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Full text of "La médecine des passions : ou, Les passions considérées dans leurs rapports avec les maladies, les lois et la religion"

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s  P  H 


LA 


MÉDECINE  DES  PASSIONS. 


n 


# 


LA 


LES  PASSIONS 

CONSIDÉRÉES   DANS    LEIIRS    RAPPORTS    AVEC   LES   MALADIES, 
LES    LOIS    ET    LA    RELIGION; 

PAR  J.-B.  F.  DESCURET, 

DOCTEUR    ES   MÉDECINE    ET    DOCTEUR   ES    LETTRES   DE   l'aCADÉMIE    DE   PARIS. 

Bf ujf ime  f liition , 

REVUE,   CORRieÉE  ET  AUGMENTÉE. 


Il  appartient  à  la  médecine  de  seconder  la 
morale  dans  le  grand  œuvre  de  l'amélio- 
ration du  sort  des  hommes. 
(J.  Droz,  De  la  Philosophie  morale.) 


PARIS. 

ANCIENNE   MAISO^i   BÉCHET   JEUIME , 

liABÉ,    SUCCESSEUR,   LIBR.\1RE    DE   LA    FACULTÉ    DE  MÉDECINE, 
place  de  l'École-de-Médecine  ,  4. 

PERISSE,  à  Paris  ei  à  Lyon. 


1844 


AYERTISSEMKIM 


DE    LA    PREMIERE    ÉDITION. 


En  publiant  ce  livre ,  je  n'ai  point  la  pensée 
de  donner  un  Traité  complet  des  Passions  :  ce 
titre  comporterait  un  grand  nombre  de  vo- 
lumes, et  exigerait  une  vie  entière  d'études 
spéciales,  auxquelles  ma  proressio.n  ne  m'a 
pas  permis  de  me  livrer  autant  que  je  l'aurais 
voulu.  Dans  ce  vaste  travail ,  on  devrait  exa- 
miner par  quelles  vertus  les  différents  peu- 
ples se  sont  illustrés,  et  à  quels  vices  ils  ont 
dû  leur  décadence;  car  les  bonnes  mœurs 
sont  l'âme  des  sociétés  :  elles  seules  peuvent 
y  entretenir  la  vie,  la  force  et  la  prospérité. 
Pour  remplir  le  cadre  de  cette  véritable  phi- 
losophie de  l'histoire ,  l'érudition  de  l'auteur 
ne  devrait  pas  se  borner  à  une  connaissance 
exacte  des  nations  qui  ne  sont  plus  ;  elle  de- 
vrait aussi  embrasser  les  principaux  peuples 
qui  s'agitent  aujourd'hui  sur  la  scène  du 
monde  ;  indiquer  les  traits  physiques  et  mo- 
raux qui  les  caractérisent,  les  maladies  qui 
les  affectent,  les  passions  qui  les  asservissent , 


VI  AVERTISSEMENT. 

les  mouvements  politiques  qui  les  travaillent. 
Une  pareille  tache,  dont  je  sens  si  bien  toute 
l'importance,  est  trop  au-dessus  de  mes  for- 
ces ,  et  je  n'ai  pas  eu  la  prétention  de  l'entre- 
prendre. 

L'ouvrage  que  je  livre  à  la  publicité  n'est 
autre  chose  qu'un  manuel,  qu'une  grammaire 
des  Passions  considérées  dans  leurs  rapports  avec 
la  Médecine,  les  Lois  et  la  Religion.  Toutefois,  il 
est  le  résultat  de  l'observation  la  plus  atten- 
tive et  la  plus  constante  pendant  vingt -trois 
années.  Durant  ce  laps  de  temps,  j  ai  été  à 
même  de  voir  beaucoup  ;  aussi  mon  livre , 
plutôt  pratique  que  théorique ,  contient-il 
plus  de  faits  que  de  raisonnements.  Cin- 
quante-deux mille  visites  faites  aux  pauvres 
du  douzième  arrondissement  de  Paris,  trois 
mille  environ  à  la  classe  riche,  près  de 
soixante  mille  à  la  classe  moyenne,  m'ont 
permis  d'examiner  l'influence  de  la  fortune 
et  de  la  maladie  sur  le  développement  des 
passions.  En  même  temps ,  gens  de  toutes 
les  professions  ;  étrangers  de  tous  les  pays  ; 
maîtres  et  domestiques  ;  hommes  et  femmes 
libres,  détenus  ou  cloîtrés;  catholiques  et 
protestants;  spiritualistes  et  matérialistes; 
élèves  et  professeurs;  savants,  littérateurs  , 
artistes   du    premier   mérite  ;    malheureux 


AVEKTISSEMKINT.  VU 

ploiijjés  dans  l'ignorance  la  plus  {>rossière; 
enfin,  ^ens  raisonnables,  fous  enfermés  ou 
dans  le  cas  de  l'être  :  tels  sont  les  individus 
avec  lesquels  j'ai  été  fréquemment  en  rela- 
tion ,  que  j'ai  pu  observer  à  loisir,  et  qui 
m'ont  fourni  les  matériaux  de  cet  ouvrage, 
plus  scientifique  que  littéraire,  et  en  grande 
partie  copié  d'après  nature.  Pour  établir 
mes  assertions,  je  ne  me  suis  pas  contenté 
d'invoquer  ma  longue  expérience,  soit  comme 
praticien,  soit  comme  médecin-légiste  :  j'en 
ai  souvent  appelé  à  celle  de  mes  devanciers , 
et  me  suis  en  outre  appuyé  des  laborieuses 
recherches  de  la  statistique  ,  science  née 
d'hier,  il  est  vrai,  mais  destinée  à  jeter  plus 
tard  une  grande  lumière  sur  différentes  ques- 
tions relatives  à  la  criminalité,  ainsi  qu'à  l'a- 
mélioration physique  et  morale  des  masses. 
Malgré  ces  puissants  secours ,  malgré  tant 
de  soins  consacrés  pendant  un  grand  nombre 
d'années  à  la  composition  de  ce  volume ,  je 
ne  l'aurais  pas  encore  livré  à  l'impression  ,  si 
les  conseils  de  mes  confrères ,  si  les  instances 
de  l'amitié ,  ne  m'en  avaient  arraché  la  pro- 
messe. C'est  aussi  pour  tenir  ma  parole  envers 
deux  hommes  célèbres ,  ravis  depuis  peu  à  la 
science  et  au  clergé  ,  que  je  livre  prématuré- 
ment à  la  critique  bienveillante  un  travail 


vin  AVERTISSEMENT. 

dont  j'espère  pouvoir  un  jour  remplir  les 
lacunes,  et  faire  disparaître  les  imperfec- 
tions. 


AVIS 

SUR    LA    DEUXIÈME    EDITION. 

Deux  hommes  eatre  lesquels  il  existait  une  grande  diver- 
gence de  principes,  Mgr  deOuélen  et  le  docteur  Broussais, 
s'accordaient  à  penser  que  la  Médecine  des  Passions  devien- 
drait un  jour  le  complément  indispensable  des  études  mé- 
dicales, législatives  et  ihéologiques.  Cette  prévision  favora- 
ble, réalisée  eu  moins  de  deux  anuées,  n'a  été  regardée  par 
moi  que  comme  une  marque  d'indulgence  et  un  encourage- 
ment à  mieux  faire. 

Aussi ,  pour  cette  nouvelle  édition,  le  style  a  été  revu  avec 
soin;  et  la  statistique,  dans  ses  rapports  avec  les  mœurs, 
mise  au  courant  des  documents  officiels  publiés  jusqu'ici. 
On  trouvera,  dans  le  cours  de  l'ouvrage,  quelques  mo- 
difications et  un  assez  grand  nombre  d'additions,  jugées 
nécessaires  par  de  savauis  critiques,  entre  autres  le  cha- 
pitre sur  la  Bécidii'e  dans  la  Maladie^  dans  le  Crime  et  dans 
la  Passion.  J'ai,  en  outre,  reporté  à  la  fin  du  volume  plu- 
sieurs notes  nouvelles,  beaucoup  ti-op  étendues  pour  trou- 
ver place  au  bas  des  pages;  enfin,  j'ai  fait  suivre  la  se- 
conde partie  d'un  Résumé  qui  montre  l'harmonie  de  la 
médecine,  de  la  législation  et  de  la  religion;  et  qui,  eu 
même  temps,  aidera  le  lecteur  à  mieux  saisir  l'ensemble  et 
le  bul  de  mon  travail. 


NOTIONS  PRÉLIMINAIRES. 


Connais-toi  toi-même  (yvco6i  Geaurov) ,  disaient 
les  sages  de  la  Grèce  ;  et  depuis  plus  de  deux 
mille  ans  les  moralistes  et  les  médecins  ont 
répété  la  célèbre  inscription  du  temple  de 
Delphes,  sans  que  la  plupart  des  hommes 
pensent  à  acquérir  cette  connaissance ,  si 
intéressante  et  surtout  si  nécessaire.  Serait- 
ce  parce  que  cette  étude  est  entourée  de  dif- 
ficultés insurmontables?  Alors  Pascal,  ce  sé- 
vère moraliste,  aurait  eu  raison  de  s'écrier: 
«  Quelle  chimère  est-ce  donc  que  l'homme  ! 
quelle  nouveauté  !  quel  chaos  î  quel  sujet  de 
contradiction  !  Jnge  de  toutes  choses ,  imbé- 
cile ver  de  terre,  dépositaire  du  vrai ,  amas 
d'incertitudes,  gloire  et  rebut  de  l'univers  : 
s'il  se  vante,  je  l'abaisse;  s'il  s'abaisse,  je  le 
vante  et  le  contredis  toujours,  jusqu'à  ce  qu'il 
comprenne  qu'il  est  un  monstre  incompré- 
hensible. «Pour  moi,  découragé  par  les  paro- 
les de  ce  puissant  génie,  j'ai  voulu  plus  d'une 
fois  briser  ma  plume,  et  renoncer  à  un  tra- 
vail dont  le  terme,  semblable  à  l'horizon, 
me  paraissait  toujours  s'éloigner  à  mesure 


X  NOTIONS    PRÉLIMINAIRES. 

que  Je  m'efl'orçais  d'en  approcher  davan- 
tage. En  vain  j'avais  demandé  à  nos  grands 
peintres  de  mœurs,  à  nos  meilleurs  physio- 
logistes, le  mot  de  cette  énigme,  en  apparence 
introuvable  :  aucun  d'eux  ne  répondait  d'une 
manière  satisfaisante  aux  nombreuses  ques- 
tions qui  se  pressaient  dans  mon  esprit.  Re- 
lisant alors  les  chefs-d'œuvre  de  l'éloquent 
évèque  deMeaux,  dont  le  regard  pénétra  si 
avant  dans  les  secrets  de  la  nature  humaine , 
je  m'arrêtai  sur  ces  lignes  :  «Qu'est-ce  donc 
que  l'homme?  Est-ce  un  prodige?  est-ce  un 
assemblage  monstrueux  de  choses  incompa- 
tibles? est-ce  une  énigme  inexplicable?  Ou 
bien  n'est-ce  pas  plutôt,  si  je  puis  parler  de 
la  sorte,  un  reste  de  lui-même ,  une  ombre  de 
ce  qu'il  était  dans  son  origine,  un  édifice 
ruiné,  qui,  dans  ses  masures  renversées,  con- 
serve encore  quelque  chose  de  la  beauté  et 
de  la  grandeur  de  sa  première  forme?  Il  est 
tombé  en  ruines  par  sa  volonté  dépravée  ;  le 
comble  s'est  abattu  sur  le  fondement  :  mais 
qu'on  remue  ces  ruines,  on  trouvera,  dans 
les  restes  de  ce  bâtiment  renversé,  et  les 
traces  des  fondations,  et  l'idée  du  premier 
dessin  ,  et  les  marques  de  l'architecte.  » 

Cette  pensée   de  Bossuet   m'a  servi   plus 
d'une  fois  de  guide  dans  mes  recherches  ,  en 


NOTIONS    PRÉLIMINAIRES.  XI 

m'expliquant  toutes  les  contradictions  qui 
régnent  en  nous  et  hors  de  nous  ;  car  je  ne 
me  suis  pas  borné  à  étudier  l'homme  dans 
sa  nature  ;  je  l'ai  aussi  considéré  dans  son  ori- 
gine, dans  ses  rapports  et  dans  son  avenir. 

J'admets  d'abord  en  principe  qu'il  est  com- 
posé d'un  corps  et  d'une  âme,  unis  de  telle 
sorte  que  de  leur  réaction  réciproque  et  har- 
monique dépend  le  parfait  accomplissement 
de  ses  destinées.  Comment  s'opère  cette  union 
de  la  matière  et  de  l'esprit?  Mystère  aussi 
impénétrable  que  les  grandes  lois  de  la  na- 
ture :  le  suprême  Architecte  s'en  est  réservé 
le  secret  î  Toutefois ,  nous  sommes  forcés  d'a- 
vouer que  l'âme  est  l'agent  invisible  dont 
notre  corps  révèle  l'existence  ,  comme  Dieu 
est  le  créateur  invisible  dont  l'univers  publie 
la  force,  l'intelligence  et  l'amour. 

Considéré  sous  le  triple  point  de  vue  de 
l'hygiène,  de  la  morale  et  de  la  relip;ion, 
l'homme  a  des  besoins  k  satisfaire  et  des  de- 
voirs à  remplir  ;  aussi  a-t-il  reçu  en  partage 
la  sensibilité,  l'intelligence  et  la  liberté,  fa- 
cultés précieuses  qui  l'avertissent  de  ses  be- 
soins, lui  en  montrent  l'importance,  et  le 
font  recourir  aux  moyens  qui  doivent  les 
contenir  ou  les  satisfaire.  Le  savant  auteur 
de  la  Législalioii  primitive  me  paraît  beaucoup 


trop  n.iiirr  riiominc.  vn  \v  d 
ililrlli,;rnrf  srnir   \*nri\v%  ,.i 
•iil»liiiM-.  Mi.iiH  iiiHih'Ir.  il  Hif 
|>rriM*nlrr  rhoiniiif  tel  rpi  il  , 
non  Irl  t|u  il  rnl  :  I  liiftioin-  di  . 
nr  iNMift  monirr.  m  i^TiM .  I 
i^Miinir  iinr  n«inr  délriSnér 
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NOTIONS    PRÉLIMINAIRES.  Xlll 

par  les  progrès   mêmes  de  la  civilisation  , 
exige  une  continuelle  vigilance ,  si  nous  ne 
voulons  pas  nous  laisser  entraîner  par  les 
passions,  ces  perfides  et  redoutables  enne- 
mies de  notre  repos.  Mais,  pour  leur  résister 
avec  avantage,  il  ne  suffit  pas  de  se  bien  forti- 
fier sur  un  point,  il  faut  se  fortifier  de  tous  les 
côtés,  il  faut  être  armé  de  toutes  pièces.  Cette 
armure ,  une  éducation  complète  (et  elle  ne 
saurait  l'étreque  par  le  christianisme)  pourra 
seule  la  donner  à  l'humanité  par  la  culture 
simultanée  des  facultés  physiques  ^  morales  et 
intellectuelles    des    enfants.    En  veillant  donc 
avec  plus  de  soin  sur  l'éducation;  en  ne  per- 
mettant pas  de  développer  imprudemment 
une  ou  deux  des  facultés  de  l'élève  au  détri- 
ment des  autres  ;  en  s'attachant ,   au    con- 
traire, à  développer,  à  diriger,   à  satisfaire 
convenablement  tous   ses  besoins,  les  gou- 
nements  finiraient  par  rendre  les  hommes 
plus  forts  et  plus  intelligents,  parce  qu'ils 
seraient  meilleurs  ;  et  en  même  temps  meil- 
leurs, parce  qu'ils  seraient  plus  intelligents 
et  plus  forts. 


TABLE  MÉTHODIQUE 

DES    MATIÈRES    CONTENUES    DANS    CET    OUVRAGE. 

PREMIÈRE  PARTIE. 

DES    PASSIONS    EN    GÉNÉRAL. 


Pages. 


Chapitre  premier.  DéiinitioD  des  Passions.  —  Distinc- 
tion à  établir  entre  les  émotions,  les  sentiments,  les 
affections,  les  vertus,  les  vices  et  les  passions 1 

Chap.  II.  Division  des  Passions  selon  les  moralistes  et 
selon  les  médecins.  — ^ Théorie  nouvelle  des  Besoins.         9 

Chap.  III.  Du  Siège  des  Passions 27 

Chap.  IV.  Causes  des  Passions  :  influence  des  diffé- 
rents Ages  ;  des  Sexes;  des  Climats,  de  laTempéra- 
ture  et  des  Saisons;  de  la  Nourriture;  de  l'Hérédité 
et  de  l'Allaitement;  des  Tempéraments  ou  Constitu- 
tions; des  Maladies;  de  la  Menstruation  et  de  la 
Grossesse;  de  laPosition  sociale  et  des  Professions; 
de  l'Education,  de  l'Habitude  et  de  l'Exemple  ;  du 
Grand  monde,  de  la  Solitude  et  de  la  Vie  champêtre; 
des  Spectacles  et  des  Romans;  de  l'Irréligion;  des 
différentes  formes  de  Gouvernements  ;  de  l'Imagi- 
nation        34 

Chap.  V.  Séméiologie  des  Passions,  ou  exposé  des 
Signes  physiognomoniques  et  phrénologiques  au 
moyen  desquels  on  prétend  pouvoir  les  caractériser.     111 

Chap.  VI.  Marche,  Complication,  et  Terminaison  des 
Passions >  .      142 

Chap.  VII.  Effets  des  Passions  sur  l'organisme.  Réac- 
tion de  l'oi'ganisme  dans  les  Passions.  —  Leurs  Effets 
sur  le  corps  social  et  sur  les  croyances  religieuses.     148 

Chap.  VIII.  Traitement  des  Passions  :  Traitement  mé- 
dical; Traitement  législatif;  Traitement  religieux.  .      160 

Chap.  IX.  De  la  Récidive  dans  la  Maladie ,  dans  le 
Crime  et  dans  la  Passion 209 

Chap.  X.  Des  Passions  considérées  comme  moyens  de 
guérison  dans  les  maladies 230 


TABLE    METHODIQUE.  XV 

P.lgt'S. 

CiiAp.  \l.  Des  Passions  et  de  la  Folie,  dans  leiiis  rap- 
ports entre  elles  et  avec  la  culpabilité 24  i 

CjHkv.  Xll.  Coup  d'oeil  philosophique  snr  les  Besoins  et 
les  Passions  des  animaux  ,  rapportés  à  la  conserva- 
lion  de  l'individu  et  à  la  reproduction  de  l'espèce.  .  .      267 


SECONDE  PARTIE. 

DES  PASSIONS  EN  PARTICULIER. 

Fassions  animales. 

Chapitre  premier.  De  rivrognerie • 303 

Chap.  II.  De  la  Gourmandise , . .  . .  351 

Chap.  III.  De  la  Colère 391 

Chap.  IV.  De  la  Peur 430 

Chap.  V.  De  la  Paresse 454 

Chap.  VI.  Du  Libertinage. 478 

Passions  sociales. 

Chap.  VII.  De  l'Amour 505 

Chap.  VllI.  De  l'Orgueil  et  de  la  Vanité 544 

Chap.  IX.  De  l'Ambition 569 

Chap.  X.  De  l'Envie  et  de  la  .lalousie 590 

Chap.  XI.  De  l'Avarice 619 

Chap.  XII.  De  la  Passion  du  Jeu 635 

Chap.  XIII.  Du  Suicide 658 

Chap.  XIV.  Du  Duel 703 

Chap.  XV.  De  la  Nostalgie 707 

Passions  intellectuelles  ou  manies. 

Chap.  XVI.  Manie  de  l'Étude 716 

Chap.  XVII.  Manie  de  la  Musique 728 

Chap.  XVIII.  Manie  de  l'Ordre 738 

Chap.  XIX.  Manie  des  Collections 748 

Chap.  XX.  Du  Fanatisme  artivStique,  politique  et  reli- 
gieux   758 

Résumé 767 

Notes 787 


LA 


MÉDECINE  DES  PASSIONS. 


PREMIERE   PARTIE. 

DES  PASSIONS  EN  GÉNÉRAL. 


*%*»»%  %^^%»% 


CHAPITRE  PREMIER. 

DéfiDilion  des  Passions.  —  Distinctions  à  établir  entre 
émotions,  les  sentiments,  les  affections,  les  vertus,  les 
vices  et  les  passions. 


S'il  y  a  tant  de  confusion  dans  les  clioses,  c'est 
qu'on  en  laisse  Ijcaucoup  trop  dans  les  mois. 


Le  mot  passion,  d'après  son  étyraologie  (-ûaGoç), 
désigne  une  souffrance,  ou  du  moins  une  disposition 
à  recevoir  des  émotions  plus  ou  moins  vives  et  à  y 
correspondre.  Deux  ordres  de  causes  peuvent  pi^o- 
duire  ces  émotions,  les  causes  externes  et  les  causes 
internes  :  les  unes  agissant  d'abord  sur  la  périphérie 
du  corps,  les  autres,  au  contraire,  ayant  le  centre 
de  l'organisme  pour  point  de  départ  de  leur  action. 
Dans  les  deux  cas,  ces  émotions  produisent  sur  le  cer- 
veau une  sorte  d'ébranlement  qu'il  transmet  aussi- 


2  -  DKUNITION    1>ES    IWS.SIONS. 

tôt  à  tous  les  points  de  l'économie,  à  l'aide  de  nom- 
breux conducteurs  appelés  nerfs. 

Toutes  les  affections  vives,  toutes  les  passions, 
ayant  le  triste  priviléjje  de  rendre  le  corps  malade 
non  moins  que  l'esprit,  ces  deux  termes  s'emploient 
également  en  parlant  du  physique  et  du  moral  : 
ainsi  l'on  dit  que  les  affections  organiques  du  cœur 
sont  souvent  le  résultat  à' affections  morales  ;  et  an- 
ciennement, l'on  donnait  les  noms  de  passion  hypo- 
chondriaqiie  et  de  passion  hystérique  à  des  maladies 
qui  ont  leur  siège  ou  dans  les  hypochondres  ou  dans 
l'utérus. 

Les  passions,  disent  quelques  auteurs,  sont  ainsi 
nommées,  parce  que  l'homme  ne  se  les  donne  pas, 
mais  qu'il  les  subit,  qu'il  est  soumis  à  leur  action, 
qu'il  y  est  passif 

«  Nous  appelons  passions,  dit  le  docte  et  judicieux 
Bergier,  les  inclinations  ou  les  penchants  delà  na- 
ture poussés  à  l'excès,  parce  que  leurs  mouvements 
ne  sont  pas  volontaires  :  l'homme  est  purement  yi/^^- 
sif  lorsqu'il  les  éprouve;  il  n'est  actif  que  quand  il  y 
consent  ou  qu'il  les  réprime.  » 

Si  les  moralistes  sont  d'accord  sur  l'étymolo- 
gie  de  ce  mot ,  il  n'en  est  pas  ainsi  de  l'accep- 
tion qu'on  doit  lui  donner,  et  par  conséquent  de  sa 
définition. 

Le  chef  de  l'école  stoïcienne,  Zenon,  définit  la 
passion,  un  trouble  d'esprit  contre  nature,  qui  dé- 
tourne la  raison  de  sa  voie. 

Galien ,  d'après  les  idées  d'Hippocrate  et  de  Pla- 
ton, considère  les  passions  comme  des  mouvements 
contre  nature  de  l'âme  irraisonnable,  et  il  l«s  fait 


nÉKlMIION    DES    PASSIONS.  3 

toutes    provenir    frun    désir    insatiable.    Il    ajoute 
qu'elles  font  sortir  le  corps  de  l'état  de  santé. 

Descartes  les  considère  comme  des  mouvements 
produits  par  les  esprits  vitaux  émanés  de  la  jjlande 
pinéale  (siège  de  l'àme ,  selon  lui),  et  qui  viennent 
diversement  agiter  toutes  les  parties  du  corps  hu- 
main. 

Le  plaisir  nous  émeut  agréablement  :  nous  nous 
portons  vers  lui;  la  douleur  produit  sur  nous  un 
effet  contraire  :  nous  la  fuyons.  Cette  attraction  et 
cette  répulsion  ont  été  appelées  mouvements  de  l'âme, 
non  que  l'àme  puisse  changer  de  place  (un  être  im- 
matériel n'occupant  pas  de  lieu),  mais  seulement 
pour  indiquer  que,  dans  son  amour  et  dans  son 
aversion  ,  l'àme  s'unit  avec  les  objets  ou  s'en  sépare, 
de  même  que  le  corps  s'en  approche  ou  s'en  éloigne. 
D'après  ces  considérations,  Bossuet  et  d'autres  mo- 
ralistes chrétiens  définissent  les  passions,  «  des  mou- 
vements de  l'àme,  qui,  touchée  du  plaisir  ou  de  la 
douleur  ressentie  ou  imaginée  dans  un  objet,  le 
poursuit  ou  s'en  éloigne.  » 

Selon  Gall  et  Spurzheim,  les  noms  ^affection  et 
de  passion  ne  conviennent  nullement  aux  facultés 
primitives  de  l'âme;  le  premier  devant  s'appliquer 
uniquement  aux  modifications  que  présentent  les  fa- 
cultés, et  le  second  ,  à  l'excès  de  leur  activité.  Ainsi 
l'affection  ne  serait  qu'un  mode  de  qualité,  la  pas- 
sion qu'un  mode  de  quantilt^. 

Certains  moralistes  ont  confondu  les  affections 
et  les  passions;  d'autres  ont  cru  devoir  rassembler, 
sous  le  titre  de  passions,  une  foule  de  travers  d'es- 
prit habituels,  et  jusqu'à  des  caprices  aussi  futiles 


4  "      DÉFINIT  ION    DES    TASSIONS. 

que  passagers.  La  plupart,  cependant,  ont  réservé  le 
nom  d'affections  aux  sentiments  en  quelque  sorte 
passifs,  tels  que  la  tristesse,  le  chagrin,  la  crainte; 
et  ils  ont  seulement  qualifié  de  passions  les  senti- 
ments éminemment  actifs,  tels  que  l'amour,  la  haine, 
la  colère,  l'ambition. 

Quelques  savants  médecins  prétendent  que  le  be- 
soin d'exercer  les  facultés  de  l'intelligence  peut  bien 
donner  naissance  à  des  goûts  très-vifs,  tels  que 
ceux  de  la  poésie,  de  la  peinture,  de  la  musique; 
mais  que  ces  goûts  ne  sont  jamais  poussés  jusqu'à 
la  passion.  Malgré  mon  respect  pour  leur  autorité, 
je  ne  puis  admettre  une  opinion  que  des  faits  assez 
multipliés  m'ont  paru  détruire  complètement  :  j'ai 
eu  maintes  occasions  de  voir  des  peintres,  des 
poètes,  et  surtout  des  musiciens,  qui  montraient 
pour  leur  art  un  penchant,  un  goût,  une  ardeur 
qui  allait  jusqu'à  l'extravagance,  jusqu'à  une  véri- 
table et  violente  monomanie,  terminaison  funeste 
et  malheureusement  trop  fréquente  des  grandes 
passions. 

Ce  désaccord  qui  règne  entre  les  écrivains  sur 
l'acception  que  doit  avoir  le  mot  passion ,  provient 
bien  certainement  de  ce  que  son  étymologie  lui 
donne  un  sens  trop  vague  et  même  illimité.  En 
effet,  qui  dit  passion,  dit  souffrance,  d'où  il  sui- 
vrait que  toute  émotion  éprouvée  serait  une  pas- 
sion. 

Pour  faire  cesser  une  pareille  confusion,  il  est 
nécessaire  de  restreindre  la  signification  de  ce  mot, 
et  de  bien  préciser  le  sens  qu'il  doit  avoir.  Sans  cela, 
l'un  dira  que  les  passions  sont  bonnes;  un  autre. 


DEHNITION    DES    PASSIONS.  5 

qu'elles  sont  toujours  mauvaises  ;  un  troisième , 
qu'elles  ne  sont  en  elles-mêmes  ni  bonnes  ni  mau- 
vaises, et  que  leur  qualité  dépend  de  l'usage  qu'on 
en  fait.  «Toutes  nos  passions,  dit  Rousseau,  sont 
bonnes  quand  on  en  reste  le  maître;  toutes  sont 
mauvaises  quand  on  s'y  laisse  assujettir.  » 

Avant  d'indiquer  la  définition  à  laquelle  je  m'ar- 
rête, je  crois  devoir  présenter  succinctement  quel- 
ques considérations,  dans  le  double  but  de  justifier 
ma  préférence,  et  de  dissiper  l'obscurité  répandue 
sur  ce  point  fondamental  de  la  science. 

L'homme  est  un  être  essentiellement  actif,  sollicité 
à  l'action  tantôt  par  des  impulsions  intérieures,  tan- 
tôt par  des  impressions  venues  du  dehors  et  trans- 
mises à  l'âme  par  les  sens.  De  ces  impulsions  et  de 
ces  impressions  résultent  pour  lui  des  besoins  nom- 
breux, mobiles  de  tous  ses  actes.  L'animal  et  l'enfant 
obéissent  immédiatement  à  la  stimulation  du  besoin  ; 
l'homme,  j'entends  ici  l'homme  complet,  n'agit,  ne 
satisfait  ce  besoin  qu'après  avoir  jugé  s'il  peut  ou 
s'il  doit  le  satisfaire.  L'homme  est  donc  conduit  par 
deux  guides,  le  besoin  et  la  raison  :  l'un,  qui  le  sol- 
licite et  le  pousse;  l'autre,  qui  l'éclairé  et  le  retient. 
Aussi  la  vie  humaine  n'est-elle,  comme  nous  l'avons 
déjà  vu,  qu'une  lutte  presque  continuelle  entre  le 
devoir  et  le  besoin.  Ajoutons  que  tout  besoin  trop 
violemment  senti  provoque  en  nous  un  désir  d'une 
égale  violence;  que  ce  désir,  s'il  n'est  immédiate- 
ment réprimé  ou  modéré,  nous  fait  presque  toujours 
agir  contre  notre  devoir,  notre  intérêt  même  :  et 
nous  comprendrons  que  la  science  la  plus  utile  est 
sans  contredit  celle   qui  nous   apprend   à  mettre 


6  .   DÉFINITION    DES    PASSIONS. 

constamment  nos  besoins  en  harmonie  avec  nos 
devoirs. 

Voyons  maintenant  la  distinction  qu'il  faut  établir 
entre  les  passions,  les  émotions,  les  sentiments,  les 
affections,  les  vertus  et  les  vices. 

Les  passions  me  semblent  d'abord  pouvoir  être 
définies  :  des  besoins  déréglés,  qui,  en  général,  com- 
mencent par  nous  séduire,  et  finissent  par  nous  ty- 
ranniser. 

Les  émotions  sont  des  excitations  plus  ou  moins 
vives  de  notre  sensibilité;  elles  sont  agréables  ou 
pénibles.  Dans  les  deux  cas,  elles  peuvent  aller  jus- 
qu'à briser  les  ressorts  de  l'organisme;  elles  agissent 
alors  à  la  manière  des  passions  violentes,  et  devien- 
nent même,  par  l'habitude,  de  véritables  passions: 
aussi  un  moraliste  judicieux,  M.  de  Lévis,  a-t-il  re- 
marqué que  «de  tous  les  besoins  factices,  le  plus 
dangereux  est  celui  des  émotions.  » 

Les  mots  sensations,  sentiments,  perceptions,  dési- 
gnent également  les  impressions  que  les  objets  font 
sur  l'âme,  avec  cette  distinction,  généralement  ad- 
mise, que  la  sensation  s'arrête  aux  sens,  que  le  sen- 
timent va  au  cœur,  et  que  la  perception  s'adresse  à 
l'intelligence.  Tous  les  trois  déterminent  en  nous 
des  ébranlements  nerveux,  des  émotions  de  plaisir 
et  de  joie,  de  douleur  et  de  tristesse,  sources  pre- 
mières de  nos  passions. 

De  même  que  le  mot  sentiment,  celui  di  affection 
(dérivé  du  verbe  afficere,  toucher,  faire  impression) 
indique  simplement  un  mode  de  sentir,  une  manière 
quelconque  d'être  affecté.  L'affection,  dont  le  carac- 
tère habituel  est  une  douce  activité,  susceptible  de 


DÉFINITION    DES   PASSIONS.  7 

divers  degrés,  se  métamorphose  en  ardeur,  en  im- 
pétuosité, en  déraison,  en  passion.  Chez  la  femme 
mère  surtout,  il  n'est  pas  rare  de  voir  l'affection 
portée  jusqu'au  dévouement,  sorte  de  consécration 
qui  la  fait  s'oublier  elle-même  pour  se  sacrifier  tout 
entière  à  l'être  qui  lui  doit  la  vie. 

Généralement  parlant,  on  donne  le  nom  de  vice 
à  la  dégradation  de  nos  actes,  et  celui  de  vertu  à 
leur  perfection.  Nous  verrons  ailleurs  que  les  pro- 
grès du  vice  sont  infiniment  plus  rapides  que  ceux 
de  la  vertu,  et  que  son  habitude  est  également  beau- 
coup plus  forte  et  plus  tenace. 

Considérée  sous  le  point  de  vue  social,  la  vertu 
est  une  préférence  habituelle  de  l'intérêt  général  à 
l'intérêt  particulier.  Cette  préférence  généreuse  ne 
s'acquiert  pas  sans  livrer  de  nombreux  combats  à 
notre  égoïsme;  elle  atteste  la  force  de  l'àme,  et  c'est 
précisément  pour  cela  qu'elle  mérite  le  nom  de  ver- 
tu (1  ).  Elle  devient  tous  les  jours  de  plus  en  plus  rare 
dans  nos  sociétés  modernes. 


(1)  «Point  de  vertu  sans  combat ,  dit  Rousseau.  Le  moi  Aevertu 
vient  de  force;  la  force  est  la  base  de  toute  vertu.  La  vertu  n'appar- 
tient qu'à  un  être  faible  par  sa  nature ,  et  fort  par  sa  volonté  ;  c'est 
en  cela  seul  que  consiste  le  mérite  de  l'homme  juste;  et  quoique 
nous  appelions  Dieu  bon  ,  nous  nr  l'appelons  pas  vertueux  ,  parce 
qu'il  n'a  pas  besoin  d'efFort  pour  bien  faire.  »  Le  vieux  Montaifjne, 
que  Rousseau  ne  fait  souvent  que  paraphraser,  avait  dit  avant  l'au- 
teur à  Emile  :  •  Il  semble  que  le  nom  de  la  vertu  présuppose  de  la 
difficulté  tl  du  contraste  ,  et  qu'elle  ne  peull  s'exercer  sans  partie. 
C'est  à  l'adventure  pourquoy  nous  nommons  Dieu  bon,  fort,  et  li- 
béral et  iusle;  mais  nous  ne  le  nommons  pas  vertueux  :  ses  opéra- 
tions sont  toutes  naïfves  et  sans  effort.»  {Essais,  liv.  ii ,  c.  11.)  — 
Bossuet  définit  la  vertu  :  une  habitude  de  vii-re  selon  la  raison;  pui» 
il  ajoute  :  «la  vertu,  quehjue  forte  qu'elle  nous  paraisse,  n'e.st  pa$ 


8  DÉFINITION   DES   PASSIONS. 

Aux  yeux  de  la  religion ,  la  vertu  est  le  triomphe 
de  la  volonté  sur  nos  mauvaises  inclinations;  c'est 
aussi  la  santé  de  l'àme ,  conservée  par  l'innocence , 
ou  recouvrée  par  le  repentir. 

Les  moralistes  admettent  quatre  vertus  princi- 
pales ,  qu'ils  ont  appelées  cardinales ,  parce  qu'ils 
les  regardent  comme  le  fondement  de  toutes  les 
autres  :  ce  sont  la  prudence,  qui  les  dirige;  la 
justice,  qui  les  gouverne  ;  la  force,  qui  les  soutient  ; 
et  la  tempérance,  qui  les  circonscrit  dans  de  justes 
limites. 

Les  trois  vertus  théologales  du  chrétien  sont  la 
foi ,  \ espérance,  et  la  charité,  qui  embrasse  les  deux 
autres,  parce  qu'elle  est  le  lien  d'amour  qui  unit 
l'homme  à  l'homme,  en  unissant  l'homme  à  Dieu. 

Une  remarque  faite  depuis  longtemps,  c'est  que 
la  plupart  des  vertus  sont  placées  entre  deux  vices 
comme  entre  deux  écueils;  aussi,  en  voulant  évi- 
ter l'un  on  tombe  souvent  dans  l'autre ,  si  l'on  ne 
se  tient  pas  ferme  dans  cet  étroit  milieu  qui  les 
sépare. 

Comme  tous  nos  penchants  naturels  ou  factices , 
les  vertus  mêmes  peuvent  donc  dégénérer  en  pas- 
sions ,  lorsqu'elles  sont  poussées  à  l'extrême ,  lors- 
qu'il y  a  excès  dans  leur  exercice.  On  reconnaît 
qu'elles  sont  arrivées  à  ce  degré  quand  elles  faussent 
le  jugement  ou  qu'elles  le  paralysent,  et  dès  lors  elles 
perdent  le  nom  de  vertus. 


difne  de  porter  ce  nom  jusqu'à  ce  qu'elle  soit  capable  de  toutes 
sortes  d'épreuves,  t 


DIVISION   DES   PASSIONS. 


»V»«V»%V»%«««V»«%«V»««Vk«V»*V»«%««V»  W»«V%  «««%%««««*««  W»«V»««t«Vk»%«»%«%V»  «%%*-»« 


CHAPITRE  IL 


Divisiou  des  Passions  selon  les  moralisles  et  selou  les  méde- 
cins. —  Théorie  nouvelle  des  Besoins. 


Il  faut  classer  les  passions  pour  les  étudier,  tout 
en  recouoaissant  que  Icurclassitication  restera 
toujours  imparfaite. 


Les  combats  intérieurs  de  l'homme,  cette  lutte 
incessante  qui  règne  entre  ses  penchants  et  sa  rai- 
son ,  ont  conduit  Pythagore  et  Platon  à  reconnaître 
dans  notre  âme  deux  parties  :  l'une ,  forte  et  tran- 
quille, assise  dans  la  citadelle  du  cerveau  comme 
dans  un  olympe  placé  au-dessus  des  orages;  l'autre, 
faible  et  farouche ,  agitée  par  les  tempêtes  des  pas- 
sions ,  et ,  comme  la  brute  ,  se  vautrant  dans  la  fange 
des  voluptés. 

Cette  division  de  la  nature  de  l'homme ,  en  rai- 
sonnable et  en  irraisonnable ,  a  été  suivie  par  saint 
Paul,  par  saint  Augustin  et  plusieurs  autres  Pères 
de  l'Église;  Bacon,  Buffon,  Lacaze,  l'ont  aussi  ad- 
mise; enfin  on  la  retrouve  dans  la  distinction  des 
deux  vies  animale  et  organique  adoptée  par  Bichat. 
Quelques  philosophes  anciens  ne  se  bornèrent  pas 
k  reconnaître  dans  l'homme  deux  âmes,  l'une  supé- 
rieure et  l'autre  inférieure  ;  ils  en  admettaient  une 
troisième,  et  les  localisaient  de  la  manière  suivante: 
l'âme  raisonnable  avait  son  siège  dans  le  cerveau  ; 


10  DIVISION   DES  PASSIONS. 

l'âme  animale  on  concupiscible,  dans  le  foie;  la  vilaie 
ou  irascible,  dans  le  cœur. 

Suivant  les  stoïciens,  les  passions  dérivent  de 
Yopiniorij  soit  de  deux  biens,  soit  de  deux  maux;  ce 
qui  constitue  quatre  passions  primitives  :  le  désir  et 
\nJoie,  la  tristesse  et  la  crainte;  ils  les  subdivisaient 
en  trente-deux  passions  secondaires. 

Les  épicuriens  réduisaient  toutes  les  passions  à 
trois  :  la  joie,  la  douleur,  le  désir. 

Pendant  le  moyen  âge,  la  philosophie  péripaté- 
ticienne ,  qui  était  en  vogue ,  fit  classer  les  passions 
d'après  l'ordre  de  leur  génération  établi  par  Aris- 
tote  :  1  "  amour  et  haine ,  2**  désir  et  aversion,  3"  espé- 
rance et  désespoir,  4"  crainte  et  audace,  5"  colère, 
6°  enfin,yo/e  et  tristesse. 

Saint  Thomas  d'Aquin  ,  dans  sa  Somme  théologi- 
que,  admet  onze  passions,  qu'il  classe  dans  l'ordre 
suivant:  V  amour,  la  haine,  le  désir,  V  aversion,  la  joie 
ou  délectation,  la  douleur  ou  tristesse,  Yespérance,  le 
désespoir,  la  crainte,  V audace,  et  la  colère.  Les  six  pre- 
mières, qui  n'ont  besoin  pour  être  excitées  que  de  la 
présence  ou  de  l'absence  de  leur  objet ,  y  sont  rap- 
portées à  Vappétit  concupiscihle,  parce  que  le  désir 
[concupiscentia)  y  domine.  Les  cinq  autres,  qui  ajou- 
tent la  difficulté  à  l'absence  ou  à  la  présence  de  leur 
objet,  sont  rapportées  à  l'appétit  irascible,  parce 
que  la  colère  {ira)  ou  le  courage  (1)  y  trouve  tou- 
jours quelque  obstacle  à  surmonter. 

(1)  Los  Grecs,  qui  les  premiers  ont  établi  celle  distinction  dVyj- 
pi'tits,  exprimaient  la  colère  et  le  couraj^o  par  le  même  mot  (6upo';) , 
parce  que,  chez  lesanimaux,  la  colère  est  ordinairement  la  source 
et  l'aliment  du  courage, 


DIVISION   DES    PASSIONS.  11 

Après  avoir  mentionné  cette  division,  qui  fut  long- 
temps adoptée  dans  les  écoles,  Bossuet  pense,  avec 
saint  Augustin  et  le  père  Senault(l),  que  toutes  les 
passions  peuvent  se  réduire  à  une  seule,  qui  est  Va- 
mour.  Ainsi ,  «  la  haine  qu'on  a  pour  quelque  objet 
ne  vient  que  de  l'amour  qu'on  a  pour  un  autre  ;  le 
désir  n'est  qu'un  amour  qui  s'étend  au  bien  qu'il  n'a 
pas,  comme  la  joie  est  un  amour  qui  s'attache  au 
bien  qu'il  a;  l'audace  est  un  amour  qui  entreprend 
ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile  pour  posséder  l'objet 
aimé;  l'espérance  est  un  amour  qui  se  flatte  de  pos- 
séder cet  objet ,  et  le  désespoir  un  amour  désolé  de 
s'en  voir  privé  à  jamais  ;  la  colère  est  un  amour  irrité 
de  ce  qu'on  veut  lui  ôter  son  bien,  et  qui  s'efforce 

(1)  «La  raison,  dit  ce  savant  oratorien  ,  nous  force  de  croire 
qu'il  n'y  a  qu'une  passion  ,  et  que  l'espérance  et  la  crainte  ,  la  dou- 
leur et  la  joie,  sont  les  mouvements  ou  les  propriétés  de  l'amour. 
Et,  pour  le  dépeindre  de  toutes  ses  couleurs,  il  faut  dire  que  quand 
il  lanfjuit  après  ce  qu'il  aime,  on  l'appelle  désir;  que  quand  il  le 
possède,  il  prend  un  autre  nom  et  se  fait  appeler  plaisir;  que  quand 
il  fuit  ce  qu'il  abhorre,  on  le  nomme  crainte;  et  que  quand  ,  après 
upe  longue  et  inutile  défense,  il  est  contraint  de  le  souffrir,  il 
s'appelle  douleur  ;  ou  ,  pour  bien  dire  la  même  chose  en  termes 
plus  clairs,  le  désir  et  la  fuite  ,  l'espérance  et  la  crainte,  sont  les 
mouvements  de  l'amour,  par  lesquels  il  cherche  ce  qui  lui  est 
agréable,  ou  s'éloigne  de  ce  qui  lui  est  contraire.  La  hardiesse  et 
la  colère  sont  les  combats  qu'il  entreprend  pour  défendre  ce  qu'il 
aime;  la  joie  est  son  triomphe,  le  désespoir  est  sa  faiblesse,  et  la 
tristesse  est  sa  défaite;  ou  enfin,  pour  employer  les  paroles  de 
saint  Augvistin  ,  le  désir  est  la  course  de  l'amour,  la  crainte  est  sa 
fuite ,  la  douleur  est  son  tourment,  et  la  Joie  son  repos  :  il  s'approche 
du  bien  en  le  désirant,  il  s'éloigne  du  mal  en  le  craignant,  il  s'at- 
triste en  ressentant  la  douleur,  il  se  réjouit  en  goûtant  le  plaisir  ; 
mais,  dans  tous  ces  états  différents  ,  il  est  toujours  lui-même  ,  et , 
dans  celle  variété  d'effets,  il  conserve  l'unité  de  son  essence.  »  (  De 
l'Usage  des  Passions.  ) 


12  DIVISION    DES   PASSIONS. 

de  le  défendre ,  etc.  ;  enfin ,  ôtez  l'amour,  il  n'y  a 
plus  de  passions ,  et  posez  l'amour,  vous  les  faites 
naître  toutes,  y*  [De  la  Connaissance  de  Dieu  et  de 
soi-même.  ) 

Toutes  les  affections ,  que  Bossuet  rapporte  à  l'a- 
mour, considéré  comme  besoin  de  posséder  ce  qui 
nous  est  agréable,  La  Rochefoucauld,  Helvétius, 
et  d'autres  moralistes ,  les  ont  réduites  à  Vamoar- 
propre ,  ou  plutôt  à  V  amour  de  soi,  à  Y  intérêt  per- 
sonnel. 

Descartes  reconnaissait  six  passions  primitives, 
savoir  :  Y  admiration,  Y  amour,  la  haine,  le  désir,  la 
joie,  et  la  tristesse. 

D'après  de  La  Chambre ,  premier  médecin  de 
Louis  XIII,  les  passions  humaines,  soit  qu'elles  s'é- 
lèvent dans  la  volonté  ou  appétit  intellectuel ,  soit 
qu'elles  se  forment  dans  Yappétit  sensitif,  peuvent 
être  divisées  en  simples  et  en  mixtes.  Les  simples ,  qui 
ne  se  trouvent  que  dans  la  partie  irascible,  ou  bien 
dans  la  partie  concupiscible,  sont  au  nombre  de 
onze ,  savoir  :  Y  amour  et  la  haine,  le  désir  et  Y  aversion, 
le  plaisir  et  la  douleur,  Y  espérance  et  le  désespoir,  la 
hardiesse  et  la  crainte,  enfin  la  colère.  Les  passions 
mixtes ,  qui  procèdent  à  la  fois  des  deux  par- 
ties irascible  et  concupiscible,  sont  les  neuf  sui- 
vantes: la  honte,  Yimpudence,  la  pitié,  Yindignation, 
Y  ennui,  Y  émulation,  la  jalousie,  le  repentir,  et  Vé- 
tonnement. 

Quelques  psychologistes  avaient  cru  pouvoir  ad- 
mettre des  passions  simples  et  des  passions  compo- 
sées, des  passions  physiques  et  des  passions  morales; 
mais,  quand  il  s'est  agi  d'établir  ce  qui  était  abso- 


DIVISION    DES    PASSIONS.  13 

lumcnt  simple  ou  absolument  physique,  ils  ne  se 
sont  plus  entendus. 

Les  médecins  modernes,  s'occupant  peu  de  la  na- 
ture intime  ou  du  nombre  des  principales  passions  , 
nombre  toujours  arbitraire ,  mais  envisageant  plu- 
tôt leur  influence  sur  l'organisme,  ont  préféré  les 
distinguer  en  agréables  et  en  pénibles;  en  violentes , 
en  douces  et  en  tristes;  en  persistantes  ou  en  passa- 
gères ;  en  expansives  ou  en  oppressives;  en  excitantes 
ou  en  débilitantes,  etc. 

Les  économistes,  les  considérant  dans  leurs  rap- 
ports avec  le  bonheur  public,  ont  admis  des  pas- 
sions permises  et  des  passions  défendues ,  ou  bien 
encore  des  passions  vertueuses,  vicieuses  et  mixtes. 

La  religion  distingue  des  péchés  mortels  et  des 
péchés  véniels  (1).  Quant  à  la  législation,  elle  recon- 
naît des  contraventions,  des  délits  et  des  crimes. 

Dans  ses  considérations  générales  sur  les  senti- 
ments moraux,  le  brillant  et  ingénieux  auteur  de  la 
Physiologie  des  Passions,  Alibert ,  reconnaît  quatre 


(1)  Les péc/iés  peuvent  tous  se  réduire  à  ua  seul ,  qui  est  l'amour 
désordonné  de  nous-mêmes.  L'amour  de  nous,  qui  est  bon  en  soi, 
devient ,  dans  ses  écarts ,  la  source  de  toutes  les  infractions  à  !a  loi 
de  Dieu.  Les  légères  infractions  constituent  les  péchés  véniels,  c'est- 
à-dire  pardonnables;  les  infractions  graves,  les  péchés  mortels, 
ainsi  nommés  parce  qu'ils  ôtent  à  l'âme  la  vie  de  la  grâce,  jusqu'à 
ce  qu'elle  se  soit  régénérée  par  la  pénitence  et  le  repentir;  on  les 
appelle  aussi  les  sept  péchés  capitaux  (du  latin  caput),  parce  qu'ils 
sont  les  chefs,  le  principe,  la  source  des  autres  péchés.  L'orgueil, 
Vai'arice,  Yem'ie,  la  colère,  \a  paresse,  sont  des  péchés  de  l'âme;  la 
gourmandise  et  la  luxure,  des  péchés  du  corps.  La  différence  qu'il 
y  a  entre  eux,  selon  saint  Grégoire,  c'est  que  »les  péchés  de  l'es- 
prit sont  plus  graves,  plus  coupables ,  et  que  ceux  de  la  chair  por 
tent  avec  eux  une  plus  grande  infamie.  » 


a  "division  des  passions. 

penchants  innés,  qu'on  pent  envisa^jcr  comme  les 
lois  primordiales  de  l'économie  animale,  savoir  : 
1"  V instinct  de  conservation ,  2"  V instinct  d'imitation, 
3"  Vinstinct  de  relation,  4"  Vinstinct  de  reproduction. 

Un  savant  physiologiste,  M.  Magendie,  distingue 
des  passions  animales  et  des  passions  sociales. 

M.  Scipion  Pinel  admet  des  passions  viscérales  et 
des  passions  cérébrales  ;  Marc  les  classe  en  innées  et 
en  factices  ou  acquises. 

Dans  un  traité  fort  remarquable  sur  les  Passions 
appliquées  aux  beaux-arts,  M.  Delestre  les  divise  en 
excentriques ,  en  concentriques  et  en  concentrico-excen- 
triques,  suivant  qu'elles  agissent  de  dedans  en  dehors, 
de  dehors  en  dedans,  ou  qu'elles  participent  de  ces 
deux  modes  d'action. 

D'après  Gall ,  Spurzheim  et  d'autres  phrénolo- 
gistes,  11  y  aurait  autant  de  passions  que  de  facultés 
primitives;  mais  ces  auteurs  ne  sont  d'accord  ni  sur 
la  distinction  ni  sur  le  nombre  de  ces  facultés.  Quoi 
qu'il  en  soit ,  Spurzheim  partage  les  facultés  hu- 
maines en  affectives  et  en  intellectuelles  ;  puis  il  sub- 
divise ces  deux  ordres,  le  premier,  en  penchants  et 
en  sentiments;  le  second,  en  îdiCvXlés» perceptives  et  en 
facultés  réflectives  (1). 

(1)   Dhision  topograpk'ujue  de  Spurzheim. 
Ordre  1.   Faccltés  affectives. —  Genre  1.  Penchants  :  A.  AliiiM'n- 
tivité;  —  B.  amour  de  la  vie;  —  1  amativilé;  —  2  philogéniture; 

—  3  habitativilé  ; —  4  affectionivité  ; — 5  combalivilé; — 6  destruc- 
tivilé;  —  7  secrélivité;  —  8  acquisivilé  ;  —  9  conslruclivité  ;  — 
Genre  2.  Sentiments  :  10  estime  de  soi;  —  11  approbativité  ;  — 
1 2  circonspection  ;  —  13  bienveillance  ;  —  14  vénération  ;  —  15  fer- 
meté; —  16  conscienciosité;  —  17  espérance;  —  18  merveillosité; 

—  19  idéalité  ;  —  20  gaieté  ;  —  21  imitation. 


nivisroN  hns  passions.  15 

On  a  encore  voulu  Faire  iulincttre ,  I**  des  instincts, 
comme  expression  de  désirs  matériels  et  organiques  ; 
2°  des  passions  proprement  dites ,  correspondant  à 
des  désirs  moraux  indépendants  de  la  volonté:  di- 
vision aussi  erronée  en  physiologie  qu'en  morale , 
puisque  toutes  nos  fonctions  sont  essentiellement 
solidaires,  et  qu'elles  ne  s'exercent  que  pour  l'en- 
semble d'un  être  créé  intelligent  et  libre.  ^ 
Enfin,  un  célèbre  utopiste  de  nos  jours,  Charleê 
Fourier,  distingue  douze  passions  primitives ,  qui , 
d'après  son  système ,  rendent  l'homme  sociable ,  le 
stimulent  aux  belles  actions  ,  et  enfantent  toutes  les 
merveilles  de  l'industrie.  Les  cinq  premières ,  appe- 
lées sensitives,  parce  qu'elles  proviennent  de  nos  sens, 
sont  plutôt  matérielles  que  spirituelles  (la  vue,  Yoiiïe, 
le  goût,  Y  odorat ,  le  tact]  :  ce  sont  elles  qui  d'abord 
excitent  l'homme  au  travail  et  à  l'industrie.  Quatre 
autres  passions,  au  contraire,  plutôt  spirituelles  que 
matérielles,  forment  la  chaîne  de  tous  les  liens  so- 
ciaux, et  font  vivre  l'homme  dans  ses  semblables 
plus  qu'en  lui-même  :  ce  sont  Y  amour,  Y  amitié,  Y  am- 
bition, \<à  familUsme ;  les  trois  dernières,  nommées 
distributives ,  sont  la  cabaliste,  ou  esprit  de  parti  ;  la 
papillonne,  ou  besoin  de  variété  périodique;  et  la 
composite,  ainsi  appelée  parce  qu'elle  naît  de  l'as- 
semblage de  plusieurs  plaisirs  des  sens  et  de  l'àme, 
goûtés  simultanément  ;  elle  crée  l'enthousiasme ,  au 


Ordre  II.  Facultés  intellectuelles.  —  Génie  1.  Fncnllés  percep- 
tives :  22  individualité; —  23  confiçuralion  ;  —  24  étendue;  — 
25  pesanteur,  résistance;  ~  26  coloris;— 27  localité;  —  28  calcul; 
—  29  ordre;—  30  éventualité;  —  31  temps;  —  32  tons;—  33  lan- 
gage.— Genre  2,  Facultés  Téjtectives  :  34  comparaison  ;— 35  causalité. 


16  DIVISION    DES    PASSIONS. 

fougue  aveugle,  dans  les  travaux,  en  opposition  avec 
la  fougue  réfléchie  de  la  cabaliste,  source  précieuse 
des  rivalités  émulatives.  L'usage  des  passions  distri- 
butives  est  de  faire  concorder  les  ressorts  sensuels 
avec  les  ressorts  affectueux ,  et  de  servir  de  base  à 
tout  le  mécanisme  des  groupes  et  séries  passionnées. 
«Titrées  de  vices,  quoique  chacun  en  soit  idolâtre, 
ces  trois  passions,  selon  Fourier,  sont  réellement  des 
sources  de  vices  en  civilisation ,  où  elles  ne  peuvent 
opérer  que  sur  des  familles  ou  corporations.  Dieu  les 
a  créées  pour  opérer  sur  des  séries  de  groupes  con- 
trastées; elles  ne  tendent  qu  à  former  cet  ordre,  et 
ne  peuvent  produire  que  le  mal  si  on  les  applique  à 
un  ordre  différent...  Lorsqu'on  connaîtra  en  détail 
l'ordre  social  auquel  Dieu  nous  destine ,  on  verra 
que  ces  prétendus  vices,  la  cabaliste,  \di  papillonne 
ou  alternante,  la  composite,  y  deviendront  trois  gages 
de  vertu  et  de  richesse  ;  que  Dieu  a  bien  su  créer  les 
passions  telles  que  les  exige  l'unité  sociale  ;  qu'il  au- 
rait tort  de  les  changer  pour  complaire  à  Sénèque 
et  à  Platon  ;  qu'au  contraire,  la  raison  humaine  doit 
s'évertuer  à  découvrir  un  régime  social  en  affinité 
avec  ces  passions.  Aucune  théorie  morale  ne  les  chan- 
gera jamais;  et,  selon  les  règles  de  la  dualité  d'es- 
sor 27,  elles  interviendront  à  perpétuité  pour  nous 
conduire  au  mal  dans  l'état  morcelé  ou  limbe  social, 
et  au  bien  dans  l'état  sociétaire  ou  travail  sériaire, 
qui  assure  le  plein  développement  des  passions  et  de 
l'attraction.  »  Telle  est  la  division  du  système  pas- 
sionnel de  Fourier,  système  dont  je  suis  loin  de  ga- 
rantir les  merveilleux  résultats.  (Voyez  le  Traité  de 
l Association  domestique  agricole.  ) 


DIVISION    DCS    TASSIONS.  17 

Après  celle  longue  iioinenclaturc,  qui  atteste  les 
vains  efforts  que  l'on  a  faits  pour  arriver  à  une  clas- 
sification exacte  des  passions  ,  je  m'abstiendrais  cer- 
tainement d'en  présenter  une  nouvelle ,  si  elle  n'avait 
reçu  l'approbation  de  quelques  savants,  et  si  M.  Ca- 
simir Broussais  ne  l'avait  déjà  adoptée  dans  son 
Hygiène  morale. 

Théorie  des  Besoins. 

Tout  être  organisé  a  des  besoins  :  l'animal  et  le 
végétal  ont  chacun  les  leurs;  qui  pourrait  prouver 
que  le  minéral  lui-même  en  est  dépourvu?  Quant  à 
ceux  de  l'homme,  il  nous  apparaissent  infiniment 
plus  nombreux  que  ceux  des  autres  créatures ,  par 
cela  même  que  son  organisation  résume  toutes  les 
merveilles  des  trois  règnes.  Dieu  n'a  rien  fait  d'inu- 
tile :  l'existence  des  organes  annonce  donc  l'exis- 
tence de  fonctions  destinées  à  entrer  en  exercice. 
Or,  toutes  les  fois  que  nos  appareils  sont  aptes  à 
fonctionner,  nous  en  sommes  avertis  par  une  certaine 
sensation,  sorte  de  voix  intérieure  qui  n'est  autre 
chose  que  le  besoin,  le  besoin ,  vraie  puissance  mo- 
trice du  mécanisme  individuel  comme  du  mécanisme 
social.  Une  fois  distingué  par  l'attention ,  le  besoin 
amène  bientôt  le  désir;  le  désir,  la  volonté,  sous  le 
contrôle  de  la  raison  ;  et  la  volonté ,  la  passion ,  en 
l'absence  ou  au  mépris  de  ce  contrôle. 

On  peut  sans  doute,  en  thèse  générale,  dire  que 
nos  besoins  sont  bons ,  par  cela  même  que  Dieu  nous 
les  a  donnés  ;  mais  ils  ne  restent  tels  qu'autant  que 
nous  nous  bornons  à  en  faire  un  bon  usage ,  et  que 
nous  parvenons  à  les  gouverner  ;  autrement ,  ils  ne 


18  .  DIVISION    DES    l'ASMONS. 

doivent  plusètre  considérés  que  comme  des /;«w/o/w  ; 
le  besoin,  séparé  du  devoir,  conduit  toujours  au  mal. 

D'après  les  considérations  précédentes ,  j'ai  cru 
pouvoir  rapporter  toutes  les  passions  humaines  à 
trois  classes  de  besoins  : 

1°  A  des  besoins  animaux; 

2"  A  des  besoins  sociaux; 

3'^  A  des  besoins  intellectuels. 

Les  besoins  animaux  ou  inférieurs  nous  sont  com- 
muns avec  la  brute  :  ils  prédominent  pendant  la  pre- 
mière enfance  de  l'homme  comme  pendant  celle  des 
peuples. 

Les  besoins  sociaux  sont  plus  particulièrement 
accordés  à  l'homme  qu'aux  animaux ,  bien  que  ceux- 
ci  lui  donnent  d'assez  fréquentes  leçons  d'ardeur 
pour  le  travail ,  d'affection  pour  leurs  maîtres ,  et 
surtout  de  reconnaissance  envers  leurs  bienfaiteurs. 

Quant  aux  besoins  supérieurs  ou  intellectuels,  ils 
sont  presque  exclusivement  l'apanage  de  l'homme  ; 
mais  il  ne  les  satisfait  souvent,  il  faut  l'avouer,  que 
pour  outrager  Dieu ,  qui  les  lui  a  départis  avec  tant 
de  largesse. 

Une  vérité  dont  il  n'est  que  trop  facile  de  se 
convaincre,  c'est  que,  dans  les  pays  même  les  plus 
civilisés,  l'on  voit  encore  aujourd'hui  les  masses 
obéir  plutôt  aux  besoins  inférieurs  qu'aux  besoins 
supérieurs,  comme  si  l'homme  n'avait  pas  une  autre 
destinée  que  la  brute.  D'où  naît  ce  mal?  de  ce  qu'une 
éducation  sagement  progressive  ne  vient  pas  de 
bonne  heure  donner  à  l'homme  un  corps  sain  et 
robuste,  des  sentiments  généreux,  un  esprit  droit 
et  cultivé  ;  de  ce  qu'une  éducation  à  la  fois  physi- 


DIVISION    DES   PASSIONS.  19 

que,  morale  et  intellectuelle,  ne  lui  apprend  pas  à 
mettre  en  liarmonie  ses  triples  besoins  comme  être 
animé,  comme  être  sociable,  comme  être  intelligent. 


CLASSIFICATION  DES  BESOINS. 
1.  Bpsoins  animaux. 


Ils  peuvent  tous  être  rapportés  à  l'amour  de  la  vie 
et  à  sa  transmission  ;  en  d'autres  termes  ,  à  l'instinct 
de  conservation  et  à  celui  de  reproduction.  Ils  com- 
prennent d'abord  les  besoins ,  essentiellement  phy- 
siologiques, de  calorique ,  de  mouvement ,  de  respira- 
tion ,  d  alimentation ,  d'exonération.  Ces  premiers 
besoins  doivent  être  satisfaits ,  sous  peine  de  voir 
bientôt  cesser  la  vie.  Deux  voix  intérieures,  le  plaisir 
et  la  douleur,  nous  avertissent  si  la  satisfaction  est 
suffisante  ou  dépassée:  c'est  ainsi  que  la  tempérance 
laisse  en  nous  un  sentiment  de  bien-être  et  de  liberté, 
tandis  que  la  gourmandise  et  V ivrognerie  nous  punis- 
sent, par  le  malaise  et  l'abrutissement,  d'avoir  fran- 
chi les  limites  du  besoin. 

Viennent  ensuite  les  besoins  qui  nous  portent  à 
fuir  ce  qui  nous  nuit,  à  repousser  et  à  détruire  ce  qui 
nous  blesse,  à  acquérir  les  objets  nécessaires  pour 
nous  nourrir,  nous  vêtir  et  nous  abriter.  Le  manque 
ou  l'excès  de  ces  divers  besoins  enfante  la  peur  ou 
la  témérité ,  \ apathie  ou  la  colère  poussée  jusqu'au 
meurtre. 

Les  besoins  qui  dépendent  de  l'instinct  de  repro- 
duction sont  :  V amour  sexuel ,  V amour  des  enfants, 
et  celui  des  lieux  où  l'on  a  reçu  et  donné  le  jour. 
Rarement  ils  pèchent  par  défaut  ;  au  contraire ,  le 


20  ■  DIVISION    DES    PASSIONS. 

libertinaççe,  Va^^eui^lemcnt  paternel,  le  fanatisme  pa- 
triotique et  la  nostalgie,  sont  les  fruits  ordinaires  de 
leur  surcroît  d'activité. 

Tous  ces  besoins,  plus  ou  moins  impérieux,  nous 
poussent  aveuglément  à  des  actes  nuisibles,  si  le 
flambeau  de  l'intelligence  ne  vient  les  éclairer  et  leur 
montrer  la  ligne  du  devoir. 

2.  Besoins  sociaux. 

Le  besoin  d'affection,  principe  de  la  sociabilité  et 
du  mariage,  constitue  véritablement  Vamoiir  quand 
il  est  joint  au  besoin  générateur  ;  complètement  isolé 
de  lui,  c'est  V amitié,  qui  est  toute  dans  l'àme.  Son 
défaut  absolu  rend  l'homme  froid,  sauvage  et  égoïste  ; 
son  développement  excessif  en  fait  le  plus  malheu- 
reux des  êtres ,  par  une  susceptibilité  trop  irritable , 
qui  dégénère  en  jalousie  quand  elle  se  trouve  jointe 
à  la  méfiance. 

La  ruse  et  la  circonspection  sont,  malheureusement, 
utiles  à  l'homme  :  par  elles  il  se  défend  contre  ses 
ennemis  ,  se  tire  des  positions  les  plus  difficiles ,  et 
se  ménage  des  ressources  pour  l'avenir.  Leur  excès 
d'activité  produit  la  fourberie,  la  pusillanimité,  et  la 
parcimonie,  sœur  de  V avarice. 

h' amour -propre,  ou  besoin  d'approbation ,  nous 
rend  sensibles  à  l'éloge  et  au  blâme ,  nous  inspire  le 
désir  de  nous  distinguer,  et  devient  ainsi  l'un  des 
principaux  mobiles  de  notre  conduite  sociale.  Ren- 
fermé dans  de  justes  bornes,  il  donne  naissance  à 
l'émulation,  aiguillon  des  belles  âmes,  source  des 
grandes  choses  et  des  grandes  vertus.  Son  défaut 


DIVISION   DES   PASSIONS.  2i 

engendre  V insouciance ,  la  maiprojneid  ci  la  paresse; 
son  développement  excessif  produit  la  vanité  et  ïam- 
bilion  avec  toutes  leurs  nuances ,  depuis  la  passion 
de  la  parure  et  du  luxe,  jusqu'à  la  soif  immodérée  de 
la  célébrité,  des  honneurs  et  des  conquêtes. 

\J estime  de  soi  est  un  besoin  différent  de  l'amour- 
propre,  avec  lequel  on  l'a  fort  longtemps  confondue. 
Trop  grande,  elle  exagère  le  sentiment  de  notre  va- 
leur personnelle,  et  nous  rend  suffisants,  présomp- 
tueux, hautains ,  oro-ueilleux ,  toujours  prêts  à  nous 
admirer  et  à  nous  croire  capables  de  tout.  Trop 
faible,  elle  nous  laisse  tomber  dans  la  détiance  de 
nous-mêmes,  dans  le  découragement,  et  ne  nous 
permet  pas  de  nous  relever  de  nos  chutes.  On  re- 
connaît son  développement  normal  et  harmonique 
à  une  conduite  habituellement  remplie  de  conve- 
nance et  de  dignité  :  le  vrai  mérite  sait  se  respecter 
sans  orgueil. 

L'homme  a  besoin  de  fermeté,  et  le  degré  de  sa 
fermeté  indique  la  trempe  de  son  caractère.  Virré- 
solu,  qui  ne  sait  pas  ce  qu'il  veut,  V inconstant ,  qui 
ne  veut  plus  aujourd'hui  ce  qu'il  voulait  hier,  ont 
été  comparés  à  la  girouette,  qui  tourne  à  tout  vent. 
D'un  autre  côté,  la  persévérance  dans  une  résolu- 
tion doit  avoir  des  bornes;  dès  que  l'on  s'aperçoit 
qu'on  fait  fausse  route ,  il  faut  savoir  revenir  sur 
ses  pas  :  Yopinidtreté  n'est  que  l'énergie  de  la  sot- 
tise (1). 


(1)  Sur  100  individus  affectés  d'idiotie  ,  le  docteur  Belhomme  a 
constaté  que  57  étaient  remarquables  par  leur  enlétement.  (  Essai 
sur  l'IdtotU;  Paris,  1843,  in-8".) 


22  DIVISION    DES    PASSIONS. 

Justice.  —  C'est  à  ce  besoin  conservateur  de  l'or- 
dre social  que  se  rattache  plus  particulièrement  la 
conscience,  sorte  de  sens  raoral ,  juge  intérieur  qui 
nous  fait  connaître  si  nos  actions  sont  bonnes  ou 
mauvaises,  comme  le  plaisir  et  la  douleur  nous  si- 
gnalent ce  qui  nous  convient  ou  ce  qui  nous  nuit. 

L'esprit  de  justice,  poussé  à  l'excès,  nous  rend 
timorés  ou  par  trop  sévères  ;  son  absence  fait  mettre 
au  même  niveau  le  bien  et  le  mal,  et  contribue  sur- 
tout à  augmenter  le  nombre  des  criminels  qui  por- 
tent atteinte  aux  personnes  et  aux  propriétés,  de- 
puis le  braconnier  jusqu'au  conquérant,  depuis  les 
simples  filous  jusqu'aux  usurpateurs,  ces  grands 
voleurs  de  couronnes  et  d'empires. 

Bonté.  —  Il  est  un  sentiment  qui  nous  fait  com- 
patir aux  malheurs  d'autrui ,  et  qui  nous  porte  aus- 
sitôt à  les  soulager  :  c'est  la  bonté,  puissant  auxi- 
liaire de  la  charité  chrétienne,  et  de  la  philanthropie 
ou  bienfaisance  administrative.  Poussée  trop  loin  ,  elle 
dégénère  en  bonhomie,  en  faiblesse  même,  et  peut 
nous  faire  manquer  au  devoir  sacré  de  la  justice. 
Son  absence  constitue  la  sécheresse  de  cœur,  Vé- 
goïsme  et  la  méchanceté.  «  Lorsque  Dieu  forma  le  cœur 
et  les  entrailles  de  l'homme,  dit  Bossuet,  il  y  mil 
premièrement  la  bonté ,  comme  le  propre  caractère 
de  la  nature  divine.  » 

3.  Besoins  intellectuels. 

Les  besoins  intellectuels  qui  se  présentent  d'a- 
bord à  notre  observation,  sont  :  le  besoin  de  connaître 
ou  amour  du  vrai ,  t' amour  du  bon  ,  l'amour  du  beau. 


DIVISION    UES    PASSIONS.  23 

Le  vrai ,  selon  la  définition  de  Bossuet,  est  ce  qui 
est.  Le  bon  est  le  vrai  passant  à  l  acte  :  nulle  action 
n'est  bonne  à  nos  yeux  que  parce  qu'elle  exprime 
primitivement  ,  pour  l'entendement  ,  un  rapport 
vvai^  qui  crée  pour  la  volonté  l'obligation  morale; 
et  le  beau ,  selon  la  définition  de  Platon  ,  est  l'éclat 
du  vrai  et  du  bon. 

L'appétit  de  la  science  témoigne  de  notre  anwur 
du  vrai ,  comme  les  joies  que  nous  trouvons  dans 
l'accomplissement  du  devoir  témoignent  de  notre 
amour  du  bon;  enfin,  le  plaisir  que  nous  prenons  au 
récit  des  actions  héroïques  ,  à  la  contemplation  des 
chefs-d'œuvre  de  l'art  ou  des  beautés  de  la  nature , 
témoigne  de  notre  amour  du  beau ,  du  besoin  d'ad- 
miration que  nous  avons  pour  lui. 

L  espérance ,  qui  agrandit  la  sphère  des  désirs  de 
l'homme  ,  doit  être  comptée  aussi  parmi  les  be- 
soins intellectuels.  Dans  les  affaires  de  ce  monde, 
l'homme  qui  pèche  par  défaut  d'espérance  ne  con- 
çoit aucun  projet,  ne  se  mêle  à  aucune  entreprise, 
ne  médite  aucune  des  grandes  conceptions  du  génie. 
Celui  qui  en  a  trop  se  livre  ,  au  contraire,  à  de  folles 
spéculations,  aux  jeux  de  hasard,  ainsi  qu'à  tous  les 
rêves  de  Y  ambition.  Entre  ces  deux  écueils  se  tient 
la  sagesse,  qui,  pour  n'être  pas  trompée  dans  son 
attente,  ne  néglige  aucun  des  éléments  qui  peuvent 
rendre  les  succès  plus  certains. 

Mais  l'homme  ne  vit  pas  seulement  de  la  vie  pré- 
sente :  il  a  besoin  de  croire  à  un  monde  meilleur,  et 
il  s'y  transporte  sur  l'aile  de  l'espérance. 

Foij  espérance,  charité,  trois  besoins  dont  le  chris- 
tianisme fait  ses  trois  principales  vertus! 


24  DIVISION    DES    PASSIONS. 

Le  merveilleux  est  donc  l'un  des  besoins  intellec- 
tuels de  l'homme  :  il  lui  a  été  donné  avec  cette  im- 
mensité de  désirs  que  toutes  les  magnificences  de  la 
terre  ne  sauraient  combler.  En  vain  voudrait-on 
nier  ce  penchant  pour  le  surnaturel,  il  subsiste, 
parce  qu'il  est  providentiel  :  les  passions  en  abusent 
sans  doute,  mais  la  religion  chrétienne  l'ennoblit  et 
le  réalise  en  Dieu,  qui  seul  est  et  le  vrai,  et  le  bien, 
et  le  beau. 

De  même  que  les  besoins  animaux  et  sociaux ,  les 
besoins  intellectuels  doivent  être  contenus  dans  de 
justes  bornes,  si  l'on  ne  veut  les  voir  dégénérer  en 
véritables  passions.  Ainsi,  le  goût  de  la  poésie,  de 
la  musique  et  de  la  peinture  ,  celui  des  sciences  phi- 
losophiques et  mathématiques ,  lorsqu'ils  sont  pous- 
sés trop  loin ,  font  sans  doute  des  hommes  d'un  talent 
supérieur,  mais  trop  souvent  aussi  des  êtres  évapo- 
rés ,  distraits  ,  rêveurs ,  et ,  pour  ainsi  dire ,  sans  au- 
cune valeur  morale ,  parce  que,  absorbés  continuel- 
lement par  les  conceptions  de  leur  imagination  , 
leurs  inspirations  artistiques ,  leurs  inductions  ou 
leurs  interminables  calculs,  ils  négligent  leurs  pro- 
pres intérêts,  les  devoirs  qu'ils  ont  envers  leur  fa- 
mille ,  et  altèrent  leur  santé  par  un  genre  de  vie  aussi 
bizarre  qu'irrégulier.  \j  ordre  lui-même,  lorsqu'il  est 
excessif,  dégénère  en  une  monomanie  qui  simule 
parfois  l'avarice  ;  je  l'ai  vu  conduire  au  suicide. 
Si  son  absence  décèle  un  homme  incomplet,  un 
brouillon ,  son  excès  devient  chez  certaines  personnes 
un  besoin  tellement  impérieux ,  que  le  moindre  dé- 
rangement, qu'un  simple  manque  de  symétrie,  suffit 
pour  les  mettre  hors  d'elles-mêmes ,  et  les  porter  aux 


DIVISION    DES   PASSIONS.  25 

actes  les  plus  extravagants.  C'est  à  l'activité  de  ce 
besoin  qu'il  faut  rapporter  la  manie  des  collections, 
manie  si  répandue  au  temps  de  La  Bruyère ,  et 
dont  nous  voyons  encore  des  types  curieux  ,  dans  le 
bihliomane  dérobant  l'elzévir  qui  lui  manque,  et  dans 
Vamateur  de  papillons  qui  délaisse  sa  femme  et  ses 
enfants ,  pour  aller  au  delà  des  mers  chercher  une 
espèce  qu'il  n'a  pas,  et  cela  parce  que  sa  vue  ne 
saurait  supporter  le  vide  affreux  qui  dépare  un  de 
ses  tiroirs  ou  de  ses  cadres. 

11  est  un  dernier  besoin ,  émanant  tout  à  la  fois 
du  sentiment  et  de  l'intelligence,  qui  sert  à  régula- 
riser tous  les  autres ,  et  qui  les  rapporte  à  leur  divin 
auteur  :  c'est  le  sentiment  de  vénération,  qui  se  ma- 
nifeste par  la  foi  pratique,  dont  l'absence  totale 
constitue  V indifférence  ou  V impiété ,  et  dont  l'abus 
ou  l'excès  peut  conduire  à  l'idolâtrie  et  à  la  supersti- 
tion. Ajoutons  que  l'impiété,  aussi  bien  que  la  su- 
perstition, est  susceptible  de  s'exalter  y\%(\yi'?i\x  fana- 
tisme, et  de  se  terminer  par  l'aliénation  mentale. 

Je  terminerlai  cet  exposé  de  ma  théorie  par  l'é- 
noncé des  propositions  suivantes ,  qui  la  résument  : 

1"  Les  besoins  animaux  peuvent  se  rapporter  aux 
instincts,  les  besoins  sociaux  aux  sentiments,  les  be- 
soins intellectuels  aux  facultés  de  l'esprit. 

2"  A  ces  trois  classes  de  besoins  correspondent 
trois  classes  de  passions  et  trois  classes  de  devoirs  : 
àe2>  passions  animales,  des  passions  sociales,  des  pas- 
sions intellectuelles;  des  devoirs  animaux,  des  devoirs 
sociaux,  des  devoirs  intellectuels. 

3"  Nos  devoirs,  comme  nos  besoins,  ne  sont  pas 
toujours  simples  ;  ils  se  compliquent  même  très-fré- 


28  -  blVISION    DES    PASSIONS. 

quemment  ;  souvent  aussi  il  arrive  qu'ils  se  trouvent 
en  opposition  entre  eux  :  dans  ce  cas,  l'on  doit  obéir 
au  plus  noble,  c'est-à-dire  à  celui  dont  l'objet  est 
le  plus  important. 

4"  Tous  nos  besoins  sont  intrinsèquement  bons; 
nos  passions  seules  sont  mauvaises  :  elles  ne  nuisent 
pas  moins  aux  individus  qu'aux  nations ,  dont  elles 
troublent  et  abrègent  l'existence. 

5°  Pour  que  nos  besoins  restent  bons ,  il  faut  qu'ils 
soient  tous  satisfaits  d'une  manière  harmonique,  et 
dans  les  limites  du  devoir;  autrement  ils  dégénèrent 
en  passions ,  et  nous  conduisent  à  notre  perte. 

6**  La  limite  qui  sépare  le  besoin  de  la  passion  , 
le  bien  du  mal ,  n'est  qu'une  simple  ligne  :  cette 
ligne,  c'est  celle  du  devoir.  A  droite  et  à  gauche 
sont  deux  abîmes  d'autant  plus  dangereux  que  leur 
pente  est  agréable  et  presque  insensible.  Une  fois 
tombé  dans  le  précipice,  le  lâche  y  reste;  l'homme 
de  cœur  se  relève ,  et  parvient  à  en  sortir.  En  tom- 
bant, l'homme  fait  preuve  de  faiblesse;  en  se  rele- 
vant de  sa  chute,  il  fait  preuve  de  vertu. 


Dr    SIEGE    DES    PASSIONS. 


27 


CHAPITRE   III. 

Du  Sié|jc  des  Passions. 


Si  les  passions  ont  un  siéf;e  ,  il  ne  saurait  élrc 
exclasiveaienl  dans  l'âme  ou  «laus  le  corps. 


Où  les  passions  ont-elles  leur  sié^je?  Dans  l'âme, 
répondent  les  psyehologistes;  dans  les  organes,  affir-- 
ment  les  partisans  du  matérialisme.  Si ,  restreignant 
la  question ,  on  demande  aux  médecins  quel  est  le 
siège  orfçanique  des  passions ,  les  uns  soutiennent 
qu'il  existe  dans  le  nerf  grand  sympathique,  les  au- 
tres, dans  le  cerveau  (1). 

Ici ,  comme  dans  la  plupart  des  questions  scien- 
tifiques, on  trouve  deux  écoles,  ou,  pour  mieux 
dire,  deux  camps  ennemis,  plus  disposés  à  une 
guerre  d'extermination,  toujours  funeste,  qu'à  une 


(1)  11  y  a  dans  le  corps  humain  deux  espèces  de  nerfs  :  les  uns 
proviennent  du  centre  cérébro-spinal ,  et  sont  appelés  par  les  phy- 
siologistes, nerfs  de  la  vie  animale,  de  la  vie  extérieure  ou  de  re/u' 
tion  ;  les  autres  appartiennent  à  la  vie  organique,  à  la  vie  intérieure 
ou  de  nutrition,  et  constituent  le  système  nerveux  ganglionaire  , 
sorte  de  cerveau  abdominal ,  nommé  aussi  trisplanchnique  ou  grand 
sympathique,  parce  qu'il  fait  sympathiseï-  entre  eux  tous  les  viscères, 
au  moyen  de  nombreux  filets  de  communication  qu'il  leur  trans- 
met. Ce  nerf  se  distribue  principalement  aux  organes  dont  l'action 
n'est  pas  soumise  à  l'empire  de  la  volonté  ,  tels  que  le  cœur,  l'es- 
tomac ,  les  intestins ,  le  foie  ,  etc.  Il  communique  avec  presque  tous 
les  nerfs  du  cerveau  et  avec  tous  ceux  de  la  moelle  épinière;  sans 
lui ,  pas  de  nutrition  ;  sans  le  cerveau  ,  pas  de  perceptions. 


28  .DU  SiÉCE   DES   PASSIONS. 

réunion  bienveillante  qui  les  conduirait  plus  vite 
dans  le  sentier  du  vrai.  Pour  moi ,  qui  ne  me 
suis  enrôlé  sous  aucun  drapeau,  j'ai  rapproché,  si- 
non les  hommes,  du  moins  leurs  travaux,  leurs 
écrits  ;  j'ai  observé  avec  calme  la  lumière  qui  jaillis- 
sait du  choc  de  leurs  opinions  ,  et ,  spectateur  atten- 
tif, j'ai  cru,  dans  cette  question  physiologique,  aper- 
cevoir la  vérité,  qui  échappait  aux  regards  distraits 
des  combattants.  Je  ne  pense  donc  pas  ,  avec  Bichat 
et  d'autres  célèbres  physiologistes,  que  toutes  les 
passions  soient  uniquement  du  domaine  de  la  vie 
intérieure ,  régie  par  le  système  nerveux  ganglio- 
naire.  Je  ne  crois  pas  non  plus,  avec  Descartes, 
Gall ,  Spurzheim  et  Broussais ,  qu'elles  aient  exclu- 
sivement leur  siège  dans  le  cerveau.  J^'observation , 
d'accord  avec  le  raisonnement,  m'a  plutôt  conduit 
à  admettre  que  les  passions,  qui  résident  dans  tout 
l'organisme  ,  sont  transmises  du  corps  à  l'àme,  et  de 
l'àme  au  corps ,  par  l'intermédiaire  des  deux  sys- 
tèmes nerveux  qu'elles  ébranlent  simultanément , 
avec  cette  différence,  que  leur  contre-coup,  si  je 
puis  m'exprimer  ainsi ,  va  retentir  de  préférence , 
tantôt  sur  le  centre  cérébro-spinal  (1),  tantôt  sur  le 
centre  nerveux  ganglionaire. 


(I)  Quand  on  enlève  ,  sur  un  animal ,  le  cerveau  proprement  dit, 
on  abolit  l'intelligence  ;  quand  on  enlève  le  cervelet,  on  abolit  les 
mouvements  de  locomotion;  et  quand  on  détruit  la  moelle  allon- 
gée, on  abolit  la  respiration  et  la  vie.  Ces  expériences  ont  conduit 
M.  Flourens  à  admettre  que  [^encéphale  se  compose  de  trois  parties 
essentiellement  distinctes  :  le  cerveau,  siéfje  exclusif  de  l'intelli- 
gence; le  cervelet,  siège  du  principe  qui  règle  l'équilibration  ou  la 
coordination  des  mouvements  de  locomotion  ;  enfin  la  moelle  allon'm 


DU    SIKCE    DES   PASSIONS.  29 

Cette  proposition  demande  à  être  développée  :  l'or- 
ganisme n'est  pas  seulement  l'ensemble  des  appareils 
qui  composent  le  corps  humain  ;  on  doit  entendre 
parce  mot  l'homme  vivant,  c'est-à-dire  l'union  mys- 
térieuse des  organes  avec  l'archée  directeur,  le  prin- 
cipe vital ,  disons  mieux,  avec  l'âme,  qui  leur  trans- 
met à  la  fois  le  sentiment  et  le  mouvement  par  le 
moyen  de  cordons  blanchâtres  ,  de  conducteurs  mé- 
dullaires appelés  nerfs,  et  les  fait  ainsi  concourir  à 
l'harmonie  de  toutes  nos  fonctions. 

Ceci  admis,  comment  comprendre  qu'on  veuille 
faire  siéger  exclusivement  les  passions  ,  soit  dans 
l'àme ,  soit  dans  le  corps  ?  Ne  sont-ils  pas  tous  les 
deux  dépendants  l'un  de  l'autre  dans  nos  besoins , 
dans  nos  désirs,  et  jusque  dans  la  moindre  de  nos 
émotions?  Est-ce  que,  par  exemple  ,  nous  ne  voyons 
pas  tous  les  jours  le  caractère  des  personnes  les  plus 
douces  devenir  irascible  sous  l'influence  de  la  faim 
ou  de  la  maladie?  Est-ce  que  la  maladie  et  la  faim 
ne  sont  pas  à  leur  tour  notablement  modifiées  par 
la  puissance  de  la  volonté,  ou  par  la  violence  de  cer- 
taines passions,  comme  on  le  remarque  surtout  dans 
l'avarice,  l'ambition  et  l'amour? 

L'homme ,  on  ne  saurait  trop  le  répéter ,  est 
essentiellement  un;  sa  vie,  il  est  vrai,  se  manifeste 
par  une  infinie  multiplicité  d'actions,  mais  aucune 
de  ses  manifestations  n'est  purement  physique ,  ni 
purement  spirituelle. 

Reste   à   prouver    qu'aucun    des   deux   systèmes 


gée,  siège  du  principe  qui  règle  le  mécanisme  de  la  respiration, 
et,  par  suite  ,  le  mécanisme  entier  de  la  vie. 


„er>c«  ne*,  le  »iégc '-  ' 

certain  que.  chez  la  h-n 

tr.re    1    re«ent  beaucoup  v'' 

X- ae  relation  reb«nlcme.a 

.ion.  occasionnent  ;o««rK>' 

co-ur.  ému  pn«.it.ven«««  1 

,o,.jo«r.  »ur  le  cerveau  a  !.. 

,«.,..0  ,«.re  ou  ,.n.uo.oB-^' 

dire  »u..i»»e«  que  les  ,«.«• 

1,  ,erTe.u.qul.»' 

p,r  W  «.ojen  «>«  l»^" 

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le  plexu»  «o- 
t^  nerÉs  de  U 
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nu    SIÈGE    DES    PASSIONS.  3^1 

Une  atrophie  cérébrale  qui  coïncide  pour  l'ordinaire 
avec  un  épaississement  remarquable  des  os  du 
crâne.  Chez  beaucoup  d'autres,  on  n'observe  aucune 
trace  de  lésion  dans  l'encéphale,  mais  on  rencontre 
des  dégénérescences  du  foie  ou  de  la  rate ,  des  tu- 
meurs squirrheuses  à  l'estomac ,  des  ulcérations 
nombreuses  dans  les  intestins ,  des  varices  au  mé- 
sentère, enfin  un  développement  anormal  du  plexus 
solaire  et  des  plexus  secondaires  qui  sont  sous  sa 
dépendance.  Sur  742  femmes  aliénées ,  Esquirol 
a  constaté  que  72  avaient  perdu  la  raison  à  la  suite 
de  couches.  La  folie  ,  dans  ce  cas ,  n'est  point  idio- 
pathique,  mais  bien  certainement  symptomatique, 
et  presque  toujours  elle  est  due  à  une  névrose  utéro- 
cérébrale  produite  par  la  surexcitation  du  système 
nerveux  utérin,  laquelle  va  retentir  avec  trop  de  vio- 
lence sur  l'encéphale.  Et  la  preuve  que  le  pomt  de 
départ  de  la  maladie  est  dans  l'utérus,  c'est  que,  de 
toutes  les  espèces  d'aliénations  mentales  ,  celle-ci  est 
sans  contredit  la  plus  facile  à  guérir,  lorsqu'on  a  soin 
de  diriger  plus  spécialement  le  traitement  sur  cet 
organe  que  sur  le  cerveau.  On  sait  encore  que  les 
goûts  bizarres,  l'irascibilité  de  caractère ,  les  peurs 
excessives  et  l'aliénation  que  l'on  observe  chez  les 
femmes  enceintes  ,  disparaissent  le  plus  souvent 
après  l'accouchement.  Or,  les  passions,  ou  besoins 
déréglés  ,  n'étant ,  en  dernier  résultat ,  que  de  sim- 
ples degrés  de  folie ,  le  raisonnement  seul  eût  dû 
faire  pressentir  que  leur  siège  pouvait  également 
varier 

Concluons  donc  :  1"  que  les  passions  sont  répan- 
dues dans  tout  l'organisme  ;  2"  que  leur  siège  phy- 


32  DU    SIÉCF,    DF.S   TASSIONS. 

siquo  réside  dans  les  conducteurs  de  la  sensibililé, 
par  conséquent  dans  l'ensemble  du  système  ner- 
veux ,  puisque  l'arbre  cérébro  -  spinal  et  le  tris  • 
planchnique  s'enlacent,  s'anastomosent,  sympathi- 
sent, à  l'aide  de  nombreux  filets  qui  en  forment 
une  sorte  de  chaîne  électrique  ;  3°  enfin  ,  que  la 
commotion  produite  par  les  passions  va  retentir  de 
préférence  sur  les  appareils  prédominants ,  ou  sur 
les  organes  qui  se  trouvent  dans  un  état  morbide. 
—  Le  bon  et  modeste  Andrieux  me  disait  un  jour  : 
«  J'ai  traité  dans  ma  vie  un  grand  nombre  de  sujets 
en  prose  et  en  vers  :  eh  bien  !  les  mieux  écrits  ont 
toujours  été  ceux  que  j'ai  composés  en  travaillant 
d'ici  (il  me  montrait  son  épigastre);  tout  ce  qui  ve- 
nait de  la  tête  était  peut-être  plus  correct,  mais  un 
peu  trop  froid.  Pourriez-vous,  monsieur  le  médecin, 
me  donner  la  raison  physiologique  de  cette  diffé- 
rence?—  C'est,  lui  répondis -je  d'abord,  que  les 
grandes  pensées  viennent  du  cœur.  —  Fort  bien  ,  re- 
prit-il vivement.  Vauvenargues  s'était  sans  doute 
rappelé  le  passage  de  Quintilien  :  Pectus  est  quod 
disertos  facit.  Mais  pourquoi  est-ce  plutôt  le  cœur 
que  le  cerveau  qui  rend  éloquent?  —  Je  ne  crois  pas, 
répliquai-je ,  que  le  cœur  seul  fasse  l'homme  élo- 
quent; aussi  Quintilien  ajoute-t-il  :  et  vis  mentis,  que 
vous  oubliez  de  citer,  mon  cher  maître.  Sans  doute, 
aucun  mouvement  pathétique  ne  saurait  être  bien 
rendu  sans  que  le  cœur  soit  plus  ou  moins  ému; 
mais  d'où  vient  primitivement  cette  émotion?  Du 
cerveau,  siège  de  cette  brillante  faculté  intellectuelle 
qui  consiste  à  créer  des  images,  qui  vont  aussitôt 
se  reproduire  sur  les  entrailles.  Dans  cette  espèce 


DU    SIÈGE    DES    PASSIONS.  33 

de  courant  électro-magnétique,  l'organe  central  de 
la  circulation ,  le  cœur,  réagit  à  son  tour  sur  le  cer- 
veau ,  et  alors  l'expression  de  la  pensée  jaillit  plus 
facile,  plus  colorée,  plus  vraie,  parce  qu'elle  est 
toute  empreinte  du  sentiment,  de  la  passion  réelle 
ou  factice  sous  l'influence  de  laquelle  on  écrit.  Ainsi, 
matériellement  parlant,  quand  on  travaille  du  cer- 
veau, on  est  plus  calme,  plus  clair,  on  raisonne; 
quand  on  travaille  des  entrailles,  on  est  plus  ému, 
plus  passionné,  on  sent  (1).  Dans  le  premier  cas,  on 
amène  la  conviction  dans  les  esprits;  dans  le  second, 
on  produit  plutôt  l'entraînement.  Le  bon  écrivain, 
l'habile  orateur,  est  celui  qui  sait  à  la  fois  convain- 
cre et  entraîner  :  Pectiis  est  quod  disertos  facit,  et  vis 
mentis.  En  résumé  :  au  cerveau  l'intelligence,  au  cœur 
le  sentiment;  à  tous  deux  la  véritable  et  solide  élo- 
quence. » 

(1)  Après  un  travail  excessif,  les  mathématiciens  ont  ordinaire- 
ment la  lêle  chaude  et  pesante;  les  littérateurs  éprouvent  plutôt 
un  spasme  vers  la  région  épigastrique ,  et  ce  spasme  est  d'autant 
plus  prononcé,  qu'ils  ont  mis  plus  de  chaleur  dans  leur  composi- 
tion. On  a  aussi  remarqué  que  l'extase,  et  tous  les  cas  d'exaltation 
intellectuelle  caractérisés  par  «ne  éloquence  au-dessus  des  moyens 
habituels  d'un  individu,  tiennent  presque  toujours  à  un  spasme 
des  organes  génitaux,  dont  l'irritation  influence  vivement  l'encé- 
phale. J'ai  guéri,  il  y  a  quelques  années,  une  catalepsie  extatique 
qui  dépendait  de  la  même  cause. 


3i  ■  r\C.StS    DES    PASSIONS. 


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CHAPITRE  IV. 

CAUSES  DES  PASSIONS. 

Infliieuce  des  différents  Ages,  —  des  Se.xes, —  des  Climats, 
de  la  Température  et  des  Saisons,  —  delà  Nourriture,  de 
l'Hérédité  etde  rAllailenaeut, — des  Tempéraments  ou  Con- 
stitutions, —  des  Maladies,  —  de  la  Menstruation  et  de 
la  Grossesse,  —  de  la  Position  sociale  et  des  Professions, 
—  de  l'Éducation,  de  l'Habitude  et  de  l'Exemple,  —  du 
Grand  monde,  de  la  Solitude  et  de  la  Vie  champêtre, —  die 
l'Irréligion  ,  —  des  Spectacles  et  des  Romans,  —  des  diffé- 
rentes formes  de  Gouvernement,  —  de  l'Imagination. 


C'est  d'abord  dans  la  constitution  héréditaire  de 
chaque  individu,  puis  dans  l'atmosphère  phy- 
sique et  morale  dont  il  est  environné,  qu'il  faut 
chercher  les  causes  de  ses  passions. 


Un  volume  entier  ne  suffirait  pas  pour  traiter 
des  causes  nombreuses  qui  favorisent  ou  qui  dé- 
terminent le  développement  des  passions  (1)  :  je 
me  bornerai  donc  à  jeter  un  simple  coup  d'oeil  sur 
les  principales.  Celte  étude,  aussi  curieuse  que  dé- 
licate, fera  voir  comment  l'organisation  et  le  carac- 
tère de  l'homme  sont  modifiés  par  la  double  atmo- 
sphère physique  et  morale  dont  il  est  environné. 
Mais,  avant  d'entrer  en  matière,  il  est  à  propos  de 

(1)  Les  causes  des  passions  sont,  comme  celles  des  maladies, 
prédisposantes  ou  déterminantes,  avec  changement  de  rôles,  c'est- 
à-dire  que  les  prédisposâmes  peuvent  devenir  déterminâmes,  et 
vice  versa. 


<;al;ses  des  passions.  35 

faire  remarquer  que  ces  diverses  causes  n'a^jissent 
jamais  d'une  manière  tout  à  fait  isolée,  et  qu'ainsi 
il  l'aut  bien  se  garder  d'attribuer  exclusivement  à 
chacune  d'elles  l'influence  composée  qu'a  dû  exercer 
leur  résultante. 

Injluence  des  différents  Ages. 

Le  temps,  qui  change  tout,  chance  aussi  nos  hunneurs  ; 
Chaque  âge  a  ses  plaisirs,  son  esprit  et  ses  mœurs, 

a  dit  Boileau,  d'après  Horace  et  la  plupart  des  an- 
ciens moralistes.  Quatre  passions  dominantes  sem- 
blent, en  effet,  se  partager  la  vie  de  l'homme  :  la 
gourmandise  dans  l'enfance,  l'amour  dans  la  jeunesse, 
l'ambition  dans  l'âge  mûr,  et  l'avarice  dans  la  vieil- 
lesse. Cherchons  les  raisons  physiologiques  de  ces 
diverses  prédispositions. 

liC  Créateur,  dans  sa  prévoyance,  a  voulu  que  l'in- 
stinct de  conservation  veillât  principalement  à  fa- 
voriser le  développement  physique  de  l'enfant  nou- 
veau-né :  aussi  l'existence  de  cet  être  délicat  n'est 
guère  qu'une  vie  végétative  partagée  entre  la  nutri- 
tion et  le  sommeil.  Chez  lui,  les  digestions  sont 
rapides,  et  les  sécrétions  abondantes  :  de  là  le  be- 
soin fréquent  de  réparer  des  forces  si  vite  épuisées, 
de  là  le  retour  fréquent  de  l'appétit  :  son  estomac  ne 
saurait  donc  rester  inactif,  et,  pour  peu  qu'on  le 
laisse  pâtir,  des  cris  d'impatience  réclament  impé- 
rieusement l'alimetit  qui  lui  est  nécessaire.  Bientôt 
les  objets  environnants  viennent  éveiller  la  mobile 
attention  de  l'enfant  :  au  milieu  de  ses  impressions 


3G  CAUSES    DES    PASSIONS, 

aussi  rapides  que  tumultueuses ,  il  étend  ses  petites 
mains,  il  veut  tout  saisir  et  tout  porter  à  sa  bouche, 
comme  plus  tard  il  voudra  tout  briser.  Vers  la  fin 
de  la  première  année,  c'est  encore  le  besoin  d'a- 
limentation qui  excite  en  lui  les  accès  de  jalousie 
auxquels  il  se  li\Te  plus  fréquemment  qu'on  ne  le 
pense;  c'est  surtout  quand  sa  nourrice  lui  retire  le 
sein  pour  le  donner  à  un  autre  enfant,  qu'on  voit 
ses  traits  se  contracter,  et  ses  bras  débiles  cher- 
cher à  écarter  cet  importun  rival  qui  vient  lui  dis- 
puter la  source  où  il  puise  la  vie.  Cependant,  de  cinq 
à  sept  ans,  la  jalousie  peut  provenir  autant  du  be- 
soin d'affection  que  de  celui  de  nutrition,  et,  à  cet 
âge ,  il  n'est  pas  rare  de  voir  cette  passion  marcher 
sourdement ,  et  présenter,  dès  son  début ,  un  ca- 
ractère chronique  :  alors  les  petits  malheureux  qui 
en  sont  atteints  deviennent  tristes  et  moroses;  leur 
appétit  se  perd  ;  ils  recherchent  les  lieux  retirés  et 
obscurs  ;  ils  fuient  les  jeux  et  les  amusements  de  leur 
âge.  En  même  temps  la  fraîcheur  de  leur  teint  dis- 
paraît; leur  peau  s'étiole;  ils  tombent  dans  le  ma- 
rasme, et ,  comme  nous  le  verrons  ailleurs,  une  mort 
lente  vient  souvent  terminer  cette  sombre  mélan- 
colie ,  dont  la  cause  a  échappé  à  la  sollicitude  des 
parents  eux-mêmes. 

La  colère  et  la  peur,  ressources  des  êtres  faibles , 
s'observent  aussi  très-fréquemment  cliez  les  enfants; 
mais,  encore  une  fois,  leur  passion  la  plus  forte  est 
la  gourmandise,  mobile  que,  du  reste,  on  emploie 
sans  aucun  discernement  pour  diriger  leurs  moin- 
dres actions. 

A  cette  première  période  de  la  vie,  où  prédomine 


CAUbEti    DtS    TASSIONS.  "  37 

le  système  nerveux  yanglionaire,  succède  l'adoles- 
cence, époque  de  transition  qui  nous  conduit  à  la 
jeunesse.  Cette  saison  de  turgescence,  pendant  la- 
quelle toutes  les  fonctions  s'accomplissent  avec  un 
surcroît  d'activité,  se  signale  habituellement  par 
l'affluence  des  passions  excentriques ,  et  surtout  de 
l'amour.  Le  jeune  homme,  en  effet,  s'enivre  avec 
fureur  de  tous  les  plaisirs,  comme  s'il  avait  hâte  d'en 
tarir  la  source  ;  rien  ne  semble  impossible  à  son  ar- 
deur, à  sa  témérité  :  les  grandes  entreprises  flattent 
ses  espérances  ;  son  courage  s'aiguise  par  les  obsta 
clés,  et,  au  milieu  du  péril,  on  le  voit  courir  à  la 
mort,  qu'il  affronte  avec  une  fougueuse  et  insou- 
ciante intrépidité.  Vaniteux  et  colère,  il  se  révolte 
contre  la  censure  ;  la  moindre  offense  est  à  ses  yeux 
une  insulte  grave;  sévère,  mais  seulement  pour  les 
défauts  d'autrui,  insolent  avec  ses  antagonistes,  plein 
surtout  de  son  petit  savoir,  il  tranche  d'un  ton  affir- 
matif  les  questions  les  plus  ardues.  D'un  autre  côté, 
rempli  de  générosité  et  de  désintéressement,  rare- 
ment il  consulte  ses  intérêts  pécuniaires,  rarement 
aussi  il  a  recours  à  la  ruse,  et,  s'il  se  porte  à  quelque 
acte  que  sa  conscience  condamne,  il  en  éprouve 
bientôt  un  vif  regret.  Personne  ne  se  montre  plus 
sensible  que  lui  au  malheur  de  ses  semblables  :  il 
embrasse  la  querelle  de  l'opprimé,  et  se  révolte  fa- 
cilement contre  le  pouvoir  qu'il  juge  tyrannique; 
toutefois,  grand  partisan  de  l'égalité,  il  ne  paraît 
guère  aimer  que  l'égalité  avec  ses  supérieurs.  Mais, 
de  tous  ses  besoins  physiques  et  moraux,  le  plus 
actif,  le  plus  impérieux  est,  sans  contredit,  l'amour, 
qui  chez  lui  tend  sans  cesse  à  déborder,  de  même  que 


38  -    CAUSES    DES    TASSIONS. 

l'appareil  sanguin  qui  prédomine  dans  sa  volcanicjue 
organisation. 

Lorsque  la  fougue  de  la  jeunesse ,  en  dépensant 
le  trop  plein  de  la  vie ,  a  ramené  la  sensibilité  à  de 
justes  proportions  ,  l'on  voit  ordinairement  arriver 
la  prudence  ,  comme  le  calme  après  la  tempête.  A 
cette  époque  d'équilibre  et  de  maturité  ,  les  trans- 
ports de  l'amour  sont  remplacés  par  les  déttces  de 
l'amitié  ;  la  folle  prodigalité  disparaît  pour  faire 
place  au  froid  calcul  :  on  n'obéit  plus  aux  pre- 
mières impulsions  de  son  cœur  ;  on  réfléchit ,  on 
évite  les  fausses  démarches  ,  on  mûrit  ses  desseins, 
on  consulte  avant  tout  son  avantage  et  celui  d'une 
famille  qu'il  faudra  bientôt  établir  convenablement. 
C'est  alors  que  l'homme  devient  ambitieux:  il  court 
après  la  fortune,  les  places,  les  honneurs,  et,  pour 
y  arriver,  il  ne  dédaigne  plus  d'employer  la  ruse 
et  l'intrigue.  Pendant  l'âge  mûr,  ses  habitude*»  com- 
mencent aussi  à  devenir  plus  sédentaires  ;  il  se  dé- 
lasse des  soucis  de  l'ambition  par  les  plaisirs  de  la 
table  ;  placé  enfin  entre  le  jeune  homme  et  le  vieil- 
lard ,  il  blâme  les  prodigalités  de  l'un  ,  et  mépjise 
la  parcimonie  de  l'autre. 

Cependant  la  froide  vieillesse  amène  la  détério- 
ration de  nos  organes  par  l'atrophie  et  la  solidifi- 
cation de  nos  tissus.  Dans  cette  triste  saison  ,  «tans 
cet  hiver  de  la  vie,  les  fonctions  languissantes  con- 
servent à  peine  les  forces  nécessaires  pour  s'exer- 
cer ;  tous  les  rouages  de  la  machine  se  détraquent 
successivement  ;  les  sensations  deviennent  obtuses  : 
l'ouïe,  surtout,  et  la  vue  ,  éprouvent  une  perversion 
qui  suffit  pour  rendre  le  vieillard  morose  et  soupçon- 


CAUSES    DES   PASSIONS.  39 

neux.  Par  un  effet  dû  encore  à  l'Instinct  de  conser- 
vation ,  l'infortuné,  à  mesure  qu'il  se  sent  dépérir, 
s'attache  de  plus  en  plus  à  la  faible  existence  qui 
lui  reste.  Mais  alors  ,  comme  les  enfants  et  les  ma- 
lades, 11  devient  égoïste;  il  concentre  en  lui  presque 
toutes  ses  affections.  Ce  n'est  pas  qu'il  soit  tout  à 
fait  indifférent  aux  malheurs  d'autrui  ;  mais ,  par 
un  prompt  et  involontaire  retour  sur  lui-même  ,  il 
les  regarde  comme  une  portion  de  ceux  qui  l'atten- 
dent encore  ,  ou  bien  il  s'empresse  de  les  mettre  en 
comparaison  avec  les  siens ,  qu'il  trouve  beaucoup 
plus  insupportables.  Enfin,  triste,  souffrant,  inquiet 
de  son  avenir,  dominé  principalement  par  la  cir- 
conspection, il  épargne,  il  amasse,  souvent  même 
aux  dépens  de  ses  premiers  besoins,  pour  un  temps 
éloigné  qu'il  ne  verra  probablement  pas  (1). 


((  )  A  l'appui  de  ces  considérations  {jénérales,  voici  quelques  do- 
cuments statistiques  relatifs  au  nombre  et  à  la  nature  des  crimes 
produits  par  les  dillérents  âges. 

Sur  7,462  accusés,  traduits  pendant  l'année  1841  devant  nos 
cours  d'assises,  50  étaient  âgés  de  plus  de  soixante  et  dix  ans;  183, 
de  soixante  à  soixante  et  dix  ;  401  ,  de  cinquante  à  soixante  ;  1,142, 
de  quarante  à  cinquante;  1,863,  de  trente  à  quarante;  1,265,  de 
vingt-cinq  à  trente;  1,195,  de  vingt  et  un  à  vingt-cinq;  1,294, 
de  seize  à  vingt  et  un  ans;  69  enfin  n'avaient  pas  encore  atteint 
leur  seizième  année  :  5  de  ces  derniers  comptaient  de  dix  à  douze 
ans  ;  13,  de  douze  à  quatorze  ;  17  étaient  dans  leur  quinzième  ,  et 
34  dans  leur  seizième  année. 

49  des  accusés  âgés  de  moins  de  seize  ans  étaient  poursuivis 
pour  des  vols  qualifiés  ;  10,  pour  des  incendies  ;  les  10  autres,  pour 
des  crimes  contre  les  personnes. 

Sur  un  nombre  moyen  de  100  hommes  accusés,  19  étaient  âgés 
de  moins  de  vingt  et  un  ans;  sur  100  femmes,  15  seulement  n'a- 
vaient pas  atteint  cet  àjje.  Le  nombre  proportionnel  des  accusé» 


40  CAUSEb    DES    PASSIONS. 

Injluence  des  Sexes. 

Quoique  l'homme  et  la  femme  diffèrent  autant 
au  moral  qu'au  physique  ,  cette  différence  n'est 
guère  sensible  pendant   les  dix  premières  années 


âgés  de  plus  de  cinquante  ans  est  le  même  pour  les  deux  sexes.  H 
est  de  8  sur  100  pour  les  hommes  comme  pour  les  femmes. 

La  proportion  des  accusés  âgés  de  moins  de  vingt  et  un  ans  est 
de  18  sur  100,  pour  tous  les  accusés  indistinctement  ;  cette  propor- 
tion est  de  20  sur  100  pour  les  accusés  de  crimes  contre  les  proprié- 
tés considérés  isolément  ;  pour  les  accusés  de  crimes  contre  les 
personnes,  elle  n'est  que  de  15  sur  100. 

Un  fait  digne  de  remarque,  c'est  que  les  crimes  contre  les  per- 
sonnes sont  proportionnellement  plus  fréquents  parmi  les  accusés 
d'un  âge  avancé  que  parmi  les  jeunes  gens;  ainsi,  sur  100  accusés 
âgés  de  plus  de  cinquante  ans,  39  étaient  poursuivis  pour  des 
crimes  contre  les  personnes,  et  61  pour  des  crimes  contre  les  pro- 
priétés. Sur  100  accusés  âgés  de  moins  de  vingt  et  un  ans,  on 
compte  26  accusés  de  crimes  contre  les  personnes  et  74  accusés  de 
crimes  contre  les  propriétés. 

C'est  parmi  les  accusés  de  faux  témoignage ,  de  viol  et  d'attentat 
à  la  pudeur  sur  des  enfants,  qu'il  existe ,  proportion  gardée,  le 
plus  grand  nombre  d'accusés  d'un  âge  avancé. 

La  proportion  des  accusés  mineurs  de  vingt  et  un  ans,  qui  est 
de  18  sur  100  pour  tout  le  royaume,  s'élève  à  32  sur  100  dans  le 
Loiret ,  à  0,28  dans  les  départements  de  la  Seine  et  du  Var,  à  0,27 
dans  celui  de  Vaucluse  ,  à  0,26  dans  la  Haute-Garonne  et  dans  111e- 
et-Vilaine,  à  0,25  dans  la  Marne. 

C'est  aussi  dans  ces  départements  que  le  nombre  proportionnel 
des  accusés  âgés  de  plus  de  cinquante  ans  est  le  moins  élevé.  Ce 
nombre,  qui  est  de  8  sur  100,  pour  tout  le  royaume,  n'est  que  de 
0,04  dans  les  départements  de  la  Seine,  d'IUe  et-Vilaine,  de  la 
Haute-Garonne  et  de  la  Marne. 

Sur  les  2,814  suicides  constatés  pendant  cette  même  année,  148 
suicidés  étaient  mineurs  de  vingt  et  un  ans ,  1 92  avaient  de  soixante 
et  dix  à  quatre-vingts  ans ,  et  49  étaient  octogénaires.  Parmi  les  mi- 


CAUSES   DES   PASSIONS.  41 

de  la  vie.  Tous  deux  éprouvent  alors  les  mêmes 
besoins ,  partagent  la  même  ardeur  pour  les  jeux 
de  leur  âge  ;  tous  deux  ont  encore  la  même  mol- 
lesse de  tissus,  la  même  souplesse  de  membres,  la 
même  allure,  le  même  timbre  de  voix.  Si  pourtant 
on  les  observe  avec  attention ,  on  trouve  le  petit 
garçon  plus  vif,  plus  turbulent,  plus  destructeur, 
plus   entier  dans  ses  volontés  ;  la  petite  fille  plus 
douce  ,  plus  timide  ,  et  déjà  plus  coquette.  Le  pre- 
mier, sollicité  en  quelque  sorte  par  l'instinct  du  com- 
bat, marche  avec  plus  d'assurance,  brandissant  fie-, 
rement  son  sabre,  ou  faisant  résonner  son  tambour  ; 
la  dernière ,  comme  si  elle  éprouvait  un  avant-goût 
de  l'amour  maternel  ,    prélude  aux  douces   fonc- 
tions qu'elle  est  destinée  à  remplir ,   en  habillant 
avec  art  sa  poupée  chérie  ,  objet  de  ses  plus  tendres 
soins.  On  dirait  que  ,  dès  cet  âge ,  se  partageant 
l'empire  du  monde ,  l'homme  se  réserve  la  force 
et  la  gloire ,  et  laisse  à  la  femme  la  faiblesse  et 

l'amour. 

A  l'époque  de  la  puberté ,  qui  est  partout  plus 
précoce  chez  la  femme  que  chez  l'homme  ,  celui-ci 
se  fait  bientôt  distinguer  par  une  structure  carrée  , 
des  muscles  saillants  et  vigoureux,  une  peau  rude 
et  velue ,  une  voix  grave  et  forte.  La  femme ,  au 
contraire  ,  cet  être  délicat ,  conserve  toujours  quel- 
que chose  de  la  constitution  propre  aux  enfants: 
ses  membres  perdent  peu  de  leur  mollesse  primi- 

neurs,  on  trouve  1  enfant  de  neuf  ans,  1  de  dix ,  7  de  treize,  6  de 
quatorze,  et  6  de  quinze. 

(  Voir  le  Compte  général  de  l'administration  de  la  justice  criminelle 
en  France  pendant  l'année  1841.  ) 


4i  CAUSES    DES    PASSIONS. 

tive;  sa  peau  reste  lisse  et  transparente;  un  tissu  cel- 
lulaire abondant  vient  arrondir  plus  gracieusement 
ses  formes  ;  un  sang  riche  circule  plus  activement 
en  elle  ;  ses  nerfs  sont  plus  gros,  mais  moins  fermes 
que  ceux  de  l'homme  ;  son  système  locomoteur  est 
aussi  moins  développé,  son  appareil  digestif  moins 
volumineux  et  moins  irritable.  Cette  différence  dans 
la  constitution  répond  exactement  à  celle  que  l'on 
trouve  dans  les  attributs  moraux  des  deux  sexes  ; 
ainsi ,  généralement  parlant,  l'homme  résiste  mieux 
à  la  fatigue;  la  femme  supporte  mieux  la  douleur. 
IS'était-il  pas  juste  que  ,  née  pour  souffrir  davan- 
tage, elle  s'accoutumât  plus  facilement  à  la  souf- 
france ?  Les  petites  peines ,  les  contrariétés  même 
l'irritent  ,  il  est  vrai;  mais  les  grands  chagrins 
la  trouvent  presque  toujours  plus  énergique  que 
l'homme.  Les  passions  ,  portées  à  l'extrême  ,  sont 
encore  plus  délirantes  chez  la  femme  que  chez 
l'homme,  parce  que  l'homme  vit  davantage  sous  l'in- 
fluence de  son  cerveau  ,  et  par  conséquent  de  sa 
volonté  ;  la  femme  ,  sous  l'influence  du  système  ner- 
veux ganglionaire  ,  c'est-à-dire  sous  la  prédomi- 
nance du  sentiment,  qui  ne  raisonne  pas.  D'un  autre 
côté  ,  l'homme  est  intrépide  ,  libéral ,  persévérant  ; 
la  femme,  craintive,  économe,  capricieuse.  Con- 
fiant dans  sa  force  ,  l'homme  est  franc  ,  impérieux 
et  violent;  la  femme  est  artificieuse,  parce  qu'elle 
sent  sa  faiblesse;  curieuse,  parce  qu'elle  craint  tou- 
jours ;  coquette,  parce  qu'elle  a  aussi  besoin  de  sub- 
juguer :  elle  attaque  avec  ses  charmes,  elle  se  dé- 
fend avec  ses  pleurs.  La  passion  dominante  dans 
l'homme ,  c'est  l'ambition  ;   dans  la  femme  ,  c'egt 


CAUSES   DES   PASSIONS.  43 

l'amoiir.  Ce  dernier  sentiment ,  chez  l'homme  ,  dé- 
pend surtout  du  besoin  des  sens  ;  chez  hi  femme  , 
il  tient  plutôt  à  un  besoin  du  cœur.  Quand  les  sens 
parlent  trop  en  elle,  on  la  voit  aimer  avec  fureur; 
mais  ,  par  cela  môme ,  sa  passion  a  peu  de  durée  : 
l'amour  maternel  seul  est  inépuisable  et  ne  vieillit 
jamais.  Le  besoin  d'aliment  est  bien  moins  impé- 
rieux chez  elle  que  dans  l'autre  sexe  ;  la  sensibi- 
lité, qui  prédomine  dans  son  appareil  digestif,  fait 
qu'elle  s'accommodemieux d'une  nourriture vé(ifétale, 
tandis  que  l'homme  préfère  une  nourriture  animale, 
qui  le  rend  plus  robuste  et  en  même  temps  plus 
farouche.  La  femme  prend  une  moins  grande  quan- 
tité d'aliments ,  et  digère  plus  vite  :  aussi  ses  repas 
n'ôtent  rien  à  l'activité  de  son  corps  ni  à  celle  de 
son  esprit.  La  vue  de  nouveaux  mets  surexcite  l'ap- 
pétit déjà  satisfait  de  l'homme  ;  la  femme  cesse  de 
manger  dès  que  la  satiété  commence  à  se  faire 
sentir  :  c'est  même  un  bonheur  pour  elle  de  ne  pas 
satisfaire  entièrement  sa  faim,  pour  mieux  subvenir 
à  celle  de  son  mari  et  de  ses  enfants.  L'homme 
éprouve  davantage  le  besoin  des  liqueurs  spiri- 
tueuses  ,  pour  ranimer  ses  forces  épuisées  par  la 
fatigue  ;  la  femme  ,  par  sa  constitution  et  par  la 
nature  de  ses  travaux,  est  moins  portée  vers  ces  sti- 
mulants :  on  la  voit  cependant  en  faire  abus  par 
habitude  ,  et  alors ,  comme  dans  ses  autres  écarts , 
elle  ne  tarde  pas  à  perdre  tous  les  caractères  de 
son  sexe.  C'est  assurément  un  spectacle  bien  rebu- 
tant que  celui  de  l'homme  plongé  dans  l'ivresse  ; 
dans  cet  état,  la  femme  est  un  objet  plus  hideux 
encore,  et  qui  inspire  le  plus  profond  dégoût.  Enfin, 


44  •    CAUSES    DES   TASSIONS. 

c'est  sans  doute  à  son  système  nerveux,  plus  sen- 
sible que  consistant ,  que  la  femme  est  redevable  de 
cette  finesse  de  tact ,  de  cette  pénétration  d'esprit 
qui  lui  fait  rapidement  saisir  une  infinité  de  nuances 
qui  échappent  à  l'homme  ;  mais  cette  exquise  per- 
ception ,  s'attachant  surtout  aux  dernières  sensa- 
tions ,  lui  fait  facilement  oublier  les  premières  ,  et 
l'empêche  de  saisir  les  rapports  et  l'ensemble  : 
aussi ,  plus  capable  de  sentir  que  déraisonner,  elle 
excelle  dans  les  ouvrages  où  dominent  la  grâce  et  le 
sentiment  ;  rarement  elle  s'élève  aux  conceptions 
du  génie.  Au  dernier  âge  de  la  vie  ,  le  caractère  de 
l'homme  et  de  la  femme  se  rapprochent  comme 
celui  du  vieillard  et  de  l'enfant.  Il  reste  bien  encore 
à  celle  qui  fut  belle  quelque  ombre  de  coquetterie; 
mais  elle  reporte  ordinairement  son  besoin  d'affec- 
tion sur  le  Dieu  d'amour  et  de  miséricorde  qui  ne 
la  délaissera  jamais  (1). 


(1)  Les  penchants  criminels,  ainsi  que  le  remarque  M.  Guerry, 
sont  développés  plus  de  bonne  heure  chez  l'homme  que  chez  la 
femme.  Comparativeraenl,  ils  acquièrent  chez  le  premier  une  plus 
jjrande  énergie  entre  seize  et  vingt  et  un  ans.  D'un  autre  côté,  ils 
s'affaiblissent  aussi  plus  rapidement  que  chez  la  femme,  particuliè- 
rement après  trente  cinq  ans.  Sur  1,000  crimes  commis  par  l'homme, 
on  en  compte  au-dessous  de  seize  ans,  19  ;  de  seize  à  vingt  et  un  ans, 
169  ;  de  vingt  et  un  à  vingt-cinq  ans,  162.  Sur  un  pareil  nombre 
de  crimes  commis  par  les  femmes,  il  ne  s'en  trouve,  pour  les  mêmes 
âges,  que  14,  135  et  158.  Mais  depuis  vingt-cinq  ans,  et  surtout 
depuis  trente  jusqu'à  cinquante,  l'excédant  devient  plus  élevé  pour 
la  femme.  Sur  1,000  crimes,  on  en  compte  alors  successivement 
pour  elle  ,  185  ,  lîS  ,  117,  84  ,  66;  tandis  que  pour  l'homme  ,  il  ne 
s'en  trouve  plus  que  182,  144,91,  76  et  59.  Après  cinquante  ans, 
les  rapports  ne  diffèrent  presque  plus  chez  les  deux  sexes,  jusqu'à 
la  lin  de  la  vie  :  c'est-à-dire  que,  dans  un  même  nombre  d'années, 


CAUSES   DES   PASSIONS.  45 

Influence  des  Climats ^  de  la  Température  et  des  Saisons. 

L'influence  du  climat  sur  le  caractère  et  les  paS' 
sions  des  hommes  est  un  fait  qu'on  ne  peut  révo- 


les hommes  el  les  femmes  commettent  une  fraction  pareille  du 
nombre  total  des  crimes  dont  ils  se  rendent  coupables  pendant  la 
durée  entière  de  leur  existence.  (Voyez  Essai  sur  la  statistique  mo- 
rale de  la  France.) 

D'après  le  Compte  général  de  l'administration  de  la  justice  crimi- 
nelle en  France  pendant  l'année  1841,  les  7,462  accusés  traduits  de- 
vant la  cour  d'assises  se  divisent  en  6,185  hommes  et  1 ,277  femmes. 
Ces  dernières  forment  les  17  centièmes,  à  peu  près  le  sixième,  du 
nombre  total.  Cette  proportion  était  la  même  en  18-iO,  après  avoir 
été  de  18  sur  100  en  1838  et  en  1839.  Si  l'on  comparele  nombre  des 
accusés  de  chaque  sexe  à  la  fraction  correspondante  de  la  popula- 
tion, on  trouve  un  accusé  sur  2,732  pour  les  hommes,  et  une  accu- 
sée sur  13,572  pour  les  femmes. 

345  femmes  (0,27)  étaient  poursuivies  pour  des  crimes  contre  les 
personnes  ,  et  932  (0,73'  pour  des  crimes  contre  les  propriétés.  Ces 
proportions  sont  de  0,33  et  de  0,67  à  l'éf^ard  des  hommes.  En  1810, 
elles  éuient  de  0,26  et  de  0,74  pour  les  hommes  ;  elles  étaient  les 
mêmes  qu'en  1841  pour  les  femmes.  Celles-ci  sont  donc  restées 
étrangères  à  l'accroissement  qui  s'est  manifesté  pendant  cette  der- 
nière année  dans  le  nombre  des  crimes  contre  les  personnes. 

Parmi  les  crimes  contre  les  personnes,  il  en  est  qui  sont  commis 
presque  exclusivement  par  les  femmes;  ce  sont  :  l'infanticide,  l'a- 
vorlement,  la  suppression  ou  supposition  de  part.  Si  du  nombre 
total  des  accusés  d'attentats  contre  les  personnes  on  retranchait 
ceux  qui  ont  été  jugés  pour  ces  trois  espèces  de  crimes,  les  femmes 
seraient  parmi  les  autres  accusés,  réduits  par  là  à  2,149,  dans  la 
proportion  de  6  sur  100  seulement. 

Parmi  les  crimes  contre  les  propriétés ,  ceux  que  les  femmes 
commettent  le  plus  souvent,  comparativement  aux  hommes,  sont: 
les  vols  domestiques,  l'extorsion  de  titres  ou  de  signatures,  l'in- 
cendie. 

Cette  même  année,  il  y  avait  675  femmes  parmi  les  suicidés  ;  c'est 
près  du  quart,  0,24  du  nombre  total  2,814. 


46  •     CAUSES    DES   PASSlOt^S, 

quer  en  doute ,  et  dont  l'observation  remonte  à  la 
plus  haute  antiquité.  Hippocrate,  Platon,  Aristote, 
Cicéron  ,  etc. ,  ont  reconnu  et  proclamé  que  le  cli- 
mat contribue  puissamment  à  déterminer  la  consti- 
tution physique  et  morale  des  différents  peuples  (1); 
Varron  cite  même  un  ouvrage  d'Eratosthènes,  dans 
lequel  ce  savant  cherchait  à  prouver  que  le  carac- 
tère des  hommes,  et  la  forme  de  leur  gouvernement, 
sont  subordonnés  à  leur  distance  respective  du  so- 
leil ;  enfin  Montesquieu  ,  parmi  les  modernes ,  s'est 
complu  à  rajeunir  ce  système ,  dont  l'auteur  du 
Contrat  social  le  regardait  à  tort  comme  l'inven- 
teur. 

Toutefois,  cette  influence  du  climat  n'est  pas  tel- 
lement puissante,  qu'on  ne  parvienne  à  la  corriger 
par  les  autres  modificateurs  de  l'organisme  ,  no- 
tamment par  l'éducation.  Il  ne  faut  pas  non  plus 
perdre  de  vue  que  ce  sont  moins  les  différentes  la- 
titudes que  la  température  habituelle  des  lieux 
qui  doivent  constituer  les  climats  :  c'est  ainsi  qu'on 
voit  certains  habitants  des  plaines  d'un  pays  froid 
ressembler  aux  montagnards  d'un  pays  chaud  ,  et 
réciproquement.  Quoi  qu'il  en  soit ,  on  classe  ordi- 
nairement les  peuples  qui  habitent  notre  globe  en 
peuples  des  pays  chauds ^  des  pays  froids,  et  des  pays 
tempérés  :  chacune  de  ces  divisions  renferme  60 
degrés.  «  Suyvant  ce  partage  gênerai  du  monde  , 
dit  le  vieux  moraliste  Charron  ,  aussi  sont  differens 
les  naturels  des  hommes  en  toutes  choses ,  corps , 


(1)  Voyez  la  note  A,  à  la  fin  du  volume. 


CAUSES    DES    PASSIONS.  4"7 

esprit ,  religion  ,  mœurs  ;  coinine  se  peust  voir  en 
ceste  petite  table  ;  car  les 

Septentrionaux 

«  Sont  hauts  et  grands,  pituiteux,  sanguins,  blancs 
et  blonds,  sociables,  la  voix  forte,  le  cuir  mol  et 
velu,   grands  mangeurs  et  beuveurs,   et  puissans; 

«Grossiers,  lourds,  stupides,  sots,  faciles,  légers, 
inconstans;  peu  religieux  et  devotieux; 

«Guerriers,  vaillans,  pénibles,  chastes,  exempts 
de  jalousie,  cruels  et  inhumains. 

Moyens 

«  Sont  médiocres  et  tempérés  en  toutes  ces  choses , 
comme  neutres,  ou  bien  participans  un  peu  de  toutes 
ces  deux  extrémités,  et  tenant  plus  de  la  région  de 
laquelle  ils  sont  plus  voysins. 

Méridionaux 

«  Sont  petits,  melancholiques,  froids  et  secs,  noirs, 
solitaires;  la  voix  gresle,  le  cuir  dur  avec  un  peu  de 
poil  et  crespus,  abtinens,  faibles; 

«  Ingénieux,  sages,  prudens,  fins,  opiniastres; 

«  Superstitieux ,  contemplatifs  ; 

«INon  guerriers,  et  lasches ,  paillards,  jaloux^ 
cruels  et  inhumains.  ;♦ 

«  Par  tout  ce  discours  (tiré  en  grande  partie  de  la 
République  de  Bodin,  liv.  V,  ch.  1)  il  se  voyt  qu'en 
gênerai  ceux  de  septentrion  sont  plus  advantagés 
au  corps,  et  ont  la  force  pour  leur  part;  et  ceux 
du  midy  en  l'esprit,  et  ont  pour  eux  la  finesse;  ceux 


48  CAUSES    DES   TASSIONS. 

du  milieu  ont  de  tout,  et  sont  tempérés  en  tout.» 
{^De  la  Sagesse,  liv.  I ,  eh.  44.) 

La  nature,  qui,  dans  ses  œuvres,  ne  procède  que 
par  des  nuances  infinies,  n'est  pas  toujours  d'accord 
avec  les  faits  tranchés  que  nous  offre  cette  division , 
fondée  sur  l'influence  d'un  seul  de  ses  nombreux 
agents  ;  mais  il  suffit  ici  que  les  résultats  généraux 
soient  exacts. 

L'air,  l'eau  et  les  localités,  doivent  aussi  être  pris 
en  considération  dans  l'appréciation  de  l'action  du 
climat.  «  L'air  d'Athènes,  dit  Cicéron ,  est  vif,  et  c'est 
pour  cela  que  les  Athéniens  sont  vifs  et  spirituels; 
celui  de  Thèbes  est  épais,  aussi  les  Thébains  sont-ils 
lourds  et  puissants.  »  C'est  pourquoi  Platon  remer- 
ciait les  dieux  de  l'avoir  fait  naître  Athénien  et  non 
Thébain.  Plutarque  remarque  même  que  les  habi- 
tants de  la  ville  haute  d'Athènes  différaient  beau- 
coup de  ceux  du  Pirée.  D'un  autre  côté,  l'histoire 
est  remplie  de  changements  survenus  dans  les  mœurs 
d'un  même  peuple,  et  souvent  une  génération  diffère 
essentiellement  de  celle  qui  l'a  précédée.  Qui  oserait 
attribuer  ces  révolutions  à  l'influence  exclusive  de  la 
température  et  du  climat? 

Les  médecins  de  toutes  les  époques  ont  également 
constaté  l'action  des  saisons  sur  le  développement 
de  certaines  affections  périodiques  :  de  là,  la  distinc- 
tion des  maladies  en  vernales,  estivales,  automnales 
et  hiémales.  Les  effets  des  saisons  sur  le  caractère 
et  les  passions  ne  sont  pas  moins  constants.  Qui  n'a 
remarqué  combien  est  grande  l'agitation  des  alié- 
nés au  printemps  et  à  l'automne?  Quel  praticien  n'a 
pas  observé  combien  les  brusques  changements  de 


CAUSES    DES    PASSIONS.  '19 

temps ,  et  surtout  les  orages ,  influent  sur  le  phy- 
sique et  sur  le  moral  des  personnes  qui  vivent 
sous  la  prédominance  du  système  nerveux?  Qui  ne 
sait,  enfin,  que  les  grandes  chaleurs  de  juillet  et 
d'août  ont  vu  éclore  nos  plus  grands  événements 
politiques. 

Les  recherches  statistiques  faites  depuis  quelques 
années  sur  la  criminalité,  tendent  à  prouver  qu'en 
France  le  plus  grand  nombre  des  attentats  contre 
les  personnes  sont  commis  en  été  ;  c'est  en  hiver  qu'il 
y  en  a  le  moins;  le  printemps  et  l'automne  offrent 
un  chiffre  à  peu  près  égal.  De  tous  ces  crimes,  l'at- 
tentat à  la  pudeur  est  celui  sur  lequel  l'influence  des 
saisons  est  le  plus  évidente  :  sur  100  crimes  de  cette 
nature,  on  en  compte,  pendant  l'été  36,  au  prin- 
temps 25,  en  automne  21,  et  en  hiver  18,  moitié 
moins  qu'en  été.  On  verra  plus  loin ,  dans  le  chapi- 
tre consacré  au  suicide ,  quelle  est  l'influence  de  la 
température  sur  la  fréquence  de  cet  acte.  Quant  aux 
crimes  contre  les  propriétés ,  ils  se  présentent  pres- 
que en  ordre  inverse  des  crimes  contre  les  per- 
sonnes ,  de  sorte  que  souvent  le  minimum  des  uns 
coïncide  avec  le  maximum  des  autres. 

Influence  de  la  Nourriture. 

De  tout  temps ,  on  s'est  beaucoup  occupé  de  l'in- 
fluence de  la  nourriture  sur  la  santé;  mais  on  n'a 
pas  autant  insisté  sur  les  modifications  notables 
qu'apportent  les  divers  aliments  dans  le  développe- 
ment des  caractères  et  des  passions.  Il  est  cepen- 
dant bien  prouvé  qu'un  régime  animal  exclusif,  et 


50  ■       r.Ausr.s  des  I'Assions. 

l'usage  des  boissons  fermentées,  rendent  les  pas- 
sions plus  violentes;  tandis  qu'une  diète  végétale, 
lactée,  et  la  privation  de  ces  mêmes  liqueurs,  ne 
tardent  pas  à  émousser  leur  aiguillon.  C'est  à  cette 
observation,  qui  remonte  à  la  plus  haute  antiquité, 
que  sont  dus  les  abstinences  et  les  jeûnes  prescrits 
par  les  diverses  religions.  En  diminuant  l'excitation 
des  systèmes  nerveux  et  sanguin ,  les  législateurs 
ont  eu  un  double  but  :  d'abord  de  prévenir  les  ma- 
ladies auxquelles  prédispose  la  continuité  d'un  même 
régime  alimentaire,  surtout  quand  il  est  trop  stimii- 
lant;  ensuite  de  rendre  les  hommes  plus  calmes, 
plus  doux,  plus  sociables.  C'est  ainsi  que  la  loi  ju- 
daïque interdit  l'usage  du  porc,  la  loi  raahométane 
celui  du  vin,  et  que  le  christianisme,  infiniment 
moins  rigoureux  que  certaines  religions  de  l'Inde, 
ordonne  deux  jours  par  semaine  des  aliments  moins 
nutritifs,  ainsi  qu'une  abstinence  et  un  jeûne  très- 
modérés  ,  la  veille  des  grandes  fêtes ,  et  pendant  les 
quarante  jours  qui  précèdent  l'époque  où ,  sortant 
de  son  engourdissement ,  toute  la  nature  se  réveillé 
pour  entrer  en  fermentation. 

Lorsque  nous  nous  occuperons  du  traitement  des 
passions,  nous  verrons  les  résultats  avantageux  qu'on 
peut  obtenir  dans  le  plus  grand  nombre  des  cas,  à 
l'aide  d'une  alimentation  appropriée  au  physique 
comme  au  moral  des  individus.  Quant  à  présent, 
nous  ne  craignons  pas  d'avancer  que  si  la  médecine 
peut  modifier,  changer  même  entièrement  la  consti- 
tution, par  un  régime  longtemps  continué,  elle  peut 
aussi,  par  le  même  moyen,  corriger  les  plus  mau- 
vaises dispositions,  surtout  lorsqu'on  s'attache  à  les 


CAUSES    DES    PASSIONS.  61 

combattre  de  bonne  liciire.  Nous  verrons  aussi  com- 
bien la  sobii(''té,  en  cnlrcfcnant  l'harmonie  des  or- 
j^anes,  contribue  au  perfectionnement  de  l'intelli- 
|][enee ,  et  que  c'est  à  juste  titre  que  cette  vertu  a 
toujours  été  considérée  comme  la  source  des  autres, 
et  comme  le  plus  sur  préservatif  de  la  plupart  des 
passions. 

Influence  de  l'Hérédité  et  de  l' yillaitement. 

Les  passions,  les  maladies  et  la  mort,  sont  un 
triple  héritage  que  les  parents  transmettent  à  leurs 
enfants  avec  la  vie  :  aucun  des  fils  d'Adam  n'a  encore 
manqué,  aucun  ne  manquera  jamais  de  le  recueillir. 
Les  enfants  sont-ils  donc  prédisposés  au  même  genre 
de  passions  que  les  auteurs  de  leurs  jours .^  C'est  une 
question  que  je  ne  balance  pas  à  résoudre  par  l'af- 
firmative. Le  raisonnement  seul  m'avait  d'abord  con- 
duit à  cette  conclusion;  l'observation  d'un  grand 
nombre  de  faits  n'a  depuis  laissé  à  cet  égard  aucun 
doute  dans  mon  esprit.  La  colère,  la  peur,  l'envie, 
la  jalousie,  le  libertinage,  la  gourmandise  et  l'ivro- 
gnerie ,  sont  les  passions  dont  j'ai  vu  le  plus  fréquem- 
ment la  transmission  héréditaire,  surtout  quand  le 
père  et  la  mère  en  étaient  atteints  tous  deux.  Dans 
le  cas  où  les  époux  ont  des  penchants  tout  à  fait 
différents,  il  arrive  pour  les  caractères  ce  qui  a 
souvent  lieu  pour  les  constitutions  :  les  enfants 
n'ont  presque  aucune  ressemblance  avec  leurs  pa- 
rents. C'est  ainsi  que  le  fils  de  Cromwell  était  le 
faible  et  indolent  Richard;  celui  de  Charlemagne, 
Louis  le  Débonnaire;  et  qu'en  général  les  fils  de» 


52  CAUSES    DES    PASSIONS. 

hommes  de  génie  ne  dépassent  guère  les  bornes  de 
la  médiocrité.  Aussi ,  toutes  les  objections  qu'on 
pourrait  faire  contre  l'hérédité  des  penchants ,  des 
sentiments  et  des  facultés,  ne  sauraient  avoir  de 
valeur  qu'autant  que  l'on  tiendrait  compte  des  dis- 
positions du  père  et  de  la  mère ,  ainsi  que  de  l'édu- 
cation physique,  morale  et  intellectuelle  qui  aura 
modifié  l'enfant.  Une  dernière  remarque,  non  moins 
importante,  c'est  que  le  caractère  de  l'être  qui  pro- 
crée se  propage  à  des  générations  entières ,  et  se 
manifeste  souvent  bien  plus  chez  ses  petits-fils  que 
chez  ses  propres  enfants;  autrement  dit  :  que  les  en- 
fants ont  plus  de  ressemblance  physique  et  morale 
avec  leurs  aïeux  qu'avec  leur  père  et  leur  mère. 

L'influence  de  l'allaitement  est  aussi  un  fait  qu'on 
ne  saurait  révoquer  en  doute.  «  Depuis  longtemps, 
dit  Sylvius,  j'ai  observé  que  les  enfants  sucent  avec 
le  lait  leur  tempérament  aussi  bien  que  leurs  incli- 
nations ,  et  qu'à  ces  deux  égards ,  ils  tiennent  autant 
de  leur  nourrice  que  de  leur  mère.  »  Cette  remarque, 
n'avait  pas  échappé  aux  anciens,  si  habiles  obser- 
vateurs de  la  nature  ;  et  c'est  une  considération  assez 
puissante  pour  déterminer  toutes  les  mères  à  nour- 
rir elles-mêmes ,  pourvu  qu'elles  ne  soient  affectées 
d'aucune  maladie  constitutionnelle  (1),  ni  d'aucune 


(t)  Parmi  ces  maladies  ,  celles  qui  sont  le  plus  susceptibles  d'être 
transmises  par  voie  de  génération  ainsi  que  par  l'allaitement  sont 
les  suivantes  :  la  syphilis,  les  scrofules,  les  dartres,  la  plithisie 
pulmonaire,  les  affections  organiques  du  cœur,  la  paralysie,  l'é- 
pilepsie ,  la  manie,  la  mélancolie-suicide,  Ihypochondrie,  l'hysté- 
rie, la  migraine,  la  goutte,  la  gravelle,  la  pierre,  enfin  les  dia- 
thèscs  squirrheuse  et  carcinoaialeuse.   Une  mère  atteinte  de   ces 


CAUSES    DES    l'ASSIONS.  53 

passion  invétérée,  doublement  transmissibles  avec 
leur  lait. 

Lorsque  les  parents  se  trouvent  dans  la  triste  né- 
cessité de  confier  leurs  enfants  aux  soins  d'une  étran- 
gère, ils  doivent  donc  ne  pas  la  prendre  au  hasard , 
comme  cela  se  fait  journellement,  mais  la  choisir 
d'après  l'avis  d'un  médecin  éclairé ,  qui  examinera 
si  sa  constitution  et  son  caractère  peuvent  neutra- 
liser ou  du  moins  contre-balancer  les  prédisposi- 
tions fâcheuses  qu'apporte  le  nourrisson. 

L'on  me  saura  gré,  sans  doute,  de  donner  ici  le 
tableau  des  qualités  physiques  et  morales  d'une 
bonne  nourrice.  Je  l'emprunte  en  grande  partie  à 
l'utile  et  consciencieux  ouvrage  publié  par  le  doc- 
teur Maigne  (1),  et  j'y  joins  quelques  observations 
que  j'ai  été  à  même  de  faire  dans  une  longue  pra- 
tique. 

Pour  qu'une  nourrice  soit  bonne ,  il  faut  qu'elle 
réunisse  les  conditions  suivantes  : 

1°  Qu'elle  soit  jeune,  c'est-à-dire  âgée  de  vingt  à 
vingt-cinq  ans.  Ne  la  prenez  pas  si  elle  en  a  plus 
de  trente ,  à  moins  que  sa  figure  ,  sa  peau  et  ses 
seins  n'aient  conservé  leur  fraîcheur,  et  l'œil  toute 
sa  vivacité. 

2"  Qu'elle  soit  habituellement  bien  portante,  et  née 
de  parents  sains,  conditions  indispensables  à  cause 
des  maladies  contagieuses  ou  héréditaires  qu'elle 


maladies,  et  qui  s'obstinerait  à  vouloir  nourrir,  ne  ferait  qu'empi- 
rer la  constitution  morbide  de  son  enfant. 

(1)  Choix  d'une  nourrice;  Paris,  1837,  1  vol.  in-8°,  deuxième 
édition. 


64  ■  CAUSES    DtS    PASSIONS. 

peut  transmettre  à  son  nourrisson.  (Voye?  ci-dessus 
rénumération  de  ces  maladies.  ) 

S°  Que  les  membres  supérieurs  et  inférieurs  soient 
bien  dévelojypés ,  et  la  poitrine  suffisamment  large. 

—  Des  membres  vigoureux  annoncent  de  bons  vis- 
cères. —  Une  taille  moyenne  est  plus  avantageuse 
qu'une  petite,  et  surtout  qu'une  grande. 

4°  Que  iei  mamelles  soient  bien  prononcées  y  et  les 
bouts  bien  formés.  —  Le  volume  du  sein  n'est  pas  tou- 
jours une  garantie  de  l'abondance  du  lait  :  c'est  à 
celui  de  la  glande  mammaire  qu'il  faut  s'en  rappor- 
ter pour  cette  estimation.  Cette  glande  est  beaucoup 
plus  développée  chez  les  brunes  que  chez  les  blon- 
des, et  c'est  pour  cette  raison  que  les  premières  sont 
généralement  meilleures  nourrices:  leur  lait  est  plus 
nutritif  et  plus  abondant.  —  Refusez  la  femme  dont 
les  seins  porteraient  des  cicatrices  qui  indiqueraient 
que  ces  organes  ont  été  le  siège  d'anciennes  affec- 
tions. —  Refusez  également  celle  qui  aurait  un  goitre. 

—  Quant  au  mamelon ,  il  doit  avoir  environ  six  lignes 
de  longueur,  et  offrir  la  grosseur  de  l'extrémité  du 
petit  doigt  :  trop  petit  ou  trop  enfoncé,  il  ne  peut 
pas  être  saisi  par  l'enfant,  qu'on  voit,  dans  ces  cas, 
s'épuiser  en  vains  efforts. 

5"  Ou  elle  ait  de  belles  dents  et  l'haleine  douce.  — 
De  mauvaises  dents  altèrent  la  santé,  par  les  dou- 
leurs souvent  atroces  qu'elles  font  éprouver  ;  elles 
ont  encore  l'inconvénient  de  rendre  la  mastication 
imparfaite,  et,  par  suite,  les  digestions  plus  labo- 
rieuses ;  enfin  ,  les  aliments  s'imprègnent  de  l'odeur 
de  la  carie,  toutes  conditions  défavorables  pour  la 
«écrétion  d'un  bon  lait.  —  La  fétidité  de  l'haleine 


CAUSES   DES   TASSIONS.  55 

dépend  fréquemment,  ainsi  que  la  carie,  d'une  affec- 
tion clironique  de  la  poitrine  ou  des  voies  diges- 
tives.  Dans  le  premier  cas,  l'enfant  aspirerait  sans 
cesse  un  air  vicié  qui  pourrait  lui  devenir  funeste; 
dans  le  second ,  comment  une  femme  qui  nécessai- 
rement digère  mai  aurait-elle  assez  de  vitalité  pour 
nourrir  un  autre  être  dont  l'estomac  est  presque 
toujours  en  action? 

6"  Que  son  lait  n'ait  pas  plus  de  quatre  à  cinq  mois. 
—  Une  nourrice  accouchée  le  jour  même  de  la  nais- 
sance d'un  nourrisson  devrait,  toutes  choses  égales 
d'ailleurs,  obtenir  la  préférence.  Ce  cas  étant  assez 
rare,  il  faut  choisir  celle  dont  le  lait  est  le  plus  jeune: 
un  lait  de  six  mois  est  déjà  vieux  ;  car  il  en  aura  dix- 
huit  quand  l'enfant  aura  un  an.  C'est  un  préjugé  de 
croire  qu'un  nouveau  nourrisson  renouvelle  un  lait 
de  dix  à  douze  mois  :  pour  avoir  un  lait  nouveau,  il 
faut  une  nouvelle  couche. 

7"  //  est  encore  de  la  plus  haute  importance  que  l'ha- 
bitation de  la  nourrice  soit  saine,  surtout  bien  aérée,  et 
placée  dans  une  bonne  exposition.  —  Un  enfant  est 
une  plante  délicate,  qui  s'étiole  si  on  la  prive  d'air 
et  de  soleil. 

8"  Quant  aux  qualités  morales  de  la  nourrice,  qui 
exercent  une  si  grande  influence  sur  la  santé  comme 
sur  le  caractère  futur  de  l'enfant,  on  doit  tenir  avant 
tout  à  ce  qu'elle  ait  des  mœurs  pures,  qu'elle  ne  soit 
adonnée  ni  à  la  colère  ,  ni  aux  boissons  alcooliques, 
qui  la  provoquent.  Outre  que  ces  vices  se  transmet- 
tent avec  le  lait,  je  connais  plusieurs  exemples  d'en- 
fants morts  de  convulsions  pour  avoir  pris  le  sein 
de  leurs  nourrices  quand  elles  étaient  ivres,  ou  peu 


50  CAUSES    DES    PASSIONS. 

d'instants  après  qu'elles  s'étaient  livrées  à  un  accès 
de  colère  (1).  —  Il  est  encore  nécessaire  que  la  femme 
qui  allaite  soit  heureuse  dans  son  ménage,  que  son 
mari  soit  bien  portant ,  et  qu'elle-même  ait  habi- 
tuellement de  la  gaieté  dans  le  caractère.  Celle  qui 
vivrait  sous  l'empire  de  la  tristesse,  de  l'impatience, 
de  la  haine  ou  de  la  jalousie,  ne  saurait  être  une 
bonne  nourrice  (2),  non  plus  que  celle  qui  n'aime- 
rait pas  son  nourrisson. 

On  tiendra  aussi  à  ce  que  la  femme  à  laquelle 
on  va  confier  l'existence  d'un  enfant  ait  beaucoup 
d'ordre  et  de  propreté,  qu'elle  ait  un  peu  d'aisance, 
une  nourriture  saine,  et  qu'elle  ne  soit  pas  obligée 
de  se  livrer  habituellement  à  des  travaux  pénibles, 
qui  finiraient  par  appauvrir  son  lait. 

Il  faut  enfin  que  l'on  puisse  assez  compter  sur  sa 
prudence  et  sa  probité  pour  être  certain  qu'elle  ne 
prêtera  jamais  son  sein  à  un  enfant  étranger,  et 
qu'elle  préviendra  les  parents  aussitôt  qu'elle  se 
croira  enceinte,  ou  qu'elle  verra  ses  menstrues  venir 
fortement  pendant  qu'elle  nourrit.  Dans  ces  deux 
circonstances ,  surtout  dans  la  première  ,  le  lait  n'est 
plus  assez  abondant;  et,  s'il  n'est  pas  devenu  un 
poison ,  comme  le  croit  le  vulgaire ,  sa  qualité  n'en 
est  pas  moins  détériorée.  Il  faut  alors  se  hâter  de 
faire  choix  d'une  nouvelle  nourrice ,  qui  réunira  le 


(1)  Dans  l'espace  de  quatre  années,  une  jeune  femme  perdit  su- 
bitement ses  deux  enfants  et  un  nourrisson  ,  pour  leur  avoir  donné 
le  sein  immédiatement  après  un  violent  emportement. 

(2)  Parmentier  et  Deyeux  ont  constaté  qu'à  la  suite  des  affec- 
tions vives  de  l'âme,  le  sein  n'élabore  plus  qu'un  fluide  séreux, 
fade  et  jaunâtre,  au  lieu  d'un  liquide  blanc,  doux  et  sucré. 


CAUSES    DES   PASSIONS.  57 

mieux  les  conditions  sur  lesquelles  nous  venons  d'in- 
sister. 

Je  terminerai  ces  conseils  en  recommandant , 
avec  mon  savant  confrère  le  docteur  Donné  (1) ,  de 
ne  prendre  une  fille-mère  que  dans  des  cas  tout  à 
fait  exceptionnels. 

Influence  des  Tempéraments,  ou  plutôt  des  Constitu- 
tions (2). 

Le  chaud ,  le  froid  ,  le  sec  et  l'humide ,  tels  étaient 
les  éléments  que  les  anciens  reconnaissaient  comme 
principes  constitutifs  de  nos  corps.  Ils  admettaient 
aussi  quatre  humeurs  principales  correspondant  à 


(1)  Conseils  aux  mères  sur  la  manière  d'éki'er  les  enjants  nouveau- 
nés;  Paris,  1842,  1  vol.  in-18. 

(2)  C'est  à  tort  que  ,  dans  le  lanjrage  médical ,  on  emploie  encore 
ie  mot  tempérament  pour  désigner  la  constitution  d'un  individu. 
En  effet,  lorsqu'on  parle  d'un  tempérament  nerveux  ou  sanguin, 
on  veut  désigner  la  prédominance  du  système  nerveux  ou  du  sys- 
tème sanguin  sur  les  autres  systèmes  ;  mais  dès  qu'il  y  a  prédomi- 
nance ,  il  n'y  a  plus  tempérament,  expression  qui ,  à  la  lettre,  signi- 
fie modération,  mélange,  équilibre,  comme  le  mot  intempérance 
désigne  un  excès  quelconque.  Il  vaut  donc  mieux  se  servir  du  mot 
constitution,  comme  on  le  fait  depuis  quelques  années.  Pour  plus 
d'exactitude  encore,  et  pour  éviter  les  méprises  qui  pourraient 
avoir  lieu  dans  les  observations  ou  dans  les  consultations  médi- 
cales, on  devrait  dire:  telle  personne  est  douée  d'une  constitution 

Jorte  ou  bien  délicate ,  avec  prédominance  de  l'appareil  nerveux ,  di- 
gestif, ou  locomoteur,  suivant  celui  qui  surabonde.  Quant  à  lajorce 
de  la  constitution  ,  je  pense,  avec  M.  le  professeur  Rostan  ,  qu'elle 
consiste,  non  dans  l'énergie  des  contractions  musculaires,  mais 
dans  la  faculté  de  résister  aux  causes  des  maladies  et  de  destruc- 
tion :  c'est  la  robustezza  des  Italiens;  ce  sera  peut-être  un  jour  la 
robusticité  des  Français. 


^8  ■  CAUSES    UES    PASSIONS. 

ces  éléments;  c'étaient  :  le  sang,  qu'ils  disaient  être 
chaud  et  humide;  la  bile,  chaude  et  sèche;  ]a pituite, 
froide  et  humide;  la  mélancolie  ou  ntrabile ,  froide 
et  sèche.  De  là  leur  division  des  tempéraments  en 
sanguin,  bilieux ,  j:ituileux  et  mélancolique.  Us  dési- 
gnaient aussi  sous  le  nom  de  tempérament  tempéré, 
cet  état  idéal  où  toutes  les  forces  de  l'économie  hu- 
maine se  balancent  de  manière  à  offrir  l'image  de 
l'équilibre  parfait. 

Aujourd'hui  qu'on  ne  croit  plus  aux  quatre  élé- 
ments des  anciens,  ni  à  leurs  quatre  humeurs,  on  a 
cessé  de  limiter  le  nombre  des  tempéraments,  et  l'on 
reconnaît  que  la  prédominance  des  principaux  ap- 
pareils organiques  caractérise  seule  les  différentes 
constitutions.  fScus  ajouterons  que  si  l'action  de  ces 
divers  appareils  est  tellement  prépondérante  que  le 
jeu  des  grandes  fonctions  se  trouve  notablement  en- 
rayé, il  n'y  a  plus  alors  constitution  ,  mais  véritable 
maladie.  Hâtons-nous  de  passer  en  revue  les  princi- 
paux tempéraments,  que  nous  désignerons  désor- 
mais sous  le  nom  de  constitutions ,  et  signalons  les 
prédispositions  morales  qui  coexistent  avec  chacun 
d'eux.  Ces  prédispositions,  dont  la  connaissance  est 
aiissi  utile  au  magistrat,  au  prêtre  et  au  législateur 
qu'au  médecin  ,  ne  sauraient  nous  empêcher  de  flé- 
trir le  crime  et  d'admirer  la  vertu  ;  mais  elles  devront 
nous  faire  adopter  pour  base  de  nos  jugements  cette 
maxime  éminemment  chrétienne:  «  Sévérité  pour  soi, 
indulgence  pour  autrui.  » 


CAUSES   DES    PASSIONS.  59 

Constitution  uii  prédomine  l'appareil  digeslif  (lempcramenl  bilieux 
des  anciens). 

Que  la  prédominance  de  l'appareil  dijjestif  soit 
plus  ou  moins  dépendante  d'ime  organisation  parti- 
culière de  rencépliale,  toujours  est-il ,  que  les  indi- 
vidus qui  vivent  sous  cette  piédominance  présen- 
tent certaines  dispositions  morales  et  intellectuelles 
presque  aussi  constantes  que  les  signes  physiques 
qui  les  distinguent.  Une  taille  médiocre,  une  atti- 
tude lière ,  une  physionomie  pleine  d'expression , 
des  yeux  vifs  et  perçants,  des  sourcils  épais ,  un  teint 
basané,  des  cheveux  plus  ou  moins  noirs  tombant 
avant  l'âge,  une  peau  chaude  et  velue,  un  pouls  dur 
et  fréquent,  des  veines  sous-cutanées  saillantes,  des 
muscles  prononcés  et  doués  d'une  grande  puissance 
de  conti^action  :  tels  sont  les  caractères  extérieurs  de 
l'homme  qui  a  la  constitution  dans  laquelle  pi^évaul 
l'appareil  digestif. 

Les  nuances  que  présente  son  moral  ne  sont  pas 
moins  tranchées.  L'ambition  est  sa  passion  domi- 
nante: on  le  voit,  plein  d'espérance  et  d'ardeur,  ren- 
verser violemment  les  obstacles  qui  s'opposent  à  son 
élévation;  ou  bien,  hypocrite  profond,  se  glisser 
furtivement  au  pouvoir,  et  s'y  maintenir  avec  adresse. 
Le  désir  de  la  gloire  qui  dévore  son  cœur  se  porte- 
t-il  sur  les  conquêtes  intellectuelles,  son  jugement 
rapide  pénètre  les  profondeurs  de  la  science  ;  son 
attention  soutenue  lui  en  fait  découvrir  les  moindres 
rapports,  et  son  ardente  imagination  le  rend  capa- 
ble de  deviner  la  nature,  ou  de  la  peindre  avec  au- 
tant de  chaleur  que  de  vérité.  Après  l'ambition,  la 


60'  -CAUSES    DES    TASSIONS. 

passion  à  laquelle  sont  le  plus  enclins  les  individus 
de  cette  constitution,  c'est  sans  contredit  la  colère, 
qui,  chez  eux,  se  termine  ordinairement  par  la  haine 
et  la  vengeance,  comme  on  voit  la  violence  de  leur 
amour  dégénérer  en  la  plus  terrible  jalousie.  La  pré- 
dominance organique  dont  nous  venons  de  voir 
l'influence  morale  est  celle  où  l'on  rencontre  le  plus 
grand  nombre  de  ces  hommes  éminemment  sensi- 
bles, actifs  et  persévérants,  qui  ont  remué  le  monde 
par  leur  génie,  leurs  vertus  ou  leurs  crimes  :  tels 
étaient  Alexandre,  César,  Brutus,  Mahomet,  Riche- 
lieu, Cromwell,  Charles  XII,  Pierre  le  Grand  et 
Napoléon. 

Constitution  où  prédominent  les  appareils  de  la  circulation  et  de 
la  respiration  (tempérament  sanguin). 

Les  formes  extérieures  n'étant  que  la  saillie  des 
organes  intérieurs,  un  cœur  volumineux  et  de  vastes 
poumons  s'annoncent  par  une  poitrine  large,  bien 
développée,  et  médiocrement  chargée  d'embonpoint. 
Les  individus  qui  vivent  sous  cette  double  et  insé- 
parable prédominance  ont,  par  la  même  raison,  le 
teint  vermeil ,  la  physionomie  animée,  la  respiration 
grande  et  facile  ,  le  pouls  développé ,  vif  et  régulier; 
la  peau  blanche,  halitueuse  et  parsemée  de  veines 
bleuâtres  légèrement  saillantes  ;  leur  taille  est  avan- 
tageuse; leurs  formes  sont  douces,  quoique  bien  ex- 
primées; leurs  chairs  assez  consistantes,  et  leurs 
cheveux  blonds  ou  châtains. 

Chez  les  gens  dits  bilieux ,  la  susceptibilité  ner- 
veuse est  forte  et  durable;  chez  les  sanguins,  au 
contraire,  elle  est  prompte  et  fugitive.  Aussi,  faci- 


CAUSES   DES   PASSIONS.  61 

lement  affectés  par  les  impressions  que  les  objets 
extérieurs  font  sur  eux,  ils  passent  rapidement  d'une 
idée  à  une  autre;  leur  imagination  est  vive  et  bril- 
lante, mais  leur  esprit  manque  de  force  et  de  pro- 
fondeur. Doués  d'une  conception  facile  et  d'une  mé- 
moire plus  prompte  que  fidèle ,  Us  sont  par  cela 
même  peu  capables  de  longues  méditations ,  et  ne 
se  font  guère  remarquer  par  une  vaste  érudition. 
Ils  sont  fougueux  dans  leurs  goûts  comme  dans  leurs 
plaisirs  :  l'amour,  la  table,  le  jeu,  la  chasse,  le  luxe, 
voilà  leurs  délices;  mais,  dans  toutes  leurs  passions, 
on  les  voit  apporter  plus  d'ardeur  que  de  constance; 
les  chagrins  mêmes  qu'ils  ressentent  le  plus  vivement 
ne  laissent  chez  eux  que  des  traces  peu  durables. 
Enfin,  spirituels,  enjoués,  bons  et  affables,  ils  sont 
en  ce  monde  les  plus  heureux  des  mortels,  parce 
qu'ils  en  sont  les  plus  insouciants,  les  plus  volages 
et  les  plus  aimables. 

Conslitulion  où  prédomine  le  système  nerveux  (tempérament 
nerveux). 

Les  individus  de  cette  constitution  ont  en  gêné 
rai  le  corps  grêle  et  élancé ,  avec  des  membres  près 
que  atrophiés,  sur  lesquels  les  muscles  apparaissent 
comme  des  cordes.  Leur  foie  est  pâle  et  peu  volumi- 
neux, leur  peau  sèche  et  décolorée.  Chez  eux,  le  pouls, 
habituellement  faible,  concentré  et  filiforme,  s'ac- 
célère à  la  plus  légère  émotion,  ainsi  qu'à  la  moin- 
dre variation  atmosphérique;  l'appétit  est  faible  et 
capricieux,  la  digestion  lente,  pénible,  souvent  in- 
complète; les  urines  sont  claires ,  pâles  et  fréquen- 


é'i  CAUSÉS    DES    PASSIONS. 

tes;  le  sommeil  est  troublé  par  les  rêves  les  plus 
chimériques. 

La  vivacité  de  lem^s  sensations ,  la  volubilité  de 
leur  langage,  la  rapidité  de  leurs  gestes,  la  promp- 
titude, et  surtout  la  variabilité  de  leurs  détermina- 
tions, suffiraient  pour  les  faire  reconnaître.  Peu 
aptes  aux  travaux  qui  exigent  une  certaine  dépense 
de  force  musculaire,  ils  éprouvent  une  fatigue  ex- 
cessive au  moindre  exercice;  mais,  par  compensa- 
tion ,  le  développement  et  l'activité  de  leur  système 
nerveux  coïncident  avec  beaucoup  d'intelligence  et 
une  exquise  sensibilité  :  on  les  voit  réussir  dans  les 
beaux-arts  et  dans  presque  toutes  les  branches  de  la 
littérature. 

Chez  eux,  l'amouj'  est,  avant  tout,  un  besoin  du 
cœur,  qu'ils  ressentent  ardemment;  l'affection,  c'est 
leur  vie;  mais  s'ils  cessent  d'aimer  avec  tendresse, 
ils  haïssent  bientôt  avec  fureur.  Enfin  ,  leur  irrita- 
bilité, non  moins  vive  au  moral  qu'au  physique,  est 
pour  eux  un  triste  apanage  en  ce  monde,  où  la  somme 
des  douleurs  surpasse  de  beaucoup  celle  des  plaisirs  : 
aussi,  impatients  et  jaloux,  parce  qu'ils  sont  faibles; 
tristes  et  difficiles,  parce  qu'ils  souffrent;  chan- 
gearits  et  fantasques,  parce  qu'ils  cherchent  toujours 
une  position  meilleure,  ces  êtres,  plus  à  plaindre 
qu'à  blâmer,  sont  rarement  heureux,  et  font  peser 
sur  les  autres  l'inquiétude  et  le  besoin  d'émotions 
qui  lés  dévorent. 


CAUSES    DES    PASSIONS. 


hÈ 


Constitution  où  prédomine  l'appareil  de  la  lucornoliun  (tempéra- 
ment musculaire  ou  athlétique). 

SI,  par  une  éducation  physique  convenablement 
diri^jée,  ou  par  des  circonstances  fortuites,  les  indi- 
vidus chez  lesquels  prédominent  les  appareils  cir- 
culatoire et  respiratoire  se  livrent  à  des  travaux  qui 
exercent  beaucoup  les  organes  du  mouvement ,  un 
sang  riche,  incessamment  projeté  dans  le  système 
musculaire,  en  augmentera  bientôt  le  volume  et  l'é- 
nergie. D'un  autre  côté,  comme  il  faut  des  os  solides 
pour  former  des  points  d'appui  suffisants  à  des  mus- 
cles vigoureux,  et  de  forts  ligaments  pour  unir  de 
grosses  articulations ,  les  systèmes  osseux  et  fibreux 
acquerront  un  développement  proportionné.  La  con- 
stitution sanguine,  ainsi  modifiée,  pourra  se  transfor- 
mer en  prédominance  musculaire  ou  athlétique.  Cette 
prédominance,  dont  l'Hercuîe  de  Farnèse  offre  le 
type  le  plus  parfait ,  se  distingue  par  des  caractères 
assez  tranchés.  La  tète  est  proportionnément  petite , 
et  le  front  peu  développé;  le  cou,  au  contraire,  est 
volumineux  et  renfoncé ,  surtout  en  arrière;  les  épau- 
les ,  larges  et  arrondies,  présentent  des  érainences 
et  des  dépressions;  la  poitrine  est  remarquable  par 
son  ampleur  et  le  développement  des  pectoraux  ;  les 
muscles  du  dos  et  des  lombes  sont  également  très- 
prononcés  ,  et  laissent  dans  leur  intervalle  un  vaste 
sillon  au  fond  duquel  on  voit  se  dessiner  la  colonne 
épinière.  Quant  aux  poignets,  aux  genoux  et  aux 
malléoles ,  où  l'on  ne  trouve  que  des  ligaments  et 
des  tendons  qui  apparaissent  en  relief  sous  la  peau, 
ces  diverses  parties  semblent  grêles  relativement  au 


64  ■       CAUSES    DES    PASSIONS. 

reste  des  membres ,  sur  lesquels  les  muscles  forment 
des  saillies  considérables.  Les  individus  ainsi  con- 
stitués ne  sont  pas ,  en  général ,  d'une  haute  stature  ; 
leur  tissu  cellulaire  est  peu  chargé  de  graisse;  leur 
peau  est  dure  et  basanée. 

Chez  eux  la  sensibilité  est  presque  nulle ,  l'intel- 
ligence obtuse  ;  la  puissance  de  l'appareil  loco- 
moteur, la  force  prodigieuse  dont  ils  sont  doués, 
semblent  diminuer  d'autant  l'activité  du  système 
nerveux  :  aussi  leur  peu  d'aptitude  aux  travaux  in- 
tellectuels se  lit-elle  sur  leur  physionomie,  habituel- 
lement impassible.  Patients,  débonnaires  même,  ils 
sont  difficiles  à  émouvoir;  mais  rien  ne  saurait  leur 
résister  quand  une  fois  ils  sont  sortis  de  leur  calme 
habituel.  On  croit  vulgairement  qu'ils  sont  très- 
aptes  aux  plaisirs  de  l'amour;  c'est  une  erreur  à  la- 
quelle la  fabuleuse  paternité  d'Hercule  a  pu  donner 
cours  :  les  forts  de  la  halle ,  dont  la  constitution  se 
rapproche  le  plus  de  celle  des  athlètes,  n'offrent 
rien  de  remarquable  sous  le  rapport  de  cette  apti- 
tude. Les  organes  digestifs,  au  contraire,  jouissent 
chez  ces  hommes  d'une  grande  énergie,  et  c'est 
parmi  eux  qu'on  a  de  tout  temps  rencontré  les  plus 
grands  mangeurs.  Tels  furent,  dans  l'antiquité,  Mi- 
Ion  de  Crotone  et  Vitellius;  tel  était,  de  nos  jours,  le 
grenadier  Tarare. 

CoDSlitution  dans  laquelle  prédomine  Tappareil  de  la  génération. 

Cette  constitution ,  qui ,  selon  les  phrénologistes", 
coïncide  presque  toujours  avec  un  développement 
remarquable  du  cervelet ,  se  rencontre  surtout  chez 


CAUSES    DES    PASSIONS,  G5 

les  sanguins  et  les  sanguins-bilieux;  on  l'observe 
aussi  plus  fréquemment  chez  l'habitant  des  grandes 
villes  que  chez  les  gens  de  la  campagne.  Les  indi- 
vidus qui  l'ont  reçue  en  partage  ont,  en  général 
le  corps  maigre  ;  leurs  membres  sont  peu  volumi- 
neux, mais  velus;  leur  barbe  est  noire  et  serrée,  leur 
regard  lascif,  leur  voix  grave  et  sonore. 

Les  désirs  erotiques  qui  les  poursuivent  pendant 
le  sommeil  comme  pendant  la  veille  ne  tardent  pas 
s'ils  les  satisfont,  à  devenir  de  plus  en  plus  exigeants 
et  à  les  précipiter  dans  tous  les  écarts  du  liberti- 
nage. Ils  ne  sauraient  donc  s'appliquer  trop  tôt  à 
modérer  l'ardeur  d'un  penchant  dont  les  excès 
épuisent  le  corps,  abrutissent  l'intelligence,  et  font 
oublier  tous  les  devoirs  pour  quelques  instants  de 
plaisir. 

Constitution  atonique  avec  prédominance  du  tissu  cellulaire  (lem- 
péranient  pituiteux  des  anciens,  tempérament  lymphatique  des 
modernes). 

La  prédominance  du  tissu  cellulaire,  jointe  à 
l'inertie  de  tous  les  appareils  dont  nous  venons  d'é- 
tudier la  sur-activité,  forme  une  dernière  consti- 
tution dont  l'influence  sur  le  moral  est  très-remar- 
quable. 

Un  embonpoint  difforme,  des  chairs  molles  et 
bouffies,  une  peau  lisse,  décolorée,  dépourvue  de 
poils  ,  des  yeux  ternes  et  sans  expression ,  des  lèvres 
volumineuses  (la  supérieure  surtout),  des  cheveux 
plats,  d'une  couleur  blonde  ou  cendrée,  tels  sont  les 
signes  extérieurs  de  la  langueur  des  grandes  fonc- 
tions. En  effet ,  les  personnes  qui  présentent  ces  ca- 


G6  -         CAUSES    DES    PASSIONS. 

ractèces  ont  en  même  temps  le  pouU  lent,  mou,  fa- 
cile à  déprimer;  la  respiration  gênée,  la  digestion 
paresseuse,  les  mouvements  tardifs  et  pénibles,  le 
sommeil  long  et  profond. 

Au  moral,  même  inertie  :  sans  mémoire,  sans  pé- 
nétration, quoique  douées  d'un  certain  jugement, 
elles  ne  montrent  aucun  goût  pour  les  sciences  et 
les  arts ,  qui  font  le  charme  de  la  vie  ;  insensibles  à 
l'aiguillon  de  l'amour  comme  à  celui  de  la  gloire, 
elles  aiment  à  s'envelopper  de  leur  paresse,  et  à  res- 
ter solitaires  dans  un  continuel  repos;  difficiles  k 
mettre  en  colère,  faciles  à  apaiser,  oubliant  aisé- 
ment les  injures,  douces  et  bonnes  enfin,  autant 
par  coraplexion  que  par  habitude ,  elles  n'éprouvent 
ni  l'extrême  joie,  ni  l'extrême  douleur,  et  restent 
étrangères  aux  grands  vices  ainsi  qu'aux  grandes 
vertus. 

Constitutions  mixtes. 

Les  différentes  constitutions  dont  je  viens  d'énu- 
mérer  les  caractères  physiques  et  les  influences  mo- 
rales ,  se  rencontrent  rarement  dessinées  d'une  ma- 
nière aussi  tranchée.  Rien  de  plus  commun  que  de 
les  trouver  combinées  deux  à  deux,  trois  à  trois,  et 
formant  ainsi  les  constitutions  mixtes,  connues  na- 
guère sous  les  noms  de  tempéraments  sanguin ,  bi- 
lieux, ou  bilioso-sanguin  ,  bllioso- nerveux,  etc.  Il 
faut  encore  remarquer  que  l'homme  étant  sans 
cesse  modifié  par  tout  ce  qui  l'environne,  sa  consti- 
tution non-seulement  ne  saurait  longtemps  rester 
la  même,  mais  encore  qu'elle  peut  subir  une  en- 
tière métamorphose.  Ainsi,  sans  parler  des  change- 


CAUSES    DES    PASSIONS,  67 

ments  notables  apportés  par  les  différents  à^res , 
qu'un  individu  purement  san^juin  aille  habiter  les 
pays  chauds,  sa  constitution  deviendra  plus  ou 
moins  bilioso-sanguine,  et  même  quelquefois  tout 
à  fait  bilieuse;  qu'il  séjourne,  au  contraire,  quel- 
que temps  dans  un  pays,  ou  seulement  dans  un 
local  froid,  humide  et  peu  aéré,  son  corps,  saturé 
des  liquides  ambiants,  éprouvera  une  diminution 
marquée  dans  l'activité  des  principaux  appareils,  et 
finira  même  par  s'étioler  complètement,  comme  le 
végétal  qui  vit  sous  l'influence  d'un  air  brumeux. 
Encore  une  fois,  les  constitutions  simples,  dont 
j'ai  présenté  les  types  dans  le  cours  de  cet  article, 
sont  très-rares,  si  on  les  compare  aux  constitutions 
mixtes  que  nous  donne  l'atmosphère  physique  et  mo- 
rale dans  laquelle  nous  vivons. 

On  conçoit,  du  reste,  que  dans  ces  diverses  com- 
binaisons ,  le  caractère  des  individus  offrira  des 
nuances  qui  varieront  en  raison  de  la  nature  des 
composants.  Ainsi,  qu'une  constitution  nerveuse 
bien  prononcée  se  trouve  associée  à  celle  où  do- 
mine fortement  l'appareil  digestif,  on  verra  le  sys- 
tème ganglionaire,  vrai  cerveau  abdominal,  commu- 
niquer à  l'intelligence  et  aux  passions  une  vivacité, 
une  énergie,  une  opiniâtreté  empreinte  d'une  tris- 
tesse maladive,  et,  suivant  les  circonstances,  qui 
ne  font  pas,  mais  qui  développent  les  grands  hom- 
mes, il  naîtra  de  cette  alliance  des  tyrans  soupçon- 
neux et  vindicatifs,  ou  des  génies  malheureux,  pas- 
sionnés pour  l'indépendance  et  la  solitude,  tels  que 
le  Tasse,  Pascal,  Young,  Gilbert,  Zimmermann , 
J.-J.  Rousseau  et  lord  Byron. 


8  CAUSES    DES    PASSIONS. 

Influence  des  Maladies. 

L'influence  des  maladies  sur  le  moral  se  lie  tout 
naturellement  à  celle  des  constitutions ,  qui  elles- 
mêmes  sont  déjà  une  prédisposition  à  des  maladies 
en  quelque  sorte  déterminées.  L'on  remarque ,  en 
effet ,  que  les  personnes  qui  vivent  sous  la  prédo- 
minance de  l'appareil  digestif  sont  plus  particuliè- 
rement atteintes  de  phlegmasie  du  tube  intestinal 
et  du  foie  (1)  ;  leurs  maladies  sont  graves  ,  accom- 
pagnées de  délire ,  et  ont  une  grande  tendance  à 
devenir  chroniques.  Les  personnes  sanguines  éprou- 
vent plutôt  des  hémorrhagies ,  des  inflammations 
suraiguës  du  cerveau  et  des  organes  thoraciques. 
L'hypertrophie  du  cœur  est  l'affection  à  laquelle 
elles  sont  le  plus  sujettes. 

Les  hommes  d'une  constitution  athlétique  sont 
prédisposés  à  tous  les  accidents  de  la  pléthore ,  qui 
favorise  la  congestion  des  organes  contenus  dans 
les  trois  grandes  cavités.  La  résolution  de  leurs  ma- 
ladies est  en  général  très-difficile  ;  ces  colosses  sont 
promptement  abattus  ,  et  résistent  beaucoup  moins 
à  un  traitement  débilitant  que  des  êtres  en  appa- 
rence beaucoup  plus  faibles.  Chez  les  individus 
appelés  lymphatiques,  les  maladies  revêtent  un  ca- 
ractère de  langueur  fort  remarquable ,  et  passent 
presque  toutes  à  l'état  chronique;  les  engorgements 


(1)  XJbifluxus,  ibi  stimulus  est  la  réciproque  de  cet  aphorisme 
non  moins  vrai ,  et  d'une  application  si  fréquente  dans  la  pratique 
médicale  :  U/>i  stimulus,  lùi  fluxus 


CAUSES    DES    PASSIONS.  09 

glanduleux  sont  surtout  très-communs  parmi  eux. 
Enfin  ,  la  classe  entière  des  névroses  est  le  triste 
apanage  des  personnes  chez  lesquelles  le  système 
nerveux  est  trop  développé  et  trop  sensible  :  aussi , 
quand  cette  dernière  constitution  se  trouve  associée 
à  celle  où  domine  l'appareil  digestif,  pour  peu 
qu'un  des  viscères  abdominaux  soit  affecté,  elle  dé- 
génère en  ce  qu'on  appelait  autrefois  tempérament 
atrabilaire  ou  mélancolique  ,  et  que  l'on  regarde  au- 
jourd'hui ,  avec  raison  ,  comme  une  maladie  héré- 
ditaire ou  acquise. 

Nous  avons  assez  étudié  les  nuances  souvent  im- 
perceptibles qui  séparent  la  constitution  de  la  ma- 
ladie ;  voyons  maintenant  les  diverses  influences 
qu'exerce  ce  dernier  état  sur  le  caractère  des  indi- 
vidus. 

Les  modifications  morales  apportées  par  les  ma- 
ladies diffèrent  suivant  que  celles-ci  sont  aiguës  ou 
chroniques.  Au  début  des  premières,  souvent  même 
quelques  jours  avant  leur  invasion,  il  n'est  pas  rare 
d'avoir  déjà  dans  le  caractère  moins  d'égalité  et  de 
douceur  ;  l'esprit  est  paresseux  ;  on  éprouve  une 
tristesse  vague ,  de  l'ennui ,  une  sorte  de  découra- 
gement; on  est  incapable  de  se  livrer  au  travail  ni 
même  à  aucun  jeu  qui  exige  une  attention  soute- 
nue. Le  mal  est-il  parvenu  à  son  plus  haut  degré 
d'intensité,  l'intelligence  s'affaisse,  les  idées  se  trou- 
blent ,  on  ne  peut  plus  les  comparer  :  c'est  alors 
surtout  que  la  souffrance  rend  triste ,  irascible  et 
bourru  ;  quelquefois  aussi  les  besoins  dominants 
se  taisent ,  et  il  en  apparaît  d'autres  que  le  malade 
n'avait  jamais  éprouvés.  Dans  certains  cas,  les  sens  se 


70  '         CAUSES    DES    PASSIONS. 

dépravent ,  s'engourdissent ,  ou  bien  ils  acquièrent 
une  susceptiblité  extraordinaire  ;  ainsi ,  tel  aimait 
les  odeurs  ,  qui  les  repousse  avec  dégoût  ;  le  gour- 
mand se  condamne  lui-même  à  une  diète  rigou- 
reuse; le  musicien  est  agacé  par  les  sons  les  plus 
purs  de  son  instrument.  Vers  la  fin  des  maladies 
aiguës,  l'homme  dissimulé  trahit  parfois  son  secret; 
celui  qui  affectait  l'impiété  souvent  devient  dévot ,. 
superstitieux  même  ;  et  l'avare  ,  quelquefois  ,  ose 
confier  ses  clefs.  Aux  approches  de  la  mort ,  les  sens, 
ainsi  que  les  facultés  intellectuelles ,  sont  presque 
anéantis ,  et  l'on  ne  sait  trop  ce  qu'est  devenu  l'état 
moral  du  malade,  dont  il  ne  reste  guère  que  la  ma- 
chine- 
Un  effet  presque  constant  des  maladies  chroni- 
ques est  de  rendre  le  caractère  inquiet,  sombre, 
égoïste  et  irascible  (1).  Leur  action  sur  l'intelligence 
m'a  paru  beaucoup  plus  lente,  mais  non  moins  mar- 
quée que  celle  des  maladies  aiguës.  Quelques  sujets, 
les  nerveux-bilieux  surtout,  conservent  encore  dans 
leurs  longues  souffrances  toute  la  verve  de  leur  gé- 
nie ;  seulement  leur  parole  est  plus  acrimonieuse  , 
et  leurs  productions  sont  empreintes  d'une  teinte 
plus  mélancolique.  Chez  le  plus  grand  nombre  des 
malades  ,  l'imagination  devient  lourde,  et  la  mé- 
moire se  perd ,  particulièrement  dans  certaines  af- 
fections cérébrales. 

Chez  les  hommes,  les  maladies  des  voies  urinaires 
amènent  presque   toujours  la  misanthropie.  Ceux 


(1)  On  sait  que  Swift  quitta  la  maison  de  Pope,  disant  qu'U était 
impossible  à  deux  amis  malades  de  xnvre  ensemble. 


CAUSES   DES   PASSIONS.  71 

qui  ont  subi  une  amputation  des  organes  génitaux 
portent,  pour  la  plupart,  une  sorte  de  haine  au  chi- 
rurgien qui  les  a  opérés  ,  et  plusieurs  prennent  la 
vie  en  aversion. 

Les  femmes  hystériques  sont  généralement  dis- 
posées à  l'impatience  et  à  l'amour.  Parfois  aussi  , 
les  ulcérations  du  col  de  l'utérus  déterminent  de 
violents  désirs  erotiques,  à  leur  début  et  au  moment 
de  leur  cicatrisation  ,  tant  il  est  vrai  que  le  plaisir 
et  la  douleur  se  confondent. 

Les  paralytiques  sont  émus  pour  la  moindre 
chose  ;  ils  ont  constamment  la  larme  à  l'œil. 

Les  individus  atteints  d'idiotie  sont  pour  la 
plupart  lascifs,  colères,  susceptibles,  orgueilleux, 
entêtés  et  jaloux  ;  ils  n'obéissent  guère  que  par 
crainte,  et  l'on  sait  que  les  malfaiteurs  ,  abusant 
de  celte  dernière  disposition  ,  se  servent  de  leurs 
bras  pour  exécuter  les  plus  grands  crimes. 

Les  hydropiques,  les  rhumatisants  et  les  goutteux 
sont  presque  tous  inabordables  :  la  plus  petite 
contrariété,  le  plus  léger  mouvement  imprimé  à  leur 
lit  ou  à  leur  fauteuil  suffit  pour  déterminer  chez 
eux  un  accès  de  colère. 

Les  individus  affectés  du  prurigo  et  de  quelques 
autres  maladies  cutanées  montrent  aussi,  en  gé- 
néral ,  une  grande  irascibilité  de  caractère. 

Les  personnes  atteintes  de  phlegmasies,  d'engor- 
gements ou  de  névroses  des  intestins  et  de  leurs 
annexes,  sont  particulièrement  en  proie  à  un  ennui 
profond,  à  une  tristesse  mélancolique,  à  des  frayeurs 
continuelles,  à  la  haine  et  à  la  vengeance.  Elles  exa- 
gèrent leurs  douleurs ,  en  parlent  sans  cesse  ,  et  en 


72  CAUSES   DES   PASSIONS. 

espèrent  peu  la  guérison  :  j'en  ai  vu  plusieurs  qu'un 
sombre  désespoir  a  poussées  au  suicide  ,  termi- 
naison fréquente  de  la  pellagre  ,  dans  laquelle  les 
malades  semblent  choisir  le  genre  de  mort  par  sub- 
mersion. 

Le  phthisique  ,  au  contraire  ,  n'éprouve  guère 
qu'une  inquiétude  vague  ,  bientôt  dissipée  par  ses 
illusions  ,  ses  espérances  et  des  projets  d'autant 
plus  chimériques  qu'il  est  près  du  terme  de  son 
existence.  D'un  autre  côté ,  exigeant  dans  le  choix 
de  ses  aliments ,  il  semble  s'étudier  à  demander  les 
plus  chers  ,  les  plus  rares ,  ceux  surtout  qu'on  ne 
peut  se  procurer  que  dans  une  autre  saison.  Egale- 
ment inconstant  dans  ses  goûts  et  dans  ses  affec- 
tions ,  il  désire  changer  de  lieux  ,  de  vêtements  ,  de 
garde-malade ,  de  médecin  ;  souvent ,  aussi ,  on  le 
voit  s'attacher  à  un  étranger  qu'il  connaît  à  peine  , 
et  prendre  en  aversion  ses  parents  ou  les  personnes 
qu'il  a  le  plus  de  motifs  de  chérir.  Dans  les  mala- 
dies graves  du  cœur  et  du  péricarde  ,  les  malades 
sont  continuellement  agités  par  la  peur  de  la  mort  ; 
quelques  cancéreux  la  désirent  (1)  ,  tandis  que  le 
phthisique ,  soutenu  par  l'espérance  ,  descend  avec 
elle  dans  le  tombeau. 

Un  désordre  plus  ou  moins  grand  dans  l'intelli- 
gence n'est  que  trop  souvent  le  triste  apanage  de 
ces  malades  dont  l'imagination  est  ardente  et  l'es- 
prit cultivé  ,  tels  que  les  poètes  ,  les  littérateurs  et 


(1  )  Le  docteur  Pinel-Grandchamp  et  moi ,  nous  en  avons  vu  plu- 
sieurs qui  ne  se  sont  fait  opérer  qu'avec  l'espoir  d'abréger  leurs 
jours. 


CAUSES   DES    PASSIONS.  73 

les  artistes.  Un  ancien  disait  :  Niillam  magnum  inge- 
nhun  sine  mixtura  dementiœ  :  c'est  qu'en  effet  un 
grand  génie  est  une  prédisposition  à  la  surexcitation 
du  cerveau ,  et  que  ,  d'un  autre  côté  ,  on  ne  devient 
guère  un  grand  génie  sans  avoir  eu  longtemps  une 
idée  fixe. 

Enfin ,  et  par  opposition ,  on  voit  quelquefois  des 
femmes  hystériques  ou  extatiques  montrer  pendant 
leurs  accès  un  esprit,  une  élévation  d'idées,  une  élo- 
quence infiniment  au-dessus  de  leurs  moyens  habi- 
tuels ;  mais  ces  illuminations  soudaines  et  mala- 
dives (1)  ne  manquent  pas  de  s'éteindre  avec  le 
retour  de  la  santé.  Cet  état ,  que  j'ai  eu  plusieurs 
fois  occasion  d'observer,  dépend  assez  souvent  d'un 
spasme  des  organes  génitaux  ,  dont  l'irritation  in- 
fluence vivement  l'encéphale.  H  y  a  une  douzaine 
d'années,  un  malade  de  l'Hôtel-Dleu  ,  qui  avait  été 
mordu  par  vm  chien  enragé,  présenta  le  plus  curieux 
développement  d'intelligence.  Pendant  ses  accès 
d'hydrophobie ,  cet  homme  ,  appartenant  à  la  der- 
nière classe  du  peuple,  et  dont  les  manières  étaient 
des  plus  ignobles ,  se  trouvait  tout  à  coup  métamor- 
phosé en  un  personnage  héroïque,  dont  les  chaleu- 
reuses improvisations  joignaient  la  noblesse  et  la 
pureté  du  style  à  la  justesse  et  à  l'élégance  des  pen- 
sées. Par  exemple,  quand  il  décrivait  l'Espagne,  où 
il  s'était  battu  en  1 809 ,  vous  auriez  cru  entendre 
Buffon  ,  dans  les  pages  où  il  a  déployé  le  plus  d'é- 
loquence. Il  mourut  comme  César,  enveloppé  dans 
une  toge  romaine  qu'il  s'était  faite  avec  un  drap. 

(1)  Voyez ,  à  la  fin  du  volume ,  la  note  B ,  sur  l'extase. 


74  CAUSES   DES   PASSIONS. 

La  cécité  et  la  surdité  ,  principalement  quand 
elles  sont  de  naissance ,  constituent  deux  graves  in- 
firmités ,  dont  l'influence  sur  le  moral  n'est  pas 
moins  évidente  que  sur  le  physique.  Examinez,  en 
efïet ,  ces  jeunes  aveugles  ,  au  front  déjà  sévère  ,  à 
la  physionomie  muette  et  impassible  :  comme  leurs 
gestes  sont  lents  ,  rares  et  dépourvus  de  grâce  ! 
comme  ils  se  meuvent  avec  crainte  et  hésitation  ! 
Leurs  bras ,  continuellement  tendus  vers  les  obsta- 
cles qu'ils  supposent  devant  eux,  leur  donnent  une 
attitude  gauche  et  incompatible  avec  la  course.  Au 
jeu  ,  ainsi  qu'à  l'étude ,  il  n'est  pas  rare  de  les  sur- 
prendre dans  l'immobilité  la  plus  complète  :  on  di- 
rait alors  autant  de  marbres  avec  lesquels  le  ciseau 
du  sculpteur  aurait  personnifié  le  Repos. 

Voyez,  au  contraire,  ces  étonnants  sourds-muets, 
dont  les  doigts  parlants  sont  parvenus  à  rendre  la 
pensée  avec  tant  de  justesse  et  de  rapidité  :  quelle 
vivacité,  à  la  fois,  et  quelle  attention  dans  le  regard  ! 
quelle  mobilité  dans  leurs  traits ,  dans  leur  bouche 
surtout  !  quelle  pétulance  dans  leurs  jeux  et  jusque 
dans  leurs  moindres  mouvements!  l'agitation  semble 
être  leur  état  habituel  et  normal:  on  dirait  qu'ils  ont 
horreur  du  repos. 

Les  différences  que  ces  deux  classes  d'êtres  pré- 
sentent dans  le  caractère  ne  méritent  pas  moins  de 
fixer  notre  attention.  Susceptibles,  quoique  Diderot 
ait  prétendu  le  contraire  ,  de  sentiments  de  reli- 
gion ,  de  pudeur  et  d'humanité,  les  aveugles  sont, 
en  outre,  profondément  reconnaissants;  mais  leurs 
émotions  sont  muettes,  et  ne  se  peignent  guère  que 
par  une  légère  rougeur  qu'on  distingue  à  peine  sur 


CAUSES    DP.S   PASSIONS,  75 

leur  grave  phygionomie.  La  gratitude  beaucoup  plu8 
vive,  mais  plus  fugace,  des  sourds-muets,  se  traduit 
à  l'instant  même  sur  leur  visage  expressif:  c'est  sur- 
tout chez  eux  que  l'œil  est  le  miroir  de  l'âme.  Dans 
tous  les  deux,  on  remarque  beaucoup  de  méfiance, 
une  volonté  opiniâtre,  un  grand  fonds  d'orgueil, 
et,  par  conséquent,  une  susceptibilité  fort  irritable; 
mais  ces  derniers  mouvements  passent  vite  chez  l'a- 
veugle, dont  le  cœur  connaît  peu  la  haine  et  la  ven- 
geance (1),  tandis  que  le  sourd-muet  offensé  con- 
serve longtemps  rancune,  lors  même  qu'il  a  donné 
un  libre  cours  à  sa  colère. 

Plus  chastes  ,  plus  calmes  ,  plus  amis  de  la  droi- 
ture et  de  l'équité ,  les  premiers  ont  un  respect  in- 
violable pour  la  propriété  d'autrui ,  et  n'ont  rien  à 
démêler  avec  la  justice  des  hommes  ;  il  n'est  mal- 
heureusement pas  rare  de  voir  les  seconds,  entraî- 
nés par  leurs  passions ,  se  faire  traduire  devant  les 
tribunaux  :  il  semble  que  les  uns  vivent  plus  par 
l'intelligence ,  les  autres  plus  par  le  sentiment. 

Doués  d'une  excellente  mémoire  ,  d'un  grand 
amour  de  l'ordre  et  d'une  attention  persévérante  , 
facultés  qui  contribuent  beaucoup  à  la  supériorité 
de  leur  jugement ,  les  aveugles  ,  en  général  très-stu- 
dieux ,  montrent  un  goût  bien  prononcé  pour  l'ensei- 
gnement, dans  lequel  plusieurs  d'entre  eux  se  sont 
acquis   une  grande   célébrité.   Aussi    peut  on   dire 


(1)  David  Hume  rapporte  que  l'improvisateur  écossais  Blacklock 
se  vcnjTeait  ordinairement  d'une  injuste  attaque  par  une  épigramme 
qu'il  brûlait  un  instant  après  :  le  dépit  inspirait  le  poëte ,  mais  la 
bonté  de  l'aveugle  brisait  le  trait  qui  aurait  pu  blesser  son  ennemi. 


76  CAUSES   DES   PASSIONS. 

que  leur  intelligence  est  de  beaucoup  supérieure  à 
celle  des  sourds-muets  (1),  et  même  à  celle  de  la 
plupart  des  autres  hommes. 

D'un  autre  côté,  il  est  fort  rare  que  les  aveugles 
soient  atteints  de  folie  et  d'idiotisme  ,  tandis  que 
cette  dernière  affection  accompagne  assez  fréquem- 
ment la  surdité.  L'on  cite  enfin  de  nombreux  exem- 
ples de  longévité  parmi  les  aveugles  ;  les  sourds- 
muets,  au  contraire,  ne  parviennent  guère  à  un  âge 
avancé. 

«  On  demande  quelquefois,  dit  M.  Dufau  (2),  quelle 
condition  est  à  préférer,  de  celle  du  sourd-muet,  ou 
de  celle  de  l'aveugle-né  ?  La  question  serait  bientôt 
décidée ,  si  l'on  s'en  rapportait  à  ceux-là  mêmes 
qui  appartiennent  à  ces  deux  classes  d'infortunés. 
La  Providence  est  grande  ;  chacune  d'elles  ,  rési- 
gnée à  son  sort ,  et  également  incitée  à  en  tirer  le 
meilleur  parti  possible ,  ne  voudrait  pas  l'échanger 
contre  la  condition  correspondante  ;  je  n'ai  jamais 
rencontré  d'aveugle  -  né  qui  voulût  renoncer  à  la 
parole  pour  recouvrer  la  vue  ,  ni  de  sourd-muet  de 
naissance  qui  consentît  à  perdre  la  vue  pour  recon  - 
quérir  la  faculté  de  parler.  Cela  se  conçoit  aisément 
au  surplus  :  ce  serait  pour  chaque  classe  d'êtres 
changer  le  connu  pour  l'inconnu,  et  sacrifier  un 


(1)  LesMassieu,  les  Clerc,  les  Berthier,  les  Lenoir,  lesPlaniin, 
les  Georges ,  les  Bertrand  ,  les  Choniel ,  les  de  Schutz  ,  et  les  Benja- 
min, sont  des  prodiges  malheureusement  trop  rares, 

(2)  Essai  sur  l'état  physique,  moral  et  intellectuel  des  aveugles-nés, 
avec  un  nouveau  plan  pour  l'amélioration  de  leur  condition  sociale; 
Paris,  1837,  in-8°:  excellent  ouvrage,  couronné  par  la  Société  de 
la  morale  chrétienne. 


CAUSES    DES    PASSIONS.  77 

avantage  réel,  dont  on  peut  apprécier  l'importance, 
pour  obtenir  une  compensation  dont  on  n'a  pas 
clairement  l'idée. 

«M.  Rodenbacli,  examinant  donc  la  question  avec 
beaucoup  d'impartialité,  dans  son  intéressant  Coup 
d'œil  d'un  aveugle  sur  les  sourds- muels,  se  prononce 
en  définitive  pour  ses  confrères  d'infortune;  il  ré- 
sume, pour  étayer  son  avis,  les  traits  principaux  du 
caractère  moral  des  aveugles ,  et  les  oppose  à  ceux 
que  présente  à  l'observation  la  condition  des  sourds- 
iTiuets  :  «Les  aveugles,  dit-il,  sont  habituellement 
gais,  tandis  qu'en  général  les  sourds-muets  sont 
tristes  :  donc,  la  part  des  premiers,  dans  ce  qu'on 
peut  appeler  ici-bas  le  bonheur,  est  plus  considéra- 
ble ;  donc,  leur  condition  doit  être  préférée.  » 

«A  cette  opinion  d'un  aveugle-né  distingué,  j'ai 
voulu  opposer  celle  d'un  sourd-muet  distingué  aussi, 
et  j'ai  prié  M.  Berthier,  ancien  élève,  et  aujourd'hui 
professeur  de  l'Institut  de  Paris,  de  me  faire  con- 
naître ce  qu'il  pense  à  ce  sujet.  Voici  sa  réponse;  je 
cite  textuellement  : 

«Il  n'est  pas  un  seul  parlant,  que  je  sache,  qui 
n'aimât  mieux  être  sourd-muet  qu'aveugle.  Effecti- 
vement, comment  se  défendre  d'un  saisissement 
douloureux,  en  jetant  un  coup  d'œil  sur  l'extérieur 
de  l'aveugle?  Le  sourire  a  beau  voltiger  sur  ses  lè- 
vres, l'incarnat  briller  sur  ses  joues,  le  sentiment 
vient  s'ensevelir  dans  le  silence  de  cette  figure.  Tout 
en  lui  offre  la  triste  image  du  tombeau;  son  existence 
est  enveloppée  de  ténèbres  éternelles;  pas  un  rayon 
de  lumière  ne  saurait  percer  ses  paupières  engour- 
dies. C'est  une  malheureuse  victime  que  la  mort  ac- 


78  CAUSES    DES    PASSIONS. 

compagne  au  milieu  des  vivants,  et  même  au  milieu 
des  plus  vives  clartés.  Le  sourd-muet,  au  contraire, 
jouit,  comme  tous  les  hommes,  de  l'éclat  des  cieux, 
des  brillantes  couleurs  des  fleurs,  des  richesses  nou- 
velles de  la  campagne,  de  ce  qui  fait  enfin  le  charme 
le  plus  attrayant  de  la  nature  et  de  la  vie.  Chez  lui, 
on  voit  la  pensée  comme  dans  une  glace  transpa- 
rente. Sa  figure  n'est  pas  seulement  parlante;  elle 
porte  le  sceau  de  la  dignité  humaine.  Son  attitude 
est  celle  de  Tindépendance;  ses  yeux,  c'est  le  senti- 
ment dans  toute  sa  délicatesse ,  dans  toute  son  éner- 
gie ,  avec  plus  de  vivacité  même  que  chez  l'homme 
qui  parle;  c'est  enfin  l'àme  à  découvert,  à  nu  :  car 
nous  ne  savons  pas,  nous,  l'art  de  farder  et  de  dis- 
simuler; nous  avons  beau  nous  instruire,  la  nature 
première  garde  plus  chez  nous  son  empreinte  que 
chez  les  parlants.  Quel  œil  sera  jamais  assez  péné- 
trant pour  découvrir  chez  nous,  au  premier  aspect, 
l'infirmité  qui  nous  afflige? 

«A  l'aveugle,  il  faudra  toujours  pour  conducteur 
un  enfant  ou  un  chien,  et  pour  appui  un  bâton;  le 
sourd-muet  n'a  besoin  ni  d'un  guide,  ni  d'un  soutien  : 
il  peut  se  suffire  à  lui-même,  et  poursuivre  sa  route, 
sans  un  indispensable  ami ,  avec  lequel  Dieu  sait  s'il 
sympathisera.  Si  l'aveugle  domine  le  voyant,  que 
deviendra  celui-ci  ?  un  esclave;  si  c'est  le  contraire, 
plaignons  le  pauvre  aveugle  :  il  peut ,  au  premier 
moment  de  contrariété,  être  abandonné  seul  sur  le 
bord  de  tous  les  précipices.  Le  sourd-muet  circule 
tout  seul  dans  nos  rues,  sur  nos  places,  dans  nos 
promenades;  il  voyage  tout  seul  par  terre,  par  mer. 
Son  œil  est  bon;  car  on  comprend  que,  dès  qu'un 


CAUSES    DES    PASSIONS.  79 

sens  manque,  les  autres  acquièrent  aussitôt  plus 
d'énergie,  plus  d'activité.  Cet  œil  est  sans  cesse  aux 
aguets;  il  épie  le  moinde  danger,  il  est  à  la  fois  par- 
tout. La  fréquentation  des  lieux  publics  est  devenue 
pour  lui  une  habitude  sans  péril  :  d'ailleurs  l'ébran- 
lement du  sol  annonce  au  sourd-muet  qu'une  voi- 
ture approche,  et  il  n'y  a  pas  d'exemple  qu'un  seul 
ait  été  écrasé. 

uSi,  dans  un  concert  harmonieux,  le  sourd-muet 
n'est  pas  aussi  heureux  que  l'aveugle,  il  l'est  mille 
fois  plus  sur  la  scène  du  monde.  ISature!  quelle 
plume  peut  réussir  à  te  décrire  dans  toute  ta  beau- 
té ,  dans  toute  ta  poésie  !  L'aveugle-né  ne  pourra  ja- 
mais avoir  la  moindre  idée  de  cette  harmonie ,  qu'au- 
cune langue,  pas  même  celle  du  geste,  ne  peut 
peindre,  de  cette  harmonie  aussi  supérieure  à  celle 
de  la  musique  que  l'œuvre  de  l'homme  est  inférieure 
à  l'œuvre  de  Dieu. 

«  S'agit-il  d'envisager  la  question  sous  les  rapports 
sociaux ,  et  de  déterminer  lequel ,  du  sourd-muet  ou 
de  l'aveugle,  peut  le  plus  utilement  servir  sa  patrie? 
Si  le  sourd-muet  ne  peut  pas,  comme  M.  Rodenbach, 
siéger  dans  les  chambres  de  son  pays,  il  peut  du 
moins  l'éclairer  de  ses  conseils,  et  lui  transmettre 
des  réflexions  écrites,  dont  l'absence  de  la  vue  n'en- 
chaîne pas  l'essor  rapide. 

«  Lorsque  l'ennemi  est  aux  portes,  le  sourd-muet 
peut  tirer  son  coup  de  fusil  comme  s'il  parlait.  De- 
mandez-en autant  à  l'aveugle  !  IN'est-il  pas  à  craindre 
qu'il  tire  sur  les  siens? 

«Le  sourd-muet  peut  sauver  la  vie  à  son  sem- 
blable qui  se  noie,  ou  qui  se  voit  menacé  d'ua 


80  -       CAUSES    DES    PASSIONS. 

incendie.  Demandez-en  autant  à  l'aveugle,  qui  ne 
voit  ni  la  rivière  qui  coule ,  ni  la  maison  qui  brûle  ! 

«  Veut-on  savoir  lequel  possède  le  plus  de  moyens 
d'étendre  ses  connaissances?  Si  l'aveugle  a  sur  le 
sourd-muet  l'avantage  d'accroître  le  domaine  de  ses 
idées  par  l'ouïe,  qui  l'initie  à  toutes  les  pensées 
humaines,  le  sourd-muet  n'a-t-il  pas  presque  exclusi- 
vement pour  lui  les  livres,  les  manuscrits,  les  mé- 
dailles, les  tableaux,  ces  vastes  archives  des  connais- 
sances accumulées  par  les  siècles?  Les  arts  libéraux, 
l'histoire  naturelle,  l'anatomie,  la  chimie,  sont  in- 
terdits à  l'aveugle;  il  n'est  pas  une  seule  science,  un 
seul  art ,  la  musique  exceptée ,  que  le  sourd-muet  ne 
puisse  acquérir.  » 

«Ce  morceau,  ajoute  M.  Dufau,  non  moins  pi- 
quant par  sa  forme  que  par  la  source  dont  il  émane, 
nous  met  sur  la  voie  de  la  vérité.  Il  en  est  de  cette 
question  comme  de  beaucoup  d'autres  :  on  la  ré- 
sout en  la  considérant  sous  les  points  de  vue  dis- 
tincts et  tranchés  qu'elle  présente.  Disons-le  donc  : 
sous  le  rapport  de  la  formation  de  la  raison ,  du 
développement  de  l'intelligence,  rien  ne  remplace 
le  langage;  mais,  pour  les  relations  sociales,  pour 
les  nécessités  de  la  vie  positive ,  rien  non  plus  ne 
saurait  remplacer  la  vue.  Les  philosophes  ont  dès 
longtemps  aperçu  cette  liaison ,  cette  sorte  de  dé- 
pendance mutuelle  entre  la  pensée  et  la  parole. 
L'une ,  en  effet ,  suscite  et  seconde  l'autre  :  on  parle 
parce  qu'on  pense,  et  on  pense  parce  qu'on  parle. 
Ceci  devient  plus  frappant  encore  lorsque  l'on  com- 
pare les  deux  conditions  anormales  dont  il  s'agit. 
Pourvu  de  la  parole,  c'est-à-dire  du  moyen  de  com- 


CAUSES   DES   PASSIONS.  81 

muniquer  ses  idées,  le  plus  simple  et  le  plus  fécond , 
le  mieux  adapté  à  l'exercice  et  au  développement  des 
facultés  intellectuelles,  l'aveugle  me  paraît  être  in- 
contestablement plus  rapproché  de  nous,  plus  rat- 
taché à  l'espèce  entière,  dont  il  a  l'attribut  distinctif 
et  essentiel.  En  ce  sens,  il  vaudrait  donc  mieux  être 
aveugle.  Mais ,  dans  cette  société  où  il  est  moins 
isolé ,  avec  laquelle  il  peut  mieux  s'identifier  que  le 
sourd-muet,  il  jouit  à  un  degré  bien  inférieur  de 
l'activité  de  son  être;  il  y  est  un  membre  infiniment 
moins  utile  à  lui  et  aux  autres ,  et  c'est  là  un  immense 
désavantage.  Si  donc  il  est  préférable  d'être  aveugle 
comme  homme,  il  est  préférable  d'être  sourd-muet 
comme  citoyen.  » 

On  me  pardonnera  sans  doute  de  m'être  long- 
temps arrêté  sur  deux  classes  d'êtres  si  dignes  de 
notre  étude  et  de  notre  intérêt.  Dans  l'antiquité 
païenne ,  des  législateurs  sans  entrailles  retran- 
chaient du  corps  social  tout  membre  infirme,  tout 
enfant  incapable  de  combattre  un  jour  pour  la  pa- 
trie. Dans  la  société  chrétienne,  où  tous  les  hommes 
sont  frères,  et  où  l'infortune  doit  être  à  la  charge 
du  bonheur,  les  plus  malheureux  sont  ceux  qui  ont 
droit  à  un  plus  grand  amour,  à  une  plus  grande 
charité.  Lycurgue  eût  envoyé  mourir  au  Taygète  les 
infortunés  dont  nous  venons  de  nous  occuper;  un 
roi  et  un  prêtre  français  ont  conçu  la  noble  pensée 
de  les  recueillir,  de  les  adopter,  et  dorénavant  ces 
individus,  jadis  si  misérables,  et  privés  de  toute  cul 
turc  intellectuelle,  pourront,  quand  les  gouverne- 
ments le  jugeront  convenable  (1),  reconquérir  leur 

(1)  On  compte  en  France  seulement  environ  vingt  mille  aveugles 

G 


82  r.AUSF.S    HLS    PASSIONS. 

dignité  morale  en  participant  aux  progrès  comme 
aux  avantages  de  la  civilisation. 

Influence  de  la  Menstiualion  et  de  la  Grossesse. 

A  l'instant  où  l'utérus  s'éveille  pour  entrer  en  exer- 
cice, il  se  produit  une  réaction  sympathique  sur  tout 
l'organisme  de  la  femme  :  sa  santé  ,  ses  maladies, 
son  caractère  ,  sont  dès  lors  sous  la  dépendance 
plus  ou  moins  grande  de  ce  viscère.  La  première  ap- 
parition des  menstrues,  et  leur  cessation  complète, 
sont,  sans  contredit,  les  moments  où  cette  influence 
est  le  plus  marquée  ;  puis,  entre  ces  deux  époques , 
on  observe  dans  l'activité  de  l'utérus  des  redouble- 
ments et  des  intermittences  qui  coïncident  avec  les 
modifications  physiques  et  morales  que  cet  organe 
imprime  à  l'économie. 

Si  la  puberté  favorise  le  développement  des  af- 
fections héréditaires  ,  si  une  menstruation  difficile 
détermine  quelquefois  la  danse  de  Saint-Guy,  l'hys- 
térie ,  la  catalepsie,  et  autres  névroses,  on  voit  éga- 
lement ces  maladies,  et  une  foule  d'autres  plus  ou 
moins  rebelles,  disparaître  à  cetteépoque,  et  des  intel- 
ligences, jusque-là  bornées,  se  développer  convena- 
blement dès  que  cette  nouvelle  fonction  est  établie 
avec  régularité.  Toutefois,  à  sa  première  apparition, 
on  remarque  que  les  jeunes  filles  deviennent  tristes, 
nonchalantes,  apathiques;  qu'elles  s'abandonnent  à 
de  douces  rêveries ,  ou  qu'elles  versent  parfois  des 


nés  et  autant  de  sourds-muets.  Sur  ce  nombre,  à  peine  un  ving- 
tième reçoit-il  le  bienfait  de  l'instruction  primaire. 


CMSKS    DF.S    CASSIONS.  83 

Inrnies  involonlairos  ([iii  calment  momcnlnnément 
leur  malaise  cl  leur  inclancolie.  Quchjucs  jjarçons 
délicats  et  impressionnaliles  se  trouvent,  au  moment 
de  la  puberté,  dans  un  état  analogue,  que  les  pa- 
rents et  les  maîtres  éclairés  doivent  prendre  en 
considération.  Les  premières  années  qui  suivent 
cette  période  importante  de  la  vie  voient  aussi 
éclore  des  talents  extraordinaires  chez  les  jeunes 
gens  des  deux  sexes  ;  mais,  lïeurs  trop  précoces,  aux- 
quelles ne  succèdent  que  des  fruits  avortés ,  ces  pe- 
tits prodiges  ne  dépassent  presque  jamais  les  bornes 
de  la  médiocrité.  Cabanis  en  a  fait  la  remarque  , 
et  j'ai  été  à  même  de  l'observer,  cette  exaltation, 
ainsi  que  cette  chute  climatérique  de  la  sensibilité, 
est  beaucoup  plus  fréquente  chez  les  filles  que  chez 
les  garçons. 

A  chacune  de  leurs  époques  menstruelles ,  les 
femmes  sont  plus  ou  moins  sujettes  aux  spasmes (1), 
à  la  tristesse  ,  à  l'ennui  ,  à  la  paresse  ,  à  la  colère  ; 
un  rien  les  affecte  vivement  :  aussi  les  personnes 
qui  les  entourent  sont-elles  obligées  de  garder  avec 
elles  les  plus  grands  ménagements,  si  elles  veulent 
éviter  les  accidents  funestes  que  produisent,  surtout 
alors ,  de  vives  affections  morales,  il  est  certain 
aussi  qu'avant  et   après  ces   retours   périodiques, 

(1)  Les  spasmes  et  les  convulsions  dépendent  d'une  prédomi- 
nance anormale  des  nerfs  sur  les  muscles.  La  perversion  des  mou- 
vemenls  involontaires  mérite  plus  parliculièrement  le  nom  de 
spasme  ;  et  l'on  devrait  réserver  celui  de  convulsion  à  la  perversion 
des  mouvements  qui  ont  pour  agents  les  muscles  locomoteurs, 
c'est-à-dire  ceux  qui  sont  soumis  à  l'empire  de  la  volonté.  Dans  les 
spasmes,  c'est  le  système  ganglionaire  qui  prédomine;  dans  les 
convulsions,  c'est  le  centre  nerveux  cérébro-spinaL 


84  CAUSES    DES    PASSIONS, 

elles  sont  plus  disposées  à  l'acte  générateur ,  et 
qu'elles  procréent  plus  facilement. 

Pendant  la  grossesse,  la  plupart  des  femmes  se 
montrent  excessivement  impressionnables ,  irasci- 
bles et  peureuses.  L'utérus  développe  encore  sym- 
pathiquement  chez  elles  des  goûts  bizarres ,  des  en- 
vies (1),  et  une  grande  propension  pour  les  liqueurs 
fortes,  dont  elles  font  quelquefois  un  abus  effrayant. 
Elles  éprouvent  aussi  un  affaiblissement  plus  ou 
moins  grand  de  l'intelligence  :  leur  jugement  est 
moins  sûr  ,  leur  imagination  plus  mobile  ,  leur  vo- 
lonté plus  changeante  ,  plus  capricieuse  ;  on  a  vu 
enfin  ,  chez  quelques-unes ,  se  développer  un  pen- 
chant momentané  à  la  jalousie,  à  la  haine,  au  sui- 
cide et  au  meurtre  ;  dans  ces  cas  ,  heureusement 
fort  rares  ,  elles  sont  dans  un  véritable  état  de  vé- 
sanie,  quelquefois  accompagné  d'aberration  plus  ou 
moins  extraordinaire  des  sens.  Comment  alors  ces 
infortunées  seraient-elles  responsables  de  leurs  actes 
devant  la  justice  humaine  ?  A  Dieu  seul  appartient 
le  droit  de  les  juger. 

Lorsque  les  fonctions  de  l'utérus  ont  entièrement 
cessé,  lorsque  la  femme  n'est  plus  apte  à  devenir 
mère ,  elle  subit  une  dernière  modification  qui  la 


(1)  On  désigne  par  ce  mot  les  désirs  qu'ont  certaines  femmes, 
pendant  les  premiers  mois  de  la  gestation,  pour  des  substances  sou- 
vent non  employées  comme  aliments,  telles  que  la  craie,  Je  char- 
bon, le  vieux  cuir,  etc.  Celte  dépravation  de  l'appétit,  décrite  par 
les  auteurs  sous  les  noms  de  pica  et  de  ntalacia,  s'observe  plus  par- 
ticulièrement chez  les  filles  chlorotiques.  On  appelle  encore  em-ies 
certaines  taches  ou  marques  que  les  enfants  apportent  en  naissant , 
et  que  le  vulgaire  attribue  à  des  désirs  non  satisfaits  ou  à  des 
frayeurs  éprouvées  par  les  mères  pendant  le  cours  de  la  grossesse. 


CAUSES   DES    PASSIONS.  85 

rapproche  de  l'orfjanisation  et  du  caractère  de 
l'homme.  Sa  voix  prend  alors  plus  de  force  et  un 
timbre  pkis  mâle  ;  le  duvet  de  la  jeunesse  ,  qu'on 
distinguait  à  peine  sur  son  visage  ,  acquiert  peu 
à  peu  une  longueur  et  une  consistance  qui  ne  con- 
viennent qu'à  celui  de  l'autre  sexe  ;  sa  sensibilité 
n'est  plus  aussi  exquise  ;  ses  goûts  ne  sont  plus  aussi 
délicats;  dépouillée  enfin  de  cette  fleur  de  beauté  qui 
lui  attirait  les  hommages  des  hommes  ,  elle  donne 
une  nouvelle  direction  à  ses  idées ,  et  va  chercher 
un  amour  plus  pur  et  moins  passager  dans  la  re- 
ligion ,  où  elle  trouve  d'abondantes  consolations  et 
de  sublimes  espérances. 

Influence  de  la  Position  sociale  et  des  Professions. 

En  considérant  l'ensemble  de  la  société  ,  on  re- 
marque bientôt  un  certain  nombre  de  groupes,  dont 
les  allures,  les  goiits,  les  penchants  sont  tout  à  fait 
différents ,  ou  du  moins  ont  un  cachet  particulier 
qui  empêche  de  les  confondre.  Si,  poussant  plus 
loin  l'observation,  on  veut  esquisser  d'un  seul  trait 
la  physionomie  morale  de  chacun  de  ces  groupes , 
en  n'ayant  égard  qu'à  la  passion  dominante  qu'ils 
présentent  tous,  on  sera  conduit  à  tracer  la  classifi- 
cation suivante,  qui  a  pour  base  l'orgueil,  sur  lequel 
repose  en  grande  partie  notre  édifice  social  : 

Les  nobles orgueil  du  sang. 

Les  puissants.. .  orgueil  du  pouvoir. 

Les  riches orgueil  de  la  forUine, 

Les  bourgeois  ..  orgueil  industriel. 

Les  pauvres.. .  .  orgueil  humilié. 

Je  me  borne  à  présenter  cette  nouvelle  distri- 


86  ■       CAUStS    DES    PASSIONS. 

bution  de  la  société ,  laissant  à  nos  moralistes  le 
soin  de  détailler  les  traits  distinctifs  de  chacun  des 
groupes. 

Des  glands  seigneurs  el  des  gens  en  place. 

«  Grand  seiççneur  est  un  mot  dont  la  réalité  n'est 
plus  que  dans  l'histoire.  Un  grand  seigneur  était 
un  homme  sujet  par  sa  naissance ,  grand  par  lui- 
même  ,  soumis  aux  lois  ,  mais  assez  puissant  pour 
n'obéir  que  librement,  ce  qui  en  faisait  souvent  un 
rebelle  contre  le  souverain  ,  et  un  tyran  pour  les 
autres  sujets  :  il  n'y  en  a  plus. 

«Si  l'on  s'avisait  aujourd'hui  de  faire  la  liste  de 
ceux  à  qui  l'on  donne  ,  ou  qui  s'attribuent  le  titre 
de  seigneur,  on  ne  serait  pas  embarrassé  de  savoir 
par  qui  la  commencer,  mais  il  serait  impossible  de 
marquer  précisément  où  elle  doit  finir.  On  arrive- 
rait jusqu'à  la  bourgeoisie  ,  sans  avoir  distingué 
une  nuance  de  séparation.  Tout  ce  qui  va  à  Ver- 
sailles croit  aller  à  la  cour  et  en  être. 

«La  plupart  de  ceux  qui  passent  pour  des  sei- 
gneurs ne  le  sont  que  dans  l'opinion  du  peuple  , 
qui  les  voit  sans  les  approcher.  Frappé  de  leur  éclat 
extérieur,  il  les  admire  de  loin,  sans  savoir  qu'il  n'a 
rien  à  en  espérer  et  qu'il  nen  a  guère  plus  à  craindre 
Le  peuple  ignore  que  pour  être  ses  maîtres  par  acci- 
dent,  ils  sont  obligés  d'être  ailleurs  comme  il  est 
lui-même  à  leur  égard. 

«Plus  élevés  que  puissants,  un  faste  ruineux  et 
presque  nécessaire  les  met  continuellement  dans  le 
besoin  des  grâces ,  et  hors  d'état  de  soulager  un 
honnête  homme  quand  ils  en  auraient  la  volonté  ; 


CAUSES   DES  PASSIONS.  87 

il  faudrait ,  pour  cela  ,  qu'ils  donnassent  des  bornes 
au  luxe  ;  et  le  luxe  n'en  admet  d'aulres  que  Tim- 
puissance  de  croître  ;  il  n'y  a  que  les  besoins  qui 
se  restrei{jnent  pour  fournir  au  superflu. 

«Ceux  qui  sont  dépositaires  de  l'autorité  ne  sont 
pas  précisément  ceux  qu'on  appelle  des  seijjneurs. 
Ceux-ci  sont  obligés  d'avoir  recours  aux  gens  en 
place,  et  en  ont  souvent  plus  besoin  que  le  peuple,  qui, 
condamné  à  l'obscurité  ,  n'a  ni  l'occasion  ni  la  pré- 
tention d'espérer.  Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  ait  des  sei- 
geurs  qui  ont  du  crédit  ;  mais  ils  ne  le  doivent 
qu'à  la  considération  qu'ils  se  sont  faite,  à  des  ser- 
vices rendus ,  au  besoin  que  l'Etat  en  a  ou  qu'il  en 
espère.  Mais  les  grands  qui  ne  sont  que  grands , 
n'ayant  ni  pouvoir  ni  crédit  direct ,  cherchent  à  y 
participer  par  le  manège,  la  souplesse  et  l'intrigue, 
caractère  delà  faiblesse.  Les  dignités,  enfin,  n'at- 
tirent guère  que  des  respects  ;  les  places  seules 
donnent  le  pouvoir.  H  y  a  très-loin  du  crédit  du 
plus  grand  seigneur  à  celui  du  moindre  ministre, 
souvent  même  d'un  premier  commis.»  (DuCLOS, 
Considérations  sur  les  Mœurs,  chap.  6.  ) 

Le  riche. 

«Giton  a  le  teint  frais,  le  visage  plein  et  les  joues 
pendantes  ,  l'œil  fixe  et  assuré ,  les  épaules  larges  , 
l'estomac  haut ,  la  démarche  ferme  et  délibérée  :  il 
parle  avec  confiance ,  il  fait  répéter  celui  qui  l'en 
tretient ,  et  il  ne  goûte  que  médiocrement  tout  ce 
qu'il  lui  dit  ;  il  déploie  un  ample  mouchoir,  et  se 
ïuouche  avec  grand  bruit  ;  il  crache  fort  loin  ,  et  il 
éternue  fort  liaut  ;  il  dort  le  jour,  il  dort  la  nuit ,  et 


88  '       CAUSES    DES    TASSIONS. 

profondément  ;  il  ronfle  en  compagnie.  Il  occupe  à 
table  et  à  la  promenade  plus  de  place  qu'un  autre  ; 
il  tient  le  milieu  en  se  promenant  avec  ses  égaux  ; 
il  s'arrête,  et  l'on  s'arrête  ;  il  continue  de  marcher, 
et  l'on  marche  ;  tous  se  règlent  sur  lui  :  il  inter- 
rompt ,  il  redresse  ceux  qui  ont  la  parole  ;  on  ne 
l'interrompt  pas,  on  l'écoute  aussi  longtemps  qu'il 
veut  parler  ;  on  est  de  son  avis ,  on  croit  les  nou- 
velles qu'il  débite.  S'il  s'assied ,  vous  le  voyez  s'en- 
foncer dans  un  fauteuil,  croiser  les  jambes  l'une  sur 
l'autre,  froncer  le  sourcil ,  abaisser  son  chapeau  sur 
ses  yeux,  ou  le  relever  ensuite  et  découvrir  son  front 
par  fierté  et  par  audace.  Il  est  enjoué ,  grand  rieur, 
impatient,  présomptueux,  colère,  libertin,  politi- 
que ,  mystérieux  sur  les  affaires  du  temps  ;  il  se 
croit  des  talents  et  de  l'esprit  :  il  est  riche»  (1).  (La 
Bruyère.  ) 

Le  pauvre. 

M  Phédon  a  les  yeux  creux ,  le  teint  échauffé  ,  le 
corps  sec  et  le  visage  maigre  ;  il  dort  peu  et  d'un 
sommeil  fort  léger  ;  il  est  abstrait ,  rêveur ,  et  il  a 
avec  de  l'esprit  l'air  d'un  stupide  ;  il  oublie  de  dire 
ce  qu'il  sait  ou  de  parler  d'événements  qui  lui 
sont  connus,  et ,  s'il  le  fait  quelquefois  ,   il  s'en  tire 


(1)  11  est  encore  un  défaut  ou  plutôt  un  vice  que  La  Bruyère  a 
omis  de  mentionner  ici  :  je  A^eux  parler  de  régoïsme  de  l'opulence , 
de  sa  froideur  pour  les  malheureux.  On  ne  voit  en  effet  que  trop 
souvent  la  fortune  et  le  rang  tuer  le  cœur;  ce  n'est  pas  que  dans 
cette  position  la  sensibilité  soit  complètement  éteinte ,  mais  elle 
quitte  ordinairement  les  entrailles,  et  n'est  plus  que  dans  le  lan- 
gage. 


CAUSES   DES    TASSIONS.  89 

mal;  il  croit  peser  à  ceux  à  qui  il  parle;  il  raconte 
brièvement,  mais  froidement;  il  ne  se  fait  pas  écou- 
ter, il  ne  fait  point  rire;  il  applaudit,  il  sourit  à 
ce  que  les  autres  lui  disent,  il  est  de  leur  avis  :  il 
court,  il  vole  pour  leur  rendre  de  petits  services; 
il  est  complaisant,  flatteur,  empressé  ;  il  est  mysté- 
rieux sur  ses  affaires,  quelquefois  menteur  ;  il  est 
superstitieux,  scrupuleux,  timide;  il  marche  dou- 
cement et  légèrement  ;  il  semble  craindre  de  fouler 
la  terre  ;  il  marche  les  yeux  baissés ,  et  il  n'ose  les 
lever  sur  ceux  qui  passent  ;  il  n'est  jamais  du 
nombre  de  ceux  qui  forment  un  cercle  pour  dis- 
courir; il  se  met  derrière  celui  qui  parle,  recueille 
furtivement  ce  qui  se  dit ,  et  il  se  retire  si  on  le  re- 
garde, il  n'occupe  point  de  lieu ,  il  ne  tient  point 
de  place;  il  va  les  épaules  serrées,  le  chapeau  abaissé 
sur  ses  yeux  pour  n'être  point  vu  ;  il  se  replie  et  se 
renferme  dans  son  manteau;  il  n'y  a  point  de  rues  ni 
de  galeries  si  embarrassées  et  si  remplies  de  monde 
où  il  ne  trouve  moyen  de  passer  sans  effort ,  et  de 
se  couler  sans  être  aperçu  ;  si  on  le  prie  de  s'asseoir, 
il  se  met  à  peine  sur  le  bord  d'un  siège  ;  il  parle  bas 
dans  la  conversation ,  et  il  articule  mal  ;  libre  néan- 
moins sur  les  affaires  publiques ,  chagrin  contre  le 
siècle ,  médiocrement  prévenu  des  ministres  et  du 
ministère  (1),  il  n'ouvre  la  bouche  que  pour  répon- 

(1)  Pour  compléter  ce  tableau,  ajoutons-y  quelques  traits  em- 
pruntés à  un  des  plus  ffrands  peintres  de  mœurs  de  l'antiquité  : 

«  Semper  in  civitate,  quis  opes  nullae  sunt ,  bonis  invident,  ma- 
«los  extollunt;  vetera  odere,  nova  exoptant;  odio  suarum  rerum 
«  mutari  omnia  student;  turba  atque  seditionibus  sine  cura  aluntur, 
«  quoniam  ej^estas  facile  habetur  sine  damno.  » 

«  Dans  un  Etat ,  ceux  qui  ne  possèdent  rien  portent  toujours  en- 


90  CAUSES    DES    PASSIONS. 

dre  ;  il  tousse,  il  se  mouche  sous  son  chapeau;  il 
crache  presque  sur  soi, et  il  attend  qu'il  soit  seul  pour 
éternuer,  ou,  si  cela  lui  arrive,  c'est  à  l'insu  de  la 
compagnie;  11  n'en  coûte  à  personne  ni  salut,  ni  com- 
pliment :  il  est  pauvre.  »  [Le  même.) 

Les  bourgeois  de  Paris  comparés  à  leurs  ancêtres. 

t.  Les  empereurs  n'ont  jamais  triomphé  à  Rome  si 
mollement,  si  commodément,  ni  si  sûrement  même, 
contre  le  vent,  la  pluie,  la  poudre  et  le  soleil ,  que 
le  bourgeois  sait,  à  Paris,  se  faire  mener  par  toute 
la  ville.  Quelle  distance  de  cet  usage  à  la  mule  de 
leurs  ancêtres  !  Ils  ne  savaient  point  encore  se  pri- 
ver du  nécessaire  pour  avoir  le  superflu ,  ni  préférer 
le  faste  aux  choses  utiles:  on  ne  les  voyait  point  s'é- 
clairer avec  des  bougies  ,  et  se  chauffer  à  un  petit 
feu  ;  la  cire  était  pour  l'autel  et  pour  le  Louvre.  Ils  ne 
sortaient  point  d'un  mauvais  dîner  pour  monter 
dans  leur  carrosse;  ils  se  persuadaient  que  l'homme 
avait  des  jambes  pour  marcher,  et  ils  marchaient. 
Ils  se  conservaient  propres  quand  il  faisait  sec,  et, 
dans  un  temps  humide  ,  ils  gâtaient  leur  chaussure, 
aussi  peu  embarrassés  de  franchir  les  rues  et  les 
carrefours  que  les  chasseurs  de  traverser  un  guéret, 
ou  le  soldat  de  se  mouiller  dans  une  tranchée  :  on 
n'avait  pas  encore  imaginé  d'atteler  deux  hommes 


vie  aux  f^ens  de  bien  ,  vantent  les  méchants,  détestent  l'ancien  ordre 
de  choses,  en  désirent  un  nouveau  ;  dans  leur  haine  pour  leur  po- 
sition ,  ils  s'efforcent  de  tout  chanffer,  et  ne  rêvent  froidement  f|ue 
troubles  et  séditions,  parce  que  la  pauvreté  n'a  rien  à  perdre.  » 

(S.vLLi,STE  ,  Ccniitiotioii  (le  CuliUna,  chap.  37.) 


CAUSES   DES   PASSIONS.  9t 

à  une  litière;  il  y  avait  même  plusieurs  magistrats 
qui  allaient  à  pied  à  la  eliauibre  ou  aux  enquêtes  , 
d'aussi  bonne  grâce  qu'Auguste  autrefois  allait  de 
son  pied  au  Capitole.  I/étain,  dans  ce  temps,  bril- 
lait sui'  les  tables  et  sur  les  buffets  ,  coiume  le  fer 
et  le  cuivre  dans  les  foyers  ;  l'argent  et  l'or  étaient 
dans  les  coffres.  Les  femmes  se  faisaient  servir  par 
des  femmes  ;  on  mettait  celles-ci  jusqu'à  la  cuisine. 
Les  beaux  noms  de  gouverneurs  et  de  gouvernantes 
n'étaient  pas  inconnus  à  nos  pères:  ils  savaient  à 
qui  l'on  confiait  les  enfants  des  rois  et  des  plus 
grands  princes;  mais  ils  partageaient  le  service  de 
leurs  domestiques  avec  leurs  enfants,  contents  de 
veiller  eux-mêmes  immédiafemenl  à  leur  éducation. 
Ils  comptaient  en  toutes  choses  avec  eux-mêmes  ; 
leur  dépense  était  proportionnée  à  leur  recette  ; 
leurs  livrées,  leurs  équipages,  leurs  meubles,  leur 
table,  leur  maison  de  la  ville  et  de  la  campagne  , 
tout  était  mesuré  sur  leurs  rentes  et  sur  leur 
condition.  H  y  avait  entre  eux  des  distinctions 
extérieures  qui  empêchaient  qu'on  ne  prît  la  femme 
du  praticien  pour  celle  du  magistrat,  et  le  roturier 
ou  le  simple  valet  pour  le  gentilhomme.  Moins  ap- 
pliqués à  dissiper  ou  à  grossir  leur  patrimoine  qu'à 
le  maintenir,  ils  le  laissaient  entier  à  leurs  héritiers, 
et  passaient  ainsi  d'une  vie  modérée  à  une  mort 
tranquille.  Ils  ne  disaient  point  :  Le  siècle  est  dur, 
la  misère  est  grande,  l'argent  est  rare  ;  ils  en  avaient 
moins  que  nous,  et  en  avaient  assez,  plus  riches  par 
leur  économie  et  par  leur  modestie  que  de  leurs 
revenus  et  de  leurs  domaines.  Enfin,  on  était  alors 
pénétré  de  cette  maxime  ,  que  ce  qui  est  dans  les 


92  '    CAUSES    DES    PASSIONS. 

grands  splendeur,  somptuosité,  magnificence,  est 
dissipation  ,  folie,  ineptie,  dans  le  particulier.» 

(  Le  même.  ) 

Des  Professions. 

L'étude  des  professions  n'est  pas  moins  utile  que 
celle  des  différentes  positions  sociales  qui  viennent 
d'être  passées  en  revue;  il  est  impossible,  en  effet, 
que  nos  occupations  de  chaque  jour  n'aient  pas 
quelque  influence  sur  notre  caractère  et  sur  nos  dé- 
terminations morales. 

Les  pathologistes  qui  ont  étudié  l'influence  des 
professions  sur  le  développement  de  certaines  ma- 
ladies ,  ont  généralement  adopté  la  classification 
suivante  :  1  °  professions  qui  n'exercent  que  l'esprit , 
1°  professions  qui  n'exercent  que  le  corps,  3°  profes- 
sions qui  exercent  à  la  fois  le  corps  et  l'esprit.  Je 
crois  devoir  préférer  ici  une  autre  division  ,  moins 
simple  il  est  vrai ,  mais  qui  montre  peut-être  mieux 
les  hommes  dans  les  diverses  positions  ,  dans  les 
différentes  occupations  de  la  société.  On  y  voit,  en 
quelque  sorte,  chacun  prendre  l'allure  ,  le  ton  ,  le 
langage,  les  manières  et  l'esprit  de  la  classe  à  la- 
quelle il  appartient.  Ce  sont  les  membres  d'un  tout 
qui  représente  l'état  actuel  de  notre  civilisation ,  et 
qui  rappelle  ce  que  l'ordre  établi  nous  montre  jour- 
nellement. Cette  nouvelle  classification  me  paraît 
surtout  avoir  l'avantage  de  rapprocher  les  individus 
dont  les  professions  offrent  entre  elles  quelque  ana- 
logie. En  voici  le  tableau  synoptique. 


CAUSES    UF.S   PASSIONS, 


93 


TABLEAU  DES  PROFESSIONS. 


Hommes  de  l'àme  . 
Hommes  du  corps. 


Hommes  de  guerre 


Hommes  de  lois 


Hommes  de  lettres  et  de  sciences. 


Hommes  cultivant  les  arts. 


Hommes  de  commerce. 


Hommes  de  labeur.   .  . 
Hommes  de  servitude 


1  Prêtres. 
Médecins. 

I  Fantassins. 
Cavaliers. 
Marins. 

Notaires. 
1  Avoués, 
Magistrats. 
Avocats. 
Huissiers. 

Philosophes. 
Historiens. 
Poètes. 
Prosateurs. 
1  Naturalistes, 
Mathématiciens. 
V Professeurs,  instituteurs. 

Dessinateurs. 

Peintres. 

Sculpteurs. 

Graveurs. 

Architectes. 

ftlusiciens. 

Acteurs. 

Maîtres  d'écriture. 

—  de  danse, 

—  d'escrime. 


/  Banquiers. 
\  Afjents  d'affaires. 
,  <  Négociants. 
)  Fabricants. 
\  Marchands. 

Agriculteurs, 
Ouvriers  divers. 


Hommes   d'administration,    au 
des  administrés 


Homm.  serviteurs  et  conseillers 
Hommes  serviteurs  et  pères  des 


j  Domestiques, 
(  Esclaves. 

i  Hauts  fonctionnaires. 
Employés  supérieurs. 
Employés  subalternes, 

des  rois.  1  Ministres, 
peuples.  1  Souverains. 


§4  CAUSES    DES   PASSIONS, 

Je  me  bornerai  ici  à  une  simple  cnumération 
des  qualités  et  des  défauts  que  l'on  rencontre  plus 
particulièrement  dans  les  principales  professions, 
en  y  ajoutant  les  avantages  et  les  inconvénients  les 
plus  marqués  que  présente  chacune  d'elles. 

Prêtres, 

Qualités  :  Discrélion,  chasteté,  charité,  instriiclion. 
Défauts  :  Ambiliou  (1),  jalousie,  friandise. 
avantages  :  Sauté  ,  lougévilé  (2),  peu  de  chajjrins  de  famille. 
Jncorn'énients  :  Isolement,  tyrannie  des  personnes  qui  les 
servent,  réactions  politiques;  —  catarrhe  vésical. 

Médecins. 

Qualités  :  Humanité,  désintéressement,  courage  (3),  discré- 
tion, inslrucliou. 

Défauts  :  Irréligion  (4),  envie  et  jalousie,  gourmandise,  in- 
continence. 


^1)  Vovez  le  discours  de  Massillon  sur  l'AmbUion  des  clercs,  et 
celui  sur  l'Usage,  des  rn'enus  ecclésifistujues.  11  est  toutefois  à  remar- 
quer que  ces  <leux  défauts  sont  infiniment  moins  fréquents  de  nos 
jours  qu'à  l'époque  où  écrivait  l'éloquent  et  sévère  évèque  de 
Clermont. 

(2)  Voyez  la  note  C ,  à  la  fin  du  volume. 

(3)  J'entends  parler  ici  du  zèle  et  du  sang-froid  dont  ils  font 
preuve  pendant  les  épidémies  :  quant  au  courage  qu'ils  devraient 
montrer  dans  leurs  propres  maladies,  et  surtout  dans  les  opéra- 
tions auxquelles  ils  peuvent  être  exposés,  c'est  tout  autre  chose  : 
en  pénéral,  fort  mauvais  malades,  ils  sont  très-difficiles  à  soigner. 
Les  étudiants  en  médecine  et  les  jeunes  médecins  s'imaginent  avoir 
toutes  les  maladies  qui  ont  le  moindre  rapport  avec  la  leur;  ce 
qui,  souvent,  retarde  leur  guérison. 

(4)  Comme  partout  les  extrêmes  se  rencontrent,  on  a  remarqué 
que  ,  si  la  profession  de  médecin  comptait  dans  ses  rangs  beau- 
coup d'incrédules  et  même  de  matérialistes,  elle  avait  aussi  donné 
à  l'Église  un  assez  grand  nombre  de  saints ,  et  à  la  société  une  foule 
d'hommes  non  moins  remarquables  par  leur  piété  que  par  leur  sa- 
voir. Parmi  ces  derniers,  il  suffit  de  citer  les  noms  des  Fernel,  des 


CAUSES    DES    PASSIONS.  95 

.-évanlai^es  :  Sanlc',  eonsidéralioii,  iiidépeiidauce  politique. 

Juconvénienls  :  lîsclava{>;e  (le  la  jjrol'essioii ,  iii^^ralilude  des 
malades  et  du  }>ouveinemeut;  —  latij^ue  coutiiuielle ,  ma- 
ladies é  pidémiques  et  coiilajjieuses. 

MlLITAlKES. 

Qualités  :  Couraji;e,  loyauté,  propreté,  ordre. 

Défauts:  Libertiiiajfje,  iulempéranoe,  paresse  (l),  suscep- 
tihililé. 

Avantages  :  Gloire,  avancement  rapide  en  temps  de  guerre. 

Inconvénients  :  Servitude  déjjuisée;  —  affections  rhumatis- 
males, blessures,  mort  prématurée. 

Avocats. 

Qualités  :  Loyauté,  générosité  (2),  esprit  d'ordre. 

Défauts  :  Ambition,  cupidité,  jactance. 

Avantages  ■■  Publicité  ou  éclat  du  mérite,  confraternité,  au 
moins  apparente. 

Inconvénients  :  Loquacité  souvent  sans  conviction;  —  mala- 
dies du  larynx  et  de  la  poitrine. 

Gens  de  lettres. 

Qualités  :  Humanité,  générosité,  affabilité. 

Défauts  :  Orgueil,  envie,  médisance,  vénalité,  intempérance, 

luxure. 
Avantages  :  Plaisirs  de  l'esprit,  indépendance. 
Inconvénients  :  Critique;  —  maladies  aiguës  et  chroniques  du 


Camerariiis,  des  Bajjlivi ,  des  Newton,  des  Leibnitz ,  des  Baillou , 
des  Boerhaave  ,  des  MorfTapfiii ,  des  Haller,  des  Wiiislow,  des  Bayle , 
des  Laennec,  des  de  Jussieu.  (Yoir  note  D,  à  la  fin  du  volume.) 

(1)  En  temps  de  paix  surtout. 

(2)  Principalement  pendant  la  jeunesse.  —  On  regrette  que  les 
notaires  ne  s'occupent  plus  uniquement  d'affaires  relatives  à  leur 
profession.  Quant  aux  avoués,  presque  toujours  placés  entre  leur 
devoir  et  leur  intérêt,  ils  sont  si  généralement  accusés  d'impro- 
bité,  que  l'Eglise  elle-même  croit  honorer  saint  Yves  en  assurant 
qu'il  fui  honnête  dans  sa  charge  de  procureur. 


9G  -       CAUSES    DES    PASSIONS. 

cerveau  et  des  viscères  contenus  dans  l'abdomen,  aujj- 
luentatioa  de  l'irritabilité  naturelle  de  leur  caractère  (1). 

Artistes. 

Qualités:  Humanité,  générosité ,  reconnaissance. 

Défauts  :  Envie,   prodigalité,   intempérance  (2),   vanité, 

amour-propre  démesuré,  défaut  d'ordre. 
Avantages  :  Célébrité  acquise  ou  en  espérance, 
/«cont-én/cnfj  .•  Critique  ;  —  irritabilité  excessive,  passions 

amoureuses,  affections  du  cerveau,  fin  souvent  misérable. 

Marchands. 

Qualités  :  Assiduité  au  travail,  exactitude,  sobriété. 
Défauts  :  Mensonge  continuel,  dol,  avarice. 
Avantages  et  inconvénients  :  V  ariables  suivant  la  loterie  in- 
dustrielle à  laquelle  ils  jouent. 

Agriculteurs. 

Qualités  :  Amour  de  la  famille,  travail,  sobriété. 

Défauts  :  Ruse  et  méfiance  extrêmes,  rusticité,  que  l'instruc- 
tion parviendra  sans  doute  à  corriger. 

Avantages  :  Santé,  gaieté,  longévité. 

Inconvénients  :  Injures  du  temps ,  sinistres  ;  —  affections  rhu- 
matismales, lumbago  surtout,  et  névralgie  scialique. 

Artisans,  Ouvriers. 

Qualités  :  A  mour  paternel,  confraternité  dans  la  même  partie. 
Défauts  :  Paresse,  ivrognerie,  libertinage  (3),  colère,  im- 
prévoyance. 

(1  )  On  a  remarqué  que  c'est  dans  les  professions  lettrées  que  l'on 
rencontre  proportionnellement  le  plus  de  suicides. 

(2)  L'ivrognerie  surtout  est  le  vice  habituel  des  musiciens  de  bas 
étage. 

(3)  L'ivrognerie  se  rencontre  bien  plus  fréquemment  dans  cer- 
taines classes  d'ouvriers  que  dans  d'autres  :  ainsi  elle  est  très-com- 
mune chez  les  imprimeurs,  les  fondeurs,  les  forgerons,  les  chape- 
liers, les  tonneliers,  les  charpentiers,  les  peintres  en  bâtiment,  etc., 
tandis  qu'elle  est  beaucoup  plus  rare  chez  les  couvreurs  elles  ma- 
çons. Voyez  l'article  Ivrognerie. 

Le  libertinage  est  surtout  très-commun  chez  les  tailleurs  ,  le 


CAUSES    DES    PASSIONS.  î>7 

Avantages  :  Force  physique,  développement  des  sens  exer- 
cés, gaieté. 

Inconvénients  ■•  Mauvais  exemple,  manque  d'ouvrage,  vieil- 
lesse malheureuse  ;  —  prédisposition  à  certaines  maladies, 
variables  selon  la  nature  de  leurs  travaux  (1). 

DOMESTrQUES. 

Qualités  :  Quelquefois  fidélité,  attachement  et  économie 
quand  ils  ont  de  bons  maîtres. 

Défauts  :  Mensonge,  dol,  gourmandise,  ingratitude. 

Avantages  :  Insouciance  du  lendemain. 

Inconvénients  .'Dépendance,  humiliations,  doublement  mal- 
heureux en  cas  de  maladie  (2). 

Employés. 

Qualités  :  Ordre,  propreté,  ponctualité. 
Défauts  :  Manque  de  politesse  et  d'égards  envers  les  admi- 
nistrés qui  les  payent ,  jactance. 
Avantages  :  Avancement ,  pension  de  retraite. 
Inconvénients  :  Réforme,  passe-droits 

Souverains. 

Qualités  :  Clémence,  loyauté. 

Défauts  :  Orgueil,  ambition. 

Avantages  :  Droit  de  grâce,  honneurs  publics,  richesses  à 
distribuer. 

Inconvénients  :  Flatterie,  révolutions,  immense  responsabi- 
lité. 

Je  terminerai  cet  article  par  quelques  documents 
statistiques  sur  les  professions. 

cordonniers,  les  modistes,  les  couturières  et  les  blanchisseuses; 
chez  ces  dernières  l'immersion  continuelle  des  mains  dans  l'eau,  la 
position  assise  chez  les  autres,  ne  contribuent  pas  peu  à  la  surexci- 
tation des  organes  génitaux.  Voyez  l'article  Libertinage. 

(1)  Voyez  la  note  E,  à  la  fin  du  volume. 

(2)  Les  uns  par  la  crainte  de  perdre  leur  place  ,  les  autres  par  la 
contrariété  de  ne  pouvoir  pas  continuer  leur  service. 

7 


98 


flAtlSES    DES    PASSION.S. 


TJBLEJU  de  23,516  ind'nidus  accuses  de  crimes,  pendant  les 
trois  années  1839,  1840,  1811,  classés  d'après  la  nature 
de  leurs  professions. 


PROFESSIONS  DES  ACCUSÉS. 

1839. 

1840. 

1841. 

I. 

Bergers  et  aulres  occupés  du  soin  des  troupeaux. 

103 

109 

93 

24 

390 

40 
409 

30 
402 

Cultivateurs,  labour.,  jardiniers,  etc.,  de  leur  Lien 

du  bien  d'autrui 

1,5.S6 

1,701 

1,317 

126 

197 

179 

.Journaliers,  ou  manœuvres  s'occupant  de  tcav.  div. 

24.5 

191 

196 

Domestiques  attaches  à  une  ferme  ou  exploitation. 

II. 

^       .               l  bois,  charpcnliefs,  menuisiers.   .    . 
Ouvriers  en   |  ^^.^  ^^  ^^^^  j^  ^^^^^  ^^^-^^^ 

337 

394 

350 

525 

502 

494 

63 

55 

75 
74 

Serruriers 

59 

72 

/  en  fer  et  autres  métaux 

268 

274 

280 

l  en  fil,  laine,  colon  et  soie  .    .    . 

566 

604 

487 

,    .                .        1  en  l)ierres  :  maçons,  couvr.,  etc. 
Autres  ouvriers  /        '       ■    ■.      i  •'      j     ,     , 

\  en  produits  chiin.  de  toute  esp. 

308 

326 

278 

3 

16 

5 

en  terre  :  tuiliers,  potiers,  etc. 

38 

33 

55 

\  vitriers  ,  peintres 

51 

44 

58 

III. 

74 

88 

79 

63 

79 

64 

Meuniers 

121 

145 

146 

IV. 

17 

14 

21 

178 
266 

151 
258 

173 
233 

Taill,,  lapiss  ,  et  autres  ouvr.  travail!,  sur  les  étof. 

23 

27 

21 

33 

33 

34 

V. 

Agents  d'affaires  et  autres  professions  analogues. 

50 

41 

39 

Marcliands  colporteurs 

153 

131 

100 

„                            .    ,  ,.    1  en  gros,  banquiers,  etc.  . 
Commerçants     «^'a"^''*     „,,  j,;,aii 

37 

67 

36 

176 

182 

177 

ntgocianis.  .     sa„s  établis,  fixe ,  maquignons,  etc. 

42 

66 

31 

77 

72 

90 

VI. 

Commissionnaires,  portefaix,  porteurs  d'eau,  etc. 

110 

98 

107 

64 

95 

73 

Voituriers  et  rouliers 

168 

137 

119 

VII. 

Aubergistes,  logeurs,  hôteliers,  limonadiers.  .   . 

152 

134 

141 

Domestiques  attachés  à  la  personne 

A  reparler,  .  .  . 

617 

580 

561 
6,618 

7,063 

7,365 

CALSKS    DES    PASSIONS. 


99 


PROFESSIONS  DES  ACCUSÉS.  1839.       1840.       1841. 


Rcporl.  .  .   ■ 
VIII. 

Accoucheuses 

Artistes  (peintres,  musiciens,  comédiens,  etc.).   . 

riercs  ,  écrivains,  imprimeur» 

Éludiiints. 

Fonciionriaires  publics,  employés 

Agents  de  la  force  publique,  gardes  forestier».   . 

Instituteurs,  professeur» 

Militaire»  et  anciens  militaires 

Propriétaires  vi\ant  de  leur  revenu,  rentier».   .   . 
Notaires,  avocats,  avoués,  médecins,  homme»  de 
lettres,  prêtres,  huissiers,  commissaires-pris. 
IX. 

Contrebandiers 

Chiffonniers , 

Mendiants  et  vagabonds 

Filles  publiques 

Sans  moyens  d'existence  connus 

TOTAUK.    .    .    . 

Total  général.  .  .  . 


7,06.3 


51 

26 
25 

123 
36 

145 


7,365 


5 

10 

14 

21 

3 

4 

58 

65 

71 

7 

14 

9 

42 

49 

66 

70 

74 

67 

30 

39 

27 

81 

76 

79 

75 

64 

63 

35 

25 
21 

214 
30 

152 


6,618 


66 

14 
32 

122 
37 

173 


7,858       8,226       7,462 
23,546 


La  première  classe  des  professions,  qui  comprend  les  individus 
habiiuelleiiienl  occupés  aux  travaux  des  champs,  est  toujours  la 
j)lus  nombreuse  :  elle  forme  plus  <lu  tiers  du  nombre  total.  La 
deuxième,  celle  des  ouvriers  chargés  de  mettre  en  œuvre  les  ma- 
tières preinièreà,  le  bois,  la  laine,  le  1er,  le  coton,  etc.,  renferme 
un  peu  moins  du  tiers  du  non)bre  total.  En  troisième  lifijne  vient  la 
neuvième  classe,  celle  des  f^ens  sans  aveu,  vagabonds,  mendiants. 
Le  reste  des  accusés  se  partage  chaque  année  d'une  manière  assez 
uniforme  entre  les  autres  clauses. 

Sur  les  23,54C  accusés,  13,387  travaillaient  pour  le  compte  d'au- 
trui ,  6,672  pour  leur  propre  compte,  et  3,487  vivaient  dans  l'oi- 
siveté. 

En  1840,  sur  100  accusés  appartenant  aux  professions  libérales 
(huitième  classe\  36  sur  100  (plus  du  tiers)  étaient  poursuivis  pour 
des  crimi's  contre  les  personnes  ;  cette  proportion  es,t  de  35  sur  100, 
pour  les  accusés  de  la  première  classe,  ceux  qui  sont  attachés  à 
l'exploitation  du  sol;  de  32  sur  100,  pour  les  aubergistes,  cabare- 
litTs,  logeurs ,  etc.;  de  23  sur  100,  pour  les  artisans  et  ouvriers  de 
louie  espèce  des  deuxième,  troisième  et  quatrième  classes;  de  20 
sur  1(J0,  pour  les  mariniers,  voituriers,  rouliers,  etc.;  de  15  sur 
100  ,  pour  les  accusés  de  la  neuvième  classe  ou  les  gens  sans  aveu  ; 
de  13  sur  100,  pour  les  accusés  de  la  cinquième  classe,  marchands, 
commerçants,  etc.;  enfin  de  12  sur  lOJ,  pour  les  domestiques  at- 
tachés à  la  personne.  Ces  rapports  ont  peu  varié  en  1839  et  en  1841. 

Dans  ce  tableau,  les  femmes  accusées  qui  n'avaient  pas  de  pro- 
fessions ont  été  classées  d'après  celle  de  leurs  maris. 


00  CAUSES    DES    PASSIONS. 

Tableau  comparatif  des  suicides  et  des  crimes  en  France,  dans 
leurs  rapports  avec  les  professions. 

Suicidés.  Accusés. 

Vidasse.  Laboureurs,  journaliers.   .  .   .  30  sur  100.  36  sur  100. 

2«  classe.  Artisans 1 1  20 

3®  classe.  Boulang.  ,  bouchers,  charcul.  2  3 

4"  classe.  Chapeliers,  tailleurs,  blanchiss.  6  5 

5^  classe.  Négociants 5  6 

6*"  classe.  Voiluriers,  hommes  de  peine.  2  4 

7^  classe.  Hôteliers ,  domestiques  ....  7  9 

8^  classe.  Professions  libérales 21  5 

9*^  classe.  Gens  sans  aveu 16  12 

Dans  le  Rapport  au  Roi  pour  l'année  1 836,  d'où  j'ai  extrait 
ce  tableau  ,  il  est  couslaté  que  la  proportion  des  accusés  de 
crimes  contre  les  personnes  était  plus  élevée  dans  la  1"^  et 
dans  la  S*"  classe,  c'est-à-dire  parmi  les  hommes  adonnés  aux. 
travaux  de  la  terre  et  parmi  ceux  qui  ont  embrassé  des  pro- 
fessions libérales.  Par  une  coïncidence  qui  appelle  la  ré- 
flexion ,  c'est  aussi  dans  ces  deux  classes  que  les  suicides  ont 
été  le  plus  nombreux.  Toutefois,  pour  porter  ici  un  jugement 
rigoureux  ,  il  faudrait  avoir  le  chiffre  exact  des  individus  qui 
composent  chacune  de  ces  neuf  classes. 

Quant  à  Y  état  civil  des  personnes,  qui  ne  laisse  pas  que 
d'exercer  aussi  une  notable  influence  sur  le  développement 
des  passions,  les  documents  statistiques  démontrent  que 
plus  des  trois  cinquièmes  des  accusés  et  des  suicides  n'é- 
taient pas  engagés  dans  les  liens  du  mariage.  Voici,  du  reste, 
ce  qu'on  lit  dans  le  Rapport  de  1840  :  «Parmi  les  8,226  ac- 
cusés, 4,665  (0,57)  étaient  célihataires;  3,159  ,0,39)  étaient 
mariés;  356  (0,04)  vivaient  dans  le  veuvage.  Parmi  les  accu- 
sés mariés,  2,599  (0,83)  avaient  des  enfants;  560  (0,17)  n'en 
avaient  pas.  Parmi  les  accusés  vivant  dans  le  veuvage, 
275  (0,77)  avaient  des  enfants,  et  81  (0,23)  n'en  avaient  pas. 
«Le  nombre  proportionnel  des  femmes  était  de  17  sur  100 
parmi  les  accusés  célibataires;  de  0,15  parmi  les  accusés 
mariés;  et  de  0,38  parmi  les  accusés  vivant  dans  le  veuvage. 


CAUSES    DtS    rASSIOiSS.  101 

«Il  a  été  conslalé  pour  170  accusés  qu'ils  étaienl  cuiauls 
naturels;  pour  159,  qu'ils  appartenaient  à  des  familles  dont 
quelques  membres  avaient  été  précédemment  l'objel  de 
poursuites  judiciaires;  et  pour  419  enfin,  qu'ils  vivaient 
dans  le  concubinaj^^e  ou  qu'ils  étaienl  d'une  immoralité 
notoire.» 

Ces  rapports  n'ont  presque  pas  varié  en  1841. 

De  l'Éducation,  de  l'Habitude  et  de  l'Exemple. 

Si  les  règles  de  l'hygiène,  habilement  appliquées 
à  l'éducation  physique  des  enfants,  leur  donnent 
une  santé  florissante  et  des  membres  agiles  et  vigou- 
reux, une  cultui^e  sagement  progressive  de  leur  es- 
prit ne  contribuera  pas  moins  à  régulariser,  à  met- 
tre en  harmonie  leurs  besoins  animaux,  moraux  et 
intellectuels.  En  quoi  doit  consister  cette  triple  édu- 
cation ?  Dans  un  ensemble  de  bonnes  habitudes ,  qui , 
contractées  dès  le  premier  âge ,  conserveront  chez 
les  enfants  l'heureux  naturel  qu'ils  tiennent  de  leurs 
parents,  ou  modifieront  les  tendances  vicieuses  qui 
leur  auraient  été  ti^ansmises.  Sans  doute,  on  a  eu  rai- 
son d'appeler  l'habitude  une  seconde  nature  ;  mais , 
pour  qu'elle  puisse,  dans  certains  cas,  opérer  une 
utile  métamorphose,  il  faut,  comme  nous  le  verrons 
plus  loin ,  qu'elle  attaque  le  mal  dès  sa  première  ap- 
parition, ou  bien  ses  efforts  risqueront  d'être  in- 
fructueux, et  sembleront  justifier  cet  adage,  aussi 
désolant  qu'exagéré  :  «Chassez  le  naturel,  il  revient 
au  galop.  » 

Oui,  certainement,  il  reviendra  le  mauvais  natu- 
rel, corroboré  par  la  puissance  de  l'habitude;  mais 
ce  naturel,   arrêté,  modifié ,  entièrement  changé, 


toi  CALSKS    DÈS    l'ASSlONS. 

ne  reviendra  guère,  surtout  s'il  eu  est  empêché 
par  la  vue  continuelle  du  bon  exemple  que  copiera 
l'enfant  ainsi  que  l'homme,  ce  grand  enfant  si  émi- 
nemment né  imitateur.  Je  livre  cet  aperçu  rapide 
aux  dépositaires  du  pouvoir,  qui  ne  paraissent  pas 
attacher  assez  d'importance  à  l'éducation  physique, 
morale  et  intellectuelle  de  la  jeunesse,  et  qui  s'ima- 
ginent avoir  élevé  un  homme  quand  ils  ont  exercé 
deux  ou  trois  de  ses  facultés  au  détriment  des  autres. 
Ainsi,  V habitude,  ce  penchant  contracté  par  la 
fréquente  réitération  des  mêmes  actes,  et  \ exemple, 
cette  morale  en  action  ,  dont  les  leçons  parlent  plus 
haut  et  plus  éloquemment  que  tous  les  préceptes , 
voilà  les  deux  mobiles  que  l'on  devrait  constam- 
ment employer  dans  l'éducation.  Devant  ra'arrêter 
fiur  leur  influence  dans  le  chapitre  consacré  au 
traitement  des  passions,  je  me  borne  à  signaler  ici 
un  fait  grave,  c'est  que  l'importance  trop  exclusive 
attachée  de  nos  jours  à  l'instruction  scientifique  et 
littéraire  ne  forme  guère  que  des  hommes  énervés  et 
vicieux,  c'est-à-dire  de  fort  mauvais  citoyens.  Chose 
déplorable,  en  effet  !  les  relevés  statistiques  des  hô- 
pitaux et  des  prisons  d'Europe  démontrent  que  les 
infirmités,  l'aliénation  mentale,  le  suicide,  et  les 
autres  crimes,  augmentent  avec  l'instruction  et  le 
prétendu  progrès  des  lumières  (t\  Les  gouverne- 
ments obtiendraient ,  je  pense ,  un  résultat  diamé- 
tralement opposé,  s'ils  s'attachaient  à  faire  culti- 


(1)  Voyez  ci-après,  chapitre  11,  le  Tahleaii  comparât! f  des  <:iimrs, 
de  l'aliénalioH  mentale  et  des  suicides  en  France,  depuis  le  1^""  jan- 
vier 1827  jusqu'au  I*"'' janvier  1842,  et  la  note  F,  à  la  fio  du  volume. 


CAOSES    bES   ^ASSIONS,  103 

ver  d'une  manière  harmonique  tons  les  besoins,  toutes 
les  facultés  de  l'homme;  si,  tout  en  lui  donnant 
des  membres  robustes,  ils  développaient  ^i*aduel- 
lement  ses  sentiments  avec  son  intelli^jence,  en  pre- 
nant pour  point  d'appui  l'élément  religieux,  seule 
sanetion  de  la  morale,  et  unique  base  d'une  solide 
éducation. 

Influence  du  Grand  Monde,  de  la  Solitude  et  de  la  Fie 
champêtre. 

La  fréquentation  habituelle  de  la  société  rend , 
sans  aucun  doute,  l'homme  plus  gai,  plus  poli,  plus 
aimable;  elle  donne  aussi  à  l'esprit  et  au  corps  plus 
de  grâce  et  de  souplesse;  mais,  malheureusement, 
ce  qu'elle  ajoute  en  surface  et  en  éclat,  elle  le  re- 
tire presque  toujours  en  profondeur  et  en  solidité. 
D'un  autre  côté,  continuellement  mise  en  jeu,  et 
prodiguée  au  milieu  d'une  multitude  de  soins,  de 
peines  et  de  plaisirs,  notre  sensibilité  s'éparpille, 
en  quelque  sorte,  sur  nos  organes  extérieurs,  et 
finit  par  laisser  nos  entrailles  fjoides  et  impassi- 
bles. C'est  ainsi  que,  dans  le  grand  monde,  la  com- 
passion et  la  bonté,  si  naturelles  à  l'homme,  sem- 
blent avoir  changé  de  place;  on  les  trouve,  en  effet, 
bien  plus  dans  le  langage  que  dans  le  cœur. 

Il  en  est  de  même  pour  les  productions  de  l'esprit  : 
l'écrivain  peut  bien  acquérir  dans  la  société  la  faci- 
lité et  le  brillant  de  l'expression,  la  grâce  et  l'élé- 
gance des  tours;  mais  la  justesse  des  aperçus,  la 
profondeur  des  pensées  et  leur  enchaînement ,  la  cha- 
leur et  la  vie  du  discours,  sont  le  produit  habituel  de 
la  retraite  et  de  la  méditation,  Aussi  les  grands  écri' 


104  CAUSES    DES    TASSIONS. 

vains  n'ont-ils  guère  enfanté  leurs  immortels  chefs- 
d'œuvre  que  dans  la  paix  de  la  solitude,  si  propice 
aux  conceptions  du  génie. 

Si  de  pieux  anachorètes  ont  trouvé  le  calme  de 
l'àme  dans  le  silence  du  désert,  souvent  aussi  la 
jalousie,  l'envie  et  la  vengeance  y  ont  été  nourrir 
leurs  fureurs  et  aiguiser  leurs  poignards  :  c'est  qu'en 
nous  faisant  sans  cesse  replier  sur  nous-mêmes,  la 
solitude  absolue  renforce  presque  toujours  notre 
caractère  ;  elle  rend  l'homme  bon  meilleur,  et  le 
méchant ,  plus  farouche  et  plus  dangereux.  Il  est 
constant,  en  outre,  que  la  haine  de  la  société,  jointe 
à  un  goût  extrême  pour  la  solitude,  favorise  chez 
les  mélancoliques  le  funeste  penchant  qui  les  en- 
traîne fréquemment  au  suicide. 

Entre  le  silence  du  désert  et  le  fracas  du  monde, 
s'offre  à  nous  la  vie  champêtre,  éminemment  favo- 
rable au  développement  du  corps  et  de  l'esprit,  à 
la  sérénité  de  l'àme  et  à  la  durée  de  l'existence. 
Certes,  si  la  plupart  des  mains  occupées  à  écrire 
étaient  employées  aux  nobles  travaux  de  l'agricul- 
ture, vers  laquelle  notre  intérêt  devrait  nous  rame- 
ner davantage,  les  individus  seraient  bien  plus  heu- 
reux ,  la  société  beaucoup  moins  turbulente  et  moins 
malade. 

Je  ne  parle  pas  ici  de  l'influence  de  l'isolement  sur 
les  détenus;  je  m'en  occuperai  dans  le  chapitre  con- 
sacré au  traitement  pénal  des  passions. 

Influence  des  Spectacles  el  des  Romans. 

La  surexcitation  du  système  nerveux ,  si  générale 
depuis  quelques  années,  doit  en  partie  être  attribuée 


CAUSES   DES   PASSIONS.  105 

aux  émotions  violentes  que  les  femmes  et  les  enfants 
vont  chercher  au  théâtre.  Ces  émotions,  qui  de- 
viennent de  véritables  besoins  ,  contribuent ,  plus 
qu'on  ne  le  croit,  à  affaiblir  les  constitutions,  en 
même  temps  qu'elles  favorisent  le  développement 
des  passions  éi'otiques,  développement  déjà  si  pré- 
coce par  suite  de  l'irritabilité  morbide  qui  tour- 
mente notre  société.  D'un  autre  côté,  la  scène, 
primitivement  instituée  pour  l'amusement  et  l'amé- 
lioration morale  des  masses ,  ne  les  amuse  souvent 
que  pour  mieux  les  corrompre  par  les  sales  et  igno- 
bles tableaux  qu'elle  se  complaît  à  reproduire.  Un 
fait  physiologique  qu'on  perd  beaucoup  trop  de 
vue ,  c'est  que  l'homme  est  essentiellement  né  imi- 
tateur. Présentez  lui  des  exemples  moraux,  donnez- 
lui  des  enseignements  utiles,  il  s'en  pénétrera,  et 
sera  disposé  à  les  suivre.  Mais  si,  par  un  déplorable 
abus  du  talent,  vous  lui  dépeignez  la  vertu  ridicule 
et  le  vice  aimable,  il  sourira  au  vice,  et  ne  tardera 
pas  à  délaisser  la  vertu.  Il  fut  un  temps  où  le  théâtre 
pouvait  au  moins  servir  à  former  le  goût;  aujour- 
d'hui la  plupart  des  pièces  ne  sont  propres  qu'à  per- 
dre et  le  goiît  et  les  mœurs. 

La  lecture  des  romans  n'exerce  pas  une  influence 
moins  triste  sur  le  développement  des  passions,  no- 
tamment sur  celui  de  la  paresse,  de  la  peur,  de  l'a- 
mour, du  libertinage,  et  du  suicide,  soit  par  imita- 
tion, soit  par  dégoût  de  la  vie  réelle.  Pour  une  centaine 
de  romans  véritablement  moraux,  qu'on  trouverait 
à  grand'peine  dans  toute  notre  littérature ,  il  en  est 
des  milliers  qui  ne  peuvent  que  fausser  l'esprit  et 
pervertir  le  cœur. 


106  '  CAUSES    DES    TASSIONS. 

Influence  des  différentes  formes  de  Gouvernement. 

Les  quatre  principales  formes  de  gouvernement 
sont  le  despotisme  ,  la  monarchie  tempérée,  le  gou- 
vernement constitutionnel  ,  et  la  république.  Les 
leçons  de  Thistoire  prouvent  que  chacune  de  ces 
formes  favorise  plus  particulièrement  le  dévelop- 
pement de  certaines  passions  :  ainsi ,  le  luxe  ,  la 
mollesse,  la  paresse  et  le  libertinage,  sont  les  pas- 
sions dominantes  des  gouvernements  despotiques. 
La  monarchie  tempérée  semble  maintenir  l'orgueil, 
l'avarice  et  la  luxure  chez  les  classes  nobles  et  pri- 
vilégiées. Le  gouvernement  constitutionnel  ,  véri- 
table balance  politique,  tend  à  jeter  la  corruption 
dans  tous  les  rangs  de  la  société,  à  y  faire  «germer  les 
passions  turbulentes,  égoïstes, ambitieuses,  et  à  dé- 
considérer les  divers  pouvoirs,  qui  cherchent  à  se 
détruire,  du  moment  où  l'équilibre  cesse  d'être  main- 
tenu par  la  justice.  Enfin  ,  l'amour  de  l'indépendance 
et  celui  de  la  patrie,  poussés  jusqu'au  fanatisme  le 
plus  sanguinaire,  sont  les  deux  principales  passions 
propres  au  gouvernement  républicain ,  qui  suc- 
cède ordinairement  aux  monarchies  affaiblies  ou 
corrompues  ,  et  retourne  presque  toujours  au  des- 
potisme. 

Quant  aux  révolutions  qui  sont  amenées  sur  la 
scène  politique  par  des  minorités  haineuses,  har- 
dies et  cupides  ,  elles  donnent  lieu  à  d'atroces 
vengeances  ,  à  d'odieuses  ingratitudes ,  à  de  lâches 
apostasies  ;  elles  peuplent  nos  établissements  con- 
sacrés aux  aliénés  d'ambitieux  déçus,  de  raalheu- 


CAUSES    UtS    l'AbSlONS.  107 

relises  victimes  du  chagrin  ou  de  la  peur;  enfin, 
elles  jettent  pour  longtemps  dans  les  esprits  une 
fièvre  de  changement  et  de  révolte  insupportable 
surtout  aux  nouveaux  parvenus  qui  ont  su  se  créer 
une  position  brillante  et  commode. 

Injluence  de  V Irréligion. 

Il  est  un  lien  indissoluble,  une  chaîne  mysté- 
rieuse qui  unit  le  ciel  et  la  terre,  une  voix  céleste 
qui  nous  appelle  vers  un  monde  meilleur,  et  lève 
ainsi  toutes  les  contradictions  qui  sont  en  nous  et 
hors  de  nous  :  j'ai  nommé  la  religion  ,  dont  le  sen- 
timent (1)  a  été  profondément  empreint  dans  le 
cœur  de  l'homme  par  la  cause  première  de  tout 
ce  qui  existe,  c'est-à-dire  par  l'Etre  infiniment 
puissant,  intelligent,  bon  et  juste,  que  nous  ré- 
vérons comme  notre  créateur  ,  notre  législateur 
suprême,  notre  père,  et  notre  juge.  Qui  pourrait 
nier  l'influence  salutaire  des  espérances  et  des 
craintes  que  fait  naître  la  religion,  besoin  de  l'esprit 
et  du  cœur  ,  aussi  indispensable  aux  individus  qu'à 
la  société  ! 

L'irréligion,  au  contraire,  enfant  de  l'orgueil, 
aussi  incapable  d'encourager  l'homme  au  bien  que 
de  le  détourner  du  mal ,  l'irréligion  ne  fait  qu'at- 
tiser le  feu  des  passions,  ces  véritables  ennemies 
de  notre  liberté.  Inhabile  à  expliquer  les  merveilles 
et  l'harmonie  du  monde  physique  ,  elle  ne  montre 
ni  remède  ni  terme  au  désordre  du  monde  moral. 

(1)  Le  sentiment  religieux  est  en  quelque  sorte  l'àme  de  la  relj- 
pion  ;  le  culte  en  est  le  corps. 


108  CAUSES    DES   PASSIONS. 

Aussi ,  ennemie  des  pauvres  et  des  infortunés  ,  dont 
elle  rend  l'existence  plus  triste  encore;  ennemie  de  la 
société,  dont  elle  ébranle  les  bases,  elle  ne  saurait 
produire  aucun  avantage  réel,  et  sème  partout  où  elle 
passe  la  corruption  et  le  désordre.  D'où  viennent,  en 
effet ,  ces  crimes  monstrueux  qui  désolent ,  qui 
effrayent  si  souvent  nos  cités  ,  si  ce  n'est  de  l'irréli- 
gion? N'est-ce  pas  elle  encore  qui  produit  ce  sombre 
dégoût  de  la  vie  et  ces  transports  passionnés  qui 
poussent  tant  de  malheureux  au  suicide  ?  Si  nous 
consultons  les  annales  de  la  criminalité ,  ces  sta- 
tistiques effrayantes  dressées  par  ordre  des  princi- 
paux gouvernements,  nous  voyons  que  l'instruction 
elle-même,  loin  d'arrêter  les  progrès  du  mal,  semble 
plutôt  le  favoriser  quand  elle  n'est  pas  appuyée  sur 
l'élément  religieux.  11  faut  donc  reconnaître  que 
sans  religion  il  n'y  a  point  de  vraie  morale  ,  et  que 
la  meilleure  semence  se  change  alors  en  ivraie. 
L'impiété  est  un  vent  brûlant  qui  dessèche  le  cœur 
de  l'homme  ;  le  christianisme  est  une  rosée  bienfai- 
sante qui  le  fertilise  et  l'agrandit  (1). 

(1)  11  est  bien  à  regreUer  que,  dans  les  Comptes  rendus  de  la 
justice  criminelle,  on  n'ait  pas  encore  songé  à  rechercher  la  propor- 
tion des  incrédules,  des  indifférents  et  des  hommes  religieux  tra- 
duits devant  les  tribunaux.  En  l'absence  totale  de  documents  offi- 
ciels surce  point  important,  je  me  bornerai  à  donner  ici  les  résultats 
de  mon  expérience  particulière  comme  médecin  légiste.  D'après  les 
faits  nombreux  dont  j'ai  été  témoin,  et  les  renseignements  qui 
m'ont  été  communiqués  soit  parles  familles,  soit  parle  ministère 
public,  je  crois  pouvoir  avancer,  sans  crainte  d'être  démenti,  que 
sur  1 00  individus  accusés  de  crimes ,  50  pouvaient  être  rangés  parmi 
les  indifférents  en  matière  de  religion ,  40  parmi  les  incrédules  et  10 
parmi  les  croyants. 

P'un  autre  côté,  sur  une  centaine  de  suicides,  je  n'en  ai  constaté 


CAUSES    DF.S    PASSIONS.  ^*^^ 


Influence  de  l'Iniagi nation  (l). 

Je  ne  terminerai  pas  ce  chapitre  sans  dire  quel- 
ques mots  sur  une  faculté  merveilleuse,  qui  souvent 
donne  des  ailes  au  génie,  mais  qui ,  bien  plus  sou- 
vent encore  ,  déchaîne  les  passions ,  et  les  exalte 
jusqu'au  délire.    L'imagination,  en  ePfet ,  dont  je 
veux  parler ,  ne  se  borne  pas,  comme  la  mémoire , 
à  tenir  registre  des  impressions  reçues  :  elle  les  re- 
produit en  les  colorant ,  elle  les  combine  à  l'infini , 
et ,  pour  peu  que  son  développement  soit  hors  de 
proportion  avec  celui  des  autres  facultés  intellectuel- 
les, elle  nous  trompe  sur  la  valeur  réelle  des  choses, 
fausse  tout  à  fait  notre  jugement ,  jette  notre  es 
prit  dans  le  vague ,  et,  nous  abusant  par  des  craintes 


que  quatre  commis  par  des  personnes  d'une  piété  reconnue  :  c'é- 
taient trois  femmes  mélancoliques,  dont  deux  se  sont  précipitées 
dans  un  puits,  et  dont  l'autre  s'est  asphyxiée  par  la  vapeur  de  char- 
bon, après  avoir  placé  un  ffrand  crucifix  sur  sa  poitrine.  Le  qua- 
trième individu  était  le  précepteur  de  l'inforluné  Labédoyère,  le 
vénérable  abbé  Viard ,  que  je  connaissais  depuis  longtemps,  et  dont 
la  raison  était  complètement  dérangée  par  l'âge  et  le  chagrin. 

Voir,  dans  le  tome  IX  du  Bulletin  de  V Académie  royale  de  Bruxelles, 
la  TVo^e  de  M.  le  chanoine  de  Ram  sur  l'utilité  d'une  statistique  cri 
minelle  dans  ses  rapports  avec  les  principes  religieux. 

(t)  Le  mot  imagination  paraissant  impliquer  création ,  tandis  que 
l'homme  peut  à  peine  saisir  les  phénomènes  de  la  vie  universelle, 
les  phrénologistes  ont  cru  devoir  lui  substituer  celui  A' idéalité.  Selon 
eux,  l'idéalité  est  celte  faculté  primitive  qui,  s'appliquant  à  tout, 
cherche  constamment  le  type  idéal  de\outcs  choses,  c'est-à-dire  le 
type  artificiel  qui  réunit  les  qualités  les  plus  frappantes  de  l'objet. 
Poussée  à  ses  dernières  conséquences,  une  telle  tendance  conduit 
l'homme  à  ne  considérer  le  monde  réel  que  comme  une  illusion,  et 
à  s'égarer  dans  l'immensité  du  vide.  Voyez  V Hygiène  monde  du  doc- 
teur Casimir  Broussais. 


110  CAUSES    DES    TASSIONS. 

OU  des  espérances  clilmériques  ,  nous  pousse  aux 
actes  les  plus  déraisonnables  :  aussi  un  de  nos 
vieux  auteurs  l'a-t-il  surnommée  la  folle  du  logis. 

C'est  en  grossissant  ,  en  dénaturant  les  objets , 
que  l'imagination  enfante  ces  terreurs  paniques  qui 
ont  mis  en  fuite  des  armées  nombreuses,  ou  qu'elle 
fait  apparaître  ces  fantômes  nocturnes ,  effroi  des 
esprits  faibles  et  crédules.  Toutefois ,  si  pendant 
la  nuit  elle  augmente  la  peur  et  la  crainte,  elle 
ranime  avec  le  jour  le  courage  et  l'espérance ,  qui 
les  dissipent.  Chez  l'avare ,  l'imagination  ne  s'unit- 
elle  pas  à  la  circonspection  qui  le  domine  ,  pour 
lui  montrer  en  perspective  le  monceau  d'or  qu'il 
possédera  s'il  a  le  triste  courage  de  vivre  long- 
temps de  privations?  IN'est-elle  pas  encore  l'un  des 
plus  puissants  auxiliaires  de  l'amour?  n'est-ce  pas 
elle  qui  lui  met  son  bandeau? 

L'imagination  pouvant  déterminer  une  foule  de 
maladies ,  et  même  la  mort ,  on  conçoit  combien 
le  fœtus  doit  souffrir  des  écarts  et  des  dérègle- 
ments de  l'imagination  de  la  mère,  non  par  le  trans- 
port et  l'empreinte  de  quelque  figure  ,  mais  bien 
par  le  trouble  communiqué  à  la  circulation  et  à  la 
nutrition  de  deux  individus  vivant  de  la  même  vie. 
Je  dois  enfin  rappeler  ici  que  l'imagination  ,  et  les 
passions  qu'elle  excite ,  dérangent  sur-le-champ  la 
sécrétion  du  lait,  et  altèrent  tellement  la  nature  de 
ce  fluide,  qu'on  a  vu  des  enfants  être  frappés  de 
mort  subite  en  prenant  le  sein  immédiatement  après 
que  leur  nourrice  venait  d'éprouver  une  vive  affec- 
tion morale. 


SEMËIOLOGIE    DRS    PASS(ONS.  1  I  1 


CHAPITRE  V. 

Séméiologie  des  Passions,  ou  Kxposé  des  Signes  phvsio- 
gtionioiiiques  et  phrénolofjiques  au  moyeu  desquels  ou 
|)i°élead  pouvoir  les  caractériser. 


C'est  une  chose  certaine,  que  le  corps  s'altère  et 
se  change  quand  l'âme  s'éraeut ,  et  que  celle- 
ci  ne  fait  presque  pas  d'action  qu'elle  ne  lui  en 
imprime  les  marques. 
De  La  Chambre,  les  Caracl.  des  Passions. 


Deux  systèmes ,  qui  remontent  à  une  très-liaute 
anticjuité,  se  présentent  ici  avec  d'égales  prétentions 
à  signaler  les  penchants  et  les  aptitudes  des  hommes. 
La  physiognomonie  et  la  phrénologie  veulent  toutes 
deux  cjue  notre  extérieur  ne  soit  c^ue  la  manifesta- 
tion de  ce  c|ui  se  passe  habituellement  au  dedans 
de  nous  ;  mais,  ce  principe  admis  ,  elles  se  séparent 
aussitôt ,  et  procèdent  d'une  manière  tout  à  fait 
opposée  :  la  première  ,  jugeant  le  plus  souvent  a 
posteriori ,  la  seconde  ,  a  priori  :  l'une  ,  reconnais- 
sant le  caractère  par  la  configuration  des  traits 
qu'il  a  déteriuinés  ;  l'autre ,  à  la  seule  inspection 
des  éminences  cérébrales,  traduites  en  relief  sur 
le  crâne,  annonçant  les  instincts,  les  sentiments, 
les  facultés  qui  prédominent ,  et  qui  n'attendent 
que  l'occasion  favorable  pour  s'exercer. 

Essayons  ,  dans  une  rapide  analyse,  de  présenter 
les  signes  caractéristiques  des  passions,  d'après  ces 
deux  sciences,  ou  plutôt  ces  deux  systèmes. 


tl2  SF.MKIOLOGIE    DES    PASSIONS. 

Selon  les  physiognomonistcs,  les  diverses  émotions 
de  joie  ,  de  tristesse  ,  de  jalousie  ,  de  colère  ,  etc. , 
se  peignent  aussitôt  sur  la  figure ,  et  impriment  à 
nos  traits  certaines  modifications  qu'on  retrouve 
absolument  semblables  chez  tous  les  peuples.  La 
même  émotion  se  reproduit-elle  fréquemment ,  les 
traces  d'abord  légères  qu'elle  laissait  sur  le  visage 
deviennent  chaque  jour  de  plus  en  plus  profondes, 
et  finissent  par  lui  communiquer  une  expression 
habituelle  ,  connue  sous  le  nom  de  physionomie  ,  et 
qui  n'est  autre  chose  que  le  reflet  du  caractère , 
c'est-à-dire  de  l'état  le  plus  ordinaire  de  l'âme. 

Mais  le  visage  n'est  pas  le  seul  livre  dans  lequel 
nous  puissons  étudier  les  passions  humaines  :  la 
constitution ,  la  forme  de  la  tête ,  sa  capacité ,  les 
habitudes  extérieures ,  le  geste  surtout  et  le  timbre 
de  la  voix ,  sont  des  indices  précieux  qui  ne  mé- 
ritent pas  moins  de  fixer  notre  attention.  Aussi 
n'est-ce  sur  aucun  de  ces  signes ,  considérés  isolé- 
ment ,  mais  sur  leur  ensemble  et  sur  leur  accord  , 
qu'on  peut  parvenir  à  asseoir  un  diagnostic  cer- 
tain. 

Constitutions.  —  En  traitant  des  causes  des  pas- 
sions ,  j'ai  fait  connaître  les  signes  auxquels  on 
peut  distinguer  les  différentes  constitutions,  et  l'in- 
fluence qu'elles  exercent  sur  le  caractère.  Comme 
il  serait  superflu  d'y  revenir  ici  ,  je  me  hâte  de 
passer  en  revue  les  diverses  parties  du  corps,  qui 
ont  toutes  leur  signification. 

Tête.  —  Trop  grosse  et  trop  charnue ,  la  tête  an- 
nonce au  physiognomoniste  une  intelligence  lourde 
et  paresseuse  ;  trop  petite  ,  ou  mal  conformée ,  elle 


SÉMÉIOLOCIE    DES    PASSIONS.  113 

est  à  ses  yeux  l'indice  de  la  faiblesse  et  de  l'ineptie. 

Face.  —  Un  visage  dont  la  hauteur  excède  la 
largeur  d'environ  un  tiers  dénote ,  en  général  ,  au- 
tant de  noblesse  de  sentiments  que  de  finesse  d'es- 
prit ;  trop  allongé  ou  trop  arrondi ,  il  indique  une 
certaine  roideur  de  caractère  et  une  âme  peu  éle- 
vée. On  doit  toutefois  distinguer  dans  la  face  trois 
parties  essentielles  :  la  première  ,  qui  s'étend  de 
la  racine  des  cheveux  aux  sourcils ,  caractérise  le 
degré  des  facultés  intellectuelles  ;  la  seconde ,  qui 
descend  des  sourcils  au  bas  du  nez ,  a  plus  de  rap- 
port avec  les  sentiments  moraux  ;  la  troisième,  qui 
comprend  le  reste  du  visage,  est  plus  intimement 
liée  aux  besoins  animaux,  notamment  à  la  gour- 
mandise et  à  la  volupté.  Du  reste .  quand  on  étudie 
une  figure ,  il  vaut  beaucoup  mieux  la  considérer 
de  profil  que  de  face ,  parce  que  le  profil  offre  des 
traits  plus  prononcés  ,  des  lignes  plus  pures  ,  et 
qu'en  outre  il  se  prête  beaucoup  moins  à  la  dissi- 
mulation. 

Coloration  de  la  face  dans  les  passions.  —  La  co- 
loration de  la  face  offre,  jusque  dans  ses  diverses 
nuances  ,  des  signes  auxquels  nul  physionomiste  ne 
saurait  se  méprendre.  C'est  ainsi  qu'on  distingue 
facilement  la  rougeur  de  la  colère  de  celle  de  la 
pudeur.  La  première  ,  déterminée  par  la  stase  du 
sang ,  effet  immédiat  de  la  gêne  de  la  respiration  , 
présente  une  teinte  sombre  et  livide  ;  tandis  que  la 
seconde  ,  par  suite  de  l'augmentation  légère  des 
mouvements  du  cœur,  revêt  une  couleur  brillante 
et  vermeille.  De  même ,  on  reconnaît  la  pâleur  de 
la  frayeur  à  une  simple  décoloration  du  visage  ,   au 


\\4  SÉMKIOLOCIE    DES    TASSIONS. 

lieu  qu'une  teinte  terne  ,  cuivreuse  ou  plombée,  an- 
nonce la  présence  de  quelque  passion  sombre  et 
farouche,  telles  que  la  jalousie,  la  haine  ou  l'envie. 

Poussant  plus  loin  les  recherches  sur  la  colora- 
tion considérée  comme  moyen  diagnostique  ,  de 
La  Chambre  a  remarqué  que  la  rougeur  produite 
par  la  colère  commence  par  les  yeux ,  celle  de  l'a- 
mour, par  le  front,  et  celle  de  la  honte,  par  les 
joues  et  les  extrémités  des  oreilles. 

Cheveux.  —  La  diversité  du  poil  et  du  plumage 
des  animaux  prouve  assez  combien  celle  des  che- 
veux doit  être  prise  en  considération  chez  l'homme. 
Leur  élasticité ,  en  effet,  peut  faire  juger  de  celle 
du  caractère:  plats,  souples  et  fins,  ils  annoncent 
en  général  un  naturel  faible  et  flexible  ;  rudes  et 
crépus  ,  un  caractère  sauvage ,  ou  tout  au  moins 
difficile.  La  couleur  des  cheveux  aide  à  déterminer 
la  constitution  des  individus  :  on  sait  que  les  bilieux 
les  ont  ordinairement  noirs,  et  les  sanguins,  blonds. 

Des  cheveux  noirs  ,  plats  ,  épais  et  gros,  dénotent 
peu  d'esprit,  mais  de  l'assiduité  et  l'amour  de  l'or- 
dre. Des  cheveux  noirs  et  minces  ,  implantés  sur 
une  tête  mi-chauve ,  dont  le  front  est  élevé  et  bien 
voûté  ,  ont  souvent  fourni  la  preuve  d'un  jugement 
sain  et  net,  mais  d'un  esprit  dénué  d'invention  et 
de  saillies.  Les  cheveux  roux  caractérisent ,  à  ce 
qu'on  assure ,  l'homme  ou  souverainement  bon  ou 
souverainement  méchant.  Dans  les  signalements  de 
voleurs,  les  cheveux  sont  presque  toujours  marqués 
brun  Joncé.  Un  contraste  frappant  entre  la  couleur 
de  la  chevelure  et  celle  des  sourcils  inspire  de  la 
métiance  à  quelques  observateurs. 


Sli.MÉlOLOGIE    DES    PASSIONS.  115 

Fionf.  —  Considéré  dans  sa  partie  osseuse,  le 
front  est  la  mesure  tles  facultés  intellectuelles,  et 
particulièrement  de  la  tom  nui-e  d'esprit,  que  ion 
trouve  analogue  chez  les  personnes  qui  ont  cette 
partie  conformée  de  la  même  manière.  Est-il  proé- 
minent, étroit  ou  trop  allongé,  il  dénote  un  esprit 
faible  et  borné;  perpendiculaire,  il  annonce  du  ju- 
gement et  de  la  pénétration,  mais  vm  cœur  de  glace; 
enfin,  penché  en  arrière,  il  atteste  de  l'imagination, 
peu  de  jugement,  et  d'autant  plus  de  fougue  qu'il 
est  plus  déprimé. 

Quant  à  la  peau  qui  recouvre  le  front,  sa  teinte, 
sa  tension,  son  relâchement,  ses  plis,  font  connaître 
les  impressions  auxquelles  nous  sommes  habituelle- 
ment sujets.  Par  exemple,  les  fronts  ridés  en  long, 
et  surtout  à  la  racine  du  nez,  sont  un  signe  de 
réflexion  et  de  mélancolie.  Les  individus  dont  le 
pauscle  occipito-frontal  suit  tous  les  mouvements 
des  yeux  et  des  sourcils  ont,  comme  les  singes,  le 
caractère  inquiet  et  égoïste. 

Ainsi,  en  physiognomonie,  la  partie  solide  du 
front  indique  la  mesure  interne  de  nos  facultés,  et 
la  partie  mobile,  l'usage  que  nous  en  faisons. 

Sourcils.  —  «Au-dessous  du  front,  dit  le  philoso- 
phe Herder,  commence  sa  belle  frontière,  le  sourcil, 
arc-en-ciel  de  paix  dans  sa  douceur,  arc  tendu  de  la 
discorde  lorsqu'il  exprime  le  courroux.  »  Les  mouve- 
ments des  sourcils  sont,  en  effet,  d'une  expression 
bien  significative  pendant  le  jeu  des  diverses  pas- 
sions, dont  ils  conservent  les  traces  :  c'est  ainsi 
qu'ils  s'élèvent  dans  la  fureur,  tandis  qu'ils  s'aT.t 
baissent  dans  la  haine,  la  tristersc,  le  mépris,  et 


116  SÊMÉIOLOCIE    DES    TASSIONS. 

pendant  les  médllatlons  sombres ,  astucieuses.  Si 
on  les  considère  à  l'état  de  repos,  on  ne  trouvera 
guère,  selon  Lavater,  de  penseurs  profonds,  ni  même 
d'hommes  fermes  et  judicieux ,  avec  des  sourcils 
minces  et  très-élevés.  Des  sourcils  doucement  ar- 
qués s'accordent  avec  la  modestie  et  la  simplicité. 
Placés  en  ligne  droite  et  horizontale,  ils  se  rappor- 
tent à  un  caractère  mâle  et  vigoureux.  Lorsque  leur 
forme  est  moitié  horizontale ,  moitié  courbée ,  la 
force  de  l'esprit  se  trouve  réunie  à  une  bonté  ingé- 
nue. Enfin ,  des  sourcils  épais  et  qui  ont  l'air  de 
s'enfler  annoncent  un  individu  qui  s'est  livré  fré- 
quemment à  la  colère,  comme  leur  mobilité  et  leur 
développement  excessifs  signalent  un  caractère  sou- 
cieux, et  même  jaloux. 

Yeux.  —  Tandis  que  les  autres  traits  du  visage 
traduisent  plus  spécialement  tel  ou  tel  genre  d'im- 
pressions, les  yeux  expriment  la  vie  dans  toutes  ses 
nuances  :  aussi  les  a-t-on  surnommés  les  fenêtres , 
le  miroir  de  l'âme,  ]sl  face  de  la  face.  Leur  grandeur 
annonce  une  mélancolie  douce;  leur  petitesse,  la 
vivacité,  la  colère  même.  Fendus  en  amande,  ils  dé- 
notent de  la  tendresse,  tandis  que  leur  rondeur  est 
l'indice  de  la  nonchalance  et  de  la  stupidité,  surtout 
quand  ils  sont  à  demi  recouverts  par  une  paupière 
pesante.  Quant  à  la  couleur,  les  yeux  bleus  dénotent 
un  caractère  plus  mou,  plus  efféminé  que  ne  le  font 
les  bruns  ou  les  noirs.  Les  yeux  verdâtres  sont  sou- 
vent un  signe  de  vivacité,  d'emportement  et  de  cou- 
rage. Lorsque  la  ligne  circulaire  de  la  paupière  su- 
périeure décrit  un  plein  cintre,  c'est  la  marque  d'un 
bon  naturel.  Enfin,  les  individus  qui  vous  regardent 


StMKIOI,OClE    liES    PASSIONS.  fl7 

en  tenant  les  yeux  à  moitié  fermés  annoncent  pres- 
que toujours  plus  de  ruse  et  de  finesse  que  de  cou- 
rage et  d'énergie. 

Ne-  confondez  pas  le  regard  perçant  et  le  regard 
de  feu  :  le  premier,  appelé  aussi  coup  cl  œil  d'aigle, 
dénote  la  vivacité,  l'ardeur,  l'expansion  :  il  traverse; 
le  second,  au  contraire,  indique  la  concentration  : 
il  ne  perce  pas,  il  attire  :  c'est  un  charme  qui  enivre 
et  séduit ,  c'est  le  véritable  regard  magnétique.  iNa- 
poléon  les  possédait  tous  les  deux,  et  leur  a  du  une 
grande  partie  de  sa  puissance  morale. 

Nez.  —  Un  nez  qui  se  recourbe  dès  le  haut  de  la 
racine  annonce  un  caractère  impérieux,  ferme  dans 
ses  projets  et  ardent  à  les  poursuivre  :  tels  sont  les 
nez  aquilins,  ainsi  nommés  parce  qu'ils  se  rappro- 
chent de  la  forme  du  bec  de  l'aigle.  Les  nez  presque 
perpendiculaires  sont  aussi  regardés  comme  le  signe 
d'une  mâle  constance. 

Un  nez  dont  le  dos  en  ligne  courbe  présente  une 
grande  largeur  est  une  forme  excessivement  rare,  et 
qui  annonce  des  facultés  supérieures. 

Un  nez  fort  saillant,  joint  à  une  bouche  avancée, 
décèle  un  grand  parleur,  un  homme  présomptueux, 
téméraire,  étourdi,  effronté. 

Un  nez  court ,  avec  un  méplat  au  milieu ,  est 
l'indice  d'une  sensualité  grossière  et  de  penchants 
égoïstes. 

Des  narines  petites  sont  le  signe  d'un  esprit  ti- 
mide, incapable  de  hasarder  la  moindre  entreprise; 
lorsqu'elles  sont  dégagées  et  vibrantes,  elles  annon- 
cent un  naturel  voluptueux  et  violent,  surtout  si  le 
bout  est  fortement  retroussé. 


118  S'EJltlOLOGlt;    DES    I'ASSIONS. 

On  sait  que  les  anciens  regardaient  le  nez  comme 
le  siège  de  la  colère  :  ils  l'appelaient  aussi  la  partie 
la  plus  honnête  du  visage,  parce  que  sa  tuméfaction 
et  sa  rougeur  trahissent  habituellement  les  écarts  de 
continence  et  de  régime. 

Bouche.  —  Eloquente ,  même  jusque  dans  le  si- 
lence, la  bouche  est,  après  les  yeux,  la  plus  expres- 
sive de  toutes  les  parties  du  visage. 

Le  caractère  est  en  général  d'une  trempe  analogue 
aux  lèvres  :  ferme,  mou  ou  mobile  comme  elles.  Des 
lèvres  grosses  et  bien  proportionnées  présagent  de 
la  bonté  et  de  la  franchise;  charnues,  elles  indiquent 
un  penchant  prononcé  à  la  sensualité  et  à  la  paresse; 
rognées,  elles  inclinent  à  l'avarice. 

Une  lèvre  supérieure  qui  déborde  un  peu  est  la 
marque  d'une  bonté  affectueuse;  l'avancement  de 
la  lèvre  inférieure  correspond  plutôt  à  une  froide 
bonhomie. 

Une  lèvre  inférieure  qui  se  creuse  au  milieu  dénote 
un  esprit  plein  d'enjouement  et  de  douce  malice. 

Une  bouche  resserrée ,  dont  la  fente  court  en 
ligne  droite,  et  sur  laquelle  le  bord  des  lèvres  ne  pa- 
raît pas ,  est  l'indice  du  sang-froid  et  d'un  esprit 
appliqué,  ami  de  l'ordre,  de  l'exactitude  et  de  la 
propreté.  Si  elle  remonte  en  même  temps  vers  les 
commissures,  elle  suppose  un  fond  de  prétention, 
de  vanité,  et  de  frivolité  malicieuse. 

Une  bouche  doucement  fermée,  et  dont  le  dessin 
est  correct ,  indique  un  esprit  ferme ,  réfléchi  et 
judicieux. 

Une  bouche  toujours  béante  est  le  signe  de  la 
sottise. 


SÉMÉIOI.OCIK    DES    PASSIONS.  119 

Toutes  les  fois  qu'à  l'ouverture  de  la  bouche  les 
gencives  supérieures  paraissent  en  plein  ,  comme 
chez  les  Anglais,  on  peut  diagnostiquer  beaucoup 
de  flegme  et  de  froideur  dans  le  caractère. 

Contre  l'opinion  des  anciens,  des  dents  petites  et 
courtes  sont,  dans  l'âge  adulte,  l'attribut  d'une  force 
extraordinaire,  et  souvent  d'une  grande  pénétration 
d'esprit.  Petites  et  rentrantes,  elles  dénotent  de  la 
finesse  sans  méchancelé,  mais  pourtant  un  caractère 
difficile  et  vindicatif.  De  longues  dents  sont  un  in- 
dice certain  de  faiblesse  et  de  timidité.  Celles  qui, 
très-saillantes  ,  semblent  reposer  sur  la  lèvre  infé- 
rieure, annoncent  peu  d'énergie,  peu  d'esprit,  mais 
un  caractère  caustique  et  toujours  disposé  à  mordre. 

Méfiez-vous  des  gens  qui  ont  constamment  le  sou- 
rire sur  les  lèvres,  aussi  bien  que  de  ceux  qui  ont 
la  bouche  de  travers ,  et  dont  le  rire  a  quelque 
chose  de  forcé  :  la  grâce  du  sourire  est  la  mesure 
de  la  bonté  du  cœur  et  de  la  noblesse  des  senti- 
ments. 

Joues.  —  Les  joues  sont,  en  quelque  sorte,  le  fond 
du  tableau,  et  la  surface  sur  laquelle  viennent  se 
dessiner  les  autres  traits  de  la  physionomie.  Les 
souffrances  et  le  chagrin  les  creusent,  mais  les  lais- 
sent dans  le  relâchement;  la  rudesse  et  la  bêtise  leur 
impriment  des  sillons  grossiers;  la  tempérance  et  la 
culture  de  l'esprit  les  entrecoupent  de  traces  lé- 
gères et  agréablenier)t  ondulées.  Certains  enfonce- 
ments triangulaires  fortement  dessinés  sur  les  joues 
sont  le  signe  infaillible  de  l'ambition,  de  la  jalousie 
et  de  l'envie,  surtout  s'ils  coïncident  avec  un  teint 
jaune  ou  plombé. 


120  SSjHÉIOLOGIE    DES   PASSIONS. 

Des  joues  larges  et  pendantes  dénotent  la  plu- 
part du  temps  des  individus  adonnés  à  la  gour- 
mandise. 

Oreilles.  —  La  petitesse  des  oreilles  annonce  de  la 
vivacité  et  de  l'esprit.  Une  oreille  large  et  unie,  sans 
aucune  rondeur  dans  les  contours,  suppose,  au  con- 
traire, un  cerveau  excessivement  faible.  Quand  l'en- 
semble de  l'oreille  est  plat,  mou  et  grossier,  il  exclut 
le  génie.  Enfin,  des  oreilles  fermes  et  rapprochées 
de  la  tète  indiquent  aussi  de  l'esprit,  et  de  plus  l'a- 
mour de  l'indépendance. 

Menton.  —  Un  menton  qui,  dans  le  profil,  se 
trouve  en  ligne  avec  la  bouche ,  doit  inspirer  de  la 
confiance ,  surtout  s'il  est  garni  d'une  fossette  gra- 
cieuse. Reculé,  il  annonce  un  caractère  efféminé; 
saillant,  il  est  la  marque  d'un  esprit  actif,  ferme  et 
délié.  Lorsque  son  avancement  est  excessif,  et  qu'il 
forme  ce  qu'on  appelle  un  menton  de  galoche,  il  est 
un  signe  de  pusillanimité  ou  d'avarice. 

Quant  à  la  forme,  considérée  isolément,  un  men- 
ton plat  annonce  la  froideur,  un  menton  pointu  la 
ruse,  un  menton  carré  la  force  et  souvent  la  fougue 
du  caractère. 

Sous  le  rapport  de  la  grosseur,  un  petit  menton 
dénote  la  méchanceté ,  tandis  qu'un  menton  mou , 
charnu  et  à  plusieurs  étages  est  la  marque  et  l'effet 
de  la  sensualité. 

Enfin  ,  une  forte  rainure  au  milieu  du  menton 
signale  un  homme  plein  de  résolution  et  de  ju- 
gement. 

Cou.  —  Un  cou  bien  proportionné  est  d'un  au- 
gure favorable  pour  la  solidité  du  caractère.  Epais 


ÊEMEIOLOGIE    DES    l'ASblONS.  121 

c'  court ,  il  décèle  la  colère  ;  {jras ,  la  sottise  et  la 
gourmandise;  mince  et  allongé,  la  timidité  et  des 
facultés  intellectuelles  peu  développées.  La  manière 
dont  le  cou  supporte  la  tète  ne  donne  pas  des  signes 
moins  caractéristiques.  La  laisse-t-il  tomber  en 
avant,  cela  accuse  peu  d'énergie  et  d'amour-propre; 
s'il  la  relève  et  la  porte  en  arrière,  attendez-vous 
à  autant  de  vanité  que  de  jactance.  On  a  remarqué 
que  les  personnes  assidues  aux  pratiques  religieuses 
tiennent  en  général  la  tête  inclinée  sur  l'épaule. 

Du  dos  et  des  épaules.  —  Si,  par  l'effet  du  rachi- 
tisme, les  épaules  et  la  colonne  vertébrale  sont  de 
travers  et  offrent  une  gibbosité,  la  complexion  en 
souffre,  il  est  vrai,  mais  on  a  observé  que  cette  con- 
formation favorise  la  finesse  et  l'activité  de  l'esprit , 
disposé  alors  à  l'exactitude,  à  l'ordre  et  à  une  certaine 
causticité.  On  sait  que  le  mouvement  d'élévation 
communiqué  à  une  seule  épaule  sert  ordinairement 
à  exprimer  le  dédain. 

Foix.  —  Chaque  homme  a  un  timbre  de  voix  qui 
lui  est  propre,  comme  il  a  une  physionomie  parti- 
culière. Or,  le  timbre  n'est  autre  chose  que  la  physio- 
nomie du  son,  c'est-à-dire  la  traduction  de  l'homme 
intérieur  par  le  son  de  la  voix.  Chaque  passion  a 
également  un  son  de  voix  qui  la  distingue.  Ainsi,  la 
colère  s'annonce  par  une  voix  aigre  ,  animée  et  fré- 
quemment entrecoupée;  la  crainte,  par  une  voix 
soumise,  incertaine,  troublée;  l'indignation,  par 
une  voix  rude,  terrible,  impétueuse;  la  douleur,  par 
une  voix  sourde,  négligée,  gémissante;  l'amour,  par 
une  voix  douce,  tendre,  entrecoupée  de  soupirs. 
Il  y  a ,  du  reste ,  autant  d'inflexions  de  voix  qu'il  y 


122  SÉMÉIOLOCIE    DES    PASSIONS. 

a  de  nuances  de  sentiments  susceptibles  de  se  com- 
bincF*;  mais  son  timbre  habituel  est  presque  tou- 
jours en  rapport  avec  le  caractère  de  chaque  in- 
dividu (1). 

Le  geste,  la  démarche,  Vattitiide,  sont  le  langage 
commun  de  toutes  les  nations  :  ils  accompagnent  le 
discours,  et  en  renforcent  l'expression;  ils  suppléent 
à  ses  imperfections,  et  en  trahissent  souvent  l'im- 
posture. Les  paroles  peuvent  être  ambiguës,  la  pan- 
tomime de  la  nature  ne  Test  jamais  ;  sans  cela , 
comment  les  enfants  et  les  animaux  pourraient-ils 
la  comprendre?  Rien  donc  de  plus  significatif  que  le 
geste,  surtout  quand  il  est  d'accord  avec  la  voix. 
Aussi,  naturel  ou  affecté,  rapide  ou  lent,  passionné 
ou  froid,  grave  ou  badin,  aisé  ou  roide,  monotone 
ou  varié,  noble  ou  bas,  fier  ou  humble,  hardi  ou 
timide,  décent  ou  impudique,  caressant  ou  mena- 
çant, le  geste  est-il  la  traduction  la  plus  fidèle  de 
l'homme  intérieur  par  l'homme  extérieur.  Sans 
doute,  habiles  à  composer  leur  visage,  certains  êtres 
faux  et  artificieux  peuvent  quelquefois  donner  le 
change  à  ceux  qui  les  écoutent;  mais  si  on  les  étu- 
die dans  une  nombreuse  société  où  ils  ne  se  croient 
pas  observés,  si  même,  dans  le  tête-à-tête,  on  suit 
avec  attention  les  mouvements  du  pied,  et  surtout 
ceux  de  la  main,  il  est  bien  difficile  qu'ils  ne  finis- 
sent pas  par  dévoiler  le  fond  de  leur  pensée. 

On  remarque  chez  beaucoup  d'individus  une  dé- 
marche et  des  attitudes  favorites  contractées  par  la 


(1)  Voy.  l'ouvrafje  remarquable  \nù\.\\\é  :  l' Ornleur,  ou  Cours  de 
délit  cl  d'action  oratoires,  par  A.  de  IJoosmalen  ;  Paris,  1841,  in-8". 


SKMKIOI.OGIK    ItES    PASSIONS.  123 

force  de  l'habilude,  et  qui  sont  en  quelque  sorte 
l'ensciyne  de  leur  profession.  Ainsi,  Ton  reconnaît 
un  marin  à  l'écartenient  de  ses  jambes;  un  maître 
de  danse,  à  la  pointe  des  pieds  qu'il  porte  délicate- 
ment en  dehors;  le  cavalier,  au  contraire,  a  cette 
même  pointe  des  pieds  fortement  déjetée  en  dedans, 
pendant  que  ses  genoux  cagneux  heurtent  l'un  contre 
l'autre.  De  même,  un  horloger  ne  vous  regarde  guère 
sans  fermer  l'o'il  auquel  il  fixe  sa  loupe  quand  il 
travaille.  Dans  la  conversation ,  vous  reconnaîtrez 
un  caissier  aux  mouvements  de  ses  doigts,  qui  sem- 
blent toujours  compter  des  écus.  Pour  donner  plus 
de  force  à  ses  paroles ,  le  peintre  dessine  des  con- 
tours dans  l'air,  tandis  que  le  statuaire,  pour  se 
faire  mieux  comprendre,  modèle  encore  sans  s'en 
apercevoir. 

On  peut  également  deviner  la  profession  d'une 
foule  d'individus,  à  certaines  exclamations,  et  sur- 
tout aux  locutions  techniques  qui  reviennent  sans 
cesse  dans  leur  conversation. 

Main.  —  Passons  maintenant  à  l'étude  de  la 
main,  qui  est  la  langue  usuelle  du  sourd-muet. 
Sa  forme  indique  nos  dispositions  naturelles  ;  ses 
mouvements ,  les  nombreux  sentiments  qui  nous 
affectent. 

Des  doigts  longs  et  bien  effilés  ne  se  rencontrent 
presque  jamais  avec  un  esprit  grossier  et  porté  à  la 
luxure;  des  doigts  courts  et  arrondis  annoncent  la 
pesanteur  de  l'esprit  et  la  paresse.  Une  main  pote- 
lée est  un  signe  de  sensibilité.  Après  l'intelligence,  la 
main  est  l'attribut  le  plus  caractéristique  de  l'homme. 
C'est  à  sa  faculté  d'opposer  le  pouce  aux  autres 


124  îrÉMÉlOLOClE    DES    PASSIONS. 

doigts  que  nous  sommes  redevables  de  tous  les  arts; 
sa  grande  mobilité  la  rend  aussi  l'interprète  de  nos 
pensées  et  de  nos  sentiments;  il  n'est  aucun  de  ses 
mouvements  qui  ne  parle  :  «  Avec  la  main,  dit  Mon- 
taigne, nous  requérons,  nous  promettons,  appe- 
lons, congédions,  menaçons,  prions,  supplions, 
nions,  refusons,  interrogeons,  admirons,  nombrons, 
confessons,  repentons,  craignons,  vergoignons , 
doubtons  ,  instruisons  ,  commandons ,  imitons ,  en- 
courageons, jurons,  tesmoignons,  accusons,  con- 
damnons, absolvons,  injurions,  mesprisons,  des- 
fions, despitons,  flattons,  applaudissons,  bénissons, 
humilions  ,  mocquons  ,  reconcilions  ,  recomman- 
dons, exaltons,  festoyons,  rejouissons,  complai- 
gnons ,  attristons ,  desconfortons  ,  désespérons  ,  es- 
tonnons ,  escrions ,  taisons ,  et  quoy  non  ?  d'une 
variation  et  multiplication ,  à  l'envy  de  la  langue.  » 
{Essais,  ]ï\.  Il,  ch.  12.) 

De  l' habillement  et  de  la  mode.  —  La  propreté  et 
la  négligence,  la  fatuité  et  la  simplicité,  le  bon  et 
le  mauvais  goût ,  la  coquetterie  et  la  décence ,  voilà 
autant  de  choses  qu'on  distingue  à  l'habillement 
seul.  La  couleur,  la  façon,  l'assortiment  des  vête- 
ments ,  la  manière  de  les  porter,  sont  encore  autant 
de  signes  caractéristiques.  Par  exemple ,  les  indivi- 
dus qui  adoptent  des  vêtements  d'une  couleur  noire 
ou  foncée,  dont  l'habit  est  étroit,  exactement  bou- 
tonné ,  et  dont  le  chapeau  est  enfoncé  sur  les  yeux , 
sont  pour  la  plupart  d'un  caractère  peu  expansif  ; 
tandis  que  des  habits  bien  étoffés,  presque  toujours 
ouverts,  et  d'une  couleur  plus  ou  moins  vive,  an- 
noncent des  hommes  qui  ont  en  général  moin»  d'or- 


SÉMÉIOLOCIE    DES   PASSIONS.  125 

dre  et  de  persévérance,  mais  plus  de  franchise  et 
d'amabilité  que  les  premiers. 

Le  sage  est  aussi  simple  que  propre  dans  son  ex- 
térieur: il  s'habille  selon  son  rang,  et  ne  se  pare  pas; 
il  ne  suit  pas  précisément  la  mode,  mais  il  évite  de 
trop  la  choquer.  Les  personnes  qui  la  suivent  d'une 
manière  outrée  sont ,  pour  la  plupart ,  des  gens  oi- 
sifs, superficiels,  sans  caractère  et  de  mauvais  goût  ; 
l'homme  qui  affecte  de  se  mettre  d'une  manière  tout 
à  fait  opposée  à  la  mode  dénote  un  caractère  opi- 
niâtre, caustique,  et  un  esprit  qui  manque  de  tact. 
Quant  au  suprême  bon  ton  ,  il  est  donné  par  Vin- 
dustrie  à  la  fatuité  qu'elle  exploite. 

Ecriture .  —  Il  n'est  pas  jusqu'à  l'écriture  qui  ne 
reflète  aussi  quelque  chose  du  caractère  indivi- 
duel (1),  et  même  du  caractère  national.  Une  petite 
écriture  serrée  et  rangée  avec  symétrie  annonce  une 
personne  amie  de  l'ordre  et  de  la  régularité.  Une 
écriture  lâche  et  vacillante ,  comme  celle  de  la  plu- 
part des  femmes,  est  chez  l'homme  un  signe  ordi- 
naire de  la  faiblesse  de  l'esprit.  On  a  remarqué  que 
les  individus  d'un  caractère  dur  et  peu  liant  ont , 
pour  l'ordinaire,  une  belle  écriture.  Les  poëtes  et 
les  auteurs  écrivent  rarement  bien  ;  ils  veulent,  chose 
impossible,  que  la  plume  soit  aussi  rapide  que  la 
pensée,  ce  qui  donne  à  leurs  doigts  une  espèce  de 
mouvement  convulsif  dont  se  ressent  leur  écriture. 
Au  contraire,  les  professeurs  de  calligraphie ,  les 
commis  subalternes,  les  gens  qui  sont  obligés  d'é- 
crire des  choses  dénuées  d'intérêt,  emploient  tout  le 

(I)  Voir  ia  note  G,  à  la  fin  du  volume. 


iiQ  SÉMÉIOLOGIE    DES    PASSIONS. 

temps  nécessaire  à  tracer  avec  perfection  des  carac- 
tères dans  lesquels  ils  s'admirent,  comme  les  auteurs, 
dans  la  contemplation  des  beautés  qui  proviennent 
de  leur  esprit. 

Tels  sont  les  principaux  signes  extérieurs  que  les 
pliysiognomonistes  croient  propres  à  faire  recon- 
naître les  passions  et  les  aptitudes  des  hommes  ^1). 
Quant  aux  signes  pathognomoniques  des  passions 
étudiées  dans  leurs  moments  de  crise ,  on  les  trou- 
vera décrits  aux  articles  consacrés  à  chacune  d'elles, 
dans  la  seconde  partie  de  cet  ouvrage. 

—  Vient  maintenant  la  phrénologie,  qui  soutient 
que  les  sens  ne  sont  que  des  appareils  intermédiaires 
chargés  de  transmettre  les  impressions  du  monde 
extérieur  au  cerveau ,  et  par  lui  à  l'àme  ;  que  le  cer- 
veau n'est  point  un  organe  simple ,  mais  une  agré- 
gation d'organes  différents,  ayant  des  attributs  com- 
muns ,  avec  des  qualités  propres  et  spéciales  ;  que 
la  pensée,  ainsi  que  les  passions,  a  son  siège  unique 
dans  ce  viscère,  dont  elle  subit  toutes  les  modifi- 
cations; enfin,  qu'on  peut  y  classer,  y  localiser  les 
instincts,  les  sentiments  et  les  facultés  intellectuelles, 
puisque  leur  énergie  respective  comcide  avec  le  dé- 
veloppement plus  ou  moins  considérable  de  certai- 
nes circonvolutions  de  ce  point  central  du  système 
nerveux.  Quant  à  l'activité  des  organes,  et,  par  suite, 


(1)  J'ai  lâché  de  donner  ici  une  analyse  fidèle  du  système  de  La- 
vater,  que  j'ai  complété  à  i'aide  des  travaux  modernes,  notamment 
avec  les  deux  chapitres  que  M.  Delesire  a  consacres  au  geste  et  au 
caractère ,  dans  ses  ÉlitHes  sur  les  Passions  appViqiu'es  aux  beaux- 
arts. —  Voir,  à  la  fin  du  volume,  la  note  H,  sur  la  Théorie  des 
Ressemblances. 


SEMÉIOLOCIK    OES    PASSIONS.  127 

à  lu  munilestrilloii  plus  ou  moins  éiierpjique  de  nos 
besoins,  elles  sont  sous  la  dépendance  de  la  consti- 
tution et  des  influences  extérieures,  notamment  de 
l'éducation  religieuse,  qui,  dans  le  plus  grand  nom- 
bre des  cas,  parvient  à  leur  Imprimer  une  direction 
utile  à  l'individu  et  à  la  société. 

Le  fondateur  de  la  physiologie  du  cerveau,  Gall , 
n'avait  vérifié  et  admis  que  vingt-sept  organes  ou 
instruments  de  nos  diverses  facultés  (^1).  On  en  compte 
aujourd'hui  trente-sept,  d'après  la  nomenclature  de 
ses  deux  disciples,  Spurzheim  et  Dumontier. 

De  chaque  côté  de  la  base  du  cerveau  se  trouvent 
d'abord  placés  les  penchants  communs  à  tous  les 
animaux,  penchants  qui  sont  la  condition  indispen- 
sable de  l'existence  des  individus  et  de  la  conserva- 
tion des  espèces.  Dans  la  partie  moyenne  siègent  les 
sentiments  communs  à  l'homme  et  à  certains  ani- 
maux. A  la  partie  antérieure  ou  frontale  sont  les 
facultés  intellectuelles,  qui  placent  l'homme  à  une 
distance  si  prodigieuse  de  tous  les  êtres  organisés. 
Passons  rapidement  en  revue  chacun  de  ces  signes 
phrénologlques,  dont  il  faudra  toujours  étudier  les 

(1)  Nome/icfr/fiire  (/e  Gnll  :  1  Instinct  de  la  génération  ;  —  2  amoup 
de  la  progénitui^e;  —  3  attachenoent;  —  4  instinct  de  la  défense  de 
soi-même;  —  5  instinct  carnassier;  —  6  ruse;  —  7  sentiment  de 
la  propriété;  —  8  orgueil  ou  sentiment  de  l'élévation;  —  9  vanité; 

—  10  circonspection;  —  11  mémoire  des  choses,  éducabilité;  — 
12  sens  des  localités  ;  —  13  mémoire  des  formes;  —  14  mémoire 
des  mots;  —  1.5  mémoire  des  langues;  —  16  coloris;  —  17  mélo- 
die; —  18  mémoire  des  nombres;  —  19  construction,  mécanique; 

—  20  esprit  comparatif;  —  2i  esprit  métaphysique;  —  22  esprit 
de  saillies  ;  —  23  talent  poétique  ;  —  24  bonté  ;  — 25  imitation  ;  — 
26  vénération,  théosophie;  —  27  fermeté.  (  V^oir  ci-dessus,  p.  14 
et  15,  la  division  lopographique  de  Spurzheim.) 


128  SÉMÉIOLOGIE    DES    PASSIONS. 

diverses  combinaisons,  afin  de  ne  juger  que  d'après 
leur  résultante. 

A.  Alimentivité.  —  Postérieurement  à  la  nomen- 
clature numérotée  de  Spurzheim ,  la  faculté  de  s'a- 
limenter a  été  reconnue  avoir  son  siège  en  avant  et 
au-dessous  du  lobe  moyen  du  cerveau.  Ce  siège  cor- 
respond ,  sur  le  crâne,  à  la  partie  antérieure  de  l'os 
temporal ,  qui  se  trouve  recouverte  par  le  muscle  du 
même  nom.  Le  développement  excessif  de  cet  or- 
gane annonce  une  prédisposition  à  la  gourmandise, 
à  l'ivrognerie,  à  tous  les  abus  des  plaisirs  de  la  table. 

N.  \J amour  de  la  vie  ou  instinct  de  la  conservation 
est  situé  à  la  partie  inférieure  du  lobe  moyen,  au- 
dessous  de  la  destructivité,  à  laquelle  il  semble  ser- 
vir de  contre-poids.  On  le  voit  sur  le  crâne,  en  avant 
et  en  haut  de  l'apophyse  mastoïde,  auprès  de  l'at- 
tache de  l'oreille,  qui  le  recouvre  presque  entière- 
ment. Son  développement,  joint  à  celui  de  la  cir- 
conspection ,  dispose  l'homme  à  la  timidité,  à  la  fuite 
du  moindre  danger;  sa  dépression,  au  contraire, 
avec  forte  saillie  de  la  combativité ,  poussera  le  cou- 
rage jusqu'à  l'extrême  témérité.  L'absence  de  cet 
organe  coïncide-t-elle  avec  l'exagération  de  celui  de 
la  destructivité ,  on  éprouvera  une  malheureuse  pro- 
pension au  suicide. 

1.  Amativité.  —  Le  cervelet,  qui  préside  surtout 
à  l'amour  physique ,  occupe  entièrement  les  fosses 
occipitales  inférieures.  Les  individus  chez  lesquels 
il  est  très-développé  ont  la  nuque  forte ,  le  cou  ar- 
rondi et  large  derrière  les  oreilles.  Ils  sont  infini- 
ment plus  portés  aux  plaisirs  vénériens  que  ceux  qui 
présentent  une  organisation  opposée. 


SÉAIÉIOLOCIE    DES    PASSIONS.  129 

2.  flii/ogéni titre.  —  L'organe  de  l'amour  des  en- 
fants ,  ou  de  la  philogéniture,  complément  nécessaire 
du  précédent,  est  situé  de  chaque  côté  de  la  ligne 
médiane,  immédiatement  au-dessus  du  cervelet.  A 
l'extérieur  il  se  traduit  à  la  partie  moyenne  de  l'oc- 
cipital, au-dessus  de  la  protubérance  de  ce  nom. 
Trop  développé ,  il  expose  les  parents  à  devenir  le 
fléau  de  leurs  enfants  par  l'excès  même  de  leur  ten- 
dresse. La  philogéniture  est  ordinairement  bien 
moins  prononcée  chez  l'homme  que  chez  la  femme  : 
le  contraire  a  lieu  pour  l'amativité. 

3.  Hahitativité.  —  Elle  apparaît,  sur  le  crâne,  à 
l'angle  postérieur  et  supérieur  du  pariétal ,  au-dessus 
de  la  suture  de  l'occipital.  L'attachement  aux  lieux 
que  l'on  habite  est-il  excessif,  il  rend  malheureux 
l'homme  éloigné  du  sol  natal ,  et  le  dispose  à  une 
maladie  lente  et  cruelle ,  connue  sous  le  nom  de 
nostalgie  ou  mal  du  pays.  Dans  le  cas  contraire , 
l'individu ,  né  cosmopolite  ,  abandonne  et  retrouve 
avec  indifférence  les  lieux  qui  l'ont  vu  naître. 

4.  Vaffectionivité  nous  porte  à  aimer  nos  sem- 
blables, à  nous  rapprocher  d'eux,  à  les  secourir,  à 
vivre  doublement  dans  un  ami.  L'organe  qui  pré- 
side à  cette  faculté,  que  George  Combe  a  proposé 
d'appeler  adhésivité,  est  situé  entre  la  philogéniture 
en  bas ,  l'approbativité  en  haut ,  l'habitativité  et  la 
circonspection  de  chaque  côté. 

Le  besoin  d'attachement ,  qui  précède  et  accom- 
pagne le  besoin  de  reproduction  ,  contribuera ,  s'il 
est  convenablement  développé  ,  à  conserver  la  fidé- 
lité conjugale.  Sa  prédominance  pourra  aussi  déter- 
miner la  nostalgie ,  qui  ne  dépend  pas  seulement  de 

9 


130  SÉMÉlOi.OCIE    DES    FASSIONS. 

l'amour  des  lieux  témoins  de  notre  enfance,  mais 
encore  du  regret  de  nous  voir  séparés  des  êtres  qui 
nous  sont  chers.  Son  absence  complète  est  l'indice 
d'un  caractère  insociable  et  incapable  de  croire  au 
dévouement  de  l'amitié. 

5.  Combativité.  —  Située  à  l'angle  postérieur  et  in- 
férieur des  pariétaux,  au-dessus  et  un  peu  en  arrière 
de  l'apophyse  mastoïdè  ,  à  la  hauteur  du  bord  supé- 
rieur de  l'oreille,  la  combativité  est  la  faculté  qui 
porte  l'homme  à  repousser  l'agression ,  à  défendre 
sa  vie  ,  sa  demeure,  ses  enfants.  Son  développement 
excessif,  qui  élargit  la  tête  au-dessus  de  la  nuque, 
annonce  un  esprit  querelleur,  aimant  les  rixes,  la 
guerre ,  et  pouvant  pousser  le  courage  jusqu'à  la  té- 
mérité. Sa  dépression  dénote  les  qualités  contraires. 
M.  Thoré  a  proposé  de  l'appeler  rëactionivité ,  mot 
qui  conviendrait  mieux  à  sa  destination  primitive , 
qui  est  la  conservation  de  l'individu  par  sa  réaction 
personnelle. 

6.  Destnictivité.  —  La  propension  à  détruire  se 
manifeste  à  la  région  temporale,  au-dessus  de  l'o- 
reille, par  une  protubérance  allongée  presque  hori- 
zontalement. Deux  dégénérescences  anormales  de 
la  destructivité  sont  le  besoin  du  meurtre  et  le  pen- 
chant au  suicide. 

7.  Secrétivité.  —  Cette  faculté  a  pour  but  de  don- 
ner à  riiomme  la  discrétion  et  la  réserve  convenables 
au  milieu  de  toutes  les  circonstances  de  la  vie.  Sa 
prédominance  est  l'indice  d'un  esprit  porté  à  la  dis- 
simulation ,  au  mensonge,  à  l'astuce;  son  défaut  de 
développement  présage  une  franchise  outrée  et  sou- 
vent préjudiciable. 


SÉMÉIOLOGIE    OF.S    PASSIONS.  131 

Placée  paraHèlcmcnt  au-dessus  de  la  destructi- 
i'ité,  elle  se  traduit ,  sur  le  crâne ,  à  la  partie  supé- 
rieure des  temporaux,  près  de  leur  jonction  avec 
les  paiiétaux. 

8.  \jacquisivité  correspond  à  l'angle  antérieur  et 
inférieur  du  pariétal  :  c'est  le  penchant  à  acquérir 
et  à  conserver  les  choses  nécessaires  à  la  vie.  Son 
excès  peut  conduire  à  l'avarice  ou  au  vol,  s'il  n'est 
pas  contre-balancé  par  le  sentiment  de  la  bienveil- 
lance ou  celui  de  la  justice. 

9.  Constriictii'ité.  —  C'est  l'aptitude  aux  construc- 
tions et  à  la  mécanique.  Elle  se  voit  sur  le  crâne, 
en  arrière  de  l'angle  orbitaire  externe,  au-dessus  de 
l'organe  du  calcul. 

10.  L'organe  de  V estime  de  soi,  ou  sentiment  de 
notre  valeur  personnelle,  est  situé  au  sommet  du 
crâne  et  un  peu  en  arrière.  Son  absence  complète 
indique  et  explique  la  nullité  de  certains  hommes, 
qui,  avec  des  moyens  remarquables,  n'ont  rien  pu 
réaliser  de  grand.  Sa  prédominance ,  qu'on  rencontre 
rarement  chez  l'homme  humble  et  modeste ,  est  le 
signe  ordinaire  de  la  fierté,  de  l'orgueil,  de  l'am- 
bition. 

11.  ApYjrohativité. —  L'amour  des  louanges,  ou 
vanité,  se  décèle,  à  l'extérieur  du  crâne,  par  deux 
proéminences  en  segments  de  sphère,  placées  de  cha- 
que côté  de  l'estime  de  soi  ou  orgueil ,  et  formant  en 
quelque  sorte  la  demi-couronne  de  l'ange  déchu. 

12.  La  circonspection  se  traduit,  sur  le  crâne,  au 
centre  de  chaque  pariétal.  Son  développement  nor- 
mal indique  la  prudence;  son  défaut,  l'inconsé- 
quence, l'étourderie,   l'insouciance;  son  excès,  la 


132  SÉMÉIOI.OCIE    DES    PASSIONS. 

méfiance  et  une  dangereuse  indécision,  qui  nous 
laisse  continuellement  entre  le  désir  d'agir  et  la 
crainte  de  mal  faire.  Dans  cette  dernière  circon- 
stance, la  tête  est  beaucoup  élargie,  et  a  une  forme 
carrée. 

13.  Bienveillance.  —  Au  sommet  de  l'os  frontal 
apparaît  l'organe  de  la  bienveillance ,  dont  la  saillie 
trop  prononcée  annonce  la  bonhomie  et  la  fai- 
blesse, comme  sa  dépression  indique  la  sécheresse 
du  cœur,  l'insensibilité,  la  méchanceté  même.  Con- 
venablement développée ,  la  bienveillance  nous  dis- 
pose à  souffrir  des  souffrances  d'autrui ,  et  à  les  sou- 
lager :  c'est  une  bonté  éclairée. 

14.  La  vénération  ou  religiosité  correspond  à 
l'angle  supérieur  antérieur  des  pariétaux,  auprès  de 
leur  articulation  avec  le  frontal.  Elle  est  limitée  en 
avant  par  la  bienveillance  ;  en  arrière ,  par  la  fer- 
meté; et  sur  les  côtés,  par  la  merveillosité  et  l'es- 
pérance. L'élévation  prononcée  du  vertex  est  donc 
le  caractère  commun  à  tous  les  hommes  religieux. 

15.  L'organe  de  Ia  fermeté  ou  persévérance  est  si- 
tué vers  le  sommet  de  la  tête,  en  arrière  de  la  véné- 
ration. Les  individus  qui  l'ont  déprimé  sont  incon- 
stants et  dépourvus  de  caractère  ;  ceux,  au  contraire, 
qui  l'ont  fortement  prononcé,  sont  tenaces  dans  leurs 
résolutions  ;  les  choses  difficiles  ont  pour  eux  de  l'at- 
trait, et  une  fois  qu'ils  sont  entrés  dans  une  carrière, 
ils  la  parcourent  malgré  tous  les  obstacles. 

1 6.  Conscienciosité.  —  Parallèlement  à  l'espérance, 
et  derrière  elle ,  à  trois  pouces  et  demi  au-dessus  du 
conduit  auditif,  on  voit,  sur  chaque  pariétal,  l'or- 
gane de  la  conscienciosité,  juge  intime  dont  la  voix 


SEMtlOLOCIE    DES    TASSIONS.  l^S" 

mystérieuse  crie  du  fond  de  l'organisation ,  et  est 
pour  chacun  la  règle  de  sa  conduite. 

17.  Espérance.  —  18.  Merveillosité.  —  10.  Idéalité. 
—  U espérance  se  traduit,  sur  le  crâne,  vers  l'angle 
supérieur  antérieur  du  pariétal ,  entre  la  conscien- 
ciosité  et  la  merveillosité.  Trop  développée,  elle  en- 
fante des  projets  gigantesques,  des  rêveries  ,  des 
châteaux  en  Espagne.  —  La  merveillosité  est  le  pen- 
chant aux  choses  appelées  surnaturelles;  c'est  elle 
qui  inspire  les  illuminés.  Elle  se  montre  vers  le  bord 
antérieur  du  pariétal,  à  sa  jonction  avec  l'os  fron- 
tal. —  Uidéalité,  imagination  ou  poésie,  se  dessine 
au-dessus  des  tempes,  vers  le  bord  latéral  du  fron- 
tal. Lorsqu'elle  est  très-prononcée  ,  elle  élargit  donc 
considérablement  le  haut  du  front.  Les  individus 
doués  de  cette  organisation  sont  des  esprits  géné- 
ralisateurs,  cest-à-dire  qui  peuvent  s'élever  à  un 
point  de  vue  supérieur,  d'où  ils  embrassent  un  ho- 
rizon qui  leur  laisse  voir  l'harmonie,  le  lien  des 
perspectives.  La  poésie,  dans  son  sens  le  plus  étendu, 
étant  le  sentiment  des  harmonies  entre  toutes  les 
choses  de  la  nature,  se  confond  avec  \ idéalité  ou 
imagination,  qui  ne  crée  rien,  mais  qui  saisit  plus 
ou  moins  les  phénomènes  de  la  vie  universelle,  et  les 
reproduit  par  la  pensée. 

Combinées  entre  elles,  \ idéalité,  la  merveillosité 
et  V espérance,  conduisent  aux  exaltations ,  et  déter- 
minent quelquefois  l'extase  (1). 

20.  La  gaieté  ou  esprit  de  saillies  se  traduit,  sur 
le  crâne,  à  la  partie  supérieure  et  latérale  du  front, 


(1)  Voyez,  à  la  fin  du  volume,  la  note  B  sur  l'Extase. 


134  SÉMÉIOLOCIE    DES    PASSIONS. 

en  avant  du  muscle  temporal.  Les  individus  chez 
lesquels  cet  orjjane  prédomine  sont,  la  plupart  du 
temps,  des  machines  à  traits,  à  épigrammes,  à  ca- 
lembours ;  d'autres  sont  plus  disposés  à  faire  des 
satires  ou  des  caricatures ,  ces  grotesques  censures 
dont  le  crayon  des  artistes  français  a  toujours  tracé 
les  types  les  plus  spirituels  et  les  plus  mordants. 

21.  Imitation.  —  Le  talent  de  l'imitation  ou  de  la 
mimique  se  dessine  au  sommet  du  frontal,  à  la  nais- 
sance des  cheveux,  qui  le  recouvrent  presque  entiè- 
rement. Ce  talent  naturel  de  traduire  avec  fidélité 
les  sentiments  et  les  idées  par  des  gestes  est  néces- 
saire aux  auteurs  dramatiques,  aux  comédiens,  aux 
orateurs.  C'est  encore  lui  qui  inspire  aux  peintres 
et  aux  sculpteurs  cette  vérité  de  mouvement  et  d'at- 
titude qui  contribue  si  puissamment  à  donner  de 
l'expression  à  leurs  ouvrages. 

22.  Individualité.  —  C'est  la  faculté  qui  fait  dis- 
tinguer un  Individu  d'un  autre  individu ,  un  objet 
d'un  autre  objet.  Ceux  qui  en  sont  dépourvus  ne  sont 
nullement  propres  à  étudier  les  phénomènes  isolés  ; 
ceux,  au  contraire,  chez  qui  elle  est  prononcée,  ont 
de  la  disposition  aux  sciences  de  détail  et  d'obser- 
vation analytique.  L'organe  se  traduit  immédiate- 
ment au-dessus  de  la  jonction  de  la  racine  du  nez 
avec  le  front. 

23.  Configuration.  —  24.  Etendue.  —  25.  Pesan- 
teur. —  26.  Coloris.  —  Ces  quatre  organes  appa- 
raissent successivement  sur  l'arcade  orbilaire,  de- 
puis son  angle  interne  jusqu'à  sa  partie  moyenne. 
La  configuration,  ou  sens  des  formes ,  fait  percevoir 
la  figure  des  êtres  et  des  objets  extérieurs;  c'est  donc 


SÉMÉIOLOCIE    DES    TASSIONS.  135 

elle  qui  donne  la  mémoire  des  formes,  et  qui  con- 
stitue principalement  le  talent  du  dessin  et  l'aptitude 
à  saisir  la  ressemblance.  Loi'sque  cette  faculté  est 
très-développée ,  elle  augmente  l'écartemetit  qui 
existe  entre  les  yeux.  —  Le  sens  de  Vétendiie  et  ce- 
lui de  la  pesanteur  font  apprécier  la  superficie  des 
objets  et  leur  poids.  Quant  au  sens  du  coloris ,  il  fait 
percevoir  et  réflécîiit  dans  le  cerveau  l'impression 
transmise  par  le  sens  de  la  vue.  L'appréciation  des 
couleurs  ne  dépend  donc  pas  uniquement  de  l'œil  : 
on  trouve,  en  effet,  beaucoup  de  peintres  qui  sont 
de  fort  mauvais  coloristes,  avec  une  vue  excellente. 

27.  Localité.  —  C'est  la  mémoire  des  lieux,  le 
sens  de  l'espace,  la  faculté  de  s'orienter,  faculté  na- 
turelle, dont  l'existence  est  attestée  par  les  migra- 
tions d'oiseaux  qui  traversent  les  mers.  Les  personnes 
qui  l'ont  très-développée  sont ,  pour  ainsi  dire,  nées 
astronomes;  la  grande  propension  qu'elles  ont  à 
changer  de  lieux  leur  donne  le  goût  des  voyages. 
Combiné  avec  le  sens  des  couleurs,  le  sens  de  la  lo- 
calité produit  les  peintres  paysagistes.  Elle  corres- 
pond, sur  l'os  frontal,  aux  deux  bosses  inférieures 
qui  surmontent  l'angle  interne  de  l'arc  sourcilier. 

28.  Calcul. — Le  sens  des  nombres  est  une  faculté 
fondamentale  dont  l'organe  se  montre  à  l'angle  ex- 
terne de  l'arcade  orbitaire  ;  il  est  ordinairement 
moins  prononcé  chez  la  femme  que  chez  l'homme  ; 
les  animaux  paraissent  en  avoir  quelque  rudiment. 
Les  personnes  chez  lesquelles  le  calcul  est  très- 
développé  semblent  voir  les  nombres  comme  s'ils 
étaient  écrits  sur  une  ardoise,  ce  qui  leur  permet  de 
calculer  de  mémoire.  Elles  ont  en  général  l'esprit 


136  SÉMÉIOLOCIE    DES    PASSIONS. 

droit,  mais  peu  brillant;  leur  caractère  est  sombre 
ou  distrait. 

29.  Vordre  se  traduit  sur  l'arc  sourcilier,  en  de- 
dans du  calcul.  Son  développement  rend  le  sourcil 
proéminent  en  cet  endroit,  et  dénote  une  personne 
qui  aime  que  tous  les  objets  qui  l'entourent  soient 
rangés  avec  symétrie.  La  dépression  de  cet  organe 
annonce,  au  contraire,  ces  individus  qui  se  com- 
plaisent à  laisser  tout  pêle-mêle  autour  d'eux,  et 
qui  égarent  sans  cesse  les  objets  à  leur  usage. 

Appliqué  aux  productions  intellectuelles,  l'ordre 
est  la  méthode  de  l'esprit. 

30.  Éventualité.  —  C'est  la  faculté  de  conserver 
le  souvenir  des  faits  et  des  événements  ;  c'est  la  mé- 
moire des  choses.  Elle  se  borne  à  recueillir  les  ma- 
tériaux que  l'ordre  dispose,  que  la  comparaison  et  la 
causalité  ']u^ent  et  systématisent.  Chez  les  enfants, 
qui  apprennent  tant  de  choses  du  monde  extérieur, 
l'éventualité  est  proportionnellement  très-saillante 
sur  le  milieu  du  front ,  qu'elle  fait  bomber. 

31.  Temps.  —  C'est  à  l'aide  de  cet  organe,  dé- 
couvert par  Spurzheim ,  qu'on  se  rend  compte  du 
temps  qui  s'est  écoulé ,  et  qu'on  apprécie  sa  succes- 
sion; il  donne  au  poëte  le  rhythme,  au  musicien  la 
mesure.  On  le  voit  au-dessous  des  bosses  frontales 
et  au-dessus  du  sourcil. 

32.  Tonalité.  —  A  côté  et  en  dehors  de  l'organe 
du  temps,  apparaît  celui  de  la  tonalité.  Toutes  les 
fois  qu'il  est  assez  développé,  les  individus  sont 
agréablement  affectés  par  la  mélodie  et  l'harmonie , 
et  d'une  manière  désagréable  par  la  discordance  des 
tons.  Sa  prédominance  annonce  un  penchant  sou- 


SÉMBIOLOGIE    DES   PASSIONS.  137 

vent  irrésistible  pour  l'art  musical.  «  La  musique  et 
le  chant,  dit  Gall,  ne  sont  pas  des  inventions  de 
l'homme;  le  Créateur  les  lui  a  révélés  à  l'aide  d'une 
organisation  particulière.  » 

33.  Langage.  —  C'est  au  sens  du  langage  que  l'on 
doit  rapporter  la  mémoire  des  mots ,  y  compris  celle 
des  noms  propres.  Les  yeux  creux  et  enfoncés  sont 
un  signe  de  l'absence  de  cette  faculté,  tandis  que 
les  yeux  à  fleur  de  tête  annoncent  des  individus 
doués  d'une  élocution  facile. 

34.  Comparaison.  —  35.  Causalité.  —  Ces  deux 
facultés  intellectuelles,  dites  réJlectÎK'es,  constituent 
principalement  ce  que  l'on  appelle  la  raison.  La  pre- 
mière ,  sagacité  comparative ,  juge  les  rapports  des 
choses  pour  en  connaître  les  ressemblances  et  les 
différences;  la  seconde  ne  se  borne  pas  à  les  com- 
parer, elle  va  jusqu'à  l'induction,  qui,  en  présence 
des  faits,  considère  l'un  comme  cause,  l'autre  comme 
effet. 

L'organe  de  la  comparaison  est  situé  sur  l'os  fron- 
tal, entre  la  bienveillance  en  haut,  et  Y  éventualité 
en  bas.  Son  développement  excessif  annonce  des 
hommes  qui  aiment  les  hiéroglyphes  ,  les  allégories, 
les  apologues ,  et  dont  le  langage  est  rempli  de  mé- 
taphores. 

Placée  au  niveau  et  sur  le  côté  de  la  circonspec- 
tion, la  causalité,  si  elle  est  trop  prédominante, 
peut  devenir  une  source  d'erreurs ,  en  voyant  sans 
cesse  des  effets  et  des  causes  là  où  il  n'existe  sou- 
vent que  de  simples  coïncidences.  Elle  constitue  alors 
l'esprit  systématique  et  paradoxal. 

Le  défaut  absolu  de  comparaison  et  de  causalité 


138  SÉilÉIOLOCIE    DES    PASSIONS, 

produit  une  incapacité  intellectuelle  quj  rapproche 
l'homme  de  la  brute.  Convenablement  développées, 
ces  deux  facultés  sont  les  puissants  auxiliaires  de  la 
morale  et  de  la  religion,  en  faisant  comparer  avec 
justesse  les  bonnes  et  les  mauvaises  actions,  en 
faisant  remonter  aux  causes  des  unes  et  des  autres, 
et  surtout  en  manifestant  l'éternelle  sagesse  de  la 
cause  première  de  toute  la  création. 

Il  résulte  de  ce  court  exposé,  que  là p/tysiognomo- 
nie  et  la  phréno/ogie  ont  également  pour  but  la  con^ 
naissance  de  l'homme  moral;  que  toutes  deux  consi- 
dèrent l'homme  extérieur  comme  le  relief  de  l'homme 
intérieur;  seulement,  que  la  première  s'attache  plus 
particulièrement  aux  formes  acquises  des  diverses 
parties  du  corps;  la  seconde,  aux  formes  natives  du 
crâne,  ou  plutôt  de  l'encéphale,  dont  elle  fait  dé- 
pendre notre  constitution  et  notre  caractère. 

Aujourd'hui  que  ces  deux  systèmes  comptent  près-, 
que  autant  de  prosélytes  que  de  détracteurs  (1),  il 


(1)  Ce  qu'il  y  a  de  surprenant,  c'est  que  la  plupart  des  indivi- 
dus qui  se  prononcent  énerfjiquement  pour  ou  contre  ces  deux 
systèmes  ne  se  sont  pas  seulement  donné  la  peine  de  les  étudier, 
el  encore  moins  de  les  approfondir.  Quant  à  moi,  je  me  trouve 
encore  trop  peu  éclairé  pour  me  permettre  de  les  juf^er.  Je  crois 
cependant  pouvoir  dire,  dès  à  présent,  que  la  localisation  des  fa- 
cultés ne  me  semble  ni  impossible  ni  contraire  à  notre  libre  arbitre. 
Du  reste,  que  cette  localisation  soit  une  vérité  ou  bien  une  chi- 
mère, nos  prédispositions  natives  n'en  restent  pas  moins  ce  qu'elles 
sont;  seulement,  dans  le  premier  cas,  le*  parents  et  les  maîtres 
auraient  un  moyen  de  plus  pour  les  reconnaître  et  leur  imprimer 
de  bonne  heure  une  direction  harmonique,  t. avaler,  Gall ,  Spnrz- 
heim  .  n'ont  certainement  jamais  voulu  prêcher  le  matérialisme  ni 
l'irrélifyion ,  et  il  serait  par  trop  injuste  de  les  rendre  responsables 
du  tort  de  ceux  qui  sont  venus  donner  à  la  science  une  si  fâcheuse 


SÉMÉIOLOCIE    DES    TASSIONS,  139 

me  semble, qu'il  serait  aussi  utile  qu'intéressant  de 
répéter  en  grand,  c'est-à-dire  sur  des  masses,  les 
observations  individuelles  qu'ont  pu  faire  Lavater, 
Gall,  Spurzhcim,  Broussais  et  M.  Dumontier,  ainsi 
que  leurs  prédécesseurs. 

Une  commission,  composée  d'adversaires,  de  par- 
tisans et  de  froids  observateurs  de  ces  deux  systèmes, 
pourrait ,  à  Paris  mieux  que  partout  ailleurs ,  en  dé- 
montrer clairement  l'exactitude  ou  la  fausseté.  Ainsi, 
la  conformation  cérébrale  des  trois  cents  élèves  de 
l'Ecole  polytechnique  viendrait  nécessairement  con- 
firmer ou  renverser  la  localisation  de  l'organe  du 
calcul  et  de  ses  congénères;  le  Conservatoire  de  mu- 
sique fournirait  le  nombre  comparatif  des  élèves  et 
des  professeurs  qui  ont  les  organes  de  la  mesure  et 
de  l'harmonie  considérables  ou  déprimés  ;  l'Ecole 
royale  des  beaux-arts,  les  ateliers  particuliers  de 
peinture  et  de  sculpture ,  les  écoles  de  dessin ,  comp- 
tent une  foule  de  jeunes  artistes  dont  les  disposi- 
tions devraient  correspondre  à  la  prédominance  ou 
à  la  dépression  des  organes  du  coloris,  de  l'éten- 
due, de  la  configuration  ou  de  la  constructivité  ;  en- 
fin ,  les  membres  les  plus  distingués  de  chacune  des 
cinq  classes  de  l'Institut  devraient  également  pré- 
senter un  développement  cérébral  en  rapport  avec  la 
branche  des  connaissances  humaines  qu'ils  ont  spé- 


direction.  —  Voir  les  ouvrages  de  Gall  et  de  Spurzheifti ,  ainsi  que 
les  divers  écrits  publiés  contre  leurs  systèmes  par  MM.  F^elut  et 
Leuret.  Voir  surtout  la  Phrenoloi^ic  morale  de  notre  savant  confrère 
le  docteur  Serrurier  (Paris,  1810,  in-8"),  et  V Examen  de  la  Phréno- 
losie,  publié  en  1812  par  M.  Fiourens. 


140  SÉMÉIOLOGIE    DES    PASSIONS. 

cialement  cultivée ,  et  dans  laquelle  ils  ont  pu  dé- 
passer leurs  collègues. 

La  localisation  des  sentiments  serait  tout  aussi 
facile  à  vérifier  que  celle  des  facultés  intellectuelles. 
Il  suffirait  pour  cela  de  s'assurer,  dans  les  pensions , 
dans  les  collèges  et  dans  les  séminaires,  si  le  ca- 
ractère des  élèves,  que  l'on  peut  observer  chaque 
jour,  est  ou  n'est  pas  en  harmonie  avec  tel  ou  tel 
développement  de  la  région  supérieure  du  crâne. 

Quant  aux  penchants  inférieurs,  les  prisons  de  la 
capitale,  et,  au  besoin,  les  bagnes,  sont  encore  là, 
et  permettent  de  répéter  les  observations  contradic- 
toires des  phrénologistes  et  de  leurs  adversaires. 

Pendant  le  cours  de  leur  inspection ,  les  mêmes 
commissaires  examineraient  simultanément  si  les 
caractères  physiognomoniques  indiqués  par  Aris- 
tote,  Galien,  Albert  le  Grand ,  Lavater,  sont  vrais  ou 
illusoires;  si  les  deux  systèmes  dont  nous  parlons 
ne  s'accordent  que  dans  quelques  points,  ou  bien 
s'ils  sont  intimement  liés  ;  si  l'un  ne  serait  pas  la 
conséquence  de  l'autre ,  et ,  dans  ce  cas ,  quel  est 
celui  auquel  appartient  la  prééminence.  Enfin ,  un 
examen  comparatif  de  la  physionomie,  du  geste,  et 
de  la  conformation  crânienne  d'un  grand  nombre 
d'individus ,  fait  à  plusieurs  années  d'intervalle ,  dé- 
montrerait si  les  changements  apportés  par  l'éduca- 
tion dans  le  caractère  et  l'intelligence  ont  amené  au 
physique  des  modifications  correspondantes.  Ces 
recherches,  qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  exigeraient  de 
longues  années  d'études  consciencieuses  et  parfois 
difficiles  ;  mais  les  données  précieuses  qu'elles  four- 
niraient à  la  religion,  à  la  médecine,  à  la  jurispru- 


SÉMÉIOLOGIE    DES    PASSIONS.  141 

dence  et  aux  beaux-arts;  les  améliorations  subsé- 
quentes qu'elles  pourraient  apporter  à  notre  société 
égoïste  et  corrompue ,  suffiraient ,  ce  me  semble , 
pour  fixer  l'attention  des  gouvernements ,  et  les  en- 
gager à  faire  entreprendre  un  travail  dont  je  n'ai 
pu  donner  ici  qu'une  idée  imparfaite. 


142  MARCHE,    COMPLICATION 


CHAPITRE  VI. 

Marche ,  Complicalion  et  Terminaison  des  Passioos. 


Les  passions  et  les  maladies  sont  des  sœurs  étroi- 
tement unies  :  elles  naissent,  marchent,  et  finis- 
sent de  la  iiiêuie  manière. 


Les  passions  ne  se  développent  pas  toujours  avec 
violence  et  rapidité  :  aussi  les  Grecs  exprimaient- 
ils  par  le  mot  irpoTuàGeia ,  mant-passion ,  Tétat  moral 
dans  lequel  le  désir  sollicite  doucement  l'âme  dont 
il  cherche  à  se  rendre  maître.  C'est  le  moment  où  la 
raison  peut  et  doit  examiner  attentivement  si  ce  dé- 
sir est  louable  ou  non ,  et  s'il  n'y  a  pas  plus  d'avan- 
tages à  le  chasser  qu'à  le  satisfaire. 

Quelque  mouvement  de  vaine  gloire,  d'égoïsme 
ou  de  volupté,  est-il  parvenu  à  agiter  notre  àme,  si 
elle  s'y  arrête  avec  complaisance,  tout  en  le  recon- 
naissant vicieux;  si  elle  s'y  abandonne  avec  réflexion 
et  volonté,  la  passion  ,  déjà  formée,  augmente  subi- 
tement d'énergie,  et  ne  tarde  pas  à  nous  pousser  à 
des  actes  nuisibles  et  criminels. 

Mais  la  passion  devient  plus  insatiable,  plus  ty- 
rannique,  à  mesure  qu'elle  s'exerce:  l'habitude, 
celte  seconde  nature,  la  convertit  en  un  besoin  im- 
périeux; et  l'homme,  véritable  esclave,  n'a  plus  alors 
pour  guide  qu'une  raison  faussée  et  corrompue,  qui 
lui  cache,  ou  parvient  même  à  lui  faire  aimer  sa  dé- 
gradante servitude. 


ET   TERMINAISON    DES    PASSIONS,  143 

Dans  CCS  trois  périodes  de  développement,  qui 
souvent  se  confondent,  on  peut  remarquer  que  la 
voix  des  passions  nous  sollicite  d'une  manière  dif- 
férente :  dans  la  première,  elles  demandent  ;  dans 
la  seconde,  elles  exigent;  dans  la  troisième,  elles 
contraignent. 

En  traitant  de  l'influence  de  l'âge,  j'ai  suffisam- 
ment indiqué  dans  quel  ordre  apparaissent  les  prin- 
cipales passions  :  je  me  bornerai  donc  à  rappeler 
ici  que  celles  qui  dépendent  des  besoins  animaux 
sont  les  premières  à  se  manifester;  viennent  ensuite 
celles  qui  tiennent  aux  besoins  moraux ,  puis  enfin 
celles  qui  sont  liées  à  nos  besoins  intellectuels. 

Si  maintenant  on  examine  la  marche  des  passions, 
en  ayant  égard  et  à  leur  violence,  et  au  temps  qui 
s'écoule  entre  leur  naissance  et  leur  terminaison ,  il 
est  impossible  de  n'être  pas  frappé  de  l'analogie 
qu'elles  ont  avec  les  maladies  qui  affligent  le  corps. 
Comme  ces  dernières,  en  effet,  elles  se  présentent  à 
l'état  aigu  ou  à  l'état  chronique  ;  comme  ces  der- 
nières, elles  remontent  fréquemment  de  l'état  chro- 
nique à  l'état  aigu  ,  ou  bien  disparaissent,  tout  en 
restant  sujettes  à  une  sorte  de  périodicité,  sur  la- 
quelle les  médecins  et  les  moralistes  ne  me  semblent 
pas  avoir  assez  arrêté  leur  attention  ;  comrn^  ces 
dernières,  enfin,  leur  fougue  et  leur  durée  dépen- 
dent plus  ou  moins  de  l'âge,  du  sexe,  de  la  consti- 
tution, du  climat,  de  la  nourriture,  de  l'hérédité, 
en  un  mot  de  la  double  atmosphère  physique  et 
morale  dont  nous  sommes  environnés.  Ainsi,  géné- 
ralement parlant,  la  colère  est  un  délire  aigu,  et  la 
liaine  une  affection  chronique,  dont  la  vengeance 


144  MARCHE,    COMl'I.ICATION 

est  la  crise  la  plus  ordinaire.  Passions  des  êtres  fai- 
bles, la  jalousie  et  l'envie  ont  une  marche  primiti- 
vement chronique  :  ce  sont  deux  fièvres  consomp- 
tives  qui  rongent  lentement  les  entrailles  de  leurs 
victimes.  L'amour  est  une  fièvre  ardente  qui  a  ses 
redoublements,  ses  transports,  ses  fureurs.  L'am- 
bition est  une  fièvre  tenace  dont  la  marche  insi- 
dieuse et  les  paroxysmes  irréguliers  donnent  la  mort 
au  milieu  de  l'espérance.  L'ivrognerie,  enfin,  le  plus 
abrutissant  de  tous  les  vices,  ressemble  le  plus  sou- 
vent à  ces  fièvres  nerveuses  intermittentes,  dont  les 
retours  périodiques  constituent  le  principal  carac- 
tère (1). 

Les  passions  sont  solidaires  entre  elles  comme  nos 
organes;  aucune  ne  saurait  être  vivement  mise  en 
jeu  sans  que  les  autres  ne  soient  aussitôt  en  éveil. 
Mais  la  passion  dominante  est  alors  une  reine  des- 
potique qui  surexcite  les  facultés ,  les  sentiments , 
les  instincts  favorables  à  ses  désirs,  et  qui  impose 
silence  à  ceux  qui  voudraient  en  entraver  la  satis- 
faction. 

Je  n'admets  pas  plus  de  passion  simple  que  de 
maladie  simple  :  quand  un  viscère  est  profondément 
altéré ,  tout  l'organisme  souffre  avec  lui  ;  quand  une 


(1)  Ayant  eu  à  soiffner  un  grand  nombre  d'individus  adonnés  à 
l'abus  des  boissons  alcooliques  ou  de  l'opium ,  j'ai  presque  constam- 
ment observé  l'influence  de  la  périodicité  sur  leur  funeste  pen- 
chant :  les  uns  ne  s'enivraient  que  le  dimanche,  d'autres  le  lundi, 
plusieurs  toutes  les  quinzaines  pendant  trois  jours  de  suite;  quel- 
ques autres  enfin  tous  les  mois  :  cette  dernière  remarque  m'a  été 
fournie  par  des  femmes  dont  la  plupart  avaient  passé  l'âge  de  re- 
tour. 


ET   TERMINAISON    DES    PASSIONS,  145 

passion  est  enracinée  dans  le  cœur  de  l'homme,  le 
moral  et  le  physique  sont  plus  ou  moins  altérés  ;  dans 
ces  deux  cas,  î'àme  et  le  corps  partagent  l'état  mor- 
bide, parce  que,  dans  nous,  tout  est  un.  Les  moralistes 
qui  ont  distribué  les  passions  en  simples  et  en  com- 
posées, me  paraissent  donc  avoir  établi  une  division 
purement  arbitraire.  Toutes,  d'ailleurs,  présentent 
à  l'analyse  deux,  trois  ,  souvent  même  un  plus  grand 
nombre  d'éléments  moraux  appréciables.   L'ambi- 
tion, en  effet,  n'est  qu'un  mélange  d'orgueil,  d'opi- 
niâtreté et  de  folle  espérance  ;  sans  parler  du  besoin 
des  sens ,  l'amour  se  compose  souvent  d'autant  de 
vanité,  d'égoïsme  et  d'imagination  que  d'affection 
réelle  ;  la  jalousie  et  l'envie ,  tristes  appréciatrices 
de  leur  propre  faiblesse,  ne  sont  qu'un  composé  de 
crainte,  de  haine  et  de  douleur  ;  l'avarice ,  enfin  ,  si 
mal  comprise  par  La  Bruyère  et  Rousseau  (1),  est- 
elle  autre  chose  qu'un  assemblage  de  froid  égoïsme 
et  de  circonspection  poussée  à  l'excès  chez  des  êtres 
ordinairement  affaiblis  par  l'âge  ou  les  infirmités? 
Du  reste  ,  ces  diverses  complications,  étudiées  dans 
les  deux  sexes,  présentent  des  différences  notables 
sur  lesquelles  j'insisterai  lorsque  je  traiterai  de  cha- 
que passion  en  particulier. 

Si  l'orgueil  et  la  vanité  accompagnent  l'homme 
depuis  le  berceau  jusqu'à  la  tombe ,  il  est  des  pas- 
sions qui  cessent  généralement  à  certaines  époques 
de  la  vie  ,  et  font  place  à  d'autres  qui  surgissent  non 
moins  tyranniques.  Ainsi ,  la  gourmandise  et  la  pa- 
resse, si  naturelles  à  l'enfance,  sont  d'ordinaire  rem- 


(1)  Voyez  ci-après  l'arlicle  Avarice. 

10 


146  -MARCHE,    COMPI.ICATIOS 

placées,  chez  Je  jeune  homme,  par  la  prodigalité  et 
les  transports  de  Tamoiir.  Quelques  années  plus  tard, 
l'amour  lui-même  cède  son  règne  à  l'ambition;  l'am- 
bition, à  son  tour,  disparaît  chez  le  vieillard;  puis 
arrive  l'avarice,  qui  ne  finit  qu'avec  lui.  Telles  sont 
les  terminaisons,  ou  plutôt  les  transformations  suc- 
cessives que  subissent  les  principales  passions  ob- 
servées dans  le  cercle  de  la  vie  humaine. 

]\os  passions,  abandonnées  à  elles-mêmes,  se  ter- 
minent donc  rarement  par  une  véritable  guérison  : 
l'homme  n'en  est  presque  jamais  exempt;  il  ne  fait 
qu'en  changer  ;  le  plus  souvent  même  il  ne  quitte  un 
excès  que  pour  tomber  dans  l'excès  opposé,  et  laisse 
de  côté  la  vertu ,  qui  les  sépare  :  le  poltron  devient 
téméraire,  les  prodigues  deviennent  avares,  les 
amants  finissent  par  se  détester;  tant  il  est  vrai  que 
les  extrêmes  se  touchent  ! 

Quant  au  pronostic  que  l'on  peut  porter  sur  la 
terminaison  plus  ou  moins  funeste  des  passions ,  une 
expérience  de  tous  les  jours  nous  démontre  que  les 
maladies,  la  folie  ,  une  mort  prématurée;  l'opprobre, 
la  misère ,  les  crimes  ,  les  châtiments  des  hommes , 
précurseurs  ordinaires  de  la  justice  divine,  sont  la 
triste  perspective  des  imprudents  qui  ne  s'attachent 
pas  de  bonne  heure  à  restreindre  leurs  besoins  et  à 
modérer  la  violence  de  leurs  désirs. 

Cet  effrayant  pronostic,  que  l'on  peut  porter  sur 
les  individus  livrés  à  la  fougue  de  leurs  passions , 
s'applique  aussi  aux  nations ,  ces  grandes  familles 
ayant  chacune  ,  à  leur  origine,  les  mêmes  croyances, 
les  mêmes  intérêts,  les  mêmes  mœurs.  Dès  que  les 
liens  qui  faisaient  leur  force  sont  brisés,  dès  que 


ET   TLI'.MINAISON    DES    PASSIONS,  147 

chaque  individu,  érijjcant  en  loi  ses  propres  doc- 
trines, se  l'ait  nno  relijjion  de  l'é^joisme,  de  l'in- 
tempérance, du  luxe  et  de  la  cupidité,  on  peut  in- 
failliblement annoncer  leur  dissolution  prochaine  ou 
leur  retour  à  la  barbarie  ;  à  moins  que  la  Providence, 
toujours  bonne ,  lors  même  qu'elle  châtie,  n'envoie 
quelque  fléau  destructeur  qui  les  force  à  se  retrem- 
per dans  des  sentiments  purs  et  généreux. 


118  EFFETS    DES    PASSIONS 


CHAPITRE  VIL 

Effets  des  passions  sur  l'organisme.  —  Réaction  de  l'orga- 
nisme dans  les  passions.  —  Leurs  effets  sur  le  corps  so- 
cial et  sur  les  croyances  religieuses. 


Les  orages  qui  bouleversent  les  facultés  morales 
détruisent  les  forces  physiques ,  et  toate  passion 
vile  est  un  poison  brûlant. 

J.  Droz,  Essai  sur  V Art  d'être  heureux. 


En  général ,  les  passions  modifient  l'organisme  de 
trois  manières  différentes ,  selon  qu'elles  l'affectent 
agréablement,  péniblement,  ou  bien  qu'après  lui 
avoir  fait  éprouver  de  la  douleur,  elles  le  laissent 
réagir  contre  la  cause  de  sa  souffrance.  Dans  le  pre- 
mier cas,  elles  poussent  à  l'extérieur  du  corps  toutes 
les  forces  vitales;  dans  le  second,  elles  les  refoulent 
vers  les  viscères;  dans  le  troisième,  elles  les  ramè- 
nent violemment  de  l'intérieur  à  la  périphérie.  Les 
passions  gaies  sont  donc  éminemment  excentriques  ; 
elles  dilatent ,  elles  épanouissent  les  traits  du  visage , 
qu'elles  colorent  par  l'afflux  de  la  chaleur  et  du  sang. 
Les  passions  tristes,  au  contraire,  sont  concentri- 
ques; elles  contractent  la  figure,  rendent  les  traits 
grippés,  et  diminuent  sensiblement  la  chaleur  de  la 
peau,  à  laquelle  elles  impriment  un  ton  pâle,  jaune 
ou  plombé.  Les  passions  mixtes  participent  de  ces 
deux  effets ,  c'est-à-dire  que ,  d'abord  concentriques , 
elles  deviennent  d'autant  plus  excentri(jues  que  les 


SUI\    l/ORGANlSME.  149 

individus  sont  doués  d'une  plus  grande  puissance  de 
réaction  :  telle  est  la  colère  chez  les  personnes  ro- 
bustes et  bilieuses. 

Du  reste,  plus  les  passions  sont  mises  en  jeu,  plus 
elles  abrègent,  par  leur  excessive  consommation 
vitale,  l'existence  des  individus,  aussi  bien  que  celle 
des  peuples. 

Seuls  conducteurs  dont  Tâme  se  serve  pour  rece- 
voir et  transmettre  ses  impressions,  les  nerfs  sont 
ordinairement  d'autant  plus  développés  que  les  af- 
fections morales  ont  été  plus  vives,  plus  fréquentes , 
et  la  pensée  plus  active.  Aussi,  toutes  choses  égales 
d'ailleurs, trouve-ton  le  grandsympathiquebeaucoup 
plus  fort  chez  la  femme  que  chez  l'homme,  tandis  que 
l'arbre  cérébro-spinal  prédomine  chez  celui-ci. 

L'ébranlement  imprimé  à  tout  le  système  nerveux 
par  nos  diverses  passions  va-t-il  indifféremment  re- 
tentir sur  telle  ou  telle  partie  du  corps,  ou  bien  fait- 
il  ressentir  son  contre-coup  à  un  organe  plutôt  qu'à 
un  autre?  C'est  une  question  dont  la  solution  m'a 
longtemps  occupé ,  et  qu'un  grand  nombre  de  faits 
pathologiques  m'ont  permis  de  résoudre  de  la  ma- 
nière suivante  : 

1°  Lorsqu'il  y  a  dans  l'économie  un  organe  ma- 
lade, c'est  toujours  sur  lui  que  la  passion  va  retentir. 

2"  Existe-t-il  harmonie  complète  entre  toutes  les 
fonctions,  les  passions  gaies  ébranlent  de  préfé- 
rence les  organes  thoraciques  ;  les  passions  tristes  , 
les  viscères  abdominaux  (1)  ;  et  les  passions  mixtes, 
ces  derniers  d'abord ,  les  premiers  ensuite. 

(1)  Il  est  plus  que  probable  que  le  sang  éprouve  aussi,  par  l'ef- 
fet des  passions,  des  altérations  dont  la  chimie  parviendra  peut-- 


150  EFFtts   DEè    i>ASSl0NS 

3"  Enfin  ,  chez  les  individus  dont  le  tempérament 
ou  plutôt  la  constitution  est  fortement  dessinée,  les 
effets  morbides  varient  selon  les  diverses  prédomi- 
nances organiques,  prédominances  que  j'ai  montré 
être  une  véritable  prédisposition  à  des  maladies  en 
quelque  sorte  déterminées.  Que  trois  jeunes  gens , 
par  exemple,  l'un  sanguin ,  l'autre  nerveux,  et  le  der- 
nier bilieux,  se  livrent,  dans  les  mêmes  conditions, 
à  un  violent  accès  de  colère,  le  premier  aura  très- 
probablement  une  congestion  ou  une  hémorrhagie  ; 
le  second,  un  spasme  accompagné  de  mouvements 
convulsifs  ;  et  le  troisième,  un  ictère  ou  un  flux  bi- 
lieux, précédé  de  coliques  plus  ou  moins  aiguës. 

Telles  sont  les  lois  suivant  lesquelles  se  commu- 
nique l'ébranlement  des  passions,  lois  que  le  simple 
bon  sens  eût  pu  établir  a  priori ,  et  qui  m'ont  coûté 
plusieurs  années  d'études  morales  et  de  recherches 
pathologiques. 

Les  anciens  ont  sans  doute  parfaitement  constaté 
l'influence  du  moral  sur  le  physique  ;  mais  ils  se 
montrent  beaucoup  trop  exclusifs  ,  et  prennent  sou- 
vent l'effet  pour  la  cause,  quand  ils  prétendent  que 
la  joie  provient  de  la  rate;  la  colère,  de  la  vésicule 
biliaire;  l'amour,  du  foie;  la  jactance,  des  poumons; 
la  sagesse,  du  cœur,  etc.  (1).  A  cette  théorie,  erro- 

ètreà  constater  la  nature.  Quant  à  présent,  je  crois  pouvoir  avancer 
que  les  passions  gaies  ou  excentriques  communiquent  à  ce  liquide 
les  caractères  physiques  qu'il  présente  dans  la  plupart  des  inflam- 
mations suraiguës,  tandis  que  les  passions  tristes  ou  concentriques 
lui  donnent  plutôt  l'aspect  qu'il  offre  dans  les  maladies  aslhéni- 
ques,  notamment  dans  le  scorbut. 

(I  )  «  Homines  splene  rident ,  felle  irascuntur,  jecore  amant ,  pul- 
«mone  jaciaHt,  corde  sapiunt,  »  etc. 


SUR   l/ORGANISME.  151 

née  sous  plus  d'un  rapport,  je  crois  pouvoir  sub- 
stituer des  observations  consciencieuses  et  multi- 
pliées qui  m'ont  démontré,  jusqu'à  la  dernière 
évidence,  que  chacun  de  ces  viscères  peut  devenir 
malade  sous  l'influence  de  différentes  passions;  qu'il 
peut ,  à  son  tour,  déterminer  des  passions  diverses , 
et  qu'enfin ,  dans  les  mêmes  circonstances ,  les  mê- 
mes passions  produisent  constamment  les  mêmes 
maladies.  Les  trois  lois  établies  précédemment , 
jointes  à  celles-ci,  qui  n'en  sont  que  la  conséquence, 
m'ont  souvent  fait  porter  un  diagnostic  exact  dans 
des  cas  de  médecine  pratique  aussi  curieux  que  dif- 
ficiles. 

Cette  étude,  féconde  en  résultats,  et  jusqu'ici 
beaucoup  trop  négligée  ,  de  l'influence  des  passions 
sur  les  maladies,  et  des  maladies  sur  les  passions  (1), 
peut  facilement  conduireà  la  solution  des  deux  pro- 
blèmes suivants  : 

c(  1°  Un  individu  bien  portant  et  d'une  constitu- 
tion connue  étant  donné,  s'il  s'abandonne  à  telle  ou 
telle  passion,  quel  genre  de  maladie  éprouvera- 
t-il  ?  Quels  seront  les  organes  affectés  de  préférence? 

«  2"  Un  individu  d'un  caractère  connu  étant  donné, 
indiquer,  d'après  les  altérations  survenues  dans  sa 
santé,  quelle  est  la  passion  qui  le  domine  actuelle- 
ment. » 

11  m'est  aussi  arrivé,  surtout  dans  les  passions  et 
les  maladies  passées  à  l'état  chronique,  de  porter 
un  pronostic  dont  le  temps  venait  presque  toujours 
confirmer  la  justesse. 

(1  )  Voir,  p.  8  et  suiv.,  l'article  consacré  à  celte  dernière  influence. 


152  EFFETS    DES    TASSIONS 

Les  maladies  produites  par  les  passions  sont ,  à 
elles  seules,  incomparablement  plus  fréquentes  que 
celles  qui  proviennent  de  tous  les  autres  modifica- 
teurs de  l'économie.  La  moitié  des  phthisies,  tant  ac- 
quises qu'héréditaires,  reconnaissent,  en  effet,  pour 
cause  l'amour  ou  le  libertinage.  La  goutte  et  les 
phlegmasies  aiguës  du  tube  intestinal  ne  sont ,  la 
plupart  du  temps,  que  les  tristes  fruits  de  l'intem- 
pérance, de  la  gourmandise  surtout.  Les  maladies 
chroniques  de  l'estomac,  des  intestins,  du  foie,  du 
pancréas  et  de  la  rate,  sont  plutôt  dues  à  l'ambition, 
à  la  jalousie ,  à  l'envie ,  ou  à  de  longs  et  profonds 
chagrins.  Sur  100  tumeurs  cancéreuses,  90  au  moins 
doivent  leur  principe  à  des  affections  morales  tristes. 
On  a  vu  aussi  ces  mêmes  affections  produire  subi- 
tement les  dartres  les  plus  rebelles ,  entre  autres  le 
lichen  agrius.  L'épilepsie^  la  danse  de  Saint-Guy, 
les  tremblements  nerveux ,  les  convulsions,  provien- 
nent souvent  d'une  vive  frayeur  ou  d'un  violent  ac- 
cès de  colère.  Lorsque  la  fièvre  lente  nerveuse  et  le 
marasme ,  auxquels  succombent  un  si  grand  nombre 
d'enfants  et  d'adolescents ,  ne  sont  pas  déterminés 
par  la  funeste  habitude  de  l'onanisme ,  nous  devons 
reporter  nos  soupçons  sur  la  jalousie.  La  passion  de 
l'étude ,  surexcitant  sans  cesse  le  cerveau ,  au  détri- 
ment des  autres  organes  ,  n'amène-t-elle  pas  encore, 
chez  les  personnes  qui  s'y  abandonnent ,  la  dys- 
pepsie, la  gastralgie,  l'insomnie,  le  flux  hémorrhoï- 
dal,  et  cette  susceptibilité  nerveuse  qui  les  rend  si 
malheureuses ,  en  même  temps  qu'elle  fait  le  tour- 
ment des  êtres  qui  les  entourent  ? 

D'un  autre  côté,  les  trois  quarts  des  morts  subites 


SUR  l'organisme.  153 

ne  sont-elles  pas  occasionnées  par  l'ivrognerie ,  la 
gourmandise,  le  libertinage  ou  la  colère? 

Le  suicide,  ce  fléau  que  l'on  voit  régner  épidémi- 
quement  aux  époques  de  corruption  et  de  perturba- 
tion sociales  ,  n'est-il  pas  presque  toujours  la  consé- 
quence de  quelque  passion  fougueuse,  ou  d'un 
chagrin  secret? 

Enfin ,  sur  8,272  aliénés  admis  à  Bicétre  et  à  la 
Salpétrière  dans  le  cours  de  neuf  années,  on  trouve, 
d'après  le  Compte  rendu  de  l'administration  des 
hôpitaux ,  que  la  majeure  partie  de  ces  infortu- 
nés avaient  aussi  perdu  la  raison  par  suite  de  vio- 
lentes passions  ou  de  chagrins  trop  vivement 
sentis  (1). 

C'est  encore  une  loi  de  l'économie ,  que  tout  or- 
gane souffrant  s'efforce  de  diminuer  l'irritation  ou 
la  congestion  qu'il  éprouve,  en  la  renvoyant  vers 
les  parties  avec  lesquelles  il  sympathise  davantage. 
Dans  les  passions  portées  au  plus  haut  degré,  la 
réaction  des  viscères  thoraciques  et  abdominaux  a 
lieu  surtout  sur  l'encéphale,  qui,  à  son  tour  ébranlé 
par  ce  reflux  morbide ,  trouble  notablement  la  rai- 
son, et  la  rend  le  jouet  des  hallucinations  les  plus 
bizarres.  Voyez  cet  enfant  peureux,  obligé  de  tra- 
verser de  nuit  une  allée  de  son  jardin  :  a-t-il  en- 
tendu un  léger  bruit,  c'est  un  voleur  ou  un  assassin 
prêt  à  fondre  sur  lui.  Déjà  il  l'aperçoit  qui  vient 
de  son  côté;  en  un  instant  il  en  voit  deux,  il  en 

(1)  Les  causes  morales  du  suicide  se  présentent  dans  l'ordre  sui- 
vant de  fréquence  :  abus  des  liqueurs  alcooliques ,  chagrins  domes- 
tiques, inconduite  et  libertinage,  revers  dejortune,  ambition,  frayeur, 
amour  contrarié. 


154  •    EFFETS    DES    TASSIONS 

voit  quatre.  Alors  line  sueur  froide  baigne  son  corps; 
ses  genoux  se  dérobent  sous  lui;  il  veut  crier,  sa 
voix  expire  sur  ses  lèvres.  Ces  prétendus  voleurs 
n'étaient  cependant  que  des  arbres  agités  par  le 
vent,  et  auxquels  l'imagination  malade  de  l'enfant 
avait  donné  une  forme  mensongère.  Voyez  encore 
ce  jeune  homme  en  proie  à  im  amour  violent,  et 
prêt  à  tout  sacrifier  pour  la  femme  qu'il  adore  : 
quelque  circonstance  vient-elle  éteindre  l'ardeur  in- 
sensée qui  le  dévorait,  semblable  à  quelqu'un  qui  sort 
d'un  songe,  il  est  tout  étonné  d'apercevoir  mille  dé- 
fauts saillants  chez  celle  qui,  un  instant  auparavant, 
lui  paraissait  le  type  de  toutes  les  perfections.  Ainsi, 
soit  que  les  passions  réagissent  sur  le  cerveau,  soit 
qu'elles  l'affectent  primitivement ,  toujours  est-il 
qu'elles  amènent  l'imagination  et  les  sens  à  fausser 
momentanément  la  raison  :  aussi  peut-on  dire,  en 
thèse  générale,  qu'elles  ne  diffèrent  guère  de  la  folie 
que  par  la  durée. 

Il  est  un  dernier  phénomène  de  réaction ,  digne 
de  fixer  toute  l'attention  du  médecin  :  je  veux  par- 
ler de  Vexcréti'on  critique,  qui  a  surtout  lieu  dans 
les  passions  provenant  des  besoins  animaux.  Ainsi, 
l'émission  du  fluide  prostatique  et  de  la  liqueur  sé- 
minale débarrassent  l'organisme  du  spasme  ou  de 
l'agitation  déterminée  par  de  violents  désirs  eroti- 
ques. Les  individus  en  proie  à  une  vive  frayeur  suc- 
comberaient infaiUlblement,  si  le  hérissement  des 
cheveux,  une  sueur  générale  ou  des  excrétions  al- 
vines  ne  venaient  opérer  chez  eux  une  détente  salu- 
taire. De  même,  le  paresseux  ne  se  débai'rasse  guère 
de  son  engourdissement  et  de  son  ennui  qu'à  l'aide 


SUR  l'organisme.  153 

de  longs  bàilleiuents,  accorajiagnés  de  larmoiement 
et  de  pandiciilalions.  Dans  une  jurande  douleur  en- 
core, celui  qui  peut  verser  des  larmes  en  abondance 
finit  par  se  sentir  moins  souffrant  et  moins  malheu- 
reux. Enfin,  si  l'homme  du  monde  exhale  son  res- 
sentiment par  une  épigramme,  une  médisance  ou 
une  perfidie,  l'homme  du  peuple  n'exhale-t-il  pas  sa 
colère  par  des  crachats,  des  jurements,  des  cris, 
des  injures,  dos  coups?  Chez  ces  deux  individus,  le 
résultat  physiologique  est  le  même  :  seulement,  ce- 
lui-ci a  suivi  l'impulsion  de  la  nature,  celui-là,  l'u- 
sage de  la  société. 

Du  reste ,  on  a  vu  les  humeurs  excrétées  pendant 
la  crise  de  certaines  passions  acquérir  tout  à  coup 
des  qualités  anormales  et  même  délétères  :  c'est 
ainsi  que  la  peur  a  fait  quelquefois  blanchir  subi- 
tement les  cheveux,  et  que  la  salive  d'individus  en 
fureur  a  suffi  plus  d'une  fois  pour  communiquer 
la  rage. 

—  Considérées  chez  les  masses  populaires,  les 
passions  se  montrent  encore  plus  délirantes  et  plus 
terribles.  C'est  surtout  alors  qu'éminemment  con- 
tagieuses, elles  gagnent  de  proche  en  proche  jus- 
qu'aux simples  spectateurs ,  et  les  entraînent  sou- 
vent à  des  actes  dont  ils  déplorent  les  suites  quand 
ils  sont  revenus  de  leur  funeste  aveuglement. 

Les  tableaux  suivants ,  résumés  exacts  de  docu- 
ments officiels,  feront  connaître  les  motifs  appa- 
rents des  crimes  d'empoisonnement,  de  meurtre, 
d'assassinat  et  d'incendie,  classés  par  fréquence;  ils 
montreront  en  outre  l'action  perturbatrice  des  pas- 
sions sur  la  société. 


156  EFFETS    DES    PASSIONS 

Sur  1 ,000  crimes  de  cette  nature  : 

Haine  et  vengeance  en  ont  produit 264 

Dissensions  domestiques,  haine  entre  parents. .  143 

Querelles  au  jeu  ou  dans  les  lieux  publics. ...  1 13 

Vol  (pour  l'exécuter  ou  en  assurer  l'impunité).  102 

Querelles  et  rencontres  fortuites 94 

Discussions  d'intérêts  ou  de  voisinage 80 

Adultère 64 

Débauche,  concubinage,  séduction 63 

Désir  de  recueillir  une  succession  ou  d'éteindre 

une  rente  viagère 26 

Désir  de  toucher  une  prime  d'assurance  sur  la 

vie  ou  les  propriétés 25 

Amour  dédaigné  ou  contrarié ,  refus  de  mariage.  20 

Jalousie 16 


Total 1,000 

Pour  l'année  1839,  sur  772  crimes  d'empoison- 
nement ,  d'incendie ,  d'assassinat ,  de  meurtre ,  et 
de  coups  et  blessures  suivis  de  mort ,  bien  que 
portés  sans  intention  de  la  donner,  on  trouve  que  : 

La  cupidité  en  a  produit 113 

L'adultère 43 

Les  dissensions  domestiques 94 

L'amour  contrarié  et  la  jalousie 20 

Le  concubinage  et  la  débauche 38 

La  haine  et  la  vengeance 243 

Les  rixes  au  jeu 88 

Les  rencontres  et  querelles  fortuites.  31 

Motifs  divers 102 

Total....       772 
Sur  813  crimes  de  raênae  nature  constatés  pour 


SUR    I,'ORCANISME.  157 

chacune  des  années  1840  et  1841 ,  on  trouve  que  : 

En  1840.       En  1841. 

La  cupidité  en  a  produit 144  154 

L'adultère 44  47 

Les  disseusioDs  domestiques 94  109 

L'amour  contrarié  et  la  jalousie. .. .  13  8 

Le  concubinage  et  la  débauche 46  50 

La  haine  et  la  vengeance 246  234 

Les  rixes  au  jeu 83  60 

Les  rencontres  et  querelles  fortuites.  29  45 

Motifs  divers U4  106 

Totaux....       813  813 

8,014  individus  accusés  de  crimes  ont  comparu, 
en  1838,  devant  nos  cours  d'assises.  Sur  ce  nom- 
bre, 2,189  (27  sur  100)  étaient  poursuivis  pour  des 
crimes  contre  les  personnes,  et  5,825  (73  sur  100) 
pour  des  crimes  contre  les  propriétés.  Les  tribunaux 
de  police  correctionnelle  ont  statué,  cette  même  an- 
née, sur  le  sort  de  192,254  prévenus.  Enfin,  les  tri- 
bunaux de  simple  police  ont  rendu  154,088  juge- 
ments contre  202,814  inculpés.  Ainsi,  pour  une  seule 
année,  on  compte  en  France  : 

Accusés  (de  crimes) 8,014 

Prévenus  (de  délits) 192,254 

Inculpés  (pour  contravention). . .  202,814 

Suicides 2,586 

Morts  subites  par  ivrognerie., ...  215 

Duels  suivis  de  mort 19 

Potir  compléter  cet  effrayant  résumé  des  effets 
sociaux  produits  par  les  passions,  il  faut  ajouter 


1J4  tfirre  »cs  rà»»ioiii» 

Sur  !  ,(KK)  crimet  de  cette  nature 

Haioe  et  Trogcance  en  om  iirMutm  ... 
Dwtgaiioo»  domestique*,  haine  eiiUt*  | 
Ourrelle*  au  jeu  nu  cUo»  le*  lieux  pnl 
Vol  'pour  frirrulrr  OU  •  ' 

Vurrrllr»  rt  rrnrontrr*  î 
l>t*cttft»ionft  d'iQtérélt  ou  de  vomi 

Adullrre 

IWb«urlte,  roocubioage,  tcducliou..  . 
Dr*ir  de  recueillir  une  «uccettiou  ou  d'  riudre 

une  r  -  ;rre 

f>é*ir  <!•  •  r  une  prinit-  <l'rt»»or;iui  *    i   l.i 

vie  oa  le«  propriélé*. . 
AaMwrdédaigocnuconlraru-.rcUudci  t;^}^^. 

JaIou^λ 

I 


264 

143 

113 

102 

94 

80 

64 

53 

26 

26 
20 
16 


1,000 


Pour  l'anm^  18.'lî>,  sur  772  crin*  *lempoi8on- 

ncfornl ,  dinmidir.  d'uMaMinat  .  trtre,  et 

i\r    roiip*    ri    hlrimiin'*    nulvi»    <lr    i  icii    que 

iMirlm  »iiiii»  iiitiiitioli  dr  la  donner.  i\t'  que  : 

Lm  rupidilr  en  a  produit  113 

L'adulit-rc 4S 

Le»  di**ri)«ion»  domf>«li(|ui>«  'I 

L'amour  ronirarir  vl  In  jal<»ii*ii-.  .  -'<> 

Lr  ronruliinajjr  ri  la  drhaucliv .  ...  3H 

1^  liaïur  vl  la  >i'n^eaucc 213 

Lea  riiea  au  jeu **** 

Ijf  rpuronire»  ri  f|uerrlle»  fortuit».  31 

Molif»  dniT» 102 

Total.  ..  771 


^f«* 


Sur  813  crimei»  <lc  nu^rnr  nalui 


|»uur 


f 


SUR    l/ORGANISME.  159 

n'ait  observé  sjii"  sol  ou  sur  les  autres  que  le  déve- 
loppement de  quelque  violent  désir  produit  presque 
toujours  l'affaiblissement  de  nos  croyances  et  sur- 
tout la  néglijjence  des  pratiques  imposées  par  la 
religion.  Du  reste,  c'est  la  plupart  du  temps  l'or- 
gueil et  non  la  conviction  qui  nous  rend  incré- 
dules. La  religion  est  un  frein  qui  nous  gêne  :  nous 
nous  en  débarrassons  pendant  la  fougue  des  pas- 
sions; nous  le  reprenons  quand  notre  cœur  est  re- 
devenu calme. 


160  TRAITEMENT   DES   PASSIONS. 


CHAPITRE  VIII. 

TRAITEMENT  DES  PASSIONS. 

Traitement  médical.  —  Traitement  législatif.  —  Traitement 
religieux. 


(  Necorporisquidem  morbos  veteres  et  diuauctos, 
«nisi  per  dura  et  aspera  coerceas;  corruptus 
«  simul  et  corruptor,  seger  et  flagrans  animus 
«  haud  levioribus  remediis  restiuguendus  est, 
«quani  libidinibus  ardescit.  » 

Tac.it.,  Annal.,  m,  54. 


La  médecine  moderne  ne  me  paraît  pas  attacher 
assez  d'importance  au  traitement  des  maladies  pro- 
duites ou  entretenues  par  les  passions.  Le  dirai-je? 
On  voit  tous  les  jours  des  praticiens  distingués  for- 
muler exclusivement  des  prescriptions  pharmaceu- 
tiques dans  des  cas  où  il  faudrait ,  avant  tout ,  s'oc- 
cuper du  moral  des  individus.  D'autres  fois,  faute 
de  temps,  de  patience  ou  d'intérêt  pour  leur  client, 
après  avoir  découvert  la  cause  de  sa  souffrance,  ils 
se  contentent  de  dire  :  «  C'est  une  affection  morale 
qui  le  mine  ;  nous  n'y  pouvons  rien  !  »  et  ils  ren- 
dent leurs  visites  moins  fréquentes,  lorsqu'ils  de- 
vraient les  multiplier,  les  prolonger  par  ces  douces 
causeries  qui  font  tant  de  bien  à  celui  qui  voit 
prendre  part  à  sa  douleur.  TSon  ,  sans  doute ,  l'am- 
bitieux, le  vindicatif,  le  jaloux,  atteints  d'hépa- 
tique chronique ,  ne  guériront  pas  à  l'aide  de  nos 
seuls  médicaments  ;  mais  si ,  par  nos  conseils  ou 


TRAITEMENT    DES    PASSIONS.  161 

quelque  adroit  stratagème ,  nous  parvenons  seule- 
ment à  affaiblir  la  passion  qui  les  agite,  nous  ver- 
rons ,  dans  un  grand  nombre  de  cas,  survenir  au 
physique  une  amélioration  sensible.  Cette  amélio- 
ration ,  dont  ils  sentiront  tout  le  prix ,  nous  leur 
ferons  craindre  de  la  perdre  s'ils  reportaient  trop 
leur  pensée  sur  l'objet  de  leur  passion  :  souvent 
alors  ils  sauront  en  faire  le  sacrifice  au  sentiment 
de  leur  propre  conservation ,  et  nous  aurons  ainsi 
opéré  une  double  cure. 

Le  traitement  médical  des  passions  est ,  comme 
celui  des  maladies,  préservatif  ou  curatif.  Dans  les 
deux  cas  ,  il  exige  l'emploi  simultané  des  moyens 
physiques  et  moraux  appropriés  à  l'excès  que  l'on 
veut  prévenir  ou  faire  cesser.  En  étudiant  les  pas- 
sions en  particulier,  j'aurai  soin  de  m'étendre  sur  le 
traitement  relatif  à  chacune  d'elles  ;  aussi  vais-je 
me  borner  à  présenter  ici  une  simple  énumération 
des  moyens  que  l'on  peut  employer  avec  le  plus 
d'efficacité ,  et  des  circonstances  qu'il  faut  prendre 
en  considération. 

^ge.  —  Chaque  âge  a  ses  passions  particulières, 
que  l'on  ne  saurait  combattre  de  trop  bonne  heure. 
Ce  n'est  pas  lorsqu'elles  se  sont  fortifiées  par  une 
longue  habitude  qu'il  faut  songer  à  les  attaquer  ; 
c'est  aussitôt  qu'elles  apparaissent  :  alors  on  les 
maîtrise  avec  assez  de  facilité  ;  plus  tard ,  le  succès 
est  douteux ,  souvent  même  impossible.  Cette  ob- 
servation ,  sur  laquelle  les  anciens  insistaient  avec 
tant  de  raison  ,  n'est  pas  moins  vraie  en  médecine 
qu'en  morale;  on  ne  saurait  donc  trop  écouter  le 

conseil  d'Ovide  : 

11 


162  TRAITEMENT    DES    l'AS.SIONS. 

Principiis  obsla  ;  sera  medicina  paralur 
Ouum  mala  per  longas  invaluere  moras. 

Sexe.  —  Quand  nous  aurons  à  traiter  une  même 
passion  chez  les  deux  sexes  ,  n'oublions  pas  de 
faire  agir  deux  puissants  auxiliaires  :  l'intérêt  chez 
l'homme;  chez  la  femme  ,  le  sentiment. 

Engageons  surtout  les  parents  à  ne  pas  laisser 
exalter  les  facultés  aimantes  de  leurs  jeunes  filles, 
chacune  d'elles  ayant  déjà  naturellement  un  roman 
dans  le  cœur. 

Constitution.  —  Nous  avons  vu  précédemment  que 
notre  constitution  ne  nous  prédispose  pas  seule- 
ment à  des  maladies  ,  mais  aussi  à  des  passions  en 
quelque  sorte  déterminées:  que  les  sanguins,  par 
exemple  ,  sont  plus  enclins  à  l'amour,  les  lympha- 
tiques à  la  paresse,  les  bilieux  à  la  haine,  à  l'ambi- 
tion, à  la  jalousie.  Mettant  à  profit  cette  remarque, 
le  médecin  cherchera  donc  à  diminuer  la  prédo- 
minance fonctionnelle  par  un  régime  approprié  ,  et, 
ramenant  ainsi  tous  les  organes  à  l'état  le  plus  voi- 
sin de  l'équilibre  physique ,  il  contribuera  puis- 
samment à  maintenir  l'équilibre  moral ,  qui  n'est 
autre  chose  que  la  santé  de  l'âme ,  que  la  vertu. 

Hérédité  et  Allaitement.  —  L'expérience  ayant 
démontré  que  les  passions  se  transmettent  par 
hérédité  et  même  par  le  lait  d'une  nourrice,  on 
fera  connaître  à  la  femme  qui  serait  sujette  à  la 
colère,  à  la  paresse  ou  à  l'ivrognerie,  la  nécessité 
de  se  corriger  promptement ,  si  elle  ne  veut  pas 
s'exposer  à  faire  périr  l'enfant  qu'elle  porte  dans 
son  sein ,  ou  à  lui  communiquer  ses  vices.  La  plu- 


TI?AirF.MF.NT    DKS    PASSIONS.  103 

part  du  temps,  cet  avertissement  suffira  à  l'amour 
maternel;  dans  le  cas  contraire,  on  devra  confier 
le  nouveau-né  à  une  nourrice,  dont  les  bonnes  qua- 
lités puissent  corriger  les  funestes  penchants  qu'il 
a  reçus  avec  la  vie. 

/J  liment  s.  —  Le  régime  alimentaire  ,  si  efficace 
pour  modifier  une  prédominance  organique  trop 
prononcée  ,  ne  l'est  pas  moins  pour  combattre  les 
passions  excitées  par  cette  même  prédominance. 
Aussi,  les  individus  lymphatiques  et  paresseux  doi- 
vent-ils être  soumis  à  une  alimentation  tonique  ,  et 
même  quelque  peu  excitante,  tandis  que  les  sanguins 
et  les  sanguins-bilieux ,  naturellement  portés  aux 
passions  excentriques,  telles  que  l'amour  et  la  co- 
lère ,  verront  la  fougue  de  leur  caractère  se  calmer 
sous  l'influence  d'une  nourriture  végétale,  mucila- 
gineuse ,  peu  réparatrice.  Le  vin  pur,  médicament 
précieux  pour  les  premiers,  serait  pour  les  seconds 
un  véritable  poison,  qui  ne  ferait  qu'entretenir  le 
feu  trop  actif  qui  circule  dans  leurs  veines.  Tissot 
cite  l'observation  d'un  enfant  que  la  moindre  con- 
trariété faisait  tomber  dans  un  accès  de  fureur,  et 
qu'on  parvint  à  guérir  par  une  alimentation  légère 
et  rafraîchissante.  Le  même  auteur  rapporte  qu'un 
jeune  homme,  d'une  bonne  constitution  et  d'un  ca- 
ractère aimable,  mais  enclin  à  la  colère,  s'étant  li- 
vré aux  plus  violents  emportements  à  la  suite  d'un 
repas  excitant,  en  conçut  une  telle  honte  qu'il  prit 
dès  ce  moment  la  résolution  de  ne  vivre  que  de  lait , 
de  fécule ,  de  fruits  et  d'eau  pure  :  ce  régime ,  qu'il 
observa  jusqu'à  la  fin  de  sa  longue  carrière ,  lui 
procura  un  état  de  calme  parfait.  On  sait ,  du  reste, 


164  TRAITEMENT    DES    PASSIONS. 

que  les  brahmanes  doivent  la  douceur  qui  les  ca- 
ractérise à  leur  grande  sobriété,  et  au  régime  végé- 
tal qu'ils  s'imposent  pendant  toute  leur  vie. 

Air,  Habitation. —  La  salubrité  de  l'air  et  le  choix 
de  la  demeure  ne  sont  pas  choses  indifférentes  dans 
le  traitement  des  passions.  Assurément,  on  ne  gué- 
rira pas  un  paresseux  en  le  laissant  au  milieu  d'une 
habitation  marécageuse,  ni  un  ambitieux  si  on  ne 
le  retire  pas  du  tourbillon  et  de  l'air  vicié  des  gran- 
des villes.  En  général,  l'air  pur  des  champs,  si  sa- 
lutaire dans  une  foule  de  maladies,  n'est  pas  moins 
favorable  pour  calmer  les  passions.  «  A  la  campagne, 
dit  un  de  nojs  écrivains ,  les  ressentiments  se  cal- 
ment.  l'ambition  n'a  plus  d'aliment,  et  les  événe- 
ments ne  paraissent  plus  que  les  songes  de  l'histoire.  » 

Vêtements.  —  Des  tuniques  d'une  laine  grossière, 
immédiatement  appliquées  sur  la  peau  ,  exercent  une 
friction  continuelle  qui  finit  par  émousser  sa  sensi- 
bilité ,  et  contribue  ainsi  à  amortir  le  feu  des  pas- 
sions. Telle  est  la  principale  raison  qui  en  a  fait 
ordonner  l'usage  dans  quelques  communautés  reli- 
gieuses. 

D'un  autre  côté,  gardons-nous  d'inspirer  aux  en- 
fants une  sotte  vanité,  en  nous  extasiant  sans  cesse 
sur  leur  beauté  chaque  fois  qu'on  leur  donne  un 
nouveau  vêtement.  Nos  cris  d'admiration  les  porte- 
raient infailliblement  à  croire  qu'ils  valent  davan- 
tage parce  qu'ils  sont  mieux  habillés.  En  cela,  nous 
commettons  une  double  faute:  d'abord,  nous  faus- 
sons leur  jugement,  puis  nous  leur  faisons  faire  un 
apprentissage  de  coquetterie,  qui,  chez  les  jeunes 
filles  surtout,  peut  avoir  les  suites  les  plus  funestes. 


lUAITEMENT    UES    PASSIONS.  165 

Combien  ,  en  effet ,  n'en  voit-on  pas  se  jeter  dans  le 
libertinage,  uniquement  pour  satisfaire  leurs  goûts 
de  toilette  !  Combien  d'autres  meurent  à  la  fleur  de 
l'âge,  victimes  d'une  coupable  vanité,  qui  les  portait 
à  se  serrer  outre  mesure,  par  l'idée  de  rendre  leur 
taille  plus  svelte  et  plus  gracieuse  !  La  santé,  comme 
la  morale,  veut  des  vêtements  aisés,  propres,  décents  ; 
mais  voilà  tout  :  le  sage  s'habille,  le  fat  se  pare- 

Sommeil.  —  Un  sommeil  trop  prolongé  ne  fait 
qu'entretenir  l'indolence  et  la  fainéantise.  En  thèse 
générale ,  il  ne  doit  pas  aller  au  delà  de  neuf  heures 
pour  les  adolescents,  de  sept  ou  huit  au  plus  pour 
les  jeunes  gens  et  les  adultes. 

C'est  avec  raison  que  les  médecins  se  sont  élevés 
contre  l'usage  de  coucher  sur  la  plume.  La  chaleur 
excessive  qu'elle  concentre  énerve  l'àme  et  le  corps, 
en  même  temps  qu'elle  prédispose  à  des  habitudes 
vicieuses  :  on  doit  donc  veiller  à  ce  que  les  indivi- 
dus qui  s'y  livrent  ne  se  servent  que  de  matelas  de 
crin  ou  d'une  simple  paillasse  de  maïs. 

Education.  —  Si  l'on  parvient  à  modifier,  à  chan- 
ger même  le  caractère  d'une  foule  d'animaux,  quels 
résultats  moraux  ne  peut-on  pas  espérer  quand  on 
daignera  se  donner  la  même  peine  pour  l'éducation 
de  l'homme!  Cette  éducation,  il  faut  l'avouer,  n'a 
encore  été  essayée  que  d'une  manière  fort  incom- 
plète, et,  malgré  l'immense  avantage  que  nous  donne 
le  christianisme,  nous  sommes,  sur  plusieurs  points, 
restés  infiniment  au-dessous  des  anciens.  D'abord  , 
nous  nous  occupons  trop  tôt  de  l'intelligence,  et  à 
peine  du  développement  du  corps  ;  chez  nous ,  les 
exercices  gymnastiques  sont  en  général  trop  dédai- 


166  TRAITEMENT    DES    PASSIONS. 

gnés  :  et  pourtant,  combien  est  puissante  leur  in- 
fluence pour  arrêter  des  désirs  trop  précoces  ou 
en  modérer  la  violence!  D'un  antre  côté,  par  l'irrita- 
bilité excessive  que  l'instruction  prématurée  com- 
munique au  système  nerveux,  les  complexions  vont 
s'affaiblissant  de  jour  en  jour  (1),  et,  si  l'on  n'y  re- 
médie, on  ne  trouvera  bientôt  plus  assez  de  bras 
pour  travailler.  Je  sais  qu'en  revanche  on  aura  une 
armée  de  romanciers,  de  poètes  et  d'orateurs;  mais 
je  doute  que  de  pareils  soldats  soient  assez  robustes 
pour  fertiliser  le  sol  de  la  patrie,  ou  le  défendre 
longtemps,  s'il  était  un  jour  menacé.  On  néglige  trop 
aussi  l'éducation  morale  et  religieuse,  bien  autre- 
ment importante  que  l'éducation  purement  intellec- 
tuelle. Ce  n'a  jamais  été  faute  d'esprit,  mais  faute 
de  moralité  que  les  nations  ont  péri  :  les  bonnes 
mœurs  sont  l'àme  des  sociétés. 

Etudiée  sous  ce  point  de  vue,  l'Europe  présente 
aux  observateurs  des  symptômes  d'une  prochaine  et 
inévitable  dissolution,  si  le  christianisme  ne  vient 
opérer  une  nouvelle  régénération  sociale.  Quels  sont, 
en  effet ,  les  fruits  que  l'on  recueille  du  mode  actuel 
d'éducation  ?  Si  nous  jetons  les  regards  sur  la  jeu- 
nesse qui  s'élève  autour  de  nous,  que  voyons-nous , 
depuis  les  écoles  primaires  jusqu'aux  collèges?  Des 
enfants  auxquels  des  maîtres  plus  ou  moins  religieux 


(1)  Dans  l'espace  de  vinjri-cinq  années  (18 16- 1840),  sur  7,321,609 
jeunes  fjens  appelés  à  se  ranger  sous  nos  drapeaux,  1,416,527  ont 
été  réformés  pour  défaut  de  taille  ou  pour  infirmités  diverses;  c'est 
presque  le  cinquième  du  nombre  total.  Voir  les  Comptes  rendus 
annuels  sur  les  opérations  du  recrutement,  et  la  note  1,  à  la  tin 
du  volume. 


TRAITEMENT    DES    PASSIONS.  167 

donnent  telles  quelles  des  leçons  de  morale,  que  les 
parents  commencent  par  gâter,  et  que  fait  bientôt 
oublier  le  monde,  où  le  vrai  mérite  est  délaissé  et 
le  vice  en  lionneur,  pourvu  qu'il  réussisse  et  qu'il 
brille.  Que  voyons-nous  hors  des  classes?  Ici  une 
foule  d'ouvriers  turbulents  et  ambitieux,  déjà  cor- 
rompus par  notre  théâtre,  et  auxquels  d'imprudents 
conseillers  voudraient  retirer  jusqu'à  l'idée  de  la 
Divinité,  pour  qu'ensuite  ils  ne  respectassent  aucune 
des  puissances  de  la  terre  ;  —  là ,  de  pauvres  fdlcs 
que  l'oisiveté ,  le  goût  de  la  toilette  ou  de  dange- 
reuses lectures  entraînent  au  libertinage  ;  —  dans  un 
rang  plus  élevé,  des  jeunes  gens  ayant  à  la  vérité 
quelque  instruction  académique ,  mais  inhabiles  à 
supporter  la  fatigue;  sans  conviction,  sans  croyance 
îiucune,  si  ce  n'est  en  leur  propre  mérite  ;  tantôt  parés 
comme  des  femmes,  tantôt  dans  un  négligé  repous- 
sant, et  donnant,  jusque  dans  les  rues,  l'ignoble  spec- 
tacle de  leurs  débauches,  dont  ils  font  gloire.  Telle 
est  la  génération  qui  grandit,  et  qui ,  dans  quelques 
années,  sera  en  partie  appelée  à  exercer  des  profes- 
sions honorables,  à  remplir  des  emplois  dans  l'Etat, 
peut-être  même  à  confectionner  des  lois,  et  à  don- 
ner des  leçons  de  morale  à  la  génération  qui  doit  la 
suivre.  Qui  saurait  prévoir  l'avenir  de  notre  société 
sous  de  pareils  instituteurs  ?  Puissent  nos  gouver- 
nants s'apercevoir  enfin  du  gouffre  effrayant  ouvert 
sous  nos  pas,  et,  par  un  sage  système  d'éducation 
publique,  étayé  de  la  moralité  de  leurs  propres  ac- 
tes, préparer  la  régénération  sociale  dont  tous  les 
bons  esprits  sentent  l'indispensable  nécessité!  En 
attendant ,  tant  qu'on  se  bornera  à  ne  développer 


168  TRAITEMENT    DES    PASSIONS. 

qu'une  partie  du  corps  au  détriment  des  autres  ; 
tant  qu'on  exercera  la  mémoire  et  l'imagination 
sans  former  le  jugement  ;  tant  qu'on  négligera  de 
cultiver  les  sentiments  éminemment  conservateurs 
de  justice,  de  bienveillance,  de  vénération;  enfin, 
tant  que  l'éducation  n'embrassera  pas  tout  l'homme, 
c'est-à-dire  chacun  de  ses  besoins  animaux,  sociaux, 
intellectuels,  et  qu'elle  n'aura  pas  pour  base  la  re- 
ligion, seule  sanction  de  la  morale,  on  verra  tou- 
jours, en  dépit  de  la  civilisation,  les  passions  in- 
stinctives ou  brutales  dominer  chez  les  masses,  et 
une  ambition  égoïste  régner  parmi  les  esprits  tur- 
bulents qui  aspirent  à  les  diriger. 

Habitude.  —  Pendant  le  traitement  d'une  pas- 
sion ,  méfions-nous  toujours  de  la  puissance,  disons 
mieux,  de  la  tyrannie  de  l'habitude.  Cependant,  gar- 
dons-nous bien  de  perdre  courage  si ,  malgré  nos 
conseils  et  leurs  propres  efforts,  les  malades  re- 
viennent de  temps  en  temps  à  leurs  penchants  vi- 
cieux :  pour  le  médecin  moraliste,  c'est  déjà  un  grand 
pas  vers  la  guérison  que  d'avoir  pu  détruire  la  pé- 
riodicité dans  les  accès  de  la  passion,  et  c'est  un 
premier  succès  ,  qui  doit  faire  présager  une  cure 
radicale. 

Cette  cure  obtenue,  on  voit,  pendant  les  premiers 
mois,  la  plupart  des  individus  devenir  irritables  et 
mélancoliques  :  c'est  la  voix  expirante  de  l'ancien 
besoin  qui  cherche  encore  à  se  faire  entendre,  et 
qui  doit  nous  porter  à  entourer  de  soins  affectueux 
ces  pauvres  convalescents ,  jusqu'à  ce  qu'ils  se  sen- 
tent complètement  heureux  de  leur  guérison. 

Il  est  des  habitudes  qu'il  faut  déraciner  avec  vio- 

\ 


TRAITEMENT   DES    TASSIONS.  169 

lence  ;  il  en  est  d'autres  qu'on  ne  peut  maîtriser  qu'à 
l'aide  du  temps  et  de  la  douceur.  Dans  le  premier 
cas,  je  me  suis  toujours  félicité  d'avoir  fait  établir 
un  exutoire ,  qui  a  le  double  avantage  d'imprimer 
une  nouvelle  direction  à  la  sensibilité,  et  de  rem- 
placer l'excrétion  habituelle  que  j'ai  montré  avoir 
lieu  dans  la  plupart  des  passions. 

Musique.  —  La  musique  ,  si  justement  définie  : 
une  suite  de  sons  qui  s  appellent ,  ne  nous  a  pas 
été  donnée  uniquement  pour  charmer  nos  oreilles , 
mais  aussi  pour  soulager  nos  douleurs  et  calmer  nos 
passions.  Les  anciens  connaissaient  bien  toute  sa 
puissance,  eux  qui  l'employaient  si  fréquemment 
pour  combattre  les  affections  nerveuses ,  et  sur- 
tout les  maladies  produites  ou  entretenues  par  quel- 
que cause  morale  ;  aussi  l'avaient -ils  surnommée 
incantatio  morborum.  D'où  vient  donc  que  nous 
faisons  si  peu  usage  d'un  moyen  curatif  aussi  sim- 
ple qu'agréable  ?  Nierions-nous  ,  par  hasard  ,  les 
guérisons  nombreuses  rapportées  par  les  auteurs 
les  plus  dignes  de  foi  ?  Je  ne  le  pense  pas.  Serait-ce 
parce  que  nous  ne  pouvons  pas  expliquer  d'une  ma- 
nière satisfaisante  son  mode  d'action  sur  l'orga- 
nisme ?  Mais  nous  en  sommes  là  pour  la  plupart  des 
médicaments  que  nous  prescrivons  tous  les  jours. 
Soyons  de  bonne  foi  :  n'est-ce  pas  plutôt  la  crainte 
du  ridicule ,  qui  nous  empêche  d'avoir  plus  souvent 
recours  à  ce  mode  de  traitement,  trop  peu  apprécié 
en  France,  où  l'on  ne  s'arrête  guère  qu'à  la  surface 
des  choses  ?  Il  y  aurait  alors  de  notre  part  une  fai- 
blesse bien  coupable.  Après  tout ,  un  seul  malade 
guéri  ou  soulagé ,  un  seul  aliéné  rendu  à  la  raison , 


170  TP.AITEMENT   DES    PASSIONS. 

un  seul  infortuné  délivré  d'une  passion  qjii  le 
tyrannisait ,  nous  dédommagera  amplement  des 
mauvaises  plaisanteries  de  la  sottise  ou  de  l'i- 
gnorance. 

«  On  ne  saurait  croire,  dit  le  docteur  Rocques,  com- 
bien la  musique  est  capable  de  modifier  les  affections 
dont  la  cause  paraît  résider  spécialement  dans  l'ap- 
pareil nerveux.  Elle  soulage  surtout  cette  espèce 
d'hypochondrie  provoquée  par  les  travaux  excessifs 
de  l'esprit,  par  les  grandes  agitations  morales.  Je 
me  rappelle  qu'un  ministre  fameux,  qui  avait  pris 
une  grande  part  à  notre  première  révolution  ,  et  que 
Napoléon  avait  fait  duc,  était  tombé,  en  1815,  dans 
une  sorte  de  vésanie,  accompagnée  d'hallucinations 
qui  montraient  à  son  esprit  épouvanté  des  spectres 
menaçants  prêts  à  le  saisir.  Les  accès  de  cette  affec- 
tion mentale  étaient  suivis  de  palpitations  ,  de  mou- 
vements convulsifs  des  membres  inférieurs  ,  d'in- 
somnie et  d'une  profonde  tristesse.  Les  sons  de  la 
harpe  lui  donnèrent  d'abord  un  peu  de  calme ,  ra- 
menèrent peu  à  peu  le  sommeil,  et  dissipèrent  en- 
tièrement les  accès  d'hypochondrie.  C'est  ainsi  que 
la  harpe  de  David  apaisait  la  sombre  mélancolie  de 
Saùl.»  Dans  son  bel  établissement  de  Saint-Remy 
(Bouches-du-Rhône) ,  le  docteur  Mercurin  ne  traite 
guère  ses  aliénés  que  par  la  musique  et  la  danse,  et 
l'on  assure  qu'il  en  obtient  les  plus  heureux  résultats. 
Depuis  trois  ou  quatre  ans,  ces  deux  moyens  ne  sont 
pas  non  plus  employés  sans  quelques  succès  à  Bi- 
cêtre  et  à  la  Salpètrière. 

A  la  suite  de  vives  affections  morales,  une  jeune 
femme  était  plongée  dans  une  profonde  mélancolie 


TRAITEMENT  DES   PASSIONS.  '  17t 

qui  minait  sa  constitution  naturellement  très-frêle. 
Atteinte  en  outre  de  fréquentes  héraoptysies ,  elle 
tomba  bientôt  dans  un  marasme  effrayant,  accom- 
pagné de  convulsions  et  de  syncopes  qui  duraient 
des  heures  entières.  Les  symptômes  les  plus  alar- 
mants faisaient  présager  sa  fin  prochaine ,  lorsque 
le  professeur  Alibert,  son  médecin,  voulut  voir  si  la 
musique,  qu'elle  aimait  beaucoup,  ne  pourrait  pas 
apporter  quelque  soulagement  à  ses  horribles  souf- 
frances. Il  s'entend  à  cet  effet  avec  le  célèbre  Béna- 
zet ,  qu'il  enferme  dans  un  cabinet  attenant  à  la 
chambre  à  coucher.  L'artiste  commence  par  tirer  de 
son  instrument  des  accords  doux  et  tristes,  qu'il  juge 
en  harmonie  avec  les  sentiments  de  la  malade.  Celle- 
ci  les  a  entendus,  les  a  compris  au  milieu  même  de 
son  délire,  qui,  de  moment  en  moment,  se  calme 
d'une  manière  visible  aux  sons  mélodieux  du  magi- 
que violoncelle.  Ravi  de  ce  premier  résultat,  Alibert 
va  trouver  M.  Bénazet,  et  lui  demande  des  variations 
sur  un  air  assez  gai.  Ce  nouveau  morceau,  d'un  mou- 
vement plus  rapide,  est  encore  mieux  goûté  par  la 
moribonde,  dont  la  tête  marque  la  mesure  avec  la 
plus  grande  précision.  Une  demi-heure  s'est  écoulée 
depuis  l'instant  où  a  commencé  cette  symphonie  im- 
provisée en  quelque  sorte  sur  le  bord  d'une  tombe  : 
cependant  la  tête  ne  bat  plus  la  mesure  avec  la  même 
régularité;  les  traits  deviennent  moins  mobiles;  les 
yeux,  auparavant  entr'ouverts  et  convulsés,  se  fer- 
ment peu  à  peu  ;  puis  un  sommeil  paisible  ,  favorisé 
par  les  sons  harmoniques  les  plus  suaves,  s'empare 
de  la  malade,  qui,  à  son  réveil ,  présente  un  mieux 
inespéré.  Le  même  moyen  est  répété  pendant  deux 


172  TRAITEMENT    DES    PASSIONS. 

jours  de  suite  avec  le  même  succès ,  et ,  quelques  se- 
maines après,  cette  jeune  dame  était  en  pleine  con- 
valescence. 

M.  Bénazet ,  de  qui  je  tiens  ce  fait  intéressant , 
m'a  également  assuré  qu'à  la  suite  d'une  fièvre  ty- 
phoïde qu'il  eut  pendant  sa  jeunesse,  il  ne  fut  tiré 
d'une  profonde  léthargie  qu'en  entendant  la  marche 
des  Tartares  de  Kreutzer,  jouée  dans  la  rue  par  un 
orgue  de  Barbarie.  Son  père ,  qui  un  moment  aupa- 
ravant le  croyait  mort ,  fit  tout  à  coup  remarquer 
au  médecin  que  les  pieds  du  moribond  semblaient 
suivre  la  mesure  de  l'air  pour  lequel  il  avait  toujours 
montré  une  grande  prédilection.  Tous  deux  appe- 
lèrent aussitôt  le  joueur  d'orgue,  et  lui  prescrivirent 
de  continuer  l'air  favori  du  jeune  musicien,  qui, 
marquant  plus  fortement  la  mesure  ,  ne  tarda  pas 
à  recouvrer  connaissance.  Quinze  jours  après  ,  il 
était  en  pleine  guérison. 

Ces  observations,  auxquelles  j'en  pourrais  ajouter 
beaucoup  d'autres,  prouvent  suffisamment  l'effica- 
cité de  la  musique ,  même  dans  les  cas  les  plus  dés- 
espérés. Si  d'autres  fois  elle  n'a  pas  amené  des  ré- 
sultats aussi  heureux ,  c'est  d'abord  qu'il  n'y  a  pas 
de  remède  universel  et  infaillible ,  puis  ,  qu'il  ne 
suffit  pas  de  faire  entendre  des  sons  plus  ou  moins 
mélodieux  ou  harmonieux  à  celui  qui  souffre ,  mais 
qu'il  faut  que  ces  sons  soient  en  rapport  avec  sa  sen- 
sibilité, son  goiit,  la  nature  de  sa  maladie  ou  de  sa 
passion.  Je  dirai  plus,  enfin,  c'est  que ,  dans  quel- 
ques affections  morales,  et  en  particulier  dans  l'a- 
mour, la  musique  doit  être  prudemment  interdite, 
parce  qu'elle  ne  ferait  qu'augmenter  la  violence  d'un 


TRAITEMENT   DES   PASSIONS.  173 

sentiment  auquel  plus  d'une  fois  elle  a  donné  nais- 
sance. 

Antagonisme  des  passions.  —  Il  est  un  art  qui  de- 
mande une  grande  réserve  et  une  non  moins  grande 
habileté ,  c'est  celui  de  calmer  les  passions  en  les 
opposant  les  unes  aux  autres.  C'est  ainsi  qu'on  est 
parvenu  à  guérir  l'avarice  par  l'amour,  l'amour  par 
le  dégoût  ou  le  mépris ,  et  qu'une  profonde  dou- 
leur, accompagnée  de  mélancolie  suicide,  s'est  quel- 
quefois dissipée  par  l'espérance  et  les  rêves  de  gloire 
qu'on  avait  su  faire  naître  chez  des  esprits  disposés 
à  l'ambition.  J'aurai  occasion  de  revenir  sur  ce  su- 
jet délicat  dans  la  seconde  partie  de  cet  ouvrage , 
eu  ra'occupant  du  traitement  qui  convient  à  chaque 
passion. 

Aux  conseils,  aux  moyens  hygiéniques  précédents, 
joignez  les  émissions  sanguines,  les  évacuants,  les 
exutoires,  quelques  antispasmodiques,  et  surtout  les 
bains,  éminemment  propres  à  calmer  l'irritabilité 
excessive  du  système  nerveux,  et  vous  aurez  les  prin- 
cipaux remèdes  qu'emploie  la  médecine  contre  les 
passions,  si  nuisibles  aux  individus,  dont  elles  trou- 
blent l'intelligence  et  détruisent  complètement  la 
santé. 

En  résumé ,  le  traitement  médical  des  passions 
consiste  : 

1"  A  bien  étudier  la  prédominance  organique  et 
son  influence  sur  le  besoin  surexcité  ; 

2°  A  neutraliser  cette  influence  par  tous  les  modi- 
ficateurs hygiéniques  qui  viennent  d'être  énumérés; 

3°  A  éloigner  les  causes  occasionnelles  de  la  pas- 
sion ; 


174  tRAlTEMKNT    DES    CASSIONS. 

4"  A  imprimer  aux  idées  une  nouvelle  direction , 
afin  de  répartir  d'une  manière  convenable  la  sur- 
activité du  besoin  dominant  ; 

5°  A  rompre  la  périodicité  de  l'habitude  que  l'on 
remarque  dans  certaines  passions,  notamment  dans 
celles  qui  dépendent  des  besoins  animaux  ; 

6"  Enfin ,  à  s'efforcer  de  ramener  à  l'état  normal 
les  organes  foyers  de  la  passion,  ou  ceux  sur  les^^ 
quels  la  passion  a  retenti ,  et  qui ,  à  leur  tour ,  ré- 
agiraient sur  elle  pour  en  augmenter  l'intensité. 
Dans  le  plus  grand  nombre  des  cas  ,  on  atteindra  ce 
but  à  l'aide  des  agents  thérapeutiques  ordinaires , 
pourvu  qu'on  les  emploie  de  concert  avec  les  moyens 
moraux  les  plus  propres  à  agir  sur  l'esprit  du  ma- 
lade, afin  de  lui  rendre  le  calme,  sans  lequel  il  n'y 
a  ni  santé  ni  vertu. 

J'arrive  maintenant  au  traitement  pénal  ou  plutôt 
législatif. 

frai  le  ment  législatif. 

Orif^ine  et  nécessité  des  lois.  —  L'homme,  ce  com- 
posé de  passions,  est  destiné  à  vivre  en  société; 
mais  la  société  elle-même  développe  de  nouvelles 
passions,  que  l'homme  isolé  ne  connaîtrait  pas,  et 
qui  tendent  à  troubler  la  tranquillité  générale  :  de 
là  naît  la  nécessité  des  lois  pour  prévenir  ou  pour 
réprimer  les  suites  funestes  des  passions. 

Maintenir  l'union  entre  tous  les  membres  de  la 
société  ,  concilier  l'intérêt  des  particuliers  avec  l'in- 
térêt général ,  tel  est  le  but  que  doit  se  proposer 
tout  législateur.  De  ce  principe  conservateur  dérive 


iraiteMent  des  passions.  175 

la  définition  de  la  justice ,  qui  est  la  base  de»  lois  : 
La  justice  est  une  volonté  ferme  et  constante  de  rendre 
à  chacun  ce  qui  lui  appartient.  D'après  cette  défini- 
tion ,  le  léjjislateur  admet  que  les  membres  de  la 
société  n'ont  pas  tous  la  volonté  ferme  et  constante 
de  rendre  à  chacun  ce  qui  lui  appartient;  il  recon- 
naît l'égoïsme  des  passions ,  et  doit  s'efforcer  d'y 
mettre  un  frein. 

Les  hommes  ont  toujours  eu  les  mêmes  passions  ; 
mais  elles  ont  subi  l'influence  des  climats,  de  la 
nourriture ,  des  mœurs ,  des  formes  de  gouverne- 
ment, etc.  :  d'où  l'origine  des  diverses  coutumes  qui 
régissent  certaines  peuplades,  et  qui  régissaient  la 
France  elle-même  avant  la  révolution  de  1789.  Lors- 
que les  peuples  se  sont  trouvés  réunis  en  grandes  na- 
tions, soit  par  suite  d'événements  politiques,  soit  par 
communauté  d'intérêts ,  soit  enfin  par  la  marche 
de  la  civilisation  ,  qui  tend  à  rapprocher  tous  les 
hommes ,  le  besoin  d'une  législation  commune  s'est 
fait  sentir,  et  alors  le  législateur  est  intervenu  pour 
donner  force  de  loi  à  ce  que  l'usage  seul  avait  d'a- 
bord établi  :  d'où  la  division  du  droit  en  droit  écrit 
et  en  droit  non  écrit  (t). 

Des  rapports  que  les  hommes  ont  les  uns  avec 
les  autres  naissent,  avons-nous  vu,  des  passions, 
sources  de  trouble  pour  la  société;  or,  ces  rapports 


(1)  Le  droit  en  général  peut  élre  défini  ;  l'ensembiedes  préceptes 
servant  à  distinguer  le  juste  et  l'injuste;  p'est  la  règle  des  actions 
des  hommes  par  rapport  aux  hommes,  comme  la  religion  est  la 
règle  des  actions  des  hommes  par  rapport  à  Dieu.  Du  mot  latin  y'ttJ, 
le  droit ,  dérivent  justitia ,  \a  justice,  la  volonté  d'observer  le  droit, 
etjurispiudentia,  \ai  jurisprudence,  la  cunaaissance  acquise  du  droit. 


!70  TRAITEMENT    DES   PASSIONS. 

peuvent  être  de  trois  ordres  :  1°  ceux  qui  existent 
de  particulier  à  particulier  et  qui  donnent  nais- 
sance à  l'envie,  à  la  jalousie ,  à  la  haine ,  à  la  ven- 
geance ,  à  l'avarice,  à  la  passion  du  jeu  et  à  tous  les 
excès  de  l'amour,  l/enserable  des  lois  destinées  à 
régler  ces  rapports  constitue  le  droit  civil ,  jus  pri- 
vatani  des  Romains.  2°  Des  rapports  qui  existent 
entre  les  gouvernements  et  les  gouvernés  naissent 
l'ambition  ,  la  passion  de  la  liberté,  le  fanatisme  po- 
litique. Les  lois  qui  déterminent  ces  rapports  sont 
relatives  à  la  division  des  pouvoirs ,  à  la  forme  de 
l'administration ,  à  la  police  et  à  la  sûreté  des  ci- 
toyens ;  elles  constituent  le  droit  public  ou  politique  : 
telle  est  la  charte  constitutionnelle  des  Français. 
S''  Enfin  ,  les  guerres,  et  toutes  les  atrocités  que  ces 
grandes  vengeances  entraînent  après  elles,  attestent 
que  les  nations  ont  aussi  leurs  passions  comme  les 
simples  particuliers  :  de  là  encore  les  lois  qui,  sous 
le  nom  de  droit  des  gens,  servent  à  régler  les  rap- 
ports de  nation  à  nation  ,  et  comprennent  les  trai- 
tés ,  les  droits  de  la  guerre  et  de  la  paix.  Le  droit 
•des  gens  prend  le  nom  de  droit  naturel  quand  on 
l'oppose  au  droit  civil ,  et  qu'on  désigne  par  là ,  non 
|)as  le  droit  entre  nations  ,  mais  le  droit  commun 
-à  tous  les  hommes. 

Mais  une  loi  ne  saurait  exister  en  l'absence  d'une 
sanction,  d'une  peine;  car  l'injustice  des  hommes, 
qui  a  rendu  les  lois  nécessaires,  les  porte  égale- 
ment à  les  mépriser  et  à  les  enfreindre.  Aussi,  à 
côté  des  lois  qui  permettent  ou  qui  défendent,  les 
législateurs  ont-ils  établi  des  lois  pénales  pour  rete- 
nir par  l'intérêt  pécuniaire ,  par  la  honte  ou  par 


IRAITEMENT    DES    PASSIONS.  177 

la  crainte ,  les  hoiniiics  qui  méconnaissent  les  sen- 
timents sociaux  que  Dieu  a  gravés  dans  notre  âme. 

Ce  n'était  pas  encore  assez  :  il  fallait  instituer  des 
magistrats  chargés  d'appliquer  la  loi  ;  et ,  comme 
dans  l'exercice  de  leurs  fonctions  ces  magistrats 
pouvaient  eux-mêmes  se  laisser  diriger  par  des  vues 
d'intérêt  personnel ,  d'affection  ,  de  haine  ou  de  ven- 
geance ,  on  a  créé  la  procédure,  c'est-à-dire ,  d'après 
Pothier,  «la  forme  suivant  laquelle  on  doit  intenter 
les  demandes  en  justice ,  y  défendre ,  instruire  et 
juger,  se  pourvoir  contre  les  jugements,  et  les  faire 
exécuter.»  Si  la  procédure  a  pour  objet  d'obtenir 
la  répression  d'un  délit  ou  d'un  crime  ,  elle  prend 
le  nom  de  procédure  criminelle  ;  lorsqu'elle  règle 
simplement  la  manière  d'instruire  et  de  juger  un 
différend,  elle  s'appelle proce^/wre  civile. 

Enfin,  pour  que  l'erreur  régnât  le  moins  possible 
dans  les  décisions  humaines,  le  législateur  a  formé 
des  tribunaux  chargés  de  reviser  les  jugements  éma- 
nés d'un  premier  tribunal,  inférieur  en  nombre  et 
en  lumières ,  institution  qui  constitue  ce  qu'on 
nomme  les  degrés  de  juridiction.  Quant  à  la  police, 
qui  est  établie  pour  maintenir  l'ordre  public ,  on 
la  divise,  en  France,  en  police  administrative  et 
police  judiciaire.  La  première,  confiée  aux  autori- 
tés administratives  (ministres,  préfets,  sous-préfets, 
maires  et  adjoints),  a  pour  but  de  prévenir  les  dé- 
lits; la  seconde,  de  les  rechercher,  d'en  rassembler 
les  preuves ,  et  d'en  livrer  les  auteurs  aux  tribunaux. 
Le  procureur  du  roi  exerce  la  police  judiciaire  sous 
les  ordres  du  procureur  général,  et  sous  l'autorité 
des  cours  royales.  11  est  suppléé  dans  cette  fonction 

12 


178  IRAIIEMKM'    DES    PASSIONS. 

par  SCS  substituts,  et  aidé  par  d'autres  ot'Hciers  de 
police  judiciaire,  tous  placés  sous  sa  surveillance. 
Ces  auxiliaires  sont  les  juges  d'instruction,  les  juges 
de  paix ,  les  officiers  de  gendarmerie ,  les  commis- 
saires généraux  et  particuliers  de  police,  ainsi  que 
lëë  maires  et  adjoints.  Toutefois,  le  procureur  du 
roi  eèt  seulement  chargé  de  la  police  judiciaire  re- 
lative aux  délits  et  aux  crimes;  les  contraventions 
sont  plus  partitullêrement  du  ressort  dies  cortirilis- 
saires  de  police ,  des  maires  et  adjoints ,  ainsi  que 
dfes  gardes  champêtres  et  forestiers,  en  ce  qui  les 
concerne. 

Division  des  crimes.  —  A  Rome,  ainsi  qu'à  Atliè- 
liies,  on  divisa  longtemps  les  crimes  en  cri ihes  pu- 
blics et  crimes  privés.  Les  crimes  publics  étaient 
ceux  qui  intéressaient  la  société  en  général,  et  cha- 
cun avait  le  droit  d'en  accuser  ;  les  crilnes  privés 
intéressaient  des  particuliers,  qui  seuls  pouvaient 
s'en  plaindre  :  ces  derniers  étaient  le  vol,  la  rapiUe, 
le  dommage,  l'injure.  Les  crimes  publics  étaient 
subdivisés  1°  en  ordinaires,  ceux  que  la  loi  avait  pré- 
vus, et  dont  le  châtiment  était  déterminé;  2°  en  ea;- 
traordinaires,  ou  non  prévus  par  la  loi,  et  dont  le 
châtiment  dépendait  dU  juge. 

Montesquieu  admet  qUatre  sortes  de  crimes,  selon 
qu'ils  portent  atteinte  à  la  religion,  aux  moeurs,  à  la 
tranquillité  ou  à  la  siireté  des  citoyens. 

La  nature,  la  société,  la  loi,  sont,  dit  Pastorèt, 
les  premiers  objets  du  respect  des  honihies;  les  vio- 
ler, c'est  être  coupable  :  on  peut  donc,  selon  ce  ju- 
risconsulte, définir  le  crime  un  outrage  fait  à  la  na- 
ture, a  la  soci-été  où  à  la  loi  POSITIVE  ;  car  il  est  des 


tRMtEMRNt    DES    PASSIONS.  1  tO 

aolions  que  la  loi  periret ,  quoique  la  nature  les 
désavoue ,  comme  il  est  des  actions  réellement  cri- 
minelles, quoique  le  léj^islateur  ne  les  défende  pas. 
A  la  première  classe  appartiennent  tous  les  jjenres 
d'homicide,  ainsi  que  les  crimes  envers  les  parents 
et  l'autorité  royale.  La  seconde  renferme  les  délits, 
dont  les  uns  sont  regardés  tels  chez  presque  tous 
les  peuples,  comme  l'adultère,  tandis  que  les  autres 
sont  permis  chez  certaines  nations  (inceste,  polyga- 
mie). La  troisième  classe  comprend  les  actions  qui 
ne  sont  opposées  ni  à  la  nature,  ni  au  bonheur  es- 
sentiel de  la  société ,  mais  que  la  loi  positive  place 
au  rang  des  délits,  par  une  interdiction  qui  peut 
elle-même  être  un  outrage  fait  à  la  loi  naturelle  : 
le  monopole  et  l'esclavage  sont  de  ce  nombre.  On 
voit  qu'ici  il  n'est  pas  fait  mention  des  crimes  reli- 
gieux, parce  que,  ajoute  Pastoret,  «  la  loi  doit  pimir 
l'action ,  jamais  l'opinion;  celle-ci,  connue  de  Dieu 
seul,  ne  devient  soumise  à  la  vengeance  de  la  société 
qu'autant  qu'elle  trouble  l'ordre  public.  »  (Voyez  Des 
Lois  pénales.) 

Selon  la  remarque  judicieuse  du  même  écrivain, 
la  manière  dont  on  divise  les  crimes  n'est  pas  aussi 
indifférente  qu'on  pourrait  le  croire  :  elle  est  le  fon- 
dement de  la  gravité  du  délit,  et  par  conséquent 
de  la  peine.  Il  serait ,  en  effet ,  d'une  haute  impor- 
tance de  faire  sortir  la  nature  de  la  peine  de  la  na- 
ture même  du  crime.  Ainsi,  l'on  devrait  punir  par 
rhumiliation  le  délit  fruit  de  l'orgueil;  le  délit  fruit 
de  la  vanité ,  par  le  ridicule.  C'est  mal  connaître  le 
cœur  humain  que  d'appliquer  à  ces  vices  des  châ- 
timents corporels  et  pécuniaires;  les  derniers  exal- 


180  TRAITEMENT    DES    PASSIONS. 

tcront  même  le  sentiment  qu'on  voulait  réprimer, 
et  si  le  fanatisme  se  mêle  à  l'orgueil ,  il  trouvera  un 
nouvel  aliment  dans  les  peines  corporelles.  D'après 
ces  principes,  les  crimes  devraient,  le  plus  or- 
dinairement, subir  une  peine  pécuniaire  chez  un 
peuple  négociant  et  ami  de  l'or;  une  peine  infa- 
mante chez  un  peuple  sensible  à  l'honneur;  une 
peine  corporelle  chez  un  peuple  mou  et  voluptueux. 
«C'est  le  triomphe  de  la  liberté,  dit  Montesquieu, 
lorsque  les  lois  criminelles  tirent  chaque  peine  de 
la  nature  particulière  du  délit.  » 

Proportion  entre  les  peines  et  les  délits.  —  La  peine, 
pour  être  juste,  doit  être  proportionnée  à  la  faute. 
Ici  les  législateurs  n'ont  pas  toujours  évité  le  dou- 
ble écueil  de  sévir  trop  rigoureusement  contre  les 
délits  faibles ,  et  d'infliger  aux  grands  crimes  un 
châtiment  trop  léger  et  sans  rapport  avec  le  mal 
qu'ils  occasionnent.  Cependant ,  si  l'on  veut  que  la 
peine  serve  non-seulement  à  punir  les  crimes,  mais 
encore  à  les  prévenir  en  effrayant  les  coupables,  il 
faut  qu'elle  soit  en  rapport  avec  \ influence  du  crime, 
avec  la  qualité  du  crime,  avec  ses  circonstances, 
son  issue;  avec  le  degré  d'intelligence  du  coupable, 
avec  son  âge  et  son  sexe,  avec  l'opinion  et  les  mœurs 
de  la  nation  chez  laquelle  le  crime  a  été  commis.  Il 
faut  surtout  considérer  le  caractère  moral  de  l'acte, 
et  ne  s'arrêter  que  secondairement  au  dommage 
matériel  causé  soit  à  la  société,  soit  aux  individus; 
se  rappeler  que  c'est  l'agent  et  non  l'acte  en  lui- 
même  qu'il  faut  punir.  C'est  ainsi  qu'on  ne  mettra 
pas  sur  la  même  ligne  l'imprudence  et  la  méchan- 
ceté, et  qu'on  ne  punira  jamais  l'homme  tout  à  fait 


nuiTEMENr    DES    PASSIONS,  (81 

privé  de  sa  raison ,  quel  que  soit  le  tort  matériel 
qu'il  ait  pu  causer.  Quelques  publicistes  auraient 
aussi  voulu  que  les  peines  fussent  proportionnées  à 
la  fortune,  à  la  position  sociale  des  délinquants; 
mais  cette  appréciation,  aussi  juste  qu'utile,  entraî- 
nerait les  plus  graves  incoiivénients,  et  introduirait 
dans  le  système  pénal  une  variété  de  punitions  qui 
ne  manquerait  pas  de  donner  lieu  à  l'arbitraire.  Du 
reste,  on  a  sagement  suppléé  à  l'impuissance  où 
était  la  loi  de  distinguer  les  nuances  des  crimes , 
en  introduisant  dans  le  code  français  le  minimum 
et  le  maximum,  assignés  à  la  gradation  des  peines 
temporaires ,  ce  qui  laisse  aux  juges  la  latitude 
nécessaire  pour  appliquer  la  peine  dans  de  justes 
proportions. 

Le  code  pénal  français  distingue  plusieurs  degrés 
d'infraction  à  la  loi ,  et  leur  donne  les  noms  de  con- 
travention, de  délit  et  de  crime. 

Les  contraventions  sont  des  infractions  à  de  sim- 
ples règlements  de  police ,  qui  ne  peuvent  entraî- 
ner d'autre  peine  qu'une  amende  de  1  franc  à  15 
francs,  et  un  emprisonnement  d'un  jour  à  cinq  jours. 

Les  délits  (1)  sont  des  infractions  qui,  à  raison  de 
leur  plus  grande  gravité,  sont  jugés  par  les  tribu- 
naux de  première  instance,  constitués  en  tribunaux 
de  police  correctionnelle.  Les  peines  en  matière  cor- 
rectionnelle sont:  1"  l'emprisonnement  de  correction 
à  temps;  2"  l'interdiction  de  certains  droits  civiques, 

(\)  C'est  à  tort  que  le  code  d'instruclion  criminelte  emploie  sou- 
vent le  mot  délit  pour  désigner  toute  espèce  d'infraction  aux  lois 
pénales,  lorsque  le  code  pénal  attache  à  ce  mot  l'idée  d'une  infrac-? 
lion  particulière. 


182  TRAITEMENT    DES    CASSIONS. 

civils  ou  de  famille  ;  3"  l'amende  ;  4°  la  réparation 
d'honneur. 

Le3  crimes  sont  les  infractions  que  la  loi  punit 
d'une  peine  afflictive  ou  infamante;  ils  sont  ju(|és 
par  les  cours  d'assises,  hormis  ceux  que  la  loi  sou- 
met à  des  tribunaux  spéciaux.  Le  code  pénal  dis- 
tingue ensuite  les  peines  en  celles  qui  sont  à  la  fois 
afflictives  et  infamantes,  et  celles  qui  sont  seule- 
ment infamantes.  Il  est  du  reste  à  remarquer  que 
uotre  Code  ne  se  charge  pas  de  définir  ce  qu'il  en- 
tend par  contravention,  par  délit,  par  crime.  Il  se 
contente  de  dire  :  toute  infraction  qui  entraîne  telle 
ou  telle  peine  est  une  contravention ,  un  délit  ou  un 
crime.  Et  en  cela,  on  peut  dire  que  notre  loi,  qui 
est  essentiellement  athée,  se  montre  conséquente 
avec  elle-même.  Il  faut  avouer  qu'il  eût  été  difficile 
qu'une  loi  aussi  positive  que  la  loi  française  donnât 
du  crime  une  définition  précise  et  nullement  arbi- 
traire. Le  savant  Merlin  le  définit  «une  action  mé- 
chante qui  blesse  directement  l'intérêt  public  ou  les 
droits  d'un  citoyen  ,  et  que  la  loi  punit  de  peines 
afflictives  ou  infamantes.»  Or,  on  voit  que  ce  juris- 
consulte, en  essayant  de  donner  du  crime  une  dé- 
finition plus  morale  que  ne  fait  la  loi,  se  borne  à 
le  qualifier  faction  méchante,  ce  qui  ne  présente 
pas  un  sens  assez  déterminé.  Les  peines  des  crimes 
réputées  afflictives  et  infamantes  sont  :  1"  la  mort; 
2°  les  travaux  forcés  à  perpétuité  ;  3"  la  déportation  ; 
4"  les  travaux  forcés  à  temps;  5"  la  détention;  6**  la 
réclusion.  Les  peines  simplement  infamantes  con- 
sistent :  1°  dans  le  bannissement,  2°  dans  la  dégra- 
dation civique. 


TRAITEMENT   DES    PASSIONS.  183 

Le  traitement  législatif  des  passions  offre  bien 
quelques  mesures  de  poliee  propres  à  les  prévenir; 
mais  il  consiste  surtout  à  punir  les  excès  qu'elles 
enfantent,  dès  le  moment  que  ces  excès  deviennent 
nuisibles  à  la  société:  sous  ce  rapport,  il  est  infini- 
ment plus  répressif  c\nc  préventif .  Les  moyens  ré- 
pressifs qu'emploie  notre  Code  sont- ils  toujours 
rationnels  et  vraiment  caralifs?  c'est  ce  que  va  nous 
montrer  l'examen  successif  des  différentes  espèces 
de  peines. 

De  l' Amende {i).  —  C'est  une  peine  pécuniaire  im- 
posée par  la  justice  aux  divers  genres  d'infraction 
à  la  loi.  \'ainende  criminelle  est  une  prestation  pé- 
ouniaire  au  profit  du  trésor  public  ;  elle  entraîne 
toujours  la  contrainte  par  corps  ;  l'amende  impovsée 
par  les  tribunaux  civils  n'est  qu'une  simple  indem- 
nité en  faveur  du  trésor ,  et  n'est  pas  considérée 
comme  une  peine.  —  Les  amendes  pour  simples 
contraventions  sont  aujourd'hui  de  1  franc  à  15 
francs  au  plus  ;  elles  sont  affectées  aux  communes. 
Pour  les  délits  et  les  crimes ,  leur  minimum  et  leur 
maxiiifmm  sont  déterminés  par  la  disposition  qui 
punit  ;  les  plus  faibles  sont  de  16  francs,  et  il  en  est 
dont  le  maximum  est  en  quelque  sorte  indéfini. 
(Voyez,  entre  autres,  l'article  164  du  Code  pénal.) 

L'amende  est  un  genre  de  peine  qu'on  retrouve 
infligée  chez  les  peuples  de  l'ancienne  Grèce.  Elle 


(t)  Amende  \\ev\X  du  latin  menda,  faute,  d'où  emendnre ,  corri- 
ger, réparer.  XJamende  honorable  était  une  peine  infanaanle,  qui 
consistait  à  avouer  publiquement  son  crime,  et  à  en  demander  par- 
don à  f^enouA  et  la  corde  au  cou.  Au  fij^uré  ,  c'est  une  réparation 
d'honneur. 


184  TRAITEMENT    DES    PASSIONS. 

rappelle  la  triste  fin  de  Miltiade.  L'envie  de  ses  con- 
citoyens l'ayant  injustement  condamné  au  genre  de 
mort  des  malfaiteurs  ,  le  magistrat  fit  commuer 
cette  peine  en  une  amende  de  50  talents  (1 50,000 fr.), 
et  comme  il  n'était  pas  en  état  de  la  payer,  le  peuple 
athénien  laissa  le  vainqueur  de  Marathon  mourir 
dans  les  fers ,  des  blessures  qu'il  avait  reçues  au 
service  de  l'Etat.  Sous  l'empire  romain  et  pendant 
le  règne  de  la  féodalité,  on  ne  vit  que  trop  souvent 
se  renouveler  de  semblables  abus,  dont  notre  légis- 
lation actuelle  rend  le  retour  impossible.  INous  fe- 
rons remarquer,  en  terminant ,  que  l'application  et 
l'emploi  des  amendes  ont  beaucoup  plus  d'impor- 
tance qu'on  ne  le  croit  généralement,  et  que,  sous 
ce  rapport,  elles  mériteraient  peut-être  de  fixer  da- 
vantage l'attention  de  ceux  qui  gouvernent. 

De  la  Confiscation.  —  La  confiscation  spéciale  est 
la  saisie  des  objets  ,  produits  ou  instruments  de 
l'infraction.  Elle  est,  ainsi  que  l'amende,  commune 
aux  matières  criminelles  et  correctionnelles.  Quant 
à  la  confiscation  générale  des  biens,  prononcée  pour 
quelques  crimes  par  le  code  pénal  de  1810,  elle 
a  été  abolie  par  la  charte  de  1814  et  par  celle 
de  1830.  L'abolition  de  cette  dernière  peine  repose 
sur  ce  principe ,  que  tout  moyen  de  punir  le  crime 
est  mauvais  quand  il  porte  sur  un  autre  que  sur  le 
coupable.  Dans  un  rapport  fait  au  Corps  législatif, 
l'orateur  du  gouvernement  impérial  se  résumait 
ainsi,  en  proposant  le  rétablissement  de  la  confis- 
cation générale  :  «  Les  crimes  contre  la  sûreté  de 
l'État  et  contre  la  personne  du  souverain  ont  des 
conséquences  désastreuses  ;  les  dommages  que  peut 


TRAITEMENT   DES   PASSIONS.  185 

occasionner  la  seule  tentative  de  ces  crimes  sont 
incalculables.  Ces  crimes  sont  ordinairement  sus- 
cités par  l'ambition  ;  les  ambitieux  qui  craindraient 
la  mort  seraient  rarement  des  conspirateurs  dange- 
reux :  la  peine  capitale  ne  suffirait  donc  pas  pour 
arrêter  l'exécution  de  leurs  desseins.  L'ambitieux , 
poussé  à  de  pareils  attentats  ,  ne  pense  pas  seule- 
ment à  son  élévation  personnelle;  il  croit  travailler 
aussi  pour  sa  postérité.  En  sondant  le  cœur  humain, 
en  développant  la  crainte  de  réduire  des  enfants  à 
l'indigence  ,  la  confiscation  générale  sera  souvent 
un  moyen  efficace  pour  le  détourner  de  l'exécution 
de  ses  projets.  Au  surplus ,  la  peine  de  la  confiscation 
intéresse  les  familles  elles-mêmes  à  surveiller  les  dé- 
marches de  leur  chef  et  à  le  retirer  du  précipice.  »Ces 
motifs  parurent  suffisants  à  Napoléon  pour  rétablir 
cette  peine,  qu'avait  abolie  l'Assemblée  nationale, 
et  que  les  Bourbons  abolirent  de  nouveau. 

Réparation  cl  honneur.  —  Cette  peine  ne  peut  pas 
être  infligée  pour  les  outrages  qui  concernent  les 
particuliers,  ni  prononcée  par  les  juges  civils.  Elle 
est  relative  aux  outrages  commis  envers  les  fonc- 
tionnaires publics  ou  agents  de  la  force  publique , 
et  doit  être  faite  à  l'audience  ou  par  écrit.  (  Code 
pénal,  art.  222-227.  ) 

De  la  Prison,  et  du  Système  pénitentiaire.  —  On  dé- 
signe sous  le  terme  général  de  prison  tout  lieu  où 
l'on  enferme  soit  des  individus  présumés  auteurs 
d'une  infraction  aux  lois ,  soit  des  individus  recon- 
nus coupables,  et  condamnés  par  les  tribunaux  à  la 
privation  de  la  liberté.  Dans  l'état  actuel  de  notre 


180  TRAITESIENT    DES    PASSIONS. 

lé^yislalion  criminelle,  il  existe  cinq  classes  de  pri- 
sons :  les  maisons  de  police  municipale  ,  les  maisons 
d'arrêt,  les  maisons  de  justice,  les  maisons  centrales 
de  correction,  les  maisons  de  détention  ou  de  force, 
et,  de  plus,  les  bagnes.  Quant  aux  prisonniers,  on 
les  divise  en  trois  catégories  :  la  première  se  com- 
pose des  inculpés,  c'est-à-dire  de  ceux  qui  sont  dé- 
tenus par  mesure  de  précaution  pendant  que  le  juge 
d'instruction  informe  sur  leur  position  ;  la  seconde 
est  celle  des  prévenus  ou  accusés,  c'est-à-dire  de  ceux 
qui ,  en  vertu  d'une  décision  judiciaire,  sont  traduits 
devant  les  tribunaux  de  police  correctionnelle  ou 
devant  les  cours  d'assises;  la  troisième,  enfin  ,  com- 
prend les  condamnés ,  qui ,  suivant  la  nature  de  leurs 
peines,  sont  répartis  dans  les  divers  établissements 
désignés  ci-dessus. 

La  détention  consiste  à  être  enfermé  dans  une  des 
forteresses  du  royaume.  Le  condamné  peut  com- 
muniquer avec  les  personnes  placées  dans  l'intérieur 
du  lieu  de  la  détention  ,  ou  avec  celles  du  dehors  ; 
cette  peine  ne  peut  durer  moins  de  cinq  ans,  ni  plus 
de  vingt  ans.  [Code  pénal ,^  art.  20.) 

La  réclusion  consiste  à  être  enfermé  dans  une 
maison  de  force,  et  employé  à  des  travaux  dont  le 
produit  pourra  être  en  partie  appliqué  au  profit  du 
condamné  {ibid. ,  21).  Cette  prévoyante  disposition 
excite  le  prisonnier  au  travail,  par  l'attrait  de  quel- 
que adoucissement  à  sa  position  présente,  et  par 
l'espoir  de  trouver  à  sa  sortie  un  fonds  de  réserve 
qui  lui  sera  précieux.  La  durée  de  la  réclusion  est 
de  cinq  à  dix  ans  (^ibid.).    On  se  rappelle  que  la 


TRAITEMENT    DES   PASSIONS.  187 

détention  et  la  réclusion  sont  des  peines  afflictive» 
et  infamantes,  tandis  que  l'emprisonnement  n'est 
qu'une  simple  peine  correctionnelle. 

C'est  surtout  de  la  bonne  discipline  des  piisons 
que  déj)end  l'efficacité  du  système  pénal,  mais,  mal- 
heureusement,  ces  établissements  sont  organisés 
d'une  manière  si  incomplète  que  la  plupart  des  in- 
dividus en  sortent  beaucoup  plus  pervers  qu'ils  n'y 
étaient  entrés.  Et  comment  pourrait -on  s'étonner 
du  nombre  toujours  croissant  des  récidives?  D'a- 
bord, dans  les  maisons  d'arrêt  et  de  justice,  il  n'y 
a  pas  encore  de  travail  établi  ;  en  second  lieu ,  le 
prévenu  et  le  condamné,  l'innocent  et  le  coupable, 
se  trouvent  imprudemment  confondus.  Ainsi,  tan- 
dis que  l'oisiveté  ouvre  le  cœur  du  prisonnier  aux 
impressions  du  vice  ,  une  communication  aussi 
dangereuse  qu'immorale  permet  au  criminel  de  ré- 
pandre ses  odieux  enseignements,  et  de  former  ces 
liaisons  funestes  qui,  plus  tard,  mettent  les  libérés 
dans  le  cas  de  s'associer  pour  les  plus  grands  for- 
faits. Dans  les  maisons  de  force,  le  travail  se  trouve, 
il  est  vrai,  organisé;  la  discipline  est  aussi  plus  ré- 
gulière; mais  le  mélange  des  détenus  de  toute  es- 
pèce existe  avec  les  mêmes  dangers;  mais  la  cantine 
est  encore  là  pour  satisfaire  à  tous  les  goûts ,  en 
fait  de  boissons  et  de  comestibles,  et,  d'autre  part, 
l'action  morale  du  directeur  se  trouve  à  chaque  in- 
stant paralysée  par  le  contrôle  obligé  de  l'entrepre- 
ueur,  véritable  sangsue  des  prisons,  dont  il  a  intérêt 
à  exploiter  les  vices.  Puisse  une  sage  législation  ap- 
porter bientôt  une  réforme  complète  à  un  état  de 
choses  aussi  affligeant,  et  transformer  réellement 


188  TRAIIEMENT    DES    PASSIONS. 

ces  écoles  du  vice  et  du  crime  en  asiles  de  correc- 
tion et  de  repentir  ! 

Sous  la  dénomination  générale  de  système  péni- 
tentiaire,  on  désigne  plus  particulièrement  deux 
modes  spéciaux  d'emprisonnement  en  usage  aux 
Etats-Unis  d'Amérique,  et  que  l'on  songe  depuis 
quelques  années  à  introduire  en  Europe,  savoir: 
1°  le  travail  solitaire  et  obligatoire  dans  la  cellule  ; 
2"  pendant  le  jour ^  le  travail  silencieux  dans  des  ate- 
liers communs ,  avec  réclusion  dans  la  cellule  durant 
la  nuit.  A  ce  dernier  système  ,  adopté  à  Auburn  ,  on 
préfère  généralement  celui  de  Philadelphie,  dans  le- 
quel Visolement  complet  ne  paraît  pas  exercer  plus 
d'influence  sur  la  mortalité ,  lorsqu'il  estjoint  au  tra- 
vail ;  où  l'on  n'a  pas  besoin  de  recourir  aux  coups 
de  fouet  pour  faire  obtenir  le  silence ,  et  où  les  as- 
sociations et  les  complots  sont  tout  à  fait  inconnus, 
la  discipline  n'ayant  à  s'exercer  que  sur  des  volon- 
tés individuelles.  Sans  doute,  à  Philadelphie,  le 
détenu  séquestré  peut  bien  quelquefois  ne  pas  vou- 
loir se  livrer  à  un  travail  suivi  ;  mais  alors,  enfermé 
dans  un  cachot  obscur,  il  n'a  plus  que  le  choix 
d'une  oisiveté  continuelle  au  sein  des  ténèbres,  ou 
d'un  travail  non  interrompu  dans  sa  cellule  ,  et  il 
se  hâte  presque  toujours  de  redemander  le  travail. 
Dans  le  cas  contraire,  l'enlèvement  de  son  lit  et  la 
diminution  de  sa  nourriture  ne  tardent  pas  à  le  ra- 
mener à  la  discipline  ,  quelles  que  soient  la  violence 
et  la  ténacité  de  son  caractère. 

Dans  un  excellent  Mémoire  sur  la  Mortalité  et 
la  Folie  dans  le  régime  pénitentiaire  ,  M.  Moreau- 
Christophe  a  démontré,  par  la  logique  des  faits, 


TRAITEMENT    DES    PASSIONS.  189 

que  non-seulement  le  régime  actuel  de  Philadelphie 
ne  peut  ni  tuer  ni  rendre  fou,  mais  encore  que  les 
détenus  qui  le  subissent  sont  aussi  bien  portants 
que  dans  le  meilleur  pénitentiaire  d'Amérique;  aussi 
bien  portants  qu'à  Berne ,  où  les  prisonniers  tra- 
vaillent en  plein  champ  ;  mieux  portants  qu'à  Ge- 
nève, où  l'on  suit  le  régime  d'Auburn  ;  mieux  por- 
tants ,  surtout ,  qu'en  France  ,  où  les  condamnés 
jouissent  de  tout  l'air,  de  toutes  les  distractions , 
de  tous  les  préaux,  sans  lesquels  on  prétend  que  les 
prisonniers  ne  peuvent  vivre.  L'Académie  royale 
de  médecine  pense  aussi  que  l'isolement  cellu- 
laire est  moins  dangereux  pour  la  raison  que  l'i- 
vrognerie ,  la  débauche ,  et  les  écarts  de  régime 
auxquels  se  livrent  les  criminels  lorsqu'ils  sont  li- 
bres ,  ou  lorsqu'ils  sont  enfermés  dans  les  prisons 
ordinaires. 

En  résumé ,  le  système  de  Y  isolement  modifié  paraît 
être  jusqu'ici  le  seul  qui  remplisse  toutes  les  condi- 
tions d'une  pénalité  complète:  1°  il  donne  satisfaction 
à  la  vindicte  publique  ;  2°  il  intimide  par  l'exemple  ; 
3°  il  empêche  la  contagion  de  s'étendre  ;  4°  enfin  ,  il 
favorise  l'amendement  pénitentiaire  du  condamné, 
en  rendant  son  repentir  possible  par  la  sévérité 
même  de  la  peine  et  par  les  bons  conseils  qu'il  peut 
recevoir. 

En  punissant  les  coupables ,  le  législateur  n'a  pas 
uniquement  eu  en  vue  d'intimider  les  citoyens  vi- 
cieux; il  a  dû  aussi  compter  sur  la  réforme  morale 
des  individus  frappés  par  la  loi.  C'est  ce  à  quoi 
l'on  pourra  parvenir,  en  multipliant  dans  les  prisons 
cellulaires  les  visites  du  directeur,  du  médecin  et 


190  TRAITEME^T    DES    PASSIONS. 

clf  raiimônicr.  L  n  moyen  <|\ii  n'exercerait  pas  ic 
intlueiu-e  moins  salutaire  serait  que  les  gouvei  e- 
ments  reconnussent  l'existence  d'une  corpora  m 
religieuse  spécialement  cliargée  du  soin  de*  prim- 
niers.  Combien  d'entre  eux  reviendraient  à  la  ve  d, 
si  la  loi ,  qui  les  isole  de  la  société  où  ils  ont  p  lé 
le  troidjlc,  les  environnait  d'hoiimies  honorais, 
occupés  h  leur  faire  reconr|uérir  leur  dignité  iO- 
rale,  en  leui-  inspirant  l'amour  du  travail,  e;?n 
pravant  dans  leur  esprit  des  idées  d'ordre  et  de  e- 
lijjion  ,  sans  lescpielles  la  société  ne  saurait  exis  r! 
Travaux  forces. —  La  peine  des  fers,  qui  es- 
tait avant  le  nouveau  Code,  fut  remplacée  âr 
celle  des  travaux  forcés.  La  peine  des  fers,  lit 
le  conseiller  d'Ktat  Treilliard  ,  n'étant  établie  lo 
pour  les  hommes  ,  avait  mis  ilans  la  néce.*^  lé 
d'introchiiie  poui-  li«  trmmes  la  peine  de  la  ^ 
clusion  ,  tandis  que  celle  des  travaux  forcés  st 
applicablr  aux  deux  sexes,  en  donnant  à  clui  m 
rcHpèce  de  travail  ipii  peut  lui  convenir.  Ainsi  es 
femmes  ne  pi'uvent  être  enq)loyées  à  ces  tra>  jx 
quedauK  des  maisons  «le  force;  les  hommes  peuMlf 
être  employés  à  loiite  espèce  de  travaux  pénil  s 
Pour  combler  la  distance  immense  qui  existe  ei  re 
imr  peine  lempoiaire  et  la  mort  ,  le  léjjislatei  a 
cru  devoir  élahiii-  celle  <les  travaux  forcés /7  ^^e/ éT- 
tiiili',  pensant  que,  sans  elle,  toute  proportion  eire 
la  peine  et  le  crime  serait  ab.soluincnt  ro»npue.  C  te 
dernière  peine  einpoile  la  mort  civile.  Huant  ui 
condamné  aux  travaux  fonés  à  temps,  il  est  c  rj- 
slitué  en  état  d  inlerdiclion  léjjale;  on  lui  nomif 
un  tuteur  et  un  subrojjé  tuteur,  comme  à  un  in-r- 


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TRAITEMENr    DES    PASSIONS,  i^jl 

dit  civil  ;  il  en  est  de  même  pour  les  condamnés  à 
la  détention  ou  à  la  réclusion. 

On  fait  ordinairement  précéder  les  travaux  forcés 
et  la  réclusion  par  Vexposition ,  à  moins  que  le  cou- 
pable ne  soit  mineur  de  dix-huit  ans  ou  septuagé- 
naire. Le  juge  peut  dispenser  de  cette  dernière  peine 
les  individus  qui  ne  sont  condamnés  qu'aux  travaux 
forcés  à  temps  et  à  la  réclusion  ,  si  ce  n'est  pas  pour 
récidive  ou  pour  faux ,  même  en  écriture  privée. 

Une  ordonnance  de  1828  avait  fait  établir  dans 
les  bagnes  des  catégories  de  moralités  présumées  ou 
reconnues;  elle  avait  aussi  prescrit  la  répartition 
des  forçats  d'après  la  durée  de  leur  peine.  Ces  clas- 
sifications ayant  été  supprimées  par  l'ordonnance 
de  1836,  les  condamnés  à  temps  et  ceux  qui  le  sont 
à  perpétuité  se  trouvent  aujourd'hui  confondus  en- 
semble. 

Etayé  de  l'opinion  de  M.  le  baron  Tupinier,  et 
des  observations  judicieuses  de  M.  le  commissaire 
Reynaud,  M.  Lauvergne ,  dans  son  ouvrage  sur  tes 
Forçats,  est  arrivé  à  cette  conclusion  :  «  Que  les  ba- 
gnes peuvent  être  considérés  comme  une  œuvre  de 
charité  fondée  en  faveur  des  voleurs  et  des  assassins, 
et  aussi  contraire  à  l'amélioration  morale  des  con- 
damnés que  funeste  aux  intérêts  de  la  société  ;  qu'il 
est  donc  urgent  que  les  philosophes  et  les  légistes 
s'occupent  de  les  remplacer  par  des  établissements 
réellement  utiles  ,  plus  en  rapport  avec  l'état  de  nos 
mœurs  et  de  nos  institutions.  » 

Déportation.  —  Cette  peine  consiste  à  être  trans- 
porté et  à  demeurer  à  perpétuité  dans  un  lieu  dé- 
terminé par  le  gouvernement,  hors  du  territoire 


192  TRAITEMENT    DES    PASSIONS. 

continental  du  royaume;  elle  est  particulicremenl 
réservée  aux  délits  politiques.  Le  déporté  qui  serait 
rentré  sur  le  territoire  du  royaume  est  condamné 
aux  travaux  forcés  à  perpétuité.  Par  le  fait  même  de 
la  déportation,  l'individu  est  frappé  de  mort  civile; 
néanmoins ,  dans  le  but  d'engager  le  condamné  à 
mériter,  par  une  conduite  sage,  de  recouvrer  la  vie 
civile  et  d'acquérir  l'état  de  colon  ,  la  loi  a  réservé 
au  gouvernement  la  faculté  de  lui  accorder  l'exer- 
cice des  droit»  civils  dans  le  lieu  de  la  déportation. 
Les  condanmés  à  la  déportation  et  à  la  détention 
devaient  d'abord  être  enfermés  dans  la  maison  du 
Mont-Saint-iMicliel,  puis  dans  la  citadelle  de  Dou- 
lens;  maintenant ,  aux  termes  de  l'article  17  du  code 
pénal  modifié    L.  C»  septembre  IS.X"),  art.  2\  les  dé- 
portés pourront  être  détenus  dans  une  prison  située 
dans  une  <'olonie  française. 

Uunuissement.  —  Le  bannissement  consiste  à  ètn 

transporté  par  ordre  du  gouvernement  liors  du  ter- 

ritoiie   du  royaume.  Sa  durée  est  i\v   cinq  ans  au 

moins  ou  de  dix  au  plus.  Nous  ra|)pellerons  ici  que 

la  <léportalion  est  rangée  par  le  Code  au  nombre  deh 

peines  afllictives  et  infamantes,  et  le  baimissemeni 

parmi  les  peiin's  .seulement  infamantes.  Celte  peint 

n'est    guère  affectée  «pi'aux  prévenus  politirpies  ei 

aux  fonctionnaires  coupables  d'un  crime  compro- 

mettanl   la  «iirelé  publique  :  par  exemple,  la  déli 

vrance   de    faux  passe-  ports.    Le   banni    n'est    pa^ 

privé  de   sa   liberté  comme  le  déporté,  parce  que. 

selon   l'observation  de   l'oraleur  <lu  gouvernement . 

on  peut  être  un  mauvais  citoyen  dans  un  pays,  el 

ne  l'être  pas  dans  un  autre.  La  présence  du  coupable 


1     "^^i 


TRAlTtMENT    DF,S    PASSIONS.  1)3 

d'un  délit  politique  n'a  pour  l'ordinaire  qu'un  dan- 
ger local,  et  qui  peut  disparaître  dans  le  gouverne- 
ment sous  lequel  le  banni  se  fixe.  La  déportation 
correspond  à  l'exil  perpétuel  des  anciens,  et  le  ban- 
nissement à  l'ostracisme. 

La  dégradation  civique ,  encourue  par  le  fait  seul 
d'une  condamnation  à  une  peine  afflictive  et  infa- 
mante, prive  du  droit  de  cité  et  de  port  d'armes, 
de  celui  d'être  juré,  témoin,  tuteur,  curateur,  mem- 
bre d'un  conseil  de  famille  ou  de  la  garde  nationale, 
et  employé  dans  l'instruction  publique  ;  de  celui  de 
porter  une  décoration  ,  de  concourir  aux  élections 
municipales,  et  de  servir  dans  les  armées  françaises. 
La  dégradation  civique  emporte  en  outre  la  destitu- 
tion et  l'exclusion  de  tous  emplois  ou  offices  publics. 
(Voyez  Code  pénal,  art.  28  et  34.) 

La  dégradation  peut,  pour  un  Français,  et  doit, 
pour  un  étranger  et  pour  un  Français  qui  a  perdu 
la  qualité  de  citoyen  ,  être  accompagnée  d'un  cm- 
prisonnement.  [Code  pénal,  art.  35.) 

Surveillance  de  la  haute  police,  privation  des  droits 
civiques,  civils  et  de  famille.  —  Deux  peines,  d'in- 
stitution nouvelle  ,  introduites  dans  le  Code  pénal , 
méritent  de  fixer  l'attention  à  cause  de  l'influence 
qu'elles  peuvent  avoir  :  l'une  est  le  renvoi  sous  la 
surveillance  de  la  haute  police;  l'autre,  l'interdic- 
tion des  droits  civiques,  civils  et  de  famille.  En  in- 
troduisant la  première  peine,  le  législateur  a  espéré 
comprimer  les  mauvaises  passions  de  ces  hommes 
qui,  après  avoir  déjà  subi  des  condamnations,  ne 
rapportent  dans  la  société  qu'un  surcroît  de  perver- 
sité et  d'audace.  Le  renvoi  sous  la  surveillance  de  la 

13 


f9<  TRAirEMF.NT    DES    PASSIONS. 

haute  police  est  en  effet  un  moyen  puissant  de  pré- 
venir de  nouveaux  crimes.  L'effet  de  ce  renvoi  est 
de  donner  au  gouvernement,  ainsi  qu'à  la  partie  in- 
téressée ,  le  droit  d'exiger,  soit  de  l'individu  placé 
dans  cet  état,  après  qu'il  aura  subi  sa  peine,  soit 
de  ses  père  et  mère,  tuteur  ou  curateur,  une  cau- 
tion solvable  de  bonne  conduite.  Faute  de  fourni,!* 
cette  caution,  le  condamné  reste  à  la  disposition 
du  gouvernement,  qui  a  le  droit  d'ordonner  son  éloi- 
gnement  de  certains  lieux,  ou  sa  résidence  continue 
dans  un  lieu  déterminé  de  l'un  des  départements. 
La  surveillance  est  temporaire  ou  perpétuelle. 

Les  droits  cidques  sont  certains  avantages  dont 
les  citoyens  jouissent  par  rapport  au  gouvernement, 
et  qui  leur  permettent  de  participer  à  la  puissance 
publique ,  savoir  :  de  voter  dans  les  assemblées  élec- 
torales, d'être  admissibles  à  tous  les  emplois  ,  etc. 

Les  droits  civils  sont  d'autres  avantages,  dont  les 
citoyens  jouissent  entre  eux,  et  qui  leur  sont  garan- 
tis par  la  loi  civile.  Les  principaux  sont  le  droit  de 
puissance  paternelle  ou  maritale,  et  tous  les  droits 
de  famille,  qui  en  sont  une  grande  partie,  tels  que 
ceux  d'être  nommé  tuteur,  de  succéder,  de  dispo- 
ser de  ses  biens,  et  d'en  recevoir  par  donation  entre 
vifs  et  par  testament. 

Sont  punis  de  la  privation  entière  ou  partielle  de 
ces  droits ,  les  individus  qui  ont  abusé  des  plus  belles 
fonctions  du  citoyen  pour  se  rendre  criminels,  ou 
qui,  par  leur  conduite  indigne,  ne  méritent  pas  la 
confiance  que  suppose  la  jouissance  des  droits  de 
citoyen.  (  Voyez  Code  civil,  art.  22-25 ,  et  Code  pé- 
nal, art.  42.)  L'interdiction  est  temporaire. 


l'P.MTr.MKNT    bRS    PASSIONS.  J95 

Peine  de  mort.  —  L'aulciir  du  ct'li'l)rr  Traité  des 
Délits  et  des  l'eines  avait  émis  rar^iiment  suivant  : 
«  Ou  l'homme  peut  disposer  de  sa  piopre  vie  (par  le 
suicide) ,  ou  bien  il  n'a  pu  donner  à  d'autres  le  droit 
qu'il  n'avait  pas  lui-même.  »  iMeriin,  après  avoir  ré- 
futé ce  sophisme  de  Beccaria,  pose  en  principe  que 
le  souverain  Etre,  en  créant  l'homme,  a  gravé  dans 
son  cœur  le  désir  de  se  conserver,  et  lui  a  par  con- 
séquent donné  le  droit  de  défendre  les  choses  qu'il 
a  acquises,  sa  liberté,  à  plus  forte  raison  sa  vie,  et 
que,  dès  lors,  il  a  le  droit  d'ôter  la  vie  à  son  agres- 
seur, s'il  ne  peut  conserver  la  sienne  qu'à  ce  prix. 
Puis  il  nie,  comme  une  proposition  établie  sans  au- 
cune espèce  de  preuve  ,  cette  autre  assertion  du  pu- 
bliciste  italien  :  «Que  l'expérience  de  tous  les  siècles 
prouve  que  la  peine  de  mort  n'a  jamais  empêché  les 
scélérats  déterminés  de  nuire  à  la  société.  »  «  Becca- 
ria ,  ajoute-t-il,  au  lieu  d'avoir  plaidé  et  gagné  la 
cause  de  l'humanité,  a  plaidé  la  cause  des  scélérats; 
mais,  heureusement,  il  l'a  perdue.»  L'abolition  de 
cette  peine,  que  nos  mœurs  réclament  pour  les  dé- 
lits politiques,  doit-elle  s'étendre  à  tous  les  crimes? 
C'est  une  question  qui  divisera  longtemps  les  publi- 
cisles.  Quoi  qu'il  en  soit ,  on  remarque  que,  depuis 
quelques  années,  le  jury,  par  un  abus  frappant  des 
circonstances  atténuantes ,  soustrait  à  la  peine  de 
mort  des  scélérats  coupables  de  parricide  avec  des 
circonstances  atroces ,  crime  qui  se  multiplie  cha- 
que   année  d'une   manière  effrayante   (  1  )   :    c'est 


(I)  ^  oir  les  Comptes  généraux  de  l'administradon  de  ht  justice  cri- 
minellp  en  France,  de  1S25  à   1841. 


lÔG  TRAITEMENT    DES    PASSIONS. 

manquer  essentiellement  à  sa  mission  et  à  son  de- 
voir. (Voir  les  termes  remarquables  de  l'article  342 
du  Code  cl  instruction  criminelle.) 

Antérieurement  à  1830,  le  parricide  devait  avoir 
le  poing  coupé  avant  d'être  exécuté;  cette  mutila- 
tion est  aujourd'hui  supprimée  :  le  parricide  est  seu- 
lement conduit  à  l'échafaud,  en  chemise  ,  et  la  tète 
couverte  d'un  voile  noir. 

La  condamnation  à  la  peine  de  mort  emporte  la 
mort  cii'ile,  qui  est  encourue  à  compter  du  jour  de 
l'exécution  réelle  ou  par  effigie ,  si  la  condamnation 
est  contradictoire,  et  au  bout  de  cinq  ans  après 
l'exécution  par  effigie,  si  elle  est  prononcée  par  con- 
tumace. (Voyez  Code  civil,  art.  27-32.) 

Modifications  apportées  aux  peines  par  l'âge ,  le 
sexe  on  les  excuses.  —  Prenant  en  considération  la 
jeunesse  et  la  caducité,  la  loi  apporte  aux  peines  les 
modifications  suivantes.  Quand  un  coupable  n'a  pas 
seize  ans  accomplis,  on  examine  s'il  a  commis  le 
délit  ou  le  crime  avec  ou  sans  discernement.  Dans  le 
premier  cas ,  la  peine  du  délit  est  réduite  à  la  moi- 
tié de  la  peine  d'un  majeur,  et  celle  du  crime  est 
commuée  en  une  détention  correctionnelle.  Dans  le 
second  cas,  le  mineur  est  acquitté;  mais  il  peut  être 
ou  remis  à  ses  parents ,  ou  bien  détenu  et  élevé  dans 
une  maison  de  correction.  (  Voyez  Code  pénal,  art. 
66-G9.  )  Le  coupable  a-t-il  atteint  sa  soixante  et 
dixième  année,  au  lieu  des  travaux  forcés  ou  de  la 
déportation ,  on  le  condamne  à  la  réclusion  ou  à  la 
détention,  et  il  n'est  jamais  exposé.  (Voyez  Code 
pénal,  art.  70,  72  et  22.) 

Quant  au  sexe,  si  une  femme  est  condamnée  à 


rrwiTKMUNT  i)i;s  passions,  197 

la  peine  de  mort,  et  qu'elle  soit  enceinte,  elle  ne 
la  subit  qu'après  sa  délivrance;  si  c'est  aux  travaux 
forcés,  elle  n'y  est  employée,  comme  nous  l'avons 
vu  précédemment,  que  dans  une  maison  de  force. 

Aucune  excuse  ne  saurait  affranchir  de  la  peine 
inflijjée  pour  une  contravention  ,  un  délit  ou  un 
crime,  si  la  loi  ne  le  décide  expres.sément ,  comme 
en  cas  de  meurtre  provoqué  par  des  violences  (rpaves 
envers  les  personnes  ,  ou  de  meurtre  commis  par 
l'époux  sur  son  épouse  et  sur  le  complice  de  celle- 
ci  ,  surpris  en  flagrant  délit  d'adultère  dans  la  mai- 
son conjugale.  [Code pénal ,  art.  65;  321-326.)  «  Bien 
plus,  dit  M.  Berriat-Saint-Prix,  qui  m'a  souvent  ici 
servi  de  guide,  quoique  le  consentement  soit  en  géné- 
ral nécessaire  à  la  criminalité  ,  le  défaut  d'intention 
n'excuse  pas  toujours.  C'est  ce  qui  a  lieu  lorsque  le 
délit  a  été  commis  dans  un  état  d'ivresse,  ou  lors- 
qu'il s'agit  en  général  d'infraction  à  des  lois  de  fi- 
nances, telles  que  celles  des  contributions  indirectes 
ou  droits  réunis,  et  des  douanes,  ou  aux  lois  sur  les 
eaux  et  forêts.  Enfin  ,  il  est  un  crime,  le  parricide  , 
qui  n'est  jamais  excusable.  [Code  pénal ,  art.  323.) 

«Néanmoins  ,  lorsqu'il  y  a  des  circonstances  atté- 
nuantes, les  cours  d'assises  doivent  réduire  ou  abais- 
ser la  peine  d'un  ou  de  deux  degrés ,  et  les  tribunaux 
correctionnels  peuvent,  même  en  cas  de  récidive, 
ne  prononcer  qu'une  amende  ou  un  emprisonne- 
ment ,  et  réduire  l'amende  au-dessous  de  16  francs  , 
et  l'emprisonnement  au-dessous  de  six  jours,  pourvu 
que  ces  peines  ne  soient  pas  inférieures  à  celles 
des  contraventions.  (  Voyez ,  pour  les  détails  ,  Code 
pénal ,   art.  463.)   La  même  règle  s'applique   aux 


198  TRAITEMENT    DES    FASSIONS. 

tribunaux  de  simple  police.  (  Code  pénal ,  art.  483.) 
On  voit,  par  ce  qui  précède,  que  l'excuse  n'ôte  pas 
la  criminalité  ,  qu'elle  fait  seulement  atténuer  la 
peine  du  délit.  » 

Je  terminerai  ce  qui  est  relatif  aux  excuses  par 
une  simple  réflexion  sur  l'article  64  du  Code  pénal , 
article  fort  moral,  sans  doute,  mais  beaucoup  trop 
vague,  et,  par  cela  même,  d'une  application  sou- 
vent difficile  :  «  11  n'y  a,  dit  cet  article,  ni  crime 
«  ni  délit  lorsque  le  prévenu  était  en  état  de  démence 
«au  temps  de  l'action,  ou  lorsqu'il  a  été  contraint 
«  par  une  force  à  laquelle  il  n'a  pu  résister.  »  De  cet 
article,  qui  demande  une  rédaction  plus  explicite , 
on  pourrait  tirer  la  conséquence  que  l'on  con- 
damne bien  des  innocents;  car  beaucoup  de  meur- 
triers, comme  presque  tous  les  suicides,  ^ovA  dans 
un  état  de  démence  ou  plutôt  d'aliénation  men- 
tale (1)  au  temps  de  l'action,  et  alors  ils  y  sont 
poussés  y^ûT  une  force  à  laquelle  ils  n'ont  pu  résister: 
cette  force  est  la  violence,  la  tyrannie  de  la  passion  , 

(1)  «Dans  le  lanjrage  judiciaire,  dit  Marc,  le  mot  démence  est 
pris  ordinairement  dans  une  acception  générale  équivalant  à  celle 
Ae  folie  ou  d'aliénation  mentale.  Dans  le  langago  médical,  au  con- 
traire, il  est  consacré  à  désigner  une  des  formes  générales  de  celte 
dernière,  et  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  toute  autre  lésion  de 
l'entendement.  Ainsi,  l'expression  ùi'  démence,  trop  vague  dans  son 
acception  légale,  est  beaucoup  trop  restreinte  dans  le  sens  médi- 
cal. »  [De  la  Folie.)  —  Quelques  médecins-légistes  admettent  la  mo- 
nomanie sans  délire;  la  plupart  la  regardent  comme  un  délire  par- 
tiel ;  le  savant  auteur  de  Y  Essai  sur  la  Thcoloi;ie  morale ,  le  P.  de 
Breyne,  prétend  qu'il  n'y  a  délire  que  lorsque  le  monomaniaque 
a  consommé  l'acte  où  l'entraînait  sans  motif  le  penchant  auquel  il 
aurait  pu  jusque-là  résister.  Ici  encore  ,  je  demanderai  si  l'on  s'en- 
tend bien  sur  la  signification  du  mol  délire. 


TRAITEMENT    DES    PASSIONS.  199 

qui,  arrivée  à  son  plus  haut  degré,  peut  enlever  le 
libre  arbitre,  et  porter  l'homme  à  commettre  des 
actes  dont  il  se  repent  aussitôt  que  la  raison  a  re- 
pris son  empire. 

Un  vœu  que  j'émettrai  de  nouveau  en  finissant, 
c'est  que  les  gouvernements  cessent  de  favoriser  le 
développement  des  passions  égoïstes  et  ambitieuses  ; 
c'est  qu'au  lieu  d'exercer  sans  cesse  la  mémoire  et 
l'imagination  ,  l'éducation  publique  s'attache  de 
préférence  à  former  le  jugement  des  enfants,  et 
à  développer  en  eux  les  sentiments  éminemment 
sociaux  ,  de  religion  ,  de  bienveillance,  d'ordre  et  de 
justice,  dont  les  gouvernants  doivent  les  premiers 
donner  l'exemple. 

—  IXous  avons  vu  que  le  système  des  peines  éta- 
blies par  les  lois  est  absolument  nécessaire  à  l'exis- 
tence du  corps  social  ;  mais  quel  est  le  fondement 
de  la  pénalité  ?  en  vertu  de  quel  droit  la  société 
croit-elle  pouvoir  sévir  contre  les  membres  q«i  trou- 
blent sa  tranquillité  ?  Ici ,  comme  dans  les  princi- 
pales questions  philosophiques  ,  on  trouve  deux 
théories  opposées,  dont  l'une,  conséquence  rigou- 
reuse du  matérialisme,  ne  reconnaît  d'autre  mobile 
que  Yintérêt  général  ;  tandis  que  l'autre  ,  rattachant 
la  société  à  une  origine,  divine  ,  substitue  à  la  loi  de 
l'intérêt  l'idée  plus  noble  et  plus  morale  de  la  jus- 
tice. Le  savant  traducteur  de  Platon,  M.  Cousin, 
dans  l'argument  de  Gorgias ,  expose  une  théorie 
mixte,  qui  me  paraît  admirablement  concilier  les 
deux  précédentes.  «  La  première  loi  de  l'ordre  est 
d'être  fidèle  à  la  vertu  ,  et  à  cette  partie  de  la  veitu 
qui  se  rapporte  à  la  société,  savoir:  la  justice.  Mais 


200  TRAITEMENT    DES    PASSIONS. 

si  l'on  y  manque  ,  la  seconde  loi  de  l'ordre  est  d'ex- 
pier sa  faille,  et  on  ne  l'expie  que  par  la  punition. 
C'est  un  fait  incontestable  qu'à  la  suite  de  tout  acte 
injuste  l'homme  pense,  et  v.e  peut  pas  ne  pas  pen- 
ser qu'il  a  démérité,  c'est-à-dire  mérité  une  puni- 
tion. Dans  l'intelligence,  à  l'idée  d'injustice  corres- 
pond celle  de  peine,  et  quand  l'injustice  a  lieu  dans 
la  sphère  sociale ,  la  punition  doit  être  infligée  par 
la  société.  La  société  ne  le  peut  que  parce  qu'elle  le 
doit.  Le  droit ,  ici ,  n'a  d'autre  source  que  le  devoir, 
le  devoir  le  plus  étroit,  le  plus  évident  et  le  plus  sa- 
cré ;  sans  quoi  ce  prétendu  droit  ne  serait  que  celui 
de  la  force,  c'est-à-dire  une  atroce  injustice,  quand 
même  elle  tournerait  au  profit  moral  de  celui  qui 
la  subit ,  et  en  un  spectacle  salutaire  pour  le  peuple... 
La  peine  n'est  donc  pas  juste  parce  qu'elle  est  utile 
préventivement  ou  correctivement  ;  mais  elle  est 
utile  de  l'une  et  de  l'autre  manière,  parce  qu'elle 
est  juste.  Cette  théorie  de  la  pénalité,  en  démon- 
trant la  fausseté,  le  caractère  incomplet  et  exclusif 
des  deux  théories  qui  partagent  les  publicistes ,  les 
achève ,  les  explique  ,  et  leur  donne  à  toutes  deux 
un  centre  commun  et  une  base  légitime.  »  En  pre- 
nant le  devoir  pour  fondement  de  la  pénalité,  le  lé- 
gislateur prouvera  qu'il  comprend  toute  la  sainteté 
de  sa  mission  ;  toutefois ,  il  ne  devra  pas  perdre  de 
vue  qu'il  n'a  reçu  de  Dieu  que  le  droit  de  faire  res- 
pecter cette  partie  de  la  morale  qui  concerne  les 
relations  des  hommes  entre  eux,  et  que  les  peines 
réservées  aux  infracteurs  de  la  religion  ne  sont  ni 
de  son  domaine  ni  de  ce  monde. 


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202  TRAITEMENT   DES   PASSIONS. 

Aux  douze  espèces  de  peines  mentionnées  dans 
le  tableau  précédent,  ajoutons  \ amende,  la  confisca- 
tion et  le  simple  emprisonnement ,  dont  nous  avons 
déjà  parlé  ;  la  torture ,  que  Louis  XVI  a  supprimée 
en  France  ;  \ç  fouet ,  la  bastonnade,  la  mutilation , 
la  potence,  \e&fers,  Y  exil ,  toujours  en  vigueur  chez 
quelques  peuples  de  l'Europe;  enfin,  Y  esclavage,  la 
cangue ,  la  roue  ,  la  claie ,  la  castration ,  la  marque 
sur  le  front ,  Y  empalement ,  la  suspension  par  les  ais- 
selles,  le  chevalet,  le  supplice  du  feu ,  celui  de  la 
faim ,  celui  de  la  croix ,  Y  enterrement ,  et  la  dissec- 
tion du  vivant ,  encore  en  usage  chez  quelques  na- 
tions dites  civilisées,  et  nous  aurons  réuni  les  prin- 
cipaux moyens  employés  par  les  législateurs  pour 
arrêter  les  désordres  sociaux  que  les  passions  en- 
traînent à  leur  suite  (1). 


Traitement  religieux. 


Nous  venons  de  voir  la  législation  et  la  médecine 
s'efforcer  de  prévenir  les  passions  ou  d'en  réparer 
les  tristes  effets  :  Tune,  en  sévissant  contre  les  dé- 
lits qui  troublent  l'ordre  social  ;  l'autre,  en  donnant 
des  conseils  hygiéniques  pour  maintenir  les  besoins 
de  l'homme  dans  de  justes  limites,  et  en  s'appliquant 
à  guérir  les  maladies ,  suite  inévitable  de  tous  les 
vices.  La  religion  fait  plus  encore  :  dans  sa  conti- 
nuelle vigilance,  elle  embrasse  toute  l'humanité, 
éette  grande  famille  qui  a  Dieu  pour  père ,  et  la  terre 


(1)  Voir,  à  la  fin  du  volume,  noie  J  ,  la  comparaison  de  la  cri- 
fuinalité  en  France  et  en  Angleterre. 


TRAITEMENT   DES    PASSIONS.  203 

pour  exil.  A  ses  yeux  ,  les  hommes  étant  tous  frères, 
elle  leur  témoigne  la  même  tendresse  ,  leur  donne 
les  mêmes  lois  ,  leur  promet  les  mêmes  biens.  Mais , 
comme  d'immortelles  récompenses  ne  sauraient 
être  données  au  juste  danis  un  monde  qui  passe  et 
qui  le  déchire  en  passant  ,  c'est  dans  sa  véritable 
patrie,  c'est  dans  le  sein  de  Dieu  qu'il  goûtera  un 
bonheur  dont  ses  passions  vaincues  ne  viendront 
plus  troubler  l'éternelle  extase. 

Pour  faire  arriver  ses  enfants  à  ce  céleste  repos, 
que  de  soins  ,  que  de  secours  ne  va  pas  leur  pro- 
diguer cette  mère  spirituelle,  dont  l'affection  sem- 
ble croître  en  raison  de  leur  faiblesse!  L'homme, 
eh  effet,  est  à  peine  entré  dans  la  vie  qu'il  devient 
l'objet  de  la  sollicitude  de  la  religion.  Elle  sait  que 
tout  fils  de  la  femme  naît  impur,  enclin  au  mal ,  et , 
dans  son  inquiète  prévoyance,  elle  se  hâte  de  lui 
administrer  le  baptême,  bain  salutaire  qui  purifie 
l'âme  de  toute  souillure  originelle.  L'enfant  a-t-il 
atteint  l'âge  où  s'acquiert  la  notion  du  bien  et  du 
mal,  elle  lui  fait  un  devoir  de  la  confession,  second 
baptême  qui  rend  à  l'âme  l'innocence  et  la  vigueur 
qu'elle  peut  avoir  perdues.  Mais  cette  innocence, 
cette  vigueur,  comment  les  conserver  pendant  ce 
dangereux  pèlerinage  qu'on  appelle  la  vie?  Au  prin- 
temps de  ses  jours,  le  chrétien  s'unira  pour  la  pre- 
mière fois  à  son  Créateur,  et  il  trouvera  dans  cette 
union  mystérieuse  la  force  dont  il  a  besoin  pour  se 
maintenir  dans  le  chemin  de  la  vertu.  Un  autre  sa- 
crement, en  l'enflammant  d'une  nouvelle  ardeur  pour 
le  bien, viendra  encore  raffermir  ses  pas;  et,  à  l'aide 
de  ces  divins  appuis,  il  pourra  résister  aux  séduc- 


204  TlUnEMENT    DES    PASSIONS. 

lions  qui  Tenvironnent.  Cependant  les  dangers  se 
multiplient,  la  route  devient  de  plus  en  plus  diffi- 
cile, et  le   pauvre  voyageur  a   déjà   fait   quelques 
chutes  qui  ont  un  peu  ralenti  son  courage.  La  reli- 
gion l'abandonnera-t-elle  dans  sa  détresse?  Un  com- 
mandement salutaire  lui  prescrit  de  recourir  à  ce 
tribunal  secret,  d'où  le  repentir  rapporte  toujours 
et  le  pardon  qui  console  et  le  conseil   qui  éclaire. 
Quel  moyen  plus  efficace,  quel  frein  plus  puissant, 
pour  contenir  la  violence  de  nos  passions,  que  l'obli- 
gation de  rendre  compte  de  toutes  nos  fautes  à  un 
ministre  de  Dieu ,  tenu  par  devoir  de  diriger  les 
âmes  avec  la  sévérité  d'un  juge,  unie  à  la  tendresse 
d'un  père  et  au  dévouement  d'un  fidèle  ami!  Com- 
bien cette  sage  institution  ne  détourne-t-elle  pas  de 
malheureux  des  voies  du  crime  (1)  pour  les  rendre 
au  bonheur  en  les  rendant  à  la  vertu!  «Aussi,  dit 
l'illustre  auteur  du  Génie  du  christianisme,  tous  les 
hommes,   les   philosophes  même,  quelles  qu'aient 
été  d'ailleurs  leurs  opinions,  ont-ils  regardé  le  sa- 
crement de  pénitence  comme  l'une  des  plus  fortes 
barrières  contre  le  vice,  et  comme  le  chef-d'œuvre 
de  la  sagesse.  Sans  cette  institution  salutaire,  le  cou- 
pable tomberait  dans  le  désespoir.  Dans  quel  sein 
déchargcrait-il  le  poids  de  son  cœur?  Serait-ce  dans 
celui  d'un  ami?  Eh!  qui  peut  compter  sur  l'amitié 
des  hommes?  Prendra-t-il  les  déserts   pour  confi- 
dents?  Les  déserts  retentissent  toujours,   poui*  le 

(1)  Si  le  secret  de  la  confession  permettait  aux  prêtres  de  faire 
connaître  le  nombre  des  forfaits  dont  ils  empêchent  journellement 
l'exécution,  on  verrait  que  ce  nombre  va  infiniment  au  delà  du 
chiffre  effrayant  que  fournissent  les  statistiques  de  la  criminalité. 


TRAITEMENT   DES    PASSIONS.  205 

crime,  du  bruit  de  ces  trompettes  que  le  parricide 
Néron  croyait  ouïr  autour  du  tombeau  de  sa  mère. 
Quand  la  nature  et  les  hommes  sont  impitoyables, 
il  est  bien  touchant  de  trouver  un  Dieu  prêt  à  par- 
donner. Il  n'appartenait  qu'à  la  reli{^ion  chrétienne 
d'avoir  fait  deux  sœurs  de  l'innocence  et  du  repen- 
tir. »  Après  mille  traverses  et  mille  chutes,  l'homme 
est  enfin  parvenu  au  terme  de  sa  course;  le  moment 
est  arrivé  où  il  va  rendre  compte  de  ses  actions  à 
celui  qui  sonde  tous  les  cœurs.  Comment  sera-t-il  ja- 
mais assez  pur  pour  se  présenter  devant  le  miroir  de 
l'éternelle  justice?  La  religion,  qui  bénit  sa  nais- 
sance ,  vient  aussi  à  son  lit  de  mort  adoucir  les  souf- 
frances qu'il  endure,  et  le  fortifier  pour  le  dernier 
combat.  Les  excès  des  passions  ont-ils  souillé  son 
âme,  elle  n'exige  de  lui  qu'un  sincère  repentir.  Re- 
grette-t-il  les  affections  permises  et  les  douceurs  pas° 
sagères  qu'il  laisse  dans  la  vie,  elle  lui  en  demande 
le  sacrifice,  en  expiation  de  ses  fautes,  et  lui  mon- 
tre, en  échange,  d'ineffables,  d'éternelles  douceurs. 
Mère  souvent  offensée ,  mais  toujours  compatis- 
sante, elle  dit  au  criminel  :  Espère;  au  juste  :  Voilà 
le  ciel  ! 

Outre  les  sacrements  qui  purifient  l'âme,  en  même 
temps  qu'ils  diminuent  les  souffrances  du  corps  (1), 


(1)  C'est  une  chose  étrange  que  si  peu  de  médecins  emploient  la 
religion  comme  auxiliaire  dans  le  traitement  des  maladies!  Et  ce- 
pendant ,  quand  on  connaît  l'immense  influence  du  moral  sur  le  phy- 
sique ,  il  est  facile  d'entrevoir  de  quelle  ressource  doit  être  cette 
vraie  médecine  de  l'àme ,  principalement  dans  beaucoup  d'affec- 
tions nerveuses  qui  résistent  aux  moyens  thérapeutiques  ordinaires. 

Tissot  soignait,  à  Lausanne,  une  jeune  dame  étrangère  dont  il 


206  THAITF-MEM    DES    PASSIONS. 

la  reli^jion  prescrit  l'usage  journalier  de  la  prière, 
comme  une  armure  invincible  opposée  aux  attaques 
continuelles  des  passions.  Je  ne  sache  pas  ,  en  effet , 
de  moyen  plus  propre  à  dissiper  ces  dangereux  en- 
nemis de  notre  repos,  que  celte  fréquente  commu- 
nication de  l'homme  avec  son  Créateur. 

«Quand  vous  avez  prié,  dit  un  de  nos  grands 
écrivains,  ne  sentez- vous  pas  votre  cœur  plus  lé- 
ger, et  votre  âme  plus  contente? 

«  La  prière  rend  l'affliction  moins  douloureuse  et 
la  joie  plus  pure;  elle  mêle  à  l'une  je  ne  sais  quoi 
de  fortifiant  et  de  doux,  et  à  l'autre  un  parfum  cé- 
leste. 

«  Que  faites-vous  sur  la  terre ,  et  n'avez-vous  rien 
à  demander  à  celui  qui  vous  y  a  mis? 

«  Vous  êtes  un  voyageur  qui  cherche  la  patrie.  Ne 
marchez  point  la  têle  baissée  :  il  faut  lever  les  yeux 
pour  reconnaître  sa  route. 

n'avait  aucun  espoir  de  conserver  les  jours.  Instruite,  par  impru- 
dence, du  danger  de  sa  position  ,  et  vivement  tourmentée  du  re- 
gret de  quitter  sit«*)i  la  vie ,  la  malade  se  livra  à  toute  l'agitation  du 
plus  violent  désespoir.  Le  célèbre  médecin  jugea  que  cette  nouvelle 
secousse  allait  encore  abréger  les  derniers  instants  de  cette  femme  ; 
et,  selon  l'usage,  il  avertit  sa  lamille  qu'il  fall.iit  se  hâter  de  lui 
faire  administrer  les  secours  de  la  religion.  Un  prêtre  est  appelé  ;  la 
mourante  décliarge  le  poids  de  sa  conscience  dans  le  sein  de  ce  mé- 
decin spirituel;  elle  reçoit  avec  attendrissement  les  paroles  de  clé- 
mence et  de  consolation  qui  sortent  de  sa  bouche.  Devenue  plcis 
calme,  elle  ne  s'occupe  plus  que  de  Dieu,  de  ses  intérêts  éternels, 
et  reçoit  les  sacrements  avec  la  plus  grande  édification.  Le  lende- 
main malin  ,  la  fièvre  était  baissée,  et  les  symptômes  les  plus  alar- 
mants entièrement  dissipés  firent  bientôt  place  à  ceux  d'une  par- 
faite guérison.  Tissot ,  qui  était  protestant,  aimait  à  répéter  ce  fait, 
dont  les  exemples  ne  sont  pas  rares,  et  s'écriait  avec  admiration  : 
Quelle  est  donc  la  puissance  de  la  confession  chez  les  catholiques  ! 


rRAITEMENT    DES    PASSIONS.  207 

«  Votre  pairie,  c'est  le  ciel  ;  et,  quand  vous  re[jar- 
dez  le  ciel,  est-ce  qu'en  vous  il  ne  se  remue  rien? 
Est-ce  que  nul  désir  ne  vous  presse,  ou  ce  désir 
est-il  muet? 

«  Il  passe  quelquefois  sur  les  campagnes  un  vcnl 
qui  dessèche  les  plantes ,  et  alors  on  voit  leurs  tiges 
flétries  pencher  vers  la  terre  ;  mais,  humectées  par 
la  rosée,  elles  reprennent  leur  fraîcheur  et  relèvent 
leur  tête  languissante. 

«  II  y  a  toujours  des  vents  brûlants ,  qui  passent 
sur  l'âme  de  l'homme  et  la  dessèchent  ;  la  prière  est 
la  rosée  qui  la  rafraîchit.  » 

Aux  sacrements  et  à  la  prière,  la  religion  joint 
encore  le  jeûne  et  l'abstinence,  moyens  hygiéniques 
propres  à  amortir  la  violence  de  nos  passions;  et, 
dans  sa  profonde  sagesse,  elle  les  prescrit  plus  longs 
et  plus  sévères,  précisément  à  l'époque  de  l'année 
où  toute  la  nature  est  sur  le  point  d'entrer  en  fer- 
mentation. La  rigueur  de  la  saison  ,  la  misère  ,  une 
constitution  affaiblie  par  l'âge,  la  maladie  ou  le 
travail,  s'opposent-ils  à  ce  que  l'on  suive  le  précepte, 
elle  en  dispense  facilement;  mais  elle  veut  que  cha- 
cun y  supplée  par  une  aumône  proportionnée  à  sa 
fortune.  C'est  ainsi  qu'en  combattant  deux  vices  , 
malheureusement  si  communs ,  l'intempérance  et 
l'avarice,  elle  affaiblit  l'impétuosité  de  la  colère  et 
les  transports  de  l'amour,  en  même  temps  qu'elle 
verse  le  superflu  du  riche  entre  les  mains  du  pauvre. 
Merveilleuse  institution ,  qui  fait  expirer  sur  les  lè- 
vres de  l'indigent  le  blasphème  contre  la  Providence, 
et  change  en  bénédictions  les  fureurs  que  lui  eût 
inspirées  l'envie  !  Les  institutions  humaines  ont-elles 


208  TPiAlTEMENT    DES    PASSIONS. 

jamais  fait  preuve  d'autant  de  sollicitude,  de  pru- 
dence et  de  charité  ! 

Je  me  garderai  toutefois  de  donner  une  préfé- 
rence exclusive  à  l'un  des  trois  modes  de  traitement 
que  nous  venons  d'examiner  :  j'ai  souvent  reconnu 
leur  impuissance  respective,  tandis  que  j'ai  fréquem- 
ment observé  l'effet  salutaire  de  leur  concours.  Pour- 
quoi donc  ne  pas  toujours  employer  contre  les  pas- 
sions un  ensemble  de  moyens  qui  présentent  entreeux 
les  plus  grands  rapports ,  et  qui  tendent  au  même 
but?  La  médecine,  la  législation  et  la  religion,  s'occu- 
pent en  effet  de  l'homme  depuis  le  berceau  jusqu'à 
la  tombe,  et  toutes  trois  n'ont  en  vue  que  son  bon- 
heur :  seulement ,  l'une  veut  plutôt  en  faire  un  in- 
dividu robuste,  l'autre  un  citoyen  paisible,  la  der- 
nière un  homme  complètement  vertueux.  Toutes  trois 
font  encore  observer  leur  code  par  les  mêmes  mo- 
tifs ,  l'intérêt  et  la  crainte  (1)  :  pour  ceux  qui  le  res- 
pectent, la  santé,  l'estime  publique,  la  paix  d'une 
bonne  conscience,  avant-goùt  des  joies  célestes; 
pour  ceux  qui  le  violent,  la  maladie,  les  punitions 
des  hommes,  les  châtiments  de  Dieu.  Toutes  trois , 
enfin,  ont  chacune  leur  ministre  :  le  médecin,  qui 
soulage;  le  magistrat,  qui  punit;  le  prêtre,  qui  par- 
donne. 


(1)  Le  christianisme  toutefois  ne  se  contente  pas  de  nous  voir 
observer  ses  préceptes  par  la  crainte  seule  des  peines  de  l'autre 
vie  :  il  exige  que  le  mobile  de  toutes  nos  actions  soit  l'amour  de 
Dieu ,  et  du  prochain  en  Dieu, 


I)K    I.A    UKCIDIVE    DANS    I.A    MALADIE,    ETC.  209 


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CHAPITRE  IX. 

De  la  Récidive  dans  la  Maladie,  dans  le  Crime  et  dans  la 
Passion. 


Les  récidives  et  les  rechutes  seraient  bien  moins 
fréquentes,  si  l'on  attaquait  le  mal  dans  sa 
cause,  et  si  l'on  ne  croyait  pas  trop  légère- 
ment à  la  guérison. 


Le  mot  récidive ,  dérivé  du  verbe  latin  recidere , 
retomber,  exprime  généralement  toute  espèce  de 
rechute  dans  le  mal. 

Les  pathologlstes  désignent  par  cette  expression 
le  retour  d'une  maladie  dont  on  était  entièrement 
guéri  ;  et  ils  emploient  le  nom  de  rechute  lorsque  ce 
retour  a  lieu  pendant  ou  peu  de  temps  après  la 
convalescence.  Ainsi ,  une  personne  guérie  d'un  éry- 
sipèle  au  printemps  en  est-elle  affectée  d'un  second 
l'automne  suivant ,  c'est  une  récidive;  un  individu 
convalescent  d'une  inflammation  d'intestins  vient-il, 
par  un  écart  de  régime,  à  faire  reparaître  sa  ma- 
ladie ,  voilà  une  rechute ,  et  l'on  sait  que  la  rechute 
est  souvent  pire  que  la  maladie  primitive. 

Dans  le  langage  des  lois ,  on  entend  par  récidive 
l'action  de  commettre  un  délit  du  même  genre  que 
celui  pour  lequel  on  a  déjà  été  condamné. 

Enfin ,  les  théologiens  emploient  de  préférence  le 
terme  de  rechute  pour  indiquer  l'acte  de  retomber 
soit  dans  la  passion  dominante,  soit  dans  le  péché 
en  général. 

14 


2|()  DE    LA    I.ÉCIOIVE    DANS    LA    MALADIE, 

Dans  la  maladie,  dans  la  passion,  aussi  bien  que 
dans  le  crime,  les  récidives  et  les  rechutes  peuvent 
être  rapportées  à  Un  petit  nombre  de  causes,  dont 
nous  allons  étudier  l'influence,  en  commençant  par 
le  rôle  qu'elles  jouent  en  pathologie. 

1"  De  la  Récidiva  dans  la  Maladie. 

L'âge  et  le  sexe  ne  laissent  pas  d'avoir  une  cer- 
taine influence  sur  le  retour  dans  la  maladie.  Ainsi, 
l'enFance  et  la  vieillesse  sont  bien  plus  prédisposées 
aux  rechutes  que  la  jeunesse  et  surtout  que  la  viri- 
lité ,  époque  où  le  corps,  parvenu  à  son  développe- 
ment complet ,  a  en  même  temps  moins  d'irrita- 
bilité et  une  plus  grande  énergie  de  réaction  contre 
les  causes  qui  tendent  à  déranger  son  harmonie. 
Douée  d'une  organisation  plus  délicate  et  d'une 
sensibilité  plus  vive  que  l'homme ,  la  femme  est  par 
cela  même  plus  exposée  que  lui  à  retomber  dans  les 
mêmes  maladies  ;  cette  triste  prédisposition  est  en- 
core augmentée  par  les  dérangements  qui  survien- 
nent dans  les  fonctions  de  l'utérus. 

Les  saisons,  que  nous  avons  vues  favoriser  le  dé- 
veloppement de  certaines  maladies,  exercent  aussi 
une  action  prononcée  sur  les  récidives  ,  et  principa- 
lement sur  les  récidives  périodiques. 

L'influence  des  climats  sur  la  fréquence  des  re- 
chutes, quoique  moindre  que  celle  des  saisons,  ne 
saurait  pour  cela  être  regardée  comme  nulle.  Quant 
à  celle  des  localités  et  des  habitations ,  elle  a  été 
constatée  de  temps  immémorial  par  tous  les  obser- 
vateurs. 11  est  certain,  en  effet,  que  les  scrofules 


DANS    l.i:    CIU.MK    ET    DANS    |,A    TASSîON.  211 

KOîit  [)i'cs([(!c  toujours  Cinis('os  et  cnlrotenuos  par 
riiabitalion  (11111  lieu  bas,  liumidc,  privé  d'air  et  de 
soleil.  Les  fièvres  inlcrinittenles  qui  reparaissent  yié- 
riodiquement  dans  quelques  pays  marécageux,  soni 
subordonnées  à  la  nature  de  ces  lieux  malsains  par 
les  miasmes  qui  s'en  échappent.  Ici ,  les  causes  pro- 
ductrices des  maladies  déterminent  à  la  fois  les  re- 
chutes et  les  récidives.  Il  en  est  de  même  de  tous 
les  changements  brusques  de  température  ,  et  parti- 
culièrement du  froid  humide,  si  funeste  dans  les  af- 
fections rhumatismales,  goutteuses  et  catarrhales. 

Les  professions  ne  sont  pas  non  plus  sans  quel- 
que importance  ici  :  l'on  a  remarqué  que  les  ou- 
vriers qui  travaillent  le  plomb  sont  atteints,  à  dif- 
férentes reprises,  de  coliques  saturnines;  et  que 
les  imprimeurs ,  les  blanchisseuses ,  les  ouvriers  en 
soie,  ont  fréquemment  des  ulcères  variqueux  aux 
jambes. 

Pour  ce  qui  est  de  la  position  sociale,  l'expérience 
démontre  que  les  rechutes  et  les  récidives  sont  bien 
moins  fréquentes  chez  les  riches  que  chez  les  pauvres. 

J'ai  signalé  ailleurs  la  transmission  héréditaire 
d'une  foule  de  maladies  ,  notamment  de  la  syphilis, 
des  scrofules,  de  la  phthisie  pulmonaire  ,  de  l'alié- 
nation mentale;  eh  bien,  ces  affections  congéniales 
deviennent,  pour  les  malheureux  qui  en  sont  atteints, 
une  cause  de  rechutes  et  de  récidives  si  fréquen- 
tes ,  que  leur  courte  existence  n'est  guère  qu'une 
suite  de  paroxysmes  de  la  maladie  continue  qui  les 
travaille. 

La  périodicité  dans  les  maladies,  et  en  particulier 
dans  les  affections  nerveuses,  est  encore  l'un  de 


212  DE    LA    nÉCIDlVE    I)ANS    LA    MALADIE, 

ces  faits  que  l'on  ne  saurait  révoquer  en  doute; 
de  là  les  récidives  nombreuses  observées  journelle- 
ment dans  les  névralgies,  l'épilepsie,  l'aliénation 
mentale ,  les  fièvres  intermittentes ,  les  diverses  hé- 
morrhagles,  les  rhumatismes,  la  goutte,  l'ophthal- 
mie,  la  leucorrhée,  et  plusieurs  maladies  de  la  peau. 
Chez  beaucoup  d'individus ,  les  organes  parenchy- 
mateux  eux-mêmes  ne  sont  pas  à  l'abri  des  récidives 
périodiques  de  l'inflammation.  J'ai  donné  des  soins 
à  un  ancien  infirmier-major  du  Val-de-Gràce ,  qui, 
pendant  dix  ans,  a  éprouvé  chaque  hiver  une  ou  deux 
fluxions  de  poitrine  plus  ou  moins  violentes. 

Le  croup,  la  coqueluche,  la  rougeole,  la  variole 
cou fluente,  étaient  autrefois  regardés  comme  n'atta- 
quant pas  une  seconde  fois  les  individus  qui  en 
avaient  été  fortement  atteints;  c'est  une  erreur  dont 
bien  des  praticiens  ont  maintenant  fait  justice.  Pour 
ma  part,  j'ai  vu  des  croups,  des  coquekiches  et  des 
rougeoles,  qui  sont  revenus  périodiquement  pendant 
plusieurs  années  consécutives  ;  et  les  registres  de  l'é- 
tat civil  de  Paris,  depuis  1832  surtout,  attestent  que 
des  individus  ont  succombé  à  la  variole  confluente 
après  avoir  longtemps  A^écu  défigurés  par  les  cica- 
trices que  cette  éru])tion  leur  avait  laissées  dans  leur 
enfance. 

Pour  abréger  cette  énumération  ,  on  peut  dire  que 
presque  toutes  les  maladies  sont  sujettes  à  des  re- 
tours, avec  cette  distinction  ,  que  les  maiadies  chro- 
niques sont  plutôt  suivies  de  rechutes,  et  les  mala- 
dies aiguës,  de  ré'cidives. 

Parmi  les  passions  qui  produisent  le  plus  de  re- 
chutes et  de  récidives,  se  trouvent  en  première  ligne 


DANS  l.[:  (lUMi;  El  DANS  LA  PASSION.  213 

rintcinpcrance  et  le  libertinage  ;  viennent  ensuite  la 
colère,  l'annour,  l'ambition  ,  l'envie  et  la  jalousie,  la 
paresse,  l'abus  de  l'étude  et  les  violents  chngi'ins. 
Ces  derniers  ont  une  telle  influence  sur  la  dégéné- 
rescence cancéreuse  et  sur  le  retour  de  cette  altéra- 
tion pathologique,  que  je  n'ai  jamais  vu  une  seule 
opération  de  cancer  suivie  de  succès ,  toutes  les  fois 
que  les  malades  sont  restés  sous  l'impression  d'une 
tristesse  habituelle. 

Je  terminerai  ces  considérations  par  quelques  do- 
cuments statistiques  sur  les  récidives  dans  l'aliéna- 
tion mentale  ,  qui  est  si  souvent  le  triste  fruit  de  nos 
passions.  Pendant  la  seule  année  1839,  44  récidi- 
ves (1)  ont  été  constatées  à  l'hospice  de  Bicêtre,  savoir  : 

Daus  la  manie 26 

Dans  la  monomanie 8 

Dans  la  mélancolie 6 

Dans  les  hallucinations 1 

Dans  la  démence 2 

Dans  l'imbécillité 1 

Dans  les  3  cas  de  démence  et  d'imbécillité,  les  in- 


(1)  «  D'après  Esqiiirol ,  sur  2,804  aliénées  traitées  à  la  Salpê- 
trière,292  avaient  été  admises  pour  un  second  ou  un  troisième 
accès  :  ce  qui  porte  à  un  dixième  environ  le  nombre  des  récidives. 
Cette  pi^oporlion,  qui,  pour  les  femmes,  à  la  Salpétrière,  est  de  1 
sur  9,60,  paraît  être  la  même  pour  les  hommes  ,  à  Bicêtre,  puis- 
que, sur  4,827  aliénés  reçus  pendant  une  péfiode  de  dix  années, 
MM.  Aubanel  et  Thore  ont  compté  491  cas  de  récidives,  c'est-à- 
dire  1  sur  9,83.  A  l'Hospice  {rénéral  de  Tou,rs,  celles-ti  ont  été  au 
nombre  de  11  sur  les  101  admissions  des  années  1840  et  1841  : 
d'où  il  suit  que  pour  le  département  d'Indre-et-Loire,  le  rapport 
des  récidives  au.v  admissions  est  de  1  sur  9,18.  »  [Rapport  statistique 
sur  les  Jliénés  et  les  Enfants  trouvés  de  l'Hospice  général  de  Tours  ; 
[par  le  docteur  L.- J.  Charcellay  ;  Tonrs  et  Paris,  1842,  iû'4*'.-) 


214  DE    LA    RÉCIDIVE    DANS    LA    MALADIE, 

dividiis  indiqués  comme  guéris  n'avaient  probable- 
ment subi  qu'une  amélioration  passagère. 
Sur  ces  44  malades  , 

16  avaient  été  admis  en  1839 

14    eu  1838 

5   CD  1837 

5   en  1836 

1    en  1834 

1    en  1833 

1    en  1832 

1    , en  1824 

D'après  ce  dernier  tableau ,  on  peut  conclure  qu'il 
y  a  moins  de  chances  de  récidive  dans  la  folie  à 
mesure  qu'on  s'éloigne  de  l'époque  d'un  premier  ac- 
cès. Résultat  consolant  qu'on  retrouve  pour  la  réci- 
dive dans  la  passion  comme  pour  la  récidive  dans 
le  crime.  Ainsi ,  au  physique  comme  au  moral ,  on 
est  d'autant  plus  ferme  qu'il  y  a  plus  longtemps  qu'on 
s'est  relevé  de  sa  chute. 

2"  De  la  Récidive  dans  le  Crime. 

Dans  sa  prudente  sévérité,  la  loi  veut  que  tout 
individu  qui  retombe  dans  im  même  délit  soit  puni 
plus  rigoureusement  que  la  première  fois;  car,  se- 
lon les  plus  célèbres  jurisconsultes,  une  récidive  est 
pire  qu'une  première  faiblesse,  et  il  est  juste  que  la 
peine  s'accroisse  avec  la  désobéissance  (1),  parce 
que  le  mépris  de  l'avertissement  donné  par  la  jus- 

(1)  Quelquefois  la  fréquence  de  la  récidive  tient  à  une  véritable 
monomanie;  ce  n'est  plus  alors  un  coupable  qu'il  faut  punir,  mais 
un  infortuné  qu'il  faut  plaindre  et  traiter. 


DANS  LE  CniME  ET  DANS  LA  PASSION.  2lS 

lice  révèle  chez  le  récidiviste  une  plus  {jrande  per- 
versité. Aussi  notre  code  pénal  contient-il  à  cet  éf^ard 
des  dispositions  formelles  qu'il  est  bon  de  rappeler 
ici. 

Art.  56.  «Quiconque,  ayant  été  condamné  à  une 
peine  afflictive  ou  infamante,  aura  commis  un  se- 
cond crime  emportant,  comme  peine  principale,  la 
dépji'adation  civique,  sera  condamné  à  la  peine  du 
bannissement. 

«Si  le  second  crime  emporte  la  peine  du  bannis- 
sement, il  sera  condamné  à  la  peine  de  la  détention, 

«  Si  le  second  crime  emporte  la  peine  de  la  réclu- 
sion ,  il  sera  condamné  à  la  peine  des  travaux  forcés 
à  temps. 

«  Si  le  second  crime  emporte  la  peine  de  la  déten- 
tion, il  sera  condamné  au  maximum  de  la  même 
peine ,  laquelle  pourra  être  élevée  jusqu'au  double. 

«Si  le  second  crime  emporte  la  peine  des  travaux 
forcés  à  temps,  il  sera  condamné  au  mazimiun  de 
la  même  peine,  laquelle  pourra  être  élevée  jusqu'au 
double. 

«Si  le  second  crime  emporte  la  peine  de  la  dépor- 
tation, il  sera  condamné  aux  travaux  forcés  à  per- 
pétuité. 

«  Quiconque  ayant  été  condamné  aux  travaux  for- 
cés à  perpétuité,  aura  commis  un  second  crime 
emportant  la  même  peine,  sera  condamné  à  la  peine 
de  mort. 

«Toutefois,  l'individu  condamné  par  un  tribunal 
militaire  ou  maritime,  ne  sera,  en  cas  de  crime  ou 
délit  postérieur,  passible  des  peines  de  la  récidive, 
qu'autant  que  la  première  condamnation  aurait  été 


216  Dr    I.A    RÉCIDIVE    DANS    LA    MALADIE, 

prononcée  pour  des  crimes  ou  délits  punissables 
d'après  les  lois  pénales  ordinaires.  y> 

Art.  57.  «Quiconque,  ayant  été  condamné  pour 
un  crime ,  aura  commis  un  délit  de  nature  à  être 
puni  correctionnellement,  sera  condamné  au  maxi- 
mum de  la  peine  portée  par  la  loi ,  et  cette  peine 
pourra  être  élevée  jusqu'au  double.  » 

Art.  58.  «Les  coupables  condamnés  correction- 
nellement à  un  emprisonnement  de  plus  d'une  an- 
née ,  seront  aussi ,  en  cas  de  nouveau  délit ,  condam- 
nés au  maximum  de  la  peine  portée  par  la  loi ,  et 
cette  peine  pourra  être  élevée  jusqu'au  double  :  ils 
seront  de  plus  mis  sous  la  surveillance  spéciale  du 
gouvernement  pendant  au  moins  cinq  années ,  et 
dix  au  plus.  » 

Quant  à  la  récidive  de  contravention,  elle  emporte 
toujours  la  peine  d'emprisonnement  pendant  cinq 
jours,  mais  elle  n'existe  que  lorsqu'il  a  été  rendu 
contre  le  contrevenant,  dans  les  douze  mois  précé- 
dents, un  premier  jugement  pour  contravention  de 
police  commise  dans  le  ressort  du  même  tribunal. 
(  Voyez  Code  pénal,  art.  482  et  483.  ) 

Telle  est  la  rigueur  des  dispositions  pénales 
contre  les  récidivistes,  qu'en  aucun  cas  on  ne  peut 
invoquer  en  leur  faveur  ni  la  prescription ,  ni  la 
réhabilitation,  et  qu'à  moins  de  circonstances  atté- 
nuantes bien  avérées ,  le  maximum  de  la  peine  doit 
toujours  leur  être  appliqué.  La  jurisprudence  a  même 
consacré  un  principe  qui  a  été  confirmé  en  1818  par 
une  ordonnance  royale  :  c'est  que  les  lettres  de  grâce 
accordées  par  le  souverain  pour  un  crime  ne  dis- 
pensent pas  de  l'aggravation  qui  est  la  conséquence 


DANS   LE    CRIME    ET   DANS    LA    PASSION.  217 

de  la  récidive,  parce  que  les  lettres  de  grâce  relè- 
vent seulement  de  la  peine,  mais  n'annulent  pas  la 
condamnation.  Vamnistie  seu\e  éteint  non -seule- 
ment la  peine ,  mais  l'action  pénale ,  c'cst-k-dire  le 
délit ,  qu'elle  anéantit  de  manière  qu'il  ne  peut  plus 
être  poursuivi  (1). 

Examinons  maintenant  l'influence  qu'exercent 
sur  les  condamnés  ces  dispositions  pénales  de  notre 
législation.  Si  nous  ouvrons  nos  annales  de  la  cri- 
minalité, nous  voyons  les  différents  ministres  de  la 
justice  qui  se  sont  succédé  depuis  1825,  formuler 
tous  les  mêmes  plaintes ,  déplorer  le  nombre  tou- 
jours croissant  des  récidives ,  dont  le  tableau  sui- 
vant fera  connaître  le  chiffre  annuel. 

TABLE JU  des  individus  jugés  depuis  1831  jusqu'en  1840,  ci 
qui  se  trouvaient  en  état  de  récidive  en  matière  criminelle  ou 
en  matière  correctionnelle. 


Récidive 

Récidive 

Total 

Années. 

en  mat.  crirn. 

en  mat.  cor. 

des  récidives. 

1831 

1,296 

4,960 

6,2-56 

1832 

1,429 

5,915 

7,344 

1833 

1,318 

7,132 

8,450 

1834 

1,400 

7,135 

8,535 

1835 

1,486 

7,741 

9,227 

1836 

1,486 

8,196 

9,682 

1837 

1,732 

8,944 

10,676 

1838 

1,763 

10,258 

12,021 

1839 

1,749 

10,661 

12,410 

1840 

1,903 

11,842 

13,745 

Ea  dix  années. . 

.   15,562 

82,784 

98,346 

Ainsi  qu'on 

le  voit  par 

ce  tableau 

dressé  d'après 

(1)  C'est  qu'en  effet  un  délit  anéanti  sans  jugement  ne  saurait 


!^18  DE    LA    RÉCIDIVE    DANS    LA    MALADIE, 

les  documents  officiels ,  le  rapport  des  récidives 
criminelles  aux  récidives  correctionnelles  présente 
bien  quelques  variations  d'une  année  à  l'autre  ;mais 
le  chiffre  des  récidives  prises  en  général  augmente 
annuellement  d'une  manière  effrayante  :  il  a  plus 
que  doublé  depuis  dix  ans. 

On  remarquera  que  ce  tableau  ne  donne  que  le 
chiffre  des  récidivistes  et  non  celui  des  récidives , 
qui  est  beaucoup  plus  élevé,  certains  individus  ju- 
gés plusieurs  fois  pendant  la  même  année  n'y  figu- 
rant que  pour  l'unité.  C'est  ainsi  qu'en  1840,  le 
nombre  des  récidivistes  en  matière  correctionnelle 
a  été  de  1 1,842,  tandis  que  celui  des  récidives  s'est 
élevé  à  1 4,077,  puisque  1 ,855  de  ces  prévenus  ont  été 
jugés  pendant  cette  même  année,  deux,  trois,  quatre 
et  cinq  fois  ,  soit  par  le  même  tribunal ,  soit  par  des 
tribunaux  différents. 

C'est  dans  le  département  de  la  Seine  que  l'on 
trouve  toujours  le  plus  grand  nombre  de  récidi- 
vistes jugés  plusieurs  fois  dans  le  cours  d'une  an- 
née, et  ce  sont  la  plupart  du  temps  les  ruptures  du 
ban  de  surveillance  qui  ont  motivé  ces  nombreuses 
poursuites  contre  les  mêmes  individus. 

être  assimilé  à  une  condamnation,  qui  est  la  base  oblififée  de  la  ré- 
cidive. Il  est  du  reste  bien  entendu  que  la  condamnation  doit  pro- 
venir d'un  tribunal  français  et  non  étranger,  pour  qu'elle  puisse 
agijraver  la  peine  du  nouveau  délit.  L'état  de  récidive  ne  saurait 
être  non  plus  établi  contre  un  prévenu  lorsque  la  première  con- 
damnation a  été  rendue  par  défaut  ou  par  contumace,  et  que  l'ar- 
rêt qui  l'a  prononcée  peut  encore  être  attaqué  parles  voies  de  droit. 
(  V^oir  le  D' cl  ion  nuire  de  Droit  criminel ,  par  Achille  IMorin  ;  Paris, 
1842,  grand  in-8'';  et  De  la  l\éci(U\e ,  par  Bonneville,  procureur 
du  roi  ;  Paris,  1841  ,  in-8".) 


DANS    LE    CRIME    ET    UANS    l.A    PASSION.  91ft 

Le  chiffre  des  délits  étant  beaucoup  plus  élevé 
que  celui  des  crimes,  il  y  a  bien  plus  d'individus 
en  état  de  récidive  parmi  les  prévenus  que  parmi 
les  accusés;  mais,  en  comparant  séparément  tous 
les  accusés  et  tous  les  prévenus  en  état  de  ré- 
cidive appartenant  à  chacune  de  ces  classes,  on 
trouve,  pour  les  simples  prévenus  précédemment 
condamnés ,  une  proportion  bien  plus  faible  que 
pour  les  accusés  qui  se  trouvaient  dans  le  même 
cas. 

Le  nombre  des  accusés  en  récidive  est,  par  exem- 
ple ,  au  total  des  accusés  jugés  en  1840,  dans 
le  rapport  de  23  sur  100  ;  tandis  que  celui  des 
prévenus  récidivistes  ,  dont  les  antécédents  ont  pu 
être  constatés ,  n'est  que  de  1 7  sur  1 00.  —  Il  y  avait , 
cette  même  année,  172  femmes  parmi  les  accusés 
récidivistes  :  ce  nombre ,  rapproché  du  total  des 
accusés,  donne  la  proportion  de  12  sur  100,  bien 
inférieure  à  celle  des  hommes,  qui  s'élève  à  25, 
c'est-à-dire  à  plus  du  double. 

Les  récidivistes  sont  toujours  un  peu  moins 
nombreux  parmi  les  libérés  des  bagnes  que  parmi 
ceux  des  maisons  centrales;  mais  les  premiers  sont 
en  général  poursuivis  pour  des  faits  plus  graves  ; 
aussi  le  résultat  des  poursuites  judiciaires  est-il 
plus  sévère  à  leur  égard. 

Il  résulte  encore  des  documents  statistiques 
fournis  par  le  gouvernement,  que  les  récidives  sont 
un  peu  moins  fréquentes  parmi  les  libérés  qui  ont 
subi  de  longues  détentions  que  parmi  les  autres.  — 
Pour  les  forçats ,  les  récidives  sont  aussi  moins  fré- 
quentes parmi  les  libérés  qui  avaient  à  leur  sortie 


220  DE    LA    RÉCIDIVE    DANS    LA    MALADIE, 

une  masse  qui  excédait  100  francs,  que  parmi  ceux 
qui,  en  quittant  le  bagne,  ne  possédaient  pas  cette 
somme.  Quant  aux  détenus  sortant  des  maisons  cen- 
trales ,  l'élévation  plus  ou  moins  considérable  de 
leur  masse  ne  paraît  pas  avoir  influé  sur  leur 
conduite  après  la  sortie  de  prison  ;  et ,  chose  déplo- 
rable !  les  récidives  sont  un  peu  plus  nombreuses 
parmi  les  libérés  ayant  un  certain  degré  d'instruc- 
tion que  parmi  ceux  qui  ne  savaient  ni  lire  ni  écrire. 

Enfin ,  il  a  été  constaté  que  c'est  presque  tou- 
jours dans  les  premiers  mois  de  leur  libération  que 
la  plupart  des  condamnés  libérés  des  bagnes  et 
des  maisons  centrales  qui  doivent  reprendre  leur 
vie  criminelle,  se  rendent  coupables  de  nouveaux 
crimes  ou  de  nouveaux  délits.  Ils  commencent  par 
enfreindre  leur  ban  de  surveillance,  et,  après  avoir 
été  condamnés  pour  cette  infraction  à  des  peines 
de  courte  durée,  ils  sont  poursuivis  et  jugés  pour 
des  vols  ou  autres  crimes  encore  plus  graves.  —  On 
a  remarqué  que  les  maisons  centrales  de  Poissy  et 
de  Melun,  qui  reçoivent  leurs  détenus  de  Paris,  of- 
frent toujours  un  chiffre  de  récidivistes  plus  élevé 
que  les  autres  prisons  du  royaume.  Dans  les  trois 
bagnes  de  Brest,  de  Rochefort  et  de  Toulon ,  ce  sont 
les  libérés  de  ce  dernier  bagne  qui  tombent  le  plus 
souvent  en  récidive  ;  mais  il  faut  remarquer  que  de- 
puis 1828  jusqu'en  1837,  ce  bagne  est  resté  affecté 
aux  condamnés  à  des  peines  de  courte  durée;  c'est- 
à-dire  que  sa  population  se  composait  principale- 
ment de  condamnés  pour  vols,  classe  qui  fournit 
toujours  le  plus  grand  nombre  de  récidivistes. 

Sur  les  1,903  récidivistes  traduits  en  1840  devant 


DANS  l.n  CRIME  ET  DANS  LA  l'ASSlON.  22i 

les  cours  d'assises  du  royaume,  le  vol  avait  mollvé 
les  preruièrcs  condamnations  subies  par  1,214  in- 
dividus. Le  chlfFre  de  ceux  qui  avaient  à  répondre 
à  de  nouvelles  accusations  de  vol  était  de  1,41  G,  ce 
qui  forme  près  des  trois  quarts  du  nombre  total 
(74  sur  100). 

C'est  ici  le  lieu  de  reproduire  quelques  documents 
officiels  sur  le  vol ,  qui  est  aujourd'hui  l'une  des  plus 
grandes  plaies  de  la  société. 

Les  vols  de  toute  espèce  qui  ont  été  déférés  aux 
cours  d'assises  en  1840  se  sont  élevés  à  6,008  (722 
de  plus  qu'en  1839). 

Sur  ce  nombre  6,008 ,  il  y  a  eu  473  tentatives  et 
5,535  vols  consommés.  1 ,849  de  ces  derniers  avaient 
pour  objet  de  l'argent  monnayé,  des  effets  de  com- 
merce ou  autres  billets  ;  401,  de  l'argenterie  ou  des 
bijoux;  490,  des  marchandises;  864,  du  linge  ou 
des  habillements  ;  798,  des  effets  mobiliers  divers  ; 
199  ,  des  comestibles  ;  358,  du  blé  ou  de  la  farine  ; 
318,  des  animaux  domestiques  vivants;  258,  enfin, 
tout  ce  que  les  voleurs  avaient  pu  enlever  sans  dis- 
tinction. 

Le  ministère  public  n'a  pu  déterminer  la  valeur 
des  objets  soustraits  que  pour  4,959  vols  ;  et  le  pro- 
duit approximatif  de  ces  vols  a  été  de  1,180,336 
francs.  La  répartition  de  ce  produit  total  entre  tous 
les  vols  qui  ont  concouru  à  le  former,  donne,  pour 
chaque  vol,  une  moyenne  de  238  francs.  On  sait, 
du  reste,  que  la  valeur  des  objets  volés  est  toujours 
prise  en  grande  considération  par  le  jury,  et  que  sa 
sévérité  suit  la  progression  du  préjudice  causé. 

Quant    aux  délits   de   vol  simple ,  leur  chiffre , 


222  DE    LA    r.ÉClDIVE    DANS    l.A    MALADIE, 

qui  était  en  1839  de  17,072.  s'est  aussi  élevé  en 
1840  à  19,531.  Ils  ont  surtout  considérablement 
augmenté  depuis  quelques  années:  on  en  comptait, 
en  effet,  par  année,  moins  de  10,000  de  1826  à  1830; 
12,000,  de  1831  à  1835;  et  leur  moyenne  annuelle 
a  été  de  16,905  pendant  la  période  quinquennale 
de  1836  à  1840. 

Les  délits  d'escroquerie  et  d'abus  de  confiance 
ont  aussi  été  beaucoup  plus  nombreux.  Où  s'arrêtera 
cette  effrayante  progression? 

—  Maintenant,  quelles  sont  les  causes  qui  portent 
tant  d'individus,  déjà  frappés  par  la  justice,  à  ren- 
trer dans  la  carrière  du  crime?  Au  nombre  des  prin- 
cipales ,  on  doit  placer: 

1**  l/abus  des  circonstances  atténuantes  et  l'in- 
exacte constatation  des  récidives,  qui,  ne  permet- 
tant pas  de  proportionner  la  peine  au  délit,  énervent 
la  répression ,  et  encouragent  au  crime  ; 

2"  Les  vices  de  notre  système  pénitentiaire,  qui 
rejette  dans  la  société  des  condamnés  pour  la  plu- 
part nullement  corrigés  ,  et  même  plus  pervertis 
qu'avant  leur  châtiment; 

3"  Le  manque  de  patronage  et  de  surveillance  de 
tous  les  libérés  de  justice ,  auxquels  le  séjour  de  la 
capitale  (1^  devrait  être  interdit  au  m.oins  pendant 
quelques  années  d'épreuve  ; 

4°  Le  manque  d'ateliers  spéciaux  où  ils  trouve- 
raient constamment  de  l'ouvrage  ,  et  d'une  colonie 
dans  laquelle  ils  pourraient  devenir  propriétaires  ; 


(1)  M.  Gisquet ,  clans  ses  Mémoires,  porte  à  10,C00  le  nombre  des 
voleurs  qui  l/ax aillent  daus  Paris;  puis  il  ajoute  :  «  Combien  y  en  a- 


D\NS    I.E    CRIME    ET    DANS    LA    PASSION.  223 

Z)"  La  pi'lvalion  de  l'espoir  d'une  franche  et  entière 
réhabilitation  ,  espoir  qui  suffirait  pour  ramener  Un 
assez  grand  nombre  de  libérés  dans  la  voie  du  bien  ; 

6"  Enfin,  l'irréligion  y)rol'onde  des  récidivistes,  et 
trop  souvent  l'immoralité  de  ceux-là  mêmes  qui , 
par  leurs  bons  exemples,  déviaient  améliorer  les 
masses  et  ramener  les  condamnés  à  la  vertu. 

Enumérer  les  causes  qui  favorisent  le  plus  les  ré- 
cidives, c'est  en  faire  connaître  le  principal  remède, 
qui  consisterait  à  les  éloigner  toutes  :  suhiata  causa , 
tollitur  ejfectus.  Il  faudrait  ensuite,  dans  un  bon 
système  pénitentiaire  ,  chercher  à  guérir  le  con- 
damné de  la  passion  dominante  qui  lui  a  fait  com- 
mettre un  nouveau  crime  ou  un  nouveau  délit.  La 
plupart  des  voleurs  ,  en  effet,  ne  dérobent  pas  pour 
le  plaisir  de  dérober,  ni  les  assassins  pour  le  plaisir 
de  tuer:  c'est  la  paresse,  l'ivrognerie,  le  liberti- 
nage, la  colère,  la  cupidité,  qui  les  poussent  au  vol 
ou  au  meurtre  :   ce  sont  donc  ces  vices  qu'il  faut 


t  il  dans  ces  10,000  qui  prendraienl  vcilre  bourse  sur  un  meuble, 
sur  une  banquette  ou  dans  une  loge  de  iheàlre?  Il  y  en  a  6,000. 

•  Combien  d'entre  eux  chercheraient  à  la  prendre  dans  votre 
poche?  Il  y  en  a  3,000. 

«Combien,  sur  ces  3,000  ,  eu  compterait  on  qui,  pour  la  voler, 
s'introduiraient  en  votre  absence  ou  en  crochetant  vos  portes  dans 
votre  maison?  2,000. 

«Combien  de  ces  derniers  iraient  jusqu'à  s'introduire  chez  vous 
pendant  ia  nuit,  avec  escalade  et  effraction?  De  1,000  à  1,200. 

«Enfin,  à  combien  peut-on  évaluer  ceux  qui  seraient  d'avance 
décidés  à  vous  assassiner  avant  que  de  consommer  le  vol  ?  Au 
moins  600.  » 

Comment  des  libérés  privés  de  patronage  ne  retomberaient-ils 
pas  dans  la  carrière  du  crime,  au  milieu  d'une  aussi  affligeante 
population  de  malfaiteurs! 


22  i  DE"  LA    l\LCI[)IVE    DANS    l.A    MALADIE, 

déraciner,  si  l'on  veut  que  ces  malheureux  ne  con- 
tinuent pas  à  retomber  dans  les  mêmes  crimes  (1). 
Ici  s'arrête  le  rôle  de  législateur,  et  commence 
celui  de  médecin ,  dont  les  conseils  pourront  modi- 
fier une  prédominance  organique  qui  porte  souvent 
au  mal ,  et  celui  du  prêtre  ,  dont  la  charité  la  plus 
active  est  toujours  réservée  pour  les  plus  grands 
coupables.  (  Voir  ci-dessus  le  Traitement  médical, 
législatif  et  religieux  des  Passions.  ) 

3°  De  la  Récidive  dans  la  Passion. 

Ce  qui  favorise  ici  les  rechutes ,  c'est  le  besoin 
immodéré  d'émotions  ou  d'excitations ,  besoin  qui 
devient  d'autant  plus  impérieux  que  l'a  passion  a 
été  plus  souvent  satisfaite.  La  fréquente  réitération 
des  mêmes  actes  ne  tarde  pas,  en  effet,  à  produire 
l'habitude ,  qui  n'est  autre  chose  que  le  dernier  de- 
gré de  la  tyrannie  du  besoin ,  puisque  alors  la  pas- 
sion se  satisfait  sans  combat ,  presque  sans  remords, 
et,  pour  ainsi  dire,  machinalement.  Cette  loi  phy- 
siologique et  morale  ,  dont  la  connaissance  est  si 
importante,  ne  justifie-t-elle  pas  ce  que  j'ai  dit  pré- 
cédemment :  que  dans  leur  premier  degré  les  pas- 
sions demandent ,  qu'au  second  elles  exigent ,  qu'au 
troisième  elles  contraignent? 

Voulons-nous  donc  sérieusement  notre  bonheur 
et  celui  de  nos  semblables  ,  appliquons-nous  à  con- 

(1)  C'est  un  fait  digne  de  remarque  que  l'uniformité  avec  la- 
quelle les  nièujes  passions  engendrent  chaque  année  à  peu  près  le 
même  nombre  de  crimes.  (  Voir  les  Comptes  géuéraux  de  l'udminis- 
tiation  de  la  justice  criminelle  en  France.) 


DANS    l.E    CRIME    ET    DANS    LA    PASSION,  225 

naître  la  passion  qui  nous  est  habituelle  :  car  c'est 
elle  qui  dirige  presque  toutes  nos  actions,  et  qui, 
par  cela  même,  constitue  notre  caractère.  Les  au- 
tres passions  sont  en  quelque  sorte  surajoutées  ;  la 
passion  dominante,  c'est  notre  propre  fonds,  c'est 
nous.  Cette  connaissance  une  fois  acquise,  travail- 
lons tous  les  jours  à  briser  quelques  anneaux  de  la 
chaîne  qui  nous  retient  esclaves.  Nous  ne  tarderons 
pas  à  recouvrer  notre  liberté,  si  nous  suivons  à  la 
fois  les  conseils  de  l'hygiène ,  qui  nous  rendront 
plus  forts;  ceux  delà  loi,  qui  nous  rendront  plus 
prudents;  ceux  de  la  religion,  qui  nous  rendront 
meilleurs,  et  en  même  temps  plus  heureux. 

Ce  qui  devra  surtout  nous  engager  à  sortir  de 
notre  esclavage,  c'est  la  fatale  corrélation  qui  existe 
entre  la  passion ,  la  maladie  et  le  crime.  Et  d'abord, 
la  récidive  dans  la  passion  n'amène  que  trop  sou- 
vent la  récidive  dans  la  maladie.  Voyez,  par  exem- 
ple, cet  homme  autrefois  adonné  à  l'ivrognerie,  et 
qui,  par  une  seule  année  de  tempérance,  s'est  dé- 
barrassé de  vastes  ulcères  aux  jambes  ou  de  fré- 
quentes congestions  vers  le  cerveau  :  revient-il  à 
son  funeste  penchant,  ses  cicatrices  ne  manquent 
pas  de  se  rouvrir,  ou  les  accidents  cérébraux  de 
reparaître. 

Voyez  encore  ce  malheureux  enfant  sur  la  figure 
duquel  des  habitudes  solitaires  ont  déjà  imprimé 
leurs  hideux  stigmates  :  averti  de  sa  fin  prochaine, 
il  a  le  courage  de  rompre  avec  le  vice,  et  bientôt 
la  fraîcheur  de  son  teint  reparaît ,  ses  membres  se 
développent,  sa  mémoire  redevient  plus  facile,  son 
caractère  plus  ouvert,  plus  gai,  phis  aimable.  Mais 


226  DE    I.A    RÉCIDIVE    DANS    L\    MM-ADIE, 

si,  entraîné  par  le  mauvais  exemple  ou  par  toute 
autre  cause,  il  retombe  dans  son  ancien  dérègle- 
ment, il  perd  bientôt  tout  ce  qu'il  avait  gagné 
au  physique  comme  au  moral,  et,  squelette  am- 
bulant, il  ne  tardera  pas  à  être  jeté  dans  la  tombe 
qu'il  s'est,  en  quelque  sorte,  creusée  lui-même. 

Santé,  fortune,  crédit,  honneur,  cet  autre  a  tout 
englouti  au  jeu.  Longtemps  il  se  crut  favorisé  par 
le  sort;  ce  n'était  qu'un  leurre  :  deux  nuits  ont 
suffi  pour  le  ruiner  complètement.  Depuis  un  an 
il  végétait  dans  la  capitale,  au  milieu  de  cette  tourbe 
de  désœuvrés  dont  l'existence  est  un  problème,  lors- 
qu'un emploi  assez  lucratif  vint  le  mettre  à  l'abri  du 
besoin  ,  et  lui  fournir  le  moyen  de  calmer  l'agita- 
tion fiévreuse  ainsi  que  les  violentes  palpitations 
qu'il  éprouvait.  Déjà  ses  membres  affaiblis  commen- 
çaient à  reprendre  leur  ancienne  vigueur,  déjà  la 
fraîcheur  de  son  teint  annonçait  une  amélioration 
notable  dans  sa  constitution ,  lorsque  ,  entraîné 
comme  spectateur  dans  un  tripot  clandestin,  la  vue 
de  l'or  suffit  pour  rallumer  en  lui  tout  le  feu  de 
sa  passion.  Le  lendemain  il  retourne  au  jeu,  non 
plus  comme  spectateur,  mais  comme  acteur,  et,  la 
chance  lui  ayant  été  favorable,  il  continue  déjouer 
avec  plus  de  fureur  que  jamais.  Il  y  avait  à  peine 
un  mois  qu'il  était  revenu  à  ses  anciennes  habi- 
tudes ,  lorsqu'un  matin  on  le  trouva  mort  dans 
son  lit,  par  suite  de  la  rupture  d'une  tumeur  ané- 
vrysmale  de  l'aorte  :  les  émotions  du  jeu  l'avaient 
tué. 

La  récidive  dans  la  passion  ne  borne  pas  ses  ra- 
vages à  l'organisation,  elle  détruit  le  jugement,  en 


hANS    I.F.    CRlMn    ET    DANS    LA    PAS9I0N.  227 

même  temps  qu'ell<»  {jâfc  le  cœur.  De  là  toutes  les 
fausses  maximes  que  l'ou  se  fait  en  matière  de  cou- 
science;  de  là  les  fautes,  les  injustices,  les  crimes 
que  l'on  Huit  par  commettre  avec  le  sang- froid 
de  riiabitude,  ou  même  avec  une  impudente  os- 
tentation. 

Voulons-nous  savoir  comment  la  passion  habituelle 
rassemble  autour  d'elle  la  plupart  des  vices,  et  les 
fait  conspirer  à  tout  ce  qui  peut  servir  à  la  satis- 
faire? Prenons  dans  la  Bible  un  exemple  connu  de 
tout  le  monde ,  et  qui  montre  parfaitement  le  rap- 
port des  passions  avec  les  maladies ,  les  lois  et  la 
religion.  A  peine  monté  sur  le  trône,  Saùl ,  prince 
jusqu'alors  vertueux,  se  laisse  prévenir  d'une  vio- 
lente jalousie  contre  David.  Quels  tristes  fruits  ne 
va  pas  produire  ce  germe  délétère  qu'il  ne  sut  pas 
étouffer  de  bonne  heure!  Les  éloges  donnés  au  jeune 
berger  commencent  par  lui  porter  ombrage  ;  dès  ce 
moment  il  devient  défiant  et  soupçonneux;  il  oublie 
le  service  signalé  rendu  au  pays  ainsi  qu'à  sa  per- 
sonne, et  le  voilà  tombé  dans  l'ingratitude.  Bientôt 
ses  regards  attristés  ne  peuvent  plus  supporter  la 
présence  d'un  sujet  qu'il  considère  comme  le  rival 
de  son  autorité  et  de  sa  gloire;  et,  malgré  la  délica- 
tesse de  David  à  ménager  l'une  et  l'autre,  le  voici 
qui  devient  malade,  sombre,  mélancolique,  furieux. 
Sa  passion  ne  s'arrête  pas  encore  là  :  poussé  sans 
cesse  par  l'enfer  de  sa  jalousie,  il  veut  du  sang 
pour  éteindre  la  soif  de  vengeance  qui  le  dévore; 
dès  lors  la  perte  de  David  est  jurée.  En  vain  celui-ci 
parvient-il  à  calmer  les  accès  frénétiques  du  prince, 
aux  accords  de  sa  lyre,  non  moins  purs  que  le  fond 


228  DE    LA    r.KCIbIVE    DANS    LA    MALADIE, 

de  son  cœur;  en  vain  continue- t-il  à  lui  rendre  d'im- 
portants services;  en  vain  lui  sauve-t-il  de  nouveau 
la  vie  :  Saûl  ne  reconnaît  par  intervalle  sa  propre  in- 
justice que  pour  redevenir  plus  jaloux  et  poursuivre 
sa  victime  avec  plus  d'acharnement  encore.  Saùl,  re- 
marquons-le bien,  n'était  dépourvu  ni  de  forces  phy- 
siques, ni  de  courage,  ni  de  mérite,  ni  même  de  piété; 
mais  la  passion  dans  laquelle  il  retombait  toujours  a 
suffi  pour  en  faire  successivement  un  homme  lâche 
et  ingrat,  un  roi  injuste,  superstitieux  et  parjure,  un 
mélancolique  furieux,  un  meurtrier,  un  suicide. 

Puis-je  ne  pas  signaler  ici  la  triste  fin  de  ces  grands 
ambitieux,  dont  la  vie  politique  n'est  le  plus  souvent 
qu'une  suite  de  rechutes  dans  la  passion  qui  les  dé- 
vore. Si  je  consulte  le  tableau  qui  indique  la  fin  tra- 
gique d'une  centaine  seulement  des  plus  célèbres 
d'entre  eux ,  j'y  vois  que  : 

32  ont  été  assassinés. 
14       —       exéculcs. 

8       —       empoisonnés. 

8  se  sont  suicidés. 

7  ont  été  massacrés. 

5     sont     morts  en  exil. 

4       —       morts  en  prison. 

3       —       morts  de  faim, 

3  ont  été  brûlés  vifs. 

3       —       noyés. 

2       —       étranglés. 

2       —       pendus. 

1       est      mort  en  cage. 

1     a  été     enterré  vivant. 

(Voir,  dans  la  seconde  partie  de  cet  ouvrage ,  l'ar- 
ticle Ambition.) 


I)\NS    LE    CRIME    ET    DANS    LA    PASSION.  229 

Ces  exemples,  que  je  pourrais  multiplier  à  l'in- 
fini, suffiront  sans  doute  pour  appeler  toute  notre 
attention  sur  le  danger  de  contracter  des  habitudes 
vicieuses  ou  criminelles,  dont  il  est  ensuite  si  diffi- 
cile de  se  corriger.  Aussi,  dès  que  nous  avons  eu  le 
malheur  de  nous  laisser  terrasser  une  première  fois 
par  la  passion,  tâchons,  athlètes  courageux,  de  re- 
prendre à  l'instant  même  une  noble  revanche,  et  de 
reconquérir  promptement  notre  dignité  morale.  En 
agissant  de  la  sorte,  on  a  tout  à  gagner;  car,  en 
évitant  la  récidive  dans  la  passion ,  on  évite  la  ré- 
cidive dans  la  maladie,  qui  abrège  l'existence,  et  la 
récidive  dans  le  crime,  qui  la  déshonore. 


230  DES    PASSIONS 


»***•♦*♦»****»«  **^  «%«««««««««««««%«««««« 


CHAPITRE  X. 


Des  Passions  considérées  comme  moyens  de  guérisoii  dans 
les  maladies. 


Il  «st  des  poisons  qui,  dans  les  luaiiis  d'un  habile 
médecin,  se  converlisseul  journellement  en  re- 
mèdes efficaces. 


Nous  allons  d'abord  étudier  les  effets  euratifs  de 
certains  sentiments  qui  agissent  sur  l'économie  à  la 
manière  des  passions  ;  nous  nous  occuperons  en- 
suite des  passions  proprement  dites,  qui  ne  doivent 
être  employées  comme  moyens  thérapeutiques  que 
dans  des  cas  exceptionnels,  et  d'accord  avec  les 
principes  sévères  de  la  morale  chrétienne. 

De  la  Joie  et  du  Rire.  —  La  joie,  dit  Mackensie, 
est  le  soutien  de  la  santé  et  le  contre-poison  de  la 
maladie.  La  gaieté,  selon  Hippocrate,  est  favorable 
dans  toutes  les  affections.  Galien  assure  avoir  vu 
un  grand  nombre  de  malades  qui  furent  redevables 
de  leur  guérison  plutôt  à  leur  humeur  joviale  qu'à 
l'usage  des  médicaments.  Enfin  ,  Ambroise  Paré, 
Sanctorius ,  Pechlin  ,  Tissot,  et  beaucoup  d'autres 
observateurs,  citent  une  foule  de  cures  obtenues 
par  l'effet  de  la  joie ,  principalement  dans  les  fièvres 
intermittentes,  la  jaunisse,  le  scorbut,  les  scrofules 
et  la  paralysie. 

Le  rire,  quand  il  est  l'expression  de  la  joie,  ne 
produit    pas    seulement    une   accélération    notable 


COMME   MOYENS   THÉRAPEUTIQUES.  23! 

dans  la  circulation  ,  il  imprime  aussi  à  certains 
muscles  une  secousse  qui  devient  quelquefois  cura- 
tive.  Pechlln  rapporte  qu'un  jeune  lionmie,  jjriève- 
ment  blessé  à  la  poitrine,  était  abandonné  des  mé- 
decins, qui  le  croyaient  sur  le  point  d'expirer.  Ses 
camarades,  qui  le  veillaient,  s'amusèrent  à  noircir 
avec  de  la  mouchure  de  chandelle  le  plus  jeune 
d'entre  eux  qui  s'était  endormi  au  pied  du  lit.  Le 
mourant ,  ayant  ouvert  les  yeux,  fut  si  frappé  de  ce 
grotesque  spectacle,  que,  s'étant  mis  à  rire  ,  il  sortit 
par  sa  plaie  plus  de  deux  livres  de  sang  épanché , 
et  qu'il  se  rétablit  parfaitement. 

Plus  d'une  fois  aussi,  le  rire  a  déterminé  la  déli- 
vrance de  femmes  en  couches  dont  les  forces  pa- 
raissaient tout  à  fait  épuisées,  et  dont  les  douleurs 
avaient  disparu. 

Plusieurs  vomiques ,  ou  abcès  dans  le  poumon  , 
ont  été  ouvertes  dans  les  bronches,  et  heureusement 
expulsées  par  l'effet  du  rire.  Ce  fut,  comme  on  le  sait, 
en  lisant  les  Lettres  des  hommes  obscurs ,  qu'Erasme 
rejeta  la  vomique  qui  le  suffoquait,  et  que  son  rire 
excessif  lui  sauva  la  vie. 

Coringius,  à  ce  que  l'on  assure,  fut  guéri  d'une 
fièvre  tierce  rebelle  par  le  vif  plaisir  qu'il  eut  de 
converser  avec  Meibomius. 

On  a,  dit  Tissot ,  plusieurs  exemples  d'enfants 
tristes,  pâles  et  rachitiques,  chez  lesquels  le  rire, 
provoqué  par  le  chatouillement,  a  élé  suivi  des  plus 
heureux  résultats.  11  est  certain  qu'à  l'aide  de  ce 
moyen  très-simple,  et  pour  cela  même  beaucoup 
trop  négligé,  je  suis  parvenu  à  dissiper  des  engor- 
gements   lymphatiques   qui    avaient  résisté   à   une 


232  DES    TASSIONS 

foules  de  remèdes  internes  et  externes.  II  suffit  de 
mettre  les  enfants  sur  un  lit,  quand  leur  estomac  est 
libre,  et,  en  badinant,  de  les  chatouiller  à  nu,  tant 
qu'ils  paraissent  s'en  amuser.  Ce  petit  jeu ,  répété  le 
matin  et  le  soir  pendant  quelques  minutes,  opère 
ordinairement,  au  bout  de  quinze  à  vingt  jours,  une 
amélioration  sensible  dans  leur  constitution  :  leur 
peau  n'est  plus  aussi  blafarde,  leur  visage  surtout 
est  plus  coloré,  leur  physionomie  plus  gaie,  plus 
animée  :  c'est  que  l'ébranlement  général  occasionné 
par  le  rire  a  en  quelque  sorte  injecté  la  vie  dans  les 
vaisseaux  capillaires  qui  en  étaient  privés. 

Une  joie  trop  subite  et  le  rire  immodéré  pouvant 
néanmoins  avoir  les  suites  les  plus  funestes,  notam- 
ment dans  le  traitement  des  maladies  aiguës,  des 
hernies,  des  fractures  et  des  plaies  en  général,  c'est 
à  la  prudence  du  médecin  de  n'employer  ce  mode 
d'excitation  qu'avec  mesure,  et  après  s'être  assuré 
qu'il  ne  peut  produire  aucune  réaction  défavorable. 

De  la  Douleur,  du  Chagrin  et  de  la  Tristesse.  —  Je 
ne  pense  pas  que  le  chagrin  et  la  tristesse  aient  ja- 
mais été  rangés  parmi  les  agents  thérapeutiques. 
C'est  qu'en  effet,  ces  deux  produits  de  la  douleur 
morale  (1)  retardent  presque  toujours  la  guérison 
des  maladies,  lorsqu'elles  n'en  déterminent  pas  de 
nouvelles,  ou  qu'elles  ne  causent  pas  la  mort  dans 
un  laps  de  temps  plus  ou  moins  long.  Plus  d'une 
fois,  cependant ,  un  chagrin  violent  et  imprévu  est 
parvenu  à  modifier  avantageusement  certaines  con- 


(1)  f-e  chagrin  est  la  tlouleur  morale  à  l'élat  aifju  ;  la  tristesse  est 
lin  fil  >}jrin  t'liroiii<|ue. 


COMME  MOYENS  THÉRAPEUTIQUES.  233 

stltutions  lympliatiques ,  et  à  inspirer  l'amour  du 
travail  à  des  individus  restés  jusque-là  dans  la  plus 
complète  oisiveté. 

Quant  à  la  douleur  proprement  dite ,  son  utilité 
ne  saurait  être  mise  en  doute  dans  le  traitement 
des  maladies  aussi  bien  que  dans  celui  des  passions. 
Pour  parler  d'abord  de  la  douleur  physique,  ne  nous 
sert-elle  pas  journellement  à  réveiller  les  forces  vi- 
tales des  malades  ,  alors  qu'elles  semblent  tout  à  fait 
épuisées?  Avec  son  aiguillon  ,  n'appelons-nous  pas 
à  la  surface  du  corps  des  inflammations  qui  ne  se 
développeraient  pas  sans  danger  dans  la  profondeur 
des  organes?  Ici,  elle  parvient  à  fixer  une  irritation 
vague,  l'affaiblit  et  la  fait  même  disparaître;  là, 
elle  déplace  une  vicieuse  concentration  de  la  sensi- 
bilité, qu'elle  ramène  avec  une  sage  économie  sur 
tous  les  points  de  l'organisme;  en  un  mot,  employée 
par  une  main  habile  et  prudente,  la  douleur  phy- 
sique dissipe  fréquemment  les  phénomènes  morbides 
auxquels  on  l'oppose,  de  même  que  dans  l'état  phy- 
siologique elle  concourt,  avec  le  plaisir,  à  entretenir 
l'équilibre  de  toutes  nos  fonctions  (I). 


(!)  Relativement  à  sa  durée,  la  douleur  est  dihe  fugace ,  persis- 
tante, intermittente,  continue,  rémittente.  Eu  égard  à  son  siège,  elle 
est  superficielle  ou  profonde ,  costale,  pulmonaire,  abdominale ,  arti- 
culaire, etc.  Quant  à  son  intensité,  on  dit  qu'elle  est  légère ,  l'iir, 
ou  atroce.  Enfin,  d'après  sa  ressemblance  avec  les  sensations  que 
font  éprouver  certains  corps,  elle  reçoit  les  noms  de  piquante, 
pulsadce,  lancinante,  cuisante,  déchirante,  mordicante ,  contondante, 
perlérébrante ,  elc.  Chose  remarquable,  la  plupart  des  épilhètes  em- 
ployées pour  exprimer  les  nuances  nombreuses  de  la  douleur  phy- 
sique, s'appliquent  aussi  à  la  douleur  morale.  Pour  continuer  le  rap- 
prochement, ajoutons  que  ces  deux  modes  de  sentir  offrent  la  mèmç 


^34  bCS    PASSIONS 

La  douleur  morale  n'est  pas  moin»  avant  (use 
dans  certaines  circonstances:  c'est  ainsi  qi  w  l'a 
vue  {'iiérir  radicalenn'nl  le»  alt'rctions  catai  i.iles 
le»  plus  rebelles,  dissiper  le  mutisme,  la  pa  lysie 
des  membres  et  les  atroces  douleurs  du  rbum  Impc 
ou  de  la  froutte.  On  l'a  vue  aussi,  opérant  cb-  i-er- 
tains  individu»  unr  salutaire  diversion  .  les  r.«  peler 
violeintnnit  à  eux-nj<^nie»  ,  leur  inofilrer  le  vr  lable 
but  de  la  vie,  et  le»  faire  rompre  avec  la  passi  i  qui 
depuis  lon(;temp»  les  tenait  enchaîné».  Ces  elle, 
enfin,  qui,  sous  le  nom  àvremonh,  vient  toun  nter 
le  creurrbi  méeliant  .  et  l'empécbe  nouvent  d  («m- 
metfre  de  nouveaux  crimes.  Heureux  alors  I  ■•)u- 
pable  qui  prête  attention  à  ce  cri  sahitaire  le  la 
conscience  !  tout  n'est  pas  perdu  pour  lui  :  I  dou- 
leur morale  peut  encore  le  ramener  au  bonbar  en 
le  r.uneiiant  à  la  vertu  par  le  rejientir. 

fin  Ih'iir.  -      \a'  <lé»ir.  cvi  élan  de  l'Ame   n 
%ers  un  bien  qui  nous  manque,  est  l'attribut  ndn- 
mentnl .  ou.  »i  l'on  aime  mieux,  l'avant-con 
toutes  le»  pansions,  qui,  en  dernière 

que  de»  bruoin»  »léré(;lé».  Il  naît  en  et; 

lulion  prlmili>»-    iinpi  imé«' par  le  Iwwïin  à  1'.  ;ane 
plus  s|M''cialement  chargé  de  le  »ali»biirc ,  et  sabrce 


nvin  lit*  rt  Ir»  mAim»  liTmin«i««»n».    \if»»î.  vivr  <i  .1 

iinr  lilr»»iir •  «m  il»«(»nn  .  1.i  ilmilnir  •'rmou»*» 

ri  finit  m^mr,av»c  lM«ont»i««.  par  i\i'^,énirrr  t-n  iior  in.i. 

voliipl/  Tri  ril  Ir  roiir»  !«•  p'«i»  oriliBilirr  di  U  naliirr  ;  «1.^  i- 

CJi».    U   «Imilriir   lur  tiiliiiriiifnl  »rt  «iciiropt.    <»ii  biril  '■• 

au  liimliraii  «pn»  une  lun|pi«'  ri  rnirllr 

«If  rr»  ioforlimc»  i|iir  p«'u\fnl  •'•ppli<|ii<  ' 

ralinr  HalUnihr  :  •  Il  rtl  tir»  l>lr«»iirr»  qui  •♦  M  céciln»ri 

il  r»l  Ar%  Urmr»  qui  •«•ni  lotijuiir*  amtrr»'  . 


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COMME   MOYENS   THÉHAPEUTIQL'tS.  235 

est  toujours  en  raison  de  l'Idée  de  plaisir  que  l'on 
attache  à  son  accomplissement.  Son  action  excen- 
trique sur  l'économie  participe  des  effets  de  l'amour, 
de  l'attention  et  de  l'espérance,  trois  éléments  dont 
il  se  compose.  Les  images  agréables,  l'oscillation 
douce  et  salutaire  que  procure  le  désir  quand  il  est 
pur  et  modéré  ,  contribuent  puissamment  à  dissiper 
l'ennui  ,  à  calmer  la  douleur  et  à  abréger  la  durée 
des  maladies. 

—  La  Curiosité ,  vif  désir  de  connaître  ,  a  suffi 
plus  d'une  fois  pour  ranimer  l'action  du  système 
nerveux  chez  des  malades  encore  capables  de  quel- 
ques mouvements  ,  mais  qui  n'en  faisaient  pas,  faute 
d'aiguillon.  Ainsi,  Andry  rapporte,  dans  son  Ortho- 
pédie,  qu'en  1682,  six  paralytiques  de  l'Hôpital 
général  de  Paris  se  levèrent  et  marchèrent  ,  au 
grand  étonnement  de  tout  le  monde,  curieux  qu'ils 
étaient  de  voir  l'ambassadeur  de  Maroc ,  qui  était 
venu  dans  cet  établissement. 

Plusieurs  observations  prouvent  aussi  que  Y/it- 
tente  d'un  événement  heureux  a  pu  ranimer  les  restes 
d'une  vie  qui  s'éteignait,  et  reculer  de  plusieurs  se- 
maines le  moment  de  la  mort,  que  tout  annonçait 
comme  imminente. 

Je  donnais  des  soins  ,  il  y  a  plus  de  vingt  ans ,  à 
une  dame  devenue  hydropique  à  la  suite  d'une  af- 
fection organique  du  cœur.  La  maladie  était  arrivée 
à  son  dernier  période;  tous  les  secours  de  l'art  ne 
parvenaient  même  plus  à  procurer  le  moindre  sou- 
lagement ,  et  déjà  une  suffocation  accompagnée 
d'un  râle  effrayant  annonçait  une  fin  très-prochaine. 
Le  professeur  Halle  et  moi,  réunis  en  ce  moment 


236  DES    PASSIONS 

en  consultation ,  n'avions  aucun  doute  à  cet  égard , 
lorsque  la  moribonde,  rassemblant  toutes  ses  forces, 
nous  demanda,  en  nous  regardant  fixement,  com- 
bien elle  avait  encore  d'instants  à  vivre.  (Madame 
B...,  femme  éminemment  courageuse  et  chrétienne, 
avait  mis  ordre  à  ses  affaires;  mais  une  fille  unique 
qu'elle  chérisait,  et  qu'elle  avait  richement  mariée, 
se  trouvait  grosse  de  près  de  neuf  mois,  et  la  pauvre 
mère  attendait  avec  anxiété  le  moment  de  la  dé- 
livrance). A  cette  demande  imprévue,  dont  je  devi- 
nai le  motif,  je  répondis  avec  assurance  :  Madame, 
vous  pouvez  vivre  encore  au  moins  vingt  à  vingt- 
cinq  jours;  et  mon  savant  confrère  fit  aussitôt  un 
signe  approbatif ,  ajoutant  que  la  nature  avait  tant 
de  ressources  que  ce  terme  pouvait  même  être  de 
beaucoup  dépassé.  Ce  terme  me  suffit,  reprit  la  ma- 
lade en  versant  de  déllcleiises  larmes  ;  la  crise  que 
j'éprouvais  tout  à  l'heure  me  faisait  craindre  de  ne 
pas  vivre  assez  pour  voir  mon  petit-enfant;  mainte- 
nant je  suis  tout  à  fait  rassurée ,  et  je  vous  remercie 
de  mon  bonheur.  L'amélioration  extraordinaire  qui 
suivit  notre  consultation  se  soutint  pendant  plus 
d'un  mois,  et  nous  ne  pûmes  l'attribuer  qu'à  l'effet 
moral  de  l'attente  d'un  événement  heureux. 

Espérance.  —  Qui  ne  connaît  les  salutaires  effets 
de  l'espérance  dans  les  maladies!  L'accélération  lé- 
gère qu'elle  imprime  à  la  circulation  et  à  l'innerva- 
tion produit  à  l'instant  môme  une  douce  expansion 
qui  nous  console  et  nous  charme,  en  nous  donnant 
déjà  la  conscience  du  retour  prochain  de  nos  forces. 
L'espérance  de  guérir  est  un  premier  pas  vers  la 
ganté,  et  celte  espérance  est  d'autant  plus  grande 


COMME    MOYENS    THERAPEUTIQUES.  237 

chez  les  malades  que  le  médecin  leur  inspire  plus 
de  confiance,  et  que  lui-même  paraît  plus  rassuré, 
plus  satisfait.  Aussi,  voyons-nous  tous  les  jours  des 
affections  graves  et  rebelles,  qui  doivent  en  grande 
partie  leur  terminaison  heureuse  à  l'espoir  qu'on  a 
habilement  fait  naître.  C'est  surtout  quand  il  s'agit 
de  pratiquer  une  opération  de  haute  chirurgie  que 
l'homme  de  l'art  doit  préalablement  rassurer  l'esprit 
du  malade,  et  le  convaincre  qu'il  jouira  sous  peu 
d'un  bien-être  physique  et  moral  qu'aucun  autre 
moyen  ne  saurait  lui  procurer. 

—  La  Colère,  passion  violente,  et  l'un  des  plus 
puissants  excitants   de  l'organisme,  a  été  recom- 
mandée par  Hippocrate  et  depuis  par  Bacon  dans 
le  traitement  des  maladies  chroniques  caractérisées 
par  vme  atonie  générale.  Mais  l'ébranlement  nerveux 
qu'elle  produit  est  si  violent,  les  suites  en  sont  sou- 
vent si  dangereuses,  qu'il  y  a  toujours  de  la  témé- 
rité à  tenter  un  pareil  remède.  Du  reste,  les  prati- 
ciens les  plus  dignes  de  foi  attestent  que  la  fièvre 
intermittente,   l'œdème,    l'hydropisie,   le   rhuma- 
tisme, la   goutte,   la   paralysie   des  membres,   la 
surdité  et  même  le  mutisme  de  naissance ,  ont  quel- 
quefois complètement  disparu  après  un  accès  de 
colère. 

«Nous  avons  connu,  dit  M.  Virey,  des  hommes 
chez  lesquels  l'irascibilité  était  devenue  comme  un 
besoin.  Ils  cherchaient  querelle  à  tout  le  monde,  et 
principalement  k  ceux  qu'ils  qualifiaient  d'amis  ; 
car  ils  exigeaient  plus  d'attentions  de  leur  part  que 
de  tout  autre.  Leur  plus  grand  désappointement  ve- 
nait lorsqu'on  refusait  de  contester  avec  eux;  et 


238  DES    t'ASSiONS 

leurs  domestiques  mêmes  n'ignoraient  pas  qu'ils 
seraient  brusqués  davantage  s'ils  ne  prêtaient  pas 
un  léger  aliment  pour  faire  dégorger  la  mauvaise 
humeur  habituelle  de  leurs  maîtres.  Il  en  est  de  ce 
genre  d'émotion  comme  d'une  pituite  :  ainsi ,  un 
homme  lent  à  purger  n'obtenait  d'effet  d'une  mé- 
decine qu'après  avoir  été  mis  exprès  en  colère  ,  par 
exemple  en  brisant  maladroitement  un  vase.  Il  y  a 
donc,  pour  certaines  complexions  de  ce  caractère, 
nécessité  de  décharger  la  bile ,  afin  d'entretenir  la 
santé.  » 

—  On  ne  peut  non  plus  révoquer  en  doute  que 
la  Peur  n'ait  aussi  fait  disparaître  un  assez  grand 
nombre  d'affections,  dont  plusieurs  même  avaient 
été  jugées  incurables.  Au  rapport  deMentz  [rie  Animi 
commotionibus),  un  homme  qui  avait  l'épaule  luxée 
depuis  trois  semaines  fut  guéri  par  une  vive  frayeur, 
ainsi  qu'un  autre  individu  qui  portait  une  hernie 
depuis  plusieurs  années. 

Pechlin  cite  l'observation  d'une  chute  de  l'utérus 
guérie  par  la  peur  qu'avait  causée  à  la  malade  la 
vue  d'un  incendie.  Un  ami  de  ce  médecin,  affecté 
d'une  fièvre  tierce ,  ayant  été  assailli  en  mer  d'une 
violente  tempête ,  eut  tellement  peur  de  faire  nau- 
frage que  les  accès  ne  revinrent  plus. 

L'épilepsie,  si  fréquemment  produite  par  la  peur, 
lui  a  dû  plus  d'une  fois  une  guérison  inespérée.  Lieu- 
taud  en  rapporte  plusieurs  exemples  intéressants. 

Si  les  voies  de  douceur  réussissent ,  en  général , 
dans  le  traitement  de  l'aliénation  mentale,  il  est 
certain  qu'entre  des  mains  habiles  la  méthode  d'//?- 
timidation  a  été  plus  d'une  fois  couronnée  de  succès. 


COMME    MOYF.NS    THKIIAPELTIQIIES.  239 

Dans  un  liôpltal  de  llarieni ,  une  maladie  convul- 
sive  s'étant  répandue  sur  les  jeunes  gens  des  deux 
sexes,  et  les  remèdes  ordinaires  ayant  échoué, 
le  célèbre  Boerhaave,  comme  on  le  sait,  fit  mettre 
au  milieu  des  salles  un  brasier  où  l'on  entretenait 
continuellement  un  fer  rouge  destiné  à  brûler  au 
bras  jusqu'à  l'os  le  premier  qui  tomberait  dans  une 
attaque  de  cette  nature.  L'impression  que  fit  sur 
tous  les  malades  la  frayeur  d'un  remède  si  vio- 
lent fut  telle  que,  dès  ce  moment,  ils  se  trouvè- 
rent tous  complètement  guéris.  Sauvages  rapporte 
une  guérison  à  peu  près  semblable  produite  par  la 
menace  de  coups  de  fouet  qui  devaient  être  appli- 
qués après  chaque  accès  de  convulsion. 

Des  observateurs  également  recommandables  ci- 
tent un  assez  grand  nombre  de  faits  qui  prouvent 
qu'une  vive  frayeur  a  sur-le-champ  rendu  la  parole 
à  des  muets ,  et  le  libre  usage  des  membres  à  des 
goutteux  ainsi  qu'à  des  paralytiques,  pour  la  guérison 
desquels  toutes  les  ressources  de  l'art  avaient  été  in- 
fructueuses. On  sait  enfin  que  des  individus  mordus 
par  des  chiens  enragés  ,  ou  seulement  soupçonnés 
de  l'être ,  ayant  par  surprise  été  précipités  soit 
dans  la  rivière,  soit  dans  la  mer,  ont  du  leur  par- 
fait rétablissement  à  la  frayeur  qu'ils  avaient  eue 
de  se  noyer.  Dans  tous  ces  cas ,  la  peur  d'une  mort 
imminente  a  suffi  pour  dissiper  l'appréhension  d'une 
mort  plus  éloignée  ;  c'est  la  crainte  guérie  par  la 
peur. 

A  la  révolution  de  juillet  1830,  une  foule  d'indis- 
positions chroniques,  des  névralgies  surtout  et  des 
névroses  à  l'état  aigu  disparurent  tout  à  coup,  parti- 


'  -rfPCOtdMfWsfeoMMA.pu'reffetd         v.ur 
^_      .-•  éyftwiièimt  pcadaot  l«  iroi»  jo»  u- 

bal  ;  H  Wt  pr»t'iciciM  de  U  capiuW  on!  .u  n  luar- 
,|orreo«»e»oi  que,  pendant  le  tone*  it, 

le  ooobredcABiaUdcsfiitbcAiiooopplu  .1  i  .  .^u'a 

Taràmmtrr. 

—  \:jmûÊ0',  et  testiipest  m  éocrgtqu  v*nf  pa»- 

gioa  M  «laafcrvate .  •  aeul  pu  triompher  «nt 

OfMMAIrvderrH«iiMBélûcolM|ttei໫  ^^ 

arUTicE*.  '^» 

jf       ■     ■    'I   ricriirfn  irjin    f^»    ■  ^^y^*-*-  '  '' 

M     lr»oUrlW  C—.  4«^  de  ^'^  tn       .»,  d  un 
,.  :.  I-  ra»«it  birie«i-««««uin.  oé«de  ITUU  •aint 
J««pctl  Hdr  rorp*.  p»«^  l«  pff^i^' 
^.•r.Uc*».?  Ui-Up»Uip*» 

<   trr'i/r    ÂDé  .    ^< 

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loraprvOMible,  un 
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pcr    ÏJf  p-- 

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COMME    MOYENS   THÉRAPEUTIQUES.  241 

chez  ses  parents,  où  elle  passa  trois  semaines  sans 
ressentir  le  nooindre  ennui  de  la  vie.  De  retour  à 
Paris ,  le  penchant  au  suicide  reparut  avec  plus  de 
force.  Mademoiselle  C***  prend  de  l'oxyde  de  cui- 
vre; heureusement  la  dose  est  trop  faible,  et  les 
vives  coliques  qu'elle  éprouve  sont  dissipées  par  des 
médicaments  appropriés.  A  seize  ans,  elle  perd  son 
père  :  sa  douleur  fut  grande,  mais  la  présence  de 
sa  mère  mit  un  terme  à  ses  maux.  L'année  suivante, 
sa  mère  ayant  succombé,  nouvelle  tentative  de  sui- 
cide :  elle  en  est  empêchée.  A  dix-huit  ans,  la  vie  lui 
devient  plus  à  charge  que  jamais  :  elle  met  un  mou- 
choir autour  de  son  cou,  et  le  serre  de  toutes  ses 
forces;  elle  perd  seulement  connaissance.  Revenue 
à  elle-même ,  elle  verse  un  torrent  de  larmes ,  et 
prend  la  résolution  d'abandonner  son  horrible  pro- 
jet. La  religion  se  présente  à  son  esprit  comme  le 
seul  remède  à  sa  douleur.  Cependant  le  désir  de 
mourir  ne  s'efface  point  de  sa  mémoire  ;  les  larmes 
baignent  continuellement  ses  yeux.  Voit-elle  un  ob- 
jet lugubre,  propre  à  faire  naître  la  pensée  de  la 
mort,  elle  se  plaît  à  le  contempler;  elle  se  sent 
oppressée  ;  son  cœur  bat  fortement  ;  elle  éprouve 
une  faiblesse  et  un  frisson  général  ;  elle  est  dans 
l'ivresse  de  la  joie  la  plus  vive  en  pensant  qu'elle 
doit  mourir. 

«  Ce  que  la  religion  n'avait  pu  faire,  l'amour  l'o- 
péra. En  s'insinuant  dans  le  cœur  de  cette  infortu- 
née, ce  sentiment  l'anima  d'une  nouvelle  existence, 
et  lui  fit  trouver  dans  l'affection  d'un  époux  et  les 
caresses  de  ses  enfants  une  douce  compensation  à 
l'amertume  des  premières  années  de  sa  jeunesse.  » 

16 


2  12  hES    PASSIONS 

De  la  rassion  dominante  en  général.  —  Une  re- 
marque qui  a  été  faite  par  quelques  observateurs, 
et  dont  j'ai  été  à  même  de  confirmer  la  justesse» 
c'est  que  la  vue,  le  bruit,  le  nom  seul  de  l'objet  de 
la  passion  dominante  suffit  quelquefois  pour  réveil- 
ler en  nous  le  sentiment,  lors  même  qu'il  paraît 
tout  à  fait  éteint. 

Voulant  calmer  un  riche  avare  atteint  de  frénésie, 
et  qui  avait  peur  de  mourir  de  faim ,  Celse  lui  fait 
adroitement  annoncer  plusieurs  fausses  successions, 
et  les  vaines  terreurs  qui  assiégeaient  ce  malade  s'é- 
vanouissent aussitôt. 

ftlorand  cite  dans  ses  Opuscules  l'exemple  d'un 
joueur  qui  ne  sortit  de  la  plus  complète  insensibilité 
que  lorsqu'on  lui  eut  crié  aux  oreilles  :  quinte,  qua- 
torze et  le  point! 

Plusieurs  musiciens,  passionnés  pour  leur  art, 
ont  été  guéris  de  délire  fébrile  par  une  musique  mé- 
lodieuse ,  exécutée  près  de  leur  chambre  à  coucher. 

Une  dame  très-avare  étant  tombée  en  léthargie, 
on  s'avisa  de  lui  mettre  dans  la  main  quelques  écus 
tout  neufs;  à  peine  les  eut-elle  sentis,  qu'elle  se 
mit  à  les  palper,  et  commença  à  recouvrer  connais- 
sance. 

Un  de  mes  clients ,  personnage  très-opulent  et 
non  moins  avare,  sortit  comme  par  enchantement 
d'un  état  comateux  qui  durait  depuis  vingt-quatre 
heures,  dès  qu'il  entendit  ouvrir  son  secrétaire, 
dans  lequel  ses  enfants  avaient  besoin  de  prendre  de 
l'argent  pour  subvenir  aux  dépenses  de  la  maladie. 

Le  colonel  M***,  connu  de  tout  Paris  par  sa  pas- 
sion pour  les  médailles,  était  atteint  d'une  pleuro- 


r.oMMi;  MoVi.Ns  riiKHAiM-OTiori-s.  2î.'î 

pneumonie  coni[)!i(j'>;éo  d'une  vioîenlc  en('('|)lialite , 
avec  coma  profond.  Depuis  plusieurs  heures  il  ne 
donnait  presque  aucun  signe  de  vie,  et  tout  sem- 
blait annoncer  sa  fin  prochaine,  lorsque,  comme 
dernière  ressource,  j'imajjinai  de  dire  à  haute  voix 
qu'on  allait  faire  bientôt  une  vente  magnifique  de 
médailles.  Ce  dernier  mot  était  à  peine  prononcé, 
que  mon  antiquaire  remue  les  lèvres  avec  rapidité, 
s'efforça nt  d'articuler  son  mot  favori ,  médailles. 
Encouragé  par  ce  premier  succès,  je  répétai  dis- 
tinctement la  même  phrase,  et  chaque  fois  l'on  eût 
dit  qu'une  étincelle  électrique  venait  peu  à  peu 
redonner  le  mouvement  et  la  vie  à  ce  corps  au- 
paravant insensible.  Enfin,  grâce  à  mon  artifice, 
le  colonel,  ayant  entièrement  recouvré  ses  idées, 
me  demanda  d'un  air  inquiet  si  je  savais  à  quelle 
époque  aurait  lieu  la  vente.  Dans  quinze  jours,  ré- 
pondis-je  avec  assurance,  et  j'espère  bien  que  vous 
pourrez  y  aller.  Cette  espérance  abrégea  de  beau- 
coup la  convalescence  du  malade,  qui ,  ayant  connu 
mon  stratagème,  se  consola,  et  compléta  sa  guérison 
en  visitant  pour  la  millième  fois  les  précieuses  et 
innombrables  pièces  qui  garnissent  son  cher  mé- 
dailler  (1). 

(I)  Quelques  années  après,  je  rencontrai  le  colonel,  pâle,  dé- 
fait et  tout  hors  de  lui  :  on  venait  de  le  voler;  des  malt''aiteurs  s'é- 
taient introduits  dans  son  cabinet,, et  avaient  enlevé  un  tiroir  en- 
tier de  médailles.  Ce  coup  fut  terrible  pour  lui;  depuis  cet  le  époque, 
sa  santé  ne  s'est  jamais  entièrement  remise.  La  seule  chose  qui 
l'aida  à  supporter  la  vie,  après  un  tel  malheur,  c'est  que  les  imbé- 
ciles de  voleurs  n'avaient  pris  que  fies  nieduilles  d'or  a-stz  communes. 
Deux  pouces  plus  bas,  c'etit  été  les  grands  bionzes,  les  raies;  il 
n'eût  pas  survécu  à  leur  perte  ! 


244  DES    PASSIONS   ET    DE    LA    lOLIE. 


CHAPITRE  XL 

Des  Passions  et  de  la  Folle  dans  leurs  rapports  eutre  elles 
et  avec  la  Culpabilité. 


Tournez  les  yeux  sur  vous-môme ,  et  gardez-vous 
(le  juger  les  actions  des  autres.  En  jugeant  les 
autres,  l'homnie  se  fatigue  vainement;  il  se 
trompe  le  plus  souvent ,  et  commet  beaucoup  de 
fautes;  mais  en  s'examinant  et  se  jugeant  lui- 
même,  il  travaille  toujours  avec  fruit. 
L' Imitation. 


La  science  psychologique  ne  saurait  parvenir  à 
donner  une  définition  exacte  de  la  folie.  Dans  cette 
impuissance,  des  esprits  supérieurs  ont  du  moins 
cherché  à  classer  les  nombreuses  formes  qu'elle  re- 
•vêt,  mais  ils  n'ont  guère  été  plus  heureux  dans  leurs 
efforts.  Le  caractère  triste  ou  gai,  doux  ou  violent 
de  cette  affection;  sa  marche,  tantôt  aiguë,  tantôt 
chronique;  sa  durée  instantanée,  longue  ou  persis- 
tante; ses  retours  périodiques  ou  irréguliers;  les  dé- 
gradations instinctives,  affectives  et  intellectuelles 
qu'elle  présente,  depuis  la  simple  distraction  jus- 
qu'à Y  abrutissement  complet ,  oii  il  n'y  a  plus  signe 
de  perception ,  tout  s'oppose  à  l'étreinte  d'un  cadre 
nosologique  et  à  la  découverte  d'une  mesure,  d'un 
critérium  précisant  le  point  où  finit  la  raison ,  et  où 
la  folie  commence. 

Les  anciens  distinguaient  la  folie  en  manie  et  en 
mélancolie;  ils  entendaient  par  manie  un  délire  gé- 
néral,  et  par  mélancoJie  un  délire  partiel. 


DES    P\SSIO^S    ET    DE    I.A    KOl.li;.  21.'» 

Substituant  l'expression  générique  <\' aliénation 
mentale  à  celle  de  folie,  Pinel  admit  quatre  espèces 
d'aberrations  essentielles  de  l'entendement,  savoir  : 
1"  la  manie,  qu'il  définit  un  délire  général,  avec 
agitation,  irascibilité,  penchant  à  la  fjireur;  2"  la 
mélancolie,  délire  exclusif,  avec  abattement,  moro- 
sité, penchant  au  désespoir;  3**  la  démence,  débilité 
particulière  des  actes  de  l'entendement  et  de  la  vo- 
lonté; 4"  Y  idiotisme,  sorte  de  stupidité  plus  ou  moins 
prononcée. 

Spurzheim  reconnaissait  atissi  quatre  formes  de 
folie  :  Yidiotisme,  la  démence,  Yaliénation  et  1'//- 
résistihilité. 

Esquirol  admettait  encore  quatre  grandes  divi- 
sions :  la  manie,  délire  général,  et  la  monoma- 
nie (1),  délire  partiel  ;  il  réservait  le  nom  à' idiotie 


(1)  S'appuyant  sur  l'analyse  même  des  observations  des  mono- 
manies rapportées  par  les  auteurs  et  sur  l'examen  attentif  des  ma- 
lades dits  monomanes.  M,  Falret  prétend  qu'il  n'existe  pas  de  mono- 
manie  proprement  dite,  c'est-à-dire  de  délire  sur  un  seul  sujet  ou 
borné  à  une  seule  série  d'idées.  Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  opinion, 
qui,  si  elle  était  juste,  ne  serait  pas  sans  influence  sur  la  médecine 
légale,  Marc  reconnaît  l'existence,  {généralement  admise,  de  la 
monomanie,  et  en  distingue  plusieurs  variétés  :  1°  la  monomanie 
d'orgueil,  d'ambition  et  des  richesses;  2°  la  monomanie  hypochon- 
driaque;  3°  la  manie  homicide;  4"  la  monomanie  suicide  ;  5°  Yéro- 
tomanie  ou  monomanie  erotique,  et  Yaidoiomanie  ou  fureur  génitale  ; 
6"  la  monomanie  religieuse  et  la  démonomanie  ;  7"  la  kleptomanie 
ou  monomanie  du  vol;  8°  la  pyromanie  ou  monomanie  incendiaire; 
9°  enfin,  la  monomanie  transmise  par  imitation.  —  Dès  1770,  les 
monomaniaques  trouvaient  grâce  devanl  les  tribunaux  allemands, 
tandis  que  beaucoup  plus  tard  ils  étaient  condamnés  par  les  tri- 
bunaux français.  Il  règne  encore  chez  quelques-uns  de  nos  vieux 
magistrats  un  esprit  religieux  mal  entendu,  qui  a  singulièrement 


246  DES    PASSIONS    ET    DE    LA    FOLIE. 

à  l'oblitération  congéniale  de  l'intelligence,  et  celui 
de  clémence  à  son  oblitération  accidentelle. 

Hoffbauer  ne  divisa  l'aliénation  mentale  qu'en 
deux  grandes  classes  :  l'une,  sous  l'expression  géné- 
rale à'itnbécillité,  consiste,  selon  lui,  en  un  défaut 
de  développement  des  facultés;  l'autre,  qu'il  ap- 
pelle folie,  aurait  pour  cause  une  lésion  survenue 
après  leur  entier  développement.  A  cette  division , 
qui  n'est  pas  rigoureusement  juste,  Marc  préfère 
les  distinctions  établies  par  Pinel  et  son  digne  suc- 
cesseur Esquirol ,  comme  s'accordant  mieux  avec 
la  réalité,  et  étant  le  plus  généralement  adoptées 
en  France. 

On  doit  à  M.  Scipion  Pinel  le  tableau  suivant, 
qui  forme  une  échelle  ascendante  de  la  folie  aussi 
bien  qu'une  échelle  descendante  de  la  raison. 


milité  contre  la  réalité  de  la  monomanie  et  des  propensions  irré- 
sistibles qui  l'acconopagnent.  L'un  d'eux  allait  jusqu'à  dire  à  Marc  : 
«Si  la  naonomanie  est  une  maladie,  il  faut,  lorsqu'elle  porte  à  des 
crimes  capitaux  ,  la  guérir  en  place  de  Grève.  » 

L'auteur  de  Y  Essai  sur  la  Théologie  morale ,  le  docteur  Debreyne, 
pense  que  «  l'opinion  d'un  délire  subit,  d'une  éclipse  soudaine  de  la 
raison  au  moment  de  l'acte,  est  plus  morale  que  l'hypothèse  des 
métlecins  légistes ,  qui  prétendent  que  la  njonomanie  homicide, 
suicide,  incendiaire,  etc.,  peut  conduire  à  la  consommation  de 
l'acte  sans  délire  ou  trouble  intellectuel.»  Le  P.  Debreyne  croit 
aussi  que  le  trouble  subit  et  momentané  de  la  raison  est  l'effet  d'un 
penchant  malheureux  qu'on  n'a  pas  suffisamment  combattu  ,  ou  de 
la  négligence  qu'on  a  mise  à  éviter  les  occasions  propres  à  le  dé- 
velopper. Je  partagerais  l'opinion  du  savant  trappiste  si ,  au  lieu 
de  nier  d'une  manière  absolue  l'irrésistibiliié  du  penchant  chez 
les  monomaniaques,  il  se  fût  borné  à  dire  que  la  plupart  des  mo- 
nomanies pourraient  être  victorieusement  combattues,  si  on  les 
att;ujuait  d'une  manière  convejiable  dès  leur  apparition. 


DES    PASSIONS    ET    DE    LA    FOLIE. 

TABLEAU  analytique  des  infirmUcs  intellectuelles. 


247 


RAISON. 


9"  DEGRÉ. 


Volonté    et    cou-  I  9^  de.    I       Colonie  libre  :  •«présence 
science  saines  et  en  /  '^l  et  «a  force  font  tout  1  homme. 


8*  DEGRÉ. 


DÉRAISONNEMENT.       ,  ,     Lc  déraisonncment  comprend 

Dii-agado  ;  ebri'e- I  8*  deg.  I  toutes   les  altérations  intellcc- 

tas  ,  quand  elle  ré-  j  j  (ueile»  ;  mais  il  a  peu  de  durée. 

suite  du  vin. 


7"  DEGRE. 


MANIE,  FUREUR.       /  /      Exaltation  de  toute  l'iulclli- 

/  7e  jç  /  gence  ;  volonté  disparue;  con- 

Dellrium    furens  j  /  science  exaltée  ;  erreurs  de  toa- 

et  dà-ai'ans.              l  l  tes  sen.salions. 


6^  DEGRÉ. 


Intelligence  pénétrante  :  at- 

,  (ention  trop  fixée  sur  un  sujet; 

•  I  ;        '^^g- /  volonté  impuissante:  conscience 

partiel;  /  exagérée  en  mal;  jugement  faux  : 

(distorsio  mentit).  /  /  •  k-it^  n.nraip 

^  -    /  /  insensibilité  uioraie. 


Délire 


3'  DEGRÉ. 


2^  DEGRÉ. 


ler  DEGRE. 


5*  DEGRÉ. 


4^  DEGRÉ. 


DEMENCE. 

(  Dementia.  ) 


Volonté  inerte 
5^  def   I  désolée.    Efforts 


conscience 

,  .„ ^      „    .nutiles     de 

/mémoire,  de  jugement,    d  at- 
tention. 


IMBECILLITE. 


Mémoire,    attention,    jugc- 

(  ImbecUlUas.  ^  /  i''  de^    j  »"■"'  momentanés  :  paroles  ra- 

Dcbilité       inlellec-'/  *''  /  res  ;    affections    douces,    pcn- 

tuelle.  /  /  chants  assez  prononcés. 


BETISE. 

{Stultitca.) 


,      Perception  et  mémoire  très- 
ffeg.  I  faibles  :   possibilité  de  parler, 
penchants  violents. 


2^  dee:    I      Sentiment   des  besoins  phy- 
siques. Quelques  perceptions. 


\  1 

/      H 
O 


ABRUTISSEMENT.       /^^rj^^  /      Nul    Sentiment    des    besoins 
physiques.  Nulle  perception. 


ABRUTISSEMENT. 


248  DES    PASSIONS    ET    DE    LA    FOLIE. 

«  Si  l'on  compare  entre  eux  ces  différents  degrés 
des  altérations  intellectuelles ,  on  verra ,  ajoute 
M.  Scipion  Pinel ,  que  leur  distinction  repose  sur 
des  signes  bien  sensibles.  V idiotisme  est  une  mala- 
die de  naissance,  caractérisée  par  la  nullité  morale 
et  intellectuelle,  mais  présentant,  dans  cette  dégra- 
dation, trois  variétés  fort  distinctes  :  1"  \ abrutisse- 
ment, état  de  dernière  abjection  humaine,  où  il  n'y 
a  ni  sensations ,  ni  sentiment  des  besoins  physiques  ; 
2°  la  stupidité,  où  l'on  trouve  quelques  perceptions, 
et  au  moins  le  sentiment  des  besoins  physiques  ; 
3**  la  bêtise,  se  distinguant  des  deux  états  précédents 
par  quelques  fragments  d'intelligence ,  et  notam- 
ment par  la  possibilité  de  parler.  Ces  trois  degrés 
forment  V idiotisme,  qui ,  bien  que  de  naissance  et 
incurable ,  est  néanmoins  susceptible  de  quelque 
amélioration  ,  et  presque  d'éducabilité. 

«  \J imbécillité  a  un  caractère  tout  inverse  ,  c'est-à- 
dire  qu'elle  affecte  des  individus  qui  ont  eu  leur  rai- 
son ,  et  va  toujours  en  s'aggravant. 

«  La  démence  diffère  de  l'état  précédent  par  des 
efforts  inutiles  de  mémoire  et  d'attention  ,  et  surtout 
par  un  trait  unique,  le  sentiment,  la  conscience  de 
cette  impuissance  et  de  sa  propre  dégradation.  C'est 
un  fait  psychologique  à  graves  conséquences. 

M  La  monomanie,  comme  l'indique  son  nom  ,  n'est 
quune  folie  partielle,  un  délire  sur  un  seul  objet. 

«  La  manie,  la  fureur,  est  l'exaltation  des  princi- 
pales facultés  intellectuelles  ,  surtout  de  la  mémoire 
et  de  la  conscience.  En  éprouvant  le  sentiment  in- 
time de  leur  exaltation ,  les  maniaques  en  font  une 
vanité  de  plus;  mais  ,  chez  eux,  pas  de  volonté  ;  elle 


DES    PASSIONS    ET    DE    LA    FOLIE.  249 

n'est  qu'une  explosion  mobile  et  passagère ,  comme 
la  rapidité  des  sensations. 

«  Entre  ce  délire  complet  et  la  raison ,  se  place 
naturellement  le  délire  de  quelques  moments ,  de 
quelques  heures,  le  déraisonnement ,  dont  l'ivresse, 
comme  les  violentes  passions,  présente  tous  les  va- 
riables degrés  :  ira  fnror  hrevis. 

«  Vient  enfin  la  raison,  c'est-à-dire  la  volonté  maî- 
trisant toutes  les  facultés,  et  même  la  conscience, 
qui ,  sans  elle ,  se  laisse  aller  aux  plus  étranges 
illusions.  » 

Ne  distinguerait-on  pas  mieux  les  principaux  de- 
grés d'exaltation  et  de  dépression  de  l'intelligence, 
en  prenant  le  calme  pour  base  d'une  nouvelle  clas- 
sification? On  aurait  alors  une  sorte  d'échelle  ther- 
mométrique, qui  s'appliquerait  encore  à  la  mesure 
de  la  passion ,  comme  à  celle  de  la  maladie.  Quel- 
ques mots  suffiront  pour  faire  comprendre  ma  pen- 
sée. Le  calme,  considéré  sous  le  double  point  de  vue 
physiologique  et  philosophique ,  est  l'équilibre  ré- 
sultant des  forces  physiques  et  morales  de  l'huma- 
nité :  ce  n'est  pas  l'immobilité  complète,  le  repos 
absolu ,  l'inaction ,  mais  un  balancement  doux  et 
harmonique,  qui  contribue  au  bonheur  de  l'individu 
et  à  celui  de  la  société  :  pour  le  corps  ,  c'est  la  santé; 
pour  l'âme,  c'est  la  vertu;  pour  ce  qu'on  appelle 
esprit ,  c'est  la  raison.  Au-dessus  et  au-dessous  du 
calme  commencent  la  maladie,  la.  passion  et  \sl  folie. 
Le  tableau  qui  suit  traduira  fidèlement  mon  idée, 
et  me  dispensera  d'entrer  dans  des  développements 
qui  me  conduiraient  trop  loin. 


250 


DES   PASSIONS    ET   DE    L\   FOLIE. 


TABLEAU  comparatif  de  la  Maladie ,  de  la  Passion 
et  de  la  Folie. 


Échelle  de  la  maladi». 

Mort  physique. 

Frénésie. 

Délire. 

Fièvre. 

Agitation. 

Malaise. 

Sasté. 

Faiblesse. 

Débilité. 

Engourdissement. 

Paralysie. 

Léthargie. 

Mort  physique. 


CALME 


Érhellc  de  la  passion. 

Mort  morale. 

Frénésie. 

Fureur. 

Emportement. 

Violence. 

Impatience. 

Vertu. 

Tiédeur. 

Froideur. 

Indifférence. 

Insensibilité. 

Apathie. 

Mort  morale. 


Echelle  de  la  folie. 


CALME 


CALME 


Mort   intellect. 

Frénésie. 

Manie. 

Monomanie. 

Déraisonnement 

Distractions. 

Raison. 

Absences. 

Démence. 

B<\tise. 

Stupidité. 

Abrutissement. 

Mort  intellect. 


Aux  extrémités  de  chaque  échelle  se  trouve  la 
mort,  au  milieu  le  calme,  c'est-à-dire  la  plénitude  de 
la  vie  physique,  de  la  vie  morale ,  de  la  vie  intellec- 
tuelle. Tant  que  l'on  reste  dans  le  calme,  on  pos- 
sède santé,  vertu,  raison;  perd-on  le  calme  par  excès 
ou  par  défaut  d'activilé,  on  avance  plus  ou  moins 
dans  la  maladie,  la  passion  ou  la  folie. 

Nous  avons  vu  précédemment  que  les  passions  ne 
diffèrent  guère  de  la  folie  que  par  la  durée.  Et,  en 
effet,  n'observe-t-on  pas  la  plus  grande  analogie 
dans  leurs  causes,  dans  leurs  symptômes ,  dans  leur 
terminaison?  ne  jettent-elles  pas  également  le  trou- 
ble dans  tout  l'organisme?  ne  présentent  elles  pas 


DES    PASSIONS    ET    DE    LA    FOLIE.  251 

aussi  une  exaltation,  une  diminution,  une  abolition 
ou  une  perversion  des  facultés  intellectuelles  et  af- 
fectives ? 

En  traitant  des  passions  en  particulier,  j'aurai 
soin  de  signaler  l'influence  de  chacune  d'elles  sur  la 
production  de  la  folie  ;  je  vais  donc  me  borner  ici 
à  indiquer  quelques  autres  causes  de  cette  triste  et 
fréquente  maladie. 

XJhérédité y  dont  on  ne  saurait  nier  la  puissance 
sur  le  développement  des  passions,  joue  un  rôle  en- 
core plus  apparent  dans  l'aliénation  mentale.  De 
toutes  les  causes  prédisposantes  de  cette  affection , 
l'hérédité  est  sans  contredit  la  plus  fréquente,  de 
même  que  les  passions  en  sont  la  cause  occasionnelle 
ou  déterminante  que  l'on  observe  le  plus  habituelle- 
ment (1). 

Suivant  Esquirol,  le  sixième  des  fous  le  sont  deve- 
nus par  hérédité  dans  les  classes  pauvres ,  et  la  pro- 
portion est  encore  plus  considérable  chez  les  riches. 
D'après  le  dernier  Compte  rendu  sur  le  service  des 
aliénés  traités  à  la  Salpètrière  et  à  Bicêtre,  sur  8,272 
individus ,  on  n'en  trouve  que  736  dont  la  maladie 
soit  attribuée  à  l'hérédité,  ce  qui  formerait  à  peine 
le  onzième  des  admissions  ;  mais  il  faut  dire  qu'on 
voit  figurer  le  chiffre  de  1,576  sous  le  titre  de  causes 
inconnues.  Du  reste ,  nous  avons  pu  constater,  avec 


(1)  Sur  81  aliénés  des  deii\  sexes  observés  par  Esquirol,  53 
avaient  perdu  la  raison  à  la  suite  de  vives  affections  morales.  Un 
autre  relevé  fait  a  la  Salpètrière,  par  le  professeur  Pinel,  montre 
que,  sur  61 1  femmes  mélancoliques  ou  maniaques ,  374  l'étaient  de- 
venues par  l'effet  de  diverses  passions^.  Enfin,  dans  l'excellent  Rap- 
port de  31.  Charcellay  sur  les  aliénés  de  l'hospice  général  de  Tours, 


252  DES   PASSIONS    ET   DE    LA    FOLIE. 

tous  les  observateurs ,  que  les  enfants  conçus  avant 
que  les  parents  aient  donné  aucun  signe  de  folie 
recueillent  beaucoup  plus  rarement  ce  funeste  héri- 
tage. Cette  transmission  est  aussi  moins  fréquente 
chez  les  enfants  issus  de  parents  aliénés  seulement 
du  côté  du  père  ou  de  la  mère ,  que  chez  ceux  dont 
le  père  et  la  mère  seraient  aliénés  ou  qui  auraient 
des  parents  des  deux  lignées  dans  cet  état. 

Jge.  —  Nous  avons  déjà  vu  chaque  âge  avoir  en 
quelque  sorte  sa  passion  particulière  ;  chaque  âge  a 
également  un  genre  de  folie  qui  lui  est  propre.  L'i- 
diotie, en  effet,  s'observe  plus  spécialement  dans 
l'enfance,  la  mélancolie  dans  la  jeunesse,  la  manie 
dans  l'âge  mûr,  et  la  démence  dans  la  vieillesse. 
Ainsi  que  Vorgueil  et  la  vanité,  les  monomanies  se 
rencontrent  à  tous  les  âges;  on  dirait  la  continuation 
de  la  passion  dominante  dans  chacun  d'eux. 

Une  analogie  non  moins  remarquable ,  c'est  que 
assez  souvent  l'aliénation  mentale  et  les  passions,  qui 
en  sont  comme  l'avapt-scène,  se  manifestent  chez  les 
enfants  vers  la  même  époque  de  la  vie ,  et  presque 
sous  les  mêmes  formes  que  chez  les  auteurs  de  leurs 
jours.  Nous  pourrions  étendre  cette  influence  de 
l'âge  à  plusieurs  lésions  du  système  nerveux;  mais 
nous  nous  bornerons  à  citer  une  famille  de  Paris 
dont  tous  les  membres,  depuis  trois  générations, 
sont  atteints  de  surdité  vers  l'âge  de  quarante  ans. 


on  trouve  que  sur  325  individus  observés  pendant  les  années  1839- 
1841  ,  les  causes  physiques  ont  produit  139  fois  l'aliénation  men- 
tale, et  les  passions  proprement  dites,  186.  —  Voir  les  savantes 
recherches  de  MM.  Guisiain,  Ferrus,  Leuret,  Calmeil,  Falret,  Fo- 
ville  ,  Voisin  ,  Parcliappe,  Bouchet,  Carrier,  elC: 


DES    PASSIONS    ET    DE    LA    FOLIE.  253 

Sexe.  —  Il  résulte  des  relevés  statistiques  de 
France  et  d'Angleterre,  que  les  femmes  sont  plus 
sujettes  à  la  folie  que  les  hommes  (1)  :  cela  paraît 
tenir  à  leur  constitution  nerveuse ,  à  l'extrême 
susceptibilité  qui  accompagne  les  époques  mens- 
truelles, la  grossesse,  les  couches,  l'allaitement,  en- 
fin à  leur  position  sociale,  qui  les  expose  à  de  fré- 
quents chagrins.  L'époque  de  la  cessation  des 
menstrues  paraît  aussi  avoir  une  influence  assez 
marquée  sur  la  prédisposition  à  la  folie  :  on  a  en 
effet  constaté  que  l'âge  de  trente  à  quarante  ans  est 
celui  qui  donne  le  plus  d'aliénés  chez  les  hommes , 
tandis  que,  pour  les  femmes,  c'est  celui  de  cin- 
quante à  soixante.  Du  reste,  l'influence  due  au  ca- 
ractère moral  de  chacun  des  sexes,  sur  la  folie,  est 
absolument  la  même  que  sur  les  passions.  Nous 
avons  vu  plus  haut  que  la  passion  dominante 
est  l'ambition  chez  l'homme,  et  l'amour  chez  la 
femme.  Eh  bien!  après  avoir  visité,  en  Europe,  les 
principaux  établissements  d'aliénés,  Zimmerraann 
reconnut  précisément  que,  dans  le  plus  grand  nom- 
bre des  cas ,  les  filles  étaient  devenues  folles  par 
amour,  les  femmes  par  jalousie,  et  que  les  hommes 
avaient  perdu  la  tête  par  ambition. 

Constitutions.  —  De  toutes  les  constitutions,  celles 
que  l'on  appelait  autrefois  tempéraments  bilieiix-ner- 


(1)  Pendant  une  période  de  seize  années  (1825-1840),  il  a  été 
admis  dans  les  deux  hospices  de  Bicétre  et  de  la  Salpèlrière , 
16,860  individus  aliénés.  Sur  ce  nombre  on  ne  trouve  que  7,213 
hommes,  tandis  que  l'on  compte  9,647  femmes.  Sur  597  individus, 
tant  aliénés  qu'épileptiques,  admis  à  l'hospice  général  di'  Tours  de 
1816-1812,  on  trouve  267  hommes  ei  :330  femmes. 


254  DES   PASSIONS    ET   DE    LA    FOUF.. 

veux  etsangnfii-hih't'iijc  paraissent  les  plus  prédispo- 
sées à  la  folie  comme  aux  grandes  passions. 

Saisojis.  —  Les  mois  de  juin,  de  juillet  et  d'août, 
époque  des  grandes  chaleurs,  sont  ceux  où  l'on 
trouve  le  plus  d'aliénés  et  de  crimes  contre  les 
personnes. 

Professions.  —  C'est  en  général  parmi  les  profes- 
sions les  plus  pénibles  et  les  moins  lucratives  que 
l'on  rencontre  le  plus  fréquemment  l'aliénation  men- 
tale (1  ),  les  crimes  et  les  suicides.  On  voit  aussi  les  mo- 
distes et  les  couturières  figurer  en  grand  nombre 
dans  les  relevés  statistiques  des  suicides ,  de  la  cri- 
minalité et  de  la  folie. 

Instruction,  éducation.  —  L'absence  complète  d'in- 
struction concourt,  avec  une  mauvaise  éducation,  à 
pousser  l'homme  au  crime,  et  le  crime  alors  ne  le 
conduit  que  trop  souvent  à  la  folie.  Sur  23,900  in- 
dividus accusés  de  crimes  pendant  l'espace  de  trois 
années,  13,407  ne  savaient  ni  lire  ni  écrire;  7,040  le 
savaient  imparfaitement  ;  2,1 1 0  possédaient  ce  degré 
d'instruction  assez  pour  en  tirer  parti;  737  avaient 
reçu  une  instruction  supérieure.  La  proportion  des 
accusés  complètement  illettrés  était  donc  de  50 
sur  100. 

La  proportion  des  illettrés  est  moins  forte  parmi 
les  accusés  de  crimes  contre  les  personnes,  que 
parmi  les  accusés  de  crimes  contre  les  propriétés. 


(1j  A  l'appui  de  cette  assertion,  voir,  outre  les  ouvrages  déjà 
cités,  la  ISole  sur  la  Statixtii/tie  médicale  de  l'asile  des  aliénés  du  dé- 
partement de  la  Sarthe,  par  G.-F.  Etoc-Demazy,  et  \ Essai  historique, 
descriptif  et  statistique  sur  la  maison  d'aliénés  de  Clernwnt  (Oise),  par 
Eup-J.  Woillez,  médecin  de  cet  établissement. 


DES    PASSIONS    ET    DE    LA    FOLIE.  255 

Civilisation.  —  La  fréquence  de  l'aliénation  men- 
tale semble  beaucoup  moins  en  rapport  avec  les 
climats  qu'avec  le  progrès  de  la  civilisation.  Les 
pays  sauvages  produisent  peu  d'aliénés;  en  Europe, 
les  fous,  et  surtout  les  fous  politiques,  sont  en  grand 
nombre.  Ce  qfl'il  y  a  de  certain,  c'est  que  depuis  un 
demi-siècle  le  nombre  des  aliénés  et  des  suicides  s'est 
accru  dans  un  proportion  considérable,  ainsi  que 
celui  des  attentats  contre  les  personnes  et  contre  les 
propriétés. 

TABLEAU  comparatif  des  crimes  j  de  V  aliénation  et  du  suicide 
en  France,  de  X^ll  à  1841. 

Nombre  Nombre  Nombre 

des  crimes.  des  ali(*nés.  des  suirides, 

1827 4,236  1,012  1,&42 

1828 4,551  1,036  1,754 

1829 4,475  1,003  1,904 

1830 4,130  1,088  1,756 

183! 4,098  1,246  2,084 

1832 4,448  1,327  2,156 

1833 4,105  1,221  1,973 

1834 4,164  1,301  2,078 

1835 4,407  1,360  2,305 

1836 4,623  1,461  2,340 

1837 5,117  1,400  2,443 

1838 5,161  1,445  2,586 

1839 5,063  1,419  2,747 

1840 5,476  1,481  2,752 

1811 5,016  1,469  2,814 

Dans  ce  tableau,  la  colonne  des  crimes  donne 
le  nombre  annuel  des  condamnations  prononcées 
par  le  jury,  et  non  pas  celui  des  accusations,  qui 
est  beaucoup  plus  élevé  :  c'est  ainsi  qu'en  1840  les 


25G  DES    PASSIONS    ET    DE    L\    FOI.IE. 

cours  d'assises  ont  jugé  contradictoirement  6,004 
accusations,  qui  comprenaient  8,220  accusés  (368 
de  plus  qu'en  1839).  Pendant  cette  mênie  année 
1840,  les  tribunaux  de  police  correctionnelle  ont 
jugé  152,892  délits  et  204,401  prévenus,  chiffres 
qui  offrent  une  augmentation  d'environ  10,000  dé- 
lits et  12,000  prévenus  sur  les  trois  années  précé- 
dentes. La  colonne  des  suicides  offre,  pour  cha- 
que année,  le  chiffre  des  morts  volontaires  que  le 
ministère  public  a  pu  constater;  quant  à  celle  des 
aliénés,  elle  ne  présente  que  le  relevé  des  admis- 
sions faites  dans  les  hospices  de  Bicêtre  et  de  la 
Salpêtrière ,  ainsi  qu'à  la  maison  royale  de  Cha- 
renton. 

Cette  effrayante  progression  dans  le  mal  est  en- 
core plus  sensible  en  Angleterre,  où,  pour  ne  parler 
que  des  crimes  et  des  délits  ,  on  trouve  aujourd'hui 
1  accusé  sur  6 1 6  habitants,  tandis  qu'en  France  on  ne 
compte  que  1  accusé  ou  prévenu  sur  1,337  habitants. 
Le  tableau  suivant,  relevé  exact  des  documents  of- 
ficiels publiés  par  le  gouvernement  de  la  Grande- 
Bretagne,  vient  confirmer  ce  que  j'avance,  en  faisant 
connaître  le  nombre  annuel  des  individus  accusés 
d'offenses  criminelles  et  emprisonnés  pour  être  ju- 
gés par  le  jury  anglais,  depuis  181 1  jusques  et  com- 
pris 1842.  Sur  les  533,146  individus  accusés  en 
Angleterre  et  dans  le  pays  de  Galles,  pendant  cette 
période  de  32  ans,  on  compte  440,263  hommes  et 
92,883  femmes.  Sur  les  95,341  individus  accusés  à 
Londres  et  à  Middlesex,  on  compte  72,523  hommes 
et  22.818  femmes. 


DES    PASSIONS    ET    DE    I.A    FOI.IE.  257 

TJ  BLE  AU  Statistique  des  individus  accusés  d'offenses  crimi- 
nelles, en  Angleterre,  de  1811  ^l  1842. 

Afrusfs  Arrusés 


pour 


à  Londres 


toute  l'Angleterre.  et  à  Middlesex. 

1811 5,337  1,482 

1812 6,576  1,663 

1813 7,164  1,707 

1814 6,390  1,616 

1815 7,818  2,005 

1816 9,091  2,226 

1817 13,932  2,686 

1818 13,567  2,665 

1819 14,254  2,691 

1820 13,710  2,773 

1821 13,115  2,480 

1822 12,241  2,539 

1823 12,263  2,503 

1824 13,698  2,621 

1825 14,437  2,902 

1826 16,164  3,457 

1827 17,924  3,381 

1828 ....  16,564  3,516 

1829.../ 18,675  3,567 

1830 18,107  3,390 

1831 19,647  3,514 

1832 20,829  3,739 

1833 20,072  3,692 

1834 22,451  4,037 

1835 20,731  3,442 

1836 20,984  3,350 

1837 23,612  3,273 

1838 23,094  3,488 

1839 24,443  3,649 

1840 27,187  3,577 

1841 27,760  3,586 

1842. 31,309  4,094 


Eq  32  années...     533,146       95,341 

17 


258  DES    PASSIONS    ET    1)F,    l.\    FOLIE. 

Voici  maintenant  le  nombre  approximatif  des 
fous,  en  rapport  avec  la  population  des  villes 
principales. 


PopilUlioll. 


Rapport. 


Londres 1,400,000  7,000       1 

Paris  (1) 8U0,000  4.000 

St-Pélersbourg 377,046  120 

Naples 364,000  479 

330,000  14 

201,000  60 

154,000  320 

150,000  618 

114,000  331 

80,000  236 

70,000  150 


Le  Caire. 
Madrid.. 
Rome .. . 
Milan.  . . 
Tiiiin .  .  . 
Florence 
Dresde.. 


200 

222 

3,142 

759 

23,571 

3,350 

481 

242 

344 

338 

466 


On  voit,   par  ce  relevé,   que  Londres  et  Paris, 

(1)  Il  n'v  a  fTuère,  annuellement,  dans  le  département  de  la  Seine, 
que  3,000  aliénés  en  traitement  :  en  voici  le  mouvement  officiel 
pour  1842. 


ÉTADLISSEMENTS. 

Population 
(les  divers 
établisseni. 
au  l'-'^janv 

1S42 

Mou 
Ent.èes 

emcnt  en 

Sorties. 

1842. 
Dtcbs. 

Restant 

au  !'■'■  janv. 

1843 

Charenton 

BicL-tre 

.SalptHrière 

Établissements  prives.   . 

ToTA  ■   .   . 

430 

660 

1,328 

476 

143 
549 
662 
375 

104 

284 
389 
295 

57 

188 

230 

74 

412 

737 
1,371 

482 

2,894 

1,729 

1,072 

549 

3,002 

Le  relevé  ci-dessous  prouve  que  le  nombre  total  des  malades 
admis  dans  les  hôpitaux  et  hospices  de  Paris  s'accroît  aussi  d'an- 
née en  année  : 


Malades  reçus  dans  les  hdpitaox  . 
Inlïrmeg  admis  dans  les  hospices. 


En  1841. 

En  1842. 

74,898 

80,180 

11,014 

11,556 

85,912 


91,736 


bfis  PASSIONS  i:i   im:  i.v  ioi.if..  250 

siéj'os  principaux  de  la  ('ivlUsatiou,  sont  aussi  les 
villes  qui  piéseiidnl  le  plus  jjrantl  nombre  d'aliénés, 
comme  elles  présentent  le  plus  de  passions  et  de 
crimes. 

Dans  un  mémoire  Cort  remarquable,  intitulé  :  De 
l  infhieiice  de  Ut  ('iviUsaliou  sur  le  développement  de 
la  Folie,  le  docteur  Briei're  de  Boismonl  arrive  aux 
conclusions  suivantes  : 

M  t"  L'aliénation  est  d'autant  plus  fréquente  et  ses 
formes  plus  diverses,  que  les  peuples  sont  plus  civi- 
lisés; tandis  qu'elle  devient  d'autant  plus  rare  qu'ils 
sont  moins  éclairés. 

«  2"  Chez  les  premiers,  l'aliénation  est  surtout  due 
à  l'action  des  causes  morales;  chez  les  seconds,  au 
contraire,  les  causes  physiques  ont  une  plus  grande 
y)art  au  dérangement  de  l'espiit. 

«3"  Cette  distinction  doit  être  également  établie 
dans  les  nations  civilisées:  ainsi,  les  classes  in- 
struites sont  surtout  frappées  par  les  causes  mo- 
rales ;  et  les  classes  ignorantes,  par  les  causes 
physiques. 

«4"  Chaque  siècle,  chaque  pays  voit  éclore  des 
folies  déterminées  par  l'influence  des  idées  domi- 
nantes, et  qui  portent  ainsi  le  cachet  de  l'époque. 

«  5"  Chaque  événement  remarquable ,  chaque 
grande  calamité  publique  augmente  le  nombre 
des  fous. 

«  6"  Le  rapport  des  aliénés  à  la  population  est  d'au- 
tant plus  considérable  que  les  nations  ont  atteint  un 
plus  haut  degré  de  civilisation  :  le  chiffre  de  la  po- 
pulation n'a  point  une  influence  immédiate  sur  le 
développement  de  la  maladie,  puisque  de  grandes 


260  PES    PASSIONS   ET    DE    I.A   FOLIE. 

capitales,  des  nations  très-peuplées,  ne  contiennent 
qu'un  petit  nombre  de  fous. 

«7°  L'augmentation  des  aliénés  suit  le  dévelop- 
pement des  facultés  intellectuelles ,  des  passions,  de 
l'industrie,  de  la  richesse,  delà  misère. 

«  8"  La  folie  étant  étroitement  liée  à  la  civilisation, 
et  déterminée  en  grande  partie  par  les  causes  mo- 
rales, les  moyens  moraux,  au  premier  rang  des- 
quels il  faut  placer  la  sage  direction  des  passions , 
doivent  former  la  base  principale,  essentielle  du  trai- 
tement, surtout  dans  la  convalescence  ;  son  influence 
sera  d'autant  plus  puissante  que  les  malades  seront 
plus  instruits  et  les  classes  de  la  société  plus  éclai- 
rées. Mais,  comme  l'emploi  de  ces  moyens  exige  une 
active  surveillance ,  et  ne  peut  être  mis  en  œuvre 
que  par  un  seul  homme ,  il  est  évident  que  leur  ac- 
tion ne  peut  s'exercer  que  sur  quelques  individus  à 
la  fois.  Les  résultats  de  ce  traitement  ne  seront  ap- 
préciables que  dans  les  établissements  bien  tenus  et 
peu  nombreux»  (1). 

Ces  conclusions ,  fruit  d'une  observation  attentive 
pendant  de  longs  voyages,  ne  prouvent  nullement 
que  M.  Brierre  de  Boismont  ait  voulu  faire  le  procès 
à  la  civilisation.  Mieux  que  personne  il  en  apprécie 
les  nombreux  avantages  ;  mais  ce  n'est  pas  une  rai- 
.son  pour  qu'il  n'en  signale  pas  les  inconvénients. 

Religion.  —  Dans  les  recherches  qui  ont  pour  but 
de  constater   l'aliénation   mentale  attribuée  à  des 

(1)  Notre  savant  confrère  pense  avec  raison  que  la  proportion 
des  guérisons  augmentera,  lorsque  les  ressources  des  départements 
permettront  de  multiplier  les  asiles ,  et  de  ne  plus  entasser  cinq  ou 
six  centsjaliénés  sur  un  seul  point, 


DtS    PASSIONS    F,l     1)K    I.A    KOLIt.  26  J 

conceptions  reli{][icu8cs ,  le  inédecln-lé{][i8te  devra 
s'enquérir  du  culte  dans  lequel  a  été  élevé  ou  que 
professe  l'individu  soumis  à  son  examen.  Presque 
toujours ,  en  efFet ,  la  monomanie  ascétique  em- 
prunte son  caractère  particulier  à  l'esprit  de  la  re- 
ligion que  l'on  suit.  C'est  ainsi  que  l'islamisme  pro- 
mettant à  ses  élus  les  plaisirs  des  sens,  la  folie 
religieuse  des  musulmans  est  habituellement  eroti- 
que ,  tandis  que  celle  des  chrétiens  roule  sur  un 
ordre  d'idées  plus  pures  et  pkis  sévères.  Par  la  même 
raison ,  le  délire  du  catholique  et  celui  du  protes- 
tant n'offrent  pas  le  même  caractère.  «  Chez  le  pre- 
mier, dit  Marc ,  il  y  a  ordinairement  crainte  de 
manquer  son  salut ,  syndérèse ,  appréhension  des 
punitions  célestes ,  terreur,  désespoir  ;  chez  le  se- 
cond ,  mysticisme ,  prétention  de  comprendre  et 
d'expliquer  la  partie  symbolique  de  l'Ecriture  sainte, 
orgueil ,  exaltation  prophétique  :  en  un  mot,  le  ca- 
tholique devient  fou  parce  qu'il  se  croit  damné ,  le 
protestant  parce  qu'il  se  croit  prophète;  l'un  se  re- 
garde comme  réprouvé,  l'autre  comme  envoyé  du 
Ciel.  »  Sur  cinquante-deux  aliénés  contenus  en  avril 
1841  dans  l'établissement  de  M.  Brierre  de  Bois- 
mont,  il  y  en  avait  quatre  atteints  de  démonomanie, 
et  tous  les  quatre  étaient  catholiques  ;  un  cinquième 
se  croyait  le  Christ,  et  c'était  un  protestant.  D'un  autre 
côté,  il  faut  reconnaître  que  l'affaiblissement  de  la 
foi  n'a  pas  peu  contribué  au  désordre  social ,  à  la 
multiplicité  des  crimes  ,  ainsi  qu'à  la  fréquence  de 
l'aliénation  mentale  :  c'est  une  conséquence  inévi- 
table du  débordement  des  passions,  dont  on  a  voulu 
rompre  la  plus  forte  digue. 


262  DES    PASSIONS    tT    DE    LA    FOLIE. 

Un  dernier  trait  de  ressemblance  entre  la  folie 
et  les  passions,  considérées  quant  à  leurs  causes , 
c'est  la  facilité  avec  laquelle  elles  se  transmettent 
toutes  deux  par  la  contagion  de  l'exemple,  ou,  si 
on  l'aime  mieux,  par  imitation.  Il  est  tel  établisse- 
ment d'aliénés  dont  trois  directeurs ,  successivement 
devenus  fous,  sont  allés  prendre  place  auprès  des 
malheureux  naguère  objets  de  leur  surveillance. 
Qui  ne  sait  aussi  avec  quelle  rapidité  l'ambition, 
l'envie ,  la  peur,  la  colère ,  se  communiquent  chez  les 
masses  ,  et  deviennent  la  source  des  plus  grandes 
injustices  et  des  plus  affreux  désordres? 

Je  ne  poursuivrai  pas  davantage  ces  rapproche- 
ments entre  les  causes  des  passions  et  celles  de  la 
folie  ;  il  me  reste  encore  à  montrer  l'analogie  que 
l'on  trouve  dans  leurs  symptômes ,  et  à  dire  quel- 
ques mots  sur  la  culpabilité. 

Les  questions  médico-judiciaires  relatives  aux  lé- 
sions de  l'entendement  peuvent  toutes  se  réduire  à 
celle-ci  :  «  Dans  un  cas  donné ,  les  actes  d'un  indi- 
vidu doivent-ils  ou  ne  doivent-ils  pas  être  attribués 
à  une  raison  saine?»  C'est  précisément  à  cette  ques- 
tion si  simple  et  si  grave  qu'il  est  souvent  impos- 
sible de  répondre  d'une  manière  tout  à  fait  satisfai- 
sante. Il  faudrait  pour  cela  savoir  en  quoi  consiste 
une  raison  saine;  la  loi  n'en  dit  rien,  et  les  seuls 
juges  reconnus  compétents  en  cette  matière,  les  mé- 
decins-légistes, ne  sont  pas  d'accord  entre  eux.  Pour 
moi,  qui  n'ai  ni  le  temps  ni  la  prétention  de  traiter 
à  fond  un  pareil  sujet  ,  je  me  contenterai  de  rap- 
peler ici  un  fait  d'une  grande  importance,  c'est  que, 
dans  les  passions  violentes  et  invétérées,  pendant  leurs 


DES    PASSIONS    ET    DE    LA    FOLIE.  263 

paroxysmes  surtout,  la  raison  ne  saurait  être  regar- 
dée comme  saine  ^  se  trouvant  alors  plus  ou  moins 
fascinée  par  les  hallucinations  et  les  ///m^/o/î^  (  t  )  que 
l'on  rencontre  dans  les  diverses  formes  de  la  folie. 
Mais,  outre  ces  hallucinations  et  ces  illusions  per- 
fides ,  l'altération  profonde  des  traits ,  l'agitation 
convulsive  des  membres,  n'atteslent-elles  pas,  dans 
les  passions  excentriques  surtout ,  un  état  plus  ou 
moins  délirant  et  qui  peut  aller  jusqu'à  la  frénésie, 
siimniuni  de  la  fureur  et  dernier  terme  de  la  folie? 
Voyez  un  homme  tombé  dans  un  violent  accès  de 
colère ,  et  dites  en  quoi  il  diffère  alors  d'un  aliéné 
affecté  de  manie  furieuse.  JN'ont-ils  pas  tous  deux 
les  cheveux  hérissés,  l'œil  en  feu,  l'écume  et  l'injure 
à  la  bouche?  N'êtes-vous  pas  effrayés  de  leurs  gestes 
menaçants  et  de  la  violence  des  coups  dont  ils  se 
frappent  eux-mêmes  à  défaut  d'adversaires?  N'êtes- 
vous  pas  en  même  temps  étonnés  de  l'exaltation  de 
leurs  idées,  de  la  volubilité  et  de  l'incohérence  de 
leurs  paroles?  Avouez  donc  que  la  colère  n'est  guère 
qu'un  accès  de  manie  furieuse,  comme  la  manie  fu- 
rieuse n'est  qu'une  colère  prolongée.  Vous  direz  éga- 


(1)  Suivant  Marc  etEsquirol,  les  hallucinations  consistent  dans 
des  sensations  externes  que  les  malades  croient  éprouver,  bien 
qu'aucune  cause  extérieure  n'agisse  matériellement  sur  eux.  Les 
illusions  sont  au  contraire  l'effet  d'une  action  matérielle,  mais  que 
les  sens  perçoivent  d'une  manière  fausse.  Ainsi,  celui  qui  croit  en- 
tendre des  voix  parlant  de  lui ,  ou  lui  adressant  la  parole,  bien  que 
le  plus  profond  silence  règne  autour  de  lui,  est  un  halluciné.  Celui 
auquel  il  semble  à  tort  que  les  aliments  qu'il  prend  ont  une  saveur 
métallique  étrangère  à  leur  nature  est  un  illusionné.  Or,  les  halluci- 
nations et  les  illusions  peuvent  produire  un  déirle  passager,  et,  par 
suite,  les  actes  les  plus  déraisonnables. 


264  DES   PASSIONS    ET    DE    LA    FOLIE. 

lement  que  la  mélancolie  suicide  n'est  autre  chose 
qu'un  désespoir  chronique,  de  même  que  le  suicide 
consommé  pendant  les  paroxysmes  des  passions 
n'est  le  plus  souvent  qu'un  délire  aigu,  qu'un  acte 
de  frénésie. 

Une  remarque  faite  depuis  longtemps ,  et  qui 
prouve  encore  l'analogie  des  passions  et  de  la  folie, 
c'est  qu'en  général ,  si  les  passions  viennent  à  pro- 
duire un  dérangement  complet  et  persistant  de  la 
raison,  ce  dérangement  conserve  si  bien  le  cachet 
de  son  origine  qu'il  semble  n'être  qu'une  suite  d'ac- 
cès de  la  passion  primitive.  C'est  ainsi  que  la  folie 
produite  par  la  peur  et  la  crainte  est  accompagnée 
de  pantophobie  ou  terreur  panique  continuelle ,  et 
que  quand  la  colère  passe  à  l'état  d'aliénation  men- 
tale persistante,  elle  revêt  de  préférence  le  carac- 
tère de  la  iuanie  avec  fureur.  De  même,  nous  voyons 
l'ambition  peupler  les  établissements  consacrés  aux 
aliénés,  de  millionnaires,  de  ministres,  de  princes, 
de  rois,  d'empereurs;  tandis  que  l'orgueil  et  la  va- 
nité produisent  des  fous  philosophes,  des  fous  poètes 
ou  orateurs,  qui,  comme  sur  la  scène  du  monde, 
s'imaginent  encore  captiver  les  esprits,  et  seuls  avoir 
toujours  raison.  Celte  remarque  s'applique  aussi 
aux  effets  de  l'amour  ;  et  si  quelquefois  on  n'en 
reconnaît  plus  le  caractère  sensuel  dans  le  genre 
de  folie  qui  en  est  la  suite ,  c'est  que  le  besoin 
physique  devait  être  dominé  par  quelque  besoin  af- 
fectif :  de  là  la  monomanie  ambitieuse,  et  la  mélan- 
colie suicide,  si  fréquente  à  la  suite  des  amours  mal- 
heureux. 

Ou'on  n'aille  pas  conclure  de  ce  qui  précède  que 


I 


DES    PASSIONS    ET    DE    LA    FOLIE.  265 

je  regarde  comme  excusables  tous  les  actes  commis 
pendant  l'effervescence  des  passions.  Vouloir  con- 
staniment  assimiler  ces  dernières  à  l'aliénation  men- 
tale, ce  serait  placer  l'immoralité  sur  la  même  ligne 
que  le  malheur,  ce  serait  offrir  au  crime  l'encoura- 
gement de  l'impunité.  J'ai  seulement  voulu  montrer 
que  les  passions  suraiguës,  c'est-à-dire  qui  éclatent 
tout  à  coup  et  avec  violence,  sont  on  ne  peut  plus 
voisines  de  la  folie  ;  et  que  chez  celles  dont  la  mar- 
che est  chronique,  la  culpabilité  existe  principale- 
ment pendant  les  deux  premières  périodes.  Dans  la 
troisième,  en  effet,  la  liberté  morale,  le  libre  ar- 
bitre n'est  plus  dans  toute  sa  plénitude,  parce  qu'a- 
lors, par  un  funeste  effet  de  l'habitude,  la  conscience 
est  ordinairement  muette,  et  le  jugement  plus  ou 
moins  faussé. 

La  liberté  morale,  considérée  dans  son  applica- 
tion à  la  pénalité,  est  donc  une  question  grave,  dont 
la  solution  laissera  toujours  infiniment  à  désirer  : 
car,  si  la  liberté  n'est  que  l'intelligence  qui  juge, 
qui  délibère,  qui  choisit,  il  doit  y  avoir  autant  de 
degrés  pour  la  liberté  qu'il  y  en  a  pour  l'intelli- 
gence. Depuis  longtemps,  des  hommes  aussi  éclai- 
rés que  consciencieux  ont  cherché  à  différencier  les 
actes  résultant  d'une  lésion  de  l'entendement,  de 
ceuK  qui  proviennent  du  trouble  des  passions,  et 
aucun  d'eux  n'est  encore  parvenu  à  fixer  à  cet  égard 
des  préceptes  positifs  et  immuables;  tout  ce  qu'ils 
ont  pu  faire,  c'est  de  placer  çà  et  là  quelques  faibles 
jalons  pour  orienter  ceux  qui  voudront  s'engager 
dans  la  même  route. 

Je  terminerai  cette  esquisse  rapide  par  une  con- 


266  DES    PASSIONS    ET    DE    LA    FOLIE. 

cluslon  que  j'emprunte  à  M-  Leiut  :  c'est  que  «  la  fo- 
lie n'est  point  une  chose  à  part,  que  tous  les  fous 
ne  sont  pas  sous  la  tutelle  clés  asiles  qui  leur  sont 
consacrés,  et  que  de  la  raison  complète  ou  philo- 
sophique au  délire  véritablement  maniaque,  il  y  a 
d'innombrables  degrés  dont  il  serait  avantageux  à 
tout  homme  d'avoir  au  moins  la  connaissance  gé- 
nérale, afin  de  ne  pas  mettre  toujours  la  colère 
ou  la  vengeance  à  la  place  de  cette  pitié  indul- 
gente dont  peut-être  il  a  eu  quelquefois  besoin,  et 
qu'il  pourra  quelquefois  encore  avoir  à  réclamer 
pour  lui-même.  » 


COUP    d'oKII,   rillLOSOI'HlQLE,    ETC.  267 


CHAPITRE  XII. 

Coii|>  d'œil  |)liiloso|>irK|ue  sur  les  Besoins  et  les  Passions  des 
animaux,  rapportés  à  la  conservation  de  l'individu  et  à  la 
repiodiiction  de  l'espèce. 


F^es  nnimaux  ont  un  cœur  et  des  passions;  mais  la 
sainte  image  de  riionn(''tc  et  du  beau  n'entra 
jamais  que  dans  le  cœur  de  l'homme- 

J.-J.  Roi'SSEvu,  Lettres  à  d' Alemhert 
sur  les  Spectacles. 


§  1.  Inslinct  de  conseri'aîion;  besoins  et  passions  qui  en  dé- 
pendent :  sentiment  de  la  peur,  besoin  d'alimentation  j  vora- 
cité, colère,  courage,  penchant  aie  vol  et  à  la  destruction , 
ruse  et  circonspection,  attachement  et  reconnaissance,  amour- 
propre,  amour  des  louanges. 

Instinct  de  conservation.  —  «  Croissez  et  multi- 
pliez, »  a  dit  la  souveraine  Sagesse;  et  tous  les  êtres 
animés  ont  obéi  à  cet  ordre  créateur.  Par  cette  di- 
vine parole,  ils  ont  reçu  et  ont  pu  transmettre  à 
leurs  descendants  cette  illumination  mystérieuse 
qui  leur  fait  fuir  ce  qui  peut  nuire  à  leur  dévelop- 
pement, et  rechercher  ce  qui  lui  est  favorable  : 
c'est  ce  que  j'entends  par  instinct  de  consenation. 
Chez  les  animaux,  comme  chez  l'homme,  cet  instinct 
se  montre  dès  le  premier  moment  de  la  naissance, 
peut-être  même  le  précède-t-il.  A  quoi,  en  effet, 
attribuer  les  mouvements  du  fœtus  dans  le  sein  de 
la  mère,  si  ce  n'est  au  besoin  de  prendre  une  po- 
sition plus  favorable?  Je  pense  aussi,  avec  quelques 


268  cour  d'oeil  thilosophioue 

physiologistes,  qu'on  peut  rapporter  à  cet  instinct 
les  vagissements  des  nouveau-nés;  car  il  semble 
qu'ils  accusent  ainsi  quelque  souffrance ,  et  qu'ils 
demandent  d'une  manière  vague  qu'on  leur  apporte 
du  soulagement. 

Chez  certains  animaux,  la  femelle,  dans  les  mo- 
ments de  danger ,  pousse  un  cri  d'alarme  qui  est 
instinctivement  compris  par  ses  petits  :  c'est  ainsi 
qu'on  voit  les  jeunes  poussins  se  réfugier  précipi- 
tamment sous  l'aile  de  la  poule,  et  les  petits  de  la 
sarigue  se  blottir  dans  la  poche  protectrice  dont  est 
munie  leur  mère. 

La  fuite  irréfléchie  du  danger,  ou  la  peur,  dé- 
pend donc  essentiellement  de  l'instinct  de  conser- 
vation ;  et ,  par  une  prévision  admirable  de  la  Pro- 
vidence ,  il  se  trouve  que  les  animaux  les  plus 
disposés  à  l'épouvante  sont  aussi  le  mieux  confor- 
més pour  la  course  :  le  lièvre,  le  cerf,  le  chevreuil, 
les  gazelles,  sont  dans  ce  cas. 

L'attachement  à  la  vie  est  donc  un  sentiment 
profondément  empreint  dans  le  cœur  de  l'homme 
comme  chez  tous  les  animaux.  Toutefois,  on  voit 
presque  toujours  ces  derniers  remplir  jusqu'à  la  fin  le 
rôle  qui  leur  a  été  départi  sur  la  scène  du  monde , 
tandis  que  le  roi  de  la  création,  se  livrant  si  fré- 
quemment au  suicide,  abandonne  son  poste  tantôt 
comme  un  lâche  déserteur,  tantôt  comme  un  furieux 
qui  n'a  plus  même  l'instinct  ordinaire  de  la  brute. 
Il  y  a  nécessairement  dans  la  nature  humaine  quel- 
que chose  de  faussé,  de  dégénéré,  de  corrompu! 

Besoin  d alimentalion ,  voracité.  —  La  vie  ne  pou- 
vant être  entretenue  que  par  la  réparation  des  pertes 


Si;U    LES   PASSIONS    DES    ANIMAUX.  2G9 

continuelles  qui  résultent  du  jeu  des  orjjanes,  le 
besoin  de  nourriture  se  trouve  essentiellement  lié 
à  celui  de  conservation.  Mais  au  milieu  d'une  foule 
de  substances  qui  se  présentent  à  la  bouche  des 
animaux,  il  en  est  dont  la  moindre  quantité  déter- 
minerait chez  eux  un  empoisonnement  bientôt  suivi 
de  mort  :  il  fallait  donc  qu'ils  eussent  la  faculté  de 
distinguer  celles  qui  sont  vénéneuses,  de  celles  qui 
sont  propres  à  leur  alimentation.  Aussi  leur  odorat 
est-il  tellement  développé,  qu'ils  n'ont  guère  besoin 
de  s'en  référer  au  goût  pour  le  choix  de  leur  nour- 
riture :  sous  ce  rapport,  ils  ont  sur  l'homme  un 
immense  avantage. 

Comme  chez  ce  dernier,  l'instinct  d'alimentation 
est  excité  en  eux  par  la  sensation  de  la  faim.  Ainsi, 
lorsque  les  petits  des  quadrupèdes  cherchent  avec 
avidité  le  mamelon  de  leur  mère,  ils  ne  font  autre 
chose  qu'obéir  à  cet  instinct  ;  il  en  est  de  même 
de  l'aiglon  qui  reçoit  la  proie  sanglante  qu'on 
lui  apporte,  et  du  petit  poulet  qui  distingue  et 
ramasse  le  grain  qui  lui  convient.  Pour  le  canard, 
qui,  à  peine  sorti  de  sa  coquille,  se  dirige  rapide- 
ment vers  l'eau,  lors  même  qu'il  a  été  couvé  par 
vtne  poule,  il  obéit  simultanément  à  l'instinct  des 
localités  et  à  celui  de  l'alimentation,  puisqu'il  y 
rencontre  un  milieu  et  des  aliments  appropriés  à 
sa  nature- 
Chose  remarquable ,  le  cochon  d'Inde  (  mus  por- 
celhis)  fait  et  renouvelle  la  première  dentition  dans 
le  sein  même  de  sa  mère.  M.  Emmanuel  Rousseau 
en  a  vu  quelquefois  le  petit,  avant  d'être  compléte- 
ïuent  expulsé  de»  organes  sexuels,  diriger  la  tête 


270  OOUP    D*0E11,    Pim.OSOVHIQUE 

vers  des  herbes  ou  des  IVnils  qui  se  tiouvaicilt  a  Isa 
proximité,  et  s'en  repaître  avidement;  ce  qui  ne 
l'empêche  pas  de  teter ,  comme  les  autres  manmii- 
fères  qui  ne  présentent  pas  cette  singularité. 

Une  nourriture  régulière  et  suffisante  est  bien 
certainement  l'un  des  motifs  pour  lesquels  les  bêtes 
de  somme  nous  vendent  leurs  services  et  leur  li- 
berté. Trois  chevaux  de  lanciers  s'étaient  échappés 
à  travers  une  plaine  immense,  et  déjà  ils  avaient 
franchi  un  espace  de  six  cents  pas,  lorsque  les  offi- 
ciers auxquels  ils  appartenaient  s'aperçurent  de  leur 
fuite  :  soudain,  l'un  d'eux,  appelant  un  trompette 
qui  n'était  pas  éloigné,  lui  commanda  de  sonner  la 
botte.  Aux  premiers  sons  du  clairon ,  les  fougueux 
animaux  ont  reconnu  l'air  favori  qui  annonce  leur 
repas,  et  tous  les  trois,  faisant  ensemble  volte-face, 
reviennent  paisiblement  se  remettre  à  leur  râtelier. 

Parmi  les  animaux,  quelques-uns  sont  doués  d'un 
appétit  modéré,  d'autres  sont  insatiables  :  le  troglo- 
dyte, par  exemple,  mange  toutes  les  cinq  minutes. 
Mais  ,  en  fait  de  gloutonnerie,  je  ne  sache  pas  qu'il 
existe  d'oiseaux  qui  surpassent  les  faisans  communs 
et  les  faisans  argentés.  Aussi ,  lorsque  ces  volatiles 
n'ont  pas  encore  les  plumes  de  la  queue,  ou  bien 
qu'ils  en  sont  privés  par  accident,  les  oiseliers  ont- 
ils  soin  de  ne  pas  les  laisser  plusieurs  ensemble  :  sans 
cette  précaution,  le  plus  affamé  d'entre  eux  ne  tarde 
pas  à  plonger  le  bec  dans  l'anus  de  son  voisin  ,  et  à 
en  faire  sortir  les  intestins,  qu'il  dévore  sans  lâchéi* 
prise,  pendant  qu'un  troisième,  profitant  de  cette 
préoccupation  sanguinaire,  se  hâte  de  lui  arracher  les 
entrailles  à  lui-même,  et  de  s'en  repaître  avec  avidité. 


SUR    LES    PASSIONS    DES    ANIMAUX.  27( 

Chez  les  quadrupèdes  carnassiers,  l'instinct  d'a- 
limentation se  confond  nécessairement  avec  celui 
de  la  destruction  :  c'est  pourquoi  ils  ne  sont  jamais 
si  farouches  ni  tant  à  redouter  que  lorsqu'ils  sont 
pressés  par  la  faim;  ils  ne  mangent  même  pas  sans 
une  sorte  de  fureur  la  pâture  qu'on  leur  jette  dans 
les  loges  où  ils  sont  renfermés. 

Quant  aux  poissons,  poussés,  la  plupart,  par  une 
froide  voracité,  ils  avalent  indistinctement  toute 
proie  vivante,  sans  excepter  leur  espèce,  ni  même 
leurs  petits. 

Colère  et  Courage.  —  Chez  l'animal,  aussi  bien 
que  chez  l'homme,  la  colère  n'est  qu'une  réaction 
plus  ou  moins  violente  et  passagère  contre  ce  qui 
nuit  ou  ce  qui  blesse  ;  tandis  que  le  courage  con- 
siste dans  une  hardiesse  habituelle,  qui  contemple 
le  danger  sans  effroi,  sait  l'affronter  au  besoin,  et 
semble  puiser  de  nouvelles  forces  dans  les  obsta- 
cles ou  devant  les  ennemis  qu'elle  rencontre. Ces  deux 
sentiments  s'observent  tantôt  isolés,  tantôt  réunis, 
chez  un  grand  nombre  d'animaux,  notamment  chez 
le  taureau,  le  chien,  l'hermine,  la  piegrièche,  le 
coq,  le  troglodyte,  les  abeilles  et  les  fourmis  :  les 
phrénologisles  les  ont  confondus  sous  le  nom  de 
combativité.  Les  troglodytes  surtout  paraissent  nés 
pour  les  batailles  :  aussi ,  lorsqu'on  veut  conser- 
ver vivants  quelques-uns  de  ces  petits  gladiateurs, 
il  faut  les  tenir  soigneusement  séparés  les  uns  des 
autres.  Cette  précaution  est  indispensable ,  car  chez 
eux  il  n'existe  même  pas  d'harmonie  entre  le  mâle 
et  la  femelle.  Du  reste,  cet  irascible  volatile  ne 
manque  jamais  d'annoncer  par  un   chant  d'allé- 


272  COUP    d'0E!I.    nilLOSOPlIIQUE 

gresse  la  victoire  qu'il  a  pu  remporter  dans  les  com- 
bats à  mort  qu'il  livre  aux  oiseaux  de  son  espèce. 
Quand  les  mœurs  du  troglodyte  seront  plus  généra- 
lement connues,  les  Anglais,  ce  peuple  cà'i lise  qui 
élève  encore  des  races  de  coqs  pour  les  combats,  lui 
donneront  sans  doute  la  préférence ,  parce  que  les 
chances  des  parieurs  seraient  alors  beaucoup  plus 
égales. 

Si  le  courage  est  l'armure  des  êtres  forts,  la  Peur 
est  la  ressource  ordinaire  des  êtres  faibles.  Ne  nous 
étonnons  donc  pas  que  la  Providence,  si  soigneuse 
de  conserver  ses  œuvres,  ait  inspiré  la  peur  aux  ani- 
maux en  raison  des  dangers  qui  les  menacent.  Ad- 
mirons plutôt  cette  prévoyante  sollicitude  qui  a  pré- 
cisément donné  l'agilité  la  plus  grande  à  ceux  d'entre 
eux  qui  sont  le  plus  susceptibles  d'éprouver  ce  sen- 
timent; en  sorte  qu'ils  se  trouvent  à  la  fois  organisés 
pour  la  peur  et  pour  la  fuite  :  témoin  le  daim ,  le 
cerf,  le  lièvre,  etc.  Quelque  courageux,  du  reste, 
que  soit  un  animal,  il  est  des  circonstances,  des 
causes  particulières,  qui  peuvent  le  faire  sortir  de 
son  caractère  habituel ,  et  lui  faire  donner  momen- 
tanément des  signes  de  faiblesse  :  c'est  ainsi  que  les 
cris  aigus  du  porc  et  une  musique  retentissante  ont 
suffi  plus  d'une  fois  pour  effrayer  des  éléphants,  et 
leur  faire  jeter  le  trouble  dans  les  rangs  de  l'armée 
pour  laquelle  ils  combattaient.  A  la  bataille  de  Zama, 
par  exemple,  Scipion  ayant  fait  donner  à  la  fois  de 
toutes  les  trompettes  pour  recevoir  la  charge  des 
éléphants  d'Annibal,  ce  bruit  étonna  tellement  ces 
quadrupèdes,  qu'il  y  en  eut  qui  s'arrêtèrent  tout 
court,  et  d'autres  qui  reculèrent  d'épouvante  sur  la 


SUR    LES    PASSIONS    DES    ANIMAUX.  273 

cavalerie  numide  et  y  portèrent  le  désordre.  Pareille 
chose  eut  lieu  à  la  journée  de  Thapsus ,  où  les  élé- 
phants de  Juba ,  épouvantés  du  bruit  des  trompettes 
parti  tout  à  coup  de  l'armée  de  César,  tournèrent  le 
dos  et  prirent  la  fuite  (1). 

Penchant  au  vol  et  à  la  destruction.  —  Le  désir 
de  posséder  est  naturel  à  la  plupart  des  animaux  : 
c'est  encore  ici  l'instinct  de  conservation  qui  les 
pousse  à   s'emparer   de   ce  qui   peut   servir  à  les 
nourrir  ou  à  les  abriter.  Quoique  plusieurs  d'entre 
eux  paraissent  avoir  quelque  idée  de  la  propriété, 
ils  sont  tous  nés ,   et  restent  presque  tous  voleurs 
de  profession.  On  n'en  connaît  pas  qui  soient  préci- 
sément avares  ;  mais  il  en  est  quelques-uns  qui  font 
des  provisions,  et  qui  les  cachent  pour  s'en  servir 
au  besoin.  De  ce  nombre  sont,  la  fourmi,  dont  tout 
le  monde  connaît  les  mœurs;  la  piegrièche,  qui  en- 
file et  conserve  sur  des  épis  les  insectes  dont  elle 
fait  sa  nourriture;  le  geai,  la  corneille,  qui  emma- 
gasinent glands  et  châtaignes ,  pour  les  retrouver 
en  temps  opportun  ;  enfin  le  petit  rat  des  champs 
et  le  rat  fouisseur  des  Alsaciens,  qui,  par  une  sorte 
de  prévision ,  pratiquent  des  galeries  souterraines , 
et  les  remplissent  de  racines  ou  de  grains,  pour  s'en 
sustenter  pendant  l'hiver. 

Quant  au  penchant  à  la  destruction ,  c'est  une 
nécessité  imposée  à  tout  ce  qui  respire  :  sans  des- 
truction ,  point  d'alimentation ,  partant,  point  d'exis- 
tence. Que  sont,  en  effet ,  nos  repas,  sinon  des  débris 


(1)  Voir  l'intéressant  ouvrafre  intitulé  :  Histoire  nnlitairedes  Élé- 
phants,  par  le  chevalier  Armandi  ;  Paris,  1843,  in-8°. 

18 


274  COUP  d'okil  riMLosoriiiQtJE 

de  végétaux  et  d'animaux?  Le  règne  animal,  sui*- 
tout,  depuis  le  zoophyte  jusqu'à  l'homme,  est -il 
autre  chose  qu'une  réunion  d'êtres  affamés  qui  se 
détruisent  à  l'envi  pour  réparer  leurs  forces?  Toute- 
fois, dans  cette  vaste  scène  de  carnage  qui  compose 
le  monde,  l'herbivore  ne  broute  que  les  plantes;  le 
frugivore  se  contente  de  graines,  de  racines  ou  de 
fruits;  le  carnassier  ne  dévore  guère  que  sa  proie 
sanglante;  l'homme  seul  détruit  tout,  engloutit  tout  : 
il  est   omnwore  par  excellence. 

Non  content  de  cela ,  l'homme  abuse  de  sa  supé- 
riorité sur  les  animaux,  jusqu'à  en  faire  les  instru- 
tnents  de  sa  cruauté.  C'est  ainsi  que,  profitant  de 
l'aptitude  des  éléphants  pour  le  carnage,  les  Indiens 
les  emploient  comme  exécuteurs  des  hautes  œuvres, 
et  qu'ils  les  dressent  à  expédier  les  criminels,  tantôt 
d'un  seul  coup ,  tantôt  en  leur  brisant  successive- 
ment les  os ,  pour  leur  faire  souffrir  un  supplice 
plus  douloureux  et  plus  prolongé. 

Le  penchant  à  la  destruction,  excité  le  plus  sou- 
vent par  le  besoin  de  nourriture,  cesse  en  général 
de  se  faire  .sentir  chez  l'animal  rassasié.  Le  tigre 
offre  ici  une  exception  heureusement  assez  rare  :  ce 
carnassier,  même  repu,  tue  encore  (1);  la  vue  du 
sang  lui  plaît;  comme  les  Caligula  et  les  Néron,  ce 
monstre  semble  né  pour  le  meurtre. 

Chose  remarquable!  les  grands  carnassiers,  chaî- 
non nécessaire  dans  la  série  zoologique,  se  trouvent 
en  très-petit  nombre  en  comparaison  des  animaux 

(1)  On  retrouve  ce  besoin  inné  de  destruction  chez  le  renard,  la 
fouine,  le  putois,  la  bfliette  et  les  animaux  de  cette  dernière  fa- 
Biille. 


SUR    I.KS    tMSSlONS    brs    ANIMAUX.  275 

utiles  el  rlomcsliqiio.s  :  oi:tre  qn'iis  se  dolrnisent 
mutuellement,  leurs  petits  servent  de  pâture  à  des 
êtres  plus  faibles,  mnis  doués  de  plus  de  ruse  et  d'a- 
gilité; en  sorte  que  cet  état  de  guerre  permanente 
et  universelle,  loin  d'être  opposé  au  plan  de  la 
création  ,  sert  précisément  à  maintenir  le  nombre 
des  espèces  dans  un  parfait  équilibre,  et  fournit 
une  nouvelle  preuve  de  la  sagesse  de  son  divin 
auteur. 

lUise  et  circonspection.  —  La  ruSe,  que  Spurzheim 
a  cru  devoir  appeler  secréti\ùté ,  est,  selon  lui, 
«le  penchant  à  être  clandestin  en  pensées,  en  pro- 
jets ,  en  actions.  »  Ce  phrénologiste  la  considère 
comme  une  puissance  de  cohibition  qui  retient  la 
manifestation  des  instincts.  Toutefois,  elle  suggère 
aux  animaux  les  moyens  obliques  de  vaincre  les 
difficultés  plutôt  qu'elle  ne  leur  fait  faire  un  raison- 
nement complet  pour  les  vaincre.  Sous  ce  rapport, 
elle  diffère  de  la  circonspection  ,  faculté  intellec- 
tuelle presque  uniquement  départie  à  l'homme,  et 
dont  le  développement  normal  engendre  chez  lui 
la  prudence. 

C'est  surtout  pour  se  procurer  des  aliments  et 
pour  échapper  à  leurs  ennemis  qu'on  Aoit  les  ani- 
maux mettre  en  usage  des  ruses  innombrables.  L'on 
connaît  généralement  celle  des  lièvres,  des  che- 
vreuils, des  chats,  des  plongeurs,  etc.  La  malice  du 
singe  et  la  finesse  du  renard  sont  devenues  prover- 
biales; les  artifices  multipliés  dont  les  insectes  font 
un  emploi  journalier  ne  sont  pas  moins  dignes  de 
nos  méditations.  Certaines  espèces  de  papillons  se 
tiennent  habituellement  sur  des  arbres  ou  sur  de» 


26  COUP    d'oeil    l'IJlLOSOPHlQUE 

murs  qui  ont  un  fond  de  couleur  analogue  à  la  leur, 
et  se  dérobent  ainsi  à  la  vue  perçante  de  leurs  en- 
nemis. Beaucoup  de  chenilles,  dès  qu'elles  se  voient 
découvertes  par  un  oiseau ,  se  laissent  aussitôt  tom- 
ber en  fixant  préalablement  à  une  branche  d'ar- 
bre une  gouttelette  d'un  liquide  visqueux  dont  elles 
sont  pourvues;  puis,  rapprochant  avec  leurs  pattes 
les  fils  déliés  qui  se  sont  formés  en  traversant 
plusieurs  ouvertures,  elles  en  font  un  petit  câble 
assez  fort  pour  se  soutenir  suspendues  jusqu'à  ce 
que  le  danger  soit  passé.  Enfin,  à  l'instar  du  chin- 
che,  plusieurs  insectes  coléoptères  appartenant  au 
genre  brachine  se  débarrassent  de  l'ennemi  qui  les 
poursuit,  en  lui  lançant  un  liquide  infect  et  irritant, 
à  l'aide  d'un  petit  appareil  de  guerre  dont  ils  sont 
pourvus  :  tels  sont  en  Espagne  le  brachine  tirailleur, 
et,  à  Paris,  le  brachine  pétard. 

Mais  voici  un  insecte  qui  ne  peut  marcher  qu'à 
reculons  :  comment  atteindra-t-il  sa  proie?  S'il  ne 
peut  pas  la  poursuivre ,  il  sait  l'attendre  et  la  faire 
tomber  dans  un  piège.  Au  milieu  d'un  sable  très- 
mobile  ,  ou  dans  une  terre  très-pulvérisée ,  le  fourmi- 
lion creuse  avec  autant  d'art  que  d'efforts  une  fosse 
conique,  au  fond  de  laquelle  il  se  tient  à  l'affût. 
Quelque  fourmi  vient-elle  à  passer  le  long  de  ce  pe- 
tit précipice  dont  les  bords  s'écroulent  facilement, 
elle  tombe  au  fond,  et  est  à  l'instant  dévorée.  Si  c'est 
une  mouche,  l'habile  mineur  fait  pleuvoir  sur  elle 
une  grêle  de  sable,  qui  la  précipite  dans  le  profond 
entonnoir,  où  elle  trouve  aussi  la  mort.  Le  fourmi- 
lion répare  ensuite  sa  fosse  ,  si  elle  est  trop  endom- 
magée, et  se  remet  patiemment  en  embuscade. 


SUU    LES    PASSIONS    DES    ANIMAUX.  277 

Quant  à  la  circonspection  ,  les  chasseurs  et  les  na- 
turalistes ont  depuis  longtemps  constaté  que  certains 
oiseaux  qui  vont  par  bandes,  tels  que  les  grues,  les 
corbeaux  et  les  canards  sauvages,  établissent  des 
sentinelles,  qui  ne  manquent  pas  de  pousser  un  cri 
d'alarme  à  la  vue  du  moindre  danger.  Ces  actes ,  que 
l'on  observe  aussi  chez  le  coq  et  l'oie  domestique, 
ont  paru  à  quelques  physiologistes  appartenir  plu- 
tôt à  la  circonspection  qu'à  la  ruse,  c'est-à-dire  dé- 
river bien  plus  des  facultés  intellectuelles  que  de 
l'instinct  proprement  dit. 

Fort  heureusement ,  chez  les  humains ,  la  ruse  et 
la  circonspection  ne  se  trouvent  pas  d'ordinaire 
réunies  chez  les  mêmes  individus  :  on  rencontre 
plutôt  la  première  chez  les  poltrons  et  les  voleurs  , 
la  seconde  dans  les  traîtres  et  les  diplomates.  J'ai 
connu  un  personnage  qui  les  possédait  toutes  deux; 
je  connais  encore  deux  excellents  pères  de  famille 
qui  réunissent  à  un  égal  degré  la  sécrétante  du  re- 
nard ,  la  prudence  du  serpent  (1) ,  et  la  constructivité 
du  castor. 

Attachement  et  reconnaissance.  —  Un  grand  nom- 
bre d'animaux  se  réunissent  pour  s'entr'aider  ou 
pour  se  défendre.  Dans  cette  espèce  de  rapproche- 
ment social ,  il  en  est  qui  s'entendent  mieux ,  qui  se 
conviennent  mieux,  et  de  là  ces  véritables  attache- 


(1)  «Je  ne  sais,  disait  saint  François  de  Sales,  ce  que  m'a  fait 
cette  pauvre  vertu  de  prudence,  j'ai  de  la  peine  à  l'aimer,  et  si  je 
l'aime,  ce  n'est  que  par  nécessité,  d'autant  qu'elle  est  le  sel  et  le 
flambeau  de  la  vie.  Au  contraire,  la  beauté  de  la  simplicité  me  ra- 
vit, et  je  donnerais  volontiers  cent  serpents  pour  une  colombe.» 


^78  COLl'    DOEIL    rHlLOSOl'lliyiJE 

ments  que  l'on  observe  entre  des  individus  de  même 
sexe. 

L'état  de  domesticité  on  de  captivité  favorise  sur- 
tout ces  liaisons  affectueuses.  Deux  chiens  que  l'on 
mène  habituellement  ensemble  à  la  chasse  ne  tar- 
dent pas  à  s'accorder  pour  la  poursuite  du  gibier, 
et  finissent  par  contracter  de  l'attachement  l'un  pour 
l'autre.  Deux  chevaux,  deux  bœufs,  ordinairement 
attelés  à  la  même  voiture  ou  à  la  même  charrue , 
ont  aussi  donné  des  preuves  d'une  profonde  tris- 
tesse lorsqu'ils  venaient  à  être  séparés.  J'ai  vu  une 
vive  affection  régner  entre  un  cheval  et  un  chien  , 
et,  qui  plus  est,  entre  un  chien  et  un  chat.  Chez  ces  der- 
niers, la  vivacité  du  sentiment  est  même  portée  jus- 
qu'à la  passion  :  chaque  fois  que  l'un  des  deux  est 
malade,  l'autre  refuse  toute  espèce  de  nourriture, 
et  reste  tristement  couché  auprès  de  son  compagnon. 
A  la  ménagerie  du  Jardin  du  Roi ,  on  a  vu  plusieurs 
fois  la  mort  du  lion  ainsi  que  de  la  lionne  suivre  de 
près  celle  du  chien  qu'ils  avaient  eu  pour  compa- 
gnon de  captivité.  M.  Machado  possède  dans  sa 
belle  volière  plusieurs  inséparables  [psittaciis  piilla- 
rius),  dont  les  mâles  ne  se  quittent  jamais,  tandis 
qu'ils  paraissent  tout  à  fait  insensibles  aux  charmes 
de  la  femelle.  Deux  mâles  de  ces  charmants  oiseaux, 
que  je  suis  souvent  à  même  d'observer,  m'ont  pré- 
senté le  tableau  de  l'affection  la  plus  touchante. 
Entre  ces  vrais  amis  ,  tout  est  commun ,  tout  est  un. 
Jamais  ils  ne  se  quittent  :  ils  s'exercent  ensemble, 
se  reposent  ensemble,  se  font  mutuellement  la  toi- 
lette, se  prodiguent  à  chaque  instant  les  plus  inno 
centes  caresses,  se  donnent  alternativement  la  bec- 


SUR    LE»    PASSIONS    DES    ANIMAUX.  279 

quée,  et,  pour  que  le  sommeil  ne  puisse  pas  dérober 
un  seul  moment  à  la  vivacité  de  leur  tendresse ,  ils 
se  perchent  toujours  pressés  l'un  contre  l'autre,  «'en- 
veloppant, s'enlaçant  si  bien  de  leurs  ailes,  qu'ils 
dorment  encore  ensemble  sous  ce  gracieux  berceau 
construit  par  l'amitié. 

Chez  le  plus  grand  nombre  des  animaux,  c'est  la 
crainte  qui  détermine  l'obéissance;  chez  l'éléphant 
c'est  la  reconnaissance  ou  la  sympathie.  Une  fois 
dompté,  il  ne  devient  pas  seulement  un  serviteur 
docile ,  mais ,  en  quelque  sorte ,  un  ami  empressé  : 
il  s'attache  affectueusement  à  son  maître,  et,  pour 
le  défendre,  il  ne  craint  pas  d'exposer  sa  vie.  Le 
singe,  le  chat,  le  cheval,  l'àne,  le  bœuf,  le  perro- 
quet, l'hyène  même  et  le  tigre,  s'attachent  aussi  à 
l'homme  en  raison  des  bons  traitements  qu'ils  en 
reçoivent;  mais  aucun  d'eux  ne  saurait  être  mis  en 
comparaison  avec  le  chien.  Cet  animal  a  en  effet 
pour  son  maître  une  chaleur  de  sentiment  qui  tient 
tout  à  la  fois  de  l'amitié,  du  respect  et  de  la  crainte. 
L'histoire  est  là  pour  nous  offrir  une  foule  de  traita 
qui  attestent  chez  lui  le  plus  grand  dévouement 
comme  la  plus  vive  reconnaissance.  Aussi  est-il  re- 
gardé, et  avec  juste  raison,  comme  l'emblème  de  la 
constance  en  affection. 

Par  réciprocité,  l'on  voit  un  grand  nombre  de 
personnes  s'attacher  avec  passion  à  des  animaux 
domestiques,  et  les  traiter  en  quelque  sorte  comme 
des  enfants  chéris.  Cette  faiblesse  se  rencontre  par- 
ticulièrement chez  les  filles  âgées  et  chez  les  vieux 
célibataires,  qui  cherchent  à  se  consoler  de  leur  iso- 
lement par  une  affection  mutuelle  qu'on  ne  trouve 


280  COUP    d'oeil   PHlLOSOrHIQLE 

pas  toujours  parmi  ses  semblables.  D'ailleurs,  l'af- 
fection que  l'on  porte  aux  animaux  est  souvent 
liée  au  souvenir  de  personnes  que  l'on  regrette ,  ou 
à  quelque  grand  service  qu'ils  ont  pu  rendre.  Nous 
ne  devons  donc  pas  nous  hâter  de  la  blâmer ,  lors 
même  qu'elle  paraît  un  peu  trop  vive. 

En  1837,  une  vieille  dame  russe,  qui  avait  pris 
passage  sur  le  bateau  à  vapeur  le  Czarewich,  avait 
avec  elle  un  petit  chien  fort  laid  ,  mais  parfaitement 
dressé,  auquel  elle  prodiguait  les  attentions  les  plus 
constantes,  et  dont  elle  faisait,  pour  ainsi  dire,  sa 
société  intime.  Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  ex- 
poser le  pauvre  animal  aux  mauvais  tours  des  es- 
piègles du  bord.  Le  mousse  du  capitaine ,  de  com- 
plicité avec  deux  jeunes  passagers,  parvint  à  le 
soustraire  à  la  vigilance  de  sa  maîtresse,  et,  soit 
volontairement,  soit  par  maladresse,  les  conjurés 
l'eurent  bientôt  fait  tomber  à  l'eau.  A  cette  vue ,  sans 
réfléchir,  et  comme  une  mère  qui  aperçoit  son  en- 
fant en  danger,  la  dame  russe  se  précipite  au  milieu 
des  flots  pour  sauver  son  chien.  Soutenue  un  instant 
par  ses  vêtements,  elle  parvint  à  saisir  l'intelligent 
animal,  qui  nageait  vers  elle.  Mais  bientôt,  empor- 
tée au  fond  de  l'abîme,  elle  allait  périr,  lorsqu'un 
matelot  hambourgeois,  nommé  Holpvett  (Zacharie), 
se  jeta  à  la  mer,  et  parvint  à  la  sauver.  La  scène  qui 
suivit  cette  péripétie  rapide  fut  à  la  fois  touchante 
et  risible  :  tantôt  la  dame  remerciait  Dieu  et  son  li- 
bérateur, tantôt  elle  embrassait  son  chien,  qu'elle 
n'avait  pas  lâché.  Revenue  de  sa  première  émotion , 
elle  fit  au  courageux  matelot  un  présent  magnifique, 
et  lui  assura  une  pension  qui  le  mettra  à  l'abri  du 


SUR    LES    PASSIONS    DES    ANIMAUX.  281 

besoin  pour  le  reste  de  ses  jours.  «  Je  vous  récom- 
pense, lui  dit-elle,  non  pas  tant  pour  m'avoir  secou- 
rue que  pour  avoir  sauvé  mon  chien,  seul  objet  qui 
me  rappelle  en  ce  monde  un  époux  fidèle  et  tendre- 
ment aimé.  » 

Tout  le  monde  a  présent  à  la  mémoire  l'attache- 
ment de  Pellisson  pour  son  araignée  ;  mais  une  his- 
toire non  moins  touchante  et  bien  moins  connue 
est  celle  de  la  souris  du  baron  de  Trenck.  Ce  célèbre 
prisonnier  rapporte  dans  ses  Mémoires  qu'il  l'avait 
tellement  apprivoisée  qu'elle  venait  manger  jusque 
dans  sa  bouche.  Une  nuit,  ce  petit  animal  fit  tant 
de  bruit,  que  le  major  de  la  forteresse,  appelé  par 
les  sentinelles,  visita  lui-même  la  serrure  et  les  ver- 
roux  de  la  prison  pour  s'assurer  que  le  baron  n'es- 
sayait pas  de  s'évader.  Celui-ci  déclara  alors  que  tout 
ce  tapage  nocturne  provenait  uniquement  de  la  sou- 
ris ,  qui ,  au  lieu  de  dormir ,  s'était  imaginé  de  de- 
mander ainsi  la  liberté  de  son  instituteur.  Confisquée 
par  le  major,  et  transférée  dans  la  salle  de  l'officier 
de  garde ,  la  souris  travailla  toute  la  nuit  à  percer 
la  porte  de  cette  pièce,  attendit  avec  patience  l'heure 
du  dîner,  et  rentra  furtivement  chez  son  maître  der- 
rière les  talons  du  geôlier.  Quelles  ne  furent  pas  la 
surprise  et  la  joie  du  prisonnier  de  Magdebourg, 
quand  il  aperçut  cet  affectueux  animal  grimpant 
après  lui  et  lui  faisant  mille  petites  caresses!  Cepen- 
dant, l'impitoyable  major  jugea  à  propos  de  s'em- 
parer de  la  souris  et  de  la  donner  à  sa  femme,  qui 
la  mit  dans  une  cage  remplie  d'une  nourriture  des 
mieux  choisies.  Soin  inutile!  la  souris,  inconsolable, 
demeura  lapic  dans  un  coin  de  la  cage,  et,  deux 


2tJ2  t-OLf    u'oeiL    PHILOSOPHIQLE 

jours  après,  on  la  trouva  morte  au  milieu  des  mets 
exquis  qu'elle  n'avait  même  pas  j^oùté*. 

Dans  les  nombreuse»  visites  «pu-  j'ai  faites  pendant 
vinp,t-trois  ans  aux  indi^jents  du  douzième  arrondis- 
ment,  j'ai  maintes  fois  remarqué  que  les  plus  mal- 
heureux parUj»eaienl  encore  leur  pain  et  leur  foyer 
avec  un  cliien ,  dont  les  caresses  aflmtueuses  les 
payaient  larjjement  de  retour  ;  et  bien  des  i>ersonnes 
ont  pu  voir,  eonune  moi ,  ce  véritable  ami  du  pauvre 
et  de  l'aveujjle  passer  des  journée*  eulières  sur  la 
tombe  délaissée  de  son  maître.  11  y  a  quelques  an- 
nées, un  ancien  iiéj;ociant,  qui  avait  essuyé  de  jjrands 
revers  de  fortune,  ma  avoué,  dans  la  mansarde  où 
il  vivait  seul  avec  son  chien,  que,  sans  la  société  et 
les  caresses  de  ce  fidèle  animal,  le  désespoir  l'eût 
probablement  |>orlé  à  abréger  ses  jour». 

Xu\  f.iil   aushi   la  lemanjue  curieuse  que  le  plu» 
^;iand   nombre  des  eclibalaires  dont  j'ai  consUlé  le 
suicide  n'avaient  avec  eux  aucun  animal  domesluue 
qui  fût  pu  les  distraire  ou  les  consoler.  D  un  autre 
eûlé,  tlans  les  mort»  subite»  survenues  natui  ellemenl 
(lie/  des  personnes  .pii  vivaient  »euUs,  jai  pUisieur» 
lois  observr    de»  chien»,  et  même  des  chats,  <ou- 
chés  irislemera  sur  le  ca.Uivre  de  leur  maître  ou  de 
I,  or  maîtresse  ,  dont  ils  ne  laissaient  pas  approcher 
naiis  opp<»Her  quchpie  résistance.  Knhn,   il  y  a  sept 
on  huit  ans,  j  al  vn,  dans  la  me  Moulïelard ,  un  cra- 
paud apprivoisé  qui  ne  v<.nlait  pas  quitter  le  |;rabat 
sur  lrquel|;lsail  Ir  corps  d'un  malheureux  vieillard, 
,lont  il  élai't  «lepuls  lonj;lenq)h  Inulquc  société. 

^moiu  inoi'ic ou  istiiiu.  ili  MU,  awour  tUs  /oiiwtifCi 
on  /A-  Inf/rohatio",  -    On  se  lronq)crail  ipossièrc- 


,1-    '.'••- 


*at, 


dk  Mm^ 


SUK    LES    PASSIONS    UES    ANIMAUX.  283 

ment  si  l'on  croyait  que  l'amour-propre  n'est  l'apa- 
iiajje  que  de  l'espèce  humaine.  Ce  sentiment,  source 
de  l'indépendance,  de  l'orgueil  et  de  la  vanité,  se 
montre  très-souvent  chez  certains  animaux,  notam- 
ment chez  le  lion,  l'éléphant,  le  cheval,  le  mulet, 
le  chien,  le  coq,  le  paon  et  le  dindon. 

Voyez,  en  effet,  le  cheval  qui  se  sent  tout  à  coup 
en  liberté,  comme  il  prend  une  attitude  superbe! 
comme  il  est  fier  de  sa  courte  indépendance  !  Exa- 
minez encore  le  même  animal,  monté  alternative- 
ment par  un  rustre  et  par  un  homme  distingué  :  dans 
le  premier  cas,  il  baisse  humblement  la  tête;  dans 
le  second,  il  la  relève  avec  un  certain  orgueil;  on 
dirait  qu'il  copie  ce  peuple  de  valets  qui  s'estiment 
et  se  redressent  d'autant  plus  qu'ils  ])ortent  une  plus 
riche  livrée ,  ou  qu'ils  servent  un  maître  plus  puis- 
sant. 

Dans  quelques  pays  de  montagnes,  le  muletier 
augmente  l'ardeur  de  ses  animaux  en  leur  ombra- 
geant la  tète  d'un  panache,  et  le  leur  retire  pour  les 
humilier,  quand  ils  se  montrent  indociles  ou  pa- 
resseux. 

Les  éléphants  surtout  aiment  beaucoup  à  être 
parés;  plus  on  les  charge  d'ornements,  plus  ils  sont 
fiers  et  joyeux  :  aussi  l'usage  de  les  caparaçonner 
remonte-t-il  à  la  plus  haute  antiquité.  A  l'ile  de 
Ceylan,  où  ces  animaux  sont  employés  au  transport 
de  lourds  matériaux ,  il  est  encore  d'usage  d'attacher 
un  bouquet  de  palmier  à  la  tête  de  celui  d'entre  eux 
qui  a  montré  le  plus  d'ardeur  au  travail.  La  journée 
terminée,  l'éléphant  qui  a  mérité  cette  distinction 
prend  fièrement  le  pas  sur  ses  compagnons,  et  lors- 


284  cour  d'oeil  philosophique 

qu'un  autre  est  à  son  tour  devenu  vainqueur,  on  voit 
Tex-lauréat  lui  céder  humblement  les  honneurs  de 
la  préséance. 

Chez  les  quadrupèdes,  comme  chez  les  oiseaux 
qui  vont  par  bandes ,  celui  qui  est  en  avant  porte 
constamment  la  tête  plus  haute  que  ceux  qu'il  con- 
duit. 

Le  coq  et  le  troglodyte  vaincus  dans  un  combat 
se  rapetissent,  et  se  retirent  pleins  de  confusion; 
tandis  que  les  vainqueurs  se  redressent  fièrement, 
malgré  leur  fatigue ,  et  font  retentir  l'air  de  leurs 
chants  de  triomphe. 

Qui  n'a  souvent  admiré  la  démarche  du  paon  , 
ce  roi  des  basses-cours ,  lorsque  ,  enorgueilli  de  sa 
beauté,  il  s'avance  majestueusement  environné  de 
sa  gloire?  Qui  n'a  aussi  souri  de  pitié  en  voyant  le 
dindon  se  rengorger  plein  de  lui-même ,  jusqu'à 
faire  croire  qu'il  va  crever,  et  le  tout  pour  étaler  les 
quelques  méchantes  plumes  qui  composent  sa  queue 
terne  et  écourtée  ? 

Plusieurs  faits  attestent  que  l'éléphant  n'est  pas  non 
plus  insensible  aux  louanges,  et  qu'au  contraire,  si 
l'on  fait  mine  de  l'injurier,  sa  vanité  blessée  en  con- 
serve rancune ,  et  sait  tôt  ou  tard  en  tirer  vengeance. 
On  assure  que  le  lion  méprise  un  faible  ennemi  : 
ce  qu'il  y  a  de  certain ,  c'est  que ,  dans  l'état  de  cap- 
tivité, on  enferme  impunément  un  jeune  chien  dans 
sa  loge,  et  qu'il  n'y  souffrirait  pas  longtemps  un 
léopard  ou  tout  autre  animal  qu'il  croirait  digne  de 
sa  colère. 

Enfin  ,  il  arrive  d'ordinaire  qu'un   gros  chien  , 
attaqué  par  un  roquet ,  loin  de  lui  faire  le  moindre 


SUR    LES    PASSIONS    DES    ANIMAUX.  285 

mal ,  ne  daigne  seulement  pas  le  regarder.  J'ai  vu 
beaucoup  mieux  que  cela ,  et  je  crois  pouvoir  rap- 
porter ici  une  scène  plaisante  dont  j'ai  été  témoin 
il  y  a  quelques  années.  J'avais  alors  un  assez  vilain 
chien,  très-hargneux,  très-désobéissant,  très-mal 
éduqué  enfin  ,  qui  portait  nom  Médor.  Ce  petit  ani- 
mal, soit  méchanceté,  soit  jalousie,  ne  voyait  pas 
plutôt  entrer  un  chien  dans  la  longue  allée  de  ma 
cour,  qu'il  s'élançait  sur  lui  avec  la  rapidité  de  l'é- 
clair, et  le  forçait  à  évacuer  promptement  la  maison. 
Un  jour,  un  énorme  mâtin,  qui  s'était  introduit  dans 
la  cour ,  la  traversait  paisiblement ,  lorsque  Médor 
l'aperçut  au  travers  des  carreaux  contre  lesquels  il 
faisait  le  guet.  A  cette  vue,  il  fit  tellement  retentir 
l'appartement  de  ses  cris,  qu'il  fallut  de  toute  néces- 
sité lui  ouvrir  la  porte.  En  un  clin  d'œil  les  deux 
étages  de  l'escalier  sont  descendus,  et,  l'oreille  dres- 
sée ,  l'œil  en  feu,  le  poil  hérissé,  Médor  se  précipite 
sur  le  monstrueux  animal ,  qui  reste  impassible  à  la 
même  place.  L'élan  du  roquet  avait  été  si  rapide 
qu'il  passa  involontairement  entre  les  jambes  du 
dogue,  et  qu'il  alla  rouler  quelques  pas  plus  loin  sur 
le  pavé.  Exaspéré  par  sa  chute,  il  revient  encore 
plus  furieux  sur  le  bon  et  paisible  animal,  qui ,  d'un 
coup  de  patte,  se  contente  de  le  jeter  sur  le  dos  à 
une  distance  de  plusieurs  pieds.  Si  le  nouveau  venu 
a  le  sentiment  de  sa  force,  Médor  a  celui  de  sa  pro- 
priété, et  il  ne  veut  pas  qu'un  étranger  s'introduise 
chez  lui.  Il  revient  donc  encore  à  la  charge  ;  mais , 
certain  d'avoir  trouvé  plus  fort  que  lui ,  il  se  borne 
à  tourner  autour  de  cet  hôte  importun ,  qu'il  espère 
à  la  fin  effrayer  par  ses  aboiements.  Celui-ci  n'en  a 


286  COL'P  D*0E1L  iniii.o.soriUQLE 

cure  :  et,  profitant  d'un  moment  où  le  roquet  s'ap- 
proche davantage,  il  lève  tranquillement  la  cuisse, 
et  lui  lance  un  jet  d'urine  à  travers  les  yeux.  A  cet 
affront  inattendu,  la  fureur  de  Médor  tombe  à  l'in- 
stant même  :  il  baisse  piteusement  l'oreille,  serre  la 
queue  entre  les  jambes,  et  revient  sans  bruit  se  glis- 
ser dans  sa  niche ,  qu'il  ne  voulut  même  pas  quitter 
à  l'heure  du  dîner.  Mon  chien  était  pourtant  un  gour- 
mand de  premier  ordre;  mais,  pour  le  moment,  son 
amour-propre  blessé  le  suffoquait  au  point  de  lui 
ôter  tout  à  fait  l'appétit.  Deux  heures  après,  le 
pauvre  animal  était  encore  inconsolable  de  sa  més- 
aventure ,  lorsqu'un  second  chien  ,  beaucoup  moins 
fort  que  le  premier,  s'étant  aussi  introduit  dans  la 
cour,  je  m'avisai  de  crier:  Médor,  un  chien!  et  en 
même  temps  j'ouvris  la  porte.  Médor,  en  animal 
prudent ,  regarde  d'abord  par  la  fenêtre  quel  est 
l'ennemi  qui  se  présente;  puis,  avec  sa  vitesse  ordi- 
naire, il  se  précipite  sur  ce  nouveau  visiteur,  qui  se 
hâte  de  prendre  la  fuite.  Il  fallait  voir  alors  l'orgueil- 
leuse satisfaction  de  mon  Médor  !  FI  traversa  la  cour 
en  caracolant  avec  grâce,  et  remonta  bientôt  me 
trouver  avec  un  air  de  triomphe  qui  devint  encore 
plus  sensible  par  les  éloges  que  je  lui  prodiguai. 
Cette  fois  l'heureux  vainqueur  consentit  à  dîner,  et 
s'en  acquitta  à  merveille. 

§  2,  —  Instinct  de  reproduction;  /lewins  et  passions  qui  en 
dépendent  :  amour  physique,  ajfe  et  ion,  jalousie,  amour  des 
petits,  amour  des  lieux,  besoin  et Jaculté  de  construire. 

Voulant  réparer  les  ravages  de  la  mort  par  une 
perpétuelle  transmission  de  la  vie.  Dieu,  dans  sa  su- 


SrjR   1.E8   PASSIONS    DES    ANIMAUX,  287 

prôme  sa^^csso.  a  fortement  rléveloppé  l'instinct  de 
reproduction  chez  tous  les  animaux.  C'est,  en  effet, 
sur  la  satisfaction  de  cet  instinct  que  reposent  la 
conservation  des  espèces  et  la  constante  harmonie 
de  notre  globe. 

Chez  l'homme  civilisé,  le  besoin  générateur  est 
sans  cesse  surexcité  par  une  nourriture  trop  abon- 
dante et  aphrodisiaque;  chez  l'animal,  il  n'est 
vivement  senti  qu'à  certaines  époques  de  l'année  : 
aussi  est-ce  à  la  passion  de  l'amour  que  nous  de- 
vons attribuer  le  plus  grand  nombre  des  décep- 
tions et  des  malheurs  qui  viennent  si  souvent  flétrir 
notre  existence;  tandis  que  l'animal ,  quand  il  n'est 
pas  l'esclave  de  l'homme,  est  rarement  contrarié 
dans  la  satisfaction  du  plus  doux  penchant  que  lui 
inspire  la  nature,  et  dont  il  ne  se  complaît  pas  à 
fausser  le  but. 

La  cause  physique  qui  développe  le  besoin  de 
procréation  est  une  exubérance,  une  exaltation  éner- 
gique des  organes  sexuels,  laquelle  tient  le  désir  en 
éveil  tant  qu'elle  n'est  pas  employée  à  sa  destination 
spéciale.  En  faisant  cesser  par  l'accouplement  la 
congestion  périodique  établie  dans  ces  organes,  l'a- 
nimal contribue  au  bien-être  de  son  individualité, 
en  même  temps  qu'il  concourt  aveuglément  à  la 
conservation  de  sa  race.  Toutefois,  l'amour  de  la 
progéniture  agit  déjà  en  lui  d'une  manière  vague, 
puisque  les  femelles  de  beaucoup  d'oiseaux,  par 
exemple,  ne  consentent  à  l'accouplement  que  lors- 
qu'elles ont  construit  un  nid  pour  abriter  leurs  œufs 
et  loger  la  petite  famille  qui  en  doit  éclore. 

Dès  que  les  femelles  sont  fécondées,  l'exaltation 


288  COUP  d'of.ii,  riiii.osoriiiouE 

vitale  se  retire  de  la  périphérie  vers  le  centre  tles 
organes  génitaux;  leurs  chants  ou  leurs  cris  d'a- 
mour cessent  tout  à  coup,  et  le  besoin  sexuel  ne  se 
fait  plus  sentir  chez  elles.  La  truie  seule,  à  l'état  de 
domesticité,  fait  exception  à  cette  règle  générale 
tout  à  fait  conforme  au  vœu  de  la  nature. 

Quoique  l'amour  chez  les  animaux  ne  paraisse 
être  qu'un  besoin  physique  auquel  ils  s'abandon- 
nent sans  en  connaître  l'origine  ni  le  but,  on  ne 
saurait  nier  qu'il  ne  paraisse  s'idéaliser  chez  quel- 
ques-uns d'entre  eux ,  et  cela  d'une  manière  en  gé- 
néral d'autant  plus  sensible  qu'on  remonte  davan- 
tage l'échelle  zoologique.  Bien  plus,  il  n'est  pas  rare 
de  le  rencontrer  accompagné  d'un  tendre  attache- 
ment, qui  peut  subsister  en  dehors  de  l'acte  gé- 
nérateur :  c'est  ainsi  qu'on  voit  le  coq  prodiguer  à 
de  vieilles  poules  les  soins  qu'une  mère  donne  à  ses 
poussins,  et  les  continuer  à  ces  derniers,  lors  même 
qu'il  est  devenu  chapon. 

Une  union  affectueuse,  une  sorte  de  mariage  (1), 


(1)  Dans  la  monogamie,  dont  nous  parlons  ici,  les  animaux  mon- 
trent une  inclination  constante  l'un  pour  l'autre,  et  la  femelle  est 
protégée  par  le  mâle  :  c'est  parmi  eux  le  mode  d'union  qui  a  le  plus 
de  rapport  avec  le  mariage.  —  La  polygamie ,  qui  est  non  moins 
fréquente,  peut  être  po'ygf  nique  on polyand tique.  Un  seul  mâle  pour 
plusieurs  femelles  constitue  \a  polj-gynie,  qui  ne  se  rencontre  guère 
que  parmi  les  animaux  qui  vivent  en  troupe  :  ainsi,  protecteur  ja- 
loux, le  cerf  connaît  ses  femelles,  et  veille  à  ce  qu'aucune  ne  s'é- 
carte du  troupeau  ;  mais  il  ne  convoite  pas  celles  d'un  autre.  Chez 
les  hommes,  la  polygamie  n'existe  guère  que  parmi  les  peuples 
barbares  ou  abrutis  par  le  despotisme.  —  La  polyandrie ,  ou  com- 
binaison dans  laquelle  une  femelle  a  un  grand  nombre  de  mâles, 
ne  se  rencontre  que  chez  les  fourmis  et  les  abeilles.  Parmi  ces  der- 
nières, la  reine  seule  s'accouple  avec  les  cinq  cents  mâles  que  l'on 


SUR    l-ES    PASSIONS    DES    ANIMAL'X.  2R9 

qui  souvent  dure  pendant  toute  la  vie,  a  lieu  chez 
les  renards,  les  chevreuils,  les  aigles,  les  pies,  les 
tourterelles,  les  pigeons,  les  moineaux,  les  hiron- 
delles et  quelques  espèces  de  perroquets.  Le  mâle 
et  la  femelle  de  la  palamedea  cormita  ne  se  séparent 
jamais;  après  la  mort  de  l'un,  l'autre  erre  triste- 
ment dans  le  voisinage,  et  ne  tarde  pas  à  succom- 
ber. Bonnet  élevait  depuis  plusieurs  années  une 
paire  de  ces  charmants  oiseaux  connus  en  France 
sous  le  nom  A' inséparables,  et  que  les  Anglais  ap 
pellent  oiseaux  cl  amour  {love's  birds);  la  femelle, 
affaiblie  par  l'âge  et  ne  pouvant  plus  gagner  son 
auge ,  le  mâle  lui  apportait  la  becquée  avec  l'em- 
pressement le  plus  touchant.  Lorsqu'elle  fut  dans 
l'impossibilité  de  se  tenir  perchée,  il  faisait  des  ef- 
forts incroyables  pour  la  soutenir,  et  quand  elle 
fut  morte,  il  se  mit  à  courir  avec  une  extrême  agi- 
tation, essaya  à  plusieurs  reprises  de  lui  donner  à 
manger;  puis,  la  voyant  immobile,  il  s'arrêta  pour 
la  contempler,  et  se  mit  à  pousser  des  cris  plaintifs. 
Peu  de  temps  après  il  succomba. 

Considéré  dans  chacun  des  sexes,  l'amour  offre 


compte  ordinairement  dans  une  ruche,  tandis  que  les  cinfj  mille 
abeilles  femelles,  étrangères  aux  plaisirs  de  l'amour,  profiiguent 
les  soins  de  la  maternité  à  la  nombreuse  progéniture  de  la  favorite. 
—  Enfin,  la  pantogamie ,  où  le  choix  des  individus  n'entre  pour 
rien  ,  est  la  forme  la  plus  matérielle  et  la  plus  basse  de  tous  les  rap- 
prochements sexuels  On  l'observe  chez  les  poissons,  les  gre- 
nouilles, les  chiens  et  les  loups.  L'homme  qui  s'abandonne  à  la 
débauche  rétrograde  donc  vers  la  nature  animale ,  et  ce  n'était  pas 
sans  raison  que  les  Romains  surnommaient  liipn  (louve)  la  femme 
qui  faisait  métier  de  sa  personne.  Voyez  le  savant  Traité  de  Phy- 
siologie de  Burdach. 

1«> 


mi 


29U  coLP  d'oeil  philosophique 

des  différences  qui  n'ont  pas  échappé  à  l'observa- 
tion des  physiologistes  :  les  mâles,  par  exemple,  ont 
presque  toujours  des  désirs  plus  précoces,  plus 
violents,  et  à  la  fois  plus  durables;  ils  sont  dis- 
posés à  l'amour  toutes  les  fois  que  les  femelles  en 
éprouvent  le  besoin,  au  lieu  que  celles-ci  n'ont  pas 
la  même  faculté.  Certains  animaux ,  les  lièvres  entre 
autres,  tuent  quelquefois  leurs  petits,  afin  de  pou- 
voir plus  tôt  se  rapprocher  des  femelles  ;  ces  der- 
nières, dans  quelques  autres  classes,  sont  même 
obligées  de  veiller  à  ce  que  leur  progéniture  ne  de- 
vienne pas  victime  de  la  voracité  des  pères.  Aussi 
est-il  à  remarquer  que,  pendant  les  soins  de  la  ma- 
ternité, les  femelles  sont  infiniment  plus  farouches 
et  plus  hardies  que  de  coutume,  tandis  que  les 
mâles  sont  plus  furieux  et  plus  redoutables  à  l'épo- 
que du  rut.  Les  éléphants,  par  exemple,  habituel- 
lement inoffensifs,  se  li^^'ent  alors  à  des  accès  de 
fureur  qui  les  poussent  à  la  destruction  :  sortant 
tout  à  coup  de  leurs  retraites,  ils  dévastent  les  ré- 
coltes, arrachent  les  arbres,  renversent  les  chau- 
mières, courent  sur  les  hommes  qui  ont  le  malheur 
de  se  trouver  à  leur  portée,  et  en  font  un  horrible 
carnage.  Cela  explique  très-bien  la  tendance  dif- 
férente des  deux  sexes  :  en  amour,  la  femelle  veut 
le  but,  la  procréation;  le  mâle,  le  moyen,  l'accou- 
plement :  l'une  cherche  davantage  à  conserver  l'es- 
pèce ;  l'autre ,  à  satisfaire  ses  désirs  voluptueux.  II 
s'ensuit  que  c'est  presque  toujours  le  mâle  qui  pro- 
voque à  l'acte  de  la  génération,  et  que  c'est  la  fe- 
melle qui  s'occupe  plus  particulièrement  et  avec  le 


leur  in<  »!■■•  W  *^ 


SUR    LES    PASSIONS    DES    ANIMAUX.  291 

plus  d'affection  du  produit  de  cette  importante  fonc- 
tion (1). 

Jalousie.  —  La  nature  prévoyante  a  voulu  que  les 
animaux  adultes  entrassent  ordinairement  en  cha- 
leur avant  les  animaux  plus  jeunes,  afin  que  ces 
derniers  trouvassent  moins  de  rivaux  parmi  ceux 
qui  les  surpassent  en  force.  La  jalousie,  néanmoins, 
s'observe  tous  les  jours  chez  ces  élonnantes  créa- 
tures, qui  ont  aussi  leurs  préférences  et  leurs  ca- 
prices. Cette  passion  revêt  alors  un  caractère  diffé- 
rent de  celui  qu'on  remarque  chez  l'homme.  Chez 
celui-ci,  c'est  une  crainte  haineuse  d'être  dépouillé 
de  l'objet  de  son  affection  :  aussi  voit-on  souvent  le 
jaloux  dissimuler  sa  fureur  pour  mieux  assouvir  sa 
vengeance;  la  jalousie  de  l'animal  est  phis  franche, 
plus  soudaine,  plus  violente  :  elle  le  fait  fondre  sur 
son  rival  avec  l'impétuosité  de  la  foudre.  «Chez 
l'homme,  dit  Buffon,  cette  passion  suppose  toujours 
quelque  défiance  de  lui-même,  quelque  connaissance 
sourde  de  sa  propre  faiblesse;  les  animaux,  au  con- 
traire, paraissent  d'autant  plus  jaloux  qu'ils  ont  plus 
de  force ,  d'ardeur  et  d'aptitude  aux  jouissances  qu'ils 
attendent  :  notre  jalousie  dépend  de  nos  idées ,  et 
la  leur,  du  sentiment.  »  Quoi  qu'il  en  soit,  au  temps 
des  amours ,  on  voit  beaucoup  d'oiseaux  et  de 
mammifères  se  livrer  les  combats  les  plus  achar- 
nés pour  la  possession  des  femelles,  et  souvent  les 

(1)  On  sait,  toutefois,  que  le  pipa  (espèce  de  crapaud)  recueille 
précieusement  les  œuts  qu'a  pondus  la  femelle ,  les  place  sur  le  dog 
de  celle-ci,  el  les  féconde  seulement  alors.  On  connaît  aussi  les 
soins  que  prend  le  crapaud  accotickeur  des  œufs  qu'il  a  retirés  lui- 
même  du  cloaque  de  sa  femelle. 


292  cour  d'oeil  piiilosophique 

plus  faibles  y  perdent  la  vie  en  même  temps  que  la 

victoire. 

La  jalousie  que  les  animaux  ressentent  avec  tant 
de  violence  pour  leurs  semblables ,  ils  l'éprouvent 
aussi  contre  l'homme  qui  peut  se  dégrader  jusqu'à 
vouloir  se  faire  animal. 

Du  reste,  ce  sentiment,  chez  les  animaux,  n'est 
pas  toujours  excité  par  le  besoin  sexuel,  il  recon- 
naît aussi  pour  cause  le  besoin  de  nutrition  et  celui 
d'affection  :  le  chien,  le  chat,  le  singe,  le  perro- 
quet, les  pigeons,  en  fournissent  à  chaque  instant 
la  preuve,  quand  un  importun  vient  partager  leur 
repas  ou  les  caresses  de  leur  maître.  Enfin ,  chez 
quelques  animaux  qui  ont  une  sorte  de  domaine , 
dont  ils  ne  souffrent  pas  que  d'autres  approchent , 
la  jalousie  peut  encore  provenir  du  sentiment  qu'ils 
paraissent  avoir  de  la  propriété  :  le  phoque,  le  cerf 
et  le  sanglier  sont  dans  ce  cas. 

Les  accès  de  jalousie  sont  surtout  tellement  pro- 
noncés chez  les  chevaux,  qu'on  a  vu  les  accidents 
les  plus  graves  survenir  parce  qu'on  n'avait  pas  as- 
sez ménagé,  chez  eux,  la  susceptibilité  de  cette 
passion. 

Une  jument  était  habituée  depuis  cinq  années  à 
habiter  seule  une  jolie  écurie,  où  elle  était  visitée, 
caressée  et  gâtée  par  toutes  les  personnes  de  la  mai- 
son ,  notamment  par  son  maître,  mon  ami,  le  doc- 
teur Pinel-Grandchamp.  Dans  les  premiers  jours  de 
1841,  Cocotte  était  paisible  dans  son  écurie,  lors- 
qu'on amena  une  autre  jument  qui  devait  parta- 
ger avec  elle  sa  proprette  habitation.  Elle  n'a  pas 
plutôt  senti   l'approche  de  cette  étrangère   qu'elle 


SUU    LES    PASSIONS    DES    ANIMAUX.  293 

parait  inquiète,  s'ajjite ,  baisse  les  oreilles,  et  se  re- 
tourne en  inclinant  la  tête  vers  la  porte  de  l'écurie 
d'où  elle  n'avait  pu  rien  voir.  Deux  ouvriers  menui- 
siers y  étaient  occupés  à  terminer  une  séparation , 
lorsque  la  nouvelle  jument  fut  imprudemment  in- 
troduite. A  sa  vue ,  Cocotte  entre  dans  un  accès  de 
jalousie  dont  rien  ne  saurait  peindre  la  violence: 
elle  mord  les  planches  et  les  brise ,  se  met  à  ruer 
sur  tout  ce  qui  l'entoure,  fracasse  l'échelle  sur  la- 
quelle était  monté  un  des  ouvriers;  et,  bien  que 
maintenue  à  l'aide  de  deux  longes  par  son  maître , 
qu'elle  affectionne  vivement,  elle  ne  cessa  de  ruer 
que  lorsqu'il  l'eut  abattue  en  faisant  fléchir  une 
jambe  de  devant  pendant  que  les  deux  de  derrière 
étaient  en  l'air.  On  profita  de  cet  instant  pour  faire 
sortir  la  malheureuse  jument ,  qui  avait  reçu  plu- 
sieurs ruades  dans  le  poitrail  et  dans  les  flancs, 
sans  opposer  la  moindre  résistance  dans  une  de- 
meure qui  n'était  pas  la  sienne.  Elle  était  à  peine 
emmenée  que  Cocotte  s'approcha  doucement  de  son 
maître,  et  se  mit  à  lui  lécher  la  figure  et  les  mains 
avec  une  expression  singulière  de  bonheur,  de  ten- 
dresse, comme  si  elle  le  remerciait  de  l'avoir  dé- 
barrassée de  cette  rivale  importune  qui  prétendait 
partager  sa  demeure  et  les  caresses  dont  elle  était 
journellement  l'objet. 

Amour  des  petits.  —  Ce  besoin  instinctif  com- 
mence à  se  laisser  entrevoir,  même  chez  les  animaux 
qui  ne  sont  pas  obligés  de  surveiller  le  produit  de 
la  conception.  C'est  ainsi  que  les  femelles  d'un  grand 
nombre  d'insectes  cherchent  d'aboi'd  un  lieu  con- 
venable pour  y  déposer  leurs  œufs,  et  ne  les  aban- 


294  COUP    d'oeil    PHILOSOrHIQUE 

donnent  aux  vicissitudes  atmosphériques  qu'après 
les  avoir  enduits  d'un  vernis  conservateur  ;  d'autres 
déposent  leurs  larves  dans  des  cellules  qu'elles  con- 
struisent ,  et  les  y  enferment  avec  une  provision  d'a- 
liments suffisante  jusqu'à  leur  accroissement  com- 
plet (1). 

Les  soins  de  la  progéniture  paraissent  être  le 
principal  lien  qui  réunit  en  société  les  abeilles  ainsi 
que  les  fourmis,  et  l'on  ne  peut  voir  sans  intérêt 
l'empressement  de  ces  industrieux  insectes  lorsqu'ils 
portent  la  pâture  à  leurs  petits.  Il  n'est  pas  jusqu'à 
la  hideuse  araignée  qui  ne  soit  digne  de  toute  noire 
attention ,  lorsqu'elle  renferme  précieusement  ses 
œufs  dans  le  coffret  de  soie  qu'elle  a  toujours  avec 
elle,  ou  bien,  qu'au  moindre  danger,  elle  emporte 
sa  petite  famille  cramponnée  à  son  corps. 

Dans  la  plupart  des  mammifères,  on  ne  saurait 
considérer  sans  une  sorte  d'attendrissement  les  soins 
affectueux  dont  les  mères  entourent  leurs  petits  jus- 
qu'à ce  qu'ils  soient  en  état  de  pourvoir  eux-mêmes 
à  leur  subsistance.  Chez  quelques-uns,  le  mâle  ne 
reste  pas  étranger  à  ces  soins ,  qui  du  reste  n'éga- 
lent jamais  ceux  des  femelles,  auxquelles  le  produit 
de  la  conception  est  plus  spécialement  confié.  Parmi 
ceux  qui  vivent  en  quelque  sorte  dans  l'état  de  ma- 
riage ,  comme  le  renard ,  l'attachement  pour  la  pro- 
géniture est  à  peu  près  égal  dans  les  deux  sexes. 
Ainsi ,  lorsqu'on  met  un  piège  à  l'ouverture  du  ter- 
rier du  renard  suisse,  l'animal  s'y  laisse  prendre 


(1)  Voir,  dans  la  Ranie  britannique  (mars  1843) ,  l'intéressant  ar- 
ticle intitulé  ;  De  l'Jjfection  des  insectes  pour  kur  progéniture. 


SLR    LES    PASSIONS    DES    ANIMAUX.  295 

pour  retourner  auprès  de  ses  petits,  quoiqu'il  con- 
naisse très-bien  le  danger;  toutefois,  c'est  encore 
la  femelle  qui  ordinairement  se  sacrifie  la  première 
pour  sa  jeune  famille. 

C'est  surtout  chez  les  oiseaux  que  l'amour  semble 
prendre  une  teinte  morale  qui  l'ennoblit.  Leur 
union ,  en  effet ,  n'est-elle  pas  chez  la  plupart  une 
sorte  d'alliance  affectueuse  contractée  pour  la  pro- 
création et  l'éducation  de  leurs  petits  !  Arrachées 
même  à  leurs  habitudes  naturelles,  les  femelles  que 
nous  tenons  en  cage  s'épuisent  en  mouvements  au 
temps  de  la  pariade  :  elles  ne  cessent  alors  d'aller, 
de  venir,  pour  assembler  quelques  plumes  ou  des 
brins  de  paille  et  de  coton ,  avec  lesquels  elles  es- 
sayent de  construire  leur  nid ,  et  tant  qu'elles  ne 
peuvent  y  parvenir,  elles  résistent  opiniâtrement 
aux  caresses  du  mâle;  mais  aussitôt  qu'il  est  bâti, 
ou  qu'on  leur  en  a  donné  un ,  elles  se  livrent  volon- 
tiers aux  plaisirs  de  l'amour,  comme  si  leur  ten- 
dresse maternelle  pressentait  que  les  petits  n'auront 
pas  à  souffrir  dans  ce  lit  moelleux  qu'elles  sauront 
échauffer  de  leur  propre  chaleur. 

Chez  la  plupart  des  oiseaux  à  l'état  de  liberté,  le 
mâle  ne  se  contente  pas  d'aider  la  femelle  à  con- 
struire son  nid  ;  il  partage  encore  avec  elles  les 
soins  de  l'incubation.  Chose  admirable!  oubliant 
tout  à  coup  son  naturel  vif  et  volage ,  la  mère  reste 
pendant  des  semaines  entières  collée  sur  sa  couvée. 
Pourvoyeur  assidu  ,  le  père ,  de  son  côté ,  va  et  vient 
continuellement  pour  procurer  des  aliments  à  sa 
bien-aimée  compagne;  il  lui  apporte,  il  lui  met 
dans  le  bec  la  nourriture  toute  préparée,  et  ne  sus- 


290  COLP    d'oeII.    PHILOSOPHigtE 

pend  filière  ses  rapides  voyages  que  pour  l'encou- 
rager par  ses  caresses  et  par  ses  chants.  La  nais- 
sance des  y)etits  est-elle  venue  resserrer  les  liens  de 
ce  couple  fortuné,  tous  deux  redoublent  de  courage 
avec  les  nouvelles  fatigues  qu'exige  l'éducation  de 
la  faiiirlle,  et  ils  ne  cessent  de  l'environner  des  plus 
tendres  soins  qu'au  moment  où  elle  est  assez  forte 
pour  pouvoir  se  passer  de  leur  amour.  L'aigle,  le 
vautour,  et  les  autres  tyrans  de  l'air,  ont  coutume 
de  chasser  plus  tôt  leur  progéniture:  c'est  qu'appe- 
lés à  vivre  de  rapine  et  de  carnage,  ils  s'affame- 
raient mutuellement  s'ils  restaient  trop  longtemps 
dans  la  même  localité.  Les  cigognes  nous  offrent 
peut-être  le  modèle  le  plus  touchant  de  l'amour  des 
oiseaux  pour  leurs  petits  :  jamais  le  père  et  la  mère 
ne  s'éloignent  ensemble  de  leur  nid  ;  quand  l'un  est 
à  la  quête ,  l'autre  fait  soigneusement  sentinelle. 
Lorsque  les  petits  commencent  à  essayer  leurs  ailes, 
ces  tendres  parents  les  soutiennent  avec  les  leurs, 
les  exercent  peu  à  peu  à  voler  à  une  plus  grande 
distance;  ils  les  défendent  avec  intrépidité  contre 
leurs  ennemis,  et,  s'ils  ne  peuvent  les  sauver,  ils 
périssent  avec  eux  plutôt  que  de  les  abandonner. 

Amour  des  lieux,  besoin  et  faculté  de  construire.  — 
La  plupart  des  animaux  ne  sont  pas  cosmopolites  ; 
ils  aiment  le  pays,  les  lieux,  les  objets  inanimés  aux- 
quels ils  ont  été  habitués,  et  ils  tombent  souvent 
dans  une  sorte  de  nostalgie  lorsqu'on  les  transporte 
dans  de  nouveaux  climats ,  dans  de  nouvelles  de- 
meures. Voyez  le  cerf  que  des  chasseurs  ont  lancé 
loin  de  sa  retraite  :  il  y  revient  dès  qu'il  le  peut 
d'une  course  rapide  ,  et  en  la  revoyant  il  verse  des 


SUR    LES    PASSIONS    DES    ANIMAUX.  297 

larmes  de  joie.  Poursuivi  de  nouveau  ,  il  s'en  éloigne 
pour  y  revenir  encore;  et  ce  besoin  irrésistible,  que 
ses  ennemis  connaissent ,  est  ordinairement  la  cause 
de  sa  perle.  Voyez  surtout  ces  légions  d'oiseaux 
voyageurs,  qui,  aux  approches  de  l'hiver,  se  ras- 
semblent à  jour  fixe  ,  et  s'en  vont  de  compagnie 
chercher  des  climats  plus  doux  que  les  nôtres  :  à 
peine  le  printemps  est-il  revenu  qu'ils  reprennent 
leur  route,  et,  sans  carte  ni  boussole,  regagnent 
nos  contrées  pour  y  trouver  et  les  lieux  qui  les  ont 
vus  naître ,  et  la  nourriture  qui  convient  à  leurs 
petits.  L'instinct  de  conservation  avait  naguère  pro- 
voqué leur  départ  (1);  l'amour  du  pays  et  de  la  pro- 
géniture exige  impérieusement  leur  retour. 

Comme,  chez  les  animaux,  ce  n'est  pas  l'intelli- 
gence proprement  dite  qui  préside  au  choix  de  leur 
habitation  ,  on  est  forcé  d'admettre  qu'il  existe  en 
eux  une  impulsion  primitive  et  héréditaire  qui  les 
porte  à  se  fixer  dans  les  localités  les  plus  favorables 
à  leur  existence  et  à  celle  de  leurs  petits.  D'un  autre 
côté,  toute  la  terre  devant  être  habitée,  il  a  fallu 
que  cette  prédilection  native  variât  à  l'infini  dans 
toute  l'échelle  znologlque.  Ainsi ,  le  chamois  se  plaît 
au  milieu  des  rochers,  le  loup  dans  les  forêts,  le 


(1)  De  jeunes  oiseaux  migrateurs ,  des  cailles,  par  exemple,  qui 
étaient  élevées  en  cage  depuis  leur  naissance,  ont  éprouvé  régu- 
lièrement en  septembre  et  en  avril  une  inquiétude,  une  agitation 
extraordinaire  qui  s'emparait  d'elles  tous  les  soirs  et  durait  toute  la 
nuit.  Pendant  le  jour  elles  paraissaient  tristes,  abattues  et  assou- 
pies. Ne  peut-on  pas  aussi  attribuer  à  leur  instinct  voyageur  ces 
agitations  périodiques,  puisqu'elles  se  manifestaient  précisément 
pendant  les  deux  mois  de  passage  ? 


298  covv  o'oEiL  rHii.osopmQt;r. 

iion  dans  les  déscrls  brûlants,  la  taupe  sous  la  terre, 
le  rossignol  dans  les  bocages ,  l'alouette  dans  les 
champs,  le  corbeau  dans  les  vieux  monuments,  le 
chardonneret  dans  les  dunes  sablonneuses,  l'effraie 
dans  les  ruines  solitaires  ,  le  moineau  dans  les  trous 
des  maisons,  le  chien  enfin  dans  la  demeure  même 
de  l'homme,  dont  il  est  le  plus  sûr  et  le  plus  fidèle 
gardien. 

Outre  l'instinct  de  choisir  les  climats  et  les  loca- 
lités le  mieux  appropriées  à  leur  nature,  certains 
animaux  possèdent  le  talent  de  disposer  leur  de- 
meure de  la  manière  la  plus  commode  ;  il  en  est 
même  qui  naissent  habiles  architectes.  II  suffit,  pour 
s'en  convaincre,  d'examiner  l'habitation  des  cas- 
tors ,  le  terrier  du  renard,  du  blaireau  et  du  putois, 
la  toile  de  l'araignée ,  les  rayons  de  l'abeille  et  la  co- 
que du  ver  à  soie.  La  plupart  des  animaux  herbi- 
vores ne  construisent  pas;  quelques-uns  se  bor- 
nent à  ramasser  un  peu  de  paille  ou  de  feuilles 
pour  se  coucher  et  y  déposer  leurs  petits.  Quant 
aux  oiseaux ,  ils  se  montrent  presque  tous  excellents 
constructeurs.  On  croit  généralement  qu'ils  ne  bâ- 
tissent de  nids  que  dans  la  saison  des  amours,  et 
que  chez  eux  chaque  espèce  fait  toujours  son 
nid  de  la  même  manière  :  c'est  une  double  erreur, 
dont  sont  facilement  revenues  les  personnes  qui  ont 
visité  la  jolie  volière  de  M.  Machado.  Ses  dioches  du 
Sénégal  mettent  la  plus  grande  variété  dans  leurs 
constructions,  auxquelles  ils  travaillent  toute  l'an- 
née, ainsi  que  les  abeilles;  et  l'on  ne  peut  regarder 
sans  un  véritable  étonnement  la  savante  industrie 
de  ces  oiseaux  ,  dont  la  demeure  est  formée  de  plu- 


SUB    LES    PASSIONS    DES    ANIMAt  X.  290 

sieurs  étages  semblables  à  ceux  de  nos  maisons. 
D'autres  vont  simplement  construire  leur  nid  dans 
quelque  trou  de  muraille ,  sur  le  sommet  d'un  ar- 
bre, ou  entre  deux  mottes  de  terre.  Pour  l'hiron- 
delle domestique ,  au  lieu  de  revenir  pondre  dans 
le  nid  de  l'année  précédente,  elle  en  construit  or- 
dinairement un  nouveau  au-dessus  de  l'ancien  ;  l'on 
a  compté  jusqu'à  quatre  de  ces  nids  bâtis  d'année 
en  année  au-dessus  l'un  de  l'autre.  Tous  les  oiseaux 
ne  sont  pas  ainsi  architectes  :  les  gallinacées ,  par 
exemple,  ne  construisent  réellement  pas,  l'homme  se 
charge  de  ce  soin  ;  d'autres,  tels  que  le  hibou  et  la 
chouette  noire,  se  servent  de  nids  faits  par  d'autres 
oiseaux.  Quant  à  la  femelle  du  coucou ,  elle  ne  se 
contente  pas  de  déposer  furtivement  son  œuf  dans 
un  nid  qu'elle  n'a  pas  bâti  ;  elle  ne  s'en  met  nulle- 
ment en  peine  ,  et  l'abandonne  à  une  mère  étran- 
gère ,  qui  heureusement  en  aura  autant  de  soin 
que  de  sa  propre  couvée. 

A  l'exemple  du  coucou,  mais  bien  autrement  dan- 
gereux, plusieurs  insectes  hyménoptères  et  diptères, 
le  beau  genre  chrysis  entre  autres,  cherchent  à  in- 
troduire leurs  œufs  dans  les  nids  où  l'abeille  a  dé- 
posé les  siens.  Malheur  à  la  mère  forcée  de  quitter 
sa  cellule  pour  aller  à  la  provision  !  le  chrysis  est 
là,  qui  épie  son  absence  pour  se  glisser  à  sa  place  et 
y  laisser  un  œuf,  d'où  sortira  le  futur  assassin  de  la 
larve  destinée  à  éclore  près  de  lui. 

Enfin ,  une  mouche  à  quatre  ailes ,  qui  ne  prend 
qu'un  peu  de  miel  pour  nourriture ,  le  redoutable 
ichneumon  ,  darde  habilement  ses  œufs  dans  le 
corps  d'une  foule  d'in.scctes  qui  doivent  servir  vi- 


300  COLI'  d'oeil  rniLOsoi'Uiyi;E 

vants  de  berceau  et  de  pâture  à  ses  larves,  jusqu'à 

ce  qu'elles  aient  atteint  toute  leur  croissance. 

Conclusion.  —  Comment  a-t-on  pu  assimiler  à  de 
simples  machines  ces  admirables  créatures,  douées 
de  mémoire,  de  mouvements  spontanés  et  d'une 
sorte  de  langage  (1);  qui  ressentent,  comme  nous, 
la  douleur  et  le  plaisir;  qui,  comme  nous,  mani- 
festent des  sentiments  de  colère ,  d'amour,  de  jalou- 
sie, d'orgueil,  de  reconnaissance,  etc.;  dont  les 
sens  l'emportent  en  général  sur  les  nôtres  ;  dont 
la  merveilleuse  industrie  excite  si  vivement  notre 
admiration,  et  dont  plusieurs  sont  susceptibles  de 
recevoir  une  certaine  éducation  qu'on  a  vue  modi- 
fier prodigieusement  leurs  penchants  primitifs,  leur 
naturel  héréditaire?  Il  a  répugné  un  jour  à  l'orgueil 
humain  d'admettre  plus  longtemps  que  les  animaux 
pussent  avoir  une  àme  ^^2)  :  alors  on  a  trouvé  plus 
simple  de  les  considérer  comme  de  purs  automates, 


(1)  Si  les  animaux  sont  privés  du  don  de  la  parole,  ils  expri- 
ment les  sensations  et  les  sentiments  divers  qu'ils  éprouvent  par 
des  sons  si  différents ,  par  des  gestes  si  naturels  et  si  animés ,  qu'on 
ne  saurait  leur  refuser  une  sorte  de  langage  à  l'aide  duquel  ils  se 
comprennent.  Celui  du  chien,  si  varié  et  si  expressif,  suffirait  au 
besoin  pour  convaincre  de  cette  vérité  l'observateur  le  moins  at- 
tentif. 

(2)  «  Novit  sapiens  jumentorum  suorum  animas ,  »  disait  Salomon. 
[Prui'erb.,  xii,  10.)  Saint  Augustin  reconnaît  aussi  que  les  animaux 
ont  une  âme,  mais  qu'ils  sont  incapables  de  distinguer  le  bien  du 
mal.  [Enarr.,  ii,  in  Ps.  29.^  —  Enfin  ,  saint  Grégoire  le  Grand  admet 
trois  sortes  dames:  celle  de  l'ange,  qui  n'est  pas  revêtue  d'un 
corps;  celle  de  l'homme,  qui  est  unie  à  un  corps  auquel  elle  sur- 
vit; et  celle  des  animaux  ,  qui  meurt  avec  leur  corps.  {Dial.,  iv,  3.) 
—  Voir,  à  la  fin  du  volume,  note  J,  l'opinion  de  Bérard  sur  cette 
question. 


SUR    LES    PASSIONS    DES    ANIMAUX.  301 

dont  le  mécanisme  invisible  se  brise  avec  les  or- 
ganes auxquels  il  imprimait  le  mouvement  et  la  vie. 
Pour  moi,  qui  ne  saurais  partager  une  opinion  si 
favorable  au  matérialisme,  je  ne  me  borne  pas, 
avec  quelques  adversaires  des  cartésiens  ,  à  admettre 
que  les  animaux  ont  une  âme  sensitive  ;  je  vais  plus 
loin ,  et  je  suis  porté  à  croire  qu'il  existe  en  eux  une 
ombre  d'intelligence  en  rapport  avec  leurs  besoins,  tous 
essentiellement  terrestres.  Maintenant,  ce  qui  établit 
la  prééminence  intellectuelle  de  l'homme  sur  la 
brute,  c'est  que  l'homme,  ce  favori  de  la  création, 
possède  seul  une  âme  faite  pour  commander  à  ses 
organes  ;  c'est  qu'il  a  reçu  une  capacité  d'intelligence 
qui  lui  permet  de  rapprocher  ses  idées,  de  les  com- 
parer entre  elles,  et  d'en  tirer  des  conséquences 
qui  elles-mêmes  peuvent  servir  de  base  à  d'autres 
raisonnements  capables  de  l'élever  jusqu'à  son  divin 
auteur;  c'est  que  seul  il  peut  transmettre  sa  pen- 
sée, rendue  en  diverses  langues  par  la  parole,  ou 
exprimée  par  des  signes  de  convention  ;  c'est  que 
ses  besoins  ne  sont  pas  bornés  à  des  satisfactions  cor- 
porelles et  terrestres  ,  mais  que  ses  désirs  ,  inquiets 
et  insatiables ,  se  portent  encore  au  delà  de  la 
tombe ,  où  il  prévoit  une  récompense  pour  ses 
bonnes  actions,  un  châtiment  pour  ses  mauvaises  ; 
c'est  qu'enfin ,  placé  entre  ces  deux  alternatives  d'es- 
poir et  de  crainte,  il  peut  juger  sainement  du  bien 
et  du  mal  moral,  et,  par  la  décision  de  son  libre 
arbitre ,  déterminer  le  mérite  ou  le  démérite  de  ses 
actes.  Encore  une  fois ,  n'accordons  pas  aux  ani- 
maux la  raison,  dont  nous  faisons  malheureusement 
un  si  triste  usage ,   mais  n'allons  pas  jusqu'à  leur 


302  ("OUI'    D'(Jt:iL    rHlLOSOI'IllyLE  ,    ETC. 

refuser  un  certain  discernement.  Nous  avons  sur 
eux  assez  de  prérogatives  pour  ne  devoir  pas  crain- 
dre d'admettre  que  Dieu  a  pu  leur  accorder  une 
ombre  de  l'intelligence  humaine,  comme  il  a  daigné 
communiquer  à  l'homme  un  rayon  de  sa  suprême 
intelligence. 

Je  terminerai  cet  aperçu  par  une  réflexion  de 
Pascal,  qui  justifiera  le  soin  que  j'ai  pris  de  mon- 
trer combien  l'homme  ressemble  aux  animaux,  et 
combien  il  en  diffère.  «  11  est  dangereux,  dit  ce  mo- 
raliste, de  trop  faire  voir  à  l'homme  combien  il  est 
égal  aux  bêtes  sans  lui  montrer  sa  grandeur.  Il  est 
encore  dangereux  de  lui  faire  trop  voir  sa  grandeur 
sans  sa  bassesse.  Il  est  encore  plus  dangereux  de  lui 
laisser  ignorer  l'un  et  l'autre  ;  mais  il  est  très-avan- 
tageux de  lui  représenter  l'un  et  l'autre.  » 


I 


SECONDE  PARTIE. 

DES  PASSIONS  EN  PARTICULIER. 


PASSIONS  ANIMALES. 


CHAPITRE  PREMIER. 

DE    l'ivrognerie. 


La  vigue  porte  trois  sortes  de  fruits  :  le  plaisir, 
l'ivresse,  et  le  repentir. 

Anacoarsis. 


Définition  et  sjnorifmie. 

Une  fausse  délicatesse  de  langage  a  longtemps 
fait  confondre  l'ivresse  et  l'ivrognerie. 

Vivresse  (du  grec  uêfi; ,  du  latin  ebrietas)  est  l'état 
d'une  personne  ivre,  c'est-à-dire  dont  le  cerveau 
est  affecté ,  et  la  raison  plus  ou  moins  troublée  par 
les  vapeurs  d'une  boisson  spiritueuse  ,  par  une  sub- 
stance narcotique ,  ou  même  par  l'effet  de  toute  pas- 
sion violente. 

h' ivrognerie  {ebriositas)  est  le  penchant  habituel 
à  prendre  immodérément  des  boissons  spiritueuses. 

L'ivresse  n'est  donc  qu'un  état  maladif,  au  lieu 


304  DE  l'ivrognerie. 

que  l'ivrognerie  est  toujours  un  vice,  un  vice  dé- 
goûtant et  honteux  ,  qui  dégrade  l'homme  au  point 
de  Je  faire  descendre  beaucoup  plus  bas  que  la 
brute. 

D'après  ce  que  nous  venons  de  dire ,  l'homme 
ivre  est,  en  général ,  celui  qui  a  trop  bu ,  et  l'ivrogne, 
celui  qui  boit  souvent  et  avec  excès.  Ainsi ,  ISoé  était 
ivre  lorsqu'on  le  vit  nu  dans  sa  tente ,  mais  l'his- 
toire ne  dit  pas  qu'il  fût  ivrogne;  Alexandre  le 
Grand  était  l'un  et  l'autre  lorsqu'il  tua  Clitus,  son 
meilleur  ami ,  et  quand  il  trouva  la  mort  en  vidant 
la  coupe  d'Hercule. 

L'ivresse ,  dit  Plutarque,  loge  avec  elle  la  folie  et 
la  fureur. 

Sénèque  appelle  l'ivrognerie  n^e  folie  volonfa/'re  ; 
les  Indiens  la  regardent  comme  une  espèce  de  rage, 
et,  dans  leur  langue,  le  mot  ratnjan,  qui  désigne 
un  ivrogne,  signifie  également  un  enragé. 

On  dit  vulgairement  d'un  buveur,  qu'il  est  gai, 
lancé,  en  ribote ,  ivre,  soûl,  mort-ivre,  selon  que 
l'ivresse  est  à  un  degré  plus  ou  moins  avancé.  En- 
fin, la  vanité,  que  l'on  rencontre  jusque  dans  le 
débordement  du  vice ,  s'est  amusée  à  créer  des 
locutions  particulières  pour  désigner  l'intempé- 
rance dans  les  différentes  classes  de  la  société  :  c'est 
ainsi  que  les  ouvriers  disent  qu'ils  font  la  noce, 
les  étudiants,  des  soûlographies ,  et  les  gens  comme 
il  faut ,  des  orgies. 

La  vertu  opposée  à  la  gourmandise  et  à  l'ivro- 
gnerie est  la  tempérance,  qui  consiste  dans  l'usage 
modéré  des  aliments  et  des  boissons  destinés  à 
entretenir  la  vie.  Cette  vertu ,  qu'on  nomme  aussi 


DE  l'ivrognerie.  305 

sobriété ,  est  regardée  par  tous  les  moralistes  comme 
la  mère  de  la  santé  et  de  la  sagesse  :  c'est  le  med- 
leur  préservatif  contre  les  maladies  et  les  vices, 
dont  elle  étouffe  le  germe,  tandis  que  l'intempé- 
rance en  favorise  toujours  le  funeste  développe- 
ment. C'est  à  leur  frugalité  que  les  anciens  Perses, 
les  Lacédémoniens  et  les  Romains  furent  longtemps 
redevables  de  leur  activité,  de  leur  vigueur  et  de 
leurs  victoires  :  devenus  intempérants,  ils  s'éner- 
vèrent, et  furent  esclaves.  Cyrus,  César,  Mahomet, 
Napoléon ,  étaient  aussi  remarquables  par  leur 
sobriété  que  par  la  puissance  qu'ils  ont  exercée  sur 
les  peuples.  Soerate  ne  dut  également  qu'à  cette 
vertu  la  santé  robuste  et  l'égalité  d'âme  que  ne  lui 
avait  pas  départies  la  nature.  Massinissa  ,  le  plus 
sobre  de  tous  les  rois ,  fut  père  à  quatre-vingt-six 
ans  ,  et  à  quatre-vingt-douze  vainqueur  des  Cartha- 
ginois. Alexandre  le  Grand,  au  contraire,  doué 
d'une  excellente  constitution ,  l'altéra  bientôt  par 
l'intempérance,  et  mourut  à  la  fleur  de  l'âge,  après 
avoir  souillé  sa  gloire.  «  Il  avait ,  dit  Napoléon  , 
débuté  avec  l'âme  de  Trajan  ;  il  finit  avec  le  cœur 
de  Néron  et  les  mœurs  d'Héliogabale.  » 

Causes. 

Influence  de  l'âge  ,  du  sexe  et  de  la  constitution.  — 
L'ivrognerie  n'existe  guère  dans  l'enfance  ;  on  n'en 
rencontre  malheureusement  que  trop  d'exemples 
dans  la  jeunesse;  mais  les  époques  de  la  vie  où  elle 
est  le  plus  commune  sont,  sans  contredit,  l'âge 
mûr  et  la  vieillesse.   Des  observations  nombreuses 

•20 


306  1>E    LIVF.OCNCRIE. 

et  les  relevés  statistiques  prouvent  que  l'homme  est 
plus  souvent  livré  à  cette  passion  que  la  femme. 
Cette  conséquence,  qu'on  aurait  pu  établir  «pnor/, 
découle  naturellement  des  occupations  sédentaires 
de  la  femme,  et  de  la  flétrissure  que  le  monde  fait 
peser  sur  celle  qu'entache  ce  vice.  On  a  aussi  remar- 
qué que  les  individus  sanguins  et  les  bilieux  y  pa- 
raissent plus  enclins  que  ceux  qui  sont  doués  d'une 
autre  constitution. 

Professions.  —  Parmi  les  causes  nombreuses  de 
l'ivrognerie,  les  plus  fréquentes  sont  bien  certai- 
nement le  défaut  d'instruction  ainsi  que  les  profes- 
sions dures  et  pénibles  :  aussi  voit-on  ce  vice  ré- 
gner presque  généralement  dans  la  classe  ouvrière. 
De  toutes  les  professions ,  celle  qui  compte  les 
plus  grands  ivrognes  nous  a  paru  être  celle  des 
garçons  d'amphithéâtres  d'anatomie.  Il  est  rare,  en 
effet,  d'en  rencontrer  un  seul  qui  ne  s'abandonne 
à  la  plus  repoussante  crapule.  Ce  triste  résultat 
provient-il  de  ce  qu'il  leur  faut  une  certaine  stimu- 
lation pour  surmonter  le  dégoût  qu'inspire  la  vue 
des  cadavres,  ou  plutôt  de  ce  qu'ils  sont  persua- 
dés que  l'eau-de-vie  est  un  préservatif  contre  les 
miasmes  qui  en  émanent  ?  Après  les  garçons  d'am- 
phithéâtres viennent  les  chiffonniers,  les  infirmiers 
civils,  les  tambours,  les  peintres  en  bâtiment,  les 
brasseurs ,  les  chapeliers  ,  les  cochers ,  les  maqui- 
gnons, les  forgerons,  les  fondeurs,  les  imprimeurs  , 
les  musiciens  ,  les  étudiants  en  médecine.  Parmi  les 
femmes,  les  prostituées  ,  les  chiffonnières  ,  les  blan- 
chisseuses et  les  gardes-malades  occupent  les  pre- 
miers rangs. 


i)F  i.'ivnooNERir.  307 

Le  soldat  el  le  marin  ,  par  leur  genre  do  vie  aven- 
tureuse ,  se  trouvent  aussi  dans  les  circonstances 
les  plus  propres  à  développer  l'ivrognerie.  Le  ma- 
rin, dont  la  vie  se  passe  sur  la  mer,  dans  un  iso- 
lement complet,  exposé  chaque  jour  au  caprice  des 
vents  ou  au  feu  de  l'ennemi ,  n'a  que  les  boissons 
spiritueuses  pour  s'étourdir  sur  les  dangers  qui  *le 
menacent.  Le  soldat,  de  son  côté,  est-il  en  cam- 
pagne, pour  exciter  son  courage  et  lui  masquer 
le  péril,  on  lui  fait  quelquefois  distribuer  du  vin, 
de  l'eau-de-vie ,  et,  afin  de  rendre  ces  spiritueux 
encore  plus  actifs  ,  on  y  ajoute  ,  chez  certains  peu- 
ples, delà  poudre  à  canon,  du  poivre,  ou  toute 
autre  substance  irritante  (1).  S'il  est  vainqueur,  il 
ne  croit  pouvoir  mieux  célébrer  sa  victoire  qu'avec 
force  rasades;  vaincu,  c'est  encore  le  vin  qui  lui 
fait  oublier  sa  défaite.  Mais,  nonobstant  ces  causes, 
n'en  est-il  pas  d'autres  encore  plus  puissantes  ?  Le 
soldat  n'est-il  pas  sans  cesse  exposé  à  toutes  les  in- 
tempéries de  l'atmosphère,  à  la  pluie,  à  un  froid 
glacial,  comme  à  l'ardeur  d'un  soleil  brûlant,  au 
dénûment  le  plus  complet ,  aux  privations  de  tout 
genre,  comme  à  une  extrême  abondance;  et,  lors- 
que la  fortune  lui  sourit,  comment  pourrait-il  user 
avec  modération  des  faveurs  qu'elle  lui  prodigue? 
Son  bonheur,  alors,  c'est  le  vin;  avec  le  vin,  il 
oublie  ses  rudes  travaux,  ses  fatigues,  ses  dangers; 
le   vin,    en    cet  instant,    est    tout  pour   lui,  et  il 


(1)  Ce  fut  en  (581  ,  clans  la  {juerre  des  Pays-Bas,  que  les  Anglais 
employèrent  pour  la  première  fois  l'eau  cle-vie  comme  une  sorte 
de  cordial  pour  leurs  soldats. 


308  DE    LIVROCxNEP.lE. 

compte  avec  autant  de  bonheur  et  d'orgueil  les 
bouteilles  qu'il  a  bues,  que  les  batailles  qu'il  a 
gagnées.  Est-il ,  en  temps  de  paix,  relégué,  séques- 
tré dans  une  caserne  ,  sa  vie,  jusqu'alors  si  active, 
devient  d'une  monotonie  fatigante  ;  dans  son  oi- 
siveté, les  jours  lui  semblent  des  siècles,  et  c'est 
encore  avec  le  vin  qu'il  en  abrège  la  fastidieuse 
durée. 

Oisi^'cté.  —  Une  vie  sédentaire  et  inactive  engen- 
dre sans  doute  moins  d'ivrognes  qu'une  vie  rude  et 
pénible;  cependant  on  rencontre  encore  un  assez 
grand  nombre  d'hommes  dont  les  deux  moitiés  de  la 
vie  se  passent,  comme  le  dirait  La  Fontaine,  l'une  à 
boire,  et  l'autre  à  ne  rien  faire. 

Rci^ers  de  fortune.  —  Le  passage  brusque  d'une 
grande  fortune  à  une  misère  plus  ou  moins  com- 
plète développe  aussi  très-fréquemment  la  passion 
dont  nous  nous  occupons.  Pour  faire  diversion  aux 
sombres  idées  qui  l'assaillent,  l'homme  à  qui  la  for- 
tune a  cessé  de  sourire  cherche  au  fond  de  la  coupe 
l'oubli  de  ses  maux;  et  parfois  une  douce  léthargie 
lui  fait  retrouver  l'espérance  et  rêver  le  bonheur. 
Mais ,  lorsque  le  sommeil  a  disparu ,  un  réveil  af- 
freux lui  rappelle  ses  infortunes,  et  le  souvenir  en 
est  d'autant  plus  déchirant  qu'un  instant  il  les  avait 
oubliées  :  de  là ,  le  fatal  penchant  à  recourir  sou- 
vent au  breuvage  qui  peut  endormir  ses  douleurs. 

Influence  des  maladies.  —  Certaines  maladies,  en 
viciant  l'organe  du  goût,  sont  quelquefois  la  source 
de  la  funeste  propension  pour  les  spiritueux.  De 
même,  chez  quelques  femmes,  dans  les  premiers 
mois  de  la  gestation  surtout;  chez  d'autres,  lorsque 


Di:  i.'iviîocNciiin.  309 

rutéfus  cesse  d'être  le  siège  de  la  congestion  men- 
suelle ,  soit  accidentellement ,  soit  par  le  retour 
d'âge,  il  est  assez  commun  de  voir  le  goût  se  dépra- 
ver, et,  chose  singulière,  celles  qui  auparavant 
avaient  en  horreur  les  boissons  alcooliques  ,  s'y 
adonner  avec  une  sorte  de  fureur. 

De  l'exemple  et  de  l' hérédité.  —  S'il  est  vrai  de 
dire,  dans  beaucoup  de  cas,  que  de  l'exemple  nais- 
sent les  vertus  ou  les  vices ,  c'est  ici  que  cette  re- 
marque peut  surtout  trouver  son  application.  Voyez, 
en  effet,  ces  parents  que  dégrade  la  passion  de  l'ivro- 
gnerie :  par  une  déplorable  imprévoyance  qu'on  ne 
saurait  trop  flétrir,  ils  ne  prennent  pas  même  la 
peine  de  cacher  à  leurs  enfants  les  honteux  excès 
auxquels  ils  se  livrent.  Bien  plus,  arrivés  à  ce  degré 
de  l'ivresse  où  le  vin  excite  les  désirs  et  fait  succéder 
à  une  sage  réserve  l'indiscrétion  et  le  bavardage, 
des  mots  obscènes  viennent  frapper  de  chastes  oreil- 
les, qui  conserveront  à  tout  jamais  ces  paroles  échap- 
pées k  la  passion  :  car,  il  ne  faut  pas  l'oublier,  l'enfant 
(cette  cire  qui  reçoit  si  facilement  l'empreinte  du 
vice  )  écoute  avec  une  avide  curiosité ,  et  conserve 
dans  son  esprit  les  choses  mêmes  auxquelles  on  croit 
qu'il  ne  prête  aucune  attention.  Voilà  donc  les  mo- 
dèles qui  doivent  régler  sa  conduite  !  voilà  les  le- 
çons qu'il  en  reçoit  !  Et  comment  ne  naîtraient  pas 
chez  lui ,  et  l'ivrognerie ,  et  les  autres  passions 
compagnes  ordinaires  de  ce  vice,  pour  le  dévelop- 
pement duquel  l'hérédité  était  déjà  une  cause  pré- 
disposante? 

Influence  du.  climat ,   de  la  température  et  de  la 
civilisation.  —  «L'ivrognerie,  dit  Montesquieu,  se 


alO  L>E    l/lVIlOGiNtlUE. 

trouve  établie  par  toute  la  terre,  dans  la  propor- 
tion de  la  froideur  et  de  l'humidité  du  climat.  »  Le 
climat  et  les  saisons  exercent  sans  doute  sur  ce  vice 
une  influence  très-marquée,  mais  moindre  peut-être 
que  celle  qu'on  leur  attribue  généralement.  Pour 
moi,  je  suis  convaincu  que  le  degré  de  civilisation 
et  l'état  moral  des  peuples  influent  plus  sur  le  déve- 
loppement de  l'ivrognerie  que  la  nature  du  climat. 
Si,  en  effet,  on  étudie  comparativement  la  fréquence 
de  l'ivrognerie  chez  les  différentes  nations,  on  verra 
que  les  sauvages  de  l'Amérique,  qui  occupent  des 
lieux  fort  différents  sous  le  rapport  du  climat, 
poussent  presque  tous  cette  passion  jusqu'à  la  fré- 
nésie; que,  chez  les  Russes,  dans  les  classes  élevées, 
dont  la  civilisation  a  déjà  poli  les  mœurs,  elle  de- 
vient de  plus  en  plus  rare;  on  constatera  enfin  que 
chaque  jour  elle  diminue  en  Espagne,  en  Italie,  en 
Suisse,  en  Allemagne,  aux  Etats-Unis,  en  Irlande, 
et  même  en  Angleterre. 

Ceci  posé,  déterminons  quelle  est  l'influence  vé- 
ritable des  climats.  En  général ,  ce  sont  les  peuples 
du  Nord  qui  supportent  le  mieux  les  excès  de  bois- 
son. On  pourrait  même  dire  que  les  habitants  de 
ces  contrées,  pour  résister  au  froicj ,  et  pour  sortir 
de  l'espèce  de  torpeur  qui  en  est  la  suite,  ont  be- 
soin d'une  certaine  quantité  de  liqueurs'spiritueuses 
ou  fermentées.  C'est  ainsi  qu'on  voit  le  lumiss  du 
Tartare,  le  braga  et  le  quass  des  indigènes  de  la 
Sibérie,  liqueurs  qui,  à  faible  dose,  produiraient 
chez  nous  une  ivresse  complète ,  ne  déterminer 
chez  le  Russe  qu'une  légère  excitation ,  propre  à 
augmenter  sa  vigueur  et  son  courage.  Par  l'effet  de 


DE  l'ivrognekie.  311 

riiabitude,  la  dose  nécessaire  pour  s'exciter  modé- 
rément devient  cliaque  jour  plus  forte  :  aussi  ces 
peuples,  à  un  certain  âge,  absorbent-ils  une  ef- 
frayante quantité  d'alcool.  Cette  habitude,  qu'ils 
contractent  de  bonne  heure,  il  faut  savoir  en  tenir 
compte  dans  leurs  maladies,  et  c'est  pour  n'avoir 
pas  satisfait  à  cette  indication,  qu'en  1815  les  mé- 
decins français  perdirent  la  plupart  des  Russes 
qu'ils  avaient  à  traiter,  tandis  que  les  médecins 
russes  en  sauvèrent  un  grand  nombre. 

De  nos  jours,  l'ivrognerie  est  encore  très-com- 
mune en  Angleterre.  Un  observateur  a  calculé  que  , 
malgré  les  sociétés  de  tempérance,  chaque  samedi 
matin  ,  de  cinq  à  deux  heures,  il  entre  chez  un  cer- 
tain marchand  d'eau-de-vie  de  Manchester  au  moins 
deux  mille  personnes,  dont  la  plus  grande  partie  se 
compose  de  femmes.  Il  a  également  constaté  que 
les  quatre  principaux  débitants  d'esprit  de  grain  à 
Londres  reçoivent  chaque  semaine  142,458  hommes, 
108,598  femmes,  et  18,391  adolescents,  chiffres  qui 
présentent  un  total  de  269,447  buveurs.  Le  nombre 
des  marchands  de  liqueurs  spiritueuses  est  vrai- 
ment prodigieux  dans  cette  capitale;  il  excède  de 
beaucoup  celui  des  boulangers ,  des  bouchers  et  des 
poissonniers  réunis  (1). 


(1)  On  a  calculé  que  l'ivrofçnerie  tue  en  Angleterre  50,000  hom- 
mes annuellement.  La  moitié  des  aliénés,  les  deux  tiers  des  pau- 
vres, et  les  trois  quarts  des  t;riminels  de  ce  pays,  se  trouvent  parmi 
les  gens  adonnés  à  la  boisson.  —  Pendant  les  deux  années  1839  et 
1840,  à  Londres  et  à  Middlesex,  37,774  individus  ont  été  arrêtés 
en  état  d'ivresse  sur  la  voie  publique  ;  sur  ce  nombre  on  comptait 
24,615  hommes  et  13,159  femmes. 


312  i>E  l'ivhognerie. 

L'ivrognerie  est  beaucoup  moins  commune  en 
France  qu'en  Angleterre;  elle  l'est  toutefois  assei: 
pour  être  considérée  comme  l'une  des  principales 
causes  des  maux  qui  accablent  la  classe  ouvrière  ; 
c'est  chez  elle  une  véritable  plaie  dont  il  serait  bien 
à  souhaiter  qu'on  put  la  guérir  (I).  C'est  surtout 
dans  nos  provinces  du  nord  que  l'habitude  des 
liqueurs  fortes  est  le  plus  répandue  :  il  est  certaines 
villes  de  ces  contrées  où,  même  dans  la  classe  bour- 
geoise, un  maître  ou  une  maîtresse  de  maison  croi- 
rait être  fort  incivile  si  elle  n'offrait  le  petit  verre 
aux  étrangers  ainsi  qu'aux  nombreux  amis  qui  lui 
rendent  visite. 

«C'est  une  grave  erreur,  dit  Marc,  d'accuser  les 
Allemands  pris  de  boisson  d'être  plus  querelleurs 
que  les  Français.  Ils  le  sont  autant  les  uns  que  les 
autres,  boivent  autant  les  uns  que  les  autres,  du 
moins  les  gens  du  peuple.  S'il  y  avait  quelque  dif- 
férence à  établir  entre  eux  ,  ce  serait  celle-ci  :  géné- 
ralement le  Français  boit  parce  qu'il  est  content; 
l  Allemand  est  content  parce  qu'il  boit.  » 

Symptômes,  marche,  effets  et  terminaison. 

Portrait  de  l'ivrogne.  —  L'ivrogne  est  lourd  et 
gauche ,  sa  démarche  pesante  et  gênée  ;  des  végéta- 


(1)  Il  est  constaté  depuis  longtemps  que  les  admissions  dans  nos 
hôpitaux  sont  bien  plus  nombreuses  les  lundis  que  les  autres  jours 
de  la  semaine;  ce  qui  doit  être  attribué  aux  excès  auxquels  une 
grande  partie  de  la  classe  ouvrière  a  l'habitude  de  se  livrer  le  di- 
manche. Cette  remarque  n'a  malheureusement  été  que  trop  confir- 
mée à  Paris  pendant  toute  la  durée  du  choléra. 


DE    L'iVROCNtRIE.  313 

lions  s'élèvent  ça  et  là  sur  son  visage  hâlé  et  cui- 
vreux; son  nez  surtout  apparaît  rouge  et  bour- 
geonné; ses  yeux  sont  ternes  et  languissants,  son 
haleine  fétide,  ses  lèvres  boufKes,  pendantes  et 
agitées  par  un  frémissement  continu.  La  peau  a 
perdu  sa  couleur;  elle  est  devenue  d'un  jaune  par- 
ticulier, elle  est  flasque  et  couverte  de  rides  préma- 
turées. Les  muscles,  atrophiés,  sont  sans  force;  des 
tremblements  auxquels  il  ne  peut  se  soustraire,  sur- 
tout le  matin  et  le  soir,  rendent  ses  mouvements 
incertains.  Chez  lui,  la  mémoire  est  en  partie  dé- 
truite; le  jugement,  aboli;  les  perceptions,  obscu- 
res et  confuses  :  il  ne  peut  rassembler  deux  idées. 
La  tête,  honteusement  baissée  vers  la  terre,  semble 
dénoter  l'abjection  et  l'abrutissement  de  l'ivrogne. 
Indifférent  pour  tout  ce  qui  n'est  pas  boisson,  il 
mange  peu,  néglige  de  se  vêtir,  ou  bien  se  couvre 
de  sales  haillons,  et  c'est  alors  qu'on  peut  appliquer 
à  cet  état  ignoble  le  mot  énergique  des  Latins, 
crapula  ! 

Symptômes  de  l'ivresse  à  ses  dners  degrés.  —  Dans 
un  festin ,  oji  voit  les  premières  rasades  faire  naître 
une  douce  chaleur;  la  physionomie  se  déride,  les 
traits  s'épanouissent,  la  joie,  les  bons  mots,  vien- 
nent égayer  la  conversation  ;  une  excitation  légère 
et  pleine  de  délices  s'empare  des  convives.  Plus 
tard,  en  même  temps  que  les  libations  se  multi- 
plient et  que  les  coupes  se  vident ,  l'imagination 
devient  plus  vive,  plus  pétulante  :  alors  les  ma- 
drigaux ,  les  chansons  qui  célèbrent  Bacchus  et 
Vénus,  les  idées  ingénieuses,  les  saillies  spirituelles, 
se  succèdent  avec  la  rapidité  de  l'éclair;  l'amant 


3IJ  DE    L'iVHOCiNEBIE. 

craintif  trouve  assez  de  hardiesse  [)our  hasarder 
d'amoureuses  paroles ,  et  la  femme  pudique  les 
écoute  avec  moins  de  courroux;  l'amitié  s'établis- 
sant  promptement  entre  gens  inconnus  que  le  plai- 
sir rassemble,  on  devient  confiant,  communicatif  ; 
de  toutes  parts  la  vérité  éclate,  l'homme  circonspect 
même  laisse  échapper  son  secret.  Bientôt  la  sensi- 
bilité s'accroît  encore  :  on  offre  volontiers  ses  soins, 
sa  bourse  à  celui  qui  en  a  besoin.  En  ce  moment, 
le  chemin  de  la  vie  a  perdu  ses  ronces  et  ses  épi- 
nes :  c'est  une  prairie  émaillée  des  fleurs  les  plus 
variées,  où  chacun  ne  voit,  ne  rêve  que  bonheur; 
c'est  alors  que  le  buveur  se  dit  :  Je  suis  le  roi  de  la 
terre  ! 

Mais,  à  mesure  que  les  bouteilles  se  vident,  une 
soif  de  plus  en  plus  ardente  gagne  les  convives;  le 
choc  des  verres  se  fait  avec  bruit;  le  vin  n'est  plus 
dégusté ,  il  est  englouti  sans  que  les  gourmets  en 
aient  seulement  distingué  la  saveur.  Peu  à  peu  les 
sens  s'engourdissent,  la  tête  s'appesantit,  le  visage 
devient  rouge  et  enflammé  ;  les  yeux ,  ternes  et 
sans  expression,  restent  à  demi  fermés;  la  langue 
s'épaissit,  les  mouvements  des  lèvres  sont  difficiles; 
on  veut  parler,  on  balbutie;  tout  le  monde  prend 
la  parole  à  la  fois  ;  les  voix  s'élèvent  mêlées  au  tin- 
tement des  verres;  on  crie,  on  hurle  pour  se  faire 
entendre;  on  se  querelle,  et  souvent  des  rixes  san- 
glantes viennent  couronner  l'orgie.  En  même  temps, 
toute  retenue  a  disparu  :  tel  était  décent  qui  se 
montre  effronté,  libertin;  le  pusillanime  devient 
insolent,  l'homme  paisible  est  saisi  d'accès  de  fu- 
reur; les  passions  erotiques  sont  surexcitées,  mais 


OE    LIVROGNEKIE.  316 

avec  impuissance  de  les  satisfaire.  Les  objets  appa- 
raissent doubles;  on  veut  saisir  ce  qui  est  éloigné; 
le  verre  que  l'on  porte  à  la  bouche  glisse  des  mains, 
et  se  brise;  veut-on  se  lever,  la  jambe  est  flageo- 
lante, on  chancelle,  on  roule  sous  la  table.  Un 
sommeil  de  plomb  ,  une  torpeur  générale  s'empare 
alors  de  l'homme  ivre  ou  plutôt  ivre-mort  :  les  ma- 
tières fécales  et  les  urines  s'échappent  involontaire- 
ment, les  vomissements  surviennent,  et  quelque- 
fois c'est  dans  ces  restes  dégoûtants  de  l'orgie  que 
l'on  voit  l'ivrogne  cuver  et  digérer  son  vin  ! 

Marche.  —  Rarement  l'ivrognerie  existe  à  un  haut 
degré  dès  le  principe  :  ce  n'est  que  peu  à  peu  ,  et 
par  l'effet  de  l'habitude,  qu'elle  atteint  ses  dernières 
limites.  Chaque  jour  l'excitation  passagère  que  dé- 
termine la  boisson  devient  moindre,  et  cependant 
chaque  jour  l'estomac  se  fatigue,  s'affaiblit  :  on 
éprouve  des  douleurs ,  des  crampes  d'estomac ,  un 
malaise  général  qui  va  en  augmentant.  Alors,  pour 
rappeler  une  jouissance  qui  s'enfuit,  et  pour  éloi- 
gner ses  souffrances,  le  buveur  augmente  graduelle- 
ment les  doses  du  fatal  liquide.  A  une  période  plus 
avancée,  le  vin,  l'alcool  même  à  36",  ne  sont  plus 
capables  d'exciter  certains  ivrognes  ;  on  en  a  vu 
qui  allaient  jusqu'à  avaler  de  l'eau  de  Cologne  , 
de  l'éther,  de  l'acide  nitrique  étendu;  enfin,  le 
goût  se  détériore  tellement ,  et  le  besoin  d'excita- 
tion devient  si  impérieux  ,  qu'il  en  est  qui  se  délec- 
tent en  se  gorgeant  de  bière,  de  cidre,  de  vinaigre 
ou  d'hydromel  corrompus.  La  progression  inces- 
sante de  l'ivrognerie  provient  donc  de  deux  causes  : 
la  première,  de  la  perte  de  sensibilité  qu'occasionnent 


3tCt  OK  i/ivnocNcniE. 

les  spiritueux;  la  seconde,  de  la  souffrance  qu'ils 
déterminent ,  et  qu'on  cherche  à  écarter  ;  c'est  là  ce 
qui  perpétue  le  proverbe  cjui  a  bu  boira. 

L'ivrognerie  est  quelquefois  continue  ;  mais  le 
plus  souvent  elle  n'est  qu'intermittente.  Il  est,  en 
effet,  des  individus  qui  ne  s'enivrent  qu'au  prin- 
temps ou  qu'en  hiver;  d'autres  ne  le  font  que  cer- 
tains jours  du  mois  ou  de  la  semaine.  C'est  une  re- 
marque dont  j'ai  profité  pour  le  traitement  de  cette 
passion  ;  et  j'ai  pu ,  assez  souvent ,  faire  mentir  le 
proverbe ,  en  tenant  beaucoup  plus  compte  de  cette 
intermittence  qu'on  ne  l'a  fait  jusqu'ici. 

Effets  et  terminaison.  —  On  a  dit  d'une  manière 
absolue  que  dans  les  pays  chauds  l'ivresse  fait  tom- 
ber l'homme  en  frénésie,  et  que  dans  les  pays  froids 
elle  le  rend  stupide.  Je  ne  pense  pas  que  cette  dif- 
férence dépende  entièrement  du  climat  ;  elle  tient 
aussi  à  la  constitution  des  individus,  à  la  quantité 
de  boisson  prise,  et  surtout  à  sa  nature.  Un  habile 
observateur  anglais,  M.  Poynder,  a  effectivement 
signalé  depuis  longtemps  les  effets  différents  de  la 
bière  et  de  l'eau-de-vie.  «La  première,  selon  lui, 
rend  d'abord  lourd,  puis  hébété,  puis  enfin  insensi- 
ble; l'homme  devient  plus  ivre  avec  la  bière  qu'avec 
l'eau-de-vie;  il  se  vautre  davantage,  il  s'affaisse  jus- 
qu'à rouler  dans  les  rues;  mais  son  abrutissement  fait 
la  sécurité  des  autres.  »  L'eau-de-vie  concentre  beau- 
coup plus  son  effet  :  elle  ne  rend  pas  aussi  stupide; 
elle  excite  les  passions,  elle  rend  violent,  agile,  et 
plus  capable  d'exécuter  les  crimes;  toutefois,  prise 
en  grande  quantité,  elle  finit  aussi  par  produire  la 
stupeur  :  c'est  un  fait  que  j'ai  observé  longtemps  chez 


OE    l/lVROCNEr.lE.  317 

un  chiffonnier,  qui,  après  avoir  englouti  le  matin  un 
litre  d'cau-de-vic,  ronflait  le  reste  du  jour,  couché 
entre  deux  bornes  de  la  rue ,  la  tète  sur  le  pavé ,  et 
les  membres  allongés  avec  une  sorte  de  roideur  ca- 
davérique. Hogarth  a  aussi  saisi  d'une  manière  frap- 
pante la  différence  qui  exisie  entre  l'ivresse  produite 
par  la  bière  et  celle  produite  par  l'eau-de-vie,  dans 
les  caricatures  qu'il  a  publiées  sous  ce  titre  :  Gin^ 
lane  and  aie  alley.  Son  ivrogne  de  bière  est  gros, 
comme  on  représente  John  Bull,  et  l'ivrogne  d'eau- 
de-vie  maigre  ,  désespéré,  furieux.  Quant  à  l'ivresse 
causée  par  le  vin ,  elle  est  plus  gaie  et  moins  nui- 
sible, tant  au  buveur  qu'à  ceux  qui  l'entourent.  Le 
célèbre  Hoffmann  croyait  l'usage  du  vin  indispen- 
sable pour  la  poésie  :  aussi  cette  liqueur,  qui  du 
reste  contient  toujours  un  quinzième  au  moins  d'al- 
cool, a-t-elle  été  appelée  le  Pégase  des  poètes,  tan- 
dis que  la  bière  et  le  cidre  ne  paraissent  pas  avoir 
éveillé  beaucoup  de  lyres. 

Les  effets  de  l'opium  sont  peut-être  plus  funestes 
que  ceux  qui  résultent  de  l'abus  des  boissons  alcoo- 
liques. Les  traits  languissants  du  fumeur  d'opium  , 
ses  yeux  hagards ,  son  visage  blême  et  ridé,  son  sou- 
rire stupide ,  son  corps  amaigri ,  son  apathie  léthar- 
gique, sont  en  effet  quelque  chose  de  plus  horrible 
encore  que  l'abrutissement  de  l'ivrogne.  Ajoutons 
que  la  passion  de  l'opium  est  infiniment  plus  tyran- 
nique  que  celle  des  boissons  spiritueuses  :  l'habitude 
de  cette  substance  une  fois  enracinée ,  il  est  presque 
impossible  que  la  volonté  soit  assez  puissante  pour 
y  faire  renoncer.  Peut-il  en  être  autrement  quand , 
toute  résistance  morale  paralysée  en  quelque  sorte 


318  l'E    I.'IVROCNF.BIE. 

par  un  véritable  idiotisme,  le  malheureux  fumeur 
d'opium,  vrai  squelette  ambulant,  est  tombé  peu  à 
peu  dans  un  état  de  stupide  indifférence  pour  les  ali- 
ments, pour  sa  propre  famille  ,  pour  tout  enfin  ,  ex- 
cepté pour  la  drogue  vénéneuse  qui  est  devenue  son 
seul  besoin  ,  sa  seule  consolation  ,  jusqu'à  ce  qu'elle 
l'ait  conduit  lentement  au  tombeau  ? 

Dans  l'ivresse  arrivée  à  un  certain  degré,  la  pas- 
sion dominante  se  montre  ordinairement  à  décou- 
vert. Cette  révélation  du  caractère  s'observe  aussi 
dans  l'aliénation  mentale  et  pendant  le  sommeil.  Ces 
trois  états  offrent,  sous  ce  rapport,  une  analogie 
frappante,  et  plus  d'une  fois  la  politique  a  su  tirer 
un  parti  avantageux  de  leur  indiscrétion. 

Les  passions  dans  lesquelles  la  circonspection 
joue  un  rôle  important  m'ont  paru,  en  général, 
avoir  une  sorte  d'antipathie  pour  l'ivresse.  Ainsi 
l'avare,  qui  du  reste  ne  vit  que  de  privations,  se 
garde  bien  de  se  mettre  hors  d'état  de  pouvoir  sur- 
veiller son  trésor.  L'ambitieux,  de  son  côté,  qui  se 
nourrit  d'espérances,  craindrait  de  dévoiler  ses  pro- 
jets s'il  abusait  du  vin ,  «  ce  grand  délieur  de  langue, 
qui ,  comme  le  dit  Montaigne ,  fait  débonder  les  plus 
intimes  secrets  à  ceux  qui  en  ont  pris  outre  mesure  :  » 
In  vino  veritas  est  un  proverbe  aussi  ancien  que 
vrai. 

Cette  manifestation  forcée  du  caractère,  cette  ré- 
vélation involontaire  des  pensées  les  plus  cachées  , 
qui  paraît  inexplicable  au  philosophe  ,  ne  l'est  nul- 
lement pour  le  médecin  physiologiste  :  c'est  que, 
dans  l'ivresse ,  les  sensations  n'étant  plus  en  rapport 
avec  les  objets  extérieurs,  ni  les  idées  avec  les  sen- 


DF,  l'ivrocneaie.  319 

sations,  la  circonspection  s'évanouit,  et  les  détermi- 
nations sont  commandées  par  la  passion  prédomi- 
nante: alors  riiommede  la  société  disparaît,  l'homme 
de  la  nature  se  ffiontre ,  et  son  cœur  est  à  nu. 

Les  maladies  que  l'ivrognerie  fait  naître  varient 
selon  qu'elle  est  plus  ou  moins  ancienne  ;  selon 
les  dispositions  particulières  des  individus  à  contrac- 
ter telle  ou  telle  affection  ;  selon  l'espèce  et  la  qua- 
lité des  boissons  ;  enfin  ,  selon  la  quantité  qu'on 
en  absorbe,  et  le  climat  dans  lequel  on  se  trouve 
placé.  Ainsi,  chez  les  uns  l'estomac  devient  pares- 
seux, les  digestions  sont  longues  et  pénibles;  chez 
d'autres,  il  acquiert  une  susceptibilité  telle  qu'il  ne 
peut  conserver  la  moindre  quantité  d'aliments;  chez 
ceux-ci  il  y  a  une  simple  dyspepsie;  chez  ceux-là  des 
gastralgies,  des  gastrites;  plus  tard  des  squirrhes  au 
pylore.  En  général ,  on  peut  dire  avec  Hippocrate 
qu'un  grand  buveur  n'est  pas  en  même  temps  un 
grand  mangeur. 

Au  moral,  les  facultés  intellectuelles  se  détério- 
rent, l'imagination  devient  obtuse,  les  idées  se  con- 
fondent, la  mémoire  s'abolit,  enfin  l'hébétude  et 
l'abrutissement  viennent  terminer  ces  tristes  pro- 
dromes. Une  seule  idée  domine  alors  toutes  les  au- 
tres, préside  à  tous  les  actes  :  c'est  le  désir  de  boire, 
désir  qui  suggère  encore  les  moyens  de  satisfaire 
ce  besoin  impérieux  et  d'en  hâter  le  moment.  Plus 
tard  apparaissent  des  accès  passagers  d'épilepsie  , 
qui  dégénèrent  bientôt  en  un  tremblement  général , 
en  paralysie ,  en  hypochondrie  chez  l'homme ,  en 
hystérie  chez  la  femme,  en  manie  et  en  démence 
chez  tous  les  deux.  Peu  à  peu  la  nutrition  s'altère , 


320  BF-    l.'lVROGNEr.lE. 

et  l'on  volt  survenir  le  marasme,  l'anasarque  et  l'iiy- 
dropisie.  Chez  quelques  individus  qui  font  une 
g;randc  consommation  de  bière,  chez  ceux  dont  la 
table  est  chargée  chaque  jour  de  mets  succulents , 
on  voit  se  développer  une  obésité  dégoûtante,  un 
embonpoint  tel  qu'il  leur  faudrait ,  comme  on  l'a 
dit  trivialement ,  une  brouette  où  ils  pussent  mettre 
leur  ventre.  Les  fonctions  de  la  respiration,  de  la 
circulation  et  de  la  peau  s'altèrent;  le  poumon,  forcé 
d'élaborer  des  quantités  énormes  d'alcool,  se  fa- 
tigue et  s'engorge  :  de  là  les  congestions,  les  pneu- 
monies, l'asthme  et  diverses  hypertrophies.  La  peau, 
comme  on  le  sait,  est  le  siège  d'une  perspiration 
abondante  que  l'air  froid  auquel  on  s'expose  sup- 
prime brusquement;  ce  qui  peut  déterminer  une 
foule  de  maladies  plus  ou  moins  graves ,  la  mort 
même  :  aussi ,  que  de  fols  n'a-t-on  pas  vu  des  mal- 
heureux, surpris  par  le  froid  à  la  sortie  d'une  orgie, 
tomber  sur  la  route  pour  ne  plus  se  relever!  La  loi 
s'est-elle  assez  occupée  des  mesures  à  prendre  pour 
prévenir  de  semblables  accidents,  en  sévissant  avec 
force  contre  les  cabaretiers  qui,  dans  un  sordide 
intérêt,  donnent  à  boire  outre  mesure  à  des  êtres 
complètement  dénués  de  raison? 

Chez  l'ivrogne  il  n'est  pas  rare  de  voir  les  mala- 
dies syphilitiques  devenir  incurables.  Quel  médecin 
n'a  pas  observé  des  chancres  empirer  sous  l'influence 
d'une  orgie,  désorganiser  une  étendue  énorme  de  té- 
guments, et  produire  ces  ulcères  vastes  et  ichoreux 
qui  ont  servi  de  texte  aux  effrayantes  descriptions 
des  auteurs? 

Par  suite  de  l'abus  des  spiritueux,  les  fonctions 


Di:  l'ivrognerie.  321 

génératrices  s'affaiblissent  chaque  jour;  la  femme 
devient  sujette  aux  hémorrliajjies  utérines;  l'homme 
perd  la  faculté  reproductive,  ou  donne  le  jour  à  des 
êtres  faibles,  chétifs,  prédisposés  à  l'aliénation  men- 
tale, et  qui,  pour  comble  de  malheur,  hériteront 
probablement  d'un  vice  dont  on  ne  craindra  pas  de 
leur  montrer  l'exemple. 

■  Les  éruptions,  les  ulcères  de  quelque  nature  qu'ils 
soient,  les  plaies  faites  accidentellement  ou  par 
le  chirurgien,  se  détériorent  chez  les  buveurs, 
et  présentent  une  résistance  opiniâtre  à  tous  les 
moyens  curatifs.  Chaque  jour  nous  voyons  des  cica- 
trices déjà  avancées  se  rouvrir  tout  à  coup  sous  Tin- 
fluence  de  l'ivresse,  puis  marcher  de  nouveau  vers  la 
guérison  lorsque  la  cause  a  cessé  d'agir.  J'ai  donné 
autrefois  des  soins  à  un  ancien  militaire  affecté  d'un 
ulcère  variqueux  occupant  la  malléole  interne  de 
la  jambe  gauche,  qui  avait  été  rebelle  à  tous  les 
moyens  employés  par  deux  médecins  de  la  capitale  : 
il  ne  guérit  qu'après  que  je  fus  parvenu  à  détour- 
ner le  malade  de  l'ivrognerie ,  en  le  menaçant  d'une 
amputation  qu'il  rendait  volontairement  inévitable. 
Mais  lorsque,  par  suite  d'une  vieille  habitude,  il  lui 
arrivait  de  faire  le  moindre  excès  de  boisson,  sa 
plaie  se  rouvrait  presque  aussitôt,  et  elle  ne  se 
cicatrisait  que  quand  il  rentrait  dans  les  bornes  de 
la  tempérance. 

Les  viscères  abdominaux  éprouvent  aussi  de  nom- 
breuses altérations.  Les  différentes  sécrétions  se  font 
d'une  manière  anormale;  les  propriétés  des  sucs  sé- 
crétés dégénèrent;  le  foie  se  convertit  souvent  en 
un  tissu  dur,   boursouflé;   il  perd  sa  couleur,  ses 

21 


322  l»K.    I.  IVtiol.NKKIE. 

graiiulallons,  e(  passe  à  l'état  qu'on  a  appelé  grais- 
seux. Les  intestins  de  l'ivrogne  sont  le  siège  de 
plilegmasies  ordinairement  chroniques,  qui  devien- 
nent quelquefois  aiguës;  leur  propriété  assimilalrice 
diminue,  les  ganglions  du  mésentère  s'engorgent, 
la  prédisposition  aux  hémorrhoïdes  augmente  ;  les 
reins  ne  peuvent  plus  suffire  à  la  sécrétion  de  l'u- 
rine, qui  devient  trouble,  sédimenteuse,  et  se  charge 
d'une  grande  quantité  d'acide  urique  qui  produit 
souvent  des  calculs  des  reins  et  de  la  vessie,  ainsi 
que  les  atroces  douleurs  de  la  goutte. 

Mais  la  compagne  la  plus  terrible  de  l'ivrognerie, 
ou  plutôt  la  terminaison  ordinaire  de  ce  vice  dé- 
goûtant, c'est  l'apoplexie.  Plus  d'une  fois,  on  le  sait, 
des  festins  ont  été  suspendus  par  un  événement  fu- 
neste; plus  d'une  fois  des  buveurs  ont  été  terrifiés 
de  voir  un  de  leurs  compagnons,  frappé  avec  la  ra- 
pidité de  la  foudre,  tomber  au  milieu  d'eux  pour 
ne  plus  se  relever  (1).  Si  l'on  ouvre  le  cadavre  de 
ces  malheureux,  on  trouve  assez  souvent  l'estomac 
gorgé  de  liquides  et  d'aliments  qui  ont  forcé  le 
sang  à  refluer  vers  le  cerveau,  et  ont  ainsi  déterminé 
la  rupture  des  vaisseaux  de  cet  organe. 

D'ordinaire ,  la  mort  est  moins  prompte  :  plu- 
sieurs attaques  ont  vainement  annoncé  la  fin  pro- 

(1)  L'empereur  Jovien  el  Septime-Sévère  moururent  ivres,  à  la 
suite  d'un  grand  dîner.  Audebert ,  roi  d'Angleterre,  eut  le  même 
sort;  et,  de  nos  jours,  le  sultan  Mahmoud  II  dut  sa  fin  prématu- 
rée à  un  delirium  tremens ,  produit  par  l'abus  effrayant  qu'il  faisait 
des  liqueurs  alcooliques.  Voir  le  récit  dramatique  de  la  mort  de  ce 
prince  dans  l'ouvrage  intitulé  :  Deux  années  de  l'hisloire  d'Orient 
(1839-1840),  par  MM.  de  Cardavène  et  K.  Barrault:  Paris,  1840, 
2  vol.  in-8" 


\if.    l.'iVKtjr.NEhIE.  •î'i.'î 

chaîne  de  l'ivrogne,  et  ce  n'est  {ruère  qu'après  avoir 
en  plusieurs  coups  de  sanjj  qu'il  succombe.  Dans 
ce  cas,  la  masse  du  sang,  la  proportion  de  fibrine 
qu'il  contient,  ont  été  augmentées,  ainsi  que  la  force 
d'impulsion  du  cœur,  et  la  mort  est,  comme  dans  le 
cas  d'apoplexie  foudroyante,  déterminée  par  la  rup- 
ture des  vaisseaux  de  l'encéphale. 

—  Les  effets  sociaux  de  cette  passion  ne  sont  pas 
moins  funestes. 

Au  rapport  de  M.  Stone,  qui,  pendant  plusieurs 
années,  a  dirigé  l'hospice  de  Boston,  c'est  l'ivrogne- 
rie qui  a  amené  dans  cet  établissement  les  sept  hui- 
tièmes des  pauvres. 

M.  Cole,  juge  de  police  d'Albany  (New-York-, 
a  attesté  que,  dans  une  seule  année,  2,500  per- 
sonnes ont  été  traduites  devant  son  tribimal ,  et 
que,  sur  100  délits,  96  étaient  le  résultat  de  l'in- 
tempérance. 

D'après  Willan,  c'est  à  l'excès  des  spiritueux  con- 
sommés à  Londres  qu'il  faut  attribuer  la  moitié  des 
morts  subites  qui  surviennent  à  l'âge  de  vingt  à 
vingt-cinq  ans.  Selon  le  même  observateur,  la  moi- 
tié des  aliénés,  ses  compatriotes,  seraient  également 
redevables  de  leur  dégradation  morale  à  l'ivrogne- 
rie. En  France,  ce  vice  étant  beaucoup  moins  com- 
mun qu'en  Angleterre,  nos  relevés  statistiques  of- 
frent un  résultat  différent.  Ainsi,  en  lisant  le  Compte 
rendu  de  M.  Desportes ,  sur  le  service  des  aliénés 
traités  à  la  Salpêtrière  et  à  Bicétre,  de  1825  à  1833, 
on  trouve  que,  sur  8,272  individus  affectés  d'alié- 
nation mentale,  414  seulement  ont  été  réduits  en 
cet  état  par  suite  d'abus  de  liqueurs  alcooliques. 


324  UE  l'ivrognerie. 

11  résulte  du  relevé  des  cas  nombreux  de  médecine 
légale  que  j'ai  été  appelé  à  constater,  de  1818  à  1838, 
dans  le  quartier  de  l'Observatoire,  que  le  quart  des 
morts  subites,  et  le  sixième  des  suicides,  ont  eu  lieu 
pendant  l'ivresse. 

En  1832,  j'ai  été  aussi  à  même  d'observer,  comme 
tous  mes  confrères,  que  le  choléra,  surtout  à  son 
début,  faisait  incomparablement  plus  de  victimes 
chez  les  ivrognes  que  parmi  les  individus  tempé- 
rants. 

Voici  le  relevé  des  morts  accidentelles  constatées 
en  France  par  le  ministère  public,  du  1*""  janvier 
1835  au  1*"^  janvier  1842,  et  celui  des  individus 
dont  la  fin  subite  n'a  pu  être  attribuée  qu'à  l'ivro- 
gnerie. 

Années  Moi u  accidentellej.       Morts  par  ivrognerie. 

1835 6,192  220 

1836 6,529  256 

1837 6,263  186 

1838 5,892  215 

1839 6,632  230 

1840 6,805  242 

1841 7,290  274 

En  7  années...  45,609  1,622 

Résumons  les  funestes  effets  de  cette  passion ,  en 
les  considérant  sous  le  triple  rapport  des  maladies, 
de  la  religion  et  des  lois. 

.1°  L'ivrognerie  abrège  la  durée  de  la  vie;  elle 
augmente  le  nombre  et  l'intensité  des  maladies, 
souvent  même  elle  en  rend  la  guérison  impossible. 

2°  Sous  le  point  de  vue  religieux,  on  remarque 


Dr  l'ivrocnehif,.  32ô 

qtren  portant  le  désordre  dans  les  or^jancs,  l'ivro- 
ynerle  le  porte  aussi  dans  l'àme  ;  qu'elle  pousse 
l'homme  au  libertinage,  à  la  colère,  au  meurtre,  au 
suieide;  qu'elle  multiplie  toutes  les  tentations  au 
mal,  y  rend  infiniment  plus  accessible;  et  qu'enfin, 
elle  cause  la  perte  d'une  multitude  d'àmes. 

3"  Sous  les  rapports  légaux  et  sociaux,  il  est  dé- 
montré, par  une  longue  et  triste  expérience,  que  ce 
vice  augmente  prodigieusement  le  nombre  des  cri- 
mes; qu'il  est  une  des  principales  sources  du  pau- 
périsme, qui  entraîne  avec  lui  un  surcroît  de  charge 
pour  les  Etats.  On  doit  aussi  le  signaler  à  l'atten- 
tion des  gouvernements  comme  la  cause  la  plus 
fréquente  de  ces  terribles  accidents  que  nous  voyons 
chaque  jour  arriver  à  la  chasse,  dans  les  voitures 
publiques,  sur  les  vaisseaux,  à  bord  des  bateaux 
à  vapeur,  sur  les  chemins  de  fer,  dans  les  mines,  etc. 
Enfin,  combien  de  fois  les  administrations  publi- 
ques, ou,  pour  mieux  dire,  les  administrés,  n'ont- 
ils  pas  ressenti  les  funestes  conséquences  de  ce 
vice,  qui  a  fait  commettre  des  fautes  graves,  ir- 
réparables ,  à  des  hommes  chargés  de  fonctions 
importantes?  On  rapporte  à  ce  sujet  qu'un  des  plus 
grands  administrateurs  que  les  États-Unis  aient  pro- 
duits ,  Thomas  Jefferson ,  le  troisième  président  du 
gouvernement  fédéral ,  disait  quelquefois  à  ses  amis  : 
«  L'habitude  des  boissons  spiritueuses ,  chez  les  hom- 
mes en  place,  a  fait  plus  de  mal  au  service  public  et 
m'a  causé  plus  d'embarras  qu'aucune  autre  circon- 
stance. Maintenant  que  je  suis  éclairé  par  l'expé- 
rience, si  je  recommençais  mon  administration,  la 
première  question  que  je  ferais  à  l'égard  de  chaque 


326  DE   l'ivi'.ogner'.e. 

candidat  aux  emplois  publics  serait  celle-ci  :  Est-il 

adonné  à  l'usage  des  boissons  spiritueiises  ?  » 

Une  dernière  remarque,  une  considération  grave, 
qui  doit  trouver  sa  place  ici ,  et  qui  mérite  de  fixer 
toute  l'attention  des  législateurs,  des  jurés  et  des 
directeurs  spirituels ,  c'est  que  si  l'ivresse  pousse 
souvent  l'homme  au  crime  sans  la  participation  de 
sa  volonté ,  il  est  une  foule  de  scélérats  qui ,  par  un 
calcul  infernal,  se  plongent  sciemment  dans  l'ivresse, 
pour  ne  plus  entendre  le  cri  de  leur  conscience,  et 
se  donner  l'affreux  courage  dont  ils  ont  besoin. 
M.  Poynder,  dans  les  renseignements  qu'il  a  four- 
nis au  parlement  d'Angleterre,  déclare  que  beau- 
coup de  criminels  lui  ont  assuré  qu'avant  de  se  porter 
à  des  crimes  d'une  certaine  atrocité,  il  leur  fallait, 
de  toute  nécessité ,  avoir  recours  aux  boissons  spiri- 
tueuses  ,  et  qu'ils  se  gardaient  bien  d'oublier  cette 
précaution. 

De  r  li'resse  considérée  dans  ses  applications  mé- 
dico-légales. —  Si  l'intention  du  législateur  français 
eût  été  d'élever  l'ivresse  au  rang  des  excuses ,  il  l'eût 
bien  certainement  mentionnée  ;  et  il  ne  l'a  fait 
nulle  part.  D'un  autre  côté ,  l'article  64  du  Code 
pénal  dit  formellement  que  «  il  n'y  a  ni  crime  ni 
délit  lorsque  le  prévenu  était  en  état  de  démence  au 
temps  de  l'action.»  Or,  il  n'est  aucun  médecin  lé- 
giste qui  puisse  hésiter  à  ranger  l'ivresse  complète 
parmi  les  lésions  de  l'entendement.  En  effet,  «  comme 
la  démence,  dit  Marc,  elle  est  une  affection  du  cer- 
veau, passagère,  il  est  vrai;  comme  la  démence 
elle  modifie  pathologiquement  les  conditions  nor- 
males de  l'intelligence,  qu'elle  exalte  d'abord,  puis 


nr   l'ivBOf.NP.RiK.  327 

qu  elle  obsciircil ,  et  quelle  trouble  ensuite  complè- 
tement. 

u  Résulte-t-il  de  là  que,  dans  ses  Investigations  sur 
l'aliénation  mentale  transitoire  produite  par  l'Ivresse, 
le  médecin  doive  être  en  désaccord  avec  la  loi  ?  Loin 
de  moi  cette  pensée;  le  législateur  ne  pouvait  agir 
autrement  qu'il  ne  l'a  fait.  Nous  l'avons  vu  plus  haut, 
l'ivresse  ne  pouvait  être  explicitement  considérée  par 
lui  comme  cause  d'atténuation ,  et  encore  moins  d'ex- 
cuse; c'était  moins  l'effet  que  la  cause  qu'il  avait  à 
prévenir,  et  l'ivresse  considérée  en  elle-même  ne  de- 
vait pas  exclure  l'imputabilité ,  puisque  le  pouvoir 
ou  l'imprudence  de  s'enivrer  ne  l'exclut  pas. 

«Toutefois,  le  médecin  chargé  de  statuer  indirec- 
tement sur  la  moralité  et  la  valeur  des  actions  in- 
criminées ou  entachées  de  nullité,  en  tant  que  les 
causes  de  ces  actions  peuvent  se  rattacher  à  l'état 
physique  de  l'agent  ;  le  médecin ,  dis-je,  chargé  d'en- 
visager, non  collectivement ,  ainsi  que  le  législateur, 
mais  individuellement,  ainsi  que  l'avocat,  le  juré, 
et  même,  sous  un  certain  point  de  vue,  le  magis- 
trat, les  circonstances  que  présente  l'espèce,  devra 
donc,  dans  ses  recherches,  faire  abstraction  de  la 
loi  écrite,  et  puiser  uniquement  les  motifs  de  ses 
conclusions  excusantes ,  atténuantes  ou  non  ,  dans 
les  circonstances  qui  auront  précédé ,  accompagné 
ou  suivi  l'ivresse. 

a  Ainsi  l'ivresse  ne  pourra  pas  exclure  la  responsa- 
bilité ,  toutes  les  fois  que,  pendant  son  existence, 
l'esprit  aura  conservé  la  direction  qui  lui  aura  été 
donnée  vers  un  crime  prémédité.  Encore ,  cette 
maxime  ne  peut-elle,  selon  moi,  s'appliquer  qu'au 


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DE  l'ivrognerie.  320 

(jestlon  malveillante  d'alcool  dans  ses  boissons,  no 
saurait,  en  matière  criminelle,  être  responsable  des 
actes  qu'il  a  pu  commettre  pendant  l'ivresse. 

Traitement. 

Traitement  de  l'ivresse.  —  L'ivresse  est-elle  légère , 
on  fera  prendre  quelques  tasses  de  thé  ou  de  café  , 
du  sirop  d'orgeat  étendu  d'eau ,  ou  mieux  encore  dix 
à  douze  gouttes  d'ammoniaque  dans  un  demi-verre 
d'eau.  S'il  y  a  des  nausées  accompagnées  de  vertiges, 
on  facilitera  le  vomissement  en  administrant  de  l'eau 
tiède  ,  quelques  grains  d'ipécacuanha ,  ou  encore  en 
titillant  la  luette  avec  une  longue  plume  dont  on 
aura  trempé  les  barbes  dans  de  l'huile.  On  combattra 
ensuite  la  soif  avec  de  la  limonade,  ou  toute  autre 
boisson  acidulée,  que  l'on  pourra  rendre  légèrement 
laxative  en  y  ajoutant  un  peu  de  crème  de  tartre. 

Existe-t-il  brisement  des  membres,  et  forte  con- 
gestion de  l'encéphale,  on  pratiquera  une  ou  deux 
saignées,  suivant  l'exigence  ;  on  appliquera  des  sang- 
sues derrière  les  oreilles ,  aux  tempes ,  à  l'anus  de 
préférence,  s'il  y  a  habituellement  fluxion  hémor- 
rhoïdaire.  Dans  les  cas  d'apoplexie,  on  promènera 
en  outre  des  sinapismes  à  la  partie  interne  des 
cuisses,  on  appliquera  des  vésicatoires,  etc.  En  même 
temps,  on  tiendra  la  tête  du  malade  élevée;  on  le 
placera  dans  un  air  pur  et  frais,  en  ayant  toujours 
soin  de  débarrasser  le  cou  de  tout  ce  qui  pourrait  y 
gêner  la  circulation. 

Dans  l'ivresse  furieuse  et  convulsive,  après  s'être 
rendu  maître  de  l'individu,  que  l'on  fera  tenir  au  lit 


330  l'K    l'|VI\()GNF.K1L". 

par  des  hommes  calmes  et  vigoureux,  on  lui  assu- 
jettira le  tronc  et  les  cuisses  avec  des  draps  passés 
en  travers,  et  dont  on  fixera  les  bouts  au  milieu  du 
lit;  on  lui  liera  les  pieds,  en  se  bornant  à  contenir 
les  mains,  et  l'on  s'efforcera  de  provoquer  le  vomis- 
sement, en  le  faisant  boire  à  l'aide  d'un  vase  qu'il 
ne  puisse  pas  briser  entre  les  dents.  Mais  on  devra , 
dans  cette  sorte  d'ivresse,  s'abstenir  d'administrer 
l'émétique,  qui  pourrait  avoir  de  funestes  résultats; 
on  ne  fera  même  usage  de  l'ipécacuanha  que  si 
l'eau  tiède,  les  corps  gras  et  l'oxyrael  scillitique, 
avaient  été  donnés  sans  succès. 

Dans  l'ivresse  causée  par  les  opiacés ,  on  aura  re- 
cours à  la  saignée ,  aux  boissons  acidulées ,  aux 
éthers.  On  pratiquera  des  frictions  sur  diverses  ré- 
gions du  corps,  avec  des  brosses  ou  des  linges  rudes; 
on  prescrira  des  lavements  irritants;  enfin,  on  em- 
ploiera tous  les  moyens  conseillés  dans  l'empoison- 
nement par  les  substances  narcotiques. 

Traitement  de  l  ivrognerie  ;  moyens  préventifs  em- 
ployés par  quelques  législateurs.  —  Chez  les  Juifs , 
qui  étaient  naturellement  sobres,  la  loi  est  muette 
sur  tout  ce  qui  a  rapport  à  l'ivrognerie  ;  de  nos  jours 
encore ,  ce  peuple  conserve  une  telle  aversion  pour 
ce  vice ,  qu'on  voit  chez  lui  fort  peu  d'individus  s'y 
abandonner. 

Dracon,  chez  les  Athéniens,  punissait  l'ivresse  de 
mort;  Lycurgue  ,  à  Sparte  ,  faisait ,  à  ce  que  l'on  as- 
sure, enivrer  des  esclaves,  pour  inspirer  à  la  jeu- 
nesse le  dégoût  du  vin.  Mais,  voyant  l'inutilité  de 
son  remède,  il  ordonna  d'arracher  toutes  les  vignes; 
sur  quoi  Plularque  remaïque  que  «  ce  législateur  eût 


Uï.    I.IVROGNERIE.  331 

mieux  fait  de  laisser  ci-oître  les  vignes,  mais  d'en 
approcher  les  Aymphes,   c'est-à-dire  d'ordonner  le 
mélange  de  l'eau  avec  le  vin,  et  qu'ainsi  il  aurait 
contenu  la  fougue  de  Bacchus  à  l'aide  d'une  divinité . 
plus  sage.  » 

Flttacus,  roi  de  iVlitylène,  avait  rendu  une  loi  qui 
infligeait  une  peine  double  à  celui  qui  avait  commis 
un  crime  pendant  l'ivresse  :  la  première  était  pour 
son  crime;  la  seconde,  pour  s'être  mis,  par  intem- 
pérance, dans  le  cas  de  le  commettre. 

Zaleucus ,  roi  et  législateur  des  Locriens ,  ne  per- 
mettait l'usage  du  vin  qu'aux  infirmes,  sur  l'ordon- 
nance des  médecins,  et  il  le  défendait  à  tous  ses 
autres  sujets,  sous  peine  de  mort. 

Pythagore ,  comme  on  le  sait,  interdisait  aussi 
l'usage  du  vin  à  ses  disciples,  assurant  que  cette 
boisson  était  l'ennemie  de  la  sagesse,  et  amenait  une 
disposition  prochaine  à  la  folie. 

Une  ancienne  loi  romaine  prescrivait  à  tout  ci- 
toyen de  bonne  famille  de  ne  boire  de  vin  qu'à  trente 
ans,  et  encore  avec  modération.  (  Plin.,  xiv,  13  et 
14.)  La  même  loi  interdisait  entièrement  aux  femmes 
l'usage  de  cette  liqueur.  Equatius  Metellus  tua  sa 
femme  pour  l'avoir  surprise  buvant  du  vin  au  ton- 
neau ,  et  il  fut  absous.  Fabius  Pictor  fait  aussi  men- 
tion d'une  dame  de  qualité  que  ses  parents  firent 
mourir  de  faim,  parce  qu'elle  avait  forcé  le  coffre 
dans  lequel  étaient  les  clefs  de  la  cave.  Mais,  dans  la 
suite,  on  se  borna  à  priver  de  leur  dot  les  femmes 
qui  enfreignaient  la  loi,  et,  plus  tard,  on  leur  per- 
mit l'usage  du  vin  fait  avec  des  raisins  secs.  Enfin  , 
vers  la  décadence  de  la  république,  l'abus  de  cette 


332  DU    1,'|VP.0CNER1F.. 

liqueur  devint    fort   commun,   et   même,  s'il  faut 
croire  ce  que  dit  Horace  : 

Narratur  et  prisci  Catonis 
Sœpe  mero  caluisse  virlus  : 

La  vertu  du  vieux  Caton, 
Chez  les  Romains  tant  prônée. 
Était  parfois,  nous  dit-on, 
De  falerne  enluminée. 

Chez  les  Arabes ,  qui  ont  perfectionné  l'art  de 
distiller,  l'ivrognerie  était  tellement  répandue  que 
Mahomet  crut  devoir  proscrire  entièrement  le  vin. 
Par  malheur,  l'usage  de  l'opium ,  chez  les  Turcs,  et 
Je  bouang  ou  pust ,  que  l'on  prépare  en  Perse,  ont 
bien  aussi  leurs  funestes  résultats ,  et ,  en  définitive , 
les  Mahométans  n'ont  pas  beaucoup  gagné  à  cette 
défense. 

L'Espagne  et  le  Portugal  ont  eu  peu  besoin  de 
ces  lois  répressives  dont  sont  remplis  les  codes  du 
Nord. 

Quant  à  la  France ,  ses  rois  furent  souvent  dans 
la  nécessité  de  mettre  des  entraves  à  son  excessive 
consommation  de  vin,  soit  par  des  impôts  propor- 
tionnés qui  devaient  en  même  temps  servir  à  alléger 
les  charges  de  l'État ,  soit  par  des  voies  de  rigueur 
qui  sont  toujours  tombées  en  désuétude.  François  l"^"^ 
publia,  en  1-536,  un  édit  très-sévère  contre  les  ivro- 
gnes :  les  coupables  étaient,  la  première  fois,  con- 
damnés à  la  prison,  au  pain  et  à  l'eau;  la  deuxième, 
ils  étaient  fouettés;  la  troisième,  ils  recevaient  ce  châ- 
timent en  public,  et,  en  cas  de  récidive,  ils  étaient 
bannis ,  après  avoir  subi  l'amputation  des  oreilles. 
Charles  IX  fit  arracher  les  vignes.  Louis  XIV  eut 


DE    l/lVROCNERir.  333 

aussi  recours  à  des  voies  rigoureuses  pour  réprimer 
les  excès  de  boisson  auxquels  se  livraient  les  sei- 
j^neurs  de  sa  cour. 

L'ivrognerie  tient  une  telle  place  dans  les  habi- 
tudes anglaises;  elle  y  est  la  source  de  tant  de  dés- 
ordres, que  la  loi  ne  pouvait  manquer  d'en  faire  un 
délit,  qui  est  puni  de  40  shellings  d'amende  ou  de 
quelques  jours  de  prison ,  au  choix  du  magistrat. 
En  France,  le  Code  pénal  ne  mentionne  même  plus 
l'ivrognerie,  qui,  d'un  autj-e  côté,  a  le  privilège 
d'être  presque  toujours  considérée  comme  une  cir- 
constance atténuante.  Ce  vice  cependant  nous  paraît 
produire  assez  de  ravages  pour  devoir  attirer  l'at- 
tention du  gouvernement,  et  le  déterminera  pren- 
dre des  mesures  de  police  générale  (1),  et  surtout  de 


(I)  A  Rome,  tout  individu  rencontré  ivre  sur  la  voie  publique 
est  immédiatement  mis  en  prison.  C'est  une  mesure  tort  sage  , 
qui  diminue  le  nombre  des  ivrognes  en  même  temps  qu'elle  pour- 
voit au  maintien  de  l'ordre  et  à  la  sûreté  des  citoyens.  —  En 
Angleterre,  la  police  n'arrête  pas  dans  les  rues  tous  les  individus 
qui  donnent  des  signes  d'ivresse;  elle  se  borne  à  mettre  sous  les 
verroux  ceux  qui  commettent  quelque  désordre  ou  qui  paraissent 
tout  à  fait  privés  de  l'usage  de  leur  raison.  A  Londres  et  à  Mid- 
dlessex,  non  compris  la  Cité,  12,388  ivrognes,  dont  4,350  femmes, 
ont  été  arrêtés  pendant  la  seule  année  1842.  Cette  même  année, 
5,876  ivrognes  ont  été  mis  en  prison  à  Liverpool.  «  Ces  mesures 
pénales,  dit  un  savant  statisticien,  conçues  dans  un  but  moral, 
ont  porté  toutefois  de  déplorables  fruits.  Dans  une  contrée  aristo- 
cratique comme  l'Angleterre  ,  quand  la  loi  ne  fait  pas  acception 
de  personnes,  ce  sont  les  magistrats  qui  introduisent  les  distinc- 
tions. Il  arrive  presque  toujours,  si  l'homme  que  la  police  a  trouvé 
ivre  a  de  la  fortune,  qu'il  en  est  quitte  pour  payer  une  faible 
amende;  mais  s'il  est  pauvre,  il  expie  sa  faute  par  la  prison.  Là,  un 
ouvrier  qui  n'a  que  ce  moment  d'oubli  à  se  reprocher  se  trouve  le 
plus  souvent  confondu  avec  des  malfaiteurs,  et  ce  déplorable  con- 


;i:^)4  Dr.    l.'lVROGNFP.IE. 

police  hygiénique.  Ces  dernières  mesures  devraient 
principalement  porter  sur  l'altération  et  la  sophisti- 
cation des  vins,  dont  la  classe  ouvrière  est  plus  par- 
ticulièrement victime. 

Moyens  curât  ifs.  —  Ces  moyens  peuvent  se  réduire 
à  deux  systèmes  tout  à  fait  opposés  :  l'un  interdisant 
subitement  l'usage  des  boissons  spiritueuses,  l'autre 
ne  procédant  à  leur  suppression  que  d'une  manière 
lente  et  graduée.  La  première  manière  de  faire,  ap- 
pliquée en  1826  parla  Société  de  tempérance  améri- 
caine, sur  un  grand  nombre  d'individus,  aurait  eu, 
d'après  le  rapport  de  M.  Baird,  des  résultats  fort 
avantageux  (1).  Toutefois,  dans  beaucoup  de   cas, 

tact  devient  pour  lui  ou  un  supplice  qu'il  n'avait  pas  mérité,  ou  une 
cause  de  dépravation.  » 

(t)  Si  l'influence  exercée  aux  États-Unis  et  en  Angleterre  par  les 
sociétés  de  tempérance  est  aussi  grande  que  l'annonce  M.  Baird  , 
on  ne  tardera  pas  à  constater  dans  ces  deux  pays  une  diminution 
sensible  du  paupérisme ,  des  maladies  et  des  crimes ,  dus  en  grande 
partie  à  l'abus  des  liqueurs  alcooliques. 

Depuis  longtemps,  Tivrognerie  des  Irlandais  passait  pour  incu- 
rable :  c'était  une  maxime  reçue  qu'il  faudrait  que  l'Irlandais  chan- 
geât de  nature  pour  renoncer  au  whiskey.  «  Deux  Irlandai.s,  disait- 
on  ,  ne  pouvaient  pas  se  rencontrer  sans  s'enivrer  d'abord  et  sans 
se  battre  ensuite.  Pour  un  verre  de  whiskey,  un  Irlandais  se  char- 
geait de  commettre  un  meurtre,  et  il  remplissait  sans  hésiter  cet 
abominable  engagement.  »  Depuis  quatre  ans  que  le  père  Mathieu 
a  commencé  à  parcourir  l'Irlande  en  missionnaire,  ce  déplorable 
étal  de  choses  est  notablement  changé.  11  est,  en  effet,  constaté 
qu'en  Irlande  le  débit  du  whiskey  et  le  nombre  des  crimes  ont  di- 
minué dans  une  grande  proportion.  En  1840,  ce  pays  avait  con- 
sommé 8,311,634  gallons  de  whiskey;  en  1841,  la  consommation 
s'est  réduite  de  2,400,000  gallons,  et  cette  réduction  s'est  encore 
accrue  en  1842.  Quant  au  budget  du  crime,  il  suffit  de  dire  que  le 
nombre  des  meurtres  a,  d'une  année  à  l'autre,  diminué  de  moitié. 
Enfin,  c'est  le  père  ÎMathieu  qui  l'a  dit  devant  un  auditoire  anglais  : 


DE    I,"lVl'.OCNEBlF..  33') 

ce  système  n  est  pas  praticable;  car  la  suppression 
brusque  d'une  atfection  chronique  et  l'ivrognerie 
en  est  une)  peut  déterminer  d'autres  maladies  ex- 
cessivement graves.  Une  distinction  pratique  paraît 
ici  nécessaire.  Si,  par  suite  d'affections  morales  ou 
de  quelque  dérangement  physique,  le  goût  des  bois- 
sons enivrantes  ne  faisait  que  de  se  manifester,  on 
devrait  mettre  tout  çn  œuvre  pour  en  retrancher 
entièrement  l'usage  ;  l'habitude  n'étant  pas  encore 
enracinée,  une  suppression  brusque  n'offrirait  alors 
aucun  danger  ;  mais  si  la  passion  est  ancienne ,  si 
elle  est  devenue  une  seconde  nature ,  nous  prendrons 
en  considération  qu'elle  s'est  développée  graduelle- 
ment, qu'elle  a  dû  passer  par  plusieurs  périodes, 
et  nous  suivrons  une  marche  qui  n'occasionnera 
aucune  secousse  dangereuse  à  l'organisme.  Par- 
tant donc  de  ce  point  de  vue ,  nous  diminuerons 
faiblement  chaque  jour  la  quantité  de  vin  ou  d'al- 
cool ;  ensuite,  à  des  intervalles  assez  rapprochés, 
nous  substituerons  à  ces  liqueurs  spiritueuses  d'au- 
tres boissons  qui  le  sont  moins.  Enfin  ,  lorsque  la 
maladie  décline ,  pour  tromper  l'œil  et  le  goût , 
nous  ferons  prendre  pour  boisson  ordinaire  une 
décoction  de  queues  de  cerises  fortement  colorée , 
et  aiguisée  avec  de  l'eau  de  Seltz  :  cette  pratique 
a  réussi  plusieurs  fois.  JNous  conseillerons  aux  per- 
sonnes aisées,  dont  la  vie  est  sédentaire,  l'exercice, 
l'équitation ,  les  voyages ,  les  distractions  de  bon 

«l'Irlande,  ce  pays  pauvre,  ne  présente  plus  au  même  degré  que 
Londres,  cette  capitale  de  la  richesse,  l'aspect  d'un  peuple  en  hail- 
lons. "Jusqu'ici,  il  faut  l'avouer,  le  vénérable  apôlre  de  la  tempé- 
rance n"a  pas  opéré  en  Angleterre  les  mêmes  prodiges  qu'en  Irlande. 


330  1>E    1,'lvr.OGNEP.IE. 

fjoùl.  Chez  quelques  autres  ,  nous  tâcherons  de  dé- 
velopper, dans  certaines  limites,  quelque  besoin  an- 
tagoniste ;  à  tous ,  nous  recommanderons ,  de  la 
manière  la  plus  expresse,  de  fuir  la  société  des 
buveurs;  car  on  a  souvent  vu  la  résolution  la  plus 
ferme  échouer  par  la  funeste  contagion  de  l'exemple. 
Pour  rendre  ces  moyens  plus  efficaces,  nous  agirons 
en  même  temps  sur  le  moral  :  nous  effrayerons  les 
uns  par  le  tableau  des  crimes ,  de  la  misère  et  des 
infirmités  que  ce  vice  amène  à  sa  suite  ;  aux  autres, 
nous  dépeindrons  le  dégoût  et  le  mépris  qu'il  in- 
spire. Enfin ,  à  un  père  ou  à  une  mère  qui  a  encore 
quelque  affection  pour  sa  famille,  nous  répéterons 
souvent  qu'il  n'est  pas  rare  de  voir  tomber  dans  l'a- 
liénation mentale  les  enfants  nés  de  parents  adonnés 
à  l'ivrognerie. 

Quant  au  régime  alimentaire,  il  devra  consister 
en  viandes  légères  et  peu  épicées ,  en  fécules  ,  et  en 
légumes  herbacés. 

On  a  aussi  employé  avec  avantage  d'innocents  ar- 
tifices pour  guérir  de  l'ivrognerie,  en  provoquant 
le  dégoût  des  liqueurs.  C'est  ainsi  que  M.  Fournie!- 
en  a  tout  à  fait  débarrassé  deux  femmes ,  en  faisant 
mettre  à  leur  insu  du  tartre  stibié  dans  tous  les 
spiritueux  dont  elles  abusaient  chaque  jour.  Dé- 
goûtées par  les  vomissements  continuels  que  leur 
occasionnaient  de  tels  breuvages ,  ces  malheureuses 
ne  tardèrent  pas  à  renoncer  à  un  plaisir  devenu 
pour  elles  un  véritable  supplice. 


DR    l.'lVROGNElUi:.  337 

Observations. 

I.  Ivroffnerie  héréditaire  observée  chez  deux  enfants  après 
la  mort  de  leur  jière. 

Le  nommé  L.,  habitant  une  petite  ville  du  dépar- 
tement de  la  JMeuse ,  était  resté  sobre  jusqu'à  l'âge 
de  quarante-cinq  ans,  époque  à  laquelle  il  éprouva 
des  pertes  d'argent  assez  considérables.  Il  avait  alors 
quatre  enfants,  avec  lesquels  il  se  plaisait  à  passer 
la  plus  grande  partie  de  ses  soirées.  A  dater  du 
moment  où  la  fortune  lui  fut  contraire,  la  société 
de  sa  femme  et  de  ses  enfants  lui  devint  insuppor- 
table ;  son  caractère  ,  jusqu'alors  aimable  et  enjoué, 
parut  sombre,  taciturne,  et  bientôt  on  le  vit  se  li- 
vrer avec  fureur  à  la  passion  des  liqueurs  fortes. 
D'adroits  fripons  profitèrent  de  ses  moments  d'i- 
vresse pour  lui  faire  souscrire  des  marchés  oné- 
reux qui  délabrèrent  de  plus  en  plus  ses  affaires. 
En  vain  on  lui  représenta  la  perte  prochaine  du  peu 
qui  lui  restait ,  et  la  misère  dans  laquelle  il  allait 
plonger  sa  famille  :  aigri  par  ses  nouvelles  pertes, 
L.  continua  de  boire,  et  finit  par  devenir  un  ivrogne 
achevé. 

La  troisième  et  la  cinquième  année  qu'il  s'était 
adonné  aux  boissons  spiritueuses,  il  eut  deux  autres 
enfants  du  sexe  masculin.  Cette  nouvelle  charge 
n'arrêta  pas  son  funeste  penchant ,  et ,  à  l'âge  de 
cinquante-quatre  ans,  il  était  arrivé  au  point  de 
boire  chaque  jour  une  bouteille  d'eau-de-vie,  outre 
plusieurs  bouteilles  de  vin.  Mais  enfin  ,  ce  corps 
de  fer  se  brisa;  L.  tomba  dans  une  espèce  d'hébé- 
tude, de  démence,   et   un  jour  on  le  trouva    mort 


3.'Î8  DE    1,'lVfiOf.NERIE. 

d'apoplexie  dans  une  cabane  de  son  jardin.  L'au- 
topsie ne  fut  pas  faite. 

Les  enfants  de  L.  furent  élevés  par  un  oncle , 
devenu  leur  tuteur  à  la  mort  de  son  frère.  On  fut 
tout  élonné,  lorsqu'ils  parvinrent  à  l'âge  de  raison, 
de  trouver  en  eux  des  goûts  tout  à  fait  différents. 
IjCS  trois  filles  et  le  garçon  que  L.  avait  eus  avant 
de  se  livrer  à  l'ivrognerie  étaient  très-sobres  ;  les 
deux  autres  garçons,  au  contraire,  l'un  à  l'âge  de 
neuf  ans,  l'autre  à  sept  ans,  montraient  un  goût 
prononcé  pour  le  vin.  Le  frère  de  L.,  que  la  pas- 
sion de  ce  dernier  avait  profondément  affligé,  em- 
ploya les  précautions  les  plus  sévères  pour  empê- 
cher ce  fatal  penchant  de  se  développer  :  il  leur 
interdit  l'usage  du  vin,  même  à  leurs  repas;  il  leur 
défendit  d'en  accepter,  quelque  part  qu'ils  se  trou- 
vassent ,  et ,  lorsqu'il  venait  à  apprendre  qu'ils  en 
avaient  bu ,  il  les  fustigeait  de  manière  qu'ils  con- 
servassent longtemps  le  souvenir  de  leur  désobéis- 
sance. A  l'aide  de  ces  moyens,  il  parvint  à  arrêter 
quelque  temps  leur  prédisposition  héréditaire;  mais 
à  peine  furent-ils  en  apprentissage,  que  toutes  les 
précautions  échouèrent  :  à  l'âge  de  seize  et  de  dix- 
huit  ans,  ils  fréquentaient  ensemble  les  tavernes, 
et  plus  d'une  fois  ils  y  passèrent  la  nuit  sous  les 
tables. 

En  1828 ,  l'aîné  se  maria  à  une  femme  robuste  et 
bien  constituée,  de  laquelle  il  eut  plusieurs  enfants. 
Les  premières  années  de  son  mariage,  on  remarqua 
en  lui  une  moins  grande  tendance  à  boire.  11  exer- 
çait alors  l'état  de  jardinier;  mais  il  lui  vint  en  1830 
la  pensée  de  tenir  un  cabaret.  A  partir  de  ce  mo- 


1)1-     l.'iVBOGNEl'.IK.  339 

ment ,  sa  passion  pour  le  vin  reparul  avec  son  in- 
tensité première,  et  bientôt  on  disait  qu'il  consom- 
mait à  liil  seul  plus  que  toutes  ses  pratiques  réunies. 
Sa  femme,  sur  ces  entrefaites,  ayant  hérité  d'une 
somme  de  dix  mille  francs,  le  contraignit  à  repren- 
dre le  jardinage;  mais  celte  sage  mesure  fut  ineffi- 
cace. L.  n'allait  guère  à  ses  travaux  sans  engloutir 
un  demi-litre  d'eau-de-vie  et  deux  ou  trois  bouteilles 
de  vin.  Aussi,  en  1832,  il  fut  pris  d'un  tremblement 
général  et  d'une  constriction  spasmodique  des  mus- 
cles qui  dura  pendant  trois  jours.  A  dater  de  cette 
époque,  ses  lèvres  et  ses  mains  restèrent  constam- 
ment tremblotantes,  et  il  eut  plusieurs  atteintes 
d'hémiplégie.  En  1835,  un  jour  qu'il  descendait  à 
la  cave,  il  fut  saisi  de  vertiges,  et  tomba  à  la  ren- 
verse ;  on  le  saigna ,  et  il  recouvra  la  santé.  Enfin  , 
le  21  août  1837,  il  fut  pris  d'une  hémorrhagie  na- 
sale qui  dura  presque  sans  interruption  pendant 
sept  heures.  En  entrant  dans  la  chambre  où  il  gi- 
sait, le  médecin  qu'on  appela  fut  suffoqué  par  une 
odeur  d'alcool,  d'urine  et  de  sang  ;  elle  était  tellement 
forte  que  le  prêtre,  qui  ne  vint  qu'après  qu'on  eut 
ouvert  la  fenêtre,  faillit  aussi  tomber  en  syncope.  Le 
lit  était  imprégné  d'urine  ayant  une  odeur  fortement 
alcoolique.  On  trouva  dans  une  pièce  voisine  une 
cruche  d'eau-de-vie  pouvant  contenir  environ  un 
litre ,  mais  à  peu  près  vide  ;  le  malheureux  venait 
encore  de  boire.  L'hémorrhagie  l'avait  affaibli  au 
point  qu'il  n'avait  plus  la  force  de  se  retourner  dans 
son  lit.  La  face  était  pâle  ,  la  peau  froide  ,  le  pouls  à 
peine  sensible.  Le  médecin  pratiqua  tout  de  suite 
le  tamponnement  des  fosses  nasales,  et  conseilla  de 


340  I>E    l.'iVHOGNERIE. 

le  transporter  à  l'iiôpital.  A  son  entrée,  on  lui  pres- 
crivit des  sinaplsmes  aux  jannbes  et  des  fomenta- 
tions émollientes  sur  le  ventre.  La  percussion  de  la 
poitrine  donnait  de  la  nnatité  à  droite;  en  arrière  et 
à  la  partie  moyenne,  l'auscultation  faisait  percevoir 
du  râle  crépitant.  Le  second  jour,  le  tronc  et  les 
membres  se  couvrirent  de  larges  ecchymoses  viola- 
cées,  laissant  entre  elles  six  à  huit  pouces  d'inter- 
valle. Le  troisième  jour,  le  malade  fut  pris  de  délire, 
de  soubresauts  dans  les  tendons.  La  figure  était  hi- 
deuse à  voir;  les  muscles  se  contractaient  spasmo- 
diquement.  Vers  le  soir,  il  éprouva  un  accès  de  fré- 
nésie pendant  lequel  il  déchira  avec  les  dents  les 
rideaux  de  son  lit ,  et  se  meurtrit  les  mains  ainsi 
que  la  tête  ;  on  lui  mit  alors  la  camisole  de  force. 
Le  quatrième  et  le  cinquième  jour  se  passèrent  de 
même.  Le  sixième,  il  tomba  dans  un  état  de  pi-o- 
stration  et  d'adynamie  complètes.  Les  yeux  étaient 
constamment    à   demi    fermés    et   larmoyants ,    le 
gauche  plus  fermé  que  le  droit.   Le  membre  su- 
périeur gauche  perdit  sa  sensibilité,  les  urines  et 
les    selles   devinrent   involontaires ,   la    respiration 
quelque  peu  stertoreuse;  enfin,  le  quinzième  jour  il 
mourut  (1). 

(1)  Ouverture  cadavérique.  —  En  découvrant  le  corps  quelques 
heures  après  la  mort ,  on  reconnaît  une  odeur  d'alcool  très-pronon- 
cée. Les  ecchymoses  persistent. 

Ctdne.  —  Le  ventricule  gauche  du  cerveau  est  pointillé  de  rou{;e  : 
il  contient  une  assez  grande  quantité  de  sérosité  sanguinolente. 
Les  méninges  et  le  rachis  ne  présentent  rien  de  remarquable. 

Thorax.  —  Le  poumon  droit  est  hépatisé  au  premier  degré  in- 
férieurement  ;  un  peu  au-dessus,  il  est  au  degré  d'hépatisation 
grise,  mais  dans  une  petite  étendue.  Les  deux  poumons  offrent  de 


Di:    l,'lVliOC.NF.(UK.  3-H 

Le  plus  jeune  des  fils  de  L.,  à  i'â^je  de  vln^t  et 
un  ans,  se  fit  remplaçant  dans  l'armée,  moyen- 
nant 1,700  franes ,  et,  au  bout  de  quelques  mois, 
il  avait  dissipé  la  totalité  de  cette  somme  dans  les 
tavernes.  Cité  au  ré{]^iment  comme  un  intrépide 
buveur,  il  lui  arriva  maintes  fois  de  parier  qu'il 
avalerait  un  litre  d'eau-de-vie  sans  désemparer,  et  il 
ne  perdit  jamais  à  ce  jeu.  Il  apprit  alors  à  faire  des 
armes,  passa  bientôt  maître,  et  se  mit  à  rançonner 
les  conscrits.  Plus  d'un  coup  de  fleuret,  plus  d'une 
saignée,  comme  il  le  disait ,  furent  la  suite  de  ses 
excès,  et  malgré  cela,  sa  dégoûtante  crapule  ne  fit 
que  s'accroître.  Son  temps  fini,  il  revint,  en  1832, 
dans  ses  foyers ,  où  l'ivrognerie  lui  fit  contracter 
des  dettes,  qu'il  solda  en  se  vendant  de  nouveau. 
Deux  ans  après ,  dans  un  moment  d'ivresse ,  il  re- 
çut au  bras  gauche  un  coup  de  sabre  qui  le  fit  ré- 
former. Depuis  lors,  il  végète  dans  les  cabarets, 
où  il  boit  en  une  heure  ce  qu'il  a  gagné  dans  deux 
journées.  II  mange  à  peine;  sa  face  est  d'un  rouge 


larj^res  plaques  inélaniques  envoyant  de  nombreuses  ramifications 
dans  le  parenchyme  ,  divisé  en  lobules  Irès-inégaux.  Les  ganj^lions 
bronchiques  ont  la  même  teinte  à  un  degré  très-prononcé.  Le  cœur 
ne  présente  rien  d'anormal,  si  ce  n'est  un  caillot  fibrineux  très- 
adhérent  à  l'endocarde,  et  distendant  le  ventricule  droit. 

abdomen.  —  La  muqueuse  stomacale  est  d'un  rouge  noirâtre  , 
velouté;  elle  s'enlève  au  moindre  frottement.  A  l'orifice  pylorique 
elle  laisse  voir  une  injection  assez  viA'e  ;  les  vaisseaux  ,  distendus  , 
sont  rouges  et  la  soulèvent.  Les  intestins  offrent  des  traces  d'en- 
térite aiguë  dans  quelques  points  ,  d'entérite  chronique  dans 
d'autres. 

Les  appareils  biliaire  et  génito-urinaire  ne  présentent  aucune 
lésion  appréciable. 


342  r>F.  i.'ivuocNF.Kir. 

f'uivreux;  ses  yeux  semblent  sortir  de  leur  orbite; 
son  nez  est  couvert  d'éruptions;  il  est  sujet  à  des 
attaques  d'apoplexie  qui  Forcent  à  le  saigner  tous 
les  quinze  jours,  et  il  annonce  lui-même  sa  fin  pro- 
chaine. 


II.  Ivresst'  convulsive  terminée  par  la  mort. 
(  Médecine  légale.  "> 


En  1810,  un  militaire  adonné  à  l'ivrognerie  fut 
chargé  de  conduire  trois  conscrits  à  Saint-Ger- 
main-en-Laye  ,  et  logea  avec  eux  dans  une  chambre 
située  au  deuxième  étage.  La  rampe  qui  régnait  le 
long  de  l'escalier  était  composée  de  barreaux  très- 
écartés.  Deux  des  jeunes  gens,  rentrés  de  bonne 
heure,  s'étaient  couchés  ensemble  et  dormaient  pai- 
siblement ,  lorsque  leur  conducteur ,  tout  à  fait 
ivre,  et  pouvant  à  peine  se  soutenir,  vint  les  réveil- 
ler, et  voulut  les  forcer  de  lui  céder  le  lit  qu'ils 
occupaient.  Impatientés,  ils  se  levèrent,  et  le  pous- 
sèrent hors  de  la  chambre ,  qu'ils  refermèrent  en 
dedans.  L'ivrogne  fit  d'abord  beaucoup  de  tapage 
sur  le  carré,  puis,  plongé  dans  ime  espèce  de 
stupeur,  il  resta  couché  sur  l'escalier.  Le  troisième 
conscrit,  en  rentrant,  trouva  cet  homme  sous  ses 
pieds;  il  frappa  à  la  porte  de  ses  camarades,  qui 
ne  la  lui  ouvrirent  qu'à  la  condition  qu'il  ne  laisse- 
lait  pas  entrer  leur  conducteur  Plusieurs  fois,  pen- 
dant la  nuit,  ils  l'entendirent  s'agiter  violemment; 
mais  comme  il  leur  inspirait  moins  de  pitié  que 
d'horreur,  par  suite  des  mauvais  traitements  dont 
il  les  avait  accablés  depuis  qu'ils  étaient  confiés  à 


OE    l.'lVROCNEI\IF..  313 

sa  jjarde  ,  ils  eurent  Timprudence  et  le  iDanque  de 
charité  de  ne  pas  le  secourir,  l^e  lendemain  matin , 
on  trouva  ce  malheureux  au  premier  étajje.  privé 
de  vie ,  et  couvert  de  plaies. 

Soupçonnés  d'être  les  auteurs  de  la  mort  de  ce 
militaire,  les  trois  jeunes  gens  furent  incarcérés, 
et  on  fit  procéder  à  la  visite  du  cadavre  par  deux 
chirurgiens  qui ,  après  un  examen  superficiel ,  attri- 
buèrent la  mort  à  une  violence  étrangère,  à  des 
coups  qui  auraient  été  portés. 

Un  praticien  distingué  de  Versailles ,  à  qui  nous 
devons  cette  observation ,  le  docteur  Voisin  ,  con- 
sulté par  les  magistrats,  trouva  le  procès-verbal 
incomplet,  et  demanda  que  le  cadavre,  qui  n'était 
enterré  que  depuis  quelques  jours,  fût  examiné  de 
nouveau.  En  conséquence ,  l'exhumation  fut  ordon- 
née ,  et  M.  Voisin ,  en  présence  des  raiagistrats  et  des 
chirurgiens  qui  avaient  fait  le  premier  procès-ver- 
bal, constata  : 

1°  Que  les  blessures  n'étaient  pas  essentiellement 
mortelles;  que  les  veines  de  la  dure-mère  et  celles 
qui  rampent  dans  le  tissu  de  la  pie-mère  étaient 
considérablement  gorgées  de  sang,  ainsi  que  le 
plexus  choroïde;  que  les  ventricules  du  cerveau 
contenaient  une  assez  grande  quantité  de  sérosité. 

2'  Que  les  lobes  inférieurs  du  poumon  étaient 
gorgés  d'un  sang  fluide  ;  que  l'estomac ,  qui  n'avait 
pas  été  ouvert  à  la  première  inspection,  était  très- 
distendu  par  des  gaz  ,  et  contenait  environ  une  livre 
d'une  liqueur  mêlée  de  flocons  noirâtres,  et  répan- 
dant encore  l'odecu'  de  l'eau -de-vie.  Les  orifices 
cardiaque  et    pylorlque    étaient    phlogosés  ,    et   la 


344  DE  l'ivrognerie. 

membrane  muqueuse  parsemée  de  taches  rougeâ- 

tres  dans  toute  son  étendue. 

D'après  l'examen  de  tous  ces  faits ,  M.  le  docteur 
Voisin ,  éclairé  par  le  mémoire  de  M.  Percy  sur  l'i- 
vresse convulsive ,  donna  les  conclusions  suivantes  : 

«  L'homme  que  nous  avons  visité  a  été  dans  un 
état  d'ivresse  simple  qui  est  devenue  convulsive , 
et  il  a  pu  se  précipiter  du  second  au  premier  étage 
dans  le  moment  où  ,  en  proie  aux  mouvements  con- 
vulsifs,  il  se  débattait  et  se  roulait  sur  le  carré  : 
les  lésions  externes  peuvent  être  le  résultat  de  la 
chute,  et  la  mort  paraît  plutôt  due  à  l'effet  de  la 
douleur  causée  par  l'inflammation  de  l'estomac, 
et  à  l'état  apoplectique  du  cerveau ,  qu'aux  bles- 
sures qu'a  présentées  le  cadavre.  » 

Les  trois  jeunes  gens  furent  arrachées  à  la  mort 
par  le  rapport  de  cet  habile  praticien. 

III.   Ivrognerie  terminée  chez  une  femme  sexagénaire  par  une 
combustion  spontanée.  (Médecine  légale.) 

On  entend  par  combustion  spontanée  celle  qui  a 
lieu  d'elle-même,  c'est-à-dire  à  une  température  peu 
élevée,  et  sans  l'aide  d'un  corps  en  ignition.  Ce 
phénomène ,  que  l'on  a  nié  longtemps ,  par  la  seule 
raison  qu'on  ne  le  comprenait  pas,  est  générale- 
ment admis  aujourd'hui ,  grâce  aux  progrès  des 
sciences  physiques.  Quant  aux  personnes  qui  con- 
serveraient encore  quelques  doutes  sur  son  existence, 
elles  les  dissiperont  certainement  en  lisant  l'inté- 
ressante monographie  de  M.  Lair,  intitulée  :  Essai 
sur  les  Combustions  humaines  produites  par  un  long 


DE  l'ivrognerie.  24'* 

abus  fies  liqueurs  spiritiiemes ,  ainsi  que  les  savantes 
rcclierclies  de  M.  Kopp  sur  ce  sujet,  considéré  sous 
les  rapports  médico-légal  et  pathologique. 

Une  pratique  de  plus  de  vingt-cinq  ans  ne  m'a 
fourni  qu'une  seule  fois  l'occasion  d'observer  ce 
phénomène,  d'ailleurs  assez  rare  chez  le  vivant  (P, 
et  qui  se  produit  ordinairement  pendant  l'hiver, 
parce  que  l'air  froid  ,  mauvais  conducteur  de  l'é- 
lectricité, favorise  l'état  idio-électrique  du  corps. 

Au  milieu  de  l'hiver  de  1828,  le  commissaire  de 
police  de  mon  quartier  m'invita  à  me  rendre  avec 
lui  chez  une  femme  d'environ  soixante-cinq  ans , 
que  l'on  n'avait  pas  vue  sortir  de  chez  elle  depuis 
plusieurs  jours.  Introduits  dans  la  seule  pièce  qu'elle 
occupait ,  nous  fûmes  d'abord  suffoqués  par  une 
odeur  fortement  empyreumatique;  les  carreaux  de 
la  fenêtre  avaient  tous  une  couleur  plus  ou  moins 
roussâtre,  et  étaient  recouverts,  ainsi  que  les  murs, 
d'une  eau  grasse,  ce  qui  interceptait  notablement 
la  clarté  du  jour.  Déjà  M.  le  commissaire  se  diri- 
geait vers  le  lit ,  dont  les  rideaux  étaient  fermés , 
lorsque  je  lui  montrai  une  masse  informe  de  ma- 
tière carbonisée ,  ayant  à  peu  près  la  dimension 
d'im  pain  long  de  quatre  livres  :  c'était  le  cadavre 
de  la  femme  qu'il  cherchait.  La  poitrine  et  l'abdo- 
men avaient  disparu,  et  les  extrémités,  complète- 
ment carbonisées,  étaient  rapprochées  de  la  tête, 
qui  offrait  encore  quelques  vestiges  de  sa  forme , 


(1)  Pendant  l'année  183C,  le  ministère  public  a  pu  constater  en 
France  5  combustions  spontanées  sur  les  255  morts  subites  dues  ;i 
l'ivrognerie. 


34(j  DE    l.'iVr.OCNFniE 

mais  (jiii  se  réduisit  en  morceaux  dès  qu'on  y  >ou 
clia.  Chose  singulière  !  le  bonnet  de  mousseline  dont 
elle  était  coiffée  n'avait  été  brûlé  que  dans  une  cer- 
taine direction,  le  reste  en  était  assez  bien  conservé; 
tous  les  meubles  paraissaient  intacts. 

Au  milieu  de  la  chambre  était  une  table  de  bois 
blanc,  sur  laquelle  nous  trouvâmes  une  petite  cru- 
che à  demi  remplie  d'eau-de-vie,  dont  cette  malheu- 
reuse femme  se  gorgeait  nuit  et  jour.  Les  personnes 
qui  la  fréquentaient  déclarèrent  qu'elle  consommait 
journellement  un  litre  de  cette  liqueur,  non  compris 
deux  bouteilles  de  vin;  du  reste,  elle  se  vantait  elle- 
même  de  n'avoir  pas  bu  une  goutte  d'eau  depuis 
plusieurs  années. 

Je  n'aperçus  autour  d'elle  aucun  corps  combus- 
tible capable  d'avoir  communiqué  le  feu  à  ses  vê- 
tements :  la  cheminée,  malgré  le  froid,  était  her- 
métiquement fermée  ;  la  chaufferette  de  tôle  était 
vide,  et  reléguée  à  une  place  qui  dénotait  qu'elle  n'en 
avait  pas  fait  un  usage  récent.  Je  ne  pouvais  pas  non 
plus  soupçonner  que  la  combustion  eut  été  produite 
par  la  flamme  d'une  chandelle ,  l'accident  ayant  eu 
lieu  pendant  le  milieu  du  jour,  ainsi  que  l'attestaient 
des  cris  étouffés  entendus  par  deux  voisines ,  cris 
auxquels  elles  portèrent  peu  d'attention,  parce  que 
cette  ivrognesse  avait  habitué  les  personnes  de  la 
maison  à  ses  bachiques  sabbats. 

Je  caractérisai  donc  le  genre  de  mort  de  cette 
femme,  de  mort  accidentelle ,  déterminée  par  une 
combustion  spontanée,  suite  d'un  long  abus  des  li- 
(jueurs  alcooliques. 


DR    l.'lVKOCNlKlK.  347 

IV.  Ivrognerie  coinpléteinenl  guérie  par  l'empire  de  \n  volonté. 

Quoique  l'ivrognerie  soit  Tune  des  passions  les 
plus  difficiles  à  déraciner,  il  ne  faut  souvent  qu'un 
mouvement  généreux,  inspiré  par  quelque  circon- 
stance fortuite,  pour  en  déterminer  la  guérison.  Ce 
fut  ainsi  que  le  général  Cambronne,  qui,  dans  sa 
jeunesse,  se  livrait  à  cette  passion  funeste,  parvint 
à  la  surmonter  par  un  sentiment  d'honneur,  et  par 
la  seule  puissance  de  sa  volonté. 

Il  servait,  en  1793,  dans  un  régiment  en  garni- 
son à  Nantes,  lorsqu'un  jour,  s'étant  enivré,  et  s'a- 
bandonnant  à  la  violence  naturelle  de  son  carac- 
tère,  il  s'oublia  jusqu'à  frapper  publiquement  un 
de  ses  supérieurs,  le  menaçant  en  outre  de  recom- 
mencer à  la  première  occasion.  Les  lois  militaires 
sont  précises  en  pareil  cas  :  il  fut  traduit  devant 
un  conseil  de  guerre,  et  son  arrêt  de  mort,  pro- 
noncé. 

Cependant  le  colonel,  qui,  dès  cette  époque,  avait 
deviné  que  ,  sous  une  enveloppe  un  peu  rude  , 
Cambronne  cachait  de  grandes  qualités  militaires  , 
trouva  moyen  de  faire  suspendre  l'exécution  du  ju- 
gement, et  obtint  d'un  représentant  du  peuple,  en 
mission  à  Nantes,  la  promesse  formelle  de  la  grâce 
du  coupable,  à  la  condition  qu'il  s'engagerait  à  ne 
plus  s'enivrer. 

L'ayant  alors  fait  amener  devant  lui ,  il  lui  dit  que , 
s'il  promettait  d'être  plus  sobre  à  l'avenir,  on  pour- 
rait peut-être  faire  commuer  sa  peine. 

«  Je  ne  le  mérite  pas ,  mon  colonel ,  répondit  Cam- 


348  DE  l'ivrognerie. 

bronne;  ce  que  j'ai  fait  est  abominable  :  on  m'a 
condamné  à  mort,  il  n'y  a  rien  de  plus  juste  ;  et  il 
faut  que  je  meure. 

«  —  Je  te  répète  que  tu  ne  mourras  pas,  que  tu 

auras  ta  grâce ,  si  tu  me  jures  de  ne  plus  te  griser. 

«  —  Comment  voulez-vous  que  je  vous  jure  cela, 

si  je  continue  à  boire  du  vin?  J'aime  mieux  me 

brouiller  tout  à  fait  avec  lui. 

«  —  Te  sens-tu  capable  d'une  telle  résolution  ? 

«  —  Oui,  puisque  vous  êtes  capable  d'une  si  gé- 
néreuse bonté.  » 

La  chose  étant  ainsi  convenue,  Cambronne  obtint 
sa  grâce  pleine  et  entière. 

L'année  suivante ,  le  digne  colonel  quitta  le  ser- 
vice, et  oublia  le  serment  que  lui  avait  fait  Cam- 
bronne, qu'il  ne  revit  que  vingt-deux  ans  après ,  au 
mois  d'avril  1815.  A  cette  époque,  l'intrépide  géné- 
ral venait ,  comme  on  sait ,  d'accompagner  ISapo- 
léon  depuis  Cannes  jusqu'à  Paris.  Invité  à  dîner  par 
son  ancien  colonel ,  qui  avait  appris  son  arrivée  par 
les  journaux,  il  se  rend  avec  empressement  à  cette 
invitation.  Après  le  potage,  son  hôte  lui  offre  un 
verre  de  vin  de  Bordeaux  qui  avait  vingt  ans  de 
bouteille. 

«Ah!  mon  commandant,  s'écrie  le  général,  qui 
continuait  à  donner  ce  nom  par  amitié  à  son  ancien 
chef,  ce  n'est  pas  bien  ce  que  vous  faites  là... 

c(  —  Comment ,  ce  n'est  pas  bien  !  si  j'en  avais  de 
meilleur,  je  vous  l'offrirais. 

^^  —  Du  vin  !  à  moi  !  Vous  ne  vous  rappelez  donc 
pas  ce  que  je  vous  ai  promis  ? 

«  —  Non  ,  en  vérité.  » 


DE    l.'lVROGNEf.lE.  340 

Cambronne  alors  rappela  à  son  libérateur  l'en- 
jyagement  qu'il  avait  pris  à  Nantes,  en  1793.  «De- 
puis ce  jour,  ajouta- t-il .  je  n'ai  pas  bu  une  j»outte  de 
vin  ;  c'était  bien  la  moindre  chose  que  je  pusse  faire 
pour  riiomme  qui  m'avait  sauvé  la  vie.  Si  je  n'avais 
pas  tenu  mon  serment ,  je  me  serais  cru  indigne  de 
ce  que  vous  avez  fait  pour  moi.  » 

V.  Ivrofjiierie  ratlicalement  guérie  par  un  senlimenl  de  bonle 
et  de  regret,  soutenu  par  la  religion. 

M.  de  R***,  l'un  des  pr^emiers  magistrats  d'une  ville 
du  département  du  Pas-de-Calais,  était  marié  depuis 
un  grand  nombre  d'années,  lorsqu'il  s'aperçut  que 
sa  femme ,  qui  jusqu'alors  s'était  montrée  d'une  so- 
briété parfaite,  prenait  la  funeste  habitude  des  li- 
queurs spiritueuses.  Quelques  observations,  faites 
avec  beaucoup  de  délicatesse,  ne  la  corrigèrent  pas, 
seulement  elles  la  rendirent  beaucoup  plus  atten- 
tive à  cacher  son  penchant.  Mais  la  contrainte  qu'elle 
s'imposait  fit  bientôt  de  ce  penchant  une  passion 
très-vive,  et  madame  de  R***,  ne  pouvant  toujours 
se  procurer  par  elle-même  les  moyens  de  la  satis- 
faire, finit  par  avoir  recours  à  une  de  ses  femmes , 
qui  lui  achetait  secrètement  de  l'eau-de-vie. 

Averti  de  ce  désordre,  et  rougissant  de  honte  pour 
celle  qui  portait  son  nom  et  qu'il  aimait  d'ailleurs 
tendrement,  M.  de  R***  employa,  sans  aucun  éclat, 
un  moyen  singulier  pour  la  guérir  :  il  fait  venir 
chez  lui  une  pipe  d'eau-de-vie,  et  la  place  dans 
un  caveau  où  l'on  pouvait  aller  sans  être  vu  des  do- 
mestiques de   la    maison;   puis,  montant   chez   sa 


350  •       DK  l'ivkocnkkie. 

Femme,  il  lui  dit  avec  gravité,  en  lui  remettant  la 
clet"  du  caveau  :  «Madame,  j'ai  fait  une  ample  pro- 
vision de  la  liqueur  que  vous  aimez ,  afin  que  désor- 
mais vous  ne  fussiez  plus  obligée  d'en  faire  acheter 
clandestinement  par  votre  femme  de  chambre.  Lors- 
que cette  provision  sera  épuisée,  avertissez-moi.  Que 
je  sois  du  moins  le  seul  confident  d'une  passion  qui 
vous  déshonore,  et  qui  peut  être  du  plus  funeste 
exemple  pour  ceux  qui  vous  servent...  » 

Ces  mots,  prononcés  avec  l'accent  d'une  profonde 
douleur,  produisent  sur  madame  de  R**^*  l'effet  que 
son  mari  en  attendait  :  anéantie ,  elle  n'ose  d'a- 
bord lever  les  yeux;  mais  bientôt,  lui  saisissant  la 
main  :  «  Pardon  !  mille  fois  pardon  !  s'écrie-t-elle,  je 
vous  ai  affligé ,  je  vous  ai  forcé  de  rougir  de  moi  ; 
vous  n'en  rougirez  plus ,  je  vous  l'atteste  :  à  dater 
de  ce  jour,  je  renonce  à  l'odieux  penchant  qui  fait 
ma  honte  ;  pour  m'en  préserver,  je  n'aurai  qu'à  son- 
ger à  la  leçon  que  je  viens  de  recevoir.  » 

Aidée  de  la  religion  ,  qu'elle  avait  jusque-là  aban- 
donnée ,  madame  de  R***  a  si  rigoui'cusement  tenu 
parole ,  qu'elle  fut  depuis  citée  comme  un  uiodèle 
de  tempérance. 


ut    LA    COI  P.MANDI^K.  ^')l 


CHAPITRE  I 


DE    LA    GOURMANDISE. 


Mille  Fois  nous  avons  répelé  ce  vieil  adage  :  ■  La 
table  tue  plus  dp  monde  que  la  guerre.  » 
De  Maistke,  Soirées  de  Saint-Pétersbourg. 


Définilion  el  synonymie. 

Les  dictionnaires  les  plus  estimés  définissent  la 
gourmandise  :  intempérance  dans  le  manqer,  amour 
raffiné  et  désordonné  de  la  bonne  chère ,  gloutonne- 
rie,  défaut  de  celui  qui  maniée  avidement  et  avec 
excès. 

Mécontent  de  ces  définitions,  qui  confondent  la 
gourmandise  sociale  avec  la  gloutonnerie  et  la  vora- 
cité ,  l'aimable  et  savant  auteur  de  la  Phy^sioloi^ie 
du  goût  (1)  propose  aux  lexicographes  de  réserver  le 
nom  de  gourmandise  à  une  préférence  passionnée, 
raisonnée  el  habituelle  pour  les  objets  qui  flattent  le 


(l)  Brillat-Savarin  (Antlieline^ ,  conseiller  à  la  Cour  de  cassaiion, 
né  à  Bellay  le  l^""  avril  1755,  mort  à  Paris  le  2  février  i82(i.  — 
Nos  lecteurs  apprendront  sans  doute  avec  intérêt  que  lauîeur  d(? 
\di  Physiologie  (lu  goût ,  ou  Méditations  de  Goilronontie  transccndantt , 
était  naturellement  sobre  :  les  repas  les  plus  simples  suffisaient  à 
son  robuste  appétit.  —  Le  spirituel  auteur  des  charmants  poèmes  de 
la  Gastronomie  et  de  la  Danse,  Berchoux,  avec  qui  j'ai  eu  le  plaisir 
de  dîner  plusieurs  fois,  poussait  beaucoup  plus  loin  la  tempérance  : 
il  mangeait  peu,  ne  buvait  que  de  l'eau,  et  m'a  assuré  n'avoir  ja- 
mais dansé. 


3û2  HE    I.A    COLI'.MANDISE. 

^oîif.  «  La  gourmandise  ,  ajoute-t-il,  est  ennemie  de 
tout  excès  :  ceux  qui  s'indigèrcnt  ou  qui  s'enivrent 
ne  savent  ni  boire  ni  manger.  » 

Sous  quelque  rapport  qu'il  envisage  la  gourman- 
dise, elle  ne  lui  semble  mériter  qu'éloge  et  encoura- 
gement :  sous  le  rapport  physique ,  il  la  considère 
comme  le  résultat  et  la  preuve  de  l'état  sain  des  or- 
ganes destinés  à  la  nutrition.  Au  moral,  c'est  une 
résignation  implicite  aux  ordres  du  Créateur,  qui , 
nous  ayant  ordonné  de  manger  pour  vivre,  nous  y 
invite  par  l'appétit,  nous  soutient  par  la  saveur,  et 
nous  encourage  par  le  plaisir. 

«  La  gourmandise  devient-elle  gloutonnerie,  vora- 
cité, crapule,  alors,  dit  le  professeur,  elle  perd  son 
nom  et  ses  avantages,  échappe  à  nos  attributions,  et 
tombe  dans  celles  du  moraliste,  qui  la  traitera  par 
ses  conseils,  ou  du  médecin,  qui  la  guérira  par  ses 
remèdes.  »  (Méditation  XI.) 

C'est  précisément  de  cette  gourmandise  pervertie 
que  nous  voulons  nous  occuper,  et  comme  médecin 
et  comme  moraliste.  Du  reste,  connaissant  maints 
gastronomes  fort  estimables  sous  tous  les  rapports, 
nous  nous  empressons  de  déclarer  ici  que  nous  res- 
pecterons toujours  leur  préférence  raisonnée,  tant 
qu'elle  restera  raisonnable. 

Avant  d'entrer  en  matière,  arrêtons  bien  la  signi- 
fication des  différents  synonymes  que  nous  serons 
dans  le  cas  d'employer  :  il  n'y  a  en  ce  monde  tant 
de  confusion  dans  les  choses  que  parce  qu'on  en 
laisse  beaucoup  dans  les  mots. 

INous  donnerons  indifféremment  l'épi thète  de 
gourmets  aux  individus  qui  reconnaissent  le  terroir, 


DE    LA    GOURMANDISE.  353 

l'âge  et  le  mérite  d'un  vin  d'après  sa  saveur  et  son 
bouquet,  comme  à  ceux  dont  le  palais  et  l'odorat 
distinguent  d'une  manière  sûre  les  diverses  qualités 
des  aliments  solides.  Un  gourmet  sera  donc  pour 
nous  un  expert  en  gastronomie.  Quant  au  titre  de 
gastronome,  nous  le  réserverons  à  l'homme  seul  qui 
sait  manger,  et  nous  flétrirons  de  l'épithète  de  gour- 
mand celui  qui  dépasse  les  bornes  de  la  tempérance. 

Cela  posé,  le  gourmand,  le  friand,  le  goinfre,  le 
goulu  et  le  glouton,  constituent  pour  nous  cinq  es- 
pèces appartenant  au  genre  GOURMANDISE.  Le  g-owr- 
w«Az<n^  proprement  dit  se  livre  immodérément,  sou- 
vent même  sans  besoin ,  à  son  goût  pour  les  bons 
morceaux  :  grande  et  bonne  chère,  telle  est  sa  devise. 
Le  friand  n'est  autre  chose  que  le  gourmand  des 
pièces  légères,  des  sucreries  et  du  petit  four  :  chère 
fine  et  délicate,  voilà  son  lot.  Doué  d'un  appétit 
brutal,  le  goinfre  se  gorge  indistinctement  de  tous 
les  mets;  il  mange  à  pleine  bouche,  il  mange  pour 
manger.  Le  goulu  avale  plutôt  qu'il  ne  mange  ; 
une  bouchée  n'attend  pas  l'autre  ;  il  ne  fait,  comme 
on  dit ,  que  tordre  et  avaler.  Plus  vorace  encore  que 
le  goulu,  le  glouton  se  jette  sur  le  manger,  qu'il  dé- 
vore salement  et  avec  bruit  ;  il  engloutit  tout. 

Cette  synonymie,  quelque  longue  qu'elle  paraisse, 
serait  pourtant  incomplète  si  nous  la  terminions 
ici.  Les  mots  français  ne  suffisant  pas  pour  ex- 
primer le  monstrueux  ingluvies  de  certains  êtres 
qui  néanmoins  font  partie  de  l'humanité,  force  a 
été  de  recourir  à  la  langue  grecque ,  qui  nous  a 
fourni  anthropophage,  omophage ,  et  polyphage. 
Les  délini lions  vont  encore  devenir  nécessaires;  car 

23 


liai  OE    I.A    (,OLR.M\M)!Sr.. 

un  omophage  n'est  pas  nécessairement  un  anthro- 
pophage, comme  bien  des  personnes  pourraient  le 
croire.  Définissons  donc  :  l'antliropophage  (d'àV 
ÔpcoTTo;,  homme,  et  de  i^ayw ,  je  mange  est  un  man- 
geur d'hommes;  l'omophage  (d'cb|Aoç,  cru)  est  lun 
mangeur  de  chair  crue;  et  le  polyphage  (de  Tzokûç, 
nombreux)  est  un  avale-tout.  Ainsi,  l'anthropophage 
vous  mangerait  un  homme;  l'omophage,  au  besoin, 
l'avalerait  tout  cru,  et  le  polyphage,  tout  habillé. 
Généralement  parlant,  les  Espagnols  sont  sobres,; 
les  Français,  gourmets;  les  Apglais,  gourmands; 
les  Italiens,  friands;  les  Anglo-Américains,  goinfres; 
les  Russes,  goulus;  et  les  Cosaques,  gloutons.  Le 
grenadier  Tarare  était  à  la  fois  anthropophage, 
omophage  et  polyphage  (1). 


(1)  Cet  homme,  l'un  des  plus  grands  mangeurs  des  temps  mo- 
dernes, dévorait,  dit-on,  un  quartier  de  bœuf  en  vingt-quatre 
heures.  On  !'a  vu  engloutir  en  quelques  instants  un  dîner  préparé 
pour  quinze  ouvriers  allemands.  Il  avalait  aussi  des  cailloux,  des 
bouchons  de  liège,  et  en  général  tout  ce  qu"on  lui  présentait.  Le 
serpent  plaisait  surtout  au  palais  de  Tarare  ,  et ,  comme  Jacques  de 
Falaise,  cet  omophage  l."s  avalait  plus  aisément  que  des  anguill.es. 
Semblable  aux  psylles  de  l'Orient  et  aux  karkerlaus  d',4mérique,  il 
les  maniait  facilement  ,  et  mangeait  en  vie  les  plus  grosses  cou- 
leuvres sans  en  por<lre  un  morceau.  Etant  un  jour  à  l'hôpital,  il 
avait  attrapé  un  gros  chat,  et  se  disposait  à  le  manger  pour  faire 
Coultr  quelques  catapla.smes  qu'il  avait  soustraits  à  la  pharmacjp, 
lorsqu'on  en  avertit  le  docteur  Lorentz ,  médecin  en  chef  de  l'ar- 
mée, Notre  polvphage,  tenant  alors  l'animal  vivant  par  le  cou  et  les 
pattes,  lui  déchira  le  ventre  avec  les  dents,  en  suça  le  sang,  et 
bientôt  ne  laissa  plus  que  le  s<jueleite.  Une  demi-heure  après,  il 
rejeta  le  poil,  à  la  manière  des  carnassiers  et  des  oiseaux  de  proie, 
en  présence  des  officiers  de  santé  qui  assistaient  à  celte  dégoû- 
tante curée. 

Des  infirmiers  assurèrent  lui  avoir  vu  boire  le  sang  des  lualadfs 


DK    U    OODAMANDISS.  Si6 

Horace  appelle  !a  ^jourmandlse  mgraùt  ingtuvies; 
Caîliiuaqiie  la  iléHnit  de  la  même  manière,  puis  il 
ajoute  cette  réflexion,  sur  laquelle  j'appellerai  l'at- 
tention de  mes  plus  jeunes  lecteurs:  «Tout  ce  que 
j'ai  donné  à  mon  ventre  a  disparu,  mais  j'ai  con- 
servé la  nourriture  que  j'ai  donnée  à  mon  esprit.» 

Causes. 

11  est  des  individus  qui  naissent  gourmands , 
comme  il  en  est  qui  viennent  au  monde  sourds  ou 
aveugles.  Cette  prédisposition  originelle  a  reçu  des 
phrénologistes  le  nom  ^alimenth'itéy  et,  d'après 
leurs  remarques,  ce  penchant  se  trouve  traduit 
en  bosse  dans  la  fosse  zygomatique  toutes  les  fois 
qu'il  est  très-prononcé,  et  surtout  quand  il  a  été 
développé  par  un  fréquent  exercice  des  mâchoires. 
(Voyez  plus  haut,  page  128.) 

On  a  observé  que  les  sanguins  et  les  sanguins- 
bilieux  sont  plus  portés  à  la  gourmandise  que  les 
individus  doués  d'une  autre  constitution. 

L'enfance  et  la  vieillesse  y  sont  aussi  générale- 
ment plus  disposées  que  les  âges  intermédiaires,  et 


qu'on  veniiU  de  saigner;  d'autres,  l'avoir  surpris  dans  la  saile  des 
morts,  conientant  son  abominable  voracité.  Enfin,  un  jeune  enfant 
ayant  disparu  tout  à  coup,  rl'affreux  soupçons  s'élevèrent  contre 
ce  misérable,  qu'on  chassa  de  l'Iiôpilal,  où  il  n'était  plus  qu'un  ob- 
jet '.l'horreur.  Tarare  mourut  vers  1799,  à  peine  âjié  de  vingt-six 
ans,  ccmsumépar  une  diarrhée  purulente  et  infecte  qui  aiinonçail 
la  suppuration  des  viscères  abdominaux  ,  constatée  par  l'ouveriure 
du  corps.  Voir  l'article  Omophace  du  Diclionunitf  des  Sci'iices  iné- 
dicuUs,  improprement  écrit  Homoimiace. 


356  DE    LA    GOURMANDISE. 

les  gens  riches  et  oisifs  beaucoup  plus  que  les  per- 
sonnes pauvres  et  occupées. 

Sans  aucune  comparaison,  les  femmes  sont  bien 
moins  gourmandes  que  les  hommes  ;  mais,  par  com- 
pensation ,  elles  sont  infiniment  plus  friandes.  On 
peut  dire  que  l'homme  se  rapproche  davantage  des 
animaux  carnassiers;  la  femme,  des  herbivores. 

S'il  est  des  gourmands  par  prédestination  ,  il  en 
est  aussi  par  état.  Brillât-Savarin,  qu'on  peut  toujours 
citer  en  pareille  matière,  croit  devoir  en  signaler 
quatre  grandes  classes  :  les  financiers,  les  médecins, 
les  gens  de  lettres  et  les  dévots.  D'après  lui,  les  finan- 
ciers s'adonneraient  à  la  gourmandise  par  ostenta- 
tion ;  les  médecins,  par  séduction  ;  les  gens  de  lettres, 
par  distraction;  et  les  dévots,  par  compensation. 

De  toutes  les  classes  de  la  société  qui  ont  la  bonne 
chère  à  discrétion ,  la  plus  réservée  à  table  est  sans 
contredit  celle  des  cuisiniers.  De  cette  remarque, 
Fourier  a  sérieusement  tiré  la  conclusion  suivante: 
c'est  que  le  meilleur  préservatif  de  la  gloutonnerie 
serait,  pour  les  enfants,  un  ordre  de  choses  social 
où  ils  deviendraient  tous  (1)  cuisiniers  et  gourmands 
raffinés,  autrement  dit  gastronomes. 


(1)  «Tous,  en  style  de  mouvement,  signifie  les  y^,  puisqu'il  est 
connu  que  l'exception  de  '/g  confirme  la  règle.  » 

«La  cuisine,  d'après  les  idées  de  Fourier,  est  partie  intégrante 
des  études  agricoles,  et  pour  faire  de  l'enfant  un  parfait  agronome 
en  gestion  animale  et  végétale,  il  faut  de  très-bonne  heure  l'initier 
aux  raffinements  de  cette  cuisine,  de  cette  gastronomie  proscrite 
par  les  farouches  amis  des  raves  et  des  droits  de  l'homme.  Ce  se- 
rait peu,  en  effet,  de  savoir  cuUii-er  et  conserver,  si  l'on  ne  savait 
vncoro  riiixiiier.  C'est  une  fixiciioii  nin'  !es  iuoralistes  veulent  avilir, 


1»E    LA    GOURMANDISE.  357 

Comme  la  plupart  des  passions ,  la  gourmandise 
est  souvent  héréditaire,  et  plusieurs  observations 
que  nous  avons  été  à  même  de  recueillir  nous  don- 
nent la  preuve  qu'une  nourrice  peut  aussi  la  trans- 
mettre avec  son  lait. 

Rien  n'est  encore  plus  fréquent  que  de  voir  ce 
vice  se  développer  par  la  contagion  de  l'exemple  ou 
par  suite  d'une  mauvaise  éducation. 

Enfin,  et  ces  cas  ne  sont  pas  rares,  la  gourman- 
dise, ainsi  que  ses  différentes  espèces,  peut  avoir 
pour  cause  une  névrose  accidentelle  de  l'estomac  , 
produite,  soit  par  une  grossesse,  soit  par  la  pré- 
sence de  vers,  du  taenia  surtout,  vulgairement  ap- 
pelé ver  solitaire.  Elle  peut  encore  être  due  à  une 
névrose  congéniale ,  tantôt  simple ,  tantôt  compli- 


en  prônant  la  femme  de  Phocion,  qui  accommodait  les  légumes  à 
l'eau  claire.  Ne  mériteraient-ils  pas  qu'on  les  condamnât  à  vivre 
pendant  quarante  jours  de  cette  cuisine  républicaine?  Ils  ne  la 
vanteraient  guère  après  ce  carême  philosophique.  » 

Fourier,  du  reste,  résume  ainsi  ses  idées  sur  tout  ce  qui  a  rap- 
port à  la  nutrition  :  'I 

«Le  sens  du  goût,  le  plus  impérieux  de  lor.s,  est  un  char  à  quatre 
roues  ,  qui  sont  : 

1  La  culture.  3  La  cuisine. 

2  La  conserve.  4  La  gastronoiuie. 
^     La  gastrosophie  hygiénique. 

C'est-à-dire  que  celle  quadruple  instruction  achemine  par  degrés 
à  la  science  par  excellence,  à  la  gastrosophie  hygiénique ,  ou  appli- 
cation de  la  gourmandise  aux  nombreux  tempéraments  que  la  mé- 
decine réduit  à  4 ,  tandis  qu'en  cinquième  puissance  il  y  en  aurait 
810,  autant  que  de  caractères.  La  gamme  en  est  énoncée,  1,257, 
sans  indication  de  nombres.»  Voyez,  dans  le  Traité  de  l'Associa' 
tion  domestique  agricole,  le  chapitre  consacré  aux  cuisiniers  sériaires 
et  à  leur  influence  en  éducation. 


368  tft   Là    COURMANOISB. 

(fuée ,  comme  nous  avons  eu  occasion  de  l'observer 
pçndanl  dix  ans  chez  nne  malheureuse  Femnae  dont 
on  trouvera  phis  loin  l'hisftyrre  (Voir,  ci-après,  la 
troisième  observation.) 

Caracfcre  et  symptômes,  marche  et  terfnihais&h. 

«  Cliton  ,  dit  La  Bruyère,  n'a  jamais  eu  toute  îia  vie 
que  deux  affaires,  qui  sont  de  dîner  le  matin  et  de 
souper  le  soir;  il  ne  semble  né  que  pour  la  digestion  ; 
il  n'a  de  m'ême  qu'un  entretien  :  il  dit  les  entrées 
qui  ont  été  servies  au  dernier  repas  où  il  s'est 
trouvé  ;  il  dit  combien  il  y  a  eu  de  potages,  et  quels 
potages  ;  il  place  ensuite  le  rôt  et  les  entremets  ;  il 
se  souvient  exactement  de  quels  plats  on  a  relevé  le 
premier  service;  il  n'oublie  pas  les  hors-d'œuvre ,  le 
fruit  et  les  assiettes;  il  nomme  tous  les  vins  et  toutes 
les  liqueurs  dont  il  a  bu  ;  il  possède  le  langage  des 
cuisines  autant  qu'il  peut  s'étendre,  et  il  me  fait 
envie  de  manger  à  une  bonne  table  où  il  ne  soit 
point;  il  a  surtout  un  palais  sûr  et  qui  ne  prend 
point  le  change,  et  il  ne  s'est  jamais  vu  exposé  à  l'hor- 
rible inconvénient  de  manger  un  mauvais  ragoût  ou 
de  boire  d'un  vin  médiocre.  C'est  un  personnage 
illustre  dans  son  genre,  et  qui  a  porté  le  talent  de 
se  bien  nourrir  jusqu'où  il  pouvait  aller  ;  on  ne  re- 
verra plus  un  homme  qui  mange  tant  et  qui  mange 
si  bien  :  aussi  est-il  l'arbitre  des  bons  morceaux,  et 
il  n'est  guère  permis  d'avoir  du  goût  pour  ce  qu'il 
désapprouve.  Mais  il  n'est  plus;  il  s'est  fait  du  moins 
porter  à  table  jusqu'au  dernier  soupir;  il  donnait  à 
jnanger  le  jour  qu'il  est  mort;  quelque  part  où  il 


DE    LA    GOURMANDISE.  359^ 

éoh ,  il  matïge  ;  et ,  s'il  revient  au  monde ,  c'est  pour 
manger.  » 

Rousseau  a  aussi  examiné  «  ces  gens  qui  donnaient 
de  l'importance  aux  bons  morceaux ,  qui  songeaient 
en  s'éveillant  à  ce  qu'ils  mangeraient  dans  la  jour- 
née ,  et  décrivaient  un  repas  avec  plus  d'exactitude 
que  n'en  met  Polybe  à  décrire  un  combat.»  «J'ai 
trouvé,  dit-il,  que  tous  ces  prétendus  hommes  n'é- 
taient que  des  enfants  de  quarante  ans,  sans  vigueur 
et  sans  consistance.  La  gourmandise  est  le  vice  des 
cœurs  qui  n'ont  pas  d'éloffe  ;  l'âme  d'un  gourmand 
est  toute  dans  son  palais  ,  il  n'est  fait  que  pour  man- 
ger; dans  sa  stupide  incapacité,  il  n'est  à  sa  place 
qu'à  table,  il  ne  sait  juger  que  des  plats.  Laissons- 
lui  sans  regret  cet  emploi  ;  mieux  lui  vaut  celui-là 
qu'un  autre ,  autant  pour  nous  que  pour  lui.  » 
{Émite,  liv.  II.) 

Les  journalistes  prétendent  que  sous  notre  gou- 
vernement constitutionnel  la  gourmandise  est  par- 
fois employée  comme  un  puissant  levier  politique 
sur  des  enfants  de  quarante  ans  dont  le  cœur  n'a  pas 
d'étoffe,  et  auxquels  ils  donnent  malicieusement  le 
nom  de  ventrus.  Si  par  malheur  cette  assertion  était 
vraie ,  il  faudrait  s'écrier  avec  un  de  nos  meilleurs 
poètes  : 

C'est  donc  par  des  dîners  qu'on  {gouverne  l^s  hommes  ! 

—  Les  gourmands  sont  généralement  d'une  taille 
moyenne  ;  ils  ont  le  front  étroit ,  les  yeux  vifs  et 
brillants,  le  nez  court,  les  joues  pendantes  ,  les  dents 
fortes,  grandes  et  larges,  les  lèvres  développées,  le 


300  PE    LA    GOURMANDISE. 

menton  rond;  leur  visage  est  carré,  ou  au  moins  ar- 
rondi; leur  ventre  est  proéminent. 

A  ces  signes  réunis ,  le  disciple  de  Lavater  distin- 
guera le  gourmand  au  premier  coup  d'oeil;  pour 
porter  son  diagnostic,  le  disciple  de  Gall  ou  plutôt 
de  Spurzheim  se  contentera  de  palper  l'organe  de 
l'alimentivité. 

Mais  c'est  surtout  à  table  que  l'observateur  le 
moins  clairvovant  pourra  reconnaître  le  goui'mand 
et  ses  diverses  espèces,  en  tenant  compte  toutefois 
de  la  différence  des  masses  alimentaires  que  récla- 
ment les  puissances  digestives  de  chacun.  La  table 
est  en  effet  le  champ  de  bataille  de  la  gourmandise, 
le  théâtre  de  ses  exploits  :  c'est  donc  là  qu'il  faut 
l'observer ,  et  cela  pendant  toute  la  durée  de  l'ac- 
tion. Mais  la  voici  commencée  ;  observons. 

Le  goinfre,  le  goulu  et  le  glouton  se  décèlent  en 
un  instant  ;  ils  nous  dégoûtent  :  aussi  nos  regards , 
ne  pouvant  s'arrêter  longtemps  sur  cette  race  car- 
nassière, vont  se  fixer  de  préférence  sur  le  gourmand 
proprement  dit. 

Ce  héros  de  la  table  est  tout  ramassé  pour  être 
plus  près  de  son  assiette;  les  bons  et  gros  morceaux 
qu'il  s'administre  ne  l'empêchent  ni  de  parler  ni  de 
rire;  ses  deux  mains  travaillent  à  la  fois;  sa  physio- 
nomie est  toute  jouissance  :  ses  lèvres  sont  luisan- 
tes ,  sa  langue  promeneuse  enivre  son  palais  de  dé- 
lices ;  de  temps  en  temps  il  allonge  le  cou,  incline 
le  nez  à  gauche ,  et  rend  ainsi  ses  arrêts  approba- 
teurs. Mais  hélas  !  ici-bas  tous  nos  plaisirs  ont  des 
bornes  :  notre  gourmand  a  beaucoup  et  longtemps 
mangé;  déjà  sa  mâchoire  fatiguée  n'a  plus  ce  mou- 


UE    LA   GOURMANDISE.  301 

vement  rapide  et  régulier  qui  annonçait  une  masti- 
cation à  la  fois  agréable  et  facile;  son  estomac,  mal- 
gré sa  vigueur  et  sa  capacité,  semble  faiblir  et 
demander  grâce.  Soudain  apparaît  quelqu'un  de  ces 
mets  [irritainenta  i^ulœ)  connus  des  adeptes  sous  le 
nom  à' épi  Olivettes  ijçastrouonuqiies.  L'homme  sobre, 
dont  l'appétit  est  satisfait ,  les  regarde  d'un  œil 
froid;  ses  traits  restent  immobiles;  mais,  à  cette 
vue,  toutes  les  puissances  dégustatrices  du  gour- 
mand sont  ébranlées;  l'eau  lui  vient  à  la  bouche  ; 
on  aperçoit  dans  ses  yeux  l'éclair  du  désir  et  sur  ses 
lèvres  entr'ouvertes  l'irradiation  de  l'extase;  sa  sen- 
sibilité gastrique,  profondément  surexcitée,  lui  fait 
oublier  qu'il  a  diné,  qu'il  a  bien  et  copieusement 
dîné...  Il  recommence.  Pas  n'est  besoin  de  dire  qu'il 
boit  à  l'avenant ,  et  cela  sans  avoir  l'air  d'y  toucher. 

—  Jusqu'à  présent  tout  va  à  merveille;  mais  il  ne 
suffit  pas  d'ingérer,  il  faut  digérer,  et  c'est  ici  que 
le  rôle  du  gourmand  commence  à  devenir  fort 
triste.  Consultons  en  effet  parmi  les  gourmands  de 
profession  ceux-là  même  dont  l'estomac  est  le  plus 
robuste  ;  ils  nous  diront  que  le  sentiment  de  pesan- 
teur et  de  malaise ,  que  l'agitation  et  l'insomnie 
qu'ils  éprouvent  d'ordinaire  à  la  suite  de  grands 
repas  ,  compensent  grandement  le  plaisir  qu'ils  ont 
pu  goûter  en  se  livrant  à  leur  sensualité.  Comment 
alors  concevoir  que  ces  gens-là  ne  se  corrigent  pas 
d'un  tel  défaut?  C'est  que  chez  eux  l'instinct  parle 
plus  haut  que  la  raison;  autrement  dit,  c'est  qu'ils 
tiennent  plus  de  la  brute  que  de  l'homme. 

Mais  ces  êtres  coupables ,  qui  dévorent  en  un 
seul  repas  la  subsistance  de  plusieurs  familles,  en 


3(52  DE    LA    GOURTrfANDlSt:. 

8éront-ils  qùîtfé'à  pour  un  léf^jer  malaise  qn'u'rtè  aib- 
stinence  de  quelques  heures  va  dissiper?  Non ,  certes; 
fés  Stiites  de  ee  viee  sont  aussi  longues  que  cruelles  : 
pour  premier  châtiment,  leur  got\t  finit  par  se  bla- 
ser sttr  lès  mets  les  plus  délicats,  sur  ceux  mêmes 
qui  étaient  l'objet  de  leur  prédilection  ;  leur  appé- 
tit se  perd,  et  des  infirmités  sans  nombre  viennent 
venger  sur  eux  la  raison  méconnue  et  la  morale 
outragée. 

On  conçoit  avec  peine  comment  l'estomac  peut 
contenir  et  digérer  le  poids  énorme  de  comestibles 
dont  on  le  charge,  souvent  même  sans  besoin  ;  mais 
on  peut  avancer  que  la  moitié  des  maladies  qui 
affligent  l'espèce  humaine  reconnaît  pour  cause  l'in- 
tempérance. 

Cette  cause  sans  cesse  renaissante  agit  diPféremf- 
ment  suivant  la  constitution  des  divers  individus. 
Chez  le  plus  grand  nombre  elle  produit  d'abord  des 
digestions  laborieuses,  des  gastralgies,  des  indiges- 
tions, et,  après  maintes  récidives,  des  phlegmasies 
aiguës  ou  chroniques  du  tube  digestif.  Chez  d'autres 
elle  engendre  une  obésité  disgracieuse,  qui  souvent 
les  rend  inhabiles  à  toute  espèce  d'exercices,  et  les 
prédispose  aux  congestions,  à  l'apoplexie,  à  l'hydro- 
pisie,  aux  ulcères  des  jambes,  à  la  gravelle,  et  sur- 
tout à  la  goutte. 

J'raitemenl. 

lÏÏoyens  répressifs  employés  par  les  tais  et  par  la 
relii(/on.  —  Les  lois  pénales  des  peuples  modernes 
gardent  le  plus  grand  silence  sur  ce  qui  a  rapport  aux 


DE    LA    GOCRMANDISE.  303 

excès  âe  table;  il  n'en  est  pas  de  même  du  do^rme 
catholique,  qui,  dans  sa  prudente  sévérité,  a  mis 
la  gourmandise  au  nombre  des  péchés  capitaux , 
des  péchés  mortels.  On  voit  déjà  ce  vice  sévèrement 
proscrit  dans  l'Evangile;  les  apôtres  le  signalent 
aussi  comme  la  source  ou  le  compagnon  de  l'impu- 
dicité;  saint  Paul,  en  particulier,  le  flétrit  comme 
une  honteuse  idolâtrie,  puisque  en  effet  le  gour- 
Inand  semble  n'avoir  d'autre  dieu  que  sow  ventre. 
Les  néo-platoniciens  du  III*^  et  du  IV  siècle  remi- 
rent en  honneur  les  préceptes  de  Pythagore  et  des 
gtoïciens  concernant  la  sobriété  ;  et ,  lorsqu'on  lit 
)ê  traité  de  Porphyre  sur  t  Jbstinehce  de  la  chair 
des  animaux,  on  est,  dit  Bergier,  presque  tenté  de 
croire  qu'il  a  été  écrit  par  un  solitaire  de  la  Thébaïde 
ou  par  un  religieux  de  la  Trappe.  Quant  aux  lois 
ecclésiastiques  sur  Xabstinence  et  le  jeûne,  elles  ont 
été  instituées  dans  un  triple  but  d'économie  rurale, 
d'hf^iène,  cVeœpiation ,  et  elles  dénotent  autant  le 
«avoir  et  la  prudence  de  ceux  qui  les  ont  faites , 
que  l'ignorance  ou  la  légèreté  des  prétendus  esprits 
forts  qui  les  critiquent. 

Moyens  hygiéniques  et  curatifs.  —  Des  exercices 
champêtres  ou  en  plein  air,  la  société  déjeunes  ca- 
marades sobres  et  actifs,  l'eau  pure  pour  boisson 
habituelle,  des  repas  simples,  communs  même, 
mais  assez  fréquents  et  pris  à  des  heures  réglées, 
sont  autant  de  moyens  hygiéniques  que  l'on  peut 
employer  a^ec  succès  dans  le  traitement  préserva- 
tif, ainsi  que  dans  le  traitement  curatif  de  la  gour- 
ftiandise  chez  les  enfants. 

Au  lieu  de  cela,  que  fait-on   généralement,  sur- 


364  D£    LA    GUUIVMANUISE. 

tout  dans  la  classe  aisée  de  la  société?  On  habitue 
les  enfants  à  manger  des  friandises  tant  que  dure 
la  journée.  Aux  heures  des  repas,  on  les  gorge  d'une 
multitude  de  mets  irritants;  puis  on  surexcite  leur 
cerveau  en  leur  donnant  du  vin  pur,  des  Tupieurs , 
du  café.  On  blase  ainsi  de  bonne  heure  leur  palais; 
on  leur  crée  un  appétit  et  des  goûts  factices  ;  on 
leur  fait  une  habitude  de  ces  superfluités  dange- 
reuses pour  leur  âge  ;  puis ,  quand  on  a  fortement 
développé  le  penchant  qu'ils  ont  naturellement  pour 
la  gourmandise ,  on  se  plaint  des  nombreuses  in- 
dispositions qui  les  affectent ,  souvent  même  on 
croit  devoir  les  punir  d'un  vice  qu'on  leur  a  fait 
contracter. 

Mères  de  famille,  accoutumez  donc  vos  enfants 
à  des  aliments  simples  et  communs;  leur  appétit 
naturel  leur  tiendra  lieu  de  tout  assaisonnement; 
laissez-les  manger  fréquemment ,  quatre  ou  cinq 
fois  par  jour,  par  exemple  ;  entremêlez  leurs  repas 
de  jeux  et  d'exercices  variés  :  vous  pourrez  alors 
compter  qu'ils  ne  seront  pas  sujets  aux  indiges- 
tions, et  qu'ils  conserveront  un  estomac  robuste. 
Mais  si  vous  les  laissez  oisifs  ,  ou  si  vous  les  affamez 
trop  longtemps,  ils  trouveront  moyen  de  tromper 
votre  vigilance,  et,  pour  se  dédommager  de  leur 
mieux,  ils  mangeront  jusqu'à  regorger. 

Rousseau  prétend  que  le  moyen  le  plus  convena- 
ble pour  gouverner  les  enfants  est  de  les  mener  par 
leur  bouche.  «  Le  mobile  de  la  gourmandise,  dit-il , 
est  surtout  préférable  à  celui  de  la  vanité.  Craindre 
que  la  gourmandise  ne  s'enracine  dans  un  enfant 
capable  de  quelque  chose   est  une  précaution  de 


DE    LA    GOURMANDISE.  365 

petit  CvSprit.  Dans  l'enfance ,  on  ne  songe  qu'à  ce 
qu'on  mange;  dans  l'adolescence,  on  n'y  songe  plus; 
tout  nous  est  bon,  et  l'on  a  bien  d'autres  affaires.  Je 
ne  voudrais  pourtant  pas,  ajoute-t-il,  qu'on  allât 
flaire  un  usage  indiscret  d'un  ressort  si  bas,  ni  étayer 
d'un  bon  morceau  l'honneur  de  faire  une  belle  ac- 
tion. »  [Emile,  liv.  II.) 

Plus  loin  (liv.  v),  il  modifie  la  proposition  qu'il 
avait  d'abord  énoncée  d'une  manière  générale  et 
trop  absolue  :  «  Il  n'en  est  pas,  dit-il,  des  filles  comme 
des  garçons,  qu'on  peut,  jusqu'à  un  certain  point , 
gouverner  par  la  gourmandise.  Ce  penchant  n'est 
pas  sans  conséquence  pour  le  sexe;  il  est  trop  dan- 
gereux de  le  lui  laisser.  » 

Ce  mobile,  ainsi  qu'on  le  voit,  ne  doit  donc  être 
employé  que  comme  un  remède  dangereux  ,  c'est-à- 
dire  ,  habilement,  rarement,  et  à  faible  dose. 

Quant  aux  adultes  qui  sont  enclins  à  ce  vice,  si  la 
raison  ne  leur  suffit  pas  pour  prescrire  des  bornes  à 
leur  appétit  ou  à  leur  sensualité,  les  maladies  qui 
marchent  à  sa  suite  leur  donnent  quelquefois  de  si 
dures  leçons,  qu'ils  finissent  par  sacrifier  leur  pen- 
chant à  la  conservation  de  leur  individu. 

Toutefois ,  les  adultes  malades  ou  convalescents 
ne  devant  être  considérés  que  comme  de  grands  en- 
fants, il  faut,  autant  que  possible,  s'abstenir  de 
manger  en  leur  présence.  Chez  les  convalescents  sur- 
tout, le  désir  de  prendre  des  aliments  est  souvent  en 
désaccord  avec  les  forces  de  l'estomac;  et  lorsqu'on 
leur  refuse  un  mets  qui  a  excité  leur  convoitise ,  ils 
se  livrent  parfois  à  des  accès  de  colère  ou  à  un 
chagrin  violent,  qui  va  jusqu'à  leur  faire  verser  des 


3C6  bB    LA    GOUhMANDIse. 

larmes,  état  dont  ils  sont  eux-mêmes  les  premiers 
à  rire  lorsque  leur  rétablissement  est  complet.  Cg$ 
secousses  pouvant  néanmoins  entraîner  quelque  ré- 
sultat fâcheux ,  on  devra  prendre  toutes  les  précau- 
tions possibles  pour  les  éviter. 

La  gourmandise,  et  la  friandise  surtout,  maladies 
des  gens  riches,  sont  quelquefois  promptement  gué- 
ries par  un  violent  revers  de  fortune.  Souvent  alors, 
par  une  sorte  de  compensation  ,  on  voit  des  palais 
naguère  blasés,  savourer  les  mets  les  plus  grossiers, 
et  des  estomacs  paresseux  et  débiles ,  devenir  en  peu 
de  temps  actifs  et  vigoureux  :  c'est  ce  que  l'on  pour- 
rait appeler  une  cure  providentielle. 

La  gourmandise  et  la  friandise  sont  le  plus  ordi- 
nairement des  vices  sociaux  ou  acquis  ;  la  voracité 
et  la  gloutonnerie  semblent  tenir  davantage  à  notre 
organisation  primitive  :  aussi  sont-elles  beaucoup 
plus  difficiles  à  guérir. 

Lorsque  la  voracité  ne  dépend  que  d'une  maladie 
ou  d'un  état  accidentel ,  comme  on  l'observe  chez 
quelques  femmes  enceintes,  et  chez  certains  indivi- 
dus tourmentés  par  la  présence  de  vers  dans  le  tube 
digestif,  elle  cesse  la  plupart  du  temps  avec  la  cause 
qui  l'avait  produite  :  ainsi,  dans  le  premier  cas,  les 
goûts  bizarres  disparaissent  après  l'accouchement; 
dans  le  second ,  la  voracité  cède  à  une  sage  admi- 
nistration des  purgatifs  et  des  vermifuges. 

En  définitive,  il  n'est  guère  possible  de  fixer  \e 
poids  des  substances  alimentaires  qui,  dans  un  temps 
donné,  convient  aux  divers  estomacs,  tant  il  y  a  de 
différence  dans  leur  capacité,  dans  leur  énergie^ 
dans  leur  exigence.  Tout  ce  que  l'on  a  dit  de  plus 


I)E    LA    f.OL'r.MANOISE.  367 

vrai  et  de  plus  raisonnable  à  ce  sujet  est  encore  la 
maxirae  triviale ,  mais  pourtant  très-morale  et  très- 
hygiénique  de  Beaumarchais  :  «  II  faut  manger  pour 
vivre,  et  non  pas  vivre  pour  manger.  » 

Observations. 
I.  Gourmandise  terminée  par  une  mon  subite. 

Jusqu'à  Tàge  de  cinquante  ans,  M.  de  L...  avait 
joui  d'une  très-bonne  santé,  qu'il  devait  autant  à  sa 
tempérance  qu'à  l'activité  qu'il  mettait  dans  son 
commerce.  Sa  fortune  étant  devenue  tout  à  coup 
considérable,  il  se  retira  des  affaires,  et  alla  vivre 
paisiblement  dans  un  petit  hôtel,  dont  il  venait  de 
faire  l'acquisition.  Rien  de  plus  pernicieux  que  de 
rompre  brusquement  d'anciennes  habitudes.  M.  de 
L...  en  fit  la  triste,  et  stérile  expérience.  Le  voici 
donc  installé  dans  son  hôtel,  d'où  il  ne  sortait  pres- 
que jamais,  n'ayant  qu'une  seule  occupation,  celle 
de  songer  aux  grands  repas  qu'il  avait  la  manie  de 
donner  trois  ou  quatre  fois  la  semaine,  et  qu'il  finit 
bientôt  par  donner  tous  les  jours.  Sa  table,  l'une  des 
mieux  servies  de  la  capitale  ,  devint  dès  lors  le 
rendez- vous  de  tous  ses  amis,  dont  le  nombre 
s'était  accru  avec  sa  fortune.  Notre  nouveau  Lu- 
cullus  faisait  pai^faitement  les  honneurs  de  ses 
somptueux  dîners ,  mais  sans  en  perdre  une  bou- 
chée, et  se  gorgeant  de  tous  les  mets  qui  flattaient 
le  plus  sa  naissante  gourmandise.  Cet  excès  de  nour- 
riture, joint  à  un  manque  complet  d'exercice,  ne 
tarda  pas  à  porter  ses  fruits  :  M.  de  L...  engraissa 


3fi8  DE    l.A    GOIRIMANDISE. 

lelJement,  qu'au  bout  de  quinze  mois  son  ventre 
était  devenu  effrayant  par  sa  proéminente  rotondité, 
et  que  ses  jambes  lui  refusaient  leur  service.  Un 
violent  accès  de  goutte  au  pied  gauche  vient  inuti- 
lement l'avertir  que  depuis  longtemps  il  réparait 
beaucoup  plus  qu'il  ne  perdait  :  quarante  sangsues 
enlèvent  le  gonflement  avec  la  douleur,  et  notre 
gourmand  de  manger  de  plus  belle. 

Mais  bientôt  ce  gastrolàtre,  sourd  aux  avis  de  plu- 
sieurs médecins,  commença  à  ne  plus  pouvoir  digé- 
rer le  poids  énorme  de  comestibles  dont  il  sur- 
chargeait son  estomac.  M.  de  L...  éprouva  d'abord 
de  violentes  gastralgies,  puis  survint  une  indiges- 
tion complète;  une  deuxième  fut  bientôt  suivie  d'une 
troisième;  celle-ci  de  beaucoup  d'autres.  Enfin,  à 
partir  du  mois  de  mars  1826  jusque  vers  la  fin  de 
juillet ,  sans  presque  en  excepter  un  jour,  ce  malheu- 
reux, peu  d'heures  après  son  dîner,  était  obligé  de 
se  mettre  sur  un  canapé,  où  il  restait  to.ute  la  nuit 
à  expier  dans  de  longues  angoisses  les  courts  instants 
de  jouissance  qu'il  avait  pu  goûter.  Ce  qu'il  y  avait 
de  plus  caractéristique  chez  lui,  c'est  que  les  souf- 
frances de  la  veille  étaient  complètement  oubliées 
à  la  seule  odeur  du  dîner  qu'on  lui  préparait. 

Un  jour  que  notre  gourmand  avait  prolongé  son 
repas  fort  avant  dans  la  soirée,  il  éprouva  des  dou- 
leurs plus  violentes  que  de  coutume ,  congédia  ses 
convives,  demanda  sa  tasse  de  thé,  et  se  jeta  sur  son 
canapé,  pour  se  livrer  au  sommeil.  Nous  ignorons 
s'il  dormit  beaucoup;  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est 
qu'il  ne  se  réveilla  plus. 

/lutopsie.  —  A  l'ouverture  du  corps ,  on  trouva 


f)i;  i.A  cori\!M\M)i.sE.  3(53 

clans  la  cavité  abdominale  un  assez  grand  épanehe- 
raent  d'un  liquide  brunâtre ,  d'une  odeur  vineuse  et 
nauséabonde;  au  milieu  se  remarquaient  quelques 
aliments  non  digérés,  auxquels  l'estomac,  perForé, 
avait  livré  passage.  Les  intestins  étaient  injectés 
dans  presque  toute  leur  étendue,  épaissis  dans  plu- 
sieurs points,  et  considérablement  amincis  dans 
d'autres.  La  poitrine  n'offrait  rien  de  remarquable  ; 
quant  à  la  tête ,  elle  n'a  pas  été  ouverte. 

U.  Suite  funeste  de  la  gourmandise  chez  sept  convalescents. 

11  y  a  quelques  années ,  entrèrent  au  Val-de- 
Grâce,  dans  le  service  de  Broussais,  sept  soldats 
d'une  constitution  robuste,  pour  y  être  traités  de  la 
gastro-entérite.  La  plupart  d'entre  eux  présentaient 
les  symptômes  les  plus  graves  et  les  mieux  caracté- 
risés :  cependant ,  après  un  traitement  antiphlo- 
gistique  dirigé  avec  sagesse,  et  dont  la  moyenne  fut 
environ  de  vingt  joui^s  ,  ils  avaient  été  amenés  à 
convalescence.  La  diète  avait  été  absolue,  les  sai- 
gnées locales  plusieurs  fois  répétées;  depuis  deux 
jours  pour  les  uns,  trois,  quatre  jours  pour  les  au- 
tres,  on  avait  prescrit  le  bouillon  coupé,  et  tout 
faisait  présager  l'issue  favorable  de  la  maladie,  lors- 
que, malheureusement  pour  eux ,  ils  furent  visités 
par  des  camarades ,  auxquels  ils  demandèrent  avec 
instance  des  aliments.  Ceux-ci,  n'imaginant  rien  de 
plus  propre  à  calmer  cet  appétit  qu'une  nourri- 
ture éminemment  réparatrice,  jetèrent  par-dessus 
le  mur  du  Val-de-Grâce  des  pâtés  et  du  pain  frais , 
que  d'autres  camarades  officieux  portèrent  en  toute 

24 


370  I>r,    tA    COURMANDlSK. 

Iiàle  aux  convalescenls.  Les  pâtés  et  le  pain  furent 
bientôt  engloutis  par  ces  hommes ,  que  stimulait 
une  faim  excessive,  si  peu  en  harmonie  avec  leurs 
forces.  Une  grande  quantité  d'aliments  indigestes 
par  eux- mêmes  eût  été  infailliblement  la  source 
d'une  indisposition  grave  pour  ces  infortunés,  lors 
même  qu'ils  eussent  joui  d'une  santé  parfaite  :  quelles 
terribles  conséquences  ne  devait-elle  donc  pas  pro- 
duire sur  des  corps  qu'une  maladie  longue  avait 
débilités! 

Le  premier  effet  de  leur  imprudence  fut,  comme 
il  arrive  d'ordinaire,  une  sorte  de  bien-être  géné- 
ral, une  tendance  irrésistible  au  sommeil,  ou  plu- 
tôt a  une  somnolence  que  vinrent  bientôt  troubler 
un  sentiment  d'angoisse  inexprimable,  et  des  dou- 
leurs dans  l'estomac,  douleurs  si  atroces,  que  les 
uns  se  toi'daient  en  tous  sens ,  en  proie  à  une 
suffocation  imminente.  Chez  les  autres,  les  vo- 
missements survinrent  mêlés  de  stries  de  sang;  chez 
d'autres  se  manifesta  une  véritable  hémalémèse; 
chez  tous,  la  face  était  fortement  injectée,  les  lèvres 
et  les  ailes  du  nez  violacées,  la  respiration  haute 
et  pénible,  le  pouls  petit,  serré,  fréquent.  Enfin, 
le  jour  même,  pour  quatre  d'entre  eux,  le  lende- 
main pour  les  trois  autres,  la  mort  termina  cet 
état  effrayant. 

Frappé  de  ce  malheui',  dont  il  ne  tarda  pas  à 
connaître  la  cause,  Broûssais,  d'accord  avec  l'ad- 
ministration ,  voulut  en  prévenir  le  retour.  Il  fit 
placer  le  long  du  mur  donnant  sur  le  Champ-des- 
Capucins  une  sentinelle  chargée  de  veiller  à  ce  que 
personne  ne  pût  désormais  faire  passer  de  nourri- 


t)i:  LA  goluMandisl.  371 

tnrp  aux  malades;  pircaiifion  saj^o.  .sans  rloiitc,  mais 
qui  seule  ne  sul'fil  pas.  La  faim,  en  effet,  comme 
les  autres  besoins  animaux,  a  ses  retours  périodi- 
ques; elle  est  aussi  entièrement  sous  l'induenee  de 
Ihabitude  :  alors  elle  se  présente  avec  tant  d'exi- 
(jence,  que  les  mesures  employées  dans  les  hôpitaux, 
la  surveillance  la  mieux  exercée,  se  trouvent  la  plu- 
part du  temps  en  défaut  :  il  est  des  parents,  des 
amis,  d'une  condescendance  coupable,  des  infir- 
miers plus  criminels  encore,  qui,  par  l'appât  d'une 
sordide  et  honteuse  récompense,  sont  la  cause  des 
rechutes  mortelles  qu'on  observe  journellement. 

Nous  le  répétons,  on  ne  saurait  trop  recommander 
aux  personnes  qui  environnent  un  malade  d'éviter  de 
prendre  leurs  repas  devant  lui,  car  tout  le  monde 
sait  que  la  vue  seule  des  aliments  peut  réveiller  l'ap- 
pétit endormi,  et  le  rendre  désordonné.  Voici  à  ce 
sujet  vme  nouvelle  observation,  non  moins  curieuse 
que  la  première. 

Après  la  triste  expérience  dont  le  célèbre  méde- 
cin du  Val-de-Gràce  avait  été  témoin,  il  fut  lui-même 
atteint  d'une  gastro-entérite  grave,  qui  fut  jugée  au 
bout  de  quelques  jours  d'un  traitement  actif.  La 
convalescence  était  franche,  toute  trace  de  phleg- 
masie  avait  disparu,  lorsqu'on  apporta  un  plat  de 
lentilles  pour  le  dîner  de  la  garde  qui  le  veillait.  Qui 
le  croirait!  malgré  la  terrible  épreuve  qu'il  avait  vue 
dans  son  service,  et  qui,  dans  ses  leçons,  lui  a  sou- 
vent servi  de  texte  sur  le  danger  du  passage  brusque 
d'une  alimentation  légère  à  une  alimentation  ordi- 
naire, Broussais  éloigne  sa  garde  sous  un  prétexte 
frivole,  se  glisse  aussitôt  à  bas  de  son  lit,  se  traîne 


372  DE    l.A    COinMANUlSE. 

en  se  cramponnant  aux  objets  qu'il  peut  saisir,  s  em- 
pare du  plat  de  lentilles  tant  convoité,  puis,  comme 
un  enfant  gourmand,  le  dévore,  et  se  remet  au  lit 
sans  rien  dire.  Le  lendemain  ,  la  maladie  reparut 
plus  violente  que  la  première  fois,  et  si  Broussais 
échappa  à  la  mort ,  il  ne  dut  quelques  années  d'exis- 
tence qu'à  la  force  de  sa  constitution ,  et  aux  soins 
idtérieurs  dont  on  l'entoura  pour  prévenir  une  nou- 
velle rechute  (1). 

NI.  Boulimie  congéniale  (faim  canine  de  naissance)  (2). 

Lhermina  (Anne-Denise)  naquit  à  Noyon  ,  le  23  fé- 
vrier 1786,  de  Charles-Antoine  Lhermina.  exerçant 
l'état  de  vannier,  et  de  Marie-Antoinette  Rousselle, 
son  épouse  légitime.  J'insiste  à  dessein  sur  ces  dé- 

(1)  Broussais  mourut  le  17  novembre  1838  ,  à  la  suite  dune  lon- 
(jue  et  douloureuse  maladie  du  rectum, 

(2)  Les  anciens  appelaient  boulimie  {  ^yj'/.'.u.o; ,  grande  Jaim  ,  jaiin 
de  bœuf)  une  faim  insatiable  et  si  pressante,  qu'elle  produit  la  dé- 
faillance si  elle  n'est  promptement  satisfaite.  Ils  nommaient  cyno- 
rexie  {y.w6^t^ii ,  Ji'iim  canine)  l'appétit  vorace,  accompa^jné  de  vo- 
missements des  aliments  peu  après  leur  ingestion.  Knfin  ,  ils  don- 
naient le  nom  de  lycorexie  (X'j/.o'psç'.; ,  faim  de  loup)  à  l'augmentation 
morbide  de  l'appétit,  avec  des  déjections  alvines  semblables  à  de 
la  bouillie  grisâtre,  et  accompagnées  de  vives  tranchées.  Les  mo- 
dernes confondent  ces  trois  affections  sous  le  nom  de  boulimie.  — 
Au  rapport  de  Brassavoie,  la  boulimie  régna  épidémiquement  à 
Ferrare  en  1538  ;  à  plusieurs  époques,  il  s'est  également  manifesté, 
dans  quelques  points  de  l'Europe,  des  appétits  extraordinaires,  dont 
les  liistoriens  font  mention. 

Voici  la  liste  des  principaux  ouvrages  publiés  sur  cette  maladie, 
que  les  nosologistes  rangent  pnrmi  les  névroses  des  organes  di- 
gestifs : 

Siliî-ockins  (Luc),  de  Bidimo,  in-4'^:  .Ii»n.T  ,  1(36^. 


I)K    lA    GOURMANDISE.  373 

tails  biographiques ,  qui  m'ont  élé  donnés  par  la 
sœur  aînée  de  Denise,  parce  que  celte  dernière  dé- 
clara comme  auteurs  de  ses  jours  des  personnes 
pour  qui  la  chasteté  est  particulièrement  un  devoir, 
et  qu'elle  ne  craignit  pas  de  donner  de  la  publicité 
à  ses  odieuses  calomnies.  Mise  en  nourrice  auprès 
de  sa  marraine,  mademoiselle  Legras,  alors  tou- 
rière  de  l'hôtel-Dieu  de  Noyon ,  Denise  devint  l'objet 
des  soins  de  cette  femme  respectable,  qui,  pendant 
nos  troubles  politiques,  la  garda  dans  sa  maison, 
où  elle  tenait  une  école  de  petites  filles.  Dès  les  pre- 
miers moments  de  sa  vie ,  Denise  s'était  fait  remar- 
quer par  sa  voracité,  épuisant  ses  nourrices,  et  man- 
geant plus  que  quatre  enfants  de  son  âge.  Vers  sa 
septième  année,  à  la  suite  d'une  violence  exercée  sur 
elle,  eut  lieu  l'évacuation  des  menstrues,  qui  se  pro- 
longea pendant  plusieurs  semaines,  et  avec  cette 
fonction  se  développèrent  bientôt  tous  les  attributs 
de  la  puberté.  Les  années  suivantes ,  elle  fut  affec- 
tée d'une  teigne  que  l'on  traita  trois  fois  par  la  dou- 
loureuse méthode  de  la  calotte. 


Carstenius  (Carol.  Gotb.)  ,  Disptitatio  de  biihino,  in-4°  ;  Jena- , 
1691. 

Struvius  (Joann.  Christ.),  Disputalio  exhibens  agrtiin  LuUniicuui , 
in-4'^;  Jenae,  1695. 

Hennisch  (Aug,  Frid.),  do  Fume  canina,  ia-4":  Wittemb.,  1699. 

Lefebvre  (Philip.),  de  BuUnw,  iQ-4°;  Basileae  ,  1703. 

Niefeld  (Mart.  Christ.),  de  Bulimia  scii  niniia  cibuiuin  apptttnlui, 
in-4'';  Halce,  1747. 

Walther  (Aug.  Frid.),  Diss.  de  obcsis  et  voracibus ,  coi  unique  vitœ 
incoiniiiodis  ne  morbis;  Lipsiœ,  1734.  Cette  dissertation  se  trouve 
dans  le  quatrième  volume  du  Delectus  cpusculorum  medicoruni,  col- 
lectus  a  Joanne  Petro  Frank,  iii-12,  p,  236;  f^ipsiae,  1791. 


374  DE    LA    GOUHMANDiSi::. 

Cependant  Denise  touchait  à  sa  dixième  année, 
et  sa  gloutonnerie,  qui  augmentait  avec  l'âge,  l'o- 
bligea deux  fols  de  quitter  sa  marraine,  souvent  con- 
trainte de  la  punir,  parce  qu'elle  mangeait  le  pain 
de  tous  les  enfants  de  l'école.  Errant  alors  de  village 
en  village,  l'infortunée  se  nourrissait  de  légumes  crus 
et  de  pain,  qu'elle  recevait  de  la  charité  publique. 
Revenue  à  Noyon  pour  la  troisième  fois,  elle  y  tint 
avec  quelque  succès  une  petite  école,  montrant  elle- 
même  à  lire  aux  enfants ,  et,  pour  unique  payement, 
n'exigeant  que  du  pain  ,  dont  elle  consommait  alors 
environ  dix  livres  par  jour.  Mais,  quittant  bientôt 
une  profession  qui  ne  pouvait  plus  subvenir  à  son 
appétit,  elle  alla  à  Saint-Quentin  rejoindre  sa  sœur 
aînée,  qui  la  plaça  en  service  chez  un  jardinier,  où 
elle  faisait  assez  maigre  chère,  et  ensuite  chez  un 
aubergiste ,  où  elle  trouva  enfin  une  ample  nour- 
riture. 

Une  chute  qu'elle  fit  l'ayant  blessée  au  mamelon 
gauche,  elle  se  rend  à  Paris  pour  y  être  traitée.  Mais 
avant  d'entrer  h  l'hôpital,  elle  est  deux  fois  arrêtée, 
dérobant  chez  des  boulangers  plusieurs  pains,  qu'elle 
dévore  à  l'instant  même.  Conduite  à  Saint-Louis, 
elle  est  affectée,  pendant  sept  mois,  d'un  écoule- 
ment sanguin  .  par  l'endroit  de  sa  blessure.  Malgré 
cette  hémorrhagie ,  que  les  soins  de  l'art  ne  peuvent 
tout  à  fait  arrêter,  les  menstrues  paraissent  sou- 
vent et  en  abondance.  Un  vomissement  de  sang, 
auquel  elle  est  sujette  depuis  quelques  années,  con- 
tinue d'avoir  lieu  périodiquement.  (  Prescription  : 
bains  sulfureux,  sudorifiques ,  pain  et  lait  à  discré- 
tion.  Point  de  mieux.)  Transférée  à  l'hôpital    du 


DE    LA    GOURMANDISE.  375 

Midi ,  elle  y  subit  sans  aucun  succès  un  traitement 
mercuriel.  A  sa  sortie  de  cet  établissement,  elle 
offre  ses  services  à  plusieurs  maîtres,  qui  se  hâtent 
de  la  congédier  aussitôt  qu'ils  s'aperçoivent  de  sa 
boulimie  et  des  attaques  d'épilepsie  auxquelles  elle 
est  sujette  depuis  l'âge  de  sept  ans,  à  la  suite  de 
la  violence  exercée  sur  elle  par  un  individu  qu'elle 
prétendit  être  son  père.  Abandonnée  à  son  malheu- 
reux sort,  elle  erre  dans  Paris,  vivant  d'aumônes,  et 
mangeant  les  rebuts  d'aliments  qu'elle  trouve  aux 
portes.  Les  secours  qu'on  lui  donne  ne  pouvant  suf- 
fire à  calmer  sa  faim  ,  elle  entre  dans  une  maison  de 
prostitution,  d'où  elle  est  tirée  par  les  soins  d'une 
personne  charitable,  à  la  recommandation  de  la- 
quelle plusieurs  médecins  tentèrent,  mais  inutile- 
ment, une  foule  de  moyens  pour  lui  rendre  la  santé. 
A  cette  époque,  Denise  est  placée  à  la  Salpêtrière, 
dans  la  division  des  épileptiques,  où  elle  reçoit  les 
soins  de  MM.  Esquirol  e|.  Amussat.  Sa  faim  habi- 
tuelle est  alors  satisfaite  par  huit  à  dix  livres  de 
pain;  elle  se  promène  ou  tricote,  s'inquiétant  peu 
de  sa  position.  Son  sommeil  est  très-court:  elle  ne 
boit  presque  pas ,  si  ce  n'est  pendant  les  accès  d'é- 
pilepsie. Une  éruption  de  petits  boutons  paraît  à  la 
tête  pour  peu  que  la  malade  laisse  croître  ses  che- 
veux. Ses  selles  sont  rares,  et  parfois  sanguinolentes. 
Les  vomissements  de  sang  (hématémèse  périodique) 
ont  lieu  deux  ou  trois  fois  par  mois.  Sa  grande 
faim  la  prend  à  peu  près  aussi  fiéquemment  :  elle 
mange  alors,  pendant  la  nuit ,  jusqu'à  vingt-quatre 
livres  de  pain.  Au  commencement  de  l'accès,  elle 
perd  connaissance;  dès  qu'elle  l'a  recouvrée,  elle  se 


376  DE    LA    GOURMANDISE. 

jette  sur  son  pain,  et  devient  tellement  furieuse,  si 
on  la  contrarie  dans  ce  besoin  impérieux,  qu'elle 
mord  ses  vêtements,  ses  mains  même,  et  ne  retrouve 
la  raison  qu'après  avoir  tout  à  feit  apaisé  sa  faim. 
Dans  ces  moments,  l'épigastre  est  le  siège  d'une 
douleur  que  la  pression  augmente  :  la  malade  sent 
aussi  monter,  dans  le  trajet  de  l'œsophage,  un 
corps  qu'elle  compare  à  une  large  feuille  d  arbre. 
Il  lui  semble  qu'elle  est  fortement  serrée  vers  les 
mamelles;  une  sueur  froide  la  mouille;  elle  fait  des 
efforts  pour  rejeter  le  corps  qui  l'oppresse  ;  puis 
cette  feuille  descend  dans  l'estomac,  et  remonte 
bientôt  plus  ou  moins  haut  ;  enfin  ,  des  vomisse- 
ments d'un  sang  noir  pris  en  caillots,  nageant  dans 
un  sang  plus  clair,  dépourvu  d'aliments ,  soulagent 
cette  malheureuse ,  et  l'appétit  reprend  son  cours 
habituel  jusqu'à  ce  que  les  mêmes  accidents  viennent 
de  nouveau  se  manifester.  Ces  accès  la  ramenèrent 
souvent  à  l'infirmerie ,  où  M.  Rostan  lui  fit  suivre 
plusieurs  traitements  antiphlogistiques.  La  glace 
qu'il  lui  administra  à  l'intérieur,  au  mois  de  juillet 
1819,  parut  lui  procurer  quelque  soulagement  jus- 
qu'en janvier  1820. 

Plusieurs  mois  après,  la  malade  sortit  de  la  Sal- 
pêtrière,  et  éprouva  les  mêmes  crises  jusqu'au  mois 
de  février  1823,  époque  à  laquelle  elle  vint  me  con- 
sulter. Elle  ressentait  alors  un  prurit  insupportable 
au  nez,  au  nombril  et  à  l'anus;  elle  avait  la  pupille 
très-dilatée  ;  le  pouls  était  régulier,  nullement  fé- 
brile; la  peau  fraîche,  la  langue  chargée,  la  bouche 
amèrc.  Je  lui  demandai  si  elle  avait  quelquefois 
lendu  des  vers  :  sur  sa  réponse  négative,  je  me  bor- 


I)E    LA    GOURMANDISE.  377 

nai  à  lui  conseiller  deux  onces  d'huile  de  ricin ,  avec 
une  once  de  sirop  de  limon.  Le  lendemain  elle  m'ap- 
porta plusieurs  fragments  de  taenia,  qu'elle  avait 
rendus  dans  les  selles,  et  m'annonça  en  même  temps 
la  cessation  des  symptômes  qu'elle  éprouvait  depuis 
quelques  jours.  A  dater  de  ce  moment ,  la  faim  de 
Denise  diminua  d'une  manière  sensible  ;  elle  ne 
consommait  plus  qu'environ  cinq  livres  de  pain 
et  deux  ou  trois  fortes  soupes  par  jour.  La  grande 
faim  qu'elle  éprouvait  périodiquement  le  9  février, 
depuis  cinq  ans,  avorta  cette  fois,  et  n'eut  plus  lieu 
qu'en  1828. 

Denise  avait  donc,  à  ma  connaissance,  trois  sor- 
tes de  faim  :  sa  faim ,  qui,  de  1820  à  1822,  était 
apaisée  par  douze  livres  d'aliments  en  vingt-quatre 
heures;  ses  faims ,  qui  avaient  lieu  trois  ou  quatre 
fois  par  mois  ,  plus  souvent  encore  si  elle  était  con- 
trariée, et  pendant  lesquelles  elle  mangeait  de  vingt 
à  vingt-quatre  livres  de  pain  ;  puis  ^rt  grande  faim , 
qui  eut  lieu  pendant  cinq  ans  de  suite,  le  9  février, 
et  une  autre  fois  le  vendredi  saint,  parce  qu'elle 
avait  pensé  au  jeûne  :  dans  cette  dernière,  elle  dévo- 
rait, en  vingt-quatre  heures,  trente  à  trente-deux  li- 
vres d'aliments,  tant  pain  que  soupe;  mangeant,  et 
vomissant  tour  à  tour  le  sang ,  jusqu'à  ce  qu'elle 
tombât  épuisée  de  fatigue.  Se  trouvant,  le  9  février 
de  je  ne  sais  quelle  année,  dans  la  cuisine  de  ma- 
dame la  marquise  de  La  Tour-du-Pin,  l'une  de  ses 
bienfaitrices ,  Denise  fut  prise  de  sa  grande  faim , 
et  engloutit  en  quelques  instants  le  potage  destiné 
à  vingt  convives,  plus  douze  livres  de  pain.  Recon- 
duite à  son  domicile,  elle  continua  de  manger  peu- 


378  DE    LA    GOURMANDISE. 

dant  une  partie  de  la  nuit,  et  presque  toute  la  jour- 
née du  lendemain. 

Comme  je  l'ai  dit  plus  haut,  depuis  le  mois  de 
février  1823  l'appétit  de  Denise  était  considérable- 
ment diminué,  ce  qui  doit  être  attribué  en  partie  à 
l'expulsion  du  tœnia  :  je  dis  en  partie,  car,  dès  ce 
moment,  la  malheureuse  fit  un  abus  effrayant  des 
liqueurs  alcooliques.  Visitant  alors  très-assidûment 
ses  protecteurs,  et  se  plaignant  sans  cesse  de  sa 
faim  canine,  qui,  à  son  dire,  la  tourmentait  plus 
que  jamais,  elle  obtenait  d'eux,  de  M.  le  duc  d'Angou- 
lême  surtout,  des  secours  qui  pendant  cinq  ans  l'ai- 
dèrent à  se  plonger  dans  un  état  d'ivresse  conti- 
nuelle. D'après  les  détails  qui  m'ont  été  donnés  par 
des  personnes  dignes  de  foi,  elle  prenait  toutes  les 
deux  heures  un  verre  de  vin  ou  d'eau-de-vie,  pré- 
tendant que  les  liquides  la  soutenaient  mieux  que  les 
solides.  On  conçoit  facilement  combien  d'accidents 
furent  produits  par  de  pareils  écarts  de  régime.  Le 
plus  fâcheux  de  tous  fut  la  suppression  des  men- 
strues, qui  eut  lieu  en  1826,  et  à  laquelle  il  fallut 
souvent  suppléer  par  des  saignées  locales  et  géné- 
rales, qui  n'apportaient  qu'un  soulagement  momen- 
tané. D'un  autre  côté,  la  malade,  dont  l'estomac 
était  toujours  surexcité  par  des  boissons  stimu- 
lantes, commença  à  avoir  des  goiits  bizarres.  Ainsi, 
de  temps  en  temps,  elle  mangeait  du  mou  cru,  et  se 
dciiraissait  souvent  les  dents  en  allant  à  la  Glacière 
brouter  de  l'herbe,  qu'elle  digérait  ordinairement 
assez  bien. 

Le  i*"  juillet  1828,  s'étant  rendue  à  son  pâturage 
favori,  Denise  cueillit  un  panier  d'herbes  et  de  bou* 


DE    1.A    GOURMANDISE.  379 

tons  cVor  {raniincu/iis  acr/'s),  qu'elle  man^^jea  pour  son 
souper.  Elle  fut  tourmentée  de  coliques  violentes, 
qu'elle  essaya  vainement,  pendant  la  nuit,  de  calmer 
avec  du  vin  chaud  et  de  l'eau-de-vie.  Le  lendemain 
cependant,  et  les  jours  suivants,  les  douleurs  dimi- 
nuèrent assez  pour  qu'elle  pût  sortir;  mais,  forcée 
bientôt  de  reprendre  le  lit,  elle  me  fit  appeler  le 
12  juillet  dans  la  matinée. 

Je  trouvai  la  malade  affectée  d'ictère  ;  l'hypochon- 
dre  droit  était  légèrement  douloureux  à  la  pression  , 
le  ventre  ballonné,  le  pouls  petit,  misérable:  il  y 
avait  en  outre  œdème  des  extrémités  supérieures  et 
inférieures,  amaigrissement  considérable  du  corps  , 
inappétence.  Je  prescrivis  une  décoction  de  chien- 
dent nitrée  ,  édulcorée  avec  du  sirop  de  guimauve, 
des  fomentations  émollientes  sur  toute  l'étendue  du 
ventre,  des  lavements  avec  une  décoction  de  pavots 
et  de  pariétaire,  et  la  diète  la  plus  sévère.  Ce  trai- 
tement, observé  tant  bien  que  mal  pendant  quel- 
ques jours,  fut  suivi  d'un  mieux  sensible,  dont  la 
malheureuse  profita  pour  se  gorger  de  vin  pur  et 
d'eau-de-vie.  Le  5  août,  ayant  bu  près  d'une  bou- 
teille de  cette  dernière  liqueur,  elle  parut  éprouver 
momentanément  un  mieux  marqué  :  l'œdème  et  le 
ballonnement  du  ventre  disparurent;  elle  espérait, 
selon  son  énergique  expression ,  se  raccrocher  à  la 
vie;  mais  le  délire  survint  bientôt,  et  la  mort  eut 
lieu  vingt-quatre  heures  après. 

Ouverture  du  corjjs.  —  L'estomac  était  d'une  pe- 
tite dimension  ;  sa  membrane  muqueuse  présentait 
çà  et  là,  ainsi  que  celle  des  intestins,  quelques  points 
enflammés.  Nous  n'y  avons  trouvé  aucune  espèce  de 


380  DE    LA    GOURMANDISE. 

vers.  Le  foie,  très-volumineux,  présentait  la  dégéné- 
rescence jaune  et  grasse;  la  vessie  et  l'utérus  étaient 
très-peu  développés  :  Denise  n'avait  pas  eu  d'enfant. 
Les  organes  contenus  dans  la  cavité  tlioracique 
paraissaient  dans  l'état  sain.  La  tête  n'a  pas  été 
ouverte.  Le  crâne,  que  je  conserve,  présentait  l'or- 
gane de  l'alimentivité  développé  d'une  manière  ex- 
cessive, et  les  condyles  de  l'os  maxillaire  inférieur 
presque  entièrement  détruits,  ce  que  l'on  concevra 
facilement,  en  songeant  que  la  mastication  a  été 
permanente  pendant  près  de  quarante-deux  ans. 

Pour  compléter  cette  observation ,  je  crois  devoir 
ajouter  sur  cette  femme  extraordinaire  quelques 
détails  qui  ne  me  semblent  pas  dépourvus  d'intérêt. 

Denise  était  d'une  taille  et  d'un  embonpoint  mé- 
diocres; sa  constitution  était  éminemment  sanguine, 
quoique  ses  membres  fussent  d'un  blanc  pâle  et 
d'une  mollesse  qui  indiquaient  l'excès  du  tissu  cellu- 
laire plus  que  la  force  des  muscles.  Sa  démarche, 
sa  voix ,  ses  gestes ,  tenaient  plus  de  l'homme  que 
de  la  femme.  Ses  yeux,  petits  et  d'un  bleu  clair, 
avaient  quelque  chose  de  ceux  de  l'hyène. 

Sa  conversation,  brusque,  décousue,  roulant 
presque  toujours  sur  sa  faim ,  n'était  guère  qu'un 
tissu  de  mensonges.  Denise ,  en  effet ,  comme  nous 
l'avons  vu,  donna  longtemps  des  détails  aussi  odieux 
que  faux  sur  les  auteurs  de  ses  jours,  sur  ses  dif- 
férentes professions ,  et  sur  la  quantité  d'aliments 
qu'elle  prenait.  Elle  soutenait  avoir  mangé  jusqu'à 
soixante-douze  livres  de  pain  en  vingt-quatre  heures, 
tandis  que,  d'après  les  renseignements  les  plus  exacts, 
j'ai  la  conviction  qu'elle  n'a  jamais  pris  plus  de 


DE    (.A    COLP.MANOISt.  381 

trente-deux  livres  d'aliments,  y  compiis  les  soupes. 
Elle  disait  avoir  l'iiabitude  de  boire  tous  les  ma- 
tins un  petit  verre  d'absinthe,  tandis  qu'elle  se  gor- 
geait  continuellement  de  liqueurs  fortes.  Enfin,  pour 
capter  la  bienveillance  des  personnes  charitables  qui 
la  soutenaient  depuis  sa  sortie  de  la  Salpêtrière, 
ancienne  maîtresse  d'école ,  elle  fit  semblant  d'ap- 
prendre à  lire;  élevée  jusqu'à  quinze  ans  par  une 
religieuse,  elle  se  laissa  expliquer  le  catéchisme  pen- 
dant plusieurs  mois,  et  joua  le  rôle  de  première 
communiante. 

Elle  aimait  assez  les  petits  garçons,  mais  ne  pou- 
vait souffrir  la  vue  des  petites  filles,  avec  qui,  m'a- 
t-elle  dit  souvent,  elle  aurait  craint  d'être  renfermée. 

Les  fleurs  avaient  pour  elle  un  attrait  irrésistible; 
plusieurs  fois  elle  suivit  pendant  des  heures  entières 
des  personnes  qui  en  portaient. 

Active,  obligeante,  charitable,  Denise  donna 
quelquefois  de  l'argent  aux  pauvres  ;  mais  du  pain  , 
jamais. 

Chargée  souvent  par  des  personnes  de  ma  connais- 
sance d'aller  recevoir  des  sommes  assez  considéra- 
bles, et  de  faire  en  même  temps  quelques  emplettes, 
Denise  montra  toujours  la  fidélité  la  plus  scrupu- 
leuse dans  ces  diverses  commissions.  Sa  probité  n'é- 
tait pas  ébranlée  à  la  vue  de  l'or,  mais  elle  défail- 
lait devant  un  morceau  de  pain.  Un  matin  qu'elle 
traversait  la  rue  des  Postes ,  elle  aperçut  un  maçon 
qui,  occupé  à  satisfaire  un  besoin  pressant,  avait 
déposé  son  pain  sur  la  borne  près  de  laquelle  il  était 
accroupi.  Denise  avait  de  l'argent  sur  elle  et  du  pain 
dans  son  panier;  elle  dérobe  cependant  le  pain  de  ce 


le- 

382  1>E    1-^    COUBMAXDISË. 

pauvre  lioinnic.  el  se  sauve  à  toutes  jambes.  Quel- 
ques jours  après,  elle  vint  me  raconter  son  action, 
et  me  demanda  si  elle  ne  ferait  pas  bien  d'envoyer 
cinq  francs  au  maçon,  dont  elle  connaissait  la  de- 
meure :  j'approuvai  fort  son  intention,  et  l'eni+a- 
geai  à  joindre  un  pain  à  son  envoi,  en  remplace- 
ment de  celui  qu'elle  avait  pris.  A  ce  mot,  ses  traits 
s'altèrent,  se  tuméfient,  sa  lèvre  inférieure  tremble 
de  colère,  son  reîjard  devient  étincelant ,  une  salive 
écuraeuse  s'écoule  de  sa  bouche:  «Je  lui  enverrai 
dix  francs ,  me  dit-elle  d'une  voix  émue ,  quinze 
francs ,  si  vous  le  voulez  ;  niais  il  n'aura  jainais  de 
moi  une  bouchée  de  paiii  !  » 

Sa  sensibilité ,  naturellement  exaltée,  l'était  en- 
core plus  depuis  qu'elle  s'était  adonnée  à  l'ivrogne- 
rie :  elle  changea  de  logement  parce  qu'un  chat  avait  j 
de  dessus  le  toit,  regardé  une  soupe  qu'elle  avait 
mis  refroidir  à  sa  fenêtre.  Une  autre  fois,  son  po- 
tage s'étant  en  partie  renversé  dans  le  feu,  pour  nfe 
pas  en  perdre  le  reste,  elle  l'avala  bouillant,  ce  qiil 
lui  occasionna  dans  la  journée  cinq  vomissements 
de  sang. 

Se  trouvant  un  jour  enfermée  avec  mademoiselle 
D***  dans  là  bibliothèque  de  l'église  Sainte-Geneviève, 
son  premier  soin  est  de  regarder  dans  le  paniei" 
qu'elle  portait  habituellement,  et,  n'y  voyant  qu'en- 
viron une  livre  de  pain,  la  frayeur  d'en  manquer 
s'erhpare  d'elle  à  tel  point  qu'elle  tient  les  discours 
les  plus  étranges,  ne  sachant,  disait-elle,  à  quelle 
extrémité  la  faim  peut  la  conduire...  Déjà  elle  com- 
mençait à  grimper  aux  murs  pour  atteindre  une  fe- 
nêtre assez  élevée ,  lorsqu'à  son  grand  contentement , 


DE    LA    GOUUMANniSÉ.  3^3 

et  surtout  à  celu'.  de  la  demoiselle  D**",  on  vint  leur 
ouvrir  la  porte. 

Un  autre  jour  que  je  lui  pratiquais  chez  moi  une 
saignée,  un  énorme  morceau  de  pain,  qu'elle  tenait 
sous  le  bras ,  étant  tombé  dans  la  cuvette  qui  rece- 
vait le  sang,  elle  l'en  retire  avec  précipitation,  et  le 
dévore  tout  sanglant. 

En  résumé,  l'on  peut  dire  que  cette  femme  a  es- 
sentiellement vécu  pour  la  digestion.  Il  est  en  effet 
difficile  de  trouver  dans  sa  vie  entière  quelques  in- 
stants qui  ne  soient  pas  consacrés  à  cette  fonction^ 
Dans  les  premiers  mois  de  sa  naissance,  elle  épuise 
plusieurs  nourrices;  enfant,  elle  dévore  le  pain  de 
ses  camarades;  adulte ,  elle  mange  jour  et  nuit;  de- 
venue moins  vorace,  elle  se  plonge  dans  une  ivresse 
perpétuelle  ;  frappée  à  mort,  elle  veut  se  raccrocher 
à  la  vie  pour  manger;  enfin,  quelques  moments 
avant  de  mourir,  ne  pouvant  plus  manger  de  pain, 
parce  que,  disait-elle,  le  pain  avait  mal  au  cœur, 
elle  force  sa  sœur  à  ^manger  près  d'elle,  presque 
dans  sa  bouche ,  et  meurt  en  disant  :  Puisque  le 
bon  Dieu  ne  veut  plus  que  je  mange,  que  j'aie  du 
moins  le  plaisir  de  voir  manger! 

IV.   Le  gastronome  théoricien  ,  ou  la  manie  de  l'art  culinaire. 

Un  cuisiniier  éii  traitement  à  l'hôpital  Saint-Louis, 
vers  la  fin  de  1829,  disait  emphatiquement  à  un 
artiste  distingué  (1)  qui  peignait  son  portrait  :  «  Ac- 


(1)  M.  Deiestre,  auteur  des  Etudes  des  Passions  appliquées  aux 
beaux-arts. 


384  liE    I.A    COUn.MANDISE. 

tiicllcmcnt ,  monsieur,  on  fait  la  cuisine  comme  on 
jjâche  le  plâtre;  cet  art  est  retombé  clans  l'enfance. 
Pour  moi,  je  ne  regrette  qu'une  chose,  c'est  de  ne 
pas  pouvoir  faire  à  ma  patrie  le  cadeau  de  mes  con- 
naissances avant  de  mourir.  Oui,  je  l'aime,  ma  pa- 
trie; jugez-en,  monsieur  :  j'avais  jadis  cent  casse- 
roles à  queue  chez  le  prince  de  Condé,  et  je  n'ai 
pas  voulu  éraigrer  !  » 

La  rencontre  de  Montaigne  avec  le  maître  d'hôtel 
du  cardinal  Caraffe  est  aussi  trop  curieuse  pour  ne 
pas  servir  d'introduction  à  cet  article,  destiné  à 
faire  oublier  les  dégoûtantes  peintures  que  nous  a 
présentées  l'observation  précédente.  «  Il  m'a  faict , 
dit  l'auteur  des  Essais,  un  discours  de  ceste  science 
de  gueule,  avecques  une  gravité  et  une  contenance 
magistrales ,  comme  s'il  m'eust  parlé  de  quelque 
grand  poinct  de  théologie.  Il  m'a  déchiffré  une  dif- 
férence d'appétits  ,  celui  qu'on  a  à  jeun ,  qu'on  a 
aprez  le  second  et  tiers  service;  les  moyens  tantost 
de  luy  plaire  simplement,  tantost  de  l'esveiller  et 
picquer  ;  la  police  des  saulces...  Aprez  cela,  il  est 
entré  sur  l'ordre  du  service,  plein  de  belles  et  im- 
portantes considérations,  et  tout  cela  enflé  de  riches 
et  magnifiques  paroles,  et  celles  mesme  qu'on  em- 
ployé à  traicter  du  gouvernement  d'un  empire.  » 

Tel  était  le  plaisant  personnage  dont  je  vais  par- 
ler, avec  cette  différence  que ,  n'exerçant  pas  la  pro- 
fession de  maître  d'hôtel ,  il  paraissait  infiniment 
plus  ridicule.  C'était  un  certain  M.  de  M***,  contrô- 
leur des  contributions  directes  à  Pignerol ,  en  1810, 
homme  bien  né  et  de  beaucoup  d'esprit,  mais  qui 
avait  à  un  tel  point  la   passion   de   l'art  culinaire. 


DE    LA    GOURMANDISE.  385 

qu'il  en  faisait  l'objet  unique  de  ses  pensées ,  et  ne 
pouvait  s'empêcher  de  montrer  à  tout  propos  l'en- 
thousiasme qu'il  lui  inspirait. 

«On  devient  cuisinier,  mais  on  naît  rôtisseur,  »  a 
dit  l'auteur  de  la  Physiologie  du  goût  :  M,  de  M*** 
était  né  à  la  fois  rôtisseur  et  cuisinier.  Aussi ,  per- 
sonne ne  s'entendait  mieux  que  lui  dans  l'art  de 
faire  rôtir  un  filet  de  bœuf  piqué  avec  des  lanières 
d'anchois,  mets  pour  lequel  il  avait  inventé  une 
sauce  dont  le  secret  eût  fait  la  fortune  de  plus  d'un 
cordon  bleu. 

Il  n'était  en  France  si  petit  endroit  que  ce  nouvel 
Archestrate  (1)  n'eût  visité,  pour  peu  qu'il  se  re- 
commandât par  la  production  ou  la  confection  de 
quelque  succulent  comestible. 

N'allez  pas  croire ,  cependant ,  que  son  érudition 
se  bornât  à  une  simple  connaissance  de  la  carie  gas- 
tronomique de  la  France  ;  il  avait  aussi  beaucoup 
étudié  l'histoire  sous  un  point  de  vue  spécial,  et  il 
savait  à  ne  jamais  l'oublier  tous  les  fruits  que  les 
Romains  avaient  recueillis  de  leurs  victoires.  11  sa- 
vait que  ces  fameux  conquérants  ,  ou ,  si  vous  aimez 
mieux,  ces  grands  voleurs  de  nations,  avaient  en- 


(1)  L'Athénien  Archestrate  ,  poëte  grec  d'une  époque  incertaine  , 
voyagea  pendant  plusieurs  années  pour  étudier  la  cuisine  de  diffé- 
rents peuples,  et  publia  le  premier  poëme  gastronomique  dont  il 
soit  fait  mention  dans  l'histoire.  Quoique  grand  mangeur,  il  était 
tellement  maigre  que  le  vent ,  dit-on ,  l'emportait.  Sa  légèreté  était 
passée  en  proverbe  :  Léger  comme  Archestrate.  Les  fragments  qui 
nous  restent  de  son  poëme  ont  donné  à  Berchoux  l'idée  du  sien  :  ils 
prouvent  qu'Archestrate  possé<lait  à  un  égal  degré  l'art  de  cuire  et 
l'art  d'écrire. 

25 


38C  P»E    LA    GOURMANDISE. 

levé  rabrlcot  et  le  cantaloup  aux  Arméniens,  la 
pèche  et  les  noix  aux  Perses,  les  citrons  aux  Mèdes, 
et  la  cerise  à  Mlthridate;  il  avait  encore  retjenu  qu^ 
les  fif^ues  avaient  été  cause  indirecte  de  la  descente 
de  Xerxès  en  Grèce,  ainsi  que  de  la  destruction  de 
Cartilage;  et  qu'enfin,  Viteilius  avait  eu  le  coi^- 
rage  d'aller  lui-même  chercher  la  pislaclie  en  Syrie. 

Désireux  d'étendre  la  sphère  de  ses  connaissan- 
ces, M.  de  M***  avait  lu  plusieurs  traités  de  phy- 
siologie; il  s'était  longtemps  arrêté  sur  le  phéno- 
mène de  la  digestion,  sur  les  causes  qui  peuvent  la 
favoriser,  et  il  faisait  à  ce  sujet  des  remarques  aussi 
judicieuses  qu'originales.  «  Savez-vous ,  disait-il  un 
jour,  pourquoi  les  personnes  d'un  âge  avancé  sont 
généralement  moroses,  silencieuses  et  pessimistes, 
c'est  qu'elles  n'ont  plus  de  dents.  Les  dents ,  ajou- 
tait-il avec  chaleur,  ne  sont  pas  seulement  l'orne- 
ment de  la  bouche,  les  auxiliaires  d'une  bonne 
prononciation;  elles  sont  surtout  les  ciseaux,  Ie§ 
tenailles,  la  meule,  le  pressoir  de  l'estomac.  Don- 
nez-moi un  bon  dentier  à  un  vieillard  ,  et  il  rede- 
viendra causeur,  et  ses  idées,  plus  libres,  perdront 
la  sombre  tristesse  que  leur  imprimait  l'embarras 
de  les  émettre,  joint  à  la  difficulté  de  digérer.  » 

Une  autre  fois,  il  prétendait  que  la  physiogno- 
monie  avait  grand  tort  de  ne  pas  insister  davantage 
sur  l'inspection  des  dents,  parce  que  cette  inspec- 
tion pouvait  fournir  plusieurs  données  applicables  à 
la  politique.  «S'agit-il,  par  exemple,  d'élire  un  chef, 
s'il  a  de  grandes  incisives,  rejetez-le:  c'est  un  ron- 
geur du  peuple.  A-t-il  de  longues  Janlalres,  rejetez- 
le  également,  il  le  déchirerait.  Le  candidat  que  l'on 


t)E    LA    GOURMANDISE.  387 

porte  h  la  dépiitation  s'avai!Co-l-i!  mnni  de  larjjes 
molaires,  yarclez-voiis  bien  de  lui  doinier  voire  voix: 
c'est  un  i;rand  nianueur*,  et  comme  cette  race  d'hom- 
mes  digère  toujours,  et  que  la  digestion  absorbe  les 
facultés  intellectuelles,  il  dormirait  continuellement 
sur  les  bancs  du  centre,  et  ne  se  réveillerait  que 
pour  crier  /a  clôture  !  afin  de  hâter  l'heure  de  son 
dîiler.  Puis,  terminant  avec  plus  de  calme,  donnez 
au  contraire  votre  suffrage  à  un  citoyen  dont  les 
dents  sont  petites  et  bien  rangées  :  celui-là  est  un 
homme  sobre,  ami  de  l'ordre  et  de  la  justice;  il  ne 
vous  grugera  pas.  » 

L'histoire  des  voyages  avait  aussi  été  l'une  des 
études  favorites  de  M.  de  M***,  et  il  conservait  une 
estime  toute  particulière  pour  les  savants  naviga- 
teurs qui  nous  ont  importé  le  thé  du  Japon,  le  café 
d'Ethiopie,  la  vanille  du  Mexique,  la  cannelle, de 
Ceylan,  le  girofle  et  la  muscade  des  îles  Moluques, 
le  poivre  de  Java  et  de  Sumatra,  le  piment  des  îles 
Caraïbes,  et  les  câpres  de  Barbarie,  Ainsi,  par  une 
étude  simultanée  des  événements  et  des  lieux  qui 
en  ont  été  le  théâtre  (choses  qu'on  ne  devrait  jamais 
séparer),  sa  mémoire  facile  lui  rappelait  ad  libitum 
les  faits  les  plus  curieux  de  l'histoire,  et  les  endroits 
les  plus  intéressants  du  globe. 

Cet  historiographe  de  la  friandise  se  rendait  fré- 
quemment à  Turin  ,  où  il  était  fort  répandu ,  et 
ou  résidait  son  directeur.  Un  matin  qu'il  s'y  trou- 
vait encore ,  quoique  son  congé  fût  expiré  de  la 
veille,  il  entre,  la  figure  toute  bouleversée,  dans  le 
cabinet  de  son  chef.  Celui-ci  croit  qu'il  vient  pour 
s'excuser  de  n'être  pas  paiti,  et  lui  fait  quelques  le- 


388  Dr.    l.A    GOLRMANDISE. 

proclies  à  ce  sujet  ;  mais,  loin  de  l'écouter,  M.  de  M*** 
s  écrie  :  «  Il  s'agit  bien  de  cela,  vraiment!  Que  viens- 
je  de  voir!  C'est  abominable!  J'ai  traversé  votre  cui- 
sine, c'est  à  faire  pitié!  J'ai  vu  des  perdreaux,  des 
poulets  abîmés,  massacrés.  Et  votre  dinde  truffée, 
quelle  sotte  tournure  lui  a-t-on  donnée  !  C'était,  ma 
foi ,  bien  la  peine  que  Jacques  Cœur  importât  les 
dindons,  en  1450,  pour  les  voir  réduire  en  pareil 
état  !  Décidément ,  votre  cuisinier  n'y  entend  rien  ! 
Vous  avez  aujourd'hui  le  préfet  à  dîner  avec  plu- 
sieurs personnes  de  la  maison  du  prince  Borghèse  ; 
votre  repas  sera  détestable;  il  va  vous  déshonorer!  » 

Cette  scène,  faite  avec  le  plus  grand  sérieux,  pa- 
rut si  plaisante  au  directeur  que,  loin  de  s'en  fâ- 
cher, il  demanda  à  M.  de  M***  s'il  consentait  à  faire 
son  dîner  ce  jour-là.  Ce  fut  alors  sur  la  figure  de 
l'amateur  un  épanouissement  de  joie  que  rien  ne 
saurait  rendre.  Il  courut  à  la  cuisine,  s'empara  des 
casseroles  et  des  fourneaux,  et  l'on  dit  qu'il  se  sur- 
passa tellement,  que  les  premiers  cuisiniers  du  lieu 
ne  purent  s'empêcher  d'envier  la  réputation  qu'il  se 
fit  dans  cette  circonstance. 

La  vie  culinaire  de  M.  de  M"**  offre  une  foule  de 
traits  à  peu  près  pareils.  Il  poussait  si  loin  la  manie 
gastronomique,  qu'il  engraissait  de  jeunes  pigeons 
dans  une  marmite  recouverte ,  afin  que  ces  petits 
animaux,  n'ayant  jamais  pris  d'exercice,  ni  des  ai- 
les ,  ni  des  pattes ,  eussent  les  chairs  plus  tendres , 
lorsqu'ils  seraient  appelés  à  l'honneur  de  paraître 
sur  sa  table. 

Un  jour,  présentant  quelqu'un  à  sa  sœur,  il  ne 
lui  apprit  ni  le  nom,   ni  la   qualité  de  l'individu, 


DE    l,A    GOURMANDISE.  389 

mais  il  lui  dit  :  «Ma  bonne  amie,  voilà  monsieur 
que  j'ai  surpris  il  y  a  quelque  temps  à  son  dîner  ; 
il  avait  sur  sa  table  des  perdreaux  rôtis ,  piqués 
d'un  côté ,  et  non  piqués  de  l'autre  :  cela  est  fort 
bien  entendu,  parce  que  chacun  peut  être  servi  se- 
lon son  goût.  » 

L'historien  de  M.  de  M***,  à  qui  nous  emprun- 
tons une  partie  de  ces  détails,  l'ayant  revu  à  Paris 
après  la  chute  de  Napoléon  ,  alla  lui  faire  une  vi- 
site ,  rue  Neuve-des-Capucines ,  et  le  trouva  dans 
une  espèce  de  donjon ,  où  il  se  livrait  avec  une  nou- 
velle ardeur  à  sa  science  favorite.  Le  logement  était 
divisé  en  plusieurs  pièces ,  dont  la  principale  était 
consacrée  à  la  cuisine ,  ou  plutôt  au  laboratoire. 
C'est  là  que  le  visiteur  fut  d'abord  conduit.  Il  ra- 
conte qu'en  entrant,  sa  vue  fut  frappée  d'un  grand 
vase  placé  sur  une  table ,  et  à  moitié  rempli  d'une 
liqueur  jaunâtre,  où  nageaient  des  oignons  et  des 
tronçons  de  carottes;  au-dessus  descendait  du  plan- 
cher un  cerceau  suspendu  par  une  ficelle;  autour  du 
cerceau  étaient  attachés  par  le  bec  trois  ou  quatre 
oiseaux,  qui  trempaient  à  moitié  dans  la  liqueur. 

M  Qu'est-ce  que  cela  ?  »  demanda-t-il  au  moderne 
Apicius  (1).  «C'est,  lui  répondit  très -sérieusement 


(1)  Nom  de  trois  Romains  célèbres  dans  les  fastes  de  la  gour- 
mandise. Le  premier,  contemporain  de  Sylla  ,  chercha  dans  la 
bonne  chère  une  compensation  aux  violentes  commotions  de  la 
{juerre  civile.  Le  dernier,  qui  vécut  sous  Trajan ,  trouva  le  secret 
de  conserver  les  hullres  dans  leur  fraîcheur.  Quant  au  second,  qui 
est  sans  contredit  le  plus  célèbre,  on  lui  attribue  un  traité  fort  an- 
cien ,  De  Ol'soniis  et  conclimcnli.'i ,  sh'C  de  Jrle  coqninaiia ,  I^ondres, 
1705,  in-iS",  réimprimé  à  Amsterdam,  1709,  in-12,  avec  le  lilre  De 


390  DE    LA    GOURMANDISE. 

ce  dernier,  le  problème  du  vanneau  que  je  crois 
avoir  résolu,  et  c'est  une  question  fort  délicate.  Le 
vanneau,  voyez-vous,  est  un  oiseau  très-iin;  mais 
il  a  offert  jusqu'ici  de  grandes  difficultés.  Ou  le 
train  de  derrière  est  trop  avancé,  ou  le  train  de 
devant  ne  l'est  pas  assez.  J'ai  réfléchi  là-dessus, 
moi,  et  j'ai  pensé  qu'en  faisant  prendre  au  vanneau 
un  demi-bain  dans  une  saumure  conservatrice,  cela 
donnerait  le  temps  à  l'air  d'agir  sur  les  ailes,  en 
proportion  convenable ,  et  qu'ainsi  il  serait  égale- 
ment bon  dans  son  entier.  Si  vous  voulez  venir  de- 
main dîner  avec  moi ,  nous  verrons  si  je  suis  sur  la 
voie.  » 

Une  pareille  invitation  était  trop  séduisante  pour 
n'être  pas  acceptée.  «Et  voilà  pourquoi,  ajoute  le 
narrateur,  je  puis  aujourd'hui  proclamer,  en  toute 
justice,  M.  de  M***  comme  ayant  résolu  le  problème 
du  vanneau.  » 


Be  culinaria,  sous  lequel  il  parut  pour  la  première  fois  à  Milan  en 
1498,  in  i".  C'est  de  cet  Apicius  que  Scnèque,  Pline,  Juvénal  et 
Martial  ont  tant  parlé.  Sénèque,  dont  il  était  le  contemporain, 
nous  apprend  qu'il  tenait  une  école  de  bonne  chère  ,  et  qu'il  avait 
ainsi  dépensé  deux  millions  et  <lemi.  Obli<';é  enfin  de  met  ire  un  peu 
d'ordre  dans  ses  afFaires,  et  voyant  qu'il  ne  lui  restait  plus  que 
deux  cent  cinquante  mille  livres,  il  s'empoisonna,  dans  la  crainte 
que  cette  somme  ne  lui  suffît  pas  pour  vivre.  Telle  fut  la  fin  qui 
couronna  dififnemenl  la  vie  d'un  homme  à  jamais  célèbre,  pour 
avoir  inventé  des  gâteaux  qui  portèrent  son  nom,  et  imajjiné  un 
nombre  immense  de  sauces,  parmi  lesquelles  se  trouvait  peul-éire 
la  saumure  de  31.  de  !\I**'. 


DE    LA    COLEKE. 


3îjl 


CHAPITRE  m. 

DE    LA    COLÈRE. 


■jj\w  j::j 


Les  corps  infirmes  et  ulcérés  sont  blessés  par  le 
plus  léger  contact  :  aussi  la  colère  n'est  qu'un 
Tice  de  femmes  et  d'enfants.  Mais  les  homme» 
eux-mêmes  en  sont  susceptibles!  c'est  que  le» 
hommes  ont  souvent  le  caractère  des  femmes  et 
des  enfaots. 

SÉNÈQUE,  De  la  Colère,  liv.  i,  cli.  16. 


Déjlnilioii  et  synonymie. 

Le  mot  colère  dérive  du  grec  ^o^'i»  bile,  parce  que 
les  anciens  attribuaient  la  colère  à  l'agitation  de  ce 
fluide."  Cette  passion  était  donc,  selon  leurs  idées, 
une  passion  bilieuse;  il  n'y  a  même  pas  encore  long- 
temps qu'on  la  définissait  «l'agitation  d'un  sang  bi- 
lieux qui  se  porte  au  cœur  avec  rapidité.  » 

Horace  appelle  la  colère  «  une  folie  de  courte  du- 
rée, ira  far  or  b  revis.  « 

Trois  siècles  avant  lui,  Phllémon,  poëte  grec, 
avait  dit  dans  une  de  ses  comédies  :  «  Nous  sommes 
tous  insensés  lorsque  nous  sommes  en  colère.  » 

Selon  Aristote,  «  la  colère  est  le  désir  de  rendre  le 
mal  qu'on  nous  a  fait.  » 

Sénèque  définit  celte  passion  «  une  émotion  vio- 
lente de  l'âme,  qui,  volontairement  et  par  choix,  se 
porte  à  la  vengeance.  » 


392  I>E    LA    COl.KKE. 

«La  cholere,  dit  Charron,  est  une  folle  passion 
qui  nous  pousse  entièrement  hors  de  nous ,  et  qui , 
cherchant  le  moyen  de  repousser  le  mal  qui  nous 
menace  ou  qui  nous  a  desja  atteinct,  faict  bouillir 
le  sang  en  nostre  cœur,  et  levé  en  nostre  esprit  des 
furieuses  vapeurs  qui  nous  aveuglent  et  nous  préci- 
pitent à  tout  ce  qui  peust  contenter  le  désir  que  nous 
avons  de  nous  venger.  C'est  une  courte  rage,  un  che- 
min à  la  manie.  » 

D'après  de  La  Chambre,  «  la  colère  est  une  passion 
mixte,  composée  de  la  douleur  que  l'on  souffre  pour 
l'injure  reçue,  et  de  la  hardiesse  que  l'on  a  pour  la 
repousser.  » 

Je  définis  la  colère  :  un  besoin  excessif  de  réac- 
tion ,  déterminé  par  une  souffrance  physique  ou 
morale. 

Cette  passion,  malheureusement  si  commune,  et 
sujette  à  une  sorte  de  périodicité,  présente  une  foule 
de  degrés,  dont  les  principaux  sont  \ impatience, 
Y  emportement ,  la  violence,  X^l  fureur,  la  haine  et  la 
vengeance. 

XJ impatience  est  une  disposition  habituelle  à  pren- 
dre de  l'humeur  à  la  plus  légère  contrariété.  Elle  se 
décèle  par  une  vivacité  inquiète  et  impérieuse,  par 
des  paroles  vives  et  coupées ,  accompagnées  de  tré- 
pignements et  d'une  rapide  contraction  des  muscles 
de  la  face.  Au  physique  comme  au  moral ,  l'impa- 
tience est  un  signe  de  faiblesse.  11  s'est  grossière- 
ment trompé  celui  qui  a  cru  pouvoii'  appeler  la  pa- 
tience la  force  des  faibles  :  car  il  faut  être  bien  fort 
pour  être  toujours  modéré ,  toujours  patient. 

\j  emportement  est   une  propension  à   s'irriter  au 


DE    LA    COLÈKE.  393 

moindre  obstacle ,  et  à  se  livrer  par  accès  à  de  vio- 
lents éclats  de  voix,  à  des  gestes  menaçants,  à  des 
mouvements  convulsifs  accompagnés  d'injures  et  de 
menaces. 

La  violence  ne  s'en  tient  pas  aux  menaces  ;  plus 
fougueuse  que  l'emportement ,  elle  s'abandonne  à 
des  actes  de  brutalité  envers  ceux  qui  nous  blessent 
ou  qui  nous  contrarient. 

La  fureur  est  le  summum  de  la  colère.  De  toutes 
les  réactions  de  l'àme  qui  ont  pour  but  de  nous 
porter  au-devant  du  mal  afin  de  le  repousser,  c'est 
sans  contredit  la  plus  impétueuse  et  la  plus  excen- 
trique. La  violence  peut  encore  calculer  le  danger , 
la  résistance  à  vaincre;  la  fureur  est  tout  à  fait 
aveugle,  elle  ne  sait  que  se  précipiter  sur  son  en- 
nemi, quelle  que  soit  sa  supériorité,  ou  revenir 
contre  elle-même  lorsqu'elle  ne  peut  pas  l'atteindre: 
la  folie  conduisit  Ajax  au  suicide  ;  la  fureur  l'avait 
conduit  à  la  folie. 

La  haine,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  l'anti- 
pathie, est  une  colère  prolongée,  une  colère  chro- 
nique. Moins  agitée  en  apparence  que  la  colère,  cette 
passion  ne  fermente  pas  avec  moins  de  force,  et 
celui  qui  l'éprouve  ne  tarde  pas  à  ressentir  tous  les 
effets  de  la  douleur  morale. 

La  vengeance  est  en  quelque  sorte  la  crise  de  la 
haine.  Funeste  conseillère,  elle  ronge  le  cœur  du 
malheureux  dont  elle  s'est  emparée ,  jusqu'à  ce  qu'il 
ait  l'horrible  jouissance  de  voir  son  ennemi  succom- 
ber sous  ses  coups.  Il  n'est  pas  rare  de  rencontrer 
des  hommes  tellement  dévorés  de  la  soif  de  la  ven- 
geance que,  pour  l'assouvir,  ils  bravent  jusqu'à  l'é- 


4ii» 

394  DE    LA    COLÈRE. 

-£"»;•'','-.  '  •  • 

cnafaud.  Comme  l'envieux,  le  vindicatif  se  reconnaît 
à  son  air  sombre,  à  son  teint  livide,  et  souvent  à  la 
maigreur  générale  de  son  corps,  lorsque  sa  passion 
tarde  trop  à  se  satisfaire. 

,  11  est  encore  une  espèce  de  petite  vengeance, 
honteuse  et  pusillanime,  que  l'on  observe  plus  par- 
ticulièrement chez  les  enfants,  les  femmes  et  les 
vieillards,  c'est  la  bouderie,  état  de  l'àme  attristée 
par  l'impuissance  sentie  de  réagir  contre  une  supé- 
riorité physique  ou  morale. 

Une  personne  qui  se  serait  quelquefois  livrée  à 
l'impatience,  à  l'emportement  ou  à  la  vengeance, 
ne  doit  pas  pour  cela  être  considérée  comme  impa- 
tiente, emportée  ou  vindicative  :  ces  épithètes  en- 
traînent avec  elles  l'idée  de  l'habitude  de  se  livrer  à 
ces  funestes  penchants.  C'est  une  remarque  que  je 
fais  seulement  ici  pour  les  étrangers. 

Causes. 

^  Causes  prédisposantes.  —  La  constitution,  le  sexe, 
ràg'e,  le  climat,  les  professions,  la  santé  ou  la  ma- 
ladie, exercent  une  influence  notable  sur  le  déve- 
loppement de  la  passion  dont  nous  nous  occupons. 
Voici  ce  qu'une  longue  série  d'observations  permet 
de  donner  de  plus  constant  à  cet  égard. 

Les  sujets  bilieux,  bilioso-sanguins  et  nerveux, 
sont  en  général  plus  portés  à  la  colère  que  les  per- 
sonnes qui  vivent  sous  la  prédominance  lympha- 
tique :  aussi  dit  on  vulgairement  de  ces  dernières 
qu'elles  sont  d'une  bnnne  pâte. 

La  femme  ,  douée  d'un  système  nerveux  plus  im- 


DE    LA    COLÈRE.  395 

'      .  -, 

pressionnable  que  celui  de  l'homme,  est  par  cela 
même  plus  disposée  que  lui  à  contracter  cette  pas- 
sion ,  qui  fatie  si  vite  chez  elle  la  fleui*  de  la  beauté. 
Habituellement,  la  colère  des  femmes  a  plus  dé 
vivacité  que  de  force;  mais,  lorsqu'elle  est  poussée 
jusqu'à  la  fureur,  dans  la  jalousie  par  exemple, 
«aucune,  dit  Montaigne,  n'est  si  pleniere  ni  si  ter- 
rible ;  » 

.   .   .   yolamque  furciis  quid  feiniiia  pussil .  ;■, 

Eu  égard  aux  âges,  on  a  remarqué  que  les  enfants 
sont  naturellement  impatients  ou  boudeurs,  et  les 
jeunes  gens,  emportés  ou  violents. 

L'influence  du  climat  et  de  la  chaleur  sur  la  co- 
1ère  ne  saurait  non  plus  être  révoquée  en  doute  ; 
qu'importe  l'objection  que  Pierre  le  Grand  a  été 
violent  et  Titus  pacifique  ?  Cette  observation  particu- 
lière ne  peut  pas  infirmer  l'observation  générale,  qui 
démontre  que  les  habitants  du  Nord  sont  bien  moins 
irascibles  que  ceux  des  pays  méridionaux.  Les  froids 
secs,  et  surtout  les  grandes  chaleurs,  disposent  aussi 
bien  autrement  à  la  colère  que  les  temps  doux  et 
pluvieux.  On  sait  que  le  duc  de  Guise,  Charles  1"  et 
Louis  XVI ,  furent  mis  à  mort  pendant  un  froid  ri- 
goureux, et  que  le  soleil  ardent  de  juillet  et  d'août 
a  éclairé  nos  plus  grands  bouleversements  politi- 
ques. 

Quanta  l'influence  des  professions,  on  a  signalé 
que  les  soldats,  les  marins  notamment,  sont  en  gé- 
néral brusques,  emportés  ou  violents,  tandis  que  les 
littérateurs  et  les  artistes  sont  plutôt  impatients  ou 
haineux. 


396  DE    lA    COLKIU: 

Ainsi,  aucun  âge,  aucun  lieu,  aucune  contrée, 
aucune  profession ,  n'est  tout  à  fait  exempte  de  co- 
lère, la  plus  universelle,  et  certainement  aussi  la 
plus  contagieuse  de  toutes  les  passions  :  la  plupart, 
en  effet,  n'attaquent  que  les  individus  isolément; 
la  colère  se  communique  en  un  instant  à  tout  un 
peuple. 

La  maladie,  comme  tout  le  monde  a  pu  l'obser- 
ver, nous  rend  pour  l'ordinaire  moroses  et  irascibles; 
il  en  est  de  même  du  malheur,  des  veilles  excessives, 
de  la  faim  et  de  la  soif.  J'ai  vu  beaucoup  d'indivi- 
dus, habituellement  doux,  devenir  d'une  violence 
extrême  aussitôt  qu'ils  tombaient  malades,  et,  plus 
d'une  fois ,  l'altération  de  leur  caractère  m'a  fait 
pronostiquer  chez  eux  l'invasion  prochaine  d'une 
maladie,  alors  même  que  leurs  fonctions  organiques 
s'exerçaient  encore  avec  régularité.  On  rencontre 
aussi  des  personnes  souffrantes  qui  sont  d'une  hu- 
meur insupportable  pendant  tout  le  temps  que  dure 
leur  digestion  :  de  ce  nombre  était  le  maréchal  Au- 
gereau ,  qui ,  pendant  la  première  heure  après  son 
dîner,  aurait  volontiers  tout  exterminé,  amis  comme 
ennemis. 

On  a  remarqué  depuis  longtemps  que  les  animaux 
faibles  et  chétifs  sont  beaucoup  plus  enclins  à  la 
colère  que  les  êtres  robustes  et  fortement  constitués. 
En  cela  l'on  doit  encore  admirer  la  prévoyance  du 
Créateur,  qui  leur  a  donné  cette  tendance  comme 
une  arme  défensive  ,  puisqu'elle  produit  subitement 
chez  eux  une  exaltation  vitale  qui  les  empêche  d'être 
sans  cesse  victimes  du  plus  fort.  11  en  est ,  du  reste, 
de  la  faiblesse  morale  comme  de  la  faiblesse  phy- 


Dt    LA    COLÉUK.  397 

sique  :  les  personnes  d'un  esprit  étroit  et  sans  in- 
struction sont  généralement  plus  portées  à  la  colère, 
leur  volonté  n'ayant  pas  toujours  l'énergie  néces- 
saire pour  maîtriser  les  mouvements  déréglés  de 
cette  passion.  Cette  remarque  s'applique  surtout  aux 
idiots  (1),  dont  les  emportements  vont  souvent  jus- 
qu'à la  fureur.  Enfin,  de  nombreuses  observations, 
que  j'ai  été  à  même  de  faire,  me  donnent  la  convic- 
tion que  la  prédisposition  à  la  colère  peut  être  trans- 
mise par  rbérédité  et  même  par  l'allaitement. 

Causes  déterminantes.  —  Le  sentiment  de  la  jus- 
tice et  celui  de  la  pitié  ont  sans  doute  fait  naître 
plus  d'une  fois  la  colère  dans  des  âmes  généreuses 
et  sensibles  ;  mais  les  obstacles  opposés  à  nos  désirs, 
les  blessures  faites  à  notre  amour-propre,  à  notre 
vanité,  l'ivresse,  et  surtout  l'instinct  de  conserva- 
tion, qui  nous  porte  à  repousser  les  dangers  qui  nous 
menacent ,  voilà  les  causes  qui  déterminent  le  plus 
ordinairement  en  nous  cette  terrible  réaction  de 
l'àme,  dont  nous  allons  étudier  les  symptômes  et  les 
effets. 

Avant  d'aller  plus  loin,  je  crois  devoir  signaler 
une  dernière  cause,  sur  laquelle  la  plupart  des  mo- 
ralistes ne  se  sont  pas  assez  arrêtés ,  et  qui  cepen- 
dant produit  de  violents  accès  de  colère  dans  le  pre- 
mier âge  de  la  vie  :  je  veux  parler  de  la  faiblesse 
qu'ont  la  plupart  des  parents  d'accorder  à  leurs  en- 
fants tout  ce  qu'ils  demandent  avec  des  cris  et  des 
mouvements  d'impatience.  Une  fois  que  l'enfant  se 


(1)  Sur  100  individus  affectés  d'idiotie,  le  docteur  Bel  homme  en 
a  trouvé  86  colères 


398  DE    LA    COI.ÈRE. 

sera  servi  avec  succès  cle  ce  moyen  pour  obtenir 
ce  qu'il  désire  ,  il  continuera  instinclivenient  de 
l'employer;  et,  s'il  y  a  souvent  recours,  comment 
plus  tard  pourra-t-on  le  corriger  d'un  vice  dont  l'ha- 
bitude aura  fait  une  seconde  nature,  mais  qu'une 
éducation  commencée  au  berceau  eût  sans  doute 
détruit ,  ou  l^eaucoup  modifié  ?  On  ne  saurait  donc 
trop  se  mettre  en  garde  contre  ce  despotisme  de  Iqi 
faiblesse. 

Symptômes ,  effets  et  terminaison. 

Les  symptômes  de  la  colère  offrent  chez  les  di- 
vers individus  des  différences  notables,  qui  parais- 
sent dépendre  en  grande  partie  de  la  prédominance 
organique  sous  laquelle  ils  vivent. 

Les  observateurs  ont  distingué  la  colère  rouge  ou 
expanslve,  et  la  colère  pâle  ou  spasmodique  :  il  en 
est  une  troisième  espèce ,  qui  participe  des  deux 
autres. 

Les  sujets  robustes  et  sanguins  ressentent-ils  l'ai- 
puillon  de  la  colère,  le  sang,  refoulé  d'abord  vers 
le  centre  du  corps,  en  est  bientôt  chassé  et  repoussé 
vers  la  périphérie:  le  cœur  bat  avec  violence,  là 
respiration  est  accélérée,  le  visage  et  le  cou  se  gon- 
flent, rougissent,  les  veines  se  dessinent  sous  la 
peau;  les  cheveux  se  hérissent,  le  regard  s'anime, 
s'enflamme,  et  le  globe  de  l'œil,  injecté  de  sang, 
paraît  sortir  de  son  orbite  (1).  En  même  temps,  les 


(1)  Si  l'on  ajoute  à  ce  fait,  que  la  rougeur  produite  par  la  colère 
couinience  ordinairement  par  les  yeux,  on  concevra  mieux  pour- 


DK    LA    COLÈRE.  399 

narines  se  dllafent,  et  les  lèvres,  tiraillées  par  le 
muscle  labial ,  laissent  apercevoir  les  dents;  la  voix 
est  raiique ,  l'oreille  devient  sourde;  la  parole, 
presque  toujours  entrecoupée,  est  difficile  ou  exu- 
bérante; l'écnnie  sort  de  la  bouche  avec  l'injure, 
la  menace,  le  blasphème  ;  enfin  ,  les  forces  sont  pro- 
digieusement développées,  et  la  détente  musculaire 
qui  accompagne  ce  bouleversement  de  l'âme  et  du 
corps  est  violente,  mais  prompte;  la  passion  a  réagi: 
elle  est  satisfaite. 

Chez  les  individus  faibles ,  chez  ceux  qui  vivent 
sous  la  prédominance  du  foie  ou  du  système  lym- 
phatique,  le  sang,  également  refoulé  vers  les  vis- 
cères, semble  y  séjourner  :  les  battements  du  cœur 
sont  à  peine  sensibles  ;  le  pouls  est  petit ,  serré  et 
fréquent  ;  la  respiration  ,  difficile  et  suffocante;  une 
sueur  froide  se  répand  sur  tout  le  corps;  le  visage  se 
décolore  entièrement;  les  yeux  sont  fixes  et  les  mâ- 
choires, serrées;  un  tremblement  convulsif  agite  les 
membres.  Ecrasés,  pour  ainsi  dire,  sous  le  poids  de 
leur  colère,  ces  malheureux  quelquefois  ne  peuvent 
ni  remuer  ni  articuler  une  parole;  mais  leur  immo- 
bilité et  leur  silence  sont  bien  plus  à  redouter  que 
l'agitation,  les  cris  et  la  violente  des  sanguins  :  la 
crise  de  cette  rage  impuissante  n'est  en  effet  que  re- 
tardée. Chez  quelques  âmes  nobles  et  généreuses,  on 
la  volt  à  la  vérité  se  transformer  en  indignation  et 
en  mépris;  mais,  le  plus  fréquemment,  la  passion  , 


quoi  roi»htljalmie  chronique  est  incurable  chez  les  personnes  qui 
se  livrent  à  de  fréquents  emporiemenis,  tandis  qu'elle  finit  par  dis- 
paraître chez  celles  qui  ont  le  courage  de  dompter  leur  caractère. 


400  DE    LA    COLÈRE. 

qui  n'a  pas  réagi,  passe  à  l'état  chronique,  devient 
haine,  et  la  haine,  pour  peu  qu'elle  soit  surexcitée, 
se  termine  presque  toujours  par  la  vengeance  (1). 

La  différence  de  physionomie  que  présente  la  co- 
lère, observée  dans  ces  deux  classes  d'individus, 
tient  à  ce  que ,  chez  les  premiers ,  la  passion  réagis- 
sant subitement  se  montre  tout  excentrique ,  tandis 
qu'elle  reste  concentrique  chez  les  seconds ,  qui 
sont  ordinairement  privés  d'une  suffisante  énergie 
de  réaction. 

La  colère  des  bilieux-sanguins  participe  de  ces 
deux  états  :  concentrique  dans  le  premier  temps 
de  l'accès,  elle  devient  excentrique  dans  le  second, 
où  elle  met  tout  le  corps  en  feu  :  c'est  la  poudre  , 
dont  l'explosion  est  d'autant  plus  terrible  qu'elle  a 
été  plus  comprimée ,  ou  bien  l'arc ,  dont  les  traits 
portent  d'autant  plus  loin  que  la  corde  a  été  plus 
fortement  tendue. 

Enumérons  maintenant  les  effets  morbides  que 
peut  produire  un  pareil  bouleversement  de  toute 
l'économie. 

Immédiatement  après  un  accès  de  colère,  il  n'est 
pas  rare  de  voir  survenir  des  déjections  ou  des  vo- 
missements bilieux ,  quelquefois  même  l'ictère  et 
l'hépatite,  ainsi  que  des  hernies  plus  ou  moins  volu- 
mineuses. L'influence  de  cette  passion  sur  le  foie  est 


(1)  La  vengeance  esl  comme  endémique  dans  la  Corse  :  ce  dé- 
partement présente  le  nombre  proportionnel  le  plus  élevé  decrimes 
contre  les  personnes,  et  c'est  d'ordinaire  la  î;e«fl'e//«  qui  en  esl  la 
cause  déterminante.  Sur  116  accusés  traduits  en  1841  devant  le 
jury  de  ce  déparlement,  93  étaient  poursuivis  pour  crimes  contre 
les  personnes,  et  23,  seulement,  pour  crimes  contre  les  propriétés. 


ftF.  i,A  roiiftE.  101 

tellement  grande  que  plusieurs  nosologistes,  pre- 
nant l'effet  pour  la  cause,  ont  avancé  que  la  colère 
avait  constamment  son  origine  dans  cet  organe. 

L'influence  de  la  colère  sur  le  cerveau  n'est  ni 
moins  forte  ni  moins  dangereuse  :  la  syncope , 
les  convulsions,  l'épilepsie,  l'apoplexie,  la  paraly- 
sie, l'encéphalite  et  la  manie  furieuse,  ne  sont  que 
trop  souvent  le  résultat  de  cette  funeste  passion. 
Cette  terminaison  a  surtout  lieu  chez  les  femmes 
irascibles,  après  une  brusque  suppression  des  men- 
strues ,  des  lochies  ou  du  lait. 

Enfin,  dans  de  violents  accès  de  colère,  on  a  vu  plu- 
sieurs fois  les  artères  et  le  cœur  devenir  anévrysmati- 
ques,  se  rompre,  et  déterminer  subitement  la  mort  (  1  ) 
ainsi  que  l'avortement  chez  les  femmes  enceintes. 

—  «  Quel  doit  estre ,  dit  Charron  ,  Testât  de  l'es- 
prit au  dedans  ,  puisqu'il  cause  un  tel  desordre  au 
dehors!  La  cholere  du  premier  coup  en  chasse  et 
bannist  loing  la  raison  et  le  jugement,  afin  que  la 
place  luy  demeure  toute  entière;  puis  elle  remplit 
tout  de  feu,  de  fumée,  de  ténèbres  et  de  bruict. 
semblable  à  celuy  qui  mist  le  maistre  hors  la  mai- 
son ,  puis  y  mist  le  feu ,  et  se  brusia  vif  dedans  ;  et 
comme  un  navire  qui  n'a  ny  gouvernail,  ny  patron , 
ny  voiles ,  ny  avirons ,  et  qui  court  fortune  à  la 
mercy  des  vagues ,  vents  et  tempestes  ,  au  milieu  de 
la  mer  courroucée. 

(1)  Sylla,  \  alentinien  ,  Nerva ,  Venceslas,  Isabeâu  de  Bavière, 
moururent  à  la  suite  d'un  accès  de  colère.  De  nos  jours,  le  furi- 
bond Marat  avait  le  pouls  constamment  fébrile ,  et  Robespierre 
éprouvait  des  hémorrhagies  nasales  qui  inondaient  son  lit  presque 
toutes  les  nuits. 

20 


402  OE    l.A    Cni.FRE. 

ft  Ses  effecU  sont  grands  ,  souvent  bien  misérables 
et  lamentables.  Premièrement  elle  nous  pousse  à 
l'injustice,  car  elle  se  despite  et  s'esguise  par  oppo- 
sition juste,  et  par  la  cognolssance  que  l'on  a  de 
s'estre  courroucé  mal  à  propos.  Elle  s'esguise  aussi 
par  le  silence  et  la  froideur ,  par  où  l'on  pense  estre 
dédaigné  et  soi  et  sa  cholere;  ce  qui  est  propre  aux 
femmes.,  lesquelles  souvent  se  courroucent  afin  que 
l'on  se  contre-courrouce,  et  redoublent  leur  cholere 
jusqu'à  la  rage,  quand  elles  voyent  que  l'on  ne  dai- 
gne nourrir  leur  courroux.  Ainsi  se  montre  bien  la 
cholere  estre  beste  sauvage ,  puisque  ny  par  défense 
ou  excuse,  ny  par  non^defense  et  silence,  elle  ne  se 
laisse  gagner  ny  adoucir.  Son  injustice  est  au.ssi  en 
ce  qu'elle  veust  estre  juge  et  partie,  et  s'en  prend 
à  tous  ceux  qui  ne  luy  adhèrent.  Secondement  pour 
ce  qu'elle  est  inconsidérée  et  esîourdie ,  elle  nou.-^ 
jette  et  précipite  en  de  grands  maux,  et  souvent  en 
ceux  mesmes  que  nous  fuyons  ou  procurons  à  au 
truy ,  ilat  pœnas  diini  exii^it  (T.  Cette  passion  res- 
semble proprement  aux  grandes  ruines  ,  qui  se 
rompent  sur  ce  quoy  elles  tombent  :  elle  désire  si 
violemment  le  mal  d'autruy,  qu'elle  ne  prend  pas 
garde  à  esviter  le  sien.  Elle  nous  entrave  et  nous 
enlace,  nous  faict  dire  et  faire  des  choses  indignes, 
honteuses  et  messeantes.  Finalement  elle  nous  em- 


(r  «  Pour  se  préserver  de  la  colère,  dit  Sénèquo  ,  à  qui  Charr<in 
emprunte  ret»e  ctialion  ,  il  faut  souvent  se  représenter  les  maux 
cu'elle  entraîne  à  sa  suite,  et  songer  v\\xtle  se  punit  presque  taii- 
iour.t  fti  voulant  te  venger.  D'ailleurs,  ajoute-l-il,  avec  nos  égaux, 
Ja  veni^eanoe  est  incertaine;  avec  nos  supérieurs,  c'est  une  folie  : 
avec  nos  inférieurs,  c'est  une  bassesse.  < 


I)i;    I.A    COI.KIIK.  4()S 

j)orlc  si  onlrenienl,  (jirelle  nous  lalct  faire  de» 
<;lioses  seandalouses  vl  ineparaJjles  ,  meurtres,  enj- 
poisonnemenls,  Irahisous,  dont  après  s'ensuivent  de 
jjrands  repentirs  :  tesinoln  Alexandre  le  Grand ,  après 
avoir  tué  Clytus,  dont  disoil  Pytliagoras  que  la  lin 
delà  eholere  estoit  le  commencement  du  repentir.» 

—  Si  nous  envisajjeons  la  colère  dans  ses  rapports 
avec  la  criminalité,  nous  trouvons  que,  sur  1,000 
crimes  d'empoisonnement,  de  meurtre,  d'assassinat 
et  d'incendie,  264  ont  eu  pour  motifs  la  haine  ou 
la  vengeance;  143  les  dissensions  domestiques,  les 
haines  entre  les  parents;  113  les  querelles  au  jeu 
ou  dans  les  lieux  publics;  94  enfin,  les  querelles 
et  rencontres  fortuites,  résultat  effrayant,  et  que 
l'on  ne  saurait  trop  mettre  sous  les  yeux  des  per- 
sonnes qui  ne  s'attachent  pas  à  modérer  la  violence 
de  leur  caractère. 

Pendant  la  seule  année  1838,  les  cours  d'assises 
du  royaume  ont  eu  à  juger  238  accusations  de  cri- 
mes ayant  pour  cause  la  colère,  la  haine,  la  ven- 
geance, savoir  : 

Empoisonnements 4 

Incendies 61 

Assassinats 104 

Meurtres 41 

Homicides  involontaires ...  28 

238 

Les  mêmes  motifs  ont  déterminé  243  crimes  en 
183Î) ,  246  en  1840,  et  234  en  184t.  Dans  ces  quaire 
nombres  annuels  ne  sont  pas  compris  les  crimes 
résultant  de  rixes  au  cabaret  et  au  jeu,  ainsi  que 


404  DE    lA    COl.KP.E. 

de  rencontres  et  querelles  l'ortnites,  lesquels  s'élè- 
vent, pour  1838,  à  103,  pour  1839,  à  119,  pour 
1840,  à  112,  et  pour  1841,  à  105.  Le  Compte  géné- 
ral de  l'administration  de  la  justice  criminelle  en 
France  pendant  cette  dernière  année  signale  aussi 
6  suicides  provoqués  par  un  accès  de  colère,  3  chez 
l'homme,  et  3  chez  la  femme  (1). 

—  «  De  toutes  les  passions  innées ,  dit  Marc  à  ce 
sujet,  il  n'en  est  pas  dont  les  actes  occupent  plus 
souvent  les  tribunaux  que  ceux  dont  la  colère  est 
la  source.  En  effet,  aucune  passion  ne  donne  plus 
aisément  lieu  à  une  perturbation  prompte  de  tout 
l'organisme,  ne  fait  plus  ressembler  à  un  maniaque, 
que  celui  qui  en  est  atteint  à  un  haut  degré  :  ira  furor 
hrevis ,  a  dit  Horace ,  et  cette  maxime  a  traversé  les 
siècles  sans  qu'on  ait  songé  à  la  contester.  En  con- 


(1)  11  est  à  regretter  que  nos  Comptes  annuels  de  l'administration 
de  la  justice  militaire  ne  sijrnalent  pas  les  motifs  des  délits  commis 
dans  l'armée  :  c'est  une  lacune  qu'il  serait  bien  important  de  rem- 
plir. En  l'absence  de  documents  positifs,  je  me  bornerai  à  extraire 
du  dernier  Rapport  au  Roi  les  chiffres  de  certains  délits  dont  la 
colère  est,  sans  contredit,  la  cause  la  plus  fréquente.  F'endant  la 
seule  année  1839,  \ insubordi nation ,  qui  comprend  depuis  le  refus 
formel  d'obéissance  jusqu'aux  voies  de  fait  envers  les  supérieurs  , 
l'insubordination,  dis-je,  a  amené  devant  les  conseils  de  guerre 
379  prévenus,  sur  lesquels  252  ont  été  condamnés.  C'est  à  la  fois 
1  sur  12  du  total  des  hommes  mis  en  prévention  comme  du  total 
des  condamnés.  Relativement  «  l'effectif  de  l'armée,  c'est  1  pré- 
venu sur  833,  et  1  condamné  sur  1,252.  Sur  les  4,367  militaires 
mis  en  jugement  pendant  celte  même  année,  on  en  trouve  17  ac- 
cusés de  meurtre,  23  d'assassinat,  83  de  coups  et  blessures  vo- 
lontaires, 5  d'homicide  ou  de  coups  et  blessures  involontaires. 
(En  1839,  l'armée  française  se  composait  de  317,578  hommes,  y 
compris  la  garde  municipale  et  les  sapeurs-pompiers  de  la  ville  de 
Paris.) 


I»E    LA    (Oi.tKE.  405 

séquence,  les  actes  produits  par  la  colère  sont   le 
plus  souvent  accomplis  avec  absence  de  la  liberté 
morale  ;  mais,  pour  bien  juger  la  réalité  de  cette  ab- 
sence, il  faudra  avoir  égard  k  toutes  les  circonstan- 
ces qui  auront  précédé,  accompagné  et  suivi  la  per- 
pétration de  l'acte.  Ainsi ,   il  feudra  s'enquérir  de 
la    constitution  de  celui  qui   l'a  commis,  afin  de 
savoir  s'il  est  naturellement  enclin  à  la  colère;   il 
faudra  examiner  les  motifs   qui  ont  déterminé  la 
passion  ,  et  si  leur  gravité  est  proportionnée  au  de- 
gré d'exaltation  de  celle-ci  ;  savoir  si  l'exécution  de 
l'acte  a  suivi  aussitôt  le  développement  des  sen- 
timents passionnés  ;  connaître  quelle  a  été  la  situa- 
tion morale  et  physique  de  l'inculpé  après  l'acte  ; 
enfin ,   saisir   toutes    les    circonstances  internes   et 
externes  capables  de  faire  apprécier  l'imputabilité. 
«Lorsque  la  haine  est  motivée,  dit  encore  ce 
savant  médecin-légiste ,  plus  ses  motifs  sont  plau- 
sibles ,    moins    les    actes    criminels    qu'occasionne 
cette  passion  permettent   d'admettre  ce  degré   de 
lésion  de  la  volonté  qui  peut  les  rendre  excusables. 
Ils  se  confondent  alors  avec   les  effets  de  la  ven- 
geance ,  qui   n'admet  guère  le  bénéfice  de  l'excuse 
lorsqu'elle  est  provoquée  par  des  passions  acquises 
plutôt  qu'innées.  »  (  De  la  Folie  considérée  dans  ses 
rapports  avec  les  questions  médico-Judiciaires.  ) 

Traitement. 

Moyens  moraux.  —  Nous  avons  vu  précédemment 
que  toute  colère  provient  de  faiblesse  :  fortifions 
donc  d'abord  notre  corps  et  notre  esprit,  l'un  par 


406  DE    L*    COLÈRE. 

l'exercice  et  la  tempérance,  l'autre  par  l'étude  et  la 
réflexion.  Quand  nous  aurons  acquis  des  membres 
robustes  et  un  jugement  sain  ,  nous  serons  rarement 
dominés  par  cette  fougueuse  passion. 

En  second  lieu ,  fermons  avec  soin  toutes  les 
avenues  de  notre  cœur  à  la  colère,  en  évitant  les 
les  occiisions  qui  peuvent  l'exciter  :  ce  n'est  pas 
quand  l'ennemi  est  entré  dans  la  place  qu'il  faut 
songer  à  le  repousser. 

Toutefois ,  ces  occasions  se  présentent-elles  ino- 
pinément, et  commençons-nous  à  ressentir  les  pre- 
miers aiguillons  de  la  passion,  tachons,  si  cela  est 
possible,  de  changer  une  conversation  devenue 
trop  animée,  ou,  ce  qui  est  encore  plus  prudent, 
retirons-nous  prompfement  à  l'écart  ;  la  solitude , 
le  repos  et  la  réflexion  auront  bientôt  arrêté  le 
cours  de  cette  fièvre,  qui  eût  pu  dégénérer  en  véri- 
table frénésie. 

Le  remède  le  plus  efficace  contre  la  colère  est  le 
délai  :  défendons-nous  donc  de  juger  sur  de  simples 
soupçons,  et  de  croire  légèrement  les  rapports 
accusateurs  :  tant  de  gens  mentent  pour  ti'omper, 
et  tant  d'autres  parce  qu'ils  ont  été  trompés!  Fai- 
sons-nous surtout  une  loi  de  ne  jamais  prendre  de 
résolution  pendant  la  passion  :  c'est  une  mauvaise 
conseillère,  qui  fausse  également  l'esprit  et  le  cœur. 
Un  sage  avait  engagé  l'empereur  Auguste,  dès  qu'il 
se  sentirait  impatient,  à  ne  rien  dire,  à  ne  rien  faire 
qu'il  n'eût  prononcé  toutes  les  lettres  de  l'alphabet. 
Je  demanderai  beaucoup  plus  de  temps  pour  la  ré- 
flexion ,  et  j'engagerai  les  personnes  qui  seraient 
irritées,  même  pour  de  justes  motif»,  à  ne  prendre 


UE    LA    COLKHE.  407 

aucune  détermination  avant  de  ë'èlre  livrées  aux 
douceurs  du  sommeil.  On  dit  avec  raison  que  la  unit 
jwrte  conseil  ;  rien  ,  en  effet,  ne  redresse  mieux  le 
juj^ement  que  le  repos  ,  le  silence  et  l'obscurité. 

Défendons-nous  enfin  de  tout  sentiment  de  haine 
et  de  A'en^eanee,  en  considérant  que  l'offenseur  est 
presque  toujours  plus  véritablement  à  plaindre  que 
l'offensé;  et  que  d'ailleurs,  haïr  et  méditer  ven- 
geance, c'est  s'avouer  blessé,  c'est  vouloir  perdre  sa 
supériorité  morale  (1)  :  iMoïse  et  Lycurgue ,  David 
et  César ,  n'auraient  pas  été  aussi  grands  s'ils  n'eus- 
sent su  pardonner. 

Soyons  donc  supérieurs  aux  injures  et  aux  Outra- 
ges,  en  les  dédaignant ,  ou,  mieux  encore ,  en  les 
pardonnant,  ainsi  que  nous  le  prescrit  une  religion 
toiile  d'amour.  C'est  sans  doute  une  belle  victoire 
que  de  se  vaincre  soi-même;  mais,  pour  que  le 
triomphe  soit  complet,  il  faut  encore  s'efforcer  de 
gagner  le  cœur  de  son  ennemi  par  des  bienfaits. 
Comment  Lycurgue  se  vengea-t-il  du  méchant  qui 
lui  avait  crevé  un  œil  .'  Il  l'instruisit ,  et  en  fit 
un  citoyen  vertueux.  Chrétiens,  tâchons  au  moins 
d'imiter  le  législateur  de  Sparte! 

De  toutes  les  passions ,  la  colèi'e  est  peut-être 
celle  siu"  laquelle  une  éducation  habilement  dirigée 
peut  exercer  la  plus  salutaire  influence.  Si  l'on  me 
demande  à  quelle  époque  de  l'enfance  il  faut  com- 
mencer cette  éducation  ,  je  répondrai ,  dès  le  ber- 


(1)  «Ullio  doloris  confessio  est...  Non  est  majimis  animus  f|iieni 
«  incurvât  injuria  ;  ingcns  animus  el  verus  a'stimalor  sui  non  vindi- 
•  cal  injuriam,  quia  non  seniii.  »  ^^Senec.,  tie  Ira,  lib.  m,  cap.  5.) 


408  DE    LA    COLÈl'iE. 

ceau,  et  iiiêine  avant  la  naissance.  Cette  opinion, 
qui  peut  d'abord  paraître  paradoxale  ,  cesse  d'être 
considérée  comme  telle  ,  quand  on  songe  aux  acci- 
dents nombreux  survenus  aux  fœtus,  par  suite  de 
l'influence  physique  et  morale  exercée  par  la  mère 
sur  l'enfant  qu'elle  porte.  On  ne  voit  aussi  que 
trop  souvent  le  lait  des  nourrices  colères  pro- 
duire d'atroces  coliques  ou  de  dangereux  vomis- 
sements chez  leurs  nourrissons  ,  auxquels  elles 
transmettent  ainsi  l'impatience  avec  la  douleur. 
Albinus  rapporte  qu'un  enfant  à  la  mamelle  suc- 
comba pour  avoir  pris  le  sein  de  sa  mère ,  qui 
venait  de  se  mettre  en  colère:  peu  d'instants  avant 
de  mourir,  il  lui  survint  des  hémorrhagies  par  les 
yeux,  les  oreilles,  le  nez,  la  bouche  et  l'anus.  J'ai 
soigné  une  nourrice  sujette  à  de  violents  empor- 
tements, à  la  suite  desquels  elle  éprouvait  des  hé- 
morrhagies ou  des  attaques  de  nerfs  épileptiformes  : 
les  trois  enfants  qu'elle  avait  allaités  sont  morts 
dans  des  convulsions ,  avant  l'époque  où  l'on  aurait 
pu  attribuer  ces  accidents  à  la  dentition.  Ces  exem- 
ples, qui  ne  sont  pas  les  seuls,  peuvent  utilement 
être  cités  aux  femmes  qui  allaitent,  et  qui  ont  le 
malheur  de  s'abandonner  à  cette  funeste  passion. 
Si  la  leçon  est  perdue  pour  une  nourrice  à  gages, 
elle  ne  le  sera  sans  doute  pas  pour  une  bonne 
mère ,  et  surtout  pour  une  mère  chrétienne. 

Si,  comme  nous  avons  pu  l'observer,  la  colère 
est  héréditaire(l),  si  elle  peut  se  transmettre  avec  le 
lait,  elle  peut  aussi  se  communiquer  par  l'influence 

^()   Voyez  ci-a]ircs  In  (|ualiicine  obscrvuiiiii). 


OE    I.A    COl.KIlK,  409 

du  mauvais  exemple.  L'instinct  d'imitation  est  géné- 
ralement très-développé  chez  les  enfants  :  ne  con- 
tribuons donc  pas  à  leur  faire  contracter  un  vice 
dont  nous  serions  forcés  de  les  corriger  plus  tard. 

—  Pour  les  enfants  déjà  colères,  les  précepte**  gé- 
néraux que  l'on  peut  donner  se  réduisent  aux  sui- 
vants : 

1"  Ne  leur  jamais  rien  accorder  de  ce  qu'ils  de- 
mandent avec  violence  ou  seulement  avec  bouderie; 

2"  Les  reprendre  avec  douceur  lorsqu'ils  se  sont 
livrés  à  quelque  emportement,  et  les  punir  de  sang- 
froid  quand  ils  seront  devenus  calmes; 

3"  Leur  montrer,  suivant  le  conseil  des  sages,  toute 
la  difformité  de  cette  passion ,  en  les  contraignant 
de  se  regarder  dans  un  miroir  pendant  un  accès  ; 

4"  Exercer  progressivement  les  plus  impatients 
à  des  travaux,  à  des  jeux  qui  demandent  beaucoup 
d'adresse,  de  temps,  d'ordre  et  de  tranquillité; 

5"  Leur  petite  colère  est-elle  provoquée  par  la 
faim,  qui  est  un  véritable  commencement  d'irri- 
tation, si  l'on  ne  peut,  ou  si  l'on  ne  veut  pas  conten- 
ter à  l'instant  ce  besoin ,  on  l'apaisera  pour  le  mo- 
ment en  leur  donnant  à  boire  un  peu  d'eau  pure  ou 
sucrée.  Ce  conseil  contre  l'impatience  des  enfants 
convient  aussi  aux  adultes  dont  l'estomac  est  déli- 
cat, et  qui,  sans  cette  précaution,  ne  se  livreraient 
pas  toujours  impunément  à  leur  appétit  quand  ils 
ont  trop  attendu  pour  le  satisfaire. 

Quant  aux  personnes  emportées  ou  violentes,  elles 
devront  éviter,  autant  que  possible,  de  surcharger 
leur  esprit  d'affaires,  et  de  se  livrer  à  des  études 
trop  sérieuses  et  trop  longues;  elles  feront  bien  de 


410  Uf    l,.\    COLERE. 

se  lier  d'amitié  avec  des  hommes  calmes,  modéré», 
patients ,  et  de  fréquenter  la  société  de  femmes 
douces  et  spirituelles.  Si  celte  fréquentation  ne  les 
corrige  pas  entièrement,  elle  tempérera  au  moins 
d'une  manière  sensible  la  fougue  de  leur  caractère  : 
il  n'est  pas  jusqu'aux  aliénés  sur  lesquels  la  douceur 
ne  puisse  avoir  quelque  empire. 

Moyens  ph]  sn/ues.  —  C'est  surtout  contre  cette 
passion  que  les  agents  hygiéniques  peuvent  être 
employés  avec  le  plus  grand  succès,  soit  comme 
moyens  préservatifs,  soit  comme  moyens  curatifs. 

Ainsi,  la  nourriture  des  individus  colères,  ou  dis- 
posés à  le  devenir,  devra  en  général  être  douce, 
végétale  ,  lactée  ,  entremêlée  de  viandes  blanches  et 
de  substances  grasses  et  acidulés.  Ils  devront  aussi 
se  priver  de  vin  pur  ,  de  liqueurs,  de  café,  de  thé, 
et  ne  prendre  pour  boisson  habituelle  que  de  l'eau 
pure  ou  légèrement  rougie.  Il  faudra  toutefois  bien 
se  garder  de  faire  boire  de  l'eau  à  la  glace  immé- 
diatement après  un  accès  de  colère  :  ce  moyen  , 
préconisé  par  l'ignorance,  a  causé  plus  d'une  mort 
subite  par  suffocation. 

La  pêche,  des  exercices  champêtres,  et  surtout 
l'habitation  à  la  campagne,  sont  encore  de  puissants 
auxiliaires  dans  le  traitement  de  la  maladie  qui  nous 
occupe. 

De  nombreux  exemples  attestent  l'influence  d'une 
musique  douce  et  gracieuse  pour  tempérer  l'iras- 
cibilité de  certains  sujets. 

Des  bains  de  rivière  en  été  ,  des  bains  tièdes  pen- 
dant l'hiver,  doivent  aussi  être  conseillés;  ils  amè- 


I)K    I.A    COli.UE.  4tl 

neront  presque  toujours  une  amélioration  sensible, 
tant  au  physique  qu'au  moral. 

Des  saijjnées  jjénérales  ou  locales,  seront  enfin 
pratiquées  avec  avantaj^e  dans  les  cas  de  pléthore 
ou  de  conj>cstioii  iiinniiienle  vers  l'une  des  trois 
cavités  splanch niques. 

Obi:er<^ntious. 
I.   Colère  liabiluelle,  j^uérie  par  la  craini»*  de  la  muri. 

Vers  la  fin  de  l'hiver  de  1821,  M.  D***  ,  l'un  des 
premiers  artistes  de  la  capitale,  arrive  chez  moi, 
la  figure  toute  bouleversée,  me  suppliant  de  me 
rendre  auprès  de  sa  femme,  qui  venait  de  tomber 
dans  un  profond  évanouissement.  Nous  montons 
aussitôt  en  voiture,  et,  quelques  minutes  après,  nous 
étions  chez  la  malade.  Madame  D*** ,  que  je  ne  con- 
naissais que  de  nom  ,  avait  environ  quarante-cinq 
ans;  sa  complexion  était  très-délicate,  sa  constitu- 
tion nerveuse,  et  son  teint  habituellement  décoloré. 
Le  pouls,  à  mon  arrivée,  donnait  140  pulsations  par 
minute  ;  il  était  extrêmement  faible  et  irrégulier,  avec 
intermittence;  les  yeux  étaient  encore  fermés,  les  lè- 
vres pâles  et  légèrement  violacées;  une  sueur  froide 
baignait  tout  le  corps.  Quelques  cuillerées  d'une 
potion  antispasmodique  que  je  préparai  moi-même, 
et  des  frictions  que  je  pratiquai  sur  les  membres  à 
l'aide  d'une  brosse,  rendirent  bientôt  à  madame  D*** 
l'usage  de  ses  sens.  Son  air  embarrassé  à  ma  vue, 
une  glace  fendue  du  haut  en  bas,  et  plusieurs  éclats 
de  vases  de  porcelaine,  me  donnèrent  à  penser  que 


412  DE    l.A    COLÈliE, 

la  femme  de  Socrate  pouvait  bien  avoir  son  pendant 
à  Paris.  Ma  conjecture  ne  tarda  pas  à  se  changer  en 
certitude,  lorsque  je  sentis  le  pouls  retomber  par 
degrés  à  80  pulsations ,  les  conjonctives  restant  en- 
core fortement  injectées,  et  la  lèvre  inférieure  agitée, 
par  intervalles,  d'un  tremblement  convulsif.  Lors- 
qu'elle fut  tout  à  fait  revenue  à  elle-même,  ses  pre- 
mières paroles  furent  pour  me  demander  si  son  mari 
ne  m'avait  pas  dit  la  cause  des  accidents  nerveux 
qu'elle  venait  d'éprouver.  «Non,  madame,  lui  ré- 
pondis-je;  monsieur  votre  mari  était  tellement  af- 
fecté de  votre  état,  qu'il  n'a  pas  articulé  un  mot 
pendant  le  court  trajet  que  nous  avons  fait  ensemble. 
Mais ,  du  reste ,  il  n'est  pas  difficile  de  reconnaître 
que  vous  devez  à  un  violent  accès  de  colère  la  lon- 
gue et  douloureuse  syncope  que  vous  venez  d'éprou- 
ver. —  Docteur,  je  vous  avouerai  que  j'ai  surtout  en 
ce  moment  une  frayeur  extrême  de  la  mort.  —  Cela 
ne  m'étonne  pas,  madame,  puisque  vous  avez  une 
maladie  organique  du  cœur  qui  inspire  assez  ordi- 
nairement cette  crainte;  mais  ce  qui  me  surprend, 
c'est  que  vous  aggraviez  encore  cette  affection  en 
vous  laissant  aller  à  de  pareils  emportements.  Pour 
peu  que  les  accès  en  soient  fréquents,  vous  prenez 
le  moyen  le  plus  propre  a  abréger  vos  jours.  —  Mais 
serait-il  possible  que  l'on  mourût  dans  une  syncope 
de  la  nature  de  celle  que  je  viens  d'avoir?  —  Oui, 
madame;  et  les  exemples  n'en  sont  pas  rares.  Chez 
vous,  par  exemple,  la  mort  aurait  probablement 
lieu  par  une  rupture  du  cœur.  —  Mais  enfin ,  elle 
n'arriverait  sans  doute  pas  subitement  ;  j'aurais  au 
moins  le  temps  de  me  reconnaître?  —  Non,  ma^ 


t)R    I.A    COLÈRE.  413 

dame;  la  mort  surviendrait  en  quelques  secondes.  » 
Madame  D***  resta  quelque  temps  pensive  et 
comme  stupéfaite.  Puis  ,  rompant  tout  à  coup  le 
silence  :  «  Docteur ,  reprit-elle  avec  le  plus  grand 
calme,  je  vous  remercie  de  m'avoir  dit  la  vérité. 
Jusqu'ici  mes  principes  religieux  n'avaient  pu  seuls 
m'empêcher  de  me  livrer  de  temps  en  temps  à  des 
transports  de  colère  dont  je  gémissais  ensuite;  mais 
la  crainte  d'une  mort  subite  me  fait  prendre  une 
forte  résolution  de  me  maîtriser  désormais;  toute- 
fois, je  compte  sur  vos  bons  conseils  pour  rendre 
ma  tâche  plus  facile.  » 

Mon  premier  soin  fut  de  changer  complètement 
le  régime  de  madame  D***,  Je  proscrivis  d'abord 
le  bœuf  rôti,  le  mouton,  le  gibier  surtout,  qu'elle 
aimait  beaucoup  ,  et  fis  remplacer  ces  aliments 
trop  substantiels  par  des  viandes  blanches  et  des 
légumes  herbacés.  Je  lui  interdis  aussi  l'usage  du 
vin  pur,  du  café  et  des  liqueurs;  en  même  temps  je 
lui  conseillai  de  prendre  pendant  un  an  une  tasse 
de  lait  d'ànesse  pour  son  premier  déjeunei*.  Ces 
moyens,  suivis  avec  la  plus  scrupuleuse  exactitude, 
calmèrent  de  jour  en  jour  le  système  nerveux  de 
madame  D***  ;  mais  la  crainte  de  mourir  subitement 
exerça  sur  son  esprit  une  influence  encore  plus  sa- 
lutaire. Aussi ,  après  quinze  mois  d'une  lutte ,  d'a- 
bord assez  pénible,  avec  elle-même,  cette  dame 
parvint  à  se  maîtriser  tellement ,  que  pendant  plu- 
sieurs années  qu'elle  vécut  encore,  son  mari  eut  la 
satisfaction  de  ne  plus  la  voir  se  livrer  au  moindre 
emportement,  même  envers  ses  domestiques ,  dont 
la  plus  âgée,  depuis  longtemps  à   son   service,   la 


414  DE    l.\    roi.EP.E. 

mettait  à  de  rudes  épreuves  par  son  impertinence 
et  son  entêtement. 

11.   Colère  impuissante  lerminée  subitement  par  une  conffeslion 
pulmonaire  et  cérébrale,  mortelle.  ^Médecine  léffale.) 

Au  mois  d'août  1830,  nous  fûmes  requis,  le  doc- 
teur Devilliers  et  moi,  par  le  commissaire  de  police 
du  quartier  de  l'Observatoire,  à  l'effet  d'aller  con- 
stater le  genre  de  mort  d'un  ouvrier,  d'une  stature 
athlétique,  qui  avait  succombé  la  veille,  dans  une 
lutte  violente  avec  un  jeune  compagnon  maçon. 

Quatre  témoins  oculaires  de  ce  triste  événement 
le  racontèrent  à  M.  le  commissaire  dans  les  termes 
suivants:  wHierausoir,  nous  étions,  avec  le  petit 
Michel,  assis  autour  de  la  table  sur  laquelle  est  le 
cadavre,  nous  amusant  paisiblement  à  faire  une 
partie  de  cartes ,  lorsque  Bras-de-Fer  arrive  auprès 
de  nous,  et  essaye  à  plusieurs  reprises  de  brouiller 
notre  jeu.  JNous  prenons  d'abord  la  chose  en  plai- 
santant; à  la  fin,  cependant,  Michel  l'invite  sérieu- 
sement, quoique  avec  calme,  à  ne  pas  nous  inter- 
rompre plus  longtemps.  A  partir  de  ce  moment, 
Bras-de-Fer  ne  cesse  de  tourmenter  Michel;  il  l'in- 
sulte, il  le  pousse,  et  va  même  jusqu'à  lui  tirer  les 
oreilles  avec  violence.  Michel  alors  commence  à  se 
fâcher,  et  le  prie  instamment  de  finir  ses  méchance- 
tés, s'il  ne  veut  qu'il  l'y  contraigne.  A  ces  mots, 
Bras-de-Fer  recommence  de  plus  belle;  il  enlève 
Michel  de  dessus  son  banc,  et,  le  tenant  par  les 
oreilles,  le  laisse  retomber  brusquement,  puis,  lui 
donne  sur  le  nez  de  si  rudes  chiquenaudes,  que  le 


DE    LA    roi.ÈUE.  415 

san^  en  jaillit  avec  lorce.  Acetle  vue,  le  pelitiMichel 
est  hors  de  lui,   il  s'élance  de  sa  place,  s'écriant 
d'une  voix  terrible  :  «  Tu  es  venu  chercher  ton  maî- 
«tre!  ^rand  lâche!  eh  bien!   tu  vas  le  trouver. — 
Roquet!»  riposte  Bras-de-Fer  en  souriant  de  pitié. 
Mais  à  l'instant  il  se  sent  enlacé  par  Michel,  qui, 
lui  tenant  les  bras  fortement  serrés  contre  les  côtes, 
l'empêche  ainsi  de  pouvoir  les  employer  à  sa  dé- 
fense. Bras-de  Fer  s'épuise  en  efforts  inutiles  pour 
dégager   ses   bras  ;    son   dépit  se  change  alors  en 
fureur;  il  grince  des  dents,  il  écume;  et,  abaissant 
sa  tête  sur  celle  de  Michel,  il  lui  mord  les  cheveux, 
qu'il  arrache  avec  un  lambeau  de  peau,  a  Scélérat! 
s'écrie  Michel,  dont  le  visage  e?t  baigné  de  sang,  tu 
veux  donc  que  je  serre  encore  plus  fort,»  et   ses 
bras  d'Hercule  redoublent  leur  étreinte.  «  Grâce  !  » 
murmure   alors    Bras-de-Fer   d'une    voix   étouffée. 
Dans  un  dernier  effort,  Michel  enlève  déterre  son 
puissant  adversaire,  dont   les  yeux  sont  rouges  de 
sang,  et  dont  la  langue  est  sortie  de  la  bouche;  il 
le  tient  pendant  quelques  secondes  dans  cet  état, 
et  le  laisse  retomber  à  terre  dès  qu'il  ne  sent  plus 
aucune  résistance.  Bras-de-Fer  était  mort,  » 

C'était  la  première  fois  de  sa  vie  que  Michel  se 
battait  ;  il  ne  connaissait  pas  ses  forces ,  et  pleura 
toute  la  nuit  la  mort  de  son  adversaire. 

Ouverture.  —  A  l'ouverture  du  corps  nous  trou- 
vâmes, le  docteur  Devilliers  et  moi,  les  poumons 
gorgés  d'un  sang  noir,  les  méninges  fortement  in- 
jectées ,  et  la  substance  cérébrale  pointillée  à  plus 
d'un  pouce  de  profondeur.  D'après  ces  lésions  pa- 
thologiques, et  les  signes  commémoratifs  que  nous 


416  I)F    I.A    COLÈr.E. 

avons  recueillis  de  la  bouche  des  témoins  de  cette 
lutte  ,  nous  crûmes  devoir  déclarer ,  dans  notre  rap- 
port annexé  au  procès-verbal ,  que  la  mort  subite 
était  le  résultat  d'une  violente  congestion  pulmo- 
naire et  cérébrale,  produite  moins  par  la  compres- 
sion exercée  sur  les  côtes  que  par  la  colère  impuis- 
sante à  laquelle  Bras-de-Fer  s'était  abandonné, 
colère  qui,  dans  plusieurs  cas,  avait  suffi  pour 
amener  cette  funeste  terminaison. 
Michel  ne  fut  pas  même  arrêté. 

111.  Mélancolie  avec  fréquents  accès  de  fureur,  produile  par 
une  phlegmasie  aiguë  passée  à  l'étal  chronique. 

La  jeune  Caroline,  douée  d'une  grande  activité 
et  d'une  force  athlétique ,  se  faisait  surtout  remar- 
quer par  la  douceur,  l'enjouement  et  l'égalité  de  son 
caractère.  De  quatorze  à  dix-neuf  ans,  les  soins  du 
ménage  et  les  exercices  champêtres  étaient  pour 
elle  une  occupation  aussi  agréable  que  salutaire. 
Elle  s'amusait,  en  outre,  à  labourer  la  terre  et  à  con- 
duire des  chevaux,  qu'elle  montait  non  en  amazone, 
mais  en  véritable  écuyer;  ou  bien,  piéton  infati- 
gable, elle  faisait  dix  à  douze  lieues  dans  sa  jour- 
née ,  et  le  lendemain  reprenait  gaiement  ses  rudes 
travaux. 

Par  suite  d'un  changement  survenu  dans  la  for- 
tune de  ses  parents,  Caroline  fut  forcée  de  quitter 
ce  genre  de  vie ,  qui  lui  était  si  favorable ,  et ,  de 
dix-neuf  à  vingt-quatre  ans,  elle  se  livra  avec  assi- 
duité à  la  couture.  Dès  lors,  ses  membres,  naguère 
si  robustes,  s'affaiblirent  de  jour  en  jour,  et  l'ap- 


Dr,  LA  (.01  Kiu;.  417 

pareil  de  l'innervation  devenant  bientôt  prédomi- 
nant aux  dépens  du  système  musculaire,  elle  éprouva 
de  la  cardlalgie,  des  sueurs  abondantes,  de  l'insom- 
nie, et  un  léger  tremblement  convulsif  accompagné 
de  courtes  impatiences. 

Mariée"  à  l'âge  de  vingt-cinq  ans ,  elle  ne  tarda 
pas  à  devenir  enceinte,  et  commença  dès  ce  moment 
à  prendre  en  aversion,  par  jalousie,  une  fille  de  cinq 
ou  six  ans  que  son  mari  avait  eue  d'un  premier  lit. 

Au  mois  de  mai  1836,  madame  M***  accoucha 
d'une  fille.  Le  travail,  pendant  lequel  une  forte  hé- 
morrhagie  utérine  se  déclara  ,  fut  très-laborieux, 
et  suivi  d'une  métro-péritonite  si  Intense,  que  la 
santé  de  cette  dame  n'était  pas  encore  rétablie  en 
février  1838,  lorsqu'elle  me  fit  appeler  pour  lui  don- 
ner des  soins. 

A  cette  époque,  la  malade  est  encore  pâle;  ses 
traits  sont  tirés  (  faciès  utérin  )  ;  elle  éprouve  des 
douleurs  continuelles  à  Tépigastre  et  à  la  région 
sacro-lombaire;  les  digestions  sont  laborieuses,  les 
selles  rares  et  pénibles,  les  menstrues  peu  abondan- 
tes, l'utérus  est  douloureux.  D'un  autre  côté,  cette 
personne,  autre  fols  si  enjouée  et  si  douce,  a  le  moral 
sensiblement  influencé  par  l'état  morbide  des  vis- 
cères abdominaux  :  une  profonde  tristesse  la  mine; 
elle  est  taciturne  et  sédentaire;  elle  fuit  le  grand 
jour,  s'abstient  même  de  regarder  dans  la  rue ,  parce 
que  la  vue  seule  des  passants  augmente  son  dégoût 
de  la  vie;  puis,  tout  à  coup,  sans  aucun  motif  plau- 
sible ,  elle  se  livre  à  de  violents  accès  de  colère  ou 
plutôt  de  fureur  contre  sa  belle-fille  ,  contre  sa  pro- 
pre enfant,  âgée  de  deux  ans,  contre  elle-même.  Un 


4(8  Dr.  LA  cni.ichE. 

bonnet  qu'on   lui  a   apporté   ne  va-t-il  pas  à   son 
gré,  elle  le  met  en   pièces,  trépigne   dessus,   ou 
bien  ,   retirant  brusquement  ses  souliers,   elle  les 
ploie  en  deux,  et  les  mord  convulsivement.  Si  sa 
belle-fille,  témoin  tremblant  de  ces  emportements 
frénétiques,  a  le  nialheur  de  faire  le  moindre  mou- 
vement, elle  lance  sur  elle  un  regard  terrible,  et 
serait  tentée  de  la  précipiter  par  la  fenêtre,  si  la 
crainte  des  lois  ne  l'arrêtait;  elle  se  borne  alors  ^ 
la  fustiger  rudement.  Sur  ces  entrefaites,  entend- 
elle  sonner  à  la  porte  ,  elle  s'arrête  saisie  d'effroi  : 
«  Petite,  s'écrie-t-elle  d'une  voix  étouffée,  si  c'est  ton 
père,  ne  lui  dis  rien,  ou  bien...!»  Pendant  le  long 
intervalle  que  met  cette  malheureuse  femme  pour 
aller  ouvrir,  elle  compose  son  visage  et  son  main- 
tien ,  mais  son  cœur  bat  longtemps  avec  violence, 
et  elle  éprouve  au  centre  nerveux  opisto-gastrique 
un   spasme  douloureux   qui   dure    plus    de   douze 
heures,  si  des  larmes  abondantes  ne  viennent  opérer 
une  détente  salutaire. 

Tels  sont  les  accès  de  colère  auxquels  la  majadc 
est  en  proie,  et  pour  la  guérison  desquels  elle  crut 
devoir  recourir  à  mon  expérience. 

Diagnostic.  —  Métro-entérite  chronique  avec  né- 
vrose du  grand  sympathique.  —  Mélancolie  com- 
pliquée d'une  légère  jalousie  et  de  fréquents  accès 
de  fureur. 

Traitement.  —  Grancjs  lîains  tjèdes,  lavements 
émollients,  injections  narcotiques,  larges  cataplas- 
mes sur  l'abdomen  pendant  la  nuit,  tisanes  muci)a- 
gineuses  édulcorées  avec  du  sirop  d'orgeat.  —  Bouil- 
lon Froid  ,  viandes  blanches  également  froides.  — 


hE    I.A    r.OI.F.RK.  4t9 

Remplacer  les  cordons  de  taille,  qui  fatigueiU  i'es- 
tomac,  par  des  bretelles,  qui  ont  l'avantage  de 
mieux  soutenir  le  jupon,  et  de  ne  pas  comprimer 
les  organes  souffrants.  —  Exercice  modéré,  un  peu 
de  distraction. 

Au  bout  d'un  mois,  je  pus  déjà  remarquer  une 
légère  amélioralion;  je  conseillai  donc  de  continuer 
les  nriêmes  moyens,  auxquels  j'ajoutai  des  tablettes 
de  magnésie  et  de  bicarbonate  de  soude  prises  al- 
ternativement ,  ainsi  que  l'usage  du  pain  de  seigle 
à  tous  les  repas. 

Dix  jours  après  cette  seconde  prescription,  mieux 
beaucoup  plus  appréciable  au  physique  comme  an 
moral  :  la  constipation  habituelle  a  disparu,  la  ma- 
lade est  moins  triste,  moins  irascible;  toutefois,  la 
présence  de  sa  belle-fille  me  semble  l'importuner. 
D'après  mon  conseil ,  l'enfant  est  mise  en  pension. 
Un  mois  s'est  à  peine  écoulé  depuis  cette  séparation, 
que  la  santé  de  madame  M***  a  éprouvé  une  entière 
métamorphose  :  sa  physionomie  est  plus  ouverte, 
parfois  même  riante;  elle  est  plus  affectueuse  pour 
sa  jeune  fille;  enfin,  pénétrée  de  honte  et  de  regrets 
des  mauvais  traitements  qu'elle  a  fait  subir  à  l'en 
fant  de  son  mari,  elle  va  la  visiter  assez  fréquem- 
ment, et  la  comble  chaque  fois  de  soins  et  de  ca- 
resses. D'un  autre  côté,  les  digestions  sont  faciles; 
les  évacuations  alvines  ont  lieu  tous  les  jours  ;  les 
menstrues  viennent  avec  régularité  et  en  assez  grande 
abondance  ;  l'utérus  n'est  plus  sensible ,  non  plus 
que  la  région  sacro-lombaire;  enfin  l'épigastre,  au- 
trefois si  douloureux,  peut  supporter  une  forte  près 
sien  verticale  ;  cependant,  si  on  le  comprime  un  peu 


420  DE    LA    COl.ÙRF.. 

de  gauche  à  droite ,  des  pleurs  involontaires  s'é- 
chappent aussitôt. 

i  Si  madame  M***  était  en  position  d'aller  habiter 
la  campagne,  et  d'y  reprendre  progressivement  ses 
anciens  exercices,  j'ai  la  conviction  que  sa  guérison 
physique  et  morale  ne  laisserait  rien  à  désirer.  Je 
ne  suis  même  pas  éloigné  de  croire  que  sa  con- 
stitution primitive  viendrait  bientôt  remplacer  la 
prédominance  nerveuse  sous  laquelle  elle  a  tant 
souffert ,  dès  le  moment  où  elle  quitta  les  champs 
pour  la  ville,  les  chevaux  et  la  bêche  pour  une  chaise 
et  une  aiguille. 

IV.   Colère  héréditaire  terminée  par  un  suicide. 

Jacques-Alphonse  B***,  né  à  Paris,  dans  le  quar- 
tier des  halles,  devait  la  vie  à  des  parents  d'une 
constitution  éminemment  sanguine ,  et  dont  le  ca- 
ractère était  si  violent,  qu'il  se  passait  peu  de  jours 
sans  que  l'un  ou  l'autre  se  livrât  à  des  accès  de 
colère  souvent  portés  jusqu'à  la  fureur.  Le  père 
d'Alphonse  ,  surtout ,  bien  que  possédant  un  ex- 
cellent cœur,  ne  savait  mettre  aucun  frein  à  ses  em- 
portements (1). 

Héritier,  ainsi  que  ses  frères,  de  cette  funeste 


(1)  Un  jour  qu'il  était  dans  un  de  ces  accès,  sa  fille,  âgée  de 
quatorze  ans,  ne  répondant  pas  assez  vile  à  une  question  peu  im- 
portante qu'il  luiadiessait,  il  la  saisit  avec  violence,  et  allait  la  jeter 
sur  des  charbons  ardents,  lorsque,  heureusement,  sa  lemme  parvint 
à  l'arracher  de  ses  bras.  Peu  de  minutes  après,  il  versait  des  larmes 
de  repentir,  et  comblait  de  témoignages  d'affection  celle  qui  avait 
failli  être  sa  victime. 

Sur  cinq  enfants  qu'eut  cet  homme,  quatre  étaient  excessive- 


DE    LA    COLÈRE.  42) 

disposition,  que  l'éducation  ne  vint  pas  modifier, 
Alplionse,  dont  nous  nous  occuperons  uniquement 
ici,  annonça,  dès  ses  premières  années,  une  vio- 
lence qui  surpassait  même  celle  de  son  père,  et, 
comme  il  était  d'une  force  athlétique  qui  le  rendait 
redoutable,  il  devint,  en  grandissant,  la  terreur  de 
tout  le  voisinage. 

Ce  jeune  homme,  néanmoins,  n'était  pas  dépourvu 
de  qualités  attachantes  :  un  extérieur  agréable ,  une 
grande  franchise  de  caractère ,  une  bienveillance 
naturelle  qui  le  disposait  toujours  à  obliger,  lui 
firent  des  amis,  et  il  dut  souvent  à  ces  avantages 
personnels  d'échapper  aux  dangers  que  lui  suscitait 
son  caractère  violent. 

Sa  mère,  restée  veuve  de  bonne  heure,  était  pour 
lui  d'une  faiblesse  dont  il  abusa  pour  ne  pas  céder 
à  ses  ordres,  lorsqu'elle  voulut  l'obliger  à  choisir 
une  profession.  Repoussant  toutes  celles  qui  lui 
étaient  offertes,  il  se  livra  pendant  quelque  temps  à 
une  sorte  de  vagabondage,  monta  sur  les  tréteaux 
des  saltimbanques,  puis  sur  les  théâtres  des  boule- 
vards, et  finit  par  s'abandonner  à  tous  les  égare- 
ments de  la  jeunesse  la  plus  fougueuse. 

Une  rixe  violente  qu'il  provoqua ,  et  dans  laquelle 
il  terrassa  tous  ceux  qui  voulaient  s'opposer  à  sa 
fureur,  lui  valut  plusieurs  mois  de  prison ,  qui  le 
firent  un  peu  rentrer  en  lui-même.  Rendu  à  la  li- 
ment irascibles.  La  jeune  fille  dont  je  viens  de  parler  possédait 
seule  une  fjrande  éfralité  de  caractère,  encore  en  élait-elle  rede- 
vable à  l'éducation  chrétienne  qu'elle  reçut.  Tant  il  est  vrai  que 
nous  sommes  autant  le  produit  de  notre  atmosphère  physique  et  morale 
que  de  notre  constitution  ptiniUivc. 


422  PB    l-^    COLÈl'.K. 

bërfé,  il  s'engagea  dans  les  carabiniers;  mais,  loin 
que  la  discipline  mililaire  modérât  ses  emporte- 
ments, elle  parut  les  augmenter  par  les  contrarié- 
tés fréquentes  qu'elle  lui  dormait.  Un  jour,  entre 
autres,  qu'il  était  de  garde, on  lui  commande  d'aller 
en  faction  ;  il  résiste ,  s'exaspère  peu  à  peu.  Alors  ses 
camarades  l'entourent,  et  l'exhortent  à  obéir;  ail 
lieu  de  lès  écouter,  il  tombe  sur  eux,  les  culbute, 
les  force  de  s'enfuir  du  corps  de  garde ,  et  il  les  eût 
tous  tués  si  les  armes  eussent  été  chargées.  Il  passa 
encore  trois  mois  en  prison  pour  cette  nouvelle  équi- 
pée,  et  ne  diit  qu'à  la  bonté  de  ses  chefs  de  n'être 
jias  traduit  devant  un  conseil  de  guerre. 

Outre  ces  scènes  violentes,  qui  se  répétaient  sou- 
vent d'une  manière  plus  oti  moins  grave,  Alphonse 
se  faisait  un  jeu  du  duel ,  et  il  déployait  une  telle 
dextérité  dans  le  maniement  des  armes,  qu'on  le  re- 
doutait généralement.  Cependant ,  comme  chez  lui 
le  repentir  suivait  toujours  de  près  les  accès  de  co- 
lère ,  et  qu'il  était  d'un  naturel  généreux,  on  l'ai- 
mait, quelle  que  fût  la  crainte  qu'il  inspirât. 

En  1832  (il  servait  alors  dans  le  T'  régiment 
d'artillerie  à  cheval  ),  un  accident  vint  tout  à  coup 
le  forcer  de  renoncer  au  genre  de  vie  qui  n'avait  pas 
peu  contribué  à  exalter  ses  passions.  Un  coup  de 
pied  de  cheval  qu'il  reçut  obligea  les  chirurgiens  de 
l'hôpital  du  Gros-Caillou  à  lui  faire  l'amputation  de 
la  jambe  droite;  dans  cette  circonstance,  comme 
dans  beaucoup  d'autres  de  sa  vie,  l'amputé  se  livra 
à  des  mouvements  si  fi'énétiques ,  qu'il  souffrit  des 
maux  inouïs  ,  et  qu'il  rendit  longtemps  sa  guérison 
incertaine. 


DE    Li   COLEHE.  423 

Retiré  du  service,  et  résolu  de  mener  désormais 
une  vie  plus  régulière,  Alphonse  se  maria,  et  enire- 
pHt  un  commerce  qui  bientôt  lui  procura  une  hon- 
nête aisance.  i>a  femme  qu'il  avait  choisie  était  jeune 
et  très-agréable  :  il  l'aimait  beaucoup;  mais  son  af- 
fection n'empêchait  pas  qu'il  ne  la  rendît  fort  mal- 
heureuse par  ses  emportements  réitérés.  Il  les  poussa 
même  si  loin,  que  la  santé  de  cette  personne  s'altéra 
d'une  manière  grave.  Le  docteur  Roy,  à  qui  je  dois 
les  détails  de  cette  observation  ,  ayant  été  appelé  par 
Alphonse ,  reçut  de  lui  l'aveu  sincère  de  ses  torts , 
et  contribua  par  ses  bons  conseils  à  arrêter  pendant 
quelque  temps  les  accès  de  fureur  dont  l'épouse 
avait  eu  tant  à  souffrir.  Souvent  même  le  malheu- 
reux Alphonse  versait  des  larmes  en  s'accusant  d'a- 
voir causé  le  mauvais  état  de  santé  de  sa  femme;  il 
parlait  aussi  avec  une  vive  sollicitude  du  garçon 
dont  elle  l'avait  rendu  père ,  remarquait  avec  inquié- 
tude que  le  caractère  de  cet  enfant,  âgé  seulement 
de  trois  ans,  avait  déjà  quelque  tendance  à  ressem- 
bler au  sien  ,  et  il  se  promettait  de  le  réprimer  par 
tous  les  moyens  qui  seraient  en  son  pouvoir.  Ainsi , 
dans  les  moments  de  raison  et  de  repentir,  cet  homme 
prenait  avec  lui-même  les  meilleures  résolutions  ,  et 
tout  semblait  alors  faire  espérer  qu'il  se  corrigerait  ; 
mais  ces  résolutions  disparaissaient  toujours  à  la 
moindre  occasion  de  rechute. 

Enfin,  le  3  décembre  1838,  il  rentre  le  soir  auprès 
de  sa  femme,  après  avoir  bu  dans  la  journée  quel- 
ques verres  d'eau-de-vie.  Cette  liqueur  produisait 
ordinairement  sur  son  cerveau  une  excitation  dont 
il  ne  pouvait  se  rendre  maître.  Il  n'était  pas  ivre  ce- 


424  DE    LA    COJ-KRE. 

pendant,  et  paraissait  même  d'un  calme  parfait. 
Trouvant  le  feu  presque  éteint,  il  veut  le  rallu- 
mer; mais,  pendant  qu'il  le  souffle,  le  vent  lui 
renvoie  au  visage  quelques  bouffées  de  fumée  qui 
d'abord  l'impatientent  :  il  redouble  d'efforts  ;  les 
bouffées  se  multiplient,  et  sa  colère  augmente.  Ecar- 
tant alors  d'un  seul  mouvement  les  deux  valves  du 
soufflet,  il  les  jette  au  feu,  passe  un  moment  dans  la 
pièce  voisine,  tandis  que  sa  femme,  saisie  d'effroi, 
reste  immobile  dans  l'attente  de  quelque  nouvelle 
fureur.  En  effet ,  rentré  dans  la  chambre  où  le  souf- 
flet brille  au  milieu  du  foyer,  l'insensé,  à  la  vue 
de  cet  objet,  ne  peut  plus  contenir  sa  rage  :  se  ré- 
pandant contre  lui-même  en  invectives,  il  renverse, 
il  brise  en  éclats  le  couvert  qui  était  dressé ,  et , 
dans  sa  frénésie,  il  saisit  un  large  couteau  qu'il  se 
plonge  dans  l'abdomen... 

Appelé  sur-le-champ  auprès  de  ce  malheureux,  le 
docteur  Roy  lui  prodigua  des  soins  empressés  qui 
prolongèrent  sa  vie  pendant  quatre  jours.  Quelques 
minutes  avant  son  agonie,  Alphonse  fit  signe  au 
médecin  d'approcher,  et  lui  dit:  «Docteur,  je  suis 
un  misérable.  J'ai  oublié  que  j'avais  une  femme  ,  un 
enfant!!...  Je  paye  aujourd'hui  le  fruit  de  mes  em- 
portements ;  mon  ventre  s'emplit  (1),..  je  suis  perdu... 
Par  pitié,  veillez  sur  mon  fils  ;  faites  que  son  carac- 
tère ne  ressemble  pas  au  mien.  »  Peu  de  moments 
après,  il  expira.  11  était  âgé  de  trente-trois  ans. 


(1)  Il  succomba  à  une  inflammation  du  péritoine  avec  épanche- 
mont. 


[)E    LA    COLERE.  425 

V.  Colère  et  repentir  d'un  septembriseur. 

Vers  le  milieu  de  l'année  182G  ,  je  fus  appelé  chez 
un  restaurateur  sexagénaire,  qui  tenait  le  petit  hô- 
tel de  Dijon  ,  au  n"  215  de  la  rue  Saint-Jacques.  Ce 
malade,  atteint  d'une  affection  squirrheuse  du  foie, 
s'était  en  vain  adressé  aux  premières  notabilités  de 
la  médecine  :  son  mal  avait  augmenté  d'une  ma- 
nière effrayante  avec  les  années,  et  sous  l'influence 
des  violents  accès  de  colère  auxquels  il  se  livrait 
presque  tous  les  jours.  Dès  ma  première  visite ,  ju- 
geant ce  vieillard  à  la  veille  de  succomber ,  je  me 
bornai  à  lui  prescrire  du  petit-lait  laudanisé,  une 
potion  calmante,  et  un  emplâtre  d'opium  sur  l'hy- 
pochondre  droit.  A  l'aide  de  ces  narcotiques,  je 
parvins  à  calmer  les  douleurs  atroces  qu'il  éprou- 
vait, et  à  lui  procurer  une  des  nuits  les  plus  paisi- 
bles qu'il  eût  passées  depuis  longtemps.  Le  lende- 
main matin ,  dans  l'ivresse  de  sa  joie,  il  me  serrait  af- 
fectueusement la  main,  m'appelait  déjà  son  sauveur, 
et  me  promettait  de  suivre  de  tout  point  le  moin- 
dre de  mes  avis  :  je  déclarai  toutefois  à  la  famille 
que  le  danger  était  des  plus  imminents,  qu'il  ne 
fallait  en  rien  se  fier  au  mieux  momentané  qu'éprou- 
vait le  malade,  mais  en  profiter  pour  lui  faire  mettre 
ordre  à  ses  affaires.  Vers  six  heures  du  soir,  on  re- 
vint me  chercher  en  toute  hâte,  non  pour  le  vieil- 
lard, mais  pour  sa  femme,  à  qui  il  venait  d'ouvrir 
le  sein  en  lui  brisant  par  colère  une  tasse  de  por- 
celaine sur  la  poitrine. 

Après  avoir  arrêté  l'hémorrhagic  et   pansé  cette 


426  DE    I.A    COLERE, 

pauvre  femme,  je  me  disposais  à  sortir,  lorsque  le 
mari,  à  qui  je  n'avais  pas  adressé  iiii  mot,  m'arrêta 
par  le  pan  de  mon  habit,  me  disant  d'un  air  piteux; 
«  Eli  quoi  !  monsieur  le  docteur*,  vous  vous  en  allez 
sans  daigner  seulement  me  regarder?  —  Pourquoi 
m'occuperais-je  encore  d'un  malade  que  j'étais  par- 
venu à  soulager,  et  qui  fait  tout  ce  qu'il  peut  pour 
rendre  mes  soins  inutiles?  Au  reste,  monsieur,  ajou- 
tai-je  d'un  ton  sévère,  j'ai  appris  que  vous  aviez 
grossièrement  injurié  vos  deux  premiers  médecins, 
et  cjue  notre  vénérable  doyen ,  M.  Portai ,  ne  vous 
avait  abandonné  que  parce  que  vous  vous  étiez 
oublié  jusqu'à  lever  la  main  sur  lui.  A  tous  ces  actes 
de  violence ,  joignez  la  brutalité  dont  vous  venez 
d'user  envers  votre  femme,  et  jugez  si  je  ne  dois 
[ias  hésiter  à  vous  continuer  mes  soins.  —  Vos 
reproches  ne  sont  que  trop  justes,  reprit  le  malade 
d'un  accent  pénétré;  je  suis  surtout  bien  coupable 
d'avoir  maltraité  ma  femme!  mais  aussi ,  monsieur, 
si  vous  saviez  ce  qu'elle  exigeait  de  moi!  Ne  vou- 
lait-elle pas  que  je  fisse  appeler  un  prêtre,  moi  qui 
les  ai  toujours  eus  eu  horreur!  —  L'intention  de 
votre  femme  n'avait  rien  que  de  louable  :  en  vous 
proposant  démettre  en  paix  votre  conscience,  elle 
vous  donnait  une  nouvelle  preuve  de  son  affection, 
et  si  cela  était  opposé  à  vos  idées,  vous  deviez  vous 
bot'ner  à  un  simple  refus,  et  non  la  frapper.  — 
Mais  enfin,  monsieur  le  docteur,  vous  qui  êtes 
savant,  que  feriez -vous  si  vous  étiez  à  ma  place, 
et  qu'on  vous  proposât  une  pareille  chose  ?  — 
iMol ,  je  n'hésiterais  pas  à  mettre  en  paix  ma  con- 
science ,  d'abord   par  conviction  ;  en    second  lieu , 


DE    LA    COLÈRE.  '527 

parce  qtie  le  calme  de  l'àme  contribué  jiulssam- 
ment  à  allé(];cr  nos  souffrances,  et  njême  à  dissi- 
per ia  maladie.  —  C'est  bien  sinj^ulier,  qu'aVant 
fait  des  études,  vous  ayez  celte  manière  de  voir! 
—  Au  contraire,  mes  convictions  religieuses  sont 
en  jTpande  partie  le  fruit  de  mes  études.  —  Eh  bien  ! 
reprit  alors  le  malade,  qu'on  fasse  venir  un  prèfre; 
aussi  bien,  depuis  longtemps,  j'en  ai  lourd  Sur  la 
conscience!» 

Heureuse  de  cette  détermination  inespérée,  la 
pauvre  femme  envoie  aussitôt  chercher  un  des 
vicaires  de  la  paroisse  Saint-Jacques.  A  peine  cet 
ecclésiastique  est-il  entré  auprès  du  vieillard  ,  que 
celui-ci  lui  dit  d'une  voix  tremblante  :  «  Tenez ,  mon- 
sieur, enlevez-moi  ce  coutelas  que  j'avais  mis  sous 
ition  oreiller.  —  Que  vous  êtes  imprudent,  mon 
ami!  mais  vous  couriez  risque  de  vous  blesser!  — 
Eh!  monsieur  l'abVjé,  je  m'en  étais  armé  pour  vous 
le  plonger  dans  le  cœur  si  vous  fussiez  venu  sans 
mon  assentiment!  Oui,  ajoula-t-il  devant  tous  les 
assistants  ,  en  septembre  93 ,  j'ai  massacré  dix- 
éept  ecclésiastiques;  et  peu  s'en  est  fallu  que  vous 
ne  fussiez  le  dix-huitième!  mais,  rassurez- vous  : 
Dieu  a  eu  pitié  de  moi  ;  un  rayon  de  sa  grâce  a 
suffi  pour  m'éclairer.  »  Le  vicaire  alors  s'empara  de 
l'énorme  couteau,  et  s'enferma  avec  ce  malheureux, 
qui  lui  donna  la  plus  douce  satisfaction  qu'il  ait 
peut-être  jamais  goûtée  dans  l'exercice  de  son  mi- 
nistère. Déjà  il  se  retirait,  annonçant  à  la  famille 
qu'il  allait  apporter  au  pénitent  les  derniers  sacre- 
ments de  l'Eglise,  lorsque  celui-ci  s'écria  d'une  voix 


428  DE    LA    COLÈRE. 

étouffée  par  ses  sanglots  :  «  Revenez,  monsieur  l'ab- 
bé, revenez  bientôt  auprès  de  moi  ;  j'ai  bien  besoin 
de  vos  consolations;  mais,  je  vous  en  conjure, 
n'approchez  pas  de  mes  lèvres  le  divin  Rédempteur, 
dont  tout  à  l'heure  encore  je  blasphémais  le  nom; 
je  suis  trop  indigne  d'un  tel  bonheur!  —  Dieu  est 
rempli  de  miséricorde ,  lui  dit  le  vicaire  attendri  ; 
on  répare  ses  fautes  quand  on  les  pleure  amère- 
ment, et  votre  repentir  me  paraît  trop  sincère  pour 
que  j'hésite  à  vous  administrer  les  sacrements,  que 
réclame  à  l'instant  même  votre  triste  position.  — 
Je  les  recevrai  donc  ,  monsieur  l'abbé  ,  puisque 
vous  me  l'ordonnez ,  reprit  le  nouveau  centenier, 
mais  seulement  après  avoir  fait  amende  honorable 
devant  ceux  que  j'ai  autrefois  scandalisés  par  mes 
forfaits.»  Aussitôt  il  fait  appeler  deux  voisins,  ses 
anciens  camarades ,  et  leur  demande  pardon  des 
affreux  exemples  qu'il  leur  a  donnés  à  l'Abbaye  et 
aux  Carmes;  puis  il  embrasse  en  pleurant  sa  femme, 
et  reçoit  à  genoux  le  saint  viatique  avec  la  piété 
la  plus  édifiante.  Son  confesseur  voulut  alors  qu'il 
se  couchât  ;  mais  il  demeura  en  prière ,  appuyé 
sur  le  chevet  de  son  lit.  Pressé  de  nouveau  de  pren- 
dre la  position  qu'exigeait  son  état  de  faiblesse  : 
«Je  sens,  dit-il,  qu'il  ne  me  reste  que  peu  d'in- 
stants à  vivre;  je  ne  puis  rien  offrir  à  Dieu  que  mes 
prières  et  mes  larmes  ;  laissez-moi  du  moins  la  con- 
solation de  mourir  à  genoux  :  c'est  faire  bien  peu 
pour  expier  tous  mes  crimes  !  » 

Vers  minuit,  il   poussa  un   profond  soupir,   et 
s'endormit  dans  le  Seigneur,  toujours  à  genoux, 


DE    I.A    COI.ÈHE.  420 

et  les  lèvres  appliquées  sur  un  cruciHx  qu'il  n'avait 
pas  cessé  de  baigner  de  ses  pleurs  (1). 


(1)  Le  lendemain  malin  ,  le  visajre  de  ce  vieillard  n'avait  pas  seu- 
lement perdu  la  laideur  repoussante  qu'il  oFfrail  pendant  la  vie,  il 
était  devenu  d'une  beauté  remarquable,  et  l'on  y  voyait  briller  un 
air  de  sérénité  et  de  bonheur,  cachet  ordinaire  d'une  conscience 
pure  ou  réhabilitée  par  le  repentir. 


430  1>E    I.A    PELR. 


CHAPITRE  IV. 


DE    LA    PEUR. 


His   maNamum   est  periculam   qui   niaxume 

tinienl. 

Sa.lllst.,  Catil.,c.  58. 


Définition  et  synonymie. 


La  peur  [paror),  passion  éminemment  concen- 
trique et  débilitante,  peut  être  définie  :  un  étal  pé- 
nible de  Tàme,  avec  trouble  des  sens,  produit  par 
la  perception  rapide  d'un  danjjer  réel  ou  imaginaire. 
De  toutes  nos  affections,  c'est  peut-être  la  plus  con- 
tagieuse, et  celle  qu'on  peut  le  moins  dissimuler. 
On  Ja  voit  souvent  s'emparer  de  nous  avant  l'ap- 
proche du  péril,  et  durer  longtemps  après  qu'il  est 
passé. 

La  fraytur ,  Vejfroi  et  la  terreur ,  expriment  par 
gradation  trois  états  dans  lesquels  l'organisme 
éprouve  encore  une  plus  grande  perturbation  ; 
chez  l'être  habituellement  peureux  ce  sont  de  véri- 
tables paroxysmes  de  la  fièvre  continue  qui  le 
tourmente. 

Plus  vive,  mais  plus  passagère  que  la  peur,  la 
frayeur  à<è  fragor ,  grand  bruit'  naît  d'un  danger 
subit,  imprévu,  et  qui  nous  est  personnel;  elle  pro- 
vient des  choses  que  nous  entendons  ;  elle  saisit. 

X^ejfroi  dure  tant  que  le  danger  qui  l'a  causé  est 


Kf:  i.A  pkc;r.  431 

présent;  il  naît  des  choses  que  nous  voyons;  il  glace. 

Occasionnée  par  ce  que  nous  croyons  être  ,  plutôt 
que  par  ce  qui  est  réellenaent,  la  terreur  [terror) 
produit  sur  nous  l'effet  de  la  tète  de  Méduse  :  elle 
pétrifie. 

La  terreur  peut  être  panique  ,  l'effroi  ne  l'est 
jamais  ;  aussi  les  caucheoiars  doivent-ils  être  consi- 
dérés comme  des  accès  de  terreur. 

Il  est  une  autre  nuance  de  la  peur  je  veux  parler 
de  V épouvante  ,,  qui  nous  pousse  à  fuir  avec  rapidité 
le  danger  auquel^  nous  ne  nous  sentons  pas  la  force 
de  résister.  C'est  la  seule  réaction  conservatrice  c|e 
la  peur  livrée  à  elle-même,  c'est-à-dire  lorsque  au- 
cune autre  passion  ne  vient  à  son  secours.  On  veut 
sans  doute  parler  de  l'épouvante  quand  on  dit  que 
la  peur  donne  des  ailes,  car  la  frayeur,  l'effroi 
et  la  terreur  ne  pourraient  que  les  paralyser.  Une 
remarque  qui  n'a  pas  échappe  aux  naturalistes, 
c'est  que  les  animaux  les  plus  susceptibles  d'éprou- 
ver ce  sentiment  sont  précisément  ceux  qui  courent 
avec  le  plus  de  vitesse  :  dans  sa  prévoyante  sollici- 
tude, la  nature,  ainsi  que  nous  l'avons  vu,  les  a 
organisés  en  même  temps  pour  la  peur  et  pour  I3 
fuite. 

La  crainte  (  timor),  que  l'on  a  mal  à  propos  con- 
fondue avec  la  peur,  est  ce  sentiment  d'inquiétude 
excité  dans  l'àme  par  l'idée  d'un  mal  que  l'on  re- 
doute ,  et  dont  on  s'exagère  les  conséquences.  Sen- 
tinelle pusillanime,  la  crainte  prévoit  le  danger, 
donne  l'éveil  à  l'organisme,  qu'elle  stimule,  mais 
elle  n'ose  pas  avancer.  Soldat  inutile,  la  peur  recujp 
à  la  vue  de  l'ennemi,  ou  tombe,  et  se  laisse  tuer 


432  |>E  I  \  PELR. 

sans  presque  opposer  de  résistance,  l^a  cralnle  des 
lois,  ainsi  que  nous  l'avons  vu  précédemment,  est 
un  ressort  indispensable  au  mécanisme  social  :  car 
si  les  gens  de  bien  observent  les  lois  parce  qu'il  est 
juste  de  les  observer,  les  méchants  ne  s'y  soumettent 
que  parce  qu'il  y  aurait  pour  eux  du  danger  à  ne  le 
pas  faire.  Du  reste,  si  la  crainte  du  maître  est  escla- 
vage ,  la  crainte  des  lois  est  liberté. 

Il  y  a  encore  une  espèce  de  crainte  religieuse  con- 
nue sous  le  nom  de  scrupule  :  c'est  la  plupart  du 
temps  un  mélange  de  faiblesse  d'esprit ,  d'orgueil  et 
d'opiniâtreté.  Quant  au  respect  humain,  né  d'une 
mauvaise  honte  qui  nous  fait  dissimuler  notre  foi , 
c'est  un  premier  pas  vers  l'apostasie ,  et  par  consé- 
quent une  lâcheté. 

Puissants  auxiliaires  de  la  peste,  des  conquérants 
et  autres  fléaux,  la  crainte  et  la  peur  naissent  sou- 
vent l'une  de  l'autre.  Tantôt  elles  agissent  isolément, 
tantôt  elles  se  confondent,  et  produisent  deux  carac- 
tères généralement  méprisés,  le  poltron  et  le  lâche , 
parce  qu'on  ne  saurait  compter  ni  sur  le  secours  de 
l'un ,  ni  sur  la  résistance  de  l'autre.  Toutefois ,  le 
poltron  se  bat  bien  lorsqu'il  y  est  contraint,  ou 
quand  il  est  surexcité  par  la  honte,  l'orgueil  ou  la 
colère ,  tandis  que  dans  les  combats  l'épée  du  lâche 
ne  fit  jamais  grand  mal.  Il  semble  enfin  que  le  carac- 
tère du  poltron  tienne  plutôt  à  un  excès  de  prudence, 
et  celui  du  lâche  à  un  manque  de  force  ou  d'énergie. 

Gall  fait  dépendre  la  peur  du  défaut  d'activité 
du  courage,  et  Spiirzheim,  d'une  affection  particu- 
lière, de  la  circonspection.  Cette  divergence  d'opi- 


m;  LA  PKUR.  433 

nion  ne  vlent-cUe  pas  de  ce  que  ces  deux  physiolo- 
gistes ont  confondu  la  crainte  et  la  peur? 

Je  ne  terminerai  pas  ces  considérations  sans  dire 
quelques  mots  sur  une  vertu  dont  l'étude ,  liée  au 
sujet  qui  nous  occupe,  me  paraît  encore  incomplète. 
Le  courage,  comme  les  autres  sentiments,  doit  être 
envisagé  sous  le  rapport  physique  et  sous  le  rapport 
moral  :  partant,  deux  sortes  de  courage. 

ha  courage  physique ,  qui  consiste  dans  le  mépris 
du  péril,  n'est  pas,  comme  la  peur,  un  sentiment 
naturel ,  mais  un  calme  habituel  contracté  par  nos 
organes  :  il  se  développe  avec  l'âge,  par  la  répétition 
fréquente  des  mêmes  luttes,  se  fortifie  au  milieu 
des  alarmes,  s'amollit  au  sein  de  la  tranquillité. 
La  santé,  la  température,  les  aliments^  la  force 
musculaire,  l'énergie  de  certaines  passions,  l'avan- 
tage du  nombre  et  des  lieux,  la  supériorité  des  armes, 
contribuent  sans  doute  à  le  développer  momenta- 
nément; mais  l'habitude  du  bruit  et  du  danger  en 
est  sans  contredit  la  cause  la  plus  directe  et  la  plus 
puissante. 

Le  courage  /;zorâr/ consiste  dans  l'empire  de  l'hom- 
me sur  ses  passions  :  il  est  le  fruit  d'une  éducation 
intellectuelle  qui  lui  a  donné  de  la  modération  dans 
ses  désirs,  et  l'habitude  de  mettre  ses  besoins  en 
harmonie  avec  ses  devoirs  (1). 


(1)  «Toujours  du  courage!  Sans  celle  condiiion  il  n'y  a  pas  de 
venu.  Courage  pour  vaincre  ion  égoïsme  et  devenir  bienfaisant  ; 
courage  pour  vaincre  ta  paresse  et  poursuivre  toutes  les  études 
honorctbles  ;  courage  pour  défendre  ta  patrie  et  protéger  ton 
semblable  dans  toutes  les  circonstances;  courage  pour  résister  nu 
mauvais  exemple  et  à  l'injuste  dérision  ;  coiir.ige  pour  souffrir  les 

28 


434  DE    I.A    PECR. 

Ces  deux  courages  ne  procèdent  pas  nécessaire- 
ment l'un  de  l'autre ,  comme  on  serait  porté  à  le 
croire;  ils  s'entr'aident,  se  fortifient,  mais  ne  s'en- 
gendrent pas  :  leur  réunion  constitue  le  vrai  cou- 
rage. Cette  trempe  vigoureuse  du  corps  et  de  l'àme 
rend  à  la  fois  l'homme  supérieur  aux  dangers  qui 
l'environnent ,  comme  aux  passions  qui  l'assiègent. 

S'il  m'est  permis  de  résumer  ma  pensée  d'une 
manière  plus  physiologique ,  je  dirai  que  le  cou- 
rage physique  provient  des  nerfs  de  la  vie  inté- 
rieure ;  le  courage  moral  ,  des  nerfs  de  la  vie  de 
relation  ;  le  vrai  courage ,  de  leur  développement 
harmonique. 

Causes. 

Causes  prédisposantes.  —  La  crainte  est  d'ordi- 
naire compagne  de  la  faiblesse  physique  :  aussi 
l'observe- t-on  plus  fréquemment  chez  la  femme  que 
chez  l'homme,  chez  l'enfant  et  le  vieillard  que  chez 
l'adulte.  Par  la  même  raison  ,  les  personnes  débiles 
ou  malades,  notamment  les  paralytiques  et  les  hy- 
pochondriaques,  y  sont  beaucoup  plus  disposées 
que  les  individus  robustes,  ou  que  ceux  dont  les 
viscères  sont  dans  un  parfait  état  d'intégrité.  On  a 
aussi  observé  qu'aux  époques  des  menstrues,  pen- 


maladies,  Ips  peines  et  les  angoisses  de  lout  genre,  sans  te  lamen- 
ter lâchement  ;  courage  pour  aspirer  à  une  perFection  à  laquelle 
on  ne  peut  atteindre  sur  la  terre ,  mais  à  laquelle  néanmoins  il  faut 
aspirer,  selon  la  sublime  parole  de  l'Évangile,  si  nous  ne  voulons 
perdre  toute  noblesse  d'âme.  »  (Silvio  Pellico  ,  f/es  Dei'0<rs  des 
hommes  t  chap.  31  ;  traduction  de  mesdames  Woillez  et  d'Hollosy.) 


DE    I.A    PF.UR.  435 

dant  la  grossesse  et  ralluilemcnt  (I),  les  femmes 
sont  bien  plus  sujettes  à  la  peur  que  daus  les  autres 
moments  de  leur  vie.  La  solitude,  l'obseurité,  le 
silence  de  la  nuit,  exercent  encore  une  influence 
notable  sur  la  passion  ou  la  maladie  dont  nous  nous 
occupons;  il  en  est  de  même  des  fatigues  excessives 
et  de  la  privation  prolongée  des  aliments.  Une  tem- 
pérature humide,  un  climat  mou  et  relâchant,  l'a- 
bus des  purgatifs,  des  évacuations  sanguines,  des 
plaisirs  de  Tamour,  des  bains  tièdes ,  un  sommeil 
trop  prolongé,  la  mollesse,  la  gourmandise,  l'igno- 
rance ,  sont  encore  autant  de  causes  débilitantes 
qui  prédisposent  les  individus  à  la  peur,  et  qui 
conduisent  les  peuples  à  l'esclavage. 

Causes  déterminantes.  —  Un  bruit  violent  et  inat- 
tendu ,  une  lumière  soudaine  et  trop  vive,  l'as- 
pect, les  cris  d'une  personne  effrayée  ou  jouant 
l'effroi,  les  histoires  de  bandits  et  de  revenants,  des 
menaces  aussi  ridicules  que  dangereuses,  telles 
sont  les  principales  causes  qui  déterminent  chez 
les  enfants  ces  violents  accès  de  peur,  dont  les  ra- 
vages laissent  apercevoir  leurs  traces  jusque  dans 
un  âge  avancé,  quelquefois  même  pendant  toute 
la  vie. 

Toute  faiblesse  inhérente  à  notre  nature  doit  être 
franchement  avouée  par  des  hommes  organisés 
pour  en  triompher.  Ainsi  la  peur,  quoique  plus 
particulière  à  l'enfance,  la  peur,  reconnaissons-le, 

(1)  Plusieurs  fois  des  nourrices,  placées  dans  des  maisons  opu- 
lentes, onl  vu  larir  leur  lait  uniquement  par  la  crainle  qu'elles 
avaient  de  ne  pas  le  conserver,  et  de  perdre  alors  une  position 
douce  et  lucrative. 


436  "E  LA  PEun. 

est  de  tous  les  âges;  et  l'homme  le  plus  intrépide 
peut  même  avoir  des  moments  où  son  courage  ha- 
bituel fait  défaut.  César,  dont  la  valeur  est  passée 
en  proverbe  ,  ne  voulait  pas  qu'on  dît  de  lui  «  qu'il 
était  brave,  mais  qu'il  avait  été  brave  tel  jour.  »  Un 
de  nos  plus  vaillants  généraux ,  le  maréchal  de 
Luxembourg,  dont  la  victoire  suivit  souvent  les 
drapeaux ,  éprouvait  de  la  fièvre  et  un  relâchement 
de  ventre  tant  que  durait  la  mêlée  :  ce  grand  homme 
en  faisait  ingénument  l'aveu,  et  disait  que,  «dans 
ces  circonstances  ,  il  laissait  faire  à  son  corps  ce  qu'il 
voulait  pour  conserver  tout  son  esprit  à  l'action.  » 
Chez  cet  illustre  capitaine  il  y  avait  à  la  fois  peur 
et  courage ,  faiblesse  physique  et  force  morale;  mais 
la  volonté  triomphait  des  organes. 

Le  prince  Murât,  dont  la  seule  présence  jetait 
l'effroi  dans  les  lignes  ennemies,  éprouva  lui-même 
les  effets  de  la  peur  pendant  un  de  nos  combats 
en  Italie.  Plusieurs  années  après  ,  il  fut  atteint 
d'une  maladie  nerveuse  particulière  au  climat  de 
Madrid,  et  durant  ses  accès,  qui  se  renouvelèrent  à 
plusieurs  semaines  d'intervalle,  il  se  croyait  envi- 
ronné d'Espagnols  qui  le  menaçaient,  le  poignard  à 
la  main  ;  alors  il  criait ,  il  appelait  ses  gardes  pour 
le  défendre:  c'était  pitié  de  voir  un  guerrier  si  brave 
trembler  devant  un  danger  imaginaire  ! 

Comme  la  plupart  des  passions ,  la  peur  est  émi- 
nemment contagieuse,  surtout  quand  elle  agit  sur 
les  masses.  Aussi  l'histoire  nous  montre-t-elle  des 
armées  victorieuses ,  atteintes  de  terreur  panique , 
réaliser  en  quelque  sorte  cette  fiction  des  Grecs,  qui 
avaient  fait  la  Peur  fille  du  dieu  Mars. 


DE    LA    PELIi.  437 

Un  général  ne  doit  pas  ignorer  la  possibilité  de 
cette  terreur,  qui,  du  reste,  sera  fort  rare,  si  ses  trou- 
pes ne  sont  épuisées  ni  par  une  maladie  épidémique, 
ni  par  des  fatigues  excessives ,  ni  surtout  par  la  pri- 
vation des  aliments.  C'est  par  application  de  cette 
dernière  remarque  qu'un  général  anglais,  qui  se 
connaissait  en  courage ,  disait  fort  judicieusement  : 
«  Hàtons-nous  de  faire  battre  nos  soldats  pendant 
qu'ils  ont  encore  le  morceau  de  bœuf  dans  l'estomac.  » 

Dans  le  temps  où  le  prince  Eugène  de  Savoie  fai- 
sait le  plus  grand  mal  à  la  France ,  un  habile  obser- 
vateur de  la  cour  de  Louis  XIV  s'écriait  avec  bien 
plus  d'énergie  que  nous  n'osons  le  répéter  :  «  Oh  ! 
que  ne  puis-je  lui  envoyer  la  diarrhée  !  j'oi  aurais 
bientôt  fait  le  plus  grand  poltron  de  l'Europe.  » 

Symptômes,  marche,  effets  et  terminaison. 

Nous  avons  vu,  en  commençant  cet  article,  que 
la  peur  est  une  passion  essentiellement  concentrique 
et  débilitante  :  pour  nous  en  convaincre  ,  observons 
le  peureux  dans  un  de  ses  violents  accès.  Comme 
son  visage  est  pâle  et  défait  !  comme  ses  traits  sont 
tirés  î  Sa  bouche  reste  béante  et  son  regard  effaré  ; 
ses  lèvres  sont  livides ,  ses  narines  immobiles.  Dans 
leur  rétraction ,  ses  paupières  chassent  en  avant  le 
globe  de  l'œil  par  leur  ouverture  agrandie.  Ses  sour- 
cils ,  au  lieu  d'être  agités ,  comme  dans  la  crainte  , 
demeurent  élevés  et  fixes  dans  leur  contraction. 
Quant  au  tronc,  les  muscles  qui  .s'y  insèrent  ont 
perdu  toute  leur  puissance  de  réaction  :  aussi  ,  les 
genoux  tremblent,  fléchissent,  et  les  bras  se  rap- 
prochent de  la  ligne  médiane.  Par  suite  du  retrait 


43S  ^E  LA  PEun. 

du  san^  vers  le  centre,  un  frisson  glacial  parcourt 
tout  le  corps;  le  cœur  et  le  pouls  battent  Irréguliè- 
reuient  ;  la  voix  expire  sur  les  lèvres,  et  souvent  une 
longue  syncope  succède  à  celte  violente  concentra- 
tion qu'on  a  vue  (juelquefois  être  suivie  d'une  mort 
subite,  surtout  dans  la  terreur,  où  l'on  observe  de 
plus  l'horripilation,  c'est  à-dire  le  redressement  des 
poils  et  des  cheveux,  ainsi  que  la  roideur  muscu- 
laire ,  effets  produits  par  la  violence  de  la  compres- 
sion générale. 

Observons  maintenant  la  peur  chez  un  de  ces  mal- 
heureux enfants  à  qui  l'on  s'est  fait  un  plaisir  de 
raconter  les  histoires  les  plus  terribles  de  bandits, 
d'opres  ou  de  revenants.  L'heure  du  sommeil  est 
arrivée;  on  le  met  au  lit;  on  le  laisse  seul,  ayant 
grand  soin  de  retirer  la  lumière.  Un  léger  bruit  se 
fait-il  entendre  ,  un  meuble  vient-il  à  craquer,  à  l'in- 
stant même  sa  jeune  imagination,  pleine  d'assassins, 
de  cercueils  et  de  fantômes,  lui  retrace  les  tableaux 
les  plus  monstrueux  et  les  plus  effrayants  :  il  s'en- 
fonce jusqu'aux  pieds  de  son  lit,  et  recouvre  sa  tête 
de  son  drap;  en  même  temps  il  rapproche  forte- 
ment les  bras  de  la  poitrine  et  les  genoux  du  ventre; 
ce  n'est  plus  qu'une  boule;  instinctivement,  il  se 
fait  le  plus  petit  possible  pour  présenter  moins  de 
surface  à  l'ennemi  qu'il  redoute.  Dans  cet  état,  le 
sang,  brusquement  refoulé  de  la  périphérie  au  cen- 
tre, fait  battre  le  cœur  avec  violence  ;  le  pouls  est  fré- 
quent, souvent  irrégulier,  la  respiration  courte  et  pré- 
cipitée. L'enfant  cherche  à  retenir  son  haleine,  dans 
la  crainte  de  se  trahir;  puis,  les  yeux  ouverts  et 
fascinés,  l'oreille  tendue ,  le  corps  immobile,  il  reste 


DE    LA   PEUR.  439 

l'esprit  fixé  sur  l'objet  de  sa  peur,  jusqu'à  ce  qu'ayant 
épuisé  toute  sa  puissance  de  contraction  nauscu- 
laire,  il  tombe  dans  une  sueur  de  faiblesse,  et  enfin 
dans  un  sommeil  troublé  par  des  rêves  effrayants 
qui  en  diminuent  l'action  réparatrice. 

C'est  ordinairement  à  l'époque  de  la  puberté  que 
les  garçons  commencent  à  s'affranchir  de  la  maladie 
de  la  peur;  les  jeunes  filles,  au  contraire,  y  sont 
bien  plus  sujettes  au  moment  de  l'apparition  des 
menstrues.  Si  cette  faiblesse  ne  se  dissipe  pas 
après  l'entier  développement  du  corps,  les  indivi- 
dus qui  en  sont  atteints  restent  pusillanimes  toute 
leur  vie. 

La  peur  est  fréquemment  suivie  de  syncopes ,  de 
palpitations,  de  convulsions,  de  paralysie  et  d'épi- 
lepsie,  surtout  chez  les  enfants.  Souvent  aussi,  les 
sphincters  venant  à  se  relâcher,  on  voit  se  manifes- 
ter des  évacuations  involontaires  d'urine  et  de  ma- 
tières fécales  mal  élaborées. 

Chez  les  femmes,  principalement  chez  celles 
qui  sont  douées  d'une  extrême  susceptibilité  ner- 
veuse, la  peur  détermine  la  suppression  des  men- 
strues, des  lochies,  du  lait,  ou  bien  elle  produit 
des  hémorrhagies  utérines  fort  graves ,  et  quelque- 
fois même  l'avortement  :  les  trois  journées  de  Juillet 
ont  offert  plusieurs  exemples  de  cette  dernière  ter- 
minaison. 

On  a  vu  de  violentes  frayeurs  causer  des  phleg- 
raasies  intenses,  ainsi  que  l'aliénation  mentale  (I), 

(1)  Dans  le  deuxième  CompU!  n-ndu  publié  par  iM.  D(  sporles  ,  on 
trouve,  sur  8.272  aliénés  admis  à  Bicèirc  et  à  la  Sal|>èiiière,  1,576 
individus  cliez  lesquels  U^s  ravises  de  la  manie  sjni  restées   ineon- 


440  <)^    ^1^   PEUR. 

la  catalepsie,  riiydropliobie ,  des  apoplexies  pulmo- 
naires et  cérébrales,  et  chez  des  anévrysmatiques, 
déterminer  une  rupture  du  cœur  ou  d'une  grosse 
artère ,  accident  immédiatement  suivi  de  la  mort. 

On  a  aussi  observé  que  le  scorbut  étend  ses  rava- 
ges avec  une  effrayante  rapidité,  lorsque  les  marins 
ou  les  habitants  d'une  ville  assiégée  sont  dominés 
par  ce  pénible  sentiment. 

Si,  à  l'époque  désastreuse  du  choléra-morbus , 
bien  des  personnes  qui  avaient  à  un  haut  degré  la 
peur  du  mal ,  en  ont,  comme  on  le  dit,  été  quittes 
pour  le  mal  de  la  peur,  on  ne  saurait  nier  qu'un 
beaucoup  plus  grand  nombre  n'aient  contracté  la 
maladie ,  et  n'y  aient  succombé  sous  l'influence  de 
cette  affection  morale. 

Souvent  encore  ,  la  peur  fait  survenir  des  compli- 
cations chez  des  individus  atteints  de  blessures  ,  de 
tumeurs  ou  de  maladies  cutanées  par  elles-mêmes 
fort  peu  graves  ,  et  dont  la  guérison  paraissait  aussi 
assurée  que  prochaine. 

Je  dois  cependant  ajouter  que  les  effets  de  la 
peur  ne  sont  pas  toujours  aussi  funestes ,  et  qu'ils 
ont  même  été  quelquefois  avantageux  dans  la  termi- 
naison de  quelques  maladies. 

Enfin  ,  porté  à  l'extrême ,  ce  sentiment  ne  rend 
pas  seulement  l'homme  égoïste ,  il  peut  encore  le 
pousser  à  des  actes  injustes,  atroces  même,  et  ce- 
pendant dignes  d'excuse,  lorsqu'ils  ne  proviennent 
pas  d'une  intention  criminelle ,  mais  du  besoin  inné 

nues  ;  mnis  on  a  pu  conslatei*  que  124  personnes  ont  été  placées 
tla:is  ces  élablisscments  par  suite  de  vives  frayeurs. 


DE    LA   PEUK.  -  441 

de  la  conservation  :  tel  était  le  cas  d'un  journalier 
de  la  haute  Silésie,  qui,  pendant  une  nuit,  tua  sa 
femme ,  la  prenant  pour  un  spectre  contre  lequel  il 
se  défendait. 

—  Quant  à  la  cr«m/e  proprement  dite,  si  elle  est  ha- 
bituelle à  un  individu,  elle  ne  tarde  pas  à  se  compli- 
quer de  tristesse ,  et  l'anxiété  qui  en  résulte  dégénère 
souvent  en  une  véritable  mélancolie  ou  lypémanie. 
Il  est  à  remarquer  que  cette  forme  de  l'aliénation 
mentale  revêt  de  préférence  le  caractère  de  la  dé- 
monomanie ,  quand  elle  a  pris  sa  source  dans  une 
crainte  exagérée  des  jugements  de  Dieu. 

Des  observations  authentiques  prouvent  que  bien 
des  personnes  ont  succombé  par  suite  de  la  maladie 
qu'elles  avaient  longtemps  appréhendée  sans  motifs 
plausibles,  ou  dont  quelques  bizarres  pronostics 
avaient  frappé  leur  craintive  imagination. 

Mais  c'est  surtout  pendant  les  maladies  épidémi- 
ques  que  la  crainte  précipite  au  tombeau  de  nom- 
breuses victimes  (I),  au  lieu  que  le  calme  de  l'âme  et 
le  courage  semblent  en  quelque  sorte  conjurer  le 
danger  (2). 

Du  reste,  tous  les  médecins  ont  pu  constater  que 
la  crainte  de  la  mort  a  fait  succomber  des  malades 
qui  se  seraient  sans  aucun  doute  rétablis  si  l'on  eût 
pu  parvenir  à  la  leur  ôter. 

(1)  Voy.  le  mémoire  de  M.  le  docteur  Grémilly,  sur  la  Frayeur 
choléruiue;  Paris,  1833,  in-8°. 

(2)  Pendant  toute  la  durée  du  choléra  à  Paris,  sur  90  so'urs  de 
bon  secours ,  constamment  occupées  à  soigner  les  malades,  pas  une 
seule  n'a  été  atteinte  de  l'épidémie.  Ici  c'était  le  calme  de  l'àme 
uni  au  <lé^■(liu•menl  de  la  chaiilé. 


442  DE    LA    PEUR. 

Pour  les  personnes  scrupuleuses,  changeant  sans 
cesse  de  sentiment  sur  la  plus  légère  apparence,  se 
repaissant  de  réflexions  extravagantes  sur  les  moin- 
dres circonstances  de  leurs  actions,  montrant  beau- 
coup trop  d'attache  à  leur  propre  sens ,  n'agissant 
jamais  sans  une  certaine  inquiétude  qui  trouble  l'at- 
tention et  entrave  la  volonté,  elles  perdent  les  dou- 
ceurs de  l'espérance,  énervent  leur  âme,  et  altèrent 
leur  santé  par  la  tristesse  qui  les  accompagne  par- 
tout. 

Les  désordres  intellectuels  qui  résultent  de  la  peur 
et  de  la  crainte  ne  sont  pas  seulement  plus  fréquents 
chez  la  femme  que  chez  l'homrae  ,  ils  sont  encore 
beaucoup  plus  graves  chez  elle  :  d'abord  à  cause 
de  sa  sensibilité  plus  exquise  ;  en  second  lieu  ,  parce 
que  la  commotion  qu'elle  éprouve  dans  ces  moments 
peut  comcider  avec  les  menstrues,  les  lochies,  la 
sécrétion  du  lait,  et  les  supprimer  brusquement. 
J'ai  observé,  avec  M.  Marc,  que  la  manie  est  la  con- 
séquence la  plus  ordinaire  de  ces  diverses  suppres- 
sions; dans  tout  autre  cas,  la  frayeur  produirait 
plutôt  la  démence,  quelquefois  portée  jusqu'à  la 
stupidité.  La  mélancolie  ou  lyprmanie  se  rencontre 
alors  plus  rarement  que  les  deux  formes  d'aliéna- 
tion mentale  dont  il  vient  d'être  question.  Au  reste, 
toutes  les  trois,  ainsi  que  la  dénionomanie,  sont  ac- 
compagnées d'iudliicinations,  d'illusions  et  de  panto- 
j)Ju>bn',  ou  terreur  panique,  tant  il  est  vrai  que  les 
passions  se  retrouvent  jusque  dans  les  dérangements 
intellectuels  qu'elles  produisent. 


DE    LA    l'EUR.  443 

Tntitemeiit. 

Tout  être  qui  entre  dans  la  vie  a  le  sentiment  de 
sa  faiblesse,  et  cherche  instinctivement  le  contact 
de  ceux  qui  lui  ont  transmis  l'existence.  Ce  premier 
besoin  passé,  les  enTants  en  éprouvent  lonjTiemps 
un  autre,  celui  de  ne  pas  perdre  de  vue  leurs  pa- 
rents ou  les  personnes  chargées  de  leur  donner  des 
soins  et  de  leur  porter  les  secom's  qui  leur  sont  à 
chaque  instant  si  nécessaires.  Sous  ce  rapport,  la 
peur  est,  surtout  dans  le  premier  âge,  un  sentiment 
conservateur  :  elle  est  en  quelque  sorte  le  bouclier 
de  l'enfance,  comme  le  courage  doit  être  le  bouclier 
de  l'homme  devenu  adulte. 

Malheureusement,  les  parents  ou  les  premiers 
gardiens  des  enfants,  pour  les  maîtriser  avec  plus  de 
facilité,  les  épouvantent  beaucoup  trop;  ils  finissent 
ainsi  par  faire  dégénérer  en  véritable  maladie  un 
sentiment,  nous  le  répétons,  primitivement  conser- 
vateur, et  dont  plus  tard  on  préviendrait  sans  peine 
les  effets  dangereux  en  lui  imprimant  une  sage  di- 
rection. 

La  première  chose  à  faire  dans  le  traitement  de 
la  peur  est  donc  de  recommander  aux  parents, 
aux  nourrices  ou  aux  domestiques  inexpérimentés, 
de  ne  jamais  effrayer  les  enfants  en  les  menaçant 
de  la  bête,  ou  de  l'ogre  qui  va  les  dévorer;  ils  de- 
vront surtout  s'abstenir  de  leur  rapporter,  avec  un 
air  effaré,  des  histoires  de  loups-garous,  de  sor- 
ciers, de  revenants,  récits  dont  la  funeste  influence 
est  souvent  encore  augmentée  par  le  lieu  et  l'heure 


444  DE    LA    PEUR. 

auxquels  on  a  coutume  de  les  faire.  Plus  tard ,  ils 
auront  soin  de  ne  pas  laisser  tomber  entre  leurs 
mains  des  ouvrages  dont  le  merveilleux  et  le  ter- 
rible ne  serviraient  qu'à  ébranler  leur  frêle  ima- 
gination ,  et  à  leur  inspirer  le  dégoût  des  lectures 
utiles. 

Si ,  malgré  ces  précautions,  la  peur  vient  parfois 
s'emparer  d'un  enfant,  on  tâchera  d'éloigner  adroi- 
tement les  causes  qui  la  lui  ont  inspirée;  ou  bien, 
sans  avoir  recours  aux  exhortations  et  aux  répri- 
mandes ,  on  affectera  devant  lui  de  s'exposer  à  un 
prétendu  danger,  que  son  penchant  à  l'imitation  le 
portera  bientôt  à  vouloir  braver  aussi.  On  devra 
surtout  ne  lui  faire  faire  dans  l'obscurité  que  dés 
commissions  qui  paraissent  avoir  un  but  nécessaire 
ou  tout  au  moins  utile:  s'il  pouvait  croire  qu'on  veut 
seulement  l'enhardir,  cette  idée  suffirait  pour  aug- 
menter sa  peur,  et  tout  serait  perdu. 

Quant  aux  jeunes  gens  peureux,  on  leur  donnera 
une  nourriture  forte,  mais  simple;  on  tâchera  de 
leur  faire  fréquenter  la  société  de  camarades  hardis 
et  surtout  calmes.  Les  voyages,  la  chasse,  la  nata- 
tion, en  un  mot,  tous  les  exercices  gymnastiques , 
en  développant  leurs  membres,  en  augmentant  leurs 
forces ,  développeront  aussi  leur  énergie  morale , 
qu'on  stimulera  en  même  temps  par  des  lectures  et 
des  exemples  appropriés ,  par  une  musique  militaire 
ou  par  le  spectacle  de  petites  guerres. 

De  vieux  officiers  m'ont  assuré  que  le  cheval 
diminue  tellement  la  peur,  que  maints  fantassins 
reconnus  pour  les  plus  grands  poltrons  de  leur 
régiment,  étaient  devenus  d'une  bravoure  à  toute 


Di;  LA  PKun.  445 

épreuve  en  passant  dans  la  cavalerie  :  c'est  une  re- 
marque importante  dont  les  gouvernements  ne  pa- 
raissent pas  avoir  tenu  compte  jusqu'à  présent.  Du 
reste,  l'habitude,  dont  l'influence  est  si  puissante 
pour  émousser  nos  sensations  et  nos  sentiments, 
riiabitude ,  cette  seconde  nature,  a  souvent  pour 
effet  de  dissiper  complètement  la  peur  en  nous  fa- 
miliarisant avec  le  danger  :  aussi  Jean  Bart,  et  mille 
autres,  qui  tremblèrent  de  tous  leurs  membres  à  la 
première  action  où  ils  se  trouvèrent,  sont-ils  deve- 
nus par  la  suite  des  héros  dont  la  bravoure  est  pas- 
sée en  proverbe. 

Pendant  un  accès  de  peur,  on  fera  prendre  avec 
succès  de  l'eau  froide  par  cuillerées  ;  l'on  prati- 
quera en  même  temps  sur  le  visage  et  sur  les  mem- 
bres des  frictions  avec  un  mélange  de  parties  égales 
d'eau-de-vie  et  de  vinaigre. 

Après  l'accès  on  pourra,  s'il  n'y  a  pas  de  contre- 
indication  ,  administrer  un  peu  de  vin  généreux,  ou 
mieux  encore,  une  infusion  de  tilleul ,  de  camomille 
et  de  feuilles  d'oranger. 

Les  accidents  consécutifs  signalés  plus  haut  se- 
ront combattus  par  des  moyens  appropriés. 

La  crainte  pouvant  entraver  la  marche  des  mala- 
dies et  nuire  au  succès  des  opérations  chirurgicales , 
le  médecin  ne  devra  négliger  aucune  précaution 
pour  la  bannir  de  l'esprit  de  ses  malades  :  ainsi,  il 
recommandera  aux  personnes  qui  les  entourent  de 
ne  jamais  parler  des  suites  funestes  d'une  maladie 
qui  pourrait  avoir  quelque  rapport  avec  la  leur  ;  il 
engagera  ces  mêmes  personnes  à  avoir  une  conte- 
nance calme,  et  il  affectera  de  son  côté  un  air  ras- 


446  DE    LA    PE^B. 

suré  et  riant,  lors  même  que  l'inquiétiide  et  la  tris- 
tesse seraient  dans  son  cœur. 

Lorsque  plusieurs  praticiens  se  réunissent  pour 
s'éclairer  dans  un  cas  grave,  quelle  que  soit  l'exiguïté 
du  local,  la  consultation  ne  doit  jamais  avoir  lieu 
en  présence  du  malade;  ils  refuseront  aussi,  autant 
que  possible,  d'admettre  à  leur  délibération  des  per- 
sonnes qui  pourraient  faire  au  malade  un  récit  in- 
fidèle ou  trop  circonstancié  de  ce  qu'elles  auraient 
entendu ,  ou  bien  qui,  malgré  elles,  pourraient  l'ef- 
frayer par  la  tristesse  qui  resterait  empreinte  sur 
leur  visage.  Enfin,  une  opération  grave  est- elle 
devenue  Indispensable  ,  cette  nécessité  devra  être 
annoncée  au  malade  a^^ec  les  plus  grands  ménage- 
ments ;  on  s'efforcera  de  l'y  disposer  peu  à  peu  ,  et 
même  de  l'amener  à  la  désirer,  en  faisant  naître 
dans  son  esprit  l'espoir  d'une  guérison  prompte  et 
facile. 

—  L'obéissance  est  le  meilleur  moyen  qu'em- 
ploient les  ecclésiastiques  éclairés  contre  la  crainte 
relipieiise  poussée  jusqu'au  scrupule;  ils  ont,  en 
effet,  remporté  une  grande  victoire  quand  il  sont 
parvenus  à  convaincre  le  scrupuleux  que  l'homme 
obéissant  triomphe  de  lui-même  :  aussi ,  après  avoir 
écouté  avec  calme  la  série  des  craintes  de  leur  péni- 
tent, agissent-ils  prudemment  en  lui  Imposant  à  ce 
sujet  un  silence  continuel,  jusqu'à  ce  qu'il  soit  ar- 
rivé à  mépriser  ses  doutes  ;  lis  font  également  bien 
de  lui  défendre  les  lectures  ascétiques,  la  solitude, 
l'oisiveté  et  la  fréquentation  des  personnes  scrupu- 
leuses, qui  ne  pourraient  qu'augmenter  ses  terreurs 
chimériques. 


DE    LA    f'ELR.  44? 

Observations. 
1.  Effets  de  la  peur  sur  le  système  nerveux. 

On  rit  souvent  de  la  peur,  et  beaucoup  de  per- 
sonnes imprévoyantes  se  plaisent  à  l'exciter,  surtout 
chez  les  enfants,  soit  par  des  contes  ridicules,  soit 
en  faisant  paraître  devant  eux  des  fijjures  de  spectres 
plus  ou  moins  hideuses  :  l'exemple  suivant  prouve 
à  quel  point  ce  genre  d'amusement  peut  èire  dan- 
gereux. 

Un  jeune  orphelin,  âgé  de  huit  ans,  d'une  excel- 
lente constitution  et  d'une  grande  intelligence,  avait 
été  recueilli ,  à  la  mort  de  ses  parents,  par  un  oncle 
maternel  qui  exerçait  la  profession  de  cultivateur  au 
fond  d'une  province  du  Midi.  Cet  oncle,  déjà  chargé 
d'une  nombreuse  famille,  joignait  à  une  avarice 
sordide  une  extrême  violence  de  caractère;  aussi, 
le  jeune  infortuné,  dont  il  avait  été  forcé  de  se  faire 
l'appui ,  ne  tarda  pas  à  devenir  l'objet  de  ses  bruta- 
lités habituelles.  D'un  autre  côté,  constamment  en 
butte  aux  mauvais  tours  que  ses  cousins  se  plaisaient 
à  lui  faire,  le  pauvre  enfant  passait  des  journées 
entières  à  gémir  auprès  du  troupeau  qu'on  l'avait 
chargé  de  conduire  au  pâturage,  et  quand  il  ren- 
trait sous  le  toit  inhospitalier  qui  lui  servait  d'abri, 
c'était  pour  sentir  redoubler  sa  misère. 

Un  soir  qu'il  revenait  au  logis,  «on  oncle  lui 
défendit  d'approcher  de  la  table  où  le  souper 
de  la  famille  était  servi ,  et ,  lui  ayant  jeté  un 
morceau  de  pain,  il  lui  ordonna  d'aller  se  coucher. 
L'enfant  obéit ,  et  monta  tristement  l'échelle  qui 


448  OE  i.A  l'ELin. 

conduisait  à  son  grabat.  Il  était  sans  lumière,  mais, 
la  clarté  de  la  lune  éclairant  ses  pas,  il  aperçut  une 
figure  hideuse  enveloppée  d'un  linceul.  A  cette  vue, 
ses  cheveux  se  hérissèrent,  un  cri  plaintif  s'échappa 
de  sa  poitrine ,  et  il  tomba  lourdement  sur  le  plan- 
cher, en  proie  à  une  horrible  convulsion.  Le  bruit 
de  sa  chute  attira  bientôt  ceux  qui  avaient  préparé 
cette  déplorable  scène.  Sans  doute  ils  n'avaient  pas 
prévu  ses  suites  funestes,  mais  le  mal  n'en  était  pas 
moins  accompli  :  quand  le  pauvre  orphelin  revint 
à  lui ,  il  était  à  la  fois  sourd  et  muet ,  et  depuis  il 
resta  sujet  à  de  fréquents  accès  d'épilepsie. 

11.  Effet  subit  de  la  peur  sur  les  cheveux. 

On  sgit  que,  dans  quelques  parties  de  la  Sardai- 
gne,  la  chasse  des  nids  d'aigles  et  de  vautours  est 
l'une  des  principales  ressources  des  paysans  néces- 
siteux ,  et  qu'ils  s'y  livrent  avec  autant  d'audace  que 
de  persévérance. 

En  1839,  trois  jeunes  frères,  qui  exerçaient  ce 
genre  d'industrie,  ayant  aperçu  dans  les  environs 
de  San-Giovani  de  Domus-Novas  un  vaste  nid  d'ai- 
gle au  fond  d'un  précipice,  résolurent  de  s'en  em- 
parer, et  tirèrent  au  sort  à  qui  irait  le  chercher.  Le 
danger  n'était  pas  seulement  dans  la  possibilité 
d'une  chute  de  plus  de  cent  pieds,  mais  encore  dans 
l'agression  des  oiseaux  de  proie  que  pouvait  renfer- 
mer cet  abîme. 

Celui  des  trois  frères  que  le  sort  avait  désigné 
pour  une  si  périlleuse  entreprise  était  un  beau  jeune 
homme  d'environ  vingt-deux  ans,  d'une  force  athlé- 


DE    I.A    PECR.  Î49 

tique,  et  ne  reculant  jamais  devant  les  cllificultés. 
Ayant  donc  hardiment  mesuré  des  yeux  la  profon- 
deur qu'il  doit  parcourir,  il  se  ceint  d'une  corde  à 
gros  nœuds,  que  ses  frères  se  chargent  d'abaisser 
ou  de  hisser  à  volonté;  puis,  muni  d'un  sabre  bien 
affilé,  il  descend  dans  le  précipice,  et  arrive  heureu- 
sement jusqu'à  l'interstice  qui  recèle  le  nid  objet  de 
ses  vœux.  Ce  nid  contient  quatre  aiglons  à  plumage 
isabelle-clair  :  c'est  un  trésor  pour  le  jeune  monta- 
gnard,  et  son  cœur  palpite  de  joie  à  la  vue  d'un  si 
riche  butin.  Mais  le  plus  difficile  n'est  pas  accompli, 
il  faut  remonter  avec  cette  proie,  et  c'est  là  surtout 
que  se  trouve  le  péril.  Déjà  la  voix  du  jeune  chas- 
seur a  retenti  joyeusement  dans  les  cavités  sonores 
du  précipice;  déjà  la  corde  se  meut  dans  un  mou- 
vement ascensionnel ,  lorsque  tout  à  coup  il  se  voit 
assailli  par  deux  aigles  énormes,  qu'il  reconnaît  à 
leur  fureur  et  à  leurs  cris  pour  le  pè?'e  et  la  mère 
des  petits  dont  il  s'est  emparé.  Alors  s'engage  une 
lutte  épouvantable  :  le  sabre  dont  il  se  sert  avec  une 
grande  dextérité  suffit  à  peine  pour  le  garantir  de 
leurs  coups;  pour  comble  de  maux,  la  corde  qui  le 
soutient  au-dessus  des  profondeurs  de  l'abime  est 
soudain  ébranlée  par  un  choc  violent.  Le  malheu- 
reux lève  les  yeux,  et  s'aperçoit  que  dans  ses  évolu- 
tions multipliées  le  tranchant  de  son  sabre  a  coupé 
une  partie  de  cette  corde:  comprenant  alors  l'im- 
mensité de  son  danger,  il  demeure  un  instant  im- 
mobile de  frayeur,  un  frisson  glacial  parcourt  tout 
son  corps,  et  l'on  conçoit  à  peine  comment  ,  en 
proie  à  une  telle  émotion  ,  il  eut  la  force  de  con- 
tinuer à   se  défendre.  Cependant  la   corde  monte 

29 


450  bE    LA    l'tLl'.. 

toujours,  et  des  voix  amies  reneoiiragent  ;  mais 
il  est  hors  d'état  de  leur  répondre,  et  quand  il 
atteint  lé  bord  du  précipice  avec  le  nid  d'aigle 
qu'il  n'a  pas  abaîidoinnë,  ses  cheveux,  auparavant 
d'un  beau  noir  d'ébène,  sont  devenus  si  complète- 
ment blancs  que  ses  IVères  eux-mêmes  ont  peine 
à  le  reconnaître. 

m.  Peur  héréditaire,  suivie  d'une  diathèse  scrofuleuse. 

Charles  C***,  homme  marié,  d'une  forte  com- 
plexion  ,  était  devenu  le  jouet  de  son  village ,  à  cause 
de  son  extrême  poltronnerie.  Un  jour,  des  voisins , 
ayant  voulu  connaître  jusqu'où  irait  sa  couardise, 
s'avisèrent  de  lui  faire  regarder  une  tète  de  iiiort 
renfermée  dans  un  énorme  potiron.  A  cette  vue,  ce 
malheureux  ressentit  un  tel  effroi  qu'il  fut  pris  à 
l'instant  même  d'un  violent  accès  d'épliepsle,  ma- 
ladie à  laquelle  il  resta  sujet  depuis  cette  époque. 
Quelques  années  après,  Charles  eut  deux  filles  qui 
héritèrent  de  ses  frayeurs  habituelles.  En  1814,  l'aï 
née,  alors  nourrice,  fut  tellement  épouvantée  à  l'as- 
pect des  Cosaques  répandus  dans,  son  village,  que 
son  lait  se  tarit  tout  à  coup,  et  qu'elle  mourut  deux 
jours  après  avec  tous  les  symptômes  d'une  double 
congestion  pulmonaire  et  cérébrale. 

L'enfant  qu'elle  nourrissait,  nommée  Virginie, 
hérita  à  son  tour  de  cette  affection  morale  de  fa- 
mille :  comme  sa  mère,  elle  avait  la  peau  presque 
toujours  froide ,  et  les  pieds  constamment  gla- 
cés; les  menstrues,  qui  parurent  chez  elle  vers  la 
treizième   année,   furent  presque   toujours  irrégu- 


DE    l,A    PEUK.  451 

lières,  peu  abondanles,  el  souvenl  suppriinécs  par 
les  Frayeurs  continuelles  qu'elle  éprouvait.  Bien  ique 
sa  constitution  fut  forte  et  sanjTuine  ,  Virginie  ne 
tarda  pas  à  être  affectée  d'engorgements  glanduleux 
qui  abcédèrent  d'abord  aux  poignets,  ensuite  au 
cou.  De  dix-neuf  à  vingt-quatre  ans,  d'autres  tu- 
meurs apparurent  à  l'aisselle  et  à  l'aine  gauches  ; 
enfin,  un  trajet  fistuleux,  situé  un  peu  au-dessus  de 
l'aine  droite,  s'établit  au  milieu  des  téguments  la- 
boures de  cicatrices,  et  donnait  écoulement  à  un 
pusc  lair,  brunâtre,  exhalant  parfois  une  odeur  am- 
moniacale des  plus  prononcées. 

Telle  était  la  triste  position  de  Virginie  lorsqu'elle 
réclama  haes  conseils.  I/ayant  d'abord  questionnée 
sur  les  causes  qui  avaient  amené  cette  infirmité, 
elle  m'avoua  qu'il  ne  se  passait  guère  de  jour  sans 
qu'elle  éprouvât  des  accès  de  frayeur  qui  lui  re- 
tournaient les  entrailles,  et  la  laissaient  glacée  même 
au  milieu  de  la  plus  grande  chaleur  :  le  pas  d'une 
personne  qui  montait  son  escalier,  un  coup  de 
vent ,  un  meuble  qui  craquait  pendant  la  nuit ,  suf- 
fisait pour  la  jeter  dans  cet  état.  Lorsque  je  ve- 
nais la  visiter,  bien  que  je  frappasse  à  sa  porte  avec 
la  plus  grande  précaution,  elle  était  saisie  d'un  (el 
émoi,  que  je  devais  attendre  plusieurs  minutes  avant 
de  pouvoir  juger  de  l'état  de  son  pouls.  On  conçoit 
combien  des  émotions  si  souvent  répétées  ont  pu 
altérer  sa  complexion  ,  et  l'amener  à  i^ne  diathèse 
scrofuleuse  des  plus  caractérisées,  quoique  ses  pa- 
rents fussent  sains,  qu'elle  eût  été  élevée  à  la  cam- 
pagne ,  el  qu'elle  eût  toujours  conservé  une  j)ureie 
de  mœurs  exemplaire. 


452  i>E  i.\  rPLi',. 

Dès  que  j'eus  reconnu  chez  cette  malade  l'exis- 
tence d'une  fistule  stercorale  abdominale,  je  la  sou- 
mis à  un  traitement  approprié  à  sa  position ,  je 
m'attachai  surtout  à  remonter  son  moral,  je  l'accou- 
tumai peu  à  peu  à  l'idée  d'une  opération  qui  seule 
pouvait  la  débarrasser  de  sa  désagréable  affec- 
tion ,  et ,  lorsqu'elle  fut  entièrement  décidée  à  la 
subir,  je  la  mis  entre  les  mains  de  mon  habile 
confrère  le  docteur  Pinel-Grandchamp.  Virginie, 
soutenue  par  sa  vive  piété ,  supporta  sans  proférer 
de  plaintes  une  opération  aussi  délicate  que  dou- 
loureuse. Enfin,  une  cicatrice  de  bonne  nature,  ob- 
tenue à  l'aide  de  la  suture  entortillée,  paraissait 
offrir  les  plus  grandes  chances  de  guérison,  lors- 
qu'un violent  orage  ayant  éclaté  le  quatrième  jour 
de  l'opération,  je  ne  fus  pas  peu  surpris  de  voir  les 
téguments  divisés  aussi  nettement  qu'on  aurait  pu 
■le  faire  avec  un  rasoir  :  la  malade  avait  éprouvé  une 
vive  frayeur  pendant  un  violent  coup  de  tonnerre  î 
Elle  est  entrée  depuis  à  l'hôpital  Cochin ,  dans  le 
service  de  M.  Michon,  qui ,  plus  tard ,  lui  a  fait  ob- 
tenir son  admission  à  la  Salpêtrière,  comme  incu- 
rable. 

IV.  Fraveur  suivie   crhémiplégie  et  de  la  mort.  ^Observation 
recueillie  par  feu  le  docteur  Bourgeois.  ) 

«  C'est,  comme  on  sait ,  un  usage  à  peu  près  géné- 
ral en  Allemagne,  d'avoir,  dans  les  cimetières  et 
sous  la  garde  du  sacristain  ,  des  salles  d'attente  où 
l'on  dépose  les  morts,  un  cordon  de  sonnette  dans 
la  main ,  pendant  les  vingt-quatre  heures  qui  précè- 
dent l'inhumation.  11  existait  à  Mayence  ,  pendant 


DE    LA    PEUr..  453 

l'occupation  française,  un  de  ces  dépôts  dans  le- 
quel il  advint  qu'on  plaça,  disposé  selon  la  coutume, 
un  militaire  mort  hydropique.  Quelques  heures 
après,  au  milieu  de  la  nuit,  le  gardien,  qui  était 
couché  dans  une  pièce  attenante,  fut  tout  à  coup 
réveillé  par  une  violente  secousse  de  la  sonnette 
mortuaire;  épouvanté ,  il  s'était  brusquement  dressé 
sur  son  lit,  lorsqu'un  nouveau  coup  de  sonnette  re- 
tentit à  ses  oreilles.  Atterré  alors  et  saisi  d'effroi ,  il 
veut  se  lever,  s'enfuir  :  ses  jambes  fléchissent  sous 
lui;  appeler,  et  la  voix  lui  manque;  i!  tombe  enfin 
sans  connaissance.  Cependant,  attirées  par  le  bruit 
de  l'étage  supérieur,  sa  femme  et  sa  famille  appellent 
au  plus  tôt  un  médecin.  A  l'arrivée  de  celui-ci  (M.  le 
docteur  Bécœur,  aujourd'hui  chirurgien  en  chef  de 
l'école  de  cavalerie  de  Saumur),  il  avait  repris  ses 
sens,  mais  il  avait  perdu  la  faculté  de  se  mouvoir 
et  d'articuler  aucun  son  :  il  était  frappé  d'hémiplé- 
gie. Les  yeux  égarés  et  fixés  sur  la  porte  d'entrée  de 
la  salle  des  morts,  11  indiquait  celle-ci  par  un  mou- 
vement de  tète.  On  y  pénétra ,  et  on  trouva  que , 
comme  il  arrive  assez  souvent,  l'hydropique  s'était 
ce  qu'on  appelle  vidé;  l'affaissement  survenu  tout 
à  coup  avait  entraîné ,  dans  une  double  secousse , 
ses  mains  croisées  sur  le  ventre,  et  à  l'une  desquelles 
était  attaché  le  cordon  de  la  fatale  sonnette.  Toutes 
ces  circonstances  rendaient,  sans  doute,  suffisam- 
ment compte  de  ce  qui  venait  de  se  passer  :  l'expli- 
cation en  fut  donnée  au  malade,  qui  la  conçut  et  en 
fut  complètement  rassuré.  Mais  le  coup  porté  était 
irréparable;  la  paralysie  persistts ,  et  la  mort  survint 
quelques  semaines  après.  » 


454  DE    I.A    PARUSSE. 


CHAPITRE  V. 


DE    LA    PARESSE. 


La  pauvreté  nt  compagne  de  la  paresse;  l'aisance 

est  le  t'ruil  de  Taclivité. 

Proi'crb.,  \,  i. 


Définition  et  synonymie. 

On  donnait  autrefois  le  nom  de  peu  este  k  une 
paralysie  légère,  dans  laquelle  la  privation  du  mou- 
vement ne  se  trouve  pas  accompagnée  de  celle  du 
sentiment.  Du  mot  grec  Traosai; ,  relâchement,  affai- 
blissement, nous  avons  formé  notre  substantif  pa- 
resse, qui  correspond  à  celui  de  pif^ritia  des  Latins. 

La  paresse  peut  être  définie  :  un  penchant  habi- 
tuel à  rester  dans  l'inaction  et  à  s'y  complaire.  Se- 
lon Girard  ,  «  }a  paresse  est  un  vice  moindre  que  la 
fainéant/se  ;  elle  semble  prendre  sa  source  dans  le 
tempérament ,  et  la  fainéantise,  dans  le  caractère  de 
l'àme.  )  D'après  le  même  grammairien  ,  «  la  paresse 
s'applique  à  l'action  de  l'esprit  comme  à  celle  du 
corps;  la  fainéantise  ne  convient  qu'à  cette  dernière 
sorte  d'action.  —  Le  paresseux  craint  la  peine  et  la 
fatigue  :  il  est  lent  dans  ses  opérations,  et  fait  traî- 
ner l'ouvrage.  Le  fainéant  aime  à  être  désœuvré,  il 
hait  l'occupation,  et  fuit  le  travail.» 

La  nonchalance,  Y  indolence  et  la  fainéantise  ne 
sont,  selon  moi ,  que  trois  espèces  du  genre  PARESSE, 


I)F,    LA    PABESSE.  455 

dont  l'habitude  constitue  le  paresseiw.  Par  une  dis- 
position souvent  involontaire,  le  iionchaldiit  ne  se 
remue  qu'avec  mollesse  et  lenteur;  V indolent  n'aj^jit 
qu'avec  indifférence,  tandis  que  \e  fainéant  montre 
un  éloignement  prononcé  pour  le  travail  du  corps 
aussi  bien  que  pour  celui  de  l'esprit;  on  l'a  vu  se 
consoler  de  sa  fin  prochaine  par  la  seule  idée  que 
bientôt  il  n'aurait  plus  rien  à  faire. 

On  peut  dire  d'une  manière  générale  qu'on  est 
nonchalant  par  défaut  de  forces,  indolent  par  dé- 
faut d'énergie,  et  fainéant  par  défaut  de  forces  phy- 
siques et  morales. 

Le  désœuvrement ,  état  des  gens  qui  n'ont  i-ien  à 
faire;  Vinacfion,  état  des  gens  qui  ne  font  rien,  et 
Voisiveté,  abus  du  loisir,  état  des  gens  qui  consu- 
ment le  temps  dans  des  frivolités  :  voilà  trois  fléaux 
non  moins  dangereux  pour  les  sociétés  que  la  pa- 
resse elle-même,  avec  laquelle  on  les  a  quelquefois 
confondus. 

«De  tous  nos  défauts,  dit  La  Rochefoucauld,  ce- 
lui dont  nous  demeurons  le  plus  aisément  d'ac- 
cord (i),  c'est  la  paresse  :  nous  nous  persuadons 
qu'elle  tient  à  toutes  les  vertus  paisibles,  et  que, 
sans  détruire  entièrement  les  autres,  elle  en  sus- 
pend seulement  les  fonctions;  mais,  ajoute  l'auteur 
des  Maximes  morales,  si  nous  considérons  attentive- 
ment son  influence,  nous  verrons  qu'en  toute  occa- 

(1)  «Comment!  fort ,  jeune  t-t  i)ien  |>orl;tn(  comme  vous  èles,  ne 
rouffissez-voiis  point  (!e  ne  pas  jTnrrnpi'  votre  \  ie  plus  honnèle- 
ment,  flisait  un  jour  Sîiint-I.  Miiheit  ;;  un  meiidiani.  -  Ali!  mon- 
sieur, lui  répondit  naïvemeiil  eelni  ci,  si  vous  srivicz  combici)  je 
suis  paresseux  !  » 


456  DE    LA    PAKESSë. 

sion  elle  se  rend  maîtresse  de  nos  sentiments,  de 
nos  intérêts  et  de  nos  plaisirs  :  c'est  le  rémora  qui 
arrête  les  plus  p^ros  vaisseaux;  c'est  une  bonace  plus 
dangereuse  aux  plus  importantes  affaires  que  les 
écueils  et  les  tempêtes.  » 

De  toutes  les  passions,  la  paresse  est  peut-être 
celle  que  l'on  rencontre  le  plus  fréquemment.  On  ne 
saurait  donc  trop  se  préserver  d'un  penchant  d'au- 
tant plus  à  craindre,  que  l'incurie,  le  repos  et  les 
douces  rêveries  qui  l'accompagnent ,  sont  Tune  des 
situations  les  plus  agréables  que  l'homme  puisse  ren- 
contrer sur  la  terre.  11  appartenait  à  la  morale  d'E- 
picure  de  prêcher  la  volupté  de  la  paresse  ;  le  chris- 
tianismel'a  justement  frappée  de  réprobation,  comme 
l'ennemie  de  la  société,  la  rouille  de  l'intelligence, 
et  la  source  de  tous  les  vices. 

Causes. 

La  paresse  est  inhérente  à  l'enfance,  dont  les 
premières  années  sont  et  doivent  être  exclusive- 
ment consacrées  à  la  nutrition  ,  au  sommeil  et  au 
jeu.  Elle  tient  à  la  jouissance  intime  de  se  sentir 
exister  doucement  et  sans  efforts.  C'est  aussi  la 
raison  pour  laquelle  les  vieillards  y  sont  plus  enclins 
que  les  adultes ,  dont  le  corps  est  beaucoup  plus 
agile  et  l'esprit  plus  actif. 

De  toutes  les  constitutions ,  celle  qui  prédispose 
le  plus  à  la  paresse  est  sans  contredit  la  constitution 
lymphatique,  que  nous  avons  vue  caractérisée  par 
l'atonie  de  tous  les  systèmes  et  par  un  manque  plus 
ou  -rioins  complet  d'énergie.  Les  personnes  d'une 
obésité  excessive,  ou  bien  d'une   taille  très-élevée 


DE   I.A   PARESSE.  -jô? 

avec  des  membres  grêles ,  sont  beaucoup  plus  apa- 
thiques que  les  individus  petits  et  trapus. 

Il  ne  me  paraît  guère  possible  de  dire  d'une  ma- 
nière absolue  dans  quel  sexe  on  rencontre  le  plus 
de  paresseux:  le  genre  de  travail,  l'éducation,  la 
position  sociale,  rendent  le  résultat  variable  et  l'ap- 
préciation par  trop  difficile.  Je  suis  toutefois  porté 
a  croire  que  chez  les  pauvres  les  femmes  sont  en 
général  plus  laborieuses  que  les  hommes,  tandis 
que  le  contraire  a  lieu  chez  les  riches.  Quant  à  la 
classe  moyenne  de  la  société,  elle  m'a  semblé  pré- 
senter sous  ce  rapport  un  équilibre  parfait. 

Même  difficulté  se  rencontre,  s'il  s'agit  d'appré- 
cier l'influence  des  professions  sur  la  paresse.  Enfin , 
sans  admettre,  avec  mon  spirituel  et  savant  confrère, 
le  docteur  Munaret ,  que  le  paysan  ne  connaît  et  ne 
commet  que  six  péchés  capitaux,  j'avouerai  que  les 
habitants  des  villes  sont  beaucoup  plus  enclins  au 
septième  que  les  habitants  des  campagnes ,  chez  les- 
quels le  grand  air  rend  le  corps  plus  robuste  , 
en  même  temps  que  l'habitude  fait  du  travail  un 
plaisir. 

L'extrême  froid  et  l'extrême  chaleur  nous  plongent 
également  dans  un  état  d'engourdissement  et  de  tor- 
peur, qui  peut  enrayer  les  rouages  de  l'organisation, 
et  finir  par  amener  la  mort. 

Sans  être  situées  sous  l'équateur  ou  au  voisinage 
des  pôles,  bien  des  contrées  ont  une  température 
qui  favorise  évidemment  la  nonchalance,  l'indo- 
lence ou  la  fainéantise  :  la  mollesse  des  Orientaux, 
l'inactivité  des  créoles,  et  le  sacrosanlo  far  niente 
des  Italiens,  sont  passés  en  proverjie. 


468  Dt    l.A    l'AUESSE. 

Une  autre  cause  atmosphérique  qui  produit  et 
entretient  la  paresse  est  l'habitation  des  pays  maré- 
cageux, surtout  quand  elle  se  trouve  jointe  à  une 
nourriture  peu  réparatrice. 

Si  un  sommeil  trop  prolongé  nous  engourdit,  un 
sommeil  trop  court  nous  jette  aussi  dans  un  état  de 
nonchalance  qui  nous  rend  impropres  à  toute  espèce 
de  travail,  jusqu'à  ce  qu'un  repos  suffisant  soit  venu 
nous  redonner  notre  activité  habituelle. 

Tout  le  monde  sait  qu'un  grand  nombre  de  ma- 
ladies débutent  par  un  malaise  général,  accompagné 
de  bâillements,  de  pandiculations ,  et  d'une  lassi- 
tude qui  ne  permet  pas  de  se  livrer  au  moindre 
exercice.  Les  temps  d'orage ,  la  constitution  médi- 
cale typhoïde,  et  certaines  maladies  chroniques, 
produisent  le  même  effet.  A  l'époque  de  la  puberté, 
les  jeunes  gens  des  deux  sexes  montrent  aussi ,  pour 
la  plupart,  une  tristesse  et  une  apathie  qui  ne  doi- 
vent être  attribuées  qu'au  développement  critique 
qui  se  fait  en  eux. 

Parmi  les  causes  nombreuses  de  la  paresse,  je 
signalerai  encore  l'influence  des  gouvernements  des- 
potiques, du  fatalisme  et  de  l'esclavage,  l'absence 
de  civilisation  ,  l'onanisme,  la  fréquentation  d'indi- 
vidus oisifs,  fîinéants  ou  débauchés,  et,  par-dessus 
toiit,  le  manque  de  religion,  laquelle  ,  sous  peine  de 
mort  spirituelle,  fait  à  l'homme  une  loi  du  travail, 
en  lui  apprenant  que  la  vie  n'est  point  un  port, 
mais  un  passage,  un  exil,  et  qu'il  est  la  seule  créa- 
ture visiblement  condamnée  à  manger  son  pain  à 
la  sueur  de  son  fi-ont. 


ut    LA    l'AKESSE.  450 

Caractère  du  Pnressetix.  —  Effets  cl  terminaison 
de  la  Paresse. 

Comme  les  animaux  tardi grades  (1)  qui  portent 
son  nom  ,  le  paresseux  se  décèle  par  son  air  morne  , 
son  rejjfard  pesant,  sa  démarche  nonchalante,  et  la 
lenteur  habituelle  de  ses  moindres  mouvements;  il 
sue  d'être  en  repos.  Le  seul  instant  de  la  journée 
où  l'on  surprenne  en  lui  quelque  agilité,  c'est  lors- 
qu'il s'agit  de  se  mettre  au  lit  :  alors  véritablement 
\\  se  hâte;  en  un  clin  d'œil  il  est  déshabillé,  cou- 
ché, endormi.  Son  sommeil,  du  reste,  est  long  et 
profond  (2),  .son  réveil  lent  et  difficile,  sa  toilette 
interminable,  et  pourtant  dans  un  désordre  qu'ac- 
compagne presque  toujours  un  certain  vernis  de 
malpropreté.  De  tous  les  humains ,  c'est  sans  con- 
tredit celui  qui  savoure  le  mieux  la  perte  du  temps, 
et  qui  possède  le  moyen  le  plus  certain  de  ruiner 


(1)  I.es  Kirdi grades,  ainsi  appelés  à  cause  de  la  lenteur  de  leur 
marche,  forment  un  genre  de  mammifères  désigné  pour  la  même 
raison  sous  le  nom  de  paressfux. 

'  (i)'  Deux  autres  traits  caractéristiques  des  paresseux  ,  c'est  qu'ils 
n'aiment  ni  les  horloges,  qui  leur  reprochent  le  temps  perdu,  ni 
le  bruit  des  cloohi-s ,  qui  les  éveille.  Aliberl  en  a  connu  un  dont 
l'ami  le  plus  intime  était  parvenu  à  un  rang  irès-étninent.  «J'es- 
père, lui  dit  ce  dernier,  que,  pendant  que  je  suis  en  place,  vous 
profiterez  de  mon  crédit,  et  que  vous  me  ferez  connaître  vos  dé- 
sirs; je  les  seconderai  de  mon  mieux.»  Le  paresseux  demande 
quelques  jours  pour  réfléchir.  Au  bout  de  ce  temps,  il  prit  un 
nouveau  délai.  Enfin  ,  un  soir  que  son  puissant  protecteur  le  pres- 
sait de  s'expliquer;  «Je  vt)U(lr;iis  ,  répondit  il,  que  vous  pussiez 
obtenir  du  roi  qu'on  supprimât  ces  cloches  importunes  qui  sont  si 
près  de  ma  demeure,  et  qui  m'empêchent  de  sommeiller.  » 


460  DE    LA    PAKESSE. 

sa  famille  ou  de  la  laisser  dans  la  misère.  C'est  aussi 
un  être  énervé  de  corps  et  d'esprit ,  en  général 
gourmand,  joueur,  débauché,  égoïste,  irrésolu, 
sans  ordre,  sans  exactitude,  sans  parole,  et  aussi 
ennuyé  qu'ennuyeux.  En  quelque  genre  que  ce  soit , 
vous  ne  le  verrez  guère  qu'un  homme  nul,  ou,  tout 
au  plus,  médiocre,  parce  que  ,  peu  soucieux  du  pré- 
sent,  et  remettant  tout  au  lendemain ,  il  reste  con- 
stamment avec  l'envie  de  faire  quelque  chose. 

L'obésité ,  que  nous  avons  vue  prédisposer  à  la 
paresse ,  est  aussi  l'une  de  ses  conséquences  le  plus 
fréquemment  observées.  Viennent  ensuite  une  gêne 
excessive  de  la  respiration ,  l'engorgement  des  vis- 
cères abdominaux  ,  un  assoupissement  continuel , 
l'hébétude,  l'hydropisie  ,  et  l'apoplexie  souvent  fou- 
droyante. Voilà  pour  le  paresseux,  dont  la  vie  est  en 
outre  beaucoup  plus  courte  que  celle  des  hommes 
actifs  et  laborieux.  Quant  à  la  société,  elle  n'a  non 
plus  rien  de  bon  à  attendre  de  lui  :  c'est  un  frelon 
dans  une  ruche.  Citoyen  inutile  et  souvent  à  charge , 
il  mourrait ,  comme  il  a  vécu  ,  sans  qu'on  s'aperçût 
de  son  passage  sur  la  terre,  si  ses  vices  ou  l'ex- 
trême besoin  ne  lui  donnaient  parfois  l'énergie  et  la 
triste  célébrité  du  crime.  Le  jeu,  le  vol,  le  meur- 
tre, qu'il  préfère  au  travail,  ne  le  conduisent  en  ef- 
fet que  trop  souvent  de  la  prison  au  bagne,  et  du 
bagne  à  l'échafaud. 

Sur  76,613  accusés,  jugés  contradictoirement 
par  les  cours  d'assises  du  royaume ,  dans  l'espace 
de  dix  années,  les  Comptes  rendus  de  la  justice  cri- 
minelle signalent  11,367  individus  vivant  dans  l'oi- 
siveté, savoir  : 


DE    LA    PARESSE,  ■^"' 

En  1832 6Î0 

1833 u 1,116 

1834 1,18» 

1835 1,178 

1836 1,152 

1837 1,399 

1838 1,212 

1839 1,110 

1840 1,280 

1841 1,097 

Total 11,367 

Alnsî ,  pendant  une  période  de  dix  années,  l'oisi- 
veté a  poussé  au  crime  environ  le  sixième  du  nombre 
total  des  accusés.  C'est  un  résultat  qui  mérite  de 
fixer  toute  l'attention  des  législateurs. 

Yoici  maintenant  le  relevé  officiel  des  vaga- 
bonds (1)  et  des  mendiants  arrêtés  en  France  pen- 
dant dix-sept  années. 

"TlT^Tloi  entend  par  vagabonds  ou  gens  sans  aveu   ceux  qui 
n'ont  ni  domicile  certain  ,  ni  moyens  de  subsistance ,  et  q«.  n'exer- 
cent habi.uellement  ni  métier,  ni  profession.  «  Le  vagabond  ,  se  on 
M   Frépier,  est  la  personnification  de  toutes  les  classes  de  malfai- 
teurs. Dans   son  acception  la  plus   restreinte,    il   re^M-ésente  ces 
hommes  qui,  couverts  des  haillons  de  la  misère,  vivent  dans  une 
continuelle  oisiveté,  dépourvus  de  prévoyance  autant  que  d'ene.^- 
pie,  et  plongés  dans  une  espèce  de  torpeur  qui  leur  ote  jusqu  a 
l'ombre  du  caractère  viril.  -  Les  jeunes  vagabonds ,  c'est-a-dire 
les  enfants  de  7  à  16  ans  qui  mènent  une  vie  errante  et  paresseuse, 
forment  entre  eux  une  espèce  de  corps  dont  les  membt^es  do.vent  se 
soutenir  mutuellement  pour  échapper  aux  recherches  des  parents 
et  des  maîtres  d'apprentissage.  Les  moins  pervertis  ou  les  pUis  ti- 
mides mendient;  les  autres  commettent  de  petits  vols;  tous  s  adon- 
nent au  jeu  avec  passion.  Ennemis  de  tout  travail  utile  et  sérieux, 
ils  ne  se  lassent  pas  de  courir  et  déjouer;  ils  sillonnent  Par.s^dans 
tous  les  sens  ;  tout  ce  qui  frappe  leur  curiosité  les  attire  :  le  bruit , 
le  tumulte,  la  sédition.  » 


m 


DE    LA    PAHESSE. 


T^4BLEyiU  (les  indii'ii/us  nrrél^s  en  France  jour  vagaboniloi^e 
et  mendicité. 


1825, 
1 826 . 

1827. 
1828. 
1829. 
1830. 
1831. 
1832. 
1833. 
1834. 
1835. 
1836. 
1837. 
1838. 
1.439. 
1840. 
18il. 


Vagaboni's. 

Mendiants. 

2,251 

252 

2,801 

285 

2,756 

620 

2,i)35 

967 

2,858 

1,770 

3,202 

1,190 

3,603 

1,805 

3,594 

2,217 

2,!;9l 

1,768 

2,738 

1,450 

2,998 

1,804 

2,960 

1,787 

3,069 

1,998 

3,310 

2,199 

3.590 

2,550 

4,294 

3,619 

3,896 

3,160 

Eu  17  auDées 53,846       29,441 

Dans  un  i\iéraolre,  couronné  en  1822  par  l'Aca- 
démie de  Chàlons- sur- Marne  ,  sur  V Emploi  fh's 
loisirs  du  soldat  en  teini:s  de  paix,  un  de  nos  grands 
chirurgiens  militaires  reconnaît  que  la  faiblesse  et 
ramollissement  produits  par  l'oisiveté  et  un  trop 
long  repos  rendent  presque  toujours  les  troupes 
turbulentes  et  séditieuses.  «En  temps  de  paix,  dit 
M.  Bégin,  l'oisiveté  est  le  fléau  le  plus  destructeur 
des  armées.  Le  corps  des  soldats  s'énerve  trop  sou- 
vent au  sein  des  gaini.sons;  leur  courage  s'amollit; 
ils  de\'iennent  moins  capables  de  supporter  les  fati- 
gues de  la  guerre.  C'est  dans  l'oisiveté  que  les  sol- 


DE    LA    PAfiKSSK.  463 

dats  contraclent  les  habiliulcs  les  plus  funestes  : 
abandonnés  à  la  licence,  leur  santé  se  détruit;  ne 
pouvant  se  livrer  ensuite  à  des  travaux  (jui  leur 
sont  devenus  étrangers,  s'étant  créé  une  foule  de 
besoins  nouveaux,  on  les  volt  trop  souvent  mécon- 
naître et  braver  les  lois  de  la  discipline  ,  et  ,  pour 
satisfaire  leurs  Fantaisies  ,  ne  respecter  ni  les  pro- 
priétés, ni  les  personnes.  Telles  étaient  ces  troupes 
mercenaires  avides  d'argent  et  de  pillage,  qui  rava- 
gèrent l'Italie  du  treizième  au  seizième  siècle,  et 
vendirent  tour  à  tour,  aux  princes  de  cette  malheu- 
reuse contrée,  des  secours  toujours  onéreux,  et  sou- 
vent inutiles.  Telles  étaient  aussi  ces  bandes  que  Içs 
guerres  intestines  avaient  fait  naître  dans  notre  belle 
France,  et  que  Duguesclin  se  chargea  de  conduire 
en  Espagne.  L'oisiveté,  que  les  plus  grands  capi- 
taines ont ,  dans  tous  les  temps ,  considérée  avec 
effroi,  est  d'autant  plus  dangereuse  qu'elle  s'empare 
de  réunions  d'hommes  plus  considérables.  Il  est 
d'observation  que  les  militaires  dont  la  vie,  passée 
dans  les  camps,  a  toujours  été  occupée,  sont,  en 
général,  lorsqu'ils  rentrent  dans  leurs  foyers,  de 
meilleurs  citoyens,  des  ouvriers  plus  actifs,  plus 
laborieux,  que  ceux  qui,  constamment  aux  dépôts, 
se  sont  longtemps  livrés  aux  désordres  presque*  in- 
séparables de  l'oisiveté.  Le  travail  est  donc  indis- 
pensable aux  militaires;  lui  seul  est  profitable  a 
eux-mêmes ,  à  l'armée  et  à  lEtat.  » 

L'instruction    religieuse  ,    l'instruction     élémen- 
taire (1),  la  gymnastique  ,  le  chant  ,  enfin  quelques 

(1)  En  1811 ,  le  nombre  des  mililaires  français  qui  oni  profité  de 


/jGi  nr.  l'A  PAncssE, 

travaux  d'utllilé  publique,  tels  sont  les  moyens  que 
M.  Bégln  proclame  avec  raison ,  comme  les  plus 
propres  à  rendre  les  loisirs  du  soldat  utiles  à  lui- 
même  et  au  pays,  dont  il  serait  à  la  fois  l'ornement 
et  la  gloire. 

Traitement. 

Le  traitement  de  la  paresse  doit  nécessairement 
varier  avec  les  causes  nombreuses  qui  la  produisent 
ou  qui  l'entretiennent. 

La  paresse  consiste-t-elle  en  une  simple  noncha- 
lance due  à  un  état  morbide  accidentel,  elle  ne  tar- 
dera pas  à  disparaître  avec  le  retour  des  forces . 
que  Ton  pourra  même  augmenter  par  un  régime 
convenable. 

Dépend-elle  d'une  constitution  lymphatique  très- 
prononcée  ,  on  s'efforcera  de  modifier  l'organisme 
par  tous  les  stimulants  propres  à  amener  une  con- 
stitution diamétralement  opposée.  Ainsi,  on  veillera 
à  ce  que  le  sommeil  soit  de  courte  durée;  on  dé- 
fendra l'usage  habituel  des  légumes ,  des  fruits  et 
du  laitage.  L'on  prescrira,  au  contraire,  une  alimen- 
tation légèrement  aromatique  ,  composée  principa- 
lement de  viandes  rôties  ,  auxquelles  on  joindra  un 
peu  de  vin  généreux.  Des  tisanes  amères,  le  café 
ainsi  que  l'usage  de  la  pipe,  pourront  aussi  être  con- 


l'enseignement  régimentaire  était  de  74,006,  dont  56,510  ont  suivi 
les  cours  du  premier  degré ,  et  1 7,496  ceux  du  second.  11  n'est  pas 
question  ici  de  l'enseignement  religieux,  les  régiments,  depuis 
1830,  étant  privés,  faute  d'aumôniers,  de  toute  instruction  morale 
et  chrétienne. 


DF,    \.K    PARF.SSr.  46;'» 

seillés  avec  avanlagc.  L'Iiabitalion  d'un  pays  sec  et 
montagneux,  des  exercices  champêtres  augmentés 
progressivement ,  et  faits  en  compagnie  d'hommes 
actifs,  des  voyages  à  pied,  la  chasse  (1),  la  musi- 
que militaire,  la  danse,  la  natation,  les  bains  de  mer, 
la  gymnastique,  des  frictions,  telle  est  la  série  des 
moyens  hygiéniques  les  plus  propres  à  procurer  au 
corps  ,  et ,  par  suite ,  à  l'esprit ,  le  degré  d'énergie 
nécessaire  pour  se  livrer  au  travail. 

A  la  privation  de  nourriture,  aux  coups  et  aux 
autres  punitions  que  l'on  inflige  indistinctement  aux 
écoliers  ou  aux  jeunes  ouvriers  paresseux,  je  vou- 
drais voir  substituer  des  moyens  plus  rationnels, 
plus  doux,  et  souvent  plus  efficaces.  Par  exemple, 
avant  de  sévir  contre  un  enfant  qui  montre  du  dé- 
goût pour  le  travail ,  assurez- vous  au  moins  si  ce 
que  vous  exigez  de  lui  n'est  pas  au-dessus  de  son 
intelligence  ou  de  ses  forces.  Attachez-vous  ensuite 
à  lui  rendre  le  travail  attrayant  :  pour  cela,  stimu- 
lez adroitement  sa  curiosité ,  son  amour-propre , 
son  intérêt,  son  affection  pour  ses  parents;  présen- 
tez-lui chaque  nouvel  objet  d'étude  moins  comme 
un  devoir  que  comme  une  récompense.  Que  le  tra- 
vail surtout  soit  d'autant  plus  varié  que  les  enfants 
sont  plus  jeunes  ;  qu'il  soit  suffisamment  coupé 
par  les  heures  de  repas  et  de  récréation.  Ce  n'est 
qu'après   avoir   essayé   infructueusement   tous  ces 


(1)  On  a  remarqué  que  les  chasseurs  étaient  en  {jénéral  des  in- 
dividus courageux  et  actifs,  tandis  que  les  amateurs  de  pêche  n 
la  ligne  comptaient  dans  leurs  rangs  un  grand  nombre  d'hommes 
mous  et  paresseux.  Voyez,  à  la  fin  du  volume,  la  note  L,  sur  la 
Chasse  et  la  Pèche. 

30 


4GG  DE    LA    PARKSSE. 

remèdes,  que  vous  serez  en  droit  de  recourir  à  des 
voies  de  rigueur  proportionnées  au  mauvais  vouloir 
de  vos  élèves. 

Lorsquie  la  paresse  né  tient  chez  les  jeunes  gens 
qu'à  l'habitude  de  l'inaction  ou  à  l'influence  du 
mauvais  exemple ,  on  arrive  à  la  guérir  en  leur 
faisant  fréquenter  des  individus  vifs  et  laborieux, 
en  leur  montrant  des  fainéants  réduits  à  la  misère, 
et,  par  opposition  ,  de  bons  travailleurs  parvenus 
à  se  créer  une  position  honorable.  Si  tout  cela 
ne  suffit  pas ,  on  devra  réduire  le  paresseux  à  ne 
trouver  de  moyens  d'existence  que  dans  son  labeur. 
Du  reste,  on  voit  tous  les  jours  des  jeunes  gens  in- 
actifs ou  désœuvrés,  devant  qui  les  parents  avaient 
imprudemment  fait  l'énumération  de  leurs  richesses, 
embrasser  avec  courage  une  profession  aussitôt  que 
des  revers  de  fortune  sont  venus  frapper  leur  fa- 
mille. J'ai  vu  une  ruine  adroitement  simulée  inspi- 
rer l'amour  du  travail  à  un  excellent  jeune  homme 
qui,  pendant  longtemps,  n'avait  rien  voulu  faire, 
trop  convaincu  qu'il  était  de  l'opulence  de  ses  pa- 
rents. Enfin,  de  même  que  la  nécessité ,  cette  mère 
de  l'industrie,  la  passion  de  l'amour,  venant  à  éveil- 
ler l'ambition ,  a  plus  d'une  fois  donné  de  l'activité 
à  des  êtres  nonchalants  qui  croupissaient  danè  la 
plus  honteuse  inaction* 

Quant  à  la  classe  nombreuse  des  fainéants ,  des 
vagabonds  et  des  mendiants  valides,  les  gouverne- 
ments ne  sauraient  prendre  des  mesures  répres- 
sives trop  promptes  pour  en  débarrasser  la  société , 
dont  elle  est  l'une  des  plus  grandes  plaies.  «Du  mo- 
ment, dit  iM.  Frégier,  que  le  pauvre  livré  à  de  mau» 


DE    LA    PARESSE.  407 

Valses  passions  cesse  de  travailler,  il  se  pose  comme 
ennemi  de  la  société,  parce  qu'il  en  méconnaît  la  loi 
suprême,  qui  est  le  travail.» 

11  y  a  longtemps  que  l'ordre  social  réclame  tout 
à  la  fois  une  assistance  plus  efficace  et  mieux  ad- 
ministrée de  l'indigence,  ainsi  que  l'extinction  des 
abus  de  la  mendicité.  Jusqu'à  présent  cette  impor- 
tante question  ,  cette  question  vitale  pour  les  gou- 
vernements, ne  paraît  pas  avoir  été  sérieusement 
méditée.  On  s'est  contenté  de  quelques  essais  mes- 
quins ,  on  a  pris  des  mesures  partielles,  faibles, 
souvent  inhumaines:  qu'en  est-il  résulté?  Les  nom- 
breuses charités,  les  vœux  des  honnêtes  gens  sont 
restés  stériles,  et  les  lois  répressives  du  vagabon- 
dage et  de  la  fainéantise  ne  peuvent  être  exécutées 
que  d'une  manière  incomplète. 

Pour  ce  qui  regarde  la  France,  tant  que  les  com- 
mîmes seront  dépourvues  de  ressources  financières 
suffisantes  pour  subvenir  aux  charges  que  leur  im- 
pose l'article  relatif  au  domicile  de  secours,  tant 
qu'elles  ne  pourront  pas  ouvrir  d'ateliers  de  cha- 
rité, qui  empêchent  l'indigent  de  touiber  dans  !a  dé- 
gradation du  mendiant;  enfin,  tant  que  nous  n'au- 
rons pas  de  vastes  maisons  de  refuge,  et  une  colonie 
spéciale  pour  y  envoyer  les  mendiants  valides  en  ré- 
cidive (1) ,  le  décret  encore  en  vigueur  du  24  vendé- 


(I)  On  devrait  aussi  sonfyjM-  à  élahlir  en  Fi-aïu-e  dos  tcilunics  d'in- 
fIi}Tciils  :  l'un  pourvoirait  amplement  à  leur  subsislaïue  parle  dé- 
fricliemi  nt  de  terres  incultes,  qui  deviendraient  bieiii«'>t  d'un  rap- 
port considérable.  Voyez  la  ]\\'le  sur  les  co'onies  (l'iu(i'ii;fnl.^  pubiite 
par  Jj.  l.éopold  de  Beilainj;,  ;  voyez  aussi  le  Uappori  ce  "Si.  Cuclmi 
sur  Vexiitution  de  la  ineu  fil  ri  le  ;¥ar\s^  18::9, 


4()8  l)K    L*.    PARE^Sf:. 

miaire  an  11  ne  pourra  recevoir  qu'une  très-faible 
partie  de  son  exécution. 

En  attendant,  les  particuliers  charitables  et  les 
administrations  de  bienfaisance  doivent  rivaliser  de 
zèle  et  d'efforts  pour  soulager  les  vrais  pauvres  :  je 
dis  les  vrais  pauvres  ;  car,  si  la  religion  chrétienne 
nous  prescrit  d'aider  nos  frères  malheureux ,  elle 
exige  aussi  que  nos  aumônes  soient  faites  avec  dis- 
cernement, afin  que  les  secours  dus  à  l'indigence 
n'aillent  pas  entretenir  la  paresse  et  favoriser  le  va- 
gabondage (1). 

Exemples  et  observations. 
1.  La  paresse  et  J'échafaud. 

Parmi  les  exemples  des  tristes  résultats  que  peut 
entraîner  la  paresse,  il  en  est  un  qui  mérite  plus  par- 


(1)  Parmi  les  travaux  récents  propres  à  éclairer  l'importante 
question  du  paupérisme  ,  dont  le  {gouvernement  s'occupe  en  ce 
moment,  nous  citerons  l'excellent  ouvrage  de  I\I.  de  Gerando,  in- 
titulé :  De  la  Bienfaisance  publique  ;  celui  de  M.  Frégier  :  Des  Classes 
tlanf;ereuses  de  la  population  dans  les  grandes  villes;  celui  que  vient 
de  publier  M.  Bazelaire  sous  le  titre  suivant  :  Des  Institutions  de 
bienfaisance  publique  et  d'instruction  primaire  à  Rome;  Paris,  1841  , 
in-8°  (traduit  de  l'italien).  Voyez  encore  Biche  ou  pauvre ,  par  A. 
Cherbuliez  ;  De  la  Misère  des  classes  laborieuses  en  Angleterre  et  en 
France,  par  Euffène  Buret  ;  Du  Paupérisme  anglais ,  par  madame 
Mary  Meynieu  ;  De  la  Misère,  de  ses  causes,  de  ses  effets ,  de  ses  re- 
mèdes, par  d'Esterno;  Paris,  1842,  in-8";  les  Comptes  moraux  et 
administratifs  du  bureau  de  bienfaisance  du  XII^  arrondissement,  pour 
les  exercices  1835  et  1836  ,  publiés  par  M.  l'administrateur  Rataud  , 
et  la  Lettre  circulaire  de  M.  Ch.  de  Rémusat  aux  préfets  du  royaume, 
sur  le  Paupérisme  et  la  Charité  légale. 


DE    LA    PARESSE.  409 

ticulièrcment  de  fixer  l'attention,  je  veux  parler  de 
celui  que  nous  a  légué  le  trop  fameux  Lacenaire. 

Cet  homme,  qu'on  s'est  plu  à  représenter  comme 
un  inflexible  logicien,  qui,  se  croyant  malheureuxpar 
la  faute  de  ses  semblables ,  se  fit  voleur  et  assassin 
par  système  et  non  par  dégradation  ;  cet  homme,  qui 
se  posa  sur  le  banc  des  accusés  comme  sur  un  pié- 
destal, et  qui  eut  le  talent  d'exciter  les  plus  étranges 
sympathies  par  son  charlatanisme,  fut  bien  moins 
conduit  au  crime  par  les  raisons  qu'il  allégua  que 
par  son  excessive  paresse.  Chez  lui ,  en  effet ,  ce  vice 
fut  porté  si  loin  ,  qu'il  étouffa  les  plus  heureuses 
dispositions,  et  qu'il  devint  la  source  d'où  découlè- 
rent tous  ses  forfaits.  On  a  dit  à  tort  qu'il  se  montra 
dès  sa  jeunesse  vif,  ardent,  hautain  et  frondeur. 
Un  homme  digne  de  foi ,  et  plus  que  personne  à 
portée  de  le  connaître  ,  puisqu'il  fut  son  professeur, 
m'a  assuré,  au  contraire,  qu'il  avait  un  naturel  as- 
sez doux,  et  que  la  paresse  était  le  seul  trait  sail- 
lant de  son  caractère.  «  Il  la  poussait ,  ra'a-t-il  dit , 
jusqu'à  ne  pas  vouloir  se  lever  la  nuit  pour  satis- 
faire ses  besoins  naturels;  il  dormait  complaisam- 
ment  au  milieu  de  ses  ordures,  et  ce  n'était  qu'à 
grand'peine,  et  après  plusieurs  avertissements,  qu'il 
se  décidait ,  longtemps  après  la  cloche  du  réveil ,  à 
sortir  de  son  lit  ou  plutôt  de  son  fumier.  Les  puni- 
tions qu'on  lui  infligeait,  le  mépris  que  lui  témoi- 
gnaient ses  camarades ,  rien  ne  parvint  à  le  corri- 
ger. Toute  espèce  de  soins  ou  de  travail  était  pour 
lui  un  supplice;  et  c'est  uniquement  à  cette  funeste 
disposition  qu'il  faut  imputer  les  crimes  dont  il  a 
eu  Teffronterie  de  se  targuer  devant  ses  juges.  » 


■470  DE    I.A    l'AHE.SSE. 

Venu  à  Paris  sans  moyens  d'existence ,  et  trop 
paresseux  pour  en  chercher  dans  un  travail  hon- 
nête, Lacenaire  se  mêla  parmi  cette  tourbe  d'êtres 
sans  aveu  qui  inondent  les  lieux  publics,  et  qui  l'as- 
socièrent à  leur  coupable  industrie.  Novice  encore, 
11  paya  de  la  prison  ses  premiers  essais  ;  et,  dans  ce 
lieu,  qui  n'est  trop  souvent  qu'une  école  de  perver- 
sité, il  trouva  des  maîtres  habiles  qui  achevèrent 
de  l'Initier  au  crime.  Il  avait  débuté  par  le  métier 
de  voleur,  il  finit  par  celui  d'assassin;  puis,  quand 
sa  tête,  qu'il  disait  avoir  livrée  comme  un  enjeu, 
dut  nayer  tous  ses  forfaits,  le  masque  dont  il  s'était 
orgueilleusement  paré  tomba  tout  à  coup,  et  ne 
laissa  voir  qu'un  lâche  qui  ne  sut  pas  mourir. 

II.  Paresse  corrigée. 

Quand  une  sage  direction  n'est  pas  imprimée  de 
bonne  heure  à  la  jeunesse,  il  est  rare  que  son  pen- 
chant naturel  à  l'oisiveté  et  à  la  dissipation  n'entrave 
pas  ses  progrès  ;  et  l'on  ne  peut  guère  attendre  d'elle 
un  grand  zèle  pour  l'étude  que  quand  le  raisonne- 
ment vient  l'éclairer,  ou  que  les  circonstances  l'y 
contraignent. 

Un  jeune  et  riche  Brésilien,  amené  à  Paris  à  l'âge 
de  douze  ans ,  pour  commencer  son  éducation  jus- 
qu'alors fort  négligée,  fut  placé  dans  une  pension 
où  on  eut  pour  lui  toutes  sortes  de  soins.  Il  était 
naturellement  bon  et  intelligent,  mais  très-entêté, 
et  surtout  si  paresseux,  que,  du  moment  où  on  vou- 
lut l'astreindre  au  travail,  il  se  révolta  ,  et  prit  en 
aversion  non-seulement  ceux  qui  étaient  chargés  de 


DE    LA    PARESSE.  471 

rinstrulre ,  mais  encore  la  plupart  de  ses  cama- 
rades, qui  le  raillaient  de  son  excessive  indolence. 
En  vain  on  employa  tour  à  tour  la  douceur  et  la 
sévérité  pour  le  faire  changer  de  conduite  ;  à  toutes 
les  raisons  qu'on  lui  alléguait,  il  répondait  froide- 
ment :  «Le  travail  me  déplaît;  d'ailleurs,  je  n'en  ai 
pas  besoin,  mes  parents  ne  sont-ils  pas  assez  riches? 
Je  n'ai  que  faire  du  grec  et  du  latin  pour  vivre 
heureux.  » 

Deux  ans  se  passèrent  ainsi ,  et  le  jeune  H.  tomba 
dans  un  tel  état  de  langueur  et  d'inertie,  que  son 
père  me  Ht  prier  de  le  prendre  chez  moi.  Ce  chan- 
gement dans  son  genre  de  vie  ,  les  distractions  dont 
je  l'entourai ,  et  les  marques  d'intérêt  qu'il  reçut 
dans  ma  famille,  ne  tardèrent  pas  à  dissiper  la  lan- 
gueur mélancolique  qui  avait  déterminé  ses  parents 
à  le  mettre  entre  mes  mains.  Pendant  quelque 
temps  je  n'exigeai  même  pas  qu'il  ouvrît  un  livre  ; 
me  bornant  à  lui  prescrire  tous  les  jours  un  exer- 
cice proportionné  à  ses  forces,  j'avais  soin  seule- 
ment, dans  nos  entretiens,  de  faire  ressortir  d'une 
manière  indirecte  les  avantages  de  l'instruction  ,  et 
peu  à  peu  je  réussis,  sinon  à  lui  donner  un  goût 
prononcé  pour  l'étude,  du  moins  à  déterminer  en 
lui  quelques  efforts  pour  s'y  livrer. 

C'était  déjà  avoir  beaucoup  gagné,  mais  cela  ne 
suffisait  pas;  il  fallait  stimuler  sa  jeune  imagination 
par  un  moyen  assez  puissant  pour  achever  de  le 
faire  sortir  de  l'apathie  où  il  était  plongé.  Une  perte 
simulée  dans  la  fortune  de  son  père  opéra  tout  à 
coup  ce  prodige.  Dès  qu'il  cessa  de  se  cioiie  riche, 
il   surmonta  entièrement  sa   paresse,  se   mit  à  l'é- 


472  1>E    LA    J'ARESSE. 

tude  avec  ardeur,  et  répara  si  bien  le  temps  perdu , 
qu'on  put  dès  lors  le  citer  comme  un  élève  labo- 
rieux. 11  était  sur  le  point  de  teiminer  ses  classes, 
lorsqu'un  jour,  causant  avec  moi  de  ses  projets 
d'avenir,  il  me  supplia  de  lui  apprendre  mon  état. 
«  Dans  mon  pays,  me  dit-il,  les  médecins  font  de  l'or; 
en  m'attachant  à  votre  carrière  ,  je  suis  sur  de 
réparer  la  fortune  de  mes  parents.»  Je  consentis, 
on  le  pense  bien  ,  à  sa  demande,  qui  prouvait  à  la 
fois  sa  parfaite  guérison  et  la  bonté  de  son  cœur.  Il 
commença  donc  l'étude  de  la  médecine ,  et  y  fit  des 
progrès  rapides  ;  mais  l'indiscrétion  d'une  personne 
de  sa  famille  lui  ayant  appris  que  son  père  jouis- 
sait toujours  de  la  même  opulence ,  la  science  fut 
bientôt  délaissée  pour  le  plaisir.  H.  n'en  a  pas  moins 
renoncé  à  son  ancien  penchant,  et  il  est  aujourd'hui 
un  homme  aussi  actif  que  distingué  par  la  variété 
de  son  instruction. 

m.  Paresse  d'un  ouvrier  terminée  par  le  suicide. 

Si  la  paresse  a  de  graves  inconvénients  chez  les 
favoris  de  la  fortune,  ses  effets  sont  bien  autrement 
funestes  chez  les  individus  qui  attendent  leur  sub- 
sistance de  leur  industrie  ou  du  travail  de  leurs 
mains. 

C***  était  un  excellent  ouvrier  mégissier,  fort  re- 
cherché à  cause  de  son  habileté ,  et  qui  gagnait  faci- 
lement six  francs  par  jour.  Ce  gain ,  s'il  eût  été  ré- 
gulier, pouvait  en  peu  d'années  conduire  C***  à  une 
honnête  aisance,  car  il  était  garçon  et  sans  aucune 
charité;  mais  pour  lui  le  travail  était  une  sorte  de 


DE    LA    TAhESSE.  473 

supplice  qu'il  n'endurait  que  pour  se  soustraire  à  la 
faim.  Aussi,  faisant  deux  parts  de  sa  vie,  il  ne  res- 
tait assidu  à  l'ouvrage  que  pendant  trois  jours  de 
la  semaine;  et  quand  il  avait  recueilli  le  salaire  de 
ces  trois  journées,  il  savourait  pendant  les  quatre 
autres  les  délices  de  la  plus  complète  oisiveté. 

Au  milieu  de  ces  alternatives  de  peine  et  de  plai- 
sir, C***  reçut,  en  1838,  un  héritage  de  sept  mille 
francs.  Pour  lui  c'était  une  somme  énorme,  un  tré- 
sor inépuisable;  aussi  fut-il  tellement  émerveillé  à 
la  vue  du  sac  qui  le  contenait ,  qu'appelant  ses  com- 
pagnons, il  s'écria  dans  un  véritable  délire  :  «Mes 
amis,  vive  la  joie  !  me  voilà  riche  ;  dorénavant  je  ne 
travaille  plus ,  je  le  jure  devant  Dieu  et  devant  les 
hommes  !  et,  pour  commencer,  c'est  moi  qui  régale 
pendant  huit  jours  de  suite.  »  Aussitôt  un  fiacre  est 
amené;  C***  en  fait  les  honneurs  à  ses  compagnons  : 
l'intérieur,  l'impériale,  le  siège  du  cocher,  tout  est 
envahi.  On  part  pour  la  barrière  du  Maine  :  c'est  là 
qu'est  l'oubli  de  tous  les  maux.  Le  sac,  le  bienheu- 
reux sac  est  placé  comme  un  phare  au  milieu  de  la 
table  du  festin ,  et  sa  vue  ne  fait  qu'augmenter  la 
soif  et  l'appétit  des  convives. 

Pendant  la  huitaine  que  dura  ce  gala  ,  une  amie 
de  C***,  qui  l'avait  dédaigné  autrefois  à  cause  de  sa 
paresse,  accourt  le  féliciter  de  son  bonheur,  et  con- 
sent à  le  partager.  Tout  va  le  mieux  du  monde  pen- 
dant six  mois;  mais,  au  bout  de  ce  temps,  l'hé- 
ritage est  à  peu  près  englouti.  Déjà  Babet  parle 
de  la  nécessité  de  retourner  bientôt  à  l'ouvrage  ; 
C***  se  révolte  :  «IN'ai-je  pas  juré  que  je  ne  travail- 
rais  de  ma  vie?  Plutôt  mourir  que  de  manquer  à  ma 


ilj  DE    LA    l'ARESSE. 

parole!»  Cette  dernière  idée,  que  C***  caresse  d'a- 
bord en  riant,  prend  chaque  jour  plus  de  consis- 
tance dans  son  esprit;  car,  pour  lui,  la  mort  est 
préférable  à  l'oblijjation  de  travailler  :  aussi,  avant 
que  la  somme  soit  tout  à  fait  épuisée,  il  fait  l'em- 
plette d'une  paire  de  pistolets,  dans  lesquels  il  met 
une  forte  charge.  Huit  jours  après,  il  ne  restait  plus 
que  quelques  sous  dans  le  fond  du  sac.  C***  prend 
cette  monnaie, et  regardant  tristement  Babet  :  «  Viens, 
lui  dit-il;  nous  pouvons  encore  boire  un  dernier  ca- 
non ensemble,  puis  je  me  ferai  sauter  le  caisson.» 
Babet  le  suit  au  cabaret  voisin  ;  ils  trinquent,  rega- 
gnent ensuite  leur  domicile,  et,  cinq  minutes  après, 
le  malheureux  n'existait  plus  :  il  s'était  fracassé  la 
poitrine  à  côté  de  l'être  infàme(l)  qui  n'avait  fait  au- 
cun effort  pour  le  détourner  de  son  affreux  dessein. 


(1;  «  Misérable  que  vcuis  êtes!  lui  dil  en  ma  présence  i\I.  le  coQi- 
missaire  de  police  Gourlet  ,  vous  n'avez  donc  pas  essayé  de  lui  re- 
tirer ses  pistolets?  —  Je  n'v  ai  seulement  pas  pensé.  —  Où  étiez- 
\  ous  pendant  qu'il  se  disposait  à  se  tuer?  —  A  côté  de  lui;  je  Fai- 
sais tranquilleiiitnt  ma  soupe;  lui,  il  a  dil  :  Une,  dmx,  trois,  et  le 
coup  a  parti;  alors,  moi,  j'ai  levé  le  nez,  et  j'ai  dil  :  Est-il  srriii  1 
—  Ajoutez,  reprit  le  maffistrat  justement  indi{yné  .  que  vous  ne 
vous  êtes  pas  même  déranjrée  pour  voir  si  ce  malheureux  res- 
piiaii  encore,  et  que  vous  avez  eu  la  barbarie  de  manj^er  votre 
soupe  pendant  que  le  sanff  coulait  à  flots  dans  la  cl)ambre.  —  Ce 
n'esi  pas  vrai,  ça,  que  j'ai  tout  de  suite  mangé  ma  soupe  :  le  heiine 
n'y  clfiit  pas  rnciiif  !  » 

<_}uelle  dégradation  dans  l'espèce  humaine  ! 


DE    LA    PARESSE.  ^|| 

IV.  Paresse  périodiijnf  che/  nnc  Fciuiik^  hahiliu'llpment  active 
«*l  laborieuse. 

La  paresse  dépend  quelquefois  d'un  état  nfiorbide 
jusqu'ici  peu  étudié,  et  cpii  m'a  paru  (enii-  à  une  af- 
fection su  perHciel  le  du  centre  nerveuxcérébro-spinal. 

J'ai  vu  en  ce  ^enie  un  exemple  peu  commun  d'in- 
dolence et  de  fainéantise.  Une  femme,  bien  consti- 
tuée, était  en  service  chez  des  personnes  qui  l'ai- 
maient beaucoup,  parce  qu'elle  leur  avait  donné 
diverses  marques  de  dévouement,  et  qu'elle  était 
aussi  intelligente  que  laborieuse.  Pendant  sept  ans, 
son  zèle  et  son  activité  ne  s'étaient  pas  démentis  un 
seul  instant,  lorsque  tout  à  coup,  sans  nulle  raison 
apparente,  elle  devint  paresseuse  à  tel  point  que 
son  service  fut  entièrement  négligé,  et  qu'elle  se 
laissa  aller  à  la  plus  insigne  malpropreté.  Interrogée 
par  ses  maîtres  sur  la  cause  d'un  changement  si 
étrange ,  elle  répondit  en  versant  des  pleurs  :  «  Je  ne 
puis  faire  autrement  ;  il  y  a  en  moi  quelque  chose 
qui  m'empêche  de  travailler.  —  Vous  êtes  donc  ma- 
lade ?  —  Mon  Dieu  non  ;  il  me  semble,  au  contraire, 
que  je  ne  me  suis  jamais  mieux  portée  ;  et,  lom  que 
l'ouvrage  m'ennuie,  je  donnerais  tout  au  monde 
pour  le  faire;  mais  quand  je  vais  pour  m'y  mettre, 
on  dirait  que  mes  bras  s'y  refusent.  —  Vous  souf- 
frez alors? —  Pas  du  tout;  je  n'ai  mal  nulle  part.  — 
Auriez-vous  quelque  peine  secrète  qui  vous  jetterait 
dans  cet  abattement?  —  Non;  je  n'ai  réellement 
d'autre  chagrin  que  celui  de  ne  pouvoir  faire  mon 
service;  et  puisque  je  ne  suis  plus  bonne  à  rien  ,  je 
veux  m'en  aller:  mon  mari  me  nourrira.» 


476  DE    LA    PARESSE. 

Ayant,  en  effet,  quitté  sa  place,  elle  alla  dans  le 
voisinage  habiter  un  logement  où  elle  passait  toutes 
ses  journées  dans  le  lit,  ou  dans  la  plus  complète 
inaction.  Au  bout  de  six  mois ,  elle  sortit  de  cet 
état  aussi  subitement  qu'elle  y  était  tombée,  et  re- 
vint chez  ses  maîtres,  qui,  comme  précédemment, 
n'eurent  que  des  éloges  à  donner  à  sa  conduite  et  àson 
activité.  Un  an  après,  étant  retombée  dans  la  même 
apathie,  elle  renonça  pour  toujours  à  servir,  et  se 
réunit  à  son  mari,  homme  doux  et  laborieux,  qui  la 
laissa  vivre  dans  le  repos  le  plus  absolu.  Pendant 
cette  seconde  crise,  elle  éprouva  vers  le  cervelet  une 
douleur,  tantôt  légère,  tantôt  assez  vive,  et  qui  des- 
cendait jusqu'à  la  seconde  ou  troisième  vertèbre 
lombaire;  elle  conservait  la  liberté  entière  de  ses 
mouvements  ,  mais  sa  volonté  lui  paraissait  en  quel- 
que sorte  paralysée.  Ce  second  engourdissement  dura 
à  peu  près  six  mois,  comme  le  premier;  puis,  pen- 
dant quelques  années,  madame  G...  reprit  toutes  ses 
habitudes  de  travail.  Mais  en  1827  survint  une  troi- 
sième crise,  beaucoup  plus  longue  et  plus  doulou- 
reuse que  les  deux  autres.  Appelé  auprès  d'elle  à  cette 
époque,  j'ai  souvent  été  témoin  des  combats  que  lui 
livraient  tour  à  tour  l'impérieuse  loi  du  besoin  et  la 
singulière  paresse  qui  la  dominait.  «Voyez,  me  di- 
sait-elle en  pleurant,  mon  mari  va  rentrer,  eh  bien! 
le  pauvre  homme  ne  trouvera  rien  pour  son  dîner  ; 
je  ne  peux  pas  me  décider  à  allumer  du  feu.  Tous 
nos  vêtements  sont  en  lambeaux,  et  je  n'ai  pas  le 
courage  de  les  raccommoder.  Voilà  six  mois  que  je 
n'ai  peigné  mes  enfants;  depuis  la  même  époque  je 
n'ai  pas  même  changé  de  chemise.  Mon  Dieu,  que 


DE    I,\    PARESSE.  477 

je  suis  donc  malheureuse!»  Et  ses  larmes  redou- 
blaient. 

La  périodicité  du  mal ,  l'absence  habituelle  de 
fièvre,  la  douleur  permanente  que  la  malade  éprou 
vait  vers  la  nuque,  me  firent  présumer  que  cet  état 
pouvait  dépendre  d'une  aflection  peu  profonde 
du  cervelet  et  de  la  moelle  épinièrc.  En  consé- 
quence, je  promenai  quelques  vésicatoires  volants  le 
long  de  la  colonne  vertébrale  ;  j'y  fis  pratiquer  des 
frictions,  tantôt  avec  le  liniment  ammoniacal  cam- 
phré ,  tantôt  avec  le  baume  nerval.  Je  conseillai 
encore,  tous  les  deux  jours,  une  douche  ou  un 
grand  bain  presque  froid.  Ces  moyens,  continués 
pendant  deux  mois,  n'avaient  réussi  qu'à  diminuer 
la  douleur  de  la  nuque  ;  lorsque  la  malade ,  ayant 
été  magnétisée  cinq  ou  six  fois  à  grandes  passes  , 
éprouva  tout  à  coup,  je  ne  dirai  pas  une  améliora- 
tion, mais  une  guérison  complète.  Reprenant  aussitôt 
ses  habitudes  d'ordre  et  de  propreté,  elle  se  mit  au 
travail  avec  d'autant  plus  de  bonheur  qu'elle  l'ai- 
mait naturellement,  et  qu'elle  n'avait  pu  s'y  livrer 
depuis  quinze  mois. 


478  bu    LIBERTINAGE. 

CHAPITRE  Vï. 

DU    LIBERTINAGE   (1). 


Retloule  la  volupté  :  elle  est  mère  de  ta  donleur, 
Thalès. 


Déjiiiilion. 

Le  libertinage  peut  être  défini  :  l'abus  des  organes 
génitaux  dans  leur  exercice  naturel,  et  la  perversion 
de  leur  usage  normal  en  un  usage  contre  nature. 
Par  abus,  on  doit  entendre  non-seulement  les  excès 
nuisibles  à  la  santé,  mais  tout  rapport  sexuel  etl 
dehors  du  mariage,  ou  qui ,  dans  cet  état ,  tendrait 
à  éviter  la  propagation  de  l'espèce. 

La  perversion,  dont  les  formes  principales  sont  : 
\ onanisme,  \à  pédérastie  ou  sodomie,  et  la  bestialité, 
ne  saurait  avoir  un  but  capable  de  la  justifier,  l'acte 
étant  de  sa  nature  essentiellement  vicieux. 

hsi  prostitution,  proprement  dite,  se  distingue  dès 
autres  espèces  de  débauches  en  cecpie,  placée  sous 
la  surveillance    immédiate  de  la   police,  la  femme 

(I)  J'aurais  désiré  rejeif r  à  la  fin  de  ce  volume,  el  sous  la  Forme 
d'une  simple  noie,  la  pas.<ion  du  libertinage,  dont  la  place  natu- 
relle est  à  côté  de  l'article  consacré  à  l'amour  :  il  me  semblait  qu'il 
est  de  ces  détails  utiles  mais  repoussants,  sur  lesquels  il  faut  passer 
avec  rapidité,  et  qu'on  doit,  autant  que  possible,  mettre  à  l'écart. 
Des  personnes  («raves,  dont  je  respecte  autant  l'auiorilé  que  le 
ffoùl,  ayant  été  d'un  avis  contraire  au  mien,  je  me  suis  décidé  à 
terminer  lea  fjofsions  amnuilf.s  par  le  Lirertinage  ,  et  à  commencer 
les  passions  sociales  par  l'article  Amouh. 


t)(l    LIBERTINAGE.  479 

qui  s'y  livre  enlie  dans  une  maison  de  tolérance 
tenue  par  une  maîtresse ,  pour  y  exercer  son  état 
infâme,  suivant  des  règlements  qu'elle  ne  doit  paè 
euFreindre. 

A  un  étage  un  peu  moins  bas  se  rencontrent:  la 
femme  entrelemie ,  qui  se  vend  ;  la  femme  calante , 
qui  se  donne,  et  la  ^risette,  qui  se  passionne,  se 
donne  et  se  vend. 

Puis  vient  le  libertin,  qui  s'amuse  un  instant  de 
ces  malheureuses,  et  les  quitte  avec  mépris  quand  sa 
passion  brutale  est  satisfaite,  ou  que  son  caprice 
est  passé. 

Quant  aux  habitudes  solitaires,  dont  Onan  n'est 
pas  l'inventeur,  elles  ont  reçu  tour  à  tour  le  nom 
(^ onanisme ,  de  cheii\)manie ,  de  masturbation ,  enfin 
celui  de  inastapration  (^mamistiipratio) ,  auquel  on 
aurait  dû  donner  la  préférence,  parce  qu'il  dépeint 
ce  vice  et  le  flétrit  tout  à  la  fois. 

—  Le  monde  commence  à  peine  que  Dieu  est 
tenté  de  le  détruire  pour  arrêter  la  corruption 
générale.  Après  le  déluge  ,  les  hommes  ne  font 
que  la  répandre  en  se  dispersant;  le  peuple  choisi, 
lui-même,  se  livre  sans  frein  au  libertinage.  En 
vain  le  feu  du  ciel  descend  sur  Sodome  et  sur 
Gomorrhe  ;  en  vain  la  colère  du  Seigneur  éclate 
par  de  nouveaux  châtiments:  l'impudicité  ne  cesse 
pas  ses  ravages,  et  Moloch  est  toujours  adoré.  L'O- 
rient ,  devenu  un  foyer  de  corruption ,  infeste  bientôt 
le  reste  du  monde:  Athènes, comme  Babylone,  élève 
des  autels  au  phallus,  à  Priape  ;  Solon  encourage  la 
prostitution,  qui,  plus  tard,  est  mise  sous  la  pro- 
tection  des    dieux.    La    sodomie    se   répand    dans 


480  DL'  i.ini:r.TiN,\r.F. 

foute  la  Grèce;  les  écoles  ries  piiilosophes  devien- 
nent des  maisons  de  débauche,  et  les  grands  exem- 
ples d'amitié  légués  par  le  paganisme  ne  sont,  pour 
la  plupart,  qu'une  infâme  turpitude  voilée  sous 
une  sainte  apparence.  A  Rome,  les  chefs  de  l'empire, 
rassasiés  des  plaisirs  ordinaires,  ont  recours  aux 
moyens  les  plus  vils  pour  assouvir  leur  brutalité; 
le  peuple  imite  leur  exemple,  et  le  monde  ancien 
n'est  plus  qu'un  temple  de  luxure.  Avec  de  pareils 
éléments  de  dissolution,  que  serait  devenu  le  genre 
humain,  si  le  christianisme  n'eût  pas  arrêté  cet  ef- 
froyable débordement ,  en  commandant  le  respect  et 
l'admiration  par  les  prodiges  de  la  chasteté  (1)  ! 

Causes  chi  libertinage  en  général.  —  L'homme 
porte  en  lui-même  la  première  cause  de  ses  désor- 
dres :  sa  liberté,  la  force  de  son  imagination, 
son  impressionnabilité  ,  en  font  un  être  éminem- 
ment enclin  aux  pensées  charnelles ,  et  le  distin- 
guent des  animaux,  qui  ne  se  livrent  guère  à  des 
écarts  contre  nature  que  dans  l'état  de  domesticité. 
Les  causes  du  libertinage  naissent,  pour  les  sociétés. 


(1)  «Une  science  toute  matérielle  est  venue  dire  aux  hommes 
que  celte  chasteté  volontaire  était  un  crime  contre  la  société, 
parce  qu'elle  ravissait  trop  de  citoyens  à  l'Etat.  En  vain  desvierffes 
innombrables,  anj^es  d'innocence  et  de  bonté,  avaient  consolé  les 
pauvres  et  formé  l'enfance  à  la  vie  chrétienne  ;  en  vain  des  légions 
d'apôtres  vierges  avaient  donné  aux  peuples  catholiques  des  senii- 
ments  nouveaux  de  paix  et  de  charité,  et  fait  germer  dans  leur 
sein  des  vertus  inconnues:  une  philosophie  impure  est  venue  pro- 
clamer qu'il  fallait  rompre  pour  des  liens  moins  parfaits  les  liens 
sacrés,  source  de  tant  de  bienfaits  ;  et,  aujourd'hui,  elle  a  dit  à  des 
êtres  qu'elle  a  affranchis  de  toutes  lois  morales,  enivrés  de  sensa- 
tions grossières ,  entassés  dans  un  même  lieu   sans  distinction  de 


DU    LIBERTINAGE.  481 

(les  conditions  ^rnéralos  où  elles  se  trouvent,  et  de 
plus,  pour  les  individus,  des  circonstances  parti- 
culières qu'ils  subissent  ou  qu'ils  se  créent.  Parmi 
celles  qui  entretiennent  l'irritabilité  nerveuse,  et 
plus  particulièrement  l'excitabilité  des  organes  gé- 
nitaux,  nous  devons  mentionner  l'hérédité,  les  cli- 
mats chauds  ,  une  alimentation  aphrodisiaque  ou 
trop  abondante,  l'influence  du  printemps,  l'époque 
de  la  puberté  dans  les  deux  sexes;  chez  la  femme, 
l'âge  de  retour,  la  prédominance  de  l'appareil  cé- 
rébro-génital ;  chez  les  gens  nerveux  et  chez  les  san- 
guins, l'excès  d'activité  circulatoire.  Parmi  les  causes 
sociales,  on  doit  signaler  l'absence  de  religion,  la 
contagion  de  l'exemple,  l'oisiveté  des  masses,  la 
fréquentation  des  spectacles  et  des  bals,  les  mau- 
vaises lectures,  la  déconsidération  des  femmes,  la 
polygamie ,  enfin  le  despotisme ,  qui  corrompt  à  la 
fols  le  maître  et  l'esclave  :  le  maître,  par  l'habitude 
d'une  autorité  sans  réserve;  l'esclave,  par  la  dé- 
gradation dans  laquelle  il  vit.  Terminons  cette  énu- 
mératlon  par  le  tableau  suivant ,  qui  ne  sera  pas 
sans  intérêt  pour  les  personnes  qui  s'occupent  de 
l'influence  des  profession  sur  les  mœurs. 

sexe  :  Tu  ne  formeras  point  une  famille.  Elle  le  dit  à  ceux-là  pré- 
cisément dont  elle  a  rendu  les  passions  plus  précoces,  et  auxquels 
une    union  léfjitime    serait  plus  nécessaire. 

«Nous  osons  à  peine  vous  sifjnaler  une  maxime  plus  perverse 
encore.  D'autres  sophistes  ont  compris  l'impossibilité  d'une  sem- 
blable contrainte  ;  mais,  en  y  renonçant,  ils  ont  osé  conseiller  à  des 
époux  chrétiens  de  tromperie  vœu  de  la  nature,  et  de  rejeter  vers 
le  néant  des  êtres  que  Dieu  appelait  à  l'existence.  Oue  penser  de 
ces  impurs  systèmes  et  de  leur  conlradiclion  ?  (  Ms'  D.  -A.  ArFi\K, 
Instruction  pastorale  sur  les  rapports  de  la  charité  nvrc  la  foi  ;  Pa- 
ris,  1843,  in-4".) 


482 


DU    l.inERTINAGE. 


T^BLEytU  statistique  des  professions  exercées  par  les  iiuU- 
i'idiis  qui  se  sont  présentés  aux  coiisiillations  de  l'hôpital  des 
Vtnériens  pendant  l'espace  de  trois  années  (1\ 


PROFESSIONS. 


Armuriers 

Bijoutiers 

Boiuiol  iers 

Ij<iuciiers 

Boulangers 

Bourreliers 

Boutoniiiers 

Brociin  leurs 

Carriers 

Cliaoeiifirs 

(iliarcutiers 

Cliarpenliers 

Cliari-etiers 

Cliarrons 

Ciseleurs 

Coci.C!S 

(ioiiiiuissionnaircs 

Cordiers 

Cordonniers 

(  orroyeurs 

(ioulelieis 

Cou\reurs 

Cuisiniers 

Douiesiiques 

l>oreurs 

tbénislcs 

Employés 

Epiciers 

Ferblanliers 

Fondeurs 

Forts  de  la  halle 

Fumistes 

Gaîniers 

Gantiers     

Garçons  marchands  de  vin 

Garrons  restaurateurs  .    . 

Graveurs 

Horlogers 

Imprimeurs 

^  reporter.   .   .   . 


15 

112 

85 

5 

141 

8 

4 

30 

12 

82 

17 

78 

9 

28 

13 

26 

8 

17 

474 

102 

2(5 

9 

32 

80 

12 

66 

14 

14 

63 

21 

4 

11 

4 

11 

11 

16 

10 

9 

45 


PROFESSIONS. 


Report 
Institutenrs.  .  .  . 
Jardiniers  .... 

Laveticrs 

Libraires 

Limonadiers  .  .  . 
Macliinislcs  .  .  . 
Marons 


1724 


Manouvriers 

Marbriers 

Marchands 

Marchands  de  vin   .   . 

Maréchaux 

Menuisiers 

Militaires 

Musiciens 

Orfèvres 

(Juvriers 

Passementiers  .    .   .    . 

Paveurs 

Peintres  en  bâtiments 

Perruquiers 

Plaqueurs 

Pompiers 

l'orteurs  d'eau  .    .    .   . 

Kelieurs 

Selliers 

Serruriers 

Ta  blet  iers 

Taillandiers 

Tailleurs 

Tailleurs  de  pierre  .   . 

Tisserands 

Tonneliers , 

Tourneurs 

\  anniers 

Vernisseurs 

Vinaigriers.  .    .    .   ,   . 
wVitriers 


Total. 


1724 

6 

16 

5 

21 

29 

9 

1.35 

41 

12 

14 

2â 

16 

184 

16 

5 

4 

43 

21 

12 

85 

29 

4 

6 

23 

4 

35 

136 

29 

9 

356 

44 

94 

15 

50 

5 

9 

5 

22 


.3301 


(I)  On  n'a  pi'ésfnté  dans  ce  tabli^iu  que  les  proFessions  qui  onl 
offert  an  inoitis  qn^ilre  ou  cinq  malades  dans  une  année. 


t)i'  i-inenTiNACE.  4f>3 

Causes  (le  la  prostifntiou.  —  La  proslilulioti  ii'osl 
onliiuilremenf  qu'iin  élut  socondaire,  (luViiibras- 
senl  de  mallieureusos  filles,  étourdies  d'une  pre- 
mière faute  et  rebutées  alors  par  leurs  parents,  ou 
délaissées  par  leurs  amants  infidèles.  Souvent  aussi 
déjeunes  personnes  honnêtes,  mais  sans  expérienee, 
sont  entraînées  par  les  infâmes  démarches  des  maî- 
tresses de  maisons  tolérées,  ou  par  celles  de  leurs 
commis  ,  qui  les  exploitent  comme  une  marchan- 
dise. Il  faut  aussi  reconnaître  qu'il  existe  certaines 
constitutions  exceptionnelles  capables  de  pousser  les 
femmes  aux  derniers  excès  du  déverfjondage. 

Le  tableau  suivant,  emprunté  à  M.  Parent-Du- 
châtelet ,  présente  le  relevé  des  causes  déterminantes 
de  la  prostilud'on  sur  5,183  fdles: 

Excès  de  misère,  déiuimenl  absolu  par  suite  de 

paresse  ou  par  d'aulres  motifs 1,441 

Concubines  délaissées , 1,125 

Perle  de  parents,  expulsion  de  !a  maison  pater- 
nelle, abandon  complet 1,255 

Amenées  à  Paris,  et  abandonnées  par  leurs  amants, 

militaires,  étudiants  ou  commis 404 

Domestiques  séduites  et  cbassées  par  leurs  maîtres.  289 

Venues  de  province  à  Paris  pour  s'y  cacher  et  y 

trouver  des  ressources 280 

Pour  soutenu-  des  parents   pauvres   ou   infirmés 

(toutes  nées  à  Paris) 37 

Aînées  de  famille,   pour  soutenii-  leuis  frères  et 

sœurs,  neveux  et  nièces  (toutes  nées  à  Paris).  ..  .  29 

Femmes  veuves,  pour  soutenir  leur  famille  (toutes 

liées  à  Paris) 23 

ToiAi 5,IK3 


484  DU  i.inr.iniNAf.E. 

Sur  ce  nombre,  1 ,988  sont  nées  à  Paris,  1 ,389  dans 
les  chefs- lieux  de  département,  C52  dans  les  sous- 
préfectures,  936  dans  les  campagnes ,  enfin  218  dans 
les  pays  étrangers. 

Ce  même  relevé  donne  164  fois  les  deux  sœurs 
inscrites  sur  les  registres,  4  fois  les  trois  sœurs ,  et 

3  fois  les  quatre  sœurs,  16  fois  la  mère  et  la  fille, 

4  fois  la  tante  et  la  nièce,  22  fois  les  deux  cousines 
germaines ,  en  tout  436  personnes  réunies  par  les 
liens  de  la  parenté  la  plus  proche. 

Examinons  maintenant  les  professions   qu'exer- 
çaient les  prostituées  au  moment  de  leur  enregis 
t  rement.  Sur  3,120  individus, M.  Parent  a  trouvé: 

Couturières,  lingères,  modistes,  et  autres  états 

analogues 1 ,559 

Marchandes  de  légumes,  de  fleurs  et  de  fruits. . .  859 

Tisseuses  et  états  analogues 285 

Chapelières  et  états  analogues 283 

Bijoutières  et  états  analogues 98 

Artistes 23 

Établies  en  boutiques 7 

Sages-femmes 3 

Rentières 3 


Total 3,120 

«  On  voit  par  ce  tableau,  dit  M.  Parent,  que  la  plu- 
part des  prostituées  sortent  des  ateliers,  ces  foyers 
de  corruption  ,  dont  on  doit  déplorer  les  funestes 
effets,  tout  en  admirant  les  produits  qu'ils  foiu^- 
nissent.  » 

Professions  des  parents.  —  Il  résulte  des  recher- 
ches faites  à  ce  sujet  que  ce  ne  sont  ni  les  classes 


DU    LICERTIiNA(.E.  485 

ies  plus  intimes,  ni  les  classes  les  plus  élevées  de 
la  société,  qui  fournissent  le  plus  de  prostituées, 
mais  celle  des  ouvriers  travaillant  en  boutique, 
surtout  des  ouvriers  à  la  journée,  et  n'ayant  pas 
de  demeure  fixe. 

^^<?.  —  Sur  3,248  prostituées,  34  se  sont  fait 
inscrire  de  dix  à  quinze  ans;  912  de  quinze  à  vingt; 
1,38G  de  vingt  à  vingt-cinq;  556  de  vingt-cinq  à 
trente  ;  108  de  trente  à  trente-cinq  ;  88  de  trente- 
cinq  à  quarante;  38  de  quarante  à  quarante-cinq; 
27  de  quarante-cinq  à  cinquante;  5  de  cinquante  à 
cinquante-cinq;  3  de  cinquante-cinq  à  soixante,  et 
1  de  soixante  à  soixante-cinq. 

Etat  civil.  —  Sur  1,183  filles  nées  à  Paris,  2.37 
étaient  enfants  naturelles;  sur  3,667  nées  dans  les 
départements  ,  385  étaient  enfants  naturelles.  Ces 
résultats  concourent  à  prouver  l'hérédité  du  liber- 
tinage ainsi  que  l'influence  de  l'abandon. 

Instruction. —  Sur  4,470  filles  nées  à  Paris  et  éle- 
vées dans  cette  ville,  2,332  ne  savaient  pas  signer; 
1,780  signaient  fort  mal;  110  avaient  une  belle 
écriture.  On  n'a  pas  pu  constater  la  capacité  de  248. 
Quant  aux  tilles  venues  des  départements ,  la  pro- 
portion de  celles  qui  avaient  quelque  instruction  à 
celles  qui  en  étaient  privées  est  à  peu  près  la  même. 
Je  ferai  remarquer  à  ce  sujet  que  l'ignorance  des 
prostituées  élevées  à  la  campagne  s'est  trouvée 
moindre  que  celle  des  prostituées  élevées  à  Paris 
ou  dans  les  villes. 

accroissement  des  prostituées  inscrites  à  Paris,  de 
1830  à  1843.  —  Avant  1830,  on  comptait  à  Paris 
2,800  filles  publiques  y  exerçant  leur  métier,  et  dont 


486  DU    LlOEItriNACE. 

a  présence  était  constatée.  Au  31  décembre  1831^ 
il  y  en  avait  3,517,  dont  931  de  Paris,  2,170  des 
départements  ,  134  des  pays  étranj^crs,  et  282  sans 
acte  de  naissance.  Depuis  1832  jusqu'en  1841,  leur 
nombre  s'est  élevé  à  3,906;  au  1*"^  janvier  1843,  il 
était  de  3,824(1). 

Causes  de  la  masturbation. —  Les  causes  inhérentes 
à  l'espèce  humalnfe  sont  l'éveil  prématuré  des  orga- 
nes génitaux,  leur  aptitude  à  entrer  en  action  à  des 
époques  indéterminées,  et  réglées  plutôt  par  l'ima- 
gination que  par  les  lois  de  l'organisme,  la  configu- 
ration des  membres  supérieurs  ,  celle  des  organes 
sexuels,  divers  genres  de  dartres,  certaines  inflam- 
mations érysipélateuses ,  l'accumulation  de  la  ma- 
tière sébacée,  le  phimosis,  le  paraphimosis ,  le  dé- 
veloppement des  ascarides  dans  le  rectum  ,  le 
satyriasis,  la  nymphomanie,  l'irritation  du  cervelet 
et  de  la  moelle  épinière,  l'idiotie,  la  phthisie  pul- 
monaire, les  mauvaises  positions  pendant  la  veille 
et  le  sommeil,  les  états  qui  exigent  que  l'on  reste 
longtemps  assis,  l'usage  du  rouet,  la  flagellation  et 


(1)  Par  un  avrèlé  de  M.  \c  préfet  de  police,  en  date  du  28  août 
1841,  les  filles  et  femmes  qui  déclaraient  ne  se  faire  inscrire  parmi 
les  prostituées  que  par  excès  de  misère  devaient  être  envoyées 
au  couvent  des  Dames  de  Saint-Micliei,  où  elles  pouvaient  vivre  de 
leur  travail.  Celte  amélioration,  due  au  zèle  de  M.  l'abbé  An- 
jalvin ,  l'un  des  aumôniers  de  cet  établissement  trop  peu  connu, 
n'a  pas  pu  avoir  lonjftemps  son  exécution  :  elle  était  trop  oné- 
reuse au  couvent  de  Saint-Michel  ,  qui  est  indépendant  et  n'a 
que  des  rapports  libres  avec  les  particuliers.  Par  les  soins  du  même 
ecclésiastique,  un  établissement  spécial  va  être  formé  pour  don- 
nei- un  ««sile  et  du  pain  aux  filles  qui  en  manquent,  et  les  sous- 
traire ;iiiisi  au  dan(jcr  de  se  [(crdre. 


DU    LIBERTINAGE.  487 

la  suspension  par  les  mains  chez  certains  sujets, 
radministralion  des  purijatiCs  aloéliques,  l'usage  de 
substances  aphrodisiaques ,  comme  le  poisson  ,  les 
épices,  les  liqueurs  alcooliques,  et  surtout  la  bière. 
Voilà  pour  les  causes  physiques;  passons  aux  causes 
morales. 

C'est  quelquefois  jusqu'au  berceau  de  renTant 
qu'il  faut  remonter  pour  trouver  la  cause  première 
de  la  masturbation.  On  a  vu  des  nourrices  assez 
libertines  pour  faire  servir  leurs  nourrissons  à  la 
satisfaction  de  leurs  infâmes  désirs,  et  d'autres, 
plus  stupidcs  encore  que  coupables ,  excitei"  les 
organes  génitaux  des  petits  malheureux  qu'elles 
allaitent,  dans  l'unique  intention  d'apaiser  leurs 
cris  quand  elles  les  laissent  seuls;  enfin  ,  chose  dé- 
plorable! des  enfants  ont  été  corrompus  par  ceux 
mêmes  qui  devaient  être  les  gardiens  de  leur  inno- 
cence. Si  nous  ajoutons  les  inconvénients  de  l'édu- 
cation publique,  si  favorable  à  la  contagion  du 
mauvais  exemple ,  et  l'absence  de  toute  éducation 
religieuse,  nous  aurons  l'éimi  les  causes  nombreuses 
qui  développent  ou  entretiennent  Tun  des  plus 
grands  fléaux  de  la  société. 

Caractère,  effets  et  lerniinuison  du  libertinage. 

Une  démarche  hardie,  un  regard  lubrique,  une 
bouche  voluptueuse,  un  teint  pâle  ou  couperosé, 
des  manières  et  des  paroles  plus  ou  moins  indé- 
centes, une  haleine  impure  qui  dégoûte  et  repousse, 
tout  fait  reconnaître  à  l'observateur  le  moins  exercé 
l'individu  livré  aux  excès  de  la  débauche-. 


488  DU    LIBERTINAGE. 

On  n'est  pas  toujours  libertin  par  nature;  on 
le  devient  le  plus  souvent  par  imitation,  par  va- 
nité: c'est  une  mode  que  l'on  suit  de  bonne  heure, 
et  que  l'on  quitte  le  plus  tard  possible.  On  com- 
mence par  des  folies  de  jeunesse,  que  le  monde  par- 
donne aisément  ;  mais  peu  à  peu  la  passion  prend 
racine,  et  les  plus  scandaleux  désordres  deviennent 
une  habitude  familière,  un  besoin  impérieux.  Alors, 
rien  n'arrête:  ni  l'âge,  ni  les  liens  du  sang,  ni  les 
engagements  les  plus  sacrés,  ni  le  déshonneur  des 
familles,  ni  le  tourment  des  victimes,  ni  la  perte 
de  la  santé ,  ni  la  crainte  de  la  mort ,  qui  survient 
si  souvent  au  milieu  de  la  débauche. 

—  Mobile,  turbulente  et  bavarde  par  complexion, 
paresseuse  par  état ,  ivrognesse  et  menteuse  par  in- 
térêt,  bienfaisante  sans  discernement ,  se  vendant 
froidement  à  tous  les  instants,  mais  ne  se  donnant 
qu'au  misérable  que  son  cœur  a  choisi ,  et  dont  elle 
se  montre  excessivement  jalouse  ;  orgueilleuse,  en- 
vieuse, gourmande,  voleuse,  superstitieuse,  colère, 
et  surtout  vindicative  ,  telle  est  la  femme  dans  les 
yeux  et  sur  le  front  de  laquelle  on  Ht  :  prostituée. 

On  se  tromperait  étrangement  si  l'on  s'imaginait 
que  \es/i//es  de  Joie  sont  toujours  gaies  et  insou- 
ciantes, commes  elles  affectent  de  le  paraître  de- 
vant les  mauvais  sujets  qu'elles  recherchent.  Loin 
de  là  :  bien  convaincues  de  leur  abjection ,  et  re- 
doutant par-dessus  tout  d'être  reconnues,  ce  n'est 
pas  sans  éprouver  bien  des  moments  de  tristesse 
qu'elles  portent  le  poids  de  leur  ignominie  ,  et  il 
n'est  pas  rare  de  les  surprendre  plongées  dans  une 
sorte  d'abattement  qui  j)eut  les  conduire  au  dés- 


DU    LIBERTINAGE.  489 

espoir  ou  à  la  folie.  Dans  ces  instants .  et  surtout 
au  lit  de  la  souffrance  ou  de  la  mort,  la  voix  de 
la  religion  n'est  pas  sans  retentissement  au  fond 
de  leur  àme.  Alors  le  bon  pasteur  ne  craint  pas  de 
consoler  et  de  recueillir  ces  autres  Madeleines  , 
tristes  objets  du  mépris  du  monde ,  mais  purifiées 
par  le  repentir  de  tous  les  vices  qui  les  souillaient. 

—  L'expression  languissante  du  visage  et  son  al- 
longement, la  pâleur  des  lèvres  et  des  joues,  la  fixité 
du  regard,  le  gonflement  des  paupières  et  leur  li- 
vidité, l'inclinaison  de  la  tête  vers  la  terre ,  le  déve- 
loppement excessif  des  organes  génitaux  ,  une  crois- 
sance subite  ou  avortée ,  un  appétit  vorace ,  un 
amaigrissement  rapide  sans  maladie  apparente,  une 
démarche  mal  assurée,  la  faiblesse  des  lombes,  des 
sueurs  nocturnes,  une  urine  trouble  ou  sédimen- 
teuse  ,  un  frisson  presque  continuel ,  une  voix  rau- 
que ,  faible  ou  sourde ,  la  manière  de  s'asseoir,  la 
position  des  mains  dans  le  lit  ou  pendant  la  veille , 
l'amour  de  l'isolement ,  la  paresse ,  l'apathie  pour 
le  jeu ,  le  peu  d'élévation  des  sentiments,  l'habitude 
du  mensonge  ,  l'affaiblissement  de  la  mémoire  et  de 
l'intelligence  porté  jusqu'à  l'hébétude  :  tels  sont 
les  divers  signes  dont  l'ensemble  ne  saurait  man- 
quer de  faire  reconnaître  le  masturbateur. 

—  Les  dangereux  effets  du  libertinage  tiennent 
moins  à  la  déperdition  de  la  liqueur  séminale ,  qui 
n'a  pas  toujours  lieu,  qu'à  l'énorme  dépense  de  l'in- 
flux nerveux  nécessaire  pour  entretenir  l'éréthisme 
général,  l'exaltation  de  la  pensée,  et  pour  produire 
la  secousse  épileptiforme  qui  accompagne  tout  acte 
des  organes  générateurs.   Ces  effets  sont  d'autant 


499  ou    LIBERTINAGE. 

plus  marqués,  que  le  corps  n'a  pas  atteint ,  ou  qu'il 
a  dépassé  la  période  de  la  vie  assijTiiée  pour  la  pi-o- 
pajvation  de  l'espèce,  et  dont  les  limites  varient, 
pour  les  hommes  ,  entre  vingt  et  soixante  ans  ;  pour 
les  femmes,  entre  dix-liuil  et  cinquante. 

Ce  serait  une  grave  et  bien  funeste  erreur  que  de 
regarder  les  premiers  signes  de  la  puberté  comme 
la  preuve  de  l'aptitude  aux  fonctions  génératrices. 
A  cette  époque  critique  de  développement ,  rien 
n'est  plus  dangereux  que  de  troubler  les  efforts  de 
l'organisme  pour  arriver  à  sa  formation  complète. 
La  persistance  des  organes  génitaux  au  dernier 
terme  dp  la  vie  n'est  pas  non  plus  un  indice  de  la 
permanence  de  leurs  fonctions ,  qui  ne  sont  que 
transitoires;  en  abuser  alors,  en  user  même ,  serait 
avancer  sa  tin. 

Les  excès  du  libertinage  sont  plus  nuisibles  chez 
l'homme  que  chez  la  femme,  à  cause  de  la  plus 
grande  somme  d'activité  qu'il  y  déploie:  après  le  re- 
pas surtout,  ils  troublent  profondément  l'économie, 
prédisposent  à  de  graves  altérations  de  l'estomac , 
et  donnent  souvent  lieu  à  des  apoplexies  foudroyan- 
tes ;  c'est  surtout  dans  l'état  de  maladie  ou  de  con- 
valescence qu'il  est  mortel  de  réveiller  les  désii-s 
sexuels,  s'ils  sont  éteints,  ou  de  leur  obéir,  s'ils  per- 
sistent encore. 

Le  caractère  distinctif  des  maladies  qu'entraîne  le 
libertinage,  c'est  la  chronicité.  Elles  portent  presque 
toutes  le  cachet  d'une  profonde  altération  des  li- 
quides et  des  solides  :  telles  sont  les  gastrites  et 
les  entérites  anciennes  ;  la  consomption  dorsale, 
décrite  par  lîij)pocrate  ;  les  tlivetses  aUérations  du 


DU    l.inEnTlNAGE.  411 

cœur,  si  communes  de  nos  jours;  la  phthisie  pulmo- 
naire sous  toutes  ses  foi'mes;  la  nombreuse  série  des 
aFl'eclions  cérébrales,  l'apoplexie,  l'induration,  le 
ramollissement,  les  abcès,  la  dé^jénérescence  can- 
céreuse du  cerveau;  les  fréquentes  maladies  qui  at- 
taquent l'appareil  génito-urinaii'C  :  chez  la  femme, 
la  leucorrhée,  la  nymphomanie,  la  stérilité,  des  hé- 
morrha^^ies  ,  le  cancer  de  l'utérus,  les  ulcérations 
du  col  ;  chez  l'homme,  le  satyriasis  et  l'impuissance; 
chez  tous  les  deux,  l'incontinence  d'urine,  la  cystite 
et  la  néphrite,  ainsi  que  toutes  les  formes  de  la  sy- 
philis, ce  fléau  destructeur  né  de  la  polyandrie  des 
prostituées;  enfin,  chez  les  êtres  les  plus  dégradés, 
les  fissures,  les  chutes  et  les  cancers  du  rectum,  les 
abcès  à  la  marge  de  l'anus ,  la  fistule  et  la  cristalline. 
Le  libertinage  a  sur  le  système  nerveux  et  sur 
l'intelligence  un  retentissement  facile  à  comprendre, 
si  l'on  songe  à  l'excitation  permanente  et  aux  pen- 
sées habituelles  qui  remplissent  la  vie  du  débauché  : 
aussi ,  i'épilepsie  ,  la  chorée ,  les  convulsions  ,  les 
aberrations  de  l'ouïe  et  de  la  vue  ,  la  folie  (1) ,  l'im- 
bécillité ,  la  mélancolie  suicide  ,  en  un  mot  la  dé- 
gradation physique  et  morale  la  plus  complète,  de- 
viennent la  plupart  du  temps  son  triste  héritage. 
Sur  8,272  aliénés  admis  à  Bicêtre  et  à  la  Salpétrière 
de  1825  à   1833  ,  59  individus  y  ont  été  conduits 


(1)  «  Les  efl-ets  du  libertinaffe  ,  dit  le  ilocU'ur  Belhomme ,  ont  un 
résultat  plus  gravi:  chez  l'homme  que  chez  la  femme  :  chez  l'un  ,  il 
y  a  épuisement  spermalique  ;  chez  l'autre,  le  système  nei'\eux  seul 
est  ébranlé.  Chez  l'iiomme,  la  folie  est  plus  souveni  idiopalhic|ue, 
tandis  que  chez  la  femme  elle  est  sympathique  dans  une  multitude 
de  eas,  »    litchcrchcs  slalisliiidn  sa/  /<s  Jhtitcs.) 


492  DU    LIBERTINAGE. 

par  l'onanisme  (hommes,  41;  femmes,  18),  21C 
par  inconduite  et  libertinage  (hommes,  84  ;  femmes, 
132),  et  51  à  la  suite  de  maladies  syphilitiques  (hom- 
mes, 27  ;  femmes,  24),  Des  relevés  faits  avec  le  plus 
grand  soin  par  Esquirol ,  il  résulte  que  les  prosti- 
tuées fournissent  à  la  Salpètrière  le  vingtième  du 
nombre  des  folles. 

De  1804  à  1814,  c'est-à-dire  dans  l'espace  de  dix 
années,  27,576  malades  sont  entrés  à  l'hôpital  des 
Vénériens,  dont,  pour  les  adultes,  13,638  hommes, 
12,163  femmes;  et,  pour  les  enfants,  794  garçons 
et  981  filles. 

Les  quatre  dernières  de  ces  dix  années  ont  été 
de  beaucoup  plus  considérables  que  toutes  les  au- 
tres. L'hôpital  a  eu  7,184  hommes ,  5,773  femmes, 
337  garçons,  et  471  filles. 

Le  total  des  morts  dans  les  dix  années  a  été  de 
1,170.  C'est  presque  1  sur  24,  si  l'on  ne  veut  faire 
aucune  distinction ,  entre  les  âges  surtout  ;  mais  si 
Ton  veut,  comme  on  le  doit ,  séparer  les  enfants  des 
adultes,  la  proportion  change  d'une  manière  extra- 
ordinaire. Pour  les  enfants  des  deux  sexes,  elle  est 
de  2  sur  5  environ  ;  pour  les  adultes,  elle  n'est  pour 
les  hommes  que  de  1  sur  56  à  peu  près,  et  pour  les 
femmes  de  1  sur  67  à  peu  près  aussi. 

Les  tableaux  suivants  feront  voir  la  marche  du 
libertinage  dans  la  ville  de  Paris  depuis  le  commen- 
cement de  l'Empire  jusqu'en  1842  inclusivement. 
Ils  sont  extraits  de  documents  officiels  déjà  publiés, 
et  complétés  par  des  renseignements  inédits  que  je 
dois  à  la  bienveillance  de  plusieurs  employés  de  di- 
verses administrations. 


ni!    MBF.RTINAOE. 


493 


Rclci'é  des  vénériens  admis  dans  les  lidjulanx  civils  de  Paris. 


En  1804 

2,212 

1805 

2,24G 

1806 

2,231 

1807 

2,200 

1808 

2,369 

1809 

2,549 

1810 

3,181 

1811 

3,563 

1812 

3,798 

1813 

2,954 

1814 

2,955 

1815 

2,881 

1816 

2,957 

1817 

2,834 

1818 

2,534 

1819 

2,354 

1820 

2,443 

1821 

2,406 

1822 

2,886 

1823 

2,759 

J  reporter         54,312 


Report 

51,312 

Ku  1824 

2,716 

1825 

2,869 

1826 

2,914 

1827 

3,019 

1828 

3,456 

1829 

3,343 

1830 

3,436 

1831 

3,708 

1832 

3,712 

1833 

3,350 

1834 

3,521 

1835 

3,720 

183G 

4,461 

1837 

5,258 

1838 

5,065 

1839 

5,460 

1840 

5,210 

1841 

5,214 

1842 

5,059 

Total.. 


1 29,809 


Relevé  des  consultations  gratuites  données  A  l'hôpital  du  3Iidi , 
aux  malades  hommes ,  de  1829-1842. 


Ea  1829 

3,145 

Report. . . 

26,633 

1830 

4,074 

En  1837 

3,934 

1831 

3,402 

1838 

5,450 

1832 

2,606 

1839 

5,232 

1833 

2,250 

1840 

5,764 

1834 

3,244 

1841 

5,341 

1835 

3,074 

1812 

7,648 

1836 

4,838 

Total.  . . 

60.002 

A  reporter. 


26,633 


494 


nu  Mr.KftTiNACi;. 


liclcué  (les  vénériens   traités  à  iliôjiilal  militaire  du  ral-de- 
Crâce  et  à   ses  succursales ,  ilc  1815  ri  1812  (1). 


En  1815 
1816 
1817 
1818 
1819 
1820 
1821 
1822 
1823 
1824 
1825 
1826 
1827 
1828 
I8'29 


1,951 
1,112 
1,104 
1,090 
1,187 
1,575 
1,198 
1,308 
766 
1,709 
1,531 
1,279 
1,327 
1,091 
1,509 


A  reporter         19.917 


Beport 

19,917 

Km  1830 

1,219 

1831 

1,880 

1832 

2,481 

1833 

2.502 

1 834 

2,500 

1835 

1,719 

1830 

1,082 

1837 

834 

1838 

819 

1839 

1,086 

1840 

1,213 

1841 

2,632  (2 

1842 

2,798  ^ 

ToT.AL. 


42,715 


(1)  Le  professeur  Desruelles,  charfjé  du  service  des  vénériens  au 
Val-de-Grâce  ,  a  traité  audit  hôpital  et  dans  ses  succursales,  de- 
puis l'année  1825  jusqu'en  1841,  24,785  malades.  Dans  ses  tra- 
vaux statistiques,  dans  son  Trailé  pratique,  dans  ses  Lettres  sur 
les  maladies  vénériennes  et  sur  leur  traitement  ,  jM.  Desruelles 
expose  les  expérimentations  qu'il  a  faites  et  les  réformes  qu'il  a 
opérées.  A  l'emploi  exclusif  dil  mercure,  il  a  substitué  une  mé- 
thode qui  en  règle  l'usage,  et  indique  les  cas  et  les  circonstances 
qui  le  réclament.  Par  là.  M.  De.sruelles  est  arrivé  à  réduire  la 
dui'ée  movenne  du  iraitémeni  à  32  ou  33  jours  à  I  fr.  25  ou  30  c), 
tandis  qu'auparavant  elle  s'élevait  de  48  à  50  jours  (àl  fr.60c.). 
La  nouvelle  doctrine  que  M.  Desruelles  a  établie  ,  d'après  ses 
nombreuses  observations  et  celles  qu'il  a  reçues  de  France,  d'Al- 
lemagne, de  Suède,  de  Danemaik,  et  des  Etats-Unis  d'Amérique, 
renferme  des  a|)erçus  neufs  et  ingénieux  que  nous  ne  voulons  pas 
juger  ici,  njais  qui  nous  paraissent  dignes  de  fixer  lallention  des 
praticiens  et  du  gouvernement  français. 

^2)  C'est  en  1841  qu'ont  commencé  les  travaux  des  fortifications 


DU    LIBERTINACE.  4^5 

De  1812  à  1832,  il  y  a  ou  à  Paris,  d'après  M.  Pa- 
rent-Ducliàteict,  20,020  prostituées  inTeetées  de 
syphilis.  Le  nombre  de  ces  lilles  malades  a  été  pro- 
portionnellement plus  considérable  de  1824  à  1832 
que  de  I812à  1824,  saul'Ies  deux  années  d'invasion, 
1814  et  1815., 

—  Le  libertinage  n'est  pas  seulement  nuisible  aux 
individus  qui  s'y  livrent  ;  il  exerce  encore  ses  ravage* 
sur  leur  malheureuse  postérité,  qu'il  décime  ou  qu'il 
énerve,  en  même  temps  qu'il  absorbe  une  partie  des 
revenus  de  l'Etat  et  des  administrations  de  bienfai- 
sance. C'est  ainsi  que  pendant  l'espace  de  vingt 
années  (de  1814-1834),  les  vénériens  admis  dans  les 
hôpitaux  de  Paris  figurent  pour  3,576,122  journées 
de  malades  (1,430,769  pour  les  hommes,  1,798,554 
pour  les  Femmes,  170,417  pour  les  garçons  ,  150,382 
pour  les  Hlles  ) ,  et  ont  occasionné  une  dépense  de 
4,940,220  fr.  La  durée  moyenne  du  séjour  de  chaque 
malade  a  été  de  57  jours  59,  la  dépense  moyenne 
du  traitement  de  79  fr.  55  cent.,  ce  qui  met  le  prix 
moyen  de  la  journée  à  1  fr.  38,14.  Dans  ce  relevé 
inédit,  fait  par  ordre  de  l'administration  des  hôpi- 
taux, et  dont  je  dois  la  communication  à  l'obli- 
geance de  feu  M.  Cochin  ,  ne  se  trouvent  pas  com- 
pris les  vénériens  traités  pendant  cette  période  dans 
les  hôpitaux  militaires  de  Paris.  (  Voir  le  tableau 
précédent.) 


de  Paris,  qui  emploient  un  grand  nombre  de  militaires  auxquels 
il  est  alloué  un  supplément  de  solde.  Il  m'a  paru  nécessaire  de 
rajipeler  ce  fait  ,  qui  peut  servir  à  expliquer  l'augiaentatioii 
considérable  tles  malades  atteints  de  sypliilis  et  traités  peiiàlaut 
les  deux  dernières  années. 


496  •JU    l.ir.F.KTlNAGR. 

Ce  fut  pour  mettre  un  frein  aux  désordres  des 
militaires ,  et  pour  indemniser  le  trésor  des  suites 
de  leur  inconduite,  que,  par  arrêté  du  IC  nivôse 
an  IX,  le  premier  consul  décréta  que  les  sous-offi- 
ciers et  soldats  atteints  de  maladies  vénériennes  ne 
jouiraient ,  après  leur  guérison ,  d'aucun  rappel  ni 
décompte,  excepté  celui  du  linge  et  de  la  chaussure, 
et  que  les  officiers  qui ,  se  trouvant  dans  le  même 
cas  ,  auraient  été  traités  aux  frais  de  l'Etat,  suppor- 
teraient une  retenue  égale  aux  cinq  sixièmes  de  leur 
solde. 

Il  ne  sera  peut-être  pas  sans  utilité  de  présenter 
ici  le  tableau  des  suites  du  libertinage  ,  dans  le 
royaume  réputé  le  plus  civilisé  du  globe.  Pendant  la 
seule  année  1838  ,  par  exemple ,  on  a  constaté  en 
France  : 

Enfants  naturels 70,089 

Outrages  publics  à  la  pudeur 437 

Viols  et  attentats  à  la  pudeur  sur  des  enfants.  242 

Attentats  aux  mœurs 186 

Expositions  d'enfants 1 68 

Viols  commis  sur  des  adultes 150 

Infanticides  (et  tentatives  d') 129 

Meurtres,  incendies,  assassinats 60  (1) 

Avortements  (et  tentatives  d') 10  (2) 

Bigamie 6 

Tentative  de  castration 1 


(1)  Sur  ce  nombre,  31  crimes  ont  été  la  suite  de  Tadultère,  et 
38  celle  du  concubinage  et  de  la  débauche. 

(2)  Le  nombre  des  avortements  volontaires  qui  ne  parviennent 
pas  à  la  connaissance  du  ministère  public  est  infiniment  plus  con- 
sidérable. 


liL'    Lir.EUTINAGK.  497 

De  1839  k  1841  les  Comptes  de  l'administration 
de  la  justice  criminelle  reproduisent  les  chiffres 
précédents  avec  une  sorte  de  régularité. 

Voici  maintenant,  sur  un  total  de  23,21 5,233  nais- 
sances, le  relevé  officiel  des  enfants  naturels  depuis 
le  l^janvier  1817  jusqu'au  l*''^  janvier  1841. 

Années.  Garçons.  Filles.  Totaux. 

1817 31,887  30,GC6  62,553 

1818 30,216  28,335  58,551 

1819 33,660  32,001  65,661 

1820 33,915  32,434  66,349 

1821 34,552  32,934  67,486 

1822 35,820  33,928  68.748 

1823 35,710  33,952  69,662 

1824 36,280  34,894  70,174 

1825 35,381  34,011  69,392 

1826 37,061  35,410  72,471 

1827 36,098  34,670  70,668 

1828 35,924  34,780  69,704 

1829 35,276  34,075  69,351 

1830 35,229  34,018  69,247 

1831 36,415  34,996  71,411 

1832 34,422  33,255  67,677 

1833 36,460  35,038  71,498 

1834 37,760  35,799  73,559 

1835 38,270  36,457  74,727 

1836 37,436  36,066  73,502 

1837 35,308  34,521  69,829 

1838 35,350  34,7-39  70,089 

1839 36,094  34,259  70,353 

1840. 35,815  34,428  70,243 

Ed  24  années...        850,339       815,666    1,666,005 

Pendant  cette  période  de  vingt -quatre  ans,  la 
totalité  des  enfants  nés  en  France  s'est  élevée  à 
11,962,811  garçons,  et  11,252,522  filles. 

32 


498  DU    I.IRKRTINACE. 

Le  rapport  du  premier  nombre  au  second  est  à 
peu  près  celui  de  17  à  16,  c'est-à-dire  que  les  nais- 
sances des  garçons  ont  excédé  d'un  seizième  celles 
des  filles. 

Les  naissances  des  enfants  naturels  des  deux 
sexes  paraissent  s'écarter  du  rapport  de  17  à  16. 
Depuis  1817  jusqu'à  1840,  ces  naissances,  dans 
toute  la  France,  ont  été  de  850,339  garçons  et 
81.5,666  filles;  le  rapport  du  premier  nombre  au 
second  diffère  peu  de  celui  de  24  à  23,  ce  qui  sem- 
blerait indiquer  que,  dans  cette  classe  d'enfants, 
les  naissances  des  filles  se  rapprochent  plus  de  celles 
des  garçons  que  dans  le  cas  de  mariage. 

Voici  d'autres  résultats  statistiques,  extraits  des 
Comptes  généraux  de  la  justice  criminelle  en  France, 
qui  pr'ouveront  d'une  manière  irrécusable  l'influence 
du  libertinage  sur  la  criminalité. 

Sur  8,276  femmes  accusées  de  crimes  depuis  1835 
jusques  et  compris  1841,  on  a  constaté  que  24  sur 
100  de  ces  malheureuses  avaient  eu  des  enfants  na- 
turels,  ou  avaient  vécu  en  concubinage  avant  leur 
mise  en  jugement  devant  les  cours  d'assises.  En  fai- 
sant entrer  dans  ce  calcul  les  filles  qui  ont  été  pous- 
sées à  l'infanticide  par  une  première  faute,  on  trouve 
que  près  du  tiers  des  femmes  accusées  avaient  en- 
freint les  lois  de  la  pudeur  antérieurement  aux 
poursuites  judiciaires  dont  elles  ont  été  l'objet. 

De  1836-1840,  sur  39,424  accusés,  911  étaient 
enfants  naturels. 

En  1841  ,  sur  7,432  accusés,  on  a  constaté  que 
176  étaient  enfants  naturels,  et  que376  vivaient  dans 


Du    LinEnTiNAGE.  499 

le  coucubîna^e,  ou  fpi'ils  étaient  d'une  immoralité 
noioiro. 

Quant  aux  célibataires,  Icui"  noniln-e  propor- 
tionnel s'est  niainleiui  pendant  l'espace  de  treize 
années  (1829  à  1841  ),  entre  55  et  00  sur  100  ac- 
cusés. 

Je  terminerai  ces  documents  relatifs  à  l'inlluence 
du  iibertinajre  sur  la  criminalité,  par  quelques  re- 
cherches statistiques  faites  récemment  à  la  prison 
de  Sainte-Pélagie.  Pendant  trois  trimestres  de  suite, 
il  a  été  constaté  que ,  sur  100  individus  enfermés 
dans  cet  établissement  pour  délits  correctionnels, 
79  vivaient  en  concubinage.  On  a  aussi  trouvé  que, 
sur  100  commis  de  magasin  emprisonnés  pour  abus 
de  confiance,  vol,  escroquerie,  etc.,  75  devaient 
leur  condamnation  aux  dépenses  occasionnées  par 
les  femmes  avec  lesquelles  ils  vivaient  dans  le  dés- 
ordre. 

Traitement. 

Le  traitement  préservatif  du  libertinage  consiste- 
rait presque  uniquement  dans  la  soustraction  pos- 
sible des  causes  physiques  et  morales  que  nous  avons 
vues  en  favoriser  le  développement. 

Pour  prévenir  l'habitude  de  la  masturbation,  qui 
conduit  plus  tard  aux  autres  écarts  de  la  débauche, 
les  parents  et  les  maîtres  doivent  exercer  de  bonne 
heure  sur  les  enfants  une  surveillance  continuelle, 
mais  inaperçue.  Cette  surveillance  se  portera  princi- 
palement sur  ceux  qui,  pendant  les  récréations,  s'iso- 
lent de  leurs  camarades,  et  recherchent  les  lieux 
solitaires. 


500  Dl'    LIBERTINAGE. 

Quelques  signes  caractéristiques  ont-ils  fait  chan- 
ger les  soupçons  en  certitude ,  on  en  préviendra 
le  médecin  ,  qui ,  examinant  les  malades  avec 
intérêt,  leur  fera  connaître  la  cause  de  l'alté- 
ration survenue  dans  leur  santé,  et  frappera  leur 
imagination  par  la  crainte  des  accidents  les  plus  gra- 
ves ,  d'une  opération  douloureuse,  de  la  mort  même 
s'ils  ne  renoncent  à  leur  penchant  funeste.  Après 
ces  avertissements  donnés  d'un  ton  sévère,  l'homme 
de  l'art  prescrira  les  moyens  hygiéniques  et  théra- 
peutiques dont  l'expérience  a  constaté  l'efficacité. 
Il  défendra,  avant  tout,  l'usage  du  vin  pur,  du  café 
et  des  liqueurs,  le  coucher  sur  le  dos,  la  lecture  des 
romans  ainsi  que  la  fréquentation  des  bals  et  des 
spectacles.  Puis  il  conseillera  des  distractions  douces 
et  agréables,  l'occupation  continuelle  de  l'esprit,  une 
alimentation  légère  et  rafraîchissante,  un  lit  dur, 
composé  seulement  d'un  sommier  ou  d'une  paillasse 
de  maïs,  des  émulsions,  du  petlt-lalt,  des  bains  de 
siège  froids ,  matin  et  soir,  des  voyages  à  pied  ,  la 
natation  et  d'autres  exercices  gyranastiques  portés 
jusqu'à  la  fatigue,  surtout  avant  le  coucher.  Ces  der- 
niers moyens,  en  développant  le  système  musculaire, 
contribueront,  d'une  part,  à  affaiblir  la  passion, 
et,  de  l'autre,  à  diminuer  l'irritation  du  système 
nerveux,  siège  de  la  plupart  des  maladies  qu'amè- 
nent l'onanisme  et  les  autres  formes  de  libertinage. 
Il  est  superflu  de  dire  qu'il  faudra  alors  redoubler 
de  vigilance,  et  surprendre  les  enfants  au  moment 
où  ils  s'y  attendent  le  moins  ,  par  exemple  ,  quand 
ils  sont  au  lit,  au  bain,  aux  latrines,  et  surtout  lors- 
qu'au milieu  de  leur  travail  ,  ils   restent  l'œil  ha- 


DU    MRERTINACE.  501 

gard,  dans  une  immobilité  presque  convulsive.  Dans 
les  établissements  publics,  il  est  indispensable  que  les 
dortoirs  soient  éclairés  pendant  la  nuit,  que  les  lits 
soient  suffisamment  écartés ,  et  qu'un  veilleur  se 
promène  constamment,  comme  cela  se  pratique  dans 
quelques  collèges  et  dans  la  maison  modèle  de  Saint- 
Nicolas  ,  dirigée  par  M.  de  Bervenger. 

Si  la  surveillance,  les  conseils  et  le  régime  ne 
parviennent  pas  à  guérir  les  masturbateurs ,  si  l'on 
a  affaire  à  des  enfants  ou  à  des  aliénés,  il  faut  avoir 
recours  aux  ingénieux  bandages  de  Lafont  et  de 
Valérius  ,  qui  mettent  les  individus  dans  l'impossi- 
bilité d'abuser  d'eux-mêmes.  Quand  les  parents  sont 
hors  d'état  de  se  procurer  ces  moyens  de  con- 
trainte, malheureusement  encore  trop  dispendieux, 
j'emploie  avec  succès  une  forte  camisole  de  coutil , 
dont  les  manches  réunies  ne  laissent  pas  d'issue  aux 
mains ,  et  sont  d'ailleurs  retenues  à  une  hauteur 
convenable  par  un  mouchoir  noué  derrière  le  cou. 
Je  conseille  en  même  temps  l'application  d'une 
éponge  imbibée  d'oxycrat,  et  un  verre  d'émulsion 
ou  d'orgeat ,  matin  et  soir. 

Souvent  la  passion ,  plus  forte  ou  plus  rusée,  par- 
vient à  échapper  aux  entraves  qu'on  lui  oppose  ; 
mais,  contrairement  à  l'opinion  générale,  j'ai  vu 
un  assez  grand  nombre  d'enfants  et  d'adultes  des 
deux  sexes  tout  à  fait  corrigés  à  l'aide  de  ce  traite- 
ment continué  pendant  une  année  entière.  Il  faut 
dire  que  presque  tous  étaient  en  même  temps  di- 
rigés par  d'habiles  confesseurs,  qui,  saisissant  les 
plus  petites  interruptions  pour  encourager  leurs 
pénitents,  redoublaient  de  conseils  affectueux  après 


502  DU    LIBERTINAGE. 

chaque  recluite  ,  et  se  monli-aient  aussi  patients  à 
attendre  la  guérison  que  l'habitude  est  longue  à 
céder. 

On  ne  saurait  du  reste  trop  prévenir  les  jeunes 
ecclésiastiques  que  les  pensées,  les  désirs,  et  même 
les  actes  impudiques,  ne  dépendent  pas  toujours  de 
la  dépravation  de  l'esprit;  qu'ils  ont  souvent  lieu 
malgré  les  efforts  de  la  volonté,  comme  cela  se  voit 
dans  certaines  irritations  du  cervelet  et  de  la  moelle 
épinière,  ainsi  que  dans  les  affections  dartreuses  ou 
érysipélateUses  des  organes  sexuels.  C'est  dans  le  but 
de  guérir  ou  de  prévenir  ces  dernières  affections, 
assez  communes  chez  les  petites  filles,  que  je  con- 
seille aux  maîtresses  d'ouvroirs  de  faire  travailler 
debout  les  enfants  toutes  les  heures,  seulement  pen- 
dant quatre  ou  cinq  minutes. 

Le  libertinage  est-il  provoqué  par  une  irritation 
du  cervelet,  ce  que  l'on  reconnaît  à  la  pesanteur  et 
à  la  chaleur  permanentes  de  la  région  occipitale,  on 
conseillera  de  porter  les  cheveux  très-courts,  de 
rester  nuitet  jourla  tète  nue,  de  se  servir  d'un  oreiller 
de  balies  d'avoine.  Si  ces  moyens  sont  insufOsants, 
on  pourra  prescrire  des  applications  de  glace  à  la 
nuque  et  une  saignée  du  pied,  bien  préférable  dans 
ce  cas  à  celle  du  bras  ou  aux  sangsues.  On  évitera 
surtout  chez  ces  malades  de  panser  les  sétons  ou 
les  vésicatoires  avec  de  la  pommade  aux  cantha- 
rides,  qui  ne  ferait  qu'augmenter  Téréthisme  des 
organes  génitaux. 

Des  frictions  sèches  ou  narcotiques  ,  pratiquées 
de  c'ijaque  côté  de  la  colonne  vertébrale,  des  affu- 
sions  froides,  la  saignée  générale  ou  locale,  dissipe- 


DO    LIBERTINAGE.  503 

ront  aussi  les  désirs  erotiques  dépendant  d'une 
irritation  de  la  moelle  épinière.  Dans  les  deux  cas, 
il  faut,  autant  que  possible  ,  éviter  de  coucher  sur 
le  dos,  et  dans  un  lit  trop  moelleux,  attendu  que  la 
concentration  de  la  chaleur  sur  la  région  dorsale 
tiendrait  les  organes  sexuels  dans  un  état  permanent 
d'excitation.  Cette  dernière  recommandation  s'a- 
dresse encore  aux  personnes  qui  éprouvent  des  pollu- 
tions nocturnes  involontaires,  et  qui  feront  bien  de 
ne  se  mettre  au  lit  que  quatre  ou  cinq  heures  après 
leur  dernier  repas. 

On  s'attachera  à  combattre  par  un  traitement  anti- 
phlogistique  approprié  la  vaginite  érysipélatense,  si 
commune  chez  les  ouvrières  qui  sont  forcées  de  rester 
assises  une  grande  partie  de  la  journée. 

Un  régime  suivi  avec  exactitude  pendant  plusieurs 
mois  fera  presque  toujours  disparaître  l'inflamma- 
tion dartreuse  qui  affecte  assez  fréquemment  les 
organes  sexuels,  et  qui  rend  surtout  tant  de  pauvres 
femmes  bien  plus  malheureuses  que  coupables.  On 
commencera  par  appliquer  sur  chaque  bras  un  vé- 
sicatoire  ammoniacal  qu'on  y  laissera  jusqu  à  for- 
mation de  vésicule,  puis  on  entretiendra  la  suppu- 
ration avec  de  l'écorce  de  garou.  On  donnera  en 
même  temps  tous  les  jours  un  ou  deux  grands  bains 
frais  à  l'eau  de  son  ou  d'épinards.  On  prescrira  à 
l'intérieur  une  tisane  de  petit-lait  et  de  réglisse , 
dans  laquelle  on  ajoutera  parties  égales  de  suc  de 
fumeterre.  Des  lavements  composés  de  la  même 
manière  devront  être  conseillés  de  préférence  aux 
injections,  qui  ne  sont  pas  toujours  sans  inconvé- 


501  ou    LIBERTINAGE. 

nient,  de  même  que  les  bains  de  siège,  pour  peu 
qu'ils  soient  chauds. 

Quant  au  satyriasis  et  à  la  nymphomanie,  dépen- 
dant ou  compliqués  d'une  affection  syphilitique , 
ils  exigent  l'emploi  des  antiphlogistiques,  associés 
aux  antispasmodiques,  et  quelquefois  aux  mercu- 
riaux. 

Tels  sont  les  principaux  moyens  mis  en  usage  par 
la  médecine  pour  combattre  les  différentes  formes 
du  libertinage,  soit  qu'il  dépende  d'une  dépravation 
volontaire,  soit  qu'il  tienne  à  la  prédominance  cé- 
rébro-génitale, ou  à  un  état  maladif  de  l'organisme. 

—  Si  nous  passons  aux  mesures  préventives  et  ré- 
pressives employées  par  le  législateur,  nous  trouvons 
bien  quelques  sages  dispositions  relatives  aux  filles 
isolées,  aux  maisons  de  tolérance,  aux  cabarets,  aux 
bals,  aux  masques,  aux  théâtres,  à  l'imprimerie  et  à 
la  gravure;  mais  elles  sont  si  mal  observées,  que  l'on 
peut  les  regarder  en  partie  comme  non  avenues. 
D'un  autre  côté ,  en  ne  punissant  le  libertinage 
que  lorsqu'il  est  patent,  c'est-à-dire  lorsqu'il  blesse 
la  morale  publique,  et  constitue  les  délits  prévus 
par  les  articles  330-340  du  Code  pénal  (1),  l'auto- 
rité se  trouve  sévir  contre  une  passion  dont  elle  a , 
en  quelque  sorte ,  favorisé  le  développement ,  en  ne 
montrant  pas  assez  de  sévérité  contre  la  funeste 
contagion  de  l'exemple. 

(i)  Voir  le  texte  de  ces  articles  à  la  fin  du  volume,  note  M. 


UE  1,'amour.  505 


PASSIONS  SOCIALES. 


CHAPITRE  VU. 


DE    LAMOUR. 


L'amour  n'est  pas  une  seule  passion  :  il  éveille  el 
réunit  toutes  les  autres. 

Madame  de  Souza. 


Défimlion  el  synonymie. 

Dans  son  acception  la  plus  étendue ,  l'annour  est 
ce  charme  irrésistible  qui  attire  tous  les  êtres,  cette 
affinité  secrète  qui  les  unit,  cette  étincelle  céleste 
qui  les  perpétue  :  en  ce  sens,  tout  est  amour  dans  la 
création. 

Considéré  sous  le  rapport  moral,  c'est  un  pen- 
chant de  l'àme  vers  le  vrai ,  le  beau,  le  bien. 

Sous  le  point  de  vue  religieux,  Dieu  est  amour, 
et  l'amour  est  toute  sa  loi.  Ainsi ,  amour  de  Dieu, 
souverain  bien  et  créateur  de  toutes  choses;  amour 
des  hommes,  ses  plus  nobles  créatures,  telle  est,  en 
résumé  ,  la  théorie  chrétienne  de  l'amour. 

De  l'amour  de  Dieu,  qui  est  l'amour  dans  toute 
sa  plénitude ,  dérive  la  loi  harmonique  de  l'amour 
des  hommes,  qui  comprend   successivement  la  fa- 


fiOÔ  DE    l'amour. 

mille,  la  patrie  et  Yhuinanitë,  cette  grande  famille 
qui  a  Dieu  pour  père,  et  le  monde  pour  patrie. 

Je  me  borne  à  mentionner  ici  ces  divers  senti- 
ments ,  ainsi  que  l'égoïsme  et  l'amour-propre ,  l'un 
la  plus  exclusive,  l'autre  la  plus  vivace  de  nos  af- 
fections, et  je  vais  uniquement  m'occuper  de  l'a- 
mour considéré  dans  les  sexes. 

«  Il  est  difficile,  assure  La  Rochefoucauld  ,  de  dé- 
finir l'amour  :  ce  qu'on  en  peut  dire,  selon  lui,  est 
que  dans  l'âme  c'est  une  passion  de  régner;  dans 
les  esprits,  c'est  une  sympathie;  et  dans  le  corps, 
ce  n'est  qu'une  envie  cachée  et  délicate  de  posséder 
ce  que  l'on  aime  après  beaucoup  de  mystères.  »  La 
Rochefoucauld  confond  ici  la  galanterie  avec  l'a- 
mour :  le  véritable  amour  ne  songe  guère  à  régner; 
il  compose  son  bonheur  du  bonheur  de  l'objet  aimé, 
et  souvent  même  de  sa  propre  soumission. 

«Connaissez-vous,  dit  Bernis,  ce  feu  qui  prend 
toutes  les  formes  que  le  souffle  lui  donne,  qui  s'ir- 
rite, qui  s'affaiblit  selon  que  l'impression  de  l'air  est 
plus  vive  ou  plus  modérée?  11  se  sépare,  il  se  réu- 
nit, il  s'abaisse,  il  s'élève;  mais  le  souffle  puissant 
qui  le  conduit  ne  l'agite  que  pour  l'animei'  et  jamais 
pour  l'éteindre  :  l'amour  est  ce  souffle,  et  nos  âmes 
sont  ce  feu.  » 

Cette  définition  est  sans  doute  fort  spirituelle, 
mais  je  crains  qu'elle  ne  paraisse  un  peu  longue  et 
surtout  beaucoup  trop  alambiquée. 

Je  crois  devoir  m'abstenir  de  citer  celle  de  Cham- 
fort,  qui  m'a  paru  aussi  précise  qu'originale,  mais 
un  peu  trop  cynique. 

Pour  les  physiologistes,  l'amour  est  ce  penchant 


Dt  l'amour.  507 

itnpéricux  qui  entraîne  les  sexes  l'un  vers  l'autre,  et 
dont  le  but  providentiel  est  la  reproduction  de  Vci- 
pèce.  Hâtons-nous  d'ajouter  que  chez  la  brûle  l'a- 
mour peut  bien  n'être  qu'un  besoin  physi<jue,  qu'une 
impétuosité  passagère,  mais  que  chez  l'homme,  et 
surtout  chez  l'homme  civilisé,  on  ne  saurait  le  con- 
sidérer séparé  d'un  besoin  moral ,  d'un  sentiment 
qui  en  augmente  beaucoup  le  charme  et  la  durée  : 
ce  sentiment  est  ^amitié,  que  j'appellerai  volontiers 
la  moitié  de  l'amour,  mais  sa  moitié  la  plus  pure,' 
la  plus  belle,  la  plus  durable. 

Aussi  cette  passion  ,  que  BufPon  et  d'autres 
écrivains  ont  par  trop  matérialisée,  et  que  l'on 
riegarde  généralement  comme  la  plus  simple  de  tou- 
tes ,  me  paraît,  au  contraire,  l'une  des  plus  com- 
plexes, étudiée  chez  l'homme.  En  effet,  que  d'élé- 
ments divers  n'y  découvre-t-on  pas!  D'abord  l'amour 
physique,  ou  besoin  des  sens,  instinct  propagateur 
excité  par  la  beauté,  et  par  la  grâce,  encore  plus 
séduisante;  puis  le  besoin  d'affection,  d'attache- 
ment ,  fondé  davantage  sur  l'appréciation  des  qua- 
lités morales,  des  vertus;  vient  ensuite  l'amour- 
propre,  qui  se  glisse  partout;  souvent  aussi  un 
peu  de  coquetterie  et  de  curiosité  ;  un  peu  de  crainte, 
partant  une  pointe  de  jalousie;  et,  au  milieu  de 
tout  cela,  l'imagination,  cette  enchanteresse  dont 
le  prisme  trompeur  multiplie  les  qualités  sédui- 
santes de  l'objet  aimé,  et  souvent  en  fait  paraître 
là  où  une  raison  plus  saine  n'apercevrait  que  des 
défauts. 

La  plupart  des  moralistes  semblent  avoir  pris  à 
tâche  de  confondre  la  •^alanlerie  avec  l'amour;  aussi 


508  DE  i/amour. 

doit-on  à  celte  confusion  le  désaccord  qui  règne  dans 
ce  qu'ils  ont  écrit  sur  la  passion  dont  nous  nous  oc- 
cupons. Et  cependant,  quelle  différence!  Moins 
vive,  moins  sérieuse,  mais  plus  clairvoyante  et  plus 
sensuelle  que  l'amour,  la  galanterie  recherche  plu- 
tôt la  beauté  physique  que  la  beauté  morale.  L'a- 
mour nous  attache  uniquement,  généreusement  et 
sans  réserve  à  l'objet  de  notre  affection  ;  la  galan- 
terie a,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi,  le  cœur  banal , 
il  entre  chez  elle  quelque  peu  de  friponnerie  et  beau- 
coup d'égoïsme.  Rarement  un  véritable  amour  est 
suivi  d'un  second ,  plus  rarement  encore  d'un  troi- 
sième :  le  sentiment  ne  pourrait  pas  suffire  à  une 
pareille  dépense.  Chez  beaucoup  d'individus,  les 
galanteries  sont  innombrables;  souvent  même  elles 
ne  sont  qu'un  passe  -  temps  ,  qu'une  habitude , 
qui  dégénère  en  un  honteux  et  avilissant  liberti- 
nage. 

L'amour  improprement  appelé  p/atonique  (1), 
c'est-à-dire  dégagé  de  tout  désir  erotique  ,  ne 
doit  pas  ,  si  l'on  veut  s'entendre ,  conserver  le  nom 


(1)  Platon  n'a  jamais  prétendu  que  l'amour  dût  être  tout  à  fait 
idéal ,  purement  métaphysique  ;  seulement  il  veut  que  l'homme  de 
bien  préfère  les  qualités  de  l'âme,  source  intarissable  de  plaisirs 
délicats,  aux  avantafjesdu  corps,  si  pauvres,  si  monotones,  si  pas- 
sagers. «J'appelle  homme  vicieux,  dit-il,  cet  amant  populaire  qui 
aime  le  corps  plutôt  que  l'âme;  car  son  amour  ne  saurait  élre  de 
durée,  puisqu'il  aime  une  chose  qui  ne  dure  point.  Dès  que  la  fleur 
de  la  beauté  qu'il  aimait  est  passée,  vous  le  voyez  qui  s'envole  ail- 
leurs, sans  se  souvenir  de  ses  beaux  discours  et  de  toutes  ses  belles 
promesses.  11  n'en  est  pas  ainsi  de  l'amant  d'une  belle  âme  :  il  reste 
fidèle  toute  la  vie;  car  ce  qu'il  aime  ne  change  point.»  (Traduc- 
tion de  M.  Cousin.) 


DE  l'amouh.  509 

d'amour  :  c'est  de  l'amitié,  c'est  même  quelque- 
fois son  extase.  Ce  sentiment  peut,  il  est  vrai, 
exister  entre  deux  personnes  d'un  sexe  différent; 
mais ,  pour  être  durable ,  il  exige  tout  à  la  fois  un 
grand  calme  dans  les  sens  et  une  grande  pureté 
dans  le  cœur.  Sans  cette  double  condition ,  il  serait 
par  trop  dangereux  d'avoir  une  amie  qui  réuni- 
rait les  grâces  de  la  jeunesse  et  les  charmes  de 
la  beauté.  Sans  doute,  chez  l'adolescent,  chez  l'adulte 
non  corrompu,  le  premier  amour  est  d'abord  entiè- 
rement idéal ,  et  peut  exister  ainsi  pendant  quelque 
temps  «ans  qu'aucune  idée  sensuelle  vienne  en  al- 
térer la  pureté;  mais,  dans  notre  pauvre  nature,  le 
physique  servant  d'organe  au  moral ,  le  sentiment 
se  matérialise  peu  à  peu ,  et  bientôt  y  à  l'exemple 
des  âmes,  les  sens  finissent  par  s'enflammer  et  se 
confondre. 

Quant  à  la  coquetterie ,  mal  à  propos  aussi  con- 
fondue avec  la  galanterie  ,  c'est  un  mot  d'ori- 
gine française ,  par  lequel  on  désigne  toute  ruse 
'  d'amour  ou  de  vanité  cherchant  à  faire  naître  des 
désirs  par  une  provocation  indirecte  et  même  par 
une  fuite  simulée  :  c'est ,  chez  la  femme  ,  un  travail 
perpétuel  de  l'art  de  plaire  dont  on  trouve  des  ves- 
tiges jusque  chez  les  femelles  des  animaux.  «  Dans 
leurs  amours,  dit  Rousseau,  je  vois  des  caprices, 
des  choix,  des  refus  concertés,  qui  tiennent  de  bien 
près  à  la  maxime  d'irriter  la  passion  par  les  obsta- 
cles. Deux  jeunes  pigeons,  dans  l'heureux  temps  de 
leurs  premières  amours,  m'offrent  un  tableau  bien 
différent  de  la  sotte  brutalité  que  leur  prêtent  nos 
prétendus  sages.  La  blanche  colombe  va  suivant  pas 


^10  DE   LAMOUn. 

à  pas  son  bien-aimé,  et  prend  chasse  elle-même 
aussitôt  qu'il  se  retourne.  Reste-t-il  clans  l'inaclion, 
de  légers  coups  de  bec  le  réveillent;  s'il  se  retire, 
on  le  poursuit;  s'il  se  défend,  un  petit  vol  de  six 
pas  l'attire  encore  :  l'innocence  de  la  nature  ménage 
les  agaceries  et  la  molle  résistance  avec  un  art  qu'au- 
rait à  peine  la  plus  habile  coquette.  ÏNon,  la  folâtre 
Galatée  ne  faisait  pas  mieux,  et  Virgile  eût  pu 
tirer  d'un  colombier  l'une  de  ses  plus  charmantes 
images.  » 

Causes. 

La  cause  primordiale  de  l'amour  est  sans  contre- 
dit dans  l'instinct  de  reproduction  ,  «  instinct  puis- 
sant, dit  Alibert,  que  le  Créateur  a  mis  en  nous  pour 
perpétuer  son  ouvrage,  nous  chargeant  de  réparer  les 
ravages  de  la  mort  par  une  continuelle  transmission 
de  la  vie.  »  Chez  l'homme,  dans  l'état  complètement 
sauvage,  cette  passion  est  presque  réduite  à  un  be- 
soin physique;  chez  l'homme  civilisé,  il  s'y  joint, 
comme  je  l'ai  déjà  dit,  un  sentiment  affectueux, 
qui  ajoute  à  ses  douceurs  et  en  prolonge  beaucoup 
la  durée.  Ce  sentiment  possède  un  tel  attrait ,  qu'il 
peut  exister  longtemps ,  sinon  sans  désirs,  du  moins 
sans  jouissances  matérielles;  il  peut  même  vivre  de 
privations,  et  ces  privations  ne  font  qu'alimenter 
son  ardeur. 

L'amour,  ainsi  que  l'amitié,  naît  assez  fréquem- 
ment par  sympathie,  mot  fort  bien  trouvé  pour  ex- 
pliquer ce  qu'on  ne  comprend  pas.  Un  écrivain  a 
dit  que,  dans  ce  cas,  l'on  ne  faisait  que  chérir  sa 


DE    l'aMOIR.  511 

propre  ressemblance  (1).  Cela  ne  me  paraît  pas 
exact  :  j'ai  au  contraire  observé  que  la  sympathie 
est  presque  toujours  une  afKnité,  une  harmonie 
secrète  entre  deux  natures,  entre  deux  caractères 
différents,  qui,  en  s'unissant,  se  tempèrent  et  se 
complètent  (2). 

La  beauté,  la|gràce,  les  qualités  morales,  sont  en- 
suite les  premiers  excitateurs  de  l'amour,  passion 
que,  dans  l'état  social,  viennent  augmenter  et  que 
souvent  font  naître  les  avantages  de  la  fortune,  de  la 
gloire  ou  du  rang.  11  faut  aussi  mentionner,  comme 
causes  auxiliaires,  parfois  assez  puissantes,  les  piè- 
ges de  la  coquetterie,  le  prestige  de  la  toilette,  de 
la  musique,  de  la  danse,  enfin,  pour  une  classe 
d'êtres  assez  voisins  de  la  brute,  le  plaisir  de  la  ta- 
ble ,  et  surtout  les  fumées  du  vin. 

M  II  n'est  pas  rare ,  dit  le  célèbre  physiologiste 
Burdach,  qu'une  sorte  d'amour  naisse  encore  d'une 
illusion  de  la  vanité.  L'homme,  persuadé  qu'une 
femme  ne  saurait  lui  résister,  qu'elle  admire  ses 
qualités,  et  qu'elle  brûle  en  secret  pour  lui,  croit 


(1)  Quelques  physiolojristes  pensent  qu'on  peut,  dans  certains 
cas,  attribuer  la  sympathie  à  une  simple  ressemblance,  et  même  à 
la  qualité  de  la  transpiration. 

(2)  Une  preuve  que  le  cœur  humain  cherche  dans  l'amour  un 
double  accord  par  antaffonisme,  c'est  qu'en  frénéral  on  voit  les 
hommes  petits  aimer  les  grandes  femmes,  et  celles-ci  préférer  les 
hommes  d'une  taille  médiocre.  Quant  au  moral,  l'homme  vif  ou 
emporté  se  sent  plus  attiré  par  une  femme  dont  la  qualité  domi- 
nante est  la  douceur,  tandis  que  la  femme  douce  choisit  jiluiôt  un 
mari  dont  le  caractère  annonce  de  la  résolution  et  de  la  fermeté. 
J'ai  fait  aussi  la  même  remarque  sur  le  croisement  des  constitu- 
tions ou  lempéraments. 


512  DE    l.'AMOin. 

quelquefois  son  honneur  intéressé  à  répondre  au 
prétendu  appel  qu'on  lui  adresse,  et  trouve  de  la 
grandeur  d'âme  à  faire  le  bonheur  de  celle  qui  lui 
semble  languissante  d'amour.  De  son  côté,  la  femme 
est  aussi  très-disposée  à  voir  une  preuve  d'amour 
dans  la  démonstration  la  plus  insignifiante  de 
l'homme,  et,  flattée  de  l'effet  qu'a  produit  son  ama- 
bilité ,  elle  jette  un  regard  de  bienveillance  sur  ce- 
lui qui  lui  donne  une  si  grande  preuve  de  tact,  » 

La  constitution  ,  le  sexe ,  l'âge ,  le  climat ,  les  pro- 
fessions et  les  habitudes,  sont  autant  de  causes  pré- 
disposantes qui  exercent  aussi  une  influence  notable 
sur  le  développement  de  cette  passion. 

Les  sujets  sanguins  et  les  sanguins-bilieux  y 
sont,  sans  contredit,  plus  enclins  que  les  indi- 
vidus doués  d'une  autre  constitution;  viennent  en- 
suite les  personnes  qui  vivent  sous  la  prédominance 
du  système  nerveux.  Enfin,  d'après  les  observations 
des  phrénologistes ,  les  individus  qui  ont  un  cerve- 
let volumineux  seraient  beaucoup  plus  portés  à  l'acte 
générateur  que  ceux  chez  lesquels  cet  organe  pré- 
sente peu  de  développement. 

Plus  impressionnable  et  plus  affectueuse  que 
l'homme,  la  femme  est,  par  cela  même,  plus  véri- 
tablement amoureuse  :  en  amour,  l'homme  se  prête , 
la  femme  se  donne.  On  demandait  un  jour  à  une 
femme  d'esprit  ce  que  c'était  qu'aimer.  «Pour 
l'homme ,  répondit-elle ,  c'est  être  inquiet  ;  pour  la 
femme,  c'est  exister.  »  Aussi ,  le  plus  ordinairement, 
l'amour  donne  à  la  femme  l'esprit  qui  lui  manque, 
tandis  qu'il  fait  perdre  à  l'homme  celui  qu'il  a.  Chez 
l'homme,   il  peut  marcher  de  front  avec  une  autre 


DE   1,'AMOUn.  513 

passion  (1),  chez  la  femme,  il  est  presque  toujours 
exclusif.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  a  remarqué  que 
la  coquetterie  sauve  assez  souvent  les  femmes  des 
grandes  passions,  et  que  le  libertinage  en  garantit 
la  plupart  des  hommes.  On  a  aussi  observé  qu'en 
fait  d'amour  physique,  la  femme  a  plus  de  précocité, 
l'homme  plus  de  longévité. 

Dans  l'importante  affaire  du  mariage ,  dit  encore 
Burdach ,  l'homme  recherche  plutôt  la  beauté  phy- 
sique, la  femme  la  beauté  morale.  L'amour  de 
l'homme  est,  par  cette  raison,  plus  sensuel,  plus 
jaloux,  plus  passager,  tandis  que  celui  de  la  femme 
est  plus  affectueux ,  plus  confiant ,  plus  fidèle. 
L'homme  aime  beaucoup  plus  avant  le  mariage,  la 
femme  après  ;  l'homme  exige  le  premiea  amour  de 
sa  compagne,  elle  veut  son  dernier. 

De  tous  les  âges,  la  jeunesse,  ce  printemps  de  la 
vie ,  est  celui  où  l'on  goûte  le  mieux  l'amour  dans 


(1)  «Quand  l'amour  et  l'ambition  se  montrent  ensemble,  dit 
Pascal ,  ces  passions  ne  sont  grandes  que  de  la  moitié  de  ce  qu'elles 
seraient  s'il  n'y  avait  que  l'une  ou  l'autre.  »  Puis  il  ajoute  :  «  Quand 
on  aime  une  dame  sans  égalité  de  condition  ,  l'ambition  peut  ac- 
compagner le  commencement  de  l'amour;  mais  en  peu  de  temps  il 
devient  le  maître.  C'est  un  tyran  qui  ne  souffre  point  de  compa- 
gnon; il  veut  être  seul;  il  faut  que  toutes  les  passions  ployent  et 
lui  obéissent...  Un  avaricieux  même  qui  aime  devient  libéral,  et  il 
ne  se  souvient  pas  d'avoir  jamais  eu  une  habitude  opposée.  » 
{Fragment  inédit  de  Pascal,  publié  par  M.  Cousin  dans  la  Revue  des 
deux  Mondes  (septembre  1843).  C'e.st  dans  ce  fragment,  intitulé  : 
Discours  sur  les  Passions  de  l'Amour,  discours  que  Pascal  a  com- 
posé lorsqu'il  était  encore  livré  aux  plaisirs  du  monde,  qu'on 
trouve  cette  étrange  exclamation  :  «e  Qu'une  vie  est  heureuse  quand 
elle  commence  par  l'amour  et  qu'elle  finit  par  l'ambition  !  Si  j'avais 
à  en  choisir  une,  je  prendrais  celle-là.  » 

33 


514  r)E  i/AMOun. 

la  plénitude  de  ses  illusions:  quand  nous  éprouvons 
ce  sentiment  à  une  époque  avancée  de  notre  car- 
rière,  il  se  montre  moins  ardent,  mais  beaucoup 
plus  vivace:  à  vingt  ans,  on  adore,  à  quarante,  on 
aime.  Du  reste,  il  y  a  longtemps  qu'on  l'a  dit,  l'a- 
mour n'a  point  d'âge;  il  est  toujours  naissant;  c'est 
pour  cela  que  les  poètes  le  représentent  sous  l'em- 
iDlème  d'un  enfant. 

11  est  des  contrées  où  l'amour  semble  régner  de 
préférence;  ce  sont,  en  général ,  celles  où  la  nature 
est  plus  riche,  plus  belle,  plus  riante:  un  Portu- 
gais, un  Italien  ,  un  Provençal,  naissent  amoureux, 
comme  l'Asiatique  polygame  naît  pour  ainsi  dire 
jaloux. 

Les  individus  de  toutes  les  classes  et  de  toutes  les 
professions  sont  sans  doute  susceptibles  d'éprouver 
cette  passion  avec  toutes  ses  douceurs,  ses  inquié- 
tudes ,  ses  agitations,  ses  fureurs,  mais  les  poètes  et 
les  artistes,  dont  les  travaux  demandent  et  accusent 
une  imagination  vive  et  brûlante,  y  sont  sans  compa- 
raison beaucoup  plus  enclins  que  les  savants,  et  sur- 
tout que  les  raalhémaliciens.  L'amour  étant  aussi  la 
maladie  habituelle  des  âmes  délicates  et  oisives,  il 
n'est  pas  étonnant  de  l'observer  si  fréquemment 
dans  les  palais  des  grands  ,  séjour  ordinaire  du  luxe, 
de  la  mollesse  et  de  l'ennui. 

Une  chose  digne  de  remarque  dans  cette  pas- 
sion est  la  diversité  des  goùls  qui  l'engendrent 
chez  l'homme.  Celui-ci ,  avide  de  jouissances  ma- 
térielles, recherche  une  femme  qui  compte  le  plai- 
sir pour  tout  ;  celui  -  là  ne  veut  qu  une  nature 
inerte  ,    pour   se   donner   le   plaisir  de   l'animer  ; 


DE  i/amouu.  615 

cet  autre  aime  les  contrastes,  et  se  laisse  sédviire 
par  les  caprices  d'une  corpiette,  cpii  ne  l'acceple 
que  comme  une  Fantaisie.  Enfin,  un  seul  charme, 
un  simple  ajjrénient  suffit  pour  développer  une 
violente  passion,  que  n'eût  pas  fait  naître  la  beauté 
réunie  aux  qualités  du  cœur  et  de  l'esprit  :  aussi 
peut  -  on  dire  que  c'est  surtout  en  amour  que 
l'homme  se  montre  parfois  l'être  le  plus  bizarre  et 
le  plus  inexplicable. 

Caractère  et  symptômes ,  effets  et  terminaison. 

Caradère  et  symptômes.  —  L'amour  ne  présente 
pas  un  caractère  aussi  bien  déterminé  que  les  autres 
passions,  et  cela  parce  qu'il  s'identifie  davantage 
à  l'esprit ,  aux  travers,  aux  vertus  ou  aux  vices  de 
ceux  qui  le  ressentent,  ou  pour  qui  on  l'éprouve. 
Sombre  et  soupçonneux  chez  le  jaloux,  exigeant  et 
tyrannique  chez  l'orgueilleux,  tour  à  tour  grossier, 
sensuel  et  froid  chez  l'égoïste,  bizarre  et  inconstant 
chez  l'homme  qui  ne  recherche  que  la  satisfaction 
des  sens,  il  se  montre  timide ,  tendre  et  délicat, 
chez  celui  qui  possède  ,  ou  du  moins  qui  sait 
apprécier  les  qualités  du  cœur  et  de  l'esprit  ;  et 
que  de  nuances  encore  dans  ces  variétés  mêmes  ! 
De  toutes  les  passions,  c'est  donc  sans  contre- 
dit la  plus  difficile  à  décrire,  parce  qu'elle  offre 
dans  les  individus  autant  de  différence  que  l'on  en 
remarque  dans  leurs  traits,  ou  plutôt  dans  leurs 
physionomies. 

Si  chaque  homme  donne  son  propre  caractère  à 
l'amour,  on  observe  encore  que  ce  sentiment  prc- 


516  oc  l'amoub. 

sente  chez  les  différents  peuples,  pris  collective- 
ment ,  un  caractère  tout  à  fait  tranché  :  ainsi  ,  la 
passion  de  l'Africain  est  brûlante  et  cruelle,  celle 
du  Lapon  froide  et  brutale  ;  chez  le  Français,  peuple 
aussi  aimable  que  léger,  presque  tout,  naguère,  se 
faisait  par  amour,  ou  pour  l'amour,  mais  ce  senti- 
ment durait  peu. 

Si  l'on  étudie  l'amour  dans  les  annales  de  notre 
histoire ,  on    trouve  qu'il    reflète    la    physionomie 
morale  des  principales  époques ,  auxquelles  il  im- 
prime lui-même  une  puissante  modification.   Rude 
et  sensuel  pendant  les  premiers  siècles  de  la  mo- 
narchie ,  il  se  montre  en  quelque  sorte  idéalisé  sous 
le  double  règne  de  la  beauté  et  de  la  chevalerie  : 
c'était  alors  une  sorte  de  religion  qui  mit  un  frein 
utile  à  l'impétuosité  et  à  l'outrecuidance  de  ces  preux, 
tant  renommés  par  leur  vie  aventureuse.  Turbulent 
et  conspirateur  sous  la  Fronde  ;  devenu  plus  sou- 
ple, plus  intrigant,  plus  puissant  sous  Louis  XIV, 
l'amour  régna  en   despote  dévergondé  pendant  la 
régence;   il  occupait  toutes   les  têtes,  il  était  par- 
tout, il  était  tout  :  c'était  réellement  une  monomanie 
erotique  unii'erselle.  Mais  bientôt  la  littérature,  qui 
jusque-là  n'avait  guère   attaqué  que  le    ridicule, 
commença  à  vouloir  s'emparer  de  la  puissance ,  en 
s'occupant  de  hautes  questions  philosophiques  et 
sociales.  On  vit   alors   l'amour ,  véritable   Protée  , 
s'envelopper  du  manteau   de  la  philosophie,  puis 
s'en  débarrasser,  pour  se  faire  successivement  pa- 
triote, soldat,  banquier,  industriel.  Nous  en  sommes 
là  aujourd'hui...  l'argent  a  remplacé  l'amour. 

Considérée  spécialement  chez  les  femmes ,  l'in- 


DE  l'amour.  517 

fluencc  du  climat  donne  le  résultai  suivant,  que 
j'emprunte  à  un  habile  observateur:  «  Les  Espa- 
gnoles, les  premières  des  femmes,  aiment  fidèle- 
ment; leur  cœur  est  sincèrement  attaché,  mais  elles 
portent  un  stylet  sur  le  cœur.  Les  Italiennes  sont 
lascives.  Les  Anglaises  sont  exaltées  et  mélancoli- 
ques,  mais  elles  sont  fades  et  guindées.  Les  Alle- 
mandes sont  tendres  et  douces  ,  mais  fades  et  mo- 
notones. Les  Françaises  sont  spirituelles,  élégantes 
et  voluptueuses  ;  mais  elles  mentent  comme  des  dé- 
mons. »  Une  autre  remarque  du  même  écrivain , 
c'est  que  les  femmes  qui  aiment  à  monter  à  cheval 
ont  rarement  beaucoup  de  tendresse  :  «  Ce  sont , 
pour  la  plupart,  des  Amazones,  auxquelles  il  manque 
une  mamelle.  » 

—  L'amour  se  développe  pour  l'ordinaire  chez 
l'homme  avec  la  puberté.  Ce  n'est  d'abord  qu'une 
agitation  vague  ,  un  ennui ,  une  tristesse  de  cœur, 
qui  le  porte  à  désirer  un  objet  qu'il  ignore,  et  qu'il 
cherche  dans  sa  pensée  comme  à  travers  un  nuage. 
Désireux  de  tout  ce  qu'il  croit  pouvoir  jeter  quelque 
lumière  sur  son  état,  il  interroge  ses  souvenirs  et 
tout  ce  qui  l'entoure.  Vient-il  à  être  éclairé,  il  souffre 
plus  encore ,  il  désire  avec  plus  d'ardeur,  et  la  pre- 
mière femme  qui  paraît  s'occuper  de  lui  est  celle  à 
laquelle  il  s'abandonne,  si  rien  ne  vient  à  temps  mo- 
dérer son  transport. 

A  cette  première  passion  ,  succède  presque  tou- 
jours un  sentiment  plus  calme,  et,  par  cela  même, 
mieux  raisonné.  L'homme  étant  essentiellement  né 
pour  la  société,  il  lui  faut  une  compagne,  une  amie, 
une  autre  lui-même,  qui  s'associe  à  son  existence, 


618  i>E  l'amour. 

qui  partage  ses  joies  et  ses  douleurs.  S'il  est  hon- 
nête et  délicat ,  il  cherchera  des  sentiments  analo- 
gues aux  siens,  et  son  amour  contribuera  à  le  rendre 
heureux.  Mais  si,  égaré  par  ses  sens,  il  se  livre  au 
seul  attrait  qui  les  aura  frappés ,  ou  à  ces  liaisons 
coupables  que  les  lois  et  la  religion  flétrissent , 
il  ne  trouvera  guère  que  d'amères  déceptions ,  la 
ruine  de  sa  santé,  de  sa  fortune  et  de  son  hon- 
neur. 

Tantôt  l'amour  s'empare  brusquement  des  âmes 
et  y  brûle  avec  rapidité;  tantôt  il  s'y  insinue  furti- 
vement, et  se  développe  par  degrés  insensibles.  En 
vain  comptons -nous  sur  le  calme  de  nos  sens  ou 
sur  la  retenue  de  notre  imagination  (1)  :  tyran  as- 
tucieux ,  il  se  rit  d'une  confiance  qui  rend  ses  sur- 
prises plus  faciles  ;  et  souvent  nous  croyons  encore 
nous  appartenir,  quand  tout  à  coup  nous  aperce- 
vons les  chaînes  dont  il  a  su  nous  enlacer  depuis 
longtemps.  On  peut  soupçonner,  avec  Joseph  Frank, 
l'existence  cachée  de  l'amour,  si  quelqu'un  pro- 
nonce plus  fréquemment,  ou  plus  rarement  que  de 
coutume,  le  nom  d'une  personne  d'un  sexe  différent, 
soit  sans  nécessité ,  soit  à  la  place  d'un  autre  ;  si  ce 
nom  prononcé  détermine  une  rougeur  subite  ou  un 
ressei'iement  de  poitrine  qui  éclate  par  un  soupir; 
si  les  mains,  presque  à  l'insu  de  l'esprit,  en  tracent 
souvent  les  initiales  sur  le  papier  ou  sur  le  sable  ;  si 
l'individu  s'occupe  davantage  de  sa  toilette,  et 
qu'à  cet  effet  il  choisisse  certaines  couleurs  de  préfé- 


(!)  Il  est  à  remarquer  que  les  amours  les  plus  violents  naissent 
en  l'êiicral  chez  les  individus  dont  les  ma-uis  sont  les  plus  pures. 


DE  l'amour.  519 

rence  à  d'autres  ;  si  ses  gestes  habituels  sont  changés 
et  remplacés  par  ceux  de  l'autre  personne;  si  la 
même  chose  a  lieu  pour  le  choix  des  mots  ;  si  cer- 
tains individus  pour  lesquels  on  était  indifférent 
deviennent  chers,  et  ceux  qui  étaient  chers,  indif- 
férents; si  l'on  s'acquitte  mal  ou  nonchalamment 
de  ses  devoirs;  si  les  animaux  domestiques,  naguère 
objet  d'une  tendre  sollicitude,  ne  sont  plus  qu'un 
sujet  d'ennui  ;  si  ,  dans  sa  demeure  ,  on  fait  des 
changements  que  ne  réclame  pas  la  commodi- 
té ;  si,  dans  la  promenade  et  dans  les  affaires, 
on  n'observe  plus  les  mêmes  heures  ou  le  même 
chemin  ;  si  le  caractère  se  modifie  tellement,  que  de 
gai  il  devienne  triste  ,  ou  que  de  triste  il  devienne 
gai;  ai  la  physionomie,  le  regard  surtout,  sont 
en  harmonie  avec  ce  changement;  si  une  même 
image  s'offre  toujours  en  songe  ;  si  l'on  éprouve  des 
palpitations  de  cœur;  si  l'on  verse  des  larmes  invo- 
lontaires; enfin,  et  ce  trait  est  surtout  caractéristique, 
si  on  laisse  apercevoir  des  mouvements  de  jalousie. 
Les  signes  d'un  amour  effréné  sont,  au  physique: 
la  maigreur,  la  pâleur,  des  yeux  très  -  enfoncés 
sous  les  sourcils  et  habituellement  fixes  ou  ha- 
gards; un  pouls  qui,  pendant  l'absence  de  l'objet 
aimé,  est  inégal,  petit,  faible,  mais  qui  devient 
fort  et  tumultueux  à  la  vue,  à  la  voix,  au  souvenir 
même  de  cet  objet;  un  mouvement  désordonné  du 
cœur,  avec  tendance  aux  diverses  hémorrhagies,  ou 
bien  une  angoisse  permanente  à  la  région  épigas- 
trique,  une  vapeur  brûlante  qui  part  souvent  de  ce 
point,  pour  se  répandre   dans  tous   les    membres; 


520  DE  l'amour. 

enfin  une  petite  fièvre,  décrite  par  Lorry  sous  le 
nom  de  fièvre  erotique.  Au  moral,  on  observe  une 
grande  mobilité  dans  le  caractère ,  un  goût  pro- 
noncé pour  la  solitude  et  la  rêverie,  une  insouciance 
profonde  pour  tout  ce  qui  tient  à  la  conservation 
du  corps,  la  négligence  des  affaires  les  plus  impor- 
tantes, le  mépris  des  richesses,  des  honneurs,  de 
l'opinion  publique,  l'extinction  du  respect  envers 
les  parents,  ou  des  devoirs  envers  les  enfants;  enfin 
une  perversion  évidente  du  jugement,  qui,  sourd 
aux  conseils  et  aux  consolations  de  l'amitié,  laisse 
ces  infortunés  obéir  en  esclaves  à  l'objet  de  leur 
passion  ,  et  s'exposer  pour  lui  plaire  à  tous  les  pé- 
rils, soit  qu'il  exige  d'eux  un  crime,  une  action  hé- 
roïque ,  ou  une  simple  bagatelle.  Tous  ces  signes 
diagnostiques,  recueillis  en  grande  partie  par  Frank, 
avaient  été  décrits  par  les  anciens ,  notamment  par 
Théocrite,  Anacréon  ,  Plaute,  Virgile,  Catulle,  Ti- 
bulle,  et  Ovide,  dont  les  peintures  sont  parfois  licen- 
cieuses jusqu'à  l'obscénité. 

Si  l'amour  exeice  une  grande  influence  sur  la 
destinée  de  l'homme ,  il  régit  tout  à  fait  celle  de 
la  femme.  On  connaît  ce  mot  de  madame  de  Staël  : 
«L'amour  est  l'histoire  de  la  vie  des  femmes,  c'est 
un  épisode  dans  celle  des  hommes.  »  Oui ,  pour  la 
femme ,  aimer,  être  aimée ,  voilà  le  bonheur,  le  bien 
suprême.  Otez  l'amour,  tout  se  décolore,  tout  s'at- 
triste autour  d'elle  ;  c'est  pour  lui ,  c'est  par  lui 
qu'elle  veut  plaire  :  la  beauté,  l'esprit,  les  grâces,  la 
jeunesse ,  n'ont  de  prix  à  ses  yeux  que  parce  qu'ils 
lui  donnent  le  pouvoir  de  l'inspirer;  mais  malheur 


DE  l'amour.  521 

à  la  femme  qui  perd  ces  avantages ,  et  qui  ne  sait 
pas  mettre  sa  raison  à  la  place  de  son  cœur,  car 
alors  la  vie  n'a  plus  pour  elle  que  des  amertumes. 

Toutes  les  femmes  ,  cependant ,  n'éprouvent  pas 
le  besoin  d'aimer  à  un  égal  degré.  Quelques-unes, 
aussi  mobiles  dans  leurs  sentiments  que  dans  leurs 
idées ,  se  livrent  dès  la  jeunesse  à  la  coquetterie  , 
à  de  vains  plaisirs,  et  vieillissent ,  presque  à  leur 
insu,  au  milieu  d'un  monde  dont  elles  ont  fait 
leur  idole,  et  qui  bientôt  les  délaisse.  D'autres, 
bien  plus  estimables,  ne  comprennent  l'amour  que 
lorsqu'il  peut  s'accorder  avec  les  principes  d'hon- 
neur et  de  vertu  dans  lesquels  elles  ont  été  élevées  ; 
aussi  est-ce  seulement  parmi  ces  dernières  qu'il  faut 
chercher  la  fidélité  conjugale  et  le  véritable  amour 
maternel. 

Les  femmes  sont  généralement  moins  portées  que 
les  hommes  à  l'acte  de  la  reproduction  ;  chez  beau- 
coup d'entre  elles ,  cet  acte ,  au  bout  de  quelque 
temps  d'union  ,  est  bien  moins  un  besoin  qu'un 
témoignage  d'affection  accordé  à  l'exigence  d'une 
passion  qu'elles  ne  sentent  plus  guère  que  par  le 
cœur.  C'est  surtout  chez  la  femme  devenue  mère 
que  le  besoin  des  sens  se  fait  le  moins  éprouver,  parce 
que  ses  facultés  aimantes  se  sont  multipliées,  et  que 
tout  son  être  suffit  à  peine  à  l'effusion  du  nouveau 
sentiment  qui  le  remplit.  Voyez  une  jeune  épouse 
sourire  à  l'auteur  de  ses  joies  maternelles  :  ce  sou- 
rire est  encore  plein  d'amour  ;  mais  le  désir  en  est 
banni,  il  ne  peint  guère  que  la  volupté  de  l'âme.  Il 
est  aisé  de  voir  que  je  n'entends  parler  ici  que  des 
femmes  élevées  dans  la  modestie  imposée  à  leur 


522  DE  l'amour. 

sexe.  Quant  à  la  femme  livrée  au  libertinage,  c'est, 
la  plupart  du  temps,  un  assemblage  hideux  des 
vices  qui  déshonorent  l'humanité. 

—  Source  des  jouissances  les  plus  délicieuses , 
ou  des  peines  les  plus  déchirantes ,  l'amour,  selon 
qu'il  est  heureux,  contrarié  ou  jaloux ,  est  la  plus 
douce ,  la  plus  pénible  ou  la  plus  affreuse  des 
passions  :  aussi  les  modifications  profondes  qu'il 
imprime  à  l'organisme  offrent-elles,  dans  ces  trois 
cas,  les  différences  les  plus  tranchées. 

\uimour  heureux,  en  réalité  ou  en  espérance  (es- 
pérer, c'est  jouir),  répand  dans  tout  notre  être  une 
chaleur  douce  et  salutaire.  A  la  vue,  à  la  pensée  de 
l'objet  aimé,  le  cœur  palpite,  la  circulation  s'accé- 
lère, la  respiration  se  développe,  un  léger  incarnat 
se  répand  aussitôt  sur  le  visage,  et  tous  les  traits 
s'animent  d'une  expression  nouvelle:  les  yeux  sont 
humides  ou  brillants,  le  regard  est  vif,  doux  ou 
langoureux.  Sur  les  lèvres,  légèrement  tuméfiées, 
se  peint  le  sourire  du  bonheur  ;  le  timbre  de  la  voix 
devient  plus  suave,  le  langage  plus  facile,  plus 
animé,  plus  hyperbolique;  ou  bien  ,  la  voix  ne  pou- 
vaiit  plus  rendre  le  trop  plein  de  la  pensée,  le  bon- 
heur joint  à  l'admiration  fait  souvent  naître  Xex- 
tase ,  attention  excessive,  mais  délicieuse,  pendant 
laquelle  l'àme  reste  en  quelque  sorte  attachée  à  un 
cœur,  qui  est  son  univers,  et  dont  tous  les  batte- 
ments lui  appartiennent. 

Vamour  contrarié  ne  tarde  pas  à  porter  le  trouble 
dans  toute  l'organisation  :  un  frisson  désagréable 
parcourt  incessamment  le  corps,  le  pouls  est  petit 
et  irrégulier,  la  respiration   suspirieuse,   la  diges- 


DE  1,'AMOun.  523 

tion  difficile ,  un  poids  permanent  oppresse  la  ré- 
gion précordiale.  La  tristesse  est  habituellement 
empreinte  sur  le  visage;  le  teint  se  décolore  ;  l'œil, 
ce  miroir  de  l'âme,  est  fixe,  terne  et  languissant. 
Dominé  par  une  pensée  exclusive,  l'amant  malheu- 
reux semble  privé  d'intelligence,  ses  sens  mêmes 
lui  deviennent  pour  ainsi  dire  inutiles  :  il  entend 
sans  comprendre,  il  regarde  sans  voir;  il  veut  par- 
ler, ses  idées  se  troublent,  sa  langue  s'embarrasse , 
sa  voix  est  faible  et  plaintive.  Bientôt  ses  membres 
brisés  deviennent  incapables  de  supporter  la  moin- 
dre fatigue;  il  n'aime  que  l'inaction  ,  ne  se  complaît 
que  dans  la  solitude.  Pour  lui,  les  aliments  n'ont 
plus  de  saveur,  le  sommeil  a  fui ,  ou  ,  quand  il  vient 
parfois  fermer  sa  paupière ,  c'est  pour  le  tour- 
menter par  les  songes  les  plus  pénibles.  En  même 
temps ,  une  fièvre  symptomatique  du  trouble  des 
principales  fonctions  consume  lentement  cet  infor- 
tuné, le  réduit  au  dernier  degré  du  marasme,  et 
termine  ses  tourments  avec  son  existence. 

Heureux  ou  malheureux,  l'amour  se  complique 
plus  ou  moins  àe  jalousie,  sentiment  exclusif,  qui 
empoisonne  trop  souvent  l'affection  à  laquelle  il 
ne  devrait  servir  que  d'aliment. 

Naturelle  au  cœur  du  sauvage,  comme  à  celui  de 
l'homme  civilisé,  la  jalousie  suit  toutes  les  phases 
de  l'amour,  et,  comme  lui,  se  modifie  suivant  le  ca- 
ractère des  individus  qui  l'éprouvent.  Chez  les  uns, 
ce  n'est  qu'un  aiguillon  qui  les  excite  à  redou- 
bler de  soins  et  de  tendresse  pour  captiver  l'ob- 
jet aimé;  chez  d'autres,  c'est  une  passion  sombre 
et  farouche,  qui  ôte  à  celui  qui  en  est  atteint  jus- 


524  DE  l'amour. 

qu'aux  dernières  lueurs  de  la  raison  ;  enfin  ,  chez 
une  foule  d'hommes  infidèles ,  mais  désespérés  d'ê- 
tre délaissés  par  une  femme  qu'ils  n'aiment  pas ,  ce 
sentiment  se  réduit  à  l'amour-propre  humilié. 

Tour  à  tour  tyran  ou  esclave ,  le  jaloux  s'emporte 
sans  mesure,  ou  prie  sans  dignité  ;  les  suppositions 
les  plus  bizarres  agitent  presque   toujours  son  cer- 
veau malade  ;  aussi  ,  pour  lui ,  point  de  repos  :  les 
soupçons,  les  craintes  le  poursuivent  jusque  dans 
ses  rêves.   Il  y  a  ,  dans  ses  gestes  ,  dans  son  atti- 
tude ,   dans    son    regard   surtout ,    quelque   chose 
de  sinistre  qui  inspire  l'effroi,  et  qui  détruit  toute 
sympathie  pour  les  souffrances  qu'il  endure.  Avec 
le  jaloux,  point  de  justification    possible  :   si  un 
mouvement  de  pitié  lui  fait  accorder  quelque  témoi- 
gnage d'affection  pour  celle  qu'il  accuse  ,  ce  témoi- 
gnage n'est  à  ses  yeux  qu'une  dissimulation  ha- 
bilement calculée  ;  alors  ses  soupçons  redoublent , 
il  injurie ,  il  menace ,  ou  bien  si ,  cédant  à  un  mo- 
ment de  conviction  et    de  repentir,  il  admet  les 
preuves  qu'on  lui  donne,  il  retombe  presque  aussi- 
tôt dans  ses  terreurs  imaginaires ,  et  redevient  non 
moins  injuste ,  non  moins  furieux  qu'auparavant. 

En  général ,  le  jaloux  s'efforce  de  cacher  à  tous 
les  regards  les  tourments  qui  l'agitent ,  il  en  rougit 
comme  d'une  honteuse  faiblesse  ;  il  n'est  même  pas 
rare  de  l'entendre  parler  avec  mépris  de  ceux  qui 
s'y  abandonnent.  Mais  s'il  s'impose  cette  réserve 
devant  les  étrangers,  il  s'en  dédommage  largement 
auprès  de  sa  victime,  surtout  s'il  a  acquis  sur  elle 
des  droits  dont  il  puisse  se  prévaloir.  C'est  d'ordi- 
naire dans  les  violences  sourdes  et  cachées  de  la  ty- 


BE  L'AMOUn.  525 

rannie  domestique  que  les  effets  de  cette  passion 
sont  les  plus  terribles  ;  car  ici  la  lutte  se  passe  entre 
la  force  et  la  faiblesse,  et  celle-ci  n'a  que  ses  larmes 
pour  se  défendre. 

Mais  qu'il  est  à  plaindre  aussi,  celui  dont  l'âme 
est  en  proie  à  cette  horrible  passion  !  dans  sa  dou- 
loureuse et  continuelle  anxiété ,  ce  malheureux  se 
consume  pour  apprendre  ce  qu'il  tremble  de  con- 
naître, et  veut  cependant  savoir  ce  qu'il  aurait  tant 
d'intérêt  à  ignorer.  Vient-il  à  passer  du  doute  à  la 
certitude ,  le  sentiment  qui  le  dominait  cesse  quel- 
quefois tout  à  coup  pour  faire  place  au  mépris  ; 
mais  le  plus  ordinairement  il  dégénère  en  haine, 
en  fureur,  ou  bien  se  termine  par  la  mélancolie,  la 
folie,  le  suicide.  Les  craintes  du  jaloux  sont -elles 
imaginaires,  dénuées  de  toute  espèce  de  fonde- 
ment, la  passion  présente  alors  moins  de  violence 
dans  ses  accès,  mais  la  fréquence  de  ces  accès  suffit 
pour  empoisonner  tout  bonheur  domestique. 

Les  tempêtes  que  la  jalousie  soulève  dans  le  creur 
des  femmes  ne  sont  pas  moins  à  redouter.  «  Lorsque 
la  ialousie,  dit  Montaigne,  saisit  ces  pauvres  âmes 
foibles  et  sans  résistance,  c'est  pitié  comme  elle  les 
tirasse  et  tyrannise  cruellement.  La  vertu,  la  santé, 
le  mérite,  la  réputation  du  mary,  sont  les  boute- 
feux  de  leur  rage  :  cette  fiebvre  laidit  et  corrompt 
tout  ce  qu'elles  ont  de  bel  et  de  bon  d'ailleurs ,  et 
d'une  femme  ialouse,  quelque  chaste  qu'elle  soit  et 
mesnagiere,  il  n'est  action  qui  ne  sente  à  l'aigre  et 
à  l'importun.  »  Quant  aux  différences  que  présente 
la  jalousie  dans  les  deux  sexes ,  on  a  observé  que 
cette  passion  est  beaucoup  plus  fréquente,  et  en 


526  DE  l'amolu. 

même  temps  plus  grossière,  chez  l'homme  que  chez 
la  femme.  L'homme  soupçonne  plus  facilement  la 
femme  coupable  d'une  infidélité  matérielle,  et  re- 
doute par-dessus  tout  un  affront  qui ,  dans  nos 
mœurs,  le  rend  un  objet  de  risée;  la  femme,  au 
contraire,  craint  davantage  la  perte  du  cœur  de  ce- 
lui qu'elle  aime,  et,  tant  qu'elle  croit  posséder  son 
affection  ,  elle  peut  encore  supporter  le  partage  de 
ses  caresses.  Les  annales  des  fureurs  de  la  jalousie 
attestent  que  c'est  presque  toujours  la  femme  qui 
expie  les  atteintes  portées  à  la  foi  conjugale  par  elle 
et  son  complice.  La  femme,  en  effet,  pardonne  or- 
dinairement à  l'homme  les  infidélités  qu'elle  décou- 
vre,  et  fait  retomber  son  ressentiment  sur  ses  ri- 
vales; l'homme  pardonne  plus  volontiers  à  son  rival, 
et  reporte  toute  sa  vengeance  sur  celle  dont  l'incon- 
duite  le  déshonore ,  et  peut  en  outre  introduire  un 
étranger  dans  la  famille. 

Effets  et  terminaison.  —  Lorsque  l'amour,  quelle 
que  soit  sa  violence ,  n'a  pour  base  que  les  attraits 
passagers  de  la  jeunesse  ou  de  la  beauté,  il  est  rare 
que  la  possession ,  et  surtout  que  l'abus  du  plaisir, 
ne  finisse  pas  par  amener  peu  à  peu  l'indifférence  , 
et  même  le  dégoût.  Aussi,  est-ce  en  parlant  des 
unions  de  cette  nature,  qu'on  a  dit  avec  raison  que 
l'hymen  est  le  tombeau  de  l'amour.  Quant  à  la  cause 
de  ce  changement,  elle  est  assez  facile  à  découvrir: 
c'est  que  l'amour  est  aveugle  quand  il  arrive,  et 
trop  clairvoyant  quand  il  s'enfuit  (1). 


(1)  Voir,  à  la  fin  du  volume,  la  note  N,  sur  les  demandes  en  sé- 
paration de  corps. 


DE  l'amour.  527 

La  passion  n'a  t  elle  jamais  élé  satisfaite,  l'ab- 
sence, une  InHnnité  survenue,  l'inconstance  natu- 
relle au  cœur  humain,  ou  bien  d'amères  déceptions, 
viennent  souvent  éteindre  une  flareime  que  n'entre- 
tenait pas  un  aliment  assez  pur.  Dans  le  cas  où  l'a- 
mour est  porté  à  son  plus  haut  degré  d'intensité, 
et  où  les  malheureux  qui  sont  atteints  de  cette  fièvre 
dévorante  ne  conservent  aucun  espoir  de  bonheur, 
on  en  volt  un  grand  nombre  traîner  péniblement 
une  existence  minée  par  la  nostalgie,  les  affections 
chroniques  du  cœur  et  du  poumon ,  ou  bien  abréper 
par  le  suicide  une  vie  devenue  insupportable ,  et 
quelquefois  souillée  par  le  meurtre. 

Outre  le  désespoir  et  le  délire  aigu  qu'on  remar- 
que communément  dans  ces  circonstances,  la  fou- 
gue de  la  passion  fait  naître  des  lésions  intellec- 
tuelles plus  permanentes,  mieux  caractérisées,  et 
qui  conservent,  en  général ,  le  type  de  leur  orjpine. 
C'est  ainsi  que  la  mélancolie  suicide ,  et  la  /nono- 
manie  ambitieuse  surviennent  aux  amants  chez  les- 
quels l'affection,  ou  des  idées  de  grandeur,  l'em- 
portaient sur  la  sensualité,  tandis  que  \a  fureur  gé- 
nitale  persiste  chez  ceux  qui  n'étaient  dominés  que 
par  le  besoin  physique.  La  jalousie  vient-elle  com- 
pliquer l'amour,  la  folie  est  pour  l'ordinaire  fu- 
rieuse, et  se  rapproche  davantage  de  la  manie, 
qui  se  termine  elle-même  par  la  démence,  après 
avoir  été  accompagnée  d'haducina/ions  et  (ïidusions 
plus  ou  moins  bizarres. 

A  une  époque  avancée  de  la  vie  (  on  peut  ai- 
mer à  tout  âge),  l'amour  n'a  pas  habituellement 
d'aussi  funestes  terminaisons  :  c'est  qu'alors  il  subit 


r>28  nr.  i.'amoip.. 

une  entière  métamorphose  due  à  deux  nouvelles  pas- 
sions qui  viennent  surgir  dans  le  cœur  de  l'homme , 
l'ambition  dans  l'âge  mûr ,  et  l'avarice  dans  la  vieil- 
lesse. 

Pour  les  femmes  dont  le  cœur  est  en  proie  à 
un  amour  malheureux,  on  en  voit  un  grand  nom- 
bre trouver  dans  la  religion  une  diversion,  une 
consolation  d'autant  plus  douce ,  qu'en  aimant 
Dieu ,  elles  aiment  encore.  On  connaît  ce  mot  de 
sainte  Thérèse  :  «  L'enfer  est  un  lieu  où  l'on  n'aime 
plus.  » 

—  Si  maintenant  nous  recherchons  dans  les  sta- 
tistiques le  nombre  approximatif  des  attentats,  des 
cas  d'aliénations  mentales,  et  des  suicides  détermi- 
nés par  la  passion  de  l'amour,  nous  trouvons  que, 
sur  un  nombre  de  1,000 crimes,  64  sont  dus  à  l'adul- 
tère, 53  au  concubinage  ou  à  la  séduction,  20  à 
des  refus  de  mariage,  et  16  à  la  jalousie. 

Pendant  la  seule  année  1840,  les  cours  d'assises 
du  royaume  ont  eu  à  juger  cent  trois  affaires  cri- 
minelles ayant  pour  cause  les  passions  amoureuses, 
savoir  : 

Empoisonnements 23 

Incendies 9 

Assassinats .39 

Meurtres 24 

Homicides  involontaires.  . .  8 

103 

Sur  ces  103  affaires  criminelles,  44  étaient  dues 
à  l'adultère,  13  à  l'amour  contrarié,  à  la  jalousie, 
46  au  concubinage  ou  à  la  débauche. 


DE  l'amour.  520 

En  18^1,  sur  105  affaires  criminelles  reconnais- 
sant pour  causes  les  mêmes  passions,  -17  étaient 
dues  à  l'adultère,  8  à  l'amour  contrarié,  à  la  jalou- 
sie ,  et  50  au  concubinage  ou  à  la  débauche. 

Sur  10,899  suicides  constatés  en  France,  du 
1"  janvier  1838  au  1*"^  janvier  1842,  on  trouve 
que  les  passions  amoureuses  ont  amené  951  fois 
cette  fin  tragique. 

Enfin ,  il  résulte  du  dernier  rapport  publié  en  1 835 
par  M,  l'administrateur  Desportes,  que  sur  8,272 
aliénés  admis  tant  à  Bicêtre  qu'à  la  Salpétrière , 
pendant  l'espace  de  neuf  années,  114  individus  ont 
été  conduits  dans  ces  établissements  par  suite  d'a- 
mour contrarié  (1). 

Les  cas  nombreux  de  médecine  légale  pour  les- 
quels j'ai  été  appelé  pendant  plus  de  vingt  ans  m'ont 
offert,  à  peu  de  chose  près,  les  mêmes  résultats. 

Selon  M.  Marc  ,  «l'amour  avec  prédominance  du 
sentiment  moral  peut,  surtout  quand  il  est  récipro- 
que et  malheureux,  conduire  aux  actes  les  plus 
répréhensibles,  mais  dans  lesquels  une  lésion  con- 
sécutive de  la  volonté  ne  saurait  être  méconnue. 
Lorsqu'au  contraire  la  passion  n'est  que  matérielle, 
ni  l'excuse,  ni  l'atténuation  ,  ne  sauraient  être  ad- 
mises, à  moins,  ajoute-t-il,  que  des  circonstances 
spéciales  ne  démontrassent  l'existence  d'une  maladie 
mentale  ou  d'une  cause  physique,  par  exemple  d'une 
continence  forcée,  qui  aurait  influé  désavantageu- 
sement  sur  la  liberté  morale.  En  conséquence,  ajoute 


(1)  Sous  le  climat  chaud  de  Naples,  l'amour  est  noté  pour  un 
douzième  parmi  les  cause»  d'aliénation  mentale. 

3i 


530  DE  l'amolh. 

ce  savant  médecin  légiste,  la  série  des  dispositions 
pénales  relatives  au  viol,  aux  attentats  aux  mœurs, 
à  plus  forte  raison  à  des  crimes  plus  atroces  encore, 
sera  généralement  applicable  ici. 

«  Dans  la  jalousie,  dit  encore  M.  Marc  ,  l'excuse  ou 
l'atténuation  devient  d'autant  plus  admissible,  que 
ce  sentiment  s'exalte  plus  brusquement,  et  con- 
duit plus  immédiatement  à  l'exécution  d'actes  con- 
traires à  l'ordre  social;  car,  dans  ce  cas  ,  la  volonté 
étant  plus  facilement  subjuguée  par  la  vivacité  de 
la  passion  ,  elle  ne  peut  plus  lutter  avec  autant  de 
force  et  de  succès  contre  les  déterminations  pas- 
sionnées, que  si  un  intervalle  de  temps  plus  consi- 
dérable eut  permis  à  la  réflexion  de  les  combattre.  » 
(  De  la  Folie  dans  ses  rapports  a^'ec  les  questions 
médico-judiciaires.) 

Traitement. 

Traitement  préservatif.  —  11  est  presque  superflu 
de  dire  qu'il  faut  écarter  tout  ce  qui  pourrait  hâter 
le  développement  d'un  besoin  que  notre  civilisation 
ne  rend  déjà  que  trop  précoce.  Ainsi ,  l'on  sous- 
traira toute  espèce  de  peintures  lascives  aux  regards 
des  adolescents;  on  évitera  en  leur  présence  les 
conversations  trop  libres  et  même  ces  demi -mots 
qui  font  tant  travailler  leur  jeune  imagination.  On 
devra  également  s'abstenir  de  les  conduire  dans  les 
bals  ainsi  qu'au  théâtre ,  où  le  danger  est  quelque- 
fois d'autant  plus  grand,  que  la  passion  y  est  repré- 
sentée plus  délicate  et  plus  pure.  On  leur  interdira 
aussi  la  lecture  des  romans,  qui  offrent  en  général 


DE    L*AMOLn.  f3l 

le  même  dangct'  que  les  spectaeles  ,  et  f|ui  ont  de 
plus  le  grave  meonvénienl  de  les  démonter  de  leurs 
éludes ,  que  la  eomparaison  rend  bientôt  fasti- 
dieuses. 

Ce  ne  sera  toutefois  que  par  l'éducation  progres- 
sive et  harmonique  des  penchants  ,  des  sentiments 
et  des  facultés  intellectuelles,  qu'on  parviendra; 
dans  le  plus  grand  nombre  des  cas  ,  à  rendre  les 
jeunes  gens  assez  forts  pour  ne  pas  céder  à  cette  pas- 
sion impérieuse,  contre  leur  devoir  et  leur  raison. 

Traitement  ciiratif.  —  En  cas  d'impossibilité  de 
mai'lage  ,  on  conseillera  ,  ou  plutôt  on  rendra  né- 
cessaire une  absence  longtemps  prolongée;  un  ami, 
un  guide  expérimenté,  fera  faire  des  voyages  à  pied, 
des  exercices  champêtres  poussés  jusqu'à  la  fatigue, 
afin  d'obtenir  un  profond  sommeil,  si  précieux  dans 
cette  circonstance.  On  entraînera  le  malade  à  la 
chasse;  on  lui  fera  fréquenter  la  société  d'hommes 
vifs,  spirituels  et  enjoués,  ou,  si  son  goût  pour 
l'étude  est  prononcé,  on  l'engagera  à  se  livrer  à 
celle  des  mathématiques,  de  préférence  à  la  littéra- 
ture et  à  la  poésie,  qui  exaltent  trop  l'imagination. 
Comme  dans  le  traitement  préservatif,  on  éloignera 
de  lui  avec  soin  tous  les  stimulants  directs  de  cette 
passion:  les  tableaux  voluptueux,  les  récits,  les  lec- 
tures erotiques,  la  musique,  la  danse  et  principale- 
ment la  valse.  Surtout,  point  d'exhortations  inutiles, 
encore  moins,  de  ces  reproches  tardifs  qui  ne  servi- 
raient qu'à  exaspérer  l'infortuné  dont  le  cœur  est 
blessé.  Plaignez-le  plutôt,  pleurez  avec  lui,  captivez 
sa  confiance,  gagnez  du  temps,  occupez  sans  cesse 
son  attention  ,  puis  enfin   tâchez    d'éveiller  en   lui 


532  ^^  i.'amolr. 

quelque  sentiment  antagoniste,  artifice  qu'on  a  vu 
souvent  opérer  une  diversion  favorable  et  même 
tout  à  fait  curative. 

Prescrivez  en  même  temps  des  boissons  acidu- 
lées, une  alimentation  légère,  rafraîchissante,  com- 
posée ,  en  grande  partie,  de  viandes  blanches,  de 
légumes  aqueux  et  de  fruits.  Vous  aurez  soin  de  dé- 
fendre le  vin  ,  le  café,  les  liqueurs,  ainsi  que  toute 
espèce  d'aromates  ,  le  poisson ,  les  œufs  ,  les  gelées , 
le  gibier,  les  champignons  ,  et  surtout  les  truffes, 
qui  paraissent  trop  exciter  les  organes  sexuels.  Pour 
la  même  raison ,  en  cas  de  maladie ,  vous  éviterez 
d'employer  les  cantharides,  l'aloès,  le  galbanum,  et 
les  médicaments  connus  sous  le  nom  de  stimulants 
diffasibles,  le  camphre  excepté,  parce  qu'il  donne 
une  autre  direction  à  la  sensibilité.  Enfin,  en  cas  de 
pléthore  ,  vous  pourriez  joindre  à  ce  régime  l'emploi 
de  la  saignée  générale,  ou  des  applications  de  sang- 
sues à  la  nuque ,  suivies  d'affusions  froides  sur  cette 
région. 

Quant  au  traitement  de  la  jalousie ,  il  différera 
nécessairement,  selon  que  ce  mal  aura  son  principe 
dans  un  travers  de  l'imagination,  ou  dans  la  lésion 
de  quelque  viscère.  Dans  le  premier  cas ,  on  aura 
recours  à  tous  les  moyens  moraux  capables  de  cal- 
mer les  tourments  chimériques  du  malade,  tels  que 
les  soins  les  plus  assidus  ,  les  caresses  les  plus  affec- 
tueuses, les  distractions  de  tous  genres  prises  dans 
sa  seule  compagnie.  D'une  autre  part ,  comme  la 
jalousie  naît  souvent  d'une  crainte  excessive  de  notre 
infériorité,  ou  des  blessures  de  notre  amour-propre, 
OU  enfin  delà  lutte  de  ces  deux  sentiments,  on  devra 


DE  l'amour.  533 

s'efforcer  de  montrer  au  jaloux  une  préférence  ex- 
clusive, et  saisir  adroitement  toutes  les  occasions 
de  faire  valoir  la  moindre  de  ses  qualités.  J'ai  aussi 
conseillé  à  une  dame ,  pour  guérir  la  jalousie  de 
son  mari,  de  feindre  de  son  côté  une  jalousie  plus 
violente.  Ce  moyen  a  parfaitement  réussi  ;  mais  il 
fallut  que  le  rôle  fût  joué  avec  une  grande  finesse 
pendant  plus  d'une  année.  Du  reste ,  comme  la  plu- 
part des  passions,  la  jalousie  s'use  avec  le  temps, 
et  l'on  voit  tous  les  jours  des  époux  ,  autrefois  ja- 
loux ,  tomber,  après  quelques  années  de  mariage  , 
dans  un  calme  qui  ne  ressemble  que  trop  à  l'indif- 
férence. 

Dans  le  cas  où  la  jalousie  serait  déterminée  ou 
entretenue  par  quelque  affection  chronique ,  on 
prescrirait  un  traitement  approprié  à  la  nature  de 
la  maladie ,  sans  toutefois  négliger  les  moyens  mo- 
raux précédemment  recommandés. 

Observations. 
I.  Amour  coiuballu  terminé  par  la  phthisie  pulmonaire. 

Mademoiselle  Eugénie  de  B***  avait  conçu,  dès 
l'âge  de  dix-sept  ans,  un  sentiment  fort  tendre  pour 
le  jeune  Alfred  M***,  dont  elle  était  aimée,  et  qu'une 
grande  fortune,  jointe  à  des  talents  et  à  des  qualités 
personnelles  très  -  remarquables  ,  faisait  accueillir 
dans  le  monde  avec  distinction. 

Alfred  appartenait  à  la  bonne  bourgeoisie,  Eu- 
génie à  la  noblesse,  et  il  était  sans  exemple  que 
dans  sa  famille  on  eût  dérogé  à  la  naissance  pour 


634  DE    L  AMOUR. 

former  une  allianoe,  quelque  avantageuse  qu'elle 
fût. 

M.  de  B***,  père  d'Eugénie,  homme  d'un  esprit 
médiocre,  et  déjà  avancé  en  âge,  avait  là-dessus  des 
idées  fort  arrêtées.  Celles  qu'il  s'était  formées  en 
politique  ne  l'étaient  pas  moins,  et  se  trouvaient  çn 
opposition  avec  celles  qu'Alfred  annonçait  franche- 
ment dans  ses  discours.  Toutefois,  cette  divergence 
d'opinions  n'empêchait  pas  que  le  jeune  homme  ne 
fût  bien  accueilli  chez  M.  de  B***,  qui,  en  cela,  sui- 
vait l'exemple  de  la  société  qu'il  fréquentait.  Son 
imprévoyance  s'appuyait  sur  des  préjugés  nobi- 
liaires ,  et  il  ne  songeait  même  pas  qu'il  put  y  avoir 
de  l'inconvénient  pour  Eugénie  dans  la  vue  du  jeune 
roturier;  car,  selon  lui ,  une  fille  noble  ne  devait,  ne 
pouvait  s'attacher  qu'à  son  égal,  et  tous  les  hom- 
mages qui  lui  arrivaient  de  plus  bas  étaient  sans 
danger  pour  son  repos. 

Mais  pendant  que  M.  de  B***  s'abandonnait  à  un 
aveuglement  si  déplorable,  Eugénie  et  Alfred  ,  tout 
en  conservant  une  grande  chasteté  dans  leur  amour, 
ne  s'en  étaient  pas  moins  promis  d'être  à  jamais  l'un 
à  l'autre. 

Plus  expérimenté  que  son  amie,  It  jeune  M***, 
prévoyant  une  partie  des  difficultés  qu'il  aurait  à 
vaincre  pour  l'obtenir,  avait  exigé  d'elle  un  silence 
absolu  sur  leur  liaison  ;  il  s'était  en  même  temps 
ménagé  des  moyens  de  correspondance  pour  le  cas 
où  la  maison  de  M.  de  B***  lui  serait  interdite. 
Usant  par  avance  de  ces  moyens  ,  les  deux  amants 
s'écrivaient  chaque  jour  des  lettres  qui  portaient 
au  plus  haut  degré  leur  exaltation. 


DE  l'amour.  535 

Eugénie  ,  dans  la  candeur  de  son  âme  ,  trouvait 
qu'une  telle  situation  était  déjà  le  bonheur,  et  s'y 
abandonnait  avec  ivresse.  Mais  ce  bonheur  même 
renfermait  pour  elle  une  agitation  permanente  qui 
minait  sa  constitution  naturellement  faible.  Sa  peau 
sèche ,  sa  respiration  suspirieusç ,  ses  joues  tantôt 
pâles ,  tantôt  fortement  colorées  ,  annonçaient  que 
chez  elle  le  sang  se  portait  avec  trop  de  violence 
vers  le  cœur  ;  et  un  œil  exercé  eiil  facilement  reconnu 
dans  cette  jeune  fille  une  affection  de  poitrine  à  son 
début. 

Cependant  Alfred  ,  pressé  d'obtenir  le  consente- 
ment de  M.  de  B***,  s'était  depuis  quelque  temps 
abstenu  de  manifester  devant  lui  les  opinions  qui 
avaient  pu  lui  déplaire ,  et ,  sans  s'abaisser  à  une 
feinte  coupable,  il  ne  négligeait  rien  pour  captiver 
son  estime  ainsi  que  son  affection.  11  crut  y  avoir 
réussi;  et,  s'appuyant  d'ailleurs  sur  les  avantages 
de  fortune  qu'il  pouvait  offrir,  il  n'hésita  plus  à  faire 
demander  la  main  de  celle  qu'il  aimait. 

Ce  fut  alors  seulement  que  les  yeux  de  l'impru- 
dent vieillard  se  dessillèrent.  Un  coup  de  foudre 
l'eût  moins  frappé  que  l'aveu  qu'on  lui  fit  de  l'amour 
de  sa  fille  pour  le  jeune  audacieux  qui  osait  aspirer 
à  son  alliance...  Appelée  devant  lui,  Eugénie,  loin 
de  nier  cet  amour,  déclara  qu'Alfred  M***  était  le 
seul  homme  qu'elle  voulut  accepter  pour  époux;  et, 
puisant  dans  ses  sentiments  l'énergie  dont  elle  avait 
besoin  pour  contrarier  la  volonté  d'un  père  qu'elle 
chérissait,  elle  osa  le  supplier  de  ne  pas  la  réduire 
au  désespoir  en  s'opposant  à  une  union  dont  elle 
attendait  tout  son   bonheur.   Mais  M.  de  B***  fut 


536  DE  i.'amour. 

insensible  à  ses  prières  comme  à  ses  larmes  ;  et , 
après  lui  avoir  formellement  déclaré  qu'elle  n'ob- 
tiendrait jamais  son  consentement,  il  l'éloigna  d'Al- 
fred ,  et  l'entoura  d'une  surveillance  si  rigoureuse , 
qu'elle  fut  souvent  dans  l'impossibilité  de  se  livrer 
à  sa  correspondance  secrète,  qui  n'avait  pas  encore 
été  interrompue. 

Observée  nuit  et  jour  par  deux  femmes  qui  ne  la 
quittaient  pas  ,  l'infortunée  se  priva  presque  entiè- 
rement de  sommeil  pendant  six  mois  ,  pour  épier 
l'instant  d'écrire  quelques  lignes  à  celui  que  tant  de 
persécutions  lui  rendaient  encore  plus  cher. 

On  conçoit  qu'un  pareil  effort  sur  elle-mêm'e, 
joint  au  chagrin  qui  la  dévorait,  acheva  de  déve- 
lopper l'affreuse  maladie  dont  les  premiers  symp- 
tômes s'étaient  déjà  manifestés.  Un  toux  sèche  et 
fréquente,  la  respiration  difficile,  la  peau  brûlante  , 
le  pouls  accéléré,  les  pommettes  presque  toujours 
d'un  rouge  vif  et  plaqué ,  les  yeux  cernés ,  et  l'amai- 
grissement de  toute  sa  personne,  annonçaient  qu'elle 
était,  sinon  dans  un  état  désespéré,  du  moins  au 
second  degré  de  la  phthisie  pulmonaire. 

Son  état  frappa  enfin  son  père ,  dont ,  au  fond , 
elle  était  tendrement  aimée.  11  fit  appeler  auprès 
d'elle  un  praticien  habile,  qui,  ayant  bientôt  re- 
connu la  maladie,  ne  tarda  pas  à  en  découvrir  les 
causes,  et  indiqua,  comme  seule  chance  deguérison, 
le  mariage  de  la  jeune  fille  avec  celui  qu'elle  aimait. 

M.  de  B***  se  révolta  d'abord  contre  un  tel  moyen  ; 
mais ,  son  cœur  de  père  parlant  en  ce  moment  plus 
haut  encore  que  l'orgueil  de  la  naissance ,  il  entra 


DE  l'amour.  537 

chez  sa  fille  dans  un  état  voisin  du  désespoir,  et  lui 
dit  : 

«  Tu  aimes  donc  assez  ce  misérable  pour  en  mou- 
rir si  je  ne  te  le  donne  pas  ?  eh  bien  !  épouse-le  ,  j'y 
consens.  Ma  vieillesse  sera  flétrie  ;  je  descendrai  au 
tombeau  avec  une  tache  au  front ,  la  seule  qu'aura 
reçue  notre  famille...  Je  sens  que  j'en  mourrai;  mais 
du  moins  je  t'aurai  sauvée,  et,  après  tout,  je  ne  te 
sacrifierai  que  bien  peu  d'années  d'une  existence  em- 
poisonnée par  ton  funeste  amour. 

M  —  Assez  !  mon  père  ;  s'écrie  la  malheureuse  Eu- 
génie, en  joignant  sur  sa  poitrine  ses  mains  déchar- 
nées et  brûlantes,  assez!  je  vous  en  supplie  !  Croyez- 
vous  donc  que  je  veuille  d'un  bonheur  acheté  au  prix 
de  la  vie  de  mon  père  ?  Non  !  non  !  reprenez  votre 
consentement,  je  n'en  userai  pas,  je  vous  l'atteste. 
A  dater  de  cet  instant,  je  vous  promets  même  de  sa- 
crifier le  seul  plaisir  que  je  goûtais  en  ce  monde, 
ma  correspondance  avec  celui  que  j'aime.  Ah  ! 
croyez-en  votre  pauvre  enfant,  quoi  qu'il  puisse  lui 
en  coûter,  elle  fera  tout  pour  effacer  de  votre  sou- 
venir le  chagrin  involontaire  qu'elle  vous  a  causé.  » 

A  ces  mots  M.  de  B***  prend  sa  fille  dans  ses  bras, 
la  remercie  avec  effusion  de  son  noble  sacrifice ,  et 
s'arrache  ensuite  d'auprès  d'elle ,  pour  aller  rendre 
compte  au  médecin  de  la  nouvelle  résolution  de  la 
malade. 

«  Elle  s'abuse  ,  et  vous  aussi ,  monsieur,  répond 
l'homme  de  l'art  :  l'amour  n'est  point  une  passion 
si  facile  à  dominer  que  vous  semblez  le  croire  ; 
il  faut  du  temps  et  une  grande  force  morale  pour 
le  vaincre  :  or,  cette  force  morale  ne  peul  s'acqué- 


538  DE  l'amour. 

^•ir  q^u'avec  un  certain  degré  de  forces  physiques , 
qu'avec  la  santé,  et  mademoiselle  votre  fille  est  dans 
une  condition  qui  laisse  trop  peu  de  ressort  à  l'àme 
pour  espérer  qu'elle  puisse  triompher  de  la  cause 
de  sa  maladie.  —  Il  est  du  moins  permis  d'en  es- 
sayer, »  reprend  M.  de  B***,  que  les  paroles  du 
docteur  n'ont  nullement  satisfait;  et,  retournant 
auprès  d'Eugénie,  il  se  montre  si  heureux  de  sa  ré- 
solution, il  l'y  encourage  par  des  caresses,  par  des 
prévenances  si  empressées ,  que  la  généreuse  fille , 
loin  de  chercher  à  détruire  son  illusion,  feint  de- 
vant lui  un  calme  et  un  enjouement  qui  achèvent  de 
la  compléter. 

Naturellement  pieuse,  Eugénie  trouva  dans  ses 
sentiments  religieux  la  force  d'accomplir  la  promesse 
faite  à  son  père  :  elle  n'écrivit  plus  à  Alfred  ;  mais , 
peu  de  mois  après,  on  vit  ce  dernier  pleurant  sur 
une  tombe  :  c'était  celle  de  son  amie. 

11.  Amour  jaloux  terminé  par  la  mélancolie  et  le  suicide. 

On  n'observe  que  trop  souvent  cette  jalousie  ty- 
rannique  et  forcenée  qui  éclate  sans  motif  comme 
sans  discernement,  et  qui,  dans  ses  accès  haineux, 
dirige  ses  fureurs  contre  l'objet  qui  !ui  est  le  plus 
cher.  Mais  il  est  une  autre  sorte  de  jalousie,  non  moins 
insensée  et  non  moins  funeste ,  que  l'on  rencontre 
plus  rarement  :  c'est  celle  qui,  n'osant  se  montrer, 
se  concentre  dans  le  cœur  de  celui  qui  en  est  atteint, 
et  le  dévore  sourdement  sans  qu'on  puisse  tenter  au- 
cun moyen  deguérison  contre  un  mal  dont  on  ignore 
la  cause.  Cette  passion  finit  presque  toujours  par 


DE  1,'amohr.  639 

quelque  catastrophe  terrible;  j'en  rapporterai  ici  un 
exemple  bien  déplorable. 

Le  jeune  comte  de  S...,  appartenant  à  une  famille 
dont  presque  tous  les  membres  ont  acquis  des  titres 
réels  à  la  célébrité,  était  lui  même,  par  ses  qualités 
personnelles,  hors  de  la  ligne  ordinaire,  et  il  s'était 
déjà  signalé  par  divers  succès,  lorsqu'il  devint  l'époux 
d'une  femme  charmante  dont  le  calme  et  la  douceur 
égalaient  l'esprit  et  l'amabilité. 

Malheureusement  le  cœur  du  jeune  de  S...  était  le 
foyer  des  sentiments  les  plus  exaltés  :  bientôt  il  ne 
sut  plus  se  contenter  du  bonheur  qui  lui  était  échu 
en  partage;  en  l'analysant,  il  le  trouva  incomplet; 
il  crut  que  sa  jeune  épouse,  qu'il  aimait  éperdument, 
n'éprouvait  pour  lui  qu'une  affection  commandée 
par  le  devoir,  et  cette  pensée,  que  rien  ne  justifiait, 
le  livra  aux  plus  affreux  tourments:  c'était  un  ver 
rongeur  qu'il  portait  au  fond  de  son  âme,  sans  avoir 
la  force  de  l'en  arracher. 

Après  quelques  années  d'une  existence  ainsi  em- 
poisonnée ,  sa  femme  le  rendit  père  de  plusieurs 
enfants ,  et  redoublait  chaque  jour  envers  lui  de 
soins  et  de  tendresse  ;  mais  ,  à  ses  yeux ,  ce  n'était  pas 
de  l'amour,  de  cet  amour  passionné  dont  il  brûlait 
pour  elle,  et  qu'elle  pouvait  peut-être  ressentir 
pour  un  autre...  Cette  fatale  idée  le  poursuivait 
comme  un  fantôme;  il  la  retrouvait  dans  ses  rêves, 
dans  les  joies  de  la  paternité,  et  jusque  dans  les  bras 
de  celle  qu'il  adorait.  Enfin,  ne  pouvant  plus  tenir 
à  un  pareil  supplice,  il  prit  le  parti  de  fuir,  sans  cal- 
culer qu'il  lui  fallait  en   tnême  temps  abandonner 


540  DE  l'amour. 

ses  trois  enfants  et  toute  une  famille  dont  il  était 

chéri. 

S'étant  engagé  sous  un  faux  nom ,  comme  sim- 
ple hussard,  dans  un  régiment  qui  partait  pour 
l'Allemagne ,  il  chercha  la  mort  en  désespéré  sur 
les  champs  de  bataille,  et  n'y  trouva  que  la  gloire. 
Parvenu  au  grade  d'officier ,  et  décoré  de  la  croix 
des  braves ,  il  se  lassa  de  succès  continuels  qu'il 
n'ambitionnait  pas ,  et  sentit  le  besoin  de  revoir  une 
famille  désolée  qui  l'occupait  sans  cesse,  et  qu'il 
avait  délaissée  depuis  quatorze  ans.  Il  savait  que 
sa  femme  était  restée  en  proie  au  plus  profond 
chagrin  :  il  lui  écrivit  donc  pour  lui  témoigner 
ses  regrets  de  l'avoir  tant  affligé.  En  lui  avouant 
la  cause  de  son  abandon,  il  ajoutait  que  l'âge, 
la  réflexion  ,  les  fatigues  de  la  guerre,  avaient 
rendu  sa  tète  plus  calme,  et  modéré  la  sensibilité 
de  son  cœur;  qu'il  saurait  se  contenter  désormais 
d'un  attachement  raisonnable,  et  qu'enfin,  dans  peu 
de  jours,  il  se  réunirait  à  tous  les  objets  de  son  af- 
fection pour  ne  plus  les  quitter. 

Il  revint  en  effet ,  et  fut  accueilli  avec  une  joie 
égale  à  la  douleur  qu'avait  causée  son  absence. 
Aucun  soin  ne  fut  épargné  pour  l'empêcher  de  re- 
tomber dans  les  accès  de  son  humeur  soupçonneuse; 
mais ,  loin  d'en  être  guéri ,  ainsi  que  lui  même  sem- 
blait le  croire,  il  avait  à  peine  goûté  le  bonheur 
qui  lui  était  rendu,  qu'une  sombre  tristesse  s'empara 
encore  de  lui ,  sans  qu'il  pût  la  surmonter  :  il  dis- 
parut de  nouveau,  et  cette  fois  ce  fut  pour  tou- 
jours... L'infortuné  s'était  noyé  ! 


DE  1,'amoup,.  54  i 

m.  Amour  contrarié  terminé  chez  une  jeune  fille  par  la  folie 
et  le  parricide. 

Pedro  Domlnguez,  vieillard  de  soixante-cinq  ans; 
avait  une  fille  nommée  Maria  de  Los  Dolores ,  et 
habitait  seul  avec  elle  une  des  petites  cabanes  si- 
tuées sur  les  montagnes  de  la  Ségovie,  où  tous  deux 
s'occupaient  à  garder  les  troupeaux  confiés  à  leurs 
soins.  Heureux  de  leur  mutuelle  affection,  rien  jus- 
que-là n'avait  troublé  la  paix  de  leur  vie  cham- 
pêtre. Mais  Dolores,  qui  venait  d'atteindre  dix-huit 
ans,  fut  remarquée  par  un  berger  du  voisinage, 
nommé  Juan  Diaz  ;  elle  conçut  pour  lui  un  violent 
amour,  que  son  père  ne  voulut  point  approuver, 
et  dès  cet  instant  \e  calme  dont  ils  avaient  joui  dis- 
parut pour  toujours. 

Vainement  plusieurs  amis  du  vieux  berger  se  joi- 
gnirent à  Juan  et  à  Dolores  pour  obtenir  son  con- 
sentement à  l'union  désirée  :  soit  qu'à  raison  de  .son 
âge  avancé  il  ne  voulût  pas  se  séparer  de  sa  fille, 
soit  par  tout  autre  motif  que  l'on  ignore,  il  persista 
dans  son  refus,  et  y  mit  même  une  aigreur  qui  acheva 
de  désespérer  les  deux  amants.  Leur  passion  s'en 
irrita;  bientôt  elle  ne  connut  plus  de  borne.  Juan 
alors  se  présenta  à  Dominguez,  et  lui  déclara  que  le 
mariage  auquel  il  se  refusait  était  désormais  le  seul 
moyen  de  réparer  l'honneur  de  sa  fille;  mais,  ayant 
été  repoussé  par  l'obstiné  vieillard ,  et  moins  dé- 
sireux peut-être  d'obtenir  un  titre  que  la  faiblesse  de 
la  jeune  fille  avait  déprécié  à  ses  yeux,  il  se  lassa  de 
prier,  et  vint  déclarer  à  cette  dernière  que,  puisque 
ses  supplications  auprès  de  son  père  avaient  été 


542  DK    L* AMOUR. 

inutiles,  il  ne  voulait  plus  s'allier  à  un  homme  dont 
Ja  bassesse  se  manifestait  aussi  hautement,  et  qu'il 
renonçait  à  elle  pour  toujours.  En  vain  elle  invoqua 
et  son  amour  et  ses  serments,  en  vain  elle  le  supplia 
de  prendre  pitié  de  sa  jeunesse,  le  bizarre  jeune 
homme,  dont  une  sotte  fierté  avait  tout  à  coup  en- 
durci le  cœur,  fut  sourd  à  ses  prières  ,  à  ses  larmes, 
et  il  la  laissa  livrée  au  plus  sombre  désespoir. 

Depuis  ce  jour,  Dolores  ne  laissa  échapper  au- 
cune plainte.  JMorne  et  silencieuse,  elle  conduisait 
son  troupeau  dans  les  lieux  les  plus  écartés ,  pour 
se  dérober  aux  regards  curieux  de  ses  compaj^nes, 
et  restait  quelquefois  assise  des  journées  entières 
sur  le  penchant  d'une  colline,  sans  que  rien  pût 
la  distraire  de  l'idée  fixe  qui  semblait  l'absorber. 
Bientôt,  l'altération  de  ses  traits,  son  œil  farouche, 
sa  voix  sourde  et  saccadée,  semblèrent  annoncer 
chez  elle  le  début  d'une  maladie  mentale  qui  pou- 
vait avoir  les  plus  funestes  effets;  mais,  comme  la 
malheureuse  fille  ne  troublait  le  repos  de  personne, 
personne  aussi  ne  songea  qu'elle  eut  besoin  de 
secours  ;  son  père  lui-même  ne  lui  montra  aucune 
pitié. 

La  maladie  cependant  fit  des  progrès  rapides. 
Enfin  ,  un  soir  que  le  vieux  berger  s'était  endormi 
auprès  du  feu,  où  il  faisait  griller  un  morceau  de 
viande  qui  devait  servir  à  son  souper,  Dolores  ar- 
rive de  la  montagne  avec  son  troupeau,  qu'elle  ren- 
ferme dans  le  bercail,  et  vient  ensuite  près  du  foyer, 
osa  son  père  se  livrait  aux  douceurs  du  sommeil... 
Un  moment  ses  sombres  regards  s'arrêtent  sur  lui , 
puis,  tout  à  coup,  une  pensée  horrible,  inouïe,  tra- 


DE  l'amour.  543 

verse  son  cerveau  malade  :  elle  sourit  avec  la  féi'O- 
cité  de  l'hyène  devant  sa  proie;  puis,  saisissant  un 
des  chenets,  elle  en  assène  plusieurs  coups  sur  la 
tète  du  vieillard,  qui  tombe  sans  vie  à  ses  pieds... 
S'em parant  alors  d'un  couteau  qui  se  trouve  sous  sa 
main  parricide,  elle  le  plonge  tout  entier  dans  le 
sein  de  sa  victime  ,  lui  arrache  le  cœur,  qu'elle  place 
sur  les  charbons  ardents ,  et  se  met  à  le  dévorer 
en  poussant  d'horribles  hurlements  qui  vont  reten- 
tir jusqu'aux  cabanes  voisines.  Les  bergers  accou- 
rent; mais  ils  restent  immobiles,  épouvantés,  à  la 
vue  de  cette  scène  d'horreur... «  Approchez,  appro- 
chez !  leur  crie  la  furie ,  d'une  voix  éclatante  :  voyez, 
il  m'a  ravi  Diaz,  je  l'ai  tué;  il  a  brisé  mon  cœur, 
voici  le  sien!»  Et  en  même  temps  elle  leur  montre 
le  reste  de  son  affreux  repas,  et  les  invite  à  le  par- 
tager, en  répétant  :  «  C'est  son  cœur  !  c'est  le  cœur  de 
mon  père!  » 

Cet  horrible  événement  eut  lieu  le  20  mars  1826. 
Dolores,  dont  on  constata  la  folie,  fut  enfermée 
dans  un  établissement  de  Saragosse. 


544  I>E    1.  ORCUF.II, 


CHAPITRE  VIII. 

DE   l'orgueil  et    DE   LA    VANITÉ. 


L'orgueil  est  si  bien  le  principe  du  mal,  qu'il  se 
trouve  mêlé  aux  diverses  infirmités  de  l'âme  : 
il  brille  dans  le  souris  de  l'envie ,  il  éclate  dans 
les  débauches  de  la  volupté,  il  compte  l'or  de 
l'avarice,  il  étincelle  dans  les  yeux  de  la  colère, 
et  suit  les  grâces  de  la  mollesse. 

CnATEADBRUND ,  Génie  du  christianisme. 

Vain  veut  dire  vide;  ainsi  la  vanité  est  si  miséra- 
ble, qu'on  ne  peut  guère  lui  dire  pis  que  son 
nom  :  elle  se  donne  elle-même  pour  ce  qu'elle 
est. 

Chamfort,  Maximes  et  Pensées. 


Définition  et  synonymie. 

Sur  les  confins  des  besoins  animaux  et  des  be- 
soins intellectuels  se  rencontrent  Vorgiieil  et  la 
vanité,  perversion  de  deux  besoins  sociaux  émi- 
nemment utiles ,  Y  estime  de  soi  et  Vamour  de  l'ap- 
probation. 

L'orgueil,  en  effet ,  consiste  dans  le  sentiment 
exagéré  de  notre  valeur  personnelle,  avec  une  forte 
tendance  à  nous  préférer  aux  autres  et  à  les  dominer. 
C'est  une  maladie  morale  dont  les  principales  espèces 
sont  la  présomption,  la  suffisance,  la  fierté,  le  dédain 
et  Y  arrogance. 

La  vanité  ou  besoin  excessif  de  louanges  n'est 
autre  chose  que  Yamour-propre  des  moralistes  et 
Yapprobativité  des  phrénologistes.  Dans  sa  couver- 


ET    DE    l.A    VAMIÉ,  545 

satlon  ,  dans  ses  gestes,  dans  son  habillement,  le 
vaniteux  n'a  qu'un  but,  c'est  de  se  faire  admirer,  de 
s'attirer  des  éloges.  Le  glorieux  y  \a  prétentieux , 
le  magnifique,  le  pelit-mallre,  la  coquette  et  \ç.  fanfa- 
ron, sont  tous  gens  de  la  même  famille. 

Ne  confondons  pas,  comme  on  l'a  fait  longtemps, 
l'orgueil  avec  la  vanité.  Si  ces  deux  sentiments  mar- 
chent souvent  de  compagnie  ,  souvent  aussi  ils  se 
séparent,  et  peuvent  subsister  tout  à  fait  indépen- 
dants. L'orgueil  ,  je  le  répète,  est  une  trop  grande 
estime  de  soi ,  la  vanité ,  un  besoin  immodéré  de 
l'estime  des  autres.  Plein  de  son  mérite ,  l'orgueil- 
leux s'admire  en  lui-même,  et  le  plus  cuisant  cha- 
grin qu'on  puisse  lui  causer,  c'est  de  lui  montrer  ses 
défauts.  Le  vaniteux ,  lui ,  ne  se  rengorge  que  s'il 
obtient  des  regards  admirateurs ,  et  il  n'est  jamais 
plus  puni  que  lorsqu'on  ne  fait  aucune  attention 
aux  avantages  frivoles  dont  il  se  pare.  Pendant  un 
froid  rigoureux,  Diogène  à  demi  nu  tenait  embrassée 
une  statue  de  bronze.  Un  Lacédémonien  lui  de- 
manda s'il  souffrait.  c(?Son,  répondit  l'orgueilleux 
cynique.  — Quel  mérite  avez-vous  donc?»  répliqua 
le  Lacédémonien.  Un  autre  jour,  ayant  quitté  son 
tonneau,  ce  Socrate  en  délire  recevait  sur  la  tête  de 
l'eau  qui  tombait  du  haut  d'une  maison,  et  ne  croyait 
pas  devoir  changer  de  place.  Comme  quelques-uns 
des  assistants  paraissaient  le  plaindre ,  Platon ,  qui 
passait  par  hasard,  leur  dit  :  «  Voulez-vous  que  votre 
pitié  soit  utile  à  ce  vaniteux,  faites  semblant  de  ne 
le  pas  voir.  » 

Définissons  maintenant  les  caractères ,  plus  ou 
moins  ridicules,  qui  se  rapportent  à  la  vanité: 

35 


ô-ifi  DE    L'onCUEIL 

Le  ssivrieux  est  l'îiomme  qui  clierclie  continuelle- 
luent  à  s'établir  clans  l'opinion  des  autres,  et  qui  veut 
à  tout  prix  paraître  quelque  chose. 

Ce  qui  distingue  le  préteiUieuœ,  c'est  de  vouloir 
occuper  tout  le  monde  de  sa  personne ,  et  de  viser 
sans  cesse  à  l'effet  pai'  un  étalage  de  sentiments,  de 
pensées  et  de  manières  ridiculement  étudiées. 

Le  magnifique  n'étale  la  grandeur  et  la  somptuo- 
sité que  pour  captiver  l'étonnement  et  l'admiration 
de  ceux  qui  l'entourent. 

Le  petit-maître  est  encore  un  vaniteux  personnage , 
cherchant  toujours  à  se  faire  remarquer  par  un  air 
libre,  vif,  léger,  et  surtout  par  une  extrême  recherche 
dans  sa  parure. 

Le  pendant  du  petit-maître ,  c'est  la  coquette,  si- 
rène perfide ,  qui  ne  songe  qu'à  captiver  les  sens , 
et  qui  travaille  à  convaincre  en  particulier  plusieurs 
hommes  de  la  vivacité  d'un  sentiment  qu'elle  n'é- 
prouve pour  aucun. 

Quant  nu  fanfaron,  c'est  un  être  souverainement 
ridicule  ,  toujours  porté  à  exagérer  sa  bravoure  ou 
ses  succès. 

Passons  aux  nuances  souvent  insaisissables  de 
l'orgueil  : 

La  présomption  est  une  disposition  habituelle  à 
se  croire  des  vertus  et  des  talents  qu'on  n'a  pas.  ÎSee 
du  trop  plein  de  l'estime  de  soi,  elle  se  repaît  sans 
cesse  d'espérances  chimériques,  se  croit  capable  de 
tout,  maîtresse  de  tout,  même  des  événements. 

«  Le  sufisant,  dit  le  profond  auteur  des  Caractères, 
est  celui  en  qui  la  pratique  de  certains  détails  que 


ET    DF.    I.A    VANITE.  547 

l'on  honore  du  nom  à'affaiirs  se  trouve  jointe  à  nne 
très-jjrande  médiocrité  d'esprit.» 

«  Un  ^rain  d'espjit  et  une  once  d'affaires  plus  qu'il 
n'en  entre  dans  la  composition  du  sulHsant  l'ont 
Viinjwrlant.  » 

Fortement  prévenu  en  sa  faveur,  Vcnantageux 
laisse  sans  cesse  échapper  la  bonne  opinion  qu'il  a 
de  lui-même,  et  abuse  presque  toujours  de  la  moindre 
déférence  qu'on  a  pour  lui. 

La  fierté  est  le  sentiment  de  hauteur  qui  nous  em- 
pêche de  nous  familiariser  avec  les  personnes  que 
nous  croyons  au-dessous  de  nous  par  la  naissance, 
la  fortune  ou  le  talent. 

Ainsi  que  l'homme  fier,  le  dédaigneux  ne  se  fami- 
liarise pas  ;  mais ,  chez  lui ,  cela  dépend  autant  d'une 
trop  haute  estime  de  son  mérite  que  du  peu  de  cas 
qu'il  fait  des  autres. 

V at rodant ,  enfin,  se  décèle  par  un  air  de  morgue 
et  de  domination  qui  le  rend  insupportable  à  tout  le 
monde. 

Comparons  ces  trois  derniers  caractères:  Ihomme 
fier  ne  daigne  pas  seulement  vous  regarder;  le  dé- 
daigneux promène  sur  ceux  qui  l'entourent  un  re- 
gard de  mépris;  l'arrogant  leur  lance  un  coup  d'œil 
impérieux.»  Voyez,  dit  Roubaud,  cet  homme  devenu 
présomptueux  et  hautain  par  ses  succès,  comme  il 
est  arrogant!  Voyez  celui-ci  ,  qui  prend  sa  fortune 
pour  son  mérite,  comme  il  est  fier  /Voyez  cet  autre, 
qui  croirait  n'être  rien  s'il  vous  comptait  pour  quel- 
que chose,  comme  il  est  dédaigneux  !  Consolez- 
vous,  mes  amis,  considérez-les  tous,  comme  ils  sont 
sots  !  » 


548  DE  i.'or.r.L'Eii. 

«  Un  sot,  d'après  La  Bruyère,  est  celui  qui  n'a  pas 
même  ce  qu'il  faut  d'esprit  pour  être  un  fat. 

«Un y»;  est  celui  que  les  sots  croient  un  homme 
de  mérite. 

«  \j  impertinent  estun  fat  outré.  Le  fat  lasse,  ennuie, 
dégoûte,  rebute;  l'impertinent  rebute,  aigrit,  irrite, 
offense;  il  commence  où  l'autre  finit. 

«  hefat  est  entre  l'impertinent  et  le  sot  :  il  est  com- 
posé de  l'un  et  de  l'autre.  » 

L'orgueil  et  la  vanité,  dont  nous  venons  de  signaler 
les  principales  formes ,  sont  si  profondément  enra- 
cinés dans  le  cœur  de  l'homme,  qu'on  les  voit  appa- 
raître dès  son  berceau,  et  lui  sourire  encore  sur  le 
bord  de  sa  tombe.  Tous  les  hommes  ne  sont  pas 
gourmands,  ivrognes,  envieux,  colères,  tous  sont 
orgueilleux,  tous  sont  vaniteux:  le  sauvage,  comme 
l'homme  civilisé,  le  savant  aussi  bien  que  l'ignorant, 
le  duc  et  pair,  traîné  dans  un  brillant  équipage, 
comme  le  boueur,  qui  se  complaît  à  lui  barrer  le 
chemin,  ou  comme  le  cocher  de  fiacre  quand  il 
pleut  à  verse  et  qu'il  est  chargé.  Cette  tache  gé- 
nérale et  héréditaire  n'atteste-t-elle  pas  assez  que 
l'orgueil  est  la  racine  de  nos  passions  et  la  cause  pre- 
mière de  notre  dégradation  originelle? 

«  L'orgueil,  dit  Pascal,  contre-pèse  toutes  nos  mi- 
sères; car,  ou  il  les  cache,  ou,  s'il  les  découvre,  il 
se  glorifie  de  les  connaître.  Il  nous  tient  d'une  pos- 
session si  naturelle,  au  milieu  de  nos  misères  et  de 
nos  erreurs ,  que  nous  perdons  même  la  vie  avec 
joie ,  pourvu  qu'on  en  parle.»  Ecoutons  maintenant 
l'admirable  développement  de  cette  sentence  du 
Psalmiste  :  Universa  vanitas  omnis  homo  vivens^  et 


El     UE    LA    VANIIE.  540 

de  cette  «iiitre  de  l'Ecciésiaste  :  Vanilas  vanitatiini , 
et  omnia  vanilas.  «  La  vanité  ,  dit  encore  Pascal ,  est 
si  ancrée  dans  le  cœur  de  l'homme,  qu'un  goujat, 
un  marmiton,  un  croclieteur,  se  vante,  et  veut  avoir 
ses  admirateurs;  et  les  philosophes  mêmes  en  veu- 
lent. Ceux  qui  écrivent  contre  la  gloire  veulent  avoir 
la  gloire  d'avoir  bien  écrit,  et  ceux  qui  le  lisent 
veulent  avoir  la  gloire  de  l'avoir  lu;  et  moi,  qui 
écris  ceci,  j'ai  peut-être  cette  envie,  et  peut-être  que 
ceux  qui  le  liront  l'auront  aussi.» — Que  prétend 
donc  ce  sévère  moraliste  ?  «  Que  l'homme  s'estime 
son  prix;  qu'il  s'aime,  car  il  a  en  lui  une  nature 
capable  de  bien,  mais  qu'il  n'aime  pas  pour  cela  les 
bassesses  qui  y  sont  ;  qu'il  se  méprise ,  parce  que 
cette  capacité  est  vide;  mais  qu'il  ne  méprise  pas 
pour  cela  cette  capacité  naturelle...  La  nature  de 
l'homme  se  considère  en  deux  manières,  l'une,  selon 
sa  fin ,  et  alors  il  est  grand  et  incompréhensible  ; 
l'autre,  selon  l'habitude,  et  alors  il  est  abject  et  vil... 
L'homme  n'est  qu'un  roseau  le  plus  faible  de  la  na- 
ture, mais  c'est  un  roseau  pensant...  C'est  un  néant 
à  l'égard  de  l'infini,  un  tout  à  l'égard  du  néant,  un 
milieu  entre  rien  et  tout.  Il  est  infiniment  éloigné 
des  deux  extrêmes,  et  son  être  n'est  pas  moins  distant 
du  néant,  d'où  il  est  tiré,  que  de  l'infini  où  il  est  en- 
glouti. »  (/'evi*^^*,  \^^  part.,  art.  5.) 

Causes. 

Une  mauvaise  éducation,  les  honneurs,  les  ri- 
chesses ,  les  grands  talents  ,  les  demi-connaissances, 
l'adulation  surtout  :  telles  sont  les  causes  qui  déve- 


&&0  DE    l'oUGLEIL 

loppent  plus  parliculièrement  l'oigueil  et  la  vanité. 

On  a  remarqué  que  les  sujets  sanguins,  les  san- 
guins bilieux  et  les  nerveux,  sont  plus  enclins  à  ces 
vices  que  les  autres  individus. 

Pour  ce  qui  est  de  l'influence  des  sexes,  il  semble 
qu'en  général  les  hommes  sont  plus  portés  à  l'or- 
gueil,  les  femmes,  à  la  vanité.  «C'est  la  vanité  ,  dit 
madame  de  Souza  ,  qui ,  chez  les  Femmes ,  rend  la 
jeunesse  coupable  et  la  vieillesse  ridicule.  » 

S'il  fallait  croire  La  Rochefoucauld,  l'orgueil  se- 
rait égal  chez  tous  les  hommes ,  il  n'y  aurait  de  diffé- 
rence que  dans  les  moyens  et  dans  la  manière  de  le 
mettre  au  jour.  En  observant  l'influence  des  profes- 
sions sur  le  caractère,  j'avais  pourtant  cru  remarquer 
que  les  acteurs,  les  poètes,  les  artistes,  les  rois  et  les 
philosophes  avaient  une  dose  d'orgueil  et  de  vanité 
beaucoup  plus  forte  que  le  reste  des  mortels.  Chez 
les  anciens,  les  pharisiens,  les  stoïciens,  et  surtout 
les  cyniques,  m'avaient  aussi  paru  plus  entachés  de 
ces  deux  passsions  que  les  autres  prétendus  sages  ; 
témoin  Diogène  et  son  maître  en  mendicité,  à  qui 
Socrate  disait  :  «  Ântislhène,  j'aperçois  ta  vanité  à 
ti'avers  les  trous  de  ton  manteau.» 

L'inHuence  de  la  nationalité  fait  aussi  que  chaque 
peuple  a  toujours  eu  des  prétentions  particulières, 
dont  le  ridicule  n'a  pas  échappé  au  savant  et  sati- 
rique auteur  de  Y  Éloge  de  la  Folie.  Ainsi,  selon  lui, 
les  Anglais  se  vantent  d'être  beaux  hommes,  bons 
musiciens,  et  magnifiques  dans  leurs  festins;  les 
Écossais  sont  fiei's  de  leur  noblesse  et  de  leur  sub- 
tilité scolastique  ;  les  Français  se  piquent  de  poli- 
tesse ;  les  Espagnols  piétendent  passer  pour  les  plus 


ET    DE    LA    VANITE.  551 

fyrand»  (juerrlers  du  monde  ;  et  les  liabitants  de 
Rome  lèvent  k  la  {^jrandeur  des  anciens  Romains, 
croyant  naïvement  en  tenir  quelque  chose.  Ces  tra- 
vers existent  encore  aujourd'liui,  comme  au  temps 
d'Erasme,  chez  les  Anglais;  seulement  ils  sont  de 
plus  devenus  très-iiers  de  leurs  chevaux,  qu'ils  pré- 
fèrent souvent  à  leurs  femmes.  Quant  aux  Français, 
ils  se  sont  dépouillés  de  cette  fleur  de  politesse  qui 
faisait  leur  parure,  pour  revêtir  la  l'udesse  des  An- 
glais, leurs  ennemis,  dont  ils  font  j^loire  de  suivre 
la  constitution,  la  politique  et  les  modes. 

S'occupant  un  jour  de  la  différence  caractéristi- 
que des  Anglais  et  des  Français  ,  Aapoléon  se  résu- 
mait ainsi  :  «  La  première  classe,  chez  les  Anglais,  a 
de  l'orgueil;  chez  nous,  elle  a  le  malheur  de  n'a- 
voir que  de  la  vanité.  •> 

Caractères  de  l'orgueil  et  de  la  vanité. 

Qui  pourrait  dépeindre  comme  l'évêquc  de  Meaux 
le  caractère  de  l'orgueil,  ce  besoin  immodéré  d'ex- 
celler au-dessus  des  autres,  et  de  s'attribuer  à  soi- 
même  sa  propre  excellence,  cette  passion  souverai 
nement  indépendante,  qui  s'élève  sans  cesse,  qui 
attire  tout  à  soi ,  qui  veut  tout  pour  soi ,  qui  se  glo- 
rifie de  tout ,  même  de  la  connaissance  qu'elle  peut 
avoir  de  sa  misère  et  de  son  néant  ? 

«Pauvre  et  indigent  au  dedans,  l'homme,  dit  Bos- 
suet,  tâche  de  s'enrichir  et  de  s'agrandir  comme  il 
peut;  et,  comme  il  ne  lui  est  pas  possible  de  licn 
ajouter  à  sa  taille  et  à  sa  grandeur  naturelle  .  il 
s'applique  ce  qu'il   peut   par   les   dehors  ;   il  pense 


552  DE  l'ougueil 

qu'il  s'incorpore  tout  ce  qu'il  amasse,  tout  ce  qu'il 
acquiert,  tout  ce  qu'il  j)agne  ;  il  s'imagine  croître 
lui-même  avec  son  train  qu'il  augmente,  avec  ses 
appartements  qu'il  rehausse,  avec  son  domaine  qu'il 
étend.  Aussi,  avoir  comme  il  marche,  vous  diriez 
que  la  terre  ne  le  contient  plus  ;  et  sa  fortune  ren- 
ixîrmant  en  sol  tant  de  fortunes  particulières ,  il  ne 
peut  plus  se  compter  pour  un  seul  homme. 

«  L'orgueil  monte  toujours,  dit  le  roi-prophète  ,  et 
ne  cesse  jamais  d'enchérir  sur  ce  qu'il  est.  INabu- 
chodonosor  ne  se  contente  pas  des  honneurs  de  la 
royauté,  il  veut  les  honneurs  divins  (1).  Mais  comme 
sa  personne  ne  peut  soutenir  un  éclat  si  haut,  qui 
est  démenti  trop  visiblement  par  notre  misérable 
mortalité ,  il  érige  sa  magnifique  statue ,  il  éblouit 
les  yeux  par  sa  richesse ,  il  étonne  l'imagination  par 
sa  hauteur,  il  étourdit  tous  les  sens  par  le  bruit  de 
la  symphonie  et  par  celui  des  acclamations  qu'on 
fait  autour  d'elle:  ainsi  l'idole  de  ce  prince,  plus 
privilégiée  que  lui-même  ,  reçoit  des  adulations  que 


(1)  C'est  une  chose  remarquable,  dans  l'antiquité,  que  cette 
tendance  de  ror(Tueil  des  rois  à  vouloir  se  déifier  :  Sapor  se  tait  ap- 
peler Roi  des  rois,  Frère  du  soleil  et  de  la  tune.  Pour  ne  pas  oublier 
qu'il  n'est  qu'un  prince  de  !a  terre,  Philippe  de  Macédoine  est 
oblipfé  de  se  faire  répéter  lous  les  jours  :  Soin'iens-loi  que  tu  es 
homme!  A  peine  Alexandre  a-t-il  détruit  l'empire  des  Perses,  qu'il 
cemmence  à  rougir  de  sa  royale  naissance,  et  à  vouloir  qu'on  l'a- 
dore comme  fils  de  Jupiter.  Domitien  ne  souffre  pas  qu'on  lui  élève 
au  Capitole  d'autres  statues  qu'en  or  et  en  argent;  il  ordonne 
même  qu'on  l'appelle  désormais  Seis^neur  et  Dieu.  Naguère,  un  roi 
de  France,  Louis  XIV,  se  laissa  complaisaniment  représenter  sous 
l'image  du  soleil;  faiblesse  étrange,  qui  dut  rendre  encore  plus 
éloijiH'nle  1.1  io'-oii  tlonnéo  par  Massillon  devant  le  cercueil  du 
grand  roi  :  Dieu  ■■(iil  est  ^uiu-!,  mes  Jrè/cs  .' 


El"    DE    LA    VANITÉ.  553 

sa  personne  n'ose  demander.  Homme  de  vanité  et 
d'ostenfatlon  ,  voilà  ta  figure.  C'est  en  vain  que  tu 
te  repais  des  honneurs  qui  semblent  te  suivre,  ce 
n'est  pas  toi  qu'on  adore ,  et  ce  n'est  pas  toi  qu'on 
regarde  ,  c'est  cet  éclat  étranger  qui  fascine  les  yeux 
du  monde,  et  on  adore  non  pas  ta  personne,  mais 
l'idole  de  ta  fortune,  qui  paraît  dans  ce  superbe 
appareil  par  lequel  tu  éblouis  le  vulgaire.  »  { Sermon 
pour  le  mardi  de  la  deuxième  semaine  du  Carême.) 

C'esJ;  encore  à  Bossuet  que  nous  allons  emprun- 
ter la  peinture  des  travers  de  la  vanité  :  a  L'homme, 
petit  en  soi ,  et  honteux  de  sa  petitesse ,  travaille  à 
s'accroître  et  se  multiplier  dans  ses  titres,  dans  ses 
possessions,  dans  ses  vanités  ;  toutefois,  qu'il  se  mul- 
tiplie tant  qu'il  lui  plaira  ,  il  ne  faut  toujours  pour 
l'abattre  qu'une  seule  mort.  Mais  il  n'y  pense  pas  ; 
et,  dans  cet  accroissement  infini  que  notre  vanité 
s'imagine ,  il  ne  s'avise  jamais  de  se  mesurer  à  son 
cercueil ,  qui  seul  néanmoins  le  mesure  au  juste. 

«  L'homme  est  vain  de  plus  d'une  sorte.  Ceux-là 
pensent  être  les  plus  raisonnables,  qui  sont  vains 
des  dons  de  l'intelligence ,  les  savants,  les  beaux  es- 
prits. A  la  vérité ,  ils  sont  dignes  d'être  distingués 
des  autres,  et  ils  font  un  des  plus  beaux  ornements 
du  monde  :  mais  qui  les  pourrait  supporter  lorsque, 
aussitôt  qu'ils  se  sentent  un  peu  de  talent ,  ils  fati- 
guent toutes  les  oreilles  de  leurs  faits  et  de  leurs 
dits?  Et  parce  qu'ils  savent  arranger  des  mots,  me- 
surer un  vers  ou  arrondir  une  période,  ils  pensent 
avoir  droit  de  se  faire  écouter  sans  fin ,  et  de  dé- 
cider souverainement...  Laissons  ces  beaux  esprits 
dans  leurs  disputes  de  mots,  dans  leur  commerce 


5,64  DE  l'orgueil 

de  louanges ,  qu'ils  se  vendent  les  uns  aux  autres  à 
pareil  prix,  et  dans  leurs  cabales  tyranniques,  qui 
veulent  usurper  l'empire  de  la  réputation  et  des  let- 
tres. Dois -je  dissimuler  leurs  délicatesses  et  leurs 
jalousies  ?  Leurs  ouvrages  leur  semblent  sacrés  ;  y 
reprendre  seulement  un  mot ,  c'est  leur  faire  une 
blessure  mortelle.  C'est  alors  que  la  vanité,  qui 
semble  naturellement  n'être  qu'enjouée  ,  devient 
cruelle  et  impitoyable;  la  satire  sort  bientôt  des 
premières  bornes ,  et ,  d'une  guerre  de  mots ,  elle 
passe  à  des  libelles  diffamatoires,  à  des  accusations 
outrageuses  contre  les  mœurs  et  les  personnes.  Là , 
on  ne  regarde  plus  combien  les  traits  sont  enveni- 
més, pourvu  qu'ils  soient  lancés  avec  art;  ni  com- 
bien les  plaies  sont  mortelles  à  l'honneur,  pourvu 
que  les  morsures  soient  ingénieuses  ;  tant  il  est  vrai 
que  la  vanité  corrompt  tout ,  jusqu'aux  exercices 
les  plus  innocents  de  l'esprit,  et  ne  laisse  rien  d'en-, 
tier  dans  la  vie  humaine.  »  [Ibid.) 

—  L'orgueilleux  et  le  vaniteux  se  décèlent  à  cer- 
tains signes,  à  certaines  habitudes,  dont  l'ensemble 
ne  saurait  tromper  longtemps  l'observateur  le  moins 
exercé.  Entrent-ils  dans  un  cercle,  ils  trouvent  tou- 
jours moyen  d'y  occuper  la  place  d'honneur,  et  ne 
tardent  pas  à  s'emparer  exclusivement  de  la  conver- 
sation ;  toutefois,  le  premier  ressemble  plutôt  à  un 
maître  qui  rend  ses  oracles,  le  second ,  à  un  flatteur 
occupé  à  gagner  les  suffrages  de  ceux  qui  l'entou- 
rent. L'un  porte  la  tête  iièrement  redressée,  sa  bou- 
che pincée  annonce  le  dédain  ,  son  regard  assuré  se 
fixe  habituellement  vers  le  ciel ,  enfin,  son  maintien 
et  ses  moindres  gestes  conservent  toujours  un  air 


Kl     DE    LA    ViNlTÉ.  555 

d'enipirc.  L'autre  a  moins  de  roideur  dans  la  dé- 
marche, et  en  même  temps  moins  d'autorité  dans 
la  voix  ;  son  i-egard  a  quelque  eiiose  de  caressant  ; 
SCS  gestes  sont  plus  gracieux,  plus  ari'ondis  ;  sa 
bouche ,  toujours  pi-ète  à  s'ouvrir,  est  aussi  beau- 
couj)  moins  dédaigneuse.  .Marchent-ils  tous  deux, 
l'orgueilleux  Foule  l'ortement  la  terre,  qu'il  croit  à 
peine  digne  de  le  porter  ;  le  vaniteux  s'avance  avec 
plus  de  légèreté,  il  pose  et  n'appuie  pas.  Du  reste, 
au  physique  comme  au  moral  ,  deux  signes  sufH- 
sent  pour  les  caractériser:  l'orgueilleux  .y  e/ètd ,  le 
vaniteux  s  étale. 

Effets ,  complication  et  terminaison. 

L'adulation  ou  le  mépris,  la  fausse  modestie, 
l'opiniâtreté,  l'endurcissement  du  cœur,  l'hypocri- 
sie, les  débordements  du  luxe,  l'envie,  la  jalousie, 
la  colère,  la  haine,  la  vengeance,  le  meurtre  et  le 
suicide ,  tels  sont  les  tristes  effets  de  l'orgueil  et  de 
la  vanité  chez  les  particuliers.  Les  guerres  qui  dé- 
ciment les  peuples,  et  les  révolutions  qui  troublent 
les  sociétés,  ne  naissent,  la  plupart  du  temps,  que 
de  cette  cause.  Enfin,  les  sectes,  les  schismes  et 
les  hérésies  qui  déchirent  l'Eglise,  sont  encore  au- 
tant d'enfants  de  l'orgueil  et  de  la  vanité,  autant 
de  rejetons  sortis  de  ces  deux  racines  empoisonnées. 

Ainsi  que  nous  l'avons  vu  précédemment ,  l'or- 
gueil et  la  vanité  peuvent  marcher  de  front  dès 
leiu'  début;  mais,  le  plus  souvent,  ces  deux  vices 
s'engendrent,  se  conoborent  l'un  l'autie ,  et,  pour 
peu  qu'ils  se   rencontrent   avec    un    surcroit  des- 


556  DE  l'orgueil 

pérance  et  de  fermeté ,  ils  donnent  bientôt  nais- 
sance à  \ ambition,  passion  bien  plus  redoutable  que 
chacun  des  éléments  qui  la  composent. 

Le  vaniteux  a-t-il  obtenu  les  applaudissements 
dont  il  est  si  avide ,  la  tête  lui  tourne ,  et ,  dans 
son  ivresse,  il  se  croit  un  génie  infiniment  au- 
dessus  de  toutes  les  intelligences  qui  lui  ont  payé 
le  tribut  de  leur  admiration.  Tout  à  l'heure  il  n'était 
que  vaniteux;  le  voici ,  de  plus,  sous  la  domination 
de  l'orgueil. 

L'orgueilleux  a-t-il  fait  passer  dans  l'esprit  de  la 
multitude  la  profonde  conviction  qu'il  a  de  son  mé- 
rite personnel ,  les  éloges  pleuvent  aussitôt  sur  lui , 
c'est  à  qui  lui  prodiguera  l'encens  de  la  flatterie.  Cet 
encens  étranger,  dont  il  avait  su  se  passer,  devient 
bientôt  pour  lui  un  besoin  aussi  indispensable  que 
l'air  qu'il  respire;  il  ne  peut  plus  vivre  sans  louan- 
ges ;  il  lui  en  faut  à  tout  prix,  même  aux  dépens 
de  sa  propre  estime;  et  celui  qui  naguère  se  com- 
plaisait en  lui-même  est  réduit  à  aller  chercher 
les  autres  pour  donner  quelque  aliment  à  son  nou- 
veau besoin  de  vaine  gloire  :  il  n'avait  qu'une  pas- 
sion ,  qu'un  seul  maître ,  il  en  a  deux. 

Nous  avons  observé  la  vanité  et  l'orgueil  heu- 
reux, c'est-à-dire  satisfaits;  étudions-les  maintenant 
dans  l'adversité.  Après  une  critique  ou  une  chute, 
l'amour-propre  humilié  se  replie  en  quelque  sorte 
sur  lui-même,  il  se  cache,  tout  honteux  de  sa  dé- 
faite. Mais,  dans  ce  moment,  grandit  l'estime  de  soi, 
qui  s'empresse  de  lui  apporter  quelques  paroles  de 
consolation  et  d'encouragement  :  «Les  sots  !  lui  dit- 
elle,    qui   n'ont  pas  su   t'apprécier,    qui   n'ont  pa§ 


ET    DE    LA    VANITÉ.  557 

senti  tout  ce  qu'il  y  avait  d'admirable,  de  sublime 
dans  ton  talent!»  I^'amour-propre ,  se  redressant 
alors  avec  une  fierté  dédaigneuse  :  «J'étais  vraiment 
bien  fou  d'attacher  tant  d'importance  à  l'approba- 
tion des  autres;  désormais  je  veux  me  passer  de 
leurs  suffrages;  j'admirerai  tout  seul  les  trésors  de 
mon  génie  !  » 

Pour  l'orgueilleux  forcé  de  descendre  et  de  ra- 
battre quelque  chose  de  la  haute  opinion  qu'il  avait 
de  sa  personne,  il  suffoquerait  infailliblement  si 
quelques  louanges  adroites  ne  venaient  à  propos 
dilater  son  cœur.  C't'st  ainsi  que  la  vanité  blessée  se 
console  par  l'orgueil,*!  que  l'orgueil  humilié  cher- 
che un  dédommagement  dans  la  vanité. 

Traitement. 

Si  les  deux  passions  dont  nous  nous  occupons 
sont  si  répandues  et  si  difficiles  à  guérir,  c'est  en 
grande  partie  la  faute  de  l'éducation  vicieuse  que 
nous  donnons  aux  enfants.  A  peine,  en  effet,  leur 
intelligence  commence-t-elle  à  s'ouvrir ,  que  nous 
leur  apprenons  à  s'estimer  et  à  se  croire  meilleurs 
par  le  seul  motif  qu'ils  ont  un  nouvel  habit,  un 
beau  vêtement,  ou  quelque  ornement  qui  leur  est 
tout  à  fait  étranger.  Plus  tard,  nous  louons  incon- 
sidérément devant  eux  leurs  grâces,  leur  beauté, 
leur  esprit;  puis  nous  restons  étonnés  quand  nous 
venons  à  découvrir  qu  ils  n'ont  que  trop  profité  de 
nos  leçons,  et  quelquefois  même  nous  sommes  as- 
sez injustes  pour  les  punir  sévèrement  d'un  travers 
que  nous  leur  avons  inculqué. 

Au  lieu  de  cette  conduite  inconséquenle ,  effor- 


5f>8  HE    LORGCEIL 

çons-nous  de  donner  de  bonne  heure  aux  enfants  des 
habitudes d'oidre  et  de  propreté,  des  goiVts  sunpies 
et  modestes  ;  loin  de  fausser  leur  jugement ,  rec- 
tifions-le dès  qu'il  est  en  défaut;  surtout,  ne  les 
louons  que  très-rarement,  et  toujours  à  propos  :  la 
louange  est  un  poison  perfide  quand  elle  est  autre 
chose  qu'un  encouragement  à  mieux  faire. 

Voulons-nous  qu'ils  se  fassent  aimer  par  leur 
modestie,  commençons  par  les  prêcher  d'exemple; 
soyons  nous-mêmes  modestes.  Et ,  en  vérité,  de  quoi 
avons-nous  droit  de  nous  enorgueillir  ou  de  tirer 
vanité?  De  notre  brillante  santé?  Mais  une  chute, 
un  souffle ,  un  rien  peut  l'abattre.  De  la  beauté  de 
nos  formes  ou  de  notre  figure?  Mais  rappelons-nous 
que  la  beauté  n'est  qu'éphémère,  qu'elle  passe  avec 
l'âge  et  sous  l'influence  de  la  maladie  ou  des  cha- 
grins. Serait-ce  de  notre  savoir  que  nous  sommes  si 
fiers?  erreur  non  moins  grande  et  non  moins  cou- 
pable :  d'abord  ,  ce  prétendu  savoir  ne  vient  pas  de 
nous,  il  nous  a  été  communiqué;  on  l'a  dit  avec 
raison,  science  n'est  que  souvenance.  Et  puis,  parmi 
cette  foule  ignorante,  objet  de  nos  dédains,  combien 
d'hommes  ne  seraient-ils  pas  aujourd'hui  aussi  in- 
struits, plus  instruits  peut-être  que  nous  s'ils  avalent 
eu  le  bonheur  de  recevoir  une  instruction  égale  à  la 
nôtre?  Que  sont  d'ailleurs  toutes  les  sciences  hu- 
maines? un  édifice  sans  fondements  solides,  une 
Babel  édifiée  sur  le  sable,  et,  pour  tout  dire,  un 
amas  d'incertitudes  plus  ou  moins  liées  avec  des 
faits  dont  on  ignore  souvent  la  cause,  et  dont  quel- 
ques espriis  méthodiques  et  hardis  viennent  de 
temps  en  temps  changer  la  distribution  ,   sans  lui 


ET    DE    l.\    VANITÉ.  559 

donner  une  base  plus  stable  que  ne  l'avaient  fait 
leurs  prédécesseurs. 

l.c  médecin  moraliste  ne  conseillera  pas  seule- 
ment d'éloigner  ou  d'affaiblir  les  causes  occasion- 
nelles de  ces  deux  travers ,  il  prescrira  les  moyens 
hygiéniques  les  plus  propres  à  modifier  les  prédis- 
positions constitutionnelles  qui  les  entretiennent. 
C'est  ainsi  qu'à  l'aide  de  bains  fréquents,  d'une  nour- 
riture légère  et  rafraîchissante,  il  parviendra  à  dimi- 
nuer la  pléthore  sanguine  ainsi  que  la  surexcitation 
du  système  nerveux ,  qui  prédominent  ordinaire- 
ment chez  les  individus  bouffis  d'orgueil ,  et  chez 
les  personnes  infatué^  de  vanité. 

—  La  législation  ne  s'occupe  que  d'une  manière 
secondaire  du  traitement  préservatif  de  l'orgueil  et 
de  la  vanité;  dans  certains  gouvernements  aristo- 
cratiques, elle  semble  même  avoir  pris  à  tâche  d'en 
favoriser  le  funeste  développement.  En  France,  où 
les  citoyens  sont  déclarés  égaux  devant  la  loi ,  les 
excès  de  ces  deux  passions  ne  sont  passibles  de  peines 
qu'autant  qu'ils  ont  amené  une  contravention,  un 
délit,  ou  un  crime. 

—  La  religion,  au  contraire,  s'attache  sans  cesse  à 
combattre  ces  deux  mortels  ennemis  de  l'homme. 
Pour  arriver  à  les  dompter,  elle  ne  se  contente  pas 
de  nous  prescrire  la  modestie ,  vertu  du  dehors , 
vertu  sociale  qui  s'attache  seulement  à  ne  blesser 
personne,  elle  va  jusqu'à  nous  faiie  un  devoir  de 
V humilité,  y evi\x  intérieure  et  surnaturelle,  malheu- 
reusement trop  peu  pratiquée,  et  pourtant  seule 
capable  de  contenir  l'estime  de  soi  et  l'amour  de  l'ap- 
probation dans  les  bornes  utiles  au  salut  de  notre 


560  DE    I.'OUCUEII- 

âme,  et  à  l'harmonie  de  la  société  :  riiuinilité,  c'était 
la  vertu  d'un  Vincent  de  Paul,  c'était  aussi  celle  de 
Fénelon ,  vrais  disciples  d'un  Dieu  qui  se  fit  le  plus 
humble  et  le  dernier  de  tous. 

Exemples  et  observations . 
I.  Vanité  d'un  grand  seigneur. 

On  lit  dans  les  Mémoires  de  madame  Ducrest ,  sur 
l'impératrice  Joséphine  : 

«  Le  duc  de  Lauraguais  avait  connu  beaucoup  mon 
père,  qui  nous  raconta  de  singulières  anecdotes  sur 
ce  grand  seigneur,  qui  ne  se  plaisait  qu'avec  la  plus 
mauvaise  compagnie,  et  qui  se  vantait  de  ce  goût. 

«11  le  rencontra  un  jour  se  désespérant,  et  s'é- 
criant  qu'il  était  un  homme  perdu,  déshonoré. — 
Mais  qu'avez-vous,  monsieur  le  duc,  que  vous  est- 
il  arrivé?  —  Une  chose  affreuse ,  horrible.  —  Avez- 
vous  perdu  quelque  forte  somme  au  jeu?  —  Bah  î 
je  suis  habitué  à  cela.  Bien  pis,  vous  dis-je,  un 
malheur  épouvantable.  —  Vous  m'effrayez,  je  ne 
sais  qu'imaginer,  car  les  chagrins  de  cœur  ne  vous 
touchent  guère.  —  Oh ,  si  ce  n'était  que  la  mort 
d'une  maîtresse!  mais,  hélas!  c'est  plus  fort  que 
tout  cela  !  11  y  a  vingt  ans  que  je  fais  tout  ce  que  je 
puis  pour  me  ruiner;  j'ai  déclaré,  il  y  a  dix-huit 
mois,  une  petite  banqueroute  ybr^  honnête,  fort  rai- 
sonnable, dont  tout  Paris  parlait;  eh  bien  !  ne  voilà- 
t-il  pas  que  ce  polisson  de  Guéméné  s'avise  d'en  faire 
une  de  quatorze  millions  !  .le  suis  coulé  bas  ;  je  pas- 
serai inaperçu  à  présent,  on  ne  parlera  pas  plus  de 
moi  que  d'un  bourgeois  de  la  rue  Gaint-Denis.  Il 
faut  convenir  que  je  suis  bien  malheureux!» 


ET    DE    LA    VAiNlTÉ.  561 

II.  Orgueil  d'un  acteur  célèbre. 

«T***,  rapporte  encore  madame  Ducrest,  a  dîné 
ces  jours  derniers  chez  un  banquier  fort  riche  de 
Paris,  et,  comme  de  raison,  il  n'a  été  question  que 
de  lui ,  entretien  qui  lui  plaît  de  préférence  à  tout 
autre,  quoiqu'il  ait  assurément  tout  ce  qu'il  faut 
pour  les  soutenir  tous  avec  avantage.  11  est ,  à  part 
son  jeu,  fort  remarquable  par  son  instruction  et  ses 
connaissances  des  littératures  étrangères  ;  mais  son 
orgueil  passe  tout  ce  que  je  pouvais  imaginer.  En 
voici  une  preuve  :         - 

«  11  nous  racontait  les  circonstances  de  son  pre- 
mier voyage  en  Belgique  et  de  sa  première  entre- 
vue avec  le  roi  Guillaume.  «  Je  m'aperçus .  nous 
dit-il,  que  Sa  JMajesté  était  embarrassée  avec  moi, 
effrayée  de  ma  réputalion;  mais  je  mis  tant  de  soin 
à  lui  parler  avec  bonhomie,  qu'elle  fut  aussi  à  son 
aise  qu'avec  une  personne  ordinaire.  »  Si  je  ne  les 
avals  entendues ,  je  croirais  ces  paroles  inventées 
par  quelque  envieux  ou  quelque  mauvais  plaisant; 
elles  sont  si  ridicules,  qu'il  est  difficile  de  croire 
qu'elles  aient  pu  être  dites.  Il  est  donc  vrai  qu'un 
orgueil  excessif  peut  faire  dire  des  sottises  à  un 
homme  éminemment  spirituel  !  » 

m.  Vanité  d'une  jeune  fille  terminée  par  un  suicide. 

Emilie  B***,  d'une  constitution  tout  à  fait  lym- 
phatique, fut  atteinte,  pendant  son  enfance,  d'mie 

36 


t)6^  DE    l/oRCUElL 

espèce  de  teigne  qui  lui  dénuda  plusieurs  points  du 
cuir  chevelu.  A  peine  entrée  dans  sa  quinzième 
année,  elle  fut  lancée  dans  le  grand  monde,  où  les 
passions  naissantes  trouvent  sans  cesse  un  nouvel 
aliment,  alors  qu'on  devrait  les  diriger  dans  l'inté- 
rieur de  la  famille.  Elle  y  entendit  louer  par-dessus 
tout  les  grâces,  la  beauté,  et  la  toilette  qui  relève 
si  bien  pes  dons  de  la  nature.  Elle-même  n'était  pas 
sans  quelques  agréments,  et ,  pour  les  faire  valoir, 
elle  s'abandonna  aux  séduisantes  préoccupations  de 
la  vanité  :  du  reste,  ce  funeste  penchant  n'était  que 
trop  favorisé  par  les  soins  mal  entendus  d'une  mère 
qui  l'idolâtrait.  Cependant  les  petits  triomphes 
qu'Emilie  obtient  déjà  dans  le  monde  sont  empoi- 
sonnés par  le  souvenir  d'une  infirmité  qu'elle  peut 
bien  cacher  aux  autres,  mais  qui  ne  saurait  s'arra- 
cher de  sa  pensée,  et  qui  la  tourmente, au  milieu 
des  plaisirs. 

Elle  n'avait  guère  que  dix-huit  ans  quand  la  mort 
de  sa  mère  la  laissa  abandonnée  à  elle-même  et  sans 
expérience.  La  lecture  des  romans  devient  dès  ce 
moment  son  occupation  habituelle ,  et  dans  ces 
livres,  écrits  pour  la  plupart  avec  une  Imagination 
délirante,  elle  puise  les  meilleures  raisons  pour 
entretenir  sa  passion  favorite.  Après  le  besoin  de 
plaire,  celui  d'aimer  s'éveille  bientôt  dans  le  cœur 
de  cette  jeune  fille,  et  devient  pour  elle  une  autre 
source  de  louiment.  La  pensée  qu'il  faudra  faire  un 
aveu  humiliant  à  l'homme  que  son  cœur  a  choisi 
la  trouble  au  milieu  des  plus  riantes  Images  du 
bonheur.  Voulant  toutefois  tenter  une  dernière  res- 


i:i'    \)E    I.A    VANITE.  5(53 

source,  elle  se  décide  à  faire  un  voyajje  à  Taiis. 
Arrivée  cliez  son  irère,  M.  B"**,  elle  va  consulter  les 
médecins  les  plus  dlslinjjués  de  la  capitale,  (jui  em- 
ploient inutilement  tous  les  moyens  ima[jlnables. 
Privée,  dès  lors,  de  l'espoir  de  sa  jjuérison ,  et  plongée 
dans  la  plus  sombre  mélancolie,  Emilie  cherche  tour 
à  tour  à  vaincre  son  amour  et  sa  vanité,  mais  elle  ne 
Fait  que  les  auguienter  l'un  et  l'autre.  Sur  ces  entre- 
faites, son  Futur  vient  à  Paris,  et  est  reçu  par  M.  B*** 
comme  un  ancien  ami.  Pendant  le  dîner,  ce  jeune 
homme  adresse  à  cha&tm  les  compliments  les  plus 
gracieux, et,  dans  son  ignorance,  s'arrête  com plaisam- 
ment sur  la  magnifique  chevelure  de  madame  B***. 
C'était  briser  le  cœur  de  la  pauvre  Emilie,  qui,  ce- 
pendant, peut  se  maîtriser  assez  pour  ne  pas  se  trahir 
par  une  émotion  indiscrète.  Le  lendemain,  comme 
si  elle  avait  tout  oublié,  elle  descend  auprès  de  sa 
belle- sœur,  qui  l'invite  à  Faire  une  promenade. 
Emilie  accepte  volontiers;  elle  aide  madame  B*** 
dans  sa  toilette,  et,  par  un  de  ces  bizarres  et  inex- 
plicables sentiments  du  cœur  humain  ,  elle  veut 
tresser  elle-même  la  chevelure  de  sa  sœur,  cette  che- 
velure dont  elle  vante  aussi  la  beauté,  tout  en  par- 
lant de  TinFériorité  de  la  sienne  avec  im  sang-Froid 
aFFecté.  Mais  bientôt,  ne  pouvant  contenir  ses  larmes, 
elle  s'échappe  sous  prétexte  d'aller  s'habiller.  Uiie 
heure  entière  s'écoule  sans  qu'elle  reparaisse;  in- 
quiète, madame  B***  monte  chez  sa  belle -sœur, 
trouve  le  lit  au  milieu  de  la  chambre  tout  en  dé- 
sordre, avance  quelques  pas,  et  tombe  évanouie  sur 
le  parquet:  elle  venait  d'apercevoir,  dans  les  plis  des 


ri (51  DF,  i,'onr.ui;ii, 

rideaux,  la  malheureuse  Emilie  pendue  à  la  flèche 

de  son  lit  (1). 

IV.  Orffiieil  et  vanité  d'un  Anglais  blessé  clans  ses  chevaux. 

Deux  chevaux  anglais  emportaient  à  Longchamps 
lord  G***  dans  un  brillant  landau.  Le  meilleur  et  le 
plus  fidèle  des  cochers,  Georges,  lier  sur  son  siège, 
laissait  loin  derrière  lui  tous  les  autres  équipages, 
et  ce  petit  triomphe,  où  milord  place  toute  son 
ambition  ,  le  rend  en  ce  moment  le  plus  heureux  des 
hommes.  Tandis  qu'il  promène  autour  de  lui  ses 
regards  satisfaits,  il  s'aperçoit  qu'une  mauvaise  voi- 
ture de  place  ose  le  suivre  à  une  distance  peu  respec- 
tueuse. Choqué  de  cette  insolence,  qui  n'excite  d'a- 
bord que  sa  pitié,  lord  G***  ordonne  à  Georges  de  le 
débarrasser  de  cette  vue  importune:  Georges  presse 
aussitôt  ses  chevaux,  qui  redoublent  de  vitesse;  le 
fiacre  accepte  la  lutte  ,  et  serre  de  près  le  superbe 
landau.  Alors  la  colère  de  l'Anglais  s'allume  ;  son 
mépris  se  change  en  une  violente  indignation  ; 
il  tire  à  grands  coups  le  cordon  ,  il  s'agite ,  il  tré- 
pigne, il  vocifère.  En  vain  Georges  secoue  les  rênes, 
et  presse  ses  chevaux  de  la  voix  et  du  fouet ,  leur 
ardeur  épuisée  ne  sent  plus  cette  main  si  sûre  et 
toujours  si  bien  obéie.  Cependant  le  fiacre  gagne  de 


(1)  Vers  1824,  un  élève  interne  de  l'Hôtel-Dieu  s'ouvrit  l'artère 
crurale,  par  désespoir  de  sa  laideur.  Ce  fait  a  dû  être  consigné 
sur  le  cahier  d'observations  qu'il  tenait  dans  le  service  du  profes- 
seur Dupuytren. 


ET    UE    LA    VANITÉ,  -'iCô 

plus  en  plus  du  terrain  :  la  tête  de  ses  rosses  est  au 
niveau  de  la  portière  de  milord ,  qu'elles  semblent 
narguer;  déjà  les  deux  voitures  sont  de  front,  et 
bientôt  l'impertinent  sapin,  devançant  l'équipage  du 
puissant  gentilhomme,  et  le  précède  de  quelques 
secondes  à  la  barrière  de  l'Etoile.  «  A  l'hôtel  ! 
à  l'hôtel  !  »  s'écrie  lord  G***,  pâle  de  fureur;  et 
Georges ,  qui  a  compris  toute  l'énormité  de  sa 
faute  ,  s'en  revient  abattu  moins  par  l'attente  des 
reproches  que  par  un  véritable  chagrin  de  voir  son 
maître  profondément  blessé  dans  ce  qu'il  a  de  plus 
cher  au  monde. 

De  retour  chez  lui,  lord  G***  fait  bientôt  appeler 
Georges,  qui  arrive  tout  tremblant.  Milord  ne  s'em- 
porte pas;  mais,  lançant  à  son  vieux  cocher  un  re- 
gard froidement  dédaigneux:  «Sortez,  lui  dit- il, 
sortez  à  l'instant  même  de  ma  maison,  pour  n'y  ja- 
mais remettre  le  pied;  vous  êtes  un  misérable,  qui 
venez  de  me  déshonorer.»  Atterré  par  ces  paroles, 
Georges  balbutie  quelques  excuses  ,  allègue  surtout 
que  les  chevaux  ont  été  horriblement  fatigués  la 
veille,  et  qu'il  a  voulu  les  ménager.  «  J'avais  dit: 
Crève  les  chevaux,  reprend  sévèrement  lord  G***  ;  il 
fallait  m'obéir,  et  non  me  déshonorer.  Partez!»  Le 
malheureux  cocher  se  retire  tout  consterné  dans 
sa  chambre ,  où  milord  ne  tarde  pas  à  lui  envoyer 
ses  gages  avec  quinze  cents  francs  de  gratification 
pour  ses  services  d'autrefois. 

Jusque-là  le  vieux  serviteur  n'avait  pas  cru  l'arrêt 
sans  appel  :  il  comptait  encore  sur  l'affection  de  son 
maître,  qu'il  pensait  avoir  acquise  par  vingt  années 
d'une  conduite  irréprochable  et  par  de  fréquentes 


victoires  dans  les  courses  royales  ;  mais  à  présent 
que   tout  espoir   est    détruit,   il    quille   tristement 
l'hôtel,  et  va  annoncer  à  sa  femme  la   nouvelle  de 
son  malheur.  A  peine  la  disgrâce  de  Georges  est-elle 
connue,   qu'on  lui  fait  proposer    plusieurs    places 
avantageuses;  mais  aucune  de  ces  places  ne  saurait 
lui  rendre   son   ancien  maître  ni  ses   pauvr^-s  che- 
vaux; il  les  refuse  toutes.  D'ailleurs,  le  coup  inat- 
tendu qu'il  vient  déprouver  a  trop  fortement  ébranlé 
sa  santé  pour  qu'elle  n'ait  pas  besoin  de  quelques 
soins.   Cependant  deux  mois   s'étaient   écoulés,   et 
Georges  restait  toujours  triste  et  silencieux;  il  avait 
perdu  l'appétit  et  le  sommeil;  il  maigrissait  à  vue 
d'œil ,  enfin  il  tomba  dangereusement  malade.  Quand 
ses  économies  furent  à  peu  près   épuisées,  il  an- 
nonça à  sa  femme  qu'il  était  décidé  à  entrer  à  l'hô- 
pital de  la  Charité ,  et  il  y  entra ,  en  effet ,  quelques 

jours  après. 

L'interne  de  la  salle,  dans  les  visites  fréquentes 
qu'il  faisait  à  ce  nouveau  malade  ,  soupçonna  qu'il 
était  miné  par  une  vive  affection  morale;  et  Georges, 
dont  il  gagna  bientôt  la  confiance,  lui   raconta  la 
cause  de  son  désespoir  et  de  ses  souffrances.  Touché 
de  compassion,  cet  excellent  jeune  homme  résolut 
de  tenter  une  démarche  auprès  du  vaniteux  et  sévère 
Anglais,  espérant  encore  obtenir  le  pardon  de  son 
ancien  serviteur,  et  peut-être  lui  conserver  la  vie.  Il  se 
présenta  donc  à  l'hôtel  de  lord  G***.  Introduit  dans 
son  cabinet:  «Milord,  lui  dit-il,  j'ai  pris   la  hberté 
de  venir  vous  entretenir  d'un  malade  auquel  je  porte 
un  vif  intérêt,  et  qui  a  été  bien  des  années  à  votre 
service.  Consumé   par  le  chagrin    d'avoir   déplu  à 


KT    DE    \A    VANITÉ.  507 

votre  sel(]fneurie,  l'infortuné  Georges  se  meurt  à  l'iiô- 
pital  de  la  Cliarité.  —  Geor{]^e.s  à  I'l»ùpllal  !  inter- 
rompit brusquement  l'orgueilleux  Anglais;  mais  ce 
misérable  veut  donc  toujours  me  déshonorer!  Qu'il 
en  sorte  tout  de  suite  ;  je  veux  qu'il  soit  traité  à  mes 
Frais,  et  qu'on  lui  donne  tout  ce  dont  il  a  besoin. 

—  La  générosité  de  milord  n'a  rien  qui  m'étonne, 
répliqua  l'interne;  mais  le  pauvre  Georges  ne  peut 
plus  être  transporté  ;  il  ne  demande  qu'une  seule 
chose  pour  mourir  en  paix ,  c'est  que  milord  le 
voie  une  dernière  fois,  et  qu'il  vienne  lui  pardonner. 

—  Moi ,  voir  Georges  et  lui  pardonner  !  Mais,  mon- 
sieur, vous  ne  savez  -donc  pas  que  c'est  le  dernier 
des  misérables,  qu'il  m'a  déshonoré  en  se  laissant 
dépasser  par  lui  fiacre  !  »  L'interne  insista  en  vain  ; 
il  ne  put  obtenir  d'autre  réponse,  et  sortit  indigné. 
Le  vieux  cocher  s  était  bien  attendu  à  ce  triste  lé- 
sultat;  il  savait  jusqu'où  peut  aller  la  vanité  d'un 
Anglais  blessé  dans  ses  chevaux,  et  avait  même  prié 
l'interne  de  lui  épargner  une  nouvelle  preuve  du 
ressentiment  de  son  maître. 

Cependant  milord  envoyait  tous  les  jours  savoir 
des  nouvelles  de  son  ancien  cocher  ,  lui  faisant 
offrir  de  l'argent  et  tout  ce  qui  pouvait  lui  être  né- 
cessaire; le  moribond  repoussait  ces  offres,  répétant 
d'une  voix  presque  éteinte:  «Le  pardon  de  milord 
pouvait  seul  me  sauver  la  vie  !  » 

«  Que  fait  Georges  ?  »  demanda  un  matin  lord  G*** 
à  son  valet  de  chambre  qui  revenait  de  l'hôpilal 
plus  triste  que  de  coutume.  «  Georges  n'est  plus, 
répondit  celui-ci  :  il  est  mort  pendant  la  nuit. — J'en 
suis  vraiment  bien  fâché,  reprit  milord,  avec  son 


gg3  I>E    LOHCUEIL   ET    DE    LA   \    l    i 

flqîme  impitoyable;  c'était  un  1  ive  homme  que 
j'aimais  beaucoup  autrefoi».  > 

Et  lord  G'"  crut  avoir  satist?  «  sa  conscience 
en  envoyant  de  l'or  h  la  veuve  de  ,:!ul  .lui  avait  eu 
le  malheur  de  »e  laisser  d»vai,ce  >n  un  Hacre. 


I 


I 


DE    l'ambition.  ^69 


CHAPITRE  IX. 


DE    L  AMBITION. 


Do  toutes  les  passions  huniaineg,  la  plus  li<TC  dans 
ses  pensées  et  la  plus  euiporléc  dans  ses  désirs, 
mais  la  plus  souple  dans  sa  conduite  et  la  ()lus 
cachée  dans  ses  desseins ,  c'est  l'ambition.  Saint 
Grégoire  nous  a  représenté  son  vrai  caractère, 
lorsqu'il  a  dit  :  «L'ambition  est  timide  quand 
elle  cherche ,  superbe  et  audacieuse  lorsqu'elle 
■•    a  trouvé.  » 

BOSSUET. 


Définition  et  synonymie. 

Ambition  ,  en  latin  amhitio,  dérive  du  verbe  am- 
bire  (1),  qui  signifie  aller  à  l'entour,  briguer.  Les 
Romains,  en  effet,  appelaient,  à  proprement  parler, 
ambitiosi  {circonvenants)  ceux  qui  briguaient  les 
charges ,  parce  qu'ils  allaient  autour  de  l'assemblée 
pour  mendier  les  suffrages. 

L'ambition  est  un  désir  violent  et  continuel  de 
s'élever  au-dessus  des  autres,  et  même  sur  leurs 
ruines.  C'est  une  soif  immodérée  de  la  gloire,  de  la 
domination,  des  grandeurs  et  des  honneurs,  enfin,  des 


richesses. 


V ambition  de  la  gloire  est  un  désir  ardent ,  gé- 
néreux  quelquefois,  mais  presque  toujours  cruel- 


(I)  Jni ,  en  ancifii  latin,  signiliiil  circttm  ,  à  riTilour. 


570  DE  l'ambition. 

lemenl  déçu  ,  de  vivre  entouré  de  l'admiration ,  de 
la  reconnaissance  des  hommes  ,  et  de  transmettre 
son  nom  à  la  postérité. 

\S ambition  de  la  domination  et  du  poiii'oir  veut,  à 
tout  prix,  gouverner  et  étendre  indéfiniment  ses 
conquêtes;  elle  prétend  que  rien  ne  lui  résiste;  ses 
moindres  volontés  doivent  être  regardées  comme 
des  ordres  sacrés.  Cette  ambition,  jointe  à  celle  de 
la  gloire,  fait  la  grandeur  des  Etats,  ou  consomme 
leur  ruine.  L'esprit  de  domination  est  beaucoup 
plus  commun  qu'on  ne  le  pense  ;  il  se  glisse  dans 
tous  les  rangs,  dans  toutes  les  conditions,  et  jusque 
dans  les  jeux  des  enfants. 

Uambitio/i  des  grandeurs  et  des  honneurs  aspire 
sans  cesse  à  obtenir  des  places ,  à  monter  à  des  di- 
gnités de  plus  en  plus  élevées;  il  lui  faut  des  titres 
et  des  distinctions  qui  assurent  la  considération  et 
les  hommages  de  la  multitude. 

L'ambition  des  richesses  ressemble  à  l'avarice  par 
son  ardeur  et  par  les  moyens  odieux  qu'elle  emploie 
pour  accroître  sa  fortune  ;  mais ,  loin  de  thésauriser, 
ainsi  que  cette  dernière  passion,  qui,  dans  son  dé- 
lire, regarde  l'or  et  l'argent  comme  les  seuls  biens, 
elle  ne  les  considère  que  comme  des  moyens  de  par- 
venir à  son  but. 

Chez  quelques  individus  on  ne  rencontre  qu'une 
de  ces  espèces  d'ambition  :  d'autres  sont  dévorés 
par  toutes  les  quatre  à  la  fois;  c'est  sur  ces  malheu- 
reux esclaves  que  cette  passion  exerce  son  empire 
de  la  manière  la  plus  tyrannique. 

Ne  confondons  pas  l'ambition  avec  cette  noble 
émulation  «qui  mène  à  la  gloire  par  le  devoir;  la 


DE  l'ambition.  571 

naissance  nous  l'inspire,  et  la  religion  l'autorise: 
c'est  elle,  dit  Massillon,  qui  donne  aux  empires  des 
citoyens  illustres,  des  ministres  sajjes  et  laborieux, 
de  vaillants  (généraux,  des  auteurs  célèbres,  des 
princes  dijjnes  des  louanges  de  la  postérité;  au  con- 
traire, la  mollesse  et  l'oisiveté  blessent  également 
les  règles  de  la  piété  et  }es  devoirs  de  la  vie  civile, 
et  le  citoyen  inutile  n'est  pas  moins  proscrit  par 
l'Evangile  que  par  la  société.  » 

Selon  Duclos  ,  «  l'émulation  et  l'ambition  diffèrent 
entre  elles ,  en  ce  que  la  noble  émulation  consiste  à 
se  distinguer  parmi  ses  égaux,  et  à  chercher  son 
bien-être;  au  lieu  que  l'ambition  est  un  désir  im- 
modéré de  remplir  des  places  supérieures  à  ses 
talents  :  celle-ci  est  crime  ,  l'autre  est  vertu.  » 

Causes. 

Les  sujets  doués  d'une  constitution  bilieuse  ou  bi- 
lioso-sanguine,  ainsi  que  les  individus  mélancoli- 
ques, sont,  en  général,  prédisposés  à  l'ambition.  Cette 
passion  se  remarque  beaucoup  plus  fréquemment 
dans  l'âge  mûr  que  pendant  la  jeunesse  ou  la  vieil- 
lesse ;  les  hommes  en  sont  bien  plus  souvent  atteints 
que  les  femmes. 

De  tous  les  sentiments  moraux,  l'orgueil,  surtout 
quand  il  se  rencontre  avec  une  espérance  excessive, 
est ,  sans  contredit ,  celui  qui  favorise  le  plus  le 
développement  de  cette  soif  d'honneurs  ,  de  pouvoir 
et  de  richesses ,  si  commune  et  si  ardente  dans  les 
gouvernements  constitutionnels  et  républicains,  où 
tout  le  monde  peut  arriver  au  pouvoir. 


572  DE  l'ambition. 

Nées  de  l'orgueil  des  classes  moyennes  (  orgueil 
qui  s'est  depuis  communiqué  aux  rangs  inférieurs) , 
ces  deux  formes  de  gouvernements  ne  semblent 
guère  convenir  au  caractère  français.  Trop  corrom- 
pus pour  la  république,  nous  sommes  beaucoup  trop 
turbulents  et  trop  francs  pour  un  ordre  de  choses 
équivoque.  En  travaillant  à  introduire  parmi  nous 
sa  balance  politique,  la  moderne  Carthage  espérait 
y  répandre  ses  deux  vices  dominants,  l'avarice  et 
l'ambition  :  ses  prévisions  seront  bientôt  dépassées. 

Caractère,  marche  et  terminaison. 

«  L'ambition ,  dit  Massillon  ,  ce  ver  qui  pique  le 
cœur  et  ne  le  laisse  jamais  tranquille,  cette  passion 
qui  est  le  grand  ressort  des  intrigues  et  de  toutes 
les  agitations  des  cours ,  qui  forme  les  révolutions 
des  États,  et  qui  donne  tous  les  jours  à  l'univers  de 
nouveaux  spectacles,  cette  passion  qui  ose  tout,  et 
à  laquelle  rien  ne  coûte ,  est  un  vice  encore  plus 
pernicieux  aux  empires  que  la  paresse  même. 

«Déjà  il  rend  malheureux  celui  qui  en  est  pos- 
sédé !  L'ambitieux  ne  jouit  de  rien  :  ni  de  sa  gloire, 
il  la  trouve  obscure;  ni  de  ses  places,  il  veut  monter 
plus  haut;  ni  de  sa  prospérité,  il  sèche  et  dépérit 
au  milieu  de  son  abondance  ;  ni  des  hommages  qu'on 
lui  rend,  ils  sont  empoisonnés  par  ceux  qu'il  est 
obligé  de  rendre  lui-même;  ni  de  sa  faveur,  elle 
devient  amère  dès  qu'il  faut  la  partager  avec  ses 
concurrents;  ni  de  son  repos,  il  est  malheureux  à 
mesure  qu'il  est  obligé  d'être  plus  tranquille  :  c'est 
un  Aman  ,  l'objet   souvent  des  désirs  et  de  l'envie 


DE  l'ambition.  £73 

publique,   et  qu'un  seul   honneur  refusé  à  son  ex- 
cessive autorité  rend  insupportable  à  lui-même. 

«L'ambition  le  rend  donc  malheureux,  mais  de 
plus,  elle  l'avilit  et  le  dégrade.  Que  de  bassesse 
pour  parvenir!  il  faut  paraître  non  pas  tel  qu'on 
est ,  mais  tel  qu'on  nous  souhaite  :  bassesse  d'adula- 
tion, on  encense  et  on  adore  l'idole  qu'on  méprise; 
bassesse  de  lâcheté,  il  faut  savoir  essuyer  des  dé- 
goûts, dévorer  des  rebuts,  et  les  recevoir  presque 
comme  des  grâces;  bassesse  de  dissimulation,  point 
de  sentiments  à  soi ,  et  ne  penser  que  d'après  les 
autres;  bassesse  de  dérèglement,  devenir  les  com- 
plices et  peut-être  les  ministres  des  passions  de  ceux 
de  qui  nous  dépendons ,  et  entrer  en  part  de  leurs 
désordres  pour  participer  plus  sûrement  à  leurs 
grâces  ;  enfin  bassesse  même  d'hypocrisie ,  emprun- 
ter quelquefois  les  apparences  de  la  piété,  jouer 
l'homme  de  bien  pour  parvenir ,  et  faire  servir  à 
l'ambition  la  religion  même  qui  la  condamne.  Ce 
n'est  point  là  une  peinture  imaginaire;  ce  sont  les 
mœurs  des  cours,  et  l'histoire  de  la  plupart  de  ceux 
qui  y  vivent. 

«  Qu'on  nous  dise,  après  cela,  que  c'est  le  vice  des 
grandes  âmes  :  c'est  le  caractère  d'un  cœur  lâche 
et  rampant ,  c'est  le  trait  le  plus  marqué  d'une  âme 
vile.  Le  devoir  tout  seul  peut  nous  mener  à  la  gloire; 
celle  qu'on  doit  aux  intrigues  de  l'îirabition  porte 
toujours  avec  elle  un  caractère  de  honte  qui  nous 
déshonore;  elle  ne  promet  les  royaumes  du  monde 
et  toute  leur  gloire  qu'à  ceux  qui  se  prosternent 
devant  l'iniquité ,  et  qui  se  dégradent  honteusement 


Ô7l  DE    1,' AMBITION. 

eux-mêmes.  On  reproche  toujours  vos  bassesses  à 
votre  élévation,  vos  places  rappellent  sans  cesse  les 
avilissements  qui  les  ont  méritées,  et  les  titres  de 
vos  honneurs  et  de  vos  dignités  deviennent  eux- 
mêmes  les  traits  publics  de  votre  ignominie.  Mais, 
dans  l'esprit  de  l'ambitieux,  le  succès  couvre  la 
honte  des  moyens  :  il  veut  parvenir,  et  tout  ce  qui 
le  mène  là  est  la  seule  gloire  qu'il  cherche  ;  il  regarde 
ces  vertus  rqjnàines,  qui  ne  veulent  rien  devoir  qu'à 
la  probité,  à  l'honneur  et  aux  services,  comme  des 
vertus  de  roman  et  de  théâtre,  et  croit  que  l'éléva- 
tion des  sentiments  pouvait  faire  autrefois  les  héros 
de  la  gloire,  mais  que  c'est  la  bassesse  et  l'avilisse- 
ment qui  fait  aujourd'hui  ceux  de  la  fortune. 

«Aussi  l'injustice  de  cette  passion  en  est  un  der- 
nier trait  encore  plus  odieux  que  ses  inquiétudes  et 
sa  honte.  Oui,  un  ambitieux  ne  connaît  de  loi  que 
celle  qui  le  favorise;  le  crime  qui  l'élève  est  pour 
lui  comme  une  vertu  qui  l'ennoblit.  Ami  infidèle, 
l'amitié  n'est  plus  rien  pour  lui  dès  qu'elle  intéresse 
sa  fortune;  mauvais  citoyen,  la  vérité  ne  lui  paraît 
estimable  qu'autant  qu'elle  lui  est  utile;  le  mérite 
qui  entre  en  concurrence  avec  lui  est  un  ennemi 
auquel  il  ne  pardonne  point  ;  l'intérêt  public  cède 
toujours  à  son  intérêt' propre;  il  éloigne  des  sujets 
capables,  et  se  substitue  à  leur  place;  il  sacrifie  à 
ses  jalousies  le  salut  de  l'Etat,  et  il  verrait  avec 
moins  de  regret  les  affaires  publiques  périr  entre 
ses  mains ,  que  sauvées  par  les  soins  et  par  les  lu- 
mières d'un  autre.  » 

Avant  d'examiner  l'influence  qu'exerce  l'ambition 


[)¥,    1,'AMIilTION.  575 

sur  nos  orjjaiics,  ajoutons  quelques  trails  aux  fidèles 
peintiu'es  de  1  eié(;ant  évèquc  de  Clermont. 

l/anibllion  s'allie  rarement  à  la  prudence  :  elle 
marche  ordinairement,  ou  plutôt  elle  court  en  avant, 
sans  ret^ardei-  derrière  elle.  Cependant,  chez  quel- 
ques individus  rusés  ou  pusillanimes ,  elle  ne  s'a- 
vance qu'en  rampant,  que  par  déloius;  et,  comme 
lenvle  ,  qui  entre  pour  quelque  chose  dans  sa  com- 
position ,  elle  ne  prend  aucun  repos  qu'elle  ne  soit 
arrivée  à  son  but.  C'est  une  remarque  faite  depuis 
long-temps,  les  gi-andes  places  sont  comme  les 
lieux  escarpés ,  où  11  ne  parvient  que  des  aigles  et 
des  reptiles  (1). 

Semblable  au  malheureux  affecté  de  monomanie, 
l'ambitieux  ne  paraît  avoir  de  sens  que  pour  l'objet 
de  ses  désirs  :  indifférent  aux  scènes  les  plus  riantes 
de  la  nature,  c'est  à  peine  s'il  s'aperçoit  du  renou- 
vellement des  saisons:  le  printemps  même  n'a  aucune 
grâce  à  ses  yeux;  les  vins,  les  mets  les  plus  exquis  sont 
pour  lui  sans  saveur  comme  sans  attraits;  son  som- 
meil est  court  et  troublé  ;  11  prend  ses  repas  à  la 
hâte  et  d'un  air  rêveur  :  on  dirait  qu'il  craint  de 
dérober  à  sa  passion  les  instants  nécessaires  pour 
réparer  ses  forces  épuisées. 


(1)  Deux  courtisans,  rapporte  Vernier,  poursuivaient  la  même 
place  :  celui  qui  l'obtint  par  ses  souplesses  et  ses  basses  intrigues 
dit  à  son  concurrent  qu'il  n'avait  pas  fait  un  pas  pour  y  arriver. 
«Je  le  crois  bien,  répliqua  celui-ci;  quand  on  rampe,  on  ne  mar- 
che pas.  » 

Rariiprr,  il  est  vrai,  n'est  pas  marclin- ;  mais  enfin  c'est  avancer  : 
c'est,  du  reste,  le  mode  de  progression  naturel  des  reptiles,  et  il 
est  bon  de  savoir  que  celte  classe  d'animaux  est  très-nombreuse. 


671  ut    1.'»ÏI6ITI0S 

eiix-ménie«.  On  reproche  loup 
votre  éK'Vcilion,  vos  place»  ni|  | 
avili^»eiiieiitii  qui   le»  ont  iik  t 
von  lioiiiu'urs  el   tie  vo»  tllj;ii 
mêmes  le»  traiu  publies  de  m> 
dan»   TcKpril  de   rumbilieux. 
honte  de»  moyens  :  il  veut  par\. iu- 
le mène  là  e»t  la  seule  jjloire  «pit  '  ■ 
eiM*  vertus  romaines,  cpii  ne  \« 
la  probité,  à  riionueur  et  aux 
vertus  de  roman  et  de  lli< 
tiun  des  sentiments  pouvait  i. 
de  la  jjinire,  mais  ipie  l'vM  li  ' 
merii  «pii  l'iit  aujourd'hui  e«-i: 
••  \ussi  l'injustice  de  cette  | 
nier  trait  encore  plus  odieux   j 
Ml  honte.  Oui.  un  umbit' 

celle  (pli  le  favoris*?;   le  4 

lui  conunr  une  vertu  ipii   !'«  ' 
Tamitir  n'est  plus  rien  |>our  In 
sa  fortune;  mauvais  citoyen  .  I 
estimable  «prautanf  iprelle  In 
qui   entre  rn   conciurenee  ax' 
sMiquel   il   ne  pardonne  (x»inl 
toujours  H  son  intérêt  pr^ 
capables,  ri   ne  subhlltur 
ses  jalousirs   le   saint    de    I  i  ' 
moins  de  rcjjret   le»  aU'an»^  ■ 
ses  mains,  que   sauvées  | 
init*res  «l'un  autre 

\\.iMl  «l'examiner  rinlhiene»   u 


>  bassesses  à 

<»  cesse  le« 

.•  »  litres  de 

leniM'nt    eux- 

Mais, 

rouvre  lu 

cl  tout  ce  qui 

'■••  :  il  rejjarde 

•  \oir  qu'à 
niume  des 

i  que  l'éléva- 

*  les  héros 

Il  clcr- 

.!.H  et 
i(    lui  cpiC 

■  .«  e»t  |>our 
\ttii  infidèle, 

t«TCSSC 

1     raîl 

le  ;    ie  mérite 

^f    un    i-iiiieuii 

•  »  de 

h  ^  sujeU 
.  il  sttcriHe 


oi;  i/ambition.  577 

Et  cependant,  malgré  les  terribles  leçons  de  l'his- 
toire, malgré  leur  propre  expérience,  les  hommes 
se  laissent  encore  fasciner  par  ce  besoin  Factice, 
par  cette  soif  immodérée  de  la  gloire ,  du  pouvoii-, 
des  honneurs,  des  richesses.  Aussi,  à  chaque  violent 
bouleversement  politique,  est-on  sûr  de  trouver  les 
maisons  d'aliénés  encombrées.  Cela  s'était  vu  pen- 
dant la  révolution  de  1789,  et  nous  avons  tous  été 
à  même  de  nous  en  convaincre  à  la  suite  des  événe- 
ments de  1830. 

Dans  le  deuxième  Compte  rendu  publié  par  M.  Des= 
portes,  on  ne  trouve,  sur  8,272  aliénés,  que  139 
individus  amenés  à  ce  triste  état  par  l'ambition  ; 
mais,  dans  le  nombre  1 50,  qui  indique  les  aliénés  par 
suite  de  revers  de  fortune,  combien  n'y  a-t-il  pas 
d'ambitieux  ruinés!   enfin,    reste    le    chiffre  157G 
pour  les  causes  inconnues,  où  l'ambition  pouvait  en- 
core jouer  un  grand  rôle.   Une  remarque  que  j'ai 
été  à  même  de  faire  dans   les   établissements   de 
MM.   Esquirol ,  Belliomme  ,  Falret  et  Voisin  ,  où  la 
pension  est  d'un  prix  élevé ,  c'est  que  le  nombre  des 
aliénés  par  ambition  est  proportionnellement  beau- 
coup plus  considérable  que  dans  les  établissements 
dépendant  de    l'administration   des    hôpitaux.   Du 
reste,  la  monomanie  ambitieuse  et  la  lypémanie  sont 
les  deux  formes  d'aliénation  mentale  primitivement 
déterminées  par  la  passion  dont  nous  nous  occu- 
pons; mais,  comme  je  l'ai  constaté,  elles  dégénèrent 
parfois  en  manie  et  en  démence. 

Quant  à  l'influence  qu'exercent  les  passions  am- 
bitieuses sur  la  criminalité,  on  trouve  que,  pendant 
la  seule  année  1840,  nos  cours  d'assises  ont  eu  à 

37 


r)78  DE  l'ambition. 

juger   144  affaires  criminelles  reconnaissant  pour 

cause  la  cupidité  ;  savoir  : 

lûcendies 64 

Empoisoaneraeots 1 1 

Assassinats 61 

Meurtres 7 

,                        Homicide  involontaire 1 

En  1841,  le  chiffre  des  affaires  criminelles  ayant 
aussi  pour  cause  la  cupidité  s'est  élevé  à  154  (0,19 
du  nombre  total  des  crimes). 

Dans  les  144  affaires  de  Tannée  1840,  et  les  154 
de  l'année  1841  ,  ne  sont  pas  compris  les  crimes 
nombreux  résultant  de  discussions  d'intérêts  entre 
parents,  crimes  que  l'on  trouve  classés  sous  une  autre 
catégorie  dans  les  Comptes  généraux  de  l' administra- 
tion de  la  justice  criminelle  en  France. 

Traitement. 

Moyens  hygiéniques.  —  La  vie  champêtre,  les  pro- 
menades prolongées,  la  chasse  surtout,  si  les  forces 
du  malade  le  permettent,  peuvent  être  d'une  grande 
utilité  dans  le  traitement  de  la  maladie  qui  nous 
occupe. 

En  général,  l'alimentation  devra  être  légère  et  ra- 
fraîchissante, puisque  l'un  des  premiers  effets  de 
cette  passion  est  d'altérer  les  digestions. 

Il  faudra  tâcher  de  prolonger  le^sommeil  du  ma- 
lade. 

Les  bains  tlèdes  et  des  frictions  appropriées 
pourront  aussi  être  prescrits  avec  avantage. 


bK  1,'amdition.  rû'.) 

On  devra  surtout  oonscillor  des  lectures  variées, 

intéressantes,  et  engajjoi'   les   nnalades   à   se  livrer, 

sans  fatigue  toutclbis,  à  la  composition  de  quelque 

ouvrage  analogue  à  leurs  connaissances. 

Moyens  moraux.  —  Hâtez- vous  de  combattre  cette 
passion  dès  sa  naissance,  si  vous  voulez  le  faire  avec 
quelque  snccrs.  Pour  cela,  fatiguez  l'ambitieux 
par  des  obstacles  sans  cesse  renaissants  ;  humiliez 
à  propos  son  orgueil;  montrez-lui  le  néant  des  ob- 
jets qui  le  séduisent ,  et  Tincertitude  des  récom- 
penses qu'il  attend;  aielîez  ensuite  habilement  sous 
ses  yeux  des  individus  dont  la  position  soit  beau- 
coup moins  heureuse  que  la  sienne;  éloignez-le  des 
grandes  villes,  de  la  cour  surtout  et  des  parvenus; 
tachez  qu'il  se  lie  d'amitié  avec  des  hommes  con- 
tents de  leur  sort ,  portés  à  l'enjouement ,  à  la  bien- 
faisance, et  ne  voulant  pas,  par  modestie  ou  par 
circonspection,  s'élever  à  un  état  supérieur.  Par  leur 
fréquentation  habituelle  (l'exemple  est  si  puissant 
sur  l'homme),  il  finira  par  se  convaincre  que  gloire 
et  bonheur  ne  sauraient  s'allier  ici-bas,  et  que  la  plu- 
plart  des  ambitieux  ne  sont  que  de  malheureux  es- 
claves (1)  qui  ont  péniblement  gravi  la  route  diffi- 
cile de  la  vie  pour  arriver  à  la  mort  avec  plus  de 
bruit ,  mais  avec  de  plus  grandes  infortunes  que  les 
autres  hommes. 

Avez-vous  à  combattre  l'ambition  chez  un  indi- 
vidu placé  pendant  longtemps  sur  un  grand  théâ- 
tre :  mineur  adroit,  attaquez  la  place  avec  les  plus 


(1)  «L'esclave  n'a  qu'an  maître;  l'ambitieux  en  a  autant  qu'il  v 
a  do  (Tons  utiles  à  sa  fortune.  »  (La  IJruvère,) 


580  DE  i/AMnmoN, 

grandes  précautions.  Portez  d'abord  l'activité  de 
votre  malade  sur  d'autres  points,  et  tâchez  de  l'y 
fixer;  créez-lui  insensiblement  une  habitude  d'émo- 
tions qui  diffèrent  de  ses  anciennes.  Quand  vous 
aurez  opéré  cette  heureuse  diversion  ,  alors ,  seule- 
ment alors ,  vous  pourrez  commencer  l'attaque  avec 
^succès.  Si  vous  vouliez  rétrécir  trop  vite  le  cercle 
de  ses  idées  ordinaires ,  vous  compromettriez  in- 
failliblement son  existence  :  l'ambitieux  est  comme 
un  coureur  de  profession ,  que  vous  tueriez  bientôt 
si  vous  le  condamniez  tout  à  coup  à  un  repos  ab- 
solu. 

Vous  pouvez  enfin  être  appelé  à  donner  des  soins 
à  un  homme  d'Etat  dévoré  d'ambition ,  et  tout  à 
coup  disgracié ,  sans  aucun  titre  honorifique ,  sans 
aucune  récompense  qui  le  dédommage  de  ses  ser- 
vices, et  qui  puisse  encore  nourrir  sa  vanité.  Ce 
cas,  que  le  vulgaire  appelle  |une  ambition  rentrée, 
est  l'un  des  plus  graves  que  vous  puissiez  rencon- 
trer :  il  se  termine  souvent  par  une  mort  subite; 
d'autres  fois ,  une  fièvre  consomptive  s'empare  de 
ces  malheureuses  victimes,  et  les  conduit  au  tom- 
beau par  une  marche  lente,  mais  douloureuse.  Dans 
cette  seconde  terminaison  ,  il  ne  reste  guère  au  mé- 
decin moraliste  que  le  rôle  de  consolateur.  Heureux 
alors  celui  qui  peut  se  dire  :  Je  suis  parvenu  à  adou- 
cir les  derniers  jours  d'un  infortuné!  La  religion 
est  un  puissant  remède  que  j'ai  vu  plus  d'une  fois 
employer  avec  succès  contre  de  pareilles  blessures, 
«Dans  le  beau  climat  de  la  Grèce,  dit  l'éloquent 
Alibert,  lorsque,  autrefois  ,  un  infortuné  se  trouvait 
en  proie  à  cette  passion  dévorante,  les  prêtres  d'Es- 


DE  1,'ambition.  581 

culape  lui  prescrivaient  d'aller  visiter  les  ruines  du 
mont  Ossa.  Son  ardeur  se  calmait  en  contemplant 
les  gouffres  épouvantables  où  furent  précipités  les 
Titans.  Il  écoutait  le  vain  bruit  des  vagues  du  Pé- 
née,  qui  s'élancent  avec  fracas  dans  les  airs,  et 
viennent  mourir  au  pied  des  rochers.  11  ne  tardait 
pas  à  se  convaincre  qu'il  faut  remplir  avec  calme  sa 
destinée,  et  que  les  jouissances  inquiètes  de  la  gloire 
sont  loin  de  valoir  le  pur  bonheur  que  goûte  le  sage 
dans  une  parfaite  sécurité.  » 

Je  ne  puis  terminer  ce  chapitre  d'une  manière 
plus  instructive  qu'en  présentant  une  liste  chrono- 
logique des  principales  victimes  de  l'ambition.  Il  me 
semble  également  qu'à  une  époque  aussi  tourmentée 
que  la  nôtre  par  une  fièvre  continuelle  de  révolte, 
et  par  une  soif  immodérée  du  pouvoir,  des  honneurs 
et  des  richesses,  on  ne  saurait  trop  rappeler  cette 
maxime  d'un  sage  :  «  Pour  vivre  heureux,  faisons  le 
bien  ,  mais  vivons  cachés.  « 

Tableau  indiquant  lajin  tragique  de  quelques  célèbres 
ambitieux. 

Absalon,  fils  de   David,  mort  vers  l'an 

1020  avant  J.  C ,      Tué. 

Athalie,  fille  d'Achab ,  morte   l'an    877 

av.  J.  G Massacrée. 

Aman,  favori  d'Assuérus,  mort  vers  l'aa 

540  av.  J.  C Pendu. 

Pausaîjias,  général  lacédémonien,   mort 

l'an  477  av.  J.  C Mort  de  faim. 

Thîmistocle,  général  athénien,  mort  l'an 

464  av.  J.  C Suicide. 


582  i>E  l'ambition. 

Alcihiade,   général   athénien,   mort   l'an 

404  av.  J.  C assassiné, 

Cyrus  (le  Jeune),  frère  d'Arlaxerce-Mné- 

mon ,  mort  l'an  401  av.  J.  C Tué. 

Manlius  (  Capilolinus  ) ,  général  romain , 

morL  l'an  370  av.  .1.  C Précipilc. 

PniLirrE  ,  roi  de  Macédoine ,  moit  l'an  336 

av.  J.  C yissassiiié. 

Alexandre  (le  Grand),  moit  l'an  321  av. 

J.  C I^r.  ou  poison  (?). 

MÉLÉAGREj'un  des  généraux  d'Alexandre, 

mort  l'an  324  av.  J.  C assassiné. 

Cratère,  l'un  des  généraux  d'Alexandre, 

mort  l'an  322  av.  J.  C Tué. 

NÉOPTOLÈME,  l'un  des  généraux  d'Alexan- 
dre ,  mort  l'an  322  av.  J.  C Tué. 

Perdiccas,  l'un  des  généraux  d'Alexandre, 

mort  l'an  320  av.  J.  C Massacré. 

Olympias,  mère  d'Alexandre,  morte  l'an 

318  av.  J.  C Assassinée. 

Antigone,  l'un  des  généraux  d'Alexandre 

le  Grand,  mort  l'an  301  av.  J.  C Tué. 

Agaihocle,  tyran  de  Sicile,  mort  l'an  287 

av.  .].  C Empoisonné. 

Demetrius    Poliorcetes,   fils  d'Antigone, 

mort  l'an  283  av.  J.  C Morl  cncoptivilé. 

Lysimaque,  l'un  des  généraux  d'Alexandre, 

mort  l'an  282  av.  J.  C Tué. 

Seleucls,  l'un  des  généraux  d'Alexandre, 

mort  l'an  281  av.  J.  C Assassiné. 

Pyrrhus,  roi  des  Épirotes,  mort  au  siège 

d'Argos,  l'an  272  av.  J.  G Tué. 

Antiochus  Théos,  roi  de  Syrie,  mort  l'an 

247  av.  J.  C Empoisonné. 

Antiochcs  (le  Grand),  roi  de  Syrie,  mort 

vers  l'an  187  av.  .J.  C Massacré. 


» 


DE    L'AMDmON.  583 

Persée  ,  roi  de  Macédoine,  mort  l'an  167 

av.  J.  C Mort  de  faim. 

Gracchus  (Tiberius),  Iribun  du  |)eiiple, 

mort  l'au  133  av.  .1,  C yissommé. 

Gracchus  (Caius),  tril)nn  du  peuple,  mort 

l'au  121  av.  .1.  C Poignardé. 

JuGL'RTHA,  usurpateur  du  royaume  de  Nu- 

midie,  mort  l'an  105  av.  J.  C Mort  de  faim. 

Sertorils,  général  romain,  mort  l'an  73 

av.  J.  C Assassiné. 

SpARTAcrs,  auteur  de  la  révolte  des  gla- 
diateurs, mort  l'an  71  av.  J.  C Tué. 

MiTHRiDATE,  roi  de   Pont,   mort  l'an  fiS 

av.  J .  C Suicide. 

Catilina,  cons|)irateur  romain,  mort  l'an 

62  av.  J.  C Tué. 

Crassus,  général  romain,   mort  l'an  53 

av.  J.  G Tué. 

Clodius   (Publius),   tribun  et  prétendant 

au  consulat,  mort  l'an  52  av.  .1.  C Tué. 

Pompée  le  Grand  (Caa;us  Pompeius),  mort 

l'an  48  av.  J.  C Assassiné. 

Pharnace  II,  fils  de  Mithridate,  mort  l'an 

47  av.  J.  C Tué. 

César  (Caius  Julius),  mort  l'an  44  av. 

J.  C Assassiné. 

Brutus  (Marcus  Junius),  l'un  des  assas- 
sins de  César,  mort  l'an  42  av.  .1.  C. .  . .      Suicide. 
Antoine    (Marcus   Antonius),     l'un    des 

triumvirs,  mort  l'an  31  av.  J.  C Suicide. 

Sé.ian,  favori  de  Tibère,  mort  l'an  31  de 

l'ère  chrétienne Étranglé. 

Calicula  (Caius  Caesar),  empereur  romain, 

mort  à  29  ans,  l'an  41 Assassiné. 

Agrippine,  mère  de  Néron,  morte  l'an  59 

de  l'ère  chréti     ne Massacrée. 


58 î  DE  l'ambition. 

Néron,  empereur  romain,  mort  l'aa  68 

de  l'ère  chrélieoQe Suicide. 

Galba,  empereur  romain,  mort  l'an  69 

de  l'ère  chrétienne Assassiné. 

Othon,   empereur  romain,   mort  l'an  69 

de  l'ère  chrétienne Suicide. 

ViTELi,ius,  empereur  romain,   mort  l'an 

69  de  l'ère  chrétienne Massacré. 

Sabinus,  Gaulois,  mari  d'Eponine,  préten- 
dant à  l'empire ,  mort  l'an  78 Exécuté. 

Pertinax,  successeur  de  Commode,  mort 

l'an  193 Assassiné. 

DiDius    (.lulianus),    empereur    romain, 

mort  après  66  jours  de  rèfjne Exécuté. 

Pescennius- Niger,    proclamé   empereur, 

mort  l'an  195 Assassiné. 

Macrin,   élu   empereur  en  217,  mort  en 

218 Assassiné. 

Maximin,  assassin  et  successeur  d'Alexan- 
dre Sévère,  mort  en  238 Assassiné. 

Philippe,  assassin  et  successeur  de  Gor- 
dien le  Jeune,  mort  en  249 Assassiné. 

RuFiN ,  ministre  de  Théodose  et  d'Arca- 

dius ,  mort  en  397 Massacré. 

GiLDON,  gouverneur  d'Afrique,   rebelle, 

mort  en  398 Suicide. 

Eutrope,    favori    d'Arcadius,    mort    en 

399 Décapité. 

Gaïnas  ,  commandant  général  de  l'armée 

romaine  en  Orient,  mort  en  400 Tué. 

Stilicon,  général  romain  ,  vainqueur  d'A- 

laric,  mort  en  408 Massacré. 

BoNiFACE,  général  romain,  rival  d'Aetius, 

mort  en  439 Tué. 

Aetius,  général  romain,  vainqueur  d'At- 
tila ,  mort  en  454 Poignardé. 


Dr.  i  AMiurioN. 


585 


ASPAR,  patrice  et  général  romaio,  mort  en 

471 Assassiné. 

Zenon,  usurpateur  de  l'empire  d'Orient, 

mort  en  491.. •     Enterré  vif. 

Odoacre,  roi  d'Italie,  est  vaiacu  par  Théo- 

doric ,  et  meurt  eu  493 Massacré. 

Chramme  ,  fils  naturel  de  Clolaire  1",  mort 

en  560 ^râlé  vif. 

Phocas,    empereur    d'Orient,    mort    en 

610 Égorgé. 

Brunehalt,  reine  d'Austrasie,  morte  en 

613 Muliléc. 

Mahomet,  fondateur  de  l'islamisme,  mort 

l'an  632 Empoisonné. 

Ebroïn,  maire  du  palais  sous  Clotalre  III 

et  Thierry  III,  mort  en  G81 Assassiné. 

Irène,  femme  de  Léon  IV,  empereur  de 

Constantinople,  morte  en  803 Morte  en  exil. 

Crescentius,  chef  des  révoltés  romains, 

mort  en  898 Exécuté. 

Nicéphore  II  (Phocas),  empereur  d'O- 
rient, mort  en  969 Assassiné. 

Jean  Zimiscès,  empereur  d'Orient,  mort  en 

973 Empoisonné. 

Romain  IV,  surnommé  Diogène ,  mort  en 

107 1 M.  les  yeux  crev. 

Arnaud  de  Brescia,  chef  des  révoltés  ro- 
mains, mort  l'an  1155 Hràlé  vif 

Jean-sans-Terre,  roi  d'Angleterre,  mort 

en  1216 Empoisonné. 

Mainfroy,  tyran  de   Sicile,   parricide  et 

fratricide,  mort  en  1266 Tué. 

Marino  Faliero,  doge  de  Venise,  mort  en 

1 338 Décapité. 

Artevelde  (J.),  brasseur,  célèbre  factieux, 

mort  en  1 345 Assassiné. 


686  DE  l'ambitio?(. 

Artevelde  (P.),  fils  du  précédent,  mort  à 

Rosbach Tué. 

RiENzi  ou  RrENzo,  tribua  de  Rome,  mort 

en  1 354 assassiné. 

Marcel  (Etienne),  prévôt  des  marcliauds, 

mort  en  1358 Assommé. 

Pierre  le  Cruel,  roi  de  Castille,  mort  eu 

1 369 Assassiné. 

Charles  le  Mauvais,  roi  de  Navarre,  mort 

en  1387 Brûlé  vif. 

Bajazet,    sultan    des    Turcs  ,    mort    en 

1 402 Morl  en  caplivitc. 

Orléans  (Louis,  duc  d')  fils  de  Charles  P^ 

mort  en  1407 Assassiné. 

Armagnac  (Beruard  ,   comte  d' ) ,   conné- 
table de  France,  mort  en  1418 Massacré. 

Jean-sans-Peur,  duc  de  Bourgogne,  assas- 
sin du  précédent,  mort  en  1419 Assassiné. 

Sforza  Attendolo,  grand  connétable  à  la 

cour  de  Naples,  mort  en  1424 Noyé, 

Warwick   (comte   de),    dit  le   Faiseur  de 

rois ,  mort  en  1471 Tue. 

Charles  le  Téméraire,  duc  de  Bourgogne, 

mort  en  1477 Tué. 

Richard   III,   roi   d'Angleterre,    mort  en 

1 485 Tué. 

César  Borgl\  (le  cardinal),  duc  de  Valen- 

linois ,  mort  en  1 507 Tué. 

BoLRRON   (le   connétable   de),    morl    en 

1 527 Tué. 

BoLEYN  (Anna),  reine  d'Angleterre,  morte 

en  !  537 Décapitée. 

ALMAono  (Diego),  rival  de  Pizarre,  mort 

en  1538 Étranglé. 

Almagro  (D.),  fils  du  précédent,  assassin 

de  Pizarre,  mort  eu  1  542 Étranglé. 


DE  l'ambition.  687 

PiZAnnt  (François),  conqucraut  du  Pérou, 

mon  eu  1542 Assassiné. 

FiESouE  (.l.-L.  Fieschi),  comte  de  Lavajjne, 

conspirateur,  mort  en  1517 Noyé. 

GoNzAi.Ès  PizAKUE,  frère  de  Fran<^'ois   Pi- 

zarre,  mort  en  1548 Décapité. 

Duui.EY  (.l.),}5rand  maréchal  d'Angleterre, 

mort  eu  1553 Décapité. 

Christiern  h  ,  roi  de  Danemark  et  con- 
quérant de  la  Suède,  mort  en  1559. ,  .      Mortcncaplii'ité. 

François  de  Lorraine,  duc  de  Guise,  mort 

eu  15G3 Assassiné. 

GiiSE  (duc  de),  Henri  de  Lorraine,  dit 

le  Balafré^  mort  en  1 588 Assassiné. 

BiRON  (Charles    de    Gontaut,   duc   de), 

mort  en  1602 Décapite. 

CoNCiNi,    maréchal     d'Auere,    mort     en 

161 7 Assassiné. 

DoRi  (Léouore,  dite  Calij^aï) ,  femme  du 

précédent,  morte  eu  1617 Brûlée. 

Walter  Rakeich,  célèbre  aventurier  an- 
glais ,  mort  en  1618 Décapité. 

BucKiNGHAM  (George  Villiers,  duc  de), 

mort  en  1628 Assassiné. 

Montmorency  (Henri  II,  duc   de),   mort 

en  1632 Décapité. 

Walstein,   duc    de    Friedland,   mort   en 

1634 Assassiné. 

MÉDicis  (Marie  de),  femme  de  Henri  IV, 

morte  en  1642 Morte  en  exil. 

Cinq-Mars  (Henri  Coiffier  de  Ruzé),  fa- 
vori de  Louis  XIII,  morte»  1642 Décapité. 

Masaniello,    pécheur  napolitain,    auteur 

de  la  révolte  de  16^,  mort  la  même  au.     Assassiné. 

Fouquet,  surintendant  des  finances  sous 

Loui.s  XIV,  mort  eu  1680 Mort  en  prison. 


688  DE  l'ambition. 

Charles   XII,    roi   de    Suède,   mort    eo 

1718 Tué. 

Mentschicoff,  prince  et  raiDistre  de  Rus- 
sie, mort  en  Sibérie  en  1729 Mort  en  exil. 

Nadir-Chah  (Kouly-kan),  roi  de  Perse, 

mort  en  1747 Assassiné. 

Alberom  (le  cardinal),  ministre   du  roi 

d'Espagne ,  mort  en  1 752 Mort  en  exil. 

Neuhof  (Théodore,  baron  de),  aventu- 
rier, roi  de  Corse,  mort  en  1755 Mort  en  exil. 

Mascarenhas  (Joseph) ,  duc  d'Aveiro,  con- 
spirateur de  Portugal ,  mort  en  1 759. . .     Décapité. 

Lanskoï,  général  russe  et  favori  de  Cathe- 
rine II ,  mort  en  1 770 Empoisonne. 

Struensée,  ministre  de  Danemark,  mort 

en  1 772 Décapité. 

Pugatsgheff,  Cosaque  qui  se  faisait  passer 

pour  Pierre  llï ,  mort  en  1775 Mort  en  cage. 

Potemkin,  premier  ministre  et  favori  de 

l'impér.  Catherine  II,  mort  en  1791.. . .     Empoisonné. 

Gustave  III  (de  Suède)  périt  de  la  main 

d'Ankestrœm,  en  1792 Assassiné. 

RiGAs,  chef  de  la  première  insurrection 

grecque,  mort  en  1798 Noyé. 

ToussAiNT-LouvERTURE,  nègre  de  Saint- 
Domingue  ,  mort  en  1 803 Mort  en  prison. 

Dessalines  (Jacques  l"""),  empereur  d'Haïti, 

mort  en  1806 Fusillé. 

Mustapha- Bairakdar,   pacha   de    Roust- 

chouck,  mort  en  1808 Suicide. 

Henri  II  (Christophe),  roi  d'Haïti,  mort 

en  1 820 Suicide. 

Ali-Pacha  de  Tebelen,  rebelle  et  tyran, 

mort  en  1822 Assassiné. 

RiEGO,  révolutionnaire  espagnol ,  mort  en 

1823 Pendu. 


DE  l'ambition.  r)89 

Je  n'ai  pas  cru  devoir  comprendre  dans  cette 
liste  les  ambitieux  qui  ont  joué  les  principaux  rôles 
sur  la  scène  de  la  révolution  française;  je  me  con- 
tente de  rappeler  sommairement  au  lecteur  la  triste 
fin  de  la  plupart  des  présidents  de  la  Convention. 
Sur  les  7G  membres  qui  ont  dirigé  cette  assemblée, 
on  en  trouve  en  effet  : 

Guillotinés 18 

Suicides 3 

Déportés 8 

Incai'cérés 6 

Mis  hors  la  loi 22 

Aliénés 4 

61 

Presque  tous  les  secrétaires  de  la  Convention  ont 
eu  une  fin  non  moins  déplorable. 


Ô90  DE  l'envie 

CHAPITRE  X. 

DE    l'envie    et    de    LA    JALOUSIE. 


Dans  la  cliafne  des  sentiments  moraux  ,  l'envie  est 
lice  à  la  haine  par  des  rapports  manifestes; 
mais  elle  a  une  affiiiilc  encore  plus  grande  avec 
l'ambition. 

Alibert,  Physiologie  des  Passions. 


Le  mot  envie,  en  latin  invidia,  dérive ,  selon  les 
dictionnaires ,  des  deux  mots  in  et  viclere,  qui  signi- 
fient voir  dans,  avoir  les  yeux  sur.  Ces  mots  ne 
signifieraient-ils  pas  plutôt  ne  pas  voir,  détourner 
la  vue,  voir  d un  mauvais  œil?  En  effet,  invisus 
désigne  une  personne  qui  nous  est  odieuse,  que 
nous  ne  pouvons  pas  voir;  et,  d'un  autre  côté, 
l'envieux  [invidus),  loin  d'arrêter  les  yeux  sur  l'ob- 
jet qui  excite  sa  passion ,  les  en  détourne  involon- 
tairement et  avec  horreur. 

Les  Latins  ont  confondu  l'envie  et  la  jalousie 
sous   le   nom  d'invidia,   les   Grecs    sous   celui    de 

'C'fikOTUTîioC. 

Les  moralistes  français  se  sont  efforcés  de  dis- 
tinguer ces  deux  passions,  qui  se  confondent  assez 
fréquemment. 

«  L'envie  ,  dit  Charron  ,  est  sœur  germaine  de  la 
hayne;  c'est  un  regret  du  bien  que  les  autres  pos- 
sèdent, qui  nous  ronge  fort  le  cœur,  et  tourne  le 
bien  d'autruy  en  nostre  mal.  Jalousie  est  passion 
presque  toute  semblable ,  et  de  nalure  et  d'effect , 


El    DE    LA    JALOUSIE.  591 

à  l'envie,  sinon  ([ii'il  semble  que  par  l'envie  nous 
ne  considérons  le  bien  qu'en  ce  qu'il  est  arrivé  à 
un  autre,  et  que  nous  le  desirons  pour  nous;  et  la 
jalousie  est  de  nostre  propre  bien,  auquel  nous  crai- 
jjnons  qu'un  autre  participe.  »  [De  la  Sagesse,  liv.  I , 
chap.  28  et  29.) 

La  jalousie,  selon  Descartes,  «est  une  espèce  de 
crainte  qui  se  rapporte  au  désir  qu'on  a  de  conserver 
la  possession  de  quelque  bien.  Ce  qu'on  nomme  com- 
munément envie  est  un  vice  qui  consiste  en  une 
perversité  de  nature,  qui  fait  que  certaines  gens  se 
fâchent  du  bien  qu'ils  voient  arriver  aux  autres 
hommes.  » 

La  Rochefoucauld  prétend  que  «la  jalousie  est, 
en  quelque  sorte,  juste  et  raisonnable,  puisqu'elle 
ne  tend  qu'à  conserver  un  bien  qui  nous  appartient, 
ou  que  nous  croyons  nous  appartenir;  au  lieu  que 
l'envie  est  une  fureur  qui  ne  peut  souffrir  le  bien, 
des  autres.  » 

Le  docteur  Vitet,  dans  sa  Médecine  expectanle , 
définit  l'envie  «une  disposition  habituelle  à  voir 
avec  peine  les  autres  jouir  des  biens  et  des  avan- 
tages qu'on  ne  possède  pas  soi-même,  avec  haine 
et  désir  continuel  de  les  en  voir  privés  et  d'en  jouir.  » 
La  jalousie,  d'après  le  même  auteur,  «  est  une  dispo- 
sition à  vouloir  posséder  seul,  accompagnée  d'in- 
quiétude et  d'aversion  plus  ou  moins  violente  contre 
ceux  qu'on  soupçonne  prétendre  aux  mêmes  pos- 
sessions, avec  efforts  continuels  pour  les  empêcher 
d'y  parvenir.  » 

Pour  résumer  ces  diverses  définitions,  je  dirai 
qu'on  est  jaloux  de  son   bien,  et  em'idiix  de  celui 


592  DE  l'envie 

cVautnii;  j'ajouterai  que  la  jalousie  tient  ordinai- 
rement à  quelque  rivalité  d'amitié  ou  d'amour, 
tandis  que  l'envie  se  rapporte  plutôt  au  rang,  aux 
honneurs,  à  la  fortune,  aux  talents. 

Gardons-nous  de  confondre  l'émulation  et  l'envie. 
L'émulation,  sentiment  louable,  s'exerce  dans  les 
cœurs  généreux  par  de  nobles  efforts;  l'envie,  pas- 
sion vile,  naît  dans  les  âmes  faibles  et  méchantes, 
et  n'agit  guère  que  par  des  voies  nuisibles.  L'homme 
excité  par  l'émulation  sait  admirer  ses  rivaux,  et  ne 
craint  pas  d'avouer  ses  espérances ,  parce  qu'il  ne 
veut  arriver  à  la  gloire  que  par  le  devoir  ;  lâche 
calomniateur  du  mérite  et  de  la  vertu  ,  l'envieux  est 
si  méprisable  ,  qu'il  se  cache  à  lui-même  sa  passion  ; 
tout  ce  qui  excite  l'admiration  des  hommes  le  tour- 
mente et  l'irrite;  son  indulgence  et  ses  égards  ne 
sont  réservés  qu'au  vice  ou  à  l'obscurité.  Aussi  les 
païens  avaient-ils  placé  l'autel  de  l'émulation  à  côté 
de  celui  de  la  gloire  ;  tandis  que  l'envie  leur  parais- 
sait si  hideuse,  qu'ils  en  avaient  fait  une  divinité 
infernale. 

Comme  la  jalousie  et  l'envie  vont  très-souvent  de 
compagnie,  et  que  d'ailleurs  leurs  causes,  leur  mar- 
che, leur  traitement,  offrent  la  plus  grande  analo- 
gie, je  crois  devoir  étudier  simultanément  ces  deux 
passions ,  en  ayant  soin  de  faire  remarquer  ce  qui 
appartient  à  l'une  plutôt  qu'à  l'autre. 

Causes. 

Les  causes  de  ces  deux  passions  sont  prédispo- 
santes  ou   déterminantes.  Au  nombre  des   causes 


El    DE    I.A    .lALOLSIE.  693 

prédisposantes,  il  faut  mettre  en  première  li^ne  les 
constitutions  bilieuse  ,  lymphatique  ,  nerveuse ,  et 
surtout  le  tempérament  mélancolique  des  anciens  (1). 
L'enfance  et  la  vieillesse  sont,  en  général ,  plus  por- 
tées à  ces  passions  que  l'âge  adulte  ;  on  les  observe 
aussi  plus  fréquemment  chez  la  femme  que  chez 
l'homme;  enfin,  les  individus  idiots,  cacochymes, 
difformes,  y  sont  beaucoup  plus  enclins  que  ceux 
qui  sont  robustes  et  doués  d'une  bonne  complexion. 
Des  soins,  des  caresses,  des  louanges,  inégalement 
partagés ,  une  préférence  sensible  donnée  à  un  en- 
fant par  des  parents  ou  par  des  maîtres  inexpéri- 
mentés ,  sont  les  causes  qui  déterminent  ordinaire- 
ment la  jalousie  chez  les  jeunes  sujets  (2).  Chez  les 
adultes,  l'égoïsme  ,  l'orgueil,  l'ambition ,  le  séjour 
de  la  cour,  la  pauvreté,  l'oisiveté  ,  et  toutes  les  pro- 
fessions ou  positions  rivales,  n'engendrent  que  trop 


(1)  Les  anciens,  ainsi  que  nous  l'avons  vu  précédemment ,  ne  re- 
connaissaient que  quatre  humeurs,  et,  par  suite,  quatre  tempé- 
raments :  1°  \e/ks^nia/iqiie  ou  pituiteux,  2°  le  scuii^uin,  3°  le  Liliettx, 
4°  le  inéUuicoliquc  ou  atrubilaire.  Ce  dernier,  qui  n'est  qu'une  exa- 
gération du  précédent,  doit  être  regardé  comme  une  véritable  ma- 
ladie des  orpanes  digestifs  ;  il  peut  être  à  la  fois  cause  et  effet  des 
deux  passions  qui  nous  occupent. 

(2)  «  La  jalousie,  dit  Fénelon  ,  est  plus  violente  dans  les  enfants 
qu'on  ne  saurait  se  l'imaginer;  on  en  voit  quelquefois  qui  sèchent 
et  qui  dépérissent  d'une  langueur  secrète  ,  parce  que  d'autres  sont 
plus  aimés  et  plus  caressés  qu'eux.  C'est  une  cruauté  trop  ordi- 
naire aux  mères  ,  que  de  leur  faire  souffrir  ce  tourment,  »  {^Educa- 
tion des  filles,  c  5.)  Fénelon  signale  avec  raison  aux  mères  de  fa- 
mille une  passion  dont  les  ravages  sont  si  communs  et  si  terribles  ; 
mais  l'expression  de  criiaiifé me  parait  beaucoup  trop  dure  envers 
la  plupart  des  mères,  qui  certes  ne  font  pas  sciemment  souffrir  à 
leurs  enfants  les  tourments  de  la  jalousie, 

38 


694  DE    l'en  VIE 

SQiivcnt  l'envie.  Cette  remarque  n'a  pas  échappé  à 
Fléchier,  dans  ses  HéJIeaions  sur  les  caractères  des 
hommes  :  «Il  en  est,  dit-il,  des  grands  capitaines  à 
l'égard  de  la  gloiie,  comme  il  en  est  des  femmes 
bien  faites  à  l'égard  de  la  beauté.  Deux  belles  femqies 
sont  peu  amies,  et  s'accordent  peu  sur  leurs  pré- 
tentions :  ainsi  deux  capitaines  ne  sont  jamais  par- 
faitement contents  l'un  de  l'autre  ;  et  la  raison ,  c'est 
qu'ils  sont  tous  deux  grands  capitaines.»  On  con- 
naît cet  ancien  adage,  le  potier  est  envieux  du  potier; 
rpais  c'est  surtout  parmi  les  professions  qui  dépen- 
dent le  plus  de  la  considération  publique  que  l'on 
rencontre  l'envie,  par  exemple,  chez  les  littérateurs, 
les  artistes  i^l),  les  avocats  et  les  médecins  :  Imndin 
medicorum  pessima,  est  un  vieil  adage  que  les  hommes 
de  l'art  ne  s'attachent  guère  à  démentir. 

rSée    de   l'instinct   de  conservation  ,    la  jalousie 
exerce  ses  ravages  sur  des  animaux  comme  sur  des 


(1  )  «  Parmi  les  gens  remarquables  qui  étaient  reçus  chez  mes  pa- 
rents, dit  madame  Ducrest  dans  ses  Mémoires  sur  l'impératrice  Jo- 
séphine, je  vis  souvent  Dusseck  et  Cramer,  fort  liés,  quoique  ri- 
vaux ;  ils  s'écoutaient  mutuellement  avec  plaisir,  et  se  rendaient 
une  justice  dont  voici  «ne  preuve.  Dusseck  arriva  plus  lard  que  de 
coutume;  Cramer  lui  en  demanda  la  raison.  «C'est  que  je  viens  de 
«  composer  un  nouveau  rondeau  :  j'en  étais  assez  content,  et  cepon- 
•  danl,  après  un  travail  dont  le  résultat  était  satisfaisant,  j'ai  tout 
t  brûlé.  —  Eh!  pourquoi?  —  Ah!  pourquoi...  pourquoi?  il  y  avait 
»  un  passage  diabolique,  que  j'ai  étudié  plusieurs  heures  sans  pou- 
«  voir  le  faire;  j'ai  pensé  que  tu  le  jouerais  tout  de  suite,  et  j'ai 
«voulu  éviter  ce  petit  déboire  à  mon  amour  propre.  »  Ceci  fut  dit 
devant  plus  de  irenle  personnes.  Je  ne  sais  trop  si  l'on  peut  citer 
souvent  une  telle  inipariialilé  chez  des  personnes  suivant  la  même 
carrière.  C'est  pour  la  singularité  de  ce  fait,  concernant  deux  ad- 
mirables talents,  que  j'ai  voulu  le  consigner.  • 


rr    DE    I.A    .lAI.Ol  .SIE.  SOS 

enfants  iMicore  à  la  nianicilc.  On  conçoit,  en  eTIVl , 
cju  mi  l'iilant  de  (jnelques  mois  puisse  déjà  se  mon- 
trer jaloux  d'un  ^vcvc  de  lait  (jiii  vient  lui  disputer 
le  premier  bien  de  l'existence;  et  ,  d'un  autre  côté, 
combien  de  malheureux  nourrissons  ne  voit-on  pas 
dépérir  entre  les  maiiis  des  meillein-es  nourrices, 
qui,  tout  naturellement,  ï)réFèrent  l'enFant  auquel 
elles  ont  donné  le  jour,  à  l'enfant  de  l'étrangère  qui 
achète  leur  lait  ! 

Plus  tard,  la  jalousie ,  et  surtout  l'envie,  n'ont 
plus  pour  cause  principale  l'instinct  de  conserva- 
tion :  souvent  alors  l'orgueil  et  l'ambition  viennent 
leur  donner  naissance.  Examinons  avec  soin  l'en- 
vieux ,  et  nous  verrons  que  sa  passion  n'est  qu'une 
réaction  tacite  de  son  orgueil  contre  tout  ce  qui 
lui  est  supérieur,  qu'un  désir  désordonné  des  avan- 
tages d'autrui ,  qu'une  émulation  dépravée,  qu'une 
ambition  impuissante. 

Quant  à  la  jalousie,  je  trouve,  avec  La  Roche- 
foucauld ,  qu'elle  décèle  pour  l'ordinaire  plus  d'a- 
mour-propre que  d'amour. 

Symptômes,  mnrclw,  complication  et  terminaison. 

«  L'envie,  dit  Vauvenargues,  ne  saurait  se  cacher  : 
elle  accuse  et  juge  sans  preuves,  elle  grossit  les  dé- 
fauts, elle  a  des  qualifications  énormes  pour  les 
moindres  fautes;  son  langage  est  rempli  de  fiel, 
d'exagérations  et  d'injures;  elle  s'achaine  avec  opi- 
niâtreté et  avec  fureur  contre  le  mérite  éclatant  • 
elle  est  aveugle,  emportée,  insensée,  brutale.» 

Ajoutons   quelques  traits   à  ce   caractère,   dont 


590  DE    K'E^VIE 

Vauvenargues  ne  donne  qu'une  esquisse  imparfaite, 
et  qui  n'a  guère  de  rapport  qu'avec  l'envie  franche 
et  brutale  de  l'homme  du  peuple.  Dans  la  bonne 
compagnie,  l'envieux  joint  presque  toujours  la  pu- 
sillanimité à  la  bassesse  ;  son  arme  favorite  est  la 
calomnie ,  qui  ne  frappe  que  par  derrière  et  dans 
l'obscurité.  Au  récit  d'un  événement  malheureux  ar- 
rivé à  son  rival ,  vous  voyez  un  sourire  infernal  se 
promener  sur  ses  lèvres  amincies.  Apprend-il ,  au 
contraire,  la  nouvelle  d'un  succès  obtenu  par  ce 
rival ,  ou  même  par  une  personne  qui  lui  est  étran- 
gère ,  à  l'instant  ses  traits  se  contractent,  ses  sour- 
cils se  rapprochent ,  ses  yeux  s'enfoncent  dans 
leurs  orbites,  sa  figure,  déjà  tirée,  semble  se  ra- 
bougrir :  c'est  qu'en  effet ,  l'envieux  maigrit  du 
bonheur  d'autrui.  Enfin,  entend-il  lire  quelque  pro- 
duction d'un  mérite  remarquable,  il  se  tait  ;  mais  son 
silence  vaut  un  éloge  :  l'envieux  n'aime  et  ne  loue 
guère  que  les  morts  (1).  L'indifférent  et  l'ignorant 
peuvent  aussi,  en  pareil  cas,  garder  le  silence;  mais 
leur  attitude  est  calme ,  tous  leurs  muscles  sont 
dans  le  relâchement;  tandis  que  l'envieux,  en  le  sup- 
posant même  très-habile  à  se  contrefaire ,  se  décèle 
presque  toujours,  à  un  observateur  exercé,  par  un 
léger  trépignement  du  pied,  comme  s'il  voulait  en 
quelque  sorte  se  venger  de  son  dépit  sur  le  sol. 

—    La  jalousie  et  l'envie ,  passions  composées, 
marchent   habituellement  avec  l'intérêt,   l'orgueil 


(1)  On  se  rappelle  que  le  parcimonieux  Euinène,  à  la  fois  en- 
vieux et  jaloux  d'Ephestion,  contribua,  avec  autant  d'empressement 
que  de  profusion,  à  ériger  le  tombeau  du  favori  d'Alexandre. 


ET    DE    LA    JALOUSIE.  597 

et  l'ambition  ,  que  nous  avons  vu  leur  donner  nais- 
sance, et  avec  la  haine,  qu'elles  déterminent,  quand 
on  ne  les  arrête  pas  dans  leur  première  période. 

—  La  tristesse,  la  taciturnité,  la  mobilité  et  le 
froncement  habituel  des  sourcils,  comcidant  avec 
une  pâleur  plombée,  sont  les  premiers  symptômes 
de  ces  deux  passions  éminemment  concentriques, 
c'est-à-dire  qui  refoulent  le  sang  de  la  périphérie  du 
corps  vers  les  organes  intérieurs,  et  qui  rapprochent 
les  muscles  de  la  ligne  moyenne.  Si  cette  concentra- 
tion devient  habituelle ,  en  d'autres  termes ,  si  ces 
affections  passent  de  l'état  aigu  à  l'état  chronique , 
le  sang,  continuellement  refoulé  vers  le  cœur  et  les 
gros  vaisseaux,  tend  d'abord  à  dilater  leurs  canaux: 
de  là  naissent  cette  oppression  pénible ,  ces  soupirs 
entrecoupés,  ces  palpitations  violentes,  et  souvent 
des  anévrysmes  mortels.  D'un  autre  côté,  le  foie, 
regorgeant  d'un  sang  noir,  sécrète  la  bile  en  plus 
grande  quantité  que  dans  l'état  normal,  et  finit  même 
par  s'hypertrophier.  En  même  temps ,  les  digestions 
s'altèrent,  les  forces  diminuent,  la  peau  prend  une 
teinte  livide  ou  ictérique,  la  maigreur  augmente  de 
jour  en  jour  (1),  sous  l'influence  d'une  fièvre  lente. 


(1)  Ovide,  en  personnifiant  l'envie,  signale,  avec  précision  et  vé- 
rité ,  les  principaux  ravages  exercés  sur  l'homme  par  cette  misé- 
rable passion  : 

Pallor  in  ore  seJei,  macles  in  co'pore  tolo; 
Nusquain  recta  actes  ;  livent  rubigine  dentés  ^ 
Pectora  felle  virent;  lingua  est  suffusa  veneno ; 
Risus  ahest ,  nisiquem  visimovere  dolores ; 
Nec  fruitur  somno,  vigilanlibus  excita  curis. 
Sed  videt  ingrates,  intabetcitf/ue  videndo. 


598  DE  l'envie 

fièvre  symptomatlque  de  l'irritation  des  viscères , 
qui,  d'organes  tyrannisés,  vont  à  leur  tour  devenir 
tyrans,  et  rendront  avec  intérêt  à  la  passion  le  dé- 
veloppement morbide  qu'ils  ont  reçu  d'elle. 

A  une  période  plus  avancée,  l'irritation  intesti- 
nale se  transmet  au  cerveau ,  comme  pour  lui  faire 
partager  ses  souffrances  :  de  là  ces  pensées  sombres 
et  tumultueuses,  cet  amour  de  la  solitude  et  de 
l'obscurité,  enfin  ces  insomnies  cruelles  qui  achèvent 
de  miner  les  forces  des  malades,  et  qui  les  condui- 
sent à  une  mélancolie  consomptive,  à  l'hypochon- 
drie ,  à  la  folie,  à  la  mort. 

11  n'est  pas  rare  non  plus  de  voir  ces  affreuses  pas- 
sions pousser  au  suicide  ou  au  meurtre  les  malheu- 
reux qui  en  sont  atteints.  En  visitant  l'infirmerie  de 
la  maison  de  détention  de  Poissy,  j'ai  trouvé  un  en- 
fant de  douze  ans,  qui,  dans  un  violent  accès  de 
jalousie  ,  avait  étouffé  sa  jeune  sœur,  encore  au  ber- 
ceau, en  lui  enfonçant  une  chandelle  dans  le  gosier, 


Successus  komt'nunt  ;  carpi'lqne  et  carpi/ur  una , 
Suppliciumque  suum  est. 

Voi.'i  la  Iraduclion  de  ces  vers  par  M.  de  Ponj^erville  ,  de  l'Aca- 
démie française  : 

La  pâleur  sur  le  fioni  ,  sur  le  corps  la  maigreur, 
L'Envie  est  un  objet  de  mépris  et  triiorreur. 
Rien  ne  fixe  le  trait  de  son  regard  avide; 
Sur  ses  dents  est  empreinte  une  rouille  livide. 
De  fiel  elle  regorge  ;  un  verdâtre  venin 
S'épaissit  sur  sa  langue,  et  colore  son  sein. 
Le  ris  la  fuit,  à  moins  que  sa  bouche  cruelle 
A  l'aspect  d'un  désastre  un  moment  le  rappelle. 
Ses  tourments  au  sommeil  interdisent  l'accès  ; 
Elle  hait  les  heureux ,  sèche  de  leurs  succès  , 
Et,  blessée  elleiuCme  en  sa  noire  malice, 
(lomme  le  mal  d'aulrui  fait  son  propre  supplice. 


ET    UE    LA    JALOUSIE.  599 

et  en  lui  remplissant  la  bouche  et  les  fosses  nasales 
de  cendres  chaudes.  En  1839,  un  jeune  homme  de 
seize  ans  empoisonna,  pour  le  même  motif,  sa  petite 
sœur,  âgée  de  cinq  semaines;  enfin,  en  1840,  3  sui- 
cides ont  encore  eu  pour  motif  la  jalousie  entre 
frère  et  sœur,  et  2  une  rivalité  de  métier.  (  Voir  les 
Comptes  généraux  de  tadininist ration  de  la  justice 
criminelle  en  France). 

—  Il  est  une  jalousie  qui  touche  aussi  de  trop 
près  aux  intérêts  de  la  société,  pour  que  je  n'en  si- 
gnale pas  les  funestes  effets  :  c'est  celle  qu'éprouve 
trop  communément  une  épouse  contre  les  enfants 
dont  elle  a  accepté  l'adoption  à  titre  de  belle- 
mère.  Certes,  il  est  des  femmes  qui  savent  remplir 
celte  tâche  difficile  de  la  manière  la  plus  louable  ; 
mais,  à  côté  de  ces  belles-mères  si  dignes  de  notre 
admiration  ,  combien  ne  rencontrons-nous  pas  de 
marâtres,  qui,  trahissant  tous  les  devoirs  qu'elles 
se  sont  imposés,  ne  voient  dans  les  enfants  d'une 
premier  lit  que  d'importuns  étrangers  nuisibles  à 
leut*  bonheur ,  nuisibles  surtout  aux  enfants  qui 
leur  doivent  la  vie  !  Et ,  qu'on  ne  s'y  trompe  pas , 
ce  n'est  pas  toujours  chez  des  cœurs  dénués  de  veitu 
que  naît  cette  jalousie:  on  a  vu  des  femmes  remplies 
de  bonté  et  de  douceur  en  être  tout  à  coup  atteintes  ; 
car  cette  passion,  souvent  étrangère  à  toute  basse 
cupidité,  peut  être  produite  par  l'amour  conjugal 
et  l'amour  maternel.  Mais  alois ,  moins  coupable 
dans  son  principe,  cessera-t  elle  pour  cela  d'être 
nuisible  à  l'infortuné  qui  en  sera  l'objet? 

Une  jeune  fille  se  marie  avec  l'homme  de  son 
choix,  et  cet  homme  a  déjà  été  l'époux  d'une  autre 


600  DE  l'envie 

femme  qui  lui  a  laissé  un  gage  de  son  amour.  Mue  par 
un  sentiment  généreux,  la  jeune  fille  promet  non-seu- 
lement de  se  consacrer  à  celui  qu'elle  aime ,  mais 
encore  elle  promet  un  cœur  de  mère  à  l'innocente 
créature  qu'il  confie  à  ses  soins;  et,  en  effet,  c'est  pres- 
que de  l'amour  maternel  qu'elle  lui  témoigne  :  à  la 
voir  presser  cet  enfant  dans  ses  bras,  on  dirait  qu'elle 
fait  auprès  de  lui  l'apprentissage  d'une  vraie  mater- 
nité ;  mais  devient-elle  mère  à  son  tour,  cette  an- 
cienne affection  est  bientôt  affaiblie  par  les  nouvelles 
et  profondes  émotions  que  lui  donne  la  nature.  Con- 
sidérez-la alors  au  milieu  des  deux  berceaux:  ce 
n'est  assurément  pas  sur  l'enfant  étranger  que  s'ar- 
rête son  œil  humide  où  respire  le  bonheur  ;  ce  n'est 
pas  à  lui  que  s'adresse  ce  doux,  cet  inexprimble  sou- 
rire dans  lequel  tous  les  dévouements  se  peignent  à 
la  fois  :  non  ,  non,  c'est  son  enfant  à  elle  qui  les  aura 
tous,  l'autre  déjà  ne  lui  est  plus  rien  ;  le  devoir,  il 
est  vrai ,  l'oblige  envers  lui  ;  elle  lui  doit  les  soins 
indispensables  à  son  jeune  âge  :  elle  les  lui  donnera, 
ou  les  lui  fera  donner  ;  c'est  là  tout  ce  qu'on  peut  exi- 
ger d'elle.  Mais  malheur  à  l'orphelin,  si  quelque  pré- 
férence ,  imprudemment  témoignée  par  l'époux , 
vient  exciter  dans  le  cœur  de  sa  belle-mère  une  ja- 
lousie qu'elle  n'a  pas  le  courage  de  combattre!  car 
alors  tout  sera  fini  pour  lui  sous  le  toit  paternel  ;  il 
n'y  connaîtra  plus  que  l'injustice,  les  persécutions 
et  le  désespoir. 


ET    DE    l,.\   JALOUSIE.  601 

Traitement. 

«  La  jalousie  est  le  plus  jjrand  de  tous  les  maux  , 
et  celui  qui  fait  le  moins  de  pitié  aux  personnes 
qui  le  causent»,  a  dit  La  Rochefoucauld.  On  remar- 
que, en  effet,  que  le  jaloux  et  l'envieux  ne  sont 
guère  plaints  que  de  ceux  qui  ont  éprouvé  leurs 
horribles  tourments,  et  qui  ont  eu  le  bonheur  de 
s'en  délivrer.  Mais,  pour  le  médecin ,  toute  blessure 
physique  ou  morale  est  digne  d'attention  et  de  pi- 
tié; il  n'en  est  aucune  à  [laquelle  il  doive  refuser 
ses  soins. 

On  conçoit  sans  peine  que  le  traitement  de  ces 
affections  différera  selon  qu'elles  seront  plus  ou 
moins  violentes,  plus  ou  moins  anciennes,  plus  ou 
moins  compliquées.  Il  variera  encore  en  raison  du 
sexe  et  de  l'âge  des  sujets  qui  en  sont  atteints ,  en 
raison  des  causes  qui  leur  auront  donné  naissance, 
et  surtout  eu  égard  aux  organes  lésés. 

Moyens  physiques.  —  Dans  le  plus  grand  nombre 
des  cas,  l'alimentation  devra  être  douce,  rafraîchis- 
sante et  végétale.  On  conseillera  l'eau  pure  pour  bois- 
son habituelle;  on  pourra  prescrire  en  même  temps 
du  petit-lait ,  des  émulsions ,  et ,  en  général ,  des  ti- 
sanes mucilagineuses,  qui  seront  prises  froides. 

L'exercice  devra  être  modéré,  et  les  occupations 
variées. 

Des  eaux  minérales ,  appropriées  à  l'état  des  or- 
ganes malades,  pourront  être  fort  avantageuses, 
particulièrement  si  elles  sont  prises  sur  les  lieux. 
Les  saignées  générales  ou  locales  ne  devront  être 


602  DE   1,'envie 

pratiquées  qu'avec  la  plus  grande  circonspection.  11 
en  sera  de  même  des  exutoircs.  11  faudra,  en  géné- 
ral, s'abstenir  des  purgatifs  et  de  toutes  les  sub- 
stances stimulantes,  qui  pourraient  exalter  la  sen- 
sibilité déjà  trop  active  du  système  nerveux  et  des 
organes  digestifs. 

Moyens  moraux.  —  Si,  par  exemple,  on  traite  un 
enfant  atteint  de  jalousie,  la  première  chose  à  faire 
sera  d'éloigner  de  lui  l'objet  qui  excite  sa  passion. 
Les  parents  devront  pendant  quelque  temps  lui 
prodiguer  exclusivement  leurs  soins  et  leurs  ca- 
resses. Ils  éviteront  surtout  que  le  jeune  malade 
s'aperçoive  de  leur  intention;  car  rien  n'est  péné- 
trant comme  le  coup  d'ceil  des  enfants  :  ils  lisent 
plus  facilement  qu'on  ne  le  pense  sur  le  visage  de 
ceux  qui  les  entourent. 

Avez -vous  à  combattre  l'envie  chez  un  jeune 
homme  :  appliquez-vous  à  modérer  ses  désirs,  en  lui 
ttîontrant  que  le  bonheur  ne  se  trouve  que  dans  une 
honnête  médiocrité;  faites-lui  voir  le  néant  de  la 
gloire,  et  tout  ce  qu'il  en  coûte  pour  y  parvenir; 
habituez-le  à  regarder  au-dessous  de  lui  ;  montrez- 
lus  les  envieux  chargés  du  mépris  et  de  l'animad- 
version  publique.  Si  ces  moyens  ne  suffisent  pas, 
dévoilez-lui ,  sans  aucun  ménagement ,  les  tourments 
physiques  et  moraux  qu'il  se  prépare. 

D\in  autre  côté,  tâchez  d'élever  ses  pensées  en 
leur  donnant  une  plus  noble  direction  ;  et  si  ,  à  tout 
prix,  il  veut  de  la  gloire,  prenez-le  par  son  faible, 
même  par  l'amour-propre;  l'cprésentez-Iui  combien 
il  serait  plus  glorieux  pour  lui  d'atteindre  par  des 
voies  honorables  au  mérite  qui  lui  porte  ombrage, 


ET    DE    LA    JALOUSIE.  603 

que  de  consumer  son  temps  et  sa  santé  en  machina- 
tions odieuses  et  souvent  stériles.  En  un  mot, observez 
avec  soin  ses  pcneliants,  et  s'il  s'en  trouve  de  loua 
blés,  développez-les  en  les  exerçant,  puis  faites-les 
ajjir  comme  antagonistes.  Vous  recommanderez  en 
même  temps  aux  personnes  qui  entourent  le  malade 
d'éviter  de  parler  des  individus  qui  lui  sont  odieux, 
et  de  tout  ce  qui  pourrait  réveiller  chez  lui  l'idée 
du  mal  que  vous  voulez  détruire. 

Enfin  ,  traitez-vous  quelque  haut  personnage  , 
quelque  grand  seigneur  dévoré  par  l'envie  :  con- 
seillez-lui de  fuir  promptcment  la  cour  des  rois, 
où  cette  passion  semble  faire  sa  résidence  habituelle, 
et  engagez-le  à  se  livrer  aux  plaisirs  de  la  campagne, 
aux  charmes  de  l'étude,  à  la  composition  de  quelques 
ouvrages  analogues  à  son  esprit  ou  à  son  goût. 

J'ajouterai  une  réflexion  sur  la  conduite  que  doi- 
vent tenir  les  époux  unis  en  secondes  noces,  s'ils 
veulent  se  préserver  mutuellement  des  tristes  effets 
de  la  jalousie. 

En  pareil  cas,  la  position  des  deux  individus  étant 
fausse  à  beaucoup  d'égards,  il  faut,  du  côté  de  la 
femme,  une  grande  droiture  de  cœur,  de  la  bonté 
naturelle ,  surtout  beaucoup  d'empire  sur  elle- 
même ,  pour  résister  à  ce  penchant,  qui  se  glisse 
dans  son  àme  presque  à  son  insu,  et  qu'elle  doit 
bien  se  garder  d'y  laisser  croître  dès  qu'elle  l'y 
découvre.  Du  côté  du  mari ,  il  faut  une  grande 
réserve  en  parlant  de  sa  première  union  :  l'éloge 
d'une  autre  femme  est  i-arement  bien  accueilli  par 
celle  qui  l'écoute.  Il  faut  donc  à  l'homme  remarié  et 
père    un    tact  fin ,   une   connaissance   approfondie 


604  r)E  1,'envie 

du  caractère  de  la  nouvelle  épouse ,  qu'il  est  inté- 
ressé à  ménager ,  s'il  ne  veut  exciter  en  elle  un 
sentiment  qui  troublerait  à  jamais  son  repos.  Si , 
malgré  tous  ces  soins ,  elle  vient  à  se  laisser  domi- 
ner par  ce  sentiment,  c'est  à  lui  d'user  d'une  sage 
fermeté  pour  en  garantir  l'être  faible  dont  la  na- 
ture l'a  institué  l'appui ,  en  travaillant  à  détruire 
cette  funeste  passion  par  tous  les  moyens  que  la 
raison  et  l'affection  peuvent  lui  suggérer  :  une 
méfiance  outrée,  la  froideur,  les  reproches,  ne 
feraient  que  l'alimenter  et  la  rendre  incurable.  La 
femme  peut  bien  errer  quelques  instants  ;  mais  elle 
a  dans  le  cœur  d'immenses  ressources  :  c'est  là 
qu'il  faut  s'adresser  si  l'on  veut  la  guérir  de  quel- 
que maladie  morale  :  le  succès  est  rarement  incer- 
tain quand  le  remède  est  bien  choisi. 

Observations. 

I.  Jalousie  d'un  enfant  âgé  de  sept  ans,  suivie  d'une  guérison 
radicale  et  inespérée. 

Le  jeune  Gustave  G*** ,  doué  d'une  bonne  com- 
plexion,  avait  joui  jusqu'à  sa  septième  année  de  la 
santé  la  plus  parfaite,  lorsque  tout  à  coup  sa  physio- 
nomie s'altéra  d'une  manière  sensible.  Son  teint , 
habituellement  frais  et  vermeil,  perdit  chaque  jour 
de  son  éclat  ;  ses  yeux,  naguère  animés,  devinrent 
ternes ,  sans  expression ,  et  semblaient  se  perdre 
dans  leurs  orbites  ;  son  embonpoint  diminuait  de 
jour  en  jour ,  ainsi  que  son  appétit ,  son  sommeil 
et  sa  gaieté. 
.._  L'air  soucieux  de  cet  enfant,  une  ride  perpendi- 


ET    DE    LA    JALOUSIE,  fiOj 

culaire  que  je  remarquai  entre  ses  sourcils,  qui 
étaient  assez  développés  et  en  désordre ,  me  firent 
soupçonner  qu'il  était  atteint  de  jalousie,  et  je 
crus  devoir  en  avertir  les  parents ,  que  je  rencon- 
trais assez  souvent  chez  un  de  mes  malades.  A  peine 
eus-je  prononcé  le  mot  jalousie ,  que  la  mère  de 
Gustave ,  femme  assez  spirituelle ,  mais  encore  plus 
légère  ,  me  répondit  ironiquement  que  son  fils 
n'avait  aucun  motif  de  jalousie ,  qu'elle  ne  pouvait 
attribuer  son  malaise  qu'à  l'ennui,  et  qu'en  consé- 
quence elle  allait  l'envoyer  dans  une  école,  pour 
qu'il  eût  plus  de  distractions  qu'à  la  maison  pater- 
nelle, où  il  n'avait  pas  de  camarades  avec  lesquels  il 
pût  jouer,  son  jeune  frère  étant  encore  à  la  mamelle. 

Loin  que  la  santé  de  Gustave  éprouvât  quelque 
amélioration  de  ce  moyen  ,  elle  ne  faisait  que  dé- 
périr de  jour  en  jour.  Ce  pauvre  enfant ,  après 
avoir  passé  plusieurs  heures  dans  la  salle  d'étude , 
y  restait  encore  pendant  que  ces  camarades  allaient 
s'ébattre  dans  un  petit  jardin  attenant  à  la  maison. 
Plusieurs  fois  son  maitre  le  trouva  assis  dans  une 
encoignure ,  la  tête  appuyée  entre  les  mains ,  et  le 
dos  tourné  à  la  lumière.  L'ayant  un  jour  pressé 
de  questions  pleines  de  bonté  et  d'intérêt  sur  sa 
tristesse  habituelle  :  «  Je  suis  bien  malheureux  !  dit 
«tout  à  coup  l'enfant  en  laissant  échapper  des  lar- 
«  mes  et  de  profonds  soupirs  ;  oui ,  monsieur ,  j'ai 
ubien  du  chagrin.  Si  vous  saviez!  on  ne  m'aime 
(.  plus  à  la  maison  ;  on  ne  m'envoie  à  l'école  que 
«  pour  tout  donner  à  mon  petit  frère  pendant  que 
«  je  n'y  suis  pas.  » 

L'honnête  instituteur  fit  à  l'instant  même  recon- 


606  DE   1,'knvie 

cliiire  Gustave  à  ses  parents,  en  leur  écrivant  ce  qui 
venait  de  se  passer,  et  les  engageant  à  ne  plus  ren- 
voyer cet  enfant  à  l'école,  si  l'on  ne  voulait  pas  le 
voir  périr  victime  de  la  maladie  qui  le  dévorait. 

Mon  diagnostic  ne  se  trouvant  que  trop  confir- 
mé ,  M.  et  madame  G***  s'empressèrent  de  m'écrire  : 
ils  me  suppliaient  de  venir  donner  des  soins  à  leur 
fils ,  dont  j'avais  si  bien  caractérisé  la  maladie 
dès  son  début,  et  ils  me  faisaient  connaître  les 
aveux  que   lui   avait  arrachés   son  maître  d'école. 

L'enfant,  que  je  n'avais  pas  vu  depuis  près  de 
deux  mois,  me  parut  horriblement  changé.  Son  vi- 
sage était  d'une  pâleur  livide  ,  et  son  corps  d'une 
maigreur  extrême,  à  l'exception  de  l'hypochondre 
droit ,  où  le  foie  faisait  une  saillie  considérable 
sous  les  dernières  fausses  côtes.  La  teinte  de  la  peau 
était  légèrement  ictérique ,  la  langue  présentait  de 
la  rougeur  sur  les  bords  ,  et  le  pouls  de  la  fré- 
quence; il  y  avait  aussi  constipation  et  soif  in- 
tense. Je  commençai  par  caresser  l'enfant,  et  je 
défendis  formellement  qu'on  le  fit  retourner  de 
longtemps  à  l'école.  Puis,  remarquant  qu'il  fronçait 
les  sourcils  chaque  fois  que  ses  regards  se  portaient 
sur  son  petit  frère,  dans  ce  moment  au  sein  de  sa 
mère  :  «Madame,  dis-je  tout  à  coup  à  cette  der- 
nière, voici  un  petit  drôle  qui  se  porte  à  merveille, 
et  boit  tout  votre  lait ,  qui  serait  si  nécessaire  au 
pauvre  Gustave  dont  la  santé  est  mauvaise.  Votre 
petit  a  plus  d'un  an  ;  il  faut  le  sevrer,  et  donner  le 
sein  quatre  fois  par  jour  à  votre  bon  Gustave,  que 
par  ce  moyen  vous  guérirez  très-promptement.  — 
Plus  souvent  que  maman  voudrait  me  donner  à  teter 


ET    DE    l.,\    .IM.OUSIE.  (;07 

à  la  place  de  inoi)  fière  !  elle  l'aiine  trop  pour  cela. 
—  Mon  ami,  repri([ua  la  mère  avec  bonté,  je  t'ai 
nourri  deux  njois  de  plus  que  ton  frère;  mais  puis- 
que tu  es  malade  ,  et  que  le  médecin  pense  que  mon 
lait  t'est  nécessaire,  je  vais  le  sevrer,  et  te  ferai 
teter  à  sa  place  quand  lu  voudras,  —  Tout  de 
suite!»  s'écria  l'enfant,  et  il  se  jeta  sur  le  sein  de 
sa  mère ,  où  il  resta  tant  que  la  pauvre  dame  eut 
une  goutte  de  lait. 

Dès  ce  moment  Gustave  continua  à  prendre  le  sein 
quatre  fois  par  jour,  à  la  place  de  son  jeune  frère, 
qui  fut  envoyé  en  sevrage  à  la  campagne  ;  son  père 
et  sa  mère  le  comblèrent  en  outre  de  caresses,  et  au 
bout  de  trois  semaines  sa  santé  commençait  déjà  à 
revenir  à  vue  d'œil.  J'avais  en  même  temps  prescrit 
de  légers  potages  au  bouillon  de  poulet,  de  l'eau 
gommée  pour  tisane,  des  cataplasmes  émollients 
sur  riiypochondre  droit,  deux  bains  tièdes  par 
semaine,  et  de  courtes,  mais  fréquentes  promenades 
en  voiture. 

Trois  mois  s'étaient  à  peine  écoulés,  que  l'enfant 
était  entièrement  rétabli.  L'année  suivante  ,  les 
parents,  d'après  mon  conseil,  firent  revenir  son 
frère  de  la  campagne;  ils  évitèrent  d'abord  de  le 
caresser  devant  lui  ,  et  affectaient  même  de  le 
gronder  bien  fort  lorsqu'il  criait  ou  qu'il  avait  quel- 
que petit  caprice.  Bientôt  Gustave,  dont  le  cœur 
était  naturellement  bon  ,  commença  à  demander 
grâce  pour  son  petit  frère.  Satisfait  de  la  victoire 
qu'il  avait  remportée,  son  jeune  orgueil  était  en- 
core  Hatté  quand  on  accordait  à-  ses   prières  une 


608  '  m:  i; envie 

faveur  que  l'on  refusait  aux  pleurs  du  jeune  enfant. 
Enfin  ,  à  l'aide  de  ces  innocents  artifices,  continués 
adroitement  pendant  l'espace  d'une  année,  Gustave 
finit  par  porter  à  son  frère  l'amitié  la  plus  tendre, 
et  qui  depuis  ne  s'est  pas  démentie. 

II.  Jalousie  maternelle,  suivie  de  la  mort. 

De  tous  les  sentiments  qui  animent  le  cœur  d'une 
femme ,  il  n'en  est  pas  d'aussi  profond ,  d'aussi 
constant ,  que  celui  qu'elle  porte  à  l'enfant  qui  lui 
doit  le  jour.  C'est  dans  ce  sentiment  surtout  qu'elle 
fait  une  plus  complète  abnégation  d'elle-même  ; 
c'est  là  qu'elle  nous  montre  tous  les  trésors  de  ten- 
dresse dont  la  nature  a  rempli  son  âme,  et  que  les 
actes  de  son  dévouement  et  de  son  courage  vont 
quelquefois  jusqu'au  sublime.  Non,  après  la  bonté 
de  Dieu,  il  n'y  a  rien  de  si  parfait  que  la  bonté  d'une 
mère;  et,  de  toutes  les  affections  louables,  celle-ci 
est,  sans  contredit,  la  plus  digne  de  notre  admira- 
tion et  de  nos  respects. 

Cependant,  quelque  généreux  que  soit  l'amour  ma- 
ternel chez  la  plupart  des  femmes,  il  ne  faut  pas  se 
le  figurer  exempt  de  toute  exigence  :  ainsi  que  la  pas- 
sion de  l'amour,  il  a  ses  faiblesses,  sa  jalousie  ;  et 
comme,  généralement,  il  donne  bien  plus  qu'il  ne 
reçoit,  il  peut  conduire  à  la  douleur,  au  désespoir, 
à  la  mort  même,  quand  il  ne  se  croit  pas  assez 
payé  de  retour.  Voici  un  exemple  remarquable  de 
cette  jalousie  maternelle  ,  beaucoup  plus  commune 
qu'on  ne  le  pense. 


i:t  i»k  i.v  .iai.olsik.  009 

Madame  F***,  femme  d'un  âge  déjà  avancé ,  et 
d'une  santé  très-faible,  s'était  consacrée  tout  entière 
à  l'éducation  d'une  fille  tendrement  aimée ,  dont 
elle  ne  pouvait  rester  éloignée  un  seul  instant  sans 
éprouver  un  vide  affreux.  Cette  vive  affection  ,  ce 
besoin  continuel  de  voir  son  Emilie,  la  fit  songer 
k  lui  choisir  un  mari  qui  consentît  à  ne  pas  les  sé- 
parer. Ayant  étudié,  à  ce  sujet,  les  dispositions  de 
sa  fille,  et  s'étant  assurée  qu'elle  partageait  son  vœu 
le  plus  cher,  elle  mit  tous  ses  soins  à  trouver  l'homme 
qui  pouvait  le  mieux  l'accomplir.  La  Providence  la 
servit  à  souhait:  un  jeune  homme,  dont  les  vertus 
égalaient  l'instruction ,  rechercha  avec  empresse- 
ment la  main  d'Emilie  ;  il  réussit  à  lui  plaire ,  et 
gagna  en  même  temps  la  confiance  et  l'amitié  de 
madame  F***. 

Trop  timide  pour  oser  demander  à  celle  qu'il 
aimait  l'aveu  d'une  préférence  que,  d'ailleurs,  il 
croyait  lire  dans  ses  yeux,  le  jeune  homme  fut  plus 
hardi  auprès  de  la  mère,  et  ce  fut  de  sa  bouclie 
qu'il  reçut  cet  aveu  si  désiré.  La  noble  franchise 
dont  elle  usa,  la  générosité,  la  sollicitude  toute 
maternelle  qu'elle  apporta  dans  les  arrangements 
dont  ils  eurent  à  traiter,  inspira  au  jeune  homme 
tant  de  reconnaissance  et  d'attachement ,  qu'il  lui 
semblait  que  son  bonheur  serait  moins  complet,  si 
elle  ne  devait  pas  toujours  y  présider. 

A  dater  de  ce  moment,  tout  devint  commun  en- 
tre ces  trois  personnes.  Heureuse  de  la  confiance 
des  deux  amants,  madame  F*^*  était  comme  Tinter» 
médiaire  des  sentiments  qu'ils  n'osaient  encore  se 
communiquer,  et  se  plaisait  à   leur  servir  d'inter- 

39 


610  DE  l'envie 

prête.  Oubliant,  li  îa  vue  doleirr  înntuelle  tendresse, 
les  longues  souffrances  qui  avaient  abreuvé  sa  vie. 
et  jusqu'aux  tristes  pensées  inséparables  de  la  vieil- 
lesse,  elle  souriait  à  l'avenir  comme  on  y  sourit 
dans  l'âge  des  illusions  ;  elle  se  sentait  revivre  d'une 
existence  nouvelle  et  toute  pleine  de  charmes. 

Bientôt  elle  mit  le  comble  au  bonheur  de  ses  en- 
fants en  les  conduisant  à  l'autel  ;  et  ce  jour,  à  son 
aurore,  lui  parut  le  plus  beau  de  sa  vie.  Mais  le  soir, 
quand  il  fallut  livrer  sa  fille  à  une  autorité  nou- 
velle, son  cœur  se  remplit  d'amertume;  les  illusions 
disparurent  pour  faire  place  à  mille.pensées  qui  ne 
s'étaient  pas  encore  présentées  à  son  esprit.  Elle 
eut  toutefois  assez  de  force  pour  les  renfermer  en 
elle-même  ;  et ,  le  lendemain ,  lorsque  les  jeunes 
époux  vinrent  se  jeter  dans  ses  bras,  elle  bannit 
de  sa  pensée  les  pénibles  réflexions  qui  l'avaient  as- 
saillie la  veille. 

Pendant  plusieurs  jours  encore,  la  joie  qu'elle 
vit  régner  autour  d'elle  la  fit  s'étourdir  sur  sa  nou- 
velle situation  ;  car  cette  situation  n'était  plus  celle 
qui  la  charmait  naguère.  Un  changement  immense, 
et  qu'elle  n'avait  pas  eu  la  sagesse  de  prévoir,  ve- 
nait de  s'opérer  au  milieu  d'elle  et  de  ses  en- 
fants :  hier  encore  ils  l'accablaient  de  prévenan- 
ces ,  de  tendres  caresses  ,  ils  l'associaient  à  leurs 
pensées  les  plus  intimes,  et  semblaient  ne  pou- 
voir être  heureux  sans  elle  ;  aujourd'hui ,  loin  de 
leur  être  encore  nécessaiîc,  on  dirait  que  sa  pré- 
sence leur  impose  une  sorte  de  contrainte  ;  ils  comp- 
tent, avec  une  impatience  mal  déguisée,  les  moments 
qu'ils  lui  donnent;  ils  n'ont  plus  de  secrets  à  con- 


ET    t)F,    L\    JALOUSIE.  611 

fiera  son  amour;  à  part  les  affaires  matérielles, 
ils  ne  trouvent  plus  rien  à  lui  dire  (|u;m(l  ils  sont 
seuls  avec  elle,  et  ils  la  laissent  des  journées  en- 
tières livrée  à  ses  tristes  réflexions ,  sans  qu'un  té- 
moignage d'intérêt  vienne  la  dédommager  de  ce 
soudain  abandon. 

On  ne  saurait  se  figurer  ce  qu'un  pareil  désen- 
chantement fit  souffrir  à  la  pauvre  mère.  Ayant  peu 
étudié  le  cœur  humain ,  elle  avait  cru  que  l'amour 
filial  ne  devait  le  céder  à  nul  autre  amour;  aussi 
son  cœur  maternel  ne  s'étant  préparé  à  aucune  con- 
cession sous  ce  rapport ,  l'indifférence  apparente 
d'Emilie  fut  pour  elle  la  plus  amère  de  tontes  les  dé- 
ceptions. 

Bientôt ,  une  sombre  jalousie ,  dont  elle  ne  fut  pas 
maîtresse,  l'anima  contre  son  gendre,  qu'intérieu- 
rement elle  accusait  de  lui  ravir  l'affection  de  sa 
fille  ;  cependant,  ne  voulant  pas  troubler  par  ses  re- 
proches une  union  qui  était  son  ouvrage,  elle  ren- 
ferma tout  ce  qu'elle  éprouvait,  mais  dès  lors  sa  vie 
fut  brisée. 

Par  malheur,  les  deux  époux,  trop  occupés  l'un 
de  l'autre,  ne  la  devinèrent  pas:  sous  le  charme 
des  premiers  épanchements  de  l'amour,  ils  s'y  aban- 
donnaient avec  ivresse,  sans  s'apercevoir  du  chan- 
gement de  leur  conduite  envers  leur  mère,  qu'ils 
aimaient  d'ailleurs  sincèrement.  Lorsque  enfin,  de- 
venus un  peu  plus  calmes,  ils  en  reconnurent  les 
funestes  effets,  ils  mirent  tous  leurs  soins  à  réparer 
une  faute  involontaire  ;  mais  le  mal  était  sans  le- 
mède  :  la  jalousie  dont  madame  F***  était  minée 
avait  fait  sur  elle  de  profonds  ravages.  Une  maladie 


012  i>E  l'ehvii 

du  cœur  et  une  hépatite  aiguë   étaiei 
joindre  à  une   affection   catarrhale  de 
dont  elle  était  atteinte  depuis  plusieu 
bientôt  elle  s'éleitjnit  dan»  le*  bras  il 
rée,  en  Ijénissaiit  le  ciel  d'avoir  achet 
de  «a  vie,  les  tardif»  témoignage»  di 
en  recevait. 

III     Jaloiitif  irun*-  b( 


M.  de  S***,  officier  »u|x'Mi' 
cliarinante  qu'il  avait  ber 
avait  lai»»é  un  Hl»  en  b% 
n(M'e»  une  jeune  lielge  rpii  | 
»   l'enOutt  aïKpiel    elle   paraïKAai. 
ché«*.  Cet  enfant  était  re*té  en  nouiTt. 
petite  distance  de  la  ville  habitée  par   .. 
('.ha(|U<' jour  le»    tUnix    époux   ne   rendallt  au^ 
de    lui  ,    et    »end)laient    goûter    une    jo     prrM.|iii 
égale    en    vovaiit    le   développement  de  e»   f.  .    >  > 
cl  tie  «on  int«-Higence.  Néanmoins,    wi  jande  res- 
»einblanee  avec   sa  mère  jetait  souvent  î.  de  S*** 

dan»   une   »orle  de   rêverie   (pii   n'échn t»  à 

la  jeune  fenunc;  ;  il  pi>us»ail  inènie  cjun 
prudenee  ju»qu"à  lui  faire  l'éloge  de  ce 
perdue  ,   et    juncpi'à    lui    avouei 
duite»  en  lui  a 
contemplé 


Kl     ItK    l,A    JALOliSIK.  613 

parce  que  l'intérêt  de  son  amour  l'avertissait  instinc- 
tivement que  ,  dans  certaines  affections,  il  faut  user 
pour  détruire,  et  qu'elle  espérait  triompher  des  re- 
grets de  son  mari  en  lui  laissant  la  liberté  de  les 
exprimer. 

Cependant,  c'était  là  pour  elle  une  horrible  con- 
trainte qui  nuisait  sourdement,  dans  son  esprit,  à 
l'orphelin  qu'elle  avait  adopté  d'assez  bonne  foi. 
Déjà  un  observateur  clairvoyant  eût  pu  s'apercevoir 
que  les  caresses  qu'elle  lui  donnait  devant  son  mari 
étaient  plutôt  arrachées  à  sa  position  que  dues  à 
son  cœur.  Enfin  elle  devint  mère.  Ce  fut  alors  que 
la  jalousie  dont  elle  était  atteinte  fit  tout  à  coup  les 
progrès  les  plus  rapides.  Etablissant  de  nombreuses 
comparaisons  entre  les  témoignages  de  tendresse 
donnés  aux  deux  enfants  par  M.  de  S***,  elle  crut 
que  le  fils  de  la  première  femme  l'emportait  sur  le 
sien ,  et ,  dès  ce  moment ,  elle  chercha  tous  les 
moyens  de  lui  ravir  une  affection  devenue  pour 
elle  insupportable.  Malheureusement  les  circon- 
stances vinrent  favoriser  de  si  coupables  pensées  : 
un  ordre  de  départ  força  M.  de  S***  à  s'éloigner  de 
sa  famille.  Il  partit  sans  se  douter  de  l'affreuse  ja- 
lousie de  sa  femme ,  et  lui  laissa  ,  avec  une  entière 
confiance,  son  fils  aîné,  alors  âgé  de  trois  ans, 
qu'il  avait  repris  chez  lui. 

A  peine  le  mari  est -il  éloigné,  que  la  cruelle 
marâtre,  fatiguée  de  se  contraindre,  se  laisse  aller 
à  toute  sa  haine  pour  l'infortuné  confié  à  ses  soins. 
S'étudiant  d'abord  à  détruire  en  lui  les  heureuses 
dispositions  qui  lui  avaient  gagné  la  tendresse  de 
.son   père;  l'accablant  sans  cesse  de  punitions  non 


6H  DE  l'envie 

méi'itées ,  «lie  lui  défend  jusqu'aux  pleurs  que  ses 
cruautés  lui  arrachent,  et  parvient  ainsi  à  compri- 
mer dans  sa  jeune  âme  tout  élan  de  sensibilité  ; 
puis  elle  le  relègue  des  journées  entières  dans  une 
chambre  isolée,  où  elle  le  gorge  de  nourriture, 
mais  où  elle  le  prive  de  toute  espèce  de  jeux  et  de 
communication  extérieure.  Alors  le  pauvre  petit,  ne 
voyant,  n'entendant  plus  rien  de  propre  à  déve- 
lopper ses  facultés  intellectuelles,  perd  bientôt  avec 
sa  gaieté  les  dernières  lueurs  de  son  intelligence. 
D'abord  taciturne  et  maussade ,  il  devient  ensuite 
insensible,  hébété  ,  il  n'éprouve  plus  que  les  besoins 
de  la  brute.  Pour  combler  la  mesure ,  sa  cruelle 
ennemie,  voulant  le  mettre  dans  l'impossibilité  de 
se  plaindre  d'elle  à  son  père ,  si  ce  dernier  venait 
à  le  questionner,  le  força  d'oublier  le  français,  en 
ne  lui  parlant  plus  que  flamand.  L'enfant  avait 
longtemps  parlé  cette  langue  chez  sa  nourrice; 
bientôt  il  n'en  connut  plus  d'autre  ;  il  arriva  même 
à  un  tel  degré  d'idiotisme,  qu'il  finit  par  ne  plus 
former  que  des  sons  inintelligibles. 

Ce  fut  en  cet  état  que  le  retrouva ,  au  bout  de 
deux  années,  une  amie  de  son  père.  Elle  avait  vu 
naître  cet  enfant,  et  lui  portait  un  vif  intérêt.  Ayant 
donc  examiné  de  très-près  la  conduite  de  la  belle- 
mère  et  pris  quelques  informations,  elle  fit,  sans 
hésiter,  part  de  ses  soupçons  à  M.  de  S***.  Celui-ci 
revint ,  et  trouva  son  fils  assez  bien  portant ,  parfai- 
tement vêtu  surtout;  mais  quand  il  le  vit  sourd  à 
sa  voix,  insensible  à  ses  caresses;  quand  il  vit  son 
œil  morne  et  éteint  se  promener  avec  indifférence 
sur  tous  les  objets,  un  cri  terrible  sortit  tout  à  coup 


KT    OE    LA    JALOUSIE.  615 

de  ses  entrailles  de  père  :  la  vérité  venait  de  lui  ap- 
paraître. Un  moment  il  fixe  ses  rejjards  enflammés 
sur  la  femme  coupable  qui  lui  présentait  son  autre 
fils  ,  puis  ,  la  repoussant  avec  horreur,  il  saisit  dans 
ses  bras  le  pauvre  idiot,  et  s'enfuit  avec  lui  de  la 
maison  pour  n'y  plus  rentrer. 

Placé  immédiatement  cliez  un  médecin  habile  , 
l'enfant  eut  le  bonheur  de  recouvrer  son  intelli- 
jjence ,  mais  jamais  il  ne  retrouva  sa  première 
gaieté  :  on  eût  dit  que  l'affreuse  jalousie  dont  il 
avait  failli  être  victime  le  poursuivait  encore  au 
milieu  des  beaux  jours  de  sa  jeunesse,  et  il  se  passa 
bien  des  années  avant  qu'il  pût  en  surmonter  la  ter- 
rible impression. 


IV.  Jalousie  compliquée  d'envie,  et  terminée  par  une  affection 
cancéreuse  moilelle. 


Une  femme  de  la  classe  bourgeoise,  possédant 
quelque  fortune,  était  restée  veuve  avec  deux  pe- 
tites filles.  L'aînée,  nommée  Rose,  avait  un  carac- 
tère acariâtre  et  un  physique  tellement  disgra- 
cieux, qu'il  était  difficile,  en  la  voyant,  de  ré- 
primer un  mouvement  de  répulsion.  La  jeune  Elise, 
au  contraire,  était  avenante,  agréable,  et  d'un  si 
bon  naturel  que  chacun  se  plaisait  à  lui  donner  des 
témoignages  de  bienveillance,  qui  ne  tardèrent  pas  à 
lui  faire  de  son  aînée  une  véritable  ennemie.  Cette 
inimitié,  qui  ne  fit  qu'accroître  avec  le  temps,  datait 
de  la  naissance  d'Elise  ;  car  Rose ,  dont  le  nom 
même  semblait  une  inj-.ire,  n'avait  pu  voir  une  autre 
enfant  devenir  avec  elle  l'objet  des  soins  maternels. 


GIG  r)E  i.'knvie 

sans  en  éprouver  une  profonde  jalousie.  La  préfé- 
rence que  sa  mère  parut  toujours  lui  accorder  sur 
sa  jeune  sœur,  quoiqu'elle  la  méritât  si  peu  ,  ne  put 
pas  modifier  ce  sentiment  invétéré,  dont  la  petite 
Elise  en  grandissant  eut  à  subir  toutes  les  tristes 
conséquences.  Chaque  compliment ,  chaque  marque 
d'amitié  reçue  par  elle  de  la  part  des  personnes 
étrangères  ,  était  pour  son  impitoyable  sœur  un  mo- 
tif de  la  maltraiter.  Un  jour,  entre  autres,  elle  lui 
meurtrit  le  visage  et  l'accabla  de  coups,  parce  que 
quelqu'un,  en  passant,  s'était  récrié  sur  sa  gentil- 
lesse. La  mère,  par  une  faiblesse  impardonnable, 
souffrait  les  mauvais  traitements  de  Rose  envers  sa 
sœur,  et  y  ajoutait  quelquefois  les  siens  lorsque  la 
la  jeune  victime  osait  venir  se  plaindre  et  réclamer 
son  appui. 

Cependant  Elise,  arrivée  à  l'âge  de  dix-huit  ans, 
se  maria ,  et  échappa  alors  à  l'autorité  d'une  mère 
injuste,  ainsi  qu'aux  brutalités  de  sa  sœur;  mais  si 
la  jeune  femme  eut  à  se  réjouir  de  son  affranchis- 
sement, elle  ne  put  échapper  à  son  propre  cœur, 
qui  bientôt  la  ramena  à  toute  la  dépendance  d'un 
amour  filial  profondément  senti.  Sa  mère  perdit  la 
petite  fortune  qu'elle  avait  amassée,  et  dès  lors  la 
bonne  Elise  ne  songea  plus  qu'à  soulager  par  son 
travail  la  misère  de  celle  qui  lui  avait  donné  le  jour. 
Soins,  prévenances,  dévouement  absolu,  tout  lui 
fut  prodigué;  et,  chose  admirable,  tout  fut  prodi- 
gué aussi  à  la  méchante  sœur,  sans  que  jamais  un 
seul  mot,  ni  même  un  regard  sévère,  vînt  lui  repro- 
cher ses  torts.    Lne  conduite  si  généreuse,  et  qui 


r.l'    ItF,    l,A    .lAl.Ol'SIK.  617 

dura  un  Irès-grand  nombre  d'années,  était  assuré- 
ment bien  propre  à  désarmer  la  malheureuse  ja- 
louse ;  chaque  jour  cependant  sa  passion  sembla 
puiser  un  nouvel  aliment  dans  les  bontés  mêmes  de 
celle  qui  en  était  l'objet  :  c'était  pour  elle  un  vrai  sup- 
plice de  la  voir  approcher  de  sa  mère;  elle  exigeait 
que  celle-ci  ne  payât  jamais  par  une  parole  affec- 
tueuse ou  par  un  sourire  de  bienveillance  les  soins 
journaliers  de  la  piété  filiale;  et,  quelle  que  fût  à  cet 
égard  la  condescendance  de  la  trop  faible  mère, 
Rose  tombait  dans  des  accès  de  fureur,  de  déses- 
poir, quand  le  moindre  signe  venait  contrarier  ses 
coupables  exigences. 

Une  lutte  si  longue  et  si  continuelle  finit  par  dé- 
terminer chez  cette  fille  une  tumeur  cancéreuse  au 
sein.  Pendant  plusieurs  mois,  son  excellente  sœur 
n'épargna  rien  pour  soulager  les  souffrances  qu'elle 
endurait  ;  mais ,  au  milieu  des  plus  cruelles  an- 
goisses. Rose  ne  perdait  pas  de  vue  son  idée  domi- 
nante. Forcée,  en  1838,  de  se  rendre  dans  un  hôpi- 
tal pour  y  subir  l'opération  ,  elle  y  souffrit  moins 
encore  de  ses  douleurs  physiques  que  de  la  jalousie 
et  de  l'envie  dont  son  âme  était  dévorée.  Bientôt 
elle  étendit  ce  double  sentiment  sur  les  malades, 
ses  compagnes  de  salle:  aux  unes ,  elle  enviait  les 
témoignages  d'intérêt  qu'elles  avaient  obtenus,  soit 
pendant  la  visite  du  médecin,  soit  pendant  la  dis- 
tribution que  faisaient  les  sœurs  hospitalières;  aux 
autres,  elle  reprochait  amèrement  la  bénignité  de 
leur  maladie,  et  presque  toutes  enfin  devinrent  pour 
elle  les  objets  d'une  inimitié  si  profonde,  qu'elle  prit 


618  DE  l'envie  et  de  la  jalousie. 

l'hôpital  en  horreur,  et  voulut  être  ramenée  dans  sa 
famille,  où  peu  de  temps  après,  sentant  sa  fin  appro- 
cher, elle  exigea  de  sa  mère  la  promesse  solennelle 
de  ne  jamais  aller  demeurer  avec  Elise. 

Malgré  toute  l'habileté  et  toute  la  patience  de 
M.  Robert  pendant  l'ablation  de  la  tumeur  can- 
céreuse dont  la  malade  était  affectée,  des  ganglions 
qu'il  avait  été  impossible  d'enlever  prirent  bientôt, 
dans  le  creux  de  l'aisselle,  un  développement  consi- 
dérable, engorgèrent  le  bras,  et  entraînèrent  la 
mort  de  cette  fille,  qui  succomba  à  l'âge  de  quarante 
et  un  ans ,  le  28  mars  1 838, 

Si  j'eusse  connu  davantage  cette  infortunée,  et 
que  je  me  fusse  aperçu  du  mal  moral  dont  elle  était 
minée,  je  lui  aurais  conseillé  de  ne  pas  courir  les 
chances  d'une  opération  presque  toujours  suivie 
d'une  récidive  funeste,  quand  les  humeurs  sont 
depuis  longtemps  viciées  par  des  affections  tristes, 
notamment  par  la  haine,  le  chagrin,  la  jalousie 
et  l'envie. 


DE  l'avarice.  619 


CHAPITRE  XI. 


DE    L  AVARICE. 


Le  plus  riclie  dus  liomiiies ,  c'est  réconouie  ;  le 
plus  pauvre,  c'est  l'dvare. 

CiuMFouT,  Maximes  et  Pensées. 


Déjinilion  et  synonymie. 

L'avarice  est  un  désir  immodéré  d'accumuler  des 
richesses ,  même  aux  dépens  de  ses  premiers  besoins, 
désir  accompagné  d'une  crainte  vive  et  continuelle 
de  se  les  voir  enlever;  c'est  une  soif  insatiable  de 
l'or,  pour  l'or  lui-même ,  dans  lequel  l'avare  met 
tout  son  bonheur. 

Avarice,  en  latin  avaritia,  avarities,  dérive,  sui- 
vant quelques  étymologistes ,  du  verbe  avère,  qui 
signifie  désirer  ardemment  ;  selon  d'autres,  c'est  une 
contraction  des  deux  mots  aviditas  œris  (^avœris), 
avidité,  convoitise  de  l'argent. 

«A  proprement  parler,  dit  Voltaire,  l'avarice  est 
le  désir  d'accumuler,  soit  en  grains,  soit  en  meu- 
bles, ou  en  fonds,  ou  en  curiosités.  Il  y  avait  des 
avares  avant  qu'on  eût  inventé  la  monnaie.  »  On 
peut  objecter  à  l'auteur  du  Dictionnaire  philoso- 
phique, d'abord  que  les  vrais  avares  se  soucient 
fort  peu  de  meubles  et  de  curiosités;  ensuite ,  que 
longtemps  avant  l'invention  de  la  monnaie ,  qui  est 
déjà  très-ancienne,   il  y  avait  des  valeurs  représen- 


620  l'K    I.AVAKK  K. 

tatives ,  que  les  avares  devaient  convoiter.  Pour 
nous,  qui  vivons  à  une  époque  où  l'on  ne  connaît 
que  trop  l'argent  monnayé,  nous  ferons  consister 
l'avarice  dans  la  manie  de  thésauriser  l'argent,  et 
surtout  l'or.  Montesquieu  nous  donne  la  raison  de 
cette  préférence  :  «  L'avarice ,  selon  lui ,  garde  l'or 
et  l'argent,  parce  que,  comme  elle  ne  veut  point 
consommer,  elle  aime  des  signes  qui  ne  se  détrui- 
sent point  ;  elle  aime  mieux  garder  l'or  que  l'argent, 
parce  qu'elle  craint  toujours  de  perdre,  et  qu'elle 
peut  mieux  cacher  ce  qui  est  en  plus  petit  volume.  » 
[Esprit  des  Lois,  liv.  XXII ,  chap.  9.) 

Saint  Paul  appelle  l'avarice  une  idolâlrie,  parce 
que ,  en  effet ,  lavare  se  fait  un  dieu  de  son  or  et 
de  son  argent.  Le  satirique  français  ne  traite  pas 
cette  passion  avec  moins  de  sévérité  : 

Un  avare,  idolâtre  et  fou  de  sou  argent, 
Rencontiant  la  disette  au  sein  de  l'abondance, 
Appelle  sa  folie  une  rare  prudence, 
Vx  met  toute  sa  gloire  et  son  souverain  bien 
A  grossir  un  trésor  qui  ne  lui  sert  de  rien  : 
Plus  il  le  voit  accru,  moins  il  en  sait  l'usage. 
Sans  mentir,  l'avarice  est  une  étrange  rage  ! 

(BoiLEAU,  satire  4.) 

Ne  confondons  pas  l'intéressé,  le  parcimonieux, 
et  l'avare,  h'intéressé  aime  le  gain  ,  et  ne  fait  rien 
gratuitement;  le  parcimonieux  aime  l'épargne,  et 
s'abstient  de  ce  qui  est  cher;  Y  avare  aime  la  posses- 
sion ,  ne  fait  guère  usage  de  ce  qu'il  a ,  et  voudrait 
pouvoir  se  priver  de  tout  ce  qui  coûte  (1). 

(1)  Celui  qui  aime  les  richesses  pour  les  dépenser  n'est  pas,  à 


i)i:  l'avauice.  021 

L'intéressé  et  le  parcimonieux  ne  sont  pas  encore 
avares  ;  l'avare  est  nécessairement  parcimonieux ,  et 
presque  toujours  intéressé. 

Causes. 

Les  individus  lymphatiques,  mélancoliques  et 
cacochymes,  sont,  en  général,  plus  prédisposés  à 
cette  passion  que  ceux  qui  vivent  sous  la  prédomi- 
nance sanguine  ou  bilieuse.  L'avarice  s'observe 
rarement  dans  la  jeunesse,  assez  souvent  dans  la 
maturité  de  l'âge,  très-fréquemment,  et  d'une  ma- 
nière presque  épidémique ,  dans  la  vieillesse  :  c'est 
la  passion  dominante  des  vieillards,  comme  l'amour 
est  celle  des  jeunes  gens,  et  l'ambition  celle  de 
l'àge  mûr. 

L'avarice  est  aussi  quelquefois  un  vice  de  famille, 
transmis  sinon  avec  le  sang,  du  moins  par  l'exemple 
ou  par  une  mauvaise  éducation. 

Nous  rencontrons  cette  passion  dans  tous  les 
rangs,  dans  toutes  les  conditions:  les  princes  et 
les  sujets,  l'Ignorant  et  le  savant,  le  pauvre  et  le 
riche,  en  sont  également  atteints  ;  mais  plus  sou- 
vent le  riche  que  le  pauvre. 

Enfin,  il  n'est  pas  rare  de  la  voir  se  développer 
sous  l'influence  d'une  infirmité  et  même  d'une  ma- 
ladie aiguë.  Le  professeur  Allbert  a  connu  une  dame, 
de  haute  condition,  qui  offrait  un  exemple  curieux 

proprement  parler,  avare.  Voyez  la  dislinctiun  établie  à  l'article 
Ambition.  Voyez  aussi,  dans  les  Caractères  de  Théophraste,  le  cha- 
pitre 10,  de  l'Epargne  sordide,  et  le  chapitre  30,  du  Gain  sordide.- 
quant  au  chapitre  22,  de  l'Ji'ance,  il  mérite  à  peine  d'être  lu. 


622  IJE    L*AVABICE. 

d'avarice  périodique.  Cette  dame,  vaporeuse  et  mé- 
lancolique pendant  six  mois  de  Tannée,  n'usait 
alors  de  ses  revenus,  qui  étaient  considérables, 
qu'avec  une  parcimonie  sordide;  mais  elle  se  fai- 
sait aduiirer  par  une  générosité  sans  borne  aussitôt 
qu'elle  était  revenue  à  son  état  normal  de  santé. 

Cherchons  maintenant  la  source  morale  de  l'ava- 
rice. «Ce  n'est  pas,  dit  La  Bruyère,  le  besoin  d'ar- 
gent où  les  vieillards  peuvent  appréhender  de  tom- 
ber un  jour  qui  les  rend  avares ,  car  il  y  en  a  de 
tels  qui  ont  de  si  grands  fonds  qu'ils  ne  peuvent 
guère  avoir  cette  inquiétude  ;  et  d'ailleurs  comment 
pourraient-ils  craindre  de  manquer  dans  leur  cadu- 
cité des  commodités  de  la  vie,  puisqu'ils  s'en  pri- 
vent eux-mêmes  volontairement  pour  satisfaire  à 
leur  avarice(l)?  Ce  n'est  point  aussi  l'envie  de  laisser 
de  plus  grandes  richesses  à  leurs  enfants,  car  il  n'est 
pas  naturel  d'aimer  quelque  chose  plus  que  soi- 
même,  outre  qu'il  se  trouve  des  avares  qui  n'ont 
point  d'héritiers.  Ce  vice  est  plutôt  l'effet  de  l'âge 
et  de  la  complexion  des  vieillards ,  qui  s'y  aban- 
donnent aussi  naturellement  qu'ils  suivaient  leurs 
plaisirs  dans  leur  jeunesse,  ou  leur  ambition  dans  l'âge 
viril.  Il  ne  faut  ni  vigueur,  ni  jeunesse,  ni  santé,  pour 
être  avare;  l'on  n'a  aussi  nul  besoin  de  s'empresser 


(1)  Si  les  avares  se  privent  des  commodités  de  la  vie,  ce  n'est 
précisément  que  dans  l'espérance  d'en  jouir  plus  tard.  Leur  folie 
consiste  donc  h  sacrifier  le  présent  à  un  avenir  souvent  diimé- 
rique.  Aussi  l.a  Rochefoucauld  avait -il  dit  judicieusement  de 
l'avarice  :  «  Il  n'y  a  point  de  passion  qui  s'éloigne  plus  souvent  de 
son  but ,  ni  sur  qui  le  présent  ait  tant  de  pouvoir  au  préjudice  de 
l'avenir.  >• 


DE  l'avarice.  623 

ou  de  se  donner  le  moindre  mouvement  pour  épar- 
gner ses  revenus;  Il  faut  laisser  seulement  son  bien 
dans  ses  coffres,  et  se  priver  de  tout.  Cela  est  com- 
mode aux  vieillards,  à  qui  il  faut  une  passion  ,  parce 
qu'ils  sont  hommes.  »  (  Caractères,  chap.  9.) 

La  profondeur  et  la  sagacité  habituelles  de  La 
Bruyère  me  paraissent  ici  complètement  en  défaut: 
il  réfute  m.al ,  ou,  pour  mieux  dire,  il  ne  réfute 
point,  et  ne  conclut  rien.  Reconnaissons  plu- 
tôt, avec  Vauvenargues  et  d'autres  moralistes,  que 
l'avarice  tire  sa  source  d'un  amour  excessif  de 
la  vie,  qui,  croissant  avec  l'âge,  et  développant 
chez  les  vieillards  des  craintes  exagérées  pour  leur 
avenir,  les  fait  s'armer  d'une  prévoyance  outrée, 
afin  de  se  ménager  des  ressources  dans  les  malheurs 
qui  pourraient  leur  arriver. 

L'apathie  naturelle  aux  vieillards  et  aux  infirmes 
entre  sans  doute  pour  beaucoup  dans  le  développe- 
ment de  l'avarice  ;  m^iis  ,  à  part  l'instinct  de  conser- 
vation ,  auquel  tout  l'homme  se  rapporte  ,  la  vraie 
source  morale  de  cette  passion  ne  saurait  se  trouver 
ailleurs  que  dans  une  circonspection  prédomi- 
nante (1). 


(1)  Rousseau  n'élait  pas  avare  dans  la  véritable  acception  du 
mol.  \j'avfjrhe  prpsqiifi  sorlide  dont  il  se  f^ratifie  n'était  chez  lui 
qu'une  parcimonie  momentanée,  produite  par  un  mélange  bizarre 
de  paresse,  de  méfiance  et  d'orgueil. 

Du  reste,  une  remarque  que  j'ai  souvent  faite  en  lisant  Jean- 
Jacques,  c'est  le  peu  d'importance  que  ce  grand  écrivain  semble 
attacher  au  vrai  sens  des  mots.  Etait-ce  de  sa  part  artifice  de  style? 
je  ne  le  pense  pas;  je  croirais  plutôt  que  la  passion  sous  l'influence 
de  laquelle  il  écrivait  exaltait  beaucoup  trop  son  imagination,  et 


624  riE  i.'a\.\bice. 

Caractère,  symptômes,  effets  et  terminaison. 

«  Il  y  a  des  gens  qui  sont  mal  logés,  mal  couchés, 
mal  habillés,  et  plus  mal  nourris,  qui  essuient  les 
rigueurs  des  saisons,  qui  se  privent  eux-mêmes  de 
la  société  des  hommes  et  passent  leurs  jours  dans 
la  solitude,  qui  souffrent  du  présent,  du  passé  et 
de  l'avenir,  dont  la  vie  est  comme  une  pénitence 
continuelle ,  et  qui  ont  ainsi  trouvé  le  secret  d'aller 
à  leur  perte  par  le  chemin  le  plus  pénible  :  ce  sont 
les  avares.  »  (  La  Bruyère  ,  Caractères  ,  chap.  11.) 

«  L'avare  ,  dit  Massillon  ,  n'amasse  que  pour  amas- 
ser ;  ce  n'est  pas  pour  fournir  à  ses  besoins,  il  se 
les  refuse.  Son  argent  lui  est  plus  précieux  que  sa 
santé,  que  sa  vie,  que  son  salut,  que  lui-même. 
Toutes  ses  actions  ,  toutes  ses  vues,  toutes  ses  affec- 
tions, ne  se  rapportent  qu'à  cet  indigne  objet.  Per- 
sonne ne  s'y  trompe ,  et  il  ne  prend  aucun  soin  de 
dérober  aux  yeux  du  public  le  misérable  penchant 
dont  il  est  possédé  ;  car  tel  est  le  caractère  de  cette 
honteuse  passion,  de  se  manifester  de  tous  les  côtés. 


faussait  ainsi  son  jugement.  En  voici  un  exemple  qui  se  rattache 
précisément  au  sujet  que  nous  traitons.  Dans  ses  Considérations  sur 
te  gouvernement  de  Pologne,  on  trouve  cette  singulière  phrase  :  «  L'a- 
vare n'a  point  proprement  de  passion  qui  le  domine;  il  n'aspire  à 
l'argent  que  par  prévoyance,  pour  contenter  celles  qui  pourront 
lui  venir.»  L'avare  n'a  pas  de  passion  qui  le  domine!  Mais  n'est-i! 
pas  violemment  dominé  par  la  passion  qui  le  constitue  avare,  par 
l'avarice?  et  n'avons-nous  pas  vu  que  la  passion  dominante  tient 
en  quelque  sorte  toutes  les  autres  passions  sous  ses  ordres?  C'est 
ainsi  qu'emporté  par  la  haine  qu'il  voue  à  l'argent,  Rousseau  va 
jusqu'à  oublier  que  l'avarice  est  une  passion. 


nr  i.'AVAiiirE.  *  G25 

de  ne  faire  au  dehors  aucune  démarche  qui  ne  soit 
marquée  de  ce  maudit  caractère,  et  de  n'être  un 
mystère  que  pour  celui  seul  qui  en  est  possédé. 
Toutes  les  autres  passions  sauvent  du  moins  les 
apparences ,  on  les  caclie  aux  yeux  du  public  ;  une 
imprudence  peut  quelquefois  les  dévoiler,  mais  le 
coupable  cherche,  autant  qu'il  est  en  soi ,  les  ténè- 
bres :  mais,  pour  la  passion  de  l'avarice,  l'avare  ne 
se  la  cache  qu'à  lui-même.  Loin  de  prendre  des 
précautions  pour  la  dérober  aux  yeux  du  public , 
tout  l'annonce  en  lui  ,  tout  la  montre  à  découvert  ; 
il  la  porte  écrite  dans  son  langage ,  dans  ses  ac- 
tions,  dans  toute  sa  conduite,  et,  pour  ainsi  dire, 
sur  son  front. 

«L'âge  et  les  réflexions  guérissent  d'ordinaire  les 
autres  passions,  au  lieu  que  l'avarice  semble  se  rani- 
mer et  reprendre  de  nouvelles  forces  dans  la  vieil- 
lesse. Plus  on  avance  vers  ce  moment  fatal  où  tout 
cet  amas  sordide  doit  disparaître  et  nous  être  en- 
levé, plus  on  s'y  attache;  plus  la  mort  approche, 
plus  on  couve  des  yeux  son  misérable  trésor ,  plus 
on  le  regarde  comme  une  précaution  nécessaire 
pour  un  avenir  chimérique.  Ainsi  l'âge  rajeunit, 
pour  ainsi  dire  ,  celte  indigne  passion.  Les  armées  , 
la  maladie,  les  réflexions  ,  tout  l'enfonce  plus  pro- 
fondément dans  l'âme ,  et  elle  se  nourrit  ou  s'en- 
flamme par  les  remèdes  mêmes  qui  guérissent  et 
éteignent  toutes  les  autres.  On  a  vu  des  hommes , 
dans  une  décrépitude  où  à  peine  leur  restait-il  assez 
de  force  pour  soutenir  un  cadavre  tout  prêt  à  tom- 
ber en  pourriture,  ne  conserver,  dans  la  défaillance 
totale  des  facultés  de  leur  âme,  un  reste  de  sensi- 

40 


020  l»F,    1,'AVAmCE. 

I>llilé  ,  et,  pour  ainsi  dire  ,  de  si^iie  de  vie,  que  pour 
cette  indigne  passion,  elle  seule  se  soutenir,  se 
ranimer  sur  les  débris  de  tout  le  reste,  le  dernier 
soupir  être  encore  pour  elle  (1),  les  inquiétudes  des 
derniers  moments  la  regarder  encore,  et,  par  une 
punition  terrible  de  Dieu  ,  l'infortuné  qui  meurt 
jeter  encore  des  regards  mourants,  qui  vont  s'é- 
teindre sur  un  argent  que  la  mort  lui  arrache,  mais 
dont  elle  n'a  pu  arracher  l'amour  de  son  cœur.  » 
(  Discours  synodaux.  De  la  Compassion  des  pauvres.  ) 

—  Voulez-vous  reconnaître  un  avare,  examinez-le 
surtout  dans  deux  moments  bien  importants  pour 
lui  :  quand  il  reçoit ,  et  quand  il  donne.  Lui  fait-on 
un  présent  de  quelque  valeur,  à  l'instant  sa  main 
s'épanouit  pour  le  recevoir,  sa  figure  est  radieuse, 
ses  yeux  sont  humides  de  tendresse  ;  il  est  dans 
l'extase ,  et  sa  bouche  entr'ouverte  ne  trouve  pas 
d'expressions  pour  témoigner  sa  surprise  et  son  bon- 
heur :  il  jouit. 

Faut-il,  au  contraire,  qu'il  donne  quelques  pièces 
d'argent ,  la  scène  est  bien  différente  :  ses  traits  se 
rembrunissent  et  se  contractent ,  son  bras  s'allonge 
avec  lenteur  pour  compter  chaque  pièce ,  qu'il  n'a- 
bandonne que  difficilement ,  après  l'avoir  serrée 
comme  pour  la  dernière  fois  entre  le  pouce  et  l'in- 
dex ;  puis  son  regard  inquiet  suit  tristement  jusque 
dans  votre  poche  l'argent  qu'il  a  dû  tirer  de  la 
sienne  :  il  souffre. 

—  De  tous  les  vices  qui  dégradent  le  cœur  de 
l'homme,  l'avarice  est  sans  contredit  le  plus  misé- 


(1)  Voir  ci-après  la  troisième  observation. 


i)i:  i/avap.ice.  627 

fable  et  le  ])lu8  odieux.  Les  juitres  passions  pnivnit 
du  moins  se  rencontrer  avec  (|nclqiics  vertus,  ou 
cire  relevées  par  ((ucUjues  bonnes  qualités;  l'avarice 
détruit  toutes  les  vertus,  ternit  toutes  les  qualités, 
el  peut  enfanter  tous  les  crimes.  En  effet ,  l'u- 
sure (1),  l'inhumanité,  l'ingratitude,  le  parjure,  le 
vol,  le  meurtre,  ne  sont  que  trop  souvent  les  fruits 
de  ce  vice  monstrueux. 

Ennemi  de  Dieu  et  de  la  société,  l'avare  ,  par  ini 
juste  retour,  est  lui-même  son  propre  bourreau. 
Les  privations  de  tous  genres  qu'il  s'impose,  les 
craintes  continuelles  auxquelles  son  esprit  est  en 
proie,  les  visions  de  son  imagination  malade,  lui 
font  éprouver  de  fréquentes  et  cruelles  insomnies, 
qui  bientôt  amènent  chez  lui  la  pâleur  de  la  face, 
l'amoindrissement  des  traits,  et,  plus  tard,  l'amai- 
grissement  général  du  corps. 

A  une  période  encore  plus  avancée,  on  voit  cette 
passion  se  terminer  par  la  mélancolie,  le  marasme, 
la  folie,  et,  dans  certains  cas,  assez  rares  cepen- 
dant, par  le  suicide  (2). 

Traitement. 

Nous  avons  vu  que  l'avarice  tire  sa  source  d  une 
prédominance  de  circonspection  qui  croît  avec 
l'âge  :  c'est  donc  cette  circonspection  que  les  pa- 
rents et  les  instituteurs  devraient  s'efforcer  de  mo- 
dérer ,  ou  de  diriger  convenablement,  lorsqu'ils  la 
trouvent  trop  développée  chez  de  jeunes  sujets. 


(1)  Voyez  la  noie  0 ,  à  la  fin  du  volume, 

(2)  Voir  la  deuxiènn-  observation. 


628  DE  l'avaî'.ice. 

Loin  de  là,  que  fait  souvent  un  père  peu  éclairé 
ou  parcimonieux?  Il  enjoint  à  son  enfant  de  con- 
server bien  précieusement  les  pièces  d'argent  qu'on 
a  pu  lui  donner.  Pour  plus  de  sûreté ,  il  se  charge 
lui-même  du  dépôt;  puis,  au  bout  de  quelque 
temps ,  il  persuade  au  marmot  que  ces  pièces  se 
sont  multipliées  ,  qu'elles  ont  fait  des  petits.  Emer-^ 
veillé  à  la  vue  de  cette  prétendue  reproduction  , 
l'enfant  demande  et  obtient  la  permission  de  l'o- 
pérer lui-même.  Continue-t-il  d'être  trompé,  ses 
désirs  s'enflamment,  et  son  petit  trésor,  toujours 
grossissant ,  devient  pour  lui  l'objet  d'une  espèce 
de  culte.  Réjouis-toi,  père  imprudent;  réjouis-toi. 
professeur  de  sagesse ,  ta  tâche  est  accomplie  :  tu 
as  formé  un  avare,  qui  attendra  ta  fin  avec  impa- 
tience pour  jouir  seul  de  ton  or;  ou  presque  toujours 
un  prodigue  ,  qui  te  payera  de  superbes  fimérai lies , 
et  dévorera  le  reste  (1). 


(1)  J'ai  vu  plus  d'une  fois  des  parents  inexpérimentés  employer 
ce  misérable  strataj^ème  pour  inspirer,  disaient-ils,  le  goût  de 
l'économie  à  des  enfants  trop  enclins  à  la  dépense.  Voilà  comme 
on  fausse  le  jugement ,  cette  faculté  si  précieuse  qui  doit  être  plus 
lard  la  règle  de  toutes  les  actions  de  l'homme  !  C'est  sans  doute 
pour  un  pareil  élève  que  La  Bruyère  a  écrit  ces  lignes  :  «  L'avare 
dépense  plus  mort,  en  un  seul  jour,  qu'il  ne  faisait  vivant  en  dix  an- 
nées; et  son  héritier,  plus  en  dix  mois,  qu'il  n'a  su  faire  lui-même 
en  toute  sa  vie. 

«  Les  enfants  peut-être  seraient  plus  chers  à  leurs  pères ,  et  réci- 
proquement les  pères  à  leurs  enfants,  sans  le  titre  d'héritiers. 

«Triste  condition  de  l'homme,  et  qui  dégoûte  de  la  vie!  Il  faut 
suer,  veiller,  fléchir,  dépendre,  pour  avoir  un  peu  de  fortune,  ou 
la  devoir  à  l'agonie  de  nos  proches  :  celui  qui  s'empêche  de  sou- 
haiter que  son  père  y  passe  bientôt  est  homme  de  bien.  »  {Cnrac 
tères,  chap.  6.) 


i)K  l'avahick.  029 

«Ce  que  l'on  prodigue,  on  Tôle  à  son  héritier; 
ce  que  l'on  épargne  sordidement,  on  se  l'ôle  à  soi- 
même  :  le  milieu  est  justice  pour  soi  et  pour  les 
autres.  »  Le  milieu  que  recommande  La  Bruyère  est 
une  sage  économie,  dans  laquelle  on  peut  encore 
faire  rentrer  ceux  qui  ne  sont  que  sur  les  limites  de 
la  parcimonie.  Quant  à  l'avarice  bien  caractérisée , 
elle  est  presque  toujours  incurable.  Il  est  donc 
essentiel  de  combattre  cette  passion  avant  qu'elle 
ait  pris  sur  ses  esclaves  un  empire  absolu. 

Un  des  meilleurs  moyens  est  la  société  habituelle 
et  intime  d'individus  enjoués  et  désintéressés ,  se 
procurant  sans  prodigalité  les  plaisirs  et  les  com- 
modités de  la  vie ,  ou  bien  encore  celle  d'hommes 
sensibles,  charitables,  occupés  à  secourir  les  mal- 
heureux, à  visiter  les  malades  et  les  prisonniers.  |^ 

Pour  corriger  l'avarice  naissante  ,  on  a  aussi  con- 
seillé de  lui  présenter  souvent  le  tableau  des  pro- 
babilités de  la  vie  humaine.} 

Le  ridicule  et  la  peur  pourront  encore  être  em- 
ployés avec  succès,  suivant  le  caractère  de  l'individu 
sur  lequel  vous  voudrez  agir.  Ainsi  vous  mettrez 
sous  les  yeux  de  l'un  les  scènes  plaisantes  et  ridi- 
cules dont  les  avares  ont  tant  de  fois  été  le  sujet , 
et  pour  cela  il  suffira  de  les  renvoyer  à  Plante  et 
à  Molière.  A  un  autre ,  vous  raconterez  adroitement 
les  vols  et  les  assassinats  qui  se  commettent  chez 
les  avares,  où  le  crime  compte  toujours  avoir 
meilleure  capture  que  chez  les  personnes  qui  sa- 
vent faire  usage  de  leur  bien.  A  celui-là,  vous  pré- 
senterez la  triste  et  inévitable  destinée  qui  attend 
les  avares;  la  misère  au  milieu  de  leur  stérile  abon^ 


630  DE  l'avarice. 

dance;  leurs  noms  couverts  de  haine  et  de  mépris; 
leur  mort  provoquée  par  tous  les  vœux,  et  dont 
eux-mêmes  semblent  se  charger  de  hâter  le  moment. 
A  celui-ci,  enfin,  sur  lequel  les  sentiments  reli- 
gieux ont  encore  conservé  quelque  empire,  vous 
rappellerez  les  annihèmes  lancés  contre  les  avares 
par  une  religion  dont  tous  les  enseignements  se  ré- 
sument dans  la  charité. 

Observations. 
1.  Mort  subiie  d'une  avare. 

Pendant  le  rigoureux  hiver  de  1829-1830,  je  Fus 
appelé  par  le  commissaire  de  police  du  quartier 
de  l'Observatoire,  pour  aller  visiter  une  mendiante 
de  profession,  morte  subitement  dans  son  domi- 
cile, rue  Saint-Dominique-d'Enfer ,  n"  3. 

Entrés  dans  une  vaste  mansarde  d'une  malpro- 
preté repoussante,  nous  arrêtâmes  quelques  ins- 
tants notre  vue  sur  deux  énormes  chats  couchés  sur 
le  lit,  et  sur  un  épagneul  qui ,  placé  comme  en  sen- 
tinelle sur  le  cadavre  de  sa  maîtresse  ,  s'élançait 
avec  fureur  pour  mordre  les  personnes  qui  vou- 
laient s'en  approcher. 

Après  qu'on  se  fut  débarrassé,  non  sans  peine  ,  de 
ces  animaux  ,  je  procédai  à  l'examen  du  cadavre. 
C'était  celui  d'une  femme  âgée  d'environ  soixante- 
cinq  ans.  L'habitude  du  corps,  qui  était  d'une  mai- 
greur extrême,  et  couvert  de  vermine,  n'offrait 
aucune  trace  de  violence  étrangère;  je  ne  remarquai 
non  plus  aucun  symptôme  d'hémorrhagie  cérébrale 
ni  pulmonaire.  Les  fonctions  digestives  s'exerçant 


DE  l'avarice.  631 

habituellement  chez  cette  femme  d'une  manière 
régulière,  et  son  régime  alimentaire  étant  d'ailleurs 
fort  exigu  ,  je  ne  pouvais  guère  attribuer  la  mort  à 
une  indigestion.  Mais  le  vent  glacial  que  nous  sen- 
tîmes souffler  à  travers  les  fenêtres  mal  jointes  et 
dégarnies  de  mastic  me  lit  piésumer  que  cette 
malheureuse  était  morte  de  froid. 

Ma  conjecture  se  changea  en  certitude  après  une 
plus  ample  inspection  du  domicile.  Cette  femme 
n'avait,  en  effet,  sur  elle  qu'une  mince  couverture 
de  laine  criblée  de  trous  :  sa  cheminée ,  herméti- 
quement fermée,  et,  du  reste,  tout  à  fait  dégarnie 
de  cendres,  annonçait  que  depuis  le  connnencement 
de  l'hiver  elle  n'avait  pas  encore  usé  de  combustible  ; 
et  cependant  la  moitié  de  sa  vaste  mansarde  était 
remplie  de  bois,  symétriquement  arrangé  jusqu'au 
plafond,  et  dont  sans  doute  elle  s'était  promis  de 
brûler  quelques  morceaux,  si  le  temps  continuait 
d'être  aussi  rigoureux. 

J'attribuai  donc  la  cause  de  la  mort  au  froid  ex- 
cessif, dont  cette  femme ,  sans  son  avarice  ,  eût  cer- 
tes pu  se  préserver  avec  l'énorme  provision  de  bois 
dont  l'avait  gratifiée  la  charité  publique. 

Quelques  jours  après,  j'appris  par  la  voie  des 
journaux  que  le  juge  de  paix  avait  trouvé  plus  de 
10,000  francs  en  or  enfouis  dans  la  paillasse  de 
cette  misérable. 

II.  Suit'ide  d'une  avare.  [2\  février  1836.) 

Au  n"  281  de  la  rue  Saint-Jacques  vivait,  depuis 
plus  de  cinquante  ans  ,  dans  une  mansarde  au  cin- 
quième étage,  une  vieille  femme  du  nom  de  Tillard. 


632  ^^  l'avaiuce. 

Tout  chez  elle  annonçait  une  profonde  misère;  elle 
se  nourrissait  mal ,  et  était  encore  plus  mal  vêtue. 
Pour  éviter  les  dépenses  que,  disait-elle,  sa  posi- 
tion ne  lui  permettait  pas  de  faire,  elle  allait  se 
chauffer  chez  ses  voisins  ,  qui ,  par  un  sentiment  de 
commisération ,  l'accueillaient  à  leur  foyer ,  sur- 
montant, par  égard  pour  ses  quatre-vingt-huit  ans, 
le  dégoût  que  leur  inspiraient  les  haillons  dont  elle 
était  couverte. 

La  femme  Tillard  était  très-méfiante  :  jamais  elle 
ne  recevait  personne  chez  elle  ;  elle  donnait  ses  au- 
diences aux  visiteurs  sur  le  carré  de  son  logement , 
après  les  avoir  fait  longtemps  attendre  ;  car  elle  ne 
pouvait  sortir  de  son  réduit  avant  d'avoir  ouvert 
trois  serrures ,  et  tiré  les  deux  verroux  qui  garnis- 
saient sa  porte  à  l'intérieur. 

Depuis  dix  jours ,  cette  femme  n'ayant  pas  été  vue 
dans  la  maison  comme  k  l'ordinaire,  les  voisins  en 
informèrent  M.  Gourlet,  commissaire  de  police  du 
quartier  de  l'Observatoire,  qui  aussitôt  se  transporta 
avec  moi  sur  les  lieux.  La  porte  à  peine  ouverte , 
nous  aperçûmes  le  cadavre  de  cette  malheureuse, 
qui  s'était  asphyxiée  volontairement.  Déjà  l'on  avait 
jeté  dans  un  coin  de  la  chambre  les  vêtements 
infects  qui  la  couvraient ,  et  l'un  de  ces  haillons 
était  livré  aux  flammes ,  quand  une  femme  donna 
le  conseil  de  visiter  les  autres,  soupçonnant  qu'il 
pouvait  y  avoir  quelques  papiers  secrets ,  soit  dans 
les  poches,  soit  entre  l'étoffe  et  la  doublure. 

Ce  conseil  fut  très-profitable  aux  héritiers  de  la 
défunte;  car  ontrouva  renfermés  dans  une  boîte  de 


DE    LAVAUICE.  633 

carlon  seize  billets  de  banque  de  mille  francs,  et  dix 
autres  mille  francs  de  valeurs  sur  la  banque  de 
France. 

III.  Mon  d'un  avare  paralytique  et  aveugle. 

Le  vénérable  abbé  Desjardins ,  ancien  vicaire  gé- 
néral du  diocèse  de  Paris,  fut  appelé  un  jour,  pen- 
dant qu'il  était  curé  des  Missions  étrangères ,  chez 
un  pauvre  vieillard  aveugle  ,  qu'on  lui  dit  être  gra- 
vement malade,  et  qui  demandait  avec  instance  à  le 
voir.  Empressé  de  se  rendre  au  désir  qu'on  lui  expri- 
mait, M.  Desjardins  court  chez  le  mourant ,  et  cher- 
che à  lui  offrir  les  consolations  de  son  ministère; 
mais  celui  auquel  il  s'adresse  ne  semble  l'écouter 
qu'avec  distraction ,  et  l'interrompt  bientôt  pour 
lui  demander  s'il  est  le  curé  des  Missions  étran- 
gères. 

«Sans  doute,  lui  répond  M.  Desjardins;  n'est-ce 
pas  moi  que  vous  avez  fait  appeler?  —  Oh!  oui, 
car  vous  êtes  le  seul  homme  en  qui  je  puisse  avoir 
confiance.  Ainsi  vous  êtes  bien  M.  Desjardins?  — 
Je  vous  l'atteste.  —  Sommes-nous  seuls?  Voyez,  re- 
gardez si  personne  ne  peut  nous  voir  ou  nous  en- 
tendre. —  JXous  sommes  seuls,  absolument  seuls. 
Soyez  tranquille,  mon  ami,  la  porte  est  fermée: 
vous  pouvez  parler  sans  crainte.  » 

Ici  le  malade  paraît  se  recueillir,  puis  il  s'efforce 
de  se  soulever. 

«Restez,  restez  couché,  reprend  M.  Desjardins,  je 
vous  entendrai  parfaitement.»  Pendant  ce  temps, 
le  vieillard  a  tiré  une  clef  de  dessous  son  chevet. 


634  DE  l'avarice. 

«  La  voilà...  dit-il  d'un  air  mystérieux.  Mais  vous  êtes 
bien  M.  Desjardins,  n'est-ce  pas,  le  curé  des  Mis- 
sions étrangères?  — Je  vous  l'ai  déjà  affirmé;  com- 
ment pouvez-vous  en  douter  encore?  —  Eh  bien! 
avec  cette  clef,  ouvrez,  je  vous  prie,  le  coffre  qui 
est  là  ,  au  pied  de  mon  lit.  Tout  au  fond  ,  vous  trou- 
verez un  sac  que  vous  m'apporterez;  mais  allez  très- 
doucement  ,  de  peur  qu'on  ne  vous  entende.  » 

Le  curé  suit  les  instructions  qui  lui  sont  données, 
et  à  la  vue  du  sac ,  à  son  poids  énorme ,  il  se  ré- 
jouit en  songeant  que  la  misère  de  ses  pauvres  va 
être  soulagée  ;  car  il  ne  doute  pas  que  le  moribond  ne 
leur  destine  quelque  partie  du  trésor  qu'il  lui  remet. 
Assis  sur  son  grabat,  le  vieillard  n'a  pas  plutôt  tou- 
ché le  bienheureux  sac,  qu'il  est  saisi  d'un  trans- 
port de  joie  impossible  à  décrire. 

«Enfin,  je  le  tiens  donc!  dit-il  d'une  voix  étouf- 
fée, et  en  le  pressant  sur  sa  poitrine;  mon  Dieu, 
qu'il  y  a  longtemps  que  je  n'ai  eu  un  tel  bonheur  !  Ah  ! 
du  moins,  je  l'aurai  goûté  encore  une  fois  avant  de 
mourir!  »  Alors,  déliant  les  cordons  du  sac,  il  plonge 
sa  main  au  milieu  de  l'or  qui  s'y  trouve  contenu  ; 
avec  ses  doigts  desséchés,  il  palpe,  il  caresse,  il 
compte  son  métal  chéri,  et  retombe  tout  à  coup  sans 
mouvement  :  la  joie  l'avait  tué. 


DE    LA    PASSION    DU   JEU.  635 


CHAPITRE  XII. 


DE    LA    l'ASSlON    DU    JEU. 


Le   jeu  est  un  gouffre  qui   n'a    ni    fond  ni 
rivage. 

TnoMAS. 


Sa  définition,  son  ancienneté,  son  universalité,  ses  progrès 
en  France. 

La  passion  du  jeu  est  un  besoin  habituel  de  livrer 
son  bien  aux  chances  du  hasard ,  ou  à  des  combi- 
naisons incertaines,  dans  lesquelles  l'habileté  a  plus 
ou  moins  de  part.  C'est  le  plus  souvent  une  lutte  où 
l'homme  ne  voit  dans  son  seinblable  qu'une  proie 
dont  il  faut  qu'il  s'empare  pour  n'en  être  pas  lui- 
même  dévoré,  où  il  se  réjouit  en  proportion  du  mal 
qu'il  fait,  et  où  le  revers  enfante  presque  toujours 
la  haine,  sans  que  le  succès  amène  l'aFfection. 

La  soif  de  l'or,  l'espoir  outré  d'un  gain  facile, 
l'oisiveté,  et  la  recherche  d'émotions  variées,  tels 
sont  les  éléments  que  l'analyse  découvre  dans  cette 
maladie  morale,  l'une  des  plus  contagieuses  et  des 
plus  funestes.  Ce  n'est  pas  que  par  lui-même  le  jeu 
ne  soit  un  passe-temps  aussi  innocent  qu'agréable , 
quand  on  s'y  livre  avec  modération  et  dans  le  seul 
but  de  donner  quelque  délassement  à  l'esprit  ;  mais, 
du  moment  où  l'on  s'y  sent  porté  avec  trop  d'ardeur, 
on  doit  prudemment  y  renoncer;  sinon,  l'habitude 


636  l>E    I.A    l'ASblON    DU    JEU. 

en  fait  bientôt  un  besoin  aussi  impérieux  que  cou- 
pable. 

II  y  a  des  jeux  de  pur  hasard,  il  y  en  a  d'autres  où 
le  hasard  est  joint  à  l'habileté;  il  y  en  a  aussi  que 
l'on  considère  comme  dépendant  uniquement  de 
l'esprit  ou  de  l'adresse;  le  hasard  ,  toutefois,  entre 
encore  pour  quelque  chose  dans  ces  derniers,  en  ce 
que  souvent  on  ne  connaît  pas  la  force  de  son  ad- 
versaire, qu'il  peut  survenir  des  coups  qu'on  ne  sau- 
rait prévoir,  et  qu'enfin  l'esprit  comme  le  corps  ne 
se  trouvent  pas  toujours  bien  disposés.  Quoi  qu'il 
en  soit ,  il  est  à  remarquer  que  la  plupart  des 
joueurs  se  livrent  de  préférence  aux  jeux  dans  les- 
quels leur  talent  ne  leur  donne  aucune  supériorité: 
un  gain  certain  et  journalier  a  moins  d'a^ttrait  pour 
eux  que  la  chance  d'une  grande  fortune  dont  le 
sort  peut  un  jour  les  favoriser;  c'est  sans  doute 
parce  que,  dans  les  jeux  de  hasard,  où  tous  les 
coups  sont  décisifs ,  l'âme  est  tenue  continuelle- 
ment dans  une  sorte  d'exaltation  extatique ,  sans 
qu'elle  contribue  à  son  plaisir  par  une  contention 
dont  la  paresse  aime  à  se  dispenser. 

Dans  cet  article,  consacré  à  la  passion  des  jeux  de 
hasard,  je  crois  devoir  simplement  mentionner  la 
Bourse,  loterie  politique  tout  aussi  immorale  que 
l'ancienne  loterie  royale  de  France;  le  commerce, 
loterie  industrielle  (i),  qui,  chez  les  païens,  avait 

(1)  D'après  le  relevé  des  cahiers  d'enrejpstrement,  les  faillites 
déclarées  au  tribunal  de  commerce  de  la  Seine,  depuis  le  l*""  jan- 
vier 1840  jusqu'au  31  décembre  de  la  même  année,  sont  au  nom- 
bre de  826,  i-eprésentanl  en  résullal  un  passil"  de  49,595,980  fr. 
15  C;  el  un  actif  de  32,8{î(),073  fr.  93  c;  mais  on  sait  que  ce  der- 


nE    I.A    PASSION    Dr    IRl".  037 

pour  patron  le  dieu  des  voleurs  ;  enfin  la  f^ueirc , 
cette  loterie  san^jlante,  qu'un  de  nos  écrivains  a 
appelée  un  jeu  de  héros. 

La  manie  du  jeu  remonte  à  la  plus  haute  anti- 
quité ,  et  Ton  en  trouve  des  traces  chez  tous  les  peu- 
ples. Les  Juifs,  il  est  vrai,  paraissent  en  avoir  été 
exempts  avant  leur  dispersion  ;  mais  elle  les  gagna 
dès  qu'ils  eurent  fréquenté  les  Grecs,  qui  jouaient 
déjà  avant  le  siège  de  Troie  (1),  et  les  Romains,  qui 
devinrent  joueurs  longtemps  avant  la  destruction 
de  leur  république.  En  vain  les  lois  romaines  dé 
fendirent  de  jouer  au  delà  d'une  certaine  somme  ; 
en  vain  Juvénal  s'attacha  à  flétrir  ces  hommes  qui 
apportaient  au  jeu  des  cassettes  pleines  d'or  pour 
les  risquer  en  un  seul  coup  de  dés,  la  passion  des 
jeux  de  hasard  fit  de  tels  progrès  à  Rome,  que,  vers 


nier  chiffre,  en  pareille  circonstance,  n'est  qu'idéal.  Du  reste,  le 
nombre  des  faillites  déclarées  en  France  de  1817  à  1826  était,  an- 
née moyenne,  de  1,237;  et  il  s'est  élevé  en  1840  à  2.018.  Celte  der- 
nière année,  le  dividende  moyen  de  toutes  les  faillites  prises  en- 
semble a  été  de  25  pour  100. 

La  plus  avantageuse  des  sonsciiptions  avec  primes  n'était ,  en 
définitive,  qu'une  loterie  déguisée,  à  laquelle  les  joueurs  exposaient 
l'excédant  de  la  valeur  de  l'ouvrage  mis  en  souscription.  Les  em- 
prunts avec  primes  ,  contractés  par  divers  gouvernements,  ne  sont 
également  autre  chose  qu'une  loterie  ,  ou  les  porteurs  d'obligations 
jouent  la  portion  d'intérêts  qu'ils  ne  reçoivent  pas.  Heureux  si  le 
vent  des  révolutions  ne  leur  enlève  pas  intérêts  et  capital  ! 

(1)  Les  Lacédémoniens  seuls  bannirent  pendant  longtemps  le 
jeu  de  leur  république.  On  rapporte  que  Chilon  ,  ayant  été  envoyé 
pour  conclure  un  traité  d'alliance  avec  les  Corinthiens,  fut  telle- 
ment indigné  de  trouver  les  magistrats,  les  femmes  et  les  géné- 
raux occupés  au  jeu,  qu'il  s'en  retourna  sur-le-champ  ,  en  leur  di- 
sant que  Lacédémone,  qui  venait  de  fonder  Byzance,  ne  voulait 
pas  ternir  sa  gloire  en  s'alliant  avec  un  peuple  de  joueurs. 


6â8  DE    LA    PASSION    DU    JEU. 

le  temps  où  Constantin  abandonna  celte  ville  pour 
n'y  plus  revenir,  tout  le  monde,  et  jusqu'à  la  popu- 
lace, s'y  livrait  avec  fureur  :  en  détruisant  Corin- 
the ,  les  Romains  ne  s'enrichirent  guère  que  de  ses 
vices. 

Suivant  le  témoignage  de  Tacite,  les  Germains 
furent  aussi  en  proie  à  ce  funeste  penchant,  et 
le  poussèrent  même  jusqu'à  un  tel  excès,  qu'après 
avoir  tout  perdu  au  jeu  de  dés,  ils  se  jouaient  eux- 
mêmes  en  un  seul  coup.  Alors  le  vaincu  ,  quoique 
plus  jeune  et  plus  fort  que  son  adversaire,  se  met- 
tait à  sa  merci,  et  se  laissait  garrotter  et  vendre  aux 
étrangers.  Le  préjugé  qui  regarde  les  dettes  du  jeu 
comme  les  plus  sacrées  de  toutes,  comme  des  dettes 
d'honneur,  nous  est  probablement  venu  de  l'exacti- 
tude rigoureuse  des  Germains  à  remplir  ces  sortes 
d'engagements. 

Les  Huns  allaient  plus  loin  encore  :  saint  Ambroise 
rapporte  qu'après  avoir  mis  au  jeu  ce  qu'ils  avaient 
de  plus  cher,  leurs  armes,  ils  y  exposaient  leur  vie, 
et  se  donnaient  quelquefois  la  mort  malgré  le  ga- 
gnant. Des  excès  à  peu  près  analogues  se  sont  re- 
nouvelés dans  les  temps  modernes.  A  iNaples  ,  et 
dans  plusieurs  autres  villes  de  l'Italie,  des  hommes 
du  peuple  jouaient  leur  liberté  pour  un  certain 
temps.  On  assure  qu'un  Vénitien  joua  sa  femme;  un 
Chinois,  sa  femme  et  ses  enfants.  A  Moscou  ,  à  Pé- 
tersbourg  ,  on  joue  non-seulement  son  or,  ses  meu- 
bles, ses  terres,  mais  encore  ceux  qui  les  cultivent, 
en  sorte  que  des  familles  entières  passent  successi- 
vement à  plusieurs  maîtres  en  un  seul  jour. 

On  ferait,  du  reste,  im  livre  fort  curieux,  si  l'on 


DE    LA    PASSION    DU    .IRU.  (539 

voulait  rassembler  tous  les  traits  de  folie  que  cette 
passion  a  produits  parmi  les  lioiiiines.  C'est  une 
maladie  universelle,  dont  la  perpétuité  ne  peut  se 
révoquer  en  doute.  Quels  que  soient  le  culte  et  les 
lois  qui  régissent  les  diverses  nations,  quel  que  soit 
le  climat  qu'elles  habitent ,  il  se  trouve  parmi  elles 
des  joueurs  effrénés  ;  on  en  rencontre  même  chez 
presque  tous  les  peuples  sauvages,  qui ,  au  dire  des 
voyageurs,  poussent  plus  loin  que  nous  encore  la 
passion  des  jeux  de  hasard.  Cette  passion,  cepen- 
dant, ne  s'exerçant  chez  eux  qu'en  proportion  de 
leurs  moyens  et  de  leurs  rapports,  ne  peut  avoir  ni 
la  même  influence,  ni  les  mêmes  résultats  que  chez 
les  hommes  civilisés.  L'appât  du  gain  peut  bien  les 
pousser,  comme  ceux-ci ,  à  risquer  tout  ce  qu'ils 
possèdent ,  dans  l'espoir  d'obtenir  un  surcroît  de 
richesses,  et  ils  y  apportent  sans  doute  la  même  avi- 
dité ;  mais  l'enjeu  se  bornant  d'ordinaire  à  la  peau 
d'un  animal ,  ou  à  quelque  autre  objet  de  peu  de 
valeur,  leurs  pertes  sont  presque  toujours  répara- 
bles,  et  ils  échappent  ainsi  aux  funestes  consé- 
quences que  ce  vice  amène  parmi  nous. 

C'est  surtout  quand  il  prend  sa  source  dans  les 
sommités  sociales,  qu'il  devient  plus  profond  et 
plus  général.  L'amour  des  jeux  de  hasard  ne  se 
manifesta  d'abord  en  France  que  parmi  la  no- 
blesse; longtemps  le  peuple  ne  connut  d'autres 
amusements  que  l'arc  ,  l'arbalète,  le  palet,  la  boule 
et  les  quilles.  Le  jeu  de  cartes  ,  qui  devint  en  usage 
à  la  cour  sous  Charles  VI  (1),   se  répandit  dans  la 

(t)  Plusieurs  historiens  ont  prétendu  que  les  cartes  à  jouer  fu-^ 


6-10  •        nr  i.A  r\ssioN  bv  .lEr. 

suite  parmi  les  classes  inférieures.  Ainsi,  ce  (ut  du 
palais  des  rois  et  des  salons  des  grands  que  descendit 
ce  goût  qui  depuis  infesta  Paris  et  les  provinces.  A 
diverses  époques,  avant  François  T',  des  ordonnances 
émanées  de  la  cour  interdirent  au  peuple  les  Jeux 
de  hasard;  mais,  l'essor  étant  donné,  la  contagion 
finit  par  se  répandre.  Sous  Henri  11,  François  11, 
Charles  IX  et  Henri  111 ,  les  joueurs  ne  furent 
presque  pas  inquiétés;  ils  eurent  une  entière  liberté 
sous  Henri  IV.  On  n'avait  pas  encorejoué  en  France 
avec  autant  d'acharnement  qu'à  la  cour  de  ce  prince: 
de  toutes  parts  des  académies  de  jeu  se  formèrent , 
les  dupes  s'y  précipitèrent  en  foule;  l'usure,  cette 
plaie  des  familles ,  osa  se  montrer  dane  toute  sa 
turpitude;  les  procès  se  multiplièrent,  et  le  mal 
devint  général.  11  fut  réprimé  sous  Louis  Xlll.  Ce 
prince,  qui  eut  une  véritable  passion  pour  le  jeu 
d'échecs,  se  montra  l'ennemi  juré  des  jeux  de 
hasard,   et  les    interdit    sévèrement.    Le   cardinal 


rent  inventées  pour  amuser  la  mélancolie  de  ce  prince  .  31M.  Bois- 
sonade  el  Eloy  Johanneau  sont  d'un  avis  contraire.  Selon  eux,  les 
cartes  étaient  connues  sous  Charles  V .  On  les  trouve  en  Espagne 
vers  1330,  et,  d'après  le  Dictionnaire  de  V Académie  de  Mndrid,  leur 
inventeur  se  nommait  iSicolas  Pépin.  «Ce  qu'il  y  a  de  certain, 
disent  les  auteurs  du  Dictionnaire  des  Origines,  c'est  que,  si  les 
cartes  étaient  connues  sous  Charles  V,  elles  ne  devaient  pas  être 
communes,  à  cause  de  la  dépense  qu'occasionnait  alors  leur  pein- 
ture, puisque  l'art  de  graver  sur  hois  était  encore  ignoré  à  cette 
époque;  l'on  sait  d'ailleurs  que  la  chambre  des  comptes  passa  une 
somme  considérable  pour  le  jeu  de  caries  qui  fut  apporté  en  France 
pour  amuser  Charles  VI ,  alors  en  démence.  »  Ces  cartes,  dans  leur 
origine,  avaient,  dit-on,  sept  à  huit  pouces  de  longueur.  Ce  fut 
sous  le  règne  de  Charles  VII  qu'un  peintre  français,  nommé  Jac- 
quemin  Gringonneur,  en  inventa  de  particulières  à  la  France. 


DE    L\    PASSION    DU   JEU.  0^  t 

Mazarin  en  rétablit  l'usage  à  la  cour  de  Louis  XIV, 
d'où  cette  épidémie  se  répandit  une  seconde  fois 
sur  tous  les  points  de  la  France ,  et  s'y  naturalisa 
si  bien,  que  depuis  elle  ne  cessa  plus  d'y  faire 
ses  ravages,  selon  qu'elle  fut  plus  ou  moins  favo- 
risée par  les  circonstances.  Chose  scandaleuse  ! 
pendant  le  XVIP  et  le  XVlll^  siècle,  c'était  un  état 
que  d'être  joueur,  et  ce  titre  tenait  lieu  de  naissance, 
de  fortune  et  de  probité.  Ou  voyait  alors  assis  in- 
distinctement à  la  même  table,  et  soupant  ensemble, 
le  prince  et  l'aventurier,  la  duchesse  et  la  courti- 
sane ,  l'honnête  homme  et  le  fripon  ;  à  cette  époque, 
le  jeu  seul  avait  le  privilège  de  niveler  toutes  les 
conditions. 

Ce  fut  surtout  lorsque  les  jeux  domestiques  eu- 
rent enfanté  les  jeux  d'État,  que  la  plaie  devint  plus 
sensible  dans  tous  les  rangs  de  la  société.  Sous  pré- 
texte de  réprimer  la  passion  du  jeu ,  on  établit  en 
France,  à  l'exemple  de  l'étranger,  des  loteries  pu- 
bliques où  le  pauvre  artisan  put  aller  chaque  jour 
engloutir  le  fruit  de  ses  labeurs.  Déjà  l'un  de  ces 
établissements  avait  été  projeté  sous  François  V'  ; 
mais  alors  le  peuple  n'était  pas  assez  joueur  pour  se 
laisser  prendre  à  ce  dangereux  appât  :  il  en  fit  le 
premier  essai  sous  Louis  XIV ,  et  s'y  abandonna 
avec  une  telle  fureur  sous  Louis  XV,  qu'il  ne  fut 
plus  possible  d'arrêter  les  effets  de  ce  fléau  ,  qui 
s'est  perpétué  jusqu'à  nos  jours  (1). 


(1)  La  loterie  royale  de  France,  qui  succéda,  en  1770,  à  toutes 
celles  qui  pullulèrent  sous  le  règne  de  Louis  XV,  lui  supprimée  en 
1703    lU'tablie   en   1797,  elle  a  existé  sans  interruplion  jusqu'en 

41 


642  -        DE    LA    l'ASSION    DU   JEU. 

Causes. 

Si  la  passion  du  jeu  s'est  manifestée  dans  l'en- 
fance des  peuples  comme  dans  leur  vieillesse;  si 
elle  a  persisté  malgré  les  nombreux  exemples  des 
maux  qu'elle  entraîne ,  malgré  les  législateurs,  qui, 
à  certaines  époques,  cherchèrent  à  la  détruire  (1);  si 
elle  est  surtout  aussi  répandue  qu'on  le  dit  chez  les 
sauvages ,  il  faut  en  conclure  qu'elle  est  malheu- 
reusement naturelle  à  l'homme  ;  mais  il  ne  s'ensuit 
pas  qu'elle  doive  exercer  le  même  empire  chez  tous 
les  individus  ,  ni  même  que  le  plus  grand  nombre 
ne  puisse  s'y  soustraire. 

Chez  l'homme  civilisé,  les  causes  de  ce  penchant 
sont  si  multipliées ,  qu'il  serait  difficile  de  les  énu- 
mérer  toutes.  11  prend  communément  sa  source 
dans  diverses  autres  passions  dont  il  reçoit  l'impul- 
sion ,  et  la  leur  rend  à  son  tour.  Ainsi ,  la  paresse , 
la  curiosité,  le  luxe,  la  vanité,  l'ambition,  la  soif 
des  richesses  jointe  à  une  espérance  immodérée  de 
les  obtenir  ,  le  besoin   d'émotions  dans  des  cœurs 


1836,  époque  de  sa  nouvelle  suppression.  D'après  le  Rapport  de  la 
Cour  des  comptes,  on  estime  que  les  mises,  durant  cet  espace  de 
temps,  c'est-à-dire  pendant  trente-huit  années,  se  sont  élevées  à 
près  de  deux  milliards,  et  les  lots  gagnants  à  quatorze  cents  mil- 
lions de  francs  environ.  En  déduisant  les  remises  aux  receveurs, 
les  frais  administratifs,  et  la  perte  sur  1814,  le  bénéfice  net  pour 
le  gouvernement  s'est  élevé  à  trois  cent  quatre-vingt-cinq  millions 
(dix  millions  environ  par  année). 

(1)  Les  jeux  de  hasard  sont  expressément  défendus  par  la  loi  de 
Mahomet.  Au  Japon  ,  un  homme  qui  hasarde  de  l'argent  au  jeu  est 
puni  de  mort. 


DE    l,\    PASSION   DU   JEU.  643 

vides  ou  déjà  l)lasés,  telles  sont  les  causes  les  pins 
ordinaires  de  son  développement.  S'il  prend  sou- 
vent sa  source  dans  le  désœuvrement  de  l'opulence, 
il  nait  aussi  de  la  mivSère  et  des  chajjrins ,  de  la  fré- 
quentation des  chevaliers  d'industrie,  du  mauvais 
exemple,  de  l'occasion  enfin  ;  et  si,  par  malheur,  le 
succès  vient  lui  sourire  dès  son  début,  alors  il  n'a 
pluà  de  frein  ;  l'habitude  le  rend  presque  incu- 
rable, parce  qu'il  devient  une  source  perpétuelle 
d'illusions  et  de  vicissitudes  qui  l'animent  tour  à 
tour,  sans  jamais  l'assouvir  (1). 

Mais,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  une  des  plus  grandes 
causes  de  ce  funeste  besoin ,  ce  qui  contribue  sur- 
tout à  l'étendre  dans  une  nation ,  c'est  lorsque 
les  gouvernants  viennent  à  le  fomenter  par  leur 
propre  exemple,  ou  qu'ils  tentent  la  cupidité  des 
hommes ,  en  leur  offrant  des  chances  de  richesses 
qui  n'ont  trop  souvent  d'autre  résultat  que  leur 
ruine.  Qui  ne  sait  les  maux  causés  en  France  par  le 
système  de  Law  ?  Ce  célèbre  aventurier  ouvrit  un 
goufFre  où  la  moitié  de  la  nation  s'empressa  de 
verser  son  argent;  et  six  cent  mille  familles,  qui 
avaient  pris  du  papier  sur  la  foi  du  gouvernement, 
furent  à  peu  près  ruinées  de  fond  en  comble.  L'éta- 
blissement de  la  loterie  ,  ainsi  que  nous  l'avons  vu 
plus  haut,  n'eut  pas  des  résultats  moins  funestes; 


(1)  «Le  jeu  nous  plait,  dit  Montesquieu,  parce  qu'il  atiache  no- 
ire avarice,  c'est-à-dire  l'espérance  d'avoir  plus;  il  flatte  noire 
vanité  par  l'idée  de  la  préférence  que  la  fortune  nous  donne,  et  de 
l'attention  que  les  autres  ont  sur  notre  bonheur;  il  satisfait  notre 
curiosité  on  nous  procurant  un  spectacle;  enfin  ,  il  nous  donne  les 
différents  plaisirs  de  la  surprise.  »  [Essai  sur  le  Goût.) 


644  ■      DE    LA    PASSION    DU    JEU. 

car  c'est  principalement  le  peuple  qui  se  laisse 
prendre  à  ce  leurre  dangereux.  ÎS'a-t-on  pas  vu  des 
femmes,  surtout  celles  des  classes  inférieures  ,  ven- 
dre jusqu'à  leurs  derniers  effets,  et  même  ceux  de 
leurs  enfants ,  pour  satisfaire  cette  misérable  pas- 
sion ,  qui  semblait  étouffer  en  elles  les  plus  doux 
sentiments  de  la  nature? 

Quoique  l'amour  des  jeux  de  hasard  ait  tou- 
jours été  commun  aux  deux  sexes ,  il  ne  se  répan- 
dit en  France,  parmi  les  femmes,  que  longtemps 
après  l'invention  des  cartes  ;  et  si  beaucoup  se  dé- 
gradèrent alors  en  poussant  jusqu'à  la  fureur  le 
goût  de  cette  espèce  de  jeu  ,  on  peut  remarquer  que 
le  nombre  en  fut  toujours  infiniment  plus  petit 
que  celui  des  hommes;  ce  ne  fut  que  parmi  les 
femmes  opulentes  ou  de  mœurs  dissolues  qu'il  do- 
mina (1).  Celles  de  la  classe  bourgeoise  ne  jouent 
guère  que  par  imitation ,  et  l'économie  forcée  qui 
préside  à  leurs  jeux  en  exclut  ordinairement  la  pas- 
sion ,  et  par  conséquent  le  danger.  Quant  aux  fem- 
mes du  peuple,  les  dés  et  les  cartes  ont  presque 
toujours  été  sans  attrait  pour  elle  :  les  joueuses 
donnaient  la  préférence  à  la  loterie. 

Aujourd'hui  que  cet  établissement  ainsi  que 
les  maisons  de  jeu  sont  supprimés,  et  que  les 
préoccupations  politiques  absorbent  nos   pensées 


(1)  «Les  femmes,  dit  encore  l'auteur  des  Lettres  persanes,  ne  s'y 

livrent  guère  dans  leur  jeunesse  que  pour  favoriser  une  passion 

plus  chère;  mais  à  mesure  qu'elles  vieillissent,  leur  passion  pour 

le  jeu  semble  rajettnir,  et  colle  passion  remplit  tout   le  vide  des 

I  autres  » 


niv    LA    PASSION    DU    .lEU.  646 

avec  la  plupart  de  nos  {joûts ,  celui  du  jeu  est 
beaucoup  moins  répandu  en  France  ;  aussi  les 
joueurs  de  profession  de  l'un  et  de  l'autre  sexe  y 
sont  infiniment  plus  rares. 

Les  climats  ne  semblent  pas  exercer  une  in- 
fluence spéciale  sur  le  développement  de  cette  fa- 
tale passion  ;  toutefois  ,  un  ancien  joueur,  devenu 
depuis  sa  guérison  l'un  des  premiers  employés  de 
la  ferme  des  jeux  de  Paris,  m'a  assuré  que,  d'après 
les  observations  qu'il  avait  été  à  même  de  faire 
pendant  douze  ans,  on  pouvait  classer  les  joueurs 
passionnés  dans  l'ordre  suivant  :  Chinois,  Anglais  et 
Anglo-Américains,  Italiens,  Espagnols,  Russes,  Alle- 
mands, Polonais,  Belges  et  Hollandais,  enfin  les  Fran- 
çais, les  moins  acharnés  de  tous.  Il  est  à  remarquer 
que  les  deux  tiers  des  sommes  englouties  dans  les 
maisons  de  jeu  ouvertes  à  Paris  (1)  provenaient  des 


(1)  Depuis  le  l*""  janvier  1838,  les  sept  maisons  de  jeu  autorisées 
à  Paris  ont  été  fermées,  au  grand  désespoir  des  joueurs  et  des 
employés  de  la  ferme,  envers  lesquels,  soit  dit  en  passant,  on  au- 
rait dû  être  moins  injuste.  Ces  maisons,  placées  sous  la  surveil- 
lance de  l'autorité  municipale,  étaient  Frascali,  le  Salon,  Marivaux  , 
et  les  numéros  9,  113,  129  et  154  au  Palais-Royal.  Les  jeux  les 
plus  en  vof^ue  étaient  le  trente  et  un  ou  rouge  et  noir,  la  roulette ,  le 
krnps  et  le  kreps ,  jeux  de  dés  favoris  des  Anglais.  Le  grand  nombre 
d'ouvriers  qui  accouraient  au  numéro  113,  où  l'on  faisait  jouer 
petit  jeu  pour  mieux  les  allécher,  et  où  ces  malheureux  perdaient 
néanmoins  en  quelques  instants  le  gain  de  leur  quinzaine,  fut  l'une 
des  principales  causes  de  la  suppression  de  la  ferme-régie,  qui 
avait  été  conservée,  disait-on,  comme  un  mal  nécessaire ,  sous  le 
consulat,  l'Empire  et  la  restauration.  Cette  suppression  éminem- 
ment morale,  quoi  qu'on  en  dise,  a  enlevé  au  gouvernement  un 
revenu  annuel  de  5,500,000  francs,  que  la  ville  de  Paris  était  tenue 
de  verser  au  trésor  pour  la  concession  des  jeux  ,  et  à  celle-ci  une 


016  l^E    LA    l'ASSION    OU    JEU. 

étrangers ,  qui  ne  manquaient  pas  de  nous  payer  le 
tribut  de  leur  séjour  au  milieu  de  nous. 

Quant  à  la  position  sociale  et  aux  diverses  profes- 
sions, le  même  observateur  a  vu  jouer  des  individus 
de  toutes  les  conditions  et  de  tous  les  états.  Cepen- 
dant les  joueurs  les  plus  ardents,  et  comparative- 
ment les  plus  nombreux,  lui  ont  paru  être  :  1"  les 
gens  riches  et  sans  profession  ;  2°  les  individus 
pauvres  et  sans  profession  ;  3"  les  banquiers  et  les 
négociants  ;  4°  les  médecins  ;  5"  les  étudiants  des  di- 
verses facultés  ;  6"  les  ouvriers  de  toutes  classes. 

Caractère  et  portrait  du  joueur, 

Stoïque  en  apparence,  mais  toujours  plein  d'il- 
lusions, le  vrai  joueur,  malgré  les  sentiments  qui 
l'agitent ,  supporte  ordinairement  sans  changer 
d'attitude  ni  de  visage  toutes  les  chances  de  la 
fortune  qu'il  se  plaît  à  braver.  Prodigue  du  temps, 
insouciant    et  tout  à   la   fois   inquiet   de   l'avenir, 


somme  approximative  de  1,500,000  francs,  provenant  de  ce  qui  lui 
était  abandonné  sur  le  prix  fixe  des  baux  (le  premier  a  été  de 
6,526,600  francs  ;  le  second  ,  de  6,055,100  francs),  et  de  ce  qui  lui 
revenait  pour  sa  part  des  trois  quarts  dans  les  bénéfices  annuels 
du  fermier.  Ainsi  ,  depuis  la  concession  des  jeux  faite  à  la  ville  de 
Paris  par  ordonnance  de  Louis  XVIIl,  en  date  du  5  août  1818,  les 
deux  baux,  qui  ont  compris  une  série  de  dix-neuf  années,  ont 
rapporté  au  gouvernement  104,500,000  francs,  et  à  la  ville  de 
Paris  30,000,000  au  moins.  En  doublant  la  première  somme  pour 
une  vingtaine  d'années  antérieures  aux  baux  donnés  par  la  ville, 
et  dont  le  chiffre  n'est  pas  connu  exactement,  on  arrive  à  une 
somme  de  plus  de  200,000,000,  que  les  sept  maisons  de  jeu  ont  fait 
entrer  dans  les  caisses  de  l'État, 


DE    LA    PASSION    1>U    JEU.  647 

incapable  de  réflexion  parce  qu'il  se  ferait  peur 
à  lui-même,  il  fuit  la  solitude  comme  son  ennemie 
mortelle;  mais  ce  n'est  pas  au  sein  des  plaisirs  or- 
dinaires qu'il  va  chercher  des  distractions  :  celles- 
ci  lui  paraîtraient  insipides;  il  lui  faut  une  agitation 
fiévreuse  et  continue,  qu'il  ne  trouve  qu'en  face  des 
monceaux  d'or  offerts  h  sa  cupidité  :  c'est  là  son  bon- 
heur, son  idole  ;  c'est  là  que  l'attendent  toutes  les 
vicissitudes  qu'il  veut  savourer,  et  que ,  successi- 
vement dépouillé  ou  comblé  par  la  fortune ,  il  va 
chaque  jour  porter  à  cette  idole  un  nouvel  encens 
et  de  nouvelles  espérances. 

Voyez  ce  maniaque  assis  immobile  à  une  table  de 
jeu  dans  laquelle  on  dirait  que  ses  membres  vont 
s'incruster  (t):  son  teint  est  pâle,  son  regard  fixe 
et  impatient  ;  une  triste  sévérité  règne  sur  ses  traits; 
vous  le  prendriez  pour  un  des  juges  infernaux  ;  sa 
bouche  ,  habituellement  muette,  ne  fait  entendre 
à  de  longs  intervalles  que  quelques  mots  mal  arti- 
culés. Par  moment  il  fait  rouler  ses  yeux  d'une  ma- 
nière étrange;  sa  physionomie  prend  alors  quelque 
chose  de  terrible  :  le  dépit ,  la  fureur,  une  joie  ma- 
ligne mêlée  d'inquiétude ,  viennent  s'y  peindre  tour 
à  tour  ;  mais,  comme  s'il  avait  honte  de  laisser  en- 
trevoir les  sentiments  qu'il  éprouve,  il  reprend  bien- 


(1)  L'immobilité  et  la  roideur  presque  tétanique  qu'on  observe 
chez  la  plupart  des  joueurs  proviennent  de  l'impatience  concentrée 
qui  les  dévore.  C'est  qu'en  effet  les  décisions  du  jeu,  quelque 
promptes  qu'elles  soient,  leur  paraissent  d'une  lenteur  insuppor- 
table. Le  temps  qui  leur  semble  le  plus  lon^r  est  bien  certainement 
celui  fjui  s'écoule  entre  le  tomber  et  le  relever  d'une  carte  ou  d'un 
dé.  (Voir  le  traité  de  la  Passion  du  jnt ,  par  Dusaulx.) 


618  DE    LA    l'ASSION    DU    JEU. 

tôt  son  apparente  impassibilité.  Cependant,  depuis 
plus  de  douze  heures  il  a  alternativement  gagné  et 
perdu  ce  qui  suffirait  pour  le  bonheur  de  vingt  fa- 
milles; vous  le  croyez  sans  doute  saturé  des  émo- 
tions dont  il  se  nourrit?  Loin  de  là  :  ces  chances 
tour  à  tour  favorables  et  contraires,  la  fièvre  qu'elles 
ont  allumée  dons  son  sang  et  dans  son  cerveau , 
l'heure  avancée  de  la  nuit,  l'heure  surtout,  l'heure 
maudite  fixéepour  la  fermeture,  tout  ne  sert  qu'à  exci- 
ter davantage  la  passion  qui  le  dévore  et  qui  tient  ses 
autres  besoins  comme  suspendus.  En  ce  moment  plus 
que  jamais  son  cœur,  son  esprit,  ses  sens,  tout 
son  être  est  au  jeu  ;  la  maison  ébranlée  menacerait 
ruine  ,  la  foudre  tomberait  à  ses  pieds,  sans  le  dis- 
traire :  le  bruit  de  l'or  peut  seul  l'émouvoir.  Et  ce- 
pendant ,  bien  différent  de  l'avare ,  dont  il  a  toute 
la  cupidité  ,  le  joueur  ne  thésaurise  jamais  ;  il  ne 
s'anime  à  la  vue  de  ce  métal  que  parce  qu'il  le  re- 
garde comme  un  moyen  de  contenter  sa  passion  ; 
dès  qu'il  l'a  en  sa  possession  ,  il  l'expose  de  nou- 
veau aux  mêmes  chances  ;  car  ces  dons  du  ha- 
sard ne  sauraient  ni  lui  profiter,  ni  le  satisfaire  ; 
ils  ne  sont  pour  lui  que  l'emblème  des  maux  qu'il 
vient  chercher  et  braver.  Jouer  est  son  but ,  son 
élément ,  sa  vie  ;  il  ne  voit  rien  au  delà.  Que  lui  im- 
portent sa  ruine,  son  honneur,  ses  devoirs  les  plus 
sacrés,  pourvu  qu'il  joue  ?  Qu'il  lui  reste  seulement 
un  écu  pour  tenter  la  fortune ,  il  ne  perd  rien  de 
son  audace  :  l'or  étalé  devant  ses  yeux  lui  dit  en- 
core d'espérer. 

—   Il  serait  aussi   long  que  difficile  de  peindre 
to;;îcs  les  nuances  de  celte   déplorable  manie.  Sa 


DK    LA    PASSION    DU    JEU.  619 

physionomie  morale  varie  selon  les  différentes  es- 
pèces de  joueurs  ;  et,  d'un  autre  côté,  les  sensations 
contraires  qui  les  agitent,  se  détruisant  récipro- 
quement ,  ne  présentent  que  des  traits  confus  et 
presque  insaisissables.  Ainsi,  il  y  a  desî  joueurs  au- 
dacieux pour  qui  la  perte  aiguillonne  le  désir;  il 
y  en  a  Aq pusillanimes,  qui  tremblent  même  lors- 
qu'ils sont  en  veine;  de  superstitieux ,  qui,  vou- 
lant se  délivrer  de  leurs  perplexités,  s'attachent  à 
des  chimères,  tels  que  les  songes,  les  pressenti- 
ments, les  jours  malencontreux,  les  mauvaises  pla- 
ces, les  voisins  de  sinistre  augure  ,  etc.  etc.  ;  il  y  en 
a  aussi  de  systématiques,  qui  ne  s'adonnent  au  jeu 
que  par  spéculation;  il  y  a  de  beaux  joueurs,  qui 
s'exécutent  promptement  et  de  bonne  grâce  ;  des 
joueurs Jastueux,  qui  sacrifient  l'avidité  à  l'orgueil; 
il  y  a,  dit-on  ,  des  joueurs  bienfaisants,  qui  n'envisa- 
gent le  gain  que  comme  un  moyen  de  faire  des  lar- 
gesses (si  ce  dernier  caractère  existe,  il  doit  être 
fort  rare)  ;  enfin  ,  on  voit  des  individus  qui  mènent 
de  front  la  passion  du  jeu  avec  celle  du  vin  et  des 
femmes;  c'est  surtout  alors  un  abîme  sans  fond,  où 
viennent  bientôt  s'engloutir  les  fortunes  les  plus 
considérables.  La  réunion  de  ces  trois  vices  ne  larde 
pas  non  plus  à  abrutir  l'esprit ,  à  pervertir  entière- 
ment le  cœur,  et  à  produire  dans  la  santé  les  alté- 
rations les  plus  graves.  Cette  dernière  classe  forme 
celle  des  joueurs  débauchés,  qui  n'est  pas  la  moins 
nombreuse  :  elle  pullule  dans  nos  grandes  cités;  c'est 
elle  qui  peuple  les  prisons  et  les  bagnes,  parce  que 
les  désordres  auxquels  elle  se  livre  la  conduisent 
presque  toujours  au  crime. 


650  DE    LA    TASSION    DU    JEU. 

Marche  de  la  passion  du  jeu;  ses  effets ,  sa  terminaison. 

Ce  n'est  pas  toujours  dès  son  début  que  cette 
passion  ôte  à  l'homme  la  réflexion.  Souvent  poussé 
au  jeu  par  un  accident  fortuit,  par  un  sentiment  de 
vanité  qui  lui  fait  craindre  d'être  taxé  de  pauvreté  ou 
d'avarice,  par  le  désœuvrement,  par  une  lâche  com- 
plaisance, ou  enfin  par  un  simple  mouvement  de 
curiosité,  celui  qui  n'a  pas  encore  éprouvé  cette  dé- 
plorable frénésie  en  est  d'abord  épouvanté.  Il  frémit 
en  voyant  l'abîme  ouvert  sous  ses  pas,  et  se  sent  dis- 
posé à  fuir;  mais  s'il  ne  suit  pas  à  l'instant  même 
cette  heureuse  inspiration ,  peu  à  peu  le  métal  étin- 
celant  lui  fascine  les  yeux ,  bientôt  il  ne  voit  plus 
qu'à  travers  le  prisme  d'une  espérance  cupide  ,  sa 
raison  l'abandonne,  et  il  finit  par  céder  au  mouve- 
ment irrésistible  qui  l'entraîne  à  sa  perte.  Combien 
arrivèrent  au  jeu  comme  simples  spectateurs,  qui 
en  sortirent  joueurs  effrénés  !  «  De  deux  regardeurs, 
dit  un  vieux  proverbe,  il  y  en  a  toujours  un  qui 
devient  joueur.  »  J\'est-ce  pas  ainsi  que  Courville  , 
joueur  trop  fameux  sous  le  règne  de  Louis  XIV,  fut 
saisi  tout  à  coup,  à  l'âge  de  quarante  ans,  de  ce 
vertige,  qui  le  rendit  ensuite  le  fléau  de  ses  con- 
temporains ! 

Quiconque  ne  sait  pas  résister  aux  premières 
amorces  de  ce  dangereux  passe-temps  attise  donc 
un  feu  que  peut-être  il  ne  pourra  plus  éteindre. 
Beaucoup  d'individus  n'y  consacrent  d'abord  que 
de  courts  instants  ;  mais  bientôt  ils  y  donnent  des 
heures,  puis  des  jours,  puis  des  nuits  entières,  et 


UE    LA    l'ASSlON    DU    JEU.  G5i 

deviennent  insensiblement  joueurs  passionnés.  Alors 
la  corruption  de  ceux  avec  lesquels  ils  se  rassem- 
blent ne  tarde  pas  à  les  gagner;  car  les  joueurs  de 
profession  ne  se  rapprochent  guère  que  pour  trafi- 
quer de  leurs  vices,  et  l'homme  qui  se  hasarde  dans 
leur  compagnie  est  bien  près  de  leur  ressembler: 
aussi  madame  Deshoulières  a-t-elledit,  avec  autant 
de  vérité  que  de  grâce  : 

Le  désir  de  gagfner,  qui  nuit  et  jour  occupe, 

Est  un  dangereux  aiguillon  : 
Souvent,  quoique  resjirit,  quoique  le  cœur  soit  bon, 

On  commence  par  être  dupe, 

On  finit  par  être  fripon. 

L'infamie  n'est  pas  la  seule  terminaison  de  cette 
passion  funeste;  on  la  voit  encore  très-communément 
finir  par  la  misère  et  la  mélancolie,  quelquefois  par 
la  folie,  le  meurtre  et  le  suicide  (1).  M.  B.  Levrault 
a  remarqué  que  les  joueurs  étaient  fort  sujets  aux 
engorgements  des  viscères  abdominaux,  ainsi  qu'aux 
affections  anévrysmales  du  cœur  ou  de  la  crosse 
de  l'aorte. 

—  Du  reste,  le  jeu,  si  nuisible  aux  individus,  ne 
l'est  pas  moins  à  la  société  entière,  en  opérant  un 
déplacement  improductif  de  capitaux,  et  en  contri- 


(1)  On  connaît  cette  inscription  faite  pour  une  maison  de  jeu 

Ici  deux  portes  à  cet  antre  : 
L'une  s'ouvre  à  l'espoir,  l'autre  au  crime,  à  la  mort; 
C'est  par  la  première  qu'on  entre, 
Et  par  la  seconde  qu'on  sort. 


652  DE    LA    PASSION    DU     JEU. 

buant  à  entretenir  l'oisiveté ,  si  justement  appelée 
la  mère  de  tous  les  vices. 

«La  condition  des  joueurs,  dit  M.  Frégier ,  est 
sujette  à  tant  de  vicissitudes  et  à  tant  d'égarements, 
qu'il  n'est  pas  étonnant  que  la  société,  et  que  l'au- 
torité publique  préposée  à  sa  garde ,  les  considèrent 
comme  des  hommes  dangereux.  Le  jeu  est  l'une  des 
passions  auxquelles  la  classe  vicieuse  se  livre  avec 
le  plus  d'ardeur.  Les  individus  de  cette  classe  qui 
sont  dominés  par  l'amour  du  jeu  deviennent,  tôt  ou 
tard,  l'eFfroi  de  tous  les  gens  de  bien  ;  car  ceux-ci 
travaillent  pour  économiser  leur  superflu ,  tandis 
que  les  premiers  ne  travaillent  que  pour  assouvir 
leur  passion. 

«Parmi  les  joueurs  de  profession,  il  en  est  qui 
ne  sont  préoccupés  que  du  besoin  de  jouer  (je  parle 
des  joueurs  de  bas  étage ,  ou  de  ceux  qui  appar- 
tiennent à  la  classe  lettrée,  mais  nécessiteuse).  On 
dirait  que  l'activité  de  ce  besoin  absorbe  en  eux 
tous  les  autres  besoins,  même  les  plus  impérieux; 
ils  retranchent,  le  plus  qu'il  est  possible  ,  sur  leur 
nourriture,  sur  leurs  vêtements,  sur  leur  cou- 
cher, afin  de  fournir  à  leur  terrible  passion;  ils 
fréquentent  les  mauvais  garnis,  ils  emploient  la  plus 
forte  partie  du  produit  de  leur  travail  à  tenter  les 
hasards  du  tapis  vert,  et  ils  dépensent  à  regret  une 
pièce  de  deux  sous  pour  reposer  leur  tête  sur  de  la 
paille  pourrie  ou  sur  des  chiffons  souillés  de  fange. 
Telle  est  pourtant  leur  destinée  de  chaque  jour, 
destinée  qui  les  ravale  au  niveau  des  vagabonds  et 
des  voleurs,  familiers  des  mêmes  repaires. 


DE    I.A   PASSION   nu    lEU.  653 

«Cette  communauté   criiabitation ,    ces   rapports 
avec  le  rebut  de  la  société,  secondent  puissamment 
les   pernicieuses  influences  de  la    passion  qui  les 
subjugue.  Privés  souvent  de  leur  dernier  écu  par 
les  coups  du  sort,  et  sollicités  par  la  passion  ,  cause 
de  leur  infortune,  ils  se  jettent  dans  la  carrière  du 
crime,  à  la  suite  des  voleurs  qui  habitent  avec  eux 
sous  le  même  toit ,  ou  qui  éprouvent  comme  eux  les 
tourments  de  l'amour  du  jeu.  Cette  extrémité  est , 
à  la  longue,  le  partage  de  la  plupart  des  joueurs. 
Aussi  les  préposés  de  la  police  sont-ils  tous  enclins 
à  mal  augurer  de  cette  classe  d'hommes,  dont  ils 
ne  parlent  qu'avec  une   profonde  commisération , 
et  comme  de  gens  voués  au  crime. 

«  Le  jeu  est  l'une  des  passions  les  plus  tenaces  chez 
les  malfaiteurs.  Ces  hommes,   qui  vivent  de  si  peu 
lorsqu'ils  ne  trouvent  pas  l'occasion  de  dépouiller 
les  honnêtes  gens,   sont  emportés  par  la  fureur  de 
dépenser,   lorsque  quelque  rapine  inattendue  les  a 
mis  en  possession  d'une  somme  un  peu  élevée.  Pour- 
suivis sans  cesse  par  la  crainte  d'être  découverts 
et  arrêtés  par  la  police,   ils  se  hâtent  de  jouir.  Les 
émotions  brûlantes  du  jeu  sont  une  de  leurs  plus 
chères  délices  ;  la  débauche  et  la  gloutonnerie  vien- 
nent ensuite.  Voilà  pourquoi  la  police  ,  malgré  toute 
sa  diligence  et  tous  ses  efforts,  ne  parvient  que  très- 
rarement  à  saisir  intact  le  fruit  de  leurs  méfaits. 
Cette  cruelle  passion  du  jeu  les  obsède  jusque  dans 
les  prisons ,  et  les  entraîne  quelquefois  à  des  excès 
qui  tiennent  de  la  démence.  On  cite  des  prisonniers 
qui ,   après  avoir  perdu  en  un   instant  le  produit 
d'une  semaine  de  travail,   n'ont  pas  craint,  pour 


654  •       DE    LA    PASSION    DU    JEU. 

assouvir  leur  passion ,  de  jouer  par  avance  le  pain 
qui  devait  les  nourrir  pendant  un  mois,  deux  mois, 
et  même  trois  mois;  et,  ce  qu'il  y  a  de  plus  sur- 
prenant ,  il  s'est  rencontré  des  hommes  assez  féroces 
pour  guetter,  pendant  la  distribution  des  vivres, 
ceux  dont  ils  avaient  ainsi  gagné  la  nourriture,  et  ne 
les  quitter  qu'après  leur  avoir  arraché  le  morceau  de 
pain  dont  ils  ne  pouvaient  se  passer  sans  souffrir. 
J'ajouterai  un  dernier  trait  qui  montrera  jusqu'à 
quel  point  le  délire  de  l'amour  du  jeu  peut  aveugler 
un  être  raisonnable.  Les  médecins  de  la  maison  cen- 
trale du  mont  Saint-Michel  ont  observé  un  con- 
damné qui  jouait  avec  une  telle  ardeur,  qu'à  l'in- 
firmerie, tout  malade  qu'il  était,  il  livrait  aux  chances 
du  jeu  la  ration  de  bouillon  ou  de  vin  qui  lui  eût 
été  si  nécessaire  pour  rétablir  ses  forces  épuisées.  Ce 
malheureux  est  mort  d'inanition.  »  [Des  Classes  dan- 
gereuses de  la  population.) 

—  On  dit  communément  :  Qui  a  joué  jouera;  et , 
en  effet ,  il  est  rare  de  voir  les  joueurs  se  corriger. 
Le  temps,  qui  use  quelques-unes  de  nos  passions, 
donne  à  celle-ci  une  ardeur  qu'elle  n'a  pas  toujours 
à  son  début  ;  ainsi ,  le  vieillard  qui  en  a  contracté 
une  longue  habitude  s'y  livre  avec  plus  d'acharne- 
ment encore  que  le  jeune  homme.  Ce  dernier  peut 
en  être  distrait  par  quelque  autre  penchant,  ou 
même  par  un  sentiment  d'honneur  ;  il  n'y  a  guère , 
pour  le  vieux  joueur,  de  guérison  possible  que  dans 
la  religion;  elle  seule,  en  ouvrant  son  cœur  à  d'im- 
mortelles espérances,  peut  le  consoler  de  la  perte 
des  illusions  qu'il  poursuivait. 

—  D'après  les  Comptes  rendus  de  la  justice  crimi- 


DE   U   PASSION   nu    lEU.  655 

nelleen  France,  la  passion  du  jeu  a  poussé  au  sui- 
cide 81  individus  dans  l'espace  de  six  années: 

En  1836 19 

1837 21 

1838 10 

1839 6 

1840 12 

1841 13 

81 

Sur  1,000  crimes,  on  a  constaté  que  les  que- 
relles au  jeu  en  avaient  fait  commettre  113. 

Il  m'a  été  impossible  de  connaître ,  même  pour 
Paris  ,  le  chiffre  des  joueurs  admis  dans  les  établis- 
sements consacrés  au  traitement  des  aliénés  ;  mais 
il  est  permis  de  croire  qu'ils  y  figurent  en  assez 
grand  nombre. 

D'après  les  tableaux  officiels  des  délits  jugés  par 
les  tribunaux ,  on  trouve  qu'en  l'espace  de  treize 
années,  la  passion  du  jeu  a  produit  en  France  1,545 
affaires  correctionnelles,  qui  ont  amené  la  suppres- 
sion de  286  loteries  clandestines  et  la  fermeture  de 
1 ,259  maisons  de  jeu  de  hasard  tenues  sans  autori- 
sation (1);  savoir  : 


(1)  La  ferme-régie  était  une  transaction  financière  avec  la  pas- 
sion du  jeu;  mais,  comme  on  l'a  dit  avec  raison  ,  détruire  la  ferme 
n'est  pas  détruire  la  passion.  Il  faut  donc  que  le  gouvernement  sé- 
visse avec  la  plus  grande  rigueur  contre  les  maisons  de  jeu  clan- 
destines ouvertes  dans  les  grandes  villes ,  et  où  les  malheureux 
joueurs  trouvent  d'autant  moins  de  sécurité,  qu'il  y  a  absence 
complète  de  surveillance  et  de  contrôle. 


656  ■  DE    l.\     PASSION    DU    JEU. 


1829. 
1830. 
1831. 
1832. 
1833. 
1834. 
1835. 
1836. 
1837. 
1838. 
1839. 
1840. 
1841. 


Loteries 
clandestines. 

Maisons  de  jeu 
non  autorisées. 

16 

32 

27 

58 

27 

42 

61 

84 

29 

116 

7 

78 

11 

100 

28 

143 

16 

123 

14 

127 

21 

120 

16 

125 

13 

111 

Totaux 286  1,259 

JNe  sont  pas  compris  dans  ce  tableau  les  jeux  de 
loterie  ou  de  hasard  sur  la  voie  publique ,  pour  la 
répression  desquels  399  inculpés  ont  été  condamnés 
à  l'amende,  et  18  à  l'emprisonnement,  pendant  la 
seule  année  1840. 

Traitement. 

Les  vices  n'ayant  d'attrait  que  parce  qu'on  les 
regarde  comme  une  source  de  plaisir,  il  faut,  lors- 
qu'on veut  tenter  la  guérison  d'un  joueur,  com- 
mencer par  le  détromper.  Sans  doute ,  l'entreprise 
est  difficile  ;  mais  si  une  longue  habitude  n'a  pas 
encore  dégradé  son  àme,  si  l'on  parvient  à  réveiller 
en  lui  un  véritable  sentiment  d'honneur ,  et  à  lui 
faire  reconnaître  les  écueils  dont  il  est  environné, 
tout  n'est  pas  perdu.   L'esprit  humain  peut  beau- 


DR    l-A    PASSION    Di;    JRU.  657 

coup  lorsqu'il  est  suflisaiiiment  éclairé ,  et  pour  lui 
c'est  déjà  un  commencement  de  triomphe  que  de 
désirer  la  victoire.  Quelles  que  soient,  néanmoins, 
les  bonnes  dispositions  de  l'homme  qui  consent  à 
renoncer  au  jeu,  il  faut  bien  se  garder  de  l'aban- 
donner  à    lui-même,  car   sa    guérison    complète 
sera  longtemps  douteuse.  Quand  on  est    parvenu 
à  la  lui  faire  désirer,  Il   faut  l'obliger   à  rompre 
brusquement   tous    ses   rapports   avec    ceux    dont 
l'exemple   pourrait    encore   l'égarer.    Les    fatigues 
du  corps,  la  fuite  des  grandes  villes,  les  voyages, 
la  vie  et  les  exercices  champêtres ,  quelque  entre- 
prise laborieuse  et  tout  à  la  fols  agréable,   l'étude 
des  beaux-arts,  des   sciences,    la   société  de  gens 
instruits  et  enjoués  aimant  l'ordre  et  l'économie, 
enfin  l'amour  de  la  religion  ,  qui   toujours  conduit 
l'homme  aux  affections  les  plus  nobles  et  les  plus 
conformes  à  son  bien-être  ,  tels  sont  les  moyens  les 
plus  efficaces  que  l'on  puisse  employer  pour  dé- 
truire ce  mal  dévorant.   Il  s'agit  Ici   d'une   passion 
vile,  opposez-lui  des  sentiments  généreux;  donnez 
au  joueur  la  vertu  pour  égide;  conduisez-le  au  bien 
par  un  chemin  semé  de  fleurs,  bientôt  il  ne  voudra 
plus  le  quitter  :  car  un  premier  acte  honnête  en 
produit   toujours  d'autres;   bientôt   aussi  l'estime 
publique ,  qui  sera  sa  récompense ,  vous  répondra 
de  la  solidité  de  sa  guérison. 


6r)8  DU    SUICIDE. 


CHAPITRE  XIII. 

DU   SUICIDE. 


Les  suicides  sont  toujours  communs  cliez  les 
peuples  corrompus. 

Chateadbriasd,  Génie  du  christianisme. 


Définition. 

Le  suicide  (1),  ce  triple  attentat  envers  Dieu  , 
envers  la  société ,  et  envers  soi-même ,  peut  être 
considéré,  en  général,  comme  le  dé/ire  de  l'amour  de 
soi  ;  délire  qui  fait  oublier  les  devoirs  les  plus  sa- 
crés ,  et  jusqu'au  sentiment  de  sa  propre  conserva- 
tion ,  pour  se  soustraire  à  des  souffrances  physiques 
ou  morales  que  l'on  n'a  pas  le  courage  de  supporter. 

De  toutes  les  actions  criminelles  que  les  passions 
ou  les  misères  humaines  enfantent ,  il  n'en  est 
guère  qui  nous  affectent  plus  péniblement  et  qui 
nous  inspirent  une  indignation  plus  profonde  que 
cet  acte ,  parce  qu'il  bouleverse  nos  idées  les  plus 
naturelles ,  et  noiis  montre  à  quel  degré  d'égare- 
ment l'homme  peut  être  poussé  quand  il  s'est  rendu 
sourd  à  la  voix  de  sa  raison  ,  comme  à  celle  de  sa 
conscience.  Si  néanmoins,  maîtrisant  les  premières 


(1)  Ce  terme,  qui  n'existait  dans  aucune  langue,  fut  créé  dans 
le  siècle  dernier  par  l'abbé  Desfontaines.  Auparavant  nous  n'en 
avions  pas  qui  exprimât  l'homicide  de  soi-même.  Le  mol  latin  sui- 
cidiuni  est  également  d'invention  moderne. 


uu  SUICIDE.  G59 

impressions  que  fait  naître  le  suicide,  nous  exami- 
nons la  variété  des  causes  qui  peuvent  le  produire, 
nous  reconnaîtrons  que  tantôt  c'est  un  ct-ime  qu'il 
faut  détester,  tantôt  une  maladie  qu'il  eût  fallu 
guérir,  tantôt  un  mouvement  d'exaltation  qu'il  faut 
plaindre  ;  et  nous  serons  forcés  d'avouer  que  s'il 
mérite  souvent  notre  réprobation ,  souvent  aussi  il 
réclame  notre  pitié  et  notre  indulgence. 

Si  le  suicide  impliquait  toujours  crime,  cette  dé- 
nomination pourrait-elle  convenir  au  genre  de  mort 
de  ces  pauvres  idolâtres  qui ,  privés  encore  des 
lumières  du  christianisme  ,  vont  s'offrir  en  sacri- 
fice pour  obéir  à  des  usages,  à  des  préjugés  plus 
forts  chez  eux  que  l'instinct  de  la  conservation  ?  à 
ces  malheureux  Indiens,  par  exemple,  qui^  chaque 
année,  courent  se  précipiter  sous  le  char  de  leur 
idole  ,  afin  d'y  trouver  une  mort  qu'ils  croient  glo- 
rieuse et  digne  de  récompense?  Assurément  il  ne 
peut  y  avoir  là  suicide ,  du  moins  dans  toute 
l'acception  donnée  communément  à  ce  mot  ;  car  ce 
n'est  ni  le  dégoût  de  la  vie,  ni  le  mépris  des  lois 
divines  et  humaines ,  qui  les  font  agir  :  c'est  à  Dieu 
seul  qu'appartient  le  droit  de  les  juger. 

Flétrirons-nous  aussi  du  nom  de  suicides  les 
Codrus,  les  Curtius,  les  Winckelried ,  lesd'Assas, 
les  Blsson  ,  et  tant  d'autres  héros  que  nous  offrent 
les  annales  de  la  gloire? Non,  certes  :  leur  mort  fut 
commandée  par  un  dévouement  sublime  pour  leur 
patrie,  et  mérite  toute  notre  admiration.  Celle  de 
Caton  ne  saurait  être  jugée  ainsi  :  elle  ne  sauva  pas 
son  pays ,  elle  ne  sauva  que  lui  seul  de  la  clémence 
de  César  ;  et  si  la  secte  stoïcienne  érigea  en  vertu 


cet  acte  de  désespoir,  c'est  qu'alors  la  religion 
chrétienne  n'était  pas  encore  venue  détruire  les 
vains  sophisœes  de  Fesprit  humain  :  quand  son 
flambeau  apparut  sur  la  terre,  la  main  du  suicide 
fut  désarmée,  ou  du  moins  on  ne  vit  plus  en  lui 
qu'un  être  incomplet ,  un  déserteur  de  la  vie .  un 
soldat  abandonnant  le  champ  de  bataille  avant  d'a- 
voir courageusement  combattu. 

Quelques  écrivains  modernes  préconisèrent  de 
nouveau  le  meurtre  de  soi-même:  ils  allèrent  jusqu'à 
dire  que  l'Ecriture  sainte  justifie  cet  acte  aussi  anti- 
rdigieui  qu'anti-social  :  citant  la  mort  de  Samson . 
ils  la  mirent,  sans  hésiter,  au  rang  des  suicides. 
Mais,  en  voulant  partager  le  sort  des  Philistins. 
Samson  se  dévoua  comme  le  firent  depuis  les  héros 
dont  nous  venons  de  parler  ;  ceux-ci  furent  les  no- 
bles martvrs  du  patricrtiiaie,  il  fut  de  plus,  lui, 
martyr  de  la  foi  de  ses  père*.  Sa  mort,  celle  d  Eléazar 
dans  I  histoire  des  Machabées  .  celle  de  cette  via*ge 
courageuse  1  se  précipitant  du  haut  d'un  toit 
pour  échapper  à  rinfànae  traitement  que  lui  réser- 
vaient ses  bourreaux,  celle  enfin  de  tant  d'autres 
victimes  des  persécutions  de  1  idolâtrie,  ne  sauraient 
être  considérées  coname  des  actes  volontaires,  pro- 
duits par  le  dégoût  de  la  vie .  comme  Thomicide 
de  soi-même  :  celui-là  seul  en  est  coupable,  qui, 
au  mépris  de  tous  ses  devoirs,  agit  librement  avec 
l'intention  de  se  détruire,  et  non  celui  qui,  en 
£ûsaat  «ne  belle  action,  trouve  la  mort  sur  «on 
chemîii. 


lb»p«««»' 


:^aiDl*-  Pélafjif 


DU    SUICIDE.  6G1 

Causes. 

Les  plus  judicieux  auteurs  qui  ont  écrit  sur  le 
suicide  n'ont  pas  liésité  à  reconnaître  que  TafTaiblis- 
sement  des  croyances  religieuses  est  la  cause  la  plus 
immédiate  des  morts  volontaires  que  nous  voyons  se 
multiplier  chaque  jour  d'une  manière  si  elfrayante 
dans  tous  les  rangs  de  la  société  (1).  Les  déclara- 
tions mêmes  des  malheureux  qui  s'abandonnent  à 
ce  délire  appuieraient  seules  cette  opinion ,  si  le  plus 
simple  examen  ne  venait  suffisamment  la  justifier. 
L'homme  qui  croit  à  une  autre  vie,  l'homme  qui 
admet  un  Dieu  pour  témoin  de  ses  peines  secrètes , 
ne  se  tue  pas  :  il  sait  qu'il  commettrait  un  crime  ; 
d'ailleurs,  les  sublimes  espérances  qui  l'animent  lui 
donnent  la  force  de  supporter  le  fardeau  de  la  vie , 
quelque  lourd  qu'il  lui  paraisse.  Celui,  au  contraire, 
qui  ne  croit  à  rien  ,  et  dont  la  raison  est  égarée 
par  les  passions  ou  de  funestes  maximes,  celui-là 
se  révolte  contre  les  premières  atteintes  du  malheur 
et  de  la  souffrance.  De  là  au  découragement,  de  là 
à  la  pensée  d'attenter  à  ses  jours,  il  n'y  a  qu'un  pas  ; 
et  ce  pas,  il  le  fait  bientôt,  s'il  en  a  le  triste  courage. 
«  Quand  la  morale  publique ,  quand  les  menaces  de 
la  religion  ,  n'opposent  plus  de  frein  aux  passions, 
dit  Esquirol ,  le  suicide  doit  être  regardé  comme 


(1)  De  1827  à  1830,  il  y  a  eu  à  Paris  un  suicide  sur  3,000  habi- 
tants, et  de  1830  à  1835,  un  sur  2,094  :  celle  désolanle  progres- 
sion ,  qui  continue  encore,  se  retrouve  en  province  et  à  l'éuanjrer. 
(Voir  les  documents  statistiques  sur  le  suicide,  pa{j.  691  et  suiv.) 


C62  DU    SUICIDE. 

un  port  assuré  contre  les  douleurs  morales  et  con- 
tre les  douleurs  physiques.  » 

Si,  en  effet,  nous  jetons  nos  regards  sur  la  grande 
scène  du  monde,  nous  voyons  de  toutes  parts  la 
vertu  débordée  par  mille  passions  violentes ,  qui , 
échappant  au  joug  imposé  par  les  préceptes  reli- 
gieux ,  vont  se  livrer  aux  plus  coupables  excès,  sans 
que  rien  puisse  les  arrêter  au  bord  de  l'abîme  qui 
leur  est  ouvert.  Nous  y  voyons  le  mérite ,  la  droi- 
ture, la  modestie,  luttant  contre  la  bassesse,  la  dis- 
simulation et  l'orgueil  ;  des  amours  frénétiques, 
des  cupidités  rivales,  des  trahisons,  des  vengeances, 
des  fraudes  ;  la  soif  du  gain  qui  pousse  le  joueur  à 
sa  ruine,  des  espérances  déçues,  des  renversements 
de  fortune ,  des  peines ,  des  misères  sans  consola- 
tions, des  crimes  sans  repentir,  l'homicide  de  soi- 
même,  enfin  ,  comme  remède  à  tant  de  maux. 

Les  secousses  politiques  ,  les  gouvernements 
constitutionnels  et  républicains ,  plus  favorables 
que  le  despotisme  au  développement  des  passions 
ambitieuses;  l'esprit  militaire ,  qui  apprend  à  envi- 
sager la  mort  sans  effroi;  les  progrès  de  la  civili- 
sation, qui  multiplie  les  besoins  et  les  rend  plus 
impérieux,  peuvent  aussi  exercer  une  grande  in- 
fluence sur  la  fréquence  du  suicide.  Mais  les  livres, 
qui  en  font  l'apologie,  les  théâtres,  qui  le  met- 
tent si  souvent  en  scène ,  les  journaux ,  qui  ne 
manquent  jamais  d'en  retracer  la  triste  réalité,  sont 
des  causes  bien  plus  directes  de  cette  contagion. 
Madame  de  Staël ,  dans  sa  jeunesse ,  flatta  aussi  ce 
malheureux  penchant  ;  mais  plus  tard ,  reconnais- 
sant  son   erreur  ,    elle   avoua   que   la  lecture  du 


UU    SUICIDE.  663 

Werther  de  Goethe  avait  produit  plu8  de  suicides  en 
Allemafjnc  que  toutes  les  femmes  de  cette  contrée. 
C'est  qu'en  effet  le  charme  danjjereux  répandu  dans 
cette  production  ,  en  dépouillant  le  meurtre  de  soi- 
même  de  presque  toute  son  horreur,  peut  produire 
les  impressions  les  plus  funestes  sur  une  ima^jina- 
tion  tant  soit  peu  exaltée ,  et  la  conduire  au  crime 
qu'elle  s'est  accoutumée,  dans  ce  drame,  à  consi- 
dérer comme  un  acte  de  vertu.  «C'est  ainsi,  dit 
l'éloquent  docteur  Pariset ,  que  le  mal  moral  s'in- 
troduit dans  les  âmes  :  il  y  entre  par  des  paroles 
ou  des  images  ;  il  s'y  grave  par  des  maximes ,  des 
exemples ,  des  apologies.  Bientôt  il  est  partout. 
Suivez  la  marche  du  crime  :  avant  de  paraître 
devant  les  tribunaux,  il  passe  par  les  livres  et  les 
théâtres;  puis  ,  du  sein  des  tribunaux,  des  milliers 
de  voix  en  font  pénétrer  les  peintures  jusque  dans 
le  sein  des  familles,  et  les  impressions  qu'il  y  porte 
se  mêlent ,  pour  les  corrompre ,  aux  saintes  habi- 
tudes des  premières  années.  »  Il  en  est  de  même 
pour  le  suicide  :  le  premier  acte  de  cette  nature  est 
publié,  il  trouve  des  apologistes,  c'est  un  exemple 
qui  en  provoque  un  second ,  un  troisième ,  ainsi  de 
suite;  bientôt  c'est  une  épidémie  ,  tant  est  grand  le 
penchant  de  l'homme  à  l'imitation  ! 

Parmi  les  causes  du  suicide ,  on  signale  encore  : 
l'onanisme,  l'abus  des  plaisirs,  l'excès  des  boissons 
alcooliques,  la  passion  du  jeu,  la  colère,  l'ambition, 
l'envie,  la  jalousie,  l'oisiveté,  l'ennui,  la  solitude, 
la  nostalgie,  les  chagrins  domestiques,  le  goût  ex- 
cessif de  la  musique,  qui  exalte  la  sensibilité;  la 


661  '  DU    SUICIDE. 

terreur,  le  remords,  le  désespoir  (1),  la  misère,  le 
déshonneur,  et  surtout  l'hérédité:  un  grand  nombre 
d'observations  prouvent,  en  effet,  que  le  penchant 
au  suicide  peut  se  transmettre  :  on  a  vu  des  familles 
entières  en  être  atteintes  ,  et  y  céder  quelquefois 
irrésistiblement  (2). 

On  a  encore  observé  que  les  saisons  avaient  une 
grande  influence  sur  cette  funeste  disposition  ,  mais 
on  a  trop  insisté  peut-être  sur  celle  du  climat  :  aussi 
a-t-on  taxé  d'exagération  l'opinion  de  Montesquieu, 
qui  pi'étend  que  la  fréquence  du  suicide  chez  les 
Anglais  doit  être  attribuée  à  l'atmosphère  dans  la- 
quelle ils  vivent.  Sans  doute,  on  ne  peut  nier  qu'un 
ciel  nébuleux  et  sombre  ne  dispose  aux  idées  mé- 
lancoliques ,  ordinaires  avant-coureurs  du  dégoût 
de  la  vie,  mais  on  verra  que  sous  le  ciel  de  la  Russie, 
bien  moins  agréable  que  celui  de  l'Angleterre , 
les  cas  de  suicides  se  reproduisent  assez  rarement  ; 
on  en  voit  aussi  très-peu  chez  les  Hollandais,  pla- 
cés à  peu  près  dans  les  mêmes  conditions  phy- 
siques que  les  Anglais.  Ce  dernier  peuple,  d'ailleurs, 
n'était  nullement  enclin  au  suicide  quand  les  Ro- 
mains envahirent  la  Grande-Bretagne,  tandis  que 
cet  acte  de  délire  était  alors  beaucoup  plus  fréquent 
en  Italie  qu'il  ne  l'est  aujourd'hui  (3).   Les  climats 


(1)  On  sait  que  le  remords  et  le  désespoir  ont  conduit  au  suicide 
le  premier  meurtrier  dont  l'histoire  fait  mention. 

(2)  11  résulte  des  observations  multipliées  d'Esquirol,  que  les 
prédispositions  héréditaires  de  la  folie  transmises  par  les  mères 
sont  d'un  tiers  plus  nombreuses  que  celles  qui  proviennent  des 
pères.  On  a  fait  la  même  remarque  pour  la  mélancolie-suicide, 

(3)  Parmi  les  Etats  dv  l'Europe,  la  France  est  le  pays  où  i!  se 


DU    SUICIDE.  6G5 

sont  restés  les  mêmes  ,  mais  les  changements  qui  se 
se  sont  opérés  dans  l'organisation  sociale  des  deux 
nations  ont  dû  nécessairement  en  amener  de  très- 
grands  dans  leurs  mœurs,  leurs  usages,  leurs  pen- 
chants; et  c'est  là  surtout  qu'il  faut  chercher  la 
cause  des  différences  qui  nous  frappent  en  elles 
aujourd'hui  par  rapport  au  suicide. 

Quant  aux  saisons,  il  est  certain  qu'elles  exercent 
une  action  marquée  sur  les  individus  qui  éprouvent 
le  dégoût  de  la  vie  :  le  printemps  et  l'été  paraissent 
être  celles  où  l'on  voit  le  plus  d'aliénations  men- 
tales ,  et  en  même  temps  le  plus  de  suicides. 
MM.  Fodéré  et  Douglas  ont  observé  qu'ils  étaient 
plus  fréquents  à  Marseille  lorsque  le  thermomètre 
marquait  22  degrés  au-dessus  de  zéro.  Cheyne 
rapporte  qu'en  Angleterre  l'automne  et  les  vents 
d'ouest  sont  féconds  en  suicides  ;  le  professeur 
Osiander,  dans  le  nord  de  l'Allemagne,  partage 
cette  opinion  ;  Cabanis  et  Esquirol  ont  aussi  ob- 
servé que  le  passage  d'un  été  sec  à  une  automne 
humide  est  plus  favorable  au  développement  des 
affections  abdominales ,  dont  le  suicide  dépend 
assez  souvent. 

Toute  souffrance  physique  excessive,  quand  elle 
se  prolonge,  peut,  comme  la  douleur  morale,  por- 
ter celui  qui  en  est  atteint  au  désir  de  se  donner 
la  mort.  Ainsi  beaucoup  de  maladies  peuvent  pro- 


commet actuellemenl  le  plus  de  suicides;  viennent  ensuite  l'Angle- 
terre ,  la  Prvisse,  l'Autriche,  l'Italie,  puis  l'Espagne  et  la  Russie. 
(Voir,  à  la  fin  de  cet  article,  les  documents  statistiques  sur  le 
suicide  ) 


666  DU    SUICIDE. 

duire  le  suicide,  si  elles  ne  sont  pas  surveillées  (1). 
De  ce  nombre  on  signale  principalement  la  lèpre, 
le  scorbut ,  dans  certains  pays ,  et  la  pellagre,  clans 
les  campagnes  du  3Illanais.   On   a  vu  encore  des 
personnes  atteintes  de  névralgies,   de  goutte,    de 
rhumatismes  aigus,  d'affections  cancéreuses  et  d'hy- 
pochondrie  ,  chercher  à  se  détruire   pour  mettre 
fin  à  leurs  maux.   Servius,  le  grammairien ,  s'em- 
poisonne parce  qu'il  ne  peut  guérir  de  la  goutte  ; 
Cornélius  Ru  fus ,  ami  de  Pline  le  Jeune,  se  laisse 
mourir  de   faim   pour  la  même   cause;    et  Silius 
Itahcus  termine  aussi  ses  jours  par  une  abstinence 
volontaire,   parce   qu'un    abcès  incurable   lui  fait 
prendre  la  vie  en  aversion.  Tout  dépend  de  l'orga- 
nisation,  du  degré  de  sensibilité,  d'énergie  et  de 
courage  de  celui  qui  souffre  moralement  ou  physi- 
quement.  S'il  est  des  hommes  que  nul  événement, 
nulle  douleur  ne  saurait  abattre,  il  en  est  un  bien 
plus  grand  nombre  qui  s'irritent,  qui  se  désespè- 
rent au  milieu  des  souffrances,  et  cette  sorte  d'exal- 
tation peut  aisément  les  conduire  à  la  pensée  d'a- 
bréger leurs  jours. 

L'état  morbide  improprement  appelé  tempéra- 
ment  mélancolique  est  une  grande  prédisposition  au 
suicide.  La  constitution  sanguine  peut  aussi ,  mais 
d'une  manière  différente,  porter  à  cet  acte  meur- 
trier. Dans  le  premier  cas,  c'est  presque  toujours 
un  profond  ennui ,  un  dégoût  de  toutes  choses,  qui 
inspire  peu  à  peu  à  l'individu  ainsi  organisé  l'idée 

(1)  Sur  133  cas,  recueillis  par  M.  Prévost,  de  Genève,  24  recon- 
naissent pour  cause  l'aliénation  menialc,  et  34  diverses  naaladies. 


\)V   SUICIDE,  667 

de  mettre  Hn  à  son  existence  ;  dans  le  second  ,  cette 
pensée  ne  se  manifeste  et  ne  se  réalise  qu'à  la  suite 
d'une  vive  contrariété ,  d'un  violent  chagrin  ,  d'un 
événement  quelconque,  parce  que  celui  qui  en  est 
atteint,  toujours  prompt  à  s'irriter,  se  grossit  ses 
maux ,  et  devient  homicide  de  lui-même  dans  un 
accès  de  colère  ou  de  désespoir,  sans  prendre  le 
temps  de  réfléchir  au  crime  qu'il  va  commettre. 

On  n'est  pas  également  porté  au  suicide  à  tous 
les  âges.  L'enfance,  étrangère  à  la  plupart  des  pas- 
sions qui  agitent  l'âge  viril ,  ne  ressent  guère  for- 
tement que  la  gourmandise ,  l'envie  et  la  jalou- 
sie ;  ces  penchants  peuvent  néanmoins  lui  inspirer 
une  résolution  désespérée  :  on  a  vu  des  enfants  re- 
fuser toute  espèce  de  nourriture  ,  parce  qu'ils  se 
croyaient  délaissés  ,  ou  seulement  moins  aimés  que 
d'autres.  Le  non-succès  des  études,  une  mauvaise 
éducation,  de  dangereux  exemples,  peuvent  aussi 
déterminer  chez  quelques  adolescents  la  mort  vo- 
lontaire :  heureusement  ces  cas  sont  assez  rares. 
Le  passage  de  l'adolescence  à  la  puberté,  qui 
amène  le  vague  des  passions,  produit  quelquefois 
aussi  ce  que  madame  de  Staël  appelle  /a  douleur  de 
la  vie;  mais  on  ne  voit  guère  cette  douleur  aller 
jusqu'au  suicide,  à  moins  qu'une  circonstance  im- 
prévue ne  vienne  le  déterminer.  C'est,  en  général, 
pendant  la  jeunesse  et  l'âge  miir  (de  20  à  45  ans)(l), 
que  l'homme  se  laisse  entraîner  davantage  à  cette 


(1)  Les  recherches  les  plus  récentes  constatent  néannooins  qu'il 
y  a  maintenant  à  Paris  beaucoup  plus  de  suicides  avant  lâge  de 
vingt  ans,  et  de  quarante  à  soixante,  qu'on  n'en  voyait  autrefois. 


668  DU    SUICIDE. 

fatale  extrémité  ,  parce  qu'alors  ,  en  butte  aux  pas- 
sions erotiques  ou  ambitieuses  qui  agitent  tour  à 
tour  l'espèce  humaine,  il  cherche  dans  la  tombe  un 
abri  contre  les  déceptions  de  son  cœur,  ou  contre 
les  revers  inopinés  qui  viennent  l'atteindre.  La 
vieillesse  est  moins  sujette  à  ces  actes  de  désespoir. 
En  général,  plus  l'homme  approche  de  sa  fin,  plus 
il  se  rattache  au  bien  qui  va  lui  échapper  ;  cepen- 
dant ,  quand  les  passions  survivent  aux  facultés  qui 
d'abord  les  ont  mises  en  jeu  ,  elles  peuvent  inspirer 
à  un  vieillard  le  dégoût  de  la  vie ,  et  lui  donner  en 
même  temps  l'énergie  momentanée  dont  il  a  besoin 
pour  se  débarrasser  du  fardeau  qui  l'obsède.  La 
douleur ,  la  misère ,  l'abandon  ,  peuvent  produire 
sur  lui  le  même  effet ,  et  amener  le  même  ré- 
sultat (1).  Les  exemples  en  sont  devenus  fort 
communs  de  nos  jours.  Ils  étaient,  du  reste,  très- 
fréquents  autrefois  chez  certains  peuples.  Les  Abys- 
siniens se  tuaient  quand  ils  arrivaient  à  la  vieillesse; 
les  habitants  de  Coulis  ,  ville  de  la  Grèce,  se  don- 
naient aussi  la  mort  pour  se  dérober  au  poids  des 
ans  ;  et  l'on  sait  que  la  secte  des  brahmanes,  comme 
autrefois  celle  des  stoïciens  et  des  épicuriens,  au- 
torise l'homme  à  se  détruire  dès  qu'il  est  fatigué  de 
la  vie  (2). 


(1)  On  sait  que  le  père  du  célèbre  Barthez  se  laissa  mourir  de 
faim,  à  l'âge  de  quatre-vingt-dix  ans,  par  suite  du  profond  cha- 
grin que  lui  causa  la  mort  de  sa  femme. 

(2)  Les  livres  sacrés  des  Hindous,  ce  peuple  qui  a  des  mœurs  si 
douces  et  tant  d'horreur  pour  le  sang,  établissent  cependant  plu- 
sieurs manières  violentes  de  quitter  la  vie  :  elles  consistent  h  se 
laisser  nnourir  de  faiqî,  à  se  brûler  dans  du  fumier  de  vache,  à 


nu  SUICIDE.  C60 

Quant  à  l'influence  des  sexes  par  rapport  au  sui- 
cide, quoiqu'on  ait  observé  que  le  penchant  à  l'imi- 
tation est  en  général  plus  prononcé  encore  chez 
les  femmes  que  chez  les  hommes,  les  relevés  statis- 
tiques des  divers  pays  prouvent  qu'elles  se  livrent 
moins  fréquemment  que  ces  derniers  à  cet  acte  fré- 
nétique (1).  Leur  constitution  physique,  beaucoup 
plus  faible  que  celle  de  l'homme,  leur  timidité  na- 
turelle, les  habitudes  de  modération  et  de  douceur 
que  leur  fait  ordinairement  contracter  le  genre  d'é- 
ducation qu'elles  reçoivent,  peuvent  expliquer  cette 
différence.  11  faut,  pour  qu'elles  renoncent  à  ces 
habitudes ,  qui  leur  prêtent  un  charme  si  séduisant , 
que  les  passions  soient  mises  en  jeu  chez  elles  d'une 
manière  violente.  L'amour,  qui  exerce  dans  leur 
cœur  une  si  grande  puissance,  et  qui  devient  sou- 
vent la  principale  affaire  de  leur  vie ,  les  rivalités , 
l'abandon ,  le  déshonneur,  auxquels  les  expose  cette 
passion  tyrannique,  peuvent  les  porter  au  dernier 
degré  de  la  douleur  et  du  désespoir,  et  c'est  le  plus 
communément  ce  qui  les  conduit  à  se  donner  la 
mort.  Suivant  la  remarque  d'Hippocrate,  les  jeunes 
filles  non  menstruées,  et  les  jeunes  femmes  qui  le 
sont  mal ,  tombent  quelquefois  dans  une  langueur 
capable  de  les  disposer  au  suicide.  On  a  observé 
aussi  que  l'âge  critique  amène  assez  souvent  chez 


s'ensevelir  dans  la  neige  sur  les  'montagnes  du  Thibet,  à  se  lais- 
ser dévorer  par  un  crocodile,  à  se  couper  le  cou  sur  les  bords  du 
Gange,  enfin  à  se  noyer. 

(I)  La  fréquence  du  suicide  chez  la  femme  est  à  celle  observée 
chez  l'homme  environ  comme  1  est  à  3. 


670  DU    SUICIDE. 

ies  femmes  l'ennui  de  la  vie  et  le  désir  de  la  ter- 
miner ;  mais  lorsque  cette  disposition  a  lieu  ,  il 
faut  peut-être  moins  l'attribuer  aux  incommodités 
qu'elles  éprouvent  à  cette  époque,  qu'à  la  perte  des 
illusions  dont  elles  se  nourrissaient ,  et  auxquelles 
il  leur  est  si  pénible  de  renoncer,  quand  elles  n'ont 
pas  su  se  créer  d'avance  des  jouissances  indépen- 
dantes de  la  jeunesse  et  de  la  beauté. 

11  est  assez  fréquent,  surtout  parmi  les  aliénées  et 
les  épileptiques,  de  rencontrer  des  femmes,  qui  pen- 
dant le  flux  menstruel ,  cherchent  tous  les  moyens 
imaginables  pour  se  détruire,  et  qui  perdent  de  vue 
cette  idée  pendant  le  reste  du  mois.  Quelques  fem- 
mes sont  tourmentées  du  même  désir  pendant  la 
grossesse. 

Il  résulte  enfin,  du  relevé  des  morts  subites  que  j'ai 
été  à  portée  de  constater  depuis  vingt-cinq  ans,  que 
la  propension  au  suicide  est  beaucoup  plus  grande 
dans  le  célibat  que  dans  le  mariage  :  c'est  que  les 
liens  de  ce  dernier  état  attachent  plus  fortement  à 
la  vie,  bien  qu'ils  la  rendent  souvent  plus  agitée  et 
plus  pénible. 

La  profession  qui  présente  le  moins  de  suicides 
est,  d'après  M.  Prévost,  de  Genève,  celle  des  culti- 
vateurs ,  tandis  que  les  classes  lettrées  en  offrent  le 
plus  grand  nombre.  Chos*e  déplorable!  il  résulte 
également  d'un  tableau  dressé  par  M.  Balbi ,  que, 
dans  tous  les  pays  civilisés  du  globe  ,  les  suicides 
sont  plus  fréquents  là  où  l'instruction  est  le  plus  ré- 
pandue. 

«On  se  tue  fort  peu  aux  galères,  dit  M.  Lauver- 
gne,  et  des  relevés  suivis  annuellement  sur  le  nombre 


DU  SUlCIt)E.  67i 

des  morts  volontaires  ne  portent  guère  que  1  suicide 
par -année  chez  les  forçats.  Ces  hommes,  sans  crain- 
dre la  mort,  n'osent  se  la  donner;  ils  préféreraient 
la  recevoir  d'autrui.  » 

Les  suicides  sont  également  assez  rares  chez  les 
prostituées:  les  relevés  statisticpies  de  la  justice  cri- 
minelle en  France  n'en  signalent  que  5  ou  6  par  an. 

Parmi  les  causes  de  suicide  que  nous  venons  d'é- 
numérer,  les  unes  sont  subordonnées  à  la  volonté 
de  l'homme,  les  autres  en  sont  plus  ou  moins  indé- 
pendantes :  le  prêtre,  le  magistrat  et  le  médecin 
sont  donc  obligés  d'en  avoir  une  connaissance  com- 
plète et  précise,  puisqu'ils  peuvent  être  appelés  à 
apprécier  la  culpabilité  de  cette  déplorable  aber- 
ration. 

Marche  et  caractères  principaux  du  suicide. 

Le  suicide  n'étant  qu'un  phénomène  consécutif 
d'une  foule  de  causes  différentes ,  et  sa  marche  ne 
présentant  aucune  régularité,  nous  ne  le  suivrons 
pas  dans  toutes  ses  phases  ;  nous  nous  bornerons  à 
en  étudier  quelques-unes,  et  à  indiquer  les  deux 
caractères  principaux  qu'il  revêt ,  selon  qu'il  se  mon- 
tre accidentel  ou  médité^  à  Yétat  aigu  ou  à  Vétat 
chronique.  Dans  le  premier  cas ,  il  est  presque  tou- 
jours l'effet  de  quelque  revers  ou  de  quelque  passion 
violente,  et  son  exécution  est  aussi  rapide  qu'irré- 
fléchie; mais  si  cette  exécution  est  incomplète,  il 
est  rare  qu'elle  se  renouvelle,  parce  que  la  tentative 
infructueuse  amène  la  réflexion ,  et  sert  quelquefois 
de  crise  à  l'affection  morale  qui  l'a  déterminée.  Ce- 


^0  DO  smcii 

le*  fraimet  ri'iiiiin  de  la  vie 
miorr  ;  naii   lor»4|ue  c**''" 
faiil  p«at>élrf  idoiim  l'ai 
f|u'eUM  éprouvcat  à  cette  êpt 
illMatoiu  dont  elle»  te  nourri 
il  kor  eil  ai  pénible  de  n 
p»a  ay  ae  créer  d'avaricv   ... 
«Unira  de  la  jeunease  cl  d«>  I 
Il  eal  aMtt  fréi|ii*nt.  MirltMi 
Ira  épilrpli«|ura«  de  rmcontn 
«laol  l«  flus  Menalrurl ,  < 
isMgiiuiyta  pm»  mt  détrt 
cctto  mMv  pMHMnl  le  reati 
•ont  tourtm'nirt'a  du  ii. 


llrrftulle  mliii,<lu 
rié  a  |Mvrti'e  d«'  oontt. 

la  |»rftfM'>*infi  au  «un 

<lan«  '•  il  f|U<'  duim  Ir 

liatia  dt  i*r  dmiirr  élal  alla< 
la  %i«*.  bien  (|u  ili  la  rrmlpiil 
|4«a  pénibliv 

Iji  proUraaioti  qui  prt^»* nti 
rti,  d'apn*»  M.  PrcirtwI.  < 
%iiltur«.  liindi*  qiir  Ira  ri.t     • 
tthlt   ip^tnd  nombre.   C  liotfi- 


il  un   t 


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let  aliénées  et 

mes,  qui  pen- 

lis  les  moyens 

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il; ni n H  di>  stiiridet 

des  culti*^ 

1  en  otTretit  \m 

il   n'snlte 
il.-.     ..„c^ 

les 
I  -.1  le  pli-  H^ 


DU   SUICIDE.  673 

1/iinc  se  trouve  dans  la  haine  de  la  vie,  c'est-k-dlre 
dans  une  surexcitation  de  la  sensibilité,  qui  pousse 
sans  cesse  l'homme  à  se  débarrasser  d'un  fardeau 
que  les  passions  ou  toute  autre  cause  lui  ont  rendu 
insupportable,  mais  dont  il  ne  paraît  pas  toujours 
souffrir  extérieurement.  L'autre  est  seulement  \en- 
nui,  le  dégoût,  la  douleur  de  la  vie  :  les  mêmes  mo- 
tifs ont  pu  la  produire,  mais  elle  ne  se  manifeste 
guère  que  par  une  sorte  d'atonie,  d'abattement  mo- 
ral ,  qui  peut  bien  faire  naître  la  pensée  du  meurtre 
de  soi-même,  sans  laisser  toujours  l'espèce  de  cou- 
rage nécessaire  pour  l'exécuter.  Ce  dernier  état  se 
fait  remarquer  quelquefois  chez  les  aveugles-nés, 
que  l'on  voit  dépérir  sans  qu'ils  montrent  le  dé- 
sir d'abréger  leurs  jours:  on  ne  connaît  pas  d'exem- 
ple de  mort  volontaire  parmi  eux.  Quant  aux  in- 
dividus affligés  de  l'aveuglement  de  l'esprit,  la  dou- 
leur chronique  de  la  vie  se  complique  souvent  de 
haine,  et  celle-ci  donne  malheureusement  à  l'autre 
l'énergie  dont  elle  manquait  pour  saisir  l'arme  du 
suicide. 

Le  spleen,  dont  l'ennui  fait  le  principal  caractère, 
a  quelque  analogie  avec  cette  dernière  variété  :  c'est 
la  maladie  des  peuples  civilisés  et  opulents.  On  s'ac- 
corde cependant  à  dire  qu'elle  est  assez  rare,  même 
chez  les  Anglais ,  qui  passent  pour  les  mortels  les 
plus  ennuyés  du  monde.  Si ,  en  effet,  l'influence  du 
climat ,  et  la  satiété  des  jouissances  que  procurent 
les  richesses,  sont  pour  quelque  chose  dans  la  fré- 
quence du  suicide  parmi  eux,  n'ont-ils  pas  comme 
nous  une  foule  d'autres  causes  qui  peuvent  y  con- 
tribuer? Nous  avons  déjà  vu  que  ce  délire  élait  à 

•Î3 


674  DU    SUICIDE. 

peu  près  Ignoré  en  Angleterre  avant  qu'elle  ne  tom- 
bât au  pouvoir  des  Romains  :  ce  fut  seulement  vers  le 
milieu  du  XVI*^  siècle  qu'il  commença  à  s'y  répandre. 
Les  commotions  politiques ,  le  développement  de  la 
civilisation,  les  violentes  disputes  religieuses  qui 
soulevèrent  les  passions  dans  ce  pays,  et  plus  parti- 
culièrement encore  les  pernicieuses  maximes  qu'y 
répandirent  plus  tard  les  Doune,  les  Blount,  les 
Gildon,  etc.;  enfin,  les  exemples  éclatants  qu'y  sus- 
citèrent les  opinions  erronées  de  ces  écrivains^  don- 
nèrent un  tel  essor  au  suicide,  que  cette  contrée  en 
devint  pour  ainsi  dire  comnae  le  sol  natal.  C'est  donc 
à  ces  différentes  causes,  et  non  à  la  maladie  du 
spleen  uniquement ,  qu'il  faut  attribuer  la  plupart 
des  morts  volontaires  chez  les  Anglais  :  du  reste, 
nous  les  avons  si  bien  imités  sous  ce  rapport, 
qu'il  semble  ue  leur  déplorable  manie  soit  venue 
s'implanter     irmi  nous. 

Cette  triboCsse  habituelle,  cette  sombre  rêve- 
rie, connue  aussi  sous  le  nom  de  mélancolie,  est 
devenue  l'un  des  caractères  distinctifs  de  notre 
époque.  Par  cela  même  que  les  extrêmes  se  tou- 
chent, on  l'observe  assez  communément  chez  les  vi- 
ifeiirs ,  chez  ces  jeunes  hommes  qui,  s'étant  préci- 
pités dans  tous  les  excès  du  plaisir,  ont  vidé  en 
un  instant  la  coupe  de  la  volupté;  comme  ils  en 
ont  éprouvé  toute  l'ivresse  ,  ils  n'en  ressentent 
plus  que  le  déboire.  La  mélancolie  est  encore 
le  lot  de  ces  êtres  incompris ,  qui  consument  leur 
vie  à  la  recherche  d'un  type  idéal  de  perfection , 
fruit  de  leurs  dangereuses  lectures.  Toujours  en  de- 
hors de  la  vie  réelle ,  leur  esprit  se  jette  dans  un 


ou   SUICIDE,  675 

vaille  indéfinissable,  qui,  il  Faut  le  dire,  n'esl  pas 
d'abord  sans  (juelquc  charme.  Mais,  désabusés  bien- 
tôt par  l'expérience,  ces  insensés  finissent  pardon- 
ner la  teinte  de  leur  esprit  à  tout  ce  qui  les  entoure. 
L'existence  ne  leur  apparaissant  plus  que  triste  et 
décolorée,  leurs  pensées  se  portent  toutes  vers  la 
tombe;  la  tombe  est  le  sujet  continuel  de  leurs  in- 
spirations ou  de  leurs  vœux,  et  souvent  une  dou- 
leur égoïste  les  y  précipite  avant  qu'ils  n'aient  songé 
à  remplir  aucun  des  devoirs  imposés  à  l'humanité 
D'autres,  enfin,  et  c'est  le  plus  grand  nombre, 
abattus  par  la  perte  d'un  être  chéri,  par  un  revers 
de  fortune  ou  par  des  illusions  déçues ,  se  livrent 
immodérément  à  une  douleur  sans  consolation , 
parce  qu'elle  est  sans  espérance.  Prenant  dès  lors 
la  vie  en  aversion  ,  ils  s'arrogent  le  droit  de  la  quit- 
ter violemment,  sans  songer  qu'elle  appartenait 
à  Dieu  ,  à  la  société ,  à  leur  famille.  Ces  fins  tra- 
giques,  consignées  par  milliers  dans  nos  annales 
criminelles,  deviendraient  fort  rares,  si  une  édu- 
cation moins  efféminée  et  plus  chrétienne  appre- 
nait de  bonne  heure  aux  enfants  à  lutter  contre 
l'adversité  ,  en  leur  faisant  faire  en  quelque  sorte 
l'apprentissage  du  malheur.  Devenus  hommes,  ils  se 
trouveraient  prémunis  contre  les  accidents  insépa- 
rables delà  vie,  et,  appuyés  sur  la  religion,  ils 
graviraient  avec  courage  le  sentier  escarpé  qui  con- 
duit vers  cette  véritable  patrie,  où  il  n'y  a  plus  ni 
combats  ni  épreuves. 

Les  tristes  phénomènes  de  morts  volontaires,  qui 
se  reproduisent  si  fréquemment  dans  les  mêmes 
saisons,  quelquefois  dans  un  même  pays  ,  dans  une 


676  DC    SLICIDF.. 

même  ville ,  dans  une  même  classe  d'hommes ,  et 
par  des  moyens  presque  identiques,  ne  permettent 
pas  de  révoc{iier  en  doute  l'influence  que  nous  avons 
vu  exercer  par  l'atmosphère  et  par  l'imitation  sur 
les  individus  qui  ont  quelque  prédisposition  au  sui- 
cide. Ces  funestes  épidémies  sévissent  d'ordinaire 
sur  les  deux  sexes,  quelquefois  sur  un  seul.  On  con- 
naît l'exemple  des  filles  de  Milet ,  cité  par  Plutar- 
que  :  l'une  d'elles  se  pendit;  aussitôt  une  foule  d'au- 
tres se  donnèrent  la  mort  par  le  même  moyen  ,  et  il 
fallut,  pour  arrêter  les  progrès  effrayants  d'une 
telle  frénésie,  que  le  sénat  ordonnât  que  les 
cadavres  des  suicides  seraient  exposés  nus  sur  la 
place  publique.  Primerose  rapporte  qu'on  vit,  autre- 
fois, un  très-grand  nombre  de  femmes  lyonnaises 
se  précipiter  à  l'envi  dans  le  Rhône  ;  et  un  ancien 
historien  de  la  ville  de  Marseille  parle  d'une  épidé- 
mie de  suicides  qui  ne  sévit  que  sur  les  jeunes  filles 
de  cette  cité.  M.  Desloges,  médecin  à  Saint-Maurice, 
dans  le  Valais,  a  observé  une  maladie  de  ce  genre, 
en  1813,  au  village  de  Saint-Pierre-Monjau  ;  une 
femme  s'étant  pendue,  presque  toutes  les  autres 
eurent  de  violentes  tentations  de  suivre  son  exemple. 
Montaigne  parle  d'une  épidémie  de  suicides  qui  eut 
lieu  dans  le  Milanais,  à  l'époque  des  guerres  qui  déso- 
lèrent cette  contrée,  mais  dont  l'influence  ne  s'exerça 
que  sur  les  hommes  :  «  Mon  père ,  dit-il ,  vist  tenir 
compte  de  bien  vingt-cinq  maistres  de  maison  qui 
s'estoient  défaits  eux-mesmes  en  une  semaine.  »  On 
pourrait  citer  un  grand  nombre  de  ces  épidémies, 
agissant  sur  l'un  et  l'autre  sexe.  En  1806,  pendant 
les  mois  de  juin  et  de  juillet,  on  compta  à  Rouen 


i)U  SUICIDE.  677 

plus  de  soixante  suicides;  les  mois  dejuillct  et  d'août 
de  la  même  année  en  offrirent  plus  de  trois  cents  à 
Copenhague,  où  la  température  avait  été  la  même 
qu'à  Rouen.  On  en  vit  aussi  beaucoup  à  Paris  au 
printemps  de  1811  ;  et  le  docteur  Recli ,  de  Mont- 
pellier, a  observé  qu'il  y  en  avait  eu  un  bien  plus 
grand  nombre  dans  cette  dernière  ville,  en  1820, 
que  pendant  l'espace  des  vingt  années  précédentes. 
On  a  encore  remarqué  qu'en  1793  ,  la  ville  de  Ver- 
sailles avait  présenté  seule  l'horrible  spectacle  de 
treize  cents  morts  volontaires  :  la  terreur  dont  les 
esprits  étaient  alors  frappés  eut  sans  doute  une 
très-grande  part  à  la  multiplicité  de  ces  actes  de 
désespoir.  Enfin ,  le  séjour  de  nos  troupes  en  Algérie 
a  mis  à  même  de  constater  que  le  vent  brûlant  du 
désert  produit  quelquefois  de  véritables  épidémies 
de  délires  et  de  suicides ,  en  déterminant  une  vive 
congestion  vers  le  cerveau. 

Le  suicide  réciproque  ou  mutuel ,  que  de  mons- 
trueuses fictions  nous  représen  tent  souvent  au  théâtre 
et  dans  les  livres  comme  un  acte  sublime,  est  l'une 
des  variétés  de  ce  délire  qui  entraîne  les  plus  fu- 
nestes conséquences,  non  pas  seulement  parce  qu'elle 
comporte  un  double  crime ,  mais  parce  qu'elle  est 
du  plus  dangereux  exemple  pour  les  imaginations 
ardentes  et  romanesques,  toujours  prêtes  à  imiter 
ce  qui  a  l'apparence  de  l'héroïsme.  En  général , 
c'est  l'exaltation  de  l'amour  qui  conduit  à  cet  acte 
frénétique  ;  mais  bien  souvent  aussi  cette  passion 
y  mettrait  obstacle ,  si  l'amour-propre,  cet  autre  mo- 
bile de  tant  d'actions  insensées,  ne  venait  à  son  aide 
pour  lui  faire  consommer  son  épouvantable  sacrifice. 


678  DU    SLMCIDE. 

Ce  genre  de  suicide  semble  presque  toujours  revêtir 
le  caractère  aigu  ;  s'il  en  était  autrement ,  il  est  pro- 
bable qu'il  ne  s'accomplirait  pas. 

Une  autre  variété,  non  moins  déplorable  ,  et  qui 
appartient  plus  spécialement  à  l'état  chronique,  est 
le  penchant  à  l'homicide  lié  à  l'acte  du  suicide.  On 
a  vu  des  malheureux  décidés  à  se  donner  la  mort , 
préluder  à  ce  crime  par  le  meurtre  de  quelque  autre 
victime.  C'est  quelquefois  sur  un  inconnu ,  sur 
un  être  inoffensif,  qu'ils  assouvissent  leur  fureur , 
sans  pouvoir  en  assigner  d'autre  cause  que  l'incom- 
préhensible besoin  de  destruction  (1).  Il  en  est  d'au- 
tres qui.  redoutant  pour  les  objets  de  leurs  plus 
chères  affections  les  douleurs  vraies  ou  imaginaires 
dont  ils  s'abreuvent ,  veulent  les  y  soustraire  en 
leur  ôtant  la  vie  avant  de  s'en  débarrasser  eux- 
mêmes.  Oui  le  croirait?  l'amour  des  pères  et  des 
mères  pour  leurs  enfants ,  ce  sentiment  si  pro- 
fond que  Dieu  plaça  dans  le  cœur  de  tous  les  êtres  , 
et  que  la  brute  elle-même  suit  avec  un  si  doux  in- 
stinct,  cet  amour,  dis-je,  a  quelquefois  armé  la 
main  de  l'homme  insensé  contre  l'innocente  créa- 
ture qui  lui  devait  le  jour.  Heureusement  ces  sortes 
de  crimes  sont  fort  rares. 

—  Les  individus  qui  veulent  se  détruire  sont-ils 
portés  à  choisir  le  genre  de  mort  vers  lequel  semble- 
raient devoir  les  entraîner  leur  constitution  ou  leurs 


(1)  C'est  ainsi  que  le  lâche  et  cruel  Asiatique  cherche  quelque- 
fois à  se  donner  rénergie  momentanée  dcmt  il  a  besoin  pour  se  dé- 
truire, en  se  procurant,  par  le  moyen  de  lopium,  une  ivresse 
furieuse,  pendant  laquelle  il  prélude  à  sa  mort  en  poignardapt  t,ous 
ceux  qui  l'approchent. 


DU  suiclut;. 

souffrances?  c'est  ce  que  l'exp**  ence  n'a  s  encore 
démontré.  Seulement ,  on  a  remarqué  que  beaucoup 
d'individus  affectés  de  la  pellagre  mettent  ftn  à  leurs 
jours  en  se  jetant  dans  un  puits  ou  dans  la  rivière;  il 
est  encore  certain  qu'en  général  les  hommes  se  servent 
plutôt  d'armes  à  feu  et  les  femmes  de  poison ,  et  que, 
pour  exécuter  son  funeste  dessein ,  chacun  emploie 
l'instrument  qui  lui  est  le  plus  familier.  Ainsi ,  selon 
Esquirol,  les  militaires  et  les  chasseurs  se  brûlent 
la  cervelle  ;  les  perruquiers  se  coupent  la  gorge  avec 
le  rasoir;  les  cordonniers  s'ouvrent  le  ventre  avec 
le  trancliet,  les  graveurs  avec  le  burin;  les  blan- 
chisseuses s'empoisonnent  avec  la  potasse  et  le  bleu 
de  Prusse ,  ou  s'asphyxient  avec  le  charbon.  Plus 
de  la  moitié  des  suicides  que  j'ai  constatés  ont  eu 
lieu  par  ce  dernier  moyen ,  tant  chez  les  hommes 
que  chez  les  femmes  de  tous  les  rangs  et  de  toutes 
les  professions.  Cela  n'infirme  nullement  la  remar- 
que de  mon  savant  et  modeste  maître. 

—  Le  suicide  est-il  un  acte  de  courage,  ou  un 
acte  de  lâcheté  ?  Cette  question  a  souvent  été  agitée 
sans  être  résolue ,  parce  que  chacun  la  considère 
selon  l'acception  qu'il  donne  au  mot  courage.  Nul 
doute  qu'il  ne  faille  une  certaine  dose  d'énergie 
pour  se  détruire  ;  mais  cette  énergie  ne  paraît  te- 
nir qu'aune  exaltation  momentanée,  à  une  surex- 
citation du  cerveau ,  produite  par  tel  ou  tel  événe- 
ment ,  telle  ou  telle  circonstance ,  et  ne  peut ,  par 
conséquent,  constituer  le  vrai  courage,  qui,  tou- 
jours maître  de  lui,  rend  l'âme  supérieure  à  la  souf- 
france comme  à  l'adversité  :  «C'est,  dit  Montaigne, 
le  roole  de  la  couardise,  non  de  la  vertu,  de  s'aller 


680  DU    SUICIDE. 

tapir  dans  un  creux,  soubs  une  tombe  massive, 
pour  éviter  les  coups  de  la  fortune;  la  vertu  ne 
rompt  son  chemin  ny  son  train ,   pour  orage  qu'il 
fasse.  !)  On  parle  beaucoup  des   individus  qui   se 
tuent  sans  efforts  et  de  sang-froid  ;  mais  a-t-on  été 
à  portée   de  bien  examiner  ce  qui  s'est  auparavant 
passé  dans  leur  esprit,  les  irrésolutions,  les  terreurs 
mêmes  qu'ils  ont  eues  à  subir,  les  combats  qu'ils  se 
sont  livrés  intérieurement  avant  que  d'en  venir  à 
cette  extrémité  ?  Partout ,  et  particulièrement  dans 
l'acte  du  suicide ,  l'amour-propre  joue  un  des  pre- 
miers rôles.  Guidé  par  ce  sentiment ,  l'homme  veut 
être  admiré  jusque  dans  la  mort ,  et  il  affecte ,  en  se 
la  donnant ,  une  force  de  caractère  que  le  moindre 
incident  viendrait  détruire,  si  l'on  pouvait  la  mettre 
à  l'épreuve.  Combien  de  meurtriers  d'eux-mêmes 
vivraient  encore ,  si  quelque  main  amie  était  venue 
les  arrêter  au  bord  de  l'abîme  !  Plusieurs ,   il  est 
vrai ,  après  avoir  échoué  dans  leur  coupable  tenta- 
tive, essayent  de  la  renouveler;  mais  un  bien  plus 
grand  nombre  frémissent  à  la  seule  pensée  de  l'acte 
qu'ils  ont  voulu  commettre ,  et  courent  au-devant 
de  toutes  les  précautions  qui  peuvent  les  préserver 
d'un  nouvel  accès  de  délire.  Il  se  trouve  cependant, 
parmi  ceux  qui  attentent  à  leurs  jours ,  des  hommes 
dont  la  force  morale  et  le  courage  habituel  ne  sau- 
raient être  révoqués  en  doute ,  et  c'est  là  ce  qui  a 
pu  donner  à  l'acte  du  suicide  une  certaine  appa- 
rence d'héroïsme;  mais,  à  côté  de  ces  exemples,  il 
en  existe  une  foule  d'autres  qui  prouvent   que  la 
faiblesse  et   la    pusillanimité  ,    surmontées   par  le 
désespoir ,  savent  aussi  affronter  la  mort  :  un  lâche, 


DU   SUICIDE.  681 

une  femme  timide  ,  se  tuent  comme  l'homme  de 
cœur  habitué  à  braver  tous  les  {genres  de  périls. 
Que  faut-il  en  conclure  ?  que  faut-il  répondre  à 
cette  question  :  «  Le  suicide  est-il  un  acte  de  cou- 
rage ou  de  lâcheté?  »  Je  répondrai  que  l'homme  qui 
se  débarrasse  volontairement  du  fardeau  de  la  vie 
montre  quelquefois  une  certaine  énergie  physique, 
mais  qu'il  fait  toujours  preuve  d'une  lâcheté  mo- 
rale :  il  manque,  en  effet,  de  patience; et  la  patience, 
c'est  le  courage  qui  sait  souffrir  et  attendre  (1). 

Traitement. 

Le  suicide  étant  un  acte  consécutif  du  délire  des 
passions  ou  d'un  état  morbide ,  c'est  dans  la  con- 
naissance des  causes  tendant  à  le  produire  que  le 


(1)  «  J'ai  toujours  eu  pour  maxime,  disait  Napoléon,  qu'un  homme 
montre  plus  de  vrai  courage  en  supportant  les  calamités  et  en  ré- 
sistant aux  malheurs  qui  lui  arrivent,  qu'en  se  débarrassant  de  lui- 
même.  Le  suicide  est  l'acte  d'un  joueur  qui  a  tout  perdu  ou  d'un 
prodigue  ruiné,  et  n'est  qu'un  manque  de  courage,  au  lieu  d'en 
être  une  preuve.  » 

Deux  grenadiers  de  la  garde  s'étant  donné  la  mort,  le  premier 
consul  fit  mettre  à  l'ordre  du  jour  (22  floréal  an  X  )  :  «  Le  grenadier 
Gaubain  s'est  suicidé  par  des  raisons  d'amour:  c'était  d'ailleurs  un 
très-bon  sujet.  C'est  le  second  événement  qui  arrive  au  corps  de- 
puis un  mois.  Le  premier  consul  ordonne  qu'il  soit  mis  à  l'ordre 
de  la  garde  : 

«  Qu'un  soldat  doit  savoir  vaincre  la  douleur  et  la  mélancolie 
«  des  passions;  qu'il  y  a  autant  de  vrai  courage  à  souffrir  avec  con- 
«  stance  les  peines  de  l'âme  ,  qu'à  rester  fixe  sous  la  mitraille  d'une 
«batterie. 

«  S'abandonner  au  chagrin  sans  résister,  se  tuer  pour  s'y  sous- 
«  traire,  c'est  abandonner  le  champ  de  bataille  avant  d'avoir 
c  vaincu.  » 


I 


600  DO    «l'iCIDE. 

tapir  dans  un  creux,  «oubs  u  m  tsàive, 

pour  eviUT  le«  coups  de   la   I  ..;   \liIu  ne 

rompt  son  chemin  ny  son  Irai  orage  qu'il 

hisse.  3  On  parle   beaucoup  d*  .  idiis   qui    se 

tuent  sans  efforts  et  de  sang-fr  i  ;  mais  a-t-on  été 
■  portée   de  bien  examiner  cr  i    'avant 

passé  dans  leur  esprit,  les  irré^  .«  i  i*eurs 

mémet qu'ils  ont  eues  à  subir.  ^  qu'ils  se 

sont  livrés  intérieurement  avai  que  d'en  venir  à 
cette  extrémité?  Partout,  et  p  rement  dans 

l'acte  du  suicide,  l'amour-  un  de»  pre- 

miers rt^les.  (tuidé  par  ce  »«  ...  '•"■uine  veut 

être  admiré  juft<|ije  dans  la  moi  <  te,  en  se 

Iri  tlonnant ,  une  force  de  carac  «*  que  le  moindre 
incident  viendrait  détruire,  si  W  |»ouvait  la  mettre 
à  l'épreuve.   (x)mbien  de   meui  ier»   d'rux-méraes 

vivraient  encore,  si  qu'  '  : •  •  <it  venue 

les  arrêter  au  bord  di  > ,    il  est 

vrai,  apK*s  avoir  échoué  dans  1«t  cou[>able  tenta- 
tive, essayent  de  la  renouveler  nais  un  bien  plus 
^rand  nombre  frénii»M'iil  à  la  n<  mV*  «le  l'acte 

qu'iU  uiit   \oulu  coniuietlre,   «i it  au-devant 

de  toute»  le»  précautions  qui  pi- veut  les  préser>'er 
d'un  nouvel  accès  de  délire.  H  wrouve  cependant, 
parmi  ceux  tpii  attentent  »  leurs  Mir»,  des  hommes 
dont  la  for»'e  morale  et  le  <'r>ur.'  '  ituel  ne  sau- 

raient i^tre  révo(|ués  en  doute.  i  là  ce  quia 

pu  donner  à   l'acte   du  suicide  ne  certaine  appa- 
rence d'héroïsme;  mais,  à  c6té  o  ces  exemples 
en  existe  une  foule   d'autres  qit  ] 
faiblesM*   et    la    punillaniinité  . 
desespoir,  savent  aussi  athouln  . 


9S  »' 


DU    SUICIDE.  08 

criminel  ayant  attenté  à  ses  jours  pour  se  soustraire 
à  une  peine  infamante;  elles  flétrissaient  aussi  la 
mémoire  des  hommes  de  guerre  qui  se  tuaient 
volontairement. 

Les  législations  modernes  ont  également  sévi 
d'une  manière  plus  ou  moins  rigoureuse  contre  cet 
acte.  En  Angleterre,  les  corps  des  suicides  étaient 
autrefois  privés  de  sépulture  ,  et  leurs  biens  confis- 
qués au  profit  de  la  couronne.  Cette  loi ,  modifiée 
ensuite  en  ce  qui  concerne  l'abandon  des  cadavres , 
fut  longtemps  maintenue  par  rapport  k  la  confisca- 
tion ;  mais  les  nombreuses  exceptions  qu'elle  ren- 
fermait permirent  de  l'éluder  en  bien  des  cas,  et 
elle  tomba  en  désuétude. 

Les  peines  portées  contre  le  suicide  par  l'ancienne 
législation  française  ne  furent  pas  moins  sévères. 
Dans  le  Xlir  siècle,  les  biens  de  l'homme  coupa- 
ble de  cet  attentat  étaient  confisqués,  et  son  cada- 
vre, après  avoir  été  traîné  sur  une  claie  ,  était  pendu 
et  privé  de  la  sépulture.  On  fit  plus  tard  diverses 
modifications  à  cette  loi  :  lorsqu'elle  fut  abrogée 
par  le  Code  pénal,  en  1791  ,  elle  n'avait  plus  d'ac- 
tion que  contre  ceux  qui  s'ôtaient  la  vie  de  sang- 
frjoid  et  avec  un  entier  usage  de  la  raison  ^  et  par  (a 
crainte  du  supplice. 

De  telles  lois  ne  sauraient  exister  à  l'époque  où 
nous  vivons  ;  elles  paraîtraient  aussi  injustes  que 
barbares,  et  l'indignation  publique  s'opposerait  à 
leur  exécution.  Beccaria  ,  dans  son  Traité  des  Délits 
et  des  Peines ,  réprouve  ces  lois.  Selon  lui ,  «  le 
suicide  est  un  délit  auquel  il  semble  qu'on  ne  peut 
décerner  un  châtiment  proprement  dit ,  puisque  ce 


684  DU    SUICIDE. 

châtiment  ne  saurait  tomber  que  sur  rinnocence  ou 
sur  un  cadavre  insensible.  »  Cependant  plusieurs 
savants  praticiens  croient  que  le  suicide  est  beau- 
coup plus  fréquent  depuis  l'abrogation  des  lois 
répressives,  et  demandent,  dans  l'intérêt  de  la  so- 
ciété, non  des  lois  pénales,  mais  des  lois  commi- 
natoires ,  contre  cet  acte  criminel.  D'autres ,  au 
contraire,  combattant  cette  opinion,  pensent  que 
l'effrayant  accroissement  du  suicide  ne  peut  être 
attribué  à  l'abrogation  des  anciennes  lois  (1) ,  mais 
bien  aux  orages  politiques  si  communs  en  France 
depuis  cinquante  ans ,  et  qui  y  ont  soulevé  tant 
de  passions  propres  à  faire  naître  le  dégoût  de  la 
vie ,  et  les  résolutions  désespérées  qui  en  sont  la 
suite.  Aucune  de  ces  lois,  d'ailleurs,  ne  semble 
pouvoir  être  en  harmonie  avec  notre  législation 
actuelle  :  elles  ne  feraient  que  révolter  l'opinion 
publique,  et  seraient  impuissantes  contre  le  suicide, 
parce  que  celui  que  ne  peuvent  arrêter  ni  l'horreur 
de  la  mort ,  ni  les  liens  les  plus  chers  de  la  nature , 
ni  enfin  les  craintes  d'une  éternité  malheureuse ,  ne 
saurait  être  retenu  par  des  lois  qui  n'atteindraient 
que  son  cadavre.  Mais,  dira-t-on  ,  s'il  méprisait  ces 
lois  pour  lui-même,  il  les  redouterait  du  moins 
pour  sa  famille,  sur  laquelle  rejaillirait  l'ignominie 
de  la  peine  infligée.  Cette  idée  pourrait,  en  effet, 
dans  quelques  cas ,  désarmer  la  main  du  suicide  ; 

(1)  Les  lois  canoniques  refusent  toujours  les  honneurs  de  la 
sépulture  ecclésiastique,  c'est-à-dire  l'entrée  et  les  prières  de  l'E- 
glise, aux  corps  des  individus  qui  se  sont  détruits,  à  moins  qu'ils 
n'aient  donné  des  signes  d'aliénation  mentale  ou  quelque  marque 
de  repentir. 


DU   SJMCIDE.  685 

mais  elle  serait  sans  action  sur  la  grande  majorité 
des  individus  que  des  passions  désordonnées  ou 
l'ennui  de  la  vie  portent  à  se  détruire;  et  leurs 
familles ,  déjà  sous  le  poids  d'un  événement  si  dé- 
sastreux, seraient  encore  victimes  de  l'injustice 
d'une  punition  qui  ne  frapperait  qu'elles. 

M.  Falret ,   dans  son  excellent  Traité  de  l'Hypo- 
ckondrie  et  du  Suicide,  fait  en  outre,  à  ce  sujet, 
une  observation  très-judicieuse  :  «On  peut  aujour- 
d'hui ,  dit-il ,  jusqu'à  un  certain  point,  cacher  aux 
enfants  qu'il  y  a  eu  un  suicide  dans  une  famille  ; 
mais  si  vous  lui  donnez  plus  d'éclat  par  l'exécution 
d'une  loi  rigoureuse,  les  enfants  en  auront  inévita- 
blement connaissance ,  et  cette  affreuse  nouvelle  ne 
pourra  qu'augmenter  en  eux  une  fâcheuse  prédis- 
position. Ce  mot ,  ajoute-t-il ,  me  fait  naître   une 
réflexion  qui  me  paraît  bien  forte  en  faveur  de  mon 
opinion.   Quoi  !  l'on  convient  que  le  suicide  est  la 
folie  la  plus  héréditaire,   et  l'on  invoque  toute  la 
sévérité  des  lois  pour  le  punir  !  On  veut  donc  que 
la  société  s'empresse  de  marquer  la  victime  dans  le 
sein  même  de  sa  mère?  Cet  acharnement  sur  un 
cadavre  a  d'ailleurs  l'odieux  de  la  férocité.   11  ne 
faut  pas  repaître  les  yeux  du  peuple  de  ces  scènes 
sanglantes  ;   car  la  douceur  est  le  plus  beau  type 
de  l'humanité ,  et  le  législateur  doit  s'efforcer  de 
tout  son  pouvoir  de  l'empreindre  sur  les  mœurs 
nationales.  » 

Ce  n'est  donc  pas  par  des  lois  répressives  qu'il 
faut  combattre  ce  funeste  penchant,  puisqu'elles 
seraient  aussi  dangereuses  qu'injustes.  Ne  sait-on 
pas ,  d'ailleurs,  que,  dans  les  pays  où  elles  ont  été  le 


686  uu  SUICIDE. 

plus  rigoureuses,  tel  qu'en  France  ,  et  surtout  en 
Angleterre ,  elles  sont  restées  impuissantes  et  ont 
fini  par  tomber  en  désuétude  ? 

ISous  l'avons  vu ,  c'est  surtout  quand  l'homme 
méconnaît  les  droits  de  son  Créateur,  quand  il 
s'obstine  à  ne  voir  que  le  néant  au  delà  de  son 
existence,  qu'il  ose  porter  sur  lui-même  une  main 
homicide.  Rouvrez  son  àrae  aux  grandes  vérités 
du  christianisme,  montrez-lui  ses  devoirs  comme 
homme  et  comme  citoyen,  bientôt  il  comprendra  que 
sa  vie  n'est  qu'un  dépôt ,  dont  il  ne  peut  disposer 
sans  se  rendre  coupable  envers  Dieu,  envers  la  so- 
ciété, et  envers  lui-même.  Mais  c'est  dans  le  cœur  de 
la  jeunesse  qu'on  doit  faire  germer  les  préceptes  de 
religion  et  de  morale  capables  de  mettre  l'homme 
en  garde  contre  ses  passions  :  tout  est  perdu  si 
l'on  attend  qu'elles  exercent  sur  lui  leur  empire. 
Combien  de  malheureux  parents  n'auraient  pas  à 
déplorer  la  mort  volontaire  d'un  fils  tendrement 
aimé ,  s'ils  avaient  su  de  bonne  heure  le  prémunir 
par  leurs  avis ,  surtout  par  de  bons  exemples , 
contre  les  dangereuses  maximes  de  l'incrédulité , 
et  contre  les  séductions  de  tous  genres  qui  sont 
venues  l'assaillir  à  son  entrée  dans  le  monde  ! 

Si  les  parents ,  pour  se  dérober  à  une  si  grande 
infortune,  sont  intéressés  à  inculquer  à  leurs  enfants 
des  pensées  religieuses ,  s'ils  doivent  leur  inspirer 
l'amour  de  la  vertu,  de  l'ordre  ,  du  travail ,  arrêter 
en  eux  les  progrès  d'un  froid  égoïsme  ou  d'une  folle 
ambition  ,  agrandir  leur  âme  par  des  idées  nobles, 
généreuses,  et  les  attacher  à  la  vie  par  des  liens 
de  famille  qui  contribuent  à  leur  bonheur,  c'est 


i)U  SUICIDE.  G87 

aussi  un  devoir  pour  les  gouvernements ,  s'ils  veu- 
lent arrêter  l'eflrayante  projjression  du  suicide, 
de  veiller  avec  soin  sur  l'éducation  de  la  jeunesse  et 
sur  la  morale  publique;  de  travailler  au  bien-être 
du  pays  par  de  sages  invStitutions,  de  multiplier 
les  ressources  de  l'industrie,  d'encourager  le  mérite, 
de  réprimer  le  désordre ,  et  d'offrir  au  malheur  et 
à  la  souffrance  des  secours  qui  les  sauvent  du  déses- 
poir. Il  conviendrait  aussi,  je  pense,  dans  l'intérêt 
de  la  société  ,  que  le  pouvoir  récompensât  particu- 
lièrement les  ouvrages  de  morale  les  plus  propres  à 
combattre  les  funestes  maximes  excitant  aux  morts 
volontaires,  et  qu'il  s'efforçât  en  même  temps  d'arrê- 
ter la  publicité  de  ces  actes  de  délire,  propagés  en- 
suite par  le  penchant  à  l'imitation. 

Nous  ajouterons  à  ces  considérations  générales 
^Ue,  la  disposition  au  suicide  étant  souvent  héré- 
ditaire ,  on  doit  prudemment  éviter ,  quand  il  s'agit 
de  former  une  alliance,  d'entrer  dans  une  famille 
dont  quelques  membres  auraient  été  atteints  de  ce 
genre  de  folie.  Cependant,  lorsqu'une  telle  décou- 
verte arrive  trop  tard ,  lorsqu'on  craint  qu'un  enfant 
apporte  en  naissant  cette  prédisposition  ,  il  faut  se 
hâter  de  la  prévenir ,  et  non  désespérer  d'en  triom- 
pher. Les  maladies  héréditaires,  ainsi  que  l'a  ob- 
servé Hippocrate,  peuvent  être  prévenues  en  chan- 
geant la  constitution  de  ceux  sur  lesquels  elles 
agissent.  C'est  d'abord  par  le  choix  des  aliments  et 
par  l'éducation  physique  qu'il  faut  travailler  à  cette 
régénération.  Si  l'hérédité  qu'on  redoute  pour  un  en- 
fant lui  advient  par  sa  mère,  il  est  important  que  cette 
mère  renonce  à  l'allaiter ,  et  que  la  nourrice  qu'on 


688  DU    SLICIDE. 

lui  donnera  réunisse  toutes  les  qualités  physiques  et 
morales  qui  peuvent  le  mieux  modifier  cette  pré- 
disposition fâcheuse.  Quelle  que  soit,  du  reste,  la 
bonté  de  ce  choix  si  important,  la  survei  llance  assidue 
d'un  médecin  expérimenté  est  encore  indispensable, 
puisque  c'est  principalement  de  l'application  bien 
entendue  des  moyens  hygiéniques  que  dépend  le 
succès  de  la  cure  que  l'on  veut  opérer.  Le  grand 
air,  une  habitation  saine  et  agréable,  des  figures 
riantes,  des  exercices  gymnastiques,  des  promenades 
des  jeux  variés  où  la  gaieté  préside ,  la  société  de 
compagnons  enjoués ,  sont  autant  de  circonstances 
qui  doivent  concourir  à  cette  cure.  Il  est  essentiel 
aussi,  pour  l'enfant  que  l'on  veut  préserver  d'un 
malheureux  penchant  héréditaire,  de  l'accoutumer 
de  bonne  heure  à  se  maîtriser  lui-même.  Pour  cela, 
il  faut  gagner  sa  confiance ,  régler  ses  idées  et  tous 
les  mouvements  de  son  cœur ,  ne  pas  souffrir  que 
ses  facultés  intellectuelles  se  développent  aux  dé- 
pens de  ses  facultés  physiques ,  éloigner  de  lui  toute 
lecture  et  tout  contact  propres  à  exalter  ses  pas- 
sions, l'habituer  à  supporter  sans  impatience  les 
maux  ou  les  contrariétés  que  l'on  ne  peut  lui  éviter  ; 
enfin  lui  apprendre  à  accomplir  strictement  tous 
les  devoirs  que  la  religion ,  la  nature  et  la  société 
lui  imposent.  Quand  on  l'aura  amené  à  ces  heureux 
résultats ,  l'hérédité  aura  perdu  sur  lui  sa  funeste 
influence. 

Une  partie  des  moyens  hygiéniques  dont  je  viens 
de  parler,  par  rapport  aux  enfants  ,  peut  s'appliquer 
aux  adultes  atteints  de  la  disposition  au  suicide. 
Ainsi,  un  air  salubre ,   la  distraction  et  l'exercice, 


on  SUICIDE.  680 

sont  des  moyens  puissants  pour  la  connbattre.  Un 
travail  manuel  et  journalier,  les  jeux  qui  forcent 
les  membres  à  de  grands  mouvements ,  des  pro- 
menades ,  tantôt  à  pied  ,  tantôt  à  cheval  ou  en 
voiture ,  quelquefois  dans  des  chemins  difficiles  et 
raboteux ,  les  voyages  sur  terre  ,  pendant  lesquels 
on  peut  faire  naître  une  foule  de  petits  incidents 
qui  distraient  forcément  le  malade  de  son  idée  fixe, 
peuvent  être  encore  d'une  grande  utilité,  surtout  si 
les  personnes  chargées  de  veiller  sur  lui  sont  ca- 
pables d'occuper  agréablement  son  imagination 
par  leur  enjouement  et  la  variété  de  leur  conversa- 
tion. Le  docteur  Falret  conseille ,  pour  que  ces 
voyages  aient  un  effet  salutaire,  de  leur  supposer 
un  but  autre  que  celui  de  la  santé  ;  je  suis  de  cet 
avis,  surtout  si  le  prétexte  choisi  est  bien  approprié 
au  caractère  de  l'individu  que  l'on  veut  guérir. 
C'est,  pendant  la  route,  en  ranimant  ses  goûts,  ses 
affections,  en  réveillant  dans  son  cœur  des  senti- 
ments de  générosité,  de  dévouement  ou  de  bienfai- 
sance, que  Ton  parviendra  plus  sûrement  à  le  rat- 
tacher à  la  vie,  et  à  lui  inspirer  de  nobles  résolu- 
tions. Une  série  de  lectures  appropriées ,  la  com- 
position de  quelque  ouvrage  intéressant ,  peuvent , 
dans  certains  cas,  amener  les  plus  heureux  résultats; 
car,  outre  que  le  travail  intellectuel  dissipe  l'en- 
nui ,  qui  se  mêle  aux  peines  de  l'âme  comme  aux 
souffrances  du  corps ,  il  promet  à  l'imagination  un 
avenir  heureux,  dont  elle  a  toujours  besoin  de  se 
bercer. 

Quoique  les  passions  soient  les  causes  les  plus 
fréquentes  du  suicide ,   on  les  a   cependant   em- 

44 


090  BU    SUICIDE. 

ployée«  quelquefois  avec  succès  comme  moyens 
curatifs  ;  l'amour  surtout  peut  devenir  un  puissant 
auxiliaire;  si,  dans  beaucoup  de  cas,  il  provoque 
une  funeste  exaltation  de  l'esprit ,  il  peut  aussi , 
dans  quelques  autres,  y  rétablir  l'équilibre  :  tout 
dépend  de  sa  nature  et  de  l'objet  qui  l'inspire.  (Voir 
l'observation  rapportée  page  240.)  On  a  observé , 
notamment  en  Angleterre,  que  le  plus  grand  noiK^r 
bre  de  ceux  qui  se  détruiraient  par  ennui  de  la  vie 
étaient  célibataires.  Cette  remarque  doit  être  prise 
en  considération  par  le  médecin  moraliste. 

On  a  également  observé  qu'une  émotion  vive,  une 
violente  secousse,  produite  par  un  bonheur  ou 
même  par  un  malheur  inattendu,  pouvait  amener 
une  heureuse  réaction  dans  l'organisme  des  per- 
sonnes atteintes  de  la  mélancolie  suicide,  et  les  ré- 
concilier avec  la  vie.  Mais  si  divers  exemples  prou- 
vent que  ces  réactions  ont  été  utiles  dans  certains 
cas,  elles  ne  doivent  toutefois  être  provoquées  que 
sous  la  conduite  d'un  praticien  éclairé;  sinon  on 
courrait  risque  d'échouer  et  même  de  hâter  l'ac- 
complissement des  projets  meurtriers  que  l'on  veut 
prévenir. 

Souvent  il  est  indispensable  d'éloigner  de  leur 
famille  ou  de  leur  entourage  habituel  les  indi- 
vidus affectés  de  ce  délire ,  parce  que  la  surveil- 
lance continuelle  qu'exige  leur  état  nécessite  une 
foule  de  moyens  et  de  précautions  qui  ne  se  trou- 
vent guère  réunis  que  dans  les  établissements  des- 
tinés aux  maladies  mentales. 

11  est  avant  tout  nécessaire  que  les  personnes  char- 
gées du  traitement  du  malade  lui  montrent  de  l'in- 


DU    Si;if:l[)E.  091 

térct ,  de  l'estime;  qu'elles  aient  pour  lui  des 
égards  soutenus,  et  cherchent  adroitement  à  rani- 
mer en  lui  les  illusions  et  les  espérances  dont  il  ai- 
mait à  se  nourrir,  et  sans  lesquelles  la  vie  ne  lui 
semble  plus  qu'un  fardeau  insupportable.  Une  fois 
maître  de  sa  confiance ,  il  sera  facile  de  verser 
sur  les  plaies  de  son  cœur  le  baume  salutaire  de 
la  religion  ;  mais,  lors  même  qu'on  est  parvenu,  avec 
ce  puissant  secours,  à  rendre  à  l'infortuné  l'entier 
usage  de  sa  raison ,  il  faut  bien  se  garder  de  l'aban- 
donner à  ses  propres  forces  :  l'éloignement  des 
causes  qui  ont  déterminé  la  maladie,  la  continua- 
tion du  traitement  moral  et  thérapeutique ,  une  sol- 
licitude et  une  surveillance  inaperçues,  mais  de 
tous  les  instants,  sont  des  conditions  nécessaires 
pour  prévenir  les  rechutes  malheureusement  trèsr 
communes  dans  ces  sortes  d'affections. 

Documents  statistiques  sur  le  Suicide. 

Ayant  eu  occasion ,  dans  le  cours  de  cette  patho- 
logie morale,  de  citer  plusieurs  observations  de 
suicides  produits  par  diverses  passions,  il  m'a  paru 
plus  utile  de  présenter  ici  quelques  documents  sta- 
tistiques à  l'appui  de  ce  que  je  viens  d'avancer. 

D'après  M.  Moreau  de  Jonnès,  «voici  le  tableau 
des  suicides  constatés  à  Londres  pendant  un  siècle 
et  demi.  Comme  il  indique  leur  nombre  par  périodes 
décennales,  il  suffira  de  retrancher  le  dernier  chif- 
fre, pour  avoir  Tannée  moyenne  : 


692  BU  si'iciDE. 

De  1690  à  1699 236 

De  1700  à  1709 278 

De  1710  à  1719 301 

De  1720  à  1729 478 

De  1730  à  1739 501 

De  1740  à  1749 422 

De  1750  à  1759 363 

De  1760  à  1769 351 

De  1770  à  1779 339 

De  1780  à  1789 224 

De  1790  à  1799 274 

De  1800  à  1809 347 

De  1810  à  1819 362 

De  1820  à  1829 381 

«Le  maximum  des  suicides  a  eu  Heu  de  1720  à 
1740,  sous  les  règnes  des  deux  premiers  George.  Il 
y  en  avait  1,  année  commune,  sur  11,000  habitants, 
tandis  que,  de  1810  à  1830,  il  n'y  en  a  eu  que  1  sur 
22,000 ,  ou  un  seul  au  lieu  de  deux ,  eu  égard  à  la 
population.  C'est  l'inverse  de  ce  qu'on  croit  généra- 
lement. Toutefois,  de  1830  à  1834,  le  nombre  des 
suicides  a  été  de  57,  année  moyenne,  ce  qui  sup- 
pose que  la  période  décennale  s'élèvera  à  484 ,  ou 
une  centaine  de  plus  que  pendant  la  période  pré- 
cédente. D'après  les  recherches  de  Hoggs  sur  West- 
minster, cette  place  de  Londres  a  beaucoup  moins 
de  suicides  :  on  n'en  a  compté,  de  1811  à  1821, 
que  1  sur  172,000  habitants;  et  de  1821  à  1831, 
1  sur  190,000  :  il  y  a  3  suicides  parmi  les  hommes 
pour  1  parmi  les  femmes. 

«Les  mois  de  juin  et  de  juillet  sont  l'époque  du 
plus  grand  nombre,  et  les  mois  d'août  et  de  no- 
vembre, celle  où  il  y  en  a  le  moins. 


DU    SUICIDE.  Gy3 

Nombre  cl  proporlion  des  suicides  dans  les  principales 
capitales  de  l'Europe. 

Villej.  Ann^'fs.  Nombinf.  Piopoilion. 

Berlin 1822  360  1   sur  750 

Copenhague 1806  100  1   sur  1,000 

Naples 1828  330  1   sur  1,100 

Hambourg 1822  59  1   sur  1,800 

Berlin 1808  60  1   sur  2,300 

Paris 1836  341  Isur  2,700 

Milan 1827  37  1  sur  3,200 

Berlin 1 797  35  1  sur  4,500 

Vienne 1829  45  Isur  6,400 

Prague 1820  6  Isur  16,000 

Pétersbourg 1831  22  1  sur  21,000 

Londres 1834  42  1  sur  21,000 

Naples 1826  13  Isur  27,000 

Palerme 1831  2  1  sur  173,000 

«  On  voit  que  les  habitants  de  Londres  sont  beau- 
coup moins  enclins  au  suicide  que  ceux  de  la  plupart 
des  villes  de  l'Europe,  à  commencer  par  Berlin  et 
Paris,  et  y  compris  la  population  de  Delhi,  l'an- 
cienne capitale  de  l'empire  raogol ,  où  il  y  eut ,  en 
1833,  65  suicides ,  ou  1  sur  3,100  habitants  :  ainsi , 
l'opinion  que  le  climat  de  l'Angleterre  prédispose  au 
suicide  est  tout  à  fait  erronée  (1).  »  [Statistique  de  la 
Grande-Bretagne  et  de  l'Irlande ,  par  Alex.  Moreau 
de  Jonnès.) 


(1)  Celte  proposition  n'est-elle  pas  un  peu  absolue?  La  diffé- 
rence que  l'on  trouve  en  plus  dans  le  nombre  des  suicides  commis 
en  France  ne  dépendrait-elle  pas  en  partie  de  l'exactitude  plus  ri- 
goureuse apportée,  par  le  ministère  public  français,  dans  la  re- 
cherche des  morts  volontaires? 


694  1)11  sciciuE. 

Tableau  des  suicides  portés  à  là  connaissance  du  tnlhiàlêrc  pu- 
blic de  France  pendant  l'éspdce  de  15  années. 

Années.  A  Paris.  En  l'iancc. 

1827 2^1  1,542 

1828 275)  1,754 

1829 307  1,904 

1830 269  1,756 

1831 359  2,084 

1832 36S(  2,156 

1833 325  1,973 

1834 360  2,078 

1835 393  2,305 

1836 415  2,340 

1837 433  2,443 

1838 483  2,586 

1839 486  2,747 

1840 511  2,752 

1841 501  2,814 

Totaux 5,751  33,234 

Dans  l'espace  de  15  années,  on  compte  donc  en 
France  33,234  suicides;  ce  qui  donne  une  moyenne 
annuelle  de  2,215. 

Depuis  1835,  époque  à  laquelle  on  a  commencé  à 
classer  les  suicides  par  sexe,  jusqu'en  1841,  on 
compte  13,484  victimes  parmi  les  hommes ,  et  4,501 
parmi  les  femmes.  La  proportion  de  ces  dernières 
aux  hommes  est  donc ,  pour  les  sept  années ,  de  33 
sur  100;  c'est  à  peu  près  le  tiers  du  nombre  total. 

Les  suicides  qui  appartiennent  au  département  de 
la  Seine  forment  près  du  cinquième  du  nombre  to- 
tal. Ainsi,  Paris,  centre  univeisel  delà  littérature, 
des  sciences,  des  arts  ,  du  bon  goût  et  de  la  civilisa- 


DU    SUICIDE.  (J95 

tion;  Paris,  source  des  jouissances  de  toute  nature , 
est  par  cela  même  en  Europe,  et  peut-être  dans  le 
monde  entier,  la  ville  où  les  imaginations  ardentes 
^'ëgaf  érit  lë  plus  souvent,  et  trouvent  les  plus  cruelles 
déceptions  au  milieu  des  espératices  qui  les  ravissent. 
Faut-il  donc  s'étonner  si  tant  d'hommes,  si  tant  de 
jeunes  gens  livrés  à  eux-mêmes  ,  y  viennent  finir  par 
Un  suicide  une  vie  que  tourmentent  d'insatiables 
désirs  de  volupté,  de  gloire,  ou  de  richesses  (1)? 

Voici  maintenant  le  tableau  des  2,814  suicides 
constatés  en  1841  par  le  ministère  public.  Les  fem-; 
mes  qui  n'avaient  pas  de  professions  y  ont  été  clas- 
sées d'après  celles  de  leurs  maris. 


(J)  «  Ce  serait  faire  à  la  capitale  de  la  France  une  trop  belle  part 
dans  les  progrès  de  la  civilisation  moderne,  que  de  croire  qu'elle 
âh  à  cet  égard  atteint  les  bornes  du  possible,  surtout  quand  on  la 
compare  à  d'autres  capitales;  et,  bien  qu'elle  ait  éprouvé  de  grandes 
et  utiles  améliorations,  personne  ne  doutera  que  les  habitudes,  les 
ijiϝrs,  l'existence  d'une  grande  partie  de  sa  population  ,  n'en  ap- 
pellent enèore  d'importantes. 

"Au-dessous  de  la  classe  utile  et  laborieuse,  il  en  existe  dîins 
Paris  une  autre  partout  reconnaissable  à  son  déniiment  absolu, 
à  sa  dégradation  protonde.  Placée  dans  l'échelle  sociale  au  degré 
lé  plus  bas,  cette  classe  incessamment  créée  dans  nos  villes  popu-îj 
lëuses  et  manufacturières  par  les  r&vers  de  l'industrie,  les  fautes 
de  l'imprévoyance,  les  désordres  de  l'inconduite,  cette  classe  n'est 
riulle  part  plus  nombreuse  qu'à  Paris,  où  elle  s'augmente  encore 
de  la  foule  de  gens  sans  aveu  qu'y  attire  sans  cesse  l'appât  d'un 
{^ain  quelconque.  Sans  domicile  fixe,  sans  travail  assuré,  celte 
classe,  qui  n'a  rien  de  propre  que  sa  misère  et  ses  vices,  après 
avoir  erré  le  jour  sut  la  voie  publique,  se  retire  pendant  la  nuit 
dans  les  maisons  garnies  des  différents  quartiers  de  la  capitale  <• 
qui  semblent  avoir  été  de  tout  temps  destinées  à  la  recevoir.  »■ 
{Rnp/jorl  sur  la  marche  et  les  ej/lts  du  choléra-iuorbns  dans  Paris  et  le 
dffjarteinent  de  la  Seine.) 


690 


DU    SUICIDE. 


TABLEAU  officiel  des  2,814  suicides  dont  la  mort  a  été  con- 
statée en  France  pendant  l'année  1841. 


PROFESSIONS  DES  SUICIDES. 


I. 


Bergers 

Bûcherons,  charbonniers 

Cultivateurs,  laboureurs,  journaliers. 


II. 


Ouvriers 


en  bois 

en  cuirs,  peaux,  etc 

en  fers,  métaux,  etc 

I  en  fil,  laine,  soie,  etc 

'  en  pierres  :  maçons,  couvreurs 
,  autres  de  divers  genres.   .  .   • 


III. 


Boulangers,  pâtissiers. 
Bouchers,  charcutiers. 
Meuniers  ....       .  . 


IV. 


Chapeliers 

Cordonniers 

Perruquiers,  barbiers 

Tailleurs,  tapissiers,  couturières. 
Blanchisseurs .   .   . 


Marchands  en  détail,  établis.    .   .   . 

colporteurs.  . 

en  gros,  banquiers,  etc. 

Commis  marchands 


VI. 

Commissionnaires,  portefaix,  porteurs  d'eau. 

Mariniers,   bateliers 

Voituriers,  rouliers 


VII. 

Aubergistes,  hôteliers,  limonadiers 
Domestiques  attachés  &  la  per.sonne 


A  reporter. 


20 

4 

694 


90 
25 

80 
76 
48 
19 


56 
19 
19 
21 


1,483 


1 
1 

179 


9 

1 

9 

23 


40 
14 


12 
2 
1 

4 


420 


I»U    SUICIOE. 


097 


[PROFESSIONS  DES  SUICIDES. 


Report.  .  . 

VIII. 

Artistes 

Clercs,  écrivains 

Étudiants 

Fonctionnaires  et  agents  de  la  force  publique  .   .   . 

Instituteurs  ,  professeurs 

Militaires  et  anciens  militaires 

Avocats,  médecins,  et  autres  professions  libérales. 
Propriétaires,  rentiers  vivant  de  leur  revenu   .   .   . 

IX. 

Mendiants,  vagabonds 

Sans  profession 

Profession  inconnue • 

TOTACX  .... 


1,483 


8 

15 

7 

88 

12 

154 

18 

150 


10 

72 

122 


2,139 


420 

4 
1 


1 

110 
95 


675 


Le  nombre  des  suicides  s'accroît  chaque  année;  il  s'est  élevé,  en 
1841,  à  2,814;  c'est  62  de  plus  qu'en  1840.  Le  département  de  la 
Seine  en  compte  seul  501,  du  cinquième  au  sixième  du  nombre  to- 
tal; ensuite  viennent  les  départements  où  se  trouvent  de  {grandes 
villes ,  et  surtout  ceux  qui  avoisinent  Paris.  11  n'y  en  a  pas  eu  un 
seul  en  Corse,  où  l'assassinat  et  le  meurtre  sont  si  fréquents.  «La 
Corse,  dit  le  Rapport  au  Roi  de  1841,  est  toujours  celui  des  dépar- 
tements où  le  nombre  proportionnel  des  accusés  de  crimes  contre 
les  personnes  est  le  plus  élevé  ,  comme  la  Seine  est  celui  où  l'on  re- 
marque toujours  le  plus  grand  nombre  d'accusés  de  crimes  contre 
les  propriétés.  » 

On  voit  figurer  675  femmes  parmi  les  suicides  :  c'est  près  du 
quart  du  nombre  total. 

Chaque  époque  de  la  vie,  depuis  l'enfance  jusqu'à  la  vieillesse  , 
a  payé  son  tribut  à  cette  maladie  :  en  1839  on  comptait  2  enfants 
de  huit  à  neuf  ans;  2  de  onze;  t  de  douze;  2  de  treize;  3  de  qua- 
torze; 9  de  quinze;  147  individus  âgés  de  seize  à  vingt  et  un  ;  335 
sexagénaires,  189  septuagénaires,  41  octogénaires.  En  1841  on 
compte  148  suicides  mineurs  de  vingt  et  un  ans;  192  personnes 
avaient  de  soixante  et  dix  à  quatre-vingts  ans,  et  49  étaient  oc- 
togénaires. Parmi  les  mineurs,  on  a  signalé  1  enfant  de  neuf  ans, 
1  de  dix ,  7  de  treize ,  6  de  quatorze  .  et  6  de  quinze. 


698 


DU   SUICIDE. 


Motifs  présumés  des  2,814  suicides  constatés  en  1841, 


MOTIFS  PRESUMES 

DES  SUICIDES. 


miseRê  et  revers  de  fortune. 

Misère 

Affaires  erabarrasséesj  dettes 

Perte  au  jeu 

—  d'emploi 

—  de  procès 

Autres  pertes 

Crainte  de  la  misère 

Revers  de  fortune 

Regret  d'avoir  disposé  de  sa  fortune 

Espoir  d'une  donation,  non  réalisé 

AFFECTIONS    DE    FAMILLE. 

Pour  ne  plus  être  à  la  charge  de  leurs  enfants. 
Douleur  de  la  perte  de  conjoints,  d'enfants. 

de  leur  ingratit   et  incond.  .    . 

du  départ  d'enfants 

de  la  perte  d'un  frère 

Chagrin  de  vivre  éloigné  de  sa  famille  .   .   .  . 

d'enf.  maltr.  ou  grondes  par  les  par. 

de  savoir  sou  père  malheureux  .   .   . 

Discussions  d'intérêt  entre  parents 

Chagrins  domest.  non  autrement  spécifiés  .    . 

AUOUR,   JALOUSIE,    DEBAUCHE,    ISCONDUITE. 

Amour  contrarié 

Jalousie  entre  époux,  entre  amants 

Grossesse  hors  mariage 

Dégoût  du  mariage 

Honte  d'une  mauvaise  action  ;  remords.   .   .   . 

Paresse 

IncoLiduite;  débauche 

Ivresse  (accès  d') 

Ivrognerie  habituelle  (abrutissement)  .   .   .   . 

CONTRARIÉTÉS    DIVERSES. 

Dégoût  de  sa  ]>osilioii  sociale ,  .    .    .    . 

Désir  de  se  soustraire  à  des  poursuites  judic. 
à  l'exécution  d'un  jugement 

^J  reporter.   ... 


NOMBRE  DES  SUICIDES. 


TOTAL. 

-r-  il""! 


HOMÛEà. 

fbîImes. 

103 

31 

145 

10 

13 

» 

12 

1 

6 

« 

20 

S 

7 

2 

22 

5 

3 

1 

4 

1 

17 

11 

2 

1 

2 

11 

1 

5 

173 


85 
12 

1,003 


58 

31 

89 

15 

9 

24 

j, 

17 

17 

1 

2 

3 

15 

6 

21 

5 

» 

5 

82 

10 

92 

48 

8 

56 

115 

14 

129 

2 
21 


283 


134 

155 
13 
13 

6 
25 

9 
27 

4 

5 


2 

34 

14 

3 

1 

4 

18 

1 

6 

249 


9 

106 

12 

1,286 


DU    SUICIDE. 


699 


MOTIFS  PRÉSUMÉS 


DES  SUICIDES. 


Report 

Pour  se  soustr.  à  des  poars.  discipl.  (milit.) 

à  la  loi  du  recrutciueiit 

à  des  souFfrances  physiques  .   .    .   .  . 

Dôgoùt  de  la  vie 

Mélancolie,  hypochondrie 

Dégoût  du  service  inilitairc 

Discussions  avec  des  maîtres 

Chagrin  de  quitter  un  maître 

Vocation  religieuse  contrariée 

Maladies  cérébrales. 


Aliénation  mentale 

Monomanie 

Idiotisme,  imbécillité,  faiblesse  d''esprit . 

Fièvre  cérébrale  ^accès  de) 

Colère  (accès  de 

Terreurs  religieuses 


Suicides  après  assassinats,  meurtres,  etc. 
Motifs  inconnus 


NOMBRE  DES  SUICIDES. 


irojniEs.    revues,     totil, 


1,003 

13 

1 

192 

78 

50 

17 

6 

2 


283 


66 
15 
11 


349 

180 

529 

30 

20 

50 

26 

16 

42 

28 

10 

38 

8 

3 

6 

i 

» 

4 

21 

1 

22 

316 

63 

379 

<,286 

13 

1 

258 

93 

61 

17 

12 

2 

1 


Totaux 2,139  675       2,814 

Comme  on  a  pu  le  voir  dans  le  tableau  précédent,  on  trouve 
parmi  les  suicides  des  gens  de  toutes  les  professions,  de  toutes  les 
conditions  sociales,  depuis  les  plus  humbles  jusqu'aux  plus  élevées; 
les  habitants  des  campagnes  n'attentent  pas  moins  à  leurs  jours 
que  les  habitants  des  villes. 

Les  moyens  le  plus  souvent  employés  pour  se  détruire  sont  la 
submersion,  la  strangulation  :  969  individus  se  sont  noyés,  909  se 
^ont  pendus  ou  étranglés,  192  se  sont  asphyxiés  par  le  charbon  ; 
ce  dernier  genre  de  mort  est  surtout  employé  par  les  habitants  de 
Paris,  o\i  154  suicides  ont  eu  lieu  par  ce  moyen. 

Les  motifs  présumés  du  suicide  ont  été  très-multipliés ,  mais  à 
peu  près  les  mêmes  que  les  années  précédentes.  La  misère ,  les  em- 
barras de  fortune,  les  chagrins  domestiques,  l'abrutissement  pro- 
duit par  l'ivrognerie  et  l'inconduile  ,  le  désir  de  mettre  un  tertne  à 
des  souffrances  physiques,  Taliénalion  mentale,  telles  sont  les 
causes  le  plus  fréquemment  signalées. 

Le  nombre  des  suicides  a  continué  de  varier  suivant  les  saisons  ; 
ils  ont  été  plus  nombreux  en  été  et  au  printemps  qu'en  automne, 
et  surtout  qu'en  hiver. 


700 


DU    SUICIDE. 


TABLEAU  comparatif  des  suicides  et  des  crimes  commis 
en  1841,  classés  par  départements. 


COURS 


Agen .  . 

Aix.  .  . 

Amiehs  • 

Atîgers  . 
Bàstia  . 

BESàXÇON 

Bordeaux 
Bourges 
Caes  .  . 

COLMAR  . 

Duos  .  . 
Douai.  . 
Grenoble 

LlDOGES. 

Lyon  .  . 


DEPARTEMENTS. 


Gers 

Lot 

Lot-et-Garonne.  .  . 
Basses-Alpes.  .  .  , 
Bouches-du-Rhdne  , 

Var 

Aisne , 

Oise 

Somme 

Maine-et-Loire.    . 

Mayenne , 

Sarthe , 

Corse 

Doubs  

Jara 

Hautc-Saôoe.   .  .  . 

Charente 

.  Dordogne 

Gironde 


Cher 

.  Indre 

Nièvre 

Î  Calvados  .... 
Manche  .... 
Orne 

I  Bas-Rhin.  .   .    . 

j  Haut-Rhin  .   .   . 

C4te-dOr  .   .   . 

Haute-Marne.   . 

Sa*)ne-et-Loire  . 

J  Nord 

(  Pas-de-Calais.  . 
I  Hautes-Alpes.  . 
'  DrAme 


I  Isère 

j  Corrèze 

;  Creuse 

j  Haute-Vienne  . 

!Ain 
Loire 
Rl:dne 


.//  reporter. 


nombre 

DES 
SUICIDES. 


311,147 

287,739 
347,073 
156,055 
375,003 
328,010 
542,213 
398,868 
559,680 
488,472 
361,392 
470,535 
221,463 
275,997 
316,734 
347,627 
367,893 
490,263 
568,034 
273,645 
253,076 
305,346 
496,198 
597,334 
442,072 
560,113 
464,466 
393,316 
257,567 
551,543 
1  085,298 
685,021 
132,584 
311,498 
588,660 
306,480 
278,029 
292,848 
355,694 
434,085 
500,831 

16,779,902 


15 
I9 
42 
36 
62 
66 
72 
30 
16 
25 
8 
13 
14 
39 
24 
30 
14 
13 
16 
21 
25 
15 
36 
35 

31 
19 
39 
107 
56 

8 
31 
29 

9 
12 
16 
17 

8 
37 

1,117 


NOMBRE 

DES 
CRIMES. 


12 

6 
11 

9 

13 
11 

8 
5 
2 
6 
3 
4 


15 

14 

3 

6 

7 

13 

17 

6 

14 

11 

66 

4 

6 

15 

29 

12 

5 

4 

11 

12 

8 

7 

6 

12 

7 

431 


DU    SUICIDE. 


701 


nombre 

NOMBRE 

COURS 

DÉPARTEMENTS. 

POI'UL.VTION. 

DES 

DES 

ROYALES. 

SUICIDES. 

CRIMES. 

Report .  .   . 

10,779,902 

1,117 

431 

Metz 

Ardennes 

319,167 

24 

1 

Moselle 

421,258 

26 

5 

Montpellier  .  . 

Aude 

284,285 
375,083 
367,343 

9 

3 

15 

6 

16 

6 

Aveyron 

Hérault 

Pyrénées-Orientales  . 

173,592 

7 

4 

[  Meurthc 

444,603 

33 

2 

Nancy 

Meuse 

326,372 

32 

4 

Vosges 

419,992 

28 

7 

Ardèche 

364,416 

15 

13 

Gard 

376,062 

19 

14 

NtMES 

Lozère 

140,788 

3 

3 

Vaucluse. 

251,080 

24 

5 

Indre-et-Loire  .... 

306,366 

44 

5 

Orléans 

Loir-et-Cher 

249,462 

23 

6 

Loiret 

318,452 

51 

7 

1 

258,180 
286,368 

33 
29 

4 
14 

Eure-et-Loir 

Marne 

356,632 

66 

10 

Pahis 

1,194,603 
333,260 

501 
58 

30 
16 

.Seine-et-Marne.  .  .   . 

j 

Seine-et-Oise 

470,948 

116 

5 

Yonne  

362,961 

45 

3 

Landes 

288,077 

14 

9 

PaO ' 

Basses-Pyréndes  .  .  . 

451,683 

14 

5 

Hautes-PvTcnées .   .   . 

244,196 

7 

9 

j 

Charente-Inférieure  . 

460,245 

42 

8 

POITÎERS  .    .    ,    , 

Deux -Sèvres  ..... 
Vendée 

310,203 
356,453 

20 
11 

3 
6 

Vienne 

294,250 

25 

4 

Cdtes-du-Nord  .... 

607,572 

33 

8 

Finistère 

576,068 

33 

9 

Rennes 

Ille-et-Vilaiue.  .   .  . 

549,417 

12 

13 

Loire-Inférieure  .   .  . 

486,806 

25 

11 

Morbihan 

446,331 

33 

17 

RiOM 

Allier 

311,361 

9 

4 

Cantal 

257,423 

10 

7 

Haute-Loire 

298,137 

8 

3 

1 

Puy-de-Dôme  .... 

587,566 

9 

20 

Rouen 

Eure 

425,780 

50 

6 

Seine-Inférieure  .  ,  . 

737,501 

105 

16 

Ariége.  .   .  .  ,    ... 

265,607 

I 

13 

Toulouse    . 

Haute-Garonne.  .  .  . 
Tarn 

468,071 
351,656 
239,297 

5 

9 

15 

7 

14 

4 

Tarn-et-Garoune.  ,  . 

Totaux  .  . 

3i194,875 

2,814 

813 

702  ou  SUICIDE. 

Pour  les  observations  de  suicides ,  voir  celles  qui 
se  trouvent  aux  articles  Amolr,  Avarice,  Ambi- 
tion, Colère,  Jalousie,  Paresse,  Vanité,  etc. 

Outre  les  ouvrages  déjà  cités  dans  cet  article,  j^ 
dois  encore  mentionner  :  les  Entretiens  sur  le  Siiir 
cide ,  par  M.  l'abbé  Guillon  ;  De  la  Manie  du  Suicide 
et  de  l Esprit  de  révolte,  par  J.  Tissot,  de  Dijon  ;  enfirj 
la  traduction  de  \ Histoire  critique  et  jdiilosophique 
du  Suicide ,  du  P.  Appiano  Buonafede ,  par  MM.  Ar- 
mellino  et  Guëriu. 


DU    DUEL.  703 

CHAPITRE  XIV. 

DU    DUEL. 

SI  le  duel  n'est  le  plus  ordinairement  que  le  résul- 
tat de  la  colère,  de  la  vengeance,  ou  d'un  funeste 
préjugé  ,  souvent  aussi  il  est  l'effet  d'une  passion 
sanguinaire ,  qui  montre  à  quel  degré  de  férocité 
l'homme  peut  être  conduit  quand  il  qe  met  aucun 
frein  à  ses  penchants. 

A  beaucoup  d'égards,  le  duel  peut  être  rapproclié 
du  suicide,  surtout  sous  ce  rapport,  que  tous  deux 
semblent  se  jouer  des  lois  divines  et  humaines. 
Mais  l'homme  résolu  à  s'ôter  la  vie  ne  saurait ,  si 
coupable  qu'il  soit,  l'être  autant  que  le  duelliste, 
qui,  se  sentant  le  plus  fort  ouïe  plus  adroit,  pro- 
voque sa  victime ,  et  l'égorgé  sans  pitié ,  en  se  glo- 
rifiant de  son  crime. 

Tuer  est ,  pour  cette  espèce  d'hommes ,  un  be- 
soin, une  habitude;  on  en  a  vu  se  désespérer 
quand  ils  avaient  passé  une  semaine  sans  aller  sur 
le  terrain.  J'en  ai  connu  un  qui  se  battait  souvent 
trois  fois  d^ns  la  même  journée  :  lorsqu'il  n'avait 
pas  d'injure  à  venger  pour  son  propre  compte  ,  il  se 
faisait  Je  champion  de  ses  amis,  souvent  même 
de  personnes  avec  lesquelles  il  n'avait  jamais  eu 
aucune  liaison.  Blessé  plusieurs  fois ,  il  s'affligeait 
de  ses  souffrances  uniquement  parce  qu'elles  l'em-» 
péchaient  d'assouvir  sa  rage  ;  mais ,  à  peine  guéri , 
il  parcourait  les  lieux  publics  ,  la  tête  haute,  la  me- 


70î  DU    DLEI,. 

nace  sur  les  lèvres ,  et  le  regard  étincelant  comme 
celui  d'un  animal  féroce  qui  cherche  sa  proie. 
Avait-il  trouvé  la  sienne ,  il  ne  la  quittait  plus , 
entrait  en  fureur  quand  on  voulait  la  lui  arracher  ; 
et  souvent,  au  lieu  d'une  affaire ,  il  s'en  faisait  trois 
ou  quatre.  Du  reste ,  il  regardait  ces  jours-là  comme 
les  plus  beaux  de  sa  vie.  Ce  spadassin,  cité  longtemps 
comme  l'une  des  meilleures  pointes ,  eut  le  sort 
réservé  à  la'  plupart  de  ses  pareils  :  il  fut  tué  à 
Dieppe  par  un  jeune  marin  qui,  de  sa  vie,  n'avait 
manié  un  fleuret. 

Cette  espèce  d'hommes  ,  fort  commune  autrefois , 
l'est  beaucoup  moins  de  nos  jours;  l'opinion  en  a 
fait  justice.  Moins  éclairée  anciennement ,  cette 
reine  capricieuse  du  monde  commandait  le  duel  au 
nom  de  l'honneur,  elle  le  condamne  aujourd'hui 
au  nom  de  l'humanité  ;  et  nos  lois  ,  d'accord  avec 
elle,  le  poursuivent  avec  rigueur,  en  l'assimilant  à 
l'homicide  volontaire.  Espérons  que  leur  double 
influence  achèvera  de  triompher  d'une  féroce  cou- 
tume que  nous  ont  léguée  les  siècles  d'ignorance  et 
de  barbarie ,  et  qui  blesse  à  la  fois  la  nature,  l'ordre 
public ,  la  morale  et  la  religion. 

«  Le  duel ,  dit  un  savant  jurisconsulte  ,  est  con- 
traire au  droit  naturel ,  puisque  tous  les  animaux 
sont  organisés  de  manière  à  conserver  leur  vie,  et 
que  l'instinct  les  porte  tous  à  veiller  à  leur  sûreté 
individuelle. 

«Il  est  contraire  à  l'ordre  social ,  puisque,  dans 
tout  Etat  civilisé  ,  chacun  se  doit  à  la  défense  com- 
mune ,  que  la  vie  de  chacun  appartient  au  prince 
et  à  la  patrie,  que  nu!  ne  peut  disposer  de  sa  per- 


DU    DUEL.  705 

sonne,  ni  même  s'exposer  aux  dangers  d'un  combat 
à  mort,  sans  nécessité  et  sans  avantage  pour  son 
pays. 

«Il  G%i  contraire  à  la  religion ,  puisqu'elle  défend 
à  l'homme  d'offenser,  de  blesser ,  de  tuer  son  sem- 
blable ;  qu'elle  lui  ordonne  même  de  pardonner  les 
injures. 

«11  est  contraire  à  la  raison,  puisque  l'offensé, 
sous  le  prétexte  d'obtenir  une  juste  réparation  d'une 
injure,  est  souvent  blessé  ou  tué,  et  que  son  ad- 
versaire victorieux  ajoute  ,  pour  toute  satisfaction  , 
un  meurtre  à  un  outrage  et  un  crime  à  un  délit. 

«  Il  est  même  contraire  aux  lois  de  l'honneur  ;  car 
si  l'honneur  prescrit  à  celui  qui  est  outragé  de  de- 
mander à  l'auteur  de  cet  outrage  une  juste  satisfac- 
tion ,  il  lui  défend  aussi ,  pour  atteindre  ce  but  , 
d'employer  une  voie  que  condamnent  tout  à  la  fois 
le  droit  naturel,  la  loi  civile,  la  morale  et  la  reli- 
gion. »  (Loyseau  ,  Mémoire  sur  le  Duel.) 

Dans  un  discours  sur  les  moyens  les  plus  effi- 
caces d'extirper  le  duel  en  France,  M.  le  baron  de 
Saint-Victor  avait  proposé,  en  1820  :  1"  d'interdire 
la  profession  de  l'escrime  quant  à  l'éducation  ci- 
vile ;  de  la  modifier  quant  à  l'éducation  militaire, 
et  d'empêcher ,  par  une  discipline  sévère ,  que  cet 
art  ne  fut  dirigé  contre  des  Français  ;  2°  de  chan- 
ger la  dénomination  de  point  d'honneur  en  celle  de 
point  d'insulte;  3"  d'amener  tous  les  militaires  et 
fonctionnaires  de  l'Etat  à  prêter  serment  d'honneur 
qu'ils  n'y  auront  jamais  recours  ;  4°  d'attacher  du 
déshonneur  à  se  battre;  5"  d'exclure  des  emplois  et 
des  réunions  particulières  ceux  qui  se  parjureront  ; 


706  •  DU    DUEL. 

C"  d'assimiler  les  délits  qu'ils  commettraient  en  duel 
à  ceux  que  punissent  les  lois  civiles  criminelles  ; 
7*^  enfin  d'intliger  irrévocablement  la  peine  de  mort 
à  ceux  qui  l'auraient  donnée ,  au  mépris  des  lois , 
de  leur  serment  et  de  l'honnenr. 

Tableau  statistique  des  Duels  portés  à  la  connaissance  du 
ministère  public  en.  France ^  pendant  l'espace  de  8  années 
(1827-1834). 

Années.  Suivis  de  mort.    Non  suivis  de  mort. 

1827 19  51 

1828 29  57 

1829 13  40 

1830 20  21 

1831 25  36 

1832 28  39 

1833 32  58 

1834 23  29 

Totaux 189  331 

A  partir  de  1835,  les  Comptes  généraux  de  la 
justice  criminelle  n'ont  plus  donné  le  chiffre  exact 
des  duels,  qui,  du  reste,  sont  maintenant  classés 
parmi  les  assassinats    1). 

(1)  Le  Compte  général  Ae  1841  oe  signale  que  6  affaire»  de  duels, 
comprenant  20  accusés. 


DE    I.A    NOSTAl.CIE.  707 


CHAPITRE  XV. 

DE   LA    NOSTALf^lE. 

^_.,^^._ 

C'est  ce  désespoir 

Oai'  n'ont  pu  dans  l'exil  sentir  ni  concevoir 
Tous  l'es  licuieux  bannis,  do  qui  l'iiunieur  légère 
A  fait  des  étrangers  sur  la  Icrrc  étrangère; 
(l'est  ce  dégoût  d'un  sol  que  voudraient  Fuir  nos  pas, 
C'est  ce  vague  besoin  des  lieux  où  l'on  n'est  pas, 
(le  souvenir  qui  tue  ;  oui ,  Cette  fièvre  lente 
Oui  fait  rêver  le  ciel  de  la  patrie  absente  ; 
C'est  ce  mal  du  pays  dont  on  ne  j)eut  guciir, 
Dont  tous  les  jours  on  lueurt  sans  jamais  en  mourir. 
C.  Delavigne,  Marino  Faliero. 

Définition  el  synonymie. 

Je  ne  terminerai  pas  l'étncle  des  passions  sociales 
sans  dire  cjuelques  mots  d'une  affection  morale 
vulgairement  connue  sous  le  nom  de  maladie  du 
pays ,  et  c{ue  les  médecins  ont  appelé  nostalgie  (1), 
à  cause  de  la  tristesse  profonde  qui  en  constitue  le 
principal  caractère. 

La  nostalgie ,  en  effet ,  est  un  désir  mélancolique 
et  impérieux  de  revoir  les  lieux  où  s'est  passée  notre 
enfance ,  et  où  habitent  les  objets  de  notre  ten- 
dresse. Certains  auteurs  ont  avancé  à  tort  qu'elle 
était  uniquement  produite  par  la  différence  de 
l'air  atmosphérique  et  du  climat,  car  elle  dispa- 
raît quelc|uefois ,  chez  les  militaires  qui  en  sont  at- 
teints ,  par  le  seul  espoir  d'un  congé. 

(1)  De  vc'aro;,  retour,  et  de  àx-jc? ,  ennui ,  triste ss". 


708  DE    I  \    NOST.M.r.lE. 

Quoique  cette  passion  s'observe  plus  particuliè- 
rement dans  la  jeunesse ,  elle  est  assez  commune 
chez  les  enfants  que  les  nourrices  ramènent  à  la 
maison  paternelle,  ainsi  que  chez  le  vieillard  dont 
un  brusque  changement  de  pays  vient  rompre  les 
longues  et  douces  habitudes. 

On  la  rencontre  beaucoup  plus  souvent  chez  les 
bilieux  que  chez  les  sanguins,  et  parmi  les  hommes 
que  parmi  les  femmes  ;  ce  qui  tient  à  la  position 
sociale  de  ces  dernières,  et  peut-être  aussi  à  la  plus 
grande  mobilité  de  leur  caractère. 

Les  soldats  (les  fantassins  surtout  et  les  marins), 
les  domestiques  et  les  esclaves,  en  sont  atteints  bien 
plus  fréquemment  que  les  individus  exerçant  quel- 
que autre  profession  que  ce  soit. 

Enfin,  on  a  remarqué  que  plus  les  pays  sont  âpres 
et  sauvages ,  plus  leur  image  obsède  la  pensée  de 
celui  qui  s'en  trouve  éloigné ,  et  s'y  retrace  sans 
cesse  sous  l'aspect  le  plus  enchanteur.  Toutefois, 
de  nombreuses  observations  attestent  que  les  Bas- 
Bretons  et  les  Normands  qui  viennent  à  Paris  pour 
la  première  fois  sont  très-sujets  à  la  nostalgie, 
tandis  qu'elle  semble  épargner  les  habitants  de  la 
Savoie  et  de  l'Auvergne. 

Ce  n'est  cependant  pas  toujours  l'éloignement  du 
sol  natal  qui  cause  celte  affection  :  des  adolescents 
et  des  jeunes  gens  sont  devenus  nostalgiques  sans 
quitter  leur  pays,  mais  seulement  pour  avoir  quitté 
la  maison  paternelle ,  où  des  soins  affectueux  leur 
étaient  par  trop  prodigués. 

D'après  ces  considérations,  ne  devrait-on  pas 
admettre  trois  espèces  de  nostalgie,  qui,  la  plupart 


DK    I,A    NOSIAIXIK.  709 

du  temps,  se  confondent ,  il  est  vrai ,  mais  qui  peu- 
vent aussi  se  développer  isolément?  Pour  parler  le 
langage  des  plirénologistes,  la  première  dépendrait 
de  Vliabitati\'ité ;  la  seconde,  de  Xaffectionivité ;  et 
la  dernière,  de  l'empire  de  l'habitude  :  ce  serait  la 
nostalgie  par  habilndivité. 

Symptômes,  marche  et  terminaison. 

L'individu  qui  devient  nostalgique  commence 
par  prendre  en  aversion  sa  position  présente  ainsi 
que  les  usages  des  lieux  où  il  se  trouve.  Incapable 
de  supporter  la  moindre  contrariété,  il  fuit  toute 
espèce  de  réunion  ,  et  recherche  la  solitude  ,  où  il 
peut  donner  uniibre  cours  à  ses  pensées  rêveuses, 
d'abord  remplies  d'une  douce  mélancolie.  Peu  à 
peu  la  nature  habituelle  de  ses  idées  s'assombrit  : 
il  devient  inquiet,  insouciant,  taciturne;  il  ne  sort 
guère  de  l'apathie  dans  laquelle  il  est  plongé  que 
lorsqu'il  croit  trouver  quelque  rapport  avec  les 
lieux  ou  les  êtres  chéris  ,  uniques  objets  de  ses  re- 
grets et  de  ses  vœux.  A-t-il  perdu  l'espérance  de  les 
revoir,  on  aperçoit  bientôt  en  lui  tous  les  ravages 
de  la  souffrance  morale  :  son  regard  est  sombre , 
égaré;  ses  paupières,  rouges  et  tuméfiées,  laissent 
parfois  échapper  des  larmes  involontaires  ;  son  teint 
s'étiole ,  son  appétit  se  perd  ;  sa  respiration  est 
courte,  fréquente,  entrecoupée  de  profonds  soupirs; 
il  éprouve  des  lassitudes,  des  faiblesses  spontanées, 
des  douleurs  de  tête,  des  palpitations,  puis  une  mai- 
greur générale,  accompagnée  d'un  affaiblissement 
notable  des  sens  et  des  facultés  intellectuelles. 

Enfin  les  symptômes  s'aggravent  :  la  fièvre,  qui 


710  DE    LA    NOSTALGIE. 

n'était  d'abord  que  fLip,ace  et  irrégulière,  devient 
continue,  avec  redoublement  vers  le  soir;  il  y  a 
délire  et  insomnie;  la  peau  reste  constamment 
sèche  et  brûlante;  les  tempes  et  les  orbites  se  creu- 
sent; un  marasme  effrayant  arrive  à  la  suite  de  la 
diarrhée  colliquative ,  et  ce  n'est  souvent  qu'au 
moment  de  rendre  le  dernier  soupir  que  l'infor- 
tuné, retenu  jusqu'alors  par  une  fausse  honte,  dé- 
voile la  cause  secrète  du  mal  qui  le  dévorait. 

Dans  le  plus  grand  nombre  des  cas,  la  nostalgie 
a  une  marche  lente  et  insensible  ;  d'autres  fois  elle  se 
développe  tout  à  coup,  au  son  d'un  air  national, 
à  la  vue  d'un  compatriote ,  au  reçu  d'une  lettre  de 
famille,  ou  bien  par  l'effet  de  la  tristesse,  compagne 
inséparable  de  toute  maladie  grave. 

On  a  vu  cette  affection  régner  épidémiquement 
dans  les  armées  (1),  et  compliquer  le  scorbut,  la 
dysenterie  ,  la  peste,  le  typhus  ,  dont  elle  rendait  la 
terminaison  encore  plus  meurtrière  ;  très-rarement 
elle  porte  au  suicide  les  infortunés  dont  elle  em- 
poisonne l'existence.  On  compte  toutefois  en  France, 
pendant  la  seule  année  1840,  vingt-quatre  suicides 
qui  peuvent  avoir  été  déterminés  par  la  nostalgie; 
savoir  : 

Désir  de  se  soustraire  à  la  loi  du  recruteraeut.         5 

Dégoût  du  service  militaire 13 

Chagria  de  quitter  la  France 1 

—       de  quitter  un  maître,  une  maison. .  .  5 

24 

(l)  La  nostalgie  a  surtout  sévi  d'une  manière  épidémique  sur 
l'armt!*^  du  Rhin ,  au  cominencernool  de  l'an  11  :  sur  collo  «les  Alpes, 
pendant  lt'8  premiers  uiois  de  l'un  Vlll  ;  et  sur  la  grande  aiuiwe 


OE    LA    NOSIALGIK.  711 

A  l'ouverture  des  individus  morts  de  nostalgie, 
Broussais  a  presque  toujours  remarqué  diverses  lé- 
sions du  canal  digestif,  ou  des  épanchements  séreux 
dans  les  ventricules  du  cerveau.  Souvent  aussi  les 
méninges  sont  opaques,  rouges  et  épaissies,  sur- 
tout vers  la  partie  antérieure  des  hémisphères  céré- 
braux. 

Traitement. 

La  nostalgie  simple  réclame  plutôt  un  traitement 
moral  que  pharmaceutique  ;  aussi,  la  première  chose 
à  faire  dans  cette  affection  est  de  rendre  à  ses 
foyers  le  malheureux  tourmenté  par  le  besoin  de  les 
revoir.  Combien  de  nostalgiques ,  réduits  au  der- 
nier degré  de  marasme,  n'ont-ils  pas  recouvré  leurs 
forces  aux  portes  de  l'hôpital  ou  de  la  ville  qu'ils 
quittaient  !  Un  éloignement  trop  considérable  ou 
la  rigueur  de  la  saison  sont-ils  un  obstacle  à  leur 
départ  immédiat  :  on  dissipera  leur  abattement  en 
nourrissant  en  eux  l'espérance  d'un  prochain  dé- 
part ;  on  soutiendra  en  même  temps  leurs  forces 
par  un  régime  approprié,  auquel  on  pourra  joindre 
d'agréables  distractions.  Du  reste,  comme  je  l'ai  dit 
plus  haut,  on  a  vu  souvent,  dans  les  hôpitaux, 
la  seule  promesse  d'un  congé  amener  la  convales- 
cence chez  des  soldats  qui ,  rentrés  au  régiment ,  ne 
songeaient  plus  qu'à  la  gloire,  et  ne  voulaient  pas 
profiter  de  la  faveur  qu'on  leur  avait  accordée. 

réunie  à  Mayeiice  en  1813.  En  1811,  on  a  aussi  observé,  au  camp 
de  Lunéville ,  plusieur»  cas  de  cette  terrible  affection  ,  dont  les  re- 
vers, le  froid  extrême,  iea  jurandes  fatifjues  et  la  misère,  favorisent 
la  transmission  contagieuse,  Voir  le  mémoire  de  notre  savant  con- 
frère le  docteur  Gucrboia  sur  U  Isostalgie, 


712  lit    LA    .NOSTALGIL. 

Quant  à  la  nostalgie  des  enfants  séparés  de  leur 
nourrice,  elle  n'est  pas  ordinairement  de  longue 
durée.  Des  distractions  multipliées ,  et  des  caresses 
accompagnées  de  quelques  friandises ,  suffisent , 
chez  le  plus  grand  nombre,  pour  leur  faire  oublier 
celle  qui,  depuis  leur  naissance,  leur  a  prodigué  les 
plus  tendres  soins;  il  est  toutefois  des  enfants  chez 
qui  la  mémoire  du  cœur  n'est  pas  aussi  fugace;  il 
faut  les  réunir  à  l'objet  de  leur  affection,  si  l'on  veut 
prévenir  ou  arrêter  leur  rapide  dépérissement. 

—  Une  passion  diamétralement  opposée  à  la  nos- 
talgie, passion  qui  produit  cependant  les  mêmes  ef- 
fets et  trouve  aussi  sa  guérison  dans  l'accomplisse- 
ment de  ses  désirs,  c'est  V amour  des  voyages,  le  besoin 
de  changer  de  lieu.  Cette  passion ,  que  déterminent 
souvent  une  ardente  curiosité,  la  soif  de  l'indépen- 
dance ou  l'espoir  d'une  félicité  imaginaire,  s'ob- 
serve chez  les  jeunes  garçons  à  peine  sortis  de  la 
puberté.  On  en  a  vu  tellement  dominés  par  le  désir 
de  voyager,  que ,  s'ils  n'obtenaient  la  permission  de 
partir,  ils  tombaient  dans  une  profonde  tristesse , 
perdaient  tout  à  fait  l'appétit ,  et  ne  tardaient  pas 
à  être  minés  par  la  fièvre  hectique.  Leurs  vœux, 
au  contraire,  étaient-ils  exaucés,  ils  revenaient 
comme  par  enchantement  des  portes  du  tombeau. 
Je  connais  trois  exemples  de  cette  manie  des  voya- 
ges, survenue  immédiatement  après  la  lecture  du 
Bobinson  Crusoé.  On  a  aussi  observé  de  vieux 
marins  qui,  pendant  un  séjour  prolongé  à  terre, 
étaient  plongés  dans  une  mélancolie  dont  ils  ne 
sortaient  que  lorsque  leur  vaisseau  avait  quitté  le 
port. 


UE    LA    NOSTALGIE.  713 

Exemples  et  observations. 
1.  Nostalgie  par  affection  ,  observée  chez  un  enfant  de  deux  ans. 

Eugène  L***,  natif  de  Paris,  fut  envoyé  en  nour- 
rice dans  les  environs  d'Amiens  ,  et  ramené  dans  sa 
famille  vers  l'âge  de  deux  ans.  La  force  de  ses  mem- 
bres ,  la  fermeté  de  ses  chairs ,  la  coloration  de  son 
teint ,  la  vivacité  et  la  gaieté  de  son  caractère,  tout 
en  lui  annonçait  un  enfant  d'une  vigoureuse  com- 
plexion  ,  ainsi  que  les  bons  soins  dont  il  avait  été 
l'objet.  Pendant  les  quinze  jours  que  sa  nourrice 
resta  auprès  de  lui ,  Eugène  continua  à  jouir  de  la 
santé  la  plus  florissante  ;  mais  à  peine  cette  femme 
fut-elle  partie,  qu'il  devint  pâle,  triste,  morose;  il 
se  montrait  insensible  aux  caresses  de  ses  parents, 
et  refusait  tous  les  mets  qui  le  flattaient  le  plus 
quelques  jours  auparavant. 

Frappés  de  ce  brusque  changement ,  le  père  et  la 
mère  d'Eugène  firent  appeler  le  docteur  Hippolyte 
Petit ,  qui ,  reconnaissant  aussitôt  les  premiers  symp- 
tômes de  la  nostalgie,  recommanda  de  fréquentes 
promenades  et  toutes  les  distractions  enfantines 
dont  abonde  la  capitale.  Ces  moyens ,  pour  l'ordi- 
naire efficaces  en  pareil  cas,  échouèrent  complète- 
ment ici  ;  et  le  petit  malheureux,  dont  le  dépérisse- 
ment allait  toujours  croissant ,  restait  des  heures 
entières  tristement  immobile,  les  yeux  tournés 
vers  la  porte  par  laquelle  était  partie  celle  qui  lui 
avait  servi  de  mère.  Appelé  de  nouveau  par  la  fa- 
mille, l'habile  praticien  déclara  que  l'unique  moyen 
de  sauver  les  jours  de  cet  enfant  était  de  faire  re- 


714  UE    LA    NOSTALGIE. 

venir  immédiatement  la  nourrice ,  qui  le  remmè- 
nerait ensuite  avec  elle.  A  son  arrivée,  Eugène  poussa 
des  cris  de  joie  ;  la  mélancolie  empreinte  sur  son  vi- 
sage fit  place  aussitôt  à  l'irradiation  de  l'extase ,  et , 
pour  me  servir  des  expressions  de  son  père,  dès  ce 
moment  il  commença  à  revivre.  Remmené  la  semaine 
suivante  en  Picardie,  il  y  resta  environ  un  an  ,  jouis- 
sant de  la  meilleure  santé.  Lors  de  son  second  re- 
tour à  Paris ,  le  docteur  Petit  fit  éloigner  la  nour- 
rice, d'abord  quelques  heures,  puis  une  journée 
entière,  puis  une  semaine,  jusqu'à  ce  que  l'enfant 
fût  habitué  à  se  passer  d'elle.  Cette  tactique  fut  cou- 
ronnée d'un  plein  succès. 

II.  Nostalgie  produite  par  le  regret  de  quitter  une  habitation. 

Depuis  un  grand  nombre  d'années  vivait ,  dans 
la  rue  de  la  Harpe,  un  de  ces  hommes  aux  habi- 
tudes casanières,  dont  l'unique  délassement  consis- 
tait à  aller  quelquefois  visiter  le  marché  aux  Fleurs, 
et  qui  revoyait  avec  un  plaisir  toujours  nouveau 
son  petit  logis ,  où  régnaient  partout  l'ordre  et  la 
propreté.  Un  jour  qu'il  se  hâtait  de  rentrer  chez 
lui ,  son  propriétaire  l'accosta  dans  l'escalier,  et  lui 
annonça  que,  la  maison  devant  être  démolie  pour 
cause  d'alignement,  il  eût  à  se  pourvoir  ailleurs 
d'un  logement  pour  le  prochain  trimestre.  A  cette 
nouvelle ,  le  pauvre  locataire  resta  pétrifié  de  sur- 
prise et  de  chagrin.  Rentré  dans  son  appartement , 
il  prit  aussitôt  le  lit ,  qu'il  garda  plusieurs  mois  ,  en 
proie  à  une  profonde  tristesse,  accompagnée  de 
fièvre  hectique.  En  vain  son  propriétaire  cherchait 


UE    l.\    NOSTALGIE.  7|5 

à  le  consoler ,  eu  lui  piouicttaiit  un  logement  plus 
commode  flans  la  nouvelle  maison  qui  allait  être 
élevée  sur  remplacement  de  l'ancienne  :  «  Ce  ne 
sera  plus  mon  logement,  répondait-il  avec  amer- 
tume, lui  que  j'aimais  tant,  que  javais  embelli  de 
mes  mains,  où,  depuis  trente  ans,  j'avais  toutes 
mes  habitudes,  et  où  je  m'étais  bercé  de  l'espoir  de 
finir  ma  vie  !  » 

La  veille  du  jour  fixé  pour  la  démolition ,  on  vint 
l'avertir  qu'il  fallait,  de  toute  nécessité  ,  rendre  les 
clefs  le  lendemain  à  midi,  au  plus  tard  :  «Je  ne  les 
rendrai  pas,  répondit-il  froidement;  si  je  sors  d'ici, 
ce  ne  sera  que  les  pieds  devant.  »  Deux  jours  après, 
le  commissaire  est  requis  pour  faire  ouvrir  la  porte 
de  l'obstiné  locataire,  et  il  ne  trouva  plus  que  le 
cadavre  du  malheureux ,  qui  s'était  asphyxié  par 
désespoir  de  quitter  sa  trop  chère  habitation. 


'16  MANIE    Dt    l'étude. 


PASSIONS  INTELLECTUELLES. 


CHAPITRE  XVL 

MANIE  DE  l'Étude. 

L'étude ,  cet  aliment  de  l'esprit ,  exige  de  notre 
part  une  grande  sobriété,  si  nous  ne  voulons  pas 
qu'elle  se  transforme  en  un  véritable  poison  ,  dont 
l'action  délétère  n'est  pas  moins  funeste  pour  le 
moral  que  pour  le  physique. 

C'est  sans  doute  après  avoir  observé  les  ravages 
produits  par  l'abus  de  l'étude,  que  le  philosophe 
de  Genève  a  laissé  échapper  de  sa  plume  cette  bi- 
zarre et  fausse  assertion  :  «  L'homme  qui  pense  est 
un  animal  dépravé.  »  11  eût  été  dans  le  vrai ,  s'il  se 
fût  borné  à  dire  :  L'homme  qui  pense  trop  déprave 
ou  plutôt  altère  sa  constitution.  Et,  en  effet,  les 
personnes  dont  le  cerveau  est  sans  cesse  surex- 
cité par  les  travaux  intellectuels  ne  tardent  pas  à 
avoir  l'air  rêveur,  hébété ,  stupide  même.  Unique- 
ment occupées  de  l'objet  de  leurs  recherches  ,  elles 
semblent  avoir  perdu  l'usage  de  leurs  sens  ;  elles 
sont  distraites,  irritables,  fantasques;  et,  dans  le 
commerce  habituel  de  la  vie  ,  elles  se  montrent  aussi 
ennuyées  qu'ennuyeuses. 

Mais  l'abus  de  l'étude  ne  gâte  pas  seulement  le 
caractère  ,  il  jette  aussi  le  trouble  dans  tout  l'orga- 


M\NiE  on  l'etide.  717 

nismc.  Les  |)lillosoi)lics ,  les  savants,  les  gens  de 
lettres  ,  qui  ne  quittent  pas  leurs  livres,  ne  sont-ils 
pas  particulièrement  exposés  aux  gastrites ,  aux  en- 
térites, aux  hémorrhoïdes,  aux  tumeurs  cancéreuses 
du  tube  intestinal ,  ainsi  qu'aux  maladies  chroni- 
ques des  voies  urinaires  ?  INe  voit-on  pas  aussi  leur 
teint  s'étioler,  leurs  cheveux  blanchir  avant  l'âge, 
et  leurs  articulations  devenir  le  siège  de  fluxions 
rhumatismales  ou  goutteuses  ,  produites  par  le 
manque  d'exercice  musculaire  ?  Enfin  ,  l'ébranle- 
ment communiqué  à  tout  le  système  nerveux  par 
les  veilles  prolongées  n'a-t-il  pas  maintes  fois  pro- 
duit la  cécité,  la  perte  de  la  mémoire,  l'épllepsie, 
la  catalepsie,  la  folie,  ou  une  mort  subite  et  pré- 
maturée (1)?  Parmi  les  nombreux  exemples  de  ce 
besoin  intellectuel  satisfait  outre  mesure,  je  citerai 
de  préférence  celui  de  Mentelli  ,  homme  trop  peu 


(1)  Sans  doute  l'excès  dans  les  Iravauv  intellectuels  n'amène  pas 
toujours  d'aussi  funestes  terminaisons;  mais  alors  il  a  lieu  le  plus 
souvent  chez  des  individus  dont  la  profession,  exerçant  à  la  fois 
le  corps  et  le  l'esprit ,  rétablit  l'équilibre  que  la  passion  de  l'élude 
tend  continuellement  à  détruire.  C'est  ainsi  qu'Hippocrate  et  Ga- 
lien  vécurent,  dit-on,  au  delà  d'un  siècle;  c'est  ainsi  que  Ruysch 
prolonjjea  sa  carrière  jusqu'à  sa  quatre-vingt-treizième  année, 
Winslow  jusqu'à  sa  quatre-vingt-onzième,  et  Morgagni  jusqu'à  sa 
quatre-vingt-neuvième.  Sanchez  Ribeiro  vécut  aussi  quatre-vingt- 
quatre  ans,  Hoffmann  quatre-vingt-deux;  Fracastor,  Hygmore, 
Boerhaave,  Van  Swieten  ,  Pringle  ,  Albinus,  Barthez  ,  dépassèrent 
soixante  et  dix  ans;  enfin  Malpighi,  Meïbomius,  Sydenham  ,  Hun- 
ier, Berlin  et  Haller,  vécurent  au  delà  de  soixante  ans.  On  sait,  au 
contraire  ,qu'à  la  suite  de  veilles  prolongées  et  de  méditations  ha- 
bituelles sur  un  même  sujet ,  Euler,  Leibnitz,  Kant,  Platner,  Linné, 
et  beaucoup  d'aulres,  ont  fini  par  tomber  dans  la  démence. 


718  MAN'iE  DE  l'Étude. 

connu  ,  et  dont  la  passion  ne  dépassa  guère  la  manie 

la  plus  calme  et  la  plus  innocente. 

Ce  savant  Hongrois,  qu'une  mort  accidentelle  (1) 
enleva  en  1836,  fut  sans  contredit  le  type  le  plus 
complet  de  la  passion  de  l'étude,  et  l'un  des  hommes 
les  plus  extraordinaires  dont  l'histoire  littéraire 
fasse  mention. 

Privé  de  fortune ,  mais  riche  d'un  immense  sa- 
voir ,  qu'il  devait  bien  plus  à  lui-même  qu'à  son 
éducation,  il  quitta  sa  terre  natale  pour  parcourir 
à  pied  toutes  les  contrées  de  l'Europe,  l'Angleterre 
exceptée ,  séjourna  quelque  temps  à  Lyon  (  vers 
1 804),  et  de  là  se  rendit  à  Paris,  où  l'accueillit  l'excel- 
lent abbé  Devillers.  Ayant  été  placé  comme  maître 
d'étude  dans  l'établissement  de  M.  Liautard,  il  quitta 
bientôt  cet  emploi  qui  absorbait  tout  son  temps, 
et  entra  au  collège  Henri  IV  en  qualité  de  surveil- 
lant de  nuit,  espérant  pouvoir  travailler  paisible- 
ment pendant  le  sommeil  des  élèves.  Déjà  très-pro- 
fond dans  les  sciences  exactes  et  la  statistique  , 
possédant  également  bien  le  latin,  le  grec  ancien  et 
moderne,  le  hongrois,  le  slavon,  l'arabe,  le  sanscrit, 
le  persan  ,  le  chinois,  l'allemand  ,  litalien  ,  l'anglais, 
le  français ,  comprenant  en  outre  la  plupart  des 
autres  langues  connues,  Mentelli  pouvait  préten- 
dre à  une  chaire  de  professeur ,  et  les  amis  qu'il 

(1)  Le  22  décpmbre  1836,  étant  allé  chercher  sa  provision  d'eau 
à  la  rivière,  comme  il  en  avait  l'habitude,  le  pied  lui  glissa,  il 
tomba  dans  l'eau,  qui  était  excessivement  haute,  et  s'y  noya,  il 
avait  alors  soixante  ans.  Son  corps  ne  fut  retrouvé  que  trois  mois 
après,  sous  un  bateau. 


MANIE    DE    I.'f.TUDE.  719 

s'était  déjà  faits  par  son  mérite  et  son  urbanité 
l'eussent  sans  aucun  doute  secondé  pour  arriver  à 
ce  but;  mais,  ennemi  de  toute  dépendance,  et  tou- 
jours plus  avide  de  connaître  à  mesure  qu'il  avan- 
çait dans  les  profondeurs  de  la  science,  cet  homme 
singulier  résolut  de  tout  sacrifier  à  son  unique 
passion.  Secouant  donc  le  joug  que  la  nécessité  lui 
avait  d'abord  imposé,  et  renonçant  à  toute  espèce 
d'emploi ,  il  se  retira  dans  une  vieille  masure  qu'on 
lui  abandonna  gratuitement  au  fond  d'un  jardin , 
et  y  vécut  dès  lors  selon  ses  goûts.  Ce  réduit,  que 
notre  savant  préférait  aux  palais  les  plus  magnifi- 
ques, était  construit  en  planches  mal  jointes,  et 
n'avait  guère  que  sept  pieds  carrés.  L'ameublement 
se  composait  d'une  petite  table  supportant  une 
ardoise ,  d'un  vieux  fauteuil  encombré  de  livres  de 
toutes  dimensions,  d'une  cruche,  d'un  pot  de  fer- 
blanc,  d'un  morceau  d'étain  grossièrement  recourbé, 
servant  de  lampe  et  suspendu  par  un  fil  d'archal 
au-dessus  de  la  table  ,  enfin  d'une  grande  boite  où 
il  couchait,  et  qui  lui  servait,  pendant  son  travail, 
à  mettre  ses  pieds ,  enveloppés  d'une  mauvaise 
couverture  de  laine.  Ne  quittant  ce  lieu  de  délices 
qu'une  fois  la  semaine ,  pour  aller  donner  une 
leçon  dont  le  produit  servait  à  sa  subsistance, 
Mentelli  se  mit  à  étudier  régulièrement  vingt  heures 
par  jour,  sans  que  sa  santé  en  parût  altérée.  Le  jour 
réservé  à  la  leçon  l'était  aussi  à  l'achat  des  provi- 
sions de  la  semaine.  Elles  se  composaient  de  pom- 
mes de  terre ,  qu'il  faisait  cuire  au-dessus  de  sa 
lampe,  de  pain  de  munition  ,  d'huile  à  brûler,  dont 
ses  longues  veilles  lui  i'aisaient  faire  une  grande 


720  MANii'   i)K  i.'ktudf., 

consommation,  et  d'une,  cruche  d'eau  qu'il  allait 
toujours  chercher  lui-même.  En  hiver,  il  couchait 
dans  sa  boîte ,  et  en  été  dans  son  grand  fauteuil , 
que  lui  avait  donné  le  cardinal  Fesch.  Heureux 
d'avoir  ainsi  réduit  ses  besoins  à  ce  qu'il  appelait 
le  strict  nécessaire,  Mentelli  n'eût  pas  retranché  un 
moment  de  plus  à  ses  études ,  quand  on  lui  eût 
offert  tout  l'or  du  Pérou  ,  car  il  trouvait  qu'il  n'a- 
vait pas  encore  assez  de  temps  à  leur  consacrer. 

Vers  1814,  n'ayant  plus  aucune  leçon  à  donner,  le 
savant  Hongrois  fut  contraint  de  chercher  d'autres 
moyens  d'existence.  S'étant  présenté  à  Picpus ,  dans 
l'établissement  dirigé  par  M.  l'abbé  Coudrin ,  il 
s'adressa,  couvert  de  haillons,  à  un  jeune  profes- 
seur, et  lui  demanda  de  lui  faire  obtenir  un  petit 
emploi  dans  la  maison  :  «  Peu ,  très-peu  de  nourri- 
ture me  suffira,  dit-il;  je  me  contenterai ,  pour  lo- 
gement, du  moindre  réduit;  je  ne  veux  point  d'ar- 
gent. Accordez-moi  ce  que  je  vous  demande,  et  je 
vous  promets  de  faire  tous  mes  efforts  pour  me  ren- 
dre utile.  —  Savez-vous  quelque  chose?  pourriez- 
vous  donner  des  leçons  de  latin  ?  —  Oui ,  monsieur. 
—  Pourriez-vous  expliquer  quelques  morceaux  de 
Virgile?  —  Oui,  monsieur.»  On  lui  présente  l'au- 
teur, il  ne  l'ouvre  pas;  et  il  en  explique  un  passage 
avec  une  telle  perfection  ,  que  le  jeune  homme  croit 
qu'il  a  particulièrement  étudié  ce  morceau.  Mentelli 
lui  dit,  avec  une  tranquillité  pleine  de  modestie  : 
«Je  puis,  si  vous  le  désirez,  vous  répéter  l'auteur 
tout  entier.  —  Savez-vous  le  grec?  —  Un  peu,  mon- 
sieur. »0n  lui  présente  Homère,  et  il  le  traduit,  sans 
livre,  avec  la  même  facilité,  la  même  élégance  qu'il 


MANIF,    PE    I.'kTI  DE.  721 

avait  montrées  en  traduisant  Virjjile.  L'abbé  Coii- 
drin,  auquel  il  fut  présenté,  l'admit  avec  bienveil- 
lance, et,  après  avoir  pris  tous  les  renseijjnements 
nécessaires  sur  sa  moralité,  ne  tarda  pas  à  lui 
confier  la  chaire  de  philosophie  ;  mais  les  leçons  du 
nouveau  professeur  parurent  si  abstraites  aux  élèves, 
qu'il  fallut  y  renoncer  :  on  lui  donna  alors  la  classe 
de  mathématiques. 

Logé  au  fond  du  jardin ,  dans  un  pavillon  en  dé- 
labre, ^lentelli,  qui  avait  lui-même  choisi  ce  lieu 
comme  étant  le  plus  retiré,  n'y  voulut  d'autres  meu- 
bles que  les  siens  ;  il  y  joignit  seulement  le  luxe  d'une 
botte  de  foin ,  qu'il  mit  dans  sa  boîte  pour  entrete- 
nir la  chaleur  de  ses  pieds  et  lui  servir  d'oreiller  au 
besoin.  C'est  dans  ce  pavillon  que  ses  élèves  venaient 
prendre  leurs  leçons.  L'un  d'eux,  apercevant  un  jour 
une  punaise  sur  la  main  du  savant,  la  lui  fit  remar- 
quer, et  l'engagea  à  la  tuer.  «  Pourquoi?  lui  dit  Men- 
telli ,  en  repoussant  doucement  l'insecte  dans  sa 
manche;  avons-nous  donc  le  droit  de  tuer  une  créa- 
ture de  la  Divinité?  Ce  petit  animal  est  admirable 
dans  son  espèce;  ni  vous  ni  moi  n'en  pourrions 
faire  autant;  laissons-le  vivre.  » 

Lorsque  les  armées  coalisées  campaient  devant 
Paris,  des  boulets  vinrent  tomber  jusque  dansle  jar- 
din où  était  le  savant  :  on  courut  l'avertir  du  dan- 
ger auquel  il  s'exposait  en  restant  dans  ce  lieu.  Il 
était  paisiblement  assis  devant  sa  table,  occupé  k 
résoudre  un  problème:  fâché  sans  doute  d'être  inter- 
rompu ,  il  leva  la  tête  ,  et  dit  à  celui  qui  voulait 
l'arracher  au  péril  :  «  Qu'ont  de  commun  ces  boulets 
et  moi  ?  laissez-les  tomber .  et   surtout  laissez-moi 

4(5 


722  MANIE  DE  l'Étude. 

en  repos.  »  Le  supérieur  du  séminaire  avait  re- 
commandé que  cet  homme  singulier  fut  traité 
avec  toutes  sortes  d'égards  ;  il  avait  aussi  exigé 
qu'il  mangeât  de  deux  plats,  et  biit  chaque  jour 
un  peu  de  vin.  Mentelli ,  se  soumit  d'abord  à  cet 
ordre,  tout  en  usant  sobrement  de  la  nourriture 
qu'on  lui  portait  ;  mais  cette  sobriété  même  lui  pa- 
rut bientôt  un  excès  condamnable  ;  ne  pouvant  d'ail- 
leurs supporter  l'espèce  de  dépendance  à  laquelle 
il  se  croyait  assujetti,  il  prit  le  parti  de  quitter 
cette  maison  ,  où  chacun  se  plaisait  à  lui  témoigner 
la  plus  grande  estime,  et  s'en  éloigna  au  bout  d'une 
année  de  séjour. 

Étant  allé  établir  son  domicile  à  l'Arsenal,  où  il 
avait  obtenu  la  concession  d'un  misérable  réduit, 
converti  en  cave  depuis  sa  mort ,  il  retrouva ,  dans 
cette  espèce  de  cloaque,  toutes  les  jouissances  dont 
il  était  avide ,  c'est-à-dire  une  solitude  absolue ,  sa 
cruche  d'eau,  son  pain  de  munition,  ses  pommes 
de  terre,  et,  par-dessus  tout,  l'heureuse  liberté  de 
se  livrer  sans  interruption  à  l'étude,  seule  passion 
qui  le  tourmentât.  Un  jour  de  la  semaine  fut,  comme 
par  le  passé,  consacré  à  donner  une  leçon  de  ma- 
thématiques ,  de  grec  ,  ou  d'arabe  :  c'était  un  jour 
de  retranché  à  ses  livres,  qu'il  appelait  toujours  ses 
bons,  ses  chers  amis  ;  mais,  la  nécessité  lui  en  faisant 
une  loi,  il  ne  s'en  plaignait  pas,  et  il  prolongeait 
même  cette  leçon  pendant  plusieurs  heures ,  si  tel 
était  le  bon  plaisir  de  l'élève. 

Sa  dépense,  à  part  l'achat  des  livres ,  montait, 
sans  nulle  variation,  à  sept  sous  par  jour,  dont  trois 
pour  la  nourriture,  et  quatre  pour  l'éclairage.  Quant 


MANIE    DE    i/eTLDE.  723 

à  la  dépense  du  blancliissago  ,  il  la  supprima  to- 
taleiuciil,  en  renonçant  à  porter  du  linyc.  Jamais 
il  ne  se  chaulïait ,  quelle  que  fût  la  rigueur  de  la 
saison;  et  il  fallait  que  son  vêtement,  toujours 
composé  d'une  houppelande,  ou  d'une  capote  de 
soldat,  achetée,  comme  le  pain  de  munition,  à  la 
caserne,  tombât  tout  à  fait  en  lambeaux,  pour  qu'il 
se  décidât  à  le  remplacer.  Un  pantalon  de  toile  ou 
de  nankin,  une  casquette  de  peau,  d'énormes  sabots, 
formaient  le  complément  du  costume. 

Ses  amis  (car  Mentelli  s'en  était  l^it  beaucoup 
parmi  les  hommes  les  plus  distingués  de  la  capi- 
tale, et  même  à  l'étranger),  ses  amis,  dis-je,  voulu- 
rent un  jour  apporter  quelques  modifications  à  sa 
toilette,  et  lui  envoyèrent  une  grande  quantité  d'ha- 
billements :  il  s'en  para  une  ou  deux  fois  ;  mais 
son  amour  pour  les  livres  le  poussa  bientôt  à  vendre 
cette  garde-robe,  afin  de  se  piocurer  des  ouvrages 
qu'il  désirait  ardemment.  Revêtant  donc  sa  vieille 
houppelande,  il  enferme  le  tout  dans  une  malle,  la 
met  sur  son  dos ,  et  la  porte  chez  un  fripier  ,  qui , 
comparant  la  pauvreté  des  vêtements  du  vendeur 
avec  l'excellente  conservation  de  ceux  qu'il  lui  pré- 
sente ,  le  prend  pour  un  voleur,  et  le  fait  arrêter. 
Renfermé  avec  des  vagabonds  dans  la  salle  com- 
mune de  la  police,  notre  savant  passa  une  semaine 
entière  sans  songera  se  faire  réclamer  par  ses  amis, 
et,  rendu  à  la  liberté,  il  avoua  que  «si  on  lui  eût 
donné  une  prison  particulière,  ainsi  que  des  livre» 
pour  continuer  ses  études ,  il  n'eût  rien  fait  pour 
quitter  un  séjour  où  on  lui  fournissait  du  pain  et 
de  l'eau  à  discrétion.  » 


724  MANIE    DE    LtnOE. 

Mentelli ,  qui  avait  beaucoup  voyagé  dans  sa  jeu- 
nesse pour  compléter  son  instruction ,  regrettait 
souvent  de  n'avoir  pas  visité  l'Angleterre;  il  forma 
même  un  instant  le  projet  d'aller  y  faire  une  excur- 
sion. Quoiqu'il  n'ignorât  pas  que  tout  est  fort  cher 
dans  cette  contrée  ,  il  dit  un  jour  à  un  Anglais  qu'il 
espérait  bien  la  visiter  dans  toutes  ses  parties  ,  et  en 
être  quitte  pour  cent  cinquante  francs.  L'Anglais 
de  se  récrier,  l'assurant  que  la  chose  était  impos- 
sible. «J'ai  dépensé  trois  fois  moins,  toute  propor- 
tion gardée,  dans  mes  voyages  à  travers  le  conti- 
nent, répliqua  Mentelli;  je  fais  entrer  dans  mon 
calcul  la  cherté  de  vos  denrées.  11  me  suffira  de 
manger  du  pain ,  de  boire  de  l'eau ,  et  de  coucher 
la  nuit  à  l'ombre  de  quelques  taillis  dans  la  campa- 
gne, ou  sous  le  porche  de  quelque  église  ,  dans  les 
villes  et  les  villages.  —  Hélas  !  mon  cher  monsieur , 
le  plus  grand  crime  en  Angleterre  est  d'avoir  peu 
d'argent  :  être  pauvre,  c'est  être  coupable;  et  nos 
lois,  qui  protègent  le  citoyen,  ne  savent  défendre  que 
sa  propriété.  Si  vous  dormez  à  l'ombre  d'un  arbre,  on 
vous  traitera  comme  un  vagabond  ou  comme  un  bra- 
connier, et  l'on  vous  mettra  en  prison...  Croyez- 
moi,  si  vous  allez  en  Angleterre,  portez-y  de  quoi 
échapper  aux  inconvénients  de  la  pauvreté,  sans 
quoi  vous  pourriez  regretter  amèrement  votre  im- 
prudence. »  Cet  avis  judicieux  fit  renoncer  le  phi- 
losophe hongrois  à  son  projet,  et  ses  livres  l'eurent 
bientôt  consolé  de  ce  petit  désappointement. 

Malgré  une  passion  si  exclusive  pour  l'étude  ,  il 
s'en  fallait  bien  que  Mentelli  fût  insociable  :  il  aimait 
ses  semblables,  et  se  communiquait  a  eux  avec  plai- 


MANIE    DE    l/ÉTllDE.  725 

sir.  surtout  le  jour  qu'il  était  forcé  de  retrancher  à 
ses  occupations  fovorites.  Habile  dialecticien  ,  il  se 
plaisait  quelquefois  à  soutenir  les  opinions  les  plus 
paradoxales;  mais  comme  c'était  un  jeu  de  son  es- 
prit, il  revenait  promptement  à  la  vérité  ,  et  on  ne 
pouvait  alors  s'empêcher  d'admirer  sa  rare  sagacité, 
ainsi  que  la  variété  de  ses  connaissances.  Ses  ma- 
nières avaient  de  la  douceur,  de  la  séduction  même, 
et  son  caractère  était  d'une  égalité  si  parfaite ,  que 
ses  amis  les  plus  intimes  n'y  ont  jamais  remarqué 
la  moindre  altération.  Sa  longue  barbe,  sa  phy- 
sionomie à  la  fois  grave  et  spirituelle,  rappelaient 
à  l'imagination  ces  beaux  portraits  où  le  Titien  a 
représenté  quelques-uns  de  ses  contemporains. 

Mentelli  avait  une  prédilection  particulière  pour 
l'enfance.  Quelle  que  fut  la  rigoureuse  économie 
qu'il  s'imposât  dans  ses  dépenses  personnelles , 
jamais  il  ne  manquait ,  le  jour  qu'il  faisait  ses  pro- 
visions de  la  semaine ,  d'acheter  des  noix  ou  des 
gâteaux  pour  avoir  le  plaisir  de  les  distribuer  aux 
petits  enfants  qu'il  rencontrait;  et  il  n'était  pas 
rare,  ce  jour-là,  de  le  voir  figurer  au  milieu  d'un 
groupe  de  marmots  attirés  par  ses  largesses  et  son 
enjouement.  11  aimait  aussi  beaucoup  les  souris, 
et  en  avait  apprivoisé  plusieurs,  qui  jouissaient  du 
privilège  de  venir  manger  son  pain  de  munition 
jusque  sur  sa  table. 

Le  seul  défaut  qu'on  pût  reprocher  au  bon  Hon- 
grois était  une  excessive  malpropreté ,  non  sans 
quelque  danger  pour  ceux  qui  l'approchaient  de 
trop  près.  Cette  malpropreté ,  jointe  à  l'odeur  in- 
supportable qu'exhalaient  ses  vêtements ,  lui  fit  sou^ 


726  MAME    DE    l'étude. 

vent  perdre  ses  leçons ,  et  il  était  réduit  alors  à 
servir  de  modèle  dans  les  ateliers  de  peinture;  mais 
ces  inconvénients  ne  parvinrent  jamais  à  le  rendre 
plus  soigneux  de  sa  personne  :  sa  passion  absorbait 
toute  autre  idée.  Durant  le  choléra  ,  il  fallut  em- 
ployer la  force  armée  pour  le  contraindre  à  inter- 
rompre ses  études,  afin  <|ue,  pendant  ce  temps,  on 
pût  nettoyer  son  réduit  infect. 

Ce  défaut  essentiel  n'éloigna  cependant  pas  de 
Mentelli  les  véritables  appréciateurs  de  son  mérite. 
Plusieurs  membres  de  l'Institut  étaient  ses  amis  in- 
times :  ils  se  promenaient  avec  lui,  et  l'invitaient  à 
leurs  réunions  comme  à  leur  table.  Très-rarement  il 
acceptait  ces  dernières  invitations  :  un  repas  ex- 
traordinaire troublait  sa  santé  ;  un  seul  verre  de 
vin  lui  donnait  la  fièvre  ;  il  ne  voulait  pas  d'ailleurs 
rompre  son  habitude  de  sobriété ,  sur  laquelle ,  di- 
sait-il ,  reposait  son  indépendance. 

Du  reste,  l'affectation  de  la  singularité  n'entra 
pour  rien  dans  le  choix  de  cette  vie  austère,  dont  il 
ne  s'est  jamais  lassé  ,  et  qui  surpasse  tout  ce  qu'on 
connaît  de  celle  de  quelques  philosophes  anciens. 
Pour  lui,  l'amour  de  la  science  fut  le  seul  bien  dé- 
sirable :  il  y  sacrifia  toutes  les  jouissances  que  pri- 
sent les  autres  hommes;  mais  personne  ne  lui  voua 
un  culte  plus  dénué  de  vanité  ou  d'ambition.  H  est 
à  remarquer  que,  pendant  plus  de  trente  années 
qu'on  le  vit,  à  Paris,  mener  une  existence  en  appa- 
rence si  misérable,  on  ne  l'entendit  pas  une  seule 
fois  former  une  plainte  sur  sa  situation  ;  qu'il  ne 
souffrit,  ou  du  moins  ne  parut  jamais  souffrir  d'au- 
cune incommodité  physique  ;  et  qu'enfin  il  ne  perdit 


MANIE    DE    i/ÉTUDF;.  ^27 


rien  de  cette  lucidîté  d'esprit,  de  ce  calme  parfait, 
qui  annonçaient  en  lui  à  la  fois  l'homme  supérieur 
et  le  véritable  philosophe. 

On  ne  peut  toutefois  s'empêcher  de  regretter 
qu'un  homme  de  cette  trempe  ait  consacré  tant 
d'années  à  l'étude  ,  sans  songer  à  enrichir  la  science 
des  trésors  qu'il  avait  amassés  :  on  n'a  de  lui  aucun 
ouvrage,  ni  même  la  moindre  trace  de  ses  longues 
recherches  ,  et ,  sous  ce  rapport ,  il  faut  avouer  que 
sa  passion  fut  éminemment  égoïste. 


728  MANIE    UE    LA    MUSIQUE. 


CHAPITRE  XVII. 


MANIE    DE    LA    MUSIQUE. 


I 


On  a  dit  et  répété  que  la  musique  pouvait  bien 
constituer  un  goût  vif  et  prononcé  chez  beaucoup 
d'individus ,  mais  qu'elle  ne  saurait  jamais  aller 
jusqu'à  la  passion  :  c'est  une  erreur  dont  l'observa- 
tion la  moins  attentive  suffira  pour  faire  justice. 
Pour  ma  part ,  j'ai  déjà  rencontré  plusieurs  mélo- 
manes,  véritablement  dignes  de  ce  nom  ,  qui  ne 
voyaient  et  ne  rêvaient  que  musique ,  qui  se  sont 
ruinés  pour  la  musique,  et  qui,  au  moment  de 
mourir,  ne  regrettaient  autre  chose  qu'une  œuvre 
musicale  qui  allait  rester  inachevée.  Tel  fut ,  entre 
autres,  le  célèbre  Choron  (1),  dont  j'ai  été  long- 
temps le  médecin  et  l'ami. 


(1)  Choron  (Alexandre-Etienne),  né  à  Caen  le  21  octobre  1771, 
mort  à  Paris  le  28  juin  1833.  —  Cet  homme  extraordinaire,  qui 
n'a  pas  encore  été  remplacé,  et  qui  ne  le  sera  peut-être  pas  de  long- 
temps ,  fut  successivement  l'un  des  premiers  sujets  de  l'Ecole  po- 
lytechnique, suppléant  de  Monge  à  l'Ecole  normale,  professeur 
d'hébreu  au  Collège  de  France,  instituteur  primaire,  membre  cor- 
respondant de  l'Institut,  maître  de  chapelle  ,  directeur  de  l'Opéra, 
puis  enfin  fondateur  et  directeur  de  l'École  royale  de  musique  re- 
ligieuse et  classique,  d'où  sont  sortis  tant  d'élèves  renommés  : 
Monpou,  Dietsch ,  ?sicou-Choron ,  Scudo  ,  Jansenne,  Molinier, 
Guerrier,  Saint-Germain,  de  Lagatine,  Wartel ,  Valiquet,  Marié, 
le  célèbre  Duprez  ,  à  qui  il  disait  souvent  :  «Tu  seras  un  jour  le 
premier  chanîeur  de  France,  si  tu  ne  vas  pas  èw/V/c/- à  lOpéra  ;  » 


MANIE    DE    LA   MUSIQUE.  729 

Doué  d'une  constitution  bilioso-nerveuse,  Choron 
augmenta  son  irritabilité  naturelle  en  s'occupant  de 
musique  pendant  plus  des  trois  quarts  de  sa  vie  : 
aussi  n'était-il  jamais  en  repos.  Son  intelligence 
bouillonnait  sans  cesse;  sa  langue  se  refusait,  en 
quelque  sorte ,  à  rendre  le  trop  plein  de  sa  pensée , 
et  le  mouvement  perpétuel  se  trouvait  dans  ses 
doigts ,  et  encore  plus  dans  ses  yeux ,  où  venaient 
se  peindre  les  moindres  sensations. 

Nuit  et  jour  une  idée,  une  seule  idée  fermentait 
dans  cette  tête  d'artiste  :  c'était  d'arrêter  le  débor- 
dement de  la  musique  de  brouhaha  et  de  fioriture. 


enfin,  la  jeune  Rachel,  qu'il  prédisait  ne  devoir  jamais  faire  autre 
chose  qu'une  actrice. 

Voici  son  épitaphe,  composée  par  lui-même  sur  son  lit  de  morl; 
il  me  la  remit  en  me  disant  :  «  Avant-hier,  j'ai  fait  mon  testament; 
hier,  j'ai  reçu  les  sacrements;  aujourd'hui  ,  j'ai  composé  mon  épi- 
taphe. La  voici  ;  je  vous  la  remets,  et  la  recommande  à  votre  bien- 
veillance, s'il  y  a  lieu.  Je  l'ai  faite,  parce  que  j'ai  pour  principe 
qu'il  vaut  mieux  faire  ses  affaires  que  de  les  laisser  faire  aux  autres. 
Du  reste,  je  défie  qui  que  ce  soit  d'y  trouver  un  mot  qui  blesse  la 
vérité.  » 

Alexander  Stephanus 

CHORON, 

E  Valeslo  oriundus, 

Natus  Cadomi,  die  xxi  octobres  1771, 

Lîtterîs,  bonis  artibus  ac  scienfiis  accurate  et  féliciter  studiit , 

Sed  musicam  sacrant  et  didaclicam 

Prœsertim  excoluit , 

Religioni alque  publicœ  utilitati 

Prœcipue  consulens. 

Bonis  et  bono  lotus  intentas  et  fai'ens, 

Se  ipsum  ac  sua  prorsus  abnegavit. 

Quant  multa  ad  nimium  arlis  damnum  imperfecta  relinquens, 

f'ariis  publicis  muneribus  functus, 

Obiit ,  die.    .  . 

ORATE    l'RO   EO. 


730  MANIE    DE    LA    MUSIQUE. 

pour  la  ramener  à  son  élément  primitif,  qui  est  la 
simplicité,  la  vérité,  la  nature.  Pour  parvenir  à  ce 
but,  il  sacrifia  tout,  son  temps,  sa  fortune,  sa 
santé,  et  jusqu'au  bien-être  de  sa  famille. 

C'était  surtout  à  sa  classe  de  trois  heures  que 
Choron  laissait  échapper  tout  son  génie,  et  qu'il 
mettait  à  découvert  l'originalité  de  son  caractère, 
avec  toute  la  vivacité  de  la  passion  qui  le  dominait. 
Ecoutons  un  de  ses  plus  assidus  et  de  ses  plus  judi- 
cieux admirateurs:  «Quiconque,  dit  M.  Laurentie, 
n'a  pas  vu  Choron  à  sa  classe  de  trois  heures,  ne 
sait  rien  de  ce  professeur  extraordinaire.  Le  voilà , 
un  diapason  à  la  main  ,  dans  sa  chaire,  en  présence 
de  cent  élèves  :  il  frappe  le  la ,  il  prend  le  ton ,  il 
donne  le  signal,  tout  le  monde  part.  Cela  va  bien  î 
point  du  tout  :  Choron  trépigne,  il  frappe  du  pied 
et  de  la  main,  il  ébranle  sa  chaire,  il  cherche  de 
son  œil  en  feu  un  malheureux  élève  qui  braillait  à 
tue-tête  ,  croyant  faire  mieux  qu'un  autre.  Il  décou- 
vre le  coupable,  il  le  nomme,  il  lui  jette  au  nez  sa 
petite  calotte  rouge,  avec  des  injures  et  des  quoli- 
bets; puis  il  finit  par  cette  effroyable  réprimande, 
dite  avec  une  voix  désespérante  et  courroucée  :  Tu 
chantes  comme  au  Conservatoire  !  On  eût  dit  un  coup 
de  tonnerre  tombé  sur  la  salle;  mais,  le  rire  se 
mêlant  à  la  stupeur,  ce  ne  fut  pas  longtemps  sé- 
rieux. Un  moment  après,  Choron  ramassait  sa  ca- 
lotte ,  et  caressait  le  pauvre  enfant. 

«  Encore  le  la.  Mais  cette  fois  Choron  fait  un  pré- 
liminaire sur  le  morceau  qu'on  va  dire  ;  il  expose 
la  pensée  du  maître.  Cette  pensée,  il  l'a  cherchée, 
il  l'a  devinée,  il  la  lient:  rien  n'est  plus  clair. 


MANIE    DE    LA    MLSIOUK.  731 

«  Encore  le  In  et  le  ton.  On  part  de  nouveau.  Cela 
va  bien  cette  fois;  Choron  crie  de  toutes  ses  forces  : 
Bien  !  bien  !  bien!  Vous  croyez  que  le  morceau  est 
emporté.  Mais  voici  son  regard  qui  s'allume  :  Ce 
n'est  pas  ça  !  Je  me  suis  trompé ,  s'écrie-t-il.  Silence 
dans  toute  la  salle  à  cette  parole  du  maître. 

«Alors  il  reprend  le  morceau,  il  médite  une  mi- 
nute :  Je  m^ étais  trompé ,  répète-t-il.  Voici  la  pen- 
sée qu'il  faut  rendre  !  et  il  dit  cette  pensée  :  il  la  dit 
avec  entraînement,  avec  conviction,  avec  éloquence. 
Quelquefois  la  parole  lui  manque  ;  alors  il  chante; 
sa  voix  est  brisée,  mais  elle  est  saisissante.  A  son 
chant  d'une  mesure,  il  fait  succéder  une  leçon  de 
philosophie,  une  vue  morale,  un  trait  d'esprit,  une 
épigramme,  un  éclat  de  rire,  un  cri  de  douleur, 
une  observation  d'artiste,  une  pointe  de  musicien  , 
et  cela  tout  à  la  fois  :  vous  n'avez  pas  le  temps  de 
respirer  ! 

«  Allons,  messieurs ,  le  Ja.  Silence  !  »  Choron  redit 
la  pensée  principale.  C'est  bien  elle;  la  voilà!  En- 
core le  /«.  Y  êtes-vous?  Choron  reprend  ses  médi- 
tations de  philosophe,  de  poëte,  d'artiste,  de  maî- 
tre d'école:  c'est  un  mélange  de  gravité  et  de  bouf- 
fonnerie ,  devant  lequel  on  se  tient  immobile  de 
surprise.  On  ne  sait  s'il  faut  rire  ,  on  ne  sait  s'il  faut 
admirer;  mais  cela  est  nouveau,  cela  est  étrange, 
cela  est  saisissant  :  c'est  un  spectacle. 

«  Toujours  le  la.  On  part  enfin.  Voici  la  pensée  qui 
se  déroule  ;  voici  le  flot  qui  marche  ;  voici  l'œuvre 
qui  se  développe;  voici  le  génie  trouvé,  exposé, 
établi  dans  toutes  ses  magnificences.  Suivez  l'œil  de 
Choron,  si  vous  pouvez;  suivez  ses  émotions;  sui- 


732  MANIE    DE    LA    MUSIQUE. 

vez  la  mobilité  de  son  visage,  de  ses  traits,  de  tout 
son  être  :  il  pleure ,  il  rit ,  11  chante  ,  il  crie  ,  il  saute, 
il  frappe  des  mains,  il  applaudit,  il  s'applaudit,  il 
se  loue ,  il  loue  tout  le  monde ,  l'auteur,  les  maî- 
tres, les  enfants  :  le  morceau  est  trouvé  !  » 

A  cette  classe  de  trois  heures,  si  fidèlement  dé- 
crite qu'on  croirait  y  assister  encore,  Choron  ou- 
bliait ses  ennuis  et  ses  chagrins.  Il  venait  de  per- 
dre en  huit  jours  deux  jeunes  enfants ,  des  suites 
de  la  rougeole  :  la  douleur  était  peinte  sur  ses 
traits;  il  se  pressait  la  poitrine,  il  se  frappait  le 
front,  assurant  à  M.  Martin  de  Noirlieu  qu'il  ne  se 
consolerait  jamais  de  cet  affreux  malheur.  Tout 
à  coup  il  entend  sonner  trois  heures.  «  Trois  heu- 
res !  s'écrie- 1- il  avec  sa  vivacité  ordinaire;  c'est 
l'heure  de  ma  classe;  il  y  a  temps  pour  fout.  nPu\s, 
frappant  son  diapason,  il  l'approche  de  son  oreille, 
et  se  dirige  vers  la  classe  en  répétant  /a  la  la  la  !  Ce 
fut  une  de  ses  meilleures  et  de  ses  plus  brillantes 
leçons  ! 

L'estime  de  Choron  pour  les  grandes  célébrités 
en  tous  genres  ne  se  mesurait  guère  que  sur  leur 
talent  musical,  ou  sur  ce  qu'ils  avaient  pu  faire  pour 
l'art  qu'il  idolâtrait.  «Savez-vous,  me  demandait-il 
un  jour,  quel  est,  de  tous  les  Pères  de  l'Eglise,  ce- 
lui que  j'aime  le  plus?  — Saint  Augustin,  lui  répon- 
dis-je.  —  iSon ,  reprit-il  vivement  :  c'est  saint  Jean 
de  Damas,  parce  que  c'est  lui  qui  a  donné  la  meil- 
leure, ou  plutôt  la  seule  définition  de  la  musique. 
Retenez  bien  ce  que  dit  saint  Jean  de  Damas  :  «  La 
musique  est  une  suite  de  sons  qui  s'appellent...  » 
Qui  s'appellent,  !"épétait-il  laissant  la  main  sur  son 


MANIE    DE    I.A    ML'SIQUE.  733 

front  :  c'est  sublime  !  rien  que  pour  cela,  il  méritait 
d'être  canonisé  !  » 

Son  admiration  pour  les  grandes  œuvres  du  XVI® 
et  du  XVii"  siècle  le  rendait  souvent  beaucoup  trop 
sévère  pour  les  compositions  contemporaines.  Quel- 
qu'un lui  demandant  un  jour  son  opinion  sur  l'o- 
péra de  Zémire  et  Azor,  de  Grétry,  il  répond  avec 
une  grimace  ironique  :  «Opéra  à  la  glace,  musique 
de  vinaigre  1  » 

Les  premiers  artistes  de  la  capitale ,  réunis  un 
soir  à  l'hôtel  de  ville,  y  exécutaient  avec  une  rare  per- 
fection différents  morceaux  de  nos  plus  habiles  com- 
positeurs. Tout  le  monde  applaudit,  tout  le  monde 
félicite  le  préfet  sur  le  choix  des  morceaux  et  sur 
le  fini  de  l'exécution  ;  Choron  seul  reste  impassible. 
Le  préfet  s'approche  alors  de  lui ,  et  cherche  à  lui 
arracher  quelques  mots  d'éloge  :  «  C'est  la  soupe 
et  le  bouilli ,  répond  son  ancien  camarade  ;  il  n'y 
a  rien  à  dire.  »  Une  autre  fois  il  faisait  répéter 
devant  M.  de  Quélen  un  Kyrie  de  sa  composition , 
quand,  pour  une  légère  faute,  il  s'écria  d'une  voix 
de  tonnerre  :  «  Silence  !  Voilà  un  Kyrie  eleison  qui 
ne  vaut  pas  le  diable  1^^  Et  M.  l'archevêque  de  rire 
malgré  lui. 

Je  le  rencontrai  un  jour  comme  il  sortait  de  l'é- 
glise Sainte-Geneviève.  Le  salut  en  musique  qu'il 
venait  d'entendre  l'avait  tellement  agacé ,  qu'il  ne 
répondit  à  mon  bonjour  que  par  ces  mots  :  Les 
monstres  !  les  monstres  !  ils  m  ont  déchiré  les  en- 
trailles !  et  il  continua  sa  route  en  se  bouchant  les 
oreilles  comme  s'il  entendait  encore  les  chants  qui 
avaient  produit  sur  lui  une  impression  si  désagréable. 


734  MAME    DE    LA    MUSIQUE. 

Dans  une  autre  circonstance,  le  directeur  des 
jeunes  aveugles  avait  conduit  ses  élèves  dans  la 
même  église  pour  y  exécuter  aussi  un  salut  en  mu- 
sique ,  et  Choron  y  assistait.  Interrogé,  en  sortant, 
par  un  amateur,  sur  les  morceaux  qu'il  venait  d'en- 
tendre ,  il-  répond  en  faisant  une  horrible  grimace  : 
Musique  d'aveugles,  bonne  pour  des  sourds  ! 

On  l'a  vu  plus  d'une  fois  entrer  dans  de  véritables 
accès  de  fureur  contre  l'abbé  ISicole,  dont  l'admi- 
nistration parcimonieuse  et  tracassière  ne  lui  per- 
mettait pas  de  faire  exécuter  à  la  Sorbonne  tous 
les  chefs-d'œuvre  d'iomelli,  d'Allegri  et  de  Pales- 
trina. 

11  éprouvait  aussi  une  violente  indignation  quand 
il  songeait  que  le  maudit  serpent  avait  trouvé  moyen 
de  se  glisser  dans  l'église  sous  la  forme  d'un  instru- 
ment. 

Le  Conservatoire  n'aimait  pas  Choron,  et  Choron, 
comme  nous  l'avons  vu,  n'aimait  pas  le  Conserva- 
toire: c'est,  je  crois,  à  sa  haine  pour  cet  établis- 
sement qu  il  faut  attribuer  en  partie  l'injuste,  mais 
profond  mépris  qu'il  avait  pour  la  musique  instru- 
mentale. «  Comment  se  fait-il ,  lui  demandait  un  jour 
M.  Laurentie  ,  qu'avec  votre  amour  pour  la  musique, 
vous  n'ayez  pas  dressé  vos  doigts  à  quelque  instru- 
ment ,  au  piano  surtout ,  ne  fût-ce  que  pour  lui 
faire  rendre  vos  pensées  ou  celles  des  autres?  — 
Il  y  a  des  gens  qui  sont  chargés  de  cela,»  lui  ré- 
pondit-il avec  tout  ce  qu'il  put  trouver  de  voix  iro- 
nique et  de  rire  méprisant. 

Si  Choron  dédaignait  les  instruments,  une  belle 
voix  l'enivrait,  le  mettait  hors  de  lui,  surtout  si  elle 


MANIE    DE    l,A    MUSIQUE.  735 

réunissait  le  sentiment  et  la  justesse.  Au  milieu 
de  l'hiver,  pendant  une  nuit  rigoureuse,  il  entend 
dans  la  rue  une  belle  voix  de  femme:  vite  il  se  jette 
h  bas  du  lit,  et,  enveloppé  d'une  simple  redingote, 
il  se  met  à  courir  après  l'inconnue.  Au  bout  de  quel- 
ques minutes ,  il  revient  transi  de  froid  et  encore 
plus  désolé  :  c'était  une  fille  de  mauvaise  vie  ,  qui 
donnait  le  bras  à  deux  militaires  complètement  ivres. 
«Quel  malheur!  me  dit-il  le  lendemain  ;  j'en  aurais 
fait  l'un  de  mes  plus  brillants  sujets  :  mais  je  n'y 
veux  plus  penser,  cela  me  fait  trop  de  mal.  » 

il  revenait  tout  joyeux  d'un  de  ses  voyages  en 
Picardie  :  «  J'y  avais  été  ,  disait-il,  pour  trouver  une 
basse-taille ,  et  j'en  ramène  un  ténor.  C'est  égal ,  je 
suis  sur  qu'il  fera  honneur  à  la  maison.  —  C'est  sans 
doute  un  pensionnaire  payant,  lui  dit  l'économe; 
quel  sera  le  prix  de  la  pension  ?  —  Ame  vile  et  vé- 
nale !  répond  Choron  indigné,  je  vous  parle  d'un 
ténor,  et  vous  allez  me  parler  d'argent  !  » 

Une  autre  fois,  ses  élèves  exécutaient  le  bel  ora- 
torio de  Schneider,  ie  Jugement  dernier,  sous  la  di- 
rection de  INicou-Choron  ,  son  gendre  ;  et  il  était 
dans  son  lit,  déjà  gravement  malade  par  suite  d'une 
atteinte  de  choléra.  Je  connaissais  l'artiste  :  crai- 
gnant qu'il  ne  voulût  juger  de  quelle  manière  ce 
morceau  allait  être  rendu,  je  lui  avais  fait  sentir 
combien  il  serait  dangereux,  dans  sa  position,  d'où 
vrir  la  fenêtre  de  sa  chambre,  qui  donnait  sur  la 
salle  de  concert.  Il  approuva  ma  sollicitude,  me 
prit  affectueusement  la  main  ,  et  me  promit  de  faire 
son  sacrifice.  La  première  partie  de  l'oratorio,  exé- 
cutée avec  une  rare  perfection ,  ayant  excité  les  ap- 


736  MANIE    m:    l..\    MUSIQUE. 

plaudissements  de  toute  l'assemblée,  je  m'échappe 
un  instant  pour  aller  consoler  le  pauvre  malade,  en 
lui  portant  la  nouvelle  de  ce  nouveau  succès.  Qui 
est-ce  que  je  trouve  dans  la  cour,  à  neuf  heures  et 
demie  du  soir,  et  par  un  vent  très-âpre?  mon  Choron, 
nu-jambes,  et  roulé  dans  une  couverture  de  laine, 
qui  s'était  blotti  derrière  la  porte  de  la  salle  pour 
entendre  et  juger  par  lui-même ,  au  risque  d'être 
surpris  dans  un  pareil  accoutrement. 

En  1833,  dénué  de  toute  ressource,  muni  simple- 
ment d'une  petite  collection  de  musique  d'église, 
Choron  s'était  mis  à  parcourir  la  France,  et,  seul,  à 
improviser  dans  plusieurs  cathédrales  des  masses 
chantantes  auxquelles  il  communiquait  son  âme  et 
sa  vie  (1).  En  vain  ,  à  son  retour  à  Paris,  nous  le  con- 
jurâmes ,  le  docteur  Paulin  et  moi  ,  de  prendre  le 
repos  qu'exigeait  sa  santé  délabrée  après  de  telles 
fatigues.  Loin  de  nous  écouter,  il  ne  songea  plus, 
il  ne  s'occupa  plus  qu'à  organiser  des  chœurs  d'en- 
fants d'ouvriers,  et  il  parvint  en  quelques  semaines 
à  faire  exécuter,  par  six  cents  jeunes  voix,  des  sa- 
luts  en  musique  dans  les  églises  de  Notre-Dame  et 


(1)  On  se  rappelle  que  Choron  avait  aussi  commencé  à  introduire 
le  chant  dans  l'armée.  H  espérait  pouvoir  donner,  dans  le  Champ 
de  Mars,  un  concert  composé  de  dix  mille  voix  choisies  parmi  les 
meilleurs  chanteurs  de  nos  régiments.  Quelle  n'eût  pas  été  sa  joie, 
son  délire,  s'il  eût  pu  réaliser  son  gigantesque  projet  !  Combien  il 
eût  aussi  encouragé  les  efforts  d'un  jeune  professeur  de  chant  de 
Bicètre  (M.  Florimond  Ronger),  qui,  sous  la  savante  direction  du 
docteur  l.euret,  était  parvenu  à  faire  reparaître  la  vie  intellec- 
tuelle sur  la  figure  des  aliénés  chanteurs,  et  à  calmer  leurs  nom- 
breux compagnons  d'infortune,  qui  les  écoutaient  avec  autant  de 
plaisir  que  de  surprise  ! 


MANIE    DE    l,A    MUSIQUE.  737 

dcSalnt-Sulpicc.  Un  Ici  excès  de  travail  devait  néces- 
sairement Knir  par  briser  l'organisation  la  plus  ro- 
buste :  il  tomba  mortellement  malade.  Eh  bien  ,  au 
milieu  des  atroces  douleurs  d'une  entérite  et  d'une 
pleurésie  aiguës,  l'étonnant  mélomane  regrettait  de 
n'avoir  pas  assez  popularisé  le  chant  en  France.  Il 
me  disait  aussi ,  la  veille  de  sa  mort  :  «  En  raisonnant 
mon  affaire,  je  suis  parvenu  à  mettre  ma  respi- 
ration en  harmonie  avec  ma  douleur  de  côté  ;  j'ai 
même  coordonné  le  rhythnie  de  ma  respiration  avec 
mes  quintes  de  toux.»  Puis,  tout  à  coup,  s'adres- 
sant  de  nouveau  à  moi  :  «  Savez-vous  ce  que  c'est 
que  Palestrina  ?  —  C'est ,  lui  répondis-je  ,  l'un  des 
plus  grands  maîtres  de  l'école  italienne  dans  le 
genre  sévère  ou  idéal.  —  C'est  bien  autre  chose , 
reprit-il  avec  feu.  Rappelez-vous  ce  que  je  vais  vous 
dire,  et  faites -le  connaître;  c'est  neuf.  Figurez- 
vous  un  immense  océan ,  dont  les  flots  roulent  avec 
calme  et  majesté  :  c'est  la  musique  antique.  D'un 
autre  côté,  voyez  cet  océan,  dont  les  vagues  fu- 
rieuses s'élèvent  jusqu'au  ciel,  puis  tout  d'un  coup 
s'enfoncent  dans  l'abîme...  c'est  la  musique  mo- 
derne. Eh  bien  !  Palestrina,  c'est  le  point  de  jonc- 
tion, le  confluent  de  ces  deux  océans;  Palestrina, 
c'est  le  Racine,  c'est  le  Raphaël,  c'est  le  Jésus-Christ 
de  la  musique  !  » 


47 


7,38  MANIE    DE    I,  ORDRE. 


CHAPITRE  XVIIÏ. 


IMANIE   DE   LORDRE. 


L'amour  de  la  régularité,  l'ordre  lui-même,  cette 
qualité  si  précieuse,  ne  se  transforme  que  trop  sou- 
vent en  une  véritable  passion,  dont  le  moindre  in- 
convénient est  de  rendre  ridicule  et  insupportable 
celui  qui  en  est  l'esclave  :  tant  il  est  vrai  que  les 
meilleures  facultés  deviennent  une  source  de  maux 
quand  la  sagesse  ne  sait  pas  en  diriger  l'emploi. 

M.  I/**,  d'une  constitution  bilioso-lympliatique, 
d'un  caractère  paisible,  et  d'un  esprit  assez  orné, 
m'a  paru  l'un  des  types  de  l'ordre  poussé  jusqu'à  la 
manie  la  plus  originale  et  la  plus  innocente.  Toutes 
les  actions  de  ce  singulier  personnage  étaient  telle- 
ment pesées ,  mesurées ,  calculées  ;  elles  se  répé- 
taient chaque  jour  d'une  manière  si  uniforme  et 
si  régulière,  qu'on  l'avait  surnommé  X homme  à  la 
minute. 

Pendant  cinquante  années  de  sa  vie,  hiver  comme 
été,  indisposé  ou  bien  portant,  M.  L***  se  leva  con- 
stamment à  six  heures,  heure  militaire;  à  six  heures 
et  demie,  il  entrait  dans  son  cabinet,  y  épilait  son 
visage,  pour  se  dispenser  de  se  raser,  et  se  lavait 
ensuite  à  pleine  eau.  Cette  eau  lui  servait  d'abord 
au  même  usage  pendant  huit  jours;  les  huit  jours 
suivants,  elle  était  réservée  pour  ses  mains;  en  troi- 
sième lieu ,  elle  était  employée  à  arroser  les  fleurs. 
M.  L***  tenait  particulièrement  à   cette  habitude; 


MANIE    DE    l'ordre.  739 

jamais  sa  femme  ne  put  parvenir  à  la  lui  faire 
quitter.  D'après  les  mêmes  principes  d'ordre  et  d'é- 
conomie, il  ne  changeait  de  chemise  que  le  diman- 
che, de  mouchoir  que  tous  les  quinze  jours,  et  de 
cravate  qu'au  premier  de  l'an. 

La  toilette  terminée,  on  faisait  la  prière  en  com- 
mun ,  puis  on  prenait  le  café ,  après  quoi  M.  L***  se 
rendait  à  son  crachoir.  Là,  sans  aucune  nécessité,  il 
attendait  une  heure  entière  qu'une  expectoration 
bienfaisante  vînt  débarrasser  ses  bronches  des  muco- 
sités dont  elles  devaient  être  tapissées.  L'expectoration 
désirée  finissait  par  arriver  d'une  manière  plus  ou 
moins  naturel  le  :  alors,  seulement  alors,  notre  homme 
rentrait  joyeux  dans  son  cabinet ,  où  pendant  près 
de  trois  heures  il  s'occupait  de  ranger  ses  papiers, 
ses  meubles  et  ses  livres.  Un  peu  avant  onze  heures, 
il  sortait  pour  aller  à  l'église,  en  revenait  k  midi 
moins  un  quart,  et  se  mettait  k  lire  jusqu'k  deux 
heures  moins  dix.  Ces  dix  minutes  qui  précédaient 
le  dîner  étaient  exclusivement  consacrées  k  lui  faire 
place.  Pendant  le  repas,  toujours  compo.sé  d'un 
potage  et  de  deux  plats  posés  avec  symétrie,  M.  L*** 
tirait  de  sa  poche  un  petit  morceau  de  papier  des- 
tiné k  préserver  la  nappe  des  taches  qu'aurait  pu 
y  faire  la  fourchette.  Après  quelques  jours  de  ser- 
vice ,  ce  papier  était  précieusement  mis  de  côté  pour 
un  autre  usage.  A  la  sortie  de  table,  quelque  temps 
qu'il  fît,  promenade  au  Luxembourg,  et  jamais 
qu'au  Luxembourg ,  allée  des  Veuves  ;  rentrée  au 
domicile  vers  quatre  heures  et  demie,  toujours 
par  le  même  chemin;  puis,  lecture  à  haute  voix 
jusqu'au  souper,  fût-on  enrhumé,  n'importe,  c'é- 


740  MANIE    DE    1,'oP.Dr.E. 

tait  la  règle.  11  n'est  jamais  arrivé  à  M.  L***  de 
se  mettre  au  lit  passé  neuf  heures  ;  il  était  si 
convaincu  qu'à  pareille  heure  tout  le  monde  de- 
vait être  couché ,  que  plusieurs  fois  on  dansa  chez 
lui  jusqu'à  minuit,  sans  qu'il  conçût  le  moindre 
soupçon  de  cette  infraction  aux  règles  de  l'hygiène 
dans  son  petit  gouvernement.  Il  s'en  fallait  de  beau- 
coup que  les  fonctions  digestives  de  l'homme  à  la 
minute  fussent  aussi  régulières  que  ses  idées  ou  que 
sa  montre  marine;  assez  souvent  il  était  obligé  de 
se  lever  la  nuit ,  et  c'est  alors  qu'il  retrouvait  sur 
sa  table  les  flexibles  porte-fourchettes  rigoureuse- 
ment classés  d'après  leur  ordre  chronologique. 

La  maladie  et  la  mort  de  sa  femme ,  qu'il  aimait 
beaucoup ,  ne  changèrent  pas  un  iota  à  la  symétrie 
de  son  existence.  «  Tout  cela  ,  disait-il ,  devait  arri- 
ver, puisque  ma  pauvre  femme  était  fort  âgée,  et 
qu'il  est  ordinaire  que  la  maladie  précède  la  mort.  » 
Du  reste,  il  lui  prodigua  les  soins  les  plus  assidus, 
avec  sa  ponctualité  habituelle,  mais  sans  faire  pa- 
raître le  moindre  chagrin.  Pendant  la  dernière  nuit, 
il  était  auprès  de  sa  chère  malade,  qu'il  jugeait  per- 
due, lorsque,  la  pendule  ayant  sonné  neuf  heures  , 
il  alla  vite  se  coucher  dans  la  même  alcôve,  après 
avoir  autorisé  le  domestique  à  l'appeler  dès  que 
l'agonie  commencerait.  Eveillé  vers  onze  heures,  il  se 
leva,  s'habilla,  se  peigna,  s'approcha  ensuite  du  lit 
de  sa  bonne  amie ,  l'engagea  à  faire  à  Dieu  le  sacri- 
fice de  sa  vie ,  puis  lui  récita  à  haute  voix  les  prières 
des  agonisants.  La  malade  avait  à  peine  rendu  le 
dernier  soupir,  qu'il  s'était  remis  dans  son  lit, 
toujours  dans  la  même  alcôve:  il  ne  farda  pas  à  s'y 


MANIE    DE    l'0RUK£.  741 

endormir,  et  ronfla  paisiblement  juvsqu'au  lende- 
main matin ,  heure  ordinaire.  L'enterrement  réglé 
par  ses  soins  d'une  manière  convenable,  M.  L***  re- 
prit et  continua  pendant  plusieurs  années  son  uni- 
forme et  glaciale  existence.  Tombé  malade  à  son 
tour,  il  vit  avec  calme  la  mort  arriver,  demanda 
et  reçut  les  sacrements  les  premiers  jours  de  la  ma- 
ladie, fit  ensuite  toutes  les  dispositions  nécessaires 
pour  ses  funérailles,  et  finit  d'une  manière  aussi  mé- 
thodique qu'il  avait  vécu ,  à  neuf  heures  précises 
du  soir  :  c'était  encore  dans  l'ordre. 

Nous  venons  de  voir  l'abus  d'une  excellente  qua- 
lité, la  passion  de  l'ordre  portée  simplement  jus- 
qu'au ridicule  (1).  Voici  un  exemple  de  ce  travers 
chez  un  homme  qui  n'avait  pas  la  religion  pour 
contre-poids ,  et  dont  la  fin  a  été  des  plus  tragiques. 
Le  21  mai  1830,  vers  neuf  heures  et  demie  du  soir, 
je  fus  appelé  par  M.  Mesnard ,  alors  commissaire 
de  police  du  quartier  de  l'Observatoire,   pour  aller 


(1)  Le  savant  et  modeste  auteur  de  XHisloiie  des  Hébreux, 
M.  Rabelleau  ,  a  connu  à  Orléans  un  individu  qui  se  levait  réguliè- 
rement à  quatre  heures  et  demie  du  matin  ,  et  se  promenait  dans 
son  jardin  jusque  après  cinq  heures  ,  malgré  la  rigueur  de  la  tem- 
pérature ou  de  la  saison.  Comme  il  avait  établi  en  principe  de  faire 
tout  juste  une  lieue  pour  sa  promenade,  il  inscrivait  sur  un  mur 
avec  de  la  craie  chaque  tour  de  jardin  qu'il  venait  de  faire,  et  ne 
s'arrêtait  que  lorsque  le  nombre  des  tours  équivalait  à  la  dis- 
tance qu'il  s'était  imposé  de  parcourir.  Alors  il  sen  retournait 
coucher  jusqu'à  huit  heures.  Pendant  plus  de  trente  ans,  malgré 
le  mauvais  état  de  sa  santé,  cet  individu  ne  manqua  pas  de  faire 
chaque  jour  sa  promenade  accoutumée,  tenant  sa  lanterne  d'une 
main  quand  il  faisait  nuit,  et  son  parapluie  de  l'autre  lorsque  I3 
pluie  tombait  à  verse. 


742  MANIE    DE    l'ordre. 

visiter  avec  lui  le  corps  du  sieur  M***,  contrôleur 
de  bijoux  à  la  Monnaie ,  qui  venait  de  se  tuer  dans 
son  domicile.  Introduits  dans  une  pièce  spacieuse 
et  peu  éclairée,   où  nous  ne  pouvions  faire  un  pas 
sans  rencontrer  sons  nos  pieds  une  mare  de  sang 
ou  des  débris  de  substance  cérébrale  ,  nous  aperçii- 
mes  un  homme  en  chemise,  renversé  sur  une  chaise, 
ayant  les  bras  pendants,  et  la  main  droite  encore 
armée  d'un  pistolet ,  que  retenaient  les  doigts  forte- 
ment contractés  par  le  froid  de  la  mort.  Une  ber- 
gère ,  dont  le  coussin  encore  chaud  n'était  pas  tout 
à  fait  revenu  sur  lui-même,  indiquait  que  ce  mal- 
heureux venait  de  s'y  asseoir.  Quant  à  la  figure  de 
l'individu ,   il  était  impossible  de  rien  voir  de  plus 
hideux  :  elle  n'était  plus,  en  effet ,  représentée  que 
par  la  mâchoire  inférieure  et  le  menton  ;  la  mâchoire 
supérieure,  les  joues,  le  nez  et  le  front,  fortement 
rejetés  en  arrière,  n'étaient  retenus  que  par  une 
languette  du  cuir  chevelu  qui  recouvre  l'os  occi- 
pital ;    les   pariétaux  étaient  renversés   de  chaque 
côté  (1\    Les    cris   déchirants   que  poussait    d'une 
chambre  voisine  une  pauvre  paralytique,  femme  du 
défunt,  une  bière  entr'ouverte  à  quelques  pas  du 
cadavre ,  les  débris  ensanglantés  dont  les  meubles 
et  le  plancher  étaient  couverts ,  la  faible  lueur  que 
répandait  autour  de  nous  une  seule  lumière ,  tout 
contribuait  à  augmenter  l'horreur  de  ce  tableau,  qui 
ne  s'effacera  jamais  de  mon  souvenir. 


(1)  Cette  véritable  désarticulation  a  quelquefois  lieu  quand  le 
canon  de  l'arme  à  feu  est  appliqué  sur  la  voûte  palatine ,  la  bouche 
étant  complètement  fermée. 


MANIE    DE    l'oRDHE.  743 

Voici  les  renseignements  que  nous  avons  recueillis 
sur  les  causes  de  cet  affreux  suicide  :  le  sieur  M***, 
âge  d'environ  soixante  ans,  et  d'une  constitu- 
tion bilioso-nerveuse,  était  habituellement  morose, 
irascible,  fantasque,  toujours  inquiet  de  l'avenir, 
quoique  sa  position  fût  des  plus  aisées.  Passable- 
ment vaniteux  et  menteur ,  il  répétait  à  tout  venant, 
surtout  depuis  qu'il  était  décoré,  que  sa  main  gau- 
che avait  été  mutilée,  au  siège  de  Saragosse,  par 
un  éclat  d'obus;  par  malheur,  quelques  personnes, 
qui  le  connaissaient  depuis  son  enfance,  lui  rappe- 
laient avec  malice  que  les  quatre  doigts  qui  lui 
manquaient  avaient  été  dévorés  par  un  cochon. 
Mais  le  trait  le  plus  saillant  de  son  caractère  ,  celui 
qui  lui  donnait  sa  physionomie ,  était  un  amour  ou 
plutôt  une  passion  d'ordre  et  de  propreté  qu'il 
poussait  jusqu'à  la  folie  :  un  livre,  une  chaise,  une 
plume  dérangée  de  sa  place  ou  placée  de  travers , 
suffisait  pour  produire  chez  lui  un  violent  empor- 
tement, ou  pour  le  jeter  dans  une  sombre  tristesse 
voisine  du  désespoir. 

Comme  chez  l'individu  qui  a  fait  le  sujet  de  l'ob- 
servation précédente,  les  moindres  actions  de  M.  M*** 
se  répétaient  tous  les  jours  avec  une  exactitude 
mathématique.  S'il  n'avait  pas  de  montre  marine  , 
il  en  possédait  une  de  Bréguet,  et  il  ne  bougeait 
pas  sans  la  consulter.  A  l'aide  de  ce  précieux  régu- 
lateur ,  il  se  levait  constamment  à  cinq  heures  pré- 
cises, faisait  sa  toilette,  déjeunait,  époussetait, 
essuyait  et  rangeait  jusqu'à  neuf  heures  moins  cinq 
minutes  :  à  neuf  heures ,  il  partait  invariablement 
pour  son  bureau,  et  n'en  revenait  jamais  ni  après 


744  MANIE    DE    l'ordre. 

ni  avant  quatre'  heures  trente  minutes.  On  l'a  vu , 
par  de  fortes  pluies  ou  par  un  froid  excessif,  atten- 
dre à  sa  porte  cochère  que  la  demie  fût  sonnée , 
avant  de  vouloir  rentrer  chez  lui.  Par  suite  de  cette 
rage  de  régularité  ,  il  se  précipitait  dans  son  lit  au 
premier  coup  de  dix  heures  ,  qu'il  attendait  fort 
patiemment  en  chemise  ,  lors  même  qu'il  gelait 
et  que  son  feu  était  éteint. 

L'avarice  proprement  dite  n'entra  jamais  pour 
rien  dans  le  genre  de  vie  bizarre  de  M.  M***;  l'ordre 
et  la  propreté  étaient  les  seuls  mobiles  de  toute  sa 
conduite.  Son  bûcher,  bien  garni,  et  sa  cave  tou- 
jours remplie  d'excellent  vin,  étaient  rangés  avec 
non  moins  de  symétrie  que  sa  bibliothèque ,  et  il 
savait  en  user  d'une  manière  convenable.  Méthodique 
jusque  dans  les  moindres  choses,  il  ne  pouvait  man- 
quer de  l'être  dans  sa  toilette  ;  aussi,  depuis  trente- 
cinq  ans,  il  changeait  régulièrement  de  linge  tous 
les  lundis;  le  jour  de  la  Toussaint,  il  quittait  les  vê- 
tements d'été,  et  endossait  ceux  d'automne  jusqu'à 
Noël;  le  20  mars,  quelque  temps  qu'il  fît,  il  en 
prenait  de  plus  légers  jusqu'au  22  juin,  époque  à 
laquelle  il  revenait  à  ceux  d'été.  Du  reste,  il  ne  met- 
tait qu'un  seul  bouton  de  son  habit,  afin  de  ne  pas 
faner  les  autres  boutonnières,  qu'il  laissait  toujours 
sans  être  décousues.  D'un  naturel  peureux,  il  s'en- 
fermait chez  lui  comme  dans  une  citadelle ,  à  l'aide 
de  forts  verrous  et  d'une  barre  de  sûreté,  qu'il  avait 
eu  la  précaution  de  faire  confectionner  à  Versailles. 
Le  docteur  Focillon,  son  médecin,  et  deux  anciens 
amis  exceptés,  les  visiteurs  étaient  reçus  sur  le  carré 
de  l'escalier   d'abord  parce  qiion  ne  connaît  pas  les 


MANIE   DE   l'ordre.  745 

gens,  puis  parce  qu'en  les  laissant  entrer,  leurs  pas 
auraient  sali  le  parquet;  en  troisième  lieu,  c'est 
que,  pour  les  faire  asseoir,  il  aurait  fallu  détruire 
l'arrangement  symétrique  des  chaises  dans  lequel  il 
se  complaisait.  Le  garçon  restaurateur,  qui  appor- 
tait tous  les  jours  le  dîner  à  cinq  heures,  n'était 
également  reçu  qu'en  dehors  de  l'antichambre  ;  la 
barre  de  sûreté ,  mise  au  troisième  cran ,  lui  laissait 
tout  juste  l'ouverture  suffisante  pour  passer  les  plats 
du  jour,  et  emporter  la  vaisselle  de  la  veille  ainsi 
que  le  prix  du  repas ,  enveloppé  avec  soin  dans  la 
carte  du  lendemain. 

M.  M***  ne  s'inquiétait  pas  seulement  de  l'ordre 
qui  devait  régner  dans  son  ménage;  les  affaires  po- 
litiques l'occupaient  aussi,  et  dès  1828  il  entre- 
voyait pour  un  temps  peu  éloigné  un  de  ces  grands 
désordres  sociaux,  vulgairement  appelés  révolutions. 
Témoin  forcé  du  grand  bouleversement  de  89,  il  n'é- 
tait pas  d'avis  d'en  traverser  un  second  ,  et  il  pensa 
que  le  meilleur  moyen  de  ne  plus  rien  voir  hors  de 
sa  place  était  de  fermer  pour  jamais  les  yeux  à  la 
lumière.  Il  se  rendit,  en  conséquence,  sur  le  pont 
de  Sèvres,  d'où  il  se  précipita  dans  la  rivière,  après 
avoir  écrit  son  nom  sur  un  morceau  de  papier  qu'il 
avait  eu  soin  d'enfermer  dans  du  taffetas  gommé , 
et  de  mettre  dans  une  des  poches  latérales  de  son 
pantalon.  Retiré  de  l'eau ,  au  bout  de  quelques  in- 
stants, par  des  bateliers  qui  le  rappelèrent  à  la  vie, 
il  se  fit  conduire  chez  un  de  ses  amis ,  afin  de  ne 
pas  chagriner  sa  femme,  qui,  à  cette  époque,  était 
déjà  infirme;  et  surtout  dans  la  crainte  d'une  desti- 
tution, si  l'autorité  venait  à  connaître  la  tentative 


746  MANIE    DB    l'ordre. 

qu'il  avait  faite  de  se  détruire.  Quelque  temps  après 
cet  événement,  M.  M***  acheta  au  cimetière  du 
Père-Lachaise  un  terrain  à  perpétuité  ;  commanda  , 
pour  sa  femme  et  pour  lui,  un  mausolée  entouréd'une 
grille  de  fer  ;  et,  quand  il  fut  terminé,  il  y  fit  graver 
l'épitaphe,  sauf  les  dates  des  décès.  Un  jour  qu'il 
y  était  allé  faire  sa  promenade  favorite,  il  trouva 
sur  la  pierre  tumulaire  une  inscription  qui  le  tour- 
nait en  ridicule  :  s'imaginant  aussitôt  que  son  fils  en 
était  l'auteur,  il  se  hâte  de  rentrer  chez  lui,  et  en- 
voie à  un  de  ses  amis  une  paire  de  pistolets  d'ar- 
çon ,  avec  le  portrait  de  ce  fils ,  qu'il  ne  veut  plus 
voir.  Le  lendemain ,  il  se  rend  chez  cet  ami  et  lui 
redemande  ce  qu'il  lui  avait  donné,  alléguant  que  la 
place  vide  de  ce  tableau  lui  choquait  horriblement 
la  vue,  et  que  les  pistolets  pourraient  lui  être  fort 
utiles  dans  le  cas  où  l'on  s'introduirait  dans  sa  mai- 
son pour  le  voler.  Redevenu  possesseur  de  ces  objets, 
il  retourne  chez  lui ,  charge  ses  pistolets ,  se  désha- 
bille ,  et  apprête  la  bière  qu'il  s'était  fabriquée  lui- 
même,  en  fort  bois  de  chêne  ,  garnie  de  deux  mains 
en  fer,  pour  en  faciliter  le  transport.  Sur  cette  bière, 
que  nous  trouvâmes  placée  à  six  pieds  environ  de 
son  cadavre ,  et  Ife  couvercle  levé  pour  le  recevoir, 
était  posé  son  testament,  dans  lequel  il  enjoignait: 
i°  qu'on  n'allumât  pas  de  cierges  après  sa  mort; 
2°  que  son  corps  fût  conduit  directement  au  Père- 
Lachaise  ,  sans  être  présenté  à  l'église  ;  3"  une  der- 
nière recommandation  était  qu'un  de  ses  amis  ache- 
tât tous  les  ans  pour  trente-six  sous  d'huile ,  afin  de 
conserver  et  d'entretenir  propre  la  grille  de  son 
tombeau. 


MANie  DR  l'ordre.  747 

Quant  à  la  bergère,  trouvée  encore  chaude,  il  ne 
l'avait  probablement  quittée  que  parce  qu'il  vit 
moins  d'inconvénient  à  «alir  une  chaise  de  paille 
qu'un  meuble  de  velours.  Ainsi,  chez  ce  malheureux, 
qui,  du  reste,  était  atteint  d'une  hépatite  chroni- 
que ,  la  passion  de  l'ordre  avait  survécu  au  désordre 
même  des  idées. 


\ 


748  MANiE    DES    COLLECTIONS. 


CHAPITRE  XIX. 


MANIE    DES   COLLECTIONS. 


Après  la  manie  de  l'ordre  vient  naturellement 
celle  des  collections  ,  qui ,  dans  son  début,  n'est  au- 
tre que  la  passion  du  classement  appliquée  aux 
objets  d'une  vive  prédilection. 

Laissant  donc  de  côté  les  collectionneurs  brocan- 
teurs, qui  ne  sont  que  des  industriels,  et  les  collec- 
tionneurs-fashionables,  qui  ne  sont  rien,  nous  ne 
nous  occuperons  ici  que  des  véritables  collection- 
neurs, c'est-à-dire  de  ces  idolâtres  de  bonne  foi  qui  ne 
font  des  collections  que  par  amour  de  la  collection. 

Tout  le  monde  a  présentes  à  la  mémoire  les  pages 
inimitables  dans  lesquelles  l'auteur  des  Caractères 
dépeint  avec  une  vérité  si  moqueuse  tous  ces  travers 
de  l'esprit  humain.  C'est  toujours  le  sourire  sur  les 
lèvres  qu'on  se  rappelle  les  ridicules  amateurs  de 
reliures,  d'estampes,  de  médailles,  d'insectes,  de 
prunes  ;  enfin  l'homme-tulipe ,  qui  prend  racine  en 
contemplant  la  solitaire,  objet  de  son  admiration 
et  de  son  culte.  Cette  fureur  de  collection  existe  en- 
core comme  au  temps  de  La  Bruyère;  elle  n'a  guère 
fait  que  changer  de  physionomie.  Aous  avons  au- 
jourd'hui des  antiquaires  dont  les  familles  manquent 
des  objets  de  première  nécessité,  des  amateurs  d'au- 
tographes qui  n'ont  pas  de  pain,  et  des  personnes 
criblées  de  dettes,  qui  meurent  en  laissant  de  ma- 
gnifiques galeries  de  tableaux.  Nous  connaissons  tel 


MANIE    DF.S    COLLECTIONS.  719 

individu,  peu  aisé,  qui  a  une  nombreuse  collec- 
tion de  chevaux,  et  tel  petit  rentier  (|ui  ne  possède 
encore  que  quatre-vingts  violons;  enfin,  parmi  nos 
graves  confrères ,  je  pourrais  citer  plus  d'un  hor- 
ticulteur que  Flore  dispute  à  Esculape  ,  et  dont 
le  nom  glorieux  ira  sans  doute  à  la  postérité  avec 
une  nouvelle  variété  de  roses  ou  de  dahlias. 

Je  n'ai  pas  l'intention  de  décrire  et  d'analyser  ici 
chacune  de  ces  monomanies  ;  il  suffira  d'en  men- 
tionner encore  quelcjues-unes. 

Un  amateur  de  ma  connaissance  a  le  plus  profond 
mépris  pour  les  coquillages,  les  émaux,  ou  les  ca- 
mées; mais  il  possède  la  série  complète  de  tous  les 
boutons  civils  et  militaires  qui  ont  paré  les  habits 
français  depuis  89  jusc[u'à  1843. 

Un  autre  a  une  prédilection  pour  les  cheveux  en 
général,  et  plus  particulièrement  encore  pour  les 
cheveux  roux  :  il  vous  en  montrera  de  nombreux 
échantillons  revêtus  de  leur  authenticjue. 

Un  troisième  n'a  d'entrailles  que  pour  le  vieux 
Sèvres,  pour  la  pâte  tendre.  Lui  parlez-vous  de  toute 
autre  chose  que  de  ses  porcelaines,  il  ne  vous  com- 
prend pas,  il  ne  vous  entend  pas.  Mais  n'approchez 
pas  trop  de  son  riche  buffet,  il  serait  capable  de 
vous  tuer  sur  place  si  vous  aviez  le  malheur  de  cas- 
ser une  seule  de  ses  soucoupes.  Cet  homme,  c{ui  fait 
partie  de  la  société ,  et  qui  a  une  âme  à  sauver , 
ignore  si  nos  départements  ont  été  ravagés  par  les 
inondations  ;  mais  il  saura  à  l'avance  si  l'on  vend  à 
la  Bourse  une  moitié  de  service  de  table  en  pâte  ten- 
dre, et  il  ne  rougira  pas  d'en  faire  l'acquisition  au 
prix  de  30,000  francs. 


750  MANIE    DES    COLLECTIONS. 

Certain  antiquaire  n'a  de  goût  que  pour  les  taba- 
tières :  il  en  possède  la  plus  nombreuse  et  la  plus 
riqlie  collection  qui  soit  au  monde ,  et  il  se  vante 
orgueilleusement  de  pouvoir  montrer  aux  curieux 
six  Blarembergs  de  plus  que  n'en  a  jamais  eu  le  feu 
roi  d'Angleterre  George  IV,  grand  amateur  de  ta- 
batières et  de  Blarembergs. 

Un  autre  fou  a  dépensé  trente  années  de  sa  vie  à 
se  former  une  collection  de  bouchons  de  liège  plus 
ou  moins  historiques  ou  anecdotiques. 

Qui  le  croirait?  un  amateur  de  momies  est  mort 
martyr  de  son  idée  fixe  pour  les  embaumements 
égyptiens  :  il  a  été  frappé  au  cœur  en  découvrant 
que  sa  princesse  pharaonienne  n'était  qu'un  homme, 
et,  à  sa  demande  expresse,  il  a  été  enterré  dans  la 
caisse  où  avait  si  longtemps  reposé  la  plus  belle  de 
ses  momies. 

Enfin,  voici  un  officier  de  marine  en  retraite, 
épris  d'une  singulière  affection  pour  les  boutons 
militaires  et  les  haricots.  11  a  nombre  de  tiroirs 
remplis  de  graines  de  ce  légume;  ces  tiroirs  sont 
divisés  par  compartiments ,  et  ceux-ci  subdivisés 
en  une  multitude  de  petites  cases.  x\  droite  sont  les 
haricots  rouges,  à  gauche  les  blancs,  ici  les  gris,  là 
les  mélangés,  les  irisés,  les  tigrés  ;  ailleurs  les  ronds, 
les  ovalaires,  les  losangiques,  les  microscopiques, 
enfin  les  haricots  monstres.  Vingt  fois  le  jour,  cet 
homme,  d'ailleurs  instruit  et  d'un  caractère  grave, 
va  ouvrir  chacun  de  ses  tiroirs,  puis  les  refermer, 
pour  savourer  le  plaisir  de  les  ouvrir  encore.  Enten- 
dez-le bien,  écoutez-le  sérieusement,  si  vous  le  pou- 
vez, il  vous  fera  l'aveu  que  ses  anciennes  fatigues 


MANIE   DES   COLLECTIONS.  751 

sont  oubliées,  que  Ions  ses  chagrins  ne  sont  plus 
rien,  quand  il  jouit  du  bonheur  de  contempler  se» 
liaricots  ! 

Un  jour  c|ue  notre  amateur  était  livré  à  cette  con- 
templation ,  son  autre  passion  vint  surgir  en  lui 
bien  autrement  vive  et  désordonnée:  son  visage  s'a- 
nime, son  regard  étincelle  :  il  a  vu  briller  quelc|ue 
chose  sur  le  pantalon  d'un  homme  mal  vêtu,  qui 
passe  en  ce  moment  sous  ses  fenêtres.  Il  ne  se  trompe 
pas;  c'est  un  bouton  d'uniforme,  un  bouton  qu'il 
n'a  pas  dans  sa  riche  collection.  Vite,  il  descend 
l'escalier,  se  précipite  sur  cet  individu:  «Combien 
veux-tu  pour  ton  bouton?  —  Mais  je  ne  vends  pas 
mon  bouton!  —  Tu  me  le  vendras,  je  le  veux,  j'en 
ai  besoin;  tiens,  voici  cinq  francs.  —  Gardez  vos 
cinq  francs,  je  vous  le  répète,  je  ne  veux  pas  vendre 
mon  bouton.  —  Ah!  tu  me  résistes  !»  Et ,  au  même 
instant,  il  renverse  violemment  à  terre  l'obstiné  pas- 
sant, lui  arrache,  avec  un  morceau  du  pantalon, 
le  bouton  convoité,  puis  se  sauve  à  toutes  jambes. 

Qu'on  aille  maintenant  regarder  ces  goûts  dés- 
ordonnés comme  innocents  et  de  peu  d'impor- 
tance !  Ce  sont  de  véritables  passions ,  qui  ne  diffè- 
rent des  autres  que  par  la  futilité  de  leur  objet,  et 
dont  les  suites  sont  souvent  tout  aussi  déplorables 
pour  l'individu  que  pour  sa  famille  et  pour  la  société. 

De  la  Bibliomanie. —  Gardons-nous  de  confondre 
avec  les  bibliomanes  ces  hommes  doués  d'esprit  et 
de  goût  qui  n'ont  des  livres  cjue  pour  s'instruire, 
que  pour  se  délasser,  et  cju'on  a  décorés  du  nom  de 
bibliophiles.  «Du  sublime  au  ridicule,  dit  un  spi- 
rituel amateur  de  livres,  il  n'y  a  qu'un  pas,  du  bi- 


752  MANIE    DES    COLLECTIONS. 

bliopliile  au  bibliomane,  il  n'y  a  qu'une  crise.  »  Le 
bibliophile  devient  souvent  bibliomane  quand  son 
esprit  décroît,  ou  quand  sa  fortune  augmente,  deux 
graves  inconvénients  auxquels  les  plus  honnêtes  gens 
sont  exposés;  mais  le  premier  est  bien  plus  com- 
mun que  l'autre.  «  Le  bibliophile ,  ajoute  M.  Charles 
ÎNodier,  sait  choisir  les  livres;  le  bibliomane  les  en- 
tasse :  le  bibliophile  joint  le  livre  au  livre  ,  après 
l'avoir  soumis  à  toutes  les  investigations  de  ses  sens 
et  de  son  intelligence;  le  bibliomane  entasse  les  li- 
vres les  uns  sur  les  autres,  sans  les  regarder.  Le 
bibliophile  apprécie  le  livre,  le  bibliomane  le  pèse 
ou  le  mesure;  il  ne  choisit  pas,  il  achète.  L'inno- 
cente et  délicieuse  fièvre  du  bibliophile  est,  dans  le 
bibliomane ,  une  maladie  aiguë  poussée  jusqu'au 
délire.  Parvenue  à  ce  degré  fatal ,  elle  n'a  plus  rien 
d'intelligent ,  et  se  confond  avec  les  manies.  »  S'il 
m'était  permis  d'ajouter  un  dernier  trait  pour  résu- 
mer ce  judicieux  parallèle,  je  dirais  que  le  biblio- 
phile possède  des  livres,  et  que  le  bibliomane  en  est 
possédé. 

Parmi  toutes  les  manies  de  collections,  celle  des 
livres  m'a  paru  tout  à  la  fois  la  plus  répandue,  la 
plus  séduisante ,  et  la  plus  lentement  ruineuse.  Je 
me  bornerai  à  en  citer  un  exemple.  C'est  celui  d'un 
coUectionnejir  pur  sang,  et  parfait  homme  de  bien; 
homme  rare  dans  son  espèce ,  qui  n'aurait  pas 
même  soustrait  un  Elzévir  à  dix -huit  lignes  de 
marge,  qui  poussait  la  délicatesse  jusqu'à  rendre 
fidèlement  les  moindres  livres  qu'on  lui  prêtait,  et 
à  qui  il  n'est  jamais  entré  dans  l'esprit  de  dépareil- 


MANIE    ORft    COI.I.rCTlONS.  753 

1er  un  Ijoii  ouvrage ,  dans  l'espoir  de  l'acheter  un 
jour  à  vil  prix. 

M.  Boulard ,  homme  de  goût  et  littérateur  in- 
struit ,  avait  acquis  une  grande  fortune  dans  le 
notariat,  qu'il  exerça  à  Paris  pendant  de  longues 
années  et  de  la  manière  la  plus  honorable.  Bien  dif- 
férent des  notaires  de  notre  époque,  M.  Boulard 
n'était  pas  un  homme  du  monde  ;  c'était  l'homme 
de  son  étude  ,  le  guide,  l'ami  de  ses  clients  ;  et  il  ne 
se  décida  à  quitter  sa  charge  que  lorsqu'il  put  la 
transmettre  à  un  fils  qui  héritait  de  son  intelli- 
gence ,  de  son  zèle  et  de  ses  vertus. 

Jusqu'alors  M.  Boulard  avait  cru  devoir  faire  le 
sacrifice  du  goût  prononcé  qu'il  avait  pour  les  li- 
vres; mais  dès  qu'il  se  vit  maître  de  sa  personne  et 
de  son  temps,  il  ne  songea  plus  qu'à  se  former  une 
collection  d'ouvrages  rares  et  curieux. 

Le  voici  donc  à  l'œuvre,  passant  une  partie  du 
jour  chez  les  libraires,  et  l'autre  chez  les  bou- 
quinistes ,  feuilletant  ,  flairant ,  mesurant  et  ache- 
tant toujours  les  éditions  rares,  les  bonnes  éditions, 
les  seules  où  se  trouve  la  faute  ,  la  bienheureuse 
faute,  étoile  polaire  des  vrais  amateurs.  Les  anciens 
de  la  librairie  assurent  ne  l'avoir  jamais  vu  rentrer 
chez  lui  sans  qu'il  rapportât  sous  le  bras  plusieurs 
volumes.  Du  reste,  ses  nombreux  achats  étaient  tou- 
jours payés  comptant  ;  aussi ,  au  bout  de  quelques 
années,  était-il  considéré  dans  tout  Paris  comme  la 
seconde  providence  des  bouquinistes.  A  ce  train , 
les  rayons  qui  tapissaient  son  appartement  furent 
bientôt  remplis,  et  il  fallut  de  toute  nécessité  son- 
ger à  préparer  de  la  place   pour  les   acquisitions 

■iS 


751  .     MAN'IE    DES    COLLECTIONS. 

futures.  En  femme  prudente  et  économe ,  madame 
Boulard  avait  maintes  fois  conseillé  à  son  mari  de 
se  mettre  à  lire  avant  de  continuer  d'acheter;  mais 
ce  conseil ,  tout  au  plus  bon  pour  un  bibliophile , 
n'était  nullement  du  goût  de  notre  bibliomane.  Les 
nouveaux  volumes ,  qui  depuis  quelque  temps  arri- 
vaient par  masses ,  par  toises  carrées ,  furent  donc 
mis  en  pile  devant  la  bibliothèque,  désormais  ina- 
bordable, et  jusque  dans  la  chambre  à  coucher, 
convertie  un  beau  jour  en  quatre  grandes  rues, 
toutes  garnies  de  rayons. 

Cependant  M.  Boulard  devenait  moins  aimable  et 
plus  mystérieux.  Le  matin,  il  commençait  ses  excur- 
sions beaucoup  plus  tôt  qu'à  l'ordinaire,  à  une 
heure  où  les  libraires  n'ont  pas  encore  ouvert , 
ni  les  bouquinistes  étalé;  il  lui  arrivait  assez  sou- 
vent de  ne  pas  venir  déjeuner;  il  ne  rentrait  plus 
diner  que  fort  tard  ;  un  jour  même,  il  ne  rentra  ni 
dîner  ni  coucher.  En  vain  madame  Boulard,  alar- 
mée ,  presse  son  mari  de  questions  sur  cette  con- 
duite scandaleuse  :  il  s'obstine  à  garder  le  silence, 
ou  ne  fait  que  des  réponses  évasives.  Dès  ce  mo- 
ment, on  suit  tous  les  pas,  on  épie  toutes  les  actions 
de  ce  mari  dérangé ,  et  l'on  ne  tarde  pas  à  appren- 
dre que  depuis  quelque  temps  il  passe  des  jour- 
nées entières  dans  une  de  ses  maisons  dont  il  avait 
successivement  congédié  tous  les  locataires  ,  et  qu'il 
venait  de  métamorphoser  en  une  vaste  bibliothè- 
que. Quant  à  la  nuit  que  l'époux  avait  oublié  de 
passer  sous  le  toit  conjugal ,  c'était  précisément 
celle  pendant  laquelle  il  rangea  trois  voitures  de 
livres,  dont  il  n'avait  pas  osé  avouer  avoir  fait  par 


MANIE    DES    COLLECTIONS.  756 

hasard  l'acquisition.  On  s'explique  alors,  on  pleure 
de  part  et  d'autre,  et  l'on  linit  par  signer  la  paix; 
mais  à  quelle  condition  !  Notre  bibliomane  s'est  en- 
gagé sur  sa  parole  d'honneur,  sur  sa  foi  d'ancien 
notaire,  à  commencer  tout  de  suite  son  catalo- 
gue ,  et  à  ne  plus  acheter  un  seul  volume  sans  l'au- 
torisation expresse  de  madame. 

Fidèle  à  ses  promesses,  l'honnête,  le  vénérable 
M.  Boulard  se  met  à  l'ouvrage  ;  il  sort  encore  assez 
fréquemment,  il  est  vrai,  mais  ce  n'est  plus  que 
pour  visiter  ses  anciennes  galeries,  et  jamais  pour 
acheter.  Quelques  mois  après  cette  courageuse  ré- 
solution ,  sa  santé  commença  à  décliner  ;  il  perdit 
peu  à  peu  l'appétit  et  les  forces,  il  commença  à 
maigrir;  son  caractère,  autrefois  aimable  et  enjoué, 
devint  tout  à  fait  sombre  et  mélancolique;  enfin, 
rainé  par  une  fièvre  nerveuse,  il  fut  réduit  à  ne  plus 
pouvoir  quitter  le  lit.  Alors  seulement  le  médecin 
qui  lui  donnait  des  soins  soupçonna  que  cette  fièvre 
consomptive  pourrait  bien  provenir  d'une  espèce 
de  nostalgie,  de  l'ennui  qu'éprouvait  le  malade  de 
ne  plus  acheter  de  livres;  et,  de  concert  avec  ma- 
dame Boulard,  il  s'avisa  du  stratagème  suivant  :  un 
brocanteur  vient  étaler  dans  la  rue  quelques  cen- 
taines de  volumes  devant  la  fenêtre  du  bibliomane; 
puis,  à  un  signal  convenu,  il  se  met  à  vendre  ses 
livres  à  la  criée,  attirant  les  passants  par  les  éclats 
de  sa  voix  forte  et  sonore.  «  Qu'y  a-t-il  là?  »  demande 
M.  Boulard  à  sa  femme.  «  Rien ,  mon  ami  ;  c'est 
un  revendeur  qui  cherche  à  se  défaire  de  quelques 
vieux  livres.  »  ici  un  profond  soupir  s'échappe  de  la 
poitrine  du  malade:  (Si  je  pouvais  au  moins  aller 


75f»  MANIF.    I)l-S    COLLECTIONS. 

les  voir!  il  me  semble  que  le  grand  air  me  ferait 
du  bien.  —  Si  tu  veux  t'habiller  et  prendre  mon  bras , 
nous  essayerons  de  descendre;  et,  ma  foi!  pour 
aujourd'hui ,  je  te  permets  d'acheter  les  volumes  qui 
te  conviendront.  »  Ces  derniers  mots  sont  à  peine 
prononcés,  que  le  malade  saute  à  bas  du  lit;  en  un 
instant  il  est  habillé,  et,  malgré  son  état  de  fai- 
blesse, il  descend  assez  facilement  l'escalier.  Arrivé 
auprès  du  bouquiniste,  il  quitte  le  bras  de  sa  femme , 
et  la  force  à  remonter  chez  elle.  Alors,  l'œil  humide 
de  joie,  un  genou  en  terre,  il  parcourt  avec  rapidité 
tous  les  ouvrages ,  il  les  ouvre ,  les  referme,  les  ouvre 
encore,  pour  les  palper  plus  longtemps.  La  plupart 
sont  bons,  quelques-uns  même  sont  assez  rares  :  les- 
quels doit-il  acheter?  Dans  l'embarras  du  choix,  il 
les  achète  tous.  Le  lendemain  matin  ,  notre  biblio- 
mane  était  sensiblement  mieux;  il  avait  passé  une 
nuit  excellente;  un  air  de  sérénité  brillait  sur  cha- 
cun de  ses  traits;  la  guérison  ne  se  fit  pas  attendre. 

Grâce  à  de  semblables  permissions,  qu'il  fallut 
renouveler  plus  d'une  fois ,  M.  Boulard  parvint  à 
une  longue  carrière.  On  le  voyait  encore,  à  soixante- 
quinze  ans,  cheminer  sur  les  quais,  enveloppé  d'une 
immense  redingote  bleue,  ses  vastes  poches  de 
derrière  chargées  de  deux  in-4",  et  celles  de  devant 
d'une  dizaine  d'in-18  ou  d'in-12  :  c'était  alors  une 
vraie  tour  ambulante;  mais  il  trouvait  son  fardeau 
agréable ,  et  pour  tout  l'or  du  monde  il  n'eût  pas 
consenti  à  en  être  soulagé. 

Hélas!  tout  finit  ici-bas.  Le  6  mai  1825,  le  bon 
M.  Boulard  eut  le  regret  de  quitter  la  vie  sans  pou- 


MANIE    DES    COLLECTIONS.  757 

voir  emporter  ses  six  cent  mille  volumes  (1);  deux 
mois  après,  on  les  vendait  à  vil  prix.  Encore  quel- 
ques années  d'existence ,  et ,  malgré  son  immense 
fortune,  notre  bibliomane  serait  très-probablement 
mort  dans  un  état  voisin  de  la  misère. 

Cette  observation,  qui  m'a  paru  intéressante  sous 
le  rapport  médical,  ne  l'est  pas  moins  au  point  de 
vue  religieux.  Au  moment  de  la  vente  de  M.  Boulard  , 
on  pénétra  ,  non  sans  difficulté ,  dans  une  pièce 
dont  la  porte  était  barricadée,  et  que  l'on  trouva 
remplie  des  ouvrages  les  plus  immoraux  et  les  plus 
obscènes.  L'homme  religieux  ne  les  avait  achetés  que 
pour  les  livrer  aux  flammes  :  sa  passion  dominante 
lui  en  fit  retarder  indéfiniment  le  trop  pénible  auto- 
da-fé. 


(t)  Après  la  vente  de  M.  Boulard  ,  les  étalafristes  de  Paris  furent 
tellement  encombrés ,  que  pendant  plusieurs  années  les  livres  d'oc- 
casion ne  se  vendaient  plus  que  la  moitié  de  leur  valeur  habituelle 


758  .  DU    FANATISME    ARTISTIQUE, 


CHAPITRE  XX. 

DU   FANATISME   ARTISTIQUE,    POLITIQUE   ET    RELIGIEUX. 

Le  mot  fanatisme  n'exprime  pas  seulement  l'exal- 
tation des  opinions  politiques  et  des  croyances 
religieuses ,  il  s'applique  aussi  à  une  admiration 
excessive  pour  les  sciences ,  et  surtout  pour  les 
beaux-arts.  C'est  ce  qui  m'a  déterminé  à  le  placer  à 
la  suite  des  manies,  avec  lesquelles  il  se  confond. 

On  a  d'abord  appelé  fanatiques  les  prétendus 
devins  de  l'antiquité,  parce  qu'ils  rendaient  leurs 
oracles  dans  les  temples  des  dieux  nommés  fana. 
Depuis,  confondant  la  religion  avec  l'abus  qu'on 
en  a  fait,  certains  incrédules  ont  appelé  fanatisme 
toute  espèce  de  zèle  pour  la  religion ,  et  lui  ont  at- 
tribué une  foule  de  maux  qui  n'étaient  dus  qu'aux 
plus  viles  passions  :  c'est  une  erreur,  quand  ce  n'est 
pas  une  perfidie.  Au  reste,  l'impiété  et  l'hérésie  n'ont 
que  trop  souvent  prouvé  qu'elles  ont  aussi  leur  fana- 
tisme. «  Luther,  dit  Bergier,  n'avait  pas  été  tourmenté 
lorsqu'il  alluma  le  feu  dans  toute  l'Allemagne;  les  ana- 
baptistes ne  l'étaient  pas  lorsqu'ils  mirent  en  pratique 
les  maximes  de  Luther;  les  zuingliens  ne  l'étaient 
point  en  Suisse  lorsqu'ils  firent  main-basse  sur  les  ca- 
tholiques ;  personne  n'avait  été  persécuté  en  France 
lorsque  les  émissaires  de  Luther  et  de  Calvin  y  vinrent 
briser  les  images,  afficher  des  placards  séditieux 
aux  portes  du  Louvre,  prêcher  conti'e  le  pape  et  cou- 


l'Ol.rnOUE    ET    RELfGIElX.  759 

tre  la  messe  dans  les  places  publiques,  etc.  etc.  Ce 
sont  ces  excès  mêmes  qui  attirèrent  les  édits  que 
l'on  porta  contre  eux.  Ils  ne  devinrent  donc  pas  fa- 
natiques parce  qu'ils  étaient  persécutés ,  mais  ils 
furent  poursuivis  parce  qu'ils  étaient  fanatiques.  » 

Le  fanatisme  est-il  bien  une  passion  ?  se  demande 
Marc  ;  ne  serait-il  pas  plutôt  une  conception  dé- 
lirante? et  alors  n'exclurait-il  pas  toujours  la  liberté 
morale?  L'opinion  de  ce  médecin  légiste  paraît  tout 
à  fait  fixée  relativement  au  fanatisme  relijjieux  : 
aussi  il  n'hésite  pas  à  le  considérer  comme  d'autant 
plus  excusable  ,  que  les  actes  qu'il  détermine  seront 
plus  déraisonnables,  plus  atroces,  et  que  les  exécu- 
teurs de  ces  actes  seront  plus  superstitieux  et  plus 
ignorants. 

Quant  au  fanatisme  politique,  l'opinion  de  Marc 
ne  paraît  pas  aussi  bien  arrêtée:  «Ses  actes,  dit-il, 
devront  être  appréciés  avec  plus  de  réserve;  car, 
bien  souvent,  loin  d'être  le  résultat  d'une  conception 
délirante  impliquant  la  lésion  consécutive  de  la  vo- 
lonté, il  n'a  du  fanatisme  que  le  nom,  et  doit  être 
considéré  comme  le  produit  de  l'orgueil ,  de  l'ambi- 
tion ,  et  même  de  la  cupidité  :  il  y  a  donc  alors  per- 
versité plutôt  que  désordre  mental.  »  Dans  ces  cas 
mêmes,  je  réclamerais  encore  toute  l'indulgence  des 
juges  en  faveur  des  accusés  politiques,  si  ces  pas- 
sions motrices  avaient  été  poussées  jusqu'au  voisi- 
nage du  délire ,  jusqu'à  l'aveuglement ,  et  surtout  si 
les  individus  appelés  à  comparaître  devant  les  cours 
souveraines  y  avaient  été  conduits  par  la  funeste 
contagion  de  l'exemple.  Il  a  existé,  du  reste,  dans 
tous  les  temps  de  véritables  fous  politiques,  auxquels 


760  DU    FANATISME    AHTISTIQUE, 

l'imputabillté  ne  saurait  être  appliquée,  et  notre 
dernière  révolution  en  a  beaucoup  augmenté  le 
nombre.  Je  ferai  suivre  ces  courtes  réflexions  de 
trois  observations  appartenant  à  chacune  des  espèces 
de  fanatisme  que  j'ai  admises. 

—  Un  peintre  célèbre  composait  un  Christ  à  l'ago- 
nie; le  modèle  posait  admirablement;  toutefois,  sa 
figure  ne  parvenait  pas  à  rendre  les  dernières  an- 
goisses de  la  douleur  qui  va  s'ételgnant  avec  la  vie. 
Que  fait  le  peintre?  il  saisit  un  poignard,  en  frappe 
son  modèle,  et  le  fixe  mourant  sur  la  croix  :  voilà 
le  fanatisme  artistique. 

—  Parmi  les  nombreux  exemples  de  folle  produite 
par  le  fanatisme  politique,  je  me  bornerai  à  citer 
celui  de  la  trop  fameuse  Thérolgne  de  Mérlcourt, 
surnommée  la  belle  Liégeoise  (1). 

Cette  courtisane,  née  dans  le  pays  de  Luxembourg, 
débuta  sur  notre  scène  révolutionnaire  en  se  livrant 
aux  divers  chefs  du  parti  populaire,  qu'elle  servit 
utilement  dans  la  plupart  des  mouvements  insur- 
rectionnels. Elle  contribua  surtout,  en  1789,  à  cor- 
rompre le  régiment  de  Flandre  en  conduisant  dans 
les  rangs  des  filles  de  mauvaise  vie,  et  en  faisant  aux 
soldats  de  larges  distributions  d'argent. 

Après  une  mission  à  Liège,  où  elle  devait  soulever 
le  peuple,  et  une  courte  captivité  dans  une  forte- 
resse de  Vienne,  Thérolgne  fut  mise  en  liberté  par 
l'empereur  Léopold,  et  s'empressa  de  revenir  à  Pa- 
ris dans  le  mois  de  décembre  1791.  A  cette  époque. 


fl)  ,!(>  reproduis  ici,  on  {grande  partie,  rintércssante  observation 
nubîin!  par  Es(jiiirul  uans  son  oiivr;i[îs'  sur  k's  Ma'ailics  mentales. 


POLITIQUE    El'    UEUGIFUX.  761 

elle  se  Ht  remarquer  sur  les  terrasses  des  Tuileries  et 
dans  les  tribunes,  haranguant  audacieusement  le 
peuple ,  pour  le  ramener  au  modéranlisme  et  à  la 
constitution.  Mais  bientôt  les  jacobins  s'étant  em- 
parés d'elle,  on  la  vit  paraître  un  bonnet  rouge  sur 
la  tête ,  un  sabre  au  côté ,  une  pique  à  la  main  , 
commandant  une  armée  de  femmes;  et  tout  semble 
prouver  qu'elle  ne  resta  pas  étrangère  aux  massa- 
cres de  septembre  1792.  On  rapporte  qu'elle  se  ren- 
dit alors  dans  la  cour  de  l'Abbaye,  le  sabre  nu,  et 
qu'elle  y  trancha  la  tête  à  un  malheureux  que  l'on 
conduisait  au  tribunal  de  cette  prison  :  c'était  un 
de  ses  anciens  amants. 

Après  l'établissement  du  Directoire  et  la  dissolution 
des  sociétés  populaires,  Théroigne  perdit  tout  à  fait 
la  raison ,  et  fut  provisoirement  conduite  dans  une 
maison  de  santé  du  faubourg  Saint- Marcel.  On 
trouva,  dans  les  papiers  de  Saint-Just,  une  lettre 
d'elle,  à  la  date  du  26  juillet  1794,  dans  laquelle  se 
montraient  déjà  les  signes  d'une  tête  égarée. 

Après  sept  années  de  séjour  aux  Petites-Maisons, 
Théroigne  fut  transférée  à  la  Salpêtrière,  en  septem- 
bre 1807  ;  elle  pouvait  alors  être  âgée  de  quarante- 
sept  ans.  A  son  arrivée  dans  cet  hospice,  elle  était 
fort  agitée,  injuriant,  menaçant  tout  le  monde, 
ne  parlant  que  de  liberté,  de  comités  de  salut  pu- 
blic, accusant  tous  ceux  qui  l'approchaient  d'être 
des  modérés,  des  royalistes,  etc.  En  1808,  un  grand 
personnage,  qui  avait  figuré  comme  chef  de  parti, 
étant  venu  visiter  la  Salpêtrière,  Théroigne  le  re- 
connut, et  l'accabia  d'injures,  lui  reprochant  d'a- 
voir abandonné  le  ]^?^x\\  populaire,  et  de  n'être  qu'un 


762  m    FANATISME    ARTISTIQIB, 

modéré ,  dont  un  arrêté  du  comité  de  sa  fut  public 
devrait  bientôt  faire  justice.  Enfin,  en  1810,  elle  de- 
vint plus  calme,  mais  elle  tomba  dans  un  état  de 
démence  qui  laissait  encore  voir  les  traces  de  ses 
premières  idées  dominantes.  A  celte  époque,  elle  ne 
veut  supporter  aucun  vêtement ,  pas  même  de  che- 
mise. Tous  les  jours ,  matin  et  soir,  elle  inonde  son 
lit,  ou  plutôt  la  paille  de  son  lit,  avec  plusieurs 
seaux  d'eau,  et  se  couche  recouverte  d'un  simple 
drap  en  été,  et  d'une  seule  couverture  en  hiver. 
Lorsqu'il  gèle ,  et  qu'elle  ne  peut  avoir  de  l'eau  en 
abondance,  elle  brise  la  glace,  et  prend  l'eau  qui 
est  au-dessous  pour  se  mouiller  le  corps,  et  parti- 
culièrement les  pieds. 

Quoique  dans  une  cellule  petite,  sombre,  humide, 
et  sans  meubles,  elle  se  trouve  très-bien;  elle  pré- 
tend être  occupée  d'affaires  de  la  plus  haute  impor- 
tance; elle  sourit  aux  personnes  qui  l'abordent, 
quelquefois  leur  dit  brusquement  :  Je  ne  vous 
connais  pas.  11  est  rare  qu'elle  réponde  juste  aux 
questions  qu'on  lui  adresse  ;  elle  dit  souvent  :  Je  ne 
sais  pas,  j'ai  oublié;  si  l'on  insiste,  elle  s'impatiente, 
et  articule  des  phrases  entrecoupées  des  mots  for- 
faits, liberté,  comités  révolutionnaires,  etc.  ;  elle  en 
veut  toujours  aux  enragés  de  modérés. 

Théroigne  ne  quitte  presque  pas  sa  cellule;  si  elle 
en  sort,  elle  ramasse  toutes  les  bribes  qu'elle  ren- 
contre sur  le  pavé,  puis  les  porte  à  sa  bouche;  on 
l'a  surprise  dévorant  de  la  paille,  de  la  plume,  des 
feuilles  desséchées,  et  des  morceaux  de  viande  im- 
prégnés de  boue.  Enfin  ,    elle  boit  l'eau  des  ruis- 


POLITIQUE    ET    RELIGIEUX.  7fi3 

seaux  pendant  qu'on  nettoie  les  cours  ,  et  préfère 
celte  boisson  à  toute  autre  (1). 

Du  reste,  quoique  cette  femme  n'ait  jamais  donné 
aucun  signe  d'hystérie,  tout  sentiment  de  pudeur 
semblait  éteint  en  elle,  et  l'on  a  vu  que  son  carac- 
tère avait  survécu  à  la  perte  de  sa  raison  :  le  liber- 
tinage h.  conduisit  au  fanatisme  politique;  ce  fa- 
natisme la  conduisit  successivement  à  la  lypémanie 
et  à  la  démence. 


(t)  Maljrré  ce  régime,  que  cette  malheureuse  continua  pendant 
près  de  dix  années,  elle  fut  toujours  parfaitement  menstruée,  et  ne 
se  piaifçnit  jamais  d'aucune  souffrance,  jusqu'à  sa  mort,  arrivée  le  9 
juin  1817,  à  la  suite  d'une  éruption  {générale  de  boutons  qui  ne 
purent  pas  se  développer  au  milieu  d'un  lit  sans  cesse  inondé 
d'eau  froide. 

Ouverture  du  rorps,  faite  par  M.  Amussat  et  par  moi ,  en  présence 
de  MM.  Ësquirol  et  Rostan  : 

Dure-mère  adhérente  au  crâne;  crâne  épais  postérieurement; 
ligne  médiane  très-déjelée.  —  Cerveau  très-mou,  décoloré;  mem- 
brane qui  revêt  les  ventricules  épaissie;  la  substance  cérébrale 
subjacente  présente,  dans  l'épaisseur  d'une  ligne,  un  aspect  vi- 
treux et  d'un  blanc  grisâtre.  —  Plexus  choroïdes  décolorés,  of- 
frant de  petits  kystes  séreux.  —  Glande  pituitaire  contenant  un 
fluide  brunâtre. 

Sérosité  dans  les  deux  plèvres  ainsi  que  dans  le  péricarde.  — 
Cœur  flasque. 

Estomac  distendu  par  un  fluide  verdâtre.  —  Foie  pelit,  ver- 
dâtre  ;  son  tissu  mou,  sa  tunique  propre  se  détachant  avec  la  plus 
grande  facilité;  vésicule  biliaire  distendue  par  de  la  bile  noire, 
épaisse,  grenue.  —  Rate  molle,  verdâtre  comme  le  foie.  —  Vessie 
très-contractée  sur  elle-même,  offrant  des  parois  fort  denses.  — 
Enveloppe  des  ovaires  épaisse,  et  même  cartilagineuse  en  plusieurs 
points. 

ChezThéroigne,  le  colon  transverse  avait  changé  de  direction,  et 
était  descendu  jusque  derrière  le  pubis,  ce  qu'Esquirol  a  observé 
chez  plusieurs  mélancoliques,  —  Le  grand  sympathique  était  ex- 
cessivement développé. 


764  DU    FANATISME    ARTISTIQUE, 

Fanatisme  religieux.  —  Le  jeune  P***,  â[j[é  de  vin^jt 
ans,  d'une  constitution  sanguine  et  d'un  caractère 
ardent ,  se  livra  pendant  une  année  entière  à  la 
lecture  exclusive  d'ouvrages  ascétiques.  Dès  ce  mo- 
naent,  sa  piété,  naguère  douce  et  éclairée,  ne  con- 
sista plus  qu'en  une  suite  de  pratiques  religieuses 
pour  lesquelles  il  montrait  une  ardeur,  ou  plutôt 
une  passion  souvent  poussée  jusqu'au  fanatisme. 
Les  dimanches  et  fêtes,  il  ne  consentait  qu'avec 
peine  à  quitter  sa  paroisse  pour  prendre  ses  repas  ; 
et  les  jours  ordinaires,  il  y  passait,  matin  et  soir 
des  heures  entières,  agenouillé,  et  la  face  contre 
terre,  dans  l'immobilité  la  plus  complète:  c'était, 
dans  toute  la  force  de  l'expression  ,  un  véritable 
pilier  d'église.  En  vain  sa  mère,  dont  sa  fainéan- 
tise augmentait  la  gène ,  en  vain  son  confes.seur  et 
quelques  amis,  s'efforçaient  de  le  ramener  à  des 
idées  plus  sages ,  lui  répétant  qu'il  fallait  de  la  me- 
sure jusque  dans  les  meilleures  choses,  et  que, 
d'ailleurs ,  le  travail  était  pour  l'homme  un  devoir 
non  moins  sacré  que  la  prière  ;  il  restait  sourd  à  tous 
ces  conseils,  et  ne  voyait ,  dans  les  personnes  qui  les 
lui  donnaient,  que  des  esprits  étroits,  ou  des  âmes 
peu  avancées  dans  la  voie  de  la  perfection. 

Sous  l'influence  de  ces  idées ,  fomentées  par  l'or- 
gueil ,  P***  fait  emplette  d'une  statue  de  la  Vierge , 
d'une  quantité  considérable  de  cierges,  et  d'un  mau- 
vais couteau,  vulgairement  nommé  eustache.  Une 
grande  partie  des  journées  est  employée  à  aigui- 
ser ce  couteau,  et  tous  les  soirs,  avant  de  se  cou- 
cher, il  dresse  une  espèce  d'aulol,  y  place  la  sta- 
tue entre  deux  cierges,  puis,  la  main  levée  vers  le 


roi.iTionF.  F,T  RF.i.ioirux.  765 

ciel ,  il  fait  le  serment  de  percer  le  cœur  de  Tim- 
pie  qui  oserait  éteindre  ces  lumières  consacrées  à 
Marie.  Au  milieu  d'une  nuit,  sa  mère  s'aperçoit  que 
la  flamme  des  cierges  agite  la  frange  des  rideaux  du 
lit  où  il  était  couché;  elle  l'appelle  plusieurs  fois  à 
haute  voix,  l'avertit  du  danger  qu'il  court;  mais  il 
reste  immobile  et  sans  répondre  un  mot.  Ne  doutant 
pas  qu'il  ne  soit  profondément  endormi,  la  pauvre 
femme  se  lève ,  s'avance  sur  la  pointe  du  pied , 
souffle  les  cierges,  et  se  hâte  de  regagner  son  lit. 
Elle  a  à  peine  fait  deux  pas,  que  son  fils  se  précipite 
sur  elle  avec  fureur,  lui  fait,  à  coups  d'eustache,  cinq 
blessures  assez  graves,  et  retourne  se  mettre  au 
lit.  Le  lendemain  matin  ,  sa  longue  prière  termi- 
née, il  se  met  à  repasser  son  couteau  sur  un  pavé, 
puis  le  soir,  avant  de  se  coucher,  il  allume  de  nou- 
veau les  cierges  en  répétant  le  serment  qu'il  n'a- 
vait que  trop  fidèlement  tenu. 

Cet  insensé  fut  radicalement  guéri  à  la  suite  de 
quelques  essais  magnétiques  faits  à  la  demande  de 
plusieurs  ecclésiastiques  de  la  capitale  (1). 


(1)  Si  l'espace  me  l'avait  permis,  j'aurais  ajouté  à  ces  observa- 
tions quelques  détails  peu  connus  sur  une  de  mes  clientes  dont  le 
nom  a  malheureusement  trop  retenti,  il  y  a  quelques  années,  dans 
nos  tribunaux  :  je  veux  parler  de  Julie  F. ,  dite  la  femme  libre  des 
saints-simoniens,  laquelle  réunissait  au  plus  haut  degré  les  fana- 
tismes  artistique  ,  politique  et  religieux.  Cette  infortunée,  qui  ne 
rêvait  qu'innovations,  industrie  et  gloire,  se  voyant  abandonnée 
de  presque  tous  ses  amis,  est  allée  mourir  dans  un  de  nos  hôpi- 
taux, où  l'estimable  auteur  de  Foi,  Espérance  et  Charilé,  M.  l'abbé 
Le  Guillou,  adoucit  l'amertume  de  ses  derniers  moments  par  les 
secours  de  la  religion. 


RÉSUMÉ 


(i)« 


Harmouie  de  la  Médecine,  de  la  Législaiioa  et  de  la  Reli- 
gion. —  Nécesaité  de  leur  concours  dans  le  traitement  des 
Passions. 


Notions  préliminaires. 

1.  L'homme  ,  ce  chef-d'œuvre  de  la  création ,  est 
composé  d'im  corps  et  d'une  âme,  unis  de  telle  sorte 
que  de  leur  réaction  réciproque  et  harmonique  dé- 
pend le  parfait  accomplissement  de  ses  destinées. 

2.  Comment  s'opère  cette  union  de  la  matière  et 
de  l'esprit?  Mystère  aussi  impénétrable  que  les  gran- 
des lois  de  la  nature  :  le  suprême  Architecte  s'en 
est  réservé  le  secret  ! 

3.  Qu'est-ce  que  la  nature,  le  temps,  l'éternité, 
la  vie,  la  mort  ?  La  nature  ou  univers  est  l'ensemble 
des  êtres  que  Dieu  a  semés  dans  le  temps  et  dans 
l'espace.  Le  temps  est  la  durée  de  la  nature:  l'éter- 
nité est  la  durée  de  Dieu.  Par  rapport  aux  destinées 
de  l'homme,  la  vie,  c'est  l'union  de  l'âme  et  du  corps  ; 
la  mort,  c'est  leur  séparation  ;  l'éternité,  leur  réunion. 

4.  Dès  l'enfance  l'homme  est  enclin  au  mal  ;  ses 
sens  l'entrainent  vers  la  terre ,  vers  des  plaisirs  ma- 


(1)  Les  propositions  que  renferme  ce  résumé  ne  sont  qu'un  ex- 
trait presque  textuel  des  principales  idées  émises  dans  le  cours  de 
celle  ffit/iologie  morale.  Je  les  reproduis  ici  dans  un  ordre  métho- 
dique, pour  que  le  lecteur  puisse  saisir  plus  facilement  l'ensemble 
et  le  but  de  mon  travail. 


RÉSUMÉ.  767 

téricls,  par  conséquent  finis  et  passagers;  son  âme, 
au  contraire,  l'élève  et  le  fait  aspirer  au  souverain 
bien,  qui  peut  seul  satisfaire  rimmensité  de  ses 
désirs. 

5.  Ce  désaccord  est-il  l'ouvrage  de  Dieu,  ou  n'an- 
nonce-t-il  pas  plutôt  un  renversement  manifeste 
du  plan  primitif  de  la  création  ?  L'homme  n'est 
donc  pas  ,  en  général,  une  inleUigence  servie  par  des 
organes,  mais  une  intelligence  déchue,  luttant  ici-bas 
contre  des  organes. 

t>.  Cette  lutte  presque  continuelle  entre  les  orga- 
nes et  l'intelligence,  entre  la  chair  et  l'esprit ,  c'est 
l'épreuve  qu'on  appelle  la  vie. 

7.  Pour  soutenir  ce  combat  dont  la  pnlme  est  aux 
deux,  l'homme  possède  la  sensibilité,  l'intelligence 
et  la  liberté ,  facultés  précieuses  qui  l'avertissent  de 
ses  besoins  ,  lui  en  font  calculer  l'importance  et  re- 
courir aux  moyens  qui  doivent  les  contenir  ou  les 
satisfaire. 

8.  Ainsi,  l'homme  est  conduit  par  deux  guides, 
le  besoin  et  la  raison  :  l'un  qui  le  sollicite  et  le  pousse, 
l'autre  qui  l'éclairé  et  le  retient. 

9.  L'enfant  et  l'animal  obéissent  immédiatement 
à  la  stimulation  du  besoin  ;  l'homme  complet  ne  le 
satisfait  qu'après  avoir  jugé  sil  peut  et  s'il  doit  le 
satisfaire.  Du  reste,  le  plaisir  et  la  joie,  la  douleur 
et  la  tristesse,  viennent  bientôt  lui  apprendre  si  la 
satisfaction  est  permise  ou  illicite ,  suffisante  ou  dé- 
passée :  la  douleur  l'avertit  du  mal  physique ,  le  re- 
mords ,  du  mal  moral  ;  la  douleur,  en  effet ,  est  le 
cri  plaintif  des  organes  malades,  comme  le  remords 
est  le  cri  accusateur  de  la  conscience  blessée. 


768  RKSIMÉ. 

10.  Tous  les  besoins  de  l'homme  ont  rapport  à  la 
conservation  et  au  développement  de  son  corps,  de 
ses  relations  avec  ses  semblables  et  de  son  intelli- 
gence; partant,  trois  sortes  de  besoins  :  des  besoins 
animaux,  des  besoins  sociaux,  des  besoins  intellec- 
tuels. 

1 1 .  Les  besoins  animaux  nous  sont  communs  avec 
la  brute;  ils  apparaissent  les  premiers,  et  prédomi- 
nent pendant  l'enfance  de  l'homme  comme  pendant 
celle  des  peuples.  Les  besoins  sociaux,  plus  particu- 
lièrement développés  chez  l'homme  que  chez  les 
animaux,  se  montrent  en  second  lieu.  Viennent  en- 
suite les  besoins  intellectuels  ou  supérieurs,  qui 
sont  l'apanage  de  l'homme,  seule  créature  capable 
de  connaître  Dieu,  de  l'aimer  et  de  le  conquérir. 

12.  Tous  nos  besoins  sont  intrinsèquement  bons, 
par  cela  même  que  Dieu  nous  les  a  donnés;  mais, 
pour  qu'ils  restent  tels ,  il  faut  qu'ils  soient  satisfaits 
d'une  manière  harmonique  et  dans  la  limite  du  de- 
voir ;  sans  quoi ,  ils  dégénèrent  en  passions. 

1 3.  Les  passions ,  toutes  essentiellement  mauvai- 
ses, ne  sont  autre  chose  que  des  besoins  déréglés , 
non  moins  nuisibles  à  l'individu  qu'à  la  société,  et 
qui  renversent  l'hiérarchie  divine  établie  entre  l'âme 
et  le  corps. 

14.  Dans  l'ordre  providentiel,  l'âme  est  faite  pour 
commander,  le  corps  pour  obéir  ;  par  l'effet  de  la 
passion  ,  l'âme  détrônée  n'est  plus  que  l'esclave  de 
son  propre  esclave. 

15.  Le  besoin  séparé  du  devoir  conduit  au  mal  ; 
il  y  a  donc  nécessité  pour  l'homme  de  faire  accor- 


RÉSUMÉ.  769 

der  ses  besoins  avec  ses  devoirs,  lesquels    sont, 
comme  eux,   animaux,  sociaux   et  intellectuels. 

16.  JNos  devoirs,  ainsi  que  nos  besoins,  ne  sont 
pas  toujours  simples  ;  ils  se  compliquent  même  très- 
fréquemment;  souvent  aussi  il  arrive  qu'ils  se  trou- 
vent en  opposition  :  dans  ce  cas,  l'on  doit  obéir  au 
plus  noble,  en  écoutant  la  voix  de  la  conscience, 
juge  inné  du  bien  et  du  mal. 

17.  La  limite  qui  sépare  le  besoin  de  la  passion, 
le  bien  du  mal ,  n'est  qu'une  simple  ligne  ;  cette 
ligne,  c'est  celle  du  devoir.  Malheur  à  celui  qui  la 
franchit ,  car  l'abîme  vers  lequel  il  marche  est 
d'autant  plus  dangereux  que  sa  pente  est  d'abord 
agréable  et  presque  insensible. 

1 8.  L'hygiène ,  code  physiologique  ;  la  législation , 
code  social  ;  la  religion,  code  spirituel ,  code  divin  : 
tels  sont  les  trois  guides  qui  apprendront  à  l'homme 
à  régulariser  ses  triples  besoins,  comme  être  animé, 
comme  être  sociable,  comme  être  intelligent  :  celui- 
là  seul  est  maitre  de  lui-même,  dont  les  besoins 
obéissent  à  la  raison,  et  la  raison  à  Dieu. 

19.  Sans  doute,  il  y  aura  toujours  des  passions 
sur  la  terre ,  de  même  qu'il  y  aura  toujours  des  ma- 
ladies :  il  est  donc  de  notre  intérêt  autant  que  de 
notre  devoir  de  nous  maintenir  dans  l'atmosphère 
physique  et  morale  la  plus  propre  à  arrêter  leur 
funeste  contagion. 

20.  Que  dirait-on  d'un  médecin  qui  soignerait 
avec  zèle  les  serviteurs  d'une  maison ,  et  qui ,  par  in- 
différence, en  laisserait  mourir  le  maître?  Tels  sont 
ceux  qui  ne  se  préoccupent  que  des  infirmités  des 

49 


770  nÉsuMÉ. 

oi'giiiics,  et  n'accordent  aucune  attention  aux  ma- 
ladies de  l'àme. 

21.  La  mort  de  l'àme  est  causée  par  les  actes  de 
nos  passions ,  par  le  péché. 

22.  Mais  l'àme  est  immortelle  !  Aussi  emploie-t-on 
seulement  cette  expression  de  mort  pour  signifier 
que,  par  l'effet  de  la  passion,  l'àme  a  perdu  son  em- 
pire, sa  dignité,  sa  beauté  :  son  empire  sur  l'indi- 
vidu, sa  dignité  aux  yeux  des  hommes,  sa  beauté 
aux  yeux  de  Dieu,  l^e  vice,  en  effet,  c'est  la  défaite 
de  l'àme  et  l'esclavage  ;  la  vertu  ^  c'est  sa  victoire  et 
la  vraie  liberté. 

Classification  des  Passions. 

23.  Ainsi  que  les  besoins  et  les  devoirs,  les  pas- 
sions peuvent  être  divisées  en  passions  animales,  en 
passions  sociales,  en  passions  intellectuelles.  Les  pas- 
sions animales,  bornées  dans  leurs  désirs,  et,  comme 
les  besoins  dont  elles  émanent ,  sujettes  à  une  sorte 
de  périodicité,  comprennent  Vivrognetie ,  la  gour- 
mandise, la  colère,  la  peur,  la  paresse  et  le  liberti- 
nage. Parmi  les  passions  sociales ,  dont  les  désirs 
sont  presque  toujours  continus  et  insatiables,  on  peut 
ranger  Y  amour,  V  orgueil  etXdi  vanité,  V  ambition.  Yen- 
vie  et  \iA  jalousie,  Y  avarice,  la  passion  du  Jeu.  Parmi  les 
passions  intellectuelles  viennent  se  classer  les  manies 
de  Yétude,  de  la  musique,  de  Yordre,  des  collections, 
ainsi  que  les  fanatismes  artistique,  politique  et  reli- 
gieux. 

On  a  prétendu  admettre  des  passions  permises  et 
des  passions  défendues;  on  a  aussi  qualifié  certai- 
nes passions,  grandes ,  nobles,  généreuses  :  c'est  une 


RÉSUMÉ.  TJl 

erreur.  D'abord,  le  mal  ne  peut  jamais  ûire  permis  ; 
puis,  a  propremeiil  parler,  il  n'y  a  pas  de  petite  pas- 
sion :  le  désir  de  l'objet  le  plus  insi^jniKanl  peut 
fjrandir  et  s'exalter  au  point  d'altérer  la  santé  et  de 
troubler  la  raison  ,  en  même  temps  qu'il  dégradera 
l'càme  en  la  séparant  du  souverain  bien. 

Siéjje  (les  Passions, 

24.  Où  les  passions  ont-elles  leur  siège?  L'obser- 
vation, d'accord  avec  le  raisonnement,  conduit  à 
admettre  que  les  passions,  qui  résident  dans  tout 
l'organisme,  sont  transmises  du  corps  à  l'àme  et  de 
l'âme  au  corps  par  l'intermédiaire  de  nos  deux  sys- 
tèmes nerveux,  qu'elles  ébranlent  simultanément, 
avec  cette  diFférence  que  leur  contre-coup  va  reten- 
tir de  préférence  tantôt  sur  le  centre  cérébro-spinal, 
tantôt  sur  le  centre  nerveux  ganglionaire. 

Causes  des  Passions. 

25.  Pour  prévenir  les  passions  ou  en  arrêter  l'eF- 
fervescence,  il  faut,  avant  tout,  connaîtreles  causes 
qui  les  produisent  et  les  circonstances  qui  en  favo- 
risent le  développement.  Ainsi,  on  doit  étudier  l'in- 
fluence qu'exercent  sur  elles  les  différents  âges,  les 
sexes,  les  climats,  la  température  et  les  saisons,  la 
nourriture,  l'hérédité  et  l'allaitement,  les  tempéra- 
ments ou  constitutions,  les  maladies,  la  menstrua- 
tion et  la  grossesse,  la  position  sociale  et  les  pro- 
fessions, l'éducation,  l'habitude  et  l'exemple ,  le 
grand  monde,  la  solitude  et  la  vie  champêtre,  les 


772  KF.SUMÉ. 

spectacles  et  les  romans,  l'irréligion,  les  différentes 
formes  de  gouvernement ,  enfin  l'imagination. 

26.  Parmi  ces  causes,  les  unes  sont  soumises  à 
l'empire  de  la  volonté ,  nous  devons  les  détruire  ;  les 
autres  ont  une  existence  indépendante  de  notre  vo- 
lonté :  nous  devons  nous  appliquer  à  modifier  leur 
action. 

27.  Ces  causes,  dont  la  connaissance  est  aussi 
utile  au  magistrat,  au  prêtre  et  au  législateur  qu'au 
médecin,  ne  sauraient,  de  quelque  nature  qu'elles 
soient,  nous  empêcher  de  flétrir  le  vice  et  d'admi- 
rer la  vertu  ;  elles  doivent  seulement  nous  faire 
adopter  pour  base  de  nos  jugements  cette  maxime 
toute  chrétienne:  Sévérité  pour  soi,  indulgence  pour 
autrui. 

Marche,  Pronostic  et  Terminaison  des  Passions. 

28.  L'observation  découvre  un  parallélisme  par- 
fait entre  les  passions  et  les  maladies  ;  elles  naissent, 
marchent  et  finissent  de  la  même  manière;  leurs 
symptômes  offrent  également  la  plus  grande  ana- 
logie. 

29.  Quant  au  pronostic  que  l'on  peut  porter  sur 
la  terminaison  plus  ou  moins  funeste  des  passions, 
une  expérience  de  tous  les  jours  nous  démontre  que 
les  maladies ,  la  folie ,  une  mort  prématurée ,  l'op- 
probre, la  misère,  les  crimes,  le  châtiment  des 
hommes,  précurseur  ordinaire  de  la  justice  divine, 
sont  la  triste  perspective  des  imprudents  qui  ne  s'at- 
tachent pas  de  bonne  heure  k  modérer  la  violence 
de  leurs  désirs. 

30.  Cet  effrayant  pronostic  sur  les  individus  livrés 


RESUME.  773 

à  la  fougue  de  leurs  passions,  s'applnjuc  aussi  aux 
nations  corrompues.  Dès  que  ces  jjiandes  {'amillcs 
ont  brisé  les  liens  qui  faisaient  leur  foice,  alors  que 
chaque  individu,  érigeant  en  loi  ses  propres  doc- 
trines, se  fiïit  une  religion  de  l'égoïsme,  de  l'intem- 
pérance, du  luxe  et  de  la  cupidité,  on  peut  infail- 
liblement annoncer  leur  dissolution  prochaine  ou 
leur  retour  à  la  barbarie;  à  moins  que  la  Providence, 
toujours  bonne,  lors  même  qu'elle  châtie,  n'envoie 
quelque  fléau  destructeur  qui  les  force  à  se  retrem- 
per dans  des  sentiments  purs  et  généreux. 

Effets  des  Passions  sur  l'organisme,  sur  le  corps  social  et  sur 
les  croyances  relipfieuses. 

31.  Plus  les  passions  sont  mises  en  jeu ,  plus  elles 
abrègent  l'existence  des  individus  aussi  bien  que 
celle  des  peuples. 

32.  Les  nerfs  sont  ordinairement  d'autant  plus 
développés  que  les  affections  morales  ont  été  plus 
vives ,  plus  fréquentes ,  et  la  pensée  plus  active. 
Aussi,  toutes  choses  égales  d'ailleurs,  trouve-t-on 
le  grand  sympathique  beaucoup  plus  fort  chez  la 
femme  que  chez  l'homme,  tandis  que  l'arbre  cé- 
rébro-spinal prédomine  chez  celui-ci. 

33.  L'ébranlement  imprimé  à  tout  le  système  ner- 
veux par  les  diverses  passions  va-t-il  indifférem- 
ment retentir  sur  telle  ou  telle  partie  du  corps ,  ou 
bien  fait-il  ressentir  son  contre-coup  à  un  organe 
plutôt  qu'à  un  autre?  Les  faits  pathologiques  con- 
duisent à  admettre  les  trois  lois  suivantes  : 

1"  Quand  il  y  a  dans  l'économie  un  organe  ma' 


774  RÉSUMÉ. 

lade,  c'est  toujours  sur  lui  que  la  passion  va  re- 
tentir. 

2"  *Existe-t-il  harmonie  complète  entre  toutes  les 
fonctions,  les  passions  gaies  ébranlent  de  préférence 
les  organes  thoraciques;  les  passions  tristes,  les 
viscères  abdominaux;  et  les  passions  mixtes,  ces 
derniers  d'abord,  les  premiers  ensuite. 

3"  Enfin ,  chez  les  individus  dont  la  constitution 
est  fortement  dessinée ,  les  effets  morbides  varient 
selon  les  diverses  prédominances,  qui,  du  reste, 
sont  une  véritable  disposition  à  des  maladies  en 
quelque  ,sort€  déterminées. 

34.  L'étude,  féconde  en  résultats,  et  jusqu'ici 
beaucoup  trop  négligée,  de  l'influence  des  passions 
sur  les  maladies  et  des  maladies  sur  les  passions, 
peut  facilement  conduire  à  la  solution  des  deux 
problèmes  suivants  : 

V  «Un  individu  bien  portant  et  d'une  constitu- 
tion connue  étant  donné,  s'il  s'abandonne  à  telle 
ou  telle  passion  ,  quel  genre  de  maladie  éprouvera- 
t-il ,  quels  seront  les  organes  principalement  af- 
fectés ?  » 

2"  «Un  individu  d'un  caractère  connu  étant  don- 
né ,  indiquer,  d'après  les  altérations  survenues  dans 
sa  santé,  quelle  est  la  passion  qui  le  domine  ac- 
tuellement. » 

35.  C'est  encore  une  loi  de  l'économie  que  tout 
organe  souffrant  s'efforce  de  diminuer  l'irritation 
ou  la  congestion  qu'il  éprouve,  en  la  renvoyant  vers 
les  parties  avec  lesquelles  il  sympathise  davantage. 
Dans  les  passions  portées  au  plus  haut  degré,  la 
réaction  des  viscères  thoraciques  et  abdominaux  a 


RÉSUMÉ.  775 

surtout  lieu  vers  l'encéphale,  qui,  à  son  tour,  ébranlé 
par  ce  reflux  morbide,  trouble  sensiblement  la  rai- 
son, et  la  rend  le  jouet  des  hallucinations  les  plus 
bizarres. 

3C.  Un  phénomène  de  réaction ,  digne  de  fixer 
l'attention  des  médecins,  c'est  Vexcrétion  crïtù/ue, 
qui  a  lieu  surtout  dans  les  passions  provenant  des 
besoins  animaux. 

37.  Les  humeurs  excrétées  pendant  la  crise  de 
certaines  passions  peuvent  acquérir  tout  à  coup  des 
qualités  anormales  et  même  délétères. 

38.  Les  maladies  produites  par  les  passions  sont 
à  elles  seules  incomparablement  plus  fréquentes  que 
celles  qui  proviennent  de  tous  les  autres  modifica- 
teurs de  l'organisme. 

39.  Les  trois  quarts  des  morts  subites  sont  occa- 
sionnées par  l'ivrognerie ,  la  gourmandise ,  le  liber- 
tinage et  la  colère. 

40.  La  majeure  partie  des  individus  admis  dans 
les  établissements  d'aliénés  y  sont  conduits  par  de 
violentes  passions,  ou  à  la  suite  de  chagrins  trop 
vivement  sentis. 

41.  Le  suicide,  ce  fléau  qu'on  voit  régner  d'une 
manière  épidémique  aux  époques  de  corruption  et  de 
perturbation  sociales,  est  d'ordinaire  la  conséquence 
de  passions  fougueuses  ou  de  peines  excessives. 

42.  L'affaiblissement  des  principes  religieux  est 
presque  toujours  la  conséquence  et  l'indice  de  quel- 
que honteuse  passion. 

43.  Les  passions  se  montrent  encore  plus  déli- 
rantes et  plus  terribles  chez  les  masses  que  chez  les 
individus.  C'est  surtout  alors  qu'éminemment  conta- 


776  RESUME. 

gieuses,  elles  gagnent  de  proche  en  proche  jusqu'aux 
simples  spectateurs ,  et  les  entraînent  souvent  à  des 
actes  qu'ils  déplorent  dès  qu'ils  sont  revenus  de  leur 
funeste  aveuglement. 

44,  Les  tableaux  statistiques  de  la  justice  crimi- 
nelle montrent  à  la  fois  l'action  perturbatrice  des 
passions  sur  la  société,  l'inefficacité  des  lois  en  vi- 
gueur, et  la  nécessité  d'une  éducation  chrétienne  et 
complète,  appliquée  au  développement  harmonique 
de  l'homme  physique,  de  l'homme  moral,  de  l'homme 
intellectuel. 

Traitement  médical,  législatif  et  religieux  des  Passions. 

Traitement  médical.  —  A5.  Le  traitement  médical 
des  passions  est,  comme  celui  des  maladies,  préser- 
vatif ou  curatif.  Dans  les  deux  cas,  il  exige  l'emploi 
simultané  des  moyens  physiques  et  moraux  le  mieux 
appropriés  à  l'excès  que  l'on  veut  prévenir  ou  faire 
cesser. 

46.  Beaucoup  de  maladies  réputées  incurables 
arrivent  à  parfaite  guérison  quand  on  s'attache  à 
détruire  la  cause  morale  qui  les  entretient. 

47.  Ce  n'est  pas  lorsque  les  passions  se  sont  for- 
tifiées par  une  longue  habitude  qu'il  faut  songer  à 
les  attaquer  ;  c'est  aussitôt  qu'elles  apparaissent  : 
alors  on  les  maîtrise  avec  facilité  ;  plus  tard  le  suc- 
cès est  douteux ,  quelquefois  même  impossible. 

48.  Le  traitement  médical  des  passions  consiste 
principalement  : 

1°  A  bien  étudier  la  prédominance  organique  et 
son  influence  sur  le  besoin  surexcité, 


RÉSUMÉ.  777 

2"  A  neutraliser  cette  influence  par  tous  les  mo- 
dificateurs hygiéniques. 

3"  A  éloigner  les  causes  occasionnelles  de  la  pas- 
sion. 

4"  A  imprimer  aux  idées  une  nouvelle  direction  , 
afin  de  répartir  d'une  manière  égale  la  suractivité 
du  besoin  dominant. 

5°  A  rompre  la  périodicité  de  l'habitude,  pério- 
dicité que  l'on  remarque  dans  certaines  passions, 
notamment  dans  celles  qui  dépendent  des  besoins 
animaux. 

6**  Enfin ,  à  s'efforcer  de  ramener  à  l'état  normal 
les  organes  foyers  de  la  passion  ,  ou  bien  sur  lesquels 
la  passion  a  retenti ,  et  qui ,  à  leur  tour ,  réagiraient 
sur  elle  pour  en  augmenter  l'intensité.  Dans  le  plus 
grand  nombre  des  cas,  on  atteindra  ce  but  à  l'aide 
des  agents  thérapeutiques  ordinaires ,  pourvu  qu'on 
les  emploie  de  concert  avec  les  moyens  moraux  les 
plus  propres  à  agir  sur  l'esprit  du  malade,  afin  de  lui 
rendre  le  calme,  sans  lequel  il  n'y  a  ni  santé  ni  vertu. 

49.  Le  calme  n'est  pas  l'immobilité  complète ,  le 
repos  absolu  ,  l'inaction  ;  mais  un  balancement  doux 
et  harmonique  qui  contribue  au  bonheur  de  l'indi- 
vidu ainsi  qu'à  celui  delà  société:  pour  le  corps,  c'est 
la  santé;  pour  l'âme;  c'est  la  verlii ;  pour  ce  qu'on 
appelle  esprit,  c'est  la  raison.  Au-dessus  et  au- 
dessous  du  calme  commencent  la  maladie ,  la  pas- 
sion et  la  folie. 

50.  Les  passions  peuvent  être  considérées  comme 
le  prélude  de  la  folie  :  outre  qu'elles  présentent 
les  mêmes  symptômes ,  elles  ont  avec  elle  une  ana- 
logie bien  remarquable,  c'est  que,  en  général ,  si  elles 


778  RÉSUMÉ. 

viennent  à  produire  un  déranjjemcnt  complet  de  la 
raison,  ce  dérangement  conserve  tellement  le  cachet 
de  son  origine,  qu'il  semble  n'être  qu'une  suite  d'ac- 
cès de  la  passion  primitive. 

51.  Les  passions  sur-aiguës,  c'est-à-dire  qui  écla- 
tent tout  à  coup  et  avec  violence,  sont  on  ne  peut 
plus  voisines  de  la  folie.  Chez  celles  dont  la  marche 
est  chronique,  l'imputabilité  existe  principalement 
pendant  leurs  deux  premières  périodes.  Dans  la  troi- 
sième, en  effet,  la  liberté  morale,  le  libre  arbitre 
n'est  plus  dans  toute  sa  plénitude ,  parce  qu'alors, 
pBr  un  funeste  effet  de  l'habitude ,  la  conscience 
est  ordinairement  muette,  et  le  jugement  plus  ou 
moins  faussé. 

52.  Les  passions  surgissent  d'autant  plus  tyran- 
niques,  que  les  déterminations  de  la  volonté  sont 
moins  calmes  et  moins  puissantes;  on  ne  saurait 
donc  trop  s'attacher  à  ne  plus  autant  développer  l'i- 
magination au  préjudice  du  jugement,  faculté  si 
précieuse  et  de  nos  jours  malheureusement  si  rare  : 
puisque  l'imagination  est  la  folle  du  lofais,  le  juge- 
ment devrait  toujours  en  être  le  mentor. 

53.  Les  passions  doivent-elles  être  employées 
comme  moyens  thérapeutiques?  en  d'autres  termes, 
est-il  permis  de  développer  une  passion  pour  guérir 
une  maladie  ou  une  autre  passion  préexistante? 
JNul  doute  que  certains  sentiments,  qui  agissent  à 
la  manière  des  passions,  ne  puissent  être  mis  en  jeu 
pour  la  guérison  de  l'âme  ou  du  corps;  mais  les 
passions  proprement  dites  ne  doivent  être  employées 
à  cet  usage  que  dans  des  cas  exceptionnels,  et  que 


RÉSUMÉ.  'Î79 

d'accord   avec  les  principes  sévères  de  la  morale 
chi'élieiine. 

Traitement  législatif.  —  54.  L'homme ,  ce  com- 
posé de  passions,  est  destiné  à  vivre  en  société; 
mais  la  société  elle-même  développe  de  nouvelles 
passions  que  l'homme  isolé  ne  connaîtrait  pas,  et 
qui  tendent  à  troubler  la  tranquillité  générale  :  de 
là,  la  nécessité  de  lois  répressives. 

55.  Le  traitement  législatif  des  passions  offre 
bien  quelques  mesures  de  police  propres  à  les  répri- 
mer; mais  il  consiste  surtout  à  punir  les  excès  qu'elles 
enfantent,  dès  le  moment  que  ces  excès  deviennent 
nuisibles  à  la  société. 

56.  L'amende,  la  confiscation,  la  réparation 
d'honneur,  la  dégradation  civique,  la  surveillance 
de  la  haute  police,  la  privation  des  droits  civils ,  ci- 
viques et  de  famille ,  l'emprisonnement ,  la  réclusion , 
les  travaux  forcés,  l'exposition  ,  le  bannissement,  la 
déportation,  enfin,  la  condamnation  à  mort  ;  telles 
sont  les  peines  que  prononce  la  législation  française 
contre  les  infractions,  les  délits  et  les  crimes  qui 
troublent  l'ordre  social. 

57.  En  ajoutant  à  ces  peines  la  torture ,  que 
Louis  XVI  a  supprimée  en  France,  le  fouet,  la  bas- 
tonnade, la  mutilation,  la  potence,  les  fers,  l'exil, 
toujours  en  vigueur  chez  quelques  peuples  de  l'Eu- 
rope; puis  l'esclavage,  la  cangue,  la  roue,  la  claie, 
la  castration ,  la  marque  sur  le  front,  l'empalement, 
la  suspension  par  les  aisselles,  le  chevalet,  le  sup- 
plice du  feu,  celui  de  la  faim,  celui  de  la  croix, 
l'enterrement  et  la  dissection  du  vivant,  encore  en 
usage  chez  quelques  nations  dites    civilisées ,    on 


780  RÉSUMÉ. 

aur.1  réuni  les  principaux  moyens  employés  par  les 
législateurs  pour  arrêter  les  désordres  sociaux  que 
les  passions  entraînent  à  leur  suite. 
;  Traitement  religieux.  —  58.  Nous  venons  de  voir 
la  législation  et  la  médecine  s'efforcer  de  prévenir 
les  passions  ,  ou  d'en  réparer  les  tristes  effets ,  l'une 
en  sévissant  contre  les  délits  qui  troublent  l'ordre 
social,  l'autre  en  donnant  des  conseils  hygiéniques 
pour  maintenir  les  besoins  de  l'homme  dans  de  justes 
limites,  et  en  s'appliquant  à  guérir  les  maladies,  sui- 
tes inévitables  de  tous  les  vices  :  la  religion  fait  plus 
encore. 

59.  Dans  sa  continuelle  vigilance,  elle  embrasse 
toute  l'humanité,  cette  grande  famille  qui  a  Dieu 
pour  père,  et  la  terre  pour  exil.  A  ses  yeux,  les 
hommes  étant  tous  Frères,  elle  leur  témoigne  la 
même  tendresse ,  leur  donne  les  mêmes  lois ,  leur 
promet  les  mêmes  biens.  Mais  comme  ,  dans  un 
monde  qui  passe,  le  juste  ne  saurait  trouver  de  ré- 
compenses proportionnées  à  ses  sacrifices ,  c'est 
dans  le  sein  de  Dieu  qu'il  goûtera  un  bonheur  dont 
ses  passions  vaincues  ne  viendront  plus  troubler 
l'éternelle  extase. 

'  60.  Le  christianisme  ne  se  contente  pas  de  nous 
voir  observer  ses  préceptes  par  la  crainte  seule  des 
peines  de  l'autre  vie  ;  il  exige  que  le  mobile  de 
toutes  nos  actions  soit  l'amour  de  Dieu ,  et  du  pro- 
chain en  Dieu  :  loi  d'amour,  dont  l'accomplissement 
ennoblit  le  cœur,  éclaire  l'intelligence,  et  rend 
l'homme  véritablement  libre ,  en  régularisant  tous 
ses^besoins. 


0  RÉSUMÉ.  7S1 

61.  Outre  les  sacrements,  qui  purifient  l'âme,  en 
même  temps  qu'ils  diminuent  les  souflranccs  du 
corps,  la  religion  prescrit  l'usage  journalier  de  la 
prière  comme  un  rempart  puissant  contre  les  atta- 
ques continuelles  des  passions.  Il  n'est  pas,  en  effet, 
de  moyen  plus  propre  à  dissiper  ces  dangereux  en- 
nemis de  notre  repos ,  que  cette  fréquente  commu- 
nication de  l'homme  avec  son  Créateur. 

62.  Aux  sacrements  et  à  la  prière,  la  religion 
joint  encore  le  jeûne  et  l'abstinence,  moyens  hygié- 
niques propres  à  amortir  la  violence  des  passions  ; 
et,  dans  sa  profonde  sagesse,  elle  les  prescrit  plus 

■  longs  et  plus  sévères,  précisément  à  l'époque  de 
l'année  où  toute  la  nature  est  sur  le  point  d'entrer 
en  fermentation.  La  rigueur  de  la  saison  ;  la  misère; 
une  constitution  affaiblie  par  l'âge,  la  maladie,  ou 
le  travail,  s'opposent-elles  à  ce  que  l'on  suive  le 
précepte,  elle  en  dispense  facilement;  mais  elle  veut 
que  chacun  y  supplée  par  une  aumône  proportion- 
née à  sa  fortune.  C'est  ainsi  qu'en  combattant  deux 
vices,  malheureusement  si  communs,  l'intempérance 
et  l'avarice,  elle  affaiblit  les  transports  de  l'amour 
et  l'impétuosité  de  la  colère,  en  même  temps  qu'elle 
verse  le  superflu  du  riche  entre  les  mains  du  pau- 
vre :  admirable  institution  ,  qui  fait  expirer  sur  les 
lèvres  de  l'indigent  le  blasphème  contre  la  Provi- 
dence ,  et  change  en  bénédictions  les  fureurs  que  lui 
eût  inspirées  l'envie  !  les  institutions  humaines  ont- 
elles  jamais  fait  preuve  d'autant  de  sollicitude,  de 
prudence  et  de  charité? 

63.  Les  trois  modes  de  traitement  que  nous  ve- 


782  RÉSUMÉ. 

lions  d'apprécier  n'échouent  qiie.f  rop  souvent  qtiand 
on  les  emploie  isolés,  tandis  qu'on  a  fréquemment 
observé  l'effet  salutaire  de  leur  concours.  Pourquoi 
donc  ne  pas  toujours  combattre  les  passions  avec 
un  ensemble  de  moyens  qui  ont  entre  eux  les  plus 
grands  rapports ,  et  qui  tendent  au  même  but  ?  La 
médecine,  la  législation  et  la  religion  s'occupent, 
en  effet,  de  l'homme,  depuis  son  berceau  jusqu'à 
sa  tombe,  et  toutes  trois  n'ont  en  vue  que  son  bon- 
heur; seulement,  l'une  veut  plutôt  en  faire  un  indi- 
vidu robuste  ;  l'autre,  un  citoyen  paisible  ;  la  dernière, 
un  homme  éminemment  vertueux.  Toutes  trois  font 
encore  observer  leur  code  par  les  mêmes  motifs, 
l'intérêt  et  la  crainte  :  pour  ceux  qui  le  respectent, 
la  santé,  l'estime  publique  ,  la  paix  d'une  bonne 
conscience,  avant-goût  des  joies  célestes;  pour 
ceux  qui  le  violent,  la  maladie,  les  punitions  des 
hommes,  les  châtiments  de  Dieu;  toutes  trois, 
enfin  ,  ont  chacune  leur  ministre:  le  médecin  ,  qui 
soulage  ,  le  magistrat ,  qui  punit ,  le  prêtre  ,  qui 
pardonne. 

De  la  Récidive  dans  la  Maladie ,  dans  le  Crime  et  dans  la  Passion, 

64.  Malgré  l'augmentation  de  la  peine  prononcée 
contre  les  récidivistes,  le  chiffî^e  annuel  des  réci- 
dives en  matière  criminelle  et  en  matière  correc- 
tionnelle a  plus  que  doublé  depuis  dix  ans. 

65.  Quelles  sont  les  causes  qui  portent  tant  d'in- 
dividus, déjà  frappés  par  la  justice,  à  rentrer  dans 
la  carrière  du  crime  ?  Les  principales  sont  ; 

1°   L'abus  des  circonstances  atténuantes,   ainsi 


uÉsijMÉ.  783 

que  l'inexacte  constatalion  des  récidives,  qui,  ne 
permettant  pas  de  proportionner  la  peine  au  délit, 
énerve  la  répression  ,  et  encourage  au  crime. 

2"  Les  vices  de  notre  système  pénitentiaire,  qui 
rejette  dans  la  société  des  condamnés  pour  la  plu- 
part niîliement  corrigés  ,  et  même  plus  pervertis 
qu'avant  leur  châtiment. 

3"  Lé  manque  de  patronage  et  de  surveillance  de 
tous  les  libérés  de  justice,  auxquels  le  séjour  de  la 
capitale  devrait  être  interdit,  au  moins  pendant 
quelques  années  d'épreuves,  à  cause  du  grand  nom- 
bre de  malfaiteurs  qu'elle  renferme,  et  des  anciens 
camarades  de  détention  qu'ils  peuvent  y  retrouver. 

4"  Le  manque  d'ateliers  spéciaux,  où  ils  trouve- 
raient constamment  de  l'ouvrage,  et  d'une  colonie 
dans  laquelle  ils  pourraient  devenir  propriétaires. 

5"  La  privation  de  l'espoir  d'une  franche  et 
entière  réhabilitation  ,  espoir  qui  suffirait  pour 
ramener  beaucoup  de  libérés  dans  la  voie  du 
bien. 

6"  Enfin  l'irréligion  profonde  des  récidivistes ,  et 
trop  souvent  l'immoralité  de  ceux-là  mêmes  qui , 
par  leurs  bons  exemples,  devraient  améliorer  les 
masses ,  et  ramener  les  condamnés  à  la  vertu. 

66.  Enumérer  les  causes  qui  favorisent  le  pluô 
les  récidives,  c'est  en  faire  connaître  le  principal 
remède,  lequel  consisterait  à  les  éloigner  toutes.  Il 
faudrait  ensuite ,  dans  un  bon  système  péniten- 
tiaire ,  chercher  à  guérir  le  condamné  de  la  pas- 
sion dominante  qui  lui  a  fait  commettre  un  nouveau 
crime  ou  un  nouveau  délit.  La  plupart  des  voleurs, 
en  effet,  ne  volent  pas  pour  le  plaisir  de  voler,  ni 


781  nicsTMÉ. 

les  assassins,  pour  le  plaisir  de  tuer:  la  paresse, 
l'ivrognerie,  le  libertinage,  la  colère,  la  cupidité, 
les-  poussent  seuls  au  vol  ou  au  meurtre  :  ce  sont 
donc  ces  vices  qu'il  faut  déraciner,  si  l'on  veut  que 
ces  malheureux  ne  continuent  pas  à  retomber  dans 
les  mêmes  crimes. 

67.  En  punissant  les  coupables,  le  législateur  n'a 
pas  eu  seulement  en  vue  d'intimider  les  citoyens 
vicieux:  il  a  dû  compter  aussi  sur  la  réforme  morale 
des  individus  atteints  par  la  loi.  C'est  ce  à  quoi  l'on 
pourrait  parvenir  si  les  gouvernements  voulaient 
reconnaître  l'existence  d'une  corporation  religieuse 
spécialement  chargée  du  soin  des  prisonniers.  Com- 
bien d'entre  eux ,  en  effet ,  reviendraient  à  la  vertu  , 
si  la  loi  qui  les  frappe  les  environnait  en  même 
temps  d'hommes  honorables,  occupés  de  leur  faire 
reconquérir  leur  dignité  morale ,  en  leur  inspirant 
l'amour  du  travail,  et  en  gravant  dans  leur  esprit 
des  idées  d'ordre  et  de  religion ,  sans  lesquelles 
la  société  ne  saurait  subsister! 

68.  Quelque  pervers  que  soit  le  criminel ,  il  est 
bien  rare  qu'on  ne  puisse  faire  vibrer  dans  son 
cœur  une  fibre  capable  de  le  ramener  au  bien. 

69.  Ce  qui  favorise  les  rechutes  dans  la  passion, 
c'est  le  besoin  immodéré  d'émotions  ou  d'excita- 
tion ,  besoin  qui  devient  d'autant  plus  impérieux , 
que  la  passion  a  été  plus  souvent  satisfaite  ;  car  la 
fréquente  réitération  des  mêmes  actes  ne  tarde 
pas  à  produire  l'habitude,  qui  n'est  autre  chose 
que  le  dernier  degré  de  la  tyrannie  du  besoin,  puis- 
qu'alors  la  passion  se  satisfait  sans  combat,  presque 
sans  remords,  et,  pour  ainsi  dire,  machinalement. 


RKSIIMK.  786 

Cette  loi  pliysiolopjiquc  cl  morale,  dont  la  connais- 
sance est  si  importante,  ne  prouve-t-elle  pas  que, 
dans  leur  premier  degré,  les  passions  demandent  ; 
qu'au  second,  eWcs  exigent;  qu'au  troisième,  elle» 
contraignent. 

70.  Ce  qui  doit  surtout  nous  engager  à  sortir  de 
notre  esclavage ,  c'est  la  fatale  corrélation  qui  existe 
entre  la  passion,  la  maladie,  et  le  crime.  Et,  en 
effet,  la  récidive  dans  la  passion  amène  très-sou- 
vent la  récidive  dans  la  maladie,  et  presque  tou- 
jours la  récidive  dans  le  crime. 

71.  Voulons-nous  sérieusement  notre  bonheur 
et  celui  de  nos  semblables,  appliquons-nous  à  con- 
naître la  passion  qui  nous  est  habituelle;  car  c'est 
elle  qui  dirige  presque  toutes  nos  actions,  et  qui, 
par  cela  même,  constitue  notre  caractère.  Les  autres 
passions  ne  sont  guère  qu'accessoires  :  la  passion 
dominante,  c'est  notre  propre  fonds,  c'est  nous. 
Cette  connaissance  une  fois  acquise  ,  travaillons  tous 
les  jours  à  briser  quelques  anneaux  de  la  chaîne 
qui  nous  retient  esclaves.  Si ,  en  tombant ,  l'homme 
fait  preuve  de  faiblesse,  en  se  relevant  de  sa  chute, 
il  fait  preuve  de  vertu. 

72.  Aux  yeux  de  la  religion ,  la  vertu  est  le  triom- 
phe de  la  volonté  sur  nos  mauvaises  inclinations  ; 
c'est  aussi  la  santé  de  l'âme ,  conservée  par  l'inno- 
cence, ou  recouvrée  par  le  repentir. 

73.  Quelque  fréquentes  qu'aient  été  nos  rechutes, 
nous  ne  tarderons  pas  à  nous  réhabiliter,  à  recon- 
quérir notre  dignité  d'homme,  si  nous  suivons  à  la 
fois  les  conseils  de  l'hygiène,  qui  nous  rendront  plus 
forts  ;  ceux  de  la  loi,  qui  nous  rendront  plus  justes; 

50 


786  nÉsuMÉ. 

ceux  delà  religion,  qui  nous  rendront  naeilleurs,  et 

en  même  temps  plus  heureux. 

74.  La  vie  est  un  chemin  escarpé,  que  borde  dé 
chaque  côté  un  précipice  souvent  caché  par  des' 
fieurs  :  le  médecin  ,  le  prêtre  et  le  magistrat  de- 
vraient toujours  s'y  rencontrer,  pour  tendre  une 
main  secourable  aux  imprudents  qui  S'approchent 
trop  près  des  bords. 


NOTES. 


Note  A  ,  page  46. 

Influence  des  Climats  et  des  Lieux  sur  la  constitution 
physique  et  morale  des  peuples. 

«  L'Asie,  selon  Hippocrate,  diffère  de  l'Europe  par  la 
nature  de  toutes  choses ,  et  par  celle  des  productions 
de  la  terre,  et  par  celle  des  hommes.  Tout  vient  beau- 
coup plus  beau  et  plus  grand  en  Asie  qu'en  Europe  :  le 
climat  y  est  plus  tempéré ,  les  mœurs  des  habitants  y 
sont  plus  douces  et  plus  faciles.  La  cause  de  ces  avan- 
tages, c'est  le  tempérament  exact  des  saisons,  etc.. 

«II  en  est  de  même  pour  le  sol  comme  pour  les 
hommes  :  où  les  saisons  éprouvent  des  vicissitudes  fré- 
quentes et  considérables,  le  sol  est  frès-sauvage  et  très- 
inégal  :  on  y  trouve  des  montagnes  la  plupart  boisées, 
des  plaines,  des  prairies;  où  les  saisons  sont  régulières, 
le  sol  est  très-uniforme.  Le  même  rapport  s'observe  chez 
les  hommes  pour  qui  veut  y  faire  attention.  11  y  a  des 
naturels  analogues  à  des  pays  montueux,  couverts  de 
bois  et  humides  ;  d'autres  à  des  terres  sèches  et  légères; 
ceux-ci  (ressemblent)  à  des  sols  marécageux  et  couverts 
de  prairies  ;  ceux-là  à  des  plaines  nues  et  arides;  car  les 
saisons,  qui  modifient  la  nature  de  la  forme,  diffèrent 
d'elles-mêmes,  et  plus  elles  en  diffèrent,  plus  il  y  a 
de  modification  dans  l'apparence  extérieure.  «  (  Des 
Eaux ,  des  Airs,  et  des  Lieux.  —  Traduction  du  docteur 
C.  Daremberg.) 


788  '  NOTES. 

«  Ces  quelques  pages,  dit  le  jeune  et  savant  traducteur 
d'Hippocrate,  placent  le  prince  de  la  médecine  au  pre- 
mier rang  parmi  les  philosophes;  elles  renferment, 
comme  en  un  germe  fécond,  toutes  les  idées  de  l'anti- 
quité et  des  temps  modernes  sur  la  philosophie  de  l'his- 
toire; elles  ont  été  résumées  en  quelques  lignes  par 
Platon  et  par  Aristote;  elles  ont  inspiré  à  Galien  son 
admirable  traité  :  Que  le  Caractère  de  l'homme  est  lié  à  sa 
constiliUion  ;  et,  dans  des  temps  plus  rapprochés  de  nous  , 
elles  ont  fourni  à  Bodin,  à  Montesquieu  et  à  Herder,  le 
fond  même  de  leurs  systèmes  politiques  et  historiques. 

«Je  rapporte  ici  les  passages  de  Platon  et  d'Aristote  : 
ils  complètent,  avec  ce  qu'Hippocrate  a  enseigné,  les 
données  de  la  philosophie  antique  sur  ces  hautes  ques- 
tions : 

a  Vous  ne  devez  pas  ignorer,  dit  Platon  ,  pour  ce  qui 
«regarde  les  lieux  ,  qu'ils  semblent  différer  les  uns  des 
«autres  pour  rendre  les  hommes  meilleurs  ou  pires,  et 
«qu'il  ne  faut  pas  que  les  lois  soient  en  opposition  avec 
«eux.  (Parmi  les  hommes)  les  uns  sont  bizarres  et  em- 
«  portés,  à  cause  de  la  diversité  des  vents  et  de  Téléva- 
«  tion  de  la  température,  les  autres  à  cause  des  eaux, 
«les  autres,  enfin,  à  cause  de  la  nourriture  que  la  terre 
«leur  fournit,  et  qui  n'influepas  seulement  sur  le  corps 
«  pour  le  rendre  meilleur  ou  pire ,  mais  qui  n'a  pas  moins 
«de  puissance  sur  l'âme  pour  produire  tous  ces  effets.» 
Ce  texte  n'est  pas  le  seul  où  Platon  ait  tenu  compte  des 
influences  extérieures  sur  le  caractère  des  hommes. 
Galien  en  a  rassemblé  un  certain  nombre  empruntés 
surtout  au  Timée,  et  au  second  livre  des  Lois. 

«  Voici  maintenant  le  passage  d'Aristote  ;  il  semble, 
plus  évidemment  encore  que  celui  de  Platon  ,  résumer  la 
théorie  hippocralique  : 

«  Les  peuples  qui  habitent  les  climats  froids  ,  les  peu- 
«  pies  d'Europe  ,  sont,  en  général,  pleins  décourage; 


NOTES.  789 

«mais  ils  sont  certainement  inférieurs  en  intelligence  et 
«en  industrie  ;  et  s'ils  conservent  leur  liberté,  ils  sont 
«politiquement  inclisciplinables  ,  et  n'ont  jamais  pu  con- 
«  quérir  leurs  voisins.  En  Asie,  au  contraire,  les  peuples 
«ont  plus  d'intelli^jence ,  d'aptitude  pour  les  arts,  mais 
«ils  manquent  de  cœur,  et  ils  restent  sous  le  joug  d'un 
«esclavage  perpétuel.  La  race  grecque,  qui  topographi- 
«quement  est  intermédiaire,  réunit  toutes  les  qualités 
«des  deux  autres...  Dans  le  sein  même  de  la  Grèce,  les 
«divers  peuples  présentent  entre  eux  des  dissemblances 
«analogues  à  celles  dont  nous  venons  de  parler:  ici, 
«c'est  une  seule  qualité  qui  prédomine,  là  elles  s'harmo- 
onisent  toutes  dans  un  heureux  mélange.»  (C.  Darem- 
berg,  Introduction  du  Traité  des  Eaux,  des  Jirs  et  des 
Lieux.) 

Note  B,  pages  73  et  133. 

Sur  l'Extase. 

Les  médecins  donnent  le  nom  ({'extase  à  une  affec- 
tion du  cerveau,  dans  laquelle  l'exaltation  de  certaines 
idées  absorbe  à  nn  tel  point  l'attention,  que  les  sensa- 
tions sont  momentanément  suspendues,  les  mouvements 
volontaires  arrêlés ,  et  l'action  vitale  même  souvent 
ralentie.  On  la  distingue  de  la  catalepsie  en  ce  que  , 
dans  cette  maladie ,  il  y  a  suspension  complète  des 
facultés  intellectuelles  avec  aptitude  du  corps  à  conser- 
ver les  positions  qu'on  lui  fait  prendre.  Il  est  à  remar- 
quer que  le  délire  et  les  hallucinations  qui  accompa- 
gnent quelquefois  l'extase  offrent  pour  l'ordinaire  un 
caractère  religieux ,  et  s'observent  chez  des  personnes 
d'une  haute  piété. 

Les  théologiens  ,  de  leur  côté ,  considèrent  quelque- 
fois l'extase    comme    un  état  surnaturel    dans   lequel 


790  NOTES. 

rame  est  si  absorbée  clans  la  contemplation  des  per- 
fections divines,  et  si  éprise  de  leur  beauté,  qu'elle 
ne  sent  et  n'aperçoit  plus  ce  qui  se  passe  au  dedans  ni 
au  dehors  du  corps. 

Le  savant  Émery  confond  l'extase  et  le  ravissement 
dans  une  même  définition;  mais  M.  Boucher  dit  que, 
dans  ce  dernier  état,  l'opération  divine  est  encore  plus 
forte  que  dans  le  premier  ,  puisqu'on  y  a  vu  quelque- 
fois le  corps  s'élever  de  terre,  et  demeurer  ainsi  élevé 
pendant  quelque  temps.  Puis  il  ajoute  que  «le Seigneur, 
par  l'extase,  donne  une  idée  de  la  contemplation  à  la- 
quelle l'âme  sera  élevée  dans  le  ciel ,  et  que  ,  par  le  ra- 
vissement, il  donne  une  idée  de  l'agilité  dont  les  corps 
seront  doués  dans  le  séjour  de  la  gloire.»  Ceci  posé, 
comment  distinguer  l'extase  médicale  de  l'extase  théolo- 
gique, ou,  si  on  l'aime  mieux,  à  quels  signes  recon- 
naîtra-t-on  qu'une  extase  est  simplement  une  maladie  ou 
bien  une  faveur  céleste?  Voici,  d'après  le  grand  travail 
de  Benoît  XIV  sur  la  Canonisation  des  saints,  les  marques 
certaines  auxquelles  on  pourra  reconnaître  le  doigt  de 
Dieu.  «L'extase  n'est  pas  un  état  maladif,  mais  un  état 
surnaturel  et  une  faveur  divine,  lorsqu'une  personne  la 
craint  et  s'en  défie;  lorsqu'elle  tâche  de  s'y  soustraire 
ou  d'en  dirainui  r  la  fréquence;  lorsqu'elle  se  dérobe  aux 
regards  de  peur  qu'on  ne  la  surprenne  dans  cet  état, 
ou  qu'elle  éprouve  de  la  confusion  si  on  l'y  surprend  ; 
quand  elle  y  entre  au  milieu  d'une  oraison,  ou  à  la  suite 
d'une  communion  faite  avec  ferveur;  quand  elle  s'y 
comporte  selon  les  règles  de  la  plus  parfaite  modestie  , 
et  que  son  extérieur  n'offre  qu'un  spectacle  édifiant; 
quand  elle  en  sort  avec  la  paix  dans  l'âme  et  la  sérénité 
sur  le  front  ;  lorsque  ensuite  elle  s'affermit  dans  l'humi- 
lité, la  mortification  et  la  fidélité  à  ses  devoirs;  lors- 
qu'elle ne  perd  pas  entièrement  le  souvenir  de  ce  qui 
s'est  passé  en   elle;  lorsque  son   corps  acquiert  de   la 


NOTES.  791 

vigueur  après  l'opération,  quoiqu'il  ait  eu  de  la  fatigue 
pendant  l'opération  même;  lorsque  enfin  cette  personne 
soumet  tout  ce  qu'elle  a  éprouvé  aux  lumières  de  ses 
guides  spirituels  ,  et  qu'elle  est  disposée  à  le  désavouer 
s'il  le  jugent  à  propos.  » 

Tels  sont  les  signes  dont  l'Eglise  exige  la  réunion  pour 
admettre  qu'une  extase  est  une  faveur  du  ciel;  lorsqu'ils 
ne  se  rencontrent  pas  tous,  elle  crçit  prudemment  de- 
voir s'abstenir  de  se  prononcer. 

Note  G,  page  94. 
Longévité  des  Prêtres  et  des  Religieux. 

Du  l*""  janvier  1823  au  31  décembre  1842,  on  a  con- 
staté le  décès  de  767  ecclésiastiques  appartenant  au  dio- 
cèse de  Paris ,  ou  y  résidant  momentanément. 

751  ecclésiastiques  décédés  pendant  cette  période 
de  vingt  années,  dont  on  a^u  connaître  l'âge,  ont 
vécu  ensemble  quarante-sept  mille  cinq  cent  quatre- 
vingt-seize  ans,  ce  qui  porte  la  moyenne  de  leur  vie  à 
soixante-trois  ans  passés.  Sur  ces  751  individus,  106  ont 
vécu  au  delà  de  soixante  ans;  271  au  delà  de  soixante  et 
dix  ans;  177  ont  dépassé  quatre-vingts  ans;  enfin  17 
ont  vécu  plus  de  quatre-vingt-dix  ans.  Dans  quelle 
autre  profession  trouverait-on  une  pareille  longévité! 

—  Sur  302  religieuses  carmélites  mortes  à  Paris,  rue 
d'Enfer,  en  la  maison  mère,  dont  je  suis  le  médecin, 
69  ont  vécu  au  delà  de  soixante  ans;  59  au  delà  de 
soixante  et  dix;  23  au  delà  de  quatre-vingts.  Ainsi  ,  mal- 
gré les  austérités  de  cet  ordre,  la  moyenne  de  la  vie  en 
communauté  de  ces  302  religieuses  a  été  de  trente-deux 
ans  huit  mois,  et  celle  de  leur  vie  entière  de  cinquante- 
sept  ans  quatre  mois. 

—  Les  trappistes  et  les  chartreux  prolongent  aussi  fort 


792  ^OTES. 

loin  leur  carrière  :  à  l'abri  des  passions  qui  auraient  pu 
les  agiter  dans  le  monde,  la  plupart  de  ces  religieux  ne 
meurent  pas,  à  proprement  parkr,  de  maladie;  ils  s'étei- 
gnent paisiblement  :  leur  fin  a  pour  eux  la  douceur  de 
la  retraite. 

Note  D  ,  page  94. 

Sur  les  Médecins. 

On  a  remarqué  (ai-je  dit  précédemment,  que  si  la  profes- 
sion de  médecin  comptait  dans  ses  rangs  beaucoup  d'in- 
crédules et  même  de  matérialistes,  elle  avait  aussi  donné 
à  rÉglise  un  grand  nombre  de  saints ,  et  à  la  société  une 
foule  dhommes  non  moins  remarquables  par  leur  piété 
que  par  leur  savoir.  J'ai  cité,  pag.  94,  quelques-uns 
de  ces  grands  talents  qui  ont  honoré  notre  carrière  ;  voici 
maintenant  un  extrait  curieux  du  Catalogue  des  méde- 
cins qui  ont  mérité,  par  leurs  vertus,  d'être  mis  au  nom- 
bre des  saints  :  cette  liste  est  tirée  de  leur  Histoire  ,  pu- 
bliée en  1643  par  G.  Duval,  professeur  et  doyen  de  la 
Faculté  de  médecine  de  Paris  : 

Saint  Luc,  d'Antioche  en  Syrie,  médecin  de  profession, 
excellent  peintre,  disciple  des  apôtres,  et  l'un  des  quatre 
évangélistes;  saints  Côme  et  Damien,'  martyrs;  saint 
Pantaléon,  de  Nicomède,  martyr;  saint  Antiochus,  de 
Sébaste ,  martyr;  saint  Samson ,  prêtre,  médecin  des 
pauvres;  saint  Otriculanus,  martyr;  saint  Ursicin,  de 
Ligurie,  martyr;  saint  Alexandre,  martyr;  saint  Cyrus , 
d'Alexandrie,  médecin  chez  les  Égyptiens,  et  martyr; 
saint  Césaire,  médecin  et  sénateur  de  Byzance,  frère  de 
saint  Grégoire  de  Nazianzc;  saint  Denis,  diacre;  saint 
Codratus ,  de  Gorinthe ,  martyr  ;  saint  Papilius  ,  diacre  et 
martyr;  saint  Juvénal ,  évêque  ;  saint  Jean  Damascène, 
médecin  et  grand  docteur  de  l'Eglise;  saint  Diomède  de 
Tarse,  médecin  en  Cilicie;  saint  Léontius  et  saint  Carpe- 


NOTES.  793 

phorus,  médecins  arabes,  et  martyrs;  saint  Gennadius, 
médecin  grec;  saint  Eusèbe,  médecin  grec,  devenu  sou- 
verain pontife,  prédicateur  des  hérétiques,  et  martyr  ; 
saint  Zenobius,  d'Egée,  d'abord  médecin,  puis  évêque, 
martyr;  saint  Oreste,  martyr  intrépide  de  laCappadoce; 
saint  Emilien,  médecin  et  martyr  en  Afrique;  saint  An- 
tiochus,  chevalier  romain  et  savant  médecin  ,  martyr.  Je 
terminerai  ici  cette  longue  énumération,  que  je  pourrais 
étendre,  en  y  joignant  les  bienheureux  médecins  japo- 
nais, tels  que  le  vieillard  Paul,  Louis  Almeida,  et  autres 
non  encore  canonisés. 

Note  E,  page  97. 

Sur  les  Maladies  propres  à  certaines  classes  d'ouvriers. 

Les  ouvriers  sont  particulièrement  exposés  à  des  ma- 
ladies provenant  des  matières  qu'ils  travaillent,  du  mi- 
lieu dans  lequel  ils  vivent,  des  efforts  souvent  excessifs 
qu'ils  font,  enfin  de  la  position  vicieuse  ou  trop  pro- 
longée qu'ils  sont  obligés  de  prendre. 

Ainsi,  les  doreurs  sur  métaux  par  l'ancien  procédé  (à 
l'aide  du  mercure)  sont  pour  la  plupart  affectés  de  trem- 
blements nerveux  accompagnés  d'une  certaine  morosité. 

Les  lapidaires,  les  fondeurs  en  caractères,  les  peintres 
en  bâtiment,  lesouvriers  surtout  qui  préparentle  blanc  de 
céruse,  sont  atteints  journellement  de  coliques  saturnines. 

Les  meuniers,  les  charbonniers,  les  carriers,  les  ma- 
çons, les  ouvriers  employés  dans  les  manufactures  de 
laine  ou  de  coton ,  sont ,  plus  que  d'autres ,  sujets  à  la 
phlhisie  pulmonaire. 

La  pustule  maligne  attaque  principalement  les  indi- 
vidus qui  soignent  le  bétail,  manient  les  peaux,  lavent  les 
laines  ou  les  travaillent  encore  fraîches,  tels  que  les  ber- 
gers, les  laboureurs,  les  maréchaux,  les  tanneurs,  les 
bouchers,  les  brossiers,  etc. 


794  NOTES. 

Il  est  rare  de  rencontrer  des  blanchisseuses  et  des  ou- 
vriers imprinaeurs  d'un  âge  avancé  sans  que  leurs  jambes 
soient  labourées  d'ulcères  variqueux,  ou  tout  au  moins 
couturées  de  varices. 

Les  cordonniers,  qui  appuient  constamment  la  forme 
contre  la  ré|jion  de  l'estomac,  éprouvent  pour  la  plupart 
des  gastralgies,  que  nous  voyons  souvent  dégénérer  en 
gastrites  chroniques. 

Je  ne  connais  pas  un  seul  vieux  jardinier  qui ,  dans  le 
cours  de  sa  vie,  n'ait  été  atteint  d'un  rhumatisme  plus 
ou  moins  aigu,  et  plus  particulièrement  du  lumbago. 

Quant  aux  vidangeurs,  que  l'on  croirait  exposés  à  des 
émanations  délétères,  ils  ont  en  général  une  bonne 
santé,  et  ne  sont  guère  sujets  qu'à  la  maladie  dyeux 
connue  sous  le  nom  de  mitte. 

Consultez,  du  reste,  les  nombreux  et  utiles  travaux 
de  M.  le  docteur  Villermé,  de  l'Académie  des  sciences 
morales  et  politiques. 

Note  F,  page  102. 
Sur  la  Criminalité  dans  ses  rapports  avec  l'instruction. 

11  résulte  des  recherches  consciencieuses  faites  sur 
cette  matière  par  MM.  Guerry,  Dangeville  ,  Morogue  et 
Michel ,  que  l'ignorance  n'est  pas  une  source  de  crimi- 
nalité aussi  grande  qu'on  le  croit  généralement.  La  logi- 
que des  chiffres  officiels  a  même  conduit  ce  dernier 
statisticien  à  admettre  : 

«  1"  Qu'à  mesure  que  rinslruction  s'est  propagée  d'an- 
née en  année  ,  le  nombre  des  crimes  et  des  délits  s'est 
accru  dans  une  proportion  analogue. 

«  2°  Que,  dans  le  nombre  de  ces  délils  ou  de  ces  crimes, 
la  classe  des  accusés  sachant  lire  et  écrire  entre  pour  un 
cinquième  de  plus  que  la  classe  des  accusés  complète- 


NOTES.  795 

ment  illettrés  ,   et  (jne  la  classe  des  accusés  ayant  reçu 
une  haute  instruction  y  entre  pour  deux  tiers  de  plus, 
toute  proportion  gardée  entre  les  chiffres  respectifs  de 
la  population  de  chacune  de  ces  classes. 
«En  d'autres  ternies,  quand 

SOr'OOO  individus  de  la  classe  totalement  illettrée  four- 
nissent      5  accusés. 

25,000  individus  de  la  classe  sachant  lire  et  écrire  en 

donnent  plus  de 6 

25,000  individus  de  la  classe  ayant  reçu  une  instruc- 
tion supérieure  en  donnent  plus  de 15 

«3°  Que  le  degré  de  perversité  dans  le  crime,  et  les 
chances  d'échapper  aux  poursuites  de  la  justice  et  à  la 
vindicte  des  lois  sont  en  proportion  directe  avec  le  degré 
d'instruction. 

«4**  Que  les  départements  oii  l'instruction  est  le  plus 
répandue  sont  ceux  qui  présentent  le  plus  de  crimes  , 
c'est-à-dire  que  la  moralité  s'y  trouve  en  degré  inverse 
de  l'instruction. 

«5°  Que  les  récidives  sont  plus  fréquentes  parmi  les 
accusés  ayant  reçu  l'instruction  que  parmi  ceux  qui  ne 
savent  ni  lire  ni  écrire.  » 

«Il  est,  ajoute  M.  Michel,  une  réflexion  que  nos  lec- 
teurs auront  déjà  faite  avant  nous  :  c'est  qu'il  est  une 
foule  de  délits,  secrets  ou  patents,  qui  violent  la  probité 
et  la  morale ,  et  qui  échappent  toutefois  à  la  vindicte  des 
tribunaux.  A  chaque  instant,  la  loi  reste  impuissante  et 
muette  en  présence  d'actions  que  l'opinion  publique  ré- 
prouve; et  devant  cette  opinion  même,  combien  d'actes, 
auxquels  se  prête  ou  s'accommode  rhonneur  du  monde, 
qui  seraient  justement  flétris  au  tribunal  de  la  conscience 
et  de  la  justice  rigoureuse!  Si  le  scandale  de  fortunes 
frauduleusement  acquises  ;  le  scandale  d'atubitions  satis- 
faites au  prix  de  serments  trahis ,  deprincipesreni.es. 


796  NOTES. 

de  pactes  honteux  ;  le  scandale  de  passions  assouvies 
aux  dépens  de  rhonneur  et  du  repos  de  malheureuses 
victimes  séduites,  et  sacrifiées  ensuite  avec  une  cynique 
impudence;  si  ces  scandales  s'étalent  au  grand  jour  et 
font  murmurer  contre  la  patience  de  la  justice  divine, 
est-ce  la  classe  pauvre  et  ignorante  qui  les  donne?  Est- 
ce  elle  qui  trouve  dans  les  avantages  de  sa  position,  dans 
Tascendant  même  d'une  instruction  plus  développée, 
l'habileté  nécessaire  pour  éluder  la  loi,  ou  la  puissance 
pour  s'y  soustraire?  De  telle  sorte  que  si  l'opinion  impie , 
que  l'instruction  pervertit  les  hommes,  était  admise,  un 
sentiment  de  justice  et  de  générosité  porterait  encore  à 
désirer  que  cette  instruction  s'étendît  et  se  propageât,  non 
plus,  il  est  vrai,  pour  améliorer  le  peuple,  mais  afin 
que,  dans  cette  mêlée  générale  de  tous  les  intérêts  et  de 
toutes  les  passions  égoïstes,  la  lutte  du  moins  devînt 
loyale,  et  que  tous  les  combattants  pussent  s'y  assaillir 
et  s'y  défendre  à  armes  égales.  » 

Note  G,  page  125. 
Sur  l'Écriture. 

L'inspection  de  l'écriture  peut-elle  donner  une  con- 
naissance exacte  du  caractère  des  individus?  Je  ne  le 
pense  pas  :  elle  pourra  peut-être  arriver  à  faire  découvrir 
quelques  traits  généraux  de  la  constitution  morale, 
mais  elle  ne  saurait  jamais  rendre  les  nuances  varia- 
bles et  multipliées  du  caractère.  J'avouerai,  toutefois, 
qu'ayant  eu  occasion  de  mettre  sous  les  yeux  de  M.  l'abbé 
Flandrin  plusieurs  autographes  d'individus  appartenant 
à  diverses  classes  de  la  société,  six  fois  sur  six,  j'ai  été 
surpris  de  la  fidélité  des  portraits  qu'il  traçait  après 
quelques  minutes  d'observation.  Voulant  tenter  une  der- 
nière épreiive ,  je  lui  présentai  quelques  lignes  en  le 


NOTES.  797 

priant  de  me  dire  ce  qu'il  pensait  du  caractère  de  la  per- 
sonne qui  les  avait  tracées.  Voici  la  réponse  qu'il  me 
donna  sur-le-cliamp  :  «J'hésite  à  me  prononcer  sur  le 
sexe.  Si  c'est  un  homme,  il  a  l'exquise  sensibilité  de  la 
femme;  si  c'est  une  Femme,  elle  a  l'énergie  et  la  fermeté 
d'un  homme.»  Puis,  examinant  avec  plus  d'attention,  il 
ajouta  :  «Je  suis  maintenant  certain  que  c'est  un  homme 
qui  a  écrit  ces  lignes.  C'est  un  homme  d'une  noble  et 
belle   imagination  ,   mais  d'un   cœur  plus  généreux  et 
plus   noble  encore.   La    sensibilité  est   dominante   chez 
lui,  et  l'exaltation  de  son  dévouement  irait  jusqu'au  sa- 
crifice de  la  vie,  si  l'occasion  s'en  présentait.  Cette  belle 
âme  ne  sait  pas  haïr,  elle  est  trop  noble  et  trop  fière  pour 
se  venger.  Aux  ingratitudes,  aux  injustices  de  la  vie,  elle 
n'a  répondu  que  par  le  pardon  et  l'amour.  Cet  homme  a 
dû  être  le  plus  tendre  des  fils,  le  plus  dévoué  des  amis,  le 
plus  généreux  des  citoyens.  11  eût  fait  un  vaillant  capi- 
taine; plus  brave,  toutefois,  que  prudent.  Si  les  circon- 
stances dans  lesquelles  il  a  été  placé  lui  ont  permis  de 
développer  ses  facultés  intellectuelles,  il  doit  être  un 
grand  poète;  le  poëte  de  l'amour,  des  nobles  affections, 
et  de  la  grandeur  d'âme.   Il  n'est  pas  possible  qu'il  ne 
soit  pas    chrétien  s'il  a  pu  connaître  le  christianisme. 
Son  défaut  dominant  c'est  l'absence  de  l'esprit  d'ordre  et 
de  calcul.  Il  eût  fait  un  triste  négociant,  il  n'était  pas 
né  pour  les  affaires;  or,  cette  disposition,  quand  elle  est 
portée  à  l'excès,  peut  constituer  un  véritable  défaut.  C'est 
le  seul  qu'une  observation  attentive  puisse  me  permettre 
de  signaler  dans  ce  beau  caractère,  qui  peut  bien  avoir 
eu  les  faiblesses  de  ses  vertus,   mais  qui  ne  peut  avoir 
été  l'esclave  d'aucun  vice.  »  Or,  celui  que  M.  Flandrin 
venait  de  juger  ainsi  sur  son  écriture,  c'était  le  vertueux 
auteur  de  Françoise  de  Bimini,  de  Mes  prisons,  et  des 
Devoirs  des  hommes ,  c'était  Silvio  Pellico. 


798  NOTES. 

Note  H,  page  126. 
Sur  la  Théorie  des  Ressemblances. 

Selon  Porta,  les  analogies  de  formes  entre  Thomme 
et  les  animaux  annoncent  des  penchants  semblables. 
M.  Machado  a  borné  ses  observations  aux  animaux,  et  il 
prétend  que  chez  tous  ceux  qui  offrent  des  ressemblances 
de  formes ,  de  robes  et  de  couleurs ,  on  peut  compter  sur 
des  conformités  de  caractère. 

Voici  les  principaux  rapprochements  que  présente  ce 
naturaliste  dans  sa  Théorie  des  ressemblances,  rapproche- 
ments qui  sont  souvent  rendus  on  ne  peut  plus  sensibles 
par  les  planches  coloriées  qui  ornent  son  ouvrage. 

Le  cheval  de  chasse  et  le  lévrier  ont  tous  deux  les 
mêmes  formes,  et  tous  deux  excellent  à  la  course. 

Le  cheval  et  le  bœuf  de  trait  offrent  aussi  une  grande 
analogie  de  formes  ;  ils  sont  également  lents,  également 
vigoureux  ,  également  impropres  à  la  course. 

Le  phoque  a  beaucoup  de  ressemblance  avec  le  chien 
basset  à  jambes  torses,  et,  comme  lui,  il  aboie;  comme 
lui ,  il  reste  attaché  après  laccouplement.  D'un  autre 
côté,  il  a  rintelligence  du  chien,  et  montre  le  même  at- 
tachement pour  son  maître. 

La  tête  du  lion  a  la  physionomie  du  chat  d'Angora  et 
celle  du  chien-lion;  aussi  ce  redoutable  quadrupède 
sapprivoise  comme  le  chien,  et  si  on  lui  jette  un  lapin 
vivant  pour  pâture,  il  commence  par  jouer  avec  cet  ani- 
mal comme  le  chat  joue  avec  la  souris,  puis  il  finit  par 
le  tuer  d'un  coup  de  griffe,  et  le  dévore. 

L'hvène  ,  que  Ion  a  dépeinte  à  tort  comme  le  plus  fé- 
roce des  animaux,  a  dans  la  tète  des  points  de  ressem- 
blance avec  le  chien-loup;  c'est  pour  cela  qu'elle  aime 
mieux  son  maître  que  le  lion,  qui  tient  plus  du  chat. 


NOTES,  799 

Le  saïmiri  ou  sapajou  orangé  a  les  yeux  do  la  chouetle- 
hulotte,  et,  comme  elle,  il  fuit  la  lumière;  il  a  le  mu- 
seau du  cliien  carlin,  et  il  aboie  comme  le  chien. 

Le  roitelet  a  le  regard  perçant  de  la  souris  ;  sa  robe 
offre  les  mêmes  couleurs  que  celle  de  ce  petit  rongeur; 
Eh  bien!  le  roitelet  grimpe  le  long  des  rideaux,  le  long 
des  murs,  et  il  se  cache  dans  les  trous  comme  les  souris; 
il  se  blottit  aussi  de  préférence  au  milieu  des  feuilles 
mortes,  surtout  parmi  celles  du  chêne  ,  qui  ont  la  cou- 
leur de  sa  robe. 

Chez  la  chouette-hulotte  et  le  phalène  Agrippine  du 
Brésil,  il  y  a  identité  de  robe  et  de  couleurs,  partant,  si- 
militude de  mœurs.  Ainsi  que  tous  les  animaux  qui  sont 
habillés  de  couleurs  sombres,  ils  ont  de  Taversion  pour 
la  lumière;  comme  le  chat,  ils  se  reposent  pendant  le 
jour,  et  attendent  la  nuit  pour  commencer  leurs  chasses; 
tous  deux  se  nourrissent  d'insectes,  tous  deux  emploient 
les  mêmes  ruses  pour  les  saisir. 

Le  moqueur  roux  de  l'Amérique  septentrionale,  le 
premier  chanteur  de  Tunivers ,  a  sa  robe  composée  de 
celles  du  rossignol  et  de  la  pie  :  il  a  en  effet  le  gosier 
harmonieux  du  chantre  de  nos  forêts,  et  il  est  moqueur 
à  cause  de  la  couleur  blanche  qui  lui  est  commune  avec 
la  pie. 

Le  troupiale,  charmant  oiseau  de  la  Louisiane,  a  sa 
robe  noire ,  orangée  et  blanche  :  il  est  docile  comme  le 
sansonnet ,  auquel  il  ressemble  pour  la  forme  de  la  tête; 
il  chante  comme  le  merle,  est  voleur  comme  la  pie. 

Le  torcal,  la  vipère,  le  phalène  Agrippine  du  Brésil, 
la  bécasse  et  le  roitelet,  ont  tous  la  même  robe,  et  on 
peut  dire  de  tous  qu'il  n'y  a  pas  d'harmonie  dans  leurs 
familles. 

Evitez  l'odeur  de  la  fritillaire  à  damier,  ainsi  que  le 
venin  de  TAngaha  de  Madagascar:  la  plante  et  le  reptile 
ont  les  mêmes  couleurs. 


800  NOTES. 

Enfin  ,  les  pattes  de  la  torliie  ayant  de  l'analogio  avec 
celles  de  réléphant,  il  résulte  chez  ces  deux  animaux  une 
manche  senoblable.  D'un  autre  côté,  si  la  forme  massive 
de  la  tortue  s'éloigne  de  celle  d'un  grimpeur,  elle  a  la 
té(e  du  lézard;  c'est  pourquoi  il  faut  de  toute  nécessité 
qu'elle  grimpe,  malgré  la  fréquence  de  ses  chutes. 

Ces  diverses  analogies  ont  paru  suffisantes  à  M.  Ma- 
chado  pour  se  croire  fondé  à  émettre  les  opinions  sui- 
vantes ,  qui  résument  toute  sa  théorie ,  quelque  peu 
paradoxale  :  «  1^  11  ne  faut  pas  toujours  s'attacher  aux 
classements  des  familles  établis  par  le  scalpel.  2"  Quel- 
que sorte  d'animal  que  ce  soit  qui  porte  la  ressemblance 
d'un  autre  animal,  il  lui  est  semblable  ou  en  approche 
en  mœurs  et  naturel.  3"  Les  éléments  viables  de  la  ma- 
tière passent  successivement  d'un  animal  à  un  autre; 
ainsi ,  la  métempsycose  y  si  décriée  de  nos  jours,  est  l'une 
des  plus  grandes  lois  de  la  nature.  » 

Note  I,  page  166. 
Sur  r  Jff ai  bassement  des  complexions. 

A  l'appui  de  ce  que  j'ai  avancé,  sur  l'affaiblissement 
des  complexions ,  j'ajouterai  un  fait  qui  m'a  été  certifié 
par  des  personnes  compétentes  et  dignes  de  foi.  En 
1839,  le  ministre  de  la  guerre  ayant  eu  besoin  de  900 
hommes  robustes,  de  la  taille  de  1  m.  70o  mil.,  des  or- 
dres furent  donnés  aux  chefs  de  corps  d'envoyer  les 
noms  des  soldats  qui  remplissaient  les  conditions  de- 
mandées ;  mais  le  défaut  de  taille  et  la  faiblesse  de 
complexion  ne  permirent  pas  de  remplir  les  vœux  du 
ministre. 

Voici  maintenant  le  relevé  officiel  des  jeunes  gens  qui 
ont  été  appelés  de  1816  à  1840  pour  contribuer  à  la  for- 


NOTES.  801 

mation  de  l'armée  française,  ainsi  que  celui  des  indi- 
vidus exemptés. 

Anii^-rs.  Clnsscs.  Exemptés. 

1816 280,296  30,099 

1817 298,202  32,052 

1818 309,194  38,324 

1819 307,708  43,427 

1820 288,828  40,912 

1821 279,229  44,995 

1822 274,740  43,997 

1823 266,534  44,660 

1824 275,964  61,747 

1825 296,566  63,379 

1826 283,376  67,513 

1827 283,822  66,562 

1828 282,985  66,946 

1829 294,975  64,447 

1830 294,593  54,779 

1831 295,978  63,466 

1832 277,477  58,870 

1833 285,805  63,253 

1834 326,298  62,782 

1835 309,376  63,449 

1836 309,510  68,631 

1837 294,621  68,708 

1838 288,666  6.5,083 

1839 315,373  70,515 

1840 301,487  67,931 

En  25  années 7,321,609   1,416,527 

Sur  ce  dernier  nombre,  13,865  ont  été  exemptés  pour 
défaut  de  taille ,  et  54,066  pour  infirmités  diverses , 
parmi  lesquelles  on  compte  18,395  complexions  faibles. 

Il  résulte  de  ce  document  statistique  que ,  dans  l'es- 
pace de  25  années,  sur  7,321,609  jeunes  gens  appelés 
à  se  ranger  sous  nos  drapeaux  ,  1,416,527 ,  c'est-à-dire 

51 


802  NOTES. 

près  d'un  cinquième,  ont  été  déclarés  impropres  au  ser- 
vice. En  comparant  les  deux  termes  extrêmes  ,  1816  et 
1840,  on  voit  que  le  chiffre  des  exemptés  a  plus  que 
doublé  pendant  Tintervalle,  quoique  la  taille  exigée 
autrefois  (4  pieds  10  pouces,  ou  1  mètre  57  centimètres) 
ait  été,  en  1832,  réduite  à  1  mètre  56  centimètres,  réduc- 
tion qui  a  eu  pour  résultat  de  diminuer  de  près  d'un  quart 
le  nombre  des  exemptés  pour  défaut  de  taille.  Du  reste  , 
pour  expliquer  cette  détérioration  croissante  dans  la 
constitution  physique  de  notre  population  virile  ,  il  est 
juste  de  tenir  compte  des  guerres  de  l'Empire,  qui  ont 
amené  une  foule  de  mariages  précoces  dont  les  produits 
ont  dû  être  inférieurs  en  stature  et  en  force.  (  Voir  le 
Traité  de  Statistique  de  P.  H.  Dufau;  Paris,  1840,  in-8".) 

NOTE  J,  page  202. 

Criminalité  comparée  de  la  France,  de  l' Angleterre 
et  de  quelques  autres  Etats  européens. 

«  En  comparant  les  rapports  des  crimes  à  la  population 
moyenne  dans  le  Royaume-Uni  et  en  France,  pendant  les 
mêmes  années  à  une  époque  récente,  on  est  conduit  , 
dit  M.  Moreau  de  Jonnès  ,   aux  différences  suivantes  : 

«Le  meurtre  est  au  moins  quatre  fois  plus  fréquent 
dans  les  îles  Britanniques  qu'en  France,  même  lorsque 
ce  dernier  pays  est  en  état  de  révolution; 

«L'assassinat  est  au  moins  moitié  plus  fréquent; 

«  Le  viol  est  six  à  sept  fois  aussi  multiplié; 

«  L'incendie  est  un  peu  plus  rare  ; 

«Les  vols  constatés  devant  les  cours  d'assises  et  la  po- 
lice correctionnelle  sont  quatre  fois  aussi  communs , 
quand  on  considère  leur  nombre  d'une  manière  absolue; 
et  ils  sont  au  moins  quintuples,  comparés  à  la  popula- 
tion des  deux  pays. 


NOTES.  803 

"  l.o.  lablonii  suivant  iiuliquc  le  nom!>re  absolu  c\  pro- 
porlioiîiiel  (.les  acciisalions  tle  crimes  et  délits  dans  les 
principaux  États  de  l'Europe.» 


Berne  (Suisse) 1822 

Pays-lîas 1827 

—         1826 

France 1830     1835 

Friboiirff  (Suisse).   .   .   .  1826 

Canton  de  Vaud   ....  1818     1828 

Suède 1823 

Norvéfje 1826 

Bavière 1828 

Danemark 1828 

Ecosse 1831      1835 

Bade 1827 

An{Tleterre 1831      1835 

Prov.  Rhénanes^^Prusse).  1817 

Saxe 1817 

Irlande 1831      18.35 

Prusse 1818     1827 

Wurtemberg 1827 


Nombre  moyen 
d'ftceu  salions 

a 

Proportion 
la  iiiipulaiion. 

28 

sur 

12,500 

1,264 

sur 

5,000 

1,309 

sur 

4,4^0 

7,317 

sur 

4,500 

33 

sur 

2,200 

79 

sur 

2,151 

1,600 

sur 

1,500 

— 

sur 

1 ,403 

3,200 

sur 

1 ,250 

1,961 

sur 

1,000 

2,778 

sur 

880 

1,431 

sur 

700 

21,013 

sur 

680 

— 

sur 

543 

— 

sur 

506 

18,530 

sur 

460 

23,170 

sur 

448 

3,331 

sur 

440 

Je  ferai  suivre  ce  travail  de  quelques  réflexions  pu- 
bliées récemment  par  un  savant  statisticien  ,  qui  se 
trouve  en  désaccord  avec  M.  Moreau  de  Jonnès. 

«La  population  de  l'Angleterre  était  en  1840,  ainsi 
que  l'a  constaté  le  recensement  de  1841,  de  15,906,829 
habitants,  La  France  renfermait,  à  la  même  époque, 
34,194,875  habitants,  suivant  le  recensement  de  1841 , 
qui  a  plutôt  dissimulé  qu'exagéi  é  l'étendue  de  la  popu- 
lation. Ainsi,  pour  l'année  1810,  l'Angleterre  compte 
1  accusé  de  crimes  contre  les  personnes  sur  8,456  habi- 
tants; et  la  France  1  accusé  ou  prévenu  sur  6,376.  L'a- 
vantage relatif  est  de  25  0/0  en  faveur  de  nos  voisins. 
La  disproportion  augmente  si  l'on  ne  compare  les  deux 


804  ■  M»ri;s. 

pays  que  sous  le  rapport  des  {grands  crimes,  lels  que  le 
meurtre,  Tassassinal,  le  parricide,  l'infanticide  et  l'em- 
poisoniiement.  Les  excès  de  ce  genre  sont  deux  fois  plus 
communs  en  France  qu'en  Angleterre.  Cela  ne  signifie 
pas  que  la  race  anglaise  ait  des  penchants  moins  brutaux 
que  la  nôtre  :  cela  veut  dire  seulement  qu'elle  a  d'autres 
procédés  dans  ses  jours  de  violence,  et  qu'elle  fait  un 
plus  fréquent  usage  de  ses  poings  que  des  armes  à  feu 
ou  du  couteau.  La  brutalité  des  penchants  se  révèle  prin- 
cipalement de  l'autre  côté  du  détroit  dans  les  choses  qui 
touchent  à  la  pudeur. 

«Si  nous  passons  aux  crimes  et  délits  commis  en  1840 
contre  les  propriétés,  nous  trouvons  qu'en  Angleterre 
les  23,959  accusés  de  crimes  ou  délits  contre  les  pro- 
priétés représentent  1  accusé  sur  664  habitants;  tandis 
que  les  20,205  accusés  ou  prévenus  des  mêmes  faits  en 
France  donnent  1  prévenu  sur  1,692  habitants.  Il  se 
commet  donc  en  Angleterre  environ  trois  fois  plus  de 
crimes  contre  les  propriétés  qu'en  France,  sans  parler 
de  ceux  que  la  justice  ne  saisit  pas.  La  France  regagne 
donc  dans  ces  délits  l'avantage  qu'elle  perd  dans  ceux 
qui  intéressent  les  personnes. 

«Si  l'on  réunit  les  deux  grandes  branches  de  la  crimi- 
nalité, on  trouvera  en  Angleterre  1  accusé  sur  616  ha- 
bitants, et  en  France  1  accusé  ou  prévenu  sur  1,337  ha- 
bitants. 11  se  commet  donc  100  délits  chez  nos  voisins 
pendant  qu'il  s'en  commet  46  chez  nous.  Un  pareil  ré- 
sultat peut  se  passer  de  commentaires;  et  les  misères 
de  notre  état  social  sont  assez  profondes  pour  que  nous 
ne  tirions  pas  vanité  d'avoir  des  voisins  encore  plus  mi- 
sérables que  nous.  » 

—  Il  ne  se  commet  pas  proportionnellement  autant  de 
délits  dans  le  reste  de  l'Angleterre  qu'à  Londres,  et  Paris 
garde  sur  le  reste  de  la  France  le  même  genre  de  supé- 
riorité.  La  métropole  de   l'Angleterre,   moins  la  Cité, 


NOTES.  805 

rsnferme  le  dixième  de  la  population  du  royaume,  et  elle 
prend  part  à  la  masse  des  délits  jufjés  par  les  cours  de 
d'assises  dans  la  proportion  de  15  sur  100.  l-a  métropole 
de  la  France  compte  un  accusé  sur  1,245  habitants,  tan- 
dis que  la  proportion  générale  de  la  France  est  de  1  sur 
4,077. 

Note  K,  page  300. 
Sur  l'Âme  des   bêles, 

«L'animal  sent,  dit  Bérard  :  il  réunit  ses  sensations 
dans  le  même  sentiment  de  la  conscience;  il  a  un  moi , 
il  a  donc  un  principe  d'unité  et  de  sentiment ,  une  espèce 
d'âme.  C'est  à  tort  qu'on  a  rapporté  à  l'organisation  les 
phénomènes  de  ce  genre  présentés  par  l'animal,  parce 
que  iidentité  des  phénomènes  suppose  l'identité  des 
causes,  et  que  nous  n'avons  d'autre  moyen  pour  accor- 
der une  âme  aux  autres  hommes  que  cette  même  voie 
d'analyse  par  laquelle  nous  voyons  en  eux  des  caractères 
semblables  à  ceux  qui  nous  spécifient. 

«  L'âme  des  animaux  est-elle  de  même  nature  que  celle 
de  l'homme?  C'est  toujours  par  la  comparaison  des  ré- 
sultats que  nous  pouvons  établir  la  nature  des  causes  : 
c'est  par  eux  que  nous  pouvons  déterminer,  mesurer  ces 
natures  que  nous  ignorons  en  elles-mêmes.  Or,  d'après 
les  données  de  l'observation ,  quel  espace  immense  ne 
sépare  pas  l'animal  le  plus  parfait  de  l'homme  le  plus 
stupide,  pourvu  qu'il  ne  soit  pas  dans  l'idiotisme  !  Dans 
l'animal ,  point  de  liberté,  ni  même  de  volonté,  à  propre- 
ment parler:  il  est  soumis  aux  besoins,  aux  inspirations, 
aux  idées  de  l'instinct;  il  réagit  peu  sur  les  impressions 
que  la  sensibilité  met  à  sa  disposition. 

«  On  prétend  que  cette  grande  différence  vient  du 
volume  du  cerveau  ou  de  toute  autre  circonstance  de 
l'organisation  ;   mais  on  a  pris  ici  l'effet  pour  la  cause  , 


806  NOTES. 

une  coïncidence  d'harmonie  préétablie  pour  la  cause 
première.  L'animal  n'a  pas  des  organes  si  parfaits  et  des 
instruments  si  multipliés  que  l'homme ,  [)ar  la  raison  que 
ragent  a  moins  à  faire. 

«  L'homme  a  une  vie  toute  morale,  tandis  que  l'animal 
a  une  vie  toute  physique.  La  vie  physique  est  le  but ,  la 
fin  de  l'existence  d<?  tous  les  animaux;  pour  l'homme, 
elle  n'est  qu'un  moyen,  qu'un  instrument.  »  (Fr.  BÉRAllD, 
Doctrine  des  Rapports  du  Physique  et  du  Moral.  ) 

Note  L,  page  465. 

.Sur  la  Chasse  et  la  Pêche. 

La  chasse  est  un  exercice  sanguinaire,  commandé  pri- 
mitivement par  l'instinct  de  conservation;  le  progrès  de 
la  civilisation  l'a  converti  en  plaisir,  et  l'habitude  le  fait 
quelquefois  dégénérer  en  une  passion  aussi  violente  que 
dangereuse.  Ne  voit-on  pas,  en  effet,  assez  fréquemment, 
des  hommes  vifs  ,  emportés  par  l'ardeur  de  la  chasse  , 
passer  des  journées  entières  loin  de  leurs  familles  qu'ils 
délaissent;  bravant,  au  péril  de  leur  vie,  les  intempé- 
ries des  saisons  ,  oubliant  le  boire,  le  manger,  ainsi  que 
tous  les  devoirs  que  leur  impose  leur  profession  ?  N'en 
voit-on  pas  encore  s'enorgueillir  de  leur  adresse  ou  de 
leur  bonheur,  et  compter  sérieusement  comme  un  des 
beaux  jours  de  leur  vie  celui  où  ils  ont  rapporté  le  plus 
grand  nombre  de  pièces?  Enfin,  combien  n'en  trouve-t-on 
pasque  cette  passion  a  rendus  menteurs,  brusques,  inhu- 
mains, et  qui,  devenus  braconniers  de  profession  ,  ont 
abattu  plus  d'un  garde  champêtre  qui  conti'ariait  leurs 
excursions  nocturnes  ?  Du  reste,  la  chasse  a  été  de  tout 
temps  l'apprentissage  de  la  guerre;  lâchasse  est  effective- 
ment la  guerre  aux  animaux,  de  même  que  la  guerre  est 
la  chasse  aux  hommes  :  \v.  plus  ancien  de  tous  les  con- 
quérants ,  Ntmrod  ,  fut  un  chasseur. 


^OTES.  807 

—  On  a  vu  Tauiour  do  la  pèclic  déjjénércr  aussi,  chez 
certains  individus,  d'ordinaire  lents  et  peu  laborieux,  en 
une  passion,  fort  paisible  sans  doute,  mais  qui  ne  laisse 
pas  que  d'être  nuisible  et  blâmable  comme  tout  ce  qui  est 
immodéré.  Un  supérieur  des  Missions  étrangères  m'a  dit 
avoir  connu  un  vénérable  curé  de  campa^jne  qui  s'était 
tellement  livré  à  son  penchant  pour  la  joèche  à  la  ligne, 
qu'il  y  consacrait  tous  les  instants  de  loisir  que  lui  lais- 
sait son  ministère.  Devenu  plus  adroit  par  l'exercice,  il 
devint  en  même  temps  plus  passionné  par  l'habitude. 
Passant  alors  des  journées  entières  au  bord  de  l'eau  ,  il 
commença  par  oublier  d'aller  prendre  ses  repas  ,  il  finit 
par  oublier  de  réciter  ses  offices,  et  même  de  célébrer 
la  messe  le  dimanche.  Interdit  par  son  évéque,  il  rentra 
en  lui-même,  brisa  toutes  ses  lignes,  et  renonça  pour 
toujours  à  un  amusement  dont  l'abus  l'avait  rendu  si 
coupable. Plusieurs  mois  écoulés,  le  prélat,  instruit  de 
son  repentir, le  fait  appeler,  le  réprimande,  lui  rend  ses 
pouvoirs  ,  et  le  congédie  ,  en  lui  disant  avec  un  sourire 
plein  de  malice  et  de  bonté  :  AUez,  mais  ne  péchez  plus  / 

Note  M,  page  504. 
Articles  du  Code  pénal  français,  concernant  le  libertinage. 

Article  330.  Toute  personne  qui  aura  commis  un  ou-' 
trage  public  à  la  pudeur  sera  punie  d'un  emprisonnement 
de  trois  mois  à  un  an  ,  et  d'une  amende  de  seize  francs  à 
deux  cents  francs. 

Art.  331.  Tout  attentat  à  la  pudeur,  consommé  ou 
tenté  sans  violence  sur  la  personne  d'un  enfant  de  l'un 
ou  de  l'autre  sexe  âgé  de  moins  de  onze  ans,  sera  puni 
de  la  réclusion. 

Art.  332.  Quiconque  aura  commis  le  cinme  de  viol 
sera  puni  des  travaux  forcés  à  temps.  —  Si  le  crime  a  été 


808  NOTES. 

commis  sur  la  personne  d'un  enfant  au-dessous  de  Tâge 
de  quinze  ans  accomplis,  le  coupable  subira  le  maximum 
de  la  peine  des  travaux  forcés  à  temps.  —  Quiconque 
aura  commis  un  attentat  à  la  pudeur,  consommé  ou  tenté 
avec  violence  contre  des  individus  de  l'un  ou  de  l'autre 
sexe,  sera  puni  de  la  réclusion.  —  Si  le  crime  a  été  com- 
mis sur  k  personne  d'un  enfant  au-dessous  de  l'âge  de 
quinze  ans  accomplis ,  le  coupable  subira  la  peine  des 
travaux  forcés  à  temps. 

Art.  333.  Si  les  coupables  sont  les  ascendants  de  la 
personne  sur  laquelle  a  été  commis  l'attentat,  s'ils  sont 
de  la  classe  de  ceux  qui  ont  autorité  sur  elle,  s'ils  sont 
ses  instituteurs  ou  ses  serviteurs  à  gages,  ou  serviteurs 
à  gages  des  personnes  ci-dessus  désignées  ,  s'ils  sont 
fonctionnaires  ou  ministres  d'un  culte,  ou  si  le  coupable, 
quel  qu'il  soit,  a  été  aidé  dans  son  crime  par  une  ou  plu- 
sieurs personnes,  la  peine  sera  celle  des  travaux  forcés  à 
temps,  dans  le  cas  prévu  par  l'article  331,  et  des  tra- 
vaux forcés  à  perpétuité,  dans  les  cas  prévus  par  l'ar- 
ticle précédent. 

Art.  334.  Quiconque  aura  attenté  aux  mœurs,  en  ex- 
citant, favorisant  ou  facilitant  habituellement  la  dé- 
bauche ou  la  corruption  de  l'un  ou  de  l'autre  sexe  au- 
dessous  de  l'âge  de  vingt  et  un  ans,  sera  puni  d'un 
emprisonnement  de  six  mois  à  deux  ans,  et  d'une  amende 
de  cinquante  francs  à  cinq  cents  francs.  —  Si  la  prostitu- 
tion ou  la  corruption  a  été  excitée,  favorisée  ou  facilitée 
par  leurs  pères,  mères,  tuteurs,  ou  autres  personnes 
chargées  de  leur  surveillance  ,  la  peine  sera  de  deux  ans 
à  cinq  ans  d'emprisonnement,  et  de  trois  cents  francs  à 
mille  francs  d'amende. 

Art.  335.  Les  coupables  du  délit  mentionné  au  précé- 
dent article  seront  interdits  de  toute  tutelle  et  curatelle, 
et  de  toute  participation  aux  conseils  de  famille  ,  savoir  : 
les  individus  auxquels  s'applique  le  premier  paragraphe 


NOTES.  809 

de  tet  article,  pendant  deux  ans  au  moins,  et  cinq  ans 
au  plus;  et  ceux  dont  il  est  parlé  au  second  paragraphe, 
pendant  dix  ans  au  moins,  et  vingt  ans  au  plus.  —  Si  le 
délit  a  été  commis  par  le  père  ou  la  mère,  le  coupable 
sera  de  plus  privé  des  droits  et  avantages  à  lui  accordés 
sur  la  personne  et  les  biens  de  Tenfant  par  le  Gode  civil, 
liv.  1 ,  tit.  9  ,  De  la  Puissance  paternelle.  —  Dans  tous  les 
cas,  les  coupables  pourront  de  plus  être  mis,  par  l'arrêt 
ou  le  jugement,  sous  la  surveillance  de  la  haute  police  , 
en  observant,  pour  la  durée  delà  surveillance,  cequi  vient 
d'être  établi  pour  la  durée  de  l'interdiction  mentionnée 
au  présent  article. 

Art.  336.  L'adultère  de  la  femme  ne  pourra  être  dé- 
noncé que  par  le  mari;  cette  faculté  même  cessera,  s'il 
est  dans  le  cas  prévu  par  l'article  339. 

Art.  337.  La  femme  convaincue  d'adultère  subira  la 
peine  de  l'emprisonnement  pendant  trois  mois  au  moins, 
et  deux  ans  au  plus.  —  Le  mari  restera  le  maître  d'arrê- 
ter l'effet  de  celte  condamnation,  en  consentant  à  re- 
prendre sa  femme. 

Art,  338.  Le  complice  de  la  femme  adultère  sera  puni 
de  l'emprisonnement  pendant  le  même  espace  de  temps, 
et,  en  outre,  d'une  amende  de  cent  francs  à  deux  mille 
francs.  —  Les  seules  preuves  qui  pourront  être  admises 
contre  le  prévenu  de  complicité  seront ,  outre  le  flagrant 
délit,  celles  résultant  de  lettres,  ou  autres  pièces  écrites 
par  le  prévenu. 

Art.  339.  Le  mari  qui  aura  entretenu  une  concubine 
dans  la  maison  conjugale,  et  qui  aura  été  convaincu  sur 
la  plainte  de  la  femme,  sera  puni  d'une  amende  de  cent 
francs  à  deux  mille  francs. 

Art.  340.  Quiconque,  étant  engagé  dans  les  liens  du 
mariage,  en  aura  contracté  un  autre  avant  la  dissolu- 
tion du  précédent,  sera  puni  de  la  peine  des  travaux 
forcés  à  temps.  —  L'officier  public  qui  aura  prêté  sou 


810  NOTES. 

ministère  à  ce  mariage,  connaissant  l'existence  du  pré- 
cédent-, sera  condamné  à  la  même  peine. 

—  Pour  compléter  les  dispositions  législatives  qui  se 
rapportent  aux  attentats  contre  les  mœurs  ,  je  citerai 
encore  les  articles  324  et  325  du  Code  pénal ,  me  bor- 
nant à  renvoyer  aux  articles  du  Code  civil  relatifs  aux 
enfants  naturels.  (Voir  Code  civil,  llv.  i,  tit.  7,  De  la 
Paternité  et  de  la  Filiation,  et  liv.  m,  tit.  1,  chap.  4, 
Des  Successions  irrégulières.) 

Art.  324  du  Code  pén.  Dans  le  cas  d'adultère  prévu 
par  l'article  336,  le  meurtre  commis  par  l'époux  sur 
son  épouse,  ainsi  que  sur  le  complice,  à  l'instant  où  il 
les  surprend  en  flagrant  délit  dans  la  maison  conju- 
gale, est  excusable. 

Ar(.  325.  Le  crime  de  castration,  s'il  a  été  immé- 
diatement provoqué  par  un  outrage  à  la  pudeur,  sera 
considéré  comme  meurtre  ou  blessures  excusables. 

—  Dans  l'impossibilité  absolue  de  détruire  la  prosti- 
tution, les  gouvernements  ont  été  réduits  à  la  tolérer 
comme  mesure  sanitaire  et  sociale;  la  police  administra- 
tive s'est  même  vue  contrainte  de  la  prendre  en  quelque 
sorte  sous  sa  protection ,  pour  pouvoir  en  réprimer  les 
écarts  trop  scandaleux,  et  prévenir  l'infection  syphili- 
tique des  masses. 

Quant  aux  pédérastes  ou  sodomites,  le  Lévitique  et  la  loi 
romaine  Quuin  y/rles  condamnaient  au  feu.  Plus  tard  ,  en 
Hollande  et  dans  d'autres  Etats ,  on  les  noyait  enfermés 
dans  un  sac.  Avant  la  promulgation  du  Code  Napoléon, 
on  se  conformait  en  France  à  la  loi  Quuni  vir,  et  les 
coupables  étaient  brûlés  en  place  de  Grève.  Aujourd'hui, 
la  loi  se  borne  à  une  peine  correctionnelle,  que  ces  mi-' 
sérables  parviennent  souvent  à  éviter;  sans  toutefois 
pouvoir  échapper  au  mépris  public,  qui  reste  toujours 
pour  les  flétrir. 


I 


NOTES.  811 

Note  N  ,  page  526. 

Documenls  officiels  sur  les  Demandes  en  séparation  de 
corps,  intentées  pendant  cinq  ans  devant  les  tribunaux 
français  (1837-1841). 

Pendant  les  années  1837,  1838  et  1839,  le  nombre 
des  demandes  en  séparation  de  corps  a  été  de  2,222, 
formées  ainsi  :  113  par  le  mari ,  2,109  parla  femme.  Sur 
les  1 13  du  mari ,  73  avaient  pour  cause  l'adultère  de  la 
femme,  4  sa  condamnation  à  une  peine  afflictive  et  in- 
famante, 36  des  sévices  et  injures  graves.  Des  2,109 
formées  par  la  femme,  95  avaient  pour  cause  Tadultère 
du  mari  ,  45  sa  condamnation  à  une  peine  afflictive  et 
infamante  ,   î  ,969  des  sévices  et  injures  graves. 

601  demandes  en  séparation  de  corps  ont  été  formées 
par  des  propriétaires,  des  rentiers,  ou  des  individus 
appartenant  aux  professions  libérales  :  c'est  31  pour  100 
du  nombre  total.  354  (0,19)  l'ont  été  par  des  commer- 
çants, 468  (0,24),  par  des  cultivateurs  ou  des  raanou- 
vriers  de  la  campagne,  490  (0,26)  par  d'autres  ouvriers 
de  toute  espèce.  La  profession  de  309  demandeurs  est 
restée  inconnue. 

Sur  les  2,222  demandes  en  séparation,  1,618  ont  été 
accueillies,  174  ont  été  rejetées  ,  430  avaient  été  retirées 
avant  jugement. 

En  1840,  940  demandes  en  séparation  de  corps  ont 
occupé  les  tribunaux,  c'est  168  de  plus  qu'en  1839. 

Les  tribunaux,  en  1841,  ontété  appelés  à  statuer  sur  987 
demandes  de  même  nature.  Sur  ce  nombre  ,  qui  dépasse 
de  47  celui  de  l'année  précédente,  928  demandes  étaient 
intentées  par  les  femmes,  et  59  par  les  maris.  Il  y  a  eu 
des  demandes  reconventionnelles  dans  33  affaires  :  29 
ont  été  formées  par  des  maris,  et  4  par  des  femmes. 


812  NOTES. 

Les  59  actions  intentées  par  les  maris  étaient  basées  : 
49,  sur  radullère  de  réponse;  8  ,  sur  des  sévices  ou  in- 
jures graves;  et  2,  sur  la  condamnation  de  l'épouse  à 
une  peine  infamante.  Les  928  demandes  formées  au  nom 
de  la  femme  étaient  fondées  :  55,  sur  l'adultère  du  mari 
et  l'entretien  de  la  concubine  dans  le  domicile  conjugal; 
880,  sur  des  excès  ,  sévices  ou  injures  graves;  26  enfin, 
sur  la  condamnation  du  défendeur  à  une  peine  infa- 
mante. 

17  mariages  avaient  duré  moins  d'un  an;  192,  d'un 
à  cinq  ans;  200,  de  cinq  à  dix  ans,  282  ,  de  dix  à  vingt 
ans;  175,  plus  de  vingt  ans.  La  durée  des  121  autres 
n'a  pas  pu  être  indiquée. 

La  situation  de  famille  a  été  constatée  dans  863  af- 
faires :  350  unions  avaient  été  stériles;  il  était  né  des 
enfants  de  513. 

186  demandes  ont  été  retirées  du  rôle  avant  le  juge- 
ment définitif  ;  8  ,  par  suite  du  décès  des  demandeurs 
ou  défendeurs;  quelques-unes,  faute  de  ressources 
suffisantes  pour  les  poursuivre;  les  autres,  par  suite  de 
transactions  ou  de  réconciliation  entre  les  époux.  Les 
tribunaux  n'ont  donc  statué  que  sur  801  ;  ils  en  ont  ac- 
cueilli 693  ,  et  rejeté  108. 

Les  987  demandes  en  séparation  se  répartissent  fort 
inégalement  entre  les  départements.  On  en  compte  une 
seule  dans  la  Corse,  l'Aude,  la  Lozère,  les  Hautes- 
Pvrénées  ,  lAriége  ;  2  dans  le  Cher,  l'Indre  ,  la  Creuse, 
les  Landes,  le  Cantal,  la  Haute-Loire.  Il  y  en  a  eu  123 
dans  le  département  de  la  Seine;  34  dans  la  Seine-Infé- 
rieure ;  33  dans  le  Calvados  et  le  Nord  ;  32  dans  l'Eure; 
26  dans  la  Manche;  et  de  20  à  25  dans  la  Sarthe,  la 
Gironde,  le  Pas-de-Calais,  le  Rhône,  la  Meuse,  Seine- 
et-Marne,  Seine-et-Oise ,  l'Yonne,  les  Côtes-du-Nord. 
(Voir  les  Comptes  généraux  de  l'adininislration  de  la  JuS' 
tice  civile  et  commerciale  en  France.) 


NOTES.  813 

Tandis  que  nos  tribunaux  accueillent  annuellement 
600  demandes  en  séparation  ,  la  Société  charitable  de 
Saint-François-Régis  s'occupe  à  légitinnr  les  unions  dés- 
avouées par  la  morale.  Depuis  1826,  époque  de  sa  fon- 
dation ,  jusqu'au  1^'  janvier  1813  ,  cette  Société  a  reçu 
9,877  ménages  illicitement  formés,  et  a  ainsi  cherché  à 
ramener  à  la  religion  et  aux  bonnes  mœurs  19,754  in- 
dividus. On  ne  croit  pas  s'écarter  de  la  vérité,  en  éva- 
luant à  8,000  le  nombre  des  enfants  naturels  qui,  pendant 
ce  même  espace  de  temps,  ont  reçu  le  bienfait  de  la  légi- 
timation. Pour  la  seule  année  1842,  on  compte  1,182 
mariages  inscrits,  872  mariages  justifiés,  et  724  enfants 
légitimés. 

Note  0,  page  627. 
Sur  l'Usure. 

L'usure  est  moins  fréquente  chez  les  avares  qu'on  ne 
le  croit  généralement.  Cette  ignoble  convention  entre  le 
besoin  et  la  cupidité  s'observe  bien  plus  souvent  chez  les 
individus  tourmentés  ^ixvV ambition  des  richesses ,  mais 
qui  ne  thésaurisent  pas. 

Dans  l'état  actuel  de  notre  législation ,  on  entend  par 
le  mot  usureXont  intérêt  qui  s'élève  au-dessus  de  6  pour 
100,  si  l'emprunteur  est  négociant,  et  de  5  s'il  ne  l'est 
pas.  Contre  l'opinion  de  l'immense  majorité  des  juris- 
consultes et  des  théologiens,  quelques  savants  écono- 
mistes prétendent  que  le  prêt  à  intérêt  est  aussi  moral 
que  nécessaire  ;  qu'aucune  loi  ne  peut  ni  ne  doit  le  régler; 
et  que ,  pour  combattre  l'usure  d'une  manière  directe 
et  efficace,  il  faut  établir  des  banques  publiques. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  droit  de  commission  permettant 
d'éluder  la  loi ,  on  ne  donne  plus  guère  le  nom  d'usuriers 
qu'aux  préteurs  à  la  petite  semaine,   aux  prêteurs  sur 


814  NOIES. 

gage,  enfin  à  ces  hommes  infâmes,  qui,  spéculant  sur 
les  dérèglements  de  la  jeunesse,  lui  fournissent,  à  des 
intérêts  exorbitants ,  les  moyens  de  faire  face  à  ses 
folles  dépenses.  C'est  aujourd'hui-  sur  ces  trois  classes 
d'individus,  et  principalement  sur  la  dernière,  que 
tombe  toute  la  sévériié  des  lois  qui  subsistent  contre 
l'usure. 

JNOTE  COMPLÉMENTAIRE. 

Population  des  États  de  l'Europe. 

Ayant  eu  occasion  de  donner,  dans  le  cours  de  cet 
ouvrage,  quelques  documents  statistiques  relatifs  aux 
crimes  et  aux  suicides  observés  dans  divers  Etats  de 
l'Europe,  à  différentes  époques,  j'ai  pensé  qu'il  était  né- 
cessaire de  reproduire  ici,  comme  point  de  comparaison, 
le  travail  suivant,  que  j'emprunte  encore  à  M.  Moreaude 
Jonnès. 

«  Les  nécessités  financières  firent  rechercher  avec  plus 
de  soins,  vers  1788,  quel  nombre  d'habitants  avait  cha- 
que État;  et,  sans  nous  flatter  d'avoir  atteint  à  une  exac- 
titude rigoureuse,  nous  croyons  que  le  tableau  suivant, 
dressé  d'après  les  meille-.ires  autorités  de  chaque  pays, 
indique  assez  bien  la  population  de  l'Europe  telle  qu'elle 
était  il  y  a  cinquante  ans. 

POPULATION    DES    ÉTATS    DE    l'euROPE    EN    1788. 

Numéros  Nombre  Rapport  partiel 

d'ordrf.  d'habitants.  au  total. 

14.  Suède  et  Finlande 2,560,000         Un     58« 

15.  Danemark  et  Norvège 1,490,000         Un   lOC^ 

2.     Empire  russe 24,000,000         Un       6« 

11.  Pologne 2,S00,C00  Un  53" 

5.  Grande-Bretagne  et  Irlande .   .   .  12,000.000  Un  13« 

12.  Hollande 1,800,000  Un  55^ 

1.  France 24,800,000  Un  6« 

7.  Allemagne 9,000,000  Un  16« 


NOTES.  815 

0.  PiHissf 0,100,000  Un  23'' 

à.  Aiiliiche,  avec  les  Pays-Bas.  .    .  19,611,000  Un  7*^ 

13.  Suisse 1,800,000  Un  55« 

G.  Espairne 10,.'"»00,000  Un  14« 

10.  PorUi{Tal 2,800,000  Un  53" 

4.  Italie 10,000,000  Un  9" 

8.  Turquie  et  Grèce 9,000,000  Un  16« 

Total.   .  .  .   144,561,000  habitants. 

«Le  tableau  qui  suit  montre  l'Kurope  telle  que  Ton 
faite  les  événements  qui  ont  rempli  l'espace  d'un  demi- 
siècle,  et  changé  le  territoire  ainsi  que  la  population  de 
chaque  Etat.  Les  chiffres  dont  ii  est  formé  appartien- 
nent tous,  la  Turquie  exceptée,  à  des  dénombrements 
officiels  et  pleinement  dignes  de  foi. 

POPULATION    DES    ÉTATS    DE    l'eUROPE    EN    1838. 

Numéros  Nombre  Rapport  partiel 

d'ordre.  d'habitants.  au  total, 

10.  Suède  et  Norvège 4,438,000         Un     57^ 

IG.     États  danois 1,263,000         Un  200^ 

1.  Empire  russe  (1) 60,347,000         Un       4" 

12.  Royaume  de  Pologne 4,268,000         Un     57^ 

4.  Grande-Bretagne  et  Irlande  (1).     25,797,000         Un     10« 

14.  Hollande 2,680,000         Un     94« 

11.  Belgique 4,283,000  Un     57" 

3.     France  (1) 33,735,000         Un       7° 

7.  Allemagne  proprement  dite.   .   .  14,866,000  Un  18« 

8.  Prusse 14,094,030  Un  25^ 

2..  Empire  d'Autriche 34,217,000  Un  6« 

15.  Suisse 2,195,000  Un  94« 

6.  Espagne ?'V^?'"Î".   .  15,464,000  Un  18^ 

13.  Portugal 3,388,000         Un     73^ 

5.  Italie 21,976,000         Un     12^ 

17.     Grèce 811,000         Un  310^ 

9.  Turquie,  par  induction  (1)  .   .   .       9,800,000         Un     25^ 

Total.  .  .   .  253,622,000  habitants. 


(1)  Non  compris  le  territoire  hors  d'Europe. 


816  NOTES. 

«Il  est  inléressant  de  constater  positivement  combien 
d'habitants  ont  acquis,  en  50  ans,  les  principales  puis- 
sances de  l'Europe,  soit  par  l'accroissement  naturel  de 
la  population,  soit  par  l'accession  de  territoires  nou- 
veaux, conquis  ou  réunis  à  quelque  titre  que  ce  soit. 

ACCROISSEMENT    DE    LA    POPULATION    DES    PRINCIPAUX    ÉTATS 

DE  l'europe,  de  1788  A  1838. 
1.  Far  accroissement  naturel,  conquêtes  et  acquisitions. 

Habitants.  Proportion. 

1°  Russie  et  Pologne 40,615,000  160  pour  100 

2°  Prusse 7,694,000  120         — 

3°  Autriche,  sans  l'Italie 14,606,000  75         — 

4°  Suède  et  Norvège 1,878,000  74         — 

Accroissement  total.  .  .  .     64,793,000         123  pour   103 
II.  Par  accroissement  naturel  seulement. 

Habitants.  Proportion. 

1°  Grande-Bretagne  et  Irlande.   .  .  13,797,000  115  pour  100 

2°  Allemagne  proprement  dite.   .   .  5,866,000  65  — 

3"  Hollande 880,000  50  — 

4°  Espagne 4,964,000  47  — 

5"  Italie 5,976,000  37  — 

6»  France 8,935,000  36  — 

7"  Suisse 395,000  22  — 

8°  Portugal 588,000  21  — 

9°  Turquie  d'Europe 800,000  9  — 

Accroissement  total.  .  .  .     42,201,000  48  pour  100 

III.  Par  démembrement  d'autres  États. 

Habitants. 

1°  Belgique 4,283,000 

2"  Grèce,  avec  ses  îles 811,000 

Total.  .  .  .       6,094,000 

«Les  États  danois  sont  en  perte  de  227,000  habitants, 
et  le  royaume  de  Pologne  a  cessé  d'exister. 

((  Ces  trois  tableaux  abondent  en  résultats  importants  : 


NOTES.  8W 

011  résumant  les  masses  de  chiffres  (ju'ils  fournissent, 
on  arrive  aux  résultats  suivants  : 

«Les  populations  tle  l'Europe  réunies  s'élevaient,  en 
1788,  à  144,561,000  individus.  Cinquante  ans  après, 
elles  en  comptaient,  en  1838,  253,622,000;  elles  ont 
donc  gagné  109  millions  d'hommes  en  l'espace  d'un 
demi-siècle,  ou  plus  de  7  5  pour  100. 

«En  conservant  cette  rapidité  d'accroissement ,  elles 
doubleront  avant  1855. 

«Trois  puissances  :  la  Russie,  la  Prusse  et  la  Grande- 
Bretagne  ont  dépassé  considérablement  ce  terme  moyen 
général  de  75  pour  100.  Deux  autres  :  l'Autriche  et  la 
Suède  l'ont  atteint  sans  aller  au  delà.  Huit  sont  demeu- 
rées au-dessous,  plus  ou  moins.  L'accroissement  de  la 
France  ne  s'est  pas  élevé  à  la  moitié  du  terme  moyen  et 
général  de  l'Europe;  il  est  inférieur  à  celui  de  tous  les 
autres  pays,  excepté  trois  :  la  Suisse,  le  Portugal  et  la 
Turquie. 

«Les  pays  dont  la  population  s'est  augmentée  par  le 
double  effet  de  laccroissement  naturel  et  des  conquêtes, 
ont  gagné  au  total ,  entre  eux  quatre  ,  64,793,000  habi- 
tants ,   ou  123  pour  100. 

«Les  pays  dont  la  population  ne  s'est  agrandie  que 
par  l'accroissement  naturel  uniquement,  n'ont  acquis 
entre  eux  neuf  que  42,201,000  habitants  dans  le  même 
espace  de  temps,  ou  seulement  48  pour  100.  Comparés 
aux  pays  de  la  première  catégorie,  leur  accroissement 
n'a  été  que  comme  2  à  5. 

«Ainsi,  la  population,  en  masse,  des  quatre  puis- 
sances du  Nord  a  doublé,  et  beaucoup  au  delà,  en  50  ans, 
tandis  que  celle  des  Etats  de  l'Occident  et  du  Midi  pris 
ensemble  n'a  pas  atteint ,  pendant  cette  période ,  la  moi- 
tié de  son  doublement. 

«  Ces  chiffres  sont  prophétiques  ;  ils  enseignent  que 
maintenant ,  comme  au  commencement  du  moyen  âge  , 

52 


818  NOTES. 

il  s'amasse,  an  nord  et  à  l'orient  de  rKnrope,  des  popu- 
lalioiis  colossales  qui  s'accroisselit  immensément  par 
leur  progre  fécondité  ,  et  puis  encore  par  la  guerre  ,  en 
incorporant  dans  leurs  rangs  les  peuples  qu'elles  subju- 
guent. L'Occident ,  menacé  par  leur  agrandissement  , 
n'a  point  sur  elles  l'avantage  que  la  civilisation  donnait 
jadis  à  l'Empire  romain  contre  les  invasions  des  barba- 
res, et  il  n'a  pas,  comme  lui  ,  cette  unité  politique  dont 
la  puissance  était  si  formidable ,  et  dont  la  durée  fut  si 
longue.  » 

Je  terminerai  ces  documents  en  reproduisant  ici  les 
diverses  opérations  de  recensement  exécutées  en  France 
de  1700  à  1841. 

Années  des  recensements.  Population  de  la  France. 

1700 19,669,320 

1784 24,800,000 

1801 27,349,000 

1806 29,107,425 

1811 29,092,734 

1821 30,461,875 

1826 31,858,937 

1831 32,569,223 

1836 33,540,910 

1841 34,194,875 

(Voir,  ci-dessus,  pages  700  et  701.,  la  population  de 
chacun  des  86  départements  de  la  France.) 


»***»*.%%%v%.*%v%fc*%\.\m.\ 


fcV»****V^^W%.%*\V\* 


TABLE   ALPIIABÉTÏOIE 

DKS  MATIÈRES  CONTENUES  DANS  CET  OUVRAGE. 


Abstinence ,  moyen  hygiénique  , 
pages  207,  K63. 

AcquUwUé  (Organe  de  V),  131. 

Jfl'ectionnivilé  (Organe  de  r\  129. 

Affections  confondues  avec  les  pas- 
sion.s,  2  et  suiv.;  6,  7. 

Affre  (MgrJ ,  cité ,  4S0,  481. 

Age  mûr.  Son  caractère,  38. 

Ages,  f.eur  iiifliience  sur  le  dévelop- 
pement des  passions,  35  et  suiv.; 

—  sur  leur  Iraiteiiient,  161  ;  —  sur 
la  folie,  252  ; — sur  l'ivrognerie,  305; 

—  sur  la  gourmandise,  305;  — sur 
la  coltre,  397,  3'J8;  —  sur  la  peur, 
434. 

Agriculteurs.   Leurs  qualités,  leurs 

défauts,  leurs  avantages  et  leurs 

inconvénients,  96. 
Air.  Son  influence  dans  le  traitement 

des  passions,  164. 
Albikds,  cité,  408. 
ÀLiaiiRT.  Sa  division  des  passions, 

13,  14;  —  cité,  171  ,  510,580,581. 
Aliénation  mentale.  Voyez  Fulie. 
Alimpnticité  (Organe  de  l'j,  128, 

355. 
Aliments.  Voyez  Nourriture. 
Allaitement.  Son  influence  sur  le 

développement  des  passions,  51  et 

suiv.;  —  sur  leur  traitement,  102, 

163. 
Allemands.  Pris  de  boisson ,  pas  plus 

querelleurs  que  les  Français,  312; 

—  ils  aiment  le  jeu,  645. 
AmalU'ité  ^Organe  de  1'),  128. 


Ambitieux.  Moyens  législatifs  de  ré 
pression  contre  les  —,  185. 

Ambition,  passion  composée,  145;  dé- 
finition et  .synonymie,  569,570; ses 
causes,  571,  572;  caractère,  marche 
et  terminaison  de  l'ambition  ,  572 
et  suiv.;  ses  ravages,  576  et  suiv. 
Statistique  de  l'auibitinn  dans  ses 
rapports  avec  la  folie,  577;  —avec 
lacriminalité,  577, 578.  Traitement, 
578  et  suiv.  Tableau  indiquant  la 
fin  tragique  de  quelques  célcbres 
ambitieux  ,  .581  et  suiv.;  résumé  de 
ce  tableau ,  228. 

Ame.  Théorie  des  ancien.^  sur  1'  -  , 
10  et  1 1  ;  sur  rame  des  bêles  ,  cOO, 
805,  SOf>. 

Amende  (De  1'),  183,  181 

Amende  honorable.  Ce  que  c'est,  183 

Amour.  Illusions  qu'il  produit,  154; 
définition  ef  synonymie  ,  505  et 
suiv.;  causes,  510  et  suiv.;  carac- 
tère, 515  et  suiv.  ;  symptômes,  518 
et  suiv.  Effets  que  produise;' t  sur 
l'organisme  l'amour  heureux,  522; 

—  l'amour  contrarié,  522.  523;  — 
l'amour  jaloux,  523  et  suiv.  Ter- 
minaison de  l'amour,  526  et  suiv.; 
statistique  de  l'amour  dans  ses  rap- 
ports avec  la  criminalité,  528,  a29; 

—  avec  le  suicide,  529.  —avec  la  fo- 
lie, 529,  530  Dans  quel  cas  l'amour 
exclut  l'imputabilité  ,  ibid.;  son 
traitement  ,  530  et  suiv.  01).ser- 
vations  :  Amour  coii:baiiu  terminé 
par  la  phihisie  pulmonaire,  533  et 
suiv.;  amour  jaloux  lernvné  par  la 


820  TADl.F,   Ai.rii 

luélanculieet  le  suicide,  538  et  suiv.; 
jimoiîi-  conlraiié  terminé  par  la  fo- 
lie et  le  meurtre,  541  et  suiv. 

Jnw'ti'  </«  ^"  vie  (Organe  de  1'),  128. 

Amour  au  vrai,  22;— du  bon,  ibid.; 

—  du  beau,  ibid. 
Amour-propre,  12,  20,  506,  677;  — 

chez  les  animaux,  282  et  suiv. 

Amphithéâtres  (Garçons  d').  Ordi- 
nairement ivrognes,  306. 

Amussat,  cité,  375,  763  et  à  la  note. 

Andriecx,  cité ,  32. 

Anglais.  Leur  penchant  pour  l'ivro- 
gnerie ,  31 1  ;  —  leur  orgueil,  550 ; 

—  orgueil  et  vanité  d'un  Anglais 
blessé  dans  ses  chevaux,  564  et 
suiv.;  —  leur  gourmandise,  354; 

—  leur  penchant  au  jeu  ,  615. 
Angle- A méricains .  Leur  gourman- 
dise ,  354;  —  leur  penchant  au  jeu, 
645. 

Animaux.  Coup  d'œil  philosophique 
sur  leurs  passions ,  267-302. 

Anthropophage.  Sa  définition,  354. 

Apicids.  Kote  sur  les  trois  gaslro- 
noraes  de  ce  nom,  389,  390. 

Appétits,  10  et  suiv. 

Approbalif^'ité  (Organe  de  1'',  131. 

Archestrate.  JNote  sur  ce  gastro- 
nome, 385. 

Aristote.  Comment  il  divise  les  pas- 
sions, 10;  cité,  46,391. 

AR!UA?iDi  (Le  chevalier) ,  cité,  273. 

Arrogance.  Sa  définition,  547. 

Artisans.  Voyez  Ouvriers. 

Artistes.  Leurs  qualités,  leurs  dé- 
fauts, leurs  avantages,  leurs  incon- 
vénients ,  96;  impatients  ou  hai- 
neux ,  395  ;  plus  portés  à  l'amour 
que  les  raaihématiciens ,  514;  en- 
clins à  l'orgueil  et  à  la  vanité,  550; 

—  à  l'envie,  594. 
Attachement  et  reconnaissance  chez 

les  animaux,  277  et  suiv. 
Attente.  Ses  effets,  235,  236. 
Attitude.  Signes  qu'elle  fournit,  122, 

123. 


ADEIK^E. 

AiBANEL,  cité,  213,  à  la  note. 

AuGL'STiN  (Saint),  cité,  9,  11. 

Aiantageux  (L').  Sa  définition, 547. 

Avares  guéris  par  l'espoir  d'une  suc- 
cession, 212;  —  par  le  contact  de 
l'argent,  etc.,  ibid. 

Avarice.  Passion  composée,  145;  .sa 
définition  et  sa  synonymie  ,  619 
et  suiv.;  causes  ,  621  et  suiv.;  carac- 
tère ,  symptômes  ,  effets  et  termi- 
naison ,  624  et  suiv.  ;  traitement , 
627  et  suiv.;  observations  :  mort 
subite  d'un  avare,  630,  631  ;  suicide 
d'une  avare,  631  et  suiv.;  mort  d'un 
avare  paralytique  et  aveugle,  633, 
634. 

Aveugles.  Leur  caractère,  leurs  pas- 
sions, 74  et  suiv.  ;  leur  nombre  en 
France,  81. 

Avocats.  Qualités,  défauts,  avan- 
tages et  inconvénients  de  leur  pro- 
fession, 95. 

B 

Bacon,  cité,  9. 

Baird  ,  cité,  334. 

Balbi,  cité,  670. 

Bannissement  (Du),  192, 193. 

Barrault  (E.),  mentionné ,  322. 

BAZEtAiRE,  cité,  468. 

Beau  (Le\  Sa  définition,  23. 

Beccaria,  cité,  195,  685. 

Belhomue  (Le  docteur),  cité,  21, 
397,  491,  aux  notes. 

BELtAirvG  ;Léopold  de) ,  cité,  467,  à 
la  noie. 

Belles-mères.  Leur  jalousie,  599, 
600. 

Bénazet,  cité,  171,  172. 

Berard  ,  de  Montpellier,  cité  à  la  fin 
du  volume. 

Bergier,  cité,  2,  363. 

Bernis,  cité,  506. 

Berriat-Saint-Prix,  cité,  197. 

Bervenger  (L'abbé  de;.  Son  établis- 
sement de  Saint-Nicolas,  501. 
Besoin,  5  et  6;  théorie  des  besoins, 


lADt.E:    Ml 

17  el  siiiv.;  dassificalion  des  be- 
soins en  animaux,  sociaux  et  in- 
tellectuels, lU  et  sniv. 

Bibliomnne.  Son  parallèle  avec  le 
bibliophile,  751,  752. 

Bibliomanie  (De  la),  751  et  suiv. 

BicHAT,  cité,  9,  28. 

Bienueillance  (Oryane  de  la; ,  132. 

Blanchisseuses.  Portées  au  liberti- 
nage, 97,  et  à  l'ivrognerie,  306. 

Boom  ,  cité,  47. 

BoiLEAC  ,  cité,  35,  620. 

BoissoNADE,  cité,  6Î0,  à  la  note. 

Bon  (Le).  Sa  définition  ,  23. 

Boi-v.-\F.vii,LE,  cité,  218,  à  la  note. 

BossPET,  cité,  3,11,  551  et  suiv. 

Bouche.  Signes  qu'elle  fournit,  118, 
119. 

BoDCHET,  mentionné,  252,  à  la  note. 

Bouderie.  ISa  détinition  ,  394. 

BouLARD ,  le  biblioraane,  753  et  suiv. 

Boulimie.  Sa  définition ,  372,  à  la 
note  ;  ouvrages  sur  cette  maladie , 
ibid.  et  suiv. 

Bourgeois  de  Paris.  Leurcaraclère, 
90  et  suiv. 

Brasseurs  (Garçons).  Portés  à  l'ivro- 
gnerie, 306. 

Brierre  de  Boismont,  cité,  259,  260. 

Brillât-Savarin,  cité,  351  et  suiv. 

Brocssais  Casimir,  adopte  la  théorie 
des  besoins  de  l'auteur,  1 7  ;  cité ,  1 09. 

Brocssais  (J.-F.-V.)  ,  cité,  viii,  28, 
139,  369  et  suiv., 711. 

Brchl-Cramer,  mentionné,  328. 

BcFFON  ,  cité,  9  et  507. 

BcRDACH ,  cité ,  289 ,  à  la  note,  51 1  et 
suiv. 

Bdret  (Eugène) ,  cité,  468,  à  la  note. 

G 

Calcul  (Organe  du),  135, 136. 
Callimaqxje  ,  cité,  355. 
Calme  (Théorie  du  ,  249,  250. 
Calmeh  ,  mentionné  ,  252,  à  la  note. 
Campagne.  Ses  avantages  dans  le 
traiteiucQt  des  passions,  164. 


MABETIgUC.  821 

Caroavène  (De),  meniionné,  322. 

Carrifk  ,  mentionné,  2.52,  à  la  note. 

Cartes.  Note  sur  leur  invention, 639, 
640. 

Causalité  'Organe  de  la;,  137,  138. 

Causes  des  passions,  prédisposantes 
ou  déterminantes,  34. 

Célibat.  Son  influence  sur  la  crimi- 
nalité, 499;  —  sur  le  suicide,  070  et 
690. 

Celse,  cité,  212. 

Cerceau  ;Du  .  28,  à  la  note. 

Cervelet.  Sa  fonction ,  28. 

Chagrin.  Sa  définition,  232.  Voyez 
Nostalgie. 

Chaleurs  (Grandes).  Prédisposent  à 
la  colère,  395. 

Chapeliers  (Ouvriers).  Enclins  à  l'i- 
vrognerie, 96,  à  la  note ,  et  .306. 

Charcill.ay  fLe  docteur),  cité,  213, 
251,  aux  noies. 

Charpentiers  (Ouvriers).  Enclins  à 
l'ivrognerie,  96,  à  la  note. 

Charron  ,  cité ,  46  et  suiv. ,  392  ,  401 
et  suiv. 

Chasse  (Passion  de  la),  806. 

Chasseurs.  En  général  actifs  et  cou- 
rageux, 465. 

Chatevubri.vnd,  cité,  204,  205,  658. 

Chatouillement.  Ses  effets,  231. 

Cherbcliez,  cité ,  468,  à  la  note. 

Cheveux.  Signes  qu'ils  fournissent, 
114. 

Chiffonniers.  Poités  à  l'ivrognerie , 
306  ;  ainsi  que  leurs  épouses,  ibid. 

Chinois.  Adonnés  au  jeu,  045. 

Choron.  Sa  passion  pour  la  musique, 
728  et  suiv. 

Christianisme.  Son  influence  salu- 
taire, 107,  108,  202  et  suiv. 

Cicéron,  cité,  46,  48. 

Circonspection  (Organe  de  la),  131, 
132.  De  la  —  chez  les  animaux.  275 
et  suiv. 

Circonstances  atténuantes  (Des\ 
193  et  suiv. 

Civilisation.  Son  iutluence  sur  la  fi> 


822  TABLE    ALPHABETIQUE 

lie,  255  et  suiv.;  —  sur  l'ivrognerie, 
309  (t  suiv.;  —  sur  l'amour,  51b. 
Climats.  Leur  influence  sur  le  déve- 
loppement des  passions,  45  et  suiv-; 

—  -sur  l'ivrognerie,  309  et  suiv.; 

—  sur  la  colère,  395;  — sur  la  penr, 
435  ;  —  sur  l'amour,  514. 

Cochers.  Poriés  à  ri\rognerie,  309. 

CocHm  ,  cité,  467  à  la  note. 

CotK  ,  cité,  323. 

Colère.  Définition  et  synonymie , 
391  et  suiv.;  ses  causes,  39i  et  suiv.; 
symptômes,  effets  et  terminaison, 
398  et  suiv.;  son  traitement,  405  et 
suiv.  Observations  :  Coleie  habi- 
tuelle guérie  par  la  crainte  de  la 
mort,  411  et  suiv.;  colère  impuis- 
sante terminée  par  une  mort  .subite, 
414  et  suiv.  ;  mélancolie  furieuse 
produite  par  une  phlegmasie,  416 
et  suiv.;  colère  héréditaire  termi- 
née par  un  suicide,  420  et  suiv.; 
colère  et  repentir  ,  425  et  suiv. 
Statistique  de  la  colère ,  403 ,  404  ; 
ses  rapporis  avec  la  médecine  lé- 
gale, 40  i,  405.  De  la  colère  chez  les 
animaux  ,  271  et  suiv.  ;  —  remède 
dangereux,  237. 

Collections  vMauie  des^ ,  25  ;  748  et 
suiv. 

^y/om  ^Organe  du),  134,  135. 

Combativité  ^Organe  de  la^,  130. 

GouBE  ^George) ,  cité,  129. 

Combustion  spontanée  (Observa- 
tion de; ,  34i  et  suiv. 

Comparaison  (organe  de  la),  137, 
138. 

Confession.  Son  influence  sur  la  di- 
minution des  crimes,  204  et  suiv. 

Complexions.  S'affaiblissent,  168, 
800  et  suiv. 

Configuration  (Organe  de  la) ,  134 . 

Confiscation  (De  la  ,  181,  185. 

Conscienciosité  (Organe  de  la)  sui- 
vant, les  phiénologisics,  132,  lo3. 

Consiiia'iuns.  Leur  influence  sur  le 
développement  des  passions,  57  et 


suiv.; — sur  leur  traitement,  162; 
—  sont  des  prédispositions  ù  des 
maladies  déterminées,  68,  69,  150, 
et  à  la  Folte,  253,  254. 

Construcliviié  (Organe de  la;,  131. 
Besoin  de  construire  chez  les  ani- 
maux, 296  et  suiv. 

Consullations.  Précautions  à  pren- 
dre dans  les  — ,  446. 

Contravention.  Ce  que  c'est,  181. 

Coni'ulsiuns.  Ce  que  c'est,  83. 

Coquette.  Sa  définition  ,  546. 

Coquetterie.  Sa  définition  ,  509.  On 
en  trouve  des  vestiges  chez  les  ani- 
maux, 509,  510. 

Cordonniers.  Enclins  au  libertinage, 

96,  97. 
CoRiNGiis.  Guéri  par  la  joie,  231. 
Cosaques.  Sont  gloutons,  354. 
Cou.  Signes  qu  il  fournit,  120,  121. 
Courage  chez  les  animaux,  271,  272. 

Courage  physique ,  433  ;  —  moral , 

433,  434. 
Cocsi?i,  cité ,  199, 
Couturières.  Portées  au  libertinage, 

97,  484. 
Crainte.  Guérie  par  la  peur,  239  ;  sa 

définition  ,431,  432. 

Crime.  Sa  définition  ,  182;  division 
des  crimes,  178  et  suiv.;  propor- 
tion entre  les  peines  ei  les  crimes, 
180  et  suiv.;  tableau  statistique  des 
crimes  en  France,  255;  —  des  indi- 
vidus accu.sés  d'offenses  criminelles 
en  Angleterre,  257. 

Criminalité  comparée  (Note  sur  la). 
802  et  suiv.  ;  —  dans  ses  rapports 
avec  l'instruction ,  794  et  suiv. 

Cuisine.  Manie  de  l'art  culinaire  , 
383  et  suiv. 

Culpahllité  ,De  la) ,  262  et  suiv. 

D 

Dar^mbikg,  traducteur  ù'Hippocrale, 

cité,  7S7  et  suiv. 
D;-BKEï?iE  ^Le  l'ère  de),  cité,  24G. 
Dédain.  Sa  définition ,  547. 


Dégradation  civique  (  De  la  ) ,  193. 

Delestrk.  Sa  division  des  passions , 
14;  cilé,  126,  à  la  note. 

Délils.  Ce  que  c'est,  181,  182. 

Démarche.  Signes  qu'elle  fournit, 
122. 

Denise  Lhermiiva.  Grande  mangeuse, 
372  et  .suiv. 

DéporlaUon  (De  laj ,  191 ,  192. 

Descartes  ,  cité ,  3,  28. 

Désir.  Avant-coureur  des  passions, 
234  ;  ses  effets,  235. 

Déiœui'rement.  Sa  définition,  455. 

Despoktes  ,  cité,  323,  439,529. 

Desrijelles  (  Le  docteur),  cité,  494  , 
à  la  note. 

Destruction.  Penchant  à  la  —  chez 
l'enfant,  41  ;  —  chez  les  animaux, 
273  et  suiv. 

Desirnctii'ité  (Organe  de  la) ,  130. 

Détention  (De  la) ,  186. 

Devilliers  (lie  docteur),  cité,  415. 

Devoirs  animaux,  sociaux  et  intellec- 
tuels, 25,  26. 

Dévots.  Gourmands  par  compensa- 
tion ,  356. 

Deyeux  ,  cilé,  56,  à  la  note. 

Domestiques.  Leurs  qualités,  leurs 
défauts,  leurs  avantages,  leurs  in- 
convénients, 97. 

DoNsÉ  (l,e  docteur),  cité,  57. 

Dos.  Signes  qu'il  fournit,  121. 

Z?Off/eM/-.  Ses  effets,  3, 19, 232;  son  uti- 
lité dans  le  traitement  des  maladies 
et  dans  celui  des  passions,  233,  234. 
Voir  Nostalgie. 

Droit  [Le).  Sa  définition,  175;  sa  di- 
vision en  droit  écrit  et  droit  non 
écrit,  ibid. 

Droits  civiques ,  civils  et  de  famille 

(Privation  des},  293,  295. 
Droz  (J.),  cilé  à  l'épigi-aphe  du  vo- 
lume, et  p.  148. 
DccLos,  cité,  86,  87. 
DiiCREST  (Madame),  citée,  560,  561. 
Duel  (Du),  703  et  suiv.  Documenls 
slalisliques  sur  le  — ,  706. 


TABLE   ALPHABETIQUE. 

DiiFAU,  cilé,  7Cet  8UIV. 
DuuobTiER,  cité,  127. 
DusAULX,  cité, 647. 


823 


E 


Economistes.  Comment  ils  divisent 
les  pa.ssions,  13. 

Écossais  Sont  fiers  de  leur  noblesse, 
550. 

Écriture.  Signes  qu'elle  fournit,  125, 
126,796  et  suiv. 

Éducation.  Sou  influence  sur  le  dé- 
veloppement des  passions ,  101  et 
suiv.;  —  sur  leur  traitement,  165  et 
suiv.;  —  sur  la  folie ,  254.  Voir  In- 
struclion. 

Effroi.  Sa  définition,  430,  431. 

Égoïsmc.  Ses  effets,  88,  noie. 

Émotions.  Définition  de  ce  mot ,  6. 

Employés.  Leurs  qualités,  leurs  dé- 
fauts, leurs  avantages,  leurs  incon- 
vénients, 97. 

Emportement.  Sa  définition,  392, 
393. 

Enfance.  Son  caractère,  35  et  suiv. 

Enfants.  Leur  gourmandise,  36  et 
suiv.  ;  moyen  de  les  guérir  de  la  co- 
lère, 407  et  suiv.  De  la  peur  chez 
les  — ,153,  154,  438,439,444. 

Enfants  naturels.  Leur  penchant 
au  libertinage,  51,  485.  Tableau  sta- 
tistique des  naissances  illégitimes, 
497. 

Ennui.  Voyez  Nostalgie. 

Enseignement  réginientaire ,  463, 
46Î. 

Envie.  Définition  et  synonymie ,  590 
et  suiv.;  causes  ,  592  et  suiv.;  sym- 
ptômes, marche,  complication,  ler- 
miriaison,  595  et  suiv.;  traitement, 
601.  Observations,  604. 

Envies.  Ce  que  c'est,  8i. 

Épaules.  Signes  qu'elles  fournissent , 

121. 
Épicuriens.  Comment  ils  définissent 
les  passions,  10. 


821  TABLE    ALPHABÉTIQUE 

Époiuante.  Sa  définilion,  43t. 
ÉR\.sME.  Sauvé  par  un  rire  excessif, 
231;  ri(é,  551. 

ÉRATOSTHÈNF.S  ,  Cité  ,  46. 

Erdmann  ,  mentionné,  328. 

Espagnols.  Leur  sobriété;  351;  se 
croient  les  plus  fjrands  guerriers 
du  monde,  550,  551. 

Espérance.  Ses  effets  salutaires , 
236,  237  ;  organe  de  1'—,  133. 

EsQUiROi,,  cité,  31,  213,  245,  251, 
679. 

EsTKKNO,  mentionné,  468. 

Estime  de  soi  (Organe  de  1'},  131. 
Exemples  de  l'estime  de  soi  chez 
les  animaux  ,  282  et  suiv. 

État  civil.  Son  influence  sur  la  cri- 
minalité, 100;  —  sur  le  libertinage, 
485  ;  —  sur  le  suicide,  670,  695. 

Étendue  (Organe  de  l'),  134, 135. 

Etoc-Dbmazy,  mentionné,  254 ,  à  la 
note. 

Étude.  Ses  avantages  et  ses  incon- 
vénients, 716,  717.  Mentelli  ou  la 
passion  de  l'étude,  717  et  suiv. 

Éventualité  (Organe  de  Y] ,  136. 

Excrétion  critique,  ayant  lieu  dans 
certaines  passions,  154,  155. 

Exemple.  Son  influence,  102,  309. 

Extase  (Note  sur  I'),  789  et  suiv. 


Face.  Signes  qu'elle  fournit,  113, 
114. 

Faillites  (Note  sur  les) ,  636,  637. 

Fainéant.  Sa  définition,  454,  455. 

Falret,  cité,  240,    245,  685,689. 

Fanatisme.  Ce  que  c'est,  758;  ses 
rapports  avec  la  médecine  légale, 
7.59.  Du  fanatisme  artistique,  760; 
—  politique  ,  ibid.  et  suiv.  :  —  re- 
ligieux, 764  et  suiv. 

Fanfaron.  Sa  définilion,  546. 

Fat.  Sa  définition,  5i8. 

FÉNELON ,  cité,  593. 

Ferme-régie.  Sa  suppression  ,  645  , 
655,  aux  notes. 


Fermeté  (Organe  de  la) ,  132. 

Ff.rrus  ,  mentionné,  252,  à  la  noie. 

Fierté.  Sa  définition,  547. 

Financiers.  Gourmands  par  ostenta- 
tion ,  356. 

Floureivs,  cité,  28,  139,  aux  notes. 

FociLtom,  mentionné,  744. 

Folie.  Sa  définition,  244;  sa  division, 
ibid.  et  suiv.  Échelles  de  la  folie, 
247  et  250.  Statistique  de  la  —, 
153, 158,  255, 258;  ses  rapports  avec 
les  passions,  244-266. 

Fondeurs  (Ouvriers).  Enclins  à  l'i- 
vrognerie, 96,  306. 

Forgerons  (Ouvriers;.  Enclins  à  l'i- 
vrognerie, 9G,  306. 

FouRiER  (Charles).  Sa  division  des 
passions,  15,  16  ;  cité ,  356,  357. 

Foviij.E,  mentionné,  252,  à  la  note. 

Français.  Sont  gourmets,  354  ;  quand 
ils  devinrent  joueurs,  644;  leur  va- 
nité, 551. 

François  de  Saies  (Saint),  cité,  277, 
à  la  note. 

Frayeur.  Sa  définition ,  430. 

Frégier,  cité,  461,466,  652  et  suiv. 
et  suiv. 

Frénésie.  Summumûe  la  fureur,  250 
et  263. 

Friand.  Sa  définition,  353. 

Front.  Signes  qu'il  fournit ,  115. 
Fureur.  Sa  définition,  393;  ses  rap- 
ports avec  la  folie  ,  263,  264. 


Gaieté  ou  esprit  de  saillies  (Or- 
gane delà),  133,  134. 

Galien,  cité,  2,  140. 

Gaij.,  cité,  3;  sa' division  des  pas- 
sions, 14,28,127. 

Gardes-malades ,  portées  à  l'ivro- 
gnerie, 306. 

Gerando  (Le  baron  de) ,  cité  ,  468,  à 
la  note. 

Gestes.  Signes  qu'ils  fournissent,  122. 

Girard  (L'abbé),  cité,  454. 


TAni.F,    AI.IMl 

Glorieux  (Le).  Sa  définilion ,  546. 

Glouton.  Sa  définiiioii ,  353. 

Goinfre.  Sa  définiiion  ,  353. 

Goulu.  Sa  définition,  353. 

Gourmand.  Sa  définition,  353;  son 
caractère,  358  et  suiv. 

Gourmandise  (De  la).  Définition  et 
.synonymie ,  351  et  suiv.  ;  ses  caii- 
.ses,  355  et  sniv.;  symptômes,  mar- 
che et  terminaison,  358  et  suiv.; 
son  traitement ,  362  et  suiv.  Ob- 
servations :  Gourmandise  terminée 
par  une  mort  subite,  367  et  suiv.; 
suites  funestes  de  la  gourmandise 
chez  sept  convalescents,  369  et 
suiv.  ;  boulimie  congéniale ,  372  et 
suiv.  _  Le  gastronome  théoricien  , 
ou  la  manie  de  l'art  culinaire  ,  383 
et  suiv. 

Gourmet.  Sa  définition  ,  353. 

Goui'ernemenls.  Influence  de  leurs 
formes  sur  les  passions,  106,  107. 

GRÊiMiLLY  (Le  docteur) ,  cité,  441. 

Grossesse.  Sou  influence  sur  les 
passions ,  M  et  suiv. 

GuERBois  (Le  docteur),  cité,  710. 

GoERRY,  cité,  41,  45. 

GDist\iN  ,  mentionné,  252,  à  la  note. 


H 


Habillement.  Signes  qu'il  fournit, 
124,  125.  Voyez  Vêtements. 

Habitation.  Son  influence  dans  le 
traitement  des  passions,  164. 

Habitat ii'ité  (Organe  de  l') ,  129.  De 
1»_  chez  les  animaux ,  296  et  suiv.; 

—  chez  l'homme.  Voir  Nostalgie. 
Habitude.  Son  influence  sur  le  déve- 
loppement des  passions,  101,  (02; 

—  sur  leur  traitement .  168,  169. 
Haine.  Sa  définition,  393. 
Hallucinations  (Des) ,  263. 
Hei.vétius,  cité,  12. 

Herder,  cité,  115. 
Hérédité.  Son  influence  .sur  le  déve- 
loppement des  passions,  51,  52  ;  — 


AllKIIOUE.  ^25 

sur  leur  traitement,  162,  163;  — 
sur  la  folie,  251,  252;-  sur  l'i- 
vrognerie, 309  ;  -  sur  la  gourman- 
dise, 357  ;  —  sur  la  colère ,  397.  — 
Son  traitement,  687,  688. 

HippocRATE  ,  cité,  46,  787,  788. 

HoFFBAWER,  cité ,  246. 

Homicide.  Lié  au  suicide,  678.  Voyez 
la  Statistique  de  la  criminalité. 

Homme.  Sa  nature  ,  divisée  en  rai- 
sonnable et  irraisoimable ,  9. 

Horace,  cité,  332,  355,  391. 

I 

Idéalité  (Organe  de  1') ,  133. 
Illusions.  En  quoi  elles  diffèrent  des 
hallucinations,  263;    leurs  effets , 

ibid. 

Imagination.  Ce  que  c'est,  109;  son 
influence  sur  les  passions,  109, 110. 

Imitation  (Organe  de  1') ,  134. 

Impatience.  Sa  définition  ,  392. 

Impertinent  (L').  Sa  définition,  548. 

Important  (L').  Sa  définition  ,  547.' 

Imprimeurs  (Ouvriers).  Enclins  à 
l'ivrognerie ,  96,  306. 

Inaction.  Sa  définition,  455. 

Indicidualité  (Organe  de  1'),  134. 

Indolent.  Sa  définiiion  ,  455. 

Infirmiers.  Portés  à  l'ivrognerie, 
306. 

Instinct,  expression  des  désirs  maté- 
riels, 15;  —  de  la  conservation  chez 
les  animaux ,  267  et  suiv.  ;  —  de 
reproduction ,  286  et  suiv. 

Instruction.  Son  influence  sur  la  fo- 
lie, 254;  —  sur  la  criminalité,  254, 
255,  794;— sur  la  prostitution,  485. 

Intelligence.  Effets  de  la  peur  sur 
l'-,442. 

Irréligion.  Son  influence  ,  107, 108. 
Isolement  modifié  (  Système  de  V  ), 

189. 
Italiens.  Sont  friands,  351;  joueurs, 

645. 
Ivresse.  En  quoi  diffère  de  l'ivrogne- 
rie, 303,  304;  ses  symptômes ,  313 


826 


TABLE    ALPHABETIQUE. 


et  suiv.;  son  traitement',  329,  330. 

Ivrogne.  Son  portrait ,  312,  313. 

Ivrognerie.  Définition  et  synonymie. 
303 et  suiv.;  ses  causes, 305 el suiv.; 
ses  sympiômes ,  312  et  .suiv.;  sa 
marche,  31.5,  316;  ses  effels  el  sa 
lenniuaison  ,  31G  et  suiv.;  ses  rap- 
ports avec  la  médecine  légale  ,  326 
et  suiv.;  son  traitement,  329  et  suiv. 
Observations  :  Ivrognerie  hérédi- 
taire chez  deux  enfants,  337 et  suiv.; 
ivresse  convulsive  terminée  par  la 
mort,  342  et  suiv.  ;  ivrosiierie  ter- 
minée par  une  combustion  sponta- 
née, 344  et  suiv.;  ivrognerie  guérie 
par  l'empire  de  la  volonté ,  347  et 
suiv.  ;  ivrognerie  guérie  par  la 
honte,  le  regret  et  la  religion,  349 
et  suiv.  Ouvrages  sur  1'—,  328. 


.1 


Jalousie.  Passion  irès-commune  chez 
les  enfants,  36;  déflniiion  et  syno- 
nymie de  la  jalousie,  590  et  suiv.  ; 
.ses  causes  ,  592  et  suiv.;  symptô- 
mes ,  marche,  complication  et  ter- 
min.iison  ,  595  et  suiv.;  trailement, 
601  et  suiv.  Ob.servations  :  Ja- 
lousie chez  un  enfant,  60î  et  suiv.; 
jalousie  maternelle  suivie  de  mort , 
6C8  el  suiv;  jalousie  d'une  belle- 
mère,  G 12  et  suiv.  ;  jalousie  et  envie 
lei-minées  par  une  affection  cancé- 
retse  mortelle,  615  el  suiv.  Quand 
!a  ja'ousie  exclut  l'inipulabiliié  , 
529,  530.  De  la  jalousie  chez  les  ani- 
maux ,  291  et  suiv. 

Jefferson  ,  cité,  32.5. 

Jeu.  Sa  définition,  son  ancienneté, 
son  universalité  ,  ses  progrès  en 
France,  635  et  suiv.;  causes,  642  et 
suiv.  ;  caractère  du  joueur ,  646  et 
suiv.;  marche,  e.fets  et  terminaison, 
650  et  .suiv.  :  statistique  di  jeu,  654 
fctsuiv.;  son  traitement,  650,  657. 

Jeùne^  moyen  hygiénique  ,  207,  363. 


Jeunesse.  Son  caractère,  36  et  suiv. 

JoHANNEAii  (Eioy) ,  cîté,  640. 

Joie.  Sis  effets  ,  230  et  suiv. 

Joues.  Signes  qu'elles  fournissent, 
119. 

Juifs.  Devinrent  joueurs  en  fréquen- 
tant les  Grecs ,  637. 

Juslice.  Sa  définition,  174,  175. 


La.  Bruyère,  ciié  ,  87  el  suiv.;  258, 
546  et  suiv. 

Lacaze,  cité,  9. 

Lacenaire.  Sa  paresse,  469,  470. 

La  Chambre  (De),  cité  ,  12,  1 1 1,  392. 

Lâche.  Sa  définition  ,  432. 

Lait.  Influence  des  passions  sur  sa 
qualité ,  52,  55. 

Langage  (Organe  du) ,  137. 

La  Rochefoucauld,  cité,  12,  455, 
550,-591,595. 

Laurentie  ,  cité,  730  et  suiv. 

Lauvergne,  cité,  191,670,671. 

Lavater,  cité,  130,  140;  analyse  de 
son  .système,  111-126. 

Lelut,  cité,  139,  266. 

Lettres  (Gens  de).  Leurs  qualités, 
leurs  défauts,  leurs  avantages,  leurs 
inconvénients,  95,  96;  —  gour- 
mands par  distraction  ,  356  ;  —  im- 
patients ou  haineux,  .395. 

Leuret,  cité,  139,  252,  736. 

Léveillé,  mentionné,  328. 

LÉvis  (De) ,  cité  ,  6. 

Levraud  (lîei.'jamin),  cité,  651. 

Liberl.inoge.  Sa  définition,  478.  His- 
torique du  —,  479,  4S0  ;  ses  causes, 
480  et  suiv.;  ses  effets,  489  et  suiv.; 
son  traitement,  499  et  suiv.  Tableau 
stati.stique  du  liberiinaise  en  France, 
496;  s;,ii  influence  nir  la  crimina- 
lité ,  498.  Lois  relaiives  au  liberti- 
nage ,  807  et  suiv. 

LiEiTAUD,  cité  ,  238. 

Localilé  (Organe  de  la)  ,  135. 

Lois.  Leur  origine,  171;  leur  néces- 
sité, ibiil.  et  suiv. 


TAULK    ALI'llABHllyUE. 


827 


Loterie  (Note  sur  la),  612. 
LovsËAU  ,  cilé,  70Î,  705. 

M 

Ma<;hado,  cilé,  278,  298.  —  Analyse 
de  sa  théorie  des  ressemblances, 
798  et  suiv. 

Mageisoif.  Sa  division  des  passions, 
14. 

Magnifique  (Le).  Sa  définiiiori,  ôiG. 

Maigre  (le  doctiur,,  cilé,  ;')'■}. 

Main.  Signes  qu'elle  fournit,  123, 
124. 

Mal  du  pays.  Voyez  Nostalgie. 

Maladie.  Sou  inOueuce  sur  le  déve- 
loppement des  passions,  68  et  suiv.; 
—  sur  l'iviognerie.  308,  3U9;  —  siir 
la  colère,  33î;  — sur  la  peur,  396. 
Énuinéralion  des  maladies  hérédi- 
taires, 52,  à  la  noie. 

Maquignons.  Portés  à  l'ivrognerie, 
306. 

Marc,  cité,  14,  198,  245,  261,  263, 
312,  326,  404,  442,  529,  530. 

Marchands.  Leurs  qualités,  leurs  dé- 
fauts, leurs  avantages  et  leurs  in- 
convénients, 96. 

Marins.  Pourquoi  disposés  à  l'ivro- 
gnerie ,  307  ;—  généralement  brus- 
ques ,  .395. 

Massillok,  cité,  572  et  suiv 

Masturbation.  Ses  causes,  486,  487; 
ses  symptômes  ,  489  ;  son  traile- 
menl,  499  et  suiv. 

Médailles  (Passion  des),  242,  243. 

Médecins.  Comment  ils  divisent  les 
passions,  13.  Qualités,  défauls , 
avantages  et  inconvénients  de  leur 
profession  ,  94 ,  792  ,  793.  —  gour- 
mands par  séduction ,  356. 

Mélancolie.  Voyez  Nostalgie. 

Menstruation.  Son  influence  sur  les 
passions,  82  et  suiv.;  —  sur  la  peur, 
434.  Effets  de  la  peur  sur  la  — ,  439 
Effets  de  la  colère  sur  la— ,401. 

RJe^iTell!.   Sa  passion  pour  l'étude, 

[=  717  et  suiv. 


;V<v//c»«.  Signes  qu'il  fournit,  120. 

Mi;kci'ri:v,  cilé,  170. 

Méridionaux.  liCUi"  caraclère,  47. 

Merlin,  cilé,  182,  195. 

Mcncilleux  (Le).  L'un  des  besoins 
inlellectucls  de  l'homme,  lA- 

Merveillosilc  (Organe  de  la) ,  133. 

Mey>ieu    Madame  Mary,  ,  citée,  4(J8. 

Michel,  cité,  794  et  suiv. 

Militaires.  Leurs  qualilcs ,  leurs  dé- 
fauls, le.irs  avant  iges,  leiu-s  incon- 
vénients ,  95.  Pourquoi  disposés  à 
l'ivrognerie,  307. 

iVo^/e  (De  la; ,  124,  125. 

Modistes.  Portées  au  libertinage..  £6, 
484. 

Moelle  allongée.  Sa  fonciion,  28, 29. 

Monde.  Influence  du  grand —  sur  les 
passions,  103,  104. 

Mo^TAioE,  cité,  7,  124,  395. 

MoNTESQDiEC,  Cité,  46, 178, 180,  309, 
310. 

MoREAU- Christophe,  cilé,  188,  189. 

MoREAU  DE  Jois.>Ès,  cité,  691  et  suiv.; 
802,  814  et  suiv. 

MoRiN  (Achille) ,  cité,  218,  à  la  note. 

Mort  (De  la  peine  de) ,  195,  196. 

Mo:vARET  (Le  docteur) ,  cité,  457. 

Musiciens  de  bas  étage.  Portés  à  l'i- 
vrognerie, 306. 

Musique.  Son  influence  dans  le  trai- 
tement des  passions,  170  et  suiv. 
Manie  de  la  niusuiue,  728  et  suiv. 

N 

Napoléon,  cilé,  305,  551,  681,  à  la 
noie. 

Nerfs,  27  et  suiv. 

Nez.  Signes  qu'il  fournit,  117,  118. 

Noblesse,  85. 

KoDiER  (Charles) ,  cité ,  752. 

Nonchalant.  Sa  définition,  455. 

Nostalgie.  Définition,  707;  cau.ses, 
708;  caractère,  marche  et  termi- 
naison ,  709  et  suiv.  ;  iraiteinent , 
711,  712.  Observations  :  Nostalgie 
chez  un  enfant  de  deux  ans,  713, 


828 


TADl.n    ALPHABETIOLE. 


711;  nostalgie  par  habiiati vile,  714. 
Nottrrices-.  Çualités  qu'elles  doivent 

avoir,  53  et  suiv. 
Nourriture.   Son  influence  sur   les 

passions,   49  et  suiv.; — sur  leur 

iraitement,  163,  164. 

O 

Oisiveté.  Sa  définition ,  455  ;  son  in- 
fluence sur  l'ivrognerie,  308;  —  .sur 

;  la  gourmandise ,  356;  —  statistique 
des  individus  vivant  dans  l'oisiveté, 
460,  461. 

Oinophage.  Sa  définition ,  354. 

Onanisme.  Voyez  Masturbation 

Opium.  Ses  effets,  317. 

Oreilles.  Signes  qu'elles  fournissent , 
120. 

Oz-f/re  (Organe  de  1'),  136.  Manie  de 
l'ordre ,  738  et  suiv. 

Organisme.  Ce  que  c'est,  29  ,  30;  sa 
réaction  dans  les  passions,  154, 156. 

Orgueil.  [)éfini'ion  et  synonymie , 
544  et  suiv.;  causes,  549  et  suiv.; 
caractère  ,  551  et  suiv.;  effets,  coiii- 
plicalion  et  terminaison  de  l'or- 
gueil, 555  et  suiv.;  traitement,  557 
et  suiv.  Exemples  ei  observations  : 
Orgueil  d'un  acteur  célèbre  ,  561  ; 
orgueil  et  vanité  d"un  Anglais  blessé 
dans  ses  chevaux ,  564  et  suiv. 

Ouvertures  de  corps,  30,  340,  343, 
355,  3t)8,  379,  405,  424,  763. 

Ouvriers.  Leurs  qualités,  leurs  dé- 
fauts, leurs  avantages  leurs  incon- 
vénients ,  96;  leurs  maladies,  793, 

794. 
Ovide,  cilé,  161,  162,597,598. 

iP 
Parchappk  ,  mentionné,  2ô2,  à  la 

note. 
Parewt-Duch.vteiet,  ci  é,  483,  '•84. 
Paresse.   Définition  et    synonymie, 

454  et  suiv.;  causes,  4ô6  et  suiv.; 

ses  effets,  sa  terminaison,  459,  460; 

sa  stalisliqiie,  460,  461  ;  son  traite- 


ment, 464  et  suiv.  Exemples  et  ob- 
servations :  La  paresse  et  l'écha- 
faud,  468  et  suiv.;  paresse  corrigée, 
470  suiv.  ;  pares.se  terminée  par  un 
suicide,  472  et  suiv.  ;  paresse  pé- 
riodique, 475  et  suiv. 

Paresseux,  Son  caractère,  459,  460. 

Paris.  Ville  dangereuse  pour  les  ima- 
ginations ardentes,  694.  G95. 

Pariset,  cilé,  663. 

Parmeivtier,  cité,  56,  à  la  noie. 

Pascal,  cité,  ix,  302,  513,  548,  549. 

Passions.  Étymologie  et  définition  de 
ce  mot,  1-8.  Division  des  passions 
selon  les  médecins  et  selon  les  mo- 
ralistes. 9-26;  leur  siège.  27-33; 
leurs  cause.s,34-l  10.  Exposé  de  leurs 
signes  physiognomoniques  et  phré- 
nologiqiies,  111-141;  leur  marche, 
leur  complication, leur  terminaison, 
142-147;  leurs  effets  sur  l'organis- 
me, 148-155  ;  —  sur  le  corps  social, 
155-158;  —  sur  les  croyances  reli- 
gieuses, 158,  159.  Leur  traitement 
médical,  160-174;-  législatif,  174- 
202  ;  —  religieux  ,  202-208.  Consi- 
dérées comme  moyens  de  guériron 
dans  les  maladies,  230-213.  Des  pas- 
sions et  de  la  folie  dans  leurs  rap- 
ports entre  elles  et  avec  la  culpabi- 
lité, 241-266.  Des  pa.ssions  chez  les 
animaux  ,  287-302.  —  Toutes  rap- 
portées à  l'amour ,  11,12;  divisées 
en  animales,  sociales  et  intellec- 
tuelles, 25.  Les  Grecs  admettaient 
Vacant -passion,  142.  Sont  soli- 
daires entre  elles,  114.  Effets  de 
la  passion  dominante,  144,  145; 
abrègent  l'existence  des  individus 
et  celle  des  peuples ,  149  ;  leur  anta- 
gonisme, 173.  Voir  chaque  passion 
en  particulier. 

Pastoret,  cilé,  178,  179. 

Paui.  (Saint),  cité,  9. 

Paupérisme.  Ouvrages  sur  le  — , 
468,  à  la  noie. 

Pauvre  (Le^.  Sou  caractère,  88  et  suiv. 


TABLE    Al.PH 

Paysans,  lifuis  qualités  et  leurs  dc- 
t'auls,  ".57.  Voyez  ./griciU leurs. 

Pi'rhc  (Passion  de  la) ,  807. 

Péchés,  13. 

Fechlin  ,  cité ,  238. 

Peines.  Proporiionnées  aux  délits, 
180.  Leur  divisiou,  182  et  suiv.  ; 
leur  éiiuiiiéraiioii ,  201,  202. 

Peintres  en  bâiiment.  Disposés  5 
l'ivrognerie,  96,  306. 

Pellico  (Silvio) ,  cité,  433,  434,  793. 

Pénitentiaire  {  Système  ) ,  1S5  et 
suiv. 

Perceptions ,  6. 

Périodicité  dans  les  passions,  143, 
144,  316. 

Pesanteur  (Organe  de  la) ,  I3î,  135. 

Petit  (Hippolyte),  cité,  713. 

Petil-inaîlre  (Le).  Sa  définition,  546. 

Peuples  septentrionaux ,  moyens 
et  méridionaux^  47,  48. 

Peur.  Illusions  qu'elle  produit,  153, 
154.  Remède  utile  dans  quelques  cas, 
238  et  suiv.  Définition  et  synony- 
mie, 430  et  suiv.;  causes,  434  et 
suiv.;  symptômes,  marche,  effets  et 
terminaisjn  ,  437  et  suiv.  ;  traite- 
ment, 443  et  suiv.  01).serva!  ions  : 
Effets  de  la  peur  sur  le  .système  ner- 
veux, 447,  448;  effets  subits  de  la 
peur  sur  les  cheveux,  448  et  suiv.; 
diathèse  scrofuleuse  produite  par 
une  peur  héréditaire,  450  et  suiv.; 
frayeur  suivie  d'hémiplégie  et  de  la 
mort ,  452,  453. 

Philogéniture  (Organe  de  la),  129. 
Amour  des  petits  chez  les  animaux, 
293  et  suiv. 

Phrénologie  (Exposé  de  la),  126  et 
suiv. 

Physiognomonie  (  Exposé  de  la) , 
112  et  suiv. 

PiNEL,  cité,  245,  251,  à  la  note. 

PiNEt-GRANDCHAMP,  cité,  72,  452. 

PiNEL  (.'îcipion) ,  cité,  14,  246  et  suiv. 

Plaisir.  Ses  effets,  3,  148. 

Platon,  cité,  9,  46,  48. 


ABKTIQUE.  829 

pLUTARyi'E,  cité,  48,  304. 

Police.  Sa  division  en  adininisiralive 
et  judiciaire,  177.  Surveillance  de 
la  haute  police,  193,  194. 

Poltron.  Sa  définition  ,  432. 

Polypliage.  Sa  définition  ,  35L 

Po^cERViLtE  (De),  traducteur  de 
Lucrèce  et  des  Amours  mytholo- 
giques. Cité ,  598. 

Population  de  l'Europe,  814  et  suiv.; 

—  de  la  France,  818. 

Position  sociale.  Son  influence  sur 
les  passions,  85  et  suiv. 

PoTiiiER,  cité,  177. 

PoYNDER,  cité,  326. 

Présomption.  Sa  définition,  546. 

Prétentieux  (Le).  Sa  définition,  546. 

Prêtres.  Qualités,  défauts,  avantages 
et  inconvénients  de  leur  profession, 
96;  leur  longévité,  791 ,  792. 

Prévost,  de  Genève,  cité,  666, 670. 

Prière.  Son  influence  dans  le  traite- 
ment des  passions,  206,  207. 

Prison  (De  la) ,  185  et  suiv. 

Procédure.  Ce  que  c'est ,  177. 

Professions.  Leur  influence  sur  le 
développement  des  pas.sions,  85,  92 
et  suiv  ;  —  sur  la  folie ,  25  i  ;  —  sur 
l'ivrognerie,  306  et  suiv.  Tableau 
statistique  des  professions  dans  leurs 
rapports  avec  la  criminalité,  98; 

—  avec  la  syphilis,  482;  —  avec 
la  prostitution  ,  384,  485  ;  —  avec 
le  jeu,  646. 

Prostituées.  Ce  qui  les  distingue, 
478,  479.  Accroissement  des  prosti- 
tuées, 485,  486  ;  leur  caractère,  187; 
leurs  maladies ,  leur  triste  fin ,  490 
et  suiv. 

Prostitution.  Ses  causes ,  483  et 
suiv.;  son  influence  sur  la  folie,  490. 

Protestants  (Caractère  de  la  folie 
chez  les),  261. 

Puberté.  Voir  Ages. 

Psychologistes.  Comment  ils  divi- 
sent les  passions,  12,  13. 

PïTHACORE,  cité,  9. 


830 


TABLE    ALPHABETIQUE. 


0 


OrÉtEN  (Mgr  de),  cité,  viii ,  733. 
(JuiNTitJçn  ,  cité ,  32. 

R 

Rabeheau,  mentionné,  641. 

Ram  (Le  chanoine  de) ,  cité,  109. 

Ratakd,  cité,  468,  à  la  noie. 

Rayer,  nienlioiiné,  328. 

Rechute.  En  quoi  elle  diffère  des  ré- 
cidive*!, 2G9. 

Récidive  (Delà)  dans  la  maladie,  "210 
et  suiv.;  —  dans  le  crime,  2l4  et 
suiv.; — dans  la  passion,  224  et  suiv. 

Récidivistes  (Statistique  des) ,  217  et 
suiv. 

Réclusion  (De  la),  186  et  suiv. 

Religion.  Son  influence  salutaire,  107. 
Son  influence  sur  la  folie,  260,  261. 
Utilité  d'une  statistique  criminelle 
dans  ses  rapports  avec  la  religion, 
108,109. 

Rémosat  (Charles  de) ,  cité,  468. 

Réparation  d'honneur  (De  la),  185. 

Respect  humain.  Ce  que  c'est,  432. 

Ressemblances  (Théorie des),  798. 

RiîYNAUD  (Le  commis.saire),  cité,  191. 

Riche  (Caractère  du,  87,  88. 

Rire.  Ses  effets,  230  et  suiv. 

RoDE?iBACH,  cité,  77. 

RocQUES,cité,  170. 

RoEscu ,  cité,  328. 

Romans.  Leur  influence  sur  les  pas- 
sions, 105. 

Ronger  (Florimond),  cilé,  736. 

RoosMALEN  (A.  de),  cité,  122. 

RosTAN ,  mentionné,  376. 

RorssEAC  (Le  docteur  Emmanuel) , 
cité ,  269. 

Rousseau  (J.-J.),  cité,  5,  7,  267, 
359,  354,  355. 

Roy  (Le  docteur),  cité,  423. 

Rase  chez  les  animaux,  275  et  suiv. 

Russes.  Sont  goulus,  354  ;  adonnés  au 
jeu,  645. 


Saisons.  Leur  influence  sur  Icis  pas- 
sions, 48,   49; — sur  la  folie,  254. 

SALLUSTE,cilé,  89,  90,  430. 

Sang.  Son  altération  par  l'effet  des 
passions,  149,  150. 

Sai'l.  Sa  jalousie,  227,  228. 

Sauvages,  cilé,  239. 

Scrupules.  Sa  définition,  432;  ses 
effets,  442;  se  guérit  par  l'obéis- 
sance ,  446. 

Sécréiifité  (Organe  de  la\  130,  131, 
275. 

Seigneur  (Grand).  Son  caractère,  86, 
87.  Vanité  d'un  —  560. 

Senault,  cilé,  11. 

SÉNÈQUE,  cité,  304,  391,  402. 

Sensations.  Définition  de  ce  mot ,  6. 

Sentiments .  Définiti(m  de  ce  mot,  6. 

Séparation  de  corps  (Statistique  des 
demandes  en),  81 1  et  suiv. 

Septentrionaux.  Leur  caractère,  42. 

S!;rruriek  (Le  docleur),  cilé,  139. 

Sexes.  Leur  influence  sur  le  dévelop- 
pement des  passions,  4î ,  45;  — 
sur  leur  traitement,  162;  —  sur  la 
folie,  253;  —  sur  la  gourmaiidi.ve, 
356;  —  sur  la  colère,  395,395; 
—  sur  la  peur,  434  ;  —  siir  l'or- 
gueil el  la  vanilé  ,  550. 

Soldats.  Pourquoi  disposés  à  l'ivro- 
gnerie, 307,  308. 

Solitude.  Son  influence  sur  les  pas- 
sions, 103,  104. 

Sommeil.  Son  influence  sur  le  Iraite- 
meiit  des  passions,  165. 

Sot.  Sa  définition,  548. 

Sourcil.  Signes  qu'il  fournit,  115, 
116. 

Sourds-muets.  Leur  caractère ,  leurs 
passions,  74  et  suiv. 

Souverains.  Leurs  qualités,  leurs  dé- 
fauts, leurs  avantages,  leurs  incoil- 
vénienls,  97. 

SouzA  (Madame  de),  citée,  565,  550. 

Spasmes.  Ce  que  c'est ,  83. 


T.vni.E    AI.PHAnETlQUE, 


831 


Spectacles.  Leur  influence  sur  les 
passions ,  101 ,  105. 

Spuuzuki:»!,  cité,  3,  1 1 ,  2S,  138, 
13y,  2i5,  275. 

Stakl  (Madame  de),  citée,  520,  622. 

Statistique  des  femmes  en  couches 
aliénées ,  31  ;  —  des  différents  il,n;es 
sur  la  criiniiialilé,  39,  40;  —  des 
sexes  sur  la  criminalité,  4î,  45;  — 
de  la  températuresur  la  criminalité. 


lions  citées  aux  articles  Ambition, 
Amour,  yicarice.  Colère,  Jalou- 
sie, Nostalgie,  Paresse,  faiiité. 
SïLViiTs,  cité,  52. 


Tailleurs.   Enclins  au    libertinage, 

96 ,  482. 
7<7mfec»M/-.î.  Portés 5 l'ivrognerie,  306. 


48,  49;  —  des  professions  sous  le    Tarare.  Note  .sur  ce  grand  mangeur, 


rapport  de  la  criniinaliië ,  98  et 
suiv.;  —  de  l'irréligion,   108,  109; 

—  de  l'aliénation  mentale  produite 
parles  passions,  153,  255,  256, 
258  el  suiv.;  — des  passions  consi- 
dérées comme  motifs  de  crimes , 
156,  157  ;  de  maladies ,  152  ;  —  des 
condamnai  ions  prononcées  par  les 
cours  d'assises  del825à  1841,  p. 201. 

—  des  crimes,  de  l'aliénation  men- 
tale et  du  suicide,  255, 2.56  ; — de  la  fo- 
lie dans  ses  rapports  avec  la  popula- 
tion, 238;  —  mouvement  annuel 
des  aliénés  dans  le  département  de 
la  Seine,  ibid.  Statistique  des  effets 
de  l'ivrognerie,  323,  324;  —  de  la 
colère  dans  ses  rapports  avec  la  cri- 
minaliié,  403, 404;  —  de  la  paresse, 
460,  461  ;  —  de  la  peur  dans  ses  rap- 
ports avec  la  folie,  439,  4i0  ;  —  des 
•vénériens,  158,  482,  492  et  suiv.  ; 

—  du  jeu ,  655, 656  ;  —  du  suicide, 
691  et  suiv.;  —  du  duel ,  706. 

Stone,  cité,  323. 

Stoïciens.  Comment  ils  divisent  les 
passions,  10. 

Suffisant  {Le).  Sa  définition,  547, 
548. 

Suicide.  Définition  ,  658  et  suiv.  ; 
causes,  661  et  suiv.;  marche  el  ca- 
ractères principaux  du  suicide,  671 
et  suiv.;  son  traitement,  681  et  .suiv. 
Observation  d'une  mélancolie  sui- 
cide guérie  par  l'amour,  240,241. 
Documents  statistiques  sur  le  sui- 
cide ,  691  et  suiv.  Voir  les  observa- 


354,  355. 
Tempérament.  Ce  qu'il  faut  entendre 

par  ce  mot ,  57.  Voy.  Constitution. 
Température.  Son  influence  sur  les 

pa.ssions  ,  45  et  suiv. 
Tacite  ,  cité,  160. 
Tempérance.  Sa  définition,  8;  ses 

effets ,  304.  ^-ociétés  de  — ,  334. 
Temps  'Organe  du;,  136. 
Terreur.  Sa  définition,  430. 
Tète.  Signes  qu'elle  fournit,  112,  113. 
Théophraste,  cité,  621. 
Thérèse  (Sainte, ,  citée ,  526. 
Théroigne  deMéricourt.  Son  fana- 

ti.sme  politique,  760 et  suiv. 
Thomas  ,  cité ,  635. 
Thomas  d'.Aouin  (Saint).  Comment 

il  divise  les  passions,  10. 
Thore  ,  cité ,  213 ,  à  la  note. 
Thoré,  cité,  130. 
TissoT,  cité,  205,206,231. 
Tonalité  (Organe de  la),  136. 
rortne/ier*.  Enclins  à  l'ivrognerie,  96. 
Traitement  médical  des  passions, 

160-174;  traitement  législatif, 

174-202;  traitement  religieux, 

202- 20S. 
Trai'aux  forcés  (Des),  190, 191. 

TRElLHARD,cilé,  190. 

Tristesse.  Sa  définition ,  232  ;  ses  ef- 
fets ,148,  674.  Voyez  Nostalgie. 
TcpiNiER  (Le  baron) ,  cité ,  191. 


U 


Usure  (Note  sur  1') ,  813,  814. 


X 


832 


T'agabonds.  Leur  définilion  léj^ale, 

461.  Statistique  des  —,  461,  402. 
Vanité.  Définition  et  synonymie, 
544  et  suiv.  ;  causes ,  549  et  suiv.  ; 
caractère,  551  et  suiv.;  effets,  com- 
plication et  terminaison  de  la  va- 
uité,  555  et  suiv.;  traitement,  557 
et  suiv.  Exemples  et  observations  : 
Vanité  d'un  yrand  seigneur,  560  ; 
vanité  d'une  jeune  fille  terminée 
par  un  suicide ,  561  et  suiv.  Voyez 
Orgueil. 

Varron,  cité,  46. 

Vauvenargdes,  cilé ,  32,  595. 

Vénération  ou  religiosité  (Organe 
de  la),  selon  les  phi  énologistes,  132. 

Vénériens.  Tableaux  staii.siiques 
des  — ,  493,  494.  Charge  pesante 
pour  l'État,  495. 

Vengeance.  Sa  définition  ,  393  ;  — 
est  comme  endémique  dans  la  Corse, 
400. 

Vermier,  cité,  575,  à  la  note. 

Vertu.  Sa  définition ,  7  et  8. 

Vêlements.  Leur  influence  dans  le 
traitement  des  passions,  1 64.  Voyez 
Habillement. 

Vices.  Leur  définition,  7. 

Vies  animale  et  organique  de  Bi- 
cbat,  9. 

Vie  champêtre .  Son  influence  sur  les 
passions,  104. 

Vieillesse.  Son  caractère,  38,  39. 

ViLiERMÉ ,  mentionné ,  328  et  794. 

Violence.  Sa  définition,  393. 

ViRkï,  cité,  237. 


TAP.I.i:    AI.PnABi;TIQLE. 

Viscères.  Loin'  infliioncp  sui-  ies  pas- 
sions .  32,  33. 
ViTET,  cité,  591. 
Voisin,  cité,  343,  344. 
Voisin  (Félix) ,  mentionné,  252 ,  à  la 

note. 
Voix.  Signes  qu'elle  fournit,   121, 

122. 
Vol.  (  Statistique  du  ) ,  221  et  suiv. 

Penchant  au  vol  chez  les  animaux , 

273. 
Voleurs.  Leur  nomlire  à  Paris ,  222, 

223. 
Voracité  chez  les  animaux ,  268  et 

suiv. 
Voyages  (Passion  des) ,  712. 
Vrai  (Le).  Sa  définition,  23. 


W 

Werther,  de  Goethe.  Ce  que  ce  livre 
dangereux  a  produit  de  suicides, 
663. 

WiLtAN ,  cité ,  323. 

WiiLis ,  cité ,  30. 

WoitLEz  (Le  docteur) ,  mentionné  , 
254 ,  à  la  note. 


Yeux.  Signes  qu'ils  fournissent,  IIG, 
117. 


Zenon,  cité,  % 
ZiuaiERiUANN,  cité,  253. 


FIN   DE    LA    TABLE. 


k^y 


s^rr-