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L'AME DU CULTE
LA VERTU DE RELIGION
D^APRÈS S. THOMAS D'AQUIN
PAR DOM ODON LOTTIN, O. S. B.
DOCTEUR EN THÉOLOGIE
BUREAU DES ŒUVRES LITURGIQUES
ABBAYE DU MONT -CÉSAR, A LOUVAIN
1920
INTRODUCTION
SI la liturgie est la piété de l'Église, il sera sans dou-
te utile d'analyser le concept de piété en général.
Si, dans un sens plus restreint, la liturgie est le
culte extériorisé que l'Église rend à Dieu, et si ce culte
puise sa valeur morale dans le culte intérieur, n'est-il
pas opportun de connaître l'âme de celui-ci?
Une étude générale sur la vertu de religion est donc
de mise ici.
En quoi consiste l'attitude religieuse que comporte
tout acte de culte? Quelle est la place de la religion
dans l'ensemble des vertus? La vertu est principe
d'action : quels actes sont spécifiquement religieux? Il
arrive qu'une vertu déborde des cadres qui lui sont
naturels et exerce sa juridiction sur d'autres vertus :
quels actes peuvent ainsi relever de la vertu de reli-
gion? Les actes des vertus théologales pourraient-ils,
par exemple, être informés du motif religieux?
Ces questions concernent tout homme, puisque la
religion dicte l'attitude fondamentale que doit prendre
l'humanité devant son Créateur.
Elles intéressent davantage le prêtre. En contact
quotidien avec les choses du culte, office divin et
sainte messe, le prêtre a des motifs plus pressants de
pénétrer sa vie de cet esprit de révérence qui est l'âme
de la vertu de religion.
Ces questions seront examinées à la lumière de la
théologie. Saint Thomas a été notre guide. L'exposé
qui sera tenté sera sans doute de quelque utilité à ceux
que leurs occupations empêchent de prendre un con-
tact assidu avec la pensée du maître.
Pour ne pas charger l'exposé de considérations trop
techniques, nous avons rejeté, en appendice, quelques
notes d'allure plus scolastique qui pourront faire
communier plus intimement le lecteur à la pensée des
maîtres de la théologie.
CHAPITRE PREMIER
L'attitude religieuse.
UNE des notions les plus originelles de l'humanité
a été sans contredit celle d'un Être suprême qui
domine l'univers et lui communique l'être et
le mouvement. Et de tout temps l'homme a trouvé
des expressions pour traduire ce sentiment de dépen-
dance vis-à-vis de la Divinité.
Si Dieu se manifeste dans l'exercice de sa puissance,
il se produira chez l'homme un mouvement de stupeur
religieuse. N'est-ce pas cette frayeur du divin qui
s'empara de l'âme des disciples de Jésus, à la vue de
ses miracles ? ^.
Si Dieu apparaît comme le vengeur de l'ordre moral,
ce sentiment se nuancera d'une certaine crainte,
crainte servile, à l'égard du Maître dont on redoute les
rigueurs.
Ces nuances laissent cependant intact le sentiment
fondamental que la créature éprouve devant son
Créateur : une crainte révérencielle de Dieu, crainte
de manquer de respect, de retenue, de réserve envers
Celui dont la majesté nous domine ^.
1. Telle l'attitude de saint Pierre, après la pêche miracu-
leuse. « Quod cum videret Simon Petrus, procidit ad genua
Jesu, dicens : Exi a me, quia homo peccator sum, Domine.
Stupor enim circumdederat eum. » Luc, V, 8-9.
2. Reverentia, écrit Lessius, dénotât quemdam timorem
et fugamanimi, quaqmsrefugit in rébus divinis nimiam liber-
tatom et licentiam, metuitque ne nimis libère, nimis audacter,
non satis humiliter, non satis congruenter tantae Majestati et
Craindre quelqu'un de la sorte est plus que l'honorer.
L'honneur que l'on décerne à quelqu'un est sans doute
un témoignage rendu à son excellence. Il se pourra
cependant que cette excellence n'atteigne pas celle de
la personne qui le comble d'honneur. Dieu n'honore-
t-il pas ses saints? Et saint Paul recommande aux
Romains de se prévenir d'hormeur les uns les autres i.
Mais la crainte révérencielle ne se témoigne qu'à celui
qui nous domine. Ce sentiment sera plus ou moins pur,
selon la connaissance qu'on a de Dieu, de son unicité,
de sa transcendance. Chez l'homme civilisé, chez le
chrétien surtout, il se détache nettement de la frayeur
et de la crainte servile, pour se traduire en cet anéan-
tissement intime de l'âme qui s'appelle l'adoration.
« L'adorateur, écrit Mgr Gay, se tait, se fond,
s'efface et s'abîme en présence de celui qu'il adore, con-
fessant par là que cet objet de son culte a toutes les
perfections, tous les droits, tout l'être enfin; de telle
sorte que, comparé à lui, tout le reste est comme
n'étant pas *. »
L'hoimeur s'est spécifié et s'est converti en culte.
« Cultus, écrit Lessius, est honor cum quadam sub-
missione nostri exhibitus ^. »
Le culte rendu à Dieu est l'acte de religion, et s' ali-
mente à la considération des perfections divines.
« Dans tous les états où il se met, dit Mgr Gay, Dieu
est l'abîme infini de l'être, l'unique qui remplit tout,
suae vilitati in rébus divinis et coram Deo versetur. Lessius,
De Justitia et jure, 1603, édition d'Anvers de 1621; libro II
cap. 37 in praefatione.
1. Si quis nùhi ministraverit, honorificabit eum Pater meus.
JoHAN, XII 26; Honore invicem praevenientes. Ad Rom. XII
10; Omnes honorate: I^ Pétri, II, 17. Voir S. Thomas 2' 2^^;
q. 103 art. 2.
2. Gay '.Elévations sur la vie et la doctrine de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, t. I, p. 65, Paris, 1879.
3. Lessius .De Justitia et jure, op. cit. libro II, cap. 36. dub.
I. nOs-
6
qui contient tout, qui porte tout, l'immense, le tout-
puissant, l'étemel, l'incompréhensible. Sa simplicité
nous confond, sa gloire nous éblouit, sa souveraineté
nous écrase. On ne peut, sans être épouvanté, contem-
pler sa justice, et quiconque entreprend de considérer
sa sainteté, est contraint de se voiler la face. Le crain-
dre, c'est définitivement la même chose que le con-
naître; être ému devant lui jusqu'au saisissement,
c'est simplement être sûr qu'il est là. Comment l'abor-
der autrement qu'à genoux? L'entrevoir seulement
donne faim de s'abîmer, de disparaître et de se perdre.
Et le redouter ainsi, c'est l'honorer... Il y a le trem-
blement que la terreur inspire ; les démons y sont con-
damnés. Il y a le tremblement que produisent l'évi-
dence de la majesté, l'excès de la révérence, la pro-
fondeur du culte et l'ivresse même de la dilection : les
Puissances si robustes, et les Trônes si bien affermis,
le ressentent au sein de la gloire. Une pareille crainte
demeure même dans le ciel... Elle est indépendante
de tout ce qui tient au temps : elle est le tressaillement
de la créature en face de l'absolu. ^ »
La notion du culte ou crainte révérencielle ne suffit
cependant pas à caractériser le culte religieux. On ne
peut, en effet, penser à Dieu sans voir que Sa Majesté
transcendante, loin de nous être étrangère, a con-
tracté avec l'humanité les relations intimes de Créa-
teur, de Providence et de Fin dernière.
C'est cet aspect de la di\'inité qu'envisage la religion.
« Ad religionem pertinet, écrit saint Thomas, exhi-
bere reverentiam Deo, inquantum est primum prin-
cipium creationis et gubernationis renmi ^. »
1. Gay: De la vie et des vertus chrétiennes, t. I, p. 209-210.
Paris, 1874.
2. S. Thomas : 2^ 2", q. 81, art. 3.
Or, adressé au Créateur, le culte apparaît comme une
dette, un tribut que l'humanité doit payer à son Maî-
tre. L'hommage de la créature à son Créateur s'informe
d'un motif de justice : « Plusieurs, écrit le P. Lagrange,
refusent de faire entrer dans la religion, comme élément
absolument nécessaire, une certaine exigence morale.
Il faut cependant reconnaître que tous ceux qui pra-
tiquent la religion s'y croient obligés. Nulle part, on
ne se résout à l'observer par un choix libre... Les
hommes religieux ont toujours cru que les rela-
tions qu'ils souhaitaient entretenir avec la divinité
étaient voulues par Elle... Toute religion contient
donc une exigence morale ^. »
Saint Thomas avait déjà souligné cet aspect de l'acte
religieux. C'est même, à ses yeux, ce qui sépare la
vertu de rehgion du don de crainte. La crainte révé-
rencielle ou filiale que nous avons de Dieu relève du
don de crainte : « Ad timorem filialem pertinet Deo
reverentiam exhibere... et hoc pertinet ad donum
timoris 2. » Mais rendre à Dieu le culte de révérence,
parce que cet hommage lui est dû, constitue l'acte de
reUgion ^. Et quand l'homme a compris que le culte
divin est la réponse que la créature doit au Créateur,
il veut poser des actions qui soient pour lui l'expression
de son culte. Le sentiment de révérence, devenu idée
1. Lagrange : Etudes sur les religions sémitiques, p. 7,
Paris, 1905. Voir dans le même sens, Léonce de Grandmaison :
L'étude des religions, dans Christiis, de Huby, p. 8, Paris, 1912.
2. S. Thomas, 2' 2^', q. 19. art. 9 in fine, et art. 12.
3. « Revereri inquantum hujusmodi est actus (doni) timoris.
Sed exhibere reverentiam itiquantum est Deo debitum, est
proprie latriae (religionis) . Unde non sequitur idem esse la-
triam et timoris donum, sicut etiam pugnare viriliter est actus
fortitudinis, inquantum hujusmodi; sed pugnare in acie régis
inquantum miles, hoc débet ei propter feudum quod tenet
ab eo, et est actus justitiae . » In III Sent. dist. IX, quest. I,
art. I, q;^'^ i^ , ad 3'^-''.
8
motrice, tend à l'action; il se double d'un principe
d'opération qui est la vertu morale de religion ^.
L'acte religieux peut donc se définir d'un mot :
« culte dû à Dieu ». Ce sentiment de justice envers Dieu
se traduit spontanément en une sujétion de l'homme
à la divinité. A regarder la majesté de Dieu, écrit
saint Thomas, l'hommage de l'homme est un acte de
culte. A regarder la condition de l'humanité et le
devoir qui lui incombe d'honorer Dieu, l'hommage
se traduit en sujétion. Mais ce ne sont là que deux
aspects d'un seiil et même acte de révérence due à
Dieu a.
Acte de justice, la religion ajuste l'homme à la divi-
nité; elle l'établit donc dans l'ordre ^; et puisque tout
1. « Revereri Deum est actus doni timoris; ad religionem
autem pertinet facere aliqua propter divinam reverentiam ;
unde non sequitur quod religio sit idem quod donum timoris,
sed quod ordinetur ad ipsum, sicut ad aliquid principalius »
2a 2'->-^ q. 81. art. 2 ad i»^'".
2. Eodem actu homo servit Deo et colit ipsum : nam cuUus
respicit Dei excellentiam, cui reverentia debetur; servitus
autem respicit subjectionem hominis qui ex sua condition©
obligatur ad exhibendam reverentiam Deo; et ad haec duo
pertinent omnes actus qui religioni attribuuntur; quia per
omnes homo protestatur divinam excellentiam et subjectio-
nem sui ad Deum. 2 - 2 ^ q. 81 art. 3. ad 2"^. C'est à cette idée
de sujétion obligatoire, de lien moral qui relie [religare) l'homme
à Dieu, que saint Thomas rattache en maint endroit l'étymo-
logie du mot religio : Dei cultus reUgio nominatur, quia huj us-
modi actibus quodammodo se homo ligatut abeo non evagetur,
et quia etiam quodam naturali instinctu se obUgatum sentit
Deo, ut suo modo reverentiam ei impendat a quo est sui esse
et omnis boni principium. Summa contra Gentiles, 1. III,
cap. 119.
3. Per hoc quod aliquis alteri debitum reddit, constituitur
in proporiione convenienti respectu ipsius quasi convenienter
ordinatus ad ipsum. 2^ 2^^, q. 81, art. 2.
être se perfectionne dans la mesure où il se soumet à
l'ordre des choses i, l'acte religieux ne courbe l'homme
devant la Majesté divine que pour le relever, l'enno-
blir et lui mettre au cœur cette paix intime que con-
naissent ceux qui respectent les exigences de l'ordre.
« Parce qu'il n'y a ni un ordre plus parfait, ni une jus-
tice plus achevée que cette adoration rendue à Dieu,
dit Mgr Gay, il n'y a rien non plus qui établisse la
créature dans une paix plus complète... S'abaisser par
religion au-dessous de toutes choses, c'est monter au-
dessus de tout et vraiment au sommet des cieux.
Honorer, jusqu'à s'anéantir devant lui. Celui qui est
assis sur le trône, c'est s'élever jusqu'à ce trône et
s'y asseoir à la droite de Dieu. Tels nous sont repré-
sentés les Bienheureux du Paradis : prosternés et
exaltés; humbles et comblés de gloire; anéantis par
leur amour pour Dieu et pour son Christ, et investis
d'honneur, enivrés de joie par l'amour que Dieu et son
Christ ont pour eux 2. »
1. Per hoc quod Deum reveremur et honoramus, mens
nostra ei subjicitur; et in hoc ejus perfectio consistit : quae-
Ubet enim res perficitur per hoc quod subditur suo superiori :
sicut corpus per hoc quod vivifiicatur ab anima, et aer per hoc
quod illuminatur a sole. 2 ^ 2 'f , q. 81 art. 7. Timor, écrit ailleurs
saint Thomas, sonat in quamdam subjectionem hominis per
quamdam reverentiam. Quanto autem creatura magis crea-
tori subjicitur, tanto altior est; sicut materia quanto magis
subjicitur formae, tanto perfectior est; et ideo timor in excel-
lentiam sonat, secundum quod importât reverentiam ad
Deum. I7t III Sent. dist. 34, q. i, art. 2 ad 7"'^.
2. Gay : Elévations sur la vie et la doctrine de N. S. Jésus-
Christ, t. I, pp. 69-70.
10
CHAPITRE DEUXIÈME.
La vertu de religion.
L'attitude religieuse nous range dans l'ordre mo-
ral, puisqu'elle nous conforme à notre nature,
essentiellement dépendante de Dieu. Agir par ce
motif de révérence ne peut être qu'un acte morale-
ment bon.
La répétition d'actes posés sous l'empire de ce
mobile d'action engendrera une facilité à exercer des
actes de religion. Il y a donc place, dans l'ordre
naturel, pour une vertu de religion, disposition habi-
tuelle inclinant l'homme à rendre à Dieu, par certains
actes, le culte qui lui est dû.
On conçoit donc une vertu de religion acquise, dont
le rôle serait de faciliter l'exercice des dispositions
natives qui inclinent l'homme à poser des actes con-
formes à sa nature. De fait cependant, c'est du moins
la sentence commune des théologiens, il a plu à Dieu
de la répandre dans nos âmes, au baptême, au moment
de l'infusion en nous de la grâce sanctifiante. Son
caractère de vertu infuse n'en change toutefois pas
la nature : disposant l'homme à poser des actes con-
formes à la saine raison, ou, si l'on veut, à sa nature
raisonnable, la vertu de religion reste une vertu morale,
relevant de l'ordre moral naturel ^.
I. Praecepta moralia sunt de illis quae secundum se ad
bonos mores pertinent : cum autem humani mores dicantur,
in ordine ad rationem, quae est proprium principium huma-
norum actuum, illi mores dicuntur boni qui rationi congru unt.
l^ 2'=, q. 100. art. i.
II
Cette vertu morale, on l'a vu, est une vraie justice
vis-à-vis de Dieu.
Elle ne réalise sans doute pas la notion de justice
commutative, qui règle les rapports juridiques des hom-
mes entre eux. Cette justice suppose ceux-ci indépen-
dants les uns des autres au moment déposer un acte juri-
dique; elle inclut par là même \' égalité fondamentale
des hommes dans la tendance vers leur fin dernière et
dans l'exercice des facultés qui les y conduisent.
Semblables rapports ne peuvent, sans blasphème,
se concevoir entre Dieu et l'homme. Si Dieu est infi-
niment indépendant de l'homme, celui-ci, dans tout
son être, est dépendant de Dieu. Cause efficiente et
finale, Dieu a un droit plénier à l'hommage religieux
de sa créature. L'homme a sans doute le pouvoir phy-
sique de lui refuser le tribut de son culte; il n'en a pas
le pouvoir moral. Au moment de poser un acte reli-
gieux, l'homme n'est donc nullement l'égal de Dieu.
Par là même, l'acte qui traduit la dépendance de
l'homme vis-à-vis de Dieu, reste au-dessous de ce qui
est dû au Créateur; l'hommage n'est pas digne du
souverain, le payement de la dette n'atteint pas les
exigences que pourrait avancer le divin créancier.
La vertu de religion ne réalise donc pas pleinement
le concept de justice commutative. Saint Thomas la
range parmi les vertus annexes de la justice stricte i.
I. Justitia (commutativa) consistit in bonis quibus homines
sibi invicem communicant in vita ista, sicut sunt pecunia,
honores et hujusmodi, secundum quod unus alteri hujusmodi
communicare potest, in quibus judex secundum legem aequa-
litatem constituit, ut unusquisque habeat quod sibi debetur
non plus nec minus, et in hac aequalitate consistit justitia.
Unde justitia sic accepta non est nisi in illis qui nati sunt regu-
lari eadem lege et sub eodem principe esse et aequaliter prin-
cipari. Unde talis justitia non est domini ad servum, nec pa-
tris ad filium, quia servus et filius res eorum sunt; unde non
est ad eos justitia, sicut nec ad seipsum. Tamen est ibi quidam
modus justitiae, secundum quod dominus reddit servo quod
13
Cependant, le droit de Dieu l'emporte en dignité sur
les droits les plus étendus de toute créature. A regar-
der le terme auquel tend le culte, la religion est donc
une éminente justice. Et à considérer le mérite de
l'acte religieux, si l'homme s'emploie tout entier à
payer son tribut dans la mesure de ses moyens, nul
doute que Dieu ne tienne compte de l'impuissance
humaine et n'agrée comme méritoires les actes du
culte dans la proportion où la volonté de l'homme
s'y est vouée ^.
La religion est-elle bien une vertu morale, comme
nous l'avons supposé? S'adresser à Dieu par le culte
intérieur de l'adoration, n'est-ce pas atteindre Dieu
lui-même? Et si la mission de nous unir à Lui est
confiée aux vertus théologales, ne faudra-t-il pas élever
la religion au rang de cette sublime trilogie?
Maints auteurs l'ont pensé 2. Il n'y a cependant
aucun motif de bouleverser l'ordonnance tradition-
nelle des vertus, et quelques précisions dissiperont
sans doute les équivoques.
sibi debetur, vel e converse; ... et hoc modo se habet ad justi-
tiam latria, quia consistit in hoc quod reddit Deo quod sibi
debetur; unde reducitur ad justitiam, non quasi species ad
genus, sed sicut virtus annexa ad principalem, quae participât
modum principalis. In III Sent. dist. 9, qu. I, art. i. qcu'a ^a.
— Quidquid ab homine Deo redditur, debitum est; non tamen
potest esse aequale, ut scilicet tantum homo ei reddat quan-
tum débet, secundum illud : Quid retribuam Domino pro
omnibus quae retribuit mihi? et secundum hoc adjungitur
justitiae religio. 2^ 2^«, q. 80, art. unico; item. q. 81, art. 5 ad
3um
1. Laus virtutis in voluntate consistit, non autem in po-
testate; et ideo deficere ab aequaUtate, quae est médium jus-
titiae, propter defectum potestatis, non diminuit laudem vir-
tutis, si non fuerit defectus ex parte voluntatis, 2» 2^^, q. 81,
art. 6. ad i^^.
2. Par exemple, Martinet : Theologia tnoralis, t. I, p. 355,
Paris, 1867.
13
Les vertus morales nous inclinent à poser des act
conformes à notre nature humaine.
Les vertus théologales nous permettent de poser di
actes conformes à la nature divine.
Or, la vertu de religion n'est pas de ces dernières.
Dans son infinie bonté. Dieu a daigné destin(
l'homme à vivre de sa vie divine, lui permettre par 1
connaissance d'atteindre les profondeurs de ses pei
fections, le faire participer à l'amour et à l'ineffabl
béatitude dans laquelle il se complaît sans limites.
C'est là notre vocation : au ciel, la gloire, partie
pation en nous de la gloire de Dieu lui-même ; sur terr(
la grâce sanctifiante, principe foncier d'opératio
di\dne qui nous permet de proportionner notre acti\it
à cette destinée surnaturelle.
Et de même que, dans l'ordre naturel, le princip
foncier d'activité humaine agit par des faculté
(intelligence et volonté) d'où dérivent immédiatemer
les diverses espèces d'actes (connaissance, volition
de même dans l'ordre surnaturel, la grâce sanct
fiante, principe foncier d'activité divine, agit par d<
« facultés » d'où procèdent et la connaissance des my
tères qui nous fait participer à la connaissance qr
Dieu a de lui-même, et l'amour qui nous perm<
d'aimer Dieu de la manière dont II aime sa propi
bonté. Ces principes prochains d'activité divine soi
les vertus théologales K
I. D'après cet exposé, on voit la place qu'occupent la /
et la charité. Mais comment y introduire l'espérance? L'amo
de Dieu est double : l'amour de « concupiscence » qui no
attache à Dieu considéré comme notre propre bien; l'amour <
» bienveillance » par lequel nous aimons Dieu pour lui-mêm
indépendamment du bien qu'il nous confère. L'amour de bie
veillance se retrouve dans la charité, qui nous fait aimer Di(
pour lui-même; l'amour de concupiscence est un des élémen
de l'espérance qui nous fait tendre vers Dieu, envisagé cornu
notre bonheur suprême.
14
Au ciel, l'homme verra Dieu sans intermédiaire. Cette
vision de l'essence divine, acquise sur terre, nous atta-
cherait indissolublement à Dieu; notre volonté aurait
trouvé le Bien suprême qui termine toutes ses aspira-
tions. Le péché serait non seulement un illogisme,
mais une impossibilité. Or, Dieu a voulu associer
l'homme à son œuvre sanctificatrice en lui donnant
la puissance de poser Hbrement les actes méritoires
dont le ciel est la récompense. La vision intuitive de
Dieu est donc réservée au paradis. Mais dès mainte-
nant, le germe nous en est donné par la foi qui nous
permet, non de voir, mais d'admettre, et à mesure que
la foi se développe, d'entrevoir les mystères cachés
en Dieu.
Cette foi, ébauche de la vision, se termine à Dieu
directement. Et de deux manières.
L'objet que le fidèle croit est avant tout Dieu, c'est-
à-dire l'ensemble des vérités révélatrices de la perfec-
tion divine elle-même; subsidiairement, la foi atteint
tout ce qui conduit à cette connaissance. L'objet
matériel principal de la foi est donc Dieu.
Mais il y a plus. L'objet formel qui spécifie l'assen-
timent intellectuel et en fait un acte de foi divine est
encore Dieu lui-même. Le motif qui détermine la
volonté du croyant à courber son intelhgence devant
le mystère incompris, est l'infinie perfection d'un Dieu
qui, en nous révélant les secrets de sa vie intime, n'a
pu se tromper ni nous induire en erreur.
La charité de même se termine directement à Dieu
comme à son objet propre.
Sans doute, cet amour, s' appuyant à la connais-
sance, se ressent ici-bas des obscurités de la foi, et ne
pourra pleinement s'épanouir que dans la clarté de
la vision. Pouvons-nous, en cette terre, pénétrer la
nature intime de cette vertu? Les mots nous man-
quent quand nous voulons définir le trait qui, s' ajou-
tant à l'amour de bienveillance, en fait un acte de
charité, je veux dire cette ineffable amitié entre Dieu
et nous, basée sur la communication faite à l'homme
de la nature même de Dieu. Cette charité divine dont
les richesses nous restent si cachées ne peut donc attein-
dre ici-bas à la douceur de cette jouissance qui inonde
l'âme des élus.
Cependant, la vertu de charité, comme la foi, s' ori-
gine immédiatement à Dieu et trouve en lui son
motif formel. Ce qui détermine, en effet, l'homme à
aimer Dieu d'un amour de charité, c'est l'infinie per-
fection divine aimable pour elle-même, indépen-
damment du boûheur suprême que nous assure la
possession de Dieu. Si notre esprit croit en Dieu à
cause de la Vérité divine, notre volonté adhère à
Dieu à cause de son essentielle Bonté. Et si nous
voulons que notre amour pour le prochain, objet
secondaire de notre amour, soit un acte propre de la
vertu de charité, il faut que ce même motif informe
cet amour. De même en effet que notre assentiment à
certaines vérités secondaires n'est acte de foi que s'il
nous achemine à la connaissance de Dieu en ses mys-
tères, de même l'amour du prochain n'est acte de
charité que si, voyant Dieu dans l'âme de nos frères,
nous les aimons en Dieu, nous complaisant dans leurs
perfections parce que nous y retrouvons celles de Dieu,
leur voulant du bien, parce que c'est Dieu que nous
voulons en elles ^.
Dieu apparaît donc comme l'objet matériel princi-
pal et le motif formel de la charité, comme il l'est
de la foi.
I. Ce point de vue thomiste a été mis en pleine valeur par
Mgr Van Roey : De nafura et ordine charitatis erga proximum,
dissertatio I, cap. i et 2, Louvain, 1912.
16
Il faut en dire autant de l'acte d'espérance. Nous
attendons par-dessus tout la possession de Dieu; et
nous désirons la gr^ce et les autres moyens de salut,
en vue de ce terme Suprême. Notre espérance se fonde
sur Dieu lui-même, considéré dans sa toute-puissance
auxiliatrice.
Les vertus théologales se terminent donc à Dieu,
comme à leur objet propre, puisque c'est la nature
divine, considérée dans l'une ou l'autre de ses per-
fections, qui constitue l'élément essentiel de leur
définition.
La vertu de religion n'atteint pas Dieu de la sorte.
Fondée sur la contingence de la nature humaine,
la religion nous porte à poser des actes de culte qui
expriment cette dépendance essentielle vis-à-vis de
Dieu. Ce que l'homme veut, en posant un acte reli-
gieux, ce n'est pas Dieu lui-même, c'est un acte de
culte, destiné à honorer Dieu. De même donc que la
vertu de justice n'a pas pour objet matériel le prochain
auquel elle s'adresse, mais la dette due au prochain,
de même la vertu de religion n'a pas pour objet maté-
riel Dieu, mais le culte qui Lui est dû ^.
Le motif formel qui spécifie l'acte religieux n'est
pas davantage Dieu. Si l'homme paye à Dieu le tri-
but de son culte, c'est que c'est la loi de sa nature.
Si même Dieu ne lui en intimait l'ordre, cette obliga-
tion lui apparaîtrait comme un bien « humain », un
bien moral s' imposant à sa volonté par la raison qui
I. Ita se habet religio ad Deum, écrit Lessius, sicut jus-
titia particularis ad proximum; atqui proprium objectum
justitiae particularis non est proximus, sed res proximo débita;
ergo similiter objectum religionis non est Deus aut excellentia
divina, sed cultus Deo debitus, ut sacrificia, oblationes... qui-
bu3 divinitas honoratur. De Justifia et jure, 1. c. n° lo.
17 2
lui découvre les exigences de sa nature raisonnable.
C'est bien l'obligation naturelle de rendre à chacun ce
qui lui est dû qui motive l'acte religieux; l'humanité
n'agit selon la saine raison que si elle poursuit ce bien
spécifiquement humain : reconnaître ce qu'elle est,
et donc sa dépendance vis-à-vis de Dieu. Si l'homme
religieux honore la divinité, ce n'est pas parce que Dieu
s'est révélé à nous comme infinie Majesté, ce n'est pas
davantage parce que Dieu est notre bonheur suprême
ou la beauté infinie aimable pour elle-même : ces motifs
peuvent influer sur sa détermination, la revêtir du
mérite des vertus théologales; mais le motif propre
qui fait d'un acte cultuel un acte de religion, c'est
que c'est là un bien exigé par la saine raison. La reli-
gion est donc bien une vertu morale dont le motif
formel est l'honnêteté qu'il y a à rendre à chacun ce
qui lui est dû *.
Si la religion se distingue nettement des vertus théo-
logales, elle occupe cependant la place d'honneur
parmi les vertus morales.
I. Virtutes theologicae, dit saint Thomas, dicuntur proprie
illae quae habent Deum pro objecta et fine; unde nuUa virtus
theologica habet actum circa rem creatam proprie loquendo :
caritas enim nihil in homine diligit nisi Deum. Objectum
autem circa quod agit latria est id quod reddit Deo in reco-
gnitionem ser\'itutis, quod non est Deus; unde non est virtus
theologica sed ad cardinales reducitur. In III Sent. dist. 9;
quest. I, art. i. q.cuia 3a . — Item, ■2'^ 2'^ q. 81. art. 5. —
Religio, dit à son tour Lessius, tendit immédiate non in excel-
lentiam divinam, sed in ejus cultum; est enim afifectus qui-
dam erga cultum dix'inum, quatenus Deo debitus est et con-
gruens; unde ratio debiti et congruentis Deo in cultu divine
spectata est ratio formalis objectiva religionis... Proxima ratio
formalis objectiva in virtutibus theologicis est ipse Deus;
at proxima ratio objectiva cur religio aliquid Deo velit, est
ratio dehiti : ideo enim vult cultum Deo exhibere, quia est
veluti tributum quod creatura débet suo creatori. Op. cit.
18
Tout d'abord, elle s'adresse à Dieu et nous met dans
l'ordre \às-à-vis de Lui. Les vertus de prudence, de
force et de tempérance établissent l'ordre dans la
raison et les diverses tendances de notre être; la justice
proprement dite nous met en ordre avec le prochain ; la
justice légale adapte notre activité au bien commun
de la société; mais la religion nous adapte à Dieu.
« Latria, cum ordinet nos ad Deum, écrit saint Thomas,
est nobilior virtus quam quaecumque virtus quae
ordinat nos circa bona creata ^. »
Suarez insiste sur cette orientation naturelle de
l'acte du culte. Sans doute, comme il le fait remarquer,
la volonté religieuse qui nous oriente vers Dieu,
n'atteint pas Dieu immédiatement, mais par l'acte
cultuel. Mais cet acte est intrinsèquement orienté vers
Dieu : la volonté ne le pose que pour l'adresser à
Dieu 2.
Saint Thomas, d'un mot, a souligné la portée de la
vertu de religion : « Religio ordinat hominem in Deum,
non sicut in objectum, sed sicut in finem '. » Dieu est
1. c, n° lo. — Et Cajetan : Colendo Deum, non Deum sacun-
dum rem attingimus actibus illis quibus illum colère dicimur,
sed attingimus nosipsos aut res extra; quamvis grammatica-
liter colère Deum attingere Deum significet, pro quanto ly colère
significat terminari ad Deum. Secundum tamen veritatem rei,
actus colendi ad nos aut nostra attingit, o£Eerendo illa Dec.
In 2'^'" 2^= q. 8i, art. 5.
1. Quodlibet. III, art. 12 ad 3'-^™. Contra Geniiles, 1. III, cap.
139-
2. Dicimus Deum non esse objectum remotum religionis,
sed sub proximo comprehendi... (etenim) religio ex vi ejusdem
aSectus qui ab illa manat et quasi eodem impetu (ut sic dicam)
quo versatur circa aliquam operationem, attingit etiam Deum,
quia non in illa sistit, sed per illam transit in Deum, ut haec
locutio et similes déclarant : volo honorare Deum. Suarez :
Dfl virtute et statu religionis, Moguntiae, 1609, tractatus I,
liber I, cap. 3 n» 6.
3. 2a 2*6, q. 81, art. 5 ad 2"™. Et dans le corps de l'article :
Religio est quae Deo debitum cultum afïert; duo ergo in reli-
19
donc l'objet auquel (ohjectumcui) se termine le culte,
comme dans les relations de justice, le prochain est
l'objet auquel s'adresse le débiteur. S' adressant à
Dieu plus directement que les autres vertus morales,
puisqu'elle s'occupe du culte divin, la religion occupe
parmi celles-ci la première place ^.
Ensuite, la religion atteint Dieu sous une formalité
qui est le propre de la divinité. Et elle le fait de deux-
façons.
Dieu se distance infiniment de toute créature. A ne
considérer donc que l'infini de sa transcendance, un
culte spécial lui est dû. A ce titre, la religion est dis-
tincte de toute vertu qui rendrait un culte à la créa-
ture. Le culte de latrie diffère de celui de dulie 2.
On peut aller plus loin. Dieu a bien voulu partager
avec la créature certains de ses attributs : telle l'auto-
gione considerantur : unum quidem quod religio Deo affert,
scilicet cultus; et hoc se habet per modum materiae et objecti
ad religionem, aliud autem est id cui affertur, scilicet Deus
oui cultus exhibitur. — Dans le chapitre dont nous venons de
citer un extrait, Suarez s'écarte en apparence de la position
prise par saint Thomas, puisque, pour mieux souUgner la
dignité de la religion, il prétend prouver que Dieu est compris
dans l'objet prochain de cette vertu. En réalité, Suarez ne dé-
passe pas les conclusions de saint Thomas et s'y réduit, mais
la terminologie thomiste est plus précise.
1. Ea quae sunt ad finem, sortiuntur bonitatem ex ordine
in finem; et ideo quanto sunt fini propinquiora, tanto sunt
meliora. Virtutes autem morales sunt circa ea quae ordinantur
in Deum, sicut in finem; reUgio autem magis de propinquo
accedit ad Deum quam aUae virtutes, inquantum operatur ea
quae directe et immédiate ordinantur in honorem divinum;
et ideo religio praeeniinet inter alias virtutes morales. 2^ z^e,
q. 81 .art. 6.
2. Bonum ad quod ordinatur religio, est exliibere Deo de-
bitum honorem : honor autem debetur alicui ratione excel-
lentiae; Deo autem competit singularis excellentia, inquantum
omnia in infinitum transcendit secundum omnimodum exces-
sum; unde ci debetur specialis honor. 2» 2^«, q. 81, art. 4.
20
rite sous ses diverses formes. Mais il est en Dieu une
perfection dont nulle créature ne participe : c'est la
puissance créatrice, fondement de la Providence et de
tous les droits de Dieu sur la créature. Or, c'est avant
tout comme créateur que Dieu est l'objet de l'hom-
mage religieux i.
Enfin, le fondement dernier de l'obligation religieuse
est la Majesté même de Dieu. L'obligation de cette
justice vis-à-vis de Dieu trouve, on l'a vu, son fonde-
ment prochain dans la nature de l'homme : il me suffit
de me savoir contingent pour comprendre l'obliga-
tion qui m'incombe de reconnaître ma dépendance
vis-à-vis de Dieu. Le motif formel déterminant l'acte
religieux n'est pas Dieu, mais ma dépendance vis-à-vis
de Lui : la religion est une vertu morale, non théolo-
gale. Mais le contingent se rattache au nécessaire; le
devoir d'un être essentiellement relatif suppose le droit
de \' Absolu. Et ainsi, considérant inévitablement ma
contingence quand je veux poser un acte de religion
réfléchi, je suis amené, plus directement que pour
toute autre vertu, à considérer la majesté absolue de
Dieu, fondement dernier de la révérence que je Lui
dois.
A tous ces titres, la religion nous relie à Dieu plus
ï. Latria profitetur servitutem quam debemus Deo quia
fecit nos; unde debetur sibi latria inquantum creator, secun-
dum quod ipso est finis et origo prima nostri esse. S. Thomas,
in III. Sent. dist. 9, q. I, art. 3. qcuia ja . — Religio dicitur
latria, id est servitus quantum ad opéra quae exhibentur in
recognitionem dominii, quod Deo competit ex jure cfea/iom's.
Ibidem, q. I, art. I, q="'a i,, — Non autem creatura participât
potentiam creandi, ratione cujus Deo debetur latria; et ideo
Glossa... àttribuit latriam Deo secundum creationem quae
creaturae non communicatur. 2* a^e, q. 103, art. 3 ad i"™
Item, q. 81, art. i ad 3"^". A ce titre encore, la religion se dis-
tingue de la charité. Voir l'Appendice, note i,
21
étroitement que toute autre vertu morale, -et Cajetan
-n'a pas craint d'écrire que la religion participe à la
dignité des vertus théologales ^.
I. Sicut in uni verso, naturae rerum sic sunt connoxae et
ordinatae ut inferior in sui supremo attingat naturae superioris
conditionem, ita in virtutibus moralibus, suprema earum quae
est religio participât naturam theologsilium virtutum. Caje-
TANUS. In 2am 2:1e, q. 81, art. 5. Lire Dignant : Tractatus de
virtute religionis, n° 6.-8. Brugis, 1901.
22
CHAPITRE TROISIÈME.
Les actes propres de la vertu de religion.
CHAQUE vertu a ses actes propres. Ce sont les
actes qui tirent leur première bonté morale du
motif formel de cette vertu.
Voulant nous rendre compte du champ d'action de
la vertu de religion, il importe d'abord de connaître
les actes qui relèvent directement d'elle. Nous étudie-
rons ensuite les actes des autres vertus qui peuvent
être orientés par la religion vers le culte de Dieu ^.
Saint Thomas étabUt la classification suivante des
actes propres (élicites) de la vertu de reUgion.
L'homme peut d'abord disposer des choses qui lui
appartiennent. Il peut orienter vers Dieu sa volonté
(par l'acte de dévotion), son intelligence (par la prière),
son corps (par les actes extérieurs d'adoration et les
autres cérémonies du culte), et enfin ses biens exté-
rieurs qu'il donne à Dieu {sacrifice, oblations), ses
ministres {dîmes), ou promet à Dieu {vœu).
L'homme peut ensuite user des réalités divines elles-
mêmes (réception et administration des Sacrements) ou
user du nom divin, soit pour confirmer ses propres
paroles {serment) soit pour appuyer une demande ou
un ordre {adjuration), soit uniquement pour louer
Dieu {louange divine, récitation de l'office divin).
1. Dans lo langage théologique, on appelle « élicites », les
actes propres d'une vertu, opposés aux actes impérés. Sur la
notion d'acte élicite, voir l'appendice, note 2.
33
Parmi ces actes, les uns sont avant tout intérieurs
(dévotion, prière); les autres, extérieurs.
Nous voudrions uniquement souligner la prépon-
dérance des actes intérieurs et leur influence sur le
culte extérieur.
Article premier : Les actes intérieurs.
I. La dévotion. Dans le langage ascétique moderne,
on entend par dévotion la ferveur de la charité ^ Elle
n'est donc pas un acte, mais une qualité; elle ne se
rattache pas à la vertu de religion, mais à la charité.
Pour désigner la même réalité, la notion de saint
Thomas n'en présente pas moins une légère nuance."
La dévotion, pour le saint Docteur, est un acte
1. On connaît la charmante description qu'en a donnée
saint François de Sales : « La vraye et vivante dévotion pré-
suppose l'amour de Dieu, ains elle n'est autre chose qu'un
vray amour de Dieu; mais non pas toutefois un amour tel
quel; car, entant que l'amour divin embellit nostre ame, il
s'appelle grâce nous rendant aggreables a sa divine Majesté;
entant qu'il nous donne la force de bien faire, il s'appelle
charité; mais quand il est parvenu jusques au degré de per-
fection auquel il ne nous fait pas seulement bien faire, ains
nous fait opérer soigneusement, fréquemment et promptement
alhors il s'appelle dévotion. Les austruches ne volent jamais;
les poules volent, pesamment toutefois, bassement et rarement:
mais les aigles, les colombes et les arondelles volent souvent,
vistement et hautement. Ainsy les pécheurs ne volent point
en Dieu, ains font toutes leurs courses en la terre et pour la
terre; les gens de bien qui n'ont pas encor atteint la dévotion
volent en Dieu par leurs bonnes actions, mais rarement, lente-
ment et pesamment; les personnes dévotes volent en Dieu
fréquemment, promptement et hautement. Bref, la dévotion
n'est autre chose qu'une agiUté et vivacité spirituelle par le
moj'en de laquelle la charité fait ses actions en nous, ou nous
par elle, promptement et aff ectionnement ; et comme il appar-
tient à la charité de nous faire généralement et universelle-
ment pratiquer tous les commandements de Dieu, il appar-
tient aussi à la dévotion de les nous faire faire promptement et
diligemment. « Introduction à la vie dévote, première partie,
cap. I.
24
spécial de la volonté: Sans doute, tout acte de reli-
gion, comme tout acte de vertu, suppose un acte de
volonté. Mais la dévotion est un acte spécial. C'est
la « volonté de faire promptement ce qui regarde le
service divin » ; « la volonté de s'adonner avec empresse-
ment à ce qui regarde le service de Dieu », ou encore
« l'acte de volonté de l'homme s' offrant à Dieu pour
le servir » ^.
Quoi qu'il en soit de l'identité absolue de ces for-
mules dans la pensée de saint Thomas 2, nous pou-
vons distinguer, à côté de cet empressement de la
volonté religieuse dont le saint Docteur fait un acte
spécial, le don de soi-même à Dieu en vue de le servir ;
c'est là aussi, et éminemment, un acte de dévotion
ou de consécration au service de Dieu '. Cette donation
n'est pas nécessairement accompagnée d'un vœu ou
promesse faite à Dieu : la volonté peut se déterminer
à poser un acte, sans s'y engager sous peine de péché.
Quelle est l'influence de la dévotion dans la vie
morale?
Envisagée comme acte de volonté se consacrant au
service de Dieu, la dévotion oriente toute la vie morale
vers le culte divin. La volonté, en effet, est le moteur
de toute l'activité morale. Orientée vers Dieu par
l'acte de dévotion, la volonté à son tour fait converger
1 . « Voluntas prompte faciendi quod ad Dei servi tium
pertinet»; « voluntas quaedam prompte tradendi se ad ea
quae pertinent ad Dei famulatum »; « actus voluntatis hominis
offerentis seipsum Deo ad ei serviendum » 2* 2^". q. 82; art. l
in corp. et ad lam.
2. Voir l'appendice, note 3.
3. C'est ainsi que Lessius définit la dévotion comme acte
spécial : « Devotio primo significat specialem actum religionis;
et nihil est aliud quam interna quaedam sui ad cultum divinum
oblatio et traditio. » Lessius : De Justifia et jure, libro II, cap.
37, dub. I n° I.
25
vers le même terme tous les actes des autres facultés
qui sont soumises à sa motion.
Envisagée comme empressement de la volonté, la
dévotion communique cet élan à tous les actes qui
sont inspirés par la volonté. La dévotion leur donne,
non leur essence puisque celle-ci dérive de leur objet
formel, mais sa propre manière d'être. « Tout moteur,
écrit saint Thomas, imprime sa manière d'être au
mouvement du corps qu'il meut; or la volonté est le
moteur qui met en branle toutes les autres facultés
de l'âme, outre qu'elle se meut elle-même. Et comme
la dévotion est un certain empressement de la volonté
au service de Dieu, il faut bien que cette manière d'être
se communique à tous les actes mus par la volonté.
La dévotion ne spécifie donc pas les actes des vertus
dans leur essence; mais elle se retrouve, comme qua-
lité spéciale, en chacun d'eux * ».
Tout acte de religion participe donc à la manière
d'être de la dévotion : plus entièrement la volonté se
consacre au service de Dieu, plus ardent est son empres-
sement, et plus aussi les actes qui en dépendent sont
« dévots ». Et comme le mérite d'un acte se mesure à
l'adhésion de la volonté, voit-on que le mérite des actes
religieux augmente avec l'intensité de la dévotion?
Moteur de la vie « religieuse », la dévotion peut agir
d'une manière plus ou moins actuelle ou virtuelle sur
les actes qu'elle pénètre; plus elle sera actualisée et
plus augmentera le mérite des actions qui en dépen-
dent.
Ces remarques ont leur application ob\de dans la vie
du religieux. La «profession religieuse «pour être accom-
I. 2» 2**, q. 82, art. i ad i'^'" ot 2'^^.
26
pagnée de vœux, et doublée sans doute d'un acte de
charité, est avant tout un acte de dévotion. Cependant
cette orientatioa de la volonté vers le service divin est
à la portée de tous, et dans tous les états de vie : elle
n'est que l'acte primordial de la vertu morale de reli-
gion.
^ je
IL La prière. La volonté est le moteur de la vie
morale. Commandant aux autres facultés, elle est à
l'origine des différents actes par lesquels ces facultés
s'orientent vers le culte divin.
La faculté la plus proche de la volonté est l'intel-
ligence. Sous l'empire de la volonté, l'intelligence
peut donc s'orienter vers Dieu, s'élever vers Lui en
vue de reconnaître son souverain domaine. Cette
ascension de l'intelligence vers Dieu s'appelle la prière :
« ascensus mentis in Deum ».
Il y a deux espèces de prière, parce qu'il y a pour
l'intelligence deux manières d'agir.
La raison théorique, spéculative, considère l'être
et s'arrête à la contemplation de la vérité. La raison
pratique est cette même raison, orientée vers l'action
et, en un vrai sens, cause de celle-ci.
A. Prière d'adoration. On conçoit donc une prière pure-
ment contemplative, où l'âme s'élève vers Dieu dans le
seul but désintéressé de considérer ses divines per-
fections et de s'abîmer intérieurement dans leur
adoration.
Elle est, à n'en point douter, un acte d'intelligence \
Mais quelle est sa cause motrice? C'est l'amour,
répond saint Thomas, « Quoique consistant essentiel-
I. S. Thomas, t« IV Sent., dist. 15, q. 4, art. i, q^ui- 2^ ,ad
lum. — Sans doute, la considération des vérités morales n'a
de vraie utilité que si elle nous rend meilleurs. « Non enim in
27
ement dans l'intelligence, la vie contemplative a son
principe dans l'amour, en tant que la charité que nous
éprouvons pour Dieu nous incline à le contempler » i.
Et saint Thomas remarque que saint Grégoire fait
consister la vie contemplative dans la charité, « in
quantum scilicet ahquis ex dilectione Dei inardescit
ad ejus pulchritudinem conspiciendam » '.
Cependant, abstraction faite de l'ordre surnaturel
et de l'empire qu'y exerce la charité, cet acte de con-
templation ne va-t-il pas de lui-même à un acte de
religion? Sans doute, dans la considération théorique
des perfections divines, l'homme peut défendre à la
vérité de s'emparer de toute son âme. Mais, spontané-
ment, la connaissance de Dieu se nuance d'admiration;
et comme celle-ci est une espèce de crainte accompa-
gnant la connaissance d'une chose qui nous dépasse ',
la considération des perfections divines se traduit en
une crainte révérencielle de Dieu; l'étude s'épanouit
en prière.
Il faut cependant avouer que notre condition de
pèlerin sur cette terre nous retient rarement dans la
pure contemplation : en route vers l'éternité, nous
hac scientia (morali) scrutamur quid sit virtus ad hoc solum
ut sciamus hujus rei veritatem, sed ad hoc quod acquirentes
virtutem, boni et&ciamur; quia si inquisitio hujus scientiae
esset ad solam scientiam veritatis, parum esset utilis. » S. Tho-
mas, iii II Librum Ethicorum, lect. 2. Mais la considération
des choses divines a sa dignité et sa raison d'être en elle-même.
« Aliquando veri consideratio habet in se dignitatem quamdam,
etiamsi numquam ad opus ordinetur, sicut accidit in consi-
deratione divinorum quorum cognitio dirigit in opère, et tamen
Visio Dei est ultimus finis operis, et tune illa consideratio
principaliter est in intellectu speculativo et secundario in
practico. » In III Sent., dist. 23, q. 2, art. 3, q="'a 2» .
1. 2» 2*e_ q. 180, art. 7 ad i"n>.
2. Ibidem, art. i.
3. Ibidem, art. 3 ad y^^.
28
soupirons après le terme ; notre admiration se fond en
désir et se termine en la demande d'entrée en posses-
sion du Bien entrevu et aimé ^
B. Prière-demande. La prière dont nous parlons
suppose le désir de la chose demandée; mais elle n'est
pas le désir. C'est la manifestation de ce désir en vue
d'amener Dieu à nous accorder le bien recherché. Elle
est donc un acte de la raison pratique ^.
Dans la prière, l'on n'en appelle pas à la justice de
Dieu, mais à sa libéralité. Dieu ne doit pas, en justice,
accorder le bienfait demandé; l'homme donc, à parler
strictement, ne mérite pas d'être exaucé. Il obtient
cependant la grâce sollicitée, appuyé à la hbéralité
divine ^.
Cette manifestation de notre désir, faite en un tel
esprit, contient la reconnaissance plus ou moins expli-
cite de la providence de Dieu, de sa puissance, de sa
libéralité, et en même temps celle de notre dépen-
dance vis-à-vis de Lui. C'est un hommage rendu aux
perfections divines, et vm aveu sincère de notre indi-
gence \
1. « Ex isto desiderio, écrit le R. P. Vermeersch, fluit ipsa
oratio, et ad conjunctionem cum Deo summo Bono, omnis
nostra bona redit tandem aliquando petitio. Unde ii etiam qui
Deum silentio contemplantur, ipsi suo silentio Deum saltem
rogant possidendum. » QuaesHones de virtutibus religionis et
pietatis, n° 9, Bruges, 19 12.
2. Sur la nature de la demande, acte de raison pratique,
voir l'Appendice, note 4.
3. Meritum importât ordinem justitiae ad praemium, quia
ad justitiam pertinet retribuentis ut merenti praemium reddat;
sed impetratio importât ordinem misericordiae vel liberalitatis
ex parte donantis; et ideo meritum ex seipso habet unde per-
veniatur ad praemium; sed oratio impetrare volentis non
habet ex seipsa unde impetret, sed ex proposito vel liberalitate
dantis. S. Thomas : in IV Sent., dist. 15, q. 4, art. 7, q'^"'^ 3a.
4. Rien sans doute n'empêche d'avoir ces sentiments envers
29
C'est donc manifestement un acte de religion. Il y a,
sans doute, entre la prière et les trois vertus théolo-
gales une étroite intimité venant en partie de l'empire
que ces vertus exercent sur toute la vie morale ^;
mais, de soi, la prière est un hommage rendu à la
Majesté de Celui que nous reconnaissons être l'auteur
de tout bien ".
C'est même, après la dévotion, l'acte principal de la
vertu de rehgion. Cette vertu a son siège dans la volonté ;
on comprend donc que son acte premier et principal
soit un acte de volonté, l'acte de dévotion. Mais l'intel-
ligence est la faculté la plus proche de la volonté;
une créature qui nous est supérieure. Cependant la créature
ne peut être qu'une cause seconde, un intermédiaire, un ins-
trument dans les mains de Dieu. Si donc l'on s'adresse à la
créature, ce n'est que pour la disposer à demander elle-même
le bien désiré au véritable auteur de tout bien. 2^ 2^=, q. 83,
art. 4.
1. Sur la compénétration de la prière et des vertus théolo-
gales, voir plus loin, le chapitre cinquième.
2. Ad religionem proprie pertinet reverentiam et honorem
Deo exhibere; et ideo omnia illa pcr quae Deo reverentia
exhibetur, pertinent ad religionem ; per orationem autem homo
Deo reverentiam exhibet; inquantum scilicet ei se subjicit, et
profitetur orando se eo indigere, sicut auctore suorum bono-
rum; unde manifestum est quod oratio est proprie religionis
actus : 2 2^?, q. 83 art. 3. — Ex hoc oratio speciem trahit
et ad rationem virtutis trahitur, quod est a Deo petitio. Cum
autem petitio sive deprecatio quae ad superiorem fit, reve-
rentiam habeat adjunctam ex qua impetraxe nititur quod
intendit, constat quod oratio ex hoc efficaciam habet ad impe-
trandum illud pro quo oratur, quod Deo reverentiam exhibet;
unde cum Deo reverentiam exhibere sit actus latraie, oratio
actus latriae erit elicitive. In IV Sent. dist. 15, q. 4, art.i. q="i»
2» . Et Cajetan : « Ipse actus petendi est actus subjectionis et
professionis virtutis : qui enim petit ab aUquo, indiget illo,
ac per hoc se subjicit iUi petendo. In cujus signum, superbi
potius volunt indigentiam tolerare quam humiliare se petendo
aliquid ab aliqua persona. In 2»'^ 2»«, q. 83, art. 3.
avant toute autre, elle subit la motion de la volonté
religieuse en vue du service de Dieu. La prière tient
donc la seconde place parmi les actes de la vertu de
religion ^. Si par la dévotion, nous livrons au service
de Dieu notre volonté, par la prière, nous livrons à
Dieu notre esprit, en l'abaissant devant sa Majesté 2,
mais pour contracter avec Elle les biens d'une véri-
table union *.
Article second : Les actes extérieurs.
Si le culte religieux doit nous relier à Dieu, c'est
manifestement par des actes intérieurs, spirituels,
que s'opérera cette union avec le pur Esprit. Ces actes
appartiennent donc par eux-mêmes à la vertu de la
religion.
Mais notre esprit a besoin de signes sensibles qui lui
facilitent son ascension vers Dieu et à la fois tra-
duisent son culte envers Lui. Il y a donc place pour
certains actes extérieurs qui, indifférents en eux-
1. Voluntas movet alias potentias animae in suum finem;
et ideo religio quae est in voluntate ordinat actus aliarum po-
tentiarum ad Dei reverentiam ; inter alias autem potentias
animae intellectus est altior et voluntati propinquior et ideo
post devotionem quae pertinet ad ipsam voluntatem, oratio
quae pertinet ad partera intellectivam est praecipua inter
actus religionis per quam religio intellectum hominis movet
in Deum. 2» 2»=, q. 83, art. 3 ad !"■".
2. Orando tradit homo mentem suam Deo, quam ei per
reverentiam subjicit et quodammodo praesentat. Ibid. ad 3"™.
3. Oratio, écrit Cajetan, duplicem ex parte petentis unitatem
requirit ad Deum. Alteram comraunem, et haec est unitas
amicitiae, quam facit caritas... alteram substantialem quam
facit ipsa oratio : et haec est unitas applicationis qua mens
seipsam et sua exhibet Deo in famulatu et cultu afifectuum,
precum, meditationum et exteriorum actionum. Per hanc
enim unitatem, indivisus est, secundum cultum et famulatum,
a Deo dum quis orat; sicut cum alicui servit, indinsus est
secundum servitium ab illo. Tn 2^'^ a^e q. 83, art. i.
31
mêmes, trouvent leur signification et leur caractère
moral dans leurs rapports avec les actes intérieurs.
Ainsi « la vertu de religion comporte des actes inté-
rieurs; ils sont les principaux et ont, par eux-mêmes,
le caractère religieux; mais elle a aussi des actes exté-
rieurs ; ceux-ci sont plutôt secondaires et destinés à
porter l'homme aux actes intérieurs i. »
Soulignons de quelques traits, chez certains actes
extérieurs, ce caractère essentiellement relatif.
I. La prière vocale. Dans l'Eglise catholique, le
culte, pour revêtir le caractère collectif, hiérarchique
et officiel que la nature de cette société visible exige,
requiert une extériorisation que lui donne la liturgie.
Mais nous ne parlons pas ici de cette prière officielle,
pubUque, que les ministres de l'Eglise récitent au
nom du peuple chrétien. Celui-ci est censé présent à la
récitation du Saint Office ; la prière publique doit donc
être vocale pour que les assistants puissent s'y associer.
Il s'agit de la prière privée. L'essence de celle-ci
ne requiert nullement l'apport d'un élément sensible.
La prière vocale a cependant sa raison d'être.
D'abord, le corps comme l'âme dépend de Dieu. Ce
ne sera donc, pour l'homme, que justice de prêter
à la prière intérieure le concours de sa voix 2.
1. Religio habet inttriores actus quasi principales et per
se ad religionem pertinentes; exteriores vero actus, quasi
secundarios et ad interiores actus ordinatos. 2» a^e, q. 81,
art. 7. — Quia per interiores actus directe in Deum tendimus,
ideo interioribus actibus proprie Deum colimus; sed tamen et
exteriores actus ad cultum Dei pertinent, inquantum per
hujusmodi actus mens nostra elevatur in Deum... Cultus cxte-
rior homini necessarius est ad hoc quod anima hominis exci-
tetur in spiritualem reverentiam Dei. Contra Gentiles, libre III,
cap. I 19-120.
2. Dépens© d'énergie corporelle au service de l'âme, la prière
32
Ensuite, la prière vocale a comme mission d'exciter
en nous la prière intérieure et la dévotion qui orientent
notre âme vers Dieu. Mais la prière vocale, en cela,
n'est qu'un moyen, non une fin à réaliser pour elle-
même. La parole et autres signes, écrit saint Thomas,
sont des moyens d'exciter la partie affective de notre
âme. Il faut donc, dans la prière privée, ne s'en servir
que dans la mesure où ils nourrissent les sentiments
intérieurs. Du moment où ces actes extérieurs dis-
trayent l'âme ou entravent de quelque façon sa dévo-
tion intérieure, il faut les interrompre, est a talibus
cessandum. Chez les personnes pieuses, il arrivera
sans doute que l'élan intérieur de la dévotion ait sa
répercussion dans la sensibihté et se traduise en paroles
ou cantiques, la prière vocale sera ainsi l'effet de la
dévotion; mais d'ordinaire, chez ces personnes, eUe sera
inutile pour provoquer ou nourrir la prière intérieure
et la dévotion ^.
C'est l'endroit d'appUquer à la prière vocale ce que
Cajetan dit en général des actes extérieurs de la reli-
gion. « L'homme religieux se sert d'actes extérieurs
comme de signes excitant les actes intérieurs en lui-
même ou chez d'autres. Si les actes extérieurs se font
en privé et dans le secret, il ne faut les poser que dans
la mesure où ils excitent, conservent ou augmentent
vocale compqrte une certaine pefne; elle convient donc par-
faitement comme œuvre satisfactoire, impérée par la vertu de
pénitence. Toute prière cependant, même intérieure, a cette
vertu : « quaelibet oratio, dit saint Thomas, habet rationem
satisfactionis, quia quamvis habeat suavitatem spiritus, habet
tamen afflictionem camis. » Supplementum, q. 15, art. 3, ad i"™
I. 2» 2»^ q. 83, art. 12 in corp. et ad 2"ni. Et le pieux Cajetan
ajoute fort sagement : « Unde patet quod errant qui numerum
tôt vocalium orationum propriarum explendum quotidie
praeponunt meditationibus et mentalibus orationibus. Relin-
quunt namque finem propter ea quae sunt ad finem. » In 2^™
22e, q. 83, art. 12.
33
les sentiments intérieurs de la personne même qui
les pose. Se font-ils en public et pour l'utilité com-
mune, il faudra alors considérer les intérêts de la dévo-
tion publique et collective i. »
IL L'adoration extérieure. Le caractère essen-
tiellement relatif de la prière vocale se retrouve dans
tous les actes extérieurs où le corps intervient : génu-
flexions, prostrations et autres cérémonies du culte.
Saint Thomas les range sous la dénomination d'ado-
ration extérieure.
Ces actes du culte doivent être rapportés à l'adora-
tion intérieure qui n'est autre que la dévotion de
l'âme. « Composés de corps et d'âme, écrit le saint
Docteur, nous offrons à Dieu une double adoration :
l'une spirituelle, qui consiste dans la dévotion intérieure
de l'âme; l'autre corporelle, qui consiste dans l'atti-
tude humiliée de notre corps. Et comme dans les actes
du culte, l'élément extérieur se rapporte à l'élément
intérieur, l'adoration extérieure est ordonnée à l'inté-
rieure, en sorte que par les démonstrations extérieures
d'humilité, notre volonté soit portée à se livrer à Dieu...
En fléchissant le genou, nous montrons combien nous
sommes faibles en comparaison de Dieu; en nous
prosternant, nous confessons que par nous-mêmes
nous sommes néant ^. »
1. In 2^™ 2^e ,q. 8i, art. 7.
2. Qma ex duplici natura compositi sumus : intellectuali
sdlicet et sensibili, duplicem adorationem Deo offerimus;
scilicet spiritualem quae consistit in interiori mentis dévotions
et corporalem quae consistit in exteriori corporia humiliatione.
Et quia in onanibus actibus latriae, id quod est exterius refertur
ad id quod est interius sicut ad principalius, ideo ipsa exterior
adoratio fit propter interiorem, ut videlicet per signa humili-
tatis quae corporaliter exhibemus, excitetur noster affectus
ad subjiciendum se Deo; quia connaturale est nobis ut per sen-
34
Nourrie de ces sentiments intérieurs, l'adoration
corporelle se fait vraiment « en esprit d : elle procède
en effet de la dévotion de l'âme et s'y rapporte; et
ainsi, tout en ne pouvant atteindre Dieu, pur esprit,
elle facilite cependant l'ascension de l'âme vers Dieu ^.
Signe de soumission révérencielle, l'adoration exté-
rieure monte spontanément vers Dieu; elle est alors,
acte de religion. De leur nature cependant, ces actes
extérieurs peuvent témoigner la vénération envers
tout être supérieur qui a reçu une certaine partici-
pation de la souveraine autorité de Dieu. Certains
peuples sont prodigues de cet encens, sans qu'ils
puissent encourir le moindre soupçon d'idolâtrie.
Il est au contraire un acte extérieur du culte réservé
à la divinité : c'est le sacrifice ^.
III. Le sacrifice. En vue d'honorer la divinité,
l'homme peut lui donner les biens extérieurs qu'il
possède. Par là, il reconnaît en Dieu le propriétaire par
sibilia ad inteliigibilia procedamus. . . Adoratio principaliter
in interiori Dei reverentia consistit, secundario autem in qui-
busdam corporalibus humilitatis signis : sicut genuflectimus,
nostram infirmitatem désignantes in comparatione ad Deum;
prosternimus autem nos, quasi profitentes nos nihil esse ex
nobis M 2» 2ae, q. 84, art. 2 in corp. et ad 2"^" .
1. Etiam adoratio corporalis in spiritu fit, inquantum ex
spirituali devotione procedit et ad eam ordinatur... Etsi per
sensum Deum attingere non possumus ; per sensibilia tamen
signa mens nostra provocatur ut tendat in Deum. Ibid., ad
lum et 3"™.
2. Inter alia quae ad latriam pertinent, singulare videtur
sacrificium; nam genuflexiones, prostrationes et alia bujusmodi
honoris indicia etiam hominibus exhiberi possunt, licet alia
intentione quam Deo; sacrificium autem nullus ofierendum
censuit alicui, nisi quia eum Deum aestimavit.aut aestimare
se finxit... Conira Gentiles, libro III, cap. 120. Item, 2^ 2^^,
q. 84 art. i ad i^"".
35
excellence des biens dont, en un sens, l'homme n'est
que l'usufruitier. Cause première et donc propriétaire
de toutes choses, Dieu en est la fin dernière et le desti-
nataire. Et voilà, pour l'homme, un nouveau moyen
de s'orienter vers Dieu, de se rattacher religieusement
à Lui, comme le serviteur se rattache à son maître.
Tel est le but des offrandes et des sacrifices, tels que
nous les retrouvons, par exemple, dans l'Ancienne loi ^.
Saint Thomas note une différence entre l'offrande et
le sacrifice proprement dit. Dans l'offrande, la chose
offerte à Dieu reste intacte. L'offrande devient sacri-
fice quand la chose offerte est l'objet d'une action
sacrée : sous l'ancienne Loi, les animaux offerts en
sacrifice étaient immolés ^.
Le saint Docteur ne semble pas avoir insisté sur
cette différence qui a tant occupé les théologiens, et dans
son étude un peu succinte du sacrifice, il s'attache
avant tout à la note générique du sacrifice : offrande
faite à Dieu. Quelle est la portée morale du sacrifice
ainsi envisagé?
1. Ad rectam ordinations m mentis in Deum pertiuet quod
omnia quae homo habet recognoscat a Deo, tamquam a primo
principio et ordinet in Deum tamquam in ultimum finem; et
hoc repraesentabatur in oblationibus et sacrificiis ; secundum
quod homo ex rébus suis quasi in recognitionem quod liaberet
ea a Deo in honorem Dei ea offerebat. i^ a^e, q. 102 art. 3. —
Ex naturah ratione procedit quod homo quibusdam sensibi-
Ubus rébus utatur offerens eas Doo in signum debitae subjec-
tionis et honoris, secundum simihtudinem eorum qui dominis
suis aUqua offerunt in recognitionem dominii. 2» 2^5 q. 85 art i .
2. Sacrificia proprie dicuntur, quando circa res Deo oblatas
aliquidfit; sicut quod animalia occidebantur et comburebantur ;
quod panis frangitur et comeditur et benedicitur : et hoc
ipsum nomon sonat, nam sacrificium dicitur ex hoc quod homo
facit aliquid sacrum. 2^ 2" q. 85, axt. 3 ad s*^"", et q. 86, éirt. i .
L'exégèse de ce passage est malaisée. Lire à ce sujet Lamiroy,
De essentia S. S. Missae sacrificii,p. 382, note 2, Louvain, 1919,
On trouvera dans ce savant travail un exposé complet des
vues de S. Thomas sur le sacrifice.
36
Il ne faut certes pas s'arrêter à l'action extérieure
du sacrifice, en son entité matérielle, mais envisager
le sacrifice dans sa valeur de signe. Si tout acte exté-
rieur est le signe d'un acte intérieur correspondant, le
sacrifice extérieur est le signe du sacrifice intérieur
de l'âme qui s'offre à Dieu ^. C'est là le sacrifice princi-
pal : la consécration de notre âme à Dieu ^. Et c'est là
la raison d'être de l'institution des sacrifices : Dieu n'a
que faire des victimes, mais l'homme doit Lui rap-
porter tout son être par l'oblation de soi-même, signi-
fiée par l'offrande d'une chose qui lui appartient *.
Et l'on comprend pourquoi le sacrifice est réservé
à Dieu. Dieu seul est le créateur de notre âme et sa
fin dernière. A Lui seul donc le sacrifice intérieur de
l'âme peut être offert. Et à Lui seul par conséquent, est
réservé le sacrifice extérieur, symbole du premier *.
Si la signification morale de l'oblation d'une chose
à Dieu convient à l'offrande comme au sacrifice, on
reconnaîtra cependant qu'elle est mieux accentuée
1. Oblatio sacrificii fît ad aliquid significandum; significat
autem sacrificium quod oflEertur exterius, interius spirituale
sacrificium quo anima seipsam offert Deo... quia exteriores
actus religionis ad interiores ordinantur : anima autem se
offert Deo in sacrificium, sicut principio suae creationis et sicut
fini suae beatificationis. 2^ 2^e, q. 85, art. 2.
2. Principale (sacrificium) est sacrificium interius, ad quod
omnes tenentur : omnes enim tenentur Deo devotam mentem
ofïerre. 2^ 2.^^, q. 85, art. 4.
3. Propter hoc instituta sunt sensibilia sacrificia quae homo
Deo offert, non propter hoc quod Deus eis indigeat, sed ut
repraesentetur homini quod seipsum et omnia sua débet referre
in ipsum sicut in finem, et sicut in creatorem et gubernatorem
et Dominum universorum. Contra Gentiles, libro III, cap. 119.
4. Secundum veram fidem, solus Deus est creator animarum
nostrarum; in solo etiam eo animae nostrae béatitude consistit;
et ideo sicut soli Deo summo debemus sacrificium spirituale
offerte, ita etiam soli ei debemus offerre exterioria sacrificia.
2a aae^ q. 85, art. 2; Contra Gentiles, libre III, cap. 120 circa
médium.
37
dans le sacrifice proprement dit, où la chose offerte
à Dieu est détruite ou du moins subit une modifica-
tion, en vue de mieux signifier notre sacrifice intérieur.
C'est avec raison, dit saint Thomas, que sous l'an-
cienne Loi, on offrait à Dieu des animaux immolés
et non des animaux vivants : l'immolation, entre autres
sens, signifiait que les hommes étaient dignes d'être
immolés, eux aussi, à cause de leurs péchés : les ani-
maux étaient, pour ainsi dire, substitués à l'homme
pécheur ^.
Cette idée de substitutio7i est une des plus nette-
ment accusées dans l'Ancien Testament. « Dans cer-
taines cérémonies prescrites pour les sacrifices d'ani-
maux, comme dans certains faits de l'histoire, écrit
M. Van Hoonacker, ^ on trouve clairement réalisée
l'idée que la victime est offerte à la place de l'homme
lui-même. Ainsi l'imposition des mains sur la tête de
la victime semble bien signifier que celui qui l'offre la
constitue en sa place propre : cfr. Lév. I, 4, III, 2,
IV, 5, 15, 24, 29; Ure aussi les passages qui décrivent
la consécration d'Aaron et de ses fils : Ex. XXIX,
Lév. VIII, etc. Dans la cérémonie du bouc émissaire,
la substitution de la victime à la place des hommes
coupables est encore plus clairement représentée,
Lév. XVI; voyez l'expression formelle de cette signi-
fication du sacrifice, Lév. XVII 11. Lorsque Hanna
veut consacrer son fils Samuel à Jéhova, elle le con-
duit à Silo en même temps que les \àctimes (I Sam.
I, 24) : « ils immolèrent un jeune taureau et donnèrent
l'enfant à Héli » (v. 25). Dans l'histoire du sacrifice
d'Abraham, il est dit expressément que le patriarche
1. Per ocdsionum animalium significatur destructio pecca-
torum, et quod homines erant digni occisione pro peccatia suis,
ac si illa animalia loco eorum occiderentur ad significandam
expiationem peccatorum. i^ 2^2, q. 102, art. 3 ad 5"in.
2. Van Hoonacker : Le vœu de Jephté. pp. 15-16. Lou-
vain, 1893,
38
offrit le bélier « à la place » de son fils (Genèse XXII,
13)- »
Cette idée de substitution ne s'incarne pas dans les
seuls sacrifices expiatoires; elle semble commune à
tout sacrifice, « Le rite symbolique de la substitution,
continue le savant exégète, à savoir l'imposition de la
main sur la tête de la victime, était aussi usitée dans les
sacrifices d'action de grâces ou d'adoration (Lév. III, 2) ;
et certes, dans l'offrande du bélier à la place d'Isaac,
dans l'immolation du jeune taureau qui accompagna
la consécration de Samuel, il serait difficile de recon-
naître un acte formel d'expiation. C'est que la signi-
fication fondamentale du sacrifice, quel que soit d'ail-
leurs son objet spécial, comprend toujours l'attestation
du souverain domaine de Jéhova auquel l'homme se
reconnaît redevable de tout, même de la vie ^. »
Et nous rejoignons ce qui a été dit plus haut sur
la portée morale de tout sacrifice. Si l'homme a reçu
de Dieu la vie, n'est-il pas logique que l'homme lui
rende cette vie, en holocauste? Le suicide religieux
n'aurait rien d'immoral si l'Auteur de la vie permettait
à l'homme de disposer entièrement de cette vie. Mais
l'homme n'a pas ce droit de propriété, pas plus d'ail-
leurs que sur la vie de ses frères innocents. Il est donc
naturel que, en compensation, il voue à Dieu toute son
activité dont le principe est dans la volonté : on aura
reconnu l'acte de « dévotion ». Et pour mieux signi-
fier la donation de son âme rationnelle, l'homme sera
naturellement amené à lui substituer, non une âme
rationnelle, puisqu'il n'en a pas le droit, mais toute
autre vie, et si possible une âme animale, sur laquelle il
exerce un légitime droit de propriété 2.
1. Ibid., pp. 16-17. Sur la substitution dans les sacrifices
Juifs et païens, lire Grimal : Le sacerdoce et le sacrifice de N. S.
Jésus-Christ, i'^ partie, chap. III. Paris, 191 1.
2. Sur le sacrifice improprement dit, voir l'Appendice, note 5.
39
CHAPITRE QUATRIEME.
Vertus imprégnées de religion.
NOUS avons parlé de certains actes propres
(élicites) de la vertu de religion : d'eux-mêmes,
ils signifient et rendent le culte dû à Dieu.
Le motif religieux pourrait-il pénétrer les actes
relevant des autres vertus morales? La religion est,
sans doute, distincte de ces vertus, et les dépasse en
dignité. Est-ce là une pure prééminence d'honneur?
Pourrait-elle exercer sur elles un véritable empire,
élever au rang d'actes impérés de religion les actes
de ces vertus? La réponse ne tera aucun doute;
elle sera donnée au chapitre suivant. Mais il est utile
d'étabUr une distinction. Certaines vertus morales sont
étroitement reliées à la religion, elles forment avec
elle un faisceau très cohérent de vertus toutes impré-
gnées de révérence vis-à-vis de Dieu. Elles retien-
dront d'abord notre attention.
Article premier : L'humilité.
Il semble que, chez saint Thomas, le concept d'hu-
mihté comporte une nuance que le langage moderne
a laissée dans l'ombre. Il faudra donc séparer les deux
points de \nie, et voir comment la vertu de religion
imprègne l'humiHté envisagée dans les deux sens.
Saint Thomas distingue nettement l'humilité de la
religion, en en faisant une vertu annexe à la tempéran-
ce. Les grandes entreprises peuvent nous tenter :
un désir violent, chargé d'espérance, peut nous y por-
40
ter. Mais sommes-nous capables de réaliser cet idéal ?
La connaissance vraie de nos capacités et de nos défi-
ciences modérera l'enthousiasme trop peu réfléchi et
nous empêchera de tendre sans mesure vers un idéal
qui nous est supérieur. Cette vertu modératrice,
annexe de la tempérance, est la vertu d'humilité,^.
Or, c'est au motif de religion, de respect de la divi-
nité que saint Thomas recourt pour expliquer l'atti-
tude de l'âme humble.
En effet, l'humilité, tout en résidant dans la volonté,
s'appuie, comme à sa norme directrice, à la connais-
sance de notre incapacité à entreprendre ce qui dé-
passe nos forces 2. Si l'homme veut rester humble,
il doit donc se contenter d'aborder ce qui est à sa
portée, s'abstenir des entreprises qui dépassent ses
capacités, respecter, en s'y soumettant, les dispositions
de la Providence à son égard. L'âme humble se nourrit
avant tout de cette soumission respectueuse à Dieu.
Nous touchons au sentiment qu'inspire la vertu de
religion. Saint Augustin n'avait-il pas rattaché l'humi-
lité au don de crdnte, comme s'y rattache la vertu
de religion '.
1 . Circa appetitum boni ardui necessaria est duplex virtus :
una quidem quao temperet et refraenet animum ne immoderate
tendat in excelsa ; et hoc pertinet ad virtutem humilitatis ; alia
vero quae firmet animum contra desperationem et impellat
ipsum ad prosecutionem magnorum secundum rationem rec-
tam; et haec est magnanimitas » 2^ -2^0 q. 161, art. i. — Humi-
litas reprimit appetitum ne tendat in magna praeter rationem
rectam. Ibid. ad 3""^. — Refraenare praesumptionem spei
pertinet ad humilitatem. Ibid., art. 2 ad 3™. — Sicut mansué-
tude reprimit motum irae, ita etiam hu militas reprimit motum
spei, qui est motus spiritus in magna tendentis; et ideo sicut
mansuétude ponitur pars temperantiae, ita etiam humilitas.
Ibid., art. 4.
2. Ibid., art. 2.
3. In reprimendo praesumptionem spei, ratio praecipua
sumitur ex reverentia divina, ex qua contingit ut homo non plus
sibi attribuât quam sibi competat secundum gradum quem
41
Après saint Thomas, on a séparé Thuniilité de la
vertu de tempérance pour n'y plus voir qu'une attitude
de l'âme s'abîmant dans son néant. « La véritable
humilité, écrivait déjà Tauler, n'est rien autre chose
qu'un abaissement profond du cœur et de l'esprit que
la justice demande de nous en présence de la Majesté
divine et auquel sollicite l'amour que nous lui portons i.»
Mgr Gay écrit dans le même sens : « L'humilité est une
vertu qui, sous l'empire de la lumière dans laquelle
Dieu révèle à ses créatures ce qu'il est et ce qu'elles
sont, les porte à s'abaisser 2. »
Les théologiens, attentifs aux nuances, ont pris soin
de distinguer cette attitude de l'âme, de la vertu de
reUgion.
L'âme humble s'efface devant Dieu pour témoigner
son propre néant; l'âme reUgieuse, pour honorer la
majesté divine *.
est a Deo sortitus ; unde humilitas praecipue videtur importare
subjectionem hominis ad Deum; et propter hoc Augustinus
huinilitatem attribuit dono timons quo homo Deum reveretur.
Ibidem, art. 2 ad 3'^:". — Humilitas essentialiter in appetitu
consistit... sed regulam habet in cognitione, ut scilicet aliquia
non se aestimet supra id esse quod est ; et utriusque principium
et radix est revereniia quam quis habet ad Deum. Ibid., art. 6.
— Humilitas causatur ex reverentia divina. Ibid. art. 4 ad i'^'".
Tout est en ces deux mots de saint Thomas : a Per hoc quod
Deum reveremur et honoramus, mens nostra ei subjicitur ».
2^ 2^ q. 81, art. 7. Voir aussi 2 ' 2 ^ q. 19, art. 12.
1. Les institutions de Tauler, ch. 9, p. 76, édit. Tralin,
Paris, 1909.
2. Gay : De la vie et des vertus chrétiennes, t. I, p. 302.
3. Se alteri submittere et hanc submissionem profiteri, écrit
Lessius, diversa ratione ad diversas virtutes spectari potest.
Est enim actus humilitatis, si fiât quia congruit nostrae vili-
tati, ut intra limites nostrae conditionis nos contineamus, ne
per elationem extra eos feramur. Est actus religionis, si fiât
animo declarandi eminentiam divinam, seu ut ipsam honore-
mus submissione nostri. Lessius : De Justitia et jure, Ubro 2.
ca.p. 36, dub. I, n" 4. Dans le même sens, LuGO : De mysterio
Incarnationis, diisp. 33, sectio a, n** 18.
42
Ces distinctions ne peuvent cependant empêcher
l'intime pénétration de l'humilité par la reUgion.
Pour maintenir notre âme dans l'abaissement de
l'humilité, il est sans doute utile de considérer ce que
nous sommes : la vue de notre misère, de nos défi-
ciences, de nos fautes est bien faite pour nous ranger
dans l'ordre et nous ramener à la réaUté.
Cependant, la considération de Dieu et de ses per-
fections est une source plus limpide et mieux nourrie
où s'alimentera notre humihté.
Et tout d'abord, la considération de la bienfaisance
divine. « Rien ne nous peut tant humiUer devant la
miséricorde de Dieu, écrit saint François de Sales,
que la multitude de ses bienfaitz... Il ne faut pas crain-
dre que la connaissance de ce qu'il a mis en nous nous
enfle, pourveu que nous soyons attentifz à cette vérité
que ce qui est de bon en nous n'est pas de nous. Hélas,
les mulets laissent ilz d'estre lourdes et puantes bestes,
pour estre chargés des meubles prétieux et parfumés
du prince ? Qu'avons-nous de bon que nous n'ayons
receu? et si nous l'avons receu, pourquoy nous en
voulons-nous enorgueiUir? Au contraire, la vive consi-
dération des grâces receu es nous rend humbles; car
la connaissance engendre la reconnaissance. ^ »
Ensuite, et surtout peut-être, rien ne nous anéantit
devant Dieu comme la considération de ses perfec-
tions absolues. « En face de cet abîme sans fond, s'écrie
Mgr Gay, où vit, dans une simpUcité et une unité
infinies, tout ce qui se peut admirer, aimer et désirer,
l'âme sent trop vivement qu'elle est devant celui qui
est tout, pour ne pas sentir du même coup que le reste
n'est rien. Quelle sagesse, par exemple, peut tenir
devant la sagesse qu'elle regarde?... Le moyen de
trouver désormais qu'ime créature est belle ou bonne I
I. S. François de SAfES : Introduction à la vie dévote, troi-
aième partie, ch. V.
43
Personne n'est bon que Dieu, dit Jésus;. on n'a plus
à le croire ici, on le voit. Plus vite et plus complète-
ment que l'humble clarté des étoiles ne pâlit et ne
disparaît dans la royale clarté du jour, tout ce qui est
créé, s'efface en la présence du Créateur ^. » La révé-
rence religieuse est l'âme de cette humilité d'adoration.
La considération des perfections divines est insépa-
rable de celle de ses droits. Or, n'est-il pas juste que si
Dieu exerce ces droits en édictant des lois, l'homme
y réponde par une soumission active? V obéissance
naîtra de l'humilité « comme sa fille ainée » *, nous
inclinant à nous soumettre non seulement à Dieu,
mais aux supérieurs et aux événements, parce qu'en
eux nous aurons reconnu un reflet des perfections et
des droits absolus du Créateur.
L'affinité entre l'obéissance et la religion, pour être
déjà assez transparente, doit retenir notre attention :
elle permettra de rattacher l'obéissance à un autre
groupe de vertus.
Article deuxième :
L'obéissance et autres vertus connexes.
A la suite de Cicéron, saint Thomas range, comme
parallèles, trois vertus qui nous incUnent à rendre,
mais imparfaitement, à autrui ce qui lui est dû : la
religion qui dicte nos devoirs de culte envers Dieu ;
la piété filiale et patriotique qui nous inspire de rendre
à nos parents et à la patrie ce que nous leur devons, et
r « observance » qui règle nos devoirs envers ceux qui
sont constitués en dignité. L'obéissance est rangée
comme partie de cette dernière vertu. ^
1. Gay : op. cit., pp. 309-310.
2. Tauler, op. cit., p. 138.
3. 3a 2^eq. 80, art. unico.
44
Cependant le parallélisme n'est que verbal. Aux
explications du saint Docteur, il apparaît que la reli-
gion est, pour lui, l'inspiratrice et le motif ultime de
toutes ces vertus. Quelques développements sont
nécessaires.
En Dieu, l'on peut considérer deux aspects : l'ex-
cellence de ses perfections, et la providence bienfai-
sante qu'il exerce sur ses créatures. Or ces deux attri-
buts se reflètent spécialement dans certaines créatures.
Les parents d'abord ont reçu cette prérogative de
Dieu : principes secondaires de l'existence des enfants,
providence de la famille, ils participent à l'excellence
de Dieu. Ils ont un titre spécial à un culte de la part
de leurs enfants. La piété filiale rend aux parents
l'hommage du respect ou de révérence (reverentia) dû
à leur excellence, et le tribut de la soumission (oh-
sequium) en retour de la providence qu'ils exercent
sur la famille ^.
Il est inutile de noter que la piété filiale est une partie
de la vertu de religion ^ et qu'elle puise sa valeur mo-
rale dans sa participation à cette éminente piété envers
notre Père céleste qu'est la vertu de religion '.
Or, si la piété filiale se rattache à la religion, l'obser-
vance se rattache à la piété fîUale. De même en effet
que la dignité de père se rapproche de celle de Dieu,
en ce que, participant à la puissance divine, le père
est le principe qui donne l'existence à ses enfants, de
même la dignité de supérieur se rapproche de celle de
1. 2» 2^6 q. loi, art. i et 2.
2. In majori includitur minus; et ideo cultus qui Deo debo-
tur, includit in se, sicut aliquid particulare, cultum qui debetur
parentibus. Ibid., art. i ad i"".
3. Religio par excellentiam dicitur pietas, inquantum Deua
est par excellentiam patar. 2» 2^6 q. 103, art. 3 ad i"". — Reli-
gio est quaedam superexcellens pietas, q. io6, art. i ad i^^ •
45
père, puisque, comme les parents, les supérieurs exer-
cent une véritable providence à l'égard de leurs infé-
rieurs 1.
Dans les supérieurs, on peut donc considérer Ibs
deux aspects que l'on a signalés en Dieu et dans les
parents : une certaine prééminence d'excellence, et le
pouvoir d'autorité qui en fait la providence de leurs
subordonnés. Deux devoirs correspondent : le respect,
en reconnaissance de leur excellence : la vertu de dulie
y incline; la soumission, réponse due à l'exercice de
leur gouvernement : la vertu d'obéissance en sera la
traduction *.
Faut-il noter la relation entre la dulie et la religion?
1. Sicut carnalis pater particulariter participât rationem
principii quae universaliter invenitur in Deo; ita etiam per-
sona, quae quantum ad aliquid providentiam circa nos gerit,
particulariter participât proprietatem patris; quia pater est
principium et generationis et educationis et disciplinae, et
omnium quae ad perfectionem humanao vitae pertinent; per-
sona autem in dignitate constituta est sicut principium guber-
nationis respectu aliquarum rerum, sicut princeps civitatis in
rébus civilibus, dux autem exercitus in rébus bellicis, magister
autem in disciplinis, et simile est in aliis. 2^ a^-q. 102, art. i.
2. Ad eos qui sunt in dignitate constituti, pertinet gubemare
subditos; gubemare autem est movere aliquos in debitum
finem, sicut nauta gubemat navem, ducendo eam ad portum.
Omne autem movens habet excellentiam quamdam et virtutem
supra id quod movetur; unde oportet quod in eo qui est in
dignitate constitutus, primo consideretur excellentia status
cum quadam potestate in subditos, secundo ipsum gubema-
tionis officium. Ratione igitur excellentiae debetur ei honor,
qui est quaedam recognitio excellentiae alicujus : ratione
autem officii gubernationis debetur ei cultus qui in quodam
obsequio consistit, dum scilicet aliqms eorum obedit imperio
et vicem benefidis eorum pro suo modo rependit... Excellentiae
eorum qui sunt in dignitate constituti, debetur honor ration©
sublimioris gradus; officio vero gubernationis ipsorum debetur
obedientia. q. 102, art. 2 in corp. et ad 3»^™. Il y a quelque jeu
dans la terminologie de saint Thomas au sujet de la duHe, piété
et observance (q. 103 art. 3-4); mais ces variations verbales
sont sans importance.
46
Elle est manifeste : la dignité des supérieurs est un
reflet de la majesté divine i.
Mcds quel rapport l'obéissance a-t-elle avec la re-
ligion?
L'obéissance, comme vertu spéciale, nous porte à
observer les ordres du supérieur, par respect pour
l'autorité même qui les a dictés ^. C'est là le motif de
toute obéissance formelle. Si la révérence envers Dieu
est la raison explicite de notre soumission, l'obéissance
se fondera siu: la vertu de religion. « L'obéissance,
écrit saint Thomas, procède de la révérence qui rend
au supérieur l'hommage du respect et de la soumis-
sion. Elle se trouve de la sorte incluse en diverses
vertus, bien que, considérée en elle-même, elle soit
une vertu spéciale. Si elle s'inspire du respect des
supérieurs, elle est contenue en quelque sorte dans la
vertu d'observance; procède-t-elle du respect des pa-
rents, elle tombe sous la piété filiale. Quand elle procède
du respect de Dieu, elle est comprise sous la vertu de
religion, et appartient à la dévotion qui est l'acte prin-
cipal de cette vertu ^. » Sans doute, l'obéissance ne
regarde directement que le précepte de l'autorité et
partant, à la différence du culte, ne se différencie pas
d'après les espèces d'autorités qui ont porté les lois;
mais les motifs auxquels s' origine la volonté d'obéir
diffèrent d'après la diversité des autorités *.
1. Aliquis potest honorari non solum propter virtutem pro-
priam, sed etiam propter virtutem alterius, sicut principes et
praelati honorantur, etiamsi sint mali, inquantum gerunt
personam Dei. . . Eadam ratione parentes et domini sunt hono-
randi propter participationem divinae dignitatis, qui est om-
nium pater et dominus. 2^ 2^^ q. 63, art. 3 ; q. 103, art. 2 ad 2"™.
2. Sur l'obéissance, vertu spéciale, voir l'Appendice, note 6.
3. 2» 2" q. 104, art. 3 ad i"". — Quod obediatur praelato
in quantum est Dei minister, pertinet ad religionem qua quis
colit et diligit Deum. Quodlibet, VI, art. 11.
4. Reverentia directe respicit personam excellentem, et
47
A y regarder de près cependant, on voit que c'est
la religion ou révérence envers Dieu qui est le dernier
motif de l'obéissance envers toute autorité créée.
Quand on veut en effet prouver que l'obéissance est
la loi des inférieurs, on peut avec saint Thomas con-
stater que partout, dans la nature, les êtres inférieurs
obéissent docilement à l'impulsion que leur donnent
les êtres supérieurs et que cette soumission à la
hiérachie est la condition de leur progrès ^.
Uhomme cependant se différencie nettement dans
toute la création, en ce que, être raisonnable, il est
sui juris et comme tel n'est créé que pour Dieu. Sans
doute, il peut librement disposer de sa volonté et
l'aliéner au service d'un autre homme. Mais, abstrac-
tion faite de cette soumission volontaire, l'homme
n'est créé pour l'utilité de personne. Les animaux sont
faits pour l'homme; celui-ci a donc sur eux un vrai
droit de propriété. L'homme n'est fait pour aucun de
ses semblables 2. Personne n'a le pouvoir de disposer
de lui comme d'une chose. Les parents, les représen-
tants de l'autorité ne sont pas la fin dernière de l'en-
fant, de l'inférieur; ils sont au contraire un moyen
pour permettre à ceux-ci de se développer et d'at-
teindre leur fin qui est Dieu. Si certains de mes. sem-
blables ont le pouvoir de lier ma volonté par des ordres,
ce n'est pas à cause d'un pouvoir qui leur appartien-
drait en propre, c'est uniquement parce qu'ils parti-
ideo secundum diversam rationem excellentiae, diversas spe-
cies habet ; obedientia vero respicit praeceptum personae
excellentis; et ideo non est nisi unius rationis; sed quia propter
reverentiam personae obedientia debetur ejus praecepto,
consequens est quod obedientia hominis sit eadem specie, ex
diversis tamen specie causis procedens. 2^ 2^^, q. 104, art. 2
ad 4"™.
1. 2^ 2^2 q. 104, art. i.
2. Sola natura rationalis creata habet immodiatum ordinem
ad Deum. 2» 2^e q. 2, art. 3.
48
cipent au souverain domaine de Dieu sur mon libre
arbitre. Je puis, dans ma soumission, m'arrêter au
motif de piété filiale ou d'observance; mais si je veux
me rendre compte de mon acte, je recours au souverain
domaine de Dieu; et c'est dans la révérence dont
j'entoure la plénitude de ses droits que je puiserai le
motif ultime de mon obéissance à toute autorité créée ^.
1. L'exposé qui a été tenté dans ce chapitre aura montré
comment, après avoir rattaché l'humiUté à la tempérance,
l'obéissance à l'observance, saint Thomas s'est vu amené, par
l'évidence de la réalité, à rapporter ces vertus à la rehgion.
La parenté est en effet indéniable. Elle a été aperçue par les
anciens auteurs ascétiques. La Règle de saint Benoît, par
exemple, ignore le mot « religio » ; mais elle est tout imprégnée
de l'esprit de rehgion. Il suffit, pour s'en rendre compte, de
hre les chapitres 5-7 sur l'obéissance, l'esprit de silence et
l'humilité.
49
CHAPITRE CINQUIÈME
Les Vertus Impérées par la Religion.
L'obéissance et l'humilité sont les compagnes
habituelles de la vertu de religion. Cette dernière
vertu pourrait-elle se former un autre cortège de
suivantes sur lesquelles s'étendrait son empire? Et
jusqu'où irait cette juridiction : pourrait-elle atteindre
les vertus théologales? La question posée en ces derniers
mots envisage, de fait, l'empire de la religion sur toute
la vie spirituelle ; car si la religion peut impérer les vertus
théologales, à plus forte raison peut-elle exercer cette
même royauté sur toutes les autres vertus morales.
Il faut d'abord préciser la nature de l'empire qu'une
vertu peut exercer sur une autre.
L'acte impéré relève des deux facultés supérieures
de l'homme. Commander imphque d'abord la volition
d'un but à atteindre. Mais pour atteindre ime fin, il
faut disposer les moyens qui doivent y conduire.
De là, c'est la volonté qui meut les autres facultés
de l'homme vers son objet propre, qui est la fin désirée.
Et c'est la raison qui dispose l'activité des facultés,
l'ordonne vers le but. L'acte impéré s' origine donc
à la volonté, comme au premier moteur de l'activité
humaine; mais il est constitué par la raison qui est,
dans l'homme, le principe d'ordre et partant de mo-
ralité. L'on comprend de la sorte comment, pour dési-
gner l'acte d'impérer, saint Thomas emploie indif-
féremment les mots « imperare » et « ordinare » ^.
I. Voluntas imperat inquantum principium imperii in vo-
56
Or ce qui vient d'être dit de la volonté principe
efi&cient d'action morale, peut s'appliquer à ces autres
principes d'action humaine que l'on appelle vertus.
De même donc que la volonté rationnelle impère un
acte en l'ordonnant à la fin propre qu'elle poursuit,
de même une vertu impère l'acte d'une autre vertu
en ordonnant celui-ci à sa fin propre. Ainsi la justice
légale poursuit, comme but propre, la réalisation du bien
commun de la société. A ce but concourent, de fait, les
actes de toutes les vertus; quel est en effet l'acte ver-
tueux qui n'ait pas sa répercussion sur le bien de la col-
lectivité? La justice légale peut donc impérer les actes
de toutes les vertus, en les ordonnant au bien commun^.
Il s'agit donc de délimiter la sphère d'action de la
vertu de reUgion. Mais il faudra, au préalable, établir
luntate est. Advocare nempe aliquera ad finem suum, quod ad
imperium pertinet, praesupponit appetitum finis, et est quae-
dam prosecutio illius ; et propter hoc potentiae vel artes opera-
tivae seu habitus qui sunt circa finem, dicuntur imperare istis
quae sunt circa ea quae sunt ad finem; et secundum hoc vo-
luntas quae habet finem pro objecto dicitur imperare, inquan-
tum imperium, quod est actus rationis, in voluntate incipit,
ad quam pertinet desiderium finis. In IV Sent. dist. 15, q. 4,
art. I, q="'a 1=1 ad 3"™. — Movere absolute pertinet ad volun-
tatem; sed praecipere importât motionem cum quadam ordi-
natione; et ideo est actus rationis. 2» 2^* q. 47, art. 8 ad 3"™.
— Ibid. q. 83, art. i. Imperare est essentialiter actus rationis.;
imperans enim ordinat eum cui imperat ad aUquid agendum...
Cum (autem) secundum movens non moveat nisi in virtute
primi moventis, sequitur quod hoc ipsum quod ratio movet
imperando, sit ei ex virtute voluntatis. i^ 2^^ q. 17, art. i. —
Quodlihet. IX, art. 12.
I. Justitia (legalis) ordinans hominem ad bonum commune
est generaUs per imperium, quia omnes actus virtutum ordinat
ad finem suum, sciUcet ad bonum commune, i^ 2^6 q. 60, art.
3 ad 2"ni. — Justitia legalis dicitur esse virtus generaUs, in-
quantum sciUcet ordinat actus aliarum virtutum ad suum
finem, quod est movere per imperium omnes alias virtutes (ad
bonum commune), z^ z^e q. 58, art. 6.
51
le rôle que jouent les vertus théologales dans la vie
morale. L'influence mutuelle de celles-ci et de celle-là
apparaîtra dans son vrai jour.
Article premier : L'empire des vertus théologales.
Un même principe régit toute la question. La fin
dernière est le premier principe de l'activité morale,
comme les premières notions de la raison sont les prin-
cipes du travail de l'intelligence ^. Et comme les moyens
n'ont qu'une causalité d'emprunt, dérivant de l'in-
fluence qu'exerce sur eux la fin, les vertus relatives à
la fin dernière exercent leur empire sur les vertus qui
se rapportent aux moyens de l'atteindre, exerçant
sur elles une véritable causalité, la causalité que la fin
exerce sur les moyens 2.
1. Finis se habet in agibilibus sicut principium in spacula-
bilibus. 23 2^6 q. 23, art. 7, ad 2»^™.
2. Cum omne agens agat propter finem, principium hujus
motionis est ex fine; et inde est quod ars ad quam pertinet
finis movet suo imperio artem ad quam pertinet id quod est
ad finem; sicut gubematoria ars imperat navifactivae... Sem-
per éirs vel potentia ad quam pertinet finis universalis, movet
ad agendum artem vel potentiam ad quam pertinet finis parti-
cularis sub illo universali comprehensus; sicut dux exercitus
qui intendit bonum commune, scilicet ordinem totius exer-
citus, movet suo imperio aliquem ex tribunis qui intendit
ordinem unius aciei. i^ 2^^ q. 9 art. i. — Virtus quae est
circa finem se habet ut principalis et motiva respectu earum
quae sunt ad finem. i» 2»^ q. 65, art. 3 ad i*^"". -Jbid., q. 114,
art. 4 ad i"™. — Virtus ad quam pertinet finis imperat vir-
tutibus ad quas pertinent ea quae sunt ad finem. 2^ 2^^ q. 81,
art. I ad i"™. — Virtus vel ars ad quam pertinet finis ultimus
imperat virtutibus vel artibus ad quas pertinent alii fines
secundarii, sicut militaris imperat equestri. 2^ 2^0, q. 23, art. 4
ad 2™. Item, in III Sent. dist. 27, q. 2, art. 4, qc"ia 3 . —
Omnis virtus vel potentia superior dicitur movere per impe-
rium inferiorem, eo quod actus inférions ordinatur ad finem
superioris, sicut aedificativa imperat coementariae, eo quod
actus coementariae artis ordinatur ad formam domus, quae
est finis aedificativae. Da Caritate, quest. unica, art. 3.
53
On voit les importantes conclusions qui découlent
1 nrinrinp
du principe
Les vertus théologales, se rapportant à la fin
dernière, l'emportent en dignité sur les vertus morales,
et exercent sur elles un véritable empire, en les ordon-
nant à la fin dernière^.
Les vertus théologales ont donc comme mission
d'impérer les actes de la vertu de religion. Dieu est
honoré, disait saint Augustin, par notre foi, notre espé-
rance et notre charité. Est-ce à dire, se demande saint
Thomas, que le culte de Dieu appartienne aux vertus
théologales? Non, répond-il. «Toujours la puissance
ou la vertu qui se rapporte à la fin meut par son com-
mandement la puissance ou la vertu qui se rapporte
aux moyens ordonnés à cette fin. Or, les vertus théolo-
gales, c'est-à-dire la foi, l'espérance et la charité, se
rapportent à Dieu, comme à leur objet propre; et par
conséquent elles causent par leur commandement
l'acte de religion qui a pour objet des choses que l'on
fait en vue de Dieu. Saint Augustin a donc pu dire
que Dieu est honoré par la foi, l'espérance et la charité ^.a
2. Ce qui est vrai des vertus théologales en général,
se vérifie à un titre particuHer dans la vertu de charité.
Car c'est elle qui donne à toute vertu, même
théologale, le caractère de vertu parfaite.
I. Finis est potior his quae sunt ad finem... et ideo virtutes
qviibus Deo secundum se adhaeretur, scilicet theologicae, sunt
potiores virtutibus moralibus. 2* 2^^ q. 104, art. 3. — Cum in
agibilibus finis sit principium, nocesse est virtutes theologicas
quarum objectum est ultimus finis, esse friores coeteris virtu-
tibus. 2» 2^6 q. 4, art. 7. — Virtutes theologicae quae sunt
circa ultimum finem qui est primum principium in appetibi-
libus, sunt causas omnium aliarum virtutum. 2^ 2^^ q. 161,
art. 4, ad !"">.
a. 3a aai q, 8i_ art. 5, ad i^ina.
53
Il n'y a en effet de vertu parfaite que celle qui est
orientée vers la fin dernière.
Car la perfection ou valeur morale d'une vertu
consiste dans l'ordre qu'y a mis la saine raison.
Or, l'ordre moral, avant d'être un ordre de coordi-
nation, est essentiellement une relation de subordi-
nation vis-à-vis de la fin : le moyen ne perfectionne
celui qui s'en sert que pour autant qu'il conduit à
la fin ^. Une vertu n'est donc achevée en perfection
que lorsqu'elle est ordonnée vers la fin dernière \
Or, c'est la vertu de charité qui opère l'union immé-
diate de la volonté à la fin dernière.
Les vertus ne sont donc parfaites que lorsqu'elles
sont soumises à la causalité finale de la charité qui les
oriente vers Dieu. ^
Cela est manifeste, en ce qui regarde les vertus mo-
rales. Celles-ci, réglant l'activité humaine selon la
norme de la saine raison, sont subordonnées aux vertus
théologales dont le motif formel est Dieu lui-même :
l'activité humaine moralement bonne n'est qu'un
moyen d'atteindre Dieu ^
1. Bonum humanae virtutis in ordine rationis conàstit;
qui quidem principaliter attenditur respectu finis. 2^ 2^e q.
i6i, art. 5. — Virtus ordinatur ad bonum; bonum autem prin-
cipaliter est finis; nam ea quae sunt ad finem, non dicuntur
bona nisi in ordine ad finem, 2^ z^e q. 23, art. 7.
2. Cum finis se habeat in agibilibus sicut principium in spe-
culabilibus, sicut non potest esse simpliciter vera scientia, si
desit recta aestimatio de primo et indemonstrabili principio,
ita non potest esse simpliciter vera justitia aut vera castitas,
si desit ordinatio débita ad finem, quantumcumque aliquis se
recte circa alia habeat. 2^ 2^^ q. 23, art. 7 ad 2""".
3. Est autem duplex régula humanorum actuum; scilicet
ratio humana et Deus; sed Deus est prima régula a qua etiam
humana ratio regulanda est ; et ideo virtutes theologicae quae
consistunt in attingendo illam regulam primam eo quod earum
objectum est Deus, excellentiores sunt virtutibus moralibus
54
Mais les vertus théologales de foi et d'espérance ne
sont elles-mêmes parfaitement orientées vers Dieu
que par l'influence de la charité.
La foi, en effet, tout en résidant dans l'intelligence,
est commandée par la volonté : c'est celle-ci qui a
déterminé l'assentiment de l'esprit. Par là même, la
foi est orientée au bien propre de la volonté qui est
l'adhésion du vouloir à la fin dernière. La foi est donc
ordonnée à l'espérance et à la charité i. A son tour,
l'espérance, nourrie par l'amour de concupiscence, a
son achèvement dans l'amour de bienveillance qui
se retrouve dans la charité.
Saint Thomas dit et répète que la charité est la
forme, la fin, la mère, la source de toutes les vertus.
Sous la variété de la terminologie, une même idée se
retrouve : la vertu de charité a, de par son essence
même, la mission d'orienter toute l'activité morale
vers la fin dernière ^. Elle commande, en reine, à toutes
les vertus^; et à n'envisager que l'ordonnance natu-
quae constitunt in attingendo rationem humanatn. 2*2^6 q.
23, art. 6. — Actus omnium aliarum virtutum ordinatur
ad finem proprium caritatis quod est ejus objectum, scilicet
summum bonum. Et de \'irtutibus moralibus manifestum est;
nam hujusmodi virtutes sunt circa quaedum bona creata quae
ordinantur ad bonum increatum sicut ad ultimum finem
De Caritate, art. 3.
1 . Actus fidei est credere, qui actus est intellectus determi-
nati ad unum ex imperio voluntatis; sic ergo actus fidei habet
ordinem et ad objectum voluntatis quod est bonum et finis...
Cum fides pertineat ad intellectum, secundum quod imperatur
a voluntate, oportet quod ordinetur sicut ad finem ad objecta
illarum virtutum quibus perficitur voluntas. 2^ 2=^^ q. 4, art. i
in corp. et ad 2cm.
2. Sur ces divers attributs de la charité, voir l'appendice,
note 7.
3. Quia chantas habet pro objecto ultimum finem humanae
vitae, scilicet beatitudinem aetemam, ideo extendit se ad
actus totius humanae vitae per modum imperii, et non quasi
immédiate eliciens omnes actus virtutum. 2» 2^ q. 23, art. 4
ad 3»«».
55
relie des choses, l'on doit dire qu'elle seule peut reven-
diquer cet empire universel ^.
Si donc l'on envisage uniquement la fonction natu-
relle des vertus, aucun doute n'est possible : ce n'est
pas la religion qui commande à la charité, mais la
charité qui commande à la vertu morale de religion.
Aussi bien, les actes principaux eux-mêmes de la
religion sont-ils soumis à l'empire de la charité, La dévo-
tion sert à entretenir la charité; mais c'est la charité
qui en est le principe 2. A la prière, concourent de nom-
breuses vertus; mais la charité est à la source ^, parce
qu'elle est le principe qui oriente tout acte moral vers
son bien propre qui est Dieu.
1. Ad bonum alicujus virtutis non ordinatur nisi vol actus
propriae virtutis, vel actus alterius \'irtutis qui est imperatus
ab illa virtute... nulla autem virtus imperat universaliter
omnibus virtutibus, nisi caritas quae est mater omnium virtu-
tum et habet habitum ex objecta proprio quod est summum
bonum, in quod immédiate fertur, tum etiam ex subjecto, scilicet
ex voluntate quae aliis \'iribu3 imperat. In II Sent. dist.
38, q. I, art. 2 ad 5"™.
2. S. Thomas se demande : par l'acte de dévotion, l'on se
donne à Dieu; n'est-ce pas faire acte de charité? « Ad carita-
tem, répond-il, pertinet immédiate quod homo tradat seipsum
Deo, adhaerendo ei per quamdam spiritus unionem; sed
quod homo tradat seipsum Deo ad aliqua opéra divini
cultus, hoc immédiate pertinet ad reMgionem, médiate
autem ad caritatem, quae est religionis principium. 2» 2^«
q. 82, art. 2, ad i*^™. — Charitas et devotionem causât,
inquantum ex amore aUquis redditur promptus ad sorvion-
dum amico; et etiam per devotionem caritas nutritur,
sicut et quaehbet amicitia conservatur et augetur per a-
micabiUum operum exercitium et meditationem. Ibid., a.d 2"™.
3. Causa orationis est desiderivim caritatis, ex quo procedere
débet oratio. 2^ 2^^ q. 83, art. 14. Procedit oratio a cantate,
mediante reUgione. Ibid., art. 15.
56
Article deuxième :
L'empire de la religion sur les autres vertus.
La pensée de saint Thomas, en ce qui précède, est
manifeste : une vertu ne peut commander à une autre
que si elle lui est supérieure. Cette supériorité lui vient
de la place qu'elle occupe dans la hiérarchie des vertus :
celles qui opèrent l'union la plus immédiate avec la
fin dernière sont aussi les plus élevées en dignité et
les plus importantes en influence^; car dans tout
l'univers, ce sont les êtres supérieurs qui orientent
les inférieurs vers la fin même de ceux-ci.
Puis donc que la religion est, parmi les vertus mo-
rales, celle qui se rapproche le plus des vertus théolo-
gales, elle l'emporte en dignité sur ses sœurs et, par-
tant, exerce sur elles une véritable juridiction '. Il est
même à noter que, pour mettre en plus vive lumière
cette supériorité, saint Thomas ne craint pas de dire
que, à l'opposé des autres vertus morales, la religion
se rapporte à la fin dernière. '
1. 2» 2*8 q. 23, art. 6.
2. Dans ce sens, la religion est un© vertu générale, comme
la charité. Aliqua virtus dicitur generalis quatuor modis...
Tertio modo, inquantum operatur circa actus omnium virtu-
tum, ita quod omnes cedunt ei pro materia... quasi movens per
imperium... Potest (autem latria) uti actibus aliarum virtutum
materialiter sub ratione proprii objecti. In III Sent., dist. 9,
q. I, art. i. qcula 2a . Ailleurs cependant, saint Thomas semble
réserver l'empire sur les autres vertus, à la sainteté, en tant
que distincte de la religion. Voir à ce sujet l'Appendice, note 8.
3. Religio habet duplices actus; quosdam quos elicit... alios
vero actus habet, quos producit mediantibus virtutibus quibus
imperat, ordinans eos ad divinam reverentiam; quia scilicet
virtus ad quam pertinet finis imperat virtutibus ad quas per-
tinent ea quae sunt ad finem ; et secundum hoc actus religionis
per modum imperii ponitur esse visitare pupillos, quod est
actus elicitus a misericordia. a* a^e q. 81, art, i ad i""".
57
La religion peut-elle commander aux vertus théolo-
gales?
A s'appuyer au principe invoqué par saint Thomas,
manifestement non : l'inférieur ne peut commander
au supérieur.
Maint passage semble d'ailleurs l'insinuer. « L'acte
d'une vertu inférieure, dit-il, impéré par une vertu
supérieure, revêt le mérite de ceUe-ci. De même donc
que l'acte de foi ou d'espérance gagne en valeur s'il
est impéré par la charité, de même les actes des autres
vertus morales sont plus méritoires s'ils sont impérés
par la religion ^. » Le parallélisme étabU entre la cha-
rité et la reUgion pourrait faire croire que si celle-ci
peut commander aux vertus morales, elle ne peut
exercer sa juridiction sur les vertus théologales dont
la charité semble s'être réservé la direction.
Cependant, saint Thomas semble parfois perdre de
vue le principe qu'il a si fortement souligné. Ne dit-il
pas, à plusieurs reprises, que toute action faite pour
la gloire de Dieu relève de la religion, en tant que vertu
impérante? « Omnia, secundum quod in gloriam Dei
fiunt, pertinent ad religionem, non quasi ad eUcientem,
sed quasi ad imperantem ^. » Saint Thomas a-t-il
1. Nobilioris virtutis est opus melius et magis meritorium,
unde actus inférions virtutis est melior et magis meritorius
ex hoc quod imperatur a superiore virtute, cujus actus fit per
imperium; sicut actus fidei vel spei melior est si imperatur a
caritate; et ideo opéra aliarum virtutum moralium (puta jeju-
nare quod est actus abstinentiae, et continere quod est actus
castitatis) sunt meliora et magis meritoria si fiant ex vote,
quia sic jam pertinent ad divinum cultum, quasi quaedam
Dei sacrificia. 2» 2»* q. 88, art. 6.
2. 2» 2^6 q. 8i, art. 4 ad 2^^. In III Sent., dist. 9, q. i, art. i,
qcula 2* , ad 3™. Dans le même sens : « Omne opus Nirtutis
dicitur esse sacrificium, inquantum ordinatur ad Dei reveren-
tiam; unde ex hoc habetur... quod religio imperet omnibus
aliis virtutibus. » 2» 2»^, q. 81 art. 4 ad lu™. Parlant delà vie reli-
gieuse : « Actus omfiium virtutum, secundum quod referuntur
58
exclu de sa pensée les actes des vertus théologales
qui, cependant mieux que tous les autres, procurent
la gloire de Dieu? C'est possible, parce que, dans ce
passage, il envisage la religion dans ses rapports avec
les vertus morales, et qu'à l'article suivant, parlant
des vertus théologales, il parle explicitement de l'em-
pire que celles-ci exercent sur la vertu de reUgion,
mais nullement de l'empire de celle-ci sur celles-là.
Mais il est des passages plus clairs. Il recherche,
dans son Commentaire sur les Sentences, le sens de
l'axiome de saint Augustin : « Deus colitur fide, spe
et caritate. » Et voici une de ses explications : les actes
des trois vertus théologales servent de matière que
la religion peut informer pour en faire des actes de
culte ^. Sans doute, dans sa Somme théologique, il ne
ad Dei servitium et honorera, efficiuntur actus religionis; et
secundum hoc si aUquis totam vitam suam divino servitio
deputet, tota vita sua ad rehgionem pertinebit; et secundum
hoc ex vita reUgiosa quam ducunt, religiosi dicuntur qui sunt in
statu perfectionis. » 2^ a^e, q. i86, art. i ad 2™. On dira peut-
être : parlant de la vie parfaite, saint Thomas n'a-t-il pas dû
penser aux actes des vertus théologales que posent sans doute
les rehgieux? — Pas nécessairement. Saint Thomas parle for-
maliter. In concreto, le religieux pose sans doute les actes des
vertus théologales. Mais formellement, dans sa définition ab-
straite, la vie religieuse, d'après saint Thomas, est un moyen
d'arriver à la perfection qui consiste dans la charité; or, la disci-
pline qu'impose cette ascèse purifiante et disposant à la charité
relève, de soi, des vertus -^«ora/es d'obéissance, de chasteté
et détachement des biens extérieurs. Saint Thomas n'a donc
pas dû penser aux vertus théologales pour définir le concept
de la vie religieuse.
I. Deus dicitur coU fide, spe et caritate, non quasi cultus
eliciatur his virtutibus, sed quia dictae virtutes ordinant ad
cultura, vel etiam quia actus dictarum virtutum materialiter
concedunt in cultum, modo praedicto ». In III Sent., dist. 9,
q. I, art. i, qcu'a 3a ad i'*'. Or ce « modus pradictus » est l'im-
perium que la vertu de reUgion, générale, exerce sur les
autres vertus (voir page 57, note 2). Et un peu plus loin :
59
reproduit plus cette exégèse de l'aphorisme augus-
tinien ^ ; mais ailleurs ne reprend-il pas cette idée ?
Le but du culte divin, écrit-il, et donc le but de la
religion, est de procurer la gloire de Dieu et de lui
rendre l'hommage de sa révérence intérieure. Or c'est
par la foi, l'espérance et la charité que cette soumis-
sion intérieure s'opère. N'est-ce pas affirmer expli-
citement que les vertus théologales sont des moyens
pour l'homme, d'exercer la vertu de religion ^?
Peut-on concilier la rigidité du principe mis en
avant par saint Thomas avec les concessions qu'il
vient de faire?
Il faut distinguer entre vertu de religion et acte de
religion.
Jusqu'ici nous avons envisagé la religion comme
vertu, ou principe d'action. Or, toute vertu est un
principe de finalité; elle a pour rôle d'incliner les actes
humains vers la fin dernière. Les vertus les plus proches
de celle-ci, comme autant de centres d'attraction, font
converger vers elles, et par là vers la fin dernière, les
actes des vertus dont l'objet est plus éloigné du terme
final. De là les vertus théologales ordonnent, orientent
(1 In nobis est triplex bonum : scilicet spirituale, corporale et
extrinsecum, et quia haec omnia in nobis a Deo sunt, ideo
secundum omnia debemus Deo latriam exhibere; et secundum
spiritum exhibemus ei dehitam dilectionem ; secundum corpus,
prostrationes et cantus; secundum exteriora autem, sacrificia,
etc. » Ibid., q. I., art. 3, q"uia 3a . Si laadilection» est un moyen
de rendre le culte de latrie, n'est-ce pas supposer que la reli-
gion commande à la charité?
1. 2^ 2»* q. 81, art. 5 ad 1°».
2. Finis divini cultus est ut homo Deo det gloriam et ei se
subjiciat mente et corpore, et ideo quidquid homo faciat quod
pertinet ad Dei gloriam et ad hoc quod mens hominis Deo
subjiciatur, et etiam corpus... non est superfluum in di\ano
cultu... Perfidem, spem et caritatem anima subjicitur Deo.,. »
2a a", q. 93, girt, 2, in corp. et ad a°».
60
vers elles les vertus morales ; à un titre spécial, la
charité oriente vers son objet propre, qui est la fin
dernière, toutes les vertus de l'homme et du chrétien;
de même la religion attire à sa fin propre les autres
vertus qui lui sont inférieures en dignité. C'est en cela
uniquement que consiste l'empire d'une vertu sur une
autre.
Mais ne peut-on concevoir un acte religieux, abstrac-
tion faite de la vertu qui incHne à le poser?
Un acte religieux, en soi, est un acte posé par motif
de révérence envers Dieu. Si donc un acte humain
quelconque peut, de sa nature, être orienté vers le
culte de Dieu ou, si l'on veut, procurer sa gloire, pour-
quoi la volonté ne pourrait-elle poser cet acte précisé-
ment en vue de cette fin religieuse?
On conçoit qu'un acte moralement mauvais ou
même de soi indifférent ne supporte pas cette orien-
tation ^; mais puisque tout acte bon procure objective-
ment la gloire de Dieu, pourquoi ne pourrait-on vouloir
explicitement cette même glorification de Dieu, en
posant l'acte dans ce but? Il y a sans doute des degrés
dans l'aptitude de ces actes à être informés du motif
religieux. Certains actes n'ont qu'une aptitude géné-
rale, celle qui réside dans leur caractère d'actes morale-
I. Non est existimandum, écrit Suarer, quemlibet actum
exteriorem vel interiorem esse posse materiam religionis; sed
illum qiii habet proportionem ut ratio cultus et significatio
divini honoris in eo fundari possit, quod non habent actus,
verbi gratia, mali neque omnes indifférentes, ut deambulare,
aut similes, ut per se notum est. Suarez : De virtute et statu
religionis, tract. I, libro I, cap. 8, no 2. On dira peut-être:
si je me promène pour glorifier Dieu, ne fais-je un acte reli-
gieux? Il faut s'entendre. Je pose certes un acte intérieur de
religion, puisque je veux glorifier Dieu. Mais la promenade,
comme acte externe, n'est capable de devenir, dans sa forma-
lité d'acte externe, un acte religieux que si elle n'est plus ou
moins apte à signifier notre révérence envers Dieu.
61
ment bons; mais d'autres sont adaptés à cette inten-
tion par leur objet formel spécial.
Or, tels sont les actes des vertus théologales : en
vertu même de leur objet formel, ils ont cette affinité
spéciale de la matière pour la forme qui lui convient ^.
Il suffit de confronter les actes des vertus théolo-
gales avec les actes internes de la vertu de religion
pour voir leur mutuelle convenance.
Et tout d'abord, procurer la gloire de Dieu et Lui
vouloir du bien, n'est-ce pas concrètement tout un ?
Or, procurer la gloire de Dieu relève de la vertu de
religion; vouloir du bien à Dieu est un acte de bien-
veillance, qui fait partie de l'acte de charité. Il y a
certes des nuances : on peut, dans la charité, souligner
l'aspect d'amitié; et c'est dans ce sens que saint Tho-
mas a distingué la charité de la dévotion 2; mais, avant
d'être amour d'amitié, l'amour de Dieu est un acte
de bienveillance désintéressée, tout proche de l'acte
de dévotion ou consécration de notre volonté au
service de Dieu et à sa gloire.
Faut-il ensuite rappeler l'étroite parenté entre la
frière et les vertus théologales? Acte de religion, la
prière du chrétien est tout imprégnée des vertus théo-
logales. Comment prier, si l'on ne croit pas à Dieu, à sa
1. Multi actus, écrit Suarez, in hoc nihil habent spéciale
in ordine ad Deum, praeter generalem rationem honestatis
aut praecepti et quod tendunt in Deum tamquam ultimum
finem ; quod etiam ad divinum honorem spectat ; et huj usmodi
sunt supra numerati (studere, temperate comedere, debitum
ex justitia solvere). Alii vero sunt actus honesti qui non solum
ex dictis rationibus communibus, sed etiam ex propriis et
peculiaribus modis habent majorem proportionem ad cultum
vel adorationem Dei, et huj usmodi esse videntur, inter aCttis
intemos, actus fidei, timoris, spei atque etiam caritatis. Sua-
rez : op. cit., cap. 8, n° 4.
2. Voir plus haut, p. 56, note 2.
63
puissance, à ses promesses, et si l'on n'espère obtenir
ce que l'on demande? Et si la charité n'est pas absolu-
ment requise pour son efficacité, ne confère-t-elle pas
un titre tout spécial aux yeux de Dieu^? La prière
est donc, tout naturellement, impérée par les vertus
théologales 2.
Mais s'il en est ainsi, pourquoi la volonté, en vue de
la prière, ne poserait-elle pas d'abord ces actes qui
sont des moyens si importants pour bien poser cet
acte de religion?
D'eiilleurs, considérés en eux-mêmes, les actes des
vertus théologales ne sont-ils pas des témoignages
presque explicites de notre révérence envers la gran-
deur de Dieu? La soumission de notre intelligence
aux vérités révélées est un hommage rendu à l'infinie
1. Fides, spes et caritas... ad orationem secundum, propriae
speciei rationem, habent aliquam convenientiam et praexi-
guntur ad eam. Petitio enim frustra ad aliquem dirigitur nisi
credatur quod petitum praestare possit et speretur quod petit;
et est praesumptuosa petitio, nisi ei fiât qui aliquo modo pe-
tenti unitus sit, unionem autem caritas facit. In IV Sent. dist.
15, q. 4, art. i, q=Jia 2» in fine. Dans ce passage, Sciint Thomas
semble requérir la charité comme condition d'efficacité de la
prière; et peut-être aussi dans deux passages de la Somme théo-
logique {2^ 238 q. 83. art. 14 et 15). Cependant à l'article sui-
vant, il afl&rme que les pécheurs peuvent obtenir les biens
qu'ils demandent, non sans doute qu'ils le méritent, puisqu'ils
n'ont pas la charité, mais par pure miséricorde de la part de
Dieu (art. 16 in corp. et ad 2°»).
2. Oratio, quatenus per eam petimus salutem et ad salutem
opportuna, est actus imperatus spei. Quatenus petimus ampli-
ficari gloriam Dei, est actus imperatus a caritate ; proxime
autem semper eUcitur a ratione, mediante fide. Lessius : De
Justitia et ;Mfe,libro II, cap. 36, dub. 2, n» 11. Cajetan disait
déjà : « Cum oratio petit Deum propter Deum, imperata a cari-
tate hoc facit ; cum innititur divino auxilio, imperata a spe hoc
habet; cum contemplationi divinae insistit, a fide et donis
intellectus et sapientiae movetur. » In 2^^ 2^^ q. 81, art. 5.
63
véracité de Dieu; notre espérance, une profession
de sa toute-puissance auxiliatrice ; et la charité ne
trouve-t-elle pas sa plus haute expression dans la
consécration religieuse de notre être et de notre
activité au service de Celui qui a daigné tant nous
aimer ^?
Il apparaît donc que le motif religieux peut informer
les actes des vertus théologales.
On peut, pour étayer la même conclusion, pro-
duire un argument tiré de la nature du vœu et de sa
matière.
L'homme peut orienter ses actes vers le culte divin,
sans s'y engager sous peine de péché. Cependant, à ce
titre déjà, les actes commandés en l'honneur de Dieu,
participent à la dignité du mobile qui les a inspirés,
et sont des actes de religion.
Mais on peut faire davantage : s'engager devant
Dieu à poser ces actes, sous peine de péché. Cette pro-
messe faite à Dieu est elle-même un acte de soumission
I. Actus virtutum theologicarum, écrit Lessius, possunt
accipi ut signa subjectionis nostrae; quia credimus Deo tam-
quam superiori et magistro, cui subjicimus omne judicium
nostrum; et amamus illum caritate, referendo et offerendo nos
ipsos et omnia nostra ad ipsius obsequium et gloriam; et
speramus virtute ac omnipotentia ipsius summum bonum
nostrum, id est Ipsummet. Unde patet in his actibus contineri
professionem excellentiae ipsius et nostrae subjectionis ac
dependentiae ab Ipso. Loc. cit. n° 13. — A propos de la foi,
Wiggers écrit : Interna adoratio est submissio et recognitio
excellentiae supra nos, ut quando ex religione et reverentia
erga Deum captivât homo intellectum in obsequium fidei, in
testificationem primae et infaillibilis veritatis. Wiggers :
De jure et jvtstitia, tract. 8, cap. 3, dub. I, n° i. — On voit par
là le bien-fondé de ce qu'écrit M. Callewaert au sujet de la
liturgie : Multi actus liturgici a religione imperantur, adeo ut
in cultu liturgico, fere continuo exerceamus explicite aut
implicite fidem, spem et caritatem, etc. » Callewaert : Litur-
gicoê institutiones, p. 38, Brugis, 1919.
64
respectueuse de la volonté, et donc un acte de reli-
gion ^. L'acte posé en vertu d'un vœu relève donc à un
titre spécial de la vertu de religion.
Or, n'est-il pas manifeste qu'on peut, très louable-
ment, s'engager par vœu à poser les actes des vertus
théologales? C'est dire que ces actes peuvent être
commandés par la religion.
Ce qui vient d'être dit du vœu peut se répéter de
l'obéissance. Cette vertu, on l'a vu, s'appuie en der-
nière analyse à la religion, au respect dû à la plénitude
des droits résidant en Dieu. Or, d'une certaine manière,
tout acte de vertu, même théologale, tombe sous le
précepte de l'obéissance. Le mobile religieux, donnant
sa pleine valeur à l'obéissance de l'inférieur, peut donc
informer tout acte de vertu prescrit ou susceptible
d'être prescrit par l'autorité *.
L'empire que le mobile religieux peut exercer sur
toute la vie morale semble donc hors de conteste,
admis d'ailleurs, avec des modalités, par des théolo-
giens de toute école '. Sans abandonner le principe
sur lequel saint Thomas établit l'empire de la vertu
1. Ordinatio actuum cujuscumque virtutis in servitum Dei
est proprius actus latriae. Manifestum est autem quod votum
est quaedam promissio Deo facta, quod promissio nihil est
aliud quam ordinatio quaedam ejus quod promittitur in eum
cui promittitur; unde votum est ordinatio quaedam eorum
quae quis vovet in divinum cultum, seu obsequium, et sic
patet quod vovere proprie est actus latriae sui religionis.
2a 2^«, q. 88, art. 5. Per votum aliquid in Dei reverentiam ordi-
namus, unde ex hoc ipso fit religionis actus. 2^ 2^e q. 89, art. 5
ad !■"". — Cfr. Contra Genliles, libr. III, cap. 139. — Lire
DiGNANT : De virtute religionis, n° 157-158.
2. SuAREZ : De virtute et statu religionis, tract. I, libro III,
cap. 2, n° II.
3. Voir l'Appendice, note 9. ,
65 •
de charité, nous croyons avoir suffisamment prouvé
que la volonté peut orienter vers le culte divin les
actes de toutes les vertus, réaliser une nouvelle unifi-
cation de toute notre vie intime, opérer l'union des
deux vertus sœurs, qui ne doivent jamais se séparer :
la charité et la religion.
66
CONCLUSION
MGR Gay disait à ses religieuses : « Il ne nous
semble pas qu'on puisse être plus incliné que
nous à ouvrir, à conseiller les voies dilatées,
simples, confiantes. Nous serions désolé de resserrer
tant soit peu des cœurs que le service de Dieu doit
d'autant plus épanouir, qu'il est mieux entendu et
plus parfaitement rendu. Mais nous ne pouvons nous
empêcher de dire que si, parmi les sentiments qu'ins-
pire à une âme l'amour tendre et ardent qu'elle a
pour Jésus-Christ, celui d'une profonde révérence
envers Dieu ne se rencontre pas; si un saint et reU-
gieux respect n'est pas au fond de ces tendresses, si
la crainte, en un mot, n'est pas un des foyers où
ces ardeurs s'allument, cette âme doit se défier de
son amour, et elle ne sera que prudente en examinant
sérieusement ses voies ^. »
Le pieux auteur a touché du doigt la plaie dont
souffrent trop d'âmes chrétiennes. La charité est la
reine des vertus; elle les entraîne toutes dans son
orbite; elle leur donne leur dernière perfection. Mais
en comprend-on toujours la nature? N'y a-t-il pas,
chez nombre d'âmes peu informées, un certain péril
d'illusion? ^
1. Gay -.De la vie et des vertus chrétiennes, t. I, pp. 211-212.
Paris, Oudin, 16» édit., 1878.
2. A ceux qui désirent un exposé doctrinal approfondi sur
la charité et ses diverses manifestations, nous ne saurions trop
recommander le pieux et docte ouvrage de M. Mahieu : Probatio
caritatis, meditationes ad usum clsri, Bruges, Beyaert, 2^ édit.,
1914.
67
On se plaît à souligner le caractère d'amitié que revêt
la vraie charité : Jam non dicant vos servos,sed amicos.
Nous ne sommes plus en effet sous la loi de crainte
servile qui régit les rapports du serv^iteur avec le maître.
Nous sommes introduits dans l'intimité de la famille
divine; notre participation par grâce à la nature de
Dieu, notre fraternité avec Notre Seigneur est bien
faite pour nous mettre au cœur la sainte dilection,
fleur du pur amour.
N'y a-t-il pas cependant un danger d'exagérer le
parallélisme entre l'amitié divine et les amitiés hu-
maines? Deux hommes s'entr'aiment : ils ont une
certcdne égalité de natiure. Dieu daigne nous aimer;
nous avons la grande faveur de pouvoir l'aimer : pou-
vons-nous oublier et la transcendance de Dieu et la
bassesse de notre misère; traiter Dieu d'égal à égal?
Rien ne fausserait la piété, comme l'oubli de notre
néant.
La grâce se greffe sur la nature : la charité que Dieu
nous donne d'avoir poiir Lui est et doit rester l'amour
d'une créature pour son Créateur. L'amour d'amitié
de l'homme pour son Dieu doit se nuancer de religion.
Notre charité est fondamentalement une piété filiale.
Comme il est bienfaisant de recourir aux sources de
la piété chrétienne, de prendre contact avec ces âmes
méditatives qui, dès le début de l'Église, se sont appli-
quées à récdiser en elles l'amour parfait de Dieu ! C'est
l'amour du Christ qui est l'alpha et l'oméga de la
Règle de saint Benoît : Nihil amori Christi praeponere.
Mais l'amour se traduit en humihté, en obéissance,
en soumission, en recueillement et crainte révéren-
cielle de Dieu. Le Psautier était l'aliment préféré de
la piété de nos pères ; c'est que les psaumes sont louange
et glorification du nom divin, humble confiance, efface-
ment de tout notre être devant la majesté du Dieu
trois fois saint.
68
Et qu'on ne croie pas que la dilection ait à perdre
au contact de la crainte de Dieu. Il y a une mystérieuse
parenté entre le respect et la tendresse. L'amour vrai
se traduit en révérence; les amitiés humaines, pour
être dignes de ce titre, doivent se nourrir de respect
mutuel. A son tour, le respect s'épanouit en tendresse :
chacun le sait. Le cœur de l'homme s'attendrit en se
prosternant devant son Dieu: c'est que Dieu l'a attiré
à Lui ; plus une âme s'abaisse devant la Majesté divine,
plus elle se sent élevée vers Celui qui exalte l'hu-
milité. Et qui pourra dire lequel des deux a ressenti
le plus intimement la douceur de l'amour divin, de
Jean penché sur le cœur du Maître ou de Madeleine
abîmée aux pieds de la Croix?
•
Il importe d'avoir, dans la vie, quelques idées direc-
trices, pensées maîtresses qui canalisent nos tendances
diverses, unifient nos actes en une synthèse qui nous
repose de la dispersion de notre activité. Avec la cha-
rité, la religion est une des vertus les plus unifiantes.
Certaines âmes, plus actives, souligneront peut-être
le point de vue du dévouement, de la charité agissante.
D'autres, plus méditatives, accentueront l'utilité d'une
religieuse contemplation. Les deux points de vue
doivent se compléter.
La religion peut réaliser une féconde unité dans
une âme éprise de la révérence divine. Le culte inté-
rieur unifie et moralise tous les actes extérieurs de la
piété chrétienne, privée et publique. Il est le point
central auquel s'attachent les vertus d'humilité,
d'obéissance, qui posent l'homme dans cette attitude
de vérité qui le range dans l'ordre. Le culte intérieur
peut informer toute vertu morale, donner une teinte
profondément humaine aux actes les plus élevés : « A
ces actes d'ailleurs — actes de foi, d'espérance, d'amour,
69
de demande, de gratitude, de contrition — la vertu de
religion n'enlève rien de leur nature propre et de leur
« actualité » ; car elle influe généralement sur eux sous
la forme d'une intention virtuelle qui impose à l'âme
une orientation, mais qui n'entrave aucun des modes
de son activité immanente *. »
Cette unification de notre vie sous l'empire de la
religion est à la portée de toute âme chrétierme. Mais
combien elle est recommandable à l'âme sacerdotale !
Homme d'action, le prêtre doit se sentir au cœur la
charité conquérante de saint Paul. Mais homme de
Dieu, médiateur de prière pontifiant au nom du peuple
chrétien, prêtre sacrificateur, immolant tous les jours
la Sainte Victime et se sacrifiant avec Elle dans l'acte
d'une totale « dévotion », ne doi^il pas, plus que nul
chrétien, alimenter sa vie intérieure aux sources d'une
religion profonde? Et si le recueillement intérieur est
l'âme de tout apostolat, quelle garantie de succès
n'aura-t-il pas s'il sait imiter son divin Maître qui fut
à la fois l'Apôtre d'un dévouement infini et par excel-
lence le Religieux de Dieu?
I. D.Festugière : La liturgie catholique, p. 129, Maredsous,
1913-
70
APPENDICE
Note I. Religion et charité. (Voir p. 21, notei.)
Vertu morale, la religion se distingue nettement de la
charité. Sans doute ces deux vertus ont entre elles
d'intimés affinités, et bien des actes de religion se
revêtent d'un acte de charité (tels les actes d'adoration,
de dévotion, de prière, de vœu, de sacrifice). Mais leur
objet formel propre est bien distinct. Quelques textes de
théologiens illustreront ce qui a été dit en général des
rapports entre la religion et les vertus théologales.
((Charitas vult omne bonum Deo, immédiate ex affectu ut
ipsi benesit... at proxima ratio objectiva cur religio
aliquid Deo velit est ratio debiti... Charitas non vult
Deo bonum praecise quia illud ei est debitum, nihil
aliud spectando quam ut huic debito fiât satis . ; sed
solum spectat, ipsum bene esse Dei, sicut amicus vult
amico bonum ut ei bene sit, non spectans an hoc sit
illi debitum an non; quamvis malit ut sit ei debitum
quam indebitum, quatenus hoc in dignitatem et majus
bonum amici cadit. » (Lessius : De Justitia et jure,
libro II, cap. 36, dub. 2, n<> 10.) — «Si ahquando, écrit
Suarez, caritas amat divinam gloriam et honorem, illud
ipsum est ex amicitia et benevolentia ad ipsam perso-
nam Dei, neque in eo attendit honestatem quae est
in reddendo debito, sed hoc solum quod sit aliquo
modo bonum Dei quem propter se diligit, tamquam
vera amicitia ad Deum ipsum. Religio autem in divina
gloria procuranda aut reddenda respicit divinam reve-
rentiam et debitum quod ex illa nascitur » (Suarez : De
vtrtute et statu religionis, tract. I, libr. III, cap. 2, n° j). —
Et Lugo écrit dans le même sens : « Licet utraque (ado-
ratio seu religio et caritas) versetur circa Deum, et ex
71
hoc capite posset videri adorationis affectum pertinere
ad caritatem quia vult Deo aliquod bonum.nempe cultum
et reverentiam, difiEerunt tamen ex eo quod charitas vult
bonum Deo, quia bonum Dei est; atvero aflfectus ado-
rationis vult cultum Deo, non praecise quia bonum Dei
est et sistendo ibi, sed quia honestum est colère Deum;
quare immédiate non movetur ab exceUentia aut bonitate
Dei, sed ab honestate et bonitate ipsius cultus quem vult
propter ipsius honestatem. » (De Lu go : Disputationes de
tnysterio Incarnationis, disp. 33, sectio II'; n" 25.)
On comprend aussi que la charité envers Dieu soit
formellement la même que la charité envers le pro-
chain, tandis que le cuit : rendu à Dieu diffère spécifique-
ment du culte rendu à des créatures. Le motif formel
de la charité envers le prochain est bien le même qui
définit la charité envers Dieu: la bonté divine considérée
comme partagée par l'homme. Si, en effet, il n'y avait
pas entre Dieu et l'homme une certaine communauté de
nature, nous ne pourrions aimer Dieu de cet amour
« d'amitié » qui constitue l'élément spécifique de la cha-
rité. Par contre, le motif formel de la reUgion est la per-
fection de Dieu, considérée comme incommunicable :
l'infinitude de sa transcendance d'abord, et ensuite la
plénitude des droits dont il jouit comme Créateur de
toutes choses. Saint Thomas a donc pu écrire : « Objectum
amoris est bonum; objectum autem honoris vel reve-
rentiae est aliquid excellens. Bonitas autem Dei commu-
nicatur creaturae, non autem exceUentia bonitatis ejus;
et ideo caritas qua diligitur Deus non est virtus distincta
a charitate qua dihgitur proximus; religio autem qua
honoratur Deus distinguitur a virtutibus qua honoratur
proximus >• (2^ 2*« q. 81 art. 4, ad 3""; item, q, 103, art.
3 ad 2>»'°; In III Sent. dist. 9, q. II. art. i ad 2"°').
Note 2. Acte elicite de la vertu de religion (voir
p. 23, note ï).
Considérant les actes dans leur être physique, les théo-
logiens divisent les actes de toute faculté en actes élicites
72
et actes impérés. Sont élicites de telle faculté les actes
qui émanent immédiatement de cette faculté, comme son
activité propre. Sont actes impérés de telle faculté les
actes qui émanent d'elle par l'intermédiaire d'une autre
faculté soumise à sa motion. (S. Thomas, /n /// Seif. dist.
27, q. 2, art. 4, q^-"'-* 3^ ). L'acte de regarder attentive-
ment est un acte élicite de vision, mais impéré de la
volonté.
Ce qui vient d'être dit de la puissance ou faculté, peut
se dire de l'habitus ou même de la vertu si on considère cel-
le-ci comme principe efficient d'actes envisagés dans
leur être physique.
A ce point de vue, l'on pourra dire : la religion, vertu
morale et non intellectuelle, a son siège dans la volonté;
sera donc élicite de la vertu de religion, le seul acte de la
volonté qui, sans l'intermédiaire d'aucune autre faculté,
veut poser les actes du culte. Et seront impérés tous les
actes du culte, émanant des autres facultés, qui sont
commandés par cet acte primordial de la volonté; telle la
prière, le sacrifice. Ainsi raisonne Lessius : « Oratio et laus
non sunt actus interni immédiate a virtute religionis
eliciti, sed externi ab ea imperati ; externos voco respectu
virtutis religionis quae est in voluntate; sunt enim objecta
illius in quae afïectus religionis immédiate tendit et
habent sedem in intellectu <> (Lessius, op. cit. 1. II, cap.
36, dub. 2, n° 1 1 ; dans le même sens, Vermeersch : Qztaes-
tiones de virtutibus religionis et pietatis. Bruges 1912,
n°' 4-5)
Saint Thomais raisonne autrement : « Religio habet
duplices actus : quosdam quidem proprios et immédiates
quos elicit, per quos homo ordinatur ad solum Deum :
sicut sacrificare, adorare et alia hujusmodi; alios autem
actus habet quos producit mediantibus virtutibus quibus
imperat, ordinans eos ad divinam révèrent iam ». (2' 2^
q. 81, art. i ad i"'").
La division thomiste paraît préférable, parce que le
saint Docteur envisage dans la vertu, non sa note géné-
rique d'habitus quelconque, mais sa note spécifique d'ha-
bitus disposant à des actes moralement bons. A ce point
de vue, il ne faut plus considérer l'acte dans son être
73
matériel en tant que procédant de telle faculté, mais dans
son objet formel, en tant que signifiant le culte de Dieu.
Or, certains actes envisagés fonnellement, dans leur
définition essentielle, signifient d'eux-mêmes cette sou-
mission : la prière et le sacrifice, quoique ressortissant
immédiatement de facultés différentes, réalisent cepen-
dant la même notion formelle : tous deux sont un
hommage rendu à Dieu. La vertu de religion en tant que
principe d'actes religieux, incline donc immédiatement
à ces actes ; ce\ax-ci sont donc élicites de la vertu de reli-
gion. « [lia pertinent ad religionem eUcientem, écrit saint
Thomas, quae secundum rationem suae speciei pertinent
ad reverentiam Dei » (2» 2»^ q. 81, art. 4, ad 2"™; voir
le lumineux commentaire de Cajetan in hune locum et in
art. i). Cfr Dignant : Tractatus de virtute religionis, n° 11.
Sans doute, la formalité d'acte reUgieux Ji'est pas
inhérente aux actes extérieurs du culte envisagés dans leur
matérialité : l'immolation d'une victime du sacrifice peut
n'être nullement différente d'un abatage quelconque.
Mais le rite extérieur de l'immolation sacrificielle est de soi
apte à signifier l'hommage rendu à la divinité; sous cette
formalité de symbole, l'acte extérieur relève de la vertu
de religion, et immédiatement, ne relève que d'elle : il est
donc élicite.
Par contre, certains actes, formellement envisagés,
relèvent d'une autre vertu; d'eux-mêmes, ils ne sont pas
actes de culte. Le jeûne est un acte de tempérance, mais
U peut être informé d'un motif nouveau : on peut jeûner
]X>ur honorer Dieu par le sacrifice que l'on s'impose. On dit
alors que la vertu de religion impère l'acte de tempé-
rance.
Note 3. La dévotion, acte spécial de reliéion
(voir p. 25, note 2).
La définition que saint Thomas donne de la dévotion
présente des nuances : c'est tantôt « la volonté de s'em-
presser à tout ce qui intéresse le culte de Dieu ; » et tantôt
« l'offrande de soi-même à Dieu, en vue précisément de ce
74
culte empressé ». Il y a là matière à deux actes distincts, et
c'est ce que Wiggers a bien noté dans son Commentaire
de la Somme : De Jure et justitia, tract. VIII, cap. 2, dubio
i; mais nous pensons que, sous ces deux formules, em-
ployées dans un même article, saint Thomas ne désigne
qu'un même acte qui ne serait pas explicitement la volonté
de se donner à Dieu en vue de son service, mais la volonté
de s'adonner avec empressement à son culte.
Mais, dira-t-on, s'il en est ainsi, comment soutenir que
la dévotion est un acte spécial; cette volonté empressée
n'est-elle pas une qualité qui peut s'attacher à tout acte
de volonté? N'allons-nous pas rejoindre la notion plus
moderne de « ferveur » de la volonté, décrite plus haut
(p. 24, note i) par saint François de Sales?
Cajetan a prévu l'objection. La dévotion est sans doute,
dit-il, une certaine promptitude; mais elle ne s'attache
pas à n'importe quel acte, même de volonté; elle est la
■propriété de l'acte spécial de religion par lequel la volonté
s'adonne au service de Dieu. La dévotion ne se comprend
donc qu'en corrélation avec cet acte spécial et sert à le
définir, comme une propriété sert à définir le sujet. Et
l'éminent interprète en donne la raison. La vertu de reU-
gion, étant un habitus, est une qualité s'attachant à la
puissance volitive. L'acte propre de la vertu de rehgion
ne peut donc être qu'une qualité de l'acte de cette puis-
sance. N'est-ce pas d'ailleurs par des qualificatifs qu'on
définit bien d'autres vertus ? « Sicut simitas significat
curvitatem non absolute, sed in certa materia, scilicet na-
so; ita devotio formaliter significat promptitudinem, non
absolute, nec in quocumque actu cujuscumque potentiae,
sed in actu voluntatis non quocumque sed illo quovolun-
tas se suaque omnia opéra in divino cultu offert Deo. Et
sic utrumque verum est, et neutrum alteri adversatur,
diversimode intellectum : quod scihcet et qualitatem et
actum importât, dum significat qualitatem in tah actu
speciali, sicut simiteis curvitatem in taU speciali materia.
Ratio autem quae me movet ad hoc est quia devotio est
actus religionis. Constat autem quod sicut religio est qua-
litas potentiae, ita actus proprius religionis est qualitas
actus potentiae. Sic enim in aliis virtutibus videmus : ut
75
patet de scire in intellectu spéculative et providere in
intell ectu practico, justificatione in voluntate, et aliis
hujusmodi propriis actibus virtutum, quibus nomina non
sunt imposita propria, sed circumloquimur eos cum
nomine vel adverbio bonitatis aut rectitudinis ; ut bona
consiliatio, recte praecipere, moderate appetere, etc. Est
enim videre actus proprios virtutum qualitatem seu
modum substantiae actus potentiae significare. Et prop-
terea sic est dicendum de devotione » (Cajetanus, in
2im 2^2 q. 82, art. i).
Note 4. Nature de l'acte de demande (voir p. 29,
note 2).
La prière suppose un acte de volonté : le désir du bien
demandé. Mais eUe est elle-même un acte de raison, de
raison pratique. C'est ici l'endroit de se rappeler que,
d'après saint Thomas, la volonté est la faculté qui se porte
vers la fin, et que la raison pratique est la faculté ordina-
trice qui dispose des moyens en vue de cette fin. L'homme,
par sa raison, dispose des facultés inférieures, de ses
membres extérieurs, et les ordonne en vue d'une fin
(j3. 2ae q xj). L'homme, par sa raison, peut aussi dis-
poser de l'activité de ceux qui lui sont soumis : la loi et
le précepte relèvent de la raison pratique du supérieur
(i^ 2'^ q. 90, art. i, corp. et ad 3^™). Jusqu'ici, l'action
de la raison entraîne une certaine nécessité. Mais il arrive
que l'empire de l'homme soit loin d'être aussi parfait.
C'est quand il s'adresse à un supérieur. Dans ce cas, la
raison de l'inférieur ne peut commander au supérieur
d'agir en vue d'une fin déterminée. Elle peut cependant
le lui demander. La prière-demande est donc un acte
de raison pratique par lequel l'inférieur s'adresse au supé-
rieur pour disposer la volonté de celui-ci en vue d'un but
que l'inférieur désire. En priant, l'inférieur ne se contente
donc pas de manifester son désir au supérieur; mais il veut
l'émouvoir, l'amener et, en un sens, le mouvoir à donner
ce que l'inférieur ne peut se procurer de lui-même. La
demande devient donc cause dispositive et médiate du
76
bien désiré. C'est sans doute la volonté qui a donné
le branle à la raison pratique en vue de réaliser son désir;
mais la manifestation de ce désir en vue d'émouvoir
la volonté du supérieur est formellement un acte de raison
pratique (2- 2 « q. 83, aii;. i). « lUe qui petit aut imperat
aut deprecatur, avait dit saint Thomas, advocat aliquid
ad consecutionem finis vel prosecutionem intenti. Hoc
autem non estvoluntatis, quia ipsa simpliciter et absolute
fertur in suum objectum quod est finis; sed est rationis,
cujus est ordinare unum ad aliud, et ideo proprie acci-
piendo, imperium non est voluntatis ». In IV Sent., dist.
15, q. 4, art. i, q-"'^ i* ad 3 "■.
Note 5. Le sacrifice improprement dit. (Voir
p. 39, note 2.)
Saint Thomas s'inspire visiblement de saint Augustin,
quand il rapporte le sacrifice extérieur au sacrifice inté-
rieur de l'âme. Mais, emporté par l'élan de l'éloquence,
le Docteiu: d'Hippone n'a pas toujours conservé aux mots
leur sens propre. La religion, écrit-il, nous fait tendre à
Dieu par l'amour. Le sacrifice, acte religieux réservé à
Dieu, n'a qu'un but : nous faire aimer Dieu et le prochain;
toutes les prescriptions divines au sujet des sacrifices se
rapportent à ce sacrifice intérieur. « Proinde verum
sacrificium est omne opus quod agitur, ut sancta societate
inhaereamus Deo, relatum sciUcet ad illum finem boni
quo eraciter beati esse possimus ». Tout acte de miséri-
corde, rapporté ainsi à Dieu, est un vrai sacrifice; et c'est
même à titre d'acte de miséricorde envers nous-même, que
la consécration de notre corps et de notre âme à Dieu
constitue un vrai sacrifice. (Saint Augustin : De Ctvitate
Dei, libro X, cap. 3-6 et 19.)
Sans le contredire ouvertement, saint Thomas le ramène
discrètement à la propriété du terme. Le but du sacrifice
n'est pas précisément de nous porter à la charité; mais
plutôt de témoigner notre révérence vis-à-vis de Dieu.
Ensuite, l'on peut sans doute poser, en vue de cette rêvé-
77
rence, des actes relevant d'autres vertus : on peut,
dans ce but religieux, faire des actes de mortification,
des œuvres de miséricorde. A ce titre, en raison de cette
intention, on peut les appeler des sacrifices, tout comme
un vol commis en vue de la fornication revêt la malice
de celle-ci, et de ce chef, peut être appelé de ce nom.
Cependant, il y a des actes qui ne relèvent pas d'autres
vertus, mais qui sont des offrandes de choses extérieures
faites à Dieu, en vue de l'honorer ; ce sont là les vrais sacri-
fices, appartenant pax eux-mêmes à la vertu de religion.
e Contingit et ea quae secundum ahas virtutes fiunt, in
divinam reverentiam ordinari; puta cum aUquis elee-
mosynam facit de rébus propriis propter Deum, vel cum
aUquis proprium corpus alicui aifiictioni subjicit propter
divinam reverentiam; et secundum hoc etiam actus
aliarum virtutum sacrificii dici possunt. Sunt tamen
quidam actus qui non habent ex alio laudem nisi quia
fiunt propter reverentiam divinam : et isti actus proprie
sacrificia dicuntur, et pertinent ad virtutem reUgionis. »
2» 2^« q. 85, art. 3, corp. et ad i"™; art. 4; q. 86 art. 2 ad
I-™; q. 81 art. 4 ad 1"°".
^ 1^ *
Note 6. L'obéissance, vertu spéciale. (Voir p. 47,
note 2.)
L'obéissance est double, écrit saint Thomas. On obéit
d'une manière générale quand on rempUt les ordres de
l'autorité; comme telle, l'obéissance est incluse en toute
vertu et n'a pas de mérite propre. L'obéissance, vertu
spéciale, nous inchne à remplir les ordres des supérieurs,
parce que ia soumission leur est due; ainsi envisagée,
l'obéissance a son mérite propre et se rattache à la vertu
de justice (2^ 2^^ q. 4, axt. 7, ad. 3"".)
L'obéissance, vertu spéciale, a comme objet matériel
la loi ou le précepte du supérieur. Il n'est pas nécessaire
que l'ordre soit intimé expressément ou promulgué;
l'obéissance prompte se contente d'un simple signe
indiquant la volonté du supérieur et sait prévenir la
78
promulgation de la loi. Encore faut-il, pour l'obéisssance
stricte, qu'il y ait volonté préceptive de la part du
supérieur (2* 2*6 q. 104, art. 2, in corp, ad 2"™ et 3"™.)
Se soumettre aux désirs du supérieur n'est donc pas
exercer l'obéissance stricte. Mais, faut-il le dire, c'est
exercer un acte très parfait qui se rattache à ce que Mgr
Gay appelle « humilité de soumission ». (Vie et vertus
chrétiennes, t. I, p. 307.) On peut ajouter que, si l'acte
extérieur de cette soumission n'est pas un acte d'obéis-
sance, l'acte intérieur peut revêtir le mérite de cette vertu,
si l'on se soumet aux désirs du supérieur pour assouplir
sa volonté en vue de l'obéissance parfaite aux ordres
proprement dits de l'autorité (Vermeersch : De reli-
giosis instituas et personis, t. I, n° 287).
Il arrivera que l'ordre du supérieur tombe sur des actes
qui, d'eux-mêmes déjà, relèvent d'autres vertus. L'accom-
plissement de l'ordre s'enrichit alors du mérite spécial de
l'obéissance, si l'on pose l'acte en tant que commandé.
Cette intention spécifie l'acte de soumission matérielle à
la loi et en fait un acte d'obéissance. « Si obedientia pro-
prie accipiatur, secundum quod respicit per intentionem
formalem rationem praecepti, erit specialis actus, et
inobedientia peccatum spéciale : secundum hoc enim
ad obedientiam reqùiritur quod impleat aliquis actum
justitiae vel alterius virtutis, intendens implere praecep-
tum; et ad inobedientiam reqùiritur quod actualiter
contemnat praeceptum ». (2^ 2*"^ q. 104, art. 2 ad i"™.)
Il n'est pas nécessaire que l'acte commandé répugne
à nos goûts naturels ni que l'obéissance suppose de
gi'ands sacrifices. Il suffit au mérite de l'obéissance que
la volonté de l'inférieur s'applique de bon cœur, dévote, à
remplir l'ordre reçu. (Saint Grégoire avait, sur ce point,
une doctrine plus austère. Moralium, libr. 35, cap. 14; P.
I>., t. 76, col. 766, n° 30. Sans contredire ouvertement
le Grand Docteur, saint Thomas le ramène discrètement
à une sage mesure, q. 104, art. 2 ad s""".)
Tout en s'appuyant à la religion, l'obéissance en diffère
cependant. « Dicendum est, écrit De Lugo, obedientiam
diflferre ab adoratione (religione), in eo quod obedientia,
esto obiter indicet submmissionem intemam, non tamen
79
illam intendit praecipue ostendere : primario enim inten-
dit solum adimplere jussa superioris; quare si posset
fieri haec adimpletio sive eo quod par ipsam significaretur
summissio interna, adhuc illa esset actus obedientiae :
obedientia enim non attendit ad honestatem peculiarem
quae apparet in significatione summissionis; ad quam
tamen solum attendit adoratio. » De Lugo . De mysterio
Incarnationis, disp. 33, sectio 2, n° 21. De même Lessius :
De Justitia et jure, libr(^2, cap. 3O, dub. 2, no 14.
«^ V*
Note 7. La charité, forme et mère de toutes les
venus. (Voir p. 55, note 2.)
La charité, dit saint Thomas, est la forme et la mère
de toutes les vertus. Ces divers qualificatifs désignent une
seule et même propriété de la charité : celle d'orienter vers
Dieu toutes les autres vertus.
Quelques mots d'explication s'imposent.
Dans l'ordre moral, c'est la fin qui spécifie l'action.» Ac-
tus dicuntur humani inquantam procedunt ex voluntate
deUberata. Objectum autem voluntatis est bonum et finis,
et ideo manifestum est quod principium humanorum
actuum, inquantum sunt humani, est finis ». (i^ 2^^ q. i,
art 3.)
Et comme le principe qui spécifie une chose est aussi
appelé sa forme, U faut conclure que, dans l'ordre de
l'action, la fin donne la. forme à l'acte. « In omnibus actibus
voluntariis, id quod est ex parte finis, est formale; quod
ideo est quia unusquisque actus formam et speciem
recipit secundum formam agentis, ut calefacti secun-
dum calorem. Forma autem voluntatis est objectum
ipsius, quod est bonum et finis, sicut intelligibUe est forma
intellectus; unde oportet quod id quod est ex parte finis,
sit formale, in actu voluntatis. » [De Cantate, quest. unica,
art. 3.)
Cette fin peut être le terme auquel la nature même de
l'acte est ordonné (finis operis) ; dans ce cas, la fin sert à
définir l'acte en lui-même et lui donne sa forme intrin-
80
sèqtte : le fait de donner l'aumône tend de soi à soulager
la misère du prochain.
Mais il peut s'agir d'une fin différente de cette fin natu-
relle dont on vient de parler. Cette fin ajoutée (finis ope-
rantis) informe l'acte, en lui donnant une forme ou fin
extrinsèqtie .
Or, telle est la charité. « In morahbus, forma actus atten-
ditur principaliter ex parte finis : cujus ratio est quia
principium moraUum est voluntas, cujus objectum et
quasi forma est finis; semper autem forma actus conse-
quitur formam agentis; unde oportet quod in moralibus
id quod dat actui ordinem ad finem, det ei et formam.
Manifestum est autem quod per caritatem ordinantur
actus omnium aliarum virtutum ad ultimum finem; et
secundum hoc ipsa dat formam actibus omnium aliarum
virtutum; et pro tanto dicitur esse forma virtutum; nam
et ipsae virtutes dicuntur in ordine ad actus formates, n
(2» 2=>e q. 23 art. 8.)
La charité ne définit donc pas intrinsèquement tous les
actes vertueux. La spécificité des vertus subsiste en efiet
sous l'empire même delà charité; mais elle en est la forme
extrinsèque, attirant les autres vertus dans son orbite et
les orientant ainsi vers sa fin propre. « Caritas non est
forma intrinseca, sed ex hoc ipso quod trahit omnes alias
virtutes ad suum finem, format virtutes... Caritas non est
forma virtutum quae sit pars essentiae virtutum, sed
est forma quasi informans ». {De Caritate, art. 3, ad 17^™
et 18'^'n.)
C'est uniquement dans ce sens que la charité est la
forme de la foi. «Actus voluntarii speciem recipiunt a fine
qui est voluntatis objectum; id autem a quo aliquid spe-
ciem sortitur, se habet ad modum formae in rébus natu-
ralibus; et ideo cujuslibet actus voluntarii forma quod-
ammodo est finis ad quem ordinatur... Manifestum est
autem quod actus fidei ordinatur ad objectum voluntatis
quod est bonum, sicut ad finem; hoc autem bonum quod
est finis fidei, scilicet bonum divinum, est proprium
objectum caritatis; et ideo caritas dicitur forma fidei,
inquantum per caritatem actus fidei perficitur et for-
matur. » (2* 2^^ q. 4, art. 3, in corp. et ad 2^'".) C'est dans
81 •
ce sens qu'il faut comprendre ce quo S. Thomas dit
ailleurs : « Cum fides sit in intellectu secundum quod est
motus et imperatus a voluntate, id quod est ex parte
cognitionis est quasi materiale inipsa; sed ex parte volun-
tatis accipienda est ipsius formatio. Et ideo cum caritas
sit perfectio voluntatis, a caritate fides informatur. »
{De Veritate, q. 14, art. 5, de même In III Sent., dist.
23. q- 3. art. I, q^"'a i^ in corp, et ad 2"".)
Ce qui vient d'être dit de la foi peut se répéter de
l'espérance (i» 2^<= q. 62, art. 4).
Si la charité informe de la sorte la vie morale, elle est
le moteur de toutes les vertus. La raison est la même : si elle
oriente vers Dieu toutes les vertus, c'est par son com-
mandement, son empire. Elle les meut donc vers la fin
dernière. « Caritas dicitur forma omnium virtutum,
inquantum omnes actus omnium virtutum ordinantur
ad summum bonum amatum... Et hinc etiam apparet
quomodo caritas sit motor omnium virtutum, inquantum
: cillicet imperat actus omnium aliarum virtutum... Cum
omnes aliae virtutes ordinentur ad finem caritatis, ipsa
imperat actus omnium virtutum, et ex hoc dicitur motor
earum. » {De Caritate, art. 3.)
Par là même, la charité est appelée la mère de toutes
lesi vertus. « Dicitur caritas mater aliarum virtutum,
dit-il élégamment, inquantum earum actus producit ex
conceptione finis inquantum habet se per modum seminis
cum sit principium in operabihbus. » {In III Sent., dist.
27, q. 2, art. 4, qc"!'^ 3^ .) Dans le même sens : « Virtus
oritur ex appetitu incommutabiUs boni; et ideo caritas,
quae est amor Dei, ponitur radix virtutum. » (i^ 2=^^.q. 84,
ajt. I ad !"">.) Les mots suivants résument bien toute la
pensée de saint Thomas : « Caritas dicitur finis aliarum
virtutum, quia aUas virtutes ordinat ad finem suum; et
quia mater est quae in se concipit ex alio, ex hac ratione
dicitur mater aliarum virtutum, quia ex appetitu finis ulti-
mi concipit actus aliarum virtutum, imperando ipsos ».
(2a 2^^ q. 23, art. 8, ad 3""'.) 0 Caritas est mater omnium
virtutum et radix, inquantum est omnium virtutum
forma. » (i* 2^= q. 62, art. 4.)
82
Par là, on comprend plusieurs propriétés de la charité
que nous ne pouvons que signaler ici.
La charité est d'abord la condition du mérite des actions
humaines. Les actes des vertus ne sont méritoires de la
vie étemelle que s'ils sont commandés par la charité. « Cari-
tas cadit in definitione virtutis meritoriae, ut patet
per definitionem Augustini dicentis quod virtus est bona
qualitas mentis qua recte vivitur. Non enim recte vivitur
nisi per hoc quod vita nostra ordinatur in Deum, quod
caritas facit. » (De Caritaie, art. 3 ad 3"™; i^ 2»« q. 114,
art. 4.)
Ensuite, la possession par l'homme de la vertu de cha-
rité entraîne pour lui la possession des autres vertus, qui
sont ordonnées à elle (i^ 2»* q. 65, art. 3, ad i"™ ; De
Virttttibus cardinalibus , quest. unica, art. 2.)
Enfin, la perte de la charité entraîne la perte de toutes
les autres vertus en tant que vertusi parfaites (i* 2*"
q. 71- art. 4).
Note 8. Religion et sainteté. (Voir p. 37, note 2).
Une chose, une personne est sainte, en ce qu'elle est
soustraite aux usages profanes et consacrée au culte de
Dieu. Quelle idée saint Thomas s'est- il fait de la sainteté?
Quand il fut question pour lui de distribuer les vertus
annexes à la justice, le saint Docteur a rencontré, dans
la littérature philosophique, de nombreux essais de classi-
fication. Andronicus le péripatéticien ne parlait pas de
« religion »; mais il connaissait r« eusebia » et la « sain-
teté ».
Selon son habitude, saint Thomas va tenter la conci-
liation entre les divergences. Ces deux vertus, dit-il, ne
sont que deux aspects de la religion ; « Dividit (Andronicus)
rehgionem in eusebiam quae ordinat ad Deum in ctdtu qui
exhibetur in protestatione servitutis, sicut sacrificia et
hujusmodi; unde dicit quod est scientia Dei famulatus, et
sanctitatem quae ordinat ad Deum in omnibus aliis
operibus vitae, unde dicit quod sanctitas est scientia
faciens fidèles et servantes quae ad Deum justa sunt ».
83
Et il ajoute : « Jam patet distinctio sanctitatis et euse-
biae, ex his quae dicta sunt. Unde sanctitas eodem modo
comparatur ad omnes virtutes sicut justitia legalis; quia
sicut justitia legalis operatur actus omnium virtutum
propter bonum commune, ita sanctitas, propter Deum . »
In III Sent., dist. 33, q. 3, art. 4, q^"'» 6' in corp. et ad
3 "™-
D'après ce texte, à la sainteté seraient réservés les
actes impérés de religion; l'eusebia serait la religion, en
tant que principe des actes proprement cultuels. Ce ne
seraient cependant pas deux vertus distinctes.
Ce même point de vue est repris dans la Somme Théo-
logique, m Eusehia dicitur quasi bonus cultus; unde est
idem quod religio... et ad idem reducitur sanctitas »
(2^ 2^« q- 80, art. unico ad 4'^™. )
Il se plaît cependant à établir une distinction de raison
entre la sainteté et la religion. « Sanctitas dicitur per quam
mens hominis seipsam et suos actus applicat Deo; unde
non differt a religione secundum essentiam, sed solum
ratione; nam religio dicitur, secundum quod exhibet Deo
famulatum in his quae pertinent specialiter ad cultum
divinum, sicut in sacrificiis, oblationibus et aliis hujus-
modi (il s'agit donc des actes élicites) ; sanctitas autem
dicitur secundum quod homo non solum haec, sed aliarum
virtutum opéra refert in Deum, vel secundum quod homo
se disponit per bona quaedam opéra ad cultum divinum. »
[23. 2^5 q. 81, art. 8.)
La sainteté est donc la reUgion, en tant qu'ordonnant
les actes de toutes les vertus au culte divin. Elle est donc
semblable à la justice légale : vertu spéciale en elle-même,
elle est générale par l'empire qu'elle exerce : de même
que la justice légale ordonne au bien commun les actes de
toutes les vertus, de même la sainteté ordonne ces mêmes
actes au culte divin. « Sanctitas habet quam dam generali-
tatem, secundum quod omnes virtutum actus per impe-
rum ordinat in bonum divinum, sicut et justitia legalis
dicitur generalis virtus, inquantum ordinat omnium
actus in bonum commune ». Ibid., ad i''™.
On ne doit pas, pensons-nous, insister sur cet article
de saint Thomas, ni en tirer des conclusions qui dépasse-
84
raient sa pensée. Nous sommes en présence d'une de ces
délicates questions de nuances dont les théologiens du
moyen-âge sont coutumiers. Saint Thomas n'a vu dans
la a sainteté » qu'un vertu morale, non certes une vertu
qui se rapporterait à la sanctification de l'âme par la grâce
sanctifiante.il n'attache d'ailleurs à cette question aucune
importance réelle. Il n'y revient en aucun autre endroit. Il
attribue à la religion, le pouvoir d'impérer les actes des
autres vertus et de les ordonner au culte divin. Peut-être
cependant, y a-t-il, dans la pensée de saint Thomas, une
nuance entre l'empire qu'exerce la reUgion et celui
qu'exerce la sainteté. La première oriente strictement
au culte divin; la sainteté rapprocherait davantage de
Dieu. « Sanctitas dicitur, vient-il de dire, qua mens
hominis seipsam... apphcat Deo ; omnes virtutem actus
ordinat in bonum diviniim r> et encore : « temperantia non
habet rationem sanctitatis, nisi referatur ad Deum »
{Ibid. ad 2^"".) Quoi qu'il en soit, comme le mot « sain-
teté » dans le langage usuel a une portée moins stricte,
nous nous conformons à l'usage habituel en rapportant
à la religion sans plus, ce que saint Thomas attribue à la
religion, en tant que sainteté.
Note 9. — L'empire de la religion sur les vertus
théologales. (Voir p. 65, note 3.)
Il nous plaît de citer quelques théologiens, en faveur de
la conclusion relative à l'empire que la religion peut exer-
cer sur les vertus théologales.
Lessius écrit : « Actus fidei, spei et caritatis posse a
virtute reUgionis imperari. Nec obstat quod ait D. Tho-
mas (2^ 2"^, q. 81, art. 5, ad i"^™.): virtutes theologicas,
eo quod versentur circa finem ultimum, Deum, imperare
actus reUgionis et aUarum virtutum quae versantur circa
média; quia etsi hoc virtutibus illis per se conveniat, eo
quod per se et ex natura sua circa finem ultimum ver-
sentur, tamen per accidens contrarium fieri potest, ut si
quis velit uti actu virtutis theologicae ad finem virtutis
85
inférions. Omnis enim actus qui potest esse médium ad
consequendam virtutem aliquam vel proprium ejus
finem, potest ab ea imperari, ita ut ex afïectu ejus homo
se applicet ad illum actum. Sic religio potest imperare
actus fidei, spei et caritatis, quia hi actus sunt idonei ad
finein religionis, qui est honorare Deum. » Lessius ; De
Justiiia et jure, libro II, cap. 36, dub. 2, n» 13.
Et Suarez : « Constat non esse inconveniens actus
theologicarum virtutum a morali aliqua imperari, etiam-
si illae perfectiores sint. Quia hoc imperium non est nisi
motio seu applicatio ad actum proprium, quae applicatio
potest fieri ex libertate voluntatis, etiamsi ex natura
rei necessaria non sit, atque ita potest virtus inferior
uti actu superioris virtutis ad suura finem propter pro-
portionem quam ad illam habet. In quo nuUa est inor-
dinatio moralis, sed potius quoddam augmentum perfec-
tionis, saltem extrinsecum et accidentarium, quod in
divinam gloriam tandem ordinatur. Suarez, De virtute
et statu religionis, tract. I, libro III, cap. 2, n° 9.
A leur tour deux thomistes avérés arrivent à la même
conclusion. « Quilibet virtutis actus, écrit Cajetan, pro
quanto liber est, potest sub voto c ad ère; ac per hoc
materia sanctitatis aut reUgionis esse, cujus votum est
actus; ac per hoc, imperari a sanctitate (voir plus haut
la note 8 de l'Appendice). Ex quibus sequitur quod ex
hoc solum quod una virtus potest imperare actui alte-
rius, non efficaciter arguitur virtutem illam esse simpli-
citer priorem : ahoquin religio esset prior fide, cum
contingat vovere actum fidei. » Cajetan. In a"™ 2*-
q. 81, art. 8.
On ne peut être plus explicite que Billuart : « Cum
virtutes theologicae versentur circa finem, ipsis per se
convenit per imperium movere virtutes opérantes ea
quae ordinantur ad illum finem, qualis est religio. Per
accidens autem ipsa religio potest imperare actus virtutum
theologicarum, quatenus idonei sunt ad suum finem,
nempe colendum Deum : sic, verbi gratia, religio actum
• fidei imperando coUt Deum et summum ei defert honorem
declarando eum esse primam veritatem. Si dicas esse
proprium superioris imperare, respondeo... virtutem
86
quae secundum se est aliis inferior posse per accidens
et secundum quid fieri eis superiorem ratione alicujus
circumstantiae quam eis superaddit, sicque earum actus
materialiter sumptos ordinare secundum hanc formali-
tatem superadditam ad suum finem et consequenter
eos imperare.» Billuart : Summa Sancti Tkomae ; Tracta-
tus de religione, dissert. I, art. 2°, objectio 2* .
Pour éviter toute obscurité, nous avons éliminé de
notre exposé l'expression imperium per accidens d'une
verttt sur une autre. La vertu infuse de religion peut elle
même per accidens, commander à une vertu théologale?
Cela reste douteux après l'exposé tait de la doctrine de
saint Thomas sur la hiérarchie des vertus. Mais un acte
de religion peut impérer simpliciter un acte de vertu
théologale.
De la répétition de ces actes religieux, naîtrait en nous
une facilité de poser les actes des vertus théologales par
motif de religion : en langage de l'école un habitus acqui-
situs créant en nous une mentalité rehgieuse, un esprit
de religion.
De Lugo, entreprenant de réfuter Suarez, nie que la
reUgion puisse impérer aucune vertu. Il a le grand mérite
d'avoir, avec sagacité, distingué nettement l'objet formel
de toutes les vertus voisines de la reUgion. Et Suarez n'a
pas toujours la précision désirable, en disant que toute
vertu est matière de religion. Mais nous craignons que De
Lugo n'ait à son tour trop rapproché l'acte impéré de
l'acte élicite. L'équivoque apparaît, semble- t-il, assez
manifeste dans son De mysterto Incarnationis, disp. 33,
sectio 2, n° 22. « Dices : esto actus obedientiae non posse
elici ab habitu adora tionis (religionis), quia non habet
illud objectum formale; poterit tamen imperari ab affectu
adorationis (religionis), quia non habet illud objectum
formale; poterit tamen imperari ab affectu adorationis...
Respondeo nec hoc modo posse imperari, ita ut per ipsum
actum obedientiae exerceatur adoratio. «
87
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TABLE DES MATIERES.
Pages.
Chapitre I. L'attitude religieuse 5
Chapitre IL La vertu de religion ii
Chapitre III. Les actes propres de la vertu de
religion 23
Article I. Les actes intérieurs 24
Article II. Les actes extérieurs 31
Chapitre IV. Vertus imprégnées de religion . . 40
Article I. L'humilité 40
Article II. L'obéissance et autres vertus con-
nexes 44
Chapitre V. Les vertus impérées par la religion 50
Article I. L'empire des vertus théologales . . 52
Article II. L'empire de la religion sur les
autres vertus 57
Conclusion 67
Appendice 7^
Brux. Vromant & C, — i-îo-ja??.
Lottin
BQT
17^0
L'âme du culte
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