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Full text of "L'ame du culte : la vertu de religion d'après S. Thomas d'Aquin"

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L'AME  DU  CULTE 

LA  VERTU   DE  RELIGION 
D^APRÈS  S.  THOMAS  D'AQUIN 

PAR  DOM  ODON  LOTTIN,  O.  S.  B. 

DOCTEUR  EN  THÉOLOGIE 


BUREAU  DES  ŒUVRES  LITURGIQUES 

ABBAYE  DU  MONT -CÉSAR,  A  LOUVAIN 

1920 


INTRODUCTION 

SI  la  liturgie  est  la  piété  de  l'Église,  il  sera  sans  dou- 
te utile  d'analyser  le  concept  de  piété  en  général. 
Si,  dans  un  sens  plus  restreint,  la  liturgie  est  le 
culte  extériorisé  que  l'Église  rend  à  Dieu,  et  si  ce  culte 
puise  sa  valeur  morale  dans  le  culte  intérieur,  n'est-il 
pas  opportun  de  connaître  l'âme  de  celui-ci? 

Une  étude  générale  sur  la  vertu  de  religion  est  donc 
de  mise  ici. 

En  quoi  consiste  l'attitude  religieuse  que  comporte 
tout  acte  de  culte?  Quelle  est  la  place  de  la  religion 
dans  l'ensemble  des  vertus?  La  vertu  est  principe 
d'action  :  quels  actes  sont  spécifiquement  religieux?  Il 
arrive  qu'une  vertu  déborde  des  cadres  qui  lui  sont 
naturels  et  exerce  sa  juridiction  sur  d'autres  vertus  : 
quels  actes  peuvent  ainsi  relever  de  la  vertu  de  reli- 
gion? Les  actes  des  vertus  théologales  pourraient-ils, 
par  exemple,  être  informés  du  motif  religieux? 

Ces  questions  concernent  tout  homme,  puisque  la 
religion  dicte  l'attitude  fondamentale  que  doit  prendre 
l'humanité  devant  son  Créateur. 

Elles  intéressent  davantage  le  prêtre.  En  contact 
quotidien  avec  les  choses  du  culte,  office  divin  et 
sainte  messe,  le  prêtre  a  des  motifs  plus  pressants  de 
pénétrer  sa  vie  de  cet  esprit  de  révérence  qui  est  l'âme 
de  la  vertu  de  religion. 


Ces  questions  seront  examinées  à  la  lumière  de  la 
théologie.  Saint  Thomas  a  été  notre  guide.  L'exposé 
qui  sera  tenté  sera  sans  doute  de  quelque  utilité  à  ceux 
que  leurs  occupations  empêchent  de  prendre  un  con- 
tact assidu  avec  la  pensée  du  maître. 

Pour  ne  pas  charger  l'exposé  de  considérations  trop 
techniques,  nous  avons  rejeté,  en  appendice,  quelques 
notes  d'allure  plus  scolastique  qui  pourront  faire 
communier  plus  intimement  le  lecteur  à  la  pensée  des 
maîtres  de  la  théologie. 


CHAPITRE   PREMIER 

L'attitude  religieuse. 

UNE  des  notions  les  plus  originelles  de  l'humanité 
a  été  sans  contredit  celle  d'un  Être  suprême  qui 
domine  l'univers  et  lui  communique  l'être  et 
le  mouvement.  Et  de  tout  temps  l'homme  a  trouvé 
des  expressions  pour  traduire  ce  sentiment  de  dépen- 
dance vis-à-vis  de  la  Divinité. 

Si  Dieu  se  manifeste  dans  l'exercice  de  sa  puissance, 
il  se  produira  chez  l'homme  un  mouvement  de  stupeur 
religieuse.  N'est-ce  pas  cette  frayeur  du  divin  qui 
s'empara  de  l'âme  des  disciples  de  Jésus,  à  la  vue  de 
ses  miracles  ?  ^. 

Si  Dieu  apparaît  comme  le  vengeur  de  l'ordre  moral, 
ce  sentiment  se  nuancera  d'une  certaine  crainte, 
crainte  servile,  à  l'égard  du  Maître  dont  on  redoute  les 
rigueurs. 

Ces  nuances  laissent  cependant  intact  le  sentiment 
fondamental  que  la  créature  éprouve  devant  son 
Créateur  :  une  crainte  révérencielle  de  Dieu,  crainte 
de  manquer  de  respect,  de  retenue,  de  réserve  envers 
Celui  dont  la  majesté  nous  domine  ^. 

1.  Telle  l'attitude  de  saint  Pierre,  après  la  pêche  miracu- 
leuse. «  Quod  cum  videret  Simon  Petrus,  procidit  ad  genua 
Jesu,  dicens  :  Exi  a  me,  quia  homo  peccator  sum,  Domine. 
Stupor  enim  circumdederat  eum.  »  Luc,  V,  8-9. 

2.  Reverentia,  écrit  Lessius,  dénotât  quemdam  timorem 
et  fugamanimi,  quaqmsrefugit  in  rébus  divinis  nimiam  liber- 
tatom  et  licentiam,  metuitque  ne  nimis  libère,  nimis  audacter, 
non  satis  humiliter,  non  satis  congruenter  tantae  Majestati  et 


Craindre  quelqu'un  de  la  sorte  est  plus  que  l'honorer. 
L'honneur  que  l'on  décerne  à  quelqu'un  est  sans  doute 
un  témoignage  rendu  à  son  excellence.  Il  se  pourra 
cependant  que  cette  excellence  n'atteigne  pas  celle  de 
la  personne  qui  le  comble  d'honneur.  Dieu  n'honore- 
t-il  pas  ses  saints?  Et  saint  Paul  recommande  aux 
Romains  de  se  prévenir  d'hormeur  les  uns  les  autres  i. 
Mais  la  crainte  révérencielle  ne  se  témoigne  qu'à  celui 
qui  nous  domine.  Ce  sentiment  sera  plus  ou  moins  pur, 
selon  la  connaissance  qu'on  a  de  Dieu,  de  son  unicité, 
de  sa  transcendance.  Chez  l'homme  civilisé,  chez  le 
chrétien  surtout,  il  se  détache  nettement  de  la  frayeur 
et  de  la  crainte  servile,  pour  se  traduire  en  cet  anéan- 
tissement intime  de  l'âme  qui  s'appelle  l'adoration. 

«  L'adorateur,  écrit  Mgr  Gay,  se  tait,  se  fond, 
s'efface  et  s'abîme  en  présence  de  celui  qu'il  adore,  con- 
fessant par  là  que  cet  objet  de  son  culte  a  toutes  les 
perfections,  tous  les  droits,  tout  l'être  enfin;  de  telle 
sorte  que,  comparé  à  lui,  tout  le  reste  est  comme 
n'étant  pas  *.  » 

L'hoimeur  s'est  spécifié  et  s'est  converti  en  culte. 
«  Cultus,  écrit  Lessius,  est  honor  cum  quadam  sub- 
missione  nostri  exhibitus  ^.  » 

Le  culte  rendu  à  Dieu  est  l'acte  de  religion,  et  s' ali- 
mente à  la  considération  des  perfections  divines. 
«  Dans  tous  les  états  où  il  se  met,  dit  Mgr  Gay,  Dieu 
est  l'abîme  infini  de  l'être,  l'unique  qui  remplit  tout, 

suae  vilitati  in  rébus  divinis  et  coram  Deo  versetur.  Lessius, 
De  Justitia  et  jure,  1603,  édition  d'Anvers  de  1621;  libro  II 
cap.  37  in  praefatione. 

1.  Si  quis  nùhi  ministraverit,  honorificabit  eum  Pater  meus. 
JoHAN,  XII  26;  Honore  invicem  praevenientes.  Ad  Rom.  XII 
10;  Omnes  honorate:  I^  Pétri,  II,  17.  Voir  S.  Thomas  2'  2^^; 
q.  103    art.  2. 

2.  Gay  '.Elévations  sur  la  vie  et  la  doctrine  de  Notre-Seigneur 
Jésus-Christ,  t.  I,  p.  65,  Paris,  1879. 

3.  Lessius  .De Justitia  et  jure,  op.  cit.  libro  II,  cap.  36.  dub. 
I.  nOs- 

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qui  contient  tout,  qui  porte  tout,  l'immense,  le  tout- 
puissant,  l'étemel,  l'incompréhensible.  Sa  simplicité 
nous  confond,  sa  gloire  nous  éblouit,  sa  souveraineté 
nous  écrase.  On  ne  peut,  sans  être  épouvanté,  contem- 
pler sa  justice,  et  quiconque  entreprend  de  considérer 
sa  sainteté,  est  contraint  de  se  voiler  la  face.  Le  crain- 
dre, c'est  définitivement  la  même  chose  que  le  con- 
naître; être  ému  devant  lui  jusqu'au  saisissement, 
c'est  simplement  être  sûr  qu'il  est  là.  Comment  l'abor- 
der autrement  qu'à  genoux?  L'entrevoir  seulement 
donne  faim  de  s'abîmer,  de  disparaître  et  de  se  perdre. 
Et  le  redouter  ainsi,  c'est  l'honorer...  Il  y  a  le  trem- 
blement que  la  terreur  inspire  ;  les  démons  y  sont  con- 
damnés. Il  y  a  le  tremblement  que  produisent  l'évi- 
dence de  la  majesté,  l'excès  de  la  révérence,  la  pro- 
fondeur du  culte  et  l'ivresse  même  de  la  dilection  :  les 
Puissances  si  robustes,  et  les  Trônes  si  bien  affermis, 
le  ressentent  au  sein  de  la  gloire.  Une  pareille  crainte 
demeure  même  dans  le  ciel...  Elle  est  indépendante 
de  tout  ce  qui  tient  au  temps  :  elle  est  le  tressaillement 
de  la  créature  en  face  de  l'absolu.  ^  » 

La  notion  du  culte  ou  crainte  révérencielle  ne  suffit 
cependant  pas  à  caractériser  le  culte  religieux.  On  ne 
peut,  en  effet,  penser  à  Dieu  sans  voir  que  Sa  Majesté 
transcendante,  loin  de  nous  être  étrangère,  a  con- 
tracté avec  l'humanité  les  relations  intimes  de  Créa- 
teur, de  Providence  et  de  Fin  dernière. 

C'est  cet  aspect  de  la  di\'inité  qu'envisage  la  religion. 
«  Ad  religionem  pertinet,  écrit  saint  Thomas,  exhi- 
bere  reverentiam  Deo,  inquantum  est  primum  prin- 
cipium  creationis  et  gubernationis  renmi  ^.  » 

1.  Gay:  De  la  vie  et  des  vertus  chrétiennes,  t.  I,  p.  209-210. 
Paris,  1874. 

2.  S.  Thomas  :  2^  2",  q.  81,  art.  3. 


Or,  adressé  au  Créateur,  le  culte  apparaît  comme  une 
dette,  un  tribut  que  l'humanité  doit  payer  à  son  Maî- 
tre. L'hommage  de  la  créature  à  son  Créateur  s'informe 
d'un  motif  de  justice  :  «  Plusieurs,  écrit  le  P.  Lagrange, 
refusent  de  faire  entrer  dans  la  religion,  comme  élément 
absolument  nécessaire,  une  certaine  exigence  morale. 
Il  faut  cependant  reconnaître  que  tous  ceux  qui  pra- 
tiquent la  religion  s'y  croient  obligés.  Nulle  part,  on 
ne  se  résout  à  l'observer  par  un  choix  libre...  Les 
hommes  religieux  ont  toujours  cru  que  les  rela- 
tions qu'ils  souhaitaient  entretenir  avec  la  divinité 
étaient  voulues  par  Elle...  Toute  religion  contient 
donc  une  exigence  morale  ^.  » 

Saint  Thomas  avait  déjà  souligné  cet  aspect  de  l'acte 
religieux.  C'est  même,  à  ses  yeux,  ce  qui  sépare  la 
vertu  de  rehgion  du  don  de  crainte.  La  crainte  révé- 
rencielle  ou  filiale  que  nous  avons  de  Dieu  relève  du 
don  de  crainte  :  «  Ad  timorem  filialem  pertinet  Deo 
reverentiam  exhibere...  et  hoc  pertinet  ad  donum 
timoris  2.  »  Mais  rendre  à  Dieu  le  culte  de  révérence, 
parce  que  cet  hommage  lui  est  dû,  constitue  l'acte  de 
reUgion  ^.  Et  quand  l'homme  a  compris  que  le  culte 
divin  est  la  réponse  que  la  créature  doit  au  Créateur, 
il  veut  poser  des  actions  qui  soient  pour  lui  l'expression 
de  son  culte.  Le  sentiment  de  révérence,  devenu  idée 

1.  Lagrange  :  Etudes  sur  les  religions  sémitiques,  p.  7, 
Paris,  1905. Voir  dans  le  même  sens,  Léonce  de  Grandmaison  : 
L'étude  des  religions,  dans  Christiis,  de  Huby,  p.  8,  Paris,  1912. 

2.  S.  Thomas,  2'  2^',  q.  19.  art.  9  in  fine,  et  art.  12. 

3.  «  Revereri  inquantum hujusmodi  est  actus  (doni)  timoris. 
Sed  exhibere  reverentiam  itiquantum  est  Deo  debitum,  est 
proprie  latriae  (religionis) .  Unde  non  sequitur  idem  esse  la- 
triam  et  timoris  donum,  sicut  etiam  pugnare  viriliter  est  actus 
fortitudinis,  inquantum  hujusmodi;  sed  pugnare  in  acie  régis 
inquantum  miles,  hoc  débet  ei  propter  feudum  quod  tenet 
ab  eo,  et  est  actus  justitiae  .  »  In  III  Sent.  dist.  IX,  quest.  I, 
art.  I,  q;^'^  i^  ,  ad  3'^-''. 

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motrice,  tend  à  l'action;  il  se  double  d'un  principe 
d'opération  qui  est  la  vertu  morale  de  religion  ^. 

L'acte  religieux  peut  donc  se  définir  d'un  mot  : 
«  culte  dû  à  Dieu  ».  Ce  sentiment  de  justice  envers  Dieu 
se  traduit  spontanément  en  une  sujétion  de  l'homme 
à  la  divinité.  A  regarder  la  majesté  de  Dieu,  écrit 
saint  Thomas,  l'hommage  de  l'homme  est  un  acte  de 
culte.  A  regarder  la  condition  de  l'humanité  et  le 
devoir  qui  lui  incombe  d'honorer  Dieu,  l'hommage 
se  traduit  en  sujétion.  Mais  ce  ne  sont  là  que  deux 
aspects  d'un  seiil  et  même  acte  de  révérence  due  à 
Dieu  a. 

Acte  de  justice,  la  religion  ajuste  l'homme  à  la  divi- 
nité; elle  l'établit  donc  dans  l'ordre  ^;  et  puisque  tout 

1.  «  Revereri  Deum  est  actus  doni  timoris;  ad  religionem 
autem  pertinet  facere  aliqua  propter  divinam  reverentiam  ; 
unde  non  sequitur  quod  religio  sit  idem  quod  donum  timoris, 
sed  quod  ordinetur  ad  ipsum,  sicut  ad  aliquid  principalius  » 
2a  2'->-^   q.  81.  art.  2  ad  i»^'". 

2.  Eodem  actu  homo  servit  Deo  et  colit  ipsum  :  nam  cuUus 
respicit  Dei  excellentiam,  cui  reverentia  debetur;  servitus 
autem  respicit  subjectionem  hominis  qui  ex  sua  condition© 
obligatur  ad  exhibendam  reverentiam  Deo;  et  ad  haec  duo 
pertinent  omnes  actus  qui  religioni  attribuuntur;  quia  per 
omnes  homo  protestatur  divinam  excellentiam  et  subjectio- 
nem sui  ad  Deum.  2  -  2  ^  q.  81  art.  3.  ad  2"^.  C'est  à  cette  idée 
de  sujétion  obligatoire,  de  lien  moral  qui  relie  [religare)  l'homme 
à  Dieu,  que  saint  Thomas  rattache  en  maint  endroit  l'étymo- 
logie  du  mot  religio  :  Dei  cultus  reUgio  nominatur,  quia  huj  us- 
modi  actibus  quodammodo  se  homo  ligatut  abeo  non  evagetur, 
et  quia  etiam  quodam  naturali  instinctu  se  obUgatum  sentit 
Deo,  ut  suo  modo  reverentiam  ei  impendat  a  quo  est  sui  esse 
et  omnis  boni  principium.  Summa  contra  Gentiles,  1.  III, 
cap.  119. 

3.  Per  hoc  quod  aliquis  alteri  debitum  reddit,  constituitur 
in  proporiione  convenienti  respectu  ipsius  quasi  convenienter 
ordinatus  ad  ipsum.  2^  2^^,  q.  81,  art.  2. 


être  se  perfectionne  dans  la  mesure  où  il  se  soumet  à 
l'ordre  des  choses  i,  l'acte  religieux  ne  courbe  l'homme 
devant  la  Majesté  divine  que  pour  le  relever,  l'enno- 
blir et  lui  mettre  au  cœur  cette  paix  intime  que  con- 
naissent ceux  qui  respectent  les  exigences  de  l'ordre. 
«  Parce  qu'il  n'y  a  ni  un  ordre  plus  parfait,  ni  une  jus- 
tice plus  achevée  que  cette  adoration  rendue  à  Dieu, 
dit  Mgr  Gay,  il  n'y  a  rien  non  plus  qui  établisse  la 
créature  dans  une  paix  plus  complète...  S'abaisser  par 
religion  au-dessous  de  toutes  choses,  c'est  monter  au- 
dessus  de  tout  et  vraiment  au  sommet  des  cieux. 
Honorer,  jusqu'à  s'anéantir  devant  lui.  Celui  qui  est 
assis  sur  le  trône,  c'est  s'élever  jusqu'à  ce  trône  et 
s'y  asseoir  à  la  droite  de  Dieu.  Tels  nous  sont  repré- 
sentés les  Bienheureux  du  Paradis  :  prosternés  et 
exaltés;  humbles  et  comblés  de  gloire;  anéantis  par 
leur  amour  pour  Dieu  et  pour  son  Christ,  et  investis 
d'honneur,  enivrés  de  joie  par  l'amour  que  Dieu  et  son 
Christ  ont  pour  eux  2.  » 

1.  Per  hoc  quod  Deum  reveremur  et  honoramus,  mens 
nostra  ei  subjicitur;  et  in  hoc  ejus  perfectio  consistit  :  quae- 
Ubet  enim  res  perficitur  per  hoc  quod  subditur  suo  superiori  : 
sicut  corpus  per  hoc  quod  vivifiicatur  ab  anima,  et  aer  per  hoc 
quod  illuminatur  a  sole.  2  ^  2  'f ,  q.  81  art.  7.  Timor,  écrit  ailleurs 
saint  Thomas,  sonat  in  quamdam  subjectionem  hominis  per 
quamdam  reverentiam.  Quanto  autem  creatura  magis  crea- 
tori  subjicitur,  tanto  altior  est;  sicut  materia  quanto  magis 
subjicitur  formae,  tanto  perfectior  est;  et  ideo  timor  in  excel- 
lentiam  sonat,  secundum  quod  importât  reverentiam  ad 
Deum.  I7t  III  Sent.  dist.  34,  q.  i,  art.  2  ad  7"'^. 

2.  Gay  :  Elévations  sur  la  vie  et  la  doctrine  de  N.  S.  Jésus- 
Christ,  t.  I,  pp.  69-70. 


10 


CHAPITRE  DEUXIÈME. 

La  vertu  de  religion. 

L'attitude  religieuse  nous  range  dans  l'ordre  mo- 
ral, puisqu'elle  nous  conforme  à  notre  nature, 
essentiellement  dépendante  de  Dieu.  Agir  par  ce 
motif  de  révérence  ne  peut  être  qu'un  acte  morale- 
ment bon. 

La  répétition  d'actes  posés  sous  l'empire  de  ce 
mobile  d'action  engendrera  une  facilité  à  exercer  des 
actes  de  religion.  Il  y  a  donc  place,  dans  l'ordre 
naturel,  pour  une  vertu  de  religion,  disposition  habi- 
tuelle inclinant  l'homme  à  rendre  à  Dieu,  par  certains 
actes,  le  culte  qui  lui  est  dû. 

On  conçoit  donc  une  vertu  de  religion  acquise,  dont 
le  rôle  serait  de  faciliter  l'exercice  des  dispositions 
natives  qui  inclinent  l'homme  à  poser  des  actes  con- 
formes à  sa  nature.  De  fait  cependant,  c'est  du  moins 
la  sentence  commune  des  théologiens,  il  a  plu  à  Dieu 
de  la  répandre  dans  nos  âmes,  au  baptême,  au  moment 
de  l'infusion  en  nous  de  la  grâce  sanctifiante.  Son 
caractère  de  vertu  infuse  n'en  change  toutefois  pas 
la  nature  :  disposant  l'homme  à  poser  des  actes  con- 
formes à  la  saine  raison,  ou,  si  l'on  veut,  à  sa  nature 
raisonnable,  la  vertu  de  religion  reste  une  vertu  morale, 
relevant  de  l'ordre  moral  naturel  ^. 

I.  Praecepta  moralia  sunt  de  illis  quae  secundum  se  ad 
bonos  mores  pertinent  :  cum  autem  humani  mores  dicantur, 
in  ordine  ad  rationem,  quae  est  proprium  principium  huma- 
norum  actuum,  illi  mores  dicuntur  boni  qui  rationi  congru  unt. 
l^  2'=,  q.  100.  art.  i. 

II 


Cette  vertu  morale,  on  l'a  vu,  est  une  vraie  justice 
vis-à-vis  de  Dieu. 

Elle  ne  réalise  sans  doute  pas  la  notion  de  justice 
commutative,  qui  règle  les  rapports  juridiques  des  hom- 
mes entre  eux.  Cette  justice  suppose  ceux-ci  indépen- 
dants les  uns  des  autres  au  moment  déposer  un  acte  juri- 
dique; elle  inclut  par  là  même  \' égalité  fondamentale 
des  hommes  dans  la  tendance  vers  leur  fin  dernière  et 
dans  l'exercice  des  facultés  qui  les  y  conduisent. 

Semblables  rapports  ne  peuvent,  sans  blasphème, 
se  concevoir  entre  Dieu  et  l'homme.  Si  Dieu  est  infi- 
niment indépendant  de  l'homme,  celui-ci,  dans  tout 
son  être,  est  dépendant  de  Dieu.  Cause  efficiente  et 
finale,  Dieu  a  un  droit  plénier  à  l'hommage  religieux 
de  sa  créature.  L'homme  a  sans  doute  le  pouvoir  phy- 
sique de  lui  refuser  le  tribut  de  son  culte;  il  n'en  a  pas 
le  pouvoir  moral.  Au  moment  de  poser  un  acte  reli- 
gieux, l'homme  n'est  donc  nullement  l'égal  de  Dieu. 

Par  là  même,  l'acte  qui  traduit  la  dépendance  de 
l'homme  vis-à-vis  de  Dieu,  reste  au-dessous  de  ce  qui 
est  dû  au  Créateur;  l'hommage  n'est  pas  digne  du 
souverain,  le  payement  de  la  dette  n'atteint  pas  les 
exigences  que  pourrait  avancer  le  divin  créancier. 

La  vertu  de  religion  ne  réalise  donc  pas  pleinement 
le  concept  de  justice  commutative.  Saint  Thomas  la 
range  parmi  les  vertus  annexes  de  la  justice  stricte  i. 

I.  Justitia  (commutativa)  consistit  in  bonis  quibus  homines 
sibi  invicem  communicant  in  vita  ista,  sicut  sunt  pecunia, 
honores  et  hujusmodi,  secundum  quod  unus  alteri  hujusmodi 
communicare  potest,  in  quibus  judex  secundum  legem  aequa- 
litatem  constituit,  ut  unusquisque  habeat  quod  sibi  debetur 
non  plus  nec  minus,  et  in  hac  aequalitate  consistit  justitia. 
Unde  justitia  sic  accepta  non  est  nisi  in  illis  qui  nati  sunt  regu- 
lari  eadem  lege  et  sub  eodem  principe  esse  et  aequaliter  prin- 
cipari.  Unde  talis  justitia  non  est  domini  ad  servum,  nec  pa- 
tris  ad  filium,  quia  servus  et  filius  res  eorum  sunt;  unde  non 
est  ad  eos  justitia,  sicut  nec  ad  seipsum.  Tamen  est  ibi  quidam 
modus  justitiae,  secundum  quod  dominus  reddit  servo  quod 

13 


Cependant,  le  droit  de  Dieu  l'emporte  en  dignité  sur 
les  droits  les  plus  étendus  de  toute  créature.  A  regar- 
der le  terme  auquel  tend  le  culte,  la  religion  est  donc 
une  éminente  justice.  Et  à  considérer  le  mérite  de 
l'acte  religieux,  si  l'homme  s'emploie  tout  entier  à 
payer  son  tribut  dans  la  mesure  de  ses  moyens,  nul 
doute  que  Dieu  ne  tienne  compte  de  l'impuissance 
humaine  et  n'agrée  comme  méritoires  les  actes  du 
culte  dans  la  proportion  où  la  volonté  de  l'homme 
s'y  est  vouée  ^. 

La  religion  est-elle  bien  une  vertu  morale,  comme 
nous  l'avons  supposé?  S'adresser  à  Dieu  par  le  culte 
intérieur  de  l'adoration,  n'est-ce  pas  atteindre  Dieu 
lui-même?  Et  si  la  mission  de  nous  unir  à  Lui  est 
confiée  aux  vertus  théologales,  ne  faudra-t-il  pas  élever 
la  religion  au  rang  de  cette  sublime  trilogie? 

Maints  auteurs  l'ont  pensé  2.  Il  n'y  a  cependant 
aucun  motif  de  bouleverser  l'ordonnance  tradition- 
nelle des  vertus,  et  quelques  précisions  dissiperont 
sans  doute  les  équivoques. 

sibi  debetur,  vel  e  converse;  ...  et  hoc  modo  se  habet  ad  justi- 
tiam  latria,  quia  consistit  in  hoc  quod  reddit  Deo  quod  sibi 
debetur;  unde  reducitur  ad  justitiam,  non  quasi  species  ad 
genus,  sed  sicut  virtus  annexa  ad  principalem,  quae  participât 
modum  principalis.  In  III  Sent.  dist.  9,  qu.  I,  art.  i.  qcu'a  ^a. 
—  Quidquid  ab  homine  Deo  redditur,  debitum  est;  non  tamen 
potest  esse  aequale,  ut  scilicet  tantum  homo  ei  reddat  quan- 
tum débet,  secundum  illud  :  Quid  retribuam  Domino  pro 
omnibus  quae  retribuit  mihi?  et  secundum  hoc  adjungitur 
justitiae  religio.  2^  2^«,  q.  80,  art.  unico;  item.  q.  81,  art.  5  ad 

3um 

1.  Laus  virtutis  in  voluntate  consistit,  non  autem  in  po- 
testate;  et  ideo  deficere  ab  aequaUtate,  quae  est  médium  jus- 
titiae, propter  defectum  potestatis,  non  diminuit  laudem  vir- 
tutis, si  non  fuerit  defectus  ex  parte  voluntatis,  2»  2^^,  q.  81, 
art.  6.  ad  i^^. 

2.  Par  exemple,  Martinet  :  Theologia  tnoralis,  t.  I,  p.  355, 
Paris,  1867. 

13 


Les  vertus  morales  nous  inclinent  à  poser  des  act 
conformes  à  notre  nature  humaine. 

Les  vertus  théologales  nous  permettent  de  poser  di 
actes  conformes  à  la  nature  divine. 

Or,  la  vertu  de  religion  n'est  pas  de  ces  dernières. 

Dans  son  infinie  bonté.  Dieu  a  daigné  destin( 
l'homme  à  vivre  de  sa  vie  divine,  lui  permettre  par  1 
connaissance  d'atteindre  les  profondeurs  de  ses  pei 
fections,  le  faire  participer  à  l'amour  et  à  l'ineffabl 
béatitude  dans  laquelle  il  se  complaît  sans  limites. 

C'est  là  notre  vocation  :  au  ciel,  la  gloire,  partie 
pation  en  nous  de  la  gloire  de  Dieu  lui-même  ;  sur  terr( 
la  grâce  sanctifiante,  principe  foncier  d'opératio 
di\dne  qui  nous  permet  de  proportionner  notre  acti\it 
à  cette  destinée  surnaturelle. 

Et  de  même  que,  dans  l'ordre  naturel,  le  princip 
foncier  d'activité  humaine  agit  par  des  faculté 
(intelligence  et  volonté)  d'où  dérivent  immédiatemer 
les  diverses  espèces  d'actes  (connaissance,  volition 
de  même  dans  l'ordre  surnaturel,  la  grâce  sanct 
fiante,  principe  foncier  d'activité  divine,  agit  par  d< 
«  facultés  »  d'où  procèdent  et  la  connaissance  des  my 
tères  qui  nous  fait  participer  à  la  connaissance  qr 
Dieu  a  de  lui-même,  et  l'amour  qui  nous  perm< 
d'aimer  Dieu  de  la  manière  dont  II  aime  sa  propi 
bonté.  Ces  principes  prochains  d'activité  divine  soi 
les  vertus  théologales  K 

I.  D'après  cet  exposé,  on  voit  la  place  qu'occupent  la  / 
et  la  charité.  Mais  comment  y  introduire  l'espérance?  L'amo 
de  Dieu  est  double  :  l'amour  de  «  concupiscence  »  qui  no 
attache  à  Dieu  considéré  comme  notre  propre  bien;  l'amour  < 
»  bienveillance  »  par  lequel  nous  aimons  Dieu  pour  lui-mêm 
indépendamment  du  bien  qu'il  nous  confère.  L'amour  de  bie 
veillance  se  retrouve  dans  la  charité,  qui  nous  fait  aimer  Di( 
pour  lui-même;  l'amour  de  concupiscence  est  un  des  élémen 
de  l'espérance  qui  nous  fait  tendre  vers  Dieu,  envisagé  cornu 
notre  bonheur  suprême. 

14 


Au  ciel,  l'homme  verra  Dieu  sans  intermédiaire.  Cette 
vision  de  l'essence  divine,  acquise  sur  terre,  nous  atta- 
cherait indissolublement  à  Dieu;  notre  volonté  aurait 
trouvé  le  Bien  suprême  qui  termine  toutes  ses  aspira- 
tions. Le  péché  serait  non  seulement  un  illogisme, 
mais  une  impossibilité.  Or,  Dieu  a  voulu  associer 
l'homme  à  son  œuvre  sanctificatrice  en  lui  donnant 
la  puissance  de  poser  Hbrement  les  actes  méritoires 
dont  le  ciel  est  la  récompense.  La  vision  intuitive  de 
Dieu  est  donc  réservée  au  paradis.  Mais  dès  mainte- 
nant, le  germe  nous  en  est  donné  par  la  foi  qui  nous 
permet,  non  de  voir,  mais  d'admettre,  et  à  mesure  que 
la  foi  se  développe,  d'entrevoir  les  mystères  cachés 
en  Dieu. 

Cette  foi,  ébauche  de  la  vision,  se  termine  à  Dieu 
directement.  Et  de  deux  manières. 

L'objet  que  le  fidèle  croit  est  avant  tout  Dieu,  c'est- 
à-dire  l'ensemble  des  vérités  révélatrices  de  la  perfec- 
tion divine  elle-même;  subsidiairement,  la  foi  atteint 
tout  ce  qui  conduit  à  cette  connaissance.  L'objet 
matériel  principal  de  la  foi  est  donc  Dieu. 

Mais  il  y  a  plus.  L'objet  formel  qui  spécifie  l'assen- 
timent intellectuel  et  en  fait  un  acte  de  foi  divine  est 
encore  Dieu  lui-même.  Le  motif  qui  détermine  la 
volonté  du  croyant  à  courber  son  intelhgence  devant 
le  mystère  incompris,  est  l'infinie  perfection  d'un  Dieu 
qui,  en  nous  révélant  les  secrets  de  sa  vie  intime,  n'a 
pu  se  tromper  ni  nous  induire  en  erreur. 

La  charité  de  même  se  termine  directement  à  Dieu 
comme  à  son  objet  propre. 

Sans  doute,  cet  amour,  s' appuyant  à  la  connais- 
sance, se  ressent  ici-bas  des  obscurités  de  la  foi,  et  ne 
pourra  pleinement  s'épanouir  que  dans  la  clarté  de 
la  vision.  Pouvons-nous,  en  cette  terre,  pénétrer  la 
nature  intime  de  cette  vertu?  Les  mots  nous  man- 


quent  quand  nous  voulons  définir  le  trait  qui,  s' ajou- 
tant à  l'amour  de  bienveillance,  en  fait  un  acte  de 
charité,  je  veux  dire  cette  ineffable  amitié  entre  Dieu 
et  nous,  basée  sur  la  communication  faite  à  l'homme 
de  la  nature  même  de  Dieu.  Cette  charité  divine  dont 
les  richesses  nous  restent  si  cachées  ne  peut  donc  attein- 
dre ici-bas  à  la  douceur  de  cette  jouissance  qui  inonde 
l'âme  des  élus. 

Cependant,  la  vertu  de  charité,  comme  la  foi,  s' ori- 
gine immédiatement  à  Dieu  et  trouve  en  lui  son 
motif  formel.  Ce  qui  détermine,  en  effet,  l'homme  à 
aimer  Dieu  d'un  amour  de  charité,  c'est  l'infinie  per- 
fection divine  aimable  pour  elle-même,  indépen- 
damment du  boûheur  suprême  que  nous  assure  la 
possession  de  Dieu.  Si  notre  esprit  croit  en  Dieu  à 
cause  de  la  Vérité  divine,  notre  volonté  adhère  à 
Dieu  à  cause  de  son  essentielle  Bonté.  Et  si  nous 
voulons  que  notre  amour  pour  le  prochain,  objet 
secondaire  de  notre  amour,  soit  un  acte  propre  de  la 
vertu  de  charité,  il  faut  que  ce  même  motif  informe 
cet  amour.  De  même  en  effet  que  notre  assentiment  à 
certaines  vérités  secondaires  n'est  acte  de  foi  que  s'il 
nous  achemine  à  la  connaissance  de  Dieu  en  ses  mys- 
tères, de  même  l'amour  du  prochain  n'est  acte  de 
charité  que  si,  voyant  Dieu  dans  l'âme  de  nos  frères, 
nous  les  aimons  en  Dieu,  nous  complaisant  dans  leurs 
perfections  parce  que  nous  y  retrouvons  celles  de  Dieu, 
leur  voulant  du  bien,  parce  que  c'est  Dieu  que  nous 
voulons  en  elles  ^. 

Dieu  apparaît  donc  comme  l'objet  matériel  princi- 
pal et  le  motif  formel  de  la  charité,  comme  il  l'est 
de  la  foi. 


I.  Ce  point  de  vue  thomiste  a  été  mis  en  pleine  valeur  par 
Mgr  Van  Roey  :  De  nafura  et  ordine  charitatis  erga  proximum, 
dissertatio  I,  cap.  i  et  2,  Louvain,  1912. 


16 


Il  faut  en  dire  autant  de  l'acte  d'espérance.  Nous 
attendons  par-dessus  tout  la  possession  de  Dieu;  et 
nous  désirons  la  gr^ce  et  les  autres  moyens  de  salut, 
en  vue  de  ce  terme  Suprême.  Notre  espérance  se  fonde 
sur  Dieu  lui-même,  considéré  dans  sa  toute-puissance 
auxiliatrice. 

Les  vertus  théologales  se  terminent  donc  à  Dieu, 
comme  à  leur  objet  propre,  puisque  c'est  la  nature 
divine,  considérée  dans  l'une  ou  l'autre  de  ses  per- 
fections, qui  constitue  l'élément  essentiel  de  leur 
définition. 

La  vertu  de  religion  n'atteint  pas  Dieu  de  la  sorte. 

Fondée  sur  la  contingence  de  la  nature  humaine, 
la  religion  nous  porte  à  poser  des  actes  de  culte  qui 
expriment  cette  dépendance  essentielle  vis-à-vis  de 
Dieu.  Ce  que  l'homme  veut,  en  posant  un  acte  reli- 
gieux, ce  n'est  pas  Dieu  lui-même,  c'est  un  acte  de 
culte,  destiné  à  honorer  Dieu.  De  même  donc  que  la 
vertu  de  justice  n'a  pas  pour  objet  matériel  le  prochain 
auquel  elle  s'adresse,  mais  la  dette  due  au  prochain, 
de  même  la  vertu  de  religion  n'a  pas  pour  objet  maté- 
riel Dieu,  mais  le  culte  qui  Lui  est  dû  ^. 

Le  motif  formel  qui  spécifie  l'acte  religieux  n'est 
pas  davantage  Dieu.  Si  l'homme  paye  à  Dieu  le  tri- 
but de  son  culte,  c'est  que  c'est  la  loi  de  sa  nature. 
Si  même  Dieu  ne  lui  en  intimait  l'ordre,  cette  obliga- 
tion lui  apparaîtrait  comme  un  bien  «  humain  »,  un 
bien  moral  s' imposant  à  sa  volonté  par  la  raison  qui 

I.  Ita  se  habet  religio  ad  Deum,  écrit  Lessius,  sicut  jus- 
titia  particularis  ad  proximum;  atqui  proprium  objectum 
justitiae  particularis  non  est  proximus,  sed  res  proximo  débita; 
ergo  similiter  objectum  religionis  non  est  Deus  aut  excellentia 
divina,  sed  cultus  Deo  debitus,  ut  sacrificia,  oblationes...  qui- 
bu3  divinitas  honoratur.  De  Justifia  et  jure,  1.  c.    n°  lo. 

17  2 


lui  découvre  les  exigences  de  sa  nature  raisonnable. 
C'est  bien  l'obligation  naturelle  de  rendre  à  chacun  ce 
qui  lui  est  dû  qui  motive  l'acte  religieux;  l'humanité 
n'agit  selon  la  saine  raison  que  si  elle  poursuit  ce  bien 
spécifiquement  humain  :  reconnaître  ce  qu'elle  est, 
et  donc  sa  dépendance  vis-à-vis  de  Dieu.  Si  l'homme 
religieux  honore  la  divinité,  ce  n'est  pas  parce  que  Dieu 
s'est  révélé  à  nous  comme  infinie  Majesté,  ce  n'est  pas 
davantage  parce  que  Dieu  est  notre  bonheur  suprême 
ou  la  beauté  infinie  aimable  pour  elle-même  :  ces  motifs 
peuvent  influer  sur  sa  détermination,  la  revêtir  du 
mérite  des  vertus  théologales;  mais  le  motif  propre 
qui  fait  d'un  acte  cultuel  un  acte  de  religion,  c'est 
que  c'est  là  un  bien  exigé  par  la  saine  raison.  La  reli- 
gion est  donc  bien  une  vertu  morale  dont  le  motif 
formel  est  l'honnêteté  qu'il  y  a  à  rendre  à  chacun  ce 
qui  lui  est  dû  *. 

Si  la  religion  se  distingue  nettement  des  vertus  théo- 
logales, elle  occupe  cependant  la  place  d'honneur 
parmi  les  vertus  morales. 

I.  Virtutes  theologicae,  dit  saint  Thomas,  dicuntur  proprie 
illae  quae  habent  Deum  pro  objecta  et  fine;  unde  nuUa  virtus 
theologica  habet  actum  circa  rem  creatam  proprie  loquendo  : 
caritas  enim  nihil  in  homine  diligit  nisi  Deum.  Objectum 
autem  circa  quod  agit  latria  est  id  quod  reddit  Deo  in  reco- 
gnitionem  ser\'itutis,  quod  non  est  Deus;  unde  non  est  virtus 
theologica  sed  ad  cardinales  reducitur.  In  III  Sent.  dist.  9; 
quest.  I,  art.  i.  q.cuia  3a  .  —  Item,  ■2'^  2'^  q.  81.  art.  5.  — 
Religio,  dit  à  son  tour  Lessius,  tendit  immédiate  non  in  excel- 
lentiam  divinam,  sed  in  ejus  cultum;  est  enim  afifectus  qui- 
dam erga  cultum  dix'inum,  quatenus  Deo  debitus  est  et  con- 
gruens;  unde  ratio  debiti  et  congruentis  Deo  in  cultu  divine 
spectata  est  ratio  formalis  objectiva  religionis...  Proxima  ratio 
formalis  objectiva  in  virtutibus  theologicis  est  ipse  Deus; 
at  proxima  ratio  objectiva  cur  religio  aliquid  Deo  velit,  est 
ratio  dehiti  :  ideo  enim  vult  cultum  Deo  exhibere,  quia  est 
veluti  tributum  quod  creatura  débet  suo  creatori.  Op.  cit. 

18 


Tout  d'abord,  elle  s'adresse  à  Dieu  et  nous  met  dans 
l'ordre  \às-à-vis  de  Lui.  Les  vertus  de  prudence,  de 
force  et  de  tempérance  établissent  l'ordre  dans  la 
raison  et  les  diverses  tendances  de  notre  être;  la  justice 
proprement  dite  nous  met  en  ordre  avec  le  prochain  ;  la 
justice  légale  adapte  notre  activité  au  bien  commun 
de  la  société;  mais  la  religion  nous  adapte  à  Dieu. 
«  Latria,  cum  ordinet  nos  ad  Deum,  écrit  saint  Thomas, 
est  nobilior  virtus  quam  quaecumque  virtus  quae 
ordinat  nos  circa  bona  creata  ^.  » 

Suarez  insiste  sur  cette  orientation  naturelle  de 
l'acte  du  culte.  Sans  doute,  comme  il  le  fait  remarquer, 
la  volonté  religieuse  qui  nous  oriente  vers  Dieu, 
n'atteint  pas  Dieu  immédiatement,  mais  par  l'acte 
cultuel.  Mais  cet  acte  est  intrinsèquement  orienté  vers 
Dieu  :  la  volonté  ne  le  pose  que  pour  l'adresser  à 
Dieu  2. 

Saint  Thomas,  d'un  mot,  a  souligné  la  portée  de  la 
vertu  de  religion  :  «  Religio  ordinat  hominem  in  Deum, 
non  sicut  in  objectum,  sed  sicut  in  finem  '.  »  Dieu  est 

1.  c,  n°  lo.  —  Et  Cajetan  :  Colendo  Deum,  non  Deum  sacun- 
dum  rem  attingimus  actibus  illis  quibus  illum  colère  dicimur, 
sed  attingimus  nosipsos  aut  res  extra;  quamvis  grammatica- 
liter  colère  Deum  attingere  Deum  significet,  pro  quanto  ly  colère 
significat  terminari  ad  Deum.  Secundum  tamen  veritatem  rei, 
actus  colendi  ad  nos  aut  nostra  attingit,  o£Eerendo  illa  Dec. 
In  2'^'"  2^=  q.  8i,  art.  5. 

1.  Quodlibet.  III,  art.  12  ad  3'-^™.  Contra  Geniiles,  1.  III,  cap. 

139- 

2.  Dicimus  Deum  non  esse  objectum  remotum  religionis, 
sed  sub  proximo  comprehendi...  (etenim)  religio  ex  vi  ejusdem 
aSectus  qui  ab  illa  manat  et  quasi  eodem  impetu  (ut  sic  dicam) 
quo  versatur  circa  aliquam  operationem,  attingit  etiam  Deum, 
quia  non  in  illa  sistit,  sed  per  illam  transit  in  Deum,  ut  haec 
locutio  et  similes  déclarant  :  volo  honorare  Deum.  Suarez  : 
Dfl  virtute  et  statu  religionis,  Moguntiae,  1609,  tractatus  I, 
liber  I,  cap.  3  n»  6. 

3.  2a  2*6,  q.  81,  art.  5  ad  2"™.  Et  dans  le  corps  de  l'article  : 
Religio  est  quae  Deo  debitum  cultum  afïert;  duo  ergo  in  reli- 

19 


donc  l'objet  auquel  (ohjectumcui)  se  termine  le  culte, 
comme  dans  les  relations  de  justice,  le  prochain  est 
l'objet  auquel  s'adresse  le  débiteur.  S' adressant  à 
Dieu  plus  directement  que  les  autres  vertus  morales, 
puisqu'elle  s'occupe  du  culte  divin,  la  religion  occupe 
parmi  celles-ci  la  première  place  ^. 

Ensuite,  la  religion  atteint  Dieu  sous  une  formalité 
qui  est  le  propre  de  la  divinité.  Et  elle  le  fait  de  deux- 
façons. 

Dieu  se  distance  infiniment  de  toute  créature.  A  ne 
considérer  donc  que  l'infini  de  sa  transcendance,  un 
culte  spécial  lui  est  dû.  A  ce  titre,  la  religion  est  dis- 
tincte de  toute  vertu  qui  rendrait  un  culte  à  la  créa- 
ture. Le  culte  de  latrie  diffère  de  celui  de  dulie  2. 

On  peut  aller  plus  loin.  Dieu  a  bien  voulu  partager 
avec  la  créature  certains  de  ses  attributs  :  telle  l'auto- 

gione  considerantur  :  unum  quidem  quod  religio  Deo  affert, 
scilicet  cultus;  et  hoc  se  habet  per  modum  materiae  et  objecti 
ad  religionem,  aliud  autem  est  id  cui  affertur,  scilicet  Deus 
oui  cultus  exhibitur.  —  Dans  le  chapitre  dont  nous  venons  de 
citer  un  extrait,  Suarez  s'écarte  en  apparence  de  la  position 
prise  par  saint  Thomas,  puisque,  pour  mieux  souUgner  la 
dignité  de  la  religion,  il  prétend  prouver  que  Dieu  est  compris 
dans  l'objet  prochain  de  cette  vertu.  En  réalité,  Suarez  ne  dé- 
passe pas  les  conclusions  de  saint  Thomas  et  s'y  réduit,  mais 
la  terminologie  thomiste  est  plus  précise. 

1.  Ea  quae  sunt  ad  finem,  sortiuntur  bonitatem  ex  ordine 
in  finem;  et  ideo  quanto  sunt  fini  propinquiora,  tanto  sunt 
meliora.  Virtutes  autem  morales  sunt  circa  ea  quae  ordinantur 
in  Deum,  sicut  in  finem;  reUgio  autem  magis  de  propinquo 
accedit  ad  Deum  quam  aUae  virtutes,  inquantum  operatur  ea 
quae  directe  et  immédiate  ordinantur  in  honorem  divinum; 
et  ideo  religio  praeeniinet  inter  alias  virtutes  morales.  2^  z^e, 
q.  81  .art.  6. 

2.  Bonum  ad  quod  ordinatur  religio,  est  exliibere  Deo  de- 
bitum  honorem  :  honor  autem  debetur  alicui  ratione  excel- 
lentiae;  Deo  autem  competit  singularis  excellentia,  inquantum 
omnia  in  infinitum  transcendit  secundum  omnimodum  exces- 
sum;  unde  ci  debetur  specialis  honor.  2»  2^«,  q.  81,  art.  4. 

20 


rite  sous  ses  diverses  formes.  Mais  il  est  en  Dieu  une 
perfection  dont  nulle  créature  ne  participe  :  c'est  la 
puissance  créatrice,  fondement  de  la  Providence  et  de 
tous  les  droits  de  Dieu  sur  la  créature.  Or,  c'est  avant 
tout  comme  créateur  que  Dieu  est  l'objet  de  l'hom- 
mage religieux  i. 

Enfin,  le  fondement  dernier  de  l'obligation  religieuse 
est  la  Majesté  même  de  Dieu.  L'obligation  de  cette 
justice  vis-à-vis  de  Dieu  trouve,  on  l'a  vu,  son  fonde- 
ment prochain  dans  la  nature  de  l'homme  :  il  me  suffit 
de  me  savoir  contingent  pour  comprendre  l'obliga- 
tion qui  m'incombe  de  reconnaître  ma  dépendance 
vis-à-vis  de  Dieu.  Le  motif  formel  déterminant  l'acte 
religieux  n'est  pas  Dieu,  mais  ma  dépendance  vis-à-vis 
de  Lui  :  la  religion  est  une  vertu  morale,  non  théolo- 
gale. Mais  le  contingent  se  rattache  au  nécessaire;  le 
devoir  d'un  être  essentiellement  relatif  suppose  le  droit 
de  \' Absolu.  Et  ainsi,  considérant  inévitablement  ma 
contingence  quand  je  veux  poser  un  acte  de  religion 
réfléchi,  je  suis  amené,  plus  directement  que  pour 
toute  autre  vertu,  à  considérer  la  majesté  absolue  de 
Dieu,  fondement  dernier  de  la  révérence  que  je  Lui 
dois. 

A  tous  ces  titres,  la  religion  nous  relie  à  Dieu  plus 

ï.  Latria  profitetur  servitutem  quam  debemus  Deo  quia 
fecit  nos;  unde  debetur  sibi  latria  inquantum  creator,  secun- 
dum  quod  ipso  est  finis  et  origo  prima  nostri  esse.  S.  Thomas, 
in  III.  Sent.  dist.  9,  q.  I,  art.  3.  qcuia  ja  .  —  Religio  dicitur 
latria,  id  est  servitus  quantum  ad  opéra  quae  exhibentur  in 
recognitionem  dominii,  quod  Deo  competit  ex  jure  cfea/iom's. 
Ibidem,  q.  I,  art.  I,  q="'a  i,,  — Non  autem  creatura participât 
potentiam  creandi,  ratione  cujus  Deo  debetur  latria;  et  ideo 
Glossa...  àttribuit  latriam  Deo  secundum  creationem  quae 
creaturae  non  communicatur.  2*  a^e,  q.  103,  art.  3  ad  i"™ 
Item,  q.  81,  art.  i  ad  3"^".  A  ce  titre  encore,  la  religion  se  dis- 
tingue de  la  charité.  Voir  l'Appendice,  note  i, 

21 


étroitement  que  toute  autre  vertu  morale, -et  Cajetan 
-n'a  pas  craint  d'écrire  que  la  religion  participe  à  la 
dignité  des  vertus  théologales  ^. 

I.  Sicut  in  uni  verso,  naturae  rerum  sic  sunt  connoxae  et 
ordinatae  ut  inferior  in  sui  supremo  attingat  naturae  superioris 
conditionem,  ita  in  virtutibus  moralibus,  suprema  earum  quae 
est  religio  participât  naturam  theologsilium  virtutum.  Caje- 
TANUS.  In  2am  2:1e,  q.  81,  art.  5.  Lire  Dignant  :  Tractatus  de 
virtute  religionis,  n°  6.-8.  Brugis,  1901. 


22 


CHAPITRE  TROISIÈME. 
Les  actes  propres  de  la  vertu  de  religion. 

CHAQUE  vertu  a  ses  actes  propres.  Ce  sont  les 
actes  qui  tirent  leur  première  bonté  morale  du 
motif  formel  de  cette  vertu. 
Voulant  nous  rendre  compte  du  champ  d'action  de 
la  vertu  de  religion,  il  importe  d'abord  de  connaître 
les  actes  qui  relèvent  directement  d'elle.  Nous  étudie- 
rons ensuite  les  actes  des  autres  vertus  qui  peuvent 
être  orientés  par  la  religion  vers  le  culte  de  Dieu  ^. 

Saint  Thomas  étabUt  la  classification  suivante  des 
actes  propres  (élicites)  de  la  vertu  de  reUgion. 

L'homme  peut  d'abord  disposer  des  choses  qui  lui 
appartiennent.  Il  peut  orienter  vers  Dieu  sa  volonté 
(par  l'acte  de  dévotion),  son  intelligence  (par  la  prière), 
son  corps  (par  les  actes  extérieurs  d'adoration  et  les 
autres  cérémonies  du  culte),  et  enfin  ses  biens  exté- 
rieurs qu'il  donne  à  Dieu  {sacrifice,  oblations),  ses 
ministres  {dîmes),  ou  promet  à  Dieu  {vœu). 

L'homme  peut  ensuite  user  des  réalités  divines  elles- 
mêmes  (réception  et  administration  des  Sacrements)  ou 
user  du  nom  divin,  soit  pour  confirmer  ses  propres 
paroles  {serment)  soit  pour  appuyer  une  demande  ou 
un  ordre  {adjuration),  soit  uniquement  pour  louer 
Dieu  {louange  divine,  récitation  de  l'office  divin). 

1.  Dans  lo  langage  théologique,  on  appelle  «  élicites  »,  les 
actes  propres  d'une  vertu,  opposés  aux  actes  impérés.  Sur  la 
notion  d'acte  élicite,  voir  l'appendice,  note  2. 

33 


Parmi  ces  actes,  les  uns  sont  avant  tout  intérieurs 
(dévotion,  prière);  les  autres,  extérieurs. 

Nous  voudrions  uniquement  souligner  la  prépon- 
dérance des  actes  intérieurs  et  leur  influence  sur  le 
culte  extérieur. 

Article  premier  :  Les  actes  intérieurs. 

I.  La  dévotion.  Dans  le  langage  ascétique  moderne, 
on  entend  par  dévotion  la  ferveur  de  la  charité  ^  Elle 
n'est  donc  pas  un  acte,  mais  une  qualité;  elle  ne  se 
rattache  pas  à  la  vertu  de  religion,  mais  à  la  charité. 

Pour  désigner  la  même  réalité,  la  notion  de  saint 
Thomas  n'en  présente  pas  moins  une  légère  nuance." 

La  dévotion,  pour  le  saint  Docteur,  est  un  acte 

1.  On  connaît  la  charmante  description  qu'en  a  donnée 
saint  François  de  Sales  :  «  La  vraye  et  vivante  dévotion  pré- 
suppose l'amour  de  Dieu,  ains  elle  n'est  autre  chose  qu'un 
vray  amour  de  Dieu;  mais  non  pas  toutefois  un  amour  tel 
quel;  car,  entant  que  l'amour  divin  embellit  nostre  ame,  il 
s'appelle  grâce  nous  rendant  aggreables  a  sa  divine  Majesté; 
entant  qu'il  nous  donne  la  force  de  bien  faire,  il  s'appelle 
charité;  mais  quand  il  est  parvenu  jusques  au  degré  de  per- 
fection auquel  il  ne  nous  fait  pas  seulement  bien  faire,  ains 
nous  fait  opérer  soigneusement,  fréquemment  et  promptement 
alhors  il  s'appelle  dévotion.  Les  austruches  ne  volent  jamais; 
les  poules  volent,  pesamment  toutefois, bassement  et  rarement: 
mais  les  aigles,  les  colombes  et  les  arondelles  volent  souvent, 
vistement  et  hautement.  Ainsy  les  pécheurs  ne  volent  point 
en  Dieu,  ains  font  toutes  leurs  courses  en  la  terre  et  pour  la 
terre;  les  gens  de  bien  qui  n'ont  pas  encor  atteint  la  dévotion 
volent  en  Dieu  par  leurs  bonnes  actions,  mais  rarement,  lente- 
ment et  pesamment;  les  personnes  dévotes  volent  en  Dieu 
fréquemment,  promptement  et  hautement.  Bref,  la  dévotion 
n'est  autre  chose  qu'une  agiUté  et  vivacité  spirituelle  par  le 
moj'en  de  laquelle  la  charité  fait  ses  actions  en  nous,  ou  nous 
par  elle,  promptement  et  aff ectionnement  ;  et  comme  il  appar- 
tient à  la  charité  de  nous  faire  généralement  et  universelle- 
ment pratiquer  tous  les  commandements  de  Dieu,  il  appar- 
tient aussi  à  la  dévotion  de  les  nous  faire  faire  promptement  et 
diligemment.  «  Introduction  à  la  vie  dévote,  première  partie, 
cap.  I. 

24 


spécial  de  la  volonté:  Sans  doute,  tout  acte  de  reli- 
gion, comme  tout  acte  de  vertu,  suppose  un  acte  de 
volonté.  Mais  la  dévotion  est  un  acte  spécial.  C'est 
la  «  volonté  de  faire  promptement  ce  qui  regarde  le 
service  divin  »  ;  «  la  volonté  de  s'adonner  avec  empresse- 
ment à  ce  qui  regarde  le  service  de  Dieu  »,  ou  encore 
«  l'acte  de  volonté  de  l'homme  s' offrant  à  Dieu  pour 
le  servir  »  ^. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  l'identité  absolue  de  ces  for- 
mules dans  la  pensée  de  saint  Thomas  2,  nous  pou- 
vons distinguer,  à  côté  de  cet  empressement  de  la 
volonté  religieuse  dont  le  saint  Docteur  fait  un  acte 
spécial,  le  don  de  soi-même  à  Dieu  en  vue  de  le  servir  ; 
c'est  là  aussi,  et  éminemment,  un  acte  de  dévotion 
ou  de  consécration  au  service  de  Dieu  '.  Cette  donation 
n'est  pas  nécessairement  accompagnée  d'un  vœu  ou 
promesse  faite  à  Dieu  :  la  volonté  peut  se  déterminer 
à  poser  un  acte,  sans  s'y  engager  sous  peine  de  péché. 

Quelle  est  l'influence  de  la  dévotion  dans  la  vie 
morale? 

Envisagée  comme  acte  de  volonté  se  consacrant  au 
service  de  Dieu,  la  dévotion  oriente  toute  la  vie  morale 
vers  le  culte  divin.  La  volonté,  en  effet,  est  le  moteur 
de  toute  l'activité  morale.  Orientée  vers  Dieu  par 
l'acte  de  dévotion,  la  volonté  à  son  tour  fait  converger 

1 .  «  Voluntas  prompte  faciendi  quod  ad  Dei  servi tium 
pertinet»;  «  voluntas  quaedam  prompte  tradendi  se  ad  ea 
quae  pertinent  ad  Dei  famulatum  »;  «  actus  voluntatis  hominis 
offerentis  seipsum  Deo  ad  ei  serviendum  »  2*  2^".  q.  82;  art.  l 
in  corp.  et  ad  lam. 

2.  Voir  l'appendice,  note  3. 

3.  C'est  ainsi  que  Lessius  définit  la  dévotion  comme  acte 
spécial  :  «  Devotio  primo  significat  specialem  actum  religionis; 
et  nihil  est  aliud  quam  interna  quaedam  sui  ad  cultum  divinum 
oblatio  et  traditio.  »  Lessius  :  De  Justifia  et  jure,  libro  II,  cap. 
37,  dub.  I   n°  I. 

25 


vers  le  même  terme  tous  les  actes  des  autres  facultés 
qui  sont  soumises  à  sa  motion. 

Envisagée  comme  empressement  de  la  volonté,  la 
dévotion  communique  cet  élan  à  tous  les  actes  qui 
sont  inspirés  par  la  volonté.  La  dévotion  leur  donne, 
non  leur  essence  puisque  celle-ci  dérive  de  leur  objet 
formel,  mais  sa  propre  manière  d'être.  «  Tout  moteur, 
écrit  saint  Thomas,  imprime  sa  manière  d'être  au 
mouvement  du  corps  qu'il  meut;  or  la  volonté  est  le 
moteur  qui  met  en  branle  toutes  les  autres  facultés 
de  l'âme,  outre  qu'elle  se  meut  elle-même.  Et  comme 
la  dévotion  est  un  certain  empressement  de  la  volonté 
au  service  de  Dieu,  il  faut  bien  que  cette  manière  d'être 
se  communique  à  tous  les  actes  mus  par  la  volonté. 
La  dévotion  ne  spécifie  donc  pas  les  actes  des  vertus 
dans  leur  essence;  mais  elle  se  retrouve, comme  qua- 
lité spéciale,  en  chacun  d'eux  *  ». 

Tout  acte  de  religion  participe  donc  à  la  manière 
d'être  de  la  dévotion  :  plus  entièrement  la  volonté  se 
consacre  au  service  de  Dieu,  plus  ardent  est  son  empres- 
sement, et  plus  aussi  les  actes  qui  en  dépendent  sont 
«  dévots  ».  Et  comme  le  mérite  d'un  acte  se  mesure  à 
l'adhésion  de  la  volonté,  voit-on  que  le  mérite  des  actes 
religieux  augmente  avec  l'intensité  de  la  dévotion? 
Moteur  de  la  vie  «  religieuse  »,  la  dévotion  peut  agir 
d'une  manière  plus  ou  moins  actuelle  ou  virtuelle  sur 
les  actes  qu'elle  pénètre;  plus  elle  sera  actualisée  et 
plus  augmentera  le  mérite  des  actions  qui  en  dépen- 
dent. 

Ces  remarques  ont  leur  application  ob\de  dans  la  vie 
du  religieux.  La  «profession  religieuse  «pour  être  accom- 

I.  2»  2**,  q.  82,  art.  i  ad  i'^'"  ot  2'^^. 

26 


pagnée  de  vœux,  et  doublée  sans  doute  d'un  acte  de 
charité,  est  avant  tout  un  acte  de  dévotion.  Cependant 
cette  orientatioa  de  la  volonté  vers  le  service  divin  est 
à  la  portée  de  tous,  et  dans  tous  les  états  de  vie  :  elle 
n'est  que  l'acte  primordial  de  la  vertu  morale  de  reli- 
gion. 

^    je 

IL  La  prière.  La  volonté  est  le  moteur  de  la  vie 
morale.  Commandant  aux  autres  facultés,  elle  est  à 
l'origine  des  différents  actes  par  lesquels  ces  facultés 
s'orientent  vers  le  culte  divin. 

La  faculté  la  plus  proche  de  la  volonté  est  l'intel- 
ligence. Sous  l'empire  de  la  volonté,  l'intelligence 
peut  donc  s'orienter  vers  Dieu,  s'élever  vers  Lui  en 
vue  de  reconnaître  son  souverain  domaine.  Cette 
ascension  de  l'intelligence  vers  Dieu  s'appelle  la  prière  : 
«  ascensus  mentis  in  Deum  ». 

Il  y  a  deux  espèces  de  prière,  parce  qu'il  y  a  pour 
l'intelligence  deux  manières  d'agir. 

La  raison  théorique,  spéculative,  considère  l'être 
et  s'arrête  à  la  contemplation  de  la  vérité.  La  raison 
pratique  est  cette  même  raison,  orientée  vers  l'action 
et,  en  un  vrai  sens,  cause  de  celle-ci. 

A.  Prière  d'adoration.  On  conçoit  donc  une  prière  pure- 
ment contemplative,  où  l'âme  s'élève  vers  Dieu  dans  le 
seul  but  désintéressé  de  considérer  ses  divines  per- 
fections et  de  s'abîmer  intérieurement  dans  leur 
adoration. 

Elle  est,  à  n'en  point  douter,  un  acte  d'intelligence  \ 
Mais  quelle  est  sa  cause  motrice?  C'est  l'amour, 
répond  saint  Thomas,  «  Quoique  consistant  essentiel- 

I.  S.  Thomas,  t«  IV  Sent.,  dist.  15,  q.  4,  art.  i,  q^ui-  2^  ,ad 
lum.  —  Sans  doute,  la  considération  des  vérités  morales  n'a 
de  vraie  utilité  que  si  elle  nous  rend  meilleurs.  «  Non  enim  in 

27 


ement  dans  l'intelligence,  la  vie  contemplative  a  son 
principe  dans  l'amour,  en  tant  que  la  charité  que  nous 
éprouvons  pour  Dieu  nous  incline  à  le  contempler  »  i. 
Et  saint  Thomas  remarque  que  saint  Grégoire  fait 
consister  la  vie  contemplative  dans  la  charité,  «  in 
quantum  scilicet  ahquis  ex  dilectione  Dei  inardescit 
ad  ejus  pulchritudinem  conspiciendam  »  '. 

Cependant,  abstraction  faite  de  l'ordre  surnaturel 
et  de  l'empire  qu'y  exerce  la  charité,  cet  acte  de  con- 
templation ne  va-t-il  pas  de  lui-même  à  un  acte  de 
religion?  Sans  doute,  dans  la  considération  théorique 
des  perfections  divines,  l'homme  peut  défendre  à  la 
vérité  de  s'emparer  de  toute  son  âme.  Mais,  spontané- 
ment, la  connaissance  de  Dieu  se  nuance  d'admiration; 
et  comme  celle-ci  est  une  espèce  de  crainte  accompa- 
gnant la  connaissance  d'une  chose  qui  nous  dépasse  ', 
la  considération  des  perfections  divines  se  traduit  en 
une  crainte  révérencielle  de  Dieu;  l'étude  s'épanouit 
en  prière. 

Il  faut  cependant  avouer  que  notre  condition  de 
pèlerin  sur  cette  terre  nous  retient  rarement  dans  la 
pure  contemplation  :  en  route  vers  l'éternité,  nous 

hac  scientia  (morali)  scrutamur  quid  sit  virtus  ad  hoc  solum 
ut  sciamus  hujus  rei  veritatem,  sed  ad  hoc  quod  acquirentes 
virtutem,  boni  et&ciamur;  quia  si  inquisitio  hujus  scientiae 
esset  ad  solam  scientiam  veritatis,  parum  esset  utilis.  »  S.  Tho- 
mas, iii  II  Librum  Ethicorum,  lect.  2.  Mais  la  considération 
des  choses  divines  a  sa  dignité  et  sa  raison  d'être  en  elle-même. 
«  Aliquando  veri  consideratio  habet  in  se  dignitatem  quamdam, 
etiamsi  numquam  ad  opus  ordinetur,  sicut  accidit  in  consi- 
deratione  divinorum  quorum  cognitio  dirigit  in  opère,  et  tamen 
Visio  Dei  est  ultimus  finis  operis,  et  tune  illa  consideratio 
principaliter  est  in  intellectu  speculativo  et  secundario  in 
practico.  »  In  III  Sent.,  dist.  23,  q.  2,  art.  3,  q="'a  2»  . 

1.  2»  2*e_  q.  180,  art. 7  ad  i"n>. 

2.  Ibidem,  art.  i. 

3.  Ibidem,  art.  3  ad  y^^. 

28 


soupirons  après  le  terme  ;  notre  admiration  se  fond  en 
désir  et  se  termine  en  la  demande  d'entrée  en  posses- 
sion du  Bien  entrevu  et  aimé  ^ 

B.  Prière-demande.  La  prière  dont  nous  parlons 
suppose  le  désir  de  la  chose  demandée;  mais  elle  n'est 
pas  le  désir.  C'est  la  manifestation  de  ce  désir  en  vue 
d'amener  Dieu  à  nous  accorder  le  bien  recherché.  Elle 
est  donc  un  acte  de  la  raison  pratique  ^. 

Dans  la  prière,  l'on  n'en  appelle  pas  à  la  justice  de 
Dieu,  mais  à  sa  libéralité.  Dieu  ne  doit  pas,  en  justice, 
accorder  le  bienfait  demandé;  l'homme  donc,  à  parler 
strictement,  ne  mérite  pas  d'être  exaucé.  Il  obtient 
cependant  la  grâce  sollicitée,  appuyé  à  la  hbéralité 
divine  ^. 

Cette  manifestation  de  notre  désir,  faite  en  un  tel 
esprit,  contient  la  reconnaissance  plus  ou  moins  expli- 
cite de  la  providence  de  Dieu,  de  sa  puissance,  de  sa 
libéralité,  et  en  même  temps  celle  de  notre  dépen- 
dance vis-à-vis  de  Lui.  C'est  un  hommage  rendu  aux 
perfections  divines,  et  vm  aveu  sincère  de  notre  indi- 
gence \ 

1.  «  Ex  isto  desiderio,  écrit  le  R.  P.  Vermeersch,  fluit  ipsa 
oratio,  et  ad  conjunctionem  cum  Deo  summo  Bono,  omnis 
nostra  bona  redit  tandem  aliquando  petitio.  Unde  ii  etiam  qui 
Deum  silentio  contemplantur,  ipsi  suo  silentio  Deum  saltem 
rogant  possidendum.  »  QuaesHones  de  virtutibus  religionis  et 
pietatis,  n°  9,  Bruges,  19 12. 

2.  Sur  la  nature  de  la  demande,  acte  de  raison  pratique, 
voir  l'Appendice,  note  4. 

3.  Meritum  importât  ordinem  justitiae  ad  praemium,  quia 
ad  justitiam  pertinet  retribuentis  ut  merenti  praemium  reddat; 
sed  impetratio  importât  ordinem  misericordiae  vel  liberalitatis 
ex  parte  donantis;  et  ideo  meritum  ex  seipso  habet  unde  per- 
veniatur  ad  praemium;  sed  oratio  impetrare  volentis  non 
habet  ex  seipsa  unde  impetret,  sed  ex  proposito  vel  liberalitate 
dantis.  S.  Thomas  :  in  IV  Sent.,  dist.  15,  q.  4,  art.  7,  q'^"'^  3a. 

4.  Rien  sans  doute  n'empêche  d'avoir  ces  sentiments  envers 

29 


C'est  donc  manifestement  un  acte  de  religion.  Il  y  a, 
sans  doute,  entre  la  prière  et  les  trois  vertus  théolo- 
gales une  étroite  intimité  venant  en  partie  de  l'empire 
que  ces  vertus  exercent  sur  toute  la  vie  morale  ^; 
mais,  de  soi,  la  prière  est  un  hommage  rendu  à  la 
Majesté  de  Celui  que  nous  reconnaissons  être  l'auteur 
de  tout  bien  ". 

C'est  même,  après  la  dévotion,  l'acte  principal  de  la 
vertu  de  rehgion.  Cette  vertu  a  son  siège  dans  la  volonté  ; 
on  comprend  donc  que  son  acte  premier  et  principal 
soit  un  acte  de  volonté,  l'acte  de  dévotion.  Mais  l'intel- 
ligence est  la  faculté  la  plus  proche  de  la  volonté; 

une  créature  qui  nous  est  supérieure.  Cependant  la  créature 
ne  peut  être  qu'une  cause  seconde,  un  intermédiaire,  un  ins- 
trument dans  les  mains  de  Dieu.  Si  donc  l'on  s'adresse  à  la 
créature,  ce  n'est  que  pour  la  disposer  à  demander  elle-même 
le  bien  désiré  au  véritable  auteur  de  tout  bien.  2^  2^=,  q.  83, 
art.  4. 

1.  Sur  la  compénétration  de  la  prière  et  des  vertus  théolo- 
gales, voir  plus  loin,  le  chapitre  cinquième. 

2.  Ad  religionem  proprie  pertinet  reverentiam  et  honorem 
Deo  exhibere;  et  ideo  omnia  illa  pcr  quae  Deo  reverentia 
exhibetur,  pertinent  ad  religionem  ;  per  orationem  autem  homo 
Deo  reverentiam  exhibet;  inquantum  scilicet  ei  se  subjicit,  et 
profitetur  orando  se  eo  indigere,  sicut  auctore  suorum  bono- 
rum;  unde  manifestum  est  quod  oratio  est  proprie  religionis 
actus  :  2  2^?,  q.  83  art.  3.  —  Ex  hoc  oratio  speciem  trahit 
et  ad  rationem  virtutis  trahitur,  quod  est  a  Deo  petitio.  Cum 
autem  petitio  sive  deprecatio  quae  ad  superiorem  fit,  reve- 
rentiam habeat  adjunctam  ex  qua  impetraxe  nititur  quod 
intendit,  constat  quod  oratio  ex  hoc  efficaciam  habet  ad  impe- 
trandum  illud  pro  quo  oratur,  quod  Deo  reverentiam  exhibet; 
unde  cum  Deo  reverentiam  exhibere  sit  actus  latraie,  oratio 
actus  latriae  erit  elicitive.  In  IV Sent.  dist.  15,  q.  4,  art.i.  q="i» 
2»  .  Et  Cajetan  :  «  Ipse  actus  petendi  est  actus  subjectionis  et 
professionis  virtutis  :  qui  enim  petit  ab  aUquo,  indiget  illo, 
ac  per  hoc  se  subjicit  iUi  petendo.  In  cujus  signum,  superbi 
potius  volunt  indigentiam  tolerare  quam  humiliare  se  petendo 
aliquid  ab  aliqua  persona.  In  2»'^  2»«,  q.  83,  art.  3. 


avant  toute  autre,  elle  subit  la  motion  de  la  volonté 
religieuse  en  vue  du  service  de  Dieu.  La  prière  tient 
donc  la  seconde  place  parmi  les  actes  de  la  vertu  de 
religion  ^.  Si  par  la  dévotion,  nous  livrons  au  service 
de  Dieu  notre  volonté,  par  la  prière,  nous  livrons  à 
Dieu  notre  esprit,  en  l'abaissant  devant  sa  Majesté  2, 
mais  pour  contracter  avec  Elle  les  biens  d'une  véri- 
table union  *. 

Article  second  :  Les  actes  extérieurs. 

Si  le  culte  religieux  doit  nous  relier  à  Dieu,  c'est 
manifestement  par  des  actes  intérieurs,  spirituels, 
que  s'opérera  cette  union  avec  le  pur  Esprit.  Ces  actes 
appartiennent  donc  par  eux-mêmes  à  la  vertu  de  la 
religion. 

Mais  notre  esprit  a  besoin  de  signes  sensibles  qui  lui 
facilitent  son  ascension  vers  Dieu  et  à  la  fois  tra- 
duisent son  culte  envers  Lui.  Il  y  a  donc  place  pour 
certains   actes    extérieurs   qui,    indifférents   en    eux- 

1.  Voluntas  movet  alias  potentias  animae  in  suum  finem; 
et  ideo  religio  quae  est  in  voluntate  ordinat  actus  aliarum  po- 
tentiarum  ad  Dei  reverentiam  ;  inter  alias  autem  potentias 
animae  intellectus  est  altior  et  voluntati  propinquior  et  ideo 
post  devotionem  quae  pertinet  ad  ipsam  voluntatem,  oratio 
quae  pertinet  ad  partera  intellectivam  est  praecipua  inter 
actus  religionis  per  quam  religio  intellectum  hominis  movet 
in  Deum.  2»  2»=,  q.  83,  art.  3  ad  !"■". 

2.  Orando  tradit  homo  mentem  suam  Deo,  quam  ei  per 
reverentiam  subjicit  et  quodammodo  praesentat.  Ibid.  ad  3"™. 

3.  Oratio,  écrit  Cajetan,  duplicem  ex  parte  petentis  unitatem 
requirit  ad  Deum.  Alteram  comraunem,  et  haec  est  unitas 
amicitiae,  quam  facit  caritas...  alteram  substantialem  quam 
facit  ipsa  oratio  :  et  haec  est  unitas  applicationis  qua  mens 
seipsam  et  sua  exhibet  Deo  in  famulatu  et  cultu  afifectuum, 
precum,  meditationum  et  exteriorum  actionum.  Per  hanc 
enim  unitatem,  indivisus  est,  secundum  cultum  et  famulatum, 
a  Deo  dum  quis  orat;  sicut  cum  alicui  servit,  indinsus  est 
secundum  servitium  ab  illo.  Tn  2^'^  a^e  q.  83,  art.  i. 

31 


mêmes,  trouvent  leur  signification  et  leur  caractère 
moral  dans  leurs  rapports  avec  les  actes  intérieurs. 
Ainsi  «  la  vertu  de  religion  comporte  des  actes  inté- 
rieurs; ils  sont  les  principaux  et  ont,  par  eux-mêmes, 
le  caractère  religieux;  mais  elle  a  aussi  des  actes  exté- 
rieurs ;  ceux-ci  sont  plutôt  secondaires  et  destinés  à 
porter  l'homme  aux  actes  intérieurs  i.  » 

Soulignons  de  quelques  traits,  chez  certains  actes 
extérieurs,  ce  caractère  essentiellement  relatif. 

I.  La  prière  vocale.  Dans  l'Eglise  catholique,  le 
culte,  pour  revêtir  le  caractère  collectif,  hiérarchique 
et  officiel  que  la  nature  de  cette  société  visible  exige, 
requiert  une  extériorisation  que  lui  donne  la  liturgie. 
Mais  nous  ne  parlons  pas  ici  de  cette  prière  officielle, 
pubUque,  que  les  ministres  de  l'Eglise  récitent  au 
nom  du  peuple  chrétien.  Celui-ci  est  censé  présent  à  la 
récitation  du  Saint  Office  ;  la  prière  publique  doit  donc 
être  vocale  pour  que  les  assistants  puissent  s'y  associer. 

Il  s'agit  de  la  prière  privée.  L'essence  de  celle-ci 
ne  requiert  nullement  l'apport  d'un  élément  sensible. 
La  prière  vocale  a  cependant  sa  raison  d'être. 

D'abord,  le  corps  comme  l'âme  dépend  de  Dieu.  Ce 
ne  sera  donc,  pour  l'homme,  que  justice  de  prêter 
à  la  prière  intérieure  le  concours  de  sa  voix  2. 

1.  Religio  habet  inttriores  actus  quasi  principales  et  per 
se  ad  religionem  pertinentes;  exteriores  vero  actus,  quasi 
secundarios  et  ad  interiores  actus  ordinatos.  2»  a^e,  q.  81, 
art.  7.  —  Quia  per  interiores  actus  directe  in  Deum  tendimus, 
ideo  interioribus  actibus  proprie  Deum  colimus;  sed  tamen  et 
exteriores  actus  ad  cultum  Dei  pertinent,  inquantum  per 
hujusmodi  actus  mens  nostra  elevatur  in  Deum...  Cultus  cxte- 
rior  homini  necessarius  est  ad  hoc  quod  anima  hominis  exci- 
tetur  in  spiritualem  reverentiam  Dei.  Contra  Gentiles,  libre  III, 
cap.   I 19-120. 

2.  Dépens©  d'énergie  corporelle  au  service  de  l'âme,  la  prière 

32 


Ensuite,  la  prière  vocale  a  comme  mission  d'exciter 
en  nous  la  prière  intérieure  et  la  dévotion  qui  orientent 
notre  âme  vers  Dieu.  Mais  la  prière  vocale,  en  cela, 
n'est  qu'un  moyen,  non  une  fin  à  réaliser  pour  elle- 
même.  La  parole  et  autres  signes,  écrit  saint  Thomas, 
sont  des  moyens  d'exciter  la  partie  affective  de  notre 
âme.  Il  faut  donc,  dans  la  prière  privée,  ne  s'en  servir 
que  dans  la  mesure  où  ils  nourrissent  les  sentiments 
intérieurs.  Du  moment  où  ces  actes  extérieurs  dis- 
trayent  l'âme  ou  entravent  de  quelque  façon  sa  dévo- 
tion intérieure,  il  faut  les  interrompre,  est  a  talibus 
cessandum.  Chez  les  personnes  pieuses,  il  arrivera 
sans  doute  que  l'élan  intérieur  de  la  dévotion  ait  sa 
répercussion  dans  la  sensibihté  et  se  traduise  en  paroles 
ou  cantiques,  la  prière  vocale  sera  ainsi  l'effet  de  la 
dévotion;  mais  d'ordinaire,  chez  ces  personnes,  eUe  sera 
inutile  pour  provoquer  ou  nourrir  la  prière  intérieure 
et  la  dévotion  ^. 

C'est  l'endroit  d'appUquer  à  la  prière  vocale  ce  que 
Cajetan  dit  en  général  des  actes  extérieurs  de  la  reli- 
gion. «  L'homme  religieux  se  sert  d'actes  extérieurs 
comme  de  signes  excitant  les  actes  intérieurs  en  lui- 
même  ou  chez  d'autres.  Si  les  actes  extérieurs  se  font 
en  privé  et  dans  le  secret,  il  ne  faut  les  poser  que  dans 
la  mesure  où  ils  excitent,  conservent  ou  augmentent 

vocale  compqrte  une  certaine  pefne;  elle  convient  donc  par- 
faitement comme  œuvre  satisfactoire,  impérée  par  la  vertu  de 
pénitence.  Toute  prière  cependant,  même  intérieure,  a  cette 
vertu  :  «  quaelibet  oratio,  dit  saint  Thomas,  habet  rationem 
satisfactionis,  quia  quamvis  habeat  suavitatem  spiritus,  habet 
tamen  afflictionem  camis.  »  Supplementum,  q.  15,  art.  3,  ad  i"™ 
I.  2»  2»^  q.  83,  art.  12  in  corp.  et  ad  2"ni.  Et  le  pieux  Cajetan 
ajoute  fort  sagement  :  «  Unde  patet  quod  errant  qui  numerum 
tôt  vocalium  orationum  propriarum  explendum  quotidie 
praeponunt  meditationibus  et  mentalibus  orationibus.  Relin- 
quunt  namque  finem  propter  ea  quae  sunt  ad  finem.  »  In  2^™ 
22e,  q.  83,  art.  12. 

33 


les  sentiments  intérieurs  de  la  personne  même  qui 
les  pose.  Se  font-ils  en  public  et  pour  l'utilité  com- 
mune, il  faudra  alors  considérer  les  intérêts  de  la  dévo- 
tion publique  et  collective  i.  » 

IL  L'adoration  extérieure.  Le  caractère  essen- 
tiellement relatif  de  la  prière  vocale  se  retrouve  dans 
tous  les  actes  extérieurs  où  le  corps  intervient  :  génu- 
flexions, prostrations  et  autres  cérémonies  du  culte. 
Saint  Thomas  les  range  sous  la  dénomination  d'ado- 
ration extérieure. 

Ces  actes  du  culte  doivent  être  rapportés  à  l'adora- 
tion intérieure  qui  n'est  autre  que  la  dévotion  de 
l'âme.  «  Composés  de  corps  et  d'âme,  écrit  le  saint 
Docteur,  nous  offrons  à  Dieu  une  double  adoration  : 
l'une  spirituelle,  qui  consiste  dans  la  dévotion  intérieure 
de  l'âme;  l'autre  corporelle,  qui  consiste  dans  l'atti- 
tude humiliée  de  notre  corps.  Et  comme  dans  les  actes 
du  culte,  l'élément  extérieur  se  rapporte  à  l'élément 
intérieur,  l'adoration  extérieure  est  ordonnée  à  l'inté- 
rieure, en  sorte  que  par  les  démonstrations  extérieures 
d'humilité,  notre  volonté  soit  portée  à  se  livrer  à  Dieu... 
En  fléchissant  le  genou,  nous  montrons  combien  nous 
sommes  faibles  en  comparaison  de  Dieu;  en  nous 
prosternant,  nous  confessons  que  par  nous-mêmes 
nous  sommes  néant  ^.  » 

1.  In  2^™  2^e  ,q.  8i,  art.  7. 

2.  Qma  ex  duplici  natura  compositi  sumus  :  intellectuali 
sdlicet  et  sensibili,  duplicem  adorationem  Deo  offerimus; 
scilicet  spiritualem  quae  consistit  in  interiori  mentis  dévotions 
et  corporalem  quae  consistit  in  exteriori  corporia  humiliatione. 
Et  quia  in  onanibus  actibus  latriae,  id  quod  est  exterius  refertur 
ad  id  quod  est  interius  sicut  ad  principalius,  ideo  ipsa  exterior 
adoratio  fit  propter  interiorem,  ut  videlicet  per  signa  humili- 
tatis  quae  corporaliter  exhibemus,  excitetur  noster  affectus 
ad  subjiciendum  se  Deo;  quia  connaturale  est  nobis  ut  per  sen- 

34 


Nourrie  de  ces  sentiments  intérieurs,  l'adoration 
corporelle  se  fait  vraiment  «  en  esprit  d  :  elle  procède 
en  effet  de  la  dévotion  de  l'âme  et  s'y  rapporte;  et 
ainsi,  tout  en  ne  pouvant  atteindre  Dieu,  pur  esprit, 
elle  facilite  cependant  l'ascension  de  l'âme  vers  Dieu  ^. 

Signe  de  soumission  révérencielle,  l'adoration  exté- 
rieure monte  spontanément  vers  Dieu;  elle  est  alors, 
acte  de  religion.  De  leur  nature  cependant,  ces  actes 
extérieurs  peuvent  témoigner  la  vénération  envers 
tout  être  supérieur  qui  a  reçu  une  certaine  partici- 
pation de  la  souveraine  autorité  de  Dieu.  Certains 
peuples  sont  prodigues  de  cet  encens,  sans  qu'ils 
puissent  encourir  le  moindre  soupçon  d'idolâtrie. 

Il  est  au  contraire  un  acte  extérieur  du  culte  réservé 
à  la  divinité  :  c'est  le  sacrifice  ^. 

III.  Le  sacrifice.  En  vue  d'honorer  la  divinité, 
l'homme  peut  lui  donner  les  biens  extérieurs  qu'il 
possède.  Par  là,  il  reconnaît  en  Dieu  le  propriétaire  par 

sibilia  ad  inteliigibilia  procedamus. . .  Adoratio  principaliter 
in  interiori  Dei  reverentia  consistit,  secundario  autem  in  qui- 
busdam  corporalibus  humilitatis  signis  :  sicut  genuflectimus, 
nostram  infirmitatem  désignantes  in  comparatione  ad  Deum; 
prosternimus  autem  nos,  quasi  profitentes  nos  nihil  esse  ex 
nobis  M  2»  2ae,  q.  84,  art.  2  in  corp.  et  ad  2"^"  . 

1.  Etiam  adoratio  corporalis  in  spiritu  fit,  inquantum  ex 
spirituali  devotione  procedit  et  ad  eam  ordinatur...  Etsi  per 
sensum  Deum  attingere  non  possumus  ;  per  sensibilia  tamen 
signa  mens  nostra  provocatur  ut  tendat  in  Deum.  Ibid.,  ad 
lum  et  3"™. 

2.  Inter  alia  quae  ad  latriam  pertinent,  singulare  videtur 
sacrificium;  nam  genuflexiones,  prostrationes  et  alia  bujusmodi 
honoris  indicia  etiam  hominibus  exhiberi  possunt,  licet  alia 
intentione  quam  Deo;  sacrificium  autem  nullus  ofierendum 
censuit  alicui,  nisi  quia  eum  Deum  aestimavit.aut  aestimare 
se  finxit...  Conira  Gentiles,  libro  III,  cap.  120.  Item,  2^  2^^, 
q.  84   art.  i  ad  i^"". 

35 


excellence  des  biens  dont,  en  un  sens,  l'homme  n'est 
que  l'usufruitier.  Cause  première  et  donc  propriétaire 
de  toutes  choses,  Dieu  en  est  la  fin  dernière  et  le  desti- 
nataire. Et  voilà,  pour  l'homme,  un  nouveau  moyen 
de  s'orienter  vers  Dieu,  de  se  rattacher  religieusement 
à  Lui,  comme  le  serviteur  se  rattache  à  son  maître. 
Tel  est  le  but  des  offrandes  et  des  sacrifices,  tels  que 
nous  les  retrouvons,  par  exemple,  dans  l'Ancienne  loi  ^. 

Saint  Thomas  note  une  différence  entre  l'offrande  et 
le  sacrifice  proprement  dit.  Dans  l'offrande,  la  chose 
offerte  à  Dieu  reste  intacte.  L'offrande  devient  sacri- 
fice quand  la  chose  offerte  est  l'objet  d'une  action 
sacrée  :  sous  l'ancienne  Loi,  les  animaux  offerts  en 
sacrifice  étaient  immolés  ^. 

Le  saint  Docteur  ne  semble  pas  avoir  insisté  sur 
cette  différence  qui  a  tant  occupé  les  théologiens,  et  dans 
son  étude  un  peu  succinte  du  sacrifice,  il  s'attache 
avant  tout  à  la  note  générique  du  sacrifice  :  offrande 
faite  à  Dieu.  Quelle  est  la  portée  morale  du  sacrifice 
ainsi  envisagé? 

1.  Ad  rectam  ordinations  m  mentis  in  Deum  pertiuet  quod 
omnia  quae  homo  habet  recognoscat  a  Deo,  tamquam  a  primo 
principio  et  ordinet  in  Deum  tamquam  in  ultimum  finem;  et 
hoc  repraesentabatur  in  oblationibus  et  sacrificiis  ;  secundum 
quod  homo  ex  rébus  suis  quasi  in  recognitionem  quod  liaberet 
ea  a  Deo  in  honorem  Dei  ea  offerebat.  i^  a^e,  q.  102  art.  3.  — 
Ex  naturah  ratione  procedit  quod  homo  quibusdam  sensibi- 
Ubus  rébus  utatur  offerens  eas  Doo  in  signum  debitae  subjec- 
tionis  et  honoris,  secundum  simihtudinem  eorum  qui  dominis 
suis  aUqua  offerunt  in  recognitionem  dominii.  2»  2^5  q.  85  art  i . 

2.  Sacrificia  proprie  dicuntur,  quando  circa  res  Deo  oblatas 
aliquidfit;  sicut  quod  animalia  occidebantur  et  comburebantur  ; 
quod  panis  frangitur  et  comeditur  et  benedicitur  :  et  hoc 
ipsum  nomon  sonat,  nam  sacrificium  dicitur  ex  hoc  quod  homo 
facit  aliquid  sacrum.  2^  2"  q.  85,  axt.  3  ad  s*^"",  et  q.  86,  éirt.  i . 
L'exégèse  de  ce  passage  est  malaisée.  Lire  à  ce  sujet  Lamiroy, 
De  essentia  S.  S.  Missae  sacrificii,p.  382,  note  2,  Louvain,  1919, 
On  trouvera  dans  ce  savant  travail  un  exposé  complet  des 
vues  de  S.  Thomas  sur  le  sacrifice. 

36 


Il  ne  faut  certes  pas  s'arrêter  à  l'action  extérieure 
du  sacrifice,  en  son  entité  matérielle,  mais  envisager 
le  sacrifice  dans  sa  valeur  de  signe.  Si  tout  acte  exté- 
rieur est  le  signe  d'un  acte  intérieur  correspondant,  le 
sacrifice  extérieur  est  le  signe  du  sacrifice  intérieur 
de  l'âme  qui  s'offre  à  Dieu  ^.  C'est  là  le  sacrifice  princi- 
pal :  la  consécration  de  notre  âme  à  Dieu  ^.  Et  c'est  là 
la  raison  d'être  de  l'institution  des  sacrifices  :  Dieu  n'a 
que  faire  des  victimes,  mais  l'homme  doit  Lui  rap- 
porter tout  son  être  par  l'oblation  de  soi-même,  signi- 
fiée par  l'offrande  d'une  chose  qui  lui  appartient  *. 

Et  l'on  comprend  pourquoi  le  sacrifice  est  réservé 
à  Dieu.  Dieu  seul  est  le  créateur  de  notre  âme  et  sa 
fin  dernière.  A  Lui  seul  donc  le  sacrifice  intérieur  de 
l'âme  peut  être  offert.  Et  à  Lui  seul  par  conséquent,  est 
réservé  le  sacrifice  extérieur,  symbole  du  premier  *. 

Si  la  signification  morale  de  l'oblation  d'une  chose 
à  Dieu  convient  à  l'offrande  comme  au  sacrifice,  on 
reconnaîtra  cependant  qu'elle  est  mieux  accentuée 

1.  Oblatio  sacrificii  fît  ad  aliquid  significandum;  significat 
autem  sacrificium  quod  oflEertur  exterius,  interius  spirituale 
sacrificium  quo  anima  seipsam  offert  Deo...  quia  exteriores 
actus  religionis  ad  interiores  ordinantur  :  anima  autem  se 
offert  Deo  in  sacrificium,  sicut  principio  suae  creationis  et  sicut 
fini  suae  beatificationis.  2^  2^e,  q.  85,  art.  2. 

2.  Principale  (sacrificium)  est  sacrificium  interius,  ad  quod 
omnes  tenentur  :  omnes  enim  tenentur  Deo  devotam  mentem 
ofïerre.  2^  2.^^,  q.  85,  art.  4. 

3.  Propter  hoc  instituta  sunt  sensibilia  sacrificia  quae  homo 
Deo  offert,  non  propter  hoc  quod  Deus  eis  indigeat,  sed  ut 
repraesentetur  homini  quod  seipsum  et  omnia  sua  débet  referre 
in  ipsum  sicut  in  finem,  et  sicut  in  creatorem  et  gubernatorem 
et  Dominum  universorum.  Contra  Gentiles,  libro  III,  cap.  119. 

4.  Secundum  veram  fidem,  solus  Deus  est  creator  animarum 
nostrarum;  in  solo  etiam  eo  animae  nostrae  béatitude  consistit; 
et  ideo  sicut  soli  Deo  summo  debemus  sacrificium  spirituale 
offerte,  ita  etiam  soli  ei  debemus  offerre  exterioria  sacrificia. 
2a  aae^  q.  85,  art.  2;  Contra  Gentiles,  libre  III,  cap.  120  circa 
médium. 

37 


dans  le  sacrifice  proprement  dit,  où  la  chose  offerte 
à  Dieu  est  détruite  ou  du  moins  subit  une  modifica- 
tion, en  vue  de  mieux  signifier  notre  sacrifice  intérieur. 

C'est  avec  raison,  dit  saint  Thomas,  que  sous  l'an- 
cienne Loi,  on  offrait  à  Dieu  des  animaux  immolés 
et  non  des  animaux  vivants  :  l'immolation,  entre  autres 
sens,  signifiait  que  les  hommes  étaient  dignes  d'être 
immolés,  eux  aussi,  à  cause  de  leurs  péchés  :  les  ani- 
maux étaient,  pour  ainsi  dire,  substitués  à  l'homme 
pécheur  ^. 

Cette  idée  de  substitutio7i  est  une  des  plus  nette- 
ment accusées  dans  l'Ancien  Testament.  «  Dans  cer- 
taines cérémonies  prescrites  pour  les  sacrifices  d'ani- 
maux, comme  dans  certains  faits  de  l'histoire,  écrit 
M.  Van  Hoonacker,  ^  on  trouve  clairement  réalisée 
l'idée  que  la  victime  est  offerte  à  la  place  de  l'homme 
lui-même.  Ainsi  l'imposition  des  mains  sur  la  tête  de 
la  victime  semble  bien  signifier  que  celui  qui  l'offre  la 
constitue  en  sa  place  propre  :  cfr.  Lév.  I,  4,  III,  2, 
IV,  5,  15,  24,  29;  Ure  aussi  les  passages  qui  décrivent 
la  consécration  d'Aaron  et  de  ses  fils  :  Ex.  XXIX, 
Lév.  VIII,  etc.  Dans  la  cérémonie  du  bouc  émissaire, 
la  substitution  de  la  victime  à  la  place  des  hommes 
coupables  est  encore  plus  clairement  représentée, 
Lév.  XVI;  voyez  l'expression  formelle  de  cette  signi- 
fication du  sacrifice,  Lév.  XVII  11.  Lorsque  Hanna 
veut  consacrer  son  fils  Samuel  à  Jéhova,  elle  le  con- 
duit à  Silo  en  même  temps  que  les  \àctimes  (I  Sam. 
I,  24)  :  «  ils  immolèrent  un  jeune  taureau  et  donnèrent 
l'enfant  à  Héli  »  (v.  25).  Dans  l'histoire  du  sacrifice 
d'Abraham,  il  est  dit  expressément  que  le  patriarche 

1.  Per  ocdsionum  animalium  significatur  destructio  pecca- 
torum,  et  quod  homines  erant  digni  occisione  pro  peccatia  suis, 
ac  si  illa  animalia  loco  eorum  occiderentur  ad  significandam 
expiationem  peccatorum.  i^  2^2,  q.  102,  art.  3  ad  5"in. 

2.  Van  Hoonacker  :  Le  vœu  de  Jephté.  pp.  15-16.  Lou- 
vain,    1893, 

38 


offrit  le  bélier  «  à  la  place  »  de  son  fils  (Genèse  XXII, 

13)-  » 

Cette  idée  de  substitution  ne  s'incarne  pas  dans  les 
seuls  sacrifices  expiatoires;  elle  semble  commune  à 
tout  sacrifice,  «  Le  rite  symbolique  de  la  substitution, 
continue  le  savant  exégète,  à  savoir  l'imposition  de  la 
main  sur  la  tête  de  la  victime,  était  aussi  usitée  dans  les 
sacrifices  d'action  de  grâces  ou  d'adoration  (Lév.  III,  2)  ; 
et  certes,  dans  l'offrande  du  bélier  à  la  place  d'Isaac, 
dans  l'immolation  du  jeune  taureau  qui  accompagna 
la  consécration  de  Samuel,  il  serait  difficile  de  recon- 
naître un  acte  formel  d'expiation.  C'est  que  la  signi- 
fication fondamentale  du  sacrifice,  quel  que  soit  d'ail- 
leurs son  objet  spécial,  comprend  toujours  l'attestation 
du  souverain  domaine  de  Jéhova  auquel  l'homme  se 
reconnaît  redevable  de  tout,  même  de  la  vie  ^.  » 

Et  nous  rejoignons  ce  qui  a  été  dit  plus  haut  sur 
la  portée  morale  de  tout  sacrifice.  Si  l'homme  a  reçu 
de  Dieu  la  vie,  n'est-il  pas  logique  que  l'homme  lui 
rende  cette  vie,  en  holocauste?  Le  suicide  religieux 
n'aurait  rien  d'immoral  si  l'Auteur  de  la  vie  permettait 
à  l'homme  de  disposer  entièrement  de  cette  vie.  Mais 
l'homme  n'a  pas  ce  droit  de  propriété,  pas  plus  d'ail- 
leurs que  sur  la  vie  de  ses  frères  innocents.  Il  est  donc 
naturel  que,  en  compensation,  il  voue  à  Dieu  toute  son 
activité  dont  le  principe  est  dans  la  volonté  :  on  aura 
reconnu  l'acte  de  «  dévotion  ».  Et  pour  mieux  signi- 
fier la  donation  de  son  âme  rationnelle,  l'homme  sera 
naturellement  amené  à  lui  substituer,  non  une  âme 
rationnelle,  puisqu'il  n'en  a  pas  le  droit,  mais  toute 
autre  vie,  et  si  possible  une  âme  animale,  sur  laquelle  il 
exerce  un  légitime  droit  de  propriété  2. 

1.  Ibid.,  pp.  16-17.  Sur  la  substitution  dans  les  sacrifices 
Juifs  et  païens,  lire  Grimal  :  Le  sacerdoce  et  le  sacrifice  de  N.  S. 
Jésus-Christ,  i'^  partie,  chap.  III.  Paris,  191 1. 

2.  Sur  le  sacrifice  improprement  dit,  voir  l'Appendice,  note  5. 

39 


CHAPITRE  QUATRIEME. 

Vertus  imprégnées  de  religion. 

NOUS  avons  parlé  de  certains  actes  propres 
(élicites)  de  la  vertu  de  religion  :  d'eux-mêmes, 
ils  signifient  et  rendent  le  culte  dû  à  Dieu. 
Le  motif  religieux  pourrait-il  pénétrer  les  actes 
relevant  des  autres  vertus  morales?  La  religion  est, 
sans  doute,  distincte  de  ces  vertus,  et  les  dépasse  en 
dignité.  Est-ce  là  une  pure  prééminence  d'honneur? 
Pourrait-elle  exercer  sur  elles  un  véritable  empire, 
élever  au  rang  d'actes  impérés  de  religion  les  actes 
de  ces  vertus?  La  réponse  ne  tera  aucun  doute; 
elle  sera  donnée  au  chapitre  suivant.  Mais  il  est  utile 
d'étabUr  une  distinction.  Certaines  vertus  morales  sont 
étroitement  reliées  à  la  religion,  elles  forment  avec 
elle  un  faisceau  très  cohérent  de  vertus  toutes  impré- 
gnées de  révérence  vis-à-vis  de  Dieu.  Elles  retien- 
dront d'abord  notre  attention. 

Article  premier  :  L'humilité. 

Il  semble  que,  chez  saint  Thomas,  le  concept  d'hu- 
mihté  comporte  une  nuance  que  le  langage  moderne 
a  laissée  dans  l'ombre.  Il  faudra  donc  séparer  les  deux 
points  de  \nie,  et  voir  comment  la  vertu  de  religion 
imprègne  l'humiHté  envisagée  dans  les  deux  sens. 

Saint  Thomas  distingue  nettement  l'humilité  de  la 
religion,  en  en  faisant  une  vertu  annexe  à  la  tempéran- 
ce. Les  grandes  entreprises  peuvent  nous  tenter  : 
un  désir  violent,  chargé  d'espérance,  peut  nous  y  por- 

40 


ter.  Mais  sommes-nous  capables  de  réaliser  cet  idéal  ? 
La  connaissance  vraie  de  nos  capacités  et  de  nos  défi- 
ciences modérera  l'enthousiasme  trop  peu  réfléchi  et 
nous  empêchera  de  tendre  sans  mesure  vers  un  idéal 
qui  nous  est  supérieur.  Cette  vertu  modératrice, 
annexe  de  la  tempérance,  est  la  vertu  d'humilité,^. 

Or,  c'est  au  motif  de  religion,  de  respect  de  la  divi- 
nité que  saint  Thomas  recourt  pour  expliquer  l'atti- 
tude de  l'âme  humble. 

En  effet,  l'humilité,  tout  en  résidant  dans  la  volonté, 
s'appuie,  comme  à  sa  norme  directrice,  à  la  connais- 
sance de  notre  incapacité  à  entreprendre  ce  qui  dé- 
passe nos  forces  2.  Si  l'homme  veut  rester  humble, 
il  doit  donc  se  contenter  d'aborder  ce  qui  est  à  sa 
portée,  s'abstenir  des  entreprises  qui  dépassent  ses 
capacités,  respecter,  en  s'y  soumettant,  les  dispositions 
de  la  Providence  à  son  égard.  L'âme  humble  se  nourrit 
avant  tout  de  cette  soumission  respectueuse  à  Dieu. 
Nous  touchons  au  sentiment  qu'inspire  la  vertu  de 
religion.  Saint  Augustin  n'avait-il  pas  rattaché  l'humi- 
lité au  don  de  crdnte,  comme  s'y  rattache  la  vertu 
de  religion  '. 

1 .  Circa  appetitum  boni  ardui  necessaria  est  duplex  virtus  : 
una  quidem  quao  temperet  et  refraenet  animum  ne  immoderate 
tendat  in  excelsa  ;  et  hoc  pertinet  ad  virtutem  humilitatis  ;  alia 
vero  quae  firmet  animum  contra  desperationem  et  impellat 
ipsum  ad  prosecutionem  magnorum  secundum  rationem  rec- 
tam;  et  haec  est  magnanimitas  »  2^  -2^0  q.  161,  art.  i.  —  Humi- 
litas  reprimit  appetitum  ne  tendat  in  magna  praeter  rationem 
rectam.  Ibid.  ad  3""^.  —  Refraenare  praesumptionem  spei 
pertinet  ad  humilitatem.  Ibid.,  art.  2  ad  3™.  —  Sicut  mansué- 
tude reprimit  motum  irae,  ita  etiam  hu  militas  reprimit  motum 
spei,  qui  est  motus  spiritus  in  magna  tendentis;  et  ideo  sicut 
mansuétude  ponitur  pars  temperantiae,  ita  etiam  humilitas. 
Ibid.,  art.  4. 

2.  Ibid.,  art.  2. 

3.  In  reprimendo  praesumptionem  spei,  ratio  praecipua 
sumitur  ex  reverentia  divina,  ex  qua  contingit  ut  homo  non  plus 
sibi  attribuât  quam  sibi  competat  secundum  gradum  quem 

41 


Après  saint  Thomas,  on  a  séparé  Thuniilité  de  la 
vertu  de  tempérance  pour  n'y  plus  voir  qu'une  attitude 
de  l'âme  s'abîmant  dans  son  néant.  «  La  véritable 
humilité,  écrivait  déjà  Tauler,  n'est  rien  autre  chose 
qu'un  abaissement  profond  du  cœur  et  de  l'esprit  que 
la  justice  demande  de  nous  en  présence  de  la  Majesté 
divine  et  auquel  sollicite  l'amour  que  nous  lui  portons i.» 
Mgr  Gay  écrit  dans  le  même  sens  :  «  L'humilité  est  une 
vertu  qui,  sous  l'empire  de  la  lumière  dans  laquelle 
Dieu  révèle  à  ses  créatures  ce  qu'il  est  et  ce  qu'elles 
sont,  les  porte  à  s'abaisser  2.  » 

Les  théologiens,  attentifs  aux  nuances,  ont  pris  soin 
de  distinguer  cette  attitude  de  l'âme,  de  la  vertu  de 
reUgion. 

L'âme  humble  s'efface  devant  Dieu  pour  témoigner 
son  propre  néant;  l'âme  reUgieuse,  pour  honorer  la 
majesté  divine  *. 

est  a  Deo  sortitus  ;  unde  humilitas  praecipue  videtur  importare 
subjectionem  hominis  ad  Deum;  et  propter  hoc  Augustinus 
huinilitatem  attribuit  dono  timons  quo  homo  Deum  reveretur. 
Ibidem,  art.  2  ad  3'^:".  —  Humilitas  essentialiter  in  appetitu 
consistit...  sed  regulam  habet  in  cognitione,  ut  scilicet  aliquia 
non  se  aestimet  supra  id  esse  quod  est  ;  et  utriusque  principium 
et  radix  est  revereniia  quam  quis  habet  ad  Deum.  Ibid.,  art.  6. 
—  Humilitas  causatur  ex  reverentia  divina.  Ibid.  art.  4  ad  i'^'". 
Tout  est  en  ces  deux  mots  de  saint  Thomas  :  a  Per  hoc  quod 
Deum  reveremur  et  honoramus,  mens  nostra  ei  subjicitur  ». 
2^  2^  q.  81,  art.  7.  Voir  aussi  2  '  2  ^  q.  19,  art.  12. 

1.  Les  institutions  de  Tauler,  ch.  9,  p.  76,  édit.  Tralin, 
Paris,  1909. 

2.  Gay  :  De  la  vie  et  des  vertus  chrétiennes,  t.  I,  p.  302. 

3.  Se  alteri  submittere  et  hanc  submissionem  profiteri,  écrit 
Lessius,  diversa  ratione  ad  diversas  virtutes  spectari  potest. 
Est  enim  actus  humilitatis,  si  fiât  quia  congruit  nostrae  vili- 
tati,  ut  intra  limites  nostrae  conditionis  nos  contineamus,  ne 
per  elationem  extra  eos  feramur.  Est  actus  religionis,  si  fiât 
animo  declarandi  eminentiam  divinam,  seu  ut  ipsam  honore- 
mus  submissione  nostri.  Lessius  :  De  Justitia  et  jure,  Ubro  2. 
ca.p.  36,  dub.  I,  n"  4.  Dans  le  même  sens,  LuGO  :  De  mysterio 
Incarnationis,  diisp.  33,  sectio  a,  n**  18. 

42 


Ces  distinctions  ne  peuvent  cependant  empêcher 
l'intime  pénétration  de  l'humilité  par  la  reUgion. 
Pour  maintenir  notre  âme  dans  l'abaissement  de 
l'humilité,  il  est  sans  doute  utile  de  considérer  ce  que 
nous  sommes  :  la  vue  de  notre  misère,  de  nos  défi- 
ciences, de  nos  fautes  est  bien  faite  pour  nous  ranger 
dans  l'ordre  et  nous  ramener  à  la  réaUté. 

Cependant,  la  considération  de  Dieu  et  de  ses  per- 
fections est  une  source  plus  limpide  et  mieux  nourrie 
où  s'alimentera  notre  humihté. 

Et  tout  d'abord,  la  considération  de  la  bienfaisance 
divine.  «  Rien  ne  nous  peut  tant  humiUer  devant  la 
miséricorde  de  Dieu,  écrit  saint  François  de  Sales, 
que  la  multitude  de  ses  bienfaitz...  Il  ne  faut  pas  crain- 
dre que  la  connaissance  de  ce  qu'il  a  mis  en  nous  nous 
enfle,  pourveu  que  nous  soyons  attentifz  à  cette  vérité 
que  ce  qui  est  de  bon  en  nous  n'est  pas  de  nous.  Hélas, 
les  mulets  laissent  ilz  d'estre  lourdes  et  puantes  bestes, 
pour  estre  chargés  des  meubles  prétieux  et  parfumés 
du  prince  ?  Qu'avons-nous  de  bon  que  nous  n'ayons 
receu?  et  si  nous  l'avons  receu,  pourquoy  nous  en 
voulons-nous  enorgueiUir?  Au  contraire,  la  vive  consi- 
dération des  grâces  receu  es  nous  rend  humbles;  car 
la  connaissance  engendre  la  reconnaissance.  ^  » 

Ensuite,  et  surtout  peut-être,  rien  ne  nous  anéantit 
devant  Dieu  comme  la  considération  de  ses  perfec- 
tions absolues.  «  En  face  de  cet  abîme  sans  fond,  s'écrie 
Mgr  Gay,  où  vit,  dans  une  simpUcité  et  une  unité 
infinies,  tout  ce  qui  se  peut  admirer,  aimer  et  désirer, 
l'âme  sent  trop  vivement  qu'elle  est  devant  celui  qui 
est  tout,  pour  ne  pas  sentir  du  même  coup  que  le  reste 
n'est  rien.  Quelle  sagesse,  par  exemple,  peut  tenir 
devant  la  sagesse  qu'elle  regarde?...  Le  moyen  de 
trouver  désormais  qu'ime  créature  est  belle  ou  bonne  I 

I.  S.  François  de  SAfES  :  Introduction  à  la  vie  dévote,  troi- 
aième  partie,  ch.  V. 

43 


Personne  n'est  bon  que  Dieu,  dit  Jésus;. on  n'a  plus 
à  le  croire  ici,  on  le  voit.  Plus  vite  et  plus  complète- 
ment que  l'humble  clarté  des  étoiles  ne  pâlit  et  ne 
disparaît  dans  la  royale  clarté  du  jour,  tout  ce  qui  est 
créé,  s'efface  en  la  présence  du  Créateur  ^.  »  La  révé- 
rence religieuse  est  l'âme  de  cette  humilité  d'adoration. 

La  considération  des  perfections  divines  est  insépa- 
rable de  celle  de  ses  droits.  Or,  n'est-il  pas  juste  que  si 
Dieu  exerce  ces  droits  en  édictant  des  lois,  l'homme 
y  réponde  par  une  soumission  active?  V obéissance 
naîtra  de  l'humilité  «  comme  sa  fille  ainée  »  *,  nous 
inclinant  à  nous  soumettre  non  seulement  à  Dieu, 
mais  aux  supérieurs  et  aux  événements,  parce  qu'en 
eux  nous  aurons  reconnu  un  reflet  des  perfections  et 
des  droits  absolus  du  Créateur. 

L'affinité  entre  l'obéissance  et  la  religion,  pour  être 
déjà  assez  transparente,  doit  retenir  notre  attention  : 
elle  permettra  de  rattacher  l'obéissance  à  un  autre 
groupe  de  vertus. 

Article   deuxième  : 
L'obéissance   et   autres   vertus   connexes. 

A  la  suite  de  Cicéron,  saint  Thomas  range,  comme 
parallèles,  trois  vertus  qui  nous  incUnent  à  rendre, 
mais  imparfaitement,  à  autrui  ce  qui  lui  est  dû  :  la 
religion  qui  dicte  nos  devoirs  de  culte  envers  Dieu  ; 
la  piété  filiale  et  patriotique  qui  nous  inspire  de  rendre 
à  nos  parents  et  à  la  patrie  ce  que  nous  leur  devons,  et 
r  «  observance  »  qui  règle  nos  devoirs  envers  ceux  qui 
sont  constitués  en  dignité.  L'obéissance  est  rangée 
comme  partie  de  cette  dernière  vertu.  ^ 

1.  Gay  :  op.  cit.,  pp.  309-310. 

2.  Tauler,  op.  cit.,  p.  138. 

3.  3a  2^eq.  80,  art.  unico. 

44 


Cependant  le  parallélisme  n'est  que  verbal.  Aux 
explications  du  saint  Docteur,  il  apparaît  que  la  reli- 
gion est,  pour  lui,  l'inspiratrice  et  le  motif  ultime  de 
toutes  ces  vertus.  Quelques  développements  sont 
nécessaires. 

En  Dieu,  l'on  peut  considérer  deux  aspects  :  l'ex- 
cellence de  ses  perfections,  et  la  providence  bienfai- 
sante qu'il  exerce  sur  ses  créatures.  Or  ces  deux  attri- 
buts se  reflètent  spécialement  dans  certaines  créatures. 

Les  parents  d'abord  ont  reçu  cette  prérogative  de 
Dieu  :  principes  secondaires  de  l'existence  des  enfants, 
providence  de  la  famille,  ils  participent  à  l'excellence 
de  Dieu.  Ils  ont  un  titre  spécial  à  un  culte  de  la  part 
de  leurs  enfants.  La  piété  filiale  rend  aux  parents 
l'hommage  du  respect  ou  de  révérence  (reverentia)  dû 
à  leur  excellence,  et  le  tribut  de  la  soumission  (oh- 
sequium)  en  retour  de  la  providence  qu'ils  exercent 
sur  la  famille  ^. 

Il  est  inutile  de  noter  que  la  piété  filiale  est  une  partie 
de  la  vertu  de  religion  ^  et  qu'elle  puise  sa  valeur  mo- 
rale dans  sa  participation  à  cette  éminente  piété  envers 
notre  Père  céleste  qu'est  la  vertu  de  religion  '. 

Or,  si  la  piété  filiale  se  rattache  à  la  religion,  l'obser- 
vance se  rattache  à  la  piété  fîUale.  De  même  en  effet 
que  la  dignité  de  père  se  rapproche  de  celle  de  Dieu, 
en  ce  que,  participant  à  la  puissance  divine,  le  père 
est  le  principe  qui  donne  l'existence  à  ses  enfants,  de 
même  la  dignité  de  supérieur  se  rapproche  de  celle  de 

1.  2»  2^6  q.  loi,  art.  i  et  2. 

2.  In  majori  includitur  minus;  et  ideo  cultus  qui  Deo  debo- 
tur,  includit  in  se,  sicut  aliquid  particulare,  cultum  qui  debetur 
parentibus.  Ibid.,  art.  i  ad  i"". 

3.  Religio  par  excellentiam  dicitur  pietas,  inquantum  Deua 
est  par  excellentiam  patar.  2»  2^6  q.  103,  art.  3  ad  i"".  —  Reli- 
gio est  quaedam  superexcellens  pietas,  q.  io6,   art.  i  ad  i^^  • 

45 


père,  puisque,  comme  les  parents,  les  supérieurs  exer- 
cent une  véritable  providence  à  l'égard  de  leurs  infé- 
rieurs 1. 

Dans  les  supérieurs,  on  peut  donc  considérer  Ibs 
deux  aspects  que  l'on  a  signalés  en  Dieu  et  dans  les 
parents  :  une  certaine  prééminence  d'excellence,  et  le 
pouvoir  d'autorité  qui  en  fait  la  providence  de  leurs 
subordonnés.  Deux  devoirs  correspondent  :  le  respect, 
en  reconnaissance  de  leur  excellence  :  la  vertu  de  dulie 
y  incline;  la  soumission,  réponse  due  à  l'exercice  de 
leur  gouvernement  :  la  vertu  d'obéissance  en  sera  la 
traduction  *. 

Faut-il  noter  la  relation  entre  la  dulie  et  la  religion? 

1.  Sicut  carnalis  pater  particulariter  participât  rationem 
principii  quae  universaliter  invenitur  in  Deo;  ita  etiam  per- 
sona,  quae  quantum  ad  aliquid  providentiam  circa  nos  gerit, 
particulariter  participât  proprietatem  patris;  quia  pater  est 
principium  et  generationis  et  educationis  et  disciplinae,  et 
omnium  quae  ad  perfectionem  humanao  vitae  pertinent;  per- 
sona  autem  in  dignitate  constituta  est  sicut  principium  guber- 
nationis  respectu  aliquarum  rerum,  sicut  princeps  civitatis  in 
rébus  civilibus,  dux  autem  exercitus  in  rébus  bellicis,  magister 
autem  in  disciplinis,  et  simile  est  in  aliis.  2^  a^-q.  102,  art.  i. 

2.  Ad  eos  qui  sunt  in  dignitate  constituti,  pertinet  gubemare 
subditos;  gubemare  autem  est  movere  aliquos  in  debitum 
finem,  sicut  nauta  gubemat  navem,  ducendo  eam  ad  portum. 
Omne  autem  movens  habet  excellentiam  quamdam  et  virtutem 
supra  id  quod  movetur;  unde  oportet  quod  in  eo  qui  est  in 
dignitate  constitutus,  primo  consideretur  excellentia  status 
cum  quadam  potestate  in  subditos,  secundo  ipsum  gubema- 
tionis  officium.  Ratione  igitur  excellentiae  debetur  ei  honor, 
qui  est  quaedam  recognitio  excellentiae  alicujus  :  ratione 
autem  officii  gubernationis  debetur  ei  cultus  qui  in  quodam 
obsequio  consistit,  dum  scilicet  aliqms  eorum  obedit  imperio 
et  vicem  benefidis  eorum  pro  suo  modo  rependit...  Excellentiae 
eorum  qui  sunt  in  dignitate  constituti,  debetur  honor  ration© 
sublimioris  gradus;  officio  vero  gubernationis  ipsorum  debetur 
obedientia.  q.  102,  art.  2  in  corp.  et  ad  3»^™.  Il  y  a  quelque  jeu 
dans  la  terminologie  de  saint  Thomas  au  sujet  de  la  duHe,  piété 
et  observance  (q.  103  art.  3-4);  mais  ces  variations  verbales 
sont  sans  importance. 

46 


Elle  est  manifeste  :  la  dignité  des  supérieurs  est  un 
reflet  de  la  majesté  divine  i. 

Mcds  quel  rapport  l'obéissance  a-t-elle  avec  la  re- 
ligion? 

L'obéissance,  comme  vertu  spéciale,  nous  porte  à 
observer  les  ordres  du  supérieur,  par  respect  pour 
l'autorité  même  qui  les  a  dictés  ^.  C'est  là  le  motif  de 
toute  obéissance  formelle.  Si  la  révérence  envers  Dieu 
est  la  raison  explicite  de  notre  soumission,  l'obéissance 
se  fondera  siu:  la  vertu  de  religion.  «  L'obéissance, 
écrit  saint  Thomas,  procède  de  la  révérence  qui  rend 
au  supérieur  l'hommage  du  respect  et  de  la  soumis- 
sion. Elle  se  trouve  de  la  sorte  incluse  en  diverses 
vertus,  bien  que,  considérée  en  elle-même,  elle  soit 
une  vertu  spéciale.  Si  elle  s'inspire  du  respect  des 
supérieurs,  elle  est  contenue  en  quelque  sorte  dans  la 
vertu  d'observance;  procède-t-elle  du  respect  des  pa- 
rents, elle  tombe  sous  la  piété  filiale.  Quand  elle  procède 
du  respect  de  Dieu,  elle  est  comprise  sous  la  vertu  de 
religion,  et  appartient  à  la  dévotion  qui  est  l'acte  prin- 
cipal de  cette  vertu  ^.  »  Sans  doute,  l'obéissance  ne 
regarde  directement  que  le  précepte  de  l'autorité  et 
partant,  à  la  différence  du  culte,  ne  se  différencie  pas 
d'après  les  espèces  d'autorités  qui  ont  porté  les  lois; 
mais  les  motifs  auxquels  s' origine  la  volonté  d'obéir 
diffèrent  d'après  la  diversité  des  autorités  *. 

1.  Aliquis  potest  honorari  non  solum  propter  virtutem  pro- 
priam,  sed  etiam  propter  virtutem  alterius,  sicut  principes  et 
praelati  honorantur,  etiamsi  sint  mali,  inquantum  gerunt 
personam  Dei. . .  Eadam  ratione  parentes  et  domini  sunt  hono- 
randi  propter  participationem  divinae  dignitatis,  qui  est  om- 
nium pater  et  dominus.  2^  2^^  q.  63,  art.  3  ;  q.  103,  art.  2  ad  2"™. 

2.  Sur  l'obéissance,  vertu  spéciale,  voir  l'Appendice,  note  6. 

3.  2»  2"  q.  104,  art.  3  ad  i"".  —  Quod  obediatur  praelato 
in  quantum  est  Dei  minister,  pertinet  ad  religionem  qua  quis 
colit  et  diligit  Deum.  Quodlibet,  VI,  art.  11. 

4.  Reverentia  directe  respicit  personam  excellentem,   et 

47 


A  y  regarder  de  près  cependant,  on  voit  que  c'est 
la  religion  ou  révérence  envers  Dieu  qui  est  le  dernier 
motif  de  l'obéissance  envers  toute  autorité  créée. 

Quand  on  veut  en  effet  prouver  que  l'obéissance  est 
la  loi  des  inférieurs,  on  peut  avec  saint  Thomas  con- 
stater que  partout,  dans  la  nature,  les  êtres  inférieurs 
obéissent  docilement  à  l'impulsion  que  leur  donnent 
les  êtres  supérieurs  et  que  cette  soumission  à  la 
hiérachie  est  la  condition  de  leur  progrès  ^. 

Uhomme  cependant  se  différencie  nettement  dans 
toute  la  création,  en  ce  que,  être  raisonnable,  il  est 
sui  juris  et  comme  tel  n'est  créé  que  pour  Dieu.  Sans 
doute,  il  peut  librement  disposer  de  sa  volonté  et 
l'aliéner  au  service  d'un  autre  homme.  Mais,  abstrac- 
tion faite  de  cette  soumission  volontaire,  l'homme 
n'est  créé  pour  l'utilité  de  personne.  Les  animaux  sont 
faits  pour  l'homme;  celui-ci  a  donc  sur  eux  un  vrai 
droit  de  propriété.  L'homme  n'est  fait  pour  aucun  de 
ses  semblables  2.  Personne  n'a  le  pouvoir  de  disposer 
de  lui  comme  d'une  chose.  Les  parents,  les  représen- 
tants de  l'autorité  ne  sont  pas  la  fin  dernière  de  l'en- 
fant, de  l'inférieur;  ils  sont  au  contraire  un  moyen 
pour  permettre  à  ceux-ci  de  se  développer  et  d'at- 
teindre leur  fin  qui  est  Dieu.  Si  certains  de  mes.  sem- 
blables ont  le  pouvoir  de  lier  ma  volonté  par  des  ordres, 
ce  n'est  pas  à  cause  d'un  pouvoir  qui  leur  appartien- 
drait en  propre,  c'est  uniquement  parce  qu'ils  parti- 

ideo  secundum  diversam  rationem  excellentiae,  diversas  spe- 
cies  habet  ;  obedientia  vero  respicit  praeceptum  personae 
excellentis;  et  ideo  non  est  nisi  unius  rationis;  sed  quia  propter 
reverentiam  personae  obedientia  debetur  ejus  praecepto, 
consequens  est  quod  obedientia  hominis  sit  eadem  specie,  ex 
diversis  tamen  specie  causis  procedens.  2^  2^^,  q.  104,  art.  2 
ad  4"™. 

1.  2^    2^2  q.  104,  art.  i. 

2.  Sola  natura  rationalis  creata  habet  immodiatum  ordinem 
ad  Deum.  2»  2^e  q.  2,  art.  3. 

48 


cipent  au  souverain  domaine  de  Dieu  sur  mon  libre 
arbitre.  Je  puis,  dans  ma  soumission,  m'arrêter  au 
motif  de  piété  filiale  ou  d'observance;  mais  si  je  veux 
me  rendre  compte  de  mon  acte,  je  recours  au  souverain 
domaine  de  Dieu;  et  c'est  dans  la  révérence  dont 
j'entoure  la  plénitude  de  ses  droits  que  je  puiserai  le 
motif  ultime  de  mon  obéissance  à  toute  autorité  créée  ^. 

1.  L'exposé  qui  a  été  tenté  dans  ce  chapitre  aura  montré 
comment,  après  avoir  rattaché  l'humiUté  à  la  tempérance, 
l'obéissance  à  l'observance,  saint  Thomas  s'est  vu  amené,  par 
l'évidence  de  la  réalité,  à  rapporter  ces  vertus  à  la  rehgion. 
La  parenté  est  en  effet  indéniable.  Elle  a  été  aperçue  par  les 
anciens  auteurs  ascétiques.  La  Règle  de  saint  Benoît,  par 
exemple,  ignore  le  mot  «  religio  »  ;  mais  elle  est  tout  imprégnée 
de  l'esprit  de  rehgion.  Il  suffit,  pour  s'en  rendre  compte,  de 
hre  les  chapitres  5-7  sur  l'obéissance,  l'esprit  de  silence  et 
l'humilité. 


49 


CHAPITRE  CINQUIÈME 
Les  Vertus  Impérées  par  la  Religion. 

L'obéissance  et  l'humilité  sont  les  compagnes 
habituelles  de  la  vertu  de  religion.  Cette  dernière 
vertu  pourrait-elle  se  former  un  autre  cortège  de 
suivantes  sur  lesquelles  s'étendrait  son  empire?  Et 
jusqu'où  irait  cette  juridiction  :  pourrait-elle  atteindre 
les  vertus  théologales?  La  question  posée  en  ces  derniers 
mots  envisage,  de  fait,  l'empire  de  la  religion  sur  toute 
la  vie  spirituelle  ;  car  si  la  religion  peut  impérer  les  vertus 
théologales,  à  plus  forte  raison  peut-elle  exercer  cette 
même  royauté  sur  toutes  les  autres  vertus  morales. 

Il  faut  d'abord  préciser  la  nature  de  l'empire  qu'une 
vertu  peut  exercer  sur  une  autre. 

L'acte  impéré  relève  des  deux  facultés  supérieures 
de  l'homme.  Commander  imphque  d'abord  la  volition 
d'un  but  à  atteindre.  Mais  pour  atteindre  ime  fin,  il 
faut  disposer  les  moyens  qui  doivent  y  conduire. 

De  là,  c'est  la  volonté  qui  meut  les  autres  facultés 
de  l'homme  vers  son  objet  propre,  qui  est  la  fin  désirée. 
Et  c'est  la  raison  qui  dispose  l'activité  des  facultés, 
l'ordonne  vers  le  but.  L'acte  impéré  s' origine  donc 
à  la  volonté,  comme  au  premier  moteur  de  l'activité 
humaine;  mais  il  est  constitué  par  la  raison  qui  est, 
dans  l'homme,  le  principe  d'ordre  et  partant  de  mo- 
ralité. L'on  comprend  de  la  sorte  comment,  pour  dési- 
gner l'acte  d'impérer,  saint  Thomas  emploie  indif- 
féremment   les    mots    «  imperare  »   et    «  ordinare  »  ^. 

I.  Voluntas  imperat  inquantum  principium  imperii  in  vo- 
56 


Or  ce  qui  vient  d'être  dit  de  la  volonté  principe 
efi&cient  d'action  morale,  peut  s'appliquer  à  ces  autres 
principes  d'action  humaine  que  l'on  appelle  vertus. 
De  même  donc  que  la  volonté  rationnelle  impère  un 
acte  en  l'ordonnant  à  la  fin  propre  qu'elle  poursuit, 
de  même  une  vertu  impère  l'acte  d'une  autre  vertu 
en  ordonnant  celui-ci  à  sa  fin  propre.  Ainsi  la  justice 
légale  poursuit,  comme  but  propre,  la  réalisation  du  bien 
commun  de  la  société.  A  ce  but  concourent,  de  fait,  les 
actes  de  toutes  les  vertus;  quel  est  en  effet  l'acte  ver- 
tueux qui  n'ait  pas  sa  répercussion  sur  le  bien  de  la  col- 
lectivité? La  justice  légale  peut  donc  impérer  les  actes 
de  toutes  les  vertus,  en  les  ordonnant  au  bien  commun^. 

Il  s'agit  donc  de  délimiter  la  sphère  d'action  de  la 
vertu  de  reUgion.  Mais  il  faudra,  au  préalable,  établir 

luntate  est.  Advocare  nempe  aliquera  ad  finem  suum,  quod  ad 
imperium  pertinet,  praesupponit  appetitum  finis,  et  est  quae- 
dam  prosecutio  illius  ;  et  propter  hoc  potentiae  vel  artes  opera- 
tivae  seu  habitus  qui  sunt  circa  finem,  dicuntur  imperare  istis 
quae  sunt  circa  ea  quae  sunt  ad  finem;  et  secundum  hoc  vo- 
luntas  quae  habet  finem  pro  objecto  dicitur  imperare,  inquan- 
tum imperium,  quod  est  actus  rationis,  in  voluntate  incipit, 
ad  quam  pertinet  desiderium  finis.  In  IV  Sent.  dist.  15,  q.  4, 
art.  I,  q="'a  1=1  ad  3"™.  —  Movere  absolute  pertinet  ad  volun- 
tatem;  sed  praecipere  importât  motionem  cum  quadam  ordi- 
natione;  et  ideo  est  actus  rationis.  2»  2^*  q.  47,  art.  8  ad  3"™. 
—  Ibid.  q.  83,  art.  i.  Imperare  est  essentialiter  actus  rationis.; 
imperans  enim  ordinat  eum  cui  imperat  ad  aUquid  agendum... 
Cum  (autem)  secundum  movens  non  moveat  nisi  in  virtute 
primi  moventis,  sequitur  quod  hoc  ipsum  quod  ratio  movet 
imperando,  sit  ei  ex  virtute  voluntatis.  i^  2^^  q.  17,  art.  i.  — 
Quodlihet.  IX,  art.  12. 

I.  Justitia  (legalis)  ordinans  hominem  ad  bonum  commune 
est  generaUs  per  imperium,  quia  omnes  actus  virtutum  ordinat 
ad  finem  suum,  sciUcet  ad  bonum  commune,  i^  2^6  q.  60,  art. 
3  ad  2"ni.  —  Justitia  legalis  dicitur  esse  virtus  generaUs,  in- 
quantum sciUcet  ordinat  actus  aliarum  virtutum  ad  suum 
finem,  quod  est  movere  per  imperium  omnes  alias  virtutes  (ad 
bonum  commune),  z^  z^e  q.  58,  art.  6. 

51 


le  rôle  que  jouent  les  vertus  théologales  dans  la  vie 
morale.  L'influence  mutuelle  de  celles-ci  et  de  celle-là 
apparaîtra  dans  son  vrai  jour. 

Article  premier  :  L'empire  des  vertus  théologales. 

Un  même  principe  régit  toute  la  question.  La  fin 
dernière  est  le  premier  principe  de  l'activité  morale, 
comme  les  premières  notions  de  la  raison  sont  les  prin- 
cipes du  travail  de  l'intelligence  ^.  Et  comme  les  moyens 
n'ont  qu'une  causalité  d'emprunt,  dérivant  de  l'in- 
fluence qu'exerce  sur  eux  la  fin,  les  vertus  relatives  à 
la  fin  dernière  exercent  leur  empire  sur  les  vertus  qui 
se  rapportent  aux  moyens  de  l'atteindre,  exerçant 
sur  elles  une  véritable  causalité,  la  causalité  que  la  fin 
exerce  sur  les  moyens  2. 

1.  Finis  se  habet  in  agibilibus  sicut  principium  in  spacula- 
bilibus.  23  2^6  q.  23,  art.  7,  ad  2»^™. 

2.  Cum  omne  agens  agat  propter  finem,  principium  hujus 
motionis  est  ex  fine;  et  inde  est  quod  ars  ad  quam  pertinet 
finis  movet  suo  imperio  artem  ad  quam  pertinet  id  quod  est 
ad  finem;  sicut  gubematoria  ars  imperat  navifactivae...  Sem- 
per  éirs  vel  potentia  ad  quam  pertinet  finis  universalis,  movet 
ad  agendum  artem  vel  potentiam  ad  quam  pertinet  finis  parti- 
cularis  sub  illo  universali  comprehensus;  sicut  dux  exercitus 
qui  intendit  bonum  commune,  scilicet  ordinem  totius  exer- 
citus, movet  suo  imperio  aliquem  ex  tribunis  qui  intendit 
ordinem  unius  aciei.  i^  2^^  q.  9  art.  i.  —  Virtus  quae  est 
circa  finem  se  habet  ut  principalis  et  motiva  respectu  earum 
quae  sunt  ad  finem.  i»  2»^  q.  65,  art.  3  ad  i*^"".  -Jbid.,  q.  114, 
art.  4  ad  i"™.  —  Virtus  ad  quam  pertinet  finis  imperat  vir- 
tutibus  ad  quas  pertinent  ea  quae  sunt  ad  finem.  2^  2^^  q.  81, 
art.  I  ad  i"™.  —  Virtus  vel  ars  ad  quam  pertinet  finis  ultimus 
imperat  virtutibus  vel  artibus  ad  quas  pertinent  alii  fines 
secundarii,  sicut  militaris  imperat  equestri.  2^  2^0,  q.  23,  art.  4 
ad  2™.  Item,  in  III  Sent.  dist.  27,  q.  2,  art.  4,  qc"ia  3  .  — 
Omnis  virtus  vel  potentia  superior  dicitur  movere  per  impe- 
rium  inferiorem,  eo  quod  actus  inférions  ordinatur  ad  finem 
superioris,  sicut  aedificativa  imperat  coementariae,  eo  quod 
actus  coementariae  artis  ordinatur  ad  formam  domus,  quae 
est  finis  aedificativae.  Da  Caritate,  quest.  unica,  art.  3. 

53 


On  voit  les  importantes  conclusions  qui  découlent 

1   nrinrinp 


du  principe 


Les  vertus  théologales,  se  rapportant  à  la  fin 
dernière,  l'emportent  en  dignité  sur  les  vertus  morales, 
et  exercent  sur  elles  un  véritable  empire,  en  les  ordon- 
nant à  la  fin  dernière^. 

Les  vertus  théologales  ont  donc  comme  mission 
d'impérer  les  actes  de  la  vertu  de  religion.  Dieu  est 
honoré,  disait  saint  Augustin,  par  notre  foi,  notre  espé- 
rance et  notre  charité.  Est-ce  à  dire,  se  demande  saint 
Thomas,  que  le  culte  de  Dieu  appartienne  aux  vertus 
théologales?  Non,  répond-il.  «Toujours  la  puissance 
ou  la  vertu  qui  se  rapporte  à  la  fin  meut  par  son  com- 
mandement la  puissance  ou  la  vertu  qui  se  rapporte 
aux  moyens  ordonnés  à  cette  fin.  Or,  les  vertus  théolo- 
gales, c'est-à-dire  la  foi,  l'espérance  et  la  charité,  se 
rapportent  à  Dieu,  comme  à  leur  objet  propre;  et  par 
conséquent  elles  causent  par  leur  commandement 
l'acte  de  religion  qui  a  pour  objet  des  choses  que  l'on 
fait  en  vue  de  Dieu.  Saint  Augustin  a  donc  pu  dire 
que  Dieu  est  honoré  par  la  foi,  l'espérance  et  la  charité  ^.a 

2.  Ce  qui  est  vrai  des  vertus  théologales  en  général, 
se  vérifie  à  un  titre  particuHer  dans  la  vertu  de  charité. 

Car  c'est  elle  qui  donne  à  toute  vertu,  même 
théologale,  le  caractère  de  vertu  parfaite. 

I.  Finis  est  potior  his  quae  sunt  ad  finem...  et  ideo  virtutes 
qviibus  Deo  secundum  se  adhaeretur,  scilicet  theologicae,  sunt 
potiores  virtutibus  moralibus.  2*  2^^  q.  104,  art.  3.  —  Cum  in 
agibilibus  finis  sit  principium,  nocesse  est  virtutes  theologicas 
quarum  objectum  est  ultimus  finis,  esse  friores  coeteris  virtu- 
tibus. 2»  2^6  q.  4,  art.  7.  —  Virtutes  theologicae  quae  sunt 
circa  ultimum  finem  qui  est  primum  principium  in  appetibi- 
libus,  sunt  causas  omnium  aliarum  virtutum.  2^  2^^  q.  161, 
art.  4,  ad  !"">. 

a.  3a  aai  q,  8i_  art.  5,  ad  i^ina. 

53 


Il  n'y  a  en  effet  de  vertu  parfaite  que  celle  qui  est 
orientée  vers  la  fin  dernière. 

Car  la  perfection  ou  valeur  morale  d'une  vertu 
consiste  dans  l'ordre  qu'y  a  mis  la  saine  raison. 
Or,  l'ordre  moral,  avant  d'être  un  ordre  de  coordi- 
nation, est  essentiellement  une  relation  de  subordi- 
nation vis-à-vis  de  la  fin  :  le  moyen  ne  perfectionne 
celui  qui  s'en  sert  que  pour  autant  qu'il  conduit  à 
la  fin  ^.  Une  vertu  n'est  donc  achevée  en  perfection 
que  lorsqu'elle  est  ordonnée  vers  la  fin  dernière  \ 

Or,  c'est  la  vertu  de  charité  qui  opère  l'union  immé- 
diate de  la  volonté  à  la  fin  dernière. 

Les  vertus  ne  sont  donc  parfaites  que  lorsqu'elles 
sont  soumises  à  la  causalité  finale  de  la  charité  qui  les 
oriente  vers  Dieu.  ^ 

Cela  est  manifeste,  en  ce  qui  regarde  les  vertus  mo- 
rales. Celles-ci,  réglant  l'activité  humaine  selon  la 
norme  de  la  saine  raison,  sont  subordonnées  aux  vertus 
théologales  dont  le  motif  formel  est  Dieu  lui-même  : 
l'activité  humaine  moralement  bonne  n'est  qu'un 
moyen  d'atteindre  Dieu  ^ 

1.  Bonum  humanae  virtutis  in  ordine  rationis  conàstit; 
qui  quidem  principaliter  attenditur  respectu  finis.  2^  2^e  q. 
i6i,  art.  5.  —  Virtus  ordinatur  ad  bonum;  bonum  autem  prin- 
cipaliter est  finis;  nam  ea  quae  sunt  ad  finem,  non  dicuntur 
bona  nisi  in  ordine  ad  finem,  2^   z^e  q.  23,  art.  7. 

2.  Cum  finis  se  habeat  in  agibilibus  sicut  principium  in  spe- 
culabilibus,  sicut  non  potest  esse  simpliciter  vera  scientia,  si 
desit  recta  aestimatio  de  primo  et  indemonstrabili  principio, 
ita  non  potest  esse  simpliciter  vera  justitia  aut  vera  castitas, 
si  desit  ordinatio  débita  ad  finem,  quantumcumque  aliquis  se 
recte  circa  alia  habeat.  2^  2^^  q.  23,  art.  7  ad  2""". 

3.  Est  autem  duplex  régula  humanorum  actuum;  scilicet 
ratio  humana  et  Deus;  sed  Deus  est  prima  régula  a  qua  etiam 
humana  ratio  regulanda  est  ;  et  ideo  virtutes  theologicae  quae 
consistunt  in  attingendo  illam  regulam  primam  eo  quod  earum 
objectum  est  Deus,  excellentiores  sunt  virtutibus  moralibus 

54 


Mais  les  vertus  théologales  de  foi  et  d'espérance  ne 
sont  elles-mêmes  parfaitement  orientées  vers  Dieu 
que  par  l'influence  de  la  charité. 

La  foi,  en  effet,  tout  en  résidant  dans  l'intelligence, 
est  commandée  par  la  volonté  :  c'est  celle-ci  qui  a 
déterminé  l'assentiment  de  l'esprit.  Par  là  même,  la 
foi  est  orientée  au  bien  propre  de  la  volonté  qui  est 
l'adhésion  du  vouloir  à  la  fin  dernière.  La  foi  est  donc 
ordonnée  à  l'espérance  et  à  la  charité  i.  A  son  tour, 
l'espérance,  nourrie  par  l'amour  de  concupiscence,  a 
son  achèvement  dans  l'amour  de  bienveillance  qui 
se  retrouve  dans  la  charité. 

Saint  Thomas  dit  et  répète  que  la  charité  est  la 
forme,  la  fin,  la  mère,  la  source  de  toutes  les  vertus. 
Sous  la  variété  de  la  terminologie,  une  même  idée  se 
retrouve  :  la  vertu  de  charité  a,  de  par  son  essence 
même,  la  mission  d'orienter  toute  l'activité  morale 
vers  la  fin  dernière  ^.  Elle  commande,  en  reine,  à  toutes 
les  vertus^;  et  à  n'envisager  que  l'ordonnance  natu- 

quae  constitunt  in  attingendo  rationem  humanatn.  2*2^6  q. 
23,  art.  6.  —  Actus  omnium  aliarum  virtutum  ordinatur 
ad  finem  proprium  caritatis  quod  est  ejus  objectum,  scilicet 
summum  bonum.  Et  de  \'irtutibus  moralibus  manifestum  est; 
nam  hujusmodi  virtutes  sunt  circa  quaedum  bona  creata  quae 
ordinantur  ad  bonum  increatum  sicut  ad  ultimum  finem 
De  Caritate,  art.  3. 

1 .  Actus  fidei  est  credere,  qui  actus  est  intellectus  determi- 
nati  ad  unum  ex  imperio  voluntatis;  sic  ergo  actus  fidei  habet 
ordinem  et  ad  objectum  voluntatis  quod  est  bonum  et  finis... 
Cum  fides  pertineat  ad  intellectum,  secundum  quod  imperatur 
a  voluntate,  oportet  quod  ordinetur  sicut  ad  finem  ad  objecta 
illarum  virtutum  quibus  perficitur  voluntas.  2^  2=^^  q.  4,  art.  i 
in  corp.  et  ad  2cm. 

2.  Sur  ces  divers  attributs  de  la  charité,  voir  l'appendice, 
note  7. 

3.  Quia  chantas  habet  pro  objecto  ultimum  finem  humanae 
vitae,  scilicet  beatitudinem  aetemam,  ideo  extendit  se  ad 
actus  totius  humanae  vitae  per  modum  imperii,  et  non  quasi 
immédiate  eliciens  omnes  actus  virtutum.  2»  2^  q.  23,  art.  4 
ad  3»«». 

55 


relie  des  choses,  l'on  doit  dire  qu'elle  seule  peut  reven- 
diquer cet  empire  universel  ^. 

Si  donc  l'on  envisage  uniquement  la  fonction  natu- 
relle des  vertus,  aucun  doute  n'est  possible  :  ce  n'est 
pas  la  religion  qui  commande  à  la  charité,  mais  la 
charité  qui  commande  à  la  vertu  morale  de  religion. 

Aussi  bien,  les  actes  principaux  eux-mêmes  de  la 
religion  sont-ils  soumis  à  l'empire  de  la  charité,  La  dévo- 
tion sert  à  entretenir  la  charité;  mais  c'est  la  charité 
qui  en  est  le  principe  2.  A  la  prière,  concourent  de  nom- 
breuses vertus;  mais  la  charité  est  à  la  source  ^,  parce 
qu'elle  est  le  principe  qui  oriente  tout  acte  moral  vers 
son  bien  propre  qui  est  Dieu. 

1.  Ad  bonum  alicujus  virtutis  non  ordinatur  nisi  vol  actus 
propriae  virtutis,  vel  actus  alterius  \'irtutis  qui  est  imperatus 
ab  illa  virtute...  nulla  autem  virtus  imperat  universaliter 
omnibus  virtutibus,  nisi  caritas  quae  est  mater  omnium  virtu- 
tum  et  habet  habitum  ex  objecta  proprio  quod  est  summum 
bonum,  in  quod  immédiate  fertur,  tum  etiam  ex  subjecto,  scilicet 
ex  voluntate  quae  aliis  \'iribu3  imperat.  In  II  Sent.  dist. 
38,  q.  I,  art.  2  ad  5"™. 

2.  S.  Thomas  se  demande  :  par  l'acte  de  dévotion,  l'on  se 
donne  à  Dieu;  n'est-ce  pas  faire  acte  de  charité?  «  Ad  carita- 
tem,  répond-il,  pertinet  immédiate  quod  homo  tradat  seipsum 
Deo,  adhaerendo  ei  per  quamdam  spiritus  unionem;  sed 
quod  homo  tradat  seipsum  Deo  ad  aliqua  opéra  divini 
cultus,  hoc  immédiate  pertinet  ad  reMgionem,  médiate 
autem  ad  caritatem,  quae  est  religionis  principium.  2»  2^« 
q.  82,  art.  2,  ad  i*^™.  —  Charitas  et  devotionem  causât, 
inquantum  ex  amore  aUquis  redditur  promptus  ad  sorvion- 
dum  amico;  et  etiam  per  devotionem  caritas  nutritur, 
sicut  et  quaehbet  amicitia  conservatur  et  augetur  per  a- 
micabiUum  operum  exercitium  et  meditationem.  Ibid.,  a.d  2"™. 

3.  Causa  orationis  est  desiderivim  caritatis,  ex  quo  procedere 
débet  oratio.  2^  2^^  q.  83,  art.  14.  Procedit  oratio  a  cantate, 
mediante  reUgione.  Ibid.,  art.  15. 


56 


Article  deuxième  : 
L'empire  de  la  religion  sur  les  autres  vertus. 

La  pensée  de  saint  Thomas,  en  ce  qui  précède,  est 
manifeste  :  une  vertu  ne  peut  commander  à  une  autre 
que  si  elle  lui  est  supérieure.  Cette  supériorité  lui  vient 
de  la  place  qu'elle  occupe  dans  la  hiérarchie  des  vertus  : 
celles  qui  opèrent  l'union  la  plus  immédiate  avec  la 
fin  dernière  sont  aussi  les  plus  élevées  en  dignité  et 
les  plus  importantes  en  influence^;  car  dans  tout 
l'univers,  ce  sont  les  êtres  supérieurs  qui  orientent 
les  inférieurs  vers  la  fin  même  de  ceux-ci. 

Puis  donc  que  la  religion  est,  parmi  les  vertus  mo- 
rales, celle  qui  se  rapproche  le  plus  des  vertus  théolo- 
gales, elle  l'emporte  en  dignité  sur  ses  sœurs  et,  par- 
tant, exerce  sur  elles  une  véritable  juridiction  '.  Il  est 
même  à  noter  que,  pour  mettre  en  plus  vive  lumière 
cette  supériorité,  saint  Thomas  ne  craint  pas  de  dire 
que,  à  l'opposé  des  autres  vertus  morales,  la  religion 
se  rapporte  à  la  fin  dernière.  ' 

1.  2»  2*8  q.  23,  art.  6. 

2.  Dans  ce  sens,  la  religion  est  un©  vertu  générale,  comme 
la  charité.  Aliqua  virtus  dicitur  generalis  quatuor  modis... 
Tertio  modo,  inquantum  operatur  circa  actus  omnium  virtu- 
tum,  ita  quod  omnes  cedunt  ei  pro  materia...  quasi  movens  per 
imperium...  Potest  (autem  latria)  uti  actibus  aliarum  virtutum 
materialiter  sub  ratione  proprii  objecti.  In  III  Sent.,  dist.  9, 
q.  I,  art.  i.  qcula  2a  .  Ailleurs  cependant,  saint  Thomas  semble 
réserver  l'empire  sur  les  autres  vertus,  à  la  sainteté,  en  tant 
que  distincte  de  la  religion.  Voir  à  ce  sujet  l'Appendice,  note  8. 

3.  Religio  habet  duplices  actus;  quosdam  quos  elicit...  alios 
vero  actus  habet,  quos  producit  mediantibus  virtutibus  quibus 
imperat,  ordinans  eos  ad  divinam  reverentiam;  quia  scilicet 
virtus  ad  quam  pertinet  finis  imperat  virtutibus  ad  quas  per- 
tinent ea  quae  sunt  ad  finem  ;  et  secundum  hoc  actus  religionis 
per  modum  imperii  ponitur  esse  visitare  pupillos,  quod  est 
actus  elicitus  a  misericordia.  a*  a^e  q.  81,  art,  i  ad  i""". 

57 


La  religion  peut-elle  commander  aux  vertus  théolo- 
gales? 

A  s'appuyer  au  principe  invoqué  par  saint  Thomas, 
manifestement  non  :  l'inférieur  ne  peut  commander 
au  supérieur. 

Maint  passage  semble  d'ailleurs  l'insinuer.  «  L'acte 
d'une  vertu  inférieure,  dit-il,  impéré  par  une  vertu 
supérieure,  revêt  le  mérite  de  ceUe-ci.  De  même  donc 
que  l'acte  de  foi  ou  d'espérance  gagne  en  valeur  s'il 
est  impéré  par  la  charité,  de  même  les  actes  des  autres 
vertus  morales  sont  plus  méritoires  s'ils  sont  impérés 
par  la  religion  ^.  »  Le  parallélisme  étabU  entre  la  cha- 
rité et  la  reUgion  pourrait  faire  croire  que  si  celle-ci 
peut  commander  aux  vertus  morales,  elle  ne  peut 
exercer  sa  juridiction  sur  les  vertus  théologales  dont 
la  charité  semble  s'être  réservé  la  direction. 

Cependant,  saint  Thomas  semble  parfois  perdre  de 
vue  le  principe  qu'il  a  si  fortement  souligné.  Ne  dit-il 
pas,  à  plusieurs  reprises,  que  toute  action  faite  pour 
la  gloire  de  Dieu  relève  de  la  religion,  en  tant  que  vertu 
impérante?  «  Omnia,  secundum  quod  in  gloriam  Dei 
fiunt,  pertinent  ad  religionem,  non  quasi  ad  eUcientem, 
sed   quasi   ad   imperantem  ^.  »   Saint   Thomas   a-t-il 

1.  Nobilioris  virtutis  est  opus  melius  et  magis  meritorium, 
unde  actus  inférions  virtutis  est  melior  et  magis  meritorius 
ex  hoc  quod  imperatur  a  superiore  virtute,  cujus  actus  fit  per 
imperium;  sicut  actus  fidei  vel  spei  melior  est  si  imperatur  a 
caritate;  et  ideo  opéra  aliarum  virtutum  moralium  (puta  jeju- 
nare  quod  est  actus  abstinentiae,  et  continere  quod  est  actus 
castitatis)  sunt  meliora  et  magis  meritoria  si  fiant  ex  vote, 
quia  sic  jam  pertinent  ad  divinum  cultum,  quasi  quaedam 
Dei  sacrificia.  2»  2»*  q.  88,  art.  6. 

2.  2»  2^6  q.  8i,  art.  4  ad  2^^.  In  III  Sent.,  dist.  9,  q.  i,  art.  i, 
qcula  2*  ,  ad  3™.  Dans  le  même  sens  :  «  Omne  opus  Nirtutis 
dicitur  esse  sacrificium,  inquantum  ordinatur  ad  Dei  reveren- 
tiam;  unde  ex  hoc  habetur...  quod  religio  imperet  omnibus 
aliis  virtutibus.  »  2»  2»^,  q.  81  art.  4 ad  lu™.  Parlant  delà  vie  reli- 
gieuse :  «  Actus  omfiium  virtutum,  secundum  quod  referuntur 

58 


exclu  de  sa  pensée  les  actes  des  vertus  théologales 
qui,  cependant  mieux  que  tous  les  autres,  procurent 
la  gloire  de  Dieu?  C'est  possible,  parce  que,  dans  ce 
passage,  il  envisage  la  religion  dans  ses  rapports  avec 
les  vertus  morales,  et  qu'à  l'article  suivant,  parlant 
des  vertus  théologales,  il  parle  explicitement  de  l'em- 
pire que  celles-ci  exercent  sur  la  vertu  de  reUgion, 
mais  nullement  de  l'empire  de  celle-ci  sur  celles-là. 
Mais  il  est  des  passages  plus  clairs.  Il  recherche, 
dans  son  Commentaire  sur  les  Sentences,  le  sens  de 
l'axiome  de  saint  Augustin  :  «  Deus  colitur  fide,  spe 
et  caritate.  »  Et  voici  une  de  ses  explications  :  les  actes 
des  trois  vertus  théologales  servent  de  matière  que 
la  religion  peut  informer  pour  en  faire  des  actes  de 
culte  ^.  Sans  doute,  dans  sa  Somme  théologique,  il  ne 


ad  Dei  servitium  et  honorera,  efficiuntur  actus  religionis;  et 
secundum  hoc  si  aUquis  totam  vitam  suam  divino  servitio 
deputet,  tota  vita  sua  ad  rehgionem  pertinebit;  et  secundum 
hoc  ex  vita  reUgiosa  quam  ducunt,  religiosi  dicuntur  qui  sunt  in 
statu  perfectionis.  »  2^  a^e,  q.  i86,  art.  i  ad  2™.  On  dira  peut- 
être  :  parlant  de  la  vie  parfaite,  saint  Thomas  n'a-t-il  pas  dû 
penser  aux  actes  des  vertus  théologales  que  posent  sans  doute 
les  rehgieux?  —  Pas  nécessairement.  Saint  Thomas  parle  for- 
maliter.  In  concreto,  le  religieux  pose  sans  doute  les  actes  des 
vertus  théologales.  Mais  formellement,  dans  sa  définition  ab- 
straite, la  vie  religieuse,  d'après  saint  Thomas,  est  un  moyen 
d'arriver  à  la  perfection  qui  consiste  dans  la  charité;  or,  la  disci- 
pline qu'impose  cette  ascèse  purifiante  et  disposant  à  la  charité 
relève,  de  soi,  des  vertus -^«ora/es  d'obéissance,  de  chasteté 
et  détachement  des  biens  extérieurs.  Saint  Thomas  n'a  donc 
pas  dû  penser  aux  vertus  théologales  pour  définir  le  concept 
de  la  vie  religieuse. 

I.  Deus  dicitur  coU  fide,  spe  et  caritate,  non  quasi  cultus 
eliciatur  his  virtutibus,  sed  quia  dictae  virtutes  ordinant  ad 
cultura,  vel  etiam  quia  actus  dictarum  virtutum  materialiter 
concedunt  in  cultum,  modo  praedicto  ».  In  III  Sent.,  dist.  9, 
q.  I,  art.  i,  qcu'a  3a  ad  i'*'.  Or  ce  «  modus  pradictus  »  est  l'im- 
perium  que  la  vertu  de  reUgion,  générale,  exerce  sur  les 
autres  vertus  (voir  page  57,  note  2).  Et  un  peu  plus   loin  : 

59 


reproduit  plus  cette  exégèse  de  l'aphorisme  augus- 
tinien  ^  ;  mais  ailleurs  ne  reprend-il  pas  cette  idée  ? 
Le  but  du  culte  divin,  écrit-il,  et  donc  le  but  de  la 
religion,  est  de  procurer  la  gloire  de  Dieu  et  de  lui 
rendre  l'hommage  de  sa  révérence  intérieure.  Or  c'est 
par  la  foi,  l'espérance  et  la  charité  que  cette  soumis- 
sion intérieure  s'opère.  N'est-ce  pas  affirmer  expli- 
citement que  les  vertus  théologales  sont  des  moyens 
pour  l'homme,  d'exercer  la  vertu  de  religion  ^? 

Peut-on  concilier  la  rigidité  du  principe  mis  en 
avant  par  saint  Thomas  avec  les  concessions  qu'il 
vient  de  faire? 

Il  faut  distinguer  entre  vertu  de  religion  et  acte  de 
religion. 

Jusqu'ici  nous  avons  envisagé  la  religion  comme 
vertu,  ou  principe  d'action.  Or,  toute  vertu  est  un 
principe  de  finalité;  elle  a  pour  rôle  d'incliner  les  actes 
humains  vers  la  fin  dernière.  Les  vertus  les  plus  proches 
de  celle-ci,  comme  autant  de  centres  d'attraction,  font 
converger  vers  elles,  et  par  là  vers  la  fin  dernière,  les 
actes  des  vertus  dont  l'objet  est  plus  éloigné  du  terme 
final.  De  là  les  vertus  théologales  ordonnent,  orientent 

(1  In  nobis  est  triplex  bonum  :  scilicet  spirituale,  corporale  et 
extrinsecum,  et  quia  haec  omnia  in  nobis  a  Deo  sunt,  ideo 
secundum  omnia  debemus  Deo  latriam  exhibere;  et  secundum 
spiritum  exhibemus  ei  dehitam  dilectionem  ;  secundum  corpus, 
prostrationes  et  cantus;  secundum  exteriora  autem,  sacrificia, 
etc.  »  Ibid.,  q.  I.,  art.  3,  q"uia  3a .  Si  laadilection»  est  un  moyen 
de  rendre  le  culte  de  latrie,  n'est-ce  pas  supposer  que  la  reli- 
gion commande  à  la  charité? 

1.  2^  2»*   q.  81,  art.  5  ad  1°». 

2.  Finis  divini  cultus  est  ut  homo  Deo  det  gloriam  et  ei  se 
subjiciat  mente  et  corpore,  et  ideo  quidquid  homo  faciat  quod 
pertinet  ad  Dei  gloriam  et  ad  hoc  quod  mens  hominis  Deo 
subjiciatur,  et  etiam  corpus...  non  est  superfluum  in  di\ano 
cultu...  Perfidem,  spem  et  caritatem  anima  subjicitur  Deo.,.  » 
2a  a",  q.  93,  girt,  2,  in  corp.  et  ad  a°». 

60 


vers  elles  les  vertus  morales  ;  à  un  titre  spécial,  la 
charité  oriente  vers  son  objet  propre,  qui  est  la  fin 
dernière,  toutes  les  vertus  de  l'homme  et  du  chrétien; 
de  même  la  religion  attire  à  sa  fin  propre  les  autres 
vertus  qui  lui  sont  inférieures  en  dignité.  C'est  en  cela 
uniquement  que  consiste  l'empire  d'une  vertu  sur  une 
autre. 

Mais  ne  peut-on  concevoir  un  acte  religieux,  abstrac- 
tion faite  de  la  vertu  qui  incHne  à  le  poser? 

Un  acte  religieux,  en  soi,  est  un  acte  posé  par  motif 
de  révérence  envers  Dieu.  Si  donc  un  acte  humain 
quelconque  peut,  de  sa  nature,  être  orienté  vers  le 
culte  de  Dieu  ou,  si  l'on  veut,  procurer  sa  gloire,  pour- 
quoi la  volonté  ne  pourrait-elle  poser  cet  acte  précisé- 
ment en  vue  de  cette  fin  religieuse? 

On  conçoit  qu'un  acte  moralement  mauvais  ou 
même  de  soi  indifférent  ne  supporte  pas  cette  orien- 
tation ^;  mais  puisque  tout  acte  bon  procure  objective- 
ment la  gloire  de  Dieu,  pourquoi  ne  pourrait-on  vouloir 
explicitement  cette  même  glorification  de  Dieu,  en 
posant  l'acte  dans  ce  but?  Il  y  a  sans  doute  des  degrés 
dans  l'aptitude  de  ces  actes  à  être  informés  du  motif 
religieux.  Certains  actes  n'ont  qu'une  aptitude  géné- 
rale, celle  qui  réside  dans  leur  caractère  d'actes  morale- 

I.  Non  est  existimandum,  écrit  Suarer,  quemlibet  actum 
exteriorem  vel  interiorem  esse  posse  materiam  religionis;  sed 
illum  qiii  habet  proportionem  ut  ratio  cultus  et  significatio 
divini  honoris  in  eo  fundari  possit,  quod  non  habent  actus, 
verbi  gratia,  mali  neque  omnes  indifférentes,  ut  deambulare, 
aut  similes,  ut  per  se  notum  est.  Suarez  :  De  virtute  et  statu 
religionis,  tract.  I,  libro  I,  cap.  8,  no  2.  On  dira  peut-être: 
si  je  me  promène  pour  glorifier  Dieu,  ne  fais-je  un  acte  reli- 
gieux? Il  faut  s'entendre.  Je  pose  certes  un  acte  intérieur  de 
religion,  puisque  je  veux  glorifier  Dieu.  Mais  la  promenade, 
comme  acte  externe,  n'est  capable  de  devenir,  dans  sa  forma- 
lité d'acte  externe,  un  acte  religieux  que  si  elle  n'est  plus  ou 
moins  apte  à  signifier  notre  révérence  envers  Dieu. 

61 


ment  bons;  mais  d'autres  sont  adaptés  à  cette  inten- 
tion par  leur  objet  formel  spécial. 

Or,  tels  sont  les  actes  des  vertus  théologales  :  en 
vertu  même  de  leur  objet  formel,  ils  ont  cette  affinité 
spéciale  de  la  matière  pour  la  forme  qui  lui  convient  ^. 

Il  suffit  de  confronter  les  actes  des  vertus  théolo- 
gales avec  les  actes  internes  de  la  vertu  de  religion 
pour  voir  leur  mutuelle  convenance. 

Et  tout  d'abord,  procurer  la  gloire  de  Dieu  et  Lui 
vouloir  du  bien,  n'est-ce  pas  concrètement  tout  un  ? 
Or,  procurer  la  gloire  de  Dieu  relève  de  la  vertu  de 
religion;  vouloir  du  bien  à  Dieu  est  un  acte  de  bien- 
veillance, qui  fait  partie  de  l'acte  de  charité.  Il  y  a 
certes  des  nuances  :  on  peut,  dans  la  charité,  souligner 
l'aspect  d'amitié;  et  c'est  dans  ce  sens  que  saint  Tho- 
mas a  distingué  la  charité  de  la  dévotion  2;  mais,  avant 
d'être  amour  d'amitié,  l'amour  de  Dieu  est  un  acte 
de  bienveillance  désintéressée,  tout  proche  de  l'acte 
de  dévotion  ou  consécration  de  notre  volonté  au 
service  de  Dieu  et  à  sa  gloire. 

Faut-il  ensuite  rappeler  l'étroite  parenté  entre  la 
frière  et  les  vertus  théologales?  Acte  de  religion,  la 
prière  du  chrétien  est  tout  imprégnée  des  vertus  théo- 
logales. Comment  prier,  si  l'on  ne  croit  pas  à  Dieu,  à  sa 

1.  Multi  actus,  écrit  Suarez,  in  hoc  nihil  habent  spéciale 
in  ordine  ad  Deum,  praeter  generalem  rationem  honestatis 
aut  praecepti  et  quod  tendunt  in  Deum  tamquam  ultimum 
finem  ;  quod  etiam  ad  divinum  honorem  spectat  ;  et  huj  usmodi 
sunt  supra  numerati  (studere,  temperate  comedere,  debitum 
ex  justitia  solvere).  Alii  vero  sunt  actus  honesti  qui  non  solum 
ex  dictis  rationibus  communibus,  sed  etiam  ex  propriis  et 
peculiaribus  modis  habent  majorem  proportionem  ad  cultum 
vel  adorationem  Dei,  et  huj  usmodi  esse  videntur,  inter  aCttis 
intemos,  actus  fidei,  timoris,  spei  atque  etiam  caritatis.  Sua- 
rez :  op.  cit.,  cap.  8,  n°  4. 

2.  Voir  plus  haut,  p.  56,  note  2. 

63 


puissance,  à  ses  promesses,  et  si  l'on  n'espère  obtenir 
ce  que  l'on  demande?  Et  si  la  charité  n'est  pas  absolu- 
ment requise  pour  son  efficacité,  ne  confère-t-elle  pas 
un  titre  tout  spécial  aux  yeux  de  Dieu^?  La  prière 
est  donc,  tout  naturellement,  impérée  par  les  vertus 
théologales  2. 

Mais  s'il  en  est  ainsi,  pourquoi  la  volonté,  en  vue  de 
la  prière,  ne  poserait-elle  pas  d'abord  ces  actes  qui 
sont  des  moyens  si  importants  pour  bien  poser  cet 
acte  de  religion? 

D'eiilleurs,  considérés  en  eux-mêmes,  les  actes  des 
vertus  théologales  ne  sont-ils  pas  des  témoignages 
presque  explicites  de  notre  révérence  envers  la  gran- 
deur de  Dieu?  La  soumission  de  notre  intelligence 
aux  vérités  révélées  est  un  hommage  rendu  à  l'infinie 

1.  Fides,  spes  et  caritas...  ad  orationem  secundum,  propriae 
speciei  rationem,  habent  aliquam  convenientiam  et  praexi- 
guntur  ad  eam.  Petitio  enim  frustra  ad  aliquem  dirigitur  nisi 
credatur  quod  petitum  praestare  possit  et  speretur  quod  petit; 
et  est  praesumptuosa  petitio,  nisi  ei  fiât  qui  aliquo  modo  pe- 
tenti  unitus  sit,  unionem  autem  caritas  facit.  In  IV  Sent.  dist. 
15,  q.  4,  art.  i,  q=Jia  2»  in  fine.  Dans  ce  passage,  Sciint  Thomas 
semble  requérir  la  charité  comme  condition  d'efficacité  de  la 
prière;  et  peut-être  aussi  dans  deux  passages  de  la  Somme  théo- 
logique {2^  238  q.  83.  art.  14  et  15).  Cependant  à  l'article  sui- 
vant, il  afl&rme  que  les  pécheurs  peuvent  obtenir  les  biens 
qu'ils  demandent,  non  sans  doute  qu'ils  le  méritent,  puisqu'ils 
n'ont  pas  la  charité,  mais  par  pure  miséricorde  de  la  part  de 
Dieu  (art.  16  in  corp.  et  ad  2°»). 

2.  Oratio,  quatenus  per  eam  petimus  salutem  et  ad  salutem 
opportuna,  est  actus  imperatus  spei.  Quatenus  petimus  ampli- 
ficari  gloriam  Dei,  est  actus  imperatus  a  caritate  ;  proxime 
autem  semper  eUcitur  a  ratione,  mediante  fide.  Lessius  :  De 
Justitia  et  ;Mfe,libro  II,  cap.  36,  dub.  2,  n»  11.  Cajetan  disait 
déjà  :  «  Cum  oratio  petit  Deum  propter  Deum,  imperata  a  cari- 
tate hoc  facit  ;  cum  innititur  divino  auxilio,  imperata  a  spe  hoc 
habet;  cum  contemplationi  divinae  insistit,  a  fide  et  donis 
intellectus  et  sapientiae  movetur.  »  In  2^^  2^^   q.  81,  art.   5. 

63 


véracité  de  Dieu;  notre  espérance,  une  profession 
de  sa  toute-puissance  auxiliatrice  ;  et  la  charité  ne 
trouve-t-elle  pas  sa  plus  haute  expression  dans  la 
consécration  religieuse  de  notre  être  et  de  notre 
activité  au  service  de  Celui  qui  a  daigné  tant  nous 
aimer  ^? 

Il  apparaît  donc  que  le  motif  religieux  peut  informer 
les  actes  des  vertus  théologales. 

On  peut,  pour  étayer  la  même  conclusion,  pro- 
duire un  argument  tiré  de  la  nature  du  vœu  et  de  sa 
matière. 

L'homme  peut  orienter  ses  actes  vers  le  culte  divin, 
sans  s'y  engager  sous  peine  de  péché.  Cependant,  à  ce 
titre  déjà,  les  actes  commandés  en  l'honneur  de  Dieu, 
participent  à  la  dignité  du  mobile  qui  les  a  inspirés, 
et  sont  des  actes  de  religion. 

Mais  on  peut  faire  davantage  :  s'engager  devant 
Dieu  à  poser  ces  actes,  sous  peine  de  péché.  Cette  pro- 
messe faite  à  Dieu  est  elle-même  un  acte  de  soumission 

I.  Actus  virtutum  theologicarum,  écrit  Lessius,  possunt 
accipi  ut  signa  subjectionis  nostrae;  quia  credimus  Deo  tam- 
quam  superiori  et  magistro,  cui  subjicimus  omne  judicium 
nostrum;  et  amamus  illum  caritate,  referendo  et  offerendo  nos 
ipsos  et  omnia  nostra  ad  ipsius  obsequium  et  gloriam;  et 
speramus  virtute  ac  omnipotentia  ipsius  summum  bonum 
nostrum,  id  est  Ipsummet.  Unde  patet  in  his  actibus  contineri 
professionem  excellentiae  ipsius  et  nostrae  subjectionis  ac 
dependentiae  ab  Ipso.  Loc.  cit.  n°  13.  —  A  propos  de  la  foi, 
Wiggers  écrit  :  Interna  adoratio  est  submissio  et  recognitio 
excellentiae  supra  nos,  ut  quando  ex  religione  et  reverentia 
erga  Deum  captivât  homo  intellectum  in  obsequium  fidei,  in 
testificationem  primae  et  infaillibilis  veritatis.  Wiggers  : 
De  jure  et  jvtstitia,  tract.  8,  cap.  3,  dub.  I,  n°  i.  —  On  voit  par 
là  le  bien-fondé  de  ce  qu'écrit  M.  Callewaert  au  sujet  de  la 
liturgie  :  Multi  actus  liturgici  a  religione  imperantur,  adeo  ut 
in  cultu  liturgico,  fere  continuo  exerceamus  explicite  aut 
implicite  fidem,  spem  et  caritatem,  etc.  »  Callewaert  :  Litur- 
gicoê  institutiones,  p.  38,  Brugis,  1919. 

64 


respectueuse  de  la  volonté,  et  donc  un  acte  de  reli- 
gion ^.  L'acte  posé  en  vertu  d'un  vœu  relève  donc  à  un 
titre  spécial  de  la  vertu  de  religion. 

Or,  n'est-il  pas  manifeste  qu'on  peut,  très  louable- 
ment,  s'engager  par  vœu  à  poser  les  actes  des  vertus 
théologales?  C'est  dire  que  ces  actes  peuvent  être 
commandés  par  la  religion. 

Ce  qui  vient  d'être  dit  du  vœu  peut  se  répéter  de 
l'obéissance.  Cette  vertu,  on  l'a  vu,  s'appuie  en  der- 
nière analyse  à  la  religion,  au  respect  dû  à  la  plénitude 
des  droits  résidant  en  Dieu.  Or,  d'une  certaine  manière, 
tout  acte  de  vertu,  même  théologale,  tombe  sous  le 
précepte  de  l'obéissance.  Le  mobile  religieux,  donnant 
sa  pleine  valeur  à  l'obéissance  de  l'inférieur,  peut  donc 
informer  tout  acte  de  vertu  prescrit  ou  susceptible 
d'être  prescrit  par  l'autorité  *. 

L'empire  que  le  mobile  religieux  peut  exercer  sur 
toute  la  vie  morale  semble  donc  hors  de  conteste, 
admis  d'ailleurs,  avec  des  modalités,  par  des  théolo- 
giens de  toute  école  '.  Sans  abandonner  le  principe 
sur  lequel  saint  Thomas  établit  l'empire  de  la  vertu 

1.  Ordinatio  actuum  cujuscumque  virtutis  in  servitum  Dei 
est  proprius  actus  latriae.  Manifestum  est  autem  quod  votum 
est  quaedam  promissio  Deo  facta,  quod  promissio  nihil  est 
aliud  quam  ordinatio  quaedam  ejus  quod  promittitur  in  eum 
cui  promittitur;  unde  votum  est  ordinatio  quaedam  eorum 
quae  quis  vovet  in  divinum  cultum,  seu  obsequium,  et  sic 
patet  quod  vovere  proprie  est  actus  latriae  sui  religionis. 
2a  2^«,  q.  88,  art.  5.  Per  votum  aliquid  in  Dei  reverentiam  ordi- 
namus,  unde  ex  hoc  ipso  fit  religionis  actus.  2^  2^e  q.  89,  art.  5 
ad  !■"".  —  Cfr.  Contra  Genliles,  libr.  III,  cap.  139.  —  Lire 
DiGNANT  :  De  virtute  religionis,  n°  157-158. 

2.  SuAREZ  :  De  virtute  et  statu  religionis,  tract.  I,  libro  III, 
cap.  2,  n°  II. 

3.  Voir  l'Appendice,  note  9.    , 

65  • 


de  charité,  nous  croyons  avoir  suffisamment  prouvé 
que  la  volonté  peut  orienter  vers  le  culte  divin  les 
actes  de  toutes  les  vertus,  réaliser  une  nouvelle  unifi- 
cation de  toute  notre  vie  intime,  opérer  l'union  des 
deux  vertus  sœurs,  qui  ne  doivent  jamais  se  séparer  : 
la  charité  et  la  religion. 


66 


CONCLUSION 

MGR  Gay  disait  à  ses  religieuses  :  «  Il  ne  nous 
semble  pas  qu'on  puisse  être  plus  incliné  que 
nous  à  ouvrir,  à  conseiller  les  voies  dilatées, 
simples,  confiantes.  Nous  serions  désolé  de  resserrer 
tant  soit  peu  des  cœurs  que  le  service  de  Dieu  doit 
d'autant  plus  épanouir,  qu'il  est  mieux  entendu  et 
plus  parfaitement  rendu.  Mais  nous  ne  pouvons  nous 
empêcher  de  dire  que  si,  parmi  les  sentiments  qu'ins- 
pire à  une  âme  l'amour  tendre  et  ardent  qu'elle  a 
pour  Jésus-Christ,  celui  d'une  profonde  révérence 
envers  Dieu  ne  se  rencontre  pas;  si  un  saint  et  reU- 
gieux  respect  n'est  pas  au  fond  de  ces  tendresses,  si 
la  crainte,  en  un  mot,  n'est  pas  un  des  foyers  où 
ces  ardeurs  s'allument,  cette  âme  doit  se  défier  de 
son  amour,  et  elle  ne  sera  que  prudente  en  examinant 
sérieusement  ses  voies  ^.  » 

Le  pieux  auteur  a  touché  du  doigt  la  plaie  dont 
souffrent  trop  d'âmes  chrétiennes.  La  charité  est  la 
reine  des  vertus;  elle  les  entraîne  toutes  dans  son 
orbite;  elle  leur  donne  leur  dernière  perfection.  Mais 
en  comprend-on  toujours  la  nature?  N'y  a-t-il  pas, 
chez  nombre  d'âmes  peu  informées,  un  certain  péril 
d'illusion?  ^ 

1.  Gay  -.De  la  vie  et  des  vertus  chrétiennes,  t.  I,  pp.  211-212. 
Paris,  Oudin,  16»  édit.,  1878. 

2.  A  ceux  qui  désirent  un  exposé  doctrinal  approfondi  sur 
la  charité  et  ses  diverses  manifestations,  nous  ne  saurions  trop 
recommander  le  pieux  et  docte  ouvrage  de  M.  Mahieu  :  Probatio 
caritatis,  meditationes  ad  usum  clsri,  Bruges,  Beyaert,  2^  édit., 
1914. 

67 


On  se  plaît  à  souligner  le  caractère  d'amitié  que  revêt 
la  vraie  charité  :  Jam  non  dicant  vos  servos,sed  amicos. 
Nous  ne  sommes  plus  en  effet  sous  la  loi  de  crainte 
servile  qui  régit  les  rapports  du  serv^iteur  avec  le  maître. 
Nous  sommes  introduits  dans  l'intimité  de  la  famille 
divine;  notre  participation  par  grâce  à  la  nature  de 
Dieu,  notre  fraternité  avec  Notre  Seigneur  est  bien 
faite  pour  nous  mettre  au  cœur  la  sainte  dilection, 
fleur  du  pur  amour. 

N'y  a-t-il  pas  cependant  un  danger  d'exagérer  le 
parallélisme  entre  l'amitié  divine  et  les  amitiés  hu- 
maines? Deux  hommes  s'entr'aiment  :  ils  ont  une 
certcdne  égalité  de  natiure.  Dieu  daigne  nous  aimer; 
nous  avons  la  grande  faveur  de  pouvoir  l'aimer  :  pou- 
vons-nous oublier  et  la  transcendance  de  Dieu  et  la 
bassesse  de  notre  misère;  traiter  Dieu  d'égal  à  égal? 
Rien  ne  fausserait  la  piété,  comme  l'oubli  de  notre 
néant. 

La  grâce  se  greffe  sur  la  nature  :  la  charité  que  Dieu 
nous  donne  d'avoir  poiir  Lui  est  et  doit  rester  l'amour 
d'une  créature  pour  son  Créateur.  L'amour  d'amitié 
de  l'homme  pour  son  Dieu  doit  se  nuancer  de  religion. 
Notre  charité  est  fondamentalement  une  piété  filiale. 

Comme  il  est  bienfaisant  de  recourir  aux  sources  de 
la  piété  chrétienne,  de  prendre  contact  avec  ces  âmes 
méditatives  qui,  dès  le  début  de  l'Église,  se  sont  appli- 
quées à  récdiser  en  elles  l'amour  parfait  de  Dieu  !  C'est 
l'amour  du  Christ  qui  est  l'alpha  et  l'oméga  de  la 
Règle  de  saint  Benoît  :  Nihil  amori  Christi  praeponere. 
Mais  l'amour  se  traduit  en  humihté,  en  obéissance, 
en  soumission,  en  recueillement  et  crainte  révéren- 
cielle  de  Dieu.  Le  Psautier  était  l'aliment  préféré  de 
la  piété  de  nos  pères  ;  c'est  que  les  psaumes  sont  louange 
et  glorification  du  nom  divin,  humble  confiance,  efface- 
ment de  tout  notre  être  devant  la  majesté  du  Dieu 
trois  fois  saint. 

68 


Et  qu'on  ne  croie  pas  que  la  dilection  ait  à  perdre 
au  contact  de  la  crainte  de  Dieu.  Il  y  a  une  mystérieuse 
parenté  entre  le  respect  et  la  tendresse.  L'amour  vrai 
se  traduit  en  révérence;  les  amitiés  humaines,  pour 
être  dignes  de  ce  titre,  doivent  se  nourrir  de  respect 
mutuel.  A  son  tour,  le  respect  s'épanouit  en  tendresse  : 
chacun  le  sait.  Le  cœur  de  l'homme  s'attendrit  en  se 
prosternant  devant  son  Dieu:  c'est  que  Dieu  l'a  attiré 
à  Lui  ;  plus  une  âme  s'abaisse  devant  la  Majesté  divine, 
plus  elle  se  sent  élevée  vers  Celui  qui  exalte  l'hu- 
milité. Et  qui  pourra  dire  lequel  des  deux  a  ressenti 
le  plus  intimement  la  douceur  de  l'amour  divin,  de 
Jean  penché  sur  le  cœur  du  Maître  ou  de  Madeleine 
abîmée  aux  pieds  de  la  Croix? 

• 

Il  importe  d'avoir,  dans  la  vie,  quelques  idées  direc- 
trices, pensées  maîtresses  qui  canalisent  nos  tendances 
diverses,  unifient  nos  actes  en  une  synthèse  qui  nous 
repose  de  la  dispersion  de  notre  activité.  Avec  la  cha- 
rité, la  religion  est  une  des  vertus  les  plus  unifiantes. 

Certaines  âmes,  plus  actives,  souligneront  peut-être 
le  point  de  vue  du  dévouement,  de  la  charité  agissante. 
D'autres,  plus  méditatives,  accentueront  l'utilité  d'une 
religieuse  contemplation.  Les  deux  points  de  vue 
doivent  se  compléter. 

La  religion  peut  réaliser  une  féconde  unité  dans 
une  âme  éprise  de  la  révérence  divine.  Le  culte  inté- 
rieur unifie  et  moralise  tous  les  actes  extérieurs  de  la 
piété  chrétienne,  privée  et  publique.  Il  est  le  point 
central  auquel  s'attachent  les  vertus  d'humilité, 
d'obéissance,  qui  posent  l'homme  dans  cette  attitude 
de  vérité  qui  le  range  dans  l'ordre.  Le  culte  intérieur 
peut  informer  toute  vertu  morale,  donner  une  teinte 
profondément  humaine  aux  actes  les  plus  élevés  :  «  A 
ces  actes  d'ailleurs — actes  de  foi,  d'espérance,  d'amour, 

69 


de  demande,  de  gratitude,  de  contrition  —  la  vertu  de 
religion  n'enlève  rien  de  leur  nature  propre  et  de  leur 
«  actualité  »  ;  car  elle  influe  généralement  sur  eux  sous 
la  forme  d'une  intention  virtuelle  qui  impose  à  l'âme 
une  orientation,  mais  qui  n'entrave  aucun  des  modes 
de  son  activité  immanente  *.  » 

Cette  unification  de  notre  vie  sous  l'empire  de  la 
religion  est  à  la  portée  de  toute  âme  chrétierme.  Mais 
combien  elle  est  recommandable  à  l'âme  sacerdotale  ! 
Homme  d'action,  le  prêtre  doit  se  sentir  au  cœur  la 
charité  conquérante  de  saint  Paul.  Mais  homme  de 
Dieu,  médiateur  de  prière  pontifiant  au  nom  du  peuple 
chrétien,  prêtre  sacrificateur,  immolant  tous  les  jours 
la  Sainte  Victime  et  se  sacrifiant  avec  Elle  dans  l'acte 
d'une  totale  «  dévotion  »,  ne  doi^il  pas,  plus  que  nul 
chrétien,  alimenter  sa  vie  intérieure  aux  sources  d'une 
religion  profonde?  Et  si  le  recueillement  intérieur  est 
l'âme  de  tout  apostolat,  quelle  garantie  de  succès 
n'aura-t-il  pas  s'il  sait  imiter  son  divin  Maître  qui  fut 
à  la  fois  l'Apôtre  d'un  dévouement  infini  et  par  excel- 
lence le  Religieux  de  Dieu? 

I.  D.Festugière  :  La  liturgie  catholique,  p.  129,  Maredsous, 
1913- 


70 


APPENDICE 

Note  I.  Religion  et  charité.  (Voir  p.  21,  notei.) 

Vertu  morale,  la  religion  se  distingue  nettement  de  la 
charité.  Sans  doute  ces  deux  vertus  ont  entre  elles 
d'intimés  affinités,  et  bien  des  actes  de  religion  se 
revêtent  d'un  acte  de  charité  (tels  les  actes  d'adoration, 
de  dévotion,  de  prière,  de  vœu,  de  sacrifice).  Mais  leur 
objet  formel  propre  est  bien  distinct.  Quelques  textes  de 
théologiens  illustreront  ce  qui  a  été  dit  en  général  des 
rapports  entre  la  religion  et  les  vertus  théologales. 
((Charitas  vult  omne  bonum  Deo,  immédiate  ex  affectu  ut 
ipsi  benesit...  at  proxima  ratio  objectiva  cur  religio 
aliquid  Deo  velit  est  ratio  debiti...  Charitas  non  vult 
Deo  bonum  praecise  quia  illud  ei  est  debitum,  nihil 
aliud  spectando  quam  ut  huic  debito  fiât  satis  .  ;  sed 
solum  spectat,  ipsum  bene  esse  Dei,  sicut  amicus  vult 
amico  bonum  ut  ei  bene  sit,  non  spectans  an  hoc  sit 
illi  debitum  an  non;  quamvis  malit  ut  sit  ei  debitum 
quam  indebitum,  quatenus  hoc  in  dignitatem  et  majus 
bonum  amici  cadit.  »  (Lessius  :  De  Justitia  et  jure, 
libro  II,  cap.  36,  dub.  2,  n<>  10.)  —  «Si  ahquando,  écrit 
Suarez,  caritas  amat  divinam  gloriam  et  honorem,  illud 
ipsum  est  ex  amicitia  et  benevolentia  ad  ipsam  perso- 
nam  Dei,  neque  in  eo  attendit  honestatem  quae  est 
in  reddendo  debito,  sed  hoc  solum  quod  sit  aliquo 
modo  bonum  Dei  quem  propter  se  diligit,  tamquam 
vera  amicitia  ad  Deum  ipsum.  Religio  autem  in  divina 
gloria  procuranda  aut  reddenda  respicit  divinam  reve- 
rentiam  et  debitum  quod  ex  illa  nascitur  »  (Suarez  :  De 
vtrtute  et  statu  religionis,  tract.  I,  libr.  III,  cap.  2,  n°  j).  — 
Et  Lugo  écrit  dans  le  même  sens  :  «  Licet  utraque  (ado- 
ratio  seu  religio  et  caritas)  versetur  circa  Deum,  et  ex 

71 


hoc  capite  posset  videri  adorationis  affectum  pertinere 
ad  caritatem  quia  vult  Deo  aliquod  bonum.nempe  cultum 
et  reverentiam,  difiEerunt  tamen  ex  eo  quod  charitas  vult 
bonum  Deo,  quia  bonum  Dei  est;  atvero  aflfectus  ado- 
rationis vult  cultum  Deo,  non  praecise  quia  bonum  Dei 
est  et  sistendo  ibi,  sed  quia  honestum  est  colère  Deum; 
quare  immédiate  non  movetur  ab  exceUentia  aut  bonitate 
Dei,  sed  ab  honestate  et  bonitate  ipsius  cultus  quem  vult 
propter  ipsius  honestatem.  »  (De  Lu  go  :  Disputationes  de 
tnysterio  Incarnationis,  disp.  33,  sectio  II';  n"  25.) 

On  comprend  aussi  que  la  charité  envers  Dieu  soit 
formellement  la  même  que  la  charité  envers  le  pro- 
chain, tandis  que  le  cuit  :  rendu  à  Dieu  diffère  spécifique- 
ment du  culte  rendu  à  des  créatures.  Le  motif  formel 
de  la  charité  envers  le  prochain  est  bien  le  même  qui 
définit  la  charité  envers  Dieu:  la  bonté  divine  considérée 
comme  partagée  par  l'homme.  Si,  en  effet,  il  n'y  avait 
pas  entre  Dieu  et  l'homme  une  certaine  communauté  de 
nature,  nous  ne  pourrions  aimer  Dieu  de  cet  amour 
«  d'amitié  »  qui  constitue  l'élément  spécifique  de  la  cha- 
rité. Par  contre,  le  motif  formel  de  la  reUgion  est  la  per- 
fection de  Dieu,  considérée  comme  incommunicable  : 
l'infinitude  de  sa  transcendance  d'abord,  et  ensuite  la 
plénitude  des  droits  dont  il  jouit  comme  Créateur  de 
toutes  choses.  Saint  Thomas  a  donc  pu  écrire  :  «  Objectum 
amoris  est  bonum;  objectum  autem  honoris  vel  reve- 
rentiae  est  aliquid  excellens.  Bonitas  autem  Dei  commu- 
nicatur  creaturae,  non  autem  exceUentia  bonitatis  ejus; 
et  ideo  caritas  qua  diligitur  Deus  non  est  virtus  distincta 
a  charitate  qua  dihgitur  proximus;  religio  autem  qua 
honoratur  Deus  distinguitur  a  virtutibus  qua  honoratur 
proximus  >•  (2^  2*«  q.  81  art.  4,  ad  3"";  item,  q,  103,  art. 
3  ad  2>»'°;  In  III Sent.  dist.  9,  q.  II.  art.  i  ad  2"°'). 

Note  2.  Acte  elicite  de  la  vertu  de  religion  (voir 
p.  23,  note  ï). 

Considérant  les  actes  dans  leur  être  physique,  les  théo- 
logiens divisent  les  actes  de  toute  faculté  en  actes  élicites 

72 


et  actes  impérés.  Sont  élicites  de  telle  faculté  les  actes 
qui  émanent  immédiatement  de  cette  faculté,  comme  son 
activité  propre.  Sont  actes  impérés  de  telle  faculté  les 
actes  qui  émanent  d'elle  par  l'intermédiaire  d'une  autre 
faculté  soumise  à  sa  motion.  (S.  Thomas, /n  ///  Seif.  dist. 
27,  q.  2,  art.  4,  q^-"'-*  3^  ).  L'acte  de  regarder  attentive- 
ment est  un  acte  élicite  de  vision,  mais  impéré  de  la 
volonté. 

Ce  qui  vient  d'être  dit  de  la  puissance  ou  faculté,  peut 
se  dire  de  l'habitus  ou  même  de  la  vertu  si  on  considère  cel- 
le-ci comme  principe  efficient  d'actes  envisagés  dans 
leur  être  physique. 

A  ce  point  de  vue,  l'on  pourra  dire  :  la  religion,  vertu 
morale  et  non  intellectuelle,  a  son  siège  dans  la  volonté; 
sera  donc  élicite  de  la  vertu  de  religion,  le  seul  acte  de  la 
volonté  qui,  sans  l'intermédiaire  d'aucune  autre  faculté, 
veut  poser  les  actes  du  culte.  Et  seront  impérés  tous  les 
actes  du  culte,  émanant  des  autres  facultés,  qui  sont 
commandés  par  cet  acte  primordial  de  la  volonté;  telle  la 
prière,  le  sacrifice.  Ainsi  raisonne  Lessius  :  «  Oratio  et  laus 
non  sunt  actus  interni  immédiate  a  virtute  religionis 
eliciti,  sed  externi  ab  ea  imperati  ;  externos  voco  respectu 
virtutis  religionis  quae  est  in  voluntate;  sunt  enim  objecta 
illius  in  quae  afïectus  religionis  immédiate  tendit  et 
habent  sedem  in  intellectu  <>  (Lessius,  op.  cit.  1.  II,  cap. 
36,  dub.  2,  n°  1 1  ;  dans  le  même  sens,  Vermeersch  :  Qztaes- 
tiones  de  virtutibus  religionis  et  pietatis.    Bruges   1912, 

n°'  4-5) 

Saint  Thomais  raisonne  autrement  :  «  Religio  habet 
duplices  actus  :  quosdam  quidem  proprios  et  immédiates 
quos  elicit,  per  quos  homo  ordinatur  ad  solum  Deum  : 
sicut  sacrificare,  adorare  et  alia  hujusmodi;  alios  autem 
actus  habet  quos  producit  mediantibus  virtutibus  quibus 
imperat,  ordinans  eos  ad  divinam  révèrent iam  ».  (2'  2^ 
q.  81,  art.  i  ad  i"'"). 

La  division  thomiste  paraît  préférable,  parce  que  le 
saint  Docteur  envisage  dans  la  vertu,  non  sa  note  géné- 
rique d'habitus  quelconque,  mais  sa  note  spécifique  d'ha- 
bitus  disposant  à  des  actes  moralement  bons.  A  ce  point 
de  vue,  il    ne  faut  plus  considérer  l'acte  dans  son  être 

73 


matériel  en  tant  que  procédant  de  telle  faculté,  mais  dans 
son  objet  formel,  en  tant  que  signifiant  le  culte  de  Dieu. 
Or,  certains  actes  envisagés  fonnellement,  dans  leur 
définition  essentielle,  signifient  d'eux-mêmes  cette  sou- 
mission :  la  prière  et  le  sacrifice,  quoique  ressortissant 
immédiatement  de  facultés  différentes,  réalisent  cepen- 
dant la  même  notion  formelle  :  tous  deux  sont  un 
hommage  rendu  à  Dieu.  La  vertu  de  religion  en  tant  que 
principe  d'actes  religieux,  incline  donc  immédiatement 
à  ces  actes  ;  ce\ax-ci  sont  donc  élicites  de  la  vertu  de  reli- 
gion. «  [lia  pertinent  ad  religionem  eUcientem,  écrit  saint 
Thomas,  quae  secundum  rationem  suae  speciei  pertinent 
ad  reverentiam  Dei  »  (2»  2»^  q.  81,  art.  4,  ad  2"™;  voir 
le  lumineux  commentaire  de  Cajetan  in  hune  locum  et  in 
art.  i).  Cfr  Dignant  :  Tractatus  de  virtute  religionis,  n°  11. 

Sans  doute,  la  formalité  d'acte  reUgieux  Ji'est  pas 
inhérente  aux  actes  extérieurs  du  culte  envisagés  dans  leur 
matérialité  :  l'immolation  d'une  victime  du  sacrifice  peut 
n'être  nullement  différente  d'un  abatage  quelconque. 
Mais  le  rite  extérieur  de  l'immolation  sacrificielle  est  de  soi 
apte  à  signifier  l'hommage  rendu  à  la  divinité;  sous  cette 
formalité  de  symbole,  l'acte  extérieur  relève  de  la  vertu 
de  religion,  et  immédiatement,  ne  relève  que  d'elle  :  il  est 
donc  élicite. 

Par  contre,  certains  actes,  formellement  envisagés, 
relèvent  d'une  autre  vertu;  d'eux-mêmes,  ils  ne  sont  pas 
actes  de  culte.  Le  jeûne  est  un  acte  de  tempérance,  mais 
U  peut  être  informé  d'un  motif  nouveau  :  on  peut  jeûner 
]X>ur  honorer  Dieu  par  le  sacrifice  que  l'on  s'impose.  On  dit 
alors  que  la  vertu  de  religion  impère  l'acte  de  tempé- 
rance. 

Note  3.  La    dévotion,    acte    spécial    de    reliéion 

(voir  p.  25,  note  2). 

La  définition  que  saint  Thomas  donne  de  la  dévotion 
présente  des  nuances  :  c'est  tantôt  «  la  volonté  de  s'em- 
presser à  tout  ce  qui  intéresse  le  culte  de  Dieu  ;  »  et  tantôt 
«  l'offrande  de  soi-même  à  Dieu,  en  vue  précisément  de  ce 

74 


culte  empressé  ».  Il  y  a  là  matière  à  deux  actes  distincts,  et 
c'est  ce  que  Wiggers  a  bien  noté  dans  son  Commentaire 
de  la  Somme  :  De  Jure  et  justitia,  tract.  VIII,  cap.  2,  dubio 
i;  mais  nous  pensons  que,  sous  ces  deux  formules,  em- 
ployées dans  un  même  article,  saint  Thomas  ne  désigne 
qu'un  même  acte  qui  ne  serait  pas  explicitement  la  volonté 
de  se  donner  à  Dieu  en  vue  de  son  service,  mais  la  volonté 
de  s'adonner  avec  empressement  à  son  culte. 

Mais,  dira-t-on,  s'il  en  est  ainsi,  comment  soutenir  que 
la  dévotion  est  un  acte  spécial;  cette  volonté  empressée 
n'est-elle  pas  une  qualité  qui  peut  s'attacher  à  tout  acte 
de  volonté?  N'allons-nous  pas  rejoindre  la  notion  plus 
moderne  de  «  ferveur  »  de  la  volonté,  décrite  plus  haut 
(p.  24,  note  i)  par  saint  François  de  Sales? 

Cajetan  a  prévu  l'objection.  La  dévotion  est  sans  doute, 
dit-il,  une  certaine  promptitude;  mais  elle  ne  s'attache 
pas  à  n'importe  quel  acte,  même  de  volonté;  elle  est  la 
■propriété  de  l'acte  spécial  de  religion  par  lequel  la  volonté 
s'adonne  au  service  de  Dieu.  La  dévotion  ne  se  comprend 
donc  qu'en  corrélation  avec  cet  acte  spécial  et  sert  à  le 
définir,  comme  une  propriété  sert  à  définir  le  sujet.  Et 
l'éminent  interprète  en  donne  la  raison.  La  vertu  de  reU- 
gion,  étant  un  habitus,  est  une  qualité  s'attachant  à  la 
puissance  volitive.  L'acte  propre  de  la  vertu  de  rehgion 
ne  peut  donc  être  qu'une  qualité  de  l'acte  de  cette  puis- 
sance. N'est-ce  pas  d'ailleurs  par  des  qualificatifs  qu'on 
définit  bien  d'autres  vertus  ?  «  Sicut  simitas  significat 
curvitatem  non  absolute,  sed  in  certa  materia,  scilicet  na- 
so;  ita  devotio  formaliter  significat  promptitudinem,  non 
absolute,  nec  in  quocumque  actu  cujuscumque  potentiae, 
sed  in  actu  voluntatis  non  quocumque  sed  illo  quovolun- 
tas  se  suaque  omnia  opéra  in  divino  cultu  offert  Deo.  Et 
sic  utrumque  verum  est,  et  neutrum  alteri  adversatur, 
diversimode  intellectum  :  quod  scihcet  et  qualitatem  et 
actum  importât,  dum  significat  qualitatem  in  tah  actu 
speciali,  sicut  simiteis  curvitatem  in  taU  speciali  materia. 
Ratio  autem  quae  me  movet  ad  hoc  est  quia  devotio  est 
actus  religionis.  Constat  autem  quod  sicut  religio  est  qua- 
litas  potentiae,  ita  actus  proprius  religionis  est  qualitas 
actus  potentiae.   Sic  enim  in  aliis  virtutibus  videmus  :  ut 

75 


patet  de  scire  in  intellectu  spéculative  et  providere  in 
intell ectu  practico,  justificatione  in  voluntate,  et  aliis 
hujusmodi  propriis  actibus  virtutum,  quibus  nomina  non 
sunt  imposita  propria,  sed  circumloquimur  eos  cum 
nomine  vel  adverbio  bonitatis  aut  rectitudinis  ;  ut  bona 
consiliatio,  recte  praecipere,  moderate  appetere,  etc.  Est 
enim  videre  actus  proprios  virtutum  qualitatem  seu 
modum  substantiae  actus  potentiae  significare.  Et  prop- 
terea  sic  est  dicendum  de  devotione  »  (Cajetanus,  in 
2im  2^2  q.  82,  art.  i). 

Note  4.  Nature  de  l'acte  de  demande  (voir  p.  29, 
note  2). 

La  prière  suppose  un  acte  de  volonté  :  le  désir  du  bien 
demandé.  Mais  eUe  est  elle-même  un  acte  de  raison,  de 
raison  pratique.  C'est  ici  l'endroit  de  se  rappeler  que, 
d'après  saint  Thomas,  la  volonté  est  la  faculté  qui  se  porte 
vers  la  fin,  et  que  la  raison  pratique  est  la  faculté  ordina- 
trice  qui  dispose  des  moyens  en  vue  de  cette  fin. L'homme, 
par  sa  raison,  dispose  des  facultés  inférieures,  de  ses 
membres  extérieurs,  et  les  ordonne  en  vue  d'une  fin 
(j3.  2ae  q  xj).  L'homme,  par  sa  raison,  peut  aussi  dis- 
poser de  l'activité  de  ceux  qui  lui  sont  soumis  :  la  loi  et 
le  précepte  relèvent  de  la  raison  pratique  du  supérieur 
(i^  2'^  q.  90,  art.  i,  corp.  et  ad  3^™).  Jusqu'ici,  l'action 
de  la  raison  entraîne  une  certaine  nécessité.  Mais  il  arrive 
que  l'empire  de  l'homme  soit  loin  d'être  aussi  parfait. 
C'est  quand  il  s'adresse  à  un  supérieur.  Dans  ce  cas,  la 
raison  de  l'inférieur  ne  peut  commander  au  supérieur 
d'agir  en  vue  d'une  fin  déterminée.  Elle  peut  cependant 
le  lui  demander.  La  prière-demande  est  donc  un  acte 
de  raison  pratique  par  lequel  l'inférieur  s'adresse  au  supé- 
rieur pour  disposer  la  volonté  de  celui-ci  en  vue  d'un  but 
que  l'inférieur  désire.  En  priant,  l'inférieur  ne  se  contente 
donc  pas  de  manifester  son  désir  au  supérieur;  mais  il  veut 
l'émouvoir,  l'amener  et,  en  un  sens,  le  mouvoir  à  donner 
ce  que  l'inférieur  ne  peut  se  procurer  de  lui-même.  La 
demande  devient  donc  cause  dispositive   et  médiate  du 

76 


bien  désiré.  C'est  sans  doute  la  volonté  qui  a  donné 
le  branle  à  la  raison  pratique  en  vue  de  réaliser  son  désir; 
mais  la  manifestation  de  ce  désir  en  vue  d'émouvoir 
la  volonté  du  supérieur  est  formellement  un  acte  de  raison 
pratique  (2-  2  «  q.  83,  aii;.  i).  «  lUe  qui  petit  aut  imperat 
aut  deprecatur,  avait  dit  saint  Thomas,  advocat  aliquid 
ad  consecutionem  finis  vel  prosecutionem  intenti.  Hoc 
autem  non  estvoluntatis,  quia  ipsa  simpliciter  et  absolute 
fertur  in  suum  objectum  quod  est  finis;  sed  est  rationis, 
cujus  est  ordinare  unum  ad  aliud,  et  ideo  proprie  acci- 
piendo,  imperium  non  est  voluntatis  ».  In  IV  Sent.,  dist. 
15,  q.  4,  art.  i,  q-"'^  i*  ad  3  "■. 

Note  5.  Le  sacrifice  improprement  dit.  (Voir 
p.  39,  note  2.) 

Saint  Thomas  s'inspire  visiblement  de  saint  Augustin, 
quand  il  rapporte  le  sacrifice  extérieur  au  sacrifice  inté- 
rieur de  l'âme.  Mais,  emporté  par  l'élan  de  l'éloquence, 
le  Docteiu:  d'Hippone  n'a  pas  toujours  conservé  aux  mots 
leur  sens  propre.  La  religion,  écrit-il,  nous  fait  tendre  à 
Dieu  par  l'amour.  Le  sacrifice,  acte  religieux  réservé  à 
Dieu,  n'a  qu'un  but  :  nous  faire  aimer  Dieu  et  le  prochain; 
toutes  les  prescriptions  divines  au  sujet  des  sacrifices  se 
rapportent  à  ce  sacrifice  intérieur.  «  Proinde  verum 
sacrificium  est  omne  opus  quod  agitur,  ut  sancta  societate 
inhaereamus  Deo,  relatum  sciUcet  ad  illum  finem  boni 
quo  eraciter  beati  esse  possimus  ».  Tout  acte  de  miséri- 
corde, rapporté  ainsi  à  Dieu,  est  un  vrai  sacrifice;  et  c'est 
même  à  titre  d'acte  de  miséricorde  envers  nous-même,  que 
la  consécration  de  notre  corps  et  de  notre  âme  à  Dieu 
constitue  un  vrai  sacrifice.  (Saint  Augustin  :  De  Ctvitate 
Dei,  libro  X,  cap.  3-6  et  19.) 

Sans  le  contredire  ouvertement,  saint  Thomas  le  ramène 
discrètement  à  la  propriété  du  terme.  Le  but  du  sacrifice 
n'est  pas  précisément  de  nous  porter  à  la  charité;  mais 
plutôt  de  témoigner  notre  révérence  vis-à-vis  de  Dieu. 
Ensuite,  l'on  peut  sans  doute  poser,  en  vue  de  cette  rêvé- 

77 


rence,  des  actes  relevant  d'autres  vertus  :  on  peut, 
dans  ce  but  religieux,  faire  des  actes  de  mortification, 
des  œuvres  de  miséricorde.  A  ce  titre,  en  raison  de  cette 
intention,  on  peut  les  appeler  des  sacrifices,  tout  comme 
un  vol  commis  en  vue  de  la  fornication  revêt  la  malice 
de  celle-ci,  et  de  ce  chef,  peut  être  appelé  de  ce  nom. 
Cependant,  il  y  a  des  actes  qui  ne  relèvent  pas  d'autres 
vertus,  mais  qui  sont  des  offrandes  de  choses  extérieures 
faites  à  Dieu,  en  vue  de  l'honorer  ;  ce  sont  là  les  vrais  sacri- 
fices, appartenant  pax  eux-mêmes  à  la  vertu  de  religion. 
e  Contingit  et  ea  quae  secundum  ahas  virtutes  fiunt,  in 
divinam  reverentiam  ordinari;  puta  cum  aUquis  elee- 
mosynam  facit  de  rébus  propriis  propter  Deum,  vel  cum 
aUquis  proprium  corpus  alicui  aifiictioni  subjicit  propter 
divinam  reverentiam;  et  secundum  hoc  etiam  actus 
aliarum  virtutum  sacrificii  dici  possunt.  Sunt  tamen 
quidam  actus  qui  non  habent  ex  alio  laudem  nisi  quia 
fiunt  propter  reverentiam  divinam  :  et  isti  actus  proprie 
sacrificia  dicuntur,  et  pertinent  ad  virtutem  reUgionis.  » 
2»  2^«  q.  85,  art.  3,  corp.  et  ad  i"™;  art.  4;  q.  86  art.  2  ad 
I-™;  q.  81  art.  4  ad  1"°". 

^     1^  * 

Note  6.  L'obéissance,  vertu  spéciale.  (Voir  p.  47, 
note  2.) 

L'obéissance  est  double,  écrit  saint  Thomas.  On  obéit 
d'une  manière  générale  quand  on  rempUt  les  ordres  de 
l'autorité;  comme  telle,  l'obéissance  est  incluse  en  toute 
vertu  et  n'a  pas  de  mérite  propre.  L'obéissance,  vertu 
spéciale,  nous  inchne  à  remplir  les  ordres  des  supérieurs, 
parce  que  ia  soumission  leur  est  due;  ainsi  envisagée, 
l'obéissance  a  son  mérite  propre  et  se  rattache  à  la  vertu 
de  justice  (2^  2^^  q.  4,  axt.  7,  ad.  3"".) 

L'obéissance,  vertu  spéciale,  a  comme  objet  matériel 
la  loi  ou  le  précepte  du  supérieur.  Il  n'est  pas  nécessaire 
que  l'ordre  soit  intimé  expressément  ou  promulgué; 
l'obéissance  prompte  se  contente  d'un  simple  signe 
indiquant  la  volonté  du  supérieur  et  sait  prévenir  la 

78 


promulgation  de  la  loi.  Encore  faut-il,  pour  l'obéisssance 
stricte,  qu'il  y  ait  volonté  préceptive  de  la  part  du 
supérieur   (2*  2*6  q.  104,  art.  2,  in  corp,  ad  2"™  et  3"™.) 

Se  soumettre  aux  désirs  du  supérieur  n'est  donc  pas 
exercer  l'obéissance  stricte.  Mais,  faut-il  le  dire,  c'est 
exercer  un  acte  très  parfait  qui  se  rattache  à  ce  que  Mgr 
Gay  appelle  «  humilité  de  soumission  ».  (Vie  et  vertus 
chrétiennes,  t.  I,  p.  307.)  On  peut  ajouter  que,  si  l'acte 
extérieur  de  cette  soumission  n'est  pas  un  acte  d'obéis- 
sance, l'acte  intérieur  peut  revêtir  le  mérite  de  cette  vertu, 
si  l'on  se  soumet  aux  désirs  du  supérieur  pour  assouplir 
sa  volonté  en  vue  de  l'obéissance  parfaite  aux  ordres 
proprement  dits  de  l'autorité  (Vermeersch  :  De  reli- 
giosis  instituas  et  personis,  t.  I,  n°  287). 

Il  arrivera  que  l'ordre  du  supérieur  tombe  sur  des  actes 
qui,  d'eux-mêmes  déjà,  relèvent  d'autres  vertus.  L'accom- 
plissement de  l'ordre  s'enrichit  alors  du  mérite  spécial  de 
l'obéissance,  si  l'on  pose  l'acte  en  tant  que  commandé. 
Cette  intention  spécifie  l'acte  de  soumission  matérielle  à 
la  loi  et  en  fait  un  acte  d'obéissance.  «  Si  obedientia  pro- 
prie accipiatur,  secundum  quod  respicit  per  intentionem 
formalem  rationem  praecepti,  erit  specialis  actus,  et 
inobedientia  peccatum  spéciale  :  secundum  hoc  enim 
ad  obedientiam  reqùiritur  quod  impleat  aliquis  actum 
justitiae  vel  alterius  virtutis,  intendens  implere  praecep- 
tum;  et  ad  inobedientiam  reqùiritur  quod  actualiter 
contemnat  praeceptum  ».  (2^  2*"^  q.  104,  art.  2  ad  i"™.) 

Il  n'est  pas  nécessaire  que  l'acte  commandé  répugne 
à  nos  goûts  naturels  ni  que  l'obéissance  suppose  de 
gi'ands  sacrifices.  Il  suffit  au  mérite  de  l'obéissance  que 
la  volonté  de  l'inférieur  s'applique  de  bon  cœur,  dévote,  à 
remplir  l'ordre  reçu.  (Saint  Grégoire  avait,  sur  ce  point, 
une  doctrine  plus  austère.  Moralium,  libr.  35,  cap.  14;  P. 
I>.,  t.  76,  col.  766,  n°  30.  Sans  contredire  ouvertement 
le  Grand  Docteur,  saint  Thomas  le  ramène  discrètement 
à  une  sage  mesure,  q.  104,  art.  2  ad  s""".) 

Tout  en  s'appuyant  à  la  religion,  l'obéissance  en  diffère 
cependant.  «  Dicendum  est,  écrit  De  Lugo,  obedientiam 
diflferre  ab  adoratione  (religione),  in  eo  quod  obedientia, 
esto  obiter  indicet  submmissionem  intemam,  non  tamen 

79 


illam  intendit  praecipue  ostendere  :  primario  enim  inten- 
dit solum  adimplere  jussa  superioris;  quare  si  posset 
fieri  haec  adimpletio  sive  eo  quod  par  ipsam  significaretur 
summissio  interna,  adhuc  illa  esset  actus  obedientiae  : 
obedientia  enim  non  attendit  ad  honestatem  peculiarem 
quae  apparet  in  significatione  summissionis;  ad  quam 
tamen  solum  attendit  adoratio.  »  De  Lugo  .  De  mysterio 
Incarnationis,  disp.  33,  sectio  2,  n°  21.  De  même  Lessius  : 
De  Justitia  et  jure,  libr(^2,  cap.  3O,  dub.  2,  no  14. 

«^     V* 

Note  7.  La  charité,  forme  et  mère  de  toutes  les 
venus.  (Voir  p.  55,  note  2.) 

La  charité,  dit  saint  Thomas,  est  la  forme  et  la  mère 
de  toutes  les  vertus.  Ces  divers  qualificatifs  désignent  une 
seule  et  même  propriété  de  la  charité  :  celle  d'orienter  vers 
Dieu  toutes  les  autres  vertus. 

Quelques  mots  d'explication  s'imposent. 

Dans  l'ordre  moral,  c'est  la  fin  qui  spécifie  l'action.»  Ac- 
tus dicuntur  humani  inquantam  procedunt  ex  voluntate 
deUberata.  Objectum  autem  voluntatis  est  bonum  et  finis, 
et  ideo  manifestum  est  quod  principium  humanorum 
actuum,  inquantum  sunt  humani,  est  finis  ».  (i^  2^^  q.  i, 
art  3.) 

Et  comme  le  principe  qui  spécifie  une  chose  est  aussi 
appelé  sa  forme,  U  faut  conclure  que,  dans  l'ordre  de 
l'action,  la  fin  donne  la.  forme  à  l'acte.  «  In  omnibus  actibus 
voluntariis,  id  quod  est  ex  parte  finis,  est  formale;  quod 
ideo  est  quia  unusquisque  actus  formam  et  speciem 
recipit  secundum  formam  agentis,  ut  calefacti  secun- 
dum  calorem.  Forma  autem  voluntatis  est  objectum 
ipsius,  quod  est  bonum  et  finis,  sicut  intelligibUe  est  forma 
intellectus;  unde  oportet  quod  id  quod  est  ex  parte  finis, 
sit  formale,  in  actu  voluntatis.  »  [De  Cantate,  quest.  unica, 
art.  3.) 

Cette  fin  peut  être  le  terme  auquel  la  nature  même  de 
l'acte  est  ordonné  (finis  operis)  ;  dans  ce  cas,  la  fin  sert  à 
définir  l'acte  en  lui-même  et  lui  donne  sa  forme  intrin- 

80 


sèqtte  :  le  fait  de  donner  l'aumône  tend  de  soi  à  soulager 
la  misère  du  prochain. 

Mais  il  peut  s'agir  d'une  fin  différente  de  cette  fin  natu- 
relle dont  on  vient  de  parler.  Cette  fin  ajoutée  (finis  ope- 
rantis)  informe  l'acte,  en  lui  donnant  une  forme  ou  fin 
extrinsèqtie . 

Or,  telle  est  la  charité.  «  In  morahbus,  forma  actus  atten- 
ditur  principaliter  ex  parte  finis  :  cujus  ratio  est  quia 
principium  moraUum  est  voluntas,  cujus  objectum  et 
quasi  forma  est  finis;  semper  autem  forma  actus  conse- 
quitur  formam  agentis;  unde  oportet  quod  in  moralibus 
id  quod  dat  actui  ordinem  ad  finem,  det  ei  et  formam. 
Manifestum  est  autem  quod  per  caritatem  ordinantur 
actus  omnium  aliarum  virtutum  ad  ultimum  finem;  et 
secundum  hoc  ipsa  dat  formam  actibus  omnium  aliarum 
virtutum;  et  pro  tanto  dicitur  esse  forma  virtutum;  nam 
et  ipsae  virtutes  dicuntur  in  ordine  ad  actus  formates,  n 
(2»  2=>e  q.  23  art.  8.) 

La  charité  ne  définit  donc  pas  intrinsèquement  tous  les 
actes  vertueux.  La  spécificité  des  vertus  subsiste  en  efiet 
sous  l'empire  même  delà  charité;  mais  elle  en  est  la  forme 
extrinsèque,  attirant  les  autres  vertus  dans  son  orbite  et 
les  orientant  ainsi  vers  sa  fin  propre.  «  Caritas  non  est 
forma  intrinseca,  sed  ex  hoc  ipso  quod  trahit  omnes  alias 
virtutes  ad  suum  finem,  format  virtutes...  Caritas  non  est 
forma  virtutum  quae  sit  pars  essentiae  virtutum,  sed 
est  forma  quasi  informans  ».  {De  Caritate,  art.  3,  ad  17^™ 
et  18'^'n.) 

C'est  uniquement  dans  ce  sens  que  la  charité  est  la 
forme  de  la  foi.  «Actus  voluntarii  speciem  recipiunt  a  fine 
qui  est  voluntatis  objectum;  id  autem  a  quo  aliquid  spe- 
ciem sortitur,  se  habet  ad  modum  formae  in  rébus  natu- 
ralibus;  et  ideo  cujuslibet  actus  voluntarii  forma  quod- 
ammodo  est  finis  ad  quem  ordinatur...  Manifestum  est 
autem  quod  actus  fidei  ordinatur  ad  objectum  voluntatis 
quod  est  bonum,  sicut  ad  finem;  hoc  autem  bonum  quod 
est  finis  fidei,  scilicet  bonum  divinum,  est  proprium 
objectum  caritatis;  et  ideo  caritas  dicitur  forma  fidei, 
inquantum  per  caritatem  actus  fidei  perficitur  et  for- 
matur.  »  (2*  2^^  q.  4,  art.  3,  in  corp.  et  ad  2^'".)  C'est  dans 

81  • 


ce  sens  qu'il  faut  comprendre  ce  quo  S.  Thomas  dit 
ailleurs  :  «  Cum  fides  sit  in  intellectu  secundum  quod  est 
motus  et  imperatus  a  voluntate,  id  quod  est  ex  parte 
cognitionis  est  quasi  materiale  inipsa;  sed  ex  parte  volun- 
tatis  accipienda  est  ipsius  formatio.  Et  ideo  cum  caritas 
sit  perfectio  voluntatis,  a  caritate  fides  informatur.  » 
{De  Veritate,  q.  14,  art.  5,  de  même  In  III  Sent.,  dist. 
23.  q-  3.  art.  I,  q^"'a  i^  in  corp,  et  ad  2"".) 

Ce  qui  vient  d'être  dit  de  la  foi  peut  se  répéter  de 
l'espérance  (i»  2^<=  q.  62,  art.  4). 

Si  la  charité  informe  de  la  sorte  la  vie  morale,  elle  est 
le  moteur  de  toutes  les  vertus.  La  raison  est  la  même  :  si  elle 
oriente  vers  Dieu  toutes  les  vertus,  c'est  par  son  com- 
mandement, son  empire.  Elle  les  meut  donc  vers  la  fin 
dernière.  «  Caritas  dicitur  forma  omnium  virtutum, 
inquantum  omnes  actus  omnium  virtutum  ordinantur 
ad  summum  bonum  amatum...  Et  hinc  etiam  apparet 
quomodo  caritas  sit  motor  omnium  virtutum,  inquantum 
:  cillicet  imperat  actus  omnium  aliarum  virtutum...  Cum 
omnes  aliae  virtutes  ordinentur  ad  finem  caritatis,  ipsa 
imperat  actus  omnium  virtutum,  et  ex  hoc  dicitur  motor 
earum.  »  {De  Caritate,  art.  3.) 

Par  là  même,  la  charité  est  appelée  la  mère  de  toutes 
lesi  vertus.  «  Dicitur  caritas  mater  aliarum  virtutum, 
dit-il  élégamment,  inquantum  earum  actus  producit  ex 
conceptione  finis  inquantum  habet  se  per  modum  seminis 
cum  sit  principium  in  operabihbus.  »  {In  III  Sent.,  dist. 
27,  q.  2,  art.  4,  qc"!'^  3^  .)  Dans  le  même  sens  :  «  Virtus 
oritur  ex  appetitu  incommutabiUs  boni;  et  ideo  caritas, 
quae  est  amor  Dei,  ponitur  radix  virtutum.  »  (i^  2=^^.q.  84, 
ajt.  I  ad  !"">.)  Les  mots  suivants  résument  bien  toute  la 
pensée  de  saint  Thomas  :  «  Caritas  dicitur  finis  aliarum 
virtutum,  quia  aUas  virtutes  ordinat  ad  finem  suum;  et 
quia  mater  est  quae  in  se  concipit  ex  alio,  ex  hac  ratione 
dicitur  mater  aliarum  virtutum,  quia  ex  appetitu  finis  ulti- 
mi  concipit  actus  aliarum  virtutum,  imperando  ipsos  ». 
(2a  2^^  q.  23,  art.  8,  ad  3""'.)  0  Caritas  est  mater  omnium 
virtutum  et  radix,  inquantum  est  omnium  virtutum 
forma.  »  (i*  2^=  q.  62,  art.  4.) 

82 


Par  là,  on  comprend  plusieurs  propriétés  de  la  charité 
que  nous  ne  pouvons  que  signaler  ici. 

La  charité  est  d'abord  la  condition  du  mérite  des  actions 
humaines.  Les  actes  des  vertus  ne  sont  méritoires  de  la 
vie  étemelle  que  s'ils  sont  commandés  par  la  charité.  «  Cari- 
tas  cadit  in  definitione  virtutis  meritoriae,  ut  patet 
per  definitionem  Augustini  dicentis  quod  virtus  est  bona 
qualitas  mentis  qua  recte  vivitur.  Non  enim  recte  vivitur 
nisi  per  hoc  quod  vita  nostra  ordinatur  in  Deum,  quod 
caritas  facit.  »  (De  Caritaie,  art.  3  ad  3"™;  i^  2»«  q.  114, 
art.  4.) 

Ensuite,  la  possession  par  l'homme  de  la  vertu  de  cha- 
rité entraîne  pour  lui  la  possession  des  autres  vertus,  qui 
sont  ordonnées  à  elle  (i^  2»*  q.  65,  art.  3,  ad  i"™  ;  De 
Virttttibus  cardinalibus ,  quest.  unica,  art.  2.) 

Enfin,  la  perte  de  la  charité  entraîne  la  perte  de  toutes 
les  autres  vertus  en  tant  que  vertusi  parfaites  (i*  2*" 
q.  71-  art.  4). 

Note  8.  Religion  et  sainteté.  (Voir  p.  37,  note  2). 

Une  chose,  une  personne  est  sainte,  en  ce  qu'elle  est 
soustraite  aux  usages  profanes  et  consacrée  au  culte  de 
Dieu.  Quelle  idée  saint  Thomas  s'est- il  fait  de  la  sainteté? 

Quand  il  fut  question  pour  lui  de  distribuer  les  vertus 
annexes  à  la  justice,  le  saint  Docteur  a  rencontré,  dans 
la  littérature  philosophique,  de  nombreux  essais  de  classi- 
fication. Andronicus  le  péripatéticien  ne  parlait  pas  de 
«  religion  »;  mais  il  connaissait  r«  eusebia  »  et  la  «  sain- 
teté ». 

Selon  son  habitude,  saint  Thomas  va  tenter  la  conci- 
liation entre  les  divergences.  Ces  deux  vertus,  dit-il,  ne 
sont  que  deux  aspects  de  la  religion  ;  «  Dividit  (Andronicus) 
rehgionem  in  eusebiam  quae  ordinat  ad  Deum  in  ctdtu  qui 
exhibetur  in  protestatione  servitutis,  sicut  sacrificia  et 
hujusmodi;  unde  dicit  quod  est  scientia  Dei  famulatus,  et 
sanctitatem  quae  ordinat  ad  Deum  in  omnibus  aliis 
operibus  vitae,  unde  dicit  quod  sanctitas  est  scientia 
faciens  fidèles  et  servantes  quae  ad  Deum  justa  sunt  ». 

83 


Et  il  ajoute  :  «  Jam  patet  distinctio  sanctitatis  et  euse- 
biae,  ex  his  quae  dicta  sunt.  Unde  sanctitas  eodem  modo 
comparatur  ad  omnes  virtutes  sicut  justitia  legalis;  quia 
sicut  justitia  legalis  operatur  actus  omnium  virtutum 
propter  bonum  commune,  ita  sanctitas,  propter  Deum .  » 
In  III  Sent.,  dist.  33,  q.  3,  art.  4,  q^"'»  6'   in  corp.  et  ad 

3  "™- 

D'après  ce  texte,  à  la  sainteté  seraient  réservés  les 
actes  impérés  de  religion;  l'eusebia  serait  la  religion,  en 
tant  que  principe  des  actes  proprement  cultuels.  Ce  ne 
seraient  cependant  pas  deux  vertus  distinctes. 

Ce  même  point  de  vue  est  repris  dans  la  Somme  Théo- 
logique, m  Eusehia  dicitur  quasi  bonus  cultus;  unde  est 
idem  quod  religio...  et  ad  idem  reducitur  sanctitas  » 
(2^  2^«  q-  80,  art.  unico  ad  4'^™.  ) 

Il  se  plaît  cependant  à  établir  une  distinction  de  raison 
entre  la  sainteté  et  la  religion.  «  Sanctitas  dicitur  per  quam 
mens  hominis  seipsam  et  suos  actus  applicat  Deo;  unde 
non  differt  a  religione  secundum  essentiam,  sed  solum 
ratione;  nam  religio  dicitur,  secundum  quod  exhibet  Deo 
famulatum  in  his  quae  pertinent  specialiter  ad  cultum 
divinum,  sicut  in  sacrificiis,  oblationibus  et  aliis  hujus- 
modi  (il  s'agit  donc  des  actes  élicites)  ;  sanctitas  autem 
dicitur  secundum  quod  homo  non  solum  haec,  sed  aliarum 
virtutum  opéra  refert  in  Deum,  vel  secundum  quod  homo 
se  disponit  per  bona  quaedam  opéra  ad  cultum  divinum.  » 
[23.  2^5  q.  81,  art.  8.) 

La  sainteté  est  donc  la  reUgion,  en  tant  qu'ordonnant 
les  actes  de  toutes  les  vertus  au  culte  divin.  Elle  est  donc 
semblable  à  la  justice  légale  :  vertu  spéciale  en  elle-même, 
elle  est  générale  par  l'empire  qu'elle  exerce  :  de  même 
que  la  justice  légale  ordonne  au  bien  commun  les  actes  de 
toutes  les  vertus,  de  même  la  sainteté  ordonne  ces  mêmes 
actes  au  culte  divin.  «  Sanctitas  habet  quam  dam  generali- 
tatem,  secundum  quod  omnes  virtutum  actus  per  impe- 
rum  ordinat  in  bonum  divinum,  sicut  et  justitia  legalis 
dicitur  generalis  virtus,  inquantum  ordinat  omnium 
actus  in  bonum  commune  ».  Ibid.,  ad  i''™. 

On  ne  doit  pas,  pensons-nous,  insister  sur  cet  article 
de  saint  Thomas,  ni  en  tirer  des  conclusions  qui  dépasse- 

84 


raient  sa  pensée.  Nous  sommes  en  présence  d'une  de  ces 
délicates  questions  de  nuances  dont  les  théologiens  du 
moyen-âge  sont  coutumiers.  Saint  Thomas  n'a  vu  dans 
la  a  sainteté  »  qu'un  vertu  morale,  non  certes  une  vertu 
qui  se  rapporterait  à  la  sanctification  de  l'âme  par  la  grâce 
sanctifiante.il  n'attache  d'ailleurs  à  cette  question  aucune 
importance  réelle.  Il  n'y  revient  en  aucun  autre  endroit.  Il 
attribue  à  la  religion,  le  pouvoir  d'impérer  les  actes  des 
autres  vertus  et  de  les  ordonner  au  culte  divin.  Peut-être 
cependant,  y  a-t-il,  dans  la  pensée  de  saint  Thomas,  une 
nuance  entre  l'empire  qu'exerce  la  reUgion  et  celui 
qu'exerce  la  sainteté.  La  première  oriente  strictement 
au  culte  divin;  la  sainteté  rapprocherait  davantage  de 
Dieu.  «  Sanctitas  dicitur,  vient-il  de  dire,  qua  mens 
hominis  seipsam...  apphcat  Deo ;  omnes  virtutem  actus 
ordinat  in  bonum  diviniim  r>  et  encore  :  «  temperantia  non 
habet  rationem  sanctitatis,  nisi  referatur  ad  Deum  » 
{Ibid.  ad  2^"".)  Quoi  qu'il  en  soit,  comme  le  mot  «  sain- 
teté »  dans  le  langage  usuel  a  une  portée  moins  stricte, 
nous  nous  conformons  à  l'usage  habituel  en  rapportant 
à  la  religion  sans  plus,  ce  que  saint  Thomas  attribue  à  la 
religion,  en  tant  que  sainteté. 

Note  9.  —  L'empire  de  la  religion  sur  les  vertus 
théologales.  (Voir  p.  65,  note  3.) 

Il  nous  plaît  de  citer  quelques  théologiens,  en  faveur  de 
la  conclusion  relative  à  l'empire  que  la  religion  peut  exer- 
cer sur  les  vertus  théologales. 

Lessius  écrit  :  «  Actus  fidei,  spei  et  caritatis  posse  a 
virtute  reUgionis  imperari.  Nec  obstat  quod  ait  D.  Tho- 
mas (2^  2"^,  q.  81,  art.  5,  ad  i"^™.):  virtutes  theologicas, 
eo  quod  versentur  circa  finem  ultimum,  Deum,  imperare 
actus  reUgionis  et  aUarum  virtutum  quae  versantur  circa 
média;  quia  etsi  hoc  virtutibus  illis  per  se  conveniat,  eo 
quod  per  se  et  ex  natura  sua  circa  finem  ultimum  ver- 
sentur, tamen  per  accidens  contrarium  fieri  potest,  ut  si 
quis  velit  uti  actu  virtutis  theologicae  ad  finem  virtutis 

85 


inférions.  Omnis  enim  actus  qui  potest  esse  médium  ad 
consequendam  virtutem  aliquam  vel  proprium  ejus 
finem,  potest  ab  ea  imperari,  ita  ut  ex  afïectu  ejus  homo 
se  applicet  ad  illum  actum.  Sic  religio  potest  imperare 
actus  fidei,  spei  et  caritatis,  quia  hi  actus  sunt  idonei  ad 
finein  religionis,  qui  est  honorare  Deum.  »  Lessius  ;  De 
Justiiia  et  jure,  libro  II,  cap.  36,  dub.  2,  n»  13. 

Et  Suarez  :  «  Constat  non  esse  inconveniens  actus 
theologicarum  virtutum  a  morali  aliqua  imperari,  etiam- 
si  illae  perfectiores  sint.  Quia  hoc  imperium  non  est  nisi 
motio  seu  applicatio  ad  actum  proprium,  quae  applicatio 
potest  fieri  ex  libertate  voluntatis,  etiamsi  ex  natura 
rei  necessaria  non  sit,  atque  ita  potest  virtus  inferior 
uti  actu  superioris  virtutis  ad  suura  finem  propter  pro- 
portionem  quam  ad  illam  habet.  In  quo  nuUa  est  inor- 
dinatio  moralis,  sed  potius  quoddam  augmentum  perfec- 
tionis,  saltem  extrinsecum  et  accidentarium,  quod  in 
divinam  gloriam  tandem  ordinatur.  Suarez,  De  virtute 
et  statu  religionis,  tract.  I,  libro  III,  cap.  2,  n°  9. 

A  leur  tour  deux  thomistes  avérés  arrivent  à  la  même 
conclusion.  «  Quilibet  virtutis  actus,  écrit  Cajetan,  pro 
quanto  liber  est,  potest  sub  voto  c  ad  ère;  ac  per  hoc 
materia  sanctitatis  aut  reUgionis  esse,  cujus  votum  est 
actus;  ac  per  hoc,  imperari  a  sanctitate  (voir  plus  haut 
la  note  8  de  l'Appendice).  Ex  quibus  sequitur  quod  ex 
hoc  solum  quod  una  virtus  potest  imperare  actui  alte- 
rius,  non  efficaciter  arguitur  virtutem  illam  esse  simpli- 
citer  priorem  :  ahoquin  religio  esset  prior  fide,  cum 
contingat  vovere  actum  fidei.  »  Cajetan.  In  a"™  2*- 
q.  81,  art.  8. 

On  ne  peut  être  plus  explicite  que  Billuart  :  «  Cum 
virtutes  theologicae  versentur  circa  finem,  ipsis  per  se 
convenit  per  imperium  movere  virtutes  opérantes  ea 
quae  ordinantur  ad  illum  finem,  qualis  est  religio.  Per 
accidens  autem  ipsa  religio  potest  imperare  actus  virtutum 
theologicarum,  quatenus  idonei  sunt  ad  suum  finem, 
nempe  colendum  Deum  :  sic,  verbi  gratia,  religio  actum 
•  fidei  imperando  coUt  Deum  et  summum  ei  defert  honorem 
declarando  eum  esse  primam  veritatem.  Si  dicas  esse 
proprium    superioris    imperare,     respondeo...    virtutem 

86 


quae  secundum  se  est  aliis  inferior  posse  per  accidens 
et  secundum  quid  fieri  eis  superiorem  ratione  alicujus 
circumstantiae  quam  eis  superaddit,  sicque  earum  actus 
materialiter  sumptos  ordinare  secundum  hanc  formali- 
tatem  superadditam  ad  suum  finem  et  consequenter 
eos  imperare.»  Billuart  :  Summa  Sancti  Tkomae  ;  Tracta- 
tus  de  religione,  dissert.  I,  art.  2°,  objectio  2*  . 

Pour  éviter  toute  obscurité,  nous  avons  éliminé  de 
notre  exposé  l'expression  imperium  per  accidens  d'une 
verttt  sur  une  autre.  La  vertu  infuse  de  religion  peut  elle 
même  per  accidens,  commander  à  une  vertu  théologale? 
Cela  reste  douteux  après  l'exposé  tait  de  la  doctrine  de 
saint  Thomas  sur  la  hiérarchie  des  vertus.  Mais  un  acte 
de  religion  peut  impérer  simpliciter  un  acte  de  vertu 
théologale. 

De  la  répétition  de  ces  actes  religieux,  naîtrait  en  nous 
une  facilité  de  poser  les  actes  des  vertus  théologales  par 
motif  de  religion  :  en  langage  de  l'école  un  habitus  acqui- 
situs  créant  en  nous  une  mentalité  rehgieuse,  un  esprit 
de  religion. 

De  Lugo,  entreprenant  de  réfuter  Suarez,  nie  que  la 
reUgion  puisse  impérer  aucune  vertu.  Il  a  le  grand  mérite 
d'avoir,  avec  sagacité,  distingué  nettement  l'objet  formel 
de  toutes  les  vertus  voisines  de  la  reUgion.  Et  Suarez  n'a 
pas  toujours  la  précision  désirable,  en  disant  que  toute 
vertu  est  matière  de  religion.  Mais  nous  craignons  que  De 
Lugo  n'ait  à  son  tour  trop  rapproché  l'acte  impéré  de 
l'acte  élicite.  L'équivoque  apparaît,  semble- t-il,  assez 
manifeste  dans  son  De  mysterto  Incarnationis,  disp.  33, 
sectio  2,  n°  22.  «  Dices  :  esto  actus  obedientiae  non  posse 
elici  ab  habitu  adora tionis  (religionis),  quia  non  habet 
illud  objectum  formale;  poterit  tamen  imperari  ab  affectu 
adorationis  (religionis),  quia  non  habet  illud  objectum 
formale;  poterit  tamen  imperari  ab  affectu  adorationis... 
Respondeo  nec  hoc  modo  posse  imperari,  ita  ut  per  ipsum 
actum  obedientiae  exerceatur  adoratio.  « 


87 


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TABLE  DES  MATIERES. 

Pages. 

Chapitre  I.  L'attitude  religieuse 5 

Chapitre  IL  La  vertu  de  religion ii 

Chapitre  III.  Les  actes  propres  de  la  vertu  de 

religion 23 

Article  I.  Les  actes  intérieurs 24 

Article  II.  Les  actes  extérieurs 31 

Chapitre  IV.  Vertus  imprégnées  de  religion  .  .  40 

Article  I.  L'humilité 40 

Article  II.  L'obéissance  et  autres  vertus  con- 
nexes   44 

Chapitre  V.  Les  vertus  impérées  par  la  religion  50 

Article  I.  L'empire  des  vertus  théologales  .    .  52 
Article  II.   L'empire  de  la  religion  sur  les 

autres  vertus 57 

Conclusion 67 

Appendice 7^ 


Brux.  Vromant  &  C,  —  i-îo-ja??. 


Lottin 

BQT 

17^0 

L'âme  du  culte 

.L6â-