Il n'était en France si petit endroit que ce nouvel
Archestrate (1) n'eût visité, pour peu qu'il se re-
commandât par la production ou la confection de
quelque succulent comestible.
N'allez pas croire , cependant , que son érudition
se bornât à une simple connaissance de la carie gas-
tronomique de la France ; il avait aussi beaucoup
étudié l'histoire sous un point de vue spécial, et il
savait à ne jamais l'oublier tous les fruits que les
Romains avaient recueillis de leurs victoires. 11 sa-
vait que ces fameux conquérants , ou , si vous aimez
mieux, ces grands voleurs de nations, avaient en-
(1) L'Athénien Archestrate , poëte grec d'une époque incertaine ,
voyagea pendant plusieurs années pour étudier la cuisine de diffé-
rents peuples, et publia le premier poëme gastronomique dont il
soit fait mention dans l'histoire. Quoique grand mangeur, il était
tellement maigre que le vent , dit-on , l'emportait. Sa légèreté était
passée en proverbe : Léger comme Archestrate. Les fragments qui
nous restent de son poëme ont donné à Berchoux l'idée du sien : ils
prouvent qu'Archestrate possé<lait à un égal degré l'art de cuire et
l'art d'écrire.
25
38C P»E LA GOURMANDISE.
levé rabrlcot et le cantaloup aux Arméniens, la
pèche et les noix aux Perses, les citrons aux Mèdes,
et la cerise à Mlthridate; il avait encore retjenu qu^
les fif^ues avaient été cause indirecte de la descente
de Xerxès en Grèce, ainsi que de la destruction de
Cartilage; et qu'enfin, Viteilius avait eu le coi^-
rage d'aller lui-même chercher la pislaclie en Syrie.
Désireux d'étendre la sphère de ses connaissan-
ces, M. de M*** avait lu plusieurs traités de phy-
siologie; il s'était longtemps arrêté sur le phéno-
mène de la digestion, sur les causes qui peuvent la
favoriser, et il faisait à ce sujet des remarques aussi
judicieuses qu'originales. « Savez-vous , disait-il un
jour, pourquoi les personnes d'un âge avancé sont
généralement moroses, silencieuses et pessimistes,
c'est qu'elles n'ont plus de dents. Les dents , ajou-
tait-il avec chaleur, ne sont pas seulement l'orne-
ment de la bouche, les auxiliaires d'une bonne
prononciation; elles sont surtout les ciseaux, Ie§
tenailles, la meule, le pressoir de l'estomac. Don-
nez-moi un bon dentier à un vieillard , et il rede-
viendra causeur, et ses idées, plus libres, perdront
la sombre tristesse que leur imprimait l'embarras
de les émettre, joint à la difficulté de digérer. »
Une autre fois, il prétendait que la physiogno-
monie avait grand tort de ne pas insister davantage
sur l'inspection des dents, parce que cette inspec-
tion pouvait fournir plusieurs données applicables à
la politique. «S'agit-il, par exemple, d'élire un chef,
s'il a de grandes incisives, rejetez-le: c'est un ron-
geur du peuple. A-t-il de longues Janlalres, rejetez-
le également, il le déchirerait. Le candidat que l'on
t)E LA GOURMANDISE. 387
porte h la dépiitation s'avai!Co-l-i! mnni de larjjes
molaires, yarclez-voiis bien de lui doinier voire voix:
c'est un i;rand nianueur*, et comme cette race d'hom-
mes digère toujours, et que la digestion absorbe les
facultés intellectuelles, il dormirait continuellement
sur les bancs du centre, et ne se réveillerait que
pour crier /a clôture ! afin de hâter l'heure de son
dîiler. Puis, terminant avec plus de calme, donnez
au contraire votre suffrage à un citoyen dont les
dents sont petites et bien rangées : celui-là est un
homme sobre, ami de l'ordre et de la justice; il ne
vous grugera pas. »
L'histoire des voyages avait aussi été l'une des
études favorites de M. de M***, et il conservait une
estime toute particulière pour les savants naviga-
teurs qui nous ont importé le thé du Japon, le café
d'Ethiopie, la vanille du Mexique, la cannelle, de
Ceylan, le girofle et la muscade des îles Moluques,
le poivre de Java et de Sumatra, le piment des îles
Caraïbes, et les câpres de Barbarie, Ainsi, par une
étude simultanée des événements et des lieux qui
en ont été le théâtre (choses qu'on ne devrait jamais
séparer), sa mémoire facile lui rappelait ad libitum
les faits les plus curieux de l'histoire, et les endroits
les plus intéressants du globe.
Cet historiographe de la friandise se rendait fré-
quemment à Turin , où il était fort répandu , et
ou résidait son directeur. Un matin qu'il s'y trou-
vait encore , quoique son congé fût expiré de la
veille, il entre, la figure toute bouleversée, dans le
cabinet de son chef. Celui-ci croit qu'il vient pour
s'excuser de n'être pas paiti, et lui fait quelques le-
388 Dr. l.A GOLRMANDISE.
proclies à ce sujet ; mais, loin de l'écouter, M. de M***
s écrie : « Il s'agit bien de cela, vraiment! Que viens-
je de voir! C'est abominable! J'ai traversé votre cui-
sine, c'est à faire pitié! J'ai vu des perdreaux, des
poulets abîmés, massacrés. Et votre dinde truffée,
quelle sotte tournure lui a-t-on donnée ! C'était, ma
foi , bien la peine que Jacques Cœur importât les
dindons, en 1450, pour les voir réduire en pareil
état ! Décidément , votre cuisinier n'y entend rien !
Vous avez aujourd'hui le préfet à dîner avec plu-
sieurs personnes de la maison du prince Borghèse ;
votre repas sera détestable; il va vous déshonorer! »
Cette scène, faite avec le plus grand sérieux, pa-
rut si plaisante au directeur que, loin de s'en fâ-
cher, il demanda à M. de M*** s'il consentait à faire
son dîner ce jour-là. Ce fut alors sur la figure de
l'amateur un épanouissement de joie que rien ne
saurait rendre. Il courut à la cuisine, s'empara des
casseroles et des fourneaux, et l'on dit qu'il se sur-
passa tellement, que les premiers cuisiniers du lieu
ne purent s'empêcher d'envier la réputation qu'il se
fit dans cette circonstance.
La vie culinaire de M. de M"** offre une foule de
traits à peu près pareils. Il poussait si loin la manie
gastronomique, qu'il engraissait de jeunes pigeons
dans une marmite recouverte , afin que ces petits
animaux, n'ayant jamais pris d'exercice, ni des ai-
les , ni des pattes , eussent les chairs plus tendres ,
lorsqu'ils seraient appelés à l'honneur de paraître
sur sa table.
Un jour, présentant quelqu'un à sa sœur, il ne
lui apprit ni le nom, ni la qualité de l'individu,
DE l,A GOURMANDISE. 389
mais il lui dit : «Ma bonne amie, voilà monsieur
que j'ai surpris il y a quelque temps à son dîner ;
il avait sur sa table des perdreaux rôtis , piqués
d'un côté , et non piqués de l'autre : cela est fort
bien entendu, parce que chacun peut être servi se-
lon son goût. »
L'historien de M. de M***, à qui nous emprun-
tons une partie de ces détails, l'ayant revu à Paris
après la chute de Napoléon , alla lui faire une vi-
site , rue Neuve-des-Capucines , et le trouva dans
une espèce de donjon , où il se livrait avec une nou-
velle ardeur à sa science favorite. Le logement était
divisé en plusieurs pièces , dont la principale était
consacrée à la cuisine , ou plutôt au laboratoire.
C'est là que le visiteur fut d'abord conduit. Il ra-
conte qu'en entrant, sa vue fut frappée d'un grand
vase placé sur une table , et à moitié rempli d'une
liqueur jaunâtre, où nageaient des oignons et des
tronçons de carottes; au-dessus descendait du plan-
cher un cerceau suspendu par une ficelle; autour du
cerceau étaient attachés par le bec trois ou quatre
oiseaux, qui trempaient à moitié dans la liqueur.
M Qu'est-ce que cela ? » demanda-t-il au moderne
Apicius (1). «C'est, lui répondit très -sérieusement
(1) Nom de trois Romains célèbres dans les fastes de la gour-
mandise. Le premier, contemporain de Sylla , chercha dans la
bonne chère une compensation aux violentes commotions de la
{juerre civile. Le dernier, qui vécut sous Trajan , trouva le secret
de conserver les hullres dans leur fraîcheur. Quant au second, qui
est sans contredit le plus célèbre, on lui attribue un traité fort an-
cien , De Ol'soniis et conclimcnli.'i , sh'C de Jrle coqninaiia , I^ondres,
1705, in-iS", réimprimé à Amsterdam, 1709, in-12, avec le lilre De
390 DE LA GOURMANDISE.
ce dernier, le problème du vanneau que je crois
avoir résolu, et c'est une question fort délicate. Le
vanneau, voyez-vous, est un oiseau très-iin; mais
il a offert jusqu'ici de grandes difficultés. Ou le
train de derrière est trop avancé, ou le train de
devant ne l'est pas assez. J'ai réfléchi là-dessus,
moi, et j'ai pensé qu'en faisant prendre au vanneau
un demi-bain dans une saumure conservatrice, cela
donnerait le temps à l'air d'agir sur les ailes, en
proportion convenable , et qu'ainsi il serait égale-
ment bon dans son entier. Si vous voulez venir de-
main dîner avec moi , nous verrons si je suis sur la
voie. »
Une pareille invitation était trop séduisante pour
n'être pas acceptée. «Et voilà pourquoi, ajoute le
narrateur, je puis aujourd'hui proclamer, en toute
justice, M. de M*** comme ayant résolu le problème
du vanneau. »
Be culinaria, sous lequel il parut pour la première fois à Milan en
1498, in i". C'est de cet Apicius que Scnèque, Pline, Juvénal et
Martial ont tant parlé. Sénèque, dont il était le contemporain,
nous apprend qu'il tenait une école de bonne chère , et qu'il avait
ainsi dépensé deux millions et <lemi. Obli<';é enfin de met ire un peu
d'ordre dans ses afFaires, et voyant qu'il ne lui restait plus que
deux cent cinquante mille livres, il s'empoisonna, dans la crainte
que cette somme ne lui suffît pas pour vivre. Telle fut la fin qui
couronna dififnemenl la vie d'un homme à jamais célèbre, pour
avoir inventé des gâteaux qui portèrent son nom, et imajjiné un
nombre immense de sauces, parmi lesquelles se trouvait peul-éire
la saumure de 31. de !\I**'.
DE LA COLEKE.
3îjl
CHAPITRE m.
DE LA COLÈRE.
■jj\w j::j
Les corps infirmes et ulcérés sont blessés par le
plus léger contact : aussi la colère n'est qu'un
Tice de femmes et d'enfants. Mais les homme»
eux-mêmes en sont susceptibles! c'est que le»
hommes ont souvent le caractère des femmes et
des enfaots.
SÉNÈQUE, De la Colère, liv. i, cli. 16.
Déjlnilioii et synonymie.
Le mot colère dérive du grec ^o^'i» bile, parce que
les anciens attribuaient la colère à l'agitation de ce
fluide." Cette passion était donc, selon leurs idées,
une passion bilieuse; il n'y a même pas encore long-
temps qu'on la définissait «l'agitation d'un sang bi-
lieux qui se porte au cœur avec rapidité. »
Horace appelle la colère « une folie de courte du-
rée, ira far or b revis. «
Trois siècles avant lui, Phllémon, poëte grec,
avait dit dans une de ses comédies : « Nous sommes
tous insensés lorsque nous sommes en colère. »
Selon Aristote, « la colère est le désir de rendre le
mal qu'on nous a fait. »
Sénèque définit celte passion « une émotion vio-
lente de l'âme, qui, volontairement et par choix, se
porte à la vengeance. »
392 I>E LA COl.KKE.
«La cholere, dit Charron, est une folle passion
qui nous pousse entièrement hors de nous , et qui ,
cherchant le moyen de repousser le mal qui nous
menace ou qui nous a desja atteinct, faict bouillir
le sang en nostre cœur, et levé en nostre esprit des
furieuses vapeurs qui nous aveuglent et nous préci-
pitent à tout ce qui peust contenter le désir que nous
avons de nous venger. C'est une courte rage, un che-
min à la manie. »
D'après de La Chambre, « la colère est une passion
mixte, composée de la douleur que l'on souffre pour
l'injure reçue, et de la hardiesse que l'on a pour la
repousser. »
Je définis la colère : un besoin excessif de réac-
tion , déterminé par une souffrance physique ou
morale.
Cette passion, malheureusement si commune, et
sujette à une sorte de périodicité, présente une foule
de degrés, dont les principaux sont \ impatience,
Y emportement , la violence, X^l fureur, la haine et la
vengeance.
XJ impatience est une disposition habituelle à pren-
dre de l'humeur à la plus légère contrariété. Elle se
décèle par une vivacité inquiète et impérieuse, par
des paroles vives et coupées , accompagnées de tré-
pignements et d'une rapide contraction des muscles
de la face. Au physique comme au moral , l'impa-
tience est un signe de faiblesse. 11 s'est grossière-
ment trompé celui qui a cru pouvoii' appeler la pa-
tience la force des faibles : car il faut être bien fort
pour être toujours modéré , toujours patient.
\j emportement est une propension à s'irriter au
DE LA COLÈKE. 393
moindre obstacle , et à se livrer par accès à de vio-
lents éclats de voix, à des gestes menaçants, à des
mouvements convulsifs accompagnés d'injures et de
menaces.
La violence ne s'en tient pas aux menaces ; plus
fougueuse que l'emportement , elle s'abandonne à
des actes de brutalité envers ceux qui nous blessent
ou qui nous contrarient.
La fureur est le summum de la colère. De toutes
les réactions de l'àme qui ont pour but de nous
porter au-devant du mal afin de le repousser, c'est
sans contredit la plus impétueuse et la plus excen-
trique. La violence peut encore calculer le danger ,
la résistance à vaincre; la fureur est tout à fait
aveugle, elle ne sait que se précipiter sur son en-
nemi, quelle que soit sa supériorité, ou revenir
contre elle-même lorsqu'elle ne peut pas l'atteindre:
la folie conduisit Ajax au suicide ; la fureur l'avait
conduit à la folie.
La haine, qu'il ne faut pas confondre avec l'anti-
pathie, est une colère prolongée, une colère chro-
nique. Moins agitée en apparence que la colère, cette
passion ne fermente pas avec moins de force, et
celui qui l'éprouve ne tarde pas à ressentir tous les
effets de la douleur morale.
La vengeance est en quelque sorte la crise de la
haine. Funeste conseillère, elle ronge le cœur du
malheureux dont elle s'est emparée , jusqu'à ce qu'il
ait l'horrible jouissance de voir son ennemi succom-
ber sous ses coups. Il n'est pas rare de rencontrer
des hommes tellement dévorés de la soif de la ven-
geance que, pour l'assouvir, ils bravent jusqu'à l'é-
4ii»
394 DE LA COLÈRE.
-£"»;•'','-. ' • •
cnafaud. Comme l'envieux, le vindicatif se reconnaît
à son air sombre, à son teint livide, et souvent à la
maigreur générale de son corps, lorsque sa passion
tarde trop à se satisfaire.
, 11 est encore une espèce de petite vengeance,
honteuse et pusillanime, que l'on observe plus par-
ticulièrement chez les enfants, les femmes et les
vieillards, c'est la bouderie, état de l'àme attristée
par l'impuissance sentie de réagir contre une supé-
riorité physique ou morale.
Une personne qui se serait quelquefois livrée à
l'impatience, à l'emportement ou à la vengeance,
ne doit pas pour cela être considérée comme impa-
tiente, emportée ou vindicative : ces épithètes en-
traînent avec elles l'idée de l'habitude de se livrer à
ces funestes penchants. C'est une remarque que je
fais seulement ici pour les étrangers.
Causes.
^ Causes prédisposantes. — La constitution, le sexe,
ràg'e, le climat, les professions, la santé ou la ma-
ladie, exercent une influence notable sur le déve-
loppement de la passion dont nous nous occupons.
Voici ce qu'une longue série d'observations permet
de donner de plus constant à cet égard.
Les sujets bilieux, bilioso-sanguins et nerveux,
sont en général plus portés à la colère que les per-
sonnes qui vivent sous la prédominance lympha-
tique : aussi dit on vulgairement de ces dernières
qu'elles sont d'une bnnne pâte.
La femme , douée d'un système nerveux plus im-
DE LA COLÈRE. 395
' . -,
pressionnable que celui de l'homme, est par cela
même plus disposée que lui à contracter cette pas-
sion , qui fatie si vite chez elle la fleui* de la beauté.
Habituellement, la colère des femmes a plus dé
vivacité que de force; mais, lorsqu'elle est poussée
jusqu'à la fureur, dans la jalousie par exemple,
«aucune, dit Montaigne, n'est si pleniere ni si ter-
rible ; »
. . . yolamque furciis quid feiniiia pussil . ;■,
Eu égard aux âges, on a remarqué que les enfants
sont naturellement impatients ou boudeurs, et les
jeunes gens, emportés ou violents.
L'influence du climat et de la chaleur sur la co-
1ère ne saurait non plus être révoquée en doute ;
qu'importe l'objection que Pierre le Grand a été
violent et Titus pacifique ? Cette observation particu-
lière ne peut pas infirmer l'observation générale, qui
démontre que les habitants du Nord sont bien moins
irascibles que ceux des pays méridionaux. Les froids
secs, et surtout les grandes chaleurs, disposent aussi
bien autrement à la colère que les temps doux et
pluvieux. On sait que le duc de Guise, Charles 1" et
Louis XVI , furent mis à mort pendant un froid ri-
goureux, et que le soleil ardent de juillet et d'août
a éclairé nos plus grands bouleversements politi-
ques.
Quanta l'influence des professions, on a signalé
que les soldats, les marins notamment, sont en gé-
néral brusques, emportés ou violents, tandis que les
littérateurs et les artistes sont plutôt impatients ou
haineux.
396 DE lA COLKIU:
Ainsi, aucun âge, aucun lieu, aucune contrée,
aucune profession , n'est tout à fait exempte de co-
lère, la plus universelle, et certainement aussi la
plus contagieuse de toutes les passions : la plupart,
en effet, n'attaquent que les individus isolément;
la colère se communique en un instant à tout un
peuple.
La maladie, comme tout le monde a pu l'obser-
ver, nous rend pour l'ordinaire moroses et irascibles;
il en est de même du malheur, des veilles excessives,
de la faim et de la soif. J'ai vu beaucoup d'indivi-
dus, habituellement doux, devenir d'une violence
extrême aussitôt qu'ils tombaient malades, et, plus
d'une fois , l'altération de leur caractère m'a fait
pronostiquer chez eux l'invasion prochaine d'une
maladie, alors même que leurs fonctions organiques
s'exerçaient encore avec régularité. On rencontre
aussi des personnes souffrantes qui sont d'une hu-
meur insupportable pendant tout le temps que dure
leur digestion : de ce nombre était le maréchal Au-
gereau , qui , pendant la première heure après son
dîner, aurait volontiers tout exterminé, amis comme
ennemis.
On a remarqué depuis longtemps que les animaux
faibles et chétifs sont beaucoup plus enclins à la
colère que les êtres robustes et fortement constitués.
En cela l'on doit encore admirer la prévoyance du
Créateur, qui leur a donné cette tendance comme
une arme défensive , puisqu'elle produit subitement
chez eux une exaltation vitale qui les empêche d'être
sans cesse victimes du plus fort. 11 en est , du reste,
de la faiblesse morale comme de la faiblesse phy-
Dt LA COLÉUK. 397
sique : les personnes d'un esprit étroit et sans in-
struction sont généralement plus portées à la colère,
leur volonté n'ayant pas toujours l'énergie néces-
saire pour maîtriser les mouvements déréglés de
cette passion. Cette remarque s'applique surtout aux
idiots (1), dont les emportements vont souvent jus-
qu'à la fureur. Enfin, de nombreuses observations,
que j'ai été à même de faire, me donnent la convic-
tion que la prédisposition à la colère peut être trans-
mise par rbérédité et même par l'allaitement.
Causes déterminantes. — Le sentiment de la jus-
tice et celui de la pitié ont sans doute fait naître
plus d'une fois la colère dans des âmes généreuses
et sensibles ; mais les obstacles opposés à nos désirs,
les blessures faites à notre amour-propre, à notre
vanité, l'ivresse, et surtout l'instinct de conserva-
tion, qui nous porte à repousser les dangers qui nous
menacent , voilà les causes qui déterminent le plus
ordinairement en nous cette terrible réaction de
l'àme, dont nous allons étudier les symptômes et les
effets.
Avant d'aller plus loin, je crois devoir signaler
une dernière cause, sur laquelle la plupart des mo-
ralistes ne se sont pas assez arrêtés , et qui cepen-
dant produit de violents accès de colère dans le pre-
mier âge de la vie : je veux parler de la faiblesse
qu'ont la plupart des parents d'accorder à leurs en-
fants tout ce qu'ils demandent avec des cris et des
mouvements d'impatience. Une fois que l'enfant se
(1) Sur 100 individus affectés d'idiotie, le docteur Bel homme en
a trouvé 86 colères
398 DE LA COI.ÈRE.
sera servi avec succès cle ce moyen pour obtenir
ce qu'il désire , il continuera instinclivenient de
l'employer; et, s'il y a souvent recours, comment
plus tard pourra-t-on le corriger d'un vice dont l'ha-
bitude aura fait une seconde nature, mais qu'une
éducation commencée au berceau eût sans doute
détruit , ou l^eaucoup modifié ? On ne saurait donc
trop se mettre en garde contre ce despotisme de Iqi
faiblesse.
Symptômes , effets et terminaison.
Les symptômes de la colère offrent chez les di-
vers individus des différences notables, qui parais-
sent dépendre en grande partie de la prédominance
organique sous laquelle ils vivent.
Les observateurs ont distingué la colère rouge ou
expanslve, et la colère pâle ou spasmodique : il en
est une troisième espèce , qui participe des deux
autres.
Les sujets robustes et sanguins ressentent-ils l'ai-
puillon de la colère, le sang, refoulé d'abord vers
le centre du corps, en est bientôt chassé et repoussé
vers la périphérie: le cœur bat avec violence, là
respiration est accélérée, le visage et le cou se gon-
flent, rougissent, les veines se dessinent sous la
peau; les cheveux se hérissent, le regard s'anime,
s'enflamme, et le globe de l'œil, injecté de sang,
paraît sortir de son orbite (1). En même temps, les
(1) Si l'on ajoute à ce fait, que la rougeur produite par la colère
couinience ordinairement par les yeux, on concevra mieux pour-
DK LA COLÈRE. 399
narines se dllafent, et les lèvres, tiraillées par le
muscle labial , laissent apercevoir les dents; la voix
est raiique , l'oreille devient sourde; la parole,
presque toujours entrecoupée, est difficile ou exu-
bérante; l'écnnie sort de la bouche avec l'injure,
la menace, le blasphème ; enfin , les forces sont pro-
digieusement développées, et la détente musculaire
qui accompagne ce bouleversement de l'âme et du
corps est violente, mais prompte; la passion a réagi:
elle est satisfaite.
Chez les individus faibles , chez ceux qui vivent
sous la prédominance du foie ou du système lym-
phatique, le sang, également refoulé vers les vis-
cères, semble y séjourner : les battements du cœur
sont à peine sensibles ; le pouls est petit , serré et
fréquent ; la respiration , difficile et suffocante; une
sueur froide se répand sur tout le corps; le visage se
décolore entièrement; les yeux sont fixes et les mâ-
choires, serrées; un tremblement convulsif agite les
membres. Ecrasés, pour ainsi dire, sous le poids de
leur colère, ces malheureux quelquefois ne peuvent
ni remuer ni articuler une parole; mais leur immo-
bilité et leur silence sont bien plus à redouter que
l'agitation, les cris et la violente des sanguins : la
crise de cette rage impuissante n'est en effet que re-
tardée. Chez quelques âmes nobles et généreuses, on
la volt à la vérité se transformer en indignation et
en mépris; mais, le plus fréquemment, la passion ,
quoi roi»htljalmie chronique est incurable chez les personnes qui
se livrent à de fréquents emporiemenis, tandis qu'elle finit par dis-
paraître chez celles qui ont le courage de dompter leur caractère.
400 DE LA COLÈRE.
qui n'a pas réagi, passe à l'état chronique, devient
haine, et la haine, pour peu qu'elle soit surexcitée,
se termine presque toujours par la vengeance (1).
La différence de physionomie que présente la co-
lère, observée dans ces deux classes d'individus,
tient à ce que , chez les premiers , la passion réagis-
sant subitement se montre tout excentrique , tandis
qu'elle reste concentrique chez les seconds , qui
sont ordinairement privés d'une suffisante énergie
de réaction.
La colère des bilieux-sanguins participe de ces
deux états : concentrique dans le premier temps
de l'accès, elle devient excentrique dans le second,
où elle met tout le corps en feu : c'est la poudre ,
dont l'explosion est d'autant plus terrible qu'elle a
été plus comprimée , ou bien l'arc , dont les traits
portent d'autant plus loin que la corde a été plus
fortement tendue.
Enumérons maintenant les effets morbides que
peut produire un pareil bouleversement de toute
l'économie.
Immédiatement après un accès de colère, il n'est
pas rare de voir survenir des déjections ou des vo-
missements bilieux , quelquefois même l'ictère et
l'hépatite, ainsi que des hernies plus ou moins volu-
mineuses. L'influence de cette passion sur le foie est
(1) La vengeance esl comme endémique dans la Corse : ce dé-
partement présente le nombre proportionnel le plus élevé decrimes
contre les personnes, et c'est d'ordinaire la î;e«fl'e//« qui en esl la
cause déterminante. Sur 116 accusés traduits en 1841 devant le
jury de ce déparlement, 93 étaient poursuivis pour crimes contre
les personnes, et 23, seulement, pour crimes contre les propriétés.
ftF. i,A roiiftE. 101
tellement grande que plusieurs nosologistes, pre-
nant l'effet pour la cause, ont avancé que la colère
avait constamment son origine dans cet organe.
L'influence de la colère sur le cerveau n'est ni
moins forte ni moins dangereuse : la syncope ,
les convulsions, l'épilepsie, l'apoplexie, la paraly-
sie, l'encéphalite et la manie furieuse, ne sont que
trop souvent le résultat de cette funeste passion.
Cette terminaison a surtout lieu chez les femmes
irascibles, après une brusque suppression des men-
strues , des lochies ou du lait.
Enfin, dans de violents accès de colère, on a vu plu-
sieurs fois les artères et le cœur devenir anévrysmati-
ques, se rompre, et déterminer subitement la mort ( 1 )
ainsi que l'avortement chez les femmes enceintes.
— « Quel doit estre , dit Charron , Testât de l'es-
prit au dedans , puisqu'il cause un tel desordre au
dehors! La cholere du premier coup en chasse et
bannist loing la raison et le jugement, afin que la
place luy demeure toute entière; puis elle remplit
tout de feu, de fumée, de ténèbres et de bruict.
semblable à celuy qui mist le maistre hors la mai-
son , puis y mist le feu , et se brusia vif dedans ; et
comme un navire qui n'a ny gouvernail, ny patron ,
ny voiles , ny avirons , et qui court fortune à la
mercy des vagues , vents et tempestes , au milieu de
la mer courroucée.
(1) Sylla, \ alentinien , Nerva , Venceslas, Isabeâu de Bavière,
moururent à la suite d'un accès de colère. De nos jours, le furi-
bond Marat avait le pouls constamment fébrile , et Robespierre
éprouvait des hémorrhagies nasales qui inondaient son lit presque
toutes les nuits.
20
402 OE l.A Cni.FRE.
ft Ses effecU sont grands , souvent bien misérables
et lamentables. Premièrement elle nous pousse à
l'injustice, car elle se despite et s'esguise par oppo-
sition juste, et par la cognolssance que l'on a de
s'estre courroucé mal à propos. Elle s'esguise aussi
par le silence et la froideur , par où l'on pense estre
dédaigné et soi et sa cholere; ce qui est propre aux
femmes., lesquelles souvent se courroucent afin que
l'on se contre-courrouce, et redoublent leur cholere
jusqu'à la rage, quand elles voyent que l'on ne dai-
gne nourrir leur courroux. Ainsi se montre bien la
cholere estre beste sauvage , puisque ny par défense
ou excuse, ny par non^defense et silence, elle ne se
laisse gagner ny adoucir. Son injustice est au.ssi en
ce qu'elle veust estre juge et partie, et s'en prend
à tous ceux qui ne luy adhèrent. Secondement pour
ce qu'elle est inconsidérée et esîourdie , elle nou.-^
jette et précipite en de grands maux, et souvent en
ceux mesmes que nous fuyons ou procurons à au
truy , ilat pœnas diini exii^it (T. Cette passion res-
semble proprement aux grandes ruines , qui se
rompent sur ce quoy elles tombent : elle désire si
violemment le mal d'autruy, qu'elle ne prend pas
garde à esviter le sien. Elle nous entrave et nous
enlace, nous faict dire et faire des choses indignes,
honteuses et messeantes. Finalement elle nous em-
(r « Pour se préserver de la colère, dit Sénèquo , à qui Charr<in
emprunte ret»e ctialion , il faut souvent se représenter les maux
cu'elle entraîne à sa suite, et songer v\\xtle se punit presque taii-
iour.t fti voulant te venger. D'ailleurs, ajoute-l-il, avec nos égaux,
Ja veni^eanoe est incertaine; avec nos supérieurs, c'est une folie :
avec nos inférieurs, c'est une bassesse. <
I)i; I.A COI.KIIK. 4()S
j)orlc si onlrenienl, (jirelle nous lalct faire de»
<;lioses seandalouses vl ineparaJjles , meurtres, enj-
poisonnemenls, Irahisous, dont après s'ensuivent de
jjrands repentirs : tesinoln Alexandre le Grand , après
avoir tué Clytus, dont disoil Pytliagoras que la lin
delà eholere estoit le commencement du repentir.»
— Si nous envisajjeons la colère dans ses rapports
avec la criminalité, nous trouvons que, sur 1,000
crimes d'empoisonnement, de meurtre, d'assassinat
et d'incendie, 264 ont eu pour motifs la haine ou
la vengeance; 143 les dissensions domestiques, les
haines entre les parents; 113 les querelles au jeu
ou dans les lieux publics; 94 enfin, les querelles
et rencontres fortuites, résultat effrayant, et que
l'on ne saurait trop mettre sous les yeux des per-
sonnes qui ne s'attachent pas à modérer la violence
de leur caractère.
Pendant la seule année 1838, les cours d'assises
du royaume ont eu à juger 238 accusations de cri-
mes ayant pour cause la colère, la haine, la ven-
geance, savoir :
Empoisonnements 4
Incendies 61
Assassinats 104
Meurtres 41
Homicides involontaires ... 28
238
Les mêmes motifs ont déterminé 243 crimes en
183Î) , 246 en 1840, et 234 en 184t. Dans ces quaire
nombres annuels ne sont pas compris les crimes
résultant de rixes au cabaret et au jeu, ainsi que
404 DE lA COl.KP.E.
de rencontres et querelles l'ortnites, lesquels s'élè-
vent, pour 1838, à 103, pour 1839, à 119, pour
1840, à 112, et pour 1841, à 105. Le Compte géné-
ral de l'administration de la justice criminelle en
France pendant cette dernière année signale aussi
6 suicides provoqués par un accès de colère, 3 chez
l'homme, et 3 chez la femme (1).
— « De toutes les passions innées , dit Marc à ce
sujet, il n'en est pas dont les actes occupent plus
souvent les tribunaux que ceux dont la colère est
la source. En effet, aucune passion ne donne plus
aisément lieu à une perturbation prompte de tout
l'organisme, ne fait plus ressembler à un maniaque,
que celui qui en est atteint à un haut degré : ira furor
hrevis , a dit Horace , et cette maxime a traversé les
siècles sans qu'on ait songé à la contester. En con-
(1) 11 est à regretter que nos Comptes annuels de l'administration
de la justice militaire ne sijrnalent pas les motifs des délits commis
dans l'armée : c'est une lacune qu'il serait bien important de rem-
plir. En l'absence de documents positifs, je me bornerai à extraire
du dernier Rapport au Roi les chiffres de certains délits dont la
colère est, sans contredit, la cause la plus fréquente. F'endant la
seule année 1839, \ insubordi nation , qui comprend depuis le refus
formel d'obéissance jusqu'aux voies de fait envers les supérieurs ,
l'insubordination, dis-je, a amené devant les conseils de guerre
379 prévenus, sur lesquels 252 ont été condamnés. C'est à la fois
1 sur 12 du total des hommes mis en prévention comme du total
des condamnés. Relativement « l'effectif de l'armée, c'est 1 pré-
venu sur 833, et 1 condamné sur 1,252. Sur les 4,367 militaires
mis en jugement pendant celte même année, on en trouve 17 ac-
cusés de meurtre, 23 d'assassinat, 83 de coups et blessures vo-
lontaires, 5 d'homicide ou de coups et blessures involontaires.
(En 1839, l'armée française se composait de 317,578 hommes, y
compris la garde municipale et les sapeurs-pompiers de la ville de
Paris.)
I»E LA (Oi.tKE. 405
séquence, les actes produits par la colère sont le
plus souvent accomplis avec absence de la liberté
morale ; mais, pour bien juger la réalité de cette ab-
sence, il faudra avoir égard k toutes les circonstan-
ces qui auront précédé, accompagné et suivi la per-
pétration de l'acte. Ainsi , il feudra s'enquérir de
la constitution de celui qui l'a commis, afin de
savoir s'il est naturellement enclin à la colère; il
faudra examiner les motifs qui ont déterminé la
passion , et si leur gravité est proportionnée au de-
gré d'exaltation de celle-ci ; savoir si l'exécution de
l'acte a suivi aussitôt le développement des sen-
timents passionnés ; connaître quelle a été la situa-
tion morale et physique de l'inculpé après l'acte ;
enfin , saisir toutes les circonstances internes et
externes capables de faire apprécier l'imputabilité.
«Lorsque la haine est motivée, dit encore ce
savant médecin-légiste , plus ses motifs sont plau-
sibles , moins les actes criminels qu'occasionne
cette passion permettent d'admettre ce degré de
lésion de la volonté qui peut les rendre excusables.
Ils se confondent alors avec les effets de la ven-
geance , qui n'admet guère le bénéfice de l'excuse
lorsqu'elle est provoquée par des passions acquises
plutôt qu'innées. » ( De la Folie considérée dans ses
rapports avec les questions médico-Judiciaires. )
Traitement.
Moyens moraux. — Nous avons vu précédemment
que toute colère provient de faiblesse : fortifions
donc d'abord notre corps et notre esprit, l'un par
406 DE L* COLÈRE.
l'exercice et la tempérance, l'autre par l'étude et la
réflexion. Quand nous aurons acquis des membres
robustes et un jugement sain , nous serons rarement
dominés par cette fougueuse passion.
En second lieu , fermons avec soin toutes les
avenues de notre cœur à la colère, en évitant les
les occiisions qui peuvent l'exciter : ce n'est pas
quand l'ennemi est entré dans la place qu'il faut
songer à le repousser.
Toutefois , ces occasions se présentent-elles ino-
pinément, et commençons-nous à ressentir les pre-
miers aiguillons de la passion, tachons, si cela est
possible, de changer une conversation devenue
trop animée, ou, ce qui est encore plus prudent,
retirons-nous prompfement à l'écart ; la solitude ,
le repos et la réflexion auront bientôt arrêté le
cours de cette fièvre, qui eût pu dégénérer en véri-
table frénésie.
Le remède le plus efficace contre la colère est le
délai : défendons-nous donc de juger sur de simples
soupçons, et de croire légèrement les rapports
accusateurs : tant de gens mentent pour ti'omper,
et tant d'autres parce qu'ils ont été trompés! Fai-
sons-nous surtout une loi de ne jamais prendre de
résolution pendant la passion : c'est une mauvaise
conseillère, qui fausse également l'esprit et le cœur.
Un sage avait engagé l'empereur Auguste, dès qu'il
se sentirait impatient, à ne rien dire, à ne rien faire
qu'il n'eût prononcé toutes les lettres de l'alphabet.
Je demanderai beaucoup plus de temps pour la ré-
flexion , et j'engagerai les personnes qui seraient
irritées, même pour de justes motif», à ne prendre
UE LA COLKHE. 407
aucune détermination avant de ë'èlre livrées aux
douceurs du sommeil. On dit avec raison que la unit
jwrte conseil ; rien , en effet, ne redresse mieux le
juj^ement que le repos , le silence et l'obscurité.
Défendons-nous enfin de tout sentiment de haine
et de A'en^eanee, en considérant que l'offenseur est
presque toujours plus véritablement à plaindre que
l'offensé; et que d'ailleurs, haïr et méditer ven-
geance, c'est s'avouer blessé, c'est vouloir perdre sa
supériorité morale (1) : iMoïse et Lycurgue , David
et César , n'auraient pas été aussi grands s'ils n'eus-
sent su pardonner.
Soyons donc supérieurs aux injures et aux Outra-
ges, en les dédaignant , ou, mieux encore , en les
pardonnant, ainsi que nous le prescrit une religion
toiile d'amour. C'est sans doute une belle victoire
que de se vaincre soi-même; mais, pour que le
triomphe soit complet, il faut encore s'efforcer de
gagner le cœur de son ennemi par des bienfaits.
Comment Lycurgue se vengea-t-il du méchant qui
lui avait crevé un œil .' Il l'instruisit , et en fit
un citoyen vertueux. Chrétiens, tâchons au moins
d'imiter le législateur de Sparte!
De toutes les passions , la colèi'e est peut-être
celle siu" laquelle une éducation habilement dirigée
peut exercer la plus salutaire influence. Si l'on me
demande à quelle époque de l'enfance il faut com-
mencer cette éducation , je répondrai , dès le ber-
(1) «Ullio doloris confessio est... Non est majimis animus f|iieni
« incurvât injuria ; ingcns animus el verus a'stimalor sui non vindi-
• cal injuriam, quia non seniii. » ^^Senec., tie Ira, lib. m, cap. 5.)
408 DE LA COLÈl'iE.
ceau, et iiiêine avant la naissance. Cette opinion,
qui peut d'abord paraître paradoxale , cesse d'être
considérée comme telle , quand on songe aux acci-
dents nombreux survenus aux fœtus, par suite de
l'influence physique et morale exercée par la mère
sur l'enfant qu'elle porte. On ne voit aussi que
trop souvent le lait des nourrices colères pro-
duire d'atroces coliques ou de dangereux vomis-
sements chez leurs nourrissons , auxquels elles
transmettent ainsi l'impatience avec la douleur.
Albinus rapporte qu'un enfant à la mamelle suc-
comba pour avoir pris le sein de sa mère , qui
venait de se mettre en colère: peu d'instants avant
de mourir, il lui survint des hémorrhagies par les
yeux, les oreilles, le nez, la bouche et l'anus. J'ai
soigné une nourrice sujette à de violents empor-
tements, à la suite desquels elle éprouvait des hé-
morrhagies ou des attaques de nerfs épileptiformes :
les trois enfants qu'elle avait allaités sont morts
dans des convulsions , avant l'époque où l'on aurait
pu attribuer ces accidents à la dentition. Ces exem-
ples, qui ne sont pas les seuls, peuvent utilement
être cités aux femmes qui allaitent, et qui ont le
malheur de s'abandonner à cette funeste passion.
Si la leçon est perdue pour une nourrice à gages,
elle ne le sera sans doute pas pour une bonne
mère , et surtout pour une mère chrétienne.
Si, comme nous avons pu l'observer, la colère
est héréditaire(l), si elle peut se transmettre avec le
lait, elle peut aussi se communiquer par l'influence
^() Voyez ci-a]ircs In (|ualiicine obscrvuiiiii).
OE I.A COl.KIlK, 409
du mauvais exemple. L'instinct d'imitation est géné-
ralement très-développé chez les enfants : ne con-
tribuons donc pas à leur faire contracter un vice
dont nous serions forcés de les corriger plus tard.
— Pour les enfants déjà colères, les précepte** gé-
néraux que l'on peut donner se réduisent aux sui-
vants :
1" Ne leur jamais rien accorder de ce qu'ils de-
mandent avec violence ou seulement avec bouderie;
2" Les reprendre avec douceur lorsqu'ils se sont
livrés à quelque emportement, et les punir de sang-
froid quand ils seront devenus calmes;
3" Leur montrer, suivant le conseil des sages, toute
la difformité de cette passion , en les contraignant
de se regarder dans un miroir pendant un accès ;
4" Exercer progressivement les plus impatients
à des travaux, à des jeux qui demandent beaucoup
d'adresse, de temps, d'ordre et de tranquillité;
5" Leur petite colère est-elle provoquée par la
faim, qui est un véritable commencement d'irri-
tation, si l'on ne peut, ou si l'on ne veut pas conten-
ter à l'instant ce besoin , on l'apaisera pour le mo-
ment en leur donnant à boire un peu d'eau pure ou
sucrée. Ce conseil contre l'impatience des enfants
convient aussi aux adultes dont l'estomac est déli-
cat, et qui, sans cette précaution, ne se livreraient
pas toujours impunément à leur appétit quand ils
ont trop attendu pour le satisfaire.
Quant aux personnes emportées ou violentes, elles
devront éviter, autant que possible, de surcharger
leur esprit d'affaires, et de se livrer à des études
trop sérieuses et trop longues; elles feront bien de
410 Uf l,.\ COLERE.
se lier d'amitié avec des hommes calmes, modéré»,
patients , et de fréquenter la société de femmes
douces et spirituelles. Si celte fréquentation ne les
corrige pas entièrement, elle tempérera au moins
d'une manière sensible la fougue de leur caractère :
il n'est pas jusqu'aux aliénés sur lesquels la douceur
ne puisse avoir quelque empire.
Moyens ph] sn/ues. — C'est surtout contre cette
passion que les agents hygiéniques peuvent être
employés avec le plus grand succès, soit comme
moyens préservatifs, soit comme moyens curatifs.
Ainsi, la nourriture des individus colères, ou dis-
posés à le devenir, devra en général être douce,
végétale , lactée , entremêlée de viandes blanches et
de substances grasses et acidulés. Ils devront aussi
se priver de vin pur , de liqueurs, de café, de thé,
et ne prendre pour boisson habituelle que de l'eau
pure ou légèrement rougie. Il faudra toutefois bien
se garder de faire boire de l'eau à la glace immé-
diatement après un accès de colère : ce moyen ,
préconisé par l'ignorance, a causé plus d'une mort
subite par suffocation.
La pêche, des exercices champêtres, et surtout
l'habitation à la campagne, sont encore de puissants
auxiliaires dans le traitement de la maladie qui nous
occupe.
De nombreux exemples attestent l'influence d'une
musique douce et gracieuse pour tempérer l'iras-
cibilité de certains sujets.
Des bains de rivière en été , des bains tièdes pen-
dant l'hiver, doivent aussi être conseillés; ils amè-
I)K I.A COli.UE. 4tl
neront presque toujours une amélioration sensible,
tant au physique qu'au moral.
Des saijjnées jjénérales ou locales, seront enfin
pratiquées avec avantaj^e dans les cas de pléthore
ou de conj>cstioii iiinniiienle vers l'une des trois
cavités splanch niques.
Obi:er<^ntious.
I. Colère liabiluelle, j^uérie par la craini»* de la muri.
Vers la fin de l'hiver de 1821, M. D*** , l'un des
premiers artistes de la capitale, arrive chez moi,
la figure toute bouleversée, me suppliant de me
rendre auprès de sa femme, qui venait de tomber
dans un profond évanouissement. Nous montons
aussitôt en voiture, et, quelques minutes après, nous
étions chez la malade. Madame D*** , que je ne con-
naissais que de nom , avait environ quarante-cinq
ans; sa complexion était très-délicate, sa constitu-
tion nerveuse, et son teint habituellement décoloré.
Le pouls, à mon arrivée, donnait 140 pulsations par
minute ; il était extrêmement faible et irrégulier, avec
intermittence; les yeux étaient encore fermés, les lè-
vres pâles et légèrement violacées; une sueur froide
baignait tout le corps. Quelques cuillerées d'une
potion antispasmodique que je préparai moi-même,
et des frictions que je pratiquai sur les membres à
l'aide d'une brosse, rendirent bientôt à madame D***
l'usage de ses sens. Son air embarrassé à ma vue,
une glace fendue du haut en bas, et plusieurs éclats
de vases de porcelaine, me donnèrent à penser que
412 DE l.A COLÈliE,
la femme de Socrate pouvait bien avoir son pendant
à Paris. Ma conjecture ne tarda pas à se changer en
certitude, lorsque je sentis le pouls retomber par
degrés à 80 pulsations , les conjonctives restant en-
core fortement injectées, et la lèvre inférieure agitée,
par intervalles, d'un tremblement convulsif. Lors-
qu'elle fut tout à fait revenue à elle-même, ses pre-
mières paroles furent pour me demander si son mari
ne m'avait pas dit la cause des accidents nerveux
qu'elle venait d'éprouver. «Non, madame, lui ré-
pondis-je; monsieur votre mari était tellement af-
fecté de votre état, qu'il n'a pas articulé un mot
pendant le court trajet que nous avons fait ensemble.
Mais , du reste , il n'est pas difficile de reconnaître
que vous devez à un violent accès de colère la lon-
gue et douloureuse syncope que vous venez d'éprou-
ver. — Docteur, je vous avouerai que j'ai surtout en
ce moment une frayeur extrême de la mort. — Cela
ne m'étonne pas, madame, puisque vous avez une
maladie organique du cœur qui inspire assez ordi-
nairement cette crainte; mais ce qui me surprend,
c'est que vous aggraviez encore cette affection en
vous laissant aller à de pareils emportements. Pour
peu que les accès en soient fréquents, vous prenez
le moyen le plus propre a abréger vos jours. — Mais
serait-il possible que l'on mourût dans une syncope
de la nature de celle que je viens d'avoir? — Oui,
madame; et les exemples n'en sont pas rares. Chez
vous, par exemple, la mort aurait probablement
lieu par une rupture du cœur. — Mais enfin , elle
n'arriverait sans doute pas subitement ; j'aurais au
moins le temps de me reconnaître? — Non, ma^
t)R I.A COLÈRE. 413
dame; la mort surviendrait en quelques secondes. »
Madame D*** resta quelque temps pensive et
comme stupéfaite. Puis , rompant tout à coup le
silence : « Docteur , reprit-elle avec le plus grand
calme, je vous remercie de m'avoir dit la vérité.
Jusqu'ici mes principes religieux n'avaient pu seuls
m'empêcher de me livrer de temps en temps à des
transports de colère dont je gémissais ensuite; mais
la crainte d'une mort subite me fait prendre une
forte résolution de me maîtriser désormais; toute-
fois, je compte sur vos bons conseils pour rendre
ma tâche plus facile. »
Mon premier soin fut de changer complètement
le régime de madame D***, Je proscrivis d'abord
le bœuf rôti, le mouton, le gibier surtout, qu'elle
aimait beaucoup , et fis remplacer ces aliments
trop substantiels par des viandes blanches et des
légumes herbacés. Je lui interdis aussi l'usage du
vin pur, du café et des liqueurs; en même temps je
lui conseillai de prendre pendant un an une tasse
de lait d'ànesse pour son premier déjeunei*. Ces
moyens, suivis avec la plus scrupuleuse exactitude,
calmèrent de jour en jour le système nerveux de
madame D*** ; mais la crainte de mourir subitement
exerça sur son esprit une influence encore plus sa-
lutaire. Aussi , après quinze mois d'une lutte , d'a-
bord assez pénible, avec elle-même, cette dame
parvint à se maîtriser tellement , que pendant plu-
sieurs années qu'elle vécut encore, son mari eut la
satisfaction de ne plus la voir se livrer au moindre
emportement, même envers ses domestiques , dont
la plus âgée, depuis longtemps à son service, la
414 DE l.\ roi.EP.E.
mettait à de rudes épreuves par son impertinence
et son entêtement.
11. Colère impuissante lerminée subitement par une conffeslion
pulmonaire et cérébrale, mortelle. ^Médecine léffale.)
Au mois d'août 1830, nous fûmes requis, le doc-
teur Devilliers et moi, par le commissaire de police
du quartier de l'Observatoire, à l'effet d'aller con-
stater le genre de mort d'un ouvrier, d'une stature
athlétique, qui avait succombé la veille, dans une
lutte violente avec un jeune compagnon maçon.
Quatre témoins oculaires de ce triste événement
le racontèrent à M. le commissaire dans les termes
suivants: wHierausoir, nous étions, avec le petit
Michel, assis autour de la table sur laquelle est le
cadavre, nous amusant paisiblement à faire une
partie de cartes , lorsque Bras-de-Fer arrive auprès
de nous, et essaye à plusieurs reprises de brouiller
notre jeu. JNous prenons d'abord la chose en plai-
santant; à la fin, cependant, Michel l'invite sérieu-
sement, quoique avec calme, à ne pas nous inter-
rompre plus longtemps. A partir de ce moment,
Bras-de-Fer ne cesse de tourmenter Michel; il l'in-
sulte, il le pousse, et va même jusqu'à lui tirer les
oreilles avec violence. Michel alors commence à se
fâcher, et le prie instamment de finir ses méchance-
tés, s'il ne veut qu'il l'y contraigne. A ces mots,
Bras-de-Fer recommence de plus belle; il enlève
Michel de dessus son banc, et, le tenant par les
oreilles, le laisse retomber brusquement, puis, lui
donne sur le nez de si rudes chiquenaudes, que le
DE LA roi.ÈUE. 415
san^ en jaillit avec lorce. Acetle vue, le pelitiMichel
est hors de lui, il s'élance de sa place, s'écriant
d'une voix terrible : « Tu es venu chercher ton maî-
«tre! ^rand lâche! eh bien! tu vas le trouver. —
Roquet!» riposte Bras-de-Fer en souriant de pitié.
Mais à l'instant il se sent enlacé par Michel, qui,
lui tenant les bras fortement serrés contre les côtes,
l'empêche ainsi de pouvoir les employer à sa dé-
fense. Bras-de Fer s'épuise en efforts inutiles pour
dégager ses bras ; son dépit se change alors en
fureur; il grince des dents, il écume; et, abaissant
sa tête sur celle de Michel, il lui mord les cheveux,
qu'il arrache avec un lambeau de peau, a Scélérat!
s'écrie Michel, dont le visage e?t baigné de sang, tu
veux donc que je serre encore plus fort,» et ses
bras d'Hercule redoublent leur étreinte. « Grâce ! »
murmure alors Bras-de-Fer d'une voix étouffée.
Dans un dernier effort, Michel enlève déterre son
puissant adversaire, dont les yeux sont rouges de
sang, et dont la langue est sortie de la bouche; il
le tient pendant quelques secondes dans cet état,
et le laisse retomber à terre dès qu'il ne sent plus
aucune résistance. Bras-de-Fer était mort, »
C'était la première fois de sa vie que Michel se
battait ; il ne connaissait pas ses forces , et pleura
toute la nuit la mort de son adversaire.
Ouverture. — A l'ouverture du corps nous trou-
vâmes, le docteur Devilliers et moi, les poumons
gorgés d'un sang noir, les méninges fortement in-
jectées , et la substance cérébrale pointillée à plus
d'un pouce de profondeur. D'après ces lésions pa-
thologiques, et les signes commémoratifs que nous
416 I)F I.A COLÈr.E.
avons recueillis de la bouche des témoins de cette
lutte , nous crûmes devoir déclarer , dans notre rap-
port annexé au procès-verbal , que la mort subite
était le résultat d'une violente congestion pulmo-
naire et cérébrale, produite moins par la compres-
sion exercée sur les côtes que par la colère impuis-
sante à laquelle Bras-de-Fer s'était abandonné,
colère qui, dans plusieurs cas, avait suffi pour
amener cette funeste terminaison.
Michel ne fut pas même arrêté.
111. Mélancolie avec fréquents accès de fureur, produile par
une phlegmasie aiguë passée à l'étal chronique.
La jeune Caroline, douée d'une grande activité
et d'une force athlétique , se faisait surtout remar-
quer par la douceur, l'enjouement et l'égalité de son
caractère. De quatorze à dix-neuf ans, les soins du
ménage et les exercices champêtres étaient pour
elle une occupation aussi agréable que salutaire.
Elle s'amusait, en outre, à labourer la terre et à con-
duire des chevaux, qu'elle montait non en amazone,
mais en véritable écuyer; ou bien, piéton infati-
gable, elle faisait dix à douze lieues dans sa jour-
née , et le lendemain reprenait gaiement ses rudes
travaux.
Par suite d'un changement survenu dans la for-
tune de ses parents, Caroline fut forcée de quitter
ce genre de vie , qui lui était si favorable , et , de
dix-neuf à vingt-quatre ans, elle se livra avec assi-
duité à la couture. Dès lors, ses membres, naguère
si robustes, s'affaiblirent de jour en jour, et l'ap-
Dr, LA (.01 Kiu;. 417
pareil de l'innervation devenant bientôt prédomi-
nant aux dépens du système musculaire, elle éprouva
de la cardlalgie, des sueurs abondantes, de l'insom-
nie, et un léger tremblement convulsif accompagné
de courtes impatiences.
Mariée" à l'âge de vingt-cinq ans , elle ne tarda
pas à devenir enceinte, et commença dès ce moment
à prendre en aversion, par jalousie, une fille de cinq
ou six ans que son mari avait eue d'un premier lit.
Au mois de mai 1836, madame M*** accoucha
d'une fille. Le travail, pendant lequel une forte hé-
morrhagie utérine se déclara , fut très-laborieux,
et suivi d'une métro-péritonite si Intense, que la
santé de cette dame n'était pas encore rétablie en
février 1838, lorsqu'elle me fit appeler pour lui don-
ner des soins.
A cette époque, la malade est encore pâle; ses
traits sont tirés ( faciès utérin ) ; elle éprouve des
douleurs continuelles à Tépigastre et à la région
sacro-lombaire; les digestions sont laborieuses, les
selles rares et pénibles, les menstrues peu abondan-
tes, l'utérus est douloureux. D'un autre côté, cette
personne, autre fols si enjouée et si douce, a le moral
sensiblement influencé par l'état morbide des vis-
cères abdominaux : une profonde tristesse la mine;
elle est taciturne et sédentaire; elle fuit le grand
jour, s'abstient même de regarder dans la rue , parce
que la vue seule des passants augmente son dégoût
de la vie; puis, tout à coup, sans aucun motif plau-
sible , elle se livre à de violents accès de colère ou
plutôt de fureur contre sa belle-fille , contre sa pro-
pre enfant, âgée de deux ans, contre elle-même. Un
4(8 Dr. LA cni.ichE.
bonnet qu'on lui a apporté ne va-t-il pas à son
gré, elle le met en pièces, trépigne dessus, ou
bien , retirant brusquement ses souliers, elle les
ploie en deux, et les mord convulsivement. Si sa
belle-fille, témoin tremblant de ces emportements
frénétiques, a le nialheur de faire le moindre mou-
vement, elle lance sur elle un regard terrible, et
serait tentée de la précipiter par la fenêtre, si la
crainte des lois ne l'arrêtait; elle se borne alors ^
la fustiger rudement. Sur ces entrefaites, entend-
elle sonner à la porte , elle s'arrête saisie d'effroi :
« Petite, s'écrie-t-elle d'une voix étouffée, si c'est ton
père, ne lui dis rien, ou bien...!» Pendant le long
intervalle que met cette malheureuse femme pour
aller ouvrir, elle compose son visage et son main-
tien , mais son cœur bat longtemps avec violence,
et elle éprouve au centre nerveux opisto-gastrique
un spasme douloureux qui dure plus de douze
heures, si des larmes abondantes ne viennent opérer
une détente salutaire.
Tels sont les accès de colère auxquels la majadc
est en proie, et pour la guérison desquels elle crut
devoir recourir à mon expérience.
Diagnostic. — Métro-entérite chronique avec né-
vrose du grand sympathique. — Mélancolie com-
pliquée d'une légère jalousie et de fréquents accès
de fureur.
Traitement. — Grancjs lîains tjèdes, lavements
émollients, injections narcotiques, larges cataplas-
mes sur l'abdomen pendant la nuit, tisanes muci)a-
gineuses édulcorées avec du sirop d'orgeat. — Bouil-
lon Froid , viandes blanches également froides. —
hE I.A r.OI.F.RK. 4t9
Remplacer les cordons de taille, qui fatigueiU i'es-
tomac, par des bretelles, qui ont l'avantage de
mieux soutenir le jupon, et de ne pas comprimer
les organes souffrants. — Exercice modéré, un peu
de distraction.
Au bout d'un mois, je pus déjà remarquer une
légère amélioralion; je conseillai donc de continuer
les nriêmes moyens, auxquels j'ajoutai des tablettes
de magnésie et de bicarbonate de soude prises al-
ternativement , ainsi que l'usage du pain de seigle
à tous les repas.
Dix jours après cette seconde prescription, mieux
beaucoup plus appréciable au physique comme an
moral : la constipation habituelle a disparu, la ma-
lade est moins triste, moins irascible; toutefois, la
présence de sa belle-fille me semble l'importuner.
D'après mon conseil , l'enfant est mise en pension.
Un mois s'est à peine écoulé depuis cette séparation,
que la santé de madame M*** a éprouvé une entière
métamorphose : sa physionomie est plus ouverte,
parfois même riante; elle est plus affectueuse pour
sa jeune fille; enfin, pénétrée de honte et de regrets
des mauvais traitements qu'elle a fait subir à l'en
fant de son mari, elle va la visiter assez fréquem-
ment, et la comble chaque fois de soins et de ca-
resses. D'un autre côté, les digestions sont faciles;
les évacuations alvines ont lieu tous les jours ; les
menstrues viennent avec régularité et en assez grande
abondance ; l'utérus n'est plus sensible , non plus
que la région sacro-lombaire; enfin l'épigastre, au-
trefois si douloureux, peut supporter une forte près
sien verticale ; cependant, si on le comprime un peu
420 DE LA COl.ÙRF..
de gauche à droite , des pleurs involontaires s'é-
chappent aussitôt.
i Si madame M*** était en position d'aller habiter
la campagne, et d'y reprendre progressivement ses
anciens exercices, j'ai la conviction que sa guérison
physique et morale ne laisserait rien à désirer. Je
ne suis même pas éloigné de croire que sa con-
stitution primitive viendrait bientôt remplacer la
prédominance nerveuse sous laquelle elle a tant
souffert , dès le moment où elle quitta les champs
pour la ville, les chevaux et la bêche pour une chaise
et une aiguille.
IV. Colère héréditaire terminée par un suicide.
Jacques-Alphonse B***, né à Paris, dans le quar-
tier des halles, devait la vie à des parents d'une
constitution éminemment sanguine , et dont le ca-
ractère était si violent, qu'il se passait peu de jours
sans que l'un ou l'autre se livrât à des accès de
colère souvent portés jusqu'à la fureur. Le père
d'Alphonse , surtout , bien que possédant un ex-
cellent cœur, ne savait mettre aucun frein à ses em-
portements (1).
Héritier, ainsi que ses frères, de cette funeste
(1) Un jour qu'il était dans un de ces accès, sa fille, âgée de
quatorze ans, ne répondant pas assez vile à une question peu im-
portante qu'il luiadiessait, il la saisit avec violence, et allait la jeter
sur des charbons ardents, lorsque, heureusement, sa lemme parvint
à l'arracher de ses bras. Peu de minutes après, il versait des larmes
de repentir, et comblait de témoignages d'affection celle qui avait
failli être sa victime.
Sur cinq enfants qu'eut cet homme, quatre étaient excessive-
DE LA COLÈRE. 42)
disposition, que l'éducation ne vint pas modifier,
Alplionse, dont nous nous occuperons uniquement
ici, annonça, dès ses premières années, une vio-
lence qui surpassait même celle de son père, et,
comme il était d'une force athlétique qui le rendait
redoutable, il devint, en grandissant, la terreur de
tout le voisinage.
Ce jeune homme, néanmoins, n'était pas dépourvu
de qualités attachantes : un extérieur agréable , une
grande franchise de caractère , une bienveillance
naturelle qui le disposait toujours à obliger, lui
firent des amis, et il dut souvent à ces avantages
personnels d'échapper aux dangers que lui suscitait
son caractère violent.
Sa mère, restée veuve de bonne heure, était pour
lui d'une faiblesse dont il abusa pour ne pas céder
à ses ordres, lorsqu'elle voulut l'obliger à choisir
une profession. Repoussant toutes celles qui lui
étaient offertes, il se livra pendant quelque temps à
une sorte de vagabondage, monta sur les tréteaux
des saltimbanques, puis sur les théâtres des boule-
vards, et finit par s'abandonner à tous les égare-
ments de la jeunesse la plus fougueuse.
Une rixe violente qu'il provoqua , et dans laquelle
il terrassa tous ceux qui voulaient s'opposer à sa
fureur, lui valut plusieurs mois de prison , qui le
firent un peu rentrer en lui-même. Rendu à la li-
ment irascibles. La jeune fille dont je viens de parler possédait
seule une fjrande éfralité de caractère, encore en élait-elle rede-
vable à l'éducation chrétienne qu'elle reçut. Tant il est vrai que
nous sommes autant le produit de notre atmosphère physique et morale
que de notre constitution ptiniUivc.
422 PB l-^ COLÈl'.K.
bërfé, il s'engagea dans les carabiniers; mais, loin
que la discipline mililaire modérât ses emporte-
ments, elle parut les augmenter par les contrarié-
tés fréquentes qu'elle lui dormait. Un jour, entre
autres, qu'il était de garde, on lui commande d'aller
en faction ; il résiste , s'exaspère peu à peu. Alors ses
camarades l'entourent, et l'exhortent à obéir; ail
lieu de lès écouter, il tombe sur eux, les culbute,
les force de s'enfuir du corps de garde , et il les eût
tous tués si les armes eussent été chargées. Il passa
encore trois mois en prison pour cette nouvelle équi-
pée, et ne diit qu'à la bonté de ses chefs de n'être
jias traduit devant un conseil de guerre.
Outre ces scènes violentes, qui se répétaient sou-
vent d'une manière plus oti moins grave, Alphonse
se faisait un jeu du duel , et il déployait une telle
dextérité dans le maniement des armes, qu'on le re-
doutait généralement. Cependant , comme chez lui
le repentir suivait toujours de près les accès de co-
lère , et qu'il était d'un naturel généreux, on l'ai-
mait, quelle que fût la crainte qu'il inspirât.
En 1832 (il servait alors dans le T' régiment
d'artillerie à cheval ), un accident vint tout à coup
le forcer de renoncer au genre de vie qui n'avait pas
peu contribué à exalter ses passions. Un coup de
pied de cheval qu'il reçut obligea les chirurgiens de
l'hôpital du Gros-Caillou à lui faire l'amputation de
la jambe droite; dans cette circonstance, comme
dans beaucoup d'autres de sa vie, l'amputé se livra
à des mouvements si fi'énétiques , qu'il souffrit des
maux inouïs , et qu'il rendit longtemps sa guérison
incertaine.
DE Li COLEHE. 423
Retiré du service, et résolu de mener désormais
une vie plus régulière, Alphonse se maria, et enire-
pHt un commerce qui bientôt lui procura une hon-
nête aisance. i>a femme qu'il avait choisie était jeune
et très-agréable : il l'aimait beaucoup; mais son af-
fection n'empêchait pas qu'il ne la rendît fort mal-
heureuse par ses emportements réitérés. Il les poussa
même si loin, que la santé de cette personne s'altéra
d'une manière grave. Le docteur Roy, à qui je dois
les détails de cette observation , ayant été appelé par
Alphonse , reçut de lui l'aveu sincère de ses torts ,
et contribua par ses bons conseils à arrêter pendant
quelque temps les accès de fureur dont l'épouse
avait eu tant à souffrir. Souvent même le malheu-
reux Alphonse versait des larmes en s'accusant d'a-
voir causé le mauvais état de santé de sa femme; il
parlait aussi avec une vive sollicitude du garçon
dont elle l'avait rendu père , remarquait avec inquié-
tude que le caractère de cet enfant, âgé seulement
de trois ans, avait déjà quelque tendance à ressem-
bler au sien , et il se promettait de le réprimer par
tous les moyens qui seraient en son pouvoir. Ainsi ,
dans les moments de raison et de repentir, cet homme
prenait avec lui-même les meilleures résolutions , et
tout semblait alors faire espérer qu'il se corrigerait ;
mais ces résolutions disparaissaient toujours à la
moindre occasion de rechute.
Enfin, le 3 décembre 1838, il rentre le soir auprès
de sa femme, après avoir bu dans la journée quel-
ques verres d'eau-de-vie. Cette liqueur produisait
ordinairement sur son cerveau une excitation dont
il ne pouvait se rendre maître. Il n'était pas ivre ce-
424 DE LA COJ-KRE.
pendant, et paraissait même d'un calme parfait.
Trouvant le feu presque éteint, il veut le rallu-
mer; mais, pendant qu'il le souffle, le vent lui
renvoie au visage quelques bouffées de fumée qui
d'abord l'impatientent : il redouble d'efforts ; les
bouffées se multiplient, et sa colère augmente. Ecar-
tant alors d'un seul mouvement les deux valves du
soufflet, il les jette au feu, passe un moment dans la
pièce voisine, tandis que sa femme, saisie d'effroi,
reste immobile dans l'attente de quelque nouvelle
fureur. En effet , rentré dans la chambre où le souf-
flet brille au milieu du foyer, l'insensé, à la vue
de cet objet, ne peut plus contenir sa rage : se ré-
pandant contre lui-même en invectives, il renverse,
il brise en éclats le couvert qui était dressé , et ,
dans sa frénésie, il saisit un large couteau qu'il se
plonge dans l'abdomen...
Appelé sur-le-champ auprès de ce malheureux, le
docteur Roy lui prodigua des soins empressés qui
prolongèrent sa vie pendant quatre jours. Quelques
minutes avant son agonie, Alphonse fit signe au
médecin d'approcher, et lui dit: «Docteur, je suis
un misérable. J'ai oublié que j'avais une femme , un
enfant!!... Je paye aujourd'hui le fruit de mes em-
portements ; mon ventre s'emplit (1),.. je suis perdu...
Par pitié, veillez sur mon fils ; faites que son carac-
tère ne ressemble pas au mien. » Peu de moments
après, il expira. 11 était âgé de trente-trois ans.
(1) Il succomba à une inflammation du péritoine avec épanche-
mont.
[)E LA COLERE. 425
V. Colère et repentir d'un septembriseur.
Vers le milieu de l'année 182G , je fus appelé chez
un restaurateur sexagénaire, qui tenait le petit hô-
tel de Dijon , au n" 215 de la rue Saint-Jacques. Ce
malade, atteint d'une affection squirrheuse du foie,
s'était en vain adressé aux premières notabilités de
la médecine : son mal avait augmenté d'une ma-
nière effrayante avec les années, et sous l'influence
des violents accès de colère auxquels il se livrait
presque tous les jours. Dès ma première visite , ju-
geant ce vieillard à la veille de succomber , je me
bornai à lui prescrire du petit-lait laudanisé, une
potion calmante, et un emplâtre d'opium sur l'hy-
pochondre droit. A l'aide de ces narcotiques, je
parvins à calmer les douleurs atroces qu'il éprou-
vait, et à lui procurer une des nuits les plus paisi-
bles qu'il eût passées depuis longtemps. Le lende-
main matin , dans l'ivresse de sa joie, il me serrait af-
fectueusement la main, m'appelait déjà son sauveur,
et me promettait de suivre de tout point le moin-
dre de mes avis : je déclarai toutefois à la famille
que le danger était des plus imminents, qu'il ne
fallait en rien se fier au mieux momentané qu'éprou-
vait le malade, mais en profiter pour lui faire mettre
ordre à ses affaires. Vers six heures du soir, on re-
vint me chercher en toute hâte, non pour le vieil-
lard, mais pour sa femme, à qui il venait d'ouvrir
le sein en lui brisant par colère une tasse de por-
celaine sur la poitrine.
Après avoir arrêté l'hémorrhagic et pansé cette
426 DE I.A COLERE,
pauvre femme, je me disposais à sortir, lorsque le
mari, à qui je n'avais pas adressé iiii mot, m'arrêta
par le pan de mon habit, me disant d'un air piteux;
« Eli quoi ! monsieur le docteur*, vous vous en allez
sans daigner seulement me regarder? — Pourquoi
m'occuperais-je encore d'un malade que j'étais par-
venu à soulager, et qui fait tout ce qu'il peut pour
rendre mes soins inutiles? Au reste, monsieur, ajou-
tai-je d'un ton sévère, j'ai appris que vous aviez
grossièrement injurié vos deux premiers médecins,
et cjue notre vénérable doyen , M. Portai , ne vous
avait abandonné que parce que vous vous étiez
oublié jusqu'à lever la main sur lui. A tous ces actes
de violence , joignez la brutalité dont vous venez
d'user envers votre femme, et jugez si je ne dois
[ias hésiter à vous continuer mes soins. — Vos
reproches ne sont que trop justes, reprit le malade
d'un accent pénétré; je suis surtout bien coupable
d'avoir maltraité ma femme! mais aussi , monsieur,
si vous saviez ce qu'elle exigeait de moi! Ne vou-
lait-elle pas que je fisse appeler un prêtre, moi qui
les ai toujours eus eu horreur! — L'intention de
votre femme n'avait rien que de louable : en vous
proposant démettre en paix votre conscience, elle
vous donnait une nouvelle preuve de son affection,
et si cela était opposé à vos idées, vous deviez vous
bot'ner à un simple refus, et non la frapper. —
Mais enfin, monsieur le docteur, vous qui êtes
savant, que feriez -vous si vous étiez à ma place,
et qu'on vous proposât une pareille chose ? —
iMol , je n'hésiterais pas à mettre en paix ma con-
science , d'abord par conviction ; en second lieu ,
DE LA COLÈRE. '527
parce qtie le calme de l'àme contribué jiulssam-
ment à allé(];cr nos souffrances, et njême à dissi-
per ia maladie. — C'est bien sinj^ulier, qu'aVant
fait des études, vous ayez celte manière de voir!
— Au contraire, mes convictions religieuses sont
en jTpande partie le fruit de mes études. — Eh bien !
reprit alors le malade, qu'on fasse venir un prèfre;
aussi bien, depuis longtemps, j'en ai lourd Sur la
conscience!»
Heureuse de cette détermination inespérée, la
pauvre femme envoie aussitôt chercher un des
vicaires de la paroisse Saint-Jacques. A peine cet
ecclésiastique est-il entré auprès du vieillard , que
celui-ci lui dit d'une voix tremblante : « Tenez , mon-
sieur, enlevez-moi ce coutelas que j'avais mis sous
ition oreiller. — Que vous êtes imprudent, mon
ami! mais vous couriez risque de vous blesser! —
Eh! monsieur l'abVjé, je m'en étais armé pour vous
le plonger dans le cœur si vous fussiez venu sans
mon assentiment! Oui, ajoula-t-il devant tous les
assistants , en septembre 93 , j'ai massacré dix-
éept ecclésiastiques; et peu s'en est fallu que vous
ne fussiez le dix-huitième! mais, rassurez- vous :
Dieu a eu pitié de moi ; un rayon de sa grâce a
suffi pour m'éclairer. » Le vicaire alors s'empara de
l'énorme couteau, et s'enferma avec ce malheureux,
qui lui donna la plus douce satisfaction qu'il ait
peut-être jamais goûtée dans l'exercice de son mi-
nistère. Déjà il se retirait, annonçant à la famille
qu'il allait apporter au pénitent les derniers sacre-
ments de l'Eglise, lorsque celui-ci s'écria d'une voix
428 DE LA COLÈRE.
étouffée par ses sanglots : « Revenez, monsieur l'ab-
bé, revenez bientôt auprès de moi ; j'ai bien besoin
de vos consolations; mais, je vous en conjure,
n'approchez pas de mes lèvres le divin Rédempteur,
dont tout à l'heure encore je blasphémais le nom;
je suis trop indigne d'un tel bonheur! — Dieu est
rempli de miséricorde , lui dit le vicaire attendri ;
on répare ses fautes quand on les pleure amère-
ment, et votre repentir me paraît trop sincère pour
que j'hésite à vous administrer les sacrements, que
réclame à l'instant même votre triste position. —
Je les recevrai donc , monsieur l'abbé , puisque
vous me l'ordonnez , reprit le nouveau centenier,
mais seulement après avoir fait amende honorable
devant ceux que j'ai autrefois scandalisés par mes
forfaits.» Aussitôt il fait appeler deux voisins, ses
anciens camarades , et leur demande pardon des
affreux exemples qu'il leur a donnés à l'Abbaye et
aux Carmes; puis il embrasse en pleurant sa femme,
et reçoit à genoux le saint viatique avec la piété
la plus édifiante. Son confesseur voulut alors qu'il
se couchât ; mais il demeura en prière , appuyé
sur le chevet de son lit. Pressé de nouveau de pren-
dre la position qu'exigeait son état de faiblesse :
«Je sens, dit-il, qu'il ne me reste que peu d'in-
stants à vivre; je ne puis rien offrir à Dieu que mes
prières et mes larmes ; laissez-moi du moins la con-
solation de mourir à genoux : c'est faire bien peu
pour expier tous mes crimes ! »
Vers minuit, il poussa un profond soupir, et
s'endormit dans le Seigneur, toujours à genoux,
DE I.A COI.ÈHE. 420
et les lèvres appliquées sur un cruciHx qu'il n'avait
pas cessé de baigner de ses pleurs (1).
(1) Le lendemain malin , le visajre de ce vieillard n'avait pas seu-
lement perdu la laideur repoussante qu'il oFfrail pendant la vie, il
était devenu d'une beauté remarquable, et l'on y voyait briller un
air de sérénité et de bonheur, cachet ordinaire d'une conscience
pure ou réhabilitée par le repentir.
430 1>E I.A PELR.
CHAPITRE IV.
DE LA PEUR.
His maNamum est periculam qui niaxume
tinienl.
Sa.lllst., Catil.,c. 58.
Définition et synonymie.
La peur [paror), passion éminemment concen-
trique et débilitante, peut être définie : un étal pé-
nible de Tàme, avec trouble des sens, produit par
la perception rapide d'un danjjer réel ou imaginaire.
De toutes nos affections, c'est peut-être la plus con-
tagieuse, et celle qu'on peut le moins dissimuler.
On Ja voit souvent s'emparer de nous avant l'ap-
proche du péril, et durer longtemps après qu'il est
passé.
La fraytur , Vejfroi et la terreur , expriment par
gradation trois états dans lesquels l'organisme
éprouve encore une plus grande perturbation ;
chez l'être habituellement peureux ce sont de véri-
tables paroxysmes de la fièvre continue qui le
tourmente.
Plus vive, mais plus passagère que la peur, la
frayeur à<è fragor , grand bruit' naît d'un danger
subit, imprévu, et qui nous est personnel; elle pro-
vient des choses que nous entendons ; elle saisit.
X^ejfroi dure tant que le danger qui l'a causé est
Kf: i.A pkc;r. 431
présent; il naît des choses que nous voyons; il glace.
Occasionnée par ce que nous croyons être , plutôt
que par ce qui est réellenaent, la terreur [terror)
produit sur nous l'effet de la tète de Méduse : elle
pétrifie.
La terreur peut être panique , l'effroi ne l'est
jamais ; aussi les caucheoiars doivent-ils être consi-
dérés comme des accès de terreur.
Il est une autre nuance de la peur je veux parler
de V épouvante ,, qui nous pousse à fuir avec rapidité
le danger auquel^ nous ne nous sentons pas la force
de résister. C'est la seule réaction conservatrice c|e
la peur livrée à elle-même, c'est-à-dire lorsque au-
cune autre passion ne vient à son secours. On veut
sans doute parler de l'épouvante quand on dit que
la peur donne des ailes, car la frayeur, l'effroi
et la terreur ne pourraient que les paralyser. Une
remarque qui n'a pas échappe aux naturalistes,
c'est que les animaux les plus susceptibles d'éprou-
ver ce sentiment sont précisément ceux qui courent
avec le plus de vitesse : dans sa prévoyante sollici-
tude, la nature, ainsi que nous l'avons vu, les a
organisés en même temps pour la peur et pour I3
fuite.
La crainte ( timor), que l'on a mal à propos con-
fondue avec la peur, est ce sentiment d'inquiétude
excité dans l'àme par l'idée d'un mal que l'on re-
doute , et dont on s'exagère les conséquences. Sen-
tinelle pusillanime, la crainte prévoit le danger,
donne l'éveil à l'organisme, qu'elle stimule, mais
elle n'ose pas avancer. Soldat inutile, la peur recujp
à la vue de l'ennemi, ou tombe, et se laisse tuer
432 |>E I \ PELR.
sans presque opposer de résistance, l^a cralnle des
lois, ainsi que nous l'avons vu précédemment, est
un ressort indispensable au mécanisme social : car
si les gens de bien observent les lois parce qu'il est
juste de les observer, les méchants ne s'y soumettent
que parce qu'il y aurait pour eux du danger à ne le
pas faire. Du reste, si la crainte du maître est escla-
vage , la crainte des lois est liberté.
Il y a encore une espèce de crainte religieuse con-
nue sous le nom de scrupule : c'est la plupart du
temps un mélange de faiblesse d'esprit , d'orgueil et
d'opiniâtreté. Quant au respect humain, né d'une
mauvaise honte qui nous fait dissimuler notre foi ,
c'est un premier pas vers l'apostasie , et par consé-
quent une lâcheté.
Puissants auxiliaires de la peste, des conquérants
et autres fléaux, la crainte et la peur naissent sou-
vent l'une de l'autre. Tantôt elles agissent isolément,
tantôt elles se confondent, et produisent deux carac-
tères généralement méprisés, le poltron et le lâche ,
parce qu'on ne saurait compter ni sur le secours de
l'un , ni sur la résistance de l'autre. Toutefois , le
poltron se bat bien lorsqu'il y est contraint, ou
quand il est surexcité par la honte, l'orgueil ou la
colère , tandis que dans les combats l'épée du lâche
ne fit jamais grand mal. Il semble enfin que le carac-
tère du poltron tienne plutôt à un excès de prudence,
et celui du lâche à un manque de force ou d'énergie.
Gall fait dépendre la peur du défaut d'activité
du courage, et Spiirzheim, d'une affection particu-
lière, de la circonspection. Cette divergence d'opi-
m; LA PKUR. 433
nion ne vlent-cUe pas de ce que ces deux physiolo-
gistes ont confondu la crainte et la peur?
Je ne terminerai pas ces considérations sans dire
quelques mots sur une vertu dont l'étude , liée au
sujet qui nous occupe, me paraît encore incomplète.
Le courage, comme les autres sentiments, doit être
envisagé sous le rapport physique et sous le rapport
moral : partant, deux sortes de courage.
ha courage physique , qui consiste dans le mépris
du péril, n'est pas, comme la peur, un sentiment
naturel , mais un calme habituel contracté par nos
organes : il se développe avec l'âge, par la répétition
fréquente des mêmes luttes, se fortifie au milieu
des alarmes, s'amollit au sein de la tranquillité.
La santé, la température, les aliments^ la force
musculaire, l'énergie de certaines passions, l'avan-
tage du nombre et des lieux, la supériorité des armes,
contribuent sans doute à le développer momenta-
nément; mais l'habitude du bruit et du danger en
est sans contredit la cause la plus directe et la plus
puissante.
Le courage /;zorâr/ consiste dans l'empire de l'hom-
me sur ses passions : il est le fruit d'une éducation
intellectuelle qui lui a donné de la modération dans
ses désirs, et l'habitude de mettre ses besoins en
harmonie avec ses devoirs (1).
(1) «Toujours du courage! Sans celle condiiion il n'y a pas de
venu. Courage pour vaincre ion égoïsme et devenir bienfaisant ;
courage pour vaincre ta paresse et poursuivre toutes les études
honorctbles ; courage pour défendre ta patrie et protéger ton
semblable dans toutes les circonstances; courage pour résister nu
mauvais exemple et à l'injuste dérision ; coiir.ige pour souffrir les
28
434 DE I.A PECR.
Ces deux courages ne procèdent pas nécessaire-
ment l'un de l'autre , comme on serait porté à le
croire; ils s'entr'aident, se fortifient, mais ne s'en-
gendrent pas : leur réunion constitue le vrai cou-
rage. Cette trempe vigoureuse du corps et de l'àme
rend à la fois l'homme supérieur aux dangers qui
l'environnent , comme aux passions qui l'assiègent.
S'il m'est permis de résumer ma pensée d'une
manière plus physiologique , je dirai que le cou-
rage physique provient des nerfs de la vie inté-
rieure ; le courage moral , des nerfs de la vie de
relation ; le vrai courage , de leur développement
harmonique.
Causes.
Causes prédisposantes. — La crainte est d'ordi-
naire compagne de la faiblesse physique : aussi
l'observe- t-on plus fréquemment chez la femme que
chez l'homme, chez l'enfant et le vieillard que chez
l'adulte. Par la même raison , les personnes débiles
ou malades, notamment les paralytiques et les hy-
pochondriaques, y sont beaucoup plus disposées
que les individus robustes, ou que ceux dont les
viscères sont dans un parfait état d'intégrité. On a
aussi observé qu'aux époques des menstrues, pen-
maladies, Ips peines et les angoisses de lout genre, sans te lamen-
ter lâchement ; courage pour aspirer à une perFection à laquelle
on ne peut atteindre sur la terre , mais à laquelle néanmoins il faut
aspirer, selon la sublime parole de l'Évangile, si nous ne voulons
perdre toute noblesse d'âme. » (Silvio Pellico , f/es Dei'0<rs des
hommes t chap. 31 ; traduction de mesdames Woillez et d'Hollosy.)
DE I.A PF.UR. 435
dant la grossesse et ralluilemcnt (I), les femmes
sont bien plus sujettes à la peur que daus les autres
moments de leur vie. La solitude, l'obseurité, le
silence de la nuit, exercent encore une influence
notable sur la passion ou la maladie dont nous nous
occupons; il en est de même des fatigues excessives
et de la privation prolongée des aliments. Une tem-
pérature humide, un climat mou et relâchant, l'a-
bus des purgatifs, des évacuations sanguines, des
plaisirs de Tamour, des bains tièdes , un sommeil
trop prolongé, la mollesse, la gourmandise, l'igno-
rance , sont encore autant de causes débilitantes
qui prédisposent les individus à la peur, et qui
conduisent les peuples à l'esclavage.
Causes déterminantes. — Un bruit violent et inat-
tendu , une lumière soudaine et trop vive, l'as-
pect, les cris d'une personne effrayée ou jouant
l'effroi, les histoires de bandits et de revenants, des
menaces aussi ridicules que dangereuses, telles
sont les principales causes qui déterminent chez
les enfants ces violents accès de peur, dont les ra-
vages laissent apercevoir leurs traces jusque dans
un âge avancé, quelquefois même pendant toute
la vie.
Toute faiblesse inhérente à notre nature doit être
franchement avouée par des hommes organisés
pour en triompher. Ainsi la peur, quoique plus
particulière à l'enfance, la peur, reconnaissons-le,
(1) Plusieurs fois des nourrices, placées dans des maisons opu-
lentes, onl vu larir leur lait uniquement par la crainle qu'elles
avaient de ne pas le conserver, et de perdre alors une position
douce et lucrative.
436 "E LA PEun.
est de tous les âges; et l'homme le plus intrépide
peut même avoir des moments où son courage ha-
bituel fait défaut. César, dont la valeur est passée
en proverbe , ne voulait pas qu'on dît de lui « qu'il
était brave, mais qu'il avait été brave tel jour. » Un
de nos plus vaillants généraux , le maréchal de
Luxembourg, dont la victoire suivit souvent les
drapeaux , éprouvait de la fièvre et un relâchement
de ventre tant que durait la mêlée : ce grand homme
en faisait ingénument l'aveu, et disait que, «dans
ces circonstances , il laissait faire à son corps ce qu'il
voulait pour conserver tout son esprit à l'action. »
Chez cet illustre capitaine il y avait à la fois peur
et courage , faiblesse physique et force morale; mais
la volonté triomphait des organes.
Le prince Murât, dont la seule présence jetait
l'effroi dans les lignes ennemies, éprouva lui-même
les effets de la peur pendant un de nos combats
en Italie. Plusieurs années après , il fut atteint
d'une maladie nerveuse particulière au climat de
Madrid, et durant ses accès, qui se renouvelèrent à
plusieurs semaines d'intervalle, il se croyait envi-
ronné d'Espagnols qui le menaçaient, le poignard à
la main ; alors il criait , il appelait ses gardes pour
le défendre: c'était pitié de voir un guerrier si brave
trembler devant un danger imaginaire !
Comme la plupart des passions , la peur est émi-
nemment contagieuse, surtout quand elle agit sur
les masses. Aussi l'histoire nous montre-t-elle des
armées victorieuses , atteintes de terreur panique ,
réaliser en quelque sorte cette fiction des Grecs, qui
avaient fait la Peur fille du dieu Mars.
DE LA PELIi. 437
Un général ne doit pas ignorer la possibilité de
cette terreur, qui, du reste, sera fort rare, si ses trou-
pes ne sont épuisées ni par une maladie épidémique,
ni par des fatigues excessives , ni surtout par la pri-
vation des aliments. C'est par application de cette
dernière remarque qu'un général anglais, qui se
connaissait en courage , disait fort judicieusement :
« Hàtons-nous de faire battre nos soldats pendant
qu'ils ont encore le morceau de bœuf dans l'estomac. »
Dans le temps où le prince Eugène de Savoie fai-
sait le plus grand mal à la France , un habile obser-
vateur de la cour de Louis XIV s'écriait avec bien
plus d'énergie que nous n'osons le répéter : « Oh !
que ne puis-je lui envoyer la diarrhée ! j'oi aurais
bientôt fait le plus grand poltron de l'Europe. »
Symptômes, marche, effets et terminaison.
Nous avons vu, en commençant cet article, que
la peur est une passion essentiellement concentrique
et débilitante : pour nous en convaincre , observons
le peureux dans un de ses violents accès. Comme
son visage est pâle et défait ! comme ses traits sont
tirés î Sa bouche reste béante et son regard effaré ;
ses lèvres sont livides , ses narines immobiles. Dans
leur rétraction , ses paupières chassent en avant le
globe de l'œil par leur ouverture agrandie. Ses sour-
cils , au lieu d'être agités , comme dans la crainte ,
demeurent élevés et fixes dans leur contraction.
Quant au tronc, les muscles qui .s'y insèrent ont
perdu toute leur puissance de réaction : aussi , les
genoux tremblent, fléchissent, et les bras se rap-
prochent de la ligne médiane. Par suite du retrait
43S ^E LA PEun.
du san^ vers le centre, un frisson glacial parcourt
tout le corps; le cœur et le pouls battent Irréguliè-
reuient ; la voix expire sur les lèvres, et souvent une
longue syncope succède à celte violente concentra-
tion qu'on a vue (juelquefois être suivie d'une mort
subite, surtout dans la terreur, où l'on observe de
plus l'horripilation, c'est à-dire le redressement des
poils et des cheveux, ainsi que la roideur muscu-
laire , effets produits par la violence de la compres-
sion générale.
Observons maintenant la peur chez un de ces mal-
heureux enfants à qui l'on s'est fait un plaisir de
raconter les histoires les plus terribles de bandits,
d'opres ou de revenants. L'heure du sommeil est
arrivée; on le met au lit; on le laisse seul, ayant
grand soin de retirer la lumière. Un léger bruit se
fait-il entendre , un meuble vient-il à craquer, à l'in-
stant même sa jeune imagination, pleine d'assassins,
de cercueils et de fantômes, lui retrace les tableaux
les plus monstrueux et les plus effrayants : il s'en-
fonce jusqu'aux pieds de son lit, et recouvre sa tête
de son drap; en même temps il rapproche forte-
ment les bras de la poitrine et les genoux du ventre;
ce n'est plus qu'une boule; instinctivement, il se
fait le plus petit possible pour présenter moins de
surface à l'ennemi qu'il redoute. Dans cet état, le
sang, brusquement refoulé de la périphérie au cen-
tre, fait battre le cœur avec violence ; le pouls est fré-
quent, souvent irrégulier, la respiration courte et pré-
cipitée. L'enfant cherche à retenir son haleine, dans
la crainte de se trahir; puis, les yeux ouverts et
fascinés, l'oreille tendue , le corps immobile, il reste
DE LA PEUR. 439
l'esprit fixé sur l'objet de sa peur, jusqu'à ce qu'ayant
épuisé toute sa puissance de contraction nauscu-
laire, il tombe dans une sueur de faiblesse, et enfin
dans un sommeil troublé par des rêves effrayants
qui en diminuent l'action réparatrice.
C'est ordinairement à l'époque de la puberté que
les garçons commencent à s'affranchir de la maladie
de la peur; les jeunes filles, au contraire, y sont
bien plus sujettes au moment de l'apparition des
menstrues. Si cette faiblesse ne se dissipe pas
après l'entier développement du corps, les indivi-
dus qui en sont atteints restent pusillanimes toute
leur vie.
La peur est fréquemment suivie de syncopes , de
palpitations, de convulsions, de paralysie et d'épi-
lepsie, surtout chez les enfants. Souvent aussi, les
sphincters venant à se relâcher, on voit se manifes-
ter des évacuations involontaires d'urine et de ma-
tières fécales mal élaborées.
Chez les femmes, principalement chez celles
qui sont douées d'une extrême susceptibilité ner-
veuse, la peur détermine la suppression des men-
strues, des lochies, du lait, ou bien elle produit
des hémorrhagies utérines fort graves , et quelque-
fois même l'avortement : les trois journées de Juillet
ont offert plusieurs exemples de cette dernière ter-
minaison.
On a vu de violentes frayeurs causer des phleg-
raasies intenses, ainsi que l'aliénation mentale (I),
(1) Dans le deuxième CompU! n-ndu publié par iM. D( sporles , on
trouve, sur 8.272 aliénés admis à Bicèirc et à la Sal|>èiiière, 1,576
individus cliez lesquels U^s ravises de la manie sjni restées ineon-
440 <)^ ^1^ PEUR.
la catalepsie, riiydropliobie , des apoplexies pulmo-
naires et cérébrales, et chez des anévrysmatiques,
déterminer une rupture du cœur ou d'une grosse
artère , accident immédiatement suivi de la mort.
On a aussi observé que le scorbut étend ses rava-
ges avec une effrayante rapidité, lorsque les marins
ou les habitants d'une ville assiégée sont dominés
par ce pénible sentiment.
Si, à l'époque désastreuse du choléra-morbus ,
bien des personnes qui avaient à un haut degré la
peur du mal , en ont, comme on le dit, été quittes
pour le mal de la peur, on ne saurait nier qu'un
beaucoup plus grand nombre n'aient contracté la
maladie , et n'y aient succombé sous l'influence de
cette affection morale.
Souvent encore , la peur fait survenir des compli-
cations chez des individus atteints de blessures , de
tumeurs ou de maladies cutanées par elles-mêmes
fort peu graves , et dont la guérison paraissait aussi
assurée que prochaine.
Je dois cependant ajouter que les effets de la
peur ne sont pas toujours aussi funestes , et qu'ils
ont même été quelquefois avantageux dans la termi-
naison de quelques maladies.
Enfin , porté à l'extrême , ce sentiment ne rend
pas seulement l'homme égoïste , il peut encore le
pousser à des actes injustes, atroces même, et ce-
pendant dignes d'excuse, lorsqu'ils ne proviennent
pas d'une intention criminelle , mais du besoin inné
nues ; mnis on a pu conslatei* que 124 personnes ont été placées
tla:is ces élablisscments par suite de vives frayeurs.
DE LA PEUK. - 441
de la conservation : tel était le cas d'un journalier
de la haute Silésie, qui, pendant une nuit, tua sa
femme , la prenant pour un spectre contre lequel il
se défendait.
— Quant à la cr«m/e proprement dite, si elle est ha-
bituelle à un individu, elle ne tarde pas à se compli-
quer de tristesse , et l'anxiété qui en résulte dégénère
souvent en une véritable mélancolie ou lypémanie.
Il est à remarquer que cette forme de l'aliénation
mentale revêt de préférence le caractère de la dé-
monomanie , quand elle a pris sa source dans une
crainte exagérée des jugements de Dieu.
Des observations authentiques prouvent que bien
des personnes ont succombé par suite de la maladie
qu'elles avaient longtemps appréhendée sans motifs
plausibles, ou dont quelques bizarres pronostics
avaient frappé leur craintive imagination.
Mais c'est surtout pendant les maladies épidémi-
ques que la crainte précipite au tombeau de nom-
breuses victimes (I), au lieu que le calme de l'âme et
le courage semblent en quelque sorte conjurer le
danger (2).
Du reste, tous les médecins ont pu constater que
la crainte de la mort a fait succomber des malades
qui se seraient sans aucun doute rétablis si l'on eût
pu parvenir à la leur ôter.
(1) Voy. le mémoire de M. le docteur Grémilly, sur la Frayeur
choléruiue; Paris, 1833, in-8°.
(2) Pendant toute la durée du choléra à Paris, sur 90 so'urs de
bon secours , constamment occupées à soigner les malades, pas une
seule n'a été atteinte de l'épidémie. Ici c'était le calme de l'àme
uni au <lé^■(liu•menl de la chaiilé.
442 DE LA PEUR.
Pour les personnes scrupuleuses, changeant sans
cesse de sentiment sur la plus légère apparence, se
repaissant de réflexions extravagantes sur les moin-
dres circonstances de leurs actions, montrant beau-
coup trop d'attache à leur propre sens , n'agissant
jamais sans une certaine inquiétude qui trouble l'at-
tention et entrave la volonté, elles perdent les dou-
ceurs de l'espérance, énervent leur âme, et altèrent
leur santé par la tristesse qui les accompagne par-
tout.
Les désordres intellectuels qui résultent de la peur
et de la crainte ne sont pas seulement plus fréquents
chez la femme que chez l'homrae , ils sont encore
beaucoup plus graves chez elle : d'abord à cause
de sa sensibilité plus exquise ; en second lieu , parce
que la commotion qu'elle éprouve dans ces moments
peut comcider avec les menstrues, les lochies, la
sécrétion du lait, et les supprimer brusquement.
J'ai observé, avec M. Marc, que la manie est la con-
séquence la plus ordinaire de ces diverses suppres-
sions; dans tout autre cas, la frayeur produirait
plutôt la démence, quelquefois portée jusqu'à la
stupidité. La mélancolie ou lyprmanie se rencontre
alors plus rarement que les deux formes d'aliéna-
tion mentale dont il vient d'être question. Au reste,
toutes les trois, ainsi que la dénionomanie, sont ac-
compagnées d'iudliicinations, d'illusions et de panto-
j)Ju>bn', ou terreur panique, tant il est vrai que les
passions se retrouvent jusque dans les dérangements
intellectuels qu'elles produisent.
DE LA l'EUR. 443
Tntitemeiit.
Tout être qui entre dans la vie a le sentiment de
sa faiblesse, et cherche instinctivement le contact
de ceux qui lui ont transmis l'existence. Ce premier
besoin passé, les enTants en éprouvent lonjTiemps
un autre, celui de ne pas perdre de vue leurs pa-
rents ou les personnes chargées de leur donner des
soins et de leur porter les secom's qui leur sont à
chaque instant si nécessaires. Sous ce rapport, la
peur est, surtout dans le premier âge, un sentiment
conservateur : elle est en quelque sorte le bouclier
de l'enfance, comme le courage doit être le bouclier
de l'homme devenu adulte.
Malheureusement, les parents ou les premiers
gardiens des enfants, pour les maîtriser avec plus de
facilité, les épouvantent beaucoup trop; ils finissent
ainsi par faire dégénérer en véritable maladie un
sentiment, nous le répétons, primitivement conser-
vateur, et dont plus tard on préviendrait sans peine
les effets dangereux en lui imprimant une sage di-
rection.
La première chose à faire dans le traitement de
la peur est donc de recommander aux parents,
aux nourrices ou aux domestiques inexpérimentés,
de ne jamais effrayer les enfants en les menaçant
de la bête, ou de l'ogre qui va les dévorer; ils de-
vront surtout s'abstenir de leur rapporter, avec un
air effaré, des histoires de loups-garous, de sor-
ciers, de revenants, récits dont la funeste influence
est souvent encore augmentée par le lieu et l'heure
444 DE LA PEUR.
auxquels on a coutume de les faire. Plus tard , ils
auront soin de ne pas laisser tomber entre leurs
mains des ouvrages dont le merveilleux et le ter-
rible ne serviraient qu'à ébranler leur frêle ima-
gination , et à leur inspirer le dégoût des lectures
utiles.
Si , malgré ces précautions, la peur vient parfois
s'emparer d'un enfant, on tâchera d'éloigner adroi-
tement les causes qui la lui ont inspirée; ou bien,
sans avoir recours aux exhortations et aux répri-
mandes , on affectera devant lui de s'exposer à un
prétendu danger, que son penchant à l'imitation le
portera bientôt à vouloir braver aussi. On devra
surtout ne lui faire faire dans l'obscurité que dés
commissions qui paraissent avoir un but nécessaire
ou tout au moins utile: s'il pouvait croire qu'on veut
seulement l'enhardir, cette idée suffirait pour aug-
menter sa peur, et tout serait perdu.
Quant aux jeunes gens peureux, on leur donnera
une nourriture forte, mais simple; on tâchera de
leur faire fréquenter la société de camarades hardis
et surtout calmes. Les voyages, la chasse, la nata-
tion, en un mot, tous les exercices gymnastiques ,
en développant leurs membres, en augmentant leurs
forces , développeront aussi leur énergie morale ,
qu'on stimulera en même temps par des lectures et
des exemples appropriés , par une musique militaire
ou par le spectacle de petites guerres.
De vieux officiers m'ont assuré que le cheval
diminue tellement la peur, que maints fantassins
reconnus pour les plus grands poltrons de leur
régiment, étaient devenus d'une bravoure à toute
Di; LA PKun. 445
épreuve en passant dans la cavalerie : c'est une re-
marque importante dont les gouvernements ne pa-
raissent pas avoir tenu compte jusqu'à présent. Du
reste, l'habitude, dont l'influence est si puissante
pour émousser nos sensations et nos sentiments,
riiabitude , cette seconde nature, a souvent pour
effet de dissiper complètement la peur en nous fa-
miliarisant avec le danger : aussi Jean Bart, et mille
autres, qui tremblèrent de tous leurs membres à la
première action où ils se trouvèrent, sont-ils deve-
nus par la suite des héros dont la bravoure est pas-
sée en proverbe.
Pendant un accès de peur, on fera prendre avec
succès de l'eau froide par cuillerées ; l'on prati-
quera en même temps sur le visage et sur les mem-
bres des frictions avec un mélange de parties égales
d'eau-de-vie et de vinaigre.
Après l'accès on pourra, s'il n'y a pas de contre-
indication , administrer un peu de vin généreux, ou
mieux encore, une infusion de tilleul , de camomille
et de feuilles d'oranger.
Les accidents consécutifs signalés plus haut se-
ront combattus par des moyens appropriés.
La crainte pouvant entraver la marche des mala-
dies et nuire au succès des opérations chirurgicales ,
le médecin ne devra négliger aucune précaution
pour la bannir de l'esprit de ses malades : ainsi, il
recommandera aux personnes qui les entourent de
ne jamais parler des suites funestes d'une maladie
qui pourrait avoir quelque rapport avec la leur ; il
engagera ces mêmes personnes à avoir une conte-
nance calme, et il affectera de son côté un air ras-
446 DE LA PE^B.
suré et riant, lors même que l'inquiétiide et la tris-
tesse seraient dans son cœur.
Lorsque plusieurs praticiens se réunissent pour
s'éclairer dans un cas grave, quelle que soit l'exiguïté
du local, la consultation ne doit jamais avoir lieu
en présence du malade; ils refuseront aussi, autant
que possible, d'admettre à leur délibération des per-
sonnes qui pourraient faire au malade un récit in-
fidèle ou trop circonstancié de ce qu'elles auraient
entendu , ou bien qui, malgré elles, pourraient l'ef-
frayer par la tristesse qui resterait empreinte sur
leur visage. Enfin, une opération grave est- elle
devenue Indispensable , cette nécessité devra être
annoncée au malade a^^ec les plus grands ménage-
ments ; on s'efforcera de l'y disposer peu à peu , et
même de l'amener à la désirer, en faisant naître
dans son esprit l'espoir d'une guérison prompte et
facile.
— L'obéissance est le meilleur moyen qu'em-
ploient les ecclésiastiques éclairés contre la crainte
relipieiise poussée jusqu'au scrupule; ils ont, en
effet, remporté une grande victoire quand il sont
parvenus à convaincre le scrupuleux que l'homme
obéissant triomphe de lui-même : aussi , après avoir
écouté avec calme la série des craintes de leur péni-
tent, agissent-ils prudemment en lui Imposant à ce
sujet un silence continuel, jusqu'à ce qu'il soit ar-
rivé à mépriser ses doutes ; lis font également bien
de lui défendre les lectures ascétiques, la solitude,
l'oisiveté et la fréquentation des personnes scrupu-
leuses, qui ne pourraient qu'augmenter ses terreurs
chimériques.
DE LA f'ELR. 44?
Observations.
1. Effets de la peur sur le système nerveux.
On rit souvent de la peur, et beaucoup de per-
sonnes imprévoyantes se plaisent à l'exciter, surtout
chez les enfants, soit par des contes ridicules, soit
en faisant paraître devant eux des fijjures de spectres
plus ou moins hideuses : l'exemple suivant prouve
à quel point ce genre d'amusement peut èire dan-
gereux.
Un jeune orphelin, âgé de huit ans, d'une excel-
lente constitution et d'une grande intelligence, avait
été recueilli , à la mort de ses parents, par un oncle
maternel qui exerçait la profession de cultivateur au
fond d'une province du Midi. Cet oncle, déjà chargé
d'une nombreuse famille, joignait à une avarice
sordide une extrême violence de caractère; aussi,
le jeune infortuné, dont il avait été forcé de se faire
l'appui , ne tarda pas à devenir l'objet de ses bruta-
lités habituelles. D'un autre côté, constamment en
butte aux mauvais tours que ses cousins se plaisaient
à lui faire, le pauvre enfant passait des journées
entières à gémir auprès du troupeau qu'on l'avait
chargé de conduire au pâturage, et quand il ren-
trait sous le toit inhospitalier qui lui servait d'abri,
c'était pour sentir redoubler sa misère.
Un soir qu'il revenait au logis, «on oncle lui
défendit d'approcher de la table où le souper
de la famille était servi , et , lui ayant jeté un
morceau de pain, il lui ordonna d'aller se coucher.
L'enfant obéit , et monta tristement l'échelle qui
448 OE i.A l'ELin.
conduisait à son grabat. Il était sans lumière, mais,
la clarté de la lune éclairant ses pas, il aperçut une
figure hideuse enveloppée d'un linceul. A cette vue,
ses cheveux se hérissèrent, un cri plaintif s'échappa
de sa poitrine , et il tomba lourdement sur le plan-
cher, en proie à une horrible convulsion. Le bruit
de sa chute attira bientôt ceux qui avaient préparé
cette déplorable scène. Sans doute ils n'avaient pas
prévu ses suites funestes, mais le mal n'en était pas
moins accompli : quand le pauvre orphelin revint
à lui , il était à la fois sourd et muet , et depuis il
resta sujet à de fréquents accès d'épilepsie.
11. Effet subit de la peur sur les cheveux.
On sgit que, dans quelques parties de la Sardai-
gne, la chasse des nids d'aigles et de vautours est
l'une des principales ressources des paysans néces-
siteux , et qu'ils s'y livrent avec autant d'audace que
de persévérance.
En 1839, trois jeunes frères, qui exerçaient ce
genre d'industrie, ayant aperçu dans les environs
de San-Giovani de Domus-Novas un vaste nid d'ai-
gle au fond d'un précipice, résolurent de s'en em-
parer, et tirèrent au sort à qui irait le chercher. Le
danger n'était pas seulement dans la possibilité
d'une chute de plus de cent pieds, mais encore dans
l'agression des oiseaux de proie que pouvait renfer-
mer cet abîme.
Celui des trois frères que le sort avait désigné
pour une si périlleuse entreprise était un beau jeune
homme d'environ vingt-deux ans, d'une force athlé-
DE I.A PECR. Î49
tique, et ne reculant jamais devant les cllificultés.
Ayant donc hardiment mesuré des yeux la profon-
deur qu'il doit parcourir, il se ceint d'une corde à
gros nœuds, que ses frères se chargent d'abaisser
ou de hisser à volonté; puis, muni d'un sabre bien
affilé, il descend dans le précipice, et arrive heureu-
sement jusqu'à l'interstice qui recèle le nid objet de
ses vœux. Ce nid contient quatre aiglons à plumage
isabelle-clair : c'est un trésor pour le jeune monta-
gnard, et son cœur palpite de joie à la vue d'un si
riche butin. Mais le plus difficile n'est pas accompli,
il faut remonter avec cette proie, et c'est là surtout
que se trouve le péril. Déjà la voix du jeune chas-
seur a retenti joyeusement dans les cavités sonores
du précipice; déjà la corde se meut dans un mou-
vement ascensionnel , lorsque tout à coup il se voit
assailli par deux aigles énormes, qu'il reconnaît à
leur fureur et à leurs cris pour le pè?'e et la mère
des petits dont il s'est emparé. Alors s'engage une
lutte épouvantable : le sabre dont il se sert avec une
grande dextérité suffit à peine pour le garantir de
leurs coups; pour comble de maux, la corde qui le
soutient au-dessus des profondeurs de l'abime est
soudain ébranlée par un choc violent. Le malheu-
reux lève les yeux, et s'aperçoit que dans ses évolu-
tions multipliées le tranchant de son sabre a coupé
une partie de cette corde: comprenant alors l'im-
mensité de son danger, il demeure un instant im-
mobile de frayeur, un frisson glacial parcourt tout
son corps, et l'on conçoit à peine comment , en
proie à une telle émotion , il eut la force de con-
tinuer à se défendre. Cependant la corde monte
29
450 bE LA l'tLl'..
toujours, et des voix amies reneoiiragent ; mais
il est hors d'état de leur répondre, et quand il
atteint lé bord du précipice avec le nid d'aigle
qu'il n'a pas abaîidoinnë, ses cheveux, auparavant
d'un beau noir d'ébène, sont devenus si complète-
ment blancs que ses IVères eux-mêmes ont peine
à le reconnaître.
m. Peur héréditaire, suivie d'une diathèse scrofuleuse.
Charles C***, homme marié, d'une forte com-
plexion , était devenu le jouet de son village , à cause
de son extrême poltronnerie. Un jour, des voisins ,
ayant voulu connaître jusqu'où irait sa couardise,
s'avisèrent de lui faire regarder une tète de iiiort
renfermée dans un énorme potiron. A cette vue, ce
malheureux ressentit un tel effroi qu'il fut pris à
l'instant même d'un violent accès d'épliepsle, ma-
ladie à laquelle il resta sujet depuis cette époque.
Quelques années après, Charles eut deux filles qui
héritèrent de ses frayeurs habituelles. En 1814, l'aï
née, alors nourrice, fut tellement épouvantée à l'as-
pect des Cosaques répandus dans, son village, que
son lait se tarit tout à coup, et qu'elle mourut deux
jours après avec tous les symptômes d'une double
congestion pulmonaire et cérébrale.
L'enfant qu'elle nourrissait, nommée Virginie,
hérita à son tour de cette affection morale de fa-
mille : comme sa mère, elle avait la peau presque
toujours froide , et les pieds constamment gla-
cés; les menstrues, qui parurent chez elle vers la
treizième année, furent presque toujours irrégu-
DE l,A PEUK. 451
lières, peu abondanles, el souvenl suppriinécs par
les Frayeurs continuelles qu'elle éprouvait. Bien ique
sa constitution fut forte et sanjTuine , Virginie ne
tarda pas à être affectée d'engorgements glanduleux
qui abcédèrent d'abord aux poignets, ensuite au
cou. De dix-neuf à vingt-quatre ans, d'autres tu-
meurs apparurent à l'aisselle et à l'aine gauches ;
enfin, un trajet fistuleux, situé un peu au-dessus de
l'aine droite, s'établit au milieu des téguments la-
boures de cicatrices, et donnait écoulement à un
pusc lair, brunâtre, exhalant parfois une odeur am-
moniacale des plus prononcées.
Telle était la triste position de Virginie lorsqu'elle
réclama haes conseils. I/ayant d'abord questionnée
sur les causes qui avaient amené cette infirmité,
elle m'avoua qu'il ne se passait guère de jour sans
qu'elle éprouvât des accès de frayeur qui lui re-
tournaient les entrailles, et la laissaient glacée même
au milieu de la plus grande chaleur : le pas d'une
personne qui montait son escalier, un coup de
vent , un meuble qui craquait pendant la nuit , suf-
fisait pour la jeter dans cet état. Lorsque je ve-
nais la visiter, bien que je frappasse à sa porte avec
la plus grande précaution, elle était saisie d'un (el
émoi, que je devais attendre plusieurs minutes avant
de pouvoir juger de l'état de son pouls. On conçoit
combien des émotions si souvent répétées ont pu
altérer sa complexion , et l'amener à i^ne diathèse
scrofuleuse des plus caractérisées, quoique ses pa-
rents fussent sains, qu'elle eût été élevée à la cam-
pagne , el qu'elle eût toujours conservé une j)ureie
de mœurs exemplaire.
452 i>E i.\ rPLi',.
Dès que j'eus reconnu chez cette malade l'exis-
tence d'une fistule stercorale abdominale, je la sou-
mis à un traitement approprié à sa position , je
m'attachai surtout à remonter son moral, je l'accou-
tumai peu à peu à l'idée d'une opération qui seule
pouvait la débarrasser de sa désagréable affec-
tion , et , lorsqu'elle fut entièrement décidée à la
subir, je la mis entre les mains de mon habile
confrère le docteur Pinel-Grandchamp. Virginie,
soutenue par sa vive piété , supporta sans proférer
de plaintes une opération aussi délicate que dou-
loureuse. Enfin, une cicatrice de bonne nature, ob-
tenue à l'aide de la suture entortillée, paraissait
offrir les plus grandes chances de guérison, lors-
qu'un violent orage ayant éclaté le quatrième jour
de l'opération, je ne fus pas peu surpris de voir les
téguments divisés aussi nettement qu'on aurait pu
■le faire avec un rasoir : la malade avait éprouvé une
vive frayeur pendant un violent coup de tonnerre î
Elle est entrée depuis à l'hôpital Cochin , dans le
service de M. Michon, qui , plus tard , lui a fait ob-
tenir son admission à la Salpêtrière, comme incu-
rable.
IV. Fraveur suivie crhémiplégie et de la mort. ^Observation
recueillie par feu le docteur Bourgeois. )
« C'est, comme on sait , un usage à peu près géné-
ral en Allemagne, d'avoir, dans les cimetières et
sous la garde du sacristain , des salles d'attente où
l'on dépose les morts, un cordon de sonnette dans
la main , pendant les vingt-quatre heures qui précè-
dent l'inhumation. 11 existait à Mayence , pendant
DE LA PEUr.. 453
l'occupation française, un de ces dépôts dans le-
quel il advint qu'on plaça, disposé selon la coutume,
un militaire mort hydropique. Quelques heures
après, au milieu de la nuit, le gardien, qui était
couché dans une pièce attenante, fut tout à coup
réveillé par une violente secousse de la sonnette
mortuaire; épouvanté , il s'était brusquement dressé
sur son lit, lorsqu'un nouveau coup de sonnette re-
tentit à ses oreilles. Atterré alors et saisi d'effroi , il
veut se lever, s'enfuir : ses jambes fléchissent sous
lui; appeler, et la voix lui manque; i! tombe enfin
sans connaissance. Cependant, attirées par le bruit
de l'étage supérieur, sa femme et sa famille appellent
au plus tôt un médecin. A l'arrivée de celui-ci (M. le
docteur Bécœur, aujourd'hui chirurgien en chef de
l'école de cavalerie de Saumur), il avait repris ses
sens, mais il avait perdu la faculté de se mouvoir
et d'articuler aucun son : il était frappé d'hémiplé-
gie. Les yeux égarés et fixés sur la porte d'entrée de
la salle des morts, 11 indiquait celle-ci par un mou-
vement de tète. On y pénétra , et on trouva que ,
comme il arrive assez souvent, l'hydropique s'était
ce qu'on appelle vidé; l'affaissement survenu tout
à coup avait entraîné , dans une double secousse ,
ses mains croisées sur le ventre, et à l'une desquelles
était attaché le cordon de la fatale sonnette. Toutes
ces circonstances rendaient, sans doute, suffisam-
ment compte de ce qui venait de se passer : l'expli-
cation en fut donnée au malade, qui la conçut et en
fut complètement rassuré. Mais le coup porté était
irréparable; la paralysie persistts , et la mort survint
quelques semaines après. »
454 DE I.A PARUSSE.
CHAPITRE V.
DE LA PARESSE.
La pauvreté nt compagne de la paresse; l'aisance
est le t'ruil de Taclivité.
Proi'crb., \, i.
Définition et synonymie.
On donnait autrefois le nom de peu este k une
paralysie légère, dans laquelle la privation du mou-
vement ne se trouve pas accompagnée de celle du
sentiment. Du mot grec Traosai; , relâchement, affai-
blissement, nous avons formé notre substantif pa-
resse, qui correspond à celui de pif^ritia des Latins.
La paresse peut être définie : un penchant habi-
tuel à rester dans l'inaction et à s'y complaire. Se-
lon Girard , « }a paresse est un vice moindre que la
fainéant/se ; elle semble prendre sa source dans le
tempérament , et la fainéantise, dans le caractère de
l'àme. ) D'après le même grammairien , « la paresse
s'applique à l'action de l'esprit comme à celle du
corps; la fainéantise ne convient qu'à cette dernière
sorte d'action. — Le paresseux craint la peine et la
fatigue : il est lent dans ses opérations, et fait traî-
ner l'ouvrage. Le fainéant aime à être désœuvré, il
hait l'occupation, et fuit le travail.»
La nonchalance, Y indolence et la fainéantise ne
sont, selon moi , que trois espèces du genre PARESSE,
I)F, LA PABESSE. 455
dont l'habitude constitue le paresseiw. Par une dis-
position souvent involontaire, le iionchaldiit ne se
remue qu'avec mollesse et lenteur; V indolent n'aj^jit
qu'avec indifférence, tandis que \e fainéant montre
un éloignement prononcé pour le travail du corps
aussi bien que pour celui de l'esprit; on l'a vu se
consoler de sa fin prochaine par la seule idée que
bientôt il n'aurait plus rien à faire.
On peut dire d'une manière générale qu'on est
nonchalant par défaut de forces, indolent par dé-
faut d'énergie, et fainéant par défaut de forces phy-
siques et morales.
Le désœuvrement , état des gens qui n'ont i-ien à
faire; Vinacfion, état des gens qui ne font rien, et
Voisiveté, abus du loisir, état des gens qui consu-
ment le temps dans des frivolités : voilà trois fléaux
non moins dangereux pour les sociétés que la pa-
resse elle-même, avec laquelle on les a quelquefois
confondus.
«De tous nos défauts, dit La Rochefoucauld, ce-
lui dont nous demeurons le plus aisément d'ac-
cord (i), c'est la paresse : nous nous persuadons
qu'elle tient à toutes les vertus paisibles, et que,
sans détruire entièrement les autres, elle en sus-
pend seulement les fonctions; mais, ajoute l'auteur
des Maximes morales, si nous considérons attentive-
ment son influence, nous verrons qu'en toute occa-
(1) «Comment! fort , jeune t-t i)ien |>orl;tn( comme vous èles, ne
rouffissez-voiis point (!e ne pas jTnrrnpi' votre \ ie plus honnèle-
ment, flisait un jour Sîiint-I. Miiheit ;; un meiidiani. - Ali! mon-
sieur, lui répondit naïvemeiil eelni ci, si vous srivicz combici) je
suis paresseux ! »
456 DE LA PAKESSë.
sion elle se rend maîtresse de nos sentiments, de
nos intérêts et de nos plaisirs : c'est le rémora qui
arrête les plus p^ros vaisseaux; c'est une bonace plus
dangereuse aux plus importantes affaires que les
écueils et les tempêtes. »
De toutes les passions, la paresse est peut-être
celle que l'on rencontre le plus fréquemment. On ne
saurait donc trop se préserver d'un penchant d'au-
tant plus à craindre, que l'incurie, le repos et les
douces rêveries qui l'accompagnent , sont Tune des
situations les plus agréables que l'homme puisse ren-
contrer sur la terre. 11 appartenait à la morale d'E-
picure de prêcher la volupté de la paresse ; le chris-
tianismel'a justement frappée de réprobation, comme
l'ennemie de la société, la rouille de l'intelligence,
et la source de tous les vices.
Causes.
La paresse est inhérente à l'enfance, dont les
premières années sont et doivent être exclusive-
ment consacrées à la nutrition , au sommeil et au
jeu. Elle tient à la jouissance intime de se sentir
exister doucement et sans efforts. C'est aussi la
raison pour laquelle les vieillards y sont plus enclins
que les adultes , dont le corps est beaucoup plus
agile et l'esprit plus actif.
De toutes les constitutions , celle qui prédispose
le plus à la paresse est sans contredit la constitution
lymphatique, que nous avons vue caractérisée par
l'atonie de tous les systèmes et par un manque plus
ou -rioins complet d'énergie. Les personnes d'une
obésité excessive, ou bien d'une taille très-élevée
DE I.A PARESSE. -jô?
avec des membres grêles , sont beaucoup plus apa-
thiques que les individus petits et trapus.
Il ne me paraît guère possible de dire d'une ma-
nière absolue dans quel sexe on rencontre le plus
de paresseux: le genre de travail, l'éducation, la
position sociale, rendent le résultat variable et l'ap-
préciation par trop difficile. Je suis toutefois porté
a croire que chez les pauvres les femmes sont en
général plus laborieuses que les hommes, tandis
que le contraire a lieu chez les riches. Quant à la
classe moyenne de la société, elle m'a semblé pré-
senter sous ce rapport un équilibre parfait.
Même difficulté se rencontre, s'il s'agit d'appré-
cier l'influence des professions sur la paresse. Enfin ,
sans admettre, avec mon spirituel et savant confrère,
le docteur Munaret , que le paysan ne connaît et ne
commet que six péchés capitaux, j'avouerai que les
habitants des villes sont beaucoup plus enclins au
septième que les habitants des campagnes , chez les-
quels le grand air rend le corps plus robuste ,
en même temps que l'habitude fait du travail un
plaisir.
L'extrême froid et l'extrême chaleur nous plongent
également dans un état d'engourdissement et de tor-
peur, qui peut enrayer les rouages de l'organisation,
et finir par amener la mort.
Sans être situées sous l'équateur ou au voisinage
des pôles, bien des contrées ont une température
qui favorise évidemment la nonchalance, l'indo-
lence ou la fainéantise : la mollesse des Orientaux,
l'inactivité des créoles, et le sacrosanlo far niente
des Italiens, sont passés en proverjie.
468 Dt l.A l'AUESSE.
Une autre cause atmosphérique qui produit et
entretient la paresse est l'habitation des pays maré-
cageux, surtout quand elle se trouve jointe à une
nourriture peu réparatrice.
Si un sommeil trop prolongé nous engourdit, un
sommeil trop court nous jette aussi dans un état de
nonchalance qui nous rend impropres à toute espèce
de travail, jusqu'à ce qu'un repos suffisant soit venu
nous redonner notre activité habituelle.
Tout le monde sait qu'un grand nombre de ma-
ladies débutent par un malaise général, accompagné
de bâillements, de pandiculations , et d'une lassi-
tude qui ne permet pas de se livrer au moindre
exercice. Les temps d'orage , la constitution médi-
cale typhoïde, et certaines maladies chroniques,
produisent le même effet. A l'époque de la puberté,
les jeunes gens des deux sexes montrent aussi , pour
la plupart, une tristesse et une apathie qui ne doi-
vent être attribuées qu'au développement critique
qui se fait en eux.
Parmi les causes nombreuses de la paresse, je
signalerai encore l'influence des gouvernements des-
potiques, du fatalisme et de l'esclavage, l'absence
de civilisation , l'onanisme, la fréquentation d'indi-
vidus oisifs, fîinéants ou débauchés, et, par-dessus
toiit, le manque de religion, laquelle , sous peine de
mort spirituelle, fait à l'homme une loi du travail,
en lui apprenant que la vie n'est point un port,
mais un passage, un exil, et qu'il est la seule créa-
ture visiblement condamnée à manger son pain à
la sueur de son fi-ont.
ut LA l'AKESSE. 450
Caractère du Pnressetix. — Effets cl terminaison
de la Paresse.
Comme les animaux tardi grades (1) qui portent
son nom , le paresseux se décèle par son air morne ,
son rejjfard pesant, sa démarche nonchalante, et la
lenteur habituelle de ses moindres mouvements; il
sue d'être en repos. Le seul instant de la journée
où l'on surprenne en lui quelque agilité, c'est lors-
qu'il s'agit de se mettre au lit : alors véritablement
\\ se hâte; en un clin d'œil il est déshabillé, cou-
ché, endormi. Son sommeil, du reste, est long et
profond (2), .son réveil lent et difficile, sa toilette
interminable, et pourtant dans un désordre qu'ac-
compagne presque toujours un certain vernis de
malpropreté. De tous les humains , c'est sans con-
tredit celui qui savoure le mieux la perte du temps,
et qui possède le moyen le plus certain de ruiner
(1) I.es Kirdi grades, ainsi appelés à cause de la lenteur de leur
marche, forment un genre de mammifères désigné pour la même
raison sous le nom de paressfux.
' (i)' Deux autres traits caractéristiques des paresseux , c'est qu'ils
n'aiment ni les horloges, qui leur reprochent le temps perdu, ni
le bruit des cloohi-s , qui les éveille. Aliberl en a connu un dont
l'ami le plus intime était parvenu à un rang irès-étninent. «J'es-
père, lui dit ce dernier, que, pendant que je suis en place, vous
profiterez de mon crédit, et que vous me ferez connaître vos dé-
sirs; je les seconderai de mon mieux.» Le paresseux demande
quelques jours pour réfléchir. Au bout de ce temps, il prit un
nouveau délai. Enfin , un soir que son puissant protecteur le pres-
sait de s'expliquer; «Je vt)U(lr;iis , répondit il, que vous pussiez
obtenir du roi qu'on supprimât ces cloches importunes qui sont si
près de ma demeure, et qui m'empêchent de sommeiller. »
460 DE LA PAKESSE.
sa famille ou de la laisser dans la misère. C'est aussi
un être énervé de corps et d'esprit , en général
gourmand, joueur, débauché, égoïste, irrésolu,
sans ordre, sans exactitude, sans parole, et aussi
ennuyé qu'ennuyeux. En quelque genre que ce soit ,
vous ne le verrez guère qu'un homme nul, ou, tout
au plus, médiocre, parce que , peu soucieux du pré-
sent, et remettant tout au lendemain , il reste con-
stamment avec l'envie de faire quelque chose.
L'obésité , que nous avons vue prédisposer à la
paresse , est aussi l'une de ses conséquences le plus
fréquemment observées. Viennent ensuite une gêne
excessive de la respiration , l'engorgement des vis-
cères abdominaux , un assoupissement continuel ,
l'hébétude, l'hydropisie , et l'apoplexie souvent fou-
droyante. Voilà pour le paresseux, dont la vie est en
outre beaucoup plus courte que celle des hommes
actifs et laborieux. Quant à la société, elle n'a non
plus rien de bon à attendre de lui : c'est un frelon
dans une ruche. Citoyen inutile et souvent à charge ,
il mourrait , comme il a vécu , sans qu'on s'aperçût
de son passage sur la terre, si ses vices ou l'ex-
trême besoin ne lui donnaient parfois l'énergie et la
triste célébrité du crime. Le jeu, le vol, le meur-
tre, qu'il préfère au travail, ne le conduisent en ef-
fet que trop souvent de la prison au bagne, et du
bagne à l'échafaud.
Sur 76,613 accusés, jugés contradictoirement
par les cours d'assises du royaume , dans l'espace
de dix années, les Comptes rendus de la justice cri-
minelle signalent 11,367 individus vivant dans l'oi-
siveté, savoir :
DE LA PARESSE, ■^"'
En 1832 6Î0
1833 u 1,116
1834 1,18»
1835 1,178
1836 1,152
1837 1,399
1838 1,212
1839 1,110
1840 1,280
1841 1,097
Total 11,367
Alnsî , pendant une période de dix années, l'oisi-
veté a poussé au crime environ le sixième du nombre
total des accusés. C'est un résultat qui mérite de
fixer toute l'attention des législateurs.
Yoici maintenant le relevé officiel des vaga-
bonds (1) et des mendiants arrêtés en France pen-
dant dix-sept années.
"TlT^Tloi entend par vagabonds ou gens sans aveu ceux qui
n'ont ni domicile certain , ni moyens de subsistance , et q«. n'exer-
cent habi.uellement ni métier, ni profession. « Le vagabond , se on
M Frépier, est la personnification de toutes les classes de malfai-
teurs. Dans son acception la plus restreinte, il re^M-ésente ces
hommes qui, couverts des haillons de la misère, vivent dans une
continuelle oisiveté, dépourvus de prévoyance autant que d'ene.^-
pie, et plongés dans une espèce de torpeur qui leur ote jusqu a
l'ombre du caractère viril. - Les jeunes vagabonds , c'est-a-dire
les enfants de 7 à 16 ans qui mènent une vie errante et paresseuse,
forment entre eux une espèce de corps dont les membt^es do.vent se
soutenir mutuellement pour échapper aux recherches des parents
et des maîtres d'apprentissage. Les moins pervertis ou les pUis ti-
mides mendient; les autres commettent de petits vols; tous s adon-
nent au jeu avec passion. Ennemis de tout travail utile et sérieux,
ils ne se lassent pas de courir et déjouer; ils sillonnent Par.s^dans
tous les sens ; tout ce qui frappe leur curiosité les attire : le bruit ,
le tumulte, la sédition. »
m
DE LA PAHESSE.
T^4BLEyiU (les indii'ii/us nrrél^s en France jour vagaboniloi^e
et mendicité.
1825,
1 826 .
1827.
1828.
1829.
1830.
1831.
1832.
1833.
1834.
1835.
1836.
1837.
1838.
1.439.
1840.
18il.
Vagaboni's.
Mendiants.
2,251
252
2,801
285
2,756
620
2,i)35
967
2,858
1,770
3,202
1,190
3,603
1,805
3,594
2,217
2,!;9l
1,768
2,738
1,450
2,998
1,804
2,960
1,787
3,069
1,998
3,310
2,199
3.590
2,550
4,294
3,619
3,896
3,160
Eu 17 auDées 53,846 29,441
Dans un i\iéraolre, couronné en 1822 par l'Aca-
démie de Chàlons- sur- Marne , sur V Emploi fh's
loisirs du soldat en teini:s de paix, un de nos grands
chirurgiens militaires reconnaît que la faiblesse et
ramollissement produits par l'oisiveté et un trop
long repos rendent presque toujours les troupes
turbulentes et séditieuses. «En temps de paix, dit
M. Bégin, l'oisiveté est le fléau le plus destructeur
des armées. Le corps des soldats s'énerve trop sou-
vent au sein des gaini.sons; leur courage s'amollit;
ils de\'iennent moins capables de supporter les fati-
gues de la guerre. C'est dans l'oisiveté que les sol-
DE LA PAfiKSSK. 463
dats contraclent les habiliulcs les plus funestes :
abandonnés à la licence, leur santé se détruit; ne
pouvant se livrer ensuite à des travaux (jui leur
sont devenus étrangers, s'étant créé une foule de
besoins nouveaux, on les volt trop souvent mécon-
naître et braver les lois de la discipline , et , pour
satisfaire leurs Fantaisies , ne respecter ni les pro-
priétés, ni les personnes. Telles étaient ces troupes
mercenaires avides d'argent et de pillage, qui rava-
gèrent l'Italie du treizième au seizième siècle, et
vendirent tour à tour, aux princes de cette malheu-
reuse contrée, des secours toujours onéreux, et sou-
vent inutiles. Telles étaient aussi ces bandes que Içs
guerres intestines avaient fait naître dans notre belle
France, et que Duguesclin se chargea de conduire
en Espagne. L'oisiveté, que les plus grands capi-
taines ont , dans tous les temps , considérée avec
effroi, est d'autant plus dangereuse qu'elle s'empare
de réunions d'hommes plus considérables. Il est
d'observation que les militaires dont la vie, passée
dans les camps, a toujours été occupée, sont, en
général, lorsqu'ils rentrent dans leurs foyers, de
meilleurs citoyens, des ouvriers plus actifs, plus
laborieux, que ceux qui, constamment aux dépôts,
se sont longtemps livrés aux désordres presque* in-
séparables de l'oisiveté. Le travail est donc indis-
pensable aux militaires; lui seul est profitable a
eux-mêmes , à l'armée et à lEtat. »
L'instruction religieuse , l'instruction élémen-
taire (1), la gymnastique , le chant , enfin quelques
(1) En 1811 , le nombre des mililaires français qui oni profité de
/jGi nr. l'A PAncssE,
travaux d'utllilé publique, tels sont les moyens que
M. Bégln proclame avec raison , comme les plus
propres à rendre les loisirs du soldat utiles à lui-
même et au pays, dont il serait à la fois l'ornement
et la gloire.
Traitement.
Le traitement de la paresse doit nécessairement
varier avec les causes nombreuses qui la produisent
ou qui l'entretiennent.
La paresse consiste-t-elle en une simple noncha-
lance due à un état morbide accidentel, elle ne tar-
dera pas à disparaître avec le retour des forces .
que Ton pourra même augmenter par un régime
convenable.
Dépend-elle d'une constitution lymphatique très-
prononcée , on s'efforcera de modifier l'organisme
par tous les stimulants propres à amener une con-
stitution diamétralement opposée. Ainsi, on veillera
à ce que le sommeil soit de courte durée; on dé-
fendra l'usage habituel des légumes , des fruits et
du laitage. L'on prescrira, au contraire, une alimen-
tation légèrement aromatique , composée principa-
lement de viandes rôties , auxquelles on joindra un
peu de vin généreux. Des tisanes amères, le café
ainsi que l'usage de la pipe, pourront aussi être con-
l'enseignement régimentaire était de 74,006, dont 56,510 ont suivi
les cours du premier degré , et 1 7,496 ceux du second. 11 n'est pas
question ici de l'enseignement religieux, les régiments, depuis
1830, étant privés, faute d'aumôniers, de toute instruction morale
et chrétienne.
DF, \.K PARF.SSr. 46;'»
seillés avec avanlagc. L'Iiabitalion d'un pays sec et
montagneux, des exercices champêtres augmentés
progressivement , et faits en compagnie d'hommes
actifs, des voyages à pied, la chasse (1), la musi-
que militaire, la danse, la natation, les bains de mer,
la gymnastique, des frictions, telle est la série des
moyens hygiéniques les plus propres à procurer au
corps , et , par suite , à l'esprit , le degré d'énergie
nécessaire pour se livrer au travail.
A la privation de nourriture, aux coups et aux
autres punitions que l'on inflige indistinctement aux
écoliers ou aux jeunes ouvriers paresseux, je vou-
drais voir substituer des moyens plus rationnels,
plus doux, et souvent plus efficaces. Par exemple,
avant de sévir contre un enfant qui montre du dé-
goût pour le travail , assurez- vous au moins si ce
que vous exigez de lui n'est pas au-dessus de son
intelligence ou de ses forces. Attachez-vous ensuite
à lui rendre le travail attrayant : pour cela, stimu-
lez adroitement sa curiosité , son amour-propre ,
son intérêt, son affection pour ses parents; présen-
tez-lui chaque nouvel objet d'étude moins comme
un devoir que comme une récompense. Que le tra-
vail surtout soit d'autant plus varié que les enfants
sont plus jeunes ; qu'il soit suffisamment coupé
par les heures de repas et de récréation. Ce n'est
qu'après avoir essayé infructueusement tous ces
(1) On a remarqué que les chasseurs étaient en {jénéral des in-
dividus courageux et actifs, tandis que les amateurs de pêche n
la ligne comptaient dans leurs rangs un grand nombre d'hommes
mous et paresseux. Voyez, à la fin du volume, la note L, sur la
Chasse et la Pèche.
30
4GG DE LA PARKSSE.
remèdes, que vous serez en droit de recourir à des
voies de rigueur proportionnées au mauvais vouloir
de vos élèves.
Lorsquie la paresse né tient chez les jeunes gens
qu'à l'habitude de l'inaction ou à l'influence du
mauvais exemple , on arrive à la guérir en leur
faisant fréquenter des individus vifs et laborieux,
en leur montrant des fainéants réduits à la misère,
et, par opposition , de bons travailleurs parvenus
à se créer une position honorable. Si tout cela
ne suffit pas , on devra réduire le paresseux à ne
trouver de moyens d'existence que dans son labeur.
Du reste, on voit tous les jours des jeunes gens in-
actifs ou désœuvrés, devant qui les parents avaient
imprudemment fait l'énumération de leurs richesses,
embrasser avec courage une profession aussitôt que
des revers de fortune sont venus frapper leur fa-
mille. J'ai vu une ruine adroitement simulée inspi-
rer l'amour du travail à un excellent jeune homme
qui, pendant longtemps, n'avait rien voulu faire,
trop convaincu qu'il était de l'opulence de ses pa-
rents. Enfin, de même que la nécessité , cette mère
de l'industrie, la passion de l'amour, venant à éveil-
ler l'ambition , a plus d'une fois donné de l'activité
à des êtres nonchalants qui croupissaient danè la
plus honteuse inaction*
Quant à la classe nombreuse des fainéants , des
vagabonds et des mendiants valides, les gouverne-
ments ne sauraient prendre des mesures répres-
sives trop promptes pour en débarrasser la société ,
dont elle est l'une des plus grandes plaies. «Du mo-
ment, dit iM. Frégier, que le pauvre livré à de mau»
DE LA PARESSE. 407
Valses passions cesse de travailler, il se pose comme
ennemi de la société, parce qu'il en méconnaît la loi
suprême, qui est le travail.»
11 y a longtemps que l'ordre social réclame tout
à la fois une assistance plus efficace et mieux ad-
ministrée de l'indigence, ainsi que l'extinction des
abus de la mendicité. Jusqu'à présent cette impor-
tante question , cette question vitale pour les gou-
vernements, ne paraît pas avoir été sérieusement
méditée. On s'est contenté de quelques essais mes-
quins , on a pris des mesures partielles, faibles,
souvent inhumaines: qu'en est-il résulté? Les nom-
breuses charités, les vœux des honnêtes gens sont
restés stériles, et les lois répressives du vagabon-
dage et de la fainéantise ne peuvent être exécutées
que d'une manière incomplète.
Pour ce qui regarde la France, tant que les com-
mîmes seront dépourvues de ressources financières
suffisantes pour subvenir aux charges que leur im-
pose l'article relatif au domicile de secours, tant
qu'elles ne pourront pas ouvrir d'ateliers de cha-
rité, qui empêchent l'indigent de touiber dans !a dé-
gradation du mendiant; enfin, tant que nous n'au-
rons pas de vastes maisons de refuge, et une colonie
spéciale pour y envoyer les mendiants valides en ré-
cidive (1) , le décret encore en vigueur du 24 vendé-
(I) On devrait aussi sonfyjM- à élahlir en Fi-aïu-e dos tcilunics d'in-
fIi}Tciils : l'un pourvoirait amplement à leur subsislaïue parle dé-
fricliemi nt de terres incultes, qui deviendraient bieiii«'>t d'un rap-
port considérable. Voyez la ]\\'le sur les co'onies (l'iu(i'ii;fnl.^ pubiite
par Jj. l.éopold de Beilainj;, ; voyez aussi le Uappori ce "Si. Cuclmi
sur Vexiitution de la ineu fil ri le ;¥ar\s^ 18::9,
4()8 l)K L*. PARE^Sf:.
miaire an 11 ne pourra recevoir qu'une très-faible
partie de son exécution.
En attendant, les particuliers charitables et les
administrations de bienfaisance doivent rivaliser de
zèle et d'efforts pour soulager les vrais pauvres : je
dis les vrais pauvres ; car, si la religion chrétienne
nous prescrit d'aider nos frères malheureux , elle
exige aussi que nos aumônes soient faites avec dis-
cernement, afin que les secours dus à l'indigence
n'aillent pas entretenir la paresse et favoriser le va-
gabondage (1).
Exemples et observations.
1. La paresse et J'échafaud.
Parmi les exemples des tristes résultats que peut
entraîner la paresse, il en est un qui mérite plus par-
(1) Parmi les travaux récents propres à éclairer l'importante
question du paupérisme , dont le {gouvernement s'occupe en ce
moment, nous citerons l'excellent ouvrage de I\I. de Gerando, in-
titulé : De la Bienfaisance publique ; celui de M. Frégier : Des Classes
tlanf;ereuses de la population dans les grandes villes; celui que vient
de publier M. Bazelaire sous le titre suivant : Des Institutions de
bienfaisance publique et d'instruction primaire à Rome; Paris, 1841 ,
in-8° (traduit de l'italien). Voyez encore Biche ou pauvre , par A.
Cherbuliez ; De la Misère des classes laborieuses en Angleterre et en
France, par Euffène Buret ; Du Paupérisme anglais , par madame
Mary Meynieu ; De la Misère, de ses causes, de ses effets , de ses re-
mèdes, par d'Esterno; Paris, 1842, in-8"; les Comptes moraux et
administratifs du bureau de bienfaisance du XII^ arrondissement, pour
les exercices 1835 et 1836 , publiés par M. l'administrateur Rataud ,
et la Lettre circulaire de M. Ch. de Rémusat aux préfets du royaume,
sur le Paupérisme et la Charité légale.
DE LA PARESSE. 409
ticulièrcment de fixer l'attention, je veux parler de
celui que nous a légué le trop fameux Lacenaire.
Cet homme, qu'on s'est plu à représenter comme
un inflexible logicien, qui, se croyant malheureuxpar
la faute de ses semblables , se fit voleur et assassin
par système et non par dégradation ; cet homme, qui
se posa sur le banc des accusés comme sur un pié-
destal, et qui eut le talent d'exciter les plus étranges
sympathies par son charlatanisme, fut bien moins
conduit au crime par les raisons qu'il allégua que
par son excessive paresse. Chez lui , en effet , ce vice
fut porté si loin , qu'il étouffa les plus heureuses
dispositions, et qu'il devint la source d'où découlè-
rent tous ses forfaits. On a dit à tort qu'il se montra
dès sa jeunesse vif, ardent, hautain et frondeur.
Un homme digne de foi , et plus que personne à
portée de le connaître , puisqu'il fut son professeur,
m'a assuré, au contraire, qu'il avait un naturel as-
sez doux, et que la paresse était le seul trait sail-
lant de son caractère. « Il la poussait , ra'a-t-il dit ,
jusqu'à ne pas vouloir se lever la nuit pour satis-
faire ses besoins naturels; il dormait complaisam-
ment au milieu de ses ordures, et ce n'était qu'à
grand'peine, et après plusieurs avertissements, qu'il
se décidait , longtemps après la cloche du réveil , à
sortir de son lit ou plutôt de son fumier. Les puni-
tions qu'on lui infligeait, le mépris que lui témoi-
gnaient ses camarades , rien ne parvint à le corri-
ger. Toute espèce de soins ou de travail était pour
lui un supplice; et c'est uniquement à cette funeste
disposition qu'il faut imputer les crimes dont il a
eu Teffronterie de se targuer devant ses juges. »
■470 DE I.A l'AHE.SSE.
Venu à Paris sans moyens d'existence , et trop
paresseux pour en chercher dans un travail hon-
nête, Lacenaire se mêla parmi cette tourbe d'êtres
sans aveu qui inondent les lieux publics, et qui l'as-
socièrent à leur coupable industrie. Novice encore,
11 paya de la prison ses premiers essais ; et, dans ce
lieu, qui n'est trop souvent qu'une école de perver-
sité, il trouva des maîtres habiles qui achevèrent
de l'Initier au crime. Il avait débuté par le métier
de voleur, il finit par celui d'assassin; puis, quand
sa tête, qu'il disait avoir livrée comme un enjeu,
dut nayer tous ses forfaits, le masque dont il s'était
orgueilleusement paré tomba tout à coup, et ne
laissa voir qu'un lâche qui ne sut pas mourir.
II. Paresse corrigée.
Quand une sage direction n'est pas imprimée de
bonne heure à la jeunesse, il est rare que son pen-
chant naturel à l'oisiveté et à la dissipation n'entrave
pas ses progrès ; et l'on ne peut guère attendre d'elle
un grand zèle pour l'étude que quand le raisonne-
ment vient l'éclairer, ou que les circonstances l'y
contraignent.
Un jeune et riche Brésilien, amené à Paris à l'âge
de douze ans , pour commencer son éducation jus-
qu'alors fort négligée, fut placé dans une pension
où on eut pour lui toutes sortes de soins. Il était
naturellement bon et intelligent, mais très-entêté,
et surtout si paresseux, que, du moment où on vou-
lut l'astreindre au travail, il se révolta , et prit en
aversion non-seulement ceux qui étaient chargés de
DE LA PARESSE. 471
rinstrulre , mais encore la plupart de ses cama-
rades, qui le raillaient de son excessive indolence.
En vain on employa tour à tour la douceur et la
sévérité pour le faire changer de conduite ; à toutes
les raisons qu'on lui alléguait, il répondait froide-
ment : «Le travail me déplaît; d'ailleurs, je n'en ai
pas besoin, mes parents ne sont-ils pas assez riches?
Je n'ai que faire du grec et du latin pour vivre
heureux. »
Deux ans se passèrent ainsi , et le jeune H. tomba
dans un tel état de langueur et d'inertie, que son
père me Ht prier de le prendre chez moi. Ce chan-
gement dans son genre de vie , les distractions dont
je l'entourai , et les marques d'intérêt qu'il reçut
dans ma famille, ne tardèrent pas à dissiper la lan-
gueur mélancolique qui avait déterminé ses parents
à le mettre entre mes mains. Pendant quelque
temps je n'exigeai même pas qu'il ouvrît un livre ;
me bornant à lui prescrire tous les jours un exer-
cice proportionné à ses forces, j'avais soin seule-
ment, dans nos entretiens, de faire ressortir d'une
manière indirecte les avantages de l'instruction , et
peu à peu je réussis, sinon à lui donner un goût
prononcé pour l'étude, du moins à déterminer en
lui quelques efforts pour s'y livrer.
C'était déjà avoir beaucoup gagné, mais cela ne
suffisait pas; il fallait stimuler sa jeune imagination
par un moyen assez puissant pour achever de le
faire sortir de l'apathie où il était plongé. Une perte
simulée dans la fortune de son père opéra tout à
coup ce prodige. Dès qu'il cessa de se cioiie riche,
il surmonta entièrement sa paresse, se mit à l'é-
472 1>E LA J'ARESSE.
tude avec ardeur, et répara si bien le temps perdu ,
qu'on put dès lors le citer comme un élève labo-
rieux. 11 était sur le point de teiminer ses classes,
lorsqu'un jour, causant avec moi de ses projets
d'avenir, il me supplia de lui apprendre mon état.
« Dans mon pays, me dit-il, les médecins font de l'or;
en m'attachant à votre carrière , je suis sur de
réparer la fortune de mes parents.» Je consentis,
on le pense bien , à sa demande, qui prouvait à la
fois sa parfaite guérison et la bonté de son cœur. Il
commença donc l'étude de la médecine , et y fit des
progrès rapides ; mais l'indiscrétion d'une personne
de sa famille lui ayant appris que son père jouis-
sait toujours de la même opulence , la science fut
bientôt délaissée pour le plaisir. H. n'en a pas moins
renoncé à son ancien penchant, et il est aujourd'hui
un homme aussi actif que distingué par la variété
de son instruction.
m. Paresse d'un ouvrier terminée par le suicide.
Si la paresse a de graves inconvénients chez les
favoris de la fortune, ses effets sont bien autrement
funestes chez les individus qui attendent leur sub-
sistance de leur industrie ou du travail de leurs
mains.
C*** était un excellent ouvrier mégissier, fort re-
cherché à cause de son habileté , et qui gagnait faci-
lement six francs par jour. Ce gain , s'il eût été ré-
gulier, pouvait en peu d'années conduire C*** à une
honnête aisance, car il était garçon et sans aucune
charité; mais pour lui le travail était une sorte de
DE LA TAhESSE. 473
supplice qu'il n'endurait que pour se soustraire à la
faim. Aussi, faisant deux parts de sa vie, il ne res-
tait assidu à l'ouvrage que pendant trois jours de
la semaine; et quand il avait recueilli le salaire de
ces trois journées, il savourait pendant les quatre
autres les délices de la plus complète oisiveté.
Au milieu de ces alternatives de peine et de plai-
sir, C*** reçut, en 1838, un héritage de sept mille
francs. Pour lui c'était une somme énorme, un tré-
sor inépuisable; aussi fut-il tellement émerveillé à
la vue du sac qui le contenait , qu'appelant ses com-
pagnons, il s'écria dans un véritable délire : «Mes
amis, vive la joie ! me voilà riche ; dorénavant je ne
travaille plus , je le jure devant Dieu et devant les
hommes ! et, pour commencer, c'est moi qui régale
pendant huit jours de suite. » Aussitôt un fiacre est
amené; C*** en fait les honneurs à ses compagnons :
l'intérieur, l'impériale, le siège du cocher, tout est
envahi. On part pour la barrière du Maine : c'est là
qu'est l'oubli de tous les maux. Le sac, le bienheu-
reux sac est placé comme un phare au milieu de la
table du festin , et sa vue ne fait qu'augmenter la
soif et l'appétit des convives.
Pendant la huitaine que dura ce gala , une amie
de C***, qui l'avait dédaigné autrefois à cause de sa
paresse, accourt le féliciter de son bonheur, et con-
sent à le partager. Tout va le mieux du monde pen-
dant six mois; mais, au bout de ce temps, l'hé-
ritage est à peu près englouti. Déjà Babet parle
de la nécessité de retourner bientôt à l'ouvrage ;
C*** se révolte : «IN'ai-je pas juré que je ne travail-
rais de ma vie? Plutôt mourir que de manquer à ma
ilj DE LA l'ARESSE.
parole!» Cette dernière idée, que C*** caresse d'a-
bord en riant, prend chaque jour plus de consis-
tance dans son esprit; car, pour lui, la mort est
préférable à l'oblijjation de travailler : aussi, avant
que la somme soit tout à fait épuisée, il fait l'em-
plette d'une paire de pistolets, dans lesquels il met
une forte charge. Huit jours après, il ne restait plus
que quelques sous dans le fond du sac. C*** prend
cette monnaie, et regardant tristement Babet : « Viens,
lui dit-il; nous pouvons encore boire un dernier ca-
non ensemble, puis je me ferai sauter le caisson.»
Babet le suit au cabaret voisin ; ils trinquent, rega-
gnent ensuite leur domicile, et, cinq minutes après,
le malheureux n'existait plus : il s'était fracassé la
poitrine à côté de l'être infàme(l) qui n'avait fait au-
cun effort pour le détourner de son affreux dessein.
(1; « Misérable que vcuis êtes! lui dil en ma présence i\I. le coQi-
missaire de police Gourlet , vous n'avez donc pas essayé de lui re-
tirer ses pistolets? — Je n'v ai seulement pas pensé. — Où étiez-
\ ous pendant qu'il se disposait à se tuer? — A côté de lui; je Fai-
sais tranquilleiiitnt ma soupe; lui, il a dil : Une, dmx, trois, et le
coup a parti; alors, moi, j'ai levé le nez, et j'ai dil : Est-il srriii 1
— Ajoutez, reprit le maffistrat justement indi{yné . que vous ne
vous êtes pas même déranjrée pour voir si ce malheureux res-
piiaii encore, et que vous avez eu la barbarie de manj^er votre
soupe pendant que le sanff coulait à flots dans la cl)ambre. — Ce
n'esi pas vrai, ça, que j'ai tout de suite mangé ma soupe : le heiine
n'y clfiit pas rnciiif ! »
<_}uelle dégradation dans l'espèce humaine !
DE LA PARESSE. ^||
IV. Paresse périodiijnf che/ nnc Fciuiik^ hahiliu'llpment active
«*l laborieuse.
La paresse dépend quelquefois d'un état nfiorbide
jusqu'ici peu étudié, et cpii m'a paru (enii- à une af-
fection su perHciel le du centre nerveuxcérébro-spinal.
J'ai vu en ce ^enie un exemple peu commun d'in-
dolence et de fainéantise. Une femme, bien consti-
tuée, était en service chez des personnes qui l'ai-
maient beaucoup, parce qu'elle leur avait donné
diverses marques de dévouement, et qu'elle était
aussi intelligente que laborieuse. Pendant sept ans,
son zèle et son activité ne s'étaient pas démentis un
seul instant, lorsque tout à coup, sans nulle raison
apparente, elle devint paresseuse à tel point que
son service fut entièrement négligé, et qu'elle se
laissa aller à la plus insigne malpropreté. Interrogée
par ses maîtres sur la cause d'un changement si
étrange , elle répondit en versant des pleurs : « Je ne
puis faire autrement ; il y a en moi quelque chose
qui m'empêche de travailler. — Vous êtes donc ma-
lade ? — Mon Dieu non ; il me semble, au contraire,
que je ne me suis jamais mieux portée ; et, lom que
l'ouvrage m'ennuie, je donnerais tout au monde
pour le faire; mais quand je vais pour m'y mettre,
on dirait que mes bras s'y refusent. — Vous souf-
frez alors? — Pas du tout; je n'ai mal nulle part. —
Auriez-vous quelque peine secrète qui vous jetterait
dans cet abattement? — Non; je n'ai réellement
d'autre chagrin que celui de ne pouvoir faire mon
service; et puisque je ne suis plus bonne à rien , je
veux m'en aller: mon mari me nourrira.»
476 DE LA PARESSE.
Ayant, en effet, quitté sa place, elle alla dans le
voisinage habiter un logement où elle passait toutes
ses journées dans le lit, ou dans la plus complète
inaction. Au bout de six mois , elle sortit de cet
état aussi subitement qu'elle y était tombée, et re-
vint chez ses maîtres, qui, comme précédemment,
n'eurent que des éloges à donner à sa conduite et àson
activité. Un an après, étant retombée dans la même
apathie, elle renonça pour toujours à servir, et se
réunit à son mari, homme doux et laborieux, qui la
laissa vivre dans le repos le plus absolu. Pendant
cette seconde crise, elle éprouva vers le cervelet une
douleur, tantôt légère, tantôt assez vive, et qui des-
cendait jusqu'à la seconde ou troisième vertèbre
lombaire; elle conservait la liberté entière de ses
mouvements , mais sa volonté lui paraissait en quel-
que sorte paralysée. Ce second engourdissement dura
à peu près six mois, comme le premier; puis, pen-
dant quelques années, madame G... reprit toutes ses
habitudes de travail. Mais en 1827 survint une troi-
sième crise, beaucoup plus longue et plus doulou-
reuse que les deux autres. Appelé auprès d'elle à cette
époque, j'ai souvent été témoin des combats que lui
livraient tour à tour l'impérieuse loi du besoin et la
singulière paresse qui la dominait. «Voyez, me di-
sait-elle en pleurant, mon mari va rentrer, eh bien!
le pauvre homme ne trouvera rien pour son dîner ;
je ne peux pas me décider à allumer du feu. Tous
nos vêtements sont en lambeaux, et je n'ai pas le
courage de les raccommoder. Voilà six mois que je
n'ai peigné mes enfants; depuis la même époque je
n'ai pas même changé de chemise. Mon Dieu, que
DE I,\ PARESSE. 477
je suis donc malheureuse!» Et ses larmes redou-
blaient.
La périodicité du mal , l'absence habituelle de
fièvre, la douleur permanente que la malade éprou
vait vers la nuque, me firent présumer que cet état
pouvait dépendre d'une aflection peu profonde
du cervelet et de la moelle épinièrc. En consé-
quence, je promenai quelques vésicatoires volants le
long de la colonne vertébrale ; j'y fis pratiquer des
frictions, tantôt avec le liniment ammoniacal cam-
phré , tantôt avec le baume nerval. Je conseillai
encore, tous les deux jours, une douche ou un
grand bain presque froid. Ces moyens, continués
pendant deux mois, n'avaient réussi qu'à diminuer
la douleur de la nuque ; lorsque la malade , ayant
été magnétisée cinq ou six fois à grandes passes ,
éprouva tout à coup, je ne dirai pas une améliora-
tion, mais une guérison complète. Reprenant aussitôt
ses habitudes d'ordre et de propreté, elle se mit au
travail avec d'autant plus de bonheur qu'elle l'ai-
mait naturellement, et qu'elle n'avait pu s'y livrer
depuis quinze mois.
478 bu LIBERTINAGE.
CHAPITRE Vï.
DU LIBERTINAGE (1).
Retloule la volupté : elle est mère de ta donleur,
Thalès.
Déjiiiilion.
Le libertinage peut être défini : l'abus des organes
génitaux dans leur exercice naturel, et la perversion
de leur usage normal en un usage contre nature.
Par abus, on doit entendre non-seulement les excès
nuisibles à la santé, mais tout rapport sexuel etl
dehors du mariage, ou qui , dans cet état , tendrait
à éviter la propagation de l'espèce.
La perversion, dont les formes principales sont :
\ onanisme, \à pédérastie ou sodomie, et la bestialité,
ne saurait avoir un but capable de la justifier, l'acte
étant de sa nature essentiellement vicieux.
hsi prostitution, proprement dite, se distingue dès
autres espèces de débauches en cecpie, placée sous
la surveillance immédiate de la police, la femme
(I) J'aurais désiré rejeif r à la fin de ce volume, el sous la Forme
d'une simple noie, la pas.<ion du libertinage, dont la place natu-
relle est à côté de l'article consacré à l'amour : il me semblait qu'il
est de ces détails utiles mais repoussants, sur lesquels il faut passer
avec rapidité, et qu'on doit, autant que possible, mettre à l'écart.
Des personnes («raves, dont je respecte autant l'auiorilé que le
ffoùl, ayant été d'un avis contraire au mien, je me suis décidé à
terminer lea fjofsions amnuilf.s par le Lirertinage , et à commencer
les passions sociales par l'article Amouh.
t)(l LIBERTINAGE. 479
qui s'y livre enlie dans une maison de tolérance
tenue par une maîtresse , pour y exercer son état
infâme, suivant des règlements qu'elle ne doit paè
euFreindre.
A un étage un peu moins bas se rencontrent: la
femme entrelemie , qui se vend ; la femme calante ,
qui se donne, et la ^risette, qui se passionne, se
donne et se vend.
Puis vient le libertin, qui s'amuse un instant de
ces malheureuses, et les quitte avec mépris quand sa
passion brutale est satisfaite, ou que son caprice
est passé.
Quant aux habitudes solitaires, dont Onan n'est
pas l'inventeur, elles ont reçu tour à tour le nom
(^ onanisme , de cheii\)manie , de masturbation , enfin
celui de inastapration (^mamistiipratio) , auquel on
aurait dû donner la préférence, parce qu'il dépeint
ce vice et le flétrit tout à la fois.
— Le monde commence à peine que Dieu est
tenté de le détruire pour arrêter la corruption
générale. Après le déluge , les hommes ne font
que la répandre en se dispersant; le peuple choisi,
lui-même, se livre sans frein au libertinage. En
vain le feu du ciel descend sur Sodome et sur
Gomorrhe ; en vain la colère du Seigneur éclate
par de nouveaux châtiments: l'impudicité ne cesse
pas ses ravages, et Moloch est toujours adoré. L'O-
rient , devenu un foyer de corruption , infeste bientôt
le reste du monde: Athènes, comme Babylone, élève
des autels au phallus, à Priape ; Solon encourage la
prostitution, qui, plus tard, est mise sous la pro-
tection des dieux. La sodomie se répand dans
480 DL' i.ini:r.TiN,\r.F.
foute la Grèce; les écoles ries piiilosophes devien-
nent des maisons de débauche, et les grands exem-
ples d'amitié légués par le paganisme ne sont, pour
la plupart, qu'une infâme turpitude voilée sous
une sainte apparence. A Rome, les chefs de l'empire,
rassasiés des plaisirs ordinaires, ont recours aux
moyens les plus vils pour assouvir leur brutalité;
le peuple imite leur exemple, et le monde ancien
n'est plus qu'un temple de luxure. Avec de pareils
éléments de dissolution, que serait devenu le genre
humain, si le christianisme n'eût pas arrêté cet ef-
froyable débordement , en commandant le respect et
l'admiration par les prodiges de la chasteté (1) !
Causes chi libertinage en général. — L'homme
porte en lui-même la première cause de ses désor-
dres : sa liberté, la force de son imagination,
son impressionnabilité , en font un être éminem-
ment enclin aux pensées charnelles , et le distin-
guent des animaux, qui ne se livrent guère à des
écarts contre nature que dans l'état de domesticité.
Les causes du libertinage naissent, pour les sociétés.
(1) «Une science toute matérielle est venue dire aux hommes
que celte chasteté volontaire était un crime contre la société,
parce qu'elle ravissait trop de citoyens à l'Etat. En vain desvierffes
innombrables, anj^es d'innocence et de bonté, avaient consolé les
pauvres et formé l'enfance à la vie chrétienne ; en vain des légions
d'apôtres vierges avaient donné aux peuples catholiques des senii-
ments nouveaux de paix et de charité, et fait germer dans leur
sein des vertus inconnues: une philosophie impure est venue pro-
clamer qu'il fallait rompre pour des liens moins parfaits les liens
sacrés, source de tant de bienfaits ; et, aujourd'hui, elle a dit à des
êtres qu'elle a affranchis de toutes lois morales, enivrés de sensa-
tions grossières , entassés dans un même lieu sans distinction de
DU LIBERTINAGE. 481
(les conditions ^rnéralos où elles se trouvent, et de
plus, pour les individus, des circonstances parti-
culières qu'ils subissent ou qu'ils se créent. Parmi
celles qui entretiennent l'irritabilité nerveuse, et
plus particulièrement l'excitabilité des organes gé-
nitaux, nous devons mentionner l'hérédité, les cli-
mats chauds , une alimentation aphrodisiaque ou
trop abondante, l'influence du printemps, l'époque
de la puberté dans les deux sexes; chez la femme,
l'âge de retour, la prédominance de l'appareil cé-
rébro-génital ; chez les gens nerveux et chez les san-
guins, l'excès d'activité circulatoire. Parmi les causes
sociales, on doit signaler l'absence de religion, la
contagion de l'exemple, l'oisiveté des masses, la
fréquentation des spectacles et des bals, les mau-
vaises lectures, la déconsidération des femmes, la
polygamie , enfin le despotisme , qui corrompt à la
fols le maître et l'esclave : le maître, par l'habitude
d'une autorité sans réserve; l'esclave, par la dé-
gradation dans laquelle il vit. Terminons cette énu-
mératlon par le tableau suivant , qui ne sera pas
sans intérêt pour les personnes qui s'occupent de
l'influence des profession sur les mœurs.
sexe : Tu ne formeras point une famille. Elle le dit à ceux-là pré-
cisément dont elle a rendu les passions plus précoces, et auxquels
une union léfjitime serait plus nécessaire.
«Nous osons à peine vous sifjnaler une maxime plus perverse
encore. D'autres sophistes ont compris l'impossibilité d'une sem-
blable contrainte ; mais, en y renonçant, ils ont osé conseiller à des
époux chrétiens de tromperie vœu de la nature, et de rejeter vers
le néant des êtres que Dieu appelait à l'existence. Oue penser de
ces impurs systèmes et de leur conlradiclion ? ( Ms' D. -A. ArFi\K,
Instruction pastorale sur les rapports de la charité nvrc la foi ; Pa-
ris, 1843, in-4".)
482
DU l.inERTINAGE.
T^BLEytU statistique des professions exercées par les iiuU-
i'idiis qui se sont présentés aux coiisiillations de l'hôpital des
Vtnériens pendant l'espace de trois années (1\
PROFESSIONS.
Armuriers
Bijoutiers
Boiuiol iers
Ij<iuciiers
Boulangers
Bourreliers
Boutoniiiers
Brociin leurs
Carriers
Cliaoeiifirs
(iliarcutiers
Cliarpenliers
Cliari-etiers
Cliarrons
Ciseleurs
Coci.C!S
(ioiiiiuissionnaircs
Cordiers
Cordonniers
( orroyeurs
(ioulelieis
Cou\reurs
Cuisiniers
Douiesiiques
l>oreurs
tbénislcs
Employés
Epiciers
Ferblanliers
Fondeurs
Forts de la halle
Fumistes
Gaîniers
Gantiers
Garçons marchands de vin
Garrons restaurateurs . .
Graveurs
Horlogers
Imprimeurs
^ reporter. . . .
15
112
85
5
141
8
4
30
12
82
17
78
9
28
13
26
8
17
474
102
2(5
9
32
80
12
66
14
14
63
21
4
11
4
11
11
16
10
9
45
PROFESSIONS.
Report
Institutenrs. . . .
Jardiniers ....
Laveticrs
Libraires
Limonadiers . . .
Macliinislcs . . .
Marons
1724
Manouvriers
Marbriers
Marchands
Marchands de vin . .
Maréchaux
Menuisiers
Militaires
Musiciens
Orfèvres
(Juvriers
Passementiers . . . .
Paveurs
Peintres en bâtiments
Perruquiers
Plaqueurs
Pompiers
l'orteurs d'eau . . . .
Kelieurs
Selliers
Serruriers
Ta blet iers
Taillandiers
Tailleurs
Tailleurs de pierre . .
Tisserands
Tonneliers ,
Tourneurs
\ anniers
Vernisseurs
Vinaigriers. . . . , .
wVitriers
Total.
1724
6
16
5
21
29
9
1.35
41
12
14
2â
16
184
16
5
4
43
21
12
85
29
4
6
23
4
35
136
29
9
356
44
94
15
50
5
9
5
22
.3301
(I) On n'a pi'ésfnté dans ce tabli^iu que les proFessions qui onl
offert an inoitis qn^ilre ou cinq malades dans une année.
t)i' i-inenTiNACE. 4f>3
Causes (le la prostifntiou. — La proslilulioti ii'osl
onliiuilremenf qu'iin élut socondaire, (luViiibras-
senl de mallieureusos filles, étourdies d'une pre-
mière faute et rebutées alors par leurs parents, ou
délaissées par leurs amants infidèles. Souvent aussi
déjeunes personnes honnêtes, mais sans expérienee,
sont entraînées par les infâmes démarches des maî-
tresses de maisons tolérées, ou par celles de leurs
commis , qui les exploitent comme une marchan-
dise. Il faut aussi reconnaître qu'il existe certaines
constitutions exceptionnelles capables de pousser les
femmes aux derniers excès du déverfjondage.
Le tableau suivant, emprunté à M. Parent-Du-
châtelet , présente le relevé des causes déterminantes
de la prostilud'on sur 5,183 fdles:
Excès de misère, déiuimenl absolu par suite de
paresse ou par d'aulres motifs 1,441
Concubines délaissées , 1,125
Perle de parents, expulsion de !a maison pater-
nelle, abandon complet 1,255
Amenées à Paris, et abandonnées par leurs amants,
militaires, étudiants ou commis 404
Domestiques séduites et cbassées par leurs maîtres. 289
Venues de province à Paris pour s'y cacher et y
trouver des ressources 280
Pour soutenu- des parents pauvres ou infirmés
(toutes nées à Paris) 37
Aînées de famille, pour soutenii- leuis frères et
sœurs, neveux et nièces (toutes nées à Paris). .. . 29
Femmes veuves, pour soutenir leur famille (toutes
liées à Paris) 23
ToiAi 5,IK3
484 DU i.inr.iniNAf.E.
Sur ce nombre, 1 ,988 sont nées à Paris, 1 ,389 dans
les chefs- lieux de département, C52 dans les sous-
préfectures, 936 dans les campagnes , enfin 218 dans
les pays étrangers.
Ce même relevé donne 164 fois les deux sœurs
inscrites sur les registres, 4 fois les trois sœurs , et
3 fois les quatre sœurs, 16 fois la mère et la fille,
4 fois la tante et la nièce, 22 fois les deux cousines
germaines , en tout 436 personnes réunies par les
liens de la parenté la plus proche.
Examinons maintenant les professions qu'exer-
çaient les prostituées au moment de leur enregis
t rement. Sur 3,120 individus, M. Parent a trouvé:
Couturières, lingères, modistes, et autres états
analogues 1 ,559
Marchandes de légumes, de fleurs et de fruits. . . 859
Tisseuses et états analogues 285
Chapelières et états analogues 283
Bijoutières et états analogues 98
Artistes 23
Établies en boutiques 7
Sages-femmes 3
Rentières 3
Total 3,120
« On voit par ce tableau, dit M. Parent, que la plu-
part des prostituées sortent des ateliers, ces foyers
de corruption , dont on doit déplorer les funestes
effets, tout en admirant les produits qu'ils foiu^-
nissent. »
Professions des parents. — Il résulte des recher-
ches faites à ce sujet que ce ne sont ni les classes
DU LICERTIiNA(.E. 485
ies plus intimes, ni les classes les plus élevées de
la société, qui fournissent le plus de prostituées,
mais celle des ouvriers travaillant en boutique,
surtout des ouvriers à la journée, et n'ayant pas
de demeure fixe.
^^<?. — Sur 3,248 prostituées, 34 se sont fait
inscrire de dix à quinze ans; 912 de quinze à vingt;
1,38G de vingt à vingt-cinq; 556 de vingt-cinq à
trente ; 108 de trente à trente-cinq ; 88 de trente-
cinq à quarante; 38 de quarante à quarante-cinq;
27 de quarante-cinq à cinquante; 5 de cinquante à
cinquante-cinq; 3 de cinquante-cinq à soixante, et
1 de soixante à soixante-cinq.
Etat civil. — Sur 1,183 filles nées à Paris, 2.37
étaient enfants naturelles; sur 3,667 nées dans les
départements , 385 étaient enfants naturelles. Ces
résultats concourent à prouver l'hérédité du liber-
tinage ainsi que l'influence de l'abandon.
Instruction. — Sur 4,470 filles nées à Paris et éle-
vées dans cette ville, 2,332 ne savaient pas signer;
1,780 signaient fort mal; 110 avaient une belle
écriture. On n'a pas pu constater la capacité de 248.
Quant aux tilles venues des départements , la pro-
portion de celles qui avaient quelque instruction à
celles qui en étaient privées est à peu près la même.
Je ferai remarquer à ce sujet que l'ignorance des
prostituées élevées à la campagne s'est trouvée
moindre que celle des prostituées élevées à Paris
ou dans les villes.
accroissement des prostituées inscrites à Paris, de
1830 à 1843. — Avant 1830, on comptait à Paris
2,800 filles publiques y exerçant leur métier, et dont
486 DU LlOEItriNACE.
a présence était constatée. Au 31 décembre 1831^
il y en avait 3,517, dont 931 de Paris, 2,170 des
départements , 134 des pays étranj^crs, et 282 sans
acte de naissance. Depuis 1832 jusqu'en 1841, leur
nombre s'est élevé à 3,906; au 1*"^ janvier 1843, il
était de 3,824(1).
Causes de la masturbation. — Les causes inhérentes
à l'espèce humalnfe sont l'éveil prématuré des orga-
nes génitaux, leur aptitude à entrer en action à des
époques indéterminées, et réglées plutôt par l'ima-
gination que par les lois de l'organisme, la configu-
ration des membres supérieurs , celle des organes
sexuels, divers genres de dartres, certaines inflam-
mations érysipélateuses , l'accumulation de la ma-
tière sébacée, le phimosis, le paraphimosis , le dé-
veloppement des ascarides dans le rectum , le
satyriasis, la nymphomanie, l'irritation du cervelet
et de la moelle épinière, l'idiotie, la phthisie pul-
monaire, les mauvaises positions pendant la veille
et le sommeil, les états qui exigent que l'on reste
longtemps assis, l'usage du rouet, la flagellation et
(1) Par un avrèlé de M. \c préfet de police, en date du 28 août
1841, les filles et femmes qui déclaraient ne se faire inscrire parmi
les prostituées que par excès de misère devaient être envoyées
au couvent des Dames de Saint-Micliei, où elles pouvaient vivre de
leur travail. Celte amélioration, due au zèle de M. l'abbé An-
jalvin , l'un des aumôniers de cet établissement trop peu connu,
n'a pas pu avoir lonjftemps son exécution : elle était trop oné-
reuse au couvent de Saint-Michel , qui est indépendant et n'a
que des rapports libres avec les particuliers. Par les soins du même
ecclésiastique, un établissement spécial va être formé pour don-
nei- un ««sile et du pain aux filles qui en manquent, et les sous-
traire ;iiiisi au dan(jcr de se [(crdre.
DU LIBERTINAGE. 487
la suspension par les mains chez certains sujets,
radministralion des purijatiCs aloéliques, l'usage de
substances aphrodisiaques , comme le poisson , les
épices, les liqueurs alcooliques, et surtout la bière.
Voilà pour les causes physiques; passons aux causes
morales.
C'est quelquefois jusqu'au berceau de renTant
qu'il faut remonter pour trouver la cause première
de la masturbation. On a vu des nourrices assez
libertines pour faire servir leurs nourrissons à la
satisfaction de leurs infâmes désirs, et d'autres,
plus stupidcs encore que coupables , excitei" les
organes génitaux des petits malheureux qu'elles
allaitent, dans l'unique intention d'apaiser leurs
cris quand elles les laissent seuls; enfin , chose dé-
plorable! des enfants ont été corrompus par ceux
mêmes qui devaient être les gardiens de leur inno-
cence. Si nous ajoutons les inconvénients de l'édu-
cation publique, si favorable à la contagion du
mauvais exemple , et l'absence de toute éducation
religieuse, nous aurons l'éimi les causes nombreuses
qui développent ou entretiennent Tun des plus
grands fléaux de la société.
Caractère, effets et lerniinuison du libertinage.
Une démarche hardie, un regard lubrique, une
bouche voluptueuse, un teint pâle ou couperosé,
des manières et des paroles plus ou moins indé-
centes, une haleine impure qui dégoûte et repousse,
tout fait reconnaître à l'observateur le moins exercé
l'individu livré aux excès de la débauche-.
488 DU LIBERTINAGE.
On n'est pas toujours libertin par nature; on
le devient le plus souvent par imitation, par va-
nité: c'est une mode que l'on suit de bonne heure,
et que l'on quitte le plus tard possible. On com-
mence par des folies de jeunesse, que le monde par-
donne aisément ; mais peu à peu la passion prend
racine, et les plus scandaleux désordres deviennent
une habitude familière, un besoin impérieux. Alors,
rien n'arrête: ni l'âge, ni les liens du sang, ni les
engagements les plus sacrés, ni le déshonneur des
familles, ni le tourment des victimes, ni la perte
de la santé , ni la crainte de la mort , qui survient
si souvent au milieu de la débauche.
— Mobile, turbulente et bavarde par complexion,
paresseuse par état , ivrognesse et menteuse par in-
térêt, bienfaisante sans discernement , se vendant
froidement à tous les instants, mais ne se donnant
qu'au misérable que son cœur a choisi , et dont elle
se montre excessivement jalouse ; orgueilleuse, en-
vieuse, gourmande, voleuse, superstitieuse, colère,
et surtout vindicative , telle est la femme dans les
yeux et sur le front de laquelle on Ht : prostituée.
On se tromperait étrangement si l'on s'imaginait
que \es/i//es de Joie sont toujours gaies et insou-
ciantes, commes elles affectent de le paraître de-
vant les mauvais sujets qu'elles recherchent. Loin
de là : bien convaincues de leur abjection , et re-
doutant par-dessus tout d'être reconnues, ce n'est
pas sans éprouver bien des moments de tristesse
qu'elles portent le poids de leur ignominie , et il
n'est pas rare de les surprendre plongées dans une
sorte d'abattement qui j)eut les conduire au dés-
DU LIBERTINAGE. 489
espoir ou à la folie. Dans ces instants . et surtout
au lit de la souffrance ou de la mort, la voix de
la religion n'est pas sans retentissement au fond
de leur àme. Alors le bon pasteur ne craint pas de
consoler et de recueillir ces autres Madeleines ,
tristes objets du mépris du monde , mais purifiées
par le repentir de tous les vices qui les souillaient.
— L'expression languissante du visage et son al-
longement, la pâleur des lèvres et des joues, la fixité
du regard, le gonflement des paupières et leur li-
vidité, l'inclinaison de la tête vers la terre , le déve-
loppement excessif des organes génitaux , une crois-
sance subite ou avortée , un appétit vorace , un
amaigrissement rapide sans maladie apparente, une
démarche mal assurée, la faiblesse des lombes, des
sueurs nocturnes, une urine trouble ou sédimen-
teuse , un frisson presque continuel , une voix rau-
que , faible ou sourde , la manière de s'asseoir, la
position des mains dans le lit ou pendant la veille ,
l'amour de l'isolement , la paresse , l'apathie pour
le jeu , le peu d'élévation des sentiments, l'habitude
du mensonge , l'affaiblissement de la mémoire et de
l'intelligence porté jusqu'à l'hébétude : tels sont
les divers signes dont l'ensemble ne saurait man-
quer de faire reconnaître le masturbateur.
— Les dangereux effets du libertinage tiennent
moins à la déperdition de la liqueur séminale , qui
n'a pas toujours lieu, qu'à l'énorme dépense de l'in-
flux nerveux nécessaire pour entretenir l'éréthisme
général, l'exaltation de la pensée, et pour produire
la secousse épileptiforme qui accompagne tout acte
des organes générateurs. Ces effets sont d'autant
499 ou LIBERTINAGE.
plus marqués, que le corps n'a pas atteint , ou qu'il
a dépassé la période de la vie assijTiiée pour la pi-o-
pajvation de l'espèce, et dont les limites varient,
pour les hommes , entre vingt et soixante ans ; pour
les femmes, entre dix-liuil et cinquante.
Ce serait une grave et bien funeste erreur que de
regarder les premiers signes de la puberté comme
la preuve de l'aptitude aux fonctions génératrices.
A cette époque critique de développement , rien
n'est plus dangereux que de troubler les efforts de
l'organisme pour arriver à sa formation complète.
La persistance des organes génitaux au dernier
terme dp la vie n'est pas non plus un indice de la
permanence de leurs fonctions , qui ne sont que
transitoires; en abuser alors, en user même , serait
avancer sa tin.
Les excès du libertinage sont plus nuisibles chez
l'homme que chez la femme, à cause de la plus
grande somme d'activité qu'il y déploie: après le re-
pas surtout, ils troublent profondément l'économie,
prédisposent à de graves altérations de l'estomac ,
et donnent souvent lieu à des apoplexies foudroyan-
tes ; c'est surtout dans l'état de maladie ou de con-
valescence qu'il est mortel de réveiller les désii-s
sexuels, s'ils sont éteints, ou de leur obéir, s'ils per-
sistent encore.
Le caractère distinctif des maladies qu'entraîne le
libertinage, c'est la chronicité. Elles portent presque
toutes le cachet d'une profonde altération des li-
quides et des solides : telles sont les gastrites et
les entérites anciennes ; la consomption dorsale,
décrite par lîij)pocrate ; les tlivetses aUérations du
DU l.inEnTlNAGE. 411
cœur, si communes de nos jours; la phthisie pulmo-
naire sous toutes ses foi'mes; la nombreuse série des
aFl'eclions cérébrales, l'apoplexie, l'induration, le
ramollissement, les abcès, la dé^jénérescence can-
céreuse du cerveau; les fréquentes maladies qui at-
taquent l'appareil génito-urinaii'C : chez la femme,
la leucorrhée, la nymphomanie, la stérilité, des hé-
morrha^^ies , le cancer de l'utérus, les ulcérations
du col ; chez l'homme, le satyriasis et l'impuissance;
chez tous les deux, l'incontinence d'urine, la cystite
et la néphrite, ainsi que toutes les formes de la sy-
philis, ce fléau destructeur né de la polyandrie des
prostituées; enfin, chez les êtres les plus dégradés,
les fissures, les chutes et les cancers du rectum, les
abcès à la marge de l'anus , la fistule et la cristalline.
Le libertinage a sur le système nerveux et sur
l'intelligence un retentissement facile à comprendre,
si l'on songe à l'excitation permanente et aux pen-
sées habituelles qui remplissent la vie du débauché :
aussi , i'épilepsie , la chorée , les convulsions , les
aberrations de l'ouïe et de la vue , la folie (1) , l'im-
bécillité , la mélancolie suicide , en un mot la dé-
gradation physique et morale la plus complète, de-
viennent la plupart du temps son triste héritage.
Sur 8,272 aliénés admis à Bicêtre et à la Salpétrière
de 1825 à 1833 , 59 individus y ont été conduits
(1) « Les efl-ets du libertinaffe , dit le ilocU'ur Belhomme , ont un
résultat plus gravi: chez l'homme que chez la femme : chez l'un , il
y a épuisement spermalique ; chez l'autre, le système nei'\eux seul
est ébranlé. Chez l'iiomme, la folie est plus souveni idiopalhic|ue,
tandis que chez la femme elle est sympathique dans une multitude
de eas, » litchcrchcs slalisliiidn sa/ /<s Jhtitcs.)
492 DU LIBERTINAGE.
par l'onanisme (hommes, 41; femmes, 18), 21C
par inconduite et libertinage (hommes, 84 ; femmes,
132), et 51 à la suite de maladies syphilitiques (hom-
mes, 27 ; femmes, 24), Des relevés faits avec le plus
grand soin par Esquirol , il résulte que les prosti-
tuées fournissent à la Salpètrière le vingtième du
nombre des folles.
De 1804 à 1814, c'est-à-dire dans l'espace de dix
années, 27,576 malades sont entrés à l'hôpital des
Vénériens, dont, pour les adultes, 13,638 hommes,
12,163 femmes; et, pour les enfants, 794 garçons
et 981 filles.
Les quatre dernières de ces dix années ont été
de beaucoup plus considérables que toutes les au-
tres. L'hôpital a eu 7,184 hommes , 5,773 femmes,
337 garçons, et 471 filles.
Le total des morts dans les dix années a été de
1,170. C'est presque 1 sur 24, si l'on ne veut faire
aucune distinction , entre les âges surtout ; mais si
Ton veut, comme on le doit , séparer les enfants des
adultes, la proportion change d'une manière extra-
ordinaire. Pour les enfants des deux sexes, elle est
de 2 sur 5 environ ; pour les adultes, elle n'est pour
les hommes que de 1 sur 56 à peu près, et pour les
femmes de 1 sur 67 à peu près aussi.
Les tableaux suivants feront voir la marche du
libertinage dans la ville de Paris depuis le commen-
cement de l'Empire jusqu'en 1842 inclusivement.
Ils sont extraits de documents officiels déjà publiés,
et complétés par des renseignements inédits que je
dois à la bienveillance de plusieurs employés de di-
verses administrations.
ni! MBF.RTINAOE.
493
Rclci'é des vénériens admis dans les lidjulanx civils de Paris.
En 1804
2,212
1805
2,24G
1806
2,231
1807
2,200
1808
2,369
1809
2,549
1810
3,181
1811
3,563
1812
3,798
1813
2,954
1814
2,955
1815
2,881
1816
2,957
1817
2,834
1818
2,534
1819
2,354
1820
2,443
1821
2,406
1822
2,886
1823
2,759
J reporter 54,312
Report
51,312
Ku 1824
2,716
1825
2,869
1826
2,914
1827
3,019
1828
3,456
1829
3,343
1830
3,436
1831
3,708
1832
3,712
1833
3,350
1834
3,521
1835
3,720
183G
4,461
1837
5,258
1838
5,065
1839
5,460
1840
5,210
1841
5,214
1842
5,059
Total..
1 29,809
Relevé des consultations gratuites données A l'hôpital du 3Iidi ,
aux malades hommes , de 1829-1842.
Ea 1829
3,145
Report. . .
26,633
1830
4,074
En 1837
3,934
1831
3,402
1838
5,450
1832
2,606
1839
5,232
1833
2,250
1840
5,764
1834
3,244
1841
5,341
1835
3,074
1812
7,648
1836
4,838
Total. . .
60.002
A reporter.
26,633
494
nu Mr.KftTiNACi;.
liclcué (les vénériens traités à iliôjiilal militaire du ral-de-
Crâce et à ses succursales , ilc 1815 ri 1812 (1).
En 1815
1816
1817
1818
1819
1820
1821
1822
1823
1824
1825
1826
1827
1828
I8'29
1,951
1,112
1,104
1,090
1,187
1,575
1,198
1,308
766
1,709
1,531
1,279
1,327
1,091
1,509
A reporter 19.917
Beport
19,917
Km 1830
1,219
1831
1,880
1832
2,481
1833
2.502
1 834
2,500
1835
1,719
1830
1,082
1837
834
1838
819
1839
1,086
1840
1,213
1841
2,632 (2
1842
2,798 ^
ToT.AL.
42,715
(1) Le professeur Desruelles, charfjé du service des vénériens au
Val-de-Grâce , a traité audit hôpital et dans ses succursales, de-
puis l'année 1825 jusqu'en 1841, 24,785 malades. Dans ses tra-
vaux statistiques, dans son Trailé pratique, dans ses Lettres sur
les maladies vénériennes et sur leur traitement , jM. Desruelles
expose les expérimentations qu'il a faites et les réformes qu'il a
opérées. A l'emploi exclusif dil mercure, il a substitué une mé-
thode qui en règle l'usage, et indique les cas et les circonstances
qui le réclament. Par là. M. De.sruelles est arrivé à réduire la
dui'ée movenne du iraitémeni à 32 ou 33 jours à I fr. 25 ou 30 c),
tandis qu'auparavant elle s'élevait de 48 à 50 jours (àl fr.60c.).
La nouvelle doctrine que M. Desruelles a établie , d'après ses
nombreuses observations et celles qu'il a reçues de France, d'Al-
lemagne, de Suède, de Danemaik, et des Etats-Unis d'Amérique,
renferme des a|)erçus neufs et ingénieux que nous ne voulons pas
juger ici, njais qui nous paraissent dignes de fixer lallention des
praticiens et du gouvernement français.
^2) C'est en 1841 qu'ont commencé les travaux des fortifications
DU LIBERTINACE. 4^5
De 1812 à 1832, il y a ou à Paris, d'après M. Pa-
rent-Ducliàteict, 20,020 prostituées inTeetées de
syphilis. Le nombre de ces lilles malades a été pro-
portionnellement plus considérable de 1824 à 1832
que de I812à 1824, saul'Ies deux années d'invasion,
1814 et 1815.,
— Le libertinage n'est pas seulement nuisible aux
individus qui s'y livrent ; il exerce encore ses ravage*
sur leur malheureuse postérité, qu'il décime ou qu'il
énerve, en même temps qu'il absorbe une partie des
revenus de l'Etat et des administrations de bienfai-
sance. C'est ainsi que pendant l'espace de vingt
années (de 1814-1834), les vénériens admis dans les
hôpitaux de Paris figurent pour 3,576,122 journées
de malades (1,430,769 pour les hommes, 1,798,554
pour les Femmes, 170,417 pour les garçons , 150,382
pour les Hlles ) , et ont occasionné une dépense de
4,940,220 fr. La durée moyenne du séjour de chaque
malade a été de 57 jours 59, la dépense moyenne
du traitement de 79 fr. 55 cent., ce qui met le prix
moyen de la journée à 1 fr. 38,14. Dans ce relevé
inédit, fait par ordre de l'administration des hôpi-
taux, et dont je dois la communication à l'obli-
geance de feu M. Cochin , ne se trouvent pas com-
pris les vénériens traités pendant cette période dans
les hôpitaux militaires de Paris. ( Voir le tableau
précédent.)
de Paris, qui emploient un grand nombre de militaires auxquels
il est alloué un supplément de solde. Il m'a paru nécessaire de
rajipeler ce fait , qui peut servir à expliquer l'augiaentatioii
considérable tles malades atteints de sypliilis et traités peiiàlaut
les deux dernières années.
496 •JU l.ir.F.KTlNAGR.
Ce fut pour mettre un frein aux désordres des
militaires , et pour indemniser le trésor des suites
de leur inconduite, que, par arrêté du IC nivôse
an IX, le premier consul décréta que les sous-offi-
ciers et soldats atteints de maladies vénériennes ne
jouiraient , après leur guérison , d'aucun rappel ni
décompte, excepté celui du linge et de la chaussure,
et que les officiers qui , se trouvant dans le même
cas , auraient été traités aux frais de l'Etat, suppor-
teraient une retenue égale aux cinq sixièmes de leur
solde.
Il ne sera peut-être pas sans utilité de présenter
ici le tableau des suites du libertinage , dans le
royaume réputé le plus civilisé du globe. Pendant la
seule année 1838 , par exemple , on a constaté en
France :
Enfants naturels 70,089
Outrages publics à la pudeur 437
Viols et attentats à la pudeur sur des enfants. 242
Attentats aux mœurs 186
Expositions d'enfants 1 68
Viols commis sur des adultes 150
Infanticides (et tentatives d') 129
Meurtres, incendies, assassinats 60 (1)
Avortements (et tentatives d') 10 (2)
Bigamie 6
Tentative de castration 1
(1) Sur ce nombre, 31 crimes ont été la suite de Tadultère, et
38 celle du concubinage et de la débauche.
(2) Le nombre des avortements volontaires qui ne parviennent
pas à la connaissance du ministère public est infiniment plus con-
sidérable.
liL' Lir.EUTINAGK. 497
De 1839 k 1841 les Comptes de l'administration
de la justice criminelle reproduisent les chiffres
précédents avec une sorte de régularité.
Voici maintenant, sur un total de 23,21 5,233 nais-
sances, le relevé officiel des enfants naturels depuis
le l^janvier 1817 jusqu'au l*''^ janvier 1841.
Années. Garçons. Filles. Totaux.
1817 31,887 30,GC6 62,553
1818 30,216 28,335 58,551
1819 33,660 32,001 65,661
1820 33,915 32,434 66,349
1821 34,552 32,934 67,486
1822 35,820 33,928 68.748
1823 35,710 33,952 69,662
1824 36,280 34,894 70,174
1825 35,381 34,011 69,392
1826 37,061 35,410 72,471
1827 36,098 34,670 70,668
1828 35,924 34,780 69,704
1829 35,276 34,075 69,351
1830 35,229 34,018 69,247
1831 36,415 34,996 71,411
1832 34,422 33,255 67,677
1833 36,460 35,038 71,498
1834 37,760 35,799 73,559
1835 38,270 36,457 74,727
1836 37,436 36,066 73,502
1837 35,308 34,521 69,829
1838 35,350 34,7-39 70,089
1839 36,094 34,259 70,353
1840. 35,815 34,428 70,243
Ed 24 années... 850,339 815,666 1,666,005
Pendant cette période de vingt -quatre ans, la
totalité des enfants nés en France s'est élevée à
11,962,811 garçons, et 11,252,522 filles.
32
498 DU I.IRKRTINACE.
Le rapport du premier nombre au second est à
peu près celui de 17 à 16, c'est-à-dire que les nais-
sances des garçons ont excédé d'un seizième celles
des filles.
Les naissances des enfants naturels des deux
sexes paraissent s'écarter du rapport de 17 à 16.
Depuis 1817 jusqu'à 1840, ces naissances, dans
toute la France, ont été de 850,339 garçons et
81.5,666 filles; le rapport du premier nombre au
second diffère peu de celui de 24 à 23, ce qui sem-
blerait indiquer que, dans cette classe d'enfants,
les naissances des filles se rapprochent plus de celles
des garçons que dans le cas de mariage.
Voici d'autres résultats statistiques, extraits des
Comptes généraux de la justice criminelle en France,
qui pr'ouveront d'une manière irrécusable l'influence
du libertinage sur la criminalité.
Sur 8,276 femmes accusées de crimes depuis 1835
jusques et compris 1841, on a constaté que 24 sur
100 de ces malheureuses avaient eu des enfants na-
turels, ou avaient vécu en concubinage avant leur
mise en jugement devant les cours d'assises. En fai-
sant entrer dans ce calcul les filles qui ont été pous-
sées à l'infanticide par une première faute, on trouve
que près du tiers des femmes accusées avaient en-
freint les lois de la pudeur antérieurement aux
poursuites judiciaires dont elles ont été l'objet.
De 1836-1840, sur 39,424 accusés, 911 étaient
enfants naturels.
En 1841 , sur 7,432 accusés, on a constaté que
176 étaient enfants naturels, et que376 vivaient dans
Du LinEnTiNAGE. 499
le coucubîna^e, ou fpi'ils étaient d'une immoralité
noioiro.
Quant aux célibataires, Icui" noniln-e propor-
tionnel s'est niainleiui pendant l'espace de treize
années (1829 à 1841 ), entre 55 et 00 sur 100 ac-
cusés.
Je terminerai ces documents relatifs à l'inlluence
du iibertinajre sur la criminalité, par quelques re-
cherches statistiques faites récemment à la prison
de Sainte-Pélagie. Pendant trois trimestres de suite,
il a été constaté que , sur 100 individus enfermés
dans cet établissement pour délits correctionnels,
79 vivaient en concubinage. On a aussi trouvé que,
sur 100 commis de magasin emprisonnés pour abus
de confiance, vol, escroquerie, etc., 75 devaient
leur condamnation aux dépenses occasionnées par
les femmes avec lesquelles ils vivaient dans le dés-
ordre.
Traitement.
Le traitement préservatif du libertinage consiste-
rait presque uniquement dans la soustraction pos-
sible des causes physiques et morales que nous avons
vues en favoriser le développement.
Pour prévenir l'habitude de la masturbation, qui
conduit plus tard aux autres écarts de la débauche,
les parents et les maîtres doivent exercer de bonne
heure sur les enfants une surveillance continuelle,
mais inaperçue. Cette surveillance se portera princi-
palement sur ceux qui, pendant les récréations, s'iso-
lent de leurs camarades, et recherchent les lieux
solitaires.
500 Dl' LIBERTINAGE.
Quelques signes caractéristiques ont-ils fait chan-
ger les soupçons en certitude , on en préviendra
le médecin , qui , examinant les malades avec
intérêt, leur fera connaître la cause de l'alté-
ration survenue dans leur santé, et frappera leur
imagination par la crainte des accidents les plus gra-
ves , d'une opération douloureuse, de la mort même
s'ils ne renoncent à leur penchant funeste. Après
ces avertissements donnés d'un ton sévère, l'homme
de l'art prescrira les moyens hygiéniques et théra-
peutiques dont l'expérience a constaté l'efficacité.
Il défendra, avant tout, l'usage du vin pur, du café
et des liqueurs, le coucher sur le dos, la lecture des
romans ainsi que la fréquentation des bals et des
spectacles. Puis il conseillera des distractions douces
et agréables, l'occupation continuelle de l'esprit, une
alimentation légère et rafraîchissante, un lit dur,
composé seulement d'un sommier ou d'une paillasse
de maïs, des émulsions, du petlt-lalt, des bains de
siège froids , matin et soir, des voyages à pied , la
natation et d'autres exercices gyranastiques portés
jusqu'à la fatigue, surtout avant le coucher. Ces der-
niers moyens, en développant le système musculaire,
contribueront, d'une part, à affaiblir la passion,
et, de l'autre, à diminuer l'irritation du système
nerveux, siège de la plupart des maladies qu'amè-
nent l'onanisme et les autres formes de libertinage.
Il est superflu de dire qu'il faudra alors redoubler
de vigilance, et surprendre les enfants au moment
où ils s'y attendent le moins , par exemple , quand
ils sont au lit, au bain, aux latrines, et surtout lors-
qu'au milieu de leur travail , ils restent l'œil ha-
DU MRERTINACE. 501
gard, dans une immobilité presque convulsive. Dans
les établissements publics, il est indispensable que les
dortoirs soient éclairés pendant la nuit, que les lits
soient suffisamment écartés , et qu'un veilleur se
promène constamment, comme cela se pratique dans
quelques collèges et dans la maison modèle de Saint-
Nicolas , dirigée par M. de Bervenger.
Si la surveillance, les conseils et le régime ne
parviennent pas à guérir les masturbateurs , si l'on
a affaire à des enfants ou à des aliénés, il faut avoir
recours aux ingénieux bandages de Lafont et de
Valérius , qui mettent les individus dans l'impossi-
bilité d'abuser d'eux-mêmes. Quand les parents sont
hors d'état de se procurer ces moyens de con-
trainte, malheureusement encore trop dispendieux,
j'emploie avec succès une forte camisole de coutil ,
dont les manches réunies ne laissent pas d'issue aux
mains , et sont d'ailleurs retenues à une hauteur
convenable par un mouchoir noué derrière le cou.
Je conseille en même temps l'application d'une
éponge imbibée d'oxycrat, et un verre d'émulsion
ou d'orgeat , matin et soir.
Souvent la passion , plus forte ou plus rusée, par-
vient à échapper aux entraves qu'on lui oppose ;
mais, contrairement à l'opinion générale, j'ai vu
un assez grand nombre d'enfants et d'adultes des
deux sexes tout à fait corrigés à l'aide de ce traite-
ment continué pendant une année entière. Il faut
dire que presque tous étaient en même temps di-
rigés par d'habiles confesseurs, qui, saisissant les
plus petites interruptions pour encourager leurs
pénitents, redoublaient de conseils affectueux après
502 DU LIBERTINAGE.
chaque recluite , et se monli-aient aussi patients à
attendre la guérison que l'habitude est longue à
céder.
On ne saurait du reste trop prévenir les jeunes
ecclésiastiques que les pensées, les désirs, et même
les actes impudiques, ne dépendent pas toujours de
la dépravation de l'esprit; qu'ils ont souvent lieu
malgré les efforts de la volonté, comme cela se voit
dans certaines irritations du cervelet et de la moelle
épinière, ainsi que dans les affections dartreuses ou
érysipélateUses des organes sexuels. C'est dans le but
de guérir ou de prévenir ces dernières affections,
assez communes chez les petites filles, que je con-
seille aux maîtresses d'ouvroirs de faire travailler
debout les enfants toutes les heures, seulement pen-
dant quatre ou cinq minutes.
Le libertinage est-il provoqué par une irritation
du cervelet, ce que l'on reconnaît à la pesanteur et
à la chaleur permanentes de la région occipitale, on
conseillera de porter les cheveux très-courts, de
rester nuitet jourla tète nue, de se servir d'un oreiller
de balies d'avoine. Si ces moyens sont insufOsants,
on pourra prescrire des applications de glace à la
nuque et une saignée du pied, bien préférable dans
ce cas à celle du bras ou aux sangsues. On évitera
surtout chez ces malades de panser les sétons ou
les vésicatoires avec de la pommade aux cantha-
rides, qui ne ferait qu'augmenter Téréthisme des
organes génitaux.
Des frictions sèches ou narcotiques , pratiquées
de c'ijaque côté de la colonne vertébrale, des affu-
sions froides, la saignée générale ou locale, dissipe-
DO LIBERTINAGE. 503
ront aussi les désirs erotiques dépendant d'une
irritation de la moelle épinière. Dans les deux cas,
il faut, autant que possible , éviter de coucher sur
le dos, et dans un lit trop moelleux, attendu que la
concentration de la chaleur sur la région dorsale
tiendrait les organes sexuels dans un état permanent
d'excitation. Cette dernière recommandation s'a-
dresse encore aux personnes qui éprouvent des pollu-
tions nocturnes involontaires, et qui feront bien de
ne se mettre au lit que quatre ou cinq heures après
leur dernier repas.
On s'attachera à combattre par un traitement anti-
phlogistique approprié la vaginite érysipélatense, si
commune chez les ouvrières qui sont forcées de rester
assises une grande partie de la journée.
Un régime suivi avec exactitude pendant plusieurs
mois fera presque toujours disparaître l'inflamma-
tion dartreuse qui affecte assez fréquemment les
organes sexuels, et qui rend surtout tant de pauvres
femmes bien plus malheureuses que coupables. On
commencera par appliquer sur chaque bras un vé-
sicatoire ammoniacal qu'on y laissera jusqu à for-
mation de vésicule, puis on entretiendra la suppu-
ration avec de l'écorce de garou. On donnera en
même temps tous les jours un ou deux grands bains
frais à l'eau de son ou d'épinards. On prescrira à
l'intérieur une tisane de petit-lait et de réglisse ,
dans laquelle on ajoutera parties égales de suc de
fumeterre. Des lavements composés de la même
manière devront être conseillés de préférence aux
injections, qui ne sont pas toujours sans inconvé-
501 ou LIBERTINAGE.
nient, de même que les bains de siège, pour peu
qu'ils soient chauds.
Quant au satyriasis et à la nymphomanie, dépen-
dant ou compliqués d'une affection syphilitique ,
ils exigent l'emploi des antiphlogistiques, associés
aux antispasmodiques, et quelquefois aux mercu-
riaux.
Tels sont les principaux moyens mis en usage par
la médecine pour combattre les différentes formes
du libertinage, soit qu'il dépende d'une dépravation
volontaire, soit qu'il tienne à la prédominance cé-
rébro-génitale, ou à un état maladif de l'organisme.
— Si nous passons aux mesures préventives et ré-
pressives employées par le législateur, nous trouvons
bien quelques sages dispositions relatives aux filles
isolées, aux maisons de tolérance, aux cabarets, aux
bals, aux masques, aux théâtres, à l'imprimerie et à
la gravure; mais elles sont si mal observées, que l'on
peut les regarder en partie comme non avenues.
D'un autre côté , en ne punissant le libertinage
que lorsqu'il est patent, c'est-à-dire lorsqu'il blesse
la morale publique, et constitue les délits prévus
par les articles 330-340 du Code pénal (1), l'auto-
rité se trouve sévir contre une passion dont elle a ,
en quelque sorte , favorisé le développement , en ne
montrant pas assez de sévérité contre la funeste
contagion de l'exemple.
(i) Voir le texte de ces articles à la fin du volume, note M.
UE 1,'amour. 505
PASSIONS SOCIALES.
CHAPITRE VU.
DE LAMOUR.
L'amour n'est pas une seule passion : il éveille el
réunit toutes les autres.
Madame de Souza.
Défimlion el synonymie.
Dans son acception la plus étendue , l'annour est
ce charme irrésistible qui attire tous les êtres, cette
affinité secrète qui les unit, cette étincelle céleste
qui les perpétue : en ce sens, tout est amour dans la
création.
Considéré sous le rapport moral, c'est un pen-
chant de l'àme vers le vrai , le beau, le bien.
Sous le point de vue religieux, Dieu est amour,
et l'amour est toute sa loi. Ainsi , amour de Dieu,
souverain bien et créateur de toutes choses; amour
des hommes, ses plus nobles créatures, telle est, en
résumé , la théorie chrétienne de l'amour.
De l'amour de Dieu, qui est l'amour dans toute
sa plénitude , dérive la loi harmonique de l'amour
des hommes, qui comprend successivement la fa-
fiOÔ DE l'amour.
mille, la patrie et Yhuinanitë, cette grande famille
qui a Dieu pour père, et le monde pour patrie.
Je me borne à mentionner ici ces divers senti-
ments , ainsi que l'égoïsme et l'amour-propre , l'un
la plus exclusive, l'autre la plus vivace de nos af-
fections, et je vais uniquement m'occuper de l'a-
mour considéré dans les sexes.
« Il est difficile, assure La Rochefoucauld , de dé-
finir l'amour : ce qu'on en peut dire, selon lui, est
que dans l'âme c'est une passion de régner; dans
les esprits, c'est une sympathie; et dans le corps,
ce n'est qu'une envie cachée et délicate de posséder
ce que l'on aime après beaucoup de mystères. » La
Rochefoucauld confond ici la galanterie avec l'a-
mour : le véritable amour ne songe guère à régner;
il compose son bonheur du bonheur de l'objet aimé,
et souvent même de sa propre soumission.
«Connaissez-vous, dit Bernis, ce feu qui prend
toutes les formes que le souffle lui donne, qui s'ir-
rite, qui s'affaiblit selon que l'impression de l'air est
plus vive ou plus modérée? 11 se sépare, il se réu-
nit, il s'abaisse, il s'élève; mais le souffle puissant
qui le conduit ne l'agite que pour l'animei' et jamais
pour l'éteindre : l'amour est ce souffle, et nos âmes
sont ce feu. »
Cette définition est sans doute fort spirituelle,
mais je crains qu'elle ne paraisse un peu longue et
surtout beaucoup trop alambiquée.
Je crois devoir m'abstenir de citer celle de Cham-
fort, qui m'a paru aussi précise qu'originale, mais
un peu trop cynique.
Pour les physiologistes, l'amour est ce penchant
Dt l'amour. 507
itnpéricux qui entraîne les sexes l'un vers l'autre, et
dont le but providentiel est la reproduction de Vci-
pèce. Hâtons-nous d'ajouter que chez la brûle l'a-
mour peut bien n'être qu'un besoin physi<jue, qu'une
impétuosité passagère, mais que chez l'homme, et
surtout chez l'homme civilisé, on ne saurait le con-
sidérer séparé d'un besoin moral , d'un sentiment
qui en augmente beaucoup le charme et la durée :
ce sentiment est ^amitié, que j'appellerai volontiers
la moitié de l'amour, mais sa moitié la plus pure,'
la plus belle, la plus durable.
Aussi cette passion , que BufPon et d'autres
écrivains ont par trop matérialisée, et que l'on
riegarde généralement comme la plus simple de tou-
tes , me paraît, au contraire, l'une des plus com-
plexes, étudiée chez l'homme. En effet, que d'élé-
ments divers n'y découvre-t-on pas! D'abord l'amour
physique, ou besoin des sens, instinct propagateur
excité par la beauté, et par la grâce, encore plus
séduisante; puis le besoin d'affection, d'attache-
ment , fondé davantage sur l'appréciation des qua-
lités morales, des vertus; vient ensuite l'amour-
propre, qui se glisse partout; souvent aussi un
peu de coquetterie et de curiosité ; un peu de crainte,
partant une pointe de jalousie; et, au milieu de
tout cela, l'imagination, cette enchanteresse dont
le prisme trompeur multiplie les qualités sédui-
santes de l'objet aimé, et souvent en fait paraître
là où une raison plus saine n'apercevrait que des
défauts.
La plupart des moralistes semblent avoir pris à
tâche de confondre la •^alanlerie avec l'amour; aussi
508 DE i/amour.
doit-on à celte confusion le désaccord qui règne dans
ce qu'ils ont écrit sur la passion dont nous nous oc-
cupons. Et cependant, quelle différence! Moins
vive, moins sérieuse, mais plus clairvoyante et plus
sensuelle que l'amour, la galanterie recherche plu-
tôt la beauté physique que la beauté morale. L'a-
mour nous attache uniquement, généreusement et
sans réserve à l'objet de notre affection ; la galan-
terie a, si je puis m'exprimer ainsi, le cœur banal ,
il entre chez elle quelque peu de friponnerie et beau-
coup d'égoïsme. Rarement un véritable amour est
suivi d'un second , plus rarement encore d'un troi-
sième : le sentiment ne pourrait pas suffire à une
pareille dépense. Chez beaucoup d'individus, les
galanteries sont innombrables; souvent même elles
ne sont qu'un passe - temps , qu'une habitude ,
qui dégénère en un honteux et avilissant liberti-
nage.
L'amour improprement appelé p/atonique (1),
c'est-à-dire dégagé de tout désir erotique , ne
doit pas , si l'on veut s'entendre , conserver le nom
(1) Platon n'a jamais prétendu que l'amour dût être tout à fait
idéal , purement métaphysique ; seulement il veut que l'homme de
bien préfère les qualités de l'âme, source intarissable de plaisirs
délicats, aux avantafjesdu corps, si pauvres, si monotones, si pas-
sagers. «J'appelle homme vicieux, dit-il, cet amant populaire qui
aime le corps plutôt que l'âme; car son amour ne saurait élre de
durée, puisqu'il aime une chose qui ne dure point. Dès que la fleur
de la beauté qu'il aimait est passée, vous le voyez qui s'envole ail-
leurs, sans se souvenir de ses beaux discours et de toutes ses belles
promesses. 11 n'en est pas ainsi de l'amant d'une belle âme : il reste
fidèle toute la vie; car ce qu'il aime ne change point.» (Traduc-
tion de M. Cousin.)
DE l'amouh. 509
d'amour : c'est de l'amitié, c'est même quelque-
fois son extase. Ce sentiment peut, il est vrai,
exister entre deux personnes d'un sexe différent;
mais , pour être durable , il exige tout à la fois un
grand calme dans les sens et une grande pureté
dans le cœur. Sans cette double condition , il serait
par trop dangereux d'avoir une amie qui réuni-
rait les grâces de la jeunesse et les charmes de
la beauté. Sans doute, chez l'adolescent, chez l'adulte
non corrompu, le premier amour est d'abord entiè-
rement idéal , et peut exister ainsi pendant quelque
temps «ans qu'aucune idée sensuelle vienne en al-
térer la pureté; mais, dans notre pauvre nature, le
physique servant d'organe au moral , le sentiment
se matérialise peu à peu , et bientôt y à l'exemple
des âmes, les sens finissent par s'enflammer et se
confondre.
Quant à la coquetterie , mal à propos aussi con-
fondue avec la galanterie , c'est un mot d'ori-
gine française , par lequel on désigne toute ruse
' d'amour ou de vanité cherchant à faire naître des
désirs par une provocation indirecte et même par
une fuite simulée : c'est , chez la femme , un travail
perpétuel de l'art de plaire dont on trouve des ves-
tiges jusque chez les femelles des animaux. « Dans
leurs amours, dit Rousseau, je vois des caprices,
des choix, des refus concertés, qui tiennent de bien
près à la maxime d'irriter la passion par les obsta-
cles. Deux jeunes pigeons, dans l'heureux temps de
leurs premières amours, m'offrent un tableau bien
différent de la sotte brutalité que leur prêtent nos
prétendus sages. La blanche colombe va suivant pas
^10 DE LAMOUn.
à pas son bien-aimé, et prend chasse elle-même
aussitôt qu'il se retourne. Reste-t-il clans l'inaclion,
de légers coups de bec le réveillent; s'il se retire,
on le poursuit; s'il se défend, un petit vol de six
pas l'attire encore : l'innocence de la nature ménage
les agaceries et la molle résistance avec un art qu'au-
rait à peine la plus habile coquette. ÏNon, la folâtre
Galatée ne faisait pas mieux, et Virgile eût pu
tirer d'un colombier l'une de ses plus charmantes
images. »
Causes.
La cause primordiale de l'amour est sans contre-
dit dans l'instinct de reproduction , « instinct puis-
sant, dit Alibert, que le Créateur a mis en nous pour
perpétuer son ouvrage, nous chargeant de réparer les
ravages de la mort par une continuelle transmission
de la vie. » Chez l'homme, dans l'état complètement
sauvage, cette passion est presque réduite à un be-
soin physique; chez l'homme civilisé, il s'y joint,
comme je l'ai déjà dit, un sentiment affectueux,
qui ajoute à ses douceurs et en prolonge beaucoup
la durée. Ce sentiment possède un tel attrait , qu'il
peut exister longtemps , sinon sans désirs, du moins
sans jouissances matérielles; il peut même vivre de
privations, et ces privations ne font qu'alimenter
son ardeur.
L'amour, ainsi que l'amitié, naît assez fréquem-
ment par sympathie, mot fort bien trouvé pour ex-
pliquer ce qu'on ne comprend pas. Un écrivain a
dit que, dans ce cas, l'on ne faisait que chérir sa
DE l'aMOIR. 511
propre ressemblance (1). Cela ne me paraît pas
exact : j'ai au contraire observé que la sympathie
est presque toujours une afKnité, une harmonie
secrète entre deux natures, entre deux caractères
différents, qui, en s'unissant, se tempèrent et se
complètent (2).
La beauté, la|gràce, les qualités morales, sont en-
suite les premiers excitateurs de l'amour, passion
que, dans l'état social, viennent augmenter et que
souvent font naître les avantages de la fortune, de la
gloire ou du rang. 11 faut aussi mentionner, comme
causes auxiliaires, parfois assez puissantes, les piè-
ges de la coquetterie, le prestige de la toilette, de
la musique, de la danse, enfin, pour une classe
d'êtres assez voisins de la brute, le plaisir de la ta-
ble , et surtout les fumées du vin.
M II n'est pas rare , dit le célèbre physiologiste
Burdach, qu'une sorte d'amour naisse encore d'une
illusion de la vanité. L'homme, persuadé qu'une
femme ne saurait lui résister, qu'elle admire ses
qualités, et qu'elle brûle en secret pour lui, croit
(1) Quelques physiolojristes pensent qu'on peut, dans certains
cas, attribuer la sympathie à une simple ressemblance, et même à
la qualité de la transpiration.
(2) Une preuve que le cœur humain cherche dans l'amour un
double accord par antaffonisme, c'est qu'en frénéral on voit les
hommes petits aimer les grandes femmes, et celles-ci préférer les
hommes d'une taille médiocre. Quant au moral, l'homme vif ou
emporté se sent plus attiré par une femme dont la qualité domi-
nante est la douceur, tandis que la femme douce choisit jiluiôt un
mari dont le caractère annonce de la résolution et de la fermeté.
J'ai fait aussi la même remarque sur le croisement des constitu-
tions ou lempéraments.
512 DE l.'AMOin.
quelquefois son honneur intéressé à répondre au
prétendu appel qu'on lui adresse, et trouve de la
grandeur d'âme à faire le bonheur de celle qui lui
semble languissante d'amour. De son côté, la femme
est aussi très-disposée à voir une preuve d'amour
dans la démonstration la plus insignifiante de
l'homme, et, flattée de l'effet qu'a produit son ama-
bilité , elle jette un regard de bienveillance sur ce-
lui qui lui donne une si grande preuve de tact, »
La constitution , le sexe , l'âge , le climat , les pro-
fessions et les habitudes, sont autant de causes pré-
disposantes qui exercent aussi une influence notable
sur le développement de cette passion.
Les sujets sanguins et les sanguins-bilieux y
sont, sans contredit, plus enclins que les indi-
vidus doués d'une autre constitution; viennent en-
suite les personnes qui vivent sous la prédominance
du système nerveux. Enfin, d'après les observations
des phrénologistes , les individus qui ont un cerve-
let volumineux seraient beaucoup plus portés à l'acte
générateur que ceux chez lesquels cet organe pré-
sente peu de développement.
Plus impressionnable et plus affectueuse que
l'homme, la femme est, par cela même, plus véri-
tablement amoureuse : en amour, l'homme se prête ,
la femme se donne. On demandait un jour à une
femme d'esprit ce que c'était qu'aimer. «Pour
l'homme , répondit-elle , c'est être inquiet ; pour la
femme, c'est exister. » Aussi , le plus ordinairement,
l'amour donne à la femme l'esprit qui lui manque,
tandis qu'il fait perdre à l'homme celui qu'il a. Chez
l'homme, il peut marcher de front avec une autre
DE 1,'AMOUn. 513
passion (1), chez la femme, il est presque toujours
exclusif. Quoi qu'il en soit, on a remarqué que
la coquetterie sauve assez souvent les femmes des
grandes passions, et que le libertinage en garantit
la plupart des hommes. On a aussi observé qu'en
fait d'amour physique, la femme a plus de précocité,
l'homme plus de longévité.
Dans l'importante affaire du mariage , dit encore
Burdach , l'homme recherche plutôt la beauté phy-
sique, la femme la beauté morale. L'amour de
l'homme est, par cette raison, plus sensuel, plus
jaloux, plus passager, tandis que celui de la femme
est plus affectueux , plus confiant , plus fidèle.
L'homme aime beaucoup plus avant le mariage, la
femme après ; l'homme exige le premiea amour de
sa compagne, elle veut son dernier.
De tous les âges, la jeunesse, ce printemps de la
vie , est celui où l'on goûte le mieux l'amour dans
(1) «Quand l'amour et l'ambition se montrent ensemble, dit
Pascal , ces passions ne sont grandes que de la moitié de ce qu'elles
seraient s'il n'y avait que l'une ou l'autre. » Puis il ajoute : « Quand
on aime une dame sans égalité de condition , l'ambition peut ac-
compagner le commencement de l'amour; mais en peu de temps il
devient le maître. C'est un tyran qui ne souffre point de compa-
gnon; il veut être seul; il faut que toutes les passions ployent et
lui obéissent... Un avaricieux même qui aime devient libéral, et il
ne se souvient pas d'avoir jamais eu une habitude opposée. »
{Fragment inédit de Pascal, publié par M. Cousin dans la Revue des
deux Mondes (septembre 1843). C'e.st dans ce fragment, intitulé :
Discours sur les Passions de l'Amour, discours que Pascal a com-
posé lorsqu'il était encore livré aux plaisirs du monde, qu'on
trouve cette étrange exclamation : «e Qu'une vie est heureuse quand
elle commence par l'amour et qu'elle finit par l'ambition ! Si j'avais
à en choisir une, je prendrais celle-là. »
33
514 r)E i/AMOun.
la plénitude de ses illusions: quand nous éprouvons
ce sentiment à une époque avancée de notre car-
rière, il se montre moins ardent, mais beaucoup
plus vivace: à vingt ans, on adore, à quarante, on
aime. Du reste, il y a longtemps qu'on l'a dit, l'a-
mour n'a point d'âge; il est toujours naissant; c'est
pour cela que les poètes le représentent sous l'em-
iDlème d'un enfant.
11 est des contrées où l'amour semble régner de
préférence; ce sont, en général , celles où la nature
est plus riche, plus belle, plus riante: un Portu-
gais, un Italien , un Provençal, naissent amoureux,
comme l'Asiatique polygame naît pour ainsi dire
jaloux.
Les individus de toutes les classes et de toutes les
professions sont sans doute susceptibles d'éprouver
cette passion avec toutes ses douceurs, ses inquié-
tudes , ses agitations, ses fureurs, mais les poètes et
les artistes, dont les travaux demandent et accusent
une imagination vive et brûlante, y sont sans compa-
raison beaucoup plus enclins que les savants, et sur-
tout que les raalhémaliciens. L'amour étant aussi la
maladie habituelle des âmes délicates et oisives, il
n'est pas étonnant de l'observer si fréquemment
dans les palais des grands , séjour ordinaire du luxe,
de la mollesse et de l'ennui.
Une chose digne de remarque dans cette pas-
sion est la diversité des goùls qui l'engendrent
chez l'homme. Celui-ci , avide de jouissances ma-
térielles, recherche une femme qui compte le plai-
sir pour tout ; celui - là ne veut qu une nature
inerte , pour se donner le plaisir de l'animer ;
DE i/amouu. 615
cet autre aime les contrastes, et se laisse sédviire
par les caprices d'une corpiette, cpii ne l'acceple
que comme une Fantaisie. Enfin, un seul charme,
un simple ajjrénient suffit pour développer une
violente passion, que n'eût pas fait naître la beauté
réunie aux qualités du cœur et de l'esprit : aussi
peut - on dire que c'est surtout en amour que
l'homme se montre parfois l'être le plus bizarre et
le plus inexplicable.
Caractère et symptômes , effets et terminaison.
Caradère et symptômes. — L'amour ne présente
pas un caractère aussi bien déterminé que les autres
passions, et cela parce qu'il s'identifie davantage
à l'esprit , aux travers, aux vertus ou aux vices de
ceux qui le ressentent, ou pour qui on l'éprouve.
Sombre et soupçonneux chez le jaloux, exigeant et
tyrannique chez l'orgueilleux, tour à tour grossier,
sensuel et froid chez l'égoïste, bizarre et inconstant
chez l'homme qui ne recherche que la satisfaction
des sens, il se montre timide , tendre et délicat,
chez celui qui possède , ou du moins qui sait
apprécier les qualités du cœur et de l'esprit ; et
que de nuances encore dans ces variétés mêmes !
De toutes les passions, c'est donc sans contre-
dit la plus difficile à décrire, parce qu'elle offre
dans les individus autant de différence que l'on en
remarque dans leurs traits, ou plutôt dans leurs
physionomies.
Si chaque homme donne son propre caractère à
l'amour, on observe encore que ce sentiment prc-
516 oc l'amoub.
sente chez les différents peuples, pris collective-
ment , un caractère tout à fait tranché : ainsi , la
passion de l'Africain est brûlante et cruelle, celle
du Lapon froide et brutale ; chez le Français, peuple
aussi aimable que léger, presque tout, naguère, se
faisait par amour, ou pour l'amour, mais ce senti-
ment durait peu.
Si l'on étudie l'amour dans les annales de notre
histoire , on trouve qu'il reflète la physionomie
morale des principales époques , auxquelles il im-
prime lui-même une puissante modification. Rude
et sensuel pendant les premiers siècles de la mo-
narchie , il se montre en quelque sorte idéalisé sous
le double règne de la beauté et de la chevalerie :
c'était alors une sorte de religion qui mit un frein
utile à l'impétuosité et à l'outrecuidance de ces preux,
tant renommés par leur vie aventureuse. Turbulent
et conspirateur sous la Fronde ; devenu plus sou-
ple, plus intrigant, plus puissant sous Louis XIV,
l'amour régna en despote dévergondé pendant la
régence; il occupait toutes les têtes, il était par-
tout, il était tout : c'était réellement une monomanie
erotique unii'erselle. Mais bientôt la littérature, qui
jusque-là n'avait guère attaqué que le ridicule,
commença à vouloir s'emparer de la puissance , en
s'occupant de hautes questions philosophiques et
sociales. On vit alors l'amour , véritable Protée ,
s'envelopper du manteau de la philosophie, puis
s'en débarrasser, pour se faire successivement pa-
triote, soldat, banquier, industriel. Nous en sommes
là aujourd'hui... l'argent a remplacé l'amour.
Considérée spécialement chez les femmes , l'in-
DE l'amour. 517
fluencc du climat donne le résultai suivant, que
j'emprunte à un habile observateur: « Les Espa-
gnoles, les premières des femmes, aiment fidèle-
ment; leur cœur est sincèrement attaché, mais elles
portent un stylet sur le cœur. Les Italiennes sont
lascives. Les Anglaises sont exaltées et mélancoli-
ques, mais elles sont fades et guindées. Les Alle-
mandes sont tendres et douces , mais fades et mo-
notones. Les Françaises sont spirituelles, élégantes
et voluptueuses ; mais elles mentent comme des dé-
mons. » Une autre remarque du même écrivain ,
c'est que les femmes qui aiment à monter à cheval
ont rarement beaucoup de tendresse : « Ce sont ,
pour la plupart, des Amazones, auxquelles il manque
une mamelle. »
— L'amour se développe pour l'ordinaire chez
l'homme avec la puberté. Ce n'est d'abord qu'une
agitation vague , un ennui , une tristesse de cœur,
qui le porte à désirer un objet qu'il ignore, et qu'il
cherche dans sa pensée comme à travers un nuage.
Désireux de tout ce qu'il croit pouvoir jeter quelque
lumière sur son état, il interroge ses souvenirs et
tout ce qui l'entoure. Vient-il à être éclairé, il souffre
plus encore , il désire avec plus d'ardeur, et la pre-
mière femme qui paraît s'occuper de lui est celle à
laquelle il s'abandonne, si rien ne vient à temps mo-
dérer son transport.
A cette première passion , succède presque tou-
jours un sentiment plus calme, et, par cela même,
mieux raisonné. L'homme étant essentiellement né
pour la société, il lui faut une compagne, une amie,
une autre lui-même, qui s'associe à son existence,
618 i>E l'amour.
qui partage ses joies et ses douleurs. S'il est hon-
nête et délicat , il cherchera des sentiments analo-
gues aux siens, et son amour contribuera à le rendre
heureux. Mais si, égaré par ses sens, il se livre au
seul attrait qui les aura frappés , ou à ces liaisons
coupables que les lois et la religion flétrissent ,
il ne trouvera guère que d'amères déceptions , la
ruine de sa santé, de sa fortune et de son hon-
neur.
Tantôt l'amour s'empare brusquement des âmes
et y brûle avec rapidité; tantôt il s'y insinue furti-
vement, et se développe par degrés insensibles. En
vain comptons -nous sur le calme de nos sens ou
sur la retenue de notre imagination (1) : tyran as-
tucieux , il se rit d'une confiance qui rend ses sur-
prises plus faciles ; et souvent nous croyons encore
nous appartenir, quand tout à coup nous aperce-
vons les chaînes dont il a su nous enlacer depuis
longtemps. On peut soupçonner, avec Joseph Frank,
l'existence cachée de l'amour, si quelqu'un pro-
nonce plus fréquemment, ou plus rarement que de
coutume, le nom d'une personne d'un sexe différent,
soit sans nécessité , soit à la place d'un autre ; si ce
nom prononcé détermine une rougeur subite ou un
ressei'iement de poitrine qui éclate par un soupir;
si les mains, presque à l'insu de l'esprit, en tracent
souvent les initiales sur le papier ou sur le sable ; si
l'individu s'occupe davantage de sa toilette, et
qu'à cet effet il choisisse certaines couleurs de préfé-
(!) Il est à remarquer que les amours les plus violents naissent
en l'êiicral chez les individus dont les ma-uis sont les plus pures.
DE l'amour. 519
rence à d'autres ; si ses gestes habituels sont changés
et remplacés par ceux de l'autre personne; si la
même chose a lieu pour le choix des mots ; si cer-
tains individus pour lesquels on était indifférent
deviennent chers, et ceux qui étaient chers, indif-
férents; si l'on s'acquitte mal ou nonchalamment
de ses devoirs; si les animaux domestiques, naguère
objet d'une tendre sollicitude, ne sont plus qu'un
sujet d'ennui ; si , dans sa demeure , on fait des
changements que ne réclame pas la commodi-
té ; si, dans la promenade et dans les affaires,
on n'observe plus les mêmes heures ou le même
chemin ; si le caractère se modifie tellement, que de
gai il devienne triste , ou que de triste il devienne
gai; ai la physionomie, le regard surtout, sont
en harmonie avec ce changement; si une même
image s'offre toujours en songe ; si l'on éprouve des
palpitations de cœur; si l'on verse des larmes invo-
lontaires; enfin, et ce trait est surtout caractéristique,
si on laisse apercevoir des mouvements de jalousie.
Les signes d'un amour effréné sont, au physique:
la maigreur, la pâleur, des yeux très - enfoncés
sous les sourcils et habituellement fixes ou ha-
gards; un pouls qui, pendant l'absence de l'objet
aimé, est inégal, petit, faible, mais qui devient
fort et tumultueux à la vue, à la voix, au souvenir
même de cet objet; un mouvement désordonné du
cœur, avec tendance aux diverses hémorrhagies, ou
bien une angoisse permanente à la région épigas-
trique, une vapeur brûlante qui part souvent de ce
point, pour se répandre dans tous les membres;
520 DE l'amour.
enfin une petite fièvre, décrite par Lorry sous le
nom de fièvre erotique. Au moral, on observe une
grande mobilité dans le caractère , un goût pro-
noncé pour la solitude et la rêverie, une insouciance
profonde pour tout ce qui tient à la conservation
du corps, la négligence des affaires les plus impor-
tantes, le mépris des richesses, des honneurs, de
l'opinion publique, l'extinction du respect envers
les parents, ou des devoirs envers les enfants; enfin
une perversion évidente du jugement, qui, sourd
aux conseils et aux consolations de l'amitié, laisse
ces infortunés obéir en esclaves à l'objet de leur
passion , et s'exposer pour lui plaire à tous les pé-
rils, soit qu'il exige d'eux un crime, une action hé-
roïque , ou une simple bagatelle. Tous ces signes
diagnostiques, recueillis en grande partie par Frank,
avaient été décrits par les anciens , notamment par
Théocrite, Anacréon , Plaute, Virgile, Catulle, Ti-
bulle, et Ovide, dont les peintures sont parfois licen-
cieuses jusqu'à l'obscénité.
Si l'amour exeice une grande influence sur la
destinée de l'homme , il régit tout à fait celle de
la femme. On connaît ce mot de madame de Staël :
«L'amour est l'histoire de la vie des femmes, c'est
un épisode dans celle des hommes. » Oui , pour la
femme , aimer, être aimée , voilà le bonheur, le bien
suprême. Otez l'amour, tout se décolore, tout s'at-
triste autour d'elle ; c'est pour lui , c'est par lui
qu'elle veut plaire : la beauté, l'esprit, les grâces, la
jeunesse , n'ont de prix à ses yeux que parce qu'ils
lui donnent le pouvoir de l'inspirer; mais malheur
DE l'amour. 521
à la femme qui perd ces avantages , et qui ne sait
pas mettre sa raison à la place de son cœur, car
alors la vie n'a plus pour elle que des amertumes.
Toutes les femmes , cependant , n'éprouvent pas
le besoin d'aimer à un égal degré. Quelques-unes,
aussi mobiles dans leurs sentiments que dans leurs
idées , se livrent dès la jeunesse à la coquetterie ,
à de vains plaisirs, et vieillissent , presque à leur
insu, au milieu d'un monde dont elles ont fait
leur idole, et qui bientôt les délaisse. D'autres,
bien plus estimables, ne comprennent l'amour que
lorsqu'il peut s'accorder avec les principes d'hon-
neur et de vertu dans lesquels elles ont été élevées ;
aussi est-ce seulement parmi ces dernières qu'il faut
chercher la fidélité conjugale et le véritable amour
maternel.
Les femmes sont généralement moins portées que
les hommes à l'acte de la reproduction ; chez beau-
coup d'entre elles , cet acte , au bout de quelque
temps d'union , est bien moins un besoin qu'un
témoignage d'affection accordé à l'exigence d'une
passion qu'elles ne sentent plus guère que par le
cœur. C'est surtout chez la femme devenue mère
que le besoin des sens se fait le moins éprouver, parce
que ses facultés aimantes se sont multipliées, et que
tout son être suffit à peine à l'effusion du nouveau
sentiment qui le remplit. Voyez une jeune épouse
sourire à l'auteur de ses joies maternelles : ce sou-
rire est encore plein d'amour ; mais le désir en est
banni, il ne peint guère que la volupté de l'âme. Il
est aisé de voir que je n'entends parler ici que des
femmes élevées dans la modestie imposée à leur
522 DE l'amour.
sexe. Quant à la femme livrée au libertinage, c'est,
la plupart du temps, un assemblage hideux des
vices qui déshonorent l'humanité.
— Source des jouissances les plus délicieuses ,
ou des peines les plus déchirantes , l'amour, selon
qu'il est heureux, contrarié ou jaloux , est la plus
douce , la plus pénible ou la plus affreuse des
passions : aussi les modifications profondes qu'il
imprime à l'organisme offrent-elles, dans ces trois
cas, les différences les plus tranchées.
\uimour heureux, en réalité ou en espérance (es-
pérer, c'est jouir), répand dans tout notre être une
chaleur douce et salutaire. A la vue, à la pensée de
l'objet aimé, le cœur palpite, la circulation s'accé-
lère, la respiration se développe, un léger incarnat
se répand aussitôt sur le visage, et tous les traits
s'animent d'une expression nouvelle: les yeux sont
humides ou brillants, le regard est vif, doux ou
langoureux. Sur les lèvres, légèrement tuméfiées,
se peint le sourire du bonheur ; le timbre de la voix
devient plus suave, le langage plus facile, plus
animé, plus hyperbolique; ou bien , la voix ne pou-
vaiit plus rendre le trop plein de la pensée, le bon-
heur joint à l'admiration fait souvent naître Xex-
tase , attention excessive, mais délicieuse, pendant
laquelle l'àme reste en quelque sorte attachée à un
cœur, qui est son univers, et dont tous les batte-
ments lui appartiennent.
Vamour contrarié ne tarde pas à porter le trouble
dans toute l'organisation : un frisson désagréable
parcourt incessamment le corps, le pouls est petit
et irrégulier, la respiration suspirieuse, la diges-
DE 1,'AMOun. 523
tion difficile , un poids permanent oppresse la ré-
gion précordiale. La tristesse est habituellement
empreinte sur le visage; le teint se décolore ; l'œil,
ce miroir de l'âme, est fixe, terne et languissant.
Dominé par une pensée exclusive, l'amant malheu-
reux semble privé d'intelligence, ses sens mêmes
lui deviennent pour ainsi dire inutiles : il entend
sans comprendre, il regarde sans voir; il veut par-
ler, ses idées se troublent, sa langue s'embarrasse ,
sa voix est faible et plaintive. Bientôt ses membres
brisés deviennent incapables de supporter la moin-
dre fatigue; il n'aime que l'inaction , ne se complaît
que dans la solitude. Pour lui, les aliments n'ont
plus de saveur, le sommeil a fui , ou , quand il vient
parfois fermer sa paupière , c'est pour le tour-
menter par les songes les plus pénibles. En même
temps , une fièvre symptomatique du trouble des
principales fonctions consume lentement cet infor-
tuné, le réduit au dernier degré du marasme, et
termine ses tourments avec son existence.
Heureux ou malheureux, l'amour se complique
plus ou moins àe jalousie, sentiment exclusif, qui
empoisonne trop souvent l'affection à laquelle il
ne devrait servir que d'aliment.
Naturelle au cœur du sauvage, comme à celui de
l'homme civilisé, la jalousie suit toutes les phases
de l'amour, et, comme lui, se modifie suivant le ca-
ractère des individus qui l'éprouvent. Chez les uns,
ce n'est qu'un aiguillon qui les excite à redou-
bler de soins et de tendresse pour captiver l'ob-
jet aimé; chez d'autres, c'est une passion sombre
et farouche, qui ôte à celui qui en est atteint jus-
524 DE l'amour.
qu'aux dernières lueurs de la raison ; enfin , chez
une foule d'hommes infidèles , mais désespérés d'ê-
tre délaissés par une femme qu'ils n'aiment pas , ce
sentiment se réduit à l'amour-propre humilié.
Tour à tour tyran ou esclave , le jaloux s'emporte
sans mesure, ou prie sans dignité ; les suppositions
les plus bizarres agitent presque toujours son cer-
veau malade ; aussi , pour lui , point de repos : les
soupçons, les craintes le poursuivent jusque dans
ses rêves. Il y a , dans ses gestes , dans son atti-
tude , dans son regard surtout , quelque chose
de sinistre qui inspire l'effroi, et qui détruit toute
sympathie pour les souffrances qu'il endure. Avec
le jaloux, point de justification possible : si un
mouvement de pitié lui fait accorder quelque témoi-
gnage d'affection pour celle qu'il accuse , ce témoi-
gnage n'est à ses yeux qu'une dissimulation ha-
bilement calculée ; alors ses soupçons redoublent ,
il injurie , il menace , ou bien si , cédant à un mo-
ment de conviction et de repentir, il admet les
preuves qu'on lui donne, il retombe presque aussi-
tôt dans ses terreurs imaginaires , et redevient non
moins injuste , non moins furieux qu'auparavant.
En général , le jaloux s'efforce de cacher à tous
les regards les tourments qui l'agitent , il en rougit
comme d'une honteuse faiblesse ; il n'est même pas
rare de l'entendre parler avec mépris de ceux qui
s'y abandonnent. Mais s'il s'impose cette réserve
devant les étrangers, il s'en dédommage largement
auprès de sa victime, surtout s'il a acquis sur elle
des droits dont il puisse se prévaloir. C'est d'ordi-
naire dans les violences sourdes et cachées de la ty-
BE L'AMOUn. 525
rannie domestique que les effets de cette passion
sont les plus terribles ; car ici la lutte se passe entre
la force et la faiblesse, et celle-ci n'a que ses larmes
pour se défendre.
Mais qu'il est à plaindre aussi, celui dont l'âme
est en proie à cette horrible passion ! dans sa dou-
loureuse et continuelle anxiété , ce malheureux se
consume pour apprendre ce qu'il tremble de con-
naître, et veut cependant savoir ce qu'il aurait tant
d'intérêt à ignorer. Vient-il à passer du doute à la
certitude , le sentiment qui le dominait cesse quel-
quefois tout à coup pour faire place au mépris ;
mais le plus ordinairement il dégénère en haine,
en fureur, ou bien se termine par la mélancolie, la
folie, le suicide. Les craintes du jaloux sont -elles
imaginaires, dénuées de toute espèce de fonde-
ment, la passion présente alors moins de violence
dans ses accès, mais la fréquence de ces accès suffit
pour empoisonner tout bonheur domestique.
Les tempêtes que la jalousie soulève dans le creur
des femmes ne sont pas moins à redouter. « Lorsque
la ialousie, dit Montaigne, saisit ces pauvres âmes
foibles et sans résistance, c'est pitié comme elle les
tirasse et tyrannise cruellement. La vertu, la santé,
le mérite, la réputation du mary, sont les boute-
feux de leur rage : cette fiebvre laidit et corrompt
tout ce qu'elles ont de bel et de bon d'ailleurs , et
d'une femme ialouse, quelque chaste qu'elle soit et
mesnagiere, il n'est action qui ne sente à l'aigre et
à l'importun. » Quant aux différences que présente
la jalousie dans les deux sexes , on a observé que
cette passion est beaucoup plus fréquente, et en
526 DE l'amolu.
même temps plus grossière, chez l'homme que chez
la femme. L'homme soupçonne plus facilement la
femme coupable d'une infidélité matérielle, et re-
doute par-dessus tout un affront qui , dans nos
mœurs, le rend un objet de risée; la femme, au
contraire, craint davantage la perte du cœur de ce-
lui qu'elle aime, et, tant qu'elle croit posséder son
affection , elle peut encore supporter le partage de
ses caresses. Les annales des fureurs de la jalousie
attestent que c'est presque toujours la femme qui
expie les atteintes portées à la foi conjugale par elle
et son complice. La femme, en effet, pardonne or-
dinairement à l'homme les infidélités qu'elle décou-
vre, et fait retomber son ressentiment sur ses ri-
vales; l'homme pardonne plus volontiers à son rival,
et reporte toute sa vengeance sur celle dont l'incon-
duite le déshonore , et peut en outre introduire un
étranger dans la famille.
Effets et terminaison. — Lorsque l'amour, quelle
que soit sa violence , n'a pour base que les attraits
passagers de la jeunesse ou de la beauté, il est rare
que la possession , et surtout que l'abus du plaisir,
ne finisse pas par amener peu à peu l'indifférence ,
et même le dégoût. Aussi, est-ce en parlant des
unions de cette nature, qu'on a dit avec raison que
l'hymen est le tombeau de l'amour. Quant à la cause
de ce changement, elle est assez facile à découvrir:
c'est que l'amour est aveugle quand il arrive, et
trop clairvoyant quand il s'enfuit (1).
(1) Voir, à la fin du volume, la note N, sur les demandes en sé-
paration de corps.
DE l'amour. 527
La passion n'a t elle jamais élé satisfaite, l'ab-
sence, une InHnnité survenue, l'inconstance natu-
relle au cœur humain, ou bien d'amères déceptions,
viennent souvent éteindre une flareime que n'entre-
tenait pas un aliment assez pur. Dans le cas où l'a-
mour est porté à son plus haut degré d'intensité,
et où les malheureux qui sont atteints de cette fièvre
dévorante ne conservent aucun espoir de bonheur,
on en volt un grand nombre traîner péniblement
une existence minée par la nostalgie, les affections
chroniques du cœur et du poumon , ou bien abréper
par le suicide une vie devenue insupportable , et
quelquefois souillée par le meurtre.
Outre le désespoir et le délire aigu qu'on remar-
que communément dans ces circonstances, la fou-
gue de la passion fait naître des lésions intellec-
tuelles plus permanentes, mieux caractérisées, et
qui conservent, en général , le type de leur orjpine.
C'est ainsi que la mélancolie suicide , et la /nono-
manie ambitieuse surviennent aux amants chez les-
quels l'affection, ou des idées de grandeur, l'em-
portaient sur la sensualité, tandis que \a fureur gé-
nitale persiste chez ceux qui n'étaient dominés que
par le besoin physique. La jalousie vient-elle com-
pliquer l'amour, la folie est pour l'ordinaire fu-
rieuse, et se rapproche davantage de la manie,
qui se termine elle-même par la démence, après
avoir été accompagnée d'haducina/ions et (ïidusions
plus ou moins bizarres.
A une époque avancée de la vie ( on peut ai-
mer à tout âge), l'amour n'a pas habituellement
d'aussi funestes terminaisons : c'est qu'alors il subit
r>28 nr. i.'amoip..
une entière métamorphose due à deux nouvelles pas-
sions qui viennent surgir dans le cœur de l'homme ,
l'ambition dans l'âge mûr , et l'avarice dans la vieil-
lesse.
Pour les femmes dont le cœur est en proie à
un amour malheureux, on en voit un grand nom-
bre trouver dans la religion une diversion, une
consolation d'autant plus douce , qu'en aimant
Dieu , elles aiment encore. On connaît ce mot de
sainte Thérèse : « L'enfer est un lieu où l'on n'aime
plus. »
— Si maintenant nous recherchons dans les sta-
tistiques le nombre approximatif des attentats, des
cas d'aliénations mentales, et des suicides détermi-
nés par la passion de l'amour, nous trouvons que,
sur un nombre de 1,000 crimes, 64 sont dus à l'adul-
tère, 53 au concubinage ou à la séduction, 20 à
des refus de mariage, et 16 à la jalousie.
Pendant la seule année 1840, les cours d'assises
du royaume ont eu à juger cent trois affaires cri-
minelles ayant pour cause les passions amoureuses,
savoir :
Empoisonnements 23
Incendies 9
Assassinats .39
Meurtres 24
Homicides involontaires. . . 8
103
Sur ces 103 affaires criminelles, 44 étaient dues
à l'adultère, 13 à l'amour contrarié, à la jalousie,
46 au concubinage ou à la débauche.
DE l'amour. 520
En 18^1, sur 105 affaires criminelles reconnais-
sant pour causes les mêmes passions, -17 étaient
dues à l'adultère, 8 à l'amour contrarié, à la jalou-
sie , et 50 au concubinage ou à la débauche.
Sur 10,899 suicides constatés en France, du
1" janvier 1838 au 1*"^ janvier 1842, on trouve
que les passions amoureuses ont amené 951 fois
cette fin tragique.
Enfin , il résulte du dernier rapport publié en 1 835
par M, l'administrateur Desportes, que sur 8,272
aliénés admis tant à Bicêtre qu'à la Salpétrière ,
pendant l'espace de neuf années, 114 individus ont
été conduits dans ces établissements par suite d'a-
mour contrarié (1).
Les cas nombreux de médecine légale pour les-
quels j'ai été appelé pendant plus de vingt ans m'ont
offert, à peu de chose près, les mêmes résultats.
Selon M. Marc , «l'amour avec prédominance du
sentiment moral peut, surtout quand il est récipro-
que et malheureux, conduire aux actes les plus
répréhensibles, mais dans lesquels une lésion con-
sécutive de la volonté ne saurait être méconnue.
Lorsqu'au contraire la passion n'est que matérielle,
ni l'excuse, ni l'atténuation , ne sauraient être ad-
mises, à moins, ajoute-t-il, que des circonstances
spéciales ne démontrassent l'existence d'une maladie
mentale ou d'une cause physique, par exemple d'une
continence forcée, qui aurait influé désavantageu-
sement sur la liberté morale. En conséquence, ajoute
(1) Sous le climat chaud de Naples, l'amour est noté pour un
douzième parmi les cause» d'aliénation mentale.
3i
530 DE l'amolh.
ce savant médecin légiste, la série des dispositions
pénales relatives au viol, aux attentats aux mœurs,
à plus forte raison à des crimes plus atroces encore,
sera généralement applicable ici.
« Dans la jalousie, dit encore M. Marc , l'excuse ou
l'atténuation devient d'autant plus admissible, que
ce sentiment s'exalte plus brusquement, et con-
duit plus immédiatement à l'exécution d'actes con-
traires à l'ordre social; car, dans ce cas , la volonté
étant plus facilement subjuguée par la vivacité de
la passion , elle ne peut plus lutter avec autant de
force et de succès contre les déterminations pas-
sionnées, que si un intervalle de temps plus consi-
dérable eut permis à la réflexion de les combattre. »
( De la Folie dans ses rapports a^'ec les questions
médico-judiciaires.)
Traitement.
Traitement préservatif. — 11 est presque superflu
de dire qu'il faut écarter tout ce qui pourrait hâter
le développement d'un besoin que notre civilisation
ne rend déjà que trop précoce. Ainsi , l'on sous-
traira toute espèce de peintures lascives aux regards
des adolescents; on évitera en leur présence les
conversations trop libres et même ces demi -mots
qui font tant travailler leur jeune imagination. On
devra également s'abstenir de les conduire dans les
bals ainsi qu'au théâtre , où le danger est quelque-
fois d'autant plus grand, que la passion y est repré-
sentée plus délicate et plus pure. On leur interdira
aussi la lecture des romans, qui offrent en général
DE L*AMOLn. f3l
le même dangct' que les spectaeles , et f|ui ont de
plus le grave meonvénienl de les démonter de leurs
éludes , que la eomparaison rend bientôt fasti-
dieuses.
Ce ne sera toutefois que par l'éducation progres-
sive et harmonique des penchants , des sentiments
et des facultés intellectuelles, qu'on parviendra;
dans le plus grand nombre des cas , à rendre les
jeunes gens assez forts pour ne pas céder à cette pas-
sion impérieuse, contre leur devoir et leur raison.
Traitement ciiratif. — En cas d'impossibilité de
mai'lage , on conseillera , ou plutôt on rendra né-
cessaire une absence longtemps prolongée; un ami,
un guide expérimenté, fera faire des voyages à pied,
des exercices champêtres poussés jusqu'à la fatigue,
afin d'obtenir un profond sommeil, si précieux dans
cette circonstance. On entraînera le malade à la
chasse; on lui fera fréquenter la société d'hommes
vifs, spirituels et enjoués, ou, si son goût pour
l'étude est prononcé, on l'engagera à se livrer à
celle des mathématiques, de préférence à la littéra-
ture et à la poésie, qui exaltent trop l'imagination.
Comme dans le traitement préservatif, on éloignera
de lui avec soin tous les stimulants directs de cette
passion: les tableaux voluptueux, les récits, les lec-
tures erotiques, la musique, la danse et principale-
ment la valse. Surtout, point d'exhortations inutiles,
encore moins, de ces reproches tardifs qui ne servi-
raient qu'à exaspérer l'infortuné dont le cœur est
blessé. Plaignez-le plutôt, pleurez avec lui, captivez
sa confiance, gagnez du temps, occupez sans cesse
son attention , puis enfin tâchez d'éveiller en lui
532 ^^ i.'amolr.
quelque sentiment antagoniste, artifice qu'on a vu
souvent opérer une diversion favorable et même
tout à fait curative.
Prescrivez en même temps des boissons acidu-
lées, une alimentation légère, rafraîchissante, com-
posée , en grande partie, de viandes blanches, de
légumes aqueux et de fruits. Vous aurez soin de dé-
fendre le vin , le café, les liqueurs, ainsi que toute
espèce d'aromates , le poisson , les œufs , les gelées ,
le gibier, les champignons , et surtout les truffes,
qui paraissent trop exciter les organes sexuels. Pour
la même raison , en cas de maladie , vous éviterez
d'employer les cantharides, l'aloès, le galbanum, et
les médicaments connus sous le nom de stimulants
diffasibles, le camphre excepté, parce qu'il donne
une autre direction à la sensibilité. Enfin, en cas de
pléthore , vous pourriez joindre à ce régime l'emploi
de la saignée générale, ou des applications de sang-
sues à la nuque , suivies d'affusions froides sur cette
région.
Quant au traitement de la jalousie , il différera
nécessairement, selon que ce mal aura son principe
dans un travers de l'imagination, ou dans la lésion
de quelque viscère. Dans le premier cas , on aura
recours à tous les moyens moraux capables de cal-
mer les tourments chimériques du malade, tels que
les soins les plus assidus , les caresses les plus affec-
tueuses, les distractions de tous genres prises dans
sa seule compagnie. D'une autre part , comme la
jalousie naît souvent d'une crainte excessive de notre
infériorité, ou des blessures de notre amour-propre,
OU enfin delà lutte de ces deux sentiments, on devra
DE l'amour. 533
s'efforcer de montrer au jaloux une préférence ex-
clusive, et saisir adroitement toutes les occasions
de faire valoir la moindre de ses qualités. J'ai aussi
conseillé à une dame , pour guérir la jalousie de
son mari, de feindre de son côté une jalousie plus
violente. Ce moyen a parfaitement réussi ; mais il
fallut que le rôle fût joué avec une grande finesse
pendant plus d'une année. Du reste , comme la plu-
part des passions, la jalousie s'use avec le temps,
et l'on voit tous les jours des époux , autrefois ja-
loux , tomber, après quelques années de mariage ,
dans un calme qui ne ressemble que trop à l'indif-
férence.
Dans le cas où la jalousie serait déterminée ou
entretenue par quelque affection chronique , on
prescrirait un traitement approprié à la nature de
la maladie , sans toutefois négliger les moyens mo-
raux précédemment recommandés.
Observations.
I. Amour coiuballu terminé par la phthisie pulmonaire.
Mademoiselle Eugénie de B*** avait conçu, dès
l'âge de dix-sept ans, un sentiment fort tendre pour
le jeune Alfred M***, dont elle était aimée, et qu'une
grande fortune, jointe à des talents et à des qualités
personnelles très - remarquables , faisait accueillir
dans le monde avec distinction.
Alfred appartenait à la bonne bourgeoisie, Eu-
génie à la noblesse, et il était sans exemple que
dans sa famille on eût dérogé à la naissance pour
634 DE L AMOUR.
former une allianoe, quelque avantageuse qu'elle
fût.
M. de B***, père d'Eugénie, homme d'un esprit
médiocre, et déjà avancé en âge, avait là-dessus des
idées fort arrêtées. Celles qu'il s'était formées en
politique ne l'étaient pas moins, et se trouvaient çn
opposition avec celles qu'Alfred annonçait franche-
ment dans ses discours. Toutefois, cette divergence
d'opinions n'empêchait pas que le jeune homme ne
fût bien accueilli chez M. de B***, qui, en cela, sui-
vait l'exemple de la société qu'il fréquentait. Son
imprévoyance s'appuyait sur des préjugés nobi-
liaires , et il ne songeait même pas qu'il put y avoir
de l'inconvénient pour Eugénie dans la vue du jeune
roturier; car, selon lui , une fille noble ne devait, ne
pouvait s'attacher qu'à son égal, et tous les hom-
mages qui lui arrivaient de plus bas étaient sans
danger pour son repos.
Mais pendant que M. de B*** s'abandonnait à un
aveuglement si déplorable, Eugénie et Alfred , tout
en conservant une grande chasteté dans leur amour,
ne s'en étaient pas moins promis d'être à jamais l'un
à l'autre.
Plus expérimenté que son amie, It jeune M***,
prévoyant une partie des difficultés qu'il aurait à
vaincre pour l'obtenir, avait exigé d'elle un silence
absolu sur leur liaison ; il s'était en même temps
ménagé des moyens de correspondance pour le cas
où la maison de M. de B*** lui serait interdite.
Usant par avance de ces moyens , les deux amants
s'écrivaient chaque jour des lettres qui portaient
au plus haut degré leur exaltation.
DE l'amour. 535
Eugénie , dans la candeur de son âme , trouvait
qu'une telle situation était déjà le bonheur, et s'y
abandonnait avec ivresse. Mais ce bonheur même
renfermait pour elle une agitation permanente qui
minait sa constitution naturellement faible. Sa peau
sèche , sa respiration suspirieusç , ses joues tantôt
pâles , tantôt fortement colorées , annonçaient que
chez elle le sang se portait avec trop de violence
vers le cœur ; et un œil exercé eiil facilement reconnu
dans cette jeune fille une affection de poitrine à son
début.
Cependant Alfred , pressé d'obtenir le consente-
ment de M. de B***, s'était depuis quelque temps
abstenu de manifester devant lui les opinions qui
avaient pu lui déplaire , et , sans s'abaisser à une
feinte coupable, il ne négligeait rien pour captiver
son estime ainsi que son affection. 11 crut y avoir
réussi; et, s'appuyant d'ailleurs sur les avantages
de fortune qu'il pouvait offrir, il n'hésita plus à faire
demander la main de celle qu'il aimait.
Ce fut alors seulement que les yeux de l'impru-
dent vieillard se dessillèrent. Un coup de foudre
l'eût moins frappé que l'aveu qu'on lui fit de l'amour
de sa fille pour le jeune audacieux qui osait aspirer
à son alliance... Appelée devant lui, Eugénie, loin
de nier cet amour, déclara qu'Alfred M*** était le
seul homme qu'elle voulut accepter pour époux; et,
puisant dans ses sentiments l'énergie dont elle avait
besoin pour contrarier la volonté d'un père qu'elle
chérissait, elle osa le supplier de ne pas la réduire
au désespoir en s'opposant à une union dont elle
attendait tout son bonheur. Mais M. de B*** fut
536 DE i.'amour.
insensible à ses prières comme à ses larmes ; et ,
après lui avoir formellement déclaré qu'elle n'ob-
tiendrait jamais son consentement, il l'éloigna d'Al-
fred , et l'entoura d'une surveillance si rigoureuse ,
qu'elle fut souvent dans l'impossibilité de se livrer
à sa correspondance secrète, qui n'avait pas encore
été interrompue.
Observée nuit et jour par deux femmes qui ne la
quittaient pas , l'infortunée se priva presque entiè-
rement de sommeil pendant six mois , pour épier
l'instant d'écrire quelques lignes à celui que tant de
persécutions lui rendaient encore plus cher.
On conçoit qu'un pareil effort sur elle-mêm'e,
joint au chagrin qui la dévorait, acheva de déve-
lopper l'affreuse maladie dont les premiers symp-
tômes s'étaient déjà manifestés. Un toux sèche et
fréquente, la respiration difficile, la peau brûlante ,
le pouls accéléré, les pommettes presque toujours
d'un rouge vif et plaqué , les yeux cernés , et l'amai-
grissement de toute sa personne, annonçaient qu'elle
était, sinon dans un état désespéré, du moins au
second degré de la phthisie pulmonaire.
Son état frappa enfin son père , dont , au fond ,
elle était tendrement aimée. 11 fit appeler auprès
d'elle un praticien habile, qui, ayant bientôt re-
connu la maladie, ne tarda pas à en découvrir les
causes, et indiqua, comme seule chance deguérison,
le mariage de la jeune fille avec celui qu'elle aimait.
M. de B*** se révolta d'abord contre un tel moyen ;
mais , son cœur de père parlant en ce moment plus
haut encore que l'orgueil de la naissance , il entra
DE l'amour. 537
chez sa fille dans un état voisin du désespoir, et lui
dit :
« Tu aimes donc assez ce misérable pour en mou-
rir si je ne te le donne pas ? eh bien ! épouse-le , j'y
consens. Ma vieillesse sera flétrie ; je descendrai au
tombeau avec une tache au front , la seule qu'aura
reçue notre famille... Je sens que j'en mourrai; mais
du moins je t'aurai sauvée, et, après tout, je ne te
sacrifierai que bien peu d'années d'une existence em-
poisonnée par ton funeste amour.
M — Assez ! mon père ; s'écrie la malheureuse Eu-
génie, en joignant sur sa poitrine ses mains déchar-
nées et brûlantes, assez! je vous en supplie ! Croyez-
vous donc que je veuille d'un bonheur acheté au prix
de la vie de mon père ? Non ! non ! reprenez votre
consentement, je n'en userai pas, je vous l'atteste.
A dater de cet instant, je vous promets même de sa-
crifier le seul plaisir que je goûtais en ce monde,
ma correspondance avec celui que j'aime. Ah !
croyez-en votre pauvre enfant, quoi qu'il puisse lui
en coûter, elle fera tout pour effacer de votre sou-
venir le chagrin involontaire qu'elle vous a causé. »
A ces mots M. de B*** prend sa fille dans ses bras,
la remercie avec effusion de son noble sacrifice , et
s'arrache ensuite d'auprès d'elle , pour aller rendre
compte au médecin de la nouvelle résolution de la
malade.
« Elle s'abuse , et vous aussi , monsieur, répond
l'homme de l'art : l'amour n'est point une passion
si facile à dominer que vous semblez le croire ;
il faut du temps et une grande force morale pour
le vaincre : or, cette force morale ne peul s'acqué-
538 DE l'amour.
^•ir q^u'avec un certain degré de forces physiques ,
qu'avec la santé, et mademoiselle votre fille est dans
une condition qui laisse trop peu de ressort à l'àme
pour espérer qu'elle puisse triompher de la cause
de sa maladie. — Il est du moins permis d'en es-
sayer, » reprend M. de B***, que les paroles du
docteur n'ont nullement satisfait; et, retournant
auprès d'Eugénie, il se montre si heureux de sa ré-
solution, il l'y encourage par des caresses, par des
prévenances si empressées , que la généreuse fille ,
loin de chercher à détruire son illusion, feint de-
vant lui un calme et un enjouement qui achèvent de
la compléter.
Naturellement pieuse, Eugénie trouva dans ses
sentiments religieux la force d'accomplir la promesse
faite à son père : elle n'écrivit plus à Alfred ; mais ,
peu de mois après, on vit ce dernier pleurant sur
une tombe : c'était celle de son amie.
11. Amour jaloux terminé par la mélancolie et le suicide.
On n'observe que trop souvent cette jalousie ty-
rannique et forcenée qui éclate sans motif comme
sans discernement, et qui, dans ses accès haineux,
dirige ses fureurs contre l'objet qui !ui est le plus
cher. Mais il est une autre sorte de jalousie, non moins
insensée et non moins funeste , que l'on rencontre
plus rarement : c'est celle qui, n'osant se montrer,
se concentre dans le cœur de celui qui en est atteint,
et le dévore sourdement sans qu'on puisse tenter au-
cun moyen deguérison contre un mal dont on ignore
la cause. Cette passion finit presque toujours par
DE 1,'amohr. 639
quelque catastrophe terrible; j'en rapporterai ici un
exemple bien déplorable.
Le jeune comte de S..., appartenant à une famille
dont presque tous les membres ont acquis des titres
réels à la célébrité, était lui même, par ses qualités
personnelles, hors de la ligne ordinaire, et il s'était
déjà signalé par divers succès, lorsqu'il devint l'époux
d'une femme charmante dont le calme et la douceur
égalaient l'esprit et l'amabilité.
Malheureusement le cœur du jeune de S... était le
foyer des sentiments les plus exaltés : bientôt il ne
sut plus se contenter du bonheur qui lui était échu
en partage; en l'analysant, il le trouva incomplet;
il crut que sa jeune épouse, qu'il aimait éperdument,
n'éprouvait pour lui qu'une affection commandée
par le devoir, et cette pensée, que rien ne justifiait,
le livra aux plus affreux tourments: c'était un ver
rongeur qu'il portait au fond de son âme, sans avoir
la force de l'en arracher.
Après quelques années d'une existence ainsi em-
poisonnée , sa femme le rendit père de plusieurs
enfants , et redoublait chaque jour envers lui de
soins et de tendresse ; mais , à ses yeux , ce n'était pas
de l'amour, de cet amour passionné dont il brûlait
pour elle, et qu'elle pouvait peut-être ressentir
pour un autre... Cette fatale idée le poursuivait
comme un fantôme; il la retrouvait dans ses rêves,
dans les joies de la paternité, et jusque dans les bras
de celle qu'il adorait. Enfin, ne pouvant plus tenir
à un pareil supplice, il prit le parti de fuir, sans cal-
culer qu'il lui fallait en tnême temps abandonner
540 DE l'amour.
ses trois enfants et toute une famille dont il était
chéri.
S'étant engagé sous un faux nom , comme sim-
ple hussard, dans un régiment qui partait pour
l'Allemagne , il chercha la mort en désespéré sur
les champs de bataille, et n'y trouva que la gloire.
Parvenu au grade d'officier , et décoré de la croix
des braves , il se lassa de succès continuels qu'il
n'ambitionnait pas , et sentit le besoin de revoir une
famille désolée qui l'occupait sans cesse, et qu'il
avait délaissée depuis quatorze ans. Il savait que
sa femme était restée en proie au plus profond
chagrin : il lui écrivit donc pour lui témoigner
ses regrets de l'avoir tant affligé. En lui avouant
la cause de son abandon, il ajoutait que l'âge,
la réflexion , les fatigues de la guerre, avaient
rendu sa tète plus calme, et modéré la sensibilité
de son cœur; qu'il saurait se contenter désormais
d'un attachement raisonnable, et qu'enfin, dans peu
de jours, il se réunirait à tous les objets de son af-
fection pour ne plus les quitter.
Il revint en effet , et fut accueilli avec une joie
égale à la douleur qu'avait causée son absence.
Aucun soin ne fut épargné pour l'empêcher de re-
tomber dans les accès de son humeur soupçonneuse;
mais , loin d'en être guéri , ainsi que lui même sem-
blait le croire, il avait à peine goûté le bonheur
qui lui était rendu, qu'une sombre tristesse s'empara
encore de lui , sans qu'il pût la surmonter : il dis-
parut de nouveau, et cette fois ce fut pour tou-
jours... L'infortuné s'était noyé !
DE 1,'amoup,. 54 i
m. Amour contrarié terminé chez une jeune fille par la folie
et le parricide.
Pedro Domlnguez, vieillard de soixante-cinq ans;
avait une fille nommée Maria de Los Dolores , et
habitait seul avec elle une des petites cabanes si-
tuées sur les montagnes de la Ségovie, où tous deux
s'occupaient à garder les troupeaux confiés à leurs
soins. Heureux de leur mutuelle affection, rien jus-
que-là n'avait troublé la paix de leur vie cham-
pêtre. Mais Dolores, qui venait d'atteindre dix-huit
ans, fut remarquée par un berger du voisinage,
nommé Juan Diaz ; elle conçut pour lui un violent
amour, que son père ne voulut point approuver,
et dès cet instant \e calme dont ils avaient joui dis-
parut pour toujours.
Vainement plusieurs amis du vieux berger se joi-
gnirent à Juan et à Dolores pour obtenir son con-
sentement à l'union désirée : soit qu'à raison de .son
âge avancé il ne voulût pas se séparer de sa fille,
soit par tout autre motif que l'on ignore, il persista
dans son refus, et y mit même une aigreur qui acheva
de désespérer les deux amants. Leur passion s'en
irrita; bientôt elle ne connut plus de borne. Juan
alors se présenta à Dominguez, et lui déclara que le
mariage auquel il se refusait était désormais le seul
moyen de réparer l'honneur de sa fille; mais, ayant
été repoussé par l'obstiné vieillard , et moins dé-
sireux peut-être d'obtenir un titre que la faiblesse de
la jeune fille avait déprécié à ses yeux, il se lassa de
prier, et vint déclarer à cette dernière que, puisque
ses supplications auprès de son père avaient été
542 DK L* AMOUR.
inutiles, il ne voulait plus s'allier à un homme dont
Ja bassesse se manifestait aussi hautement, et qu'il
renonçait à elle pour toujours. En vain elle invoqua
et son amour et ses serments, en vain elle le supplia
de prendre pitié de sa jeunesse, le bizarre jeune
homme, dont une sotte fierté avait tout à coup en-
durci le cœur, fut sourd à ses prières , à ses larmes,
et il la laissa livrée au plus sombre désespoir.
Depuis ce jour, Dolores ne laissa échapper au-
cune plainte. JMorne et silencieuse, elle conduisait
son troupeau dans les lieux les plus écartés , pour
se dérober aux regards curieux de ses compaj^nes,
et restait quelquefois assise des journées entières
sur le penchant d'une colline, sans que rien pût
la distraire de l'idée fixe qui semblait l'absorber.
Bientôt, l'altération de ses traits, son œil farouche,
sa voix sourde et saccadée, semblèrent annoncer
chez elle le début d'une maladie mentale qui pou-
vait avoir les plus funestes effets; mais, comme la
malheureuse fille ne troublait le repos de personne,
personne aussi ne songea qu'elle eut besoin de
secours ; son père lui-même ne lui montra aucune
pitié.
La maladie cependant fit des progrès rapides.
Enfin , un soir que le vieux berger s'était endormi
auprès du feu, où il faisait griller un morceau de
viande qui devait servir à son souper, Dolores ar-
rive de la montagne avec son troupeau, qu'elle ren-
ferme dans le bercail, et vient ensuite près du foyer,
osa son père se livrait aux douceurs du sommeil...
Un moment ses sombres regards s'arrêtent sur lui ,
puis, tout à coup, une pensée horrible, inouïe, tra-
DE l'amour. 543
verse son cerveau malade : elle sourit avec la féi'O-
cité de l'hyène devant sa proie; puis, saisissant un
des chenets, elle en assène plusieurs coups sur la
tète du vieillard, qui tombe sans vie à ses pieds...
S'em parant alors d'un couteau qui se trouve sous sa
main parricide, elle le plonge tout entier dans le
sein de sa victime , lui arrache le cœur, qu'elle place
sur les charbons ardents , et se met à le dévorer
en poussant d'horribles hurlements qui vont reten-
tir jusqu'aux cabanes voisines. Les bergers accou-
rent; mais ils restent immobiles, épouvantés, à la
vue de cette scène d'horreur... « Approchez, appro-
chez ! leur crie la furie , d'une voix éclatante : voyez,
il m'a ravi Diaz, je l'ai tué; il a brisé mon cœur,
voici le sien!» Et en même temps elle leur montre
le reste de son affreux repas, et les invite à le par-
tager, en répétant : « C'est son cœur ! c'est le cœur de
mon père! »
Cet horrible événement eut lieu le 20 mars 1826.
Dolores, dont on constata la folie, fut enfermée
dans un établissement de Saragosse.
544 I>E 1. ORCUF.II,
CHAPITRE VIII.
DE l'orgueil et DE LA VANITÉ.
L'orgueil est si bien le principe du mal, qu'il se
trouve mêlé aux diverses infirmités de l'âme :
il brille dans le souris de l'envie , il éclate dans
les débauches de la volupté, il compte l'or de
l'avarice, il étincelle dans les yeux de la colère,
et suit les grâces de la mollesse.
CnATEADBRUND , Génie du christianisme.
Vain veut dire vide; ainsi la vanité est si miséra-
ble, qu'on ne peut guère lui dire pis que son
nom : elle se donne elle-même pour ce qu'elle
est.
Chamfort, Maximes et Pensées.
Définition et synonymie.
Sur les confins des besoins animaux et des be-
soins intellectuels se rencontrent Vorgiieil et la
vanité, perversion de deux besoins sociaux émi-
nemment utiles , Y estime de soi et Vamour de l'ap-
probation.
L'orgueil, en effet , consiste dans le sentiment
exagéré de notre valeur personnelle, avec une forte
tendance à nous préférer aux autres et à les dominer.
C'est une maladie morale dont les principales espèces
sont la présomption, la suffisance, la fierté, le dédain
et Y arrogance.
La vanité ou besoin excessif de louanges n'est
autre chose que Yamour-propre des moralistes et
Yapprobativité des phrénologistes. Dans sa couver-
ET DE l.A VAMIÉ, 545
satlon , dans ses gestes, dans son habillement, le
vaniteux n'a qu'un but, c'est de se faire admirer, de
s'attirer des éloges. Le glorieux y \a prétentieux ,
le magnifique, le pelit-mallre, la coquette et \ç. fanfa-
ron, sont tous gens de la même famille.
Ne confondons pas, comme on l'a fait longtemps,
l'orgueil avec la vanité. Si ces deux sentiments mar-
chent souvent de compagnie , souvent aussi ils se
séparent, et peuvent subsister tout à fait indépen-
dants. L'orgueil , je le répète, est une trop grande
estime de soi , la vanité , un besoin immodéré de
l'estime des autres. Plein de son mérite , l'orgueil-
leux s'admire en lui-même, et le plus cuisant cha-
grin qu'on puisse lui causer, c'est de lui montrer ses
défauts. Le vaniteux , lui , ne se rengorge que s'il
obtient des regards admirateurs , et il n'est jamais
plus puni que lorsqu'on ne fait aucune attention
aux avantages frivoles dont il se pare. Pendant un
froid rigoureux, Diogène à demi nu tenait embrassée
une statue de bronze. Un Lacédémonien lui de-
manda s'il souffrait. c(?Son, répondit l'orgueilleux
cynique. — Quel mérite avez-vous donc?» répliqua
le Lacédémonien. Un autre jour, ayant quitté son
tonneau, ce Socrate en délire recevait sur la tête de
l'eau qui tombait du haut d'une maison, et ne croyait
pas devoir changer de place. Comme quelques-uns
des assistants paraissaient le plaindre , Platon , qui
passait par hasard, leur dit : « Voulez-vous que votre
pitié soit utile à ce vaniteux, faites semblant de ne
le pas voir. »
Définissons maintenant les caractères , plus ou
moins ridicules, qui se rapportent à la vanité:
35
ô-ifi DE L'onCUEIL
Le ssivrieux est l'îiomme qui clierclie continuelle-
luent à s'établir clans l'opinion des autres, et qui veut
à tout prix paraître quelque chose.
Ce qui distingue le préteiUieuœ, c'est de vouloir
occuper tout le monde de sa personne , et de viser
sans cesse à l'effet pai' un étalage de sentiments, de
pensées et de manières ridiculement étudiées.
Le magnifique n'étale la grandeur et la somptuo-
sité que pour captiver l'étonnement et l'admiration
de ceux qui l'entourent.
Le petit-maître est encore un vaniteux personnage ,
cherchant toujours à se faire remarquer par un air
libre, vif, léger, et surtout par une extrême recherche
dans sa parure.
Le pendant du petit-maître , c'est la coquette, si-
rène perfide , qui ne songe qu'à captiver les sens ,
et qui travaille à convaincre en particulier plusieurs
hommes de la vivacité d'un sentiment qu'elle n'é-
prouve pour aucun.
Quant nu fanfaron, c'est un être souverainement
ridicule , toujours porté à exagérer sa bravoure ou
ses succès.
Passons aux nuances souvent insaisissables de
l'orgueil :
La présomption est une disposition habituelle à
se croire des vertus et des talents qu'on n'a pas. ÎSee
du trop plein de l'estime de soi, elle se repaît sans
cesse d'espérances chimériques, se croit capable de
tout, maîtresse de tout, même des événements.
« Le sufisant, dit le profond auteur des Caractères,
est celui en qui la pratique de certains détails que
ET DF. I.A VANITE. 547
l'on honore du nom à'affaiirs se trouve jointe à nne
très-jjrande médiocrité d'esprit.»
« Un ^rain d'espjit et une once d'affaires plus qu'il
n'en entre dans la composition du sulHsant l'ont
Viinjwrlant. »
Fortement prévenu en sa faveur, Vcnantageux
laisse sans cesse échapper la bonne opinion qu'il a
de lui-même, et abuse presque toujours de la moindre
déférence qu'on a pour lui.
La fierté est le sentiment de hauteur qui nous em-
pêche de nous familiariser avec les personnes que
nous croyons au-dessous de nous par la naissance,
la fortune ou le talent.
Ainsi que l'homme fier, le dédaigneux ne se fami-
liarise pas ; mais , chez lui , cela dépend autant d'une
trop haute estime de son mérite que du peu de cas
qu'il fait des autres.
V at rodant , enfin, se décèle par un air de morgue
et de domination qui le rend insupportable à tout le
monde.
Comparons ces trois derniers caractères: Ihomme
fier ne daigne pas seulement vous regarder; le dé-
daigneux promène sur ceux qui l'entourent un re-
gard de mépris; l'arrogant leur lance un coup d'œil
impérieux.» Voyez, dit Roubaud, cet homme devenu
présomptueux et hautain par ses succès, comme il
est arrogant! Voyez celui-ci , qui prend sa fortune
pour son mérite, comme il est fier /Voyez cet autre,
qui croirait n'être rien s'il vous comptait pour quel-
que chose, comme il est dédaigneux ! Consolez-
vous, mes amis, considérez-les tous, comme ils sont
sots ! »
548 DE i.'or.r.L'Eii.
« Un sot, d'après La Bruyère, est celui qui n'a pas
même ce qu'il faut d'esprit pour être un fat.
«Un y»; est celui que les sots croient un homme
de mérite.
« \j impertinent estun fat outré. Le fat lasse, ennuie,
dégoûte, rebute; l'impertinent rebute, aigrit, irrite,
offense; il commence où l'autre finit.
« hefat est entre l'impertinent et le sot : il est com-
posé de l'un et de l'autre. »
L'orgueil et la vanité, dont nous venons de signaler
les principales formes , sont si profondément enra-
cinés dans le cœur de l'homme, qu'on les voit appa-
raître dès son berceau, et lui sourire encore sur le
bord de sa tombe. Tous les hommes ne sont pas
gourmands, ivrognes, envieux, colères, tous sont
orgueilleux, tous sont vaniteux: le sauvage, comme
l'homme civilisé, le savant aussi bien que l'ignorant,
le duc et pair, traîné dans un brillant équipage,
comme le boueur, qui se complaît à lui barrer le
chemin, ou comme le cocher de fiacre quand il
pleut à verse et qu'il est chargé. Cette tache gé-
nérale et héréditaire n'atteste-t-elle pas assez que
l'orgueil est la racine de nos passions et la cause pre-
mière de notre dégradation originelle?
« L'orgueil, dit Pascal, contre-pèse toutes nos mi-
sères; car, ou il les cache, ou, s'il les découvre, il
se glorifie de les connaître. Il nous tient d'une pos-
session si naturelle, au milieu de nos misères et de
nos erreurs , que nous perdons même la vie avec
joie , pourvu qu'on en parle.» Ecoutons maintenant
l'admirable développement de cette sentence du
Psalmiste : Universa vanitas omnis homo vivens^ et
El UE LA VANIIE. 540
de cette «iiitre de l'Ecciésiaste : Vanilas vanitatiini ,
et omnia vanilas. « La vanité , dit encore Pascal , est
si ancrée dans le cœur de l'homme, qu'un goujat,
un marmiton, un croclieteur, se vante, et veut avoir
ses admirateurs; et les philosophes mêmes en veu-
lent. Ceux qui écrivent contre la gloire veulent avoir
la gloire d'avoir bien écrit, et ceux qui le lisent
veulent avoir la gloire de l'avoir lu; et moi, qui
écris ceci, j'ai peut-être cette envie, et peut-être que
ceux qui le liront l'auront aussi.» — Que prétend
donc ce sévère moraliste ? « Que l'homme s'estime
son prix; qu'il s'aime, car il a en lui une nature
capable de bien, mais qu'il n'aime pas pour cela les
bassesses qui y sont ; qu'il se méprise , parce que
cette capacité est vide; mais qu'il ne méprise pas
pour cela cette capacité naturelle... La nature de
l'homme se considère en deux manières, l'une, selon
sa fin , et alors il est grand et incompréhensible ;
l'autre, selon l'habitude, et alors il est abject et vil...
L'homme n'est qu'un roseau le plus faible de la na-
ture, mais c'est un roseau pensant... C'est un néant
à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un
milieu entre rien et tout. Il est infiniment éloigné
des deux extrêmes, et son être n'est pas moins distant
du néant, d'où il est tiré, que de l'infini où il est en-
glouti. » (/'evi*^^*, \^^ part., art. 5.)
Causes.
Une mauvaise éducation, les honneurs, les ri-
chesses , les grands talents , les demi-connaissances,
l'adulation surtout : telles sont les causes qui déve-
&&0 DE l'oUGLEIL
loppent plus parliculièrement l'oigueil et la vanité.
On a remarqué que les sujets sanguins, les san-
guins bilieux et les nerveux, sont plus enclins à ces
vices que les autres individus.
Pour ce qui est de l'influence des sexes, il semble
qu'en général les hommes sont plus portés à l'or-
gueil, les femmes, à la vanité. «C'est la vanité , dit
madame de Souza , qui , chez les Femmes , rend la
jeunesse coupable et la vieillesse ridicule. »
S'il fallait croire La Rochefoucauld, l'orgueil se-
rait égal chez tous les hommes , il n'y aurait de diffé-
rence que dans les moyens et dans la manière de le
mettre au jour. En observant l'influence des profes-
sions sur le caractère, j'avais pourtant cru remarquer
que les acteurs, les poètes, les artistes, les rois et les
philosophes avaient une dose d'orgueil et de vanité
beaucoup plus forte que le reste des mortels. Chez
les anciens, les pharisiens, les stoïciens, et surtout
les cyniques, m'avaient aussi paru plus entachés de
ces deux passsions que les autres prétendus sages ;
témoin Diogène et son maître en mendicité, à qui
Socrate disait : « Ântislhène, j'aperçois ta vanité à
ti'avers les trous de ton manteau.»
L'inHuence de la nationalité fait aussi que chaque
peuple a toujours eu des prétentions particulières,
dont le ridicule n'a pas échappé au savant et sati-
rique auteur de Y Éloge de la Folie. Ainsi, selon lui,
les Anglais se vantent d'être beaux hommes, bons
musiciens, et magnifiques dans leurs festins; les
Écossais sont fiei's de leur noblesse et de leur sub-
tilité scolastique ; les Français se piquent de poli-
tesse ; les Espagnols piétendent passer pour les plus
ET DE LA VANITE. 551
fyrand» (juerrlers du monde ; et les liabitants de
Rome lèvent k la {^jrandeur des anciens Romains,
croyant naïvement en tenir quelque chose. Ces tra-
vers existent encore aujourd'liui, comme au temps
d'Erasme, chez les Anglais; seulement ils sont de
plus devenus très-iiers de leurs chevaux, qu'ils pré-
fèrent souvent à leurs femmes. Quant aux Français,
ils se sont dépouillés de cette fleur de politesse qui
faisait leur parure, pour revêtir la l'udesse des An-
glais, leurs ennemis, dont ils font j^loire de suivre
la constitution, la politique et les modes.
S'occupant un jour de la différence caractéristi-
que des Anglais et des Français , Aapoléon se résu-
mait ainsi : « La première classe, chez les Anglais, a
de l'orgueil; chez nous, elle a le malheur de n'a-
voir que de la vanité. •>
Caractères de l'orgueil et de la vanité.
Qui pourrait dépeindre comme l'évêquc de Meaux
le caractère de l'orgueil, ce besoin immodéré d'ex-
celler au-dessus des autres, et de s'attribuer à soi-
même sa propre excellence, cette passion souverai
nement indépendante, qui s'élève sans cesse, qui
attire tout à soi , qui veut tout pour soi , qui se glo-
rifie de tout , même de la connaissance qu'elle peut
avoir de sa misère et de son néant ?
«Pauvre et indigent au dedans, l'homme, dit Bos-
suet, tâche de s'enrichir et de s'agrandir comme il
peut; et, comme il ne lui est pas possible de licn
ajouter à sa taille et à sa grandeur naturelle . il
s'applique ce qu'il peut par les dehors ; il pense
552 DE l'ougueil
qu'il s'incorpore tout ce qu'il amasse, tout ce qu'il
acquiert, tout ce qu'il j)agne ; il s'imagine croître
lui-même avec son train qu'il augmente, avec ses
appartements qu'il rehausse, avec son domaine qu'il
étend. Aussi, avoir comme il marche, vous diriez
que la terre ne le contient plus ; et sa fortune ren-
ixîrmant en sol tant de fortunes particulières , il ne
peut plus se compter pour un seul homme.
« L'orgueil monte toujours, dit le roi-prophète , et
ne cesse jamais d'enchérir sur ce qu'il est. INabu-
chodonosor ne se contente pas des honneurs de la
royauté, il veut les honneurs divins (1). Mais comme
sa personne ne peut soutenir un éclat si haut, qui
est démenti trop visiblement par notre misérable
mortalité , il érige sa magnifique statue , il éblouit
les yeux par sa richesse , il étonne l'imagination par
sa hauteur, il étourdit tous les sens par le bruit de
la symphonie et par celui des acclamations qu'on
fait autour d'elle: ainsi l'idole de ce prince, plus
privilégiée que lui-même , reçoit des adulations que
(1) C'est une chose remarquable, dans l'antiquité, que cette
tendance de ror(Tueil des rois à vouloir se déifier : Sapor se tait ap-
peler Roi des rois, Frère du soleil et de la tune. Pour ne pas oublier
qu'il n'est qu'un prince de !a terre, Philippe de Macédoine est
oblipfé de se faire répéter lous les jours : Soin'iens-loi que tu es
homme! A peine Alexandre a-t-il détruit l'empire des Perses, qu'il
cemmence à rougir de sa royale naissance, et à vouloir qu'on l'a-
dore comme fils de Jupiter. Domitien ne souffre pas qu'on lui élève
au Capitole d'autres statues qu'en or et en argent; il ordonne
même qu'on l'appelle désormais Seis^neur et Dieu. Naguère, un roi
de France, Louis XIV, se laissa complaisaniment représenter sous
l'image du soleil; faiblesse étrange, qui dut rendre encore plus
éloijiH'nle 1.1 io'-oii tlonnéo par Massillon devant le cercueil du
grand roi : Dieu ■■(iil est ^uiu-!, mes Jrè/cs .'
El" DE LA VANITÉ. 553
sa personne n'ose demander. Homme de vanité et
d'ostenfatlon , voilà ta figure. C'est en vain que tu
te repais des honneurs qui semblent te suivre, ce
n'est pas toi qu'on adore , et ce n'est pas toi qu'on
regarde , c'est cet éclat étranger qui fascine les yeux
du monde, et on adore non pas ta personne, mais
l'idole de ta fortune, qui paraît dans ce superbe
appareil par lequel tu éblouis le vulgaire. » { Sermon
pour le mardi de la deuxième semaine du Carême.)
C'esJ; encore à Bossuet que nous allons emprun-
ter la peinture des travers de la vanité : a L'homme,
petit en soi , et honteux de sa petitesse , travaille à
s'accroître et se multiplier dans ses titres, dans ses
possessions, dans ses vanités ; toutefois, qu'il se mul-
tiplie tant qu'il lui plaira , il ne faut toujours pour
l'abattre qu'une seule mort. Mais il n'y pense pas ;
et, dans cet accroissement infini que notre vanité
s'imagine , il ne s'avise jamais de se mesurer à son
cercueil , qui seul néanmoins le mesure au juste.
« L'homme est vain de plus d'une sorte. Ceux-là
pensent être les plus raisonnables, qui sont vains
des dons de l'intelligence , les savants, les beaux es-
prits. A la vérité , ils sont dignes d'être distingués
des autres, et ils font un des plus beaux ornements
du monde : mais qui les pourrait supporter lorsque,
aussitôt qu'ils se sentent un peu de talent , ils fati-
guent toutes les oreilles de leurs faits et de leurs
dits? Et parce qu'ils savent arranger des mots, me-
surer un vers ou arrondir une période, ils pensent
avoir droit de se faire écouter sans fin , et de dé-
cider souverainement... Laissons ces beaux esprits
dans leurs disputes de mots, dans leur commerce
5,64 DE l'orgueil
de louanges , qu'ils se vendent les uns aux autres à
pareil prix, et dans leurs cabales tyranniques, qui
veulent usurper l'empire de la réputation et des let-
tres. Dois -je dissimuler leurs délicatesses et leurs
jalousies ? Leurs ouvrages leur semblent sacrés ; y
reprendre seulement un mot , c'est leur faire une
blessure mortelle. C'est alors que la vanité, qui
semble naturellement n'être qu'enjouée , devient
cruelle et impitoyable; la satire sort bientôt des
premières bornes , et , d'une guerre de mots , elle
passe à des libelles diffamatoires, à des accusations
outrageuses contre les mœurs et les personnes. Là ,
on ne regarde plus combien les traits sont enveni-
més, pourvu qu'ils soient lancés avec art; ni com-
bien les plaies sont mortelles à l'honneur, pourvu
que les morsures soient ingénieuses ; tant il est vrai
que la vanité corrompt tout , jusqu'aux exercices
les plus innocents de l'esprit, et ne laisse rien d'en-,
tier dans la vie humaine. » [Ibid.)
— L'orgueilleux et le vaniteux se décèlent à cer-
tains signes, à certaines habitudes, dont l'ensemble
ne saurait tromper longtemps l'observateur le moins
exercé. Entrent-ils dans un cercle, ils trouvent tou-
jours moyen d'y occuper la place d'honneur, et ne
tardent pas à s'emparer exclusivement de la conver-
sation ; toutefois, le premier ressemble plutôt à un
maître qui rend ses oracles, le second , à un flatteur
occupé à gagner les suffrages de ceux qui l'entou-
rent. L'un porte la tête iièrement redressée, sa bou-
che pincée annonce le dédain , son regard assuré se
fixe habituellement vers le ciel , enfin, son maintien
et ses moindres gestes conservent toujours un air
Kl DE LA ViNlTÉ. 555
d'enipirc. L'autre a moins de roideur dans la dé-
marche, et en même temps moins d'autorité dans
la voix ; son i-egard a quelque eiiose de caressant ;
SCS gestes sont plus gracieux, plus ari'ondis ; sa
bouche , toujours pi-ète à s'ouvrir, est aussi beau-
couj) moins dédaigneuse. .Marchent-ils tous deux,
l'orgueilleux Foule l'ortement la terre, qu'il croit à
peine digne de le porter ; le vaniteux s'avance avec
plus de légèreté, il pose et n'appuie pas. Du reste,
au physique comme au moral , deux signes sufH-
sent pour les caractériser: l'orgueilleux .y e/ètd , le
vaniteux s étale.
Effets , complication et terminaison.
L'adulation ou le mépris, la fausse modestie,
l'opiniâtreté, l'endurcissement du cœur, l'hypocri-
sie, les débordements du luxe, l'envie, la jalousie,
la colère, la haine, la vengeance, le meurtre et le
suicide , tels sont les tristes effets de l'orgueil et de
la vanité chez les particuliers. Les guerres qui dé-
ciment les peuples, et les révolutions qui troublent
les sociétés, ne naissent, la plupart du temps, que
de cette cause. Enfin, les sectes, les schismes et
les hérésies qui déchirent l'Eglise, sont encore au-
tant d'enfants de l'orgueil et de la vanité, autant
de rejetons sortis de ces deux racines empoisonnées.
Ainsi que nous l'avons vu précédemment , l'or-
gueil et la vanité peuvent marcher de front dès
leiu' début; mais, le plus souvent, ces deux vices
s'engendrent, se conoborent l'un l'autie , et, pour
peu qu'ils se rencontrent avec un surcroit des-
556 DE l'orgueil
pérance et de fermeté , ils donnent bientôt nais-
sance à \ ambition, passion bien plus redoutable que
chacun des éléments qui la composent.
Le vaniteux a-t-il obtenu les applaudissements
dont il est si avide , la tête lui tourne , et , dans
son ivresse, il se croit un génie infiniment au-
dessus de toutes les intelligences qui lui ont payé
le tribut de leur admiration. Tout à l'heure il n'était
que vaniteux; le voici , de plus, sous la domination
de l'orgueil.
L'orgueilleux a-t-il fait passer dans l'esprit de la
multitude la profonde conviction qu'il a de son mé-
rite personnel , les éloges pleuvent aussitôt sur lui ,
c'est à qui lui prodiguera l'encens de la flatterie. Cet
encens étranger, dont il avait su se passer, devient
bientôt pour lui un besoin aussi indispensable que
l'air qu'il respire; il ne peut plus vivre sans louan-
ges ; il lui en faut à tout prix, même aux dépens
de sa propre estime; et celui qui naguère se com-
plaisait en lui-même est réduit à aller chercher
les autres pour donner quelque aliment à son nou-
veau besoin de vaine gloire : il n'avait qu'une pas-
sion , qu'un seul maître , il en a deux.
Nous avons observé la vanité et l'orgueil heu-
reux, c'est-à-dire satisfaits; étudions-les maintenant
dans l'adversité. Après une critique ou une chute,
l'amour-propre humilié se replie en quelque sorte
sur lui-même, il se cache, tout honteux de sa dé-
faite. Mais, dans ce moment, grandit l'estime de soi,
qui s'empresse de lui apporter quelques paroles de
consolation et d'encouragement : «Les sots ! lui dit-
elle, qui n'ont pas su t'apprécier, qui n'ont pa§
ET DE LA VANITÉ. 557
senti tout ce qu'il y avait d'admirable, de sublime
dans ton talent!» I^'amour-propre , se redressant
alors avec une fierté dédaigneuse : «J'étais vraiment
bien fou d'attacher tant d'importance à l'approba-
tion des autres; désormais je veux me passer de
leurs suffrages; j'admirerai tout seul les trésors de
mon génie ! »
Pour l'orgueilleux forcé de descendre et de ra-
battre quelque chose de la haute opinion qu'il avait
de sa personne, il suffoquerait infailliblement si
quelques louanges adroites ne venaient à propos
dilater son cœur. C't'st ainsi que la vanité blessée se
console par l'orgueil,*! que l'orgueil humilié cher-
che un dédommagement dans la vanité.
Traitement.
Si les deux passions dont nous nous occupons
sont si répandues et si difficiles à guérir, c'est en
grande partie la faute de l'éducation vicieuse que
nous donnons aux enfants. A peine, en effet, leur
intelligence commence-t-elle à s'ouvrir , que nous
leur apprenons à s'estimer et à se croire meilleurs
par le seul motif qu'ils ont un nouvel habit, un
beau vêtement, ou quelque ornement qui leur est
tout à fait étranger. Plus tard, nous louons incon-
sidérément devant eux leurs grâces, leur beauté,
leur esprit; puis nous restons étonnés quand nous
venons à découvrir qu ils n'ont que trop profité de
nos leçons, et quelquefois même nous sommes as-
sez injustes pour les punir sévèrement d'un travers
que nous leur avons inculqué.
Au lieu de cette conduite inconséquenle , effor-
5f>8 HE LORGCEIL
çons-nous de donner de bonne heure aux enfants des
habitudes d'oidre et de propreté, des goiVts sunpies
et modestes ; loin de fausser leur jugement , rec-
tifions-le dès qu'il est en défaut; surtout, ne les
louons que très-rarement, et toujours à propos : la
louange est un poison perfide quand elle est autre
chose qu'un encouragement à mieux faire.
Voulons-nous qu'ils se fassent aimer par leur
modestie, commençons par les prêcher d'exemple;
soyons nous-mêmes modestes. Et , en vérité, de quoi
avons-nous droit de nous enorgueillir ou de tirer
vanité? De notre brillante santé? Mais une chute,
un souffle , un rien peut l'abattre. De la beauté de
nos formes ou de notre figure? Mais rappelons-nous
que la beauté n'est qu'éphémère, qu'elle passe avec
l'âge et sous l'influence de la maladie ou des cha-
grins. Serait-ce de notre savoir que nous sommes si
fiers? erreur non moins grande et non moins cou-
pable : d'abord , ce prétendu savoir ne vient pas de
nous, il nous a été communiqué; on l'a dit avec
raison, science n'est que souvenance. Et puis, parmi
cette foule ignorante, objet de nos dédains, combien
d'hommes ne seraient-ils pas aujourd'hui aussi in-
struits, plus instruits peut-être que nous s'ils avalent
eu le bonheur de recevoir une instruction égale à la
nôtre? Que sont d'ailleurs toutes les sciences hu-
maines? un édifice sans fondements solides, une
Babel édifiée sur le sable, et, pour tout dire, un
amas d'incertitudes plus ou moins liées avec des
faits dont on ignore souvent la cause, et dont quel-
ques espriis méthodiques et hardis viennent de
temps en temps changer la distribution , sans lui
ET DE l.\ VANITÉ. 559
donner une base plus stable que ne l'avaient fait
leurs prédécesseurs.
l.c médecin moraliste ne conseillera pas seule-
ment d'éloigner ou d'affaiblir les causes occasion-
nelles de ces deux travers , il prescrira les moyens
hygiéniques les plus propres à modifier les prédis-
positions constitutionnelles qui les entretiennent.
C'est ainsi qu'à l'aide de bains fréquents, d'une nour-
riture légère et rafraîchissante, il parviendra à dimi-
nuer la pléthore sanguine ainsi que la surexcitation
du système nerveux , qui prédominent ordinaire-
ment chez les individus bouffis d'orgueil , et chez
les personnes infatué^ de vanité.
— La législation ne s'occupe que d'une manière
secondaire du traitement préservatif de l'orgueil et
de la vanité; dans certains gouvernements aristo-
cratiques, elle semble même avoir pris à tâche d'en
favoriser le funeste développement. En France, où
les citoyens sont déclarés égaux devant la loi , les
excès de ces deux passions ne sont passibles de peines
qu'autant qu'ils ont amené une contravention, un
délit, ou un crime.
— La religion, au contraire, s'attache sans cesse à
combattre ces deux mortels ennemis de l'homme.
Pour arriver à les dompter, elle ne se contente pas
de nous prescrire la modestie , vertu du dehors ,
vertu sociale qui s'attache seulement à ne blesser
personne, elle va jusqu'à nous faiie un devoir de
V humilité, y evi\x intérieure et surnaturelle, malheu-
reusement trop peu pratiquée, et pourtant seule
capable de contenir l'estime de soi et l'amour de l'ap-
probation dans les bornes utiles au salut de notre
560 DE I.'OUCUEII-
âme, et à l'harmonie de la société : riiuinilité, c'était
la vertu d'un Vincent de Paul, c'était aussi celle de
Fénelon , vrais disciples d'un Dieu qui se fit le plus
humble et le dernier de tous.
Exemples et observations .
I. Vanité d'un grand seigneur.
On lit dans les Mémoires de madame Ducrest , sur
l'impératrice Joséphine :
« Le duc de Lauraguais avait connu beaucoup mon
père, qui nous raconta de singulières anecdotes sur
ce grand seigneur, qui ne se plaisait qu'avec la plus
mauvaise compagnie, et qui se vantait de ce goût.
«11 le rencontra un jour se désespérant, et s'é-
criant qu'il était un homme perdu, déshonoré. —
Mais qu'avez-vous, monsieur le duc, que vous est-
il arrivé? — Une chose affreuse , horrible. — Avez-
vous perdu quelque forte somme au jeu? — Bah î
je suis habitué à cela. Bien pis, vous dis-je, un
malheur épouvantable. — Vous m'effrayez, je ne
sais qu'imaginer, car les chagrins de cœur ne vous
touchent guère. — Oh , si ce n'était que la mort
d'une maîtresse! mais, hélas! c'est plus fort que
tout cela ! 11 y a vingt ans que je fais tout ce que je
puis pour me ruiner; j'ai déclaré, il y a dix-huit
mois, une petite banqueroute ybr^ honnête, fort rai-
sonnable, dont tout Paris parlait; eh bien ! ne voilà-
t-il pas que ce polisson de Guéméné s'avise d'en faire
une de quatorze millions ! .le suis coulé bas ; je pas-
serai inaperçu à présent, on ne parlera pas plus de
moi que d'un bourgeois de la rue Gaint-Denis. Il
faut convenir que je suis bien malheureux!»
ET DE LA VAiNlTÉ. 561
II. Orgueil d'un acteur célèbre.
«T***, rapporte encore madame Ducrest, a dîné
ces jours derniers chez un banquier fort riche de
Paris, et, comme de raison, il n'a été question que
de lui , entretien qui lui plaît de préférence à tout
autre, quoiqu'il ait assurément tout ce qu'il faut
pour les soutenir tous avec avantage. 11 est , à part
son jeu, fort remarquable par son instruction et ses
connaissances des littératures étrangères ; mais son
orgueil passe tout ce que je pouvais imaginer. En
voici une preuve : -
« 11 nous racontait les circonstances de son pre-
mier voyage en Belgique et de sa première entre-
vue avec le roi Guillaume. « Je m'aperçus . nous
dit-il, que Sa JMajesté était embarrassée avec moi,
effrayée de ma réputalion; mais je mis tant de soin
à lui parler avec bonhomie, qu'elle fut aussi à son
aise qu'avec une personne ordinaire. » Si je ne les
avals entendues , je croirais ces paroles inventées
par quelque envieux ou quelque mauvais plaisant;
elles sont si ridicules, qu'il est difficile de croire
qu'elles aient pu être dites. Il est donc vrai qu'un
orgueil excessif peut faire dire des sottises à un
homme éminemment spirituel ! »
m. Vanité d'une jeune fille terminée par un suicide.
Emilie B***, d'une constitution tout à fait lym-
phatique, fut atteinte, pendant son enfance, d'mie
36
t)6^ DE l/oRCUElL
espèce de teigne qui lui dénuda plusieurs points du
cuir chevelu. A peine entrée dans sa quinzième
année, elle fut lancée dans le grand monde, où les
passions naissantes trouvent sans cesse un nouvel
aliment, alors qu'on devrait les diriger dans l'inté-
rieur de la famille. Elle y entendit louer par-dessus
tout les grâces, la beauté, et la toilette qui relève
si bien pes dons de la nature. Elle-même n'était pas
sans quelques agréments, et , pour les faire valoir,
elle s'abandonna aux séduisantes préoccupations de
la vanité : du reste, ce funeste penchant n'était que
trop favorisé par les soins mal entendus d'une mère
qui l'idolâtrait. Cependant les petits triomphes
qu'Emilie obtient déjà dans le monde sont empoi-
sonnés par le souvenir d'une infirmité qu'elle peut
bien cacher aux autres, mais qui ne saurait s'arra-
cher de sa pensée, et qui la tourmente, au milieu
des plaisirs.
Elle n'avait guère que dix-huit ans quand la mort
de sa mère la laissa abandonnée à elle-même et sans
expérience. La lecture des romans devient dès ce
moment son occupation habituelle , et dans ces
livres, écrits pour la plupart avec une Imagination
délirante, elle puise les meilleures raisons pour
entretenir sa passion favorite. Après le besoin de
plaire, celui d'aimer s'éveille bientôt dans le cœur
de cette jeune fille, et devient pour elle une autre
source de louiment. La pensée qu'il faudra faire un
aveu humiliant à l'homme que son cœur a choisi
la trouble au milieu des plus riantes Images du
bonheur. Voulant toutefois tenter une dernière res-
i:i' \)E I.A VANITE. 5(53
source, elle se décide à faire un voyajje à Taiis.
Arrivée cliez son irère, M. B"**, elle va consulter les
médecins les plus dlslinjjués de la capitale, (jui em-
ploient inutilement tous les moyens ima[jlnables.
Privée, dès lors, de l'espoir de sa jjuérison , et plongée
dans la plus sombre mélancolie, Emilie cherche tour
à tour à vaincre son amour et sa vanité, mais elle ne
Fait que les auguienter l'un et l'autre. Sur ces entre-
faites, son Futur vient à Paris, et est reçu par M. B***
comme un ancien ami. Pendant le dîner, ce jeune
homme adresse à cha&tm les compliments les plus
gracieux, et, dans son ignorance, s'arrête com plaisam-
ment sur la magnifique chevelure de madame B***.
C'était briser le cœur de la pauvre Emilie, qui, ce-
pendant, peut se maîtriser assez pour ne pas se trahir
par une émotion indiscrète. Le lendemain, comme
si elle avait tout oublié, elle descend auprès de sa
belle- sœur, qui l'invite à Faire une promenade.
Emilie accepte volontiers; elle aide madame B***
dans sa toilette, et, par un de ces bizarres et inex-
plicables sentiments du cœur humain , elle veut
tresser elle-même la chevelure de sa sœur, cette che-
velure dont elle vante aussi la beauté, tout en par-
lant de TinFériorité de la sienne avec im sang-Froid
aFFecté. Mais bientôt, ne pouvant contenir ses larmes,
elle s'échappe sous prétexte d'aller s'habiller. Uiie
heure entière s'écoule sans qu'elle reparaisse; in-
quiète, madame B*** monte chez sa belle -sœur,
trouve le lit au milieu de la chambre tout en dé-
sordre, avance quelques pas, et tombe évanouie sur
le parquet: elle venait d'apercevoir, dans les plis des
ri (51 DF, i,'onr.ui;ii,
rideaux, la malheureuse Emilie pendue à la flèche
de son lit (1).
IV. Orffiieil et vanité d'un Anglais blessé clans ses chevaux.
Deux chevaux anglais emportaient à Longchamps
lord G*** dans un brillant landau. Le meilleur et le
plus fidèle des cochers, Georges, lier sur son siège,
laissait loin derrière lui tous les autres équipages,
et ce petit triomphe, où milord place toute son
ambition , le rend en ce moment le plus heureux des
hommes. Tandis qu'il promène autour de lui ses
regards satisfaits, il s'aperçoit qu'une mauvaise voi-
ture de place ose le suivre à une distance peu respec-
tueuse. Choqué de cette insolence, qui n'excite d'a-
bord que sa pitié, lord G*** ordonne à Georges de le
débarrasser de cette vue importune: Georges presse
aussitôt ses chevaux, qui redoublent de vitesse; le
fiacre accepte la lutte , et serre de près le superbe
landau. Alors la colère de l'Anglais s'allume ; son
mépris se change en une violente indignation ;
il tire à grands coups le cordon , il s'agite , il tré-
pigne, il vocifère. En vain Georges secoue les rênes,
et presse ses chevaux de la voix et du fouet , leur
ardeur épuisée ne sent plus cette main si sûre et
toujours si bien obéie. Cependant le fiacre gagne de
(1) Vers 1824, un élève interne de l'Hôtel-Dieu s'ouvrit l'artère
crurale, par désespoir de sa laideur. Ce fait a dû être consigné
sur le cahier d'observations qu'il tenait dans le service du profes-
seur Dupuytren.
ET UE LA VANITÉ, -'iCô
plus en plus du terrain : la tête de ses rosses est au
niveau de la portière de milord , qu'elles semblent
narguer; déjà les deux voitures sont de front, et
bientôt l'impertinent sapin, devançant l'équipage du
puissant gentilhomme, et le précède de quelques
secondes à la barrière de l'Etoile. « A l'hôtel !
à l'hôtel ! » s'écrie lord G***, pâle de fureur; et
Georges , qui a compris toute l'énormité de sa
faute , s'en revient abattu moins par l'attente des
reproches que par un véritable chagrin de voir son
maître profondément blessé dans ce qu'il a de plus
cher au monde.
De retour chez lui, lord G*** fait bientôt appeler
Georges, qui arrive tout tremblant. Milord ne s'em-
porte pas; mais, lançant à son vieux cocher un re-
gard froidement dédaigneux: «Sortez, lui dit- il,
sortez à l'instant même de ma maison, pour n'y ja-
mais remettre le pied; vous êtes un misérable, qui
venez de me déshonorer.» Atterré par ces paroles,
Georges balbutie quelques excuses , allègue surtout
que les chevaux ont été horriblement fatigués la
veille, et qu'il a voulu les ménager. « J'avais dit:
Crève les chevaux, reprend sévèrement lord G*** ; il
fallait m'obéir, et non me déshonorer. Partez!» Le
malheureux cocher se retire tout consterné dans
sa chambre , où milord ne tarde pas à lui envoyer
ses gages avec quinze cents francs de gratification
pour ses services d'autrefois.
Jusque-là le vieux serviteur n'avait pas cru l'arrêt
sans appel : il comptait encore sur l'affection de son
maître, qu'il pensait avoir acquise par vingt années
d'une conduite irréprochable et par de fréquentes
victoires dans les courses royales ; mais à présent
que tout espoir est détruit, il quille tristement
l'hôtel, et va annoncer à sa femme la nouvelle de
son malheur. A peine la disgrâce de Georges est-elle
connue, qu'on lui fait proposer plusieurs places
avantageuses; mais aucune de ces places ne saurait
lui rendre son ancien maître ni ses pauvr^-s che-
vaux; il les refuse toutes. D'ailleurs, le coup inat-
tendu qu'il vient déprouver a trop fortement ébranlé
sa santé pour qu'elle n'ait pas besoin de quelques
soins. Cependant deux mois s'étaient écoulés, et
Georges restait toujours triste et silencieux; il avait
perdu l'appétit et le sommeil; il maigrissait à vue
d'œil , enfin il tomba dangereusement malade. Quand
ses économies furent à peu près épuisées, il an-
nonça à sa femme qu'il était décidé à entrer à l'hô-
pital de la Charité , et il y entra , en effet , quelques
jours après.
L'interne de la salle, dans les visites fréquentes
qu'il faisait à ce nouveau malade , soupçonna qu'il
était miné par une vive affection morale; et Georges,
dont il gagna bientôt la confiance, lui raconta la
cause de son désespoir et de ses souffrances. Touché
de compassion, cet excellent jeune homme résolut
de tenter une démarche auprès du vaniteux et sévère
Anglais, espérant encore obtenir le pardon de son
ancien serviteur, et peut-être lui conserver la vie. Il se
présenta donc à l'hôtel de lord G***. Introduit dans
son cabinet: «Milord, lui dit-il, j'ai pris la hberté
de venir vous entretenir d'un malade auquel je porte
un vif intérêt, et qui a été bien des années à votre
service. Consumé par le chagrin d'avoir déplu à
KT DE \A VANITÉ. 507
votre sel(]fneurie, l'infortuné Georges se meurt à l'iiô-
pital de la Cliarité. — Geor{]^e.s à I'l»ùpllal ! inter-
rompit brusquement l'orgueilleux Anglais; mais ce
misérable veut donc toujours me déshonorer! Qu'il
en sorte tout de suite ; je veux qu'il soit traité à mes
Frais, et qu'on lui donne tout ce dont il a besoin.
— La générosité de milord n'a rien qui m'étonne,
répliqua l'interne; mais le pauvre Georges ne peut
plus être transporté ; il ne demande qu'une seule
chose pour mourir en paix , c'est que milord le
voie une dernière fois, et qu'il vienne lui pardonner.
— Moi , voir Georges et lui pardonner ! Mais, mon-
sieur, vous ne savez -donc pas que c'est le dernier
des misérables, qu'il m'a déshonoré en se laissant
dépasser par lui fiacre ! » L'interne insista en vain ;
il ne put obtenir d'autre réponse, et sortit indigné.
Le vieux cocher s était bien attendu à ce triste lé-
sultat; il savait jusqu'où peut aller la vanité d'un
Anglais blessé dans ses chevaux, et avait même prié
l'interne de lui épargner une nouvelle preuve du
ressentiment de son maître.
Cependant milord envoyait tous les jours savoir
des nouvelles de son ancien cocher , lui faisant
offrir de l'argent et tout ce qui pouvait lui être né-
cessaire; le moribond repoussait ces offres, répétant
d'une voix presque éteinte: «Le pardon de milord
pouvait seul me sauver la vie ! »
« Que fait Georges ? » demanda un matin lord G***
à son valet de chambre qui revenait de l'hôpilal
plus triste que de coutume. « Georges n'est plus,
répondit celui-ci : il est mort pendant la nuit. — J'en
suis vraiment bien fâché, reprit milord, avec son
gg3 I>E LOHCUEIL ET DE LA \ l i
flqîme impitoyable; c'était un 1 ive homme que
j'aimais beaucoup autrefoi». >
Et lord G'" crut avoir satist? « sa conscience
en envoyant de l'or h la veuve de ,:!ul .lui avait eu
le malheur de »e laisser d»vai,ce >n un Hacre.
I
I
DE l'ambition. ^69
CHAPITRE IX.
DE L AMBITION.
Do toutes les passions huniaineg, la plus li<TC dans
ses pensées et la plus euiporléc dans ses désirs,
mais la plus souple dans sa conduite et la ()lus
cachée dans ses desseins , c'est l'ambition. Saint
Grégoire nous a représenté son vrai caractère,
lorsqu'il a dit : «L'ambition est timide quand
elle cherche , superbe et audacieuse lorsqu'elle
■• a trouvé. »
BOSSUET.
Définition et synonymie.
Ambition , en latin amhitio, dérive du verbe am-
bire (1), qui signifie aller à l'entour, briguer. Les
Romains, en effet, appelaient, à proprement parler,
ambitiosi {circonvenants) ceux qui briguaient les
charges , parce qu'ils allaient autour de l'assemblée
pour mendier les suffrages.
L'ambition est un désir violent et continuel de
s'élever au-dessus des autres, et même sur leurs
ruines. C'est une soif immodérée de la gloire, de la
domination, des grandeurs et des honneurs, enfin, des
richesses.
V ambition de la gloire est un désir ardent , gé-
néreux quelquefois, mais presque toujours cruel-
(I) Jni , en ancifii latin, signiliiil circttm , à riTilour.
570 DE l'ambition.
lemenl déçu , de vivre entouré de l'admiration , de
la reconnaissance des hommes , et de transmettre
son nom à la postérité.
\S ambition de la domination et du poiii'oir veut, à
tout prix, gouverner et étendre indéfiniment ses
conquêtes; elle prétend que rien ne lui résiste; ses
moindres volontés doivent être regardées comme
des ordres sacrés. Cette ambition, jointe à celle de
la gloire, fait la grandeur des Etats, ou consomme
leur ruine. L'esprit de domination est beaucoup
plus commun qu'on ne le pense ; il se glisse dans
tous les rangs, dans toutes les conditions, et jusque
dans les jeux des enfants.
Uambitio/i des grandeurs et des honneurs aspire
sans cesse à obtenir des places , à monter à des di-
gnités de plus en plus élevées; il lui faut des titres
et des distinctions qui assurent la considération et
les hommages de la multitude.
L'ambition des richesses ressemble à l'avarice par
son ardeur et par les moyens odieux qu'elle emploie
pour accroître sa fortune ; mais , loin de thésauriser,
ainsi que cette dernière passion, qui, dans son dé-
lire, regarde l'or et l'argent comme les seuls biens,
elle ne les considère que comme des moyens de par-
venir à son but.
Chez quelques individus on ne rencontre qu'une
de ces espèces d'ambition : d'autres sont dévorés
par toutes les quatre à la fois; c'est sur ces malheu-
reux esclaves que cette passion exerce son empire
de la manière la plus tyrannique.
Ne confondons pas l'ambition avec cette noble
émulation «qui mène à la gloire par le devoir; la
DE l'ambition. 571
naissance nous l'inspire, et la religion l'autorise:
c'est elle, dit Massillon, qui donne aux empires des
citoyens illustres, des ministres sajjes et laborieux,
de vaillants (généraux, des auteurs célèbres, des
princes dijjnes des louanges de la postérité; au con-
traire, la mollesse et l'oisiveté blessent également
les règles de la piété et }es devoirs de la vie civile,
et le citoyen inutile n'est pas moins proscrit par
l'Evangile que par la société. »
Selon Duclos , « l'émulation et l'ambition diffèrent
entre elles , en ce que la noble émulation consiste à
se distinguer parmi ses égaux, et à chercher son
bien-être; au lieu que l'ambition est un désir im-
modéré de remplir des places supérieures à ses
talents : celle-ci est crime , l'autre est vertu. »
Causes.
Les sujets doués d'une constitution bilieuse ou bi-
lioso-sanguine, ainsi que les individus mélancoli-
ques, sont, en général, prédisposés à l'ambition. Cette
passion se remarque beaucoup plus fréquemment
dans l'âge mûr que pendant la jeunesse ou la vieil-
lesse ; les hommes en sont bien plus souvent atteints
que les femmes.
De tous les sentiments moraux, l'orgueil, surtout
quand il se rencontre avec une espérance excessive,
est , sans contredit , celui qui favorise le plus le
développement de cette soif d'honneurs , de pouvoir
et de richesses , si commune et si ardente dans les
gouvernements constitutionnels et républicains, où
tout le monde peut arriver au pouvoir.
572 DE l'ambition.
Nées de l'orgueil des classes moyennes ( orgueil
qui s'est depuis communiqué aux rangs inférieurs) ,
ces deux formes de gouvernements ne semblent
guère convenir au caractère français. Trop corrom-
pus pour la république, nous sommes beaucoup trop
turbulents et trop francs pour un ordre de choses
équivoque. En travaillant à introduire parmi nous
sa balance politique, la moderne Carthage espérait
y répandre ses deux vices dominants, l'avarice et
l'ambition : ses prévisions seront bientôt dépassées.
Caractère, marche et terminaison.
« L'ambition , dit Massillon , ce ver qui pique le
cœur et ne le laisse jamais tranquille, cette passion
qui est le grand ressort des intrigues et de toutes
les agitations des cours , qui forme les révolutions
des États, et qui donne tous les jours à l'univers de
nouveaux spectacles, cette passion qui ose tout, et
à laquelle rien ne coûte , est un vice encore plus
pernicieux aux empires que la paresse même.
«Déjà il rend malheureux celui qui en est pos-
sédé ! L'ambitieux ne jouit de rien : ni de sa gloire,
il la trouve obscure; ni de ses places, il veut monter
plus haut; ni de sa prospérité, il sèche et dépérit
au milieu de son abondance ; ni des hommages qu'on
lui rend, ils sont empoisonnés par ceux qu'il est
obligé de rendre lui-même; ni de sa faveur, elle
devient amère dès qu'il faut la partager avec ses
concurrents; ni de son repos, il est malheureux à
mesure qu'il est obligé d'être plus tranquille : c'est
un Aman , l'objet souvent des désirs et de l'envie
DE l'ambition. £73
publique, et qu'un seul honneur refusé à son ex-
cessive autorité rend insupportable à lui-même.
«L'ambition le rend donc malheureux, mais de
plus, elle l'avilit et le dégrade. Que de bassesse
pour parvenir! il faut paraître non pas tel qu'on
est , mais tel qu'on nous souhaite : bassesse d'adula-
tion, on encense et on adore l'idole qu'on méprise;
bassesse de lâcheté, il faut savoir essuyer des dé-
goûts, dévorer des rebuts, et les recevoir presque
comme des grâces; bassesse de dissimulation, point
de sentiments à soi , et ne penser que d'après les
autres; bassesse de dérèglement, devenir les com-
plices et peut-être les ministres des passions de ceux
de qui nous dépendons , et entrer en part de leurs
désordres pour participer plus sûrement à leurs
grâces ; enfin bassesse même d'hypocrisie , emprun-
ter quelquefois les apparences de la piété, jouer
l'homme de bien pour parvenir , et faire servir à
l'ambition la religion même qui la condamne. Ce
n'est point là une peinture imaginaire; ce sont les
mœurs des cours, et l'histoire de la plupart de ceux
qui y vivent.
« Qu'on nous dise, après cela, que c'est le vice des
grandes âmes : c'est le caractère d'un cœur lâche
et rampant , c'est le trait le plus marqué d'une âme
vile. Le devoir tout seul peut nous mener à la gloire;
celle qu'on doit aux intrigues de l'îirabition porte
toujours avec elle un caractère de honte qui nous
déshonore; elle ne promet les royaumes du monde
et toute leur gloire qu'à ceux qui se prosternent
devant l'iniquité , et qui se dégradent honteusement
Ô7l DE 1,' AMBITION.
eux-mêmes. On reproche toujours vos bassesses à
votre élévation, vos places rappellent sans cesse les
avilissements qui les ont méritées, et les titres de
vos honneurs et de vos dignités deviennent eux-
mêmes les traits publics de votre ignominie. Mais,
dans l'esprit de l'ambitieux, le succès couvre la
honte des moyens : il veut parvenir, et tout ce qui
le mène là est la seule gloire qu'il cherche ; il regarde
ces vertus rqjnàines, qui ne veulent rien devoir qu'à
la probité, à l'honneur et aux services, comme des
vertus de roman et de théâtre, et croit que l'éléva-
tion des sentiments pouvait faire autrefois les héros
de la gloire, mais que c'est la bassesse et l'avilisse-
ment qui fait aujourd'hui ceux de la fortune.
«Aussi l'injustice de cette passion en est un der-
nier trait encore plus odieux que ses inquiétudes et
sa honte. Oui, un ambitieux ne connaît de loi que
celle qui le favorise; le crime qui l'élève est pour
lui comme une vertu qui l'ennoblit. Ami infidèle,
l'amitié n'est plus rien pour lui dès qu'elle intéresse
sa fortune; mauvais citoyen, la vérité ne lui paraît
estimable qu'autant qu'elle lui est utile; le mérite
qui entre en concurrence avec lui est un ennemi
auquel il ne pardonne point ; l'intérêt public cède
toujours à son intérêt' propre; il éloigne des sujets
capables, et se substitue à leur place; il sacrifie à
ses jalousies le salut de l'Etat, et il verrait avec
moins de regret les affaires publiques périr entre
ses mains , que sauvées par les soins et par les lu-
mières d'un autre. »
Avant d'examiner l'influence qu'exerce l'ambition
[)¥, 1,'AMIilTION. 575
sur nos orjjaiics, ajoutons quelques trails aux fidèles
peintiu'es de 1 eié(;ant évèquc de Clermont.
l/anibllion s'allie rarement à la prudence : elle
marche ordinairement, ou plutôt elle court en avant,
sans ret^ardei- derrière elle. Cependant, chez quel-
ques individus rusés ou pusillanimes , elle ne s'a-
vance qu'en rampant, que par déloius; et, comme
lenvle , qui entre pour quelque chose dans sa com-
position , elle ne prend aucun repos qu'elle ne soit
arrivée à son but. C'est une remarque faite depuis
long-temps, les gi-andes places sont comme les
lieux escarpés , où 11 ne parvient que des aigles et
des reptiles (1).
Semblable au malheureux affecté de monomanie,
l'ambitieux ne paraît avoir de sens que pour l'objet
de ses désirs : indifférent aux scènes les plus riantes
de la nature, c'est à peine s'il s'aperçoit du renou-
vellement des saisons: le printemps même n'a aucune
grâce à ses yeux; les vins, les mets les plus exquis sont
pour lui sans saveur comme sans attraits; son som-
meil est court et troublé ; 11 prend ses repas à la
hâte et d'un air rêveur : on dirait qu'il craint de
dérober à sa passion les instants nécessaires pour
réparer ses forces épuisées.
(1) Deux courtisans, rapporte Vernier, poursuivaient la même
place : celui qui l'obtint par ses souplesses et ses basses intrigues
dit à son concurrent qu'il n'avait pas fait un pas pour y arriver.
«Je le crois bien, répliqua celui-ci; quand on rampe, on ne mar-
che pas. »
Rariiprr, il est vrai, n'est pas marclin- ; mais enfin c'est avancer :
c'est, du reste, le mode de progression naturel des reptiles, et il
est bon de savoir que celte classe d'animaux est très-nombreuse.
671 ut 1.'»ÏI6ITI0S
eiix-ménie«. On reproche loup
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• » de
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. il sttcriHe
oi; i/ambition. 577
Et cependant, malgré les terribles leçons de l'his-
toire, malgré leur propre expérience, les hommes
se laissent encore fasciner par ce besoin Factice,
par cette soif immodérée de la gloire , du pouvoii-,
des honneurs, des richesses. Aussi, à chaque violent
bouleversement politique, est-on sûr de trouver les
maisons d'aliénés encombrées. Cela s'était vu pen-
dant la révolution de 1789, et nous avons tous été
à même de nous en convaincre à la suite des événe-
ments de 1830.
Dans le deuxième Compte rendu publié par M. Des=
portes, on ne trouve, sur 8,272 aliénés, que 139
individus amenés à ce triste état par l'ambition ;
mais, dans le nombre 1 50, qui indique les aliénés par
suite de revers de fortune, combien n'y a-t-il pas
d'ambitieux ruinés! enfin, reste le chiffre 157G
pour les causes inconnues, où l'ambition pouvait en-
core jouer un grand rôle. Une remarque que j'ai
été à même de faire dans les établissements de
MM. Esquirol , Belliomme , Falret et Voisin , où la
pension est d'un prix élevé , c'est que le nombre des
aliénés par ambition est proportionnellement beau-
coup plus considérable que dans les établissements
dépendant de l'administration des hôpitaux. Du
reste, la monomanie ambitieuse et la lypémanie sont
les deux formes d'aliénation mentale primitivement
déterminées par la passion dont nous nous occu-
pons; mais, comme je l'ai constaté, elles dégénèrent
parfois en manie et en démence.
Quant à l'influence qu'exercent les passions am-
bitieuses sur la criminalité, on trouve que, pendant
la seule année 1840, nos cours d'assises ont eu à
37
r)78 DE l'ambition.
juger 144 affaires criminelles reconnaissant pour
cause la cupidité ; savoir :
lûcendies 64
Empoisoaneraeots 1 1
Assassinats 61
Meurtres 7
, Homicide involontaire 1
En 1841, le chiffre des affaires criminelles ayant
aussi pour cause la cupidité s'est élevé à 154 (0,19
du nombre total des crimes).
Dans les 144 affaires de Tannée 1840, et les 154
de l'année 1841 , ne sont pas compris les crimes
nombreux résultant de discussions d'intérêts entre
parents, crimes que l'on trouve classés sous une autre
catégorie dans les Comptes généraux de l' administra-
tion de la justice criminelle en France.
Traitement.
Moyens hygiéniques. — La vie champêtre, les pro-
menades prolongées, la chasse surtout, si les forces
du malade le permettent, peuvent être d'une grande
utilité dans le traitement de la maladie qui nous
occupe.
En général, l'alimentation devra être légère et ra-
fraîchissante, puisque l'un des premiers effets de
cette passion est d'altérer les digestions.
Il faudra tâcher de prolonger le^sommeil du ma-
lade.
Les bains tlèdes et des frictions appropriées
pourront aussi être prescrits avec avantage.
bK 1,'amdition. rû'.)
On devra surtout oonscillor des lectures variées,
intéressantes, et engajjoi' les nnalades à se livrer,
sans fatigue toutclbis, à la composition de quelque
ouvrage analogue à leurs connaissances.
Moyens moraux. — Hâtez- vous de combattre cette
passion dès sa naissance, si vous voulez le faire avec
quelque snccrs. Pour cela, fatiguez l'ambitieux
par des obstacles sans cesse renaissants ; humiliez
à propos son orgueil; montrez-lui le néant des ob-
jets qui le séduisent , et Tincertitude des récom-
penses qu'il attend; aielîez ensuite habilement sous
ses yeux des individus dont la position soit beau-
coup moins heureuse que la sienne; éloignez-le des
grandes villes, de la cour surtout et des parvenus;
tachez qu'il se lie d'amitié avec des hommes con-
tents de leur sort , portés à l'enjouement , à la bien-
faisance, et ne voulant pas, par modestie ou par
circonspection, s'élever à un état supérieur. Par leur
fréquentation habituelle (l'exemple est si puissant
sur l'homme), il finira par se convaincre que gloire
et bonheur ne sauraient s'allier ici-bas, et que la plu-
plart des ambitieux ne sont que de malheureux es-
claves (1) qui ont péniblement gravi la route diffi-
cile de la vie pour arriver à la mort avec plus de
bruit , mais avec de plus grandes infortunes que les
autres hommes.
Avez-vous à combattre l'ambition chez un indi-
vidu placé pendant longtemps sur un grand théâ-
tre : mineur adroit, attaquez la place avec les plus
(1) «L'esclave n'a qu'an maître; l'ambitieux en a autant qu'il v
a do (Tons utiles à sa fortune. » (La IJruvère,)
580 DE i/AMnmoN,
grandes précautions. Portez d'abord l'activité de
votre malade sur d'autres points, et tâchez de l'y
fixer; créez-lui insensiblement une habitude d'émo-
tions qui diffèrent de ses anciennes. Quand vous
aurez opéré cette heureuse diversion , alors , seule-
ment alors , vous pourrez commencer l'attaque avec
^succès. Si vous vouliez rétrécir trop vite le cercle
de ses idées ordinaires , vous compromettriez in-
failliblement son existence : l'ambitieux est comme
un coureur de profession , que vous tueriez bientôt
si vous le condamniez tout à coup à un repos ab-
solu.
Vous pouvez enfin être appelé à donner des soins
à un homme d'Etat dévoré d'ambition , et tout à
coup disgracié , sans aucun titre honorifique , sans
aucune récompense qui le dédommage de ses ser-
vices, et qui puisse encore nourrir sa vanité. Ce
cas, que le vulgaire appelle |une ambition rentrée,
est l'un des plus graves que vous puissiez rencon-
trer : il se termine souvent par une mort subite;
d'autres fois , une fièvre consomptive s'empare de
ces malheureuses victimes, et les conduit au tom-
beau par une marche lente, mais douloureuse. Dans
cette seconde terminaison , il ne reste guère au mé-
decin moraliste que le rôle de consolateur. Heureux
alors celui qui peut se dire : Je suis parvenu à adou-
cir les derniers jours d'un infortuné! La religion
est un puissant remède que j'ai vu plus d'une fois
employer avec succès contre de pareilles blessures,
«Dans le beau climat de la Grèce, dit l'éloquent
Alibert, lorsque, autrefois , un infortuné se trouvait
en proie à cette passion dévorante, les prêtres d'Es-
DE 1,'ambition. 581
culape lui prescrivaient d'aller visiter les ruines du
mont Ossa. Son ardeur se calmait en contemplant
les gouffres épouvantables où furent précipités les
Titans. Il écoutait le vain bruit des vagues du Pé-
née, qui s'élancent avec fracas dans les airs, et
viennent mourir au pied des rochers. 11 ne tardait
pas à se convaincre qu'il faut remplir avec calme sa
destinée, et que les jouissances inquiètes de la gloire
sont loin de valoir le pur bonheur que goûte le sage
dans une parfaite sécurité. »
Je ne puis terminer ce chapitre d'une manière
plus instructive qu'en présentant une liste chrono-
logique des principales victimes de l'ambition. Il me
semble également qu'à une époque aussi tourmentée
que la nôtre par une fièvre continuelle de révolte,
et par une soif immodérée du pouvoir, des honneurs
et des richesses, on ne saurait trop rappeler cette
maxime d'un sage : « Pour vivre heureux, faisons le
bien , mais vivons cachés. «
Tableau indiquant lajin tragique de quelques célèbres
ambitieux.
Absalon, fils de David, mort vers l'an
1020 avant J. C , Tué.
Athalie, fille d'Achab , morte l'an 877
av. J. G Massacrée.
Aman, favori d'Assuérus, mort vers l'aa
540 av. J. C Pendu.
Pausaîjias, général lacédémonien, mort
l'an 477 av. J. C Mort de faim.
Thîmistocle, général athénien, mort l'an
464 av. J. C Suicide.
582 i>E l'ambition.
Alcihiade, général athénien, mort l'an
404 av. J. C assassiné,
Cyrus (le Jeune), frère d'Arlaxerce-Mné-
mon , mort l'an 401 av. J. C Tué.
Manlius ( Capilolinus ) , général romain ,
morL l'an 370 av. .1. C Précipilc.
PniLirrE , roi de Macédoine , moit l'an 336
av. J. C yissassiiié.
Alexandre (le Grand), moit l'an 321 av.
J. C I^r. ou poison (?).
MÉLÉAGREj'un des généraux d'Alexandre,
mort l'an 324 av. J. C assassiné.
Cratère, l'un des généraux d'Alexandre,
mort l'an 322 av. J. C Tué.
NÉOPTOLÈME, l'un des généraux d'Alexan-
dre , mort l'an 322 av. J. C Tué.
Perdiccas, l'un des généraux d'Alexandre,
mort l'an 320 av. J. C Massacré.
Olympias, mère d'Alexandre, morte l'an
318 av. J. C Assassinée.
Antigone, l'un des généraux d'Alexandre
le Grand, mort l'an 301 av. J. C Tué.
Agaihocle, tyran de Sicile, mort l'an 287
av. .]. C Empoisonné.
Demetrius Poliorcetes, fils d'Antigone,
mort l'an 283 av. J. C Morl cncoptivilé.
Lysimaque, l'un des généraux d'Alexandre,
mort l'an 282 av. J. C Tué.
Seleucls, l'un des généraux d'Alexandre,
mort l'an 281 av. J. C Assassiné.
Pyrrhus, roi des Épirotes, mort au siège
d'Argos, l'an 272 av. J. G Tué.
Antiochus Théos, roi de Syrie, mort l'an
247 av. J. C Empoisonné.
Antiochcs (le Grand), roi de Syrie, mort
vers l'an 187 av. .J. C Massacré.
»
DE L'AMDmON. 583
Persée , roi de Macédoine, mort l'an 167
av. J. C Mort de faim.
Gracchus (Tiberius), Iribun du |)eiiple,
mort l'au 133 av. .1, C yissommé.
Gracchus (Caius), tril)nn du peuple, mort
l'au 121 av. .1. C Poignardé.
JuGL'RTHA, usurpateur du royaume de Nu-
midie, mort l'an 105 av. J. C Mort de faim.
Sertorils, général romain, mort l'an 73
av. J. C Assassiné.
SpARTAcrs, auteur de la révolte des gla-
diateurs, mort l'an 71 av. J. C Tué.
MiTHRiDATE, roi de Pont, mort l'an fiS
av. J . C Suicide.
Catilina, cons|)irateur romain, mort l'an
62 av. J. C Tué.
Crassus, général romain, mort l'an 53
av. J. G Tué.
Clodius (Publius), tribun et prétendant
au consulat, mort l'an 52 av. .1. C Tué.
Pompée le Grand (Caa;us Pompeius), mort
l'an 48 av. J. C Assassiné.
Pharnace II, fils de Mithridate, mort l'an
47 av. J. C Tué.
César (Caius Julius), mort l'an 44 av.
J. C Assassiné.
Brutus (Marcus Junius), l'un des assas-
sins de César, mort l'an 42 av. .1. C. . . . Suicide.
Antoine (Marcus Antonius), l'un des
triumvirs, mort l'an 31 av. J. C Suicide.
Sé.ian, favori de Tibère, mort l'an 31 de
l'ère chrétienne Étranglé.
Calicula (Caius Caesar), empereur romain,
mort à 29 ans, l'an 41 Assassiné.
Agrippine, mère de Néron, morte l'an 59
de l'ère chréti ne Massacrée.
58 î DE l'ambition.
Néron, empereur romain, mort l'aa 68
de l'ère chrélieoQe Suicide.
Galba, empereur romain, mort l'an 69
de l'ère chrétienne Assassiné.
Othon, empereur romain, mort l'an 69
de l'ère chrétienne Suicide.
ViTELi,ius, empereur romain, mort l'an
69 de l'ère chrétienne Massacré.
Sabinus, Gaulois, mari d'Eponine, préten-
dant à l'empire , mort l'an 78 Exécuté.
Pertinax, successeur de Commode, mort
l'an 193 Assassiné.
DiDius (.lulianus), empereur romain,
mort après 66 jours de rèfjne Exécuté.
Pescennius- Niger, proclamé empereur,
mort l'an 195 Assassiné.
Macrin, élu empereur en 217, mort en
218 Assassiné.
Maximin, assassin et successeur d'Alexan-
dre Sévère, mort en 238 Assassiné.
Philippe, assassin et successeur de Gor-
dien le Jeune, mort en 249 Assassiné.
RuFiN , ministre de Théodose et d'Arca-
dius , mort en 397 Massacré.
GiLDON, gouverneur d'Afrique, rebelle,
mort en 398 Suicide.
Eutrope, favori d'Arcadius, mort en
399 Décapité.
Gaïnas , commandant général de l'armée
romaine en Orient, mort en 400 Tué.
Stilicon, général romain , vainqueur d'A-
laric, mort en 408 Massacré.
BoNiFACE, général romain, rival d'Aetius,
mort en 439 Tué.
Aetius, général romain, vainqueur d'At-
tila , mort en 454 Poignardé.
Dr. i AMiurioN.
585
ASPAR, patrice et général romaio, mort en
471 Assassiné.
Zenon, usurpateur de l'empire d'Orient,
mort en 491.. • Enterré vif.
Odoacre, roi d'Italie, est vaiacu par Théo-
doric , et meurt eu 493 Massacré.
Chramme , fils naturel de Clolaire 1", mort
en 560 ^râlé vif.
Phocas, empereur d'Orient, mort en
610 Égorgé.
Brunehalt, reine d'Austrasie, morte en
613 Muliléc.
Mahomet, fondateur de l'islamisme, mort
l'an 632 Empoisonné.
Ebroïn, maire du palais sous Clotalre III
et Thierry III, mort en G81 Assassiné.
Irène, femme de Léon IV, empereur de
Constantinople, morte en 803 Morte en exil.
Crescentius, chef des révoltés romains,
mort en 898 Exécuté.
Nicéphore II (Phocas), empereur d'O-
rient, mort en 969 Assassiné.
Jean Zimiscès, empereur d'Orient, mort en
973 Empoisonné.
Romain IV, surnommé Diogène , mort en
107 1 M. les yeux crev.
Arnaud de Brescia, chef des révoltés ro-
mains, mort l'an 1155 Hràlé vif
Jean-sans-Terre, roi d'Angleterre, mort
en 1216 Empoisonné.
Mainfroy, tyran de Sicile, parricide et
fratricide, mort en 1266 Tué.
Marino Faliero, doge de Venise, mort en
1 338 Décapité.
Artevelde (J.), brasseur, célèbre factieux,
mort en 1 345 Assassiné.
686 DE l'ambitio?(.
Artevelde (P.), fils du précédent, mort à
Rosbach Tué.
RiENzi ou RrENzo, tribua de Rome, mort
en 1 354 assassiné.
Marcel (Etienne), prévôt des marcliauds,
mort en 1358 Assommé.
Pierre le Cruel, roi de Castille, mort eu
1 369 Assassiné.
Charles le Mauvais, roi de Navarre, mort
en 1387 Brûlé vif.
Bajazet, sultan des Turcs , mort en
1 402 Morl en caplivitc.
Orléans (Louis, duc d') fils de Charles P^
mort en 1407 Assassiné.
Armagnac (Beruard , comte d' ) , conné-
table de France, mort en 1418 Massacré.
Jean-sans-Peur, duc de Bourgogne, assas-
sin du précédent, mort en 1419 Assassiné.
Sforza Attendolo, grand connétable à la
cour de Naples, mort en 1424 Noyé,
Warwick (comte de), dit le Faiseur de
rois , mort en 1471 Tue.
Charles le Téméraire, duc de Bourgogne,
mort en 1477 Tué.
Richard III, roi d'Angleterre, mort en
1 485 Tué.
César Borgl\ (le cardinal), duc de Valen-
linois , mort en 1 507 Tué.
BoLRRON (le connétable de), morl en
1 527 Tué.
BoLEYN (Anna), reine d'Angleterre, morte
en ! 537 Décapitée.
ALMAono (Diego), rival de Pizarre, mort
en 1538 Étranglé.
Almagro (D.), fils du précédent, assassin
de Pizarre, mort eu 1 542 Étranglé.
DE l'ambition. 687
PiZAnnt (François), conqucraut du Pérou,
mon eu 1542 Assassiné.
FiESouE (.l.-L. Fieschi), comte de Lavajjne,
conspirateur, mort en 1517 Noyé.
GoNzAi.Ès PizAKUE, frère de Fran<^'ois Pi-
zarre, mort en 1548 Décapité.
Duui.EY (.l.),}5rand maréchal d'Angleterre,
mort eu 1553 Décapité.
Christiern h , roi de Danemark et con-
quérant de la Suède, mort en 1559. , . Mortcncaplii'ité.
François de Lorraine, duc de Guise, mort
eu 15G3 Assassiné.
GiiSE (duc de), Henri de Lorraine, dit
le Balafré^ mort en 1 588 Assassiné.
BiRON (Charles de Gontaut, duc de),
mort en 1602 Décapite.
CoNCiNi, maréchal d'Auere, mort en
161 7 Assassiné.
DoRi (Léouore, dite Calij^aï) , femme du
précédent, morte eu 1617 Brûlée.
Walter Rakeich, célèbre aventurier an-
glais , mort en 1618 Décapité.
BucKiNGHAM (George Villiers, duc de),
mort en 1628 Assassiné.
Montmorency (Henri II, duc de), mort
en 1632 Décapité.
Walstein, duc de Friedland, mort en
1634 Assassiné.
MÉDicis (Marie de), femme de Henri IV,
morte en 1642 Morte en exil.
Cinq-Mars (Henri Coiffier de Ruzé), fa-
vori de Louis XIII, morte» 1642 Décapité.
Masaniello, pécheur napolitain, auteur
de la révolte de 16^, mort la même au. Assassiné.
Fouquet, surintendant des finances sous
Loui.s XIV, mort eu 1680 Mort en prison.
688 DE l'ambition.
Charles XII, roi de Suède, mort eo
1718 Tué.
Mentschicoff, prince et raiDistre de Rus-
sie, mort en Sibérie en 1729 Mort en exil.
Nadir-Chah (Kouly-kan), roi de Perse,
mort en 1747 Assassiné.
Alberom (le cardinal), ministre du roi
d'Espagne , mort en 1 752 Mort en exil.
Neuhof (Théodore, baron de), aventu-
rier, roi de Corse, mort en 1755 Mort en exil.
Mascarenhas (Joseph) , duc d'Aveiro, con-
spirateur de Portugal , mort en 1 759. . . Décapité.
Lanskoï, général russe et favori de Cathe-
rine II , mort en 1 770 Empoisonne.
Struensée, ministre de Danemark, mort
en 1 772 Décapité.
Pugatsgheff, Cosaque qui se faisait passer
pour Pierre llï , mort en 1775 Mort en cage.
Potemkin, premier ministre et favori de
l'impér. Catherine II, mort en 1791.. . . Empoisonné.
Gustave III (de Suède) périt de la main
d'Ankestrœm, en 1792 Assassiné.
RiGAs, chef de la première insurrection
grecque, mort en 1798 Noyé.
ToussAiNT-LouvERTURE, nègre de Saint-
Domingue , mort en 1 803 Mort en prison.
Dessalines (Jacques l"""), empereur d'Haïti,
mort en 1806 Fusillé.
Mustapha- Bairakdar, pacha de Roust-
chouck, mort en 1808 Suicide.
Henri II (Christophe), roi d'Haïti, mort
en 1 820 Suicide.
Ali-Pacha de Tebelen, rebelle et tyran,
mort en 1822 Assassiné.
RiEGO, révolutionnaire espagnol , mort en
1823 Pendu.
DE l'ambition. r)89
Je n'ai pas cru devoir comprendre dans cette
liste les ambitieux qui ont joué les principaux rôles
sur la scène de la révolution française; je me con-
tente de rappeler sommairement au lecteur la triste
fin de la plupart des présidents de la Convention.
Sur les 7G membres qui ont dirigé cette assemblée,
on en trouve en effet :
Guillotinés 18
Suicides 3
Déportés 8
Incai'cérés 6
Mis hors la loi 22
Aliénés 4
61
Presque tous les secrétaires de la Convention ont
eu une fin non moins déplorable.
Ô90 DE l'envie
CHAPITRE X.
DE l'envie et de LA JALOUSIE.
Dans la cliafne des sentiments moraux , l'envie est
lice à la haine par des rapports manifestes;
mais elle a une affiiiilc encore plus grande avec
l'ambition.
Alibert, Physiologie des Passions.
Le mot envie, en latin invidia, dérive , selon les
dictionnaires , des deux mots in et viclere, qui signi-
fient voir dans, avoir les yeux sur. Ces mots ne
signifieraient-ils pas plutôt ne pas voir, détourner
la vue, voir d un mauvais œil? En effet, invisus
désigne une personne qui nous est odieuse, que
nous ne pouvons pas voir; et, d'un autre côté,
l'envieux [invidus), loin d'arrêter les yeux sur l'ob-
jet qui excite sa passion , les en détourne involon-
tairement et avec horreur.
Les Latins ont confondu l'envie et la jalousie
sous le nom d'invidia, les Grecs sous celui de
'C'fikOTUTîioC.
Les moralistes français se sont efforcés de dis-
tinguer ces deux passions, qui se confondent assez
fréquemment.
« L'envie , dit Charron , est sœur germaine de la
hayne; c'est un regret du bien que les autres pos-
sèdent, qui nous ronge fort le cœur, et tourne le
bien d'autruy en nostre mal. Jalousie est passion
presque toute semblable , et de nalure et d'effect ,
El DE LA JALOUSIE. 591
à l'envie, sinon ([ii'il semble que par l'envie nous
ne considérons le bien qu'en ce qu'il est arrivé à
un autre, et que nous le desirons pour nous; et la
jalousie est de nostre propre bien, auquel nous crai-
jjnons qu'un autre participe. » [De la Sagesse, liv. I ,
chap. 28 et 29.)
La jalousie, selon Descartes, «est une espèce de
crainte qui se rapporte au désir qu'on a de conserver
la possession de quelque bien. Ce qu'on nomme com-
munément envie est un vice qui consiste en une
perversité de nature, qui fait que certaines gens se
fâchent du bien qu'ils voient arriver aux autres
hommes. »
La Rochefoucauld prétend que «la jalousie est,
en quelque sorte, juste et raisonnable, puisqu'elle
ne tend qu'à conserver un bien qui nous appartient,
ou que nous croyons nous appartenir; au lieu que
l'envie est une fureur qui ne peut souffrir le bien,
des autres. »
Le docteur Vitet, dans sa Médecine expectanle ,
définit l'envie «une disposition habituelle à voir
avec peine les autres jouir des biens et des avan-
tages qu'on ne possède pas soi-même, avec haine
et désir continuel de les en voir privés et d'en jouir. »
La jalousie, d'après le même auteur, « est une dispo-
sition à vouloir posséder seul, accompagnée d'in-
quiétude et d'aversion plus ou moins violente contre
ceux qu'on soupçonne prétendre aux mêmes pos-
sessions, avec efforts continuels pour les empêcher
d'y parvenir. »
Pour résumer ces diverses définitions, je dirai
qu'on est jaloux de son bien, et em'idiix de celui
592 DE l'envie
cVautnii; j'ajouterai que la jalousie tient ordinai-
rement à quelque rivalité d'amitié ou d'amour,
tandis que l'envie se rapporte plutôt au rang, aux
honneurs, à la fortune, aux talents.
Gardons-nous de confondre l'émulation et l'envie.
L'émulation, sentiment louable, s'exerce dans les
cœurs généreux par de nobles efforts; l'envie, pas-
sion vile, naît dans les âmes faibles et méchantes,
et n'agit guère que par des voies nuisibles. L'homme
excité par l'émulation sait admirer ses rivaux, et ne
craint pas d'avouer ses espérances , parce qu'il ne
veut arriver à la gloire que par le devoir ; lâche
calomniateur du mérite et de la vertu , l'envieux est
si méprisable , qu'il se cache à lui-même sa passion ;
tout ce qui excite l'admiration des hommes le tour-
mente et l'irrite; son indulgence et ses égards ne
sont réservés qu'au vice ou à l'obscurité. Aussi les
païens avaient-ils placé l'autel de l'émulation à côté
de celui de la gloire ; tandis que l'envie leur parais-
sait si hideuse, qu'ils en avaient fait une divinité
infernale.
Comme la jalousie et l'envie vont très-souvent de
compagnie, et que d'ailleurs leurs causes, leur mar-
che, leur traitement, offrent la plus grande analo-
gie, je crois devoir étudier simultanément ces deux
passions , en ayant soin de faire remarquer ce qui
appartient à l'une plutôt qu'à l'autre.
Causes.
Les causes de ces deux passions sont prédispo-
santes ou déterminantes. Au nombre des causes
El DE I.A .lALOLSIE. 693
prédisposantes, il faut mettre en première li^ne les
constitutions bilieuse , lymphatique , nerveuse , et
surtout le tempérament mélancolique des anciens (1).
L'enfance et la vieillesse sont, en général , plus por-
tées à ces passions que l'âge adulte ; on les observe
aussi plus fréquemment chez la femme que chez
l'homme; enfin, les individus idiots, cacochymes,
difformes, y sont beaucoup plus enclins que ceux
qui sont robustes et doués d'une bonne complexion.
Des soins, des caresses, des louanges, inégalement
partagés , une préférence sensible donnée à un en-
fant par des parents ou par des maîtres inexpéri-
mentés , sont les causes qui déterminent ordinaire-
ment la jalousie chez les jeunes sujets (2). Chez les
adultes, l'égoïsme , l'orgueil, l'ambition , le séjour
de la cour, la pauvreté, l'oisiveté , et toutes les pro-
fessions ou positions rivales, n'engendrent que trop
(1) Les anciens, ainsi que nous l'avons vu précédemment , ne re-
connaissaient que quatre humeurs, et, par suite, quatre tempé-
raments : 1° \e/ks^nia/iqiie ou pituiteux, 2° le scuii^uin, 3° le Liliettx,
4° le inéUuicoliquc ou atrubilaire. Ce dernier, qui n'est qu'une exa-
gération du précédent, doit être regardé comme une véritable ma-
ladie des orpanes digestifs ; il peut être à la fois cause et effet des
deux passions qui nous occupent.
(2) « La jalousie, dit Fénelon , est plus violente dans les enfants
qu'on ne saurait se l'imaginer; on en voit quelquefois qui sèchent
et qui dépérissent d'une langueur secrète , parce que d'autres sont
plus aimés et plus caressés qu'eux. C'est une cruauté trop ordi-
naire aux mères , que de leur faire souffrir ce tourment, » {^Educa-
tion des filles, c 5.) Fénelon signale avec raison aux mères de fa-
mille une passion dont les ravages sont si communs et si terribles ;
mais l'expression de criiaiifé me parait beaucoup trop dure envers
la plupart des mères, qui certes ne font pas sciemment souffrir à
leurs enfants les tourments de la jalousie,
38
694 DE l'en VIE
SQiivcnt l'envie. Cette remarque n'a pas échappé à
Fléchier, dans ses HéJIeaions sur les caractères des
hommes : «Il en est, dit-il, des grands capitaines à
l'égard de la gloiie, comme il en est des femmes
bien faites à l'égard de la beauté. Deux belles femqies
sont peu amies, et s'accordent peu sur leurs pré-
tentions : ainsi deux capitaines ne sont jamais par-
faitement contents l'un de l'autre ; et la raison , c'est
qu'ils sont tous deux grands capitaines.» On con-
naît cet ancien adage, le potier est envieux du potier;
rpais c'est surtout parmi les professions qui dépen-
dent le plus de la considération publique que l'on
rencontre l'envie, par exemple, chez les littérateurs,
les artistes i^l), les avocats et les médecins : Imndin
medicorum pessima, est un vieil adage que les hommes
de l'art ne s'attachent guère à démentir.
rSée de l'instinct de conservation , la jalousie
exerce ses ravages sur des animaux comme sur des
(1 ) « Parmi les gens remarquables qui étaient reçus chez mes pa-
rents, dit madame Ducrest dans ses Mémoires sur l'impératrice Jo-
séphine, je vis souvent Dusseck et Cramer, fort liés, quoique ri-
vaux ; ils s'écoutaient mutuellement avec plaisir, et se rendaient
une justice dont voici «ne preuve. Dusseck arriva plus lard que de
coutume; Cramer lui en demanda la raison. «C'est que je viens de
« composer un nouveau rondeau : j'en étais assez content, et cepon-
• danl, après un travail dont le résultat était satisfaisant, j'ai tout
t brûlé. — Eh! pourquoi? — Ah! pourquoi... pourquoi? il y avait
» un passage diabolique, que j'ai étudié plusieurs heures sans pou-
« voir le faire; j'ai pensé que tu le jouerais tout de suite, et j'ai
«voulu éviter ce petit déboire à mon amour propre. » Ceci fut dit
devant plus de irenle personnes. Je ne sais trop si l'on peut citer
souvent une telle inipariialilé chez des personnes suivant la même
carrière. C'est pour la singularité de ce fait, concernant deux ad-
mirables talents, que j'ai voulu le consigner. •
rr DE I.A .lAI.Ol .SIE. SOS
enfants iMicore à la nianicilc. On conçoit, en eTIVl ,
cju mi l'iilant de (jnelques mois puisse déjà se mon-
trer jaloux d'un ^vcvc de lait (jiii vient lui disputer
le premier bien de l'existence; et , d'un autre côté,
combien de malheureux nourrissons ne voit-on pas
dépérir entre les maiiis des meillein-es nourrices,
qui, tout naturellement, ï)réFèrent l'enFant auquel
elles ont donné le jour, à l'enfant de l'étrangère qui
achète leur lait !
Plus tard, la jalousie , et surtout l'envie, n'ont
plus pour cause principale l'instinct de conserva-
tion : souvent alors l'orgueil et l'ambition viennent
leur donner naissance. Examinons avec soin l'en-
vieux , et nous verrons que sa passion n'est qu'une
réaction tacite de son orgueil contre tout ce qui
lui est supérieur, qu'un désir désordonné des avan-
tages d'autrui , qu'une émulation dépravée, qu'une
ambition impuissante.
Quant à la jalousie, je trouve, avec La Roche-
foucauld , qu'elle décèle pour l'ordinaire plus d'a-
mour-propre que d'amour.
Symptômes, mnrclw, complication et terminaison.
« L'envie, dit Vauvenargues, ne saurait se cacher :
elle accuse et juge sans preuves, elle grossit les dé-
fauts, elle a des qualifications énormes pour les
moindres fautes; son langage est rempli de fiel,
d'exagérations et d'injures; elle s'achaine avec opi-
niâtreté et avec fureur contre le mérite éclatant •
elle est aveugle, emportée, insensée, brutale.»
Ajoutons quelques traits à ce caractère, dont
590 DE K'E^VIE
Vauvenargues ne donne qu'une esquisse imparfaite,
et qui n'a guère de rapport qu'avec l'envie franche
et brutale de l'homme du peuple. Dans la bonne
compagnie, l'envieux joint presque toujours la pu-
sillanimité à la bassesse ; son arme favorite est la
calomnie , qui ne frappe que par derrière et dans
l'obscurité. Au récit d'un événement malheureux ar-
rivé à son rival , vous voyez un sourire infernal se
promener sur ses lèvres amincies. Apprend-il , au
contraire, la nouvelle d'un succès obtenu par ce
rival , ou même par une personne qui lui est étran-
gère , à l'instant ses traits se contractent, ses sour-
cils se rapprochent , ses yeux s'enfoncent dans
leurs orbites, sa figure, déjà tirée, semble se ra-
bougrir : c'est qu'en effet , l'envieux maigrit du
bonheur d'autrui. Enfin, entend-il lire quelque pro-
duction d'un mérite remarquable, il se tait ; mais son
silence vaut un éloge : l'envieux n'aime et ne loue
guère que les morts (1). L'indifférent et l'ignorant
peuvent aussi, en pareil cas, garder le silence; mais
leur attitude est calme , tous leurs muscles sont
dans le relâchement; tandis que l'envieux, en le sup-
posant même très-habile à se contrefaire , se décèle
presque toujours, à un observateur exercé, par un
léger trépignement du pied, comme s'il voulait en
quelque sorte se venger de son dépit sur le sol.
— La jalousie et l'envie , passions composées,
marchent habituellement avec l'intérêt, l'orgueil
(1) On se rappelle que le parcimonieux Euinène, à la fois en-
vieux et jaloux d'Ephestion, contribua, avec autant d'empressement
que de profusion, à ériger le tombeau du favori d'Alexandre.
ET DE LA JALOUSIE. 597
et l'ambition , que nous avons vu leur donner nais-
sance, et avec la haine, qu'elles déterminent, quand
on ne les arrête pas dans leur première période.
— La tristesse, la taciturnité, la mobilité et le
froncement habituel des sourcils, comcidant avec
une pâleur plombée, sont les premiers symptômes
de ces deux passions éminemment concentriques,
c'est-à-dire qui refoulent le sang de la périphérie du
corps vers les organes intérieurs, et qui rapprochent
les muscles de la ligne moyenne. Si cette concentra-
tion devient habituelle , en d'autres termes , si ces
affections passent de l'état aigu à l'état chronique ,
le sang, continuellement refoulé vers le cœur et les
gros vaisseaux, tend d'abord à dilater leurs canaux:
de là naissent cette oppression pénible , ces soupirs
entrecoupés, ces palpitations violentes, et souvent
des anévrysmes mortels. D'un autre côté, le foie,
regorgeant d'un sang noir, sécrète la bile en plus
grande quantité que dans l'état normal, et finit même
par s'hypertrophier. En même temps , les digestions
s'altèrent, les forces diminuent, la peau prend une
teinte livide ou ictérique, la maigreur augmente de
jour en jour (1), sous l'influence d'une fièvre lente.
(1) Ovide, en personnifiant l'envie, signale, avec précision et vé-
rité , les principaux ravages exercés sur l'homme par cette misé-
rable passion :
Pallor in ore seJei, macles in co'pore tolo;
Nusquain recta actes ; livent rubigine dentés ^
Pectora felle virent; lingua est suffusa veneno ;
Risus ahest , nisiquem visimovere dolores ;
Nec fruitur somno, vigilanlibus excita curis.
Sed videt ingrates, intabetcitf/ue videndo.
598 DE l'envie
fièvre symptomatlque de l'irritation des viscères ,
qui, d'organes tyrannisés, vont à leur tour devenir
tyrans, et rendront avec intérêt à la passion le dé-
veloppement morbide qu'ils ont reçu d'elle.
A une période plus avancée, l'irritation intesti-
nale se transmet au cerveau , comme pour lui faire
partager ses souffrances : de là ces pensées sombres
et tumultueuses, cet amour de la solitude et de
l'obscurité, enfin ces insomnies cruelles qui achèvent
de miner les forces des malades, et qui les condui-
sent à une mélancolie consomptive, à l'hypochon-
drie , à la folie, à la mort.
11 n'est pas rare non plus de voir ces affreuses pas-
sions pousser au suicide ou au meurtre les malheu-
reux qui en sont atteints. En visitant l'infirmerie de
la maison de détention de Poissy, j'ai trouvé un en-
fant de douze ans, qui, dans un violent accès de
jalousie , avait étouffé sa jeune sœur, encore au ber-
ceau, en lui enfonçant une chandelle dans le gosier,
Successus komt'nunt ; carpi'lqne et carpi/ur una ,
Suppliciumque suum est.
Voi.'i la Iraduclion de ces vers par M. de Ponj^erville , de l'Aca-
démie française :
La pâleur sur le fioni , sur le corps la maigreur,
L'Envie est un objet de mépris et triiorreur.
Rien ne fixe le trait de son regard avide;
Sur ses dents est empreinte une rouille livide.
De fiel elle regorge ; un verdâtre venin
S'épaissit sur sa langue, et colore son sein.
Le ris la fuit, à moins que sa bouche cruelle
A l'aspect d'un désastre un moment le rappelle.
Ses tourments au sommeil interdisent l'accès ;
Elle hait les heureux , sèche de leurs succès ,
Et, blessée elleiuCme en sa noire malice,
(lomme le mal d'aulrui fait son propre supplice.
ET UE LA JALOUSIE. 599
et en lui remplissant la bouche et les fosses nasales
de cendres chaudes. En 1839, un jeune homme de
seize ans empoisonna, pour le même motif, sa petite
sœur, âgée de cinq semaines; enfin, en 1840, 3 sui-
cides ont encore eu pour motif la jalousie entre
frère et sœur, et 2 une rivalité de métier. ( Voir les
Comptes généraux de tadininist ration de la justice
criminelle en France).
— Il est une jalousie qui touche aussi de trop
près aux intérêts de la société, pour que je n'en si-
gnale pas les funestes effets : c'est celle qu'éprouve
trop communément une épouse contre les enfants
dont elle a accepté l'adoption à titre de belle-
mère. Certes, il est des femmes qui savent remplir
celte tâche difficile de la manière la plus louable ;
mais, à côté de ces belles-mères si dignes de notre
admiration , combien ne rencontrons-nous pas de
marâtres, qui, trahissant tous les devoirs qu'elles
se sont imposés, ne voient dans les enfants d'une
premier lit que d'importuns étrangers nuisibles à
leut* bonheur , nuisibles surtout aux enfants qui
leur doivent la vie ! Et , qu'on ne s'y trompe pas ,
ce n'est pas toujours chez des cœurs dénués de veitu
que naît cette jalousie: on a vu des femmes remplies
de bonté et de douceur en être tout à coup atteintes ;
car cette passion, souvent étrangère à toute basse
cupidité, peut être produite par l'amour conjugal
et l'amour maternel. Mais alois , moins coupable
dans son principe, cessera-t elle pour cela d'être
nuisible à l'infortuné qui en sera l'objet?
Une jeune fille se marie avec l'homme de son
choix, et cet homme a déjà été l'époux d'une autre
600 DE l'envie
femme qui lui a laissé un gage de son amour. Mue par
un sentiment généreux, la jeune fille promet non-seu-
lement de se consacrer à celui qu'elle aime , mais
encore elle promet un cœur de mère à l'innocente
créature qu'il confie à ses soins; et, en effet, c'est pres-
que de l'amour maternel qu'elle lui témoigne : à la
voir presser cet enfant dans ses bras, on dirait qu'elle
fait auprès de lui l'apprentissage d'une vraie mater-
nité ; mais devient-elle mère à son tour, cette an-
cienne affection est bientôt affaiblie par les nouvelles
et profondes émotions que lui donne la nature. Con-
sidérez-la alors au milieu des deux berceaux: ce
n'est assurément pas sur l'enfant étranger que s'ar-
rête son œil humide où respire le bonheur ; ce n'est
pas à lui que s'adresse ce doux, cet inexprimble sou-
rire dans lequel tous les dévouements se peignent à
la fois : non , non, c'est son enfant à elle qui les aura
tous, l'autre déjà ne lui est plus rien ; le devoir, il
est vrai , l'oblige envers lui ; elle lui doit les soins
indispensables à son jeune âge : elle les lui donnera,
ou les lui fera donner ; c'est là tout ce qu'on peut exi-
ger d'elle. Mais malheur à l'orphelin, si quelque pré-
férence , imprudemment témoignée par l'époux ,
vient exciter dans le cœur de sa belle-mère une ja-
lousie qu'elle n'a pas le courage de combattre! car
alors tout sera fini pour lui sous le toit paternel ; il
n'y connaîtra plus que l'injustice, les persécutions
et le désespoir.
ET DE l,.\ JALOUSIE. 601
Traitement.
« La jalousie est le plus jjrand de tous les maux ,
et celui qui fait le moins de pitié aux personnes
qui le causent», a dit La Rochefoucauld. On remar-
que, en effet, que le jaloux et l'envieux ne sont
guère plaints que de ceux qui ont éprouvé leurs
horribles tourments, et qui ont eu le bonheur de
s'en délivrer. Mais, pour le médecin , toute blessure
physique ou morale est digne d'attention et de pi-
tié; il n'en est aucune à [laquelle il doive refuser
ses soins.
On conçoit sans peine que le traitement de ces
affections différera selon qu'elles seront plus ou
moins violentes, plus ou moins anciennes, plus ou
moins compliquées. Il variera encore en raison du
sexe et de l'âge des sujets qui en sont atteints , en
raison des causes qui leur auront donné naissance,
et surtout eu égard aux organes lésés.
Moyens physiques. — Dans le plus grand nombre
des cas, l'alimentation devra être douce, rafraîchis-
sante et végétale. On conseillera l'eau pure pour bois-
son habituelle; on pourra prescrire en même temps
du petit-lait , des émulsions , et , en général , des ti-
sanes mucilagineuses, qui seront prises froides.
L'exercice devra être modéré, et les occupations
variées.
Des eaux minérales , appropriées à l'état des or-
ganes malades, pourront être fort avantageuses,
particulièrement si elles sont prises sur les lieux.
Les saignées générales ou locales ne devront être
602 DE 1,'envie
pratiquées qu'avec la plus grande circonspection. 11
en sera de même des exutoircs. 11 faudra, en géné-
ral, s'abstenir des purgatifs et de toutes les sub-
stances stimulantes, qui pourraient exalter la sen-
sibilité déjà trop active du système nerveux et des
organes digestifs.
Moyens moraux. — Si, par exemple, on traite un
enfant atteint de jalousie, la première chose à faire
sera d'éloigner de lui l'objet qui excite sa passion.
Les parents devront pendant quelque temps lui
prodiguer exclusivement leurs soins et leurs ca-
resses. Ils éviteront surtout que le jeune malade
s'aperçoive de leur intention; car rien n'est péné-
trant comme le coup d'ceil des enfants : ils lisent
plus facilement qu'on ne le pense sur le visage de
ceux qui les entourent.
Avez -vous à combattre l'envie chez un jeune
homme : appliquez-vous à modérer ses désirs, en lui
ttîontrant que le bonheur ne se trouve que dans une
honnête médiocrité; faites-lui voir le néant de la
gloire, et tout ce qu'il en coûte pour y parvenir;
habituez-le à regarder au-dessous de lui ; montrez-
lus les envieux chargés du mépris et de l'animad-
version publique. Si ces moyens ne suffisent pas,
dévoilez-lui , sans aucun ménagement , les tourments
physiques et moraux qu'il se prépare.
D\in autre côté, tâchez d'élever ses pensées en
leur donnant une plus noble direction ; et si , à tout
prix, il veut de la gloire, prenez-le par son faible,
même par l'amour-propre; l'cprésentez-Iui combien
il serait plus glorieux pour lui d'atteindre par des
voies honorables au mérite qui lui porte ombrage,
ET DE LA JALOUSIE. 603
que de consumer son temps et sa santé en machina-
tions odieuses et souvent stériles. En un mot, observez
avec soin ses pcneliants, et s'il s'en trouve de loua
blés, développez-les en les exerçant, puis faites-les
ajjir comme antagonistes. Vous recommanderez en
même temps aux personnes qui entourent le malade
d'éviter de parler des individus qui lui sont odieux,
et de tout ce qui pourrait réveiller chez lui l'idée
du mal que vous voulez détruire.
Enfin , traitez-vous quelque haut personnage ,
quelque grand seigneur dévoré par l'envie : con-
seillez-lui de fuir promptcment la cour des rois,
où cette passion semble faire sa résidence habituelle,
et engagez-le à se livrer aux plaisirs de la campagne,
aux charmes de l'étude, à la composition de quelques
ouvrages analogues à son esprit ou à son goût.
J'ajouterai une réflexion sur la conduite que doi-
vent tenir les époux unis en secondes noces, s'ils
veulent se préserver mutuellement des tristes effets
de la jalousie.
En pareil cas, la position des deux individus étant
fausse à beaucoup d'égards, il faut, du côté de la
femme, une grande droiture de cœur, de la bonté
naturelle , surtout beaucoup d'empire sur elle-
même , pour résister à ce penchant, qui se glisse
dans son àme presque à son insu, et qu'elle doit
bien se garder d'y laisser croître dès qu'elle l'y
découvre. Du côté du mari , il faut une grande
réserve en parlant de sa première union : l'éloge
d'une autre femme est i-arement bien accueilli par
celle qui l'écoute. Il faut donc à l'homme remarié et
père un tact fin , une connaissance approfondie
604 r)E 1,'envie
du caractère de la nouvelle épouse , qu'il est inté-
ressé à ménager , s'il ne veut exciter en elle un
sentiment qui troublerait à jamais son repos. Si ,
malgré tous ces soins , elle vient à se laisser domi-
ner par ce sentiment, c'est à lui d'user d'une sage
fermeté pour en garantir l'être faible dont la na-
ture l'a institué l'appui , en travaillant à détruire
cette funeste passion par tous les moyens que la
raison et l'affection peuvent lui suggérer : une
méfiance outrée, la froideur, les reproches, ne
feraient que l'alimenter et la rendre incurable. La
femme peut bien errer quelques instants ; mais elle
a dans le cœur d'immenses ressources : c'est là
qu'il faut s'adresser si l'on veut la guérir de quel-
que maladie morale : le succès est rarement incer-
tain quand le remède est bien choisi.
Observations.
I. Jalousie d'un enfant âgé de sept ans, suivie d'une guérison
radicale et inespérée.
Le jeune Gustave G*** , doué d'une bonne com-
plexion, avait joui jusqu'à sa septième année de la
santé la plus parfaite, lorsque tout à coup sa physio-
nomie s'altéra d'une manière sensible. Son teint ,
habituellement frais et vermeil, perdit chaque jour
de son éclat ; ses yeux, naguère animés, devinrent
ternes , sans expression , et semblaient se perdre
dans leurs orbites ; son embonpoint diminuait de
jour en jour , ainsi que son appétit , son sommeil
et sa gaieté.
.._ L'air soucieux de cet enfant, une ride perpendi-
ET DE LA JALOUSIE, fiOj
culaire que je remarquai entre ses sourcils, qui
étaient assez développés et en désordre , me firent
soupçonner qu'il était atteint de jalousie, et je
crus devoir en avertir les parents , que je rencon-
trais assez souvent chez un de mes malades. A peine
eus-je prononcé le mot jalousie , que la mère de
Gustave , femme assez spirituelle , mais encore plus
légère , me répondit ironiquement que son fils
n'avait aucun motif de jalousie , qu'elle ne pouvait
attribuer son malaise qu'à l'ennui, et qu'en consé-
quence elle allait l'envoyer dans une école, pour
qu'il eût plus de distractions qu'à la maison pater-
nelle, où il n'avait pas de camarades avec lesquels il
pût jouer, son jeune frère étant encore à la mamelle.
Loin que la santé de Gustave éprouvât quelque
amélioration de ce moyen , elle ne faisait que dé-
périr de jour en jour. Ce pauvre enfant , après
avoir passé plusieurs heures dans la salle d'étude ,
y restait encore pendant que ces camarades allaient
s'ébattre dans un petit jardin attenant à la maison.
Plusieurs fois son maitre le trouva assis dans une
encoignure , la tête appuyée entre les mains , et le
dos tourné à la lumière. L'ayant un jour pressé
de questions pleines de bonté et d'intérêt sur sa
tristesse habituelle : « Je suis bien malheureux ! dit
«tout à coup l'enfant en laissant échapper des lar-
« mes et de profonds soupirs ; oui , monsieur , j'ai
ubien du chagrin. Si vous saviez! on ne m'aime
(. plus à la maison ; on ne m'envoie à l'école que
« pour tout donner à mon petit frère pendant que
« je n'y suis pas. »
L'honnête instituteur fit à l'instant même recon-
606 DE 1,'knvie
cliiire Gustave à ses parents, en leur écrivant ce qui
venait de se passer, et les engageant à ne plus ren-
voyer cet enfant à l'école, si l'on ne voulait pas le
voir périr victime de la maladie qui le dévorait.
Mon diagnostic ne se trouvant que trop confir-
mé , M. et madame G*** s'empressèrent de m'écrire :
ils me suppliaient de venir donner des soins à leur
fils , dont j'avais si bien caractérisé la maladie
dès son début, et ils me faisaient connaître les
aveux que lui avait arrachés son maître d'école.
L'enfant, que je n'avais pas vu depuis près de
deux mois, me parut horriblement changé. Son vi-
sage était d'une pâleur livide , et son corps d'une
maigreur extrême, à l'exception de l'hypochondre
droit , où le foie faisait une saillie considérable
sous les dernières fausses côtes. La teinte de la peau
était légèrement ictérique , la langue présentait de
la rougeur sur les bords , et le pouls de la fré-
quence; il y avait aussi constipation et soif in-
tense. Je commençai par caresser l'enfant, et je
défendis formellement qu'on le fit retourner de
longtemps à l'école. Puis, remarquant qu'il fronçait
les sourcils chaque fois que ses regards se portaient
sur son petit frère, dans ce moment au sein de sa
mère : «Madame, dis-je tout à coup à cette der-
nière, voici un petit drôle qui se porte à merveille,
et boit tout votre lait , qui serait si nécessaire au
pauvre Gustave dont la santé est mauvaise. Votre
petit a plus d'un an ; il faut le sevrer, et donner le
sein quatre fois par jour à votre bon Gustave, que
par ce moyen vous guérirez très-promptement. —
Plus souvent que maman voudrait me donner à teter
ET DE l.,\ .IM.OUSIE. (;07
à la place de inoi) fière ! elle l'aiine trop pour cela.
— Mon ami, repri([ua la mère avec bonté, je t'ai
nourri deux njois de plus que ton frère; mais puis-
que tu es malade , et que le médecin pense que mon
lait t'est nécessaire, je vais le sevrer, et te ferai
teter à sa place quand lu voudras, — Tout de
suite!» s'écria l'enfant, et il se jeta sur le sein de
sa mère , où il resta tant que la pauvre dame eut
une goutte de lait.
Dès ce moment Gustave continua à prendre le sein
quatre fois par jour, à la place de son jeune frère,
qui fut envoyé en sevrage à la campagne ; son père
et sa mère le comblèrent en outre de caresses, et au
bout de trois semaines sa santé commençait déjà à
revenir à vue d'œil. J'avais en même temps prescrit
de légers potages au bouillon de poulet, de l'eau
gommée pour tisane, des cataplasmes émollients
sur riiypochondre droit, deux bains tièdes par
semaine, et de courtes, mais fréquentes promenades
en voiture.
Trois mois s'étaient à peine écoulés, que l'enfant
était entièrement rétabli. L'année suivante , les
parents, d'après mon conseil, firent revenir son
frère de la campagne; ils évitèrent d'abord de le
caresser devant lui , et affectaient même de le
gronder bien fort lorsqu'il criait ou qu'il avait quel-
que petit caprice. Bientôt Gustave, dont le cœur
était naturellement bon , commença à demander
grâce pour son petit frère. Satisfait de la victoire
qu'il avait remportée, son jeune orgueil était en-
core Hatté quand on accordait à- ses prières une
608 ' m: i; envie
faveur que l'on refusait aux pleurs du jeune enfant.
Enfin , à l'aide de ces innocents artifices, continués
adroitement pendant l'espace d'une année, Gustave
finit par porter à son frère l'amitié la plus tendre,
et qui depuis ne s'est pas démentie.
II. Jalousie maternelle, suivie de la mort.
De tous les sentiments qui animent le cœur d'une
femme , il n'en est pas d'aussi profond , d'aussi
constant , que celui qu'elle porte à l'enfant qui lui
doit le jour. C'est dans ce sentiment surtout qu'elle
fait une plus complète abnégation d'elle-même ;
c'est là qu'elle nous montre tous les trésors de ten-
dresse dont la nature a rempli son âme, et que les
actes de son dévouement et de son courage vont
quelquefois jusqu'au sublime. Non, après la bonté
de Dieu, il n'y a rien de si parfait que la bonté d'une
mère; et, de toutes les affections louables, celle-ci
est, sans contredit, la plus digne de notre admira-
tion et de nos respects.
Cependant, quelque généreux que soit l'amour ma-
ternel chez la plupart des femmes, il ne faut pas se
le figurer exempt de toute exigence : ainsi que la pas-
sion de l'amour, il a ses faiblesses, sa jalousie ; et
comme, généralement, il donne bien plus qu'il ne
reçoit, il peut conduire à la douleur, au désespoir,
à la mort même, quand il ne se croit pas assez
payé de retour. Voici un exemple remarquable de
cette jalousie maternelle , beaucoup plus commune
qu'on ne le pense.
i:t i»k i.v .iai.olsik. 009
Madame F***, femme d'un âge déjà avancé , et
d'une santé très-faible, s'était consacrée tout entière
à l'éducation d'une fille tendrement aimée , dont
elle ne pouvait rester éloignée un seul instant sans
éprouver un vide affreux. Cette vive affection , ce
besoin continuel de voir son Emilie, la fit songer
k lui choisir un mari qui consentît à ne pas les sé-
parer. Ayant étudié, à ce sujet, les dispositions de
sa fille, et s'étant assurée qu'elle partageait son vœu
le plus cher, elle mit tous ses soins à trouver l'homme
qui pouvait le mieux l'accomplir. La Providence la
servit à souhait: un jeune homme, dont les vertus
égalaient l'instruction , rechercha avec empresse-
ment la main d'Emilie ; il réussit à lui plaire , et
gagna en même temps la confiance et l'amitié de
madame F***.
Trop timide pour oser demander à celle qu'il
aimait l'aveu d'une préférence que, d'ailleurs, il
croyait lire dans ses yeux, le jeune homme fut plus
hardi auprès de la mère, et ce fut de sa bouclie
qu'il reçut cet aveu si désiré. La noble franchise
dont elle usa, la générosité, la sollicitude toute
maternelle qu'elle apporta dans les arrangements
dont ils eurent à traiter, inspira au jeune homme
tant de reconnaissance et d'attachement , qu'il lui
semblait que son bonheur serait moins complet, si
elle ne devait pas toujours y présider.
A dater de ce moment, tout devint commun en-
tre ces trois personnes. Heureuse de la confiance
des deux amants, madame F*^* était comme Tinter»
médiaire des sentiments qu'ils n'osaient encore se
communiquer, et se plaisait à leur servir d'inter-
39
610 DE l'envie
prête. Oubliant, li îa vue doleirr înntuelle tendresse,
les longues souffrances qui avaient abreuvé sa vie.
et jusqu'aux tristes pensées inséparables de la vieil-
lesse, elle souriait à l'avenir comme on y sourit
dans l'âge des illusions ; elle se sentait revivre d'une
existence nouvelle et toute pleine de charmes.
Bientôt elle mit le comble au bonheur de ses en-
fants en les conduisant à l'autel ; et ce jour, à son
aurore, lui parut le plus beau de sa vie. Mais le soir,
quand il fallut livrer sa fille à une autorité nou-
velle, son cœur se remplit d'amertume; les illusions
disparurent pour faire place à mille.pensées qui ne
s'étaient pas encore présentées à son esprit. Elle
eut toutefois assez de force pour les renfermer en
elle-même ; et , le lendemain , lorsque les jeunes
époux vinrent se jeter dans ses bras, elle bannit
de sa pensée les pénibles réflexions qui l'avaient as-
saillie la veille.
Pendant plusieurs jours encore, la joie qu'elle
vit régner autour d'elle la fit s'étourdir sur sa nou-
velle situation ; car cette situation n'était plus celle
qui la charmait naguère. Un changement immense,
et qu'elle n'avait pas eu la sagesse de prévoir, ve-
nait de s'opérer au milieu d'elle et de ses en-
fants : hier encore ils l'accablaient de prévenan-
ces , de tendres caresses , ils l'associaient à leurs
pensées les plus intimes, et semblaient ne pou-
voir être heureux sans elle ; aujourd'hui , loin de
leur être encore nécessaiîc, on dirait que sa pré-
sence leur impose une sorte de contrainte ; ils comp-
tent, avec une impatience mal déguisée, les moments
qu'ils lui donnent; ils n'ont plus de secrets à con-
ET t)F, L\ JALOUSIE. 611
fiera son amour; à part les affaires matérielles,
ils ne trouvent plus rien à lui dire (|u;m(l ils sont
seuls avec elle, et ils la laissent des journées en-
tières livrée à ses tristes réflexions , sans qu'un té-
moignage d'intérêt vienne la dédommager de ce
soudain abandon.
On ne saurait se figurer ce qu'un pareil désen-
chantement fit souffrir à la pauvre mère. Ayant peu
étudié le cœur humain , elle avait cru que l'amour
filial ne devait le céder à nul autre amour; aussi
son cœur maternel ne s'étant préparé à aucune con-
cession sous ce rapport , l'indifférence apparente
d'Emilie fut pour elle la plus amère de tontes les dé-
ceptions.
Bientôt , une sombre jalousie , dont elle ne fut pas
maîtresse, l'anima contre son gendre, qu'intérieu-
rement elle accusait de lui ravir l'affection de sa
fille ; cependant, ne voulant pas troubler par ses re-
proches une union qui était son ouvrage, elle ren-
ferma tout ce qu'elle éprouvait, mais dès lors sa vie
fut brisée.
Par malheur, les deux époux, trop occupés l'un
de l'autre, ne la devinèrent pas: sous le charme
des premiers épanchements de l'amour, ils s'y aban-
donnaient avec ivresse, sans s'apercevoir du chan-
gement de leur conduite envers leur mère, qu'ils
aimaient d'ailleurs sincèrement. Lorsque enfin, de-
venus un peu plus calmes, ils en reconnurent les
funestes effets, ils mirent tous leurs soins à réparer
une faute involontaire ; mais le mal était sans le-
mède : la jalousie dont madame F*** était minée
avait fait sur elle de profonds ravages. Une maladie
012 i>E l'ehvii
du cœur et une hépatite aiguë étaiei
joindre à une affection catarrhale de
dont elle était atteinte depuis plusieu
bientôt elle s'éleitjnit dan» le* bras il
rée, en Ijénissaiit le ciel d'avoir achet
de «a vie, les tardif» témoignage» di
en recevait.
III Jaloiitif irun*- b(
M. de S***, officier »u|x'Mi'
cliarinante qu'il avait ber
avait lai»»é un Hl» en b%
n(M'e» une jeune lielge rpii |
» l'enOutt aïKpiel elle paraïKAai.
ché«*. Cet enfant était re*té en nouiTt.
petite distance de la ville habitée par ..
('.ha(|U<' jour le» tUnix époux ne rendallt au^
de lui , et »end)laient goûter une jo prrM.|iii
égale en vovaiit le développement de e» f. . > >
cl tie «on int«-Higence. Néanmoins, wi jande res-
»einblanee avec sa mère jetait souvent î. de S***
dan» une »orle de rêverie (pii n'échn t» à
la jeune fenunc; ; il pi>us»ail inènie cjun
prudenee ju»qu"à lui faire l'éloge de ce
perdue , et juncpi'à lui avouei
duite» en lui a
contemplé
Kl ItK l,A JALOliSIK. 613
parce que l'intérêt de son amour l'avertissait instinc-
tivement que , dans certaines affections, il faut user
pour détruire, et qu'elle espérait triompher des re-
grets de son mari en lui laissant la liberté de les
exprimer.
Cependant, c'était là pour elle une horrible con-
trainte qui nuisait sourdement, dans son esprit, à
l'orphelin qu'elle avait adopté d'assez bonne foi.
Déjà un observateur clairvoyant eût pu s'apercevoir
que les caresses qu'elle lui donnait devant son mari
étaient plutôt arrachées à sa position que dues à
son cœur. Enfin elle devint mère. Ce fut alors que
la jalousie dont elle était atteinte fit tout à coup les
progrès les plus rapides. Etablissant de nombreuses
comparaisons entre les témoignages de tendresse
donnés aux deux enfants par M. de S***, elle crut
que le fils de la première femme l'emportait sur le
sien , et , dès ce moment , elle chercha tous les
moyens de lui ravir une affection devenue pour
elle insupportable. Malheureusement les circon-
stances vinrent favoriser de si coupables pensées :
un ordre de départ força M. de S*** à s'éloigner de
sa famille. Il partit sans se douter de l'affreuse ja-
lousie de sa femme , et lui laissa , avec une entière
confiance, son fils aîné, alors âgé de trois ans,
qu'il avait repris chez lui.
A peine le mari est -il éloigné, que la cruelle
marâtre, fatiguée de se contraindre, se laisse aller
à toute sa haine pour l'infortuné confié à ses soins.
S'étudiant d'abord à détruire en lui les heureuses
dispositions qui lui avaient gagné la tendresse de
.son père; l'accablant sans cesse de punitions non
6H DE l'envie
méi'itées , «lie lui défend jusqu'aux pleurs que ses
cruautés lui arrachent, et parvient ainsi à compri-
mer dans sa jeune âme tout élan de sensibilité ;
puis elle le relègue des journées entières dans une
chambre isolée, où elle le gorge de nourriture,
mais où elle le prive de toute espèce de jeux et de
communication extérieure. Alors le pauvre petit, ne
voyant, n'entendant plus rien de propre à déve-
lopper ses facultés intellectuelles, perd bientôt avec
sa gaieté les dernières lueurs de son intelligence.
D'abord taciturne et maussade , il devient ensuite
insensible, hébété , il n'éprouve plus que les besoins
de la brute. Pour combler la mesure , sa cruelle
ennemie, voulant le mettre dans l'impossibilité de
se plaindre d'elle à son père , si ce dernier venait
à le questionner, le força d'oublier le français, en
ne lui parlant plus que flamand. L'enfant avait
longtemps parlé cette langue chez sa nourrice;
bientôt il n'en connut plus d'autre ; il arriva même
à un tel degré d'idiotisme, qu'il finit par ne plus
former que des sons inintelligibles.
Ce fut en cet état que le retrouva , au bout de
deux années, une amie de son père. Elle avait vu
naître cet enfant, et lui portait un vif intérêt. Ayant
donc examiné de très-près la conduite de la belle-
mère et pris quelques informations, elle fit, sans
hésiter, part de ses soupçons à M. de S***. Celui-ci
revint , et trouva son fils assez bien portant , parfai-
tement vêtu surtout; mais quand il le vit sourd à
sa voix, insensible à ses caresses; quand il vit son
œil morne et éteint se promener avec indifférence
sur tous les objets, un cri terrible sortit tout à coup
KT OE LA JALOUSIE. 615
de ses entrailles de père : la vérité venait de lui ap-
paraître. Un moment il fixe ses rejjards enflammés
sur la femme coupable qui lui présentait son autre
fils , puis , la repoussant avec horreur, il saisit dans
ses bras le pauvre idiot, et s'enfuit avec lui de la
maison pour n'y plus rentrer.
Placé immédiatement cliez un médecin habile ,
l'enfant eut le bonheur de recouvrer son intelli-
jjence , mais jamais il ne retrouva sa première
gaieté : on eût dit que l'affreuse jalousie dont il
avait failli être victime le poursuivait encore au
milieu des beaux jours de sa jeunesse, et il se passa
bien des années avant qu'il pût en surmonter la ter-
rible impression.
IV. Jalousie compliquée d'envie, et terminée par une affection
cancéreuse moilelle.
Une femme de la classe bourgeoise, possédant
quelque fortune, était restée veuve avec deux pe-
tites filles. L'aînée, nommée Rose, avait un carac-
tère acariâtre et un physique tellement disgra-
cieux, qu'il était difficile, en la voyant, de ré-
primer un mouvement de répulsion. La jeune Elise,
au contraire, était avenante, agréable, et d'un si
bon naturel que chacun se plaisait à lui donner des
témoignages de bienveillance, qui ne tardèrent pas à
lui faire de son aînée une véritable ennemie. Cette
inimitié, qui ne fit qu'accroître avec le temps, datait
de la naissance d'Elise ; car Rose , dont le nom
même semblait une inj-.ire, n'avait pu voir une autre
enfant devenir avec elle l'objet des soins maternels.
GIG r)E i.'knvie
sans en éprouver une profonde jalousie. La préfé-
rence que sa mère parut toujours lui accorder sur
sa jeune sœur, quoiqu'elle la méritât si peu , ne put
pas modifier ce sentiment invétéré, dont la petite
Elise en grandissant eut à subir toutes les tristes
conséquences. Chaque compliment , chaque marque
d'amitié reçue par elle de la part des personnes
étrangères , était pour son impitoyable sœur un mo-
tif de la maltraiter. Un jour, entre autres, elle lui
meurtrit le visage et l'accabla de coups, parce que
quelqu'un, en passant, s'était récrié sur sa gentil-
lesse. La mère, par une faiblesse impardonnable,
souffrait les mauvais traitements de Rose envers sa
sœur, et y ajoutait quelquefois les siens lorsque la
la jeune victime osait venir se plaindre et réclamer
son appui.
Cependant Elise, arrivée à l'âge de dix-huit ans,
se maria , et échappa alors à l'autorité d'une mère
injuste, ainsi qu'aux brutalités de sa sœur; mais si
la jeune femme eut à se réjouir de son affranchis-
sement, elle ne put échapper à son propre cœur,
qui bientôt la ramena à toute la dépendance d'un
amour filial profondément senti. Sa mère perdit la
petite fortune qu'elle avait amassée, et dès lors la
bonne Elise ne songea plus qu'à soulager par son
travail la misère de celle qui lui avait donné le jour.
Soins, prévenances, dévouement absolu, tout lui
fut prodigué; et, chose admirable, tout fut prodi-
gué aussi à la méchante sœur, sans que jamais un
seul mot, ni même un regard sévère, vînt lui repro-
cher ses torts. Lne conduite si généreuse, et qui
r.l' ItF, l,A .lAl.Ol'SIK. 617
dura un Irès-grand nombre d'années, était assuré-
ment bien propre à désarmer la malheureuse ja-
louse ; chaque jour cependant sa passion sembla
puiser un nouvel aliment dans les bontés mêmes de
celle qui en était l'objet : c'était pour elle un vrai sup-
plice de la voir approcher de sa mère; elle exigeait
que celle-ci ne payât jamais par une parole affec-
tueuse ou par un sourire de bienveillance les soins
journaliers de la piété filiale; et, quelle que fût à cet
égard la condescendance de la trop faible mère,
Rose tombait dans des accès de fureur, de déses-
poir, quand le moindre signe venait contrarier ses
coupables exigences.
Une lutte si longue et si continuelle finit par dé-
terminer chez cette fille une tumeur cancéreuse au
sein. Pendant plusieurs mois, son excellente sœur
n'épargna rien pour soulager les souffrances qu'elle
endurait ; mais , au milieu des plus cruelles an-
goisses. Rose ne perdait pas de vue son idée domi-
nante. Forcée, en 1838, de se rendre dans un hôpi-
tal pour y subir l'opération , elle y souffrit moins
encore de ses douleurs physiques que de la jalousie
et de l'envie dont son âme était dévorée. Bientôt
elle étendit ce double sentiment sur les malades,
ses compagnes de salle: aux unes , elle enviait les
témoignages d'intérêt qu'elles avaient obtenus, soit
pendant la visite du médecin, soit pendant la dis-
tribution que faisaient les sœurs hospitalières; aux
autres, elle reprochait amèrement la bénignité de
leur maladie, et presque toutes enfin devinrent pour
elle les objets d'une inimitié si profonde, qu'elle prit
618 DE l'envie et de la jalousie.
l'hôpital en horreur, et voulut être ramenée dans sa
famille, où peu de temps après, sentant sa fin appro-
cher, elle exigea de sa mère la promesse solennelle
de ne jamais aller demeurer avec Elise.
Malgré toute l'habileté et toute la patience de
M. Robert pendant l'ablation de la tumeur can-
céreuse dont la malade était affectée, des ganglions
qu'il avait été impossible d'enlever prirent bientôt,
dans le creux de l'aisselle, un développement consi-
dérable, engorgèrent le bras, et entraînèrent la
mort de cette fille, qui succomba à l'âge de quarante
et un ans , le 28 mars 1 838,
Si j'eusse connu davantage cette infortunée, et
que je me fusse aperçu du mal moral dont elle était
minée, je lui aurais conseillé de ne pas courir les
chances d'une opération presque toujours suivie
d'une récidive funeste, quand les humeurs sont
depuis longtemps viciées par des affections tristes,
notamment par la haine, le chagrin, la jalousie
et l'envie.
DE l'avarice. 619
CHAPITRE XI.
DE L AVARICE.
Le plus riclie dus liomiiies , c'est réconouie ; le
plus pauvre, c'est l'dvare.
CiuMFouT, Maximes et Pensées.
Déjinilion et synonymie.
L'avarice est un désir immodéré d'accumuler des
richesses , même aux dépens de ses premiers besoins,
désir accompagné d'une crainte vive et continuelle
de se les voir enlever; c'est une soif insatiable de
l'or, pour l'or lui-même , dans lequel l'avare met
tout son bonheur.
Avarice, en latin avaritia, avarities, dérive, sui-
vant quelques étymologistes , du verbe avère, qui
signifie désirer ardemment ; selon d'autres, c'est une
contraction des deux mots aviditas œris (^avœris),
avidité, convoitise de l'argent.
«A proprement parler, dit Voltaire, l'avarice est
le désir d'accumuler, soit en grains, soit en meu-
bles, ou en fonds, ou en curiosités. Il y avait des
avares avant qu'on eût inventé la monnaie. » On
peut objecter à l'auteur du Dictionnaire philoso-
phique, d'abord que les vrais avares se soucient
fort peu de meubles et de curiosités; ensuite , que
longtemps avant l'invention de la monnaie , qui est
déjà très-ancienne, il y avait des valeurs représen-
620 l'K I.AVAKK K.
tatives , que les avares devaient convoiter. Pour
nous, qui vivons à une époque où l'on ne connaît
que trop l'argent monnayé, nous ferons consister
l'avarice dans la manie de thésauriser l'argent, et
surtout l'or. Montesquieu nous donne la raison de
cette préférence : « L'avarice , selon lui , garde l'or
et l'argent, parce que, comme elle ne veut point
consommer, elle aime des signes qui ne se détrui-
sent point ; elle aime mieux garder l'or que l'argent,
parce qu'elle craint toujours de perdre, et qu'elle
peut mieux cacher ce qui est en plus petit volume. »
[Esprit des Lois, liv. XXII , chap. 9.)
Saint Paul appelle l'avarice une idolâlrie, parce
que , en effet , lavare se fait un dieu de son or et
de son argent. Le satirique français ne traite pas
cette passion avec moins de sévérité :
Un avare, idolâtre et fou de sou argent,
Rencontiant la disette au sein de l'abondance,
Appelle sa folie une rare prudence,
Vx met toute sa gloire et son souverain bien
A grossir un trésor qui ne lui sert de rien :
Plus il le voit accru, moins il en sait l'usage.
Sans mentir, l'avarice est une étrange rage !
(BoiLEAU, satire 4.)
Ne confondons pas l'intéressé, le parcimonieux,
et l'avare, h'intéressé aime le gain , et ne fait rien
gratuitement; le parcimonieux aime l'épargne, et
s'abstient de ce qui est cher; Y avare aime la posses-
sion , ne fait guère usage de ce qu'il a , et voudrait
pouvoir se priver de tout ce qui coûte (1).
(1) Celui qui aime les richesses pour les dépenser n'est pas, à
i)i: l'avauice. 021
L'intéressé et le parcimonieux ne sont pas encore
avares ; l'avare est nécessairement parcimonieux , et
presque toujours intéressé.
Causes.
Les individus lymphatiques, mélancoliques et
cacochymes, sont, en général, plus prédisposés à
cette passion que ceux qui vivent sous la prédomi-
nance sanguine ou bilieuse. L'avarice s'observe
rarement dans la jeunesse, assez souvent dans la
maturité de l'âge, très-fréquemment, et d'une ma-
nière presque épidémique , dans la vieillesse : c'est
la passion dominante des vieillards, comme l'amour
est celle des jeunes gens, et l'ambition celle de
l'àge mûr.
L'avarice est aussi quelquefois un vice de famille,
transmis sinon avec le sang, du moins par l'exemple
ou par une mauvaise éducation.
Nous rencontrons cette passion dans tous les
rangs, dans toutes les conditions: les princes et
les sujets, l'Ignorant et le savant, le pauvre et le
riche, en sont également atteints ; mais plus sou-
vent le riche que le pauvre.
Enfin, il n'est pas rare de la voir se développer
sous l'influence d'une infirmité et même d'une ma-
ladie aiguë. Le professeur Allbert a connu une dame,
de haute condition, qui offrait un exemple curieux
proprement parler, avare. Voyez la dislinctiun établie à l'article
Ambition. Voyez aussi, dans les Caractères de Théophraste, le cha-
pitre 10, de l'Epargne sordide, et le chapitre 30, du Gain sordide.-
quant au chapitre 22, de l'Ji'ance, il mérite à peine d'être lu.
622 IJE L*AVABICE.
d'avarice périodique. Cette dame, vaporeuse et mé-
lancolique pendant six mois de Tannée, n'usait
alors de ses revenus, qui étaient considérables,
qu'avec une parcimonie sordide; mais elle se fai-
sait aduiirer par une générosité sans borne aussitôt
qu'elle était revenue à son état normal de santé.
Cherchons maintenant la source morale de l'ava-
rice. «Ce n'est pas, dit La Bruyère, le besoin d'ar-
gent où les vieillards peuvent appréhender de tom-
ber un jour qui les rend avares , car il y en a de
tels qui ont de si grands fonds qu'ils ne peuvent
guère avoir cette inquiétude ; et d'ailleurs comment
pourraient-ils craindre de manquer dans leur cadu-
cité des commodités de la vie, puisqu'ils s'en pri-
vent eux-mêmes volontairement pour satisfaire à
leur avarice(l)? Ce n'est point aussi l'envie de laisser
de plus grandes richesses à leurs enfants, car il n'est
pas naturel d'aimer quelque chose plus que soi-
même, outre qu'il se trouve des avares qui n'ont
point d'héritiers. Ce vice est plutôt l'effet de l'âge
et de la complexion des vieillards , qui s'y aban-
donnent aussi naturellement qu'ils suivaient leurs
plaisirs dans leur jeunesse, ou leur ambition dans l'âge
viril. Il ne faut ni vigueur, ni jeunesse, ni santé, pour
être avare; l'on n'a aussi nul besoin de s'empresser
(1) Si les avares se privent des commodités de la vie, ce n'est
précisément que dans l'espérance d'en jouir plus tard. Leur folie
consiste donc h sacrifier le présent à un avenir souvent diimé-
rique. Aussi l.a Rochefoucauld avait -il dit judicieusement de
l'avarice : « Il n'y a point de passion qui s'éloigne plus souvent de
son but , ni sur qui le présent ait tant de pouvoir au préjudice de
l'avenir. >•
DE l'avarice. 623
ou de se donner le moindre mouvement pour épar-
gner ses revenus; Il faut laisser seulement son bien
dans ses coffres, et se priver de tout. Cela est com-
mode aux vieillards, à qui il faut une passion , parce
qu'ils sont hommes. » ( Caractères, chap. 9.)
La profondeur et la sagacité habituelles de La
Bruyère me paraissent ici complètement en défaut:
il réfute m.al , ou, pour mieux dire, il ne réfute
point, et ne conclut rien. Reconnaissons plu-
tôt, avec Vauvenargues et d'autres moralistes, que
l'avarice tire sa source d'un amour excessif de
la vie, qui, croissant avec l'âge, et développant
chez les vieillards des craintes exagérées pour leur
avenir, les fait s'armer d'une prévoyance outrée,
afin de se ménager des ressources dans les malheurs
qui pourraient leur arriver.
L'apathie naturelle aux vieillards et aux infirmes
entre sans doute pour beaucoup dans le développe-
ment de l'avarice ; m^iis , à part l'instinct de conser-
vation , auquel tout l'homme se rapporte , la vraie
source morale de cette passion ne saurait se trouver
ailleurs que dans une circonspection prédomi-
nante (1).
(1) Rousseau n'élait pas avare dans la véritable acception du
mol. \j'avfjrhe prpsqiifi sorlide dont il se f^ratifie n'était chez lui
qu'une parcimonie momentanée, produite par un mélange bizarre
de paresse, de méfiance et d'orgueil.
Du reste, une remarque que j'ai souvent faite en lisant Jean-
Jacques, c'est le peu d'importance que ce grand écrivain semble
attacher au vrai sens des mots. Etait-ce de sa part artifice de style?
je ne le pense pas; je croirais plutôt que la passion sous l'influence
de laquelle il écrivait exaltait beaucoup trop son imagination, et
624 riE i.'a\.\bice.
Caractère, symptômes, effets et terminaison.
« Il y a des gens qui sont mal logés, mal couchés,
mal habillés, et plus mal nourris, qui essuient les
rigueurs des saisons, qui se privent eux-mêmes de
la société des hommes et passent leurs jours dans
la solitude, qui souffrent du présent, du passé et
de l'avenir, dont la vie est comme une pénitence
continuelle , et qui ont ainsi trouvé le secret d'aller
à leur perte par le chemin le plus pénible : ce sont
les avares. » ( La Bruyère , Caractères , chap. 11.)
« L'avare , dit Massillon , n'amasse que pour amas-
ser ; ce n'est pas pour fournir à ses besoins, il se
les refuse. Son argent lui est plus précieux que sa
santé, que sa vie, que son salut, que lui-même.
Toutes ses actions , toutes ses vues, toutes ses affec-
tions, ne se rapportent qu'à cet indigne objet. Per-
sonne ne s'y trompe , et il ne prend aucun soin de
dérober aux yeux du public le misérable penchant
dont il est possédé ; car tel est le caractère de cette
honteuse passion, de se manifester de tous les côtés.
faussait ainsi son jugement. En voici un exemple qui se rattache
précisément au sujet que nous traitons. Dans ses Considérations sur
te gouvernement de Pologne, on trouve cette singulière phrase : « L'a-
vare n'a point proprement de passion qui le domine; il n'aspire à
l'argent que par prévoyance, pour contenter celles qui pourront
lui venir.» L'avare n'a pas de passion qui le domine! Mais n'est-i!
pas violemment dominé par la passion qui le constitue avare, par
l'avarice? et n'avons-nous pas vu que la passion dominante tient
en quelque sorte toutes les autres passions sous ses ordres? C'est
ainsi qu'emporté par la haine qu'il voue à l'argent, Rousseau va
jusqu'à oublier que l'avarice est une passion.
nr i.'AVAiiirE. * G25
de ne faire au dehors aucune démarche qui ne soit
marquée de ce maudit caractère, et de n'être un
mystère que pour celui seul qui en est possédé.
Toutes les autres passions sauvent du moins les
apparences , on les caclie aux yeux du public ; une
imprudence peut quelquefois les dévoiler, mais le
coupable cherche, autant qu'il est en soi , les ténè-
bres : mais, pour la passion de l'avarice, l'avare ne
se la cache qu'à lui-même. Loin de prendre des
précautions pour la dérober aux yeux du public ,
tout l'annonce en lui , tout la montre à découvert ;
il la porte écrite dans son langage , dans ses ac-
tions, dans toute sa conduite, et, pour ainsi dire,
sur son front.
«L'âge et les réflexions guérissent d'ordinaire les
autres passions, au lieu que l'avarice semble se rani-
mer et reprendre de nouvelles forces dans la vieil-
lesse. Plus on avance vers ce moment fatal où tout
cet amas sordide doit disparaître et nous être en-
levé, plus on s'y attache; plus la mort approche,
plus on couve des yeux son misérable trésor , plus
on le regarde comme une précaution nécessaire
pour un avenir chimérique. Ainsi l'âge rajeunit,
pour ainsi dire , celte indigne passion. Les armées ,
la maladie, les réflexions , tout l'enfonce plus pro-
fondément dans l'âme , et elle se nourrit ou s'en-
flamme par les remèdes mêmes qui guérissent et
éteignent toutes les autres. On a vu des hommes ,
dans une décrépitude où à peine leur restait-il assez
de force pour soutenir un cadavre tout prêt à tom-
ber en pourriture, ne conserver, dans la défaillance
totale des facultés de leur âme, un reste de sensi-
40
020 l»F, 1,'AVAmCE.
I>llilé , et, pour ainsi dire , de si^iie de vie, que pour
cette indigne passion, elle seule se soutenir, se
ranimer sur les débris de tout le reste, le dernier
soupir être encore pour elle (1), les inquiétudes des
derniers moments la regarder encore, et, par une
punition terrible de Dieu , l'infortuné qui meurt
jeter encore des regards mourants, qui vont s'é-
teindre sur un argent que la mort lui arrache, mais
dont elle n'a pu arracher l'amour de son cœur. »
( Discours synodaux. De la Compassion des pauvres. )
— Voulez-vous reconnaître un avare, examinez-le
surtout dans deux moments bien importants pour
lui : quand il reçoit , et quand il donne. Lui fait-on
un présent de quelque valeur, à l'instant sa main
s'épanouit pour le recevoir, sa figure est radieuse,
ses yeux sont humides de tendresse ; il est dans
l'extase , et sa bouche entr'ouverte ne trouve pas
d'expressions pour témoigner sa surprise et son bon-
heur : il jouit.
Faut-il, au contraire, qu'il donne quelques pièces
d'argent , la scène est bien différente : ses traits se
rembrunissent et se contractent , son bras s'allonge
avec lenteur pour compter chaque pièce , qu'il n'a-
bandonne que difficilement , après l'avoir serrée
comme pour la dernière fois entre le pouce et l'in-
dex ; puis son regard inquiet suit tristement jusque
dans votre poche l'argent qu'il a dû tirer de la
sienne : il souffre.
— De tous les vices qui dégradent le cœur de
l'homme, l'avarice est sans contredit le plus misé-
(1) Voir ci-après la troisième observation.
i)i: i/avap.ice. 627
fable et le ])lu8 odieux. Les juitres passions pnivnit
du moins se rencontrer avec (|nclqiics vertus, ou
cire relevées par ((ucUjues bonnes qualités; l'avarice
détruit toutes les vertus, ternit toutes les qualités,
el peut enfanter tous les crimes. En effet , l'u-
sure (1), l'inhumanité, l'ingratitude, le parjure, le
vol, le meurtre, ne sont que trop souvent les fruits
de ce vice monstrueux.
Ennemi de Dieu et de la société, l'avare , par ini
juste retour, est lui-même son propre bourreau.
Les privations de tous genres qu'il s'impose, les
craintes continuelles auxquelles son esprit est en
proie, les visions de son imagination malade, lui
font éprouver de fréquentes et cruelles insomnies,
qui bientôt amènent chez lui la pâleur de la face,
l'amoindrissement des traits, et, plus tard, l'amai-
grissement général du corps.
A une période encore plus avancée, on voit cette
passion se terminer par la mélancolie, le marasme,
la folie, et, dans certains cas, assez rares cepen-
dant, par le suicide (2).
Traitement.
Nous avons vu que l'avarice tire sa source d une
prédominance de circonspection qui croît avec
l'âge : c'est donc cette circonspection que les pa-
rents et les instituteurs devraient s'efforcer de mo-
dérer , ou de diriger convenablement, lorsqu'ils la
trouvent trop développée chez de jeunes sujets.
(1) Voyez la noie 0 , à la fin du volume,
(2) Voir la deuxiènn- observation.
628 DE l'avaî'.ice.
Loin de là, que fait souvent un père peu éclairé
ou parcimonieux? Il enjoint à son enfant de con-
server bien précieusement les pièces d'argent qu'on
a pu lui donner. Pour plus de sûreté , il se charge
lui-même du dépôt; puis, au bout de quelque
temps , il persuade au marmot que ces pièces se
sont multipliées , qu'elles ont fait des petits. Emer-^
veillé à la vue de cette prétendue reproduction ,
l'enfant demande et obtient la permission de l'o-
pérer lui-même. Continue-t-il d'être trompé, ses
désirs s'enflamment, et son petit trésor, toujours
grossissant , devient pour lui l'objet d'une espèce
de culte. Réjouis-toi, père imprudent; réjouis-toi.
professeur de sagesse , ta tâche est accomplie : tu
as formé un avare, qui attendra ta fin avec impa-
tience pour jouir seul de ton or; ou presque toujours
un prodigue , qui te payera de superbes fimérai lies ,
et dévorera le reste (1).
(1) J'ai vu plus d'une fois des parents inexpérimentés employer
ce misérable strataj^ème pour inspirer, disaient-ils, le goût de
l'économie à des enfants trop enclins à la dépense. Voilà comme
on fausse le jugement , cette faculté si précieuse qui doit être plus
lard la règle de toutes les actions de l'homme ! C'est sans doute
pour un pareil élève que La Bruyère a écrit ces lignes : « L'avare
dépense plus mort, en un seul jour, qu'il ne faisait vivant en dix an-
nées; et son héritier, plus en dix mois, qu'il n'a su faire lui-même
en toute sa vie.
« Les enfants peut-être seraient plus chers à leurs pères , et réci-
proquement les pères à leurs enfants, sans le titre d'héritiers.
«Triste condition de l'homme, et qui dégoûte de la vie! Il faut
suer, veiller, fléchir, dépendre, pour avoir un peu de fortune, ou
la devoir à l'agonie de nos proches : celui qui s'empêche de sou-
haiter que son père y passe bientôt est homme de bien. » {Cnrac
tères, chap. 6.)
i)K l'avahick. 029
«Ce que l'on prodigue, on Tôle à son héritier;
ce que l'on épargne sordidement, on se l'ôle à soi-
même : le milieu est justice pour soi et pour les
autres. » Le milieu que recommande La Bruyère est
une sage économie, dans laquelle on peut encore
faire rentrer ceux qui ne sont que sur les limites de
la parcimonie. Quant à l'avarice bien caractérisée ,
elle est presque toujours incurable. Il est donc
essentiel de combattre cette passion avant qu'elle
ait pris sur ses esclaves un empire absolu.
Un des meilleurs moyens est la société habituelle
et intime d'individus enjoués et désintéressés , se
procurant sans prodigalité les plaisirs et les com-
modités de la vie , ou bien encore celle d'hommes
sensibles, charitables, occupés à secourir les mal-
heureux, à visiter les malades et les prisonniers. |^
Pour corriger l'avarice naissante , on a aussi con-
seillé de lui présenter souvent le tableau des pro-
babilités de la vie humaine.}
Le ridicule et la peur pourront encore être em-
ployés avec succès, suivant le caractère de l'individu
sur lequel vous voudrez agir. Ainsi vous mettrez
sous les yeux de l'un les scènes plaisantes et ridi-
cules dont les avares ont tant de fois été le sujet ,
et pour cela il suffira de les renvoyer à Plante et
à Molière. A un autre , vous raconterez adroitement
les vols et les assassinats qui se commettent chez
les avares, où le crime compte toujours avoir
meilleure capture que chez les personnes qui sa-
vent faire usage de leur bien. A celui-là, vous pré-
senterez la triste et inévitable destinée qui attend
les avares; la misère au milieu de leur stérile abon^
630 DE l'avarice.
dance; leurs noms couverts de haine et de mépris;
leur mort provoquée par tous les vœux, et dont
eux-mêmes semblent se charger de hâter le moment.
A celui-ci, enfin, sur lequel les sentiments reli-
gieux ont encore conservé quelque empire, vous
rappellerez les annihèmes lancés contre les avares
par une religion dont tous les enseignements se ré-
sument dans la charité.
Observations.
1. Mort subiie d'une avare.
Pendant le rigoureux hiver de 1829-1830, je Fus
appelé par le commissaire de police du quartier
de l'Observatoire, pour aller visiter une mendiante
de profession, morte subitement dans son domi-
cile, rue Saint-Dominique-d'Enfer , n" 3.
Entrés dans une vaste mansarde d'une malpro-
preté repoussante, nous arrêtâmes quelques ins-
tants notre vue sur deux énormes chats couchés sur
le lit, et sur un épagneul qui , placé comme en sen-
tinelle sur le cadavre de sa maîtresse , s'élançait
avec fureur pour mordre les personnes qui vou-
laient s'en approcher.
Après qu'on se fut débarrassé, non sans peine , de
ces animaux , je procédai à l'examen du cadavre.
C'était celui d'une femme âgée d'environ soixante-
cinq ans. L'habitude du corps, qui était d'une mai-
greur extrême, et couvert de vermine, n'offrait
aucune trace de violence étrangère; je ne remarquai
non plus aucun symptôme d'hémorrhagie cérébrale
ni pulmonaire. Les fonctions digestives s'exerçant
DE l'avarice. 631
habituellement chez cette femme d'une manière
régulière, et son régime alimentaire étant d'ailleurs
fort exigu , je ne pouvais guère attribuer la mort à
une indigestion. Mais le vent glacial que nous sen-
tîmes souffler à travers les fenêtres mal jointes et
dégarnies de mastic me lit piésumer que cette
malheureuse était morte de froid.
Ma conjecture se changea en certitude après une
plus ample inspection du domicile. Cette femme
n'avait, en effet, sur elle qu'une mince couverture
de laine criblée de trous : sa cheminée , herméti-
quement fermée, et, du reste, tout à fait dégarnie
de cendres, annonçait que depuis le connnencement
de l'hiver elle n'avait pas encore usé de combustible ;
et cependant la moitié de sa vaste mansarde était
remplie de bois, symétriquement arrangé jusqu'au
plafond, et dont sans doute elle s'était promis de
brûler quelques morceaux, si le temps continuait
d'être aussi rigoureux.
J'attribuai donc la cause de la mort au froid ex-
cessif, dont cette femme , sans son avarice , eût cer-
tes pu se préserver avec l'énorme provision de bois
dont l'avait gratifiée la charité publique.
Quelques jours après, j'appris par la voie des
journaux que le juge de paix avait trouvé plus de
10,000 francs en or enfouis dans la paillasse de
cette misérable.
II. Suit'ide d'une avare. [2\ février 1836.)
Au n" 281 de la rue Saint-Jacques vivait, depuis
plus de cinquante ans , dans une mansarde au cin-
quième étage, une vieille femme du nom de Tillard.
632 ^^ l'avaiuce.
Tout chez elle annonçait une profonde misère; elle
se nourrissait mal , et était encore plus mal vêtue.
Pour éviter les dépenses que, disait-elle, sa posi-
tion ne lui permettait pas de faire, elle allait se
chauffer chez ses voisins , qui , par un sentiment de
commisération , l'accueillaient à leur foyer , sur-
montant, par égard pour ses quatre-vingt-huit ans,
le dégoût que leur inspiraient les haillons dont elle
était couverte.
La femme Tillard était très-méfiante : jamais elle
ne recevait personne chez elle ; elle donnait ses au-
diences aux visiteurs sur le carré de son logement ,
après les avoir fait longtemps attendre ; car elle ne
pouvait sortir de son réduit avant d'avoir ouvert
trois serrures , et tiré les deux verroux qui garnis-
saient sa porte à l'intérieur.
Depuis dix jours , cette femme n'ayant pas été vue
dans la maison comme k l'ordinaire, les voisins en
informèrent M. Gourlet, commissaire de police du
quartier de l'Observatoire, qui aussitôt se transporta
avec moi sur les lieux. La porte à peine ouverte ,
nous aperçûmes le cadavre de cette malheureuse,
qui s'était asphyxiée volontairement. Déjà l'on avait
jeté dans un coin de la chambre les vêtements
infects qui la couvraient , et l'un de ces haillons
était livré aux flammes , quand une femme donna
le conseil de visiter les autres, soupçonnant qu'il
pouvait y avoir quelques papiers secrets , soit dans
les poches, soit entre l'étoffe et la doublure.
Ce conseil fut très-profitable aux héritiers de la
défunte; car ontrouva renfermés dans une boîte de
DE LAVAUICE. 633
carlon seize billets de banque de mille francs, et dix
autres mille francs de valeurs sur la banque de
France.
III. Mon d'un avare paralytique et aveugle.
Le vénérable abbé Desjardins , ancien vicaire gé-
néral du diocèse de Paris, fut appelé un jour, pen-
dant qu'il était curé des Missions étrangères , chez
un pauvre vieillard aveugle , qu'on lui dit être gra-
vement malade, et qui demandait avec instance à le
voir. Empressé de se rendre au désir qu'on lui expri-
mait, M. Desjardins court chez le mourant , et cher-
che à lui offrir les consolations de son ministère;
mais celui auquel il s'adresse ne semble l'écouter
qu'avec distraction , et l'interrompt bientôt pour
lui demander s'il est le curé des Missions étran-
gères.
«Sans doute, lui répond M. Desjardins; n'est-ce
pas moi que vous avez fait appeler? — Oh! oui,
car vous êtes le seul homme en qui je puisse avoir
confiance. Ainsi vous êtes bien M. Desjardins? —
Je vous l'atteste. — Sommes-nous seuls? Voyez, re-
gardez si personne ne peut nous voir ou nous en-
tendre. — JXous sommes seuls, absolument seuls.
Soyez tranquille, mon ami, la porte est fermée:
vous pouvez parler sans crainte. »
Ici le malade paraît se recueillir, puis il s'efforce
de se soulever.
«Restez, restez couché, reprend M. Desjardins, je
vous entendrai parfaitement.» Pendant ce temps,
le vieillard a tiré une clef de dessous son chevet.
634 DE l'avarice.
« La voilà... dit-il d'un air mystérieux. Mais vous êtes
bien M. Desjardins, n'est-ce pas, le curé des Mis-
sions étrangères? — Je vous l'ai déjà affirmé; com-
ment pouvez-vous en douter encore? — Eh bien!
avec cette clef, ouvrez, je vous prie, le coffre qui
est là , au pied de mon lit. Tout au fond , vous trou-
verez un sac que vous m'apporterez; mais allez très-
doucement , de peur qu'on ne vous entende. »
Le curé suit les instructions qui lui sont données,
et à la vue du sac , à son poids énorme , il se ré-
jouit en songeant que la misère de ses pauvres va
être soulagée ; car il ne doute pas que le moribond ne
leur destine quelque partie du trésor qu'il lui remet.
Assis sur son grabat, le vieillard n'a pas plutôt tou-
ché le bienheureux sac, qu'il est saisi d'un trans-
port de joie impossible à décrire.
«Enfin, je le tiens donc! dit-il d'une voix étouf-
fée, et en le pressant sur sa poitrine; mon Dieu,
qu'il y a longtemps que je n'ai eu un tel bonheur ! Ah !
du moins, je l'aurai goûté encore une fois avant de
mourir! » Alors, déliant les cordons du sac, il plonge
sa main au milieu de l'or qui s'y trouve contenu ;
avec ses doigts desséchés, il palpe, il caresse, il
compte son métal chéri, et retombe tout à coup sans
mouvement : la joie l'avait tué.
DE LA PASSION DU JEU. 635
CHAPITRE XII.
DE LA l'ASSlON DU JEU.
Le jeu est un gouffre qui n'a ni fond ni
rivage.
TnoMAS.
Sa définition, son ancienneté, son universalité, ses progrès
en France.
La passion du jeu est un besoin habituel de livrer
son bien aux chances du hasard , ou à des combi-
naisons incertaines, dans lesquelles l'habileté a plus
ou moins de part. C'est le plus souvent une lutte où
l'homme ne voit dans son seinblable qu'une proie
dont il faut qu'il s'empare pour n'en être pas lui-
même dévoré, où il se réjouit en proportion du mal
qu'il fait, et où le revers enfante presque toujours
la haine, sans que le succès amène l'aFfection.
La soif de l'or, l'espoir outré d'un gain facile,
l'oisiveté, et la recherche d'émotions variées, tels
sont les éléments que l'analyse découvre dans cette
maladie morale, l'une des plus contagieuses et des
plus funestes. Ce n'est pas que par lui-même le jeu
ne soit un passe-temps aussi innocent qu'agréable ,
quand on s'y livre avec modération et dans le seul
but de donner quelque délassement à l'esprit ; mais,
du moment où l'on s'y sent porté avec trop d'ardeur,
on doit prudemment y renoncer; sinon, l'habitude
636 l>E I.A l'ASblON DU JEU.
en fait bientôt un besoin aussi impérieux que cou-
pable.
II y a des jeux de pur hasard, il y en a d'autres où
le hasard est joint à l'habileté; il y en a aussi que
l'on considère comme dépendant uniquement de
l'esprit ou de l'adresse; le hasard , toutefois, entre
encore pour quelque chose dans ces derniers, en ce
que souvent on ne connaît pas la force de son ad-
versaire, qu'il peut survenir des coups qu'on ne sau-
rait prévoir, et qu'enfin l'esprit comme le corps ne
se trouvent pas toujours bien disposés. Quoi qu'il
en soit , il est à remarquer que la plupart des
joueurs se livrent de préférence aux jeux dans les-
quels leur talent ne leur donne aucune supériorité:
un gain certain et journalier a moins d'a^ttrait pour
eux que la chance d'une grande fortune dont le
sort peut un jour les favoriser; c'est sans doute
parce que, dans les jeux de hasard, où tous les
coups sont décisifs , l'âme est tenue continuelle-
ment dans une sorte d'exaltation extatique , sans
qu'elle contribue à son plaisir par une contention
dont la paresse aime à se dispenser.
Dans cet article, consacré à la passion des jeux de
hasard, je crois devoir simplement mentionner la
Bourse, loterie politique tout aussi immorale que
l'ancienne loterie royale de France; le commerce,
loterie industrielle (i), qui, chez les païens, avait
(1) D'après le relevé des cahiers d'enrejpstrement, les faillites
déclarées au tribunal de commerce de la Seine, depuis le l*"" jan-
vier 1840 jusqu'au 31 décembre de la même année, sont au nom-
bre de 826, i-eprésentanl en résullal un passil" de 49,595,980 fr.
15 C; el un actif de 32,8{î(),073 fr. 93 c; mais on sait que ce der-
nE I.A PASSION Dr IRl". 037
pour patron le dieu des voleurs ; enfin la f^ueirc ,
cette loterie san^jlante, qu'un de nos écrivains a
appelée un jeu de héros.
La manie du jeu remonte à la plus haute anti-
quité , et Ton en trouve des traces chez tous les peu-
ples. Les Juifs, il est vrai, paraissent en avoir été
exempts avant leur dispersion ; mais elle les gagna
dès qu'ils eurent fréquenté les Grecs, qui jouaient
déjà avant le siège de Troie (1), et les Romains, qui
devinrent joueurs longtemps avant la destruction
de leur république. En vain les lois romaines dé
fendirent de jouer au delà d'une certaine somme ;
en vain Juvénal s'attacha à flétrir ces hommes qui
apportaient au jeu des cassettes pleines d'or pour
les risquer en un seul coup de dés, la passion des
jeux de hasard fit de tels progrès à Rome, que, vers
nier chiffre, en pareille circonstance, n'est qu'idéal. Du reste, le
nombre des faillites déclarées en France de 1817 à 1826 était, an-
née moyenne, de 1,237; et il s'est élevé en 1840 à 2.018. Celte der-
nière année, le dividende moyen de toutes les faillites prises en-
semble a été de 25 pour 100.
La plus avantageuse des sonsciiptions avec primes n'était , en
définitive, qu'une loterie déguisée, à laquelle les joueurs exposaient
l'excédant de la valeur de l'ouvrage mis en souscription. Les em-
prunts avec primes , contractés par divers gouvernements, ne sont
également autre chose qu'une loterie , ou les porteurs d'obligations
jouent la portion d'intérêts qu'ils ne reçoivent pas. Heureux si le
vent des révolutions ne leur enlève pas intérêts et capital !
(1) Les Lacédémoniens seuls bannirent pendant longtemps le
jeu de leur république. On rapporte que Chilon , ayant été envoyé
pour conclure un traité d'alliance avec les Corinthiens, fut telle-
ment indigné de trouver les magistrats, les femmes et les géné-
raux occupés au jeu, qu'il s'en retourna sur-le-champ , en leur di-
sant que Lacédémone, qui venait de fonder Byzance, ne voulait
pas ternir sa gloire en s'alliant avec un peuple de joueurs.
6â8 DE LA PASSION DU JEU.
le temps où Constantin abandonna celte ville pour
n'y plus revenir, tout le monde, et jusqu'à la popu-
lace, s'y livrait avec fureur : en détruisant Corin-
the , les Romains ne s'enrichirent guère que de ses
vices.
Suivant le témoignage de Tacite, les Germains
furent aussi en proie à ce funeste penchant, et
le poussèrent même jusqu'à un tel excès, qu'après
avoir tout perdu au jeu de dés, ils se jouaient eux-
mêmes en un seul coup. Alors le vaincu , quoique
plus jeune et plus fort que son adversaire, se met-
tait à sa merci, et se laissait garrotter et vendre aux
étrangers. Le préjugé qui regarde les dettes du jeu
comme les plus sacrées de toutes, comme des dettes
d'honneur, nous est probablement venu de l'exacti-
tude rigoureuse des Germains à remplir ces sortes
d'engagements.
Les Huns allaient plus loin encore : saint Ambroise
rapporte qu'après avoir mis au jeu ce qu'ils avaient
de plus cher, leurs armes, ils y exposaient leur vie,
et se donnaient quelquefois la mort malgré le ga-
gnant. Des excès à peu près analogues se sont re-
nouvelés dans les temps modernes. A iNaples , et
dans plusieurs autres villes de l'Italie, des hommes
du peuple jouaient leur liberté pour un certain
temps. On assure qu'un Vénitien joua sa femme; un
Chinois, sa femme et ses enfants. A Moscou , à Pé-
tersbourg , on joue non-seulement son or, ses meu-
bles, ses terres, mais encore ceux qui les cultivent,
en sorte que des familles entières passent successi-
vement à plusieurs maîtres en un seul jour.
On ferait, du reste, im livre fort curieux, si l'on
DE LA PASSION DU .IRU. (539
voulait rassembler tous les traits de folie que cette
passion a produits parmi les lioiiiines. C'est une
maladie universelle, dont la perpétuité ne peut se
révoquer en doute. Quels que soient le culte et les
lois qui régissent les diverses nations, quel que soit
le climat qu'elles habitent , il se trouve parmi elles
des joueurs effrénés ; on en rencontre même chez
presque tous les peuples sauvages, qui , au dire des
voyageurs, poussent plus loin que nous encore la
passion des jeux de hasard. Cette passion, cepen-
dant, ne s'exerçant chez eux qu'en proportion de
leurs moyens et de leurs rapports, ne peut avoir ni
la même influence, ni les mêmes résultats que chez
les hommes civilisés. L'appât du gain peut bien les
pousser, comme ceux-ci , à risquer tout ce qu'ils
possèdent , dans l'espoir d'obtenir un surcroît de
richesses, et ils y apportent sans doute la même avi-
dité ; mais l'enjeu se bornant d'ordinaire à la peau
d'un animal , ou à quelque autre objet de peu de
valeur, leurs pertes sont presque toujours répara-
bles, et ils échappent ainsi aux funestes consé-
quences que ce vice amène parmi nous.
C'est surtout quand il prend sa source dans les
sommités sociales, qu'il devient plus profond et
plus général. L'amour des jeux de hasard ne se
manifesta d'abord en France que parmi la no-
blesse; longtemps le peuple ne connut d'autres
amusements que l'arc , l'arbalète, le palet, la boule
et les quilles. Le jeu de cartes , qui devint en usage
à la cour sous Charles VI (1), se répandit dans la
(t) Plusieurs historiens ont prétendu que les cartes à jouer fu-^
6-10 • nr i.A r\ssioN bv .lEr.
suite parmi les classes inférieures. Ainsi, ce (ut du
palais des rois et des salons des grands que descendit
ce goût qui depuis infesta Paris et les provinces. A
diverses époques, avant François T', des ordonnances
émanées de la cour interdirent au peuple les Jeux
de hasard; mais, l'essor étant donné, la contagion
finit par se répandre. Sous Henri 11, François 11,
Charles IX et Henri 111 , les joueurs ne furent
presque pas inquiétés; ils eurent une entière liberté
sous Henri IV. On n'avait pas encorejoué en France
avec autant d'acharnement qu'à la cour de ce prince:
de toutes parts des académies de jeu se formèrent ,
les dupes s'y précipitèrent en foule; l'usure, cette
plaie des familles , osa se montrer dane toute sa
turpitude; les procès se multiplièrent, et le mal
devint général. 11 fut réprimé sous Louis Xlll. Ce
prince, qui eut une véritable passion pour le jeu
d'échecs, se montra l'ennemi juré des jeux de
hasard, et les interdit sévèrement. Le cardinal
rent inventées pour amuser la mélancolie de ce prince . 31M. Bois-
sonade el Eloy Johanneau sont d'un avis contraire. Selon eux, les
cartes étaient connues sous Charles V . On les trouve en Espagne
vers 1330, et, d'après le Dictionnaire de V Académie de Mndrid, leur
inventeur se nommait iSicolas Pépin. «Ce qu'il y a de certain,
disent les auteurs du Dictionnaire des Origines, c'est que, si les
cartes étaient connues sous Charles V, elles ne devaient pas être
communes, à cause de la dépense qu'occasionnait alors leur pein-
ture, puisque l'art de graver sur hois était encore ignoré à cette
époque; l'on sait d'ailleurs que la chambre des comptes passa une
somme considérable pour le jeu de caries qui fut apporté en France
pour amuser Charles VI , alors en démence. » Ces cartes, dans leur
origine, avaient, dit-on, sept à huit pouces de longueur. Ce fut
sous le règne de Charles VII qu'un peintre français, nommé Jac-
quemin Gringonneur, en inventa de particulières à la France.
DE L\ PASSION DU JEU. 0^ t
Mazarin en rétablit l'usage à la cour de Louis XIV,
d'où cette épidémie se répandit une seconde fois
sur tous les points de la France , et s'y naturalisa
si bien, que depuis elle ne cessa plus d'y faire
ses ravages, selon qu'elle fut plus ou moins favo-
risée par les circonstances. Chose scandaleuse !
pendant le XVIP et le XVlll^ siècle, c'était un état
que d'être joueur, et ce titre tenait lieu de naissance,
de fortune et de probité. Ou voyait alors assis in-
distinctement à la même table, et soupant ensemble,
le prince et l'aventurier, la duchesse et la courti-
sane , l'honnête homme et le fripon ; à cette époque,
le jeu seul avait le privilège de niveler toutes les
conditions.
Ce fut surtout lorsque les jeux domestiques eu-
rent enfanté les jeux d'État, que la plaie devint plus
sensible dans tous les rangs de la société. Sous pré-
texte de réprimer la passion du jeu , on établit en
France, à l'exemple de l'étranger, des loteries pu-
bliques où le pauvre artisan put aller chaque jour
engloutir le fruit de ses labeurs. Déjà l'un de ces
établissements avait été projeté sous François V' ;
mais alors le peuple n'était pas assez joueur pour se
laisser prendre à ce dangereux appât : il en fit le
premier essai sous Louis XIV , et s'y abandonna
avec une telle fureur sous Louis XV, qu'il ne fut
plus possible d'arrêter les effets de ce fléau , qui
s'est perpétué jusqu'à nos jours (1).
(1) La loterie royale de France, qui succéda, en 1770, à toutes
celles qui pullulèrent sous le règne de Louis XV, lui supprimée en
1703 lU'tablie en 1797, elle a existé sans interruplion jusqu'en
41
642 - DE LA l'ASSION DU JEU.
Causes.
Si la passion du jeu s'est manifestée dans l'en-
fance des peuples comme dans leur vieillesse; si
elle a persisté malgré les nombreux exemples des
maux qu'elle entraîne , malgré les législateurs, qui,
à certaines époques, cherchèrent à la détruire (1); si
elle est surtout aussi répandue qu'on le dit chez les
sauvages , il faut en conclure qu'elle est malheu-
reusement naturelle à l'homme ; mais il ne s'ensuit
pas qu'elle doive exercer le même empire chez tous
les individus , ni même que le plus grand nombre
ne puisse s'y soustraire.
Chez l'homme civilisé, les causes de ce penchant
sont si multipliées , qu'il serait difficile de les énu-
mérer toutes. 11 prend communément sa source
dans diverses autres passions dont il reçoit l'impul-
sion , et la leur rend à son tour. Ainsi , la paresse ,
la curiosité, le luxe, la vanité, l'ambition, la soif
des richesses jointe à une espérance immodérée de
les obtenir , le besoin d'émotions dans des cœurs
1836, époque de sa nouvelle suppression. D'après le Rapport de la
Cour des comptes, on estime que les mises, durant cet espace de
temps, c'est-à-dire pendant trente-huit années, se sont élevées à
près de deux milliards, et les lots gagnants à quatorze cents mil-
lions de francs environ. En déduisant les remises aux receveurs,
les frais administratifs, et la perte sur 1814, le bénéfice net pour
le gouvernement s'est élevé à trois cent quatre-vingt-cinq millions
(dix millions environ par année).
(1) Les jeux de hasard sont expressément défendus par la loi de
Mahomet. Au Japon , un homme qui hasarde de l'argent au jeu est
puni de mort.
DE l,\ PASSION DU JEU. 643
vides ou déjà l)lasés, telles sont les causes les pins
ordinaires de son développement. S'il prend sou-
vent sa source dans le désœuvrement de l'opulence,
il nait aussi de la mivSère et des chajjrins , de la fré-
quentation des chevaliers d'industrie, du mauvais
exemple, de l'occasion enfin ; et si, par malheur, le
succès vient lui sourire dès son début, alors il n'a
pluà de frein ; l'habitude le rend presque incu-
rable, parce qu'il devient une source perpétuelle
d'illusions et de vicissitudes qui l'animent tour à
tour, sans jamais l'assouvir (1).
Mais, comme je l'ai déjà dit, une des plus grandes
causes de ce funeste besoin , ce qui contribue sur-
tout à l'étendre dans une nation , c'est lorsque
les gouvernants viennent à le fomenter par leur
propre exemple, ou qu'ils tentent la cupidité des
hommes , en leur offrant des chances de richesses
qui n'ont trop souvent d'autre résultat que leur
ruine. Qui ne sait les maux causés en France par le
système de Law ? Ce célèbre aventurier ouvrit un
goufFre où la moitié de la nation s'empressa de
verser son argent; et six cent mille familles, qui
avaient pris du papier sur la foi du gouvernement,
furent à peu près ruinées de fond en comble. L'éta-
blissement de la loterie , ainsi que nous l'avons vu
plus haut, n'eut pas des résultats moins funestes;
(1) «Le jeu nous plait, dit Montesquieu, parce qu'il atiache no-
ire avarice, c'est-à-dire l'espérance d'avoir plus; il flatte noire
vanité par l'idée de la préférence que la fortune nous donne, et de
l'attention que les autres ont sur notre bonheur; il satisfait notre
curiosité on nous procurant un spectacle; enfin , il nous donne les
différents plaisirs de la surprise. » [Essai sur le Goût.)
644 ■ DE LA PASSION DU JEU.
car c'est principalement le peuple qui se laisse
prendre à ce leurre dangereux. ÎS'a-t-on pas vu des
femmes, surtout celles des classes inférieures , ven-
dre jusqu'à leurs derniers effets, et même ceux de
leurs enfants , pour satisfaire cette misérable pas-
sion , qui semblait étouffer en elles les plus doux
sentiments de la nature?
Quoique l'amour des jeux de hasard ait tou-
jours été commun aux deux sexes , il ne se répan-
dit en France, parmi les femmes, que longtemps
après l'invention des cartes ; et si beaucoup se dé-
gradèrent alors en poussant jusqu'à la fureur le
goût de cette espèce de jeu , on peut remarquer que
le nombre en fut toujours infiniment plus petit
que celui des hommes; ce ne fut que parmi les
femmes opulentes ou de mœurs dissolues qu'il do-
mina (1). Celles de la classe bourgeoise ne jouent
guère que par imitation , et l'économie forcée qui
préside à leurs jeux en exclut ordinairement la pas-
sion , et par conséquent le danger. Quant aux fem-
mes du peuple, les dés et les cartes ont presque
toujours été sans attrait pour elle : les joueuses
donnaient la préférence à la loterie.
Aujourd'hui que cet établissement ainsi que
les maisons de jeu sont supprimés, et que les
préoccupations politiques absorbent nos pensées
(1) «Les femmes, dit encore l'auteur des Lettres persanes, ne s'y
livrent guère dans leur jeunesse que pour favoriser une passion
plus chère; mais à mesure qu'elles vieillissent, leur passion pour
le jeu semble rajettnir, et colle passion remplit tout le vide des
I autres »
niv LA PASSION DU .lEU. 646
avec la plupart de nos {joûts , celui du jeu est
beaucoup moins répandu en France ; aussi les
joueurs de profession de l'un et de l'autre sexe y
sont infiniment plus rares.
Les climats ne semblent pas exercer une in-
fluence spéciale sur le développement de cette fa-
tale passion ; toutefois , un ancien joueur, devenu
depuis sa guérison l'un des premiers employés de
la ferme des jeux de Paris, m'a assuré que, d'après
les observations qu'il avait été à même de faire
pendant douze ans, on pouvait classer les joueurs
passionnés dans l'ordre suivant : Chinois, Anglais et
Anglo-Américains, Italiens, Espagnols, Russes, Alle-
mands, Polonais, Belges et Hollandais, enfin les Fran-
çais, les moins acharnés de tous. Il est à remarquer
que les deux tiers des sommes englouties dans les
maisons de jeu ouvertes à Paris (1) provenaient des
(1) Depuis le l*"" janvier 1838, les sept maisons de jeu autorisées
à Paris ont été fermées, au grand désespoir des joueurs et des
employés de la ferme, envers lesquels, soit dit en passant, on au-
rait dû être moins injuste. Ces maisons, placées sous la surveil-
lance de l'autorité municipale, étaient Frascali, le Salon, Marivaux ,
et les numéros 9, 113, 129 et 154 au Palais-Royal. Les jeux les
plus en vof^ue étaient le trente et un ou rouge et noir, la roulette , le
krnps et le kreps , jeux de dés favoris des Anglais. Le grand nombre
d'ouvriers qui accouraient au numéro 113, où l'on faisait jouer
petit jeu pour mieux les allécher, et où ces malheureux perdaient
néanmoins en quelques instants le gain de leur quinzaine, fut l'une
des principales causes de la suppression de la ferme-régie, qui
avait été conservée, disait-on, comme un mal nécessaire , sous le
consulat, l'Empire et la restauration. Cette suppression éminem-
ment morale, quoi qu'on en dise, a enlevé au gouvernement un
revenu annuel de 5,500,000 francs, que la ville de Paris était tenue
de verser au trésor pour la concession des jeux , et à celle-ci une
016 l^E LA l'ASSION OU JEU.
étrangers , qui ne manquaient pas de nous payer le
tribut de leur séjour au milieu de nous.
Quant à la position sociale et aux diverses profes-
sions, le même observateur a vu jouer des individus
de toutes les conditions et de tous les états. Cepen-
dant les joueurs les plus ardents, et comparative-
ment les plus nombreux, lui ont paru être : 1" les
gens riches et sans profession ; 2° les individus
pauvres et sans profession ; 3" les banquiers et les
négociants ; 4° les médecins ; 5" les étudiants des di-
verses facultés ; 6" les ouvriers de toutes classes.
Caractère et portrait du joueur,
Stoïque en apparence, mais toujours plein d'il-
lusions, le vrai joueur, malgré les sentiments qui
l'agitent , supporte ordinairement sans changer
d'attitude ni de visage toutes les chances de la
fortune qu'il se plaît à braver. Prodigue du temps,
insouciant et tout à la fois inquiet de l'avenir,
somme approximative de 1,500,000 francs, provenant de ce qui lui
était abandonné sur le prix fixe des baux (le premier a été de
6,526,600 francs ; le second , de 6,055,100 francs), et de ce qui lui
revenait pour sa part des trois quarts dans les bénéfices annuels
du fermier. Ainsi , depuis la concession des jeux faite à la ville de
Paris par ordonnance de Louis XVIIl, en date du 5 août 1818, les
deux baux, qui ont compris une série de dix-neuf années, ont
rapporté au gouvernement 104,500,000 francs, et à la ville de
Paris 30,000,000 au moins. En doublant la première somme pour
une vingtaine d'années antérieures aux baux donnés par la ville,
et dont le chiffre n'est pas connu exactement, on arrive à une
somme de plus de 200,000,000, que les sept maisons de jeu ont fait
entrer dans les caisses de l'État,
DE LA PASSION 1>U JEU. 647
incapable de réflexion parce qu'il se ferait peur
à lui-même, il fuit la solitude comme son ennemie
mortelle; mais ce n'est pas au sein des plaisirs or-
dinaires qu'il va chercher des distractions : celles-
ci lui paraîtraient insipides; il lui faut une agitation
fiévreuse et continue, qu'il ne trouve qu'en face des
monceaux d'or offerts h sa cupidité : c'est là son bon-
heur, son idole ; c'est là que l'attendent toutes les
vicissitudes qu'il veut savourer, et que , successi-
vement dépouillé ou comblé par la fortune , il va
chaque jour porter à cette idole un nouvel encens
et de nouvelles espérances.
Voyez ce maniaque assis immobile à une table de
jeu dans laquelle on dirait que ses membres vont
s'incruster (t): son teint est pâle, son regard fixe
et impatient ; une triste sévérité règne sur ses traits;
vous le prendriez pour un des juges infernaux ; sa
bouche , habituellement muette, ne fait entendre
à de longs intervalles que quelques mots mal arti-
culés. Par moment il fait rouler ses yeux d'une ma-
nière étrange; sa physionomie prend alors quelque
chose de terrible : le dépit , la fureur, une joie ma-
ligne mêlée d'inquiétude , viennent s'y peindre tour
à tour ; mais, comme s'il avait honte de laisser en-
trevoir les sentiments qu'il éprouve, il reprend bien-
(1) L'immobilité et la roideur presque tétanique qu'on observe
chez la plupart des joueurs proviennent de l'impatience concentrée
qui les dévore. C'est qu'en effet les décisions du jeu, quelque
promptes qu'elles soient, leur paraissent d'une lenteur insuppor-
table. Le temps qui leur semble le plus lon^r est bien certainement
celui fjui s'écoule entre le tomber et le relever d'une carte ou d'un
dé. (Voir le traité de la Passion du jnt , par Dusaulx.)
618 DE LA l'ASSION DU JEU.
tôt son apparente impassibilité. Cependant, depuis
plus de douze heures il a alternativement gagné et
perdu ce qui suffirait pour le bonheur de vingt fa-
milles; vous le croyez sans doute saturé des émo-
tions dont il se nourrit? Loin de là : ces chances
tour à tour favorables et contraires, la fièvre qu'elles
ont allumée dons son sang et dans son cerveau ,
l'heure avancée de la nuit, l'heure surtout, l'heure
maudite fixéepour la fermeture, tout ne sert qu'à exci-
ter davantage la passion qui le dévore et qui tient ses
autres besoins comme suspendus. En ce moment plus
que jamais son cœur, son esprit, ses sens, tout
son être est au jeu ; la maison ébranlée menacerait
ruine , la foudre tomberait à ses pieds, sans le dis-
traire : le bruit de l'or peut seul l'émouvoir. Et ce-
pendant , bien différent de l'avare , dont il a toute
la cupidité , le joueur ne thésaurise jamais ; il ne
s'anime à la vue de ce métal que parce qu'il le re-
garde comme un moyen de contenter sa passion ;
dès qu'il l'a en sa possession , il l'expose de nou-
veau aux mêmes chances ; car ces dons du ha-
sard ne sauraient ni lui profiter, ni le satisfaire ;
ils ne sont pour lui que l'emblème des maux qu'il
vient chercher et braver. Jouer est son but , son
élément , sa vie ; il ne voit rien au delà. Que lui im-
portent sa ruine, son honneur, ses devoirs les plus
sacrés, pourvu qu'il joue ? Qu'il lui reste seulement
un écu pour tenter la fortune , il ne perd rien de
son audace : l'or étalé devant ses yeux lui dit en-
core d'espérer.
— Il serait aussi long que difficile de peindre
to;;îcs les nuances de celte déplorable manie. Sa
DK LA PASSION DU JEU. 619
physionomie morale varie selon les différentes es-
pèces de joueurs ; et, d'un autre côté, les sensations
contraires qui les agitent, se détruisant récipro-
quement , ne présentent que des traits confus et
presque insaisissables. Ainsi, il y a desî joueurs au-
dacieux pour qui la perte aiguillonne le désir; il
y en a Aq pusillanimes, qui tremblent même lors-
qu'ils sont en veine; de superstitieux , qui, vou-
lant se délivrer de leurs perplexités, s'attachent à
des chimères, tels que les songes, les pressenti-
ments, les jours malencontreux, les mauvaises pla-
ces, les voisins de sinistre augure , etc. etc. ; il y en
a aussi de systématiques, qui ne s'adonnent au jeu
que par spéculation; il y a de beaux joueurs, qui
s'exécutent promptement et de bonne grâce ; des
joueurs Jastueux, qui sacrifient l'avidité à l'orgueil;
il y a, dit-on , des joueurs bienfaisants, qui n'envisa-
gent le gain que comme un moyen de faire des lar-
gesses (si ce dernier caractère existe, il doit être
fort rare) ; enfin , on voit des individus qui mènent
de front la passion du jeu avec celle du vin et des
femmes; c'est surtout alors un abîme sans fond, où
viennent bientôt s'engloutir les fortunes les plus
considérables. La réunion de ces trois vices ne larde
pas non plus à abrutir l'esprit , à pervertir entière-
ment le cœur, et à produire dans la santé les alté-
rations les plus graves. Cette dernière classe forme
celle des joueurs débauchés, qui n'est pas la moins
nombreuse : elle pullule dans nos grandes cités; c'est
elle qui peuple les prisons et les bagnes, parce que
les désordres auxquels elle se livre la conduisent
presque toujours au crime.
650 DE LA TASSION DU JEU.
Marche de la passion du jeu; ses effets , sa terminaison.
Ce n'est pas toujours dès son début que cette
passion ôte à l'homme la réflexion. Souvent poussé
au jeu par un accident fortuit, par un sentiment de
vanité qui lui fait craindre d'être taxé de pauvreté ou
d'avarice, par le désœuvrement, par une lâche com-
plaisance, ou enfin par un simple mouvement de
curiosité, celui qui n'a pas encore éprouvé cette dé-
plorable frénésie en est d'abord épouvanté. Il frémit
en voyant l'abîme ouvert sous ses pas, et se sent dis-
posé à fuir; mais s'il ne suit pas à l'instant même
cette heureuse inspiration , peu à peu le métal étin-
celant lui fascine les yeux , bientôt il ne voit plus
qu'à travers le prisme d'une espérance cupide , sa
raison l'abandonne, et il finit par céder au mouve-
ment irrésistible qui l'entraîne à sa perte. Combien
arrivèrent au jeu comme simples spectateurs, qui
en sortirent joueurs effrénés ! « De deux regardeurs,
dit un vieux proverbe, il y en a toujours un qui
devient joueur. » J\'est-ce pas ainsi que Courville ,
joueur trop fameux sous le règne de Louis XIV, fut
saisi tout à coup, à l'âge de quarante ans, de ce
vertige, qui le rendit ensuite le fléau de ses con-
temporains !
Quiconque ne sait pas résister aux premières
amorces de ce dangereux passe-temps attise donc
un feu que peut-être il ne pourra plus éteindre.
Beaucoup d'individus n'y consacrent d'abord que
de courts instants ; mais bientôt ils y donnent des
heures, puis des jours, puis des nuits entières, et
UE LA l'ASSlON DU JEU. G5i
deviennent insensiblement joueurs passionnés. Alors
la corruption de ceux avec lesquels ils se rassem-
blent ne tarde pas à les gagner; car les joueurs de
profession ne se rapprochent guère que pour trafi-
quer de leurs vices, et l'homme qui se hasarde dans
leur compagnie est bien près de leur ressembler:
aussi madame Deshoulières a-t-elledit, avec autant
de vérité que de grâce :
Le désir de gagfner, qui nuit et jour occupe,
Est un dangereux aiguillon :
Souvent, quoique resjirit, quoique le cœur soit bon,
On commence par être dupe,
On finit par être fripon.
L'infamie n'est pas la seule terminaison de cette
passion funeste; on la voit encore très-communément
finir par la misère et la mélancolie, quelquefois par
la folie, le meurtre et le suicide (1). M. B. Levrault
a remarqué que les joueurs étaient fort sujets aux
engorgements des viscères abdominaux, ainsi qu'aux
affections anévrysmales du cœur ou de la crosse
de l'aorte.
— Du reste, le jeu, si nuisible aux individus, ne
l'est pas moins à la société entière, en opérant un
déplacement improductif de capitaux, et en contri-
(1) On connaît cette inscription faite pour une maison de jeu
Ici deux portes à cet antre :
L'une s'ouvre à l'espoir, l'autre au crime, à la mort;
C'est par la première qu'on entre,
Et par la seconde qu'on sort.
652 DE LA PASSION DU JEU.
buant à entretenir l'oisiveté , si justement appelée
la mère de tous les vices.
«La condition des joueurs, dit M. Frégier , est
sujette à tant de vicissitudes et à tant d'égarements,
qu'il n'est pas étonnant que la société, et que l'au-
torité publique préposée à sa garde , les considèrent
comme des hommes dangereux. Le jeu est l'une des
passions auxquelles la classe vicieuse se livre avec
le plus d'ardeur. Les individus de cette classe qui
sont dominés par l'amour du jeu deviennent, tôt ou
tard, l'eFfroi de tous les gens de bien ; car ceux-ci
travaillent pour économiser leur superflu , tandis
que les premiers ne travaillent que pour assouvir
leur passion.
«Parmi les joueurs de profession, il en est qui
ne sont préoccupés que du besoin de jouer (je parle
des joueurs de bas étage , ou de ceux qui appar-
tiennent à la classe lettrée, mais nécessiteuse). On
dirait que l'activité de ce besoin absorbe en eux
tous les autres besoins, même les plus impérieux;
ils retranchent, le plus qu'il est possible , sur leur
nourriture, sur leurs vêtements, sur leur cou-
cher, afin de fournir à leur terrible passion; ils
fréquentent les mauvais garnis, ils emploient la plus
forte partie du produit de leur travail à tenter les
hasards du tapis vert, et ils dépensent à regret une
pièce de deux sous pour reposer leur tête sur de la
paille pourrie ou sur des chiffons souillés de fange.
Telle est pourtant leur destinée de chaque jour,
destinée qui les ravale au niveau des vagabonds et
des voleurs, familiers des mêmes repaires.
DE I.A PASSION nu lEU. 653
«Cette communauté criiabitation , ces rapports
avec le rebut de la société, secondent puissamment
les pernicieuses influences de la passion qui les
subjugue. Privés souvent de leur dernier écu par
les coups du sort, et sollicités par la passion , cause
de leur infortune, ils se jettent dans la carrière du
crime, à la suite des voleurs qui habitent avec eux
sous le même toit , ou qui éprouvent comme eux les
tourments de l'amour du jeu. Cette extrémité est ,
à la longue, le partage de la plupart des joueurs.
Aussi les préposés de la police sont-ils tous enclins
à mal augurer de cette classe d'hommes, dont ils
ne parlent qu'avec une profonde commisération ,
et comme de gens voués au crime.
« Le jeu est l'une des passions les plus tenaces chez
les malfaiteurs. Ces hommes, qui vivent de si peu
lorsqu'ils ne trouvent pas l'occasion de dépouiller
les honnêtes gens, sont emportés par la fureur de
dépenser, lorsque quelque rapine inattendue les a
mis en possession d'une somme un peu élevée. Pour-
suivis sans cesse par la crainte d'être découverts
et arrêtés par la police, ils se hâtent de jouir. Les
émotions brûlantes du jeu sont une de leurs plus
chères délices ; la débauche et la gloutonnerie vien-
nent ensuite. Voilà pourquoi la police , malgré toute
sa diligence et tous ses efforts, ne parvient que très-
rarement à saisir intact le fruit de leurs méfaits.
Cette cruelle passion du jeu les obsède jusque dans
les prisons , et les entraîne quelquefois à des excès
qui tiennent de la démence. On cite des prisonniers
qui , après avoir perdu en un instant le produit
d'une semaine de travail, n'ont pas craint, pour
654 • DE LA PASSION DU JEU.
assouvir leur passion , de jouer par avance le pain
qui devait les nourrir pendant un mois, deux mois,
et même trois mois; et, ce qu'il y a de plus sur-
prenant , il s'est rencontré des hommes assez féroces
pour guetter, pendant la distribution des vivres,
ceux dont ils avaient ainsi gagné la nourriture, et ne
les quitter qu'après leur avoir arraché le morceau de
pain dont ils ne pouvaient se passer sans souffrir.
J'ajouterai un dernier trait qui montrera jusqu'à
quel point le délire de l'amour du jeu peut aveugler
un être raisonnable. Les médecins de la maison cen-
trale du mont Saint-Michel ont observé un con-
damné qui jouait avec une telle ardeur, qu'à l'in-
firmerie, tout malade qu'il était, il livrait aux chances
du jeu la ration de bouillon ou de vin qui lui eût
été si nécessaire pour rétablir ses forces épuisées. Ce
malheureux est mort d'inanition. » [Des Classes dan-
gereuses de la population.)
— On dit communément : Qui a joué jouera; et ,
en effet , il est rare de voir les joueurs se corriger.
Le temps, qui use quelques-unes de nos passions,
donne à celle-ci une ardeur qu'elle n'a pas toujours
à son début ; ainsi , le vieillard qui en a contracté
une longue habitude s'y livre avec plus d'acharne-
ment encore que le jeune homme. Ce dernier peut
en être distrait par quelque autre penchant, ou
même par un sentiment d'honneur ; il n'y a guère ,
pour le vieux joueur, de guérison possible que dans
la religion; elle seule, en ouvrant son cœur à d'im-
mortelles espérances, peut le consoler de la perte
des illusions qu'il poursuivait.
— D'après les Comptes rendus de la justice crimi-
DE U PASSION nu lEU. 655
nelleen France, la passion du jeu a poussé au sui-
cide 81 individus dans l'espace de six années:
En 1836 19
1837 21
1838 10
1839 6
1840 12
1841 13
81
Sur 1,000 crimes, on a constaté que les que-
relles au jeu en avaient fait commettre 113.
Il m'a été impossible de connaître , même pour
Paris , le chiffre des joueurs admis dans les établis-
sements consacrés au traitement des aliénés ; mais
il est permis de croire qu'ils y figurent en assez
grand nombre.
D'après les tableaux officiels des délits jugés par
les tribunaux , on trouve qu'en l'espace de treize
années, la passion du jeu a produit en France 1,545
affaires correctionnelles, qui ont amené la suppres-
sion de 286 loteries clandestines et la fermeture de
1 ,259 maisons de jeu de hasard tenues sans autori-
sation (1); savoir :
(1) La ferme-régie était une transaction financière avec la pas-
sion du jeu; mais, comme on l'a dit avec raison , détruire la ferme
n'est pas détruire la passion. Il faut donc que le gouvernement sé-
visse avec la plus grande rigueur contre les maisons de jeu clan-
destines ouvertes dans les grandes villes , et où les malheureux
joueurs trouvent d'autant moins de sécurité, qu'il y a absence
complète de surveillance et de contrôle.
656 ■ DE l.\ PASSION DU JEU.
1829.
1830.
1831.
1832.
1833.
1834.
1835.
1836.
1837.
1838.
1839.
1840.
1841.
Loteries
clandestines.
Maisons de jeu
non autorisées.
16
32
27
58
27
42
61
84
29
116
7
78
11
100
28
143
16
123
14
127
21
120
16
125
13
111
Totaux 286 1,259
JNe sont pas compris dans ce tableau les jeux de
loterie ou de hasard sur la voie publique , pour la
répression desquels 399 inculpés ont été condamnés
à l'amende, et 18 à l'emprisonnement, pendant la
seule année 1840.
Traitement.
Les vices n'ayant d'attrait que parce qu'on les
regarde comme une source de plaisir, il faut, lors-
qu'on veut tenter la guérison d'un joueur, com-
mencer par le détromper. Sans doute , l'entreprise
est difficile ; mais si une longue habitude n'a pas
encore dégradé son àme, si l'on parvient à réveiller
en lui un véritable sentiment d'honneur , et à lui
faire reconnaître les écueils dont il est environné,
tout n'est pas perdu. L'esprit humain peut beau-
DR l-A PASSION Di; JRU. 657
coup lorsqu'il est suflisaiiiment éclairé , et pour lui
c'est déjà un commencement de triomphe que de
désirer la victoire. Quelles que soient, néanmoins,
les bonnes dispositions de l'homme qui consent à
renoncer au jeu, il faut bien se garder de l'aban-
donner à lui-même, car sa guérison complète
sera longtemps douteuse. Quand on est parvenu
à la lui faire désirer, Il faut l'obliger à rompre
brusquement tous ses rapports avec ceux dont
l'exemple pourrait encore l'égarer. Les fatigues
du corps, la fuite des grandes villes, les voyages,
la vie et les exercices champêtres , quelque entre-
prise laborieuse et tout à la fols agréable, l'étude
des beaux-arts, des sciences, la société de gens
instruits et enjoués aimant l'ordre et l'économie,
enfin l'amour de la religion , qui toujours conduit
l'homme aux affections les plus nobles et les plus
conformes à son bien-être , tels sont les moyens les
plus efficaces que l'on puisse employer pour dé-
truire ce mal dévorant. Il s'agit Ici d'une passion
vile, opposez-lui des sentiments généreux; donnez
au joueur la vertu pour égide; conduisez-le au bien
par un chemin semé de fleurs, bientôt il ne voudra
plus le quitter : car un premier acte honnête en
produit toujours d'autres; bientôt aussi l'estime
publique , qui sera sa récompense , vous répondra
de la solidité de sa guérison.
6r)8 DU SUICIDE.
CHAPITRE XIII.
DU SUICIDE.
Les suicides sont toujours communs cliez les
peuples corrompus.
Chateadbriasd, Génie du christianisme.
Définition.
Le suicide (1), ce triple attentat envers Dieu ,
envers la société , et envers soi-même , peut être
considéré, en général, comme le dé/ire de l'amour de
soi ; délire qui fait oublier les devoirs les plus sa-
crés , et jusqu'au sentiment de sa propre conserva-
tion , pour se soustraire à des souffrances physiques
ou morales que l'on n'a pas le courage de supporter.
De toutes les actions criminelles que les passions
ou les misères humaines enfantent , il n'en est
guère qui nous affectent plus péniblement et qui
nous inspirent une indignation plus profonde que
cet acte , parce qu'il bouleverse nos idées les plus
naturelles , et noiis montre à quel degré d'égare-
ment l'homme peut être poussé quand il s'est rendu
sourd à la voix de sa raison , comme à celle de sa
conscience. Si néanmoins, maîtrisant les premières
(1) Ce terme, qui n'existait dans aucune langue, fut créé dans
le siècle dernier par l'abbé Desfontaines. Auparavant nous n'en
avions pas qui exprimât l'homicide de soi-même. Le mol latin sui-
cidiuni est également d'invention moderne.
uu SUICIDE. G59
impressions que fait naître le suicide, nous exami-
nons la variété des causes qui peuvent le produire,
nous reconnaîtrons que tantôt c'est un ct-ime qu'il
faut détester, tantôt une maladie qu'il eût fallu
guérir, tantôt un mouvement d'exaltation qu'il faut
plaindre ; et nous serons forcés d'avouer que s'il
mérite souvent notre réprobation , souvent aussi il
réclame notre pitié et notre indulgence.
Si le suicide impliquait toujours crime, cette dé-
nomination pourrait-elle convenir au genre de mort
de ces pauvres idolâtres qui , privés encore des
lumières du christianisme , vont s'offrir en sacri-
fice pour obéir à des usages, à des préjugés plus
forts chez eux que l'instinct de la conservation ? à
ces malheureux Indiens, par exemple, qui^ chaque
année, courent se précipiter sous le char de leur
idole , afin d'y trouver une mort qu'ils croient glo-
rieuse et digne de récompense? Assurément il ne
peut y avoir là suicide , du moins dans toute
l'acception donnée communément à ce mot ; car ce
n'est ni le dégoût de la vie, ni le mépris des lois
divines et humaines , qui les font agir : c'est à Dieu
seul qu'appartient le droit de les juger.
Flétrirons-nous aussi du nom de suicides les
Codrus, les Curtius, les Winckelried , lesd'Assas,
les Blsson , et tant d'autres héros que nous offrent
les annales de la gloire? Non, certes : leur mort fut
commandée par un dévouement sublime pour leur
patrie, et mérite toute notre admiration. Celle de
Caton ne saurait être jugée ainsi : elle ne sauva pas
son pays , elle ne sauva que lui seul de la clémence
de César ; et si la secte stoïcienne érigea en vertu
cet acte de désespoir, c'est qu'alors la religion
chrétienne n'était pas encore venue détruire les
vains sophisœes de Fesprit humain : quand son
flambeau apparut sur la terre, la main du suicide
fut désarmée, ou du moins on ne vit plus en lui
qu'un être incomplet , un déserteur de la vie . un
soldat abandonnant le champ de bataille avant d'a-
voir courageusement combattu.
Quelques écrivains modernes préconisèrent de
nouveau le meurtre de soi-même: ils allèrent jusqu'à
dire que l'Ecriture sainte justifie cet acte aussi anti-
rdigieui qu'anti-social : citant la mort de Samson .
ils la mirent, sans hésiter, au rang des suicides.
Mais, en voulant partager le sort des Philistins.
Samson se dévoua comme le firent depuis les héros
dont nous venons de parler ; ceux-ci furent les no-
bles martvrs du patricrtiiaie, il fut de plus, lui,
martyr de la foi de ses père*. Sa mort, celle d Eléazar
dans I histoire des Machabées . celle de cette via*ge
courageuse 1 se précipitant du haut d'un toit
pour échapper à rinfànae traitement que lui réser-
vaient ses bourreaux, celle enfin de tant d'autres
victimes des persécutions de 1 idolâtrie, ne sauraient
être considérées coname des actes volontaires, pro-
duits par le dégoût de la vie . comme Thomicide
de soi-même : celui-là seul en est coupable, qui,
au mépris de tous ses devoirs, agit librement avec
l'intention de se détruire, et non celui qui, en
£ûsaat «ne belle action, trouve la mort sur «on
chemîii.
lb»p«««»'
:^aiDl*- Pélafjif
DU SUICIDE. 6G1
Causes.
Les plus judicieux auteurs qui ont écrit sur le
suicide n'ont pas liésité à reconnaître que TafTaiblis-
sement des croyances religieuses est la cause la plus
immédiate des morts volontaires que nous voyons se
multiplier chaque jour d'une manière si elfrayante
dans tous les rangs de la société (1). Les déclara-
tions mêmes des malheureux qui s'abandonnent à
ce délire appuieraient seules cette opinion , si le plus
simple examen ne venait suffisamment la justifier.
L'homme qui croit à une autre vie, l'homme qui
admet un Dieu pour témoin de ses peines secrètes ,
ne se tue pas : il sait qu'il commettrait un crime ;
d'ailleurs, les sublimes espérances qui l'animent lui
donnent la force de supporter le fardeau de la vie ,
quelque lourd qu'il lui paraisse. Celui, au contraire,
qui ne croit à rien , et dont la raison est égarée
par les passions ou de funestes maximes, celui-là
se révolte contre les premières atteintes du malheur
et de la souffrance. De là au découragement, de là
à la pensée d'attenter à ses jours, il n'y a qu'un pas ;
et ce pas, il le fait bientôt, s'il en a le triste courage.
« Quand la morale publique , quand les menaces de
la religion , n'opposent plus de frein aux passions,
dit Esquirol , le suicide doit être regardé comme
(1) De 1827 à 1830, il y a eu à Paris un suicide sur 3,000 habi-
tants, et de 1830 à 1835, un sur 2,094 : celle désolanle progres-
sion , qui continue encore, se retrouve en province et à l'éuanjrer.
(Voir les documents statistiques sur le suicide, pa{j. 691 et suiv.)
C62 DU SUICIDE.
un port assuré contre les douleurs morales et con-
tre les douleurs physiques. »
Si, en effet, nous jetons nos regards sur la grande
scène du monde, nous voyons de toutes parts la
vertu débordée par mille passions violentes , qui ,
échappant au joug imposé par les préceptes reli-
gieux , vont se livrer aux plus coupables excès, sans
que rien puisse les arrêter au bord de l'abîme qui
leur est ouvert. Nous y voyons le mérite , la droi-
ture, la modestie, luttant contre la bassesse, la dis-
simulation et l'orgueil ; des amours frénétiques,
des cupidités rivales, des trahisons, des vengeances,
des fraudes ; la soif du gain qui pousse le joueur à
sa ruine, des espérances déçues, des renversements
de fortune , des peines , des misères sans consola-
tions, des crimes sans repentir, l'homicide de soi-
même, enfin , comme remède à tant de maux.
Les secousses politiques , les gouvernements
constitutionnels et républicains , plus favorables
que le despotisme au développement des passions
ambitieuses; l'esprit militaire , qui apprend à envi-
sager la mort sans effroi; les progrès de la civili-
sation, qui multiplie les besoins et les rend plus
impérieux, peuvent aussi exercer une grande in-
fluence sur la fréquence du suicide. Mais les livres,
qui en font l'apologie, les théâtres, qui le met-
tent si souvent en scène , les journaux , qui ne
manquent jamais d'en retracer la triste réalité, sont
des causes bien plus directes de cette contagion.
Madame de Staël , dans sa jeunesse , flatta aussi ce
malheureux penchant ; mais plus tard , reconnais-
sant son erreur , elle avoua que la lecture du
UU SUICIDE. 663
Werther de Goethe avait produit plu8 de suicides en
Allemafjnc que toutes les femmes de cette contrée.
C'est qu'en effet le charme danjjereux répandu dans
cette production , en dépouillant le meurtre de soi-
même de presque toute son horreur, peut produire
les impressions les plus funestes sur une ima^jina-
tion tant soit peu exaltée , et la conduire au crime
qu'elle s'est accoutumée, dans ce drame, à consi-
dérer comme un acte de vertu. «C'est ainsi, dit
l'éloquent docteur Pariset , que le mal moral s'in-
troduit dans les âmes : il y entre par des paroles
ou des images ; il s'y grave par des maximes , des
exemples , des apologies. Bientôt il est partout.
Suivez la marche du crime : avant de paraître
devant les tribunaux, il passe par les livres et les
théâtres; puis , du sein des tribunaux, des milliers
de voix en font pénétrer les peintures jusque dans
le sein des familles, et les impressions qu'il y porte
se mêlent , pour les corrompre , aux saintes habi-
tudes des premières années. » Il en est de même
pour le suicide : le premier acte de cette nature est
publié, il trouve des apologistes, c'est un exemple
qui en provoque un second , un troisième , ainsi de
suite; bientôt c'est une épidémie , tant est grand le
penchant de l'homme à l'imitation !
Parmi les causes du suicide , on signale encore :
l'onanisme, l'abus des plaisirs, l'excès des boissons
alcooliques, la passion du jeu, la colère, l'ambition,
l'envie, la jalousie, l'oisiveté, l'ennui, la solitude,
la nostalgie, les chagrins domestiques, le goût ex-
cessif de la musique, qui exalte la sensibilité; la
661 ' DU SUICIDE.
terreur, le remords, le désespoir (1), la misère, le
déshonneur, et surtout l'hérédité: un grand nombre
d'observations prouvent, en effet, que le penchant
au suicide peut se transmettre : on a vu des familles
entières en être atteintes , et y céder quelquefois
irrésistiblement (2).
On a encore observé que les saisons avaient une
grande influence sur cette funeste disposition , mais
on a trop insisté peut-être sur celle du climat : aussi
a-t-on taxé d'exagération l'opinion de Montesquieu,
qui pi'étend que la fréquence du suicide chez les
Anglais doit être attribuée à l'atmosphère dans la-
quelle ils vivent. Sans doute, on ne peut nier qu'un
ciel nébuleux et sombre ne dispose aux idées mé-
lancoliques , ordinaires avant-coureurs du dégoût
de la vie, mais on verra que sous le ciel de la Russie,
bien moins agréable que celui de l'Angleterre ,
les cas de suicides se reproduisent assez rarement ;
on en voit aussi très-peu chez les Hollandais, pla-
cés à peu près dans les mêmes conditions phy-
siques que les Anglais. Ce dernier peuple, d'ailleurs,
n'était nullement enclin au suicide quand les Ro-
mains envahirent la Grande-Bretagne, tandis que
cet acte de délire était alors beaucoup plus fréquent
en Italie qu'il ne l'est aujourd'hui (3). Les climats
(1) On sait que le remords et le désespoir ont conduit au suicide
le premier meurtrier dont l'histoire fait mention.
(2) 11 résulte des observations multipliées d'Esquirol, que les
prédispositions héréditaires de la folie transmises par les mères
sont d'un tiers plus nombreuses que celles qui proviennent des
pères. On a fait la même remarque pour la mélancolie-suicide,
(3) Parmi les Etats dv l'Europe, la France est le pays où i! se
DU SUICIDE. 6G5
sont restés les mêmes , mais les changements qui se
se sont opérés dans l'organisation sociale des deux
nations ont dû nécessairement en amener de très-
grands dans leurs mœurs, leurs usages, leurs pen-
chants; et c'est là surtout qu'il faut chercher la
cause des différences qui nous frappent en elles
aujourd'hui par rapport au suicide.
Quant aux saisons, il est certain qu'elles exercent
une action marquée sur les individus qui éprouvent
le dégoût de la vie : le printemps et l'été paraissent
être celles où l'on voit le plus d'aliénations men-
tales , et en même temps le plus de suicides.
MM. Fodéré et Douglas ont observé qu'ils étaient
plus fréquents à Marseille lorsque le thermomètre
marquait 22 degrés au-dessus de zéro. Cheyne
rapporte qu'en Angleterre l'automne et les vents
d'ouest sont féconds en suicides ; le professeur
Osiander, dans le nord de l'Allemagne, partage
cette opinion ; Cabanis et Esquirol ont aussi ob-
servé que le passage d'un été sec à une automne
humide est plus favorable au développement des
affections abdominales , dont le suicide dépend
assez souvent.
Toute souffrance physique excessive, quand elle
se prolonge, peut, comme la douleur morale, por-
ter celui qui en est atteint au désir de se donner
la mort. Ainsi beaucoup de maladies peuvent pro-
commet actuellemenl le plus de suicides; viennent ensuite l'Angle-
terre , la Prvisse, l'Autriche, l'Italie, puis l'Espagne et la Russie.
(Voir, à la fin de cet article, les documents statistiques sur le
suicide )
666 DU SUICIDE.
duire le suicide, si elles ne sont pas surveillées (1).
De ce nombre on signale principalement la lèpre,
le scorbut , dans certains pays , et la pellagre, clans
les campagnes du 3Illanais. On a vu encore des
personnes atteintes de névralgies, de goutte, de
rhumatismes aigus, d'affections cancéreuses et d'hy-
pochondrie , chercher à se détruire pour mettre
fin à leurs maux. Servius, le grammairien , s'em-
poisonne parce qu'il ne peut guérir de la goutte ;
Cornélius Ru fus , ami de Pline le Jeune, se laisse
mourir de faim pour la même cause; et Silius
Itahcus termine aussi ses jours par une abstinence
volontaire, parce qu'un abcès incurable lui fait
prendre la vie en aversion. Tout dépend de l'orga-
nisation, du degré de sensibilité, d'énergie et de
courage de celui qui souffre moralement ou physi-
quement. S'il est des hommes que nul événement,
nulle douleur ne saurait abattre, il en est un bien
plus grand nombre qui s'irritent, qui se désespè-
rent au milieu des souffrances, et cette sorte d'exal-
tation peut aisément les conduire à la pensée d'a-
bréger leurs jours.
L'état morbide improprement appelé tempéra-
ment mélancolique est une grande prédisposition au
suicide. La constitution sanguine peut aussi , mais
d'une manière différente, porter à cet acte meur-
trier. Dans le premier cas, c'est presque toujours
un profond ennui , un dégoût de toutes choses, qui
inspire peu à peu à l'individu ainsi organisé l'idée
(1) Sur 133 cas, recueillis par M. Prévost, de Genève, 24 recon-
naissent pour cause l'aliénation menialc, et 34 diverses naaladies.
\)V SUICIDE, 667
de mettre Hn à son existence ; dans le second , cette
pensée ne se manifeste et ne se réalise qu'à la suite
d'une vive contrariété , d'un violent chagrin , d'un
événement quelconque, parce que celui qui en est
atteint, toujours prompt à s'irriter, se grossit ses
maux , et devient homicide de lui-même dans un
accès de colère ou de désespoir, sans prendre le
temps de réfléchir au crime qu'il va commettre.
On n'est pas également porté au suicide à tous
les âges. L'enfance, étrangère à la plupart des pas-
sions qui agitent l'âge viril , ne ressent guère for-
tement que la gourmandise , l'envie et la jalou-
sie ; ces penchants peuvent néanmoins lui inspirer
une résolution désespérée : on a vu des enfants re-
fuser toute espèce de nourriture , parce qu'ils se
croyaient délaissés , ou seulement moins aimés que
d'autres. Le non-succès des études, une mauvaise
éducation, de dangereux exemples, peuvent aussi
déterminer chez quelques adolescents la mort vo-
lontaire : heureusement ces cas sont assez rares.
Le passage de l'adolescence à la puberté, qui
amène le vague des passions, produit quelquefois
aussi ce que madame de Staël appelle /a douleur de
la vie; mais on ne voit guère cette douleur aller
jusqu'au suicide, à moins qu'une circonstance im-
prévue ne vienne le déterminer. C'est, en général,
pendant la jeunesse et l'âge miir (de 20 à 45 ans)(l),
que l'homme se laisse entraîner davantage à cette
(1) Les recherches les plus récentes constatent néannooins qu'il
y a maintenant à Paris beaucoup plus de suicides avant lâge de
vingt ans, et de quarante à soixante, qu'on n'en voyait autrefois.
668 DU SUICIDE.
fatale extrémité , parce qu'alors , en butte aux pas-
sions erotiques ou ambitieuses qui agitent tour à
tour l'espèce humaine, il cherche dans la tombe un
abri contre les déceptions de son cœur, ou contre
les revers inopinés qui viennent l'atteindre. La
vieillesse est moins sujette à ces actes de désespoir.
En général, plus l'homme approche de sa fin, plus
il se rattache au bien qui va lui échapper ; cepen-
dant , quand les passions survivent aux facultés qui
d'abord les ont mises en jeu , elles peuvent inspirer
à un vieillard le dégoût de la vie , et lui donner en
même temps l'énergie momentanée dont il a besoin
pour se débarrasser du fardeau qui l'obsède. La
douleur , la misère , l'abandon , peuvent produire
sur lui le même effet , et amener le même ré-
sultat (1). Les exemples en sont devenus fort
communs de nos jours. Ils étaient, du reste, très-
fréquents autrefois chez certains peuples. Les Abys-
siniens se tuaient quand ils arrivaient à la vieillesse;
les habitants de Coulis , ville de la Grèce, se don-
naient aussi la mort pour se dérober au poids des
ans ; et l'on sait que la secte des brahmanes, comme
autrefois celle des stoïciens et des épicuriens, au-
torise l'homme à se détruire dès qu'il est fatigué de
la vie (2).
(1) On sait que le père du célèbre Barthez se laissa mourir de
faim, à l'âge de quatre-vingt-dix ans, par suite du profond cha-
grin que lui causa la mort de sa femme.
(2) Les livres sacrés des Hindous, ce peuple qui a des mœurs si
douces et tant d'horreur pour le sang, établissent cependant plu-
sieurs manières violentes de quitter la vie : elles consistent h se
laisser nnourir de faiqî, à se brûler dans du fumier de vache, à
nu SUICIDE. C60
Quant à l'influence des sexes par rapport au sui-
cide, quoiqu'on ait observé que le penchant à l'imi-
tation est en général plus prononcé encore chez
les femmes que chez les hommes, les relevés statis-
tiques des divers pays prouvent qu'elles se livrent
moins fréquemment que ces derniers à cet acte fré-
nétique (1). Leur constitution physique, beaucoup
plus faible que celle de l'homme, leur timidité na-
turelle, les habitudes de modération et de douceur
que leur fait ordinairement contracter le genre d'é-
ducation qu'elles reçoivent, peuvent expliquer cette
différence. 11 faut, pour qu'elles renoncent à ces
habitudes , qui leur prêtent un charme si séduisant ,
que les passions soient mises en jeu chez elles d'une
manière violente. L'amour, qui exerce dans leur
cœur une si grande puissance, et qui devient sou-
vent la principale affaire de leur vie , les rivalités ,
l'abandon , le déshonneur, auxquels les expose cette
passion tyrannique, peuvent les porter au dernier
degré de la douleur et du désespoir, et c'est le plus
communément ce qui les conduit à se donner la
mort. Suivant la remarque d'Hippocrate, les jeunes
filles non menstruées, et les jeunes femmes qui le
sont mal , tombent quelquefois dans une langueur
capable de les disposer au suicide. On a observé
aussi que l'âge critique amène assez souvent chez
s'ensevelir dans la neige sur les 'montagnes du Thibet, à se lais-
ser dévorer par un crocodile, à se couper le cou sur les bords du
Gange, enfin à se noyer.
(I) La fréquence du suicide chez la femme est à celle observée
chez l'homme environ comme 1 est à 3.
670 DU SUICIDE.
ies femmes l'ennui de la vie et le désir de la ter-
miner ; mais lorsque cette disposition a lieu , il
faut peut-être moins l'attribuer aux incommodités
qu'elles éprouvent à cette époque, qu'à la perte des
illusions dont elles se nourrissaient , et auxquelles
il leur est si pénible de renoncer, quand elles n'ont
pas su se créer d'avance des jouissances indépen-
dantes de la jeunesse et de la beauté.
11 est assez fréquent, surtout parmi les aliénées et
les épileptiques, de rencontrer des femmes, qui pen-
dant le flux menstruel , cherchent tous les moyens
imaginables pour se détruire, et qui perdent de vue
cette idée pendant le reste du mois. Quelques fem-
mes sont tourmentées du même désir pendant la
grossesse.
Il résulte enfin, du relevé des morts subites que j'ai
été à portée de constater depuis vingt-cinq ans, que
la propension au suicide est beaucoup plus grande
dans le célibat que dans le mariage : c'est que les
liens de ce dernier état attachent plus fortement à
la vie, bien qu'ils la rendent souvent plus agitée et
plus pénible.
La profession qui présente le moins de suicides
est, d'après M. Prévost, de Genève, celle des culti-
vateurs , tandis que les classes lettrées en offrent le
plus grand nombre. Chos*e déplorable! il résulte
également d'un tableau dressé par M. Balbi , que,
dans tous les pays civilisés du globe , les suicides
sont plus fréquents là où l'instruction est le plus ré-
pandue.
«On se tue fort peu aux galères, dit M. Lauver-
gne, et des relevés suivis annuellement sur le nombre
DU SUlCIt)E. 67i
des morts volontaires ne portent guère que 1 suicide
par -année chez les forçats. Ces hommes, sans crain-
dre la mort, n'osent se la donner; ils préféreraient
la recevoir d'autrui. »
Les suicides sont également assez rares chez les
prostituées: les relevés statisticpies de la justice cri-
minelle en France n'en signalent que 5 ou 6 par an.
Parmi les causes de suicide que nous venons d'é-
numérer, les unes sont subordonnées à la volonté
de l'homme, les autres en sont plus ou moins indé-
pendantes : le prêtre, le magistrat et le médecin
sont donc obligés d'en avoir une connaissance com-
plète et précise, puisqu'ils peuvent être appelés à
apprécier la culpabilité de cette déplorable aber-
ration.
Marche et caractères principaux du suicide.
Le suicide n'étant qu'un phénomène consécutif
d'une foule de causes différentes , et sa marche ne
présentant aucune régularité, nous ne le suivrons
pas dans toutes ses phases ; nous nous bornerons à
en étudier quelques-unes, et à indiquer les deux
caractères principaux qu'il revêt , selon qu'il se mon-
tre accidentel ou médité^ à Yétat aigu ou à Vétat
chronique. Dans le premier cas , il est presque tou-
jours l'effet de quelque revers ou de quelque passion
violente, et son exécution est aussi rapide qu'irré-
fléchie; mais si cette exécution est incomplète, il
est rare qu'elle se renouvelle, parce que la tentative
infructueuse amène la réflexion , et sert quelquefois
de crise à l'affection morale qui l'a déterminée. Ce-
^0 DO smcii
le* fraimet ri'iiiiin de la vie
miorr ; naii lor»4|ue c**''"
faiil p«at>élrf idoiim l'ai
f|u'eUM éprouvcat à cette êpt
illMatoiu dont elle» te nourri
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1 en otTretit \m
il n'snlte
il.-. ..„c^
les
I -.1 le pli- H^
DU SUICIDE. 673
1/iinc se trouve dans la haine de la vie, c'est-k-dlre
dans une surexcitation de la sensibilité, qui pousse
sans cesse l'homme à se débarrasser d'un fardeau
que les passions ou toute autre cause lui ont rendu
insupportable, mais dont il ne paraît pas toujours
souffrir extérieurement. L'autre est seulement \en-
nui, le dégoût, la douleur de la vie : les mêmes mo-
tifs ont pu la produire, mais elle ne se manifeste
guère que par une sorte d'atonie, d'abattement mo-
ral , qui peut bien faire naître la pensée du meurtre
de soi-même, sans laisser toujours l'espèce de cou-
rage nécessaire pour l'exécuter. Ce dernier état se
fait remarquer quelquefois chez les aveugles-nés,
que l'on voit dépérir sans qu'ils montrent le dé-
sir d'abréger leurs jours: on ne connaît pas d'exem-
ple de mort volontaire parmi eux. Quant aux in-
dividus affligés de l'aveuglement de l'esprit, la dou-
leur chronique de la vie se complique souvent de
haine, et celle-ci donne malheureusement à l'autre
l'énergie dont elle manquait pour saisir l'arme du
suicide.
Le spleen, dont l'ennui fait le principal caractère,
a quelque analogie avec cette dernière variété : c'est
la maladie des peuples civilisés et opulents. On s'ac-
corde cependant à dire qu'elle est assez rare, même
chez les Anglais , qui passent pour les mortels les
plus ennuyés du monde. Si , en effet, l'influence du
climat , et la satiété des jouissances que procurent
les richesses, sont pour quelque chose dans la fré-
quence du suicide parmi eux, n'ont-ils pas comme
nous une foule d'autres causes qui peuvent y con-
tribuer? Nous avons déjà vu que ce délire élait à
•Î3
674 DU SUICIDE.
peu près Ignoré en Angleterre avant qu'elle ne tom-
bât au pouvoir des Romains : ce fut seulement vers le
milieu du XVI*^ siècle qu'il commença à s'y répandre.
Les commotions politiques , le développement de la
civilisation, les violentes disputes religieuses qui
soulevèrent les passions dans ce pays, et plus parti-
culièrement encore les pernicieuses maximes qu'y
répandirent plus tard les Doune, les Blount, les
Gildon, etc.; enfin, les exemples éclatants qu'y sus-
citèrent les opinions erronées de ces écrivains^ don-
nèrent un tel essor au suicide, que cette contrée en
devint pour ainsi dire comnae le sol natal. C'est donc
à ces différentes causes, et non à la maladie du
spleen uniquement , qu'il faut attribuer la plupart
des morts volontaires chez les Anglais : du reste,
nous les avons si bien imités sous ce rapport,
qu'il semble ue leur déplorable manie soit venue
s'implanter irmi nous.
Cette triboCsse habituelle, cette sombre rêve-
rie, connue aussi sous le nom de mélancolie, est
devenue l'un des caractères distinctifs de notre
époque. Par cela même que les extrêmes se tou-
chent, on l'observe assez communément chez les vi-
ifeiirs , chez ces jeunes hommes qui, s'étant préci-
pités dans tous les excès du plaisir, ont vidé en
un instant la coupe de la volupté; comme ils en
ont éprouvé toute l'ivresse , ils n'en ressentent
plus que le déboire. La mélancolie est encore
le lot de ces êtres incompris , qui consument leur
vie à la recherche d'un type idéal de perfection ,
fruit de leurs dangereuses lectures. Toujours en de-
hors de la vie réelle , leur esprit se jette dans un
ou SUICIDE, 675
vaille indéfinissable, qui, il Faut le dire, n'esl pas
d'abord sans (juelquc charme. Mais, désabusés bien-
tôt par l'expérience, ces insensés finissent pardon-
ner la teinte de leur esprit à tout ce qui les entoure.
L'existence ne leur apparaissant plus que triste et
décolorée, leurs pensées se portent toutes vers la
tombe; la tombe est le sujet continuel de leurs in-
spirations ou de leurs vœux, et souvent une dou-
leur égoïste les y précipite avant qu'ils n'aient songé
à remplir aucun des devoirs imposés à l'humanité
D'autres, enfin, et c'est le plus grand nombre,
abattus par la perte d'un être chéri, par un revers
de fortune ou par des illusions déçues , se livrent
immodérément à une douleur sans consolation ,
parce qu'elle est sans espérance. Prenant dès lors
la vie en aversion , ils s'arrogent le droit de la quit-
ter violemment, sans songer qu'elle appartenait
à Dieu , à la société , à leur famille. Ces fins tra-
giques, consignées par milliers dans nos annales
criminelles, deviendraient fort rares, si une édu-
cation moins efféminée et plus chrétienne appre-
nait de bonne heure aux enfants à lutter contre
l'adversité , en leur faisant faire en quelque sorte
l'apprentissage du malheur. Devenus hommes, ils se
trouveraient prémunis contre les accidents insépa-
rables delà vie, et, appuyés sur la religion, ils
graviraient avec courage le sentier escarpé qui con-
duit vers cette véritable patrie, où il n'y a plus ni
combats ni épreuves.
Les tristes phénomènes de morts volontaires, qui
se reproduisent si fréquemment dans les mêmes
saisons, quelquefois dans un même pays , dans une
676 DC SLICIDF..
même ville , dans une même classe d'hommes , et
par des moyens presque identiques, ne permettent
pas de révoc{iier en doute l'influence que nous avons
vu exercer par l'atmosphère et par l'imitation sur
les individus qui ont quelque prédisposition au sui-
cide. Ces funestes épidémies sévissent d'ordinaire
sur les deux sexes, quelquefois sur un seul. On con-
naît l'exemple des filles de Milet , cité par Plutar-
que : l'une d'elles se pendit; aussitôt une foule d'au-
tres se donnèrent la mort par le même moyen , et il
fallut, pour arrêter les progrès effrayants d'une
telle frénésie, que le sénat ordonnât que les
cadavres des suicides seraient exposés nus sur la
place publique. Primerose rapporte qu'on vit, autre-
fois, un très-grand nombre de femmes lyonnaises
se précipiter à l'envi dans le Rhône ; et un ancien
historien de la ville de Marseille parle d'une épidé-
mie de suicides qui ne sévit que sur les jeunes filles
de cette cité. M. Desloges, médecin à Saint-Maurice,
dans le Valais, a observé une maladie de ce genre,
en 1813, au village de Saint-Pierre-Monjau ; une
femme s'étant pendue, presque toutes les autres
eurent de violentes tentations de suivre son exemple.
Montaigne parle d'une épidémie de suicides qui eut
lieu dans le Milanais, à l'époque des guerres qui déso-
lèrent cette contrée, mais dont l'influence ne s'exerça
que sur les hommes : « Mon père , dit-il , vist tenir
compte de bien vingt-cinq maistres de maison qui
s'estoient défaits eux-mesmes en une semaine. » On
pourrait citer un grand nombre de ces épidémies,
agissant sur l'un et l'autre sexe. En 1806, pendant
les mois de juin et de juillet, on compta à Rouen
i)U SUICIDE. 677
plus de soixante suicides; les mois dejuillct et d'août
de la même année en offrirent plus de trois cents à
Copenhague, où la température avait été la même
qu'à Rouen. On en vit aussi beaucoup à Paris au
printemps de 1811 ; et le docteur Recli , de Mont-
pellier, a observé qu'il y en avait eu un bien plus
grand nombre dans cette dernière ville, en 1820,
que pendant l'espace des vingt années précédentes.
On a encore remarqué qu'en 1793 , la ville de Ver-
sailles avait présenté seule l'horrible spectacle de
treize cents morts volontaires : la terreur dont les
esprits étaient alors frappés eut sans doute une
très-grande part à la multiplicité de ces actes de
désespoir. Enfin , le séjour de nos troupes en Algérie
a mis à même de constater que le vent brûlant du
désert produit quelquefois de véritables épidémies
de délires et de suicides , en déterminant une vive
congestion vers le cerveau.
Le suicide réciproque ou mutuel , que de mons-
trueuses fictions nous représen tent souvent au théâtre
et dans les livres comme un acte sublime, est l'une
des variétés de ce délire qui entraîne les plus fu-
nestes conséquences, non pas seulement parce qu'elle
comporte un double crime , mais parce qu'elle est
du plus dangereux exemple pour les imaginations
ardentes et romanesques, toujours prêtes à imiter
ce qui a l'apparence de l'héroïsme. En général ,
c'est l'exaltation de l'amour qui conduit à cet acte
frénétique ; mais bien souvent aussi cette passion
y mettrait obstacle , si l'amour-propre, cet autre mo-
bile de tant d'actions insensées, ne venait à son aide
pour lui faire consommer son épouvantable sacrifice.
678 DU SLMCIDE.
Ce genre de suicide semble presque toujours revêtir
le caractère aigu ; s'il en était autrement , il est pro-
bable qu'il ne s'accomplirait pas.
Une autre variété, non moins déplorable , et qui
appartient plus spécialement à l'état chronique, est
le penchant à l'homicide lié à l'acte du suicide. On
a vu des malheureux décidés à se donner la mort ,
préluder à ce crime par le meurtre de quelque autre
victime. C'est quelquefois sur un inconnu , sur
un être inoffensif, qu'ils assouvissent leur fureur ,
sans pouvoir en assigner d'autre cause que l'incom-
préhensible besoin de destruction (1). Il en est d'au-
tres qui. redoutant pour les objets de leurs plus
chères affections les douleurs vraies ou imaginaires
dont ils s'abreuvent , veulent les y soustraire en
leur ôtant la vie avant de s'en débarrasser eux-
mêmes. Oui le croirait? l'amour des pères et des
mères pour leurs enfants , ce sentiment si pro-
fond que Dieu plaça dans le cœur de tous les êtres ,
et que la brute elle-même suit avec un si doux in-
stinct, cet amour, dis-je, a quelquefois armé la
main de l'homme insensé contre l'innocente créa-
ture qui lui devait le jour. Heureusement ces sortes
de crimes sont fort rares.
— Les individus qui veulent se détruire sont-ils
portés à choisir le genre de mort vers lequel semble-
raient devoir les entraîner leur constitution ou leurs
(1) C'est ainsi que le lâche et cruel Asiatique cherche quelque-
fois à se donner rénergie momentanée dcmt il a besoin pour se dé-
truire, en se procurant, par le moyen de lopium, une ivresse
furieuse, pendant laquelle il prélude à sa mort en poignardapt t,ous
ceux qui l'approchent.
DU suiclut;.
souffrances? c'est ce que l'exp** ence n'a s encore
démontré. Seulement , on a remarqué que beaucoup
d'individus affectés de la pellagre mettent ftn à leurs
jours en se jetant dans un puits ou dans la rivière; il
est encore certain qu'en général les hommes se servent
plutôt d'armes à feu et les femmes de poison , et que,
pour exécuter son funeste dessein , chacun emploie
l'instrument qui lui est le plus familier. Ainsi , selon
Esquirol, les militaires et les chasseurs se brûlent
la cervelle ; les perruquiers se coupent la gorge avec
le rasoir; les cordonniers s'ouvrent le ventre avec
le trancliet, les graveurs avec le burin; les blan-
chisseuses s'empoisonnent avec la potasse et le bleu
de Prusse , ou s'asphyxient avec le charbon. Plus
de la moitié des suicides que j'ai constatés ont eu
lieu par ce dernier moyen , tant chez les hommes
que chez les femmes de tous les rangs et de toutes
les professions. Cela n'infirme nullement la remar-
que de mon savant et modeste maître.
— Le suicide est-il un acte de courage, ou un
acte de lâcheté ? Cette question a souvent été agitée
sans être résolue , parce que chacun la considère
selon l'acception qu'il donne au mot courage. Nul
doute qu'il ne faille une certaine dose d'énergie
pour se détruire ; mais cette énergie ne paraît te-
nir qu'aune exaltation momentanée, à une surex-
citation du cerveau , produite par tel ou tel événe-
ment , telle ou telle circonstance , et ne peut , par
conséquent, constituer le vrai courage, qui, tou-
jours maître de lui, rend l'âme supérieure à la souf-
france comme à l'adversité : «C'est, dit Montaigne,
le roole de la couardise, non de la vertu, de s'aller
680 DU SUICIDE.
tapir dans un creux, soubs une tombe massive,
pour éviter les coups de la fortune; la vertu ne
rompt son chemin ny son train , pour orage qu'il
fasse. !) On parle beaucoup des individus qui se
tuent sans efforts et de sang-froid ; mais a-t-on été
à portée de bien examiner ce qui s'est auparavant
passé dans leur esprit, les irrésolutions, les terreurs
mêmes qu'ils ont eues à subir, les combats qu'ils se
sont livrés intérieurement avant que d'en venir à
cette extrémité ? Partout , et particulièrement dans
l'acte du suicide , l'amour-propre joue un des pre-
miers rôles. Guidé par ce sentiment , l'homme veut
être admiré jusque dans la mort , et il affecte , en se
la donnant , une force de caractère que le moindre
incident viendrait détruire, si l'on pouvait la mettre
à l'épreuve. Combien de meurtriers d'eux-mêmes
vivraient encore , si quelque main amie était venue
les arrêter au bord de l'abîme ! Plusieurs , il est
vrai , après avoir échoué dans leur coupable tenta-
tive, essayent de la renouveler; mais un bien plus
grand nombre frémissent à la seule pensée de l'acte
qu'ils ont voulu commettre , et courent au-devant
de toutes les précautions qui peuvent les préserver
d'un nouvel accès de délire. Il se trouve cependant,
parmi ceux qui attentent à leurs jours , des hommes
dont la force morale et le courage habituel ne sau-
raient être révoqués en doute , et c'est là ce qui a
pu donner à l'acte du suicide une certaine appa-
rence d'héroïsme; mais, à côté de ces exemples, il
en existe une foule d'autres qui prouvent que la
faiblesse et la pusillanimité , surmontées par le
désespoir , savent aussi affronter la mort : un lâche,
DU SUICIDE. 681
une femme timide , se tuent comme l'homme de
cœur habitué à braver tous les {genres de périls.
Que faut-il en conclure ? que faut-il répondre à
cette question : « Le suicide est-il un acte de cou-
rage ou de lâcheté? » Je répondrai que l'homme qui
se débarrasse volontairement du fardeau de la vie
montre quelquefois une certaine énergie physique,
mais qu'il fait toujours preuve d'une lâcheté mo-
rale : il manque, en effet, de patience; et la patience,
c'est le courage qui sait souffrir et attendre (1).
Traitement.
Le suicide étant un acte consécutif du délire des
passions ou d'un état morbide , c'est dans la con-
naissance des causes tendant à le produire que le
(1) « J'ai toujours eu pour maxime, disait Napoléon, qu'un homme
montre plus de vrai courage en supportant les calamités et en ré-
sistant aux malheurs qui lui arrivent, qu'en se débarrassant de lui-
même. Le suicide est l'acte d'un joueur qui a tout perdu ou d'un
prodigue ruiné, et n'est qu'un manque de courage, au lieu d'en
être une preuve. »
Deux grenadiers de la garde s'étant donné la mort, le premier
consul fit mettre à l'ordre du jour (22 floréal an X ) : « Le grenadier
Gaubain s'est suicidé par des raisons d'amour: c'était d'ailleurs un
très-bon sujet. C'est le second événement qui arrive au corps de-
puis un mois. Le premier consul ordonne qu'il soit mis à l'ordre
de la garde :
« Qu'un soldat doit savoir vaincre la douleur et la mélancolie
« des passions; qu'il y a autant de vrai courage à souffrir avec con-
« stance les peines de l'âme , qu'à rester fixe sous la mitraille d'une
«batterie.
« S'abandonner au chagrin sans résister, se tuer pour s'y sous-
« traire, c'est abandonner le champ de bataille avant d'avoir
c vaincu. »
I
600 DO «l'iCIDE.
tapir dans un creux, «oubs u m tsàive,
pour eviUT le« coups de la I ..; \liIu ne
rompt son chemin ny son Irai orage qu'il
hisse. 3 On parle beaucoup d* . idiis qui se
tuent sans efforts et de sang-fr i ; mais a-t-on été
■ portée de bien examiner cr i 'avant
passé dans leur esprit, les irré^ .« i i*eurs
mémet qu'ils ont eues à subir. ^ qu'ils se
sont livrés intérieurement avai que d'en venir à
cette extrémité? Partout, et p rement dans
l'acte du suicide, l'amour- un de» pre-
miers rt^les. (tuidé par ce »« ... '•"■uine veut
être admiré juft<|ije dans la moi < te, en se
Iri tlonnant , une force de carac «* que le moindre
incident viendrait détruire, si W |»ouvait la mettre
à l'épreuve. (x)mbien de meui ier» d'rux-méraes
vivraient encore, si qu' ' : • • <it venue
les arrêter au bord di > , il est
vrai, apK*s avoir échoué dans 1«t cou[>able tenta-
tive, essayent de la renouveler nais un bien plus
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de toute» le» précautions qui pi- veut les préser>'er
d'un nouvel accès de délire. H wrouve cependant,
parmi ceux tpii attentent » leurs Mir», des hommes
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raient i^tre révo(|ués en doute. i là ce quia
pu donner à l'acte du suicide ne certaine appa-
rence d'héroïsme; mais, à c6té o ces exemples
en existe une foule d'autres qit ]
faiblesM* et la punillaniinité .
desespoir, savent aussi athouln .
9S »'
DU SUICIDE. 08
criminel ayant attenté à ses jours pour se soustraire
à une peine infamante; elles flétrissaient aussi la
mémoire des hommes de guerre qui se tuaient
volontairement.
Les législations modernes ont également sévi
d'une manière plus ou moins rigoureuse contre cet
acte. En Angleterre, les corps des suicides étaient
autrefois privés de sépulture , et leurs biens confis-
qués au profit de la couronne. Cette loi , modifiée
ensuite en ce qui concerne l'abandon des cadavres ,
fut longtemps maintenue par rapport k la confisca-
tion ; mais les nombreuses exceptions qu'elle ren-
fermait permirent de l'éluder en bien des cas, et
elle tomba en désuétude.
Les peines portées contre le suicide par l'ancienne
législation française ne furent pas moins sévères.
Dans le Xlir siècle, les biens de l'homme coupa-
ble de cet attentat étaient confisqués, et son cada-
vre, après avoir été traîné sur une claie , était pendu
et privé de la sépulture. On fit plus tard diverses
modifications à cette loi : lorsqu'elle fut abrogée
par le Code pénal, en 1791 , elle n'avait plus d'ac-
tion que contre ceux qui s'ôtaient la vie de sang-
frjoid et avec un entier usage de la raison ^ et par (a
crainte du supplice.
De telles lois ne sauraient exister à l'époque où
nous vivons ; elles paraîtraient aussi injustes que
barbares, et l'indignation publique s'opposerait à
leur exécution. Beccaria , dans son Traité des Délits
et des Peines , réprouve ces lois. Selon lui , « le
suicide est un délit auquel il semble qu'on ne peut
décerner un châtiment proprement dit , puisque ce
684 DU SUICIDE.
châtiment ne saurait tomber que sur rinnocence ou
sur un cadavre insensible. » Cependant plusieurs
savants praticiens croient que le suicide est beau-
coup plus fréquent depuis l'abrogation des lois
répressives, et demandent, dans l'intérêt de la so-
ciété, non des lois pénales, mais des lois commi-
natoires , contre cet acte criminel. D'autres , au
contraire, combattant cette opinion, pensent que
l'effrayant accroissement du suicide ne peut être
attribué à l'abrogation des anciennes lois (1) , mais
bien aux orages politiques si communs en France
depuis cinquante ans , et qui y ont soulevé tant
de passions propres à faire naître le dégoût de la
vie , et les résolutions désespérées qui en sont la
suite. Aucune de ces lois, d'ailleurs, ne semble
pouvoir être en harmonie avec notre législation
actuelle : elles ne feraient que révolter l'opinion
publique, et seraient impuissantes contre le suicide,
parce que celui que ne peuvent arrêter ni l'horreur
de la mort , ni les liens les plus chers de la nature ,
ni enfin les craintes d'une éternité malheureuse , ne
saurait être retenu par des lois qui n'atteindraient
que son cadavre. Mais, dira-t-on , s'il méprisait ces
lois pour lui-même, il les redouterait du moins
pour sa famille, sur laquelle rejaillirait l'ignominie
de la peine infligée. Cette idée pourrait, en effet,
dans quelques cas , désarmer la main du suicide ;
(1) Les lois canoniques refusent toujours les honneurs de la
sépulture ecclésiastique, c'est-à-dire l'entrée et les prières de l'E-
glise, aux corps des individus qui se sont détruits, à moins qu'ils
n'aient donné des signes d'aliénation mentale ou quelque marque
de repentir.
DU SJMCIDE. 685
mais elle serait sans action sur la grande majorité
des individus que des passions désordonnées ou
l'ennui de la vie portent à se détruire; et leurs
familles , déjà sous le poids d'un événement si dé-
sastreux, seraient encore victimes de l'injustice
d'une punition qui ne frapperait qu'elles.
M. Falret , dans son excellent Traité de l'Hypo-
ckondrie et du Suicide, fait en outre, à ce sujet,
une observation très-judicieuse : «On peut aujour-
d'hui , dit-il , jusqu'à un certain point, cacher aux
enfants qu'il y a eu un suicide dans une famille ;
mais si vous lui donnez plus d'éclat par l'exécution
d'une loi rigoureuse, les enfants en auront inévita-
blement connaissance , et cette affreuse nouvelle ne
pourra qu'augmenter en eux une fâcheuse prédis-
position. Ce mot , ajoute-t-il , me fait naître une
réflexion qui me paraît bien forte en faveur de mon
opinion. Quoi ! l'on convient que le suicide est la
folie la plus héréditaire, et l'on invoque toute la
sévérité des lois pour le punir ! On veut donc que
la société s'empresse de marquer la victime dans le
sein même de sa mère? Cet acharnement sur un
cadavre a d'ailleurs l'odieux de la férocité. 11 ne
faut pas repaître les yeux du peuple de ces scènes
sanglantes ; car la douceur est le plus beau type
de l'humanité , et le législateur doit s'efforcer de
tout son pouvoir de l'empreindre sur les mœurs
nationales. »
Ce n'est donc pas par des lois répressives qu'il
faut combattre ce funeste penchant, puisqu'elles
seraient aussi dangereuses qu'injustes. Ne sait-on
pas , d'ailleurs, que, dans les pays où elles ont été le
686 uu SUICIDE.
plus rigoureuses, tel qu'en France , et surtout en
Angleterre , elles sont restées impuissantes et ont
fini par tomber en désuétude ?
ISous l'avons vu , c'est surtout quand l'homme
méconnaît les droits de son Créateur, quand il
s'obstine à ne voir que le néant au delà de son
existence, qu'il ose porter sur lui-même une main
homicide. Rouvrez son àrae aux grandes vérités
du christianisme, montrez-lui ses devoirs comme
homme et comme citoyen, bientôt il comprendra que
sa vie n'est qu'un dépôt , dont il ne peut disposer
sans se rendre coupable envers Dieu, envers la so-
ciété, et envers lui-même. Mais c'est dans le cœur de
la jeunesse qu'on doit faire germer les préceptes de
religion et de morale capables de mettre l'homme
en garde contre ses passions : tout est perdu si
l'on attend qu'elles exercent sur lui leur empire.
Combien de malheureux parents n'auraient pas à
déplorer la mort volontaire d'un fils tendrement
aimé , s'ils avaient su de bonne heure le prémunir
par leurs avis , surtout par de bons exemples ,
contre les dangereuses maximes de l'incrédulité ,
et contre les séductions de tous genres qui sont
venues l'assaillir à son entrée dans le monde !
Si les parents , pour se dérober à une si grande
infortune, sont intéressés à inculquer à leurs enfants
des pensées religieuses , s'ils doivent leur inspirer
l'amour de la vertu, de l'ordre , du travail , arrêter
en eux les progrès d'un froid égoïsme ou d'une folle
ambition , agrandir leur âme par des idées nobles,
généreuses, et les attacher à la vie par des liens
de famille qui contribuent à leur bonheur, c'est
i)U SUICIDE. G87
aussi un devoir pour les gouvernements , s'ils veu-
lent arrêter l'eflrayante projjression du suicide,
de veiller avec soin sur l'éducation de la jeunesse et
sur la morale publique; de travailler au bien-être
du pays par de sages invStitutions, de multiplier
les ressources de l'industrie, d'encourager le mérite,
de réprimer le désordre , et d'offrir au malheur et
à la souffrance des secours qui les sauvent du déses-
poir. Il conviendrait aussi, je pense, dans l'intérêt
de la société , que le pouvoir récompensât particu-
lièrement les ouvrages de morale les plus propres à
combattre les funestes maximes excitant aux morts
volontaires, et qu'il s'efforçât en même temps d'arrê-
ter la publicité de ces actes de délire, propagés en-
suite par le penchant à l'imitation.
Nous ajouterons à ces considérations générales
^Ue, la disposition au suicide étant souvent héré-
ditaire , on doit prudemment éviter , quand il s'agit
de former une alliance, d'entrer dans une famille
dont quelques membres auraient été atteints de ce
genre de folie. Cependant, lorsqu'une telle décou-
verte arrive trop tard , lorsqu'on craint qu'un enfant
apporte en naissant cette prédisposition , il faut se
hâter de la prévenir , et non désespérer d'en triom-
pher. Les maladies héréditaires, ainsi que l'a ob-
servé Hippocrate, peuvent être prévenues en chan-
geant la constitution de ceux sur lesquels elles
agissent. C'est d'abord par le choix des aliments et
par l'éducation physique qu'il faut travailler à cette
régénération. Si l'hérédité qu'on redoute pour un en-
fant lui advient par sa mère, il est important que cette
mère renonce à l'allaiter , et que la nourrice qu'on
688 DU SLICIDE.
lui donnera réunisse toutes les qualités physiques et
morales qui peuvent le mieux modifier cette pré-
disposition fâcheuse. Quelle que soit, du reste, la
bonté de ce choix si important, la survei llance assidue
d'un médecin expérimenté est encore indispensable,
puisque c'est principalement de l'application bien
entendue des moyens hygiéniques que dépend le
succès de la cure que l'on veut opérer. Le grand
air, une habitation saine et agréable, des figures
riantes, des exercices gymnastiques, des promenades
des jeux variés où la gaieté préside , la société de
compagnons enjoués , sont autant de circonstances
qui doivent concourir à cette cure. Il est essentiel
aussi, pour l'enfant que l'on veut préserver d'un
malheureux penchant héréditaire, de l'accoutumer
de bonne heure à se maîtriser lui-même. Pour cela,
il faut gagner sa confiance , régler ses idées et tous
les mouvements de son cœur , ne pas souffrir que
ses facultés intellectuelles se développent aux dé-
pens de ses facultés physiques , éloigner de lui toute
lecture et tout contact propres à exalter ses pas-
sions, l'habituer à supporter sans impatience les
maux ou les contrariétés que l'on ne peut lui éviter ;
enfin lui apprendre à accomplir strictement tous
les devoirs que la religion , la nature et la société
lui imposent. Quand on l'aura amené à ces heureux
résultats , l'hérédité aura perdu sur lui sa funeste
influence.
Une partie des moyens hygiéniques dont je viens
de parler, par rapport aux enfants , peut s'appliquer
aux adultes atteints de la disposition au suicide.
Ainsi, un air salubre , la distraction et l'exercice,
on SUICIDE. 680
sont des moyens puissants pour la connbattre. Un
travail manuel et journalier, les jeux qui forcent
les membres à de grands mouvements , des pro-
menades , tantôt à pied , tantôt à cheval ou en
voiture , quelquefois dans des chemins difficiles et
raboteux , les voyages sur terre , pendant lesquels
on peut faire naître une foule de petits incidents
qui distraient forcément le malade de son idée fixe,
peuvent être encore d'une grande utilité, surtout si
les personnes chargées de veiller sur lui sont ca-
pables d'occuper agréablement son imagination
par leur enjouement et la variété de leur conversa-
tion. Le docteur Falret conseille , pour que ces
voyages aient un effet salutaire, de leur supposer
un but autre que celui de la santé ; je suis de cet
avis, surtout si le prétexte choisi est bien approprié
au caractère de l'individu que l'on veut guérir.
C'est, pendant la route, en ranimant ses goûts, ses
affections, en réveillant dans son cœur des senti-
ments de générosité, de dévouement ou de bienfai-
sance, que Ton parviendra plus sûrement à le rat-
tacher à la vie, et à lui inspirer de nobles résolu-
tions. Une série de lectures appropriées , la com-
position de quelque ouvrage intéressant , peuvent ,
dans certains cas, amener les plus heureux résultats;
car, outre que le travail intellectuel dissipe l'en-
nui , qui se mêle aux peines de l'âme comme aux
souffrances du corps , il promet à l'imagination un
avenir heureux, dont elle a toujours besoin de se
bercer.
Quoique les passions soient les causes les plus
fréquentes du suicide , on les a cependant em-
44
090 BU SUICIDE.
ployée« quelquefois avec succès comme moyens
curatifs ; l'amour surtout peut devenir un puissant
auxiliaire; si, dans beaucoup de cas, il provoque
une funeste exaltation de l'esprit , il peut aussi ,
dans quelques autres, y rétablir l'équilibre : tout
dépend de sa nature et de l'objet qui l'inspire. (Voir
l'observation rapportée page 240.) On a observé ,
notamment en Angleterre, que le plus grand noiK^r
bre de ceux qui se détruiraient par ennui de la vie
étaient célibataires. Cette remarque doit être prise
en considération par le médecin moraliste.
On a également observé qu'une émotion vive, une
violente secousse, produite par un bonheur ou
même par un malheur inattendu, pouvait amener
une heureuse réaction dans l'organisme des per-
sonnes atteintes de la mélancolie suicide, et les ré-
concilier avec la vie. Mais si divers exemples prou-
vent que ces réactions ont été utiles dans certains
cas, elles ne doivent toutefois être provoquées que
sous la conduite d'un praticien éclairé; sinon on
courrait risque d'échouer et même de hâter l'ac-
complissement des projets meurtriers que l'on veut
prévenir.
Souvent il est indispensable d'éloigner de leur
famille ou de leur entourage habituel les indi-
vidus affectés de ce délire , parce que la surveil-
lance continuelle qu'exige leur état nécessite une
foule de moyens et de précautions qui ne se trou-
vent guère réunis que dans les établissements des-
tinés aux maladies mentales.
11 est avant tout nécessaire que les personnes char-
gées du traitement du malade lui montrent de l'in-
DU Si;if:l[)E. 091
térct , de l'estime; qu'elles aient pour lui des
égards soutenus, et cherchent adroitement à rani-
mer en lui les illusions et les espérances dont il ai-
mait à se nourrir, et sans lesquelles la vie ne lui
semble plus qu'un fardeau insupportable. Une fois
maître de sa confiance , il sera facile de verser
sur les plaies de son cœur le baume salutaire de
la religion ; mais, lors même qu'on est parvenu, avec
ce puissant secours, à rendre à l'infortuné l'entier
usage de sa raison , il faut bien se garder de l'aban-
donner à ses propres forces : l'éloignement des
causes qui ont déterminé la maladie, la continua-
tion du traitement moral et thérapeutique , une sol-
licitude et une surveillance inaperçues, mais de
tous les instants, sont des conditions nécessaires
pour prévenir les rechutes malheureusement trèsr
communes dans ces sortes d'affections.
Documents statistiques sur le Suicide.
Ayant eu occasion , dans le cours de cette patho-
logie morale, de citer plusieurs observations de
suicides produits par diverses passions, il m'a paru
plus utile de présenter ici quelques documents sta-
tistiques à l'appui de ce que je viens d'avancer.
D'après M. Moreau de Jonnès, «voici le tableau
des suicides constatés à Londres pendant un siècle
et demi. Comme il indique leur nombre par périodes
décennales, il suffira de retrancher le dernier chif-
fre, pour avoir Tannée moyenne :
692 BU si'iciDE.
De 1690 à 1699 236
De 1700 à 1709 278
De 1710 à 1719 301
De 1720 à 1729 478
De 1730 à 1739 501
De 1740 à 1749 422
De 1750 à 1759 363
De 1760 à 1769 351
De 1770 à 1779 339
De 1780 à 1789 224
De 1790 à 1799 274
De 1800 à 1809 347
De 1810 à 1819 362
De 1820 à 1829 381
«Le maximum des suicides a eu Heu de 1720 à
1740, sous les règnes des deux premiers George. Il
y en avait 1, année commune, sur 11,000 habitants,
tandis que, de 1810 à 1830, il n'y en a eu que 1 sur
22,000 , ou un seul au lieu de deux , eu égard à la
population. C'est l'inverse de ce qu'on croit généra-
lement. Toutefois, de 1830 à 1834, le nombre des
suicides a été de 57, année moyenne, ce qui sup-
pose que la période décennale s'élèvera à 484 , ou
une centaine de plus que pendant la période pré-
cédente. D'après les recherches de Hoggs sur West-
minster, cette place de Londres a beaucoup moins
de suicides : on n'en a compté, de 1811 à 1821,
que 1 sur 172,000 habitants; et de 1821 à 1831,
1 sur 190,000 : il y a 3 suicides parmi les hommes
pour 1 parmi les femmes.
«Les mois de juin et de juillet sont l'époque du
plus grand nombre, et les mois d'août et de no-
vembre, celle où il y en a le moins.
DU SUICIDE. Gy3
Nombre cl proporlion des suicides dans les principales
capitales de l'Europe.
Villej. Ann^'fs. Nombinf. Piopoilion.
Berlin 1822 360 1 sur 750
Copenhague 1806 100 1 sur 1,000
Naples 1828 330 1 sur 1,100
Hambourg 1822 59 1 sur 1,800
Berlin 1808 60 1 sur 2,300
Paris 1836 341 Isur 2,700
Milan 1827 37 1 sur 3,200
Berlin 1 797 35 1 sur 4,500
Vienne 1829 45 Isur 6,400
Prague 1820 6 Isur 16,000
Pétersbourg 1831 22 1 sur 21,000
Londres 1834 42 1 sur 21,000
Naples 1826 13 Isur 27,000
Palerme 1831 2 1 sur 173,000
« On voit que les habitants de Londres sont beau-
coup moins enclins au suicide que ceux de la plupart
des villes de l'Europe, à commencer par Berlin et
Paris, et y compris la population de Delhi, l'an-
cienne capitale de l'empire raogol , où il y eut , en
1833, 65 suicides , ou 1 sur 3,100 habitants : ainsi ,
l'opinion que le climat de l'Angleterre prédispose au
suicide est tout à fait erronée (1). » [Statistique de la
Grande-Bretagne et de l'Irlande , par Alex. Moreau
de Jonnès.)
(1) Celte proposition n'est-elle pas un peu absolue? La diffé-
rence que l'on trouve en plus dans le nombre des suicides commis
en France ne dépendrait-elle pas en partie de l'exactitude plus ri-
goureuse apportée, par le ministère public français, dans la re-
cherche des morts volontaires?
694 1)11 sciciuE.
Tableau des suicides portés à là connaissance du tnlhiàlêrc pu-
blic de France pendant l'éspdce de 15 années.
Années. A Paris. En l'iancc.
1827 2^1 1,542
1828 275) 1,754
1829 307 1,904
1830 269 1,756
1831 359 2,084
1832 36S( 2,156
1833 325 1,973
1834 360 2,078
1835 393 2,305
1836 415 2,340
1837 433 2,443
1838 483 2,586
1839 486 2,747
1840 511 2,752
1841 501 2,814
Totaux 5,751 33,234
Dans l'espace de 15 années, on compte donc en
France 33,234 suicides; ce qui donne une moyenne
annuelle de 2,215.
Depuis 1835, époque à laquelle on a commencé à
classer les suicides par sexe, jusqu'en 1841, on
compte 13,484 victimes parmi les hommes , et 4,501
parmi les femmes. La proportion de ces dernières
aux hommes est donc , pour les sept années , de 33
sur 100; c'est à peu près le tiers du nombre total.
Les suicides qui appartiennent au département de
la Seine forment près du cinquième du nombre to-
tal. Ainsi, Paris, centre univeisel delà littérature,
des sciences, des arts , du bon goût et de la civilisa-
DU SUICIDE. (J95
tion; Paris, source des jouissances de toute nature ,
est par cela même en Europe, et peut-être dans le
monde entier, la ville où les imaginations ardentes
^'ëgaf érit lë plus souvent, et trouvent les plus cruelles
déceptions au milieu des espératices qui les ravissent.
Faut-il donc s'étonner si tant d'hommes, si tant de
jeunes gens livrés à eux-mêmes , y viennent finir par
Un suicide une vie que tourmentent d'insatiables
désirs de volupté, de gloire, ou de richesses (1)?
Voici maintenant le tableau des 2,814 suicides
constatés en 1841 par le ministère public. Les fem-;
mes qui n'avaient pas de professions y ont été clas-
sées d'après celles de leurs maris.
(J) « Ce serait faire à la capitale de la France une trop belle part
dans les progrès de la civilisation moderne, que de croire qu'elle
âh à cet égard atteint les bornes du possible, surtout quand on la
compare à d'autres capitales; et, bien qu'elle ait éprouvé de grandes
et utiles améliorations, personne ne doutera que les habitudes, les
ijiϝrs, l'existence d'une grande partie de sa population , n'en ap-
pellent enèore d'importantes.
"Au-dessous de la classe utile et laborieuse, il en existe dîins
Paris une autre partout reconnaissable à son déniiment absolu,
à sa dégradation protonde. Placée dans l'échelle sociale au degré
lé plus bas, cette classe incessamment créée dans nos villes popu-îj
lëuses et manufacturières par les r&vers de l'industrie, les fautes
de l'imprévoyance, les désordres de l'inconduite, cette classe n'est
riulle part plus nombreuse qu'à Paris, où elle s'augmente encore
de la foule de gens sans aveu qu'y attire sans cesse l'appât d'un
{^ain quelconque. Sans domicile fixe, sans travail assuré, celte
classe, qui n'a rien de propre que sa misère et ses vices, après
avoir erré le jour sut la voie publique, se retire pendant la nuit
dans les maisons garnies des différents quartiers de la capitale <•
qui semblent avoir été de tout temps destinées à la recevoir. »■
{Rnp/jorl sur la marche et les ej/lts du choléra-iuorbns dans Paris et le
dffjarteinent de la Seine.)
690
DU SUICIDE.
TABLEAU officiel des 2,814 suicides dont la mort a été con-
statée en France pendant l'année 1841.
PROFESSIONS DES SUICIDES.
I.
Bergers
Bûcherons, charbonniers
Cultivateurs, laboureurs, journaliers.
II.
Ouvriers
en bois
en cuirs, peaux, etc
en fers, métaux, etc
I en fil, laine, soie, etc
' en pierres : maçons, couvreurs
, autres de divers genres. . . •
III.
Boulangers, pâtissiers.
Bouchers, charcutiers.
Meuniers .... . .
IV.
Chapeliers
Cordonniers
Perruquiers, barbiers
Tailleurs, tapissiers, couturières.
Blanchisseurs . . .
Marchands en détail, établis. . . .
colporteurs. .
en gros, banquiers, etc.
Commis marchands
VI.
Commissionnaires, portefaix, porteurs d'eau.
Mariniers, bateliers
Voituriers, rouliers
VII.
Aubergistes, hôteliers, limonadiers
Domestiques attachés & la per.sonne
A reporter.
20
4
694
90
25
80
76
48
19
56
19
19
21
1,483
1
1
179
9
1
9
23
40
14
12
2
1
4
420
I»U SUICIOE.
097
[PROFESSIONS DES SUICIDES.
Report. . .
VIII.
Artistes
Clercs, écrivains
Étudiants
Fonctionnaires et agents de la force publique . . .
Instituteurs , professeurs
Militaires et anciens militaires
Avocats, médecins, et autres professions libérales.
Propriétaires, rentiers vivant de leur revenu . . .
IX.
Mendiants, vagabonds
Sans profession
Profession inconnue •
TOTACX ....
1,483
8
15
7
88
12
154
18
150
10
72
122
2,139
420
4
1
1
110
95
675
Le nombre des suicides s'accroît chaque année; il s'est élevé, en
1841, à 2,814; c'est 62 de plus qu'en 1840. Le département de la
Seine en compte seul 501, du cinquième au sixième du nombre to-
tal; ensuite viennent les départements où se trouvent de {grandes
villes , et surtout ceux qui avoisinent Paris. 11 n'y en a pas eu un
seul en Corse, où l'assassinat et le meurtre sont si fréquents. «La
Corse, dit le Rapport au Roi de 1841, est toujours celui des dépar-
tements où le nombre proportionnel des accusés de crimes contre
les personnes est le plus élevé , comme la Seine est celui où l'on re-
marque toujours le plus grand nombre d'accusés de crimes contre
les propriétés. »
On voit figurer 675 femmes parmi les suicides : c'est près du
quart du nombre total.
Chaque époque de la vie, depuis l'enfance jusqu'à la vieillesse ,
a payé son tribut à cette maladie : en 1839 on comptait 2 enfants
de huit à neuf ans; 2 de onze; t de douze; 2 de treize; 3 de qua-
torze; 9 de quinze; 147 individus âgés de seize à vingt et un ; 335
sexagénaires, 189 septuagénaires, 41 octogénaires. En 1841 on
compte 148 suicides mineurs de vingt et un ans; 192 personnes
avaient de soixante et dix à quatre-vingts ans, et 49 étaient oc-
togénaires. Parmi les mineurs, on a signalé 1 enfant de neuf ans,
1 de dix , 7 de treize , 6 de quatorze . et 6 de quinze.
698
DU SUICIDE.
Motifs présumés des 2,814 suicides constatés en 1841,
MOTIFS PRESUMES
DES SUICIDES.
miseRê et revers de fortune.
Misère
Affaires erabarrasséesj dettes
Perte au jeu
— d'emploi
— de procès
Autres pertes
Crainte de la misère
Revers de fortune
Regret d'avoir disposé de sa fortune
Espoir d'une donation, non réalisé
AFFECTIONS DE FAMILLE.
Pour ne plus être à la charge de leurs enfants.
Douleur de la perte de conjoints, d'enfants.
de leur ingratit et incond. . .
du départ d'enfants
de la perte d'un frère
Chagrin de vivre éloigné de sa famille . . . .
d'enf. maltr. ou grondes par les par.
de savoir sou père malheureux . . .
Discussions d'intérêt entre parents
Chagrins domest. non autrement spécifiés . .
AUOUR, JALOUSIE, DEBAUCHE, ISCONDUITE.
Amour contrarié
Jalousie entre époux, entre amants
Grossesse hors mariage
Dégoût du mariage
Honte d'une mauvaise action ; remords. . . .
Paresse
IncoLiduite; débauche
Ivresse (accès d')
Ivrognerie habituelle (abrutissement) . . . .
CONTRARIÉTÉS DIVERSES.
Dégoût de sa ]>osilioii sociale , . . . .
Désir de se soustraire à des poursuites judic.
à l'exécution d'un jugement
^J reporter. ...
NOMBRE DES SUICIDES.
TOTAL.
-r- il""!
HOMÛEà.
fbîImes.
103
31
145
10
13
»
12
1
6
«
20
S
7
2
22
5
3
1
4
1
17
11
2
1
2
11
1
5
173
85
12
1,003
58
31
89
15
9
24
j,
17
17
1
2
3
15
6
21
5
»
5
82
10
92
48
8
56
115
14
129
2
21
283
134
155
13
13
6
25
9
27
4
5
2
34
14
3
1
4
18
1
6
249
9
106
12
1,286
DU SUICIDE.
699
MOTIFS PRÉSUMÉS
DES SUICIDES.
Report
Pour se soustr. à des poars. discipl. (milit.)
à la loi du recrutciueiit
à des souFfrances physiques . . . . .
Dôgoùt de la vie
Mélancolie, hypochondrie
Dégoût du service inilitairc
Discussions avec des maîtres
Chagrin de quitter un maître
Vocation religieuse contrariée
Maladies cérébrales.
Aliénation mentale
Monomanie
Idiotisme, imbécillité, faiblesse d''esprit .
Fièvre cérébrale ^accès de)
Colère (accès de
Terreurs religieuses
Suicides après assassinats, meurtres, etc.
Motifs inconnus
NOMBRE DES SUICIDES.
irojniEs. revues, totil,
1,003
13
1
192
78
50
17
6
2
283
66
15
11
349
180
529
30
20
50
26
16
42
28
10
38
8
3
6
i
»
4
21
1
22
316
63
379
<,286
13
1
258
93
61
17
12
2
1
Totaux 2,139 675 2,814
Comme on a pu le voir dans le tableau précédent, on trouve
parmi les suicides des gens de toutes les professions, de toutes les
conditions sociales, depuis les plus humbles jusqu'aux plus élevées;
les habitants des campagnes n'attentent pas moins à leurs jours
que les habitants des villes.
Les moyens le plus souvent employés pour se détruire sont la
submersion, la strangulation : 969 individus se sont noyés, 909 se
^ont pendus ou étranglés, 192 se sont asphyxiés par le charbon ;
ce dernier genre de mort est surtout employé par les habitants de
Paris, o\i 154 suicides ont eu lieu par ce moyen.
Les motifs présumés du suicide ont été très-multipliés , mais à
peu près les mêmes que les années précédentes. La misère , les em-
barras de fortune, les chagrins domestiques, l'abrutissement pro-
duit par l'ivrognerie et l'inconduile , le désir de mettre un tertne à
des souffrances physiques, Taliénalion mentale, telles sont les
causes le plus fréquemment signalées.
Le nombre des suicides a continué de varier suivant les saisons ;
ils ont été plus nombreux en été et au printemps qu'en automne,
et surtout qu'en hiver.
700
DU SUICIDE.
TABLEAU comparatif des suicides et des crimes commis
en 1841, classés par départements.
COURS
Agen . .
Aix. . .
Amiehs •
Atîgers .
Bàstia .
BESàXÇON
Bordeaux
Bourges
Caes . .
COLMAR .
Duos . .
Douai. .
Grenoble
LlDOGES.
Lyon . .
DEPARTEMENTS.
Gers
Lot
Lot-et-Garonne. . .
Basses-Alpes. . . ,
Bouches-du-Rhdne ,
Var
Aisne ,
Oise
Somme
Maine-et-Loire. .
Mayenne ,
Sarthe ,
Corse
Doubs
Jara
Hautc-Saôoe. . . .
Charente
. Dordogne
Gironde
Cher
. Indre
Nièvre
Î Calvados ....
Manche ....
Orne
I Bas-Rhin. . . .
j Haut-Rhin . . .
C4te-dOr . . .
Haute-Marne. .
Sa*)ne-et-Loire .
J Nord
( Pas-de-Calais. .
I Hautes-Alpes. .
' DrAme
I Isère
j Corrèze
; Creuse
j Haute-Vienne .
!Ain
Loire
Rl:dne
.// reporter.
nombre
DES
SUICIDES.
311,147
287,739
347,073
156,055
375,003
328,010
542,213
398,868
559,680
488,472
361,392
470,535
221,463
275,997
316,734
347,627
367,893
490,263
568,034
273,645
253,076
305,346
496,198
597,334
442,072
560,113
464,466
393,316
257,567
551,543
1 085,298
685,021
132,584
311,498
588,660
306,480
278,029
292,848
355,694
434,085
500,831
16,779,902
15
I9
42
36
62
66
72
30
16
25
8
13
14
39
24
30
14
13
16
21
25
15
36
35
31
19
39
107
56
8
31
29
9
12
16
17
8
37
1,117
NOMBRE
DES
CRIMES.
12
6
11
9
13
11
8
5
2
6
3
4
15
14
3
6
7
13
17
6
14
11
66
4
6
15
29
12
5
4
11
12
8
7
6
12
7
431
DU SUICIDE.
701
nombre
NOMBRE
COURS
DÉPARTEMENTS.
POI'UL.VTION.
DES
DES
ROYALES.
SUICIDES.
CRIMES.
Report . . .
10,779,902
1,117
431
Metz
Ardennes
319,167
24
1
Moselle
421,258
26
5
Montpellier . .
Aude
284,285
375,083
367,343
9
3
15
6
16
6
Aveyron
Hérault
Pyrénées-Orientales .
173,592
7
4
[ Meurthc
444,603
33
2
Nancy
Meuse
326,372
32
4
Vosges
419,992
28
7
Ardèche
364,416
15
13
Gard
376,062
19
14
NtMES
Lozère
140,788
3
3
Vaucluse.
251,080
24
5
Indre-et-Loire ....
306,366
44
5
Orléans
Loir-et-Cher
249,462
23
6
Loiret
318,452
51
7
1
258,180
286,368
33
29
4
14
Eure-et-Loir
Marne
356,632
66
10
Pahis
1,194,603
333,260
501
58
30
16
.Seine-et-Marne. . . .
j
Seine-et-Oise
470,948
116
5
Yonne
362,961
45
3
Landes
288,077
14
9
PaO '
Basses-Pyréndes . . .
451,683
14
5
Hautes-PvTcnées . . .
244,196
7
9
j
Charente-Inférieure .
460,245
42
8
POITÎERS . . , ,
Deux -Sèvres .....
Vendée
310,203
356,453
20
11
3
6
Vienne
294,250
25
4
Cdtes-du-Nord ....
607,572
33
8
Finistère
576,068
33
9
Rennes
Ille-et-Vilaiue. . . .
549,417
12
13
Loire-Inférieure . . .
486,806
25
11
Morbihan
446,331
33
17
RiOM
Allier
311,361
9
4
Cantal
257,423
10
7
Haute-Loire
298,137
8
3
1
Puy-de-Dôme ....
587,566
9
20
Rouen
Eure
425,780
50
6
Seine-Inférieure . , .
737,501
105
16
Ariége. . . . , ...
265,607
I
13
Toulouse .
Haute-Garonne. . . .
Tarn
468,071
351,656
239,297
5
9
15
7
14
4
Tarn-et-Garoune. , .
Totaux . .
3i194,875
2,814
813
702 ou SUICIDE.
Pour les observations de suicides , voir celles qui
se trouvent aux articles Amolr, Avarice, Ambi-
tion, Colère, Jalousie, Paresse, Vanité, etc.
Outre les ouvrages déjà cités dans cet article, j^
dois encore mentionner : les Entretiens sur le Siiir
cide , par M. l'abbé Guillon ; De la Manie du Suicide
et de l Esprit de révolte, par J. Tissot, de Dijon ; enfirj
la traduction de \ Histoire critique et jdiilosophique
du Suicide , du P. Appiano Buonafede , par MM. Ar-
mellino et Guëriu.
DU DUEL. 703
CHAPITRE XIV.
DU DUEL.
SI le duel n'est le plus ordinairement que le résul-
tat de la colère, de la vengeance, ou d'un funeste
préjugé , souvent aussi il est l'effet d'une passion
sanguinaire , qui montre à quel degré de férocité
l'homme peut être conduit quand il qe met aucun
frein à ses penchants.
A beaucoup d'égards, le duel peut être rapproclié
du suicide, surtout sous ce rapport, que tous deux
semblent se jouer des lois divines et humaines.
Mais l'homme résolu à s'ôter la vie ne saurait , si
coupable qu'il soit, l'être autant que le duelliste,
qui, se sentant le plus fort ouïe plus adroit, pro-
voque sa victime , et l'égorgé sans pitié , en se glo-
rifiant de son crime.
Tuer est , pour cette espèce d'hommes , un be-
soin, une habitude; on en a vu se désespérer
quand ils avaient passé une semaine sans aller sur
le terrain. J'en ai connu un qui se battait souvent
trois fois d^ns la même journée : lorsqu'il n'avait
pas d'injure à venger pour son propre compte , il se
faisait Je champion de ses amis, souvent même
de personnes avec lesquelles il n'avait jamais eu
aucune liaison. Blessé plusieurs fois , il s'affligeait
de ses souffrances uniquement parce qu'elles l'em-»
péchaient d'assouvir sa rage ; mais , à peine guéri ,
il parcourait les lieux publics , la tête haute, la me-
70î DU DLEI,.
nace sur les lèvres , et le regard étincelant comme
celui d'un animal féroce qui cherche sa proie.
Avait-il trouvé la sienne , il ne la quittait plus ,
entrait en fureur quand on voulait la lui arracher ;
et souvent, au lieu d'une affaire , il s'en faisait trois
ou quatre. Du reste , il regardait ces jours-là comme
les plus beaux de sa vie. Ce spadassin, cité longtemps
comme l'une des meilleures pointes , eut le sort
réservé à la' plupart de ses pareils : il fut tué à
Dieppe par un jeune marin qui, de sa vie, n'avait
manié un fleuret.
Cette espèce d'hommes , fort commune autrefois ,
l'est beaucoup moins de nos jours; l'opinion en a
fait justice. Moins éclairée anciennement , cette
reine capricieuse du monde commandait le duel au
nom de l'honneur, elle le condamne aujourd'hui
au nom de l'humanité ; et nos lois , d'accord avec
elle, le poursuivent avec rigueur, en l'assimilant à
l'homicide volontaire. Espérons que leur double
influence achèvera de triompher d'une féroce cou-
tume que nous ont léguée les siècles d'ignorance et
de barbarie , et qui blesse à la fois la nature, l'ordre
public , la morale et la religion.
« Le duel , dit un savant jurisconsulte , est con-
traire au droit naturel , puisque tous les animaux
sont organisés de manière à conserver leur vie, et
que l'instinct les porte tous à veiller à leur sûreté
individuelle.
«Il est contraire à l'ordre social , puisque, dans
tout Etat civilisé , chacun se doit à la défense com-
mune , que la vie de chacun appartient au prince
et à la patrie, que nu! ne peut disposer de sa per-
DU DUEL. 705
sonne, ni même s'exposer aux dangers d'un combat
à mort, sans nécessité et sans avantage pour son
pays.
«Il G%i contraire à la religion , puisqu'elle défend
à l'homme d'offenser, de blesser , de tuer son sem-
blable ; qu'elle lui ordonne même de pardonner les
injures.
«11 est contraire à la raison, puisque l'offensé,
sous le prétexte d'obtenir une juste réparation d'une
injure, est souvent blessé ou tué, et que son ad-
versaire victorieux ajoute , pour toute satisfaction ,
un meurtre à un outrage et un crime à un délit.
« Il est même contraire aux lois de l'honneur ; car
si l'honneur prescrit à celui qui est outragé de de-
mander à l'auteur de cet outrage une juste satisfac-
tion , il lui défend aussi , pour atteindre ce but ,
d'employer une voie que condamnent tout à la fois
le droit naturel, la loi civile, la morale et la reli-
gion. » (Loyseau , Mémoire sur le Duel.)
Dans un discours sur les moyens les plus effi-
caces d'extirper le duel en France, M. le baron de
Saint-Victor avait proposé, en 1820 : 1" d'interdire
la profession de l'escrime quant à l'éducation ci-
vile ; de la modifier quant à l'éducation militaire,
et d'empêcher , par une discipline sévère , que cet
art ne fut dirigé contre des Français ; 2° de chan-
ger la dénomination de point d'honneur en celle de
point d'insulte; 3" d'amener tous les militaires et
fonctionnaires de l'Etat à prêter serment d'honneur
qu'ils n'y auront jamais recours ; 4° d'attacher du
déshonneur à se battre; 5" d'exclure des emplois et
des réunions particulières ceux qui se parjureront ;
706 • DU DUEL.
C" d'assimiler les délits qu'ils commettraient en duel
à ceux que punissent les lois civiles criminelles ;
7*^ enfin d'intliger irrévocablement la peine de mort
à ceux qui l'auraient donnée , au mépris des lois ,
de leur serment et de l'honnenr.
Tableau statistique des Duels portés à la connaissance du
ministère public en. France ^ pendant l'espace de 8 années
(1827-1834).
Années. Suivis de mort. Non suivis de mort.
1827 19 51
1828 29 57
1829 13 40
1830 20 21
1831 25 36
1832 28 39
1833 32 58
1834 23 29
Totaux 189 331
A partir de 1835, les Comptes généraux de la
justice criminelle n'ont plus donné le chiffre exact
des duels, qui, du reste, sont maintenant classés
parmi les assassinats 1).
(1) Le Compte général Ae 1841 oe signale que 6 affaire» de duels,
comprenant 20 accusés.
DE I.A NOSTAl.CIE. 707
CHAPITRE XV.
DE LA NOSTALf^lE.
^_.,^^._
C'est ce désespoir
Oai' n'ont pu dans l'exil sentir ni concevoir
Tous l'es licuieux bannis, do qui l'iiunieur légère
A fait des étrangers sur la Icrrc étrangère;
(l'est ce dégoût d'un sol que voudraient Fuir nos pas,
C'est ce vague besoin des lieux où l'on n'est pas,
(le souvenir qui tue ; oui , Cette fièvre lente
Oui fait rêver le ciel de la patrie absente ;
C'est ce mal du pays dont on ne j)eut guciir,
Dont tous les jours on lueurt sans jamais en mourir.
C. Delavigne, Marino Faliero.
Définition el synonymie.
Je ne terminerai pas l'étncle des passions sociales
sans dire cjuelques mots d'une affection morale
vulgairement connue sous le nom de maladie du
pays , et c{ue les médecins ont appelé nostalgie (1),
à cause de la tristesse profonde qui en constitue le
principal caractère.
La nostalgie , en effet , est un désir mélancolique
et impérieux de revoir les lieux où s'est passée notre
enfance , et où habitent les objets de notre ten-
dresse. Certains auteurs ont avancé à tort qu'elle
était uniquement produite par la différence de
l'air atmosphérique et du climat, car elle dispa-
raît quelc|uefois , chez les militaires qui en sont at-
teints , par le seul espoir d'un congé.
(1) De vc'aro;, retour, et de àx-jc? , ennui , triste ss".
708 DE I \ NOST.M.r.lE.
Quoique cette passion s'observe plus particuliè-
rement dans la jeunesse , elle est assez commune
chez les enfants que les nourrices ramènent à la
maison paternelle, ainsi que chez le vieillard dont
un brusque changement de pays vient rompre les
longues et douces habitudes.
On la rencontre beaucoup plus souvent chez les
bilieux que chez les sanguins, et parmi les hommes
que parmi les femmes ; ce qui tient à la position
sociale de ces dernières, et peut-être aussi à la plus
grande mobilité de leur caractère.
Les soldats (les fantassins surtout et les marins),
les domestiques et les esclaves, en sont atteints bien
plus fréquemment que les individus exerçant quel-
que autre profession que ce soit.
Enfin, on a remarqué que plus les pays sont âpres
et sauvages , plus leur image obsède la pensée de
celui qui s'en trouve éloigné , et s'y retrace sans
cesse sous l'aspect le plus enchanteur. Toutefois,
de nombreuses observations attestent que les Bas-
Bretons et les Normands qui viennent à Paris pour
la première fois sont très-sujets à la nostalgie,
tandis qu'elle semble épargner les habitants de la
Savoie et de l'Auvergne.
Ce n'est cependant pas toujours l'éloignement du
sol natal qui cause celte affection : des adolescents
et des jeunes gens sont devenus nostalgiques sans
quitter leur pays, mais seulement pour avoir quitté
la maison paternelle , où des soins affectueux leur
étaient par trop prodigués.
D'après ces considérations, ne devrait-on pas
admettre trois espèces de nostalgie, qui, la plupart
DK I,A NOSIAIXIK. 709
du temps, se confondent , il est vrai , mais qui peu-
vent aussi se développer isolément? Pour parler le
langage des plirénologistes, la première dépendrait
de Vliabitati\'ité ; la seconde, de Xaffectionivité ; et
la dernière, de l'empire de l'habitude : ce serait la
nostalgie par habilndivité.
Symptômes, marche et terminaison.
L'individu qui devient nostalgique commence
par prendre en aversion sa position présente ainsi
que les usages des lieux où il se trouve. Incapable
de supporter la moindre contrariété, il fuit toute
espèce de réunion , et recherche la solitude , où il
peut donner uniibre cours à ses pensées rêveuses,
d'abord remplies d'une douce mélancolie. Peu à
peu la nature habituelle de ses idées s'assombrit :
il devient inquiet, insouciant, taciturne; il ne sort
guère de l'apathie dans laquelle il est plongé que
lorsqu'il croit trouver quelque rapport avec les
lieux ou les êtres chéris , uniques objets de ses re-
grets et de ses vœux. A-t-il perdu l'espérance de les
revoir, on aperçoit bientôt en lui tous les ravages
de la souffrance morale : son regard est sombre ,
égaré; ses paupières, rouges et tuméfiées, laissent
parfois échapper des larmes involontaires ; son teint
s'étiole , son appétit se perd ; sa respiration est
courte, fréquente, entrecoupée de profonds soupirs;
il éprouve des lassitudes, des faiblesses spontanées,
des douleurs de tête, des palpitations, puis une mai-
greur générale, accompagnée d'un affaiblissement
notable des sens et des facultés intellectuelles.
Enfin les symptômes s'aggravent : la fièvre, qui
710 DE LA NOSTALGIE.
n'était d'abord que fLip,ace et irrégulière, devient
continue, avec redoublement vers le soir; il y a
délire et insomnie; la peau reste constamment
sèche et brûlante; les tempes et les orbites se creu-
sent; un marasme effrayant arrive à la suite de la
diarrhée colliquative , et ce n'est souvent qu'au
moment de rendre le dernier soupir que l'infor-
tuné, retenu jusqu'alors par une fausse honte, dé-
voile la cause secrète du mal qui le dévorait.
Dans le plus grand nombre des cas, la nostalgie
a une marche lente et insensible ; d'autres fois elle se
développe tout à coup, au son d'un air national,
à la vue d'un compatriote , au reçu d'une lettre de
famille, ou bien par l'effet de la tristesse, compagne
inséparable de toute maladie grave.
On a vu cette affection régner épidémiquement
dans les armées (1), et compliquer le scorbut, la
dysenterie , la peste, le typhus , dont elle rendait la
terminaison encore plus meurtrière ; très-rarement
elle porte au suicide les infortunés dont elle em-
poisonne l'existence. On compte toutefois en France,
pendant la seule année 1840, vingt-quatre suicides
qui peuvent avoir été déterminés par la nostalgie;
savoir :
Désir de se soustraire à la loi du recruteraeut. 5
Dégoût du service militaire 13
Chagria de quitter la France 1
— de quitter un maître, une maison. . . 5
24
(l) La nostalgie a surtout sévi d'une manière épidémique sur
l'armt!*^ du Rhin , au cominencernool de l'an 11 : sur collo «les Alpes,
pendant lt'8 premiers uiois de l'un Vlll ; et sur la grande aiuiwe
OE LA NOSIALGIK. 711
A l'ouverture des individus morts de nostalgie,
Broussais a presque toujours remarqué diverses lé-
sions du canal digestif, ou des épanchements séreux
dans les ventricules du cerveau. Souvent aussi les
méninges sont opaques, rouges et épaissies, sur-
tout vers la partie antérieure des hémisphères céré-
braux.
Traitement.
La nostalgie simple réclame plutôt un traitement
moral que pharmaceutique ; aussi, la première chose
à faire dans cette affection est de rendre à ses
foyers le malheureux tourmenté par le besoin de les
revoir. Combien de nostalgiques , réduits au der-
nier degré de marasme, n'ont-ils pas recouvré leurs
forces aux portes de l'hôpital ou de la ville qu'ils
quittaient ! Un éloignement trop considérable ou
la rigueur de la saison sont-ils un obstacle à leur
départ immédiat : on dissipera leur abattement en
nourrissant en eux l'espérance d'un prochain dé-
part ; on soutiendra en même temps leurs forces
par un régime approprié, auquel on pourra joindre
d'agréables distractions. Du reste, comme je l'ai dit
plus haut, on a vu souvent, dans les hôpitaux,
la seule promesse d'un congé amener la convales-
cence chez des soldats qui , rentrés au régiment , ne
songeaient plus qu'à la gloire, et ne voulaient pas
profiter de la faveur qu'on leur avait accordée.
réunie à Mayeiice en 1813. En 1811, on a aussi observé, au camp
de Lunéville , plusieur» cas de cette terrible affection , dont les re-
vers, le froid extrême, iea jurandes fatifjues et la misère, favorisent
la transmission contagieuse, Voir le mémoire de notre savant con-
frère le docteur Gucrboia sur U Isostalgie,
712 lit LA .NOSTALGIL.
Quant à la nostalgie des enfants séparés de leur
nourrice, elle n'est pas ordinairement de longue
durée. Des distractions multipliées , et des caresses
accompagnées de quelques friandises , suffisent ,
chez le plus grand nombre, pour leur faire oublier
celle qui, depuis leur naissance, leur a prodigué les
plus tendres soins; il est toutefois des enfants chez
qui la mémoire du cœur n'est pas aussi fugace; il
faut les réunir à l'objet de leur affection, si l'on veut
prévenir ou arrêter leur rapide dépérissement.
— Une passion diamétralement opposée à la nos-
talgie, passion qui produit cependant les mêmes ef-
fets et trouve aussi sa guérison dans l'accomplisse-
ment de ses désirs, c'est V amour des voyages, le besoin
de changer de lieu. Cette passion , que déterminent
souvent une ardente curiosité, la soif de l'indépen-
dance ou l'espoir d'une félicité imaginaire, s'ob-
serve chez les jeunes garçons à peine sortis de la
puberté. On en a vu tellement dominés par le désir
de voyager, que , s'ils n'obtenaient la permission de
partir, ils tombaient dans une profonde tristesse ,
perdaient tout à fait l'appétit , et ne tardaient pas
à être minés par la fièvre hectique. Leurs vœux,
au contraire, étaient-ils exaucés, ils revenaient
comme par enchantement des portes du tombeau.
Je connais trois exemples de cette manie des voya-
ges, survenue immédiatement après la lecture du
Bobinson Crusoé. On a aussi observé de vieux
marins qui, pendant un séjour prolongé à terre,
étaient plongés dans une mélancolie dont ils ne
sortaient que lorsque leur vaisseau avait quitté le
port.
UE LA NOSTALGIE. 713
Exemples et observations.
1. Nostalgie par affection , observée chez un enfant de deux ans.
Eugène L***, natif de Paris, fut envoyé en nour-
rice dans les environs d'Amiens , et ramené dans sa
famille vers l'âge de deux ans. La force de ses mem-
bres , la fermeté de ses chairs , la coloration de son
teint , la vivacité et la gaieté de son caractère, tout
en lui annonçait un enfant d'une vigoureuse com-
plexion , ainsi que les bons soins dont il avait été
l'objet. Pendant les quinze jours que sa nourrice
resta auprès de lui , Eugène continua à jouir de la
santé la plus florissante ; mais à peine cette femme
fut-elle partie, qu'il devint pâle, triste, morose; il
se montrait insensible aux caresses de ses parents,
et refusait tous les mets qui le flattaient le plus
quelques jours auparavant.
Frappés de ce brusque changement , le père et la
mère d'Eugène firent appeler le docteur Hippolyte
Petit , qui , reconnaissant aussitôt les premiers symp-
tômes de la nostalgie, recommanda de fréquentes
promenades et toutes les distractions enfantines
dont abonde la capitale. Ces moyens , pour l'ordi-
naire efficaces en pareil cas, échouèrent complète-
ment ici ; et le petit malheureux, dont le dépérisse-
ment allait toujours croissant , restait des heures
entières tristement immobile, les yeux tournés
vers la porte par laquelle était partie celle qui lui
avait servi de mère. Appelé de nouveau par la fa-
mille, l'habile praticien déclara que l'unique moyen
de sauver les jours de cet enfant était de faire re-
714 UE LA NOSTALGIE.
venir immédiatement la nourrice , qui le remmè-
nerait ensuite avec elle. A son arrivée, Eugène poussa
des cris de joie ; la mélancolie empreinte sur son vi-
sage fit place aussitôt à l'irradiation de l'extase , et ,
pour me servir des expressions de son père, dès ce
moment il commença à revivre. Remmené la semaine
suivante en Picardie, il y resta environ un an , jouis-
sant de la meilleure santé. Lors de son second re-
tour à Paris , le docteur Petit fit éloigner la nour-
rice, d'abord quelques heures, puis une journée
entière, puis une semaine, jusqu'à ce que l'enfant
fût habitué à se passer d'elle. Cette tactique fut cou-
ronnée d'un plein succès.
II. Nostalgie produite par le regret de quitter une habitation.
Depuis un grand nombre d'années vivait , dans
la rue de la Harpe, un de ces hommes aux habi-
tudes casanières, dont l'unique délassement consis-
tait à aller quelquefois visiter le marché aux Fleurs,
et qui revoyait avec un plaisir toujours nouveau
son petit logis , où régnaient partout l'ordre et la
propreté. Un jour qu'il se hâtait de rentrer chez
lui , son propriétaire l'accosta dans l'escalier, et lui
annonça que, la maison devant être démolie pour
cause d'alignement, il eût à se pourvoir ailleurs
d'un logement pour le prochain trimestre. A cette
nouvelle , le pauvre locataire resta pétrifié de sur-
prise et de chagrin. Rentré dans son appartement ,
il prit aussitôt le lit , qu'il garda plusieurs mois , en
proie à une profonde tristesse, accompagnée de
fièvre hectique. En vain son propriétaire cherchait
UE l.\ NOSTALGIE. 7|5
à le consoler , eu lui piouicttaiit un logement plus
commode flans la nouvelle maison qui allait être
élevée sur remplacement de l'ancienne : « Ce ne
sera plus mon logement, répondait-il avec amer-
tume, lui que j'aimais tant, que javais embelli de
mes mains, où, depuis trente ans, j'avais toutes
mes habitudes, et où je m'étais bercé de l'espoir de
finir ma vie ! »
La veille du jour fixé pour la démolition , on vint
l'avertir qu'il fallait, de toute nécessité , rendre les
clefs le lendemain à midi, au plus tard : «Je ne les
rendrai pas, répondit-il froidement; si je sors d'ici,
ce ne sera que les pieds devant. » Deux jours après,
le commissaire est requis pour faire ouvrir la porte
de l'obstiné locataire, et il ne trouva plus que le
cadavre du malheureux , qui s'était asphyxié par
désespoir de quitter sa trop chère habitation.
'16 MANIE Dt l'étude.
PASSIONS INTELLECTUELLES.
CHAPITRE XVL
MANIE DE l'Étude.
L'étude , cet aliment de l'esprit , exige de notre
part une grande sobriété, si nous ne voulons pas
qu'elle se transforme en un véritable poison , dont
l'action délétère n'est pas moins funeste pour le
moral que pour le physique.
C'est sans doute après avoir observé les ravages
produits par l'abus de l'étude, que le philosophe
de Genève a laissé échapper de sa plume cette bi-
zarre et fausse assertion : « L'homme qui pense est
un animal dépravé. » 11 eût été dans le vrai , s'il se
fût borné à dire : L'homme qui pense trop déprave
ou plutôt altère sa constitution. Et, en effet, les
personnes dont le cerveau est sans cesse surex-
cité par les travaux intellectuels ne tardent pas à
avoir l'air rêveur, hébété , stupide même. Unique-
ment occupées de l'objet de leurs recherches , elles
semblent avoir perdu l'usage de leurs sens ; elles
sont distraites, irritables, fantasques; et, dans le
commerce habituel de la vie , elles se montrent aussi
ennuyées qu'ennuyeuses.
Mais l'abus de l'étude ne gâte pas seulement le
caractère , il jette aussi le trouble dans tout l'orga-
M\NiE on l'etide. 717
nismc. Les |)lillosoi)lics , les savants, les gens de
lettres , qui ne quittent pas leurs livres, ne sont-ils
pas particulièrement exposés aux gastrites , aux en-
térites, aux hémorrhoïdes, aux tumeurs cancéreuses
du tube intestinal , ainsi qu'aux maladies chroni-
ques des voies urinaires ? INe voit-on pas aussi leur
teint s'étioler, leurs cheveux blanchir avant l'âge,
et leurs articulations devenir le siège de fluxions
rhumatismales ou goutteuses , produites par le
manque d'exercice musculaire ? Enfin , l'ébranle-
ment communiqué à tout le système nerveux par
les veilles prolongées n'a-t-il pas maintes fois pro-
duit la cécité, la perte de la mémoire, l'épllepsie,
la catalepsie, la folie, ou une mort subite et pré-
maturée (1)? Parmi les nombreux exemples de ce
besoin intellectuel satisfait outre mesure, je citerai
de préférence celui de Mentelli , homme trop peu
(1) Sans doute l'excès dans les Iravauv intellectuels n'amène pas
toujours d'aussi funestes terminaisons; mais alors il a lieu le plus
souvent chez des individus dont la profession, exerçant à la fois
le corps et le l'esprit , rétablit l'équilibre que la passion de l'élude
tend continuellement à détruire. C'est ainsi qu'Hippocrate et Ga-
lien vécurent, dit-on, au delà d'un siècle; c'est ainsi que Ruysch
prolonjjea sa carrière jusqu'à sa quatre-vingt-treizième année,
Winslow jusqu'à sa quatre-vingt-onzième, et Morgagni jusqu'à sa
quatre-vingt-neuvième. Sanchez Ribeiro vécut aussi quatre-vingt-
quatre ans, Hoffmann quatre-vingt-deux; Fracastor, Hygmore,
Boerhaave, Van Swieten , Pringle , Albinus, Barthez , dépassèrent
soixante et dix ans; enfin Malpighi, Meïbomius, Sydenham , Hun-
ier, Berlin et Haller, vécurent au delà de soixante ans. On sait, au
contraire ,qu'à la suite de veilles prolongées et de méditations ha-
bituelles sur un même sujet , Euler, Leibnitz, Kant, Platner, Linné,
et beaucoup d'aulres, ont fini par tomber dans la démence.
718 MAN'iE DE l'Étude.
connu , et dont la passion ne dépassa guère la manie
la plus calme et la plus innocente.
Ce savant Hongrois, qu'une mort accidentelle (1)
enleva en 1836, fut sans contredit le type le plus
complet de la passion de l'étude, et l'un des hommes
les plus extraordinaires dont l'histoire littéraire
fasse mention.
Privé de fortune , mais riche d'un immense sa-
voir , qu'il devait bien plus à lui-même qu'à son
éducation, il quitta sa terre natale pour parcourir
à pied toutes les contrées de l'Europe, l'Angleterre
exceptée , séjourna quelque temps à Lyon ( vers
1 804), et de là se rendit à Paris, où l'accueillit l'excel-
lent abbé Devillers. Ayant été placé comme maître
d'étude dans l'établissement de M. Liautard, il quitta
bientôt cet emploi qui absorbait tout son temps,
et entra au collège Henri IV en qualité de surveil-
lant de nuit, espérant pouvoir travailler paisible-
ment pendant le sommeil des élèves. Déjà très-pro-
fond dans les sciences exactes et la statistique ,
possédant également bien le latin, le grec ancien et
moderne, le hongrois, le slavon, l'arabe, le sanscrit,
le persan , le chinois, l'allemand , litalien , l'anglais,
le français , comprenant en outre la plupart des
autres langues connues, Mentelli pouvait préten-
dre à une chaire de professeur , et les amis qu'il
(1) Le 22 décpmbre 1836, étant allé chercher sa provision d'eau
à la rivière, comme il en avait l'habitude, le pied lui glissa, il
tomba dans l'eau, qui était excessivement haute, et s'y noya, il
avait alors soixante ans. Son corps ne fut retrouvé que trois mois
après, sous un bateau.
MANIE DE I.'f.TUDE. 719
s'était déjà faits par son mérite et son urbanité
l'eussent sans aucun doute secondé pour arriver à
ce but; mais, ennemi de toute dépendance, et tou-
jours plus avide de connaître à mesure qu'il avan-
çait dans les profondeurs de la science, cet homme
singulier résolut de tout sacrifier à son unique
passion. Secouant donc le joug que la nécessité lui
avait d'abord imposé, et renonçant à toute espèce
d'emploi , il se retira dans une vieille masure qu'on
lui abandonna gratuitement au fond d'un jardin ,
et y vécut dès lors selon ses goûts. Ce réduit, que
notre savant préférait aux palais les plus magnifi-
ques, était construit en planches mal jointes, et
n'avait guère que sept pieds carrés. L'ameublement
se composait d'une petite table supportant une
ardoise , d'un vieux fauteuil encombré de livres de
toutes dimensions, d'une cruche, d'un pot de fer-
blanc, d'un morceau d'étain grossièrement recourbé,
servant de lampe et suspendu par un fil d'archal
au-dessus de la table , enfin d'une grande boite où
il couchait, et qui lui servait, pendant son travail,
à mettre ses pieds , enveloppés d'une mauvaise
couverture de laine. Ne quittant ce lieu de délices
qu'une fois la semaine , pour aller donner une
leçon dont le produit servait à sa subsistance,
Mentelli se mit à étudier régulièrement vingt heures
par jour, sans que sa santé en parût altérée. Le jour
réservé à la leçon l'était aussi à l'achat des provi-
sions de la semaine. Elles se composaient de pom-
mes de terre , qu'il faisait cuire au-dessus de sa
lampe, de pain de munition , d'huile à brûler, dont
ses longues veilles lui i'aisaient faire une grande
720 MANii' i)K i.'ktudf.,
consommation, et d'une, cruche d'eau qu'il allait
toujours chercher lui-même. En hiver, il couchait
dans sa boîte , et en été dans son grand fauteuil ,
que lui avait donné le cardinal Fesch. Heureux
d'avoir ainsi réduit ses besoins à ce qu'il appelait
le strict nécessaire, Mentelli n'eût pas retranché un
moment de plus à ses études , quand on lui eût
offert tout l'or du Pérou , car il trouvait qu'il n'a-
vait pas encore assez de temps à leur consacrer.
Vers 1814, n'ayant plus aucune leçon à donner, le
savant Hongrois fut contraint de chercher d'autres
moyens d'existence. S'étant présenté à Picpus , dans
l'établissement dirigé par M. l'abbé Coudrin , il
s'adressa, couvert de haillons, à un jeune profes-
seur, et lui demanda de lui faire obtenir un petit
emploi dans la maison : « Peu , très-peu de nourri-
ture me suffira, dit-il; je me contenterai , pour lo-
gement, du moindre réduit; je ne veux point d'ar-
gent. Accordez-moi ce que je vous demande, et je
vous promets de faire tous mes efforts pour me ren-
dre utile. — Savez-vous quelque chose? pourriez-
vous donner des leçons de latin ? — Oui , monsieur.
— Pourriez-vous expliquer quelques morceaux de
Virgile? — Oui, monsieur.» On lui présente l'au-
teur, il ne l'ouvre pas; et il en explique un passage
avec une telle perfection , que le jeune homme croit
qu'il a particulièrement étudié ce morceau. Mentelli
lui dit, avec une tranquillité pleine de modestie :
«Je puis, si vous le désirez, vous répéter l'auteur
tout entier. — Savez-vous le grec? — Un peu, mon-
sieur. »0n lui présente Homère, et il le traduit, sans
livre, avec la même facilité, la même élégance qu'il
MANIF, PE I.'kTI DE. 721
avait montrées en traduisant Virjjile. L'abbé Coii-
drin, auquel il fut présenté, l'admit avec bienveil-
lance, et, après avoir pris tous les renseijjnements
nécessaires sur sa moralité, ne tarda pas à lui
confier la chaire de philosophie ; mais les leçons du
nouveau professeur parurent si abstraites aux élèves,
qu'il fallut y renoncer : on lui donna alors la classe
de mathématiques.
Logé au fond du jardin , dans un pavillon en dé-
labre, ^lentelli, qui avait lui-même choisi ce lieu
comme étant le plus retiré, n'y voulut d'autres meu-
bles que les siens ; il y joignit seulement le luxe d'une
botte de foin , qu'il mit dans sa boîte pour entrete-
nir la chaleur de ses pieds et lui servir d'oreiller au
besoin. C'est dans ce pavillon que ses élèves venaient
prendre leurs leçons. L'un d'eux, apercevant un jour
une punaise sur la main du savant, la lui fit remar-
quer, et l'engagea à la tuer. « Pourquoi? lui dit Men-
telli , en repoussant doucement l'insecte dans sa
manche; avons-nous donc le droit de tuer une créa-
ture de la Divinité? Ce petit animal est admirable
dans son espèce; ni vous ni moi n'en pourrions
faire autant; laissons-le vivre. »
Lorsque les armées coalisées campaient devant
Paris, des boulets vinrent tomber jusque dansle jar-
din où était le savant : on courut l'avertir du dan-
ger auquel il s'exposait en restant dans ce lieu. Il
était paisiblement assis devant sa table, occupé k
résoudre un problème: fâché sans doute d'être inter-
rompu , il leva la tête , et dit à celui qui voulait
l'arracher au péril : « Qu'ont de commun ces boulets
et moi ? laissez-les tomber . et surtout laissez-moi
4(5
722 MANIE DE l'Étude.
en repos. » Le supérieur du séminaire avait re-
commandé que cet homme singulier fut traité
avec toutes sortes d'égards ; il avait aussi exigé
qu'il mangeât de deux plats, et biit chaque jour
un peu de vin. Mentelli , se soumit d'abord à cet
ordre, tout en usant sobrement de la nourriture
qu'on lui portait ; mais cette sobriété même lui pa-
rut bientôt un excès condamnable ; ne pouvant d'ail-
leurs supporter l'espèce de dépendance à laquelle
il se croyait assujetti, il prit le parti de quitter
cette maison , où chacun se plaisait à lui témoigner
la plus grande estime, et s'en éloigna au bout d'une
année de séjour.
Étant allé établir son domicile à l'Arsenal, où il
avait obtenu la concession d'un misérable réduit,
converti en cave depuis sa mort , il retrouva , dans
cette espèce de cloaque, toutes les jouissances dont
il était avide , c'est-à-dire une solitude absolue , sa
cruche d'eau, son pain de munition, ses pommes
de terre, et, par-dessus tout, l'heureuse liberté de
se livrer sans interruption à l'étude, seule passion
qui le tourmentât. Un jour de la semaine fut, comme
par le passé, consacré à donner une leçon de ma-
thématiques , de grec , ou d'arabe : c'était un jour
de retranché à ses livres, qu'il appelait toujours ses
bons, ses chers amis ; mais, la nécessité lui en faisant
une loi, il ne s'en plaignait pas, et il prolongeait
même cette leçon pendant plusieurs heures , si tel
était le bon plaisir de l'élève.
Sa dépense, à part l'achat des livres , montait,
sans nulle variation, à sept sous par jour, dont trois
pour la nourriture, et quatre pour l'éclairage. Quant
MANIE DE i/eTLDE. 723
à la dépense du blancliissago , il la supprima to-
taleiuciil, en renonçant à porter du linyc. Jamais
il ne se chaulïait , quelle que fût la rigueur de la
saison; et il fallait que son vêtement, toujours
composé d'une houppelande, ou d'une capote de
soldat, achetée, comme le pain de munition, à la
caserne, tombât tout à fait en lambeaux, pour qu'il
se décidât à le remplacer. Un pantalon de toile ou
de nankin, une casquette de peau, d'énormes sabots,
formaient le complément du costume.
Ses amis (car Mentelli s'en était l^it beaucoup
parmi les hommes les plus distingués de la capi-
tale, et même à l'étranger), ses amis, dis-je, voulu-
rent un jour apporter quelques modifications à sa
toilette, et lui envoyèrent une grande quantité d'ha-
billements : il s'en para une ou deux fois ; mais
son amour pour les livres le poussa bientôt à vendre
cette garde-robe, afin de se piocurer des ouvrages
qu'il désirait ardemment. Revêtant donc sa vieille
houppelande, il enferme le tout dans une malle, la
met sur son dos , et la porte chez un fripier , qui ,
comparant la pauvreté des vêtements du vendeur
avec l'excellente conservation de ceux qu'il lui pré-
sente , le prend pour un voleur, et le fait arrêter.
Renfermé avec des vagabonds dans la salle com-
mune de la police, notre savant passa une semaine
entière sans songera se faire réclamer par ses amis,
et, rendu à la liberté, il avoua que «si on lui eût
donné une prison particulière, ainsi que des livre»
pour continuer ses études , il n'eût rien fait pour
quitter un séjour où on lui fournissait du pain et
de l'eau à discrétion. »
724 MANIE DE LtnOE.
Mentelli , qui avait beaucoup voyagé dans sa jeu-
nesse pour compléter son instruction , regrettait
souvent de n'avoir pas visité l'Angleterre; il forma
même un instant le projet d'aller y faire une excur-
sion. Quoiqu'il n'ignorât pas que tout est fort cher
dans cette contrée , il dit un jour à un Anglais qu'il
espérait bien la visiter dans toutes ses parties , et en
être quitte pour cent cinquante francs. L'Anglais
de se récrier, l'assurant que la chose était impos-
sible. «J'ai dépensé trois fois moins, toute propor-
tion gardée, dans mes voyages à travers le conti-
nent, répliqua Mentelli; je fais entrer dans mon
calcul la cherté de vos denrées. 11 me suffira de
manger du pain , de boire de l'eau , et de coucher
la nuit à l'ombre de quelques taillis dans la campa-
gne, ou sous le porche de quelque église , dans les
villes et les villages. — Hélas ! mon cher monsieur ,
le plus grand crime en Angleterre est d'avoir peu
d'argent : être pauvre, c'est être coupable; et nos
lois, qui protègent le citoyen, ne savent défendre que
sa propriété. Si vous dormez à l'ombre d'un arbre, on
vous traitera comme un vagabond ou comme un bra-
connier, et l'on vous mettra en prison... Croyez-
moi, si vous allez en Angleterre, portez-y de quoi
échapper aux inconvénients de la pauvreté, sans
quoi vous pourriez regretter amèrement votre im-
prudence. » Cet avis judicieux fit renoncer le phi-
losophe hongrois à son projet, et ses livres l'eurent
bientôt consolé de ce petit désappointement.
Malgré une passion si exclusive pour l'étude , il
s'en fallait bien que Mentelli fût insociable : il aimait
ses semblables, et se communiquait a eux avec plai-
MANIE DE l/ÉTllDE. 725
sir. surtout le jour qu'il était forcé de retrancher à
ses occupations fovorites. Habile dialecticien , il se
plaisait quelquefois à soutenir les opinions les plus
paradoxales; mais comme c'était un jeu de son es-
prit, il revenait promptement à la vérité , et on ne
pouvait alors s'empêcher d'admirer sa rare sagacité,
ainsi que la variété de ses connaissances. Ses ma-
nières avaient de la douceur, de la séduction même,
et son caractère était d'une égalité si parfaite , que
ses amis les plus intimes n'y ont jamais remarqué
la moindre altération. Sa longue barbe, sa phy-
sionomie à la fois grave et spirituelle, rappelaient
à l'imagination ces beaux portraits où le Titien a
représenté quelques-uns de ses contemporains.
Mentelli avait une prédilection particulière pour
l'enfance. Quelle que fut la rigoureuse économie
qu'il s'imposât dans ses dépenses personnelles ,
jamais il ne manquait , le jour qu'il faisait ses pro-
visions de la semaine , d'acheter des noix ou des
gâteaux pour avoir le plaisir de les distribuer aux
petits enfants qu'il rencontrait; et il n'était pas
rare, ce jour-là, de le voir figurer au milieu d'un
groupe de marmots attirés par ses largesses et son
enjouement. 11 aimait aussi beaucoup les souris,
et en avait apprivoisé plusieurs, qui jouissaient du
privilège de venir manger son pain de munition
jusque sur sa table.
Le seul défaut qu'on pût reprocher au bon Hon-
grois était une excessive malpropreté , non sans
quelque danger pour ceux qui l'approchaient de
trop près. Cette malpropreté , jointe à l'odeur in-
supportable qu'exhalaient ses vêtements , lui fit sou^
726 MAME DE l'étude.
vent perdre ses leçons , et il était réduit alors à
servir de modèle dans les ateliers de peinture; mais
ces inconvénients ne parvinrent jamais à le rendre
plus soigneux de sa personne : sa passion absorbait
toute autre idée. Durant le choléra , il fallut em-
ployer la force armée pour le contraindre à inter-
rompre ses études, afin <|ue, pendant ce temps, on
pût nettoyer son réduit infect.
Ce défaut essentiel n'éloigna cependant pas de
Mentelli les véritables appréciateurs de son mérite.
Plusieurs membres de l'Institut étaient ses amis in-
times : ils se promenaient avec lui, et l'invitaient à
leurs réunions comme à leur table. Très-rarement il
acceptait ces dernières invitations : un repas ex-
traordinaire troublait sa santé ; un seul verre de
vin lui donnait la fièvre ; il ne voulait pas d'ailleurs
rompre son habitude de sobriété , sur laquelle , di-
sait-il , reposait son indépendance.
Du reste, l'affectation de la singularité n'entra
pour rien dans le choix de cette vie austère, dont il
ne s'est jamais lassé , et qui surpasse tout ce qu'on
connaît de celle de quelques philosophes anciens.
Pour lui, l'amour de la science fut le seul bien dé-
sirable : il y sacrifia toutes les jouissances que pri-
sent les autres hommes; mais personne ne lui voua
un culte plus dénué de vanité ou d'ambition. H est
à remarquer que, pendant plus de trente années
qu'on le vit, à Paris, mener une existence en appa-
rence si misérable, on ne l'entendit pas une seule
fois former une plainte sur sa situation ; qu'il ne
souffrit, ou du moins ne parut jamais souffrir d'au-
cune incommodité physique ; et qu'enfin il ne perdit
MANIE DE i/ÉTUDF;. ^27
rien de cette lucidîté d'esprit, de ce calme parfait,
qui annonçaient en lui à la fois l'homme supérieur
et le véritable philosophe.
On ne peut toutefois s'empêcher de regretter
qu'un homme de cette trempe ait consacré tant
d'années à l'étude , sans songer à enrichir la science
des trésors qu'il avait amassés : on n'a de lui aucun
ouvrage, ni même la moindre trace de ses longues
recherches , et , sous ce rapport , il faut avouer que
sa passion fut éminemment égoïste.
728 MANIE UE LA MUSIQUE.
CHAPITRE XVII.
MANIE DE LA MUSIQUE.
I
On a dit et répété que la musique pouvait bien
constituer un goût vif et prononcé chez beaucoup
d'individus , mais qu'elle ne saurait jamais aller
jusqu'à la passion : c'est une erreur dont l'observa-
tion la moins attentive suffira pour faire justice.
Pour ma part , j'ai déjà rencontré plusieurs mélo-
manes, véritablement dignes de ce nom , qui ne
voyaient et ne rêvaient que musique , qui se sont
ruinés pour la musique, et qui, au moment de
mourir, ne regrettaient autre chose qu'une œuvre
musicale qui allait rester inachevée. Tel fut , entre
autres, le célèbre Choron (1), dont j'ai été long-
temps le médecin et l'ami.
(1) Choron (Alexandre-Etienne), né à Caen le 21 octobre 1771,
mort à Paris le 28 juin 1833. — Cet homme extraordinaire, qui
n'a pas encore été remplacé, et qui ne le sera peut-être pas de long-
temps , fut successivement l'un des premiers sujets de l'Ecole po-
lytechnique, suppléant de Monge à l'Ecole normale, professeur
d'hébreu au Collège de France, instituteur primaire, membre cor-
respondant de l'Institut, maître de chapelle , directeur de l'Opéra,
puis enfin fondateur et directeur de l'École royale de musique re-
ligieuse et classique, d'où sont sortis tant d'élèves renommés :
Monpou, Dietsch , ?sicou-Choron , Scudo , Jansenne, Molinier,
Guerrier, Saint-Germain, de Lagatine, Wartel , Valiquet, Marié,
le célèbre Duprez , à qui il disait souvent : «Tu seras un jour le
premier chanîeur de France, si tu ne vas pas èw/V/c/- à lOpéra ; »
MANIE DE LA MUSIQUE. 729
Doué d'une constitution bilioso-nerveuse, Choron
augmenta son irritabilité naturelle en s'occupant de
musique pendant plus des trois quarts de sa vie :
aussi n'était-il jamais en repos. Son intelligence
bouillonnait sans cesse; sa langue se refusait, en
quelque sorte , à rendre le trop plein de sa pensée ,
et le mouvement perpétuel se trouvait dans ses
doigts , et encore plus dans ses yeux , où venaient
se peindre les moindres sensations.
Nuit et jour une idée, une seule idée fermentait
dans cette tête d'artiste : c'était d'arrêter le débor-
dement de la musique de brouhaha et de fioriture.
enfin, la jeune Rachel, qu'il prédisait ne devoir jamais faire autre
chose qu'une actrice.
Voici son épitaphe, composée par lui-même sur son lit de morl;
il me la remit en me disant : « Avant-hier, j'ai fait mon testament;
hier, j'ai reçu les sacrements; aujourd'hui , j'ai composé mon épi-
taphe. La voici ; je vous la remets, et la recommande à votre bien-
veillance, s'il y a lieu. Je l'ai faite, parce que j'ai pour principe
qu'il vaut mieux faire ses affaires que de les laisser faire aux autres.
Du reste, je défie qui que ce soit d'y trouver un mot qui blesse la
vérité. »
Alexander Stephanus
CHORON,
E Valeslo oriundus,
Natus Cadomi, die xxi octobres 1771,
Lîtterîs, bonis artibus ac scienfiis accurate et féliciter studiit ,
Sed musicam sacrant et didaclicam
Prœsertim excoluit ,
Religioni alque publicœ utilitati
Prœcipue consulens.
Bonis et bono lotus intentas et fai'ens,
Se ipsum ac sua prorsus abnegavit.
Quant multa ad nimium arlis damnum imperfecta relinquens,
f'ariis publicis muneribus functus,
Obiit , die. . .
ORATE l'RO EO.
730 MANIE DE LA MUSIQUE.
pour la ramener à son élément primitif, qui est la
simplicité, la vérité, la nature. Pour parvenir à ce
but, il sacrifia tout, son temps, sa fortune, sa
santé, et jusqu'au bien-être de sa famille.
C'était surtout à sa classe de trois heures que
Choron laissait échapper tout son génie, et qu'il
mettait à découvert l'originalité de son caractère,
avec toute la vivacité de la passion qui le dominait.
Ecoutons un de ses plus assidus et de ses plus judi-
cieux admirateurs: «Quiconque, dit M. Laurentie,
n'a pas vu Choron à sa classe de trois heures, ne
sait rien de ce professeur extraordinaire. Le voilà ,
un diapason à la main , dans sa chaire, en présence
de cent élèves : il frappe le la , il prend le ton , il
donne le signal, tout le monde part. Cela va bien î
point du tout : Choron trépigne, il frappe du pied
et de la main, il ébranle sa chaire, il cherche de
son œil en feu un malheureux élève qui braillait à
tue-tête , croyant faire mieux qu'un autre. Il décou-
vre le coupable, il le nomme, il lui jette au nez sa
petite calotte rouge, avec des injures et des quoli-
bets; puis il finit par cette effroyable réprimande,
dite avec une voix désespérante et courroucée : Tu
chantes comme au Conservatoire ! On eût dit un coup
de tonnerre tombé sur la salle; mais, le rire se
mêlant à la stupeur, ce ne fut pas longtemps sé-
rieux. Un moment après, Choron ramassait sa ca-
lotte , et caressait le pauvre enfant.
« Encore le la. Mais cette fois Choron fait un pré-
liminaire sur le morceau qu'on va dire ; il expose
la pensée du maître. Cette pensée, il l'a cherchée,
il l'a devinée, il la lient: rien n'est plus clair.
MANIE DE LA MLSIOUK. 731
« Encore le In et le ton. On part de nouveau. Cela
va bien cette fois; Choron crie de toutes ses forces :
Bien ! bien ! bien! Vous croyez que le morceau est
emporté. Mais voici son regard qui s'allume : Ce
n'est pas ça ! Je me suis trompé , s'écrie-t-il. Silence
dans toute la salle à cette parole du maître.
«Alors il reprend le morceau, il médite une mi-
nute : Je m^ étais trompé , répète-t-il. Voici la pen-
sée qu'il faut rendre ! et il dit cette pensée : il la dit
avec entraînement, avec conviction, avec éloquence.
Quelquefois la parole lui manque ; alors il chante;
sa voix est brisée, mais elle est saisissante. A son
chant d'une mesure, il fait succéder une leçon de
philosophie, une vue morale, un trait d'esprit, une
épigramme, un éclat de rire, un cri de douleur,
une observation d'artiste, une pointe de musicien ,
et cela tout à la fois : vous n'avez pas le temps de
respirer !
« Allons, messieurs , le Ja. Silence ! » Choron redit
la pensée principale. C'est bien elle; la voilà! En-
core le /«. Y êtes-vous? Choron reprend ses médi-
tations de philosophe, de poëte, d'artiste, de maî-
tre d'école: c'est un mélange de gravité et de bouf-
fonnerie , devant lequel on se tient immobile de
surprise. On ne sait s'il faut rire , on ne sait s'il faut
admirer; mais cela est nouveau, cela est étrange,
cela est saisissant : c'est un spectacle.
« Toujours le la. On part enfin. Voici la pensée qui
se déroule ; voici le flot qui marche ; voici l'œuvre
qui se développe; voici le génie trouvé, exposé,
établi dans toutes ses magnificences. Suivez l'œil de
Choron, si vous pouvez; suivez ses émotions; sui-
732 MANIE DE LA MUSIQUE.
vez la mobilité de son visage, de ses traits, de tout
son être : il pleure , il rit , 11 chante , il crie , il saute,
il frappe des mains, il applaudit, il s'applaudit, il
se loue , il loue tout le monde , l'auteur, les maî-
tres, les enfants : le morceau est trouvé ! »
A cette classe de trois heures, si fidèlement dé-
crite qu'on croirait y assister encore, Choron ou-
bliait ses ennuis et ses chagrins. Il venait de per-
dre en huit jours deux jeunes enfants , des suites
de la rougeole : la douleur était peinte sur ses
traits; il se pressait la poitrine, il se frappait le
front, assurant à M. Martin de Noirlieu qu'il ne se
consolerait jamais de cet affreux malheur. Tout
à coup il entend sonner trois heures. « Trois heu-
res ! s'écrie- 1- il avec sa vivacité ordinaire; c'est
l'heure de ma classe; il y a temps pour fout. nPu\s,
frappant son diapason, il l'approche de son oreille,
et se dirige vers la classe en répétant /a la la la ! Ce
fut une de ses meilleures et de ses plus brillantes
leçons !
L'estime de Choron pour les grandes célébrités
en tous genres ne se mesurait guère que sur leur
talent musical, ou sur ce qu'ils avaient pu faire pour
l'art qu'il idolâtrait. «Savez-vous, me demandait-il
un jour, quel est, de tous les Pères de l'Eglise, ce-
lui que j'aime le plus? — Saint Augustin, lui répon-
dis-je. — iSon , reprit-il vivement : c'est saint Jean
de Damas, parce que c'est lui qui a donné la meil-
leure, ou plutôt la seule définition de la musique.
Retenez bien ce que dit saint Jean de Damas : « La
musique est une suite de sons qui s'appellent... »
Qui s'appellent, !"épétait-il laissant la main sur son
MANIE DE I.A ML'SIQUE. 733
front : c'est sublime ! rien que pour cela, il méritait
d'être canonisé ! »
Son admiration pour les grandes œuvres du XVI®
et du XVii" siècle le rendait souvent beaucoup trop
sévère pour les compositions contemporaines. Quel-
qu'un lui demandant un jour son opinion sur l'o-
péra de Zémire et Azor, de Grétry, il répond avec
une grimace ironique : «Opéra à la glace, musique
de vinaigre 1 »
Les premiers artistes de la capitale , réunis un
soir à l'hôtel de ville, y exécutaient avec une rare per-
fection différents morceaux de nos plus habiles com-
positeurs. Tout le monde applaudit, tout le monde
félicite le préfet sur le choix des morceaux et sur
le fini de l'exécution ; Choron seul reste impassible.
Le préfet s'approche alors de lui , et cherche à lui
arracher quelques mots d'éloge : « C'est la soupe
et le bouilli , répond son ancien camarade ; il n'y
a rien à dire. » Une autre fois il faisait répéter
devant M. de Quélen un Kyrie de sa composition ,
quand, pour une légère faute, il s'écria d'une voix
de tonnerre : « Silence ! Voilà un Kyrie eleison qui
ne vaut pas le diable 1^^ Et M. l'archevêque de rire
malgré lui.
Je le rencontrai un jour comme il sortait de l'é-
glise Sainte-Geneviève. Le salut en musique qu'il
venait d'entendre l'avait tellement agacé , qu'il ne
répondit à mon bonjour que par ces mots : Les
monstres ! les monstres ! ils m ont déchiré les en-
trailles ! et il continua sa route en se bouchant les
oreilles comme s'il entendait encore les chants qui
avaient produit sur lui une impression si désagréable.
734 MAME DE LA MUSIQUE.
Dans une autre circonstance, le directeur des
jeunes aveugles avait conduit ses élèves dans la
même église pour y exécuter aussi un salut en mu-
sique , et Choron y assistait. Interrogé, en sortant,
par un amateur, sur les morceaux qu'il venait d'en-
tendre , il- répond en faisant une horrible grimace :
Musique d'aveugles, bonne pour des sourds !
On l'a vu plus d'une fois entrer dans de véritables
accès de fureur contre l'abbé ISicole, dont l'admi-
nistration parcimonieuse et tracassière ne lui per-
mettait pas de faire exécuter à la Sorbonne tous
les chefs-d'œuvre d'iomelli, d'Allegri et de Pales-
trina.
11 éprouvait aussi une violente indignation quand
il songeait que le maudit serpent avait trouvé moyen
de se glisser dans l'église sous la forme d'un instru-
ment.
Le Conservatoire n'aimait pas Choron, et Choron,
comme nous l'avons vu, n'aimait pas le Conserva-
toire: c'est, je crois, à sa haine pour cet établis-
sement qu il faut attribuer en partie l'injuste, mais
profond mépris qu'il avait pour la musique instru-
mentale. « Comment se fait-il , lui demandait un jour
M. Laurentie , qu'avec votre amour pour la musique,
vous n'ayez pas dressé vos doigts à quelque instru-
ment , au piano surtout , ne fût-ce que pour lui
faire rendre vos pensées ou celles des autres? —
Il y a des gens qui sont chargés de cela,» lui ré-
pondit-il avec tout ce qu'il put trouver de voix iro-
nique et de rire méprisant.
Si Choron dédaignait les instruments, une belle
voix l'enivrait, le mettait hors de lui, surtout si elle
MANIE DE l,A MUSIQUE. 735
réunissait le sentiment et la justesse. Au milieu
de l'hiver, pendant une nuit rigoureuse, il entend
dans la rue une belle voix de femme: vite il se jette
h bas du lit, et, enveloppé d'une simple redingote,
il se met à courir après l'inconnue. Au bout de quel-
ques minutes , il revient transi de froid et encore
plus désolé : c'était une fille de mauvaise vie , qui
donnait le bras à deux militaires complètement ivres.
«Quel malheur! me dit-il le lendemain ; j'en aurais
fait l'un de mes plus brillants sujets : mais je n'y
veux plus penser, cela me fait trop de mal. »
il revenait tout joyeux d'un de ses voyages en
Picardie : « J'y avais été , disait-il, pour trouver une
basse-taille , et j'en ramène un ténor. C'est égal , je
suis sur qu'il fera honneur à la maison. — C'est sans
doute un pensionnaire payant, lui dit l'économe;
quel sera le prix de la pension ? — Ame vile et vé-
nale ! répond Choron indigné, je vous parle d'un
ténor, et vous allez me parler d'argent ! »
Une autre fois, ses élèves exécutaient le bel ora-
torio de Schneider, ie Jugement dernier, sous la di-
rection de INicou-Choron , son gendre ; et il était
dans son lit, déjà gravement malade par suite d'une
atteinte de choléra. Je connaissais l'artiste : crai-
gnant qu'il ne voulût juger de quelle manière ce
morceau allait être rendu, je lui avais fait sentir
combien il serait dangereux, dans sa position, d'où
vrir la fenêtre de sa chambre, qui donnait sur la
salle de concert. Il approuva ma sollicitude, me
prit affectueusement la main , et me promit de faire
son sacrifice. La première partie de l'oratorio, exé-
cutée avec une rare perfection , ayant excité les ap-
736 MANIE m: l..\ MUSIQUE.
plaudissements de toute l'assemblée, je m'échappe
un instant pour aller consoler le pauvre malade, en
lui portant la nouvelle de ce nouveau succès. Qui
est-ce que je trouve dans la cour, à neuf heures et
demie du soir, et par un vent très-âpre? mon Choron,
nu-jambes, et roulé dans une couverture de laine,
qui s'était blotti derrière la porte de la salle pour
entendre et juger par lui-même , au risque d'être
surpris dans un pareil accoutrement.
En 1833, dénué de toute ressource, muni simple-
ment d'une petite collection de musique d'église,
Choron s'était mis à parcourir la France, et, seul, à
improviser dans plusieurs cathédrales des masses
chantantes auxquelles il communiquait son âme et
sa vie (1). En vain , à son retour à Paris, nous le con-
jurâmes , le docteur Paulin et moi , de prendre le
repos qu'exigeait sa santé délabrée après de telles
fatigues. Loin de nous écouter, il ne songea plus,
il ne s'occupa plus qu'à organiser des chœurs d'en-
fants d'ouvriers, et il parvint en quelques semaines
à faire exécuter, par six cents jeunes voix, des sa-
luts en musique dans les églises de Notre-Dame et
(1) On se rappelle que Choron avait aussi commencé à introduire
le chant dans l'armée. H espérait pouvoir donner, dans le Champ
de Mars, un concert composé de dix mille voix choisies parmi les
meilleurs chanteurs de nos régiments. Quelle n'eût pas été sa joie,
son délire, s'il eût pu réaliser son gigantesque projet ! Combien il
eût aussi encouragé les efforts d'un jeune professeur de chant de
Bicètre (M. Florimond Ronger), qui, sous la savante direction du
docteur l.euret, était parvenu à faire reparaître la vie intellec-
tuelle sur la figure des aliénés chanteurs, et à calmer leurs nom-
breux compagnons d'infortune, qui les écoutaient avec autant de
plaisir que de surprise !
MANIE DE l,A MUSIQUE. 737
dcSalnt-Sulpicc. Un Ici excès de travail devait néces-
sairement Knir par briser l'organisation la plus ro-
buste : il tomba mortellement malade. Eh bien , au
milieu des atroces douleurs d'une entérite et d'une
pleurésie aiguës, l'étonnant mélomane regrettait de
n'avoir pas assez popularisé le chant en France. Il
me disait aussi , la veille de sa mort : « En raisonnant
mon affaire, je suis parvenu à mettre ma respi-
ration en harmonie avec ma douleur de côté ; j'ai
même coordonné le rhythnie de ma respiration avec
mes quintes de toux.» Puis, tout à coup, s'adres-
sant de nouveau à moi : « Savez-vous ce que c'est
que Palestrina ? — C'est , lui répondis-je , l'un des
plus grands maîtres de l'école italienne dans le
genre sévère ou idéal. — C'est bien autre chose ,
reprit-il avec feu. Rappelez-vous ce que je vais vous
dire, et faites -le connaître; c'est neuf. Figurez-
vous un immense océan , dont les flots roulent avec
calme et majesté : c'est la musique antique. D'un
autre côté, voyez cet océan, dont les vagues fu-
rieuses s'élèvent jusqu'au ciel, puis tout d'un coup
s'enfoncent dans l'abîme... c'est la musique mo-
derne. Eh bien ! Palestrina, c'est le point de jonc-
tion, le confluent de ces deux océans; Palestrina,
c'est le Racine, c'est le Raphaël, c'est le Jésus-Christ
de la musique ! »
47
7,38 MANIE DE I, ORDRE.
CHAPITRE XVIIÏ.
IMANIE DE LORDRE.
L'amour de la régularité, l'ordre lui-même, cette
qualité si précieuse, ne se transforme que trop sou-
vent en une véritable passion, dont le moindre in-
convénient est de rendre ridicule et insupportable
celui qui en est l'esclave : tant il est vrai que les
meilleures facultés deviennent une source de maux
quand la sagesse ne sait pas en diriger l'emploi.
M. I/**, d'une constitution bilioso-lympliatique,
d'un caractère paisible, et d'un esprit assez orné,
m'a paru l'un des types de l'ordre poussé jusqu'à la
manie la plus originale et la plus innocente. Toutes
les actions de ce singulier personnage étaient telle-
ment pesées , mesurées , calculées ; elles se répé-
taient chaque jour d'une manière si uniforme et
si régulière, qu'on l'avait surnommé X homme à la
minute.
Pendant cinquante années de sa vie, hiver comme
été, indisposé ou bien portant, M. L*** se leva con-
stamment à six heures, heure militaire; à six heures
et demie, il entrait dans son cabinet, y épilait son
visage, pour se dispenser de se raser, et se lavait
ensuite à pleine eau. Cette eau lui servait d'abord
au même usage pendant huit jours; les huit jours
suivants, elle était réservée pour ses mains; en troi-
sième lieu , elle était employée à arroser les fleurs.
M. L*** tenait particulièrement à cette habitude;
MANIE DE l'ordre. 739
jamais sa femme ne put parvenir à la lui faire
quitter. D'après les mêmes principes d'ordre et d'é-
conomie, il ne changeait de chemise que le diman-
che, de mouchoir que tous les quinze jours, et de
cravate qu'au premier de l'an.
La toilette terminée, on faisait la prière en com-
mun , puis on prenait le café , après quoi M. L*** se
rendait à son crachoir. Là, sans aucune nécessité, il
attendait une heure entière qu'une expectoration
bienfaisante vînt débarrasser ses bronches des muco-
sités dont elles devaient être tapissées. L'expectoration
désirée finissait par arriver d'une manière plus ou
moins naturel le : alors, seulement alors, notre homme
rentrait joyeux dans son cabinet , où pendant près
de trois heures il s'occupait de ranger ses papiers,
ses meubles et ses livres. Un peu avant onze heures,
il sortait pour aller à l'église, en revenait k midi
moins un quart, et se mettait k lire jusqu'k deux
heures moins dix. Ces dix minutes qui précédaient
le dîner étaient exclusivement consacrées k lui faire
place. Pendant le repas, toujours compo.sé d'un
potage et de deux plats posés avec symétrie, M. L***
tirait de sa poche un petit morceau de papier des-
tiné k préserver la nappe des taches qu'aurait pu
y faire la fourchette. Après quelques jours de ser-
vice , ce papier était précieusement mis de côté pour
un autre usage. A la sortie de table, quelque temps
qu'il fît, promenade au Luxembourg, et jamais
qu'au Luxembourg , allée des Veuves ; rentrée au
domicile vers quatre heures et demie, toujours
par le même chemin; puis, lecture à haute voix
jusqu'au souper, fût-on enrhumé, n'importe, c'é-
740 MANIE DE 1,'oP.Dr.E.
tait la règle. 11 n'est jamais arrivé à M. L*** de
se mettre au lit passé neuf heures ; il était si
convaincu qu'à pareille heure tout le monde de-
vait être couché , que plusieurs fois on dansa chez
lui jusqu'à minuit, sans qu'il conçût le moindre
soupçon de cette infraction aux règles de l'hygiène
dans son petit gouvernement. Il s'en fallait de beau-
coup que les fonctions digestives de l'homme à la
minute fussent aussi régulières que ses idées ou que
sa montre marine; assez souvent il était obligé de
se lever la nuit , et c'est alors qu'il retrouvait sur
sa table les flexibles porte-fourchettes rigoureuse-
ment classés d'après leur ordre chronologique.
La maladie et la mort de sa femme , qu'il aimait
beaucoup , ne changèrent pas un iota à la symétrie
de son existence. « Tout cela , disait-il , devait arri-
ver, puisque ma pauvre femme était fort âgée, et
qu'il est ordinaire que la maladie précède la mort. »
Du reste, il lui prodigua les soins les plus assidus,
avec sa ponctualité habituelle, mais sans faire pa-
raître le moindre chagrin. Pendant la dernière nuit,
il était auprès de sa chère malade, qu'il jugeait per-
due, lorsque, la pendule ayant sonné neuf heures ,
il alla vite se coucher dans la même alcôve, après
avoir autorisé le domestique à l'appeler dès que
l'agonie commencerait. Eveillé vers onze heures, il se
leva, s'habilla, se peigna, s'approcha ensuite du lit
de sa bonne amie , l'engagea à faire à Dieu le sacri-
fice de sa vie , puis lui récita à haute voix les prières
des agonisants. La malade avait à peine rendu le
dernier soupir, qu'il s'était remis dans son lit,
toujours dans la même alcôve: il ne farda pas à s'y
MANIE DE l'0RUK£. 741
endormir, et ronfla paisiblement juvsqu'au lende-
main matin , heure ordinaire. L'enterrement réglé
par ses soins d'une manière convenable, M. L*** re-
prit et continua pendant plusieurs années son uni-
forme et glaciale existence. Tombé malade à son
tour, il vit avec calme la mort arriver, demanda
et reçut les sacrements les premiers jours de la ma-
ladie, fit ensuite toutes les dispositions nécessaires
pour ses funérailles, et finit d'une manière aussi mé-
thodique qu'il avait vécu , à neuf heures précises
du soir : c'était encore dans l'ordre.
Nous venons de voir l'abus d'une excellente qua-
lité, la passion de l'ordre portée simplement jus-
qu'au ridicule (1). Voici un exemple de ce travers
chez un homme qui n'avait pas la religion pour
contre-poids , et dont la fin a été des plus tragiques.
Le 21 mai 1830, vers neuf heures et demie du soir,
je fus appelé par M. Mesnard , alors commissaire
de police du quartier de l'Observatoire, pour aller
(1) Le savant et modeste auteur de XHisloiie des Hébreux,
M. Rabelleau , a connu à Orléans un individu qui se levait réguliè-
rement à quatre heures et demie du matin , et se promenait dans
son jardin jusque après cinq heures , malgré la rigueur de la tem-
pérature ou de la saison. Comme il avait établi en principe de faire
tout juste une lieue pour sa promenade, il inscrivait sur un mur
avec de la craie chaque tour de jardin qu'il venait de faire, et ne
s'arrêtait que lorsque le nombre des tours équivalait à la dis-
tance qu'il s'était imposé de parcourir. Alors il sen retournait
coucher jusqu'à huit heures. Pendant plus de trente ans, malgré
le mauvais état de sa santé, cet individu ne manqua pas de faire
chaque jour sa promenade accoutumée, tenant sa lanterne d'une
main quand il faisait nuit, et son parapluie de l'autre lorsque I3
pluie tombait à verse.
742 MANIE DE l'ordre.
visiter avec lui le corps du sieur M***, contrôleur
de bijoux à la Monnaie , qui venait de se tuer dans
son domicile. Introduits dans une pièce spacieuse
et peu éclairée, où nous ne pouvions faire un pas
sans rencontrer sons nos pieds une mare de sang
ou des débris de substance cérébrale , nous aperçii-
mes un homme en chemise, renversé sur une chaise,
ayant les bras pendants, et la main droite encore
armée d'un pistolet , que retenaient les doigts forte-
ment contractés par le froid de la mort. Une ber-
gère , dont le coussin encore chaud n'était pas tout
à fait revenu sur lui-même, indiquait que ce mal-
heureux venait de s'y asseoir. Quant à la figure de
l'individu , il était impossible de rien voir de plus
hideux : elle n'était plus, en effet , représentée que
par la mâchoire inférieure et le menton ; la mâchoire
supérieure, les joues, le nez et le front, fortement
rejetés en arrière, n'étaient retenus que par une
languette du cuir chevelu qui recouvre l'os occi-
pital ; les pariétaux étaient renversés de chaque
côté (1\ Les cris déchirants que poussait d'une
chambre voisine une pauvre paralytique, femme du
défunt, une bière entr'ouverte à quelques pas du
cadavre , les débris ensanglantés dont les meubles
et le plancher étaient couverts , la faible lueur que
répandait autour de nous une seule lumière , tout
contribuait à augmenter l'horreur de ce tableau, qui
ne s'effacera jamais de mon souvenir.
(1) Cette véritable désarticulation a quelquefois lieu quand le
canon de l'arme à feu est appliqué sur la voûte palatine , la bouche
étant complètement fermée.
MANIE DE l'oRDHE. 743
Voici les renseignements que nous avons recueillis
sur les causes de cet affreux suicide : le sieur M***,
âge d'environ soixante ans, et d'une constitu-
tion bilioso-nerveuse, était habituellement morose,
irascible, fantasque, toujours inquiet de l'avenir,
quoique sa position fût des plus aisées. Passable-
ment vaniteux et menteur , il répétait à tout venant,
surtout depuis qu'il était décoré, que sa main gau-
che avait été mutilée, au siège de Saragosse, par
un éclat d'obus; par malheur, quelques personnes,
qui le connaissaient depuis son enfance, lui rappe-
laient avec malice que les quatre doigts qui lui
manquaient avaient été dévorés par un cochon.
Mais le trait le plus saillant de son caractère , celui
qui lui donnait sa physionomie , était un amour ou
plutôt une passion d'ordre et de propreté qu'il
poussait jusqu'à la folie : un livre, une chaise, une
plume dérangée de sa place ou placée de travers ,
suffisait pour produire chez lui un violent empor-
tement, ou pour le jeter dans une sombre tristesse
voisine du désespoir.
Comme chez l'individu qui a fait le sujet de l'ob-
servation précédente, les moindres actions de M. M***
se répétaient tous les jours avec une exactitude
mathématique. S'il n'avait pas de montre marine ,
il en possédait une de Bréguet, et il ne bougeait
pas sans la consulter. A l'aide de ce précieux régu-
lateur , il se levait constamment à cinq heures pré-
cises, faisait sa toilette, déjeunait, époussetait,
essuyait et rangeait jusqu'à neuf heures moins cinq
minutes : à neuf heures , il partait invariablement
pour son bureau, et n'en revenait jamais ni après
744 MANIE DE l'ordre.
ni avant quatre' heures trente minutes. On l'a vu ,
par de fortes pluies ou par un froid excessif, atten-
dre à sa porte cochère que la demie fût sonnée ,
avant de vouloir rentrer chez lui. Par suite de cette
rage de régularité , il se précipitait dans son lit au
premier coup de dix heures , qu'il attendait fort
patiemment en chemise , lors même qu'il gelait
et que son feu était éteint.
L'avarice proprement dite n'entra jamais pour
rien dans le genre de vie bizarre de M. M***; l'ordre
et la propreté étaient les seuls mobiles de toute sa
conduite. Son bûcher, bien garni, et sa cave tou-
jours remplie d'excellent vin, étaient rangés avec
non moins de symétrie que sa bibliothèque , et il
savait en user d'une manière convenable. Méthodique
jusque dans les moindres choses, il ne pouvait man-
quer de l'être dans sa toilette ; aussi, depuis trente-
cinq ans, il changeait régulièrement de linge tous
les lundis; le jour de la Toussaint, il quittait les vê-
tements d'été, et endossait ceux d'automne jusqu'à
Noël; le 20 mars, quelque temps qu'il fît, il en
prenait de plus légers jusqu'au 22 juin, époque à
laquelle il revenait à ceux d'été. Du reste, il ne met-
tait qu'un seul bouton de son habit, afin de ne pas
faner les autres boutonnières, qu'il laissait toujours
sans être décousues. D'un naturel peureux, il s'en-
fermait chez lui comme dans une citadelle , à l'aide
de forts verrous et d'une barre de sûreté, qu'il avait
eu la précaution de faire confectionner à Versailles.
Le docteur Focillon, son médecin, et deux anciens
amis exceptés, les visiteurs étaient reçus sur le carré
de l'escalier d'abord parce qiion ne connaît pas les
MANIE DE l'ordre. 745
gens, puis parce qu'en les laissant entrer, leurs pas
auraient sali le parquet; en troisième lieu, c'est
que, pour les faire asseoir, il aurait fallu détruire
l'arrangement symétrique des chaises dans lequel il
se complaisait. Le garçon restaurateur, qui appor-
tait tous les jours le dîner à cinq heures, n'était
également reçu qu'en dehors de l'antichambre ; la
barre de sûreté , mise au troisième cran , lui laissait
tout juste l'ouverture suffisante pour passer les plats
du jour, et emporter la vaisselle de la veille ainsi
que le prix du repas , enveloppé avec soin dans la
carte du lendemain.
M. M*** ne s'inquiétait pas seulement de l'ordre
qui devait régner dans son ménage; les affaires po-
litiques l'occupaient aussi, et dès 1828 il entre-
voyait pour un temps peu éloigné un de ces grands
désordres sociaux, vulgairement appelés révolutions.
Témoin forcé du grand bouleversement de 89, il n'é-
tait pas d'avis d'en traverser un second , et il pensa
que le meilleur moyen de ne plus rien voir hors de
sa place était de fermer pour jamais les yeux à la
lumière. Il se rendit, en conséquence, sur le pont
de Sèvres, d'où il se précipita dans la rivière, après
avoir écrit son nom sur un morceau de papier qu'il
avait eu soin d'enfermer dans du taffetas gommé ,
et de mettre dans une des poches latérales de son
pantalon. Retiré de l'eau , au bout de quelques in-
stants, par des bateliers qui le rappelèrent à la vie,
il se fit conduire chez un de ses amis , afin de ne
pas chagriner sa femme, qui, à cette époque, était
déjà infirme; et surtout dans la crainte d'une desti-
tution, si l'autorité venait à connaître la tentative
746 MANIE DB l'ordre.
qu'il avait faite de se détruire. Quelque temps après
cet événement, M. M*** acheta au cimetière du
Père-Lachaise un terrain à perpétuité ; commanda ,
pour sa femme et pour lui, un mausolée entouréd'une
grille de fer ; et, quand il fut terminé, il y fit graver
l'épitaphe, sauf les dates des décès. Un jour qu'il
y était allé faire sa promenade favorite, il trouva
sur la pierre tumulaire une inscription qui le tour-
nait en ridicule : s'imaginant aussitôt que son fils en
était l'auteur, il se hâte de rentrer chez lui, et en-
voie à un de ses amis une paire de pistolets d'ar-
çon , avec le portrait de ce fils , qu'il ne veut plus
voir. Le lendemain , il se rend chez cet ami et lui
redemande ce qu'il lui avait donné, alléguant que la
place vide de ce tableau lui choquait horriblement
la vue, et que les pistolets pourraient lui être fort
utiles dans le cas où l'on s'introduirait dans sa mai-
son pour le voler. Redevenu possesseur de ces objets,
il retourne chez lui , charge ses pistolets , se désha-
bille , et apprête la bière qu'il s'était fabriquée lui-
même, en fort bois de chêne , garnie de deux mains
en fer, pour en faciliter le transport. Sur cette bière,
que nous trouvâmes placée à six pieds environ de
son cadavre , et Ife couvercle levé pour le recevoir,
était posé son testament, dans lequel il enjoignait:
i° qu'on n'allumât pas de cierges après sa mort;
2° que son corps fût conduit directement au Père-
Lachaise , sans être présenté à l'église ; 3" une der-
nière recommandation était qu'un de ses amis ache-
tât tous les ans pour trente-six sous d'huile , afin de
conserver et d'entretenir propre la grille de son
tombeau.
MANie DR l'ordre. 747
Quant à la bergère, trouvée encore chaude, il ne
l'avait probablement quittée que parce qu'il vit
moins d'inconvénient à «alir une chaise de paille
qu'un meuble de velours. Ainsi, chez ce malheureux,
qui, du reste, était atteint d'une hépatite chroni-
que , la passion de l'ordre avait survécu au désordre
même des idées.
\
748 MANiE DES COLLECTIONS.
CHAPITRE XIX.
MANIE DES COLLECTIONS.
Après la manie de l'ordre vient naturellement
celle des collections , qui , dans son début, n'est au-
tre que la passion du classement appliquée aux
objets d'une vive prédilection.
Laissant donc de côté les collectionneurs brocan-
teurs, qui ne sont que des industriels, et les collec-
tionneurs-fashionables, qui ne sont rien, nous ne
nous occuperons ici que des véritables collection-
neurs, c'est-à-dire de ces idolâtres de bonne foi qui ne
font des collections que par amour de la collection.
Tout le monde a présentes à la mémoire les pages
inimitables dans lesquelles l'auteur des Caractères
dépeint avec une vérité si moqueuse tous ces travers
de l'esprit humain. C'est toujours le sourire sur les
lèvres qu'on se rappelle les ridicules amateurs de
reliures, d'estampes, de médailles, d'insectes, de
prunes ; enfin l'homme-tulipe , qui prend racine en
contemplant la solitaire, objet de son admiration
et de son culte. Cette fureur de collection existe en-
core comme au temps de La Bruyère; elle n'a guère
fait que changer de physionomie. Aous avons au-
jourd'hui des antiquaires dont les familles manquent
des objets de première nécessité, des amateurs d'au-
tographes qui n'ont pas de pain, et des personnes
criblées de dettes, qui meurent en laissant de ma-
gnifiques galeries de tableaux. Nous connaissons tel
MANIE DF.S COLLECTIONS. 719
individu, peu aisé, qui a une nombreuse collec-
tion de chevaux, et tel petit rentier (|ui ne possède
encore que quatre-vingts violons; enfin, parmi nos
graves confrères , je pourrais citer plus d'un hor-
ticulteur que Flore dispute à Esculape , et dont
le nom glorieux ira sans doute à la postérité avec
une nouvelle variété de roses ou de dahlias.
Je n'ai pas l'intention de décrire et d'analyser ici
chacune de ces monomanies ; il suffira d'en men-
tionner encore quelcjues-unes.
Un amateur de ma connaissance a le plus profond
mépris pour les coquillages, les émaux, ou les ca-
mées; mais il possède la série complète de tous les
boutons civils et militaires qui ont paré les habits
français depuis 89 jusc[u'à 1843.
Un autre a une prédilection pour les cheveux en
général, et plus particulièrement encore pour les
cheveux roux : il vous en montrera de nombreux
échantillons revêtus de leur authenticjue.
Un troisième n'a d'entrailles que pour le vieux
Sèvres, pour la pâte tendre. Lui parlez-vous de toute
autre chose que de ses porcelaines, il ne vous com-
prend pas, il ne vous entend pas. Mais n'approchez
pas trop de son riche buffet, il serait capable de
vous tuer sur place si vous aviez le malheur de cas-
ser une seule de ses soucoupes. Cet homme, c{ui fait
partie de la société , et qui a une âme à sauver ,
ignore si nos départements ont été ravagés par les
inondations ; mais il saura à l'avance si l'on vend à
la Bourse une moitié de service de table en pâte ten-
dre, et il ne rougira pas d'en faire l'acquisition au
prix de 30,000 francs.
750 MANIE DES COLLECTIONS.
Certain antiquaire n'a de goût que pour les taba-
tières : il en possède la plus nombreuse et la plus
riqlie collection qui soit au monde , et il se vante
orgueilleusement de pouvoir montrer aux curieux
six Blarembergs de plus que n'en a jamais eu le feu
roi d'Angleterre George IV, grand amateur de ta-
batières et de Blarembergs.
Un autre fou a dépensé trente années de sa vie à
se former une collection de bouchons de liège plus
ou moins historiques ou anecdotiques.
Qui le croirait? un amateur de momies est mort
martyr de son idée fixe pour les embaumements
égyptiens : il a été frappé au cœur en découvrant
que sa princesse pharaonienne n'était qu'un homme,
et, à sa demande expresse, il a été enterré dans la
caisse où avait si longtemps reposé la plus belle de
ses momies.
Enfin, voici un officier de marine en retraite,
épris d'une singulière affection pour les boutons
militaires et les haricots. 11 a nombre de tiroirs
remplis de graines de ce légume; ces tiroirs sont
divisés par compartiments , et ceux-ci subdivisés
en une multitude de petites cases. x\ droite sont les
haricots rouges, à gauche les blancs, ici les gris, là
les mélangés, les irisés, les tigrés ; ailleurs les ronds,
les ovalaires, les losangiques, les microscopiques,
enfin les haricots monstres. Vingt fois le jour, cet
homme, d'ailleurs instruit et d'un caractère grave,
va ouvrir chacun de ses tiroirs, puis les refermer,
pour savourer le plaisir de les ouvrir encore. Enten-
dez-le bien, écoutez-le sérieusement, si vous le pou-
vez, il vous fera l'aveu que ses anciennes fatigues
MANIE DES COLLECTIONS. 751
sont oubliées, que Ions ses chagrins ne sont plus
rien, quand il jouit du bonheur de contempler se»
liaricots !
Un jour c|ue notre amateur était livré à cette con-
templation , son autre passion vint surgir en lui
bien autrement vive et désordonnée: son visage s'a-
nime, son regard étincelle : il a vu briller quelc|ue
chose sur le pantalon d'un homme mal vêtu, qui
passe en ce moment sous ses fenêtres. Il ne se trompe
pas; c'est un bouton d'uniforme, un bouton qu'il
n'a pas dans sa riche collection. Vite, il descend
l'escalier, se précipite sur cet individu: «Combien
veux-tu pour ton bouton? — Mais je ne vends pas
mon bouton! — Tu me le vendras, je le veux, j'en
ai besoin; tiens, voici cinq francs. — Gardez vos
cinq francs, je vous le répète, je ne veux pas vendre
mon bouton. — Ah! tu me résistes !» Et , au même
instant, il renverse violemment à terre l'obstiné pas-
sant, lui arrache, avec un morceau du pantalon,
le bouton convoité, puis se sauve à toutes jambes.
Qu'on aille maintenant regarder ces goûts dés-
ordonnés comme innocents et de peu d'impor-
tance ! Ce sont de véritables passions , qui ne diffè-
rent des autres que par la futilité de leur objet, et
dont les suites sont souvent tout aussi déplorables
pour l'individu que pour sa famille et pour la société.
De la Bibliomanie. — Gardons-nous de confondre
avec les bibliomanes ces hommes doués d'esprit et
de goût qui n'ont des livres cjue pour s'instruire,
que pour se délasser, et cju'on a décorés du nom de
bibliophiles. «Du sublime au ridicule, dit un spi-
rituel amateur de livres, il n'y a qu'un pas, du bi-
752 MANIE DES COLLECTIONS.
bliopliile au bibliomane, il n'y a qu'une crise. » Le
bibliophile devient souvent bibliomane quand son
esprit décroît, ou quand sa fortune augmente, deux
graves inconvénients auxquels les plus honnêtes gens
sont exposés; mais le premier est bien plus com-
mun que l'autre. « Le bibliophile , ajoute M. Charles
ÎNodier, sait choisir les livres; le bibliomane les en-
tasse : le bibliophile joint le livre au livre , après
l'avoir soumis à toutes les investigations de ses sens
et de son intelligence; le bibliomane entasse les li-
vres les uns sur les autres, sans les regarder. Le
bibliophile apprécie le livre, le bibliomane le pèse
ou le mesure; il ne choisit pas, il achète. L'inno-
cente et délicieuse fièvre du bibliophile est, dans le
bibliomane , une maladie aiguë poussée jusqu'au
délire. Parvenue à ce degré fatal , elle n'a plus rien
d'intelligent , et se confond avec les manies. » S'il
m'était permis d'ajouter un dernier trait pour résu-
mer ce judicieux parallèle, je dirais que le biblio-
phile possède des livres, et que le bibliomane en est
possédé.
Parmi toutes les manies de collections, celle des
livres m'a paru tout à la fois la plus répandue, la
plus séduisante , et la plus lentement ruineuse. Je
me bornerai à en citer un exemple. C'est celui d'un
coUectionnejir pur sang, et parfait homme de bien;
homme rare dans son espèce , qui n'aurait pas
même soustrait un Elzévir à dix -huit lignes de
marge, qui poussait la délicatesse jusqu'à rendre
fidèlement les moindres livres qu'on lui prêtait, et
à qui il n'est jamais entré dans l'esprit de dépareil-
MANIE ORft COI.I.rCTlONS. 753
1er un Ijoii ouvrage , dans l'espoir de l'acheter un
jour à vil prix.
M. Boulard , homme de goût et littérateur in-
struit , avait acquis une grande fortune dans le
notariat, qu'il exerça à Paris pendant de longues
années et de la manière la plus honorable. Bien dif-
férent des notaires de notre époque, M. Boulard
n'était pas un homme du monde ; c'était l'homme
de son étude , le guide, l'ami de ses clients ; et il ne
se décida à quitter sa charge que lorsqu'il put la
transmettre à un fils qui héritait de son intelli-
gence , de son zèle et de ses vertus.
Jusqu'alors M. Boulard avait cru devoir faire le
sacrifice du goût prononcé qu'il avait pour les li-
vres; mais dès qu'il se vit maître de sa personne et
de son temps, il ne songea plus qu'à se former une
collection d'ouvrages rares et curieux.
Le voici donc à l'œuvre, passant une partie du
jour chez les libraires, et l'autre chez les bou-
quinistes , feuilletant , flairant , mesurant et ache-
tant toujours les éditions rares, les bonnes éditions,
les seules où se trouve la faute , la bienheureuse
faute, étoile polaire des vrais amateurs. Les anciens
de la librairie assurent ne l'avoir jamais vu rentrer
chez lui sans qu'il rapportât sous le bras plusieurs
volumes. Du reste, ses nombreux achats étaient tou-
jours payés comptant ; aussi , au bout de quelques
années, était-il considéré dans tout Paris comme la
seconde providence des bouquinistes. A ce train ,
les rayons qui tapissaient son appartement furent
bientôt remplis, et il fallut de toute nécessité son-
ger à préparer de la place pour les acquisitions
■iS
751 . MAN'IE DES COLLECTIONS.
futures. En femme prudente et économe , madame
Boulard avait maintes fois conseillé à son mari de
se mettre à lire avant de continuer d'acheter; mais
ce conseil , tout au plus bon pour un bibliophile ,
n'était nullement du goût de notre bibliomane. Les
nouveaux volumes , qui depuis quelque temps arri-
vaient par masses , par toises carrées , furent donc
mis en pile devant la bibliothèque, désormais ina-
bordable, et jusque dans la chambre à coucher,
convertie un beau jour en quatre grandes rues,
toutes garnies de rayons.
Cependant M. Boulard devenait moins aimable et
plus mystérieux. Le matin, il commençait ses excur-
sions beaucoup plus tôt qu'à l'ordinaire, à une
heure où les libraires n'ont pas encore ouvert ,
ni les bouquinistes étalé; il lui arrivait assez sou-
vent de ne pas venir déjeuner; il ne rentrait plus
diner que fort tard ; un jour même, il ne rentra ni
dîner ni coucher. En vain madame Boulard, alar-
mée , presse son mari de questions sur cette con-
duite scandaleuse : il s'obstine à garder le silence,
ou ne fait que des réponses évasives. Dès ce mo-
ment, on suit tous les pas, on épie toutes les actions
de ce mari dérangé , et l'on ne tarde pas à appren-
dre que depuis quelque temps il passe des jour-
nées entières dans une de ses maisons dont il avait
successivement congédié tous les locataires , et qu'il
venait de métamorphoser en une vaste bibliothè-
que. Quant à la nuit que l'époux avait oublié de
passer sous le toit conjugal , c'était précisément
celle pendant laquelle il rangea trois voitures de
livres, dont il n'avait pas osé avouer avoir fait par
MANIE DES COLLECTIONS. 756
hasard l'acquisition. On s'explique alors, on pleure
de part et d'autre, et l'on linit par signer la paix;
mais à quelle condition ! Notre bibliomane s'est en-
gagé sur sa parole d'honneur, sur sa foi d'ancien
notaire, à commencer tout de suite son catalo-
gue , et à ne plus acheter un seul volume sans l'au-
torisation expresse de madame.
Fidèle à ses promesses, l'honnête, le vénérable
M. Boulard se met à l'ouvrage ; il sort encore assez
fréquemment, il est vrai, mais ce n'est plus que
pour visiter ses anciennes galeries, et jamais pour
acheter. Quelques mois après cette courageuse ré-
solution , sa santé commença à décliner ; il perdit
peu à peu l'appétit et les forces, il commença à
maigrir; son caractère, autrefois aimable et enjoué,
devint tout à fait sombre et mélancolique; enfin,
rainé par une fièvre nerveuse, il fut réduit à ne plus
pouvoir quitter le lit. Alors seulement le médecin
qui lui donnait des soins soupçonna que cette fièvre
consomptive pourrait bien provenir d'une espèce
de nostalgie, de l'ennui qu'éprouvait le malade de
ne plus acheter de livres; et, de concert avec ma-
dame Boulard, il s'avisa du stratagème suivant : un
brocanteur vient étaler dans la rue quelques cen-
taines de volumes devant la fenêtre du bibliomane;
puis, à un signal convenu, il se met à vendre ses
livres à la criée, attirant les passants par les éclats
de sa voix forte et sonore. « Qu'y a-t-il là? » demande
M. Boulard à sa femme. « Rien , mon ami ; c'est
un revendeur qui cherche à se défaire de quelques
vieux livres. » ici un profond soupir s'échappe de la
poitrine du malade: (Si je pouvais au moins aller
75f» MANIF. I)l-S COLLECTIONS.
les voir! il me semble que le grand air me ferait
du bien. — Si tu veux t'habiller et prendre mon bras ,
nous essayerons de descendre; et, ma foi! pour
aujourd'hui , je te permets d'acheter les volumes qui
te conviendront. » Ces derniers mots sont à peine
prononcés, que le malade saute à bas du lit; en un
instant il est habillé, et, malgré son état de fai-
blesse, il descend assez facilement l'escalier. Arrivé
auprès du bouquiniste, il quitte le bras de sa femme ,
et la force à remonter chez elle. Alors, l'œil humide
de joie, un genou en terre, il parcourt avec rapidité
tous les ouvrages , il les ouvre , les referme, les ouvre
encore, pour les palper plus longtemps. La plupart
sont bons, quelques-uns même sont assez rares : les-
quels doit-il acheter? Dans l'embarras du choix, il
les achète tous. Le lendemain matin , notre biblio-
mane était sensiblement mieux; il avait passé une
nuit excellente; un air de sérénité brillait sur cha-
cun de ses traits; la guérison ne se fit pas attendre.
Grâce à de semblables permissions, qu'il fallut
renouveler plus d'une fois , M. Boulard parvint à
une longue carrière. On le voyait encore, à soixante-
quinze ans, cheminer sur les quais, enveloppé d'une
immense redingote bleue, ses vastes poches de
derrière chargées de deux in-4", et celles de devant
d'une dizaine d'in-18 ou d'in-12 : c'était alors une
vraie tour ambulante; mais il trouvait son fardeau
agréable , et pour tout l'or du monde il n'eût pas
consenti à en être soulagé.
Hélas! tout finit ici-bas. Le 6 mai 1825, le bon
M. Boulard eut le regret de quitter la vie sans pou-
MANIE DES COLLECTIONS. 757
voir emporter ses six cent mille volumes (1); deux
mois après, on les vendait à vil prix. Encore quel-
ques années d'existence , et , malgré son immense
fortune, notre bibliomane serait très-probablement
mort dans un état voisin de la misère.
Cette observation, qui m'a paru intéressante sous
le rapport médical, ne l'est pas moins au point de
vue religieux. Au moment de la vente de M. Boulard ,
on pénétra , non sans difficulté , dans une pièce
dont la porte était barricadée, et que l'on trouva
remplie des ouvrages les plus immoraux et les plus
obscènes. L'homme religieux ne les avait achetés que
pour les livrer aux flammes : sa passion dominante
lui en fit retarder indéfiniment le trop pénible auto-
da-fé.
(t) Après la vente de M. Boulard , les étalafristes de Paris furent
tellement encombrés , que pendant plusieurs années les livres d'oc-
casion ne se vendaient plus que la moitié de leur valeur habituelle
758 . DU FANATISME ARTISTIQUE,
CHAPITRE XX.
DU FANATISME ARTISTIQUE, POLITIQUE ET RELIGIEUX.
Le mot fanatisme n'exprime pas seulement l'exal-
tation des opinions politiques et des croyances
religieuses , il s'applique aussi à une admiration
excessive pour les sciences , et surtout pour les
beaux-arts. C'est ce qui m'a déterminé à le placer à
la suite des manies, avec lesquelles il se confond.
On a d'abord appelé fanatiques les prétendus
devins de l'antiquité, parce qu'ils rendaient leurs
oracles dans les temples des dieux nommés fana.
Depuis, confondant la religion avec l'abus qu'on
en a fait, certains incrédules ont appelé fanatisme
toute espèce de zèle pour la religion , et lui ont at-
tribué une foule de maux qui n'étaient dus qu'aux
plus viles passions : c'est une erreur, quand ce n'est
pas une perfidie. Au reste, l'impiété et l'hérésie n'ont
que trop souvent prouvé qu'elles ont aussi leur fana-
tisme. « Luther, dit Bergier, n'avait pas été tourmenté
lorsqu'il alluma le feu dans toute l'Allemagne; les ana-
baptistes ne l'étaient pas lorsqu'ils mirent en pratique
les maximes de Luther; les zuingliens ne l'étaient
point en Suisse lorsqu'ils firent main-basse sur les ca-
tholiques ; personne n'avait été persécuté en France
lorsque les émissaires de Luther et de Calvin y vinrent
briser les images, afficher des placards séditieux
aux portes du Louvre, prêcher conti'e le pape et cou-
l'Ol.rnOUE ET RELfGIElX. 759
tre la messe dans les places publiques, etc. etc. Ce
sont ces excès mêmes qui attirèrent les édits que
l'on porta contre eux. Ils ne devinrent donc pas fa-
natiques parce qu'ils étaient persécutés , mais ils
furent poursuivis parce qu'ils étaient fanatiques. »
Le fanatisme est-il bien une passion ? se demande
Marc ; ne serait-il pas plutôt une conception dé-
lirante? et alors n'exclurait-il pas toujours la liberté
morale? L'opinion de ce médecin légiste paraît tout
à fait fixée relativement au fanatisme relijjieux :
aussi il n'hésite pas à le considérer comme d'autant
plus excusable , que les actes qu'il détermine seront
plus déraisonnables, plus atroces, et que les exécu-
teurs de ces actes seront plus superstitieux et plus
ignorants.
Quant au fanatisme politique, l'opinion de Marc
ne paraît pas aussi bien arrêtée: «Ses actes, dit-il,
devront être appréciés avec plus de réserve; car,
bien souvent, loin d'être le résultat d'une conception
délirante impliquant la lésion consécutive de la vo-
lonté, il n'a du fanatisme que le nom, et doit être
considéré comme le produit de l'orgueil , de l'ambi-
tion , et même de la cupidité : il y a donc alors per-
versité plutôt que désordre mental. » Dans ces cas
mêmes, je réclamerais encore toute l'indulgence des
juges en faveur des accusés politiques, si ces pas-
sions motrices avaient été poussées jusqu'au voisi-
nage du délire , jusqu'à l'aveuglement , et surtout si
les individus appelés à comparaître devant les cours
souveraines y avaient été conduits par la funeste
contagion de l'exemple. Il a existé, du reste, dans
tous les temps de véritables fous politiques, auxquels
760 DU FANATISME AHTISTIQUE,
l'imputabillté ne saurait être appliquée, et notre
dernière révolution en a beaucoup augmenté le
nombre. Je ferai suivre ces courtes réflexions de
trois observations appartenant à chacune des espèces
de fanatisme que j'ai admises.
— Un peintre célèbre composait un Christ à l'ago-
nie; le modèle posait admirablement; toutefois, sa
figure ne parvenait pas à rendre les dernières an-
goisses de la douleur qui va s'ételgnant avec la vie.
Que fait le peintre? il saisit un poignard, en frappe
son modèle, et le fixe mourant sur la croix : voilà
le fanatisme artistique.
— Parmi les nombreux exemples de folle produite
par le fanatisme politique, je me bornerai à citer
celui de la trop fameuse Thérolgne de Mérlcourt,
surnommée la belle Liégeoise (1).
Cette courtisane, née dans le pays de Luxembourg,
débuta sur notre scène révolutionnaire en se livrant
aux divers chefs du parti populaire, qu'elle servit
utilement dans la plupart des mouvements insur-
rectionnels. Elle contribua surtout, en 1789, à cor-
rompre le régiment de Flandre en conduisant dans
les rangs des filles de mauvaise vie, et en faisant aux
soldats de larges distributions d'argent.
Après une mission à Liège, où elle devait soulever
le peuple, et une courte captivité dans une forte-
resse de Vienne, Thérolgne fut mise en liberté par
l'empereur Léopold, et s'empressa de revenir à Pa-
ris dans le mois de décembre 1791. A cette époque.
fl) ,!(> reproduis ici, on {grande partie, rintércssante observation
nubîin! par Es(jiiirul uans son oiivr;i[îs' sur k's Ma'ailics mentales.
POLITIQUE El' UEUGIFUX. 761
elle se Ht remarquer sur les terrasses des Tuileries et
dans les tribunes, haranguant audacieusement le
peuple , pour le ramener au modéranlisme et à la
constitution. Mais bientôt les jacobins s'étant em-
parés d'elle, on la vit paraître un bonnet rouge sur
la tête , un sabre au côté , une pique à la main ,
commandant une armée de femmes; et tout semble
prouver qu'elle ne resta pas étrangère aux massa-
cres de septembre 1792. On rapporte qu'elle se ren-
dit alors dans la cour de l'Abbaye, le sabre nu, et
qu'elle y trancha la tête à un malheureux que l'on
conduisait au tribunal de cette prison : c'était un
de ses anciens amants.
Après l'établissement du Directoire et la dissolution
des sociétés populaires, Théroigne perdit tout à fait
la raison , et fut provisoirement conduite dans une
maison de santé du faubourg Saint- Marcel. On
trouva, dans les papiers de Saint-Just, une lettre
d'elle, à la date du 26 juillet 1794, dans laquelle se
montraient déjà les signes d'une tête égarée.
Après sept années de séjour aux Petites-Maisons,
Théroigne fut transférée à la Salpêtrière, en septem-
bre 1807 ; elle pouvait alors être âgée de quarante-
sept ans. A son arrivée dans cet hospice, elle était
fort agitée, injuriant, menaçant tout le monde,
ne parlant que de liberté, de comités de salut pu-
blic, accusant tous ceux qui l'approchaient d'être
des modérés, des royalistes, etc. En 1808, un grand
personnage, qui avait figuré comme chef de parti,
étant venu visiter la Salpêtrière, Théroigne le re-
connut, et l'accabia d'injures, lui reprochant d'a-
voir abandonné le ]^?^x\\ populaire, et de n'être qu'un
762 m FANATISME ARTISTIQIB,
modéré , dont un arrêté du comité de sa fut public
devrait bientôt faire justice. Enfin, en 1810, elle de-
vint plus calme, mais elle tomba dans un état de
démence qui laissait encore voir les traces de ses
premières idées dominantes. A celte époque, elle ne
veut supporter aucun vêtement , pas même de che-
mise. Tous les jours , matin et soir, elle inonde son
lit, ou plutôt la paille de son lit, avec plusieurs
seaux d'eau, et se couche recouverte d'un simple
drap en été, et d'une seule couverture en hiver.
Lorsqu'il gèle , et qu'elle ne peut avoir de l'eau en
abondance, elle brise la glace, et prend l'eau qui
est au-dessous pour se mouiller le corps, et parti-
culièrement les pieds.
Quoique dans une cellule petite, sombre, humide,
et sans meubles, elle se trouve très-bien; elle pré-
tend être occupée d'affaires de la plus haute impor-
tance; elle sourit aux personnes qui l'abordent,
quelquefois leur dit brusquement : Je ne vous
connais pas. 11 est rare qu'elle réponde juste aux
questions qu'on lui adresse ; elle dit souvent : Je ne
sais pas, j'ai oublié; si l'on insiste, elle s'impatiente,
et articule des phrases entrecoupées des mots for-
faits, liberté, comités révolutionnaires, etc. ; elle en
veut toujours aux enragés de modérés.
Théroigne ne quitte presque pas sa cellule; si elle
en sort, elle ramasse toutes les bribes qu'elle ren-
contre sur le pavé, puis les porte à sa bouche; on
l'a surprise dévorant de la paille, de la plume, des
feuilles desséchées, et des morceaux de viande im-
prégnés de boue. Enfin , elle boit l'eau des ruis-
POLITIQUE ET RELIGIEUX. 7fi3
seaux pendant qu'on nettoie les cours , et préfère
celte boisson à toute autre (1).
Du reste, quoique cette femme n'ait jamais donné
aucun signe d'hystérie, tout sentiment de pudeur
semblait éteint en elle, et l'on a vu que son carac-
tère avait survécu à la perte de sa raison : le liber-
tinage h. conduisit au fanatisme politique; ce fa-
natisme la conduisit successivement à la lypémanie
et à la démence.
(t) Maljrré ce régime, que cette malheureuse continua pendant
près de dix années, elle fut toujours parfaitement menstruée, et ne
se piaifçnit jamais d'aucune souffrance, jusqu'à sa mort, arrivée le 9
juin 1817, à la suite d'une éruption {générale de boutons qui ne
purent pas se développer au milieu d'un lit sans cesse inondé
d'eau froide.
Ouverture du rorps, faite par M. Amussat et par moi , en présence
de MM. Ësquirol et Rostan :
Dure-mère adhérente au crâne; crâne épais postérieurement;
ligne médiane très-déjelée. — Cerveau très-mou, décoloré; mem-
brane qui revêt les ventricules épaissie; la substance cérébrale
subjacente présente, dans l'épaisseur d'une ligne, un aspect vi-
treux et d'un blanc grisâtre. — Plexus choroïdes décolorés, of-
frant de petits kystes séreux. — Glande pituitaire contenant un
fluide brunâtre.
Sérosité dans les deux plèvres ainsi que dans le péricarde. —
Cœur flasque.
Estomac distendu par un fluide verdâtre. — Foie pelit, ver-
dâtre ; son tissu mou, sa tunique propre se détachant avec la plus
grande facilité; vésicule biliaire distendue par de la bile noire,
épaisse, grenue. — Rate molle, verdâtre comme le foie. — Vessie
très-contractée sur elle-même, offrant des parois fort denses. —
Enveloppe des ovaires épaisse, et même cartilagineuse en plusieurs
points.
ChezThéroigne, le colon transverse avait changé de direction, et
était descendu jusque derrière le pubis, ce qu'Esquirol a observé
chez plusieurs mélancoliques, — Le grand sympathique était ex-
cessivement développé.
764 DU FANATISME ARTISTIQUE,
Fanatisme religieux. — Le jeune P***, â[j[é de vin^jt
ans, d'une constitution sanguine et d'un caractère
ardent , se livra pendant une année entière à la
lecture exclusive d'ouvrages ascétiques. Dès ce mo-
naent, sa piété, naguère douce et éclairée, ne con-
sista plus qu'en une suite de pratiques religieuses
pour lesquelles il montrait une ardeur, ou plutôt
une passion souvent poussée jusqu'au fanatisme.
Les dimanches et fêtes, il ne consentait qu'avec
peine à quitter sa paroisse pour prendre ses repas ;
et les jours ordinaires, il y passait, matin et soir
des heures entières, agenouillé, et la face contre
terre, dans l'immobilité la plus complète: c'était,
dans toute la force de l'expression , un véritable
pilier d'église. En vain sa mère, dont sa fainéan-
tise augmentait la gène , en vain son confes.seur et
quelques amis, s'efforçaient de le ramener à des
idées plus sages , lui répétant qu'il fallait de la me-
sure jusque dans les meilleures choses, et que,
d'ailleurs , le travail était pour l'homme un devoir
non moins sacré que la prière ; il restait sourd à tous
ces conseils, et ne voyait , dans les personnes qui les
lui donnaient, que des esprits étroits, ou des âmes
peu avancées dans la voie de la perfection.
Sous l'influence de ces idées , fomentées par l'or-
gueil , P*** fait emplette d'une statue de la Vierge ,
d'une quantité considérable de cierges, et d'un mau-
vais couteau, vulgairement nommé eustache. Une
grande partie des journées est employée à aigui-
ser ce couteau, et tous les soirs, avant de se cou-
cher, il dresse une espèce d'aulol, y place la sta-
tue entre deux cierges, puis, la main levée vers le
roi.iTionF. F,T RF.i.ioirux. 765
ciel , il fait le serment de percer le cœur de Tim-
pie qui oserait éteindre ces lumières consacrées à
Marie. Au milieu d'une nuit, sa mère s'aperçoit que
la flamme des cierges agite la frange des rideaux du
lit où il était couché; elle l'appelle plusieurs fois à
haute voix, l'avertit du danger qu'il court; mais il
reste immobile et sans répondre un mot. Ne doutant
pas qu'il ne soit profondément endormi, la pauvre
femme se lève , s'avance sur la pointe du pied ,
souffle les cierges, et se hâte de regagner son lit.
Elle a à peine fait deux pas, que son fils se précipite
sur elle avec fureur, lui fait, à coups d'eustache, cinq
blessures assez graves, et retourne se mettre au
lit. Le lendemain matin , sa longue prière termi-
née, il se met à repasser son couteau sur un pavé,
puis le soir, avant de se coucher, il allume de nou-
veau les cierges en répétant le serment qu'il n'a-
vait que trop fidèlement tenu.
Cet insensé fut radicalement guéri à la suite de
quelques essais magnétiques faits à la demande de
plusieurs ecclésiastiques de la capitale (1).
(1) Si l'espace me l'avait permis, j'aurais ajouté à ces observa-
tions quelques détails peu connus sur une de mes clientes dont le
nom a malheureusement trop retenti, il y a quelques années, dans
nos tribunaux : je veux parler de Julie F. , dite la femme libre des
saints-simoniens, laquelle réunissait au plus haut degré les fana-
tismes artistique , politique et religieux. Cette infortunée, qui ne
rêvait qu'innovations, industrie et gloire, se voyant abandonnée
de presque tous ses amis, est allée mourir dans un de nos hôpi-
taux, où l'estimable auteur de Foi, Espérance et Charilé, M. l'abbé
Le Guillou, adoucit l'amertume de ses derniers moments par les
secours de la religion.
RÉSUMÉ
(i)«
Harmouie de la Médecine, de la Législaiioa et de la Reli-
gion. — Nécesaité de leur concours dans le traitement des
Passions.
Notions préliminaires.
1. L'homme , ce chef-d'œuvre de la création , est
composé d'im corps et d'une âme, unis de telle sorte
que de leur réaction réciproque et harmonique dé-
pend le parfait accomplissement de ses destinées.
2. Comment s'opère cette union de la matière et
de l'esprit? Mystère aussi impénétrable que les gran-
des lois de la nature : le suprême Architecte s'en
est réservé le secret !
3. Qu'est-ce que la nature, le temps, l'éternité,
la vie, la mort ? La nature ou univers est l'ensemble
des êtres que Dieu a semés dans le temps et dans
l'espace. Le temps est la durée de la nature: l'éter-
nité est la durée de Dieu. Par rapport aux destinées
de l'homme, la vie, c'est l'union de l'âme et du corps ;
la mort, c'est leur séparation ; l'éternité, leur réunion.
4. Dès l'enfance l'homme est enclin au mal ; ses
sens l'entrainent vers la terre , vers des plaisirs ma-
(1) Les propositions que renferme ce résumé ne sont qu'un ex-
trait presque textuel des principales idées émises dans le cours de
celle ffit/iologie morale. Je les reproduis ici dans un ordre métho-
dique, pour que le lecteur puisse saisir plus facilement l'ensemble
et le but de mon travail.
RÉSUMÉ. 767
téricls, par conséquent finis et passagers; son âme,
au contraire, l'élève et le fait aspirer au souverain
bien, qui peut seul satisfaire rimmensité de ses
désirs.
5. Ce désaccord est-il l'ouvrage de Dieu, ou n'an-
nonce-t-il pas plutôt un renversement manifeste
du plan primitif de la création ? L'homme n'est
donc pas , en général, une inleUigence servie par des
organes, mais une intelligence déchue, luttant ici-bas
contre des organes.
t>. Cette lutte presque continuelle entre les orga-
nes et l'intelligence, entre la chair et l'esprit , c'est
l'épreuve qu'on appelle la vie.
7. Pour soutenir ce combat dont la pnlme est aux
deux, l'homme possède la sensibilité, l'intelligence
et la liberté , facultés précieuses qui l'avertissent de
ses besoins , lui en font calculer l'importance et re-
courir aux moyens qui doivent les contenir ou les
satisfaire.
8. Ainsi, l'homme est conduit par deux guides,
le besoin et la raison : l'un qui le sollicite et le pousse,
l'autre qui l'éclairé et le retient.
9. L'enfant et l'animal obéissent immédiatement
à la stimulation du besoin ; l'homme complet ne le
satisfait qu'après avoir jugé sil peut et s'il doit le
satisfaire. Du reste, le plaisir et la joie, la douleur
et la tristesse, viennent bientôt lui apprendre si la
satisfaction est permise ou illicite , suffisante ou dé-
passée : la douleur l'avertit du mal physique , le re-
mords , du mal moral ; la douleur, en effet , est le
cri plaintif des organes malades, comme le remords
est le cri accusateur de la conscience blessée.
768 RKSIMÉ.
10. Tous les besoins de l'homme ont rapport à la
conservation et au développement de son corps, de
ses relations avec ses semblables et de son intelli-
gence; partant, trois sortes de besoins : des besoins
animaux, des besoins sociaux, des besoins intellec-
tuels.
1 1 . Les besoins animaux nous sont communs avec
la brute; ils apparaissent les premiers, et prédomi-
nent pendant l'enfance de l'homme comme pendant
celle des peuples. Les besoins sociaux, plus particu-
lièrement développés chez l'homme que chez les
animaux, se montrent en second lieu. Viennent en-
suite les besoins intellectuels ou supérieurs, qui
sont l'apanage de l'homme, seule créature capable
de connaître Dieu, de l'aimer et de le conquérir.
12. Tous nos besoins sont intrinsèquement bons,
par cela même que Dieu nous les a donnés; mais,
pour qu'ils restent tels , il faut qu'ils soient satisfaits
d'une manière harmonique et dans la limite du de-
voir ; sans quoi , ils dégénèrent en passions.
1 3. Les passions , toutes essentiellement mauvai-
ses, ne sont autre chose que des besoins déréglés ,
non moins nuisibles à l'individu qu'à la société, et
qui renversent l'hiérarchie divine établie entre l'âme
et le corps.
14. Dans l'ordre providentiel, l'âme est faite pour
commander, le corps pour obéir ; par l'effet de la
passion , l'âme détrônée n'est plus que l'esclave de
son propre esclave.
15. Le besoin séparé du devoir conduit au mal ;
il y a donc nécessité pour l'homme de faire accor-
RÉSUMÉ. 769
der ses besoins avec ses devoirs, lesquels sont,
comme eux, animaux, sociaux et intellectuels.
16. JNos devoirs, ainsi que nos besoins, ne sont
pas toujours simples ; ils se compliquent même très-
fréquemment; souvent aussi il arrive qu'ils se trou-
vent en opposition : dans ce cas, l'on doit obéir au
plus noble, en écoutant la voix de la conscience,
juge inné du bien et du mal.
17. La limite qui sépare le besoin de la passion,
le bien du mal , n'est qu'une simple ligne ; cette
ligne, c'est celle du devoir. Malheur à celui qui la
franchit , car l'abîme vers lequel il marche est
d'autant plus dangereux que sa pente est d'abord
agréable et presque insensible.
1 8. L'hygiène , code physiologique ; la législation ,
code social ; la religion, code spirituel , code divin :
tels sont les trois guides qui apprendront à l'homme
à régulariser ses triples besoins, comme être animé,
comme être sociable, comme être intelligent : celui-
là seul est maitre de lui-même, dont les besoins
obéissent à la raison, et la raison à Dieu.
19. Sans doute, il y aura toujours des passions
sur la terre , de même qu'il y aura toujours des ma-
ladies : il est donc de notre intérêt autant que de
notre devoir de nous maintenir dans l'atmosphère
physique et morale la plus propre à arrêter leur
funeste contagion.
20. Que dirait-on d'un médecin qui soignerait
avec zèle les serviteurs d'une maison , et qui , par in-
différence, en laisserait mourir le maître? Tels sont
ceux qui ne se préoccupent que des infirmités des
49
770 nÉsuMÉ.
oi'giiiics, et n'accordent aucune attention aux ma-
ladies de l'àme.
21. La mort de l'àme est causée par les actes de
nos passions , par le péché.
22. Mais l'àme est immortelle ! Aussi emploie-t-on
seulement cette expression de mort pour signifier
que, par l'effet de la passion, l'àme a perdu son em-
pire, sa dignité, sa beauté : son empire sur l'indi-
vidu, sa dignité aux yeux des hommes, sa beauté
aux yeux de Dieu, l^e vice, en effet, c'est la défaite
de l'àme et l'esclavage ; la vertu ^ c'est sa victoire et
la vraie liberté.
Classification des Passions.
23. Ainsi que les besoins et les devoirs, les pas-
sions peuvent être divisées en passions animales, en
passions sociales, en passions intellectuelles. Les pas-
sions animales, bornées dans leurs désirs, et, comme
les besoins dont elles émanent , sujettes à une sorte
de périodicité, comprennent Vivrognetie , la gour-
mandise, la colère, la peur, la paresse et le liberti-
nage. Parmi les passions sociales , dont les désirs
sont presque toujours continus et insatiables, on peut
ranger Y amour, V orgueil etXdi vanité, V ambition. Yen-
vie et \iA jalousie, Y avarice, la passion du Jeu. Parmi les
passions intellectuelles viennent se classer les manies
de Yétude, de la musique, de Yordre, des collections,
ainsi que les fanatismes artistique, politique et reli-
gieux.
On a prétendu admettre des passions permises et
des passions défendues; on a aussi qualifié certai-
nes passions, grandes , nobles, généreuses : c'est une
RÉSUMÉ. TJl
erreur. D'abord, le mal ne peut jamais ûire permis ;
puis, a propremeiil parler, il n'y a pas de petite pas-
sion : le désir de l'objet le plus insi^jniKanl peut
fjrandir et s'exalter au point d'altérer la santé et de
troubler la raison , en même temps qu'il dégradera
l'càme en la séparant du souverain bien.
Siéjje (les Passions,
24. Où les passions ont-elles leur siège? L'obser-
vation, d'accord avec le raisonnement, conduit à
admettre que les passions, qui résident dans tout
l'organisme, sont transmises du corps à l'àme et de
l'âme au corps par l'intermédiaire de nos deux sys-
tèmes nerveux, qu'elles ébranlent simultanément,
avec cette diFférence que leur contre-coup va reten-
tir de préférence tantôt sur le centre cérébro-spinal,
tantôt sur le centre nerveux ganglionaire.
Causes des Passions.
25. Pour prévenir les passions ou en arrêter l'eF-
fervescence, il faut, avant tout, connaîtreles causes
qui les produisent et les circonstances qui en favo-
risent le développement. Ainsi, on doit étudier l'in-
fluence qu'exercent sur elles les différents âges, les
sexes, les climats, la température et les saisons, la
nourriture, l'hérédité et l'allaitement, les tempéra-
ments ou constitutions, les maladies, la menstrua-
tion et la grossesse, la position sociale et les pro-
fessions, l'éducation, l'habitude et l'exemple , le
grand monde, la solitude et la vie champêtre, les
772 KF.SUMÉ.
spectacles et les romans, l'irréligion, les différentes
formes de gouvernement , enfin l'imagination.
26. Parmi ces causes, les unes sont soumises à
l'empire de la volonté , nous devons les détruire ; les
autres ont une existence indépendante de notre vo-
lonté : nous devons nous appliquer à modifier leur
action.
27. Ces causes, dont la connaissance est aussi
utile au magistrat, au prêtre et au législateur qu'au
médecin, ne sauraient, de quelque nature qu'elles
soient, nous empêcher de flétrir le vice et d'admi-
rer la vertu ; elles doivent seulement nous faire
adopter pour base de nos jugements cette maxime
toute chrétienne: Sévérité pour soi, indulgence pour
autrui.
Marche, Pronostic et Terminaison des Passions.
28. L'observation découvre un parallélisme par-
fait entre les passions et les maladies ; elles naissent,
marchent et finissent de la même manière; leurs
symptômes offrent également la plus grande ana-
logie.
29. Quant au pronostic que l'on peut porter sur
la terminaison plus ou moins funeste des passions,
une expérience de tous les jours nous démontre que
les maladies , la folie , une mort prématurée , l'op-
probre, la misère, les crimes, le châtiment des
hommes, précurseur ordinaire de la justice divine,
sont la triste perspective des imprudents qui ne s'at-
tachent pas de bonne heure k modérer la violence
de leurs désirs.
30. Cet effrayant pronostic sur les individus livrés
RESUME. 773
à la fougue de leurs passions, s'applnjuc aussi aux
nations corrompues. Dès que ces jjiandes {'amillcs
ont brisé les liens qui faisaient leur foice, alors que
chaque individu, érigeant en loi ses propres doc-
trines, se fiïit une religion de l'égoïsme, de l'intem-
pérance, du luxe et de la cupidité, on peut infail-
liblement annoncer leur dissolution prochaine ou
leur retour à la barbarie; à moins que la Providence,
toujours bonne, lors même qu'elle châtie, n'envoie
quelque fléau destructeur qui les force à se retrem-
per dans des sentiments purs et généreux.
Effets des Passions sur l'organisme, sur le corps social et sur
les croyances relipfieuses.
31. Plus les passions sont mises en jeu , plus elles
abrègent l'existence des individus aussi bien que
celle des peuples.
32. Les nerfs sont ordinairement d'autant plus
développés que les affections morales ont été plus
vives , plus fréquentes , et la pensée plus active.
Aussi, toutes choses égales d'ailleurs, trouve-t-on
le grand sympathique beaucoup plus fort chez la
femme que chez l'homme, tandis que l'arbre cé-
rébro-spinal prédomine chez celui-ci.
33. L'ébranlement imprimé à tout le système ner-
veux par les diverses passions va-t-il indifférem-
ment retentir sur telle ou telle partie du corps , ou
bien fait-il ressentir son contre-coup à un organe
plutôt qu'à un autre? Les faits pathologiques con-
duisent à admettre les trois lois suivantes :
1" Quand il y a dans l'économie un organe ma'
774 RÉSUMÉ.
lade, c'est toujours sur lui que la passion va re-
tentir.
2" *Existe-t-il harmonie complète entre toutes les
fonctions, les passions gaies ébranlent de préférence
les organes thoraciques; les passions tristes, les
viscères abdominaux; et les passions mixtes, ces
derniers d'abord, les premiers ensuite.
3" Enfin , chez les individus dont la constitution
est fortement dessinée , les effets morbides varient
selon les diverses prédominances, qui, du reste,
sont une véritable disposition à des maladies en
quelque ,sort€ déterminées.
34. L'étude, féconde en résultats, et jusqu'ici
beaucoup trop négligée, de l'influence des passions
sur les maladies et des maladies sur les passions,
peut facilement conduire à la solution des deux
problèmes suivants :
V «Un individu bien portant et d'une constitu-
tion connue étant donné, s'il s'abandonne à telle
ou telle passion , quel genre de maladie éprouvera-
t-il , quels seront les organes principalement af-
fectés ? »
2" «Un individu d'un caractère connu étant don-
né , indiquer, d'après les altérations survenues dans
sa santé, quelle est la passion qui le domine ac-
tuellement. »
35. C'est encore une loi de l'économie que tout
organe souffrant s'efforce de diminuer l'irritation
ou la congestion qu'il éprouve, en la renvoyant vers
les parties avec lesquelles il sympathise davantage.
Dans les passions portées au plus haut degré, la
réaction des viscères thoraciques et abdominaux a
RÉSUMÉ. 775
surtout lieu vers l'encéphale, qui, à son tour, ébranlé
par ce reflux morbide, trouble sensiblement la rai-
son, et la rend le jouet des hallucinations les plus
bizarres.
3C. Un phénomène de réaction , digne de fixer
l'attention des médecins, c'est Vexcrétion crïtù/ue,
qui a lieu surtout dans les passions provenant des
besoins animaux.
37. Les humeurs excrétées pendant la crise de
certaines passions peuvent acquérir tout à coup des
qualités anormales et même délétères.
38. Les maladies produites par les passions sont
à elles seules incomparablement plus fréquentes que
celles qui proviennent de tous les autres modifica-
teurs de l'organisme.
39. Les trois quarts des morts subites sont occa-
sionnées par l'ivrognerie , la gourmandise , le liber-
tinage et la colère.
40. La majeure partie des individus admis dans
les établissements d'aliénés y sont conduits par de
violentes passions, ou à la suite de chagrins trop
vivement sentis.
41. Le suicide, ce fléau qu'on voit régner d'une
manière épidémique aux époques de corruption et de
perturbation sociales, est d'ordinaire la conséquence
de passions fougueuses ou de peines excessives.
42. L'affaiblissement des principes religieux est
presque toujours la conséquence et l'indice de quel-
que honteuse passion.
43. Les passions se montrent encore plus déli-
rantes et plus terribles chez les masses que chez les
individus. C'est surtout alors qu'éminemment conta-
776 RESUME.
gieuses, elles gagnent de proche en proche jusqu'aux
simples spectateurs , et les entraînent souvent à des
actes qu'ils déplorent dès qu'ils sont revenus de leur
funeste aveuglement.
44, Les tableaux statistiques de la justice crimi-
nelle montrent à la fois l'action perturbatrice des
passions sur la société, l'inefficacité des lois en vi-
gueur, et la nécessité d'une éducation chrétienne et
complète, appliquée au développement harmonique
de l'homme physique, de l'homme moral, de l'homme
intellectuel.
Traitement médical, législatif et religieux des Passions.
Traitement médical. — A5. Le traitement médical
des passions est, comme celui des maladies, préser-
vatif ou curatif. Dans les deux cas, il exige l'emploi
simultané des moyens physiques et moraux le mieux
appropriés à l'excès que l'on veut prévenir ou faire
cesser.
46. Beaucoup de maladies réputées incurables
arrivent à parfaite guérison quand on s'attache à
détruire la cause morale qui les entretient.
47. Ce n'est pas lorsque les passions se sont for-
tifiées par une longue habitude qu'il faut songer à
les attaquer ; c'est aussitôt qu'elles apparaissent :
alors on les maîtrise avec facilité ; plus tard le suc-
cès est douteux , quelquefois même impossible.
48. Le traitement médical des passions consiste
principalement :
1° A bien étudier la prédominance organique et
son influence sur le besoin surexcité,
RÉSUMÉ. 777
2" A neutraliser cette influence par tous les mo-
dificateurs hygiéniques.
3" A éloigner les causes occasionnelles de la pas-
sion.
4" A imprimer aux idées une nouvelle direction ,
afin de répartir d'une manière égale la suractivité
du besoin dominant.
5° A rompre la périodicité de l'habitude, pério-
dicité que l'on remarque dans certaines passions,
notamment dans celles qui dépendent des besoins
animaux.
6** Enfin , à s'efforcer de ramener à l'état normal
les organes foyers de la passion , ou bien sur lesquels
la passion a retenti , et qui , à leur tour , réagiraient
sur elle pour en augmenter l'intensité. Dans le plus
grand nombre des cas, on atteindra ce but à l'aide
des agents thérapeutiques ordinaires , pourvu qu'on
les emploie de concert avec les moyens moraux les
plus propres à agir sur l'esprit du malade, afin de lui
rendre le calme, sans lequel il n'y a ni santé ni vertu.
49. Le calme n'est pas l'immobilité complète , le
repos absolu , l'inaction ; mais un balancement doux
et harmonique qui contribue au bonheur de l'indi-
vidu ainsi qu'à celui delà société: pour le corps, c'est
la santé; pour l'âme; c'est la verlii ; pour ce qu'on
appelle esprit, c'est la raison. Au-dessus et au-
dessous du calme commencent la maladie , la pas-
sion et la folie.
50. Les passions peuvent être considérées comme
le prélude de la folie : outre qu'elles présentent
les mêmes symptômes , elles ont avec elle une ana-
logie bien remarquable, c'est que, en général , si elles
778 RÉSUMÉ.
viennent à produire un déranjjemcnt complet de la
raison, ce dérangement conserve tellement le cachet
de son origine, qu'il semble n'être qu'une suite d'ac-
cès de la passion primitive.
51. Les passions sur-aiguës, c'est-à-dire qui écla-
tent tout à coup et avec violence, sont on ne peut
plus voisines de la folie. Chez celles dont la marche
est chronique, l'imputabilité existe principalement
pendant leurs deux premières périodes. Dans la troi-
sième, en effet, la liberté morale, le libre arbitre
n'est plus dans toute sa plénitude , parce qu'alors,
pBr un funeste effet de l'habitude , la conscience
est ordinairement muette, et le jugement plus ou
moins faussé.
52. Les passions surgissent d'autant plus tyran-
niques, que les déterminations de la volonté sont
moins calmes et moins puissantes; on ne saurait
donc trop s'attacher à ne plus autant développer l'i-
magination au préjudice du jugement, faculté si
précieuse et de nos jours malheureusement si rare :
puisque l'imagination est la folle du lofais, le juge-
ment devrait toujours en être le mentor.
53. Les passions doivent-elles être employées
comme moyens thérapeutiques? en d'autres termes,
est-il permis de développer une passion pour guérir
une maladie ou une autre passion préexistante?
JNul doute que certains sentiments, qui agissent à
la manière des passions, ne puissent être mis en jeu
pour la guérison de l'âme ou du corps; mais les
passions proprement dites ne doivent être employées
à cet usage que dans des cas exceptionnels, et que
RÉSUMÉ. 'Î79
d'accord avec les principes sévères de la morale
chi'élieiine.
Traitement législatif. — 54. L'homme , ce com-
posé de passions, est destiné à vivre en société;
mais la société elle-même développe de nouvelles
passions que l'homme isolé ne connaîtrait pas, et
qui tendent à troubler la tranquillité générale : de
là, la nécessité de lois répressives.
55. Le traitement législatif des passions offre
bien quelques mesures de police propres à les répri-
mer; mais il consiste surtout à punir les excès qu'elles
enfantent, dès le moment que ces excès deviennent
nuisibles à la société.
56. L'amende, la confiscation, la réparation
d'honneur, la dégradation civique, la surveillance
de la haute police, la privation des droits civils , ci-
viques et de famille , l'emprisonnement , la réclusion ,
les travaux forcés, l'exposition , le bannissement, la
déportation, enfin, la condamnation à mort ; telles
sont les peines que prononce la législation française
contre les infractions, les délits et les crimes qui
troublent l'ordre social.
57. En ajoutant à ces peines la torture , que
Louis XVI a supprimée en France, le fouet, la bas-
tonnade, la mutilation, la potence, les fers, l'exil,
toujours en vigueur chez quelques peuples de l'Eu-
rope; puis l'esclavage, la cangue, la roue, la claie,
la castration , la marque sur le front, l'empalement,
la suspension par les aisselles, le chevalet, le sup-
plice du feu, celui de la faim, celui de la croix,
l'enterrement et la dissection du vivant, encore en
usage chez quelques nations dites civilisées , on
780 RÉSUMÉ.
aur.1 réuni les principaux moyens employés par les
législateurs pour arrêter les désordres sociaux que
les passions entraînent à leur suite.
; Traitement religieux. — 58. Nous venons de voir
la législation et la médecine s'efforcer de prévenir
les passions , ou d'en réparer les tristes effets , l'une
en sévissant contre les délits qui troublent l'ordre
social, l'autre en donnant des conseils hygiéniques
pour maintenir les besoins de l'homme dans de justes
limites, et en s'appliquant à guérir les maladies, sui-
tes inévitables de tous les vices : la religion fait plus
encore.
59. Dans sa continuelle vigilance, elle embrasse
toute l'humanité, cette grande famille qui a Dieu
pour père, et la terre pour exil. A ses yeux, les
hommes étant tous Frères, elle leur témoigne la
même tendresse , leur donne les mêmes lois , leur
promet les mêmes biens. Mais comme , dans un
monde qui passe, le juste ne saurait trouver de ré-
compenses proportionnées à ses sacrifices , c'est
dans le sein de Dieu qu'il goûtera un bonheur dont
ses passions vaincues ne viendront plus troubler
l'éternelle extase.
' 60. Le christianisme ne se contente pas de nous
voir observer ses préceptes par la crainte seule des
peines de l'autre vie ; il exige que le mobile de
toutes nos actions soit l'amour de Dieu , et du pro-
chain en Dieu : loi d'amour, dont l'accomplissement
ennoblit le cœur, éclaire l'intelligence, et rend
l'homme véritablement libre , en régularisant tous
ses^besoins.
0 RÉSUMÉ. 7S1
61. Outre les sacrements, qui purifient l'âme, en
même temps qu'ils diminuent les souflranccs du
corps, la religion prescrit l'usage journalier de la
prière comme un rempart puissant contre les atta-
ques continuelles des passions. Il n'est pas, en effet,
de moyen plus propre à dissiper ces dangereux en-
nemis de notre repos , que cette fréquente commu-
nication de l'homme avec son Créateur.
62. Aux sacrements et à la prière, la religion
joint encore le jeûne et l'abstinence, moyens hygié-
niques propres à amortir la violence des passions ;
et, dans sa profonde sagesse, elle les prescrit plus
■ longs et plus sévères, précisément à l'époque de
l'année où toute la nature est sur le point d'entrer
en fermentation. La rigueur de la saison ; la misère;
une constitution affaiblie par l'âge, la maladie, ou
le travail, s'opposent-elles à ce que l'on suive le
précepte, elle en dispense facilement; mais elle veut
que chacun y supplée par une aumône proportion-
née à sa fortune. C'est ainsi qu'en combattant deux
vices, malheureusement si communs, l'intempérance
et l'avarice, elle affaiblit les transports de l'amour
et l'impétuosité de la colère, en même temps qu'elle
verse le superflu du riche entre les mains du pau-
vre : admirable institution , qui fait expirer sur les
lèvres de l'indigent le blasphème contre la Provi-
dence , et change en bénédictions les fureurs que lui
eût inspirées l'envie ! les institutions humaines ont-
elles jamais fait preuve d'autant de sollicitude, de
prudence et de charité?
63. Les trois modes de traitement que nous ve-
782 RÉSUMÉ.
lions d'apprécier n'échouent qiie.f rop souvent qtiand
on les emploie isolés, tandis qu'on a fréquemment
observé l'effet salutaire de leur concours. Pourquoi
donc ne pas toujours combattre les passions avec
un ensemble de moyens qui ont entre eux les plus
grands rapports , et qui tendent au même but ? La
médecine, la législation et la religion s'occupent,
en effet, de l'homme, depuis son berceau jusqu'à
sa tombe, et toutes trois n'ont en vue que son bon-
heur; seulement, l'une veut plutôt en faire un indi-
vidu robuste ; l'autre, un citoyen paisible ; la dernière,
un homme éminemment vertueux. Toutes trois font
encore observer leur code par les mêmes motifs,
l'intérêt et la crainte : pour ceux qui le respectent,
la santé, l'estime publique , la paix d'une bonne
conscience, avant-goût des joies célestes; pour
ceux qui le violent, la maladie, les punitions des
hommes, les châtiments de Dieu; toutes trois,
enfin , ont chacune leur ministre: le médecin , qui
soulage , le magistrat , qui punit , le prêtre , qui
pardonne.
De la Récidive dans la Maladie , dans le Crime et dans la Passion,
64. Malgré l'augmentation de la peine prononcée
contre les récidivistes, le chiffî^e annuel des réci-
dives en matière criminelle et en matière correc-
tionnelle a plus que doublé depuis dix ans.
65. Quelles sont les causes qui portent tant d'in-
dividus, déjà frappés par la justice, à rentrer dans
la carrière du crime ? Les principales sont ;
1° L'abus des circonstances atténuantes, ainsi
uÉsijMÉ. 783
que l'inexacte constatalion des récidives, qui, ne
permettant pas de proportionner la peine au délit,
énerve la répression , et encourage au crime.
2" Les vices de notre système pénitentiaire, qui
rejette dans la société des condamnés pour la plu-
part niîliement corrigés , et même plus pervertis
qu'avant leur châtiment.
3" Lé manque de patronage et de surveillance de
tous les libérés de justice, auxquels le séjour de la
capitale devrait être interdit, au moins pendant
quelques années d'épreuves, à cause du grand nom-
bre de malfaiteurs qu'elle renferme, et des anciens
camarades de détention qu'ils peuvent y retrouver.
4" Le manque d'ateliers spéciaux, où ils trouve-
raient constamment de l'ouvrage, et d'une colonie
dans laquelle ils pourraient devenir propriétaires.
5" La privation de l'espoir d'une franche et
entière réhabilitation , espoir qui suffirait pour
ramener beaucoup de libérés dans la voie du
bien.
6" Enfin l'irréligion profonde des récidivistes , et
trop souvent l'immoralité de ceux-là mêmes qui ,
par leurs bons exemples, devraient améliorer les
masses , et ramener les condamnés à la vertu.
66. Enumérer les causes qui favorisent le pluô
les récidives, c'est en faire connaître le principal
remède, lequel consisterait à les éloigner toutes. Il
faudrait ensuite , dans un bon système péniten-
tiaire , chercher à guérir le condamné de la pas-
sion dominante qui lui a fait commettre un nouveau
crime ou un nouveau délit. La plupart des voleurs,
en effet, ne volent pas pour le plaisir de voler, ni
781 nicsTMÉ.
les assassins, pour le plaisir de tuer: la paresse,
l'ivrognerie, le libertinage, la colère, la cupidité,
les- poussent seuls au vol ou au meurtre : ce sont
donc ces vices qu'il faut déraciner, si l'on veut que
ces malheureux ne continuent pas à retomber dans
les mêmes crimes.
67. En punissant les coupables, le législateur n'a
pas eu seulement en vue d'intimider les citoyens
vicieux: il a dû compter aussi sur la réforme morale
des individus atteints par la loi. C'est ce à quoi l'on
pourrait parvenir si les gouvernements voulaient
reconnaître l'existence d'une corporation religieuse
spécialement chargée du soin des prisonniers. Com-
bien d'entre eux , en effet , reviendraient à la vertu ,
si la loi qui les frappe les environnait en même
temps d'hommes honorables, occupés de leur faire
reconquérir leur dignité morale , en leur inspirant
l'amour du travail, et en gravant dans leur esprit
des idées d'ordre et de religion , sans lesquelles
la société ne saurait subsister!
68. Quelque pervers que soit le criminel , il est
bien rare qu'on ne puisse faire vibrer dans son
cœur une fibre capable de le ramener au bien.
69. Ce qui favorise les rechutes dans la passion,
c'est le besoin immodéré d'émotions ou d'excita-
tion , besoin qui devient d'autant plus impérieux ,
que la passion a été plus souvent satisfaite ; car la
fréquente réitération des mêmes actes ne tarde
pas à produire l'habitude, qui n'est autre chose
que le dernier degré de la tyrannie du besoin, puis-
qu'alors la passion se satisfait sans combat, presque
sans remords, et, pour ainsi dire, machinalement.
RKSIIMK. 786
Cette loi pliysiolopjiquc cl morale, dont la connais-
sance est si importante, ne prouve-t-elle pas que,
dans leur premier degré, les passions demandent ;
qu'au second, eWcs exigent; qu'au troisième, elle»
contraignent.
70. Ce qui doit surtout nous engager à sortir de
notre esclavage , c'est la fatale corrélation qui existe
entre la passion, la maladie, et le crime. Et, en
effet, la récidive dans la passion amène très-sou-
vent la récidive dans la maladie, et presque tou-
jours la récidive dans le crime.
71. Voulons-nous sérieusement notre bonheur
et celui de nos semblables, appliquons-nous à con-
naître la passion qui nous est habituelle; car c'est
elle qui dirige presque toutes nos actions, et qui,
par cela même, constitue notre caractère. Les autres
passions ne sont guère qu'accessoires : la passion
dominante, c'est notre propre fonds, c'est nous.
Cette connaissance une fois acquise , travaillons tous
les jours à briser quelques anneaux de la chaîne
qui nous retient esclaves. Si , en tombant , l'homme
fait preuve de faiblesse, en se relevant de sa chute,
il fait preuve de vertu.
72. Aux yeux de la religion , la vertu est le triom-
phe de la volonté sur nos mauvaises inclinations ;
c'est aussi la santé de l'âme , conservée par l'inno-
cence, ou recouvrée par le repentir.
73. Quelque fréquentes qu'aient été nos rechutes,
nous ne tarderons pas à nous réhabiliter, à recon-
quérir notre dignité d'homme, si nous suivons à la
fois les conseils de l'hygiène, qui nous rendront plus
forts ; ceux de la loi, qui nous rendront plus justes;
50
786 nÉsuMÉ.
ceux delà religion, qui nous rendront naeilleurs, et
en même temps plus heureux.
74. La vie est un chemin escarpé, que borde dé
chaque côté un précipice souvent caché par des'
fieurs : le médecin , le prêtre et le magistrat de-
vraient toujours s'y rencontrer, pour tendre une
main secourable aux imprudents qui S'approchent
trop près des bords.
NOTES.
Note A , page 46.
Influence des Climats et des Lieux sur la constitution
physique et morale des peuples.
« L'Asie, selon Hippocrate, diffère de l'Europe par la
nature de toutes choses , et par celle des productions
de la terre, et par celle des hommes. Tout vient beau-
coup plus beau et plus grand en Asie qu'en Europe : le
climat y est plus tempéré , les mœurs des habitants y
sont plus douces et plus faciles. La cause de ces avan-
tages, c'est le tempérament exact des saisons, etc..
«II en est de même pour le sol comme pour les
hommes : où les saisons éprouvent des vicissitudes fré-
quentes et considérables, le sol est frès-sauvage et très-
inégal : on y trouve des montagnes la plupart boisées,
des plaines, des prairies; où les saisons sont régulières,
le sol est très-uniforme. Le même rapport s'observe chez
les hommes pour qui veut y faire attention. 11 y a des
naturels analogues à des pays montueux, couverts de
bois et humides ; d'autres à des terres sèches et légères;
ceux-ci (ressemblent) à des sols marécageux et couverts
de prairies ; ceux-là à des plaines nues et arides; car les
saisons, qui modifient la nature de la forme, diffèrent
d'elles-mêmes, et plus elles en diffèrent, plus il y a
de modification dans l'apparence extérieure. « ( Des
Eaux , des Airs, et des Lieux. — Traduction du docteur
C. Daremberg.)
788 ' NOTES.
« Ces quelques pages, dit le jeune et savant traducteur
d'Hippocrate, placent le prince de la médecine au pre-
mier rang parmi les philosophes; elles renferment,
comme en un germe fécond, toutes les idées de l'anti-
quité et des temps modernes sur la philosophie de l'his-
toire; elles ont été résumées en quelques lignes par
Platon et par Aristote; elles ont inspiré à Galien son
admirable traité : Que le Caractère de l'homme est lié à sa
constiliUion ; et, dans des temps plus rapprochés de nous ,
elles ont fourni à Bodin, à Montesquieu et à Herder, le
fond même de leurs systèmes politiques et historiques.
«Je rapporte ici les passages de Platon et d'Aristote :
ils complètent, avec ce qu'Hippocrate a enseigné, les
données de la philosophie antique sur ces hautes ques-
tions :
a Vous ne devez pas ignorer, dit Platon , pour ce qui
«regarde les lieux , qu'ils semblent différer les uns des
«autres pour rendre les hommes meilleurs ou pires, et
«qu'il ne faut pas que les lois soient en opposition avec
«eux. (Parmi les hommes) les uns sont bizarres et em-
« portés, à cause de la diversité des vents et de Téléva-
« tion de la température, les autres à cause des eaux,
«les autres, enfin, à cause de la nourriture que la terre
«leur fournit, et qui n'influepas seulement sur le corps
« pour le rendre meilleur ou pire , mais qui n'a pas moins
«de puissance sur l'âme pour produire tous ces effets.»
Ce texte n'est pas le seul où Platon ait tenu compte des
influences extérieures sur le caractère des hommes.
Galien en a rassemblé un certain nombre empruntés
surtout au Timée, et au second livre des Lois.
« Voici maintenant le passage d'Aristote ; il semble,
plus évidemment encore que celui de Platon , résumer la
théorie hippocralique :
« Les peuples qui habitent les climats froids , les peu-
« pies d'Europe , sont, en général, pleins décourage;
NOTES. 789
«mais ils sont certainement inférieurs en intelligence et
«en industrie ; et s'ils conservent leur liberté, ils sont
«politiquement inclisciplinables , et n'ont jamais pu con-
« quérir leurs voisins. En Asie, au contraire, les peuples
«ont plus d'intelli^jence , d'aptitude pour les arts, mais
«ils manquent de cœur, et ils restent sous le joug d'un
«esclavage perpétuel. La race grecque, qui topographi-
«quement est intermédiaire, réunit toutes les qualités
«des deux autres... Dans le sein même de la Grèce, les
«divers peuples présentent entre eux des dissemblances
«analogues à celles dont nous venons de parler: ici,
«c'est une seule qualité qui prédomine, là elles s'harmo-
onisent toutes dans un heureux mélange.» (C. Darem-
berg, Introduction du Traité des Eaux, des Jirs et des
Lieux.)
Note B, pages 73 et 133.
Sur l'Extase.
Les médecins donnent le nom ({'extase à une affec-
tion du cerveau, dans laquelle l'exaltation de certaines
idées absorbe à nn tel point l'attention, que les sensa-
tions sont momentanément suspendues, les mouvements
volontaires arrêlés , et l'action vitale même souvent
ralentie. On la distingue de la catalepsie en ce que ,
dans cette maladie , il y a suspension complète des
facultés intellectuelles avec aptitude du corps à conser-
ver les positions qu'on lui fait prendre. Il est à remar-
quer que le délire et les hallucinations qui accompa-
gnent quelquefois l'extase offrent pour l'ordinaire un
caractère religieux , et s'observent chez des personnes
d'une haute piété.
Les théologiens , de leur côté , considèrent quelque-
fois l'extase comme un état surnaturel dans lequel
790 NOTES.
rame est si absorbée clans la contemplation des per-
fections divines, et si éprise de leur beauté, qu'elle
ne sent et n'aperçoit plus ce qui se passe au dedans ni
au dehors du corps.
Le savant Émery confond l'extase et le ravissement
dans une même définition; mais M. Boucher dit que,
dans ce dernier état, l'opération divine est encore plus
forte que dans le premier , puisqu'on y a vu quelque-
fois le corps s'élever de terre, et demeurer ainsi élevé
pendant quelque temps. Puis il ajoute que «le Seigneur,
par l'extase, donne une idée de la contemplation à la-
quelle l'âme sera élevée dans le ciel , et que , par le ra-
vissement, il donne une idée de l'agilité dont les corps
seront doués dans le séjour de la gloire.» Ceci posé,
comment distinguer l'extase médicale de l'extase théolo-
gique, ou, si on l'aime mieux, à quels signes recon-
naîtra-t-on qu'une extase est simplement une maladie ou
bien une faveur céleste? Voici, d'après le grand travail
de Benoît XIV sur la Canonisation des saints, les marques
certaines auxquelles on pourra reconnaître le doigt de
Dieu. «L'extase n'est pas un état maladif, mais un état
surnaturel et une faveur divine, lorsqu'une personne la
craint et s'en défie; lorsqu'elle tâche de s'y soustraire
ou d'en dirainui r la fréquence; lorsqu'elle se dérobe aux
regards de peur qu'on ne la surprenne dans cet état,
ou qu'elle éprouve de la confusion si on l'y surprend ;
quand elle y entre au milieu d'une oraison, ou à la suite
d'une communion faite avec ferveur; quand elle s'y
comporte selon les règles de la plus parfaite modestie ,
et que son extérieur n'offre qu'un spectacle édifiant;
quand elle en sort avec la paix dans l'âme et la sérénité
sur le front ; lorsque ensuite elle s'affermit dans l'humi-
lité, la mortification et la fidélité à ses devoirs; lors-
qu'elle ne perd pas entièrement le souvenir de ce qui
s'est passé en elle; lorsque son corps acquiert de la
NOTES. 791
vigueur après l'opération, quoiqu'il ait eu de la fatigue
pendant l'opération même; lorsque enfin cette personne
soumet tout ce qu'elle a éprouvé aux lumières de ses
guides spirituels , et qu'elle est disposée à le désavouer
s'il le jugent à propos. »
Tels sont les signes dont l'Eglise exige la réunion pour
admettre qu'une extase est une faveur du ciel; lorsqu'ils
ne se rencontrent pas tous, elle crçit prudemment de-
voir s'abstenir de se prononcer.
Note G, page 94.
Longévité des Prêtres et des Religieux.
Du l*"" janvier 1823 au 31 décembre 1842, on a con-
staté le décès de 767 ecclésiastiques appartenant au dio-
cèse de Paris , ou y résidant momentanément.
751 ecclésiastiques décédés pendant cette période
de vingt années, dont on a^u connaître l'âge, ont
vécu ensemble quarante-sept mille cinq cent quatre-
vingt-seize ans, ce qui porte la moyenne de leur vie à
soixante-trois ans passés. Sur ces 751 individus, 106 ont
vécu au delà de soixante ans; 271 au delà de soixante et
dix ans; 177 ont dépassé quatre-vingts ans; enfin 17
ont vécu plus de quatre-vingt-dix ans. Dans quelle
autre profession trouverait-on une pareille longévité!
— Sur 302 religieuses carmélites mortes à Paris, rue
d'Enfer, en la maison mère, dont je suis le médecin,
69 ont vécu au delà de soixante ans; 59 au delà de
soixante et dix; 23 au delà de quatre-vingts. Ainsi , mal-
gré les austérités de cet ordre, la moyenne de la vie en
communauté de ces 302 religieuses a été de trente-deux
ans huit mois, et celle de leur vie entière de cinquante-
sept ans quatre mois.
— Les trappistes et les chartreux prolongent aussi fort
792 ^OTES.
loin leur carrière : à l'abri des passions qui auraient pu
les agiter dans le monde, la plupart de ces religieux ne
meurent pas, à proprement parkr, de maladie; ils s'étei-
gnent paisiblement : leur fin a pour eux la douceur de
la retraite.
Note D , page 94.
Sur les Médecins.
On a remarqué (ai-je dit précédemment, que si la profes-
sion de médecin comptait dans ses rangs beaucoup d'in-
crédules et même de matérialistes, elle avait aussi donné
à rÉglise un grand nombre de saints , et à la société une
foule dhommes non moins remarquables par leur piété
que par leur savoir. J'ai cité, pag. 94, quelques-uns
de ces grands talents qui ont honoré notre carrière ; voici
maintenant un extrait curieux du Catalogue des méde-
cins qui ont mérité, par leurs vertus, d'être mis au nom-
bre des saints : cette liste est tirée de leur Histoire , pu-
bliée en 1643 par G. Duval, professeur et doyen de la
Faculté de médecine de Paris :
Saint Luc, d'Antioche en Syrie, médecin de profession,
excellent peintre, disciple des apôtres, et l'un des quatre
évangélistes; saints Côme et Damien,' martyrs; saint
Pantaléon, de Nicomède, martyr; saint Antiochus, de
Sébaste , martyr; saint Samson , prêtre, médecin des
pauvres; saint Otriculanus, martyr; saint Ursicin, de
Ligurie, martyr; saint Alexandre, martyr; saint Cyrus ,
d'Alexandrie, médecin chez les Égyptiens, et martyr;
saint Césaire, médecin et sénateur de Byzance, frère de
saint Grégoire de Nazianzc; saint Denis, diacre; saint
Codratus , de Gorinthe , martyr ; saint Papilius , diacre et
martyr; saint Juvénal , évêque ; saint Jean Damascène,
médecin et grand docteur de l'Eglise; saint Diomède de
Tarse, médecin en Cilicie; saint Léontius et saint Carpe-
NOTES. 793
phorus, médecins arabes, et martyrs; saint Gennadius,
médecin grec; saint Eusèbe, médecin grec, devenu sou-
verain pontife, prédicateur des hérétiques, et martyr ;
saint Zenobius, d'Egée, d'abord médecin, puis évêque,
martyr; saint Oreste, martyr intrépide de laCappadoce;
saint Emilien, médecin et martyr en Afrique; saint An-
tiochus, chevalier romain et savant médecin , martyr. Je
terminerai ici cette longue énumération, que je pourrais
étendre, en y joignant les bienheureux médecins japo-
nais, tels que le vieillard Paul, Louis Almeida, et autres
non encore canonisés.
Note E, page 97.
Sur les Maladies propres à certaines classes d'ouvriers.
Les ouvriers sont particulièrement exposés à des ma-
ladies provenant des matières qu'ils travaillent, du mi-
lieu dans lequel ils vivent, des efforts souvent excessifs
qu'ils font, enfin de la position vicieuse ou trop pro-
longée qu'ils sont obligés de prendre.
Ainsi, les doreurs sur métaux par l'ancien procédé (à
l'aide du mercure) sont pour la plupart affectés de trem-
blements nerveux accompagnés d'une certaine morosité.
Les lapidaires, les fondeurs en caractères, les peintres
en bâtiment, lesouvriers surtout qui préparentle blanc de
céruse, sont atteints journellement de coliques saturnines.
Les meuniers, les charbonniers, les carriers, les ma-
çons, les ouvriers employés dans les manufactures de
laine ou de coton , sont , plus que d'autres , sujets à la
phlhisie pulmonaire.
La pustule maligne attaque principalement les indi-
vidus qui soignent le bétail, manient les peaux, lavent les
laines ou les travaillent encore fraîches, tels que les ber-
gers, les laboureurs, les maréchaux, les tanneurs, les
bouchers, les brossiers, etc.
794 NOTES.
Il est rare de rencontrer des blanchisseuses et des ou-
vriers imprinaeurs d'un âge avancé sans que leurs jambes
soient labourées d'ulcères variqueux, ou tout au moins
couturées de varices.
Les cordonniers, qui appuient constamment la forme
contre la ré|jion de l'estomac, éprouvent pour la plupart
des gastralgies, que nous voyons souvent dégénérer en
gastrites chroniques.
Je ne connais pas un seul vieux jardinier qui , dans le
cours de sa vie, n'ait été atteint d'un rhumatisme plus
ou moins aigu, et plus particulièrement du lumbago.
Quant aux vidangeurs, que l'on croirait exposés à des
émanations délétères, ils ont en général une bonne
santé, et ne sont guère sujets qu'à la maladie dyeux
connue sous le nom de mitte.
Consultez, du reste, les nombreux et utiles travaux
de M. le docteur Villermé, de l'Académie des sciences
morales et politiques.
Note F, page 102.
Sur la Criminalité dans ses rapports avec l'instruction.
11 résulte des recherches consciencieuses faites sur
cette matière par MM. Guerry, Dangeville , Morogue et
Michel , que l'ignorance n'est pas une source de crimi-
nalité aussi grande qu'on le croit généralement. La logi-
que des chiffres officiels a même conduit ce dernier
statisticien à admettre :
« 1" Qu'à mesure que rinslruction s'est propagée d'an-
née en année , le nombre des crimes et des délits s'est
accru dans une proportion analogue.
« 2° Que, dans le nombre de ces délils ou de ces crimes,
la classe des accusés sachant lire et écrire entre pour un
cinquième de plus que la classe des accusés complète-
NOTES. 795
ment illettrés , et (jne la classe des accusés ayant reçu
une haute instruction y entre pour deux tiers de plus,
toute proportion gardée entre les chiffres respectifs de
la population de chacune de ces classes.
«En d'autres ternies, quand
SOr'OOO individus de la classe totalement illettrée four-
nissent 5 accusés.
25,000 individus de la classe sachant lire et écrire en
donnent plus de 6
25,000 individus de la classe ayant reçu une instruc-
tion supérieure en donnent plus de 15
«3° Que le degré de perversité dans le crime, et les
chances d'échapper aux poursuites de la justice et à la
vindicte des lois sont en proportion directe avec le degré
d'instruction.
«4** Que les départements oii l'instruction est le plus
répandue sont ceux qui présentent le plus de crimes ,
c'est-à-dire que la moralité s'y trouve en degré inverse
de l'instruction.
«5° Que les récidives sont plus fréquentes parmi les
accusés ayant reçu l'instruction que parmi ceux qui ne
savent ni lire ni écrire. »
«Il est, ajoute M. Michel, une réflexion que nos lec-
teurs auront déjà faite avant nous : c'est qu'il est une
foule de délits, secrets ou patents, qui violent la probité
et la morale , et qui échappent toutefois à la vindicte des
tribunaux. A chaque instant, la loi reste impuissante et
muette en présence d'actions que l'opinion publique ré-
prouve; et devant cette opinion même, combien d'actes,
auxquels se prête ou s'accommode rhonneur du monde,
qui seraient justement flétris au tribunal de la conscience
et de la justice rigoureuse! Si le scandale de fortunes
frauduleusement acquises ; le scandale d'atubitions satis-
faites au prix de serments trahis , deprincipesreni.es.
796 NOTES.
de pactes honteux ; le scandale de passions assouvies
aux dépens de rhonneur et du repos de malheureuses
victimes séduites, et sacrifiées ensuite avec une cynique
impudence; si ces scandales s'étalent au grand jour et
font murmurer contre la patience de la justice divine,
est-ce la classe pauvre et ignorante qui les donne? Est-
ce elle qui trouve dans les avantages de sa position, dans
Tascendant même d'une instruction plus développée,
l'habileté nécessaire pour éluder la loi, ou la puissance
pour s'y soustraire? De telle sorte que si l'opinion impie ,
que l'instruction pervertit les hommes, était admise, un
sentiment de justice et de générosité porterait encore à
désirer que cette instruction s'étendît et se propageât, non
plus, il est vrai, pour améliorer le peuple, mais afin
que, dans cette mêlée générale de tous les intérêts et de
toutes les passions égoïstes, la lutte du moins devînt
loyale, et que tous les combattants pussent s'y assaillir
et s'y défendre à armes égales. »
Note G, page 125.
Sur l'Écriture.
L'inspection de l'écriture peut-elle donner une con-
naissance exacte du caractère des individus? Je ne le
pense pas : elle pourra peut-être arriver à faire découvrir
quelques traits généraux de la constitution morale,
mais elle ne saurait jamais rendre les nuances varia-
bles et multipliées du caractère. J'avouerai, toutefois,
qu'ayant eu occasion de mettre sous les yeux de M. l'abbé
Flandrin plusieurs autographes d'individus appartenant
à diverses classes de la société, six fois sur six, j'ai été
surpris de la fidélité des portraits qu'il traçait après
quelques minutes d'observation. Voulant tenter une der-
nière épreiive , je lui présentai quelques lignes en le
NOTES. 797
priant de me dire ce qu'il pensait du caractère de la per-
sonne qui les avait tracées. Voici la réponse qu'il me
donna sur-le-cliamp : «J'hésite à me prononcer sur le
sexe. Si c'est un homme, il a l'exquise sensibilité de la
femme; si c'est une Femme, elle a l'énergie et la fermeté
d'un homme.» Puis, examinant avec plus d'attention, il
ajouta : «Je suis maintenant certain que c'est un homme
qui a écrit ces lignes. C'est un homme d'une noble et
belle imagination , mais d'un cœur plus généreux et
plus noble encore. La sensibilité est dominante chez
lui, et l'exaltation de son dévouement irait jusqu'au sa-
crifice de la vie, si l'occasion s'en présentait. Cette belle
âme ne sait pas haïr, elle est trop noble et trop fière pour
se venger. Aux ingratitudes, aux injustices de la vie, elle
n'a répondu que par le pardon et l'amour. Cet homme a
dû être le plus tendre des fils, le plus dévoué des amis, le
plus généreux des citoyens. 11 eût fait un vaillant capi-
taine; plus brave, toutefois, que prudent. Si les circon-
stances dans lesquelles il a été placé lui ont permis de
développer ses facultés intellectuelles, il doit être un
grand poète; le poëte de l'amour, des nobles affections,
et de la grandeur d'âme. Il n'est pas possible qu'il ne
soit pas chrétien s'il a pu connaître le christianisme.
Son défaut dominant c'est l'absence de l'esprit d'ordre et
de calcul. Il eût fait un triste négociant, il n'était pas
né pour les affaires; or, cette disposition, quand elle est
portée à l'excès, peut constituer un véritable défaut. C'est
le seul qu'une observation attentive puisse me permettre
de signaler dans ce beau caractère, qui peut bien avoir
eu les faiblesses de ses vertus, mais qui ne peut avoir
été l'esclave d'aucun vice. » Or, celui que M. Flandrin
venait de juger ainsi sur son écriture, c'était le vertueux
auteur de Françoise de Bimini, de Mes prisons, et des
Devoirs des hommes , c'était Silvio Pellico.
798 NOTES.
Note H, page 126.
Sur la Théorie des Ressemblances.
Selon Porta, les analogies de formes entre Thomme
et les animaux annoncent des penchants semblables.
M. Machado a borné ses observations aux animaux, et il
prétend que chez tous ceux qui offrent des ressemblances
de formes , de robes et de couleurs , on peut compter sur
des conformités de caractère.
Voici les principaux rapprochements que présente ce
naturaliste dans sa Théorie des ressemblances, rapproche-
ments qui sont souvent rendus on ne peut plus sensibles
par les planches coloriées qui ornent son ouvrage.
Le cheval de chasse et le lévrier ont tous deux les
mêmes formes, et tous deux excellent à la course.
Le cheval et le bœuf de trait offrent aussi une grande
analogie de formes ; ils sont également lents, également
vigoureux , également impropres à la course.
Le phoque a beaucoup de ressemblance avec le chien
basset à jambes torses, et, comme lui, il aboie; comme
lui , il reste attaché après laccouplement. D'un autre
côté, il a rintelligence du chien, et montre le même at-
tachement pour son maître.
La tête du lion a la physionomie du chat d'Angora et
celle du chien-lion; aussi ce redoutable quadrupède
sapprivoise comme le chien, et si on lui jette un lapin
vivant pour pâture, il commence par jouer avec cet ani-
mal comme le chat joue avec la souris, puis il finit par
le tuer d'un coup de griffe, et le dévore.
L'hvène , que Ion a dépeinte à tort comme le plus fé-
roce des animaux, a dans la tète des points de ressem-
blance avec le chien-loup; c'est pour cela qu'elle aime
mieux son maître que le lion, qui tient plus du chat.
NOTES, 799
Le saïmiri ou sapajou orangé a les yeux do la chouetle-
hulotte, et, comme elle, il fuit la lumière; il a le mu-
seau du cliien carlin, et il aboie comme le chien.
Le roitelet a le regard perçant de la souris ; sa robe
offre les mêmes couleurs que celle de ce petit rongeur;
Eh bien! le roitelet grimpe le long des rideaux, le long
des murs, et il se cache dans les trous comme les souris;
il se blottit aussi de préférence au milieu des feuilles
mortes, surtout parmi celles du chêne , qui ont la cou-
leur de sa robe.
Chez la chouette-hulotte et le phalène Agrippine du
Brésil, il y a identité de robe et de couleurs, partant, si-
militude de mœurs. Ainsi que tous les animaux qui sont
habillés de couleurs sombres, ils ont de Taversion pour
la lumière; comme le chat, ils se reposent pendant le
jour, et attendent la nuit pour commencer leurs chasses;
tous deux se nourrissent d'insectes, tous deux emploient
les mêmes ruses pour les saisir.
Le moqueur roux de l'Amérique septentrionale, le
premier chanteur de Tunivers , a sa robe composée de
celles du rossignol et de la pie : il a en effet le gosier
harmonieux du chantre de nos forêts, et il est moqueur
à cause de la couleur blanche qui lui est commune avec
la pie.
Le troupiale, charmant oiseau de la Louisiane, a sa
robe noire , orangée et blanche : il est docile comme le
sansonnet , auquel il ressemble pour la forme de la tête;
il chante comme le merle, est voleur comme la pie.
Le torcal, la vipère, le phalène Agrippine du Brésil,
la bécasse et le roitelet, ont tous la même robe, et on
peut dire de tous qu'il n'y a pas d'harmonie dans leurs
familles.
Evitez l'odeur de la fritillaire à damier, ainsi que le
venin de TAngaha de Madagascar: la plante et le reptile
ont les mêmes couleurs.
800 NOTES.
Enfin , les pattes de la torliie ayant de l'analogio avec
celles de réléphant, il résulte chez ces deux animaux une
manche senoblable. D'un autre côté, si la forme massive
de la tortue s'éloigne de celle d'un grimpeur, elle a la
té(e du lézard; c'est pourquoi il faut de toute nécessité
qu'elle grimpe, malgré la fréquence de ses chutes.
Ces diverses analogies ont paru suffisantes à M. Ma-
chado pour se croire fondé à émettre les opinions sui-
vantes , qui résument toute sa théorie , quelque peu
paradoxale : « 1^ 11 ne faut pas toujours s'attacher aux
classements des familles établis par le scalpel. 2" Quel-
que sorte d'animal que ce soit qui porte la ressemblance
d'un autre animal, il lui est semblable ou en approche
en mœurs et naturel. 3" Les éléments viables de la ma-
tière passent successivement d'un animal à un autre;
ainsi , la métempsycose y si décriée de nos jours, est l'une
des plus grandes lois de la nature. »
Note I, page 166.
Sur r Jff ai bassement des complexions.
A l'appui de ce que j'ai avancé, sur l'affaiblissement
des complexions , j'ajouterai un fait qui m'a été certifié
par des personnes compétentes et dignes de foi. En
1839, le ministre de la guerre ayant eu besoin de 900
hommes robustes, de la taille de 1 m. 70o mil., des or-
dres furent donnés aux chefs de corps d'envoyer les
noms des soldats qui remplissaient les conditions de-
mandées ; mais le défaut de taille et la faiblesse de
complexion ne permirent pas de remplir les vœux du
ministre.
Voici maintenant le relevé officiel des jeunes gens qui
ont été appelés de 1816 à 1840 pour contribuer à la for-
NOTES. 801
mation de l'armée française, ainsi que celui des indi-
vidus exemptés.
Anii^-rs. Clnsscs. Exemptés.
1816 280,296 30,099
1817 298,202 32,052
1818 309,194 38,324
1819 307,708 43,427
1820 288,828 40,912
1821 279,229 44,995
1822 274,740 43,997
1823 266,534 44,660
1824 275,964 61,747
1825 296,566 63,379
1826 283,376 67,513
1827 283,822 66,562
1828 282,985 66,946
1829 294,975 64,447
1830 294,593 54,779
1831 295,978 63,466
1832 277,477 58,870
1833 285,805 63,253
1834 326,298 62,782
1835 309,376 63,449
1836 309,510 68,631
1837 294,621 68,708
1838 288,666 6.5,083
1839 315,373 70,515
1840 301,487 67,931
En 25 années 7,321,609 1,416,527
Sur ce dernier nombre, 13,865 ont été exemptés pour
défaut de taille , et 54,066 pour infirmités diverses ,
parmi lesquelles on compte 18,395 complexions faibles.
Il résulte de ce document statistique que , dans l'es-
pace de 25 années, sur 7,321,609 jeunes gens appelés
à se ranger sous nos drapeaux , 1,416,527 , c'est-à-dire
51
802 NOTES.
près d'un cinquième, ont été déclarés impropres au ser-
vice. En comparant les deux termes extrêmes , 1816 et
1840, on voit que le chiffre des exemptés a plus que
doublé pendant Tintervalle, quoique la taille exigée
autrefois (4 pieds 10 pouces, ou 1 mètre 57 centimètres)
ait été, en 1832, réduite à 1 mètre 56 centimètres, réduc-
tion qui a eu pour résultat de diminuer de près d'un quart
le nombre des exemptés pour défaut de taille. Du reste ,
pour expliquer cette détérioration croissante dans la
constitution physique de notre population virile , il est
juste de tenir compte des guerres de l'Empire, qui ont
amené une foule de mariages précoces dont les produits
ont dû être inférieurs en stature et en force. ( Voir le
Traité de Statistique de P. H. Dufau; Paris, 1840, in-8".)
NOTE J, page 202.
Criminalité comparée de la France, de l' Angleterre
et de quelques autres Etats européens.
« En comparant les rapports des crimes à la population
moyenne dans le Royaume-Uni et en France, pendant les
mêmes années à une époque récente, on est conduit ,
dit M. Moreau de Jonnès , aux différences suivantes :
«Le meurtre est au moins quatre fois plus fréquent
dans les îles Britanniques qu'en France, même lorsque
ce dernier pays est en état de révolution;
«L'assassinat est au moins moitié plus fréquent;
« Le viol est six à sept fois aussi multiplié;
« L'incendie est un peu plus rare ;
«Les vols constatés devant les cours d'assises et la po-
lice correctionnelle sont quatre fois aussi communs ,
quand on considère leur nombre d'une manière absolue;
et ils sont au moins quintuples, comparés à la popula-
tion des deux pays.
NOTES. 803
" l.o. lablonii suivant iiuliquc le nom!>re absolu c\ pro-
porlioiîiiel (.les acciisalions tle crimes et délits dans les
principaux États de l'Europe.»
Berne (Suisse) 1822
Pays-lîas 1827
— 1826
France 1830 1835
Friboiirff (Suisse). . . . 1826
Canton de Vaud .... 1818 1828
Suède 1823
Norvéfje 1826
Bavière 1828
Danemark 1828
Ecosse 1831 1835
Bade 1827
An{Tleterre 1831 1835
Prov. Rhénanes^^Prusse). 1817
Saxe 1817
Irlande 1831 18.35
Prusse 1818 1827
Wurtemberg 1827
Nombre moyen
d'ftceu salions
a
Proportion
la iiiipulaiion.
28
sur
12,500
1,264
sur
5,000
1,309
sur
4,4^0
7,317
sur
4,500
33
sur
2,200
79
sur
2,151
1,600
sur
1,500
—
sur
1 ,403
3,200
sur
1 ,250
1,961
sur
1,000
2,778
sur
880
1,431
sur
700
21,013
sur
680
—
sur
543
—
sur
506
18,530
sur
460
23,170
sur
448
3,331
sur
440
Je ferai suivre ce travail de quelques réflexions pu-
bliées récemment par un savant statisticien , qui se
trouve en désaccord avec M. Moreau de Jonnès.
«La population de l'Angleterre était en 1840, ainsi
que l'a constaté le recensement de 1841, de 15,906,829
habitants, La France renfermait, à la même époque,
34,194,875 habitants, suivant le recensement de 1841 ,
qui a plutôt dissimulé qu'exagéi é l'étendue de la popu-
lation. Ainsi, pour l'année 1810, l'Angleterre compte
1 accusé de crimes contre les personnes sur 8,456 habi-
tants; et la France 1 accusé ou prévenu sur 6,376. L'a-
vantage relatif est de 25 0/0 en faveur de nos voisins.
La disproportion augmente si l'on ne compare les deux
804 ■ M»ri;s.
pays que sous le rapport des {grands crimes, lels que le
meurtre, Tassassinal, le parricide, l'infanticide et l'em-
poisoniiement. Les excès de ce genre sont deux fois plus
communs en France qu'en Angleterre. Cela ne signifie
pas que la race anglaise ait des penchants moins brutaux
que la nôtre : cela veut dire seulement qu'elle a d'autres
procédés dans ses jours de violence, et qu'elle fait un
plus fréquent usage de ses poings que des armes à feu
ou du couteau. La brutalité des penchants se révèle prin-
cipalement de l'autre côté du détroit dans les choses qui
touchent à la pudeur.
«Si nous passons aux crimes et délits commis en 1840
contre les propriétés, nous trouvons qu'en Angleterre
les 23,959 accusés de crimes ou délits contre les pro-
priétés représentent 1 accusé sur 664 habitants; tandis
que les 20,205 accusés ou prévenus des mêmes faits en
France donnent 1 prévenu sur 1,692 habitants. Il se
commet donc en Angleterre environ trois fois plus de
crimes contre les propriétés qu'en France, sans parler
de ceux que la justice ne saisit pas. La France regagne
donc dans ces délits l'avantage qu'elle perd dans ceux
qui intéressent les personnes.
«Si l'on réunit les deux grandes branches de la crimi-
nalité, on trouvera en Angleterre 1 accusé sur 616 ha-
bitants, et en France 1 accusé ou prévenu sur 1,337 ha-
bitants. 11 se commet donc 100 délits chez nos voisins
pendant qu'il s'en commet 46 chez nous. Un pareil ré-
sultat peut se passer de commentaires; et les misères
de notre état social sont assez profondes pour que nous
ne tirions pas vanité d'avoir des voisins encore plus mi-
sérables que nous. »
— Il ne se commet pas proportionnellement autant de
délits dans le reste de l'Angleterre qu'à Londres, et Paris
garde sur le reste de la France le même genre de supé-
riorité. La métropole de l'Angleterre, moins la Cité,
NOTES. 805
rsnferme le dixième de la population du royaume, et elle
prend part à la masse des délits jufjés par les cours de
d'assises dans la proportion de 15 sur 100. l-a métropole
de la France compte un accusé sur 1,245 habitants, tan-
dis que la proportion générale de la France est de 1 sur
4,077.
Note K, page 300.
Sur l'Âme des bêles,
«L'animal sent, dit Bérard : il réunit ses sensations
dans le même sentiment de la conscience; il a un moi ,
il a donc un principe d'unité et de sentiment , une espèce
d'âme. C'est à tort qu'on a rapporté à l'organisation les
phénomènes de ce genre présentés par l'animal, parce
que iidentité des phénomènes suppose l'identité des
causes, et que nous n'avons d'autre moyen pour accor-
der une âme aux autres hommes que cette même voie
d'analyse par laquelle nous voyons en eux des caractères
semblables à ceux qui nous spécifient.
« L'âme des animaux est-elle de même nature que celle
de l'homme? C'est toujours par la comparaison des ré-
sultats que nous pouvons établir la nature des causes :
c'est par eux que nous pouvons déterminer, mesurer ces
natures que nous ignorons en elles-mêmes. Or, d'après
les données de l'observation , quel espace immense ne
sépare pas l'animal le plus parfait de l'homme le plus
stupide, pourvu qu'il ne soit pas dans l'idiotisme ! Dans
l'animal , point de liberté, ni même de volonté, à propre-
ment parler: il est soumis aux besoins, aux inspirations,
aux idées de l'instinct; il réagit peu sur les impressions
que la sensibilité met à sa disposition.
« On prétend que cette grande différence vient du
volume du cerveau ou de toute autre circonstance de
l'organisation ; mais on a pris ici l'effet pour la cause ,
806 NOTES.
une coïncidence d'harmonie préétablie pour la cause
première. L'animal n'a pas des organes si parfaits et des
instruments si multipliés que l'homme , [)ar la raison que
ragent a moins à faire.
« L'homme a une vie toute morale, tandis que l'animal
a une vie toute physique. La vie physique est le but , la
fin de l'existence d<? tous les animaux; pour l'homme,
elle n'est qu'un moyen, qu'un instrument. » (Fr. BÉRAllD,
Doctrine des Rapports du Physique et du Moral. )
Note L, page 465.
.Sur la Chasse et la Pêche.
La chasse est un exercice sanguinaire, commandé pri-
mitivement par l'instinct de conservation; le progrès de
la civilisation l'a converti en plaisir, et l'habitude le fait
quelquefois dégénérer en une passion aussi violente que
dangereuse. Ne voit-on pas, en effet, assez fréquemment,
des hommes vifs , emportés par l'ardeur de la chasse ,
passer des journées entières loin de leurs familles qu'ils
délaissent; bravant, au péril de leur vie, les intempé-
ries des saisons , oubliant le boire, le manger, ainsi que
tous les devoirs que leur impose leur profession ? N'en
voit-on pas encore s'enorgueillir de leur adresse ou de
leur bonheur, et compter sérieusement comme un des
beaux jours de leur vie celui où ils ont rapporté le plus
grand nombre de pièces? Enfin, combien n'en trouve-t-on
pasque cette passion a rendus menteurs, brusques, inhu-
mains, et qui, devenus braconniers de profession , ont
abattu plus d'un garde champêtre qui conti'ariait leurs
excursions nocturnes ? Du reste, la chasse a été de tout
temps l'apprentissage de la guerre; lâchasse est effective-
ment la guerre aux animaux, de même que la guerre est
la chasse aux hommes : \v. plus ancien de tous les con-
quérants , Ntmrod , fut un chasseur.
^OTES. 807
— On a vu Tauiour do la pèclic déjjénércr aussi, chez
certains individus, d'ordinaire lents et peu laborieux, en
une passion, fort paisible sans doute, mais qui ne laisse
pas que d'être nuisible et blâmable comme tout ce qui est
immodéré. Un supérieur des Missions étrangères m'a dit
avoir connu un vénérable curé de campa^jne qui s'était
tellement livré à son penchant pour la joèche à la ligne,
qu'il y consacrait tous les instants de loisir que lui lais-
sait son ministère. Devenu plus adroit par l'exercice, il
devint en même temps plus passionné par l'habitude.
Passant alors des journées entières au bord de l'eau , il
commença par oublier d'aller prendre ses repas , il finit
par oublier de réciter ses offices, et même de célébrer
la messe le dimanche. Interdit par son évéque, il rentra
en lui-même, brisa toutes ses lignes, et renonça pour
toujours à un amusement dont l'abus l'avait rendu si
coupable. Plusieurs mois écoulés, le prélat, instruit de
son repentir, le fait appeler, le réprimande, lui rend ses
pouvoirs , et le congédie , en lui disant avec un sourire
plein de malice et de bonté : AUez, mais ne péchez plus /
Note M, page 504.
Articles du Code pénal français, concernant le libertinage.
Article 330. Toute personne qui aura commis un ou-'
trage public à la pudeur sera punie d'un emprisonnement
de trois mois à un an , et d'une amende de seize francs à
deux cents francs.
Art. 331. Tout attentat à la pudeur, consommé ou
tenté sans violence sur la personne d'un enfant de l'un
ou de l'autre sexe âgé de moins de onze ans, sera puni
de la réclusion.
Art. 332. Quiconque aura commis le cinme de viol
sera puni des travaux forcés à temps. — Si le crime a été
808 NOTES.
commis sur la personne d'un enfant au-dessous de Tâge
de quinze ans accomplis, le coupable subira le maximum
de la peine des travaux forcés à temps. — Quiconque
aura commis un attentat à la pudeur, consommé ou tenté
avec violence contre des individus de l'un ou de l'autre
sexe, sera puni de la réclusion. — Si le crime a été com-
mis sur k personne d'un enfant au-dessous de l'âge de
quinze ans accomplis , le coupable subira la peine des
travaux forcés à temps.
Art. 333. Si les coupables sont les ascendants de la
personne sur laquelle a été commis l'attentat, s'ils sont
de la classe de ceux qui ont autorité sur elle, s'ils sont
ses instituteurs ou ses serviteurs à gages, ou serviteurs
à gages des personnes ci-dessus désignées , s'ils sont
fonctionnaires ou ministres d'un culte, ou si le coupable,
quel qu'il soit, a été aidé dans son crime par une ou plu-
sieurs personnes, la peine sera celle des travaux forcés à
temps, dans le cas prévu par l'article 331, et des tra-
vaux forcés à perpétuité, dans les cas prévus par l'ar-
ticle précédent.
Art. 334. Quiconque aura attenté aux mœurs, en ex-
citant, favorisant ou facilitant habituellement la dé-
bauche ou la corruption de l'un ou de l'autre sexe au-
dessous de l'âge de vingt et un ans, sera puni d'un
emprisonnement de six mois à deux ans, et d'une amende
de cinquante francs à cinq cents francs. — Si la prostitu-
tion ou la corruption a été excitée, favorisée ou facilitée
par leurs pères, mères, tuteurs, ou autres personnes
chargées de leur surveillance , la peine sera de deux ans
à cinq ans d'emprisonnement, et de trois cents francs à
mille francs d'amende.
Art. 335. Les coupables du délit mentionné au précé-
dent article seront interdits de toute tutelle et curatelle,
et de toute participation aux conseils de famille , savoir :
les individus auxquels s'applique le premier paragraphe
NOTES. 809
de tet article, pendant deux ans au moins, et cinq ans
au plus; et ceux dont il est parlé au second paragraphe,
pendant dix ans au moins, et vingt ans au plus. — Si le
délit a été commis par le père ou la mère, le coupable
sera de plus privé des droits et avantages à lui accordés
sur la personne et les biens de Tenfant par le Gode civil,
liv. 1 , tit. 9 , De la Puissance paternelle. — Dans tous les
cas, les coupables pourront de plus être mis, par l'arrêt
ou le jugement, sous la surveillance de la haute police ,
en observant, pour la durée delà surveillance, cequi vient
d'être établi pour la durée de l'interdiction mentionnée
au présent article.
Art. 336. L'adultère de la femme ne pourra être dé-
noncé que par le mari; cette faculté même cessera, s'il
est dans le cas prévu par l'article 339.
Art. 337. La femme convaincue d'adultère subira la
peine de l'emprisonnement pendant trois mois au moins,
et deux ans au plus. — Le mari restera le maître d'arrê-
ter l'effet de celte condamnation, en consentant à re-
prendre sa femme.
Art, 338. Le complice de la femme adultère sera puni
de l'emprisonnement pendant le même espace de temps,
et, en outre, d'une amende de cent francs à deux mille
francs. — Les seules preuves qui pourront être admises
contre le prévenu de complicité seront , outre le flagrant
délit, celles résultant de lettres, ou autres pièces écrites
par le prévenu.
Art. 339. Le mari qui aura entretenu une concubine
dans la maison conjugale, et qui aura été convaincu sur
la plainte de la femme, sera puni d'une amende de cent
francs à deux mille francs.
Art. 340. Quiconque, étant engagé dans les liens du
mariage, en aura contracté un autre avant la dissolu-
tion du précédent, sera puni de la peine des travaux
forcés à temps. — L'officier public qui aura prêté sou
810 NOTES.
ministère à ce mariage, connaissant l'existence du pré-
cédent-, sera condamné à la même peine.
— Pour compléter les dispositions législatives qui se
rapportent aux attentats contre les mœurs , je citerai
encore les articles 324 et 325 du Code pénal , me bor-
nant à renvoyer aux articles du Code civil relatifs aux
enfants naturels. (Voir Code civil, llv. i, tit. 7, De la
Paternité et de la Filiation, et liv. m, tit. 1, chap. 4,
Des Successions irrégulières.)
Art. 324 du Code pén. Dans le cas d'adultère prévu
par l'article 336, le meurtre commis par l'époux sur
son épouse, ainsi que sur le complice, à l'instant où il
les surprend en flagrant délit dans la maison conju-
gale, est excusable.
Ar(. 325. Le crime de castration, s'il a été immé-
diatement provoqué par un outrage à la pudeur, sera
considéré comme meurtre ou blessures excusables.
— Dans l'impossibilité absolue de détruire la prosti-
tution, les gouvernements ont été réduits à la tolérer
comme mesure sanitaire et sociale; la police administra-
tive s'est même vue contrainte de la prendre en quelque
sorte sous sa protection , pour pouvoir en réprimer les
écarts trop scandaleux, et prévenir l'infection syphili-
tique des masses.
Quant aux pédérastes ou sodomites, le Lévitique et la loi
romaine Quuin y/rles condamnaient au feu. Plus tard , en
Hollande et dans d'autres Etats , on les noyait enfermés
dans un sac. Avant la promulgation du Code Napoléon,
on se conformait en France à la loi Quuni vir, et les
coupables étaient brûlés en place de Grève. Aujourd'hui,
la loi se borne à une peine correctionnelle, que ces mi-'
sérables parviennent souvent à éviter; sans toutefois
pouvoir échapper au mépris public, qui reste toujours
pour les flétrir.
I
NOTES. 811
Note N , page 526.
Documenls officiels sur les Demandes en séparation de
corps, intentées pendant cinq ans devant les tribunaux
français (1837-1841).
Pendant les années 1837, 1838 et 1839, le nombre
des demandes en séparation de corps a été de 2,222,
formées ainsi : 113 par le mari , 2,109 parla femme. Sur
les 1 13 du mari , 73 avaient pour cause l'adultère de la
femme, 4 sa condamnation à une peine afflictive et in-
famante, 36 des sévices et injures graves. Des 2,109
formées par la femme, 95 avaient pour cause Tadultère
du mari , 45 sa condamnation à une peine afflictive et
infamante , î ,969 des sévices et injures graves.
601 demandes en séparation de corps ont été formées
par des propriétaires, des rentiers, ou des individus
appartenant aux professions libérales : c'est 31 pour 100
du nombre total. 354 (0,19) l'ont été par des commer-
çants, 468 (0,24), par des cultivateurs ou des raanou-
vriers de la campagne, 490 (0,26) par d'autres ouvriers
de toute espèce. La profession de 309 demandeurs est
restée inconnue.
Sur les 2,222 demandes en séparation, 1,618 ont été
accueillies, 174 ont été rejetées , 430 avaient été retirées
avant jugement.
En 1840, 940 demandes en séparation de corps ont
occupé les tribunaux, c'est 168 de plus qu'en 1839.
Les tribunaux, en 1841, ontété appelés à statuer sur 987
demandes de même nature. Sur ce nombre , qui dépasse
de 47 celui de l'année précédente, 928 demandes étaient
intentées par les femmes, et 59 par les maris. Il y a eu
des demandes reconventionnelles dans 33 affaires : 29
ont été formées par des maris, et 4 par des femmes.
812 NOTES.
Les 59 actions intentées par les maris étaient basées :
49, sur radullère de réponse; 8 , sur des sévices ou in-
jures graves; et 2, sur la condamnation de l'épouse à
une peine infamante. Les 928 demandes formées au nom
de la femme étaient fondées : 55, sur l'adultère du mari
et l'entretien de la concubine dans le domicile conjugal;
880, sur des excès , sévices ou injures graves; 26 enfin,
sur la condamnation du défendeur à une peine infa-
mante.
17 mariages avaient duré moins d'un an; 192, d'un
à cinq ans; 200, de cinq à dix ans, 282 , de dix à vingt
ans; 175, plus de vingt ans. La durée des 121 autres
n'a pas pu être indiquée.
La situation de famille a été constatée dans 863 af-
faires : 350 unions avaient été stériles; il était né des
enfants de 513.
186 demandes ont été retirées du rôle avant le juge-
ment définitif ; 8 , par suite du décès des demandeurs
ou défendeurs; quelques-unes, faute de ressources
suffisantes pour les poursuivre; les autres, par suite de
transactions ou de réconciliation entre les époux. Les
tribunaux n'ont donc statué que sur 801 ; ils en ont ac-
cueilli 693 , et rejeté 108.
Les 987 demandes en séparation se répartissent fort
inégalement entre les départements. On en compte une
seule dans la Corse, l'Aude, la Lozère, les Hautes-
Pvrénées , lAriége ; 2 dans le Cher, l'Indre , la Creuse,
les Landes, le Cantal, la Haute-Loire. Il y en a eu 123
dans le département de la Seine; 34 dans la Seine-Infé-
rieure ; 33 dans le Calvados et le Nord ; 32 dans l'Eure;
26 dans la Manche; et de 20 à 25 dans la Sarthe, la
Gironde, le Pas-de-Calais, le Rhône, la Meuse, Seine-
et-Marne, Seine-et-Oise , l'Yonne, les Côtes-du-Nord.
(Voir les Comptes généraux de l'adininislration de la JuS'
tice civile et commerciale en France.)
NOTES. 813
Tandis que nos tribunaux accueillent annuellement
600 demandes en séparation , la Société charitable de
Saint-François-Régis s'occupe à légitinnr les unions dés-
avouées par la morale. Depuis 1826, époque de sa fon-
dation , jusqu'au 1^' janvier 1813 , cette Société a reçu
9,877 ménages illicitement formés, et a ainsi cherché à
ramener à la religion et aux bonnes mœurs 19,754 in-
dividus. On ne croit pas s'écarter de la vérité, en éva-
luant à 8,000 le nombre des enfants naturels qui, pendant
ce même espace de temps, ont reçu le bienfait de la légi-
timation. Pour la seule année 1842, on compte 1,182
mariages inscrits, 872 mariages justifiés, et 724 enfants
légitimés.
Note 0, page 627.
Sur l'Usure.
L'usure est moins fréquente chez les avares qu'on ne
le croit généralement. Cette ignoble convention entre le
besoin et la cupidité s'observe bien plus souvent chez les
individus tourmentés ^ixvV ambition des richesses , mais
qui ne thésaurisent pas.
Dans l'état actuel de notre législation , on entend par
le mot usureXont intérêt qui s'élève au-dessus de 6 pour
100, si l'emprunteur est négociant, et de 5 s'il ne l'est
pas. Contre l'opinion de l'immense majorité des juris-
consultes et des théologiens, quelques savants écono-
mistes prétendent que le prêt à intérêt est aussi moral
que nécessaire ; qu'aucune loi ne peut ni ne doit le régler;
et que , pour combattre l'usure d'une manière directe
et efficace, il faut établir des banques publiques.
Quoi qu'il en soit, le droit de commission permettant
d'éluder la loi , on ne donne plus guère le nom d'usuriers
qu'aux préteurs à la petite semaine, aux prêteurs sur
814 NOIES.
gage, enfin à ces hommes infâmes, qui, spéculant sur
les dérèglements de la jeunesse, lui fournissent, à des
intérêts exorbitants , les moyens de faire face à ses
folles dépenses. C'est aujourd'hui- sur ces trois classes
d'individus, et principalement sur la dernière, que
tombe toute la sévériié des lois qui subsistent contre
l'usure.
JNOTE COMPLÉMENTAIRE.
Population des États de l'Europe.
Ayant eu occasion de donner, dans le cours de cet
ouvrage, quelques documents statistiques relatifs aux
crimes et aux suicides observés dans divers Etats de
l'Europe, à différentes époques, j'ai pensé qu'il était né-
cessaire de reproduire ici, comme point de comparaison,
le travail suivant, que j'emprunte encore à M. Moreaude
Jonnès.
« Les nécessités financières firent rechercher avec plus
de soins, vers 1788, quel nombre d'habitants avait cha-
que État; et, sans nous flatter d'avoir atteint à une exac-
titude rigoureuse, nous croyons que le tableau suivant,
dressé d'après les meille-.ires autorités de chaque pays,
indique assez bien la population de l'Europe telle qu'elle
était il y a cinquante ans.
POPULATION DES ÉTATS DE l'euROPE EN 1788.
Numéros Nombre Rapport partiel
d'ordrf. d'habitants. au total.
14. Suède et Finlande 2,560,000 Un 58«
15. Danemark et Norvège 1,490,000 Un lOC^
2. Empire russe 24,000,000 Un 6«
11. Pologne 2,S00,C00 Un 53"
5. Grande-Bretagne et Irlande . . . 12,000.000 Un 13«
12. Hollande 1,800,000 Un 55^
1. France 24,800,000 Un 6«
7. Allemagne 9,000,000 Un 16«
NOTES. 815
0. PiHissf 0,100,000 Un 23''
à. Aiiliiche, avec les Pays-Bas. . . 19,611,000 Un 7*^
13. Suisse 1,800,000 Un 55«
G. Espairne 10,.'"»00,000 Un 14«
10. PorUi{Tal 2,800,000 Un 53"
4. Italie 10,000,000 Un 9"
8. Turquie et Grèce 9,000,000 Un 16«
Total. . . . 144,561,000 habitants.
«Le tableau qui suit montre l'Kurope telle que Ton
faite les événements qui ont rempli l'espace d'un demi-
siècle, et changé le territoire ainsi que la population de
chaque Etat. Les chiffres dont ii est formé appartien-
nent tous, la Turquie exceptée, à des dénombrements
officiels et pleinement dignes de foi.
POPULATION DES ÉTATS DE l'eUROPE EN 1838.
Numéros Nombre Rapport partiel
d'ordre. d'habitants. au total,
10. Suède et Norvège 4,438,000 Un 57^
IG. États danois 1,263,000 Un 200^
1. Empire russe (1) 60,347,000 Un 4"
12. Royaume de Pologne 4,268,000 Un 57^
4. Grande-Bretagne et Irlande (1). 25,797,000 Un 10«
14. Hollande 2,680,000 Un 94«
11. Belgique 4,283,000 Un 57"
3. France (1) 33,735,000 Un 7°
7. Allemagne proprement dite. . . 14,866,000 Un 18«
8. Prusse 14,094,030 Un 25^
2.. Empire d'Autriche 34,217,000 Un 6«
15. Suisse 2,195,000 Un 94«
6. Espagne ?'V^?'"Î". . 15,464,000 Un 18^
13. Portugal 3,388,000 Un 73^
5. Italie 21,976,000 Un 12^
17. Grèce 811,000 Un 310^
9. Turquie, par induction (1) . . . 9,800,000 Un 25^
Total. . . . 253,622,000 habitants.
(1) Non compris le territoire hors d'Europe.
816 NOTES.
«Il est inléressant de constater positivement combien
d'habitants ont acquis, en 50 ans, les principales puis-
sances de l'Europe, soit par l'accroissement naturel de
la population, soit par l'accession de territoires nou-
veaux, conquis ou réunis à quelque titre que ce soit.
ACCROISSEMENT DE LA POPULATION DES PRINCIPAUX ÉTATS
DE l'europe, de 1788 A 1838.
1. Far accroissement naturel, conquêtes et acquisitions.
Habitants. Proportion.
1° Russie et Pologne 40,615,000 160 pour 100
2° Prusse 7,694,000 120 —
3° Autriche, sans l'Italie 14,606,000 75 —
4° Suède et Norvège 1,878,000 74 —
Accroissement total. . . . 64,793,000 123 pour 103
II. Par accroissement naturel seulement.
Habitants. Proportion.
1° Grande-Bretagne et Irlande. . . 13,797,000 115 pour 100
2° Allemagne proprement dite. . . 5,866,000 65 —
3" Hollande 880,000 50 —
4° Espagne 4,964,000 47 —
5" Italie 5,976,000 37 —
6» France 8,935,000 36 —
7" Suisse 395,000 22 —
8° Portugal 588,000 21 —
9° Turquie d'Europe 800,000 9 —
Accroissement total. . . . 42,201,000 48 pour 100
III. Par démembrement d'autres États.
Habitants.
1° Belgique 4,283,000
2" Grèce, avec ses îles 811,000
Total. . . . 6,094,000
«Les États danois sont en perte de 227,000 habitants,
et le royaume de Pologne a cessé d'exister.
(( Ces trois tableaux abondent en résultats importants :
NOTES. 8W
011 résumant les masses de chiffres (ju'ils fournissent,
on arrive aux résultats suivants :
«Les populations tle l'Europe réunies s'élevaient, en
1788, à 144,561,000 individus. Cinquante ans après,
elles en comptaient, en 1838, 253,622,000; elles ont
donc gagné 109 millions d'hommes en l'espace d'un
demi-siècle, ou plus de 7 5 pour 100.
«En conservant cette rapidité d'accroissement , elles
doubleront avant 1855.
«Trois puissances : la Russie, la Prusse et la Grande-
Bretagne ont dépassé considérablement ce terme moyen
général de 75 pour 100. Deux autres : l'Autriche et la
Suède l'ont atteint sans aller au delà. Huit sont demeu-
rées au-dessous, plus ou moins. L'accroissement de la
France ne s'est pas élevé à la moitié du terme moyen et
général de l'Europe; il est inférieur à celui de tous les
autres pays, excepté trois : la Suisse, le Portugal et la
Turquie.
«Les pays dont la population s'est augmentée par le
double effet de laccroissement naturel et des conquêtes,
ont gagné au total , entre eux quatre , 64,793,000 habi-
tants , ou 123 pour 100.
«Les pays dont la population ne s'est agrandie que
par l'accroissement naturel uniquement, n'ont acquis
entre eux neuf que 42,201,000 habitants dans le même
espace de temps, ou seulement 48 pour 100. Comparés
aux pays de la première catégorie, leur accroissement
n'a été que comme 2 à 5.
«Ainsi, la population, en masse, des quatre puis-
sances du Nord a doublé, et beaucoup au delà, en 50 ans,
tandis que celle des Etats de l'Occident et du Midi pris
ensemble n'a pas atteint , pendant cette période , la moi-
tié de son doublement.
« Ces chiffres sont prophétiques ; ils enseignent que
maintenant , comme au commencement du moyen âge ,
52
818 NOTES.
il s'amasse, an nord et à l'orient de rKnrope, des popu-
lalioiis colossales qui s'accroisselit immensément par
leur progre fécondité , et puis encore par la guerre , en
incorporant dans leurs rangs les peuples qu'elles subju-
guent. L'Occident , menacé par leur agrandissement ,
n'a point sur elles l'avantage que la civilisation donnait
jadis à l'Empire romain contre les invasions des barba-
res, et il n'a pas, comme lui , cette unité politique dont
la puissance était si formidable , et dont la durée fut si
longue. »
Je terminerai ces documents en reproduisant ici les
diverses opérations de recensement exécutées en France
de 1700 à 1841.
Années des recensements. Population de la France.
1700 19,669,320
1784 24,800,000
1801 27,349,000
1806 29,107,425
1811 29,092,734
1821 30,461,875
1826 31,858,937
1831 32,569,223
1836 33,540,910
1841 34,194,875
(Voir, ci-dessus, pages 700 et 701., la population de
chacun des 86 départements de la France.)
»***»*.%%%v%.*%v%fc*%\.\m.\
fcV»****V^^W%.%*\V\*
TABLE ALPIIABÉTÏOIE
DKS MATIÈRES CONTENUES DANS CET OUVRAGE.
Abstinence , moyen hygiénique ,
pages 207, K63.
AcquUwUé (Organe de V), 131.
Jfl'ectionnivilé (Organe de r\ 129.
Affections confondues avec les pas-
sion.s, 2 et suiv.; 6, 7.
Affre (MgrJ , cité , 4S0, 481.
Age mûr. Son caractère, 38.
Ages, f.eur iiifliience sur le dévelop-
pement des passions, 35 et suiv.;
— sur leur Iraiteiiient, 161 ; — sur
la folie, 252 ; — sur l'ivrognerie, 305;
— sur la gourmandise, 305; — sur
la coltre, 397, 3'J8; — sur la peur,
434.
Agriculteurs. Leurs qualités, leurs
défauts, leurs avantages et leurs
inconvénients, 96.
Air. Son influence dans le traitement
des passions, 164.
Albikds, cité, 408.
ÀLiaiiRT. Sa division des passions,
13, 14; — cité, 171 , 510,580,581.
Aliénation mentale. Voyez Fulie.
Alimpnticité (Organe de l'j, 128,
355.
Aliments. Voyez Nourriture.
Allaitement. Son influence sur le
développement des passions, 51 et
suiv.; — sur leur traitement, 102,
163.
Allemands. Pris de boisson , pas plus
querelleurs que les Français, 312;
— ils aiment le jeu, 645.
AmalU'ité ^Organe de 1'), 128.
Ambitieux. Moyens législatifs de ré
pression contre les —, 185.
Ambition, passion composée, 145; dé-
finition et .synonymie, 569,570; ses
causes, 571, 572; caractère, marche
et terminaison de l'ambition , 572
et suiv.; ses ravages, 576 et suiv.
Statistique de l'auibitinn dans ses
rapports avec la folie, 577; —avec
lacriminalité, 577, 578. Traitement,
578 et suiv. Tableau indiquant la
fin tragique de quelques célcbres
ambitieux , .581 et suiv.; résumé de
ce tableau , 228.
Ame. Théorie des ancien.^ sur 1' - ,
10 et 1 1 ; sur rame des bêles , cOO,
805, SOf>.
Amende (De 1'), 183, 181
Amende honorable. Ce que c'est, 183
Amour. Illusions qu'il produit, 154;
définition ef synonymie , 505 et
suiv.; causes, 510 et suiv.; carac-
tère, 515 et suiv. ; symptômes, 518
et suiv. Effets que produise;' t sur
l'organisme l'amour heureux, 522;
— l'amour contrarié, 522. 523; —
l'amour jaloux, 523 et suiv. Ter-
minaison de l'amour, 526 et suiv.;
statistique de l'amour dans ses rap-
ports avec la criminalité, 528, a29;
— avec le suicide, 529. —avec la fo-
lie, 529, 530 Dans quel cas l'amour
exclut l'imputabilité , ibid.; son
traitement , 530 et suiv. 01).ser-
vations : Amour coii:baiiu terminé
par la phihisie pulmonaire, 533 et
suiv.; amour jaloux lernvné par la
820 TADl.F, Ai.rii
luélanculieet le suicide, 538 et suiv.;
jimoiîi- conlraiié terminé par la fo-
lie et le meurtre, 541 et suiv.
Jnw'ti' </« ^" vie (Organe de 1'), 128.
Amour au vrai, 22;— du bon, ibid.;
— du beau, ibid.
Amour-propre, 12, 20, 506, 677; —
chez les animaux, 282 et suiv.
Amphithéâtres (Garçons d'). Ordi-
nairement ivrognes, 306.
Amussat, cité, 375, 763 et à la note.
Andriecx, cité , 32.
Anglais. Leur penchant pour l'ivro-
gnerie , 31 1 ; — leur orgueil, 550 ;
— orgueil et vanité d'un Anglais
blessé dans ses chevaux, 564 et
suiv.; — leur gourmandise, 354;
— leur penchant au jeu , 615.
Angle- A méricains . Leur gourman-
dise , 354; — leur penchant au jeu,
645.
Animaux. Coup d'œil philosophique
sur leurs passions , 267-302.
Anthropophage. Sa définition, 354.
Apicids. Kote sur les trois gaslro-
noraes de ce nom, 389, 390.
Appétits, 10 et suiv.
Approbalif^'ité (Organe de 1'', 131.
Archestrate. JNote sur ce gastro-
nome, 385.
Aristote. Comment il divise les pas-
sions, 10; cité, 46,391.
AR!UA?iDi (Le chevalier) , cité, 273.
Arrogance. Sa définition, 547.
Artisans. Voyez Ouvriers.
Artistes. Leurs qualités, leurs dé-
fauts, leurs avantages, leurs incon-
vénients , 96; impatients ou hai-
neux , 395 ; plus portés à l'amour
que les raaihématiciens , 514; en-
clins à l'orgueil et à la vanité, 550;
— à l'envie, 594.
Attachement et reconnaissance chez
les animaux, 277 et suiv.
Attente. Ses effets, 235, 236.
Attitude. Signes qu'elle fournit, 122,
123.
ADEIK^E.
AiBANEL, cité, 213, à la note.
AuGL'STiN (Saint), cité, 9, 11.
Aiantageux (L'). Sa définition, 547.
Avares guéris par l'espoir d'une suc-
cession, 212; — par le contact de
l'argent, etc., ibid.
Avarice. Passion composée, 145; .sa
définition et sa synonymie , 619
et suiv.; causes , 621 et suiv.; carac-
tère , symptômes , effets et termi-
naison , 624 et suiv. ; traitement ,
627 et suiv.; observations : mort
subite d'un avare, 630, 631 ; suicide
d'une avare, 631 et suiv.; mort d'un
avare paralytique et aveugle, 633,
634.
Aveugles. Leur caractère, leurs pas-
sions, 74 et suiv. ; leur nombre en
France, 81.
Avocats. Qualités, défauts, avan-
tages et inconvénients de leur pro-
fession, 95.
B
Bacon, cité, 9.
Baird , cité, 334.
Balbi, cité, 670.
Bannissement (Du), 192, 193.
Barrault (E.), mentionné , 322.
BAZEtAiRE, cité, 468.
Beau (Le\ Sa définition, 23.
Beccaria, cité, 195, 685.
Belhomue (Le docteur), cité, 21,
397, 491, aux notes.
BELtAirvG ;Léopold de) , cité, 467, à
la noie.
Belles-mères. Leur jalousie, 599,
600.
Bénazet, cité, 171, 172.
Berard , de Montpellier, cité à la fin
du volume.
Bergier, cité, 2, 363.
Bernis, cité, 506.
Berriat-Saint-Prix, cité, 197.
Bervenger (L'abbé de;. Son établis-
sement de Saint-Nicolas, 501.
Besoin, 5 et 6; théorie des besoins,
lADt.E: Ml
17 el siiiv.; dassificalion des be-
soins en animaux, sociaux et in-
tellectuels, lU et sniv.
Bibliomnne. Son parallèle avec le
bibliophile, 751, 752.
Bibliomanie (De la), 751 et suiv.
BicHAT, cité, 9, 28.
Bienueillance (Oryane de la; , 132.
Blanchisseuses. Portées au liberti-
nage, 97, et à l'ivrognerie, 306.
Boom , cité, 47.
BoiLEAC , cité, 35, 620.
BoissoNADE, cité, 6Î0, à la note.
Bon (Le). Sa définition , 23.
Boi-v.-\F.vii,LE, cité, 218, à la note.
BossPET, cité, 3,11, 551 et suiv.
Bouche. Signes qu'elle fournit, 118,
119.
BoDCHET, mentionné, 252, à la note.
Bouderie. ISa détinition , 394.
BouLARD , le biblioraane, 753 et suiv.
Boulimie. Sa définition , 372, à la
note ; ouvrages sur cette maladie ,
ibid. et suiv.
Bourgeois de Paris. Leurcaraclère,
90 et suiv.
Brasseurs (Garçons). Portés à l'ivro-
gnerie, 306.
Brierre de Boismont, cité, 259, 260.
Brillât-Savarin, cité, 351 et suiv.
Brocssais Casimir, adopte la théorie
des besoins de l'auteur, 1 7 ; cité , 1 09.
Brocssais (J.-F.-V.) , cité, viii, 28,
139, 369 et suiv., 711.
Brchl-Cramer, mentionné, 328.
BcFFON , cité, 9 et 507.
BcRDACH , cité , 289 , à la note, 51 1 et
suiv.
Bdret (Eugène) , cité, 468, à la note.
G
Calcul (Organe du), 135, 136.
Callimaqxje , cité, 355.
Calme (Théorie du , 249, 250.
Calmeh , mentionné , 252, à la note.
Campagne. Ses avantages dans le
traiteiucQt des passions, 164.
MABETIgUC. 821
Caroavène (De), meniionné, 322.
Carrifk , mentionné, 2.52, à la note.
Cartes. Note sur leur invention, 639,
640.
Causalité 'Organe de la;, 137, 138.
Causes des passions, prédisposantes
ou déterminantes, 34.
Célibat. Son influence sur la crimi-
nalité, 499; — sur le suicide, 070 et
690.
Celse, cité, 212.
Cerceau ;Du . 28, à la note.
Cervelet. Sa fonction , 28.
Chagrin. Sa définition, 232. Voyez
Nostalgie.
Chaleurs (Grandes). Prédisposent à
la colère, 395.
Chapeliers (Ouvriers). Enclins à l'i-
vrognerie, 96, à la note , et .306.
Charcill.ay fLe docteur), cité, 213,
251, aux noies.
Charpentiers (Ouvriers). Enclins à
l'ivrognerie, 96, à la note.
Charron , cité , 46 et suiv. , 392 , 401
et suiv.
Chasse (Passion de la), 806.
Chasseurs. En général actifs et cou-
rageux, 465.
Chatevubri.vnd, cité, 204, 205, 658.
Chatouillement. Ses effets, 231.
Cherbcliez, cité , 468, à la note.
Cheveux. Signes qu'ils fournissent,
114.
Chiffonniers. Poités à l'ivrognerie ,
306 ; ainsi que leurs épouses, ibid.
Chinois. Adonnés au jeu, 045.
Choron. Sa passion pour la musique,
728 et suiv.
Christianisme. Son influence salu-
taire, 107, 108, 202 et suiv.
Cicéron, cité, 46, 48.
Circonspection (Organe de la), 131,
132. De la — chez les animaux. 275
et suiv.
Circonstances atténuantes (Des\
193 et suiv.
Civilisation. Son iutluence sur la fi>
822 TABLE ALPHABETIQUE
lie, 255 et suiv.; — sur l'ivrognerie,
309 (t suiv.; — sur l'amour, 51b.
Climats. Leur influence sur le déve-
loppement des passions, 45 et suiv-;
— -sur l'ivrognerie, 309 et suiv.;
— sur la colère, 395; — sur la penr,
435 ; — sur l'amour, 514.
Cochers. Poriés à ri\rognerie, 309.
CocHm , cité, 467 à la note.
CotK , cité, 323.
Colère. Définition et synonymie ,
391 et suiv.; ses causes, 39i et suiv.;
symptômes, effets et terminaison,
398 et suiv.; son traitement, 405 et
suiv. Observations : Coleie habi-
tuelle guérie par la crainte de la
mort, 411 et suiv.; colère impuis-
sante terminée par une mort .subite,
414 et suiv. ; mélancolie furieuse
produite par une phlegmasie, 416
et suiv.; colère héréditaire termi-
née par un suicide, 420 et suiv.;
colère et repentir , 425 et suiv.
Statistique de la colère , 403 , 404 ;
ses rapporis avec la médecine lé-
gale, 40 i, 405. De la colère chez les
animaux , 271 et suiv. ; — remède
dangereux, 237.
Collections vMauie des^ , 25 ; 748 et
suiv.
^y/om ^Organe du), 134, 135.
Combativité ^Organe de la^, 130.
GouBE ^George) , cité, 129.
Combustion spontanée (Observa-
tion de; , 34i et suiv.
Comparaison (organe de la), 137,
138.
Confession. Son influence sur la di-
minution des crimes, 204 et suiv.
Complexions. S'affaiblissent, 168,
800 et suiv.
Configuration (Organe de la) , 134 .
Confiscation (De la , 181, 185.
Conscienciosité (Organe de la) sui-
vant, les phiénologisics, 132, lo3.
Consiiia'iuns. Leur influence sur le
développement des passions, 57 et
suiv.; — sur leur traitement, 162;
— sont des prédispositions ù des
maladies déterminées, 68, 69, 150,
et à la Folte, 253, 254.
Construcliviié (Organe de la;, 131.
Besoin de construire chez les ani-
maux, 296 et suiv.
Consullations. Précautions à pren-
dre dans les — , 446.
Contravention. Ce que c'est, 181.
Coni'ulsiuns. Ce que c'est, 83.
Coquette. Sa définition , 546.
Coquetterie. Sa définition , 509. On
en trouve des vestiges chez les ani-
maux, 509, 510.
Cordonniers. Enclins au libertinage,
96, 97.
CoRiNGiis. Guéri par la joie, 231.
Cosaques. Sont gloutons, 354.
Cou. Signes qu il fournit, 120, 121.
Courage chez les animaux, 271, 272.
Courage physique , 433 ; — moral ,
433, 434.
Cocsi?i, cité , 199,
Couturières. Portées au libertinage,
97, 484.
Crainte. Guérie par la peur, 239 ; sa
définition ,431, 432.
Crime. Sa définition , 182; division
des crimes, 178 et suiv.; propor-
tion entre les peines ei les crimes,
180 et suiv.; tableau statistique des
crimes en France, 255; — des indi-
vidus accu.sés d'offenses criminelles
en Angleterre, 257.
Criminalité comparée (Note sur la).
802 et suiv. ; — dans ses rapports
avec l'instruction , 794 et suiv.
Cuisine. Manie de l'art culinaire ,
383 et suiv.
Culpahllité ,De la) , 262 et suiv.
D
Dar^mbikg, traducteur ù'Hippocrale,
cité, 7S7 et suiv.
D;-BKEï?iE ^Le l'ère de), cité, 24G.
Dédain. Sa définition , 547.
Dégradation civique ( De la ) , 193.
Delestrk. Sa division des passions ,
14; cilé, 126, à la note.
Délils. Ce que c'est, 181, 182.
Démarche. Signes qu'elle fournit,
122.
Denise Lhermiiva. Grande mangeuse,
372 et .suiv.
DéporlaUon (De laj , 191 , 192.
Descartes , cité , 3, 28.
Désir. Avant-coureur des passions,
234 ; ses effets, 235.
Déiœui'rement. Sa définition, 455.
Despoktes , cité, 323, 439,529.
Desrijelles ( Le docteur), cité, 494 ,
à la note.
Destruction. Penchant à la — chez
l'enfant, 41 ; — chez les animaux,
273 et suiv.
Desirnctii'ité (Organe de la) , 130.
Détention (De la) , 186.
Devilliers (lie docteur), cité, 415.
Devoirs animaux, sociaux et intellec-
tuels, 25, 26.
Dévots. Gourmands par compensa-
tion , 356.
Deyeux , cilé, 56, à la note.
Domestiques. Leurs qualités, leurs
défauts, leurs avantages, leurs in-
convénients, 97.
DoNsÉ (l,e docteur), cité, 57.
Dos. Signes qu'il fournit, 121.
Z?Off/eM/-. Ses effets, 3, 19, 232; son uti-
lité dans le traitement des maladies
et dans celui des passions, 233, 234.
Voir Nostalgie.
Droit [Le). Sa définition, 175; sa di-
vision en droit écrit et droit non
écrit, ibid.
Droits civiques , civils et de famille
(Privation des}, 293, 295.
Droz (J.), cilé à l'épigi-aphe du vo-
lume, et p. 148.
DccLos, cité, 86, 87.
DiiCREST (Madame), citée, 560, 561.
Duel (Du), 703 et suiv. Documenls
slalisliques sur le — , 706.
TABLE ALPHABETIQUE.
DiiFAU, cilé, 7Cet 8UIV.
DuuobTiER, cité, 127.
DusAULX, cité, 647.
823
E
Economistes. Comment ils divisent
les pa.ssions, 13.
Écossais Sont fiers de leur noblesse,
550.
Écriture. Signes qu'elle fournit, 125,
126,796 et suiv.
Éducation. Sou influence sur le dé-
veloppement des passions , 101 et
suiv.; — sur leur traitement, 165 et
suiv.; — sur la folie , 254. Voir In-
struclion.
Effroi. Sa définition, 430, 431.
Égoïsmc. Ses effets, 88, noie.
Émotions. Définition de ce mot , 6.
Employés. Leurs qualités, leurs dé-
fauts, leurs avantages, leurs incon-
vénients, 97.
Emportement. Sa définition, 392,
393.
Enfance. Son caractère, 35 et suiv.
Enfants. Leur gourmandise, 36 et
suiv. ; moyen de les guérir de la co-
lère, 407 et suiv. De la peur chez
les — ,153, 154, 438,439,444.
Enfants naturels. Leur penchant
au libertinage, 51, 485. Tableau sta-
tistique des naissances illégitimes,
497.
Ennui. Voyez Nostalgie.
Enseignement réginientaire , 463,
46Î.
Envie. Définition et synonymie , 590
et suiv.; causes , 592 et suiv.; sym-
ptômes, marche, complication, ler-
miriaison, 595 et suiv.; traitement,
601. Observations, 604.
Envies. Ce que c'est, 8i.
Épaules. Signes qu'elles fournissent ,
121.
Épicuriens. Comment ils définissent
les passions, 10.
821 TABLE ALPHABÉTIQUE
Époiuante. Sa définilion, 43t.
ÉR\.sME. Sauvé par un rire excessif,
231; ri(é, 551.
ÉRATOSTHÈNF.S , Cité , 46.
Erdmann , mentionné, 328.
Espagnols. Leur sobriété; 351; se
croient les plus fjrands guerriers
du monde, 550, 551.
Espérance. Ses effets salutaires ,
236, 237 ; organe de 1'—, 133.
EsQUiROi,, cité, 31, 213, 245, 251,
679.
EsTKKNO, mentionné, 468.
Estime de soi (Organe de 1'}, 131.
Exemples de l'estime de soi chez
les animaux , 282 et suiv.
État civil. Son influence sur la cri-
minalité, 100; — sur le libertinage,
485 ; — sur le suicide, 670, 695.
Étendue (Organe de l'), 134, 135.
Etoc-Dbmazy, mentionné, 254 , à la
note.
Étude. Ses avantages et ses incon-
vénients, 716, 717. Mentelli ou la
passion de l'étude, 717 et suiv.
Éventualité (Organe de Y] , 136.
Excrétion critique, ayant lieu dans
certaines passions, 154, 155.
Exemple. Son influence, 102, 309.
Extase (Note sur I'), 789 et suiv.
Face. Signes qu'elle fournit, 113,
114.
Faillites (Note sur les) , 636, 637.
Fainéant. Sa définition, 454, 455.
Falret, cité, 240, 245, 685,689.
Fanatisme. Ce que c'est, 758; ses
rapports avec la médecine légale,
7.59. Du fanatisme artistique, 760;
— politique , ibid. et suiv. : — re-
ligieux, 764 et suiv.
Fanfaron. Sa définilion, 546.
Fat. Sa définition, 5i8.
FÉNELON , cité, 593.
Ferme-régie. Sa suppression , 645 ,
655, aux notes.
Fermeté (Organe de la) , 132.
Ff.rrus , mentionné, 252, à la noie.
Fierté. Sa définition, 547.
Financiers. Gourmands par ostenta-
tion , 356.
Floureivs, cité, 28, 139, aux notes.
FociLtom, mentionné, 744.
Folie. Sa définition, 244; sa division,
ibid. et suiv. Échelles de la folie,
247 et 250. Statistique de la —,
153, 158, 255, 258; ses rapports avec
les passions, 244-266.
Fondeurs (Ouvriers). Enclins à l'i-
vrognerie, 96, 306.
Forgerons (Ouvriers;. Enclins à l'i-
vrognerie, 9G, 306.
FouRiER (Charles). Sa division des
passions, 15, 16 ; cité , 356, 357.
Foviij.E, mentionné, 252, à la note.
Français. Sont gourmets, 354 ; quand
ils devinrent joueurs, 644; leur va-
nité, 551.
François de Saies (Saint), cité, 277,
à la note.
Frayeur. Sa définition , 430.
Frégier, cité, 461,466, 652 et suiv.
et suiv.
Frénésie. Summumûe la fureur, 250
et 263.
Friand. Sa définition, 353.
Front. Signes qu'il fournit , 115.
Fureur. Sa définition, 393; ses rap-
ports avec la folie , 263, 264.
Gaieté ou esprit de saillies (Or-
gane delà), 133, 134.
Galien, cité, 2, 140.
Gaij., cité, 3; sa' division des pas-
sions, 14,28,127.
Gardes-malades , portées à l'ivro-
gnerie, 306.
Gerando (Le baron de) , cité , 468, à
la note.
Gestes. Signes qu'ils fournissent, 122.
Girard (L'abbé), cité, 454.
TAni.F, AI.IMl
Glorieux (Le). Sa définilion , 546.
Glouton. Sa définiiioii , 353.
Goinfre. Sa définiiion , 353.
Goulu. Sa définition, 353.
Gourmand. Sa définition, 353; son
caractère, 358 et suiv.
Gourmandise (De la). Définition et
.synonymie , 351 et suiv. ; ses caii-
.ses, 355 et sniv.; symptômes, mar-
che et terminaison, 358 et suiv.;
son traitement , 362 et suiv. Ob-
servations : Gourmandise terminée
par une mort subite, 367 et suiv.;
suites funestes de la gourmandise
chez sept convalescents, 369 et
suiv. ; boulimie congéniale , 372 et
suiv. _ Le gastronome théoricien ,
ou la manie de l'art culinaire , 383
et suiv.
Gourmet. Sa définition , 353.
Goui'ernemenls. Influence de leurs
formes sur les passions, 106, 107.
GRÊiMiLLY (Le docteur) , cité, 441.
Grossesse. Sou influence sur les
passions , M et suiv.
GuERBois (Le docteur), cité, 710.
GoERRY, cité, 41, 45.
GDist\iN , mentionné, 252, à la note.
H
Habillement. Signes qu'il fournit,
124, 125. Voyez Vêtements.
Habitation. Son influence dans le
traitement des passions, 164.
Habitat ii'ité (Organe de l') , 129. De
1»_ chez les animaux , 296 et suiv.;
— chez l'homme. Voir Nostalgie.
Habitude. Son influence sur le déve-
loppement des passions, 101, (02;
— sur leur traitement . 168, 169.
Haine. Sa définition, 393.
Hallucinations (Des) , 263.
Hei.vétius, cité, 12.
Herder, cité, 115.
Hérédité. Son influence .sur le déve-
loppement des passions, 51, 52 ; —
AllKIIOUE. ^25
sur leur traitement, 162, 163; —
sur la folie, 251, 252;- sur l'i-
vrognerie, 309 ; - sur la gourman-
dise, 357 ; — sur la colère , 397. —
Son traitement, 687, 688.
HippocRATE , cité, 46, 787, 788.
HoFFBAWER, cité , 246.
Homicide. Lié au suicide, 678. Voyez
la Statistique de la criminalité.
Homme. Sa nature , divisée en rai-
sonnable et irraisoimable , 9.
Horace, cité, 332, 355, 391.
I
Idéalité (Organe de 1') , 133.
Illusions. En quoi elles diffèrent des
hallucinations, 263; leurs effets ,
ibid.
Imagination. Ce que c'est, 109; son
influence sur les passions, 109, 110.
Imitation (Organe de 1') , 134.
Impatience. Sa définition , 392.
Impertinent (L'). Sa définition, 548.
Important (L'). Sa définition , 547.'
Imprimeurs (Ouvriers). Enclins à
l'ivrognerie , 96, 306.
Inaction. Sa définition, 455.
Indicidualité (Organe de 1'), 134.
Indolent. Sa définiiion , 455.
Infirmiers. Portés à l'ivrognerie,
306.
Instinct, expression des désirs maté-
riels, 15; — de la conservation chez
les animaux , 267 et suiv. ; — de
reproduction , 286 et suiv.
Instruction. Son influence sur la fo-
lie, 254; — sur la criminalité, 254,
255, 794;— sur la prostitution, 485.
Intelligence. Effets de la peur sur
l'-,442.
Irréligion. Son influence , 107, 108.
Isolement modifié ( Système de V ),
189.
Italiens. Sont friands, 351; joueurs,
645.
Ivresse. En quoi diffère de l'ivrogne-
rie, 303, 304; ses symptômes , 313
826
TABLE ALPHABETIQUE.
et suiv.; son traitement', 329, 330.
Ivrogne. Son portrait , 312, 313.
Ivrognerie. Définition et synonymie.
303 et suiv.; ses causes, 305 el suiv.;
ses sympiômes , 312 et .suiv.; sa
marche, 31.5, 316; ses effels el sa
lenniuaison , 31G et suiv.; ses rap-
ports avec la médecine légale , 326
et suiv.; son traitement, 329 et suiv.
Observations : Ivrognerie hérédi-
taire chez deux enfants, 337 et suiv.;
ivresse convulsive terminée par la
mort, 342 et suiv. ; ivrosiierie ter-
minée par une combustion sponta-
née, 344 et suiv.; ivrognerie guérie
par l'empire de la volonté , 347 et
suiv. ; ivrognerie guérie par la
honte, le regret et la religion, 349
et suiv. Ouvrages sur 1'—, 328.
.1
Jalousie. Passion irès-commune chez
les enfants, 36; déflniiion et syno-
nymie de la jalousie, 590 et suiv. ;
.ses causes , 592 et suiv.; symptô-
mes , marche, complication et ter-
min.iison , 595 et suiv.; trailement,
601 et suiv. Ob.servations : Ja-
lousie chez un enfant, 60î et suiv.;
jalousie maternelle suivie de mort ,
6C8 el suiv; jalousie d'une belle-
mère, G 12 et suiv. ; jalousie et envie
lei-minées par une affection cancé-
retse mortelle, 615 el suiv. Quand
!a ja'ousie exclut l'inipulabiliié ,
529, 530. De la jalousie chez les ani-
maux , 291 et suiv.
Jefferson , cité, 32.5.
Jeu. Sa définition, son ancienneté,
son universalité , ses progrès en
France, 635 et suiv.; causes, 642 et
suiv. ; caractère du joueur , 646 et
suiv.; marche, e.fets et terminaison,
650 et .suiv. : statistique di jeu, 654
fctsuiv.; son traitement, 650, 657.
Jeùne^ moyen hygiénique , 207, 363.
Jeunesse. Son caractère, 36 et suiv.
JoHANNEAii (Eioy) , cîté, 640.
Joie. Sis effets , 230 et suiv.
Joues. Signes qu'elles fournissent,
119.
Juifs. Devinrent joueurs en fréquen-
tant les Grecs , 637.
Juslice. Sa définition, 174, 175.
La. Bruyère, ciié , 87 el suiv.; 258,
546 et suiv.
Lacaze, cité, 9.
Lacenaire. Sa paresse, 469, 470.
La Chambre (De), cité , 12, 1 1 1, 392.
Lâche. Sa définition , 432.
Lait. Influence des passions sur sa
qualité , 52, 55.
Langage (Organe du) , 137.
La Rochefoucauld, cité, 12, 455,
550,-591,595.
Laurentie , cité, 730 et suiv.
Lauvergne, cité, 191,670,671.
Lavater, cité, 130, 140; analyse de
son .système, 111-126.
Lelut, cité, 139, 266.
Lettres (Gens de). Leurs qualités,
leurs défauts, leurs avantages, leurs
inconvénients, 95, 96; — gour-
mands par distraction , 356 ; — im-
patients ou haineux, .395.
Leuret, cité, 139, 252, 736.
Léveillé, mentionné, 328.
LÉvis (De) , cité , 6.
Levraud (lîei.'jamin), cité, 651.
Liberl.inoge. Sa définition, 478. His-
torique du —, 479, 4S0 ; ses causes,
480 et suiv.; ses effets, 489 et suiv.;
son traitement, 499 et suiv. Tableau
stati.stique du liberiinaise en France,
496; s;,ii influence nir la crimina-
lité , 498. Lois relaiives au liberti-
nage , 807 et suiv.
LiEiTAUD, cité , 238.
Localilé (Organe de la) , 135.
Lois. Leur origine, 171; leur néces-
sité, ibiil. et suiv.
TAULK ALI'llABHllyUE.
827
Loterie (Note sur la), 612.
LovsËAU , cilé, 70Î, 705.
M
Ma<;hado, cilé, 278, 298. — Analyse
de sa théorie des ressemblances,
798 et suiv.
Mageisoif. Sa division des passions,
14.
Magnifique (Le). Sa définiiiori, ôiG.
Maigre (le doctiur,, cilé, ;')'■}.
Main. Signes qu'elle fournit, 123,
124.
Mal du pays. Voyez Nostalgie.
Maladie. Sou inOueuce sur le déve-
loppement des passions, 68 et suiv.;
— sur l'iviognerie. 308, 3U9; — siir
la colère, 33î; — sur la peur, 396.
Énuinéralion des maladies hérédi-
taires, 52, à la noie.
Maquignons. Portés à l'ivrognerie,
306.
Marc, cité, 14, 198, 245, 261, 263,
312, 326, 404, 442, 529, 530.
Marchands. Leurs qualités, leurs dé-
fauts, leurs avantages et leurs in-
convénients, 96.
Marins. Pourquoi disposés à l'ivro-
gnerie , 307 ;— généralement brus-
ques , .395.
Massillok, cité, 572 et suiv
Masturbation. Ses causes, 486, 487;
ses symptômes , 489 ; son traile-
menl, 499 et suiv.
Médailles (Passion des), 242, 243.
Médecins. Comment ils divisent les
passions, 13. Qualités, défauls ,
avantages et inconvénients de leur
profession , 94 , 792 , 793. — gour-
mands par séduction , 356.
Mélancolie. Voyez Nostalgie.
Menstruation. Son influence sur les
passions, 82 et suiv.; — sur la peur,
434. Effets de la peur sur la — , 439
Effets de la colère sur la— ,401.
RJe^iTell!. Sa passion pour l'étude,
[= 717 et suiv.
;V<v//c»«. Signes qu'il fournit, 120.
Mi;kci'ri:v, cilé, 170.
Méridionaux. liCUi" caraclère, 47.
Merlin, cilé, 182, 195.
Mcncilleux (Le). L'un des besoins
inlellectucls de l'homme, lA-
Merveillosilc (Organe de la) , 133.
Mey>ieu Madame Mary, , citée, 4(J8.
Michel, cité, 794 et suiv.
Militaires. Leurs qualilcs , leurs dé-
fauls, le.irs avant iges, leiu-s incon-
vénients , 95. Pourquoi disposés à
l'ivrognerie, 307.
iVo^/e (De la; , 124, 125.
Modistes. Portées au libertinage.. £6,
484.
Moelle allongée. Sa fonciion, 28, 29.
Monde. Influence du grand — sur les
passions, 103, 104.
Mo^TAioE, cité, 7, 124, 395.
MoNTESQDiEC, Cité, 46, 178, 180, 309,
310.
MoREAU- Christophe, cilé, 188, 189.
MoREAU DE Jois.>Ès, cité, 691 et suiv.;
802, 814 et suiv.
MoRiN (Achille) , cité, 218, à la note.
Mort (De la peine de) , 195, 196.
Mo:vARET (Le docteur) , cité, 457.
Musiciens de bas étage. Portés à l'i-
vrognerie, 306.
Musique. Son influence dans le trai-
tement des passions, 170 et suiv.
Manie de la niusuiue, 728 et suiv.
N
Napoléon, cilé, 305, 551, 681, à la
noie.
Nerfs, 27 et suiv.
Nez. Signes qu'il fournit, 117, 118.
Noblesse, 85.
KoDiER (Charles) , cité , 752.
Nonchalant. Sa définition, 455.
Nostalgie. Définition, 707; cau.ses,
708; caractère, marche et termi-
naison , 709 et suiv. ; iraiteinent ,
711, 712. Observations : Nostalgie
chez un enfant de deux ans, 713,
828
TADl.n ALPHABETIOLE.
711; nostalgie par habiiati vile, 714.
Nottrrices-. Çualités qu'elles doivent
avoir, 53 et suiv.
Nourriture. Son influence sur les
passions, 49 et suiv.; — sur leur
iraitement, 163, 164.
O
Oisiveté. Sa définition , 455 ; son in-
fluence sur l'ivrognerie, 308; — .sur
; la gourmandise , 356; — statistique
des individus vivant dans l'oisiveté,
460, 461.
Oinophage. Sa définition , 354.
Onanisme. Voyez Masturbation
Opium. Ses effets, 317.
Oreilles. Signes qu'elles fournissent ,
120.
Oz-f/re (Organe de 1'), 136. Manie de
l'ordre , 738 et suiv.
Organisme. Ce que c'est, 29 , 30; sa
réaction dans les passions, 154, 156.
Orgueil. [)éfini'ion et synonymie ,
544 et suiv.; causes, 549 et suiv.;
caractère , 551 et suiv.; effets, coiii-
plicalion et terminaison de l'or-
gueil, 555 et suiv.; traitement, 557
et suiv. Exemples ei observations :
Orgueil d'un acteur célèbre , 561 ;
orgueil et vanité d"un Anglais blessé
dans ses chevaux , 564 et suiv.
Ouvertures de corps, 30, 340, 343,
355, 3t)8, 379, 405, 424, 763.
Ouvriers. Leurs qualités, leurs dé-
fauts, leurs avantages leurs incon-
vénients , 96; leurs maladies, 793,
794.
Ovide, cilé, 161, 162,597,598.
iP
Parchappk , mentionné, 2ô2, à la
note.
Parewt-Duch.vteiet, ci é, 483, '•84.
Paresse. Définition et synonymie,
454 et suiv.; causes, 4ô6 et suiv.;
ses effets, sa terminaison, 459, 460;
sa stalisliqiie, 460, 461 ; son traite-
ment, 464 et suiv. Exemples et ob-
servations : La paresse et l'écha-
faud, 468 et suiv.; paresse corrigée,
470 suiv. ; pares.se terminée par un
suicide, 472 et suiv. ; paresse pé-
riodique, 475 et suiv.
Paresseux, Son caractère, 459, 460.
Paris. Ville dangereuse pour les ima-
ginations ardentes, 694. G95.
Pariset, cilé, 663.
Parmeivtier, cité, 56, à la noie.
Pascal, cité, ix, 302, 513, 548, 549.
Passions. Étymologie et définition de
ce mot, 1-8. Division des passions
selon les médecins et selon les mo-
ralistes. 9-26; leur siège. 27-33;
leurs cause.s,34-l 10. Exposé de leurs
signes physiognomoniques et phré-
nologiqiies, 111-141; leur marche,
leur complication, leur terminaison,
142-147; leurs effets sur l'organis-
me, 148-155 ; — sur le corps social,
155-158; — sur les croyances reli-
gieuses, 158, 159. Leur traitement
médical, 160-174;- législatif, 174-
202 ; — religieux , 202-208. Consi-
dérées comme moyens de guériron
dans les maladies, 230-213. Des pas-
sions et de la folie dans leurs rap-
ports entre elles et avec la culpabi-
lité, 241-266. Des pa.ssions chez les
animaux , 287-302. — Toutes rap-
portées à l'amour , 11,12; divisées
en animales, sociales et intellec-
tuelles, 25. Les Grecs admettaient
Vacant -passion, 142. Sont soli-
daires entre elles, 114. Effets de
la passion dominante, 144, 145;
abrègent l'existence des individus
et celle des peuples , 149 ; leur anta-
gonisme, 173. Voir chaque passion
en particulier.
Pastoret, cilé, 178, 179.
Paui. (Saint), cité, 9.
Paupérisme. Ouvrages sur le — ,
468, à la noie.
Pauvre (Le^. Sou caractère, 88 et suiv.
TABLE Al.PH
Paysans, lifuis qualités et leurs dc-
t'auls, ".57. Voyez ./griciU leurs.
Pi'rhc (Passion de la) , 807.
Péchés, 13.
Fechlin , cité , 238.
Peines. Proporiionnées aux délits,
180. Leur divisiou, 182 et suiv. ;
leur éiiuiiiéraiioii , 201, 202.
Peintres en bâiiment. Disposés 5
l'ivrognerie, 96, 306.
Pellico (Silvio) , cité, 433, 434, 793.
Pénitentiaire { Système ) , 1S5 et
suiv.
Perceptions , 6.
Périodicité dans les passions, 143,
144, 316.
Pesanteur (Organe de la) , I3î, 135.
Petit (Hippolyte), cité, 713.
Petil-inaîlre (Le). Sa définition, 546.
Peuples septentrionaux , moyens
et méridionaux^ 47, 48.
Peur. Illusions qu'elle produit, 153,
154. Remède utile dans quelques cas,
238 et suiv. Définition et synony-
mie, 430 et suiv.; causes, 434 et
suiv.; symptômes, marche, effets et
terminaisjn , 437 et suiv. ; traite-
ment, 443 et suiv. 01).serva! ions :
Effets de la peur sur le .système ner-
veux, 447, 448; effets subits de la
peur sur les cheveux, 448 et suiv.;
diathèse scrofuleuse produite par
une peur héréditaire, 450 et suiv.;
frayeur suivie d'hémiplégie et de la
mort , 452, 453.
Philogéniture (Organe de la), 129.
Amour des petits chez les animaux,
293 et suiv.
Phrénologie (Exposé de la), 126 et
suiv.
Physiognomonie ( Exposé de la) ,
112 et suiv.
PiNEL, cité, 245, 251, à la note.
PiNEt-GRANDCHAMP, cité, 72, 452.
PiNEL (.'îcipion) , cité, 14, 246 et suiv.
Plaisir. Ses effets, 3, 148.
Platon, cité, 9, 46, 48.
ABKTIQUE. 829
pLUTARyi'E, cité, 48, 304.
Police. Sa division en adininisiralive
et judiciaire, 177. Surveillance de
la haute police, 193, 194.
Poltron. Sa définition , 432.
Polypliage. Sa définition , 35L
Po^cERViLtE (De), traducteur de
Lucrèce et des Amours mytholo-
giques. Cité , 598.
Population de l'Europe, 814 et suiv.;
— de la France, 818.
Position sociale. Son influence sur
les passions, 85 et suiv.
PoTiiiER, cité, 177.
PoYNDER, cité, 326.
Présomption. Sa définition, 546.
Prétentieux (Le). Sa définition, 546.
Prêtres. Qualités, défauts, avantages
et inconvénients de leur profession,
96; leur longévité, 791 , 792.
Prévost, de Genève, cité, 666, 670.
Prière. Son influence dans le traite-
ment des passions, 206, 207.
Prison (De la) , 185 et suiv.
Procédure. Ce que c'est , 177.
Professions. Leur influence sur le
développement des pas.sions, 85, 92
et suiv ; — sur la folie , 25 i ; — sur
l'ivrognerie, 306 et suiv. Tableau
statistique des professions dans leurs
rapports avec la criminalité, 98;
— avec la syphilis, 482; — avec
la prostitution , 384, 485 ; — avec
le jeu, 646.
Prostituées. Ce qui les distingue,
478, 479. Accroissement des prosti-
tuées, 485, 486 ; leur caractère, 187;
leurs maladies , leur triste fin , 490
et suiv.
Prostitution. Ses causes , 483 et
suiv.; son influence sur la folie, 490.
Protestants (Caractère de la folie
chez les), 261.
Puberté. Voir Ages.
Psychologistes. Comment ils divi-
sent les passions, 12, 13.
PïTHACORE, cité, 9.
830
TABLE ALPHABETIQUE.
0
OrÉtEN (Mgr de), cité, viii , 733.
(JuiNTitJçn , cité , 32.
R
Rabeheau, mentionné, 641.
Ram (Le chanoine de) , cité, 109.
Ratakd, cité, 468, à la noie.
Rayer, nienlioiiné, 328.
Rechute. En quoi elle diffère des ré-
cidive*!, 2G9.
Récidive (Delà) dans la maladie, "210
et suiv.; — dans le crime, 2l4 et
suiv.; — dans la passion, 224 et suiv.
Récidivistes (Statistique des) , 217 et
suiv.
Réclusion (De la), 186 et suiv.
Religion. Son influence salutaire, 107.
Son influence sur la folie, 260, 261.
Utilité d'une statistique criminelle
dans ses rapports avec la religion,
108,109.
Rémosat (Charles de) , cité, 468.
Réparation d'honneur (De la), 185.
Respect humain. Ce que c'est, 432.
Ressemblances (Théorie des), 798.
RiîYNAUD (Le commis.saire), cité, 191.
Riche (Caractère du, 87, 88.
Rire. Ses effets, 230 et suiv.
RoDE?iBACH, cité, 77.
RocQUES,cité, 170.
RoEscu , cité, 328.
Romans. Leur influence sur les pas-
sions, 105.
Ronger (Florimond), cilé, 736.
RoosMALEN (A. de), cité, 122.
RosTAN , mentionné, 376.
RorssEAC (Le docteur Emmanuel) ,
cité , 269.
Rousseau (J.-J.), cité, 5, 7, 267,
359, 354, 355.
Roy (Le docteur), cité, 423.
Rase chez les animaux, 275 et suiv.
Russes. Sont goulus, 354 ; adonnés au
jeu, 645.
Saisons. Leur influence sur Icis pas-
sions, 48, 49; — sur la folie, 254.
SALLUSTE,cilé, 89, 90, 430.
Sang. Son altération par l'effet des
passions, 149, 150.
Sai'l. Sa jalousie, 227, 228.
Sauvages, cilé, 239.
Scrupules. Sa définition, 432; ses
effets, 442; se guérit par l'obéis-
sance , 446.
Sécréiifité (Organe de la\ 130, 131,
275.
Seigneur (Grand). Son caractère, 86,
87. Vanité d'un — 560.
Senault, cilé, 11.
SÉNÈQUE, cité, 304, 391, 402.
Sensations. Définition de ce mot , 6.
Sentiments . Définiti(m de ce mot, 6.
Séparation de corps (Statistique des
demandes en), 81 1 et suiv.
Septentrionaux. Leur caractère, 42.
S!;rruriek (Le docleur), cilé, 139.
Sexes. Leur influence sur le dévelop-
pement des passions, 4î , 45; —
sur leur traitement, 162; — sur la
folie, 253; — sur la gourmaiidi.ve,
356; — sur la colère, 395,395;
— sur la peur, 434 ; — siir l'or-
gueil el la vanilé , 550.
Soldats. Pourquoi disposés à l'ivro-
gnerie, 307, 308.
Solitude. Son influence sur les pas-
sions, 103, 104.
Sommeil. Son influence sur le Iraite-
meiit des passions, 165.
Sot. Sa définition, 548.
Sourcil. Signes qu'il fournit, 115,
116.
Sourds-muets. Leur caractère , leurs
passions, 74 et suiv.
Souverains. Leurs qualités, leurs dé-
fauts, leurs avantages, leurs incoil-
vénienls, 97.
SouzA (Madame de), citée, 565, 550.
Spasmes. Ce que c'est , 83.
T.vni.E AI.PHAnETlQUE,
831
Spectacles. Leur influence sur les
passions , 101 , 105.
Spuuzuki:»!, cité, 3, 1 1 , 2S, 138,
13y, 2i5, 275.
Stakl (Madame de), citée, 520, 622.
Statistique des femmes en couches
aliénées , 31 ; — des différents il,n;es
sur la criiniiialilé, 39, 40; — des
sexes sur la criminalité, 4î, 45; —
de la températuresur la criminalité.
lions citées aux articles Ambition,
Amour, yicarice. Colère, Jalou-
sie, Nostalgie, Paresse, faiiité.
SïLViiTs, cité, 52.
Tailleurs. Enclins au libertinage,
96 , 482.
7<7mfec»M/-.î. Portés 5 l'ivrognerie, 306.
48, 49; — des professions sous le Tarare. Note .sur ce grand mangeur,
rapport de la criniinaliië , 98 et
suiv.; — de l'irréligion, 108, 109;
— de l'aliénation mentale produite
parles passions, 153, 255, 256,
258 el suiv.; — des passions consi-
dérées comme motifs de crimes ,
156, 157 ; de maladies , 152 ; — des
condamnai ions prononcées par les
cours d'assises del825à 1841, p. 201.
— des crimes, de l'aliénation men-
tale et du suicide, 255, 2.56 ; — de la fo-
lie dans ses rapports avec la popula-
tion, 238; — mouvement annuel
des aliénés dans le département de
la Seine, ibid. Statistique des effets
de l'ivrognerie, 323, 324; — de la
colère dans ses rapports avec la cri-
minaliié, 403, 404; — de la paresse,
460, 461 ; — de la peur dans ses rap-
ports avec la folie, 439, 4i0 ; — des
•vénériens, 158, 482, 492 et suiv. ;
— du jeu , 655, 656 ; — du suicide,
691 et suiv.; — du duel , 706.
Stone, cité, 323.
Stoïciens. Comment ils divisent les
passions, 10.
Suffisant {Le). Sa définition, 547,
548.
Suicide. Définition , 658 et suiv. ;
causes, 661 et suiv.; marche el ca-
ractères principaux du suicide, 671
et suiv.; son traitement, 681 et .suiv.
Observation d'une mélancolie sui-
cide guérie par l'amour, 240,241.
Documents statistiques sur le sui-
cide , 691 et suiv. Voir les observa-
354, 355.
Tempérament. Ce qu'il faut entendre
par ce mot , 57. Voy. Constitution.
Température. Son influence sur les
pa.ssions , 45 et suiv.
Tacite , cité, 160.
Tempérance. Sa définition, 8; ses
effets , 304. ^-ociétés de — , 334.
Temps 'Organe du;, 136.
Terreur. Sa définition, 430.
Tète. Signes qu'elle fournit, 112, 113.
Théophraste, cité, 621.
Thérèse (Sainte, , citée , 526.
Théroigne deMéricourt. Son fana-
ti.sme politique, 760 et suiv.
Thomas , cité , 635.
Thomas d'.Aouin (Saint). Comment
il divise les passions, 10.
Thore , cité , 213 , à la note.
Thoré, cité, 130.
TissoT, cité, 205,206,231.
Tonalité (Organe de la), 136.
rortne/ier*. Enclins à l'ivrognerie, 96.
Traitement médical des passions,
160-174; traitement législatif,
174-202; traitement religieux,
202- 20S.
Trai'aux forcés (Des), 190, 191.
TRElLHARD,cilé, 190.
Tristesse. Sa définition , 232 ; ses ef-
fets ,148, 674. Voyez Nostalgie.
TcpiNiER (Le baron) , cité , 191.
U
Usure (Note sur 1') , 813, 814.
X
832
T'agabonds. Leur définilion léj^ale,
461. Statistique des —, 461, 402.
Vanité. Définition et synonymie,
544 et suiv. ; causes , 549 et suiv. ;
caractère, 551 et suiv.; effets, com-
plication et terminaison de la va-
uité, 555 et suiv.; traitement, 557
et suiv. Exemples et observations :
Vanité d'un yrand seigneur, 560 ;
vanité d'une jeune fille terminée
par un suicide , 561 et suiv. Voyez
Orgueil.
Varron, cité, 46.
Vauvenargdes, cilé , 32, 595.
Vénération ou religiosité (Organe
de la), selon les phi énologistes, 132.
Vénériens. Tableaux staii.siiques
des — , 493, 494. Charge pesante
pour l'État, 495.
Vengeance. Sa définition , 393 ; —
est comme endémique dans la Corse,
400.
Vermier, cité, 575, à la note.
Vertu. Sa définition , 7 et 8.
Vêlements. Leur influence dans le
traitement des passions, 1 64. Voyez
Habillement.
Vices. Leur définition, 7.
Vies animale et organique de Bi-
cbat, 9.
Vie champêtre . Son influence sur les
passions, 104.
Vieillesse. Son caractère, 38, 39.
ViLiERMÉ , mentionné , 328 et 794.
Violence. Sa définition, 393.
ViRkï, cité, 237.
TAP.I.i: AI.PnABi;TIQLE.
Viscères. Loin' infliioncp sui- ies pas-
sions . 32, 33.
ViTET, cité, 591.
Voisin, cité, 343, 344.
Voisin (Félix) , mentionné, 252 , à la
note.
Voix. Signes qu'elle fournit, 121,
122.
Vol. ( Statistique du ) , 221 et suiv.
Penchant au vol chez les animaux ,
273.
Voleurs. Leur nomlire à Paris , 222,
223.
Voracité chez les animaux , 268 et
suiv.
Voyages (Passion des) , 712.
Vrai (Le). Sa définition, 23.
W
Werther, de Goethe. Ce que ce livre
dangereux a produit de suicides,
663.
WiLtAN , cité , 323.
WiiLis , cité , 30.
WoitLEz (Le docteur) , mentionné ,
254 , à la note.
Yeux. Signes qu'ils fournissent, IIG,
117.
Zenon, cité, %
ZiuaiERiUANN, cité, 253.
FIN DE LA TABLE.
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