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Full text of "Lamiel; roman inédit [par] Stendhal. Publié par Casimir Stryienski"

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STENDHAL 

(HENRI    BEYLE) 


Lamiel 


ROMAN  INEDIT 

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PUBLIÉ     PAR 

Casimir  STRYIENSKI 

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PARIS 

LIBRAIRIE    MODERNE 

MAISON    QUANTIN,    7,    RUE    SAINT-BENOIT 

1889 

Tons  droits  réservés 

Journal  de  Stendhal,  1801-1814,  publié  par  Casimir  Stryienski 
et  François  de  Nion.  —  Un  vol.  in-18.  Paris,  Charpentier,  1888. 


Lamiel 


IL   A   ETË   TIRE    DE    CET   OUVRAGE 


Douze  exemplaires  numérotés,  sur  papier  de  Hollande. 


STENDHAL 


(HENRI   BEYLE) 


La  miel 


ROMAX  INÉDIT 


P  U  lî  L  l  E     PAR 


Casimir   STRYIENSKI 


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PARIS 
LIBRAIRIE     MODERNE 

MAISON    QUAÎNTIN,    7,    RUE    SAINT-BENOIT 
1889 


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PREFACE 


Quand  Beyle  publia,  en  1839,  la  Chartreuse 
de  Parme,  il  annonça,  comme  étant  sous  presse, 
un  roman  en  deux  volumes  intitulé  :  AmielK 

Il  travailla  à  cette  œuvre,  dans  sa  solitude  de 
Givita-Vecchia,  depuis  le  mois  d'octobre  1839; 
la  mort  vint  l'interrompre  au  moment  où  il 
allait  mettre  la  dernière  main  à  cette  histoire 
d'une  jeune  fille,  proche  parente  de  31arianne 
et  petite  cousine  de  Julien  Sorel. 


1.  Beyle  changea  plusieurs  fois  le  titre  de  son  roman; 
tout  d'abord  ce  devait  être  :  Un  Village  de  Normandie 
(voir  Appendice  IX),  puis  Amiel,  L'Amiel,  et  enfin  il 
s'arrêta  à  Lamiel.  Un  instant  il  avait  songé  à  un  titre 
plus  général  :  Les  Français  du  roi  Philippe,  que,  sui- 
vant sa  naïve  manie,  il  libelle  ainsi  :  «  Les  Français  du 

k>)l(J   <I>lXl-TT£    » 


PRÉFACE. 


C'est  ce  roman,  resté  ignoré  pendant  près  de 
cinquante  ans,  que  nous  éditons  aujourd'hui 
d'après  le  manuscrit  autographe  de  la  biblio- 
thèque de  Grenoble. 


Comment  se  fait-il  que  cette  étude  ait  été, 
pour  ainsi  dire,  mise  au  rebut  par  M.  Colomb, 
l'exécuteur  testamentaire  de  Beyle?  Lamiel 
n'aurait  pas,  cependant,  déparé  la  collection 
des  Nouvelles  inédites. 

M.  Colomb  a-t-il  pensé  qu'une  œuvre  ina- 
chevée devait  être  à  tout  prix  condamnée  à 
l'oubli  et  ne  pouvait  être  présentée  au  public  ? 
Ce  serait  une  bien  méchante  excuse.  Nous 
aimons  mieux  nous  dire  que  l'auteur  de  la 
Notice  sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  Henri  Beyle 
n'a  pas  lu  attentivement  les  cahiers  de  Lamiel. 
Quoi  qu'il  en  soit,  avant  même  d'avoir  décou- 
vert le  plan-conclusion,  à  la  simple  lecture  des 


PRÉFACE.  vil 

débuts  de  l'iiéroïne  a  Garville,  nous  avons  été 
séduit,  et  l'idée  de  publier  ce  roman  «  ina- 
chevé »  s'est  présentée  à  notre  esprit. 

Le  cas  psychologique,  renouvelé  de  Mari- 
vau.Vj  que  Beyle  étudie  ici,  n'est-il  pas  a  lui 
seul  tout  le  livre?  N'est-ce  pas  assez  de  connaî- 
tre les  influences  qui  font  de  Lamiel  une  fille 
pervertie,  de  la  voir  au  château  de  Garville, 
choyée  et  gâtée  par  la  duchesse  de  Miossens, 
d'entendre  ses  conversations  avec  le  machiavé- 
lique Sansfin  et  avec  le  séduisant  abbé  Clément, 
pour  comprendre  cette  curiosité  de  l'amour 
qui  sera  la  passion  dominante  de  cette  fausse 
paysanne  ?  L'unité  de  ce  caractère,  dont  toutes 
les  manifestations  tendent  vers  un  même  but, 
n'est-elle  pas  un  élément  suffisant  d'intérêt  ? 

Et  même,  si  certains  lecteurs  réclament  un 
attrait  de  plus,  ils  ne  seront  pas  déçus  en  lisant 
Lamiel;  s'ils  entrevoient  un  peu  trop  confusé- 
ment, d'une  façon  trop  sommaire,  la  dernière 
période  de  sa  vie,  cette  existence  bizarre  au 
milieu  des  émules  de  Mandrin  et  de  Lacenaire, 


vm  PRÉFACE. 

ils  ne  seront  pas  frustrés  des  incidents  et  des 
surprises  qui  leur  sont  chers. 


Beyle,  en  effet,  voulait,  dans  ce  roman,  se 
renouveler  et  sacrifier  aux  exigences  de  son 
public  ;  il  désirait  profiter  des  critiques  qu'on 
lui  avait  adressées,  ne  se  doutant  pas  que  la 
Chartreuse  et  le  Rouge  et  le  Noir,  quand  la  pé- 
riode d'initiation  serait  passée,  devaient  être 
enfin  compris,  tout  comme  les  Troyens  ou  la 
Damnation  de  Faust  de  son  compatriote  Hector 
Berlioz. 

Mais  Beyle  mettait  une  restriction  à  ce  sacri- 
fice. 11  tenait  à  rester  lui-même  et,  fort  heureu- 
sement, à  ne  rien  abandonner  de  ses  principes 
littéraires.  Les  notes  jetées  éparses  dans  les 
cahiers  de  Lamiel  nous  renseignent  à  cet  égard 
et  nous  permettent  de  deviner  tout  ce  qui  se 
passait  dans  l'esprit  de  l'auteur. 

Au  moment  de  quitter  Givita-Vecchia  pour 


PRÉFACE.  ix 

retourner  en  France  une  dernière  fois,  il  écrit  : 
<(  Ne  pas  m'occuper  actuellement  d'abréger  ce 
qui  est  fait  avant  le  25  mai  i8/|0;  je  l'abrégerai 
à  Paris  en  publiant.   Suivre  les  règles  de  la 

MODE  d'alors,   toutefois  EN  l'aDAPTANT  A  MES 

idées.  Le  grand  objet  actuel  est  le  Rire.  »  Cette 
fois,  il  s'agissait  non  seulement  d'intéresser  les 
happy  fewj  il  fallait  amuser  les  autres  et  gagner 
le  grand  public.  Dès  le  6  octobre  1839,  —  le 
roman  était  à  peine  commencé  alors,  —  Beyle, 
d'une  large  écriture,  très  lisible  cette  fois,  rem- 
plit toute  une  page  de  son  manuscrit  en  traçant 
ces  quelques  lignes,  qui  nous  révèlent  la  trans- 
formation tentée  par  lui  : 

'i  Autre  plan  que  la  Charl.  : 

((  1°  Sujet  plus  intelligible  ; 

«  2"  Esprit  dans  le  style  ; 

«  3"  Je  fais  connaître  d'avance  les  person- 
nages. Ce  roman  n'aura  pas  la  forme  des  Mé- 
moires, dont  se  plaignait  M'"''  la  duchesse  de 
Vicence.  » 


\  PRÉFACE. 

11  décide  même  d'aller  plus  loin  encore  : 

(I  Avis  au  jeune  homme  : 

«  Trop  de  profondeur  dans  la  description 
d'un  caractère  empêche  le  Rire.  Donc  la  plus 
grande  partie  de  ce  que  j'ai  écrit  sur  le  docteur 
Sansfin  restera  dans  les  substructions  de  l'édi- 
fice. 19  février  1840.  Oui,  19  février.  » 

Et  c'est  pourquoi  le  docteur  bossu  qui,  un 
instant,  devait  être  le  véritable  héros  du  livrée 
devient  le  bouffon  du  roman,  un  bouffon  un  peu 
macabre,  il  est  vrai. 

Plusieurs  autres  notes  montrent  encore  cette 
préoccupation  nouvelle  et  viennent  compléter 
ce  dossier  curieux  qui  nous  fait  voir  Beyle, 
comme  dans  son  Journal^  tout  à  la  fois  acteur 
et  analyste,  critique  et  romancier,  capable  de  se 
dédoubler  à  volonté.  En  face  de  la  première 
page  du  manuscrit,  le  i"  octobre  1839,  vrai- 
semblablement avant  même  d'avoir  écrit  une 

1.  Voir  Appendice  I. 


PRÉFACE.  XI 

ligne  de  son  roman,  il  inscrit  ces  deux  pré- 
ceptes : 

<(  Si  le  récit  est  trop  chargé  de  philosophie, 
c'est  la  philosophie  qui  fait  l'effet  de  la  nou- 
veauté à  l'esprit,  et  non  le  récit.  » 

«  Sur  chaque  incident,  se  demander  :  faut-il 
raconter  ceci  philosophiquement  ou  le  raconter 
narralivement,  selon  la  doctrine  de  l'Arioste?  d 

Et,  en  ces  quelques  lignes,  nous  avons  toute 
une  théorie  du  roman,  théorie  dont  l'application 
résume  le  talent  de  Beyle.  C'est  la  philosophie 
-qui  préoccupe  l'auteur  de  la  Chartreuse  et  de 
Rouge  et  Noir  ;iiar\8i,  il  est  nouveau,  —  et  c'est  la 
combinaison  intelligente  de  la  philosophie  et  de 
la  narration  narrative  qui  apparaît  dans  Lamiel. 

Puis,  dans  ces  notes,  nous  trouvons  encore 
■des  jugements  qui,  plus  tard,  devaient  être  for- 
mulés par  les  critiques  les  plus  autorisés  : 

«  Le  penchant  naturel  de  l'imagination  de 


XII  PRÉFACE. 

Dominique  1  est  de  voir^  d'inventer  des  détails 
caractéristiques.  19  février  IS/iO.  » 

Qu'on  se  rappelle,  entre  autres  pages,  l'exé- 
cution de  Ju'ien  Sorel,  racontée  ou  plutôt  indi- 
quée en  quelques  notes  brèves,  sobres,  énergi- 
ques, et  qu'on  lise  dans  Lamiel  la  scène  de  la 
veillée  au  château  de  Carville,  et  tous  ces  «  dé- 
tails caractéristiques  »  si  ingénieusement  réunis 
pour  nous  faire  connaître  les  travers  et  les  bizar- 
reries du  docteur  bossu,  on  verra  que  l'auteur 
se  jugeait  fort  bien. 

On  doit  pardonner  à  Beyle  s'il  se  regarde 
avec  complaisance  dans  son  miroir  et  s'il  dit  la 
vérité  même  quand  elle  est  agréable  à  entendre; 
c'était,  chez  lui,  moins  une  habitude  de  vanité 
qu'une  puissance  d'observation  qui  s'exerçait 
naturellement,  avant  tout,  sur  lui-même.  11 
nous  dit,  le  8  mars  ÏSM  :  «  Mon  talent,  s'il  y 
a  talent,  est  celui  d'improvisateur.  J'oublie  tout 
ce  que  j'écris,  je  pourrais  faire  quatre  romans 

1.  Un  des  pseudonymes  dé  Beyle. 


PRÉFACE.  xiii 

sur  le  même  sujet  et  j'oublierais  tout  égale- 
ment. » 

N'y  a-t-il  pas  ici  autre  chose  qu'un  compli- 
ment? Cet  aveu  ne  renfermet-il  pas  une  criti- 
que? Beyle,  pourtant,  n'hésile  pas  à  nous  le 
faire  avec  autant  de  candeur  vraie  que  lorsqu'il 
constate  une  de  ses  supériorités.  Il  s'observe 
lui-même  très  sincèrement,  avec  le  môme  aban- 
don, la  même  impartialité  que  quand  il  observe 
les  autres.  Ce  talent  d'improvisateur,  il  le  re- 
grette, il  sent  bien  que  celte  facilité  de  travail 
et  ce  manque  de  mémoire  sont  incompatibles,  il 
devine  que  des  fragments  improvisés,  puis 
oubliés,  ne  peuvent  se  réunir  aisément  pour 
former  une  œuvre  de  longue  haleine,  pour  com- 
poser un  roman  ;  et  c'est  de  là  que  vient  ce  tra- 
vail pénible  et  improbe,  que  donnaient  à  Beyle 
ses  ouvrages  ;  nous  savons  enfin  quelle  est  la 
cause  de  ces  perpétuels  recommencements,  dont 
les  appendices  que  nous  publions  à  la  fin  de  ce 
volume  nous  offrent  un  exemple  tout  à  fait 
significatif. 


PRÉFACK. 


Aussi  bien  croyons-nous  qu'un  des  princi- 
paux intérêts  de  cette  publication  sera  de 
nous  faire  pénétrer  dans  les  coulisses  où 
Beyle,  romancier,  se  préparait  à  affronter  le 
public  et  essayait  ses  gestes  et  ses  attitudes 
avant  d'entrer  en  scène.  Cette  genèse  du  roman 
est  tout  à  fait  caractéristique  ;  on  n'a  pas  sou- 
vent l'occasion  d'assister  à  ce  travail  d'incuba- 
tion et  de  voir  de  près  ces  remaniements  multi- 
ples que  subissent  les  œuvres  littéraires  ;  nous 
avons  là  les  cartons  du  tableau  et  jusqu'aux 
moindres  croquis  nécessaires  pour  mener  à 
bien  une  étude  aussi  délicate  et  aussi  minu- 
tieuse que  celle  du  cœur  d'une  jeune  fille 
comme  Lamiel. 

Ces  documents  viendront  s'ajouter  aux  notes 
intimes  du  Journal  de  Stendhal  et  compléteront 
les  renseignements  dont  nous  avions  besoin 
pour  mieux  connaître  les  dessous  de  l'écrivain. 
Et,  grâce  aux  cahiers  de  jeunesse  qui  nous 


PRÉFACE.  XV 

montrent  le  progrès  et  la  marche  de  cet  «  esprit 
supérieur*  »,  on  pourra  voir  combien  de  son 
moi  Beyle  faisait  passer  dans  ses  œuvres  de 
fiction.  On  le  retrouvera  dans  le  docteur  Sans- 
fin,  cet  ambitieux  insatiable  qui  cherche  à  faire 
oublier  sa  bosse  comme  Beyle  cherchait  à  mas- 
quer sa  laideur;  et  dans  le  comte  d'Aubigné- 
\erwinde,  qui  imite  les  belles  manières  des 
jeunes  premiers  du  Théâtre-Français  et  joue  si 
habilement  la  comédie  de  l'amour;  dans  ce  faux 
gentilhomme,  qui  rappelle  à  s'y  méprendre 
l'amant  de  la  séduisante  et  astucieuse  Louason. 
On  se  rendra  compte,  de  plus,  que  ce  Journal,, 
écrit  de  dix-huit  à  trente  ans,  devait  être  utile 
au  futur  romancier  et  graver  non  pas  dans  sa 
mémoire,  mais  dans  son  âme,  toutes  ces  nuan- 
ces de  sentiments  et  de  sensations  qui  font  de 
lui,  sinon  un  écrivain  -,  tout  au  moins  un  pen- 

1.  Taine. 

i.  On  verra  que  nous  avons  respecté  le  texte  de 
Laniiel,  bien  que  souvent  la  phrase  soit  par  trop  m- 
pruvisée. 

b 


XVI  PRÉFACE. 

seiir  logique,  précis,  exact,  habile  à  choisir  le 
trait  et  à  attaquer  sa  phrase  en  songeant  à  l'idée 
et  non  pas  au  mot. 


Cette  qualité  si  rare,  on  la  trouve  déjà  dans 
le  Journal;  mais  le  public  est  distrait,  si  peu 
lecteur,  qu'il  cherche  avant  tout,  même  dans 
une  œuvre  intime,  le  côté  roman  ;  il  s'est  laissé 
séduire  par  cette  charmante  histoire  d'un  jeune 
homme  épris  de  sa  première  actrice  et  si  agréa- 
blement berné  par  elle.  Ce  livre  tout  d'analyse, 
rempli  de  documents  nombreux  et  divers,  dont 
l'ensemble  forme  le  plus  sincère  et  le  moins 
apprêté  des  portraits  psychologiques,  a,  toute- 
fois, une  portée  qui  n'a  pas  échappé  à  ceux  pour 
lesquels  la  peine  n'a  pas  été  trop  grande  de 
chercher  l'intérêt  réel  de  ces  notes  éparses. 
D'aucuns,  cependant,  ont  insisté,  plus  que  de 
raison,  sur  le  caractère  de  l'auteur. 

Quand  on  veut  connaître  les  hommes,  doit-on 
s'attendre  à  faire  des  découvertes  si  édifiantes  ? 


PREFACE.  XVII 

et  peut-on  demander  à  un  jeune  homme  qui 
écrit  un  journal  pour  lui-même,  —  c'est  là  son 
excuse,  —  et  qui  nous  raconte  ses  débuts  dans 
la  vie,  où  il  entre  avec  un  tempérament  fou- 
gueux, violent,  irrité  par  une  éducation  ridi- 
cule, d'être  un  modèle  de  toutes  les  vertus? 

Les  portraits  de  nos  musées  sont-ils  donc  tous 
si  beaux  à  voir  ?  Et  cependant  l'homme  à  la 
vernie  de  Domenico  Ghirlandajo  ne  trouve-t-il 
pas  des  admirateurs  aussi  intelligents  que  la 
Mona  Lisa  de  Léonard  de  Vinci  ?  Si  l'on  appré- 
cie le  dessin  exquis  et  l'expression  divine  de  la 
Joconde,  on  ne  doit  pas  pour  cela  être  insensible 
à  la  vigueur  de  coloris  et  à  la  laideur  si  vivante 
du  portrait  du  magistrat  florentin. 

Pourquoi  ne  devrions-nous  trouver  dans  îa 
galerie  litléraire  de  nos  écrivains  que  des  per- 
sonnages dits  «  sympathiques  »  ?  Ne  pouvons- 
nous  pas,  tout  comme  au  Louvre,  faire  plusieurs 
parts,  et  accueillir  tous  les  lettrés  dont  les 
œuvres  s'imposent  à  l'attention  et  à  l'étude?  Il 
suffit  d'avoir  quelques  idées  un  peu  larges,  on 


XVIII  PRÉFACE. 

arrive  alors  à  comprendre  quel  peut  être  le 
profit  de  cette  grande  et  magnifique  hospitalité 
que  l'on  doit  à  tous  ceux  qui  nous  révèlent  un 
coin  ignoré  de  l'art  ou  un  problème  psychologi- 
que nouveau. 

Dans  Beyle,  on  s'est  refusé  à  voir  le  jeune 
homme  énergique  voulant,  par  le  travail,  arri- 
ver à  dégager  ce  que  son  esprit  et  son  intelli- 
gence renfermaient  de  force;  on  a  surtout 
raillé  ses  faiblesses,  ses  travers,  sa  vanité,  sans 
vouloir  entendre  que  dans  cette  campagne  qu'il 
livrait  et  dont  toutes  les  péripéties  se  déroulent 
devant  nos  yeux,  il  devait  essuyer  quelques 
défaites.  On  s'est  même  étonné,  un  peu  naïve- 
ment, que  la  Chartreuse  de  Parme  et  le  Rouge 
et  le  Noir  aient  pu  être  écrits,  plus  tard,  par  ce 
jeune  homme. 

On  n'a  pas  assez  compris  que  l'on  assistait  à 
une  initiation  longue,  laborieuse,  dont  le  résul- 
tat devait  être  l'œuvre  de  la  fin  d'une  vie  dans 
laquelle,  à  tout  instant,  il  y  avait  eu  une  enva- 
hissante —  et  peut-être  desséchante  —  préoc- 


I 


PRÉFACE.  XIX 

cupation  littéraire.  Beyle  a  constamment  songé 
à  donner  une  expression  à  toutes  ses  pensées  : 
c'est  là  son  plus  grand  tort. 


«  Un  roman  est  comme  un  archet,  la  caisse 
du  violon  qui  rend  les  sons,  c'est  l'âme  du  lec- 
teur »,  nous  dit  Beyle  dans  un  manuscrit  non 
encore  publié.  Gela  est  vrai,  surtout  pour  ses 
livres  à  lui  ;  ils  réclament  toujours  cette  collabo- 
ration tacite  que  certains  trouvent  pénible  ; 
mais  Lamiel,  grâce  à  son  histoire  et  à  ses  aven- 
tures, aura  sans  nul  doute  peu  de  peine  à  éveil- 
ler ((  l'âme  du  lecteur  ». 

CaSIMIII     StRYIExXSRI. 


Bellerive,  10  septembre  1888. 


AVANÏ-PROPOS 


ART  DE  COMPOSER  LES   ROMANS 

Je  ne  fais  jjoint  de  plan.  Quand  cela  m'est 
arrivé,  J'ai  été  dégoûté  du  roman  par  le  mèca- 
nisme  que  voici  :  je  cherc/iais  à  me  souvenir  en 
écrivant  le  roman  de  choses  auxquelles  j'avais 
pensé  en  écrivant  le  plcm  et,  chez  moi,  le  travail 
de  la  mémoire  éteint  l'imagination.  Ma  mémoire, 
fort  mauvaise,  est  pleine  de  distractions. 

La  page  que  j'écris  me  donne  l'idée  de  la  sui- 
vante :  ainsi  fut  faite  la  Char.  ^.  Je  pensais  à  la 
mort  de  Sandrine,  cela  seul  me  fit  entreprendre 
le  roman.  Je  vis  plus  tard  le  joli  de  la  difficulté 
à  vaincre. 

1.  La  Chartreuse  de  Parme. 


XXII  AVANT-PROPOS. 

d°  Les  héros  amoureux  seulement  au  second 
volume  ,• 

2°  Deux  héroïnes. 

Or^  ne  faisant  guère  de pUm  qu'en  gros ,  f  apaise 
mon  feu  sur  les  bêtises  des  expressions  et  des 
descriptions  souvent  inutiles,  et  qu'il  faut  effacer 
cpiand  on  arrive  aux  dernières  scènes. 

Ainsi,  en  novembre  i8S9,  j'ai  apaisé  mon  feu 
à  décrire  Carville  et  le  caractère  de  la  duchesse 
(dans  Lamiel). 

Je  ne  vois  d'autre  moyen  {le  25  mai  i840)  que 
d'indiquer  seulement  en  abrégé  : 

l'exposition 

et  les  descriptions, 

car  si  je  fais  un  plan,  je  suis  dégoûté  de  l'ou- 
vrage (par  la  nécessité  de  faire  agir  la  mémoire). 

Stendhal. 

CAvila-Vecchia,  25  mai  iSiO. 


LAMIEL 


CHAPITRE   PREMIER 

CARVILLE 

Je  trouve  que  nous  sommes  injustes  envers  les 
paysages  de  cette  belle  Normandie,  où  chacun  de 
nous  peut  aller  coucher  ce  soir.  On  vante  la  Suisse  ; 
mais  il  faut  acheter  ses  montagnes  par  trois  jours 
d'ennui,  les  vexations  des  douanes  et  les  passe- 
ports chargés  de  visas.  Tandis  que,  à  peine  en 
ÎNormandie,  le  regard,  fatigué  des  symétries  de 
Paris  et  de  ses  murs  blancs,  est  accueilli  par  un 
océan  de  verdure. 

Les  tristes  plaines  grises  restent  du  côté  de 
Paris,  la  route  pénètre  dans  une  suite  de  belles 
vallées  et  de  hautes  collines  ;  leurs  sommets  char- 
gés d'arbres  se  dessinent  sur  le  ciel,  non  sans  quel- 

1 


2  LAMIEL. 

que  hardiesse,  et  boi'neiit  l'horizon  de  façon  à 
donner  quelque  pâture  à  l'imagination,  plaisir 
bien  nouveau  pour  l'habitant  de  Paris. 

S'avance-t-on  plus  avant,  on  entrevoit  à  droite, 
entre  les  arbres  qui  couvrent  les  campagnes,  la 
mer,  la  mer  sans  laquelle  aucun  paysage  ne  peut 
se  dire  parfaitement  beau. 

Si  l'œil,  qu'éveille  aux  beautés  des  paysages  le 
charme  des  lointains,  cherche  les  détails,  il  voit 
que  chaque  massif  forme  comme  un  enclos  en- 
touré de  murs  de  terre;  ces  digues,  établies  régu- 
lièrement sur  le  bord  de  tous  les  champs,  sont 
couronnées  d'une  foule  de  jeunes  ormeaux. 

La  vue  dont  je  viens  de  parler  est  précisément 
celle  qu'en  venant  de  Paris  et  en  approchant  de 
la  mer  on  trouve  à  deux  lieues  de  Garville.  C'est 
un  gros  bourg  où  s'est  passé,  il  y  a  peu  d'années, 
l'histoire  de  la  duchesse  de  Miossens  et  du  doc- 
teur Sansfin. 

Du  côté  de  Paris,  le  commencement  du  village, 
perdu  au  milieu  des  pommiers,  gît  au  fond  de  la 
vallée  ;  mais  à  deux  cents  pas  de  ses  dernières 
maisons,  dont  la  vue  s'étend  du  nord-ouest  vers 
la  mer  et  le  mont  Saint-Michel,  on  passe,  sur  un 
pont  tout  neuf,  un  joli  ruisseau  d'eau  limpide  qui 


CARVILLE.  3 

a  l'esprit  d'aller  fort  vite,  car  toutes  choses  ont 
de  l'esprit  en  Normandie,  et  rien  ne  se  lait  sans 
son  pourquoi,  et  souvent  un  pourquoi  très  fine- 
ment calculé.  Ce  n'est  pas  là  ce  qui  me  plaît 
de  Garville,  et  quand  j'y  allais  passer  le  mois  où 
l'on  trouve  des  perdreaux,  je  me  souviens  que 
j'aurais  voulu  ne  pas  savoir  le  français.  Moi,  fds 
de  notaire  peu  riche,  j'allais  prendre  quartier  dans 
le  château  de  M""^  d'Albret  de  Miossens,  femme  de 
l'ancien  seigneur  du  pays,  rentrée  en  France  seu- 
lement en  ISlZi.  C'était  un  grand  titre  vers  1826. 
Le  village  de  Carville  s'étend  au  milieu  des 
prairies,  dans  une  vallée  presque  parallèle  à  la 
mer,  que  l'on  aperçoit  dès  que  l'on  s'élève  de 
quelques  pieds.  Cette  vallée,  fort  agréable,  est 
dominée  par  le  château  ;  mais  ce  n'était  que  de 
jour  que  mon  âme  pouvait  être  sensible  aux  beautés 
tranquilles  de  ce  paysage.  La  soirée,  et  une  soirée 
qui  commence  à  cinq  heures  avec  la  cloche  du 
dîner,  il  fallait  faire  la  cour  à  M™'-  la  duchesse  de 
Miossens,  et  elle  n'était  pas  femme  à  laisser  pre- 
scrire ses  droits.  M'""^  de  Miossens  n'avait  que 
trente  ans  et  ne  perdait  jamais  de  vue  son  rang 
si  fortement  fait  considérable  ;  et  de  plus,  à  Paris, 
elle  était  dévote,  et  le  faubourg  Saint-Germain  la 


4  LAMIEL. 

plaçait  volontiers  à  la  tête  des  ventes  et  des  quêtes. 
C'était,  du  reste,  le  seul  hommage  que  ce  fau- 
bourg consentît  à  lui  rendre.  Mariée  à  seize  ans, 
à  un  vieillard  qui  devait  la  faire  duchesse  (le 
marquis  d'Albret,  ce  vieillard,  n'avait  perdu  son 
père  que  lorsque  la  duchesse  de  Miossens  arrivait 
à  sa  vingt-huitième  année),  elle  avait  dû  passer 
toute  sa  jeunesse  à  désirer  les  honneurs  qu'une 
duchesse  recevait  encore  dans  le  monde  du  temps 
de  Charles  X.  La  duchesse  n'avait  pas  infiniment 
d'esprit. 

Telle  était  la  grande  dame  chez  laquelle  je  pas- 
sais le  mois  de  septembre,  à  la  condition  de  m'oc- 
cuper,  de  cinq  heures  à  minuit,  des  commérages 
et  des  petites  aventures  de  Carville  ;  c'est  un  lieu 
que  l'on  ne  trouvera  pas  sur  la  carte  et  dont  je 
demande  la  permission  de  dire  des  horreurs,  c'est- 
à-dire  une  partie  de  la  vérité.  Les  finesses,  les 
calculs  sordides  de  ces  Normands  ne  me  délas- 
saient presque  pas  de  la  vie  compliquée  de  Paris. 

J'étais  reçu  chez  M'^'^  de  Miossens  à  titre  de  fils 
et  petit-fils  des  bons  MM.  Lagier,  de  tout  temps 
notaires  de  la  famille  d'Albret  de  Miossens,  ou 
plutôt  de  la  famille  Miossens  qui  se  prétendait 
d'Albret. 


CARVILLE.  5 

La  chasse  était  superbe  dans  ce  domaine  et 
fort  bien  gardée;  le  mari  de  la  maîtresse  de  la 
maison,  pair  de  France,  cordon-bleu  et  dévot,  ne 
quittait  jamais  la  cour  de  Charles  X,  et  le  fils 
unique,  Fédor  de  Miossens,  n'était  qu'un  écolier. 
Quant  à  moi,  un  beau  coup  de  fusil  me  consolait 
de  tout.  Le  soir,  il  fallait  subir  M.  l'abbé  Du  Sail- 
lard,  grand  congrégationiste  chargé  de  surveiller 
les  curés  du  voisinage.  Son  caractère,  profond 
comme  Tacite,  m'ennuyait  ;  ce  n'était  pas  un  ca- 
ractère auquel,  alors,  je  voulusse  prêter  attention. 
M.  Du  Saillard  fournissait  des  idées  sur  les  évé- 
nements annoncés  par  la  Quotidienne  à  sept  ou 
huit  hobereaux  du  voisinage. 

De  temps  à  autre  arrivait  dans  le  salon  de 
M'"*"  de  Miossens  un  bossu  bien  plaisant;  celui-là 
m'amusait  davantage  :  il  voulait  avoir  des  bonnes 
fortunes,  et  quelquefois,  dit-on,  y  réussissait. 

Cet  original  s'appelait  le  docteur  Sansfin,  et 
pouvait  avoir,  en  1830,  vingt-cinq  ou  vingt- 
six  ans. 

S'il  n'avait  pas  voulu  tenir  à  être  un  don  Juan, 
ce  médecin  eût  été  passable  ;  fils  unique  d'un 
liche  fermier  des  environs,  Sansfin  s'était  fait 
médecin  pour  apprendre  à  se  soigner;  il  s'était 


6  LAMIi:  L. 

fait  chasseur  pour  paraître  toujours  armé  aux  yeux 
des  gens  du  village  qui  auraient  été  tentés  de  se 
moquer  de  lui  ;  il  s'était  confédéré  avec  le  pro- 
fond abbé  Du  Saillard  pour  se  donner  un  air  de 
puissance  dans  le  pays. 

Le  docteur  n'eût  pas  fait  de  sottises  et  même 
eût  pu  passer  pour  homme  d'esprit  s'il  eût  été 
sans  bosse  ;  mais  ce  malheur  en  faisait  un  être 
ridicule,  car  il  voulait  faire  oublier  sa  bosse  à 
force  de  démarches  savantes. 

Le  docteur  eût  été  moins  ridicule,  habillé,  vêtu 
comme  tout  le  monde;  mais  on  savait  qu'il  faisait 
venir  ses  habits  de  Paris,  et,  par  une  prétention 
vraiment  insupportable  pour  un  bourg  normand, 
il  avait  pris  pour  domestique  un  coiffeur  de  la 
capitale  ;  et  il  ne  voulait  pas  qu'on  se  moquât  de 
lui! 

Le  médecin  était  donc  en  possession  d'une  tête 
ornée  d'une  magnifique  barbe  noire  beaucoup 
trop  ample  et  disposée  avec  un  art  infini.  La  tête 
n'eût  pas  été  mal,  mais,  comme  dans  la  chanson 
de  Déranger,  un  corps  manquait  à  cette...  De  là, 
la  prédilection  de  Sansfin  pour  le  spectacle.  Assis 
au  premier  rang  d'une  loge,  il  paraissait  un  homme 
comme  un  autre  ;  mais,  quand  il  se  levait  ou  laissait 


CARVILLE.  7 

voir  un  petit  corps  chétifvêtuà  la  dernière  mode, 
l'effet  était  irrésistible. 

— Voyez  donc  cette  grenouille!  s'écriait  quelque 
voix  du  parterre. 

Quel  mot  pour  un  bonhomme  à  bonnes  for- 
tunes ! 

Un  soir,  nous  dessinions  sur  la  cendre  du  foyer 
—voyez  l'excès  de  notre  désocrupation  —  les  lettres 
initiales  des  femmes  qui  nous  avaient  fait  faire  les 
sottises  les  plus  humiliantes  pour  nos  amours- 
propres  ;  je  me  souviens  que  c'est  moi  qui  avais 
inventé  cette  preuve  d'amour.  Le  vicomte  de 
Sainte-Foi  dessina  M  et  B  ;  puis  la  duchesse,  sans 
sortir  de  son  ton  de  hauteur,  exigea  de  lui  tout 
ce  qu'il  lui  serait  possible  de  raconter  sur  ses 
folies  de  jeune  homme  faites  pour  M  et  pour  B. 
Un  vieux  chevalier  de  Saint-Louis,  M.  de  Malivert, 
écrivit  A  et  E;  puis,  après  avoir  dit  ce  qu'il  pou- 
vait dire,  il  remit  les  pincettes  au  docteur  Sansfm; 
un  sourire  se  dessina  sur  toutes  les  lèvres,  mais 
le  docteur  écrivit  fièrement  D,  C,  J,  F. 

—  Quoi!  vous  êtes  bien  plus  jeune  que  moi  et 
vous  avez  quatre  lettres  écrites  dans  le  cœur  ? 
s'écria  le  chevalier  Malivert,  à  qui  son  âge  per- 
mettait de  rire  un  peu. 


8  LAMIEL. 

—  Puisque  M'"'  la  duchesse  a  exigé  de  notre 
obéissance  le  vœu  d'être  sincères,  dit  gravement 
le  bossu,  je  dois  mettre  quatre  lettres. 

Depuis  trois  heures  qu'on  avait  fini  un  dîner 
excellent  et  composé  de  primeurs  apportées  de 
Paris  par  les  laquais  de  la  duchesse,  nous  étions 
là  huit  ou  dix  qui  travaillions  péniblement  pour 
soutenir  une  conversation  languissante  ;  la  réponse 
du  docteur  mit  la  joie  dans  tous  les  yeux,  on  se 
serra  autour  du  foyer. 

Dès  les  premiers  mots,  les  expressions  cherchées 
du  bossu  firent  rire,  tant  son  sérieux  était  étrange. 
Pour  comble  de  gaieté,  les  belles  D,  G  et  J,  F 
l'avaient  toutes  aimées  à  la  fureur. 

]^|[me  (Jq  Miossens,  mourant  d'envie  de  rire,  nous 
faisait  signes  sur  signes  pour  que  nous  eussions  à 
modérer  notre  gaîté. 

—  Vous  allez  tuer  la  poule  aux  œufs  d'or,  disait- 
elle  à  M.  de  Sainte-Foi,  placé  à  côté  d'elle,  et 
faites  passer  le  mot  d'ordre  :  Modérez-vous,  mes- 
sieurs. 

Le  docteur  était  si  attentif  à  ses  idées  que  rien 
n'était  capable  de  le  réveiller.  Je  crois  qu'il  inven- 
tait les  détails  d'un  roman  par  lui  préparé  à  l'a- 
vance, et,  en  les  racontant,  il  en  jouissait.  Ce  qui 


CARVILLE.  9 

lui  manquait,  comme  il  le  prouva  de  reste  par 
la  suite,  lorsque  la  fortune  vint  frapper  à  sa  porte, 
c'était  une  once  de  bon  sens.  Ce  soir-là,  le  bon 
docteur  nous  disait,  non  seulement  ses  bonnes 
fortunes,  mais  encore  le  détail  des  sentiments  et 
nuances  de  sentiments  qui  avaient  dicté  les  actions 
des  infortunées  D,  C  et  J,  F,  souvent  négligées 
par  leur  vainqueur. 

Le  vicomte  de  Sainte-Foi  eut  beau  appeler  le 
docteur  marquis  de  Caraccioli,  en  mémoire  de  cet 
ambassadeur  des  Deux-Siciles  auquel  Louis  XM 
disait  : 

—  Vous  faites  l'amour  à  Paris,  monsieur  l'am- 
bassadeur? 

—  Non,  sire,  je  l'achète  tout  fait. 
Rien  ne  put  réveiller  le  docteur. 

M™®  de  Miossens,  si  l'on  voulait  oublier  sa 
hauteur,  avait  des  manières  charmantes  et  était 
parfaitement  heureuse  quand  on  la  faisait  rire; 
elle  jouissait  de  la  gaîté  des  autres,  mais,  à  la 
vérité,  sa  hauteur  s'opposait  à  ce  qu'elle  se  per- 
mît rien  de  ce  qu'il  faut  pour  faire  uaître  la 
gaîté. 

Cette  duchesse  avait  des  manières  admirables 
et  d'une  perfection  si  douce,  que,  quoique  ce  fût 


10  LAMIEL, 

la  cliasse  qui  me  ramenât  deux  ou  trois  fois  l'an 
dans  son  château  de  Carville,  pendant  deux  jours 
ses  façons  d'agii'  me  faisaient  illusion  et  je  lui 
croyais  des  idées  ;  elle  n'avait  pourtant  que  la 
perfection  du  jargon  du  monde.  Ce  qui  m'amusait 
et  m'ôtait  la  sottise  de  prendre  cette  maison  au 
sérieux,  c'est  qu'on  ne  pouvait  pas  reprocher  h 
cette  duchesse  d'avoir  une  seule  idée  juste;  elle 
voyait  toutes  choses  du  point  de  vue  d'une 
duchesse,  et  encore  dont  les  aïeux  ont  été  aux 
croisades. 

La  révolution  de  1789  et  Voltaire  n'étaient  pas 
des  choses  odieuses  pour  elle,  c'étaient  des  choses 
non  avenues.  Cette  absurdité  allait  jusqu'aux 
moindres  détails,  et  cette  manière,  par  exemple, 
d'appeler  le  maire  de  Carville  M.  l'échevin,  con- 
solait de  tout  mes  vingt-deux  ans  et  m'empêchait 
de  prendre  au  sérieux  aucune  des  impertinences 
qui  pullulaient  au  château  et  en  chassaient  tous  les 
voisins.  La  duchesse  ne  pouvait  réunir  dix  per- 
sonnes autour  de  sa  table  qu'en  payant  dix  francs 
par  tête  à  son  cuisinier,  outre  des  gages  énormes 
et  tous  les  comptes  payés  comme  à  un  cuisinier 
ordinaire. 

Au  fond,  M™MeMiossens  s'ennuyait  amèrement; 


CARVILLE.  11 

l'homme  qu'elle  détestait  le  plus,  comme  un 
infâme  jacobin,  était  heureux  à  Paris  et  y  régnait. 
Ce  jacobin  n'était  autre  que  l'aimable  acadé- 
micien généralement  connu  sous  le  nom  de 
Louis  XVIII. 

Au  milieu  de  cette  vie  de  campagne  où  elle 
s'était  précipitée  par  dégoût  pour  Paris,  la  duchesse 
n'avait  d'autre  distraction  que  le  récit  des  com- 
mérages du  village  de  Carville,  dont  elle  était  fort 
exactement  instruite  par  une  de  ses  femmes  de 
chambre,  M"''  Pierrette,  qui  avait  un  amant  au 
village.  Ce  qui  m'amusait,  c'est  que  les  récits  de 
Pierrette  employaient  les  termes  les  plus  clairs, 
souvent  d'une  énergie  bien  plaisante  à  les  voir 
écoutés  par  une  dame  dont  le  langage  était  un 
modèle  de  délicatesse  souvent  exagérée. 

Je  m'ennuyais  donc  un  peu  au  château  de 
Carville,  lorsqu'il  nous  arriva  une  mission  dirigée 
par  un  homme  d'une  grande  éloquence,  M.  l'abbé 
Le  Cloud,  qui,  dès  le  premier  jour,  fit  ma  con- 
quête. 

La  mission  fut  une  vraie  borme  fortune  pour 
la  duchesse    qui,  tous  les  soirs,  avait  un  souper 


12  LAMIEL. 

de  vingt  personnes.  A  ces  soupers,  on  parlait 
beaucoup  de  miracles.  M"'''  la  comtesse  de  Sainte- 
Foi  et  vingt  autres  dames  des  environs,  que  cha- 
que soir  l'on  voyait  au  château,  parlèrent  de  moi 
à  M.  l'abbé  Le  Gloud  comme  d'un  homme  dont 
on  pourrait  faire  quelque  chose.  Je  remarquai  que 
ces  dames  fort  nobles  et  pensant  si  bien  ne 
croyaient  guère  aux  miracles,  mais  les  proté- 
geaient de  toute  leur  influence.  Je  ne  manquais 
pas  un  discours  de  M.  l'abbé;  bientôt  ennuyé  des 
mièvreries  qu'il  fallait  dire  aux  gens  du  pays,  il 
me  montra  de  l'amitié;  et,  comme  il  était  loin 
d'avoir  la  prudence  de  l'abbé  Du  Saillard,  il  me 
dit  une  fois  : 

—  Vous  avez  une  belle  voix,  vous  savez  bien  le 
latin,  votre  famille  vous  laissera  deux  mille  écus 
tout  au  plus,  soyez  des  nôtres. 

Je  réfléchis  beaucoup  à  ce  parti  qui  n'était  pas 
mauvais.  Si  la  mission  eût  duré  un  mois  encore  à 
Carville,  je  crois  que  je  me  serais  enrôlé  pour  un 
an  dans  la  troupe  de  l'abbé. 

Je  calculais  que  je  ferais  des  économies  pour 
revenir  passer  une  bonne  année  à  Paris,  et,  comme 
j'avais  horreur  du  scandale,  en  revenant  à  Paris 
recommandé  par  l'abbé  Le  Cloud,  j'eusse  pu  arra- 


CARVILLE.  J3 

cher  une  place  de  sous-préfet,  ce  qui  alors  m'eût 
semblé  une  haute  lortune.  Si,  par  hasard,  je  trou- 
vais un  plaisir  vif  à  improviser  en  chaire  comme 
M.  l'abbé  Le  Cloud,  je  suivrais  ce  métier. 


CHAPITRE   11 


LA     MISSION 


Le  dernier  jour  de  la  mission  donnée  à  Garville, 
nobles  ayant  peur  de  1793  et  bourgeois  enrichis 
visant  au  bon  ton,  remplissaient  à  l'envi  la  jolie 
petite  église  gothique  du  village;  mais  tous  les 
fidèles  n'avaient  pas  pu  y  trouver  place  :  mille  ou 
douze  cents  peut-être  étaient  restés  dans  le  cime- 
tière qui  l'entoure.  Les  portes  de  l'église  avaient 
été  enlevées  par  ordre  de  M.  Du  Saillard,  et 
quelques  éclats  de  voix  du  missionnaire,  qui 
occupait  la  chaire,  arrivaient  de  temps  à  autre 
jusqu'à  cette  foule  impatiente  et  demi-silen- 
cieuse. 

Deux  de  ces  messieurs  avaient  déjà  paru.  Le 
jour  commençait  à  baisser  ;  c'était  un  jour  triste 
de  la  fin  d'octobre.  Un  chcjL'ur  de  soixante  jeunes 
filles  bien  pensantes,  formées  et  exercées  par 
M.  l'abbé  Le  Cloud,  chanta  des  antiennes  choisies. 

La  nuit  était  tout  à  fait  tombée   quand    elles 


LA  MISSION.  15 

eurent  fini.  Alors  M.  l'abbé  Le  Gloud  voulut  bien 
remonter  en  chaire  pour  dire  un  mot  d'exhortation. 
A  ce  préambule,  la  foule  qui  était  dans  le  cime- 
tière se  pressa  contre  la  porte  et  les  fenêtres 
basses  de  l'église,  dont  plus  d'une  vitre  périt  en 
ce  moment.  Il  régoîiit  dans  cette  foule  un  silence 
religieux  ;  chacun  voulait  entendre  ce  prédicateur 
si  célèbre. 

M.  Le  Gloud  parlait  ce  soir-là  comme  un  roman 
de  M™®  Radclifle;  il  donnail  une  affreuse  descrip- 
tion de  l'enfer.  Ses  phrases  menaçantes  retentis- 
saient le  long  des  arcades  gothiques  et  obscures, 
car  on  s'était  bien  gardé  d'allumer  les  lampes. 
M.  Hautemare,  le  bedeau,  avait  dit  à  demi-haut 
que  ses  subordonnés  ne  pourraient  se  frayer  un 
chemin  au  milieu  de  cette  foule  pressée,  tant 
chacun  était  jaloux  de  garder  sa  place. 

Personne  ne  respirait.  M.  Le  Gloud  s'écriait 
que  le  démon  est  toujours  présent  partout,  et 
même  dans  les  lieux  les  plus  saints  ;  il  cherche 
à  entraîner  les  fidèles  avec  lui  dans  son  soufre 
brûlant. 

Tout  à  coup  M.  Le  Gloud  s'interrompt,  et  s'écrie 
avec  effroi  et  d'une  voix  de  détresse  : 

—  L'enfer,  mes  frères! 


16  LAMItL. 

On  ne  saurait  peindre  l'effet  de  cette  voix 
traînante  et  retentissante  dans  cette  église  presque 
tout  à  fait  obscure  et  jonchée  des  fidèles  faisant 
le  signe  de  la  croix!  Moi-même  j'étais  touché. 
M.  l'abbé  Le  Cloud  regardait  l'autel  et  semblait 
s'impatienter;  il  répéta  d'une  voix  criarde  : 

—  L'enfer,  mes  frères  ! 

Vingt  pétards  partirent  jde  derrière  l'autel,  une 
lumière  rouge  et  infernale  illumina  tous  ces 
visages  pâles,  et,  certes,  en  ce  moment,  personne 
ne  s'ennuyait.  Plus  de  quarante  femmes  tombèrent 
sans  dire  mot  sur  leurs  voisins,  tant  elles  s'étaient 
profondément  évanouies. 

M™*^  Hautemare,  femme  du  bedeau,  fut  au 
nombre  des  plus  évanouies  ;  et  comme  elle  pouvait 
aspirer  au  premier  rang  parmi  les  dévotes  du 
village,  tout  le  monde  s'empressait  autour  d'elle. 
Vingt  petits  garçons  coururent  avertir  M.  le 
bedeau,  mais  il  les  renvoya  avec  humeur.  Son 
devoir  l'empêchait  d'accourir  :  il  était  profondé- 
ment occupé  à  recueillir  les  moindres  lambeaux 
de  l'enveloppe  des  pétards,  formée  avec  de  la 
toile  goudronnée  et  des  ficelles. 

Cette  mission  lui  avait  été  donnée  et  plusieurs 
fois  expliquée  par  le  terrible  M.  Du  Saillard,  curé 


LA   MISSIOX.  17 

du  village,  et  Haiitemare  n'avait  garde  d'y  man- 
quer. Le  curé  était  le  principal  auteur  de  sa  petite 
fortune,  et  le  bedeau  frémissait  rien  qu'à  lui  voir 
froncer  les  sourcils. 

M.  Du  Saillard,  inspectant  son  peuple  de  la 
tribune  de  l'orgue,  voyant  que  tout  se  passait  bien 
et  que  le  mot  de  pétard  ne  se  trouvait  dans 
aucune  bouche,  sortit  dans  le  cimetière.  A  mes 
yeux,  il  était  un  peu  jaloux  de  l'immense  succès 
obtenu  par  l'abbé  Le  Cloud.  Ce  missionnaire 
n'avait  pas  l'art  de  punir  et  de  récompenser  à 
propos,  et  de  gouverner  toutes  les  volontés  comme 
le  curé  ;  mais,  en  revanche,  il  avait  une  facilité  à 
parler  dont  celui-ci  n'approcha  jamais.  Le  curé 
ne  s'avouait  pas  son  infériorité.  Voyant  tant  de 
monde  réuni  dans  le  cimetière,  il  ne  put  résister 
à  la  tentation  de  monter  sur  le  piédestal  de  la 
croix  et  de  parler,  lui  aussi,  à  ses  ouailles.  Ce  qui 
me  frappa  dans  son  discours,  c'est  qu'il  hésita 
à  donner  le  nom  de  miracle  à  ce  qui  venait  de  se 
passer.  C'est  de  ces  choses,  se  disait-il,  qu'on  ne 
peut  appeler  franchement  miracle  que  six  mois 
après  qu'elles  ont  eu  lieu.  Tout  en  parlant,  il 
prêtait  l'oreille  pour  voir  s'il  entendait  prononcer 
le  mot  de  pétards  et  de  momeries  indignes  du 


18  LAMIEL. 

lieu  saint.  Son  attention  ainsi  partagée  ne  contribua 
pas  à  augmenter  le  feu  d'inspiration  qui  manquait 
naturellement  à  son  discours.  Le  curé  prit  de 
l'humeur  et  se  mit  à  signaler  les  impies;  alors 
l'ardeur  de  la  colère  donna  du  feu  à  ses  paroles. 
Ses  yeux  enflammés  s'arrêtaient  surtout  sur  trois 
personnes  qui  se  trouvaient  au  cimetière,  au  milieu 
de  bonnes  femmes. 

Le  pauvre  Pernin,  figure  poitrinaire,  regardait 
le  curé  d'une  façon  gênante  pour  celui-ci.  C'était 
un  pauvre  jeune  homme  pâle,  qui  avait  été 
renvoyé  d'un  collège  royal  où  il  était  professeur 
de  mathématiques,  parce  que  l'aumônier  de  ce 
collège  avait  prétendu  qu'un  géomètre  ne  pouvait 
pas  croire  en  Dieu.  Retiré  dans  le  village  auprès 
d'une  mère  fort  pauvre,  il  recevait  quelques 
enfants  auxquels  il  montrait  les  quatre  règles,  et 
quand  il  reconnaissait  des  dispositions  à  quelques 
marmots,  il  leur  enseignait  gratuitement  la  géo- 
métrie. 

L'irritable  curé  frémit  en  rencontrant  le  regard 
bien  autrement  assuré  du  docteur  Sansfin.  En 
faisant  acte  d'une  prudente  opposition,  le  Sansfm 
obligeait  le  curé  à  des  complaisances  infmies. 
Le  curé  le  trouvait  beaucoup  trop  indépendant,  et, 


LA    MISSION.  19 

suivant  moi,  cherchait  l'occasion  de  le  faire 
comprendre  dans  quelques  conspirations  comme 
on  en  faisait  tant  alors.  Le  curé  le  croyait  capable 
de*  tout  afin  de  faire  oublier  sa  bosse  aux  jeunes 
filles  qu'il  avait  l'impertinence  de  courtiser  : 
«  Un  tel  homme,  disait  le  curé,  est  bien  ca- 
pable de  prononcer  le  mot  impie  de  pétards,  et, 
dans  un  moment  tel  que  celui-ci,  un  pareil  mot 
gâterait  tout.  Dans  un  mois,  nous  nous  en  mo- 
querons. » 

La  colère  du  curé  fut  portée  au  comble  en 
rencontrant  à  six  pas  de  lui  le  regard  étonné, 
plus  qu'ironique,  d'un  jeune  écolier  de  Paris, 
le  jeune  Fédor,  fils  unique  de  M™*  la  duchesse 
de  Miossens.  —  «  Ce  petit  vaurien,  arrivé  de 
la  veille,  se  disait  le  curé,  est  élevé  à  Paris,  et 
jamais  nous  ne  verrons  sortir  rien  de  bon  de  cette 
capitale  de  l'ironie.  Pourquoi  cet  enfant  est-il  ici? 
La  place  d'honneur  que  nous  accordons  à  sa  famille 
est  toute  voisine  de  l'autel  ;  il  est  capable  d'avoir 
remarqué  la  traînée  de  poudre  qui  a  mis  le  feu 
aux  pétards,  et,  s'il  dit  un  mot,  ces  stupides 
paysans,  qui  adorent  sa  famille,  répéteront  ce  mot 
comme  un  oracle.  » 

Toutes  ces  réflexions  finirent  par  embrouiller 


20  LAMIEL. 

tellement  l'éloquence  du  curé,  qu'il  s'aperçut  que 
les  femmes  quittaient  en  foule  le  cimetière,  et  il 
fut  obligé  de  couper  court  à  son  homélie  pour 
n'être  pas  abandonné. 

Une  heure  après,  je  trouvai  le  terrible  curé 
faisant  une  scène  horrible  à  un  jeune  abbé  nommé 
Lamalrette,  précepteur  deFédor,  et  lui  demandant 
aigrement  pourquoi,  à  l'église,  il  s'était  séparé  de 
son  élève. 

—  C'est  bien  plutôt  lui,  monsieur,  qui  s'est 
séparé  de  moi,  répondit  timidement  le  pauvre 
abbé;  je  le  cherchais  partout,  et  lui,  qui  me 
voyait  apparemment,  mettait  tous  ses  soins  à 
m' éviter. 

L'abbé  Du  Saillard  tança  vertemementle  pauvre 
jeune  prêtre  Lamalrette  et  finit  par  le  menacer  de 
la  déplaisante  colère  de  M"'"  la  duchesse. 

—  Vous  m'ôterez  le  pain,  dit  timidement  le 
pauvre  Lamalrette  ;  mais,  en  vérité,  au  milieu  de 
vos  réprimandes  et  de  celles  de  M™"  la  duchesse, 
je  ne  sais  à  quel  saint  me  vouer.  Est-ce  ma  faute, 
à  moi,  si  le  petit  comte,  auquel  son  valetde  chambre 
répète  toute  la  journée  qu'un  jour  il  sera  duc, 
avec  une  fortune  immense,  est  un  enfant  espiègle 
qui  met  toute  sa  vanité  à  se  moquer  de  moi  ? 


LA   MISSION,  21 

Cette  réponse  me  plut,  et  j'allai  la  redire  à  la 
duchesse,  que  je  fis  rire. 

—  J'aimerais  quasi  mieux  me  retirer  chez  mon 
père,  portier  de  l'hôtel  de  Miossens  à  Paris,  et 
borner  mon   ambition  à  solliciter  sa  survivance. 

—  Cela  n'est  pas  mal  hardi  et  jacobin,  s'écria 
Du  Saillard,  et  qui  vous  dit  qu'on  vous  l'accor- 
dera, cette  survivance,  si  je  fais  nn  rapport  contre 
vous  ? 

—  Le  duc  m'honore  de  sa  protection. 

Le  petit  abbé  avait  les  larmes  aux  yeux  et  il  eut 
bien  de  la  peine  à  cacher  son  émotion  à  son  ter- 
rible confrère.  Fédor  était  venu  pour  quinze  jours 
respirer  l'air  pur  du  Calvados.  Cet  enfant,  à  qui 
on  voulait  donner  de  l'esprit,  avait  huit  maîtres 
dont  il  recevait  leçon  chaque  jour,  et  était  d'une 
faible  santé.  Il  n'en  repartit  pas  moins  pour  Paris 
le  surlendemain  du  miracle  des  pétards,  et  l'héritier 
maigre  et  chétif  de  tant  de  beaux  domaines  ne 
coucha  que  trois  jours  dans  le  magnifique  château 
de  ses  aïeux.  Du  Saillard  eut  du  mérite  à  cela,  et 
nous  en  riions  beaucoup,  M.  l'abbé  Le  Cloud  et 
moi. 

Du  Saillard  eut  beaucoup  de  peine  à  faire  condes- 
cendre la  duchesse  à  ses  volontés;  il  fut  obligé 


22  LAMIEL. 

d'invoquer  plusieurs  fois  l'intérêt  général  de 
l'église  ;  il  la  trouva  toute  en  colère,  elle  avait  été 
profondément  efîrayée  des  pétards;  elle  avait  cru 
à  un  commencement  de  révolte  des  jacobins  unis 
aux  bonapartistes.  Mais  en  rentrant  au  château, 
elle  eut  un  bien  autre  motif  de  colère.  Dans  le 
premier  moment  de  terreur  que  les  pétards  lui 
avaient  causé,  elle  avait  dérangé  un  faux  tour  des- 
tiné à  cacher  quelques  cheveux  blancs,  et,  pen- 
dant une  heure,  elle  avait  été  vue  dans  cet  équi- 
page par  tous  les  paysans  du  village  et  par  ses 
propres  domestiques  que  surtout  elle  voulait 
tromper. 

—  Pourquoi  ne  pas  me  mettre  dans  la  confi- 
dence? répétait-elle  sans  cesse  à  l'abbé  Du  Saillard. 
Est-ce  que  l'on  doit  faire  quelque  chose  à  mon 
insu  dans  mon  village?  est-ce  que  le  clergé  veut 
recommencer  ses  luttes  insensées  contre  la 
noblesse? 

Il  y  avait  loin  de  ce  degré  d'exaspération  à  ren- 
voyer à  Paris  le  pauvre  Fédor,  si  pâle  et  si  heu- 
reux de  courir  dans  le  parterre  et  de  regarder  la 
mer.  Cependant,  Du  Saillard  eut  le  dessus.  L'en- 
fant partit  tristement,  et  M.  l'abbé  Le  Gloud  me 
dit: 


LA  MISSION.  23 

—  Ce  Du  Saillard  ne  sait  pas  parler,  mais  il 
sait  administrer  les  petits  et  séduire  les  puissants; 
l'un  de  ces  talents  vaut  bien  l'autre. 

Pendant  que  le  départ  de  Fédor  occupait  le  châ- 
teaU;  M™*"  Hautemare,  la  femme  du  bedeau,  avait 
de  graves  discussions  avec  son  mari  et  bientôt 
ces  discussions,  fidèlement  rapportées  à  la  du- 
chesse, l'amusèrent  et  lui  firent  oublier  le  départ 
de  son  fils. 

M.  Hautemare  avait  trois  emplois,  tous  dépen- 
dants de  l'église.  II  était  bedeau,  chantre,  maître 
d'école  et  ces  trois  places  réunies  pouvaient  rap- 
porter vingt  écus  par  mois  ;  mais,  dès  la  seconde 
année  du  règne  de  Louis  XVIII  à  Paris,  le  curé  et 
M™®  la  duchesse  de  Miossens  lui  avaient  fait  obte- 
nir l'autorisation  de  tenir  une  école  pour  les 
enfants  des  laboureurs  bien  pensants.  Les  Haute- 
mare avaient  pu  mettre  de  côté  d'abord  vingt  francs, 
puis  quarante  francs  par  mois,  puis  soixante,  et 
ils  se  faisaient  riches.  Le  chantre  Hautemare,  tout 
bonhomme  qu'il  était ,  avait  fait  connaître  à 
M'"''  de  Miossens  le  nom  d'un  paysan  malin  et 
jacobin  qui  s'avisait  de  tuer  tous  les  lièvres  du 
pays  ;  or  M'"^  la  duchesse  de  Miossens  croyait  fer- 
mement que  ces  lièvres  appartenaient  à  sa  maison, 


24  LAMIEL. 

et  elle  regardait  leur  mort  violente  comme  une 
injure  personnelle. 

Cette  dénonciation  avait  fait  la  fortune  du 
bedeau  et  de  son  école  ;  la  duchesse  avait  voulu 
qu'il  y  eût  une  distribution  de  prix  dans  la  grande 
salle  du  château,  arrangée  avec  force  tapisseries, 
et  où  l'on  avait  aménagé  des  places  de  première  et 
de  seconde  classe.  L'homme  d'affaires  de  la  du- 
chesse invita  pour  les  premières  places  les  paysan- 
nes propriétaires,  mères  déjeunes  écoliers,  tandis 
que  les  paysannes  simples  fermières  ne  furent 
invitées  qu'aux  secondes.  Il  n'en  fallut  pas  davan- 
tage pour  porter  à  soixante  le  nombre  des  élèves 
du  bedeau,  qui  jusque-là  ne  s'était  élevé  qu'à 
huit  ou  dix.  La  fortune  des  Hautemare  s'était 
accrue  en  conséquence,  et  M"^''  Hautemare  n'était 
pas  tout  à  fait  ridicule  lorsque,  après  le  souper,  le 
soir  des  pétards,  elle  dit  à  son  mari  : 

—  As-tu  remarqué  ce  que  M.  l'abbé  Le  Cloud 
a  dit  à  la  fin  de  son  i?iot  df  exhortatmi  sur  le 
devoir  des  gens  riches?  Ils  doivent,  selon  leur 
pouvoir,  donner  une  âme  à  Dieu;  eh  bien,  ajou- 
tait M"'''  Hautemare,  ce  mot  ne  me  laisse  pas  tran- 
quille. Dieu  ne  nous  a  pas  accordé  d'enfants,  nous 
faisons  des  économies  considérables;  après  nous. 


LA  MISSION.  25 

à  qui  cela  reviendra-t-il?  Gela  sera-t-11  employé 
d'une  façon  édifiante?  A  qui  la  faute  si  cet  argent 
tombe  dans  les  mains  de  gens  mal  pensants,  c'est- 
à-dire  dans  les  mains  de  ton  neveu,  un  impie  qui, 
en  1815,  a  fait  partie  de  ce  régiment  de  brigands 
appelés  cor pii  francs,  levés  contre  les  Prussiens? 
On  prétend  même,  mais  je  veux  bien  ne  pas  le 
croire,  qu'il  a  tué  un  Prussien. 

—  Non,  non,  cela  n'est  pas  vrai,  s'écria  le  bon 
Hautemare  ;  tuer  un  allié  de  notre  roi  Louis  le 
Désiré!  Mon  neveu  est  un  étourdi,  il  blasphème 
quelquefois,  quand  il  a  bu  ;  il  manque  la  messe 
fort  souvent,  j'en  conviens,  mais  il  n'a  pas  tué  un 
Prussien. 

M""^  Hautemare  laissa  son  mari  parler  une  heure 
sur  ce  sujet  sans  lui  faire  la  charité  d'une  idée. 
La  conversation  devint  languissante;  enfin  elle 
ajouta  : 

—  Je  ferais  bien  d'adopter  une  petite  fille, 
toute  petite,  nous  relèverons  dans  la  crainte  de 
Dieu;  ce  sera  véritablement  une  âme  que  nous  lui 
donnerons,  et,  dans  nos  vieux  jours,  elle  nous 
soignera. 

Le  mari  parut  profondément  ému  de  cette  idée  ; 
il  s'agissait  de  déshériter  son  neveu,  Guillaume 


26  LAMIEL. 

Haiitemare,  portant  son  propre  nom.  Il  se  récria 
beaucoup,  puis  il  ajouta  d'une  voix  timide  ; 

—  Si  au  moins  nous  adoptions  la  petite 
Yvonne,  —  c'était  la  fille  cadette  du  neveu,  —  le 
père  aura  peur  et  ne  manquera  plus  la  messe. 

—  Celte  enfant  ne  sera  pas  à  nous.  Au  bout 
d'un  an,  si  on  voit  que  nous  l'aimons,  le  jacobin 
nous  menacera  de  la  retirer;  alors  les  rôles  seront 
changés  :  ce  sera  ton  neveu  le  jacobin,  le  volontaire 
de  1815,  qui  sera  le  maître.  11  faudra  que  nous 
fassions  des  sacrifices  d'argent  pour  qu'on  ne  nous 
enlève  pas  la  petite  fille. 

Le  ménage  normand  fut  tourmenté  par  ce  projet 
durant  six  mois,  et  enfin,  muni  d'une  lettre  de 
recommandation  de  l'abbé  Du  Saillard,  dans  la- 
quelle on  lui  donnait  le  nom  de  Prévôt,  le  bon 
Hautemare,  accompagné  de  sa  femme,  se  présenta 
à  l'hospice  des  enûints  trouvés  de  Rouen,  où  ils 
choisirent  une  petite  fille  de  quatre  ans,  dûment 
vaccinée  et  déjà  toute  gentillette  :  c'était  Lamiel. 

Ils  dirent  bien,  à  leur  retour  à  Garville,  que  la  pe- 
tite Amable  Miel  était  une  de  leurs  nièces,  née  près 
d'Orléans,  fille  d'un  cousin  à  eux,  nommé  Miel, 
charpentier  de  son  état;  les  Normands  du  village 
ne  furent  pas  dupes,  et  Sansfin,  le  médecin  bossu, 


LA  MISSION.  27 

dit  que  Lamiel  était  née  de  la  peur  que  leur  avait 
faite  le  diable,  le  jour  des  pétards. 

Il  y  a  des  bonnes  gens  partout,  même  en  ÎNor- 
mandie,  où  ils  y  sont,  à  la  vérité,  beaucoup  plus 
rares  qu'ailleurs.  Les  bonnes  gens  de  Carville 
furent  indignés  de  voir  déshériter  d'une  façon 
aussi  barbare  le  neveu  de  Hautemare  qui  avait 
sept  enfants ,  et  ils  appelaient  Lamiel  la  fille  du 
diable.  M™^  Hautemare  vint,  les  larmes  aux  yeux, 
demander  au  curé  si  ce  nom  ne  leur  porterait  pas 
malheur  ;  le  curé,  furibond,  lui  dit  que  le  doute 
qu'elle  exprimait  pourrait  bien  la  conduire  en 
enfer.  Il  ajouta  qu'il  prenait  la  petite  Lamiel  sous 
sa  protection  immédiate,  et  huit  jours  après  la 
duchesse  de  Miossens  et  lui  déclarèrent  que  Hau- 
temare aurait  des  élèves  de  deux  classes.  La  du- 
chesse fit  garnir  de  vieilles  tapisseries  trois  bancs 
de  l'école  du  bedeau.  Les  enfants  assis  sur  ces 
bancs  seraient  élèves  de  première  classe,  et  les  ■ 
enfants  placés  sur  les  bancs  de  bois  seraient  de 
seconde.  Les  élèves  de  première  classe  payeraient 
cinq  francs  au  lieu  de  quatre  qu'on  avait  payés 
jusqu'alors,  et  M^^^  Anselme,  la  première  femme 
de  chambre  de  la  duchesse,  confia  à  deux  ou 
trois  amies  intimes  que,  lors   de  la  distribution 


28  LA  MI  EL. 

des  prix,  le  projet  de  madame  était  d'inviter  aux 
premières  places  les  mères  des  élèves  de  pre- 
mière classe,  quand  même  elles  ne  seraient  que 
de  simples  fermières.  Six  mois  après,  il  fallut 
garnir  de  tapisseries  presque  tous  les  bancs  de 
l'école. 

Les  Hautemare,  devenant  maintenant  des  gens 
riches,  méritent  que  nous  parlions  un  peu  plus 
en  détail  de  leur  caractère.  Le  meilleur  et  le  plus 
petitement  dévot  des  hommes,  Hautemare,  con- 
sacrait toute  son  attention  aux  soins  de  l'église 
dont  il  était  chargé.  Si  un  vase  de  bois  peint  por- 
tant des  fleurs  artificielles  n'était  pas  bien  nettement 
placé  en  symétrie  sur  l'autel,  il  croyait  que  la  messe 
ne  valait  rien,  allait  bien  vite  se  confesser  de  ce  gros 
péché  au  curé  Du  Saillard,  et  le  lundi  suivant,  la  nar- 
ration de  cet  accident  fournissait  à  toute  sa  conver- 
sation avec  la  duchesse  de  Miossens.  Ennuyée  de 
Paris,  où  elle  n'était  plus  jolie  femme,  cette  dame 
s'était  à  peu  près  fixée  à  Garville,  où  elle  avait 
presque  pour  toute  société  les  femmes  de  chambre 
et  le  curé  Du  Saillard;  celui-ci,  s'ennuyant  au- 
près d'elle  et  craignant  de  dire  des  choses  im- 
prudentes, ne  paraissait  au  château  que  des  in- 
stants. Mais   le  dimanche,  à  la  grand'messe  ,  il 


à 


LA    MISSION.  29 

encensait  de  temps  à  autre  W"^  de  Miossens,  et 
tous  les  lundis,  Hautemare  avait  l'honneur  de 
porter  au  château  l'énorme  morceau  de  pain  bénit 
qui,  la  veille,  avait  été  présenté  au  banc  du  seigneur, 
occupé  par  la  duchesse.  Cette  dame  tenait  beau- 
coup à  ce  morceau  de  brioche,  reste  brillant,  mais 
à  peu  près  unique,  des  hommages  que  les  Mios- 
sens recevaient  depuis  plus  de  quatre  siècles  dans 
l'église  de  leur  village. 

La  duchesse  recevait  le  bedeau  d'une  façon 
particulière;  lorsqu'il  venait  apporter  le  morceau 
de  pain  bénit,  le  valet  de  chambre  prenait  son 
épée  et  ouvrait  les  deux  battants  de  la  porte  du 
salon,  car  alors  le  bedeau  était  l'envoyé  officiel 
du  curé  et  remplissait  ses  devoirs  envers  la  per- 
sonne exerçant  les  droits  seigneuriaux.  Avant  de 
quitter  le  château,  Hautemare  descendait  à  l'office 
où  il  trouvait  une  sorte  de  déjeuner-dîner  pour  lui 
préparé.  Le  bon  maître  d'école  descendait  au  vil- 
lage, racontant  à  tous  les  paysans  qu'il  rencon- 
trait, et  ensuite  à  sa  femme  et  à  sa  nièce  Lamiel, 
les  détails  des  plats  qu'il  avait  eus  au  déjeuner, 
puis  tout  ce  que  madame  avait  daigné  lui  dire.  Le 
soir,  à  tête  reposée,  ces  bonnes  gens  délibéraient 
sur  la  meilleure  façon  de  distribuer  les  aumônes 


30  LAMIEL. 

dont  la  grande  dame  l'avait  chargé.  Cette  con- 
fiance de  la  duchesse  Jointe  au  crédit  que  vingt  an- 
nées de  soins  et  d'obéissance  passive  lui  avaient 
donné  sur  le  curé  Du  Saillard,  personnage  terrible 
dans  ses  colères,  avait  fait  du  bon  maître  d'école 
Ilautemare  un  personnage  fort  important,  et  le  plus 
important  peut-être  dans  le  village  de  Garville. 
L'on  pouvait  même  dire  que  sa  réputation  s'éten- 
dait dans  tout  l'arrondissement  d'Avranches,  oh  il 
rendait  beaucoup  de  services.  M™®  Hautemare,  de 
son  côté,  fière  envers  les  paysans  et  menant  son 
mari,  était,  s'il  se  peut,  plus  petitement  dévote  ; 
elle  ne  parlait  à  Lamiel  que  de  devoirs  et  de  pé- 
chés. 

Je  m'ennuyais  de  si  bon  cœur  à  Garville  quand 
je  ne  tuais  pas  les  lièvres  de  la  duchesse,  que  (les 
soirées)  je  donnais  toute  mon  attention  aux  longs 
détails  que  je  viens  de  raconter  moi-même  un  peu 
longuement. 

Si  le  lecteur  le  permet,  je  lui  dirai  la  raison  de 
mon  bavardage;  je  m'occupais  de  ces  détails  avec 
cet  aimable  abbé  Le  Gloud,  qu'une  maladie  de  poi- 
trine, prise  à  force  de  crier  avec  enthousiasme 
dans  les  églises   humides,   retint  plusieurs  mois 


LA   MIS.SIOX.  31 

au  château  de  Garville,  et  j'écris  ceci  en  18Û0, 
vingt-deux  ans  après. 

En  1818,  j'avais  le  bonheur  d'avoir  un  de  ces 
oncles  d'Amérique  si  fréquents  dans  les  vaude- 
villes. Celui-ci,  nommé  Des  Perriers,  passait  pour 
un  mauvais  sujet  dans  la  famille;  je  lui  avais  écrit 
deux  ou  trois  fois  pour  lui  envoyer  de  Paris  des 
habits  et  des  livres. 

A  l'époque  où  M.  l'abbé  Le  Gloud  et  moi  riions 
de  la  gravité  du  bonhomme  Hautemare  et  de  la 
terreur  que  lui  inspirait  le  curé  Du  Saiilard,  mon 
oncle  d'Amérique  s'avisa  de  mourir  et  de  me  lais- 
ser une  petite  fortune  à  la  Havane  et  un  fort  grand 
procès. 

—  Voilà  un  état,  me  dit  cet  aimable  abbé  Le 
Cloud  :  vous  allez  être  solliciteur  et  planteur. 

Je  gagnai  mon  procès  en  IS'Hi,  et  je  menai  la 
vie  si  céleste  d'un  riche  planteur.  Au  bout  de 
cinq  ans,  l'envie  d'être  riche  à  Paris  me  prit,  la 
curiosité  me  porta  à  savoir  des  nouvelles  de  Gar- 
ville, de  la  duchesse,  de  son  fils,  des  Hautemare. 
Toutes  ces  aventures  ^  car  il  y  en  a  eu,  tournent 

i .  Ces  aventures  sont  peu  édifiantes,  et  cette  nou- 
velle est  un  mauvais  livre.  (Note  de  Beyle.) 


32  LAMIEL. 

autour  de  la  petite  Lamiel,  adoptée  par  les  Haute- 
mare,  et  j'ai  pris  la  fantaisie  de  les  écrire  afin  de 
devenir  homme  de  lettres. 

Ainsi,  ô  lecteur  bénévole,  adieu,  vous  n'enten- 
drez plus  parler  de  moi! 


CHAPITRE   III 


LES     LA^TANDIKRES 


En  sortant  de  Garville,  du  côté  de  la  mer,  on 
trouve  à  gauche  la  petite  vallée  au  fond  de  la- 
quelle court  le  Houblon,  ce  ruisseau  qui  a  l'esprit 
d'être  joli.  Deux  grandes  prairies  fort  en  pente 
garnissent  les  deux  côtés  du  ruisseau. 

Sur  la  rive  gauche,  un  beau  chemin,  récemment 
réparé  par  M'"*"  de  Miossens,  étale  fièrement  ses 
bornes  de  pierre  de  taille,  qui,  sous  un  nom  très 
impoli,  sont  destinées  à  empêcher  les  imprudents 
de  choir  dans  le  ruisseau  rapide  qui  se  trouve  ici, 
en  contre-bas  de  plus  de  dix  pieds.  Par  le  conseil 
du  curé  Du  Saillard,  la  noble  dame  s'est  rendue 
adjudicatrice  des  réparations  à  faire  à  ce  chemin 
qui  conduit  au  château,  dépenses  cotées  à  cent 
écus  dans  le  budget  de  la  commune.  M™*"  la  du- 
chesse de  Miossens  adjudicatrice  et  recevant  trois 
cents  francs  d'une  commune!  Quels  mots  ridicules, 

3 


34  LAMIEL. 

en  1826,  car  c'est  vers  cette  époque  que  com- 
mence notre  histoire  fort  immorale. 

A  dix  minutes  du  pont,  sur  le  Houblon,  une 
troisième  prairie  se  présente  en  face  et  domine  le 
confluent  de  la  Décise  et  du  Houblon.  La  Décise, 
qui  descend  fort  rapidement,  est  côtoyée  par  un 
sentier  formant  beaucoup  de  zigzags  sur  la  partie 
la  plus  élevée  de  cette  troisième  prairie.  L'œil  du 
voyageur  aperçoit  en  s'élevantles  dernières  petites 
allées  sablées  d'un  jardin  anglais  fort  soigné  et, 
par-dessus,  les  sommets  de  quelques  arbrisseaux, 
destinés  surtout  à  dérober  la  vue  de  la  mer  loin- 
taine aux  fenêtres  du  rez-de-chaussée  du  châ- 
teau. 

La  vue  des  pierres  noires  et  carrées  d'une  tour 
gothique  fait  un  beau  contraste  de  couleur.  Cette 
tour,  maintenant  tout  à  fait  en  ruine,  fut  une 
noble  contemporaine  de  Guillaume  le  Conquérant, 

Tout  à  fait  au  bas  de  la  troisième  colline  est 
un  lavoir  public,  établi  sur  les  bords  de  la  Décise, 
sous  un  immense  tilleul.  Ce  bassin,  que  M"''  la 
duchesse  espère  bien  faire  déguerpir,  est  formé 
par  deux  énormes  troncs  de  chêne  creusés  au 
centre  et  quelques  pierres  plates  placées  de 
champ. 


LES   LAVANDIERES.  35 

Une  trentaine  de  femmes'  lavaient  du  linge  à  ce 
bassin,  le  dernier  jour  du  mois  de  septembre. 
Plusieurs  de  ces  paysannes  cossues  de  la  riche 
Normandie  ne  travaillaient  guère,  et  se  trouvaient 
là  sous  prétexte  de  surveiller  leurs  servantes  qui 
lavaient,  mais  dans  le  fait  pour  prendre  leur  part 
à  la  conversation,  ce  jour-là  fort  animée.  Plusieurs 
des  laveuses  étaient  grandes,  bien  faites,  construi- 
tes comme  la  Diane  des  Tuileries,  et  leurs  figures, 
d'un  bel  ovale,  eussent  pu  passer  pour  assez 
belles,  si  elles  n'eussent  été  surmontées  par 
l'infâme  bonnet  de  coton  dont  la  mèche,  à  cause 
de  la  position  baissée  des  laveuses,  pendait  fort 
en  avant  sur  le  front. 

—  Hé  1  ne  voilà-t-il  pas  notre  aimable  docteur 
à  cheval  sur  le  fameux  Mouton,  s'écria  l'une  des 
laveuses. 

—  Et  ce  pauvre  Mouton  a  double  charge  :  il  faut 
qu'il  porte  M.  le  docteur  et  sa  bosse,  qui  n'est  pas 
mince,  répondit  la  voisine. 

Toutes  levèrent  la  tète  et  cessèrent  de  tra- 
vailler. 


1.  Voir  à  la  fin  du  volume  le  fac  similé  de  cette  page 
du  manuscrit. 


36  LAMIEL. 

L'objet  assez  singulier  qui  attirait  leurs  regards, 
un  fusil  appuyé  sur  sa  bosse,  n'était  autre  que 
notre  ami  Sansfin. 

Et,  clans  le  fait,  il  eût  été  difficile  que  des  jeunes 
filles  le  vissent  passer  sans  rire. 

Le  bossu  montrait  beaucoup  d'humeiu-,  ce  qui 
augmenta  les  rires. 

11  descendait  l'étroit  sentier  qui  suit  le  cours  de 
la  Décise  ;  ce  ruisseau  formait  une  cascade,  et  le 
sentier,  soutenu  par  un  grand  nombre  de  piquets 
fichés  en  terre ,  formait  plusieurs  zigzags. 
C'étaient  ces  zigzags  que  le  malheureux  docteur 
descendait  sous  le  feu  de  trente  voix  glapis- 
santes. 

—  Prenez  garde  à  la  bosse,  docteur,  elle  peut 
tomber  et  rouler  jusqu'en  bas,  et  nous  écraser, 
nous  autres,  pauvres  laveuses  ! 

—  Canaille!  canaille  infâme,  s'écriait  le  doc- 
teur entre  ses  dents  !  Infâme  canaille  que  ce 
peuple!  Et  dire  que  je  ne  prends  jamais  un  sou  de 
tous  ces  coquins-là,  quand  la  Providence  me 
venge  en  leur  envoyant  quelque  bonne  ma- 
ladie ! 

—  Taisez-vous,  les  filles  !  criait  le  docteur,  en 
descendant  les  zigzags  plus  lentement  qu'il  n'au- 


LES  LAVANDIÈRES.  37 

rait  voulu.  Quel  redoublement  d'allégresse  parmi 
les  laveuses  si  son  cheval  Mouton  eût  glissé  ! 

—  Taisez-vous,  les  filles!  Lavez  votre  linge! 

—  Prenez  garde,  docteur,  ne  vous  laissez  pas 
tomber.  Si  xAIouton  vous  jette  par  terre,  nous  n'en 
ferons  ni  une  ni  deux,  nous  vous  volons  votre  bosse. 

—  Et  moi,  que  pourrais-je  vous  voler?  En  tout 
cas,  ce  ne  sera  pas  votre  vertu  !  Il  y  a  de  beaux 
jours  qu'elle  court  les  champs!  Vous  avez  souvent 
des  bosses,  vous,  mais  ce  n'est  pas  dans  le  dos^ 

[Survient  M""®  Hautemare]. 

Cette  femme  avait  un  air  de  pédanterie  et  con- 
duisait par  la  n/ain  une  petite  fille  de  douze  à 
quatorze  ans,  dont  la  vivacité  paraissait  très  con- 
trariée d'être  ainsi  contenue. 

Cette  femme  n'était  rien  moins  que  M^^  Haute- 
mare,  femme  du  bedeau,  chantre,  maître  d'école 
de  Carville,  et  la  petite  fille,  dont  elle  contrariait 
la  vivacité,  était  sa  nièce,  Lamiel. 

Or  les  laveuses  étaient  choquées  de  cet  air  de 
dame,  que  se  donnait  M""'  Hautemare  :  conduire 
la  petite  fille  par  la  main,  au  lieu  de  la  laisser  gam- 
bader comme  toutes  les  petites  filles  du  village! 

1.  Ici  une  petite  lacune  dans  le  manuscrit. 


38  LAMIEL. 

M"""  Hautemare  venait  du  château,  par  la  belle 
route  qui  contournait  la  prairie  placée  sur  la  rive 
droite  du  Houblon. 

—  Ah  !  voilà  madame  Hautemare,  s'écrièrent  les 
lavandières. 

Mais  elles  savaient  que  lu  Hautemare  leur 
répliquerait  au  long,  tandis  qu'en  un  quart  de 
minute  le  docteur  bossu  pouvait  s'éloigner  d'elles; 
d'ailleurs,  le  docteur,  à  cause  de  sa  calme  pétu- 
lance, était  plus  amusant. 

Son  cheval  Mouton,  arrivé  au  bas  des  zigzags  de 
la  Décise,  buvait  dans  ce  ruisseau,  un  peu  au-des- 
sus du  lavoir. 

Deux  lavandières  s'écriaient,  s'adressant  à 
M"'°  Hautemare  : 

—  vHo  !  là  là  !  la  madame^  prenez  garde  de  per- 
dre cette  fille  de  votre  frère,  cette  prétendue  nièce. 

—  Prends  garde  à  ta  perruque,  petit  bossu,  ton 
coiffeur  ne  sait  peut-être  pas  la  faire  ! 

—  Et  vous...  répondit  le  docteur;  mais  sa 
réplique  fut  d'une  telle  nature,  qu'il  n'est  pas 
possible  de  l'écrire. 

La  dévote  M"'°  Hautemare,  qui  avait  continué 
à  suivre  la  roule,  qui,  descendant  du  château  de 
Miossens,  venait  passer  à  côté  du  lavoir,  se  hâta 


LES  LAVANDIERES.  39 

de  rebrousser  chemin  avec  sa  nièce.  Cette  démar- 
che, accompagnée  d'im  grand  air  de  dédain  que 
se  donna  la  femme  du  bedeau,  fit  éclater  autour 
du  bassin  un  éclat  de  rire  unanime,  universel. 

Cet  éclat  de  rire  fut  interrompu  parle  docteur, 
qui,  forçant  sa  petite  voix  aiguë,  s'écriait  : 

—  Taisez-vous,  mesdames  les  coquines,  ou  bien 
je  fais  trotter  mon  cheval  dans  la  boue  qui  vous 
entoure,  et  bientôt  vos  bonnets  blancs  et  vos 
visages  seront  aussi  propres  que  vos  consciences, 
c'est-à-dire  remplis  d'une  boue  noire  et  fétide 
comme  vos  sales  personnes. 

Disant  ces  nobles  paroles,  le  docteur  était  piqué 
au  vif  et  rouge  comme  un  coq.  Chez  cet  homme, 
qui  passait  sa  vie  à  rêver  à  sa  conduite,  la  vanité 
produisait  d'étranges  folies  ;  il  entrevoyait  bien  ses 
sottises,  mais  rarement  avait-il  la  force  d'y  résis- 
ter. Par  exemple,  en  ce  moment,  il  n'avait  qu'à 
ne  rien  dire,  et  tout  le  bavardage  insolent  des 
lavandières  s'évaporait  aux  dépens  de  M''''^  Hau- 
temare  ;  mais  dans  ce  moment,  il  voulait  se 
venger. 

—  Hé  bien  !  reprit  une  laveuse,  nous  serons  des 
filles  peu  sages  et  couvertes  de  boue  par  un  mal- 
honnête; un  peu  d'eau  et  tout  est  dit.  Mais  avec 


40  LAMIEL. 

quelle  eau  pourra  se  frotter  un  bossu  si  dégoûtant 
que  jamais  il  n'a  pu  avoir  de  maîtresse  sans  payer? 

Ce  mot  était  à  peine  prononcé  que  le  docteur, 
furieux,  lança  son  cheval  au  galop  et,  en  passant 
dans  le  bourbier  voisin  du  lavoir,  couvrit  de  boue 
toutes  les  joues  rouges,  tous  les  bonnets  blancs, 
et,  ce  qui  était  bien  pis,  tout  le  linge  lavé  posé 
sur  des  bancs  de  pierre. 

A  cette  vue,  les  trente  laveuses  se  mirent  à 
hurler  des  injures  toutes  à  la  fois,  et  ce  chœur 
vigoureux  dura  bien  une  minute. 

Le  docteur  était  ravi  d'avoir  couvert  de  boue 
ces  insolentes.  «  Et  elles  ne  pourront  pas  se 
plaindre  »,  ajoutait-il  avec  un  sourire  diabolique. 

Il  se  retourna  vers  les  laveuses  pour  jouir  de 
leur  désarroi  ;  c'était  le  moment  oîi  toutes  en- 
semble lui  lançaient  des  injures  atroces.  Le  doc- 
teur ne  put  résister  à  la  tentation  de  repasser  au 
trot  dans  le  bourbier.  Il  lança  son  cheval.  Une  des 
filles,  qui  se  trouva  précisément  sous  le  nez  du 
cheval,  eut  une  peur  horrible  et,  à  tout  hasard, 
lança  au  cheval  la  petite  pelle  de  bois  avec  la- 
quelle elle  battait  son  linge.  Cette  pelle,  lancée 
par  la  peur,  s'éleva  plus  haut  que  les  yeux  du 
cheval  et  en  passa  à  quelques  pouces.  Mouton  eut 


LES  LAVANDIKUES.  41 

peur  et  résista  net  au  milieu  de  son  Irot,  faisant 
un  petit  saut  en  arrière. 

Ce  mouvement  brusque  et  sec  opéra  la  sépara- 
tion du  docteur  et  de  la  selle;  le  docteur,  qui  se 
penchait  en  avant,  tomba  net  dans  le  bourbier,  la 
tête  la  première;  la  boue  avait  bien  un  demi-pied 
de  profondeur,  et  le  docteur  n'eut  d'autre  mal  que 
celui  de  la  honte,  mais  cette  honte  fut  entière. 

Il  était  étendu  aux  pieds  de  la  femme  qui,  dans 
l'angoisse  d'un  danger  qui  lui  semblait  extrême, 
avait  lancé  en  avant  sa  petite  pelle  de  bois. 

Les  femmes  crurent  que  le  docteur  s'était  cassé 
un  bras  au  moins  ;  chacune  prit  la  fuite  pour  n'être 
pas  reconnue  et  nommée  dans  la  plainte  du  docteur. 

Celui-ci  se  releva,  rapide  comme  l'éclair,  et  re- 
monta sur  son  cheval.  Le  voyant  remonté  avec 
tant  de  prestesse,  les  lavandières,  arrêtées  à  vingt 
pas,  se  mirent  à  rire  avec  un  naturel,  un  excès 
de  bonheur  qui  portèrent  au  comble  la  rage  du 
malencontreux  médecin.  Il  saisit  son  fusil  avec  des 
projets  tragiques.  Mais,  dans  la  chute,  le  fusil  avait 
porté  rudement  par  terre,  les  chiens  [s'étaient] 
remplis  de  boue,  et  de  plus  avaient  perdu  leurs 
pieires.  Les  femmes  ne  savaient  pas  cet  accident 
arrivé  au  fusil  et,  voyant  le  docteur  les  coucher  en 


42  LA  MI  EL. 

joue,  elles  prirent  de  nouveau  la  fuite  en  jetant 
des  cris  aigus. 

Le  docteur,  voyant  son  fusil  hors  d'état  de  le 
venger,  donna  d'effroyables  coups  d'éperon  à  son 
cheval,  qui,  en  quelques  secondes,  arriva  dans  la 
cour  de  sa  maison.  Le  docteur,  jurant  comme  un 
possédé,  se  fit  donner,  sans  descendre,  un  habit  et 
un  fusil,  puis  poussa  son  cheval  ventre  à  terre  sur 
la  grande  route  d'Avranches  qui  passait  sur  le  pont 
du  Houblon  dont  nous  avons  déjà  parlé. 

Les  femmes,  après  avoir  lavé  rapidement  leurs 
bonnets  blancs,  s'occupaient  de  leur  linge  et  en- 
levaient les  taches  de  boue. 

Pendant  un  gros  quart  d'heure,  leur  conversa- 
tion chercha  sans  le  trouver  un  moyen  de  tirer 
vengeance  du  docteur  ;  elles  avaient  de  l'humeur 
de  ne  pouvoir  rien  inventer,  quand  M*^^*^  Haute- 
mare  vint  à  repasser,  tenant  sa  nièce  Lamiel  par 
la  main.  A  cette  vue,  tous  les  cris  prirent  une  autre 
direction. 

—  Hé  !  hé  !  la  revoilà,  cette  pimbêche,  avec  sa 
belle  nièce  !  s'écria  Pierrette. 

—  Qu'appelles-tu  nièce?  dis  plutôt  avec  la  fille 
du  diable! 

—  Qu'appelles-lu  fille  du  diable?  dis  donc  une 


r 


LES   LAVANDIERES.  43 

bâtarde  qu'elle  a  eue  en  arrière  de  son  mari  et 
qu'elle  a  forcé  ce  gros  butor  à  adopter,  et  cela 
pour  lui  faire  déshériter  son  pauvre  neveu,  Guil- 
laume Hautemare. 

—  Hé  !  par  pitié,  voisine,  ne  dites  donc  rien  de 
malhonnête!  Ayez  du  moins  quelque  considé- 
ration pour  cette  jeunesse  que  je  conduis  avec 
moi. 

Cette  prière,  prononcée  d'un  ton  doctoral, 
fut  suivie  d'une  douzaine  de  réponses  qui  parti- 
rent à  la  fois,  mais  que  je  ne  saurais  transcrire. 

—  Regagne  la  maison  en  courant,  Lamiel,  s'é- 
cria M™*"  Hautemare  ;  et  la  petite  fille  partit,  en- 
chantée de  pouvoir  courir.  La  bonne  femme  se 
donna  le  plaisir  d'adresser  un  sermon  en  trois 
points  aux  laveuses,  lorsque  elles,  désolées  de  ne 
pouvoir  ressaisir  la  parole,  se  mirent  tout  à  coup 
à  crier  toutes  à  la  fois  pour  tâcher  de  faire  dé- 
guerpir M™"'  Hautemare.  Mais  cette  femme  intré- 
pide avait  à  cœur  leur  conversion,  et  continua  à 
prêcher  plus  de  cinq  minutes,  avec  l'accompagne- 
ment de  trente  femmes  criant  à  tue-tête. 

Au  moyen  de  ces  deux  belles  attaques  sur  des 
passants  récalcitrants,  les  laveuses  trouvèrent  le 


44  LAMIEL. 

secret  de  ne  point  s'ennuyer  de  toute  celte 
journée-là.  De  son  côté,  M""*  Hautemare  eut  un 
long  récit  à  faire  à  son  mari  le  bedeau,  et  à  toutes 
ses  amies  de  Garville.  Le  moins  diverLi  fut  le  doc- 
teur, qui,  au  lieu  de  rentrer  chez  lui  après  avoir 
couvert  de  boue  les  laveuses,  descendit  au  galop 
vers  le  pont  du  Houblon,  sans  songer  que  son  fusil 
en  bandoulière  bondissait  sur  son  dos  de  la  façon 
la  plus  ridicule. 

—  Grand  Dieu  !  se  disait-il,  il  faut  que  je 
sois  un  grand  sot  d'aller  me  prendre  de  bec  avec 
ces  coquines-là!  Il  y  a  des  jours  où  je  devrais  me 
faire  attacher  au  pied  de  mon  lit  par  mon  domes- 
tique. 

Pour  faire  diversion  à  son  humeur,  le  docteur 
chercha  dans  sa  mémoire  si,  sur  la  grande  route 
qu'il  suivait  toujours  ventre  à  terre,  il  ne  se  trou- 
verait pas  quelque  malade  assez  bon  pour  croire 
que  le  docteur  lui  faisait  une  visite  du  soir. 

Tout  à  coup,  il  trouva  bien  mieux  qu'un  malade. 
M.  Du  Saillard,  le  curé  deCarville,  était  allé  dîner, 
ce  jour-là,  au  château  de  Saint-Prix,  à  trois  lieues 
de  son  village.  Ce  curé  était  terrible  dans  ses 
haines  et  l'un  des  gros  bonnets  de  la  congrégation  ; 
mais  par  compensation,  —  et  c'est  là  ce  qui  sauve 


LES    LAVANDIÈRES.  45 

la  civilisation  en  France,  il  y  a  compensation  dans 
tout,  —  par  compensation  donc,  le  terrible  Du 
Saillard  n'aimait  pas  à  se  trouver  seul  sur  la 
grande  route,  dans  son  petit  cabriolet. 

Ce  fut  donc  avec  un  vif  plaisir  qu'il  vit  arriver 
Sansfin  chez  les  Saint-Prix.  Ces  deux  hommes  au- 
raient pu  se  faire  beaucoup  de  mal,  et  vivaient  po- 
litiquement ensemble.  C'était  surtout  auprès  de 
la  duchesse  de  Miossens  que  Du  Saillard  redoutait 
les  anecdotes  malignes  que  le  docteur  savait  si 
bien  dire. 

Le  docteur,  à  cheval,  escorta  le  curé  ;  mais  quand 
il  se  retrouva  seul  chez  lui,  il  retrouva  son  noir 
chagrin  et  les  souvenirs  du  lavoir.  Un  instant 
après,  il  lui  arriva  une  consolation.  On  vint  le  cher- 
cher pour  un  beau  jeune  homme  de  cinq  pieds 
six  pouces  qui  venait,  à  peine  âgé  de  vingt-cinq 
ans,  d'avoir  une  belle  et  bonne  attaque  d'apo- 
plexie. Le  docteur  passa  la  nuit  auprès  de  lui,  et, 
tout  en  lui  appliquant  le  traitement  convenable,  il 
eut  le  plaisir  de  voir  cet  être  si  beau  mourir  vers 
la  pointe  du  jour. 

—  Voilà  un  beau  corps  vacant,  se  disait-il  ; 
pourquoi  mon  âme  ne  peut-elle  pas  y  entrer? 

Le  docteur,  fils  unique  d'un  fermier  enrichi  par 


46  LA  MI  EL. 

les  biens  nationaux,  s'était  fait  médecin  pour  savoir 
se  soigner;  il  s'était  fait  chasseur  habile  pour  pa- 
raître toujours  aimé  aux  yeux  des  mauvais  plai- 
dants. La  récompense  d'une  activité  souvent  pé- 
nible pour  sa  faible  santé  était  de  voir  mourir  de 
beaux  hommes  et  d'eiïrayer  le  petit  nombre  de 
jolies  malades  que  le  pays  fournissait. 

La  petite  nièce  Lamiel  était  trop  éveillée  pour 
ne  pas  comprendre,  lorsque  sa  tante,  M.^"  Haute- 
mare,  la  renvoya  au  village,  qu'il  y  avait  quelque 
chose  de  bien  extraordinaire.  La  dévote  M'""  Hau- 
temare  ne  lui  laissait  jamais  faire  vingt  pas  toute 
seule. 

Sa  première  pensée,  comme  il  était  naturel,  fut 
d'entendre  ce  que  sa  tante  voulait  lui  cacher;  il 
suffisait  pour  cela  de  faire  un  détour  et  de  reve- 
nir se  cacher  dans  la  digue  de  terre  couverte 
d'arbres  qui  dominait  le  lavoir  public.  Mais 
Lamiel  pensa  qu'elle  allait  entendre  des  injures 
et  des  gros  mots,  choses  qu'elle  avait  en  hor- 
reur. 

Une  idée  bien  plus  séduisante  lui  apparut. 

—  En  courant  bien  fort,  se  dit-elle,  je  puis 
aller  jusqu'au  champ  de  la  danse,  où  je  n'ai  pu 


LES   LAVANDIÈRES.  47 

entrer  qu'une  fois  en  ma  vie,  et  être  rentrée  à  la 
maison  avant  le  retour  de  ma  tante. 

Carville  ne  consistait  presque  qu'en  une  rue 
fort  large,  avec  une  place  au  milieu.  A  l'extrémité 
opposée  du  pont  sur  le  Houblon,  c'est-à-dire  du 
côté  de  Paris,  se  trouvait  la  jolie  église  gothique 
du  pays  ;  au  delà  était  le  cimetière,  puis  au  delà 
encore  trois  grands  tilleuls  sous  lesquels  on  dansait 
le  dimanche,  au  grand  déplaisir  du  curé  Du  Sail- 
lard.  On  profanait,  disait-il,  la  cendre  des  morts,  et 
le  prétexte  était  que  les  tilleuls  n'étaient  pas  à 
plus  de  quarante  pas  du  cimetière.  La  chaumière, 
que  la  commune  passait  à  M.  Hautemare  comme 
maître  d'école,  donnait  sur  la  rue,  presque  vis-à- 
vis  le  cimetière,  et,  de  là,  on  pouvait  apercevoir 
la  promenade  des  tilleuls  et  entendre  le  violon 
de  la  danse. 

Lamiel  prit  en  courant  un  ancien  chemin  qui, 
du  lavoir,  conduisait  à  la  route  de  Paris,  en  dehors 
de  Carville. 

Ce  chemin  la  conduisait  aux  tilleuls,  dont  elle 
voyait  de  loin  la  cime  touffue  s'élever  par-dessus 
les  maisons,  et  cette  vue  lui  faisait  battre  le  cœur. 
Je  vais  les  voir  de  près,  se  disait-elle,  ces  arbres 
si  beaux  ! 


48  LAMIEL. 

Lamiel  pensa  que,  si  elle  ne  passait  pas  par  le 
village,  elle  ne  courrait  pas  le  risque  d'être  dé- 
noncée à  sa  tante  par  certaines  dévotes  qui  habi- 
taient à  côté  de  la  maisonnette  du  maître  d'école. 

Tout  en  courant  le  long  de  l'ancien  chemin  hors 
du  village,  Lamiel  fit  la  fâcheuse  rencontre  de 
quatre  ou  cinq  vieilles  femmes  du  village,  portant 
des  paniers  remplis  de  sabots. 

Autrefois  M'"*'  Hautemare  était  aussi  pauvre 
que  ces  femmes,  et  se  livrait  aux  mêmes  travaux 
pour  gagner  sa  vie;  la  protection  de  M.  le  curé 
Du  Saillard  avait  tout  changé.  Ces  femmes,  qui 
marchaient  nu-pierls,  portant  leurs  sabols  sur  la 
tête,  s'aperçurent  bientôt  que  Lamiel  était  vêtue 
avec  beaucoup  plus  de  soin  qu'à  l'ordinaire;  ap- 
paremment sa  tante  Hautemare  l'avait  menée  au 
château,  chez  M™*^  la  duchesse. 

—  Hé!  hé!  te  voilà  bien  fière  parce  que  tu 
viens  du  château!  dit  l'une. 

—  Je  ne  sais  ce  qui  me  tient,  s'écria  une 
seconde;  nous  allons  t'ôter  tes  beaux  souliers. 
Pourquoi  ne  marcherais-tu  pas  nu-pieds  comme 
nous? 

Lamiel  ne  perdit  point  courage  ;  elle  monta 
dans   le  champ  qui  dominait  le  chemin  de  plu- 


I 


LES   LAVAADIÈKES.  49 

sieurs  pieds;  de  là  elle  rendit  injures  pour  injures 
à  ses  ennemies. 

—  Vous  voulez  me  voler  mes  beaux  souliers 
parce  que  vous  êtes  cinq  ;  mais  si  vous  me  volez, 
le  brigadier  de  gendarmerie,  qui  est  ami  de  mon 
oncle,  vous  mettra  en  prison. 

—  Yeux-tu  bien  te  taire,  petit  serpent,  fille  du 
diable  ! 

A  ce  mot,  les  cinq  femmes  se  mirent  à  crier  à 
tue- tête  toutes  ensemble  :  Fille  du  diable  !  fille 
du  diable  ! 

—  Tant  mieux,  répondait  Lamiel,  si  je  suis  fille 
du  diable;  je  ne  serai  jamais  laide  et  grognon 
comme  vous  ;  le  diable  mon  père  saura  me 
maintenir  en  gaîté. 


f 


CHAPITRE   IV 

MANDRIN     ET     CARTOUCHE 

A  force  d'économies,  la  tante  et  l'oncle  de  Lamiel 
étaient  parvenus  à  réunir  un  capital  rapportant 
dix-huit  cents  livres  de  rente.  Ils  étaient  donc  fort 
heureux,  mais  l'ennui  tuait  Lamiel,  leur  jolie  nièce. 
Les  esprits  sont  précoces  en  Normandie  ;  quoique 
à  peine  âgée  de  douze  ans,  elle  était  déjà  suscep- 
tible d'ennui,  et  l'ennui,  à  cet  âge,  quand  il  ne  tient 
pas  à  la  souffrance  physique,  annonce  la  présence 
de  l'âme.  M""^  Hautemare  trouvait  du  péché  à  la 
moindre  distraction  ;  le  dimanche,  par  exemple, 
non  seulement  il  ne  fallait  pas  aller  voir  la  danse 
sous  les  grands  tilleuls  au  bout  du  cimetière,  mais 
même  il  ne  fallait  pas  s'asseoir  devant  la  porte  de  la 
chaumière  que  la  commune  passait  au  marguillier, 
car  de  là  on  entendait  le  violon,  et  l'on  pouvait  aper- 
cevoir un  coin  de  cette  danse  maudite  qui  rendait 
jaune  le  teint  de  M.  le  curé.  Lamiel  pleurait  d'ennui  ; 
pour  la  calmer,  la  bonne  tante  Hautemare  lui  donnait 


MA.NDRI.N   ET   CARTOUCHE.  ol 

des  confitures,  et  la  petite,  qui  était  friande,  ne  pou- 
vait la  prendre  en  déplaisance.  De  son  côté,  le  maître 
d'école  Hautemare,  fort  scrupuleux  sur  ce  devoir,  la 
forçait  à  lire  une  heure  le  matin  et  une  heure  le  soir. 
—  Silacommunemepaye,  se  disait-il,  pour  ensei- 
gner à  lire  à  tous  les  enfants,  à  plus  forte  raison 
dois-je  enseigner  à  lire  à  ma  propre  nièce,  puisque, 
après  Dieu,  je  suis  la  cause  de  sa  venue  en  cette 
commune- 
Cette  lecture  continuelle  était  un  des  supplices 
de  la  petite  fille  ;  mais  quand  le  bon  maître  d'école 
la  voyait  pleurer,  il  lui  donnait  quelque  monnaie 
pour  la  consoler.  Malgré  cet  argent,  bien  vite 
échangé  contre  des  petits  bonshommes  de  pain 
d'épices,  Lamiel  abhorrait  la  lecture. 

Un  jour  de  dimanche,  que  l'on  ne  pouvait  pas 
filer  et  que  sa  tante  lui  défendait  de  regarder  par 
la  porte  ouverte,  de  peiu-  qu'elle  n'aperçût  dans 
le  lointain  quelque  coiffe  sautant  en  cadence, 
Lamiel  trouva  sur  l'étagère  de  livres  VlJistoire 
des  quatre  fils  Ayuwn.  La  gravure  sur  bois  la 
charma,  puis,  pour  la  mieux  comprendre,  elle 
jeta  les  yeux,  quoique  avec  dégoût,  sur  la  première 
page  du  livre.  Cette  page  l'amusa;  elle  oublia 
qu'il    lui   était    défendu   d'aller    voir  la  danse; 


52  LAMIEL. 

bientôt  elle  ne  put  plus  penser  qu'aux  quatre  fils 
Aymon...  Ce  livre,  confisqué  par  Hautemare  à  un 
écolier  libertin,  fit  des  ravages  incroyables   dans 
l'âme  de  la  petite  fille.  Lamiel  pensa  à  ces  grands 
personnages  et  à  leur  cheval  toute  la  soirée  et  puis 
toute  la  nuit.  Quoique  fort  innocente,  elle  pensait 
que  ce  serait  bien  autre   chose  de  se  promener 
dans  le   cimetière,  tout  à  côté    de  la   danse,  en 
donnant  le  bras  à  un  des  quatre  fils  Aymon,  au  lieu 
d'être  retenue  et  empêchée  de  sauter  par  le  bras 
tremblant  de  son  vieil  oncle.  Elle  lut  presque  tous 
les  livres  du  maître  d'école  avec  un  plaisir  fou, 
quoique  n'y  comprenant   pas    grand  chose  ;  mais 
elle  jouissait  des  imaginations  qu'ils  lui  donnaient. 
Elle  dévora  par  exemple,  à  cause  des  amours  de 
Didon,  une  vieille  traduction  en  vers  de  V Enéide 
de  Virgile,  vieux  bouquin  relié  en  parchemin  et 
daté  de  l'an  1620.  11  suffisait  d'un  récit  quelconque 
pour  l'amuser.  Quand  elle  eut  parcouru  et  cherché 
à   comprendre   tous   ceux  des  livres   du   maître 
d'école  qui  n'étaient  pas   en  latin,  elle  porta  les 
plus  vieux  et  les  plus   laids    chez    l'épicier  du 
village,  qui  lui  donna  en  échange  une  demi-livre 
de   raisins   de  Gorinthe   et  l'histoire    du   Grand 
Mandrin,  puis  celle  de  Monsieur  Cartouche, 


MANDRIN   ET   CARTOUCHE.  53 

Nous  avouerons  avec  peine  que  ces  histoires 
ne  sont  point  écrites  dans  cette  tendance  haute- 
ment morale  et  vertueuse  que  notre  siècle  moral 
place  en  toutes  choses.  On  voit  bien  que  l'Académie 
française  et  les  prix  Monthyon  n'ont  point  encore 
passé  par  cette  littérature-là  ;  aussi  n'est-elle  pas 
ennuyeuse.  Bientôt  Laraiel  ne  pensa  plus  qu'à 
M.  Mandrin,  à  M.  Cartouche  et  aux  autres  héros 
que  ces  petits  livres-là  apprenaient  à  connaître. 
Leur  fin,  qui  arrivait  toujours  en  lieu  élevé  et  en 
présence  de  nombreux  spectateurs,  lui  semblait 
noble  ;  le  livre  ne  vantait-il  pas  leur  courage  et 
leur  énergie  ?  Un  soir,  à  souper,  Lamiel  eut 
l'imprudence  de  parler  de  ces  grands  hommes  à 
son  oncle;  d'horreur,  il  fit  le  signe  de  la  croix. 

—  Apprenez,  Lamiel,  s'écria-t-il,  qu'il  n'y  a  de 
grands  hommes  que  les  saints. 

—  Qui  a  pu  vous  donner  ces  idées  terribles? 
s'écria  M"'*"  Hautemare. 

Et,  pendant  tout  le  souper,  le  bonhomme  et  sa 
femme  ne  s'entretenaient  en  présence  de  leur 
nièce  que  de  l'étrange  discours  qu'elle  venait  de 
leur  tenir.  A  la  prière  que  l'on  fit  en  commun, 
après  le  souper,  le  maître  d'école  eut  le  soin 
d'ajouter  un  Pater  pour  demander  au  ciel  qu'il 


54  LAMIEL. 

préservât    sa  nièce   de    penser  à  Mandrin    et  à 
Cartouche. 

Lamiel  était  fort  éveillée,  pleine  d'esprit  et 
d'imagination  ;  elle  fut  profondément  frappée  de 
cette  sorte  de  cérémonie  expiatoire. 

—  Mais  pourquoi  mon  oncle  ne  veut-il  pas 
que  je  les  admire?  se  disait-elle  dans  son  lit,  ne 
pouvant  dormir. 

Puis,  tout  à  coup,  apparut  cette  idée  bien  cri- 
minelle : 

—  Mais  est-ce  que  mon  oncle  aurait  donné 
dix  écus  comme  M.  Cartouche  à  cette  pauvre 
veuve  Renoart  des  environs  de  Valence  à  qui  les 
gabelous  venaient  de  saisir  sa  vache  noire,  et  qui 
n'avait  plus  que  treize  sous  pour  vivre,  elle  et  ses 
sept  enfants? 

Pendant  un  quart  d'heure,  Lamiel  pleura  de 
pitié,  puis  elle  se  dit  : 

—  Est-ce  que,  une  fois  sur  l'échafaud,  mon  oncle 
aurait  su  supporter  les  coups  de  la  masse  de  fer 
du  bourreau  qui  brisait  ses  bras,  sans  sourciller  le 
moins  du  monde  comme  M.  Mandrin  ?  Mon  oncle 
gémit  à  n'en  plus  finir  quand  son  pied  goutteux 
rencontre  un  caillou. 

Cette  nuit  fit  révolution  dans  l'esprit  de  la  petite 


r 


[ 


MANDRIN   ET   CARTOUCHE.  55 

fille  :  le  lendemain,  elle  apporta  à  l'épicier  la  vieille 
traduction  de  Virgile,  qui  avait  des  images;  elle 
refusa  des  figues  et  des  raisins  de  Corinthe,  et 
reçut  en  échange  une  de  ces  belles  histoires 
qu'on  venait  de  lui  défendre  de  lire. 

Le  lendemain  était  vendredi,  et  M"^''  Hautemare 
tomba  dans  un  profond  désespoir  parce  que  le  soir, 
en  sortant  de  table,  elle  aperçut,  en  trouvant  vide 
un  certain  pot  de  terre,  qu'elle  avait  mis  dans  la 
soupe  un  reste  du  bouillon  gras  du  jeudi. 

—  Eh  bien!  qu'est-ce  que  ça  fait?  dit  Lamiel 
étourdiment,  nous  avons  mangé  une  meilleure 
soupe,  et  peut-être  que  ce  reste  de  bouillon  se 
serait  gâté  d'ici  à  dimanche. 

On  peut  juger  si,  pour  ces  propos  horribles,  la 
jeune  nièce  fut  grondée  d'importance  par  l'oncle 
et  par  la  tante  ;  celle-ci  avait  de  l'humeur,  et,  ne 
sachant  à  qui  s'en  prendre,  elle  passa  sa  colère, 
comme  on  dit  à  Carville,  sur  sa  jeune  nièce.  La 
petite  avait  déjà  trop  de  bon  sens  pour  se  mettre 
en  colère  contre  une  si  bonne  tante  qui  lui  donnait 
des  confitures. 

D'ailleurs,  elle  la  voyait  réellement  au  désespoir 
d'avoir  mangé  et  fait  manger  ce  reste  de  bouillon. 
Lamiel  fit  des  réflexions  profondes  sur  ce  souper 


o(>  LAMIEL. 

du  vendredi.  Elle  y  pensait  encore  un  mois  après, 
lorsqu'elle  entendit  la  Merlin,  cabaretière  du  voi- 
sinage, qui  disait  à  une  pratique  : 

—  C'est  bon  comme  du  bon  pain,  les  Hautemare, 
mais  c'est  bcte  ! 

Or,  Lamiel  avait  la  plus  tendre  estime  pour  la 
Merlin';  elle  l'entendait  rire  et  chanter  toute  la 
journée  dans  son  cabaret  et  souvent  même  le  ven- 
dredi. 

—  C'est  donc  là  le  mot  de  l'énigme,  s'écria 
Lamiel  comme  frappée  d'une  lumière  soudaine  : 
mes  parents  sont  bctes! 

Pendant  huit  jours,  elle  ne  prononça  pas  dix 
paroles;  elle  avait  été  tirée  d'une  bien  grande 
inquiétude  par  l'explication  de  la  cabaretière. 

—  On  ne  me  dit  pas  encore  ces  choses-là,  pensa- 
t-elle,  parce  que  je  suis  trop  petite;  c'est  comme 
l'amour  dont  on  me  défend  de  parler  sans  vouloir 
jamais  me  dire  ce  que  c'est. 

Depuis  cette  grande  aventure  du  propos  de  la 
vendeuse  de  cidre  Merlin,  tout  ce  qui  était  prêché 
par  la  tante  Hautemare,  c'est-à-dire  tout  ce  qui 
était  devoir  réel  ou  de  convention  parmi  les 
dévots  du  village,  devint  également  ridicule  aux 
yeux  de  Lamiel;  elle  répondait  tout  bas  : 


MANDRIN   ET  CARTOUCHE.  57 

—  C'est  bête  I  —  à  tout  ce  que  sa  tante  ou  son 
oncle  pouvait  lui  dire.  ]Ne  pas  dire  le  chapelet  le 
soir  des  bonnes  fêtes  ou  ne  pas  jeûner  un  jour  de 
quatre-temps,  ou  aller  au  bois  faire  l'amour, 
parurent  à  Lamiel  des  péchés  d'égale  importance. 


CHAPITRE  V 


UNE     LECTRICE 


Lamiel  grandit  ainsi,  elle  avait  quinze  ans  lors- 
que les  yeux  de  la  duchesse  de  Miossens  s'entou- 
rèrent de  quelques  rides,  —  (nous  avons  oublié  de 
dire  que,  le  vieux  duc  mort,  son  fils  ne  lui  sur- 
vécut que  de  quelques  mois),  —  elle  fut  au  déses- 
poir de  cette  découverte.  Un  courrier  expédié  en 
toute  hâte  à  Paris  lui  ramena  l'oculiste  le  plus 
célèbre,  M.  de  la  Piouze.  Cet  homme  d'esprit  fut 
fort  embarrassé,  lors  de  la  consultation  faite  le 
matin  au  lit  delà  duchesse;  il  eut  besoin  de  dé- 
biter une  longue  suite  de  phrases  élégantes  pour 
se  donner  le  temps  d'inventer  un  mot  grec  qui 
voulait  dire  affaiblissement  causé  par  la  vieillesse. 
Supposons  que  ce  beau  mot  grec  soit  amor- 
phose;  M.  de  la  Rouze  expliqua  longuement  à  la 
duchesse  que  cette  maladie,  provenant  d'un  froid 
subit  à  la  tête,  attaquait  de  préférence  les  jeunes 
femmes  de  vingt  à  vingt-cinq  ans.  11  prescrivit  un 


UNE   LECTRICE.  S9 

régime  sévère,  remit  à  la  duchesse  deux  boîtes 
de  pilules  de  noms  fort  différents,  mais  formées 
également  de  mie  de  pain  et  de  coloquinte,  et 
conseilla  surtout  à  sa  malade  de  bien  se  garder 
de  consulter  des  médecins  ignorants,  qui  pou- 
vaient confondre  cette  maladie  avec  une  autre 
exigeant  un  régime  débilitant.  Il  lui  prescrivit 
de  ne  pas  lire  pendant  six  mois,  surtout  le  soir; 
il  fallait  donc  prendre  une  lectrice.  Mais  le  mé- 
decin fit  si  bien,  que  ce  fut  la  duchesse  qui  pro- 
nonça la  première  le  mot  fatal  de  lectrice  et  un 
autre  mot  plus  terrible  encore  :  clc^  hoicttes. 
L'oculiste  eut  l'air  de  réfléchir  profondément,  et 
finit  par  décider  que  pendant  la  durée  du  traite- 
ment, qui  pouvait  prendre  six  ou  liuit  mois,  il  ne 
serait  pas  nuisible  de  ménager  les  yeux  et  de 
porter  des  lunettes  qu'il  se  chargeait  de  choisir  à 
Paris  chez  un  opticien  fort  savant  et  que  les  jour- 
naux vantent  deux  fois  la  semaine. 

La  duchesse  fut  ravie  de  ce  médecin  char- 
mant, chevalier  de  tous  les  ordres  d'Europe,  et 
qui  n'avait  pas  quarante  ans,  et  il  partit  pour 
Paris  fort  bien  payé.  Mais  la  duchesse  était  fort 
embarrassée  :  où  trouver  une  lectrice  à  la  cam- 
pagne? Cette  sorte  de  femmes  de  chambre  était 


60  LAMIEL. 

fort  difficile  à  trouver,  même  en  Normandie.  Ce 
fut  en  vain  que  M"*'  Anselme  fit  connaître  dans  le 
village  le  désir  de  M™®  la  duchesse.  Le  bonhomme 
Hautemare,  le  seul  être  masculin  de  tout  le  vil- 
lage qui  méritât  le  titre  de  bonhonmie,  songea 
d'abord  à  cette  place  de  lectrice  pour  sa  nièce 
Lamiel. 

—  Mais,  se  dit-il,  personne  autre  dans  le  village 
n'est  capable  de  remplir  cet  emploi  et  la  duchesse 
a  tant  d'esprit  qu'il  est  impossible  qu'elle  n'arrive 
par  à  songer  à  Lamiel. 

Toutefois,  il  y  avait  une  objection  majeure  : 
une  fille  prise  à  l'hôpital  était- elle  digne  de  servir 
de  lectrice  à  une  dame  d'une  si  grande  noblesse  ? 

Hautemare  et  sa  femme  étaient  depuis  quinze 
jours  plongés  dans  le  tourment  que  donne  un 
grand  dessein  en  voie  d'exécution,  lorsque,  un 
soir  où  l'on  annonçait  les  nouvelles  les  plus 
décisives  sur  ce  qui  se  passait  dans  la  Vendée,  le 
piéton  remit  au  château  le  numéro  de  la  Quoti- 
dienne arrivant  de  Paris. 

Ce  fut  en  vain  que  M"®  Anselme  mit  une  double 
paire  de  lunettes;  elle  lisait  avec  une  lenteur  et 
une  inintelligence  qui  désespéraient  l'impatiente 
duchesse. 


i 


U.NE  LECTUICE.  61 

M""  Â.nselme  avait  trop  d'esprit  pour  bien  lire. 
Elle  voyait  là  une  corvée  qui  serait  tombée  sur 
elle  sans  augmenter  ses  gages  d'un  sou.  Ce  rai- 
sonnement semblait  juste,  et  toutefois  cette  fille 
si  habile,  ]\P  Anselme,  se  trompa.  Que  de  fois, 
par  la  suite,  elle  maudit  cette  inspiration  de  la 
paresse  ! 

La  duchesse  s'écria  tout  à  coup  pendant  cette 
lecture  abominable  : 

—  Lamiel  !  qu'on  mette  les  chevaux  et  qu'on 
aille  chercher  au  village  la  petite  Lamiel,  la  fdle 
d'Hautemare  ;  elle  se  fera  accompagner  par  son 
oncle  ou  sa  tante. 

Lamiel  parut  deux  heures  après,  avec  ses  habits 
des  dimanches.  Elle  lut  mal  d'abord,  mais  avec 
des  grâces  charmantes  qui  firent  oublier  à  la 
duchesse  même  l'intérêt  des  nouvelles  de  la 
Vendée.  Ses  jolis  yeux  si  fins  s'enflammaient  de 
zèle  en  lisant  les  phrases  d'enthousiasme  de  la 
Quotidienne. 

—  Elle  pense  bien,  se  dit  la  duchesse. 

Et  lorsque,  vers  les  onze  heures,  Lamiel  et  son 
oncle  prirent  congé  de  la  grande  dame,  celle-ci 
avait  la  fantaisie  bien  décidée  d'attacher  Lamiel  à 
son  service. 


62  L  AMI  EL. 

Mais  M™''  flautemare  n'admettait  pas  l'idée  que 
le  soir,  à  neuf  ou  dix  heures,  Lamiel,  grande  fille 
de  quinze  ans,  fort  délurée,  pût  revenir  du  châ- 
teau à  la  maisonnette  du  maître  d'école. 

Ici  eut  lieu  une  négociation  fort  compliquée, 
qui  dura  plus  de  trois  semaines.  Ce  délai  fut  suf- 
fisant pour  porter  à  l'état  de  passion,  chez  la 
duchesse,  l'idée ,  d'abord  assez  vague ,  d'avoir 
Lamiel  au  château  pour  lire  la  Qnolidicnnc. 

Après  des  pourparlers  infinis  (qui  pourraient 
avoir  le  mérite  de  peindre  le  génie  normand  dont 
nous  voyons  de  si  beaux  exemples  à  Paris,  mais 
au  risque  de  paraître  long  au  lecteur  bénévole), 
il  fut  convenu  que  Lamiel  coucherait  dans  la 
chambre  de  M"*"  Anselme,  et  cette  chambre  avait 
l'honneur  de  toucher  à  celle  delà  duchesse.  Cette 
dernière  circonstance,  qui  rassurait  pleinement  le 
scrupule  et  surtout  la  vanité  de  M""^  Ilautemare, 
ne  laissa  pas  de  la  choquer  extrêmement  dans  un 
autre  sens. 

—  Quoi  donc!  disait-elle  ù  son  mari,  lorsque 
tout  semblait  conclu,  les  méchantes  langues  de 
Garville  pourront  dire  que  notre  nièce  est  entrée 
en  service?  Cela  ferait  renaître  les  espérances  de  ton 
neveu  le  jacobin,  qui  a  dit  de  nous  tant  d'horreurs. 


UNE  LECTRICE.  63 

Ce  scrupule  fut  sur  le  point  de  faire  renoncer 
à  l'affaire  ;  car  la  duchesse,  de  son  côté,  trouvait 
qu'entrer  au  château  était  un  honneur  insigne 
pour  la  nièce  du  maître  d'école,  et  s'en  expliqua 
dans  ces  termes  avec  M'"*^  Hautemare.  Aussitôt  la 
commère  du  village  fit  une  profonde  révérence  à 
la  grande  dame  et  prit  congé  sans  répondre. 

—  Voilà  bien  la  révolution  !  s'écria  la  duchesse 
hors  d'elle-même;  c'est  en  vain  que  nous  pensons 
l'éviter,  la  révolution  nous  assiège  et  se  glisse 
même  parmi  les  gens  dont  nous  faisons  la  for- 
tune. 

Cette  réflexion  la  pénétra  d'indignation,  de 
douleur  et  de  crainte.  Dès  le  lendemain  malin, 
après  une  nuit  passée  presque  sans  sommeil,  la 
duchesse  fit  appeler  le  bonhomme  Hautemare 
pour  lui  laver  la  tète  ;  mais  elle  fut  bien  autre- 
ment surprise  quand  le  maître  d'école,  tout 
consterné  et  roulant  son  chapeau  entre  ses  mains, 
tant  il  était  effrayé  du  terrible  message  dont  on 
l'avait  chargé,  lui  annonça  que,  toute  réflexion 
faite,  Lamiel  avait  la  poitrine  trop  délicate  pour 
pouvoir  accepter  l'honneur  que  xM'"®  la  duchesse 
avait  voulu  lui  faire. 

La  réponse  à  cette  déclaration  impertinente  fut 


64  LAMIEL. 

empruntée  à  Bnjazet  ;  elle  consista  dans  ce  seul 
mot  : 

—  Sortez! 

La  duchesse  avait  voulu  conduire  cette  affaire 
sans  en  parler  au  curé  Du  Saillard;  la  profondeur 
singulière  qu'avait  l'esprit  de  cet  ecclésiastique 
habile  lui  avait  donné  l'impardonnable  défaut  de 
se  laisser  aller  quelquefois  à  des  réparties  un  peu 
brusques  quand  on  lui  opposait  des  objections  par 
trop  absurdes. 

—  Voilà  encore,  se  disait  la  duchesse,  de  ces 
choses  qu'on  n'eût  point  vues  avant  89. 

Elle  évitait  donc  le  plus  qu'elle  pouvait  de  par- 
ler au  curé  de  choses  sérieuses.  Quelquefois  même, 
M™*"  de  Miossens  essayait  d'engager  Du  Saillard  à 
dîner  et  de  ne  lui  dire  que  deux  mots  polis  :  l'un 
quand  il  entrait  et  l'autre  à  sa  sortie.  L'homme 
d'esprit  s'amusait  de  ces  prétentions  et  attendait 
patiemment  que  la  duchesse  eût  besoin  de  lui. 
Dans  la  colère  que  lui  donna  le  maître  d'école,  la 
grande  dame  fît  appeler  Du  Saillard  à  l'instant  et 
n'eut  pas  môme  l'esprit  de  l'engager  à  dîner  et  de 
ne  lui  parler  de  Lamiel  qu'à  la  fin  du  repas. 

Du  Saillard  trouva  l'affaire  si  mal  engagée  qu'il 
la  jugea  sans  remède.  Avant  de  parler  de  Lamiel, 


UNE  LECTF.ICE.  65 

il  eût  fallu  commencer  par  découvrir  quelque  abus 
dans  l'école  tenue  par  Hautemare.  Là  se  trouvait 
la  source  de  son  bien-être  et  de  son  outrecuidance. 
On  aurait  menacé  de  fermer  cette  école,  on  l'eût 
même  fermée  au  besoin.  Alors  Hautemare  serait 
venu  solliciter  humblement  l'admission  de  Lamiel 
au  château.  Le  curé  fit  sentir  à  la  duchesse,  dans 
toute  son  amertume,  la  faute  immense  qui  avait 
été  commise  en  ne  débutant  pas  par  le  consulter 
pour  cette  affaire;  puis  il  la  laissa,  sans  lui  donner 
de  conseil,  dans  le  profond  désespoir  de  sa  vanité 
outragée  par  un  manant. 

La  profondeur  de  son  émotion  ôtant  à  cette 
grande  dame  le  peu  de  sens  qu'elle  avait  pour 
conduire  les  affaires,  elle  ne  sut  pas  même  ména- 
ger à  propos  un  reste  de  dignité,  et  j\P^  Anselme 
adressa  à  monsieur  Hautemare  une  lettre  officielle 
dans  laquelle  elle  lui  disait,  au  nom  de  madame, 
que  mademoiselle  Lamiel  aurait  l'honneur  d'être 
employée  auprès  de  M™*^  la  duchesse  en  qualité  de 
lectrice  et  ce,  jusqu'à  ce  que  l'on  fît  venir  de  Paris 
une  personne  />/?«  savante.  Tout  le  village  fut 
scandalisé  de  ce  mot  :  mademoiselle  adjoint  au 
nom  de  Lamiel. 

Celle-ci  n'avait  point  ignoré  toutes  les  démar- 


66  LAMIEL. 

ches  que  son  oncle  faisait  depuis  trois  semaines  et 
désirait  avec  passion  d'entrer  au  château.  Elle 
avait  entrevu  les  beaux  meubles  qui  remplissaient 
les  chambres,  elle  avait  vu  surtout  une  magni- 
fique bibliothèque  et  tous  les  volumes  dorés  sur 
tranches  qui  la  composaient.  Elle  avait  oublié  de 
remarquer  que  ces  volumes  se  trouvaient  dans  une 
armoire  à  glace,  et  que  la  duchesse,  fort  méfiante, 
en  portait  la  petite  clef  toujours  attachée  à  sa 
montre. 

En  arrivant,  pour  y  demeurer,  dans  ce  beau  châ- 
teau qui  avait  un  toit  d'ardoises,  profondément  sé- 
rieux et  ressemblant  à  un  éteignoir,  Lamiel  éprou- 
va dans  la  poitrine  une  sensation  si  extraordinaire 
et  si  violente  qu'elle  fut  obligée  de  s'arrêter  sur 
les  marches  du  perron.  Son  âme  avait  vingt  ans 
et,  pour  dernier  conseil,  sa  tante,  qui  l'avait 
accompagnée  jusqu'à  la  porte,  mais  qui  ne  voulut 
pas  entrer  pour  n'être  pas  obligée  de  remercier 
la  duchesse,  lui  recommanda  fort  de  ne  jamais 
rire  devant  les  femmes  de  chambre  et  de  ne  se 
prêter  cà  aucune  sorte  de  plaisanterie.  —  Autre- 
ment, ajouta  M"'*^  Hautemare,  elles  te  mépriseront 
comme  une  paysanne  et  l'accableront  de  petites 
insultes,  si  petites,  qu'il  te  sera  impossible  de  t'en 


UNE  LECTRICE.  67 

plaindre  à  la  duchesse,  et  pourtant  si  cruelles 
que,  au  bout  de  quelques  mois,  tu  seras  trop  heu- 
reuse de  quitter  ce  château. 

Ces  mots  furent  fatals  pour  Lamiel  ;  tout  son  bon- 
heur disparut  à  l'instant.  Elle  fut  pénétrée  d'un 
profond  découragement  en  observant  les  physio- 
nomies de  ces  femmes  qui  entouraient  la  duchesse. 
x\près  trois  jours  seulement,  Lamiel  était  si  mal- 
heureuse qu'elle  en  avait  perdu  l'appétit.  La 
chambre  où  elle  couchait  avait  un  beau  tapis, 
mais  il  n'était  pas  permis  de  marcher  vite  sur  ce 
tapis;  c'eût  été  de  mauvais  ton  et  peu  respectueux 
pour  madame.  Tout  devait  se  faire  lentement  et 
d'une  façon  compassée  dans  ce  magnifique  château 
puisqu'il  avait  l'honneur  d'être  habité  par  une 
grande  dame.  La  cour  de  la  duchesse  était  plus 
particulièrement  composée  de  huit  femmes  dont  la 
plus  jeune  avait  bien  cinquante  ans.  Le  valet  de 
chambre,  Poitevin,  était  bien  plus  âgé  encore, 
ainsi  que  les  trois  laquais,  qui,  seuls,  avaient  le 
privilège  d'entrer  dans  la  longue  suite  des  pièces 
qui  occupaient  le  premier  étage.  Il  y  avait  un 
magnifique  jardin  composé  d'allées  de  tilleuls  et 
de  charmilles  sévèrement  taillés  trois  fois  par  an. 
Deux  jardiniers  soignaient  un  magnifique  parierre 


68  LA  MI  EL. 

planté  de  fleurs  et  qui  s'étendait  sous  les  fenêtres 
du  château. 

Dès  le  second  jour,  il  fut  décidé  que  Lamiel  ne 
pourrait  se  promener,  même  dans  le  parterre,  que 
dans  la  compagnie  d'une  des  femmes  de  madame, 
et  ces  demoiselles  trouvaient  toujours  qu'il  faisait 
trop  humide,  ou  trop  chaud,  ou  trop  froid  pour 
se  promener.  Quant  à  l'intérieur  du  château,  ces 
demoiselles  qui,  presque  toutes,  prétendaient  à  la 
jeunesse,  quoique  dépassant  de  loin  la  cinquan- 
taine, avaient  découvert  que  le  grand  jour  était 
de  mauvais  ton,  etc.,  etc. 

Enfin,  à  peine  un  mois  s'était  écoulé,  que 
Lamiel  périssait  d'ennui,  et  sa  vie  n'était  pas  trop 
égayée  par  le  numéro  de  la  fidèle  Quotidienne, 
dont  tous  les  soirs  elle  faisait  la  lecture  à  madame. 
Quelle  différence  avec  la  vie  de  Mandrin,  à  ses 
yeux  le  livre  le  plus  amusant  du  monde!  Elle 
avait  oublié  d'apporter  ses  livres  et,  lorsqu'elle 
allait  en  voiture  passer  de  courts  instants  chez  ses 
parents,  elle  n'était  pas  laissée  seule  un  instant 
et  ne  pouvait  aller  à  sa  cachette. 

Lamiel  n'avait  presque  plus  l'envie  de  se  pro- 
mener; elle  était  si  malheureuse,  que  sa  petite 
vanité,  quoique  fort  éveillée,  ne  s'apercevait  pas 


UNE  LECTRICE.  69 

même  de  son  succès  auprès  de  la  duchesse  :  il 
était  iuMiiense.  Ce  qui,  surtout,  faisait  la  conquête 
de  la  grande  dame,  c'est  que  Lamiel  nacait  point 
Vdir  (Vune  det7ioiseIle. 

Il  faut  savoir  que  celui  des  désastreux  effets 
de  la  révolution  auquel  M™^  de  Miossens  était 
le  plus  sensible,  c'étaient  ces  airs  de  décence  et 
de  réserve  que  se  donnent  des  filles  de  gens  du 
peuple  qui  ont  gagné  quelque  argent.  Lamiel 
avait  trop  de  vivacité  et  d'énergie  pour  marcher 
lentement  et  les  yeux  baissés,  ou  du  moins  ra- 
menés, pour  ne  laisser  échapper  qu'un  regard 
insignifiant  sur  le  magnifique  tapis  du  salon  de 
la  duchesse.  Les  avis  charitables  des  femmes  de 
chambre  l'avaient  amenée  à  une  singulière  allure; 
elle  marchait  lentement,  il  est  vrai,  mais  elle 
avait  l'air  d'une  gazelle  enchaînée  ;  mille  petits 
mouvements  pleins  de  vivacité  trahissaient  les 
habitudes  campagnardes.  Jamais  elle  n'avait  pu 
prendre  cette  démarche  de  bonne  compagnie  qui 
doit  avoir  l'air  du  dernier  efi'ort  d'une  nature 
qui  ne  demanderait  qu'à  ne  point  agir.  Dès  qu'elle 
n'était  pas  immédiatement  surveillée  par  les  re- 
gards sévères  de  quelques-unes  des  anciennes 
femmes  de  chambre,   elle  parcourait  en  sautant 


70  LA  MI  EL. 

la  suite  des  pièces  qu'il  fallait  traverser  pour  ar- 
river à  celle  où  se  trouvait  la  duchesse.  Avertie 
par  les  dénonciations  de  ses  femmes,  la  grande 
dame  fit  placer  une  glace  dans  son  salon  pour 
apercevoir  cette  gaîté  de  son  fauteuil.  Quoique 
Lamiel  fût  la  légèreté  même,  tout  était  si  tran- 
quille dans  ce  vaste  château,  que  l'ébranlement 
causé  par  ses  sauts  s'entendait  de  partout.  Tout 
le  monde  en  était  scandalisé,  et  c'est  ce  qui  acheva 
de  décider  la  fortune  de  la  jeune  paysanne.  Quand 
la  duchesse  fut  bien  siàre  de  n'avoir  pas  fait  acqui- 
sition d'une  petite  fille  se  donnant  des  airs  de  de- 
moiselle, elle  se  livra  avec  folie  au  vif  penchant 
qu'elle  sentait  pour  Lamiel.  Celle-ci  ne  compre- 
nait pas  la  moitié  des  mots  qu'elle  lisait  dans  la 
Quotidienne.  La  duchesse  prétendit  que  pour  bien 
lire  il  faut  comprendre;  elle  partit  de  là  pour  se 
donner  le  plaisir  d'expliquer  à  Lamiel  toutes  les 
choses  dont  parle  la  Quotidienne.  Ce  ne  fut  pas 
une  petite  afiaire,  et,  sans  que  la  duchesse  l'eût 
prévu,  ce  soin  d'instruire  Lamiel  devint  pour  elle, 
tous  les  soirs,  la  source  d'une  occupation  fort 
attachante;  par  ce  moyen,  la  lecture  de  la  Quoti- 
dienne durait  trois  heures,  au  lieu  d'une  demi- 
heure.  La  grande  dame  expliquait  à  la  jeune  pay- 


UNE  LECTRICE.  71 

sanne  normande,  fort  intelligente,  mais  ignorante 
à  plaisir,  toutes  les  choses  de  la  vie;  et,  enfin,  ces 
commentaires  sur  le  journal  que  le  piéton  appor- 
tait à  huit  heures  remplissaient  souvent  la  soirée 
jusqu'à  minuit. 

—  Comment,  c'est  minuit?  s'écriait  la  duchesse 
avec  gaîté;  je  me  serais  crue  tout  au  plus  à 
dix  heures!  Voilà  encore  une  soirée  bien  passée! 

La  duchesse  avait  en  horreur  de  se  coucher  de 
bonne  heure.  Souvent  les  commentaires  suY\a.Quo- 
lidienue  recommençaient  le  lendemain  matin,  et 
enfin,  chose  incroyable!  la  duchesse,  qui  répétait 
encoreassez  souvent  que  c'étaient  les  Normands  qui 
avaient  perdu  la  France,  déclara  que  le  commen- 
taire sur  la  Quotidienne  ne  suiïisait  pas  à  l'éduca- 
tion de  la.  2jefi(e;  c'est  ainsi  que  Lamiel  était  ap- 
pelée au  château.  La  petite,  pour  bien  s'acquitter 
de  ses  fonctions  de  lectrice ,  devait  comprendre 
même  les  anecdotes  malignes  sur  les  femmes  des 
banquiers  et  autres  dames  libérales  dont  la  Quo- 
tidienne enrichit  ses  feuilletons.  La  petite  lut  tout 
haut  les  Veillées  du  château  de  M'"®  de  Genlis, 
et  ensuite  les  romans  les  plus  moraux  de  cette 
célèbre  comédienne.  Plus  tard,  la  duchesse  trouva 
que  Lamiel  était  digne  de  comprendre  le  Diction- 


72  LAMIEL. 

nuire  des  Étiquettes,  l'ouvrage  le  plus  profond  du 
siècle.  Tout  ce  qui  tient  à  la  différence,  et  surtout 
à  la  délimitation  des  rangs  dans  la  société,  avait  un 
droit  particulier  à  l'attention  d'une  femrrje  qui, 
pendant  toute  sa  jeunesse,  avait  été  à  la  veille 
d'être  duchesse.  C'était  par  une  fatalité  singulière 
qu'elle  n'était  arrivée  à  ce  rang  suprême,  idole  des 
femmes  du  faubourg  Saint-Germain,  qu'à  l'âge  de 
quarante  ans,  lorsqu'elle  ne  tenait  plus  guère, 
disait-elle,  à  avoir  un  rang  dans  le  monde.  Le 
malheur,  suite  de  cette  longue  attente,  avait  aigri 
un  caractère  naturellement  faible  et  superstitieux, 
auquel  tout  manqua  avec  la  fraîcheur  de  la  jeu- 
nesse. Elle  eût  trouvé  une  consolation  dans  les 
soins  passionnés  de  quelque  homme  pauvre  attiré 
au  château;  mais  un  premier  malheur  de  ce  genre 
fui,  traité  avec  tant  d'horreur  par  le  directeur  de 
sa  conscience,  que  la  duchesse  arriva  sans  pécher 
de  nouveau  aux  portes  de  la  vieillesse,  et  ce  mal- 
heur de  tous  les  instants  acheva  d'aigrir  son  ca- 
ractère. Il  y  avait  des  moments  où  elle  sentait  le 
besoin  de  se  fâcher.  Lorsqu'elle  arriva  en  Nor- 
mandie, la  hauteur  de  cette  marquise,  qui  préten- 
dait être  traitée  en  duchesse,  parut  si  singulière 
aux  dames  nobles  des  châteaux  voisins,  que  bientôt 


UNE  LECTRICE.  73 

le  salon  de  Miossens  fat  déclaré  souverainement 
ennuyeux.  On  n'y  vint  qu'à  son  corps  défendant, 
et  si  l'on  répondait  encore  aux  invitations  à  dîner 
de  la  duchesse,  c'était  surtout  à  l'époque  des  pri- 
meurs. La  duchesse  avait  conservé  des  habitudes 
d'une  grande  fortune  l'habitude  d'envoyer  des 
courriers  à  Paris  pour  avoir  les  premierspetitspois, 
les  premières  asperges,  etc.,  etc.  Elle  voyait  fort 
bien  ce  que  les  beaux  et  nombreux  châteaux  du 
voisinage  ne  se  donnaient  guère  la  peine  de  lui 
cacher  :  on  ne  venait  la  voir  que  par  considération 
pour  les  courriers  revenant  de  Paris. 


CHAPITRE    VI 

SANS  F  IN     ET     DU     SA  II,  LARD 

La  prétendue  faiblesse  des  yeux  de  la  duchesse 
servait  de  prétexte  à  cette  femme  aimable  pour 
ne  jamais  se  séparer  de  Lamiel,  qui  avait  pleine- 
ment succédé  au  crédit  du  chien  Dash,  mort  peu 
auparavant. 

Ce  genre  de  vie  eût  été  délicieux  pour  une  pe- 
tite paysanne  vulgaire,  mais  il  y  avait  à  peine  un 
an  qu'il  durait,  et  toute  la  gaîté  de  la  jeunesse 
avait  disparu  chez  la  jeune  paysanne. 

Plusieurs  mois  se  passèrent  ainsi  ;  enfin  Lamiel 
tomba  sérieusement  malade.  Le  danger  fut  si 
grand,  dès  le  début  de  la  maladie,  que  la  du- 
chesse se  résigna  à  faire  appeler  le  docteur  Sansfin, 
qui,  depuis  plusieurs  années,  ne  venait  plus  au 
château  que  le  l*""  janvier.  Du  Saillard  lui  avait 
fait  préférer  le  docteur  Buirette,  de  Mortain,  pe- 
tite ville  à  quelques  lieues  du  château.  Du  Sail- 
lard avait  peur  qu'il  ne  s'emparât  de  l'esprit  de  la 


SAN'SFIN   ET  DU   SAILLARD.  75 

duchesse  et  même  qu'il  ne  guérît  la  prétendue 
maladie  de  ses  yeux.  La  vanité  sans  bornes  du 
médecin  bossu  jouit  délicieusement  de  cet  appel 
au  château;  cela  seul  manquait  à  sa  gloire  dans 
le  pays.  Il  résolut  de  produire  une  impression 
profonde.  Selon  lui,  la  duchesse  devait  mourir 
d'ennui;  en  conséquence,  pendant  la  première 
moitié  de  la  visite,  il  fut  d'une  grossièreté  par- 
faite; il  adressait  les  mots  les  plus  étranges  à 
cette  grande  dame,  dont  il  savait  si  bien  que  le 
langage  était  si  mesuré  et  si  élégant. 

Puis  il  fut  émerveillé  de  la  maladie  de  la  jeune 
fille. 

—  Voici  un  cas  bien  rare  en  Normandie,  se 
dit-il;  c'est  Y  ennui  ^  et  l'ennui  malgré  le  carrosse 
de  la  duchesse,  l'excellent  cuisinier,  les  primeurs, 
les  beaux  meubles  du  château,  otc.  Ceci  devient 
curieux;  donc  ne  pas  me  faire  chasser  :  j'ai  appli- 
qué le  caustique  grossier  avec  assez  de  force. 
D'ailleurs  cette  femme  peut  se  trouver  mal,  s'éva- 
nouir, je  m'ennuierais  ici.  Plus  de  mesure,  mon- 
sieur le  docteur!  La  chose  la  plus  cruelle  que  je 
puisse  inventer  pour  le  service  de  cette  grande 
dame  qui  me  déteste  en  ce  moment,  c'est  de  ren- 
voyer la  petite  chez  ses  parents. 


76  LAMIEL. 

Sansfin  revint  tout  à  coup  à  ses  façons  ordi- 
naires; si  elles  n'étaient  pas  fort  distinguées, 
elles  annonçaient  du  moins  un  homme  réfléchi, 
accablé  de  travail  et  n'ayant  le  temps  ni  d'adoucir 
le  feu  de  ses  pensées,  ni  de  polir  ses  expres- 
sions. 

Il  prit  l'air  le  plus  lugubre  : 

—  Madame  la  duchesse,  j'ai  la  douleur  de  de- 
voir préparer  votre  esprit  à  tout  ce  qu'il  y  a  de 
plus  triste;  tout  est  fini  pour  cette  aimable  en- 
fant. Je  ne  vois  qu'un  moyen  de  retarder  peut- 
être  les  progrès  de  l'effi-oyable  maladie  de  poi- 
trine; il  faut,  ajouta-t-il  en  reprenant  l'air  dur, 
qu'elle  aille  occuper  dans  la  chaumière  des  Hau- 
temare  la  petite  chambre  où  elle  a  vécu  si  long- 
temps. 

—  L'on  ne  vous  a  pas  appelé,  monsieur,  s'écria 
la  duchesse  avec  colère,  pour  changer  l'ordre  de 
ma  maison,  mais  pour  tâcher,  si  vous  le  pouvez, 
de  guérir  l'indisposition  de  cette  enfant. 

—  Agréez  l'hommage  de  mon  profond  respect, 
s'écria  le  docteur  d'un  air  sardonique,  et  faites 
appeler  M.  le  curé.  Mon  temps  est  réclamé  par 
d'autres  malades  que  leurs  entours  me  permet- 
tront de  «îuérir. 


SANSFIN  ET   DU  SAILLARD.  11 

Le  docteur  sortit  sans  vouloir  écouter  M"«  An- 
selme, que  la  duchesse  envoya  sur  ses  pas.  Il  ne 
se  sentait  pas  d'aise  d'infliger  des  malheurs  à  une 
si  grande  dame  et  qui  avait  une  taille  si  belle  ! 

—  Quelle  grossièreté  !  quel  oubli  de  toutes  les 
convenances!  s'écria  la  duchesse  outrée  de  colère. 
Gomme  si  l'on  ne  payait  pas  à  ce  grossier  person- 
nage la  seconde  demi-heure  qu'il  eût  pu  consa- 
crer à  la  petite.  Qu'on  aille  chercher  Du  Saillard. 

Le  curé  parut  à  l'instant.  Ses  discours  ne  pou- 
vaient avoir  la  netteté  de  ceux  de  Sansfîn  :  sui- 
vant l'usage  de  sa  profession,  accoutumé  à  parler 
à  des  sots  et  devant  garder  toutes  les  avenues 
CD.ure  la  critique,  la  première  réponse  du  curé 
Du  Saillard  dura  bien  cinq  minutes.  Cette  pensée 
si  verbeuse  effrayerait  le  lecteur,  mais  elle  plut  à 
la  duchesse,  qui  retrouvait  le  ton  auquel  elle  était 
accoutumée.  Le  curé  entra  pleinement  dans  sa 
colère  contre  l'indigne  procédé  6?^  cet  homme  que, 
partout  ailleurs,  il  "appelait  son  respectable  ami  ; 
et,  à  la  suite  d'une  visite  qui  ne  dura  pas  moins 
de  sept  quarts  d'heure,  la  duchesse  fut  décidée 
à  envoyer  un  courrier  chercher  un  médecin  à 
Paris. 

—  La  grajîde  objection  contre  cette  mesure, 


78  LA  MI  EL. 

c'est  que  jamais,  dans  la  maison  de  Miossens,  l'on 
n'avait  appelé  un  médecin  de  Paris  pour  les  gens. 

—  Je  pourrais  suggérer  à  M"^®  ia  duchesse 
l'idée  bien  simple  de  faire  appeler  ce  médecin 
pour  sa  propre  santé  que,  dans  le  fait,  tous  ces 
tracas  nous  donnent  la  douleur  de  voir  fort  al- 
térée. 

—  Mes  femmes  verront  bien,  répondit  la  du- 
chesse d'un  ton  romain,  que  le  médecin  de  Paris 
est  appelé  pour  Lamiel  et  non  pour  moi. 

Ce  médecin,  appelé  par  un  courrier,  après 
s'être  fait  attendre  quarante-huit  heures,  daigna 
enfm  paraître.  Ce  M.  Duchâteau  était  une  sorte  de 
Lovelace  de  faubourg,  encore  jeune  et  fort  élé- 
gant; il  parlait  beaucoup  et  avec  esprit,  mais 
avait  quelque  chose  de  si  horriblement  commun 
dans  ses  façons  d'agir  et  dans  le  langage  qu'il 
scandalisait  même  les  femmes  de  chambre  de  la 
duchesse.  Da  reste,  au  miUeu  de  ses  bavardages 
sans  limites,  les  femmes  de  chambre  elles-mêmes 
remarquèrent  qu'il  daigna  consacrer  à  peine  six 
minutes  à  examiner  la  maladie  de  Lamiel.  Gomme 
on  voulait  lui  raconter  les  symptômes,  il  déclara 
n'avoir  nul  besoin  d'un  tel  récit,  et  prescrivit  un 
traitement   absolument   insignifiant.    Quand,    au 


SAN  s  FIN   ET   DL    SAILLARD.  79 

bout  de  trois  jours,  il  repartit  pour  Paris,  l'ab- 
sence de  cet  homme  fut  uu  soulagement  pour 
M'""  de  Miossens.  On  appela  le  médecin  de  Mor- 
tain,  qui  était  en  correspondance  avec  une  femme 
de  chambre,  et  se  prétendit  malade  pour  ne  pas 
paraître.  On  fit  venir  ensuite  un  médecin  de 
Rouen,  M.  Dervillers  qui,  bien  différent  de  son 
collègue  de  Paris,  avait  un  aspect  lugubre  et  ne 
disait  mot.  Il  ne  voulut  pas  s'expliquer  avec  la 
duchesse,  mais  dit  au  curé  que  la  petite  n'avait 
pas  six  mois  à  vivre.  Ce  mot  était  cruel  pour  la 
duchesse;  il  la  privait  de  la  seule  distraction 
qu'elle  eût  au  monde  ;  sa  fantaisie  pour  Lamiel 
était  dans  toute  sa  force;  elle  fut  au  désespoir  et 
répétait  souvent  qu'elle  donnerait  cent  mille  francs 
pour  sauver  Lamiel.  Son  cocher  qui  l'entendit  lui 
dit  avec  la  grosse  franchise  d'un  Alsacien  : 

—  Eh  bien  !  que  madame  rappelle  Sansfm. 

Un  jour,  revenant  tristement  de  !a  messe  dans 
son  carrosse  par  la  grand'rue  de  Garville.  elle  vit 
de  loin  le  médecin  bossu  et,  d'instinct,  elle  l'ap- 
pela. Il  avait  inventé  une  méchanceté  à  faire,  ce 
qui  le  fit  accourir  au  carrosse,  de  l'air  le  plus  ou- 
vert. Il  y  monta,  et,  en  arrivant  auprès  de  la  ma- 
lade, il  déclara  qu'elle  était  horriblement  changée  et 


80  LAMIEL. 

lui  donna  des  remèdes  qui  devaient  redoubler  tous 
les  accidents  de  la  maladie.  Cette  ruse  du  coquin 
eut  un  succès  qui  le  ravit.  La  duchesse  elle-même 
devint  malade,  et  comme,  malgré  une  apparence 
d'égoïsme  épouvantable  mais  qui  ne  tenait  qu'à 
la  hauteur,  elle  avait  l'âme  bonne  au  fond,  elle  se 
reprocha  amèrement  de  n'avoir  pas  voulu  per- 
mettre qu'on  transportât  Lamiel  chez  ses  parents. 
Ce  transport  eut  lieu  et  le  médecin  bossu  se  dit  : 
«  Je  serai  le  remède.  )> 

Il  entreprit  d'amuser  la  femme  malade  et  de  lui 
peindre  la  vie  en  beau  ;  il  employa  vingt  moyens  ; 
par  exemple,  il  prit  un  abonnement  à  la  Gazelle 
des.  Tribunaux^  et  on  la  lisait  à  Lamiel  tous  les 
matins.  Les  crimes  l'intéressaient,  elle  était  sen- 
sible a  la  fermeté  d'âme  déployée  par  certains 
scélérats.  En  moins  de  quinze  jours,  l'extrême  pâ- 
leur de  Lamiel  sembla  diminuer.  La  duchesse  le 
remarquait  un  jour. 

—  Eh  bien!  madame,  s'écria  Sansfin  avec  hau- 
teur, est-ce  qu'il  convient  d'appeler  des  méde- 
cins de  Paris  quand  on  a  un  docteur  Sansfin  dans 
le  voisinage?  Un  curé  peut  avoir  de  l'esprit,  mais 
quand  cet  esprit  est  troublé  par  l'envie,  il  res- 
semble comme  deux  gouttes  d'eau  à  de  la  sottise. 


SANSFI\   ET  DU   SAILLARD.  SI 

Sansfin  voit  ce  qui  est  vrai  partout,  mais  je  dois 
avouer  que  les  sciences  que  j'étudie  pour  essayer 
de  ire  perfectionner  dans  mon  art  me  laissent  si 
peu  de  temps  à  perdre,  que  je  dis  quelquefois  la 
vérité  eu  termes  trop  clairs  et  trop  précis,  et,  je 
le  sais,  les  salons  dorés  frémissent  d'entendre  ce 
langage  simple  d'un  homme  vertueux  qui  n'a  be- 
soin de  faire  la  cour  à  personne.  Par  égoïsme, 
pour  ne  pas  vous  séparer  d'une  femme  de  chambre 
qui  vous  amuse,  vous  n'avez  pas  voulu  d'abord 
que  l'on  transportât  Lamiel  chez  ses  parents  et 
vous  avez  exposé  sa  vie.  Ce  n'est  pas  à  moi  à  vous 
dire  le  jugement  que  la  religion  porte  d'une  telle 
action.  Si  M.  le  curé  Du  Saillard  osait  remplir  ses 
devoirs  auprès  d'une  femme  de  votre  rang,  sa  sé- 
vérité serait  peut-être  encore  plus  offensante  que 
la  mienne;  mais  lui  se  moque  de  la  perte  de  l'âme 
de  ses  malades.  La  mort  de  l'âme  ne  se  voit  pas 
comme  celle  du  corps.  Son  métier  est  plus  com- 
mode que  le  mien.  Quant  aux  remèdes  de  votre 
sot  de  Paris  et  à  ceux  du  docteur  de  Piouen,  ils 
ont  mis  la  petite  aux  portes  du  tombeau.  Dé- 
mentez moi  si  j'ai  tort,  et,  moi,  j'ai  tant  d'huma- 
nité et  tant  d'amour  pour  mon  état  que  si  une  de 
ces  vieilles   femmes  imbéciles,   dont    vous   avez 

6 


82  LAMIEL. 

rempli  votre  château,  eût  voulu  me  le  permettre, 
j'aurais  pénétré  en  secret  auprès  de  l'intéressante 
malade  et  j'aurais  substitué  aux  poisons  que  lui 
administrait  ce  charlatan  de  Paris  les  remèdes  vé- 
ritables ;  mais  je  n'ai  pu.  Remarquez,  madame, 
que  je  courais  les  risques  d'un  procès  criminel 
pour  sauver  mie  petite  fille  qui  vous  amuse.  C'est 
ainsi,  madame  la  duchesse,  que  la  sottise,  même 
dans  le  cas  le  plus  indifférent  en  apparence,  peut 
amener  la  mort.  Pendant  huit  jours,  je  me  suis 
arrangé  pour  avoir  matin  et  soir  des  nouvelles  de 
la  petite.  Elle  était  mourante  et  pouvait  à  chaque 
instant  être  saisie  d'un  vomissement  de  sang  pen- 
dant lequel  elle  serait  morte  dans  vos  bras.  S'il 
lui  eût  été  donné,  au  moment  suprême,  de  con- 
naître la  vérité,  elle  eût  pu  vous  dire  :  H'Madame 
«  la  duchesse^  vous  me  tuez;  vous  avez  sacrifié 
u  ma  vie  à  votre  répugnance  pour  le  langage 
((  ferme  et  noble  de  la  vérité  ;  la  vérité  vous  a 
«  choquée  parce  qu'elle  se  trouvait  dans  la  bou- 
;(  che  d'un   pauvre   médecin  de  campagne.  » 

La  duchesse  fut  atterrée  des  paroles  du  doc- 
teur ;  elle  crut  entendre  un  prophète  ;  elle  avait  si 
gauchement  arrangé  sa  vie  que,  depuis  longtemps, 
personne  ne  se  donnait  la  peine  d'être  éloquent 


SAXSFIN  ET  DU  SAILLARD.  83 

pour  la  désennuyer.  Elle  laissait  aller  sa  vie 
comme  du  temps  où  sa  beauté  et  des  mots  char- 
mants peuplaient  son  salon. 

L'e  docteur  augmenta  à  plaisir  l'indisposition  de 
la  grande  dame,  il  la  rendit  folle  de  douleur;  il  est 
vrai  que  tous  les  jours,  pendant  une  heure,  il  la 
soumettait  à  l'horrible  magnétisme  de  son  élo- 
quence infernale.  La  duchesse  fut  si  indisposée 
qu'elle  n'eut  plus  la  force  de  venir  voir  deux  fois 
par  jour  Lamiel  chez  ses  parents.  Alors,  par  les 
soins  du  docteur  qui  voulait  la  guérir  de  sa  lan- 
gueur, elle  en  vint  à  un  tel  point  de  folie  qu'elle 
quitta  le  château  pour  venir  passer  publiquement 
plusieurs  jours  dans  la  chaumière  voisine  de  celle 
des  Hautemare,  que  le  docteur  fit  évacuer  et  meu- 
bler en  quelques  heures.  Ce  qui  augmentait  le  zèle 
de  Sansfîn,  c'est  que  le  Du  Saillard  était  furieux 
et  employait  tout  son  génie  à  chercher  un  moyen 
quelconque  d'éloigner  le  médecin  bossu.  Le 
moyen  de  défense  de  celui-ci  fut  bien  simple.  Tout 
le  monde  à  Carville  avait  peur  du  curé.  Le  doc- 
teur, après  l'avoir  répété  sur  tous  les  tons  deux 
ou  trois  cents  fois,  fit  comprendre  à  la  duchesse 
et  au  village  que  le  curé  était  jaloux  de  lui  parce 
qu'il  sauvait  la  vie  à  la  petite  Lamiel,  pour  laquelle 


84  LAMIEL. 

il  avait  voulu  faire  appeler  un  médecin  de  Paris. 
La  chose,  une  fois  bien  expliquée,  était  si  claire 
que  tout  le  village  saisit  l'anecdote  (langage  de 
commis  marchand),  et  la  grande  agitation  du  curé 
Du  Saillard  ne  fat  plus  une  énigme.  Le  docteur  ne 
négligea  rien  pour  faire  comprendre  la  vérité 
aux  curés  du  voisinage,  lesquels  furent  charmés 
de  pouvoir  reprocher  une  faiblesse  au  terrible 
curé  de  Carville,  chargé  de  les  surveiller. 


CHAPITRE   VU 


MALADIE     DE     LA.AIIEL 


Le  docteur  se  dit  :  il  faut  que  j'entreprenne 
deux  choses. 

Me  faire  aimer  de  Lamiel,  qui  a  dix-sept  ans 
bientôt  et  sera  cliarmante  quand  je  l'aurai 
déniaisée. 

Me  rendre  si  nécessaire  à  cette  grande  dame  qui 
a  de  beaux  traits,  et  est  encore  fort  bien,  malgré  ses 
cinquante-deux  ans,  afin  qu'elle  se  résolve,  après 
un  combat  de  quelques  mois  ou  d'un  an,  à  épouser 
de  la  main  gauche  le  médecin  de  campagne 
disgracié  par  la  nature. 

La  duchesse  le  consultait  sur  tout,  et,  dans  le 
fait,  depuis  qu'elle  voyait  Sansfin  tous  les  jours, 
et  plusieurs  fois  dans  la  journée,  elle  ne  connais- 
sait presque  plus  l'ennui. 

Au  milieu  de  l'agitation  dans  laquelle  le  docteur 
maintenait  son  esprit,  elle  disait  hautement  à  tout 
le  monde  que,  depuis  qu'elle  habitait  une  chau- 
mière, elle  avait  connu  le  bonheur. 


86  LAMIEL. 

«  Je  serais  parfaitement  heureuse,  ajoutait-elle, 
si  j'étais  rassurée  sur  la  santé  de  Lamiel.  » 

Dans  ces  circonstances,  Sansfin  prétendit  que 
l'apothicairô  d'Avranches  ne  saurait  jamais  pré- 
parer certaines  pilules  nécessaires  pour  rendre 
quelques  forces  à  la  jeune  malade.  11  alla  passer 
plusieurs  jours  à  Rouen;  depuis  quelques  mois,  il 
entretenait  une  correspondance  assez  suivie  avec 
M.  Gigard,  grand  vicaire  de  confiance  de  M.  le 
cardinal  archevêque.  Arrivé  à  Rouen,  il  jugea 
nécessaire  de  faire  la  conquête  complète  du  grand 
vicaire  de  l'archevêque,  et  se  fit  proposer  par  lui 
de  faire  entre  ses  mains  une  confession  générale; 
enfin,  il  arriva  à  ce  qui  était  l'objet  réel  de  son 
voyage,  il  fut  présenté  à  M.  le  cardinal ,  et 
se  conduisit  avec  tant  d'adresse,  montra  tant 
d'esprit  et  de  modération,  donna  des  éloges  si 
perfides  à  M.  le  curé  Du  Saillard,  qui  n'avait  pas 
été  à  Rouen  depuis  dix-huit  mois,  que,  lorsqu'il 
quitta  cette  capitale,  le  cardinal  eût  plutôt  écouté 
une  dénonciation  de  lui  contre  Du  Saillard,  qu'une 
dénonciation  du  curé  contre  lui.  Arrivé  à  ce  point, 
ce  médecin  de  la  campagne  vil  arriver  à  lui  la 
possibilité  d'épouser  une  veuve  de  la  première 
noblesse  qui,  légalement,  avait  plus  de  quatre- 


xMALADIK    DE   LAMIEL.  87 

vingt  mille  livres  de  rente  et  qui,  dans  le  fait, 
ayant  un  seul  fils,  âgé  de  dix-sept  ans,  élève  de 
l'École  polytechnique,  pouvait  dépenser  près  de 
deux  cent  mille  francs  par  an. 

'(  J'empoignerais  l'esprit  de  ce  fils,  je  m'en 
ferais  adorer,  se  disait  Sansfin,  en  se  promenant 
solitairement  sur  la  colline  de  Sainte-Catherine, 
qui  domine  Rouen  ;  et,  dans  tous  les  cas,  en  met- 
tant tout  au  pis,  qui  m'empêcherait  de  m'enfuir 
en  Amérique  avec  une  bourse  de  cent  mille  francs? 
Là,  sous  un  nom  supposé,  M.  Petit  ou  M.  Pierre 
Durand,  je  recommencerais  la  carrière  médicale, 
et,  d'ailleurs,  j'aurais  si  bien  arrangé  les  affaires, 
en  emportant  mes  cent  ou  deux  cent  mille  francs, 
que  la  duchesse  et  son  fils  se  couvriraient  de 
ridicule  s'ils  s'avisaient  de  me  poursuivre.  » 

Sansfin  revint  à  Carville  ;  la  guérison  de  Lamiel 
allant  très  vite,  et  pouvant  donner  à  M™®  de 
Miossens  l'idée  de  retourner  au  château,  Sansfin 
eut  recours  à  des  drogues  qui  augmentèrent  les 
apparences  de  l'indisposhion  de  Lamiel. 

Dans  cet  état  de  choses,  Sansfin  allait  à  lâchasse, 
dans  la  forêt  d'imberville  ;  là,  un  jour,  au  lieu 
de  chasser,  il  rêva  profondément. 

«  Eh  bien!  soit,  se  dit-il,  en  s'asseyant  sur  les 


88  LAMIEL. 

racines  d'un  hêtre  qui  sortaient  de  terre,  me 
voilà  l'époux  de  cette  duchesse,  je  manipule  à 
plaisir  une  fortune  de  plus  de  deux  cent  mille 
livres  de  rente  ;  eh  bien  !  je  n'ai  pas  changé  ma 
position,  je  n'ai  fait  que  la  dorer,  je  suis  toujours 
un  être  subalterne,  faisant  la  cour  à  des  gens  jjIus 
puissants  que  moi,  et  ayant  toujours  à  combattre 
le  mépris  et,  qui  plus  est,  un  mépris  que  je  sens 
mérité  par  moi.  Suivons  le  second  projet  :  trans- 
planté en  Amérique,  je  m'appelle,  si  je  veux, 
M.  de  Surgeaire,  j'ai  deux  cent  mille  francs  dans 
mon  portefeuille,  qu'est-ce  que  tout  ça?  C'est  un 
embellissement  de  ma  position;  j'ai  le  fardeau  de 
ma  friponnerie  à  ajouter  au  fardeau  de  ma  bosse. 
Cette  bosse  me  rend  reconnaissabble  partout  et, 
vu  l'infâme  liberté  de  la  presse  qui  règne  en 
Amérique,  qu'aurais-je  à  faire  si,  un  beau  matin,  je 
lis  toute  mon  histoire  dans  les  journaux?  Non,  je 
suis  las  des  impostures,  il  me  faut  à  moi  du  légi- 
time et  du  réel;  l'argent  ne  m'est  bon  que  comme 
luxe;  certainement,  un  beau  carrosse  empêcherait 
qu'on  vît  mon  défaut  naturel,  mais  quant  à  moi, 
pour  vivre,  je  n'ai  besoin  que  de  dix  mille  francs.  » 
Après  quatre  heures  d'une  agitation  fébrile,  le 
docteur  sortit  de  la  forêt  d'Imberville,  et  rentra 


31ALADIE   DE   LAMIEL.  89 

dans  Garville;  bien  décidé  à  ne  faire  de  la  duchesse 
qu'une  amie  intime,  et  point  du  tout  une  femme. 
Cette  friponnerie  de  moins  à  faire  le  rendit 
tout  heureux.  Huit  jours  après,  il  se  disait  : 

((  Grand  Dieu,  combien  je  me  trompais  en  me 
donnant  une  nouvelle  imposture  à  soutenir.  Je 
serais  bien  plus  heureux  en  développant  mes 
qualités  naturelles.  Si  la  nature  m'a  donné  une 
triste  enveloppe,  je  sais  manier  la  parole  et  me 
rendre  maître  de  l'opinion  des  sots,  et  même, 
ajouta-t-il  avec  un  soutire  de  satisfaction,  de 
l'opinion  des  gens  d'esprit,  car  enfin  cette  duchesse 
n'est  point  mal  sous  ce  rapport,  elle  a  un  tact 
admirable  pour  le  ridicule  et  les  affectations,  seu- 
lement, elle  ne  raisonne  pas,  ainsi  que  tous  les 
gens  de  sa  classe.  Le  raisonnement,  n'admettant 
pas  de  plaisanterie,  lui  semble  d'une  tristesse 
horrible,  et  quand,  par  hasard,  elle  veut  raisonner 
et  arriver  à  une  conclusion  qui  me  déplaît,  je 
puis  toujours  détruire  tout  raisonnement  par  un 
mot  d'esprit  piquant.  Quant  à  moi,  je  sais  travail- 
ler; pour  devenir  député,  j'aurais  à  étudier  quel- 
que peu  d'économie  politique  et  à  lire  les  titres 
de  quelques  centaines  d'ordonnances  administra- 
tives; eh  bien!  qu'est-ce   que  cela    au   prix  de 


90  L  AMI  EL. 

l'étude  de  trois  ou  quatre  maladies?  Lors  de  mes 
premiers  essais  à  la  tribune,  ma  bosse  m'empê- 
chera d'être  envié.  A  quoi  bon  courir  en  Améri- 
que? Mon  pays  m'offre  la  situation  qui  me  convient  ; 
il  faut  que  M™^  de  Miossens  ait  un  salon  considéré 
à  Paris,  et  que  ce  salon  réponde  de  moi  à  la  bonne 
compagnie.  Par  monsieur  le  cardinal  archevêque, 
je  puis  me  faire  agréer  de  la  congrégation.  Ces 
deux  belles  préparations  achevées,  la  porte  m'est 
ouverte,  c'est  à  moi  d'entrer,  si  j'ai  assez  de 
vigueur  dans  les  Jambes.  En  attendant,  il  faut 
m'amuser;  pendant  que  je  vais  suivre  ce  grand 
dessein,  il  faut  me  donner  les  prémices  du  cœur 
de  cette  jeune  fille. 

Pour  parvenir  à  toutes  ces  belles  choses, 
Sansfin  fit  durer  pendant  plusieurs  mois  la  préten- 
due maladie  de  Lamiel  ;  comme  l'origine  du  peu 
de  réel  qu'il  y  avait  dans  cette  indisposition  fort 
simple  était  l'ennui,  Sansfin  sacrifiait  toute  chose 
au  désir  d'amuser  la  malade  ;  mais  il  fut  étonné 
de  la  clarté  et  de  la  vigueur  de  cet  esprit  si  jeune  : 
la  tromper  était  fort  difficile.  Bientôt  Lamiel  fut 
convaincue  que  ce  pauvre  médecin  d'une  figure 
aussi  burlesque  était  le  seul  ami  qu'elle  eût 
au  monde.  En  peu  de  temps,  par  des  plaisanteries 


MALADIE  DE   LXMIEL.  01 

bien  calculées,  Sansfin  réussit  à  détruire  toute 
l'afTection  que  le  bon  cœur  de  Lamiel  avait  pour 
sa  tante  et  son  oncle  Hautemare. 

—  Tout  ce  que  vous  croyez,  tout  ce  qu'ils 
vous  disent  aujourd'hui  et  qui  vous  rend  si 
charmante  est  gâté  par  un  reflet  de  toutes  les 
pauvretés  que  le  bon  Hautemare  et  sa  femme 
vous  ont  données  pour  des  vérités  respectables. 
Ce  que  la  nature  vous  a  donné,  c'est  une  grâce 
charmante  et  une  sorte  de  gaîté  qui  se  commu- 
nique, <à  votre  insu,  aux  personnes  qui  ont  le 
bonheur  de  vous  entendre.  Voyez  la  duchesse, 
elle  n'a  pas  le  sens  commun  et  pourtant,  si 
elle  était  encore  jolie,  elle  passerait  pour  une 
femme  fort  aimable;  eh  bien!  vous  avez  fait  sa 
conquête  au  point  qu'il  n'est  aucun  sacrifice 
qu'elle  n'accepte  avec  joie  pour  se  conserver  le 
bonheur  de  passer  ses  soirées  avec  vous.  Mais 
votre  position  est  dangereuse,  vous  devez  vous 
attendre  au  complot  le  plus  noir  de  la  part  des 
femmes  de  chambre  ;  M"®  Anselme,  surtout, 
change  de  physionomie  seulement  à  entendre 
un  seul  petit  mot  do  louange  pour  vous.  M.  l'abbé 
Du  Saillard  a  l'habitude  de  réussir  dans  tout 
ce    qu'il    entreprend;   s'il  se  joint  aux    femmes 


92  LAMIEL. 

de  chambre,  vous  êtes  perdue,  car  vous  avez 
toutes  les  grâces  possibles  ;  mais  le  bon  sens 
manque  encore  à  votre  jeunesse,  vous  ne  savez 
pas  raisonner.  De  ce  côté-là,  je  pourrais  bien 
vous  être  de  quelque  utilité  ;  mais  votre  maladie 
va  cesser  au  premier  jour,  alors  je  n'aurai  plus 
de  prétexte  pour  vous  voir  et  vous  pouvez  tomber 
dans  les  plus  grandes  fautes.  Si  j'étais  à  votre 
place,  j'aimerais  bien  faire  l'acquisition  du  bon 
fic/is;  c'est  un  travail  d'un  mois  ou  deux. 

—  Pourquoi  ne  me  pas  dire  cela  en  deux  mots, 
pourquoi  cette  préface  d'un  quart  d'heure  ?  Je 
suis  inquiète  depuis  que  vous  parlez  pour  deviner 
à  quoi  vous  voulez  en  venir. 

—  Je  veux,  répondit  Sansfm  en  riant,  que 
vous  consentiez  à  un  meurtre  horrible  :  tous 
les  huit  jours,  je  vous  apporterai  dans  la  poche 
de  ma  veste  de  chasse  de  Staub  *  un  oiseau  vivant  ; 
je  lui  couperai  la  tête,  vous  verserez  le  sang  sur 
une  petite  éponge  que  vous  placerez  dans  votre 
bouche.  Aurez-vous  ce  courage?  pour  moi,  j'en 
doute. 


1.  Le  tailleur  ù  la  mode.  (Note  de  B.)  Ce  laillrur  est 
déjà  cité  dans  le  Rouge  et  le  Noir. 


MALADIE   DE   LAMIEL.  93 

—  Après?  dit  Lamiel. 

—  Après,  reprit  le  docteur,  dans  les  moments 
que  vous  passerez  auprès  de  la  duchesse,  de  temps 
à  autre  vous  cracherez  le  sang.  Votre  poitriue 
étant  attaquée  à  ce  point,  on  n'aura  plus  d'objec- 
tion à  tout  ce  que  je  voudrais  faire  faire  pour 
vous  amuser.  Je  vous  l'ai  déjà  dit  :  votre  maladie 
conduisait  au  marasme,  rien  n'est  plus  dangereux 
chez  les  fdles  de  votre  âge  ;  mais  au  fond  votre 
maladie  n'était  que  de  l'ennui. 

—  Et  vous-même,  docteur,  ne  craignez-vous 
pas  de  m'ennuyer  en  m'enselgnant  ce  que  vous 
appelez  le  bon  sejis  ? 

—  Non,  car  ce  que  je  vous  demande  c'est  du 
travail,  et,  dès  qu'on  y  réussit,  le  travail  donne 
du  plaisir  et  chasse  l'ennui.  Figurez-vous  que  de 
toutes  les  choses  que  croit  une  jolie  fille  de  basse 
Normandie,  il  n'en  est  pas  une  qui,  plus  ou  moins, 
ne  soit  une  sottise  ou  une  fausseté.  Qu'est-ce  que 
fait  le  lierre  que  vous  voyez  là-bas  dans  l'avenue 
sur  les  plus  beaux  chênes? 

—  Le  lierre  embrasse  étroitement  un  coté  du 
tronc  et  ensuite  suit  les  principales  branches. 

—  Eh  bien  !  reprit  le  docteur,  l'esprit  naturel 
que  le  hasard  vous  a  donné,  c'est  le  beau  chêne; 


94  LAMIEL. 

mais,  tandis  que  vous  croissiez,  les  Hautemare 
vous  disaient  chaque  jour  douze  ou  quinze  sottises 
qu'ils  croyaient  eux-mêmes,  et  ces  sottises 
s'attachaient  à  vos  plus  belles  pensées  comme 
le  lierre  s'attache  aux  chênes  de  l'avenue.  Je  viens, 
moi,  couper  le  lierre  et  nettoyer  l'arbre.  En  vous 
quittant,  vous  allez  me  voir  descendre  de  cheval 
et  couper  le  lierre  des  vingt  arbres  à  gauche. 
Voilà  ma  première  leçon  donnée,  cela  s'appellera 
la  règle  du  lierre.  Ecrivez  ce  mot  sur  la  première 
page  de  vos  heures,  et  toutes  les  fois  que  vous 
vous  surprenez  à  croire  quelque  chose  de  ce  qui 
est  écrit  sur  ce  livre-là,  dites-vous  le  mot  lierre. 
Vous  parviendrez  à  connaître  qu'il  n'y  a  pas  une 
des  idées  que  vous  avez  actuellement  qui  ne 
contienne  un  mensonge. 

—  Ainsi,  s'écria  Lamiel  en  riant,  quand  je  dis 
qu'il  y  a  trois  lieues  et  demie  d'ici  à  Avranches, 
je  dis  un  mensonge;  ah!  mon  pauvre  docteur, 
quelles  sornettes  vous  me  débitez!  Par  bonheur, 
vous  êtes  amusant. 

Le  chef-d'œuvre  du  docteur  avait  été  de  donner 
ce  ton  aux  conversations  qu'il  avait  avec  sa  jolie 
malade  ;  il  avait  pensé  que  le  ton  sérieux  qu'elle 
devait   conserver   avec  la  duchesse  lui  rendrait 


MALADIK   DE   LAMIEL.  95 

toujours  infiniment  plus  agréables  les  moments 
qu'elle  passait  avec  lui. 

c(  Et,  se  disait -il,  si  même  quelque  jour 
quelqu'un  de  ces  infâmes  jeunes  gens  que  j'exècre, 
et  auxquels  la  nature  a  donné  un  corps  sans 
défaut,  vient  à  parler  d'amour  à  mon  petit  bijou, 
ce  ton  effrayera  l'amant  nigaud  et  j'aurai  toutes 
facilités  pour  lui  donner  des  ridicules.  » 

Quoique  le  sang  du  pauvre  petit  oiseau  que 
le  docteur  apporta  à  sa  malade  lui  inspirât 
d'abord  beaucoup  de  répugnance,  cependant  il 
parsint  à  lui  faire  placer  dans  la  bouche  la  petite 
éponge  imprégnée  de  sang,  et  de  plus,  ce  qui 
valait  bien  mieux,  par  le  ton  de  voix  qu'il  aftecta, 
le  docteur  donna  à  Lamiel  non  pas  la  conviction, 
mais  bien  mieux  la  sensation  qu'elle  commettait 
un  grand  crime  ;  il  lui  fit  répéter  après  lui  des 
serments  horribles  par  lesquels  elle  s'engageait  à 
ne  jamais  révéler  le  conseil  qu'il  lui  avait  donné 
de  prendre  le  sang  d'un  oiseau.  La  vue  de  la 
mort  donnée  à  ce  petit  être  fort  gentil  avait 
bouleversé  profondément  l'âme  de  la  jeune  fille; 
elle  se  cacha  les  yeux  avec  son  mouchoir  pour 
ne  pas  voir  exécuter  le  crime;  le  docteur  jouissait 


90  LAMIEL. 

profondément  en  voyant  les  émotions  si  vives 
qu'il  donnait  à  cet  être  si  joli. 

'(  Elle  sera  à  moi  »,  se  disait-il. 

Toute  son  âme  était  remplie  du  bonheur  d'avoir 
réduit  la  jeune  fille  à  l'état  de  complice.  Il  l'eût 
engagée  aux  plus  grands  crimes  qu'elle  n'eût  pas 
été  davantage  son  complice.  Le  chemin  était  tracé 
dans  cette  âme  si  jeune,  c'était  là  le  point  essen- 
tiel. Un  second  avantage,  non  moins  important, 
qu'il  avait  obtenu  en  appliquant  la  terreur,  c'est 
que  la  jeune  fille  allait  acquérir  l'habitude  de  la 
discrétion. 

Cette  habitude  fat  facilitée  par  le  succès  éton- 
nant qu'eut  la  mort  de  l'oiseau.  Dès  que  la  duchesse 
fut  convaincue  que  sa  jeune  favorite  crachait 
quelquefois  le  sang,  les  fantaisies  les  plus  folles 
de  Lamiel  devinrent  des  lois  sacrées  pour  elle  ; 
il  n'était  pas  permis  de  toucher  aux  fantaisies  de 
Lamiel.  Pour  compléter  son  empire,  le  docteur, 
qui  avait  une  peur  extrême  du  génie  de  Du  Sail- 
lard,  ne  manqua  pas  d'être  cruel  envers  la  du- 
chesse. 

—  Cette  jeune  poitrine,  lui  répétait-il  souvent, 
a  été  enflammée  pour  longtemps,  et,  peut-être, 
complètement  perdue  par  les  excès  de  lecture  aux- 


MALADIE   DE   LAMIEL.  97 

quels  l'obligeait  l'emploi  que  Lamiel  avait  l'hon- 
neur  de  remplir  auprès  de  vous. 

Il  ne  négligea  rien  pour  donner  de  vifs  remords 
à  sa  nouvelle  amie.  Ces  remords,  auxquels,  tous 
les  jours,  la  duchesse  trouvait  quelque  objection, 
furent  une  nouvelle  cause  d'intimité  entre  le  mé- 
decin de  campagne  et  la  grande  dame.  Celte  inti- 
mité arriva  à  ce  point  que  le  docteur  se  dit  : 

((  Puisque  je  ne  veux  pas  en  faire  ma  femme, 
je  puis  lui  parler  d'amour.  » 

Bien  entendu,  d'abord,  il  ne  fut  question  que 
d'amour  platonique  ;  c'était  une  ruse  que  Sansfm 
employait  toujours,  afin  de  détourner  l'attention 
de  la  femme  à  séduire  et  de  lui  faire  oublier  l'af- 
freux défaut  de  sa  taille. 

C'était  ce  malheur  qui,  dès  la  première  enfance, 
avait  accoutumé  le  docteur  à  donner  une  extrême 
attention  aux  moindres  détails.  Dès  l'âge  de  huit 
ans,  sa  vanité  incroyable  était  offensée  d'un  demi- 
sourire  qu'il  voyait  éclater  de  l'autre  côté  de  la 
rue,  comme  il  passait. 

Sous  prétexte  d'être  très  frileux,  le  docteur 
avait  adopté  l'usage  de  porter  des  manteaux  ma- 
gnifiques et  des  fourrures  de  toute  espèce  ;  il  se 
figurait  que  le  défaut  de  sa  taille  en  était  dissl- 

7 


98  LAMIEL. 

mulé,  tandis  que  cette  quantité  d'étofies,  placées 
sur  ses  épaules  déjà  trop  proéminentes,  ne  faisait 
que  rendre  ses  défauts  plus  sensibles;  eh  bien! 
dès  les  premières  fraîcheurs  de  soirée,  au  mois  de 
septembre,  il  apercevait  avec  reconnaissance,  au 
bout  de  la  place,  le  premier  homme  de  la  bonne 
société  de  Garville  qui  s'avisait  d'arborer  un  man- 
teau. A  l'instant,  il  courait  chez  lui  et  disait  à 
toutes  ses  visites  de  soir  : 

—  J'ai  pris  un  manteau,  c'est  M.  un  tel  qui 
m'en  a  donné  l'exemple.  Rien  n'est  dangereux 
comme  les  premiers  froids,  ils  peuvent  répercuter 
sur  la  poitrine  les  humeurs  que  la  transpiration 
insensible  faisait  disparaître  et  beaucoup  de  phti- 
sies n'ont  pas  eu  d'autres  causes. 

Cette  habitude  du  docteur  le  servait  parfaite- 
ment auprès  des  femmes. 

Son  premier  pas,  c'était  de  les  isoler  sous  pré- 
texte de  ma'adie;  par  ce  moyen  simple,  il  les  je- 
tait dans  l'ennui;  puis  il  les  amusait  par  ses  mille 
attentions,  et  quelquefois  parvenait  à  faire  oublier 
son  étrange  difformité.  Pour  mettre  sa  vanité  à 
l'aise,  il  avait  pris  l'habitude  salutaire  de  ne  pas 
compter  ses  défaites,  mais  seulement  ses  succès. 

«  Fait  comme  je  suis,  s'était-il  dit  de  bonne 


MALADIE  DE   LA.MIEL.  99 

heure,  sur  cent  femmes  que  j'attaquerai,  ie  ne 
puis  guère  compter  que  sur  deux  succès.  )> 

Et  il  ne  s'alî]igeait  que  lorsqu'il  se  trouvait  au- 
dessous  de  ce  taux. 


CHAPITRE   VIII 


FÊTE     DANS    LA     TOUR 


11  était  parvenu  k  faire  faire  du  mouvement  à 
la  duchesse,  en  engageant  Lamiel,  ce  qui,  du 
reste,  n'avait  pas  été  difTicile,  cà  ne  pas  vouloir 
retourner  au  château.  La  duchesse  avait  acheté  un 
jardin  qui  touchait  à  la  chaumière  d'IIautemare 
et,  sur  l'emplacement  de  ce  jardin,  elle  avait  fait 
bâtir  une  tour  carrée  qui,  à  chaque  étage,  se 
composait  d'une  chambre  magnifique  et  d'un  cabi- 
net. Ce  qui  avait  décidé  la  duchesse  à  se  passer 
ces  fantaisies  coûteuses,  c'était  le  désir  de  mon- 
trer aux  habitants  de  Carville,  trop  infectés  de 
jacobinisme,  une  véritable  tour  du  moyen  âge,  ce 
qui  ne  manquerait  pas  de  leur  rappeler  ce  que 
les  seigneurs  de  Miossens  étaient  à  leur  égard 
autrefois.  La  tour,  .élevée  sur  l'emplacement  du 
jardin,  était  une  copie  exacte  d'une  tour  à  demi 
ruinée  qui  se  trouvait  dans  le  parc  du  château. 
Le  docteur  parvint  à  vaincre  certaines  objections 


FÊTE   DANS   LA   TOUR.  101 

que  ne  manquait  pas  d'élever  l'avarice  de  la  du- 
chesse, en  lui  représentant  que  l'on  pouvait  se 
servir,  pour  la  nouvelle  tour,  de  pierres  de  taille 
carrées  qui  formaient  l'ancienne.  Puis,  la  tour 
élevée,  il  remarqua  que  les  maçons  de  campagne 
n'avaient  pas  aligné  parfaitement  les  pierres  de 
de  taille;  alors  on  fit  venir  de  Paris  des  ouvriers 
ciseleurs  qui,  en  taillant  ces  pierres  à  une  profon- 
deur de  six  pouces  à  quelques  endroits,  entourè- 
rent la  tour  d'ornements  en  ogives  empruntés  à 
l'architecture  sarrasine  dont  l'on  voit  de  si  beaux 
restes  en  Espagne.  A  cette  époque  de  la  vie  de  la 
nouvelle  tour,  elle  produisit  un  effet  immense  sur 
tous  les  châteaux  du  voisinage. 

—  Cela  est  à  la  fois  utile  et  agréable,  s'écria  le 
marquis  de  Fernozière;  en  cas  de  révolte  des  jaco- 
bins, on  peut  se  réfugier  dans  une  tour  de  ce 
genre  et  y  tenir  fort  bien  huit  ou  dix  jours,  jus- 
qu'à ce  qu'on  ait  pu  rassembler  la  gendarmerie 
des  environs.  Dans  les  temps  plus  tranquilles,  la 
vue  d'un  si  beau  monument  donne  à  penser  aux 
manoirs  du  voisinage. 

Le  docteur  s'arrangea  de  façon  que,  en  moins  de 
quinze  jours,  cette  idée  fut  répétée  vingtfois  devant 
la  duchesse.  Elle  fut  au  comble  du  bonheur.  Le 


102  LAMIEL. 

manque  de  succès  auprès  des  châteaux  du  voisi- 
nage était  un  des  malheurs  de  sa  vie,  et  l'ennui  où 
elle  languissait  avant  la  maladie  de  Lamiel  ajou- 
tant une  nouvelle  pointe  au  chagrin  plus  ou  moins 
réel  dont  elle  croyait  que  sa  vie  était  environnée, 
à  chaque  fois,  quand,  en  se  promenant,  un  de  ces 
châteaux  du  voisinage  venait  à  frapper  sa  vue, 
elle  jetait  un  petit  cri  de  profonde  douleur.  Le 
docteur  n'avait  pas  manqué  à  se  faire  avouer  la 
cause  de  ce  petit  cri  ;  il  avait  prétendu  que  ce  cri 
pouvait  annoncer  une  horrible  maladie  de  poitrine. 
Il  se  figura  plus  d'un  mois  l'état  de  ravissement  où 
le  succès  de  la  tour  avait  jeté  M""'  de  Miossens.  La 
passion  qui,  dans  le  fait,  lui  donnait  plus  de  peine 
à  combattre  chez  elle,  était  l'avarice.  Il  voulut  lui 
porter  un  grand  coup  et.  tout  bien  préparé,  il 
s'écria  un  jour  de  l'air  de  la  plus  profonde  convic- 
tion : 

—  Convenez,  madame,  d'une  chose  bien  heu- 
reuse, cette  tour  vous  coûte  cinquante  ou  cin- 
quante-cinq mille  francs  tout  au  plus,  eh  bien  !  elle 
vous  donne  pour  plus  de  cent  mille  francs  de 
bonheur.  La  vanité  des  petits  hobereaux  qui  vous 
entourent  a  enfin  plié  bagage;  ils  rendent  hom- 
mage au  rang  élevé    où    la   providence   vous  a 


FÊTE   DAXS  LA  TOUTx.  103 

appelée.  Daignez  les  inviter  à  un  grand  repas  que 
vous  leur  donnerez  pour  inaugurer  la  tour  d'Al- 
hret.  (On  avait  donné  ce  nom  à  la  tour  en  l'honneur 
du  maréchal.) 

Depuis  plusieurs  mois,  le  docteur  travaillait  à 
réconcilier  la  noblesse  des  environs  avec  l'humeur 
un  peu  singulière  de  la  duchesse.  II  fit  pénétrer 
cette  idée  dans  tous  les  châteaux  que  cette  pré- 
tendue hauteur,  qui  les  avait  choqués,  n'était 
point  de  la  hauteur  véritable,  mais  simplement 
une  mauvaise  habitude  de  l'esprit  contractée  à 
Paris  et  dont,  d'ailleurs,  la  duchesse  commençait 
à  sentir  le  ridicule. 

La  duchesse  donna  un  repas  splendide  pour 
inaugurer  la  tour  d'Albret.  11  y  avait  cinq  étages, 
et  le  docteur  voulut  qu'il  y  eût  cinq  tables,  une 
à  chaque  étage.  On  éleva  une  baraque  en  planches 
à  dix  pas  de  la  tour  pour  servir  de  cuisine;  on 
plaça  des  tables  dans  une  prairie  voisine  où  furent 
invités  tous  les  parents  des  élèves  de  Hautemare. 
La  division  singulière  de  la  bonne  compagnie  en 
cinq  tables  produisit  naturellement  une  extrême 
gaîté  qui  fut  redoublée  par  le  ton  vraiment  aima- 
ble avec  lequel,  pour  la  première  fois  de  sa  vie. 
la  duchesse  répondit  aux  compliments  qu'on  lui 


104  LA  MI  EL. 

adressa.  Ce  changement  fut  le  chef-d'œuvre  de 
Sansfin. 

Il  avait  fait  venir  des  musiciens  qui  se  présen- 
tèrent par  hasard  à  la  nuit  tombante,  lorsque 
toutes  les  jeunes  femmes  des  cinq  tables  commen- 
çaient à  regretter  qu'on  n'eût  pas  eu  l'idée  de  faire 
finir  par  un  bal  une  journée  aussi  aimable.  Sans- 
fins  remonta  en  courant  et  annonça  que  M"'°  la 
duchesse  avait  eu  l'idée  de  faire  arrêter  une 
troupe  de  musiciens  qui  se  rendaient  à  Bayeux. 

Les  arbres  de  la  prairie  se  trouvèrent  illuminés 
comme  par  hasard,  et  le  bal  commença  pour  les 
paysannes.  Le  salon  le  plus  élevé  de  la  tour,  celui 
du  cinquième  étage,  fut  réservé  aux  dames  pour 
les  changements  de  toilette  que  rendait  néces- 
saires ce  bal  improvisé.  Pendant  la  demi-heure 
qu'elles  consacrèrent  à  ce  soin,  le  docteur  Sans- 
fin  expliquait  aux  gentilshommes  du  voisinage 
comment,  sans  qu'on  eût  songé  à  rien,  la  tour 
d'Albret  se  trouvait  une  forteresse  fort  difficile  à 
prendre. 

—  Vos  ancêtres,  messieurs,  se  connaissaient  en 
choses  de  guerre,  et,  comme  les  maçons  ont  suivi 
exactement  le  plan  de  la  vieille  tour,  sans  songer 
qu'ils  préparaient  dos  chaînes  pour  les  gens  de 


i 


FÉÏE   DANS   LA  TOUR.  lOo 

basse  classe,  ils  ont  fait  une  forteresse  qui  pourra 
servir  de  refuge  à  toutes  les  honnêtes  gens,  si 
jamais  les  jacobins  se  remettent  à  brûler  les  châ- 
teaux. 

Celte  idée  consolante  compléta  le  charme  de 
cette  journée.  Les  dames  dansèrent  de  huit  heures 
à  minuit,  et  leurs  maris,  tout  occupés  de  la  tour, 
ne  pensèrent  que  fort  tard  à  faire  replacer  les 
chevaux  à  leurs  voitures.  Les  paysans  dansèrent 
jusqu'au  jour.  Le  docteur  était  monté  à  cheval  et 
avait  fait  arriver  dans  la  prairie  des  barriques  de 
bière  et  même  de  vin. 

Cette  journée  changea  de  tout  au  tout  la  manière 
d'être  de  la  duchesse  avec  ses  voisins,  et  ce  fut 
aussi  l'époque  où  elle  oublia  entièrement  la  ma- 
nière barbare  dont  la  nature  avait  traité  cet  homme 
si  aimable,  le  docteur  Sansfm. 

Lamiel  vit  toute  la  fête,  enfermée  dans  la  voi- 
ture de  la  duchesse  que  l'on  avait  fait  avancer 
au  milieu  de  la  prairie  et  dont  on  avait  levé  les 
glaces.  La  duchesse  vint  voir  plus  de  vingt  fois  si 
sa  favorite  n'était  pas  incommodée  par  l'humidité. 
Son  avarice,  passion  dominante  jusque-là,  était 
tout  à  fait  subjuguée. 

Huit  jours  après  cette  fameuse  fête  à  la  tour 


106  LAMIEL. 

d'Albret  qui  restera  longtemps  célèbre  dans  l'ar- 
rondissement de  Bayeux,  l'on  vit  arriver  à  Carvilie 
une  grande  voiture  de  déménagement  arrivant  de 
Paris.  Elle  était  remplie  de  manouvriers,  de  tapis- 
siers et  d'étoffes  de  toute  espèce,  propres  à  meu- 
bler un  château.  Ils  meublèrent  à  ravir  les  cinq 
chambres  superposées  l'une  sur  l'autre  et  qui  for- 
maient la  tour  gothique.  La  duchesse,  ayant  chassé 
l'avarice,  se  trouvait  le  cœur  vide  et  tombait  dans 
l'amour  des  excès,  et  projetait  déjà  un  second 
dîner. 

La  chambre  du  second  étage,  destinée  à  La- 
raiel,  fut  arrangée  d'une  façon  ravissante  et  La- 
miel  déclara  au  docteur  qu'elle  voulait  l'habiter. 
En  vain  le  docteur  lui  demanda  à  genoux  de 
considérer  que  cette  chambre,  fort  humide,  ren- 
drait malade  une  personne  forte  comme  une  pay- 
sanne, tandis  qu'elle  avait  déjà  l'espèce  de  santé 
d'une  femme  du  grand  monde,  Lamiel  fut  inflexi- 
ble. Le  docteur  se  ravisa  qu'il  y  avait  déjà  cinq 
mois  que  la  vanité  naissante  de  la  jolie  Normande 
apprenait  toujours  quelque  chose  du  docteur  ; 
toujours  ce  docteur  avait  raison,  toujours  l'esprit 
de  Lamiel  était  dans  une  position  inférieure  à 
l'égard  de  celui  du  docteur.  L'esprit  prudent  de 


FKTE   DANS   LA  TOUR.  107 

celui-ci  se  livra  à  plusieurs  expériences,  mais  enfin 
il  s'assurait  du  vrai  principe  du  caprice  de  cette 
enfant. 

—  Déjà  la  vanité,  déjcà  l'orgueil  de  son  sexe! 
s'écria-t-il.  Il  faut  que  je  me  hâte  de  céder,  ou  je 
place  ici  le  germe  d'une  aversion  qui  peut  s'é- 
tendre sur  les  belles  années  de  cette  charmante 
fille,  quand  arrivera  l'époque  où  sa  conquête  sera 
vraiment  une  chose  agréable  pour  un  pauvre 
homme  disgracié  tel  que  moi. 


CHAPITRE    IX 

l'éducation    de    LAMIEL    ET    l'aIîBÉ    CLÉMENT 

A  l'époque  de  la  fête  d'inauguration  de  la  tour, 
le  curé  d'un  petit  village  assez  voisin  du  château 
de  Miossens  vint  à  mourir  et,  à  la  recommanda- 
tion de  la  duchesse,  l'archevêque  de  Rouen  donna 
cette  petite  cure  à  M.  l'abbé  Clément,  neveu  de 
M^^"  Anselme,  gouvernante  du  château,  et  toute- 
puissante  avant  l'arrivée  de  Lamiel.  Ce  jeune 
prêtre,  fort  pâle,  fort  pieux,  fort  instruit,  était 
grand,  mince  et  plus  qu'à  demi-poitrinaire,  mais 
il  avait  un  cruel  défaut  pour  son  état,  et  il  sentait 
bien  que,  malgré  lui  et  à  son  corps  défendant,  il 
avait  beaucoup  d'esprit;  bientôt,  malgré  la  bas- 
sesse de  son  origine  et  en  vertu  de  son  esprit  qui, 
entre  deux  partis,  lui  faisait  toujours  choisir  le 
meilleur,  il  devint  le  pei'sonnage  essentiel  du  sa- 
lon de  M'"°  de  Miossens.  D'abord,  on  lui  avait  fait 
entendre  sans  trop  de  façon  que,  lorsqu'on  l'avait 
fait  curé  à  vingt-quatre  ans  d'une  cure  valant  au 


L'EDUCATION  DE   LAMIEL.  109 

moins  cent  cinquante  francs,  l'on  avait  compté  sur 
une  assiduité  sans  bornes.  La  duchesse  mena  ce 
jeune  curé  dans  la  cliaumière  habitée  par  Lamiel. 
11  fut  frappé  de  la  grâce  qu'il  y  avait  dans  la  réu- 
nion d'un  esprit  vif,  audacieux  et  de  la  plus  grande 
portée,  avec  une  ignorance  à  peu  près  complète 
de  toutes  les  choses  de  la  vie  et  une  âme  parfai- 
tement naïve.  Par  exemple,  un  soir  que  la  du- 
chesse montait  en  voiture  pour  aller  passer  lo 
soirée  dans  la  chaumière  des  Hautemare  avec 
l'abbé  Clément,  on  apporta  de  la  diligence  de 
Paris  une  caisse  énorme  que  l'abbé  eut  la  com- 
plaisance d'ouvrir.  C'était  un  magnifique  portrait, 
le  cadre  seul  coûtait  plusieurs  milliers  de  francs. 
Ce  portrait  était  celui  de  Fédor  de  Miossens,  fils 
unique  de  la  duchesse,  portant  l'uniforme  de 
l'École  polytechnique.  La  duchesse  fit  ouvrir  le 
landau,  malgré  l'horreur  qu'elle  avait  pour  l'hu- 
midité du  soir.  Elle  voulait  montrer  ce  portrait  à 
l'aimable  Lamiel,  et  elle  n'osait  en  quelque  sorte 
se  livrer  à  son  ravissement  avant  d'avoir  l'opinion 
de  l'être  aimable  qui  disposait  de  son  cœur.  Arri- 
vée dans  la  chambre  de  Lamiel,  la  duchesse  se 
livra  aux  éloges  les  plus  exagérés,  mais  son  œil 
interrogeait  sa  favorite  qui  ne  répondait  guère. 


110  LAMIEL. 

Après  mille  façons  de  parler  qui  demandaient  une 
réponse,  la  duchesse,  impatiente,  fut  obligée  de 
demander  à  Lamiel  ce  qu'il  lui  semblait  de  cette 
physionomie.  Lamiel  admirait  les  détails  du 
cadre;  à  la  demande  de  la  duchesse, à  peine  con- 
sidéra-t-elle  d'un  œil  distrait  le  personnage  peint, 
puis  dit  simplement,  et  sans  y  entendre  malice, 
que  la  physionomie  de  ce  jeune  soldat  lui  semblait 
insignifiante.  Malgré  les  manières  modestes  et  la 
retenue  habituelle  de  l'abbé  Clément,  cette  naï- 
veté fut  trop  imprévue  pour  le  peu  d'usage  du 
monde  qu'il  avait  pu  acquérir,  il  éclata  de  rire,  et 
la  duchesse,  pour  ne  pas  se  fâcher  et  surtout  pour 
ne  pas  fâcher  sa  favorite,  prit  le  parti  de  l'imiter. 
Cette  naïveté  charmante  étonna  et  ravit  le  pauvre 
abbé  Clément,  déjà  à  demi  étouffé  par  le  ton  de 
fausseté  de  tous  les  instants  nécessaire  dans  cette 
petite  tour.  Sans  s'en  douter,  le  pauvre  abbé  de- 
vint amoureux  de  Lamiel. 

C'était  justement  au  moment  où  Lamiel  voulait 
absolument  prendre  possession  de  sa  chambre 
dans  la  tour.  Ln  beau  matin,  elle  changea  tout  à 
coup,  et  le  docteur  Sansfin  fut  bien  étonné  quand, 
venant  faire  sa  première  visite  à  huit  heures  du 
matin,  les  liautemare  lui  dirent  qu'il  y  avait  plus 


LÉDICATIOX   DE   LAMIEL.  111 

d'une  grande  heure  que  Lamiel  s'était  embarquée 
pour  le  château  dans  le  coupé  de  madame. 

Le  retour  de  la  favorite  jeta  la  duchesse  dans 
une  joie  d'enfant;  pour  êire  juste,  il  faut  dire 
qu'elle  eût  éprouvé  le  même  ravissement  pour 
toute  démarche  singulière  faite  par  Lamiel.  De- 
puis qu'elle  s'occupait  de  quelque  chose,  elle 
n'était  pas  occupée  continuellement  à  gémir  sur 
les  progrès  du  jacobinisme  ;  la  duchesse  avait 
recouvré  une  santé  brillante  et,  ce  qui  était  d'une 
bien  haute  conséquence  à  ses  yeux,  les  premières 
rides  qui  avaient  envahi  son  front  disparaissaient, 
et  son  teint  perdait  tous  les  jours  de  cette  nuance 
jaune  qui  accompagne  les  gémissements  continus. 
Le  soir,  en  entrant  dans  le  salon,  le  docteur  fut 
consterné;  il  entendit  rire  dès  le  second  salon  qui 
précédait  celui  où  se  tenait  la  duchesse;  c'était 
Lamiel  qui  prononçait  l'anglais  qu'on  lui  ensei- 
gnait depuis  un  quart  d'heuie.  La  duchesse,  qui 
avait  passé  vingt  années  de  sa  jeunesse  en  Angle- 
terre pendant  l'émigration,  se  figurait  parler  an- 
glais; et  l'idée  était  venue  à  l'abbé  Clément,  qui, 
né  à  Boulogne-sur-Mer,  parlait  l'anglais  comme 
le  français,  d'apprendre  l'anglais  à  Lamiel,  afin 
que  lorsqu'elle  reprendrait  ses  fonctions  de  lec- 


IÎ2  LA  MIEL. 

trice,  elle  pût  lire  à  la  duchesse  les  romans  de 
Walter  Scott.  Le  docteur  vit  qu'il  était  perdu  et, 
comme  il  avait  pour  principe  qu'un  bossu  triste 
qui  laisse  voir  sa  tristesse  est  un  homme  à  jamais 
perdu  dans  le  salon  où  il  a  commis  cette  impru- 
dence, il  se  hâta  de  sortir,  et  personne  ne  s'aper- 
çut de  sa  disparition.  Le  bon  abbé  Clément,  bien 
loin  de  s'avouer  le  genre  d'intérêt  qu'il  portait  à 
Lamiel,  pensait  toujours  à  elle.  Il  supposait  que, 
avec  le  temps  et  la  protection  si  déclarée  de  la 
duchesse,  elle  ferait  un  mariage  qui  lui  donnerait 
une  place  dans  la  bonne  bourgeoisie.  Il  enseigna 
donc  à  Lamiel  un  peu  de  ce  qu'elle  ignorait  et 
que  pourtant  il  fallait  savoir  pour  n'être  pas  ridi- 
cule dans  la  société.  Un  peu  d'histoire,  un  peu  de 
liltérature,  etc.,  etc.  Cet  enseignement  était  bien 
différent  de  celui  que  donnait  le  docteur  Sansfin. 
Il  n'était  point  dur,  tranchant,  remontant  aux 
principes  des  choses  comme  celui  de  Sansfin  ;  il 
était  doux,  insinuant,  rempli  de  grâce;  toujours 
une  petite  maxime  arrivait  précédée  d'une  jolie 
petite  anecdote,  dont  elle  était  comme  la  consé- 
quence, et  le  jeune  précepteur  avait  grand  soin 
de  laisser  tirer  cette  conséquence  à  la  jeune  élève. 
Souvent  celle-ci  tombait  dans  une  profonde  rêve- 


L'EDUCATION   DE    LAMIEL.  113 

rie  que  l'abbé  ne  savait  comment  expliquer. 
C'était  lorsqu'une  chose  enseignée  par  l'abbé 
semblait  en  contradiction  avec  une  des  terribles 
maximes  du  docteur.  Par  exemple,  suivant  celui-ci, 
le  monde  n'était  qu'une  mauvaise  comédie,  jouée 
sans  grâce,  par  des  coquines  sans  grâce,  d'infâmes 
menteurs;  par  exemple,  la  duchesse  ne  pensait 
pas  un  mot  de  ce  qu'elle  disait  et  n'était  atten- 
tive qu'àsemer  des  maximes  utiles  aux  prétentions 
d'une  duchesse;  la  bonne  conduite  d'une  femme, 
par  exemple,  avait  cela  de  dangereux  que,  forte 
de  sa  conscience  et  de  la  réalité  de  sa  vertu,  elle 
se  permettait  des  imprudences  dont  un  ennemi 
prudent  pouvait  profiter,  tandis  que  la  femme  qui 
suivait  tous  ses  caprices  avait  d'abord  le  plaisir 
de  s'amuser,  ce  qui  au  monde  est  la  seule  chose 
réelle,  disait  le  docteur. 

—  Combien  de  jeunes  filles  ne  meurent  pas 
avant  vingt-trois  ans!  disait-il  à  Lamiel,  et  alors 
à  quoi  bon  toutes  les  gènes  qu'elles  se  sont  impo- 
sées depuis  quinze  ans,  tous  les  plaisirs  dont  elles 
se  sont  privées  pour  gagner  la  bonne  opinion  de 
huit  ou  dix  vieilles  femmes  formant  la  haute  so- 
ciété du  village?  Plusieurs  de  ces  vieilles  femmes, 
qui,  dans  leur  jeunesse,   ont  eu  la  facilité  de 


114  LA  MI  EL. 

mœurs  d'usage  en  France  avant  le  règne  de  Napo- 
léon, doivent  bien  se  moquer  au  fond  du  cœur 
de  la  gêne  atroce  qu'elles  imposent  aux  jeunes 
filles  qui  ont  seize  ans  en  1829  !  Il  y  a  donc  dou- 
blement à  gagner  à  écouter  la  voix  de  la  nature 
et  à  suivre  tous  ses  caprices;  d'abord  l'on  se 
donne  du  plaisir,  ce  qui  est  le  seul  objet  pour  lequel 
la  race  humaine  est  placée  ici-bas  ;  en  second  lieu, 
l'âme  fortifiée  par  le  plaisir,  qui  est  son  élément 
véritable,  a  le  courage  de  n'admettre  aucune  des 
petites  comédies  nécessaires  a  une  jeune  fille  pour 
gagner  la  bonne  opinion  des  vieilles  femmes  en  cré- 
dit dans  le  village  ou  dans  le  quartier  qu'elles  habi- 
tent. Le  danger  de  la  doctrine  du  plaisir  c'est  que  le 
plaisir  des  hommes  les  porte  à  se  vanter  sans  cesse 
des  bontés  que  l'on  peut  avoir  pour  eux.  Le  remède 
est  facile  et  amusant,  il  faut  toujours  mettre 
en  désespoir  l'homme  qui  a  servi  à  vos  plaisirs. 
Le  docteur  ajoutait  une  foule  de  détails  : 
—  11  ne  faut  jamais  écrire,  ou,  si  l'on  a  cette 
faiblesse,  il  ne  faut  jamais  donner  une  seconde 
lettre  sans  se  faire  rendre  la  première.  Il  ne  faut 
jamais  témoigner  de  confiance  à  une  femme,  si 
l'on  n'a  en  main  le  moyen  de  la  punir  de  la 
moindre  trahison.  Jamais  une  femme  ne  peut  res- 


L'EDUCATION   DE   LAiMiEL.  115 

sentii-  d'amitié  pour  une  autre  femme  du  même 
âge  qu'elle. 

—  Tout  ceci  est  bien  minutieux,  ajoutait  le  doc- 
teur, mais  voyez  sur  quelles  minuties,  sur  quels 
mensonges  sont  fondées  les  opinions  qui  sont 
prises  comme  des  vérités  de  l'évangile  par  toutes 
les  vieilles  femmes  de  la  ville'. 

L'abbé  était  déjcà  tellement  amoureux,  sans  le 
savoir,  que  ces  moments  de  distraction  de  Lamiel 
le  plongeaient  dans  un  chagrin  mortel. 

11  fit  lire  à  sa  jeune  élève  le  traité  d'éducation 
des  filles  du  célèbre  Fénelon,  mais  Lamiel  avait 
déjà  assez  d'esprit  pour  trouver  vagues  et  sans 
conclusion  applicable  toutes  ces  idées  si  douces, 
exprimées  dans  un  style  si  pjli  et  si  rempli  d'at- 
tentions pour  la  vanité  de  l'esprit  qui  apprend. 

(  Par  exemple,  se  disait  Lamiel,  voilà  une 
glace  que  jamais  le  docteur  n'a  connue.  Quelle 
dilférence  de  sa  gaîté  à  celle  de  cet  abbé  Clément  ! 
Le  Sansûn  n'est  gai  du  fond  du  cœur  que  quand 

\ .  Pour  délasser  Lamiel  de  la  sécheresse  des  pré- 
ceptes, le  docteur  lui  avait  prêté  une  Vie  de  M.  de 
TaUeyrand,  écrite  par  un  homme  d'un  esprit  fin, 
M.  Eugène  Guinot.  11  janvier  18/i0,  amor  \i\omo\.  (Note 
de  Beyle.) 


116  LAMIEL. 

il  voit  arriver  quelque  malheur  au  prochain.  Le 
bon  abbé,  au  contraire,  est  rempli  de  bonté  pour 
tous  les  hommes.  » 

Mais  en  admirant  et  même  en  aimant  un  peu  le 
jeune  abbé,  Lamiel  avait  pitié  de  lui  quand  elle 
le  voyait  compter  sur  la  même  bienveillance  delà 
part  des  autres.  Quant  à  elle,  c'était  déjà  une  pe- 
tite misanthrope.  La  vue  du  docteur  avait  servi  de 
preuve  aux  explications  qu'il  lui  donnait  de  toutes 
choses;  elle  croyait  tous  les  hommes  aussi  mé- 
chants que  lui.  Un  jour,  pour  s'amuser,  Lamiel 
dit  à  l'abbé  Clément  que  sa  bonne  tante  Anselme 
avait  dit  de  lui  tout  le  mal  possible  à  la  duchesse. 
La  tante  était  furieuse  de  l'amitié  que  son  neveu 
prenait  pour  Lamiel,  sa  rivale  en  faveur  auprès  de 
la  duchesse  ;  elle  avait  beaucoup  compté  sur 
l'abbé  pour  diminuer  l'empire  que  cette  petite 
paysanne  avait  usurpé  sur  la  grande  dame.  En 
voyant  la  mine  surprise  et  toute  désorientée  de 
l'abbé  Clément  en  apprenant  cette  nouvelle,  elle 
le  trouva  ridicule  et  le  regarda  longtemps  entre 
les  deux  yeux.  Elle  acceptait  cette  observation 
comme  vraie. 

—  Il  est  bien  autrement  aimable  que  Sansfm, 
mais  il  est  comme  le  portrait  du  fils  de  madame,  il 


L'ÉDUCATION  DE   LAMIEL.  117 

a  l'air  un  peu  court,  —  c'était  un  des  mots  de  la 
duchesse.  Laniiel,  en  vivant  en  bonne  compagnie, 
acquérait  rapidement  l'art  de  peindre  ses  idées 
par  des  paroles,  d'une  façon  exacte. 

Lamiel  plaisantait  souvent  avec  l'abbé  ;  elle  lui 
disait  des  injures,  mais  d'une  façon  si  tendre  qu'il 
se  trouvait  parfaitement  heureux  quand  il  était 
auprès  d'elle.  Lamiel  aussi,  quand  elle  l'écoutait, 
sentait  se  dissiper  quelque  retour  d'ennui  que  lui 
donnait  ces  grandes  chambres  du  château,  si 
magnifiques,  mais  si  tristes. 

La  duchesse  s'était  souvenue  d'un  livre  anglais 
qu'elle  avait  adoré,  quand  elle  habitait  le  village 
voisin  du  château  de  Hartwell,  et  l'abbé  Clément 
expliquait  à  Lamiel  les  injures  d'un  nommé  Burke 
contre  la  révolution  française.  Cet  homme  avait 
été  gagné  par  une  belle  place  de  finances  donnée 
à  son  fils.  Dans  le  peu  d'entrevues  seul  à  seule 
que  le  docteur  Sansfin  obtenait  encore  de  Lamiel, 
il  lui  fit  comprendre  tout  le  ridicule  de  l'adoration 
que  la  duchesse  avait  pour  ce  livre  ;  Sansfin  nom- 
mait rarement  l'abbé  Clément,  mais  toutes  ses 
épigrammes  étaient  dirigées  de  façon  à  retomber 
sur  lui.  Ou  ce  jeune  prêtre  était  uu  imbécile  inca- 
pable de  comprendre  la  politique  qui  avait  dirigé 


118  LAMIEL. 

la  Convention  nationale,  ou  plutôt  c'était  un  coquin 
comme  les  autres  qui,  lui  aussi,  voulait  une  belle 
place  de  finances  ou  l'équivalent. 

Le  lecteur  pense  peut-être  que  Lamiel  va  s'é- 
prendre d'amour  pour  l'aimable  abbé  Clément, 
mais  le  ciel  lui  avait  donné  une  âme  ferme,  mo- 
queuse et  peu  susceptible  d'un  sentiment  tendre. 
Toutes  les  fois  qu'elle  voyait  l'abbé,  les  plaisan- 
teries de  Sansfin  lui  revenaient  à  la  pensée,  et 
quand  il  raisonnait  en  faveur  de  la  noblesse  ou 
du  clergé,  elle  lui  disait  toujours  : 

—  Soyez  de  bonne  foi,  monsieur  l'abbé,  quelle 
est  la  place  de  finances  que  vous  voulez  obtenir, 
que  vous  couchez  en  joue,  à  l'exemple  de  votre 
bon  M.  Burke  ? 

Mais  si  Lamiel  était  peu  susceptible  de  senti- 
ment tendre,  en  revanche  une  conversation  amu- 
sante avait  pour  elle  un  attrait  tout-puissant,  et 
la  méchanceté  trop  découverte  du  docteur  Sansfin 
heurtait  un  peu  cette  âme  encore  si  jeune,  et  elle 
voulait  la  force  incisive  des  idées  du  docteur, 
revêtue  de  la  grâce  parfaite  que  l'abbé  savait  don- 
ner à  tout  ce  qu'il  disait.  Voici  le  portrait  de 
Lamiel,  que,  à  cette  époque,  l'abbé  Clément 
envoyait  à  un  ami  intime  laissé  à  Boulogne  : 


L'ÉDUCATION   DE   LAMIEL,  119 

«  Cette  fille  étonnante,  dont  vous  me  reprochez 
de  parler  trop  souvent,  n'est  point  encore  une 
beauté;  elle  est  un  peu  trop  grande  et  trop  mai- 
gre. Sa  tète  offre  le  germe  de  la  perfection  de  la 
beauté  normande,  front  superbe,  élevé,  auda- 
cieux;  cheveux  d'un  blond  cendré,  un  petit  nez 
admirable  et  parfait.  Quant  aux  yeux,  ils  sont 
bleus  et  pas  assez  grands;  le  menton  est  maigre, 
mais  un  peu  trop  long.  La  figure  forme  un  ovale 
et  l'on  ne  peut,  il  me  semble,  y  blâmer  que  la 
bouche,  qui  a  un  peu  le  coin  abaissé  de  la  bouche 
d'un  brochet.  Mais  la  maîtresse  de  cette  âme  qui, 
quoique  âgée  de  plus  de  quarante-cinq  ans,  a 
trouvé  depuis  peu  un  été  de  Saint-Martin,  revient 
si  souvent  sur  les  défauts  réels  de  la  jeune  fille, 
que  j'y  suis  presque  insensible.  » 


CHAPITRE  X. 

qu'est-ce  que  l'amour? 

Lorsqu'il  survenait  une  visite  de  quelque  dame 
noble  des  environs,  le  jeune  prêtre  et  la  petite 
lectrice  bourgeoise,  et  moins  encore,  n'étaient  point 
jugés  dignes  d'entendre  les  secrets  du  parti  nltni. 

On  préparait  alors  les  ordonnances  de  Juillet, 
dont  bien  des  châteaux  de  Normandie  avaient  le 
secret.  Dans  ce  cas-là,  les  deux  personnages,  nos 
amis,  allaient  admirer  les  grâces  d'un  magnifique 
perroquet  blanc,  qu'une  petite  chaîne  d'argent 
retenait  sur  son  bâton,  à  l'extrémité  du  salon  et 
près  d'une  fenêtre.  On  les  voyait,  mais  ils  étaient 
hors  de  la  portée  de  la  voix.  Le  pauvre  abbé  rou- 
gissait, mais  bientôt  la  conversation  de  Lamiel 
était  plus  animée  que  jamais.  En  présence  de 
madame,  c'eût  été  manquer  de  respect  que  de 
parler  de  sujets  qu'elle  n'avait  pas  introduits  elle- 
même.  Se  trouvant  seule  avec  l'abbé,  la  jeune 
fille  l'accablait  de  questions  sur  toutes  choses,  sur 


QU'EST-CE   QUE   L'AMOUR?  121 

tout  ce  qui  l'étonnait;  elle  était  parfaitement 
heureuse,  mais  souvent  elle  embarrassait  fort  son 
interlocuteur.  Par  exemple,  un  jour  elle  lui  dit  : 

—  II  est  un  ennemi  contre  lequel  tous  les  beaux 
livres  que  madame  me  fait  lire  pour  mon  éduca- 
tion tendent  à  me  prévenir  ;  mais  on  ne  me  dit 
jamais  clairement  ce  que  c'est;  eh  bien!  mon- 
sieur l'abbé,  vous  en  qui  j'ai  tant  de  confiance, 
qu'est-ce  que  c'est  que  l'amour? 

La  conversation  avait  été  jusque-là  tellement 
sincère  et  naïve  que  le  jeune  prêtre,  distrait  par 
son  amour,  n'eut  pas  la  présence  d'esprit  de  ré- 
pondre qu'il  ignorait  ce  que  c'était  que  l'amour; 
il  dit  étourdiment  : 

—  C'est  une  amitié  tendre  et  dévouée  qui  fait 
que  l'on  éprouve  un  suprême  bonheur  à  passer  sa 
vie  avec  l'objet  aimé. 

—  Mais  dans  tous  les  romans  de  M'"^  de  Genlis 
que  madame  me  fait  lire,  c'est  toujours  un  homme 
que  l'on  voit  amoureux  d'une  femme.  Deux  sœurs, 
par  exemple,  passent  leur  vie  ensemble,  elles  ont 
l'une  pour  l'autre  la  plus  tendre  amitié,  et 
pourtant  on  ne  dit  point  qu'elles  ont  de  Tamour. 

—  C'est,  répondit  le  jeune  prêtre,  que  l'amour 
doit  être  sanctifié  par  le  mariage,  et  celte  passion 


122  LAMIEL. 

devient  vite  criminelle  si  elle  n'est  consacrée  par 
un  sacrement. 

—  Ainsi,  reprit  Lamiel,  avec  une  innocence 
parfaite,  mais  pourtant  en  sentant  bien  qu'elle 
allait  embarrasser  l'abbé  Clément,  ainsi,  vous, 
monsieur  le  curé,  vous  ne  pouvez  pas  sentir 
l'amour  car  vous  ne  pouvez  pas  vous  marier. 

Ce  mot  était  lancé  avec  tant  d'esprit  et  accom- 
pagné d'un  regard  si  singulier  que  le  pauvre  prêtre 
resta  immobile,  les  yeux  démesurément  ouverts  et 
fixés  sur  Lamiel. 

—  Sent-elle  la  force  de  ce  qu'elle  dit?  se  deman- 
dait-il à  lui-même  ;  en  ce  cas,  j'ai  tort  de  paraître 
si  souvent  au  château  ;  l'extrême  confiance  qu'elle 
a  en  moi  est  bien  voisine  de  l'amour  et  semble  y 
conduire. 

Ces  idées  charmantes  occupèrent  bien  pendant 
vingt  secondes  l'âme  du  jeune  prêtre,  puis  il  se 
dit  avec  horreur  : 

—  Grand  Dieu,  qu'est-ce  que  j'ai  fait?  iNon  seu- 
lement je  cède  à  une  passion  coupable  pour  moi- 
même,  mais  encore  je  m'expose  à  séduire  une 
jeune  fille  dont  la  vertu  m'est  confiée  par  un  en- 
gagement tacite,  il  est  vrai,  mais  qui,  par  là,  ne 
doit  être  que  plus  sacré  pour  moi. 


OUEST-CE  QUE   I/AMOUR?  123 

—  Ma  fille!...  lui  dit-il  du  ton  qu'il  prenait  en 
chaire  et  avec  un  éclat  de  voix  tellement  extraor- 
dinaire qu'il  fit  lever  les  yeux  à  la  duchesse  et 
aux  deux  dames  qui  lui  parlaient  à  voix  basse  ; 
après  ce  mot,  le  jeune  curé,  comme  hors  de  lui- 
même  par  l'effort  qu'il  venait  de  faire,  se  redressa 
de  toute  sa  hauteur,  ce  qui  étonna  beaucoup  Limiel 
et  même  l'amusa  : 

—  Je  suis  parvenue  à  le  piquer  d'honneur,  se 
dit-elle,  il  faut  qu'il  y  ait  dans  cette  parole, 
V Amour ^  quelque  chose  de  bien  extraordinaire  1 

Pendant  qu'elle  faisait  cette  réflexion  rapide, 
l'abbé  Clément  reprenait  courage. 

—  Ma  fille,  lui  dit-il  en  modérant  sa  voix,  mon 
ministère  me  défend  absolument  de  répondre  aux 
questions  que  vous  pouvez  m' adresser  sur  l'amour. 
Tout  ce  que  je  puis  vous  en  dire,  c'est  que  cette 
sorte  de  fohe  déshonore  une  femme  si  elle  la  laisse 
durer  p'us  de  quarante  jours  (la  même  durée  que 
le  carême),  sans  la  consacrer  par  le  sacrement 
du  mariage.  Les  hommes,  au  contraire,  sont  d'au- 
tant plus  estimés  dans  le  monde  qu'ils  ont  désho- 
noré plus  de  jeunes  filles  ou  de  femmes.  Ainsi, 
quand  un  jeune  homme  parle  d'amour  à  une 
jeune  fille,  celle-ci  cherche  toujours  le  secret,  et 


124  LA  MIEL. 

le  jeune  homme,  que,  dans  ce  cas,  on  appelle  un 
séducteur,  tout  en  feignant  de  le  chercher  aussi, 
ne  demande  que  d'être  découvert.  Il  cherche  à 
conserver  sa  maîtresse  tout  en  faisant  deviner  au 
monde  la  victoire  qu'il  a  remportée  sur  sa  pru- 
dence. Ainsi,  il  est  vrai  de  dire  que  le  pire  ennemi 
que  puisse  avoir  une  jeune  fille,  c'est  le  jeune 
homme  qui  lui  parle  d'amour.  Toutefois,  je  ne 
dissimulerai  pas  la  vérité.  Pour  se  soustraire  à 
l'état  d'obéissance  passive  dans  lequel  une  jeune 
fdle  se  trouve  à  l'égard  de  sa  mère  et  pouvoir 
commander  à  son  tour,  il  est  naturel  qu'une  jeune 
lille  cherche  à  se  marier.  Mais  ce  moment  est  bien 
dangereux.  Une  jeune  fille  peut  perdre  à  jamais 
sa  réputation.  Il  faut  toujours  qu'elle  considère 
bien  quels  sont  les  intérêts  de  vanité  du  jeune 
homme  qui  lui  fait  la  cour,  car  il  n'y  a  parmi  nous 
que  deux  façons  de  jouer  un  très  beau  rôle  dans 
la  société,  il  faut  avoir  montré  de  la  bravoure  à 
la  guerre  ou  dans  des  duels  engagés  avec  des 
jeunes  gens  considérés,  ou  bien  il  faut  avoir  séduit 
beaucoup  de  femmes  remarquablement  belles  et 
riches. 

Ici  Lamiel  était  sur  son  terrain  ;  vingt  fois,  le 
docteur  lui   avait  expliqué  la  conduite  que  doit 


QU'tST-CE   QUE   LAMOUU?  125 

tenir  une  jeune  fille  pour  passer  gaiement  une 
jeunesse  qui  peut  être  interrompue  par  la  mort, 
et  toutefois  ne  pas  perdre  l'estime  des  vieilles 
femmes  de  l'endroit  où  elle  vit.  Lamiel  regardait 
le  cui'é  d'un  aif  malin,  puis  lui  dit  : 

—  Mais  qu'est-ce  que  c'est  que  séduire, 
monsieur  le  curé? 

—  C'est,  de  la  part  d'un  homme,  parler  trop 
souvent  et  avec  intérêt  à  une  jeune  fille. 

—  Mais  par  exemple,  reprit  Lamiel  avec  malice, 
est-ce  que  vous  me  séduisez? 

—  ^'on  pas,  grâce  au  ciel,  reprit  le  jeune  prêtre 
épouvanté  ;  et  une  extrême  rougejir  succédant  à 
la  pâleur  mortelle  qui,  depuis  quelques  instants, 
s'était  emparée  de  sa  figure,  il  saisit  la  main 
de  Lamiel  avec  vivacité,  puis  repoussa  loin  de  lui 
la  jeune  fille  avec  un  geste  féroce  qui  parut  bien 
singulier  à  celle-ci.  L'abbé  Clément,  reprenant 
le  ton  dont  il  prêchait  au  prune,  ajouta  en  parlant 
très  haut  : 

—  Je  ne  saurais  vous  séduire,  car  je  ne  puis 
vous  épouser;  mais  toute  fille  est  déshonorée  et 
probablement  damnée,  qui  se  laisse  parler  d'amour 
ou  d'amitié,  peu  importe  le  mot,  pendant  plus 
de    quarante    jours    et    qui    ne    demande    pas 


120  LAMIEL. 

à  l'homme  qui  prétend  l'aimer  s'il  a  le  projet 
de  consacrer  ses  sentiments  par  le  sacrement 
du  mariage. 

—  Mais  si  l'homme  qui  éprouve  de  l'amitié 
pour  la  jeune  fille  est  déjà  marié? 

—  Alors,  c'est  l'afTreux  péché  d^ adultère  qui 
fait  la  gloire  suprême  des  jeunes  gens  et  qui,  en 
France,  marque  les  rangs  entre  eux.  Mais  tandis 
que  le  jeune  homme  est  glorifié,  la  malheureuse 
adultère  est  obligée  de  vivre  seule  à  la  campagne 
et  le  plus  souvent  dans  la  misère;  lorsqu'elle 
entre  clans  un  salon,  toutes  les  femmes  s'éloignent 
d  elle  avec  affectation,  et  même  celles  qui  sont 
aussi  coupables  qu'elle.  Sa  vie  est  abominable 
dans  ce  monde,  et,  son  cœur  se  remplissant  de 
haine  etde  méchanceté,  elle  est  très  probablement 
damnée  dans  l'autre;  de  sorte  que  sa  vie  est 
abominable  sur  la  terre  et,  après  sa  mort,  les 
tourments  les  plus  affreux  lui  sont  réservés. 

Cette  image  païut  toucher  profondément  la 
jeune  fille,  puis  au  bout  d'un  instant  elle  se 
dit  : 

—  Mais  y  a-t-il  un  enfer?  y  a-t-il  un  enfer 
éternel  et  Dieu  serait-il  bon  s'il  faisait  un  enfer 
éternel?  car  enlhi,   au  moment  où  je  suis  née. 


QU'EST-CE   QUE   L'AMOUR?  1-27 

Dieu  savait  bien  que  je  vivrais  par  exemple 
cinquante  années  et  qu'au  bout  de  ce  temps  je 
serais  damnée  éternellement.  INe  valait-il  pas 
mieux  me  faire  mourir  à  l'instant?  Quelle  diffé- 
rence pour  la  profondeur  et  l'intérêt  entre  les 
raisonnements  du  docteur  et  ceux  du  curé  !  Mais 
il  faut  répondre  à  celui-ci  ou  il  va  croire  que  je 
ne  puis  répondre.  Elle  ajouta  d'un  air  fort 
ennuyé  : 

—  Je  comprends  très  bien,  il  ne  faut  jamais 
parler  tous  les  jours,  et  avec  amitié  surtout,  ni 
à  un  homme  marié,  ni  à  un  prêtre  ;  mais  pourtant, 
si  on  se  sent  de  l'amitié  pour  eux? 

A  ces  mots,  l'abbé  Clément  tira  sa  montre  avec 
un  mouvement  convulsif. 

—  J'ai  un  malade  à  voir,  s'écria- t-il  avec  des 
jeux  égarés.  Adieu,  mademoiselle.  Et  il  prit 
la  fuite,  oubliant  de  prendre  congé  de  la  duchesse, 
qui  fut  extrêmement  choquée  du  manque  d'égards 
de  CQjjelit  jjresiolet. 

—  Cet  homme  n'est-il  pas  à  vous?  lui  dit  la 
marquise  de  Pauville  qui   était  assise  à  sa  droite, 

—  Ce  n'est  rien  moins  que  le  neveu  de  ma 
femme  de  chambre,  reprit  la  duchesse  en  souriant 
de  mépris. 


128  LAAIIEL. 

—  Petit  prestolet!  s'écria  la  baronne  de  Briiny 
assise  à  la  gauche  de  la  duchesse. 

Ce  mot  de  petit  prestolet  lancé  avec  tant  de 
mépris  à  ce  pauvre  abbé  Clément,  qui  avait  des 
cheveux  si  jolis,  arrangea  ses  affaires  dans  le  cœur 
de  Lamiel. 

Au  lieu  de  songer  à  la  pauvreté  de  ses  argu- 
ments comparée  au  raisonnement  inébranlable 
comme  le  granit  du  docteur  Sansfin,  elle  le  vit 
jeune,  plein  de  naïveté  et  obligé  par  sa  pauvreté 
à  répéter  des  raisonnements  ridicules  auxquels 
peut-être  il  ne  croyait  pas.  «  Est-ce  que  Burke, 
se  disait-elle,  croyait  aux  raisonnements  absurdes 
qu'il  lançait  contre  la  France?  Mais  non,  s'écria- 
t-elle,  en  s'interrompant  elle-même,  mon  abbé 
est  honnête  homme.  » 

Puis  elle  resta  extrêmement  pensive,  elle  ne 
savait  comment  se  prouver  que  l'abbé  était  hon- 
nête homme,  et  d'ailleurs,  elle  voyait  fort  bien 
que  la  conversation  qu'elle  venait  d'avoir  avec 
lui  l'avait  placée,  à  l'égard  de  cet  homme  aima- 
ble, dans  une  position  vraiment  extraordinaire. 
Au  bout  d'un  quart  d'heure,  elle  en  fut  charmée, 
car  tout  ce  qui  donnait  une  pâture  à  son  esprit  fai- 
sait son  bonheur,  et  ici,  il  y  avait  à  deviner  ce  qui 


QU'EST-CE   QUE   L'AMOUR?  129 

avait  pu  troubler  à  ce  point  le  jeune  abbé.  Lamiel 
ne  l'avait  jamais  vu  aussi  joli. 

«  Quelle  différence,  se  disait-elle,  entre  cette 
figure  et  celle  d'un  Sansfin!  je  lui  demandais  qu'est- 
ce  que  c'est  l'amour;  eh  bien,  sans  le  vouloir,  il 
me  l'a  montré.  Il  faut  que  je  me  décide.  A-t-il  de 
l'amour  pour  moi  ?  Il  me  voit  tous  les  jours  et  tou- 
jours avec  la  plus  vive  joie  ;  il  me  parle  avec  une 
amitié  sincère  et  vive.  Par  exemple,  j'en  suis  sûre, 
il  aime  bien  mieux  m'adresser  la  parole  que  par- 
ler à  M™^  la  duchesse,  et  cependant,  elle  sait  tant 
de  choses!  Elle  a  des  façons  de  parler  si  flatteuses 
pour  la  personne  à  laquelle  elle  adresse  la  pa- 
role !  Oui,  mais  Sansfm  dit  que  la  méchanceté 
qui  est  dans  le  cœur  d'une  femme  paraît  tou- 
jours dans  ses  traits,  et  la  duchesse  est  mé- 
chante; l'autre  jour,  quand  M""^  la  comtesse  de 
Sainte-Foi  a  versé,  en  retournant  d'ici  chez  elle, 
M™*^  la  duchesse  en  a  été  contente,  et  moi,  j'avais 
les  larmes  aux  yeux;  je  suis  sûre  de  ce  mauvais 
sentiment  de  la  duchesse,  car  )F°  Anselme  l'a  re- 
marqué ainsi  que  moi  et  en  plaisantait  avec  sa 
camarade.  Mais,  en  supposant  que  l'abbé  Clément 
ait  de  l'amour  pour  moi,  encore  une  fois,  qu'est- 
ce  que  l'amour? 


J30  LAMIEL. 

Le  lecteur  trouvera  peut-être  cette  question 
ridicule  de  la  part  d'une  grande  fille  de  seize  ans, 
élevée  au  millieu  des  plaisanteries  grossières  des 
soirées  de  village;  mais  d'abord,  Lamiel  n'avait 
pas  d'amies  intimes  parmi  les  filles  de  son  âge,  et 
en  second  lieu,  elle  s'était  trouvée  fort  rarement 
à  des  soirées  de  ce  genre.  Les  jeunes  filles  de  son 
âge  l'appelaient  la  savante  et  cherchaient  à  lui 
jouer  des  tours.  Il  se  trouvait  que  la  chaumière 
de  M™®  Hautemare  était  le  centre  de  la  société  du 
village  ;  là,  se  réunissaient  toutes  les  dévotes  qui 
amenaient,  le  plus  souvent  qu'elles  le  pouvaient, 
leurs  filles  avec  elles.  M"''^  Hautemare  était  toute 
fière  de  se  voir  le  centre  d'une  société,  et,  dans 
l'espoir  d'y  voir  arriver  les  filles  du  village,  elle 
exigeait  que  Lamiel  ne  sortît  point.  Le  curé  Du 
Saillard  fut  enchanté  de  voir  naître  une  occasion 
de  passer  la  soirée  honnêtement.  Ces  curés  de 
campagne  se  permettent  d'étranges  libertés.  Du 
Saillard  alla  jusqu'à  recommander,  en  chaire,  les 
soirées  de  la  femme  du  bedeau.  Tout  ceci  se  pas- 
sait avant  que  Lamiel  eût  été  appelée  au  château; 
lorsque,  sous  prétexte  de  santé,  le  docteur  Sansfin 
la  fit  revenir  à  la  chaumière  des  Hautemare,  elle 
avait  bien  plus  d'idées  et,  à  cette  époque,  la  con- 


I 


QU'EST-CE  QUE  LAMOUR?  131 

versation  des  vieilles  dévotes  méchantes  ne  lais- 
sait pas  que  d'être  dangereuse  pour  une  jeune  fille 
de  son  âge,  car,  occupées  à  médire  des  jolies 
femmes  du  village,  elles  détaillaient,  souvent 
d'une  manière  fort  claire,  leurs  ci-imes  et  le  divers 
degré  de  ces  crimes.  Les  dévotes  discutaient  entre 
elles  sur  ce  qu'il  fallait  croire  des  péchés  des  jeunes 
filles,  et  il  y  avait  souvent  des  discussions  d'une 
inconvenance  extrême;  mais  la  profonde  ignorance 
de  Lamiel  réparait  tout;  ses  pensées  étaient  tout 
occupées  par  des  problèmes  d'un  ordre  bien  plus 
relevé,  elle  se  sentait  une  incapacité  complète 
pour  cette  hypocrisie  de  tous  les  instants  sans 
laquelle  il  était  impossible,  suivant  le  docteur, 
d'arriver  au  moindre  succès  ;  elle  ne  trouvait  rien 
d'ennuyeux  comme  les  soins  d'un  petit  ménage 
pauvre,  tels  qu'elle  les  voyait  pratiquer  par  sa 
tante  Hautemare  ;  elle  se  sentait  une  répugnance 
extrême  pour  épouser  un  bon  villageois  de  Car- 
ville;  le  but  de  tous  ses  désirs  était  d'aller  h 
Rouen,  lorsqu'elle  serait  privée  de  la  protection  de 
la  duchesse,  et  là,  de  gagner  sa  vie  en  tenant  les 
comptes  dans  une  boutique.  Elle  n'avait  aucune 
disposition  à  faire  l'amour;  ce  qu'elle  aimait  par- 
dessus tout,  c'était  une  conversation  intéressante. 


132  LAMIEL. 

Une  histoire  de  guerre,  où  les  liéros  bravaient  de 
grands  dangers  et  accomplissaient  des  choses  dif- 
ficiles, la  faisait  rêver  pendant  trois  jours,  tandis 
qu'elle  ne  donnait  qu'une  attention  très  passagère 
à  un  conte  d'amour.  Ce  qui  déconsidérait  l'amour 
à  ses  yeux,  c'est  qu  elle  voyait  les  femmes  les  plus 
sottes  du  village  s'y  livrer  à  l'envi.  Quand  la  du- 
chesse lui  fit  lire  les  romans  hypocrites  de  M"''  de 
Genlis,  ils  ne  parlèrent  point  à  son  cœur,  elle 
trouvait  ridicules  et  sottes  les  choses  de  bon  goût 
pour  lesquelles  M""^  de  Miossens  faisait  interrompre 
la  lecture.  Lamiel  n'était  attentive  qu'aux  obsta- 
cles que  les  héros  rencontraient  dans  leurs  amours. 
Allaient-ils  rêver  aux  charmes  de  leurs  belles  au 
fond  des  forêts  éclairées  par  le  pâle  rayon  de  la 
lune,  elle  pensait  aux  dangers  qu'ils  couraient 
d'être  surpris  par  des  voleurs  armés  de  poignards, 
dont  elle  lisait  les  exploits  détaillés,  tous  les  jours, 
Û3ins,\à  Quotidienne.  Et  encore,  à  vrai  dire,  c'était 
moins  le  danger  qui  l'occupait  que  le  désagré- 
ment du  moment  de  la  surprise,  quand,  tout  à 
coup,  de  derrière  une  haie,  deux  hommes,  mal 
vêtus  et  grossiers,  s'élançaient  sur  le  héros. 

Tout  ce  que  nous  venons  de  faire  remarquer 
chez  Lamiel  serait,  parfaitement  impossible  parmi 


QU'EST-CE   QUE   I/AMOTR?  133 

ces  jeunes  paysannes  bien  parées  que  l'on  voit 
aller  tous  les  dimanches  h  la  danse  do  leur  village. 

Cette  danse  étant  environnée  de  tous  les  côtés 
de  couples  se  promenant  sous  les  arbres  en  se  te- 
nant tendrement  par  la  main,  Lamiel  n'était  pas 
sans  avoir  remarqué  plusieurs  de  ces  couples,  et 
cette  façon  de  se  donner  en  spectacle  lui  avait 
semblé  choquante;  c'était  là  tout  ce  qu'elle  sa- 
vait de  réservé  sur  l'amour  lorsqu'elle  revint  à  la 
chaumière.  A  cette  époque,  le  bonhomme  Haute- 
mare  crut  devoir  lui  expliquer  plus  nettement  le 
danger.  11  lui  parla  souvent  de  l'énorme  péché 
qu'il  y  avait  à  aller  se  promener  au  bois  avec  un 
jeune  homme. 

«  Eh  bien  !  j'irai  me  promener  au  bois  avec  un 
jeune  homme  »,  se  dit  Lamiel. 

Tel  fut  le  résultat  des  longues  réflexions  qui 
suivirent  sa  conversation  avec  l'abbé  Clément. 

«  Je  veux  savoir  absolument,  se  dit-elle,  ce 
que  c'est  que  l'amour.  Mon  oncle  dit  que  c'est  un 
grand  crime,  mais  qu'importent  les  idées  d'un  im- 
bécile tel  que  mon  oncle?  C'est  comme  le  grand 
crime  que  trouvait  ma  tante  Hautemare  à  mettre 
du  bouillon  gras  dans  la  soupe  du  vendredi  :  Dieu 
en   était    profondément   offensé;  et  je    vois   ici 


134  LAMIEL. 

M™*"  la  duchesse  qui,  pour  avoir  payé  vingt  francs, 
fait  gras  toute  l'année,  ainsi  que  sa  maison  et  moi 
clans  le  nombre,  et  ce  n'est  plus  un  péché  !  II  faut 
convenir  que  tout  ce  que  disent  mes  pauvres  pa- 
rents Hautemare  est  cruellement  bête.  Quelle  dif- 
férence avec  les  paroles  du  docteur!  Ce  pauvre 
jeune  curé  Clément  n'a,  pour  tout  payement  au 
monde,  que  cent  cinquante  francs  par  an.  Je  vois 
bien  que,  depuis  qu'il  m'aime,  M"''  Anselme  ne 
lui  fait  plus  de  présents  ;  le  jour  de  sa  fête,  elle  ne 
lui  a  donné  que  six  aunes  de  drap  noir,  et  encore 
c'était  un  restant  du  grand  deuil  de  M.  le  duc.  Il  re- 
çoit bien  quelques  cadeaux  de  madame  et  quelques 
pièces  de  gibier  et  des  volailles  des  paysans,  mais 
comme  le  sous-préfet,  M.  de  Bermude_,  peut-être 
est-il  obligé  de  dire  bien  des  choses  pour  n'être 
pas  destitué.  Que  de  longs  discours  en  faveur  des 
ministres  nous  débite  ce  pauvre  M.  de  Bermude  ; 
eh  bien,  crac!  le  voilà  destitué  pour  n'avoir  pas 
parlé  aux  élections  comme  le  voulait  son  ministre. 
—  Quelle  sottise  !  quelle  imprudence  !  dit  madame, 
c'étaient  des  bêtises  qui  n'avaient  pas  le  sens  com- 
mun; mais  pour  lui,  ajoute -t-elle,  elles  avaient  le 
sens  de  lui  faire  conserver  sa  place,  et  maintenant  le 
Bermude  va  être  réduit  à  végéter  avec  huit  cents 


QU'EST-CE   QUE   L'AMOUR?  135 

livres  de  rente.  Voilà  ce  qui  arrivera  toujours  à 
tous  ces  petits  bourgeois  qui  veulent  faire  les  Ro- 
mains. » 

Ceci  lança  Lamiel  dans  une  suite  de  pensées 
sublimes  qui  l'éloignaient  de  plus  en  plus  de  l'idée 
pratique  de  s'aller  promener  au  bois  et  de  choisir 
le  jeune  homme  auquel  elle  demanderait  ce  que 
c'est  que  l'amour. 


CHAPITRE  XI 


FEDOR 


Le  premier  sentiment  de  Lamiel  à  la  vue  d'une 
vertu  était  de  la  croire  une  hypocrite. 

—  Le  monde,  lui  disait  Sansfm,  n'est  point  di- 
visé, comme  le  croit  le  nigaud,  en  riches  et  en 
pauvres,  en  hommes  vertueux  et  en  scélérats, 
mais  tout  simplement  en  dupes  et  en  fripons; 
voilà  la  clef  qui  explique  le  xix*^  siècle  depuis  la 
chute  de  Napoléon;  car,  ajoutait  Sansfin,  la  bra- 
voure personnelle,  la  fermeté  de  caractère  n'offrent 
point  prise  à  l'hypocrisie;  comment  un  homme 
peut-il  être  hypocrite  en  se  lançant  contre  le  mur 
d'un  cimetière  de  campagne  bien  crénelé  et  dé- 
fendu par  deux  cents  hommes?  A  l'exception  de 
ces  faits,  ma  belle  amie,  ne  croyez  jamais  un  mot 
de  toutes  les  vertus  dont  on  vient  vous  battre  les 
oreilles.  Par  exemple,  votre  duchesse  parle  sans 
cesse  de  bonté;  c'est  là,  suivant  elle,  la  vertu  par 


FÉDOR.  137 

excellence;  le  vrai  sens  de  ses  actes  d'admiration, 
c'est  que,  comme  toutes  les  femmes  de  son  rang, 
elle  aime  mieux  avoir  afiaire  à  des  dupes  qu'à  des 
fripons,  c'est  là  le  fm  mot  de  ce  prétendu  usage  du 
monde  dont  les  femmes  de  son  rang  parlent  sans 
cesse.  Vous  ne  devez  point  croire  ce  que  je  vous 
dis.  Appliquez  moi  la  règle  que  je  vous  explique, 
qui  sait  si  je  n'ai  point  quelque  intérêt  à  vous 
tromper?  Je  vous  ai  bien  dit  qu'environné  d'êtres 
grossiers  avec  lesquels  il  faut  toujours  mentir  pour 
n'être  pas  victime  de  la  force  brutale  dont  ils  dis- 
posent, c'est  une  bonne  fortune  pour  moi  que  de 
trouver  un  être  rempli  du  génie  naturel.  Cultiver 
ce  génie  et  oser  dire  la  vérité  est  pour  moi  un 
plaisir  charmant  et  qui  me  délasse  de  tout  ce  que 
je  fais  pendant  la  journée  pour  gagner  de  quoi 
vivre.  Peut-être  que  tout  ce  que  je  vous  dis  est 
un  mensonge.  Ne  m'en  croyez  donc  point  aveuglé- 
ment, mais  observez  si,  par  hasard,  ce  que  je  vous 
dis  ne  serait  point  une  vérité.  Ainsi,  est-ce  que 
je  vous  dis  un  mensonge,  quand  je  vous  fais 
remarquer  un  événement  arrivé  hier  soir?  La 
duchesse  parle  sans  cesse  de  bonté,  et  hier  soir  et 
ce  matin,  elle  a  été  toute  joyeuse  de  l'accident 
arrivé  à  sa  bonne  amie,  M"®  la  comtesse  de  Sainte- 


138  LA  MI  EL. 

Foi  que  ses  chevaux  ont  jetée  dans  un  fossé  avant- 
hier  soir,  lorsqu'elle  regagnait  son  château,  à 
une  lieue  d'ici. 

Sansfin  disparut  après  ces  mots.  Telle  était  sa 
manière  avec  Lamiel  ;  il  voulait  surtout  qu'elle  se 
donnât  la  peine  de  réfléchir.  Après  le  départ  du 
docteur,  Lamiel  se  dit  : 

—  Je  ne  puis  voir  la  guerre,  mais  quant  à  la 
fermeté  de  caractère,  je  puis  non  seulement  la 
voir  chez  les  autres,  mais  je  puis  même  espérer 
de  la  mettre  en  pratique  moi-même. 

Elle  ne  se  trompait  point,  la  nature  lui  avait 
donné  l'àme  qu'il  faut  pour  mépriser  la  fai- 
blesse; toutefois,  l'amour  essayait  ses  premières 
attaques  sur  son  cœur  ;  elle  revint  à  penser  à 
l'abbé  Clément,  et  ce  ne  fut  point  la  suite  du  rai- 
sonnement qui  la  fit  songer  à  ce  jeune  homme 
aimable;  il  était  fort  pâle,  l'habit  noir  qu'il  avait 
fait  avec  les  six  aunes  de  drap,  présent  de 
M"^  Anselme,  avait  l'air  de  le  rendre  encore  plus 
maigre  et  augmentait  la  tendre  pitié  qu'il  inspi- 
rait à  Lamiel.  Quelle  n'eût  pas  été  sa  joie  de  pou- 
voir discuter  avec  lui  les  principes  sévères  qu'elle 
devait  k  la  haute  sagesse  du  docteur! 


FED  or..  139 

~-  Mais  peut-être,  ajoutait-elle,  tout  ce  que 
l'abbé  Clément  me  dit  contre  l'amour,  c'est  parce 
que  l'archevêque  de  Rouen  le  lui  ordonne  sous 
peine  de  perdre  sa  place.  En  ce  cas,  il  fait  très  bien 
de  parler  ainsi,  mais  moi,  je  serais  une  sotte,  dont 
il  se  moquerait  au  fond  du  cœur,  si  je  croyais  le 
plus  petit  mot  de  tout  ce  qu'il  me  dit;  quand  il  me 
parle  de  littérature  anglaise,  c'est  fort  différent, 
ces  choses-là  n'intéressent  pas  son  évêque  qui, 
peut-être,  ne  sait  pas  l'anglais.  On  veut  me  trom- 
per sur  tout  ce  qui  a  rapport  à  l'amour,  et  pour- 
tant il  ne  se  passe  pas  de  journées  que  je  ne  lise 
quelques  pages  relatives  à  cet  amour.  Les  gens  qui 
font  l'amour  sont-ils  dans  la  classe  des  dupes  ou 
des  gens  d'esprit? 

Lamiel  fit  cette  question  à  son  oracle,  mais  le 
docteur  Sansfîn  avait  trop  d'esprit  pour  répondre 
nettement. 

—  Rappelez-vous  bien,  ma  belle  amie,  lui  dit-il, 
que  je  refuse  nettement  de  répondre  à  cette  ques- 
tion. Seulement  souvenez-vous  qu'il  y  a  un 
extrême  danger  pour  vous  à  chercher  de  vous  en 
éclaircir;  c'est  comme  le  secret  terrible  des  Mille 
et  une  nuits,  ces  contes  qui  vous  amusent  tant  : 
lorsque  le  héros  veut  s'en  éclaircir,  un  énorme 


140  LAMIEL. 

oiseau  paraît  dans  le  ciel  qui  s'abat  sur  lui  et  lui 
arrache  un  œil. 

Lamiel  fut  très  piquée  de  cette  fia  de  non-rece- 
voir. 

—  On  veut  me  tromper  sur  tout  ce  qui  a  rap- 
port à  l'amour;  donc  il  ne  faut  plus  demander 
d'éclaircissements  à  personne  et  ne  croire  que  ce 
que  je  verrai  par  moi-même. 

L'annonce  d'un  danger  extrême,  que  le  prudent 
docteur  avait  fait  entrer  dans  sa  réponse,  piqua  le 
courage  de  Lamiel  : 

—  Voyons  si  je  sentirais  du  danger,  s'écria- 
t-elle;  tout  ce  que  je  sais  de  pure  pratique  sur 
l'amour,  c'est  ce  que  mon  oncle  m'a  bien  voulu 
apprendre  en  me  répétant  qu'il  ne  faut  pas  aller 
au  bois  avec  un  jeune  homme;  eh  bien!  moi,  j'irai 
au  bois  avec  un  jeune  homme,  et  nous  verrons. 
Et  quant  à  mon  petit  abbé  Clément,  je  veux  redou- 
bler d'amiiié  pour  lui  afin  de  le  faire  enrager. 
11  était  bien  drôle  hier  au  moment  où  il  a  tiré  sa 
montre  d'un  air  en  colère;  si  j'avais  osé,  je  l'au- 
rais embrassé.  Quelle  mine  aurait-il  faite? 

Lamiel  en  était  au  plus  fort  de  sa  curiosité  sur 
l'amour,  quand  un  jour,  en  entrant  chez  la  du- 
chesse, elle  vint  à  interrompre  brusquement  sa 


FEDOR.  141 

conversation  avec  M"*^  Anselme,  c'est  qu'il  était 
question  d'elle.  La  duchesse  avait  reçu  un  cour- 
rier de  Paris  dans  la  nuit,  on  était  à  la  veille  des 
ordonnances  de  Juillet,  un  ami  intime  lui  donnait 
à  cet  égard  des  détails  qui  la  faisaient  trembler 
pour  son  fils;  le  camp  de  Saint-Omer  allait  mar- 
cher sur  Paris  pour  mettre  à  la  raison  la  grande 
conspiration  des  députés  du  côté  gauche.  Elle  ren- 
voya le  courrier  en  disant  à  son  lils  qu'elle  se  sen- 
tait affaiblir  tous  les  jours  et  qu'elle  lui  demandait 
une  preuve  d'amitié  qui  serait  peut-être  la  der- 
nière; c'était  départir  à  l'instant  même,  deux 
heures  après  avoir  reçu  sa  lettre,  et  de  venir  pas- 
ser huit  jours  à  Carville. 

Cette  Ecole  polytechnique  fut  une  des  erreurs 
du  pauvre  duc;  elle  a  été  républicaine  même  sous 
Napoléon;  Dieu  sait  si  messieurs  de  la  gauche 
auront  uégUgé  de  la  fanatiser  1 

—  Un  duc  de  Miossens  républicain!  s'écria- 
t-elle  avec  dégoût,  en  vérité  cela  serait  beau. 

Mais  il  n'y  avait  pas  deux  heures  que  la  du- 
chesse avait  réexpédié  son  courrier  dans  le  plus 
grand  secret,  que  le  docteur  savait  que  le  jeune 
duc  allait  venir  au  château.  C'était  un  des  événe- 
ments qu'il  craignait  le  plus. 


142  LAMIEL.     • 

—  Ce  jeune  homme  a  une  charmante  figure, 
il  porte  un  uniforme,  cela  seul  suffirait  pour  rap- 
peler Napoléon  aux  yeux  de  Lamiel  et  pour  m'en- 
lever  ma  charmante  amie.  J'ai  déjà  eu  bien  de  la 
peine  à  la  sauver  de  ce  petit  abbé  Clément,  dont 
la  vertu  timide  travaillait  pour  moi.  En  vérité,  je 
ne  puis  pas  compter  sur  la  même  retenue  de  la 
part  du  jeune  duc,  lequel  est  mené  par  un  valet 
de  chambre  fripon.  Ce  valet  pourrait  bien  faire 
entendre  le  fin  mot  de  tout  ceci  à  ma  pedte 
Lamiel,  et  alors  je  me  serai  donné  la  peine  de 
faire  une  femme  d'esprit  pour  que  ses  rendez-vous 
avec  le  jeune  duc  soient  plus  piquants. 

Deux  heures  après,  le  vénérable  Ilautemare 
parut  au  château  avec  son  habit  du  dimanche.  Son 
arrivée  à  huit  heures  du  soir  fit  événement;  la 
première  cloche  de  la  grande  cour  fut  agitée  du- 
rant plus  d'un  quart  d'heure  avant  que  Saint- 
Jean,  le  vieux  valet  de  chambre  chargé  du  dépar- 
lement des  portes  extérieures,  voulût  bien  s'a- 
vouer qu'on  sonnait.  La  duchesse  alla  se  figurer 
que  le  son  de  cette  cloche  était  funèbre. 

—  Il  est  arrivé  quelque  chose  à  Paris,  se  dit- 
elle,  quel  parti  aura  pris  mon  fils?  Grand  Dieu! 
quel  malheur  que  ce  M.  de  Polignac  soit  arrivé  au 


FÉDOR.  IW 

ministère  !  C'est  le  sort  de  nos  pauvres  Bourbons 
d'appeler  toujours  les  imbéciles  dans  leur  conseil. 
Ils  avaient  trouvé  M.  de  Villèle;  à  la  vérité,  c'est 
un  bourgeois,  mais  c'est  une  raison  pour  qu'il 
connaisse  mieux  les  bourgeois  qui  attaquent  la 
cour.  L'École  polytechnique  aura  été  amenée  aux 
Tuileries  avec  des  canons,  et  ces  pauvres  enfants, 
séduits  par  quelques  mots  flatteurs  du  roi,  vont 
défendre  les  Tuileries,  comme  autrefois  les  Suisses, 
au  10  août. 

Dans  son  impatience,  la  duchesse  sonna  toutes 
ses  femmes  ;  elle  ouvrit  sa  fenêtre  et  se  précipita 
à  demi  vêtue  sur  son  grand  balcon. 

—  Allons,  Saint-Jean,  allons,  vous  déciderez- 
vous  enfin  à  ouvrir? 

—  Pardieu!  madame,  répondit  le  vieux  valet  de 
chambre,  plein  d'humeur,  voici  une  belle  heure 
pour  ouvrir!  Je  ne  veux  pas  qu'ils  me  mordent. 

—  Vous  avez  donc  peur  d'être  mordu  par  des 
gens  qui  assiègent  ma  porte,  et  quels  sont-ils  ces 
gens? 

—  Voilà  une  belle  idée,  répondit  le  vieillard 
plein  d'humeur,  il  s'agit  de  vos  chiens  qui  sont  à 
mes  trousses;  c'est  une  belle  idée  que  d'avoir  fait 
venir  ces  affreux  bull-dogs  anglais!  C'est  qu'une 


144  LAMIEL, 

fois  qu'ils  ont  mordu,  ces  anglais-là  ne  lâchent 
jamais  prise. 

11  fallut  plus  d'un  gros  quart  d'heure  pour  ré- 
veiller et  pour  habiller  Lovel,  domestique  anglais, 
qui,  seul,  avait  le  crédit  de  se  faire  écouter  par 
ses  compatriotes,  les  bull-dogs.  Pendant  ce 
temps-là,  les  sonnées  de  la  cloche  redoublèrent. 
Hautemare,  qui  sonnait  à  la  porte,  supposait  qu'on 
ne  voulait  pas  lui  ouvrir.  Ces  sons  redoublés,  les 
cris  des  chiens,  les  murmures  de  Saint-Jean,  les 
jurements  de  Lovel,  changèrent  en  une  véritable 
attaque  de  nerfs  l'extrême  émotion  de  la  duchesse. 
Ses  femmes  furent  obligées  de  la  mettre  au  lit  et 
de  lui  faire  respirer  des  sels. 

—  Mon  fils  est  mort!  s'écria-t-elle;  et  à  son  re- 
tour à  Paris,  mon  courrier  aura  trouvé  la  révolu- 
tion déjà  en  marche. 

La  duchesse  était  absorbée  dans  ses  pensées, 
quand  on  lui  annonça  qu'il  s'agissait  tout  simple- 
ment du  bedeau  du  village  qui  avait  l'imperti- 
nence de  réveiller  tout  le  château. 

—  Je  ne  sais  ce  qui  me  tient,  avait  dit  Saint- 
Jean  en  lui  ouvrant,  je  puis  dire  un  mot  à  l'An- 
glais et  il  le  ferait  dévorer  par  ses  bêtes. 

—  C'est  ce  que  nous  verrons,  avait  répondu  le 


FÉDOR.  145 

maître  d'école  indigné,  je  ne  marche  jamais  la 
nuit  sans  le  sabre  et  le  pistolet  que  monsieur  le 
curé  m'a  donnés. 

La  duchesse  entendit  la  fin  de  ce  dialogue  et  elle 
était  sur  le  point  de  s'évanouir  de  nouveau,  de 
colère,  quand  Hautemare,  fort  en  colère  lui-même, 
parut  enfin  dans  la  chambre  à  coucher. 

—  Madame,  avec  tout  le  respect  que  je  vous 
dois,  je  tiens  à  vous  redemander  ma  nièce  Lamiel; 
.il  n'est  pas  convenable  qu'elle  couche  sous  le 
même  toit  que  monsieur  votre  fils,  qui  se  ferait  un 
jeu  de  déshonorer  une  famille  respectable. 

—  Gomment!  monsieur  le  bedeau,  la  première 
parole  que  vous  m'adressez  après  avoir  mis  sens 
dessus  dessous  tout  le  château,  à  une  heure  indue, 
ce  n'est  pas  une  excuse?  Vous  arrivez  ici  au  mi- 
lieu de  la  nuit  comme  si  vous  entriez  dans  la 
place  du  village! 

—  Madame  la  duchesse  de  Miossens,  reprit  le 
chantre  d'un  air  fort  peu  respectueux,  je  vous 
demande  excuse  et  je  vous  prie  de  me  remettre  à 
l'instant  ma  nièce  Lamiel.  M™^  Hautemare  ne  veut 
pas  qu'elle  voie  monsieur  votre  fils. 

—  Qu'est-ce  que  vous  dites  de  mon  fils? 
s'écria  la  duchesse  éperdue. 

10 


146  LAMIEL. 

—  Je  dis  qu'il  arrivera  ici  peut-être  demain 
matin  et  que  nous  ne  voulons  pas  qu'il  voie  notre 
nièce. 

—  Grand  Dieu!  pensa  la  duchesse,  la  conspira- 
tion de  Paris  a  perverti  jusqu'à  ce  village  ;  il  ne 
faut  pas  que  je  me  brouille  avec  cet  insolent,  il  a 
du  crédit  sur  la  canaille  ;  ce  que  j'ai  de  mieux  à 
faire,  c'est  d'aller  passer  le  reste  de  ma  nuit  dans 
ma  tour.  Rouen  s'en  va  à  feu  et  à  sang  comme 
Paris,  je  ne  pourrai  pas  me  sauver  à  Rouen,  c'est 
au  Havre  qu'il  faut  chercher  un  asile.  11  y  a  là 
beaucoup  de  marchands  qui  ont  de  grands  maga- 
sins remplis  de  leurs  marchandises,  et  quoique 
fort  jacobins  au  fond,  leur  intérêt  fera  que,  pen- 
dant quelques  heures,  ils  s'opposeront  au  pillage. 
Ma  cousine  de  La  Rochefoucault  fut  assassinée  au 
commencement  de  la  révolution  parce  que  le 
peuple  reconnaissait  déjà  qu'on  allait  chercher  les 
chevaux  des  postes.  11  faut  séduire  ce  bonhomme 
Hautemare.  Ces  gens-là  sont  à  genoux  devant  un 
louis  d'or,  et  je  lui  en  donnerai  vingt-cinq,  s'il 
le  faut,  pour  qu'il  m'ait  des  chevaux  de  poste. 

La  duchesse  était  restée  en  silence  pendant 
qu'elle  donnait  audience  à  toutes  ces  idées.  Haute- 
mare,  fort  en  colère  de  toutes  les  interpellations 


f?:dor.  147 

dont  il  avait  été  l'objet  de  la  part  des  domestiques, 
alla  s'imaginer  que  ce  silence  était  un  refus. 

—  Madame,  dit-il  insolemment  à  la  duchesse, 
rendez-moi  ma  nièce,  ne  me  forcez  pas  à  venir  la 
chercher,  accompagné  de  tous  mes  sonneurs  de 
cloche  auxquels  se  joindraient  au  besoin  tous  les 
amis  que  j'ai  dans  le  village. 

Ce  mot  décida  la  duchesse  ;  elle  lança  un  vilain 
regard  plein  de  haine,  puis  elle  lui  dit  d'un  ton 
mielleux  : 

—  Mon  cher  monsieur  Hautemare,  combien 
vous  me  comprenez  mal!  Je  veux  vous  rendre 
votre  nièce.  J'étais  là  à  penser  que  la  fraîcheur  de 
la  nuit  peut  redoubler  son  mal  de  poitrine  ;  dites, 
je  vous  prie,  qu'on  mette  les  chevaux  à  la  voi- 
ture. Priez  M"^  Anselme  d'aider  Lamiel  à  s'ha- 
biller; moi-même  je  veux  m'babiller. 

Elle  montrait  la  porte  avec  énergie  à  Hautemare 
qui  faisait  tout  ce  qu'il  pouvait  pour  se  maintenir 
en  colère;  il  ne  voulait  pas  absolument  rentrer 
chez  lui  sans  sa  nièce  ;  il  se  figurait  la  scène  af- 
freuse dont  il  serait  l'objet  de  la  part  de  M'^^  Hau- 
temare si  elle  le  voyait  arriver  sans  Lamiel. 

H  sortit  enfin  ;  la  duchesse  se  précipita  contre 
la  porte  et  mit  trois  verrous.   Quand  les  verrous 


148  LAMIEL. 

furent  retenus  avec  beaucoup  de  soin,  la  duchesse 
eut  un  instant  de  répit  : 

—  Voici  le  moment  arrivé,  se  dit-elle;  eh  bien! 
mes  diamants,  mon  or  et  le  faux  passeport  que  le 
bon  docteur  m'a  procurés! 

Elle  était  fort  énergique  dans  ce  moment,  elle 
n'eut  besoin  de  l'aide  de  personne  pour  ouvrir  une 
petite  trappe  qui  était  maintenue  fermée  par  un 
des  pieds  de  son  lit.  Le  tapis  avait  été  ouvert  en 
cet  endroit,  et  ne  tenait  que  par  un  point  de  cou- 
ture qu'elle  arracha  facilement.  Une  petite  boîte  fort 
commune  contenait  ses  diamants;  l'or  l'embarras- 
sait davantage,  elle  en  avait  cinq  ou  six  livres  ;  elle 
avait  aussi  des  billets  de  banque  qu'elle  cacha  dans 
son  corset  avec  les  diamants  ;  quant  à  l'or,  elle  le 
mit  dans  son  manchon.  Tout  cela  fut  fait  en  cinq 
minutes.  Elle  courut  à  la  chambre  de  Lamiel 
qu'elle  trouva  les  larmes  aux  yeux.  M"°  Anselme 
lui  avait  adressé  des  reproches  grossiers  à  propos 
de  l'indiscrétion  de  son  oncle  qui  venait  réveiller 
le  château  à  une  heure  si  ridicule. 

La  vue  des  larmes  de  Lamiel  fit  oublier  à  la  du- 
chesse toutes  les  craintes  qu'elle  avait  eues  pour 
elle-même;  elle  avait  tant  de  courage  en  cet  ins- 
tant qu'elle  éclata  de  rire,  de  bon  cœur,  quand 


FÉDOR.  149 

Lamiel  lui  demanda  où  en  étaient  les  progrès  de 
l'incendie.  M^®  Anselme  n'ayant  répondu  à  ses 
questions  que  par  des  injures,  elle  crut  ferme- 
ment que  le  feu  était  au  château. 

—  C'est  tout  bonnement,  lui  dit  la  duchesse, 
que  la  révolution  vient  de  recommencer  au  vil- 
lage; mais  ne  sois  pas  inquiète,  ma  petite,  j'ai  sur 
moi  pour  plus  de  huit  mille  francs  de  diamants; 
sur  moi,  j'ai  aussi  de  l'or  et  des  billets  de  banque. 
Nous  allons  nous  sauver  au  Havre,  de  là,  au  pis 
aller,  nous  irons  passer  quinze  jours  en  Angle- 
terre et,  si  je  te  vois  avec  moi,  je  serai  aussi  heu- 
reuse que  dans  ce  château. 

Malgré  son  attendrissement  et  l'amitié  pas- 
sionnée qu'elle  avait  pour  Lamiel,  la  duchesse 
pensa  qu'il  était  d'une  fine  politique  de  ne  pas  lui 
dire  un  mot  de  son  fils.  Son  intention  véritable 
était  de  passer  quelques  heures  dans  sa  tour,  et 
là,  d'attendre  le  moment  où  Fédor  arriverait  à 
Carville.  Dans  tous  les  cas,  si  le  peuple  était  trop 
furieux  à  Carville,  elle  battrait  la  grande  route  à 
deux  ou  trois  lieues  de  distance  et  reviendrait  à 
portée  du  village  dans  la  nuit,  pour  prendre  son 
fils.  Lamiel  était  pénétrée  d'admiration  pour  le 
courage  parfait  de  la  duchesse. 


150  LAMIEL. 

—  Ces  grandes  dames-là  ont  réellement  une 
supériorité  sur  nous.  Certainement  je  n'ai  pas 
peur  de  traverser  la  grand' rue  et  la  place  de  Car- 
ville  où  je  trouverai  tous  les  jeunes  gens  du  pays 
criant  vive  Napoléon  !  ou  vive  la  République  ! 
S'ils  veulent  absolument  briser  la  voiture  de  ma- 
dame, je  lui  donnerai  le  bras  et  nous  sortirons 
fièrement  du  village.  Il  y  a  Yvon  et  Mathieu,  les 
deux  premiers  sonneurs  de  cloches,  qui,  certaine- 
ment m'obéiront  en  tout,  et  Yvon  est  fort  comme 
un  hercule  ;  je  n'ai  donc  pas  peur,  mais  je  suis 
sérieuse  et  attentive,  et  voilà  madame  qui  trouve 
le  temps  de  dire  des  choses  charmantes  et  qui 
nous  font  rire. 

La  duchesse  fut  admirable  de  sang-froid.  Elle 
remit  mille  francs,  qu'elle  avait  en  écus,  à  AP*^  An- 
selme et  à  Saint-Jean,  en  les  priant  de  partager 
cette  somme  entre  tous  les  domestiques.  Elle  exi- 
gea que  personne  ne  la  suivît.  Elle  répéta  plusieurs 
fois,  et  avec  affectation, qu'elle  serait  de  retour  le 
surlendemain.  On  avait  mis  les  chevaux  au  landau 
qui  avait  des  armes  superbes;  elle  eut  la  bravoure 
de  prendre  le  temps  de  les  faire  dételer  et  de  les 
faire  placer  au  coupé  qui,  étant  sans  armes,  serait 
moins  remarqué  delà  populace;  enfin,  ces  dames 


FEDOR.  loi 

montèrent  en  voiture  avec  le  seul  Hautemare  qui, 
épuisé  de  l'effort  qu'il  avait  fait  de  se  maintenir 
en  colère  pendant  une  heure,  de  peur  de  la  scène 
qui  l'attendait  à  la  maison  s'il  reparaissait  sans 
sa  nièce,  avait  les  larmes  aux  yeux,  de  faiblesse, 
et  ne  savait  plus  ce  qu'il  disait. 

En  montant  en  voiture,  la  duchesse  avait  eu  le 
temps  de  dire  à  Lamiel  : 

—  Ne  disons  rien  de  nos  projets  à  cet  homme, 
il  est  peut-être  fanatisé  par  les  jacobins. 

Lamiel  fut  la  première  à  dire,  lorsqu'on  fut 
à  cinq  cents  pas  hors  du  château  : 

—  Mais,  madame,  tout  est  bien  tranquille. 
Bientôt  on  fut  dans  la  grand'rue  du  village  ;  le 

réverbère  delà  municipalité  brûlait  tranquillement 
et  le  seul  bruit  que  ces  dames  entendirent  fut  le 
ronflement  d'un  homme  qui  dormait  dans  sa 
chambre,  au  premier  étage,  élevé  de  huit  pieds 
au-dessus  du  sol.  M""^"  de  Miossens  partit  d'un 
éclat  de  rire  et  se  jeta  dans  les  bras  de  Lamiel  qui 
pleurait  d'amitié  et  d'attendrissement.  Pendant 
quelques  minutes,  M""^  de  Miossens  se  livra  à  toute 
sa  gaîté  ;  le  Hautemare  ouvrait  de  grands  yeux. 

—  Il  faut  éloigner  les  soupçons  de  cet  homme, 
se  dit  la  duchesse. 


Ib2  LAMIEL. 

—  Eh  bien,  mon  cher  Haiitemare,  avez-vous 
été  content  du  bon  sang-froid  avec  lequel  j'ai  ra- 
mené votre  nièce  jusqu'au  logis  de  sa  chère  tante? 
Vous  avez  les  clefs  de  la  tour,  allez  nous  ouvrir  la 
chambre  du  second  étage  et  faites  du  feu,  j'irai 
me  recoucher,  et  si  M"^^  Hautemare  nous  le  per- 
met, dit-elle  avec  un  ton  d'ironie  qui  ne  fut  point 
aperçu  par  le  maître  d'école,  je  désirerais,  pour 
n'avoir  pas  peur  des  esprits,  que  Lamiel  vint  oc- 
cuper le  petit  lit  de  fer. 

Le  lecteur  a  sans  doute  remarqué  que  la  du- 
chesse eut  la  prudence  de  ne  pas  demander  à 
Hautemare  comment  il  savait  que  Fédor  devait 
revenir  à  Carville. 

—  Ceci  tient  à  la  propagande  des  jacobins, 
pensa-l-elle  ;  cet  homme  me  répondrait  par  un 
mensonge,  il  vaut  mieux  ne  pas  le  mettre  sur  ses 
gardes,  je  saurai  tout  par  ma  petite  Lamiel. 

Hautemare,  une  fois  assuré  que  sa  femme  ne 
lui  ferait  pas  de  scène,  eut  bien  honte  de  la  façon 
grossière  dont  il  avait  parlé  à  la  duchesse.  Quant 
à  sa  femme,  tout  à  fait  calmée  par  l'extrême  poli- 
tesse de  la  grande  dame  qui  daignait  elle-même 
reconduire  sa  nièce,  elle  n'eut  pas  de  peine  à  per- 
mettre à  celle-ci  de  remonter  au  plus  vite  auprès 


FED  OR.  153 

de  la  duchesse,  et  elle  s'habilla  pour  préparer  du 
thé.  Ces  bonnes  gens  pensèrent  qu'il  était  mieux 
de  ne  point  faire  de  compliments  à  la  grande 
dame;  le  mad  monta  le  thé  dans  la  chambre  du 
second  étage,  demanda  les  ordres  de  madame  et 
prit  congé  en  faisant  mille  salutations  bien  nobles. 


CHAPITRE   XII 


NOUVELLES    DE    PARIS 


Ces  dames  rirent  beaucoup  de  leur  peur  et  s'en- 
dormirent tranquillement  après  avoir  prêté  l'oreille 
pendant  une  demi-heure  au  profond  silence  qui 
régnait  dans  le  village.  Le  lendemain,  la  duchesse 
ne  s'éveilla  qu'à  neuf  heures  et,  un  instant  après, 
son  fils  Fédor  était  dans  ses  bras. 

Ce  jour-là  était  le  28  juillet  1830.  Fédor,  arri- 
vant à  sept  heures,  n'avait  pas  voulu  qu'on  éveil- 
lât sa  mère.  Il  était  lort  triste. 

—  Si  les  troubles  ont  continué,  se  disait-il,  mes 
camarades  diront  que  je  suis  un  déserteur;  il 
faudrait,  après  avoir  embrassé  ma  mère,  obtenir 
d'elle  que  je  pusse  retourner  à  Paris. 

Lamiel,  en  voyant  ce  jeune  homme  si  inquiet, 
serré  dans  son  uniforme,  lui  trouvait  je  ne  sais 
quel  aspect  piètre  qui  excluait  l'idée  de  force  et 
même  de  courage.  Fédor  était  gras  et  mince;  il 
avait  une  charmante  figure,  mais  l'extrême  peur 


NOUVELLES  DE   PARIS.  155 

de  passer  pour  un  déserteur  lui  ôtait  dans  ce  mo- 
ment toute  expression  décidée,  et  Lamiel  le  trouva 
fort  ressemblant  à  son  portrait. 

—  C'est  bien  là,  se  disait-elle,  cet  être  insigni- 
fiant dont  le  portrait  dans  la  chambre  de  madame 
n'est  regardé  qu'à  cause  de  la  beauté  du  cadre. 

-De  son  côté,  dans  le  moment  de  tranquillité  que 
lui  laissait  ses  remords,  Fédor  se  disait  : 

—  C'est  donc  là  cette  petite  paysanne  qui,  à 
force  d'adresse  normande  et  de  complaisances  bien 
calculées,  a  su  gagner  la  faveur  de  ma  mère  et, 
qui  plus  est,  la  sait  conserver. 

Comme  tout  ce  qui  environnait  Fédor,  —  la  cui- 
sine dans  laquelle  elle  l'avait  entrevu,  l'oncle  Hau- 
teinare  et  sa  femme  encore  toute  triste  de  s'être 
exposée  à  tarir  la  source  des  petits  cadeaux  dont  la 
duchesse  l'accablait,  —  étaient  choses  trop  con- 
nues et  ennuyeuses  pour  Lamiel,  toute  son  atten- 
tion revenait,  malgré  elle,  à  ce  jeune  militaire  si 
mince,  si  pâle  et  qui  avaitl'air  tellement  contrarié. 
Ainsi  avait  eu  lieu  cette  entrevue  dont  l'image 
avait  fait  tant  de  peur  au  docteur  Sansfin.  A  chaque 
instant,  M'"°  Hautemarre  s'approchait  de  sa  nièce 
et  lui  disait  à  voix  basse  : 

—  Mais  fais  donc  les  honneurs  de  la  maison  ; 


ISG  LAMIEL. 

toi  qui  as  tant  d'esprit,  parle  donc  à  ce  jeune  duc, 
ou  bien  il  va  croire  que  nous  sommes  de  grossiers 
paysans. 

Ces  choses,  et  bien  d'autres  semblables,  étaient 
dites  à  demi-voix,  mais  de  façon  à  ce  que  Fédor 
les  entendît  fort  bien.  Lamiel  tâchait  en  vain  de 
faire  comprendre  à  sa  tante  qu'il  était  beaucoup 
mieux  de  laisser  toute  sa  liberté  au  jeune  voyageur. 
Toutes  les  demandes  empressées  de  M"'*"  Haute- 
mare  n'échappèrent  point  à  Fédor  et  toute  sa 
mauvaise  humeur,  qui  était  grande,  se  fixa  sur 
M.  et  M'"^  Hautemare.  Peu  à  peu,  il  voulut  bien 
s'apercevoir  que  Lamiel  avait  des  cheveux  char- 
mants et  qu'elle  eût  été  fort  jolie  si  l'air  de  la 
campagne  n'avait  un  peu  hâlé  sa  peau.  Ensuite, 
il  voulut  bien  découvrir  qu'elle  n'avait  rien  de 
l'air  faux  et  des  petites  minauderies  miei lieuses 
d'une  petite  intrigante  de  campagne.  M""^  Haute- 
mare  montait  à  la  tour  tous  les  quarts  d'heure 
pour  écouter  à  la  porte  de  M'"^  la  duchesse  et  voir 
si  elle  était  éveillée.  Pendant  ces  courses,  Fédor 
restait  seul  avec  Lamiel  et  l'instinct  de  la  jeunesse 
l'emportant  à  la  fin  sur  les  soucis  qui  lui  faisaient 
craindre  la  réputation  de  déserteur,  il  regardait 
Lamiel  avec  beaucoup  d'attention,  et  elle,  de  son 


NOUVELLES  DE   PARIS.  157 

côté,  lui  parlait  avec  tout  l'intérêt  qu'inspire  une 
vive  curiosité,  lorsque  le  docteur  Sansfin  entra 
dans  la  cuisine  qui  servait  de  scène  à  cette  pre- 
mière entrevue.  L'attitude  du  docteur  était  à 
peindre;  il  restait  debout,  dans  l'attitude  d'un 
homme  qui  va  marcher,  la  bouche  ouverte  et  les 
yeux  extrêmement  ouverts. 

—  Il  faut  convenir,  se  dit  Fédor,  que  voilà  un 
bossu  bien  laid  ;  mais  l'on  dit  que  de  ce  vilain 
bossu  et  de  cette  petite  fille  si  singulière  dépend 
toute  la  volonté  de  ma  mère.  Tâchons  de  leur 
faire  la  cour,  afin  d'obtenir  d'elle  qu'elle  veuille 
bien  me  laisser  retourner  à  Paris. 

Cette  résolution  bien  prise,  le  jeune  duc  attaqua 
vivement  la  conversation  avec  le  médecin  de  cam- 
pagne; il  débuta  par  un  récit  exalté  des  premiers 
troubles  qui,  le  26,  à  midi,  avaient  éclaté  dans  le 
jardin  du  Palais-Royal,  près  le  café  Lemblin  : 
deux  élèves  de  l'École  polytechnique,  qui  se  trou- 
vaient dans  ce  café  au  moment  où  on  lisait  tout 
haut  les  fameuses  ordonnances,  avaient  couru  à 
l'hcole  polytechnique  et  avaient  raconté  fort 
exactement  à  leurs  camarades  rassemblés  dans  la 
cour  tout  ce  dont  ils  avaient  été  témoins.  Le 
docteur  écoutait  avec  une  émotion  qui  se  peignait 


158  LA  MIEL. 

avec  énergie  dans  ses  traits  mobiles  ;  sans  doute, 
il  était  charmé  des  accidents  qui  pouvaient  arriver 
aux  Bourbons.  Les  insolences  des  nobles  et  des 
prêtres  étaient  faites  pour  être  senties  vivement 
par  un  homme  qui  se  croyait  un  dieu,  par  la 
nature.  Son  imagination  s'étendait  avec  délices  sur 
les  humiliations  qu'allait  souffrir  cette  maison  des 
Bourbons  qui,  depuis  un  siècle,  protégeait  les  forts 
contre  les  faibles. 

—  Ne  sont-ce  pas  ces  gens-là,  se  disait  Sansfin, 
qui  ont  donné  à  jamais  le  nom  de  canaille  à  la 
classe  dans  laquelle  je  suis  né?  Pour  eux,  tout  ce 
qui  a  de  l'esprit  est  suspect;  ainsi,  si  ce  commen- 
cement d'insurrection  a  des  suites  un  peu  sérieuses, 
si  ces  Parisiens,  si  ridicules,  ont  le  courage  d'avoir 
du  courage,  le  vieux  Charles  X  pourrait  être  forcé 
d'abdiquer,  et  la  classe  de  la  canaille,  à  laquelle 
j'appartiens,  fera  un  pas  en  avant.  Nous  devien- 
drons une  bourgeoisie  respectable  et  que  la  cour 
devra  se  donner  la  peine  de  séduire. 

Puis,  tout  à  coup,  Sansfin  vint  à  se  souvenir  de 
la  belle  position  où  il  s'était  placé  envers  la  con- 
grégation : 

—  Je  suis  à  la  veille  d'obtenir  une  place,  se 
tlit-il,  s'il  me  convient  d'en  demander  une.  Tous 


NOUVELLES   DE   PARIS.  159 

les  châteaux  des  environs  donneraient  cinquante 
louis  ou  cent  louis  chacun,  selon  son  degré  d'ava- 
rice, pour  que  je  fusse  pendu  haut  et  court;  mais 
en  attendant  ce  moment  agréable,  je  me  vois  le 
seul  agent  par  lequel  ils  puissent  communiquer 
avec  le  peuple.  Je  joue  sur  leur  terreur  comme 
Lamiel  joue  sur  son  piano.  Je  les  augmente  et  les 
calme  presque  à  volonté.  S'ils  obtiennent  une  très 
grande  victoire,  les  plus  furibonds  d'entre  eux, 
ceux  qui  forment  le  casino,  obtiendront  des  autres 
que  je  sois  jeté  en  prison.  Le  vicomte  de  Saxile, 
jeune  homme  si  bien  fait  et  si  fier  de  sa  tournure 
de  crocheteur,  n'a-t-il  pas  dit  devant  moi  à  ses 
nobles  associés  du  casino  :  «  Il  y  a  du  jacobinisme 
à  détailler  avec  tant  de  complaisance  les  moyens 
d'agir  que  possèdent  les  jacobins.  »  Ainsi,  si  la 
révolte  de  Paris,  malgré  la  légèreté  de  ces  pauvres 
badauds,  a  l'esprit  de  faire  un  mal  réel  aux  Bour- 
bons, je  perds  ma  fortune  préparée  par  tant  de 
soins  depuis  six  ans  avec  tous  les  châteaux  et  les 
prêtres  des  environs,  d'autres  hommes  puissants 
paraîtront  dans  le  peuple,  et  mon  esprit  devra  faire 
des  miracles  pour  être  associé  au  déploiement  de 
la  force  brutale  ;  si  le  parti  de  la  cour  triomphe 
et  fait  fusiller  une  cinquantaine  de  députés  libé- 


160  LAMIEL. 

raux,  il  faut  que  je  me  sauve  au  Havre  et  peut-être 
de  là  en  Angleterre,  car  aussitôt  le  vicomte  de  Saxile 
vient  demander  qu'on  me  jette  en  prison.  Tout  au 
moins  on  visitera  mes  papiers  pour  voir  si  je  ne 
suis  point  d'accord  avec  les  libéraux  de  Paris.  Ce 
jeune  imbécile  veut  retourner  à  son  École  poly- 
technique, il  faut  pousser  la  duchesse  à  consentir 
à  ce  retour,  et  moi  je  serai  le  modérateur  du  jeune 
homme,  je  l'accompagnerai  à  Paris,  j'enverrai 
deux  fois  par  jour  des  courriers  à  la  duchesse  et, 
au  fond,  j'essayerai  de  me  faufiler  avec  le  parti 
vainqueur.  Ces  Parisiens  sont  si  bêtes  que,  natu- 
rellement, la  cour  s'en  tirera  avec  des  promesses; 
quand  le  peuple  n'est  plus  en  colère,  il  n'a  rien  ; 
et  dans  huit  jours  les  Parisiens  ne  seront  plus  en 
colère.  Dans  ce  cas,  je  gagne  la  faveur  des  chefs 
de  la  congrégation  et  je  reviens  à  Garville  comme 
un  de  leurs  envoyés.  C'est  à  moi  alors  à  faire  en- 
tendre à  tous  les  imbéciles  du  parti  que  M.  le 
vicomte  de  Saxile  est  un  cerveau  brûlé,  capable  de 
tout  gâter.  Par  là,  à  tout  le  moins,  je  me  sauve 
de  la  prison  où  ce  gredin-là  voudrait  me  jeter. 
Il  faut  donc  flatter  ce  petit  imbécile  de  façon  à  ce 
qu'il  m'accepte  pour  compagnon  de  voyage. 
Pendant  toutes  ces  réflexions,  Sansfin  avait  com- 


NOUVELLES  DE   PARIS.  IGl 

mencé  à  flatter  le  jeune  duc,  en  se  faisant  donner 
mille  détails  sur  l'esprit  qui  animait  l'École  poly- 
technique et  en  portant  aux  nues  Monge,  La  Grange 
et  les  autres  grands  hommes  qui  fondèrent  cette 
École.  Ces  grands  hommes  étaient  les  dieux  de 
Fédor,  et  livraient  bataille  dans  son  cœur  à  tous 
ses  préjugés  de  naissance,  soigneusement  flattés 
par  ses  parents.  Il  était  bien  fier  d'être  duc,  mais 
il  pensait  deux  fois  par  jour  à  son  titre,  et,  vingt 
fois  la  journée,  il  jouissait  avec  délices  du  bonheur 
de  passer  pour  un  des  meilleurs  élèves  de  l'École. 

Lorsque  M""®  Hautemare  vint  enfin  annoncer  qu'il 
faisait  jour  chez  la  duchesse,  Fédor  commençait  à 
le  regarder  comme  un  homme  de  beaucoup  d'es- 
prit, et  Lamiel  avait  redoublé  de  considération 
pour  le  génie  avec  lequel  Sansfin  avait  réussi  à 
plaire  au  jeune  duc.  Le  docteur  avait  réussi  à  lui 
dire  pendant  un  instant,  lorsque  le  jeune  duc 
allait  placer  à  la  porte  de  la  chambre  occupée  par 
sa  mère  un  magnifique  bouquet  de  fleurs  rares 
apportées  de  Paris  : 

—  Ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile  au  monde,  c'est 
de  plaire  à  quelqu'un  que  l'on  méprise;  je  ne 
sais  en  vérité  si  je  pourrai  parvenir  à  trouver 
grâce  auprès  de  ce  petit  ducaillon. 

11 


1G2  LA  MI  EL. 

Fédor  monta  chez  sa  mère  ;  le  docteur  avait 
des  visites  à  faire  et  d'ailleurs  voulait  se  faire  ra- 
conter par  la  duchesse  tout  ce  que  son  fils  allait 
lui  dire.  11  y  aurait  naturellement  un  tête-à-téte 
pour  ce  récit,  ce  qui  lui  donnerait  l'occasion  de 
donner  à  la  duchesse  la  volonté  de  l'envoyer  à 
Paris  avec  son  fils. 

Mais  quand  le  docteur  revint  une  heure  après, 
il  trouva  la  duchesse  dans  les  larmes  et  presque 
dans  une  attaque  de  nerfs.  Elle  ne  voulait  pas 
entendre  parler  du  retour  de  son  fils  à  Paris. 

—  Ou  cette  révolte  n'est  rien  —  chaque  mot 
étant  interrompu  par  une  étreinte  hystérique  — 
ou  cette  révolte  n'est  rien,  et  alors  ton  absence 
ne  peut  être  remarquée,  tu  viens  voir  ta  mère 
malade,  rien  de  plus  simple  ;  ou  cette  révolte  va 
jusqu'au  point  d'attendre  de  pied  ferme  les  trente 
mille  hommes  de  Saint-Omer  qui  marchent  sur 
Paris;  en  ce  cas,  je  ne  veux  pas  qu'un  Miossens 
figure  parmi  les  ennemis  du  roi  ;  ta  carrière  serait 
à  jamais  perdue  ;  or,  dans  les  grandes  occasions, 
je  remplace  ton  père  et  je  te  donne  l'ordre  très 
formel  de  ne  pas  me  quitter  d'un  pas. 

Après  avoir  prononcé  cette  dernière  phrase 
d'un  air  assez  ferme,  elle  exigea  que   son  fils. 


NOUVELLES   DE   PARIS.  163 

qui  avait  couru  la  poste  toute  la  nuit,  allât  prendre 
deux  heures  de  repos  et  se  jeter  sur  son  lit,  au 
château. 

Restée  seule  avec  le  docteur,  elle  lui  dit  : 
—  Nos  pauvres  Bourbons  seront  trahis  comme 
à  l'ordinaire.  Vous  verrez  que  les  jacobins  auront 
gagné  les  troupes  du  camp  de  Saint-Omer.  Ils 
ont  des  machinations  qui  restent  inexplicables, 
du  moins  pour  moi.  Par  exemple,  dites-moi,  mon 
cher  ami,  comment,  hier  soir,  à  neuf  heures,  ce 
Hautemare  savait  que  mon  fils  allait  arriver  de 
Paris?  Je  n'avais  fait  confidence  à  personne  de  la 
lettre  pour  Fédor,  dont  j'avais  chargé  le  courrier 
du  duc  de  R...,  et  mon  fils  vient  de  me  montrer 
cette  lettre  ;  pendant  un  quart  d'heure  nous  en 
avons  regardé  le  cachet,  il  était  bien  intact  lorsque 
mon  fils  l'a  rompu. 

Le  docteur  mit  un  art  savant  à  flatter  tous  les 
sentiments  de  la  duchesse;  il  faisait  son  métier 
de  médecin.  Son  but  était  de  calmer  l'irritation 
de  ses  nerfs,  et  il  avait  su  par  Fédor  lui-même 
tout  ce  que  celui-ci  pouvait  apprendre  sur  la  ré- 
volte qui  commençait  à  Paris.  11  trouva  la  du- 
chesse montée  comme  une  tigresse;  ce  fut  le  terme 
dont  il  se  servit  en  racontant  la  chose  à  Lamiel. 


464  LAMIEL. 

Mais  i]  était  de  l'intérêt  du  docteur  de  ne  se 
trouver  à  Carville  qu'au  moment  où  l'on  y  ap- 
prendrait le  résultat  définitif  de  la  révolte  de 
Juillet.  La  duchesse  eut  bientôt  une  idée  :  son  fils 
avait  les  nerfs  en  très  mauvais  état,  ce  jeune 
homme  travaillait  trop,  comme  tous  les  élèves  de 
l'École  polytechnique;  il  fallait  lui  faire  prendre 
des  bains  de  mer  pendant  quinze  jours,  mais  il 
ne  fallait  pas  aller  chercher  la  mer  à  Dieppe, 
ville  séduite  par  l'amabilité  de  M'"*^  la  duchesse 
de  Berri  et  qui  serait  en  butte  aux  soupçons 
des  jacobins.  11  fallait  tout  bonnement  aller 
chercher  la  mer  au  Havre  :  le  commerce  trem- 
blant pour  ses  magasins  ne  souffrirait  pas  le  pil- 
lage en  cette  ville,  si  les  jacobins  avaient  le  des- 
sus ;  et  si  la  cour  triomphait,  ainsi  que  le  docteur 
le  trouvait  fort  probable,  il  serait  impossible  pour 
les  méchants,  hal)ltant  les  châteaux  voisins,  d'at- 
tacher du  ridicule  à  ce  petit  voyage  de  la  du- 
chesse. La  maigreur  et  la  pâleur  de  Fétlor  mon- 
traient assez  que  sa  sauté  était  attaquée  par 
l'excès  du  travail  ;  la  chaleur  était  excessive,  et 
il  avait  obéi  au  conseil  du  docteur  qui  prescrivait 
les  bains  de  mer.  La  duchesse  n'avait  pas  voulu 
aller  à  Dieppe,   parce  qu'elle  n'avait  pas  voulu 


NOUVELLES  DE   PARIS.  165 

attendre  un  costume  de  bal  et  des  chapeaux  qu'il 
lui  fallait  faire  venir  de  Paris.  Fédor  avait  tou- 
jours témoigné  le  désir  non  pas  de  faire  un  voyage 
en  Angleterre,  il  n'en  avait  pas  le  temps,  mais  de 
passer  trois  jours  en  ce  pays  singulier.  Eh  bien  ! 
du  Havre  on  irait  passer  trois  jours  à  Portsmoutli. 


CHAPITRE   XIII 


DEPART 


Tous  ces  arrangements  reçurent  un  commen- 
cement d'exécution  aussitôt  après  que  le  docteur 
en  eut  donné  l'idée  à  la  duchesse.  Celle-ci  y  voyait 
un  avantage  immense  :  le  Havre  était  beaucoup 
plus  loin  de  Paris  que  Carville  et,  en  second  lieu, 
elle  se  flattait  de  n'être  pas  connue  sur  la  route  du 
Havre.  La  duchesse,  réellement  fort  souffrante,  ne 
quitta  pas  la  tour,  mais  tous  les  arrangements  de 
voiture  furent  faits  au  château,  et  à  huit  heures 
du  soir,  comme  les  chevaux  de  poste  arrivaient  à 
la  tour,  on  vit  arriver  par  la  grande  route  de 
Paris  une  malle-poste  pavoisée  de  drapeaux  trico- 
lores. 

—  Mon  Dieu,  que  je  vous  sais  bon  gré  d'avoir 
une  entière  confiance  en  vous,  cher  docteur!  s'é- 
cria la  duchesse  en  prenant  place  dans  son  landau 
avec  son   fils   et  le  docteur. 

La  duchesse  sut  bon  gré  à  celui-ci  qui  ne  voulut 


DEPART.  167 

pcis  absolument  prendre  la  place  du  fond.  Fédor, 
contrarié  de  cette  politesse,  opta,  dès  qu'on  fut  à 
une  lieue  du  village,  de  prendre  place  à  côté  du 
cocher.  Le  docteur  était  ravi,  il  serait  absent  de 
Garville  au  moment  où  le  résultat  définitif  de  la 
révolte  de  Paris  y  arriverait,  et  il  avait  empêché 
pour  longtemps  les  conversations  entre  ce  jeune 
duc  si  élégant  et  si  doux  et  l'aimable  Lamiel. 

Sur  leur  route,  les  voyageurs  ne  trouvèrent  que 
de  la  curiosité.  Tout  le  monde  leur  demandait 
des  nouvelles  de  Paris  ;  on  répondait  en  deman- 
dant des  nouvelles  et  l'on  disait  qu'on  venait  de 
partir  d'une  campagne  voisine.  En  arrivant  à  la 
poste  du  Havre,  la  duchesse  montra  fièrement  un 
passeport  délivré  à  M"""  Miaussante  et  à  son  fils. 
Elle  avait  forcé  celui-ci  à  quitter  son  uniforme  et 
le  pauvre  jeune  homme  en  était  au  désespoir. 

—  Ainsi  quand  on  se  bat,  se  disait-il,  le  duc  de 
Miossens  non  seulement  déserte,  mais  encore  il 
quitte  son  uniforme  ! 

A  peine  installés  au  Havre  dans  une  maison  par- 
ticulière de  la  connaissance  du  docteur,  celui-ci 
procura  une  femme  de  chambre  et  deux  domes- 
tiques qui  ne  savaient  point  du  tout  qui  était 
M'"''  iMiaussante.  Ce  fut  donc  au  Havre  et  dégagée 


168  LAMIEL. 

de  toute  inquiétude  personnelle,  que  la  clucliesse 
passa  les  premiers  jours  du  désespoir  causé  par 
l'incroyable  résultat  de  la  révolution  de  Juillet. 
Quand  elle  sut  que  le  roi  était  exilé  en  Angleterre, 
elle  partit  pour  Portsmouth  avec  son  fils.  En  re- 
venant (de  la  compagnie  au  bâtiment),  le  docteur 
acheta  des  rubans  tricolores,  qu'il  mit  à  sa  bou- 
tonnière, et  partit  pour  Paris.  11  exagéra  à  ses 
amis  delà  congrégation  les  périls  qu'il  avait  courus 
à  Garville,  et  moins  de  huit  jours  après,  un  ordre 
de  M.  César  Sansfm  parut  dans  le  Moniteur;  il 
était  nommé  à  une  sous-préfecture  dans  la  Vendée. 
Son  but  était  seulement  de  marquer  son  adhésion 
au  nouveau  gouvernement.  La  congrégation  le 
chargea  de  lettres  de  recommandation  ;  mais  son 
métier  de  médecin  lui  valait  sept  à  huit  mille  francs 
à  Garville,  et  Sansfm  avait  horreur  de  paraître  en 
uniforme,  avec  l'épée  au  côté. 

—  A  Garville,  se  disait-il,  on  est  accoutumé  à 
ma  bosse,  aux  défauts  de  ma  taille. 

Huit  jours  après  sa  nomination,  le  docteur 
tomba  malade  et  il  vint  en  congé  à  Garville. 

Lamiel  était  restée  chez  sa  tante;  trois  jours 
après  le  départ  de  la  duchesse,  elle  vit  arriver 
quatre  paquets  énormes  remplissant  presque  la 


DEPART.  469 

charrette  couverte  du  château.  C'était  du  linge  et 
des  robes  de  toute  espèce  dont  la  duchesse  lui 
faisait  cadeau.  11  y  avait  quelque  chose  de  tendre 
dans  cette  attention.  Le  27  juillet,  avant  son  dé- 
part, la  duchesse  était  allée  passer  une  heure  au 
château,  elle  avait  fait  faire  ces  paquets,  et,  se  dé- 
liant beaucoup  de  la  probité  de  toutes  les  per- 
sonnes si  exemplaires  qui  l'entouraient,  elle  avait 
fait  environner  ces  paquets  de  rubans  de  fil,  et 
sous  ses  yeux,  avait  fait  appliquer  le  cachet  de 
ses  armes  aux  différents  endroits  où  ces  rubans 
se  croisaient.  Ce  fut  une  précaution  sage  ;  ces  pa- 
quets avaient  donné  beaucoup  d'humeur  à  M""  An- 
selme, et  cet  humeur  devint  de  la  colère  quand 
elle  vit  que  Lamiel,  restée  seule  au  village,  ne 
daignait  pas  monter  au  château  pour  lui  faire  une 
visite. 

La  jeune  fille  n'y  songeait  guère,  elle  n'était 
occupée  qu'à  cacher  la  joie  folle  qui  la  dévorait  ; 
chaque  matin,  à  son  réveil,  elle  éprouvait  un  nou- 
veau plaisir  en  s'apprenant  à  elle-même  qu'elle 
n'était  plus  dans  ce  magnifique  château  où  tout  le 
monde  était  vieux  et  où,  sur  vingt  paroles  qu'on 
prononçait,  dix-huit  étaient  consacrées  à  blâmer; 
maintenant,  sa  seule  affaire  désagréable  était  d'é- 


170  LAMIEL. 

crire  tous  les  jours  une  lettre  à  la  duchesse  ;  pour 
peu  qu'elle  se  livrât  à  ses  pensées,  ses  lettres 
étaient  moins  bien  formées,  mais  en  vérité,  elle 
n'avait  pas  la  patience  de  recopier  ses  lettres;  elle 
songeait  un  instant  aux  réprimandes  polies  dont 
cet  oubli  serait  l'occasion,  puis  chassait  bien  vite 
toutes  les  pensées  désagréables,  et  la  crainte  de 
ces  réprimandes  faisait  comprendre  le  souvenir 
de  cette  duchesse  si  aimable  pour  elle  avec  celui 
de  M."°  Anselme  et  des  auti-es  ennuis  du  château. 
Au  total,  dix  jours  après  être  sortie  de  ce  château, 
il  n'avait  laissé  dans  l'âme  de  Lamiel,  pour  tout 
souvenir,  qu'un  dégoût  profond  de  trois  choses, 
symboles  pour  elle  de  l'ennui  le  plus  exécrable  : 
la  haute  noblesse,  la  grande  opulence  et  le  dis- 
cours édifiant  touchant  la  religion. 

Rien  ne  lui  semblait  plus  ridicule  à  la  fois  et 
plus  odieux  que  la  dignité  affectée  dans  la  dé- 
marche et  la  nécessité  de  parler  de  toutes  choses, 
même  des  plus  amusantes,  avec  une  sorte  de  dé- 
dain mesuré  et  froid.  Après  s'être  avoué  ces  sen- 
timents avec  une  sorte  de  regret,  Lamiel  remar- 
qua que  la  reconnaissance  qu'elle  devait  sans 
contredit  à  la  duchesse  se  trouvait  balancer  exac- 
tement la  déplaisance  que  lui  inspiraient   ses  fa- 


DÉPART.  171 

çons  de  grande  dame,  et  elle  l'oiiblait  bien  vite; 
même  sans  la  nécessité  d'écrire  la  lettre,  elle 
l'eût  oubliée  tout  à  fait. 

L'horreur  pour  tout  ce  qui  pouvait  lui  rappeler 
le  séjour  de  cet  ennuyeux  château  était  si  grande 
qu'elle  l'emporta  sur  la  vanité  si  naturelle  dans  le 
cœur  d'une  fille  de  seize  ans. 

Le  jour  du  départ  de  la  duchesse,  le  docteur 
avait  trouvé  le  moyen  de  lui  dire  : 

—  Allez  pleurer  dans  votre  chambre  le  départ 
de  votre  protectrice,  et  ne  vous  laissez  voir  que 
demain  matin. 

Le  lendemain,  lorsqu'elle  descendit  pour  em- 
brasser M™*"  Hautemare,  celle-ci  fut  bien  surprise 
de  lui  voir  tous  les  vêtements  d'une  paysanne 
et  même  le  hideux  bonnet  de  coton,  par  lequel 
sont  déshonorées  les  jolies  figures  des  paysannes 
des  environs  de  Baveux. 


CHAPITRE   XIV 

LES     LECTURES     DE     LAMIEL 

Ce  trait  de  prétendue  modestie  lui  valut  les  ap- 
plaudissements unanimes  de  tout  lé  village.  Ce 
bonnet  de  coton  si  laid,  sur  cette  tête  qu'on  avait 
vue  parée  de  si  jolis  chapeaux,  soulageait  l'envie. 
Tout  le  monde  sourit  à  Lamiel  quand  elle  sortit 
dans  le  village,  portant  des  sabots  et  une  jupe  de 
simple  paysanne.  Son  oncle,  ne  la  voyant  pas  re- 
venir du  bout  de  la  place,  courut  après  elle. 

—  Où  vas-tu?  lui  cria-t-il  d'un  air  alarmé. 

—  Je  vais  courir,  lui  dit-elle  en  riant;  j'étais  en 
prison  dans  ce  château. 

Et  en  effet,  elle  prit  sa  course  vers  la  cam- 
pagne. 

—  Attends-moi  seulement  une  heure,  dès  que 
ma  classe  sera  finie,  je  t'accompagnerai. 

—  Ah!  pai'di!...  s'écria  Lamiel,  —  c'était  un 
de  ces  mots  vulgaires  qu'il  lui  était  surtout  défendu 
de  prononcer  au  château;  —  ah!  pardi,  je  me 


LES  LECTURES  DE   LAMIEL.  173 

défendrai  bien  contre  les  voleurs!  Et  elle  se  mit  à 
courir  en  sabots  pour  couper  court  aux  objec- 
tions. 

Elle  fit  plus  de  deux  lieues,  s'arrêta  avec  toutes 
les  anciennes  amies  qu'elle  rencontra,  et  enfin  ne 
rentra  qu'à  la  nuit  noire.  Le  maître  d'école  entre- 
prenait déjà  une  réprimande  eu  trois  points  sur 
l'inconvenance  qu'il  y  avait,  pour  les  filles  de  son 
âge,  à  courir  la  nuit,  mais  la  parole  lui  fut  enlevée 
par  sa  digne  moitié  qui  avait  besoin  d'épancher 
l'étonnement,  l'admiration  et  l'envie  dont  l'avaient 
rempli  les  linges  et  les  robes  de  soie  contenus 
dans  les  paquets  apportés  du  château. 

—  Est-il  bien  possible  que  tout  cela  soit  à  toi? 
s'écria-t-elle  avec  une  admiration  triste. 

Après  des  détails  sur  chaque  objet,  qui  parais- 
saient bien  longs  à  Lamiel,  M"^^  Hautemare  essaya 
un  air  d'assurance  que  démentait  le  son  de  sa 
voix,  et  elle  ajouta  : 

—  J'ai  pris  soin  de  ton  enfance,  et  j'ai  lieu 
d'espérer,  ce  me  semble,  que  tu  me  laisseras  bien 
porter,  les  jours  de  fêtes  et  les  dimanches  seule- 
ment, la  plus  mauvaise  de  tes  robes  ? 

Lamiel  resta  stupéfaite,  un  tel  langage  eût  été 
impossible  au  château;  M"''  Anselme  et  les  autres 


174  LAMIEL. 

femmes  de  la  duchesse  avaient  bien  des  senti- 
ments bas,  mais  savaient  les  exprimer  d'une  tout 
autre  façon.  A  la  vue  de  ces  robes,  M^^*^  Anselme 
se  fut  jetée  dans  les  bras  de  Laniiel,  l'eût  accablée 
de  baisers  et  de  félicitations,  puis,  lui  aurait  de- 
mandé en  riant  de  lui  prêter  une  de  ses  robes 
qu'elle  lui  aurait  désignée  par  la  couleur.  Cette  de- 
mande de  robe  consterna  la  jeune  fille;  des  ré- 
flexions pénibles  arrivaient  en  foule,  elle  n'avait 
donc  pei'sonne  à  aimer,  les  gens  qu'elle  s'était 
figurés  comme  parfaits,  du  moins  du  côté  du 
cœur,  étaient  aussi  vils  que  les  autres! 

—  Je  n'ai  donc  personne  à  aimer! 

Pendant  qu'elle  se  livrait  à  ces  réflexions  péni- 
bles, elle  restait  immobile,  debout,  et  son  air  était 
sérieux.  La  tante  Hautemare  en  conclut  que  la 
chère  nièce  hésitait  à  lui  prêter  une  des  robes 
qui  se  trouvaient  dans  les  paquets,  et  alors,  pour 
la  décider,  elle  se  mit  à  lui  détailler  tous  les  ser- 
vices qu'elle  lui  avait  rendus  avant  son  admission 
au  château. 

—  Car  enfin,  tu  n'es  pas  notre  nièce  véritable, 
ajoutait-elle  ;  mon  mari  et  moi, nous  t'avons  choisie 
à  l'hôpital. 

Le  cœur  de  Lamiel  était  déchiré. 


LES  LECTURES   DE   LAMIEL.  17o 

—  Eh  bien,  je  vous  donne  quatre  des  plus 
belles  robes,  s'écria-t-elle  avec  humeur. 

—  A  choisir?  répliqua  la  tante. 

—  Eh!  pardi,  sans  doute,  s'écria  Lamiel  avec 
un  air  de  désespoir  et  d'impatience  qui  fut  remar- 
qué. 

Elle  était  consternée  du  langage  bas  qu'elle 
avait  désappris  au  château.  Tout  en  convenant 
avec  elle-même  du  peu  d'esprit  de  l'oncle  et  de 
la  tante,  elle  avait  rêvé  une  famille  à  aimer.  Dans 
son  besoin  de  sentiment  tendre,  elle  avait  fait  un 
mérite  à  sa  tante  du  manque  d'esprit,-  elle  se 
sentit  toute  bouleversée,  puis^  tout  à  coup,  elle 
fondit  en  larmes.  Alors  son  oncle  essaya  de  la 
consoler  de  l'énorme  sacrifice  des  quatre  robes 
qu'elle  venait  de  faire.  Il  lui  détailla  tous  les 
droits  que  sa  tante  avait  à  sa  reconnaissance.  La- 
miel, qui  voulait  se  réserver  au  moins  la  faculté 
d'aimer  son  oncle,  prit  la  fuite  par  un  mouve- 
ment instinctif,  et  alla  se  promener  dans  le  cime- 
tière. 

—  Si  j'avais  ici  le  docteur,  se  dit-elle,  il  rirait 
de  ma  douleur  et  de  mes  folles  espérances  qui  en 
sont  la  cause  ;  il  ne  me  consolerait  pas,  mais  il 
me  dirait  des  choses  vraies  qui  m'empêcheraient 


17ti  LAMIEL. 

pour  l'avenir  de  tomber  dans  une  semblable 
erreur. 

Tout  ce  qu'il  y  avait  de  joli  et  de  tranquille 
dans  la  vile  chaumière  de  son  oncle  disparut  à 
ses  yeux.  On  ne  voulut  pas  même  lui  permettre 
d'occuper  la  chambre  du  second  étage,  dans  la 
tour,  sous  prétexte  qu'elle  y  serait  seule  et  que 
les  commères  du  village  ne  manqueraient  pas  de 
prétendre  qu'elle  pourrait  ouvrir  la  porte,  de  nuit, 
à  quelque  galant.  Cette  idée  fit  horreur  à  Lamiel. 
Confinée  dans  son  petit  lit,  de  la  salle  à  manger 
dont  elle  n'était  séparée  que  par  un  paravent, 
Lamiel  ne  pouvait  passe  défendre  d'entendre  tous 
les  propos  qui  se  tenaient  dans  la  maison.  Le  sen- 
timent de  profond  dégoût  ne  fit  que  croître  et 
embellir  les  jours  suivants.  Outre  le  chagrin  de 
ce  qu'elle  voyait»  Lamiel  était  encore  en  colère 
contre  elle-même. 

—  Je  me  croyais  sage,  se  dit-elle,  parce  que 
j'embarrasse  quelquefois  l'abbé  Clément  et  même 
le  terrible  docteur  Sansfin;  c'est  tout  simplement 
que  je  sais  dire  quelques  jolies  paroles,  mais,  au 
fond,  je  ne  suis  qu'une  petite  fille  bien  ignorante. 
Voici  huit  jours  entiers  que  je  ne  puis  sortir  d'un 
profond  étonnement;  je  tenais  pour  indubitable 


LES  LECTUPxES  DE   LAMIEL.  177 

que  je  trouverais  dans  la  chaumière  de  mon  oncle 
la  liberté  de  remuer,  et  par  conséquent,  disais-je, 
je  serai  parfaitement  heureuse.  J'ai  trouvé  cette 
liberté  dont  l'absence  m'était  si  cruelle  au  châ- 
teau, et  pourtant  une  certaine  chose,  dont  je  n'eusse 
jamais  soupçonné  l'existence,  vient  m'ôter  toute 
espèce  de  bonheur. 

Deux  jours  après,  Lamiel  conclut  de  ses  tristes 
sentiments,  qui  ne  la  quittaient  pas  un  instant, 
qu'il  fallait  donc  se  méfier  de  l'espérance.  Cette 
vérité  fut  sur  le  point  de  jeter  Lamiel  dans  le  dé- 
sespoir. Elle  voyait  tout  en  beau  dans  la  vie,  tout 
à  coup  ses  rêves  de  plaisir  recevaient  le  démenti  le 
plus  cruel.  Son  cœur  n'était  point  tendre,  mais 
son  esprit  était  distingué.  Pour  cette  àme  où  l'a- 
mour n'avait  point  encore  paru,  une  conversation 
amusante  était  le  premier  besoin;  et  tout  à  coup, 
au  lieu  des  anecdotes  du  grand  monde  racontées 
longuement  par  la  duchesse  et  d'une  façon  bien 
intelligible,  au  lieu  des  traits  d'esprit  charmants 
qui  brillaient  dans  les  commentaires  de  l'aimable 
abbé  Clément,  elle  se  trouvait  condamnée  tout  le 
long  du  jour  aux  idées  les  plus  vulgaires  de  la 
prudence  normande,  exprimées  dans  le  style  le 
plus  énergique,  c'est-à-dire  le  plus  bas.  Elle  eut 


178  LAMIEL. 

un  nouveau  chagrin;  elle  alla  voir  l'abbé  Clément 
à  sa  cure  ;  elle  l'aperçut  clans  son  verger,  lisant 
son  bréviaire,  et,  un  instant  après,  une  grosse  ser- 
vante vint  lui  dire  que  M.  le  curé  ne  pouvait  pas 
la  recevoir;  et  cette  grosse  servante  ajouta  de  l'air 
le  plus  moqueur  : 

—  Allez,  allez,  ma  petite,  allez  prier  dans  l'é- 
glise, et  sachez  qu'on  ne  parle  pas  ainsi  à  M.  le 
curé. 

La  sensibilité  de  Lamiel  se  révolta  ;  elle  revint 
chez  son  oncle,  fondant  en  larmes.  Le  lendemain, 
son  parti  était  pris  de  n'être  plus  sensible  au 
moindre  accueil;  elle  frémissait  auparavant  à  la 
seule  idée  d'aller  voirM'^''  Anselme,  dont  elle  s'at- 
tendait d'être  reçue  avec  la  moquerie  la  plus  mé- 
chante. Maintenant  qu'elle  avait  été  mal  reçue 
par  l'abbé  Clément  qu'elle  croyait  son  ami,  que 
lui  importait  tout  le  reste  !... 

Quoique  née  en  Normandie,  Lamiel  n'était  guère 
habile  dans  l'art  de  défendre  à  sa  figure  d'expri- 
mer les  sentiments  qui  l'agitaient.  A  vrai  dire,  elle 
n'avait  point  eu  le  temps  d'acquérir  de  l'expé- 
rience; c'était  un  cœur  et  un  esprit  romanesques 
qui  se  figuraient  les  chances  de  bonheur  qu'ils 
allaient  trouver  dans  la  vie  ;  c'était  là  le  revers  de 


LES  LECTURES   DE   LAMIEL.  179 

la  médaille.  Les  conversations  de  la  duchesse  et 
de  l'abbé  Clément,  la  rude  philosophie  du  docteur 
Sansfm  avaient  cultivé  d'une  façon  brillante  les 
germes  d'esprit  qu'elle  avait  reçus  de  la  nature  ; 
mais  pendant  qu'elle  employait  ainsi  de  longues 
soirées,  elle  n'avait  aucune  occasion  de  se  sou- 
mettre aux  impressions  et  aux  petites  mortifica- 
tions que  donne  le  rude  contact  avec  des  égaux. 
Elle  n'avait  pour  toute  expérience  que  celle  de 
l'impertinence  d'une  troupe  de  femmes  de  chambre 
envieuses;  elle  avait  seize  ans,  et  la  moindre  pe- 
tite fille  du  village  en  savait  bien  plus  qu'elle  sur 
les  jeunes  gens  et  sur  l'amour.  En  dépit  des 
poètes,  ces  choses-là  n'ont  rien  d'élégant  au  vil- 
lage; tout  y  est  grossier  et  fondé  sur  l'expérience 
la  plus  claire. 

Lamiel  arriva  jusque  dans  la  chambre  de  W"  An- 
selme avec  des  yeux  qui  firent  peur  à  celle-ci,  tant 
ils  étaient  animés  par  le  désespoir.  Lamiel  venait 
de  traverser  le  salon  où  si  souvent  l'abbé  Clément 
lui  avait  adressé  des  paroles  si  gracieuses,  et 
maintenant  il  refusait  de  la  recevoir, 

La  vieille  femme  de  chambre  avait  préparé  une 
quantité  d'impertinences  polies  qu'elle  se  propo- 
sait d'adresser  à  Lamiel  à  la  première  vue.  Elle 


180  LAMIEL. 

ne  pardonnait  point  à  la  jeune  fille  les  sept  robes 
de  soie  de  la  duchesse  sur  lesquelles  elle  avait 
compté. 

Mais  sa  première  idée  en  voyant  Lamiel  fut 
qu'elle,  M"""  Anselme,  était  séparée  par  neuf  grands 
pieds  du  premier  salon  où  se  trouvait  peut-être 
un  vieux  valet  de  chambre  sourd.  Elle  fut  donc 
avec  la  jeune  fille  d'une  politesse  tellement  miel- 
leuse que  le  cœur  de  celle-ci  en  fut  révolté.  La- 
miel lui  dit  brusquement  : 

—  Madame  m'a  ordonné  de  continuer  mon  édu- 
cation de  lectrice,  et  je  viens  prendre  des  livres. 

—  Prenez  tout  ce  que  vous  voudrez,  mademoi- 
selle; ne  sait-on  pas  que  tout  ce  qui  est  au  châ- 
teau vous  appartient? 

Lamiel  profita  de  la  permission  et  emporta  plus 
de  vingt  volumes;  elle  sortit  de  la  bibliothèque, 
puis  y  rentra  avec  vivacité. 

—  J'oubliais...  dit-elle  à  M'^°  Anselme  qui  sui- 
vait ses  mouvements  d'un  œil  jaloux. 

Lamiel  avait  d'abord  pris  les  romans  de  M"""  de 
Genlis,  la  Bible,  Éraste  ou  VAmi  de  la  jeunesse , 
Sethos,  les  histoires  d'Anquetil,  et  autres  livres 
permis  par  la  duchesse. 

—  Je  suis  une  sotte,  se  dit-elle.  Je  m'occupe 


LES  LECTURES  DE  LAMIEL.  181 

du  profond  dégoût  que  me  donnent  les  compli- 
ments mielleux  de  cette  fille  qui  m'exècre;  je 
néglige  le  précepte  du  docteur  :  juger  toujours  la 
situation  et  s'élever  au-dessus  du  sentiment  du 
moment.  Je  puis  m'emparer  de  tous  les  livres 
dont  madame  me  défendait  la  lecture  avec  tant 
de  rigueur.  Elle  prit  les  romans  de  Voltaire,  la 
correspondance  de  Grimni,  G  il  Blas,  etc. 

M""  Anselme  avait  dit  qu'elle  prendrait  la  liste 
des  ouvrages  choisis  ;  mais  pour  éviter  cette  liste 
accusatrice,  Lamiel  eut  l'esprit  de  s'adresser  aux 
livres  non  reliés  et  destinés  àêtrelus.  M^"^  Anselme, 
voyant  que  les  livres  qu'elle  emportait  n'étaient 
point  reliés,  se  contenta  de  les  compter.  En  rap- 
portant ce  fardeau  à  la  maison,  Lamiel  était  d'une 
tristesse  profonde  ;  elle  ne  pouvait  répondre  à 
une  question  qu'elle  se  faisait,  ce  qui  la  mettait 
en  colère  contre  elle-même  : 

—  Comment  !  se  disait-elle,  je  m'irrite  de  la 
grossièreté  pleine  de  bienveillance  que  je  trouve 
chez  mon  oncle,  et  je  m'irrite  encore  de  la  poli- 
tesse trop  mielleuse  de  cette  mademoiselle  An- 
selme, qui  voudrait  de  tout  son  cœur  me  voir  au 
fond  du  grand  étang,  comme  disait  le  docteur 
Sansfm  ;  je  suis  donc  à  seize  ans  comme  le  doc- 


182  L AMI  EL. 

teur  Sansfin  dit  que  sont  les  femmes  de  cinquante? 
Je  m'irrite  de  tout  et  je  suis  en  colère  contre  le 
genre  humain. 

L'exemplaire  de  Gil  Blas  que  Lamiel  avait  pris 
au  château  avait  des  estampes  ;  c'est  ce  qui  la 
détermina  à  ouvrir  ce  livre  de  préférence  aux 
autres.  Elle  avait  réussi  à  introduire  tous  ces 
volumes  dans  la  tour  sans  être  aperçue  par  son 
oncle,  que  la  vue  de  tant  de  livres  n'eût  pas  man- 
qué de  mettre  en  colère;  car,  quoique  maître  d'é- 
cole, il  répétait  souvent  : 

«  Ce  sont  les  livres  qui  ont  perdu  la  France.  » 
C'était  une  des  maximes  du  terrible  Du  Sail- 
lard,  le  curé  de  la  paroisse.  En  cachant  ces  livres 
au  rez-de-chaussée  de  la  tour,  Lamiel  avait  lu 
quelques  pages  de  Gil  Blas;  elle  y  avait  trouvé 
tant  de  plaisir  qu'elle  osa  sortir  de  la  maison  par 
une  fenêtre  du  derrière,  sur  les  onze  heures, 
quand  elle  vit  sa  tante  et  son  oncle  profondément 
endormis.  Elle  avait  la  clef  de  la  tour,  elle  y 
entra,  et  lut  jusqu'à  quatre  heures  du  matin.  En 
revenant  se  coucher,  elle  était  parfaitement  heu- 
reuse ;  elle  n'était  plus  en  colère  contre  elle-même. 
D'abord,  l'esprit  rempli  des  aventures  racontées 
par  Gil  Blas,  elle  ne  songeait  plus  guère  aux  sen- 


LES  LECTURES   DE  LAMIEL.  183 

tiraents  qu'elle  se  reprochait,  et  ensuite,  ce  qui 
valait  bien  mieux,  elle  avait  puisé  dans  Gil  Blas 
des  sentiments  d'indulgence  pour  elle  et  pour  les 
autres  ;  elle  ne  trouvait  plus  si  vils  les  sentiments 
inspirés  à  sa  tante  Hautemare  par  la  vue  des  belles 
robes. 

Pendant  huit  jours,  Lamiel  fut  tout  entière  à 
la  lecture. 


CHAPITRE   XV 


L  AMOUR    AU    lîOIS 


Pendant  les  mois  suivants,  elle  s'ennuyait  toutes 
les  fois  qu'elle  était  dans  la  maison  de  son  oncle; 
elle  passait  donc  sa  vie  dans  les  champs.  Elle  reprit 
ses  rêveries  sur  l'amour;  mais  ses  pensées  n'étaient 
point  tendres,  elles  n'étaient  que  de  curiosité. 

Le  langage  dont  sa  tante  se  servait  en  tâchant 
de  la  prémunir  contre  les  séductions  des  hommes 
devait  à  sa  platitude  un  succès  complet;  le  dé- 
goût qu'il  lui  donnait  rejaillissait  sur  l'amour. 

Sa  tante  lui  disait  un  jour: 

—  Comme  on  sait  que  les  belles  robes  que  je 
porte  le  dimanche  à  l'église  viennent  de  toi,  les 
jeunes  gens  supposeront  peut-être,  au  reste  avec 
raison,  que  M™*"  la  duchesse  te  fera  un  cadeau  le 
jour  de  tes  noces,  et,  dès  qu'ils  te  verront  seule, 
ils  chercheront  à  te  serrer  dans  leurs  bras. 

Ces  derniers  mots  frappèrent  la  curiosité  de 
Lamiel,  et,  au  retour  de  sa  promenade  du  soir,  un 


L'AMOUR  AU   BOIS.  185 

jeune  homme  qui  revenait  d'une  noce  au  village 
voisin,  où  l'on  avait  bu  beaucoup  de  cidre,  se  pré- 
valant d'une  connaissance  légère,  l'aborda  et  fit 
le  geste  de  ]a,  serrer  dans  ses  bras.  Lamiel  se  laissa 
embrasser  fort  paisiblement  par  le  jeune  homme, 
qui  déjà  concevait  de  grandes  espérances,  quand 
Lamiel  le  repoussa  avec  force;  et,  coiume  il  reve- 
nait, elle  le  menaça  du  poing  et  se  mit  à  courir. 
L'ivrogne  ne  put  la  suivre. 

—  Quoi!  n'est-ce  que  ça?  se  dit-elle.  11  a  la  peau 
douce,  il  n'a  pas  la  bouche  dure  comme  mon  oncle, 
dont  les  baisers  m'écorchent.  Mais  le  lendemain 
sa  curiosité  reprit  le  raisonnement  sur  le  peu  de 
plaisir  qu'il  y  a  à  être  embrassée  par  un  jeune 
homme.  Il  faut  qu'il  y  ait  plus  que  je  n'ai  senti; 
autrement  les  prêtres  ne  reviendraient  pas  si  sou- 
vent à  défendre  ces  péchés. 

Le  magister  Hautemare  avait  une  espèce  de 
prévôt  pour  répéter  les  leçons,  nommé  Jean  Ber- 
ville,  grand  nigaud  de  vingt  ans,  fort  blond.  Les 
enfants  eux-mêmes  se  moquaient  de  sa  petite  tête 
ronde  et  finoise  perchée  au  haut  de  ce  grand 
corps.  Jean  Berville  tremblait  devant  Lamiel.  Un 
jour  de  fête,  elle  lui  dit  après  dîner  : 

—  Les  autres  vont  danser,  sors  tout  seul,  et  va 


186  LA  Ml  EL. 

m'attendre  à  la  croisée  des  chemins,  à  un  quart  de 
lieue  du  village,  auprès  delà  grande  croix  ;  j'irai 
te  rejoindre  dans  un  quart  d'heure. 

Jean  Berville  se  mit  en  marche  et  s'assit  au 
pied  de  la  croix,  sans  se  douter  de  rien. 

Lamiel  arriva. 

—  Mène-moi  7ne  promener  au  bois,  lui  dit-elle. 
Le  curé  défendait  surtout  aux  jeunes  filles  d'aller 

se  promener  au  bois.  Quand  elle  fut  dans  le  bois 
et  dans  un  lieu  fort  caché,  entouré  de  grands  arbres 
et  derrière  une  sorte  de  haie,   elle  dit  à  Jean  : 

—  Embrasse-moi,  serre-moi  dans  tes  bras. 
Jean  l'embrassa  et  devint  fort  rouge.  Lamiel  ne 

savait  que  lui  dire  ;  elle  resta  là  à  penser  un  quart 
d'heure  en  silence,  puis  dit  à  Jean: 

—  Allons-nous-en;  toi,  va-t'en  jusqu'à  Gharnay, 
à  une  lieue  de  là,  et  ne  dis  à  personne  que  je  t'ai 
mené  au  bois. 

Jean,  fort  rouge,  obéit;  mais  le  lendemain,  de 
retour  à  l'école,  Jean  la  regardait  beaucoup.  Huit 
jours  après,  arriva  le  premier  lundi  du  mois. 
Lamiel  allait  toujours  se  confesser  ce  jour-là.  Elle 
raconta  au  saint  prêtre  sa  promenade  dans  le  bois; 
elle  n'avait  garde  de  rien  lui  cacher,  dévorée 
qu'elle  était  par  la  curiosité. 


L'AMOUR  AU   BOIS.  187 

L'honnête  curé  lui  fit  une  scène  épouvantable, 
mais  n'ajouta  rien  ou  presque  rien  à  ses  connais- 
sances. Trois  jours  après,  Jean  Berville  fut  ren- 
voyé par  Hautemare,  qui  se  mit  à  épier  sa  nièce 
Laniiel.  Un  mot  dit  par  M.  Hautemare  et  surpris 
par  Lamiel  lui  fit  soupçonner  qu'elle  était  pour 
quelque  chose  dans  la  disgrâce  de  Jean.  Elle  le 
chercha,  le  trouva  huit  jours  après,  qui  condui- 
sait les  charrettes  d'un  voisin,  courut  après  et  lui 
donna  deux  napoléons.  Tout  étonné,  Jean  regarda 
au  loin,  il  n'y  avait  personne  sur  la  grande  route; 
il  embrassa  Lamiel  et  la  blessaavecsa  barbe;  elle 
le  repoussa  vivement,  mais  cependant  résolut  de 
savoir  à  quoi  s'en  tenir  sur  l'amour. 

—  Viens  demain  sur  les  six  heures  dans  le  bois 
où  nous  avons  été  l'autre  dimanche,  je  m'y  ren- 
drai. 

Jean  se  mit  à  se  gratter  l'oreille  : 

—  C'est  que,  lui  dit-il  après  bien  des  ricane- 
ments et  des  mademoiselle  est  trop  bonne,  c'est 
que,  dit  enfin  Jean  Berville,  mon  travail  ne  sera 
pas  achevé  demain.  C'est  un  marché  qui  doit  me 
rapporter  mieux  de  six  francs  par  jour,  et  demain 
je  ne  ramènerai  la  charrette  de  Méry  qu'à  huit 
heures  du  soir. 


188  LAMIEL. 

—  Quand  seras-tu  libre? 

—  Mardi.  Mais  non,  il  y  aura  peut-être  encore 
quelque  chose  à  faire,  et  on  ne  me  mettra  mon 
argent  en  main  que  quand  tout  sera  parachevé. 
Mercredi  sera  le  plus  sûr  pour  ne  pas  nuire  à  mes 
petites  affaires. 

—  Très  bien  ;  je  te  donnerai  dix  francs,  viens 
dans  les  bois  mercredi  sans  manquer,  à  six  heures 
du  soir. 

—  Oh  !  pour  les  dix  francs,  si  mademoiselle  le 
veut,  j'irai  bien  demain  mardi,  à  six  heures  pré- 
cises. 

—  Eh  bien,  demain  soir,  dit  Lamiel  impatien- 
tée de  l'avarice  de  l'animal. 

Le  lendemain,  elle  trouva  Jean  dans  le  bois  ;  il 
avait  ses  habits  des  dimanches. 

—  Embrasse-moi,  lui  dit-elle. 

Il  l'embrassa.  Lamiel  remarqua  que,  suivant 
l'ordre  qu'elle  lui  en  avait  donné,  il  venait  de  se 
faire  faire  la  barbe;  elle  le  lui  dit. 

—  Oh  !  c'est  trop  juste,  reprit-il  vivement,  ma- 
demoiselle est  la  maîtresse;  elle  paye  bien  et  elle 
est  si  jolie! 

—  Sans  doute,  je  veux  être  ta  maîtresse. 

—  Ah!  c'est  différent,  dit  Jean  d'un  air  affairé; 


L'AMOUR   AU   BOIS.  189 

et    alors  sans   transport,    sans   amour,    le  jeune 
Normand  fit  de  Lamiel  sa  maîtresse. 

—  Il  n'y  a  rien  autre?  dit  Lamiel. 

—  Non  pas,  répondit  Jean. 

—  Âs-tu  eu  déjà  beaucoup  de  maîtresses? 
— ■  J'en  ai  eu  trois. 

—  Et  il  n'y  a  rien  autre  ? 

—  >'on  pas  que  je  sache  ;  mademoiselle  veut- 
elle  que  je  revienne? 

—  Je  te  le  dirai  d'ici  à  un  mois  ;  mais  pas  de 
bavardages,  ne  parle  de  moi  à  personne. 

—  Oh  !  pas  si  bête,  s'écria  Jean  Berville.  Son 
œil  brilla  pour  la  première  fois. 

—  Quoi  !  l'amour  ce  n'est  que  ça?  se  disait 
Lamiel  étonnée  ;  il  vaut  bien  la  peine  de  le  tant 
défendre.  Mais  je  trompe  ce  pauvre  Jean  :  pour 
être  à  même  de  se  retrouver  ici,  il  refusera  peut- 
être  du  bon  ouvrage.  Elle  le  rappela  et  lui  donna 
encore  cinq  francs.  Il  lui  fit  des  remerciements  pas- 
sionnés. 

Lamiel  s'assit  et  le  regarda  s'en  aller. 
Puis  elle  éclata  de  rire  en  se  répétant  : 

—  Comment,  ce  fameux  amour,  ce  n'est  que  ça  ! 


CHAPITRE   XVI 


LE    MAITRE    DE    DUVAL 


Gomme  elle  s'en  revenait  pensive  et  moqueuse, 
elle  aperçut  un  joli  jeune  homme  fort  bien  mis 
qui  s'avançait  de  son  côté  sur  la  grande  route.  Ce 
jeune  homme,  qui  paraissait  avoir  la  vue  courte, 
arrêtait  presque  son  cheval  pour  pouvoir  regarder 
Lamiel  plus  à  l'aise  avec  son  lorgnon.  Quand  il  ne 
fut  plus  qu'à  trente  pas,  il  fiL  un  mouvement  de 
joie,  appela  son  domestique,  lui  remit  son  cheval, 
et  ce  domestique  s'éloigna  au  grand  trot. 

Le  jeune  Fédor  de  Miossens,  car  c'était  lui, 
arrangea  ses  cheveux  et  s'avança  vers  Lamiel  d'un 
air  d'assurance. 

—  Décidément,  c'est  à  moi  qu'il  en  veut,  se  dit 
celle-ci. 

Quand  il  fut  tout  près  d'elle  : 

—  Il  est  timide  au  fond  et  veut  se  donner  l'air 
hardi. 

Cette  remarque,  qui  sauta  aux  yeux  de  notre 


LE   31  AIT  RE   DE   DCVAL.  191 

héroïne,  la  rassura  beaucoup  ;  en  le  voyant  venir 
avec  sa  démarche  à  mouvements  brusques  et  de 
haute  fatuité,  elle  se  disait  : 

—  Le  chemin  est  bien  solitaire. 

Dès  le  lendemain  de  l'arrivée  du  jeune  duc, 
Duval,  son  valet  de  chambre  favori,  lui  avait 
appris  qii' à  cause  de  sa  prochaine  arrivée,  on 
s'était  cru  obligé  d'éloigner  bien  vite  une  jeune 
grisette  de  seize  ans,  charmante  de  tous  points, 
favorite  de  sa  mère,  qui  savait  l'anglais,  etc. 

—  Tant  pis!  avait  dit  le  jeune  duc. 

—  Comment,  tant  pis?  reprit  Duval  de  l'air 
d'assurance  d'un  homme  qui  mène  son  maître; 
c'est  du  bien  que  l'on  vole  à  M.  le  duc,  il  se 
doit  d'attaquer  cette  jeunesse;  on  donne  à  cela 
quelques  livres  et  une  belle  chambre,  dans  le  vil- 
lage, où  monsieur  le  duc  va  le  soir,  chez  elle,  brider 
des  cigares. 

—  Ce  serait  presque  aussi  ennuyeux  que  chez 
ma  mère,  dit  le  duc  en  bâillant. 

Duval,  voyant  que  la  description  de  ce  bonheur 
faisait  peu  d'impression,  ajouta  : 

—  Si  quelqu'un  des  amis  de  monsieur  le  duc 
vient  le  voir  à  son  château,  monsieur  le  duc  aura 
quelque  chose  à  lui  montrer,  le  soir. 


102  LAMIEL. 

Cette  raison  fit  impression,  et  l'éloquence  de 
Duval,  quieut  soin,  matin  et  soir,  de  parler  de 
Lamiel,  prépara  le  jeune  homme  à  se  laisser  con- 
duire, lui  qui  tremblait  à  l'idée  de  faire  quelque 
démarche  ridicule  qui  pourrait  faire  anecdote 
contre  lui.  Mais  enfin  l'ennui  était  excessif  au 
château  de  Miossens;  l'abbé  Clément  avait  trop 
d'esprit  pour  hasarder  des  idées  devant  un  jeune 
sot  arrivant  de  Paris,  et  qui  savait  qu'il  était  neveu 
d'une  femme  de  chambre  de  sa  mère. 

Fédor  finit  donc  par  se  rendre,  mais  à  contre- 
cœur, aux  exhortations  de  son  tyran  Duval.  Depuis 
trois  ou  quatre  ans,  il  s'était  réellement  beaucoup 
occupé  de  géométrie  et  de  chimie,  et  avait  con- 
servé toutes  les  idées  de  seize  ans  sur  le  ton  de 
facilité  et  d'aisance  avec  lequel  un  homme  de 
naissance  devait  aborder  une  grise  tte,  même  sût-elle 
l'anglais.  C'étaient  ces  idées  qui  faisaient  obstacle 
réel,  et  il  n'osait  les  avouer  à  Duval.  La  parfaite 
effronterie  de  cet  homme  le  choquait  au  fond  ; 
il  était  timide  devant  le  ridicule.  Le  jeune  duc 
avait  de  la  noblesse  dans  l'âme  ;  il  était  loin  de 
voir  que  les  cinq  ou  six  louis  à  gagner  sur  l'ameu- 
blement du  petit  appartement  à  offrir  à  Lamiel 
étaient  le  seul  mobile  qui  faisait  agir  son  valet  de 


LE    MAITRE   DE   DUVAL.  193 

chambre.  Plus  Fédor  était  timide,  plus  la  flatterie 
de  Duval  lui  était  agréable  ;  Duval  ne  pourrait  le 
décider  à  agir  qu'en  poussant  la  forme  de  la  flat- 
terie jusqu'à  l'excès. 

Par  exemple,  il  le  flatta  horriblement  le  jour  où  il 
le  détermina  à  parler  à  Lamiel.  Fédor  se  hâta  de 
santer  à  bas  de  son  cheval  aussitôt  qu'il  l'aperçut, 
et  s'approcha  d'elle  en  faisant  beaucoup  de  gestes. 

—  Voici,  mademoiselle,  un  étui  de  bois  garni 
de  pointes  d'acier  d'un  effet  charmant.  Vous  l'avez 
oublié  en  quittant  le  château  de  ma  mère,  qui  vous 
aime  beaucoup  et  m'a  chargé  de  vous  le  rendre  à 
la  première  fois  que  je  vous  rencontrerais.  Savez- 
vous  bien  qu'il  y  a  plus,  d'un  mois  que  je  vous 
cherche?  Quoique  ne  vous  ayantjamaisvue,  jevous 
ai  reconnue  d'abord  à  votre  air  distingué,  etc. 

Les  yeux  de  Lamiel  étaient  superbes  d'esprit  et 
de  clairvoyance,  tandis  que,  renfermée  dans  une 
immobilité  parfaite,  elle  observait  du  haut  de  son 
caractère  ce  jeune  homme  si  élégant  qui  se  fati- 
guait à  faire  de  petits  gestes  saccadés,  comme  un 
jeune-premier  de  vaudeville. 

—  Au  fait,  il  ne  dit  rien  de  joli,  pensait  Lamiel  ; 
il  ne  vaut  guère  mieux  que  cet  imbécile  de  Jean 
Berville  que  je   quitte.    Quelle    diiïérence    avec 

13 


194  LA  MI  EL. 

l'abbé  Clément!  Comme  celui-ci  eût  été  gentil  en 
me  rapportant  mon  étui  ! 

Au. bout  d'un  quart  d'heure  qui  parut  bien  long 
à  la  jeune  fille,  le  duc  trouva  un  compliment  bien 
tourné  et  naturel.  Lamiel  sourit,  et  aussitôt  Fédor 
devint  charmant;  le  temps  cessa  de  lui  paraître 
horriblement  long,  ainsi  qu'à  Lamiel.  Encouragé 
par  ce  petit  succès  qu'il  sentit  avec  délices,  le  duc 
devint  charmant,  car  il  avait  infiniment  d'esprit; 
la  nature  avait  seulement  oublié  de  lui  donner  la 
force  de  vouloir.  On  avait  tant  et  si  souvent  acca- 
blé de  conseils  ce  pauvre  jeune  homme  sur  les 
mille  gaucheries  que  l'on  commet  à  seize  ans 
quand  on  est  obligé  à  parler  dans  un  salon  comme 
un  homme  du  monde,  que,  au  moindre  mouvement 
à  faire,  au  moindre  mot  à  dire,  il  était  stupéfié 
par  le  souvenir  de  trois  ou  quatre  règles  contradic- 
toires et  auxquelles  il  ne  fallait  pas  manquer.  C'est 
le  même  embarras  qui  rend  nos  artistes  si  plats. 
Le  mot  agréable  qu'il  trouva  en  voulant  séduire 
Lamiel  lui  donna  de  l'audace;  il  oublia  les  règles 
et  il  fut  gentil.  11  était  difficile  d'être  plus  joli^ 


1.  Beyle  indique  dans  une  note  qu'il  doit  placer  ici 
le  portrait  de  Fédor.  Voir,  à  l'Appendice  IV,  p.  322, 


LE    MAITRE   DE   DUVAL.  195 

—  J'aurais  bien  dû,  se  dit  Lamiel,  renvoyer  mon 
Jean,  et  apprendre  de  cet  ètre-là  ce  que  c'est  que 
l'amour;  mais  peut-être  bien  qu'il  ne  le  sait  pas 
lui-même. 

Mais  bientôt,  à  force  d'aisance,  le  duc  arriva 
au  point  d'être  ou  de  paraître  trop  à  son  aise. 

—  Adieu,  monsieur,  lui  dit  à  l'instant  Lamiel  ; 
je  vous  défends  de  me  suivre. 

Fédor  resta  debout  sur  la  route  comme  changé 
en  statue.  Ce  trait  si  imprévu  fixa  à  jamais  dans 
son  cœur  le  souvenir  de  Lamiel. 

Heureusement,  en  arrivant  au  château,  il  osa 
l'avouer  à  Daval. 

—  11  faut  laisser  passer  huit  jours  sans  parler 
à  cette  mijaurée;  du  moins,  ajouta  Duval  en 
voyant  qu'il  allait  déplaire,  c'est  ce  que  ferait  un 
jeune  homme  du  commun  ;  mais  les  gens  de  votre 
naissance,  monsieur  le  duc,  consultent  avant  tout 
leur  bon  plaisir.  L'héritier  d'un  des  plus  nobles 
titres  de  France  et  d'une  des  plus  grandes  for- 
tunes n'est  point  soumis  aux  règles  ordinaires. 


ce  portrait  dont  le  modèle  est  Martial  Daru,  bien  connu 
des  lecteurs  du  Journal  de  Slendhal. 


196  LAMIEL. 

Le  jeune  duc  retint  jusqu'à  une  heure  du  matin 
un  homme  qui  parlait  avec  tant  d'élégance. 

Le  lendemain  il  plut,  ce  qui  désespéra  Fédor; 
il  passa  son  temps  à  rêver  à  Lamiel;  il  ne  pouvait 
pas  aller  courir  les  grands  chemins  avec  quelque 
espoir  de  la  rencontrer.  Il  prit  une  voiture  et  passa 
deux  fois  devant  la  porte  des  Hautemare.  Le 
second  jour,  il  attendit  l'heure  de  la  promenade 
avec  toute  l'impatience  d'un  amoureux,  et,  dans 
le  fait,  cet  amour,  créé  par  Duval,  l'avait  déjà 
délivré  d'une  partie  de  son  ennui.  Duval  lui  avait 
fourni  cinq  ou  six  façons  d'aborder  la  jeune  fille. 
Fédor  oublia  tout  en  l'apercevant  à  une  demi- 
lieue  devant  lui  sur  le  même  chemin  où  il  l'avait 
rencontrée  la  première  fois.  Il  prit  le  galop,  ren- 
voya son  cheval  quand  il  fut  à  cent  pas  d'elle  ;  il 
l'aborda  tout  tremblant  et  tellement  ému  qu'il  lui 
dit  ce  qu'il  pensait. 

—  Vous  m'avez  renvoyé  avant-hier,  mademoi- 
selle, et  vous  m'avez  mis  au  désespoir.  Que  faut-il 
faire  pour  n'être  pas  renvoyé  maintenant? 

—  Ne  plus  me  parler  comme  à  une  femme  de 
chambre  de  M™^  la  duchesse  ;  je  l'ai  été  à  peu  près, 
mais  je  ne  le  suis  plus. 

—  Vous  avez  été  lectrice,  mais  jamais  femme 


LE    MAITRE   DE    DU  VAL  197 

de  chambre,  et  ma  mère  avait  fait  de  vous,  made- 
moiselle, son  amie.  Je  voudrais  aussi  être  votre 
ami,  mais  à  une  condition  :  ce  sera  vous  qui 
jouerez  le  rôle  de  la  duchesse.  Yous  serez 
vraiment  maîtresse  dans  toute  l'étendue  du  mot. 
Ce  début  plut  à  Lamiel  ;  son  orgueil  aimait  la 
timidité  du  jeune  duc,  mais  l'inconvénient  de  cette 
sensation,  c'est  qu'elle  entraînait  un  alliage  trop 
considérable  de  mépris. 

—  Adieu,  monsieur,  lui  dit-elle  au  bout  d'un 
quart  d'heure.  Je  ne  veux  pas  vous  voir  demain. 
Et  comme  le  duc  hésitait  à  se  retirer  : 

—  Si  vous  ne  vous  retirez  pas  à  l'instant,  je  ne 
vous  reverrai  de  huit  jours,  ajouta-t-elle  d'un  air 
impérieux. 

Le  duc  prit  la  fuite.  Cette  fuite  amusa  infini- 
ment Lamiel  ;  elle  avait  ouï  parler  mille  fois  au 
château  du  respect  avec  lequel  tout  le  monde 
traitait  un  fils  unique,  héritier  d'un  si  grand  nom; 
elle  trouva  plaisant  de  prendre  le  rôle  contraire. 


CHAPITRE  XVII 


LE    PASSEPORT 


La  connaissance  continua,  mais  sur  ce  ton  ;  La- 
miel  était  maîtresse  non  seulement  absolue,  mais 
capricieuse.  Cependant,  après  quinze  jours,  elle 
multiplia  les  rendez-vous,  parce  qu'elle  commen- 
çait à  s'ennuyer  les  après-midi,  quand  elle  n'avait 
pas  un  beau  jeune  homme  à  vexer.  Lui  était  fou 
d'amour.  Elle  passait  sa  vie  à  inventer  des  tour- 
ments : 

—  Mettez-vous  en  noir  demain  pour  venir  me 
voir. 

—  J'obéirai  ;  mais  pourquoi  ce  costume  si 
triste  ? 

—  Un  de  mes  cousins  vient  de  mourir;  il  était 
marchand  de  fromage. 

Elle  fut  amusée  de  l'eft'et  que  ce  détail  produi- 
sit sur  le  beau  jeune  homme. 

—  Si  jamais  ceci  se  sait,  se  disait-il  en  rega- 


LE  PASSEPORT.  199 

gnant  tristement  le  château,  je  suis  perdu  de  ridi- 
cule. 

Il  demanda  à  sa  mère  la  permission  de  retour- 
ner à  Paris.  Probablement  il  n'eût  pas  eu  le  cou- 
rage d'y  rester,  mais  il  fut  refusé. 

—  Enfin,  se  disait-il  le  lendemain  en  allant  au 
rendez-vous  qui,  ce  jour-là,  était  dans  une  ca- 
bane des  sabotiers  d'un  bois  voisin,  que  l'on  nie 
encore  les  progrès  du  jacobinisme  :  me  voici  por- 
tant le  deuil  d'un  marchand  de  fromage! 

Lamiel,  le  voyant  bien  exactement  en  deuil, 
lui  dit  : 

—  Embrassez-moi. 

Le  pauvre  enfant  pleura  de  joie.  Mais  Lamiel 
n'éprouva  d'autre  bonheur  que  celui  de  comman- 
der. Elle  lui  permit  de  l'embrasser,  parce  que,  ce 
jour-là,  sa  tante  venait  de  lui  faire  une  scène  plus 
vive  encore  qu'à  l'ordinaiie  sur  ses  fréquents 
rendez-vous  avec  le  jeune  duc,  qui  faisaient  l'en- 
tretien du  village.  C'était  en  vain  que  Lamiel 
changeait  tous  les  jours  le  lieu  de  ses  rendez-vous. 
Depuis  trois  jours,  sa  curiosité  trouvait  un  plaisir 
infini  à  se  faire  raconter  par  Fédor  les  moindres 
détails  de  sa  vie  de  Paris;  c'est  pour  cela  qu'elle 
n'écouta  pas  la  voix  de  la  prudence  qui  lui  com- 


200  LA  MI  EL. 

mandait  de  l'éloigner  d'un  mot  aussitôt   qu'elle 
le  verrait. 

Le  jour  baissait  rapidement.  Lamiel  et  son  ami 
quittaient  le  bois  pour  revenir  au  village.  Le  duc 
racontait  avec  un  naturel  charmant  ei  beaucoup 
d'esprit  sa  façon  de  remplir  ses  journées  à  Paris; 
Lamiel  vit  de  loin  son  oncle  Hautemare  qui  des- 
cendait d'une  cariole  louée,  assez  cher  apparem- 
ment, pour  l'épier.  Cette  vue  l'impatienta. 

—  Vous  avez  toujours  ce  valet  de  chambre 
fidèle  que  vous  appelez  Duval? 

—  Sans  doute,  dit  Fédor  en  riant. 

—  Eh  bien,  envoyez-le  à  Paris  chercher  quel- 
que chose  que  vous  aurez  oublié. 

—  Mais  cela  me  dérange  fort;  que  ferai-je  sans 
cet  homme  ? 

—  Vous  pleurez  comme  un  enfant  qui  a  peur 
de  sa  bonne.  Du  reste,  ne  revenez  me  voir  que 
quand  Duval  ne  sera  plus  à  Carville.  Voici  mon 
oncle  qui  court  après  moi  et  que  je  vou- 
drais pouvoir  renvoyer  comme  je  vous  renvoie. 
Adieu. 

Lamiel  essuya  une  scène  fort  longue  et  fort 
désagréable  de  la  part  de  son  oncle.  La  scène  re- 
commença   quand   elle  rentra  à  la    maison.    La 


LK   PASSEPORT.  201 

dame  Hautemare  avait  la  parole  et  la  tint  longue- 
ment. L'ennui  paralysait  tous  les  sentiments  chez 
Lamiel  ;  elle  se  fût  jetée  dans  la  Seine  sans  ba- 
lancer pour  sauver  son  oncle  ou  sa  bonne  tante 
qui  seraient  tombés  dans  les  ilôts;  mais  quand, 
à  cette  jeune  fille  qui  s'ennuyait  tant  avec  eux, 
ils  vinrent  à  parler  de  leurs  cheveux  blancs  désho- 
norés par  sa  conduite,  elle  ne  vit  que  l'ennui  de 
leur  conversation.  Le  bon  vieillard  Hautemare, 
ayant  eu  recours  aux  phrases  du  plus  grand  pa- 
thétique, lui  demanda  sa  parole  qu'elle  ne  sorti- 
rait pas  le  lendemain  après  dîner.  Lamiel  ne  sut 
sérieusement  comment  la  refuser,  et  sa  religion  à 
elle,  c'était  l'honneur  :  une  fois  sa  parole  donnée, 
elle  ne  pouvait  y  manquer.  Son  absence,  dans 
tous  les  lieux  ordinaires  des  rendez-vous,  mit  le 
duc  au  désespoir.  Après  toute  une  nuit  d'incerti- 
tude, il  avait  sacrifié  à  sa  maîtresse  un  homme  qui 
était  son  maître.  L'essentiel,  aux  yeux  du  jeune 
duc,  était  que  Duval  ne  devinât  pas  sa  disgrâce;  en 
conséquence,  il  l'accabla  de  caresses,  et  le  char- 
gea de  lui  rendre  compte  de  la  vie  que  menait  le 
vicomte  D**%  son  ami  intime  ;  car  le  duc  voulut 
bien  confier  à  Duval  qu'il  était  question  pour  lui 
d'obtenir  la  main  de  ^P  Ballard,   fille  d'un  riche 


202  LAMIEL. 

marchand  de  peaux,  et  que  le  vicomte,  lui  appre- 
nait la  lettre  d'un  ami  commun,  passait  pour  cou- 
rir la  même  fortune. 

On  eût  dit  que,  pendant  cette  semaine,  les  ca- 
taractes du  ciel  s'amassaient  sur  la  Normandie;  il 
plut  à  verse  pendant  trois  jours,  et  l'ennui  de  ce 
temps,  qui  ne  passait  pas  sans  un  accompagne- 
ment de  réprimandes  dans  la  maison  Hautemare, 
étouffa  tout  à  fait  le  peu  de  pitié  pour  l'isolement 
futur  des  deux  vieillards  qui  avaient  pénétré  dans 
le  cœur  peu  sensible  de  notre  héroïne. 

Le  quatrième  jour,  il  pleuvait  encore,  mais  un 
peu  moins,  et  Lamiel,  en  gros  sabots  et  bonnet  de 
coton  sur  la  tête,  et  vêtue  d'un  morceau  carré  de 
toile  cirée  au  milieu  duquel  il  y  avait  un  trou 
pour  passer  la  tête,  se  rendit  à  tout  hasard  à  la 
cabane  des  sabotiers,  au  milieu  du  bois  de  haute 
futaie.  Au  bout  d'une  heure,  elle  y  vit  arriver  le 
duc,  mouillé  autant  qu'on  peut  l'être;  mais  elle 
remarqua  qu'il  n'avait  pris  soin  que  de  son  che- 
val et  non  de  lui-même.  Ce  cheval  venait  de 
faire  trois  ou  quatre  lieues  fort  vite  dans  les  envi- 
rons. 

—  Je  viens  de  revoir  tous  nos  autres  rendez- 
vous,  dit  le  duc,  qui  n'avait  pas  l'air  très  amou- 


LE    PASSEPOr.T.  203 

reux  et  passionné.  Éperrier  n'en  peut  plus;  vous 
n'avez  pas  d'idée  des  boues  de  ce  pays, 

—  Oh!  que  si!  une  paysanne  comme  moi  con- 
naît bien  ça...  J'aime  Epervier  parce  qu'il  vous 
rend  ridicule;  dans  ce  moment,  vous  l'aimez  cent 
fois  plus  que  celle  que  vous  appelez  pompeuse- 
ment votre  maîtresse.  Gela  ne  me  fait  aucune 
peine,  mais  cela  est  ridicule  pour  vous. 

Ce  mot,  qui  semblait  un  mot  de  figure,  était 
parfaitement  vrai.  Jadis  Lamiel  avait  été  au  mo- 
ment d'aimer  et  de  devenir  amoureuse  de  l'abbé 
Clément.  Quant  au  duc,  elle  le  regardait  par  cu- 
riosité et  pour  son  instruction. 

—  Voilà  donc,  se  disait-elle,  ce  que  M™*"  la  du- 
chesse appelle  un  homme  de  bonne  compagnie? 
Je  crois  que,  s'il  fallait  choisir,  j'aimerais  encore 
mieux  cet  imbécile  de  Jean  Berville  qui  m'aimait 
pour  cinq  francs.  Voyons  la  mine  qu'il  va  faire  à  mes 
propositions.  Il  n'a  plus  son  Duval,  dont  l'adresse 
et  l'effronterie  ont  réduit  sa  peine  à  un  sacrifice 
d'argent.  Comment  diable  ce  beau  garçon  va-t-il 
s'y  prendre?  Peut-être  qu'il  ne  s'y  prendra  pas  du 
tout;  il  aura  peur  et  me  serrera  dans  ses  bras 
comme  un  fusil  de  pacotille.  Voyons. 

—  Mon  beau  petit  Fédor,  ce  pauvre  Epervier 


204  LAMIEL. 

(cheval  pur  sang  qui  a  disputé  un  prix  aux  courses 
de  Chantilly,  où  les  paysans  avaient  l'esprit  de  vous 
faire  payer  un  poulet  deux  louis)  est  bien  mouillé 
et  vous  n'avez  pas  de  couverture,  il  peut  prendre 
froid  ;  je  vous  conseille  de  quitter  votre  habit  et 
de  le  jeter  sur  son  dos.  Au  lieu  de  parler  avec  moi, 
vous  devriez  promener  Épcrvier  dans  le  bois. 

Fédor  ne  pouvait,  répondre  tant  il  était  inquiet 
pour  son  cheval,  tant  Lamiel  avait  raison  ! 

—  Ce  n'est  pas  tout,  continua-t-elle  ;  il  va  bien 
vous  arriver  une  pire  chose  :  le  bonheur  vous 
tombe  sur  le  dos. 

—  Comment?  dit  Fédor  tout  ahuri. 

—  Je  vais  m'enfuir  avec  vous,  et  nous  irons 
habiter  ensemble  le  même  appartement  à  Rouen, 
le  même  appartement,  entendez-vous  ? 

Le  duc  restait  immobile  et  glacé  par  l'étonne- 
ment;  Lamiel  frémit  aussi,  puis  continua  : 

—  Comme  l'amour  pour  une  paysanne  peut 
vous  déshonorer,  je  cherche  à  toucher  de  mes 
mains  cet  amour  prétendu,  ou,  pour  mieux  dire, 
je  veux  vous  faire  convenir  que  vous  n'avez  pas 
un  cœur  assez  robuste  pour  sentir  Y  amour. 

Il  était  si  plaisant,  que  Lamiel  lui  dit  pour  la 
seconde  fois  depuis  qu'ils  se  connaissaient  ; 


LE    PASSEPORT.  205 

—  Embrassez-moi,  et  avec  transport;  mais 
vous  faites  tomber  mon  bonnet  de  coton.  (Il  faut 
savoir  que  rien  n'est  plus  hideux  et  plus  ridicule 
que  le  bonnet  de  coton  porté  par  les  jeunes  lemmes 
de  Caen  et  de  Baveux.) 

—  Vous  avez  raison,  dit  le  duc  en  riant. 

11  lui  ôta  son  bonnet,  lui  mit  sa  casquette  de 
chasse  et  l'embrassa  avec  un  transport  qui  eut 
pour  Lamiel  tout  le  charme  de  l'imprévu.  Le  sai- 
casme  disparut  de  ses  beaux  yeux. 

—  Situ  étais  toujours  comme  ça,  je  t'aimerais. 
Si  le  marché  que  je  vous  propose  vous  convient, 
vous  vous  procurerez  un  passeport  pour  moi,  car 
je  crains  les  gendarmes.  (Ce  sentiment  este  jnnne 
inné  dans  les  pays  qui  ont  eu  des  Chouans  vers 
J795.)  Vous  prendrez  de  l'argent,  vous  deman- 
derez permission  à  M™"  la  duchesse,  vous  louerez 
un  appartement  bien  jolià  Rouen,  et  nous  vivrons 
ensemble,  qui  sait?  dix  jours  au  moins,  jusqu'à 
ce  que  vous  me  sembliez  ennuyeux. 

Le  jeune  duc  était  transporté  de  la  plus  vive 
joie;  il  voulut  l'embrasser  de  nouveau. 

—  ?son  pas,  lui  dit-elle,  vous  ne  m'embrasserez 
jamais  que  quand  je  vous  l'ordonnerai.  Mes  pa- 
rents m'ennuient    avec   des    sermons   infinis,    et 


206  LAMIEL. 

c'est  pour  me  moquer  d'eux  que  je  me  donne  à 
vous.  Je  ne  vous  aime  pas;  vous  n'avez  pas  l'air 
vrai  et  naturel;  vous  avez  toujours  l'air  de  jouer 
une  comédie.  Connaissez-vous  l'abbé  Clément, 
ce  pauvre  jeune  homme  qui  n'a  qu'un  seul  habit 
noir  et  bien  râpé? 

—  Et  que  voulez-vous  faire  de  ce  pauvre  Clé- 
ment? dit  le  duc  en  riant  avec  hauteur. 

—  Celui-là  a  l'air  de  penser  ce  qu'il  dit  et  au 
moment  où  il  le  dit.  S'il  était  riche  et  qu'il  eût  un 
Épervier,  c'est  à  lui  que  je  m'adresserais. 

—  Mais  vous  me  faites  là  une  déclaration  de 
haine  et  non  d'amour. 

—  Eh  bien,  n'allons  point  à  Rouen;  ne  faites 
rien  de  ce  que  je  vous  ordonne.  Moi,  je  ne  mens 
jamais  ;  jamais  je  n'exagère. 

—  Mon  amour  est  si  ardent  qu'il  finira  par 
échauffer  cette  statue  si  belle,  lui  dit  Fédor  avec 
un  sourire.  La  grande  difficulté,  c'est  le  passe- 
port!... Ah!  que  n'ai-je  Duval  ! 

—  J'ai  voulu  voir  ce  que  vous  seriez  sans 
Duval. 

—  Quoi!  vous  seriez  machiavélique  à  ce  point? 
Peu  à  peu,  Fédor  comprenait  son  bonheur  ;  il 

insista  même  beaucoup  pour  que  Lamiel  se  per- 


LE    PASSEPORT.  207 

suadât  un  instant  qu'elle  était  déjà  arrivée  à 
Rouen  ;  mais  il  ne  parvint  qu'à  se  faire  renvoyer 
une  demi-heure  avant  le  coucher  du  soleil.  Puis 
elle  le  rappela;  le  bois  était  si  rempli  d'eau  qu'elle 
voulut  monter  en  croupe  jusqu'à  la  grande  route. 
La  sentir  si  près  de  lui  fut  trop  fort  pour  la  rai- 
son de  Fédor  ;  il  était  ivre  d'amour  et  tremblait 
au  point  de  pouvoir  à  peine  tenir  la  bride  de  son 
cheval . 

—  Eh  bien,  retourne-toi,  lui  dit  Lamiel,  et  em- 
brasse-moi tant  que  tu  voudras. 

Ivre  de  bonheur,  Fédor  eut  un  éclair  de  carac- 
tère :  il  alla  directement  chercher  un  garde-chasse 
dans  ses  forêts,  qui  habitait  à  plus  de  deux  lieues, 
ancien  soldat  ;  il  lui  donna  quelques  napoléons  et 
lui  demanda  un  passeport  de  feaime. 

Lairel  réfléchit  beaucoup  ;  cet  homme  avait 
beaucoup  de  caractère,  de  force  de  volonté  et 
peu  d'esprit;  il  n'inventait  pas.  Le  duc  fut  obligé, 
pour  la  première  fois  de  sa  vie,  de  penser  et  d'in- 
venter. II  eut  bientôt  trouvé  un  moyen. 

—  Vous  avez  une  nièce,  demandez  un  passe- 
port pour  elle  ;  elle  a  fait  un  héritage  à  Forges, 
plus  loin  que  Rouen  ;  mais  elle  doit  parler  à  un 
procureur  de  Rouen  et  ensuite  à  un  parent   co- 


208  LAMIEL. 

héritier  qui  habite  Dieppe.  Peut-être  devra-t-elle 
aller  à  Paris.  Donc,  mon  cher  Lairel,  passeport  pour 
Rouen,  Dieppe  et  Paris.  Vous  me  remettez  le  pas- 
seport ;  trois  jours  après,  vous  déclarez  au  maire 
qu'elle  a  égaré  le  passeport,  qu'elle  se  dégoûte 
de  ce  voyage,  car  un  passeport  perdu  est  un 
mauvais  présage,  et  qu'elle  reste.  Je  vous  ferai 
écrire  de  Rouen  une  lettre  qui  parlera  de  l'héri- 
tage et  dira  qu'il  n'est  plus  besoin  du  voyage. 

—  Je  vais  faire  tout  ça  de  point  en  point,  dit 
Lairel;  mais  l'honneur!  Le  nom  de  ma  pauvre 
nièce  va  être  porté  par  quelque  demoiselle  que 
M.  le  duc  fait  venir  de  Paris. 

—  Vous  avez  peut-être  raison,  mais  changez  un 
peu  l'orthographe  du  nom  de  votre  nièce.  Gom- 
ment s'appelle-t-elle? 

—  Jeanne  Verta  Laviele,  âgée  de  dix-neuf  ans- 
Le  duc  arracha  une  page  du  registre  du  garde- 
chasse  et  écrivit  :  Leviail  Jeanne-Gerta, 

—  Tâchez  d'avoir  un  passeport  sous  ce  nom-là. 

—  Il  n'est  que  neuf  heures,  le  maire  est  au  ca- 
baret; je  vais  lui  tirer  cette  carotte.  S'il  ne  va  pas 
consulter  le  curé,  la  bête  est  à  nous. 

Le  même  soir,  à  onze  heures  trois  quarts,  le 
garde-chasse  vint  au  château,  malgré  un  temps 


LE   PASSEPORT.  209 

horrible,  et  remit  au  jeune  duc  un  passeport  avec 
un  nom  ainsi  écrit  :  Gemme  Gcrtait  Leviail. 
C'est  moi  qui  ai  écrit  :  j'aurais  écrit  tout  ce  que 
j'aurais  voulu. 

Le  duc  lui  donna  pour  étrenne  autant  de  napo- 
léons que  Lairel  espérait  de  francs. 

A  huit  heures,  il  alla  passer  devant  la  porte  de 
llautemare  et  se  mit  près  de  la  portière,  le  pas- 
seport à  la  main;  Lamiel  le  remarqua  fort  bien. 

—  11  n'est  pourtant  pas  nigaud,  se  dit-elle; 
mais  peut-être  que  Daval  est  de  retour  au  châ- 
teau! Puis,  bien  contre  son  attente,  elle  eut  pitié 
des  deux  pauvres  vieillards  qu'elle  allait  aban- 
donner. Elle  leur  écrivit  une  fort  longue  lettre, 
assez  bien  faite.  Elle  commençait  par  faire  don  à 
sa  tante  de  toutes  ses  belles  robes,  puis  elle  promit 
qu'elle  reviendrait  dans  deux  mois  et  sans  avoir 
manqué  à  ses  devoirs.  Enfin,  elle  conseillait  à  ses 
excellents  parents  de  dire  qu'elle  était  partie  de 
leur  consentement  pour  aller  soigner  une  vieille 
tante  malade,  près  d'Orléans,  dans  leur  pays. 


14 


CHAPITRE    XVIII 


LE    VERT    DE     HOUX 


Le  lendemain,  les  prairies  étaient  noyées  d'eau, 
mais  il  faisait  un  temps  superbe.  A  trois  heures, 
Lamiel  se  trouva  vers  un  pont,  à  trente  pas  de  la 
grande  route.  Fédor  n'avait  nulle  idée  d'en  venir 
ce  jour-là  au  grand  pas  de  l'enlèvement. 

—  J'ai  été  si  triste  et  si  touchée  en  quittant  la 
maison  et  ces  pauvres  vieillards  si  ennuyeux,  dit- 
elle  à  Fédor,  que  je  ne  veux  pas  y  rentrer. 

Le  jeune  duc  n'était  déjà  plus  l'homme  de  la 
veille  ;  il  fut  étonné  et  embarrassé  de  la  déclara- 
tion. Mais  Lamiel  lui  ayant  expliqué  que,  munie  de 
son  passeport,  elle  allait  louer  un  cheval  et  se 
rendre  à  B***,  où  elle  l'attendrait  un  jour  ou  deux, 
le  duc  reprit  ses  esprits,  et  Lamiel  vit  sa  joie. 
Elle  lui  demanda  s'il  avait  reçu  des  gilets  de  Paris. 
La  veille,  il  l'avait  longtemps  entretenue  d'un  as- 
sortiment délicieux  de  gilets  de  chasse  que  son 
tailleur  allait  lui  expédier;  il  y  en  avait  un  surtout, 


LE   VERT   DE   HOUX.  211 

rayé  gris  sur  gris,  qui  faisait  un  effet  charmant, 
avec  cela,  veste  de  chasse  à  la  mode  cette 
année-là. 

Quand  le  jeune  duc  eut  parlé  longuement  du 
gilet  rayé  gris  sur  gris,  Lamiel  se  dit  : 

—  Au  fait,  il  aime  que  je  lui  raconte  tous  les 
détails  de  ma  vie  à  la  maison,  lui  aussi  me  parle 
de  ce  qui  l'intéresse. 

Cette  sage  réflexion  arrêta  son  mépris. 

—  Eh  bien,  je  vais  partir  peur  B***  toute  seule; 
venez  demain  à  B"*",  à  moins  que  l'aiïiiii'e  du  gilet 
à  la  mode  ne  vous  retienne  au  château. 

—  Que  vous  êtes  cruelle!  Vous  abusez  de  l'es- 
prit étonnant  que  le  ciel  vous  a  donné  !  N'êtes- 
vous  pas  mon  premier  amour? 

11  parlait  avec  grâce  et  jamais  ne  manquait  d'i- 
dées, de  jolies  petites  idées  bien  élégantes,  bien 
obligeantes.  Lamiel  lui  rendait  justice  de  ce  côté, 
mais  le  souvenir  du  gilet  gris  sur  gris  gâtait 
tout. 

—  11  vaut  mieux  pour  les  intérêts  de  votre  pru- 
dence que  je  parte  seule.  Dans  le  cas  où  mes  pau- 
vres parents  auraient  la  faiblesse  de  prendre  con- 
seil du  procureur  Bonel,  notre  voisin,  ils  ne 
pourront  vous  accuser  de  rapt.  Et,  dans  le  fait,  je 


212  LfiMIEL. 

puis  vous  jurer  que  vous  m'enlevez  fort  peu.  Par 
prudence,  passez  demain  en  voiture  devant  leur 
porte  et  faites-vous  voir  dans  le  village. 

Lamiel  et  son  ami  se  promenaient  dans  la  forêt; 
elle  était  remplie  de  flaques  d'eau  de  trois  oji 
quatre  pouces  de  profondeur,  et  qui  forçaient  les 
piétons  à  beaucoup  de  détours.  Lamiel,  songeant 
à  ses  parents,  était  triste  et  pensive.  Elle  inter- 
rompit un  assez  long  silence  pour  dire  au  duc, 
avec  uu  air  de  profonde  conviction  : 

■ —  Auriez-vous  bien  le  courage  de  me  prendre 
en  croupe  et  de  me  conduire  jusqu'aux  environs 
de  Bayeux,  de  l'autre  côté  de  la  forêt?  J'y  pourrai 
prendre,  au  passage,  la  voiture  de  Vire,  et  au  cas 
peu  probable  de  poursuite,  personne  ne  pensera 
que  j'ai  traversé  la  forêt  dans  l'état  où  elle  est. 

Fédor  baissait  la  tête,  n'écoutait  point  la  fin  de 
ce  discours. Le  mot  cruel:  auriez-vous  bien  le  cou- 
rage? avait  réveillé  en  lui  le  chevalier  français. 

—  Vous  êtes  cruellement  désobligeante,  dit-il 
à  Lamiel,  et  il  faut  que  je  sois  bien  fou  pour  vous 
aimer. 

—  Eh  bien,  ne  m'aimez  pas;  on  dit  que  l'a- 
mour   inspire  le  dévouement,  et  je  me  trompe 

ort,  ou  votre  cœur  n'est  destiné  à  s'occuper  se- 


LE   VEUT  DE   HOUX.  213 

rieusement  que  des  charmants  gilets  que  votre 
tailleur  vous  expédie  de  Paris. 

Fédor  fit  tout  ce  qu'il  put  en  ce  moment  pour 
ne  pas  l'aimer,  mais  il  sentit  que  ne  plus  la  voir 
était  un  effort  au-dessus  de  ses  forces  ;  il  ne  vivait 
chaque  jour  que  pendant  l'heure  qu'il  passait  avec 
elle.  11  lui  dit  des  choses  charmantes  avec  assez  de 
feu  et  surtout  avec  une  grâce  à  laquelle  Lamiel 
commençait  à  devenir  fort  sensible. 

La  paix  faite,  il  la  mit  à  cheval,  et  non  sans 
certains  détails  charmants  pour  un  amoureux;  il 
était  impossible  de  trouver  une  fille  plus  jolie, 
plus  fraîche,  et  surtout  plus  piquante  que  Lamiel 
ne  l'était  en  cet  instant;  seulement,  elle  man- 
quait un  peu  d'embonpoint. 

—  C'est  un  des  désavantages  de  l'extrême  jeu- 
nesse, se  dit  le  duc. 

Comme  il  poussait  l'art  de  monter  à  cheval  jus- 
qu'à la  voltige,  il  y  sauta  après  elle,  et  plusieurs 
fois  dans  la  profondeur  du  bois,  il  obtint  la  per- 
mission de  l'embrasser. 

Lamiel  arriva  de  bonne  heure  à  ^  :  mais, 

le  lendemain,  elle  attendit  et  Fédor  ne  parut  point. 

•     1.  En  blanc  dans  1»^  manuscrit. 


214  LAMIEL. 

—  Je  suis  bien  dupe  de  l'attendre;  il  n'aura 
peut-être  pas  pu  expédier  ses  malles  pour  Rouen. 
Mais  qu'ai-je  besoin  de  cette  jolie  poupée?  îN'ai-je 
pas  trois  napoléons?  C'est  plus  qu'il  n'en  faut 
pour  gagner  Rouen.  Lamiel  prit  hardiment  la  dili- 
gence du  soir;  elle  la  trouva  occupée  par  quatre 
commis  voyageurs  ;  elle  fut  révoltée  du  ton  de  ces 
messieurs.  Quelle  différence  avec  celui  du  duc  ! 
Bientôt  elle  eut  grand  peur;  un  instant  après,  elle 
eut  besoin  de  saisir  ses  ciseaux. 

—  Messieurs,  leur  dit-elle,  je  prendrai  peut- 
être  un  amant  un  jour,  mais  ce  ne  sera  pas 
l'un  de  vous,  vous  êtes  trop  laids.  Ces  mains 
qui  essayent  de  serrer  les  miennes  sont  des 
mains  de  maréchal-ferrant,  et,  si  vous  ne  les  retirez 
à  l'instant,  je  vais  les  écorcher  avec  mes  ciseaux; 
ce  qu'elle  fit,  au  grand  étonnement  des  commis 
voyageui's. 

Il  faut  dire  à  leur  justification  :  1°  qu'elle  était 
trop  jolie  pour  voyager  seule,  et,  en  second  lieu, 
tout  était  honnête  en  elle,  excepté  son  regard.  Ce 
regard  avait  tant  d'esprit  que,  aux  yeux  de  gens 
grossiers  et  peu  clairvoyants  en  fait  de  nuances,  il 
pouvait  paraître  provocateur.    Lauiiel    arriva  à 


LE   VERT   DE    II  0  L"  X.  215 

neuf  heures  du  soir  à  '  .En  entrant 

dans  la  salle  à  manger  de  l'auberge,  elle  trouva 
douze  commis  voyageurs  à  table. 

Elle  devint  l'objet  de  l'attention  générale  et 
bientôt  des  compliments  de  tous.  Elle  avait  re- 
marqué que,  en  diligence,  ses  épigrammes,  allant 
jusqu'à  l'injure,  avaient  produit  plus  d'effet  que 
la  pointe  de  ses  ciseaux.  L'un  de  ces  commis  qui 
étaient  h  table  se  mit  à  la  poursuivre  de  ses  com- 
pliments d'une  façon  réellement  incommode;  il 
prétendait  la  connaître  :  il  se  mit  à  raconter  ses 
bonnes  fortunes. 

—  11  paraît,  monsieur,  lui  dit-elle,  que  vous 
êtes  accoutumé  à  vaincre  à  la  première  vue? 

—  11  est  vrai,  lui  dit  le  voyageur,  que  les  belles 
de  Normandie  ne  me  font  pas  languir. 

—  Eh  bien,  sans  doute,  vous  êtes  aussi  aimable 
aujourd'hui  qu'à  l'ordinaire  ;  voici  bien  une  heure 
que  vous  me  faites  la  cour,  je  suis  Normande  et  je 
m'en  flatte,  et  d'où  vient  cependant  que  vous  me 
semblez  ridicule  et  ennuyeux? 

L'éclat  de  rire  fut  universel.  Le  Lovelace  jetasa 
chaise  avec  fureur  et  quitta  la  salle  à  manger. 

1.  En  Ijlanc  dans  le  manuscrit. 


216  LAMIEL. 

Lamiel  avait  distingué  un  jeune  homme  fort 
laid  et  qui  avait  l'air  timide,  elle  lui  adressa  la 
parole  avec  grâce  ;  à  peine  put-il  répondre  ;  il  de- 
vint fort  rouge.  En  quelques  minutes,  Lamiel  s'en 
fit  un  protecteur.  Il  lui  conseilla  à  mi-voix  de  de- 
mander du  thé  à  la  maîtresse  du  logis  et  de  la 
prier  de  lui  faire  compagnie. 

~  Vous  lâcherez  vos  trente-cinq  sous,  lui  dit-il, 
et  à  ce  prix  vous  aurez  sa  protection  pour  la  nuit. 

Lamiel  suivit  ce  conseil,  et  invita  à  prendre  du 
thé  le  jeune  homme  timide,  qui  se  trouva  être  un 
apothicaire. 

—  N'est-ce  pas,  dit-il  à  la  maîtresse  du  l<5gis, 
après  avoir  vanté  son  thé,  que  mademoiselle  est 
trop  jolie  pour  voyager  seule?  Ses  yeux  ont  trop 
d'esprit,  il  lui  faudrait  prendre  l'air  stupid.e  ; 
mais  comme  une  pareille  mctamorphose  lui  est 
impossible,  je  vais  lui  donner  une  recette. 

Le  mot  métamorphose,  prononcé  avec  emphase, 
avait  fait  la  conquête  de  la  maîtresse  du  logis. 
L'apothicaire  continua  avec  une  emphase  crois- 
sante : 

—  Les  pharmaciens  font  piler  les  feuilles  de 
houx,  vous  savez,  mesdames,  ces  feuilles  qui  ont 
des  piquants  au  bord  et  qui  sont  d'un  si  beau  vert? 


LE   VERT  DE   IIOUX.  217 

Auriez-vous  de  la  répugnance,  dit-il  en   s'adres- 
sant  plus  particulièrement  à  Lamiel,  à  mettre  une 
de  ces  feuilles  pilées  sur  une  de  vos  joues. 
La  proposition  produisit  un  éclat  de  rire. 

—  Et  pourquoi  cette  opération?  dit  Lamiel. 

—  Tant  que  vous  n'aurez  pas  lavé  cette  joue, 
vous  serez  laide,  et  pour  peu  que  vous  cachiez 
cette  joue  avec  votre  mouchoir,  je  vous  jure 
qu'aucun  de  ces  hâbleurs  de  commis  voyageurs 
ne  vous  ennuira  de  ses  propos  galants. 

On  rit  de  la  proposition  jusqu'à  plus  de  onze 
heures. 

—  La  pharmacie  va  fermer,  dit  la  maîtresse  de 
l'auberge. 

On  envoya  chercher  un  peu  de  vert  de  vessie, 
le  pharmacien  frotta  le  morceau  de  vert  avec  son 
doigt,  s'approcha  du  miroir,  s'embarbouilla  une 
joue,  puis  regarda  ces  dames  :  il  était  horrible. 

—  Eh  bien,  mademoiselle,  dit-il  à  Lamiel, 
votre  coquetterie  va  se  trouver  aux  prises  avec 
l'amour  de  la  tranquillité;  demain  matin,  avant 
de  monter  en  diligence,  il  est  en  votre  pouvoir 
d'être  presque  aussi  laide  que  moi. 

Lamiel  rit  beaucoup  de  la  recette,  mais,  avant 
de  s'endormir,  pensa  plus  d'une  heure  à  Fédor. 


218  LAMIEL. 

—  Quelle  dUTérence!  se  disait-elle;  cet  apothi- 
caire est  raisonnable  et  a  quelque  chose  à  dire, 
mais  le  sot  perce  à  l'instant.  Quel  ton  emphatique 
il  a  pris  quand  il  a  vu  le  succès  de  sa  recette  !  Ces 
gens  de  savoir  ne  me  donnent  d'autre  envie  que 
celle  de  me  taire.  J'ai  toujours  envie  de  parler 
quand  je  suis  avec  mon  petit  duc,  mais  je  lui  dis 
trop  de  choses  désagréables. 

Le  lendeuiain,  le  duc  n'arriva  point,  et  cette  ab- 
sence, qui  lui  donnait  l'air  d'avoir  du  caractère, 
fit  ses  aflaires  auprès  de  Lamiel. 

—  Je  l'ai  trop  tourmenté  à  propos  de  son  gilet; 
il  se  venge,  tant  mieux,  je  ne  l'en  croyais  pas  ca- 
pable. 

Les  commis  étaient  encore  en  majorité  dans  la 
maison.  Lamiel  donna  un  coup  d'œil  à  la  sa'le  à 
manger  et  monta  chez  elle  se  mettre  une  légère 
couche  de  couleur  verte  sur  la  joue.  L'effet  fut 
admirable;  dix  fois  pendant  le  dîner,  la  maîtresse 
de  l'auberge  vint  la  voir,  et  elle  éclatait  de  rire  en 
voyant  l'air  morose  des  commis  lorsqu'ils  regar- 
daient Lamiel.  Le  mari,  qui  présidait  à  la  table 
d'hôte,  voulut  savoir  la  cause  de  toute  cette  gaîté, 
et  bientôt  la  partagea.  Il  accablait  d'attentions  la 
pauvre  fille  qui  avait  une  dartre  sur  la  joue,  et  il 


LE    VERT   DE   HOUX.  219 

mourait  de  rire  toutes  les  fois  qu'elle  lui  adressait 
la  parole. 

Au  milieu  du  diner,  le  duc  arriva,  et  sa  niino  fut 
charmante  lorsqu'il  reconnut  Lamiel.  Le  pauvre 
jeune  homme  ne  put  manger  tant  il  était  con- 
sterné de  la  dartre  apparente  qui  avait  donné  une 
couleur  abominable  à  une  des  joues  de  son  amie. 

Lamiel  mourait  d'envie  de  lui  parler. 

—  Est-ce  que  je  l'aimerais,  par  hasard?  Est-ce 
ça,  la  partie  morale  de  l'amour? 

Elle  n'avait  pas  l'habitude  de  résister  à  ses  fan- 
taisies; elle  se  leva  de  table  avant  le  dessert,  et, 
peu  après,  le  duc  se  leva  aussi.  Mais  comment 
trouver  la  chambre  de  son  amie,  comment  la 
demander?  Il  tutoya  un  garçon,  qui  lui  dit  hardi- 
ment : 

—  Où  est-ce  que  j'ai  gardé  les  cochons  avec 
vous,  pour  me  tutoyer? 

Le  duc  n'avait  jamais  voyagé  sans  Duval.  Il 
donna  vingt  sous  à  un  autre  garçon,  qui  le  con- 
duisit à  la  porte  de  Lamiel,  qui,  pour  la  première 
fois  de  sa  vie,  l'attendait  avec  impatience. 

—  Eh!  venez  donc,  mon  bel  ami, m'aimez-vous 
malgré  ce  malheur?  lui  dit-elle  en  lui  présentant 
sa  joue  malade  à  baiser. 


220  LA  MI  ET. 

Le  duc  fut  héroïque  ;  il  donna  un  baiser,  mais 
il  ne  savait  pas  trop  que  dire. 

—  Je  vous  rends  votre  lil^erté,  lui  dit  Lamiel  ; 
retournez  chez  vous,  vous  n'aimez  pas  les  filles  qui 
ont  des  joues  en  dartres. 

—  •  Parbleu  si!  dit  le  duc  avec  une  résolution 
héroïque;  vous  vous  êtes  compromise  à  mon  occa- 
sion, et  jamais  je  ne  vous  abandonnerai. 

—  Bien  vrai,  dit  Lamiel,  eh  bien!  baisez  en- 
core... Je  vous  avouerai  que  c'est  une  dartre  qui 
reparaît  tous  les  deux  ou  trois  mois,  au  prin- 
temps surtout.  Ltes-vous  tenté  de  baiser  cette 
joue? 

C'était  la  première  fois  que  le  duc  la  sentait  ré- 
pondre à  ses  caresses. 

—  J'ai  conquis  votre  amour,  lui  dit-il  en  lem- 
brassant  avec  transport.  Miis  ce  mal,  ajouta-t-il 
avec  étonnement,  n'ôte  rien  à  la  fraîcheur  el  au 
velouté  de  votre  peau. 

Lamiel  avait  mouillé  son  mouchoir;  elle  le 
pressa  sur  la  joue  malade  et  se  jeta  dans  les  bras 
du  duc.  S'il  n'eût  pas  été  si  heureux  et  si  timide, 
il  obtenait  là  tout  ce  qu'il  désirait  avec  tant  d'ar- 
deur; mais,  lorsqu'il  osa,  il  était  trop  tard  d'une 
minute. 


LE    VERT    DE   IlOUX.  221 

—  A  Rouen,  lui  dit  Lamiel,  et  pas  avant. 

Elle  se  mit  à  lui  faire  des  plaisanteries  sur  son 
retard,  qui  l'aurait  livrée  en  proie  au\  commis 
voyageurs,  sans  la  ressource  du  jeune  apothi- 
caire. 

Le  jeune  duc  raconta  l'extrême  embarras  où  il 
était  tombé;  il  avait  fait  la  gaucherie  de  mentir 
avec  détails.  Il  avait  parlé  à  sa  mère  d'une  partie 
au  Havre  pour  voir  la  mer,  convenue  avec  des 
amis  de  Paris  qifil  lui  (irait  )wminés  :  le  marquis 
un  tel,  le  vicomte  un  tel.  La  duchesse  les  connais- 
sait tous,  et  aussitôt  avait  voulu  être  de  la  partie. 
Ce  n'était  que  le  second  jour  que  Fédor  avait  in- 
venté de  dire  que  le  vicomte  était  en  mauvaise 
compagnie  :  une  demoiselle  qui  faisait  preuve  de 
beaucoup  de  talent  aux  Variétés...  Aussitôt  la  du- 
chesse lui  avait  fermé  la  bouche  : 

—  Allez  tout  seul,  ou  plutôt  n'allez  pas... 

Et  il  avait  fallu  dépenser  une  demi-journée  à 
obtenir  la  permission.  Il  finit  par  dire  : 

—  Quand  je  n'ai  pas  Duval,  je  ne  sais  rien 
faire. 

—  Et  moi,  je  ne  veux  plus  de  Duval.  je  ne  veux 
pas  d'un  roi  fainéant;  je  veux  vous  voir  agir  par 
vous-même. 


222  LAMIEL. 

—  En  ce  cas,  je  décide,  lui  dit  le  duc  en  lui 
baisant  la  main,  que  nous  arriverons  le  plus  vite 
possible  à  Rouen. 

On  fit  demander  des  chevaux,  elles  deux  amants 
arrivèrent  à  Rouen  le  lendemain,  à  cinq  heures  du 
matin. 


CHAPITRE    XIX 


LAMIEL     ET    M^^®     VOLNYS 


Quinze  jours  se  passèrent,  le  duc  était  parfaite- 
ment heureux.  Son  bonheur  redoublait  chaque 
jour,  mais  Lamiel  commençait  à  s'ennuyer.  Le 
duc,  qui  s'était  lait  appeler  à  l'hôtel  d'Angleterre 
M.  Miossens  tout  court,  la  comblait  de  cadeaux; 
mais  Lamiel.  au  bout  de  huit  jours,  se  fit  acheter 
des  habits  qui  annonçaient  une  fille  de  bourgeois 
de  campagne,  et  fit  embellir  les  robes  et  les  cha- 
peaux fort  chers  qui  annonçaient  une  dame  de 
Paris. 

—  Je  n'aime  pas  à  être  regardée  dans  la  rue, 
je  me  souviens  toujours  des  commis  voyageurs. 
Je  suis  sûre  que  je  ne  sais  pas  marcher  comme 
une  dame  de  Paris. 

Son  défaut,  comme  femme  aimable,  était  de 
s'occuper  trop  peu  de  son  amant,  de  lui  parler 
trop  rarement.  Elle  en  fit  un  maître  de  littérature; 


224  LAMIEL. 

elle  se  fit  lire  par  lui  et  expliquer  la  comédie  que 
l'on  jouait  le  soir  au  spectacle. 

Elle  vit  M"''  Yolnys  qui  donnait  une  représenta- 
tion à  Rouen  et  allait  au  Havre. 

—  Voilà  la  femme  qui  me  mettra  à  même  de 
porter  vos  beaux  chapeaux  sans  avoir  l'air  de  les 
avoir  volés.  Partons  pour  le  Havre  et  j'étudierai  à 
loisir  M""  Yolnys. 

—  Mais  ma  mère  a  menacé  d'y  venir  de  son 
côté  et  si  elle  nous  voit,  grand  Dieu  ? 

—  Alors  courons,  alors  partons  à  l'instant,  et 
l'on  partit. 

L'astuce  de  Lamiel  faisait  des  pas  de  géant;  ar- 
rivant au  Havre,  elle  eut  l'esprit  de  trouver  des 
inconvénients  à  tous  les  appartements  que  les 
premiers  garçons  des  hôtels  venaient  proposer  à 
la  portière  du  coupé,  jusqu'cà  ce  que  : 

«  M"''  Yolnys,  première  actrice  du  Gymnase, 
vient  de  descendre  chez  nous.  » 

Pendant  huit  jours  Lamiel,  placée  à  la  première 
loge  sur  le  théâtre,  ne  perdit  pas  un  mouvement 
de  M"*^  Yolnys,  elle  passait  des  heures  à  sa  porte 
entr' ouverte  sur  l'escaUer  de  l'hôtel  de  l'Amirauté 
pour  voir  comment  M"®  Yolnys  descendait  l'esca- 
lier. 


LAMIEL   ET   M""-  VOLNYS.  225 

La  duchesse  de  Miossens  vint  au  Havre  et  Fédor 
tremblait  comme  la  feuille.  Un  jour,  donnant  le 
bras  à  Lamiel  qui,  à  la  vérité,  avait  un  grand  cha- 
peau, il  vit  sa  mère  venir  à  lui  dans  la  rue  de 
Paris  (rue  à  la  mode  du  Havre).  Lamiel  crut  qu'il 
tombait  de  peur,  elle  exigea  qu'il  passerait  bra- 
vement à  côté  de  sa  mère  :  mais  le  soir,  après  le 
spectacle,  Lamiel  lui  accorda  départir  pour  Rouen. 
Le  pauvre  Fédor,  à  l'insu  de  Lamiel,  était  allé 
voir  sa  mère  et  lui  demander  pardon  de  n'avoir 
osé  la  saluer,  à  cause  de  la  personne  à  laquelle  il 
donnait  le  bras.  Il  fut  reçu  par  sa  mère  avec  une 
sévérité  horrible.  La  duchesse  finit  par  le  chasser 
de  sa  présence,  lui  reprochant  l'insolence  qu'il  avait 
eue  de  se  présenter  sans  en  faire  demander  la  per- 
mission. 

Lamiel  était  tellement  changée,  que  la  duchesse, 
qui  la  vit  fort  bien,  ne  la  reconnut  pas  malgi'é  sa 
taille  superbe  et  difficile  à  oublier. 

Lamiel  avait  des  grâces  maintenant  et  avait 
perdu  sa  tournure  de  jeune  biche  prête  à  prendre 
sa  course. 

Deux  fois  elle  avait  écrit  à  ses  parents  des  lettres 
que  le  duc  fit  jeter  à  la  poste  à  Orléans  et  qui 
pouvaient  confirmer  la  fable  sur  un  héritage  qu'elle 

15 


226  LAMIEL. 

leur  avait  conseillé  de  mettre  en  avant  dans  le  vil- 
lage, le  lendemain  de  son  départ. 

Lamiel  passa  un  mois  à  Rouen  ;  elle  était  en- 
nuyée à  fond,  le  duc  était  arrivé  à  avoir  pour  elle 
une  passion  véritable,  il  ne  l'en  ennuyait  queplus. 
Lamiel  ne  lisait  dans  son  cœur  que  l'ennui  qui 
l'assommait. 

Quoiqu'elle  se  fit  faire  la  lecture  plus  de 
quatre  heures  chaque  jour  par  ce  pauvre  Fédor 
qui  en  avait  la  poitrine  fatiguée,  Lamiel  n'en  était 
pas  encore  arrivée  à  ce  point  de  deviner  les 
causes  de  son  ennui.  Deux  ou  trois  fois,  dans  son 
étourderie,  elle  se  surprit  sur  le  point  de  consul- 
ter le  duc  sur  les  causes  de  son  mortel  ennui  ; 
elle  s'arrêta  à  propos. 

Dans  ses  bizarreries,  Lamiel  avait  recours  à 
toutes  sortes  d'inventions  pour  ne  pas  s'ennuyer  ; 
un  jour,  elle  se  fit  enseigner  la  géométrie  par  le 
duc.  Ce  trait  redoubla  l'amour  de  celui-ci.  Dans 
tout  ce  qui  ne  tenait  pas  aux  droits  imperceptibles 
de  la  noblesse  et  au  parti  qu'elle  pouvait  tirer  des 
prêtres,  l'étude  de  la  géométrie  avait  appris  à  ce 
jeune  élève  de  l'École  polytechnique  à  ne  pas  trop 
se  payer  des  mots.  Sans  distinguer  tout  ce  qu'il 
devait  à  la  géométrie,  Fédor  l'aimait  de  passion  ; 


LA  MIEL   ET   M"'    VOLNYS.  -221 

il  fut  ravi  de  la  facilité  avec   laquelle   Lamiel  en 
comprenait  les  éléments. 

Grâce  à  ses  études  et  à  ses  réflexions  de  tous  les 
instants,  Lamiel  était  bien  différente  de  la  jeune 
fille  qui,  six  semaines  auparavant,  avait  quitté  le 
village.  Elle  commençaità  pouvoir  donner  un  nom 
aux  pensées  qui  l'agitaient.  Elle  se  disait  : 

—  Une  fille  qui  s'enfuit  de  chez  ses  paients  se 
conduit  mal,  cela  est  si  vrai  qu'elle  doit  toujours 
cacher  ce  qu'elle  fait,  et  pourquoi  se  conduit-on 
mal  ?  pour  s'amuser;  et  moi,  je  meurs  d'ennui.  Je 
suis  obligée  de  me  raisonner  pour  trouver  quel- 
que chose  d'aimable  dans  ma  vie.  J'ai  le  spectacle 
le  soir  et  l'usage  d'une  vohure  quand  il  pleut,  et 
encore  il  faut  toujours  se  promener  dans  cette 
allée  de  grands  arbres  le  long  de  la  Seine  que  je 
sais  par  cœur;  le  duc  dit  qu'il  est  ignoble  de  se 
promener  à  travers  champs. 

—  De  qui  aurions-noas  l'air?  me  dit-il. 

—  Nous  aurions  l'air  de  gens  qui  s'amusent. 
Et  il  me  dit  même  avec  l'air  pressé  de  me  con- 
trarier, que  ce  que  je  dis  là  a  quelque  chose  de 
bien  commun  et  de  mauvais  ton. 

Il  m'ennuyait  déjà  assez,  huit  jours  seulement 
après  que  Jean  Berville  m'eut  appris,  pour  mon 


228  LAMIEL. 

argent,  à  savoir  ce  que  c'est  que  l'amour,  mais 
deux  mois  de  tète-à-tête,  grand  Dieu!  et  dans  ce 
Rouen  si  enfumé  encore,  où  je  ne  connais  per- 
sonne! 

Une  idée  illumina  Lamiel  !  a  Quand  je  le  re- 
trouvai après  avoir  été  exposée  aux  politesses  de 
ces  bêtes  brutes  de  commis  voyageurs  faisant  les 
Lovelace,  il  me  parut  aimable;  il  faut  le  chasser 
pour  trois  jours. 

«  Mon  ami,  lui  dit-elle,  allez  passer  trois  ou 
quatre  jours  avec  M'"®  la  duchesse  ;  je  lui  dois  beau- 
coup de  reconnaissance  et  si  jamais  elle  apprend 
que  c'est  à  moi  qu'elle  a  l'obligation  de  la  vie  dé- 
sordonnée que  vous  menez  à  Rouen,  elle  pourrait 
me  croire  ingrate  et  j'en  serais  au  désespoir.  » 

Cette  idée  d'ingratitude  choqua  Fédor  et  lui 
parut  de  mauvais  ton;  elle  suppose  une  sorte  d'é- 
galité, et  sans  y  avoir  jamais  réfléchi,  avec  la  rai- 
son que  lui  avait  faite  la  géométrie,  il  lui  semblait 
que  la  nièce  d'un  chantre  de  campagne  devait 
toutes  sortes  d'égards  a  une  dame  du  rang  de  sa 
mère,  quand  bien  même  celle-ci  n'aurait  jamais 
de  bontés  pour  elle,  et  qu'il  y  avait  du  ridicule  à 
aller  chercher  le  mot  de  reconnaissance.  De  plus 
il  n'avait  nulle  envie  d'aller  s'exposer  à  des  ser- 


LAMIEL  ET   Mi"=  VOLXYS.  229 

mons  éternels,  maisLamiel  en  ayant  répété  l'ordre, 
il  fallait  bien  partir. 

Lamiel  fut  gaie  jusqu'cà  la  folie  en  se  trouvant 
seule  et  débarrassée  des  éternels  propos  aimables 
et  complimenteurs  du  jeune  duc.  Elle  commença 
par  acheter  une  paire  de  sabots,  et  prit  sous  le 
bras  la  femme  de  charge  de  la  maîtresse  d'hôtel. 

—  Courons  les  champs,  ma  chère  Marthe,  lui 
dit-elle,  fuyons  cet  éternel  boulevard  de  Rouen  que 
le  ciel  confonde. 

Marthe,  la  voyant  s'égarer  à  travers  champs, 
suivant  de  petits  sentiers,  et  quelquefois  ne  suivant 
pas  desentiers  du  tout  et  s'arrêtant  pour  jouir  de 
son  bonheur,  lui  dit  : 

—  Il  ne  \ient  pas  ? 

—  Qui  donc? 

—  Mais  apparemment  cet  amoureux  que  vous 
cherchez. 

—  Dieu  me  délivre  des  amoureux  î  j'aime  mieux 
ma  liberté  que  tout.  Mais  est-ce  que  vous  n'avez 
pas  eu  d'amoureux? 

—  Si  fait,  répondit  Marthe  à  voix  basse. 

—  Et  qu'en  dites-vous? 

—  Que  c'est  une  chose  délicieuse. 

—  Eh  bien  !  rien  n'est  plus  ennuyeux  pour  moi. 


230  LA  MI  EL. 

Tout  le  monde  me  vante  cet  amour  comme  le  plus 
grand  des  bonheurs;  dans  toutes  les  comédies,  on 
ne  voit  que  des  gens  qui  parlent  de  leur 
amour;  dans  les  tragédies,  ils  se  tuent  pour 
l'amour;  moi,  je  voudrais  que  mon  amoureux  fût 
mon  esclave,  je  le  renverrais  au  bout  d'un  quart 
d'heure. 

Marthe  restait  pétrifiée  d'étonnement. 

—  Et  vous,  mademoiselle,  qui  avez  un  amou- 
reux si  joli  !  Quelqu'un  disait,  l'autre  jour,  à 
madame  qu'il  vous  connaissait  bien,  que  M.  Mios- 
sens  vous  avait  enlevée  à  un  autre  amoureux  qui 
vous  donnait  mille  francs  par  mois. 

—  Je  parie,  dit  Lamiel,  que  ce  quelqu'un 
était  commis  voyageur. 

—  Eh  bien!  oui,  dit  Marthe  en  ouvrant  de 
grands  yeux. 

Lamiel  éclata  de  rire. 

—  Et  ne  faisait-il  pas  entendre,  ce  voyageur-là, 
qu'il  avait  eu  l'honneur  de  mes  bonnes  grâces? 

—  Hélas!  oui,  dit  Marthe  en  baissant  les 
yeux. 

Lamiel  se  laissa  aller  à  s'appuyer   contre  un 
arbre  voisin  et  rit  à  en  perdre  la  respiration. 
En  rentrant  dans  Rouen,  elle  fut  reconnue  par 


LA.MIEL  ET   M"''  VOL.XYS.  231 

les  jeunes  gens  qui  la  voyaient  tous  les  soirs  au 
spectacle;  et  Marthe  reçut  deux  petits  billets  écrits 
rapidement  au  crayon,  qu'on  lui  mit  dans  les  mains 
avec  une  pièce  de  monnaie.  Elle  voulut  les  donner 
à  Lamiel. 

—  Non,  gardez-les,  dit  celle-ci,  vous  les  remet- 
trez à  M.  Miossens  à  son  retour,  et  lui  aussi  vous 
les  paiera. 

A  l'heure  du  spectacle,  Lamiel  regretta  un  ins- 
tant le  duc;  puis  elle  s'écria  : 

—  Ma  foi  non,  toute  réflexion  faite,  j'aime  mieux 
manquer  le  spectacle  que  le  voir  arriver  avec  son 
bouquet  obligé. 

Puis  elle  courut  chez  la  maîtresse  de  l'hôtel. 

—  Voulez-vous,  madame,  que  je  loue  une  loge 
et  m'accompagner  au  spectacle? 

L'hôtesse  refusa  d'abord,  puis  accepta  et  envoya 
chercher  un  coiffeur. 

—  Eh  bien  !  moi,  j'ai  l'esprit  de  contradiction, 
se  dit  Lamiel  ;  elle  avait  encore  son  morceau  de 
vert  de  houx  et  se  verdit  la  joue  gauche. 

Mais  la  loge  était  à  gauche  sur  le  théâtre  ;  elle 
fixa  tous  les  regards  du  public  élégant,  et  trois 
billets,  d'une  longueur  formidable,  écrits  cette  fois 
avec  de  l'encre,  furent  apportés  à  l'hôtel  vers  les 


232  LAMIEL. 

minuit.  Elle  les  parcourut  avec  un  empressement 
qui  se  changea  bien  vite  en  dégoût. 

—  Gela  n'est  pas  grossier  comme  les  commis 
voyageurs,  mais  c'est  bien  plat. 

Lamiel  était  parfaitement  heureuse  et  avait 
presque  tout  à  fait  oublié  le  duc,  lorsqu'il 
reparut  au  bout  de  deux  jours. 

—  Déjà!  se  dit-elle. 

Elle  le  trouva  absolument  fou  d'amour,  et,  qui 
plus  est,  passant  son  temps  à  lui  prouver,  par 
de  beaux  raisonnements,  qu'il  était  fou  d'amour. 

—  C'est-à-dire,  se  disait  la  jeune  paysanne  nor- 
mande, que  vous  allez  être  encore  plus  ennuyeux 
que  de  coutume. 

En  effet,  cet  essai  de  liberté  de  deux  jours  avait 
rendu  Lamiel  tout  à  fait  rebelle  à  l'ennui. 

Le  lendemain  matin,  pendant  qu'après  leur 
lever  il  recommençait  à  lui  baiser  les  mains  : 

—  Cet  être-là  est  embarrassé  de  tout  ce  qui  lui 
ai'rive  ;  dès  qu'il  faut  payer  de  sa  personne,  c'est 
un  homme  en  deux  volumes  :  il  lui  faut  un 
Duval. 

Lamiel  l'envoya  faire  des  commissions,  payer 
les  dépenses  de  l'hôtel.  Par  son  ordre,  on  appela 
des  ouvriers  qui  firent  des  caisses  où  furent  em- 


LAMIEL  ET   M"^  VOLNYS.  233 

ballées  toutes  les  jolies  choses  que  le  duc  lui  avait 
données.  Elle  fit  les  malles  du  duc  et  les  siennes, 
puis  le  voyant,  de  la  fenêtre,  revenir  à  l'hôtel 
vers  les  quatre  heures,  elle  descendit  à  sa  ren- 
contre et  l'engagea  à  la  mener  diner  à...,  village 
sur  la  Seine. 

Revenant  de...,  on  alla  directement  au  spec- 
tacle; huit  heures  sonnées,  elle  dit  au  duc  : 

—  Gardez  la  loge  et  attendez-moi,  je  prends 
la  voiture  et  ne  serai  qu'un  moment,  regardez 
votre  montre. 

Elle  courut  à  l'hôtel,  fit  .embarquer  les  malles 
du  duc  adressées  à  Cherbourg;  la  diligence  qui  les 
emporta  partit  à  huit  heures  et  demie.  Elle  fit 
porter  ses  malles  à  elle  à  la  diligence  de  Paris. 
Fédor  avait  trois  mille  cent  francs;  elle  plaça 
mille  cinq  cent  cinquante  francs  dans  les  malles 
adressées  à  Cherbourg,  et  mille  cinq  cent  cin- 
quante francs  dans  sa  malle  à  elle.  En  jouant  avec 
lui,  elle  lui  avait  volé  sa  bour.se. 


CHAPITRE   XX 


PARIS 


Il  serait  difficile  de  peindre  les  transports  de 
bonheur  qu'elle  sentit  au  moment  où  sa  diligence 
partit  pour  Paris.  Blottie  dans  un  coin,  la  joue  bien 
verte,  elle  riait  et  sautait  de  joie  en  se  figurant 
l'embarras  du  duc  revenant  à  l'hôtel  et  ne  trou- 
vant plus  ni  maîtresse,  ni  argent,  ni  effets.  Lamiel 
craignit  un  peu,  pendant  les  premières  heures,  de 
voir  arriver  Fédor  galopant  sur  un  cheval  de 
poste.  Elle  avait  trouvé  une  ressource  contre  cet 
accident,  qui  était  de  feindre  de  ne  le  pas  con- 
naître. Du  reste,  elle  avait  eu  soin  de  laisser  de- 
viner à  l'hôtel  qu'elle  partait  par  la  diHgence  de 
Bayeux,  et,  en  effet,  ce  fut  sur  cette  route  que  le 
pauvre  Fédor  la  poursuivit. 

Cette  nuit  de  voyage,  fuyant  un  amour  si  ai- 
mable et  si  poli,  fut,  à  tout  prendre,  le  moiuent  le 
plus  heureux  que  Lamiel  eût  trouvé  dans  sa  vie. 
Elle  avait  un  peu  de  peur  des  voleurs  de  Paris; 


PARIS.  235 

en  descendant  de  la  diligence,  elle  eut  l'idée  ma- 
lencontreuse de  vouloir  faire  croire  qu'elle  con- 
naissait Paris  et  demanda  un  grand  hôtel  dont 
elle  prétendit  avoir  oublié  le  nom.  11  résulta  de  là 
qu'elle  fut  placée  à  l'hôtel  de  X...,  rue  de  Rivoli, 
dans  un  appartement  au  quatrième,  coûtant  cinq 
cents  francs  par  mois. 

Un  peu  étonnée  de  la  quantité  de  domestiques 
et  du  luxe  de  cette  maison,  elle  se  fit  annoncer 
chez  la  maîtresse  du  logis  et  lui  demanda,  avec  l'air 
du  mystère  et  en  la  priant  de  lui  garder  le  secret, 
l'adresse  d'un  bon  médecin.  C'était  une  des  anec- 
dotes à  elle  racontées  par  le  duc,  qui  lui  don- 
nait l'idée  de  cette  finesse. 

Le  lendemain,  nouvelle  visite  à  la  maîtresse  du 
logis. 

—  Madame,  lui  dit-elle,  je  ne  suis  jamais  venue 
à  Paris.  Ce  que  je  redoute  surtout,  n'ayant  pas 
de  femme  de  chambre,  c'est  d'être  suivie;  je  vou- 
drais être  vêtue  comme  une  petite  bourgeoise, 
seriez-vous  assez  obligeante  pour  venir  acheter 
avec  moi  un  costume  complet  de  cette  classe? 

La  maîtresse  du  logis  admira  cette  jeune  fille 
revêtue  des  vêtements  les  plus  chers,  qui  voulait 
se  transformer  en  petite  bourgeoise.  Une  circon- 


236  LAMIEL. 

stance  redoubla  l'étonnement  de  M™^  Le  Grand,  la 
maîtresse  de  l'iiôtel  :  Lamiel  avait  chaud,  en  en- 
trant dans  le  boudoir  de  M'"''  Le  Grand,  elle  prit 
son  mouchoir  et  enleva  presque  toute  la  couleur 
qui  déparaît  sa  joue.  La  curiosité  de  M^^  Le 
Grand  la  rendit  fort  attentive  ;  elle  commença  par 
étudier  le  passeport  de  la  jeune  fille  et  la 
traita  avec  tant  de  bonté  que,  dès  le  lendemain, 
Lamiel  lui  avoua  que,  impatientée  par  les  atten- 
tions des  voyageurs  et  surtout  de  l'espèce  commis 
voyageur,  elle  avait  profité  de  l'avis  à  elle  donné 
par  un  autre  voyageur,  apothicaire  de  son  mé- 
tier, en  se  peigpant  la  joue  avec  du  vert  de 
houx. 

Deux  jours  après,  l'hôtel  était  dans  l'admira- 
tion de  cette  grande  fille,  aux  mouvements  un 
peu  désordonnés,  il  est  vrai,  mais  si  bien  faite  et 
qui  employait  un  genre  de  fard  si  singulier. 
M''"'  Le  Grand  lui  rendit  le  service  de  faire  jeter  à 
la  poste,  à  Saint-Quentin,  une  lettre  adressée  à 
M.  de  Miossens,  à  X..  ,  et  ainsi  conçue  : 

;(  Cher  ami,  ou  plutôt  Monsieur  le  duc, 

(c  J'ai  admiré  en  vous  des  manières  parfaites; 
vos  bontés  sans  fin  m'ôtent  presque  le  courage  de 


PARIS.  237 

VOUS  dire  un  mot  qu'à  coup  sûr  vous  ne  permet- 
triez pas,  et  qui  me  semble  cruel  mais  néces- 
saire à  votre  bonheur  et  à  votre  tranquillité.  Vous 
êtes  parfait,  mais  vos  attentions  m'ennuient.  J'ai- 
merais mieux,  ce  me  semble,  un  simple  paysan 
qui  ne  serait  pas  éternellement  occupé  à  me  dire 
des  choses  délicates  et  à  me  plaire.  Il  me  semble 
que  j'aimerais  un  homme  d'humeur  franche  et 
surtout  pas  si  poli.  J'ai  laissé  vos  malles  et 
mille  cinq  cent  cinquante  francs  à  Cherbourg,  en 
passant.  » 

II  n'en  fallut  pas  davantage  pour  que  Fédor  se 
précipitât  sur  la  route  de  Cherbourg,  courant  à 
franc  étrier  pour  avoir  l'occasion  d'examiner 
toutes  les  figures  sur  le  grand  chemin.  Malgré  la 
lettre  de  Lamiel,  il  n'abandonna  point  la  folie  de 
la  chercher  qui  l'occupait  depuis  sa  fuite.  A  Rouen, 
se  trouvant  sans  argent,  sans  maîtresse  et  sans 
linge,  il  eut  presque  l'idée  de  se  brûler  la  cer- 
velle. Jamais  homme  ne  s'était  trouvé  aussi  em- 
barrassé. Toutes  les  prévisions  de  Lamiel  s'accom- 
plirent. 

Pour  Lamiel,  elle  eût  tout  à  fait  oublié  le  jeune 
duc  qui  avait  eu  l'art  d'étouiïer  l'amour  dans  les 


238  LAMIEL, 

douceurs,  s'il  ne  hii  eût  servi  de  point  de  com- 
paraison pour  juger  les  autres  hommes. 

Lamiel  avait  tant  de  naturel  dans  les  manières 
et  tant  d'étouiderie  dans  les  façons  que  M™^  Le 
Grand  s'attacha  à  elle  jusqu'au  point  d'en  faire  sa 
société;  bientôt  elle  trouva  son  boudoir  ennuyeux 
quand  elle  n'y  voyait  pas  la  jeune  fille.  Son  mari 
avait  beau  la  sermonner  sur  l'imprudence  d'ad- 
mettre une  inconnue  à  une  telle  intimité,  M'^^'^Le- 
grand  n'avait  pas  de  réponse,  mais  son  amitié 
redoublait  pour  notre  héroïne.  Plusieurs  jeunes 
gens,  faisant  de  la  dépense,  logeaient  dans  cet 
hôtel;  ils  firent  la  cour  à  M""^  Le  Grand  qui  ne  fut 
point  fâchée  de  leur  présence  dans  son  boudoir. 
Elle  remarqua  avec  plaisir  et  fit  remarquer  à  son 
mari  qu'il  suffisait  de  leur  présence  pour  fermer 
la  bouche  à  la  jeune  inconnue  qui  certes  ne  cher- 
chait pas  à  se  produire. 

L'unique  passion  de  Lamiel  était  alors  la  curio- 
sité ;  jamais  il  ne  fut  d'être  plus  questionneur; 
c'était  peut-être  là  ce  qui  avait  fondé  la  source  de 
l'amitié  de  M'"*'  Le  Grand  qui  avait  le  plaisir  de 
répondre  et  d'expliquer  toutes  choses.  Mais  La- 
miel comprenait  déjà  qu'il  faut  être  craintive  et 
jamais  elle  ne  sortait  le  soir.  Elle  souffrait  de  ne 


PARIS.  239 

pas  aller  au  spectacle,  mais  le  souvenir  des  commis 
voyageurs  la  rendait  prudente. 

Lamiel  vit  la  nécessité  de  raconter  son  histoire 
à  M™*"  Legrand,  mais  pour  cela  il  fallait  la  compo- 
ser; elle  se  méfiait  de  son  étourderie;  elle  était 
hors  d'état  de  mentir  parce  qu'elle  oubliait  ses 
mensonges.  Elle  écrivit  son  histoire,  et,  pour  pou- 
voir la  laisser  dans  sa  commode,  elle  donna  à  cette 
histoire  la  forme  d'une  lettre  justificative  adressée 
à  un  oncle,  M.  de  Bonia. 

Elle  dit  donc  à  M°^®  Legrand  qu'elle  était  la 
seconde  jeune  fille  d'un  sous-préfet  qu'elle  ne  pou- 
vait nommer.  Ce  sous-préfet,  fou  d'ambition,  n'était 
pas  sans  espérance  d'être  compris  dans  la  première 
fournée  des  préfets  et  n'avait  rien  à  refuser  à  un 
veuf  à  son  aise,  affilié  à  la  congrégation,  et  qui  lui 
promettait  vingt  et  une  voix  de  légitimistes  ralliés. 
Mais  ce  M.  de  Tourte  mettait  pour  condition  à  ses 
vingt  et  une  voix  qu'il  épouserait  Lamiel;  or  elle 
avait  en  horreur  sa  mine  jaune  et  bassement 
dévote. 

—  C'est  tout  simple,  dit  M'"'^  Le  Grand,  ma 
pauvre  Lamiel  a  distingué  un  beau  jeune  homme 
qui,  en  fait  de  fortune,  n'a  que  des  espérances. 

—  Eh  bien  !  non,  s'écria  Lamiel,  je  m'ennuierais 


240  LAMIEL. 

moins  et  saurais  que  faire  de  ma  vie.  L'amour,  qui 
paraît  faire  le  souverain  bonlieur  de  tout  le  monde, 
me  paraît  une  chose  fort  insipide  et,  si  j'ose  trop 
dire,  fort  ennuyeuse. 

—  Ce  qui  veut  dire  peut-être  que  vous  avez  été 
aimée  par  un  ennuyeux. 

((  Je  me  compromets,   se  dit  Lamiel,   il  faut 
revenir  à  la  vérité.  » 

—  Non,  ajoula-t-elle  de  l'air  le  plus  simple 
qu'elle  put,  on  m'a  fait  la  cour  ;  mon  premier 
amoureux  s'appelait  Berville  et  n'aimait  que  l'ar- 
gent. L'autre,  appelé  le  duc,  était  fort  prodigue, 
mais  le  plus  beau  jour  de  ma  vie  a  été  celui  oii  je 
l'ai  mis  dans  l'impossibilité  de  me  voir.  Un  oncle 
m'avait  laissé  mille  cinq  cent  cinquante  francs  ;  on 
devait  le  lendemain  les  porter  au  notaire  pour  les 
placer.  J'ai  demandé  à  voir  de  près  ces  beaux 
napoléons  d'or  et  le  billet  de  mille  francs  ;  il  était 
huit  heures  du  soir,  mon  père  est  sorti  pour  aller 
préparer  son  élection,  moi,  je  me  suis  sauvée  par 
le  jardin  de  la  sous-préfecture  avec  les  trois  malles 
qui  venaient  d'apporter  de  Paris  une  partie  de  ma 
corbeille  de  mariage,  car  M.  de  Ton  rie  est  aussi 
généreux  que  laid,  c'est  beaucoup  dire,  et  mon 
père  lui  remboursera  le  prix  de  ces  robes  qui  me 


PARIS.  241 

plaisent.  L'élection  de  notre  airondissement  ter- 
minée, et  la  fournée  de  préfets  annoncée  dans  le 
Moniteur,  mon  père  sera  si  joyeux,  s'il  est  préfet, 
qu'il  me  pardonnera  facilement.  La  chose  sera 
beaucoup  plus  difticile  s'il  reste  sous-préfet.  Ce 
M.  de  Tourte  est  tout-puissant  sur  l'opinion  dans 
notre  arrondissement,  son  père  est  grand  vicaire. 
Le  lendemain  soir,  Lamiel,  obligée  de  répéter 
son  histoire  au  bon  M.  Le  Grand,  relut  la  lettre 
de  son  oncle.  Elle  avait  oublié  d'expliquer  le  pas- 
seport, elle  dit  : 

—  Un  sous-préfet,  gouvernant  à  six  lieues  de 
chez  nous  et  auquel  M.  de  Tourte  a  fait  refuser  ma 
main,  me  promit  un  passeport  par  le  moyen  d'un 
de  ses  parents,  maire  à  vingt-cinq  lieues  de  chez 
lui,  du  côté  de  Rennes. 

Cette  histoire  attendrit  M.  Le  Grand  jusqu'aux 
larmes  et  fournit  pendant  huit  jours  à  la  conver- 
sation du  soir.  Dès  le  second  jour.  M™*"  Le  Grand 
avait  dit  à  sa  protégée  qu'elle  l'aimait  comme  sa 
fille. 

—  Tu  as  mille  cinq  cent  cinquante  fiancs  pour 
tout  bien,  et  tu  prends  un  appartement  de  cinq 
cents  francs  ;  je  vais  t'en  donner  un  de  cent  cin- 
quante où  tu  seras  aussi  convenablement,  mais  je 

16 


242  LAMIEL. 

veux  absolument  te  voir  avec  tes  belles  robes,  et 
je  te  mènerai  mardi  chez  M.  Servières,  tu  verras 
là  de  jeunes  cavaliers  qui  ont  dix  mille  écus  de 
rente  et  tu  feras  des  conquêtes,  ma  petite  Lamiel, 
tu  feras  des  conquêtes  qui  vaudront  mieux  que 
ton  vilain  M.  de  Tourte,  avec  ses  vingt  et  une 
voix  de  légitimistes  ralliés  dans  sa  poche. 

—  Eh  bien!  ma  chère  amie,  reprit  Lamiel, 
permettez-moi  de  prendre  un  maître  de  danse, 
je  sens  que  je  ne  marche  pas,  que  je  n'entre  pas 
dans  un  salon  comme  une  autre  :  permettez-moi 
de  vous  mener  quelquefois  au  Théâtre-Français. 


CHAPITRE    XXI 

LE    COMTE     d'aUBIGNÉ-NERWINDE 

Un  soir,  elle  était  encore  chez  M""®  Le  Grand 
à  minuit,  et,  pour  s'amuser,  avait  entrepris 
de  plaire  à  son  gros  mari  ;  elle  étudiait  chez  cet 
homme  l'absence  complète  d'imagination,  lors- 
qu'on entendit  un  grand  bruit  dans  la  rue  et 
bientôt  à  la  porte  de  l'hôtel.  C'était  un  des  jeunes 
habitants  de  la  maison  que  l'on  rapportait  ivre- 
mort. 

—  Ah!  c'est  encore  le  comte  d'Aubigné-Xer- 
winde,  s'écria  j\I™®  Le  Grand. 

C'était  ce  qu'on  appelle  à  Paris  un  fort  aimable 
jeune  homme  qui  s'occupait  gaîment  à  manger 
une  fortune  de  quatre-vingt  mille  livres  de  rente 
que  lui  avait  laissée  le  brave  général  d'Aubigné, 
si  célèbre  dans  les  guerres  de  Napoléon.  Depuis 
trois  ans  seulement,  il  avait  hérité  et  se  trouvait 
déjà  réduit  à  l'hôtel  garni.  Il  avait  été  obligé  de 
vendre  sa  maison. 


244  LAMIEL. 

Ce  soir-là,  l'ivresse  de  d'Aubigné  consistait  à 
parler  constamment  et  à  ne  pas  vouloir  monter 
chez  lui. 

—  A  quoi  bon  monter  deux  étages  puisque 
demain  il  faudra  les  descendre? 

Jamais  M""'  Le  Grand,  qui  avait  entrepris  de  le 
faire  monter  chez  lui,  n'en  put  tirer  d'autre  ré- 
ponse. Les  deux  domestiques  qui  l'avaient  amené 
sortirent;  il  menaçait  de  donner  des  coups  de 
poing  à  l'anglaise  à  ceux  de  la  maison  dont  il  était 
énervé  et  qui  demandèrent  la  permission  à  ma- 
dame de  ne  pas  se  mêler  de  cet  être  désagréable. 
Le  comte  saisit  ce  mot  au  vol. 

—  Ah  !  non  certes,  ce  n'est  pas  un  être  désa- 
gréable; je  remarque  fort  bien  qu'elle  se  tait  dès 
que  j'entre  chez  M™*"  Le  Grand,  mais  n'importe, 
il  y  a  quelque  chose  de  singulier,  d'original  chez 
cette  jeune  fille.  Et  moi,  je  veux  la  former.  Avec 
ses  grandes  enjambées,  elle  me  fera  rougir  quand 
je  lui  donnerai  le  bras;  elle  ne  sait  pas  porter  un 
châle;  mais  je  lui  plairai  ou  je  mourrai  à  la 
peine.  J'ai  plu  à  tant  d'autreSj  mais,  oui,  c'est  cela, 
celle-ci  n'est  pas  comme  une  autre,  et  l'on  me  dit 
de  monter,  je  ne  veux  pas  être  comme  un  autre. 
Tous  les  autres  montent,  et  moi  je  ne  monterai 


LE   COMTE   D'AUBIGNÉ-NEflWIXDE.  245 

pas,  et  n'ai-je  pas  raison,  madame  Le  Grand,  à 
quoi  bon  monter  pour  être  obligé  de  descendre 
demain  matin? 

Ce  bavardage  dura  une  grande  heure.  M""*"  Le 
Grand  était  fort  embarrassée  ;  elle  avait  été  femme 
de  chambre  dans  une  bonne  maison  et  avait  un  [tel] 
fond  de  politesse,  surtout  envers  un  jeune  homme 
qui  se  ruinait  en  personne  comme  il  faut,  que, 
pour  rien  au  monde,  elle  n'aurait  violenté  le 
comte.  Il  fallait  cependant  aller  au  lit,  et  elle  son- 
geait à  faire  réveiller  l'homme  de  peine  de  la 
maison  et  les  aide-cuisiniers,  lorsque  le  comte  se 
mit  à  expliquer  pour  la  deuxième  fois  son  projet 
sur  Lamiel. 

Alors  M™*"  Le  Grand  appela  la  jeune  fille  qui 
avait  pris  la  fuite  en  entendant  répéter  son  nom, 
et  la  pria  d'ordonner  au  comte  d'Aubigné  de  re- 
monter chez  lui. 

—  Mais,  ma  chère  madame,  songez  que  demain 
ce  monsieur  le  comte  s'autorisera  de  ce  mot  pour 
m'adresser  la  parole. 

—  Demain  il  ne  se  souviendra  de  rien  et  viendra 
me  demander  pardon.  Je  le  connais,  ce  n'est  pas 
la  première  fois  qu'il  rentre  dans  cet  état.  II  fau- 
dra que  je  l'engage  bien  poliment  à  choisir  un 


246  LAMIEL. 

Autre  hôtel.  II  est  haut  comme  les  nues,  il  tutoie 
les  domestiques  et  c'est  pour  cela  qu'ils  ne  veulent 
pas  le  porter  dans  son  appartement. 

—  Il  s'enivre  donc  bien  souvent?  dit  Lamiel. 

—  Tous  les  jours,  je  crois  ;  sa  vie  est  un  tissu 
de  folies;  il  tient  à  passer, pour  le  jeune  homme 
le  plus  fou  de  tous  ceux  qui  brillent  dans  les  loges 
de  l'Opéra.  Dernièrement,  il  n'était  pas  aussi 
complet  que  ce  soir,  est-ce  qu'il  ne  s'avisa  pas  de 
rouer  à  coups  de  canne  le  cocher  qui  le  rame- 
nait? 

«  Ah!  ce  n'est  pas  une  poupée  jolie  comme  mon 
duc.  »  L'idée  de  le  voir  rosser  le  cocher  qui  le 
ramena  plut  beaucoup  à  Lamiel,  et,  M™*'  Le  Grand 
renouvelant  ses  instances,  elle  s'avança  sur  l'esca- 
lier et  dit  résolument  : 

—  M.  le  comte  d'Aubigné,  remontez  à  l'instant 
au  numéro  12. 

.  D'Aubigné  cessa  de  parler,  la  regarda  fixement, 
puis  dit  : 

—  Voilà  parler;  tous  les  autres  me  disent  : 
montez  chez  vous  ;  cette  sage  personne,  toute 
neuve,  arrivant  de  province,  croit  que  j'ai  oublié 
le  numéro  de  mon  logement,  elle  me  dit  :  montez 
au  numéro  12.  Eh  bien  !  voilà  ce  que  j'appelle  une 


LE   COMTE   DAUBIGNÉ-NERWINDE.  2i7 

politesse  parfaite...  Et  pourra-t-on  dire  de  d'Aii- 
bigné  qu'il  résista  aux  ordres  d'une  jolie  femme... 
et  qui  encore,  pour  le  quart  d'heure,  n'a  point 
d'amant?  Jamais!  Mademoiselle  Lamiel,  je  vous 
obéis,  et  je  remonte  au  numéro  12...  Pas  le  nu- 
méro 11,  ni  le  numéro  13  (fi  donc,  le  13  est  de 
mauvais  augure),  je  remonte  précisément  au 
numéro  12. 

Il  prit  sa  bougie  que  M™®  Le  Grand  lui  présentait 
et  remonta  résolument  au  numéro  12,  en  répétant 
vingt  fois  qu'il  ne  refuserait  rien  à  une  demoi- 
selle qui,  pour  le  quart  d'heure,  n'avait  pas 
d'amant. 

Le  lendemain,  revêtu  d'une  robe  de  chambre 
magnifique,  et  étalé  dans  son  fauteuil  à  la  Vol- 
taire : 

—  Eh  bien  !  coquin,  dit  le  comte  d'Aubigné  au 
premier  domestique  de  l'hôtel  qui  rentra  chez  lui, 
raconte-moi  ce  que  j'ai  fait  hier  quand  je  suis 
rentré,  un  peu  égayé. 

—  Je  vous  l'ai  déjà  dit,  reprit  ce  domestique 
avec  le  ton  grossier  de  la  colère  d'un  domestique, 
je  ne  vous  répondrai  pas  quand  vous  me  parlerez 
ainsi. 

Le  comte  lui  jeta  un  écu   de  cinq  francs;  le 


248  LAMIEL. 

domestique  le  ramassa  et  leva  le  bras  comme  pour 
le  lancer  à  la  tête  du  comte. 

—  Eh  bien!  dit  le  comte  en  riant  avec  affecta- 
tion en  se  rappelant  Firmin,  des  Français  (rôle  de 
Moncade). 

—  Je  ne  sais  ce  qui  me  lient  de  vous  le  lancer 
à  la  figure,  dit  le  domestique  pâlissant;  mais  j'ai 
peur  de  casser  les  porcelaines  de  madame. 

Le  domestique  se  retourna  vers  la  fenêtre  ou- 
verte, la  regarda  un  instant,  puis  lança  l'écu  qui, 
traversant  toute  la  rue  de  Rivoli,  alla  rebondir 
contre  la  grille  de  la  terrasse  des  Feuillants,  où 
vingt  polissons  se  le  disputèrent.  Ce  spectacle 
calma  apparemment  le  domestique  qui  dit  au 
comte  avec  toute  la  supériorité  de  la  raison  et  de 
la  force  physique  : 

—  Si  vous  vouliez  garder  vos  manières  inso- 
lentes, il  fallait  vous  arranger  pour  conserver  vos 
pauvres  domestiques  qui  les  souffraient;  il  fallait 
ne  pas  vous  ruiner,  ne  pas  vous  mettre  au  point 
de  craindre  le  séjour  de  Clichy.  Mais  la  peur  de 
Clichy  vous  a  réduit  à  faire  une  vente  simulée  à 
Madame  des  fauteuils  et  des  glaces  dont  vous 
avez  encombré  cet  appartement.  Quand  on  veut 
être  grand  seigneur  et  insolent,  il  faut  d'abord 


LE   COMTE   D'AUBIGNÉ-NERWINDK.  249 

n'être  pas  pauvre.  Que  dirait  votre  père,  le  brave 
général  d'Aubigné,  s'il  vous  voyait  réduit  à  ne 
pas  oser  sortir  avant  le  coucher  du  soleil? 

—  Eh  bien!  mon  cher  Georges,  puisque  vous 
n'avez  pas  voulu  d'un  premier  écu,  en  voici  un 
second  pour  payer  vos  bons  avis. 

Georges  prit  l'écu;  il  eût  souffert  des  coups  de  pied 
de  la  part  du  général  de  l'Empire,  tant  la  mémoire 
de  Napoléon  est  sacrée  parmi  le  peuple  qui  n'a 
gardé  aucun  souvenir  de  la  république,  car  en 
l'absence  du  souverain,  il  n'y  a  point  de  grandeur 
pour  lui. 

Le  comte  fut  ravi  de  la  façon  dont  avait  tourné 
son  insolence.  C'était  un  être  qui  s'ennuyait  aus- 
sitôt qu'il  n'avait  pas  quelque  chose  à  faire;  son 
cœur  ne  lui  fournissait  absolument  rien. 

—  Maintenant,  il  faut  songer  à  M""^  Le  Grand; 
vais-je  traiter  l'ancienne,  la  vénérable  femme  de 
chambre,  avec  une  haute  fatuité,  avec  la  hauteur 
qui  convient  à  ma  fortune  passée,  ou  faut-il  jouer 
le  bonhomme?  Eh  parbleu!  le  bonhomme!  s'écria 
le  comte,  j'avais  oublié  net  la  grande  demoiselle 
Lamiel  qu'il  faut  avoir.  Qu'est-ce  que  cette  fille-là? 
A-t-elle  déjà  été  à  quelqu'un,  ou  n'est-ce  pas  une 
provinciale  qui  fuit  la   colère   de  sa  famille?  Si 


250  LAMIEL. 

elle  est  tout  à  fait  bête,  mon  ivresse  d'hier  l'a 
choquée.  Donc  bonhomie  et  gaîté;  la  Le  Grand 
me  fera  un  sermon,  mais  je  saurai  quelque  chose 
sur  la  Lamiel. 

Le  comte,  dont  les  idées  s'éclaircissaient  peu 
à  peu,  descendit  avec  sa  magnifique  robe  de 
chambre. 

—  Ma  chère  madame  Le  Grand,  ma  bonne  amie, 
il  s'agirait  de  me  faire  du  thé  un  peu  vite  et  de 
me  raconter  un  peu  ce  que  j'ai  pu  faire  et  dire 
hier  soir  en  rentrant.  Ah!  Mademoiselle  Lamiel! 
dit-il  en  faisant  mine  de  l'apercevoir  et  la  saluant 
avec  un  profond  respect,  je  donnerais  deux  billets 
de  mille  pour  que,  hier  soir,  vous  fussiez  montée 
chez  vous  avant  onze  heures.  Nous  nous  sommes 
mis  à  table  à  huit  heures,  je  me  souviens  que 
j'ai  entendu  sonner  dix  heures  aux  pendules, 
mais  après,  mon  âme  est  un  désert,  je  n'y  vois 
rien. 

—  Mon  Dieu,  monsieur  le  comte,  je  suis  au 
désespoir  de  devoir  vous  adresser  des  choses  dé- 
sagréables. Aucun  des  domestiques  ne  veut  plus 
vous  remonter  chez  vous;  vous  les  avez  choqués 
et  je  ne  puis  pas  renvoyer  des  sujets  passables 
parce  qu'ils  ne  veulent  pas  se  prêter  à  un  genre 


LE   COMTE   D'AUBIGNÈ-NERWINDE.  251 

de  service  pour  lequel  ils  ne  se  sont  pas  engagés. 
M.  Legrand  se  réunit  à  moi  pour  vous  engager  à 
chercher  un  appartement.  Quel  est  l'étranger  qui 
ne  prendra  pas  une  mauvaise  opinion  de  mon  hôtel 
en  entendant  une  scène  comme  celle  d'hier  soir? 
vous  parliez  constamment  et  de  choses  peu  con- 
venables. 

—  D'amour,  je  parie!  Rien  ne  m'intéresse  dans 
la  vie,  ni  les  chevaux,  ni  le  jeu,  je  suis  bien  diffé- 
rent des  autres  jeunes  gens  ;  si  je  n'ai  pas  un 
cœur  tendre  avec  lequel  je  puisse  vivre  dans  une 
parfaite  intimité,  je  m'ennuie;  chaque  jour  me 
paraît  un  siècle  et  alors,  pour  me  distraire,  je 
me  laisse  inviter  à  dîner,  et  comme  rien  ne  rem- 
plit mon  cœur. . . 

—  Ah  !  scélérat,  s'écria  M"'-  Le  Grand  quittant 
son  air  sérieux,  c'est  parce  qu'il  y  a  ici,  pour  vous 
écouter,  d'autres  oreilles  que  les  miennes,  que 
vous  avez  parlé  de  sentiment.  Osez-vous  bien  dire 
que  vous  aimez  autre  chose  qu'un  beau  cheval  ou 
un  habit  bien  fait  et  d'une  couleur  nouvelle  qui 
vous  donne  bon  air,  le  matin,  en  vous  promenant 
au  bois  de  Boulogne,  ou  le  soir,  dans  votre  loge, 
à  l'Opéra,  ou  dans  les  coulisses  ? 

—  Vous  me  dites,  mon  excellente  hôtesse,  de 


252  LAMIEL. 

prendre  un  appartement  et  des  gens  à  moi.  Croyez- 
vous  donc  que  c'est  pour  son  plaisir  qu'un  d'Au- 
bigné-Nerwinde  habite  une  auberge,  quoique  fort 
honnêtement  tenue  et  le  modèle  de  tous  les  lieux 
de  ce  genre?  mais  vous  oubliez  que  pour  le  mo- 
ment je  suis    ruiné.  Sais-je   seulement  si  dans 
deux  mois  je  serais  à  même  de  louer  deux  pauvres 
chambres?  Mais  par  bonheur,  le  ciel  m'a  conservé 
le  caractère  de  mes  aïeux.  Ma  cousine,  M'""  de 
Maintenon,  est  née  en  prison,  a  épousé  un  farceur 
ignoble,  un  Scarron,  et  n'en  est  pas  moins  morte 
la  femme  du  plus  grand  roi  qui  soit  monté  sur  le 
trône  de  France.  Eh  bien  !  il  y  a  des  jours  où  ma 
prison  m'ennuie,  car  de  bonne  foi,  un  hôtel,   si 
bien  tenu  qu'il  soit,  des  domestiques  qui  refusent 
de  m'obéir,  n'est-ce  pas  une  prison  pour  moi?  Et 
pouvez-vous  me  reprocher  de  me  laisser  aller  à 
un  moment  d'ivresse  qui  me  permet  d'oublier  tous 
mes  malheurs?  Je  ne  suis  que  trop  sérieux  dans 
ce  moment  de   pauvreté,  j'ai  le  malheur  d'être 
amoureux  à  la  folie,  et,  je  me  connais,  l'amour 
n'est  point  une  plaisanterie  surannée,   c'est  une 
passion  excitable  (sic),  terrible  ;  c'est  l'amour  des 
chevaliers  du  moyen  âge  qui  porte  aux  grandes 
actions. 


LE   COMTE   D'ALBIGNÉ-iNERWJNDE.  '253 

Lamiel  rougit  profondément,  le  comte  le  vit. 
«  Ce  corps  si  beau  est  à  moi,  se  dit-il  ;  quel 
eflfet  elle  fera  à  l'Opéra,  si  je  puis  Thabiller  con- 
venablement !  Attention,  d'Aubigné,  c'est  une  jeune 
gazelle  que  tu  veux  mettre  en  cage,  il  ne  faut  pas 
qu'elle  saute  par  dessus  les  barrières.  Soyons  pru- 
dent. » 

Le  comte  paraissait  un  brillant  jeune  homme 
et  bien  amusant  aux  yeux  de  Lamiel;  pourtant  il 
ne  disait  pas  un  mot  qui  ne  fût  appris  par  cœur, 
mais  il  n'en  faisait  que  plus  d'impression;  tous 
ses  mouvements  d'éloquence  étaient  calculés  d'a- 
vance et  arrangés  de  façon  à  frapper  par  de  bril- 
lants contrastes,  —  de  beaux  passages  de  la  plus 
charmante  insouciance  aux  idées  imprévues  les 
plus  attendrissantes.  Il  voyait  l'effet  qu'il  produi- 
sait sur  cette  jeune  fille  qui  ne  disait  mot,  assise 
dans  un  coin  du  boudoir,  mais  changeait  de  cou- 
leur aux  endroits  les  plus  marquants  de  Y  exposé 
de  la  situation  du  comte.  Les  reproches  et  les 
conseils  de  W""  Le  Grand  lui  donnaient  l'occasion 
la  plus  naturelle  de  parler  de  lui  et  il  en  usait 
largement;  il  voyait  aussi  qu'il  intéressait  vive- 
ment M"""  Le  Grand,  ancienne  femme  de  chambre 
de  bonne  maison  (de  M°'''  la  comtesse  de  Damas) 


254  LAMIEL. 


et  accoutumée  à  respecter  et  admirer  les  jeunes 
gens  riches  qui  se  conduisaient  et  agissaient  avec 
le  monde  et  avec  la  fortune  comme  M.  d'Aubigné- 
Nerwinde. 


CHAPITRE   XXII 


LE    COUP    DE    PISTOLET 


D'Aubigné  était  une  copie  de  ces  jeunes  grands 
seigneurs  dont  les  derniers  sont  morts  de  vieil- 
lesse sous  Charles  X,  vieillards  bien  bardés  de 
prétentions  et  débitant  des  maximes  cruelles  que, 
par  bonheur,  ils  n'avaient  pas  la  force  d'appli- 
quer. D'Aubigné  n'était  pas  un  jeune  seigneur 
insouciant  et  gai,  mais  il  était,  d'après  un  grand 
seigneur  aimable,  un  jeune  homme  insouciant  et 
gai.  Lamiel  n'avait  pas  assez  d'usage  pour  faire 
cette  différence  ;  elle  avait  beaucoup  d'esprit 
parce  qu'elle  avait  une  grande  âme,  mais  ce  n'é- 
tait pas  un  esprit  de  comparaison  et  d'étude;  et 
elle  était  bien  loin  de  pouvoir  juger  elle-même  et 
les  autres. 

Assise  dans  un  coin  et  plongée  dans  un  silence 
plein  d'agitation,  elle  comparaît  sans  cesse  d'Au- 
bigné  au  duc  de  Miossens  et  se  montrait  bien  in- 
juste pour  ce  pauvre  jeune  homme;  c'étaient  sur- 


256  LAMIEL. 

tout  le  naturel,  le  manque  absolu  d'imagination, 
la  façon  simple  de  dire  les  choses  les  plus  déci- 
sives et,  pour  tout  dire  en  un  mot,  son  ton  parfait 
qui  lui  faisait  tort  aux  yeux  de  sa  ci-devant  maî- 
tresse. Elle  donnait  les  noms  de  timidité  et  de 
prudence  extrême  aux  façons  vraiment  simples  et 
naturelles  de  cet  aimable  jeune  homme,  tandis 
que  l'enluminure  du  comte  lui  semblait  peindre  le 
caractère  le  plus  énergique;  elle  le  voyait  se 
lançant,  avec  une  hardiesse  vraiment  chevale- 
resque, dans  l'imprévu  des  événements. 

Dès  le  lendemain,  le  comte,  qui  l'épiait  derrière 
sa  porte  entrouverte,  hasarda  de  lui  parler  comme 
elle  montait  chez  elle.  Elle  répondit  à  ce  qu'il 
disait  avec  une  raison  froide,  mais  ne  parut  point 
choquée  de  sa  démarche.  Lamiel  portait  le  natu^ 
rel  de  son  caractère  écrit  sur  son  front. 

u  Elle  est  à  moi,  se  dit  le  comte,  mais  comment 
l'habiller?  Cela  n'a  aucun  fond  de  garde-robe. 
Dieu  sait  ce  qu'il  y  a  dans  ces  deux  grandes  malles 
que  j'ai  vu  monter  chez  elle!  Je  ne  lui  fais  pas  la 
cour  pour  avoir  du  plaisir  obscurément  dans  un 
hôtel,  comme  un  étudiant  en  droit.  Je  ne  vais  pas 
user  mes  forces  obscurément.  Si  je  la  désire,  c'est 
pour  montrer  mon  luxe;  c'est  pour  la  montrer  à 


LE   COUP   DE    PISTOLET.  257 

l'Opéra  et  au  bois  de  Boulogne,  c'est  parce  qu'il 
s'agit  d'une  primeur,  c'est  parce  que  j'aurai  a 
conter  son  histoire  où  je  mettrai  du  piquant.  H 
me  faut  au  moins  quatre  mille  francs  pour  qu'elle 
soit  digne  de  paraître  à  mon  bras.  Non,  mademoi- 
selle, votre  vertu  paraît  empressée  de  faire  faux- 
bond,  mais  vous  n'aurez  ce  plaisir  que  lorsque, 
moi,  j'aurai  réuni  quatre  mille  francs.  Il  faut  que 
les  cadeaux  arrivent,  comme  la  foudre,  le  lende- 
main de  votre  défaite,  et  que  vous,  la  première, 
croyiez  avoir  affaire  a  un  jeune  seigneur  opulent 
et  jetant  l'argent  par  la  fenêtre,  ce  que  j'étais  il  y 
a  deux  ans. 

Pendant  que  d'Aubigné  se  livrait  à  ces  raisonne- 
ments prudents  (la  prudence  était  son  fort)  Lamiel 
avait  un  vif  plaisir  et  le  croyait  le  plus  fou  et  K; 
plus  naturel  des  jeunes  gens. 

u  Celui-ci  n'est  point  un  petit  Caton  ennuyeux 
et  toujours  le  même,  comme  le  duc.  » 

Le  comte  étudiait  toutes  ses  rentrées  à  l'hôtel; 
il  était  bien  sur  que  Lamiel  se  trouvait  dans  le 
boudoir  de  M""®  Le  Grand,  au  rez  de-chaussée,  qui 
avait  une  belle  fenêtre  sous  les  arcades  de  Rivoli 
et  un  vasistas  sur  l'escalier.  A  vingt  pas  de  l'hôtel. 


258  L  AMI  EL. 

il  prenait  une  démarche  évaporée.  Mais  sa  pru- 
dence fut  contrariée  par  les  événements. 

11  avait  réuni  à  peu  près  cent  louis  pour  l'équi- 
pement de  sa  future  maîtresse  et  il  s'occupait  déjà 
du  choix  du  nom  sous  lequel  il  la  ferait  débuter 
au  bois  de  Boulogne,  L'admirable  fraîcheur,  le  ve- 
louté du  teint  de  Lamiel  l'avaient  décidé  à  la  faire 
débuter  au  grand  jour  du  bois  de  Boulogne  plutôt 
qu'à  la  lueur  des  quinquets  de  l'Opéra  ;  il  espé- 
rait trouver  encore  un  crédit  de  cent  louis  ou 
mille  écus  chez  les  marchands,  quand  arriva  l'é- 
poque des  courses  de  Chantilly.  Par  malheur,  il 
n'y  .songea  que  huit  jours  avant. 

«  Je  n'ai  plus  le  temps  d'être  malade,  se  dit-il, 
avec  humeur  et  se  frappant  le  front.  D'Eberley  et 
Montandon  ont  gaspillé  cette  ressource.  » 

Il  tomba  dans  une  ^  et  dit  à  Lamiel 

d'un  air  profond  : 

—  Je  vous  adore  et  vous  me  mettez  au  déses- 
poir. 

Le  matin  même  du  jour  où  il  dit  ce  mot,  M'"'Le 
Grand  faisait  remarquer  sa  profonde  tristesse.  Ce 
mot  manqua  absolument  son  effet;  il  était  entaché 

1.  En  blanc,  dans  le  manuscrit. 


LE   COUP   DE   PISTOLET.  259 

d'ennui.  Le  duc,  qui  l'avait  tant  ennuyée,  le  lui 
avait  dit  vingt  fois  mieux.  Si  elle  eût  eu  à  celte 
époque  le  talent  de  lire  dans  son  propre  cœur, 
elle  eût  dit  au  comte  : 

—  Vous  me  plaisez,  mais  à  condition  de  ne  me 
jamais  parler  le  langage  de  la  passion. 

Le  comte  était  bourrelé  par  l'idée  de  Chantilly 
et  encore  fort  indécis  lorsque,  le  soir,  on  cita  au 
cercle  des  Jockeys,  un  de  ses  amis,  un  jeune 
homme  qui  faisait  le  plongeon  à  l'approche  de 
Chantilly  en  se  prétendant  malade. 

«  Qui  trop  embrasse,  mal  étreint,  se  dit-il.  Au 
diable  cette  petite  provinciale!  Je  suis  perdu,  avec 
ce  qu'on  dit  de  mes  affaires,  si,  avec  ma  passion 
pour  les  chevaux,  on  ne  me  voit  pas  à  Chantilly.  » 

La  veille  du  grand  jour,  il  dit  à  Lamiel  : 

—  Je  vais  essayer  de  me  casser  le  cou,  puisque 
votre  cruauté  rend  ma  vie  si  insupportable. 

Ce  mot  scandalisa  Lamiel. 

«  Mais  où  prend-il  que  je  sois  cruelle?  se  dit- 
elle  en  riant;  m*a-t-il  jamais  mise  à  même  de  lui 
refuser  quelque  chose  de  sérieux?  » 

Le  fait  est  que  la  société  de  toutes  les  femmes 
ennuyait  le  comte;  Lamiel,  étant  encore  tout  à 
fait  une  femme  honnête,  l'ennuyait  encore  bien 


•2G0  LAMIEL. 

plus;  il  faisait  donc  la  cour  à  notre  héroïne  en  lui 
disant  des  mots  ;  de  la  vie,  il  n'avait  passé  cinq 
minutes  avec  elle,  en  tête-à-tête  ;  son  art  était  de 
faire  croire  à  Lamiel  qu'il  mourait  d'envie  de  lui 
parler  et  que  la  cruauté  d'elle,  Lamiel,  lui  enle- 
vait la  possibilité  de  ce  bonheur. 

Lamiel,  fort  indifférente  à  ce  qu'on  appelle  l'a- 
mour et  ses  plaisirs,  se  disait  : 

«  Si  je  me  lie  au  comte,  il  me  mènera  au  spec- 
tacle. Mes  mille  cinq  cent  cinquante  francs  sont 
déjà  fort  ébréchés,  mais  le  comte  ne  pourra  me 
donner  de  l'argent,  il  n'en  a  pas.   » 

—  Il  ne  se  fait  aucun  changement  dans  ma  fa- 
mille, disait-elle  à  M"""  Le  Grand;  les  élections  sont 
retardées;  M.  de  Tourte  est  sans  doute  plus  puis- 
sant que  jamais  ;  ce  M.  X...  Ubéral,  ce  rédacteur 
du  Commerce,  qui  loge  au  sixième,  dit  que  la 
congrégation  va  revenir.  Que  faut-il  faire  pour 
gagner  ma  vie?  Je  n'ai  plus  que  huit  cents  francs. 

Lamiel  était  abonnée  à  deux  cabinets  littéraires 
et  passait  sa  vie  à  lire.  Elle  n'osait  presque  plus 
se  promener  ou  aller  en  omnibus  toute  seule.  Les 
taches  vertes  sur  la  joue  gauche  ne  produisaient 
plus  un  effet  certain.  Elle  était  si  bien  faite,  son 
œil  avait  tant  d'esprit,  que,  presque  chaque  jour, 


LE   COUP   DE   PISTOLET.  261 

elle  avait  à  repousser  des  avances  souvent  gros- 
sières. Elle  ne  se  permettait  de  parler  qu'à  M"  -  Le 
Grand  et  à  M.  X*"*,  son  maître  à  danser,  bon  jeune 
homme,  honnête  et  borné,  qui  n'avait  pas  manqué 
de  prendre  de  l'amour  pour  son  écolière,  et  au- 
quel M™*"  Le  Grand  avait  confié  le  père  sous-préfet, 
M.  de  Tourte  et  le  reste  de  l'histoire.  Tout  cet 
ensemble  de  vie  n'était  pas  amusant;  l'impossibi- 
lité de  la  promenade  nuisit  à  la  santé  de  Lamiel 
et  son  ennui  était  complété  par  le  ftianque  de 
spectacle.  La  fatuité  de  dAubigné  était  sur  le 
point  de  triompher,  s'il  eût  donné  à  Lamiel  plus 
d'occasions  de  parler  à  cœur  ouvert  ;  elle  avait  si 
peu  de  vanité,  qu'elle  se  fût  ouverte  à  lui,  au  pre- 
mier moment  d'impatience  dans  lequel  il  l'eût 
surprise. 

Ce  fut  dans  ces  circonstances  que  Chantilly 
se  présenta.  Le  comte  y  alla  et  perdit  dix-sept 
mille  francs  en  paris.  Il  acheva  de  se  ruiner,  il 
épuisa  tout  le  crédit  qu'on  lui  accordait  encore  et 
paya  noblement  cette  somme  avant  la  fm  de  la 
semaine.  Le  comte  d'Aubignè-Nerwinde  était  au 
fond  très  prudent  et  sage  jusqu'à  l'avarice. 

—  J'ai  déjà  trois  ou  quatre  jugements  qui  peu- 
vent me   conduire  à   Clichy,  je  me  dois  à   moi- 


202  LAMIEL. 

même  d'avoir  cette  petite  provinciale  ;  ce  devoir 
rempli,  il  s'agit  de  disparaître  en  giuind.  J'irai 
passer  mon  temps  à  Versailles,  je  suis  connu  des 
pauvres  diables  qui  vont  bâiller  dans  celte  triste 
ville  avec  les  Anglais  ruinés.  Grand  Dieu  !  quelles 
soirées  je  passerai! 

Lamiel  s'ennuyait  à  mourir,  il  ne  fallut  au 
comte  que  deux  jours  de  soins. 

—  Vous  me  conduisez  au  spectacle  ce  soir?  lui 
dit  Lamiel.' 

—  Ce  soir,  si  mes  ailaires  sont  finies,  je  compte 
me  brûler  la  cervelle. 

Lamiel  jeta  un  cri  et  le  comte  fut  heureux  de 
l'effet  qu'il  produisait. 

—  Vous  aurez  ma  dernière  pensée^  belle  La- 
miel, vous  aurez  été  mon  dernier  bonheur.  Si,  il  y 
a  huit  jours,  vous  eussiez  été  moins  cruelle  pour 
moi,  je  ne  serais  pas  allé  aux  courses  de  Chan- 
tilly, j'y  ai  perdu  dix-sept  mille  francs;  j'ai  payé, 
comme  l'honneur  le  voulait,  en  épuisant  toutes 
mes  ressources  et  il  ne  me  reste  pas  un  billet  de 
mille.  Mais  le  comte  d'Aubigné-Nerwinde,  le  fils 
d'un  héros  connu  de  toute  la  France,  ne  doit  point 
se  laisser  voir  dans  une  position  inférieure.  J'ai 
bien  une  espèce  de  sœur  fort  riche,  mon  aînée  de 


LE   COUP   DE    PISTOLET.  263 

vingt  ans,  nicais  c'est  une  tète  étroite,  peu  digne 
de  comprendre  une  vie  dirigée  par  l'amour  et  le 
hasard.  De  plus,  elle  a  épousé  un  Miossens  et  moi 
je  ne  suis  qu'un  d'Aubigné-Nerwinde. 

—  Un  Miossens,  parent  du  duc? 

—  Son  grand  oncle,  mais  d'où  savez-vous  ce 
nom  ? 

Lamiel  rougit. 

—  M.  de  Tourte,  mon  prétendu,  parlait  sans 
cesse  de  Miossens  ;  l'homme  d'affaires  de  cette 
famille  lui  fournissait  quatre  voix. 

Lamiel  savait  déjà  un  peu  mentir,  mais  elle  ap- 
puyait encore  trop,  elle  ne  jetait  pas  les  men- 
songes comme  choses  sans  conséquence,  elle  avait 
encore  bien  à  acquérir.  Ce  qui  la  faisait  mentir, 
c'était  une  maxime  que  M'"®  Le  Grand  lui  répétait 
souvent  depuis  qu'elle  lui  parlait  à  cœur  ouvert: 
«  Sois  riche,  si  tu  peux  ;  sage,  si  tu  veux  ;  mais  sois 
considérée,  il  le  faut.  » 

L'intimité  avec  le  comte  dura  une  demi-journée  ; 
le  soir,  Lamiel  lui  trouvait  déjà  une  sécheresse  de 
cœur  qui  lui  coupait  la  parole.  Ses  paroles  avaient 
une  grande  dignité,  mais  cette  dignité  lui  coûtait 
bien  des  efforts,  et  Lamiel  voyait  ces  efforts,  et 
elle  n'eût  pas  su  dire  d'où  venait  son  ennui  :  seu- 


264  LAMIEL. 

lement,  c'était  l'opposé  de  ce  jeune  étourdi  sans 
réflexion  qu'elle  s'était  figuré  et  qu'elle  aimait 
d'amour,  comme  le  contraire  du  jeune  duc.  L'idée 
du  coup  de  pistolet,  car  elle  croyait  tout  ce  qui 
était  extraordinaire,  chassa  bien  vite  l'ennui.  Elle 
regardait  d'Aubigné  : 

—  Cette  belle  figure,  si  froide  et  si  noble,  c'est 
donc  celle  d'un  homme  qui  va  se  tuer  dans  quel- 
ques heures!  il  agit  avec  un  sang-froid  parfait. 

Le  comte  faisait  des  malles  et  semblait  absorbé 
par  le  soin  de  ne  pas  gâter  ses  effets;  fier  de  son 
habileté  à  faire  des  malles,  il  était  bien  commis 
voyageur  dans  ce  moment  ;  mais  Lamiel  ne  voyait 
rien,  son  âme  était  tout  émue  parce  coup  de  pis- 
tolet si  prochain.  Il  adressait  ces  malles  à  sa  sœur. 
Il  les  accompagna  à  la  diligence  de  Périgueux,  et, 
du  bureau  des  diligences,  les  fit  transporter  à 
Versailles  par  un  fourgon  de  louage.  Le  lendemain 
matin,  M"'*"  Le  Grand  reçut  la  lettre  d'usage^  : 

—  Quand  vous  hrez  ces  mots  de,  etc. 
Lamiel  baissa  la  tête  à  cette  lecture  et  bientôt 

fut  étouffée  par  des  sanglots.  M.  Le  Grand 
s'écria  : 

—  Voilà  cependant  seize  cent  soixante-sept 
flancs  que  nous  perdons,  et  il  se  remit  à  faire  la 


LE   COUP   DE   PISTOLET.  265 

note  réelle  du  comte  ;  il  voulait  connaître  sa  perte 
réelle.,  la  note  à  payer  était  de  seize  cent  soi- 
xante-sept francs,  la  note  réelle  ne  s'élevait  qu'à 
neuf  cents  francs. 

—  L'année  passée,  notre  perte  a  été  de  quatre 
pour  cent  de  nos  recettes  brutes;  cette  année, 
elle  sera  de  six  pour  cent,  car  je  ne  parle  pas  de 
la  valeur  des  fauteuils  du  pauvre  comte  et  de  ses 
porcelaines,  peut-être  en  aura-t-il  disposé  par  tes- 
tament. 

Toute  cette  discussion  plongea  Lamiel  dans  un 
noir  profond.  Certes,  elle  n'avait  pas  d'amour 
pour  le  comte,  le  sentiment  qui  lui  navrait  le 
cœur  n'était  que  delà  simple  humanité. 


CHAPITRE   XXIII 

LV.    CHAPELIER     DE     PÉRIGUEUX 

A  Versailles,  au  milieu  d'une  société  dévote  et 
gémissant  de  tout,  le  comte  mourait  d'ennui  ,• 
mais  il  était  prudent  avant  tout  et  un  trait  de  sa 
rare  prudence  corrigea  la  fortune.  Pour  être  bien 
reçu  malgré  sa  pauvreté  qui  commençait  à  percer, 
il  avait  pris  le  parti  de  faire  la  cour  à  une  mar- 
quise âgée,  M'"®  de  Sassenage,  l'un  des  plus  so- 
lides soutiens  de  la  congrégation  en  ce  pays-là. 
Son  caractère  dur,  sa  vanité  âpre  donnèrent  de 
l'occupation  à  la  marquise.  Elle  connut  moins 
l'ennui;  pour  l'enchaîner  et  l'obliger  à  la  courti- 
ser, cette  marquise  inventa  de  l'engager  à  prendre 
le  parti  de  l'Église.  Le  comte,  qui  savait  exploiter 
son  nom  avec  une  rare  habileté,  lui  dit  grave- 
ment : 

—  En  ce  cas,  les  Nerwinde  sont  éteints,  je  ^uis 
le  dernier  du  nom  et  je  dois,  à  la  gloire  de  n  on 
père  et  au  souvenir  que  la  France  conserve  à  ce 


LE  CHAPELIER  DE  PÉRIGLEUX.      '267 

héros,  ami  de  Jourdau,  de  consulter  ma  sœur  sur 
cette  démarche  importante. 

La  marquise  de  Sassenage  crut  devoir  faire  por- 
ter cette  parole  à  la  baronne,  toujours  malade  et 
à  laquelle  une  haute  dévotion  avait  ouvert  les  sa- 
lons de  l'ancienne  noblesse  de  Périgueux,  par  le 
directeur  de  sa  conscience.  Ce  directeur  se  trouva 
malade  aussi,  et  ce  fut  M"''  l'évêque  de  X"'*  lui- 
même  qui  alla  parler  à  cette  dévote  importante  et 
riche.  Il  était  lui-même  d'une  famille  apparte- 
nant à  la  bonne  noblesse  du  Béarn;  il  comptait 
parmi  ses  aïeux  un  cordon  rouge  sous  Louis  XV. 
Par  hasard  il  l'attendrit  sur  la  chute  de  la  noblesse, 
et  cet  attendrissement  fut  pour  la  baronne  la  flat- 
terie la  plus  agréable  possible.  Elle  était  donc  de 
la  vraie  noblesse  aux  yeux  de  cet  homme  de  bonne 
famille. 

Deux  jours  après,  la  baronne  fit  un  nouveau 
testament;  elle  donnait  tout  son  bien  à  ce  frère 
Ephraim,  comte  de  Nerwinde,  qu'elle  avait  tant 
maudit.  Ce  don  pouvait  s'élever  à  près  à'iui  mil- 
lion, mais  elle  y  mettait  une  condition  ;  elle  vou- 
lait qu'il  se  mariât  avant  l'âge  de  quarante  ans. 
Quelques  jours  après,  la  pitié  pour  le  titre  de  son 
jeune  frère  faisant  des  ravages  dans  cette  imagi- 


268  LAMIEL. 

nation  mobile,  la  baronne  envoya  à  son  frère,  avec 
qui  elle  était  à  couteaux  tirés  depuis  deux  ans, 
une  lettre  de  change  de  six  mille  francs.  Elle  lui 
annonçait  une  pension  annuelle  de  pareille  somme 
et  lui  faisait  entendre  qu'il  serait  son  héritier. 

Le  comte  reçut  cette  lettre  à  quatre  heures,  au 
moment  d'aller  dîner  chez  la  marquise  de  Sasse- 
nage,  où  on  l'attendait.  11  ne  donna  pas  deux 
secondes  au  plaisir  ou  à  la  surprise.  Les  cœurs 
dominés  par  la  vanité  ont  une  peur  instinctive 
des  émolionS;  c'est  la  grande  route  pour  arriver 
au  ridicule. 

—  Comment  puls-je  faire  de  ceci,  se  dit-il,  une 
anecdote  piquante  et  qui  me  fasse  honneur  au 
Cercle? 

11  partit  pour  Paris,  monta  en  courant  à  la 
chambre  de  Lamiel  et,  sans  daigner  répondre  au 
cri  de  joie  de  la  bonne  M™*^  Le  Grand,  il  ouvrit  la 
porte  de  Lamiel  avec  fracas,  et  se  jetant  à  ses  ge- 
noux : 

—  Je  vous  dois  la  vie,  cria-t-il  à  Lamiel;  la 
passion  que  j'ai  pour  vous  m'a  fait  tirer  en  l'air 
le  pistolet  que  je  venais  d'armer.  Une  fois  de 
sang-froid  et  songeant  à  vos  charmes  divins,  j'ai 
fait  savoir  l'état  de  ma  fortune  à  ma  sœur.  Le 


LE  CHAPELIER  DE   PÉRIGUEUX.  269 

sang  des  Nerwinde  ne  pouvait  se  démentir;  elle 
m'a  envoyé  un  paquet  de  lettres  de  change  et  vous 
avez  encore  le  temps  de  vous  habiller  avant 
l'Opéra. 

L'idée  de  l'Opéra  et  d'y  être  dans  une  heure  fit 
bien  vite  oublier  à  notre  héroïne  l'idée  triste  du 
comte  d'Aubigné-Nerwinde  tué  par  un  coup  de 
pistolet.  Ils  entrèrent  chez  divers  marchands  où  la 
jeune  provinciale  changea  de  robe,  de  chapeau, 
de  châle.  En  allant  à  l'Opéra,  le  comte  lui  dit  : 

—  Votre  père  sous-préfet  me  fait  peur  ;  s'il 
réussit  dans  son  élection,  on  ne  lui  refusera  pas 
un  ordre  pour  enlever  une  fdle  rebelle,'  et  que 
deviendrait  mon  amour  ?  ajouta-t-il  d'un  air 
froid. 

Lamiel  le  regarda  et  sourit  : 

—  Appelez-vous  M™^  de  Saint-Serve.  Je  choisis 
■ce  nom  parce  que  je  suis  possesseur  d'un  fort 
beau  passeport  à  l'étranger  sous  ce  nom  de  Saint- 
Serve. 

—  Mais  j'hérite  des  belles  actions  de  cette  ma- 
.  dame,  et  quelles  actions  ! 

—  C'était  une  jeune  fille  moins  jolie  que  vous, 
mais  qui  avait  aussi  un  père  dangereux  ;  elle  par- 
tait, nous  trouvâmes  plus  sage  de  la  faire  porter 


270  L  AMI  EL. 

sur  le  passeport  de  son  amant  comme  sa  femme. 
Cela  fait  titre  à  l'étranger. 

La  résurrection  du  comte  fit  événement  à 
rOpéra,  et  il  fut  au  comble  du  bonheur.  W"  de 
Saint-Serve  eut  tout  le  succès  possible. 

Le  lendemain,  Nenvinde  se  cacha,  et  ses  amis 
traitèrent  avec  ses  créanciers.  Tous  ceux  de  ces 
gens-là  qui  ne  fréquentaient  pas  le  foyer  de 
l'Opéra  le  croyaient  mort. 

Au  sortir  de  l'Opéra,  le  comte  avait  conduit 
Laraiel  dans  un  petit  appartement  de  la  rue  Neuve- 
des-Mathurins. 

—  Si  vous  m'en  croyez,  avait-il  dit  à  Lamiel 
ravie  de  l'Opéra,  vous  ne  reverrez  plus  M""'  Le 
Grand;  elle  pourrait  dire  que  M'"'  de  Saint-Serve 
est  de  la  connaissance  de  M"''  Lamiel.  Écrivez-moi 
sur  un  bout  de  papier  ce  que  vous  pouvez  lui 
devoir  et  demain  un  inconnu  ira  la  payer  et  lui 
faire  vos  compliments. 

Dans  cette  soirée,  de  sept  heures  à  minuit,  Ner- 
winde,  criblé  de  dettes,  ayant  à  redouter  pour 
le  lendemain  l'effet  de  quatre  jugements  qui 
l'envoyaient  à  la  prison  de  Clichy,  n'ayant  au 
monde  pour  tout  bien  qu'une  traite  de  six  mille 
francs  (|u'il  ne  montra  à  personne,  acheta  tout  ce 


LE    CHAPELIER   DE    PÉRIGUEUX.  271 

qui  compose  la  toilette  de  femme  la  plus  bril- 
lante et  les  marchandes  le  remercièrent,  et,  en 
achetant  dans  leur  boutique,  il  avait  l'air  de  leur 
faire  une  faveur. 

C'était  là  le  triomphe  de  ce  caractère  froid, 
contenu,  calculant  toujours  et  ne  craignant  au 
monde  que  la  douleur  physique  pour  sa  chère 
personne  ou  les  désarrois  de  vanité.  Ce  caractère 
timide  et  froid  avait  été  formé  par  une  époque  de 
vanité  et  d'ennui  :  avant  1789,  il  eût  paru  souve- 
rainement ennuyeux  ;  on  eût  trouvé  dans  les  comé- 
dies ce  caractère  d'un  Gascon  froid  et  important. 

Les  femmes  de  nos  jours  n'ayant  plus  voix  au 
chapitre,  Nerwinde,  peu  fait  pour  leur  plaire, 
devait  le  brillant  de  sa  réputation  à  deux  duels  et 
surtout  à  un  œil  petit  et  morne  et  dont  l'audace 
paraissait  inébranlable.  Ses  traits,  un  peu  kal- 
mouks,  mais  nobles,  n'échappaient  à  l'air  com- 
mun que  par  leur  froideur,  leur  amabilité  profonde 
et  leur  apparence  imprégnée  de  tristesse  ou  plutôt 
de  douleur  physique.  Naturellement  rebelles  à 
l'expression,  ils  ne  disaient  jamais  que  ce  qu'il 
voulait  leur  faire  dire  ;  ils  cachaient  admirablement 
et  complètement  les  aigreurs  fréquentes  d'une 
âme  glacée,  mais  égoïste  avec  passion  ;  la  moin- 


272  L  AMI  KL. 

dre  perspective  de  soiiffiance  pour  sa  chère  per- 
sonne accablait  le  comte  jusqu'à  lui  faire  répandre 
des  larmes.  M.  de  Menton  avait  dit  de  lui  : 

—  C'est  un  joueur  d'échecs  cauteleux  que  la 
bêtise  du  public  prend  pour  un  poète. 

Le  comte  d'Aubigné-Nerwinde,  par  son  sérieux 
prudent,  morne  et  toujours  occupé  du  public,  avec 
la  physionomie  d'un  loup  caché  le  long  d'un  grand 
chemin  et  attendant  le  passage  d'un  mouton, 
était  surtout  bien  à  sa  place  devant  une  société 
de  vingt  personnes.  Il  parlait  avec  des  efforts 
et  des  anxiétés  pour  atteindre  à  l'élégance 
qui  faisaient  mal  aux  personnes  d'un  goût  déli- 
cat; mais  il  avait  la  passion  de  parler  et  de  racon- 
ter, et,  assez  grossier  de  sa  nature,  il  ne  sentait 
pas  les  chutes. 

Cette  passion  de  parler,  de  raconter,  d'avoir 
raison  sur  tout,  le  mettait  au  supplice  si  quelqu'un 
racontait  la  moindre  chose  devant  lui.  Il  avait 
certaines  objections  aigres  à  faire  à  tout  ce  qu'on 
disait  qui  empêchaient  la  moindre  conversation 
de  marcher  en  sa  présence.  La  vie  intime  avec  lui 
était  un  supplice.  Sa  mine  souffrante,  ou  du  moins 
morne  et  facilement  offensante,  empêchait  les 
sailUes  et  toutes  les  sensations  agréables,  —  les 


LE   CHAPELIER   DE   PÉRIGUEUX.  273 

saillies  qui  font  l'agrément  de  la  conversation 
française  et  qui  ont  toujours  besoin  d'un  certain 
degré  de  confiance  dans  les  auditeurs,  avec  l'amour 
propre  desquels  elles  jouent  le  plus  souvent. 

Quelque  philosophie  indulgente  et  désir  de 
bien  vivre  ensemble  qu'eût  l'interlocuteur,  ses 
contradictions  continuelles  mettaient  obstacle 
même  à  la  conversation  sur  les  choses  les  plus 
simples. 

Lamiel  était  bien  loin  de  pouvoir  se  rendre 
compte  de  toutes  ces  choses.  Bonne,  simple, 
enjouée,  heureuse,  sans  malice  au  fond  du  cœur, 
elle  ne  pouvait  deviner  d'où  lui  venait  le  désagré- 
ment de  sa  vie.  Elle  était  ravie  du  rôle  que  le 
comte  lui  faisait  jouer  dans  le  monde  et  de  la  hau- 
teur à  laquelle  il  l'avait  placée.  Elle  n'eut  pas  eu 
autant  d'esprit,  de  brillant  et  de  linesse  dans  la 
conversation  si  l'on  ne  l'eût  pas  écoutée  avec  une 
religieuse  attention.  Sans  attention  préalable,  il 
faut  frapper  fort,  comme  les  réparties  d'un  vaude- 
ville. 

—  Et  à  qui  dois-je  cette  bienveillance  antici- 
pée, même  de  la  part  des  gens  assistant  pour  la 
première  fois  à  nos  dhiers?  Uniquement  à  la  con- 
sidération que  le  comte  s'est  acquise.  Mais  appa- 

18 


274  LAMIEL. 

reinment  que  les  soins  qu'il  se  donne  pour  cela 
le  fatiguent  :  de  là  son  humeur  dans  le  tête-à-tête  : 
eh  bien!  abrégeons  les  tête-à-tête.  En  rentrant  à 
la  maison,  tout  mon  contentement  disparaît;  dès 
qu'il  est  seul  avec  moi,  il  devient  âpre,  presque 
insultant,  lui  qui  se  montre  dans  le  monde  d'une 
politesse  si  cérémonieuse;  il  semble  que  je  lui 
fasse  un  tort  en  lui  adressant  la  parole,  même  pour 
lui  demander  son  avis. 

Toutes  ces  réflexions,  plutôt  senties  qu'expli- 
quées avec  netteté,  arri>yèrent  en  foule  à  Lamiel, 
comme  elle  regardait  ses  cheveux  dans  le  miroir 
pour  mettre  ses  papillotes. 

—  11  n'y  a  qu'un  moment,  en  ôtant  mon  cha- 
peau, j'avais  le  rire  sur  les  lèvres,  se  dit-elle,  et 
maintenant,  j'ai  l'air  morne,  j'ai  besoin  de  faire 
effort  sur  moi-même  pour  n'être  pas  en  colère. 
Grand  Dieu  !  il  en  est  ainsi  tous  les  soirs  !  Appa- 
remment, cet  homme  si  imposant  est  fatigué 
des  efforts  qu'il  fait  pour  maintenir  son  empire 
dans  le  monde,  et  quand  il  est  fatigué,  il  a  de 
l'humeur. 

Elle  courut  à  sa  chambre  et  s'enferma  à  clef. 

Il  n'y  avait  alors  que  huit  jours  seulement 
depuis  la  première  soirée  à  l'Opéra.  Lamiel  avait 


LE   CHAPELIER   DE   PÉRIGUEUX.  275 

ce  courage  sans  effort  des  caractères  parfaitement 
naturels. 

—  Qu'est-ce  que  cela  signifie?  s'écria  le  comte 
d'un  air  morne,  en  entendant  le  bruit  de  la  porte 
fermée. 

Pour  s'amuser,  Lamiel  imita  le  ton  câpre  et  gros- 
sier de  son  noble  amant  : 

—  Cela  signifie,  lui  cria-t-elle  à  travers  la  porte, 
que  je  suis  lasse  de  votre  noble  présence. 

—  Eh  bien!  ma  foi,  tant  mieux,  se  dit  Ner- 
uinde,  qu'ai-je  besoin  de  m'énerver  avec  une 
créature  dont  tout  le  monde  voit  bien  que  je  dis- 
pose? L'essentiel,  c'est  que,  par  sa  figure  et  l'es- 
prit que  je  lui  souille,  elle  me  fasse  honneur  dans 
le  monde.  Je  vais  bien  la  punir,  cette  petite  mijau- 
rée :  j'attendrai  qu'elle  m'appelle  dans  sa  chambre, 
et  surtout  jamais  elle  ne  me  verra  piqué  de  son 
étrange  folie. 

On  demandera  peut-être  quelle  était  la  base 
morale  de  ce  caractère  étrange  du  comte.  Les 
prétentions,  les  fatales  prétentions,  une  des  causes 
principales  de  la  tristesse  du  xix®  siècle.  Nerwinde 
mourait  de  peur  de  n'être  pas  pris  pour  un  comle 
véritable. 

Le  malheur  d'un  caractère  si  ferme  en  appa- 


'216  LAMIEL. 

rence,  c'était  d'abord  d'être  faible  jusqu'à  la 
pusillanimité  ;  la  plaisanterie  la  plus  simple  et 
la  moins  fréquente,  et  que  le  défaut  d'esprit  con- 
damnait à  mourir  en  naissant,  lui  donnait  de 
l'humeur  pour  huit  jours.  En  second  lieu,  M.  d'Au- 
bigné-Nerwinde  oubliait  complètement  son  glo- 
rieux père,  connu  de  la  France  et  de  l'Europe 
entière,  le  général  Boucaud,  comte  de  Nerwinde, 
et  sans  cesse  il  pensait  à  son  grand-père  Boucaud, 
petit  chapelier  de  Périgueux. 

Youdra-t-on  croire  cet  excès  d'orgueil,  de  sus- 
ceptibilité et  de  faiblesse?  La  moindre  plaisanterie 
sur  le  commerce,  bien  plus,  le  propos  d'un  homme 
qui  disait  devant  lui  :  «  Je  viens  d'acheter  un  cha- 
peau »,  le  faisait  regarder  entre  les  deux  yeux 
l'homme  qui  prenait  la  liberté  de  dire  une  chose 
aussi  étrange,  et  le  mettait  hors  de  lui  pour  toute 
une  journée.  Le  problème,  qui  se  posait  alois, 
était  celui-ci  : 

—  Dois-je  laisser  passer  ce  trait  piquant,  ou 
bien  dois-je  me  fâcher? 

Dès  l'âge  de  seize  ans,  Nerwinde  était  bourrelé 
par  ce  mot  :  Un  petit  chapelier  établi  dans  un 
des  faubourgs  de  Périgueux.  Quelle  apparence 
que  l'on  pût  prendre  pour  un  comte  véritable  le 


LE   CHAPELIER   DE    PÉRIGUEUX.  277 

petit-lils  du  chapelier  Boiicaud?  Si  l'on  parlait  de 
Boucaud  devant  lui,  il  rougissait,  de  là  cette  phy- 
sionomie immobile;  il  fallait  bien  cacher  cette 
inquiétude  qui  venait  l'agiter  à  chaque  instant, 
de  là  cette  habileté  suprême  au  pistolet. 

La  maîtresse  qui  lui  eût  convenu,  qui  eût  fait 
\a  tranquillité  et  bientôt  le  bonheur  de  sa  vie,  eût 
été  une  femme  de  haute  naissance  qui  lui  eût 
répété  dix  fois  par  jour  : 

—  Oui,  mon  noble  Ephraïm,  vous  êtes  un  comte 
véritable,  vous  avez  tout  d'un  homme  de  haute 
na'ssance,  même  les  petites  fautes  de  prononcia- 
tion. On  disait  pi qiieii  à  Versailles,  et  vous  dites 
piq/icu.  Vous  avez  même  les  petits  ridicules  des 
contemporains  de  xM.  de  Talleyrand. 

Le  comte  de  Nerwinde  eût  dû  être  l'aide  de 
camp  du  prince,  dont  les  droits  ne  sont  pas  bien 
reconnus  certains.  L'étiquette  était  son  fort,  l'élé- 
ment de  son  bonheur,  et  il  était  l'un  des  complices 
dune  société  où  l'on  voulait  s'ennoblir  par  l'orgie, 
par  le  scandale,  par  des  propos  singuliers,  par  la 
prétention  de  plaisanter  sur  tout  et  même  sur  les 
choses  prétendues  respectables.  Quelle  existence 
pour  le  petit-fils  d'un  chapelier  ! 


CHAPITRE   XXIV 


LIT     A     PA  R  T 


Parmi  toutes  ses  joyeuses  compagnes  de  plaisir, 
Lamiel  distingua  Caillot,  une  jeune  actrice  des 
Variétés,  de  tant  d'esprit,  d'un  esprit  si  impie! 

Dans  un  pique-nique  à  Meudon,  elle  s'enfonça 
dans  les  bois  avec  elle,  et,  à  la  suite  d'une  longue 
conversation  où  Lamiel  fat  fort  sérieuse.  Caillot 
lui  apprit  non  pas  à  avoir  de  l'esprit,  mais  à  tirer 
encore  un  meilleur  parti  des  idées  agréables  et 
neuves  qui  lui  venaient  à  l'esprit  d'une  façon  si 
imprévue,  même  pour  elle. 

—  Quelquefois,  vous  êtes  inintelligible,  lui  dit 
Caillot,  expliquez  davantage  et  en  plus  de  mots  ce 
que  vous  voulez  dire,  et  que  ces  mots  ne  soient 
pas  du  patois  normand. 

Lamiel  se  confondait  en  remeixîments  sincè- 
rement admiratifs.  Caillot  était  une  de  ses  pas- 
sions. 

—  Vous  vaudrez  cent  fois  mieux  que  moi,  ré-- 


LIT  A   PART.  279 

pondait  Caillot  aux  compliments  sincères  de  Lamiel  ; 
vous  n'avez  qu'un  écueil  à  fuir  :  éblouie  par  les 
transports  de  gaîté  que  j'ai  fait  naître  quelquefois, 
ne  cherchez  pas  à  m'imiter.  Si  le  cœur  vous  en 
dit,  osez  être  le  contraire  de  ce  que  vous  me 
voyez. 

Le  comte  s'apercevait  avec  lin  intime  et  pro- 
fond orgueil  que,  depuis  l'apparition  de  M"'^  de 
Saint-Serve,  il  était  plus  recherché.  L'autorité 
dont  il  jouissait  parmi  les  hommes  de  plaisir  avait 
fait  des  pas  de  géant. 

Par  hasard,  il  faisait  chaud  cet  été  là,  et  les 
plaisirs  champêtres  étaient  à  la  mode.  Le  froid  et 
la  pluie  des  années  précédentes  leur  donnaient  un 
vernis  de  nouveauté.  Les  plus  riches  parmi  les 
compagnons  de  plaisir  du  comte  donnaient  des 
dîners  à  M'"''  de  Saint-Serve. 

Souvent  aussi,  pour  s'affranchir  de  l'espèce  de 
gêne  qu'impose  la  vue  d'un  maître  de  maison,  on 
faisait  des  pique-niques  à  Maisons,  à  Meudon,  à 
Poissy  et  jusqu'à  la  Roche-Guyon.  Mais  le  goût 
décidé  de  Lamiel  imposait  la  loi  de  sui\re  les 
premières  représentations.  Elle  voulait  appli- 
quer les  principes  de  son  maître  de  littéra- 
ture.   Elle  avait  une   lé^rion  de  maîtres   et   tra- 


280  LAMIEL. 

vaillait  comme  un  écolier.  Elle  apprenait  même 
les  mathématiques.  Après  les  parties  de  campagne, 
on  arrivait  au  spectacle  à  neuf  heures,  et  l'entrée 
de  Lamiel  produisait  tout  l'effet  désirable.  Mais  le 
comte  la  grondait  chaque  fois  de  l'affectation  qu'elle 
mettait  à  ne  pas  faire  de  bruit  en  entrant  dans  sa 
loge. 

—  Youlez-vous  donc  avoir  l'air  éternellement 
d'une  femme  de  chambre  qui  profite  de  la  loge 
et  de  la  toilette  de  sa  maîtresse? 

Les  grâces  charmantes  qui  faisaient  de  Lamiel 
un  être  si  nouveau  pour  Paris  en  183.,  et  qui,  en 
un  instant,  la  mettaient  à  la  première  place  dans 
lous  les  salons  de  femmes  faciles,  où  elle  débutait, 
n'avaient  aucun  mérite  aux  yeux  du  comte,  même 
lui  déplaisaient.  Ces  grâces,  si  piquantes,  devaient 
tout  leur  empire  :  1°  à  la  nouveauté;  2°  à  leur 
naturel  exquis  et  précisément  à  ce  qui  montrait 
à  chaque  instant  que  Lamiel  ne  devait  pas  ce 
qu'elle  était  seulement  à  un  salon  du  grand  monde. 
Elle  comprenait  les  grâces  de  la  bonne  société, 
elle  avait  même  appris  à  leur  être  exclusivement 
fidèle,  mais  aussi  elle  avait  compris  que  les  grâces 
outrées,  telles  qu'elles  s'étaient  formées  sous  les 
règnes  de  Charles  X   et  de  Louis  XVIII,   étaient 


LIT   A   PART.  281 

d'un  ennui  complet.  Elle  avait  toujours  présent  à 
l'esprit  le  salon  de  la  duchesse  de  Miossens  où  elle 
s'était  ennuyée  jusqu'au  point  d'en  tomber  ma- 
lade. C'était  à  cet  ennui  d'autrefois  qu'elle  devait 
d'être  si  séduisante  aujourd'hui.  Son  caractère 
vif  et  presque  méridional  eût  bien  toujours  rendu 
difficiles  pour  el!e  les  mouvements  contenus  et 
ralentis  qui,  de  nos  jours,  font  la  base  delà  vie  de 
salon  au  faubourg  Saint-Germain,  mais  on  voyait 
c'airement,  à  travers  son  naturel  le  plus  déver- 
gondé, qu'elle  savait^  qu'elle  eût  su  au  besoin  se 
montrer  parfaitement  convenable,  être  de  bon  ton, 
et  la  franchise  de  ses  façons  avait  presque  l'air 
d'être  un  trait  de  bonté  qui  vous  appelait  auprès 
d'elle  aux  honneurs  et  au  sans-façon  de  l'intimité. 
Or,  la  peur  de  n'être  pas  assez  considéré,  qui 
faisait  le  supplice  du  comte,  le  rendait  première- 
ment insensible  à  ce  genre  de  grâces.  On  sentait 
surtout  le  charme  des  façons  de  Lamiel  dans  les 
parties  de  plaisir  à  la  campagne  qui  formaient 
maintenant  son  occupation  tous  les  jours  de  sa 
vie,  mais  ces  messieurs  les  hommes  de  plaisir, 
peu  philosophes,  minces  observateurs  de  leur 
métier,  ne  les  devinaient  point,  et  elles  étaient  pour 
eux  plus  charmantes. 


282  LAMIEL. 

Un  jour  Lairduel,  un  des  farceurs  de  la  troupe, 
ravi  par  les  grâces  de  Lamiel,  s'écria  dans  son 
enthousiasme  : 

—  Elle  est  de  si  bonne  compagnie! 

—  Elle  est  bien  mieux  que  cela,  dit  le  vieux 
baron  de  Prévan,  qui  était  le  dictateur  de  tous 
ces  JQunes  gens,  c'est  une  fdle  d'esprit  qui  s'en- 
nuie du  ton  de  la  bonne  compagnie.  Avec  son  air 
doux  et  gai,  elle  est  l'audace  même;  elle  a  le  cou- 
rage, plus  humain  que  féminin,  de  braver  votre 
mépris,  et  c'est  pourquoi  elle  est  inimitable. 
Regardez-la  bien,  messieurs,  si  jamais  un  caprice 
vous  l'enlève,  jamais  vous  n'en  verrez  une  sem- 
blable. 

Une  autre  singularité  maintenait  Lamiel  à  une 
hauteur  incalculable.  Au  milieu  des  dîners  dégé- 
nérant de  plus  en  plus  en  orgie,  on  voyait  une 
femme  d'une  ligure  charmante  et  n'ayant  évidem- 
ment aucun  goût  pour  le  plaisir  qui  est  censé  faire 
le  lien  de  ce  genre  de  société.  Il  était  évident  que 
le  libertinage,  ou  ce  qu'on  appelle  le  plaisir  dans 
ce  monde-là  et  même  ailleurs,  n'avait  aucun 
charme  pour  elle.  Chose  incroyable,  elle  n'était 
point  haïe  des  dames;  sans  doute,  ses  succès 
si  extraordinaires  choquaient,  mais  :  1°  le  plaiair 


LIT   A   PART.  2i?3 

n'était  rien  pour  elle;  '2°  elle  avait  avec  ses  bonnes 
amies  un  ton  de  politesse  fine  et  gaie  qui  les  sub- 
juguait. Jamais  d'ailleurs,  avec  tout  son  esprit, 
avec  cette  manière  de  rire  de  tout  qui  choquait 
tellement  le  comte,  ayant  une  beauté  si  Jt-iuie  ets^'i 
irrésistible,  elle  n'appelait  l'attention  d'une  ma- 
nière vive  et  imprévue  sur  les  côtés  désavantageux 
de  la  beauté  ou  du  caractère  de  ces  dames. 

L'épigramme  était  chose  absolument  inconnue 
dans  sa  bouche;  jamais  on  ne  l'avait  vue  lançant 
un  mot  méchant  sur  les  antécédents,  souvent  fort 
scabreux,  de  ses  nouvelles  amies.  Rien  de  plus 
simple.-  Lamiel  n'était  rien  moins  que  sûre  que 
ces  dames  eussent  eu  tort  de  se  conduire  ainsi. 
Elle  étudiait,  elle  doutait,  elle  ne  savait  à  quel 
parti  s'arrêter  sur  toutes  choses;  la  curiosité  était 
toujours  son  unique  et  dévorante  passion. 

La  vie  que  lui  faisait  mener  l'orgueil  du  comte 
d'Aubigné-^s'erwinde  n'avait  qu'un  avantage  à  ses 
yeux  : 

i°  Elle  voyait  par  les  propos  du  monde  que 
cette  vie  était  généralement  enviée; 

2°  Cette  façon  de  vivre  était  agréable  physique- 
ment; les  excellents  dîners,  les  carrosses  rapides  et 
bien  doux,  les  loges  bien  réchaulTées,  riches,  ten- 


28  i  LA  Ml  EL 

dues  d'étoffes  dans  toute  leur  fraîcheur  et  garnies 
de  coussins  à  la  dernière  mode,  avaient  un  mé- 
rite qu'il  n'était  pas  possible  de  nier.  L'absence 
de  toutes  ces  choses  brillantes  eût  choqué  Lamiel, 
peut-être  eût  fait  son  malheur  (ce  n'est  pas  mon 
avis  toutefois)  ;  mais  leur  présence  ne  formait 
point  pour  elle  un  bonheur  suffisant. 

L'ancien  problème  qui  l'agitait  (le  villai^e  des 
Hautemare)  vivait  encore  dans  toute  son  énergie 
au  fond  de  son  cœur  :  a  L'amour  dont  tous  ces 
jeunes  gens  parlent  existe-t-il,  en  effet,  pour  eux, 
comme  en  .sa  qualité  du  roi  des  plaisirs,  et  suis-je 
insensible  à  l'amour?  » 

—  Eh  bien!  messieurs,  dit  un  jour  le  comte  à 
ses  amis  qui  admiraient  sou  bonheur,  je  ne  me 
laisse  point  charmer  par  ce  qui  vous  éblouit;  que 
ce  soit  un  avantage  ou  un  malheur  du  caractère 
ferme  que  le  ciel  m'a  donné,  je  ne  suis  point  dupe 
de  cette  M'"''  de  Saint-Serve,  de  cette  beauté  rare 
que  vous  me  gâiez  comme  à  plaisir  avec  tous  vos 
compliments.  J'ai  les  moyens  assurés  de  rabattre 
sa  fierté;  tel  que  vous  me  voyez,  depuis  deux 
mois,  c'est-à-dire  depuis  la  première  semaine 
qui  a  suivi  mon  retour  à  Paris,  nous  faisons  lit  à 
par^ 


LIT    A   PART.  285 

Ce  mot  de  vanité  changea  tout  parmi  les  amis 
du  comte.  Ces  messieurs  voyaient  Lamiel  s'enivrer 
avec  tant  de  bonheur  des  plaisirs  de  la  société, 
goûter  avec  tant  de  vivacité  les  parties  de  plaisir, 
qu'ils  la  croyaient  la  plus  heureuse  des  femmes. 
Fidèles  aux  idées  vulgaires  et  à  la  mode  parmi 
eux  qui  faisaient  du  plaisir  un  des  éléments  né- 
cessaires du  bonheur,  le  parfait  contentement  ne 
pouvait  se  concilier  avec  Ut  à  pari.  Ces  messieurs 
prirent  de  l'espoir,  lirent]  des  projets.  Six  semai- 
nes après  l'imprudent  aveu  du  comte,  tous  ses  amis 
avaient  tenté  fortune  auprès  de  Lamiel,  et  tous 
avaient  été  refusés  avec  modestie  et  sans  aucune 
prétention  à  la  vertu  féminine  : 

—  Un  jour,  peut-être,  mais  maintenant,  non! 
Mais  un  soir,  en  descendant  dans  la  forêt  de 
Saint-Germain  pour  aller  prendre  le  bateau  à 
vapeur  au  port  de  Maisons,  Lamiel  vit  les  yeux 
de  Caillot  humides  de  bonheur,  et,  dans  ce  mo- 
ment, elle  trouvait  la  gaîté  de  la  société  un 
peu  affectée  :  on  se  chatouillait  pour  se  faire 
rire;  il  lui  semblait  que  depuis  un  quart  d'heure, 
on  manquait  d'esprit.  Elle  se  décida  en  un 
instant. 

—  Quel  est  celui  de  tous  ces  messieurs  qui  a 


286  LAMIEL. 

le  plus  d'esprit,  votre  amant  excepté,  bien  entendu? 
dit-elle  à  Caillot. 

—  C'est  Larduel. 

—  Quel  est  le  consolateur  queje  devrais  choisir 
pour  faire  le  plus  de  peine  possible  au  comte, 
dont  la  fatuité  est  exécrable,  ce  soir? 

—  C'est  le  marquis  de  la  Yernaye. 

—  Quoi,  cet  homme  si  froid? 

—  Parlez-lui  un  instant,  vous  verrez  s'il  est 
froid  pour  vous,  il  vous  adore;  là,  vraiment,  c'est 
du  grand  amour  sérieux,  pathétique,  ennuyeux. 

—  Vous  vous  êtes  bien  ennuyé,  ce  soir,  dit 
Lamiel  en  souriant  et  se  rapprochant  de  la  Yer- 
naye. 

Au  premier  abord,  il  avait  quelque  chose  de 
froid  et  de  contenu  qui  rappela  à  Lamiel  l'ennui 
que  lui  donnait  le  duc  de  Miossens.  Il  lui  adressait 
des  compliments  si  jolis  et  si  composés  qu'elle 
regarda  où  était  Larduel  ;  il  se  trouvait  à  plus  de 
cent  pas  d'elle,  engagé  dans  une  conversation  avec 
M"e  Duverny,  de  l'Opéra,  qui  avait  voulu  monter 
à  âne  pour  descendre  au  bateau. 

—  Voilà  qui  est  heureux  pour  vous,  dit-elle  à 
la  Vernaye. 

—  Qu'est-ce  qui  est  heureux  pour  moi? 


LIT  A    PART.  287 

—  Que  je  ne  sois  pas  dans  la  disposition  de  me 
moquer  de  vos  compliments  en  traits  de  M""-  de 
Sévigné.  Soyez  donc  bon  enfant  et  simple,  con- 
solez-moi de  la  majesté  de  mon  seigneur  et  maître, 
le  comte  d'Aubigné-Nerwinde,  si  vous  voulez  méri- 
ter que  j'aie  un  caprice  pour  vous. 

Ce  mot  fit  oublier  à  laVernaye  toute  sa  réserve 
de  compliments  de  bonne  compagnie;  il  oublia  sa 
mémoire  et  se  trouvant  riche  de  son  propre  fonds, 
il  dit  ce  qu'il  pensait  au  moment  même,  sans 
s'inquiéter  beaucoup  de  l'incorrection  des  phrases 
qui  pouvaient  lui  échapper  en  improvisant. 

Cette  première  infidélité  ne  donna  ni  le  bonheur 
ni  presque  du  plaisir  à  Lamiel.  Dès  que  la  Yer- 
naye  était  de  sang-froid,  il  revenait  à  l'éloquence 
à  la  Sévigné  ;  comme  disait  Lamiel,  au  :  j'ai  mal 
à  voire  poitrine. 

—  Savez-vous  ce  qui  vous  nuit  beaucoup?  dit- 
elle  au  marquis.  Deux  choses  : 

1°  Voici  cent  vingt  ans  à  peu  près  que  l'on  s'est 
avisé  d'imprimer  les  lettres  de  M'*^''  de  Sévigné; 

2°  Votre  blanchisseuse  met  trop  d'empois  à  vos 
jabots,  et  cela  donne  de  la  raideur  à  vos  grâces. 
Soyez  donc  un  peu  plus  échappé  de  collège. 

Le  marquis  allait  revenir  la  voir  le  matin  pour 


'288  LA  MI  EL. 

la  troisième  fois,  revenant  au  galop  du  bois  de 
Boulogne  où  il  avait  laissé  le  comte,  lorsqu'elle 
entendit  rentrer  dans  la  cour  la  voiture  de  d'Aubi- 
gné  ;  elle  descendit  précipitamment. 

—  Hé  vile!  hé  vite!  dit-elle  au  cocher  en  mon- 
tant d'un  saut  et  sans  attendre  le  bras  du  laquais, 
sauvez-vous;  je  ne  veux  pas  être  chez  moi  pour 
un  ami  à  qui  j'ai  donné  rendez-vous. 

—  Où  va  madame? 

—  A  la  barrière  d'Enfer. 


CHAPITRE  XXV 


L   ABBE      CLEMENT 


En  descendant  la  rue  de  Bourgogne,  au  bout 
du  pont  Louis  XVI,  elle  vit  un  jeune  homme  couvert 
décrotte.  Son  cœur  battit  avec  violence.  11  était  bien 
loin  d'avoir  un  jabot  trop  empesé  —  une  cravate 
noire,  réduite  à  Téiat  de  corde,  ne  cachant  pas 
une  chemise  de  grosse  toile  et  qui  n'était  pas 
fraîche  du  matin  ;  —  c'était  le  pauvre  abbé  Clément. 

Lamiel  fait  arrêter,  le  laquais  descend  et  se 
fait  attendre  au  moins  deux  secondes,  à  soigner 
ses  beaux  bas  blancs  bien  tirés. 

—  Hé  !  venez  donc,  lui  dit  avec  impatience  La- 
miel, qui  ne  se  fâchait  jamais  avec  les  gens.  Dites 
à  ce  monsieur  vêtu  en  noir,  qu'une  dame  veut 
lui  parler,  priez-le  de  monter. 

Le  laquais  était  si  bien  vêtu  et  l'abbé  (élément 
si  simple,  qu'il  s'épuisait  à  saluer  le  laquais; 
quoi  que  put  lui  dire  celui-ci,  l'abbé  répondait  par 
ces  mots  : 

19 


290  LAMIEL. 

—  Mais,  monsieur,  qu'y  a-t-il  pour  votre  ser- 
vice? Enfin,  il  vit  Lamiel  et  comment  vêtue!  Il 
rougit  jusqu'au  blanc  des  yeux  et  le  laquais  lui 
répétait  pour  la  troisième  fois  que  madame  dési- 
rait lui  pai-ler,  le  pauvre  abbé  hésitait  encore 
à  s'asseoir.  Une  voiture,  qui  passa  au  grand  trot 
entre  la  voiture  de  Lamiel  et  le  trottoir,  fut  sur  le 
point  de  l'écraser. 

Le  laquais  le  prit  sous  le  bras  et  le  poussa  à 
côté  de  Lamiel,  qui  lui  disait  : 

—  Mais  montez  donc.  Avez-vous  honte  d'aller  à 
côté  de  moi  à  cause  de  votre  état,  hé  bien!  allons 
dans  un  quartier  désert.  Au  Luxembourg,  cria- 
i-elle  au  cocher.  Que  je  sais  heureuse  de  vous  re- 
voir! disait-elle  à  l'abbé. 

Le  pauvre  abbo  savait  qu'il  avait  bien  des  re- 
proches à  adresser  à  Lamiel,  mais  il  était  enivré 
du  léger  parfum  répandu  dans  ses  vêtements.  11 
ne  se  connaissait  pas  en  élégance,  mais  comme 
tous  les  cœurs  nés  pour  les  arts,  il  en  avait  l'in- 
stinct et  ne  pouvait  se  lasser  de  regarder  la  mise 
si  simple,  en  apparence,  de  Lamiel. 

Et  quel  charme  dans  les  manières  de  cette  jeune 
paysanne!  quels  regards  doux  et  divins! 


L'ABBÉ   CLÉMENT.  291 

—  Je  suppose  que  ma  toilette  vous  donne  des 
scrupules,  dit-elle  à  l'abbé. 

Et  comme  la  voiture  entrait  dans  la  rue  du 
Dragon,  Lamiel  fit  arrêter  devant  un  magasin  de 
modes.  Elle  acheta  un  chapeau  fort  simple  ;  en 
descendant  à  la  porte  du  Luxembourg,  vers  la 
rue  de  TOdéon,  elle  laissa  son  chapeau  dans  la 
voiture  et  dit  au  cocher  de  retourner  au  logis. 

Le  bon  abbé  Clément,  tout  étonné  de  ce  qui 
lui  arrivait,  commençait  une  phrase  polie  mais  qui 
annonçait  des  reproches  à  faire. 

—  Permettez,  cher  et  aimable  protecteur,  que 
je  vous  raconte  tout  ce  qui  m'est  arrivé  depuis 
que  madame  a  renvoyé  sa  pauvre  lectrice.  Oui, 
continua  Lamiel  en  riant,  je  vais  me  confesser  à 
vous;  me  promettez-vous  le  secret  de  la  confes- 
sion? Rien  à  la  duchesse,  rien  au  duc? 

—  Mais  sans  doute,  dit  l'abbé  d'un  air  sage, 
mais  profondément  troublé. 

—  En  ce  cas,  je  vais  tout  vous  dire. 

Et,  en  effet,  à  l'exception  de  l'aventure  de  Jean 
Berville  et  de  l'amour  qu'elle  croyait  sentir  pour 
l'abbé  en  ce  moment,  elle  lui  dit  tout,  et  comme 
dans  son  désir  de  faire  bien  comprendre  les  mo- 
tifs de  ses  actions,  elle  ajoutait  tous  les  détails 


292  LAMIEL. 

caractéristiques,  sa  narration  ne  dura  pas  moins 
d'une  heure  et  demie.  L'abbé  avait  eu  le  temps  de 
se  remettre  un  peu.  Il  lui  adressa  des  réflexions 
morales  et  prudentes  ;  mais  il  sentit  bientôt  qu'il 
admirait  trop  ses  jolies  mains,  il  sentait  avec 
honte  un  brûlant  désir  de  les  presser  dans  les 
siennes  et  même  de  les  approcher  de  ses  lèvres. 
Il  voulut  se  séparer  de  Lamiel  ;  il  lui  adressa  sur 
ses  égarements  un  discours  sage,  sévère  et  com- 
plet, il  le  termina  par  ces  mots  : 

—  Je  ne  pourrais  rester  auprès  de  vous  et  vous 
revoir  que  si  vous  manifestiez  le  ferme  propos  de 
changer  de  conduite. 

Lamiel  désirait  passionnément  raisonner  sur 
tout  ce  qui  lui  était  arrivé,  avec  un  ami  si  dévoué, 
dans  les  lumières  duquel  elle  avait  tant  de  con- 
fiance et  à  qui  elle  pouvait  tout  dire.  Depuis  son 
départ  de  Garville,  elle  n'avait  pu  être  sincère 
avec  personne.  Elle  exagéra  un  peu  l'inquiétude 
curieuse  qui  l'agitait  et  prononça  le  mot  de  re- 
pentir. 

Lorsqu'elle  eut  prononcé  ce  mot,  l'abbé  ne  put 
charitablement  lui  refuser  un  second  rendez-vous  ; 
il  sentait  le  danger,  mais  il  se  disait  aussi  : 

—  Si  quelqu'un  au  monde  peut  avoir   quelque 


LABBÉ   CLÉMENT.  293 

espérance  de  la  ramener  dans  la  bonne  voie,  c'est 
moi. 

Le  bon  abbé  faisait  un  grand  sacrifice  en  accor- 
dant un  second  rendez-vous,  car  une  terrible  idée 
s'emparait  malgré  lui  de  son  cœur. 

—  Avec  quelle  facilité  cette  charmante  fille  ne 
se  donne-i-ellepas,  quand  sa  tète  est  convaincue  ! 
Elle  semble  n'attacher  que  peu  d'importance  à  ce 
qui  est  un  si  grand  objet  pour  toutes  les  femmes 
qui  font,  par  vice  ou  par  avarice,  tout  ce  qu'elle 
se  permet  par  suite  de  la  légèreté  de  son  singu- 
lier caractère.  Avec  l'ouverture  de  cœur  et  avec 
l'affection  qu'elle  me  montre,  je  n'aurais  qu'à  dire 
un  mot. 

Dans  la  soirée,  cette  idée  parut  si  terrible  à  la 
vraie  piété  de  l'abbé  Clément,  qu'il  fat  sur  le 
point  de  partir  à  l'instant  même 'pour  la  Nor- 
mandie. Il  ne  put  fermer  l'œil  de  la  nuit.  Le  len- 
demain matin,  ses  agitations  redoublèrent. 

—  Mais  peut-être,  se  disait-il,  Lamiel  est  sur  le 
point  de  revenir  à  des  sentiments  honnêtes.  Si  je 
parviens  à  la  persuader,  les  actions  suivront  rapi- 
dement la  conviction  de  l'esprit...  Si  je  m'éloigne, 
l'occasion  est  h  jamais  perdue,  je  me  reprocherai 
éternellement  la  perte   d'une  âme  si  belle  et  si 


294  LA  MI  EL. 

noble,  malgré  ses  souillures.  Sa  tête  l'a  égarée, 
mais  le  cœur  est  pur. 

Dans  son  trouble  intérieur,  l'honnête  jeune 
homme  alla  consulter  M.  l'abbé  Germar,  son 
directeur,  qui,  touché  de  sa  vertu,  ne  balança 
pas;  il  lui  ordonna  de  rester  à  Paris  et  d'entre- 
prendre la  conversion  de  Lamiel. 

Le  rendez-vous  avait  été  indiqué  par  Lamiel 
dans  une  petite  auberge  de  Yillejuif  où,  un  jour, 
un  malaise  soudain  avait  forcé  Lamiel  à  chercher 
un  refuge  ;  l'air  honnête  de  la  maîtresse  de  maison 
l'avait  frappée.  L'abbé  la  trouva  établie  dans  une 
chambre  du  second  étage;  tout  le  reste  de  la 
maison  était  occupé.  Il  recula  de  surprise  en  la 
voyant;  le  chapeau  commun  qu'elle  avait  acheté 
la  veille,  rue  du  Dragon,  était  couvert  d'un  voile 
noir  très  épais*  et  quand  Lamiel  le  leva,  l'abbé 
aperçut  une  figure  étrange.  Lamiel,  qui  com- 
mençait à  savoir  lire  dans  les  cœurs,  croyait 
avoir  deviné  la  raison  qui,  la  veille,  faisait 
hésiter  l'abbé  à  lui  accorder  un  second  rendez- 
vous,  et  elle  s'était  rendue  laide  à  l'aide  du  vert 
de  houx. 

Elle  dit  en  riant  à  l'abbé  : 

—  "Vous  sembliez  croire   hier   que  la  coquet- 


L'ABBÉ   CLÉMENT.  295 

teiie  était  la  source  principale  de  ma  mauvaise 
conduite  ;   voyez    comme  je    suis   coquette. 

Elle  continua  d'un  air  plus  sérieux. 

—  Je  n'ai  pas  cru  faire  mal  en  me  donnant  à 
des  jeunes  gens  pour  lesquels  je  n'avais  aucun 
goût.  Je  désire  savoir  si  l'amour  est  possible  pour 
moi.  Ne  suis-je  pas  maîtresse  de  moi?  à  qui 
est-ce  que  j'ai  fait  tort?  A  quelle  promesse  est-ce 
que  je  manque? 

Une  fois  entrée  dans  les  pourquoi,  Lamiel  lit 
bientôt  courir  à  l'abbé  Clément  des  dangers  bien 
différents  de  ceux  qu'il  appréhendait  la  veille. 
Elle  était  d'une  impiété  effroyable.  La  profonde 
curiosité  qui,  à  vrai  dire,  était  sa  seule  passion, 
aidée  par  la  sorte  d'éducation  impromptue  qu'elle 
cherchait  ii  se  donner  depuis  les  premiers  jours 
qu'elle  avait  habité  Rouen  avec  le  jeune  duc,  lui  fit 
proférer  des  choses  horribles  aux  yeux  du  jeune 
théologien,  et  à  plusieurs  desquelles  il  fut  hors 
d'état  de  répondre  d'une  façon  satisfaisante. 

Lamiel,  le  voyant  embarrassé,  fut  bien  lom  de 
profiter  grossièrement  de  sa  victoire  malgré  elle  ; 
elle  se  figura  la  conduite  cruelle  que  le  comte  eût 
adoptée  casa  place;  elle  eut  la  joie  de  se  sentir 
supérieure. 


236  LAMIEL. 

—  Mais  ne  dirait-on  pas,  mon  ami,  à  me  voir 
vous  entretenir  depuis  une  heure  de  choses  sim- 
plement curieuses,  que  j'ai  le  plus  mauvais  cœur 
du  monde  et  que  j'ai  oublié  tout  à  fait  mes  pre- 
miers bienfaiteurs  ?  Que  deviennent  mon  excel- 
lent oncle  et  ma  tante  Hautemare?  Me  maudis- 
sent-ils? 

L'abbé,  fort  soulagé  par  ce  letour  aux  choses 
de  la  terre,  lui  expliqua  dans  les  plus  grands  dé- 
tails que  les  Hautemare  s'étaient  conduits  avec 
toute  la  sagesse  normande.  Ils  avaient  adopté  avec 
prudence  la  fable  que  Lamiel  leur  avait  fournie  ; 
tout  le  monde  à  Carville  la  croyait  occupée  dans  un 
village  des  environs  d'Orléans  à  faire  la  cour  à  une 
grande  tante  fort  âgée  et  à  se  ménager  une  place 
dans  son  testament.  Tout  le  village  s'était  occupé 
d'un  bon  de  cent  francs  sur  la  poste  que  les  Haute- 
mare avaient  touché  et  que  le  duc  avait  eu  l'idée 
de  leur  envoyer  d'Orléans  comme  faisant  partie 
d'un  cadeau  fait  à  Lamiel  par  sa  vieille  tante. 

—  Il  est  vrai,  dit  Lamiel  en  rêvant,  le  duc  était 
parfaitement  bon  comme  M""'  la  duchesse;  seule- 
ment, il  était  bien  ennuyeux. 

Elle  apprit  avec  un  vif  étonnement  que  le  duc 
s'était  échauffé  la  tête  en  se  croyant  profondément 


L'ABBÉ   CLÉMENT.  29Ï 

amoureux  d'elle.  Il  l'avait  cherchée  clans  toute  la 
Normandie  et  la  Bretagne,  trompé  par  la  lettre  que 
Lamiel  avait  datée  de  ^ . 

Maintenant  le  duc  résiste  à  sa  mère,  la  pas- 
sion qu'il  prétend  avoir  lui  donne  du  carac- 
tère. Lamiel  éclata  de  rire  comme  une  simple 
paysanne. 

—  Le  duc  avec  du  caractère!  s'écria-t-elle. 
Ah  !  que  je  voudrais  le  voir! 

—  Ne  cherchez  pas  à  lo  voir,  s'écria  l'abbé,  se 
méprenant  sur  le  sentiment  qui  anhiinit  la  jeune 
fille  ;  voudriez-vous  augmenter  les  chagrins  de 
madame?  Je  sais  par  ma  tante  que  ce  qu'elle  ap- 
pelle la  désobéissance  de  son  fils  la  met  au  déses- 
poir. Elle  veut  le  marier  et  elle  s'aperçoit  que,  à 
peine  marié,  il  lui  échappera. 

Les  questions  de  Lamiel  sur  ce  qui  se  passait  au 
pays  furent  sans  borne.  Elle  était  déjà  assez  avan- 
cée dans  la  vie  pour  trouver  du  charme  à  revenir 
aux  souvenirs  innocents  de  son  village.  Elle  apprit 
que  Sansfin  était  à  Paris  ;  il  avait  eu  l'audace  de 
se  mettre  à  demi  sur  les  rangs  pour  la  place  de 
député  de  l'arrondissement  dont  - 

1.  En  blanc  dans  le  manuscrit. 
2    En  blanc  dans  le  manuscrit. 


298  L  AMI  EL. 

faisait  partie  ;  cette  prétention  avait  été  accueillie 
avec  un  éclat  de  rire  si  général  que  le  petit  bossu 
n'avait  pu  se  résoudre  à  continuer  d'habiter  le 
pays.  Il  paraissait  certain  qu'un  jour,  dans  le  bois, 
aveuglé  par  la  colère,  il  avait  mis  en  joue  M.  Fron- 
tin,  l'adjoint  du  maire,  qui  l'avait  plaisanté  sur 
cette  idée  de  se  faire  député  avec  sa  tournure. 

Les  nombreuses  conversations  que  Lamiel  ob- 
tint de  l'abbé  Clément  hâtèrent  infiniment  les 
progrès  de  son  esprit.  Elle  avait  dit  à  l'abbé  plu- 
sieurs choses  fort  éloignées  de  la  croyance  de 
celui-ci,  il  n'avait  pu  les  réfuter  d'une  manière 
saiisfaisante  du  moins  pour  Lamiel;  elle  en  con- 
clut, non  par  amour-propre  mais  plutôt  par  estime 
pour  le  caractère  et  la  bonne  foi  de  l'abbé,  que 
ces  idées  étaient  vraies. 

L'abbé  lui  avait  dit  : 

—  On  ne  connaît  un  homme  qu'en  le  voyant 
tous  les  jours  et  longtemps. 

Lamiel,  dès  le  soir  même,  disgracia  le  marquis 
de  la  Yernaye,  et  fit  des  yeux  charmants  à  D'**. 

—  Je  vous  prends,  lui  dit-elle,  afin  de  me  mo- 
quer ouvertement  du  comte  et  afin  de  lui  voir  dé- 
velopper son  caractère.  Je  veux  lui  faire  savourer 
les  douceurs  du  cocuage,  mais  je  ne  vous  vends 


L'ABBÉ    CLÉMENT.  'J99 

point  chat  en  poche;  le  rôle  que.  je  vous  destine 
peut  avoir  des  dangers  et  vous  ne  recevrez  votre 
récompense  qu'à  la  première  folie  jalouse  qui 
échappera  à  mon  seigneur  et  maître. 

Elle  s'était  adressée  à  un  homme  hardi.  Le  len- 
demain, il  y  avait  un  dîner  dans  les  bois  de  Ver- 
rières, et  D***  fît  des  choses  incroyables  de  folie 
pour  montrer  son  amour  pour  Lamiel.  Le  comte 
vit  tout,  son  caractère  sombre  s'exagéra  tout;  ce 
fut  l'excès  de  sa  co'ère  qui  l'empêcha  de  s'y  laisser 
aller. 

—  Quelle  gloire  pour  cette  petite  Normande  ! 
Quelle  preuve  d'infériorité  de  ma  part  si  j'avais  un 
duel  pour  elle  ! 

D***  était  fou  d'amour  depuis  que  les  yeux  de 
Lamiel  montraient  de  l'amour  pour  lui.  Il  alla 
consulter  Montrer  qui  lui  demanda  le  secret,  puis 
lui  dit,  piqué  de  quelques  réponses  peu  polies  de 
d'Aubigné-iNerwinde  : 

—  Gourez  les  chapeliers  de  Paris,  vous  trouve- 
rez bien  quelqu'un  qui  vient  de  s'établir;  faites 
prendre  chez  lui  un  exemplaire  de  la  circulaire 
que  l'on  écrit  en  pareil  cas,  mettez  en  bas  l'adresse 
de  M.  Boucaud  de  Nerwinde  à  Périgueux,  et  en- 
voyez cette  circulaire  à  votre  rival. 


300  LAMIEL. 

Monti'or  apprit  à  D'**  que  le  père  du  comte 
avait  été  chapelier. 

Pour  jouir  de  la  mine  furibonde  du  comte, 
D***  fit  remettre  cette  circulaire  au  comte,  au  mi- 
lieu d'un  dîner.  Le  comte  pâlit  extrêmement, 
puis  dit,  après  quelques  minutes  : 

—  Je  lïie  trouve  mal,  j'ai  besoin  de  prendre 
l'air. 

Il  sortit  et  ne  reparut  plus  de  la  soirée. 


CHAPITRE   XXYI 


CONCLUSION 


Plan 

Sous  le  règne  de  d'Aubigné-lNerwinde,  elle 
devient  libertine  pour  chercher  le  plaisir  et  pour 
se  dépiquer,  lorsqu'elle  s'aperçoit  que  le  comte 
joue  toujours  la  comédie.  Par  vanité,  naissante 
chez  elle,  elle  veut  se  venger  de  la  profonde  indif- 
férence du  comte. 

Sachant  qu'il  va  à  un  dîaer  de  la  Tour  de  Nesles, 
où  se  trouve  toute  la  bonne  compagnie  de  l'Opéra, 
ces  demoiselles,  etc.,  et  qu'après  les  avoir  recon- 
duites chez  elles,  on  va  au  b. . .  .1,  elle  prend  un 
masque  de  velours  noir  comme  on  en  portait  au 
xvii*^  siècle  et  va  se  mêler  aux  filles  de  joie. 
Arrive  le  comte  (on  étend  des  matelas  à  terre), 
ces  messieurs  sont  assis  tout  autour,  ils  blaguent; 
d'Aubigné  se  met  à  parler  d'elle,  elle  se  démasque  ; 


302  LAMIEL. 


le  comte,  si  audacieux  en  apparence,  si  fier  de  sa 
supériorité  en  tout,  reste  s/upéfcif- 


II  y  a  ici  une  lacune  dans  la  narration  '.  D'après  le 
plan  qui  suit,  on  voit  que  Lamiel,  sans  doute  dégoûtée 
de  la  société  des  d'Aubigné-Nerwinde,  et  peut-être 
poussée  par  la  curiosilë,  a  voulu  connaître  de  près  les 
héros  voleurs  et  assassins  dont  les  histoires  l'avaient 
tant  captivée  autrefois  à  Carville.  (C.  S.) 


Plan  (suite) 

Valbayre  rouvre  la  porte  un  instant  après  que 
l'amant  de  Lamiel  vient  de  sortir;  elle  se  cache  pour 
lui  faire  une  plaisanterie  et  voir  ce  qu'il  vient 
faire  ;  elle  voit  Yalbayre  qui  jette  un  coup  d'oeil  et 
se  met  sans  délai  à  ouvrir  un  secrétaire.  Lamiel  se 

1.  Voir  Appendice  II,  Caractère  de  Lamiel,  p.  316. 


CO.XCLUSIOX.  303 

présente  à  lui,  il  saute  sur  elle  avec  un  couteau 
ouvert  à  la  main,  et  la  prend  par  les  cheveux 
pour  lui  percer  la  poitrine  ;  dans  l'effort  fait,  le 
mouchoir  de  Lamiel  se  dérange,  il  lui  voit  le  sein. 

—  Ma  foi,  c'est  dommage,  s'écrie-t-il.  Il  lui 
baise  le  sein,  puis  lâche  les  cheveux. 

—  Dénonce-moi,  et  fais-moi  prendre,  si  tu  veux, 
lui  dit-il. 

11  la  séduit  ainsi.  Yoilà  du  caractère  I  elle  ne 
se  dit  pas  cela,  elle  le  voit  et  en  subit  les  consé- 
quences. 

—  Qui  êtes-vous? 

—  Je  fais  la  guerre  à  la  société  qui  me  fait  la 
guerre.  Je  lis  Corneille  et  Molière.  J'ai  trop  d'édu- 
cation pour  travailler  de  mes  mains  et  gagner 
trois  francs  pour  dix  heures  de  travail. 

Quoique  traqué  par  toutes  les  polices,  et  avec 
acharnement  personnel,  à  cause  des  plaisanteries 
qu'il  leur  adresse,  Valbayre  la  mène  fièrement 
au  spectacle;  cette  audace  la  rend  folle  d'amour. 

—  Est-il  donc  possible  que  cet  amour  si  vanté 
soit  si  insignifiant  pour  moi?  se  dit  Lamiel. 

Enfin,  elle  connaît  Imnour.  Elle  prend  la  fuite, 
vit  avec  Valbayre  et  l'aide  dans  un  crime. 

Valbayre  est  emprisonné,  elle  court  des  dangers. 


304  LA  MIEL. 

La  bonne  M™®  Le  Grand  la  cache  dans  une  pension 
de  jeunes  demoiselles  où  elle  entre  comme  sous- 
maîtresse;   elle  y  trouve  Sansfm  aide-médecin. 
11  veut  se  donner  un  titre  auprès  du  duc  de  Mios- 
sens  qui  songe  à  Lamiel,  parce  qu'il  est  piqué  de 
sa  disparition  (mais  il  est  incapable  d'amour  et  de 
passion).    Sansfm    lui    dit   qu'il    croit  avoir   des 
données  pour  retrouver  Lamiel,   il  s'agirait  de 
dépenser  cinquante  louis;  il  en  soutire  cent  au 
duc.  Le  duc  la  revoit,  elle  s'ennuyait  à  la  pension, 
elle  accepte  de  se  remettre  avec  lui,  mais  elle  est 
toujours   éperdument   amoureuse    de    Valbayre. 
Les  grâces  apprises  et  la  bonne  éducation  du  duc 
luttent  contre  l'énergie  et  le  génie  inventeur  de 
Valbayre.    Horrible  misère   de  celui-ci   contras- 
tant avec  l'immense  fortune  du  duc.  A  cette  épo- 
que,  Lamiel  a  assez  de  connaissance  du  monde 
pour  juger  bien  des  choses  de  la  vie,  aidée  surtout 
de  la  fidèle  amitié  de  M"'''  Le  Grand.  Lamiel  est 
sombre,  leducla  trouve  de  beaucoup  meilleur  ton. 
Il  est  grandement  question  de  marier  le  duc; 
grandes  indécisions  de  celui-ci  (Martial)  ^  Il  fait 
attendre  pour  la  signature  du  contrat. 

1.  Maniai  Daru,  voir  note  p.  I9li. 


CONCLUSION.  305 

Sansfin  dit  à  Lamiel  :  —  Vous  êtes  une  nigaude, 
le  duc  est  tellement  indécis  que  vous  auriez  pu 
empêcher  ce  mariage  et  l'épouser. 

—  Moi,  être  infidèle  à  Valbayre  !  s'écrie 
Lamiel. 

Lamiel  a  la  fantaisie  de  voir  la  duchesse  de  Mios- 
sens  dans  son  intérieur;  profond  ennui  de  cette 
maison  qui  plaît  à  Lamiel,  qui  est  sombre. 

La  duchesse  va  tellement  découverte  au  bal, 
par  esprit  de  contradiction  contre  la  marquise, 
qu'elle  prend  une  maladie  de  poitrine. 

—  C'est  une  personne  confisquée,  lui  dit  Sans- 
fm;  si  vous  êtes  sage  et  suivez  mes  conseils  à  la 
lettre,  vous  lui  succéderez. 

On  ne  met  pas  en  doute  le  consentement 
du  duc,  Lamiel  lui  est  devenue  nécessaire.  La- 
miel pourrait  avoir  beaucoup  d'argent  et  être 
utile  à  Valbayre. 

Sansfin  arrange  la  reconnaissance  de  Lamiel 
par  un  vieux  libertin  de  l'école  de  Laclos,  sans 
principes  et  sans  un  sou,  M.  le  mar^iuis  d' Or- 
pierre,  né  dans  la  haute  Provence,  vers  Forçai quier. 

Valbayre  paraît  devant  la  Cour  d'assises;  il  pou- 
vait être  condamné  à  mort,  il  n'est  condamné 
qu'aux  galères  perpétuelles. 

20 


306  LAMIEL. 

Valbayre  fait  ordonner  à  Lamiel  par  un  forçat 
libéré  d'aider  une  troupe  de  voleurs,  ses  amis,  à 
voler  le  duc.  On  e?père  cinquante  mille  francs  de 
cette  adaire.  Horribles  combats.  Lamiel  résiste. 

La  duchesse  meurt;  Sansfm  marie  le  duc  avec 
Lamiel  et  reçoit  une  grosse  somme  d'argent. 

Le  duc  et  la  duchesse  vont  à  Forcalquier.  Le 
marquis  d'Orpierre  a  reconnu  une  fille  naturelle 
inconnue  à  tous  ses  amis.  Le  duc.  et  la  duchesse 
vont  à  Toulon,  elle  voit  \'albayre  enchaîné.  Trois 
jours  après,  la  duchesse  quitte  son  mari,  en  em- 
portant tout  ce  qu'il  lui  a  donné, 

Valbayre  achète  fort  cher  des  papiers  d'un  gen- 
tilhomme allemand  (il  est  de  Strasbourg  et  parle 
allemand),  il  revient  à  Paris,  assassine  au  hasard 
(comme  Lacenaire),  est  condamné. 

Lamiel  incendie  le  palais  de  justice  pour  venger 
"Valbayre  ;  on  trouve  des  ossements  à  demi  calci- 
nés dans  les  débris  de  l'incendie,  —  ce  sont  ceux 
de  Lamiel. 


APPEx\DICES 


APPENDICE    I 


LE    PREMIER    CHAPITRE    DE     LAMIEL 


Les  manuscrits  de  Beyle  sont  presque  illisibles  :  on  sent  que 
la  plume  court  sur  le  papier  presque  aussi  rapide  que  la 
pensée;  son  talent  d'improvisateur  est  indiscutable,  aussi  écri- 
vait-il très  facilement,  avec  un  plaisir  non  dissimulé*.  Il  ne  lui 
en  coûtait  rien  de  refaire  plusieurs  fois  un  travail.  Pour  Lamiel, 
il  a  repris  trois  fois  son  commencement  avant  de  s'arrêter  au 
chapitre  qui  figure  en  tète  du  roman. 

On  verra  que  Beyle  a,  tour  à  tour,  songé  à  mettre  au  premier 
plan  plusieurs  des  personnages  de  Lamiel;  il  hésita  longtemps 
et  se  décida  définitivement  à  nous  inti'oduire.  tout  d'abord,  à 
Carville,  chez  la  duchesse  de  Miossens,  afin  de  nous  faire  con- 
naître le  milieu  dans  lequel  allait  s'éveiller  l'esprit  de  son 
héroïne. 


CHAPITRE    PREMIER 


A  l'époque  où  commence  cette  histoire,  c'est-à-dire 
vers  la  fin  de  183.,  dans  un  petit  village  de  Normandie 

1.  Voir  Journal  de  Stendhal,  avant-propos,  p.  v. 


310  LAMIEL. 

que  nous  appellerons  Carville,  pour  ne  déplaire  à  per- 
sonne, vivait  Lamiel;  c'était  bien  la  jeune  ûlle  la  plus 
éveillée  et  la  plus  gentille  de  tout  le  Cotentin.  Une 
coupe  de  visage  singulière,  une  bouche  fraîchement 
souriante,  une  jolie  taille,  des  yeux  bleus  d'une  vivacité 
moyenne  et  que  l'on  ne  pouvait  oublier  mettaient  ses 
dix-sept  ans  en  grand  honneur  auprès  des  jeunes  gens 
de  Carville  et  des  villages  voisins  ;  mais,  en  revanche, 
toutes  les  jeunes  filles  avaient  pour  elle  une  haine  par- 
ticulière. 

Une  fois,  bien  avant  qu'il  fût  question  de  Lamiel 
dans  le  village,  il  y  avait  mission  à  Carville.  On  était 
alors  en  pleine  Restauration,  les  miracles  éclataient  de 
toutes  parts  et  les  châteaux  des  environs  de  Carville, 
peuplés  de  gens  à  quatre-vingt  mille  livres  de  rente,  ne 
croyaient  guère  aux  miracles,  mais  les  protégeaient  de 
toute  leur  influence. 

Le  dernier  jour  de  la  mission  ',  etc. 

Civita-Vecchia,  1''''  octobre  1833. 


Le  jeune  descendant  de  la  longue  race  de  notaires 
dont  le  récit  précède-  remarqua  cà  la  visite  de  l'année 
suivante  que  le  grand  vicaire  Du  Saillard,  dont  les 
gourmands,  qui  venaient  dîner  chez  la  duchesse  de 
Miossens,  admiraient  la  profondeur  digne   de  Tacite, 

1.  Voir  la  suite,  p.  14. 

2.  C'est  le  récit  qui  compose  les  deux  premiers  chapitres  du 
roman  définitif. 


APPENDICES.  311 

était  devenu  profondément  jaloux  de  Sansfin.  Il  faut 
entendre  ce  moi  dans  le  sens  le  plus  honnête  et  tel 
qu'il  peut  convenir  à  la  personne  la  plus  vertueuse... 
Sortie  et  imprudence  de  Sansfin  devant  les  amis  de 
la  duchesse  '. 

Civita-Vecchia,  9  mars  18 il. 


Vers  les  dernières  années  du  règne  de  Charles  X, 
c'est-à-dire  en  1828  ou  1829,  le  docteur  Sansfin  était 
un  pauvre  diable  de  médecin  normand,  lequel  ne  pos- 
sédait pour  tout  bien  qu'un  méchant  cheval  pour  faire 
son  service,  deux  chiens,  et  un  fusil,  car  il  prétendait 
être  grand  chasseur.  Pour  comble  de  misère,  il  était 
bossu  et  très  honteux  de  sa  bosse,  car,  outre  que  le 
ciel  lui  avait  donné  de  la  vanité  pour  dix  Champenois, 
il  se  croyait  appelé  à  être  homme  à  bonnes  fortunes. 
Sansfin  exerçait  toutes  ses  prétentions  dans  un  bourg 
de  Normandie  assez  voisin  d'Avranches,  nous  l'appel- 
lerons Carville  afin  d'en  pouvoir  médire  en  toute  tran- 
quillité, et  sans  nous  exposer  aux  réclamations  pathé- 
tiques de  quelque  bourgeois  qui  viendrait  nous  parler 
de  l'honneur  de  son  père,  le  tout  dans  l'espérance  de 
voir  son  nom  imprimé  dans  quelque  journal.  Ce  village 
de  Carville  était  couronné  par  un  beau  château  à  demi 
gothique  bâti  par  les  Anglais,  on  avait  de  là  la  vue  de 
la  mer  située  à  une  lieue,  et,  du  côté  de  terre,  une  suite 
de  collines  couvertes  d'arbres.  Dans  ce  château  passait 

1.  Cet  épisode  ne  figure  pas  dans  le  roman. 


312  LA  Ml  EL. 

dix  mois  oie  l'année  une  grande  dame  de  Paris,  M"'^  la 
duchesse  de  Miossens;  elle  n'avait  guère  plus  de  trente 
ans;  ses  traits  avaient  de  la  noblesse,  elle  pouvait 
même  passer  pour  belle.  Sa  fortune  était  fort  consi- 
dérable, au  surplus  elle  en  était  maîtresse  absolue. 
Cette  duchesse  tenait  surtout  ;i  jouer  dans  le  monde 
un  rôle  convenable,  elle  remplissait  donc  tous  ses  de- 
voirs avec  scrupule;  mais  je  puis  ajouter  un  fait  bien 
singulier  ;  jamais,  un  seul  instant  dans  la  vie,  elle  n'avait 
cessé  d'être  sage.  On  pouvait  lui  reprocher  d'être 
fière,  i!  faut  convenir  qu'on  l'eût  été  à  moins.  Pour  la 
punir  de  sa  fierté,  je  ferai  remarquer  qu'elle  n'était 
point  aimée  de  la  noblesse  des  environs.  Il  faut  re- 
marquer que,  dans  cette  partie  de  la  Normandie,  on 
rencontre  toutes  les  trois  lieues  un  château  de  trente 
mille  livres  de  rentes. 

(Suivent  des  détails  sur  le  mari  de  la  duches.se,  les 
llautemare,  Lamiel  '), 

Civita-Vecchia,  17  mars  18 il. 


D 


(CIIAPITRK    DKFIMTIF) 

Quelle  injustice  pour  les  paysages  de  Normandie,  etc. 
J'arrive  chez  la  duchesse,  moi,  petit-neveu  des  no- 
taires delà  famille,  etc.  Puis,  l'exposition  faite,  je  dis  : 

1.  Ce  premier  chapitre  se  compose  de  six  feuilles;  dès  la 
quatrième  page,  Beyie  n'écrit  plus,  il  jette  sur  le  papier  des 
notes  absolument  indéchiffrables. 


APPE-XDICES.  313 

je  ne  parierai  plus  de  moi,  ou  j'abandonne  le  moi. 
Tout  ce  qui  suit  n'est  plus  que  la  narration  d'un  simple 
conteur  ordinaire. 

Introduction  originale  et  qui  porterait  les  petits  dé- 
tails. C'est  par  cet  artifice  que  W.  S.  [Walter  Scott] 
n'effraye  pas  les  hommes  communs. 

Chapitre  II.  —  La  culbute  de  Sansfin  devant  les  la- 
vandières, et  marchons  '  ! 

1.  Cette  note-résumé  indique  bien  le  choix  que  Bej  le  fit  entre 
ses  divers  premiers  chapitres. 


APPENDICE   II 


CARACTÈRE    DE    LA MIEL* 


Nous  avons  réuni,  dans  les  Appendices  II,  tll,  IV  et  V,  plu- 
sieurs notes  et  fragments  relatifs  aux  caractères  des  principaux 
personnages  de  Lamiel. 


Le  dégoût  profond  pour  la  pusillanimité  fait  le  ca- 
ractère d'Amie)  -. 

Amiel,  grande,  bien  faite,  un  peu  maigre  avec  de 
belles  couleurs,  fort  jolie,  bien  vêtue  comme  une  riche 
bourgeoise  de  campagne,  marchait  trop  vite  dans  les 
rues,  enjambait  les  ruisseaux,  sautait  sur  les  trottoirs. 
Le  secret  de  tant  d'inconvenances,  c'est  qu'elle  songeait 
trop  au  lieu  où  elle  allait  et  où  elle  avait  envie  d"'ar- 
river,  et  pas  assez  aux  gens  qui  pouvaient  la  regarder. 
Elle  portait  autant  de  passion  dans  l'achat  d'une  com- 
mode de  noyer  pour  mettre  ses  robes  à  couvert  de  la 
poussière,  dans  sa  petite  chambre,  que  dans  l'affaire 
qui  aurait  pu  avoir  une  influence  sur  sa  vie  entière, 
autant  de  passion,  et  peut-être  davantage.   Car  c'était 

1.  Ce  fragment  est  d'autant  plus  intéressant  qu'il  forme  une 
sorte  de  lien  entre  le  roman  resté  inachevé  et  le  plan-conclu- 
sion. 

2.  Voir  notre  préface,  page  v,  note  1. 


APPENDICES.  315 

toujours  par  fantaisie,  par  caprice,  et  jamais  par  raison, 
qu'elle  faisait  attention  aux  choses  et  qu'elle  y  atta- 
chait du  prix. 

Sa  vie  désordonnée  se  passait  à  marcher  rapidement 
à  un  but  qu'elle  brûlait  d'atteindre  ou  à  se  délecter 
dans  une  orgie.  Alors  même  elle  employait  son  imagi- 
nation brûlante  k  pousser  l'orgie  à  des  excès  in- 
croyables et  toujours  dangereux,  car,  pour  elle,  là  où 
il  n'y  avait  pas  de  danger,  il  n'y  avait  pas  de  plaisir, 
et  c'est  ce  qui  la  préserva  dans  le  cours  de  sa  vie  non 
pas  des  sociétés  criminelles,  mais  des  sociétés  abjectes: 
elle  effrayait  les  ùmes  privées  de  courage. 

Du  reste,  sa  hardiesse  dans  l'orgie  avait  deux  carac- 
tères ditférents  :  la  société  avait-elle  peu  d'argent,  il 
fallait  faire  avec  ce  peu  d'argent  tout  ce  qui  était  hu- 
mainement possible,  tout  ce  qui  serait  drôle  à  raconter 
huit  jours  après,  et  vous  remarquerez  que  les  petites 
escroqueries  commises  à  droite  et  à  gauche  sur  les 
benêts,  que  leur  mauvaise  étoile  jetait  dans  le  voisinage 
de  l'orgie,  n'en  gâtaient  pas  le  récit;  au  contraire  elles 
l'embellissaient;  la  société  avait-elle  beaucoup  d'ar- 
gent, c'était  alors  qu'il  fallait  faire  des  choses  vraiment 
mémorables  et  dignes  dans  les  âges  futurs  de  figurer 
dans  l'histoire  de  quelque  nouveau  Mandrin. 

Comme  on  voit,  s'amuser  était  chose  étrangère  au 
caractère  d'Amiel,  elle  était  trop  passionnée  pour  cela; 
passer  doucement  et  agréablement  le  temps  était  chose 
presque  impossible  pour  ce  caractère,  elle  ne  pouvait 
s'amuser  dans  le  sens  vulgaire  du  mot  que  lorsqu'elle 
était  malade. 

Par  une  suite  naturelle,  bizarre,  de  l'admiration 
qu'elle  avait  eue  pour  M.  Mandrin,  il  lui  semblait  petit 


316  LAMIEL. 

et  ridicule  d'amuser  les  gens  par  son  esprit.  Elle  eût 
pu  de  cette  façon  briller  autant  que  bien  d'autres,  mais 
ce  genre  de  succès  lui  semblait  fait  uniquement  pour 
des  êtres  faibles;  suivant  elle,  une  âme  de  quelque  va- 
leur devait  agir  et  non  parler. 

Si  elle  se  servait  de  son  esprit,  c'était  assez  rarement 
et  uniquement  pour  se  moquer,  et  même  avec  quelque 
dureté,  de  ce  qui  était  établi  dans  le  monde  comme 
vertu;  elle  se  souvenait  de  tous  les  sermons  qui  autre- 
fois l'avaient  ennuyée  chez  les  Hautemare.  Un  paysan 
normand  est  vertueux,  disait-elle,  parce  qu'il  assiste 
à  complie»,  et  non  pas  parce  qu'il  ne  vole  point  les 
pommes  du  voisin. 

Les  père  et  mère  d'Amiel  sont  morts  depuis  long- 
temps; son  oncle  Hautemare,  le  bedeau,  décide  qu'elle 
ira  au  pays  pour  cette  succession,  mais  comme  depuis 
la  répression  des  Chouans  et  la  fusillade  de  Charctte, 
il  a  une  peur  horrible  du  gouvernement,  il  fait  prendre 
un  passeport  bien  en  règle  pour  L'A  miel  [sic). 

L'Amiel  a  deux,  trois,  quatre  amants  successifs; 
revue  des  principaux  caractères  de  jeunes  gens  de 
l'époque.  Intérêt  comme  dans  les  contes;  chaque  amour 
dure  trois  mois,  puis  regret  pendant  six  mois,  puis  un 
autre  amour. 


Le  but  de  Sansfin  est  de  lier  L'Amiel  avec  le  duc, 
être  aussi  faible  qu'il  est  aimable,  et  plus  tard  de  porter 
celui-ci  à  épouser  L'Amiel,  au  moins  de  la  main  gauche. 

L'Amiel,  parfaitement  indifférente  à  la  richesse,  se 


APPENDICES.  317 

rit  des  projets  de  Sansfin  et  peut-être  les  lui  eût  laissé 
amener  à  bien,  mais  elle  voit  Pintard  ',  la  valeur  éner- 
gique, riiomme  qui  tue.L'Amiel  agit  ainsi  par  véritable 
amour  ou  simplement  par  l'effet  d'un  caprice  violent 
réveillé  par  l'énergie  véritable  qu'elle  découvre  dans 
Pintard.  Ce  qui  lui  plaît  dans  cet  homme  fort  laid, 
c'est  qu'il  ne  s'efface  pas  dans  les  moments  de  repos, 
sûr  qu'il  est  de  se  trouver  au  moment  de  l'action;  cette 
particularité  est  un  des  traits  les  plus  frappants  du  ca- 
ractère de  L'A  miel. 

Sansfin  se  dit  :  L'Amiel  une  fois  femme  du  duc,  je 
possède  un  centre  d'action  à  moi,  un  salon  que  l'on 
peut  avouer  et  même  un  salon  noble.  Avec  mon  esprit, 
c'est  la  chose  qui  me  manque.  Comme  Archimèie,  une 
fois  ayant  ce  point  d'appui,  je  puis  soulever  le  monde  ; 
en  peu  d'années  je  puis  me  faire  un  grand  homme 
comme  M.  V.  Hugo,  connu  du  gros  marchand  de 
Nantes.  Je  me  sens  le  génie  de  remuer  ces  Français; 
une  fois  revêtu  de  grandes  dignités,  leur  vanité,  satis- 
faite d  avoir  des  rapports  avec  moi,  n'aperçoit  plus  ma 
bosse. 


PORTRAIT    DE     LAMIEL 

Elle  est  un  peu  trop  grande  et  trop  maigre;  je  l'ai 
vue  de  la  Bastille  à  la  porte  Saint-Denis  et  dans  le  ba- 
teau à  vapeur  de  Honfleur  au  Havre;  sa  tête  est  la  per- 
fection de  la  beauté  normande:  front  superbe  et  élevé, 
cheveux  d'un  blond  cendré,  un  petit  nez  admirable  et 

1.  Dans  le  roman,  nous  ne  voyons  que  Valbayre. 


318  LAMIEL. 

parfait,  yeux  bleus  pas  assez  grands,  menton  maigre, 
mais  un  peu  trop  long  ;  la  figure  forme  un  ovale  par- 
fait, et  Ton  ne  peut  y  blâmer  que  la  bouche  qui  a  un 
peu  la  forme  et  les  coins  baissés  de  la  bouche  d'un 
brochet  '. 

1.  Cf.,  p.  119. 


APPENDICE  III 

>  0  T  E  s 
SUR  LE  CARACTÈRE  DU  DOCTEUR  SAXSFKX 


Caraclère  de  Sansfm.  —  S...  était  un  de  ces  bossus 
d'esprit  étonnants  parleurs  sottises  incroyables.  Il  sai- 
sissait avec  rapidité  l'événement  présent,  mais  il  était 
incapable  de  réfléchir  à  quelque  chose  de  grand  d'une 
façon  suivie.  —  Autrement  plus  de  rire  '. 


Sansfin  prend  peu  à  peu  l'idée  de  séduire  la  duchesse  ; 
pendant  ce  temps  Lamiel  se  forme,  puis  maladie  de  La- 
miel;  le  docteur  veut  prendre  ce  pucelage. 

—  Moi,  disgracié  de  la  nature,  s'écrie-t-il,  quel 
triomphe! 


Dominique^  aura-t-il  assez  d'esprit  pour  avilir  comme 
il  faut  Sansfin? 

1.  On  a  vu  que  Beyle  voulait  écrire,  cette  fois,  un  roman  gai. 

2.  Voir  Préface,  page  xii. 


320  LAMIEL. 

Comme  Dq.  n'a  que  la  bravoure  et  la  vertu  (être 
utile  à  son  propre  péril)  * 

ainsi  je  ne  laisserai  à  Sansfin  que  le  talent 

de  M.  Prévôt  ^ 

Comme  de  la  moindre  nuance  de  style  dépend  le 
comique,  faire  un  plan  serait  oiseux;  il  faut  faire  ceci, 
petit  morceau  par  petit  morceau;  à  chaque  instant, 
Dominique  peut  se  laisser  aller  au  talent  de  peindre 
(avec  grâce  même,  je  l'admets)  des  sentiments  ou  des 
paysages;  mais  faire  cela,  c'est  se  tromper  soi-même, 
c'est  être  aussi  bête  qu'un  Allemand;  le  rire  n'est 
pas  né. 

Sansfin  a  le  talent  de  Prévôt  pour  tout  avantage; 
l'horreur  de  rouler  sa  bosse  le  porte  à  agir. 

11  débute  par  la  chute  aux  yeux  des  lavandières, 
puis  son  tempérament  de  satyre,  son  tempérament  fu- 
rieux le  porte  à  tenter  d'avoir  Lamiel. 

II  corrompt  Lamiel,  qui  se  fait  avoir  pour  un  écu  (je 
suis  fùché  que,  depuis  que  cette  idée  est  écrite,  Léo  * 
de  M.  de  la  Touche  m'ait  volé  cette  idée;  ce  n'est  pas 
ma  faute,  il  me  restera  peut-être  le  coloris  normand 
du  fin  paysan  qui  gagne  cet  écu  ;  je  n'ai  vu  de  Léo  que 
l'extrait  malveillant  par  M.  de  Balzac). 

La  vanité,  la  seule  passion  de  Sansfin,  la  vanité  irri- 
table et  irritée  le  porte  à  montrer  à  Lamiel  qu'il  peut 
séduire  la  duchesse  (modèle  :  la  piccola  Maja). 

Sansfin  met  Lamiel  aux  écoutes,  la  duchesse  l'accable 
d'outrages. 

Ce  n'est  pas  arranger  ces  outrages  qui  m'embarrasse, 

1.  En  blaac  dans  le  manuscrit. 

%,  Médecin  genevois,  ami  de  Beyle. 

o.  Léo,  roman  de  H.  de  La  Touche,  l'éditeur  de  Chcnier,  18i0. 


APPENDICES.  321 

c'est  de  savoir  s'ils  produisent  un  effet  suffisamment 
comique. 

Sansfin  doit  être  attrapé  en  tout  et  ne  se  décourager 
jamais.  (Modèles  :  Pot  de  vin  blanc  et  princesse  Altima 
Az.)  Il  devient  le  sénateur  comte  Malin. 

Modèle  for  me  (pour  moi),  le  sieur  Cl.  de  Riz,  qui  di- 
sait de  M-n^^  N...  '. 


Sansfin  est  chirurgien  à  Langanerie;  esprit  très  vif 
mais  sans  nulle  profondeur,  il  ne  devine  rien  par  ima- 
gination, mais  sent  avec  finesse  et  analyse  tout  ce  qui 
existe  et  tout  ce  qu'il  éprouve  ainsi  qu'un  homme 
couché  dans  un  mauvais  lit  d'auberge  en  sent  tous  les 
noyaux  de  pêches. 

1°  La  haine  de  Sansfin  fait  souffrir  sa  vanité. 

2°  La  vanité  fait  souffrir  la  haine. 

1.  La  phrase  est  restée  en  blanc. 


21 


APPENDICE  IV 


PORTRAIT    DE    FEDOR    DE     MIOSSEXS 


Le  duc  de  Miossens,  charmant  de  tous  points,  mais 
sans  caractère,  attaque  d'abord  L'Amiel  comme  facile. 

C'est  un  grand  jeune  homme  fort  mince  et  qui  a  les 
mouvements  les  plus  nobles,  un  peu  lents. 

Il  a  le  cou  long,  la  tête  petite,  le  front  très  noble, 
un  petit  nez  pointu,  fort  spirituel,  une  bouche  bien 
dessinée,  mais  impassible,  les  lèvres  fort  minces,  le 
menton  un  peu  trop  grand.  Ses  cheveux  sont  du  plus 
beau  blond,  mais  sa  petite  moustache  est  jaune  ainsi 
que  ses  favoris  qu'il  porte  peu  étendus  et  qui  ne. sont 
pas  assez  fournis.  Au  total,  c'est  une  tête  parfaitement 
noble  et  belle,  dans  un  salon  du  faubourg  Saint-Ger- 
main; toute  sa  personne  est  d'une  grande  distinction. 
Il  est  grand  et  un  peu  trop  maigre.  Sa  manière  de  se 
vêtir  a  l'air  fort  simple,  ce  n'est  qu'en  voyant  l'air 
commun  des  jeunes  gens  qui  l'entourent  que  l'on 
s'aperçoit  qu'il  est  inimitable.  Il  parle  volontiers  de  ses 
chiens  qu'il  adore,  et  de  ses  chevaux;  mais  en  cela  il 
n'est  nullement  affecté;  tout  simplement  il  parle  de  ce 
qui  l'occupe. 


APPENDICES.  323 

II  s'ennuie  dès  qu'il  est  seul,  mais  ce  qui  rend  sa  vie 
assez  difficile  c'est  qu'il  ne  peut  souffrir  la  conver- 
sation des  gens  communs;  il  a  également  en  horreur 
Ja  conversation  qu'il  prévoit  d'avance. 


APPENDICE  V 


CARACTÈRE  DE  LA  DUCHESSE  DE  MIOSSENS. 


Malgré  ses  quarante-cinq  ans,  la  duchesse  de  Miossens 
avait  la  figure  la  plus  noble;  elle  ressemblait  tout  à 
fait  à  ce  portrait  de  M""^  du  Deffand  que  les  libraires 
mettent  en  tête  de  la  correspondance  d'Horace  Wal- 
pole  ;  elle  avait  passé  sa  vie  à  attendre  la  mort  d'un 
beau-père  de  quatre-vingts  ans  pour  changer  son  titre 
de  marquise  contre  celui  de  duchesse.  Simple  mar- 
quise, mais  fort  noble  à  la  vérité,  et  fille  d'un  cordon 
bleu,  elle  exigea  de  la  société  du  faubourg  Saint-Ger- 
main, telle  qu'elle  était  vers  1820,  les  égards  que,  dans 
ce  monde-là,  on  accordait  alors  à  une  duchesse. 

Comme  elle  n'avait  pas  eu  une  beauté  supérieure  à 
toutes  les  beautés,  ni  une  fortune  à  la  Rothschild,  ni 
un  esprit  à  la  Staël,  le  faubourg  de  1820  ne  voulait  pas 
lui  accorder  les  égards  payés  à  une  duchesse. 


APPENDICE  VI 


LE     P I É  T 0  A 


Voici  un  épisode  resté  inachevé;  le  piéton  dont  il  est  ques- 
tion est  une  sorte  de  doublure  de  Jean  Berville,  le  héros  du 
chapitre  intitulé  :  l'Amour  au  bois. 

Il  y  avait  à  Carville  un  petit  jeune  homme  de  dix-huit 
ans,  que  sa  physionomie  doublement  normande,  tant  il 
était  attentif  à  ses  intérêts,  avait  fait  choisir  pour  pié- 
ton du  village.  Il  allait  tous  les  soirs,  à  neuf  heures, 
chercher  les  lettres  adressées  aux  gens  du  pays,  à  la 
ville  voisine,  distante  d'une  lieue,  où  les  déposait  le 
courrier  de  Paris.  Avant  minuit^  elles  étaient  toutes 
distribuées,  jamais  il  n'y  avait  d'erreur  ;  mais  avec  les 
demi-sous  que  le  piéton  se  faisait  payer,  en  trompant 
des  paysans  normands,  il  était  parvenu  à  se  donner  la 
toilette  d'un  monsieur.  Il  était  fort  bien  venu  des  de- 
moiselles du  pays.  On  le  citait  de  tous  côtés  pour  sa 
discrétion  à  toute  épreuve.  Pendant  longtemps,  jamais 
il  n'avait  été  connu  que  telle  demoiselle  recevait  des 
lettres  par  la  poste;  c'était  un  moyen  fort  commode 
d'entretenir  une  correspondance  entre  deux  jeunes 
gens  de  Carville.  Le  piéton  déposait  les  lettres  à  la  poste 
de  la  ville  voisine  et  les  rapportait  à  Carville,  à  sa  course 


326  LAMIEL. 

du  lendemain.  Une  fois  cependant,  le  piéton  put  être 
soupçonné  d'avoir  manqué  à  sa  discrétion,  vertu  qui 
lui  était  si  nécessaire;  il  se  trouva  que  le  docteur 
Sansfin  et  lui  faisaient  la  cour  à  la  fille  du  boulanger, 
l'une  des  plus  jolies  du  pays  et  des  plus  riches.  Le  bruit 
se  répandit  que  le  docteur,  monté  sur  son  bon  cheval 
aveugle,  ayant  fait  rencontre  du  piéton,  lui  avait  dis- 
tribué quelques  coups  de  cravache.  Bientôt  il  fut  connu 
que  la  belle  boulangère,  malgré  les  quatre  mille  livres 
de  rente  que  l'opinion  publique  accordait  à  son  père, 
s'était  décidée  en  faveur  du  médecin  bossu  qui,  à  la 
vérité,  s'était  fait  précéder  par  le  don  de  six  napoléons 
d'or. 

C'était  ce  piéton,  fort  bien  vêtu  et  renommé  à  la  fois 
pour  son  extrême  discrétion  et  pour  sa  passion  en- 
core plus  grande  pour  l'argent,  qu'avait  choisi  La- 
miel  lorsque  sa  curiosité  avait  voulu  se  former  une 
idée  nette  de  ce  que  les  jeunes  filles  du  pays  appelaient 
l'amour. 

Elle  raconta  à  son  ami  Sansfin  l'extrême  hauteur, 
allant  presque  jusqu'au  ton  de  l'insulte,  qui  avait  pré- 
sidé aux  négociations  qu'elle  avait  entretenues  à  ce 
sujet  avec  le  piéton.  Elle  lui  avait  remis  un  beau  napo- 
léon d'or  sous  la  condition  que  jamais  il  ne  prononce- 
rait son  nom;  que,  sous  quelque  prétexte  que  ce  fût, 
jamais  il  ne  lui  adresserait  la  parole.  En  revanche,  si 
elle  était  parfaitement  contente  de  la  parfaite  indiffé- 
rence même  de  son  regard,  elle  laisserait  tomber  à  ses 
pieds,  le  1'^'' janvier  de  chaque  année,  la  somme  de  cinq 
francs. 

Comment  réussir  à  peindre  la  rage  profonde  qui  agi- 
tait Sansfin  pendant  que  Lamiel  lui  donnait  tous  ces 


APPENDICES.  •       327 

détails  avec  une  froideur  parfaite  et  comme  cherchant 
à  se  faire  louer  des  précautions  inventées  par  sa  pru- 
dence? II  était  donc  un  être  tellement  sans  consé- 
quence, tellement  étranger  à  toute  idée  d'amour  et 
même  de  sensualité  que  l'on  pût  sans  honte  se  vanter 
devant  lui  de  tels  détails  ! 

Le  docteur  fit  à  Lamiel  une  scène  furibonde,  mais 
qu'il  eut  cependant  l'esprit  d'abréger.  En  sortant  delà 
chambre  de  Lamiel,  le  hasard  voulut  qu'il  rencontrât 
dans  le  couloir  intérieur,  qui  conduisait  au  salon  où  la 
duchesse  recevait  en  ce  moment  la  visite  de  plusieurs 
dames  du  voisinage,  le  fatal  piéton,  qui  venait  d'être 
le  héros  des  confidences  si  cruelles  de  Lamiel.  Espérant 
remettre  en  mains  propres  à  la  duchesse  et,  peut-être, 
encore  devant  des  dames,  le  piéton  avait  consacré 
une  heure  à  une  toilette  qui  dépassait  de  bien  loin  les 
soins  de  la  propreté  la  plus  parfaite.  S'il  eût  pu  dé- 
guiser l'âpreté  doublement  normande  de  son  œil  de 
renard,  il  eût  pu  passer  pour  un  jeune  homme  de  dix- 
huit  ans  appartenant  à  la  société  de  Paris. 

—  Que  faites-vous  dans  ce  couloir  qui  n'est  destiné 
qu'aux  femmes  de  M"®  la  duchesse  et  où  les  valets  de 
chambre  eux-mêmes  n'osent  jamais  se  montrer  ? 

—  Je  n'ai  pas  d'avis  à  recevoir  de  vous,  ces  choses- 
là  ne  regardent  pas  un  vilain  bossu. 

Sur  la  réponse  du  docteur  qui  fut  outrageante,  le 
piéton  saisit  la  chemise  de  toile  de  Hollande  de  Sansfin, 
étalée  avec  une  coquetterie  parfaite  sur  sa  poitrine,  et 
mit  son  ennemi  hors  d'état  de  paraître  devant  des 
dames  Sansfin,  qui  était  fort,  répondit  par  un  coup  de 
poing  fort  bien  appliqué;  le  piéton,  persistant  dans  son 
plan  d'attaque,  saisit  à  deux  mains  la  chemise  du  doc- 


328  LAMIEL. 

teur,  de  façon  à  la  déchirer  entièrement  et  à  mettre  en 
évidence  le  gilet  de  flanelle  qui  seul  défendait  sa  poi- 
trine. Après  avoir  mis  son  ennemi  dans  cet  état,  le  pié- 
ton fit  beaucoup  de  bruit,  espérant  attirer  l'attention 
de  la  duchesse  qu'il  savait  d'un  caractère  fort  craintif 
et  qui,  peut-être,  ouvrirait  sa  porte. 

Les  espérances  du  jeune  Normand  furent  surpassées  : 
la  duchesse  'parut  sur  la  porte  du  salon,  précédée  de 
deux  jeunes  femmes  qui  se  trouvaient  avec  elles,  et 
suivie  du  curé,  pâle  comme  son  linge,  et  songeant  à  la 
fois  aux  attentats  de  la  révolution  et  à  sa  qualité 
d'homme  qui  l'aurait  obligé  à  précéder  les  deux  jeunes 
femmes  qui  avaient  pris  sur  elles  les  dangers  de  cette 
sortie. 

—  Voici  une  lettre,  dit  le  piéton  de  l'air  le  plus 
timide,  que  M.  le  docteur  voulait  m'enlever  K.. 

1.  Le  manuscrit  s'arrête  là. 


APPENDICE  Yll 


COCP  DE  POIGNARD  DONNÉ  PAR  UN  B03SC 


Cet  épisode,  daté  du  15  mars  1842,  est  le  dernier  fragment 
de  Lamiel  que  Bejle  écrivit  ;  huit  jours  après,  il  mourait  à 
Paris. 

Il  avait  sans  doute  l'intention  de  remanier  son  roman  encore 
une  fois  et  de  développer  les  relations  de  son  héroïne  avec  le 
docteur  Sansfîn;  on  sait  que  Beyle  n'était  jamais  satisfait  de  ce 
qu'il  avait  composé.  —  La  Chartreuse  de  Parme  fut,  dit-on, 
retranscrite  ou  dictée  plus  de  seize  fois,  et,  malgré  cela,  l'au- 
teur aurait  voulu  en  donner  une  édition  revue  et  corrigée, 
comme  en  fait  foi  un  exemplaire  annoté,  aujourd'hui  en  posses- 
sion d'un  heureux  bibliophile  dauphinois. 

Un  jour  celle-ci  '  dit  à  Sansfia  : 

—  J'ai  donné  quarante  francs  au  jeune  tapissier 
Fabien,  lequel  m'a  délivrée  de  mes  doutes  sures  qu'on 
appelle  le  p. 

Fureur  et  désapppointement  de  Sansfin.  Il  sort  de  la 
chambrette  de  Lamiel.  Dans  un  couloir  qui  conduisait 
au  salon  où  la  duchesse  tenait  sa  cour,  environnée  de 
quatre  ou  cinq  dames  du  voisinage  qui  étaient  venues 
lui  faire  une  visite  du  matin,  Sansfin  rencontre  Fabien, 
qui  allait  être  présenté  ce  matin-là  à  ces  dames.  Il  était 

J.  Lamiel. 


330  LAMIEL. 

vêtu  avec  une  extrême  recherche  et  parut  à  Sansfin 
plus  fat  encore  qu'à  l'ordinaire.  Le  médecin  bossu  fut 
surtout  choqué  d'une  chemise  admirablement  repassée 
par  une  des  femmes  de  chambre  qui  faisait  la  cour  au 
jeune  Fabien. 

A  ce  moment,  celui-ci  eut  la  malheureuse  idée  d'a- 
dresser au  médecin  une  plaisanterie  d'assez  mauvais 
goût,  dont  le  but  secret  était  de  lui  faire  comprendre 
l'aventure  si  extraordinaire  qui  venait  de  changer  sa 
position  auprès  de  la  belle  Lamiel.  Cette  plaisanterie 
fut  trop  bien  comprise  par  le  médecin,  qui  se  sentit 
porter  un  coup  au  cœur;  à  l'instant,  il  saisit  un  poi- 
gnard qu'il  avait  placé  dans  la  poche  de  côté  de  son 
habit,  pour  le  cas  non  arrivé  jusqu'ici  où  il  se  verrait 
victime  de  quelque  plaisanterie  outrageante  sur  son 
imperfection  physique.  Une  réflexion  rapide  comme 
l'éclair  vint  malheureusement  rappeler  au  médecin  que 
son  cheval,  poussé  convenablement,  pouvait  faire  quatre 
lieues  à  l'heure  et  le  mettre  rapidement  à  l'abri  des 
poursuites  du  brigadier  et  des  deux  gendarmes  en  sta- 
tion à  Carville.  A  peine  donc  la  mauvaise  plaisanterie 
de  Fabien  était-elle  prononcée  que  Sansfin  lui  répondit 
par  un  coup  de  poignard  lancé  au  beau  milieu  de  cette 
chemise  si  bien  repassée  et  si  coquettement  étalée. 
Mais  le  jeune  Fabien  avait  eu  le  temps  d'avoir  peur  au 
vu  du  brillant  de  la  lame  du  couteau-poignard,  il  fit  un 
léger  mouvement  de  côté  qui  lui  sauva  la  vie.  La  jeune 
femme  de  chambre  avait  repassé  la  chemise  avec  un  tel 
luxe  d'empois,  que  la  pointe  .du  poignard  lancée  sur  la 
poitrine  en  fut  comme  arrêtée;  elle  ne  pénétra  qu'en 
glissant  de  droite  à  gauche  sous  la  peau  au-dessus  des 
côtes,  ce  qui  n'empêcha  pas  le  jeune  tapissier  de  se 


APPENDICES.  331 

croire  mort.  11  voulut  pénétrer  en  criant  dans  le  salon 
où  se  trouvait  la  duchesse. 

—  Ce  n'est  rien,  c'est  une  plaisanterie,  demain  il  n'y 
paraîtra  plus. 

Mais  en  prononrant  ces  paroles  avec  assez  de  pré- 
sence d'esprit,  Sansfin  retenait  le  jeune  tapissier  par  sa 
belle  cravate  qu'il  chiffonnait  impitoj'ablement;  ce  mal- 
heur n'échappa  point  au  jeune  Fabien. 

—  Quelle  figure  vais-je  faire  devant  ces  belles  dames 
qui  nem'ont  jamais  vu  !  se  dit-il,  j'aurai  l'air  d'un  ouvrier 
saligot.  Cette  idée  le  rendit  furieux,  il  éleva  la  voix  : 
Vous  m'avez  causé  une  incapacité  de  travail  de  plus  de 
quarante  jours  et  mon  père,  qui  a  de  bonnes  protections 
à  Paris,  saura  bien  vous  la  faire  paj'er  cher.  D'ailleurs 
M"'®  la  duchesse,  à  laquelle  je  vais  montrer  le  signe  de 
votre  violence,  ne  souffrira  point  qu'on  assassine  ainsi 
ses  ouvriers. 

Pendant  qu'on  lui  adressait  ces  paroles,  Sansfin 
réfléchissait  que  si  ce  charmant  jeune  homme,  avec 
sa  chemise  sanglante,  paraissait  devant  les  dames 
réunies  dans  le  salon  voisin,  il  était  perdu  dans  le 
pays. 

—  Je  tuerai  plutôt  tout  à  fait  cet  amant  de  Lamiel  ;  si 
le  bonheur  veut  que  je  ne  sois  surpris  par  aucun  domes- 
tique, je  cacherai  le  cadavre  dans  la  garde-robe  voisine 
dont  je  prendrai  la  clef,  et  ce  soir,  aidé  par  Lamiel 
elle-même,  je  ferai  disparaître  le  corps  du  beau  Pari- 
sien. Un  homme  comme  moi  est  capable  de  se  tirer 
d'une  situation  bien  pire. 

Une  idée  bien  digne  de  la  Normandie  se  présenta  au 
médecin  bossu  :  en  supposant  que  tout  réussisse  à 
souhait,  cette  étourderie  peut  coûter  cent  louis,  fai- 


332  LAMIEL. 

sons  les  accepter  à  ce  petit  animal  qui  m'embarrassera 
bien  plus  mort  que  vivant. 

—  Si  tu  veux  me  suivre  hors  du  château  et  ne  rien 
dire  à  personne,  je  te  fais  une  pension  de  trois  cents 
francs  par  an.  Tu  meurs  de  faim  avec  ton  père  avare 
et  qui  n'a  pas  soixante  ans,  il  peut  te  faire  attendre 
quinze  ou  vingt  ans  l'héritage  de  sa  boutique,  tandis 
que  tu  auras  un  bien-être  assuré  avec  cette  pension  de 
trois  cents  francs  que  je  vais  à  l'instant  t'assurer  par 
un  bon  acte  passé  devant  notaire  et  en  présence  de 
quatre  témoins. 

Fabien,  outré  de  l'état  dans  lequel  il  sentait  mettre 
sa  cravate,  fit  un  puissant  effort  pour  s'échapper.  Sans- 
fin  tordit  la  cravate  de  façon  à  l'étouffer. 

—  Je  vais  te  donner  un  coup  de  poignard  dans  l'œil, 
tu  es  borgne  à  tout  jamais  et,  qui  plus  est,  mort;  ac- 
cepte la  pension  de  trois  cents  francs.  —  Et  il  tordit  la 
cravate  de  plus  belle. 

Fabien,  réellement  étouffé,  cria  à  voix  basse  : 

—  J'accepte  la  pension. 

Sansfin  lui  mit  la  main  sur  la  bouche  et  l'entraîna 
rapidement  par  un  escalier  dérobé  qui,  en  deux  minu- 
tes, les  conduisit  hors  du  château. 


APPENDICE   VIII 


CRITIQUE    DE     «LAJIIEL»    PAR    BEYLE 


Cette  critique  est  une  sorte  de  sommaire  raisonné  de  la  pre- 
mière partie  du  roman  ;  c'est  au  moment  où  Bejie  avait  repris 
son  travail,  en  mars  1842,  qu'il  écrivit  ces  quelques  pages. 

Il  y  a  quatre  choses  à  prendre  dans  le  manuscrit  de 
Lamiel  : 

1°  Le  commencement  et  quelques  phrases  sur  les 
paysages  de  Normandie,  plus  la  description  de  Car- 
ville. 

2°  Les  premiers  traits  du  caractère  ridicule  du  bossu 
Sansfin  ;  sa  folle  vanité  qui  a  à  son  service  un  esprit 
infini;  mais,  en  revanche,  le  moindre  mécompte  lui 
perce  le  cœur;  il  ne  peut  être  consolé  que  lorsqu'une 
nouvelle  action  vient  placer  ses  souvenirs  entre  le  cha- 
grin de  sa  défaite  et  le  moment  présent.  Il  descend  à 
cheval  par  le  sentier  en  zig  zag  qui  aboutit  au  tronc  de 
noyer  creusé  qui  sert  de  bassin  aux  blanchisseuses. 
Leurs  plaisanteries,  criées  à  haute  voix,  percent  le 
cœur  de  Sansfin  et  commencent  à  dessiner  son  carac- 
tère ridicule  dans  l'esprit  du  lecteur. 

3°  La  maladie  de  Lamiel  l'introduit  au  château  de 
Carville;  il  y  est  d'abord  tout  intimidé  devant  la  haute 


334  LA  MI  EL. 

noblesse  qui  le  fréquente  et  qui  traite  ce  médecin  gro- 
tesque avec  toute  la  hauteur  du  hobereau  normand. 
Eraoustillée  par  ces  signes  de  mépris,  la  vanité  de  Sans- 
fin  se  démène  dans  tous  les  sens  et  parvient  enfin  à 
saisir  la  place  de  remèdeà  Tennuiqui  faitlesupplice  delà 
duchesse.  Cette  place  est  restée  vacante  depuis  la  maladie 
de  Lamiel.  Après  cette  première  victoire,  la  vanité  de 
Sansfin  prend  des  ailes  ;  il  songe  à  la  fois  à  prendre  le 
p.  de  Lamiel  et  à  se  faire  épouser  par  la  duchesse. 

W  Sansfin  est  exalté  par  ces  idées  hardies,  la  vie 
commence  pour  lui  ;  il  parvient  à  oublier  l'état  d'hu- 
miliation profonde  et  de  timidité  que  son  imagination 
admirable  avait  tiré  jusque-là  de  sa  pauvreté  et  de  son 
imperfection  physique. 

L'esprit  de  Lamiel,  éclairé  par  les  réflexions  profon- 
des et  cependant  parfaitement  claires  que  Sansfin  con- 
sacrait à  son  éducation,  lui  faisait  faire  des  progrès 
immenses.  Sansfin  lui  disait  la  vérité  sur  tout. 

—  Ce  n'est  qu'à  force  d'esprit,  si  la  nature  lui  en  a 
donné  le  germe,  que  cette  jeune  fille  peut  s'apercevoir 
un  jour  que,  malgré  mon  imperfection  physique,  je 
vaux  mieux  que  la  plupart  des  hommes. 

Cette  éducation,  donnée  avec  passion  et  par  un  homme 
qui  disait  la  vérité  sur  tout  et  en  se  servant  des  termes 
les  plus  clairs,  fut  aidée  par  les  dix-sept  ans  de  Lamiel... 


APPENDICE   IX 


CHRONOLOGIE  ET  l'ERSONXAGES 


Afin  de  donner  au  complet  le  dossier  de  Lainiel,  nous  ajou- 
tons à  nos  appendices  ces  deux  fragments  ;  on  verra  que  Beyle, 
le  premier  peut-fttre,  imagina  de  faire  une  sorte  de  biographie 
de  ses  personnages. 


CHRONOLOGIE 

La  scène  des  pétards  a  lieu  en  1817  ;  ce  jour-là, 
Lamiel,  née  en  1813,  a  quatre  ans;  Fédor,  né  en  1809, 
a  huit  ans., 

Quand  Fédor  aime  Lamiel,  il  a  dix-neuf  ans  au  plus, 
Lamiel  quinze  ans,  donc  1828. 


M™  de  Miossens,  née  en  1778,  accouche  à  Londres, 
en  1810,  de  Fédor.  Elle  rentre  à  Paris  en  181Z|.  Lamiel, 
née  en  18  l/i,  a  quatre  ans  de  moins  que  Fédor,  et  quatre 
ans  quand  M.  et  M""'  Hautemare,  sous  le  nom  de  M.  et 
M°>^  Prévost,  la  choisissent  à  l'hôpital  de  Rouen. 

Le  docteur  Sansfin,  né  en  1790,  a  vingt-huit  ans  à  l'é- 


336  L  AMI  EL. 


poquede  la  mission  de  1818,  quand  il  écrit  trois  initiales 
sur  la  cendre  du  foyer  du  salon  de  M'"^  de  Miossens. 


6  mars  1841. 


UN    VILLAGE    DE    K  OR  11  AN  DIE   ^ 


PERSONNAGES 

LAMIEL,  n  ans. 

HAUTEMARE,  maître  d'école,  et  sa  femme. 

La  duchesse  DE  MIOSSENS,  48  ans. 

SANSFIN  (le  D'),  médecin  bossu,  .30  ans. 

FÉDOR  DE  MIOSSENS,  18  ans,  fils  de  la  duchesse. 

L'abbé  CLÉMENT,  27  ans. 

DU  SAILLARD,  curé,  49  ans. 

LES  MISSIONNAIRES. 

Madame  LE  GRAND,  tenant  l'hôtel  de  ...,  rue  de  Rivoli. 

Le  Comte  DE  NERWINDE  ou  NERWIN-. 

Mademoiselle  ANSELME,  femme  de  chambre. 


personnages 

Lamiel. 

Sansfin,  horriblement  bossu,  beaux  yeux;  bien  établir 
qu'il  n'y  a  nulle  profondeur  ;  beaucoup  d'esprit 
spontané  et  vanité  incroyable  qui  lui  font  faire 
des  folies. 

1.  C'était  le  titre  primitif  de  Lamiel. 

2.  Le  comte  d'Aubigné-Nerwinde.  Beyle  nous  dit,  dans  une 
note,  que  le  caractère  de  ce  personnage  illustre  cette  maxime  :  • 
«  La  moindre  différence  sociale  engendre  une  somme  d'affecta- 
tion considérable.  » 


APPENDICES.  337 

Pierre  Valbayre,  voleur,  joli  homme  blond,  amour- 
passion  pour  Lamiel  ;  du  reste,  pas  d'énergie 
pour  les  grands  crimes. 

Marc  Pintard',  voleur  et  assassin,  homme  énergique, 
horriblement  couturé  de  petite  vérole,  fort  laid, 
cheveux  noirs  et  crépus,  mais  homme  hardi. 

Le  dcc  de  Miossens,  fils  unique  de  la  duchesse,  jeune 
homme  charmant,  parfait,  toutes  les  qualités, 
d'un  esprit  doux,  délicieux,  admirable;  mais,  du 
reste,  manquant  absolument  de  caractère  ^mo- 
dèle  Belisle)  -. 

1.  Ce  personnage  ne  figure  pas  dans  le  roman. 

2.  Belisle  est  connu  de?  lecteurs  du  Journal.  Ailleurs  Tîeyie 
dit  que  le  «  modèle  «  du  duc  de  Miossens  est  Maniai  Duru. 
Voir  page  30 i. 


APPENDICE  X 


PLAN     DE    CAR VILLE 


Voici  peut-être  le  plus  curieux  document  graphique  que  l'on 
puisse  offrir  aux  Stendhallensj  ils  auront  un  spécimen  de  cette 
«  élégante  et  illisible  écriture  »  (suivant  les  expressions  de  Vic- 
tor Jacquemont)  et  ce  plan  imaginaire  qui  prouve  avec  quel 
scrupule  l'auteur  de  Lamiel  cherchait  la  réalité. 


TABLE    DES    MATIERES 


Préface    v 

Avant-Propos xxi 

Chapitre  I.  Carville 1 

—  II.  La  Mission 14 

III.  Les  Lavandières. 33 

~  IV.  Mandrin  et  Cartouche  .    .       .50 

V.  Une   Lectrice 58 

—  VI.  Sansfin  et  du  Saillard-    ...  75 

—  VII.  Maladie  de  Lamiel 85 

—  VIIL  Fête  dans  la  Toor 100 

—  IX.  L'Éducation     de     Lamiel      ei 

l'Abbé   Clément  .......  108 

X.  Qu'est-ce  que  l'Amour')»       .    .  120 

—  XL  FÉDOR 136 

—  XII.  Nouvelles  de   Paris 154 

—  XIII.  Départ 166 

—  XIV.  Les  Lectures   de  Lamiel    .   .    .  172 

—  XV.  L'Amour  ah  Bois 184 

—  XVI.  Le  Maître   deDu VAL 190 

—  XVII.  Le   Passeport 198 

—  XVIII.  Le  Vert  de   IIoux 210 

—  XIX.  Lamiel  et  M^'*   Volnys    ....  223 

—  XX.  Paris 234 

—  XXI.  Le  Comte  d'.\ubigné-Nerwinde  243 

—  XXII.  Le  Coup  de   Pistolet 255 


342  TABLE   DES  MATIÈRES. 

Chapitre  XXIII.   Le   Chapelier  de   Périgueux.   .  266 

—  XXIV.    Lit  a   part 278 

—  XXV.      L'Abbé  Clément  . 289 

—  XXVI.    Conclusion 30l 


Appendice  I.           Le    premier    Chapitre    de    La- 
miel 309 

—  II.         Caractère   de   Lamiel 314 

—  III.       Notes    sur     le    Caractère    du 

Docteur   Sansfin 319 

—  IV.        Portrait    de   Fédou    de    Mios- 

sens 322 

—  V.  Caractère  de  la  Duchesse    de 

Miossens 324 

—  VI.        Le  Piéton 325 

—  VIL      Coup    de    poignard    donné    par 

uNBossu 329 

—  VIII.    Critique  de  Lamiel 333 

—  IX.        Chronologie   des  Personnages  335 

—  X.  Plan  de   Car  ville 338 


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