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STENDHAL
(HENRI BEYLE)
Lamiel
ROMAN INEDIT
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PUBLIÉ PAR
Casimir STRYIENSKI
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PARIS
LIBRAIRIE MODERNE
MAISON QUANTIN, 7, RUE SAINT-BENOIT
1889
Tons droits réservés
Journal de Stendhal, 1801-1814, publié par Casimir Stryienski
et François de Nion. — Un vol. in-18. Paris, Charpentier, 1888.
Lamiel
IL A ETË TIRE DE CET OUVRAGE
Douze exemplaires numérotés, sur papier de Hollande.
STENDHAL
(HENRI BEYLE)
La miel
ROMAX INÉDIT
P U lî L l E PAR
Casimir STRYIENSKI
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PARIS
LIBRAIRIE MODERNE
MAISON QUAÎNTIN, 7, RUE SAINT-BENOIT
1889
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PREFACE
Quand Beyle publia, en 1839, la Chartreuse
de Parme, il annonça, comme étant sous presse,
un roman en deux volumes intitulé : AmielK
Il travailla à cette œuvre, dans sa solitude de
Givita-Vecchia, depuis le mois d'octobre 1839;
la mort vint l'interrompre au moment où il
allait mettre la dernière main à cette histoire
d'une jeune fille, proche parente de 31arianne
et petite cousine de Julien Sorel.
1. Beyle changea plusieurs fois le titre de son roman;
tout d'abord ce devait être : Un Village de Normandie
(voir Appendice IX), puis Amiel, L'Amiel, et enfin il
s'arrêta à Lamiel. Un instant il avait songé à un titre
plus général : Les Français du roi Philippe, que, sui-
vant sa naïve manie, il libelle ainsi : « Les Français du
k>)l(J <I>lXl-TT£ »
PRÉFACE.
C'est ce roman, resté ignoré pendant près de
cinquante ans, que nous éditons aujourd'hui
d'après le manuscrit autographe de la biblio-
thèque de Grenoble.
Comment se fait-il que cette étude ait été,
pour ainsi dire, mise au rebut par M. Colomb,
l'exécuteur testamentaire de Beyle? Lamiel
n'aurait pas, cependant, déparé la collection
des Nouvelles inédites.
M. Colomb a-t-il pensé qu'une œuvre ina-
chevée devait être à tout prix condamnée à
l'oubli et ne pouvait être présentée au public ?
Ce serait une bien méchante excuse. Nous
aimons mieux nous dire que l'auteur de la
Notice sur la vie et les ouvrages de Henri Beyle
n'a pas lu attentivement les cahiers de Lamiel.
Quoi qu'il en soit, avant même d'avoir décou-
vert le plan-conclusion, à la simple lecture des
PRÉFACE. vil
débuts de l'iiéroïne a Garville, nous avons été
séduit, et l'idée de publier ce roman « ina-
chevé » s'est présentée à notre esprit.
Le cas psychologique, renouvelé de Mari-
vau.Vj que Beyle étudie ici, n'est-il pas a lui
seul tout le livre? N'est-ce pas assez de connaî-
tre les influences qui font de Lamiel une fille
pervertie, de la voir au château de Garville,
choyée et gâtée par la duchesse de Miossens,
d'entendre ses conversations avec le machiavé-
lique Sansfin et avec le séduisant abbé Clément,
pour comprendre cette curiosité de l'amour
qui sera la passion dominante de cette fausse
paysanne ? L'unité de ce caractère, dont toutes
les manifestations tendent vers un même but,
n'est-elle pas un élément suffisant d'intérêt ?
Et même, si certains lecteurs réclament un
attrait de plus, ils ne seront pas déçus en lisant
Lamiel; s'ils entrevoient un peu trop confusé-
ment, d'une façon trop sommaire, la dernière
période de sa vie, cette existence bizarre au
milieu des émules de Mandrin et de Lacenaire,
vm PRÉFACE.
ils ne seront pas frustrés des incidents et des
surprises qui leur sont chers.
Beyle, en effet, voulait, dans ce roman, se
renouveler et sacrifier aux exigences de son
public ; il désirait profiter des critiques qu'on
lui avait adressées, ne se doutant pas que la
Chartreuse et le Rouge et le Noir, quand la pé-
riode d'initiation serait passée, devaient être
enfin compris, tout comme les Troyens ou la
Damnation de Faust de son compatriote Hector
Berlioz.
Mais Beyle mettait une restriction à ce sacri-
fice. 11 tenait à rester lui-même et, fort heureu-
sement, à ne rien abandonner de ses principes
littéraires. Les notes jetées éparses dans les
cahiers de Lamiel nous renseignent à cet égard
et nous permettent de deviner tout ce qui se
passait dans l'esprit de l'auteur.
Au moment de quitter Givita-Vecchia pour
PRÉFACE. ix
retourner en France une dernière fois, il écrit :
<( Ne pas m'occuper actuellement d'abréger ce
qui est fait avant le 25 mai i8/|0; je l'abrégerai
à Paris en publiant. Suivre les règles de la
MODE d'alors, toutefois EN l'aDAPTANT A MES
idées. Le grand objet actuel est le Rire. » Cette
fois, il s'agissait non seulement d'intéresser les
happy fewj il fallait amuser les autres et gagner
le grand public. Dès le 6 octobre 1839, — le
roman était à peine commencé alors, — Beyle,
d'une large écriture, très lisible cette fois, rem-
plit toute une page de son manuscrit en traçant
ces quelques lignes, qui nous révèlent la trans-
formation tentée par lui :
'i Autre plan que la Charl. :
(( 1° Sujet plus intelligible ;
« 2" Esprit dans le style ;
« 3" Je fais connaître d'avance les person-
nages. Ce roman n'aura pas la forme des Mé-
moires, dont se plaignait M'"'' la duchesse de
Vicence. »
\ PRÉFACE.
11 décide même d'aller plus loin encore :
(I Avis au jeune homme :
« Trop de profondeur dans la description
d'un caractère empêche le Rire. Donc la plus
grande partie de ce que j'ai écrit sur le docteur
Sansfin restera dans les substructions de l'édi-
fice. 19 février 1840. Oui, 19 février. »
Et c'est pourquoi le docteur bossu qui, un
instant, devait être le véritable héros du livrée
devient le bouffon du roman, un bouffon un peu
macabre, il est vrai.
Plusieurs autres notes montrent encore cette
préoccupation nouvelle et viennent compléter
ce dossier curieux qui nous fait voir Beyle,
comme dans son Journal^ tout à la fois acteur
et analyste, critique et romancier, capable de se
dédoubler à volonté. En face de la première
page du manuscrit, le i" octobre 1839, vrai-
semblablement avant même d'avoir écrit une
1. Voir Appendice I.
PRÉFACE. XI
ligne de son roman, il inscrit ces deux pré-
ceptes :
<( Si le récit est trop chargé de philosophie,
c'est la philosophie qui fait l'effet de la nou-
veauté à l'esprit, et non le récit. »
« Sur chaque incident, se demander : faut-il
raconter ceci philosophiquement ou le raconter
narralivement, selon la doctrine de l'Arioste? d
Et, en ces quelques lignes, nous avons toute
une théorie du roman, théorie dont l'application
résume le talent de Beyle. C'est la philosophie
-qui préoccupe l'auteur de la Chartreuse et de
Rouge et Noir ;iiar\8i, il est nouveau, — et c'est la
combinaison intelligente de la philosophie et de
la narration narrative qui apparaît dans Lamiel.
Puis, dans ces notes, nous trouvons encore
■des jugements qui, plus tard, devaient être for-
mulés par les critiques les plus autorisés :
« Le penchant naturel de l'imagination de
XII PRÉFACE.
Dominique 1 est de voir^ d'inventer des détails
caractéristiques. 19 février IS/iO. »
Qu'on se rappelle, entre autres pages, l'exé-
cution de Ju'ien Sorel, racontée ou plutôt indi-
quée en quelques notes brèves, sobres, énergi-
ques, et qu'on lise dans Lamiel la scène de la
veillée au château de Carville, et tous ces « dé-
tails caractéristiques » si ingénieusement réunis
pour nous faire connaître les travers et les bizar-
reries du docteur bossu, on verra que l'auteur
se jugeait fort bien.
On doit pardonner à Beyle s'il se regarde
avec complaisance dans son miroir et s'il dit la
vérité même quand elle est agréable à entendre;
c'était, chez lui, moins une habitude de vanité
qu'une puissance d'observation qui s'exerçait
naturellement, avant tout, sur lui-même. 11
nous dit, le 8 mars ÏSM : « Mon talent, s'il y
a talent, est celui d'improvisateur. J'oublie tout
ce que j'écris, je pourrais faire quatre romans
1. Un des pseudonymes dé Beyle.
PRÉFACE. xiii
sur le même sujet et j'oublierais tout égale-
ment. »
N'y a-t-il pas ici autre chose qu'un compli-
ment? Cet aveu ne renfermet-il pas une criti-
que? Beyle, pourtant, n'hésile pas à nous le
faire avec autant de candeur vraie que lorsqu'il
constate une de ses supériorités. Il s'observe
lui-même très sincèrement, avec le môme aban-
don, la même impartialité que quand il observe
les autres. Ce talent d'improvisateur, il le re-
grette, il sent bien que celte facilité de travail
et ce manque de mémoire sont incompatibles, il
devine que des fragments improvisés, puis
oubliés, ne peuvent se réunir aisément pour
former une œuvre de longue haleine, pour com-
poser un roman ; et c'est de là que vient ce tra-
vail pénible et improbe, que donnaient à Beyle
ses ouvrages ; nous savons enfin quelle est la
cause de ces perpétuels recommencements, dont
les appendices que nous publions à la fin de ce
volume nous offrent un exemple tout à fait
significatif.
PRÉFACK.
Aussi bien croyons-nous qu'un des princi-
paux intérêts de cette publication sera de
nous faire pénétrer dans les coulisses où
Beyle, romancier, se préparait à affronter le
public et essayait ses gestes et ses attitudes
avant d'entrer en scène. Cette genèse du roman
est tout à fait caractéristique ; on n'a pas sou-
vent l'occasion d'assister à ce travail d'incuba-
tion et de voir de près ces remaniements multi-
ples que subissent les œuvres littéraires ; nous
avons là les cartons du tableau et jusqu'aux
moindres croquis nécessaires pour mener à
bien une étude aussi délicate et aussi minu-
tieuse que celle du cœur d'une jeune fille
comme Lamiel.
Ces documents viendront s'ajouter aux notes
intimes du Journal de Stendhal et compléteront
les renseignements dont nous avions besoin
pour mieux connaître les dessous de l'écrivain.
Et, grâce aux cahiers de jeunesse qui nous
PRÉFACE. XV
montrent le progrès et la marche de cet « esprit
supérieur* », on pourra voir combien de son
moi Beyle faisait passer dans ses œuvres de
fiction. On le retrouvera dans le docteur Sans-
fin, cet ambitieux insatiable qui cherche à faire
oublier sa bosse comme Beyle cherchait à mas-
quer sa laideur; et dans le comte d'Aubigné-
\erwinde, qui imite les belles manières des
jeunes premiers du Théâtre-Français et joue si
habilement la comédie de l'amour; dans ce faux
gentilhomme, qui rappelle à s'y méprendre
l'amant de la séduisante et astucieuse Louason.
On se rendra compte, de plus, que ce Journal,,
écrit de dix-huit à trente ans, devait être utile
au futur romancier et graver non pas dans sa
mémoire, mais dans son âme, toutes ces nuan-
ces de sentiments et de sensations qui font de
lui, sinon un écrivain -, tout au moins un pen-
1. Taine.
i. On verra que nous avons respecté le texte de
Laniiel, bien que souvent la phrase soit par trop m-
pruvisée.
b
XVI PRÉFACE.
seiir logique, précis, exact, habile à choisir le
trait et à attaquer sa phrase en songeant à l'idée
et non pas au mot.
Cette qualité si rare, on la trouve déjà dans
le Journal; mais le public est distrait, si peu
lecteur, qu'il cherche avant tout, même dans
une œuvre intime, le côté roman ; il s'est laissé
séduire par cette charmante histoire d'un jeune
homme épris de sa première actrice et si agréa-
blement berné par elle. Ce livre tout d'analyse,
rempli de documents nombreux et divers, dont
l'ensemble forme le plus sincère et le moins
apprêté des portraits psychologiques, a, toute-
fois, une portée qui n'a pas échappé à ceux pour
lesquels la peine n'a pas été trop grande de
chercher l'intérêt réel de ces notes éparses.
D'aucuns, cependant, ont insisté, plus que de
raison, sur le caractère de l'auteur.
Quand on veut connaître les hommes, doit-on
s'attendre à faire des découvertes si édifiantes ?
PREFACE. XVII
et peut-on demander à un jeune homme qui
écrit un journal pour lui-même, — c'est là son
excuse, — et qui nous raconte ses débuts dans
la vie, où il entre avec un tempérament fou-
gueux, violent, irrité par une éducation ridi-
cule, d'être un modèle de toutes les vertus?
Les portraits de nos musées sont-ils donc tous
si beaux à voir ? Et cependant l'homme à la
vernie de Domenico Ghirlandajo ne trouve-t-il
pas des admirateurs aussi intelligents que la
Mona Lisa de Léonard de Vinci ? Si l'on appré-
cie le dessin exquis et l'expression divine de la
Joconde, on ne doit pas pour cela être insensible
à la vigueur de coloris et à la laideur si vivante
du portrait du magistrat florentin.
Pourquoi ne devrions-nous trouver dans îa
galerie litléraire de nos écrivains que des per-
sonnages dits « sympathiques » ? Ne pouvons-
nous pas, tout comme au Louvre, faire plusieurs
parts, et accueillir tous les lettrés dont les
œuvres s'imposent à l'attention et à l'étude? Il
suffit d'avoir quelques idées un peu larges, on
XVIII PRÉFACE.
arrive alors à comprendre quel peut être le
profit de cette grande et magnifique hospitalité
que l'on doit à tous ceux qui nous révèlent un
coin ignoré de l'art ou un problème psychologi-
que nouveau.
Dans Beyle, on s'est refusé à voir le jeune
homme énergique voulant, par le travail, arri-
ver à dégager ce que son esprit et son intelli-
gence renfermaient de force; on a surtout
raillé ses faiblesses, ses travers, sa vanité, sans
vouloir entendre que dans cette campagne qu'il
livrait et dont toutes les péripéties se déroulent
devant nos yeux, il devait essuyer quelques
défaites. On s'est même étonné, un peu naïve-
ment, que la Chartreuse de Parme et le Rouge
et le Noir aient pu être écrits, plus tard, par ce
jeune homme.
On n'a pas assez compris que l'on assistait à
une initiation longue, laborieuse, dont le résul-
tat devait être l'œuvre de la fin d'une vie dans
laquelle, à tout instant, il y avait eu une enva-
hissante — et peut-être desséchante — préoc-
I
PRÉFACE. XIX
cupation littéraire. Beyle a constamment songé
à donner une expression à toutes ses pensées :
c'est là son plus grand tort.
« Un roman est comme un archet, la caisse
du violon qui rend les sons, c'est l'âme du lec-
teur », nous dit Beyle dans un manuscrit non
encore publié. Gela est vrai, surtout pour ses
livres à lui ; ils réclament toujours cette collabo-
ration tacite que certains trouvent pénible ;
mais Lamiel, grâce à son histoire et à ses aven-
tures, aura sans nul doute peu de peine à éveil-
ler (( l'âme du lecteur ».
CaSIMIII StRYIExXSRI.
Bellerive, 10 septembre 1888.
AVANÏ-PROPOS
ART DE COMPOSER LES ROMANS
Je ne fais jjoint de plan. Quand cela m'est
arrivé, J'ai été dégoûté du roman par le mèca-
nisme que voici : je cherc/iais à me souvenir en
écrivant le roman de choses auxquelles j'avais
pensé en écrivant le plcm et, chez moi, le travail
de la mémoire éteint l'imagination. Ma mémoire,
fort mauvaise, est pleine de distractions.
La page que j'écris me donne l'idée de la sui-
vante : ainsi fut faite la Char. ^. Je pensais à la
mort de Sandrine, cela seul me fit entreprendre
le roman. Je vis plus tard le joli de la difficulté
à vaincre.
1. La Chartreuse de Parme.
XXII AVANT-PROPOS.
d° Les héros amoureux seulement au second
volume ,•
2° Deux héroïnes.
Or^ ne faisant guère de pUm qu'en gros , f apaise
mon feu sur les bêtises des expressions et des
descriptions souvent inutiles, et qu'il faut effacer
cpiand on arrive aux dernières scènes.
Ainsi, en novembre i8S9, j'ai apaisé mon feu
à décrire Carville et le caractère de la duchesse
(dans Lamiel).
Je ne vois d'autre moyen {le 25 mai i840) que
d'indiquer seulement en abrégé :
l'exposition
et les descriptions,
car si je fais un plan, je suis dégoûté de l'ou-
vrage (par la nécessité de faire agir la mémoire).
Stendhal.
CAvila-Vecchia, 25 mai iSiO.
LAMIEL
CHAPITRE PREMIER
CARVILLE
Je trouve que nous sommes injustes envers les
paysages de cette belle Normandie, où chacun de
nous peut aller coucher ce soir. On vante la Suisse ;
mais il faut acheter ses montagnes par trois jours
d'ennui, les vexations des douanes et les passe-
ports chargés de visas. Tandis que, à peine en
ÎNormandie, le regard, fatigué des symétries de
Paris et de ses murs blancs, est accueilli par un
océan de verdure.
Les tristes plaines grises restent du côté de
Paris, la route pénètre dans une suite de belles
vallées et de hautes collines ; leurs sommets char-
gés d'arbres se dessinent sur le ciel, non sans quel-
1
2 LAMIEL.
que hardiesse, et boi'neiit l'horizon de façon à
donner quelque pâture à l'imagination, plaisir
bien nouveau pour l'habitant de Paris.
S'avance-t-on plus avant, on entrevoit à droite,
entre les arbres qui couvrent les campagnes, la
mer, la mer sans laquelle aucun paysage ne peut
se dire parfaitement beau.
Si l'œil, qu'éveille aux beautés des paysages le
charme des lointains, cherche les détails, il voit
que chaque massif forme comme un enclos en-
touré de murs de terre; ces digues, établies régu-
lièrement sur le bord de tous les champs, sont
couronnées d'une foule de jeunes ormeaux.
La vue dont je viens de parler est précisément
celle qu'en venant de Paris et en approchant de
la mer on trouve à deux lieues de Garville. C'est
un gros bourg où s'est passé, il y a peu d'années,
l'histoire de la duchesse de Miossens et du doc-
teur Sansfin.
Du côté de Paris, le commencement du village,
perdu au milieu des pommiers, gît au fond de la
vallée ; mais à deux cents pas de ses dernières
maisons, dont la vue s'étend du nord-ouest vers
la mer et le mont Saint-Michel, on passe, sur un
pont tout neuf, un joli ruisseau d'eau limpide qui
CARVILLE. 3
a l'esprit d'aller fort vite, car toutes choses ont
de l'esprit en Normandie, et rien ne se lait sans
son pourquoi, et souvent un pourquoi très fine-
ment calculé. Ce n'est pas là ce qui me plaît
de Garville, et quand j'y allais passer le mois où
l'on trouve des perdreaux, je me souviens que
j'aurais voulu ne pas savoir le français. Moi, fds
de notaire peu riche, j'allais prendre quartier dans
le château de M""^ d'Albret de Miossens, femme de
l'ancien seigneur du pays, rentrée en France seu-
lement en ISlZi. C'était un grand titre vers 1826.
Le village de Carville s'étend au milieu des
prairies, dans une vallée presque parallèle à la
mer, que l'on aperçoit dès que l'on s'élève de
quelques pieds. Cette vallée, fort agréable, est
dominée par le château ; mais ce n'était que de
jour que mon âme pouvait être sensible aux beautés
tranquilles de ce paysage. La soirée, et une soirée
qui commence à cinq heures avec la cloche du
dîner, il fallait faire la cour à M™'- la duchesse de
Miossens, et elle n'était pas femme à laisser pre-
scrire ses droits. M'""^ de Miossens n'avait que
trente ans et ne perdait jamais de vue son rang
si fortement fait considérable ; et de plus, à Paris,
elle était dévote, et le faubourg Saint-Germain la
4 LAMIEL.
plaçait volontiers à la tête des ventes et des quêtes.
C'était, du reste, le seul hommage que ce fau-
bourg consentît à lui rendre. Mariée à seize ans,
à un vieillard qui devait la faire duchesse (le
marquis d'Albret, ce vieillard, n'avait perdu son
père que lorsque la duchesse de Miossens arrivait
à sa vingt-huitième année), elle avait dû passer
toute sa jeunesse à désirer les honneurs qu'une
duchesse recevait encore dans le monde du temps
de Charles X. La duchesse n'avait pas infiniment
d'esprit.
Telle était la grande dame chez laquelle je pas-
sais le mois de septembre, à la condition de m'oc-
cuper, de cinq heures à minuit, des commérages
et des petites aventures de Carville ; c'est un lieu
que l'on ne trouvera pas sur la carte et dont je
demande la permission de dire des horreurs, c'est-
à-dire une partie de la vérité. Les finesses, les
calculs sordides de ces Normands ne me délas-
saient presque pas de la vie compliquée de Paris.
J'étais reçu chez M'^'^ de Miossens à titre de fils
et petit-fils des bons MM. Lagier, de tout temps
notaires de la famille d'Albret de Miossens, ou
plutôt de la famille Miossens qui se prétendait
d'Albret.
CARVILLE. 5
La chasse était superbe dans ce domaine et
fort bien gardée; le mari de la maîtresse de la
maison, pair de France, cordon-bleu et dévot, ne
quittait jamais la cour de Charles X, et le fils
unique, Fédor de Miossens, n'était qu'un écolier.
Quant à moi, un beau coup de fusil me consolait
de tout. Le soir, il fallait subir M. l'abbé Du Sail-
lard, grand congrégationiste chargé de surveiller
les curés du voisinage. Son caractère, profond
comme Tacite, m'ennuyait ; ce n'était pas un ca-
ractère auquel, alors, je voulusse prêter attention.
M. Du Saillard fournissait des idées sur les évé-
nements annoncés par la Quotidienne à sept ou
huit hobereaux du voisinage.
De temps à autre arrivait dans le salon de
M'"*" de Miossens un bossu bien plaisant; celui-là
m'amusait davantage : il voulait avoir des bonnes
fortunes, et quelquefois, dit-on, y réussissait.
Cet original s'appelait le docteur Sansfin, et
pouvait avoir, en 1830, vingt-cinq ou vingt-
six ans.
S'il n'avait pas voulu tenir à être un don Juan,
ce médecin eût été passable ; fils unique d'un
liche fermier des environs, Sansfin s'était fait
médecin pour apprendre à se soigner; il s'était
6 LAMIi: L.
fait chasseur pour paraître toujours armé aux yeux
des gens du village qui auraient été tentés de se
moquer de lui ; il s'était confédéré avec le pro-
fond abbé Du Saillard pour se donner un air de
puissance dans le pays.
Le docteur n'eût pas fait de sottises et même
eût pu passer pour homme d'esprit s'il eût été
sans bosse ; mais ce malheur en faisait un être
ridicule, car il voulait faire oublier sa bosse à
force de démarches savantes.
Le docteur eût été moins ridicule, habillé, vêtu
comme tout le monde; mais on savait qu'il faisait
venir ses habits de Paris, et, par une prétention
vraiment insupportable pour un bourg normand,
il avait pris pour domestique un coiffeur de la
capitale ; et il ne voulait pas qu'on se moquât de
lui!
Le médecin était donc en possession d'une tête
ornée d'une magnifique barbe noire beaucoup
trop ample et disposée avec un art infini. La tête
n'eût pas été mal, mais, comme dans la chanson
de Déranger, un corps manquait à cette... De là,
la prédilection de Sansfin pour le spectacle. Assis
au premier rang d'une loge, il paraissait un homme
comme un autre ; mais, quand il se levait ou laissait
CARVILLE. 7
voir un petit corps chétifvêtuà la dernière mode,
l'effet était irrésistible.
— Voyez donc cette grenouille! s'écriait quelque
voix du parterre.
Quel mot pour un bonhomme à bonnes for-
tunes !
Un soir, nous dessinions sur la cendre du foyer
—voyez l'excès de notre désocrupation — les lettres
initiales des femmes qui nous avaient fait faire les
sottises les plus humiliantes pour nos amours-
propres ; je me souviens que c'est moi qui avais
inventé cette preuve d'amour. Le vicomte de
Sainte-Foi dessina M et B ; puis la duchesse, sans
sortir de son ton de hauteur, exigea de lui tout
ce qu'il lui serait possible de raconter sur ses
folies de jeune homme faites pour M et pour B.
Un vieux chevalier de Saint-Louis, M. de Malivert,
écrivit A et E; puis, après avoir dit ce qu'il pou-
vait dire, il remit les pincettes au docteur Sansfm;
un sourire se dessina sur toutes les lèvres, mais
le docteur écrivit fièrement D, C, J, F.
— Quoi! vous êtes bien plus jeune que moi et
vous avez quatre lettres écrites dans le cœur ?
s'écria le chevalier Malivert, à qui son âge per-
mettait de rire un peu.
8 LAMIEL.
— Puisque M'"' la duchesse a exigé de notre
obéissance le vœu d'être sincères, dit gravement
le bossu, je dois mettre quatre lettres.
Depuis trois heures qu'on avait fini un dîner
excellent et composé de primeurs apportées de
Paris par les laquais de la duchesse, nous étions
là huit ou dix qui travaillions péniblement pour
soutenir une conversation languissante ; la réponse
du docteur mit la joie dans tous les yeux, on se
serra autour du foyer.
Dès les premiers mots, les expressions cherchées
du bossu firent rire, tant son sérieux était étrange.
Pour comble de gaieté, les belles D, G et J, F
l'avaient toutes aimées à la fureur.
]^|[me (Jq Miossens, mourant d'envie de rire, nous
faisait signes sur signes pour que nous eussions à
modérer notre gaîté.
— Vous allez tuer la poule aux œufs d'or, disait-
elle à M. de Sainte-Foi, placé à côté d'elle, et
faites passer le mot d'ordre : Modérez-vous, mes-
sieurs.
Le docteur était si attentif à ses idées que rien
n'était capable de le réveiller. Je crois qu'il inven-
tait les détails d'un roman par lui préparé à l'a-
vance, et, en les racontant, il en jouissait. Ce qui
CARVILLE. 9
lui manquait, comme il le prouva de reste par
la suite, lorsque la fortune vint frapper à sa porte,
c'était une once de bon sens. Ce soir-là, le bon
docteur nous disait, non seulement ses bonnes
fortunes, mais encore le détail des sentiments et
nuances de sentiments qui avaient dicté les actions
des infortunées D, C et J, F, souvent négligées
par leur vainqueur.
Le vicomte de Sainte-Foi eut beau appeler le
docteur marquis de Caraccioli, en mémoire de cet
ambassadeur des Deux-Siciles auquel Louis XM
disait :
— Vous faites l'amour à Paris, monsieur l'am-
bassadeur?
— Non, sire, je l'achète tout fait.
Rien ne put réveiller le docteur.
M™® de Miossens, si l'on voulait oublier sa
hauteur, avait des manières charmantes et était
parfaitement heureuse quand on la faisait rire;
elle jouissait de la gaîté des autres, mais, à la
vérité, sa hauteur s'opposait à ce qu'elle se per-
mît rien de ce qu'il faut pour faire uaître la
gaîté.
Cette duchesse avait des manières admirables
et d'une perfection si douce, que, quoique ce fût
10 LAMIEL,
la cliasse qui me ramenât deux ou trois fois l'an
dans son château de Carville, pendant deux jours
ses façons d'agii' me faisaient illusion et je lui
croyais des idées ; elle n'avait pourtant que la
perfection du jargon du monde. Ce qui m'amusait
et m'ôtait la sottise de prendre cette maison au
sérieux, c'est qu'on ne pouvait pas reprocher h
cette duchesse d'avoir une seule idée juste; elle
voyait toutes choses du point de vue d'une
duchesse, et encore dont les aïeux ont été aux
croisades.
La révolution de 1789 et Voltaire n'étaient pas
des choses odieuses pour elle, c'étaient des choses
non avenues. Cette absurdité allait jusqu'aux
moindres détails, et cette manière, par exemple,
d'appeler le maire de Carville M. l'échevin, con-
solait de tout mes vingt-deux ans et m'empêchait
de prendre au sérieux aucune des impertinences
qui pullulaient au château et en chassaient tous les
voisins. La duchesse ne pouvait réunir dix per-
sonnes autour de sa table qu'en payant dix francs
par tête à son cuisinier, outre des gages énormes
et tous les comptes payés comme à un cuisinier
ordinaire.
Au fond, M™MeMiossens s'ennuyait amèrement;
CARVILLE. 11
l'homme qu'elle détestait le plus, comme un
infâme jacobin, était heureux à Paris et y régnait.
Ce jacobin n'était autre que l'aimable acadé-
micien généralement connu sous le nom de
Louis XVIII.
Au milieu de cette vie de campagne où elle
s'était précipitée par dégoût pour Paris, la duchesse
n'avait d'autre distraction que le récit des com-
mérages du village de Carville, dont elle était fort
exactement instruite par une de ses femmes de
chambre, M"'' Pierrette, qui avait un amant au
village. Ce qui m'amusait, c'est que les récits de
Pierrette employaient les termes les plus clairs,
souvent d'une énergie bien plaisante à les voir
écoutés par une dame dont le langage était un
modèle de délicatesse souvent exagérée.
Je m'ennuyais donc un peu au château de
Carville, lorsqu'il nous arriva une mission dirigée
par un homme d'une grande éloquence, M. l'abbé
Le Cloud, qui, dès le premier jour, fit ma con-
quête.
La mission fut une vraie borme fortune pour
la duchesse qui, tous les soirs, avait un souper
12 LAMIEL.
de vingt personnes. A ces soupers, on parlait
beaucoup de miracles. M"''' la comtesse de Sainte-
Foi et vingt autres dames des environs, que cha-
que soir l'on voyait au château, parlèrent de moi
à M. l'abbé Le Gloud comme d'un homme dont
on pourrait faire quelque chose. Je remarquai que
ces dames fort nobles et pensant si bien ne
croyaient guère aux miracles, mais les proté-
geaient de toute leur influence. Je ne manquais
pas un discours de M. l'abbé; bientôt ennuyé des
mièvreries qu'il fallait dire aux gens du pays, il
me montra de l'amitié; et, comme il était loin
d'avoir la prudence de l'abbé Du Saillard, il me
dit une fois :
— Vous avez une belle voix, vous savez bien le
latin, votre famille vous laissera deux mille écus
tout au plus, soyez des nôtres.
Je réfléchis beaucoup à ce parti qui n'était pas
mauvais. Si la mission eût duré un mois encore à
Carville, je crois que je me serais enrôlé pour un
an dans la troupe de l'abbé.
Je calculais que je ferais des économies pour
revenir passer une bonne année à Paris, et, comme
j'avais horreur du scandale, en revenant à Paris
recommandé par l'abbé Le Cloud, j'eusse pu arra-
CARVILLE. J3
cher une place de sous-préfet, ce qui alors m'eût
semblé une haute lortune. Si, par hasard, je trou-
vais un plaisir vif à improviser en chaire comme
M. l'abbé Le Cloud, je suivrais ce métier.
CHAPITRE 11
LA MISSION
Le dernier jour de la mission donnée à Garville,
nobles ayant peur de 1793 et bourgeois enrichis
visant au bon ton, remplissaient à l'envi la jolie
petite église gothique du village; mais tous les
fidèles n'avaient pas pu y trouver place : mille ou
douze cents peut-être étaient restés dans le cime-
tière qui l'entoure. Les portes de l'église avaient
été enlevées par ordre de M. Du Saillard, et
quelques éclats de voix du missionnaire, qui
occupait la chaire, arrivaient de temps à autre
jusqu'à cette foule impatiente et demi-silen-
cieuse.
Deux de ces messieurs avaient déjà paru. Le
jour commençait à baisser ; c'était un jour triste
de la fin d'octobre. Un chcjL'ur de soixante jeunes
filles bien pensantes, formées et exercées par
M. l'abbé Le Cloud, chanta des antiennes choisies.
La nuit était tout à fait tombée quand elles
LA MISSION. 15
eurent fini. Alors M. l'abbé Le Gloud voulut bien
remonter en chaire pour dire un mot d'exhortation.
A ce préambule, la foule qui était dans le cime-
tière se pressa contre la porte et les fenêtres
basses de l'église, dont plus d'une vitre périt en
ce moment. Il régoîiit dans cette foule un silence
religieux ; chacun voulait entendre ce prédicateur
si célèbre.
M. Le Gloud parlait ce soir-là comme un roman
de M™® Radclifle; il donnail une affreuse descrip-
tion de l'enfer. Ses phrases menaçantes retentis-
saient le long des arcades gothiques et obscures,
car on s'était bien gardé d'allumer les lampes.
M. Hautemare, le bedeau, avait dit à demi-haut
que ses subordonnés ne pourraient se frayer un
chemin au milieu de cette foule pressée, tant
chacun était jaloux de garder sa place.
Personne ne respirait. M. Le Gloud s'écriait
que le démon est toujours présent partout, et
même dans les lieux les plus saints ; il cherche
à entraîner les fidèles avec lui dans son soufre
brûlant.
Tout à coup M. Le Gloud s'interrompt, et s'écrie
avec effroi et d'une voix de détresse :
— L'enfer, mes frères!
16 LAMItL.
On ne saurait peindre l'effet de cette voix
traînante et retentissante dans cette église presque
tout à fait obscure et jonchée des fidèles faisant
le signe de la croix! Moi-même j'étais touché.
M. l'abbé Le Cloud regardait l'autel et semblait
s'impatienter; il répéta d'une voix criarde :
— L'enfer, mes frères !
Vingt pétards partirent jde derrière l'autel, une
lumière rouge et infernale illumina tous ces
visages pâles, et, certes, en ce moment, personne
ne s'ennuyait. Plus de quarante femmes tombèrent
sans dire mot sur leurs voisins, tant elles s'étaient
profondément évanouies.
M™*^ Hautemare, femme du bedeau, fut au
nombre des plus évanouies ; et comme elle pouvait
aspirer au premier rang parmi les dévotes du
village, tout le monde s'empressait autour d'elle.
Vingt petits garçons coururent avertir M. le
bedeau, mais il les renvoya avec humeur. Son
devoir l'empêchait d'accourir : il était profondé-
ment occupé à recueillir les moindres lambeaux
de l'enveloppe des pétards, formée avec de la
toile goudronnée et des ficelles.
Cette mission lui avait été donnée et plusieurs
fois expliquée par le terrible M. Du Saillard, curé
LA MISSIOX. 17
du village, et Haiitemare n'avait garde d'y man-
quer. Le curé était le principal auteur de sa petite
fortune, et le bedeau frémissait rien qu'à lui voir
froncer les sourcils.
M. Du Saillard, inspectant son peuple de la
tribune de l'orgue, voyant que tout se passait bien
et que le mot de pétard ne se trouvait dans
aucune bouche, sortit dans le cimetière. A mes
yeux, il était un peu jaloux de l'immense succès
obtenu par l'abbé Le Cloud. Ce missionnaire
n'avait pas l'art de punir et de récompenser à
propos, et de gouverner toutes les volontés comme
le curé ; mais, en revanche, il avait une facilité à
parler dont celui-ci n'approcha jamais. Le curé
ne s'avouait pas son infériorité. Voyant tant de
monde réuni dans le cimetière, il ne put résister
à la tentation de monter sur le piédestal de la
croix et de parler, lui aussi, à ses ouailles. Ce qui
me frappa dans son discours, c'est qu'il hésita
à donner le nom de miracle à ce qui venait de se
passer. C'est de ces choses, se disait-il, qu'on ne
peut appeler franchement miracle que six mois
après qu'elles ont eu lieu. Tout en parlant, il
prêtait l'oreille pour voir s'il entendait prononcer
le mot de pétards et de momeries indignes du
18 LAMIEL.
lieu saint. Son attention ainsi partagée ne contribua
pas à augmenter le feu d'inspiration qui manquait
naturellement à son discours. Le curé prit de
l'humeur et se mit à signaler les impies; alors
l'ardeur de la colère donna du feu à ses paroles.
Ses yeux enflammés s'arrêtaient surtout sur trois
personnes qui se trouvaient au cimetière, au milieu
de bonnes femmes.
Le pauvre Pernin, figure poitrinaire, regardait
le curé d'une façon gênante pour celui-ci. C'était
un pauvre jeune homme pâle, qui avait été
renvoyé d'un collège royal où il était professeur
de mathématiques, parce que l'aumônier de ce
collège avait prétendu qu'un géomètre ne pouvait
pas croire en Dieu. Retiré dans le village auprès
d'une mère fort pauvre, il recevait quelques
enfants auxquels il montrait les quatre règles, et
quand il reconnaissait des dispositions à quelques
marmots, il leur enseignait gratuitement la géo-
métrie.
L'irritable curé frémit en rencontrant le regard
bien autrement assuré du docteur Sansfin. En
faisant acte d'une prudente opposition, le Sansfm
obligeait le curé à des complaisances infmies.
Le curé le trouvait beaucoup trop indépendant, et,
LA MISSION. 19
suivant moi, cherchait l'occasion de le faire
comprendre dans quelques conspirations comme
on en faisait tant alors. Le curé le croyait capable
de* tout afin de faire oublier sa bosse aux jeunes
filles qu'il avait l'impertinence de courtiser :
« Un tel homme, disait le curé, est bien ca-
pable de prononcer le mot impie de pétards, et,
dans un moment tel que celui-ci, un pareil mot
gâterait tout. Dans un mois, nous nous en mo-
querons. »
La colère du curé fut portée au comble en
rencontrant à six pas de lui le regard étonné,
plus qu'ironique, d'un jeune écolier de Paris,
le jeune Fédor, fils unique de M™* la duchesse
de Miossens. — « Ce petit vaurien, arrivé de
la veille, se disait le curé, est élevé à Paris, et
jamais nous ne verrons sortir rien de bon de cette
capitale de l'ironie. Pourquoi cet enfant est-il ici?
La place d'honneur que nous accordons à sa famille
est toute voisine de l'autel ; il est capable d'avoir
remarqué la traînée de poudre qui a mis le feu
aux pétards, et, s'il dit un mot, ces stupides
paysans, qui adorent sa famille, répéteront ce mot
comme un oracle. »
Toutes ces réflexions finirent par embrouiller
20 LAMIEL.
tellement l'éloquence du curé, qu'il s'aperçut que
les femmes quittaient en foule le cimetière, et il
fut obligé de couper court à son homélie pour
n'être pas abandonné.
Une heure après, je trouvai le terrible curé
faisant une scène horrible à un jeune abbé nommé
Lamalrette, précepteur deFédor, et lui demandant
aigrement pourquoi, à l'église, il s'était séparé de
son élève.
— C'est bien plutôt lui, monsieur, qui s'est
séparé de moi, répondit timidement le pauvre
abbé; je le cherchais partout, et lui, qui me
voyait apparemment, mettait tous ses soins à
m' éviter.
L'abbé Du Saillard tança vertemementle pauvre
jeune prêtre Lamalrette et finit par le menacer de
la déplaisante colère de M"'" la duchesse.
— Vous m'ôterez le pain, dit timidement le
pauvre Lamalrette ; mais, en vérité, au milieu de
vos réprimandes et de celles de M™" la duchesse,
je ne sais à quel saint me vouer. Est-ce ma faute,
à moi, si le petit comte, auquel son valetde chambre
répète toute la journée qu'un jour il sera duc,
avec une fortune immense, est un enfant espiègle
qui met toute sa vanité à se moquer de moi ?
LA MISSION, 21
Cette réponse me plut, et j'allai la redire à la
duchesse, que je fis rire.
— J'aimerais quasi mieux me retirer chez mon
père, portier de l'hôtel de Miossens à Paris, et
borner mon ambition à solliciter sa survivance.
— Cela n'est pas mal hardi et jacobin, s'écria
Du Saillard, et qui vous dit qu'on vous l'accor-
dera, cette survivance, si je fais nn rapport contre
vous ?
— Le duc m'honore de sa protection.
Le petit abbé avait les larmes aux yeux et il eut
bien de la peine à cacher son émotion à son ter-
rible confrère. Fédor était venu pour quinze jours
respirer l'air pur du Calvados. Cet enfant, à qui
on voulait donner de l'esprit, avait huit maîtres
dont il recevait leçon chaque jour, et était d'une
faible santé. Il n'en repartit pas moins pour Paris
le surlendemain du miracle des pétards, et l'héritier
maigre et chétif de tant de beaux domaines ne
coucha que trois jours dans le magnifique château
de ses aïeux. Du Saillard eut du mérite à cela, et
nous en riions beaucoup, M. l'abbé Le Cloud et
moi.
Du Saillard eut beaucoup de peine à faire condes-
cendre la duchesse à ses volontés; il fut obligé
22 LAMIEL.
d'invoquer plusieurs fois l'intérêt général de
l'église ; il la trouva toute en colère, elle avait été
profondément efîrayée des pétards; elle avait cru
à un commencement de révolte des jacobins unis
aux bonapartistes. Mais en rentrant au château,
elle eut un bien autre motif de colère. Dans le
premier moment de terreur que les pétards lui
avaient causé, elle avait dérangé un faux tour des-
tiné à cacher quelques cheveux blancs, et, pen-
dant une heure, elle avait été vue dans cet équi-
page par tous les paysans du village et par ses
propres domestiques que surtout elle voulait
tromper.
— Pourquoi ne pas me mettre dans la confi-
dence? répétait-elle sans cesse à l'abbé Du Saillard.
Est-ce que l'on doit faire quelque chose à mon
insu dans mon village? est-ce que le clergé veut
recommencer ses luttes insensées contre la
noblesse?
Il y avait loin de ce degré d'exaspération à ren-
voyer à Paris le pauvre Fédor, si pâle et si heu-
reux de courir dans le parterre et de regarder la
mer. Cependant, Du Saillard eut le dessus. L'en-
fant partit tristement, et M. l'abbé Le Gloud me
dit:
LA MISSION. 23
— Ce Du Saillard ne sait pas parler, mais il
sait administrer les petits et séduire les puissants;
l'un de ces talents vaut bien l'autre.
Pendant que le départ de Fédor occupait le châ-
teaU; M™*" Hautemare, la femme du bedeau, avait
de graves discussions avec son mari et bientôt
ces discussions, fidèlement rapportées à la du-
chesse, l'amusèrent et lui firent oublier le départ
de son fils.
M. Hautemare avait trois emplois, tous dépen-
dants de l'église. II était bedeau, chantre, maître
d'école et ces trois places réunies pouvaient rap-
porter vingt écus par mois ; mais, dès la seconde
année du règne de Louis XVIII à Paris, le curé et
M™® la duchesse de Miossens lui avaient fait obte-
nir l'autorisation de tenir une école pour les
enfants des laboureurs bien pensants. Les Haute-
mare avaient pu mettre de côté d'abord vingt francs,
puis quarante francs par mois, puis soixante, et
ils se faisaient riches. Le chantre Hautemare, tout
bonhomme qu'il était , avait fait connaître à
M'"'' de Miossens le nom d'un paysan malin et
jacobin qui s'avisait de tuer tous les lièvres du
pays ; or M'"^ la duchesse de Miossens croyait fer-
mement que ces lièvres appartenaient à sa maison,
24 LAMIEL.
et elle regardait leur mort violente comme une
injure personnelle.
Cette dénonciation avait fait la fortune du
bedeau et de son école ; la duchesse avait voulu
qu'il y eût une distribution de prix dans la grande
salle du château, arrangée avec force tapisseries,
et où l'on avait aménagé des places de première et
de seconde classe. L'homme d'affaires de la du-
chesse invita pour les premières places les paysan-
nes propriétaires, mères déjeunes écoliers, tandis
que les paysannes simples fermières ne furent
invitées qu'aux secondes. Il n'en fallut pas davan-
tage pour porter à soixante le nombre des élèves
du bedeau, qui jusque-là ne s'était élevé qu'à
huit ou dix. La fortune des Hautemare s'était
accrue en conséquence, et M"^'' Hautemare n'était
pas tout à fait ridicule lorsque, après le souper, le
soir des pétards, elle dit à son mari :
— As-tu remarqué ce que M. l'abbé Le Cloud
a dit à la fin de son i?iot df exhortatmi sur le
devoir des gens riches? Ils doivent, selon leur
pouvoir, donner une âme à Dieu; eh bien, ajou-
tait M"''' Hautemare, ce mot ne me laisse pas tran-
quille. Dieu ne nous a pas accordé d'enfants, nous
faisons des économies considérables; après nous.
LA MISSION. 25
à qui cela reviendra-t-il? Gela sera-t-11 employé
d'une façon édifiante? A qui la faute si cet argent
tombe dans les mains de gens mal pensants, c'est-
à-dire dans les mains de ton neveu, un impie qui,
en 1815, a fait partie de ce régiment de brigands
appelés cor pii francs, levés contre les Prussiens?
On prétend même, mais je veux bien ne pas le
croire, qu'il a tué un Prussien.
— Non, non, cela n'est pas vrai, s'écria le bon
Hautemare ; tuer un allié de notre roi Louis le
Désiré! Mon neveu est un étourdi, il blasphème
quelquefois, quand il a bu ; il manque la messe
fort souvent, j'en conviens, mais il n'a pas tué un
Prussien.
M""^ Hautemare laissa son mari parler une heure
sur ce sujet sans lui faire la charité d'une idée.
La conversation devint languissante; enfin elle
ajouta :
— Je ferais bien d'adopter une petite fille,
toute petite, nous relèverons dans la crainte de
Dieu; ce sera véritablement une âme que nous lui
donnerons, et, dans nos vieux jours, elle nous
soignera.
Le mari parut profondément ému de cette idée ;
il s'agissait de déshériter son neveu, Guillaume
26 LAMIEL.
Haiitemare, portant son propre nom. Il se récria
beaucoup, puis il ajouta d'une voix timide ;
— Si au moins nous adoptions la petite
Yvonne, — c'était la fille cadette du neveu, — le
père aura peur et ne manquera plus la messe.
— Celte enfant ne sera pas à nous. Au bout
d'un an, si on voit que nous l'aimons, le jacobin
nous menacera de la retirer; alors les rôles seront
changés : ce sera ton neveu le jacobin, le volontaire
de 1815, qui sera le maître. 11 faudra que nous
fassions des sacrifices d'argent pour qu'on ne nous
enlève pas la petite fille.
Le ménage normand fut tourmenté par ce projet
durant six mois, et enfin, muni d'une lettre de
recommandation de l'abbé Du Saillard, dans la-
quelle on lui donnait le nom de Prévôt, le bon
Hautemare, accompagné de sa femme, se présenta
à l'hospice des enûints trouvés de Rouen, où ils
choisirent une petite fille de quatre ans, dûment
vaccinée et déjà toute gentillette : c'était Lamiel.
Ils dirent bien, à leur retour à Garville, que la pe-
tite Amable Miel était une de leurs nièces, née près
d'Orléans, fille d'un cousin à eux, nommé Miel,
charpentier de son état; les Normands du village
ne furent pas dupes, et Sansfin, le médecin bossu,
LA MISSION. 27
dit que Lamiel était née de la peur que leur avait
faite le diable, le jour des pétards.
Il y a des bonnes gens partout, même en ÎNor-
mandie, où ils y sont, à la vérité, beaucoup plus
rares qu'ailleurs. Les bonnes gens de Carville
furent indignés de voir déshériter d'une façon
aussi barbare le neveu de Hautemare qui avait
sept enfants , et ils appelaient Lamiel la fille du
diable. M™^ Hautemare vint, les larmes aux yeux,
demander au curé si ce nom ne leur porterait pas
malheur ; le curé, furibond, lui dit que le doute
qu'elle exprimait pourrait bien la conduire en
enfer. Il ajouta qu'il prenait la petite Lamiel sous
sa protection immédiate, et huit jours après la
duchesse de Miossens et lui déclarèrent que Hau-
temare aurait des élèves de deux classes. La du-
chesse fit garnir de vieilles tapisseries trois bancs
de l'école du bedeau. Les enfants assis sur ces
bancs seraient élèves de première classe, et les ■
enfants placés sur les bancs de bois seraient de
seconde. Les élèves de première classe payeraient
cinq francs au lieu de quatre qu'on avait payés
jusqu'alors, et M^^^ Anselme, la première femme
de chambre de la duchesse, confia à deux ou
trois amies intimes que, lors de la distribution
28 LA MI EL.
des prix, le projet de madame était d'inviter aux
premières places les mères des élèves de pre-
mière classe, quand même elles ne seraient que
de simples fermières. Six mois après, il fallut
garnir de tapisseries presque tous les bancs de
l'école.
Les Hautemare, devenant maintenant des gens
riches, méritent que nous parlions un peu plus
en détail de leur caractère. Le meilleur et le plus
petitement dévot des hommes, Hautemare, con-
sacrait toute son attention aux soins de l'église
dont il était chargé. Si un vase de bois peint por-
tant des fleurs artificielles n'était pas bien nettement
placé en symétrie sur l'autel, il croyait que la messe
ne valait rien, allait bien vite se confesser de ce gros
péché au curé Du Saillard, et le lundi suivant, la nar-
ration de cet accident fournissait à toute sa conver-
sation avec la duchesse de Miossens. Ennuyée de
Paris, où elle n'était plus jolie femme, cette dame
s'était à peu près fixée à Garville, où elle avait
presque pour toute société les femmes de chambre
et le curé Du Saillard; celui-ci, s'ennuyant au-
près d'elle et craignant de dire des choses im-
prudentes, ne paraissait au château que des in-
stants. Mais le dimanche, à la grand'messe , il
à
LA MISSION. 29
encensait de temps à autre W"^ de Miossens, et
tous les lundis, Hautemare avait l'honneur de
porter au château l'énorme morceau de pain bénit
qui, la veille, avait été présenté au banc du seigneur,
occupé par la duchesse. Cette dame tenait beau-
coup à ce morceau de brioche, reste brillant, mais
à peu près unique, des hommages que les Mios-
sens recevaient depuis plus de quatre siècles dans
l'église de leur village.
La duchesse recevait le bedeau d'une façon
particulière; lorsqu'il venait apporter le morceau
de pain bénit, le valet de chambre prenait son
épée et ouvrait les deux battants de la porte du
salon, car alors le bedeau était l'envoyé officiel
du curé et remplissait ses devoirs envers la per-
sonne exerçant les droits seigneuriaux. Avant de
quitter le château, Hautemare descendait à l'office
où il trouvait une sorte de déjeuner-dîner pour lui
préparé. Le bon maître d'école descendait au vil-
lage, racontant à tous les paysans qu'il rencon-
trait, et ensuite à sa femme et à sa nièce Lamiel,
les détails des plats qu'il avait eus au déjeuner,
puis tout ce que madame avait daigné lui dire. Le
soir, à tête reposée, ces bonnes gens délibéraient
sur la meilleure façon de distribuer les aumônes
30 LAMIEL.
dont la grande dame l'avait chargé. Cette con-
fiance de la duchesse Jointe au crédit que vingt an-
nées de soins et d'obéissance passive lui avaient
donné sur le curé Du Saillard, personnage terrible
dans ses colères, avait fait du bon maître d'école
Ilautemare un personnage fort important, et le plus
important peut-être dans le village de Garville.
L'on pouvait même dire que sa réputation s'éten-
dait dans tout l'arrondissement d'Avranches, oh il
rendait beaucoup de services. M™® Hautemare, de
son côté, fière envers les paysans et menant son
mari, était, s'il se peut, plus petitement dévote ;
elle ne parlait à Lamiel que de devoirs et de pé-
chés.
Je m'ennuyais de si bon cœur à Garville quand
je ne tuais pas les lièvres de la duchesse, que (les
soirées) je donnais toute mon attention aux longs
détails que je viens de raconter moi-même un peu
longuement.
Si le lecteur le permet, je lui dirai la raison de
mon bavardage; je m'occupais de ces détails avec
cet aimable abbé Le Gloud, qu'une maladie de poi-
trine, prise à force de crier avec enthousiasme
dans les églises humides, retint plusieurs mois
LA MIS.SIOX. 31
au château de Garville, et j'écris ceci en 18Û0,
vingt-deux ans après.
En 1818, j'avais le bonheur d'avoir un de ces
oncles d'Amérique si fréquents dans les vaude-
villes. Celui-ci, nommé Des Perriers, passait pour
un mauvais sujet dans la famille; je lui avais écrit
deux ou trois fois pour lui envoyer de Paris des
habits et des livres.
A l'époque où M. l'abbé Le Gloud et moi riions
de la gravité du bonhomme Hautemare et de la
terreur que lui inspirait le curé Du Saiilard, mon
oncle d'Amérique s'avisa de mourir et de me lais-
ser une petite fortune à la Havane et un fort grand
procès.
— Voilà un état, me dit cet aimable abbé Le
Cloud : vous allez être solliciteur et planteur.
Je gagnai mon procès en IS'Hi, et je menai la
vie si céleste d'un riche planteur. Au bout de
cinq ans, l'envie d'être riche à Paris me prit, la
curiosité me porta à savoir des nouvelles de Gar-
ville, de la duchesse, de son fils, des Hautemare.
Toutes ces aventures ^ car il y en a eu, tournent
i . Ces aventures sont peu édifiantes, et cette nou-
velle est un mauvais livre. (Note de Beyle.)
32 LAMIEL.
autour de la petite Lamiel, adoptée par les Haute-
mare, et j'ai pris la fantaisie de les écrire afin de
devenir homme de lettres.
Ainsi, ô lecteur bénévole, adieu, vous n'enten-
drez plus parler de moi!
CHAPITRE III
LES LA^TANDIKRES
En sortant de Garville, du côté de la mer, on
trouve à gauche la petite vallée au fond de la-
quelle court le Houblon, ce ruisseau qui a l'esprit
d'être joli. Deux grandes prairies fort en pente
garnissent les deux côtés du ruisseau.
Sur la rive gauche, un beau chemin, récemment
réparé par M'"*" de Miossens, étale fièrement ses
bornes de pierre de taille, qui, sous un nom très
impoli, sont destinées à empêcher les imprudents
de choir dans le ruisseau rapide qui se trouve ici,
en contre-bas de plus de dix pieds. Par le conseil
du curé Du Saillard, la noble dame s'est rendue
adjudicatrice des réparations à faire à ce chemin
qui conduit au château, dépenses cotées à cent
écus dans le budget de la commune. M™*" la du-
chesse de Miossens adjudicatrice et recevant trois
cents francs d'une commune! Quels mots ridicules,
3
34 LAMIEL.
en 1826, car c'est vers cette époque que com-
mence notre histoire fort immorale.
A dix minutes du pont, sur le Houblon, une
troisième prairie se présente en face et domine le
confluent de la Décise et du Houblon. La Décise,
qui descend fort rapidement, est côtoyée par un
sentier formant beaucoup de zigzags sur la partie
la plus élevée de cette troisième prairie. L'œil du
voyageur aperçoit en s'élevantles dernières petites
allées sablées d'un jardin anglais fort soigné et,
par-dessus, les sommets de quelques arbrisseaux,
destinés surtout à dérober la vue de la mer loin-
taine aux fenêtres du rez-de-chaussée du châ-
teau.
La vue des pierres noires et carrées d'une tour
gothique fait un beau contraste de couleur. Cette
tour, maintenant tout à fait en ruine, fut une
noble contemporaine de Guillaume le Conquérant,
Tout à fait au bas de la troisième colline est
un lavoir public, établi sur les bords de la Décise,
sous un immense tilleul. Ce bassin, que M"'' la
duchesse espère bien faire déguerpir, est formé
par deux énormes troncs de chêne creusés au
centre et quelques pierres plates placées de
champ.
LES LAVANDIERES. 35
Une trentaine de femmes' lavaient du linge à ce
bassin, le dernier jour du mois de septembre.
Plusieurs de ces paysannes cossues de la riche
Normandie ne travaillaient guère, et se trouvaient
là sous prétexte de surveiller leurs servantes qui
lavaient, mais dans le fait pour prendre leur part
à la conversation, ce jour-là fort animée. Plusieurs
des laveuses étaient grandes, bien faites, construi-
tes comme la Diane des Tuileries, et leurs figures,
d'un bel ovale, eussent pu passer pour assez
belles, si elles n'eussent été surmontées par
l'infâme bonnet de coton dont la mèche, à cause
de la position baissée des laveuses, pendait fort
en avant sur le front.
— Hé 1 ne voilà-t-il pas notre aimable docteur
à cheval sur le fameux Mouton, s'écria l'une des
laveuses.
— Et ce pauvre Mouton a double charge : il faut
qu'il porte M. le docteur et sa bosse, qui n'est pas
mince, répondit la voisine.
Toutes levèrent la tète et cessèrent de tra-
vailler.
1. Voir à la fin du volume le fac similé de cette page
du manuscrit.
36 LAMIEL.
L'objet assez singulier qui attirait leurs regards,
un fusil appuyé sur sa bosse, n'était autre que
notre ami Sansfin.
Et, clans le fait, il eût été difficile que des jeunes
filles le vissent passer sans rire.
Le bossu montrait beaucoup d'humeiu-, ce qui
augmenta les rires.
11 descendait l'étroit sentier qui suit le cours de
la Décise ; ce ruisseau formait une cascade, et le
sentier, soutenu par un grand nombre de piquets
fichés en terre , formait plusieurs zigzags.
C'étaient ces zigzags que le malheureux docteur
descendait sous le feu de trente voix glapis-
santes.
— Prenez garde à la bosse, docteur, elle peut
tomber et rouler jusqu'en bas, et nous écraser,
nous autres, pauvres laveuses !
— Canaille! canaille infâme, s'écriait le doc-
teur entre ses dents ! Infâme canaille que ce
peuple! Et dire que je ne prends jamais un sou de
tous ces coquins-là, quand la Providence me
venge en leur envoyant quelque bonne ma-
ladie !
— Taisez-vous, les filles ! criait le docteur, en
descendant les zigzags plus lentement qu'il n'au-
LES LAVANDIÈRES. 37
rait voulu. Quel redoublement d'allégresse parmi
les laveuses si son cheval Mouton eût glissé !
— Taisez-vous, les filles! Lavez votre linge!
— Prenez garde, docteur, ne vous laissez pas
tomber. Si xAIouton vous jette par terre, nous n'en
ferons ni une ni deux, nous vous volons votre bosse.
— Et moi, que pourrais-je vous voler? En tout
cas, ce ne sera pas votre vertu ! Il y a de beaux
jours qu'elle court les champs! Vous avez souvent
des bosses, vous, mais ce n'est pas dans le dos^
[Survient M""® Hautemare].
Cette femme avait un air de pédanterie et con-
duisait par la n/ain une petite fille de douze à
quatorze ans, dont la vivacité paraissait très con-
trariée d'être ainsi contenue.
Cette femme n'était rien moins que M^^ Haute-
mare, femme du bedeau, chantre, maître d'école
de Carville, et la petite fille, dont elle contrariait
la vivacité, était sa nièce, Lamiel.
Or les laveuses étaient choquées de cet air de
dame, que se donnait M""' Hautemare : conduire
la petite fille par la main, au lieu de la laisser gam-
bader comme toutes les petites filles du village!
1. Ici une petite lacune dans le manuscrit.
38 LAMIEL.
M""" Hautemare venait du château, par la belle
route qui contournait la prairie placée sur la rive
droite du Houblon.
— Ah ! voilà madame Hautemare, s'écrièrent les
lavandières.
Mais elles savaient que lu Hautemare leur
répliquerait au long, tandis qu'en un quart de
minute le docteur bossu pouvait s'éloigner d'elles;
d'ailleurs, le docteur, à cause de sa calme pétu-
lance, était plus amusant.
Son cheval Mouton, arrivé au bas des zigzags de
la Décise, buvait dans ce ruisseau, un peu au-des-
sus du lavoir.
Deux lavandières s'écriaient, s'adressant à
M"'° Hautemare :
— vHo ! là là ! la madame^ prenez garde de per-
dre cette fille de votre frère, cette prétendue nièce.
— Prends garde à ta perruque, petit bossu, ton
coiffeur ne sait peut-être pas la faire !
— Et vous... répondit le docteur; mais sa
réplique fut d'une telle nature, qu'il n'est pas
possible de l'écrire.
La dévote M"'° Hautemare, qui avait continué
à suivre la roule, qui, descendant du château de
Miossens, venait passer à côté du lavoir, se hâta
LES LAVANDIERES. 39
de rebrousser chemin avec sa nièce. Cette démar-
che, accompagnée d'im grand air de dédain que
se donna la femme du bedeau, fit éclater autour
du bassin un éclat de rire unanime, universel.
Cet éclat de rire fut interrompu parle docteur,
qui, forçant sa petite voix aiguë, s'écriait :
— Taisez-vous, mesdames les coquines, ou bien
je fais trotter mon cheval dans la boue qui vous
entoure, et bientôt vos bonnets blancs et vos
visages seront aussi propres que vos consciences,
c'est-à-dire remplis d'une boue noire et fétide
comme vos sales personnes.
Disant ces nobles paroles, le docteur était piqué
au vif et rouge comme un coq. Chez cet homme,
qui passait sa vie à rêver à sa conduite, la vanité
produisait d'étranges folies ; il entrevoyait bien ses
sottises, mais rarement avait-il la force d'y résis-
ter. Par exemple, en ce moment, il n'avait qu'à
ne rien dire, et tout le bavardage insolent des
lavandières s'évaporait aux dépens de M''''^ Hau-
temare ; mais dans ce moment, il voulait se
venger.
— Hé bien ! reprit une laveuse, nous serons des
filles peu sages et couvertes de boue par un mal-
honnête; un peu d'eau et tout est dit. Mais avec
40 LAMIEL.
quelle eau pourra se frotter un bossu si dégoûtant
que jamais il n'a pu avoir de maîtresse sans payer?
Ce mot était à peine prononcé que le docteur,
furieux, lança son cheval au galop et, en passant
dans le bourbier voisin du lavoir, couvrit de boue
toutes les joues rouges, tous les bonnets blancs,
et, ce qui était bien pis, tout le linge lavé posé
sur des bancs de pierre.
A cette vue, les trente laveuses se mirent à
hurler des injures toutes à la fois, et ce chœur
vigoureux dura bien une minute.
Le docteur était ravi d'avoir couvert de boue
ces insolentes. « Et elles ne pourront pas se
plaindre », ajoutait-il avec un sourire diabolique.
Il se retourna vers les laveuses pour jouir de
leur désarroi ; c'était le moment oîi toutes en-
semble lui lançaient des injures atroces. Le doc-
teur ne put résister à la tentation de repasser au
trot dans le bourbier. Il lança son cheval. Une des
filles, qui se trouva précisément sous le nez du
cheval, eut une peur horrible et, à tout hasard,
lança au cheval la petite pelle de bois avec la-
quelle elle battait son linge. Cette pelle, lancée
par la peur, s'éleva plus haut que les yeux du
cheval et en passa à quelques pouces. Mouton eut
LES LAVANDIKUES. 41
peur et résista net au milieu de son Irot, faisant
un petit saut en arrière.
Ce mouvement brusque et sec opéra la sépara-
tion du docteur et de la selle; le docteur, qui se
penchait en avant, tomba net dans le bourbier, la
tête la première; la boue avait bien un demi-pied
de profondeur, et le docteur n'eut d'autre mal que
celui de la honte, mais cette honte fut entière.
Il était étendu aux pieds de la femme qui, dans
l'angoisse d'un danger qui lui semblait extrême,
avait lancé en avant sa petite pelle de bois.
Les femmes crurent que le docteur s'était cassé
un bras au moins ; chacune prit la fuite pour n'être
pas reconnue et nommée dans la plainte du docteur.
Celui-ci se releva, rapide comme l'éclair, et re-
monta sur son cheval. Le voyant remonté avec
tant de prestesse, les lavandières, arrêtées à vingt
pas, se mirent à rire avec un naturel, un excès
de bonheur qui portèrent au comble la rage du
malencontreux médecin. Il saisit son fusil avec des
projets tragiques. Mais, dans la chute, le fusil avait
porté rudement par terre, les chiens [s'étaient]
remplis de boue, et de plus avaient perdu leurs
pieires. Les femmes ne savaient pas cet accident
arrivé au fusil et, voyant le docteur les coucher en
42 LA MI EL.
joue, elles prirent de nouveau la fuite en jetant
des cris aigus.
Le docteur, voyant son fusil hors d'état de le
venger, donna d'effroyables coups d'éperon à son
cheval, qui, en quelques secondes, arriva dans la
cour de sa maison. Le docteur, jurant comme un
possédé, se fit donner, sans descendre, un habit et
un fusil, puis poussa son cheval ventre à terre sur
la grande route d'Avranches qui passait sur le pont
du Houblon dont nous avons déjà parlé.
Les femmes, après avoir lavé rapidement leurs
bonnets blancs, s'occupaient de leur linge et en-
levaient les taches de boue.
Pendant un gros quart d'heure, leur conversa-
tion chercha sans le trouver un moyen de tirer
vengeance du docteur ; elles avaient de l'humeur
de ne pouvoir rien inventer, quand M*^^*^ Haute-
mare vint à repasser, tenant sa nièce Lamiel par
la main. A cette vue, tous les cris prirent une autre
direction.
— Hé ! hé ! la revoilà, cette pimbêche, avec sa
belle nièce ! s'écria Pierrette.
— Qu'appelles-tu nièce? dis plutôt avec la fille
du diable!
— Qu'appelles-lu fille du diable? dis donc une
r
LES LAVANDIERES. 43
bâtarde qu'elle a eue en arrière de son mari et
qu'elle a forcé ce gros butor à adopter, et cela
pour lui faire déshériter son pauvre neveu, Guil-
laume Hautemare.
— Hé ! par pitié, voisine, ne dites donc rien de
malhonnête! Ayez du moins quelque considé-
ration pour cette jeunesse que je conduis avec
moi.
Cette prière, prononcée d'un ton doctoral,
fut suivie d'une douzaine de réponses qui parti-
rent à la fois, mais que je ne saurais transcrire.
— Regagne la maison en courant, Lamiel, s'é-
cria M™*" Hautemare ; et la petite fille partit, en-
chantée de pouvoir courir. La bonne femme se
donna le plaisir d'adresser un sermon en trois
points aux laveuses, lorsque elles, désolées de ne
pouvoir ressaisir la parole, se mirent tout à coup
à crier toutes à la fois pour tâcher de faire dé-
guerpir M™"' Hautemare. Mais cette femme intré-
pide avait à cœur leur conversion, et continua à
prêcher plus de cinq minutes, avec l'accompagne-
ment de trente femmes criant à tue-tête.
Au moyen de ces deux belles attaques sur des
passants récalcitrants, les laveuses trouvèrent le
44 LAMIEL.
secret de ne point s'ennuyer de toute celte
journée-là. De son côté, M""* Hautemare eut un
long récit à faire à son mari le bedeau, et à toutes
ses amies de Garville. Le moins diverLi fut le doc-
teur, qui, au lieu de rentrer chez lui après avoir
couvert de boue les laveuses, descendit au galop
vers le pont du Houblon, sans songer que son fusil
en bandoulière bondissait sur son dos de la façon
la plus ridicule.
— Grand Dieu ! se disait-il, il faut que je
sois un grand sot d'aller me prendre de bec avec
ces coquines-là! Il y a des jours où je devrais me
faire attacher au pied de mon lit par mon domes-
tique.
Pour faire diversion à son humeur, le docteur
chercha dans sa mémoire si, sur la grande route
qu'il suivait toujours ventre à terre, il ne se trou-
verait pas quelque malade assez bon pour croire
que le docteur lui faisait une visite du soir.
Tout à coup, il trouva bien mieux qu'un malade.
M. Du Saillard, le curé deCarville, était allé dîner,
ce jour-là, au château de Saint-Prix, à trois lieues
de son village. Ce curé était terrible dans ses
haines et l'un des gros bonnets de la congrégation ;
mais par compensation, — et c'est là ce qui sauve
LES LAVANDIÈRES. 45
la civilisation en France, il y a compensation dans
tout, — par compensation donc, le terrible Du
Saillard n'aimait pas à se trouver seul sur la
grande route, dans son petit cabriolet.
Ce fut donc avec un vif plaisir qu'il vit arriver
Sansfin chez les Saint-Prix. Ces deux hommes au-
raient pu se faire beaucoup de mal, et vivaient po-
litiquement ensemble. C'était surtout auprès de
la duchesse de Miossens que Du Saillard redoutait
les anecdotes malignes que le docteur savait si
bien dire.
Le docteur, à cheval, escorta le curé ; mais quand
il se retrouva seul chez lui, il retrouva son noir
chagrin et les souvenirs du lavoir. Un instant
après, il lui arriva une consolation. On vint le cher-
cher pour un beau jeune homme de cinq pieds
six pouces qui venait, à peine âgé de vingt-cinq
ans, d'avoir une belle et bonne attaque d'apo-
plexie. Le docteur passa la nuit auprès de lui, et,
tout en lui appliquant le traitement convenable, il
eut le plaisir de voir cet être si beau mourir vers
la pointe du jour.
— Voilà un beau corps vacant, se disait-il ;
pourquoi mon âme ne peut-elle pas y entrer?
Le docteur, fils unique d'un fermier enrichi par
46 LA MI EL.
les biens nationaux, s'était fait médecin pour savoir
se soigner; il s'était fait chasseur habile pour pa-
raître toujours aimé aux yeux des mauvais plai-
dants. La récompense d'une activité souvent pé-
nible pour sa faible santé était de voir mourir de
beaux hommes et d'eiïrayer le petit nombre de
jolies malades que le pays fournissait.
La petite nièce Lamiel était trop éveillée pour
ne pas comprendre, lorsque sa tante, M.^" Haute-
mare, la renvoya au village, qu'il y avait quelque
chose de bien extraordinaire. La dévote M'"" Hau-
temare ne lui laissait jamais faire vingt pas toute
seule.
Sa première pensée, comme il était naturel, fut
d'entendre ce que sa tante voulait lui cacher; il
suffisait pour cela de faire un détour et de reve-
nir se cacher dans la digue de terre couverte
d'arbres qui dominait le lavoir public. Mais
Lamiel pensa qu'elle allait entendre des injures
et des gros mots, choses qu'elle avait en hor-
reur.
Une idée bien plus séduisante lui apparut.
— En courant bien fort, se dit-elle, je puis
aller jusqu'au champ de la danse, où je n'ai pu
LES LAVANDIÈRES. 47
entrer qu'une fois en ma vie, et être rentrée à la
maison avant le retour de ma tante.
Carville ne consistait presque qu'en une rue
fort large, avec une place au milieu. A l'extrémité
opposée du pont sur le Houblon, c'est-à-dire du
côté de Paris, se trouvait la jolie église gothique
du pays ; au delà était le cimetière, puis au delà
encore trois grands tilleuls sous lesquels on dansait
le dimanche, au grand déplaisir du curé Du Sail-
lard. On profanait, disait-il, la cendre des morts, et
le prétexte était que les tilleuls n'étaient pas à
plus de quarante pas du cimetière. La chaumière,
que la commune passait à M. Hautemare comme
maître d'école, donnait sur la rue, presque vis-à-
vis le cimetière, et, de là, on pouvait apercevoir
la promenade des tilleuls et entendre le violon
de la danse.
Lamiel prit en courant un ancien chemin qui,
du lavoir, conduisait à la route de Paris, en dehors
de Carville.
Ce chemin la conduisait aux tilleuls, dont elle
voyait de loin la cime touffue s'élever par-dessus
les maisons, et cette vue lui faisait battre le cœur.
Je vais les voir de près, se disait-elle, ces arbres
si beaux !
48 LAMIEL.
Lamiel pensa que, si elle ne passait pas par le
village, elle ne courrait pas le risque d'être dé-
noncée à sa tante par certaines dévotes qui habi-
taient à côté de la maisonnette du maître d'école.
Tout en courant le long de l'ancien chemin hors
du village, Lamiel fit la fâcheuse rencontre de
quatre ou cinq vieilles femmes du village, portant
des paniers remplis de sabots.
Autrefois M'"*' Hautemare était aussi pauvre
que ces femmes, et se livrait aux mêmes travaux
pour gagner sa vie; la protection de M. le curé
Du Saillard avait tout changé. Ces femmes, qui
marchaient nu-pierls, portant leurs sabols sur la
tête, s'aperçurent bientôt que Lamiel était vêtue
avec beaucoup plus de soin qu'à l'ordinaire; ap-
paremment sa tante Hautemare l'avait menée au
château, chez M™*^ la duchesse.
— Hé! hé! te voilà bien fière parce que tu
viens du château! dit l'une.
— Je ne sais ce qui me tient, s'écria une
seconde; nous allons t'ôter tes beaux souliers.
Pourquoi ne marcherais-tu pas nu-pieds comme
nous?
Lamiel ne perdit point courage ; elle monta
dans le champ qui dominait le chemin de plu-
I
LES LAVAADIÈKES. 49
sieurs pieds; de là elle rendit injures pour injures
à ses ennemies.
— Vous voulez me voler mes beaux souliers
parce que vous êtes cinq ; mais si vous me volez,
le brigadier de gendarmerie, qui est ami de mon
oncle, vous mettra en prison.
— Yeux-tu bien te taire, petit serpent, fille du
diable !
A ce mot, les cinq femmes se mirent à crier à
tue- tête toutes ensemble : Fille du diable ! fille
du diable !
— Tant mieux, répondait Lamiel, si je suis fille
du diable; je ne serai jamais laide et grognon
comme vous ; le diable mon père saura me
maintenir en gaîté.
f
CHAPITRE IV
MANDRIN ET CARTOUCHE
A force d'économies, la tante et l'oncle de Lamiel
étaient parvenus à réunir un capital rapportant
dix-huit cents livres de rente. Ils étaient donc fort
heureux, mais l'ennui tuait Lamiel, leur jolie nièce.
Les esprits sont précoces en Normandie ; quoique
à peine âgée de douze ans, elle était déjà suscep-
tible d'ennui, et l'ennui, à cet âge, quand il ne tient
pas à la souffrance physique, annonce la présence
de l'âme. M""^ Hautemare trouvait du péché à la
moindre distraction ; le dimanche, par exemple,
non seulement il ne fallait pas aller voir la danse
sous les grands tilleuls au bout du cimetière, mais
même il ne fallait pas s'asseoir devant la porte de la
chaumière que la commune passait au marguillier,
car de là on entendait le violon, et l'on pouvait aper-
cevoir un coin de cette danse maudite qui rendait
jaune le teint de M. le curé. Lamiel pleurait d'ennui ;
pour la calmer, la bonne tante Hautemare lui donnait
MA.NDRI.N ET CARTOUCHE. ol
des confitures, et la petite, qui était friande, ne pou-
vait la prendre en déplaisance. De son côté, le maître
d'école Hautemare, fort scrupuleux sur ce devoir, la
forçait à lire une heure le matin et une heure le soir.
— Silacommunemepaye, se disait-il, pour ensei-
gner à lire à tous les enfants, à plus forte raison
dois-je enseigner à lire à ma propre nièce, puisque,
après Dieu, je suis la cause de sa venue en cette
commune-
Cette lecture continuelle était un des supplices
de la petite fille ; mais quand le bon maître d'école
la voyait pleurer, il lui donnait quelque monnaie
pour la consoler. Malgré cet argent, bien vite
échangé contre des petits bonshommes de pain
d'épices, Lamiel abhorrait la lecture.
Un jour de dimanche, que l'on ne pouvait pas
filer et que sa tante lui défendait de regarder par
la porte ouverte, de peiu- qu'elle n'aperçût dans
le lointain quelque coiffe sautant en cadence,
Lamiel trouva sur l'étagère de livres VlJistoire
des quatre fils Ayuwn. La gravure sur bois la
charma, puis, pour la mieux comprendre, elle
jeta les yeux, quoique avec dégoût, sur la première
page du livre. Cette page l'amusa; elle oublia
qu'il lui était défendu d'aller voir la danse;
52 LAMIEL.
bientôt elle ne put plus penser qu'aux quatre fils
Aymon... Ce livre, confisqué par Hautemare à un
écolier libertin, fit des ravages incroyables dans
l'âme de la petite fille. Lamiel pensa à ces grands
personnages et à leur cheval toute la soirée et puis
toute la nuit. Quoique fort innocente, elle pensait
que ce serait bien autre chose de se promener
dans le cimetière, tout à côté de la danse, en
donnant le bras à un des quatre fils Aymon, au lieu
d'être retenue et empêchée de sauter par le bras
tremblant de son vieil oncle. Elle lut presque tous
les livres du maître d'école avec un plaisir fou,
quoique n'y comprenant pas grand chose ; mais
elle jouissait des imaginations qu'ils lui donnaient.
Elle dévora par exemple, à cause des amours de
Didon, une vieille traduction en vers de V Enéide
de Virgile, vieux bouquin relié en parchemin et
daté de l'an 1620. 11 suffisait d'un récit quelconque
pour l'amuser. Quand elle eut parcouru et cherché
à comprendre tous ceux des livres du maître
d'école qui n'étaient pas en latin, elle porta les
plus vieux et les plus laids chez l'épicier du
village, qui lui donna en échange une demi-livre
de raisins de Gorinthe et l'histoire du Grand
Mandrin, puis celle de Monsieur Cartouche,
MANDRIN ET CARTOUCHE. 53
Nous avouerons avec peine que ces histoires
ne sont point écrites dans cette tendance haute-
ment morale et vertueuse que notre siècle moral
place en toutes choses. On voit bien que l'Académie
française et les prix Monthyon n'ont point encore
passé par cette littérature-là ; aussi n'est-elle pas
ennuyeuse. Bientôt Laraiel ne pensa plus qu'à
M. Mandrin, à M. Cartouche et aux autres héros
que ces petits livres-là apprenaient à connaître.
Leur fin, qui arrivait toujours en lieu élevé et en
présence de nombreux spectateurs, lui semblait
noble ; le livre ne vantait-il pas leur courage et
leur énergie ? Un soir, à souper, Lamiel eut
l'imprudence de parler de ces grands hommes à
son oncle; d'horreur, il fit le signe de la croix.
— Apprenez, Lamiel, s'écria-t-il, qu'il n'y a de
grands hommes que les saints.
— Qui a pu vous donner ces idées terribles?
s'écria M"'*" Hautemare.
Et, pendant tout le souper, le bonhomme et sa
femme ne s'entretenaient en présence de leur
nièce que de l'étrange discours qu'elle venait de
leur tenir. A la prière que l'on fit en commun,
après le souper, le maître d'école eut le soin
d'ajouter un Pater pour demander au ciel qu'il
54 LAMIEL.
préservât sa nièce de penser à Mandrin et à
Cartouche.
Lamiel était fort éveillée, pleine d'esprit et
d'imagination ; elle fut profondément frappée de
cette sorte de cérémonie expiatoire.
— Mais pourquoi mon oncle ne veut-il pas
que je les admire? se disait-elle dans son lit, ne
pouvant dormir.
Puis, tout à coup, apparut cette idée bien cri-
minelle :
— Mais est-ce que mon oncle aurait donné
dix écus comme M. Cartouche à cette pauvre
veuve Renoart des environs de Valence à qui les
gabelous venaient de saisir sa vache noire, et qui
n'avait plus que treize sous pour vivre, elle et ses
sept enfants?
Pendant un quart d'heure, Lamiel pleura de
pitié, puis elle se dit :
— Est-ce que, une fois sur l'échafaud, mon oncle
aurait su supporter les coups de la masse de fer
du bourreau qui brisait ses bras, sans sourciller le
moins du monde comme M. Mandrin ? Mon oncle
gémit à n'en plus finir quand son pied goutteux
rencontre un caillou.
Cette nuit fit révolution dans l'esprit de la petite
r
[
MANDRIN ET CARTOUCHE. 55
fille : le lendemain, elle apporta à l'épicier la vieille
traduction de Virgile, qui avait des images; elle
refusa des figues et des raisins de Corinthe, et
reçut en échange une de ces belles histoires
qu'on venait de lui défendre de lire.
Le lendemain était vendredi, et M"^'' Hautemare
tomba dans un profond désespoir parce que le soir,
en sortant de table, elle aperçut, en trouvant vide
un certain pot de terre, qu'elle avait mis dans la
soupe un reste du bouillon gras du jeudi.
— Eh bien! qu'est-ce que ça fait? dit Lamiel
étourdiment, nous avons mangé une meilleure
soupe, et peut-être que ce reste de bouillon se
serait gâté d'ici à dimanche.
On peut juger si, pour ces propos horribles, la
jeune nièce fut grondée d'importance par l'oncle
et par la tante ; celle-ci avait de l'humeur, et, ne
sachant à qui s'en prendre, elle passa sa colère,
comme on dit à Carville, sur sa jeune nièce. La
petite avait déjà trop de bon sens pour se mettre
en colère contre une si bonne tante qui lui donnait
des confitures.
D'ailleurs, elle la voyait réellement au désespoir
d'avoir mangé et fait manger ce reste de bouillon.
Lamiel fit des réflexions profondes sur ce souper
o(> LAMIEL.
du vendredi. Elle y pensait encore un mois après,
lorsqu'elle entendit la Merlin, cabaretière du voi-
sinage, qui disait à une pratique :
— C'est bon comme du bon pain, les Hautemare,
mais c'est bcte !
Or, Lamiel avait la plus tendre estime pour la
Merlin'; elle l'entendait rire et chanter toute la
journée dans son cabaret et souvent même le ven-
dredi.
— C'est donc là le mot de l'énigme, s'écria
Lamiel comme frappée d'une lumière soudaine :
mes parents sont bctes!
Pendant huit jours, elle ne prononça pas dix
paroles; elle avait été tirée d'une bien grande
inquiétude par l'explication de la cabaretière.
— On ne me dit pas encore ces choses-là, pensa-
t-elle, parce que je suis trop petite; c'est comme
l'amour dont on me défend de parler sans vouloir
jamais me dire ce que c'est.
Depuis cette grande aventure du propos de la
vendeuse de cidre Merlin, tout ce qui était prêché
par la tante Hautemare, c'est-à-dire tout ce qui
était devoir réel ou de convention parmi les
dévots du village, devint également ridicule aux
yeux de Lamiel; elle répondait tout bas :
MANDRIN ET CARTOUCHE. 57
— C'est bête I — à tout ce que sa tante ou son
oncle pouvait lui dire. ]Ne pas dire le chapelet le
soir des bonnes fêtes ou ne pas jeûner un jour de
quatre-temps, ou aller au bois faire l'amour,
parurent à Lamiel des péchés d'égale importance.
CHAPITRE V
UNE LECTRICE
Lamiel grandit ainsi, elle avait quinze ans lors-
que les yeux de la duchesse de Miossens s'entou-
rèrent de quelques rides, — (nous avons oublié de
dire que, le vieux duc mort, son fils ne lui sur-
vécut que de quelques mois), — elle fut au déses-
poir de cette découverte. Un courrier expédié en
toute hâte à Paris lui ramena l'oculiste le plus
célèbre, M. de la Piouze. Cet homme d'esprit fut
fort embarrassé, lors de la consultation faite le
matin au lit delà duchesse; il eut besoin de dé-
biter une longue suite de phrases élégantes pour
se donner le temps d'inventer un mot grec qui
voulait dire affaiblissement causé par la vieillesse.
Supposons que ce beau mot grec soit amor-
phose; M. de la Rouze expliqua longuement à la
duchesse que cette maladie, provenant d'un froid
subit à la tête, attaquait de préférence les jeunes
femmes de vingt à vingt-cinq ans. 11 prescrivit un
UNE LECTRICE. S9
régime sévère, remit à la duchesse deux boîtes
de pilules de noms fort différents, mais formées
également de mie de pain et de coloquinte, et
conseilla surtout à sa malade de bien se garder
de consulter des médecins ignorants, qui pou-
vaient confondre cette maladie avec une autre
exigeant un régime débilitant. Il lui prescrivit
de ne pas lire pendant six mois, surtout le soir;
il fallait donc prendre une lectrice. Mais le mé-
decin fit si bien, que ce fut la duchesse qui pro-
nonça la première le mot fatal de lectrice et un
autre mot plus terrible encore : clc^ hoicttes.
L'oculiste eut l'air de réfléchir profondément, et
finit par décider que pendant la durée du traite-
ment, qui pouvait prendre six ou liuit mois, il ne
serait pas nuisible de ménager les yeux et de
porter des lunettes qu'il se chargeait de choisir à
Paris chez un opticien fort savant et que les jour-
naux vantent deux fois la semaine.
La duchesse fut ravie de ce médecin char-
mant, chevalier de tous les ordres d'Europe, et
qui n'avait pas quarante ans, et il partit pour
Paris fort bien payé. Mais la duchesse était fort
embarrassée : où trouver une lectrice à la cam-
pagne? Cette sorte de femmes de chambre était
60 LAMIEL.
fort difficile à trouver, même en Normandie. Ce
fut en vain que M"*' Anselme fit connaître dans le
village le désir de M™® la duchesse. Le bonhomme
Hautemare, le seul être masculin de tout le vil-
lage qui méritât le titre de bonhonmie, songea
d'abord à cette place de lectrice pour sa nièce
Lamiel.
— Mais, se dit-il, personne autre dans le village
n'est capable de remplir cet emploi et la duchesse
a tant d'esprit qu'il est impossible qu'elle n'arrive
par à songer à Lamiel.
Toutefois, il y avait une objection majeure :
une fille prise à l'hôpital était- elle digne de servir
de lectrice à une dame d'une si grande noblesse ?
Hautemare et sa femme étaient depuis quinze
jours plongés dans le tourment que donne un
grand dessein en voie d'exécution, lorsque, un
soir où l'on annonçait les nouvelles les plus
décisives sur ce qui se passait dans la Vendée, le
piéton remit au château le numéro de la Quoti-
dienne arrivant de Paris.
Ce fut en vain que M"® Anselme mit une double
paire de lunettes; elle lisait avec une lenteur et
une inintelligence qui désespéraient l'impatiente
duchesse.
i
U.NE LECTUICE. 61
M"" Â.nselme avait trop d'esprit pour bien lire.
Elle voyait là une corvée qui serait tombée sur
elle sans augmenter ses gages d'un sou. Ce rai-
sonnement semblait juste, et toutefois cette fille
si habile, ]\P Anselme, se trompa. Que de fois,
par la suite, elle maudit cette inspiration de la
paresse !
La duchesse s'écria tout à coup pendant cette
lecture abominable :
— Lamiel ! qu'on mette les chevaux et qu'on
aille chercher au village la petite Lamiel, la fdle
d'Hautemare ; elle se fera accompagner par son
oncle ou sa tante.
Lamiel parut deux heures après, avec ses habits
des dimanches. Elle lut mal d'abord, mais avec
des grâces charmantes qui firent oublier à la
duchesse même l'intérêt des nouvelles de la
Vendée. Ses jolis yeux si fins s'enflammaient de
zèle en lisant les phrases d'enthousiasme de la
Quotidienne.
— Elle pense bien, se dit la duchesse.
Et lorsque, vers les onze heures, Lamiel et son
oncle prirent congé de la grande dame, celle-ci
avait la fantaisie bien décidée d'attacher Lamiel à
son service.
62 L AMI EL.
Mais M™'' flautemare n'admettait pas l'idée que
le soir, à neuf ou dix heures, Lamiel, grande fille
de quinze ans, fort délurée, pût revenir du châ-
teau à la maisonnette du maître d'école.
Ici eut lieu une négociation fort compliquée,
qui dura plus de trois semaines. Ce délai fut suf-
fisant pour porter à l'état de passion, chez la
duchesse, l'idée , d'abord assez vague , d'avoir
Lamiel au château pour lire la Qnolidicnnc.
Après des pourparlers infinis (qui pourraient
avoir le mérite de peindre le génie normand dont
nous voyons de si beaux exemples à Paris, mais
au risque de paraître long au lecteur bénévole),
il fut convenu que Lamiel coucherait dans la
chambre de M"*" Anselme, et cette chambre avait
l'honneur de toucher à celle delà duchesse. Cette
dernière circonstance, qui rassurait pleinement le
scrupule et surtout la vanité de M""^ Ilautemare,
ne laissa pas de la choquer extrêmement dans un
autre sens.
— Quoi donc! disait-elle ù son mari, lorsque
tout semblait conclu, les méchantes langues de
Garville pourront dire que notre nièce est entrée
en service? Cela ferait renaître les espérances de ton
neveu le jacobin, qui a dit de nous tant d'horreurs.
UNE LECTRICE. 63
Ce scrupule fut sur le point de faire renoncer
à l'affaire ; car la duchesse, de son côté, trouvait
qu'entrer au château était un honneur insigne
pour la nièce du maître d'école, et s'en expliqua
dans ces termes avec M'"*^ Hautemare. Aussitôt la
commère du village fit une profonde révérence à
la grande dame et prit congé sans répondre.
— Voilà bien la révolution ! s'écria la duchesse
hors d'elle-même; c'est en vain que nous pensons
l'éviter, la révolution nous assiège et se glisse
même parmi les gens dont nous faisons la for-
tune.
Cette réflexion la pénétra d'indignation, de
douleur et de crainte. Dès le lendemain malin,
après une nuit passée presque sans sommeil, la
duchesse fit appeler le bonhomme Hautemare
pour lui laver la tète ; mais elle fut bien autre-
ment surprise quand le maître d'école, tout
consterné et roulant son chapeau entre ses mains,
tant il était effrayé du terrible message dont on
l'avait chargé, lui annonça que, toute réflexion
faite, Lamiel avait la poitrine trop délicate pour
pouvoir accepter l'honneur que xM'"® la duchesse
avait voulu lui faire.
La réponse à cette déclaration impertinente fut
64 LAMIEL.
empruntée à Bnjazet ; elle consista dans ce seul
mot :
— Sortez!
La duchesse avait voulu conduire cette affaire
sans en parler au curé Du Saillard; la profondeur
singulière qu'avait l'esprit de cet ecclésiastique
habile lui avait donné l'impardonnable défaut de
se laisser aller quelquefois à des réparties un peu
brusques quand on lui opposait des objections par
trop absurdes.
— Voilà encore, se disait la duchesse, de ces
choses qu'on n'eût point vues avant 89.
Elle évitait donc le plus qu'elle pouvait de par-
ler au curé de choses sérieuses. Quelquefois même,
M™*" de Miossens essayait d'engager Du Saillard à
dîner et de ne lui dire que deux mots polis : l'un
quand il entrait et l'autre à sa sortie. L'homme
d'esprit s'amusait de ces prétentions et attendait
patiemment que la duchesse eût besoin de lui.
Dans la colère que lui donna le maître d'école, la
grande dame fît appeler Du Saillard à l'instant et
n'eut pas môme l'esprit de l'engager à dîner et de
ne lui parler de Lamiel qu'à la fin du repas.
Du Saillard trouva l'affaire si mal engagée qu'il
la jugea sans remède. Avant de parler de Lamiel,
UNE LECTF.ICE. 65
il eût fallu commencer par découvrir quelque abus
dans l'école tenue par Hautemare. Là se trouvait
la source de son bien-être et de son outrecuidance.
On aurait menacé de fermer cette école, on l'eût
même fermée au besoin. Alors Hautemare serait
venu solliciter humblement l'admission de Lamiel
au château. Le curé fit sentir à la duchesse, dans
toute son amertume, la faute immense qui avait
été commise en ne débutant pas par le consulter
pour cette affaire; puis il la laissa, sans lui donner
de conseil, dans le profond désespoir de sa vanité
outragée par un manant.
La profondeur de son émotion ôtant à cette
grande dame le peu de sens qu'elle avait pour
conduire les affaires, elle ne sut pas même ména-
ger à propos un reste de dignité, et j\P^ Anselme
adressa à monsieur Hautemare une lettre officielle
dans laquelle elle lui disait, au nom de madame,
que mademoiselle Lamiel aurait l'honneur d'être
employée auprès de M™*^ la duchesse en qualité de
lectrice et ce, jusqu'à ce que l'on fît venir de Paris
une personne />/?« savante. Tout le village fut
scandalisé de ce mot : mademoiselle adjoint au
nom de Lamiel.
Celle-ci n'avait point ignoré toutes les démar-
66 LAMIEL.
ches que son oncle faisait depuis trois semaines et
désirait avec passion d'entrer au château. Elle
avait entrevu les beaux meubles qui remplissaient
les chambres, elle avait vu surtout une magni-
fique bibliothèque et tous les volumes dorés sur
tranches qui la composaient. Elle avait oublié de
remarquer que ces volumes se trouvaient dans une
armoire à glace, et que la duchesse, fort méfiante,
en portait la petite clef toujours attachée à sa
montre.
En arrivant, pour y demeurer, dans ce beau châ-
teau qui avait un toit d'ardoises, profondément sé-
rieux et ressemblant à un éteignoir, Lamiel éprou-
va dans la poitrine une sensation si extraordinaire
et si violente qu'elle fut obligée de s'arrêter sur
les marches du perron. Son âme avait vingt ans
et, pour dernier conseil, sa tante, qui l'avait
accompagnée jusqu'à la porte, mais qui ne voulut
pas entrer pour n'être pas obligée de remercier
la duchesse, lui recommanda fort de ne jamais
rire devant les femmes de chambre et de ne se
prêter cà aucune sorte de plaisanterie. — Autre-
ment, ajouta M"'*^ Hautemare, elles te mépriseront
comme une paysanne et l'accableront de petites
insultes, si petites, qu'il te sera impossible de t'en
UNE LECTRICE. 67
plaindre à la duchesse, et pourtant si cruelles
que, au bout de quelques mois, tu seras trop heu-
reuse de quitter ce château.
Ces mots furent fatals pour Lamiel ; tout son bon-
heur disparut à l'instant. Elle fut pénétrée d'un
profond découragement en observant les physio-
nomies de ces femmes qui entouraient la duchesse.
x\près trois jours seulement, Lamiel était si mal-
heureuse qu'elle en avait perdu l'appétit. La
chambre où elle couchait avait un beau tapis,
mais il n'était pas permis de marcher vite sur ce
tapis; c'eût été de mauvais ton et peu respectueux
pour madame. Tout devait se faire lentement et
d'une façon compassée dans ce magnifique château
puisqu'il avait l'honneur d'être habité par une
grande dame. La cour de la duchesse était plus
particulièrement composée de huit femmes dont la
plus jeune avait bien cinquante ans. Le valet de
chambre, Poitevin, était bien plus âgé encore,
ainsi que les trois laquais, qui, seuls, avaient le
privilège d'entrer dans la longue suite des pièces
qui occupaient le premier étage. Il y avait un
magnifique jardin composé d'allées de tilleuls et
de charmilles sévèrement taillés trois fois par an.
Deux jardiniers soignaient un magnifique parierre
68 LA MI EL.
planté de fleurs et qui s'étendait sous les fenêtres
du château.
Dès le second jour, il fut décidé que Lamiel ne
pourrait se promener, même dans le parterre, que
dans la compagnie d'une des femmes de madame,
et ces demoiselles trouvaient toujours qu'il faisait
trop humide, ou trop chaud, ou trop froid pour
se promener. Quant à l'intérieur du château, ces
demoiselles qui, presque toutes, prétendaient à la
jeunesse, quoique dépassant de loin la cinquan-
taine, avaient découvert que le grand jour était
de mauvais ton, etc., etc.
Enfin, à peine un mois s'était écoulé, que
Lamiel périssait d'ennui, et sa vie n'était pas trop
égayée par le numéro de la fidèle Quotidienne,
dont tous les soirs elle faisait la lecture à madame.
Quelle différence avec la vie de Mandrin, à ses
yeux le livre le plus amusant du monde! Elle
avait oublié d'apporter ses livres et, lorsqu'elle
allait en voiture passer de courts instants chez ses
parents, elle n'était pas laissée seule un instant
et ne pouvait aller à sa cachette.
Lamiel n'avait presque plus l'envie de se pro-
mener; elle était si malheureuse, que sa petite
vanité, quoique fort éveillée, ne s'apercevait pas
UNE LECTRICE. 69
même de son succès auprès de la duchesse : il
était iuMiiense. Ce qui, surtout, faisait la conquête
de la grande dame, c'est que Lamiel nacait point
Vdir (Vune det7ioiseIle.
Il faut savoir que celui des désastreux effets
de la révolution auquel M™^ de Miossens était
le plus sensible, c'étaient ces airs de décence et
de réserve que se donnent des filles de gens du
peuple qui ont gagné quelque argent. Lamiel
avait trop de vivacité et d'énergie pour marcher
lentement et les yeux baissés, ou du moins ra-
menés, pour ne laisser échapper qu'un regard
insignifiant sur le magnifique tapis du salon de
la duchesse. Les avis charitables des femmes de
chambre l'avaient amenée à une singulière allure;
elle marchait lentement, il est vrai, mais elle
avait l'air d'une gazelle enchaînée ; mille petits
mouvements pleins de vivacité trahissaient les
habitudes campagnardes. Jamais elle n'avait pu
prendre cette démarche de bonne compagnie qui
doit avoir l'air du dernier efi'ort d'une nature
qui ne demanderait qu'à ne point agir. Dès qu'elle
n'était pas immédiatement surveillée par les re-
gards sévères de quelques-unes des anciennes
femmes de chambre, elle parcourait en sautant
70 LA MI EL.
la suite des pièces qu'il fallait traverser pour ar-
river à celle où se trouvait la duchesse. Avertie
par les dénonciations de ses femmes, la grande
dame fit placer une glace dans son salon pour
apercevoir cette gaîté de son fauteuil. Quoique
Lamiel fût la légèreté même, tout était si tran-
quille dans ce vaste château, que l'ébranlement
causé par ses sauts s'entendait de partout. Tout
le monde en était scandalisé, et c'est ce qui acheva
de décider la fortune de la jeune paysanne. Quand
la duchesse fut bien siàre de n'avoir pas fait acqui-
sition d'une petite fille se donnant des airs de de-
moiselle, elle se livra avec folie au vif penchant
qu'elle sentait pour Lamiel. Celle-ci ne compre-
nait pas la moitié des mots qu'elle lisait dans la
Quotidienne. La duchesse prétendit que pour bien
lire il faut comprendre; elle partit de là pour se
donner le plaisir d'expliquer à Lamiel toutes les
choses dont parle la Quotidienne. Ce ne fut pas
une petite afiaire, et, sans que la duchesse l'eût
prévu, ce soin d'instruire Lamiel devint pour elle,
tous les soirs, la source d'une occupation fort
attachante; par ce moyen, la lecture de la Quoti-
dienne durait trois heures, au lieu d'une demi-
heure. La grande dame expliquait à la jeune pay-
UNE LECTRICE. 71
sanne normande, fort intelligente, mais ignorante
à plaisir, toutes les choses de la vie; et, enfin, ces
commentaires sur le journal que le piéton appor-
tait à huit heures remplissaient souvent la soirée
jusqu'à minuit.
— Comment, c'est minuit? s'écriait la duchesse
avec gaîté; je me serais crue tout au plus à
dix heures! Voilà encore une soirée bien passée!
La duchesse avait en horreur de se coucher de
bonne heure. Souvent les commentaires suY\a.Quo-
lidienue recommençaient le lendemain matin, et
enfin, chose incroyable! la duchesse, qui répétait
encoreassez souvent que c'étaient les Normands qui
avaient perdu la France, déclara que le commen-
taire sur la Quotidienne ne suiïisait pas à l'éduca-
tion de la. 2jefi(e; c'est ainsi que Lamiel était ap-
pelée au château. La petite, pour bien s'acquitter
de ses fonctions de lectrice , devait comprendre
même les anecdotes malignes sur les femmes des
banquiers et autres dames libérales dont la Quo-
tidienne enrichit ses feuilletons. La petite lut tout
haut les Veillées du château de M'"® de Genlis,
et ensuite les romans les plus moraux de cette
célèbre comédienne. Plus tard, la duchesse trouva
que Lamiel était digne de comprendre le Diction-
72 LAMIEL.
nuire des Étiquettes, l'ouvrage le plus profond du
siècle. Tout ce qui tient à la différence, et surtout
à la délimitation des rangs dans la société, avait un
droit particulier à l'attention d'une femrrje qui,
pendant toute sa jeunesse, avait été à la veille
d'être duchesse. C'était par une fatalité singulière
qu'elle n'était arrivée à ce rang suprême, idole des
femmes du faubourg Saint-Germain, qu'à l'âge de
quarante ans, lorsqu'elle ne tenait plus guère,
disait-elle, à avoir un rang dans le monde. Le
malheur, suite de cette longue attente, avait aigri
un caractère naturellement faible et superstitieux,
auquel tout manqua avec la fraîcheur de la jeu-
nesse. Elle eût trouvé une consolation dans les
soins passionnés de quelque homme pauvre attiré
au château; mais un premier malheur de ce genre
fui, traité avec tant d'horreur par le directeur de
sa conscience, que la duchesse arriva sans pécher
de nouveau aux portes de la vieillesse, et ce mal-
heur de tous les instants acheva d'aigrir son ca-
ractère. Il y avait des moments où elle sentait le
besoin de se fâcher. Lorsqu'elle arriva en Nor-
mandie, la hauteur de cette marquise, qui préten-
dait être traitée en duchesse, parut si singulière
aux dames nobles des châteaux voisins, que bientôt
UNE LECTRICE. 73
le salon de Miossens fat déclaré souverainement
ennuyeux. On n'y vint qu'à son corps défendant,
et si l'on répondait encore aux invitations à dîner
de la duchesse, c'était surtout à l'époque des pri-
meurs. La duchesse avait conservé des habitudes
d'une grande fortune l'habitude d'envoyer des
courriers à Paris pour avoir les premierspetitspois,
les premières asperges, etc., etc. Elle voyait fort
bien ce que les beaux et nombreux châteaux du
voisinage ne se donnaient guère la peine de lui
cacher : on ne venait la voir que par considération
pour les courriers revenant de Paris.
CHAPITRE VI
SANS F IN ET DU SA II, LARD
La prétendue faiblesse des yeux de la duchesse
servait de prétexte à cette femme aimable pour
ne jamais se séparer de Lamiel, qui avait pleine-
ment succédé au crédit du chien Dash, mort peu
auparavant.
Ce genre de vie eût été délicieux pour une pe-
tite paysanne vulgaire, mais il y avait à peine un
an qu'il durait, et toute la gaîté de la jeunesse
avait disparu chez la jeune paysanne.
Plusieurs mois se passèrent ainsi ; enfin Lamiel
tomba sérieusement malade. Le danger fut si
grand, dès le début de la maladie, que la du-
chesse se résigna à faire appeler le docteur Sansfin,
qui, depuis plusieurs années, ne venait plus au
château que le l*"" janvier. Du Saillard lui avait
fait préférer le docteur Buirette, de Mortain, pe-
tite ville à quelques lieues du château. Du Sail-
lard avait peur qu'il ne s'emparât de l'esprit de la
SAN'SFIN ET DU SAILLARD. 75
duchesse et même qu'il ne guérît la prétendue
maladie de ses yeux. La vanité sans bornes du
médecin bossu jouit délicieusement de cet appel
au château; cela seul manquait à sa gloire dans
le pays. Il résolut de produire une impression
profonde. Selon lui, la duchesse devait mourir
d'ennui; en conséquence, pendant la première
moitié de la visite, il fut d'une grossièreté par-
faite; il adressait les mots les plus étranges à
cette grande dame, dont il savait si bien que le
langage était si mesuré et si élégant.
Puis il fut émerveillé de la maladie de la jeune
fille.
— Voici un cas bien rare en Normandie, se
dit-il; c'est Y ennui ^ et l'ennui malgré le carrosse
de la duchesse, l'excellent cuisinier, les primeurs,
les beaux meubles du château, otc. Ceci devient
curieux; donc ne pas me faire chasser : j'ai appli-
qué le caustique grossier avec assez de force.
D'ailleurs cette femme peut se trouver mal, s'éva-
nouir, je m'ennuierais ici. Plus de mesure, mon-
sieur le docteur! La chose la plus cruelle que je
puisse inventer pour le service de cette grande
dame qui me déteste en ce moment, c'est de ren-
voyer la petite chez ses parents.
76 LAMIEL.
Sansfin revint tout à coup à ses façons ordi-
naires; si elles n'étaient pas fort distinguées,
elles annonçaient du moins un homme réfléchi,
accablé de travail et n'ayant le temps ni d'adoucir
le feu de ses pensées, ni de polir ses expres-
sions.
Il prit l'air le plus lugubre :
— Madame la duchesse, j'ai la douleur de de-
voir préparer votre esprit à tout ce qu'il y a de
plus triste; tout est fini pour cette aimable en-
fant. Je ne vois qu'un moyen de retarder peut-
être les progrès de l'effi-oyable maladie de poi-
trine; il faut, ajouta-t-il en reprenant l'air dur,
qu'elle aille occuper dans la chaumière des Hau-
temare la petite chambre où elle a vécu si long-
temps.
— L'on ne vous a pas appelé, monsieur, s'écria
la duchesse avec colère, pour changer l'ordre de
ma maison, mais pour tâcher, si vous le pouvez,
de guérir l'indisposition de cette enfant.
— Agréez l'hommage de mon profond respect,
s'écria le docteur d'un air sardonique, et faites
appeler M. le curé. Mon temps est réclamé par
d'autres malades que leurs entours me permet-
tront de «îuérir.
SANSFIN ET DU SAILLARD. 11
Le docteur sortit sans vouloir écouter M"« An-
selme, que la duchesse envoya sur ses pas. Il ne
se sentait pas d'aise d'infliger des malheurs à une
si grande dame et qui avait une taille si belle !
— Quelle grossièreté ! quel oubli de toutes les
convenances! s'écria la duchesse outrée de colère.
Gomme si l'on ne payait pas à ce grossier person-
nage la seconde demi-heure qu'il eût pu consa-
crer à la petite. Qu'on aille chercher Du Saillard.
Le curé parut à l'instant. Ses discours ne pou-
vaient avoir la netteté de ceux de Sansfîn : sui-
vant l'usage de sa profession, accoutumé à parler
à des sots et devant garder toutes les avenues
CD.ure la critique, la première réponse du curé
Du Saillard dura bien cinq minutes. Cette pensée
si verbeuse effrayerait le lecteur, mais elle plut à
la duchesse, qui retrouvait le ton auquel elle était
accoutumée. Le curé entra pleinement dans sa
colère contre l'indigne procédé 6?^ cet homme que,
partout ailleurs, il "appelait son respectable ami ;
et, à la suite d'une visite qui ne dura pas moins
de sept quarts d'heure, la duchesse fut décidée
à envoyer un courrier chercher un médecin à
Paris.
— La grajîde objection contre cette mesure,
78 LA MI EL.
c'est que jamais, dans la maison de Miossens, l'on
n'avait appelé un médecin de Paris pour les gens.
— Je pourrais suggérer à M"^® ia duchesse
l'idée bien simple de faire appeler ce médecin
pour sa propre santé que, dans le fait, tous ces
tracas nous donnent la douleur de voir fort al-
térée.
— Mes femmes verront bien, répondit la du-
chesse d'un ton romain, que le médecin de Paris
est appelé pour Lamiel et non pour moi.
Ce médecin, appelé par un courrier, après
s'être fait attendre quarante-huit heures, daigna
enfm paraître. Ce M. Duchâteau était une sorte de
Lovelace de faubourg, encore jeune et fort élé-
gant; il parlait beaucoup et avec esprit, mais
avait quelque chose de si horriblement commun
dans ses façons d'agir et dans le langage qu'il
scandalisait même les femmes de chambre de la
duchesse. Da reste, au miUeu de ses bavardages
sans limites, les femmes de chambre elles-mêmes
remarquèrent qu'il daigna consacrer à peine six
minutes à examiner la maladie de Lamiel. Gomme
on voulait lui raconter les symptômes, il déclara
n'avoir nul besoin d'un tel récit, et prescrivit un
traitement absolument insignifiant. Quand, au
SAN s FIN ET DL SAILLARD. 79
bout de trois jours, il repartit pour Paris, l'ab-
sence de cet homme fut uu soulagement pour
M'"" de Miossens. On appela le médecin de Mor-
tain, qui était en correspondance avec une femme
de chambre, et se prétendit malade pour ne pas
paraître. On fit venir ensuite un médecin de
Rouen, M. Dervillers qui, bien différent de son
collègue de Paris, avait un aspect lugubre et ne
disait mot. Il ne voulut pas s'expliquer avec la
duchesse, mais dit au curé que la petite n'avait
pas six mois à vivre. Ce mot était cruel pour la
duchesse; il la privait de la seule distraction
qu'elle eût au monde ; sa fantaisie pour Lamiel
était dans toute sa force; elle fut au désespoir et
répétait souvent qu'elle donnerait cent mille francs
pour sauver Lamiel. Son cocher qui l'entendit lui
dit avec la grosse franchise d'un Alsacien :
— Eh bien ! que madame rappelle Sansfm.
Un jour, revenant tristement de !a messe dans
son carrosse par la grand'rue de Garville. elle vit
de loin le médecin bossu et, d'instinct, elle l'ap-
pela. Il avait inventé une méchanceté à faire, ce
qui le fit accourir au carrosse, de l'air le plus ou-
vert. Il y monta, et, en arrivant auprès de la ma-
lade, il déclara qu'elle était horriblement changée et
80 LAMIEL.
lui donna des remèdes qui devaient redoubler tous
les accidents de la maladie. Cette ruse du coquin
eut un succès qui le ravit. La duchesse elle-même
devint malade, et comme, malgré une apparence
d'égoïsme épouvantable mais qui ne tenait qu'à
la hauteur, elle avait l'âme bonne au fond, elle se
reprocha amèrement de n'avoir pas voulu per-
mettre qu'on transportât Lamiel chez ses parents.
Ce transport eut lieu et le médecin bossu se dit :
« Je serai le remède. )>
Il entreprit d'amuser la femme malade et de lui
peindre la vie en beau ; il employa vingt moyens ;
par exemple, il prit un abonnement à la Gazelle
des. Tribunaux^ et on la lisait à Lamiel tous les
matins. Les crimes l'intéressaient, elle était sen-
sible a la fermeté d'âme déployée par certains
scélérats. En moins de quinze jours, l'extrême pâ-
leur de Lamiel sembla diminuer. La duchesse le
remarquait un jour.
— Eh bien! madame, s'écria Sansfin avec hau-
teur, est-ce qu'il convient d'appeler des méde-
cins de Paris quand on a un docteur Sansfin dans
le voisinage? Un curé peut avoir de l'esprit, mais
quand cet esprit est troublé par l'envie, il res-
semble comme deux gouttes d'eau à de la sottise.
SANSFI\ ET DU SAILLARD. SI
Sansfin voit ce qui est vrai partout, mais je dois
avouer que les sciences que j'étudie pour essayer
de ire perfectionner dans mon art me laissent si
peu de temps à perdre, que je dis quelquefois la
vérité eu termes trop clairs et trop précis, et, je
le sais, les salons dorés frémissent d'entendre ce
langage simple d'un homme vertueux qui n'a be-
soin de faire la cour à personne. Par égoïsme,
pour ne pas vous séparer d'une femme de chambre
qui vous amuse, vous n'avez pas voulu d'abord
que l'on transportât Lamiel chez ses parents et
vous avez exposé sa vie. Ce n'est pas à moi à vous
dire le jugement que la religion porte d'une telle
action. Si M. le curé Du Saillard osait remplir ses
devoirs auprès d'une femme de votre rang, sa sé-
vérité serait peut-être encore plus offensante que
la mienne; mais lui se moque de la perte de l'âme
de ses malades. La mort de l'âme ne se voit pas
comme celle du corps. Son métier est plus com-
mode que le mien. Quant aux remèdes de votre
sot de Paris et à ceux du docteur de Piouen, ils
ont mis la petite aux portes du tombeau. Dé-
mentez moi si j'ai tort, et, moi, j'ai tant d'huma-
nité et tant d'amour pour mon état que si une de
ces vieilles femmes imbéciles, dont vous avez
6
82 LAMIEL.
rempli votre château, eût voulu me le permettre,
j'aurais pénétré en secret auprès de l'intéressante
malade et j'aurais substitué aux poisons que lui
administrait ce charlatan de Paris les remèdes vé-
ritables ; mais je n'ai pu. Remarquez, madame,
que je courais les risques d'un procès criminel
pour sauver mie petite fille qui vous amuse. C'est
ainsi, madame la duchesse, que la sottise, même
dans le cas le plus indifférent en apparence, peut
amener la mort. Pendant huit jours, je me suis
arrangé pour avoir matin et soir des nouvelles de
la petite. Elle était mourante et pouvait à chaque
instant être saisie d'un vomissement de sang pen-
dant lequel elle serait morte dans vos bras. S'il
lui eût été donné, au moment suprême, de con-
naître la vérité, elle eût pu vous dire : H'Madame
« la duchesse^ vous me tuez; vous avez sacrifié
u ma vie à votre répugnance pour le langage
(( ferme et noble de la vérité ; la vérité vous a
« choquée parce qu'elle se trouvait dans la bou-
;( che d'un pauvre médecin de campagne. »
La duchesse fut atterrée des paroles du doc-
teur ; elle crut entendre un prophète ; elle avait si
gauchement arrangé sa vie que, depuis longtemps,
personne ne se donnait la peine d'être éloquent
SAXSFIN ET DU SAILLARD. 83
pour la désennuyer. Elle laissait aller sa vie
comme du temps où sa beauté et des mots char-
mants peuplaient son salon.
L'e docteur augmenta à plaisir l'indisposition de
la grande dame, il la rendit folle de douleur; il est
vrai que tous les jours, pendant une heure, il la
soumettait à l'horrible magnétisme de son élo-
quence infernale. La duchesse fut si indisposée
qu'elle n'eut plus la force de venir voir deux fois
par jour Lamiel chez ses parents. Alors, par les
soins du docteur qui voulait la guérir de sa lan-
gueur, elle en vint à un tel point de folie qu'elle
quitta le château pour venir passer publiquement
plusieurs jours dans la chaumière voisine de celle
des Hautemare, que le docteur fit évacuer et meu-
bler en quelques heures. Ce qui augmentait le zèle
de Sansfîn, c'est que le Du Saillard était furieux
et employait tout son génie à chercher un moyen
quelconque d'éloigner le médecin bossu. Le
moyen de défense de celui-ci fut bien simple. Tout
le monde à Carville avait peur du curé. Le doc-
teur, après l'avoir répété sur tous les tons deux
ou trois cents fois, fit comprendre à la duchesse
et au village que le curé était jaloux de lui parce
qu'il sauvait la vie à la petite Lamiel, pour laquelle
84 LAMIEL.
il avait voulu faire appeler un médecin de Paris.
La chose, une fois bien expliquée, était si claire
que tout le village saisit l'anecdote (langage de
commis marchand), et la grande agitation du curé
Du Saillard ne fat plus une énigme. Le docteur ne
négligea rien pour faire comprendre la vérité
aux curés du voisinage, lesquels furent charmés
de pouvoir reprocher une faiblesse au terrible
curé de Carville, chargé de les surveiller.
CHAPITRE VU
MALADIE DE LA.AIIEL
Le docteur se dit : il faut que j'entreprenne
deux choses.
Me faire aimer de Lamiel, qui a dix-sept ans
bientôt et sera cliarmante quand je l'aurai
déniaisée.
Me rendre si nécessaire à cette grande dame qui
a de beaux traits, et est encore fort bien, malgré ses
cinquante-deux ans, afin qu'elle se résolve, après
un combat de quelques mois ou d'un an, à épouser
de la main gauche le médecin de campagne
disgracié par la nature.
La duchesse le consultait sur tout, et, dans le
fait, depuis qu'elle voyait Sansfin tous les jours,
et plusieurs fois dans la journée, elle ne connais-
sait presque plus l'ennui.
Au milieu de l'agitation dans laquelle le docteur
maintenait son esprit, elle disait hautement à tout
le monde que, depuis qu'elle habitait une chau-
mière, elle avait connu le bonheur.
86 LAMIEL.
« Je serais parfaitement heureuse, ajoutait-elle,
si j'étais rassurée sur la santé de Lamiel. »
Dans ces circonstances, Sansfin prétendit que
l'apothicairô d'Avranches ne saurait jamais pré-
parer certaines pilules nécessaires pour rendre
quelques forces à la jeune malade. 11 alla passer
plusieurs jours à Rouen; depuis quelques mois, il
entretenait une correspondance assez suivie avec
M. Gigard, grand vicaire de confiance de M. le
cardinal archevêque. Arrivé à Rouen, il jugea
nécessaire de faire la conquête complète du grand
vicaire de l'archevêque, et se fit proposer par lui
de faire entre ses mains une confession générale;
enfin, il arriva à ce qui était l'objet réel de son
voyage, il fut présenté à M. le cardinal , et
se conduisit avec tant d'adresse, montra tant
d'esprit et de modération, donna des éloges si
perfides à M. le curé Du Saillard, qui n'avait pas
été à Rouen depuis dix-huit mois, que, lorsqu'il
quitta cette capitale, le cardinal eût plutôt écouté
une dénonciation de lui contre Du Saillard, qu'une
dénonciation du curé contre lui. Arrivé à ce point,
ce médecin de la campagne vil arriver à lui la
possibilité d'épouser une veuve de la première
noblesse qui, légalement, avait plus de quatre-
xMALADIK DE LAMIEL. 87
vingt mille livres de rente et qui, dans le fait,
ayant un seul fils, âgé de dix-sept ans, élève de
l'École polytechnique, pouvait dépenser près de
deux cent mille francs par an.
'( J'empoignerais l'esprit de ce fils, je m'en
ferais adorer, se disait Sansfin, en se promenant
solitairement sur la colline de Sainte-Catherine,
qui domine Rouen ; et, dans tous les cas, en met-
tant tout au pis, qui m'empêcherait de m'enfuir
en Amérique avec une bourse de cent mille francs?
Là, sous un nom supposé, M. Petit ou M. Pierre
Durand, je recommencerais la carrière médicale,
et, d'ailleurs, j'aurais si bien arrangé les affaires,
en emportant mes cent ou deux cent mille francs,
que la duchesse et son fils se couvriraient de
ridicule s'ils s'avisaient de me poursuivre. »
Sansfin revint à Carville ; la guérison de Lamiel
allant très vite, et pouvant donner à M™® de
Miossens l'idée de retourner au château, Sansfin
eut recours à des drogues qui augmentèrent les
apparences de l'indisposhion de Lamiel.
Dans cet état de choses, Sansfin allait à lâchasse,
dans la forêt d'imberville ; là, un jour, au lieu
de chasser, il rêva profondément.
« Eh bien! soit, se dit-il, en s'asseyant sur les
88 LAMIEL.
racines d'un hêtre qui sortaient de terre, me
voilà l'époux de cette duchesse, je manipule à
plaisir une fortune de plus de deux cent mille
livres de rente ; eh bien ! je n'ai pas changé ma
position, je n'ai fait que la dorer, je suis toujours
un être subalterne, faisant la cour à des gens jjIus
puissants que moi, et ayant toujours à combattre
le mépris et, qui plus est, un mépris que je sens
mérité par moi. Suivons le second projet : trans-
planté en Amérique, je m'appelle, si je veux,
M. de Surgeaire, j'ai deux cent mille francs dans
mon portefeuille, qu'est-ce que tout ça? C'est un
embellissement de ma position; j'ai le fardeau de
ma friponnerie à ajouter au fardeau de ma bosse.
Cette bosse me rend reconnaissabble partout et,
vu l'infâme liberté de la presse qui règne en
Amérique, qu'aurais-je à faire si, un beau matin, je
lis toute mon histoire dans les journaux? Non, je
suis las des impostures, il me faut à moi du légi-
time et du réel; l'argent ne m'est bon que comme
luxe; certainement, un beau carrosse empêcherait
qu'on vît mon défaut naturel, mais quant à moi,
pour vivre, je n'ai besoin que de dix mille francs. »
Après quatre heures d'une agitation fébrile, le
docteur sortit de la forêt d'Imberville, et rentra
31ALADIE DE LAMIEL. 89
dans Garville; bien décidé à ne faire de la duchesse
qu'une amie intime, et point du tout une femme.
Cette friponnerie de moins à faire le rendit
tout heureux. Huit jours après, il se disait :
(( Grand Dieu, combien je me trompais en me
donnant une nouvelle imposture à soutenir. Je
serais bien plus heureux en développant mes
qualités naturelles. Si la nature m'a donné une
triste enveloppe, je sais manier la parole et me
rendre maître de l'opinion des sots, et même,
ajouta-t-il avec un soutire de satisfaction, de
l'opinion des gens d'esprit, car enfin cette duchesse
n'est point mal sous ce rapport, elle a un tact
admirable pour le ridicule et les affectations, seu-
lement, elle ne raisonne pas, ainsi que tous les
gens de sa classe. Le raisonnement, n'admettant
pas de plaisanterie, lui semble d'une tristesse
horrible, et quand, par hasard, elle veut raisonner
et arriver à une conclusion qui me déplaît, je
puis toujours détruire tout raisonnement par un
mot d'esprit piquant. Quant à moi, je sais travail-
ler; pour devenir député, j'aurais à étudier quel-
que peu d'économie politique et à lire les titres
de quelques centaines d'ordonnances administra-
tives; eh bien! qu'est-ce que cela au prix de
90 L AMI EL.
l'étude de trois ou quatre maladies? Lors de mes
premiers essais à la tribune, ma bosse m'empê-
chera d'être envié. A quoi bon courir en Améri-
que? Mon pays m'offre la situation qui me convient ;
il faut que M™^ de Miossens ait un salon considéré
à Paris, et que ce salon réponde de moi à la bonne
compagnie. Par monsieur le cardinal archevêque,
je puis me faire agréer de la congrégation. Ces
deux belles préparations achevées, la porte m'est
ouverte, c'est à moi d'entrer, si j'ai assez de
vigueur dans les Jambes. En attendant, il faut
m'amuser; pendant que je vais suivre ce grand
dessein, il faut me donner les prémices du cœur
de cette jeune fille.
Pour parvenir à toutes ces belles choses,
Sansfin fit durer pendant plusieurs mois la préten-
due maladie de Lamiel ; comme l'origine du peu
de réel qu'il y avait dans cette indisposition fort
simple était l'ennui, Sansfin sacrifiait toute chose
au désir d'amuser la malade ; mais il fut étonné
de la clarté et de la vigueur de cet esprit si jeune :
la tromper était fort difficile. Bientôt Lamiel fut
convaincue que ce pauvre médecin d'une figure
aussi burlesque était le seul ami qu'elle eût
au monde. En peu de temps, par des plaisanteries
MALADIE DE LXMIEL. 01
bien calculées, Sansfin réussit à détruire toute
l'afTection que le bon cœur de Lamiel avait pour
sa tante et son oncle Hautemare.
— Tout ce que vous croyez, tout ce qu'ils
vous disent aujourd'hui et qui vous rend si
charmante est gâté par un reflet de toutes les
pauvretés que le bon Hautemare et sa femme
vous ont données pour des vérités respectables.
Ce que la nature vous a donné, c'est une grâce
charmante et une sorte de gaîté qui se commu-
nique, <à votre insu, aux personnes qui ont le
bonheur de vous entendre. Voyez la duchesse,
elle n'a pas le sens commun et pourtant, si
elle était encore jolie, elle passerait pour une
femme fort aimable; eh bien! vous avez fait sa
conquête au point qu'il n'est aucun sacrifice
qu'elle n'accepte avec joie pour se conserver le
bonheur de passer ses soirées avec vous. Mais
votre position est dangereuse, vous devez vous
attendre au complot le plus noir de la part des
femmes de chambre ; M"® Anselme, surtout,
change de physionomie seulement à entendre
un seul petit mot do louange pour vous. M. l'abbé
Du Saillard a l'habitude de réussir dans tout
ce qu'il entreprend; s'il se joint aux femmes
92 LAMIEL.
de chambre, vous êtes perdue, car vous avez
toutes les grâces possibles ; mais le bon sens
manque encore à votre jeunesse, vous ne savez
pas raisonner. De ce côté-là, je pourrais bien
vous être de quelque utilité ; mais votre maladie
va cesser au premier jour, alors je n'aurai plus
de prétexte pour vous voir et vous pouvez tomber
dans les plus grandes fautes. Si j'étais à votre
place, j'aimerais bien faire l'acquisition du bon
fic/is; c'est un travail d'un mois ou deux.
— Pourquoi ne me pas dire cela en deux mots,
pourquoi cette préface d'un quart d'heure ? Je
suis inquiète depuis que vous parlez pour deviner
à quoi vous voulez en venir.
— Je veux, répondit Sansfm en riant, que
vous consentiez à un meurtre horrible : tous
les huit jours, je vous apporterai dans la poche
de ma veste de chasse de Staub * un oiseau vivant ;
je lui couperai la tête, vous verserez le sang sur
une petite éponge que vous placerez dans votre
bouche. Aurez-vous ce courage? pour moi, j'en
doute.
1. Le tailleur ù la mode. (Note de B.) Ce laillrur est
déjà cité dans le Rouge et le Noir.
MALADIE DE LAMIEL. 93
— Après? dit Lamiel.
— Après, reprit le docteur, dans les moments
que vous passerez auprès de la duchesse, de temps
à autre vous cracherez le sang. Votre poitriue
étant attaquée à ce point, on n'aura plus d'objec-
tion à tout ce que je voudrais faire faire pour
vous amuser. Je vous l'ai déjà dit : votre maladie
conduisait au marasme, rien n'est plus dangereux
chez les fdles de votre âge ; mais au fond votre
maladie n'était que de l'ennui.
— Et vous-même, docteur, ne craignez-vous
pas de m'ennuyer en m'enselgnant ce que vous
appelez le bon sejis ?
— Non, car ce que je vous demande c'est du
travail, et, dès qu'on y réussit, le travail donne
du plaisir et chasse l'ennui. Figurez-vous que de
toutes les choses que croit une jolie fille de basse
Normandie, il n'en est pas une qui, plus ou moins,
ne soit une sottise ou une fausseté. Qu'est-ce que
fait le lierre que vous voyez là-bas dans l'avenue
sur les plus beaux chênes?
— Le lierre embrasse étroitement un coté du
tronc et ensuite suit les principales branches.
— Eh bien ! reprit le docteur, l'esprit naturel
que le hasard vous a donné, c'est le beau chêne;
94 LAMIEL.
mais, tandis que vous croissiez, les Hautemare
vous disaient chaque jour douze ou quinze sottises
qu'ils croyaient eux-mêmes, et ces sottises
s'attachaient à vos plus belles pensées comme
le lierre s'attache aux chênes de l'avenue. Je viens,
moi, couper le lierre et nettoyer l'arbre. En vous
quittant, vous allez me voir descendre de cheval
et couper le lierre des vingt arbres à gauche.
Voilà ma première leçon donnée, cela s'appellera
la règle du lierre. Ecrivez ce mot sur la première
page de vos heures, et toutes les fois que vous
vous surprenez à croire quelque chose de ce qui
est écrit sur ce livre-là, dites-vous le mot lierre.
Vous parviendrez à connaître qu'il n'y a pas une
des idées que vous avez actuellement qui ne
contienne un mensonge.
— Ainsi, s'écria Lamiel en riant, quand je dis
qu'il y a trois lieues et demie d'ici à Avranches,
je dis un mensonge; ah! mon pauvre docteur,
quelles sornettes vous me débitez! Par bonheur,
vous êtes amusant.
Le chef-d'œuvre du docteur avait été de donner
ce ton aux conversations qu'il avait avec sa jolie
malade ; il avait pensé que le ton sérieux qu'elle
devait conserver avec la duchesse lui rendrait
MALADIK DE LAMIEL. 95
toujours infiniment plus agréables les moments
qu'elle passait avec lui.
c( Et, se disait -il, si même quelque jour
quelqu'un de ces infâmes jeunes gens que j'exècre,
et auxquels la nature a donné un corps sans
défaut, vient à parler d'amour à mon petit bijou,
ce ton effrayera l'amant nigaud et j'aurai toutes
facilités pour lui donner des ridicules. »
Quoique le sang du pauvre petit oiseau que
le docteur apporta à sa malade lui inspirât
d'abord beaucoup de répugnance, cependant il
parsint à lui faire placer dans la bouche la petite
éponge imprégnée de sang, et de plus, ce qui
valait bien mieux, par le ton de voix qu'il aftecta,
le docteur donna à Lamiel non pas la conviction,
mais bien mieux la sensation qu'elle commettait
un grand crime ; il lui fit répéter après lui des
serments horribles par lesquels elle s'engageait à
ne jamais révéler le conseil qu'il lui avait donné
de prendre le sang d'un oiseau. La vue de la
mort donnée à ce petit être fort gentil avait
bouleversé profondément l'âme de la jeune fille;
elle se cacha les yeux avec son mouchoir pour
ne pas voir exécuter le crime; le docteur jouissait
90 LAMIEL.
profondément en voyant les émotions si vives
qu'il donnait à cet être si joli.
'( Elle sera à moi », se disait-il.
Toute son âme était remplie du bonheur d'avoir
réduit la jeune fille à l'état de complice. Il l'eût
engagée aux plus grands crimes qu'elle n'eût pas
été davantage son complice. Le chemin était tracé
dans cette âme si jeune, c'était là le point essen-
tiel. Un second avantage, non moins important,
qu'il avait obtenu en appliquant la terreur, c'est
que la jeune fille allait acquérir l'habitude de la
discrétion.
Cette habitude fat facilitée par le succès éton-
nant qu'eut la mort de l'oiseau. Dès que la duchesse
fut convaincue que sa jeune favorite crachait
quelquefois le sang, les fantaisies les plus folles
de Lamiel devinrent des lois sacrées pour elle ;
il n'était pas permis de toucher aux fantaisies de
Lamiel. Pour compléter son empire, le docteur,
qui avait une peur extrême du génie de Du Sail-
lard, ne manqua pas d'être cruel envers la du-
chesse.
— Cette jeune poitrine, lui répétait-il souvent,
a été enflammée pour longtemps, et, peut-être,
complètement perdue par les excès de lecture aux-
MALADIE DE LAMIEL. 97
quels l'obligeait l'emploi que Lamiel avait l'hon-
neur de remplir auprès de vous.
Il ne négligea rien pour donner de vifs remords
à sa nouvelle amie. Ces remords, auxquels, tous
les jours, la duchesse trouvait quelque objection,
furent une nouvelle cause d'intimité entre le mé-
decin de campagne et la grande dame. Celte inti-
mité arriva à ce point que le docteur se dit :
(( Puisque je ne veux pas en faire ma femme,
je puis lui parler d'amour. »
Bien entendu, d'abord, il ne fut question que
d'amour platonique ; c'était une ruse que Sansfm
employait toujours, afin de détourner l'attention
de la femme à séduire et de lui faire oublier l'af-
freux défaut de sa taille.
C'était ce malheur qui, dès la première enfance,
avait accoutumé le docteur à donner une extrême
attention aux moindres détails. Dès l'âge de huit
ans, sa vanité incroyable était offensée d'un demi-
sourire qu'il voyait éclater de l'autre côté de la
rue, comme il passait.
Sous prétexte d'être très frileux, le docteur
avait adopté l'usage de porter des manteaux ma-
gnifiques et des fourrures de toute espèce ; il se
figurait que le défaut de sa taille en était dissl-
7
98 LAMIEL.
mulé, tandis que cette quantité d'étofies, placées
sur ses épaules déjà trop proéminentes, ne faisait
que rendre ses défauts plus sensibles; eh bien!
dès les premières fraîcheurs de soirée, au mois de
septembre, il apercevait avec reconnaissance, au
bout de la place, le premier homme de la bonne
société de Garville qui s'avisait d'arborer un man-
teau. A l'instant, il courait chez lui et disait à
toutes ses visites de soir :
— J'ai pris un manteau, c'est M. un tel qui
m'en a donné l'exemple. Rien n'est dangereux
comme les premiers froids, ils peuvent répercuter
sur la poitrine les humeurs que la transpiration
insensible faisait disparaître et beaucoup de phti-
sies n'ont pas eu d'autres causes.
Cette habitude du docteur le servait parfaite-
ment auprès des femmes.
Son premier pas, c'était de les isoler sous pré-
texte de ma'adie; par ce moyen simple, il les je-
tait dans l'ennui; puis il les amusait par ses mille
attentions, et quelquefois parvenait à faire oublier
son étrange difformité. Pour mettre sa vanité à
l'aise, il avait pris l'habitude salutaire de ne pas
compter ses défaites, mais seulement ses succès.
« Fait comme je suis, s'était-il dit de bonne
MALADIE DE LA.MIEL. 99
heure, sur cent femmes que j'attaquerai, ie ne
puis guère compter que sur deux succès. )>
Et il ne s'alî]igeait que lorsqu'il se trouvait au-
dessous de ce taux.
CHAPITRE VIII
FÊTE DANS LA TOUR
11 était parvenu k faire faire du mouvement à
la duchesse, en engageant Lamiel, ce qui, du
reste, n'avait pas été difTicile, cà ne pas vouloir
retourner au château. La duchesse avait acheté un
jardin qui touchait à la chaumière d'IIautemare
et, sur l'emplacement de ce jardin, elle avait fait
bâtir une tour carrée qui, à chaque étage, se
composait d'une chambre magnifique et d'un cabi-
net. Ce qui avait décidé la duchesse à se passer
ces fantaisies coûteuses, c'était le désir de mon-
trer aux habitants de Carville, trop infectés de
jacobinisme, une véritable tour du moyen âge, ce
qui ne manquerait pas de leur rappeler ce que
les seigneurs de Miossens étaient à leur égard
autrefois. La tour, .élevée sur l'emplacement du
jardin, était une copie exacte d'une tour à demi
ruinée qui se trouvait dans le parc du château.
Le docteur parvint à vaincre certaines objections
FÊTE DANS LA TOUR. 101
que ne manquait pas d'élever l'avarice de la du-
chesse, en lui représentant que l'on pouvait se
servir, pour la nouvelle tour, de pierres de taille
carrées qui formaient l'ancienne. Puis, la tour
élevée, il remarqua que les maçons de campagne
n'avaient pas aligné parfaitement les pierres de
de taille; alors on fit venir de Paris des ouvriers
ciseleurs qui, en taillant ces pierres à une profon-
deur de six pouces à quelques endroits, entourè-
rent la tour d'ornements en ogives empruntés à
l'architecture sarrasine dont l'on voit de si beaux
restes en Espagne. A cette époque de la vie de la
nouvelle tour, elle produisit un effet immense sur
tous les châteaux du voisinage.
— Cela est à la fois utile et agréable, s'écria le
marquis de Fernozière; en cas de révolte des jaco-
bins, on peut se réfugier dans une tour de ce
genre et y tenir fort bien huit ou dix jours, jus-
qu'à ce qu'on ait pu rassembler la gendarmerie
des environs. Dans les temps plus tranquilles, la
vue d'un si beau monument donne à penser aux
manoirs du voisinage.
Le docteur s'arrangea de façon que, en moins de
quinze jours, cette idée fut répétée vingtfois devant
la duchesse. Elle fut au comble du bonheur. Le
102 LAMIEL.
manque de succès auprès des châteaux du voisi-
nage était un des malheurs de sa vie, et l'ennui où
elle languissait avant la maladie de Lamiel ajou-
tant une nouvelle pointe au chagrin plus ou moins
réel dont elle croyait que sa vie était environnée,
à chaque fois, quand, en se promenant, un de ces
châteaux du voisinage venait à frapper sa vue,
elle jetait un petit cri de profonde douleur. Le
docteur n'avait pas manqué à se faire avouer la
cause de ce petit cri ; il avait prétendu que ce cri
pouvait annoncer une horrible maladie de poitrine.
Il se figura plus d'un mois l'état de ravissement où
le succès de la tour avait jeté M""' de Miossens. La
passion qui, dans le fait, lui donnait plus de peine
à combattre chez elle, était l'avarice. Il voulut lui
porter un grand coup et. tout bien préparé, il
s'écria un jour de l'air de la plus profonde convic-
tion :
— Convenez, madame, d'une chose bien heu-
reuse, cette tour vous coûte cinquante ou cin-
quante-cinq mille francs tout au plus, eh bien ! elle
vous donne pour plus de cent mille francs de
bonheur. La vanité des petits hobereaux qui vous
entourent a enfin plié bagage; ils rendent hom-
mage au rang élevé où la providence vous a
FÊTE DAXS LA TOUTx. 103
appelée. Daignez les inviter à un grand repas que
vous leur donnerez pour inaugurer la tour d'Al-
hret. (On avait donné ce nom à la tour en l'honneur
du maréchal.)
Depuis plusieurs mois, le docteur travaillait à
réconcilier la noblesse des environs avec l'humeur
un peu singulière de la duchesse. II fit pénétrer
cette idée dans tous les châteaux que cette pré-
tendue hauteur, qui les avait choqués, n'était
point de la hauteur véritable, mais simplement
une mauvaise habitude de l'esprit contractée à
Paris et dont, d'ailleurs, la duchesse commençait
à sentir le ridicule.
La duchesse donna un repas splendide pour
inaugurer la tour d'Albret. 11 y avait cinq étages,
et le docteur voulut qu'il y eût cinq tables, une
à chaque étage. On éleva une baraque en planches
à dix pas de la tour pour servir de cuisine; on
plaça des tables dans une prairie voisine où furent
invités tous les parents des élèves de Hautemare.
La division singulière de la bonne compagnie en
cinq tables produisit naturellement une extrême
gaîté qui fut redoublée par le ton vraiment aima-
ble avec lequel, pour la première fois de sa vie.
la duchesse répondit aux compliments qu'on lui
104 LA MI EL.
adressa. Ce changement fut le chef-d'œuvre de
Sansfin.
Il avait fait venir des musiciens qui se présen-
tèrent par hasard à la nuit tombante, lorsque
toutes les jeunes femmes des cinq tables commen-
çaient à regretter qu'on n'eût pas eu l'idée de faire
finir par un bal une journée aussi aimable. Sans-
fins remonta en courant et annonça que M"'° la
duchesse avait eu l'idée de faire arrêter une
troupe de musiciens qui se rendaient à Bayeux.
Les arbres de la prairie se trouvèrent illuminés
comme par hasard, et le bal commença pour les
paysannes. Le salon le plus élevé de la tour, celui
du cinquième étage, fut réservé aux dames pour
les changements de toilette que rendait néces-
saires ce bal improvisé. Pendant la demi-heure
qu'elles consacrèrent à ce soin, le docteur Sans-
fin expliquait aux gentilshommes du voisinage
comment, sans qu'on eût songé à rien, la tour
d'Albret se trouvait une forteresse fort difficile à
prendre.
— Vos ancêtres, messieurs, se connaissaient en
choses de guerre, et, comme les maçons ont suivi
exactement le plan de la vieille tour, sans songer
qu'ils préparaient dos chaînes pour les gens de
i
FÉÏE DANS LA TOUR. lOo
basse classe, ils ont fait une forteresse qui pourra
servir de refuge à toutes les honnêtes gens, si
jamais les jacobins se remettent à brûler les châ-
teaux.
Celte idée consolante compléta le charme de
cette journée. Les dames dansèrent de huit heures
à minuit, et leurs maris, tout occupés de la tour,
ne pensèrent que fort tard à faire replacer les
chevaux à leurs voitures. Les paysans dansèrent
jusqu'au jour. Le docteur était monté à cheval et
avait fait arriver dans la prairie des barriques de
bière et même de vin.
Cette journée changea de tout au tout la manière
d'être de la duchesse avec ses voisins, et ce fut
aussi l'époque où elle oublia entièrement la ma-
nière barbare dont la nature avait traité cet homme
si aimable, le docteur Sansfm.
Lamiel vit toute la fête, enfermée dans la voi-
ture de la duchesse que l'on avait fait avancer
au milieu de la prairie et dont on avait levé les
glaces. La duchesse vint voir plus de vingt fois si
sa favorite n'était pas incommodée par l'humidité.
Son avarice, passion dominante jusque-là, était
tout à fait subjuguée.
Huit jours après cette fameuse fête à la tour
106 LAMIEL.
d'Albret qui restera longtemps célèbre dans l'ar-
rondissement de Bayeux, l'on vit arriver à Carvilie
une grande voiture de déménagement arrivant de
Paris. Elle était remplie de manouvriers, de tapis-
siers et d'étoffes de toute espèce, propres à meu-
bler un château. Ils meublèrent à ravir les cinq
chambres superposées l'une sur l'autre et qui for-
maient la tour gothique. La duchesse, ayant chassé
l'avarice, se trouvait le cœur vide et tombait dans
l'amour des excès, et projetait déjà un second
dîner.
La chambre du second étage, destinée à La-
raiel, fut arrangée d'une façon ravissante et La-
miel déclara au docteur qu'elle voulait l'habiter.
En vain le docteur lui demanda à genoux de
considérer que cette chambre, fort humide, ren-
drait malade une personne forte comme une pay-
sanne, tandis qu'elle avait déjà l'espèce de santé
d'une femme du grand monde, Lamiel fut inflexi-
ble. Le docteur se ravisa qu'il y avait déjà cinq
mois que la vanité naissante de la jolie Normande
apprenait toujours quelque chose du docteur ;
toujours ce docteur avait raison, toujours l'esprit
de Lamiel était dans une position inférieure à
l'égard de celui du docteur. L'esprit prudent de
FKTE DANS LA TOUR. 107
celui-ci se livra à plusieurs expériences, mais enfin
il s'assurait du vrai principe du caprice de cette
enfant.
— Déjà la vanité, déjcà l'orgueil de son sexe!
s'écria-t-il. Il faut que je me hâte de céder, ou je
place ici le germe d'une aversion qui peut s'é-
tendre sur les belles années de cette charmante
fille, quand arrivera l'époque où sa conquête sera
vraiment une chose agréable pour un pauvre
homme disgracié tel que moi.
CHAPITRE IX
l'éducation de LAMIEL ET l'aIîBÉ CLÉMENT
A l'époque de la fête d'inauguration de la tour,
le curé d'un petit village assez voisin du château
de Miossens vint à mourir et, à la recommanda-
tion de la duchesse, l'archevêque de Rouen donna
cette petite cure à M. l'abbé Clément, neveu de
M^^" Anselme, gouvernante du château, et toute-
puissante avant l'arrivée de Lamiel. Ce jeune
prêtre, fort pâle, fort pieux, fort instruit, était
grand, mince et plus qu'à demi-poitrinaire, mais
il avait un cruel défaut pour son état, et il sentait
bien que, malgré lui et à son corps défendant, il
avait beaucoup d'esprit; bientôt, malgré la bas-
sesse de son origine et en vertu de son esprit qui,
entre deux partis, lui faisait toujours choisir le
meilleur, il devint le pei'sonnage essentiel du sa-
lon de M'"° de Miossens. D'abord, on lui avait fait
entendre sans trop de façon que, lorsqu'on l'avait
fait curé à vingt-quatre ans d'une cure valant au
L'EDUCATION DE LAMIEL. 109
moins cent cinquante francs, l'on avait compté sur
une assiduité sans bornes. La duchesse mena ce
jeune curé dans la cliaumière habitée par Lamiel.
11 fut frappé de la grâce qu'il y avait dans la réu-
nion d'un esprit vif, audacieux et de la plus grande
portée, avec une ignorance à peu près complète
de toutes les choses de la vie et une âme parfai-
tement naïve. Par exemple, un soir que la du-
chesse montait en voiture pour aller passer lo
soirée dans la chaumière des Hautemare avec
l'abbé Clément, on apporta de la diligence de
Paris une caisse énorme que l'abbé eut la com-
plaisance d'ouvrir. C'était un magnifique portrait,
le cadre seul coûtait plusieurs milliers de francs.
Ce portrait était celui de Fédor de Miossens, fils
unique de la duchesse, portant l'uniforme de
l'École polytechnique. La duchesse fit ouvrir le
landau, malgré l'horreur qu'elle avait pour l'hu-
midité du soir. Elle voulait montrer ce portrait à
l'aimable Lamiel, et elle n'osait en quelque sorte
se livrer à son ravissement avant d'avoir l'opinion
de l'être aimable qui disposait de son cœur. Arri-
vée dans la chambre de Lamiel, la duchesse se
livra aux éloges les plus exagérés, mais son œil
interrogeait sa favorite qui ne répondait guère.
110 LAMIEL.
Après mille façons de parler qui demandaient une
réponse, la duchesse, impatiente, fut obligée de
demander à Lamiel ce qu'il lui semblait de cette
physionomie. Lamiel admirait les détails du
cadre; à la demande de la duchesse, à peine con-
sidéra-t-elle d'un œil distrait le personnage peint,
puis dit simplement, et sans y entendre malice,
que la physionomie de ce jeune soldat lui semblait
insignifiante. Malgré les manières modestes et la
retenue habituelle de l'abbé Clément, cette naï-
veté fut trop imprévue pour le peu d'usage du
monde qu'il avait pu acquérir, il éclata de rire, et
la duchesse, pour ne pas se fâcher et surtout pour
ne pas fâcher sa favorite, prit le parti de l'imiter.
Cette naïveté charmante étonna et ravit le pauvre
abbé Clément, déjà à demi étouffé par le ton de
fausseté de tous les instants nécessaire dans cette
petite tour. Sans s'en douter, le pauvre abbé de-
vint amoureux de Lamiel.
C'était justement au moment où Lamiel voulait
absolument prendre possession de sa chambre
dans la tour. Ln beau matin, elle changea tout à
coup, et le docteur Sansfin fut bien étonné quand,
venant faire sa première visite à huit heures du
matin, les liautemare lui dirent qu'il y avait plus
LÉDICATIOX DE LAMIEL. 111
d'une grande heure que Lamiel s'était embarquée
pour le château dans le coupé de madame.
Le retour de la favorite jeta la duchesse dans
une joie d'enfant; pour êire juste, il faut dire
qu'elle eût éprouvé le même ravissement pour
toute démarche singulière faite par Lamiel. De-
puis qu'elle s'occupait de quelque chose, elle
n'était pas occupée continuellement à gémir sur
les progrès du jacobinisme ; la duchesse avait
recouvré une santé brillante et, ce qui était d'une
bien haute conséquence à ses yeux, les premières
rides qui avaient envahi son front disparaissaient,
et son teint perdait tous les jours de cette nuance
jaune qui accompagne les gémissements continus.
Le soir, en entrant dans le salon, le docteur fut
consterné; il entendit rire dès le second salon qui
précédait celui où se tenait la duchesse; c'était
Lamiel qui prononçait l'anglais qu'on lui ensei-
gnait depuis un quart d'heuie. La duchesse, qui
avait passé vingt années de sa jeunesse en Angle-
terre pendant l'émigration, se figurait parler an-
glais; et l'idée était venue à l'abbé Clément, qui,
né à Boulogne-sur-Mer, parlait l'anglais comme
le français, d'apprendre l'anglais à Lamiel, afin
que lorsqu'elle reprendrait ses fonctions de lec-
IÎ2 LA MIEL.
trice, elle pût lire à la duchesse les romans de
Walter Scott. Le docteur vit qu'il était perdu et,
comme il avait pour principe qu'un bossu triste
qui laisse voir sa tristesse est un homme à jamais
perdu dans le salon où il a commis cette impru-
dence, il se hâta de sortir, et personne ne s'aper-
çut de sa disparition. Le bon abbé Clément, bien
loin de s'avouer le genre d'intérêt qu'il portait à
Lamiel, pensait toujours à elle. Il supposait que,
avec le temps et la protection si déclarée de la
duchesse, elle ferait un mariage qui lui donnerait
une place dans la bonne bourgeoisie. Il enseigna
donc à Lamiel un peu de ce qu'elle ignorait et
que pourtant il fallait savoir pour n'être pas ridi-
cule dans la société. Un peu d'histoire, un peu de
liltérature, etc., etc. Cet enseignement était bien
différent de celui que donnait le docteur Sansfin.
Il n'était point dur, tranchant, remontant aux
principes des choses comme celui de Sansfin ; il
était doux, insinuant, rempli de grâce; toujours
une petite maxime arrivait précédée d'une jolie
petite anecdote, dont elle était comme la consé-
quence, et le jeune précepteur avait grand soin
de laisser tirer cette conséquence à la jeune élève.
Souvent celle-ci tombait dans une profonde rêve-
L'EDUCATION DE LAMIEL. 113
rie que l'abbé ne savait comment expliquer.
C'était lorsqu'une chose enseignée par l'abbé
semblait en contradiction avec une des terribles
maximes du docteur. Par exemple, suivant celui-ci,
le monde n'était qu'une mauvaise comédie, jouée
sans grâce, par des coquines sans grâce, d'infâmes
menteurs; par exemple, la duchesse ne pensait
pas un mot de ce qu'elle disait et n'était atten-
tive qu'àsemer des maximes utiles aux prétentions
d'une duchesse; la bonne conduite d'une femme,
par exemple, avait cela de dangereux que, forte
de sa conscience et de la réalité de sa vertu, elle
se permettait des imprudences dont un ennemi
prudent pouvait profiter, tandis que la femme qui
suivait tous ses caprices avait d'abord le plaisir
de s'amuser, ce qui au monde est la seule chose
réelle, disait le docteur.
— Combien de jeunes filles ne meurent pas
avant vingt-trois ans! disait-il à Lamiel, et alors
à quoi bon toutes les gènes qu'elles se sont impo-
sées depuis quinze ans, tous les plaisirs dont elles
se sont privées pour gagner la bonne opinion de
huit ou dix vieilles femmes formant la haute so-
ciété du village? Plusieurs de ces vieilles femmes,
qui, dans leur jeunesse, ont eu la facilité de
114 LA MI EL.
mœurs d'usage en France avant le règne de Napo-
léon, doivent bien se moquer au fond du cœur
de la gêne atroce qu'elles imposent aux jeunes
filles qui ont seize ans en 1829 ! Il y a donc dou-
blement à gagner à écouter la voix de la nature
et à suivre tous ses caprices; d'abord l'on se
donne du plaisir, ce qui est le seul objet pour lequel
la race humaine est placée ici-bas ; en second lieu,
l'âme fortifiée par le plaisir, qui est son élément
véritable, a le courage de n'admettre aucune des
petites comédies nécessaires a une jeune fille pour
gagner la bonne opinion des vieilles femmes en cré-
dit dans le village ou dans le quartier qu'elles habi-
tent. Le danger de la doctrine du plaisir c'est que le
plaisir des hommes les porte à se vanter sans cesse
des bontés que l'on peut avoir pour eux. Le remède
est facile et amusant, il faut toujours mettre
en désespoir l'homme qui a servi à vos plaisirs.
Le docteur ajoutait une foule de détails :
— 11 ne faut jamais écrire, ou, si l'on a cette
faiblesse, il ne faut jamais donner une seconde
lettre sans se faire rendre la première. Il ne faut
jamais témoigner de confiance à une femme, si
l'on n'a en main le moyen de la punir de la
moindre trahison. Jamais une femme ne peut res-
L'EDUCATION DE LAiMiEL. 115
sentii- d'amitié pour une autre femme du même
âge qu'elle.
— Tout ceci est bien minutieux, ajoutait le doc-
teur, mais voyez sur quelles minuties, sur quels
mensonges sont fondées les opinions qui sont
prises comme des vérités de l'évangile par toutes
les vieilles femmes de la ville'.
L'abbé était déjcà tellement amoureux, sans le
savoir, que ces moments de distraction de Lamiel
le plongeaient dans un chagrin mortel.
11 fit lire à sa jeune élève le traité d'éducation
des filles du célèbre Fénelon, mais Lamiel avait
déjà assez d'esprit pour trouver vagues et sans
conclusion applicable toutes ces idées si douces,
exprimées dans un style si pjli et si rempli d'at-
tentions pour la vanité de l'esprit qui apprend.
( Par exemple, se disait Lamiel, voilà une
glace que jamais le docteur n'a connue. Quelle
dilférence de sa gaîté à celle de cet abbé Clément !
Le Sansûn n'est gai du fond du cœur que quand
\ . Pour délasser Lamiel de la sécheresse des pré-
ceptes, le docteur lui avait prêté une Vie de M. de
TaUeyrand, écrite par un homme d'un esprit fin,
M. Eugène Guinot. 11 janvier 18/i0, amor \i\omo\. (Note
de Beyle.)
116 LAMIEL.
il voit arriver quelque malheur au prochain. Le
bon abbé, au contraire, est rempli de bonté pour
tous les hommes. »
Mais en admirant et même en aimant un peu le
jeune abbé, Lamiel avait pitié de lui quand elle
le voyait compter sur la même bienveillance delà
part des autres. Quant à elle, c'était déjà une pe-
tite misanthrope. La vue du docteur avait servi de
preuve aux explications qu'il lui donnait de toutes
choses; elle croyait tous les hommes aussi mé-
chants que lui. Un jour, pour s'amuser, Lamiel
dit à l'abbé Clément que sa bonne tante Anselme
avait dit de lui tout le mal possible à la duchesse.
La tante était furieuse de l'amitié que son neveu
prenait pour Lamiel, sa rivale en faveur auprès de
la duchesse ; elle avait beaucoup compté sur
l'abbé pour diminuer l'empire que cette petite
paysanne avait usurpé sur la grande dame. En
voyant la mine surprise et toute désorientée de
l'abbé Clément en apprenant cette nouvelle, elle
le trouva ridicule et le regarda longtemps entre
les deux yeux. Elle acceptait cette observation
comme vraie.
— Il est bien autrement aimable que Sansfm,
mais il est comme le portrait du fils de madame, il
L'ÉDUCATION DE LAMIEL. 117
a l'air un peu court, — c'était un des mots de la
duchesse. Laniiel, en vivant en bonne compagnie,
acquérait rapidement l'art de peindre ses idées
par des paroles, d'une façon exacte.
Lamiel plaisantait souvent avec l'abbé ; elle lui
disait des injures, mais d'une façon si tendre qu'il
se trouvait parfaitement heureux quand il était
auprès d'elle. Lamiel aussi, quand elle l'écoutait,
sentait se dissiper quelque retour d'ennui que lui
donnait ces grandes chambres du château, si
magnifiques, mais si tristes.
La duchesse s'était souvenue d'un livre anglais
qu'elle avait adoré, quand elle habitait le village
voisin du château de Hartwell, et l'abbé Clément
expliquait à Lamiel les injures d'un nommé Burke
contre la révolution française. Cet homme avait
été gagné par une belle place de finances donnée
à son fils. Dans le peu d'entrevues seul à seule
que le docteur Sansfin obtenait encore de Lamiel,
il lui fit comprendre tout le ridicule de l'adoration
que la duchesse avait pour ce livre ; Sansfin nom-
mait rarement l'abbé Clément, mais toutes ses
épigrammes étaient dirigées de façon à retomber
sur lui. Ou ce jeune prêtre était uu imbécile inca-
pable de comprendre la politique qui avait dirigé
118 LAMIEL.
la Convention nationale, ou plutôt c'était un coquin
comme les autres qui, lui aussi, voulait une belle
place de finances ou l'équivalent.
Le lecteur pense peut-être que Lamiel va s'é-
prendre d'amour pour l'aimable abbé Clément,
mais le ciel lui avait donné une âme ferme, mo-
queuse et peu susceptible d'un sentiment tendre.
Toutes les fois qu'elle voyait l'abbé, les plaisan-
teries de Sansfin lui revenaient à la pensée, et
quand il raisonnait en faveur de la noblesse ou
du clergé, elle lui disait toujours :
— Soyez de bonne foi, monsieur l'abbé, quelle
est la place de finances que vous voulez obtenir,
que vous couchez en joue, à l'exemple de votre
bon M. Burke ?
Mais si Lamiel était peu susceptible de senti-
ment tendre, en revanche une conversation amu-
sante avait pour elle un attrait tout-puissant, et
la méchanceté trop découverte du docteur Sansfin
heurtait un peu cette âme encore si jeune, et elle
voulait la force incisive des idées du docteur,
revêtue de la grâce parfaite que l'abbé savait don-
ner à tout ce qu'il disait. Voici le portrait de
Lamiel, que, à cette époque, l'abbé Clément
envoyait à un ami intime laissé à Boulogne :
L'ÉDUCATION DE LAMIEL, 119
« Cette fille étonnante, dont vous me reprochez
de parler trop souvent, n'est point encore une
beauté; elle est un peu trop grande et trop mai-
gre. Sa tète offre le germe de la perfection de la
beauté normande, front superbe, élevé, auda-
cieux; cheveux d'un blond cendré, un petit nez
admirable et parfait. Quant aux yeux, ils sont
bleus et pas assez grands; le menton est maigre,
mais un peu trop long. La figure forme un ovale
et l'on ne peut, il me semble, y blâmer que la
bouche, qui a un peu le coin abaissé de la bouche
d'un brochet. Mais la maîtresse de cette âme qui,
quoique âgée de plus de quarante-cinq ans, a
trouvé depuis peu un été de Saint-Martin, revient
si souvent sur les défauts réels de la jeune fille,
que j'y suis presque insensible. »
CHAPITRE X.
qu'est-ce que l'amour?
Lorsqu'il survenait une visite de quelque dame
noble des environs, le jeune prêtre et la petite
lectrice bourgeoise, et moins encore, n'étaient point
jugés dignes d'entendre les secrets du parti nltni.
On préparait alors les ordonnances de Juillet,
dont bien des châteaux de Normandie avaient le
secret. Dans ce cas-là, les deux personnages, nos
amis, allaient admirer les grâces d'un magnifique
perroquet blanc, qu'une petite chaîne d'argent
retenait sur son bâton, à l'extrémité du salon et
près d'une fenêtre. On les voyait, mais ils étaient
hors de la portée de la voix. Le pauvre abbé rou-
gissait, mais bientôt la conversation de Lamiel
était plus animée que jamais. En présence de
madame, c'eût été manquer de respect que de
parler de sujets qu'elle n'avait pas introduits elle-
même. Se trouvant seule avec l'abbé, la jeune
fille l'accablait de questions sur toutes choses, sur
QU'EST-CE QUE L'AMOUR? 121
tout ce qui l'étonnait; elle était parfaitement
heureuse, mais souvent elle embarrassait fort son
interlocuteur. Par exemple, un jour elle lui dit :
— II est un ennemi contre lequel tous les beaux
livres que madame me fait lire pour mon éduca-
tion tendent à me prévenir ; mais on ne me dit
jamais clairement ce que c'est; eh bien! mon-
sieur l'abbé, vous en qui j'ai tant de confiance,
qu'est-ce que c'est que l'amour?
La conversation avait été jusque-là tellement
sincère et naïve que le jeune prêtre, distrait par
son amour, n'eut pas la présence d'esprit de ré-
pondre qu'il ignorait ce que c'était que l'amour;
il dit étourdiment :
— C'est une amitié tendre et dévouée qui fait
que l'on éprouve un suprême bonheur à passer sa
vie avec l'objet aimé.
— Mais dans tous les romans de M'"^ de Genlis
que madame me fait lire, c'est toujours un homme
que l'on voit amoureux d'une femme. Deux sœurs,
par exemple, passent leur vie ensemble, elles ont
l'une pour l'autre la plus tendre amitié, et
pourtant on ne dit point qu'elles ont de Tamour.
— C'est, répondit le jeune prêtre, que l'amour
doit être sanctifié par le mariage, et celte passion
122 LAMIEL.
devient vite criminelle si elle n'est consacrée par
un sacrement.
— Ainsi, reprit Lamiel, avec une innocence
parfaite, mais pourtant en sentant bien qu'elle
allait embarrasser l'abbé Clément, ainsi, vous,
monsieur le curé, vous ne pouvez pas sentir
l'amour car vous ne pouvez pas vous marier.
Ce mot était lancé avec tant d'esprit et accom-
pagné d'un regard si singulier que le pauvre prêtre
resta immobile, les yeux démesurément ouverts et
fixés sur Lamiel.
— Sent-elle la force de ce qu'elle dit? se deman-
dait-il à lui-même ; en ce cas, j'ai tort de paraître
si souvent au château ; l'extrême confiance qu'elle
a en moi est bien voisine de l'amour et semble y
conduire.
Ces idées charmantes occupèrent bien pendant
vingt secondes l'âme du jeune prêtre, puis il se
dit avec horreur :
— Grand Dieu, qu'est-ce que j'ai fait? iNon seu-
lement je cède à une passion coupable pour moi-
même, mais encore je m'expose à séduire une
jeune fille dont la vertu m'est confiée par un en-
gagement tacite, il est vrai, mais qui, par là, ne
doit être que plus sacré pour moi.
OUEST-CE QUE I/AMOUR? 123
— Ma fille!... lui dit-il du ton qu'il prenait en
chaire et avec un éclat de voix tellement extraor-
dinaire qu'il fit lever les yeux à la duchesse et
aux deux dames qui lui parlaient à voix basse ;
après ce mot, le jeune curé, comme hors de lui-
même par l'effort qu'il venait de faire, se redressa
de toute sa hauteur, ce qui étonna beaucoup Limiel
et même l'amusa :
— Je suis parvenue à le piquer d'honneur, se
dit-elle, il faut qu'il y ait dans cette parole,
V Amour ^ quelque chose de bien extraordinaire 1
Pendant qu'elle faisait cette réflexion rapide,
l'abbé Clément reprenait courage.
— Ma fille, lui dit-il en modérant sa voix, mon
ministère me défend absolument de répondre aux
questions que vous pouvez m' adresser sur l'amour.
Tout ce que je puis vous en dire, c'est que cette
sorte de fohe déshonore une femme si elle la laisse
durer p'us de quarante jours (la même durée que
le carême), sans la consacrer par le sacrement
du mariage. Les hommes, au contraire, sont d'au-
tant plus estimés dans le monde qu'ils ont désho-
noré plus de jeunes filles ou de femmes. Ainsi,
quand un jeune homme parle d'amour à une
jeune fille, celle-ci cherche toujours le secret, et
124 LA MIEL.
le jeune homme, que, dans ce cas, on appelle un
séducteur, tout en feignant de le chercher aussi,
ne demande que d'être découvert. Il cherche à
conserver sa maîtresse tout en faisant deviner au
monde la victoire qu'il a remportée sur sa pru-
dence. Ainsi, il est vrai de dire que le pire ennemi
que puisse avoir une jeune fille, c'est le jeune
homme qui lui parle d'amour. Toutefois, je ne
dissimulerai pas la vérité. Pour se soustraire à
l'état d'obéissance passive dans lequel une jeune
fdle se trouve à l'égard de sa mère et pouvoir
commander à son tour, il est naturel qu'une jeune
lille cherche à se marier. Mais ce moment est bien
dangereux. Une jeune fille peut perdre à jamais
sa réputation. Il faut toujours qu'elle considère
bien quels sont les intérêts de vanité du jeune
homme qui lui fait la cour, car il n'y a parmi nous
que deux façons de jouer un très beau rôle dans
la société, il faut avoir montré de la bravoure à
la guerre ou dans des duels engagés avec des
jeunes gens considérés, ou bien il faut avoir séduit
beaucoup de femmes remarquablement belles et
riches.
Ici Lamiel était sur son terrain ; vingt fois, le
docteur lui avait expliqué la conduite que doit
QU'tST-CE QUE LAMOUU? 125
tenir une jeune fille pour passer gaiement une
jeunesse qui peut être interrompue par la mort,
et toutefois ne pas perdre l'estime des vieilles
femmes de l'endroit où elle vit. Lamiel regardait
le cui'é d'un aif malin, puis lui dit :
— Mais qu'est-ce que c'est que séduire,
monsieur le curé?
— C'est, de la part d'un homme, parler trop
souvent et avec intérêt à une jeune fille.
— Mais par exemple, reprit Lamiel avec malice,
est-ce que vous me séduisez?
— ^'on pas, grâce au ciel, reprit le jeune prêtre
épouvanté ; et une extrême rougejir succédant à
la pâleur mortelle qui, depuis quelques instants,
s'était emparée de sa figure, il saisit la main
de Lamiel avec vivacité, puis repoussa loin de lui
la jeune fille avec un geste féroce qui parut bien
singulier à celle-ci. L'abbé Clément, reprenant
le ton dont il prêchait au prune, ajouta en parlant
très haut :
— Je ne saurais vous séduire, car je ne puis
vous épouser; mais toute fille est déshonorée et
probablement damnée, qui se laisse parler d'amour
ou d'amitié, peu importe le mot, pendant plus
de quarante jours et qui ne demande pas
120 LAMIEL.
à l'homme qui prétend l'aimer s'il a le projet
de consacrer ses sentiments par le sacrement
du mariage.
— Mais si l'homme qui éprouve de l'amitié
pour la jeune fille est déjà marié?
— Alors, c'est l'afTreux péché d^ adultère qui
fait la gloire suprême des jeunes gens et qui, en
France, marque les rangs entre eux. Mais tandis
que le jeune homme est glorifié, la malheureuse
adultère est obligée de vivre seule à la campagne
et le plus souvent dans la misère; lorsqu'elle
entre clans un salon, toutes les femmes s'éloignent
d elle avec affectation, et même celles qui sont
aussi coupables qu'elle. Sa vie est abominable
dans ce monde, et, son cœur se remplissant de
haine etde méchanceté, elle est très probablement
damnée dans l'autre; de sorte que sa vie est
abominable sur la terre et, après sa mort, les
tourments les plus affreux lui sont réservés.
Cette image païut toucher profondément la
jeune fille, puis au bout d'un instant elle se
dit :
— Mais y a-t-il un enfer? y a-t-il un enfer
éternel et Dieu serait-il bon s'il faisait un enfer
éternel? car enlhi, au moment où je suis née.
QU'EST-CE QUE L'AMOUR? 1-27
Dieu savait bien que je vivrais par exemple
cinquante années et qu'au bout de ce temps je
serais damnée éternellement. INe valait-il pas
mieux me faire mourir à l'instant? Quelle diffé-
rence pour la profondeur et l'intérêt entre les
raisonnements du docteur et ceux du curé ! Mais
il faut répondre à celui-ci ou il va croire que je
ne puis répondre. Elle ajouta d'un air fort
ennuyé :
— Je comprends très bien, il ne faut jamais
parler tous les jours, et avec amitié surtout, ni
à un homme marié, ni à un prêtre ; mais pourtant,
si on se sent de l'amitié pour eux?
A ces mots, l'abbé Clément tira sa montre avec
un mouvement convulsif.
— J'ai un malade à voir, s'écria- t-il avec des
jeux égarés. Adieu, mademoiselle. Et il prit
la fuite, oubliant de prendre congé de la duchesse,
qui fut extrêmement choquée du manque d'égards
de CQjjelit jjresiolet.
— Cet homme n'est-il pas à vous? lui dit la
marquise de Pauville qui était assise à sa droite,
— Ce n'est rien moins que le neveu de ma
femme de chambre, reprit la duchesse en souriant
de mépris.
128 LAAIIEL.
— Petit prestolet! s'écria la baronne de Briiny
assise à la gauche de la duchesse.
Ce mot de petit prestolet lancé avec tant de
mépris à ce pauvre abbé Clément, qui avait des
cheveux si jolis, arrangea ses affaires dans le cœur
de Lamiel.
Au lieu de songer à la pauvreté de ses argu-
ments comparée au raisonnement inébranlable
comme le granit du docteur Sansfin, elle le vit
jeune, plein de naïveté et obligé par sa pauvreté
à répéter des raisonnements ridicules auxquels
peut-être il ne croyait pas. « Est-ce que Burke,
se disait-elle, croyait aux raisonnements absurdes
qu'il lançait contre la France? Mais non, s'écria-
t-elle, en s'interrompant elle-même, mon abbé
est honnête homme. »
Puis elle resta extrêmement pensive, elle ne
savait comment se prouver que l'abbé était hon-
nête homme, et d'ailleurs, elle voyait fort bien
que la conversation qu'elle venait d'avoir avec
lui l'avait placée, à l'égard de cet homme aima-
ble, dans une position vraiment extraordinaire.
Au bout d'un quart d'heure, elle en fut charmée,
car tout ce qui donnait une pâture à son esprit fai-
sait son bonheur, et ici, il y avait à deviner ce qui
QU'EST-CE QUE L'AMOUR? 129
avait pu troubler à ce point le jeune abbé. Lamiel
ne l'avait jamais vu aussi joli.
« Quelle différence, se disait-elle, entre cette
figure et celle d'un Sansfin! je lui demandais qu'est-
ce que c'est l'amour; eh bien, sans le vouloir, il
me l'a montré. Il faut que je me décide. A-t-il de
l'amour pour moi ? Il me voit tous les jours et tou-
jours avec la plus vive joie ; il me parle avec une
amitié sincère et vive. Par exemple, j'en suis sûre,
il aime bien mieux m'adresser la parole que par-
ler à M™^ la duchesse, et cependant, elle sait tant
de choses! Elle a des façons de parler si flatteuses
pour la personne à laquelle elle adresse la pa-
role ! Oui, mais Sansfm dit que la méchanceté
qui est dans le cœur d'une femme paraît tou-
jours dans ses traits, et la duchesse est mé-
chante; l'autre jour, quand M""^ la comtesse de
Sainte-Foi a versé, en retournant d'ici chez elle,
M™*^ la duchesse en a été contente, et moi, j'avais
les larmes aux yeux; je suis sûre de ce mauvais
sentiment de la duchesse, car )F° Anselme l'a re-
marqué ainsi que moi et en plaisantait avec sa
camarade. Mais, en supposant que l'abbé Clément
ait de l'amour pour moi, encore une fois, qu'est-
ce que l'amour?
J30 LAMIEL.
Le lecteur trouvera peut-être cette question
ridicule de la part d'une grande fille de seize ans,
élevée au millieu des plaisanteries grossières des
soirées de village; mais d'abord, Lamiel n'avait
pas d'amies intimes parmi les filles de son âge, et
en second lieu, elle s'était trouvée fort rarement
à des soirées de ce genre. Les jeunes filles de son
âge l'appelaient la savante et cherchaient à lui
jouer des tours. Il se trouvait que la chaumière
de M™® Hautemare était le centre de la société du
village ; là, se réunissaient toutes les dévotes qui
amenaient, le plus souvent qu'elles le pouvaient,
leurs filles avec elles. M"''^ Hautemare était toute
fière de se voir le centre d'une société, et, dans
l'espoir d'y voir arriver les filles du village, elle
exigeait que Lamiel ne sortît point. Le curé Du
Saillard fut enchanté de voir naître une occasion
de passer la soirée honnêtement. Ces curés de
campagne se permettent d'étranges libertés. Du
Saillard alla jusqu'à recommander, en chaire, les
soirées de la femme du bedeau. Tout ceci se pas-
sait avant que Lamiel eût été appelée au château;
lorsque, sous prétexte de santé, le docteur Sansfin
la fit revenir à la chaumière des Hautemare, elle
avait bien plus d'idées et, à cette époque, la con-
I
QU'EST-CE QUE LAMOUR? 131
versation des vieilles dévotes méchantes ne lais-
sait pas que d'être dangereuse pour une jeune fille
de son âge, car, occupées à médire des jolies
femmes du village, elles détaillaient, souvent
d'une manière fort claire, leurs ci-imes et le divers
degré de ces crimes. Les dévotes discutaient entre
elles sur ce qu'il fallait croire des péchés des jeunes
filles, et il y avait souvent des discussions d'une
inconvenance extrême; mais la profonde ignorance
de Lamiel réparait tout; ses pensées étaient tout
occupées par des problèmes d'un ordre bien plus
relevé, elle se sentait une incapacité complète
pour cette hypocrisie de tous les instants sans
laquelle il était impossible, suivant le docteur,
d'arriver au moindre succès ; elle ne trouvait rien
d'ennuyeux comme les soins d'un petit ménage
pauvre, tels qu'elle les voyait pratiquer par sa
tante Hautemare ; elle se sentait une répugnance
extrême pour épouser un bon villageois de Car-
ville; le but de tous ses désirs était d'aller h
Rouen, lorsqu'elle serait privée de la protection de
la duchesse, et là, de gagner sa vie en tenant les
comptes dans une boutique. Elle n'avait aucune
disposition à faire l'amour; ce qu'elle aimait par-
dessus tout, c'était une conversation intéressante.
132 LAMIEL.
Une histoire de guerre, où les liéros bravaient de
grands dangers et accomplissaient des choses dif-
ficiles, la faisait rêver pendant trois jours, tandis
qu'elle ne donnait qu'une attention très passagère
à un conte d'amour. Ce qui déconsidérait l'amour
à ses yeux, c'est qu elle voyait les femmes les plus
sottes du village s'y livrer à l'envi. Quand la du-
chesse lui fit lire les romans hypocrites de M"'' de
Genlis, ils ne parlèrent point à son cœur, elle
trouvait ridicules et sottes les choses de bon goût
pour lesquelles M""^ de Miossens faisait interrompre
la lecture. Lamiel n'était attentive qu'aux obsta-
cles que les héros rencontraient dans leurs amours.
Allaient-ils rêver aux charmes de leurs belles au
fond des forêts éclairées par le pâle rayon de la
lune, elle pensait aux dangers qu'ils couraient
d'être surpris par des voleurs armés de poignards,
dont elle lisait les exploits détaillés, tous les jours,
Û3ins,\à Quotidienne. Et encore, à vrai dire, c'était
moins le danger qui l'occupait que le désagré-
ment du moment de la surprise, quand, tout à
coup, de derrière une haie, deux hommes, mal
vêtus et grossiers, s'élançaient sur le héros.
Tout ce que nous venons de faire remarquer
chez Lamiel serait, parfaitement impossible parmi
QU'EST-CE QUE I/AMOTR? 133
ces jeunes paysannes bien parées que l'on voit
aller tous les dimanches h la danse do leur village.
Cette danse étant environnée de tous les côtés
de couples se promenant sous les arbres en se te-
nant tendrement par la main, Lamiel n'était pas
sans avoir remarqué plusieurs de ces couples, et
cette façon de se donner en spectacle lui avait
semblé choquante; c'était là tout ce qu'elle sa-
vait de réservé sur l'amour lorsqu'elle revint à la
chaumière. A cette époque, le bonhomme Haute-
mare crut devoir lui expliquer plus nettement le
danger. 11 lui parla souvent de l'énorme péché
qu'il y avait à aller se promener au bois avec un
jeune homme.
« Eh bien ! j'irai me promener au bois avec un
jeune homme », se dit Lamiel.
Tel fut le résultat des longues réflexions qui
suivirent sa conversation avec l'abbé Clément.
« Je veux savoir absolument, se dit-elle, ce
que c'est que l'amour. Mon oncle dit que c'est un
grand crime, mais qu'importent les idées d'un im-
bécile tel que mon oncle? C'est comme le grand
crime que trouvait ma tante Hautemare à mettre
du bouillon gras dans la soupe du vendredi : Dieu
en était profondément offensé; et je vois ici
134 LAMIEL.
M™*" la duchesse qui, pour avoir payé vingt francs,
fait gras toute l'année, ainsi que sa maison et moi
clans le nombre, et ce n'est plus un péché ! II faut
convenir que tout ce que disent mes pauvres pa-
rents Hautemare est cruellement bête. Quelle dif-
férence avec les paroles du docteur! Ce pauvre
jeune curé Clément n'a, pour tout payement au
monde, que cent cinquante francs par an. Je vois
bien que, depuis qu'il m'aime, M"'' Anselme ne
lui fait plus de présents ; le jour de sa fête, elle ne
lui a donné que six aunes de drap noir, et encore
c'était un restant du grand deuil de M. le duc. Il re-
çoit bien quelques cadeaux de madame et quelques
pièces de gibier et des volailles des paysans, mais
comme le sous-préfet, M. de Bermude_, peut-être
est-il obligé de dire bien des choses pour n'être
pas destitué. Que de longs discours en faveur des
ministres nous débite ce pauvre M. de Bermude ;
eh bien, crac! le voilà destitué pour n'avoir pas
parlé aux élections comme le voulait son ministre.
— Quelle sottise ! quelle imprudence ! dit madame,
c'étaient des bêtises qui n'avaient pas le sens com-
mun; mais pour lui, ajoute -t-elle, elles avaient le
sens de lui faire conserver sa place, et maintenant le
Bermude va être réduit à végéter avec huit cents
QU'EST-CE QUE L'AMOUR? 135
livres de rente. Voilà ce qui arrivera toujours à
tous ces petits bourgeois qui veulent faire les Ro-
mains. »
Ceci lança Lamiel dans une suite de pensées
sublimes qui l'éloignaient de plus en plus de l'idée
pratique de s'aller promener au bois et de choisir
le jeune homme auquel elle demanderait ce que
c'est que l'amour.
CHAPITRE XI
FEDOR
Le premier sentiment de Lamiel à la vue d'une
vertu était de la croire une hypocrite.
— Le monde, lui disait Sansfm, n'est point di-
visé, comme le croit le nigaud, en riches et en
pauvres, en hommes vertueux et en scélérats,
mais tout simplement en dupes et en fripons;
voilà la clef qui explique le xix*^ siècle depuis la
chute de Napoléon; car, ajoutait Sansfin, la bra-
voure personnelle, la fermeté de caractère n'offrent
point prise à l'hypocrisie; comment un homme
peut-il être hypocrite en se lançant contre le mur
d'un cimetière de campagne bien crénelé et dé-
fendu par deux cents hommes? A l'exception de
ces faits, ma belle amie, ne croyez jamais un mot
de toutes les vertus dont on vient vous battre les
oreilles. Par exemple, votre duchesse parle sans
cesse de bonté; c'est là, suivant elle, la vertu par
FÉDOR. 137
excellence; le vrai sens de ses actes d'admiration,
c'est que, comme toutes les femmes de son rang,
elle aime mieux avoir afiaire à des dupes qu'à des
fripons, c'est là le fm mot de ce prétendu usage du
monde dont les femmes de son rang parlent sans
cesse. Vous ne devez point croire ce que je vous
dis. Appliquez moi la règle que je vous explique,
qui sait si je n'ai point quelque intérêt à vous
tromper? Je vous ai bien dit qu'environné d'êtres
grossiers avec lesquels il faut toujours mentir pour
n'être pas victime de la force brutale dont ils dis-
posent, c'est une bonne fortune pour moi que de
trouver un être rempli du génie naturel. Cultiver
ce génie et oser dire la vérité est pour moi un
plaisir charmant et qui me délasse de tout ce que
je fais pendant la journée pour gagner de quoi
vivre. Peut-être que tout ce que je vous dis est
un mensonge. Ne m'en croyez donc point aveuglé-
ment, mais observez si, par hasard, ce que je vous
dis ne serait point une vérité. Ainsi, est-ce que
je vous dis un mensonge, quand je vous fais
remarquer un événement arrivé hier soir? La
duchesse parle sans cesse de bonté, et hier soir et
ce matin, elle a été toute joyeuse de l'accident
arrivé à sa bonne amie, M"® la comtesse de Sainte-
138 LA MI EL.
Foi que ses chevaux ont jetée dans un fossé avant-
hier soir, lorsqu'elle regagnait son château, à
une lieue d'ici.
Sansfin disparut après ces mots. Telle était sa
manière avec Lamiel ; il voulait surtout qu'elle se
donnât la peine de réfléchir. Après le départ du
docteur, Lamiel se dit :
— Je ne puis voir la guerre, mais quant à la
fermeté de caractère, je puis non seulement la
voir chez les autres, mais je puis même espérer
de la mettre en pratique moi-même.
Elle ne se trompait point, la nature lui avait
donné l'àme qu'il faut pour mépriser la fai-
blesse; toutefois, l'amour essayait ses premières
attaques sur son cœur ; elle revint à penser à
l'abbé Clément, et ce ne fut point la suite du rai-
sonnement qui la fit songer à ce jeune homme
aimable; il était fort pâle, l'habit noir qu'il avait
fait avec les six aunes de drap, présent de
M"^ Anselme, avait l'air de le rendre encore plus
maigre et augmentait la tendre pitié qu'il inspi-
rait à Lamiel. Quelle n'eût pas été sa joie de pou-
voir discuter avec lui les principes sévères qu'elle
devait k la haute sagesse du docteur!
FED or.. 139
~- Mais peut-être, ajoutait-elle, tout ce que
l'abbé Clément me dit contre l'amour, c'est parce
que l'archevêque de Rouen le lui ordonne sous
peine de perdre sa place. En ce cas, il fait très bien
de parler ainsi, mais moi, je serais une sotte, dont
il se moquerait au fond du cœur, si je croyais le
plus petit mot de tout ce qu'il me dit; quand il me
parle de littérature anglaise, c'est fort différent,
ces choses-là n'intéressent pas son évêque qui,
peut-être, ne sait pas l'anglais. On veut me trom-
per sur tout ce qui a rapport à l'amour, et pour-
tant il ne se passe pas de journées que je ne lise
quelques pages relatives à cet amour. Les gens qui
font l'amour sont-ils dans la classe des dupes ou
des gens d'esprit?
Lamiel fit cette question à son oracle, mais le
docteur Sansfîn avait trop d'esprit pour répondre
nettement.
— Rappelez-vous bien, ma belle amie, lui dit-il,
que je refuse nettement de répondre à cette ques-
tion. Seulement souvenez-vous qu'il y a un
extrême danger pour vous à chercher de vous en
éclaircir; c'est comme le secret terrible des Mille
et une nuits, ces contes qui vous amusent tant :
lorsque le héros veut s'en éclaircir, un énorme
140 LAMIEL.
oiseau paraît dans le ciel qui s'abat sur lui et lui
arrache un œil.
Lamiel fut très piquée de cette fia de non-rece-
voir.
— On veut me tromper sur tout ce qui a rap-
port à l'amour; donc il ne faut plus demander
d'éclaircissements à personne et ne croire que ce
que je verrai par moi-même.
L'annonce d'un danger extrême, que le prudent
docteur avait fait entrer dans sa réponse, piqua le
courage de Lamiel :
— Voyons si je sentirais du danger, s'écria-
t-elle; tout ce que je sais de pure pratique sur
l'amour, c'est ce que mon oncle m'a bien voulu
apprendre en me répétant qu'il ne faut pas aller
au bois avec un jeune homme; eh bien! moi, j'irai
au bois avec un jeune homme, et nous verrons.
Et quant à mon petit abbé Clément, je veux redou-
bler d'amiiié pour lui afin de le faire enrager.
11 était bien drôle hier au moment où il a tiré sa
montre d'un air en colère; si j'avais osé, je l'au-
rais embrassé. Quelle mine aurait-il faite?
Lamiel en était au plus fort de sa curiosité sur
l'amour, quand un jour, en entrant chez la du-
chesse, elle vint à interrompre brusquement sa
FEDOR. 141
conversation avec M"*^ Anselme, c'est qu'il était
question d'elle. La duchesse avait reçu un cour-
rier de Paris dans la nuit, on était à la veille des
ordonnances de Juillet, un ami intime lui donnait
à cet égard des détails qui la faisaient trembler
pour son fils; le camp de Saint-Omer allait mar-
cher sur Paris pour mettre à la raison la grande
conspiration des députés du côté gauche. Elle ren-
voya le courrier en disant à son lils qu'elle se sen-
tait affaiblir tous les jours et qu'elle lui demandait
une preuve d'amitié qui serait peut-être la der-
nière; c'était départir à l'instant même, deux
heures après avoir reçu sa lettre, et de venir pas-
ser huit jours à Carville.
Cette Ecole polytechnique fut une des erreurs
du pauvre duc; elle a été républicaine même sous
Napoléon; Dieu sait si messieurs de la gauche
auront uégUgé de la fanatiser 1
— Un duc de Miossens républicain! s'écria-
t-elle avec dégoût, en vérité cela serait beau.
Mais il n'y avait pas deux heures que la du-
chesse avait réexpédié son courrier dans le plus
grand secret, que le docteur savait que le jeune
duc allait venir au château. C'était un des événe-
ments qu'il craignait le plus.
142 LAMIEL. •
— Ce jeune homme a une charmante figure,
il porte un uniforme, cela seul suffirait pour rap-
peler Napoléon aux yeux de Lamiel et pour m'en-
lever ma charmante amie. J'ai déjà eu bien de la
peine à la sauver de ce petit abbé Clément, dont
la vertu timide travaillait pour moi. En vérité, je
ne puis pas compter sur la même retenue de la
part du jeune duc, lequel est mené par un valet
de chambre fripon. Ce valet pourrait bien faire
entendre le fin mot de tout ceci à ma pedte
Lamiel, et alors je me serai donné la peine de
faire une femme d'esprit pour que ses rendez-vous
avec le jeune duc soient plus piquants.
Deux heures après, le vénérable Ilautemare
parut au château avec son habit du dimanche. Son
arrivée à huit heures du soir fit événement; la
première cloche de la grande cour fut agitée du-
rant plus d'un quart d'heure avant que Saint-
Jean, le vieux valet de chambre chargé du dépar-
lement des portes extérieures, voulût bien s'a-
vouer qu'on sonnait. La duchesse alla se figurer
que le son de cette cloche était funèbre.
— Il est arrivé quelque chose à Paris, se dit-
elle, quel parti aura pris mon fils? Grand Dieu!
quel malheur que ce M. de Polignac soit arrivé au
FÉDOR. IW
ministère ! C'est le sort de nos pauvres Bourbons
d'appeler toujours les imbéciles dans leur conseil.
Ils avaient trouvé M. de Villèle; à la vérité, c'est
un bourgeois, mais c'est une raison pour qu'il
connaisse mieux les bourgeois qui attaquent la
cour. L'École polytechnique aura été amenée aux
Tuileries avec des canons, et ces pauvres enfants,
séduits par quelques mots flatteurs du roi, vont
défendre les Tuileries, comme autrefois les Suisses,
au 10 août.
Dans son impatience, la duchesse sonna toutes
ses femmes ; elle ouvrit sa fenêtre et se précipita
à demi vêtue sur son grand balcon.
— Allons, Saint-Jean, allons, vous déciderez-
vous enfin à ouvrir?
— Pardieu! madame, répondit le vieux valet de
chambre, plein d'humeur, voici une belle heure
pour ouvrir! Je ne veux pas qu'ils me mordent.
— Vous avez donc peur d'être mordu par des
gens qui assiègent ma porte, et quels sont-ils ces
gens?
— Voilà une belle idée, répondit le vieillard
plein d'humeur, il s'agit de vos chiens qui sont à
mes trousses; c'est une belle idée que d'avoir fait
venir ces affreux bull-dogs anglais! C'est qu'une
144 LAMIEL,
fois qu'ils ont mordu, ces anglais-là ne lâchent
jamais prise.
11 fallut plus d'un gros quart d'heure pour ré-
veiller et pour habiller Lovel, domestique anglais,
qui, seul, avait le crédit de se faire écouter par
ses compatriotes, les bull-dogs. Pendant ce
temps-là, les sonnées de la cloche redoublèrent.
Hautemare, qui sonnait à la porte, supposait qu'on
ne voulait pas lui ouvrir. Ces sons redoublés, les
cris des chiens, les murmures de Saint-Jean, les
jurements de Lovel, changèrent en une véritable
attaque de nerfs l'extrême émotion de la duchesse.
Ses femmes furent obligées de la mettre au lit et
de lui faire respirer des sels.
— Mon fils est mort! s'écria-t-elle; et à son re-
tour à Paris, mon courrier aura trouvé la révolu-
tion déjà en marche.
La duchesse était absorbée dans ses pensées,
quand on lui annonça qu'il s'agissait tout simple-
ment du bedeau du village qui avait l'imperti-
nence de réveiller tout le château.
— Je ne sais ce qui me tient, avait dit Saint-
Jean en lui ouvrant, je puis dire un mot à l'An-
glais et il le ferait dévorer par ses bêtes.
— C'est ce que nous verrons, avait répondu le
FÉDOR. 145
maître d'école indigné, je ne marche jamais la
nuit sans le sabre et le pistolet que monsieur le
curé m'a donnés.
La duchesse entendit la fin de ce dialogue et elle
était sur le point de s'évanouir de nouveau, de
colère, quand Hautemare, fort en colère lui-même,
parut enfin dans la chambre à coucher.
— Madame, avec tout le respect que je vous
dois, je tiens à vous redemander ma nièce Lamiel;
.il n'est pas convenable qu'elle couche sous le
même toit que monsieur votre fils, qui se ferait un
jeu de déshonorer une famille respectable.
— Gomment! monsieur le bedeau, la première
parole que vous m'adressez après avoir mis sens
dessus dessous tout le château, à une heure indue,
ce n'est pas une excuse? Vous arrivez ici au mi-
lieu de la nuit comme si vous entriez dans la
place du village!
— Madame la duchesse de Miossens, reprit le
chantre d'un air fort peu respectueux, je vous
demande excuse et je vous prie de me remettre à
l'instant ma nièce Lamiel. M™^ Hautemare ne veut
pas qu'elle voie monsieur votre fils.
— Qu'est-ce que vous dites de mon fils?
s'écria la duchesse éperdue.
10
146 LAMIEL.
— Je dis qu'il arrivera ici peut-être demain
matin et que nous ne voulons pas qu'il voie notre
nièce.
— Grand Dieu! pensa la duchesse, la conspira-
tion de Paris a perverti jusqu'à ce village ; il ne
faut pas que je me brouille avec cet insolent, il a
du crédit sur la canaille ; ce que j'ai de mieux à
faire, c'est d'aller passer le reste de ma nuit dans
ma tour. Rouen s'en va à feu et à sang comme
Paris, je ne pourrai pas me sauver à Rouen, c'est
au Havre qu'il faut chercher un asile. 11 y a là
beaucoup de marchands qui ont de grands maga-
sins remplis de leurs marchandises, et quoique
fort jacobins au fond, leur intérêt fera que, pen-
dant quelques heures, ils s'opposeront au pillage.
Ma cousine de La Rochefoucault fut assassinée au
commencement de la révolution parce que le
peuple reconnaissait déjà qu'on allait chercher les
chevaux des postes. 11 faut séduire ce bonhomme
Hautemare. Ces gens-là sont à genoux devant un
louis d'or, et je lui en donnerai vingt-cinq, s'il
le faut, pour qu'il m'ait des chevaux de poste.
La duchesse était restée en silence pendant
qu'elle donnait audience à toutes ces idées. Haute-
mare, fort en colère de toutes les interpellations
f?:dor. 147
dont il avait été l'objet de la part des domestiques,
alla s'imaginer que ce silence était un refus.
— Madame, dit-il insolemment à la duchesse,
rendez-moi ma nièce, ne me forcez pas à venir la
chercher, accompagné de tous mes sonneurs de
cloche auxquels se joindraient au besoin tous les
amis que j'ai dans le village.
Ce mot décida la duchesse ; elle lança un vilain
regard plein de haine, puis elle lui dit d'un ton
mielleux :
— Mon cher monsieur Hautemare, combien
vous me comprenez mal! Je veux vous rendre
votre nièce. J'étais là à penser que la fraîcheur de
la nuit peut redoubler son mal de poitrine ; dites,
je vous prie, qu'on mette les chevaux à la voi-
ture. Priez M"^ Anselme d'aider Lamiel à s'ha-
biller; moi-même je veux m'babiller.
Elle montrait la porte avec énergie à Hautemare
qui faisait tout ce qu'il pouvait pour se maintenir
en colère; il ne voulait pas absolument rentrer
chez lui sans sa nièce ; il se figurait la scène af-
freuse dont il serait l'objet de la part de M'^^ Hau-
temare si elle le voyait arriver sans Lamiel.
H sortit enfin ; la duchesse se précipita contre
la porte et mit trois verrous. Quand les verrous
148 LAMIEL.
furent retenus avec beaucoup de soin, la duchesse
eut un instant de répit :
— Voici le moment arrivé, se dit-elle; eh bien!
mes diamants, mon or et le faux passeport que le
bon docteur m'a procurés!
Elle était fort énergique dans ce moment, elle
n'eut besoin de l'aide de personne pour ouvrir une
petite trappe qui était maintenue fermée par un
des pieds de son lit. Le tapis avait été ouvert en
cet endroit, et ne tenait que par un point de cou-
ture qu'elle arracha facilement. Une petite boîte fort
commune contenait ses diamants; l'or l'embarras-
sait davantage, elle en avait cinq ou six livres ; elle
avait aussi des billets de banque qu'elle cacha dans
son corset avec les diamants ; quant à l'or, elle le
mit dans son manchon. Tout cela fut fait en cinq
minutes. Elle courut à la chambre de Lamiel
qu'elle trouva les larmes aux yeux. M"° Anselme
lui avait adressé des reproches grossiers à propos
de l'indiscrétion de son oncle qui venait réveiller
le château à une heure si ridicule.
La vue des larmes de Lamiel fit oublier à la du-
chesse toutes les craintes qu'elle avait eues pour
elle-même; elle avait tant de courage en cet ins-
tant qu'elle éclata de rire, de bon cœur, quand
FÉDOR. 149
Lamiel lui demanda où en étaient les progrès de
l'incendie. M^® Anselme n'ayant répondu à ses
questions que par des injures, elle crut ferme-
ment que le feu était au château.
— C'est tout bonnement, lui dit la duchesse,
que la révolution vient de recommencer au vil-
lage; mais ne sois pas inquiète, ma petite, j'ai sur
moi pour plus de huit mille francs de diamants;
sur moi, j'ai aussi de l'or et des billets de banque.
Nous allons nous sauver au Havre, de là, au pis
aller, nous irons passer quinze jours en Angle-
terre et, si je te vois avec moi, je serai aussi heu-
reuse que dans ce château.
Malgré son attendrissement et l'amitié pas-
sionnée qu'elle avait pour Lamiel, la duchesse
pensa qu'il était d'une fine politique de ne pas lui
dire un mot de son fils. Son intention véritable
était de passer quelques heures dans sa tour, et
là, d'attendre le moment où Fédor arriverait à
Carville. Dans tous les cas, si le peuple était trop
furieux à Carville, elle battrait la grande route à
deux ou trois lieues de distance et reviendrait à
portée du village dans la nuit, pour prendre son
fils. Lamiel était pénétrée d'admiration pour le
courage parfait de la duchesse.
150 LAMIEL.
— Ces grandes dames-là ont réellement une
supériorité sur nous. Certainement je n'ai pas
peur de traverser la grand' rue et la place de Car-
ville où je trouverai tous les jeunes gens du pays
criant vive Napoléon ! ou vive la République !
S'ils veulent absolument briser la voiture de ma-
dame, je lui donnerai le bras et nous sortirons
fièrement du village. Il y a Yvon et Mathieu, les
deux premiers sonneurs de cloches, qui, certaine-
ment m'obéiront en tout, et Yvon est fort comme
un hercule ; je n'ai donc pas peur, mais je suis
sérieuse et attentive, et voilà madame qui trouve
le temps de dire des choses charmantes et qui
nous font rire.
La duchesse fut admirable de sang-froid. Elle
remit mille francs, qu'elle avait en écus, à AP*^ An-
selme et à Saint-Jean, en les priant de partager
cette somme entre tous les domestiques. Elle exi-
gea que personne ne la suivît. Elle répéta plusieurs
fois, et avec affectation, qu'elle serait de retour le
surlendemain. On avait mis les chevaux au landau
qui avait des armes superbes; elle eut la bravoure
de prendre le temps de les faire dételer et de les
faire placer au coupé qui, étant sans armes, serait
moins remarqué delà populace; enfin, ces dames
FEDOR. loi
montèrent en voiture avec le seul Hautemare qui,
épuisé de l'effort qu'il avait fait de se maintenir
en colère pendant une heure, de peur de la scène
qui l'attendait à la maison s'il reparaissait sans
sa nièce, avait les larmes aux yeux, de faiblesse,
et ne savait plus ce qu'il disait.
En montant en voiture, la duchesse avait eu le
temps de dire à Lamiel :
— Ne disons rien de nos projets à cet homme,
il est peut-être fanatisé par les jacobins.
Lamiel fut la première à dire, lorsqu'on fut
à cinq cents pas hors du château :
— Mais, madame, tout est bien tranquille.
Bientôt on fut dans la grand'rue du village ; le
réverbère delà municipalité brûlait tranquillement
et le seul bruit que ces dames entendirent fut le
ronflement d'un homme qui dormait dans sa
chambre, au premier étage, élevé de huit pieds
au-dessus du sol. M""^" de Miossens partit d'un
éclat de rire et se jeta dans les bras de Lamiel qui
pleurait d'amitié et d'attendrissement. Pendant
quelques minutes, M""^ de Miossens se livra à toute
sa gaîté ; le Hautemare ouvrait de grands yeux.
— Il faut éloigner les soupçons de cet homme,
se dit la duchesse.
Ib2 LAMIEL.
— Eh bien, mon cher Haiitemare, avez-vous
été content du bon sang-froid avec lequel j'ai ra-
mené votre nièce jusqu'au logis de sa chère tante?
Vous avez les clefs de la tour, allez nous ouvrir la
chambre du second étage et faites du feu, j'irai
me recoucher, et si M"^^ Hautemare nous le per-
met, dit-elle avec un ton d'ironie qui ne fut point
aperçu par le maître d'école, je désirerais, pour
n'avoir pas peur des esprits, que Lamiel vint oc-
cuper le petit lit de fer.
Le lecteur a sans doute remarqué que la du-
chesse eut la prudence de ne pas demander à
Hautemare comment il savait que Fédor devait
revenir à Carville.
— Ceci tient à la propagande des jacobins,
pensa-l-elle ; cet homme me répondrait par un
mensonge, il vaut mieux ne pas le mettre sur ses
gardes, je saurai tout par ma petite Lamiel.
Hautemare, une fois assuré que sa femme ne
lui ferait pas de scène, eut bien honte de la façon
grossière dont il avait parlé à la duchesse. Quant
à sa femme, tout à fait calmée par l'extrême poli-
tesse de la grande dame qui daignait elle-même
reconduire sa nièce, elle n'eut pas de peine à per-
mettre à celle-ci de remonter au plus vite auprès
FED OR. 153
de la duchesse, et elle s'habilla pour préparer du
thé. Ces bonnes gens pensèrent qu'il était mieux
de ne point faire de compliments à la grande
dame; le mad monta le thé dans la chambre du
second étage, demanda les ordres de madame et
prit congé en faisant mille salutations bien nobles.
CHAPITRE XII
NOUVELLES DE PARIS
Ces dames rirent beaucoup de leur peur et s'en-
dormirent tranquillement après avoir prêté l'oreille
pendant une demi-heure au profond silence qui
régnait dans le village. Le lendemain, la duchesse
ne s'éveilla qu'à neuf heures et, un instant après,
son fils Fédor était dans ses bras.
Ce jour-là était le 28 juillet 1830. Fédor, arri-
vant à sept heures, n'avait pas voulu qu'on éveil-
lât sa mère. Il était lort triste.
— Si les troubles ont continué, se disait-il, mes
camarades diront que je suis un déserteur; il
faudrait, après avoir embrassé ma mère, obtenir
d'elle que je pusse retourner à Paris.
Lamiel, en voyant ce jeune homme si inquiet,
serré dans son uniforme, lui trouvait je ne sais
quel aspect piètre qui excluait l'idée de force et
même de courage. Fédor était gras et mince; il
avait une charmante figure, mais l'extrême peur
NOUVELLES DE PARIS. 155
de passer pour un déserteur lui ôtait dans ce mo-
ment toute expression décidée, et Lamiel le trouva
fort ressemblant à son portrait.
— C'est bien là, se disait-elle, cet être insigni-
fiant dont le portrait dans la chambre de madame
n'est regardé qu'à cause de la beauté du cadre.
-De son côté, dans le moment de tranquillité que
lui laissait ses remords, Fédor se disait :
— C'est donc là cette petite paysanne qui, à
force d'adresse normande et de complaisances bien
calculées, a su gagner la faveur de ma mère et,
qui plus est, la sait conserver.
Comme tout ce qui environnait Fédor, — la cui-
sine dans laquelle elle l'avait entrevu, l'oncle Hau-
teinare et sa femme encore toute triste de s'être
exposée à tarir la source des petits cadeaux dont la
duchesse l'accablait, — étaient choses trop con-
nues et ennuyeuses pour Lamiel, toute son atten-
tion revenait, malgré elle, à ce jeune militaire si
mince, si pâle et qui avaitl'air tellement contrarié.
Ainsi avait eu lieu cette entrevue dont l'image
avait fait tant de peur au docteur Sansfin. A chaque
instant, M'"° Hautemarre s'approchait de sa nièce
et lui disait à voix basse :
— Mais fais donc les honneurs de la maison ;
ISG LAMIEL.
toi qui as tant d'esprit, parle donc à ce jeune duc,
ou bien il va croire que nous sommes de grossiers
paysans.
Ces choses, et bien d'autres semblables, étaient
dites à demi-voix, mais de façon à ce que Fédor
les entendît fort bien. Lamiel tâchait en vain de
faire comprendre à sa tante qu'il était beaucoup
mieux de laisser toute sa liberté au jeune voyageur.
Toutes les demandes empressées de M"'*" Haute-
mare n'échappèrent point à Fédor et toute sa
mauvaise humeur, qui était grande, se fixa sur
M. et M'"^ Hautemare. Peu à peu, il voulut bien
s'apercevoir que Lamiel avait des cheveux char-
mants et qu'elle eût été fort jolie si l'air de la
campagne n'avait un peu hâlé sa peau. Ensuite,
il voulut bien découvrir qu'elle n'avait rien de
l'air faux et des petites minauderies miei lieuses
d'une petite intrigante de campagne. M""^ Haute-
mare montait à la tour tous les quarts d'heure
pour écouter à la porte de M'"^ la duchesse et voir
si elle était éveillée. Pendant ces courses, Fédor
restait seul avec Lamiel et l'instinct de la jeunesse
l'emportant à la fin sur les soucis qui lui faisaient
craindre la réputation de déserteur, il regardait
Lamiel avec beaucoup d'attention, et elle, de son
NOUVELLES DE PARIS. 157
côté, lui parlait avec tout l'intérêt qu'inspire une
vive curiosité, lorsque le docteur Sansfin entra
dans la cuisine qui servait de scène à cette pre-
mière entrevue. L'attitude du docteur était à
peindre; il restait debout, dans l'attitude d'un
homme qui va marcher, la bouche ouverte et les
yeux extrêmement ouverts.
— Il faut convenir, se dit Fédor, que voilà un
bossu bien laid ; mais l'on dit que de ce vilain
bossu et de cette petite fille si singulière dépend
toute la volonté de ma mère. Tâchons de leur
faire la cour, afin d'obtenir d'elle qu'elle veuille
bien me laisser retourner à Paris.
Cette résolution bien prise, le jeune duc attaqua
vivement la conversation avec le médecin de cam-
pagne; il débuta par un récit exalté des premiers
troubles qui, le 26, à midi, avaient éclaté dans le
jardin du Palais-Royal, près le café Lemblin :
deux élèves de l'École polytechnique, qui se trou-
vaient dans ce café au moment où on lisait tout
haut les fameuses ordonnances, avaient couru à
l'hcole polytechnique et avaient raconté fort
exactement à leurs camarades rassemblés dans la
cour tout ce dont ils avaient été témoins. Le
docteur écoutait avec une émotion qui se peignait
158 LA MIEL.
avec énergie dans ses traits mobiles ; sans doute,
il était charmé des accidents qui pouvaient arriver
aux Bourbons. Les insolences des nobles et des
prêtres étaient faites pour être senties vivement
par un homme qui se croyait un dieu, par la
nature. Son imagination s'étendait avec délices sur
les humiliations qu'allait souffrir cette maison des
Bourbons qui, depuis un siècle, protégeait les forts
contre les faibles.
— Ne sont-ce pas ces gens-là, se disait Sansfin,
qui ont donné à jamais le nom de canaille à la
classe dans laquelle je suis né? Pour eux, tout ce
qui a de l'esprit est suspect; ainsi, si ce commen-
cement d'insurrection a des suites un peu sérieuses,
si ces Parisiens, si ridicules, ont le courage d'avoir
du courage, le vieux Charles X pourrait être forcé
d'abdiquer, et la classe de la canaille, à laquelle
j'appartiens, fera un pas en avant. Nous devien-
drons une bourgeoisie respectable et que la cour
devra se donner la peine de séduire.
Puis, tout à coup, Sansfin vint à se souvenir de
la belle position où il s'était placé envers la con-
grégation :
— Je suis à la veille d'obtenir une place, se
tlit-il, s'il me convient d'en demander une. Tous
NOUVELLES DE PARIS. 159
les châteaux des environs donneraient cinquante
louis ou cent louis chacun, selon son degré d'ava-
rice, pour que je fusse pendu haut et court; mais
en attendant ce moment agréable, je me vois le
seul agent par lequel ils puissent communiquer
avec le peuple. Je joue sur leur terreur comme
Lamiel joue sur son piano. Je les augmente et les
calme presque à volonté. S'ils obtiennent une très
grande victoire, les plus furibonds d'entre eux,
ceux qui forment le casino, obtiendront des autres
que je sois jeté en prison. Le vicomte de Saxile,
jeune homme si bien fait et si fier de sa tournure
de crocheteur, n'a-t-il pas dit devant moi à ses
nobles associés du casino : « Il y a du jacobinisme
à détailler avec tant de complaisance les moyens
d'agir que possèdent les jacobins. » Ainsi, si la
révolte de Paris, malgré la légèreté de ces pauvres
badauds, a l'esprit de faire un mal réel aux Bour-
bons, je perds ma fortune préparée par tant de
soins depuis six ans avec tous les châteaux et les
prêtres des environs, d'autres hommes puissants
paraîtront dans le peuple, et mon esprit devra faire
des miracles pour être associé au déploiement de
la force brutale ; si le parti de la cour triomphe
et fait fusiller une cinquantaine de députés libé-
160 LAMIEL.
raux, il faut que je me sauve au Havre et peut-être
de là en Angleterre, car aussitôt le vicomte de Saxile
vient demander qu'on me jette en prison. Tout au
moins on visitera mes papiers pour voir si je ne
suis point d'accord avec les libéraux de Paris. Ce
jeune imbécile veut retourner à son École poly-
technique, il faut pousser la duchesse à consentir
à ce retour, et moi je serai le modérateur du jeune
homme, je l'accompagnerai à Paris, j'enverrai
deux fois par jour des courriers à la duchesse et,
au fond, j'essayerai de me faufiler avec le parti
vainqueur. Ces Parisiens sont si bêtes que, natu-
rellement, la cour s'en tirera avec des promesses;
quand le peuple n'est plus en colère, il n'a rien ;
et dans huit jours les Parisiens ne seront plus en
colère. Dans ce cas, je gagne la faveur des chefs
de la congrégation et je reviens à Garville comme
un de leurs envoyés. C'est à moi alors à faire en-
tendre à tous les imbéciles du parti que M. le
vicomte de Saxile est un cerveau brûlé, capable de
tout gâter. Par là, à tout le moins, je me sauve
de la prison où ce gredin-là voudrait me jeter.
Il faut donc flatter ce petit imbécile de façon à ce
qu'il m'accepte pour compagnon de voyage.
Pendant toutes ces réflexions, Sansfin avait com-
NOUVELLES DE PARIS. IGl
mencé à flatter le jeune duc, en se faisant donner
mille détails sur l'esprit qui animait l'École poly-
technique et en portant aux nues Monge, La Grange
et les autres grands hommes qui fondèrent cette
École. Ces grands hommes étaient les dieux de
Fédor, et livraient bataille dans son cœur à tous
ses préjugés de naissance, soigneusement flattés
par ses parents. Il était bien fier d'être duc, mais
il pensait deux fois par jour à son titre, et, vingt
fois la journée, il jouissait avec délices du bonheur
de passer pour un des meilleurs élèves de l'École.
Lorsque M""® Hautemare vint enfin annoncer qu'il
faisait jour chez la duchesse, Fédor commençait à
le regarder comme un homme de beaucoup d'es-
prit, et Lamiel avait redoublé de considération
pour le génie avec lequel Sansfin avait réussi à
plaire au jeune duc. Le docteur avait réussi à lui
dire pendant un instant, lorsque le jeune duc
allait placer à la porte de la chambre occupée par
sa mère un magnifique bouquet de fleurs rares
apportées de Paris :
— Ce qu'il y a de plus difficile au monde, c'est
de plaire à quelqu'un que l'on méprise; je ne
sais en vérité si je pourrai parvenir à trouver
grâce auprès de ce petit ducaillon.
11
1G2 LA MI EL.
Fédor monta chez sa mère ; le docteur avait
des visites à faire et d'ailleurs voulait se faire ra-
conter par la duchesse tout ce que son fils allait
lui dire. 11 y aurait naturellement un tête-à-téte
pour ce récit, ce qui lui donnerait l'occasion de
donner à la duchesse la volonté de l'envoyer à
Paris avec son fils.
Mais quand le docteur revint une heure après,
il trouva la duchesse dans les larmes et presque
dans une attaque de nerfs. Elle ne voulait pas
entendre parler du retour de son fils à Paris.
— Ou cette révolte n'est rien — chaque mot
étant interrompu par une étreinte hystérique —
ou cette révolte n'est rien, et alors ton absence
ne peut être remarquée, tu viens voir ta mère
malade, rien de plus simple ; ou cette révolte va
jusqu'au point d'attendre de pied ferme les trente
mille hommes de Saint-Omer qui marchent sur
Paris; en ce cas, je ne veux pas qu'un Miossens
figure parmi les ennemis du roi ; ta carrière serait
à jamais perdue ; or, dans les grandes occasions,
je remplace ton père et je te donne l'ordre très
formel de ne pas me quitter d'un pas.
Après avoir prononcé cette dernière phrase
d'un air assez ferme, elle exigea que son fils.
NOUVELLES DE PARIS. 163
qui avait couru la poste toute la nuit, allât prendre
deux heures de repos et se jeter sur son lit, au
château.
Restée seule avec le docteur, elle lui dit :
— Nos pauvres Bourbons seront trahis comme
à l'ordinaire. Vous verrez que les jacobins auront
gagné les troupes du camp de Saint-Omer. Ils
ont des machinations qui restent inexplicables,
du moins pour moi. Par exemple, dites-moi, mon
cher ami, comment, hier soir, à neuf heures, ce
Hautemare savait que mon fils allait arriver de
Paris? Je n'avais fait confidence à personne de la
lettre pour Fédor, dont j'avais chargé le courrier
du duc de R..., et mon fils vient de me montrer
cette lettre ; pendant un quart d'heure nous en
avons regardé le cachet, il était bien intact lorsque
mon fils l'a rompu.
Le docteur mit un art savant à flatter tous les
sentiments de la duchesse; il faisait son métier
de médecin. Son but était de calmer l'irritation
de ses nerfs, et il avait su par Fédor lui-même
tout ce que celui-ci pouvait apprendre sur la ré-
volte qui commençait à Paris. 11 trouva la du-
chesse montée comme une tigresse; ce fut le terme
dont il se servit en racontant la chose à Lamiel.
464 LAMIEL.
Mais i] était de l'intérêt du docteur de ne se
trouver à Carville qu'au moment où l'on y ap-
prendrait le résultat définitif de la révolte de
Juillet. La duchesse eut bientôt une idée : son fils
avait les nerfs en très mauvais état, ce jeune
homme travaillait trop, comme tous les élèves de
l'École polytechnique; il fallait lui faire prendre
des bains de mer pendant quinze jours, mais il
ne fallait pas aller chercher la mer à Dieppe,
ville séduite par l'amabilité de M'"*^ la duchesse
de Berri et qui serait en butte aux soupçons
des jacobins. 11 fallait tout bonnement aller
chercher la mer au Havre : le commerce trem-
blant pour ses magasins ne souffrirait pas le pil-
lage en cette ville, si les jacobins avaient le des-
sus ; et si la cour triomphait, ainsi que le docteur
le trouvait fort probable, il serait impossible pour
les méchants, hal)ltant les châteaux voisins, d'at-
tacher du ridicule à ce petit voyage de la du-
chesse. La maigreur et la pâleur de Fétlor mon-
traient assez que sa sauté était attaquée par
l'excès du travail ; la chaleur était excessive, et
il avait obéi au conseil du docteur qui prescrivait
les bains de mer. La duchesse n'avait pas voulu
aller à Dieppe, parce qu'elle n'avait pas voulu
NOUVELLES DE PARIS. 165
attendre un costume de bal et des chapeaux qu'il
lui fallait faire venir de Paris. Fédor avait tou-
jours témoigné le désir non pas de faire un voyage
en Angleterre, il n'en avait pas le temps, mais de
passer trois jours en ce pays singulier. Eh bien !
du Havre on irait passer trois jours à Portsmoutli.
CHAPITRE XIII
DEPART
Tous ces arrangements reçurent un commen-
cement d'exécution aussitôt après que le docteur
en eut donné l'idée à la duchesse. Celle-ci y voyait
un avantage immense : le Havre était beaucoup
plus loin de Paris que Carville et, en second lieu,
elle se flattait de n'être pas connue sur la route du
Havre. La duchesse, réellement fort souffrante, ne
quitta pas la tour, mais tous les arrangements de
voiture furent faits au château, et à huit heures
du soir, comme les chevaux de poste arrivaient à
la tour, on vit arriver par la grande route de
Paris une malle-poste pavoisée de drapeaux trico-
lores.
— Mon Dieu, que je vous sais bon gré d'avoir
une entière confiance en vous, cher docteur! s'é-
cria la duchesse en prenant place dans son landau
avec son fils et le docteur.
La duchesse sut bon gré à celui-ci qui ne voulut
DEPART. 167
pcis absolument prendre la place du fond. Fédor,
contrarié de cette politesse, opta, dès qu'on fut à
une lieue du village, de prendre place à côté du
cocher. Le docteur était ravi, il serait absent de
Garville au moment où le résultat définitif de la
révolte de Paris y arriverait, et il avait empêché
pour longtemps les conversations entre ce jeune
duc si élégant et si doux et l'aimable Lamiel.
Sur leur route, les voyageurs ne trouvèrent que
de la curiosité. Tout le monde leur demandait
des nouvelles de Paris ; on répondait en deman-
dant des nouvelles et l'on disait qu'on venait de
partir d'une campagne voisine. En arrivant à la
poste du Havre, la duchesse montra fièrement un
passeport délivré à M""" Miaussante et à son fils.
Elle avait forcé celui-ci à quitter son uniforme et
le pauvre jeune homme en était au désespoir.
— Ainsi quand on se bat, se disait-il, le duc de
Miossens non seulement déserte, mais encore il
quitte son uniforme !
A peine installés au Havre dans une maison par-
ticulière de la connaissance du docteur, celui-ci
procura une femme de chambre et deux domes-
tiques qui ne savaient point du tout qui était
M'"'' iMiaussante. Ce fut donc au Havre et dégagée
168 LAMIEL.
de toute inquiétude personnelle, que la clucliesse
passa les premiers jours du désespoir causé par
l'incroyable résultat de la révolution de Juillet.
Quand elle sut que le roi était exilé en Angleterre,
elle partit pour Portsmouth avec son fils. En re-
venant (de la compagnie au bâtiment), le docteur
acheta des rubans tricolores, qu'il mit à sa bou-
tonnière, et partit pour Paris. 11 exagéra à ses
amis delà congrégation les périls qu'il avait courus
à Garville, et moins de huit jours après, un ordre
de M. César Sansfm parut dans le Moniteur; il
était nommé à une sous-préfecture dans la Vendée.
Son but était seulement de marquer son adhésion
au nouveau gouvernement. La congrégation le
chargea de lettres de recommandation ; mais son
métier de médecin lui valait sept à huit mille francs
à Garville, et Sansfm avait horreur de paraître en
uniforme, avec l'épée au côté.
— A Garville, se disait-il, on est accoutumé à
ma bosse, aux défauts de ma taille.
Huit jours après sa nomination, le docteur
tomba malade et il vint en congé à Garville.
Lamiel était restée chez sa tante; trois jours
après le départ de la duchesse, elle vit arriver
quatre paquets énormes remplissant presque la
DEPART. 469
charrette couverte du château. C'était du linge et
des robes de toute espèce dont la duchesse lui
faisait cadeau. 11 y avait quelque chose de tendre
dans cette attention. Le 27 juillet, avant son dé-
part, la duchesse était allée passer une heure au
château, elle avait fait faire ces paquets, et, se dé-
liant beaucoup de la probité de toutes les per-
sonnes si exemplaires qui l'entouraient, elle avait
fait environner ces paquets de rubans de fil, et
sous ses yeux, avait fait appliquer le cachet de
ses armes aux différents endroits où ces rubans
se croisaient. Ce fut une précaution sage ; ces pa-
quets avaient donné beaucoup d'humeur à M"" An-
selme, et cet humeur devint de la colère quand
elle vit que Lamiel, restée seule au village, ne
daignait pas monter au château pour lui faire une
visite.
La jeune fille n'y songeait guère, elle n'était
occupée qu'à cacher la joie folle qui la dévorait ;
chaque matin, à son réveil, elle éprouvait un nou-
veau plaisir en s'apprenant à elle-même qu'elle
n'était plus dans ce magnifique château où tout le
monde était vieux et où, sur vingt paroles qu'on
prononçait, dix-huit étaient consacrées à blâmer;
maintenant, sa seule affaire désagréable était d'é-
170 LAMIEL.
crire tous les jours une lettre à la duchesse ; pour
peu qu'elle se livrât à ses pensées, ses lettres
étaient moins bien formées, mais en vérité, elle
n'avait pas la patience de recopier ses lettres; elle
songeait un instant aux réprimandes polies dont
cet oubli serait l'occasion, puis chassait bien vite
toutes les pensées désagréables, et la crainte de
ces réprimandes faisait comprendre le souvenir
de cette duchesse si aimable pour elle avec celui
de M."° Anselme et des auti-es ennuis du château.
Au total, dix jours après être sortie de ce château,
il n'avait laissé dans l'âme de Lamiel, pour tout
souvenir, qu'un dégoût profond de trois choses,
symboles pour elle de l'ennui le plus exécrable :
la haute noblesse, la grande opulence et le dis-
cours édifiant touchant la religion.
Rien ne lui semblait plus ridicule à la fois et
plus odieux que la dignité affectée dans la dé-
marche et la nécessité de parler de toutes choses,
même des plus amusantes, avec une sorte de dé-
dain mesuré et froid. Après s'être avoué ces sen-
timents avec une sorte de regret, Lamiel remar-
qua que la reconnaissance qu'elle devait sans
contredit à la duchesse se trouvait balancer exac-
tement la déplaisance que lui inspiraient ses fa-
DÉPART. 171
çons de grande dame, et elle l'oiiblait bien vite;
même sans la nécessité d'écrire la lettre, elle
l'eût oubliée tout à fait.
L'horreur pour tout ce qui pouvait lui rappeler
le séjour de cet ennuyeux château était si grande
qu'elle l'emporta sur la vanité si naturelle dans le
cœur d'une fille de seize ans.
Le jour du départ de la duchesse, le docteur
avait trouvé le moyen de lui dire :
— Allez pleurer dans votre chambre le départ
de votre protectrice, et ne vous laissez voir que
demain matin.
Le lendemain, lorsqu'elle descendit pour em-
brasser M™*" Hautemare, celle-ci fut bien surprise
de lui voir tous les vêtements d'une paysanne
et même le hideux bonnet de coton, par lequel
sont déshonorées les jolies figures des paysannes
des environs de Baveux.
CHAPITRE XIV
LES LECTURES DE LAMIEL
Ce trait de prétendue modestie lui valut les ap-
plaudissements unanimes de tout lé village. Ce
bonnet de coton si laid, sur cette tête qu'on avait
vue parée de si jolis chapeaux, soulageait l'envie.
Tout le monde sourit à Lamiel quand elle sortit
dans le village, portant des sabots et une jupe de
simple paysanne. Son oncle, ne la voyant pas re-
venir du bout de la place, courut après elle.
— Où vas-tu? lui cria-t-il d'un air alarmé.
— Je vais courir, lui dit-elle en riant; j'étais en
prison dans ce château.
Et en effet, elle prit sa course vers la cam-
pagne.
— Attends-moi seulement une heure, dès que
ma classe sera finie, je t'accompagnerai.
— Ah! pai'di!... s'écria Lamiel, — c'était un
de ces mots vulgaires qu'il lui était surtout défendu
de prononcer au château; — ah! pardi, je me
LES LECTURES DE LAMIEL. 173
défendrai bien contre les voleurs! Et elle se mit à
courir en sabots pour couper court aux objec-
tions.
Elle fit plus de deux lieues, s'arrêta avec toutes
les anciennes amies qu'elle rencontra, et enfin ne
rentra qu'à la nuit noire. Le maître d'école entre-
prenait déjà une réprimande eu trois points sur
l'inconvenance qu'il y avait, pour les filles de son
âge, à courir la nuit, mais la parole lui fut enlevée
par sa digne moitié qui avait besoin d'épancher
l'étonnement, l'admiration et l'envie dont l'avaient
rempli les linges et les robes de soie contenus
dans les paquets apportés du château.
— Est-il bien possible que tout cela soit à toi?
s'écria-t-elle avec une admiration triste.
Après des détails sur chaque objet, qui parais-
saient bien longs à Lamiel, M"^^ Hautemare essaya
un air d'assurance que démentait le son de sa
voix, et elle ajouta :
— J'ai pris soin de ton enfance, et j'ai lieu
d'espérer, ce me semble, que tu me laisseras bien
porter, les jours de fêtes et les dimanches seule-
ment, la plus mauvaise de tes robes ?
Lamiel resta stupéfaite, un tel langage eût été
impossible au château; M"'' Anselme et les autres
174 LAMIEL.
femmes de la duchesse avaient bien des senti-
ments bas, mais savaient les exprimer d'une tout
autre façon. A la vue de ces robes, M^^*^ Anselme
se fut jetée dans les bras de Laniiel, l'eût accablée
de baisers et de félicitations, puis, lui aurait de-
mandé en riant de lui prêter une de ses robes
qu'elle lui aurait désignée par la couleur. Cette de-
mande de robe consterna la jeune fille; des ré-
flexions pénibles arrivaient en foule, elle n'avait
donc pei'sonne à aimer, les gens qu'elle s'était
figurés comme parfaits, du moins du côté du
cœur, étaient aussi vils que les autres!
— Je n'ai donc personne à aimer!
Pendant qu'elle se livrait à ces réflexions péni-
bles, elle restait immobile, debout, et son air était
sérieux. La tante Hautemare en conclut que la
chère nièce hésitait à lui prêter une des robes
qui se trouvaient dans les paquets, et alors, pour
la décider, elle se mit à lui détailler tous les ser-
vices qu'elle lui avait rendus avant son admission
au château.
— Car enfin, tu n'es pas notre nièce véritable,
ajoutait-elle ; mon mari et moi, nous t'avons choisie
à l'hôpital.
Le cœur de Lamiel était déchiré.
LES LECTURES DE LAMIEL. 17o
— Eh bien, je vous donne quatre des plus
belles robes, s'écria-t-elle avec humeur.
— A choisir? répliqua la tante.
— Eh! pardi, sans doute, s'écria Lamiel avec
un air de désespoir et d'impatience qui fut remar-
qué.
Elle était consternée du langage bas qu'elle
avait désappris au château. Tout en convenant
avec elle-même du peu d'esprit de l'oncle et de
la tante, elle avait rêvé une famille à aimer. Dans
son besoin de sentiment tendre, elle avait fait un
mérite à sa tante du manque d'esprit,- elle se
sentit toute bouleversée, puis^ tout à coup, elle
fondit en larmes. Alors son oncle essaya de la
consoler de l'énorme sacrifice des quatre robes
qu'elle venait de faire. Il lui détailla tous les
droits que sa tante avait à sa reconnaissance. La-
miel, qui voulait se réserver au moins la faculté
d'aimer son oncle, prit la fuite par un mouve-
ment instinctif, et alla se promener dans le cime-
tière.
— Si j'avais ici le docteur, se dit-elle, il rirait
de ma douleur et de mes folles espérances qui en
sont la cause ; il ne me consolerait pas, mais il
me dirait des choses vraies qui m'empêcheraient
17ti LAMIEL.
pour l'avenir de tomber dans une semblable
erreur.
Tout ce qu'il y avait de joli et de tranquille
dans la vile chaumière de son oncle disparut à
ses yeux. On ne voulut pas même lui permettre
d'occuper la chambre du second étage, dans la
tour, sous prétexte qu'elle y serait seule et que
les commères du village ne manqueraient pas de
prétendre qu'elle pourrait ouvrir la porte, de nuit,
à quelque galant. Cette idée fit horreur à Lamiel.
Confinée dans son petit lit, de la salle à manger
dont elle n'était séparée que par un paravent,
Lamiel ne pouvait passe défendre d'entendre tous
les propos qui se tenaient dans la maison. Le sen-
timent de profond dégoût ne fit que croître et
embellir les jours suivants. Outre le chagrin de
ce qu'elle voyait» Lamiel était encore en colère
contre elle-même.
— Je me croyais sage, se dit-elle, parce que
j'embarrasse quelquefois l'abbé Clément et même
le terrible docteur Sansfin; c'est tout simplement
que je sais dire quelques jolies paroles, mais, au
fond, je ne suis qu'une petite fille bien ignorante.
Voici huit jours entiers que je ne puis sortir d'un
profond étonnement; je tenais pour indubitable
LES LECTUPxES DE LAMIEL. 177
que je trouverais dans la chaumière de mon oncle
la liberté de remuer, et par conséquent, disais-je,
je serai parfaitement heureuse. J'ai trouvé cette
liberté dont l'absence m'était si cruelle au châ-
teau, et pourtant une certaine chose, dont je n'eusse
jamais soupçonné l'existence, vient m'ôter toute
espèce de bonheur.
Deux jours après, Lamiel conclut de ses tristes
sentiments, qui ne la quittaient pas un instant,
qu'il fallait donc se méfier de l'espérance. Cette
vérité fut sur le point de jeter Lamiel dans le dé-
sespoir. Elle voyait tout en beau dans la vie, tout
à coup ses rêves de plaisir recevaient le démenti le
plus cruel. Son cœur n'était point tendre, mais
son esprit était distingué. Pour cette àme où l'a-
mour n'avait point encore paru, une conversation
amusante était le premier besoin; et tout à coup,
au lieu des anecdotes du grand monde racontées
longuement par la duchesse et d'une façon bien
intelligible, au lieu des traits d'esprit charmants
qui brillaient dans les commentaires de l'aimable
abbé Clément, elle se trouvait condamnée tout le
long du jour aux idées les plus vulgaires de la
prudence normande, exprimées dans le style le
plus énergique, c'est-à-dire le plus bas. Elle eut
178 LAMIEL.
un nouveau chagrin; elle alla voir l'abbé Clément
à sa cure ; elle l'aperçut clans son verger, lisant
son bréviaire, et, un instant après, une grosse ser-
vante vint lui dire que M. le curé ne pouvait pas
la recevoir; et cette grosse servante ajouta de l'air
le plus moqueur :
— Allez, allez, ma petite, allez prier dans l'é-
glise, et sachez qu'on ne parle pas ainsi à M. le
curé.
La sensibilité de Lamiel se révolta ; elle revint
chez son oncle, fondant en larmes. Le lendemain,
son parti était pris de n'être plus sensible au
moindre accueil; elle frémissait auparavant à la
seule idée d'aller voirM'^'' Anselme, dont elle s'at-
tendait d'être reçue avec la moquerie la plus mé-
chante. Maintenant qu'elle avait été mal reçue
par l'abbé Clément qu'elle croyait son ami, que
lui importait tout le reste !...
Quoique née en Normandie, Lamiel n'était guère
habile dans l'art de défendre à sa figure d'expri-
mer les sentiments qui l'agitaient. A vrai dire, elle
n'avait point eu le temps d'acquérir de l'expé-
rience; c'était un cœur et un esprit romanesques
qui se figuraient les chances de bonheur qu'ils
allaient trouver dans la vie ; c'était là le revers de
LES LECTURES DE LAMIEL. 179
la médaille. Les conversations de la duchesse et
de l'abbé Clément, la rude philosophie du docteur
Sansfm avaient cultivé d'une façon brillante les
germes d'esprit qu'elle avait reçus de la nature ;
mais pendant qu'elle employait ainsi de longues
soirées, elle n'avait aucune occasion de se sou-
mettre aux impressions et aux petites mortifica-
tions que donne le rude contact avec des égaux.
Elle n'avait pour toute expérience que celle de
l'impertinence d'une troupe de femmes de chambre
envieuses; elle avait seize ans, et la moindre pe-
tite fille du village en savait bien plus qu'elle sur
les jeunes gens et sur l'amour. En dépit des
poètes, ces choses-là n'ont rien d'élégant au vil-
lage; tout y est grossier et fondé sur l'expérience
la plus claire.
Lamiel arriva jusque dans la chambre de W" An-
selme avec des yeux qui firent peur à celle-ci, tant
ils étaient animés par le désespoir. Lamiel venait
de traverser le salon où si souvent l'abbé Clément
lui avait adressé des paroles si gracieuses, et
maintenant il refusait de la recevoir,
La vieille femme de chambre avait préparé une
quantité d'impertinences polies qu'elle se propo-
sait d'adresser à Lamiel à la première vue. Elle
180 LAMIEL.
ne pardonnait point à la jeune fille les sept robes
de soie de la duchesse sur lesquelles elle avait
compté.
Mais sa première idée en voyant Lamiel fut
qu'elle, M""" Anselme, était séparée par neuf grands
pieds du premier salon où se trouvait peut-être
un vieux valet de chambre sourd. Elle fut donc
avec la jeune fille d'une politesse tellement miel-
leuse que le cœur de celle-ci en fut révolté. La-
miel lui dit brusquement :
— Madame m'a ordonné de continuer mon édu-
cation de lectrice, et je viens prendre des livres.
— Prenez tout ce que vous voudrez, mademoi-
selle; ne sait-on pas que tout ce qui est au châ-
teau vous appartient?
Lamiel profita de la permission et emporta plus
de vingt volumes; elle sortit de la bibliothèque,
puis y rentra avec vivacité.
— J'oubliais... dit-elle à M'^° Anselme qui sui-
vait ses mouvements d'un œil jaloux.
Lamiel avait d'abord pris les romans de M""" de
Genlis, la Bible, Éraste ou VAmi de la jeunesse ,
Sethos, les histoires d'Anquetil, et autres livres
permis par la duchesse.
— Je suis une sotte, se dit-elle. Je m'occupe
LES LECTURES DE LAMIEL. 181
du profond dégoût que me donnent les compli-
ments mielleux de cette fille qui m'exècre; je
néglige le précepte du docteur : juger toujours la
situation et s'élever au-dessus du sentiment du
moment. Je puis m'emparer de tous les livres
dont madame me défendait la lecture avec tant
de rigueur. Elle prit les romans de Voltaire, la
correspondance de Grimni, G il Blas, etc.
M"" Anselme avait dit qu'elle prendrait la liste
des ouvrages choisis ; mais pour éviter cette liste
accusatrice, Lamiel eut l'esprit de s'adresser aux
livres non reliés et destinés àêtrelus. M^"^ Anselme,
voyant que les livres qu'elle emportait n'étaient
point reliés, se contenta de les compter. En rap-
portant ce fardeau à la maison, Lamiel était d'une
tristesse profonde ; elle ne pouvait répondre à
une question qu'elle se faisait, ce qui la mettait
en colère contre elle-même :
— Comment ! se disait-elle, je m'irrite de la
grossièreté pleine de bienveillance que je trouve
chez mon oncle, et je m'irrite encore de la poli-
tesse trop mielleuse de cette mademoiselle An-
selme, qui voudrait de tout son cœur me voir au
fond du grand étang, comme disait le docteur
Sansfm ; je suis donc à seize ans comme le doc-
182 L AMI EL.
teur Sansfin dit que sont les femmes de cinquante?
Je m'irrite de tout et je suis en colère contre le
genre humain.
L'exemplaire de Gil Blas que Lamiel avait pris
au château avait des estampes ; c'est ce qui la
détermina à ouvrir ce livre de préférence aux
autres. Elle avait réussi à introduire tous ces
volumes dans la tour sans être aperçue par son
oncle, que la vue de tant de livres n'eût pas man-
qué de mettre en colère; car, quoique maître d'é-
cole, il répétait souvent :
« Ce sont les livres qui ont perdu la France. »
C'était une des maximes du terrible Du Sail-
lard, le curé de la paroisse. En cachant ces livres
au rez-de-chaussée de la tour, Lamiel avait lu
quelques pages de Gil Blas; elle y avait trouvé
tant de plaisir qu'elle osa sortir de la maison par
une fenêtre du derrière, sur les onze heures,
quand elle vit sa tante et son oncle profondément
endormis. Elle avait la clef de la tour, elle y
entra, et lut jusqu'à quatre heures du matin. En
revenant se coucher, elle était parfaitement heu-
reuse ; elle n'était plus en colère contre elle-même.
D'abord, l'esprit rempli des aventures racontées
par Gil Blas, elle ne songeait plus guère aux sen-
LES LECTURES DE LAMIEL. 183
tiraents qu'elle se reprochait, et ensuite, ce qui
valait bien mieux, elle avait puisé dans Gil Blas
des sentiments d'indulgence pour elle et pour les
autres ; elle ne trouvait plus si vils les sentiments
inspirés à sa tante Hautemare par la vue des belles
robes.
Pendant huit jours, Lamiel fut tout entière à
la lecture.
CHAPITRE XV
L AMOUR AU lîOIS
Pendant les mois suivants, elle s'ennuyait toutes
les fois qu'elle était dans la maison de son oncle;
elle passait donc sa vie dans les champs. Elle reprit
ses rêveries sur l'amour; mais ses pensées n'étaient
point tendres, elles n'étaient que de curiosité.
Le langage dont sa tante se servait en tâchant
de la prémunir contre les séductions des hommes
devait à sa platitude un succès complet; le dé-
goût qu'il lui donnait rejaillissait sur l'amour.
Sa tante lui disait un jour:
— Comme on sait que les belles robes que je
porte le dimanche à l'église viennent de toi, les
jeunes gens supposeront peut-être, au reste avec
raison, que M™*" la duchesse te fera un cadeau le
jour de tes noces, et, dès qu'ils te verront seule,
ils chercheront à te serrer dans leurs bras.
Ces derniers mots frappèrent la curiosité de
Lamiel, et, au retour de sa promenade du soir, un
L'AMOUR AU BOIS. 185
jeune homme qui revenait d'une noce au village
voisin, où l'on avait bu beaucoup de cidre, se pré-
valant d'une connaissance légère, l'aborda et fit
le geste de ]a, serrer dans ses bras. Lamiel se laissa
embrasser fort paisiblement par le jeune homme,
qui déjà concevait de grandes espérances, quand
Lamiel le repoussa avec force; et, coiume il reve-
nait, elle le menaça du poing et se mit à courir.
L'ivrogne ne put la suivre.
— Quoi! n'est-ce que ça? se dit-elle. 11 a la peau
douce, il n'a pas la bouche dure comme mon oncle,
dont les baisers m'écorchent. Mais le lendemain
sa curiosité reprit le raisonnement sur le peu de
plaisir qu'il y a à être embrassée par un jeune
homme. Il faut qu'il y ait plus que je n'ai senti;
autrement les prêtres ne reviendraient pas si sou-
vent à défendre ces péchés.
Le magister Hautemare avait une espèce de
prévôt pour répéter les leçons, nommé Jean Ber-
ville, grand nigaud de vingt ans, fort blond. Les
enfants eux-mêmes se moquaient de sa petite tête
ronde et finoise perchée au haut de ce grand
corps. Jean Berville tremblait devant Lamiel. Un
jour de fête, elle lui dit après dîner :
— Les autres vont danser, sors tout seul, et va
186 LA Ml EL.
m'attendre à la croisée des chemins, à un quart de
lieue du village, auprès delà grande croix ; j'irai
te rejoindre dans un quart d'heure.
Jean Berville se mit en marche et s'assit au
pied de la croix, sans se douter de rien.
Lamiel arriva.
— Mène-moi 7ne promener au bois, lui dit-elle.
Le curé défendait surtout aux jeunes filles d'aller
se promener au bois. Quand elle fut dans le bois
et dans un lieu fort caché, entouré de grands arbres
et derrière une sorte de haie, elle dit à Jean :
— Embrasse-moi, serre-moi dans tes bras.
Jean l'embrassa et devint fort rouge. Lamiel ne
savait que lui dire ; elle resta là à penser un quart
d'heure en silence, puis dit à Jean:
— Allons-nous-en; toi, va-t'en jusqu'à Gharnay,
à une lieue de là, et ne dis à personne que je t'ai
mené au bois.
Jean, fort rouge, obéit; mais le lendemain, de
retour à l'école, Jean la regardait beaucoup. Huit
jours après, arriva le premier lundi du mois.
Lamiel allait toujours se confesser ce jour-là. Elle
raconta au saint prêtre sa promenade dans le bois;
elle n'avait garde de rien lui cacher, dévorée
qu'elle était par la curiosité.
L'AMOUR AU BOIS. 187
L'honnête curé lui fit une scène épouvantable,
mais n'ajouta rien ou presque rien à ses connais-
sances. Trois jours après, Jean Berville fut ren-
voyé par Hautemare, qui se mit à épier sa nièce
Laniiel. Un mot dit par M. Hautemare et surpris
par Lamiel lui fit soupçonner qu'elle était pour
quelque chose dans la disgrâce de Jean. Elle le
chercha, le trouva huit jours après, qui condui-
sait les charrettes d'un voisin, courut après et lui
donna deux napoléons. Tout étonné, Jean regarda
au loin, il n'y avait personne sur la grande route;
il embrassa Lamiel et la blessaavecsa barbe; elle
le repoussa vivement, mais cependant résolut de
savoir à quoi s'en tenir sur l'amour.
— Viens demain sur les six heures dans le bois
où nous avons été l'autre dimanche, je m'y ren-
drai.
Jean se mit à se gratter l'oreille :
— C'est que, lui dit-il après bien des ricane-
ments et des mademoiselle est trop bonne, c'est
que, dit enfin Jean Berville, mon travail ne sera
pas achevé demain. C'est un marché qui doit me
rapporter mieux de six francs par jour, et demain
je ne ramènerai la charrette de Méry qu'à huit
heures du soir.
188 LAMIEL.
— Quand seras-tu libre?
— Mardi. Mais non, il y aura peut-être encore
quelque chose à faire, et on ne me mettra mon
argent en main que quand tout sera parachevé.
Mercredi sera le plus sûr pour ne pas nuire à mes
petites affaires.
— Très bien ; je te donnerai dix francs, viens
dans les bois mercredi sans manquer, à six heures
du soir.
— Oh ! pour les dix francs, si mademoiselle le
veut, j'irai bien demain mardi, à six heures pré-
cises.
— Eh bien, demain soir, dit Lamiel impatien-
tée de l'avarice de l'animal.
Le lendemain, elle trouva Jean dans le bois ; il
avait ses habits des dimanches.
— Embrasse-moi, lui dit-elle.
Il l'embrassa. Lamiel remarqua que, suivant
l'ordre qu'elle lui en avait donné, il venait de se
faire faire la barbe; elle le lui dit.
— Oh ! c'est trop juste, reprit-il vivement, ma-
demoiselle est la maîtresse; elle paye bien et elle
est si jolie!
— Sans doute, je veux être ta maîtresse.
— Ah! c'est différent, dit Jean d'un air affairé;
L'AMOUR AU BOIS. 189
et alors sans transport, sans amour, le jeune
Normand fit de Lamiel sa maîtresse.
— Il n'y a rien autre? dit Lamiel.
— Non pas, répondit Jean.
— Âs-tu eu déjà beaucoup de maîtresses?
— ■ J'en ai eu trois.
— Et il n'y a rien autre ?
— >'on pas que je sache ; mademoiselle veut-
elle que je revienne?
— Je te le dirai d'ici à un mois ; mais pas de
bavardages, ne parle de moi à personne.
— Oh ! pas si bête, s'écria Jean Berville. Son
œil brilla pour la première fois.
— Quoi ! l'amour ce n'est que ça? se disait
Lamiel étonnée ; il vaut bien la peine de le tant
défendre. Mais je trompe ce pauvre Jean : pour
être à même de se retrouver ici, il refusera peut-
être du bon ouvrage. Elle le rappela et lui donna
encore cinq francs. Il lui fit des remerciements pas-
sionnés.
Lamiel s'assit et le regarda s'en aller.
Puis elle éclata de rire en se répétant :
— Comment, ce fameux amour, ce n'est que ça !
CHAPITRE XVI
LE MAITRE DE DUVAL
Gomme elle s'en revenait pensive et moqueuse,
elle aperçut un joli jeune homme fort bien mis
qui s'avançait de son côté sur la grande route. Ce
jeune homme, qui paraissait avoir la vue courte,
arrêtait presque son cheval pour pouvoir regarder
Lamiel plus à l'aise avec son lorgnon. Quand il ne
fut plus qu'à trente pas, il fiL un mouvement de
joie, appela son domestique, lui remit son cheval,
et ce domestique s'éloigna au grand trot.
Le jeune Fédor de Miossens, car c'était lui,
arrangea ses cheveux et s'avança vers Lamiel d'un
air d'assurance.
— Décidément, c'est à moi qu'il en veut, se dit
celle-ci.
Quand il fut tout près d'elle :
— Il est timide au fond et veut se donner l'air
hardi.
Cette remarque, qui sauta aux yeux de notre
LE 31 AIT RE DE DCVAL. 191
héroïne, la rassura beaucoup ; en le voyant venir
avec sa démarche à mouvements brusques et de
haute fatuité, elle se disait :
— Le chemin est bien solitaire.
Dès le lendemain de l'arrivée du jeune duc,
Duval, son valet de chambre favori, lui avait
appris qii' à cause de sa prochaine arrivée, on
s'était cru obligé d'éloigner bien vite une jeune
grisette de seize ans, charmante de tous points,
favorite de sa mère, qui savait l'anglais, etc.
— Tant pis! avait dit le jeune duc.
— Comment, tant pis? reprit Duval de l'air
d'assurance d'un homme qui mène son maître;
c'est du bien que l'on vole à M. le duc, il se
doit d'attaquer cette jeunesse; on donne à cela
quelques livres et une belle chambre, dans le vil-
lage, où monsieur le duc va le soir, chez elle, brider
des cigares.
— Ce serait presque aussi ennuyeux que chez
ma mère, dit le duc en bâillant.
Duval, voyant que la description de ce bonheur
faisait peu d'impression, ajouta :
— Si quelqu'un des amis de monsieur le duc
vient le voir à son château, monsieur le duc aura
quelque chose à lui montrer, le soir.
102 LAMIEL.
Cette raison fit impression, et l'éloquence de
Duval, quieut soin, matin et soir, de parler de
Lamiel, prépara le jeune homme à se laisser con-
duire, lui qui tremblait à l'idée de faire quelque
démarche ridicule qui pourrait faire anecdote
contre lui. Mais enfin l'ennui était excessif au
château de Miossens; l'abbé Clément avait trop
d'esprit pour hasarder des idées devant un jeune
sot arrivant de Paris, et qui savait qu'il était neveu
d'une femme de chambre de sa mère.
Fédor finit donc par se rendre, mais à contre-
cœur, aux exhortations de son tyran Duval. Depuis
trois ou quatre ans, il s'était réellement beaucoup
occupé de géométrie et de chimie, et avait con-
servé toutes les idées de seize ans sur le ton de
facilité et d'aisance avec lequel un homme de
naissance devait aborder une grise tte, même sût-elle
l'anglais. C'étaient ces idées qui faisaient obstacle
réel, et il n'osait les avouer à Duval. La parfaite
effronterie de cet homme le choquait au fond ;
il était timide devant le ridicule. Le jeune duc
avait de la noblesse dans l'âme ; il était loin de
voir que les cinq ou six louis à gagner sur l'ameu-
blement du petit appartement à offrir à Lamiel
étaient le seul mobile qui faisait agir son valet de
LE MAITRE DE DUVAL. 193
chambre. Plus Fédor était timide, plus la flatterie
de Duval lui était agréable ; Duval ne pourrait le
décider à agir qu'en poussant la forme de la flat-
terie jusqu'à l'excès.
Par exemple, il le flatta horriblement le jour où il
le détermina à parler à Lamiel. Fédor se hâta de
santer à bas de son cheval aussitôt qu'il l'aperçut,
et s'approcha d'elle en faisant beaucoup de gestes.
— Voici, mademoiselle, un étui de bois garni
de pointes d'acier d'un effet charmant. Vous l'avez
oublié en quittant le château de ma mère, qui vous
aime beaucoup et m'a chargé de vous le rendre à
la première fois que je vous rencontrerais. Savez-
vous bien qu'il y a plus, d'un mois que je vous
cherche? Quoique ne vous ayantjamaisvue, jevous
ai reconnue d'abord à votre air distingué, etc.
Les yeux de Lamiel étaient superbes d'esprit et
de clairvoyance, tandis que, renfermée dans une
immobilité parfaite, elle observait du haut de son
caractère ce jeune homme si élégant qui se fati-
guait à faire de petits gestes saccadés, comme un
jeune-premier de vaudeville.
— Au fait, il ne dit rien de joli, pensait Lamiel ;
il ne vaut guère mieux que cet imbécile de Jean
Berville que je quitte. Quelle diiïérence avec
13
194 LA MI EL.
l'abbé Clément! Comme celui-ci eût été gentil en
me rapportant mon étui !
Au. bout d'un quart d'heure qui parut bien long
à la jeune fille, le duc trouva un compliment bien
tourné et naturel. Lamiel sourit, et aussitôt Fédor
devint charmant; le temps cessa de lui paraître
horriblement long, ainsi qu'à Lamiel. Encouragé
par ce petit succès qu'il sentit avec délices, le duc
devint charmant, car il avait infiniment d'esprit;
la nature avait seulement oublié de lui donner la
force de vouloir. On avait tant et si souvent acca-
blé de conseils ce pauvre jeune homme sur les
mille gaucheries que l'on commet à seize ans
quand on est obligé à parler dans un salon comme
un homme du monde, que, au moindre mouvement
à faire, au moindre mot à dire, il était stupéfié
par le souvenir de trois ou quatre règles contradic-
toires et auxquelles il ne fallait pas manquer. C'est
le même embarras qui rend nos artistes si plats.
Le mot agréable qu'il trouva en voulant séduire
Lamiel lui donna de l'audace; il oublia les règles
et il fut gentil. 11 était difficile d'être plus joli^
1. Beyle indique dans une note qu'il doit placer ici
le portrait de Fédor. Voir, à l'Appendice IV, p. 322,
LE MAITRE DE DUVAL. 195
— J'aurais bien dû, se dit Lamiel, renvoyer mon
Jean, et apprendre de cet ètre-là ce que c'est que
l'amour; mais peut-être bien qu'il ne le sait pas
lui-même.
Mais bientôt, à force d'aisance, le duc arriva
au point d'être ou de paraître trop à son aise.
— Adieu, monsieur, lui dit à l'instant Lamiel ;
je vous défends de me suivre.
Fédor resta debout sur la route comme changé
en statue. Ce trait si imprévu fixa à jamais dans
son cœur le souvenir de Lamiel.
Heureusement, en arrivant au château, il osa
l'avouer à Daval.
— 11 faut laisser passer huit jours sans parler
à cette mijaurée; du moins, ajouta Duval en
voyant qu'il allait déplaire, c'est ce que ferait un
jeune homme du commun ; mais les gens de votre
naissance, monsieur le duc, consultent avant tout
leur bon plaisir. L'héritier d'un des plus nobles
titres de France et d'une des plus grandes for-
tunes n'est point soumis aux règles ordinaires.
ce portrait dont le modèle est Martial Daru, bien connu
des lecteurs du Journal de Slendhal.
196 LAMIEL.
Le jeune duc retint jusqu'à une heure du matin
un homme qui parlait avec tant d'élégance.
Le lendemain il plut, ce qui désespéra Fédor;
il passa son temps à rêver à Lamiel; il ne pouvait
pas aller courir les grands chemins avec quelque
espoir de la rencontrer. Il prit une voiture et passa
deux fois devant la porte des Hautemare. Le
second jour, il attendit l'heure de la promenade
avec toute l'impatience d'un amoureux, et, dans
le fait, cet amour, créé par Duval, l'avait déjà
délivré d'une partie de son ennui. Duval lui avait
fourni cinq ou six façons d'aborder la jeune fille.
Fédor oublia tout en l'apercevant à une demi-
lieue devant lui sur le même chemin où il l'avait
rencontrée la première fois. Il prit le galop, ren-
voya son cheval quand il fut à cent pas d'elle ; il
l'aborda tout tremblant et tellement ému qu'il lui
dit ce qu'il pensait.
— Vous m'avez renvoyé avant-hier, mademoi-
selle, et vous m'avez mis au désespoir. Que faut-il
faire pour n'être pas renvoyé maintenant?
— Ne plus me parler comme à une femme de
chambre de M™^ la duchesse ; je l'ai été à peu près,
mais je ne le suis plus.
— Vous avez été lectrice, mais jamais femme
LE MAITRE DE DU VAL 197
de chambre, et ma mère avait fait de vous, made-
moiselle, son amie. Je voudrais aussi être votre
ami, mais à une condition : ce sera vous qui
jouerez le rôle de la duchesse. Yous serez
vraiment maîtresse dans toute l'étendue du mot.
Ce début plut à Lamiel ; son orgueil aimait la
timidité du jeune duc, mais l'inconvénient de cette
sensation, c'est qu'elle entraînait un alliage trop
considérable de mépris.
— Adieu, monsieur, lui dit-elle au bout d'un
quart d'heure. Je ne veux pas vous voir demain.
Et comme le duc hésitait à se retirer :
— Si vous ne vous retirez pas à l'instant, je ne
vous reverrai de huit jours, ajouta-t-elle d'un air
impérieux.
Le duc prit la fuite. Cette fuite amusa infini-
ment Lamiel ; elle avait ouï parler mille fois au
château du respect avec lequel tout le monde
traitait un fils unique, héritier d'un si grand nom;
elle trouva plaisant de prendre le rôle contraire.
CHAPITRE XVII
LE PASSEPORT
La connaissance continua, mais sur ce ton ; La-
miel était maîtresse non seulement absolue, mais
capricieuse. Cependant, après quinze jours, elle
multiplia les rendez-vous, parce qu'elle commen-
çait à s'ennuyer les après-midi, quand elle n'avait
pas un beau jeune homme à vexer. Lui était fou
d'amour. Elle passait sa vie à inventer des tour-
ments :
— Mettez-vous en noir demain pour venir me
voir.
— J'obéirai ; mais pourquoi ce costume si
triste ?
— Un de mes cousins vient de mourir; il était
marchand de fromage.
Elle fut amusée de l'eft'et que ce détail produi-
sit sur le beau jeune homme.
— Si jamais ceci se sait, se disait-il en rega-
LE PASSEPORT. 199
gnant tristement le château, je suis perdu de ridi-
cule.
Il demanda à sa mère la permission de retour-
ner à Paris. Probablement il n'eût pas eu le cou-
rage d'y rester, mais il fut refusé.
— Enfin, se disait-il le lendemain en allant au
rendez-vous qui, ce jour-là, était dans une ca-
bane des sabotiers d'un bois voisin, que l'on nie
encore les progrès du jacobinisme : me voici por-
tant le deuil d'un marchand de fromage!
Lamiel, le voyant bien exactement en deuil,
lui dit :
— Embrassez-moi.
Le pauvre enfant pleura de joie. Mais Lamiel
n'éprouva d'autre bonheur que celui de comman-
der. Elle lui permit de l'embrasser, parce que, ce
jour-là, sa tante venait de lui faire une scène plus
vive encore qu'à l'ordinaiie sur ses fréquents
rendez-vous avec le jeune duc, qui faisaient l'en-
tretien du village. C'était en vain que Lamiel
changeait tous les jours le lieu de ses rendez-vous.
Depuis trois jours, sa curiosité trouvait un plaisir
infini à se faire raconter par Fédor les moindres
détails de sa vie de Paris; c'est pour cela qu'elle
n'écouta pas la voix de la prudence qui lui com-
200 LA MI EL.
mandait de l'éloigner d'un mot aussitôt qu'elle
le verrait.
Le jour baissait rapidement. Lamiel et son ami
quittaient le bois pour revenir au village. Le duc
racontait avec un naturel charmant ei beaucoup
d'esprit sa façon de remplir ses journées à Paris;
Lamiel vit de loin son oncle Hautemare qui des-
cendait d'une cariole louée, assez cher apparem-
ment, pour l'épier. Cette vue l'impatienta.
— Vous avez toujours ce valet de chambre
fidèle que vous appelez Duval?
— Sans doute, dit Fédor en riant.
— Eh bien, envoyez-le à Paris chercher quel-
que chose que vous aurez oublié.
— Mais cela me dérange fort; que ferai-je sans
cet homme ?
— Vous pleurez comme un enfant qui a peur
de sa bonne. Du reste, ne revenez me voir que
quand Duval ne sera plus à Carville. Voici mon
oncle qui court après moi et que je vou-
drais pouvoir renvoyer comme je vous renvoie.
Adieu.
Lamiel essuya une scène fort longue et fort
désagréable de la part de son oncle. La scène re-
commença quand elle rentra à la maison. La
LK PASSEPORT. 201
dame Hautemare avait la parole et la tint longue-
ment. L'ennui paralysait tous les sentiments chez
Lamiel ; elle se fût jetée dans la Seine sans ba-
lancer pour sauver son oncle ou sa bonne tante
qui seraient tombés dans les ilôts; mais quand,
à cette jeune fille qui s'ennuyait tant avec eux,
ils vinrent à parler de leurs cheveux blancs désho-
norés par sa conduite, elle ne vit que l'ennui de
leur conversation. Le bon vieillard Hautemare,
ayant eu recours aux phrases du plus grand pa-
thétique, lui demanda sa parole qu'elle ne sorti-
rait pas le lendemain après dîner. Lamiel ne sut
sérieusement comment la refuser, et sa religion à
elle, c'était l'honneur : une fois sa parole donnée,
elle ne pouvait y manquer. Son absence, dans
tous les lieux ordinaires des rendez-vous, mit le
duc au désespoir. Après toute une nuit d'incerti-
tude, il avait sacrifié à sa maîtresse un homme qui
était son maître. L'essentiel, aux yeux du jeune
duc, était que Duval ne devinât pas sa disgrâce; en
conséquence, il l'accabla de caresses, et le char-
gea de lui rendre compte de la vie que menait le
vicomte D**% son ami intime ; car le duc voulut
bien confier à Duval qu'il était question pour lui
d'obtenir la main de ^P Ballard, fille d'un riche
202 LAMIEL.
marchand de peaux, et que le vicomte, lui appre-
nait la lettre d'un ami commun, passait pour cou-
rir la même fortune.
On eût dit que, pendant cette semaine, les ca-
taractes du ciel s'amassaient sur la Normandie; il
plut à verse pendant trois jours, et l'ennui de ce
temps, qui ne passait pas sans un accompagne-
ment de réprimandes dans la maison Hautemare,
étouffa tout à fait le peu de pitié pour l'isolement
futur des deux vieillards qui avaient pénétré dans
le cœur peu sensible de notre héroïne.
Le quatrième jour, il pleuvait encore, mais un
peu moins, et Lamiel, en gros sabots et bonnet de
coton sur la tête, et vêtue d'un morceau carré de
toile cirée au milieu duquel il y avait un trou
pour passer la tête, se rendit à tout hasard à la
cabane des sabotiers, au milieu du bois de haute
futaie. Au bout d'une heure, elle y vit arriver le
duc, mouillé autant qu'on peut l'être; mais elle
remarqua qu'il n'avait pris soin que de son che-
val et non de lui-même. Ce cheval venait de
faire trois ou quatre lieues fort vite dans les envi-
rons.
— Je viens de revoir tous nos autres rendez-
vous, dit le duc, qui n'avait pas l'air très amou-
LE PASSEPOr.T. 203
reux et passionné. Éperrier n'en peut plus; vous
n'avez pas d'idée des boues de ce pays,
— Oh! que si! une paysanne comme moi con-
naît bien ça... J'aime Epervier parce qu'il vous
rend ridicule; dans ce moment, vous l'aimez cent
fois plus que celle que vous appelez pompeuse-
ment votre maîtresse. Gela ne me fait aucune
peine, mais cela est ridicule pour vous.
Ce mot, qui semblait un mot de figure, était
parfaitement vrai. Jadis Lamiel avait été au mo-
ment d'aimer et de devenir amoureuse de l'abbé
Clément. Quant au duc, elle le regardait par cu-
riosité et pour son instruction.
— Voilà donc, se disait-elle, ce que M™*" la du-
chesse appelle un homme de bonne compagnie?
Je crois que, s'il fallait choisir, j'aimerais encore
mieux cet imbécile de Jean Berville qui m'aimait
pour cinq francs. Voyons la mine qu'il va faire à mes
propositions. Il n'a plus son Duval, dont l'adresse
et l'effronterie ont réduit sa peine à un sacrifice
d'argent. Comment diable ce beau garçon va-t-il
s'y prendre? Peut-être qu'il ne s'y prendra pas du
tout; il aura peur et me serrera dans ses bras
comme un fusil de pacotille. Voyons.
— Mon beau petit Fédor, ce pauvre Epervier
204 LAMIEL.
(cheval pur sang qui a disputé un prix aux courses
de Chantilly, où les paysans avaient l'esprit de vous
faire payer un poulet deux louis) est bien mouillé
et vous n'avez pas de couverture, il peut prendre
froid ; je vous conseille de quitter votre habit et
de le jeter sur son dos. Au lieu de parler avec moi,
vous devriez promener Épcrvier dans le bois.
Fédor ne pouvait, répondre tant il était inquiet
pour son cheval, tant Lamiel avait raison !
— Ce n'est pas tout, continua-t-elle ; il va bien
vous arriver une pire chose : le bonheur vous
tombe sur le dos.
— Comment? dit Fédor tout ahuri.
— Je vais m'enfuir avec vous, et nous irons
habiter ensemble le même appartement à Rouen,
le même appartement, entendez-vous ?
Le duc restait immobile et glacé par l'étonne-
ment; Lamiel frémit aussi, puis continua :
— Comme l'amour pour une paysanne peut
vous déshonorer, je cherche à toucher de mes
mains cet amour prétendu, ou, pour mieux dire,
je veux vous faire convenir que vous n'avez pas
un cœur assez robuste pour sentir Y amour.
Il était si plaisant, que Lamiel lui dit pour la
seconde fois depuis qu'ils se connaissaient ;
LE PASSEPORT. 205
— Embrassez-moi, et avec transport; mais
vous faites tomber mon bonnet de coton. (Il faut
savoir que rien n'est plus hideux et plus ridicule
que le bonnet de coton porté par les jeunes lemmes
de Caen et de Baveux.)
— Vous avez raison, dit le duc en riant.
11 lui ôta son bonnet, lui mit sa casquette de
chasse et l'embrassa avec un transport qui eut
pour Lamiel tout le charme de l'imprévu. Le sai-
casme disparut de ses beaux yeux.
— Situ étais toujours comme ça, je t'aimerais.
Si le marché que je vous propose vous convient,
vous vous procurerez un passeport pour moi, car
je crains les gendarmes. (Ce sentiment este jnnne
inné dans les pays qui ont eu des Chouans vers
J795.) Vous prendrez de l'argent, vous deman-
derez permission à M™" la duchesse, vous louerez
un appartement bien jolià Rouen, et nous vivrons
ensemble, qui sait? dix jours au moins, jusqu'à
ce que vous me sembliez ennuyeux.
Le jeune duc était transporté de la plus vive
joie; il voulut l'embrasser de nouveau.
— ?son pas, lui dit-elle, vous ne m'embrasserez
jamais que quand je vous l'ordonnerai. Mes pa-
rents m'ennuient avec des sermons infinis, et
206 LAMIEL.
c'est pour me moquer d'eux que je me donne à
vous. Je ne vous aime pas; vous n'avez pas l'air
vrai et naturel; vous avez toujours l'air de jouer
une comédie. Connaissez-vous l'abbé Clément,
ce pauvre jeune homme qui n'a qu'un seul habit
noir et bien râpé?
— Et que voulez-vous faire de ce pauvre Clé-
ment? dit le duc en riant avec hauteur.
— Celui-là a l'air de penser ce qu'il dit et au
moment où il le dit. S'il était riche et qu'il eût un
Épervier, c'est à lui que je m'adresserais.
— Mais vous me faites là une déclaration de
haine et non d'amour.
— Eh bien, n'allons point à Rouen; ne faites
rien de ce que je vous ordonne. Moi, je ne mens
jamais ; jamais je n'exagère.
— Mon amour est si ardent qu'il finira par
échauffer cette statue si belle, lui dit Fédor avec
un sourire. La grande difficulté, c'est le passe-
port!... Ah! que n'ai-je Duval !
— J'ai voulu voir ce que vous seriez sans
Duval.
— Quoi! vous seriez machiavélique à ce point?
Peu à peu, Fédor comprenait son bonheur ; il
insista même beaucoup pour que Lamiel se per-
LE PASSEPORT. 207
suadât un instant qu'elle était déjà arrivée à
Rouen ; mais il ne parvint qu'à se faire renvoyer
une demi-heure avant le coucher du soleil. Puis
elle le rappela; le bois était si rempli d'eau qu'elle
voulut monter en croupe jusqu'à la grande route.
La sentir si près de lui fut trop fort pour la rai-
son de Fédor ; il était ivre d'amour et tremblait
au point de pouvoir à peine tenir la bride de son
cheval .
— Eh bien, retourne-toi, lui dit Lamiel, et em-
brasse-moi tant que tu voudras.
Ivre de bonheur, Fédor eut un éclair de carac-
tère : il alla directement chercher un garde-chasse
dans ses forêts, qui habitait à plus de deux lieues,
ancien soldat ; il lui donna quelques napoléons et
lui demanda un passeport de feaime.
Lairel réfléchit beaucoup ; cet homme avait
beaucoup de caractère, de force de volonté et
peu d'esprit; il n'inventait pas. Le duc fut obligé,
pour la première fois de sa vie, de penser et d'in-
venter. II eut bientôt trouvé un moyen.
— Vous avez une nièce, demandez un passe-
port pour elle ; elle a fait un héritage à Forges,
plus loin que Rouen ; mais elle doit parler à un
procureur de Rouen et ensuite à un parent co-
208 LAMIEL.
héritier qui habite Dieppe. Peut-être devra-t-elle
aller à Paris. Donc, mon cher Lairel, passeport pour
Rouen, Dieppe et Paris. Vous me remettez le pas-
seport ; trois jours après, vous déclarez au maire
qu'elle a égaré le passeport, qu'elle se dégoûte
de ce voyage, car un passeport perdu est un
mauvais présage, et qu'elle reste. Je vous ferai
écrire de Rouen une lettre qui parlera de l'héri-
tage et dira qu'il n'est plus besoin du voyage.
— Je vais faire tout ça de point en point, dit
Lairel; mais l'honneur! Le nom de ma pauvre
nièce va être porté par quelque demoiselle que
M. le duc fait venir de Paris.
— Vous avez peut-être raison, mais changez un
peu l'orthographe du nom de votre nièce. Gom-
ment s'appelle-t-elle?
— Jeanne Verta Laviele, âgée de dix-neuf ans-
Le duc arracha une page du registre du garde-
chasse et écrivit : Leviail Jeanne-Gerta,
— Tâchez d'avoir un passeport sous ce nom-là.
— Il n'est que neuf heures, le maire est au ca-
baret; je vais lui tirer cette carotte. S'il ne va pas
consulter le curé, la bête est à nous.
Le même soir, à onze heures trois quarts, le
garde-chasse vint au château, malgré un temps
LE PASSEPORT. 209
horrible, et remit au jeune duc un passeport avec
un nom ainsi écrit : Gemme Gcrtait Leviail.
C'est moi qui ai écrit : j'aurais écrit tout ce que
j'aurais voulu.
Le duc lui donna pour étrenne autant de napo-
léons que Lairel espérait de francs.
A huit heures, il alla passer devant la porte de
llautemare et se mit près de la portière, le pas-
seport à la main; Lamiel le remarqua fort bien.
— 11 n'est pourtant pas nigaud, se dit-elle;
mais peut-être que Daval est de retour au châ-
teau! Puis, bien contre son attente, elle eut pitié
des deux pauvres vieillards qu'elle allait aban-
donner. Elle leur écrivit une fort longue lettre,
assez bien faite. Elle commençait par faire don à
sa tante de toutes ses belles robes, puis elle promit
qu'elle reviendrait dans deux mois et sans avoir
manqué à ses devoirs. Enfin, elle conseillait à ses
excellents parents de dire qu'elle était partie de
leur consentement pour aller soigner une vieille
tante malade, près d'Orléans, dans leur pays.
14
CHAPITRE XVIII
LE VERT DE HOUX
Le lendemain, les prairies étaient noyées d'eau,
mais il faisait un temps superbe. A trois heures,
Lamiel se trouva vers un pont, à trente pas de la
grande route. Fédor n'avait nulle idée d'en venir
ce jour-là au grand pas de l'enlèvement.
— J'ai été si triste et si touchée en quittant la
maison et ces pauvres vieillards si ennuyeux, dit-
elle à Fédor, que je ne veux pas y rentrer.
Le jeune duc n'était déjà plus l'homme de la
veille ; il fut étonné et embarrassé de la déclara-
tion. Mais Lamiel lui ayant expliqué que, munie de
son passeport, elle allait louer un cheval et se
rendre à B***, où elle l'attendrait un jour ou deux,
le duc reprit ses esprits, et Lamiel vit sa joie.
Elle lui demanda s'il avait reçu des gilets de Paris.
La veille, il l'avait longtemps entretenue d'un as-
sortiment délicieux de gilets de chasse que son
tailleur allait lui expédier; il y en avait un surtout,
LE VERT DE HOUX. 211
rayé gris sur gris, qui faisait un effet charmant,
avec cela, veste de chasse à la mode cette
année-là.
Quand le jeune duc eut parlé longuement du
gilet rayé gris sur gris, Lamiel se dit :
— Au fait, il aime que je lui raconte tous les
détails de ma vie à la maison, lui aussi me parle
de ce qui l'intéresse.
Cette sage réflexion arrêta son mépris.
— Eh bien, je vais partir peur B*** toute seule;
venez demain à B"*", à moins que l'aiïiiii'e du gilet
à la mode ne vous retienne au château.
— Que vous êtes cruelle! Vous abusez de l'es-
prit étonnant que le ciel vous a donné ! N'êtes-
vous pas mon premier amour?
11 parlait avec grâce et jamais ne manquait d'i-
dées, de jolies petites idées bien élégantes, bien
obligeantes. Lamiel lui rendait justice de ce côté,
mais le souvenir du gilet gris sur gris gâtait
tout.
— 11 vaut mieux pour les intérêts de votre pru-
dence que je parte seule. Dans le cas où mes pau-
vres parents auraient la faiblesse de prendre con-
seil du procureur Bonel, notre voisin, ils ne
pourront vous accuser de rapt. Et, dans le fait, je
212 LfiMIEL.
puis vous jurer que vous m'enlevez fort peu. Par
prudence, passez demain en voiture devant leur
porte et faites-vous voir dans le village.
Lamiel et son ami se promenaient dans la forêt;
elle était remplie de flaques d'eau de trois oji
quatre pouces de profondeur, et qui forçaient les
piétons à beaucoup de détours. Lamiel, songeant
à ses parents, était triste et pensive. Elle inter-
rompit un assez long silence pour dire au duc,
avec uu air de profonde conviction :
■ — Auriez-vous bien le courage de me prendre
en croupe et de me conduire jusqu'aux environs
de Bayeux, de l'autre côté de la forêt? J'y pourrai
prendre, au passage, la voiture de Vire, et au cas
peu probable de poursuite, personne ne pensera
que j'ai traversé la forêt dans l'état où elle est.
Fédor baissait la tête, n'écoutait point la fin de
ce discours. Le mot cruel: auriez-vous bien le cou-
rage? avait réveillé en lui le chevalier français.
— Vous êtes cruellement désobligeante, dit-il
à Lamiel, et il faut que je sois bien fou pour vous
aimer.
— Eh bien, ne m'aimez pas; on dit que l'a-
mour inspire le dévouement, et je me trompe
ort, ou votre cœur n'est destiné à s'occuper se-
LE VEUT DE HOUX. 213
rieusement que des charmants gilets que votre
tailleur vous expédie de Paris.
Fédor fit tout ce qu'il put en ce moment pour
ne pas l'aimer, mais il sentit que ne plus la voir
était un effort au-dessus de ses forces ; il ne vivait
chaque jour que pendant l'heure qu'il passait avec
elle. 11 lui dit des choses charmantes avec assez de
feu et surtout avec une grâce à laquelle Lamiel
commençait à devenir fort sensible.
La paix faite, il la mit à cheval, et non sans
certains détails charmants pour un amoureux; il
était impossible de trouver une fille plus jolie,
plus fraîche, et surtout plus piquante que Lamiel
ne l'était en cet instant; seulement, elle man-
quait un peu d'embonpoint.
— C'est un des désavantages de l'extrême jeu-
nesse, se dit le duc.
Comme il poussait l'art de monter à cheval jus-
qu'à la voltige, il y sauta après elle, et plusieurs
fois dans la profondeur du bois, il obtint la per-
mission de l'embrasser.
Lamiel arriva de bonne heure à ^ : mais,
le lendemain, elle attendit et Fédor ne parut point.
• 1. En blanc dans 1»^ manuscrit.
214 LAMIEL.
— Je suis bien dupe de l'attendre; il n'aura
peut-être pas pu expédier ses malles pour Rouen.
Mais qu'ai-je besoin de cette jolie poupée? îN'ai-je
pas trois napoléons? C'est plus qu'il n'en faut
pour gagner Rouen. Lamiel prit hardiment la dili-
gence du soir; elle la trouva occupée par quatre
commis voyageurs ; elle fut révoltée du ton de ces
messieurs. Quelle différence avec celui du duc !
Bientôt elle eut grand peur; un instant après, elle
eut besoin de saisir ses ciseaux.
— Messieurs, leur dit-elle, je prendrai peut-
être un amant un jour, mais ce ne sera pas
l'un de vous, vous êtes trop laids. Ces mains
qui essayent de serrer les miennes sont des
mains de maréchal-ferrant, et, si vous ne les retirez
à l'instant, je vais les écorcher avec mes ciseaux;
ce qu'elle fit, au grand étonnement des commis
voyageui's.
Il faut dire à leur justification : 1° qu'elle était
trop jolie pour voyager seule, et, en second lieu,
tout était honnête en elle, excepté son regard. Ce
regard avait tant d'esprit que, aux yeux de gens
grossiers et peu clairvoyants en fait de nuances, il
pouvait paraître provocateur. Lauiiel arriva à
LE VERT DE II 0 L" X. 215
neuf heures du soir à ' .En entrant
dans la salle à manger de l'auberge, elle trouva
douze commis voyageurs à table.
Elle devint l'objet de l'attention générale et
bientôt des compliments de tous. Elle avait re-
marqué que, en diligence, ses épigrammes, allant
jusqu'à l'injure, avaient produit plus d'effet que
la pointe de ses ciseaux. L'un de ces commis qui
étaient h table se mit à la poursuivre de ses com-
pliments d'une façon réellement incommode; il
prétendait la connaître : il se mit à raconter ses
bonnes fortunes.
— 11 paraît, monsieur, lui dit-elle, que vous
êtes accoutumé à vaincre à la première vue?
— 11 est vrai, lui dit le voyageur, que les belles
de Normandie ne me font pas languir.
— Eh bien, sans doute, vous êtes aussi aimable
aujourd'hui qu'à l'ordinaire ; voici bien une heure
que vous me faites la cour, je suis Normande et je
m'en flatte, et d'où vient cependant que vous me
semblez ridicule et ennuyeux?
L'éclat de rire fut universel. Le Lovelace jetasa
chaise avec fureur et quitta la salle à manger.
1. En Ijlanc dans le manuscrit.
216 LAMIEL.
Lamiel avait distingué un jeune homme fort
laid et qui avait l'air timide, elle lui adressa la
parole avec grâce ; à peine put-il répondre ; il de-
vint fort rouge. En quelques minutes, Lamiel s'en
fit un protecteur. Il lui conseilla à mi-voix de de-
mander du thé à la maîtresse du logis et de la
prier de lui faire compagnie.
~ Vous lâcherez vos trente-cinq sous, lui dit-il,
et à ce prix vous aurez sa protection pour la nuit.
Lamiel suivit ce conseil, et invita à prendre du
thé le jeune homme timide, qui se trouva être un
apothicaire.
— N'est-ce pas, dit-il à la maîtresse du l<5gis,
après avoir vanté son thé, que mademoiselle est
trop jolie pour voyager seule? Ses yeux ont trop
d'esprit, il lui faudrait prendre l'air stupid.e ;
mais comme une pareille mctamorphose lui est
impossible, je vais lui donner une recette.
Le mot métamorphose, prononcé avec emphase,
avait fait la conquête de la maîtresse du logis.
L'apothicaire continua avec une emphase crois-
sante :
— Les pharmaciens font piler les feuilles de
houx, vous savez, mesdames, ces feuilles qui ont
des piquants au bord et qui sont d'un si beau vert?
LE VERT DE IIOUX. 217
Auriez-vous de la répugnance, dit-il en s'adres-
sant plus particulièrement à Lamiel, à mettre une
de ces feuilles pilées sur une de vos joues.
La proposition produisit un éclat de rire.
— Et pourquoi cette opération? dit Lamiel.
— Tant que vous n'aurez pas lavé cette joue,
vous serez laide, et pour peu que vous cachiez
cette joue avec votre mouchoir, je vous jure
qu'aucun de ces hâbleurs de commis voyageurs
ne vous ennuira de ses propos galants.
On rit de la proposition jusqu'à plus de onze
heures.
— La pharmacie va fermer, dit la maîtresse de
l'auberge.
On envoya chercher un peu de vert de vessie,
le pharmacien frotta le morceau de vert avec son
doigt, s'approcha du miroir, s'embarbouilla une
joue, puis regarda ces dames : il était horrible.
— Eh bien, mademoiselle, dit-il à Lamiel,
votre coquetterie va se trouver aux prises avec
l'amour de la tranquillité; demain matin, avant
de monter en diligence, il est en votre pouvoir
d'être presque aussi laide que moi.
Lamiel rit beaucoup de la recette, mais, avant
de s'endormir, pensa plus d'une heure à Fédor.
218 LAMIEL.
— Quelle dUTérence! se disait-elle; cet apothi-
caire est raisonnable et a quelque chose à dire,
mais le sot perce à l'instant. Quel ton emphatique
il a pris quand il a vu le succès de sa recette ! Ces
gens de savoir ne me donnent d'autre envie que
celle de me taire. J'ai toujours envie de parler
quand je suis avec mon petit duc, mais je lui dis
trop de choses désagréables.
Le lendeuiain, le duc n'arriva point, et cette ab-
sence, qui lui donnait l'air d'avoir du caractère,
fit ses aflaires auprès de Lamiel.
— Je l'ai trop tourmenté à propos de son gilet;
il se venge, tant mieux, je ne l'en croyais pas ca-
pable.
Les commis étaient encore en majorité dans la
maison. Lamiel donna un coup d'œil à la sa'le à
manger et monta chez elle se mettre une légère
couche de couleur verte sur la joue. L'effet fut
admirable; dix fois pendant le dîner, la maîtresse
de l'auberge vint la voir, et elle éclatait de rire en
voyant l'air morose des commis lorsqu'ils regar-
daient Lamiel. Le mari, qui présidait à la table
d'hôte, voulut savoir la cause de toute cette gaîté,
et bientôt la partagea. Il accablait d'attentions la
pauvre fille qui avait une dartre sur la joue, et il
LE VERT DE HOUX. 219
mourait de rire toutes les fois qu'elle lui adressait
la parole.
Au milieu du diner, le duc arriva, et sa niino fut
charmante lorsqu'il reconnut Lamiel. Le pauvre
jeune homme ne put manger tant il était con-
sterné de la dartre apparente qui avait donné une
couleur abominable à une des joues de son amie.
Lamiel mourait d'envie de lui parler.
— Est-ce que je l'aimerais, par hasard? Est-ce
ça, la partie morale de l'amour?
Elle n'avait pas l'habitude de résister à ses fan-
taisies; elle se leva de table avant le dessert, et,
peu après, le duc se leva aussi. Mais comment
trouver la chambre de son amie, comment la
demander? Il tutoya un garçon, qui lui dit hardi-
ment :
— Où est-ce que j'ai gardé les cochons avec
vous, pour me tutoyer?
Le duc n'avait jamais voyagé sans Duval. Il
donna vingt sous à un autre garçon, qui le con-
duisit à la porte de Lamiel, qui, pour la première
fois de sa vie, l'attendait avec impatience.
— Eh! venez donc, mon bel ami, m'aimez-vous
malgré ce malheur? lui dit-elle en lui présentant
sa joue malade à baiser.
220 LA MI ET.
Le duc fut héroïque ; il donna un baiser, mais
il ne savait pas trop que dire.
— Je vous rends votre lil^erté, lui dit Lamiel ;
retournez chez vous, vous n'aimez pas les filles qui
ont des joues en dartres.
— • Parbleu si! dit le duc avec une résolution
héroïque; vous vous êtes compromise à mon occa-
sion, et jamais je ne vous abandonnerai.
— Bien vrai, dit Lamiel, eh bien! baisez en-
core... Je vous avouerai que c'est une dartre qui
reparaît tous les deux ou trois mois, au prin-
temps surtout. Ltes-vous tenté de baiser cette
joue?
C'était la première fois que le duc la sentait ré-
pondre à ses caresses.
— J'ai conquis votre amour, lui dit-il en lem-
brassant avec transport. Miis ce mal, ajouta-t-il
avec étonnement, n'ôte rien à la fraîcheur el au
velouté de votre peau.
Lamiel avait mouillé son mouchoir; elle le
pressa sur la joue malade et se jeta dans les bras
du duc. S'il n'eût pas été si heureux et si timide,
il obtenait là tout ce qu'il désirait avec tant d'ar-
deur; mais, lorsqu'il osa, il était trop tard d'une
minute.
LE VERT DE IlOUX. 221
— A Rouen, lui dit Lamiel, et pas avant.
Elle se mit à lui faire des plaisanteries sur son
retard, qui l'aurait livrée en proie au\ commis
voyageurs, sans la ressource du jeune apothi-
caire.
Le jeune duc raconta l'extrême embarras où il
était tombé; il avait fait la gaucherie de mentir
avec détails. Il avait parlé à sa mère d'une partie
au Havre pour voir la mer, convenue avec des
amis de Paris qifil lui (irait )wminés : le marquis
un tel, le vicomte un tel. La duchesse les connais-
sait tous, et aussitôt avait voulu être de la partie.
Ce n'était que le second jour que Fédor avait in-
venté de dire que le vicomte était en mauvaise
compagnie : une demoiselle qui faisait preuve de
beaucoup de talent aux Variétés... Aussitôt la du-
chesse lui avait fermé la bouche :
— Allez tout seul, ou plutôt n'allez pas...
Et il avait fallu dépenser une demi-journée à
obtenir la permission. Il finit par dire :
— Quand je n'ai pas Duval, je ne sais rien
faire.
— Et moi, je ne veux plus de Duval. je ne veux
pas d'un roi fainéant; je veux vous voir agir par
vous-même.
222 LAMIEL.
— En ce cas, je décide, lui dit le duc en lui
baisant la main, que nous arriverons le plus vite
possible à Rouen.
On fit demander des chevaux, elles deux amants
arrivèrent à Rouen le lendemain, à cinq heures du
matin.
CHAPITRE XIX
LAMIEL ET M^^® VOLNYS
Quinze jours se passèrent, le duc était parfaite-
ment heureux. Son bonheur redoublait chaque
jour, mais Lamiel commençait à s'ennuyer. Le
duc, qui s'était lait appeler à l'hôtel d'Angleterre
M. Miossens tout court, la comblait de cadeaux;
mais Lamiel. au bout de huit jours, se fit acheter
des habits qui annonçaient une fille de bourgeois
de campagne, et fit embellir les robes et les cha-
peaux fort chers qui annonçaient une dame de
Paris.
— Je n'aime pas à être regardée dans la rue,
je me souviens toujours des commis voyageurs.
Je suis sûre que je ne sais pas marcher comme
une dame de Paris.
Son défaut, comme femme aimable, était de
s'occuper trop peu de son amant, de lui parler
trop rarement. Elle en fit un maître de littérature;
224 LAMIEL.
elle se fit lire par lui et expliquer la comédie que
l'on jouait le soir au spectacle.
Elle vit M"'' Yolnys qui donnait une représenta-
tion à Rouen et allait au Havre.
— Voilà la femme qui me mettra à même de
porter vos beaux chapeaux sans avoir l'air de les
avoir volés. Partons pour le Havre et j'étudierai à
loisir M"" Yolnys.
— Mais ma mère a menacé d'y venir de son
côté et si elle nous voit, grand Dieu ?
— Alors courons, alors partons à l'instant, et
l'on partit.
L'astuce de Lamiel faisait des pas de géant; ar-
rivant au Havre, elle eut l'esprit de trouver des
inconvénients à tous les appartements que les
premiers garçons des hôtels venaient proposer à
la portière du coupé, jusqu'cà ce que :
« M"'' Yolnys, première actrice du Gymnase,
vient de descendre chez nous. »
Pendant huit jours Lamiel, placée à la première
loge sur le théâtre, ne perdit pas un mouvement
de M"*^ Yolnys, elle passait des heures à sa porte
entr' ouverte sur l'escaUer de l'hôtel de l'Amirauté
pour voir comment M"® Yolnys descendait l'esca-
lier.
LAMIEL ET M""- VOLNYS. 225
La duchesse de Miossens vint au Havre et Fédor
tremblait comme la feuille. Un jour, donnant le
bras à Lamiel qui, à la vérité, avait un grand cha-
peau, il vit sa mère venir à lui dans la rue de
Paris (rue à la mode du Havre). Lamiel crut qu'il
tombait de peur, elle exigea qu'il passerait bra-
vement à côté de sa mère : mais le soir, après le
spectacle, Lamiel lui accorda départir pour Rouen.
Le pauvre Fédor, à l'insu de Lamiel, était allé
voir sa mère et lui demander pardon de n'avoir
osé la saluer, à cause de la personne à laquelle il
donnait le bras. Il fut reçu par sa mère avec une
sévérité horrible. La duchesse finit par le chasser
de sa présence, lui reprochant l'insolence qu'il avait
eue de se présenter sans en faire demander la per-
mission.
Lamiel était tellement changée, que la duchesse,
qui la vit fort bien, ne la reconnut pas malgi'é sa
taille superbe et difficile à oublier.
Lamiel avait des grâces maintenant et avait
perdu sa tournure de jeune biche prête à prendre
sa course.
Deux fois elle avait écrit à ses parents des lettres
que le duc fit jeter à la poste à Orléans et qui
pouvaient confirmer la fable sur un héritage qu'elle
15
226 LAMIEL.
leur avait conseillé de mettre en avant dans le vil-
lage, le lendemain de son départ.
Lamiel passa un mois à Rouen ; elle était en-
nuyée à fond, le duc était arrivé à avoir pour elle
une passion véritable, il ne l'en ennuyait queplus.
Lamiel ne lisait dans son cœur que l'ennui qui
l'assommait.
Quoiqu'elle se fit faire la lecture plus de
quatre heures chaque jour par ce pauvre Fédor
qui en avait la poitrine fatiguée, Lamiel n'en était
pas encore arrivée à ce point de deviner les
causes de son ennui. Deux ou trois fois, dans son
étourderie, elle se surprit sur le point de consul-
ter le duc sur les causes de son mortel ennui ;
elle s'arrêta à propos.
Dans ses bizarreries, Lamiel avait recours à
toutes sortes d'inventions pour ne pas s'ennuyer ;
un jour, elle se fit enseigner la géométrie par le
duc. Ce trait redoubla l'amour de celui-ci. Dans
tout ce qui ne tenait pas aux droits imperceptibles
de la noblesse et au parti qu'elle pouvait tirer des
prêtres, l'étude de la géométrie avait appris à ce
jeune élève de l'École polytechnique à ne pas trop
se payer des mots. Sans distinguer tout ce qu'il
devait à la géométrie, Fédor l'aimait de passion ;
LA MIEL ET M"' VOLNYS. -221
il fut ravi de la facilité avec laquelle Lamiel en
comprenait les éléments.
Grâce à ses études et à ses réflexions de tous les
instants, Lamiel était bien différente de la jeune
fille qui, six semaines auparavant, avait quitté le
village. Elle commençaità pouvoir donner un nom
aux pensées qui l'agitaient. Elle se disait :
— Une fille qui s'enfuit de chez ses paients se
conduit mal, cela est si vrai qu'elle doit toujours
cacher ce qu'elle fait, et pourquoi se conduit-on
mal ? pour s'amuser; et moi, je meurs d'ennui. Je
suis obligée de me raisonner pour trouver quel-
que chose d'aimable dans ma vie. J'ai le spectacle
le soir et l'usage d'une vohure quand il pleut, et
encore il faut toujours se promener dans cette
allée de grands arbres le long de la Seine que je
sais par cœur; le duc dit qu'il est ignoble de se
promener à travers champs.
— De qui aurions-noas l'air? me dit-il.
— Nous aurions l'air de gens qui s'amusent.
Et il me dit même avec l'air pressé de me con-
trarier, que ce que je dis là a quelque chose de
bien commun et de mauvais ton.
Il m'ennuyait déjà assez, huit jours seulement
après que Jean Berville m'eut appris, pour mon
228 LAMIEL.
argent, à savoir ce que c'est que l'amour, mais
deux mois de tète-à-tête, grand Dieu! et dans ce
Rouen si enfumé encore, où je ne connais per-
sonne!
Une idée illumina Lamiel ! a Quand je le re-
trouvai après avoir été exposée aux politesses de
ces bêtes brutes de commis voyageurs faisant les
Lovelace, il me parut aimable; il faut le chasser
pour trois jours.
« Mon ami, lui dit-elle, allez passer trois ou
quatre jours avec M'"® la duchesse ; je lui dois beau-
coup de reconnaissance et si jamais elle apprend
que c'est à moi qu'elle a l'obligation de la vie dé-
sordonnée que vous menez à Rouen, elle pourrait
me croire ingrate et j'en serais au désespoir. »
Cette idée d'ingratitude choqua Fédor et lui
parut de mauvais ton; elle suppose une sorte d'é-
galité, et sans y avoir jamais réfléchi, avec la rai-
son que lui avait faite la géométrie, il lui semblait
que la nièce d'un chantre de campagne devait
toutes sortes d'égards a une dame du rang de sa
mère, quand bien même celle-ci n'aurait jamais
de bontés pour elle, et qu'il y avait du ridicule à
aller chercher le mot de reconnaissance. De plus
il n'avait nulle envie d'aller s'exposer à des ser-
LAMIEL ET Mi"= VOLXYS. 229
mons éternels, maisLamiel en ayant répété l'ordre,
il fallait bien partir.
Lamiel fut gaie jusqu'cà la folie en se trouvant
seule et débarrassée des éternels propos aimables
et complimenteurs du jeune duc. Elle commença
par acheter une paire de sabots, et prit sous le
bras la femme de charge de la maîtresse d'hôtel.
— Courons les champs, ma chère Marthe, lui
dit-elle, fuyons cet éternel boulevard de Rouen que
le ciel confonde.
Marthe, la voyant s'égarer à travers champs,
suivant de petits sentiers, et quelquefois ne suivant
pas desentiers du tout et s'arrêtant pour jouir de
son bonheur, lui dit :
— Il ne \ient pas ?
— Qui donc?
— Mais apparemment cet amoureux que vous
cherchez.
— Dieu me délivre des amoureux î j'aime mieux
ma liberté que tout. Mais est-ce que vous n'avez
pas eu d'amoureux?
— Si fait, répondit Marthe à voix basse.
— Et qu'en dites-vous?
— Que c'est une chose délicieuse.
— Eh bien ! rien n'est plus ennuyeux pour moi.
230 LA MI EL.
Tout le monde me vante cet amour comme le plus
grand des bonheurs; dans toutes les comédies, on
ne voit que des gens qui parlent de leur
amour; dans les tragédies, ils se tuent pour
l'amour; moi, je voudrais que mon amoureux fût
mon esclave, je le renverrais au bout d'un quart
d'heure.
Marthe restait pétrifiée d'étonnement.
— Et vous, mademoiselle, qui avez un amou-
reux si joli ! Quelqu'un disait, l'autre jour, à
madame qu'il vous connaissait bien, que M. Mios-
sens vous avait enlevée à un autre amoureux qui
vous donnait mille francs par mois.
— Je parie, dit Lamiel, que ce quelqu'un
était commis voyageur.
— Eh bien! oui, dit Marthe en ouvrant de
grands yeux.
Lamiel éclata de rire.
— Et ne faisait-il pas entendre, ce voyageur-là,
qu'il avait eu l'honneur de mes bonnes grâces?
— Hélas! oui, dit Marthe en baissant les
yeux.
Lamiel se laissa aller à s'appuyer contre un
arbre voisin et rit à en perdre la respiration.
En rentrant dans Rouen, elle fut reconnue par
LA.MIEL ET M"'' VOL.XYS. 231
les jeunes gens qui la voyaient tous les soirs au
spectacle; et Marthe reçut deux petits billets écrits
rapidement au crayon, qu'on lui mit dans les mains
avec une pièce de monnaie. Elle voulut les donner
à Lamiel.
— Non, gardez-les, dit celle-ci, vous les remet-
trez à M. Miossens à son retour, et lui aussi vous
les paiera.
A l'heure du spectacle, Lamiel regretta un ins-
tant le duc; puis elle s'écria :
— Ma foi non, toute réflexion faite, j'aime mieux
manquer le spectacle que le voir arriver avec son
bouquet obligé.
Puis elle courut chez la maîtresse de l'hôtel.
— Voulez-vous, madame, que je loue une loge
et m'accompagner au spectacle?
L'hôtesse refusa d'abord, puis accepta et envoya
chercher un coiffeur.
— Eh bien ! moi, j'ai l'esprit de contradiction,
se dit Lamiel ; elle avait encore son morceau de
vert de houx et se verdit la joue gauche.
Mais la loge était à gauche sur le théâtre ; elle
fixa tous les regards du public élégant, et trois
billets, d'une longueur formidable, écrits cette fois
avec de l'encre, furent apportés à l'hôtel vers les
232 LAMIEL.
minuit. Elle les parcourut avec un empressement
qui se changea bien vite en dégoût.
— Gela n'est pas grossier comme les commis
voyageurs, mais c'est bien plat.
Lamiel était parfaitement heureuse et avait
presque tout à fait oublié le duc, lorsqu'il
reparut au bout de deux jours.
— Déjà! se dit-elle.
Elle le trouva absolument fou d'amour, et, qui
plus est, passant son temps à lui prouver, par
de beaux raisonnements, qu'il était fou d'amour.
— C'est-à-dire, se disait la jeune paysanne nor-
mande, que vous allez être encore plus ennuyeux
que de coutume.
En effet, cet essai de liberté de deux jours avait
rendu Lamiel tout à fait rebelle à l'ennui.
Le lendemain matin, pendant qu'après leur
lever il recommençait à lui baiser les mains :
— Cet être-là est embarrassé de tout ce qui lui
ai'rive ; dès qu'il faut payer de sa personne, c'est
un homme en deux volumes : il lui faut un
Duval.
Lamiel l'envoya faire des commissions, payer
les dépenses de l'hôtel. Par son ordre, on appela
des ouvriers qui firent des caisses où furent em-
LAMIEL ET M"^ VOLNYS. 233
ballées toutes les jolies choses que le duc lui avait
données. Elle fit les malles du duc et les siennes,
puis le voyant, de la fenêtre, revenir à l'hôtel
vers les quatre heures, elle descendit à sa ren-
contre et l'engagea à la mener diner à..., village
sur la Seine.
Revenant de..., on alla directement au spec-
tacle; huit heures sonnées, elle dit au duc :
— Gardez la loge et attendez-moi, je prends
la voiture et ne serai qu'un moment, regardez
votre montre.
Elle courut à l'hôtel, fit .embarquer les malles
du duc adressées à Cherbourg; la diligence qui les
emporta partit à huit heures et demie. Elle fit
porter ses malles à elle à la diligence de Paris.
Fédor avait trois mille cent francs; elle plaça
mille cinq cent cinquante francs dans les malles
adressées à Cherbourg, et mille cinq cent cin-
quante francs dans sa malle à elle. En jouant avec
lui, elle lui avait volé sa bour.se.
CHAPITRE XX
PARIS
Il serait difficile de peindre les transports de
bonheur qu'elle sentit au moment où sa diligence
partit pour Paris. Blottie dans un coin, la joue bien
verte, elle riait et sautait de joie en se figurant
l'embarras du duc revenant à l'hôtel et ne trou-
vant plus ni maîtresse, ni argent, ni effets. Lamiel
craignit un peu, pendant les premières heures, de
voir arriver Fédor galopant sur un cheval de
poste. Elle avait trouvé une ressource contre cet
accident, qui était de feindre de ne le pas con-
naître. Du reste, elle avait eu soin de laisser de-
viner à l'hôtel qu'elle partait par la diHgence de
Bayeux, et, en effet, ce fut sur cette route que le
pauvre Fédor la poursuivit.
Cette nuit de voyage, fuyant un amour si ai-
mable et si poli, fut, à tout prendre, le moiuent le
plus heureux que Lamiel eût trouvé dans sa vie.
Elle avait un peu de peur des voleurs de Paris;
PARIS. 235
en descendant de la diligence, elle eut l'idée ma-
lencontreuse de vouloir faire croire qu'elle con-
naissait Paris et demanda un grand hôtel dont
elle prétendit avoir oublié le nom. 11 résulta de là
qu'elle fut placée à l'hôtel de X..., rue de Rivoli,
dans un appartement au quatrième, coûtant cinq
cents francs par mois.
Un peu étonnée de la quantité de domestiques
et du luxe de cette maison, elle se fit annoncer
chez la maîtresse du logis et lui demanda, avec l'air
du mystère et en la priant de lui garder le secret,
l'adresse d'un bon médecin. C'était une des anec-
dotes à elle racontées par le duc, qui lui don-
nait l'idée de cette finesse.
Le lendemain, nouvelle visite à la maîtresse du
logis.
— Madame, lui dit-elle, je ne suis jamais venue
à Paris. Ce que je redoute surtout, n'ayant pas
de femme de chambre, c'est d'être suivie; je vou-
drais être vêtue comme une petite bourgeoise,
seriez-vous assez obligeante pour venir acheter
avec moi un costume complet de cette classe?
La maîtresse du logis admira cette jeune fille
revêtue des vêtements les plus chers, qui voulait
se transformer en petite bourgeoise. Une circon-
236 LAMIEL.
stance redoubla l'étonnement de M™^ Le Grand, la
maîtresse de l'iiôtel : Lamiel avait chaud, en en-
trant dans le boudoir de M'"'' Le Grand, elle prit
son mouchoir et enleva presque toute la couleur
qui déparaît sa joue. La curiosité de M^^ Le
Grand la rendit fort attentive ; elle commença par
étudier le passeport de la jeune fille et la
traita avec tant de bonté que, dès le lendemain,
Lamiel lui avoua que, impatientée par les atten-
tions des voyageurs et surtout de l'espèce commis
voyageur, elle avait profité de l'avis à elle donné
par un autre voyageur, apothicaire de son mé-
tier, en se peigpant la joue avec du vert de
houx.
Deux jours après, l'hôtel était dans l'admira-
tion de cette grande fille, aux mouvements un
peu désordonnés, il est vrai, mais si bien faite et
qui employait un genre de fard si singulier.
M''"' Le Grand lui rendit le service de faire jeter à
la poste, à Saint-Quentin, une lettre adressée à
M. de Miossens, à X.. , et ainsi conçue :
;( Cher ami, ou plutôt Monsieur le duc,
(c J'ai admiré en vous des manières parfaites;
vos bontés sans fin m'ôtent presque le courage de
PARIS. 237
VOUS dire un mot qu'à coup sûr vous ne permet-
triez pas, et qui me semble cruel mais néces-
saire à votre bonheur et à votre tranquillité. Vous
êtes parfait, mais vos attentions m'ennuient. J'ai-
merais mieux, ce me semble, un simple paysan
qui ne serait pas éternellement occupé à me dire
des choses délicates et à me plaire. Il me semble
que j'aimerais un homme d'humeur franche et
surtout pas si poli. J'ai laissé vos malles et
mille cinq cent cinquante francs à Cherbourg, en
passant. »
II n'en fallut pas davantage pour que Fédor se
précipitât sur la route de Cherbourg, courant à
franc étrier pour avoir l'occasion d'examiner
toutes les figures sur le grand chemin. Malgré la
lettre de Lamiel, il n'abandonna point la folie de
la chercher qui l'occupait depuis sa fuite. A Rouen,
se trouvant sans argent, sans maîtresse et sans
linge, il eut presque l'idée de se brûler la cer-
velle. Jamais homme ne s'était trouvé aussi em-
barrassé. Toutes les prévisions de Lamiel s'accom-
plirent.
Pour Lamiel, elle eût tout à fait oublié le jeune
duc qui avait eu l'art d'étouiïer l'amour dans les
238 LAMIEL,
douceurs, s'il ne hii eût servi de point de com-
paraison pour juger les autres hommes.
Lamiel avait tant de naturel dans les manières
et tant d'étouiderie dans les façons que M™^ Le
Grand s'attacha à elle jusqu'au point d'en faire sa
société; bientôt elle trouva son boudoir ennuyeux
quand elle n'y voyait pas la jeune fille. Son mari
avait beau la sermonner sur l'imprudence d'ad-
mettre une inconnue à une telle intimité, M'^^'^Le-
grand n'avait pas de réponse, mais son amitié
redoublait pour notre héroïne. Plusieurs jeunes
gens, faisant de la dépense, logeaient dans cet
hôtel; ils firent la cour à M""^ Le Grand qui ne fut
point fâchée de leur présence dans son boudoir.
Elle remarqua avec plaisir et fit remarquer à son
mari qu'il suffisait de leur présence pour fermer
la bouche à la jeune inconnue qui certes ne cher-
chait pas à se produire.
L'unique passion de Lamiel était alors la curio-
sité ; jamais il ne fut d'être plus questionneur;
c'était peut-être là ce qui avait fondé la source de
l'amitié de M'"*' Le Grand qui avait le plaisir de
répondre et d'expliquer toutes choses. Mais La-
miel comprenait déjà qu'il faut être craintive et
jamais elle ne sortait le soir. Elle souffrait de ne
PARIS. 239
pas aller au spectacle, mais le souvenir des commis
voyageurs la rendait prudente.
Lamiel vit la nécessité de raconter son histoire
à M™*" Legrand, mais pour cela il fallait la compo-
ser; elle se méfiait de son étourderie; elle était
hors d'état de mentir parce qu'elle oubliait ses
mensonges. Elle écrivit son histoire, et, pour pou-
voir la laisser dans sa commode, elle donna à cette
histoire la forme d'une lettre justificative adressée
à un oncle, M. de Bonia.
Elle dit donc à M°^® Legrand qu'elle était la
seconde jeune fille d'un sous-préfet qu'elle ne pou-
vait nommer. Ce sous-préfet, fou d'ambition, n'était
pas sans espérance d'être compris dans la première
fournée des préfets et n'avait rien à refuser à un
veuf à son aise, affilié à la congrégation, et qui lui
promettait vingt et une voix de légitimistes ralliés.
Mais ce M. de Tourte mettait pour condition à ses
vingt et une voix qu'il épouserait Lamiel; or elle
avait en horreur sa mine jaune et bassement
dévote.
— C'est tout simple, dit M'"'^ Le Grand, ma
pauvre Lamiel a distingué un beau jeune homme
qui, en fait de fortune, n'a que des espérances.
— Eh bien ! non, s'écria Lamiel, je m'ennuierais
240 LAMIEL.
moins et saurais que faire de ma vie. L'amour, qui
paraît faire le souverain bonlieur de tout le monde,
me paraît une chose fort insipide et, si j'ose trop
dire, fort ennuyeuse.
— Ce qui veut dire peut-être que vous avez été
aimée par un ennuyeux.
(( Je me compromets, se dit Lamiel, il faut
revenir à la vérité. »
— Non, ajoula-t-elle de l'air le plus simple
qu'elle put, on m'a fait la cour ; mon premier
amoureux s'appelait Berville et n'aimait que l'ar-
gent. L'autre, appelé le duc, était fort prodigue,
mais le plus beau jour de ma vie a été celui oii je
l'ai mis dans l'impossibilité de me voir. Un oncle
m'avait laissé mille cinq cent cinquante francs ; on
devait le lendemain les porter au notaire pour les
placer. J'ai demandé à voir de près ces beaux
napoléons d'or et le billet de mille francs ; il était
huit heures du soir, mon père est sorti pour aller
préparer son élection, moi, je me suis sauvée par
le jardin de la sous-préfecture avec les trois malles
qui venaient d'apporter de Paris une partie de ma
corbeille de mariage, car M. de Ton rie est aussi
généreux que laid, c'est beaucoup dire, et mon
père lui remboursera le prix de ces robes qui me
PARIS. 241
plaisent. L'élection de notre airondissement ter-
minée, et la fournée de préfets annoncée dans le
Moniteur, mon père sera si joyeux, s'il est préfet,
qu'il me pardonnera facilement. La chose sera
beaucoup plus difticile s'il reste sous-préfet. Ce
M. de Tourte est tout-puissant sur l'opinion dans
notre arrondissement, son père est grand vicaire.
Le lendemain soir, Lamiel, obligée de répéter
son histoire au bon M. Le Grand, relut la lettre
de son oncle. Elle avait oublié d'expliquer le pas-
seport, elle dit :
— Un sous-préfet, gouvernant à six lieues de
chez nous et auquel M. de Tourte a fait refuser ma
main, me promit un passeport par le moyen d'un
de ses parents, maire à vingt-cinq lieues de chez
lui, du côté de Rennes.
Cette histoire attendrit M. Le Grand jusqu'aux
larmes et fournit pendant huit jours à la conver-
sation du soir. Dès le second jour. M™*" Le Grand
avait dit à sa protégée qu'elle l'aimait comme sa
fille.
— Tu as mille cinq cent cinquante fiancs pour
tout bien, et tu prends un appartement de cinq
cents francs ; je vais t'en donner un de cent cin-
quante où tu seras aussi convenablement, mais je
16
242 LAMIEL.
veux absolument te voir avec tes belles robes, et
je te mènerai mardi chez M. Servières, tu verras
là de jeunes cavaliers qui ont dix mille écus de
rente et tu feras des conquêtes, ma petite Lamiel,
tu feras des conquêtes qui vaudront mieux que
ton vilain M. de Tourte, avec ses vingt et une
voix de légitimistes ralliés dans sa poche.
— Eh bien! ma chère amie, reprit Lamiel,
permettez-moi de prendre un maître de danse,
je sens que je ne marche pas, que je n'entre pas
dans un salon comme une autre : permettez-moi
de vous mener quelquefois au Théâtre-Français.
CHAPITRE XXI
LE COMTE d'aUBIGNÉ-NERWINDE
Un soir, elle était encore chez M""® Le Grand
à minuit, et, pour s'amuser, avait entrepris
de plaire à son gros mari ; elle étudiait chez cet
homme l'absence complète d'imagination, lors-
qu'on entendit un grand bruit dans la rue et
bientôt à la porte de l'hôtel. C'était un des jeunes
habitants de la maison que l'on rapportait ivre-
mort.
— Ah! c'est encore le comte d'Aubigné-Xer-
winde, s'écria j\I™® Le Grand.
C'était ce qu'on appelle à Paris un fort aimable
jeune homme qui s'occupait gaîment à manger
une fortune de quatre-vingt mille livres de rente
que lui avait laissée le brave général d'Aubigné,
si célèbre dans les guerres de Napoléon. Depuis
trois ans seulement, il avait hérité et se trouvait
déjà réduit à l'hôtel garni. Il avait été obligé de
vendre sa maison.
244 LAMIEL.
Ce soir-là, l'ivresse de d'Aubigné consistait à
parler constamment et à ne pas vouloir monter
chez lui.
— A quoi bon monter deux étages puisque
demain il faudra les descendre?
Jamais M""' Le Grand, qui avait entrepris de le
faire monter chez lui, n'en put tirer d'autre ré-
ponse. Les deux domestiques qui l'avaient amené
sortirent; il menaçait de donner des coups de
poing à l'anglaise à ceux de la maison dont il était
énervé et qui demandèrent la permission à ma-
dame de ne pas se mêler de cet être désagréable.
Le comte saisit ce mot au vol.
— Ah ! non certes, ce n'est pas un être désa-
gréable; je remarque fort bien qu'elle se tait dès
que j'entre chez M™*" Le Grand, mais n'importe,
il y a quelque chose de singulier, d'original chez
cette jeune fille. Et moi, je veux la former. Avec
ses grandes enjambées, elle me fera rougir quand
je lui donnerai le bras; elle ne sait pas porter un
châle; mais je lui plairai ou je mourrai à la
peine. J'ai plu à tant d'autreSj mais, oui, c'est cela,
celle-ci n'est pas comme une autre, et l'on me dit
de monter, je ne veux pas être comme un autre.
Tous les autres montent, et moi je ne monterai
LE COMTE D'AUBIGNÉ-NEflWIXDE. 245
pas, et n'ai-je pas raison, madame Le Grand, à
quoi bon monter pour être obligé de descendre
demain matin?
Ce bavardage dura une grande heure. M""*" Le
Grand était fort embarrassée ; elle avait été femme
de chambre dans une bonne maison et avait un [tel]
fond de politesse, surtout envers un jeune homme
qui se ruinait en personne comme il faut, que,
pour rien au monde, elle n'aurait violenté le
comte. Il fallait cependant aller au lit, et elle son-
geait à faire réveiller l'homme de peine de la
maison et les aide-cuisiniers, lorsque le comte se
mit à expliquer pour la deuxième fois son projet
sur Lamiel.
Alors M™*" Le Grand appela la jeune fille qui
avait pris la fuite en entendant répéter son nom,
et la pria d'ordonner au comte d'Aubigné de re-
monter chez lui.
— Mais, ma chère madame, songez que demain
ce monsieur le comte s'autorisera de ce mot pour
m'adresser la parole.
— Demain il ne se souviendra de rien et viendra
me demander pardon. Je le connais, ce n'est pas
la première fois qu'il rentre dans cet état. II fau-
dra que je l'engage bien poliment à choisir un
246 LAMIEL.
Autre hôtel. II est haut comme les nues, il tutoie
les domestiques et c'est pour cela qu'ils ne veulent
pas le porter dans son appartement.
— Il s'enivre donc bien souvent? dit Lamiel.
— Tous les jours, je crois ; sa vie est un tissu
de folies; il tient à passer, pour le jeune homme
le plus fou de tous ceux qui brillent dans les loges
de l'Opéra. Dernièrement, il n'était pas aussi
complet que ce soir, est-ce qu'il ne s'avisa pas de
rouer à coups de canne le cocher qui le rame-
nait?
« Ah! ce n'est pas une poupée jolie comme mon
duc. » L'idée de le voir rosser le cocher qui le
ramena plut beaucoup à Lamiel, et, M™*' Le Grand
renouvelant ses instances, elle s'avança sur l'esca-
lier et dit résolument :
— M. le comte d'Aubigné, remontez à l'instant
au numéro 12.
. D'Aubigné cessa de parler, la regarda fixement,
puis dit :
— Voilà parler; tous les autres me disent :
montez chez vous ; cette sage personne, toute
neuve, arrivant de province, croit que j'ai oublié
le numéro de mon logement, elle me dit : montez
au numéro 12. Eh bien ! voilà ce que j'appelle une
LE COMTE DAUBIGNÉ-NERWINDE. 2i7
politesse parfaite... Et pourra-t-on dire de d'Aii-
bigné qu'il résista aux ordres d'une jolie femme...
et qui encore, pour le quart d'heure, n'a point
d'amant? Jamais! Mademoiselle Lamiel, je vous
obéis, et je remonte au numéro 12... Pas le nu-
méro 11, ni le numéro 13 (fi donc, le 13 est de
mauvais augure), je remonte précisément au
numéro 12.
Il prit sa bougie que M™® Le Grand lui présentait
et remonta résolument au numéro 12, en répétant
vingt fois qu'il ne refuserait rien à une demoi-
selle qui, pour le quart d'heure, n'avait pas
d'amant.
Le lendemain, revêtu d'une robe de chambre
magnifique, et étalé dans son fauteuil à la Vol-
taire :
— Eh bien ! coquin, dit le comte d'Aubigné au
premier domestique de l'hôtel qui rentra chez lui,
raconte-moi ce que j'ai fait hier quand je suis
rentré, un peu égayé.
— Je vous l'ai déjà dit, reprit ce domestique
avec le ton grossier de la colère d'un domestique,
je ne vous répondrai pas quand vous me parlerez
ainsi.
Le comte lui jeta un écu de cinq francs; le
248 LAMIEL.
domestique le ramassa et leva le bras comme pour
le lancer à la tête du comte.
— Eh bien! dit le comte en riant avec affecta-
tion en se rappelant Firmin, des Français (rôle de
Moncade).
— Je ne sais ce qui me lient de vous le lancer
à la figure, dit le domestique pâlissant; mais j'ai
peur de casser les porcelaines de madame.
Le domestique se retourna vers la fenêtre ou-
verte, la regarda un instant, puis lança l'écu qui,
traversant toute la rue de Rivoli, alla rebondir
contre la grille de la terrasse des Feuillants, où
vingt polissons se le disputèrent. Ce spectacle
calma apparemment le domestique qui dit au
comte avec toute la supériorité de la raison et de
la force physique :
— Si vous vouliez garder vos manières inso-
lentes, il fallait vous arranger pour conserver vos
pauvres domestiques qui les souffraient; il fallait
ne pas vous ruiner, ne pas vous mettre au point
de craindre le séjour de Clichy. Mais la peur de
Clichy vous a réduit à faire une vente simulée à
Madame des fauteuils et des glaces dont vous
avez encombré cet appartement. Quand on veut
être grand seigneur et insolent, il faut d'abord
LE COMTE D'AUBIGNÉ-NERWINDK. 249
n'être pas pauvre. Que dirait votre père, le brave
général d'Aubigné, s'il vous voyait réduit à ne
pas oser sortir avant le coucher du soleil?
— Eh bien! mon cher Georges, puisque vous
n'avez pas voulu d'un premier écu, en voici un
second pour payer vos bons avis.
Georges prit l'écu; il eût souffert des coups de pied
de la part du général de l'Empire, tant la mémoire
de Napoléon est sacrée parmi le peuple qui n'a
gardé aucun souvenir de la république, car en
l'absence du souverain, il n'y a point de grandeur
pour lui.
Le comte fut ravi de la façon dont avait tourné
son insolence. C'était un être qui s'ennuyait aus-
sitôt qu'il n'avait pas quelque chose à faire; son
cœur ne lui fournissait absolument rien.
— Maintenant, il faut songer à M""^ Le Grand;
vais-je traiter l'ancienne, la vénérable femme de
chambre, avec une haute fatuité, avec la hauteur
qui convient à ma fortune passée, ou faut-il jouer
le bonhomme? Eh parbleu! le bonhomme! s'écria
le comte, j'avais oublié net la grande demoiselle
Lamiel qu'il faut avoir. Qu'est-ce que cette fille-là?
A-t-elle déjà été à quelqu'un, ou n'est-ce pas une
provinciale qui fuit la colère de sa famille? Si
250 LAMIEL.
elle est tout à fait bête, mon ivresse d'hier l'a
choquée. Donc bonhomie et gaîté; la Le Grand
me fera un sermon, mais je saurai quelque chose
sur la Lamiel.
Le comte, dont les idées s'éclaircissaient peu
à peu, descendit avec sa magnifique robe de
chambre.
— Ma chère madame Le Grand, ma bonne amie,
il s'agirait de me faire du thé un peu vite et de
me raconter un peu ce que j'ai pu faire et dire
hier soir en rentrant. Ah! Mademoiselle Lamiel!
dit-il en faisant mine de l'apercevoir et la saluant
avec un profond respect, je donnerais deux billets
de mille pour que, hier soir, vous fussiez montée
chez vous avant onze heures. Nous nous sommes
mis à table à huit heures, je me souviens que
j'ai entendu sonner dix heures aux pendules,
mais après, mon âme est un désert, je n'y vois
rien.
— Mon Dieu, monsieur le comte, je suis au
désespoir de devoir vous adresser des choses dé-
sagréables. Aucun des domestiques ne veut plus
vous remonter chez vous; vous les avez choqués
et je ne puis pas renvoyer des sujets passables
parce qu'ils ne veulent pas se prêter à un genre
LE COMTE D'AUBIGNÈ-NERWINDE. 251
de service pour lequel ils ne se sont pas engagés.
M. Legrand se réunit à moi pour vous engager à
chercher un appartement. Quel est l'étranger qui
ne prendra pas une mauvaise opinion de mon hôtel
en entendant une scène comme celle d'hier soir?
vous parliez constamment et de choses peu con-
venables.
— D'amour, je parie! Rien ne m'intéresse dans
la vie, ni les chevaux, ni le jeu, je suis bien diffé-
rent des autres jeunes gens ; si je n'ai pas un
cœur tendre avec lequel je puisse vivre dans une
parfaite intimité, je m'ennuie; chaque jour me
paraît un siècle et alors, pour me distraire, je
me laisse inviter à dîner, et comme rien ne rem-
plit mon cœur. . .
— Ah ! scélérat, s'écria M"'- Le Grand quittant
son air sérieux, c'est parce qu'il y a ici, pour vous
écouter, d'autres oreilles que les miennes, que
vous avez parlé de sentiment. Osez-vous bien dire
que vous aimez autre chose qu'un beau cheval ou
un habit bien fait et d'une couleur nouvelle qui
vous donne bon air, le matin, en vous promenant
au bois de Boulogne, ou le soir, dans votre loge,
à l'Opéra, ou dans les coulisses ?
— Vous me dites, mon excellente hôtesse, de
252 LAMIEL.
prendre un appartement et des gens à moi. Croyez-
vous donc que c'est pour son plaisir qu'un d'Au-
bigné-Nerwinde habite une auberge, quoique fort
honnêtement tenue et le modèle de tous les lieux
de ce genre? mais vous oubliez que pour le mo-
ment je suis ruiné. Sais-je seulement si dans
deux mois je serais à même de louer deux pauvres
chambres? Mais par bonheur, le ciel m'a conservé
le caractère de mes aïeux. Ma cousine, M'"" de
Maintenon, est née en prison, a épousé un farceur
ignoble, un Scarron, et n'en est pas moins morte
la femme du plus grand roi qui soit monté sur le
trône de France. Eh bien ! il y a des jours où ma
prison m'ennuie, car de bonne foi, un hôtel, si
bien tenu qu'il soit, des domestiques qui refusent
de m'obéir, n'est-ce pas une prison pour moi? Et
pouvez-vous me reprocher de me laisser aller à
un moment d'ivresse qui me permet d'oublier tous
mes malheurs? Je ne suis que trop sérieux dans
ce moment de pauvreté, j'ai le malheur d'être
amoureux à la folie, et, je me connais, l'amour
n'est point une plaisanterie surannée, c'est une
passion excitable (sic), terrible ; c'est l'amour des
chevaliers du moyen âge qui porte aux grandes
actions.
LE COMTE D'ALBIGNÉ-iNERWJNDE. '253
Lamiel rougit profondément, le comte le vit.
« Ce corps si beau est à moi, se dit-il ; quel
eflfet elle fera à l'Opéra, si je puis Thabiller con-
venablement ! Attention, d'Aubigné, c'est une jeune
gazelle que tu veux mettre en cage, il ne faut pas
qu'elle saute par dessus les barrières. Soyons pru-
dent. »
Le comte paraissait un brillant jeune homme
et bien amusant aux yeux de Lamiel; pourtant il
ne disait pas un mot qui ne fût appris par cœur,
mais il n'en faisait que plus d'impression; tous
ses mouvements d'éloquence étaient calculés d'a-
vance et arrangés de façon à frapper par de bril-
lants contrastes, — de beaux passages de la plus
charmante insouciance aux idées imprévues les
plus attendrissantes. Il voyait l'effet qu'il produi-
sait sur cette jeune fille qui ne disait mot, assise
dans un coin du boudoir, mais changeait de cou-
leur aux endroits les plus marquants de Y exposé
de la situation du comte. Les reproches et les
conseils de W"" Le Grand lui donnaient l'occasion
la plus naturelle de parler de lui et il en usait
largement; il voyait aussi qu'il intéressait vive-
ment M""" Le Grand, ancienne femme de chambre
de bonne maison (de M°''' la comtesse de Damas)
254 LAMIEL.
et accoutumée à respecter et admirer les jeunes
gens riches qui se conduisaient et agissaient avec
le monde et avec la fortune comme M. d'Aubigné-
Nerwinde.
CHAPITRE XXII
LE COUP DE PISTOLET
D'Aubigné était une copie de ces jeunes grands
seigneurs dont les derniers sont morts de vieil-
lesse sous Charles X, vieillards bien bardés de
prétentions et débitant des maximes cruelles que,
par bonheur, ils n'avaient pas la force d'appli-
quer. D'Aubigné n'était pas un jeune seigneur
insouciant et gai, mais il était, d'après un grand
seigneur aimable, un jeune homme insouciant et
gai. Lamiel n'avait pas assez d'usage pour faire
cette différence ; elle avait beaucoup d'esprit
parce qu'elle avait une grande âme, mais ce n'é-
tait pas un esprit de comparaison et d'étude; et
elle était bien loin de pouvoir juger elle-même et
les autres.
Assise dans un coin et plongée dans un silence
plein d'agitation, elle comparaît sans cesse d'Au-
bigné au duc de Miossens et se montrait bien in-
juste pour ce pauvre jeune homme; c'étaient sur-
256 LAMIEL.
tout le naturel, le manque absolu d'imagination,
la façon simple de dire les choses les plus déci-
sives et, pour tout dire en un mot, son ton parfait
qui lui faisait tort aux yeux de sa ci-devant maî-
tresse. Elle donnait les noms de timidité et de
prudence extrême aux façons vraiment simples et
naturelles de cet aimable jeune homme, tandis
que l'enluminure du comte lui semblait peindre le
caractère le plus énergique; elle le voyait se
lançant, avec une hardiesse vraiment chevale-
resque, dans l'imprévu des événements.
Dès le lendemain, le comte, qui l'épiait derrière
sa porte entrouverte, hasarda de lui parler comme
elle montait chez elle. Elle répondit à ce qu'il
disait avec une raison froide, mais ne parut point
choquée de sa démarche. Lamiel portait le natu^
rel de son caractère écrit sur son front.
u Elle est à moi, se dit le comte, mais comment
l'habiller? Cela n'a aucun fond de garde-robe.
Dieu sait ce qu'il y a dans ces deux grandes malles
que j'ai vu monter chez elle! Je ne lui fais pas la
cour pour avoir du plaisir obscurément dans un
hôtel, comme un étudiant en droit. Je ne vais pas
user mes forces obscurément. Si je la désire, c'est
pour montrer mon luxe; c'est pour la montrer à
LE COUP DE PISTOLET. 257
l'Opéra et au bois de Boulogne, c'est parce qu'il
s'agit d'une primeur, c'est parce que j'aurai a
conter son histoire où je mettrai du piquant. H
me faut au moins quatre mille francs pour qu'elle
soit digne de paraître à mon bras. Non, mademoi-
selle, votre vertu paraît empressée de faire faux-
bond, mais vous n'aurez ce plaisir que lorsque,
moi, j'aurai réuni quatre mille francs. Il faut que
les cadeaux arrivent, comme la foudre, le lende-
main de votre défaite, et que vous, la première,
croyiez avoir affaire a un jeune seigneur opulent
et jetant l'argent par la fenêtre, ce que j'étais il y
a deux ans.
Pendant que d'Aubigné se livrait à ces raisonne-
ments prudents (la prudence était son fort) Lamiel
avait un vif plaisir et le croyait le plus fou et K;
plus naturel des jeunes gens.
u Celui-ci n'est point un petit Caton ennuyeux
et toujours le même, comme le duc. »
Le comte étudiait toutes ses rentrées à l'hôtel;
il était bien sur que Lamiel se trouvait dans le
boudoir de M""® Le Grand, au rez de-chaussée, qui
avait une belle fenêtre sous les arcades de Rivoli
et un vasistas sur l'escalier. A vingt pas de l'hôtel.
258 L AMI EL.
il prenait une démarche évaporée. Mais sa pru-
dence fut contrariée par les événements.
11 avait réuni à peu près cent louis pour l'équi-
pement de sa future maîtresse et il s'occupait déjà
du choix du nom sous lequel il la ferait débuter
au bois de Boulogne, L'admirable fraîcheur, le ve-
louté du teint de Lamiel l'avaient décidé à la faire
débuter au grand jour du bois de Boulogne plutôt
qu'à la lueur des quinquets de l'Opéra ; il espé-
rait trouver encore un crédit de cent louis ou
mille écus chez les marchands, quand arriva l'é-
poque des courses de Chantilly. Par malheur, il
n'y .songea que huit jours avant.
« Je n'ai plus le temps d'être malade, se dit-il,
avec humeur et se frappant le front. D'Eberley et
Montandon ont gaspillé cette ressource. »
Il tomba dans une ^ et dit à Lamiel
d'un air profond :
— Je vous adore et vous me mettez au déses-
poir.
Le matin même du jour où il dit ce mot, M'"'Le
Grand faisait remarquer sa profonde tristesse. Ce
mot manqua absolument son effet; il était entaché
1. En blanc, dans le manuscrit.
LE COUP DE PISTOLET. 259
d'ennui. Le duc, qui l'avait tant ennuyée, le lui
avait dit vingt fois mieux. Si elle eût eu à celte
époque le talent de lire dans son propre cœur,
elle eût dit au comte :
— Vous me plaisez, mais à condition de ne me
jamais parler le langage de la passion.
Le comte était bourrelé par l'idée de Chantilly
et encore fort indécis lorsque, le soir, on cita au
cercle des Jockeys, un de ses amis, un jeune
homme qui faisait le plongeon à l'approche de
Chantilly en se prétendant malade.
« Qui trop embrasse, mal étreint, se dit-il. Au
diable cette petite provinciale! Je suis perdu, avec
ce qu'on dit de mes affaires, si, avec ma passion
pour les chevaux, on ne me voit pas à Chantilly. »
La veille du grand jour, il dit à Lamiel :
— Je vais essayer de me casser le cou, puisque
votre cruauté rend ma vie si insupportable.
Ce mot scandalisa Lamiel.
« Mais où prend-il que je sois cruelle? se dit-
elle en riant; m*a-t-il jamais mise à même de lui
refuser quelque chose de sérieux? »
Le fait est que la société de toutes les femmes
ennuyait le comte; Lamiel, étant encore tout à
fait une femme honnête, l'ennuyait encore bien
•2G0 LAMIEL.
plus; il faisait donc la cour à notre héroïne en lui
disant des mots ; de la vie, il n'avait passé cinq
minutes avec elle, en tête-à-tête ; son art était de
faire croire à Lamiel qu'il mourait d'envie de lui
parler et que la cruauté d'elle, Lamiel, lui enle-
vait la possibilité de ce bonheur.
Lamiel, fort indifférente à ce qu'on appelle l'a-
mour et ses plaisirs, se disait :
« Si je me lie au comte, il me mènera au spec-
tacle. Mes mille cinq cent cinquante francs sont
déjà fort ébréchés, mais le comte ne pourra me
donner de l'argent, il n'en a pas. »
— Il ne se fait aucun changement dans ma fa-
mille, disait-elle à M""" Le Grand; les élections sont
retardées; M. de Tourte est sans doute plus puis-
sant que jamais ; ce M. X... Ubéral, ce rédacteur
du Commerce, qui loge au sixième, dit que la
congrégation va revenir. Que faut-il faire pour
gagner ma vie? Je n'ai plus que huit cents francs.
Lamiel était abonnée à deux cabinets littéraires
et passait sa vie à lire. Elle n'osait presque plus
se promener ou aller en omnibus toute seule. Les
taches vertes sur la joue gauche ne produisaient
plus un effet certain. Elle était si bien faite, son
œil avait tant d'esprit, que, presque chaque jour,
LE COUP DE PISTOLET. 261
elle avait à repousser des avances souvent gros-
sières. Elle ne se permettait de parler qu'à M" - Le
Grand et à M. X*"*, son maître à danser, bon jeune
homme, honnête et borné, qui n'avait pas manqué
de prendre de l'amour pour son écolière, et au-
quel M™*" Le Grand avait confié le père sous-préfet,
M. de Tourte et le reste de l'histoire. Tout cet
ensemble de vie n'était pas amusant; l'impossibi-
lité de la promenade nuisit à la santé de Lamiel
et son ennui était complété par le ftianque de
spectacle. La fatuité de dAubigné était sur le
point de triompher, s'il eût donné à Lamiel plus
d'occasions de parler à cœur ouvert ; elle avait si
peu de vanité, qu'elle se fût ouverte à lui, au pre-
mier moment d'impatience dans lequel il l'eût
surprise.
Ce fut dans ces circonstances que Chantilly
se présenta. Le comte y alla et perdit dix-sept
mille francs en paris. Il acheva de se ruiner, il
épuisa tout le crédit qu'on lui accordait encore et
paya noblement cette somme avant la fm de la
semaine. Le comte d'Aubignè-Nerwinde était au
fond très prudent et sage jusqu'à l'avarice.
— J'ai déjà trois ou quatre jugements qui peu-
vent me conduire à Clichy, je me dois à moi-
202 LAMIEL.
même d'avoir cette petite provinciale ; ce devoir
rempli, il s'agit de disparaître en giuind. J'irai
passer mon temps à Versailles, je suis connu des
pauvres diables qui vont bâiller dans celte triste
ville avec les Anglais ruinés. Grand Dieu ! quelles
soirées je passerai!
Lamiel s'ennuyait à mourir, il ne fallut au
comte que deux jours de soins.
— Vous me conduisez au spectacle ce soir? lui
dit Lamiel.'
— Ce soir, si mes ailaires sont finies, je compte
me brûler la cervelle.
Lamiel jeta un cri et le comte fut heureux de
l'effet qu'il produisait.
— Vous aurez ma dernière pensée^ belle La-
miel, vous aurez été mon dernier bonheur. Si, il y
a huit jours, vous eussiez été moins cruelle pour
moi, je ne serais pas allé aux courses de Chan-
tilly, j'y ai perdu dix-sept mille francs; j'ai payé,
comme l'honneur le voulait, en épuisant toutes
mes ressources et il ne me reste pas un billet de
mille. Mais le comte d'Aubigné-Nerwinde, le fils
d'un héros connu de toute la France, ne doit point
se laisser voir dans une position inférieure. J'ai
bien une espèce de sœur fort riche, mon aînée de
LE COUP DE PISTOLET. 263
vingt ans, nicais c'est une tète étroite, peu digne
de comprendre une vie dirigée par l'amour et le
hasard. De plus, elle a épousé un Miossens et moi
je ne suis qu'un d'Aubigné-Nerwinde.
— Un Miossens, parent du duc?
— Son grand oncle, mais d'où savez-vous ce
nom ?
Lamiel rougit.
— M. de Tourte, mon prétendu, parlait sans
cesse de Miossens ; l'homme d'affaires de cette
famille lui fournissait quatre voix.
Lamiel savait déjà un peu mentir, mais elle ap-
puyait encore trop, elle ne jetait pas les men-
songes comme choses sans conséquence, elle avait
encore bien à acquérir. Ce qui la faisait mentir,
c'était une maxime que M'"® Le Grand lui répétait
souvent depuis qu'elle lui parlait à cœur ouvert:
« Sois riche, si tu peux ; sage, si tu veux ; mais sois
considérée, il le faut. »
L'intimité avec le comte dura une demi-journée ;
le soir, Lamiel lui trouvait déjà une sécheresse de
cœur qui lui coupait la parole. Ses paroles avaient
une grande dignité, mais cette dignité lui coûtait
bien des efforts, et Lamiel voyait ces efforts, et
elle n'eût pas su dire d'où venait son ennui : seu-
264 LAMIEL.
lement, c'était l'opposé de ce jeune étourdi sans
réflexion qu'elle s'était figuré et qu'elle aimait
d'amour, comme le contraire du jeune duc. L'idée
du coup de pistolet, car elle croyait tout ce qui
était extraordinaire, chassa bien vite l'ennui. Elle
regardait d'Aubigné :
— Cette belle figure, si froide et si noble, c'est
donc celle d'un homme qui va se tuer dans quel-
ques heures! il agit avec un sang-froid parfait.
Le comte faisait des malles et semblait absorbé
par le soin de ne pas gâter ses effets; fier de son
habileté à faire des malles, il était bien commis
voyageur dans ce moment ; mais Lamiel ne voyait
rien, son âme était tout émue parce coup de pis-
tolet si prochain. Il adressait ces malles à sa sœur.
Il les accompagna à la diligence de Périgueux, et,
du bureau des diligences, les fit transporter à
Versailles par un fourgon de louage. Le lendemain
matin, M"'*" Le Grand reçut la lettre d'usage^ :
— Quand vous hrez ces mots de, etc.
Lamiel baissa la tête à cette lecture et bientôt
fut étouffée par des sanglots. M. Le Grand
s'écria :
— Voilà cependant seize cent soixante-sept
flancs que nous perdons, et il se remit à faire la
LE COUP DE PISTOLET. 265
note réelle du comte ; il voulait connaître sa perte
réelle., la note à payer était de seize cent soi-
xante-sept francs, la note réelle ne s'élevait qu'à
neuf cents francs.
— L'année passée, notre perte a été de quatre
pour cent de nos recettes brutes; cette année,
elle sera de six pour cent, car je ne parle pas de
la valeur des fauteuils du pauvre comte et de ses
porcelaines, peut-être en aura-t-il disposé par tes-
tament.
Toute cette discussion plongea Lamiel dans un
noir profond. Certes, elle n'avait pas d'amour
pour le comte, le sentiment qui lui navrait le
cœur n'était que delà simple humanité.
CHAPITRE XXIII
LV. CHAPELIER DE PÉRIGUEUX
A Versailles, au milieu d'une société dévote et
gémissant de tout, le comte mourait d'ennui ,•
mais il était prudent avant tout et un trait de sa
rare prudence corrigea la fortune. Pour être bien
reçu malgré sa pauvreté qui commençait à percer,
il avait pris le parti de faire la cour à une mar-
quise âgée, M'"® de Sassenage, l'un des plus so-
lides soutiens de la congrégation en ce pays-là.
Son caractère dur, sa vanité âpre donnèrent de
l'occupation à la marquise. Elle connut moins
l'ennui; pour l'enchaîner et l'obliger à la courti-
ser, cette marquise inventa de l'engager à prendre
le parti de l'Église. Le comte, qui savait exploiter
son nom avec une rare habileté, lui dit grave-
ment :
— En ce cas, les Nerwinde sont éteints, je ^uis
le dernier du nom et je dois, à la gloire de n on
père et au souvenir que la France conserve à ce
LE CHAPELIER DE PÉRIGLEUX. '267
héros, ami de Jourdau, de consulter ma sœur sur
cette démarche importante.
La marquise de Sassenage crut devoir faire por-
ter cette parole à la baronne, toujours malade et
à laquelle une haute dévotion avait ouvert les sa-
lons de l'ancienne noblesse de Périgueux, par le
directeur de sa conscience. Ce directeur se trouva
malade aussi, et ce fut M"'' l'évêque de X"'* lui-
même qui alla parler à cette dévote importante et
riche. Il était lui-même d'une famille apparte-
nant à la bonne noblesse du Béarn; il comptait
parmi ses aïeux un cordon rouge sous Louis XV.
Par hasard il l'attendrit sur la chute de la noblesse,
et cet attendrissement fut pour la baronne la flat-
terie la plus agréable possible. Elle était donc de
la vraie noblesse aux yeux de cet homme de bonne
famille.
Deux jours après, la baronne fit un nouveau
testament; elle donnait tout son bien à ce frère
Ephraim, comte de Nerwinde, qu'elle avait tant
maudit. Ce don pouvait s'élever à près à'iui mil-
lion, mais elle y mettait une condition ; elle vou-
lait qu'il se mariât avant l'âge de quarante ans.
Quelques jours après, la pitié pour le titre de son
jeune frère faisant des ravages dans cette imagi-
268 LAMIEL.
nation mobile, la baronne envoya à son frère, avec
qui elle était à couteaux tirés depuis deux ans,
une lettre de change de six mille francs. Elle lui
annonçait une pension annuelle de pareille somme
et lui faisait entendre qu'il serait son héritier.
Le comte reçut cette lettre à quatre heures, au
moment d'aller dîner chez la marquise de Sasse-
nage, où on l'attendait. 11 ne donna pas deux
secondes au plaisir ou à la surprise. Les cœurs
dominés par la vanité ont une peur instinctive
des émolionS; c'est la grande route pour arriver
au ridicule.
— Comment puls-je faire de ceci, se dit-il, une
anecdote piquante et qui me fasse honneur au
Cercle?
11 partit pour Paris, monta en courant à la
chambre de Lamiel et, sans daigner répondre au
cri de joie de la bonne M™*^ Le Grand, il ouvrit la
porte de Lamiel avec fracas, et se jetant à ses ge-
noux :
— Je vous dois la vie, cria-t-il à Lamiel; la
passion que j'ai pour vous m'a fait tirer en l'air
le pistolet que je venais d'armer. Une fois de
sang-froid et songeant à vos charmes divins, j'ai
fait savoir l'état de ma fortune à ma sœur. Le
LE CHAPELIER DE PÉRIGUEUX. 269
sang des Nerwinde ne pouvait se démentir; elle
m'a envoyé un paquet de lettres de change et vous
avez encore le temps de vous habiller avant
l'Opéra.
L'idée de l'Opéra et d'y être dans une heure fit
bien vite oublier à notre héroïne l'idée triste du
comte d'Aubigné-Nerwinde tué par un coup de
pistolet. Ils entrèrent chez divers marchands où la
jeune provinciale changea de robe, de chapeau,
de châle. En allant à l'Opéra, le comte lui dit :
— Votre père sous-préfet me fait peur ; s'il
réussit dans son élection, on ne lui refusera pas
un ordre pour enlever une fdle rebelle,' et que
deviendrait mon amour ? ajouta-t-il d'un air
froid.
Lamiel le regarda et sourit :
— Appelez-vous M™^ de Saint-Serve. Je choisis
■ce nom parce que je suis possesseur d'un fort
beau passeport à l'étranger sous ce nom de Saint-
Serve.
— Mais j'hérite des belles actions de cette ma-
. dame, et quelles actions !
— C'était une jeune fille moins jolie que vous,
mais qui avait aussi un père dangereux ; elle par-
tait, nous trouvâmes plus sage de la faire porter
270 L AMI EL.
sur le passeport de son amant comme sa femme.
Cela fait titre à l'étranger.
La résurrection du comte fit événement à
rOpéra, et il fut au comble du bonheur. W" de
Saint-Serve eut tout le succès possible.
Le lendemain, Nenvinde se cacha, et ses amis
traitèrent avec ses créanciers. Tous ceux de ces
gens-là qui ne fréquentaient pas le foyer de
l'Opéra le croyaient mort.
Au sortir de l'Opéra, le comte avait conduit
Laraiel dans un petit appartement de la rue Neuve-
des-Mathurins.
— Si vous m'en croyez, avait-il dit à Lamiel
ravie de l'Opéra, vous ne reverrez plus M""' Le
Grand; elle pourrait dire que M'"' de Saint-Serve
est de la connaissance de M"'' Lamiel. Écrivez-moi
sur un bout de papier ce que vous pouvez lui
devoir et demain un inconnu ira la payer et lui
faire vos compliments.
Dans cette soirée, de sept heures à minuit, Ner-
winde, criblé de dettes, ayant à redouter pour
le lendemain l'effet de quatre jugements qui
l'envoyaient à la prison de Clichy, n'ayant au
monde pour tout bien qu'une traite de six mille
francs (|u'il ne montra à personne, acheta tout ce
LE CHAPELIER DE PÉRIGUEUX. 271
qui compose la toilette de femme la plus bril-
lante et les marchandes le remercièrent, et, en
achetant dans leur boutique, il avait l'air de leur
faire une faveur.
C'était là le triomphe de ce caractère froid,
contenu, calculant toujours et ne craignant au
monde que la douleur physique pour sa chère
personne ou les désarrois de vanité. Ce caractère
timide et froid avait été formé par une époque de
vanité et d'ennui : avant 1789, il eût paru souve-
rainement ennuyeux ; on eût trouvé dans les comé-
dies ce caractère d'un Gascon froid et important.
Les femmes de nos jours n'ayant plus voix au
chapitre, Nerwinde, peu fait pour leur plaire,
devait le brillant de sa réputation à deux duels et
surtout à un œil petit et morne et dont l'audace
paraissait inébranlable. Ses traits, un peu kal-
mouks, mais nobles, n'échappaient à l'air com-
mun que par leur froideur, leur amabilité profonde
et leur apparence imprégnée de tristesse ou plutôt
de douleur physique. Naturellement rebelles à
l'expression, ils ne disaient jamais que ce qu'il
voulait leur faire dire ; ils cachaient admirablement
et complètement les aigreurs fréquentes d'une
âme glacée, mais égoïste avec passion ; la moin-
272 L AMI KL.
dre perspective de soiiffiance pour sa chère per-
sonne accablait le comte jusqu'à lui faire répandre
des larmes. M. de Menton avait dit de lui :
— C'est un joueur d'échecs cauteleux que la
bêtise du public prend pour un poète.
Le comte d'Aubigné-Nerwinde, par son sérieux
prudent, morne et toujours occupé du public, avec
la physionomie d'un loup caché le long d'un grand
chemin et attendant le passage d'un mouton,
était surtout bien à sa place devant une société
de vingt personnes. Il parlait avec des efforts
et des anxiétés pour atteindre à l'élégance
qui faisaient mal aux personnes d'un goût déli-
cat; mais il avait la passion de parler et de racon-
ter, et, assez grossier de sa nature, il ne sentait
pas les chutes.
Cette passion de parler, de raconter, d'avoir
raison sur tout, le mettait au supplice si quelqu'un
racontait la moindre chose devant lui. Il avait
certaines objections aigres à faire à tout ce qu'on
disait qui empêchaient la moindre conversation
de marcher en sa présence. La vie intime avec lui
était un supplice. Sa mine souffrante, ou du moins
morne et facilement offensante, empêchait les
sailUes et toutes les sensations agréables, — les
LE CHAPELIER DE PÉRIGUEUX. 273
saillies qui font l'agrément de la conversation
française et qui ont toujours besoin d'un certain
degré de confiance dans les auditeurs, avec l'amour
propre desquels elles jouent le plus souvent.
Quelque philosophie indulgente et désir de
bien vivre ensemble qu'eût l'interlocuteur, ses
contradictions continuelles mettaient obstacle
même à la conversation sur les choses les plus
simples.
Lamiel était bien loin de pouvoir se rendre
compte de toutes ces choses. Bonne, simple,
enjouée, heureuse, sans malice au fond du cœur,
elle ne pouvait deviner d'où lui venait le désagré-
ment de sa vie. Elle était ravie du rôle que le
comte lui faisait jouer dans le monde et de la hau-
teur à laquelle il l'avait placée. Elle n'eut pas eu
autant d'esprit, de brillant et de linesse dans la
conversation si l'on ne l'eût pas écoutée avec une
religieuse attention. Sans attention préalable, il
faut frapper fort, comme les réparties d'un vaude-
ville.
— Et à qui dois-je cette bienveillance antici-
pée, même de la part des gens assistant pour la
première fois à nos dhiers? Uniquement à la con-
sidération que le comte s'est acquise. Mais appa-
18
274 LAMIEL.
reinment que les soins qu'il se donne pour cela
le fatiguent : de là son humeur dans le tête-à-tête :
eh bien! abrégeons les tête-à-tête. En rentrant à
la maison, tout mon contentement disparaît; dès
qu'il est seul avec moi, il devient âpre, presque
insultant, lui qui se montre dans le monde d'une
politesse si cérémonieuse; il semble que je lui
fasse un tort en lui adressant la parole, même pour
lui demander son avis.
Toutes ces réflexions, plutôt senties qu'expli-
quées avec netteté, arri>yèrent en foule à Lamiel,
comme elle regardait ses cheveux dans le miroir
pour mettre ses papillotes.
— 11 n'y a qu'un moment, en ôtant mon cha-
peau, j'avais le rire sur les lèvres, se dit-elle, et
maintenant, j'ai l'air morne, j'ai besoin de faire
effort sur moi-même pour n'être pas en colère.
Grand Dieu ! il en est ainsi tous les soirs ! Appa-
remment, cet homme si imposant est fatigué
des efforts qu'il fait pour maintenir son empire
dans le monde, et quand il est fatigué, il a de
l'humeur.
Elle courut à sa chambre et s'enferma à clef.
Il n'y avait alors que huit jours seulement
depuis la première soirée à l'Opéra. Lamiel avait
LE CHAPELIER DE PÉRIGUEUX. 275
ce courage sans effort des caractères parfaitement
naturels.
— Qu'est-ce que cela signifie? s'écria le comte
d'un air morne, en entendant le bruit de la porte
fermée.
Pour s'amuser, Lamiel imita le ton câpre et gros-
sier de son noble amant :
— Cela signifie, lui cria-t-elle à travers la porte,
que je suis lasse de votre noble présence.
— Eh bien! ma foi, tant mieux, se dit Ner-
uinde, qu'ai-je besoin de m'énerver avec une
créature dont tout le monde voit bien que je dis-
pose? L'essentiel, c'est que, par sa figure et l'es-
prit que je lui souille, elle me fasse honneur dans
le monde. Je vais bien la punir, cette petite mijau-
rée : j'attendrai qu'elle m'appelle dans sa chambre,
et surtout jamais elle ne me verra piqué de son
étrange folie.
On demandera peut-être quelle était la base
morale de ce caractère étrange du comte. Les
prétentions, les fatales prétentions, une des causes
principales de la tristesse du xix® siècle. Nerwinde
mourait de peur de n'être pas pris pour un comle
véritable.
Le malheur d'un caractère si ferme en appa-
'216 LAMIEL.
rence, c'était d'abord d'être faible jusqu'à la
pusillanimité ; la plaisanterie la plus simple et
la moins fréquente, et que le défaut d'esprit con-
damnait à mourir en naissant, lui donnait de
l'humeur pour huit jours. En second lieu, M. d'Au-
bigné-Nerwinde oubliait complètement son glo-
rieux père, connu de la France et de l'Europe
entière, le général Boucaud, comte de Nerwinde,
et sans cesse il pensait à son grand-père Boucaud,
petit chapelier de Périgueux.
Youdra-t-on croire cet excès d'orgueil, de sus-
ceptibilité et de faiblesse? La moindre plaisanterie
sur le commerce, bien plus, le propos d'un homme
qui disait devant lui : « Je viens d'acheter un cha-
peau », le faisait regarder entre les deux yeux
l'homme qui prenait la liberté de dire une chose
aussi étrange, et le mettait hors de lui pour toute
une journée. Le problème, qui se posait alois,
était celui-ci :
— Dois-je laisser passer ce trait piquant, ou
bien dois-je me fâcher?
Dès l'âge de seize ans, Nerwinde était bourrelé
par ce mot : Un petit chapelier établi dans un
des faubourgs de Périgueux. Quelle apparence
que l'on pût prendre pour un comte véritable le
LE CHAPELIER DE PÉRIGUEUX. 277
petit-lils du chapelier Boiicaud? Si l'on parlait de
Boucaud devant lui, il rougissait, de là cette phy-
sionomie immobile; il fallait bien cacher cette
inquiétude qui venait l'agiter à chaque instant,
de là cette habileté suprême au pistolet.
La maîtresse qui lui eût convenu, qui eût fait
\a tranquillité et bientôt le bonheur de sa vie, eût
été une femme de haute naissance qui lui eût
répété dix fois par jour :
— Oui, mon noble Ephraïm, vous êtes un comte
véritable, vous avez tout d'un homme de haute
na'ssance, même les petites fautes de prononcia-
tion. On disait pi qiieii à Versailles, et vous dites
piq/icu. Vous avez même les petits ridicules des
contemporains de xM. de Talleyrand.
Le comte de Nerwinde eût dû être l'aide de
camp du prince, dont les droits ne sont pas bien
reconnus certains. L'étiquette était son fort, l'élé-
ment de son bonheur, et il était l'un des complices
dune société où l'on voulait s'ennoblir par l'orgie,
par le scandale, par des propos singuliers, par la
prétention de plaisanter sur tout et même sur les
choses prétendues respectables. Quelle existence
pour le petit-fils d'un chapelier !
CHAPITRE XXIV
LIT A PA R T
Parmi toutes ses joyeuses compagnes de plaisir,
Lamiel distingua Caillot, une jeune actrice des
Variétés, de tant d'esprit, d'un esprit si impie!
Dans un pique-nique à Meudon, elle s'enfonça
dans les bois avec elle, et, à la suite d'une longue
conversation où Lamiel fat fort sérieuse. Caillot
lui apprit non pas à avoir de l'esprit, mais à tirer
encore un meilleur parti des idées agréables et
neuves qui lui venaient à l'esprit d'une façon si
imprévue, même pour elle.
— Quelquefois, vous êtes inintelligible, lui dit
Caillot, expliquez davantage et en plus de mots ce
que vous voulez dire, et que ces mots ne soient
pas du patois normand.
Lamiel se confondait en remeixîments sincè-
rement admiratifs. Caillot était une de ses pas-
sions.
— Vous vaudrez cent fois mieux que moi, ré--
LIT A PART. 279
pondait Caillot aux compliments sincères de Lamiel ;
vous n'avez qu'un écueil à fuir : éblouie par les
transports de gaîté que j'ai fait naître quelquefois,
ne cherchez pas à m'imiter. Si le cœur vous en
dit, osez être le contraire de ce que vous me
voyez.
Le comte s'apercevait avec lin intime et pro-
fond orgueil que, depuis l'apparition de M"'^ de
Saint-Serve, il était plus recherché. L'autorité
dont il jouissait parmi les hommes de plaisir avait
fait des pas de géant.
Par hasard, il faisait chaud cet été là, et les
plaisirs champêtres étaient à la mode. Le froid et
la pluie des années précédentes leur donnaient un
vernis de nouveauté. Les plus riches parmi les
compagnons de plaisir du comte donnaient des
dîners à M'"'' de Saint-Serve.
Souvent aussi, pour s'affranchir de l'espèce de
gêne qu'impose la vue d'un maître de maison, on
faisait des pique-niques à Maisons, à Meudon, à
Poissy et jusqu'à la Roche-Guyon. Mais le goût
décidé de Lamiel imposait la loi de sui\re les
premières représentations. Elle voulait appli-
quer les principes de son maître de littéra-
ture. Elle avait une lé^rion de maîtres et tra-
280 LAMIEL.
vaillait comme un écolier. Elle apprenait même
les mathématiques. Après les parties de campagne,
on arrivait au spectacle à neuf heures, et l'entrée
de Lamiel produisait tout l'effet désirable. Mais le
comte la grondait chaque fois de l'affectation qu'elle
mettait à ne pas faire de bruit en entrant dans sa
loge.
— Youlez-vous donc avoir l'air éternellement
d'une femme de chambre qui profite de la loge
et de la toilette de sa maîtresse?
Les grâces charmantes qui faisaient de Lamiel
un être si nouveau pour Paris en 183., et qui, en
un instant, la mettaient à la première place dans
lous les salons de femmes faciles, où elle débutait,
n'avaient aucun mérite aux yeux du comte, même
lui déplaisaient. Ces grâces, si piquantes, devaient
tout leur empire : 1° à la nouveauté; 2° à leur
naturel exquis et précisément à ce qui montrait
à chaque instant que Lamiel ne devait pas ce
qu'elle était seulement à un salon du grand monde.
Elle comprenait les grâces de la bonne société,
elle avait même appris à leur être exclusivement
fidèle, mais aussi elle avait compris que les grâces
outrées, telles qu'elles s'étaient formées sous les
règnes de Charles X et de Louis XVIII, étaient
LIT A PART. 281
d'un ennui complet. Elle avait toujours présent à
l'esprit le salon de la duchesse de Miossens où elle
s'était ennuyée jusqu'au point d'en tomber ma-
lade. C'était à cet ennui d'autrefois qu'elle devait
d'être si séduisante aujourd'hui. Son caractère
vif et presque méridional eût bien toujours rendu
difficiles pour el!e les mouvements contenus et
ralentis qui, de nos jours, font la base delà vie de
salon au faubourg Saint-Germain, mais on voyait
c'airement, à travers son naturel le plus déver-
gondé, qu'elle savait^ qu'elle eût su au besoin se
montrer parfaitement convenable, être de bon ton,
et la franchise de ses façons avait presque l'air
d'être un trait de bonté qui vous appelait auprès
d'elle aux honneurs et au sans-façon de l'intimité.
Or, la peur de n'être pas assez considéré, qui
faisait le supplice du comte, le rendait première-
ment insensible à ce genre de grâces. On sentait
surtout le charme des façons de Lamiel dans les
parties de plaisir à la campagne qui formaient
maintenant son occupation tous les jours de sa
vie, mais ces messieurs les hommes de plaisir,
peu philosophes, minces observateurs de leur
métier, ne les devinaient point, et elles étaient pour
eux plus charmantes.
282 LAMIEL.
Un jour Lairduel, un des farceurs de la troupe,
ravi par les grâces de Lamiel, s'écria dans son
enthousiasme :
— Elle est de si bonne compagnie!
— Elle est bien mieux que cela, dit le vieux
baron de Prévan, qui était le dictateur de tous
ces JQunes gens, c'est une fdle d'esprit qui s'en-
nuie du ton de la bonne compagnie. Avec son air
doux et gai, elle est l'audace même; elle a le cou-
rage, plus humain que féminin, de braver votre
mépris, et c'est pourquoi elle est inimitable.
Regardez-la bien, messieurs, si jamais un caprice
vous l'enlève, jamais vous n'en verrez une sem-
blable.
Une autre singularité maintenait Lamiel à une
hauteur incalculable. Au milieu des dîners dégé-
nérant de plus en plus en orgie, on voyait une
femme d'une ligure charmante et n'ayant évidem-
ment aucun goût pour le plaisir qui est censé faire
le lien de ce genre de société. Il était évident que
le libertinage, ou ce qu'on appelle le plaisir dans
ce monde-là et même ailleurs, n'avait aucun
charme pour elle. Chose incroyable, elle n'était
point haïe des dames; sans doute, ses succès
si extraordinaires choquaient, mais : 1° le plaiair
LIT A PART. 2i?3
n'était rien pour elle; '2° elle avait avec ses bonnes
amies un ton de politesse fine et gaie qui les sub-
juguait. Jamais d'ailleurs, avec tout son esprit,
avec cette manière de rire de tout qui choquait
tellement le comte, ayant une beauté si Jt-iuie ets^'i
irrésistible, elle n'appelait l'attention d'une ma-
nière vive et imprévue sur les côtés désavantageux
de la beauté ou du caractère de ces dames.
L'épigramme était chose absolument inconnue
dans sa bouche; jamais on ne l'avait vue lançant
un mot méchant sur les antécédents, souvent fort
scabreux, de ses nouvelles amies. Rien de plus
simple.- Lamiel n'était rien moins que sûre que
ces dames eussent eu tort de se conduire ainsi.
Elle étudiait, elle doutait, elle ne savait à quel
parti s'arrêter sur toutes choses; la curiosité était
toujours son unique et dévorante passion.
La vie que lui faisait mener l'orgueil du comte
d'Aubigné-^s'erwinde n'avait qu'un avantage à ses
yeux :
i° Elle voyait par les propos du monde que
cette vie était généralement enviée;
2° Cette façon de vivre était agréable physique-
ment; les excellents dîners, les carrosses rapides et
bien doux, les loges bien réchaulTées, riches, ten-
28 i LA Ml EL
dues d'étoffes dans toute leur fraîcheur et garnies
de coussins à la dernière mode, avaient un mé-
rite qu'il n'était pas possible de nier. L'absence
de toutes ces choses brillantes eût choqué Lamiel,
peut-être eût fait son malheur (ce n'est pas mon
avis toutefois) ; mais leur présence ne formait
point pour elle un bonheur suffisant.
L'ancien problème qui l'agitait (le villai^e des
Hautemare) vivait encore dans toute son énergie
au fond de son cœur : a L'amour dont tous ces
jeunes gens parlent existe-t-il, en effet, pour eux,
comme en .sa qualité du roi des plaisirs, et suis-je
insensible à l'amour? »
— Eh bien! messieurs, dit un jour le comte à
ses amis qui admiraient sou bonheur, je ne me
laisse point charmer par ce qui vous éblouit; que
ce soit un avantage ou un malheur du caractère
ferme que le ciel m'a donné, je ne suis point dupe
de cette M'"'' de Saint-Serve, de cette beauté rare
que vous me gâiez comme à plaisir avec tous vos
compliments. J'ai les moyens assurés de rabattre
sa fierté; tel que vous me voyez, depuis deux
mois, c'est-à-dire depuis la première semaine
qui a suivi mon retour à Paris, nous faisons lit à
par^
LIT A PART. 285
Ce mot de vanité changea tout parmi les amis
du comte. Ces messieurs voyaient Lamiel s'enivrer
avec tant de bonheur des plaisirs de la société,
goûter avec tant de vivacité les parties de plaisir,
qu'ils la croyaient la plus heureuse des femmes.
Fidèles aux idées vulgaires et à la mode parmi
eux qui faisaient du plaisir un des éléments né-
cessaires du bonheur, le parfait contentement ne
pouvait se concilier avec Ut à pari. Ces messieurs
prirent de l'espoir, lirent] des projets. Six semai-
nes après l'imprudent aveu du comte, tous ses amis
avaient tenté fortune auprès de Lamiel, et tous
avaient été refusés avec modestie et sans aucune
prétention à la vertu féminine :
— Un jour, peut-être, mais maintenant, non!
Mais un soir, en descendant dans la forêt de
Saint-Germain pour aller prendre le bateau à
vapeur au port de Maisons, Lamiel vit les yeux
de Caillot humides de bonheur, et, dans ce mo-
ment, elle trouvait la gaîté de la société un
peu affectée : on se chatouillait pour se faire
rire; il lui semblait que depuis un quart d'heure,
on manquait d'esprit. Elle se décida en un
instant.
— Quel est celui de tous ces messieurs qui a
286 LAMIEL.
le plus d'esprit, votre amant excepté, bien entendu?
dit-elle à Caillot.
— C'est Larduel.
— Quel est le consolateur queje devrais choisir
pour faire le plus de peine possible au comte,
dont la fatuité est exécrable, ce soir?
— C'est le marquis de la Yernaye.
— Quoi, cet homme si froid?
— Parlez-lui un instant, vous verrez s'il est
froid pour vous, il vous adore; là, vraiment, c'est
du grand amour sérieux, pathétique, ennuyeux.
— Vous vous êtes bien ennuyé, ce soir, dit
Lamiel en souriant et se rapprochant de la Yer-
naye.
Au premier abord, il avait quelque chose de
froid et de contenu qui rappela à Lamiel l'ennui
que lui donnait le duc de Miossens. Il lui adressait
des compliments si jolis et si composés qu'elle
regarda où était Larduel ; il se trouvait à plus de
cent pas d'elle, engagé dans une conversation avec
M"e Duverny, de l'Opéra, qui avait voulu monter
à âne pour descendre au bateau.
— Voilà qui est heureux pour vous, dit-elle à
la Vernaye.
— Qu'est-ce qui est heureux pour moi?
LIT A PART. 287
— Que je ne sois pas dans la disposition de me
moquer de vos compliments en traits de M""- de
Sévigné. Soyez donc bon enfant et simple, con-
solez-moi de la majesté de mon seigneur et maître,
le comte d'Aubigné-Nerwinde, si vous voulez méri-
ter que j'aie un caprice pour vous.
Ce mot fit oublier à laVernaye toute sa réserve
de compliments de bonne compagnie; il oublia sa
mémoire et se trouvant riche de son propre fonds,
il dit ce qu'il pensait au moment même, sans
s'inquiéter beaucoup de l'incorrection des phrases
qui pouvaient lui échapper en improvisant.
Cette première infidélité ne donna ni le bonheur
ni presque du plaisir à Lamiel. Dès que la Yer-
naye était de sang-froid, il revenait à l'éloquence
à la Sévigné ; comme disait Lamiel, au : j'ai mal
à voire poitrine.
— Savez-vous ce qui vous nuit beaucoup? dit-
elle au marquis. Deux choses :
1° Voici cent vingt ans à peu près que l'on s'est
avisé d'imprimer les lettres de M'*^'' de Sévigné;
2° Votre blanchisseuse met trop d'empois à vos
jabots, et cela donne de la raideur à vos grâces.
Soyez donc un peu plus échappé de collège.
Le marquis allait revenir la voir le matin pour
'288 LA MI EL.
la troisième fois, revenant au galop du bois de
Boulogne où il avait laissé le comte, lorsqu'elle
entendit rentrer dans la cour la voiture de d'Aubi-
gné ; elle descendit précipitamment.
— Hé vile! hé vite! dit-elle au cocher en mon-
tant d'un saut et sans attendre le bras du laquais,
sauvez-vous; je ne veux pas être chez moi pour
un ami à qui j'ai donné rendez-vous.
— Où va madame?
— A la barrière d'Enfer.
CHAPITRE XXV
L ABBE CLEMENT
En descendant la rue de Bourgogne, au bout
du pont Louis XVI, elle vit un jeune homme couvert
décrotte. Son cœur battit avec violence. 11 était bien
loin d'avoir un jabot trop empesé — une cravate
noire, réduite à Téiat de corde, ne cachant pas
une chemise de grosse toile et qui n'était pas
fraîche du matin ; — c'était le pauvre abbé Clément.
Lamiel fait arrêter, le laquais descend et se
fait attendre au moins deux secondes, à soigner
ses beaux bas blancs bien tirés.
— Hé ! venez donc, lui dit avec impatience La-
miel, qui ne se fâchait jamais avec les gens. Dites
à ce monsieur vêtu en noir, qu'une dame veut
lui parler, priez-le de monter.
Le laquais était si bien vêtu et l'abbé (élément
si simple, qu'il s'épuisait à saluer le laquais;
quoi que put lui dire celui-ci, l'abbé répondait par
ces mots :
19
290 LAMIEL.
— Mais, monsieur, qu'y a-t-il pour votre ser-
vice? Enfin, il vit Lamiel et comment vêtue! Il
rougit jusqu'au blanc des yeux et le laquais lui
répétait pour la troisième fois que madame dési-
rait lui pai-ler, le pauvre abbé hésitait encore
à s'asseoir. Une voiture, qui passa au grand trot
entre la voiture de Lamiel et le trottoir, fut sur le
point de l'écraser.
Le laquais le prit sous le bras et le poussa à
côté de Lamiel, qui lui disait :
— Mais montez donc. Avez-vous honte d'aller à
côté de moi à cause de votre état, hé bien! allons
dans un quartier désert. Au Luxembourg, cria-
i-elle au cocher. Que je sais heureuse de vous re-
voir! disait-elle à l'abbé.
Le pauvre abbo savait qu'il avait bien des re-
proches à adresser à Lamiel, mais il était enivré
du léger parfum répandu dans ses vêtements. 11
ne se connaissait pas en élégance, mais comme
tous les cœurs nés pour les arts, il en avait l'in-
stinct et ne pouvait se lasser de regarder la mise
si simple, en apparence, de Lamiel.
Et quel charme dans les manières de cette jeune
paysanne! quels regards doux et divins!
L'ABBÉ CLÉMENT. 291
— Je suppose que ma toilette vous donne des
scrupules, dit-elle à l'abbé.
Et comme la voiture entrait dans la rue du
Dragon, Lamiel fit arrêter devant un magasin de
modes. Elle acheta un chapeau fort simple ; en
descendant à la porte du Luxembourg, vers la
rue de TOdéon, elle laissa son chapeau dans la
voiture et dit au cocher de retourner au logis.
Le bon abbé Clément, tout étonné de ce qui
lui arrivait, commençait une phrase polie mais qui
annonçait des reproches à faire.
— Permettez, cher et aimable protecteur, que
je vous raconte tout ce qui m'est arrivé depuis
que madame a renvoyé sa pauvre lectrice. Oui,
continua Lamiel en riant, je vais me confesser à
vous; me promettez-vous le secret de la confes-
sion? Rien à la duchesse, rien au duc?
— Mais sans doute, dit l'abbé d'un air sage,
mais profondément troublé.
— En ce cas, je vais tout vous dire.
Et, en effet, à l'exception de l'aventure de Jean
Berville et de l'amour qu'elle croyait sentir pour
l'abbé en ce moment, elle lui dit tout, et comme
dans son désir de faire bien comprendre les mo-
tifs de ses actions, elle ajoutait tous les détails
292 LAMIEL.
caractéristiques, sa narration ne dura pas moins
d'une heure et demie. L'abbé avait eu le temps de
se remettre un peu. Il lui adressa des réflexions
morales et prudentes ; mais il sentit bientôt qu'il
admirait trop ses jolies mains, il sentait avec
honte un brûlant désir de les presser dans les
siennes et même de les approcher de ses lèvres.
Il voulut se séparer de Lamiel ; il lui adressa sur
ses égarements un discours sage, sévère et com-
plet, il le termina par ces mots :
— Je ne pourrais rester auprès de vous et vous
revoir que si vous manifestiez le ferme propos de
changer de conduite.
Lamiel désirait passionnément raisonner sur
tout ce qui lui était arrivé, avec un ami si dévoué,
dans les lumières duquel elle avait tant de con-
fiance et à qui elle pouvait tout dire. Depuis son
départ de Garville, elle n'avait pu être sincère
avec personne. Elle exagéra un peu l'inquiétude
curieuse qui l'agitait et prononça le mot de re-
pentir.
Lorsqu'elle eut prononcé ce mot, l'abbé ne put
charitablement lui refuser un second rendez-vous ;
il sentait le danger, mais il se disait aussi :
— Si quelqu'un au monde peut avoir quelque
LABBÉ CLÉMENT. 293
espérance de la ramener dans la bonne voie, c'est
moi.
Le bon abbé faisait un grand sacrifice en accor-
dant un second rendez-vous, car une terrible idée
s'emparait malgré lui de son cœur.
— Avec quelle facilité cette charmante fille ne
se donne-i-ellepas, quand sa tète est convaincue !
Elle semble n'attacher que peu d'importance à ce
qui est un si grand objet pour toutes les femmes
qui font, par vice ou par avarice, tout ce qu'elle
se permet par suite de la légèreté de son singu-
lier caractère. Avec l'ouverture de cœur et avec
l'affection qu'elle me montre, je n'aurais qu'à dire
un mot.
Dans la soirée, cette idée parut si terrible à la
vraie piété de l'abbé Clément, qu'il fat sur le
point de partir à l'instant même 'pour la Nor-
mandie. Il ne put fermer l'œil de la nuit. Le len-
demain matin, ses agitations redoublèrent.
— Mais peut-être, se disait-il, Lamiel est sur le
point de revenir à des sentiments honnêtes. Si je
parviens à la persuader, les actions suivront rapi-
dement la conviction de l'esprit... Si je m'éloigne,
l'occasion est h jamais perdue, je me reprocherai
éternellement la perte d'une âme si belle et si
294 LA MI EL.
noble, malgré ses souillures. Sa tête l'a égarée,
mais le cœur est pur.
Dans son trouble intérieur, l'honnête jeune
homme alla consulter M. l'abbé Germar, son
directeur, qui, touché de sa vertu, ne balança
pas; il lui ordonna de rester à Paris et d'entre-
prendre la conversion de Lamiel.
Le rendez-vous avait été indiqué par Lamiel
dans une petite auberge de Yillejuif où, un jour,
un malaise soudain avait forcé Lamiel à chercher
un refuge ; l'air honnête de la maîtresse de maison
l'avait frappée. L'abbé la trouva établie dans une
chambre du second étage; tout le reste de la
maison était occupé. Il recula de surprise en la
voyant; le chapeau commun qu'elle avait acheté
la veille, rue du Dragon, était couvert d'un voile
noir très épais* et quand Lamiel le leva, l'abbé
aperçut une figure étrange. Lamiel, qui com-
mençait à savoir lire dans les cœurs, croyait
avoir deviné la raison qui, la veille, faisait
hésiter l'abbé à lui accorder un second rendez-
vous, et elle s'était rendue laide à l'aide du vert
de houx.
Elle dit en riant à l'abbé :
— "Vous sembliez croire hier que la coquet-
L'ABBÉ CLÉMENT. 295
teiie était la source principale de ma mauvaise
conduite ; voyez comme je suis coquette.
Elle continua d'un air plus sérieux.
— Je n'ai pas cru faire mal en me donnant à
des jeunes gens pour lesquels je n'avais aucun
goût. Je désire savoir si l'amour est possible pour
moi. Ne suis-je pas maîtresse de moi? à qui
est-ce que j'ai fait tort? A quelle promesse est-ce
que je manque?
Une fois entrée dans les pourquoi, Lamiel lit
bientôt courir à l'abbé Clément des dangers bien
différents de ceux qu'il appréhendait la veille.
Elle était d'une impiété effroyable. La profonde
curiosité qui, à vrai dire, était sa seule passion,
aidée par la sorte d'éducation impromptue qu'elle
cherchait ii se donner depuis les premiers jours
qu'elle avait habité Rouen avec le jeune duc, lui fit
proférer des choses horribles aux yeux du jeune
théologien, et à plusieurs desquelles il fut hors
d'état de répondre d'une façon satisfaisante.
Lamiel, le voyant embarrassé, fut bien lom de
profiter grossièrement de sa victoire malgré elle ;
elle se figura la conduite cruelle que le comte eût
adoptée casa place; elle eut la joie de se sentir
supérieure.
236 LAMIEL.
— Mais ne dirait-on pas, mon ami, à me voir
vous entretenir depuis une heure de choses sim-
plement curieuses, que j'ai le plus mauvais cœur
du monde et que j'ai oublié tout à fait mes pre-
miers bienfaiteurs ? Que deviennent mon excel-
lent oncle et ma tante Hautemare? Me maudis-
sent-ils?
L'abbé, fort soulagé par ce letour aux choses
de la terre, lui expliqua dans les plus grands dé-
tails que les Hautemare s'étaient conduits avec
toute la sagesse normande. Ils avaient adopté avec
prudence la fable que Lamiel leur avait fournie ;
tout le monde à Carville la croyait occupée dans un
village des environs d'Orléans à faire la cour à une
grande tante fort âgée et à se ménager une place
dans son testament. Tout le village s'était occupé
d'un bon de cent francs sur la poste que les Haute-
mare avaient touché et que le duc avait eu l'idée
de leur envoyer d'Orléans comme faisant partie
d'un cadeau fait à Lamiel par sa vieille tante.
— Il est vrai, dit Lamiel en rêvant, le duc était
parfaitement bon comme M""' la duchesse; seule-
ment, il était bien ennuyeux.
Elle apprit avec un vif étonnement que le duc
s'était échauffé la tête en se croyant profondément
L'ABBÉ CLÉMENT. 29Ï
amoureux d'elle. Il l'avait cherchée clans toute la
Normandie et la Bretagne, trompé par la lettre que
Lamiel avait datée de ^ .
Maintenant le duc résiste à sa mère, la pas-
sion qu'il prétend avoir lui donne du carac-
tère. Lamiel éclata de rire comme une simple
paysanne.
— Le duc avec du caractère! s'écria-t-elle.
Ah ! que je voudrais le voir!
— Ne cherchez pas à lo voir, s'écria l'abbé, se
méprenant sur le sentiment qui anhiinit la jeune
fille ; voudriez-vous augmenter les chagrins de
madame? Je sais par ma tante que ce qu'elle ap-
pelle la désobéissance de son fils la met au déses-
poir. Elle veut le marier et elle s'aperçoit que, à
peine marié, il lui échappera.
Les questions de Lamiel sur ce qui se passait au
pays furent sans borne. Elle était déjà assez avan-
cée dans la vie pour trouver du charme à revenir
aux souvenirs innocents de son village. Elle apprit
que Sansfin était à Paris ; il avait eu l'audace de
se mettre à demi sur les rangs pour la place de
député de l'arrondissement dont -
1. En blanc dans le manuscrit.
2 En blanc dans le manuscrit.
298 L AMI EL.
faisait partie ; cette prétention avait été accueillie
avec un éclat de rire si général que le petit bossu
n'avait pu se résoudre à continuer d'habiter le
pays. Il paraissait certain qu'un jour, dans le bois,
aveuglé par la colère, il avait mis en joue M. Fron-
tin, l'adjoint du maire, qui l'avait plaisanté sur
cette idée de se faire député avec sa tournure.
Les nombreuses conversations que Lamiel ob-
tint de l'abbé Clément hâtèrent infiniment les
progrès de son esprit. Elle avait dit à l'abbé plu-
sieurs choses fort éloignées de la croyance de
celui-ci, il n'avait pu les réfuter d'une manière
saiisfaisante du moins pour Lamiel; elle en con-
clut, non par amour-propre mais plutôt par estime
pour le caractère et la bonne foi de l'abbé, que
ces idées étaient vraies.
L'abbé lui avait dit :
— On ne connaît un homme qu'en le voyant
tous les jours et longtemps.
Lamiel, dès le soir même, disgracia le marquis
de la Yernaye, et fit des yeux charmants à D'**.
— Je vous prends, lui dit-elle, afin de me mo-
quer ouvertement du comte et afin de lui voir dé-
velopper son caractère. Je veux lui faire savourer
les douceurs du cocuage, mais je ne vous vends
L'ABBÉ CLÉMENT. 'J99
point chat en poche; le rôle que. je vous destine
peut avoir des dangers et vous ne recevrez votre
récompense qu'à la première folie jalouse qui
échappera à mon seigneur et maître.
Elle s'était adressée à un homme hardi. Le len-
demain, il y avait un dîner dans les bois de Ver-
rières, et D*** fît des choses incroyables de folie
pour montrer son amour pour Lamiel. Le comte
vit tout, son caractère sombre s'exagéra tout; ce
fut l'excès de sa co'ère qui l'empêcha de s'y laisser
aller.
— Quelle gloire pour cette petite Normande !
Quelle preuve d'infériorité de ma part si j'avais un
duel pour elle !
D*** était fou d'amour depuis que les yeux de
Lamiel montraient de l'amour pour lui. Il alla
consulter Montrer qui lui demanda le secret, puis
lui dit, piqué de quelques réponses peu polies de
d'Aubigné-iNerwinde :
— Gourez les chapeliers de Paris, vous trouve-
rez bien quelqu'un qui vient de s'établir; faites
prendre chez lui un exemplaire de la circulaire
que l'on écrit en pareil cas, mettez en bas l'adresse
de M. Boucaud de Nerwinde à Périgueux, et en-
voyez cette circulaire à votre rival.
300 LAMIEL.
Monti'or apprit à D'** que le père du comte
avait été chapelier.
Pour jouir de la mine furibonde du comte,
D*** fit remettre cette circulaire au comte, au mi-
lieu d'un dîner. Le comte pâlit extrêmement,
puis dit, après quelques minutes :
— Je lïie trouve mal, j'ai besoin de prendre
l'air.
Il sortit et ne reparut plus de la soirée.
CHAPITRE XXYI
CONCLUSION
Plan
Sous le règne de d'Aubigné-lNerwinde, elle
devient libertine pour chercher le plaisir et pour
se dépiquer, lorsqu'elle s'aperçoit que le comte
joue toujours la comédie. Par vanité, naissante
chez elle, elle veut se venger de la profonde indif-
férence du comte.
Sachant qu'il va à un dîaer de la Tour de Nesles,
où se trouve toute la bonne compagnie de l'Opéra,
ces demoiselles, etc., et qu'après les avoir recon-
duites chez elles, on va au b. . . .1, elle prend un
masque de velours noir comme on en portait au
xvii*^ siècle et va se mêler aux filles de joie.
Arrive le comte (on étend des matelas à terre),
ces messieurs sont assis tout autour, ils blaguent;
d'Aubigné se met à parler d'elle, elle se démasque ;
302 LAMIEL.
le comte, si audacieux en apparence, si fier de sa
supériorité en tout, reste s/upéfcif-
II y a ici une lacune dans la narration '. D'après le
plan qui suit, on voit que Lamiel, sans doute dégoûtée
de la société des d'Aubigné-Nerwinde, et peut-être
poussée par la curiosilë, a voulu connaître de près les
héros voleurs et assassins dont les histoires l'avaient
tant captivée autrefois à Carville. (C. S.)
Plan (suite)
Valbayre rouvre la porte un instant après que
l'amant de Lamiel vient de sortir; elle se cache pour
lui faire une plaisanterie et voir ce qu'il vient
faire ; elle voit Yalbayre qui jette un coup d'oeil et
se met sans délai à ouvrir un secrétaire. Lamiel se
1. Voir Appendice II, Caractère de Lamiel, p. 316.
CO.XCLUSIOX. 303
présente à lui, il saute sur elle avec un couteau
ouvert à la main, et la prend par les cheveux
pour lui percer la poitrine ; dans l'effort fait, le
mouchoir de Lamiel se dérange, il lui voit le sein.
— Ma foi, c'est dommage, s'écrie-t-il. Il lui
baise le sein, puis lâche les cheveux.
— Dénonce-moi, et fais-moi prendre, si tu veux,
lui dit-il.
11 la séduit ainsi. Yoilà du caractère I elle ne
se dit pas cela, elle le voit et en subit les consé-
quences.
— Qui êtes-vous?
— Je fais la guerre à la société qui me fait la
guerre. Je lis Corneille et Molière. J'ai trop d'édu-
cation pour travailler de mes mains et gagner
trois francs pour dix heures de travail.
Quoique traqué par toutes les polices, et avec
acharnement personnel, à cause des plaisanteries
qu'il leur adresse, Valbayre la mène fièrement
au spectacle; cette audace la rend folle d'amour.
— Est-il donc possible que cet amour si vanté
soit si insignifiant pour moi? se dit Lamiel.
Enfin, elle connaît Imnour. Elle prend la fuite,
vit avec Valbayre et l'aide dans un crime.
Valbayre est emprisonné, elle court des dangers.
304 LA MIEL.
La bonne M™® Le Grand la cache dans une pension
de jeunes demoiselles où elle entre comme sous-
maîtresse; elle y trouve Sansfm aide-médecin.
11 veut se donner un titre auprès du duc de Mios-
sens qui songe à Lamiel, parce qu'il est piqué de
sa disparition (mais il est incapable d'amour et de
passion). Sansfm lui dit qu'il croit avoir des
données pour retrouver Lamiel, il s'agirait de
dépenser cinquante louis; il en soutire cent au
duc. Le duc la revoit, elle s'ennuyait à la pension,
elle accepte de se remettre avec lui, mais elle est
toujours éperdument amoureuse de Valbayre.
Les grâces apprises et la bonne éducation du duc
luttent contre l'énergie et le génie inventeur de
Valbayre. Horrible misère de celui-ci contras-
tant avec l'immense fortune du duc. A cette épo-
que, Lamiel a assez de connaissance du monde
pour juger bien des choses de la vie, aidée surtout
de la fidèle amitié de M"''' Le Grand. Lamiel est
sombre, leducla trouve de beaucoup meilleur ton.
Il est grandement question de marier le duc;
grandes indécisions de celui-ci (Martial) ^ Il fait
attendre pour la signature du contrat.
1. Maniai Daru, voir note p. I9li.
CONCLUSION. 305
Sansfin dit à Lamiel : — Vous êtes une nigaude,
le duc est tellement indécis que vous auriez pu
empêcher ce mariage et l'épouser.
— Moi, être infidèle à Valbayre ! s'écrie
Lamiel.
Lamiel a la fantaisie de voir la duchesse de Mios-
sens dans son intérieur; profond ennui de cette
maison qui plaît à Lamiel, qui est sombre.
La duchesse va tellement découverte au bal,
par esprit de contradiction contre la marquise,
qu'elle prend une maladie de poitrine.
— C'est une personne confisquée, lui dit Sans-
fm; si vous êtes sage et suivez mes conseils à la
lettre, vous lui succéderez.
On ne met pas en doute le consentement
du duc, Lamiel lui est devenue nécessaire. La-
miel pourrait avoir beaucoup d'argent et être
utile à Valbayre.
Sansfin arrange la reconnaissance de Lamiel
par un vieux libertin de l'école de Laclos, sans
principes et sans un sou, M. le mar^iuis d' Or-
pierre, né dans la haute Provence, vers Forçai quier.
Valbayre paraît devant la Cour d'assises; il pou-
vait être condamné à mort, il n'est condamné
qu'aux galères perpétuelles.
20
306 LAMIEL.
Valbayre fait ordonner à Lamiel par un forçat
libéré d'aider une troupe de voleurs, ses amis, à
voler le duc. On e?père cinquante mille francs de
cette adaire. Horribles combats. Lamiel résiste.
La duchesse meurt; Sansfm marie le duc avec
Lamiel et reçoit une grosse somme d'argent.
Le duc et la duchesse vont à Forcalquier. Le
marquis d'Orpierre a reconnu une fille naturelle
inconnue à tous ses amis. Le duc. et la duchesse
vont à Toulon, elle voit \'albayre enchaîné. Trois
jours après, la duchesse quitte son mari, en em-
portant tout ce qu'il lui a donné,
Valbayre achète fort cher des papiers d'un gen-
tilhomme allemand (il est de Strasbourg et parle
allemand), il revient à Paris, assassine au hasard
(comme Lacenaire), est condamné.
Lamiel incendie le palais de justice pour venger
"Valbayre ; on trouve des ossements à demi calci-
nés dans les débris de l'incendie, — ce sont ceux
de Lamiel.
APPEx\DICES
APPENDICE I
LE PREMIER CHAPITRE DE LAMIEL
Les manuscrits de Beyle sont presque illisibles : on sent que
la plume court sur le papier presque aussi rapide que la
pensée; son talent d'improvisateur est indiscutable, aussi écri-
vait-il très facilement, avec un plaisir non dissimulé*. Il ne lui
en coûtait rien de refaire plusieurs fois un travail. Pour Lamiel,
il a repris trois fois son commencement avant de s'arrêter au
chapitre qui figure en tète du roman.
On verra que Beyle a, tour à tour, songé à mettre au premier
plan plusieurs des personnages de Lamiel; il hésita longtemps
et se décida définitivement à nous inti'oduire. tout d'abord, à
Carville, chez la duchesse de Miossens, afin de nous faire con-
naître le milieu dans lequel allait s'éveiller l'esprit de son
héroïne.
CHAPITRE PREMIER
A l'époque où commence cette histoire, c'est-à-dire
vers la fin de 183., dans un petit village de Normandie
1. Voir Journal de Stendhal, avant-propos, p. v.
310 LAMIEL.
que nous appellerons Carville, pour ne déplaire à per-
sonne, vivait Lamiel; c'était bien la jeune ûlle la plus
éveillée et la plus gentille de tout le Cotentin. Une
coupe de visage singulière, une bouche fraîchement
souriante, une jolie taille, des yeux bleus d'une vivacité
moyenne et que l'on ne pouvait oublier mettaient ses
dix-sept ans en grand honneur auprès des jeunes gens
de Carville et des villages voisins ; mais, en revanche,
toutes les jeunes filles avaient pour elle une haine par-
ticulière.
Une fois, bien avant qu'il fût question de Lamiel
dans le village, il y avait mission à Carville. On était
alors en pleine Restauration, les miracles éclataient de
toutes parts et les châteaux des environs de Carville,
peuplés de gens à quatre-vingt mille livres de rente, ne
croyaient guère aux miracles, mais les protégeaient de
toute leur influence.
Le dernier jour de la mission ', etc.
Civita-Vecchia, 1'''' octobre 1833.
Le jeune descendant de la longue race de notaires
dont le récit précède- remarqua cà la visite de l'année
suivante que le grand vicaire Du Saillard, dont les
gourmands, qui venaient dîner chez la duchesse de
Miossens, admiraient la profondeur digne de Tacite,
1. Voir la suite, p. 14.
2. C'est le récit qui compose les deux premiers chapitres du
roman définitif.
APPENDICES. 311
était devenu profondément jaloux de Sansfin. Il faut
entendre ce moi dans le sens le plus honnête et tel
qu'il peut convenir à la personne la plus vertueuse...
Sortie et imprudence de Sansfin devant les amis de
la duchesse '.
Civita-Vecchia, 9 mars 18 il.
Vers les dernières années du règne de Charles X,
c'est-à-dire en 1828 ou 1829, le docteur Sansfin était
un pauvre diable de médecin normand, lequel ne pos-
sédait pour tout bien qu'un méchant cheval pour faire
son service, deux chiens, et un fusil, car il prétendait
être grand chasseur. Pour comble de misère, il était
bossu et très honteux de sa bosse, car, outre que le
ciel lui avait donné de la vanité pour dix Champenois,
il se croyait appelé à être homme à bonnes fortunes.
Sansfin exerçait toutes ses prétentions dans un bourg
de Normandie assez voisin d'Avranches, nous l'appel-
lerons Carville afin d'en pouvoir médire en toute tran-
quillité, et sans nous exposer aux réclamations pathé-
tiques de quelque bourgeois qui viendrait nous parler
de l'honneur de son père, le tout dans l'espérance de
voir son nom imprimé dans quelque journal. Ce village
de Carville était couronné par un beau château à demi
gothique bâti par les Anglais, on avait de là la vue de
la mer située à une lieue, et, du côté de terre, une suite
de collines couvertes d'arbres. Dans ce château passait
1. Cet épisode ne figure pas dans le roman.
312 LA Ml EL.
dix mois oie l'année une grande dame de Paris, M"'^ la
duchesse de Miossens; elle n'avait guère plus de trente
ans; ses traits avaient de la noblesse, elle pouvait
même passer pour belle. Sa fortune était fort consi-
dérable, au surplus elle en était maîtresse absolue.
Cette duchesse tenait surtout ;i jouer dans le monde
un rôle convenable, elle remplissait donc tous ses de-
voirs avec scrupule; mais je puis ajouter un fait bien
singulier ; jamais, un seul instant dans la vie, elle n'avait
cessé d'être sage. On pouvait lui reprocher d'être
fière, i! faut convenir qu'on l'eût été à moins. Pour la
punir de sa fierté, je ferai remarquer qu'elle n'était
point aimée de la noblesse des environs. Il faut re-
marquer que, dans cette partie de la Normandie, on
rencontre toutes les trois lieues un château de trente
mille livres de rentes.
(Suivent des détails sur le mari de la duches.se, les
llautemare, Lamiel '),
Civita-Vecchia, 17 mars 18 il.
D
(CIIAPITRK DKFIMTIF)
Quelle injustice pour les paysages de Normandie, etc.
J'arrive chez la duchesse, moi, petit-neveu des no-
taires delà famille, etc. Puis, l'exposition faite, je dis :
1. Ce premier chapitre se compose de six feuilles; dès la
quatrième page, Beyie n'écrit plus, il jette sur le papier des
notes absolument indéchiffrables.
APPE-XDICES. 313
je ne parierai plus de moi, ou j'abandonne le moi.
Tout ce qui suit n'est plus que la narration d'un simple
conteur ordinaire.
Introduction originale et qui porterait les petits dé-
tails. C'est par cet artifice que W. S. [Walter Scott]
n'effraye pas les hommes communs.
Chapitre II. — La culbute de Sansfin devant les la-
vandières, et marchons ' !
1. Cette note-résumé indique bien le choix que Bej le fit entre
ses divers premiers chapitres.
APPENDICE II
CARACTÈRE DE LA MIEL*
Nous avons réuni, dans les Appendices II, tll, IV et V, plu-
sieurs notes et fragments relatifs aux caractères des principaux
personnages de Lamiel.
Le dégoût profond pour la pusillanimité fait le ca-
ractère d'Amie) -.
Amiel, grande, bien faite, un peu maigre avec de
belles couleurs, fort jolie, bien vêtue comme une riche
bourgeoise de campagne, marchait trop vite dans les
rues, enjambait les ruisseaux, sautait sur les trottoirs.
Le secret de tant d'inconvenances, c'est qu'elle songeait
trop au lieu où elle allait et où elle avait envie d"'ar-
river, et pas assez aux gens qui pouvaient la regarder.
Elle portait autant de passion dans l'achat d'une com-
mode de noyer pour mettre ses robes à couvert de la
poussière, dans sa petite chambre, que dans l'affaire
qui aurait pu avoir une influence sur sa vie entière,
autant de passion, et peut-être davantage. Car c'était
1. Ce fragment est d'autant plus intéressant qu'il forme une
sorte de lien entre le roman resté inachevé et le plan-conclu-
sion.
2. Voir notre préface, page v, note 1.
APPENDICES. 315
toujours par fantaisie, par caprice, et jamais par raison,
qu'elle faisait attention aux choses et qu'elle y atta-
chait du prix.
Sa vie désordonnée se passait à marcher rapidement
à un but qu'elle brûlait d'atteindre ou à se délecter
dans une orgie. Alors même elle employait son imagi-
nation brûlante k pousser l'orgie à des excès in-
croyables et toujours dangereux, car, pour elle, là où
il n'y avait pas de danger, il n'y avait pas de plaisir,
et c'est ce qui la préserva dans le cours de sa vie non
pas des sociétés criminelles, mais des sociétés abjectes:
elle effrayait les ùmes privées de courage.
Du reste, sa hardiesse dans l'orgie avait deux carac-
tères ditférents : la société avait-elle peu d'argent, il
fallait faire avec ce peu d'argent tout ce qui était hu-
mainement possible, tout ce qui serait drôle à raconter
huit jours après, et vous remarquerez que les petites
escroqueries commises à droite et à gauche sur les
benêts, que leur mauvaise étoile jetait dans le voisinage
de l'orgie, n'en gâtaient pas le récit; au contraire elles
l'embellissaient; la société avait-elle beaucoup d'ar-
gent, c'était alors qu'il fallait faire des choses vraiment
mémorables et dignes dans les âges futurs de figurer
dans l'histoire de quelque nouveau Mandrin.
Comme on voit, s'amuser était chose étrangère au
caractère d'Amiel, elle était trop passionnée pour cela;
passer doucement et agréablement le temps était chose
presque impossible pour ce caractère, elle ne pouvait
s'amuser dans le sens vulgaire du mot que lorsqu'elle
était malade.
Par une suite naturelle, bizarre, de l'admiration
qu'elle avait eue pour M. Mandrin, il lui semblait petit
316 LAMIEL.
et ridicule d'amuser les gens par son esprit. Elle eût
pu de cette façon briller autant que bien d'autres, mais
ce genre de succès lui semblait fait uniquement pour
des êtres faibles; suivant elle, une âme de quelque va-
leur devait agir et non parler.
Si elle se servait de son esprit, c'était assez rarement
et uniquement pour se moquer, et même avec quelque
dureté, de ce qui était établi dans le monde comme
vertu; elle se souvenait de tous les sermons qui autre-
fois l'avaient ennuyée chez les Hautemare. Un paysan
normand est vertueux, disait-elle, parce qu'il assiste
à complie», et non pas parce qu'il ne vole point les
pommes du voisin.
Les père et mère d'Amiel sont morts depuis long-
temps; son oncle Hautemare, le bedeau, décide qu'elle
ira au pays pour cette succession, mais comme depuis
la répression des Chouans et la fusillade de Charctte,
il a une peur horrible du gouvernement, il fait prendre
un passeport bien en règle pour L'A miel [sic).
L'Amiel a deux, trois, quatre amants successifs;
revue des principaux caractères de jeunes gens de
l'époque. Intérêt comme dans les contes; chaque amour
dure trois mois, puis regret pendant six mois, puis un
autre amour.
Le but de Sansfin est de lier L'Amiel avec le duc,
être aussi faible qu'il est aimable, et plus tard de porter
celui-ci à épouser L'Amiel, au moins de la main gauche.
L'Amiel, parfaitement indifférente à la richesse, se
APPENDICES. 317
rit des projets de Sansfin et peut-être les lui eût laissé
amener à bien, mais elle voit Pintard ', la valeur éner-
gique, riiomme qui tue.L'Amiel agit ainsi par véritable
amour ou simplement par l'effet d'un caprice violent
réveillé par l'énergie véritable qu'elle découvre dans
Pintard. Ce qui lui plaît dans cet homme fort laid,
c'est qu'il ne s'efface pas dans les moments de repos,
sûr qu'il est de se trouver au moment de l'action; cette
particularité est un des traits les plus frappants du ca-
ractère de L'A miel.
Sansfin se dit : L'Amiel une fois femme du duc, je
possède un centre d'action à moi, un salon que l'on
peut avouer et même un salon noble. Avec mon esprit,
c'est la chose qui me manque. Comme Archimèie, une
fois ayant ce point d'appui, je puis soulever le monde ;
en peu d'années je puis me faire un grand homme
comme M. V. Hugo, connu du gros marchand de
Nantes. Je me sens le génie de remuer ces Français;
une fois revêtu de grandes dignités, leur vanité, satis-
faite d avoir des rapports avec moi, n'aperçoit plus ma
bosse.
PORTRAIT DE LAMIEL
Elle est un peu trop grande et trop maigre; je l'ai
vue de la Bastille à la porte Saint-Denis et dans le ba-
teau à vapeur de Honfleur au Havre; sa tête est la per-
fection de la beauté normande: front superbe et élevé,
cheveux d'un blond cendré, un petit nez admirable et
1. Dans le roman, nous ne voyons que Valbayre.
318 LAMIEL.
parfait, yeux bleus pas assez grands, menton maigre,
mais un peu trop long ; la figure forme un ovale par-
fait, et Ton ne peut y blâmer que la bouche qui a un
peu la forme et les coins baissés de la bouche d'un
brochet '.
1. Cf., p. 119.
APPENDICE III
> 0 T E s
SUR LE CARACTÈRE DU DOCTEUR SAXSFKX
Caraclère de Sansfm. — S... était un de ces bossus
d'esprit étonnants parleurs sottises incroyables. Il sai-
sissait avec rapidité l'événement présent, mais il était
incapable de réfléchir à quelque chose de grand d'une
façon suivie. — Autrement plus de rire '.
Sansfin prend peu à peu l'idée de séduire la duchesse ;
pendant ce temps Lamiel se forme, puis maladie de La-
miel; le docteur veut prendre ce pucelage.
— Moi, disgracié de la nature, s'écrie-t-il, quel
triomphe!
Dominique^ aura-t-il assez d'esprit pour avilir comme
il faut Sansfin?
1. On a vu que Beyle voulait écrire, cette fois, un roman gai.
2. Voir Préface, page xii.
320 LAMIEL.
Comme Dq. n'a que la bravoure et la vertu (être
utile à son propre péril) *
ainsi je ne laisserai à Sansfin que le talent
de M. Prévôt ^
Comme de la moindre nuance de style dépend le
comique, faire un plan serait oiseux; il faut faire ceci,
petit morceau par petit morceau; à chaque instant,
Dominique peut se laisser aller au talent de peindre
(avec grâce même, je l'admets) des sentiments ou des
paysages; mais faire cela, c'est se tromper soi-même,
c'est être aussi bête qu'un Allemand; le rire n'est
pas né.
Sansfin a le talent de Prévôt pour tout avantage;
l'horreur de rouler sa bosse le porte à agir.
11 débute par la chute aux yeux des lavandières,
puis son tempérament de satyre, son tempérament fu-
rieux le porte à tenter d'avoir Lamiel.
II corrompt Lamiel, qui se fait avoir pour un écu (je
suis fùché que, depuis que cette idée est écrite, Léo *
de M. de la Touche m'ait volé cette idée; ce n'est pas
ma faute, il me restera peut-être le coloris normand
du fin paysan qui gagne cet écu ; je n'ai vu de Léo que
l'extrait malveillant par M. de Balzac).
La vanité, la seule passion de Sansfin, la vanité irri-
table et irritée le porte à montrer à Lamiel qu'il peut
séduire la duchesse (modèle : la piccola Maja).
Sansfin met Lamiel aux écoutes, la duchesse l'accable
d'outrages.
Ce n'est pas arranger ces outrages qui m'embarrasse,
1. En blaac dans le manuscrit.
%, Médecin genevois, ami de Beyle.
o. Léo, roman de H. de La Touche, l'éditeur de Chcnier, 18i0.
APPENDICES. 321
c'est de savoir s'ils produisent un effet suffisamment
comique.
Sansfin doit être attrapé en tout et ne se décourager
jamais. (Modèles : Pot de vin blanc et princesse Altima
Az.) Il devient le sénateur comte Malin.
Modèle for me (pour moi), le sieur Cl. de Riz, qui di-
sait de M-n^^ N... '.
Sansfin est chirurgien à Langanerie; esprit très vif
mais sans nulle profondeur, il ne devine rien par ima-
gination, mais sent avec finesse et analyse tout ce qui
existe et tout ce qu'il éprouve ainsi qu'un homme
couché dans un mauvais lit d'auberge en sent tous les
noyaux de pêches.
1° La haine de Sansfin fait souffrir sa vanité.
2° La vanité fait souffrir la haine.
1. La phrase est restée en blanc.
21
APPENDICE IV
PORTRAIT DE FEDOR DE MIOSSEXS
Le duc de Miossens, charmant de tous points, mais
sans caractère, attaque d'abord L'Amiel comme facile.
C'est un grand jeune homme fort mince et qui a les
mouvements les plus nobles, un peu lents.
Il a le cou long, la tête petite, le front très noble,
un petit nez pointu, fort spirituel, une bouche bien
dessinée, mais impassible, les lèvres fort minces, le
menton un peu trop grand. Ses cheveux sont du plus
beau blond, mais sa petite moustache est jaune ainsi
que ses favoris qu'il porte peu étendus et qui ne. sont
pas assez fournis. Au total, c'est une tête parfaitement
noble et belle, dans un salon du faubourg Saint-Ger-
main; toute sa personne est d'une grande distinction.
Il est grand et un peu trop maigre. Sa manière de se
vêtir a l'air fort simple, ce n'est qu'en voyant l'air
commun des jeunes gens qui l'entourent que l'on
s'aperçoit qu'il est inimitable. Il parle volontiers de ses
chiens qu'il adore, et de ses chevaux; mais en cela il
n'est nullement affecté; tout simplement il parle de ce
qui l'occupe.
APPENDICES. 323
II s'ennuie dès qu'il est seul, mais ce qui rend sa vie
assez difficile c'est qu'il ne peut souffrir la conver-
sation des gens communs; il a également en horreur
Ja conversation qu'il prévoit d'avance.
APPENDICE V
CARACTÈRE DE LA DUCHESSE DE MIOSSENS.
Malgré ses quarante-cinq ans, la duchesse de Miossens
avait la figure la plus noble; elle ressemblait tout à
fait à ce portrait de M""^ du Deffand que les libraires
mettent en tête de la correspondance d'Horace Wal-
pole ; elle avait passé sa vie à attendre la mort d'un
beau-père de quatre-vingts ans pour changer son titre
de marquise contre celui de duchesse. Simple mar-
quise, mais fort noble à la vérité, et fille d'un cordon
bleu, elle exigea de la société du faubourg Saint-Ger-
main, telle qu'elle était vers 1820, les égards que, dans
ce monde-là, on accordait alors à une duchesse.
Comme elle n'avait pas eu une beauté supérieure à
toutes les beautés, ni une fortune à la Rothschild, ni
un esprit à la Staël, le faubourg de 1820 ne voulait pas
lui accorder les égards payés à une duchesse.
APPENDICE VI
LE P I É T 0 A
Voici un épisode resté inachevé; le piéton dont il est ques-
tion est une sorte de doublure de Jean Berville, le héros du
chapitre intitulé : l'Amour au bois.
Il y avait à Carville un petit jeune homme de dix-huit
ans, que sa physionomie doublement normande, tant il
était attentif à ses intérêts, avait fait choisir pour pié-
ton du village. Il allait tous les soirs, à neuf heures,
chercher les lettres adressées aux gens du pays, à la
ville voisine, distante d'une lieue, où les déposait le
courrier de Paris. Avant minuit^ elles étaient toutes
distribuées, jamais il n'y avait d'erreur ; mais avec les
demi-sous que le piéton se faisait payer, en trompant
des paysans normands, il était parvenu à se donner la
toilette d'un monsieur. Il était fort bien venu des de-
moiselles du pays. On le citait de tous côtés pour sa
discrétion à toute épreuve. Pendant longtemps, jamais
il n'avait été connu que telle demoiselle recevait des
lettres par la poste; c'était un moyen fort commode
d'entretenir une correspondance entre deux jeunes
gens de Carville. Le piéton déposait les lettres à la poste
de la ville voisine et les rapportait à Carville, à sa course
326 LAMIEL.
du lendemain. Une fois cependant, le piéton put être
soupçonné d'avoir manqué à sa discrétion, vertu qui
lui était si nécessaire; il se trouva que le docteur
Sansfin et lui faisaient la cour à la fille du boulanger,
l'une des plus jolies du pays et des plus riches. Le bruit
se répandit que le docteur, monté sur son bon cheval
aveugle, ayant fait rencontre du piéton, lui avait dis-
tribué quelques coups de cravache. Bientôt il fut connu
que la belle boulangère, malgré les quatre mille livres
de rente que l'opinion publique accordait à son père,
s'était décidée en faveur du médecin bossu qui, à la
vérité, s'était fait précéder par le don de six napoléons
d'or.
C'était ce piéton, fort bien vêtu et renommé à la fois
pour son extrême discrétion et pour sa passion en-
core plus grande pour l'argent, qu'avait choisi La-
miel lorsque sa curiosité avait voulu se former une
idée nette de ce que les jeunes filles du pays appelaient
l'amour.
Elle raconta à son ami Sansfin l'extrême hauteur,
allant presque jusqu'au ton de l'insulte, qui avait pré-
sidé aux négociations qu'elle avait entretenues à ce
sujet avec le piéton. Elle lui avait remis un beau napo-
léon d'or sous la condition que jamais il ne prononce-
rait son nom; que, sous quelque prétexte que ce fût,
jamais il ne lui adresserait la parole. En revanche, si
elle était parfaitement contente de la parfaite indiffé-
rence même de son regard, elle laisserait tomber à ses
pieds, le 1'^'' janvier de chaque année, la somme de cinq
francs.
Comment réussir à peindre la rage profonde qui agi-
tait Sansfin pendant que Lamiel lui donnait tous ces
APPENDICES. • 327
détails avec une froideur parfaite et comme cherchant
à se faire louer des précautions inventées par sa pru-
dence? II était donc un être tellement sans consé-
quence, tellement étranger à toute idée d'amour et
même de sensualité que l'on pût sans honte se vanter
devant lui de tels détails !
Le docteur fit à Lamiel une scène furibonde, mais
qu'il eut cependant l'esprit d'abréger. En sortant delà
chambre de Lamiel, le hasard voulut qu'il rencontrât
dans le couloir intérieur, qui conduisait au salon où la
duchesse recevait en ce moment la visite de plusieurs
dames du voisinage, le fatal piéton, qui venait d'être
le héros des confidences si cruelles de Lamiel. Espérant
remettre en mains propres à la duchesse et, peut-être,
encore devant des dames, le piéton avait consacré
une heure à une toilette qui dépassait de bien loin les
soins de la propreté la plus parfaite. S'il eût pu dé-
guiser l'âpreté doublement normande de son œil de
renard, il eût pu passer pour un jeune homme de dix-
huit ans appartenant à la société de Paris.
— Que faites-vous dans ce couloir qui n'est destiné
qu'aux femmes de M"® la duchesse et où les valets de
chambre eux-mêmes n'osent jamais se montrer ?
— Je n'ai pas d'avis à recevoir de vous, ces choses-
là ne regardent pas un vilain bossu.
Sur la réponse du docteur qui fut outrageante, le
piéton saisit la chemise de toile de Hollande de Sansfin,
étalée avec une coquetterie parfaite sur sa poitrine, et
mit son ennemi hors d'état de paraître devant des
dames Sansfin, qui était fort, répondit par un coup de
poing fort bien appliqué; le piéton, persistant dans son
plan d'attaque, saisit à deux mains la chemise du doc-
328 LAMIEL.
teur, de façon à la déchirer entièrement et à mettre en
évidence le gilet de flanelle qui seul défendait sa poi-
trine. Après avoir mis son ennemi dans cet état, le pié-
ton fit beaucoup de bruit, espérant attirer l'attention
de la duchesse qu'il savait d'un caractère fort craintif
et qui, peut-être, ouvrirait sa porte.
Les espérances du jeune Normand furent surpassées :
la duchesse 'parut sur la porte du salon, précédée de
deux jeunes femmes qui se trouvaient avec elles, et
suivie du curé, pâle comme son linge, et songeant à la
fois aux attentats de la révolution et à sa qualité
d'homme qui l'aurait obligé à précéder les deux jeunes
femmes qui avaient pris sur elles les dangers de cette
sortie.
— Voici une lettre, dit le piéton de l'air le plus
timide, que M. le docteur voulait m'enlever K..
1. Le manuscrit s'arrête là.
APPENDICE Yll
COCP DE POIGNARD DONNÉ PAR UN B03SC
Cet épisode, daté du 15 mars 1842, est le dernier fragment
de Lamiel que Bejle écrivit ; huit jours après, il mourait à
Paris.
Il avait sans doute l'intention de remanier son roman encore
une fois et de développer les relations de son héroïne avec le
docteur Sansfîn; on sait que Beyle n'était jamais satisfait de ce
qu'il avait composé. — La Chartreuse de Parme fut, dit-on,
retranscrite ou dictée plus de seize fois, et, malgré cela, l'au-
teur aurait voulu en donner une édition revue et corrigée,
comme en fait foi un exemplaire annoté, aujourd'hui en posses-
sion d'un heureux bibliophile dauphinois.
Un jour celle-ci ' dit à Sansfia :
— J'ai donné quarante francs au jeune tapissier
Fabien, lequel m'a délivrée de mes doutes sures qu'on
appelle le p.
Fureur et désapppointement de Sansfin. Il sort de la
chambrette de Lamiel. Dans un couloir qui conduisait
au salon où la duchesse tenait sa cour, environnée de
quatre ou cinq dames du voisinage qui étaient venues
lui faire une visite du matin, Sansfin rencontre Fabien,
qui allait être présenté ce matin-là à ces dames. Il était
J. Lamiel.
330 LAMIEL.
vêtu avec une extrême recherche et parut à Sansfin
plus fat encore qu'à l'ordinaire. Le médecin bossu fut
surtout choqué d'une chemise admirablement repassée
par une des femmes de chambre qui faisait la cour au
jeune Fabien.
A ce moment, celui-ci eut la malheureuse idée d'a-
dresser au médecin une plaisanterie d'assez mauvais
goût, dont le but secret était de lui faire comprendre
l'aventure si extraordinaire qui venait de changer sa
position auprès de la belle Lamiel. Cette plaisanterie
fut trop bien comprise par le médecin, qui se sentit
porter un coup au cœur; à l'instant, il saisit un poi-
gnard qu'il avait placé dans la poche de côté de son
habit, pour le cas non arrivé jusqu'ici où il se verrait
victime de quelque plaisanterie outrageante sur son
imperfection physique. Une réflexion rapide comme
l'éclair vint malheureusement rappeler au médecin que
son cheval, poussé convenablement, pouvait faire quatre
lieues à l'heure et le mettre rapidement à l'abri des
poursuites du brigadier et des deux gendarmes en sta-
tion à Carville. A peine donc la mauvaise plaisanterie
de Fabien était-elle prononcée que Sansfin lui répondit
par un coup de poignard lancé au beau milieu de cette
chemise si bien repassée et si coquettement étalée.
Mais le jeune Fabien avait eu le temps d'avoir peur au
vu du brillant de la lame du couteau-poignard, il fit un
léger mouvement de côté qui lui sauva la vie. La jeune
femme de chambre avait repassé la chemise avec un tel
luxe d'empois, que la pointe .du poignard lancée sur la
poitrine en fut comme arrêtée; elle ne pénétra qu'en
glissant de droite à gauche sous la peau au-dessus des
côtes, ce qui n'empêcha pas le jeune tapissier de se
APPENDICES. 331
croire mort. 11 voulut pénétrer en criant dans le salon
où se trouvait la duchesse.
— Ce n'est rien, c'est une plaisanterie, demain il n'y
paraîtra plus.
Mais en prononrant ces paroles avec assez de pré-
sence d'esprit, Sansfin retenait le jeune tapissier par sa
belle cravate qu'il chiffonnait impitoj'ablement; ce mal-
heur n'échappa point au jeune Fabien.
— Quelle figure vais-je faire devant ces belles dames
qui nem'ont jamais vu ! se dit-il, j'aurai l'air d'un ouvrier
saligot. Cette idée le rendit furieux, il éleva la voix :
Vous m'avez causé une incapacité de travail de plus de
quarante jours et mon père, qui a de bonnes protections
à Paris, saura bien vous la faire paj'er cher. D'ailleurs
M"'® la duchesse, à laquelle je vais montrer le signe de
votre violence, ne souffrira point qu'on assassine ainsi
ses ouvriers.
Pendant qu'on lui adressait ces paroles, Sansfin
réfléchissait que si ce charmant jeune homme, avec
sa chemise sanglante, paraissait devant les dames
réunies dans le salon voisin, il était perdu dans le
pays.
— Je tuerai plutôt tout à fait cet amant de Lamiel ; si
le bonheur veut que je ne sois surpris par aucun domes-
tique, je cacherai le cadavre dans la garde-robe voisine
dont je prendrai la clef, et ce soir, aidé par Lamiel
elle-même, je ferai disparaître le corps du beau Pari-
sien. Un homme comme moi est capable de se tirer
d'une situation bien pire.
Une idée bien digne de la Normandie se présenta au
médecin bossu : en supposant que tout réussisse à
souhait, cette étourderie peut coûter cent louis, fai-
332 LAMIEL.
sons les accepter à ce petit animal qui m'embarrassera
bien plus mort que vivant.
— Si tu veux me suivre hors du château et ne rien
dire à personne, je te fais une pension de trois cents
francs par an. Tu meurs de faim avec ton père avare
et qui n'a pas soixante ans, il peut te faire attendre
quinze ou vingt ans l'héritage de sa boutique, tandis
que tu auras un bien-être assuré avec cette pension de
trois cents francs que je vais à l'instant t'assurer par
un bon acte passé devant notaire et en présence de
quatre témoins.
Fabien, outré de l'état dans lequel il sentait mettre
sa cravate, fit un puissant effort pour s'échapper. Sans-
fin tordit la cravate de façon à l'étouffer.
— Je vais te donner un coup de poignard dans l'œil,
tu es borgne à tout jamais et, qui plus est, mort; ac-
cepte la pension de trois cents francs. — Et il tordit la
cravate de plus belle.
Fabien, réellement étouffé, cria à voix basse :
— J'accepte la pension.
Sansfin lui mit la main sur la bouche et l'entraîna
rapidement par un escalier dérobé qui, en deux minu-
tes, les conduisit hors du château.
APPENDICE VIII
CRITIQUE DE «LAJIIEL» PAR BEYLE
Cette critique est une sorte de sommaire raisonné de la pre-
mière partie du roman ; c'est au moment où Bejie avait repris
son travail, en mars 1842, qu'il écrivit ces quelques pages.
Il y a quatre choses à prendre dans le manuscrit de
Lamiel :
1° Le commencement et quelques phrases sur les
paysages de Normandie, plus la description de Car-
ville.
2° Les premiers traits du caractère ridicule du bossu
Sansfin ; sa folle vanité qui a à son service un esprit
infini; mais, en revanche, le moindre mécompte lui
perce le cœur; il ne peut être consolé que lorsqu'une
nouvelle action vient placer ses souvenirs entre le cha-
grin de sa défaite et le moment présent. Il descend à
cheval par le sentier en zig zag qui aboutit au tronc de
noyer creusé qui sert de bassin aux blanchisseuses.
Leurs plaisanteries, criées à haute voix, percent le
cœur de Sansfin et commencent à dessiner son carac-
tère ridicule dans l'esprit du lecteur.
3° La maladie de Lamiel l'introduit au château de
Carville; il y est d'abord tout intimidé devant la haute
334 LA MI EL.
noblesse qui le fréquente et qui traite ce médecin gro-
tesque avec toute la hauteur du hobereau normand.
Eraoustillée par ces signes de mépris, la vanité de Sans-
fin se démène dans tous les sens et parvient enfin à
saisir la place de remèdeà Tennuiqui faitlesupplice delà
duchesse. Cette place est restée vacante depuis la maladie
de Lamiel. Après cette première victoire, la vanité de
Sansfin prend des ailes ; il songe à la fois à prendre le
p. de Lamiel et à se faire épouser par la duchesse.
W Sansfin est exalté par ces idées hardies, la vie
commence pour lui ; il parvient à oublier l'état d'hu-
miliation profonde et de timidité que son imagination
admirable avait tiré jusque-là de sa pauvreté et de son
imperfection physique.
L'esprit de Lamiel, éclairé par les réflexions profon-
des et cependant parfaitement claires que Sansfin con-
sacrait à son éducation, lui faisait faire des progrès
immenses. Sansfin lui disait la vérité sur tout.
— Ce n'est qu'à force d'esprit, si la nature lui en a
donné le germe, que cette jeune fille peut s'apercevoir
un jour que, malgré mon imperfection physique, je
vaux mieux que la plupart des hommes.
Cette éducation, donnée avec passion et par un homme
qui disait la vérité sur tout et en se servant des termes
les plus clairs, fut aidée par les dix-sept ans de Lamiel...
APPENDICE IX
CHRONOLOGIE ET l'ERSONXAGES
Afin de donner au complet le dossier de Lainiel, nous ajou-
tons à nos appendices ces deux fragments ; on verra que Beyle,
le premier peut-fttre, imagina de faire une sorte de biographie
de ses personnages.
CHRONOLOGIE
La scène des pétards a lieu en 1817 ; ce jour-là,
Lamiel, née en 1813, a quatre ans; Fédor, né en 1809,
a huit ans.,
Quand Fédor aime Lamiel, il a dix-neuf ans au plus,
Lamiel quinze ans, donc 1828.
M™ de Miossens, née en 1778, accouche à Londres,
en 1810, de Fédor. Elle rentre à Paris en 181Z|. Lamiel,
née en 18 l/i, a quatre ans de moins que Fédor, et quatre
ans quand M. et M""' Hautemare, sous le nom de M. et
M°>^ Prévost, la choisissent à l'hôpital de Rouen.
Le docteur Sansfin, né en 1790, a vingt-huit ans à l'é-
336 L AMI EL.
poquede la mission de 1818, quand il écrit trois initiales
sur la cendre du foyer du salon de M'"^ de Miossens.
6 mars 1841.
UN VILLAGE DE K OR 11 AN DIE ^
PERSONNAGES
LAMIEL, n ans.
HAUTEMARE, maître d'école, et sa femme.
La duchesse DE MIOSSENS, 48 ans.
SANSFIN (le D'), médecin bossu, .30 ans.
FÉDOR DE MIOSSENS, 18 ans, fils de la duchesse.
L'abbé CLÉMENT, 27 ans.
DU SAILLARD, curé, 49 ans.
LES MISSIONNAIRES.
Madame LE GRAND, tenant l'hôtel de ..., rue de Rivoli.
Le Comte DE NERWINDE ou NERWIN-.
Mademoiselle ANSELME, femme de chambre.
personnages
Lamiel.
Sansfin, horriblement bossu, beaux yeux; bien établir
qu'il n'y a nulle profondeur ; beaucoup d'esprit
spontané et vanité incroyable qui lui font faire
des folies.
1. C'était le titre primitif de Lamiel.
2. Le comte d'Aubigné-Nerwinde. Beyle nous dit, dans une
note, que le caractère de ce personnage illustre cette maxime : •
« La moindre différence sociale engendre une somme d'affecta-
tion considérable. »
APPENDICES. 337
Pierre Valbayre, voleur, joli homme blond, amour-
passion pour Lamiel ; du reste, pas d'énergie
pour les grands crimes.
Marc Pintard', voleur et assassin, homme énergique,
horriblement couturé de petite vérole, fort laid,
cheveux noirs et crépus, mais homme hardi.
Le dcc de Miossens, fils unique de la duchesse, jeune
homme charmant, parfait, toutes les qualités,
d'un esprit doux, délicieux, admirable; mais, du
reste, manquant absolument de caractère ^mo-
dèle Belisle) -.
1. Ce personnage ne figure pas dans le roman.
2. Belisle est connu de? lecteurs du Journal. Ailleurs Tîeyie
dit que le « modèle « du duc de Miossens est Maniai Duru.
Voir page 30 i.
APPENDICE X
PLAN DE CAR VILLE
Voici peut-être le plus curieux document graphique que l'on
puisse offrir aux Stendhallensj ils auront un spécimen de cette
« élégante et illisible écriture » (suivant les expressions de Vic-
tor Jacquemont) et ce plan imaginaire qui prouve avec quel
scrupule l'auteur de Lamiel cherchait la réalité.
TABLE DES MATIERES
Préface v
Avant-Propos xxi
Chapitre I. Carville 1
— II. La Mission 14
III. Les Lavandières. 33
~ IV. Mandrin et Cartouche . . .50
V. Une Lectrice 58
— VI. Sansfin et du Saillard- ... 75
— VII. Maladie de Lamiel 85
— VIIL Fête dans la Toor 100
— IX. L'Éducation de Lamiel ei
l'Abbé Clément ....... 108
X. Qu'est-ce que l'Amour')» . . 120
— XL FÉDOR 136
— XII. Nouvelles de Paris 154
— XIII. Départ 166
— XIV. Les Lectures de Lamiel . . . 172
— XV. L'Amour ah Bois 184
— XVI. Le Maître deDu VAL 190
— XVII. Le Passeport 198
— XVIII. Le Vert de IIoux 210
— XIX. Lamiel et M^'* Volnys .... 223
— XX. Paris 234
— XXI. Le Comte d'.\ubigné-Nerwinde 243
— XXII. Le Coup de Pistolet 255
342 TABLE DES MATIÈRES.
Chapitre XXIII. Le Chapelier de Périgueux. . 266
— XXIV. Lit a part 278
— XXV. L'Abbé Clément . 289
— XXVI. Conclusion 30l
Appendice I. Le premier Chapitre de La-
miel 309
— II. Caractère de Lamiel 314
— III. Notes sur le Caractère du
Docteur Sansfin 319
— IV. Portrait de Fédou de Mios-
sens 322
— V. Caractère de la Duchesse de
Miossens 324
— VI. Le Piéton 325
— VIL Coup de poignard donné par
uNBossu 329
— VIII. Critique de Lamiel 333
— IX. Chronologie des Personnages 335
— X. Plan de Car ville 338
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Beyle, Marie Henri
Lamiel
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