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LA MORALE
CHRESTIENNE.
A
MONSIEVR
DE
yiLLARNOVL.
PREMIERE PJRTIE.
Par MOYSE AMYRAVT.
Xi^-tJt <"'*--'
A SAVMVR,
Chés ISAAC DESBORDES3
Imprimeur vfc Libraire.
I lllllilHII 1» I III I II I I II—— »■«■»
.¥. PC, LU.
5 La Morale
bien , en partie pour fatisfaircâu defir
de plufieurs honneftes gens qui croy-
oycnt que i'y pouiiois donner quel-
ques bonnes Jnftruûions au Public,
fî eft-ce que ie n'en formay point la
refolution tout; à fait , finon lors que
commençant à me remettre dVne
longue maladie , ie fis ily a vn peu
plus de troisansvnvoyage a laForeft.
Là vous vous fouuenés , Monsievr,
que nous promenant enfemble dans
vos allées , en difcourant de diuerfes
chofes, & particulièrement de quel-
ques difputes qui m'ont beaucoup
exercé, vous m'induifiés à laifTer cou-
rir Tans m'en émouuoir vn certain
écrit fait de nouueau contre moy fur
vne queflion fort importante. Car
pource que vous auiés cette opinion
que. la matière dont il s'agilîoit eftoit
tellement éclaircie parle dernier liure'
que i'en auois composé , qu'il i%e s'y*
pouuoitplus rien adioufter de confi-
derable , vous m'exhortiés à donner'
déformais mon temps à d'autres occu-
pations. Et dautant que Monfieur Di-
ierote vous auoit die que le m'eftois
Chrestïenne. I. l?AKr7 y
propofé de faire vne Morale Chreftiê-
ne^dans laquelle Tédifierois fur les fon-
démens de la Nature les enfeignemens
qui nous ont efté donnés par la Reue*
-lation , peu s'en faut que vous ne me
coniuraffiés de laifTer ou de différer au
moins toute autre méditation , pour
m'appliquer à celle là , dont vous ef-
periés queles gens de bien tireroient
vne vtilité finguliere. Chiand donc
vous viftes que ie me lailiois perfua-
der à vos raifons , vous ne me laiffaftes.
point que vous n'euffiés tiré de moy
la promeffe de m'adonner à cet ou-
urage au pluttoft , &: m'engageaftes
mefme à vous en faire le plan , pour
vous en mettre quelque idée généra-
le dans la penfée. Or eftoit-ce alors
mon deffein de retourner à quelques
mois delà dans voftre Maifon , & dV-
fer de la grâce que vous me faifiés d'y
pouuoir feiourncr quelque temps,
pour y vacquer à la compofition de
cette Pièce. En quoy véritablement
ie regardois bien àlaffermiflement de
ma fanté , & au repos que ic trouuçr
rois en vn lieu où les dirtradions qui
A 3
^^ r A Morale
ne me font que trop ordinaires , ne
xne pourroient fuiure. Mais il eft vray
pourtant que le principal fruit que
l'en attendois confiiloit en ce que
i'efperois y ioûir de Thonneur de vo-
ftre conuerfation à loifir , Se que vos
cxcellens propos , &: les belles &:
Tares connoiflances que Dieu vous
a données en toutes cliofes , m'ayde-
royent&à conceuoir &: à difpofer ce
que iauois à dire fur ce fujet, &:m'y
donneroyent des ouuertures & des
éleuations d'efprit aufquelles fans cela
ie ne me pourrois pas fi bien porter de
moymefme. l'adioufterois encore vo-
lontiers à cela 5 fi voftre exemplaire
modeftie me le permettoit, que voftre
vieniefme, & voftre vertu, quand ie
Faurois prefente deuant les yeux > me
feroitvne aydemcrueilleufeà ce que
ie me propofois ; à peu prés comme
fi vn ftatuaire tiroit les préceptes de
{oK art, non tant desreigles &: des no-
tions qu il en a dans Timagination,
que de la contemplation de l'image
d'vn héros, das laquelle foit Polyclete,
foie Phidias, ou quelque autre célèbre
Chrestienne. I. Part. 7
fculpteur, les auroit parfaitement mU
fes en vfage. Et par ce que la relation
des maris à leurs femes, &c des femmes
à leurs maris , des enfans à leurs pères,
& des pères à leurs enfans , & la con-
duite régulière d'vne famille Chre-
ftienne &c bien moriginée, tient vne
grande place dans la Morale , & fur
tout , que les vrays &: finceres fenti-
mens de la pieté. Se les motifs qui nous
y portent, y doiuent auoir le premier
rangjie m'attendois qu eftant incorpo-
ré pourvu temps dans voftre maifon,
ie n'aurois finon à confiderer toutes les
parties de fon adminiftration , quand
ie viendrois aux lieux où ie dois in-
férer les préceptes qui regardent ce
point là, dautant qu elle en eil: com-
me vnaccomply modelle à toutes les
autres. Mais les fondions de ma
charge , &c les diuerfes occurrences
qui fe font rencontrées depuis,n'ayant
pas permis que ie receuffe ce conten-
tement , ny que i'allafle prendre pof-
feiTion de lappartement que vous
m'auiés fait dreiTer, ou bien ie feray
contraint de dilFerer encore Texeçu-
A 4
? laMorale
tion de la piomeiTe que ie vous fis
alors 5 ou fî ie veux m'en acquitter, il
faut que ie me refolue à me paffer de
ces aides &c de ces accouragemens
que ie pouuois tirer de voftre pre-
fence. Or ie fçay bien, Monsievr,
auec qu elle ardeur , &: , fi ie Tofe dire
ainfî 3 auec quelle impatience vous
attendes les productions de ma mé-
ditation fur cette matière, & ie crains
que Toccafion ne fe rencontre pas
bien-toft de me preualoir de ces
auantages que i'auois efperés de vo-
ftre communication. C'eft pourquoy
Dieu voulant 5 ce femble , par fa bon-
té me procurer quelque repos, ie me
difpofe, moyennant fa grâce, à met-
tre la main à Texecution de mon
projet , S>C à tafcher de fatisfaire à
l'attente de mes amis , &: particuliè-
rement à la voftre. Neantmoins , fi
ie ne puis pas effediuement ioùir ny
de voftre maifon ny de voftre con-
uerfation , ks mouuemens de mon
efprit ne laifferont pas d'y faire con-
tinuellement des reflexions en écri-
iiant , Se la fouuenance que l'en ay
Chrestienne. I. PartI ^
fuppléerâ au défaut de la prefencc
des chofes mefmcs. Or pour m'y
obliger d'autant plus eftroit terrien t,
ie me figureray d'abord que vous me
faites la faueur tantoft de me condui-
re au long de vos efpaliers , tantoft
de me promener fous les ombrages
de voftre bois , tantoft de me con-
ûict à prendre le frais &c le repos de
vos cabinets , èc tantoft de me faire
tournoyer comme la Saiure autour
ôc par le trauers de voftre prairie , en
contemplant Tagréement qu'y donne
la perfpediue de vos pauillons &: de
vos tours 5 quand elles font ombre au
Soleil couchant -,- & que cependant
vous aucs la patience de m'ccouter
tralttant familièrement de la Morale
à peu prés en cette forte.
fff
DESSEIK
io lA Mo RALE-
DESSeiN ET DIFISIO?i^
de l*Ouurage.
I Topinion que Ton at-
tribue à Canieades , &:
à quelques autres d'en-
tre les Anciens , eftoit
véritable , c cft qu'il n'y
a point de difFerence naturelle entre
le Vice &: la Vertu, ^ que la diftin-
â:ion qu'on y met, ne dépend finon
de rinftitution des Legiflateurs qui
ont les premiers eftabli les Republi-
ques , il ne feroit ny neceirairc ny à
propos de reprendre la Morale de fi
haut que ie me le fuis proposé. Car
i*ay deflein d'expliquer dans la pre-
tnierc partie àc monTraitté, quelles
ihftaiâions la Nature donnoit au
commencement aux hommes , pour
les formcf à fuiure la Pieté & la Vertu,
auant quil y euft aucune République
Chrestienne^ I. Part^ il
fondée en la terre , ou qu'aucun Le-
giflateur d'entre les hommes euft pen-
sé à leur donner des régies de leurs
aîlions. De forte que ce feroit fore
inutilement que ie chercherois des
enfeignemcns au bien , &: des raifons
de fe détourner du mal, dansTEcolc
•de la Nature , fi elle n'en donnoit
du tout point ; 3c pour expliquer la
Morale à £cs citoyens , il ne feroit
ncccffaire finon d'eftre bien verse
dans les Couftumes de fon pays , ou
dans les Ordonnances de fon Prince.
Mais i'ay toujours efté dans ce fen-
timent, que comme la différence qui
cft entre le menfonge &:la vérité , ne
dépend pas de l'imagination de l'hom-
me 5 mais de leur naturelle oppofition,
tellement que la poffeffion de la vé-
rité perfedionnc nos cntendemens,
au lieu que Fimpreflion du menfon-
ge les altère ôc les défigure : ainfi la
Rature des chofes a mis vne telle con-
trariété entre le vice Sc la vertu, qu'en
l'vne eft laperfeftion de nos volontés
&: de nos affeûions , en l'autre eft la
corruption qui le^ fait dégénérer de
il L A M O R A L E
leur excellence naturelle. C eft pouf^
- quoy ie veux rechercher en premier
lieu queJles inftruftions la Nature
euft données à Tliomme , s'ilfuft de-
meuré en Teftat de fa création , pour
s'y maintenir en la qualité d'eftrè par-
faitement homme de bien , &: iufques
où cette première inftitution hou^
euft peu porter pour eftre agréables à
la diuinité , & pour reprefenter Tima-
ge de fa fainteté dansnoftre conduite.
Et datrtant que la Nature n'eft pas
demeurée en fa première conftitution,
& que le péché Ta précipitée de la fixn-
plicité de fon intégrité , dans la mi-
fere de la condition en laquelle nous
voyons toutes chofes, d'où refulte la
reuelation de quelques obieds dont
on n'auoit point de connoiilance au
commencement, 6c où les hommes
ont entr'eux des relations que la
première création Se Teftat de leut
mnocence ne leur auroit point don'-
nées , ie deftine la féconde partie de
■ ces Difcours aux reflexions qu'il faut
faire fur ces chanp-emcns. Car puis
que ccsnouuelles cpHnoifiances, ces
'^ ChRESTIÈNNE." ~I. ^PARt^ ÏJ
telations iufques alors inconnues , &c
CCS obieûs invifités auparauant nou$
obligent à des vertus qui n'auoienr
aucun vfage auant le péché ^vn hom-
me ne peut eftre parfaitement hom-
me de bien, fi aux chofes aufquelles
l'innocence de la Nature nous deuoit
porter, il nadioufte encore Fobfer-
uation des deuoirs qu'exige la con-
dition dans laquelle elle eft tombée.
En troifiéme lieu 5 peu de gens igno-
rent la différence que Dieu a mife
entre les Nations aufquelles il n'a rien
proposé à contempler finon ce grand
ouurage du Monde, &c le peuple qu'il
auoit autresfois choifi dans la pofte-
rité d'Abraham pour luy communi-
quer vne déclaration plus cxaftc de
fa volonté. Encore que fi les hommes
euffent efté bien attentifs à la con-
templation de rVniuers^ils en enflent
peu recueillir des lumières excellcn-
tes en ce qui eft de la Pieté (k: de la
Vertu , fi eft-ce que l'Ecole qu'il a-
uoit ouuerteen Ifraelpour y inftruirc
les hommes par le mihiftere de ics
feruiteurs , auoit des auantagcs qui
Î4 LA MoitAtE
fan$ contredit ne fe peuucnt affcs
cftimer. Tellement que fi aux en-
feignemens que Tvn & l'autre de ces
deux eftats de la Nature , pouuoic
donner aux Ifraëlites aufli bien com-
me aux Gentils , ils n eufl'ent adioufté
les aûions aufquelles vne plus parti-
culière éducation les obligeoit , ils
n'euflent pas fatisfait à leur dcuoir, &:
n'eufl'ent pas remply à beaucoup préc
toute la mefurc de leur Morale. Puis
doiic que bien qu ils ayent efté a/Tu-
jettis à beaucoup de Loix de robfer-
uation defquelles nous fommcs à cet-
te heure delmrcs , fi clt-ce qu il en
eft demeuré plulieurs que nous auons
communes aucc eux , & que les Hures
qui les contiennët nous ont efté don-
nés comme à eux pour en tirer les
reiglcs de noftre vie , & les exemples
de nos aftions, il eft comme abfolu-
ment neceflairc que i' examine quelle
eft la mefure de la reuclation dont
les luifs ont furpafle les Gentils en
cet égard , & quelle eft ou la nature
ou le degré de la pieté 6c de la fain-
teté dont ils les ont deu iurmontcr
Chrestienne^ I. Part7 ï|
en confequence. Enfin parce qu'où*
tre que nous fommcs hommes , ce
que nous àuons eu de Dieu lors que
nous auons efté créés, & que nous
fommes pécheurs , ce que nous tirons
de noftre premier Père Adam, com-
me tous les autres hommes en tous
les fiecles ; &: que les inftrudions don-
nées aux Ifraëlites autresfois nous ap-
partiennent en grande partie , ce qui
nous oblige à mefme pieté enuers
Dieu 3 &: à mefmes deuoirs enuers
nos prochains, nous fommes encore
Chreftiens , ce qui nous élcue beau-
coup au deflus du refte du monde-»
la Morale que ie me propofc d'expli-
quer icy ne feroit pas véritablement
Chrefticnne , comme le tiltre que ie
luy donne promet quelle le fera, fl
ie ne m'arreftois auflî à expliquer ce
qu'il y a de particulier en cette con-
dition , & à quoy cette diuine appel-
lation nous oblige. Car à proportion
de ce que les obiets qui nous atti-
rent à la pratique de la Morale , font
par la reuelation du Chriftianifmc
deuenus plus beaux 6^ plus lumineux.
té ï A MOR A LE^
^ mefme proportion doiuent eftre plui
vifs , plus vehemenSj&plusconftans
les mouuemens qu'ils eoccitent en
nos âmes. Dans cette, dernière par-
itie de ma méditation le traitteray
donc y Dieu aidant , de ce que la
Religion Chreftiennc a adjoufté à
toutes les Difpenfations précédentes
pour raccompliiïement des vertus,
de forte qu'en ayant tire la première
idée des pures inftitutions de la Natu-
re, &: y ayant de plus mis les nouueaux
traits que le changement qui y cft
arriuc nous a fournis , & puis ayant
imbu ôc coloré ce tableau des belles
xhofcs dont les liurcs de l'ancienne
Loy fourniffent les enfeignemcns,i'en
rchaufleray encore l'éclat par les in-
ftrucbions &: les exemples du Nouueaii
Teftament , & donneray par ce moyen
autant que ie pourray à l'Ethique des
Chrcrdens toute laperfeftion dont la
riaturc humaine eft capable en cette
.vie. Or encore que toutes les autres
parties de monouurage feront, com-
me i'efpere , confiderables en elles
mefmes 3 par ce qu'elles contiendront
les
ïe^ commencemens Se les progrés de
cette fouuerairie perfedion à laquelle
riiomme doit monter; fi eft-ce que la
dernière eft le but auquel elles ten-
aient, le ne craiûdray donc pas de
leur donner à toutes ce nom de Mo-
rale Chreftienne, dautant qu'on y en
verra les principes &: les fon démens,
fans quoy TEthique du Cliriftianifme
n'auroit pas vn côrps afles complet,
ny d'vnc ailés ferme confiftance. Et
heantmoins ce fera proprement à la
iierniere que cette appellation con-
tiiendra , parce qaon y trouuera
paracheué ce que les autres n'auront
qu ébauché , autant que la mefure
de la reuelation l'aura peu permettre
en chacune»
ûàààààk'k'àààÈàÈààà
DE L'HOMME ET DS^
fcs principales facultés^
CEux qui traittent de la Morale
dans les Efcoles, ont accouftumé
d'iinirer Ariftcte aux liures qu'il en
B
l^ La Mo RALE
a écrits à fon fils Nicomâchus ^ &: <îé
commencer par la confideration de
la félicite de riiomme5&: de la derniè-
re fin defes actions. Car ils difent qu6
c*eft la méthode qu il faut fuiure en
expliquant les difciplines pratiques
&qui fe reduifent à Tadion, au lieu
que dans celles que Ton appelle con-
templatiues , dans lefquelles on fe
contente de la connoiflance de fon
obieû y on fuit vne traditiue contrai-
re y en commençant par les principes
les premiers Se les plus fimples de la
fcience , Comme on entame la Géo-
métrie par la définition dVne ligne^
d'vnefuperficie^&id'vn corps. Qupy
que le defleinqueic me fuis propofé
ne m'oblige pas à garder inuiolable*
ment tous les préceptes de Tart, & que
pourueu que ie reuilîlTe à donner ceux
qui font :capables de former vn par-
faitement homme de bien, il ne m'im-
porte pas de manquer à cette fcru-
puleufè exad'itude à laquelle s'affujet-
tiflent ceux qui veulent pafTer pour
fçauans , ie fuiurois pourtant cette
reigle , parce que ie la trouue raifon- --
Chrestienne^ I. .Part.' x^
îiable , fi ie n eftimois neceflaire de
dire auparauant quelque chofe de la
ïiâture de rhomme &: de fes princi-
pales facultés. Mais daucant qu'il
femble que Tliomme nous dcuroit
cftre mieux connu que non pas les
autres chofes , parce que nous fom-
mes intimes à nous mefmes , au lieu
que les autres objets font hors de
nous , &:que d'ailleurs la connoiffan-
cedenoftreeftre&des principes d'oil
procèdent nos aftions , peut beau--
coup contribuer à l'intelligence delà
principale &c dernière fin que nous
deuons nous y propofer , ie penfe
guonne peut trouuer mauuais queie
faife de cette confideration vne e{pe-
ce d'introduûion à la Morale.
le ne m'arrefteray pas à dire que
rhomme a l'eftre commun auec tou-
tes chofes ^ &la vie vegetatiue pa-
reillem.ent commune aucc les plan-
tes y comme les fens intérieurs 6c ex-
térieurs auec les autres animaux ; êc
ne difcourray point icy des facul-
tés de l'ame entant que c'eft par elle
que le? homm.es fe neurriffcnc , ^
B 1
20 LA Morale
qu'ils croiffent iufques à la perfeftioit
de la ftature que la nature leur a or-
donnée 5 àc qu'ils font capables de
produire leurs femblables par la ge-
jieration. le ne diray rien de la nature
des obieûs qui font deftinés à (es fens,
ny de la façon de leur opération, ny
généralement de tout ce qui touche
la Pliyfique , & non la dodrine des
mœurs : parce que fi dans toute»
ces cliofes il y en a quelcunc qui
puiffe feruir à mon deffein , la con-
noiflance générale que tous les hom-
mes en ont , mefmes fans auoir mis
le pied dans l'Ecole dAriftote, pour-
ra fuffire à chacun pour luy faire com-
prendre mes intentions. D'entre les
facultés que l'homme a communes
auec les beftes , l'appétit qu'on ap-
pelle fenfîtif eft prefque le feul qu'il
eft neceffaire d'expliquer en cette
matière, dautant qu'vne bonne par-^
tie de la Morale eft employée à le
gouuerner & à le contenir dans le
deuoir. Neantmoins parce que cet
appétit refpond à deux fortes de
Puilfances, dont l'vne eft la fantaifie^
GhrestiënneT I. Part: zï
'qai l'excite dans l'homme à peu prés
de la mefme forte qu'elle fait dans les
animaux ; l'autre eft ce qu'on appelle
l'entendement , qui le doit régir en
mous d'vne façon çonuenable à la con-
dition de l'homme; &: que c'eft en cet
cgard qu'il çft la matière de la contem-
plation du Philofophe Moral 5 ie re-
mettray à en parler lors que i'auray à
expliquer quelle puifTance la Raifon
peut auoir fur luy , & coiiiment il eft
dans fa dépendance. le confiderc
donc icy l'homme entant qu'il eft
doiié d'intelligence & de raifon ; ce
qui le met fi haut au deflus de la con-
dition de tous les autres animaux ,
qu'il l'approche de celle des plus fu-
blimes intelligences. En efFeâ^ bien
que ces intelligences foyent feparées
de la matière , ^ que n eftans point
obligées comme nous à fe feruir d'or-
ganes corporels pour la contempla-
tion d-ç leurs obieds , l'application
qu'elles y font de leurs facultés eft
fans doute plus forte , plus efficace,
& plus fruaueufe, fi eft-cc qu'en ce
qui eft de la pieté nous auons meft
B ?
t~i. ÎA MORALB
rnes chôfes à confiderer , & à peii
prés mefmes reflexions à y faire. Ec
pour ce qui eft de l'exercice des ver-
tus morales , à la vérité les obieds Se
les motifs que nous en auons , font
diuers , &: par confequent nos vertus
& les leurs font auflî d'vne efpece
en quelque forte différente. Neant-
moins , puis qu'en noftre nature nous
femmes capables des vertus qui luy
conuiennent , comme les intelligen-
ces feparées de la matière font capa-
bles de leurs vertus en la leur , c'eft
vn argument indubitable que nous
approchons bien fort de leur condi-
tion 5 ôc que nos facultés font fembla-
bles. Car dans les autres animaux,
les chofes que nous appelions d'ordi-
naire de ce nom de fantaifie & d'efti-
mation , non feulement ne s'éleuent
îamais iufques là que de connoiftre
nettement les règles de la vraye vertu
afin d'en polfeder le corps, mais mef-
mes elles ne donnent en leurs opéra-
tions aucune iufte occafion de foup-
çonner qu'elles en appercoiuent vne
ombre. Car pour ne rien dire de la
CHJR^ESTIEîIltE. h Part? ij
Diuinité , dont les beftes n*ont iamais
eu la moindre notion , il n'y a que
rhomme feul entre les créatures cor-
porelles 5 qui remarque la difFerence
que la Nature a mife entre le vice &
la vertu , ny qui donne aucune mo-
dération à fes appétits pour auoir eu
quelque lumière de la difformité de
l'vn, 8c de l'excellence de TautrcQuc
fi les beftes font quelquefois paroiftre
quelque retenue dans leurs pafïîons,
cela vient ou de la laflîtude, ou de la
fatieté , ou de la crainte du foiiet ôc
des autres chaftimens , & non de ces
nobles & releuées confiderations que
la raifon fournit aux hommes.
Partant , afin de commencer par là
l'examen des puilTances de l'ame de
l'iiomme^fi vous les confiderés vn peu
attentiuement vous trouuerés qu'il y
en a de deux fortes : car les vnes font
d'elles mefmes participantes de la rai-
fon, & les autres en font dépourueuës.
Celles qui en font d'elles mefmes par-
ticipantes , font l'Entendement , où
proprement elle à fon fiege, ôc où elle
exerce fes fondipns -, U la volonté;^
B 4
54 : . /lï^ Morale
qui quant à elle ne raifonne pas, mal?
qui pource qu elle dépend abfolu-
ment de Fintelieft^eft ordinairement
appellée du nom d'appétit raifonna-
ble. le dis qu elle dépend abfolument
de rintelle£t, non pas feulement par-
ce qu'en fcs opérations elle fuit tou-
jours le mouuement de la Raifon,
mais encore parce qu'en quelque fa-
çon elle luy doit la prodviâion de fon
.eftre. Car outre qu'il n'eft point
d'Entendement qui ne foit accom-
pagné de volonté , ce qui monftrc
aflés qu€ ces deux facultés font infe-
parables , vous ne faunes voirs^iîgurer
aucune intelligence toute pure & fans
Appetit.laquelle vacque tant foit peu
de temps à la contemplation d'vn ob-
ie£t digne d'amour ôc de vénération,
comme eft la Diuinité , qui d'elle mef-
me ne s'enflame incontineot de quel-
que ardeur de diledion enuers luy , 6c
qui ne s'eftende tant qu'elle pourra
poiu' fe l'vnir &: pour s'y ioindre.
Tellement que comme dans la natu^
re des corps toute vraye lumière eft
accompagnée de quelque chalevir^ou
Chrestienne; L Part^ ïy
bien au moins elle en produit là où
{es rayons s'vniflent &: fe renforcent;
dans le monde intelligible des efprits
tout entendement efl accompagné
de quelque amour , ou s'il n'en auoit
pas efté doiié dans la première origine
de fa création, il en produiroit de foy
mefme lors qu'il viendroit à s'appli-
quer attentiuement à la contempla*
tion des chofes aimables. Et c'eft ce
qui a fait douter à quelques grands
Philofophes , fi ce font deux facultés
de nos âmes, ou fi ce n'eft qu'vne puif-
fance feulement , qui exerce diuerfes
opérations félon la diuerfité de la na-
ture ôc des qualités des obiets fur lef-
quels elle fe déployé. Parce qu'il fe
peut faire , difent ils , que lors qu'il
n'eft queftion finon de iuger de la
nature ÔC des qualités des chofes, vnc
mefme faculté s'appelle de ce nom
de Raifon ou d'Intelled, qui fe nom-
mera Volonté ou Appétit, lors qu'elle
s'en voudra faifir , & s'en mettre en
iouïflance. A peu prés com^me c'eft
vne mefme main qui connoift le froid
& le chaud dans les corps qui luy font
ïf Îa Morale
offerts à toucher , &: qui reçoit ou
f eiettc ceux dont les qualités luy font
ou déplaifantes oni agréables. Il eft
pourtant vray que dans toutes les au-
tres chofes nous iugeons volontiers
de la différence des facultés par la
diuerfîté des opérations. Et dans la
mainmefmej bien que ce ne foit qu*vn
jnefme fuiet qui iug^ des qualités des
corps par le toucher , &: qui les em*
poigne ou qui les reiette , il n'y a per-
îbnne qui ne recognoiffe qu*il y re-
fide deux puiffan ces. Autre fans dou-
te eft celle du fentiment, par laquelle
BOUS difcernons le froid 5c le chaud,
6c autre celle qui produit le 'mouue-
ment par lequel la main s'eftend ou fe
ferr'e. Ce fera donc bien vne mef-
fne amc qui iugera de fes obiets par
Tintelligence , 6c qui les appetera pat*
la volonté : mais l'intelligence de la
volonté feront deux facultés pour-
tant, par Tentremife defquelles Pâme
produira ces deux opérations diftin-
ttes. Et véritablement il femble qu'en
cela Dieu 6c la Nature ayent voulu
îrionftrer leur richeffe 6c leur abon-
Cmrestienne" t. pARfr 27
flânce , qu'au lieu que les hommes
font bien fouuent obligés de faire
feruir vne mefme chofe à diueis vfa-
ges, comme Ariftote dit de quelques
vns j qu'ils fe femoient dVne mefme
épée à la guerre Se aux facrifices , la
Nature employé touiours vne feule
chofe à chaque fon£bion , afin qu'elle
la face d'autant plus alaigrement , Se
que diuerfes adions ne s'embaralfent
point les vnes les autres. Elle en a
ainfi particulièrement vfé dans la
conftmaion des animaux , Se nom-
mcment en ce qu'elle leur a donné
d'aucunement correfpondant à ce qui
s'appelle Entendement &: Volonté en
l'homme. Car c'eft dans la fantaific
qu'ils reçoiuent les images des chofes
qui font expofées au iugement de
leurs fens : & c'eft par l'appétit fenfitif,
comme par vne autre puiffanCe, qu'ils
S'en approchent ou qu'ils s'en recu-
lent , qu'ils les recherchent ou qu'ils
les reiettent, félon qu'ils les trouuent
propres ou nuifibles à leur conferua-
tion. Car quant à ce qu'on dit qu'il
;efl malaifé de comprendre quelle fu*
£« ÏA Morale
bordinâtion il y peut auoir entre l'en*
tendement de la volonté , pour faire
que I* vne dépende de Tautre, 6c qu elle
reçoiuc fcs mouuemcns , Taduouc
que c^ft vne chofe qu'il ne nous eft
pas fort aifé de bien expliquer. Parce
que fi la Volonté eft vn appétit rai^
fonnable , comme tout le monde Iç
dit, il faut qu il fe meuue par la raifon.
Or la raifon ne peut agir fur cet ap-
pétit finon dVne feule façon qui con-
nient à fa nature : à fçauoir par la
^leprcfentation des motifs que les cho-
fes mefmes luy prefentent de les iu-
ger bonnes ou mauuaifes , à recher-
cher ou à fuir. Comment donc eft
ce que Tappetit , qui de foy mefme
n'eft point vne faculté connoiffantc
^y intelligente , fera capable de re-
ceuoir l'imprellion de ces motifs?Mais
û la difficulté qu'on rencontre en
Texplication delà manière d'vne cho-
fe 5 eft vne fuffifante caufe dç la re-
buter 5 à peine y-a-t-il aucune vérité
qu'on puifle iuger receuable. Quel-
que fùbordination que la nature ait
eftablie entre les caufes de cette forte,
mil eft-ce qui a iamais bien compris
quel eft leur attachement , & la bou-
cle ou le reflbrt par laquelle Tvne
donne l'impulfion , ou fait fentir la
vertu de fon attradion à l'autre? Sçait-
on comment le premier mobile em-
porte auec foy les fpheres d'embas ?
Auons nous iufqu icy^ bien entendu
comment Cette volonté dont nous par-
lons , commande à la faculté qu'on
nomme Locûmome , & agiteles efprits
animaux en nous, pour donner à nos
membres le branle ^ le mouuement >
Sçait-on bien l'anfe par laquelle elle
prend l'appétit fenfitif , pour le me-
ner où il plaift à l'entendement ? Eu
vn mot , dans cette merueilleufe ma-
chine de l'homme, a-t-on bien apper--
ceu comment les roues dont nos alli-
ons dépendent , font infercés de en-
dentées les vues dans les autres , pour
faire que les inférieures fuiuent les in-
clinations de celles qui font plus haut?
Certainement, comme l'ay dit.la fan-
taiiie & Tappecit fenfitif , ont autant
de rapport auec nos facultés raifon-
nables , que des chofes qui .font mfe-
^ E A Morale
parablement alliées auec la matîefës
en peuuent auoir auec celles qui
parce qu'elles font fpirimelles , peu-
uent fubfiftei fans le corps. Et corn-
nie la Volonté efl: raifonnable dau-»
tant qu'elle ne fe meut que par llnu-
pulfion de la raifon , cet appétit n'efl:
appelle fenfîtif finon dautant qu'il ne
s'excite que par les images des obiets
qui fe recoiuent dans les fens inté-
rieurs. Or n'eft il gueres plus diffici-
le de comprendre comment les efpe-»
ces intellectuelles des chofes paffent
de l'entendement dans la volonté
pour la mouuoir, que de fçauoir com-
ment les reprefentations des obiets
fenfibles Se corporels coulent de la
Fantaifie dans Tappetit fenfîtif, pour
luy en donner Tamour ou Tauerfion
qu'elles y engendrent. Mais il n'im-
porte pas beaucoup à la Morale que
ce foyent deux puifTances diftindes,
ou bien vne feulement : tant y a que
l'efFed de ce que nous appelions Vo-
ionté^eft d'embraffer ce que nous iu-
geons eftre bon ^ Se de reietter ce qud
nous croyons eftre mauuais, Se d'eftr^
Chrestienne^ Î. Part"." jî
au deffous de T Entendement la mai-»
ftrefle roue de toutes les aftions quô
nous faifons entant qu'hommes.
Quant aux puifTan ces de nos âmes
qui d'elles mefimes ne font pas doiieés
de raifon , elles font de deux fortes.
Car il y en a quelques vues qui non
feulement n'ont point d'intelligence
en elles mefmes, mais encore fur qui
l'intelligence n'a point de pouuoir :
& telle eft la faculté vitale, qui fe ma-
îiifefte au mouuement du cœur j ôz la
nutritiue , qui fe déployé principale-
ment au foye : &: celles qui leur peu--
uent eftre femblables. Car noftre
entendement a fi peu d'autorité fur
ces facultés ^ que la vitale n'agit pas
moins au cœur encore que nous n'y
penfions pas ; 3c la nutritiue n'agit
point il bien qu'à Tlieure que nous
dormons , qui eft vn temps auquel les
fondtions de la raifon cefTcnt. La
confideration donc de ces facultés ne
touche en rien du tout à la Morale,
C'eft proprement à la Phyfiquc qu'el-
le appartient, &: s'il y arriue quelque
defordre oti quelque incommoditC3
fi ï A Morale
les Médecins y doiuent 'remédier , 8ô
non les Théologiens, ou les lurifcon-*
fuites Se les Philofophes. Mais il y
€n a d'autres fur lefquelles l'expérien-
ce monftre que Tentendement a de
la domination pour les reigler 5c mo-
dérer 3 comme il le iuge neceffaire.
Tellement qu'au moins font elles rai-
fonnables iufques à ce point , que la
Nature les a rendues capables d'obeïr
à Tempire de la Raifôn , pourucu que
quant a elle elle fe férue bien de fes
auantages. Dans le langage de l'E-
cole on les appelle ordinairement /V-
rafcihle &c la Concupfcihle ^ par ce qu'il
n'v a aucune des émotions qui naiflent
dans cette partie de nos âmes , que
Ton ne croye fe pôuuoir rapporter,
foit à la Colère par laquelle nous nous
émouuons contre ce que nous iugeons
cftre mal ; foit à la Conuoitifc par la-
quelle nous nous portons à la recher-
che du bien que nous trouuons fou-
haittable. Ceux qui ne veulent pas
que Fentendement bc la volonté fa-
cent deux facultés différentes , au-
roient autant ou plus djC fujct de méf-
ier ces
Chrestienne7 I. Part. 55-^
ïcr ces deux parties de Tappetit feniî-
tif en vne. Car fi vne meime puif-
fance de la Raifort peut auoir deux
difFerens noms félon fes deux di-
uerfes opérations , de iuger de la
qualité de fe^ obiers , ôc de les fuir
ou defirer, fuiuant la fentence qu'elle
mefme en a prononcée ; vn mefme
appétit fenfitif en pourra bien auoir
deux pareillement , félon qu'il fe por-
tera vers des biens dont il peut iouïr
fans difficulté , ou que pour paruenir
à la iouiflance de ce qu'il appete
comme bien , &: pour euiter la fouf-
france d'vn mal qui luy cauferoit
de la douleur , il fe roidit pour fur-
monter les difficultés ôc les empef-
chemens qui s'y prefentent à com.-
battre. Et ie voy quelques nouueaux
Pliilofophes qui pour ne fuiure pas
le chemin battu , difcourent autre-
ment de la nature deîappetit fcniitif,
ôc donnent & vn autre eitrc , ^ vn
autre ordre à nos paffions , que ce-
luy qui leur a efté attribué par les
Anciens , &: qui s'écartent icy , com«
îue prefque par tout ailleurs ^ des fen-
C
34 La MoR A LE
timcns de Platon 6c d'Ariftote. Ce
n eft pas mon intention d'examiner
icy s'ils ont raifon , &: quelques cho-
fes qu'ils ayent ingenieufement inuen-
tées des caufes de nos paflîons , quel-
que ordre qu'ils fuiuent en leur diftri-
bution 5 cela ne contribuant du tout
rien à rendre vn homme plus homme
de bien ny plus vertueux, ne regarde
ny prés ny loin le deffein de ma Mo-
rale. Au fonds 5 quand on aura bien
tovit épluché, ie croy qu'il ne fe trou-
liera point de plus entière ny plus
commode partition de nos appétits,
que celle qu'on a iufqu'icy fuiuie
dans les Ecoles , quoy que ie penfe
qu'on les pourroit bien vn peu plus
commodément &c moins barbaremenc
nomeren praçois.Car la partie Irafcihle
fe pourroit plus raifonnablement ap-
pellera Courageufey parce qu'il y a des
occafîos où elle fe déployé fans colère,
&L où proprement le courage a lieu :
comme quand il faut luit ter auec re-
folution contre l'effort delà tempefte,
contre laquelle pourtant noftre colère
ne s'émeut, point. Et la Çoncu^ifcibU
CHkEStiENNÉ. i. Part. jj'
fe pourroit appeller la Conuoiteufe , par-
ce que conuoiteux eft vn mot Fran-
çois , qui reprefente fort bien la na-
ture de cet appétit. Neantmoins, ces
mots barbares eftans vfités ^ ie ne fe-
ray pas difficulté , où les occafions
s'en prefenterdnt , de me feruir indif-
féremment des vus &: des autres.
Ces deux parties de Tappctit fen-
fitif 5 qui comprennent fous elles tout
ce qui regarde nos paflîons, font donc
irraifonnables d'elles mefmes , com-
me il fe void dans les beftes , en qui
elles fe trouuent auffi bien qu'en nous:
mais neantmoins en l'homme elles
font capables de s'affuiettir à la rai-
fon , quand elle y veut vfer de l'au-
torité que la nature luy a donnée. Car
fi elles s'emportent trop , elle les peut
reprimer ; (î elles font trop langui f-
fantes , elle les peut exciter : fi elles
s'attacheht trop à vn obied , elle les
en peut diuertir , & les y ramener
quand il en eft temps j fi elles en em-
braffent quelcun dont elles fe doiuent
abfolument abftenir , elle les en peut
détourner , ou pour les contenir fans
C z
^ ' E A Morale,'
émotion, ou pour les porter fur quel-
que autre cllofe. Ariilote reprefente
l'autorité de la raifon fur cette forte
d'appétits 5 par la comparaifon de cel-
le dont vn père vfe enuers fcs petits
enfans. En leur bas âge ils ne fça-
uent pas eux mefmes iuger de leurs
propres actions , & la Colère , Se la
Conuoitife font les deux reflbrts dont
procèdent tous leurs mouuemens.
Neantmoins ils les retiennent Se les
gouuernent félon qu'ils voyent que
leur père le veut , & la déférence
qu'ils ont pour fon autorité, fait que
fa Raifon , qui eft au dehors d'eux,
tnanie leurs petites paflions à peu prés
comme fi elle leur eftoit intime. Et
bien que robelfl'ance qu'vn clieual
rend à l'écuyer qui le monte, ait quel-
que chofe de difiemblable d'auec
celle que l'Irafcible &: la Concupif-
cible rendent à la Raifon en nous,
parce qu'il n'y a quafi que le chafti-
ment qui le reduife5au lieu qu'en vne
ame bien compofée , le feul clin de
l'œil de l'entendement, s'il faut ainfi
dire , &: le feui mouuement de Ja Vo-
Chrestiennb I. Part^ 37
îonté 5 reigle &: modère leurs émo-
tions 5 fi ne laiiTe-t-elle pas d'en re-
prefenter en quelque forte limage.
Car encore que le clieual n'ait point
de raifon ^ il conduit pourtant fes
mouuemens comme sil entendoit rai-
fon 5 de l'entendement de Técuyer
s'adiufte tellement auec le prochain
principe des actions du cheual , que
vous diriés qu'ils font foufordonnés
l'vn a l'autre d'vne correfpondance
naturelle. Or fi cela fe peut entre
l'homme Se le cheual , qui non feu-
lement font deux indiuidus differens,
mais deux chofes d'efpece entière-
ment diifemblable , combien mieux
s'accorderont ces deux puiflances
dans vn feul Se mefme fu jet^oii la Na-
ture a conioint ces deux efpeces en
vne ? Et plus nous nous figurerons
que l'homme eft parfaitement bien
conftitué , comme il eftoit en Teilat
de fa première creation^plus aifément
conceurons nous la iufteile de cette
fubordination. Car comme dans la
Phyfique les corps les mieux compo-
fés font ceux où les elemens font:
fi
3? I A M O R A I E
meflés fi- iuftement , de leurs qualité^
fi parfaitement bien contemperées ^
qu'où bien elles ne fe combattent du
tout point 5 ou bien au moins leur
contrariété ne produit aucun effeft
confiderable ny fenlible ; au lieu que
leur contraftcjS'il eft tant foit peu ma-
nifefte, eft ou la caufe de leur corrup-
tion , ou la marque qu'elle eft desja
commencée : Ainli dans la Morale les
âmes les mieux difpol^es font celles:
où ces facultés gardent le mieux le$
reigles de leur fubordination . au lieu
que le conflid de leurs opérations eft
vne caufe de la deprauation de leur
fujet , ou vne preuue certaine qu'il
eft declieu de rmtegrité de fon ori-
gine. Et puis que nous confiderons
icy rhomme en fon mtegrité , il faut
que nous le nous figurions fi exafte-
ment bien compofé, & les facultés ir-
raifonnables de fon ame fi foûmifes à
fa Raifon , que fans aucune conteftar
tion elles dépendent de fon empire.
le ne veux point icy m'amufer à
techerclier, comme l'on fait ordinal-^
rement dans l£s EfcoleS; fi cet empire
Chrestienne? I. Part? 59
^c la Raifon fur les appétits ^ eft ou
defpotique , ainfi qu'on parle , c'eft
à dire tel qu'vn maiftre l'a fur fes ef-
claues ; ou politique ^ c'eft à dire , tel
qu'vn bon Roy l'exerce fur fes fujets.
Ceux qui pour monftrer que c'eft va
empire defpotique ^ fe fondent fur
cette allégation , que comme le valet
n'vfe nullement de fa raifon enTobeif-
fance qu'il rend à fon maiftre , mais
s'y porte Amplement comme fi c'eftoic
vn inftrument que le m.aiftre manie
à fa volonté , femblent tomber dans
vn inconuenient fort confiderable.
Car il y a cette différence entre ces
cliofes 5 que fi les efclaues ou les in-
ftrumens refiftent à la volonté de ce-
luy qui leur commande ou qui les
manie , il ne les ramené pas à leurs
fondions autrement que par vne con-
trainte phyfique , comme on parle ,
c'eft à dire , par l'application d'vne
force qui les emporte , & à laquelle
leur reîiftance n'a point de propor-
tion. Ou fi le maiftre, & celui qui les
manie , ne les peut ramener à leurs
fiondions ., ce n'eft pas que la raifon
C 4.
40 XA Mo RALE.
luy manque quantàluy , mais c'efk
qu'il n'a pas dans le bras , &: dans les
autres aides efquelles la force confifte ,
ailés de vigueur pour les remuer , ou
pour les ranger à ce qu'ordonne fa
jaifon. Au lieu qu'en la domination
que la Nature a donnée à l'entende-
ment fur les appétits , l'obeiflance
vient de ce qu'ils font capables dere-
ceuoir rimpreflion des raifons dont il
s'eft luy mefme émeu , de forte que
c'cft fans fouffrir aucune contrainte
qu'ils obeiifent. Et fi les appétits s'é-
chappent tV s'émancipent hors de la
domination de laraifon , cela ne vient
pas de ce qu'ils ayent quelque force
phyfîque ; comme eft la pefanteur
d'vxie hache 5 ou la vigueur du corps
d'vn efclaue , auec laquelle les forces
de l'entendement n'ayent non plus
de proportion. C'eft que l'entende-
ment mefme ne fe laifîe pas perfuader
comme il faut par les raifons qui de-
.uroyent faire impreflîon fur la Con-
uoitife ou fur la Colère. S'il en auoic
apperceu la vérité bien clairement ,
s'il les cmbrafloit étroitement comme
ChrestienneT I. Part? 41
il doit 5 s'il les retenoit auec conftan-
ce 5 il n'y a point d'inclination dans
les appétits , qu'il ne tournaft fans
difficulté du cofté où il fe porte luy
mefme. Il eft vray qu'Ariftote ac-
comparc l'effort que fait la raifon d'vn
Incontinent à modérer la paffion de
la partie Conuoiteufe de fon ame, à
celuy que fait vn paralytique pour
mouuoir les membres qu'il a perclus.
Parce que comme le paralytique foû-
leue bien peut eftre vn petit fon bras
auec beaucoup de difficulté , mais
vaincu qu'il eft par fa pefanteur , il le
laifle retomber en fa pofture précé-
dente ; ainfi l'Incontinent fait bien
quelque effort fur fa paffion, pour la
retenir dans le deuoir , mais ce n'cft
que pour vn peu de temps , &c enco-
re bien languiffamment , tellement
que tout auffi toft elle luy échappe.
Mais ce n'a pourtant pas efté l'inten-
tion de ce Philofophe de comparer
CCS deux chofes en tout &: par tout,
comme fi elles eftoient entièrement &:
abfolument fèmblables. Il a feulement
youludire que comme dans le paraly-
41 LA Morale
tique il n'y a pas aflfés de forces phyfi-
ques pour mouuoir comme il faut le
bras perclus, dans Tlncontinent il n'y
a pas afl'és de vigueur morale pour
contenir la paflion en fon deuoir. Et
que comme il ne coule pas de la telle
allés d'efprits dans le^ bras pour l'irra-
dier, &: pour luy donner le mouue-
ment , il ne pafTe pas allés de raifons,
ny affés fortement conceuës^de FEn-
rendement dans Tappetit , pour l'ap-
pliquer à fon obieâ ou l'en diuertir,
ou luy donner comment que ce foitle
ply de la pofture conuenable.
Ceux auflî qui tafchent de prou*
lier que l'empire de l'entendement fur
les facultés inférieures eft politique,
parce qu'il paroift par expérience que
l'obeilTance ne s'en enfuit pas toû-
iours ; comme il arriue quelquesfois
que les fujets apportent de la refiftan-
ce à la volonté du Prince , &: fe fou-
. îeuent contre fon autorité -, n'vfent
pas non plus en cela d'vne raifon fort
pertinente. Encore que les appétits
demcuraifent abfolument afiuiettis à
la Raifon , fon autorité ne laifleroit
CHRESxrïKNE. L Part.' 4j
pas d'eftre politique pourtant ; com-
me encore qu il y euft toûiours vne
parfaitement bonne intelligence en-
tre le peuple & fon fouuerain, le gou-
uernement ne laifTeroitpas d'eftre po-
litique broyai. Mais comme quand
il arriue fedition en TEftat, cela vient
ou de ce que lePrince n'a pas de bon-
nes raifons de commander ce qu'il
, commande, ou de ce que les fujets ne
comprennent pas comme il faut les
bonnes raifons qu'il en a , ce qui mon-
ftre qu'il y a du vice dans l'Eftat , de
delà corruption dans fcs parties: Ainfî
s'il arriue de la rébellion des appétits
contre l'entendement, cela vient ou
de ce que l'entendement les gouuernc
mal, ou de ce qu'encore qu'il ait quel-
que inclination à les bien gouuerner,
l'efficace de fes raifons n eft pas affés
grande en eux : ce qui monftre qu'il
y a de la foibleffc dans l'Intelleâ: , ôc
de la corruption en l'homme. Partant
à confiderer l'homme en fon intégri-
té , comme c'eft noftre deifein icy,
l'empire de fon entendement fur fcs
appétits pouuoit bien eftre eftimé
^4■ laMorale
pluftoft politique qu'autrement^parcé
qu il confîftoit tout en la perfualion
& en la force de la raifon ; quoy que
d'ailleurs on le pouuoit bien dire na-
turel, parce qu*il eftoit de Tinftitution
de la Nature. Et en cet eftat d'inté-
grité 5 comme le commandement de
la raifon eftoit fouuerainement fage
&: régulier, robeiflancc des appétits
jcftoit abfolument infaillible. Main-
tenant Tempire de l'entendement n'a.
pas changé de nature , encore qu'il
foit arriué du dérèglement en nous,
comme la fedition en TEftatn'empef-
che pas que de droit la forme dugou-
uernement ne fubfifte.
fONT/NrJTI07<i DE LA
conjtderation des principales fa-
cultes de t homme j ^ de
leurs opérations.
LEs facultés que i'ay nommées
Raifonnables , confiftent y ainfi
que i'ay dit , en Intelligence ôc en
Chkestienne. I. PartT 4J
Volonté. Et quant à la Volonté, fi
dans vne ame bien compofée les ap-
pétits de rirafcible &c delà Concupif-
cible font aflliiettis à la Raifon, il faut
bien que quant à elle fa dépendance
en foit encore plus infaillible &c plus
neceflaire. Car ces Appétits font
tellememt ioints en nous auec la rai-
fon 5 que de leur nature pourtant ils
en pcuuent eftre feparés. Les belles
les ont fans la Raifon : les Anges ont
la Raifon, ouTIntelligencc fans eux^
ôc quelque iour nous ferons en cet
égard femblables aux Anges. Au lieu
que y comme nous auons veu , l'on ne
peut conceuoir d'intelligence fans vo-
lonté 5 non plus que de volonté fans
intelligence. De là vient qu'encore
que dans la parfaite conllitution de
l'homme , ces puiffances irraifonna-
Sbles s'entretiennent fi bien auec la
Raifon , qu'elles fuiuent fes mouue-
mens fans aucune contradiûion , fi
cft-ce que dans la corruption de laNa
ture il y arriue du dérèglement , &C
qu'elles fc reuoltent trop fouuent con^
rc les parties fuperieures de I*amc.
I4<^ LA Morale
AU lieu que l'entendement Se la volon^
té conferuent toûiours entr'eux vne
parfaite correfpondance. CarfiTEn-
tendement eft en fou entier , les
mouuemens de la volonté font régu-
liers &c bien compofés : fi Tentende-
ment eft corrompu , la volonté Teft
pareillement; &c de quelque cofté que
la Raifon s'encline à bien ou à mal ^
c*eft auffi de ce cofté là que Tappetit
raifonnable fe détermine. Ariftote
a dit cela , ce me femble , non feu-
lement bien expreffément , mais en-
core bien élégamment , quand il a
prononcé que ce qu eft le nier ôc laf-
fîrmer à l'entendement , cela mefmes
eft l'appeter ou le fuir à la volonté.
En quoy fon intention n'a pas efté
feulement de donner à entendre quel-
les font les opérations qui font propres
à ces facultés , à les confiderer preci^
fément en elles mefmes, &: (ans auoii:
aucun égard à leur fubordination:
pour dire que comme rcntcndement
fe déployé fur fes obiets, entant qu'ils
font ou vrais ou faux , &: qu'il eft
ainfi obligé ou 4'affirmer qu'ils font-
Chrestienne.^ I. Part.' 47
tels qu'ils luy font reprcfentés^ ou do
le nierj la volonté fe déployé fur les
fiens entant qu'ils font bons ou mau-
uais, &: quainfi elleeft obligée ou de
les embrafïèr ou de les fuir, parce que
c'eft fous ces qualités qu'ils fe rappor-
tent à elle. Il a voulu dire outre cela
que CCS deux puiflances font alliées
de telle façon , que quand vn mefme
obied leur eft offert , à IVn pour iu-
ger de fcs qualités, à l'autre pour le re-
ceuoir, ou bien pour le reietter 5 fi l'en-
tendement affirme & prononce qu'il
eft bon , la volonté le fuit & s'eftend
de ce cofté là 5 s'il le nie, la volonté le
reiette & s'en recule. Ce qu'il con-
firme ailleurs en enfeignant que les
adions des hommes font autant d'ef-
fets de la conclufion des fylloo-ifmes
qu'ils forment fur les obiets. Parce
que celuy qui croit que la promenade
eft bonne à lafanté en telles & en tel-
les circonftances ; ce qui eft, comme
on parle , la maieure de fon raifonne-
ment : ôc qui outre cela void qu il fe
rencontre luy mefme dans les circon-
ftances dans lefquelles la promenade
;^^ LaMorale
eft bonne à la fanté ; ce qui cft la mi-^
neure de fon argument j ne pouuanc
qu'il ne conclue que donc la prome-
nade luy fera bonne , ne peut auflî
qu effediuement il ne fe promené en
fuittc de cette conclufiori. Et cha-
cun peut fentir cela par expérience
en foy mefine , s'il veut eftre tant foit
peu attentif aux motifs &: aux prin-
cipes de fes aftions. Car il tien trou-
uera pas vne à laquelle il ne foit por-
té par quelque raifon , dont il a for-
me fa refolution d'agir , &: qui dans
fa confultation jTa emporté fur les
autres cofîderations qui Tinduifoyenc
au contraire. Et celle mefme qui
difoit , .^tielle voyoit bien ce qui eftoit
le mei!l<em , & qti'elle l'approumity mais
qti elle fuiuoit lèpre pourtant y auoit vne
raifon de le faire qui eftoit la plus for-
te en fon efprit, à fçauoir d'affouuir
Fappetit de fa vengeance. Car il n'y
a point de doute que hors le tranfporc
de fa paflîon , elle n'enft iamais mis
la main à égorger {z% propres enfans.
Qupy que le defîr qu'elle auoit de fc
yanger de fon mary , fuit étrange &:
furieux.
Chrestîenne. I. Part, 4^
furieuîC j il n'empefçjioit pourtant pas
fon entendement dapperceuoir eu
quelque façon qu'il y auoit dé J'hor-
reur en fon entreprife. Mais fur
l'heure ne^ntmoins la Colère preqa-
loit 5 & le contentement qu'elle penr
foit qu'il y auoit à fe vanger , fut plus
fort en fa délibération ^ que la çon-
noiifancc qu'elle auoit derat^ociréde
fon crime. En efïe(5t il arriue affés
fouuent qu'il flotte deux obieds en
noftre entendement , ou que noftre
entendement mefme flotte alentour
d'vn mefme cbied , ne fâchant s'il le
doit embrafler ou rejetter , parce que
les confideracions ou d'interefl: pu
d'honneur nous tirent de collé &c
d'autre. Et cependant la volonté de-
meure en fufpens , balancée entre le
defir & TaueriGon, de mefme que l'en-
tendement Teft entre l'affirmation 6C
îa négation , tandis que les raifons de
part &: d'autre combattent encore.
Mais au moment que l'entendemeut
fe refoût , il n'y a perfonne qui ne
fente que fa volonté fe determâne de
ce cofté là, &: qu il n'eft pas poifi-»
D
ja ' 1 A Morale
blc qu-ellé fe porte àl'oppofitè de ce
qu'en fin TEntendement a prononcé
«ftre expédient ou raifonnable, Dô
fait 5 fi cela fe pouuoit , il arriueroit
aiiffi par mefine moyen que la volon*
xc fe porteroit fur ce que l'entende-
ment iuge eftre mauuais &: preiudici-
able à l'homme , en le confiderant
conlme tel , & foiis cette idée de pre-
iudiciable &: de mauuais. Comme
•fofélecas que l'entendement confuU
te fi en telle &:en telle occafîonileft
plus expédient de viure que de mou^
tir , &: qu'il iuge qu'il eft beaucoup
meilleur de viure -, l'homme ne peut
en cette occurrence fe déterminer à
fe donner la mort , finon en la confi-
derant comme vn mal y ôc encore
comme vn tresgrand mal , puis qu'il
-à luy mefme iu^gé que la vie eft vn
très-grand bien , Se qu'il regarde ces
deux chofes comme contraires. Or
cela eft contre la nature de tout ap*
petit , &: particulièrement de la vo-
lonté 5 qui eft vn appétit raifonnable,
de defirerle mal ^ entant que maU
fout le monde ayant toûiours recon^
CHREsm.NNEÏ I. Part. ^f
jDU que le bien , entant que bien,
cft l'obieft de lappctit , &c le mal,
entant que mal , celuy de Fauer-
fion &: de la haine.. Et ceux là mef-^
mes qui fe: donnent volontairement
la mort, portent tefmoignage à la vé-
rité de ce queie dis; parce qu'ils ncfe
la donnent point fmou pour éuirer
vn plus grand mal , en ^omparaifon
duquel la mort leur paroift vne cho-
ie defirable. Et delà meime il s'en--
fuiuroit que les hommes fe pourroy-
ent déterminer aux actions les plus
importantes ^ fans aucir aucun mo-
tif de leurs refolutions , & fans fa-
uoireux mefm.es le fuj et &: foccafion
pour laquelle ils s'y portent. Car fi^
pour exem^ple, vn homme quidchbere
s'il fe donnera la mort ou non , trouue
enfin parle iugement de ion enten-
dement qu'il doit viure , &: que ne-
antmoins il fe porte à mourir par la
détermination de fa volonté , il fcn-'
cira bien fans doute qu'il veut mou-
rir 5 mais il ne fauroit rendre de rai-
ion pourquoy il le veut , puifque ce
quis'appclîc du nom de raifou^ eur
D 2.
Ji 1 A M Ô R A Lï
clinoît fon entendement au contraîteî
Or dans les chofcs légères , Se qui ne
requièrent pas beaucoup de confulta-
tion , de dans les fubites & impreme-
ditéeSjOÙ lafurprife nous empefche
de délibérer , nous pouuons bien faire
quelques fois des adionsdontil nous
fetoit difficile d'expliquer le motif
bien diftindement. Non que nous
n'en ayons quelcun; mais nous ne Ta-»
uonspas afTés bien enuifagé pour pou-
uoir décrire exaftement fes qualités ôC
fa nature. Mais que dans les occurren-
ces de cette importance , &c dans lef-?
quelles l'homme a pris le loifk d'exa-
miner les chofes de part &r d'autre ,
iufques à en former vne certaine con-
cluiîon ; il fe puiffe déterminer à vne
aftion fans en auoir aucune raifon,
c'eft chofe que le fens commun Se
l'expérience reiettent. Nous voyons
bien des gens qui n'allèguent point
de raifons de leurs adions fuion leur
feule volonté. Les Monarques difent,
le le "veux , farce que te le veux. Les
enfans parlent à peu prés de mefme.
Et c'ell auffi quelquesfois le langage
GïîRESTIENNE.^ I. PaRT. J}
Jes infenfés. Mais les Monarques le
font parce qu'encore qu'ils ayent des
raifons de leurs volontés , il n'eft peut
eftre pas expédient qu'ils les décou-
urent. Les petis enfans n'ont pas en-
core Tentendement aiTés formé pour
conceuoir diftindement leurs raifons,
ou n'ont pas encore affés d'habitude
à bien parler pour les dire. Les fols
n'en ont point de bonnes à dire parce
qu'ils ont Tentendemeut renuerfé; ôc
d'ailleurs , bonnes ou mauuaifes que
foyent celles qui les induifent à leurs
adions , le déreiglement de leur ima-
gination ne leur permet pas d'en gar-
der l'idée afles long temps , pour les
pouuoir expliquer par la parole. Au
lieu que les fàges ne font iamais rien
fans quelque raifon , 3c s'ils ne la di-
fentpas , c'eft tellement, non la vo-
lonté , mais l'entendement qui domi-
ne en eux , que quelque bonne &c per-
tinente raifon les enempefche. Tant
il eft naturel à l'homme d'eftre cou-
<luit par la raifon , que mefmes quand
il n'en fait pas profeflîon , c'eft quel-
<[uç raifon qui l'y oblige. En cfFe£t
D y
f'4 ' '^^ Morale
la nature mefme de cette facuké^
qu'on nomme la Volonté^ le requiert
ainfi. Car celles qui luy font foumi-
fcs ne s'excitent point d'elles mef-,
mes &: de leur propre mouuement.
Les membres ne fe remuent point
que par la vertu locamotiue qui les agi-
te. La vertu locomotiue ne fe dé-,
ployé point que par Fimpulfion de la
volonté. Ou donc la volonté eftpa-^
reillement foufordonnée à quelque
autre Puifîancc , ou elle ne l'eft pas.
Si elle l'eft, elle doit fuiure les mou-r
•uemens de la faculté fuperieure , com-r
me celles qui luy font aflliietties fui-
iientles fîens. Si elle ne Teftpas, veu
que nulle autre faculté ne fe tire
d'elle mefme du repos dans lequel el-
le eft naturellement , pour produire
ce qu'on appelle (ç,^ actes &: it^% ope-
rations, & qu'il faut ncceifairement
-qu il y ait quelque autre chofe hors
cVelIe qui luy face fentir fon efficace
•& fcs influences pom* en faire éclor-
re les afliions ; d'où vient à la volon-^
•ce ce génie fi particulier , qui la rend
exempte du bcfoin du concours de
Chrestieîînb. il. Part? yy
quelque autre chofe que ce foit pour
îa produdion de (es ades> Carlesfens
extérieurs fe meuuent parles obieds
fênfibles quife prefentent à cux.L*en-
çendcment void , &: entend, &: raifon-
ne, &: nie , &:affirnie , & reiette, &:
acquiefce , fçlon qu'il cft touché des
qualités qu'il appercoit dans les cho-.
fcs qui luy font offertes à contempler.
Et généralement toutes les puifTances
de nos efprits &c de nos corps font
pouffé es à leurs opérations par quel-
que autre faculté que la Nature a e{^.
tablie au deffus d'elles , ou bien atti-
rées par les qualités des chofes intel-
ligibles ou fenfibles. Si donc la volon-
té n'eft affuiettie à aucune autre fa-
culté 5 il faut qu'elle foit déterminée
par l'efficace de fcs obiers , comme les
fens &: Tentendement. Or comment
le peut elle eftre fi elle ne les con^
noift point ? Et comment les peut elle
Gonnoiftre autrement que par l'entre-
nrifede l'intelligence i Toutes les na-
tures de bien dont elle peut eftre tou-
chée fe rapportêt à/'^^/^;^^i?^j arvûle,
B^ au dckîtable^ ô^ n' y a rien au monde.
A 4 •" •
5^ t A Morale
capable de nous éniouuoir que foiî^
IVne ou plufîeurs de ces qualités. Si
donc noftre volonté s*en émeut , il
faut qu elle les reconnoill'c telles, car
c'eft vn axiome indubitable que Ton
^e defire point ce que Ton ne con-
fioift point. Et fi elle les reconnoift,
ou bien il faut que ce Ibit par les yeux
de Fintélligence , ôd qu'ainiî elle dé-
pende de fon iugement ; ou bien il
faut que ce foit par le moyen de Ces
propres yeux, 3C qu'ainfi au lieu que
nous là confiderons fous l'idée de la
volonté 5 elle deuienne intelligence.
Aufli Ariftote voulant définir la na-
ture de ce qu il nomm^ pr ée le 5f ion ^ qui
n'eft rien autre chofe que le refultat
de la délibération ^ de la confulta-
tiori que nous faifons lors qu'il eft
queftion de nous refoudre à quelque
aftion j dit qu'où bien c'efl vn appétit
ratiocinatify ou bien vn raifonnemeni
^ppetitif ^ comme croyant fermement
que ces deux chofes font infeparable-
ment coniôintes. Car il ne luy im-
porte pas que vous l'appelliés appétit^
?y qu^ vous trouuics fa natmie dans
CHRE'strENNET ï. PartT 77
Tencèinte des a£tes de la Volonté ,
pourueu que vous luy donniés pour
différence fpecifique, ainfi qu*on parle
dans les Efcholes , & qui définit fon
éftre en la diftinguant de toute autre
forte d appétits , qu*il eft produit par
la force d'vn raifonnement. Comme
il ne luy importe pas non plus que
vous la nommiés raifonnement , ny
que vous trouuiés fa nature dans le
cercle des ades de l'intelligence ,
pourueu que vous la fafliés neceffai-
rement influer dans la volonté. Et
c'eft ce qui fait dire à cemefme Phi-
lofophe 5 que ce qui rend les hommes
mefchans , c'eft que dans les confuU
rations dans lefquelles il fe faut refou^
dre à quelque adion , il fe mefle vne
certaine ignorance des chofes vni-
uerfelles , &: que les lurifconfultes ap-
pellent ignorance de droit , qui leur fait
faire de mauuais raifonnemens. Com-
me de fait , c*eft parce qu'il iugenc
qu'il faut plus déférer ou à la volupté
du corps 5 ou à la paflîon de l'efprit,
qu'à la pieté & à la Vertu , qu'ils s'a-
bandonnent aux âûions queks hon-
jS , 3L A Morale j
neftcs gens trouuent blafmables, oir
mefmes que les Magiftrats corrigent
par la feuericé des loix. Or y a-t-il en
cela vnc manifefte erreur & vne gran-
de deprauation d'entendement , de,
faire ent^'er ces chofes en comparai*;
ion 5 &r encore de poftpofer les bon-
nes à celles qui ne le font pas , &z celles
qui font excellentes en vcilité ôc en
dignité , aux deshonneftes Se domma-
geables. Et fi ce qu'il dit de la caufe
de la méchanceté des médians eft \
noter, ce qu'il enfeigne des vertus des
honneftes gens n'eft pas moins con-.
fîderable. Car il fait de la Prudence
yne habitude de l'intelled, &:eftablit
les appétits ou la volonté pour le fiege
des vertus Morales. Et neantmoins
il enfeigne difertement quVn homme
lie peut cftre véritablement prudent
s'il ne poil'ede les autres vertus , de
qu'il ne peut eftre véritablement ver^
tueux, s'il n'eft doiié de l'habitude de
Prudence. Parce que c'eftlaPruden*
ce qui conftituc vne fin belle ôe hon-
nefte à l'exercice des Vertus morales,
4ns guoy elles ne meriteroyent pas.
Chrestienne? L Part.' 5^
ce nom , Se que c'eft elle qui les régit,
Se qui leur prefcric cette médiocrité
dans laquelle elles fe contiênent entre
deux extrêmes. Or fi Hntelled & la
volonté font deux facultés fi déta-
chées , quelles ne foyent point dans
la dépendance Pvne de Tautre , èc
qu'en refiftant au iugement de fln-
telled la volonté puiffe exercer fcs
opérations à contrefens, cette do£tri-^
ne d'Ariftote n'a point de fondement
en la vérité. Parce que dVn cofté
vn homme pourra bien errer au iuge-
ment qu'il fera de l'excellence de la
pieté &: de la vertu, en concluant que
la volupté du corps & l'aflbuuifl'ement
des paflîons de l'efprit leur font pré-
férables de tout point ; pendant que
fa volonté le déterminera au bien, &c
Juy fera faire des adions bonnes &c
louables. Et de l'autre il pourra bien
eftrc prudent fans neantmoins eftre
vertueux , ou au contraire il pourra
eftre vertueux fans neantmoins eftre
prudent , d'autant que ces deux fa-
cultés eftant indépendantes l'vne de
H 'autre refpediuenient , il n'y aura xim
i'o tA Morale
qui n'êmpcfche qu'elles n'acquièrent
éc qu'elles ne conferuent chacune fes
habitudes à part , quelque contrarié-
té qu'elles puilTent auoir entr'elles*
loignés à cela que la façon de laquelle
nous nous feruons pour induire les.
hommes à leurs avions , ou bien pour
les en détourner , laquelle confiftc
toute en raifonnemens , en exhorta*
tions, en remonftrances, en reprefen-
tation de périls , en menaces de puni-
tions 5 en promefles d'auantages & de
tecompenfes , eft tres-inutilement ôc
5£ tres-impertincmtnent employée fî
la volonté ne dépend point du ingé-
nient de l'entendement. Car c'eft
à l'entendement que toute cette bat-
terie là s'âdrefle y ôc non diredement
.a la volonté. Que feruira donc d'a-
iioir vaincu l'entendement ^ & d'a-
tioir abbatu toutes les dcffenfes que
î'ignorancc du bien , 8c la fallace du
îtial y oppofent aux bonnes ôc ver-
tueufes refolutions ^ fi après qu'on en
cft venu à bout, &c qu'on a déterminé
îlntelleâ: vers l'honncne , & Vvtile y ôc
îc véritablement dfkifable^ la volonté^
Chrestïenne^ ï. Îart» '€\
.à»où les aftions dépendent immédiat
tcment, fe moque de noftre conquefte
&: fe tourne de l'autre cofté ? Et fi
quelcun dit que Ceft pour prefenter
à la volonté fon obie£t , qu'elle ne
pourroit ny connoiftre ny apperceuok
autrement, il eftaifé de luy répondre
que ce n eft pasrintention de ceux qui
tafchëtde perfuader par cette métho-
de , que de reprefenter lobiea feule-
ment. Si cel'eftoit,il ne feroit pas be^
foin dVn fi grand appareil de raifons,
d'exhortatiôs,&: de remonftrances.Ils
pretendët faire voira l'intellea toutes
les conditions qui le rendent recom- .
iTiandable,&: par lefquelles il fe fente
obligé à le receuoir, croyans que s'ils
en peuuent venir à bout , la détermi-
nation de la volonté ,& Tadion qui
son produit , viendront neceffaire-
ment en fuitte. En fin , fi la Voloni^
ne dépend pas de Tentendement, il
faut neceflairement que Tentende-
ment dépende de la volonté. Car la
Prouidence diuine, &: la Nature, font
trop fages pourauoir mis en nous cqs
deux maiUreifes facultés, par qui feu-
3?2 t A Morale
les nous fommes hommes , pour ItS
laifler toutes deux dans Titidependan-
ce à regard rvnc de l'autre. Comme
vn vaifleau ne doit auoir qu'vn gou«
ucrnail , ny vne armée qu'vn chef, ny
vne rnonftre qu vn grand rcflbrt , ny
mefrtle ce grand Monde qu'vn Dieu,
pour en régir toutes les parties , il ny
doit auoir en l'homme qu*vne faculté
dominante , pour euiter le defordre
que caufe la pluralité des Seigneurs en
mefme degré d'autorité. Or outre
que Texcellencc de l'entendement
par deflus la Volonté luy doit donner
cet auantagc ^ &: que le nom dont
les Grecs ont accouftumé de Tappel-
îcr rnonftre que c'eft à luy à qui ap-
partient le gouuernernent ^ l'expérience
fait voir que les ades de nos cntcn-
démens dépendent Amplement de
îturs obiefts, &: non des ordres d'au^
cmie autre de nos Puiflances. Nous
•croyons les chofes parce que nous les
trouuons véritables , & non parce
que nous voulons qu'elles le foyenp;
nous les iugeons honneftes , nous
4cs reconnoilTons vtiles^ nous les efti^
CHR^STifeKNET ^ L Part? ^^
tnôiî^ delcftables , félon que noirs
apperceiions qu'elles pofTcclent ces
qualités , ôc non félon ce que les in*
clinàtions de nos volontés fouhaitte-»
royent qu'elles y fuflent. Et quant à
ce que nous difoils quelquesfois , />
veux croire que telle chofe eB y tant s'en
faut que cela monftre que la volonté
ait quelque empire fur l'intelled^pouc
luy perfuader ce qu'elle veut ^ que
c'eft vn figne indubitable que nous
ne croyons pas ce dont il s'agit , mais
que nous n'eftimons pas aulfi que la
difcuffion nous en foit fortneceffaire.
Et nous ne difons iamais cela fi nous
n'y fommes induits par quelque rai^
fon , qui nous oblige à ne vouloir pas
nous enquérir de la vérité , ou à ne
prefTer pas ce que nous en connoifi
fons 5 de forte qu'encore en cela c'efi:
la raifon , c'eft à dire , l'entendement
qui nous gouuerne. Et au contraire
quand nos volontés excitent nos en-
tendcmens à leurs opérations, comme
il femble que quelquesfois c'eft pai
l'inftigation de la volonté que Finrel-
ligence feréueille ^pour apporter piii^
^4 ^^ E A Morale
d'attention à vn obieû qu elle ne faU
foit auparauant , c'eft encore quel-r
que raifon qui nous a follicités à nous
exciter nous mefmes. Ou la beauté
de Tobieft^que nous ne faifions qu'en-
treuoir, ou fa grande vtilité, que nous
ne reconnoiflions qu àdemy, ou quel-
que autre qualité recommandable qui
i'accompagne , &: dont nous n auions
finon flairé quelque odeur imparfai-
tement 5 nous a fait comprendre qu'il
meritoit vne plus forte & plus atten-
tiue application de nos efprits, ce qui
fait que nous en réueillons toutes les
puifTances. Et fi nous regardons bien
diligemment en cela qu'elle eft lana*
ture de leur action , nous trouuerons
que la volonté n'y commande nulle-
ment à rintelled; mais que Tintelled
induit par la raifon que ie viens de
reprefenter , meut la volonté à exci-?
ter les facultés qui luy font foufor-p
données , ôc dont l'opération eft ne-
ccflaire à celles de l'entendement.
Car s'il eft qucftiô d'vn obiedfenfible
c'eft à la volonté à bander là deffus les
organes ^ les efprits qui font dcftinés
aux
Chresyiënke. I- Part^ ^y
aux fondions de nos fens. Et s'il n eft
pas befoin de les y déployer , parce
que nous pouUons nous reprefentcr
nous mefmes Tobicâ: à l'imagination,
c'eft encore à la voloté à exciter cette
faculté, à ce qu'elle forme plus diftin-
ftement, &: qu'elle retienne plus con-
ftamment les images des chofes , fur
lefquelles il faut que la contempla-
tion de Tentendemét s'exerce. Quant
à l'entendement mefmc , s'il en exer-
ce mieux Ces opérations alors , ri n'en
a point d'autre obligation à la volon-
té , que celle qu'vn Aftronome peut
auoir à fon feruiteur, de ce que par*
fon comandement il luy a tiré de fon
cabinet les inftrumens dont il fe fert
pour la fpeculation des aftres. Telle-
ment que ceux là fe trompent fort
qui accomparent la liaifon de la vo-
. lonté aucc l'entêdement , à vn maiftre
aueugle , lequel eft conduit par vn
feruiteur voyant , &c qui mefme obéît
à fon maiftre en le conduifant. Car
il peut bien arriuer dans le defordre
que le pe-ché a mis aux chofes du
monde , que le maiftre deuient aueu-*
E
€^ ÎA Mo raie7
gle , & que le valet a de bons yeux:
ce ^i n ofte pas à l*vn la qualité de
maiftre , laquelle il n'auoit pas dans la
veuë, ny à Tautre celle de valet, qu'il
n'y portoit pas non plus. C'eft pour-
quoy rvn peut bien commander à
l'autre qu'il le conduife, ^ quelque
âuantage que le valet ait en ce qu'il
a des yeux , il ne laifTe pas d'eftrc
tenu d'obéir. Mais l'auantage d'en-
tendre, 6c de raifonner fur les obieds,
d'en reconnoiftre les qualités , èc de
leur donner le prix qu'elles valent,
d'apperceuoir Texcellence de l'hon^
nefie ^ la commodité de l'vtile ^ la
douceur du dele6idhle , &: de les pou-
uoir comparer entr' eux , eft le fon-
dement de l'empire de l'Intelleâ: fur
toutes les autres facultés de l'homme.
Et ce feroit chofe tout à fait indigne
de la fageffe de fon Créateur , s'il
auoit afl'erui la faculté qui feule eft
capable de commander raifonnable-
ment, dautant qu'elle void, &: qu'elle
entend, 6l qu'elle connoift les raifons
de ce qu'il faut & de ce qu'il ne faut
pas faire, à vne autre puifsâce aueuglc.
Chkçstienne. I; Part. %y
&: qui ne peut auoir d'elle mefme au-
cune intelUgenee de fes aftions. Car
c'eft proprement comme fi dans vn
Eftat l'on mettoit lautorité fouuerai-
ne entre les mains des ignorans , &:
qu'on leur afleruift les hommes pru-
dens & bien entendus dans la politi-
que. Mais c'eft pour maintenant afîes
parlé de ce fujet, qui fc pourra encore
touuer en d'autres endroits de mon
ouurage.
DES OPEKJTIONS DE
l'Intellcél en particulier,
DE rintelled dépendent deux
fortes d'opérations. L'vne con-
fifte en la fimple perception , ou .,
comme on parle , apprehenfion de
l'obied: comme quand ie conçois en
mon entendement le lens de ces pro-
pofitions, que le Soleil tourne autour
du Monde , ou que Cefar i\it tué par
Brutus 6c par fes compagnons dans le
E X
igj LA MoKALÏ.
Sénat , ou que Mahomet eft vn fau:S
Prophète. L'autre confîfte en l'ac-
quiefcement que ie donne à ce qui
fe dit 5 ou en l'improbation que l'en
fais , félon que ie connois la propofi-
tion eftre faufle ou véritable. Or
quant à cette première aûion de nos
cntendemens , elle eft abfolument in-
différente tant au vray qu'au faux,
tant au bien qu'au mal , ôc n*eft d'au-
cune confideration dans la Morale,
finon qu'elle elt abfolument neceflai*
re pour les allions dans lefquelles la
vertu morale règne. Car ceux que
la Nature a G. mal formés , ou qui par
quelque accident ont receu vnc fi
grande lefion dans les organes necef-
faires àrcnrendement , qu'ils ne font
pas capables d'y receuoir aucun ob-
ie£t régulièrement, comme font les
hebetcs &: les infenfés , ne peuuent
point agir moralement , puifque le
premier principe de le premier fon-
dement des aftions morales leur man-
que. Mais ncantmoins , que ce ne
foit pas en cela que la Morale confifte,
il en appert en ce que i'cntends auffi
Chxestienne I. PartT ۤi
bien cette propofition , que la terre
tourne autour du Soleil, ou que Ma-
homet eft vn homme enuoyé de Dieu,
que ie fais celle là, que le Soleil tour*
ne autour de la terre , ou que Moyfe
a efté vn grand Prophète. Et ne
donnant iufques là mon acquiefce-
ment à pas vne des deux , mon efpric
demeure en fufpens entre la vérité ÔC
la faufTeté en leur égard, fans incliner
vers l'vne pour la receuoir, &: fans
auoir auerfion à l'autre pour la me-
croire. En cet égard nos entende*
mens font comme les miroirs , qui rc-
çoiuent auili bien les images des cho-
ies monftreufes, difloquées, &: de tra-
uers, que celles qui partent des corps
bien proportionnes , &: qui ont vnc
belle fymmetrie. De forte que c'eft
en Tacquiefcemcnt ou en l'improba-
tion que l'on donne à toutes telles
propolîtions, que confifte le bien ou
le mal des opérations de la Raifon^
en ce qui cft des vertus intelleduelles
&: morales.
Derechef , l'approbation que nous
donnons aux propofitions des chofes,
E 5
^O t A Mo k AIE
eft <îe deux fortes , felcn qu'il y a
deux fortes d'obiets fur lefquels ces
propofitions font formées. Car il y
cil â quelques vns dont toute Teffica-
ée naturelle fe termine dans Tintelli-
gènée mefmc ; tellement qu'ils ne
dôiuent produire aucune autre ope-
ration fmon kur fimple perception
premièrement ; puis après , Tacquief-
cement ou Timprobation que nous
donnons à leur vérité ou à leur faufle-
té ; fans qu'il foit neceflaire qu'ils
touch ent ny la volonté ny les appétits,
ou qu'ils excitent quelque émotion
dans ces puiflances. Telles font les
chofes qui font offertes à contempler
dans les fciences qu'on nomme fpecu-
latiues, comme eft l'Arithmetique^ô^
la Géométrie , Se la Phyfique , &: fem-
blables. Car fi quelcun me dit que
dfx & dix font vmgt^ ou quey? de chofes
égales vous ofiês chofes égales ^ le refle de-
meure égal, ou que le traïijport d'vn corps
â'n)n lieu en vn antre ne ft peut faire
ijuen l efface de quelque temps , tout ce
que ces vérités doiuent raifonnable-
ment produire en moy, c'eft que pre-
Chrestienne. r. Pat^ 71
micrement ie les entende, & que puis
âpres ie les reçoiue comme vérités^
Apres cela , d'elles mefmes , &: de leur
nature , elles ne me portent à aucune
adion que ce puifie eftre. Mais il y
a d'autres obiets dont l'efficace natu-
relle doit pafTer iufques dans l'appetit
foit raifonnable , foit fenfitif , &: y
engendrer quelques mouuemens qui
tirent des adions en confequenee.
Comme fi quelcun me dit c^'ilfaut
aiîner Dieu , o^" il faut honorer fon per^
dr fa mère , qu'il ne faut faire a autruy
finon ce c^ue nous voudrions nom ef refait,
&c cliofes femblables , l'opération de
ces obiets ne confîfte pas dans la fim-
pic comprehenfion de leur eftre , ny
dans le fimple acquiefcement que ie
donne à leur vérité , elle doit tirer ef-
fediuement &: l'honneur, ôc l'amour,
& l'exercice de la iuftice après elle.
Et quant à ce qui eft de cette premiè-
re forte de chofes, Ariftote expliquant
la nature des vertus intelleduelleSjles
rapporte généralement à trois chefs,
qui de leur nature produifent diuer-
fes adions ôc diuerfes habitudes eo
E 4
7^ LA Mo R ALB
rentcndement. Car il y en â quel-
ques vnes que l'on appelle principes,
dont la nature eft fort confide-rable en
fdeux égards. L'vn eft que pour con-»
noiftre leur vérité il n eft pas necef-
faire de raifonner defllis , parce qu'el-'
îe eft allés euidente d'elle mefmc ,
&: plus claire que ne pourroit eftrc
ce qu'on apporteroit pour l'éclaircir.
Comme fi on me dit que deux & deux
font quatre , &: que le tout eft plus
grand que fa partie , la Ample con-
ception de la chofe m'en fait apperce-
iioir la vérité , fans qu'il foit befoin de
raifonnement. Et fi ie voulois raifon-
ner deifus , ou i'embaraflcrois autruy,
on ie m'embaraflerois moy mefme, &:
obfcurcirois Teuidenrce de ces deux
propofitions ; ou bien ic paroiftrois
inepte &: impertinent , comme fi ic
voulois éclairer vne plus grande lu-
mière par vne moiudre. L'autre eft,
que c'eft de ces principes que l'on tire
îa connoiflance de dmerfes autres vé-
rités , en commençant par celles qui
leur font plus coniointes &: plus pro-
ckes:,.ôc nous auançant à celles qui en
Chrestienne. I. Part. 7j
font plus éloignées , félon que nous
y fommes conduits par Tordre ôc par
!a fuite du raifonnement. Comme
de CCS deux principes , J^^ le tout eB
fhs grand ^ue fa fartie , & ^ue fi de
chûfes égales , vous ofies chofes égales ^ le
refte demeure égal , chacun fçait que
\cs Géomètres ont tiré vne infinité
d'admirablement belles vérités, dont
leur fcience eft compofée. Et ils font
véritablement principes pour czs deux
caufes 5 que pour les prouuer on ne
raifonne point fur eux , &: que d'eux
en raifonnant ^ on déduit toutes les
chofes qui en dépendent. Car s'il
falloit raifonner pour les prouuer , il
faudroit mettre en auant quelque pro-
pofition qui fuft naturellement plus
connue qu'eux5& dont nous fceuflîons
la vérité auant que de connoiftre la
leur , & ainfi ils ne feroient pas les pre-
miers &: les principes dans nos con-
noiflances. Et fi nous n'en tirions
point d'autres vérités par le moyen du
raifonnement, ils ne feroyent pas prin-
cipes non plus , puifque ce mot em-
porte naturellement quejquc rapport
^4 l'A Morale
aux chofcs qui viennent aprés^c^quî
coulent de leur dépendance. Eftans
donc tels que la première & plus fim-
ple aftion de l'intelleft fufïît pour
donner connoiflance tant de leur
eftre que de leur vérité ^ il ne faut
pas s'eftonner fi Ariftote a nommé
cette opération du nom mefinc èiln-
teUigeme. Car il n'y a rien de plus
commun ny de plus naturel que de
nommer la première adion d*vne fa-
culté 3 du nom de la faculté mefme.
Ainfi appelle-t-on volontés les premiè-
res produdions de la faculté qui porte
ce nom : vV on appelle veuè la plus Am-
ple fondion du fens que l'on nomme
de la forte. Et parce que pour en-
gendrer dans l'intelled vne certaine
difpofition , inclination , & habitude,
à conceuoir ces principes , & à les
croire facilement, il n'interuient au-
cune autre opération de Tentende-
ment , que cette fimple apprehenfion
de Fobied réitérée diuerfes fois \ ce
n'cft pas mcrueille non plus fi c^tio,
habitude mefme a efté nommée de ce
Tiom ^Intelligence. Car c eft quaij
Chrestiènne. I. Part^ 7f
comme on attribue le nom de cachet
à l'inftrument qui donne l'impreflîon
à la cire; &: à rimpreflîon mefme qu'il
fait de fon caradere, quand la matiè-
re eft encore molle , &: qu'on y pefe
légèrement j &: en fin à ce caraâere
mefm.e jlors qu'y rj^ant pefe plus fort,
& la matière s'endurciflant , Timpref-
fion y demeure permanente.
La féconde forte d obiets delà con-
noiffance defquels noftre entende-
ment fe contente, fans en faire paffer
Fefficace iufques dans les appétits ,
comprend les vérités qui fe déduifenc
de ces principes. Et ce font des vé-
rités telles que fi vous les comparés
auec cç^s premières fources dont elles
font deriuées , elles méritent feule-
ment le nom de conclufions que vous
en aués formées par la force du rai-
fonnement : mais fi vous les comparés
les vues auec les autres, elles font or**
dinairement ^ principes &: conclu-
fions en diuers égards. Principes ,
parce qu'après que vous en aués con-
nu la vérité, & que de cette vérité là
vous venés à en tirer ^ 2. ^n déue-
y 6 Za Morale
lopper d'autres, celle là que vous aui'cs
connue la première vous tient lieu de
Iburce , Scelles cy que vous en deri-
ué$ en font comme les ruifleaux.
ConclufionSjparce que celle que vous
confîdercs comme fource maintenant
à regard de ce que vous en aués fait
découler, eft elle mefgie vn ruiffeau
que vous aués tiré de cette première:
vérité que vous n'auiés point tirée
cl'vne autre. On appelle d'ordinaire
Toperation del'efpritqui produit ces
connoiflanccs , de ce nom de ratioci*
Tfation^ ou de difcours. Et la raifon en
cft que l'Entendement ne s'y arreftc
pas à la fimple intelligence dVn ièul
obied ; il y va d'vn obied à Tautre ré-
gulièrement 5 &: les conioint par les
conuenances &: les rapports qu'ils ont
cntr'eux , & les fepare par leurs répu-
gnances 5 en fe feruant de quelque
vérité qu'il employé comme vne rei-
gle commune pour les mefurer , &:
pour voir s'ils ont quelque proportion
qui les rende compatibles. A peu
prés comme vn Architede , qui veut
connciftrc k deux pierres font de
Chrestiennh^ I. Part! 77
incfmc longueur ou non , applique
ion compas ou fa leigle à la première;
puis il fe tourne vers l'autre pour Ty
appliquer pareillement, &c puis cela
fait , il iuge par l'égalité ou inégalité
qu'elles ont auec l'ouuerturc de fon
compas, fi entr'elles mefmes elles fonc
égales ou inégales. Or plus on pro-
duit d'opérations de cette nature bien
&: régulièrement , plus auant s'impri-
me-t-on dans Tefprit la connoilFancc
des chofcs fur lefquelles on les a pra-
tiquées, &: plus acquiert-on de facili*
té à les pratiquer fur d'autres obieds.
Et c'eft cette profonde impreflîon &:
cette facilité à l'aftion , que Ton ap-
pelle comunement habitude, &c qu'en
cette nature de chofes Ariftote a nom-
mée du nom de Scie/jce^ qui en fa lan-
gue grecque vient d'vn autre qui
fignifie apprendre, ou acquérir du fça-
uoir que l'on nauoit point aupara-
uant. Ce qui n'eft pas fans bonne
raifon. Car encore que félon l'o-
pinion de ce Philofophe , les hommes
apporter au monde leur entendement
iemblable à vne table rafe , dans la-
7^ LA Morale
quelle il n'y a du tout rien d'écrit y de
forte que les premières notions des
principes ne nous font pas naturelles,
c'eft à dire 5 que nous ne les auons pas
apportées du ventre , mais acquifes
depuis que nous fommes nés , &c que
nous vfons de nos facultés; iî eft ce
que leur vérité a vne telle euidence &c
vne telle proportion auec nos enten-
démens, qu'ils s*y attachent &: s'y ad-
iuftent dés la première application que
nous y en faifons. Parce donc que
cela fe fait fans effort de laRaifon, &:
fans qu'elle foit obligée à courir d'v-
ne choie à l'autre pour en faire com-
paraifon , de forte que mefmes nous
ne nous apperceuons pas que nous ac-
quérions ces connoiffances , il nous
fembleque nous les auons comme de
nous mefmes , &: que c'eft le foin de
la Nature qui les a mifes en nous : tel-
lement que cela ne s'appelle pas ap-
prendre. Mais quand nous auons
premièrement remarqué noftre igno-
rance en vn certain fujet ^ &c puis fait
application de nos efprits pour le coa-
aoiftre , oc qu'après cette application
Chrestienne. I. Part^ 75^
nous obferuons que nous fauons ce
que nous ne faisions pas auparauant,
nous difons alors que nous auons ap-
pris 5 c'eft à dire , acquis de nouucau
quelque forte de Icience.
La troifiefme forte d'obiets de la
connoifTance defquels nous nous con*
tentons fans en venir à Tadion , eft
quand nous mettons enfemble 6c les
premiers principes des chofes , ôc les
conclufions que nous en tirons , &:
qu'ouurant nos enten démens dauan-
tage que nous ne faiiîons en les con-^
fiderant feparémentjnous n'en faifons,
par ainfî de dire , qu'vn feul Se mef-^
me obied, à la contemplation duquel
noftre entendement s'attache. Or y
a-t-il fans doute diuerfes fciences con-
templatiues , qui à les confiderer en
leur total font compofées de quantité
de principes, &c d'encore plus de con-
clufions. Telles font TAritlimetique,
la Géométrie , la Phyfique, l'Optique,
r Aftronomie , ôc femblables , dont il
n'eft pas icy befoin de faire le denom-
brem.ent. Tant y a qu'elles font telles
& en fi grand nombre, qu'il n'y a point
?0 1 A Mo R À LE
d'homme capable de les conceuoir
toutes de telle forte, qu'ayant vne par-
faite intelligence de tous leurs prin-
cipes 5 &: vne parfaite fciencc de tou-
tes leurs conclufîons, il ne les con-
temple toutes que comme vn mcfmc
pbied en quelque façon, &: ne reçoiue
dans-Tefprit qu'vne îeule idée &c vne
feule habitude de leurs connoiiTan-
ces. Les Anges mefmes , quelque
vafte qu'ils ayent TinteUigence , Tonc
neantmoms à mon aduis trop eftroit-
te,pour comprendre toutes ces chofes
auecque vne telle cxaftitude , &: vne
telle plénitude de lumière & de fça-
uoir 5 qu*il ne leur échappe du tout
rien , &: qu'elles leur foyent toûiours
prefentcs. C'eft à la feule Diuinitc
que cette louange appartient : &: cela
encore dvne façon (i merueilleufc,-
qu elle ne met point de dilHndion de
principes ôc de conclufions entre fes
obiefts, de que voyant tout d*vn feul
traiâ: d'œil, elle ne va point par degrés
ny par progrés à la connoifKuicc des
chofes. Ncantmoins, fi vn homme
auoit fait choix entre les fcienccs , &c
que
(^HRÉSTIENNE. I. ParT. §1
tjite s^eftarît adonné à la contempla-
tion des plus excellentes , ( &'Ies
plus extellentes f^ins doute font ce1~
les qui ont les plus beaux &: les plus
diuins obiêts ) il cuft acquis vne par->
faite intelligence de tous leurs pnncJ"
pes 5 de vne exade connoifFance dô
toutes "4es Vérités qiiiy paflerit pour
concluliôns , de forte qu'il, les eurt:
prcfentcs a rentendement corhme vh
feiil obie£f:géneral\, compofé de plu-
ïîeurs autres particuliers excellem-
ment conftitucs, &t parfaitement bien
proportionnés entr'eux , l'iiabitude
que l'impreffion d'vne chofe fi admi-
rable engendreroit en fon intellcd^
meriteroit vn nom plus digne d>z plus
glorieux que ce que nous auons dît
dé là réception des autres cliofes prci
cedentès. Et b'eft'ce qù^Arlftotè
appelle S ap ience ^ nom. le plus propre
qu'il ait peu tioUUer pour la magnifi-
cence "du fujct. Daûtant que Iç^
Grecs ayant accouftumé d'appcllev
Sages ctwx qui eftoienc fort eminens
par^effus les autres au meftier dont
ils fc melloyent , il n'auoit point de
F
Si laMoralç
terme plus propre que celuy de Sd^
gejje y ou de Sapience , pour reprefen-
ter l'incomparable auantage qu'vn
tel homme pofl'ederoit par deflus tous
ceux qui s*employent à la Contem-
plation. Or cft-il bien vray quVne
il noble habitude , coniointement
auec les opérations qui s'en produi-
xoyent ^ contribuëroit infiniment à la
félicite de l'homme : &: ne faut nulle-
ment douter qu'en l'intégrité de Ton
lorigine il n'euft receu de Dieu les
premières aydes neceflaires pour par^
uenir à ces hautes connoiflances, ny
que s*il fuft demeuré dans l'eftat de
fa création , il ne s'en fuft tres-auan-
tageufement feruy , pour s'éleuer à
tout ce qu'il y a de plus fublime entre
les chofes dignes de l'application de
nos efprits. Neantmoins cen'eft pas
là proprement ce que nous auons à
confiderer en cette Morale. Car nous
cherchons les moyens de rendre vn
homme non pas tant excellemment
fçauant , que parfaitement homme de
bien. Or n'eft-il point homme de
bien fînon par les actions de la Pieté ôc
Chrestienne. I. Part. 8j
lie la Vertu, 5c par les habitudes qiû
les produifent. De forte que c^eft ôc
de ces aûions & de leurs principes
qu'il faut que nous parlions , $c par
confequent des motifs ôc des obieds
qui les excitent.
DES 0P£Rj4TI0?1_S DE
tlntelleSl à l égard des ohieéîs
qui induijent a auelcme
aÛion.
IL y a donc encore de deux fortes
d'obieds dont Peffîcace ne s'arrelle,
pas dans Tentendement , mais paffe
iufques dans les Appétits , pour y ex-
citer quelque émotion ^ &:pour indui-
re les hommes à quelque adion ou à
quelque ouurage. le dis à quelque
ouufage nommément ; car pour com-
mencer parla, il y a certaines chofes
qui félon qu'on les connoift bien ou
maf , font que les hommes agiiTent
auffi bien ou mal en telle ou en telle
F z
^4 ÎA Morale
forte d'Arts, dont elles cotiennentles^
reigles. Pour exemple , la Statuaire
eft vn obie£t qui de fa nature porte à
vne certaine opération, dont fe pro-
duit vn ouuragc qu'on appelle vnc
ftatuë , &: qui outre Cela donne les:
préceptes de faire les ftatuës d'vne
matière conuenable, &: auec leurs iu-
ftes proportions. De forte qu*vn
homme qui s'addonne à la confîdera-.
tion de cet arp ^ & à r^cquifition dç fa
connoiffance , n'en demeure pas là
quand il Ta acquifc , mais s'applique
puis après à trauâiller de la main ; 5^
il trauaiUe régulièrement ou non , fé-
lon qu'il a ronceu l'idée de cet obieft^
& des reigles d'opérer lefquellesy foiit
contenues. Delà vient que les vns
y font excellens , & les autres médio-
cres y & les autres impertinens tout à
fait 5 félon que chacun à bien ou mal
connu fon obied&: fes dépendances.
Mais ny la parfaite connoiffance de
cette nature de chofcs ne rend pas vn
homme vertueux &: homme de bien;
car il fe rencontre quantité de bons
ouuriers qui font d'ailleurs très mef-*
Chrestienne; ' I.. PartI 8y
chans hommes : ny Timparfaite ou
mauuaife connoiflance de ces arts ne
rend pas vn homme vicieux ou mef-
chant ; puis qu'il fe rencontre plu-
fîeurs gens de bien qui font d'ailleurs
, en leur meftier de très mauuais arti-
fans. Et ce que ie dis des arts dont
Texercice laifle après fby quelque ou-
urage qui fubfifte , comme les ftatuës
ou les peintures, fe doit dire pareille*
ment de ceux qui ne laiifent rien de
permanent après l'adion de la main.
Car vn bon ioùeur de lut, &: vn hom^
me de bien , font quelque fois des
chofes fort feparées. De forte que
puis que nous cherchons le moyen
de faire vn homme de bien 5c ver-
tueux 5 nous n'auons point icy affaire
de la confidetation de ces obieds , ny
des opérations qu'ils produifent. C'efl:
de ceux qui de leur nature portent au
vice ou à la vertu , &c des ades 6C
mouuemens de nos entendemens à
leur égard , que la confideration nous
eft icy neceffaire. Examinons donc
vn peu la nature des adions de no:s
facultés fur cette forte d'obieds* '
S^ '' t A Morale
Puis que ce font ces obieds là qui
nous excitent à Taftion, pour bien en»
tendre qii'elle eft l'aftion , il en faut
confîderer les diuers momens , félon
les diuerfes impulfions que les obieds
mefmes nous donnent. La première
<le cos impulfions donc confifte en
"vne certaine émotion , foit de dcfir^
foit d'auerfion , que la première ren-
contre de Tobiedauec la faculté pro-
duit conformément à fa nature &: à la
•conftitution de la faculté mefme. Or
tlans la conftitution de noftre nature.
Tertre d'animal nous conuient auant
celuy dliomme j de forte que la liai-
fon ècla communication que nosfens
intérieurs ^ tels que font la fantaifie ôc
le fens commun , ont auec Tappetit
fenfitif, eft plus proche & plus immé-
diate entr'eux , qu'elle n*eft par Tin-
terpofition de l'entendement, & delà
volonté. D'où vient que dans les fur-
prifes, où nous n'auons pas encore eu
îeloifirdc raifonncr l'image de robie£t
qui frappe les fens extérieurs , de par
les fens la fantaifie , court plus viftc
de là à Tappetit fenfitif^par les voye^
Chrestienne".' I. PartT 87
par lefquelles elle y coure dans les au-
tres animaux , qu'elle n'y va par Mn-
telleft. Il luy faut du temps dauan-
tage pour ettre receuë en rintelled,
pour y eftre confiderée attentiuemêt,
ôc pour y eftre comparée auec les au-
tres choies fur lefquelles il doit faire
refleftion, afin de iuger s'il la faut laiC-
fer pafler dans la volonté ^ &: de U
volonté dans les aftedions , ou s'il la
faut empefcher d'y aller donner vne
atteinte. Et nous fentorw cela biea
fouuent par l'expérience que nous en
faifons en toutes chofes. L'image des
périls impreueus , qui vient toucher
fubitemcnt ou nos oreilles ou nos
yeux , vole de là dans l*imagination,
& de l'imagination dans Fappetit , au
lieu où refide la crainte , auec vne tel-
le rapidité , & y caufe de fi prompts
mouuemens de peur, qu'à pemepou-
iionsnous empefcher qu'il n'en paroit
fe quelque chofe au gefte du corps ,
ou au clignement des yeux , -&: à la
palleur du vifage. Et iufques à ce
ue l'entendement ait eu le temps de
« recueillir , ce ^u^il fait à la vérité
r 4
?.
S8L .^ ,1 A Morale, . - -.
ion prbntcmçnt dans les am.es yn peu.
fortes , ou qui ont acquis ,de bonnes
liabitiides/.en.çe qui eft de la peur,
cette légère ernotion, duré dans, la par-.
tie:infç rie lire, dç Tame* .Qr n'eft-çç,
pas encore ,en.ces,aaions là. que çon^
liiteiiy le vice, ny la vertu. JLa verta
fans doiite n'y confifte pas: parce que-
ce fQnt; adiojis ou paiTions qui nous
c'onuiennent proprement entant. que
nous fommes.animaux 5 & non pas en-r
tant que nous Tommes hommes, puis
que la Raifpu non feulement n'y eft
pçinp, encore interuenuë , mais mef-
nies qu'à caufe de la furprife elle n'a
pçu y interuenir. La vertu morale
eft vne qualité de l'homme, entant
qu'il eft homme , &: bien que peut
eftr.e^i.l y. ait pluficurs de fcs vertus
qui Qntleui: fiege dans, Tappctit fen-
lîtif ^ fi eft çc qu elles n'y peuuent eftre
imprimées linon par l'entremife des
facultés raifonnables telles que font
l'Entendement & la Volonté. Par la
iTpicfiiieraifbn le.yicc n^y confille pas
i^on .plus. Car oç ne peut accufer
l'hqmme d'5v}cuç^ ,yicp moral , finoii:
Chrest\ennev I,_ Part. S^
queia mauuaife habitude qu'onnom*?
me de ce nom , ait cftéimprimée dans.
les facultés inférieures par les raifon*
nables; ce qui fe fait par les aftions
aufquelles il fe porte de propos déli-
béré : ou au.moins, que Témotion qui
s'excite dans l'appétit fenfitif , monte
iufques à Tentendement , foit pour le
détourner tout à fait de la confîdera-
tion qu'il doit faire des obiefts de:
l'honneur &: de la vertu , foit pour
empefcher que les reflexions qu'il y
fait , ne foyent fi fortes &c fi vigou-
reufes qu'elles doiuent eftre. Quand
donc rémotion de Tap petit fenfitif
ne touche du tout point l'entende-
ment , & que tout^auili tôft qu'il peut
agir fur fcs obiers , il y agit auflî for-^
tement 6c auec autant de lumière,
qu'il conuient à vne telle faculté,
de forte que la volonté demeure droi*
te, &: que l'appétit ne donne piîi^
après aucune peine à tenir dans le de-
uoir, cela n'a pas accouftumé d*efi:ro,
èonté entre lés paflions vicieufes',
parce qu'il nous eft naturel. C'eft
pourquoy encore qu'on abiife fouuent
90 LA Morale
de cette façon de parler , que les pre-
miers mouuemens ne font pas en no-
ftre puiffance, & que d'ordinaire on
cxcufe les trop violentes émotions de
la Colère ôc de la Conuoitife par ce
commun dire, il ne laiffe pourtant pas
d'eftre véritable quand il cft bien
entendu.
La féconde impneflîon que fait
Fobieft en nos facultés , eft celle que
Fentendement en reçoit , &: qui don-
ne l'occafion de faire reflexion deffus,
& de le comparer auec les autres. Et
pour expliquer cela, ie me feruiray de
îexemple de la femme , lors qu'elle
fiit au commancement attaquée par
le malin. Car cet obieft du fruit
de Tarbre défendu eftant entré dans
lafantai{îe,peut bien à la vérité, com-
me i*ay dit , courir de là dans Tappetit
fenfitif par le chemin le plus court.
Mais il deuoit auifi aller à Tentendc-
ment de la femme , &c y eftre receu
ainfi que dans vn miroir. Et parce
qu'il eftoit de la condition de ceux
qui excitent à vne adion , il a deu y
cftre confidcré comme tel , pour iu-5
Chrestïenne. I. Part, sï
ger fi la volonté s'en deuoic émou*
uoir ou non, afin de régir les facultés
inférieures en confequence. Et c'eft
là cette opération de Tentendement
que- l'on appelle confultation ou dé-
libération de la fin & refolution de
laquelle les aftions de l'homme dé-^
pendent. Or cette confultation là
eft toute autre en des facultés cor-
rompues , qu'en celles qui font en
leur entier. Car là où les facultés
font corrompues, la confultation peut
cftre longue &c difficile , de la refolu-
tion mauuaife : parce que l'obied qui
induit à mal, eft fauorifé de Témotion
dereiglée de Tappetit fenfitif ^qui fe
remue auec beaucoup de violence, ôc
qui trouble &:embarafle les fondions
de Tentendemcnt. Et quant à Pob-
ieû qui attire au bien, l'entendement
ne le contemple pas alTés attentiue*
ment , n'en apperçoit pas aflés clai^
rement toutes les bonnes qualités,
parce qu'outre le trouble qui luy eft
donné par l'appétit fenfitif , la cor-
ruption dont il eft défia luy mefine
actaint alïbiblit fes opérations , &: ob^^
ft TA 1 Morale .
fcurcit fa lumière. Au lieu que dans
vn fujet dont les faculté font parfaite^*
tement bien compofées^la confultar
tioa fe fait en vn moment, ôc fans que
la moindre hefîtation y interuienne.
Qiie fi dans la comparaifon de deux
ohiefts contraires 5 dont l'vn attire au
bien , & l'autre porte au mal, l'entenr
dément hefite en fa confultation , ou
bien^il faut neceflairement qu'il y en
ait vn dont il ne fçait pas , &: dont il
jve peut pas encore fçauoir diftinde-
ment $z nettement, la nature, ou bien
les facultés font défia corrompues en
ce fuiet là , ou au moins certes com-
mencent-elles à s'y corrompre. Conv
me lors que la femme fut première-
ment tentée par le ferpent, tandis que
{es facultés demeurèrent en leur in-
tégrité , elle ne flotta du tout point
entre ces chofes , ma/tgeray-ie du fruit
dç fendu , oii y oheïray4e au Créateur, La
feule comparaifon de ces deux obiets
Tvn auec l'autre , laquelle fe fait par
l'entendement en vn moment^ acheua
la confuîration dont ie parle. Mais
^uand elle commença à balancer en*
Chréstiennê/ I. Part^ 91
tre-deux , Se à douter de quel coftô
die pancheroit, fes facultés commen-
cèrent auffi à fe corrompre , puis que
ces deux obieds fitr luy deupyente-
ftre également &: parfaitement bieU'
connus. Or à peine eft il befoin que
i'aduertiflfe que ce n'eft pas encore eii'
cette confultation là proprement quc"
confifte le vice ny la vertu que ie cher-
che en cette première partie de la Mo-
rale. Car s*il y a de la hefitation vi*
cieufe, &: qui marque de la corruption
dans les facultés , ie n'en fuis pas en-
core venu à cette partie de mon Trait-
té , où ie parleray de la vertu telle
qu'elle conuient a l'homme depuis
qu'il a dégénéré de fon intégrité. S'il
y a de la hefitation fans vice, parce
que lès obiets ne font pas; & ne peu-
vent pas eftre alTés diftindcment con-
nus , l'entendement eftant en ce fuf-
pens ne fait encore ny bien ny mal,
&: cherche feulement de quel càfïé il
doit encliner , & à quoy il fè doit re«
foudre. S'il n*y a du tout point de he-
fitation., comme il n'y en peut pas a-
uoir là oùles obieds font biciï co.nnas
54 l'A Morale
& les facultés bien entières, quoy que
la confultation & refolution fe fafle
prefquc en mcfme moment de temps,
fi eft-ce pourtant qu il les faut diftin-
guer en leur nature. Car la confulta-
tion confifte en la comparaifon de
deux obieds contraires , & qui indui-
fent à de contraires aûions. Au lieu
que la refolution gift en la détermina-
tion de nos facultés vers l'vn de ce??
obieds feulement , à l'exclufion de
Tautre. Or en cette comparaifon de
deux obieds , ainfi confiderée preci-,
fément en elle mefme , il y a bien vne
opération de l'entendement de Miom-
me entant qu'il eft homme, de laquel*
le il ne fe void trace quelconque dans
les autres animaux ; mais il n'y a pour-
tant point encore ny de blafme ny de
louange en cette opération là , non
plus qu'en cette fufpenfion de l'en-
tendement que i'ay cy defliis dit eftre
innocente, parce que les obieds ne
font pas encore connus. C'eft feule-
ment vne chofe antécédente à ces au-
tres opérations de Tintelled qui font
véritablement le fujet moral de la
Chrestiennê. L Part. 55
toiiange &c du blafinc.
Lacroifiefmeimpreffion de lobieik
en nous eft donc celle qui confifte en
la refolution que cette confultatioa
engendre -, c'cft à fçauoir quand len-
tendement fe détermine à Ivuc des
deux chofes fur lefquelles il auoit de-
libéré, & que par mefine moyen il re-
iette l'autre. Et c'eft ce que les Phi^
lofophes nomment Jugement y Confeil^
Fréelcction , &: de diuerfes autres ap-
pellations , qui toutes font beaucoup
moins intelligibles que la chofe mef-
me. Car il n'y a perfonne qui ne fâ-
che très-bien par expérience ce que
c'eft que cette inclination de Çqs fa-
cultés raifonnablesversTvn des deux
obieds entre lefquels fa délibération
a balancé quelque temps , en difant,
leferay-iey Se, ne leferay-iepas, ÔC que
les raifons de faire ou de ne faire pas
l'emportent. Tay dit expreffément,
cette inclination de fis facultés raifmna-
bles , parce que l'entendement & la
volonté y concourent tellement, qu**
Ariftote, comme nous auons veu cy-
deuant , ou ne fe peut refoudre nette-
'^6 ^ L A Mo R A LE- ^
ment , ou laifle pour iridifFcrént la-
quelle opération de ces deux facultés
y eft la plus confidcrable: Quoy qu'il
tn foit la condition de ces deux puif-
lances , & leur fubordination , nous
oblige à dire que l'opération de lui-
telledy eft, quant à Tordre de la na-
ture, antécédente à celle de la volon-
té ^ puis que c'eft luy qui la meut, &C
que c*eft fôn impulfîon qui la déter-
mine. Mais leur indifToluble liaifon
nous oblige pareillement à reconnoi-
ftre qu entre ces deux opérations il
n'y a point de diftindion de temps,
^ qu'au mefme moment indiuifiblè
que rentendemcnts'encline vers Tvii
des obiecbspour le préférer, la volon-
té s'y porte pareillement pour s'y ioin-
dre. A peu prés comme dans vne
îuacliine telle qu'feft vhe liorlbgè , bu
îe mouuement d'vne roue dépend de
celuy d'vn refTortjVOus conceués bien
leut dépendance , &: que celuy du reP
fort va naturellement deuant ; maïs
vous ne fçauriés conceuoir le moment
miquèl le reffort à commencé à che-
miner , que vous ne conceuies pareil-
lement
Chj^estienne I. Part. 97
Icment que la roue a commencé à fui-
ure. Car nous Tentons bien qu'en ces
confultations noftre entendement ne
fe détermine iamais dVn cofté , que
la volonté n'y aille auffi : 6£ fi l'enten-
dement s'y porte tout entier ôc tout
d'vn coup^ tout ce qu'il y a d'appetic
en la volonté s'y porte de mefme : fi
l'entendement y va par degrés , les
mouuemens de la volonté s'eften dent
à proportion ; fi Tentendement s'y en-
cime languifTamment & en doutant,
les inclinations de la volonté n'y font
pas moinslafchcs&: chancellantcs : fi,
comme il arriue fouuent , l'entende-
ment flotte en fa refolution , &c s'ap-
proche tantdft d'vn cofté , tantoft de
lautre , la volonté foufFre quand ôc
quand la mefme hefitation : &: fi l'en-
tendement demeure en fufpcns, ôc ba-
lancé entre fes deux obiefts , la vo-
lonté eft alors comme Téguille frottée
d'aymant, quand elle fe trouue à égale
diftance entre les deux pôles.
Cette opération donc de la déter-
mination de l'entendement , conioin-
r@ auec le mouuement de la volonté^
G
9S I A MoR A le:
cftant plus proprement qu'aucune âtf
tre, laftion qui conuient à l'homme
entant qu'il eft homme, eft auflî pro-
prement le fiege du blafme & de là
louange qui conuient à (es produ-
£bions entant qu'elles font morales;
de forte que toutes les chofes qui
viennent en confequence prennent
leur teinture de là. Car fi cet appe*
tit ratiocinatif fe porte au bien, c'eft
le fujet de la louange deuë à la vertu:
&: fi au contraire il fe porte au mal,
c'eft le fujet du blafme qui eft deu au
vice ; &c c'eft de là que dépend le iu-
gement qu'il faut faire de la quatriè-
me impreflion que Tobieâ: fait en nos
facultés. Car comme la volonté eft
foufordonnée à Tentendement, les fa-
cultés inférieures, comme ie lay re-
prefenté cydelfus^font foufordonnées
à la volonté. Tellement que Tobiefl:
qui a pafte des fens dans la fantaifie^
Se de la fantaifie à l'intelleâ: , &: de
rintelleâ; dans Tappetit raifonnable,
pafle de l'appétit raifonnable dans les
autres foit appétits foit facultés, pour
y caufer les émotions conuenables à
Chrestienné. I. Part. 99
fa nature. Pour exemple , pofé quo
Tobied du fruit défendu, acompagné
de tous fes attraits, euft à Timprouiftô
produit dans Tappetif fenfitif de la
femme , cette légère 5c innocente é-
motion dont i'ay tantoft parlé, ôc que
cependant au mefme tetpps , le mef-
me obied eftant entré dans fon intel-
led , celuy de l'autorité du comman-
dement de Dieu euft preualu en ce
que i*ay nommé la confultation ou la
délibération j de forte que la femmo
euft promptcmcnt refolu d'obéir au
commandement du Créateur-, cet ob-
ieft du commandement, & du refped
qu elle luy deuoit , paflant dans la vo-
lonté, &c de la volonté dans la partie
Conuoiteufc de fon ame , en euft au
mefme moment chaffé l'autre qui y
caufoit de l'émotion , quelque légère
qu'elle peut eftre. Car ce qui y peut
eftre innocent allant que l'entende-
ment ait eu le loifir de receuoir Tob-
iedcôtraire , & de faire fes reflexions
deffus , s'il perfifte après ces premiers
momens là, dénient indubitablement
coupable. Mais parce que la femmp
G z '
koô LA Morale
fe laifTa corrompre par la tentation d\i
Malin 5 de que dans la comparaifon
qu'elle fit de ces deux chofes en fon
intellect , celle qui Tinduifoit à tranf-.
grefler le commandement, preualut^Â:
pafla dans la volonté ; la volonté con-
fentant alors auec Tappetit fenfitif , &:
fe méfiant , s'il faut ainfî dire , auec la
Concupifcible au defir &: en Tappetition
de ce fruit , elle ordonna à la faculté
qui meut les membres du corps , de
remuer ceux qui eftoyent neceffaires
pour cette opération , & commit ainfi
Tadion que Ton appelle tranfgreilîon,
& qui a mérité tant de blafme.
CELLES SONT LES
aâions njolontaires de l'homme ^
Z^ quelles non.
L'Es actions de l'homme cftant
ainfi brieuement expofées , il
n*eft pas malaifé ny de connoiftre
ny d'expliquer quelles font celles qui
Ch^estienne. I. PartT ïoï
peuuent eftre appellées volontaires ,
ôc celles qui ne le font pas. Ce que
ie feray icy en peu de paroles , autant
que cette première partie de laMorale
le requiert , iufques à ce que les au-
tres parties de mon Traitté m'obli-
gent à en donner vne intelligence,
plus exa£te. Pour commencer par
là , cette légère émotion que nou^
nous figurons que le fruit défendu
euft peu produire dans la Conuoitife
de la femme , fi par quelque furprife
il s'y fuft écoulé de la fantaifie auanc
que de toucher l'intellect , à propre^
ment parler n euft pas efté volontaire,
puis qu'elle n 'euft pas efté excitée par
Tentremife de la volonté. Et fi cette
émotion fuft tombée dans vn fujec
abiolument deftitué d'mtelligence &
^e volonté , com^me font les beftes,
ou bien en qui l'entendement & la
volonté ne peuuent agir conformé-
ment à leur nature , tels que font les
furieux , à qui quelque accident à ra-
ui IVfagc de la raifon , ou les enfans,
à qui l'aage ne Fa point encore don--
nc y de qu elle l'euft porté iufques à
G 3
ioi La Morale
manger du fruit défendu, Faûion n'en
euft pas efté volontaire non plus : dau-
tant que ce n'euft pas efté la faculté
de la volonté, ny la conduitte de l'en-
tendemët, mais la fantaifie feulement
-qui euft remué les membres du corps
pour la produire. Neantmoins clic
euft efté de la nature de celles que
les Efcoles novavacnt Jffontanées^ coïti^
me fi vous dilîés , faites de nojhre mou-
uement , comme on a de couftumc
d'appeller les adions des animaux,
quand elles procèdent nuëment àc
fimplement de leurs appétits. Dequoy
Ton rend cette raifon , premièrement
que le principe eneften eux; car c'eft
leur appétit qui les meut: puis après,
que ces a£bions viennent de quelque
connoiftance de leur obieft. Car le
fens extérieur en a iugé autant com^
me il en eft capable : &: la fantaifie
âpres le fens en a prononcé , propor-
tionnément à ce qu'elle en a de fa-^
culte : &: du iugement que la fantaifie
en a fait, fi iugement fe doit appeller,
eft procedée Témotion de Tappetit,
d'où s^cxcite puis après la puiftance
ChrestienneI I. Part: ïôj
qu'ordinairement on nome loeomotme.
Si le Malin , vfant de quelque vio-
lence , euft contraint la femme à
manger du fruit contre fon gré , en
luy ouurant la bouche de force , &:
le fourrant dedans malgré qu elle en
euft 5 fon a£tion n'euft efté ny fponta-
née, ny volontaire^parce qu elle n euft
procédé ny de fa volonté ny de fon
appétit fenfitif. Et bien qu'elle euft
eu quelque conoifTance de fon obie£l
& de ks circonftanceSjfi eft ce que
le principe de fon adion eftant abfo-
lument extérieur, fans que (es facul-
tés intérieures y contribuaffent , elle
n'euft peu eftre attribuée fînon à la
caufe de dehors. A peu prés comme
fi quelcun faifoit de la force de k%
(doigts rebrouffer Taiguillc d Vne hor-
loge en arrière , pour luy faire mon-
ftrer vne autre heure que celle qu'elle
monftreroit fi elle fuiuoit d'elle mef-
me le train que luy donne fon mou-
uement. Car fi alors elle marque mal,
elle n'en mérite pas le blafme , noa
plus qu elle n'en mérite pas la louange
fi au contraire elle marque bien : dau-
G 4
t64 Ï-A MôRAlÈ
tant c^lîc cela ne vient pas de la tlif-
pofition inteiieurc de fts roues, ny de
la vigueur de fes reflbrts, mais de la
contrainte qu'vne caufeplus puiflan-
te luy a donnée, & à laquelle elle n'a
peu refifter. En efFeft horfmis que
les pièces qui compofent le dedans
dVne monftre, n'ont aucune connoif-
fance d'elles mefmes, ny de leurs pro-
pres opérations , &: que leur aflembla-
ge eft vn cfte£l de l'artifice de l'hom-
me , &: non vne produdion de la Na-
ture Se vn ouurage du Créateur , il
n'y a rien qui puifle mieux reprefen-
terlafubordination des puiflances de
nos amcs , ny , pour ainfi dire, la fpon-
taneité ou la contrainte de leurs a-
ftions , que le mouuement de ces au-
tomates,quand ils font bien entendus.
Parce qu'encore que ce foit par quel-
que efpece de violence que le grand
reflbrt tire après foy toutes les autres
parties de Touurage , & que fa force
ïcs fait remuif r , fi eft ce que cela re-
prefente fort bien comment les autres
facultés de l'ame dépendent de Ten-
tendement i &: que fi vous compares
Ghrestienne. I. Part. lof
ce me Tuement auec celuy que luy
donne ou la fecoufîe d'vne cheute,
ou Tapplication de la main, ce dernier
vous paroiftra violent , dC l'autre en
quelque forte volontaire.
Si quand le MaUn Ta tentée elle
n'euft point eu de connoiflance de la
defenfe que Dieu auoit faite à fou
mary, de manger du fruit de cet arbre
là 5 &: que fans luy dire ce que c'eftoit^,
le ferpent luy en euft prefenté à man-
ger 5 comme vne chofe indifterehte,
fon action i^' euft pas efté non plus ny
fpontanée ny volontaire , finon en vn
certain égard , à fçauoir entant quo
c'eftoit Amplement vne a(3:ion ; mais
non pas entant qu'elle regardoit la
Morale , pour mériter reprehenfion.
Car fi vous la confiderés îimplement
comme vne adion, elle euft efté fpon-
tanée, en ce qu'elle euft peu procéder
de la connoifTance de fon obie£b , &:
de Pappetit que cette connoiflance
euft produit dans la Conuoitife. Et
elle euft efté volontaire ^ parce qu'en-
core que dans les fujets deftitués de
xaifon & de volonté , les adions cor;*
ïotf 3LA Morale.
porellcs qui confiftent en la motion
& en l'agitation des membres , vien-
nent Amplement de la fantaifie &: de
Tappetit fenfitif , qui font les facultés
qui commandent à la locomotiue en
eux : dans les fujets doués de raifon &C
d'entendement , comme eft Thomme,,
ces aftions fe font ordinairement par
l'entremife de ces plus hautes èc plus
excellentes facultés. Mais entant que
CCS adions là fe rapportent à la Mora-
le 5 & qu'elles s'appellent ou obeiflan-
ce , ou rébellion , celle de la femme
n'euft efté ny P vne ny Tautre de ces
chofes, au cas que ie viens depropo-
fer, parce qu'elle n'euft pas connu fon
obieâ: fous les qualités fous lefquelles
il fe rapportoit au vice ou à la vertu,
Le commandement , ou pour mieux
dire , la defenfe eftant de telle nature
qu'elle n'en pouuoit rien ny deuiner
ny foupçonner, & par ce moyen l'In-
telleâ: n*en eftant aucunement in-
formé 5 il ne pouuoit confulter def-
fus , ny la volonté par confequeat
s'y porter ou s'en reculer , puis qu'il
n'y a du tout pomt foit d amour foit
Chrestienne. I. Part. 107
d'auerfion en nous pour les chofcs
entièrement inconnues.
Si elle euft eu quelque connoiflan-
ce de la defenfe , mais que le fruit luy
cuft efté abfolument inconnu , elle
euft deu fans doute apporter beau-
coup de précaution de de circonfpe*
ftion à ne manger pas de tous les
fruits du iardin indifféremment, iuC-
ques à ce qa elle fe fuft bien exa£te-
ment enquife de celuy dont Dieu ne
leur auoit pas permis Tvfage. Car fî
de propos délibéré elle en euft afFefté
Tignorance^pour fatisfaire à la volupté
de fon gouft, ou à la curiofité de fou
efprit, fans encourir le iufte blafmc
qu'apporte la tranfgreffion ; il n'euft
fallu pour la conuaincre qu'elle l'auoit
mérité , finon le témoignage de fa
confcience,qui n'euft iamais manqué
de le luy reprocher après Taftion. Par*
ce que tandis que la partie Conuoi-
teufe de Famé eft emeuë , &: qu'elle
ofFufque la lumière de Tintelligencc,
Ton fe flatte bien en cette efperancc
d'eftre excufé à caufe de cette igno-
rance , & que le iuge de rVniuep no
tô8 LA Morale
nous prendra pas à la rigueur. Mais
quand Pémotion de la paflîon eft cal-
mée 5 ce qui arriue par la iouifTance de
ce queFon adefiré^alors la lumière de
Tintelleâ: qui auparauant eftoic trou-
fcléj reprend fa première clarté, ôc fça^
chant bien qu il a recherché d'igno-
rer ce qu'il ne vouloit pas fçauoir,
il ne fe peut luy mefme empefcher
qu'il ne prononce de Tadion comme
Vn bon iuge fait d'vn crime. Si c41e
in'euft pas affeété cette ignorance de
jropos delibcré^mais que neantmoins
elle y euft apporté trop de fecurité oa
de nonchalance , Tadion n'euft pas
laiffé d'eftre tenue pour volontaire,
ny de mériter punition. Parce que
la chofe eftoit d'affés d'importances^:
celuy qui auoit fait la defenfe, eftoit
aflés digne de refpeâ: , pout deuoir
cueiller toutes les puiflances de fon
ame à fe garder d'vne aftion qui luy
deuoit eftre pernicieufe , ^ dans la-
quelle eftoit enclofe vne rebeUion
contre Dieu. Et quand les lurifcon-
fuites ne l'auroient pomt ainfi défini,
la confcience de toute perfonuetant
Chrestiennê. I. PartÏ îo^
foie peu prudente ôc raifonnable , luy
appren droit que telle forte de negli^
gence en bonne iuftice paffe pour va
dol. Mais fi après auoir connu ce
fruit 5 le malin le luy euft prcfenté dé-
guifé de telle façon , que nonobftanc
toutes (es précautions. Se toute la pru-
dence dont fonfcxe eftoit capable en
cette perfeftion de Ces facultés , elle
l'euft pris pour vn de ceux dont Tv-
fage luy eftoit permis, c'eftchofe fans
doute que cette ignorance euft mis
fon adion au rang de celles que Ton
nomme inuolontaires , parce que le
principe n'en euft pas efté dans fa vo-
lonté. Car il faut bien diftinguer en-
tre cette ignorance icy, 3c celle qui,
comme i'ay défia dit par les paroles
d' Ariftote , fe mefle dans les confulta-
tions , ôc dans les refolutions qui font
les hommes mefchans. LVne eft vne
ignorance d'vne chofe que tout le
monde peut &: doit fçauoïr, c'eft qu'il
faut préférer la crainte de Dieu , ^
la charité enuers le prochain , 3c la
beauté de la fainteté , à IVrile ou au
deledable , dont la iouïflance peuc
îîô La Morale
flatter nos conuoitifes & nos paflîons?
L'autre eft vne ignorance de certai-
nes circonftances particulières d'vn
obieâ: , lefquelles nous ne pouuons
fçauoir de nous mefmes5&: qui ne nous
eftant pas découuertesny manifeftées
d'ailleurs, impofent à noftre entende^
ment , de quelque lumière de pru-^^
dcnce qu'il foit éclairé , &: quelque
foin qu'il y puifle apporter , ou qu'vu
autr^ y apporteroit^qui ne feroit point
preuenu de quelque mauuaife difpo-
fition en l'ame. Celle là n'eft point
tellement la caufe des mauuaifes a-
iftions des hommes que ce ne foit à
leur volonté qu'il les faut attribuer.
Car c'eft ou leur nonchalance vicieu-
fe , ou la paflîon qui les tranfporte , ou
quelque autre mauuaife difpofition de
leurs âmes qui l'a produite ; de par
confequent ils fe la doiuent imputer.
Celle cy eft abfolument la caufe de
Tadion laquelle s'en eft enfumie j dau-
tant qu'elle ne tire point fon origine
delà volonté ny des paffions de celuy
en qui elle fe trouue, mais de la natu-
re de la chofe mefme,où i'efprit de
CHRESTIENîlÊr I. PaRtT ÎII
îliomme ne peut pénétrer. Vout
monftrer que ces adions là ne font
pas volontaires ^ Ariftote fe fert d'vn
argument tiré du repentir qu'on en a.
Car c'eft bien certes vne chofe que
la Nature enfeigne, qu'il faut confer-
uer la vie à fon père autant que Ton
peut. Mais ce n'eft pas vne chofe
que la Nature enfeigne pareillement,
que de connoiftre (on père , quand
on en a efté feparé dés fon bas aage^
6^ nourry en lieu où on ne pouuoic
auoir nouuelles de luy. Si donc vu
père ôc vn fils qui ne fe connoiffent
point , fe rencontrent comme eftran-
gers,& qu'en cette commune igno-
rance de l'vn &: de l'autre , Toccafion
de la guerre les oblige à fe battre com-
me ennemis , ladion du fils qui tué
le père , eft bien volontaire en ce que
c'eft vne adion, & mefmes vne a^lion
deftinée à ofter la vie à vn homme.
Mais entant que cette aûion ofte la
vie à fon perc,elle n'eft nullement vo-
lontaire , dautant que fon entende-»
ment en cette occurrence n a ny fait
ny mefmes peu faire aucune réflexion
HZ LA Mo R A LE
fur cette relation. Dequoy le cara-»
£bere indubitable eft , que s'il le re-
connoit pour fon père après fa mort,
il en demeure outré de douleur , s'il
n'eft horriblement barbare. Que fi
dans les Tragédies , les lamentations
du miferable Ocdipus , à qui vn tel
accident eftoit arriué, paflent iufques
à condamner fon adion comme vn
crime , ce n'eft pas que c'en fuft vn
véritablement. C'eft que l'excès de
fa douleur attache tellement fon ef-
f prit à la contemplation du fujet fur
lequel il auoit exécuté fon aftion^qu'il
ne luy donne pas le loifir de faire re-
flexion fur les vrais principes qui Ta-
uoy cm produitte. Et parce que qui
tue fon père en le fçachant eftre tel,
cornet vn afte dénaturé , de digne des
fuppiices les plus rigoureux , Tauoir
tué^quoy qu'en ne le fçachant pas^,
met d'abord vne horrible idée de fon
aftion dans l'imagination d'vn bon
fils 5 lors qu'il vient à le reconnoiftre.
Ce que les Poètes ont voulu repre-
fenter en difant que de la force de
fon defefpoir Oedipus s*.cn eftoit
arrache
CHREî;f lENNÊ. 1. Part. 113
arraché les yeux de la tefte.
Si la femme euft eftc réduite à cet-
te extrémité, qu'on Teuft contrainte
à faire le chois 5 ou de commettre
cette tranfgreffion du comandement
de Dieu 5 ou de foufïrir foit la mort
foit quelque deshonneur irrémédiable
en fa perfonnc , 6c que par cette vio-
lence elle fe fuft enfin refoluë à man-
ger du fruit défendu , fon aftion euft
efté en partie volontaire , &: en partie
non. Elle n'euft pas efté volontaire
en ce que fans cette violence que la
peur de la mort ou du deshoneur fait à
Tefprit, elle ne fe fuft pas portée d'elle
meime Se de fon bon gré à cette trant
greflîon , de forte qu'en cet égard le
principe defonaûion euft efté exter-
ne. Elle euft efté volontaire , en ce
qu'à riicure mefme qu'obligée par la
terreur de la mort ou du deshonneur
elle fe fuft refoluë à l'a£bion ^ c'euft
efte volontairement qu'elle l'euft fait^,
&: en fuitte d'vne confultation, de la-
quelle, après auoir balancé de cofté^
d'autre les obieds &c les raifons, le re-
fultat auroit efté , 11 vaut mieux élire
H
04 i A Moral*
d'offencer Dieu , que de foiiftnr la
mort , ou de tomber dans vn def-
honneur irrémédiable. De forte que
comme Ariftote parle , quand il exa-
mine la nature de la refolution de ceux
que le péril d'vnc forte tempefte in-
duit à ictter leurs marchandifes dans
la mer , fon aftion euft efté méfiée,
pour n'appartenir ny à Tvn ny à l'au-
tre des deux genres precifément. Ne-
antmoins ce Philofophe a encore rai-
fon quand il dit, que telles fortes d'a-
ftions doment pluftoft eftrc mifes au
nombre de celles qui font volontaires;
parce que la nature d'vne aftion doit
eftre confiderée dans les prochains
principes qui la produifent y îk, dans
les circonftances particulières qui la
déterminent, &: non pas dans (qs prin-
cipes plus éloignes , & dans la condi-
tion plus vague 6l plus indéterminée
de fon eftre. Mais Padion de la fem-
me ayant efté telle qu'elle a efté, c'cft
à dire produite par vn obi cet porté
par les fens dans la fantaifie ,& de la
fiintaifie dans Tintellcd ; & Fintelled
ayant dehbevc deftus, c'eft à dire^,
ChrestienneT I. Part! îif
î'ayant comparé auec le commande-
ment ; & en fin , Tvn ôc Tautre luy
eftant très-bien connus fous toutes
les conditions par lefquelles ils fe rap-
portoyent à la Morale, fans auoir fouf-
fert ny aucune violence au corps, ny
aucune contrainte à Tefprit , de fans
qu'il y euft ny péril ny douleur qui
donnaft la pente à la délibération j la
refolution qu^elle y prit, &:ce qui s'en
enfuiuit, ne peut élire tenu finon pour
abfolument volontaire. Toutesfois,
parce qu'on a accouftumé de dire que
pour faire qu'vne adion foit vérita-
blement volontaire , il eft necelfaire
que le principe 3c le fujet qui la pro-
duit, ait connoifTance de la fin à la-
quelle fes adions doiuet vifer, il nous
faut icy parler delà fin des aftions hu^
maines, & particulièrement de la dcx-
ftiçre &; principale.
€^S^&i^2^
H
\i6 lA Morale
CONSIDERATION DB LA
fin des aÛions*des hommes ; ^
nommément de la principale
f0 dernière.
CEft vnc chofe trcs-indubitable
que toutes les aclions que les
hommes font entant qu hommes^c'eft
à dire , par la Raifonj&en fuitte d'vne
délibération , tendent à quelque fin
que la raifon mefme fe propofe. Car
dans les chofes naturelles , ^ defti-
tuées de fentiment , le mouuement
tend bien à vne certaine fin. AfTeurc-
ment ce n'eft pas pour néant &: témé-
rairement qu'il fe fait que les chofes
pefantes vont en bas , &: que les légè-
res montent. Elles cherchent leur
repos, &: la place qui leur a efté ordon-
née par l'auteur de la Nature. Mais
ce ne font pas ces chofes là mefmes
qui fe font ejftabli leur fin , dont elles
n'ont point de connoiffance. C'eft
vne intelligence externe , à fçauoir
Chrestienne. L Part" 117
celle qui a formé le monde , qui leur
a affigné leur ftation &: leur but , &c
qui leur a donné les inclinations qui
les y portent^fans qu'elles en fçachenc
rien. Dans les animaux deftitués de
la raifon , les appétits qui les incitent
à leurs aftions , tendent auflî à vne
certaine fin. Car c'eft pour leur con-
feruation que ces appétits leur ont
€fté donnes par celuy qui les a créés,
&: qui a eu foin d'en entretenir tant
les efpecespour toûiours, que mefmes
les indiuidus , chacun pour vn certain
temps conucnable. Toutesfois ce ne
font pas les animaux qui fe font con-
ftitué cette fin là, &: à proprement par-
ler 5 ils n'en ont point de vraye & di-
ftinfte connoifTance. On void bien
qu'ils fe portent aux chofes qui fer-
uent à leur conferuation ; mais ils ne
fçauent point ny ce que c'eft que leur
conferuation;, ny comment ces chofes
là y feruent. Quant aux hommes,
dautant que le principe de la raifon
cft capable de la connoifTance d'vne
fin, ils s'en propofent toûiours vne en
leurs aclionsjôi: en la connoiiTant corn-
H 3
'ii8 1 A Moral e
me telle, ils iugent aufli des moyens
qui font propres pour y paruenir^apres
quoy ils les y employent félon leur
puiffance.
II n'eft pas moins indubitable, que
cette fin là , quelle qu'elle fbit , eft
toûiiours vn bien ; foit en luy mefme,
ôc véritablement 5 foit au moins en
l'opinion qu'en a celuy qui agit , 6c
peut eftre en quelque apparence exté-
rieure. Car il eft très-certain qu'il y
a des biens véritables, &c que les hom-
mes fe deuroycnt propofer pour fin en
leurs actions , qu'ils ne fe propofent
pas ^urtant. Mais c'eft qu'ils ne les
connoiflent pas pour biens , &: que
peut eftre au premier afpect ils n'en
ont pas l'apparence. Et il eft très-
certain encore qu'il y a des maux, que
les hommes ne fe deuroyent iamais
propofer pour fin de leurs adions,
qu'ils fe propofent pourtant. Mais
c'eft qu'ils ne les connoiflent pas non
plus pour maux , 3c que peut eftre à
leur premier abord ils ont vne appa-
rence contraire. Qnpy qu'il en foit,
yrayou faux^ les hommes fe mettent
ChrbstienneT I. Part. 119
toûiours deuant les yeux pour fin de
leurs allions le bierr apparent , c'eft
à dire , celuy dont ils ont cette opi^
nion qu'il cft bien , encore qu'en cet-^
te corruption dans laquelle nous nous
trouuons maintenant, le plus fouuent
ils s'y trompent. C'eft pourquoy Ari-
ftotc ayant commence fa Morale par
cette confideration,que tous les hom-
mes, à quelque art qu'ils fe dcftinent,
à quelque fcience qu'ils s'appliquent,
&: quelque defTeîn qu'ils forment, ou
quelque refolution qu'ils prennent,
vifentnecefl'airement à quelque bien,
adioufte que les Anciens ont défini le
bien par ce que toutes chofes défirent.
Non que toutes chofes défirent vn
mefme bien, mais dautant que ce que
chacune defire eft vn bien , ou au
moins qu elle Peftime tel, &" que rien
ne peut eftre defire finon fous cette
conception &: fous cette idée. Et
parce que tendre à quelque chofe , ^
la defirer^, font deux paroles à la vérité,
mais qui ne femblent fignifier finon
vn mefme mouuement , & qu'au ter-
me de tendre fe rapporte celuy àcfn^
H 4
jio lA Morale
comme ce terme de iie» à fon rapport
à celuy de dejirer , les Philofophes
prennent ces mots àç fin^ Ik. de hient^
pour termes de mefme fignification,
& d'intelligence équipolente.
Cela pofé, ils diftinguent les fins ou
les biens ^ & les diftribuent en princi-?
paux & fubalternes , fe feruant, pour
xnieux expliquer cela , de la fubordi-!
najion des facultés &: des arts,. Eh
efted , c*eft de la nature <ie la fin de
chacun art , &: du bien que Ton s'y
propofe j que dépend fon excellence^
Â: Tordre félon lequel ils font difpo-»
fés entr*6ux. Comme, pour reprefen-
ter icy Texemple employé par Arifto-
te , l'art de faire des, mords de bride
a pour fin, de conftruire vn inftrumenc
parle moyen duquel les écuyers met-^
tent les chenaux à la raifon, & les ren-
dent obeïfl'ans* L'art des écuyers
rend les chenaux obeïfl'ans pour s'en
feruir en toutes occafions, ^ particu-
lièrement dans les plus belles , telles
que font celles de la guerre. L'art de
fe bien feruir des chenaux en telles
occafions,a pour but d'exécuter aueç
Chrestienne. I. Part, iii
honneur les ordres d'vn Capitaine ài
qui appartient le comandement. L'art
de commander en qualité de Capitai-
ne, tend à Tacquifition de la viftoire,
pour rendre l'Eftat plus capable du
bon & iufte gouuernement du Sou-
uerain. En fin , l'art de bien & iuftc-
ment gouuerner en Souuerain , tend
à la félicité de l'Eftat mefme. D'où
il cil aifé de recueillir que la felicit^
de l'Eftat eft la principale &c la demie].
re de toutes ces fins , & le bien le plui
excellent que fc propofent ces diucrs
arts en leur différente enchainure , &2
que Fart de bien &: iuftement gou-
uerner , qui refide dans le Souuerain,
cft celuy qui tient le premier rang en
cette concaténation , & la maiftrefTe
faculté dont toutes les autres dépen-
dent. Et à cela les Philofophes ad-
iouftent encore vne autre comparai-
fon des arts entr'eux. C'eft qu'il y en
a quelques vns dont la fin eft de laifTer
quelque production après foy, comme
eft le mords dVne bride , ou quelque
autre chofe de tel : au lieu que les au-
tres n ont pour but fmon vne eertam^
îzr LA Morale
ûftion , aprG$ laquelle il ne demeuré
aucim ouurage ; 6c tel eft Tare de l'é-
cuycr, dont le but eft de bien manier
vn cheual, &: celuy d'vn ioiieur de lut,
qui n'a autre fin que d'en bien faire
parler les cordes. En cette première
iôrte d'arts , fi vous comparés Touura-
ge auec Taftion qui le produit , il eft
fans doute meilleur qu cUe^parcc qu'il
tient lieu de fin, &: que c'eft le bien
auquel Taftion mefmc tend. Dans
les autres, l'adion eft ficxcellentc,que
non feulement c'eft la fin à laquelle
on tend 5 mais c'cft vne fin plus belle
&: plus noble de foy, que n*eft Touura-
ge que produifent Tes arts qui leur
font foufordonncs. Tellement qu'il
eft naturellement beaucoup plus beau
de bien manier vn cheual , que non
pas de faire bien vn mords, &: de bien
conduire vn nauire félon les loix de
la nauigation , ou de bien ioîier desL
inftrumens , que de fçauoir compofer
vn galion ou vne guitcrre . Et de cela
la raifon eft euidcnte. C'eft que ces
ouurages là ne fe font finon chacun
pp\ir cette adion, 6^ que fi on ne vou^
Chrestienne. I. Part, iij
loit ny manier des chenaux, ny naui-
ger fur la mer, ny iouer de la guiterre
ou du lut , on ne feroit iamais ny de
nauires, ny de mords, ny de ces inftru»
mens de Mufique.
De là les Philofophes pafTent à
prouuer qu'il y a vn fouuerain bien,
lequel eft fi noble & fi excellent, qu'il
ne fe peut &: ne fe doit rien fouliait^
ter dauantage. Car qu'il y ait des
biens qui font plus grands les vns que
les autres , &: par confequent plus à
fouhaitter , ce que ie viens de repre-
lenter le monftre manifeftement. Et
qu'il y en doiue auoir quelcun ii grand
qu'il n'y en a point de plus grand que
luy, c'eft chofe claire par la nature de
toutes fubordinatios , où Ton paruient
en fin à quelque terme au delà duquel
il n'y a pas moyen d'aller , parce qu'il
ne s'y rencontre plus rien qui foit do
la nature des chofes ainfî fubordinécs.
Comme de degré en degré nous fom-
mes tantoft paruenus à la félicité de
TEftat, au delà dclaquelle il n'y a plus
rien à fouhaitter en ce qui regarde la
J^olice. Et veu que l'homme peut
ii4 l'A Morale
eftre confidcrc en deux égards , à fça^
uoir entant qu'il eft homme , & , ce
qui Vient en confcqucnce,entint qu il
cft capable de faire partie d'vne focie-
tc , & mefmes qu'il y a vne naturelle
inclination , il eft encore plus raifon-
nable que la Nature ait eftabli vne
dernière fin à fes adions entant qu*il
cft homme , dans la ioiiiflance de la-
quelle il trouue fa félicite , que non
pas qu*il y en ait vne ordonnée pour
îâ Police 5 ou chacun homme n'eft
confideré que comme vne partie du
tout. En effcù s'il n*y auoit vn fou-
uefain bien ordonné pour l'homme,
à Tacquifition duquel il doit tendre^&r
à la poifeffion dequoy il doit s'arrefter,
à peine pourrions nous dire qu'il y euft
aucuns autres biens qui mcritaifent
véritablement ce nom. Car comme
nous auons défia dit, la fin des aftions
à!yn homme, & le bien qu*il fe prô-
pofe en les faifant , ne font qu'vne
mefmc chofe dcfignée par differens
mots. Or en ce que nous auons cy-
deffds pofé de TEftat, il eft clair que
fa félicité feule mérite proprement le
Chrestienne. I. Part.^ îiy
norn dé fin , & que toutes les autres
chofes que nous y auons foufordon-
nées^ne tiennent lieu finon de moyens
neceflaires pour y paruenir. De forte
qu'à peine feroit on aucune eftime ny
des mords de bride, ny de robeïflance
des chenaux , ny de la viûoire mefme,
fi cela ne contribuoit quelque chofe
au bon &: légitime gouuernemêt d'où
la félicite de l'Eftat dépend. De plus,
s*il n'y auoit point de fouuerain bien
où arrefler le but de nos adions &: de
nos defirSjOU bien il les faudroit repri-
mer en nous, &: les empefcher de s'é-
mouuoir, ou bien il les faudroit laiffer
aller à l'infini, puis qu iln^ auroit au-
cun bien déterminé fur lequel il fe
peuffent repofer , celuy que nous au-
rions ioint le dernier n'eftant aucune-
ment à fouhaitter,finon afin d'en auoi^
vn autre. Or quant à reprimer ces
defirs qui nous tirent vers noftre bien,
c'eft chofe qui ne nous eft pas permi-
fe, puis que Dieu nous les a donnés,
&:qui nous eft encore moins poflible,
puis qu'ils nous font auffi naturels que
aoftre eftre mcfme. Et pour ce qui
ti6 ' r. A Morale
cft de les laiiFer aller à Tin fini ^ c'eft
chofe que nous ne pouuons non plus,
êc qui n'eft pas de rinftitution de la
Nature. Car ce n'eft nullement fru-
ftratoirement qu'elle nous a donné
ces appétits qui nous induifent à re-
chercher noftrc propre félicité , &:
neantmoins ce feroit pour néant qu'-
elle nous les auroit donnés , fi ayant
mis vn efpace infini entre noftre feh^
cité &: nous , elle nous auoit ofté le
moyen d'y pouuoir atteindre. Il y a
donc vn Touuerain bien de l'homme,
&: vn fouuerain &: dernier but de Ces
afliions, auquel il faut necelTairemenc
qu'elles fe rapportent.
CONSIVSRATION DIT
fouuerain bien de Ihommc.
PVis qu'il faut que nos avions Ce
rapportent à vn fouuerain but,
il eft neceflaire d'enauoir laconnoif-
fance , &: c*eft auec excellente raifoa
Chrestienne. I. PAur." 117
qu'Ariftotc a dit qu elle eft d'vne im-
portance incomparable pour la con-
duite de la vie* Car pour ce que les
natures intelligentes, qui fe propofent
vne certaine fin en leurs opérations 5,
tafchent d'employer des moyens con-
uenables pour y paruenir, quelle fera
la nature de la fin que chacun fepro-
pofera , telle auflî fera fans doute la
condition des moyens mefmes. Tel-
lement que fi quelcun met la félicite
dans lapofreffion des richeffes, il n'au-
ra iamais d'autre penfée que d en ac-
quérir : S'il Teftablit en la îouïflance
de la voIupt;é , il employera tout ce
qu il aura d'induftrie àfe procurer tou-
tes fortes de contentemcns ; &: s'il le
conftitue en ce que l'on nomme ordi-
nairenntent de ce nom d'honneur, cet-
te imagination l'occupera de telle fa-
çon qu'il n'y aura reflort qu'il ne fafle
ioiier pour parucnir à quelque nota-
ble dignité , &: pour faire valoir non
fon eihme feulement , mais auffi fon.
autorité entre les hommes.. Or trou-
ue-ie certes fort bonnes &: fore pers-
an entes les raifons par lefqueUes oh
us LA Morale
a accouftumé de combatre l'imagina-^
tion de ceux qui colloquent la félicité
en quelcune de ces chofes.Les Philo-
fophes difent premièrement qu il eft
bien mal aifé de reuffir au deffein d'ac-
quérir de grandes richefTes , fans faire
quelques extorfions, ou fans exercer
quelqueefpece de brigâdage.Etc'eft
vne chofe dont la preuue n*eft que
H'op claire dans Texpericce de tous les
temps. Ils adiouftent que quand cela
ne feroit pas , on ne defire les riclielfes
fînon pour auoir toutes foites de vo-
luptés & de commodités à fouhait, ou
bien pour fe faire eftimer & honorer
par les autres hommes. Tellement
que le fouuerain bien feroit pluftoft
dans les voluptés dont les richefles
font iouïr^ ou dans Teftime Se dans
Hionneur qu'elles concilient , que
non pas en la pofleflîon des richeffes
mefmes. C'eft vn raifonnement bien
pris. Car il eft déformais clair que le
bien auquel on regarde comme à fon
but, eft de fa nature plus à defirer que
jne font ceux qui feruent de moyens
pour en auoir la iouïfTance. Us con-
fiderenc
Chrestienne. I. Part, ii^
ûàcTcnt qu*il arriue aiTés fouuenc que
les richefles font polTedées par ceux
qui les méritent le moins , 6c qu^au
contraire on les void aflcs rarement
entre les mains de ceux qui en font
les plus dignes. Et ils ont raifon de
trouuer abfurde l'opinion qui fait ainfi
les vicieux fouuerainement heureux,
& qui priue abfolument du fouuerain
bien les perfonnes poures en qui la
vertuferoiteminente. Ils remarquent
qu*on peut abufer des richeffes : ce
qui ne fe void que trop ordinairemet:
éc maintiennet qu il n'y a point d'ap-
parence qu'on puiiîe abufer du fou-
uerain bien; parce que Tabus de quel-
que cliofe eft vn m.al ^ ^ encore fore
confiderable entre les maux^puis qu'il
confifte en vne adion vicieufe : or il
ne fe peut pas faire que dans le fou-
Herain bien telle forte de mal puif-
fe trouuer place. ^ En fin^ la pofTeffioa
des richefles efttres-incGrtaine,^: fu-
icttc à vne infinité d'accidens. Or
n*efl:-il pas raifonnable de fafre du fou-
uerain bien vn ioiiet de la fortune , &c
il conuicnt incomparablement mieuj^
r3 5 LaMorAle
à fa nature d'eftre bien ferme & biciï
permanent.
Contre ceux qui logent le fouue-
rain bien dans cette forte d'honneur
qu'on nomme ainfi ordinairement, les
Philofophes allèguent que l'honntur
confifte principalement en Teftime
que les autres font de nous^Â: partant
qu'il eft moins en celuy à qui il eft
déféré , que non pas en ceux qui le
défèrent. Et ils ont raifon de penfer
qu il faut que le fouuerain bien foit
quelque chofe que nous pofTedions
mous mefmes en propre, &: qui ne dé-
pende pas de l'imagination d'autruy*
loignés à cela que Teftime que les au-
tres font de nous , vient en grande
partie de la conftitution de leurs ef-
prits, parce que les hommes iugent
ordinairement de leurs obie£bs félon
qu'ils font bien ou mal difpofés par
les habitudes de leurs âmes. De forte
que il la mauuaife difpofition des ef-
prits des hommes fait qu'Us iugent de
nous ôc de nos actions à contrefens,
noftre bonheur ou noitrc malheur
prendra fon eitrç de la peruerfxté de
Chrestienne^ I. Part.^ ijf
leur ivigemenr : ce qui ne peut con-
ucnir à la fage difpenfation de Dieu
&: de la Nature. Et fi après en auoir
bien iugé quelque temps , leur in-
conftance naturelle leur fait changer
d'aduis fansfujet, comme c'eft chofe
qui arriue afTés fréquemment , noftre
bonheur fera comme vne girouette
mobile à tout vent j ce que nous auons
défia dit eilre indigne de Texcellencc
du fouuerain bien. Car Ariftote a
raifon de dire qu'vnc de fcs plus ef-
fèntielles quâlités,eft qu'il foit difficile
à ébranler, s'iln'eft tout à fait inuaria-
ble. En vn mot nous n'aimons Thon-
ncur finon parce que c'eft vne recon-
noiflance du bien que Ton cftime eftre
en nous. Soit donc que ce bien con-
fifte dans les richefles , ou dans les
dignités 5 ou dans les vertus, ( car ce
font là les principaux Se les ordinai-
res obieds de Thonneur que les hom-
mes fe rendent les vns aux autres ) il
feroit beaucoup plus raifonnable de
mettre le bonheur dans la pofi'efiîon
de ces biens là, que dan$ la reconnoit
I
ïji La Môr a tE
fance qu'on nous en donne. Car
l'honneur n'eft que comme vn éclat
&:vnerefplendeur3 laquelle émane de
ces biens reéls5&: qui receuë dans Tef-
prit de ceux qui les confiderent en
nous 3 fe reflcchift fur nous mefmcs.
Or la lumière qui exifte véritablement
dans vn corps kunineux, eft fans con-
tredit plus à eftimer , que celle qui
rejaillift par la feule reflexion de l'illu-
mination qu'en reçoiuent les corps
opaques.
En fin 5 ils raifonne'nt ainfî contre
ceux qui eftabliflent le fouuerain bien
dans la volupté : C'eft qu'il faut que
cette volupté foit de Tefprit ou du
corps. Or quant à mettre la félicité
de riiomme dans la feule volupté du
corps 5 c'eft le réduire à la condition
des animaux que la nature à priués de
la raifon. Et véritablement il vaudroit
mieux n'auoir du tout point de raifon,
que de ne la faire feruir à autre em-
ploy finon àramaffcr &: à recueillir de
tous codés des voluptés corporelles.
Car au lieu que la nature a formé
Chrestiênne. I. PartT 135
le corps pour feruir par fes organes
aux fondions de refprit, ce feroit ren-
uerfer Tordre qu'elle a fuiui dans la
compolition de noftrc eftrc ^ ôc afTu-
iettir nos efprits aux organes de noftre
corps 5 qui eft de beaucoup la moins
noble partie de noftre nature. AufS
à peine y a-t-il autres que ceux en qui
les fentimens de la chair ont entière-
ment corrompu l'entendement , ou
que quelque défaut de leur confor-
mation naturelle a priués du bel vfage
de la Raifon ^ qui embraflent tout de
bon cette opinion touchant le fouue-
rain bien de l'homme : & quoy qu'E-
picure en ait efté autresfois diffamé,
^ que maintenant encore on appelle
Epicuriens ceux qui viuent corne s'ils
iogeoyêtleurfouuerainc félicité dans
les contentemens du corps , û eft ce
qu'il y a toulîours eu quclcun qui a
fouftcnu que ce n'eftoit pas là fon
opinion , Se ie voy en ce temps quan-
tité de gens qui tafchent à l'en défen-
dre. Or n'y a t'il point d'apparence
de mettre le fouuerain point de npAre
I ?
134 iA Moral E^
bonheur dans vne chofe où il n'y a
que les brutaux ôc les débauchés qui
le vueillent conftituer, & dont tous
les hommes d'honneur ont honte.
Car encore qu'il y ait au monde beau-
coup plus de fols que de fages , ôc de
vicieux que de vertueux , il n'eft pas
neantmoins raifonnable de priuer les
fages &c les vertueux de toute forte de
bonheur , 8^ pour fi petit que le nom-
bre en foit, fi eft ce qu'ils valent mieux
que tout le relie de la terre. Et il ne
faut pas dire qu'il ne tient qu'à eux
qu'ils ne iouiffent du mefme bonheur
4lont iouïffent les voluptueux. Parce
que s'ils ne veulent prendre des vo-
luptés corporelles finon autant qu'il
conuient à d'honneftes gens, ils n'au-
tont pas vn grand gouft de leur féli-
cité : fans conter que pour fe tenir
dans cette modération qui eft bien
feante à ceux qui font véritablement
vertueux, il faudra que leur tempé-
rance foit perpétuellement fur fes gar-
des 5 pour reigler leurs voluptés à la
méfure de la raifon. Or cft-il qu'ayant^
CHRESTIENNEr I. PartI 13^
comme nous auons naturellement, de
rinclination à la volupté, &c les fages,
pour s'empcfcher de tomber dans l'ex-
cès des plaifirs du corps, s'efForçanc
de fe ietter pluftoft dans l'extrémité
qui confifte au défaut de leur vfage,
ce fera vne fort bigearre imagination,
que fi nous voulons perfîfter à eftre fa-
ges, nous foyons obligés de nous pri-
uer nous mefmes d'vne bonne partie
de noftre bonheur, de peur d'cxcedec
en ce qui eft de fa iouiflance. Ce
qui eft la mefme chofe que fi on difoic
que de peur d' eftre trop heureux il
faut que nous ne le foyons pas afles, &c
que le défaut de la félicité eft en quel-
que forte meilleur que fa perfedion Se
fa plénitude. Si au contraire ils veu-
lent vfer de leur fouuerain bien, de la
façon que la nature du fouuerain bien
lèvent, c'eft à dire le plus pleinement
qu'il eft poilîble ,il faudra qu'ils re-
noncent à la tempérance & à toutes
les autres vertus,&: que pour eftre par-
faitement heureux entant qu'ils font
.animaux , ils fe priuent de tous Iqs
J3^ laMorale.
vrais biens qui leur conuicnnent en-
tant qu'ils font hommes.
Pour ce qui eft de la volupté de
l'efprit , dautant qiï/elle ne peut pro-=
ccder que du fentiment de fcs belles
opérations , on a raifon de dire que la
fede qui y eftablitle fouuerain bien,
eft de toutes celles où il y a quelque
erreur , la plus honnéfte fans doute &:
la moins déraifonnable. Car quoy
qu'il en foit^ puis qu'il n'y a pas moyen
de ioiiir de cette forte de voluptés,
fmon en faifant des adions dignes de
la raifon de l'homme, ôc conformes à
la vertu /ceux qui mettent là leur
bonheur 3 s'obligent neceffairement
à ne faire que des aftions vertueufes.
Et de plus 5 la volupté eftant vn puif-
faut aiguillon aux aftions qui la pro-
duifent, s'ils eftoient viuement & pro-
fondement perfuadés que des aftions
de vertu refulte vn contentement fi
fenfible &fi charmant , qu'il mérite le
tiltre de fouuerain bien , ils fe de-
uroyent porter auec vne ardeur in-
croyable aux opérations d'où ce con-
Chkestienne. I. Part. 137
tentement là germe. Teftime pour-
tant que quand Ariltote adit que cet-
te volupté qui naift du fenUment des
bonnes aftions, eftbien à la venté vne
fin, mais neantmoins que c*eft vne fin
qui furuient à la principale , 6^ qiû fs
diilingue d'auec elle, quoy qu elle s'y
attache,^: s'y incorpore, &: quelle y
a fa racine^comme le guy dans le chef-
ne fur lequel il s'eft formé , il a mis
en auant vne chofe qui n'eft pas plus
fubtile que véritable. Quiconque fc
difpofe à faire vne aftion de vertu, en
preuoyant qu'il luy en reuiendra de la
fatisfaCtion ,.fait quelque reflexion là
deflus , 5c fouffre qu'il fe fcpare quel-
que chofe de fesafFedions, pour s'at-
tacher à cette confideration ; mais
neantm.oins fa principale vifée eft tel=-
lement fur la vertu , que quand il n'cfi
naiftroit aucune telle volupté , il ne
laifferoit pas de faire les adions qui
font honncftes en elles mefmes. En
efleft , quand Archimede vacquoit
auec cette forte application d'efprit
dont les hiftoires nous parlent , à là
recherche de la vérité en certaines
138 LA Morale
propofitions géométriques , il en at*
tendoit fans doute beaucoup de con*
tentement : & quand il y a reuffi , on
dit qu'il en a fenti des émotions de des
cpanouifTemês incomparables de ioye.
Et toutesfois fî vous luy cufGcs de-
mandé pourquoy il en eftoit fî raui , il
vous cull dit que c*cftoit parce qu'il
auoit découuert d'excellentes vérités;
ce qui monftre que c'eftoit la poiTef-
fion de la vérité qu'il cherchoit, & de
l'acquifition de laquelle il fc tenoit
heureux , quoy qu'il eft vray que la
volupté y eitoit furuenuë. Or ce
qu'efl: la connoifTance de la vérité à
l'entendement, cela mcfme eft la pof-
felTion de la vertu à la volonté &:aux
autres afFedions, de forte qu'il en faut
faire pareil iugement quand l'exercice
de Ces opérations eft fuiui de la fatif-
fadion de les auoir faites. Et com-
me c'eft la vérité & non la ioye qui eft
la perfection de l'intelleft, c'eft la ver-
tu, &:nonla ioye pareillement qui eft
la perfedion de la volonté ; quoy que
comme le contentement qui naift de
la connoiffance de la vérité eft vn mo-
Chrestienne I. Part. 139
tif à la rechercher , la fatisfadïon qui
nous reuient des actions de la vertu,^
peut ejftre vn motif à les faire. Car
dans la Morale aufE bien que dans la
Phyfiquc, c'eft vn elïe£b de la Proui-
dence de Dieu , &: de la fagelTe de la
Nature , que toutes les allions auf-
quelles il a efté ou expédient ou necef-
faire que nous nous portaffions, ont
efté accompagnées de quelque dou-
ceur de leur fentiment ; &: plus il y a
de neceiîîté dans l'aftion , foit pour la
conferuation de Tindiuidu de chacun
de nous 3 foit pour Tentretenement &:
la propagation de Tefpece , plus le
contentement dans lequel la Nature
la détrempé, a-t-il efté vif &: fenfible.
Non pas afin que nous les fiilîons pro-
prement 5 ou au moins certes princi-
palement à caufe de la délégation qui
s'en produit ; mais à ce que iî d'elles
mefmes elles n'eftoient pas afles effi-
caces pour attu'er nos facultés à les
exercer , la volupté qui les accom-
pagne nous fuft vn attrait à les faire.
Ainfi , parce que le manger ^ qui eft
yneadion que nous deuons faire poujî
140 LA MoRALEr
nous nourrir, , ne nous attireroit peut
eftrepas aflés puifTamment d'elle met
me 5 îi nous ne la faifîons que par la
confideration de cette fin là qui cft
propofée à la Raifon, la Nature amis
des qualités fauoureufes dans les ali*
mens , qui par la proportion qu'elles
ont aucc le fens de noftre gouftjle de*
ledent Zc la chatouillent. Et parce
que non feulement la génération n'at-
trairoit pas ailés d'elle mefme , mais
qu*clle donneroit peut eflre quelque
auerfion de foy , fi elle eftoit indiffé-
rente au fentiment , la Nature a voulu
que les hommes y fuffent alléchés
par la volupté ^ qui ne doit pourtant
pas eflre Tvnique ny mefmes la prin-
cipale fin qu'ils Cz propofent en cet-
te action , au moins s'ils font affés ver-
tueux , & parfaitement raifonnables.
Dautant que les beftes n'ont point
de raifon , & qu'ainfi elles ne font
pas capables de connoiftre les propres
&: véritables fins aufquelles la Nature
a defviné ces adions , elles n'y font in-
duittes que par le chatoiiillement des
fcns^ dont la Prouidence de Dieu^ qui
Chrestienne. I. Part. 141
cft la Raifon externe & vniuerfelle qui
domine dans la Nature, fe fert, afin de
reuflir dans le deflein qu elle fe pro-
pofe, qui eft la propagation des efpe-
ces5&: la conferuation des indiuidus.
Mais quant aux hommes à qui cette
Prouidence a donné vne raifon qui
leur eft interne , & qni les rend capa^
blés de la connoiffance de leurs pro-
pres fins 5 s'il leur eft permis , entant
qu'ils font fenfuels comme les autres
animaux, de s'y lailfer en quelque fa-
çon attirer parles appas de la volupté,
la caufe prédominante pourtant qui
les y doit inciter, eft celle qui leur co-
uient entant qu'ils font hommes, le
fçay bien la différence qu'il y a entre
le contentement que l'efprit reçoit
des opérât i os de la vertu ,5^ la volupté
qui renient au corps parla deledation
de fes fens dans fes fondions animales.
Comme il n'y a que la raifon qui puiifc
cftre le fiege de la vertu, il n'y a qu'elle
non plus qui puifle goûter la latisfa-
aion que le fentîment de fes opéra-
tions donne. Ainfi cette volupté luy
çonuient proprement entanr|qu'il eft
14^ LA Morale
homme , au lieu que celle du corps
luy appartient entant qu'il eft animal.
Auili n'ay ie fait comparaifon de ces
deux différentes fortes d'aûions,fmon
pour monftrer que comme dans la
Phyfique les a£tions animales ont des
fins plus propres &: plus excellentes
que n'eft la fruition de la volupté,
dans la Morale les actions raifonna-
bles y comme font celles de la vertu,
ont auffi des fins effentielles , & qui
doiuent eftre plus efficaces & plus at-
troyantes que n'eft pas le fentimenc
du contentement qui s'en produit.
Comme de fait, fi la volupté de Tcf-
prit eft le fouuerain bien deThomme,
ce doit aufiî eftre la principale &: la
dernière fin de Ces actions. De forte
qu'il ne fera vertueux que pour auoir^
du contentement, & non pas à caufe
de rexcellence qui eft naturellement
dans la vertu mefme ; & neantmoins
s'il y a quelque cliofe de naturelle-
ment excellent:, &: qui mérite d'eftre
aimé à caufe de luy mefme feulement,
il faut que ce foit la vertu, en compa-
raifon de laquelle à peine peut on dire
Chrestienne. Ï. PartT Ï4J
que les autres biens foyent biens , &:
qu'ils ayent rien'de véritablement de-
firable en leur nature. Car c'eft en
elle que confifte le bien honneUe , &
qui s'appelle proprement bon & beau^
au lieu que tous les autres biens font
compris fous le nom àiVtile & de dele*
Ifable y qui luy font de beaucoup infé-
rieurs en dignité. Et quand Platon
a dit que qui vcrroit la vertu toute
nuë 6f abfolument en fon naturel , elle
paroiftroit fi belle de fi admirable ,
qu elle embraferoit de fon amour tous
ceux qui la contempleroyent, il a vou-
lu la recommander par la confidera-
tion de la beauté qui luy eft intime &:
efrentielle5& qui furpaiïe toute louan-
ge &: toute recommandation ^ plus
que par le contentement qui refulte
de fa iouiffance. A quoy il pouuoit
adioufter que la naturelle beauté de la
vertu, eft la propre reprefentation de
la Diuinité entant qu'elle eft famdc,
6c bonne, & parfaite enfesplus belles
proprietésjau lieu que la volupté^d'où
qu'elle tire fa naiflance , n'exprime
l'image du fouuerain eftre finon en-
744 ï- A Morale
tant qu'il fauoure éternellement en
foy niefme vn inénarrable contente-
ment. Or eft cette première confi-
deration plus excellente fans compa-
raifon , &c plus cligne de ce glorieux
nom de Diuimte qu'on luy donne. Et
fi c'eft, comme il le faut croire, de Te-
ternellc conteplation des perfedions
de fon eftre , que germe ce conten-
tement inénarrable dont la Diuinité
iouift 5 comaiie c'eft du fentiment de
fa vertu &: des avions qu*elle produit^
qu'vn homme de bien tire cette vo-
lupté dont nous parlons maintenant;
ain fi que la diuinité fe tient heureufe
de fe voir fi parfaitement accomplie
dans les propriétés de Bonté ^ de lufti-
ce.de Samteté^qui plus qu'aucune au-
tre de. Ces propriétés , conftituent la
merueille de fon efience ; vn homme
véritablement vertueux fe doit efti-
mer bien heureux de ce qu'il eft tel,
&: mettre fa principale félicité dans la
poifeifion de la vertu mefme.
Tout ce que la Phiiofophie a ia-
mais eu de nobles de de généreux
nourriflons ^ a receu cette vérité com-
me
Chrestienne. I. Part, j^^
îîic indubitable ; ôc ïieantmoins on
îi'eft pas entièrement demeuré d'ac-
cord de ce qu'il faut entendre en
cette matière par le terme de Vertu*
Car chacun fçait la diftetence qui
eft entre les habitudes &: leurs ope-
rations. Celles là confiftent en vne
certaine conftitution de nos facul-
tés, par laquelle elles font enclines à
relie ou telle forte d'aftions ^ &c ca-
pables de les faire ^ encore qu'elles
n'agiffent pas effediucment. Confi*
me quand on a appris a écrire ^ Tlia*
bitude en eft dans la main , quoy quç
l'on n'efcriue pas. Celles cy confiftent
en l'exercice actuel de nos facultés,
par lequel elles agiflent conuenablc*»
ment à leurs habitudes; comme quand
xeellement &c défait la main forme &c
lie les earaderes . qui feruent à reprcr
fenter les paroles de la bouche éc les
penfées du cœur. Il eft bien vray que
c'eftlàvne habitude du corps , ou de
Tvne de ks parties : mais il en eft tout
de mefme pour ce qui eft de celles de
i'efprit. Car autre chofe eft la con-
ftitution delame qui rend vn homme
K
î4^ ï- A Morale
capable de raifonner facilement &â
cxademtnc , &: autre fon adion pat
laquelle il raifonne efFeûiaernent fut
Vtm matiete qu'on luy propofe. Et
autre chofe pareillement eft la confti^
tutiôn de la confcience par laquelle
vn homme de bien eft difpofé à agir
iûftementior^ quel*occa{îon s'enpre-*
fentcra 5 ô^ autre faftion par laquelle
il rend à châGun ce qui iuy appartient^
qcîand Toccàfion s*cn eft prefentéev
De forte que Ton peut douter fi la
principale partie du fouuerain bien
éc riiomme , que les fages mettent
en la vertu, confifte en la poiTeffion de
{&n habitude, ou bien dans l'exercice
de fcs aaixî^ns . Car d' vn coft é il fem*
ble que ce font les habitudes qui don*
îicnt la foniie à Tame , ^, par maiiitrc
ti^ dire^ fà eouleiu* ; tellement que qui
pourroit cont-empler à découuen: la
^conftituti'On de lefprit dVn parfaite^
inent homme de bien , feroit raui eu
admiration d'y voir l'ordre , la mo-dc*-
dation 5 rhai-monie , $c i'agrccmcnt de
4âdifpolîtion de Ces puiffances. Com-
^tie donc la beauté àa corps fe mgt
Chrestiënne. I; Part. 147
par la viuacicé de (on teint , par la iu-
ftefTe de Tes lineamens , &: par la fym-
nietrie de Ces parties, &C non pas par
ïes adions, il femble que rexcellence
Se la félicité de Tefprit fe doit eftimer
par cette perfedion de fes facultés la-
iquelle il poflede en luy mefme. Ad-
-îouftés à cela que les aftions font paf-
fageres , au lieu qu'il femble que le
bonheur doiue eftre quelque chofe
^d'arrefté ^ de permanent ; ce qui
Hconùient beaucoup mieux à la na*
cure des kabitudes. D'autre collé
c'eft vne chofe bien certaine que ny
les habitudes, ny mefmes les facultés
qu*elles afFea:ent5& qu elles difpofenc
à certaines opérations , ne nous oric
4efté données , ou n'ont efté acquifes
par nous, que polir les opérations auf-
q[uelles elles font deftinées. C'eft pour
agir que la nature nous a pourueus de
mains, &: c'eft pour écrire que nous
apprenos, &: que nous faifons appren-
dre a nos enfans à former des lettres,
^ à les compofcr en fyllabes. C'eft
pour raifonner fcurement fur tous les
ïlijets. qui s'en prefcnteront à nous^
K z
Î48 LA Morale
que nous apprenons les préceptes que
la Logique donne pour cela ; c*eft en
fin pour exercer tout de bon les ver-
tus de iuftice , de tempérance , &: de
libéralité , que nous en faifons faire
les eflais à cevix que nous y voulons
former, & que nous imprimons dans
leurs efprits les préceptes de la Mo-
rale. Or comme nous auons vcu
cy defl'us que dans les arts qui font de-
llinés à la production de quelque ou-
urage , Pouurage mefmc eft plus ex*
cellent que T^adion qui Ta produit,
parce que la fin eft toufîours meilleure
que les chofes qui y tendent, auffi eil-
il vray de dire que dans la fubordina-
tion des facultés ôc des habitudes à
leurs opérations , ces opérations font
plus excellentes que les habitudes, &
mefmes que les facultés , parce que
celles là font la fin à laquelle celles
cy vifent. Ariftote adioufte à cela
que vous pouués vous figurer vn hom-
me qui ait acquis l'habitude de la ver-
tu , &: qui neantmoins dormira toute
fa vie. Or nV a-til point d'apparence
d*cftimcr heureux vn homme perpe-
Chrestienne. I. Part. 149
cuellemêt endormi; ny par confequent
d'établir le fouueraiii bien dans la
pofTeiTîon des feules habitudes de la
vertu 5 fans auoir égard aux aûions
qu'elles produifent. Il eft impoffible,
de conceuoir qu'vn homme véritable-
ment vertueux dorme toufiours, li ce
n'eft par maladie : &: eft malaifé de
s'imaginer que dans vne fi longue lé-
thargie les habitudes de la vertu fe
conferuent en leur entier. Mais Ari-
ftote a voulu dire feulement , que fi
par cette abftradion qui fe fait par
le moyen de Tentendement ^ vous fe-
parés les adions de la vertu d'auec les
habitudes qui y enclinent , vous vous
formerés l'idée d'vn homme qui ou
bien fera vertueux fans eftre heureux,
ce qui monftreraque le bonheur n'eft
pas dans les habitudes de la vertu^ ou
bien fera heureux fans produire au-
cune adion de vertu, comme s'il eftoit
toujours endormi ; ce qui eft tout à
fait déraifonnable. Mais cette que-
ftion n'eft pas de difficile refolution.
Car il eft certain que les adions ver-
tueufes n*ont pas toute la plénitude
K ;
lyo LA MôïlALÊ
de leur perfeftiôn ny do leur beauté,"'
lî elles ne font produites par des lia-*
bitudes e:5^cellentes ^ ôc qui donnent
vne fcniuerainement belle conftitu-
tion aux facultés. Et d*autre part il
eft pareillement certain que les habi-
tvides eftant deftinées pour la produ-
âion des àftions, lî elles ne les pro-
duifent pas , elles dôiuent cilre efti-
lîiées comme nulles. Tellement que
le concours de ces deux chofes eft
abfolument necefl'aire pour faire vn
homme véritablement vertueux , &:
par confequent pour le rendre heu-^
reuXjà l'égard de cette partie de la fé-
licité qui confifte en la vertu, & qui
eft la principale. Que s*il eft queftion
de décider à laquelle de ces deux cho-
fes appartient pluftoft la gloire de fai-
re le bonheur de l'homme, il femble
qu'il n'y ait point à douter que cette
louange ne regarde les adions, pour-
ueu quelles foyent accompagnées de
deux conditions abfolumcnt necefTai-
res. LVne eft, qu'elles ayent toute
la perfedion qui leur conuient , &
(|ue par confequent elles proçcdcnç
Chrestienne" I. Part^ îJI
non feulement d'habitudes bonnes en
elles mefmes, &: profondement enra^
cinées , mais encore de facultés qui
ayent atteint toute la force que la
nature leur peut donner. Car les
enfans ne peuuent pas eftre dits heu-
ïeux, fi ce n'cft par cfperance qu'ils
le feront quelque iour , d'autant que
les facultés de leurs âmes n'eftanc
point encore débrouillées de Timper*
redion des organes , ne fe peuuenc
pas déployer en de belles adions.
Et à peine les ieunes gens peuuenc
ils eftre dits heureux non plus : parce
que quand bien leurs facultés au"
royenc acquis en Tadolcfcence , dc
dans les afinées de la ieunefle , tous
les degrés de vigueur que la nature
leur peut donner , fi eil ce que les
paflîons font ordinairement fi violen-
tes en cet aage , & au contraire les
habitudes de la vertu y font encore
fi imparfaites , parce qu'ils n'ont pas
eu le loifir de les perfectionner , que
les puifTances de leurs efprits ne pro-
duifent ordinairement en matière de
vertu finon des opérations languiiTan-
K 4
îyt lA Morale
tes. L'autre eft, qu'elles foyent con*
tinuées vn log-temps, ôc dans vue du-
rée confiderable de vie. Parce que
comme vue hirondelle ne fait pas le
printemps , vne feule adion ne peut
pas faire que Ton die à bonnes en-
feignes^^qu'vn homme eft heureux ou
vertueux $ outre que chaque a£lion
citant pafTagere à la confiderer à part,
ekttc partie du bonheur qui confifte
en la vertu, ne peut eftre fiable &: per-
manente en cet égard, fi les belles &:
honneftes adions ne s'entrefuiucnt
de fi prés, & ne durent fi long-temps,
qu'il n*y paroifl'e aucune confiderable
interruption dans le cours d'vne belle
vie.
Mais ie m'arrefte trop long-temps
fur ce fujct ^ pour ce qui eft de mon
deflfein. Car la mefme reuelation
qui nous a donné la connoifiance de
noftre création , nous a auifi décou-^
iiert en quoy gifoit noftre félicité, il
nous fuflions demeurés en Tinte grité
de noftre origine. Le premier hom-
me ne fe pouuoit propofer la richefle
pour fouuerain bien : parce que cette
Chrestienne. I. Part, ijj
richefle dans laquelle quelques vns le
coUoquent maintenant , n auoit alors
aucun vfage. La terre fournifToit a-
bondamment tout ce qui luy eftoic
ncceflaire pour la vie ; & quant à ce
quieft conuenable pourvue raifonna-
ble volupté, il auoit dans l'excellence
de fes fruits dequoy contenter en cet
égard vne lionnefte auidité de fes ap-
pétits. Il ne pouuoit non plus le met-
tre dans ce qu on nomme du nom
d'honneur , comme nous Tauons cy-
deffus confideré : parce que s'il pft en
l'eftimedc la vertu , il euft efte afles
long^temps qu'il n'euft eu autre té-
moin de fa vertu que fa femme ; Se
cependant il n'euft pas laiifé d'eftre
heureux -, d^ s'il coniîfte en la recon-
noiffancc de Tauantage qu'on peut
auoir en quelque dignité , n'y ay^nt
point d'autre fuperiorité entre les
hommes finon celle de la relation que
les pères ont aux enfans , ny point
d'autre inégalité qu'en ce qui eftoit
de Taage &: de ce qui fuit l'aage ne-
celTairement , il ne rcftoît point de
porte Quuerte à l'ambition de ces hon«^
ïî4 l'A Morale
neurs dont la paffion trauaille main-
tenant les hommes. Enfin ^ pour ce
qui eft de la volupté du corps ^ Dieu
auoit mis les puiflanccs de fon ame
dans vnc trop haute aflîette de con-
noiflfance &: de vertu, pour coUoqucr
fon bonheur en raflouuilfement des
appétits de la partie la moins no-
ble & la moins cfTentielle de fon eftrc.
Et pour ce qui eft des contentemens
de Tefprit , il auoit tous les moyens
imaginables de les goufter purs Se fin-
ceres , dans la cotemplation des beaux
obicts, & dans la pratique des vertus
aufquellcs fa condition l*éleuoit j mais
fon efprit eftoit trop éclairé de la lu-
mière de la Raifo^pour ne recônoiftrc
pas'nettemet qu'encore que de la pot
feilîon & de la pratique de ces chofes
pullule neceffairement vne incompa-
rable volupté , fi font elles trop belles
en elles mefmes pour eftre rapportées
à autre fin, &:pour eftre aimées à autre
oceafion que pour leur propre exçeU
lencc naturelle.
Chrestienne. I, Part. lyy
CONSIVSKATION TLVS
prccife du fouuemin bien de ^
l'homme en fan intégrités
COmme la fage preuôyance da
Créateur auoit deftiné riiôme à
la participation de deux eftresîl'vn fur-
naturel & celefl:e5qui depuis a eftc mis
dans vne pleine euidence par la ma-
nifeftation du Rédempteur j l'autre
naturels terrien , dont fa première
création Tauoit rnisen ioiiiffance; au(H
fon fouucrain bien peut eftre confi-
deré en ces deux diuers égards,&: félon
la diuerfe connoiffance que Dieu luy
en auoit donnée. Pour le premier,
s'il a eu quelque intelligence de cet
eftre furnaturel^c'cft chofe dont Thi-
ftoire de fa création ne nous parle
point : &: fi cela eft , il faut que ç'aic
efté par quelque reuelation qui ait paf-
fe la mefure des connoiflances que
l'eftat de la nature luy fourniflbitj
ly^ LA Morale
parce que ny les deux y ny la terrc^ ny
la confideration dcfoy mefme, neluy
en prefcntoit aucuns clairs Se difl:inâ:s
cnfeigncmens. Or eft-ce de la con-
noiffance qu'on a de fon but , &: de
fon fouuerain bien , que dépend le
chois &: l'vfage des moyens par lef-
quels on y afpire. Puis donc que nous
ne traittons pas icy de cet eilre furna-
turel, ny de la conoiffance que Thom-
me tn pouuoit auoir par des voyes qui
font ^u delà des lumières de la Nature,
ce n'eft pas à nous maintenant de dé-
terminer quel il eftjUy de prononcera
l'homme y a rapporté fes defirs , ôc.
deftiné fcs allions & les opérations de
fon ame. Quant à l'autre , il n'en
pouuoit pas auoir vne plus claire re-
iielacion que celle qui confîftoit en
Texpcrience de la cliofe mefme. La
Nature l'ayant conftitué d'ame &: de
corps 3 il fe trouuoit alors par la Pro-
uidence de Dieu en eflat d'eftre par-
faitement heureux yj>e quant à Tame
Se quant au corps ^ s'il euft bien vie
de Ces facultés , & s'il fe fuit bien feruî
de (f:s auantages. Ce qui paroiftra
Chrestienn£ I. Part.' lyy
parla confideration des biens qui fonc^
véritablement tels , & dont il auoit'
la iouifTance.
Ceux qui ont diftinguc les biens de
rhomme en trois clafTcs , appellant les
vns extérieurs, les autres biens de fon
corps, &: les autres biens de fon cfprit,
ont compris en cela généralement tous
les obiets entre lefquels &: nos appétits
il V a quelque proportion eftablic par
la Nature. Car vous ne faunes vous
figurer chofe quelconque que Tliom-
me puifTe defirer , qui ne fe rapporte à
Tvne de ces trois chofes : c'eft , qu'où
bien il fouhaitte quelque perfedion
aux facultés de fon efprit ; ou qu'il de-
mande quelque auantage pour la per-
fedion des puiffances de fon corps ; ou
bien en fin qu'il defireiouïr derichef-
fes, d'honneur , d^amis , de paix auec
fes concitoyens, de profperité en fa.
famille , & de telles autres chofes fem-
blables. Car il eft bien vray que la
poiTeffion de toutes ces chofes donne
quelque fatisfadion à fon efprit , &:
quelques commodités à fon corps :
mais fi cft-ce que les obiçts mefmcs fôç
t^i LA MôRÀLÉ
hors dcluy , & qu'ils n'ont leur fiegé
ny dans les membres du corps , ny
dans les puiflances de Tame. Pour
donc conmmencer à confidcrer brie^
uement tous ces biens là pal: les exter-
nes , ie penfe qu'on en peut dire deux
cliofes bien affirmariuement fans petit
de fe troper. LVneeft qu'ils font par-
tic du fouuerain bien de Thomme cri
l'eftât de l'intégrité dç la Nature, que
nous confiderons maintenant : L'au-
tre eft 5 que non feulement ils n'en
font pas le total , mais mefmes qu'ils
n'en font pas la plus confiderable par-
tie. Et il ne faut pas beaucoup rai-
-fonner pour prouucr bien euidemmêt
la première de ces chofes. Parce
qu'en l'intégrité de la nature l'homme
euft indubitablement defiré tous ces
biens là. En quoy ie ne contredis
point à ce que i'ay pofe cy delTus ,
quand i'ay xiit que ny la richefle ny
riionneur ne pouuoit eftre îe fuiet des
defîrs du premier homme. Car parles
licheflrcsien'entens pas icy Tabondan-
cc de l'or &: de l'argent monnoyé ou
ajion monnoyé , la quantité de tapiffc*
CHREÎSTtENNE I. Part. If^
rîcs & de meubles précieux, le nombre
êc le reuenu des maifons, la multitude
de beftail, & généralement toutes ces
chofes qui font à cette heure dans le
commerce dumonde. Elles n'auoycnc
aucun vfage au commencement , ôc
c eft la neceffité ou le luxe , lefquels
font entrés au monde auec fa corrup-
tion 5 qui leur ont donné le prix qu'el-
les ont entre les hommes. Par la ri-
chefle i'entens ce qui peut fournir aux
neceflîtés de la nature , ce qui peut
raifonnablement fatisfaire à fcs appé-
tits par des voluptés bien réglées ^ &:
ce qui peut liiy donner vne bonne ÔC
commode habitation. Car Thomme
n'ayant alors ny toutes les neceifités
dont il eft prefle maintenant , ny le lu-
xe &: la vanité dont fon efprit s'eft ga-
fté parle peché^il fe pouuoit trcf-bien
fKiffcr de tout cet attirail qu'à cette
iieure on appelle biens, qui fortfou-
iient embarra>fïè plus la condition de
lliomme qu'il ne Taccommode. Par
l'honneur ie n entens pas ny ces char-
ges ou ces -dignités politiques , qui
donnent de l'autorité , ny cet éclat de
t(^ô la' MôRAti
gloire & de réputation qui naifl: cîé5
grandes &C mémorables adions d'vriè
vertu fort emiilente au deiTus du com-
mun, ny cette déférence & cette fou-
tniflîon que le5 inférieurs foit en vertu
foit en dignité , rendent à ceux qui y
lexcellent. Tay defià dit que dans Pin-
tegrité de la Nature il n'y euft point
eu d'autre différence de rang , ny d'au-
tre fuperiorité , que celle que les petes
euifent eue fur leurs enfans;& quant à
la mefure de la vertu, puis qu'elle de-
xioit eftre accomplie en tous , il eftoit
impoifible qu'il y euft en cet égard au-
cune autre inégalité que celle que la
difparite de l'aagc euft cauféc. Gar
les hommes croiffarit en aage cuffent
aulTi creu en vertu , à mefure que leurs
facultés euifent acquis la plénitude
des forces qui font neceflaires pour la.
perfeûion de leurs opérations , &: que
îeur éducation , ôc la fréquente répé-
tition de mefmes adions ^ leur en euft
confirmé les habitudes en Tamej iut
ques à ce qu'en fin eftant paruenus au
plus haut point de leur vigueur par le
temps 5 ou il n'y euft plus d'inégalité
du
Chrestiènne. I. Part, i^r
an tout entr'eux .^ ou s'il y en euft eu
quelque peu , elle n'cuft pas eltére-
connoiiTable. Tappelle honneur le
refpeft des enfans enuers leurs pères,
èc la iufte &: fauorable eftime que les
hommes enflent eu pour la vertu les
vns des autres , auec ^approbation
qu^ils s*en fuflent donnée refpediue-
ment , fans en rien diminuer par l'en-
uie y fans y rien adioufter par la flatte-
ïie 3 &: fans la corrompre ou la défigu-
rer par quelque autre paflîon. Et
quand ie dis que les hommes en leur
intégrité enflent defiré cet honneur
auec les autres biens externes , ie veux
dire quec'efl:oitvn bien que la Natu-
re auoit deft:iné à la fatisfaftion de
leurs appétits , pour en auoirdcla de-
iedation en en iouïflant , de du defir
s*ils n'en enflent pas iouï , ôc du regrec
s'ils fuflent venus à en perdre k pof-
feflion. Car ces trois afteûions là fui-
uent neceflairemêt la nature du bien;
^u*il donne de la volupté prefent j
qu*il excite , s'il efl: connu , du defir
quand on ne l'a pas j &: qu'il caufe
de la douleur. quand il arriue qu'on
L
16% LA Morale;
eft priué de fa iouiflance. N'eftaïit
donc pas poflîble de fe j&gurer l'hom-
me en l'intégrité de fa nature & de fcs
appétits 5 qu'on ne le conçoiue tou-
ché de quelcune de ces afte£tions à
l'égard de cette nature de biens, il eft
clair que laiouïflance de ces biens eft
vn des obiets de Ces appétits naturels,
^ par confequent vne des parties de
fa béatitude.
Il faut faire mefme iugement de la
pofleiTion des amis , & de celle des
enfans , que Von peut auflî conter en-
tre les biens externes. Car il eft bien
certain que pour ce qui eft des amis,
il y euft eu de la différence entre ceux
que nous auons maintenant, èc ceux
que nous euifions eus , fi nous ne fuf-
fions point decheus de noftre origine.
En Teftat prefent des chofes humai-
nes 5 la feule vtihté conciHe la plus
grande partie des amitiés : &: il y en
a beaucoup d'autres qui n'ont point
^'autre fondement que la communi-
cation & le commerce de mefmes vo-
luptés. Et comme ces amitiés là ne
font pas propres à conftiaier la vrayc
ChrestiennI/ Ï. Part^ I<?J
& parfaite felicité^auffi n'eufTent elles
point eu de lieu en l'intégrité de la
nature. Quant à celles qui nailTent
de la feule confîderation de la vertu,
elles ont à cette heure trois condi-
tions qu'elles n'eufTent pas peu auoir
alors. L'vnc^qu'elles font plus rares,
a caufe de la rareté des obiets ; parce
qu'il y a peu d'iionies véritablement
Vertueux ; au lieu qu'en Mntegrité de
la nature il n'y en euft point eu d'au-
tres. L'autre , que , pour ainfî parler,
i'antiperiftafe du vice dont deux amis
véritablement vertueux font enuiron-
ïiés de tous collés, fait qu'ils s'en con-
ioignent plus étroittement , & qu'ils
en ont ie ne fçay comment vn plus
vif &: plus agréable fentiment de leur
amitié réciproque. Car ils ne peu-
uent confiderer dans les autres hom-*
mes alentour d'eux,lc vice qui y règne
de toutes parts, que venant puis apre^
à faire reflexion chacun fur foy mef-
me & fur fon amy , ils ne foyent rauis
de ioye de s'eftre mutuellement ren^
conttés tels qu'il Ce voycnt , & qu'eu
cette exultatiojj de leurs efprits leurs
L z
1^4 ^^ Morale
afFeftlons ne fe redoublent &C ne s'cft^
flamment dauantage. Au lieu que fï
tout le monde eftoit vertueux, le fen-
timcnt de l'amitié n'auroit pas ces
tranfports de ces vehemëtes émotions,
mais feroit plus égal &: plus vniforme.
La troiflefinc eft, que la conformité
des humeurs Qc des temperamens, des
occupations &: des inclinations à cer-
taines chofes pluftoft qu à d'autres,
ayde beaucoup maintenant à la con-
ciliation &: à la fermeté des amitiés
véritables , de qui ont leur fondement
en la vertu. Or cette conformité
là ne fe peut à cette heure trouuet
qu'entre peu de gens 5&: encore faut-
il que ce foit comme par le bonheur
de la rencontre. Parce que la cor--
l'uption qui eft furuenuë au monde, a
apporté vne merueilleufe variété dans
les temperamens j de les temperamens
dans les inclinations , d'où vient la
diuerfité des occupations , quand elle
nauroit point d'autre caufe dans les
neceflités de la vie. Au lieu qu'en
Tintegritéde la nature toutes ces cho^
fcs deuoyenc eftre abfolument lem-
ChkestienneT I. PartT i^y
blables en tous , ou s'il y dcuoitauoir
quelque diuerfîté , elle deuoit cftre
memeilleufement légère &: de peu de
confequence. Il n'euft pourtant pas
laiffé d'y auoir des amitiés : non pas
feulement entre-les maris & leurs fem-
mes 5 & les pères &: leurs enfans ; qui
font des focietés & des liaifons natu-
relles , bien différentes de celles donc
nous parlons ; mais encore d'homme à
homme , & de femme à femme en
particulier , que la plus commune 3c
plus ordinaire fréquentation euft pro-
duites. Car en cette vafte eftenduë
du genre humain tous les hommes
. n'êuffent pas peu auoir vne mefme ha-
bitation : de forte que le voifinage &:
la fréquentation euft efté l'attrait &:le
ciment de quelque correfpondance
auec les vns , qui n'euft pas peu s'en-
gendrer ny s'entretenir auec les autres.
Et cette correfpondance particulière
eft fans doute vn bien de la nature de
ceux qui contribuent à la félicité ,
mefmes à en iuger par les fentimens
de la nature non encore corrompue.
Sur tout fait vne partie bien con-
L 5
té6 La Morale
iîderable de la béatitude de Thommej!'
la pofleffion de Ces enfans ^ quand
d'ailleurs ils font doiiés de qualités re-
commandables : au lieu que l'orbite,
quand on en a iamais eu , ou la priua-
tion 5 quand après en auoir eu on les a
perdus,altere la félicité de telle façon,
qu'Ariftote a eu fort bonne raifon
quand il ardit,qu'on n'appellera iamais
heureux vn homme qui tombe dans
les calamités de Priam, à qui la guerre
rauit tant d'enfans, auecla gloire d'ya
grand royaume,
le fçay bien que les Stoïques parv-
ient icy fort auantagcufement de la
vertu de leur Sage , & qu'ils difent
qu'il cft tellement au deflus de toutes
CCS çhofes,que comme leur pofleffion
ne le touche point de volupté , auffi
la priuation ne luy éri caufe point de
douleur, &: n'eft pas capable d'ébran-
ler la tranquillité de fon ame. Mais
ie parle icy de l'intégrité de la nature,
à qui Dieu a donné ces fentimens de
plaifîr ou de douleur en telles rencon-
tres , &: non de fa corruption qui les
îuy a oftés, fi au moins il y peut auok
Chrestienne. I. Part. i6j
vne fî grande corruption que tout à
fait elle les luy arrache. Car c'eft
bien certes vn effed de la corruption
de l'entendement humain , qu'il ait
efté capable de conceuoir &: de défen-
dre cette opinion^ qu'vn homme pour
eftre Sage, fe doiue réduire à Pmfen-
fibilité 5 pour n edre non plus qu'vn
rocher,touché des paflîons & des affe-
ftions de la nature. Mais quelques
pompeux qu'ayent efté les propos des
Stoïques en cet égard , &: à quelque
éleuation d*efprit qu'ils ayent peu le
porter, ou fî on veut que ie parle plus
proprement de quelque orgueil qu'ils
ayent tafché de fe gonfler, iene penfe
pas qu'il fe foit iamais trouué Sage
entre eux , s'il n'a efté fol tout à fait,
qui ait acquis cette impaflîbilité donc
leur difcipline fe vante. Qui veut
voir vne image de ce que peut , &: de
ce que doit la Nature en fon entier,
lors qu'elle fe rencontre en de telles
occurrences , il la faut confiderer en
la perfonne du Sauueur du monde.
Car comme d'vn cofté _, quoy qu'il
fuft Dieu bénit eternellemêt, fieftoit-
L 4
1^8 LA Morale
il homme pourtant ; auflî , bien qu'il
fuft homme femblable à nous en tou*
tes chofes, fi eft-ce que c'eftoit la cor-
ruption du péché mife à part, de forte
que de la communion qu'il auoit aucc
k refte du genre humain, il n'en auoic
pas tiré la moindre veine. En cet
eftat, ayant refolu de refliifciter La-
zare 5 qu'il tenoit entre fes amis par*
ticuliers , Se fçachant tres-certainc-
ment que l'effed fuiuroit cette refo-
lution^il nelailTa pourtant pas quan4
il fut fur le bord de fon tombeau , dç
qu'il fereprefenta ce perfonnage fous
cette lamentable idée d'vn corps de^
ftitué de vie & de fentiment , d'en
auoir lûmagination faifie , ôc les en-
trailles émeuës iufques à tel point ,
qu'il en témoigna le trouble de fon
efprit par fes larmes. Si auoit-il au-
tant de magnanimité pour le moins,
ôe eftoit éleué auiTi haut au dcfl'us de
toute telle forte d'accidens , que le
prétendu Sage des Stoïques. Et fi
cela luy eft arriué , quelle penfons
nous qu'eu il; efté la conftitution de
refprit d'Adaraj fi nous ùpus figurons
Chrestienne. I. Part. 1^9
qu'ayant quant à luy perfifté en foa
intégrité , & engendré des enfansen
cet eftat, leur péché &: la Prouidencc
du Créateur euft voulu que 1^ morç
luy en oftaft la iouïfTançe?
Mais encore qu'il foit vray que ces
chofcs font vne partie de la félicité de
rhomme , tant s'en faut ncantmoinsi
qu elles en façent le total , que mcfn
nies ce n'eft pas en elles que la princi-
pale partie en confifte. Il refte les bien^
de Tefprit , qui, comme nous verrons
çantoft, font les plus excellens de cous,
&:les biens du corps pareillement, qui
encore qu'ils ne foyent pas fi excel->
iens que ceux de l'efprit, font plus ne^
cefTaires à l'homme, &: beaucoup plua
intimes à fa nature, que ne pcuuenc
eftreles externes. le ne fçay fi ie
dois conter la beauté entre ces biejis
que Ton appelle , du corps. Car d'vu
çofté ileft bien certain qui! y a queU
que chofedans la iufte conformation,
ôc dans la parfaite fymmetrie de fes
parties , qui iointe auec vne reguher^
difpofition des lineamens du vifage,
&c quelque chofe de vif, de lumineux.
170 'LA Morale
& de floriflant dans le teint , donné
non de ragréemcnt feulement , mais
mefmes de la maiefté en ceux en qui
elle fe rencontre. Et de l'autre il y a
certaines difformités^qui bien qu elles
n'oftent rien ny de la vigueur des
membres , ny de Tvfage de la fanté,
difgracient neantmoins vn homme de
telle façon , que quand il feroit heu-
reux d^ailleurs, ce feroit pourtant vnc
âfles notable tare à fa béatitude. Cette
beauté là donc eft vn bien qui mérite
qu'on en fafle cas , &c cette laideur,
vn mal , contre lequel il eft certain
qu'il y a quelque auerfion dans les
mouuemens de la Nature. Neant-
moins, a parler generalemêt^la beauté
n'eft ny fi déterminée en elle mefme,
ny fi neceifaire à la félicité de l'hom-
me 5 qu eft la fanté &c la vigueur des
membres du corps. Elle n'eft pas ,
di-je5fi déterminée en elle mefme.
Car encore que tout le monde eftime
la beauté , fi eft ce que lors qu il eft
queftionde la définir precifément, les
iugemens non des perfonnes particu-
Ueres feulement , mais des nations
Chrestienne. I. Part. 171
coûtes entières y varient. Ce qui
monftre qu*il y a quelques chofes
dans la beauté , dont Fidée n'a point
de caraderes ou fi certains ou fi eux-
dens, qu'ils obligent necefl"airement
toute forte d'intellefts à en faire vn
mefme iugement , nonobftant tous
preiugés &: toutes couftumes foit des
perfonnes particulières , foit des peu-
ples. Au lieu que quant à la fanté &:
à la vigueur des membres , tout le
monde les conçoit d'vne mefme fa-
çon 5 & ne s*y peut faire par qui que '
ce foit aucun iugement fi extraua-
gant ny fi erroné , que le fentiment
deladouleur , ou de la lefion des par-
ties du corps, ôc de leurs opérations,
ne corrige. Elle n'eft pas aufïï fi ne-
cefiaire à la félicité. Car il n'y a per-
fonne qui ne m'aduouë qu'vn hom-
me raifonnable fouffrira plus aifement
quelque difformité au vifage , qui
l'empefche d'eftre appelle beau , que
la pierre dans les reins qui l'empefche
d'eftre fain, & qu'il fe paffera beau-
coup pluftoft delà grâce qui vient de
h proportion des lineamens & de Ja
17^ tA Morale.
gayc fleur d' vn beau teint, que non pas
de la bonne difpofition de tout fon
corps,&: de la faculté de faire bien a-
laigrementles fondions delà vie. De
plus, fi la principale partie de la béa-
titude de riio^ame confiftc dans les
actions de la vertu, ainfi que nous ver-
rons tantoft, qui peut douter que la
vigueur corporelle ne foit plus vtile
à de telles opérations, que la taille, ou
laiuftefle des lineamens > La vertufans
doute en a dauantage d'agréemenc
quand elle eft dans vn beau fuiet. Mais
la beauté fans les adions de la vertu,
n'eft rien ; & les aftions de la vertu,
aufqucUes la vigueur du corps eft ne-
ceiTaire , comme elle eft affés fouuent
à celles de la vaillance , eft confidera^
ble fans la beauté ; &: fi la vertu eft en
quelque degré éminent , elle fe paftc
fort biendelarecomandation de tou-
te autre chofe. l 'eftime donc la fanté
vne partie effenticUc 6c neceffaire à
la béatitude , &: m'eftonne de l'opi-
nion de ceux qui ont creu que le Sage
dans le taureau de Phalaris,ou dans ies
ctraintes des cheualets ôc des gefne^^
ChrestieUîTî? i. Part^ 175
{c trouueroit auffi heureux de àuffi
content , que s'il auoit toutes chofes
à fouhait. C'cft vnc notion fi com-
mune , que la félicité produit le con-
tentement , & que le contentement
ne peut venir finon de la félicité , qu'-
cftre heureux, & eftre content pàuenc
pour vnc mcfme chofc. De forte
quVn homme content , s'il eft fage,
cft indubitablement heureux 5 Se s'il
cft heureux , il eft indubitablement
content , parce qii'auffi fans doute il
cft fage. Et les fols mefmes n'oftC
point le contentement imaginaire
qu'ils pofTedcnr, finon parce qu'ils ont
aufli vne imaginaire félicité. Si donc le
Sage des Stoïqucs dans le taureau de
Phalaris eft heureux , il eft content.
Or eft-il qu'eftre content , eft auoir fes
appétits remplis : car ce qui rend le
contentement defedueux , eft quandt
il y a dans les appétits quelque chofe
de béant , qui par fa vacuiré donne
de Tinquietude à l'ame. Cet heureux
fage donc eft contêt dans la fouffran-
ce des plus horribles tourmens, & y a-
tous £cs appetics^ rempli^', de-fort^ qu'it
Î74 î^A Morale
ne luy manque rien de ce qu'il petit
defîrer raifonnablement , & félon les
mouuemens de la Nature. Eft il donc
croyable qu'il ne defiraft pas d'eftre
tiré du milieu des fiâmes ? Et s'il s'en
rencontroit quelcun (i infenfîble à la
douleur , que de ne defirer pas d'en
cftre delmré , ne faudroit-il pas qu'il
fuft quelque chofe de plus ou quelque
chofe de moins qu'homme ? La ma^
gnifîcencc des propos de ces genà
aboutit là , que la feule pofTeflîon de
la vertu fait les hommes affés heureu^tj
&: que les calamités , pour fi grandes
qu'elles foyent ^ ne doiuent pas obli-
ger vn homme véritablement ver-
tueux , ie ne diray pas à faire banque^
route à la vertu , mais à faire ou à dire
chofe^ quelconque indigne d'elle*
Certainement vn homme parfaitemêc
vertueux mérite biê qu'onl'eftime heu-
reux , fi ce n'eft abfolument & de tout
point , au moins en ce qui eft de la
principale partie &: du bonheur &: de
fon eftre propre. Car autant que Tamc
eft plus excellente que le corps, autant
eft le bien de lame plus excellent que
ChréstienneT I. Part? 175:
celuy du corps , & fi le bonhçur cft
compofé de la iouïfTance de ces deux
biens , comme il n'en faut pas douter ,
celuy qui regarde l'efprit compofera
fans aucune difficulté à pareille pro-
portion , la meilleure & plus excellen-
te partie de fa béatitude. C'eft auflî
chofe qui ne fouiïre point de conte-
ftation 5 que quelque accident qui
puifle arriuer à vn homme vrayemenc
vertueux , il ne doit rien dire ny rien
faire qui (bit indigne de ce nom^ non
pas mefmes quand il feroit expofé à la
fouffrance des douleurs les plus atro-
ces. Et de cette fermeté inébranla-
ble dans l'affiete de la vertu , nous
auons vn mcrueilleufement bel exem-
ple en noftre Seigneur lefufus Chrift,
à la fainteté duquel le plus horrible
fupplice qui fut iamais n'a fceu donner
aucune atteinte. Mais ie voudrois
bien que ceux qui foûtiennent Topi-
nion que ie combats , confîderaflenc
icy deux chofes. L'vne , qu'il eft
merueilleufcment difficile de mainte-
nir cette parfaite vertu dans la fouf-
france des grands tourmens, s'ils font
\y6 LA Morale
dé cjuelque durée. EnnoftreScigneui'
léfus il y auoit vn principe inuincibld
èâ Ytït fource inepuifable de fainteté
et dé vertu 3 qui le tire infiniment loin
hoi's du pair dés autres hommes. Sort
humanité eftôit foullenuë par fa diui-
ftité y de forte qu*il n'y auoit ny dou*
leur , ny infamie , ny horreur mefme
du iugément de Dieu^à quoy il s'eftoit
àffujetti , qui fuft capable de mettre
fôn efprit hors de la conftitution qui
luy eftôit conuenable. Mais quanti
Vhônimé Amplement homme , il n'eft
pas également certain fi dans Teftat de
la nature il peut acquérir vne telle
trempe de bonté^qu'il foit abfolumcnc
inuulncrable 6c impénétrable à de tel-
les playes. Et s*il n'a peu fupporter
l'effort d'vne tentation qui ne confi-»
Itoit qu en de fimples fuafions , & qui
tendoit à corrompre fon entende-
ment &: fon appétit fenfitif par la pro-
pofition d'vne légère volupté , il y a
grand fuiet de douter s'il euft peu te-
nir coup lors qu'il euft efté tenté par le
fentiment de ces douleurs^qui parleur
<fcH:ée&: par leur atrocité font de l'hor-
reur
Chrestiçnne I. Part. 177
reuï à la nature. L'autre chofe eft,
qu'il y à de la différence entre fe main-
tenir en eftat de ne rien dire & de ne
rien faire contre la vertu , ôc faire les
fondions Se les opérations de la vertu
mefme. L'vn confifte en rabftinence
du mal : l'autre en l'exercice du bien :
en f vit eft là négation d*vne mauuaife
aÀion ; en l'autre eft la produdion
d'vne bonne. Pofé donc le cas que
le Sage peuft fubfiftef fans faire du
xnal) au milieu des plus cpouuantables
tourmenSj il ne s'enfuit pas qu'en cet
eftat là il peuft exercer toutes les opé-
rations qui conuiennent à la vertu &c
à lafageffe. Car les douleurs empef-
chent les adions du corps , qui font
quelques fois neceflaires à Tvfage de
la vertu, &: outre cela^ quoy qu'on y
fafle 5 elles embaraffent les fondions
de l'efprit , cV leur oftêt cette alegrefte
&c cette liberté laquelle eft neceflaire
aux belles ô^ hautes refolutions de l'a-
me. Or pour eftre parfaitement heu-
reux , il faut eftre en eftat d'agiir
tant des facultés de fon corps ^ que
dcspuiflances de fon efprit, auectou^
M
tyî LA Morale
te la vigueur qui leur conuîentcii
l'eftat de la nature. le conclus donc
encore , que la fan té &: là vigueur du
corps font partie de la parfaite félici-
té 5 mais i'y adioufte quand &c quand
que ce n'eft pas la principale.
En efFednous cherchons la fehcité
qui conuient à l'homme entant qu'il
eft homme , c'eft à dire entant qu'il eft
animal raifonnable. Comme donc
en Teftat de la nature la condition
d'animal eft infeparable d'auecluy5&:
fait vne partie de fon efl'ence , le bien
qui concerne cette condition doit
aufTi neceffairement entrer dans la
compofition de fon bonheur. C eft
à dire qu'il doit auoir tous les fens &:
toutes les facultés de fon corps dans
vne difpofition excellente. Mais com-
me en cet eftat de la nature la condi-
tion de raifonnable eft ce qui luy don-
ne proprement l'eftre d'homme , la
principale partie de fon bonheur doit
confifter dans la parfaite conftitution
de fa raifon , Se dans les belles opéra-
tions des facultés qui dépendent de
fa conduite. Avant donc diftinc^ué^
Chrestienne. I. Part. 179
comme nous auoiis fait ^ le^ facultés
de fon ame en deux genres , dont Tvii
comprend celles qui font raifonnables
d'elles mefmes , &: l'autre celles qui
bien que la taifon n'y refîde pas com-
me en fon fiege , font pourtant capa-
bles de luy obéir , l 'homme ne peut
cftre dit heureux fî de i^cs facultés rai*
fonnables il n'agit auiïî vigoureufe-
ment , &: auffi raifonnablcment tout
cnfemble^qu'il conuient à vn principe
fi excellent, &: fi les facultés inférieu-
res , Mrafcible , di-je, &: la Concupif
cible, auec tous les appétits ô<: toutes
les pallions qu'elles contiennent , n'o-
bei/Tent parfaitement au gouucrne-
ment de la Raifon. Tellement que foi t
qu'il ait befoin de s'exciter , ou bien
de fe retenir, de modérer fes mouuc-
mens , de fe retirer de deflus certains
obiets , de fe porter fur certains au-
tres , de garder toutes les rcigles , ôc
d'obfcruer tous les momens que re-
quièrent les occafions &: leurs diuer-
fes circonft:ances,afinde produire des
adtions qui ayent Tertre & la qualité
d'vne parfaite vertu^ l'homme ne pcuc
M z
îîo tA Morale
eftrc dit heureux s'il n'eft excellertl»
ment bien conftitué pour cela , ôc fi
toutes fes puiflances ne s'y déployenc
auec vne fouueraine vigueur , & vne
alegrefle toute entière. Car quoy ?
Si le défaut des biens externes , &:
la mauuaife coftitution des membres
èc des facultés du corps , font vn no-
table manquement à la félicité, com-
me nous Tauons défia monftré , que
deuons nous uis;er de la mauuaife con-
ftitution de refprit> &: des aûions ou
peruerfes ou defeûueufes qu'elle pro-
duit, finon qu*elles font abfolumenc
incompatibles auec la béatitude de
Thomme ? Certainement quand Pamc
èft bien difpofée , & bien fournie de
vertu, elle fup porte le mâquement des
biens externes auec honneur. Et com-
me vn excellent ouurier , qui n'a pas
tous les outils neceflairesàfon art, ne
laiffe pas d'agir comme il peut : Thom-
me véritablement vertueux^ qui man-
que des biens externes pour fes a-
âions , ne laifle pas de s'aider de fa
vertu autant que l'eftat prefent des
chofes le luy peut permettre. Mef-
Chrestienne.I. Part. i8i
mes dans les défauts du bien du
corps 5 qui luy font plus proches &:
plus intimes , &C qui embaraifent da-
uantage les fondions de fon efprit , il
effayc pourtant d'vfer de fa vertu en
foy mefme , 5c de porter fa calamité
fagement &: modérément. Au lieu
que quand le mal eft dans Tefprit , il
n*y refte plus de faculté fuperieure
pour le corriger , &: fon vice le fait a-
bufer &: des biens du corps Se des ex-
ternes encore. De forte que le défaut
des autres biens affoiblit &c fleilrit la
iou'iffance du bon-heur , mais; ne To-
fte pas tout à fait pourtant ; &: ce qui
en demeure de refte eft fi confidera-
ble&: fi puiflànt, qu*il amende mefme
le mal qui s'y attache ou qui Tenuiron-
ne. Au lieu que le vice de Tame éner-
ue tellement &: anéantit la félicité,
qu'il n'en demeure pas mefmes la
moindre portion dans les commodités
du corps^ny dans les auantages de de-
liorSj parce que le vicieux en abufe.
M
ï8i LA Morale
GiJIti)' ItistB «wsfê' Gtîlfê itll^sfêlfêlëlre itisw
CONTITSirJTIOTSi DE
la confdcrdtion du fouucrain
hien de t homme en tinte-
rrite de fk nature^
IVfquesicy la doftrine que nom
auons apprife de la Parolede Dieu,
&: celle que nous tirons des inftruftios
de la Nature , s'accordent cxcellen»*
ment bien ^ tant entr' elles mefmes
premièrement , qu'auec les fentimens
d'Ariftote en ce qui eft de la Môralei
Car Ariftote compofe le fouuerain
bien de l'homme de toutes les chofes
que ie viens de reprefenrer. Et ce que
l'en ay repre fente , ie Tay puifé des
fources mefmes de la Nature. Quant
à la parole de Dieu ^ lors qu'elle nous
parle du premier eftat de l'homme ^
de fa félicité , elle le nous propofe
comme vn fuiet dans lequel toutes ces
fortes de bien concourent. Et comme
Ariftote en cette compofîtion du fou-
Chrestienne. I. PartÏ 183.
uerain bonheur de l'homme , préfère
incomparablement les biens de l'efprit
aux deux autres , &c laiffe à la vertu ^
à fes opérations Teminence du rang
que Texcellence de fon mérite luy
donne ; la Nature mefmes des chofes
nous apprend que cette forte de bien
y eft incomparablement à préférer 5 ôc
la Parole de Dieu nous parlant du pre-
mier eftat de l'homme &c de fa félicité,
nous y recommande fur tout Pinte gri-
té de fon innocence. Mais il y a icy
diuerfes chofes qu'Ariftote n'a point
fceuës 5 que la Nature ne nous en-
feigne qu'obfcurement , & que la re-
uelation de la Parole de Dieu nous
éclair ci t merueilleufcment ; qui ne fe
peuuent paffer fous filencc fms faire
vn merueilleux tort au dcfl'ein de cet
euurage.Premierement,parce qu'Ari-
ftote n'a point connu d'autre caufe de
la mort, fm5 celle qu'if a creueftre na-
turellement ineuitable , c'eft que dans
l'êceinte de l'vniuers coûtes les chofes
qui font compofées des elemens, font
alfujetties à la neceffité de fe diifou-
drç j il ne pouuoit conuenir à fes prin-
M 4
184 LA Morale
cipcs de croire, que le defir de pofle-
der fa félicité perpetuellencnt , fuft^
vne cliofe naturelle à rhomme. Car
il pofe qu'il n'y a point de defirs vraye-
nient naturels , qui nous ayent efté
donnés inutilement , &: qui n'aycnt
point d'obiet capable de les conten-
ter. Or fi c'eft la neceflîté de la Na-
ture qui nous ait aifuiettis à la mort^
il n'y a point, félon fon inftitution^
d'immortalité pour nous , ny par
confequent d'obiet capable de rem-
plir le defir d'eftre immortels , &: de
poffeder à perpétuité les biens donc
on ne peut retenir la iouïfifance fans
la vie. Auflî Ariftote fe propofant la
queftion , fi vn homme peut eftre dit
heureux auant fa mort , il la refoût de
telle façon qivil dit affés ouuertcment
qu'où bien il n'y a point de bonheur
propofé a Thomme , ( ce que nea-nt-
moins il eilime ne fe pouuoir fouftenir
que contre toute forte de raifoh,)
ou bien il faut qu'il eniouïffe pendant
le cours de fa vie , qui eft terminé par
la mort. Parce que d*vn cofté te bon-
heur ny le malheur ne concerne def^
Chrestienne. I. Part. iSf
ormais plus les morts , puis que Tvn;
confifte dans les bonnes & louables
aftions , &: Tautre dans les mauuaifes:
defqueîles ny ks vnes ny les autres ne
peuuent eftre produites que par les
viuans. Et de l'autre , les accidens
foit heureux ou malheureux qui ar-
riuent à la pofterité de ceux qui font
decedés , ne les touchant pas dàuàfi-
tage que les viuans font touchés des
chofes qui fe pafl'ent fur les théâtres,
dont rémotion eft fort légère ôc ne
dure que fort peii de temps , cela ne
peut ny leur ofter leur félicité, s'ils en
ont ioiiy pendant la vie , ny amen-
der knr condition, fi pendant qu'ils
eftoycnt viuans ils ont efté malheu-
reux. Cependant , encore que i'aye
dit que c'eft vn peu obfcurement que
la Nature nous enfeigne que nous
auions efté faits poureftre immoitels,
èc par confequent pour iouïr perpé-
tuellement ne noft:re félicité , fi ne
laiffe-t-cUe pas non feulement de nous
en mettre quelques foupçons dans
refprit , mais mefmes de nous y don-
ner quelques fpHdes inftrihSbions , fi
i8^ LA Morale
nous reftudions de bonne forte. Car
quoy qu'il en foit , le defirdeMmmor-
talité eft vniuerfel en tous les hommes;
& s'il y en a quelques vns qui ne la dé-
firent pas 5 c'eft parce qu'ils defefpe-
Tent d*y reuilîr, &: qu'ils tafchent d'ac-
commoder leurs fouhaits à la poflîbili-
té des chofes : ou bien ils ont perdu le
gouft de la vie par la continuation de
laTouffrance de diuerfes calamités. Or
quant à ceux qui font degouftés de la
vic/i vous les deliuriés de leurs maux^
le defîr de viure leur reuiendroit in-
continent j ôc ne les abandonneroit
damais. Ce qui monftre qu'il eft na-
turel. Se que c'cft vn rejetton des prin-
cipes de noftre eftre , que le chagrin
delà douleur empefche quelques fois
de pouffer. Pour ce qui eft des autres>
il n'y a que ceux qui fe vantent d'eftre
Phiîôfophes , qui tafchent de reigler
leurs defirs à la poffibilité de la iouif-
fance de leurs obiets : tous les autres
qui fe laiffent conduire aux fentimens
de la nature , meurent à regret , 8c té-
moignent iufques dans la mort l'affe-
ûion qu'ils ont pour la vie. Or ce pe-
Chrestienne. I. Part. 187
tit nombre de prétendus fages , qui
font force à la Nature pour acquérir la
louange de bien vfer de la Raifon,
n'eft nullement à comparer à la mul-
titude des autres 5 &: n'empefche
pas que ce ne foit à vn inftindinuiola-
ble , dautant qu'il eft naturel , qu'il
faut rapporter ce mouuement. Joi-
gnes à cela qu'entre ceux là mefmes
qui ont fait profeiTion d'ailliiettir en
cetteoccurrêcela Nature à la Raifon,
il y en a eu bien peu en qui il ne foit
demeuré quelque germe de ce defir ,
que tous les difcours de leur raifon
n'ont pas efté capables d'éteindre. Et
s'il s'en eft rencontré quelcun , com-
me les hiftoires en parlent, qui s'eftant
à caufe d'vne maladie importune &:
inueterée ^engagé par l'abftinence des
alimens das le chemin de la mort^n'ait
pas voulu s'en retirer à l'heure qu'il
lepouuoit faire, &: que fon abftinen-
ce l'âuott guéri, ce n'eft pas qu'il ne rc-
connuft afles luy mefme que la vie eft
naturellement à fouhaitter. Mais par
ce qu'il preuoyoit bien qu'vne autre
fois, il faudroit mourir , il aimoit mieux
ï88 LA Morale
defcendre au tombeau quand il le pou-
iioit faire doucement &: fans douleur ,
qu'yeftre précipite par quelque faf-
cheux accident , ou contraint d*y de-
ualer par quelque voye plus difficile &C
plus raboteufe. Ce donc qui eft fi vni-
uerfel, ce qu'on a tant de peine à com-
battre y ce qu'en combattant on ne
vainq iamais entièrement , ce dont il
demeure toûiours quelque notable ôc
confiderable fibre dans les efprits les
plus forts , & qui fe piquent le plus
de raifonnement , peut-il procéder
d'ailleurs quedumefme principe du*
quel nous tirons noftre eftre ? Ariftote
lïiefme dit que les chofes du monde
qui font toûiours d'vne mcfme façon ,
ont vne caufe necefTaire ôc détermi-
née. Et c'eft auec tref-bonne raifon
qu'il le dit ainfi. Car fi elles n'auoyent
vne caufe déterminée , ce feroit le ha-
fard qui les produiroit. Or c'eftvn
grand liafard , & qui donne de l'adipi-
ration , quand deux ou trois eucne-
mcns^ de la nature de ceux dot la caufe
n'eftpas ouneceffairc , ou approchant
4ç la neceiîîcé , fc rencontrent entie*
Chrestienne" I. Part^ 189
rement femblablcs en vn long temps.
A quel hafard donc pourroit on rap-
porter vne conduite fi égale & fi vni-
forme en tant de fiecles ? Le mefme
Ariftote dit que les eucnemens qui
arriuent ordinairement , quoy qu'ils
n'arriuent pas toûiours , ont vne caufe
finon ncceffaireabfolument, au moins
aucunement déterminée en la Nature:
comme eft l'inclination d'vfer pluftoft
de la main droite que de la gauche.
Et il a encore raifon. Parce que fi
celan'eftoit, il faudroit que cette in*
clinationvint délimitation. Or on la
void dans les enfans auant qu'ils fca-
chent diftinguer entre la droite de la
gauche , pour fçauoir laquelle il faut
imiter : ô^lefoinmefines que les mè-
res &: les nomrices ont de les former à
vferde leurs mains delà façon, procè-
de tellement de la conduite de la Rai-
fon , quila fa racine dans la Nature.
Le defir donc de l'immortalité eftant
abfolument vniuerfel , ou au moins fe
rencontrant beaucoup moins^de gens
qui s'en foyent entieremët dépouillés ,
qu'il ne fe trouue de gauchers , il n'y a
ipo LA Morale.
aucune faifon de douter qu'il n'ait vti
principe naturel 6c inuariàble*
Ne feruiroit de dire icy que la Na-*
ture a donné à ce défît dequoy fe con-
tenter , tant aux monumens qu'on
laifTe de foy dans les liures y dans les
baftimens , 5c dans la mémoire des
hommes , où chacun peut en quelque
façon entretenir la fubfiftance de fon
crtre^que dans les eiifans^dails Icfquels
(onle prouigne Se perpétue ordinaire-*
ment. Car pour ne dire pas mainte-
nant qu'il y a fort peu de. gens qui fe
puiiTent confoler de la perte de leur
vie, en ce qu'Us lailfent vne image de
leur fubfiftance dans les monumens
iiianimés , l'eftre de l'iiomme qui s'y
Conferucn'ariende folide ny dereéî.
Comme ces efpeces qu'on nomme in-
rentionelles', qui partent des corps ,
ôc qui fe reçoment dans les miroirs ^
ne font pas les corps mefmes dont elles
émanent , mais feulement leurs ima-
ges &c leurs reprefentations ; ces fi-
mulacre§ de noftre eilre qui s'impri-
ment dans les ftatuës 5 ou qui demeu-
rent quelque temps dans la memoirç
Chrestienne. L Part? ifi
de ceux qui furuitient , ne font pas
noftre eftre mefme; ce n'en sotqu'vnc
vainc ombre qui n'a point de realité.
Et comme ceux qui défirent lapoflef-
fîon des corps mefmes , ne fe conten-
tent pas de leurs images, iufques là que
les petis enfans fe fafchent contre les
miroirs , quand après auoir ou mis la
main 5 ou ietté les yeux derrière , ils
n'y rencontrent rien de ce que la gla-
ce du miroir reprefentoitpar deuant;
ce defir naturel delà conferuation per-
pétuelle de noftre eftre , ne trouue pas
dequoy fe fatisfaire dans cette forte
de mémoriaux qui demeurent après
que nous auons efté. Et fi la plufpart
des âmes vn peu eleuées défirent de
laifTer quelque telle fouuenance de
foy après la mort , elles y regardent
autant &: plus à la conferuation de la
gloire de leurs belles adions , qu'à
cette imagination de Tentretenemcnt
deTeftre mefme. Car quand vn hom-
me viuroit perpétuellement, ilnelaif-
feroit pas de drclfer des trophées ôC
Acs arcs triompaux pour fes victoires :
parce qu'encore qu'il fe conferuail
191/ LA Morale
quant à luy y fi eft-ce que la mémoire
de (c$ aùions fe feneroit , fi la veuë de
ces monumens n'en iafraichifloit l'i-
dée dans la fouiienance des hommes.
Maisquand on y regaideroit en quel-
que façon à la conferuation de Tellre y
il n*en faudroit pas faire autre itige-
jmen que de cette paiTion que les mères
ont de garder quelques portraits des
cnfans qu'elles ont perdus. Comme
cette chetiue confolation monftre
manifeftcment que le defir qu'elles
auoyent de conferuer leurs enfans ^
cftoit non feulement naturel , mais
extrêmement violent , puis que n'y
ayant peu reiiflîr, elles tafchentà s'en
confoler par toutes les voyes imagina-»
blés : ce que les hommes efiayent à ti-
rer quelque fatisfaftion des arcs triom-
phaux 5 5c des pyramides , contre les
pêfées de la mort^eft vne marque tres^
certaine que le defir de viure per-
pétuellement eft naturel , & qu'il eft
merueilleufemet puiflant en Thomme^
Quant à ce qui cil des enfans , à la
vérité Peftrc que nous leur donnons a
plus de conformité auec le noftre , ôc
plus
Chrestienne. I. Part^ 19^
plus de liaifon auecnous ; c'eft pour-
quoy on a accouftumé de dire que ce
font d'autres nous mefmes. Néant-
moins il y a icydeux chofes à coficlei*er*
L'vne eft, que fi nous y regardons at*
centiuemcnt , l'inclination que nous
auons à engendrer des enfans , n*eft
pas proprement, dans la première in-
tention de la Nature 5 la continuation
de refpece , à caufe de la perte des in-
diuidus : c'eft la multiplication des in-
diuidus , & la propagation de Tertre.
Car cette inclinationlà n'euft pas laifîe
d auoir fon vfage quand les hommes
ne fuflent point morts ; au moins cer-
tes iufques à ce point , que de donner
au gère humain vne alFés ample eften-
due pour rcmphr toute la terre, ainii
qu elle auoit eftc deftinée à fon habi-
tation. Ce que la Prouidence y a eu
égard à la conferuation de re(pece,en
reparant la perte des indiuidus qui ar-
riucparla mort, c'eft vne féconde in-
tention , qui n'eft procedée d'ailleurs
que de la prcuifion de la mort, laquelle
deuoit furucnir comme vn accident à
la Nature. Aufli quand les hommes fe
N
1^4 ï^ Morale
marient afin d'auoir des cnfans, ils ne
penfent pas tant à la mortjny à fe per-
pétuer en eux, qu'à la procréation de
quelques eftres femblablcs à eux , de
lapoiTeflion defquelsils ayent du con-
tentement 5 comme les excellens ou-
miers en ont de la contemplation de
leurs ouurages. L'autre chofe eft, que
ce que l'on dit que les enfans font des
autres nous mefmes, monftre bien que
ce ne font pas des nous mefmes propre-
ment. Ils font nous mefmes en ce
que nous tranfmettons en eux tous les
droits qui nous appartiennent, & que
dans la focietc ciuile on repute que
nous fommes en leurs perfonnes par
quelque reprefentation. Mais ils font
autres en ce que leurs perfonnes &: les
noftres font diftindes, &: que chacune
poflede fon eftre indiuiducl &: fingu-
lier. Or c'eft de la conferuation de
cet eftre (îngulier que la nature a im-
primé le defir en nous , ô^ non pas de
cet autre élire reprefentatif que nous
donnons à noftre pofteritè. Autre-
ment il n'y auroit que ceux qui n'ont
point d'enfans , qui dcufl'ent auoit
Chrestienne. L Part, i^f
regret de mourir ; ôc toutesfois nous
voyons que cette paiTion de viure toû-
iours , eft commune à tout le monde»
De forte qu'où bien ce defîr de viure
touiours ne nous eft pas naturel ; ce
que nous fuppofons eftre faux ; ou s'il
nous eft naturel , la Prouidence nous
a deu donner quelque autre moyen
de le contenter , que celuy qui con-
fifte en la procréation de la lignée. Et
véritablement ie m'eftonne que les
hommes n'ont reconnu qu'ils eftoyenc
faits pour eftre immortels , &: que la
neceftî-té de mourir eft la fuitç dVn de-
fordre furuenu à leur nature. Car ils
ont tous ce fentiment que leur ame
eft incorruptible , ôc qu elle fubfifte
après le corps: ôc quoy qu Ariftote sê-
blc quelques fois établir des principes
qui ne s'accordêtpas auec cette comu-
ne notionjfî eft-ce qu'ailleurs en diuers
endroits il en recônoiftla veritépar des
termes tres-empliatiques. Si doncques
Tame furuit au corps , àc fi neantmoins
c'eft vue neceftîté ineuitable que le
corps periffe par la mort , l'eftre de
l'hommç auravne deftinèe c^itFereuce
- N 2.
\^ê Xa Morale
de celle de tous les autres eftres âé
rvniuers, &qui démentira clairemenc
la fagefle qui reluit par tout ailleurs
dans les ouurages de la Prouidence.
Parce que de tous les autres eftres les
vns demeurent tous entiers à perpé-
tuité , comme les natures purement
intelligentes ,&; les corps incorrupti-
bles 5 s'il y en a quelques vns de tels,
comme Ariftote Teftime des cicux*
Les autres perifTcnt tous entiers quad
il viennent à leur diflblution y comme
tous les fublunaires qui font puremêc
compofés des élemens. Au lieu que
Teftre de l'homme ayant deux parties
clTentiellcs^à fçauoirl'ame &: le corps ,
celuy-cy demeurera neceflairemenc
anéanti par la mort ^ &c celle là fubfi-
ftera éternellement dans vn eftat im-
parfait, comme vne forme deftituée
de matière. Il y a plus. C'eft que dans
l'intégrité de la Nature, que nous con-
fîderons maintenant, les adions de la
pieté &: de la vertu eulTent efté fouue-
rainement parfaites , dautant qu'elles
cuffent efté produites par d'excellen-
tes facultés. Or eftil bien vray que
Chkestienne. I. Part. 197
fi vous regardés la pieté &: la vertu
dans leur dignité naturelle, celuy qui
les poffede en ce haut point de perfe-
£tion , a beaucoup de fuiet de fe con-
tenter. Car encore que ce paradoxe
des StoïqueSjque la vertu eft fuffifante
à elle mefme , s'eftende trop loin en
leurEfcole, àrpalTe les bornes delà
vérité , fi eft-ce qu'il a en foy mefme
quelque chofe de vray &: de généreux,
éc qui fent la nobleile de l'entende-
ment &: des afFedions de Thomme. Et
il ell bien vray encore que fi vous les
rapportés à leur dernière fin , qui eft
Dieu, riiomme pour en auoir exercé
les opérations n'a point de droit d'en
demander la recompenfe au Créateur,
parce que tenant Teflre de luy , il luy
doit abfolument tout le bien que (es
facultés peuuent produire. Sans con-
ter que l'eminence infinie de la natu-
re & de la maiefté de Dieu , l'éleue
tellement au deflus de tout autre eftre,
quel qu'il foit^que nous deurions pro-
curer fa gloire^^: nous y c5facrertous
entiers , quand nous n'efpererions
point d'autre falaire que celuy d'auoir
N 3
35)8 LA Morale.
fait noftre deuoir, & quand le droit
de la création ne nous auroit point
mis dans fa dépendance. Neantmoins,
ce que nous ne luy pourrions pas de-
mander de droit,il le nous accorderoit
de fa pure libéralité , &: ce qu'il nous
pourroit refufer fans faire tort à fa iu-
ftice,fi telle eftoit fa volonté, fa bonté
propre Tobligeroit à le nous donner,
d'vne obligation de laquelle il ne fe-
roit tenu qu'à foy^Sc à l'excellence de
fa nature. Or encore qu'il y ait vne
grande inégalité entre ce que le corps
&: Tame contribuent aux adions de la
pieté &c de la vertu, û eft-ce que leur
concours y eftant abfolument necef-
faire&: eifentiel , il ne peut conuenir
à cette bonté de Dieu de les y traitter
fi différemment , que l*vne fubfiftant
éternellement dans la iouïfîance de
quelque félicité ^ Pautre demeure en-
fcueli dans le non eftre. Mais ce que
la Nature nous enfeigne ainfi par rai-
fonnement, la reuelationle nous a mis
dans vne pleine euidence. Car elle
nous a appris que Miomme pouuoit
eftre immortel, ôc qu effediuement il
ChrëstienneT I. PartT 15)9
l'eufl: efté,quoy que quant à fon corps
il foit compofé des elemens^s'il ne fuft
point. arriué de defordre en la nature
des chofes. Tellement qu à cet ap-
pétit y auflî bien qu'aux autres3 qu'on
peut appeller naturels, la Nature &:la
Prouiddnce auoyent proportionné vn
obiet capable de le remplir , 6c d'em-
pefcher qu'il ne demeuraft fruftra-
toire.
Apres cela , Ariftote a bien peu
connoiftre , ôc il Ta connu en quelque
façon y que celuy qui poflede cette
partie du fouuerain bien qui confifte
en la vertu , eft digne de poiTeder les
autres. Et derechef, il n'a pas ignoré
ce qui fuit naturellement , c'eft que
qui ne poiTede pas la vertu , eft indi-
gne d'eftrc heureux en autres chofes.
Car il mec entre les partions louables ,
cette indignation que nous conccuons
lors que nous voyons les riche/Tes, &c
les honneurs5&: les autres biens de cet-
te nature , entre les mains de gens vi-
cieux & corrompus. Et qui luy euft
demandé la rai fon de ce fien fencimêt,
ie croy qu'il euft dit que puis que la
N 4
200 LA Morale
vertu eft vn bien moral , & par confe*
quent digne de louange &: de recom-
mandation 5 &: que la richefle &c la
fanté font vn bien phyfique , lequel eft
pareillement digne d'eftre fouliaitté
pour le pofl'cdcr , il eft incomparable-
ment plus conuenable à lafagtiTe que
la Nature a monftrée en toutes cho-
fcs , d'affortir le bien phyfique auec le
moral , puis que ce font deux biens ,
que de ioindre le bien aucc le mal,
qui font d'vne nature extrêmement
différente. Et derechef, qu il eft in-
comparablement plus raifonnable, de
donner le bien que les appétits de
riiomme fouhaittentnaturellement, à
eeluy qui poffedc le bien qui eft loua-
ble au iugement de la raifon , parce
qu'il en vfera mieux, Se que d'ailleurs il
luy eft comme necefl'aire pour Texerci-
ce de la vertu 5 que non pas à celuy qui
par la mauuaife conftitution de fon
efprit , en vfera tout au rebours de
Tinftitution de la Nature. En fin , fî
le bien moral doit auoir la louange
pourrecompenfe , comme la Raifon
le veut , &; fi au contraire le mal moral
Chrestienne. I. Part. 201
mérite naturellement du blafme ,
comme la Raifon le veut encore^il fe*
roit abfurd &: contre les loix de cette
mefme raifon , de dénier le bien phy-
fîque à celuy à qui vous confefles qu'il
en eft deu vn plus honorable 3c plus
grand^pour le donnera celuy que vous
auoiiés en le blafmant^ eftre digne non
de la priuation du bien feulemêt , mais
de la foufFrance du mal mefme.
le diray quelque chofe dauantage.
Si Ariftote eufl; auflî bien appliqué cet
admirable génie que la Nature luy
auoit donné , à la contemplation des
chofes qui regardent la Diuinité,qu'à
celles qui concernent la conftitutioa
tant de l'homme que du Monde , la
droite raifon Teull fans doute mené
plus auant , ôC luy eull fait compren-
dre que Dieu a coniont ces deux par-
" ties de la félicité , la parfaite vertu , Se
la parfaite profperité en toutes chofes,
dVn lien neceflaire Se indiffoluble.
Mais ce grand Philofophe a ce mer-
ueillcux défaut , de ne fe donner pas
beaucoup de peine des chofes diuines.
OcA pourquoy il a biçn apperceu
101 LA Morale
quelque trait de la naturelle conuc-
nance qui eft entre lebien phyfique Se
le bien moral , comme auflî entre le
mal moral èc le mal phyfique , qui leur
font contraires : mais il n'a iamais fceu
que le lien qui les conioint fuft abfolu-
ment inuiolable , faute d'auoir confi-
deré la Prouidence de Dieu iffès at-
tentiuement. Slll'euftfait, ileuft re-
connu en elle la coduite de trois prin-
cipales vertus , à fçauoir fa Sageife , fa
luftice 5 &: fa Bonté , qui luy euifent
donné en cette occafion toutes les lu-
mières neceflaires. Car s*il eull affés
bien connu la Sagefle de la Diuinité ,
il eufl aifernent compris qu'il ne luy
pouuoit arriuer de commettre cette
abfurdité d'afTocier enfemble Je bien
&:lemal, en l'intégrité de la Nature.
Dans tout lerefte des chofes qui font
forties de fa main, ou qui ont dépendu
de faconduite 6c de fonadminiftratio,
a-t-on iamais veu vn appariement (i dif-
proportionné &c fi dirfemblable ? Qiic
l'on parcoure au ciel de en la terre , &c
généralement dans toutes les par-
ties de r vnijaers , tous les accouplemës
Chrestienne. I. Part, loj
que la Nature y a faits , & on y tiouuc-
ra qu'il y a toûiours quelque rapport
entre les chofes coniointes. Et quand
il a efté necelTaire d'en afTocier de con-
traires pour la compofition du monde,
&: des corps lefquelsil contient, elle
ne les a pas ioints finon par l'entremife
de quelque autre qui participe de leurs
extrémités , comme entre le feu qui
eft chaud &: fec , &c l'eau qui eft froide
&c humide , elle a colloque l'air qui
fymbolife auec tous les deux , 3c qui
par fa chaleur peut auoïr liaifon auec
le feu , &c par fon humidité auec l'eau.
Ou fi elle les a iointesimmediatemêt,
comme elle a fait tous les elemens en-
femble en- la conftitution des corps
compofés;, elle a tempéré leurs contra-
rfetés, Se peuteftre mefme altéré leurs
formes,afin de les rendre compatibles.
S'il euft afles bien conu la luftice de la
Diuinité , il euft fceu que fi les hom-
mes , dans Tadminiftlration de la leur,
puniflent les péchés &:les crimes, qui
font des vices moraux,par la priuation
des biens phyfiques , ou par le fenti-
ment des chofes contre lefquelles nos
20 4 LaMorale
appétits ont naturellement de Tauer-
fion , c*eft vne cliofe encore beaucoup
plus couenable à la Raifon, que Dieu
vfe de mefme forte de punition en la
difpenfation de fa vengeance. Car fi
cet exercice de laiuftice des hommes
a égard à la conferuation de la focietc
qui eft entr'eux, &: que les crimes dif-
fîperoyct autrement; il couient mieux
à celuy qui eft le gouuerneur de tout
rvniuers3&: le conleruateur de l'ordre
de toutes cliofes5d'en vfer de la façon,
que non pas à chaque Legiflateur ou
Magiftrat dVne fimple Republique.
Et fî les luges de la terre regardent
encore plus auant, &: croyent que les
lois qui font fondées en équité, ont
vne certaine maicfté naturelle &: in-
uiolable , qui requiert neceffairement
qu'on reparc parle fupplice ce qui en
peutauoirefté effleuré par la trâfgrcf-
fion, il eft encore beaucoup plus feant
à celuy mefme qui eft l'auteur de la
Nature des chofes , Se qui a eftabli
ces lois éternelles que tout rvniuers
doit reuerer, de ne fouftrir pas que la
violation qu'on en fait , demeure ou
ChrestienneT I. Part? i©y
recopenfce ou impunie. Certainement
ie ne blafme pas le foin qu' Ariftote a
eu de rechercher les caufcs naturelles
des Météores , &: quoy qu'on ne kiy
défère pas entièrement en ces matiè-
res, ie ne puis que ie n'admire l'excel-
lence de fon efprit à les découurir.
Mais il faut pourtant aduoiier qu'il a
commis vne grande faute quant il n'a
pas monté plus haut , ôc qu il n'a pas
reconnu que ces tonneres, &ces fou-
dres, &: ces tourbillions,&: ces grefles,
font ordinairement des armes de la
colère du Ciel, &c des exécuteurs des
arrefts de cette iuftice fouueraine.
Quelle apparence y auroit il donc de
faire fentir ces fléaux à ceux qui ne les
ont pas mérités , &c de les employer
ainfi contre le d^ffein de leur nature?
En fin 5 s'il euft afles bien connu la
Bonté de Dieu, il euft compris qu'elle
rend la Diuinité encline à aimer les
gens de bien j ^ de fait luy mefme a
dit en quelque lieu , que fi les Dieux
ont foin des hommes , ce qui cft plu-
ftoftà prefumer qu'autrement, il faut
:îicçellairement que ce foit des fages
ioé^ LA Morale
& des vertueux. Or qu'eft-ce autre
cliofe Tamour qu'vne inclination à
bienfaire ? Et bienfaire qu'eft-ce
finon garantir de cette forte de maux
-que la nature a en horreur , &c com-
muniquer les biens &: les auantages
qu'elle defire ? Et s'il y a eu dans la
conduite de la Prouidence quelque
chofe qui clioquaft Telprit d'Ariftote
en cet égard, parce quil voyoit arri-
uer des maux à ceux qui paroifloyent
gens de bien , &: qu'il voyoit efchoir
des biens à ceux que leur vice en ren-
doit indignes, n'eftoit-il pas plus rai-
fonnable qu'il foupçonnaft qu'il eftoic
arriué quelque defordrc dans la nature
des cliofes en gênerai, &:dans celle de
l'homme en particulier, qui obligeoic
la Diuinité à changer l'économie
que fcs vertus luy enflent prefcrite au-
trement , que non pas d'accufer la
Prouidence mefme ou d'erreur ou de
négligence ? En cecydonc encore la
Nature & la Raifon vont plus auant
qu' Ariftote n'a penfé, quoy que la Re-
uelation nous en a encore beaucoup
plus appris que nepouuoit faire ny la
Chrestienne^ I. Part? \oj
Raifon ny la Nature. Car elle nous
a fait eot^fidre que cette partie de la
félicite qui cmififte en la iouïflfance
des biens externes , &: de ceux du
corps 5 eft comme vne efpece de ref-
plendeur , qui rejaillift neceflaire-
ment de la Sainteté & de la Vertu, de
Ibrtc que par toutou celle cy fe ren-
contre au fouuerain degré de perfc-
ûion , il faut que l'autre s'y trouue de
mefme. D'où fuit aufli neceffairement
qu'il y a vne telle correfpondance en-
tre le vice, qui eft oppofé à la fainteté,
&: le mal phyfique , qui eft oppofé aux
biens externes &: aux corporels , qu'il
faut qu'ils marchent d'vn pas égal, &:
quel'vn tienne lieu de punition, là où
Tautre tient lieu de crime.
Enfin, fi Ariftotene Ta ditexprcf-
fément , au moins a-t-il elle dit afi'és
nettement par Platon, & par quelques
autres Philofophes , que la félicité de
l'homme confifte en fa communion
auec Dieu. Mais lors qu'il en faut ve-
nir à expliquer en quoy cette commu-
nion confiii:c,refprit des Philofophes
fe perd enqiuerfes fpeculations toutes
loS laMorale.
autres que ne font celles que les In--
ftruftions de la Naturel: de la Raifort
leur deuroyent auoir données. Car
s'ils en enflent bien écouté les enfei-
gnemens , ils en eufl'ent peu appren-
dre que pour ce qui regarde les biens
externes , les hommes ne les ont pas
cnleurdifpofition, &: que c'eft laPro-
uidence de Dieu qui les difpenfc*
Tellement que pour eftre heureux de
ce colté làjil faut neceflairement auoir
communion auec cette Diuinité , &:
eftre bien auec elle. En effed , il n'y a
que deux autres chofes dont on peuft
attendre la iouïflTance de ces biens,
LVne eft la Fortune , à qui il eft in-
digne des Philofophes d'en commet-
tre radminiftration, quoy que le com-
mun des hommes les luy rapporte , &:
qu'on les nomme hicm de fortune à cet-
te occafîon. L'autre eft la prudence
de l'homme , qui d'elle mefme eft trop
courte, &: d'ailleurs trop foiblc &:trop
deftituée de pouuoir , pour nous don-
ner cette alfeurâce que nous puiflîons
eftre heureux en ces chofes là par Çqvi
moyen. Et véritablement, puis que
ç'eft
Chrestienne. I. Part. 109
c'eft la Nature , c'eft à dire la fagefle
delà Prouidencc , qui nous a donno
ledefîr de la félicité , elle a deu difpo-
fer des moyens de Tobtenir en telle
façon que ce defir &: cet appétit na
demeuraft pas fruftratoirc. Et néant-
moins il feroit tel en cet égard , fi là
iouïflance de ces biens dépendoitda
la Fortune , à caufe de Textranagancei
& de la témérité de fes mouuemens;
ou fi elle s'en eftoit fiée à la prudences
de l'homme , à caufe de l'obfcurito
qui nous cache Pauenir ^ àc qui dans
i'auenir nous couuriroit vne infinité
d'embufches que nous ne pourrions
apperccuoir , ny les preuenir ou les
détourner en cas que nous les enfilons
apperceucs. On en peut dire à peu
près autant des biens du corps. Cau
encore qu'il fcmble que nous auons
plus de moyen de pouruoir de nous
mefmes par la prudence, à la confer-^
uation de nos membres &: à l'intégrité
de leurs facultés 5 fi y a-t-il vne infini-;
té d'occafions où nous ne fommes nul-
lement les maiftres des accidens qui
nous peuuent arriuer , &: où il faut ne-
110 ÎA Morale
çelTairement que quelque plus haute
& plus puiiTaiite fagefle que la noftre,
veille continuellement pour nous ,
afin de nous conferuer noftie bien
eftre. Mais quant à ce qui eft de
Timmortalité, que nous auons cy def*
fus monftré eftre vn des obiets de nos
appétits naturels, Se vne des coditions
elfentielles de la félicité dans Tinte-
grité delaNaturCjil eft fi clair que ny
la Fortune, ny la prudence de Thom-
jne ne la luy fçauroit communiquer,
^ que s'il en cuft efté iouïflant , il cuft
fallu que c'euft efté en vertu de quel-
que étroitte communion aucc laDi-
iiînité 5 qu'on ne le peut reuoqucr en
doute. Car fi Ton n'a égard fînon
aux principes naturels de la confti-
tution de noftre eftre, &: aux elcmens
dont nous fommes compofésjquelque
iuftefle qu'il y euft en noftre tempe-
rament , quelque abondante que fuft
la chaleur naturelle Ôc Thumidité ra-
dicale en nous , quelques exquis que
fuflent nos alimens, de quelque foia
que nous pourueuffions à noftre con-
jfemation ^ ^ pour fi loin que nous
Chrestienne.I. Part, iir,
peuffions étendre nos iours > fî eft-ce
qu'il ne nous feroitpas poffible d'em-
pefcher la vieillefle de venir , ôc qu'en
finla moitnous feroit ineuitable. Tek
lement que pour obtenir rimmortali-
téy il eull fallu que Dieu euft fait quel-
que chofe au deflfus du cours ordinaire
delà Nature en noftre faueur : ce qui
ne pouuoit venir que de la commua
iîion que nous enflions eue auec luy^^
c'eft à dire, de l'affedion dont il nous
^uft embraflés, felan qu'il euft: trouué
en^nous des qualités 6c des conditions
dignes de (à dileftion paternelle. Et
ç'efl: ce dont la Parole de Dieu nous
a donné la reuclation, quand elle nQus
a cnfeigné que fi l'homme fuft demeu-*
ré en fon intégrité , la Prouidence de
Dieu euft pourueu à ce qu'il nemou^
ruft iamais 5 ce qu elle euft fait en é-».
carrant tous les dangers extérieurs
dont il euft peu eftre attaqué , &: ea
reparant au dedans , foit par quelque?
çfficace de fa main , ou par quelque
aliment furnaturcl , tel qu'eftoit peut
eftre le fruit deTarbre nommé de vie,
ce quê k temps cujl çonfum© dq
o ^
s îï ï A M Ô R A £ È
ïioftre vigueur &: de noftre fubftancë
corporelle.
Reftent donc les biens del'efprit,
c'eft à dire la Vertu en toute fon é-*
tendue 3 au regard de laquelle les Phi-
îofophes ont encore moins bien &
rnoins fuffifammcnt parlé delà necef-
fîté de noftre communion auec Dieu,
que non pas au regard des autres cho-
ies. Quelques vns fe font éleués iuf»
ques là , de dire que la félicité de
l'homme confifte en la connoifîance
des beaux obiets ^.^c nommément de
îa Divrinité, qui cft le plus excellent de
tous, & le modellede la perfedion ôc
de l'excellence de tous les autres,
JAa'is lors qu'il a fallu reprefentcr en
quoy confifte foit la beauté de cet ob-
iet 5 foit Tauantage que Thomnie tire
de fa contemplation pour ce qui cft
de la polTeffion de la félicité, ils fe font
contentés de certaines fpeculations
xnetaphyfiques , qui ne contribuent
que peu ou point à la compofition
de noftre bonheur , & qui font
en elles mefmes merueilleufemenc
defeducuies. Car pour ce qui eft
CHREStlENSET I. PartT ÏTJ
de la defcription de Pobiet mef*
me 5 Ariftote fc contente de monter
de degré en degré, par les diuers mou-
viemens dont il a obferué lafubordina-
tion en la Naturejiufques à vn premier
moteur 5 qu'il fait quant à luy vnique,
immobile, immortel, fubfiftant de par
foy mefme , c'eft à dire éternel de fans
commencement , impaflîble enfon ef-
fence , dont le monde eft découle par
émanation naturelle, comme la lumiè-
re émane du Soleil, &: qui par la con-
fcruation des mouuemens qui fe trou-
uent en ce grand Monde , ôc furlef-
quels il prefide éternellement , gou-
uerneles grandes & confiderables par-
ties de Tvniuers , telles que font les
cicux , les elemens , & les aftres. De
forte que par le moyen des influences
des caufes fuperieures en celles qui soc
au deflbus, ^ par Tentremife des mou-
uemens que le Ciel caufe dans les
corps qui font les plus pr-ochcs de
luy, & dontHmpreffion s'eftend fuc-
ceilîuement dans les autres, Teftat de
la nature fe maintient parmy les diuer-
les viciffitudes des générations &c des
O 5
'ii4 l'A Morale
corruptions , & parmy les diucrfes al-
térations qu'on voitiournellement ar-
ïiuer aux corps qui dépendent de ces
caufes. Pour les autres qui n'ont
point de dépendance direfte du ciel
ny de fes mouuemens , Ariftcte veut
que Dieu en laifle radminiftration à
la volonté de Miomme , qu'il en croie
cftre le principe non feulement le plus
proche, maisaulTile plus certain; ou à
la Fortune &: au hafard, que quelque
fage qu'il fuft , il n'a pourtant point
exclus du nombre des caufes des cho-
fes. Là femble s'arrefter l'éleuatioii
de Pefprit de ce Philofophe en ce fil-
iet ; en quoy s'il a dit quelque chofe
de bon au commencement , il s^en
faut beaucoup pourtant qu'ail foit allé
affés auant dans la connoiffance de
fèn obiet; & de plus, il en a fini le dif-
cours par des extrauagances &: des
faufletés , qui tant s'en faut qu elles
attirent l'homme à vouloir auoir com-
munion auec Dieu^qu'au contraire el-
les en deftournent fa penfce. Car fi
le Monde n'a tiré de Dieufon origine
fmo par vne emaaatio naturelle feule-
Chrestienne^ I. Part." tïf
ment , &: s'il n'en a fa confcruation fi-
non par vne influence neceflairemenc
déterminée à la produ^ion & à l'en-
tretenement de certains mouuemens,
aufquels il n'interuiêt point autrement
que comme le feu fait àbrufler^oule
Soleil à éclairer , par vne application
ineuitable defapuifTancCj quelle dif-
férence y peut-il auoir entre l'opinion
que nous aurons de luy , & celle que
nous auons du Soleil, finon feulement
que c'eft vne caufe encore plus haute
que le Soleil, & quelque peu plus vni-
uerfclle?Et c'eft de là fans doute qu'eft
venu qu Ariftote, qui dans toutes les
parties de fa Morale , parle fi exafte-
ment 5c firaifonnablement des autres
deuoirs dVn homme de bien, n'y fait
aucune mention de la pieté enuers
Dieu, ny de cette plus belle &: plus
excellente partie de la vcrtu,qui con-
cerne cette haute cfl'ence.
Platon a eu quelques meilleures
penfées là deffus. Car il a creu que le
Monde auoit eu commencement, 3c
qu'il a tiréfon eftre de Dieu , non par
vne émanation naturelle , mais par
O 4
2.1^ LA Morale
vne aSbion volontaire 5 que mefmesil
appelle création. En fuitte de cela it
xeconnoift quelque Prouidence, qu'il
ne renferme pas toute dans Tenceinte
de la concaténation des caufes pure-
ment naturelles , ôc de la fubordina-
tion des mouuemens. D'où vient
<ju'il a dit quelque chofe de la pieté
enuersDieUjqui la fait eftimer plus
religieux que les autres Philofophes,
& qui peut eftreluy a acquis le noble
flirnom de diuin. Poffible que de
cette Efcole font fortis les Stoïciens,
qui ont encore voulu traitter de la,
Prouidencc auec plus d'exaditude^ &c
qui félon leur portée en ont fait des
difcours cxcellens en diuers égards.
Car quant nous n'aurions d'eux fur ce
fuictfinonle fécond liure de Cicerou
tôucharft la nature des Vieux , il mérite-
roit bien qu'on luy donnaft cette
louange. Et toutesfois cette préten-
due éternité que Platon attribue à la
matière dont le Monde a efté formé,
la bigearrerie de fes imaginations géo-
métriques & arithmétiques, Tembaras
de ics figurçs & de k$ nombres , dans
Chrestienne. I. Part. 117
quoy il perd toutes les bonnes confi-
derations qu'il euft peu faire fur lefu-
iet de la création , la licence qu'il fe
donne en la pluralité des Dieux^&: où
les Stoïciens ont encore enchéri par
deffus fcs extrauâgances, cette fantai-
fie de la Deftinée, que ceux cy ont a-
ioullée à fcs erreurs, &c par lefquelles
ils ont tellement enclaué les caufes de
toutes chofesauec leurs effeds, d'vne
dépendance &: neceflaire 6c éternelle,
qu'en voulant établir la Prouidence
d'vn codé 3 ils la ruinent de l'autre ,
ont fi eftrâgement corrompu la Théo-
logie &: la Morale de ces gens , qu'il
n'en a peu fortir aucun fruit de Pieté,
qui fuft tant foit peu raifonnable. Car
quant aux Epicuriens, qui en ont ren-
uerfé tous les fondemens , en niant
abfolument la Prouidence de la Diui-
nité , & l'immortalité non du corps
feulement , mais mefmes de l'cfprit
de riwmme , tant s'en faut qu'il en
faille faire mention où il s'agit de la
Piete^qu ils ne font pas mefmes dignes
u'on les nomme dans les propos qui
?<
e tiennent entre les honneftes gens
2i8 LA Morale
fur le refte de laMorale. Et quelque?
belles fentences qu Epicure ait pro-
noncées en cet égard , comme il eft
certain que Seneque en rapporte de
confiderables , ou bien il faut que
ç'ayent elle des éclairs delà bonté de
fon naturel , qui ont échappé au tra-
uers de la nuid des erreurs dont il a-
uoit rempli fon ame, ou bien ç'ont cftc
des matoiferies d'vn efprit rufé^ qui a
voulu par quelques beaux mots dimi-
nuer l'horreur que le naïf de fes fcnti-
mens eftoit pour caufer au monde.
Car âpres auoir pofé que Dieu ne fe
mefle point des afaires d'icy bas, que
Tame de Thôme s'efteint abfolument
auec le corps, &:, ce qu'il établit ou-
uertement chés Diogertes Laërtius,
comme fes admirateurs mcfmes le re-
connoiflent, qu'il n'y a point de difFe-»
rence naturelle entre laiuftiçe S^l'in-
indice , ô^ que toute leur diftinûion
dépend de l'opinion de l'efprit hu-
main 5 parler déformais ou de pieté
ou de vertu , eft fe moquer ouuerte-
ment de fes auditeurs, ^ aller direfte-
ment contre fes propres principes^
Chrestienne. 1. Part. 219
Mais pour retourner à Ariftote &: à
Platon, ayans eu fipeu de connoiffàn-
ce de l'excellence de cet obiet qu'on
nomme la Diuinité , ils n'ont pas peu
tirer grand auantage de cette penfée,
qu'il faut auoir communion auec elle
pour eftre véritablement heureux. Il
eft vray que quand ils fe veulent éle-
uer plus haut, & philofopher d' vne fa-
çon vn peu plus fublime &c plus magni-
fique 5 ils difent que par la force de la
contemplation, la chofe que l'on con-
temple s*vnift tellement à rintellcft,
& l'intelled auec elle, que, s*il eft per-
mis d ainfi dire , ils fe confondent en
vn : de forte queTintelleâ: eftant tout
transformé dans l'idée de fon obied,
qui le pénètre ^ &: qui le remplit , 5c
qui Tirradie de toutes parts , acquiert
par ce moyen vne toute autre confti-
tution , & vn eftre femblable à celuy
•qui eft reprefenté par cette idée.
D'où s'enfuit que venant à s'appliquer
à la contemplation de la Diuinité , il
dénient luy mefme diuin , &c s*éleuc
infiniment au deifus de la condition
de fa nature. le n'ofc appeller cela
xio laMoralh:
vn noble galimatias, de peur d'offen-
fer les Pliilofophes:mâis fi eft-ce pour-
tant vne méditation foit phyfique, foie
nietaphyfiquc, qui)n'apas à beaucoup
prés tant de folidité &^ de Gorps^que de
îiibtilité &: d'éclat. Et quelle qu elle
foit , à peine tombe-t-il fous la corn-.
preheniion de Tentendement , qui
cherche quelque liofe de plus mania-
ble Se de plus réel , qu'il en puiffe
tirer beaucoup d'vtilité pour ce qui
cft de la béatitude. Autre chôfe eft
de confidercr la Diuinité comme vn
obiet digne de la contemplation de
l'entendement humain^ pour en auoir
la connoifl'ance , comme on acquiert
celle de ces autres obiets dont nous
difions cy deifus qu'ils ne portent
point nos facultés à aucune opéra-
tion; autre de le confidercr comme
yn fujet fouuerainement digne de no-
ftre amour ^ ôc qui doit inciter toutes
les puiffances de nos efprits tant à fe
porter fur luy pour Taimer conformé-
ment à fa dignité , qu'à reigler toutes
nos autres adions , afin qu'elles luy
foyent agréables, ô<: qu'en fuitce nous
ChresttenneT I. Part, zit
fbyons heureux dans fa communion.
Si on ne le confidere qu'en ce premier
cgard 5 ie veux bien que Tentende-
ment s'y attachant attcntiuement^en
rapportaft le mefme auantagc qu'il
fait de la contemplation des autres
obiets 5 &c encore cela de plus , qu'à
proportion de ce qu'il eft incompara-
blement plus excellent , les idées qu'il
im.prime de foy mefme , font incom-
parablement plus belles , &: plus capa-
bles de perfedionnernoitre intelleft;
tant y a que s'il s'en arrefte là, comme
il fait quand il a compris ce que c'eft
que le Soleil ^ ou comme il feroit s'il
auôit trouué quelque iufte proportion
entre le cercle Se le quarré , il n'en
fera pas beaucoup plus heureux.
Car nous auons défia pofé que fa féli-
cité ne confifte pas feulement dans
les opérations de fon entendement,
'Pour en eftre vrayement iouifiant il
faut qu'il agiffe de toutes les puifl'an-
ces de fon efprit^conformément à leur
nature , & dans le plus haut point de
leur excellence .S^ de leur perfection.
Qx l'ho,mnicn'eil pas vn entendement
111 LaMorale
tout pur : c eil vn principe compofé
d'intelligence &c d'appetits , Tvii rai-
fonnablc5parce qu'il fe porte toufiours
du cofté où va la Raifoui les autres ir-
raifonnables à la veiité, mais capables
d'oiiir les c5mandemens de laRaifon^
èc de déférer à fes ordres. De forte
que Cl perfedion&fa béatitude com-
prend également tant la bonne confti-
tution que les bonnes opérations de
toutes (es facultés , fans en excepter
aucune. Et cependant ileft certain
qu'il eft inipolTible de donner à cette
conititution &c à ces opérations de nos
facultés 5 la bonté dont nous parlons,
fi les appétits de nos âmes n'ont com-
munion aucc Dieu , auili bien que
Tintelligence.
Pourdoncque âuoirauec laDiui-
mité vne communion qui nous com-
munique la béatitude, il faut bien à la
venté que nous la pofledions par la
connoiilance , parce que fi noitre en-
tendement n'eft la feule faculté de
de noftre eftre laquelle foit capable de
s'en approcher ^ de s'en faifir , au
pioins eft-çe par fgn entremifç (jviQ
Chrestienne. I. Part. 213
les autres y ont accès : dautant que
nos affe£bions, quelles qu elles foycnt,
ne fe peuuent déterminer de ce cofté
là , ny fauourer la douceur qu'il y a
dans la communication de cet Eftre
fouuerain, fînon en vertu d'vn ade de
Imtelligence. Mais pour auoir vue
parfaite communion auec luy, noftrc
connoiffance le doit embraffer tel
qu'il eft , autrement, à proportion du
défaut qui feroit d^ dans la connoif-
fance 8c dans la communion,la félicite
mefme ne fçauroit eftre qu imparfaite
3c defedueufe. Or y a-t-il en Dieu
quatre chofes , de la communication
defquelles dépcndoit le fouuerain
bonheur de Thomme en fon eftat
d'intégrité. L'vne eft, que c'eft vn
Eftre merueilleufement excellent/oic
que vous confideriés fon éternité, foie
que vous ayés égard àTimmenfité de
fon eftenduë , foit que vous faciès re-
flexion fur finfinie capacité de foii
intelligence , ou fur la merueillc de
fa puifïance de de fa vertu : Qu^i font
toutes propriétés que nous confide-^
pns en luy comme des çoudicions ou
114 i^ Morale
des facultés phyfiques, qui font capa^
blés de rauir tant les hommes que les
anges, dans vne finguliere admiration.
L'autre eft , que c'eft vn Eftre faint à
merueilles 5 d'vne bonté qui n'a point
de bornes, d'vneiuftice incorruptible,
dVne pureté fans tare, &: d'vneincli-*
nation éternelle 6^ inuiolable tant à
aimer le bien qu'à haïr le mal; qui font
des propriétés que nous conceuons en
luy fous l'idée des vertus morales , Sô
que toute intelligence créée fe doit
propofer en exemple, pour s'y rendre,
s'il fe peut, femblable par vne con*
liante imitation. La troifieme eft ,
que c'eft vn Eftre fouuerainement
heureux , & qui outre l'inénarrable
contentement dont il iouïft éternelle-
tiient en la contemplation de foy mef-
me , &: de {es admirables perfeâions,
abonde en toute autre forte de biens,
eft exempt de toutes fortes de maux,
ôcz toûiours pardeuers foy, fans auoir
befoin de la communication d'autruy,
vn Océan inépuifable de voluptés pu-
res &: iînceres,&: dignes d'vne elTencc
ii immaculée , ôc d'vn eftat fi glorieux*
Ce
CHjiEsriENNE. I. Part, ztf
Ce que nous confîderons en luy fous
ridée de cette partie de la félicité qui
fe diftinguedu bien moral , Se laquelle
nous auons cy defllis nommée bien
phyfique, parce qu'il eft fouhairtable
à la nature, 6c que- le fentiment en eft
agréable, quoy qu'il ne mérite pas de
la louange comme l'autre , ôc qu'il luy
foit de beaucoup inférieur en dignité.
Enfin la quatrième eft,qu'ii eft le Mo-
narque du Monde , de le fouueraia
dominateur de toutes chofes , tant à
caufe de reminence de fa nature , qui
aflliiettit tous les autres eftres au reA
fcdc de fa maiefté, que parce qu'il les,
a créés , & qu'il les gouuernc par (à
Prouidence , les fouftenant en leur
exiftence , maintenant la vigueur de
leurs facultés , réglant leurs opéra-
tions 5 prefidantfur leurs mouuemens,
entretenant ôc conferuant auec tanç
de foin leur aflemblage , veillant à la
conduite de chacun d'eux auec tanç
d'aflîduité, qu'il n'arriue pas le moin-
dre euenement dans l'vniuers , qu'il
n'ait ou permis ou ordonne ^ & qui ne
doiuefon origine ou fon fuccés à cette
ii6 lA Morale;
fupreme Intelligence. En contefti^
plant attentiuement la première de
ces chofes , l'amc de Tliommc fe rem-
plit d'admirablement belles lumières
de connoiflance, qui perfeftionnenc
fon intelleft, 6c qui Téleuent en cet
égard aufli haut que la créature peut
aller. En vacquant comme il doit x
la confidcration delà féconde, il fcnt
cnflamertous fes appétits dVne ardeur
de dileftion incomparable , &: d'vn
merueilleufement violent defir de fe
conformer à ce patron inimitable de
bonté, de fainteté, & de vertu. En
s'attachant à la troifîeme, il void que
c*eft dans cet obiet qu'il doit cher-
cher la iouifTancc de fon bonheur,
parce qu'il n'eft nulle part ailleurs
qu'en luy , & que c'eftla fource dont
il découle fur toutes chofes. En fin, en
arreftât fixement les yeux de fon efprit
fur la quatrième, comeily reconnoift
la foûmilTion toute entierelaquelle il
doit à fa grandeur, auflî y apperçoit
il le modelle de la domination que
Texcellence de la nature de laquelle
Dieu l'a doiié, le rend capable d*e*
ChrEsI-ïenne I. Part. 117
Xerce'r fur les créatures inférieures.
C'ell de là, non de cette nue fpecula-
tion de fentendement > dont les Phi-
lofophes parient, que dépend noftre
communion auec Diea,&: cette tranf-
formation de noftre cftre qui nous
rend femblables à la Diuinitc , autant
que la condition de noftre riature en
eft capable. Car il ne fe faut pas ima-
giner que les hommes fe coiiuertif-
fent en Dieux, ny mefmes qu*ils puif-
fen approcher de Teftat de cette bé-
nite effence. Elle eft immenfe , &c
nous fommes finis &: péris : elle eftab*
folument fpirituelle , Se nous fommes
en partie compofés de corps, Qiiel*-
que effort donc que nous faffions pour
nous transfigurer en elle nous ne luy
faurions eftre conformes. Elle a vu
entendement remply de la connoif-
fance de toutes chofes , qui ont efté,
qui font , qui feront à Tauenir , Se
qui encore qu elles n'ayct iamais cfté.
Se qu'elles ne feront iamais ;, iî eft ce
que leur eflence ne répugne pointa
la poilîbilité de leur exiftence. Au
lieu que quant à nous ^ noftre cfpric
P >
^i8 LaMôrAle
eft extrêmement eftroit , &: termine à
la connoiflance de fort peu d'obiets^
qu encore ne void il pas tout dVn trait
d'oeil^ mais par diuerfes reflexions, ô£
par des opérations fucceffiues. Elle
eft éternelle , &: nous fommes depuis
peu de iours ; elle eft immuable , &C
nous paflons par beaucoup de varia*
tions ; elle eft impaflible & incorrupti-
ble en Ton eftrc, &:nous nelaiflerions
|)as d'eftre corruptibles^: mortels en
Teftat de noftre eftre naturel ^ quand
tnefmes nous ne mourrions pas ; elle
ilibfifte d'elle mefme , &:nous dépen-
dons de fa vertu ; en vn mot , elle eft
-tout ce qu elle eft de par foy , ^ nous
ne fommes du tout rien que ce qu'elle
nous fait eftre. Neantmoins ce n'eft
pas pour néant qu'il eft ditqueThom-
4iie a efté fait a fon image ; & Ccft
proprement en la participation de
cette image que confifte la commu-
nion que riiomme deuroit auoir natu^
rellement auec Dieu, &ch félicité la-
quelle en dépend. Il a vn entende-
ment rempli d'vne infinité de belles
idées, ^ particulièrement de celle de
Chrestienne^ L Part^ it^
fes vertus : &c nous en auons vn auflî,
qui, {i par la contemplation de ce mer-
ueilleux obieft^il fc remplit de fa con-
noiffance, tire quelque chofe de Tex-
ccUence de fa nature &: de fa perfe-
€bion. Il a vne volonté toute pleine
de fainteté , & qui n'agit iamais que
félon qu'elle y eft induite par la fa-
geffe, parla bonté , &c par les autres
propriétés qui plus qu'aucune autre
chofe confti tuent fon efl'ence. Nous
en auons auflî vne, dont la perfedion
confifte à fe conformer à celle de
Dieu , &: à ne point agir non plus
finon fuiuant l'impulfion des vertus
dont noitre nature eft capable. Il n'a
point d'appétits fenfitifs , &: nous en
auons ; &: en cela nous ne luy pouuons
eftrefemblables. Toutesfois, fi com-
me toutes fes affeftions font réglées
par vne fa^effe admirable , & par d'é-
meriieillables vertus , nous réglions
auflî les noftres, de quelque condition
qu'elles foyent , par la lumière d'vn
entendement épuré, &: par de bonnes
de raifonnables habitudes, en cela fe-
rions conformes à la Diuinké , dau-
z^o LA Morale.
tant qu ainfî que fa nature cft parfaire
comme nature de Dieu, la nôftre le
fcroit aufli comme nature de Thom-
me. Il eftfouuerainement heureux,
en ce qu'il n'endure point de mal , &:
qu'il eft abondant en tout bien, ayant
fes trefors eterneUement en foy,&:
rayonnant de fa propre gloire. Et
nous fi nous auions communion auec
luy par vne parfaite imitation de fa
fainteté,nousluy ferions indubitable-
ment faits femblables par la partici-
pation dVne félicité accomplie , de
forte qu'il ne nous arriueroit aucun
mal j &; ne nous manqueroit aucun
bien , au moins de ceux qui peu-
uent eftre fouliaittés par vne créatu-
re bien conditionnée de bien raifon-
nable. Enfin il eft le Roy de hvni-
tiers , & tient toutes chofes en la
main ; Sc fi nous imitions parfaite-
ment fa fainteté , il nous donneroit
vn empire abfolu fur toutes les crea-
tuutes d'icy bas , pour comble ôc
pour couronnement de la commu-
nication de la béatitude. Car il
l'auoit donné au premier homme au
Chrestienne.^ I. Part^ 251
commencement , ainfi qu'il nous eft
rapporté au premier chapitre de la
Gcnefe , à ce que comme dans toutes
les chofes précédentes il portoit des
carafteres bien exprés de l'image de
la Diuinité , il euft encore en cela
comme vn fleuron de fa maiefté , ÔC
vn rayon de fa gloire. Et comme
il eft éternel en fa durée &: immuable
en fes vertus , d'où vient auiTi qu'il
poflede fon empire & fa félicité à
touiours; fi nous fuflîons comme luy
demeurés fermes en noftre origine,
&:perfeueransen fainteté^ nous n'euf-
fions iamais non plus perdu la iou'if-
fance de noftre bonheur,&: ne fulTions
point décheus de cette fouueraine au-
torité qu'il nous auoit attribuée fur
toutes les chofes mferieures. Mais
puis que la principale partie de noftre
bonheur confifte en cette fainteté,^
que Tautreen eft vne dépendance ne-
ce flaire 5 il eft déformais temps de
fauQir en quoy elle confifte propre-
ment 5 autant comme elle pouuoit
çonuenir à l'intégrité de noftre ori-
gine.
z^z lA Morale
rP REP JRJTIF A LA
conJîder*tttion des ohieBs des
aêîions morales de
l'homme.
POurtraitter raifonnableineht cîe
la nature de la vertu, les Philo-
foplies ont accouftumé de diftinguer
exaûement dans le fujet qui Texerce,
quatre chofes principales. Car ils
difent qu'il y a premièrement les fa-
cultés naturelles : puis après les paf^
fions : en trqifiemc lieu les habi-
tudes qui s'engendrent dans les fa-
cultés î (3^ en fin, les adkions ou les ope-
rations qui procèdent de cqs facultés,
âpres que les habitudes s*y font en-
engendrées. Ils appellent facultés
les puiflances de nos âmes , par lef-
quelles nous fommes naturellement
capables d'entendre ;, de vouloir, de
conuoiter, de nous émouuoiir par la
colère ^ ^ de fentir toutes les émo-
Chrestienne. I. Part, ijj
tiens que la prefence des obiets pro-
duit ordinairement en nous. Ils nom-
ment partions ces émotions là mefmes,
quand elles s'excitent effeâ:iuement
dans ces parties de nos âmes que i'ay
cy deflus appellées U Courageufiy^
U Conuoiteufe , &: recherchent auec
beaucoup de foin ^ d'exaditude ,
tant leur nature , que leur nombre ,
^ les rappotts qu'elles ont entr'elles,
auec leurs diuerfes oppofîtions. Ils
qualifient habitude , certaine confti-
tution de ces facultés , par laquelle
elles font enchnes à certaines fortes
d'opérations pluitoft' qu*à d autres ,
&: à les faire d'vne telle ou telle
forte, & qui leur y donne vne plus
grande facilité qu'elles n'y auroient
autrement , auec quelque fentinient
de volupté 5 qui vient de la facilite de
Taftion , & de la couftume qu'on a
prife de la faire. En fin, ils nomment
adions ou opérations , les produdions
de ces facultés , quand elles agiffent
conuenablement à ces habitudes là,
depuis qu'elles s'y font accouftumees.
Car ils mettent vne grande différence
134 ^^ Morale
entre les opérations de nos facilites^
qu'ils appellent antécédentes , parce
qii elles précèdent les habitudes , èc
que ce font elles qui les engendrent;
éc celles qu'ils nomment fubfequen-
tes , parce qu elles fuiùent les habi-
tudes 5 Se que nos facultés les produi-
fent depuis qu'elles fe font imbues de
la couftume d'agir ainfi ou ainfi. Et
véritablement ils ont raifon : ce qui fe
peut aifément prouuer par Texperien-
ce des arts. Parce que comme on
dit que c*efl: en forgeant que Ton dé-
nient forgeron , aufTi eft-ce après que
l'on eft deuenu forgeron , que Ton
forge. Mais il y a cette diftercnce
entre les adions de celuy qui apprend
à forger , &: les actions de celuy qui
forge depuis qu'il a appris, que celuy
là les fait beaucoup plus imparfaite-
ment, & ne retiiTit pas à les faire com-
me il faut 5 finon pofTible par hafard:
au lieu que celuy-cy les fait ou toû-
iours , ou ordinairement , bien ; &c
quand il y reiiffit , c'eft par deflein, &:
parce qu*il a dans l'efprit l'idée de fon
art & de fes reigles. Auffi difent les
i
Chrestienne. I. Part, i^f
Philofophes que les adlions antécé-
dentes , qui produifcnt les habitudes
de la vertu , font beaucoup moins
fortes &c moins régulières , &: ne mé-
ritent que fort imparfaitement le nom
d'adions vertueufess dautant que ce-
luy qui agit ne connoiiTant pas enco-
re aftés bien les reigles de la Raifon,
l'application d'efprit qu'il yfaiteft ou
téméraire & fortuite , ou au moins in-
confiante &c vagabonde. Mais quanc
à celles que Ton appelle fubfequen-
tcSj ^ qui viennent des habitudes de
vertu 5 elles font plus fermes Se plus
confiantes , &: beaucoup mieux adiu-
ftées aux reigles qui les déterminent,
&: qui leur donnent Icurperfeftion.
Pour moy , ic n'ay pas befoin de
m'arrefler pour cette heure à toutes
ces diftinûions. Car quant à ce qui
eft des facultés , i'en ay défia parlé
cydeuant lors que i'ay tafché d'expli-
quer quel principe c'eft que l'homme.
Et pour ce qui eft des pailîons , c'eft
à dire , des émotions qui naifTent dans
l'appétit fenfitif par la rencontre des
obiets, ce que i'en ay dit iufqu'icy
2-56 LA Mo RALE
fuffitpourle fujet demaintenât.Dans
Tintegrité delà nature, ny la peur, ny
h haine , ny la ialoufie , ny telles au-
tres perturbations ne deuoyent point
auoir de lieu ; c*eft pourquoy il fera
plus à propos que ie remette les refle-
xions que i ay à faire là defTus, à la fé-
conde partie de mon defTein , ou elles
trouueront leur vfage. le n'ay point
encore parle de propos délibéré
touchant la nature des habitudes j
mai^ Tintegrité de la nature, dont le
parle maintenant , ne m'obhge nul|ç-
ment à entrer dans cette confidera-
tion. Lors que l'homme a efté créé,
ou bien il n*auoit du tout point enco-
re d'habitudes en Tefprit , ou bien s'il
y en auoit, il ne les auoit pas acquifes
par des aftions antécédentes. Car
il n'auoit point agi âuant que d*eftre:
& nous le confideronsicy pluftoft en
Teftat du premier moment de fon exi-
ftence, qu'autrement. Si donc il auoit
des habitudes, ou bien il les auoit re-
ceuës de Dieu par infufion , comme
on parlcj quelque particulière efficace
de la grâce de fon créateur luy ayant
1
ChrestiekneI I. PartT 1î7
imprimé dans Tame les inclinations Se
les propenfions que nous appelions de
ce nom : ou bien elles confiftoyent
fimplemcnt eii ce que Dieu en le
créant auoit mis fes facultés dans vne
fi excellente conftitution , que cela
cquipoloit à ce que nous qualifions
habitudes. De fait, nous ne confide-
rons les habitudes que comme ce qui
conftitùë la faculté de telle ou de telle
façon, &: quiTincline tellement à pro-
duire vne certaine forte d'aûions ,
xjlielle les fait aifément &: auec con-
tentement. Et partant, fi les facultés
de rhomme , à Theure de leur créa-
tion , ont elle mifes en telle conftitu-
tion, que quand elles font venues à fc
déployer en adions il les ait faites
auec la mefme vigueur, &c la mefmc
tegularité , Se la mefme facilité , &: le
înefrae contentement , que fait celuy
qui a acquis vne habitude en vn haut
degré de perfeûion, il ne femble pas
^u'il ait eu befoin d*autres habitudes
que celles qui confiftoyent en cette
excellente Se parfaite conftitution de
fespuiiTances. Comment qu'il en foit,
1^% ^ 1a Morale
nous fuppofons que foit que les a*
étions morales de riiomme en fon in-
tégrité ^ procédaient d'habitudes qui
iuy cufTent efté infufès de par Dieu,
ou qu'elles fuflent produites par la
feule conftitution naturelle de fcs fa*
cultes , elles ont deueftre , &:ont vé-
ritablement eftc autant régulières, vi^
goureufes, & parfaites , qu'il fe pou-
uoit fouhaitter en cet eftat là , félon
la diuerfité des obiets dont elles ont
deu tirer ôc leur nature & leur reigle.
Une nous refte donc finon de confi-
derer quels font ces obiets , qui ont
deu ainfi exciter & déterminer les a-
ftions du premier homme. Car de la
decifion de ce qui l'a peu regarder, il
fera aifé de recueillir ce qui concer-
noit ceux qui deuoyent venir après,
s'il ne fuft point arriué de corruption
dans la condition de leur eftre.
II y a trois obiets aufquels Thom-
me a deu auoir égard en Ces aftions,
pour ne rien faire contre les deuoirs
defquels il leur eftoit obligé ; à fçauoir
Dieu , le prochain , & Iuy mefme.
Car quant à ce qui ell de Iuy, figurés
ChresttenneT I. Part. 239
Vous qu il fuft demeuré feul dans le
Paradis , fans auoir iamais de focietc
auec aucun autre homme fon fembla-
ble5& mettes à part le dcuoir du culte
religieux qu il deuoit rendre à la Di-
iiinité , il n^ a point de doute qu il
y a quantité d^aèlions, dans Icfquelles
en les faifant , il euft deu confidercr
certaines reigles dlionnefteté & de
vertu, pour n'y rien commettre d'in-
digne de la noblefle de fcs facultés, &C
de l'excellence de fa nature. Com-
me encore qu'vnhonnefte homme ne
foit veu de qui que ce foit quand il eîl
feul en fon cabinet, &: qu'ainfi fcs de-
portemens ne puiflent choquer per-
îbnne , fieftce qu'il ne fait rien d'in-
decent,ny de mal conuenable à fa gra-
uité: quoy que le premier h5me n*eull:
point eu de témoin de fes adions , il
les euft pourtant compofées fur les
reides de l'honneur &: de la vertu, &:
s'en fuft luy mcfme conftitué iugc
confcientieux &: feuere. Pour ce qui
cft de l'égard qu'il a deu auoir au pro-
chain 5 chacun fçait que nous fom-
mes nés pour la focieté , &: c'eft vnc
t^o lA Morale
inclination fi naturelle , &c vn fenti-*
ment fi vniuerfel , qu'il eft demeuré
prefiq^uetout entier, mefines entre les
Barbares. Car ils s'allient de fi^xe à
fexe par mariage pour la procréation
, des enfans , &: pour auoir enfemblc
communauté de biens &: de maux,
dans vne mefine habitation , 8>C dans
vne mefme forte de vie. Ils obfer-
uent quelques refpeds des enfans en-
uers les pères, de quelques fentimens
d'amour des pères enuers leurs enfans,
reconnoiflant que c'eft la Nature qui
a eftabli ces relations, &:que fon infti-
tution les rend facrécs&: inuiolables.
En fin , ils fc partagent en diuerfes na-
tions , félon la rencontre de leurs Iia^
bitations , ou la commodité de leurs
langages, ôc forment de chacune d'el-
les à part vne focieté politique, qu'ils
fondent fur certaines loix d'vne iufti-
ce naturelle &: d'vne commune chari-
té. Et fi la barbarie mefme n'a pas
cfté capable d'arracher ces fentimens
des cœurs des peuples les plus farou-
ches, &; les plus éloignés de l'humani-
té , quels deuons nous penfer qu'ils
çuffent
Chrestienne. I. Part. Z41
euflent efté dans des amcs fi bien
compofées que nous nous deuons
ifîgurer celles des hommes perfîftans
dans Teftat de perfeûion ? L'homme
donc a dans foii prochaiç , mefines
fans le confiderer ou comme lié
par mariage , ou comme obligé par
les deuoirs qui attachent les enfans
à leurs pères , &: les pères à leurs en-
fans , mais entant qu'homme feule-*
ment , participant d'vn mefme eftre,
&: membre dVnc mefme focieté , vri
obiet di^ne de fcs affedions 6c de
fcs refpefts , pour mefnagcr , en ce
qui le concerne , toutes Ces adions
auec vne circonfpeûion extrême.-
Qiiant à la Diuinité , &: aux deuoirs
de Pieté dont les hommes luy fonç
tenus 5 c'eft pour d'importantes rai-^
fons que i'en ay fait mention detianc
tous les autres. Premièrement^ c'elt
vn obiet infiniment plus excellent
en fa nature , 6c plus éleué en fa di-
gnité ; dont la confideration eft
préférable en toutes chofes. Telle^
ment que quand la Morale feroit à
peu prés de la nature des fciencq$
tA-i ÏA Morale
fpeculatiues , qui fe contentent de la-
fîniple connoilTance de leur fujet,
Tentcndement de l'homme fe dcuroic
porter fur celuy là , premier que de
s'attacher à la contemplation d aucun ,
autre. La Morale doncquc eftant
vne fcience pratique , 6c qui fe pro-
pofe pour fin, non la feule connoif-
îance de fes obiets , mais l'exercice
aduel des deuoirs defquels on leur eft
oblige félon leurs diuerfes relations, il
eft plus que raifonnable que celuy
qui précède de fi loin en dignité, pré-
cède auffi de bien loin dans la prati-
que de riionneur ôc du culte qu'on
luy doit rendre. Au refte , quelque
peu d^ confideration que les Philo-
fophes ayent accouftumé de faire de
la pieté dans la Morale, fi eft-ce qu'à
prendre les chofes comme il faut,
riionncur qui eft deu à la Diuinité,
doit eftre lafource & le principe de
la iuftice &: de la charité que les hom-
mes fe doiuent les vns aux autres.
Car, comme nous verrons ailleurs , à
peine y a-t-il aucun égard félon le-
quel on confidere le prochain ^ pour
Chrestienne^ I. Part. 245
en auoir de rinftruûiôn touchant les
offices que nous luydeuonSjOÙ on ne
doiue faire quelque reflexion parti-
culière fur Dieu , afin d'en tirer des
motifs efficacieux pour nous induire
à les rendre. Si on le confidere dans
l'alliance du mariage , c'eft la Nature
qui la concilie , de laquelle Dieu eft
auteur. Si on y regarde la relation
qui eft entre les pères & les enfans,
c'eft Dieu qui a donné aux pères la
fuperiorité qu'ils y ont, ôc qui a fait
que les enfans portent en eux l'image
de leur perc emprainte : de forte que
c'eft aufli luy en confidcration de que
les enfans doiuent honorer ceux qui
les ont engendrés , comme c*eft en fa
confîderation que les pères doiuent
aimer tendrement ceux à qui par fa.
benedidion ils ont communiqué leur
eftre. Et fi on n'y regarde finon
qu'eftant d'vne mefme nature auec
nous 5 &: membre d'vne mefme focie-
té, nous nous trouuons par ce moyen
dans les termes de l'égalité; puis qi^e
c'eft Dieu qui nous a donné vn mef-
me eftre à tous , 6.: qui nous a aflpcics
±44 ^ A Morale
cnfemble pour conftituer vn mefmé
corps, c'cft auflTi luy qui a fondé les
loix de iufticc & de charité lef-
quelles conferuent la focieté , &: qui
à caufe du Lcgiflateur nous doiuenc
eftre fouueraincment refpedables-
Mais quand il n'y auroit point d'au-
tre reflexion a y faire , que celle qui
eft générale 3c commune à tousi ces
dcuoirs^a fçauoir qu en les pratiquant
il fe faut propofer principalemet pour
but la gloire du Créateur à laquelle
toutes chofes tendent , c'efl: vn mer-
iieilleux défaut dans l'Ethique des
1?ayens, qu ils ne parlent iamais de ce
but là 5 &: vn indvibitable argument
que la confideration de la Pieté doit
y tenir le premier rang, & aller deuant
toute autre en cette fcicnce. Parce
que chaque adion tirant fa principale
recommandation de fa fin , s*il y en a
vne commune à toutes nos opéra-
tions, il la faut premièrement confti-
tuer, auant que de venir à les particu-
tarifer félon les différences qui les fe-
parent.Enfin, comme la Pieté enuers
Dieu eft le principe des autres vertus.
ChrestienneT I. Part^ i^j
elle en eft pareillement &la reigle ^
le modelle. Parce que , comme die
Ariftote , en tout genre de chofes ,
quelles qu elles foyent , celle qui eft
la plus excellente , eft la mefure de
toutes les autres. De forte que pour
bien connoiftre toutes les autres ver-
tus 5 il les faut examiner à cette pre-
mière là 5 pour voir fi elles s'adiu-
ttent à ce patron y ou fi elles s'en é*
carient Et c'eft tout à fait confor-
mément à cette inftrudion de la Na-
ture 3 que Dieua difpofé les deux ta-
bles de la Loy que nous appelions
Morale ordinairement. Car il a mis
dans la première les commandemens
qui concernent le feruice qu'on luy
doit; & quant aux deuoirs dont nous
fbmmes tenus enuers nos prochains,
il en a placé les ordonnances dans la
féconde. Et bien que le Seigneur
lefus ait efté Tauteur ôc le Legifla-
teur d'vnc toute autre œconomie ,
parce que la loy Morale ^ comme
Dieu l'a donnée par Moyfe,n'eft
qu'vn renouuellement de la natu-
relle ^ dont la cpnnoiiTance s'eftoit
^6 La Morale
abaftardic en l'cfprit humain; au lieu
que lefus Chrift a mis en auant l'al-
liance delà Grâce , qui palTeau delà
de Tenceinte &: de la circonférence
de Teftat du premier Adam ; fi a-t-il
fuiui le mefme ordre en la difpofi-
tion des demandes contenues enTo-
raifon dont il donna le formulaire
à fes difciples. Parce que quelque
différence qu'il y ait entre ces deux
difpenfations , fi eft-ce que ces deux
principes de Nature leurs font com-
muns; Tvn que Dieu doit cilre mis
entre les obicts des adions morales
des hommes, dautant qu'ils luy font
obligés de diuers deuoirs : Tautre,
qu'il y doit tenir de bien loin le pre-
mier rang , d'autant que les autres
obiers, quels qu'ils foyent,neluy font
en rien comparables.
CHRESTrENNE*.' I. PaRT^ 247
DS ce ^E LA NATVRE
pouuoit enjeignerdc Dieu au com-
mencement ; f0 des deuoirs de
pieté que l'homme cjloit re-
nu de luj rendre.
CEtte notion commune qu'il y
a vn Dieu , eft vne chofc prc-
fuppofée dans cette première partie
de la Morale. Car ii l'homme fuft
demeuré en fon intégrité , la Nature
le luy cuft enfeigné fi clairemcnt^qu'il
n'en euft iamais peu naiftre la moin-
dre doute en fon ame. Ariftote a dit
en quelque lieu , comme Ciceron le
rapporte au fécond liure de la nature
des Dieux , que fi vn homme auoit
efté nourri, des fon enfance en quel-
que lieu foufterrain, & qu eftant de-
uenu grand il vint à élire produit
dans la lumière du monde , pour con-
templer vn peu attentiuement le So-
leil de les autres belles &: grandes par-
0.4
2-4^ LA Morale
tics de rvniucrs, il en Teroir tellement
raui 5 qu'il ne pourroit fe tenir de s'é-
crier incontinent, que c'eîl Tonura-
ge de Dieu. Quels deuons nous donc
penfer qu'aycnt deu eftre les fenti-
mens &: les rauifTemens du premier
hômCjquandDieu le tira du neât pour
luy faire contépler le Cicl,&: laTerrc,
&: TEden , finon que Hdée de leur au-
teur remplit incontinent toutes fes
penfées? Adiouftés à cela qu*il ne faut
pas douter qu'il ne tournaft inconti-
nent fes yeux Se fôn intelled à la con-
fideration de foy mefme , comme
eftant le fécond obiet fenfible pro-
pofé à fa contemplation. Car la pre-
mière opération de fes yeuxeftoit en
dehors ^ fur les chofes qui d'abord fe
prefenterent à luy, & qui par l'entre-
mifc de (es yeux attirèrent en mefme
temps fon intelligence. Mais il ne
pût pas long-temps vacquer à leur
eonfideration , qu'il ne fîft quelque
reflexion fur foy, &c fur les facutcs
tant de fon corps que de fon efpritj
qui le rendoyent capable de iouir de
leur connoiflance. Eh confideranc
Chrestienne, I. Part. 249
donc attentiuement fon eftre , qu'il
venoit de receuoir tout fraifchemécj
Se les admirables puifTances dont cet
cftre eftoit orné , qui cômcncoyent à
fe déployer en opérations excellen-
tes 5 il ne pouuoit qu'il ne reconnuft
que le Créateur , de la main de qui
tout cela venoit , eftoit vn diuin eftre
luy mefme ^ & pofledoit des pro-
prie tés en qui tout ce qu*il y auoit'
de beau &r de bon dans ces grands
cfFeds 5 fe trouueroit dans vne haute
ôc fouueraine cminence. Car fi ,
comme difoit autresfois quelcun , ce-
luy qui rencontrera dans vne ifle dé-
ferre 5 vne petite loge couuerte de
chaume, &: plantée fur quatre pieux,
ne s'imaginera iamais que ce foit les
chamois ou les licornes qui Payent
conftruite de la façon, mais fe periua-
dera tout aufiî toft que quelque hom-
me a palfé parla 5 quand il n'y en ver-
roit point d'autres traces^ qu'cuft peu
riiomme penfer de ce grand ouurage
du Ciel , de tant de merueilles qu'il
apperceuoit en la terre, de la ftrudu-
vc de fon corps , &c des puiffances de
^5^0 LA Morale
fon efprit , fînon que tout cela dé-
couuie vn auteur qui nous furpafle
de plus loin, que Thomme mefme &
P vniuers ne paiFent en dignité les plus
brutes des animaux , ou la plus mife-
rable chaumine > Mais mon deflein
n'efl: pas d1nj[îfter à cette heure là
delTus 3 parce que ce font icy des in-
ftruâ:ions que ie veux donner aux
Chreftiens , &: non vne difpute que
ie fais contre les Athées. Et quand
cet obiet n'auroit point eflé de foy
mefme fi euident, la Reuelation nous
apprend que Dieu fe manifefta dire-
â:ement &c immédiatement a l'hom-
me dés le moment qu'il fuft créé, afin
de ne remettre point au foin de fon
raifonnement , quelque fort &: lumi-
neux qu'il fuft , la recherche d'vne
chofe qu'il deuoit fçauoir très-cer-
tainement dés le premier inftant de
fon exiftence , Se laquelle il pouuoit
apprendre par vn moyen beaucoup
plus court. Et fi les chofes fufient
demeurées en cet eftat, ôc que Thom-
me euft engendré des enfans en fon
intégrité ^ quoy qu'ils euflent eu les
Chrestienne. I. Part. 251
mcfmes facultés5&: les mefmes obiets,
ôc que par confequent ils en eufl'cnc
peuaueclctêps tirer les mefmes con-
noifTances^fieft-ce que les premières
impreffions leur en eufTent efté don-
néespar fon inflitution , &: ceux là les
eufTent ainfî prouignées dans leur
pofterité d'aage en aage. Ainfî tous les
hommes eftans premièrement infor-
més &: imbus de cette perfuafion;, foit
par le témoignage de Dieu mefme Se
de fa reuelation , ou par I'inflru£tion
de leurs pères , ils Teuflent toufiours
confirmée en croiflant par le moyen
du raifonnement , & par la contem-
plation tant d'eux mefmes que du
monde. le ne me mettray donc
point en peine de prouuer ce prin-
cipe là 5 à: me contenteray de faire
feulement quelques reflexions géné-
rales fur ce que le monde en prefen-
toit d'abord àconnoiftre,& furies
deuoirs dont ces connoiiTances plus
générales ont fourny les motifs &c les
argumens , iufques à ce que i'examine
les parties de la pieté vn peu plus par-
ticulièrement.
2yi LA Morale
La première chofe que le Monde
prefentoit à connoiftre touchant la
Diuinité^ cftque c'eftoit elle qui Ta-
uoit faits en quoy il pouuoit remar-
quer & faPuiflance infinie, &: fa Sa-
geiïe incompyehcnfible. Sapuiffancc .
paroiifoit infinie en ce qu*il l'auoit
tiré du néant. Parce que n'y ayant
point de proportion entre Teftre &: le
ïion-eftre, il fautneceffairement que
la caufe qui tire l'eftre du non-eftre,
n'ait point de mefurc non plus. Et
quand ic dis le non-eftre , fentens
celuy qui regarde la matière mefme
dont vn ouurage eft formé , de la-
quelle vous ne fçauriés première-
ment conceuoir le neantj&r puis après
Texiftence , que voftre entendement
ne demeure tout à fait englouti dans
Tadmiration de la caufe qui la luy
donne , comme dVne chofe qui paile
toute mefure de grandeur. Quel-
ques vns ont eftimé qu'à mefure que
les chofes acquièrent diuers degrés
d'eftre , qui fe furpaffent les vns les
autres en excellence^à mefme popor-
tion s'eiloignent elles de ce terme du
Chrestienne. I. Part." 155
non-eftrc dont elles viennent en exi-
ftence par la caufe qui les produit.
Tellement que la production de la
forme , qui orne &: qui détermine la
matière, eftant quelque chofe de plus
que l'exiftéce de la matière toute nue
& toute indéterminée, s'il eft poflible
de la conceuoir ainfi ; de la produ-
ction de la vie eftant quelque chofe
de plus que celle de la forme encore,
comme celle du fentiment a quelque
eminence par defTus la vie , &: celle
d'vne ame &c d'vne faculté raifonna-
ble, a quelque dignité confiderablc
plus que n'a le fentiment , il femble
qu'il y ait beaucoup plus loin du non-
cftreàreftredelalîaifon, qu'à celuy
de la matière toute fimple. Or là où
on peut marquer les degrés de Té-
loigncment d'vn terme à l'autre , on
peut auffi remarquer les degrés de la
diifHculté qu'il y peut auoir à les par-
courir î ce qui conduit à l'intelligen-
ce des différences de la vertu qui les
parcourt & qui les furmonte. Car
s'il faut vne certaine mefurc de force
ëc d'alegreilc au marcher pour faire
2,5:4 LaMoralë
vn quart de lieue en vn quart d'il eu-
re, il en faut au double pour en faire
deux 5 au quintuple pour en faire
cinq, au centuple pour en faire cent,
&:de mefmes à proportion. Puis donc
qu'il faut vue plus grande puiffance
pour la produdbion d vn eftre doiié
d'intelligence ôc de raifon , que pour
la création de la matière toute nue,
telle que l'on décrit la première auanc
que la forme luy donne la détermina-
tion 3c Tornement , lapuifTance qui a
efté neceffaire pour la création de la
matière ne fçawroit pas eftre infinie,
fînon que contre toute raifon l'on fe
voulull imaginer quelque chofe de
plus grand que n'eft l'infini. Mais il
eft aifé de répendre à cette obiedion,
par la comparaifon de la grandeur &:
de l'éleuation que les corps ont dans
la conftitution du Monde , auec cet
efpace vuide qui eft au delà des
fpheres les plus hautes de l'vnniers.
La terre &c l'eau font au lieu le plus
bas : l'air ôc le feu tiennent des ré-
gions plus éleuées : les orbes celeftes,
où nous voyons les aftrcsattachcs,onE
'■ CHRESTIENNEr I. pART^ lyj
vn bien notable degré de grandeur &:
d'exaltation par dcflus : &: les cieux
des cieux font encore pardelà;,iufques
où fe termine en fin leur dernière cir-
conférence. A les comparer de la
forte il fembleroit que les cieux ap-
proclialTent plus de la mefure de Te-
tendue de cet efpace infini qui eft au
delà de Pvniuers, que non pas la ter-
re qui ne paroift que comme vn point
dans le centre. Et neantmoins il eft:
certain que cet efpace eft autant in-
fini & illimité à l'égard du ciel , qu'il
l'eft à légard des plus petits corps,
finon que , comme nous auons dit ,
nous vueillons eftablir vn infini plus
grand que l'autre. Autre chofe eft
donc de comparer ces eftres entr'eux,
pour remarquer la difparité qui peut
cftre en leur excellence naturelle;
autre de les comparer aucc la caufe
laquelle a efté neceflaiic à leur crea-^
tion. En ce premier égard il n'y a
point de difficulté qu'ils font iné-
gaux , comme les corps defquels le
monde eft compofé ne font pas de pa-
reille hauteur en km* fituation , ny
t^^ i A Morale
de pareille étendue. En ce fêcoildi
comme il n'y a pas plus loin du centre
de la terre au dernier terme de cet ef-
pace 5 s'il y pouuoit auoir quelque
terme à fon immenfité, que de la plus
haute fphere du ciel j il n'y a pas plus
prés de Teftre de la matière toute fim*
pie au dernier degré de la puiflance
diuine , s'il y auoit quelque dernier
deeré à fon infinité , que de Tedre le
plus excellent des intelligêces créées*
Mais cela regarde pluftoft quelque
autre fciëcc que la Morale. Quoy qu'il
en foit 5 que l'infinité de la vertu de
cette caufc de toutes cliofes, fe puifl'e
reconnoiilre dans (es efFeds, S. Paul
Fa remarqué quand il a dit que la
puiffance éternelle de Dieu paroill
tout à clair en fes ouurages. Car par
cette éternité il entend l'infinité de
fon étendue , de quelque forte qu'on
la confidere. Dautant qu'eftrc abfo-
lument éternel , fans auoir eu com-
mencement de fon exiftencc^Â: élire
immenfe en fa grandeur , fans eftre
terminé d'aucunes bornes , font cho-
fes réciproques de leur nature, &c qui
fubfiftenc
ChrestiennEo I. Part, 257
liibfiftenc neceflairèment dans vit
mefme fuiet ; ce n'eftpas de merueil-*
le (î S. Paul employé ainfi Tvil poul'
Tautre. Et reternité de la puifl'ance
de Dieu ne fe connoifTant point ca
fes ouurages fiiion par rentremife do
rinfînitc de fa grandeur , parce qu'il
faut premièrement raifoniier* qu'ello
eft infinie , &c puis de là venir à con-*
noiftfe qu'elle eft diuine , ce qui en-*
cloft neceflairèment Teternité, il ny
â point d*apparence que TApoftre ait
t^oulu conduire nos cntendemens
à cette conclufion de Peternité de la
puiflance de Dieu , finon en faifanc
tne raifonnable reflexion futTinfinitô
dont elle s'infère. Quant à la fao-effa
de Dieu, elle paroiflôit incomprehen-*
fible tant en lâ conft:itution de chaqua
partie de l' Vniuers, qu'en raflemblàgà
du total. Car on ne fauroitattentiuc-
ment confiderer ny chacune des for-
mes que Dieu a données aux chofcs
particulières, ny Tvnion d'elles toutes
en la compoikion du Monde , ny les
l'oix qui font eftablies dans Tordre àù
la Nature pour fi conferuation, qu'ont
R
iyS LA Morale;
ne foit raui en admiration de la fa^
pience laquelle s'y eft déployée. Et
c'eft pourquoy le mefme S. Paul ap-
pelle Touurage du Monde, la Sapience
de Dieu ; attribuant le nom de la caufe
à reffedj parce qu'elle s*y voidauffi à
clair, que fi elle fe prefentoit elle mef-
me à la veuë des hommes. Or eft-ce en
ces deux chofes là, quand elles fe
trouuent coniointes , qu eft le fonde-
ment de l'autorité &: de la dignité.
La puiffance fans fageile, eft comme
îa force du Cyclope , quand il eut fon
oeil creué. Il pouuoit arracher les ar-
bres, ^ écorner les rochers , &: don-
ner quelque terreur par la fierté de fa
démarche , &:par les cris épouuanta-
bles qu'il iettoit en fa fureur. Mais fa
conduitte eftoit téméraire, & les élan-
cemens de fes bras ne faifoycnt d'ef-
fort qu'à coup perdu. La fagefle fans
puiffance eft comme la fcience d'vn
bon Pilote qui a perdu les deux bras.
Il fçait les règles de la Marine , &:
comment il faut parer à la violence
des tempeftes , quelles routes il faut
fuiure , & de quelle forte ileftncçef-
Chrestienne. I. Part, zfcjk
iâirede fe feruir des vens pour cenii;
cours . Mais tout cela ne ferç ^c riçn^
à conduire le vaifTeau fi on n'enpeuc
manier le gouuernail , & Içmoin-f
dre tourbillon eft pourluy faire fairq
naufrage. Venés vous à ioindre en-t
fembleces deux qualités ? Vous er^
faites vn compofé à qui du droit de 1^
Nature appartient le gouuernemenc ^
parce qu'il fçait ce qu'il favu vouloir,'
ôc qu'il peut ce qu'il a voulu y &c qua
fe propofant vne bone fin à fcs aftions,
il eft capable de bien emplqyer les^
moyens Icfquels y conduifent. U%
plus elles fe rencontrent Jbautes &q
eminentes en vn fuiet , plus luy don-*
lient elles d'autorité furies chofes qu^
ne les ont point , ou bien en qui elles
font moindres. Voila poui:quoy Dieu
voulant au liure de lob , monftrei^
combien fa Maiefté eft éleuée au def^
fus de nous , Se quel droit il a de dift
poferde nous à fa volonté , employ-Q
principalement pour le prouuer, 1^
confideration de fa fageffe & de fa^
puiflance5dontjtant d'ouurages qu'il ^
faits témoignent fi hautement. Pui^
tté tA Mo R AIE
donc qu'elles font infinies cri Dicu;^
Tautorité qui eii refulteeft infinie pa-
reillement ; 3c puis que ratitorité cH
vn ôbiet de reuerëce &: de Vénération
de la part de eeux qui luy font infé-
rieurs , rhomme ne pouuoit contem-
pler Dieu comme il dcuoit en cet
égard , qu'il n'euft pout luy des ref-
peûs Si des foumilTions conuenables*
La féconde dhofe que le Monde
prefentoit à coUnoiftre à l'homme ,
eftoitla caufe qui l'auoit induit à em-
ployer fa fagefle Se fa puiflance en fa
création* Car puis qu'il eft infiniment
fage j il ha s*eft pas incliné foy mefrrie
à la produdiôn de cet ouurage , fans
quelque bone raifon.Et puis que nous
auons défia pofé que Dieu eft vn eftrc
remply de toutes fortes de vertus ,
qu'il pcfiTedc dans vne fi haute & fi
eminente perfedion , que fa volonté
ne fe porte à aucune aûion qui. n'ait
fon motif dans quelcune de fes pro-
priétés Morales , il faut que la raifon
qui Ta induit à créer T Vniuers, ait eftc
fouuerainement&: vcrtueufe Se loua-
ble. Or fi vous parcoures toutes fes
ChrestiennêT I. Part^ léi
vertus 5 vous n'en trouuerés aucune
qui luy ait peu fournir le motif de
cette refolution 5 finon fa feule Bonté,
qui a voulu fe manifefter en com-
muniquant feftre qu'il auoit , à
ce qui ne Pauoit point, autant comme
chaque chofc en eftoit capable. Et
comme fi vous comparés l'eftre &: le
non-eftrc entr'eux , eu égard à la di-
ftance qu'il y a de Tvn à l'autre , vous
trouués qu'il faut vne puiifance infi-
nie pour conioindre ces deux termes,
^ conuertir le non-eftre en l'exiftence
de quoy que ce foit ; fi vous les com-
parés pareillement en ce qui eft de
Texcellence &: de l'auantage de la di-
gnité 5 vous trouuerés que comme Te-
ftre , prmcipalement tel que Dieu
Tauoit donné à toutes chofes , eft in-
finiment meilleur que le n'eftre point,
il a fallu que c'ait efté vne merueilleu-
fe bonté qui s'eft ainfi communiquée
à fes créatures. La bonté donc qui
fe témoigne par des bienfaits , eftant
vn obiet de gratitude , ôc l'homme
ayant part en ce commun eftre qui
tient lieu à toutes créatures d'vn fi fi-
R3
iKi tA Morale
ghàlé bienfait , il en deuoit auoir des
tciTeiitimens proportionnés à la gran-
deur de lâ chofe. Sur tout quand il
venôit à fe confidercr foy mefme en
]f)articulier 5&;àreconnoiftre de com-*
feièil l'eftre qu'il auoit receu de Dieu,
pàfToit en propriétés , en facultés , en
comriiôdités ,&: en magnificence, ce^
luy de toutes les autres chofes du
monde 5 Se combien outre les auanta-
gcs de fort eftrc propre , il auoit efté
gratifié de prerogatiues incompara-
bles qui eftoyent au dehors de luy,
fôn ame en deuoit éfirc remplie dVne
înerueillcufement viue ôc profonde
ïeconnoifî'ance. Caries cieux éclai-
îoyent pour luy ; la terre luy fournif-
Ibit fon habitation; les plantes ger-
moyent du fein des campagnes pour
ion vfage ; les oifeaux des cieux , les
poiiTonsde lamer , les beftes les plus
farouches qui habitent dans les de-
ferts 5 ou qui giflent dans les forefts y
ou qui bondiuent entre les monta-
gries , bbeïfloyent à fes commande-
îtiens 5 & refpeftôyent en luy Tem-
prainte de la maiefté de leurCreateur,
ChreStienne. t. Part. Itfj
qui reluyfoic fur fon vifage ; en va
mot toutes 4â« parties de la Nature
alloyent de concert à contribuer à
fon bonheur 5 comme s'il cuft cfté la
fin à laquelle elles aboutiffoynt , &:lç
but de la deftination de leureftrc.
Enfin la troifiéme chofc qui fe prc*
fentoità Thomme poureftre confide-
rée en T Vniuers , eftoit la fin pour la-
quelle luy particulièrement auoitefté
formé, le viens de dire qu'il eftoit en
quelque façon le but de toutes autres
chofes, &le centre auquel les lignes
de ce grand monde tendoyent &: fe
terminoyent de toutes parts, pfal-
loit donc quileuft aufli vnc fin de fa
création , laquelle fuft hors de Kiy ,
n'eftant pas poffible qu'il fuft fa pro-
pre fin à luy mefme. Car c'a eftc l'ex-
cellence de fon cftre par deffus tou-
tes autres chofes , qui l'a fait eftre le
but des autres parties de la Nature.
Parce que dans fon intelligence , dc
dans la parfaite conftitution de (es au-
' très facultés ^ il reprefentoit l'image
de fonCreateurjCe que les autres cho-
fes vifibles de corporelles ne faifoyêc
R4
:i64 l'A Morale
pas 5 Dieu auoit voulu qu'il en por*
xaft encore les traits dans la dignité
de fon eftat , &L que tout feruift à fon
"vrage. En efFeft ^ la notion de la Di-
vinité 5 ainfi que nous auons veu cy
<leirus 5 enferme premièrement l'i-^
^é^ dVn eftrc fouuerainement parfait
en intelligence &: en vertus , puis
après elle tire la conception de l'em-
pire & de la domination en confe-
quence. Tellement que l'homme ,
entant qu'il efloit l'image de Dieu,
refl'embloit au portrait de Phidias
<dans la ftatuë de Minerue. Toutes
les pièces de Touurage s'y rencon-
troyent de telle façon ^ &: s'y rappor-
toyeiit auec tant d'art par leurs liai-
fons 5c par leurs iointures , que qui
reull:o{léedelà,toutrairembIage s'en
difloquoit ^ &: l'ouuragc s'en alloit en
pièces. L'homme donc fedeuoitauf-
îî rapporter à quelque eftrepUis ex-
cellent que luy ^ comme à la fin de fa
creati5,&: y rapporter auec foy toutes
les autres chofes qui fe recueiUoyent
en luy 3 & dont il auoit rvfage. Et
quel paviLioit il eftre finon Dieu ;, donc-
Chrestienne. I. Part. z6^
reflence , & les vertus, & les proprié-
tés font infiniment au dellus de celles
de toutes les créatures ? Or eft la na-
ture de la fin telle , qu'elle attire à foy
toutes les inclinations &C toutes les
opérations des chofes qui la regardent
comme telle. Ce qu'eft l'aymant au
fer 5 ce qu'eft le lieu de repos aux
corps ou pefans ou légers , ce qu'eft le
bien fenfible aux appétits fenfitifs ,
cela mefme eft la fin aux caufes intel-
ligentes. Et plus la fin eft excellente
en elle mefine , &:plusrintelligence
eft capable d'en connoiftre la dignité,
plus aufii font efficaces Ces attraits qui
donnent l'émotion à Tintclleét , ôc
qui excitent les facultés que la nature
amifes dans fa dépendance. De for^
te que Thomme ayant Dieu pour fa
fin deuant les yeux , il a deu conduire
ôc addrefler là toutes les opérations de
fcs puiflances. Et c'eft ce que Von
dit ordinairement, que l'homme a efté
fait pourla gloire de Dieu. Car il y a
entre autres cette difterence entre la
manière en laquelle nous fommes la
fin de toutes chofes , Se celle en la-
t66 lA MokALE.
quelle Dieu eft noftre fin , que les au--
très cliofes feruent à noftre vtilité, au
lieu que quant à Dieu nous ne luy
pouuons en rien eftre vtiles. Les ne-
ceffitésde noftre eftre font comme vn
vuide qui bée après ce qui le peut
remplir : &: le fecours que nous tirons
des créatures iei^oit capable de fournir
à cet vfage , fi le péché n'auoit point
apporté de defordre dans la Nature ,
ny dmeftilaplufpartdes créatures du
premier delTein de leur deftination.
Mais Dieu eft éternellement parfait
& éternellement heureux en luy mef-
înc, fans qu'il puifle auoir befoin d'au-
cune chofe de dehors. Ce n'eft donc
pas pour contribuera fa fehcité, qui
ne reçoit ny accroiflement ny dimi-
nution,que nous regardons à fa gloire,
ôc que nous auons foin de la procurer;
c'eft par ce que c'eft noftre deuoir,
ôc la fin naturelle de noftre eftre.
Chrestienn^ I. Part. i6j
CONSIDERATION PLVS
fartimliere de ce que la Nature
enfeignoitde T>ieu au commence^
ment ^f^ des deuoirs de pieté qui
deuoycnt venir en conjèquence :
Et premièrement de ce au il riy
cnaquvn.
QVoy que ces confîderations gé-
nérales euflêt merueilleufemenc
ferui à la Morale de riiomme , s'il
fuft demeuré en fon eftat , fi eft-cc
que pour la conduite defes aftions,^^
pour les rapporter plus certainement
a leur but , il eft befoin de les partît
cularifer dauantage. Et c'eft ce que
ie me propofe de faire maintenant ,
moyennant la grâce de Dieu , en fui*
liant l'ordre qu'il a luy mefme fuiui
dans la première Table de la Loy,
que i'ay dit cy deil^js n'auoir cfté
qu'vn renouuellement des inftru^
liions de la Nature, Parce qu'outre
ié^S LA Morale
que les deuoirs de pieté qui nous y ont
cfté prefcrits , eufTent fuffi en cette
Difpenfation > &: que Dieu n'y a rien
oublié de cela en quoy confiftoit alors
îa perfection de fon feruice , la difpo-
fition qu'il leur y a donnée , &: l'or-
dre félon lequel il y a colloque fes
comman démens , conuient admira-
blement bien à la nature des chofes
tnefines.
Apres auoir connu qu'il y a vn
Dieu , qu'il eft infiniment puiflant^^:
que fafagefre& fa bonté n'ont point
de bornes , Tinfinité de toutes ces
vertus en luy , deuoit d'abord ietter
cette penfée en l*efprit de l'homme ,
qu'il nV en a qu'vn feulement , ôc
qu'il n'y en peut auoir dauantage.
Car Timmcnfité des vertus prefuppofe
neceiTairement celle de Teffence. Si
en Dieu il y auoit quelque différence
réelle entre l'eilence &:les vertus , de
forte que l'vne fuft confîderéc comme
le fuiet, ainfi que les Philofophes par-
lent , vV les autres comme des qualités
accidentelles dont le fuiet fuft imbu
pu atFedé , ïl ne pourroit pas eftre
Chrestienne I. Part. i6i
"conuenable que les qualités fuiTcnc
infinies , fi le fuiet ne Teftoit pas. Et
Ceux qui déterminent feftre de Dieu
â vne certaine grandeur , & neant-
nioins n ofent nier que fa puilrancè
n'eft point déterminée à la grandeur
d'aucun efFeft , fe contredifent mani-
fcftement à eux mefmes. Puis donc
que comme Ton dit dans les EfcoIes>>
leftre de Dieu eft vn a6le fi pur Se fi
fimple qu'il ne reçoit aucune compo-
fîtion en ioy, de forte que fi en noftre
manière de le coceuoir nousmettpnî
delà diftinûion entre {es vertus &c
(on effence , neantmoins dans lacho-^
fe mefme il n'y en a de tout point , c'eft
vne vérité indubitable, ^ qui ne fouf-
frc pas la moindre conteftation , que
l'intînité des vertus induit au ffi celle
de reffence. Or quel moyen y a-t-il
de conceuoir deux effences aftuelle-
ment infinies , fans s'enuelopper foy
mefme en quelque contradiélion î
Car encore que Teflence de Dieu ne
rempliife pas les lieux de la façon
qu'ils font remplis par les corps , fi
fçauons npus qu'elle eft en cet efpace
^7® i'A M ORAL?
dans lequel rvniuers eft contenu. Sa
Qu'elle s'eftend infiniment^ au delà
ans les régions contigues. Or s'il
y auoit vne autre efl'ence infinie , il
faudroit qu'elle fuft ou dans les nief-
mes régions , ou en quelques autres
imaginaires. Le dernier ne fe peut
dire fans contradiftion. Parce que
ce qui eft infini , eft par tout ; &: ne-
antmoins on fe figureroit ainfi vn in-
fini qui ne feroit pas prefent aux en-
droits où feroit Tautre. Le premier
îi'eft pas conceuable non plus j dau-
tant que fi vous les logés en mefme
endroit , ils fe pénétreront refpedi-
itement , de forte que chacun d'eux
cftant prefent à tous les plus petis Sc
plus indiuifibles efpaces qui font dans
^ hors Tvniuers, il fera impofliblc de
mettre aucune diftinftion entre ces
deux infinis , qui puifle faire recon-
noiftre &; aduoiier que ce font deux
diuerfes eftences. Et de fait ^ s'il y
en auoit deux , ou bien l'vne auroit
quelque perfedi on que l'autre n' au-
roit pas, ou bien leurs perfedions fe-*
roieiit abfolument femblables. Si
ChrestienneT I. Part^ 2.71
elles l'eftoycnt, par quelle difFeren ce
eft-ce que rentendcment d« l'honi-
me les pourroit feparer pour en faire
deux? Si elles ne J'eftoycnt pas, com-
ment leroyent elles infinies toutes
deux 3 fi Tvne auoit quelque pcrfe-
dion laquelle ne fuft pas dans l'autre?
Il y a plus. C'eft que l'infinité des
vertus 5 confiderée en elle meftne ^
induit neceflairement l'infinité en
autorité. Et neantmoins on ne fau-
roit conceuoir deux autorité* abfolu-
ment & efgalement infinies , fans
qu'elles fe choquent l'vne l'autre ^
lors qu'il fera queftion qu'elles s'e-,
xcrcent furies eftres inferieuv$. Parce
que fi elles ne fe choquent point , 6c
qu'elles foyent éternellement d*ac-
Cprd, il n'en émanera iamais rien qui
nous faffe connoiitre leur diftin£bioa,
ny qui nous mette dans l'efprit aucua
foupçon de leur différence. loinc
que fi vous les mettes en mefme rang,
comme leur çgalité 5c leur infinité le
requiert, vous tombçrés dans labfur^
dite de faire plufieurs eftres abfolu-
ment foau^rains ; ce qui eft incqmpa-
17^ i'A Morale
tible auec la nature de la fouueraine-
té : & fi vous les colloques en degré
de fuperieur &: d'mfe rieur , vous les
rendes inégaux en dignité , d'où
s'infcre neceflairement l'inégalité de
l'elTence.
Mais ce qui deuoit plus pronte-
ment &: plus fenfiblement frapper
rentendement de riiomme en cette
matière , c'eft qu'il n*y auoit qu'vn
Dieu qui fe fuft manifefté à luy ny
dans l'œuure de là création , ny dans
cette particulière rcuclation dans la-^
quelle il fe donna premièrement à
connoirtre. Car le Monde eftoic
compofé de telle forte qu'il ne repre-
fèntoit qu'vn auteur : &: cet auteur*
du Monde qui fe manifeftoit à luy,
fe reprefentoit tel & fi grand ^ qu'il
deuoit vniuerfellement attirer toutes
fes penfées. Tellement que l'hom-
me ne voyant qu'vn feul principe
àt fon eftre &c de l'eftre de toutes
chofes, ôc la conftitution de rvniuers
ne le conduifant qu'à vn Créateur,
il ne fe deuoit non plus propofer fi-
non vne feule fta de fes adions , Se
deuoit
CHUÈSTrENNÈ I. Part, x-f^
iàeuoit tenir pour égarés tous les
tnouuemens de fes affeûions qui s'é-
cartoyent de ce centre. Car quant
à cette frénétique imagination de?
deux Principes , qui a autres-fois faifî
quelques efprits éceruellés , il n'en
eufl: iamais efté parlé dans l'inteç^ritê
de la Nature. Cette contrariété qui
paroift maintenant entre le bien & le
mal 5 cette difficulté que Tefprit de
riiomme trouue à les faire couleif
d'vne mefme fource 3 eft vn effed de
la corruption qui eft venue au monde
par le péché 5 qui n'euft point eu de
lieu fi l'homme n'en euft point donné
à fa caufe. Mais quand il y auroiô
eu dans Pintegrité de la Nature quel-
ques eftres apparemment contrarians^
de la condition de ceux dont nous
auons maintenant peine à réconcilie^
le difcord& les répugnances. Tentent
dément de Thomme euft efté alors fî
adroit 43<: filumineux^qu il n'y euft pas
rencontré la moindre difficulté, ny la
moindre occafion de fcandale.
C'eft de là qu'il faut tirer la raifoii
pourquoy le premier commandement*
174 i-A Morale
que Dieu donne aux Ifraëlites , cft^
qu ils n'ayent point d^autre Dieu de-
vant luy; &:ce que les autres nations
€n ont adoré plufieurs , il a toujours
déclaré qu'il le prenoit pourvu fujet
de colère & de ialoufie.En efFed il n'y
a rien qui reprcfente fi bien Tvnion
de l'ameraifonnableaucc Dieu , que
celle de Tliomme 6c de la femme dans
vn légitime mariage. Car comme fé-
lon Tinftitution de la Nature la fem-
me ne doit auoir qu vn mary , l'ame
xaifonnable ne doit feruir 6c adorer fi-
nonvn feul Dieu. Et comme toutes
les afFedions de la femme, entant que
femme , fe doiuent rapporter à fon
mary , fans fe partager ny peu ny
beaucoup à d'autres obiets ; toutes le«
affedios 6c tous les refpeds que l'amc
raifonnable, entant que telle, a pour
ce qu'on nomme la Diuinité , fe doi-
uent rapporter à vn feul Dieu , fans
fouifrir qu'il s'en détache la moindre
partie pour vn autre. En fin, comme
ï'afFeftion que la femme a pour fon
mary , cil d'vne nature entièrement
.différente de celles qu'il iuy cftpermis
Chrestienne." I. Part. 2.7J
4'auoir pour toute autre forte de fu-
jicts 5 parce qu'elle void en luy des
relations qui font telles à fon égard ,
qu'elles font abfolument incommuni-
cables à tout autre : l'amour , la reue-
rence , &: la deuotion qu'vne ame
vrayement raifonnablea pour Dieu,
doit eftre dVne efpecc toute différen-
te des inclinations qu'elle pdut auoir
pourtoiite autre nature intelligente.
Dequoy la raifon eft toute claire. Par
ce que reifence&les vertus de la Di-
uinité font infinies, les mouuemens de
noftre deuotion enuers elle doiuent
eftre de toute l'extrémité des forces
de nos puiflances , de forte que ne
trouuans iamais les bornes de la per-
fection de noftre obiet , nous n'en
mettions point auffi aux élancemens
de nos refpedls &: de nos afteÛions , &C
que comme en nousauançant dans la
contemplation de ce que nous ado-
rons5nous apperceuons toujours quel-
que chofe au delà de nos pfeihieres
connoiflances, nous fartions auifi tou-
jours de nouueaux efforts pour nous
furmonter nous mefmes en l'ardeur de
S z
i7<î TLa Morale
noftrc clileftion,^ enreftimede Pex-
cellence de cet eftre. Ce qui doit
faire qu'en fin , fuccombans fous le
poids de la gloire de cette eflence &:
de fes propriétés , nous demeurions
cti<=^loutis dans l'admiration de fa
grandeur , & dans la vénération de fes
vertus 5 ainfi que dans vne mer dont
Teftenduë eft fans bords , &: la pro-
fondeur immenfe. Au lieu qu en at-
tachant nos efprits à la confideration
des créatures , quelles qu^ellcs foyent,
nous en trouuons les perfedions fi
petites 5 & la nature fi bornée , &fi
rcftramte , principalement fi nous ve-
nons à les comparer auec la Diuinitc,
que tant s'en faut que nous ayons de
la peine à égaler les degrés de leur
excellence parles mouuemens de nos
efprits , que nous trouuons inconti-
ilent qu'il en faut rellerrer le vol , de
peur de paiTer au delà de la iufte efti-
mation de leur mente. Car fi ce lont
les hommes qui fe prefcntent à nous
pouf obiet 5 nous les trouuons fem-
blablcs à nous , de forte que la con-
HouTance que nous auons de ïïqmSl
Chrestienne'. I. Part. ±77
mefmes &: de noftrc eftre, eft la iufte
mefure du prix que nous deuons doii-
ner au leur. Et dans cette parfaite
égalité dans laquelle nous nous fuf-
lîons trouués en l'intégrité de la na-
turejl'eftre de chacun de nous en par-
ticulier euft eu cet auantage par def-
fus celuy de noftre proclxiin , qu'il
nous euft efté plus intime que n euft
eftc celuy d'autruy , & qu'en fuitte il
nous euftdeu eftre à proportion plus
cher Se plus recommandable. Or
qui elt-ce alors qui fe comparant auec
Dieu.fe fuft trouué digne de la moin-
dre partie de l'honneur qui luy eft
deu ? QLii doncque eft-ce pareille-
ment qui euft peu fe laiiler aller à en
détacher le moindre rayon , pour le
déférer à qui que c'euft efté d'entre
les hommes ? Et iî ce font les Anges
qui s'offrent à nos efprits pour en con-
noiftre les qualités , ie veux que leur
Immortalité , & la pureté de leur in-
telleft , &c cet eftre entièrement fpiri-
tuel qui les exempte des aiïcftions du
corps ôc des inchnations fenfuclles ,
leur donne quelque auantage au dcf-^-
S z
2.78 ï- A Morale
fus de ncftre condition , &: femble-
les approcher vn peu plus prés deTe-
ftre diuin, tant y a qu'il en cft d'eux à
les comparer auec Dieu, comme de
ce que nous difions cy delTus de la
comparaifon de Teftenduë des corps
auec rimmenfitédes efpaces qui font
au delà des bornes du monde. Ils
font quelque chofe plus que nous à
regard de nous : mais à l'égard de
Dieu , fon infinité nous furpaffant é-
gaiement, les réduit tellemëtà noftre
proportion, quVn entendement bien
fait n'y remarque plus de différence^
Et certes il ne feroit pas raifonnable
que nous euflîons meilleure opinion
d'eux qu'ils en ont d'eux mefzues. Or
nous font ils reprcfentés en T Ecriture
comme ayans fix ailes ; de deux dcf-
quelles ils volent à l'exécution des
commandemensde leur créateur , de
qui par ce moyen ils fe reconnoiffent
feruiteurs:de deux autres ils couurent
leurs vifages , dautant qu'ils ne peu-
uent fouftenir l'éclat de fa Maiefté :
& de deux autres ils couurent leurs
pieds , comme s'ils auoient peur que
ChrestienmeÏ I. Part." ly^
fes yeux n'y apperçoiucnt quelque
impureté qui les rende en quelque fa-
çon indignes de fa prefence. Que
fi la différence qu'il y a d'vne nature
entièrement fpirituelle à celle qui eft
en partie mellee de corps^donne quel-
que auantage aux Anges par defl'us
les hommes, Tempire dont Dieu nous
auoit gratifiés fur toutes l^s chofes
fenfibles , & dans lequel il auoit mis
la portraiture de fon infinie autorité ,
nous eufl: recompenfés dételle façon,
que tant s'en faut que nous enflions
eu à nous plaindre de Tinegalité de
noftre condition , qu'elle eftoit plu-
ftofl capable de leur donner de Ten-
uie. le conclus donc que la commu-
nication que les hommes enflent eue
auec les Angcs^, eufl: efté pleine de ref-
pe6t : &: que la conuerfation qu'ils
enflent eue entr'eux , eufl; efl:é toute
confite en charité ; mais que tout cela
euft efté infiniment inférieur à cette
vénération dont ils enflent honoré la
Diuinité, come eftantl'vnique obiet
du Culte reliçrieux de leurs confcien-
ces.
s 4
iSo X A Mo RALE '
^ iS fiS 6T? Jfê o « iti s«*>' Ira SI Sll it^e Itô ;^^^
pÔTiJID EK^TIOT^
de ce que la Nature enjeignoitde
Dieu a tégarddefon ejlrefpiri-
tuel & tnuijihle;^ du deuoir
de pieté qui en refultoit.
DE la confideration précédente
l'homme a deu pafler incontU*
nent à vue autre. Tout ce qu*il auoic
deuant les yeux eftoit corporel , &c
luy mefme eftoit tel quant à vne partie
de fon eftre. Outre cela, les faculr
tes dont il fe feruoit à la contempla-'
tipn des chofes de l' Vniuers, eftoyenc
du corporelles , comme les fens &c la
fantaifie , ou tellement alliées auec
elles qu'il n'y pafî'oit du tout rien que
par les organes du corps. De forte
qu'il auoit cette inclination naturelle
de ne fe rien figurer qui ne fuft cor-
porel pareillement , iufques à ce que
par vne plus attentiue application de
fon elprit fur les obiets , il s'aduifail
Chréstienne. I: Part.' i^i
d'abftraire &: de feparer le fpiritucf
d'auee le corporel , &: de s'éleuer des
feliofes fenfibles à l'intelligence de
celles qui ne le font pas, Neantmoins,
quelle quefuft fon inclination à fefi^
guretdes corps , tant y a que quand
il eil venu à confiderer la Dminité pai?
le difcours de la Raifon , il 'en a deii
necefl'airement auoir des penfées fort
différentes de celles des chofes ma-
térielles. Car fon infinité première-»
jnent ne s'accorde point auecla con-
dition des corps : parce que tout
corps- eft matériel , & que toute mà^
tiere qui a quelque eftre vçritable^
ment exillent , eft indubitablement
terminée. Et bien que fi par la forcé
de rimagination onfevouloit figuret
quelque idée de la Diuinité, cet at-
tachement que nos facultés ont au
corps , la nous feroit conceuoir fou$
l'image dVn air fubtil &: délié , épan-
du dans toutes les régions où nous
nous imaginons qu'il y peut auoir àei
cfpaces,fi eft-ce que quand nousrap--
pellerions cette conception à l'exa-
jnen de la Raifon , nous la condamne-»
zit La Morale
rions incontinent par cette confidc*
ration , que tout air pour fubtil &:
délie qu il foit eft vn corps , d^ que
tout corps eft enfermé dans l'encein-
te de quelques bornes.
Apres cela , il ne pouucit douter
que Dieu ne fuft vn merueilleux En-
tendement : car la fagefle qui paroifl:
en la conftitution du monde, le mon-
ftre ainfî ; &: puis que rhomme5qui eft
Tonurage de Dieu , en a , il faut bien
qu'il y en ait vn beaucoup plus excel-
lent dans la caufe à laquelle il doit fon
cftre. Or d'eux mefmes les corps
ne font pas capables d^entendement:
parce que Tentendement doit com-
prendre les chofes qui n'ont point
île corps ; & les corps ne fçauroient
comprendre les chofes qui font au
delà du circuit ôc de la circonférence
de leur nature. D'où vient que les
beftes 5 dont toutes les facultés font
corporelles , & qui fe meuuent à la
rencontre .des obiets qui fe pcrçoi-
ucnt par les fens, non feulement n'ont
aucune connoiffance des fubftances
purement intelligibles , mais mefmes
Chrestienne. I. Pakt^ 285
ne s'apperçoiuent du tout point des
relations qui font dans les fuiets cor*
porels. C'eft pourquoy les petis en-
tr'elles ne refpedêt point ceux qui les
ont engendrés ; les faons de bifche,
di-je^les cerfs^ny les poulains les che-
naux, ou les mères mefmes qu'ils tet-
tcnt : parce qu'ils ne comprennent
pas ny quelles font ces relations du
père à ce qu'il a engendré , ny quels
font les deuoirs d'obeyffancc &: de
refped qui viennent en confequcnce.
Si donc il y a de Tentendemcnt dans
vn corps , ou bien il faut qu'il y foie
logé comme il eft dans celuy de l'hom-
me 5 c'eft à dire , comme vne forme
dans fa matière, à qui elle donne l'e-
ftre,&auec laquelle elle ne compofe
qu'vn feul &: mefme fujet : ou bien il
y doit ellre comme Ariftote s'eft per-
fuadé qu'il y en auoit d'attachés aux
orbes celeftes pour les mouuoir, com-
me s'il y auoit quelcun affis auprès
d'vne rouëj ou enfermé dans fa capa-
cité , ainfi qu'il fe void en quelques
machines, pour luy donner le mouue-
ment. Or vnç telle conception de
tg4 LA Morale
la Diuinîté ne pouuoit tomber dânô
Vne amc véritablement raifonnable.
Car s'il y âuoit quelque corps auquel
l'Entendement diuin fuft attaché de
la faç0n que l'ame eft au corps de
l*liommc , il faudroit que ce fuft le
Monde. Et de fait il femble que c'ait
efté l'imagination de Pline , quand il
â nommé le Monde vn grand Dieu,
&: de ces Philofophes que Virgile a
foiuis quand il a dit, qu'il y avn Ef-
prit meflé dans le vafte corps de l'v-
liiuers , qui y produit tous ces admi-
rables mouuemens que nous voyons
arriuer dans ta Nature. Mais la con-
noiffance de ta création du monde,
que le premier homme fçauoit auoir
€u commencement , &c l'infinité de
£)ieu, que hous auons dit qu'il a con-
nue, l*empefchoientd*en auoir cette
opinion. Celle là , parce qu'en toute
l'éternité qui a précédé la création ,
Dieu s'eftoit palfé de ce corps , de
forte qu'il n*y auoit point de faifon
qu'il s'y attachaft en le créant. Celle
Cy 5 parce que quelque grand que foie
le monde , il eft fini. Or eiKrele
ChrestiennêT I. PartT i^f
fini ô6 rinfini il n'y a aucune propor*^
tion ; de forte que s'il fe fuft incorporé
auec Pvniiiers , comme la forme fait
auec la matière , &: Tame raifonnable
auec le corps humain, l'eftenduë de 1^
matière euft efté dans ce compofé in-<
Animent excédée par celle de la for-
me. Ce qui eft tout à fait hors tics;
termes d'vne conception raifonnable*
loignés à cela que nous fuppofons
icy que le monde a efté créé par la
main deDieu;tellemêt qu'i 1 tient lieu
d'effeâ; , dont la Diuinité eft la caufe.
Et la Nature nous apprend qu'en
telles fortes d'vnions la forme 6c la
matière ne font qu'vn fujet , &: ne
conftituent qu'vn mefme eftre.Par cç
qioyen donc la caufe fera deuenud
l'effed , &: Teffeâ: fera deuenu fa pro-
pre caufe y contre la difpofîtion de
Tordre naturel des chofes. Et veii
qu'en telles coniondions , où la for-
me eft comme vne ame qui sépand
par tout le corps, la matière doit eftre
fournie de certains organes qui feruëç
conuenablement aux diuerfes puif-
fanées de la forme; ôc par leiquellcs?
ïîê LA Morale
clic exerce ks opérations , d'où pa-
roift-il que le monde foit ainfi orga-
nifé , pour feruir aux fondions de la
Diuinité ? Où refide fon intelligence?
Où a-t-clle mis le fiege de Ces appé-
tits ? Qui ne void que fon aflcmblage
cft compofé de parties qui ne font que
contiguës les vnes aux autres, com-
me les pièces dVne machine dont le
vray moteur eft au dehors , Se non
continuées d'vn trait, & liées par vn
mefme efprit,qui eftatinfuspar tout,
les anime de les viuifie?En fin nous ne
voyons point de corps animés qui ne
s'entretiennent en leur eftre par le
moyen de ralimêt;& plus leur eftre eft
exceller &: parfait,plus auffi eft fcnlî-
ble le befoin qu ils ont de nourriture,
plus manifefte le foin que la Nature a
eu de les pouruoir des organes ncçcf-
faires pour le receuoir Se pour s^cn
ayder, Se plus reconnoiftablel'vtilité
qu'ils tirent de fon vfage. Qui font
toutes chofes dont nous ne voyons
aucune trace dans TvniuerSjfoit qu'on
le confidereen fon tout, ou dans les
parties qui le compofent. Sans tirer
Chrestienne^^ L Part» 287
^maintenant en ligne de conte que les
reuolutions des cieux , & les circula-
tions des elemens^&les autres viciffi-
tudes & mouuemens de la Nature,
font trop conftans ô^ trop déterminés
à vne certaine façon , pour eftreefti-
mes les mouuemês d'vn Dieu-animal,
tel que cette hypothefe le conçoit,
veu que les mouuemens de tous les
animaux font non feulement moins
précis, mais merueilleufement diucrs
&c fouuerainement libres.
Si d'autre part il y auoit quelque
corps auquel Dieufuft attaclié,*come
Ariftoteapenfé que chaque intelli-
gêceeft déterminée à l'orbe lequel el-
I-e mcutjil faudroit que ce fuft le Mon-
de encore. Or eft-il bien vray que ce
Philofophe a tafché de monter par les
diuers mouuemens du mode à la con-
uoiffancc d'vn premier moteur, efti-
mant que les elemens meuuent les
corps compofés , & les cieux les ele-
mens , ck: les intelligences les cieux,
&: que Dieu infpire la vertu de mou-
uoiraux intelligences mefmes. Mais
il réleue aiaii au delTus de tous les
i88 ï A M OR A LE 7!i]^)
corps , &: ne le lie pas à aucun <f eux }
comme vn Ixion à fa roue. Et quand
il l'auroit fait , fon opiiiion feiôit im-
portune & bizarre. Car Dieu eftant
infini, &: par confequent prefent par
tout 5 il n'eft pas befoin qu'il fe lie
au monde pour le mouuoir , puis qu'il
rembrafle,&: quille pénètre de tou^
tes parts , &c qu'il peut également Sa
immédiatement agir en chacune de
fcs parties. Et au fonds , comme la
fphere n eft pas l'intelligence qui la
remue , &: ne fait aucune partie de
ion eftre 5 mais luy eft de beaucoup
inférieure , Se eft afluiettie à fon
aflion 5 le monde ne feroit pas non
plus la Diuinité quand elle le re-*
muëroit ainfi , &c ne pourroit pas
conftituer aucune partie de fa nature*
De forte que T homme deuroit tou-^
jours faire abftradion de l'idée de là
Diuinité d*auec le corps auquel elle
infpireroit le mouuement, Se la con-
fiderer comme vne chofe purement
If irituelle. Mais l'homme en fon in-
tégrité auoit Pentcndement trop illu-
ûiiné.pourne reconnoiftre pas ce que
nous
CHRÉStlENNE^^ t. pARt. tî^
hous aùons cy dcffus pofc de la Diui-
hicé 5 c'eft qu'eftant infime &: en ef-
fence &: en vertus , elle clè tellement
la caufe de toutes chofes , qu*elle n'a
du tout rien de femblable aûcc les
creatutes vifibles &c matérielles , ny
mefmes de proportionné auec les im-
matérielles, 6t inuifibles, quelles qu'-
elles foyent. îl euft donc aifément
âpperceu qu'il refaite de là neceilai-
tement qu'il n'eft ny poilîble ny per-
mis de le reprefenter comme on rc-
jprefcnte les corps , foit par les ouura-
ges de la main ^ ou par les imagina-
tions de la fantaifie. Car ou bien
rimage qu'on en formeroit , fcroic
pour reprefenter fon eftremefme : ce
qui ne fe peut, puis qu'elle eft fpiri-»
Quelle , ôc qu'entre ce qui eft fpirituel
& ce qui eft corporel il n'y peut auoiif
de reflemblance ny de rapport. Ou
bien ce feroit à intention de repre-
fenter Ces propriétés ou fcs adionspar
le myfterede quelque embleme;Gom-
me on defigne la viftefle des Anges
par des ailes , 5c les vertus morales par
des femblances de belles femmes^ les
T
15)0 ï^ Morale
vnes auec vne efpée en la main les
autres auec vne balance , &: les au-
tres auec quelque autre caraftere de
leur difFerencerce qu'il neft pas per-
mis d'eflayer en ce qui eft delaDiui-
nité 5 dautant que c'eft ramener fes
propriétés qui font infinies, à la pro-
portion des chofes qui ne le font pas.
De la célérité des Anges à la vifteffe
des oifeaux , quelque inégalité qu il
y ait 5 il y a quelque proportion pour-
tant 5 puis que les vns 6c les autres
mettent quelque efpace de temps,
pour petit que vous le vous imaginics,
à trauerfer vn grand 6c confiderable
interualle. Car le pafTage des Anges
du plus haut des cieux en la terre ,
ne fe fait pas en vn inftant, puis que
ce font des fubftances terminées en
leur eftenduë , 6c defquelles on ne
peut pas dire qu'elles foyent en vn
lieu au mefme moment indiuifible
quelles font prefentes en vn autre.
Tellement qu il n y a point de dan-
ger de faire feruir l'idée de la viflefle
du vol des oifeaux , que l'on exprime
par les ailes lefquelles en font l'inftru--
Chr^stienne. I. PartT ic)î
meut, àlâdefcriptiôn fymbalique dû
itiouuemcnt de ces Efprits. Qaanc à
ce qui eft des Vertus morales , la con-
ception de leur eirence île pâflant pas
itoftre capacité > puis qile nous fça-
ûons que ce font des habitudes rai-
fonnablcs qui prennent leurs formes
&:leiirs différences de certains obicts
qui nous font cônnus3&: des diuerfcs
relations &: circonftances foiis lef-
quelles on les cofîderc, nous pouuOns
bien obferuei: les ^apports quelles
ont attec les chofes corporelles, & les
mefurer d'vne mefure commune qui
en mârqud les proportions. Telle-
ment que rien n'empefche non plus
que nous ne nous fermons de l'idée
delà modcftic ôc delà beauté d'vne
femme , pour crayonner en quelque
forte Texcellence de la vertu à la re-
garder en gênerai ; &: de la figure dV-
ne balance , qui eft rinltrument donc
©n égale les poids des chofes , pour
fignifler Texaditude auec laquelle la
droite raifon d'vn homme iufte balan-
ce les àftions & les recompenfes , oïl
l'eftimation des chofes qui font dans
T z
25)1 LA Morale
le commerce du monde , pour les ré-
duire à régalité. Mais parce qu'il n'y
peut rien auoir entre les choies cor-
porelles qui ne foit fini, Se qu'au con-
traire il n'y peut rien auoir en Dieu
qui ne foit infini abfolument , il ne
peut eftre par quelque raifon que ce
foit 5 ramené à la fimilitude des corps,
qu'il ne foit auflî ramené à leur pro-
portion ; ce qui eft vn def honneur
à fa gloire. Et puis que nous ne pei-
gnons les chofes fpirituelles , finon
parce qu en connoiffant leur nature ,
& comprenant leurs propriétés , nous
pouuons iuger des rapports qu'elles
ont auec les corporelles fous les em-
blèmes defquelles nous les nous te-
prefentons, ou bien il faut que nous
ayons cette prefomption de nous mef-
mes que nous comprenons la Diui-
nité, ce qui eft infupportable dans la
créature ; ou bien fi nous la voulons
portraire, nous commettons vn atten-
tat auffi déraifonnable en luymefme,
puis que nous reconoiffons que nous
ne la comprenons pas , qu*il eft iniu-
lieux à fa Maiefté. Et certes ce n'eft
ChrEstienne I. Part, i^j
pas fans quelque bonne raifon que
î'Efcriture nous rapportant Thiftoire
de la création de l'homme , nous dit
bien que Dieu a parlé à luy , mais ne
nous fait aucune mention qu'il luy
foit vifîblement apparu fous quelque
figure corporelle. Car quant à la
voix^Dieulapouuoit former en Tair,
fans donner occafion à Thomme de fc
rien figurer en luy qui fuft corporel;
ôc mefmes en parlant , de toutesfois
n'apparoiflant pas^illuy donnoit fuj^t
de penfer qu'il eftoit inuifible quant
à luy, & que s'il faifoitouïr vne voix,
c'eftoit parce qu^autrement il n'euft
pas peu commodément auoir com-
munication auec rhomme. Au lieu
que s'il fe fuft prcfenté en quelque
figure vifible , & principalement en
l'humaine^il euft peu luy mettre quel-
ques idées incommodes dans Teiprit,
dont il ne fe fuft point défait qu'à
force de raifonnement. Mais à la
vérité depuis le péché il s'eft afiés
fouuent apparu de cette façon, parce
qu'encore qu'il ne vouluft pas qu'on
creuft qu'en fon efTence il fuft corpo-
T 3
1^4 ^ ^ Morale
rcijil iugcoit neâtmoins expédient de
faire voir quelques prefages, ^^doner
quelques preflentimens de cette di-? '
uine incarnation qu'il a depuis reue-
l^e. C'eft donc par vne excellente
laifon qu'après auoir donné le com-
mandement qui défend d'auoir d'au-
tres Dieux deuaut luy, il a fait fuiure
immédiatement en fa Loy la feuere
prohibition de le reprefenter corpo-
rellement , fous quelque figure que
que ce puifîe eftre. Et ce que dans
les Prophètes il découure tant d'inr
dignation contre ceux qui en vfenç
autrement, ce n'eft pas pour s'accom-
pioder ou à quelques peuples , ou i
quelques temps^ny pour feruir à quel-
que Difpenfation particulière -, c'eft
pour nous donner vne déclaration de
fa volonté, laquelle foit inuariable eu
tous lieux &: en tous temps , dautan;
qu elle eft fondée dans la nature im-
muable de fon eftre.
Chrestienne, I. Part. 25 j
àààÈààà-'ààÈàààààà
C 0 N s I DERJTION
de ce que la Nature enfeignoit de
Dieu au commencement y a l'égard
de fa n^rouiience ; ^ de ïinflru-
Ûion que l'homme en deuoit tirer
four la l^ieté,
A Près aiioir ainfî connu qu'il n'y
a qu vn Dieu , & qu'il eft d'vne
nature toute diffemblable delà coii-
dition des corps , la plus proche con-
fideration à laquelle Phorame a deu
pafler , eft celle de fa Prouidencc.
Car deux chofcs l'y conduifoyent ma-
nifeftemet. L'vne eft que Dieu^com-
me nous auons dit , eft vn entende-
ment infini , qui quand il auroit trou-
ué le Monde produit par la vertu de
quelque autre caufe que par la puif-
iance de Ùl main , feroit d'vn cofté
porté de fon inclination , &: de l'autre
autorifé par fa naturelle dignité , à
çn prendre le gouuerneraent , poui:
çmpçfcliçi: que Iç defordre ne s'y mift^
T4
tSf€ lA MORAIE.
de parle defordre la mine autrement
ineuitable. Car dans le monde il y a
1X01$ chofes : La matière 5 les for-t
mes particulières de chaque créature j
&: l'aflemblage d*elles toutes 3^ qui luy
donne le nom de Monde , à caufe de
fon ordre & de fon ornement , &: le
tiltre d'Vniuers, parce quM enferme
toutes les chofes corporelles dans fori
enceinte. Or ny cet ordre vniuerfel
de toutes les parties du Monde ne fe
peut pas entretenir de foy mefine long
temps,^ non plus que les diuerfes pie-
ces d'vneMonllre, fi quelque ouurier^
n y met la main : ny les formes partir,
culieres des chofes ne fe peuuent pas
conferuer dans la diflipation du tout :
ny la matière mefme , parce qu'elle
n'a pas fon eftre de toute éternité, c'eft
à dire d'elle mefme , comme Platon fe
Teft figuré , mais qu'elle a eu com-
mencement par l'efficace dVne caufe
qui Ta produite , ne fe pourroit pas
maintenir fans le concours &c Vin-
fluence de quelque eilre plus puiffant,
qui arrefte la propenfion qu'elle pour-
;ifoit auoir à fon ancantilTement. Or /i
Chrestienne. 1. Part. 2^7
nous auons regret de voir périr de
beaux ouurages , faute d'eftre bien
entretenus , encore que nous ne les
ayons pas faits , quelle auerfion doit
on penfer que TÊntendement diuin
deuft auoir a la ruine du Monde ; fur
tout y ayant des créatures raifonna^
blcs , comme font les hommes , qui
fî elles fe maintenoycnt en leur intc-p
grité 5 feroycnt dignes de fa Proui-
dence Se de fon foin , quand il ne les
auroitpas formees?L'autrc eft,queluy
mefme auoit crée TVniuers , &: que
fon honneur eftoit en quelque façon
intereffé, comme fes affeftiôs eftoyent
engagéeSjà la conferuation de fon ou^-
urage. Car il eft naturel à toutes
caufcs qui ont quelques fentimens
d'afFedion, d'ay mer ardemment leurs,
produdions : 3c c'eft le propre des;
caufes intelligentes de les aimer dau-.
tant plus 5 qu'elles y ont pUis déployé
de fagefTe , d'induftrie , &: d'art , ôc
de s'intereiTerdans leur conferuation,
come en chofe qui touche leur gloire:
EneffetjfijCÔme nousfauos cydeflus
xemar(jué;,labôté de Dieu a elle capa-
±98 lA Morale
ble de Tinciter à doner l'eflrc aiîModc
à rheure qu'il ne Taucit pas , il y auoit
bien plus de raifon de croire que cet-
té mefme bonté le luy conferuoit
après le luy auoir donné. Parce quV-
ne chofe quin*eft point, n'eft pas en-
core vn obiet d'amour , ny par la con-
fideration de fon eftre , ny par celle
d'aucunes qualités ouproprietés donc
il foit accompagné. Ainfi cette bon-
té de Dieu qui s'ell déployée en la
création du monde , n'a point eu de
caufe hors d'elle mefme qui l'ait in-
duite à agir i c'eft de fon pur 3c fimple
mouuement qu'elle s'y eftportéc. Au
lieu qu'vne chofe qui eft , èâ qui ou-
tre Fcftre a des qualités recommanda-
bles , comme le Monde en auoit en
fan integ-rité , eft vn obiet de dile-
ction^qui a en foy mefme quelques at-
traits capables d'émouuoir cette bon-
té ,&: de l'attirer à le mamtenir^ en le
fouftenant par la mefme vertu qui fa
premièrement créé , &: en le gouuer-^
nantpar fa Prouidence.
Or parce que le Monde eftoit fork
Quurage en toutes {es parties , il xxy
Chrestiinne. I. Part. 19^
en a eu aucune fur qui le foin de cette
Prouidence n'ait deu s*ctendie , poin?
conferuerreftre aux chofes qui font,
entretenir lés efpeces de celles qui vi-^
uent 5 fournir à celles qui font douées
de fentiment des forces pour leurs
fondions , prcfider fur le meflangc
des elemens &: fur la compofition des
corps 5 régir les altérations & les cir-
culations des elemens , ^ouuerner les
mouuemens dts cieux 5 animer Se vi-
uifier toutes les parties de la Nature*
Mais parce que Tliomme eftoitla plus
excellente créature dont le monde
fuftcompofé 3 Scelle à laquelle tou^
tês les autres aboutifToyét en quelque
forte comme à leur fin , Thomme a
deu auoir cette opinion de la Diuini^
té , que c'eftoit principalement & fur
luy & pour luy que s'exerceroit cette
Prouidence. Et de fait , fi ce que
difent les Philofophes eft véritable,
que le rapport qu'a la coferuation des
chofes à leur création , eft comme
celuy de la ligne à vn points c*eft à fça-
uoirque ceft comme vn flux &:vne
continuation de l'adion par laquelle
joo tA Morale.
les chofes ont efté premier cmcnrt
créées, de mefmes que lafagcflTe, & la
puiffance ^ & la bonté de la Diuinité ,
Je font déployées d'vnc façon plus fi-
gnalée en la formation des cftres les
plus excellens , il cft conuenablc
qu'elles fe manifeftent auec vn foin
extraordinaire en leur adminiftratiqn
& en leur conduite. De forte qu'en
toutes les autres parties du Monde
riiomme a deu reconnoiftre cette
Prouidencc , ࣠la confidercr auec
refped : mais à fon égard propre , dz
en ce qui le concernoit , outre le^rcf-
peâ: qu'il luy deuoit , il l'a dcu confi-
ilerer auec reifentiment dVne parti-^
culiere obligation^parce quelle auoit
pour luy des foins plus particuliers , &:
des aftcdions plus tendres. Cela
donc , quand il fuft demeuré tout
feuljle deuoit obliger à n'auoir point
d'autres penfées de la Diuinité , ny
de la. bonté , iuftice , Se fapience de
fa conduite, finon pleines d'honneur
&c de reuerence. Mais H n'efloit pas
créé pour demeurer feul. Il deuoit
premièrement cflrc conioint par m^-^
Chrestiemne I. 'Part^ jor
riage auec vne femme : ce qui cft la
première focietc , &: le fondement de
toutes les autres. Puis après, il deuoit
âuoir des enfans , àc compofer ainfi
vne mefme famille auec eux , de la-
quelle il feroit le chef : ce qui eft la
première production de Talliance du
mariage , &: le modcllc de toutes les
autres focietés. En fin, ces enfans là
deuoyent auoir d'autres enfans , ^
compofer auffi à part leurs familles
auec eux : ce qui feparant les familles
des enfans , tant les vnes d'auec les
autres , que d'auec celles du Pcrc
quant à l'habitation , &: neantmoins
conferuant communion ^ focietc
auec elles quant aux vfages de la vie
&: à la conuerfation , faifoit vne ef-
pece de police naturelle. Et fi nous
nous figurons que le monde euft fub-
fifté long temps en cet c liât, il faudra
pareillement conceuoir que ces poli-
ces fe fuffent beaucoup m.ultipliées.
Or l'inllrument de la conuerfation ^
de Tvfage de toutes ces focietés , eft
la parole. C'eft par ce moyen là que
le mary &: la femme communiquent
'^'oi ï*A Morale
entre eux : c'eft parce moyen là que
le père communique auec fes enfans^
&: les enfans auec leur père : c*eft
enfin parce moyeh là que les familles
qui fe font feparées les vnes des au-
tres, comme de petites colonies , qui
s'épandent en diuerfes régions, com-
muniquent entr*elles refpeftiucment,
&: entretiennent la communion que
la diuerfité d'habitation auroit autre-
ment abolie. Et quand ie dis la pa-
role, i'entens celle qui explique la vé-
rité , &: qui eft Tinllrument &: fin-
cerprete de la bonne foy , fans la-
quelle il n'y peut auon* de focictc
entre les hommes. Car la parole fert
dans la focieté à grande quantité de
chofes 5 mais principalement à trois.
L*vne concerne le témoignage qui
regarde les chofes paflees , ôc qui fert
aux luges &: auxMagiftrats à fonder
leurs iugemens. L'autre touche
l'eftat des chofes prefentes,& fert aux
perfonnes tant publiques que parti-
culières , à former leurs refolutions
^ leurs dcilems. La troifiefme re^
garde les promeiTes pour l'auenir , êc
Chrestïennë I. Part? 30}
ïcrt à eftablir les conuentions ôc les
contraûs que les hommes font entr*-
€ux. Si donc la vérité & la bonne
foy ne règne dans les témoignages ,
ks iugemens, dont la droiture eft or-
dinairement fondée fur la depofition
des témoins ^ feront entièrement per-
uertis. Si elle ne règne dans les rap-
ports furlefquels chacun eftablit fcs
délibérations , les confultations fe
feront à contrefens , 6c les affaires du
public 5 Se celles des particuliers fe-
ront renuerfées. Enfin ^ fi elle ne
rcgne dans les. promeffes &: dans les
conuentions , tout commerce fera
incontinent banni de la terre. Or
là où CCS chofes n'auront point de
lieu 5 qu'elle focieté fe peut confer-
uer entre les hommes ? Parce donc
que lacjorruption laquelle eft arriuée
au monde , a donné aux hommes de
grandes inclinations à tromper Se à
mentir , leur parole eftant deueniic
fufpeûe , parce qu'on fe défie de leur
bonne foy, il a falu trouuer quelque
moyen de la rendre ferme & inuaria-
ble. £t ce moyen là c'eft que le$
^ô4 l'A Morale
hommes eftans imbus de cette nattt^
relie notion que la Prouidence dô
Dieu gouuerne tout Tvniuers, &que
^la principale partie de cette Proui-
dence confifte non pas feulement à
conferuer le genre humain, mais auflî
à punit le vice &: à recompenfer la
^ Vertu , à maintenir la vérité , &: à ma-
nifefter ôc confondre le menfonge ,
Dieu a voulu que cette couftùme fe
foit introduite entre les hommes ,
d'appelier cette Prouidence auec
quelque imprécation , pour la con-
firmation de leur parole. Car le fer^
ment n'eft autre chofe fmon Tinuo-^
cation du nom de Dieu, pour atteftef
de la vérité de ce que l*on dit , pour
manifefter le menfonge à la confu-
fiondc celuyquile prononce,&: pouf
faire tomber fes épouuantables iuge-
mens fur celuy qui employé ce faint
nom à faux, &: auec intention d*en
colorer &: d'en couurir Ces perfidies*
Et c'eft vne chofe Ci naturelle ôc fi
fainte en elle mefme, dans Teftat où
nous nous trouuons maintenant, que
Dieu met entre les parties de fon fer-
uice
ChrestienmeT i. Part." joy
uicc la couftume de itircr par fon nom
ca d'importantes occafîons,^ que luy
mefmepour la confirmation de fa pa-
role vfe qu^lquesfois de iurcment ;
mais parce qu'il ne peut iurer par
vn plus grand , au lieu que nous
iurons par luy , il faut qu'il iure par
foy mefme. Or eft-il vray qu'en cette
intégrité delà Nature, que nous con-
fiderons maintenant , parce qu'il n'y
euft point eu de foiipçon de menteric
&: de tromperie entre les hommes, &:
que les iugemens qui font à cette
heure envfage , nylescontracts que
nous faifons ordinairemët entre nous,
excepté celuy qui confifte au maria-
ge 5 ny la plufpart des délibérations
dont l'eftat delà vie dépend^n'eulfcnc
point efté neceflaires, ô^n'euffent par
confequent point eu de lieu, il n'euil
point efté befoin d'appeller Dieu à
témoin comme nous faifons à cette
heure,poureftre le vangem- du men-
fonge &: le garent de la vérité. -C'eft
pourquoy cette defenfe , Tu nepren-
dras poim le nom de l Eternel ton Bief^
en vdin , &; cette dénonciation s car
V
30^ ÏA Morale
Dieti ne tiendra f oint four innocent celuy
qui f rendra fon no7n en vain , qui vient
incontinent en ordre après les deux
premiers commandemens de la Lôy,
a bien fans doute fon fondemët dans
la créance de la Prouidence , dont
l'homme deuoit eftre profondement
imbu au commencement. Mais en
ce qui regarde les fermens, elle eft ac-
commodée à Teftat prcfent des cho-
ics du monde, &: àla neceffité de cet-
te forme de focieté qiie nous auons
entre nous depuis le péché. Ncant-
moins , entant que cette partie de la
Loy comprend le commandement de
ne parler de Dieu &: de fa Prouiden-
ce qu'auec refpeft^&i d*auoir toûiours
en fouueraine vénération &: (es vertus
àc fes voyes , c'eft à dire, fa conduite
&: fon adminiftration , c'eftoit indu-
bitablement vn deuoir inuiolable de
la Nature. Tellement que c'a elle
auec vne finguliere fapience , que
Dieu voulant renouueller la Loy de
Nature dans cts quatre commandc-
me;ns qui compofent la première Ta-
ble 3 il y a mis ce précepte icy , qui
Chrestienîïe. I. Part.' 507
ne donne pas feulement aux hommes
vne reigle de leurs aftions en Toccur-
rence des fermens , mais vne leçon
éternelle de reucren ce & de refpe£t
cnuers la Prouidcnce de Dieu , qui
oblige la créature en quelque eftat Sc
fous quelque difpenfation qu'elle
puiiTe eftre.
COl^S I DE RJTIO N
de ce que la Nature pouHoit enfei-
gner a l'homme touchant la
manière de Jèruir Dieu,
LEs trois réflexions que nous ve-
nons de faire fur la nature de la
Diuinité ; Qii'il n'y a qu'vn Dieu ;
Qu'iln eft pas corporel ; Qu^ilnefait
rien que fagement Se dans toutes les
règles d'vne fouueraine vertu ; fem-
blentd*abord engendrer pluftoft dans
les efprits deshÔmes des conceptions
negatiues , qui défendent ce qui cft
mauuais ^ que des mouuemens affir
V z.
3o8 lA Morale
matifs y qui nous portent à ce qui cft
bon . Et de fait , les commandcmenç
dont ils ont fourni la matière dans la
première Table de la Loy , font tous
conceus en termes prohibitifs , qui
interdifent le mal à Miomme ; & non
en paroles imperatiues , qui luy or-
donnent le bien. Tellement que de
primabord il pourroit fembler que les
deuoirs aufquels ces commandemens
6c ces conceptions nous obligent ,
confifteroycnt pluftoft à nous abfte-
nir de faire les cliofes qui font capa-
bles d'offenfer Dieu , que non pas à
faire celles qui luy peuuent eftrc
agréables. Neantmoins il faut icy
cofidererattentiuementdeux chofcs.
L'vne eft , que ces conceptions ne-
gatiues en contiennent de pofitiues
neceffairement. Car qui dit qu'il n'y
a qu'vn Dieu, dit certainement qu'il
y en a vn : qui dit que ce Dieu là n'eft
point corporel , dit auifi qu'il eft fpi-
rituel en fa nature : &c qui dit qu'il ne
fait rien qui ne doiue eftre confidere
auec honneuT&: refpect , donne ailés
a entendre qu'il fait des chofes qui
Chrestienne. I. Part^ 309
doiuent eftre cpnfiderécs auec rcue-
rcnce. L'autre eft, que Thomme eft
vn principe deftiné à rexercice des
boruics aftions , & non pas à la fimple
ceiFation des mauuaifes. Car les fa-
cultés qu'il aluy ontefté dônces pour
agir , autrement elles feroycnt inuti-
les 5 &c ne feroyent pas des facultés ;
& s'il n'auoit efté créé que pour s'ab-
ftenir d'agir en telles fortes d'opéra-
tions que font celles de la pieté &: de
la vertu , il ne falloit que le priuer ou
de vie &: de fentiment , comme les
cailloux, ou au moins certes deraifon,
comme la Nature a fait les beftes.
Ces trois reflexions donc ont deu
obliger l'homme à agir côformement
à la nature de fon obiet &: de fes pro-
pres puilTanccs. La première , à ho-
norer Dieu y &c à auoir pour cela tou-
tes les propenfions 5 toute la conftan-
ce 5 &: toute l'ardeur que requiert
rcxceilence infinie &: la grandeur
immenfe d'vn eftre fi faint &: fi glo-
rieux, dontla feule idée doit remplir
Tame de l'homme d'admiration , d'a-
mour 5 de de reuerence. La féconde,
y i
'^1© Va m cari e
à l'honorer des mouuemens de Pen-
rendement &c de la volonté , c'cftà
dire , des puiflances les plus pures &f
les plus fpirituelles qui foyent en luy,
dautant que c'eft vn eflre purement
fpirituel , ôc qui n*a rien de méfié auec
la matière. Car ce q^ie noftre Sei-
gneur a dit, que Dieu efi ejprit , é^
^iiil dime ceux qui l adorent en efprit ce*
en vérité ^ ed vne inftruâ:ion tirée des
four ce s mefmes de la Nature. La
troiiîeme ^à penfer de fa Prouidence
auec refl'entiment& vénérations^ où
les occafions s'en prcfenteroyent , à
en parler en termes qui euffent vu
parjfait rapport auec cette intérieure
difpofition de fa confcience.. Et cel^
fe prouue aflés de foy mefme fans au-
tre raifonnement.
Mais bien que cela foit fans doute
quelque chofe de beau &: de grand , la
Nature pourtant exigeoit encorç de
luy quelque perfeftion dauantage. le
viens de dire qu'il a dcu parler de la
Prouidence de Dieu où tes occafions
s'enprefentoyent , &: où la rencontre
Chrestienne. I. Part. 311
des obiets , & des circonftances donc
ils eftoyent accompagnes , attiroit
& obligeoit fes puifl'ances à leurs
opérations j i'adioufte icy qu'il en a
deu chercher les occafions , s'il fc
vouloir fuffifamment acquitter du de-
uoird'vnc créature vrayement raifon-
nable. Car d'vn cofté la )3iuinité le
meritoit ainfi , foit que vous ayé$
égard à fa naturelle excellence , foit
que vous regardiés aux étroittes & in*
comparables obligations que l'hom-
me luy auoit en cet cftat là : &C de
l'autre , c'eft la nature de l'amour , ôc
des vifs & profonds reflentimens de
gratitude après des bienfaits receus ,
quedeprêdre plaiiîr à parler de ceux
qu'on aime , & défaire fouuent men-
tion de ceux par qui on a cfté obligé.
Et comme Taftedation du filence en
telles chofes, eft vne marque indubi-
table ou d'orgueil , ou d'ingratitude ,
oumefmes de tous les deux ; la froi-
deur & la lenteur , quand il n'y auroic
point d'afFcdation , eft le caraderc
d'vn efprit peu reconnoiffant ôc peu
fenfible. Or ces occaiions de parler
V 4
jir La M O R A LE
de Dieu &: de la conduite de fa Pro*
nidence , deuoyent eftre ou particu-
lières 5 ou publiques. Et pour ce qui
eft des particulières , ie n'ay rien a en
dire de précis , parce que le iugement
de toutes telles occafions dépend des
circonftâces des perfonnes, des lieux,
ôc des temps , qui bien qu elles n'euf-
fent paseRé fi diuerfes dans rintegrité
de la Nature, comme elles font main-
tenant , n'euffent pas laifle de deuoir
eftre confiderees auec circonfpefliion,,
pour adminiftrer fes allions auec pru-«
dence. Carilyacette différence en-»
tre les préceptes de la loy de Dieu,
qui commandent^ &: ceux qui defen-^
dent quelque chofe , que de ceux-cy
Tobferuation eft vniuerfelle en tous
lieux 5 èc en tous temps , &: en toutes
occafions i au lieu que de ceux là elle
eft reftrainte ôc limitée par la variété
des circonftances. Qiioy que ce foit
ne doit obligervn homme, en quel-
que eftat qu'il fe rencontre , à adorer
^utre que Dieu : mais il y a telle ne-
ceffité dans la Nature, comme, pour
exemple, celle de dormir^ qui empef'
ChrestienneT I. Part" fij
che qu'on ne le puifTe toujours adorer
aduellemcnt , le fommeil , quand il
cft neceflaire , arreftant les fondions
& les opérations de nos facultés fans
blafme. Adiouftés à cela que nos fa-
cultés peuuent fans fe détériorer 3 cef-
fer éternellement de faire vne mau-
uaife adion : au lieu qu'au contraire
elles ne peuuentpas fournira en pro-
duire éternellement d'également
bonnes. Car la ceflation de l'adion
eft vn repos 5 dans lequella faculté ne
trauaille point î au lieu qvi'elle fait
quelque effort en fon opération , par
où elle fe lafle auec le temps , & vfe
ejle mefme fes organes. Et veu que
nous auQS dit qu'en Padoration aduel-
le delà Diuinité , il faut que Tenten-
dément de l'homme s'eftende de
toute fa puiffance , &, s'il fepouuoit,
au delà, pour effayer d'égaler la gran-
deur de fon obiet 5 qu'il n'égalera ia-
mais pourtant ; comment fe pourroit
il tenir perpétuellement tendu , fans
eftre obligé de ployer quclquesfois ,
ou mefmes auec le temps de fuc-
comber & de fe rompre î Enfin ^ Dieu
314 L'a Morale
auoit donné à Thommc vne vie la-
quelle il deuoit partager à diuerfès
chofes félon diuers temps. Autre
eftoitpourluyle temps de dormir, &c
autre celuy de veiller : autre celuy de
vacquer à la confideration , & poffi-
ble à quelque culture de la terre , ôc
autre celuy de s'adonner à la contem-
plation des cieux j &: autre enfin ce-
luy de s*éleuer par là iufques à la con-
noifTance de Fauteur des cieux mef-
mes. Ne pouuant donc pas fe donner
à tant de chofes tout à la fois , il fal-
loit qu'il diftribuaft l'application de
fon efprit tantoft à Pvne tantoft à Fau-
tre. Et ne faut pas douter qu'il n'euft
parfaitement bien iugé des momens
&: des occafions félon l'excellente lu-
mière de fon entendement, quin'euft
point efté ofFufqué de paflîons Sz de
preiugés , ny embaraffé des difficul-
tés qui fe rencontrent à cette heure
dans la plufpart des occurrences.
Pour ce qui eft des occafions publi-
ques , riiomme , comme i'ay défia dit,
eft né pour la focieté , &: ila vne na-
turelle auerfîon à la vie foîuaire. Ec
Chrestienne. I. Part^ 315
que ce foit vn inftind de la Nature ,
Se vne inftitution de Dieu , il en ap-
pert en ce que Dieuluy a donné rvfa-
ge de la parole. Car pofé le cas que
l'home n'euft point bcfoin de TIiquî-
me pour ce qui eft des cliofes necef-
faires à la vie &: à fa conferuation 5
("comme fans doute en Tintegrité de
la Nature ces befoins n'euflent efté
ny en fi grand nombre 5 ny fi ordinai-
res, ny fi preflans qu'ils font mainte-
nant; ) de forte qu'il peuft viure tout
feul , vacquant à la contemplation des
chofes , fans commerce auec perfon-
ne 5 ôc fans conuerfation 5 cette facul-
té de parler laquelle il fentiroit en
foy, luy deuroit donner de Tinclina-
tion à chercher de la compagnie.
Parce que la folitude la luy rendroit
inutile , &c Dieu n'a point donné à
l'homme vne fi excellente faculté
pour néant. Et s'il s'cù: rencontré
quclcun qui ayant efté ictté par la
tempelte dans vne ifle tout à fait dé-
ferre ,& vefcu là quinze ou vingt ans
fans communication , ait eu quelque
répugnance à retourner dans la con-
ji5 LA Morale
ucrfation des hommes , quand Dieu
luy en a fait trouuer ropportunité ,
c'eft qu'vne telle forte de vie conti-
nuée ainfi long temps , luy auoit
émouffé les fentimens de la nature ^
qu'il a fallu réueiller &: comme aigui*
fer tout de nouueau. Or la focieté ne
confîftc pas feulement en la commu-
nication qu'on peut auoir auec vn ou
deux, ny mefmes auec plufieurs fepa-
rément : elle cpnfîfte à auoir commu-
nication auec vne multitude conioin-
cement , autant que cela fe peut faire
fans confufion ôc fans defordre. De
fait y fi la plufpart des oifeaux volent
par bandes , &: fi la plufpart des be-
ftes vont par troupeaux , feulement
par cet inftind que chacun aime la
compagnie de fon femblable , quoy
que la nature ne leur ait donné ny la
parole ny la raifon ; que dcuons nous
iuger de la nature des hommes ôc
de leurs inclinations , eu égard &: à la
parole &: à la raifon , dont l'vne con-^
noift incomparablement plus parfais
cernent la reflemblance qui eft entre
eux i que ne peuuent faire les ani*
Chrestienne* I. Part. 317
maux , &: l'autre eft vninftrument in^
comparablement plus propre pour
former &: pour entretenir cette focie-
té , que les voix confufes ôc les fons
inarticulés , foit des oifeaux , foit des
beftes ?
Les hommes donqucs enflent dcu
chercher les moyens de fc trouucr
plufieurs enfemble , pour communi-
quer entr'eux de la Prouidence de
Dieu &: de fes vertus , SC pour le faire
commodément , il euft fallu neceflai-
rement qu'ils eufl'ent eu des iours dé-
terminés pour cela 5 S>c des heures afiî-
gnées. Car autrement , s'il n'y euft
eu quelque fignal capable d'eftre en-
tendu par ceux qui deuoyent lier &
entretenir cette focieté , il n'y euft
point eu d'ordre ny de règle pour la
conuocation de ces aflemblées. Or
quel euft efté le temps de ces aflîgna-
tions 5 &c à quels circuits de iours ils
les cuflent déterminées , c'eft chofc
qu'il n'eft pas aifé de deuiner par la
fimple confideration des principes do
la Nature. Le quatrième comman-^
dément de la Loy les définit à la reuo-
jiS ÏA Morale
lution de fept en fept iours , & ordcn^
ne pour cette folemnité le dernier
îour de la femaine : mais on en peuÊ
alléguer diuerfes raifons qui ne pou-
uoyent tomber dans Tefprit du pre^
'tnier homme , quand bien il feroit de-
meuré dans Tintegrité de fon origine.
Car on y obferuela confideration que
Dieu y auoit faite du repos des ani-
maux &: des feruiteurs ; & celle mef-
mes de la relafche qui cft neceffaire
aux hommes libres dans leurs opéra-
tions manuelles : ioint la relation que
cela pouuoit auoir à quelques céré-
monies de la Loy , auecque les autres
chofes de cette forte , qui pourront
cftre touchées ailleurs ; qui font tou-
tes raifons dont aucune ne pouuoit
monter en Tentendementdu premier
homme. L'exemple de Dieu , dont
il eft fait mention dans ce commande-
ment, en ce qu'il créa le monde en
lîx iours , &: qu'il Ce repofa au feptie-
me 5 deuoit bien donner en cela quel-
que lumière à fon raifonnement , ôC
déterminer fa volonté. Mais l'hom-
me m^fme ayant efté formé comme il
Chrestienne. 1. Part^ 519
fut 5 le fixieme &: dernier iout de la
creatio.fi Dieu ne luy euft en quelque
reuelation particulière donné con-
noiflance de la dipcnfation dont il y
auoitvfé, il luy eftoitimpofliblede la
deuiner ; &: peut eftre qu'il fe fuftplu-
ftoft imao;inc que toutes chofes auoyét
cite créées en vneiournee. Quelques
vns ont fait icy de gentilles fpecula-
tions fur le nombre des Plinetes , ^
fur l'admirable rencontre de la domi-
nation qu'on fe perfuade quelles ont
fur les diuerfes heures du iour. Car
ils difent que fi on diuife , comme on
fait communémentjes heures de cha-
que iour en vingt &: quatre , 6^ que
l'on fe figure que Saturne , qui efi:
la Planète la plus haute , &: qui a don-
né le nom au Samedy, domme (lu- la
première heure de ce iour là , &: lupi-
ter fur la féconde , &: Mars fur la troi-
fieme , &: ainfi confecutiuement iuf-
ques à la Lune , félon la fituatio qu'on
leur donne d'ordinaire dans la Sphère;
puis après qu'on reprenne cette circu-
lation par où on auoit commencé ; la
Planète du Soleil ne manquera pas de
510 La AioR aie"
venir à dominc^fur la première heure
du Dimanche , qui eft celuy qu'on
appelloit autresfois le iour duSoieiL
Et fi en continuant S conter de la fa-
çon on aiïigne à Venus la domination
de l'heure fuiuante , &: à Mercure
celle de la troifieme , &: à la Lune
celle de la quatrième , retournant à
Saturne , puis defcendant 6c remon-
tant par la mefme gradation 5 la Lune
ne manquera pas non plus de fe ren-
contrer à dominer fur la première
heure du troilîemeiour, qu'on appel-
le Lundy à caufe d'elle. Ce qui
eftant ainfi pourfuiui , Ton viendra
par les mefmes règles à la fin dufep-
tieme iour , qui fe trouuera celuy
qu'on a nommé Vcdredy à Toccafion
de Venus , &: alors Saturne reprendra
la fcigneurie de la première heure du
ioartuiuant, pour recommencer vne
autre femaine par le mefme ordre.
C'efl fur cela principalement que fe
fondent ceux qui croyent que le
nombre feptcnaire a efté déterminé
par la Nature , pour donner le iufte
tour à cette reuolutio des temps, dans
le
Chrestienne I. Part^ 321
le circuit defquels ces afl'cmbîées ont
deu eftre conuôquées. Mais outre
que plufieurs doutent que le premier
homme ait eu vne eonnoiflance fî
exade de TAflronomiê , qu'il peuft:
faire ainfi d'abord toutes ces fpecula-
tions fur le noiii bre des Planètes & fur
leur fîtuation , la diuifion des iours en
vingt &: quatre heures ne femble pas
eftre précifcment de Tinftitution de
la Nature. Quand on n'en auroit or-
donné que feize , pour en donner
quatre à chaque quartier du iour , le
Soleil 5 comme ie penfe, ntn feroit
pas moins bien allé : de fî cette ren-
contre de la domination des Planè-
tes fur les diuerfes heures du iour ne
s'y trouuoit pas, peut eftre s*y en trou-
ueroit-il quelque autre qui ne feroit
pas moins agréable. Quant à Tobfer-
Mation qu on fait que le nombre de
fept en l'Ecriture eft ordinairement
employé pour lignifier quelque per-
fedion , c'eft chofe qui comme dvn
cofté elle ne fc peut pas mer, aufîi de
Tautre iVeuft-elîe pas peu aider aux
connoiflknces du premier homme ny
X
iii ÎA Morale
de fes defcendans^s'ils eufTent pcrfiftè
en intégrité. Car TEfcriture n'eft
venue quà l'occafion du péché , ôc
encore long-temps depuis. Et pout
ce qui eft du feptenaire mcfme , à le
confiderer en foy , ie ne doute pas;
qu auec le temps les hommes n'cuf-
fent pris plaiiir à la connoiffance dd
l'Arithmétique , comme à celle des
autres belles fciences, & qu'ils n'euf-*
fent fait diuerfes fpeculations fur les
rencontres des nombres, fur leur pa-
rité ou imparité , fur les proportions
de leurs parties , fur la perfeftion ou
imperfeàion qui en refulte, àc fur les
autres chofes de cette nature , dont
à cette heure ont fait eftime entre les
Mathématiciens. Mais iene fçay fi
ce n'euft point efté pluftoft vn ieu 6c
vne récréation innocente de leurs ef-
prits, que non pas vne confiderâtiôn'
ajffés ferieufe, pour y fonder des refo-
lutions &: des eltabliilemens fi graues
que font ccu% qui regardent la Pieté
enuers Dieu. Et quand nous nous
perfuaderionsqu*ils n'en euifent pas
moins fait de cas que PJ-a-ton êc Plu-
Chrestienne. t. Part]^ 52^
tàrque , & quelques autres , en ce qui
eft de la création du Monde ôc de ï%
formation de l'Ame, où ils ont donné
Teffor à la fubtilité de leurs efprits,
encore n'eft il pas dit que le nombre
de fept leur euft paru plus digne d'e-
ftre obferué que les autres. Et ie ne
fçay fi ce que Dieu l'a employé dans
les liures de l'Ecriture pour defigner
la perfeâion , ne vient point de ce
que le nombre de fix eftant eftimé
jparfait en cela , que fi Vous le diuifés
par deux3& fi vous le diuifés par trois,
qui font les premiers de tous les nom-
bres , &c fi vous mettes enfemble ces
deux premiers de tous les nombres
âuec l'vnité , qui en eft la fource ôâ
ia racine , comme dit T Arithmétique
de Pfellus, trois deux^iS: deux trois^ôc
Vn auec deux & trois, feront toûiours
également fix ; il y a vne vnité dé
plus dans le feptenaire. Comme &
Dieu nous auoit voulu donner à en-
tendre, que quelque chofe qu'il fafife,
ou quelque cérémonie qu'il inftituë,
nos entendemens font bien capables
d'y obferucr de la iuft^fle &r de h
X ^
314 ï-A Morale
proportion , mais qu'il y a toûiours
quelque cliofe au delà de la fapience
&: de la raifon de l'obferuation ôc
connoiflancc de laquelle noftre en-
tendement eft capable.
- Feftime donc que la Nature des
chofes mefmes n'ayant point précifé-
nient déterminé le temps auquel les
hommes pourroyct célébrer ces con-
grégations 5 Dieu Ta voulu détermi-
ner par vue reuelation aucunement
furnaturelle. C'eft qu'ayant pour de
bonnes raifons, &; qui ne concernent
pas le propos de maintenant 3 voulu
créer le monde en fîx ioursj^: don er le
feptiefme à la contemplation de Ces
ôuurages , il a déclaré à Thomme
qu'il en auoitainfi vfé, &c luy a donné
moyen de tirer de là l'inftrudion de
ce qu'il auoit à faire. Car puis qu'il
eftoit de fon deuoir de donner dans
vne certaine reuolution de temps vn
certain iour particulier pour ces exer-
cices de pieté, qu'y auoit il de plus
raifonnable fi non qu'il imitall: fon
Créateur, &: qu'autant comme il le
pourroit;, il proficaft de fon exemple^
Chrestienne. I. Part^ 5iy
Dieu donques ayant donné le feptié-
me iour à la contemplation de Ces
ouurages en repos , liiomme a deu
faire celTer toutes les ocupations en
ce iour là , afin de vacquer à la confî-
deration de rvniuers, & à la commé-
moration des bienfaits qu il aiioit re-
ceus de Dieu : pour connoiftre de
plus en plus fe s vertus , pour s'acquit-
ter de fes deuoirs enuers luy , &: pour
communiquer à fon prochain , ou
pour receuoir de luy, les connoiflan-
ces qui fe pourroyent recueillir de
cette contemplation, félon qiiel'aage
luy endonnoit l'auâtage&le moyen,
ou quau contraire elle luy rendoir
l'aide &:rinllrudion des plus auancés
ou fort vtiie , ou neceifau-e.
SFITE DES CONSIDE^
rations précédentes.
QVclleeuft efléla %onou d'en-^
feigner , ou de receuoir les en-
feignemens , quels les exercices dq
ji^ LA Morale
pieté qu^on euft pratiqués en ces conZ
gregations, quelle reconomiedetouç
ceferuice diuin dans l'intégrité de la
Nature , c'eft chofe dans la recher-
che &: dans la decifion de laquelle le
ne veux nullement m'engager. En
partie parce qu'elle eft ou difficile, ou
impoilîble à expliquer nettement; en
partie auffi parce que ccîan'eft point
neceflaire à mon deflein , qui eft de
former vn homme de bien. Car ce
c|ue i'ay dit iufqu'icy des deuoirs de
l'homme en fon intégrité , eft demeu-
re dans toutes les difpenfations fous
lefquelles il a pafle ^ & il en a peu re^
cueillir des inftruftions pour la pieté
&: pour la vertu en tous les fiecles.
Mais quant à examiner dauantage la
chofe dans fes particularités , c'eft ce
dont en l'eftat ai^quel nous fommes
maintenant il n'eft pas fi clair fi nous
pourrions tirer grand vfage, Ces
congrégations fc font principale-
ment pour jcrois chofes. L'vne ell
pour donnera pour receuoir les cn-
feignemens touchant les deuoirs de
pieté ; l'autre ^ de rendre grâces à
Chrestienke." I. Part. 317
Dieu pour les biens qu'il nous a com-
muniqués : &: la troifieme , de le prier
qu'il luy plaife de nous fournir ce qui
nous eft ncccflaire. Pour ce qui efl:
de la dernière, dautant qu'elle eft de-
ftinée a obtenir de Dieu les biens que
nous n*auons pas , ou qu'il nous deli-
ure des maux defquels nous fommes
prefles , il ne femblepas qu'elle ait de
iieu dans Teftat de la parfaite félicité ,
puis que la parfaite félicité abonde en
toutes fortes de biens , & eft exempte
de toutes fortes de maux : c'eft pour^
quoy Ton croit entre les Théologiens
que l'on ne priera point dans la vie
celefte. Neantmoins,il y a cette dif-
férence entre la béatitude du Ciel, &
celle du premier homme en Eden^que
celle là eft imperiflable &: incorrupti-
ble de fby, au lieu que celle cy eftoic
niuable. De forte que fi le premier
homme n'auoit rien à fouhaitter pour
raugmentatio de fa félicité, au moins
en pouuoic-il defirerJa c#nferuation ^
ce qui femble eftrc la matière d'vne
prière. Mais il y a icy deux chofes à
confiderer. LVne, que cette partie
X4
JlS lA MoRAIg
de la félicité qui confifte en la iouïfi
fance de ce que i'ay nommé le bien
phyfique 5 dépend neceflairement de
la pofleflîon du bien moral: tellement
que fî vn homme n'eft vertueux , il
n'eftpas conuenable à lavraifon qu'il
foit autre que miferable. Si donc
Adam a peu demander à Dieu la con-^
feruation de fa félicité , il a deu pre-
mièrement demander la perfeuerance
de fa fainteté, fans quoy Dieu neluy
pouuqit accorder la continuation de
fon bien eftre. L'autre eft, que Thom-*
me aupitefté créé parfaitement faint>
mais dans Teftat de la Nature pourtatj
àc par confequent muable. Car ce
qu'on appelle la Nature, ^ la condi-r
non de la mutabilité , font chofes ab-^
folumentinfeparables^Si donclliom^
me a peu demander à Dieu la perfe-^.
uerance inuincible en Teftat de fa
fainteté , de forte qu il fuft entière-
ment inébranlable à la tentation , il
luy a peu demander auffi vn cftre furr
naturel , &: q^^i pafTaft les termes du
deflein de cette création première.
Or Dieu ne luy auoit nullement de>;
Chrestienne. 1. Part. 319
claré qu'il euft ny rintention ny Tin--
clination de le luy donner; cequiefl:
vn grand &: comme infiirmontabie
cbftacle à l'exercice de la prière. Car
il eft malaifé de conceuoir que la
créature prëne la hardiefTe de deman-
der au Créateur vn bien fur lequel
il ne luy a pas fait la moindre décla-
ration de jTa volonté , tant s'en faut
qu'il fe foit engagé à le luy donner
par l'obligation de quelque promeife.
loignés à cela que fi la condition de
riiomme en fon intégrité a requis ou
foufïcrt qu'il demandaft à Dieu le don
d'vne inuincible perfeuerance , il a
deu le faire dés aufTi tofl qu'il a eu
quelque connoiflance de fon eftre, &c
particulièrement lors qu'il a efté fol-
licité à la tranfgreilîon. S'il l'a fait,
pourquoy n'a-t-il pas efté exaucé ,
veu que n'ayant point encore péché,
il n'y auoit rien entre DieutV luy qui
interceptaft' l'efficace de fa prière?
Sil ne l'a pas fait, comment appelions
nous la tranfgreftion du commande-
ment touchant l'arbre de fcicnce de
bien ôc de m^l , le premier de tous
3J0 lA MoRAiir
les péchés , veu que celuy là , d^auoîr
manque à prier Dieu à l'heure qu'il
le deuoit,& qui a précédé cette autre
tranfgrcifion , eft fi grand &: fi punif-
iàblce II cil donc bien certes hors de
toute contcftation que le premier
commandement qui dit , tu nUmas
foint d* autres Bieux deuant l'Eternel^
oblige la créature raifonnable à Ta-
dotation du vray Dieu. Et eft cer-
tain qu'en I*eftat auquel nous nous
trouuons maintenant , decheus que
nous fommes de la félicite de noftrc
origine, Tadoration comprend neeeC'
fairement l'inuo cation du nom de
Dieu 5 &: la prière par laquelle nous
implorons fon affiftance en toutes nos
neceffitcs. Mais pour ce qui eft de
Teftat de cette félicité là , il femble
que l'adoration y confiftoit feidemet
en la profonde vénération delà gran^
deur de fa maiefté , &: en l'aftion de
grâces.
Or quant à ce qui eft de Taftion de
grâces que l'iiomme deuoit au Créa-
teur, la matière en eft affés euidcnte.
L'eftre , la vie , le lentiment , la Rai-»
Chrestienne. t. Part^ jjî
fon, dont il luy auoit faitprcfent,
Tadmirable conftitution de fes facul-
tés , la demeure dans l'Eden , Tem^
pire fur toutes les créatures d'icy bas,
î'vfage de toutes les parties de l'vni-
uers qu'il auoit receu de luy , le de-
uoyent inceifamment foUiciter à luy
en témoigner fa reconnoiffance. Ec
pour ce qui eft de la manière de le fai-r
re 5 il n'y a point de difficulté qu'il
n'y deuft employer deux chofes. L'v-
ne eft le cœur & l'afFcûion ^ fans quoy
toutes les adions extérieures ne font
que feintifc & que fard : l'autre eft la^
parole & la voix , qui vient de la dif-
pofition du dedans: car en tout temps,
& fous toute difpenfatioUjC'eft de Ta-
bondâce du cœur que la bouche par-
le. Et quâdiedislavoixji'entensmef-
mes celle qui éclatte dans le chant.
Car premièrement , toutes le véhé-
mentes émotions du cœur , quand
elles font accompagnées de quelque
fentiment deioye, nous portent natu-
rellement à chanter; parce que lèse f-
prits s'épanouïffant doucement, di-
latent les conduits , enflent agréable-
532, "iaMorale.
ment le poulmon ^ 5«:adiouftant quel-
que alegrefTe extraordinaire à fan
mouuement , s'éuaporent auee yn
fenfible contentement en des voix
douces &: harmonieufes. De plus^cc
qu'eft à rœilla beauté des chofes vifi-
bles , &: la iufte fymmetrie de leurs
parties & de leurs lineamens , cela
mefme eft à Toreille la douceur & la
netteté de la voix , auec les accords
de Ces tons Se de ces accens , la iufte
proportion de fes eleuations &: de fes
abbaiflemens , 6c la difpofition de fes
muances. Comme donc il eft natu-
rel de prendre plaiiGr à la contempla-
tion des beaux obiets , il eft pareille-
ment naturel d'eftre touché de la
douceur de la Mulîque : de comme la
parois , quand elle eft accompagnée
de la bonne mine de celuy qui parle ,
&: d'vn gefte bien décent Se bien
compofé 5 à plus d'efficace à perfua^
der ; elle a de mefmes plus d'efficace
à nous émouuoir quand elle entre
dans nos oreilles auec harmonie. En
cffcCt , dans la parole conndcréc fim-
plemenc en elle niefme ^ il n'y a que
Chrestienne I. Part. 335
fon articulation qui nous touche ,
entant qu elle reprefente les images
des chofes à nos en ten démens , qui
félon qu'Us en font afFedlés^émeuucnt
les autres puifTances de nos âmes. Au
lieu que l'harmonie de la voix ayant
d'elle mefme cette faculté de faire
impreffion fur les efprits , &: d'y exci-
ter de l'émotion ; fî la parole vient à
s'y mefler , il ne faut pas douter que
les idées des chofes qu'elle porte dans
l'entendement par fon articulation ,
trouLiant les efprits defia émeus , n'y
foyent incomparablement plus puif-
fantes. De forte que ie ne doute pas
qu'en Tintegrité de la Nature les hom-
mes n'euflènt châté;&: qu'ils n'euffenc
employé leur chant à cette partie de
la Pieté qui confiiteen adions de grâ-
ces & en louanges. Mais quant à ce
qui eft de la Mufiquedcs inltrumens,
&: des facrifices que diuerfes nations
ont offerts à la Diuinité pour recon-
noiffancc de fes bien ■« faits , ce font
chofes qui n'ont eu , &: qui mefmes
n'ont peu auoir d'vfage lînon fous
les^ Difpenfations fuiuantes. Parce
|3 4 ^ ^ M ô !i À t E
que tes inftmtnens prefuppofent Mn2
tiention & la manufadure des arts ^
que rintegrité de la Nature n*euft pas
connus , à caufe qu'elle n'en eo^ft pas
eu befoin. Et quant aux facrifi ces ,
bien qu'on en ait employé diiters à
feruir feulement de reconnoifTance à
laDiuinité, tant pour la grandeur de
fa maieftc, que pour les efFefts de fa li^
beralitê , fi eft-ce que leur première
inftitution à efté pour la propitiation
du péché, fans quoy il n'eftpas à pre^
fumer que Dieu ny Thomme eiiffent
pris plaifir à TefFufion du fang', & à
la mort violente des créatures.
Rcfte donc cette partie du feruicc
de Dieu qui confiftc à donner &: à re-
eeuôir les enfeignemens de ce que
les hommes deuoyentfçauoir en ma-
tière de pieté. Et en cela il eft aifé
de conceuôir que les pères enflent
cfté les inftrufteurs de leurs enfanSj
& les ayeuls otrfes Patriarches ^ les
Pafteurs des congrégations qui fe fuf-
fent formées des familles ifllies d'eux.
Car cet eftatlà eftant celuy de la Na*
ture, il n'y falloir point d'autre ordre
Chrestienné? I. Part^ 3}y
îqtie céliiy qu'elle eftabliflbit , ôc les
hommes deuant eftte égaux d'ailleurs
en toutes fortes de perfedions , il n'y
pouuoit auoir d'inégalité dans les de-
grés de la connoiflance Se de la capa-
cité , que celle que caufoit Tauantage
ou le defauàntage de Taagc. Quant
au fuiet mefme , &: à la matière des
enfeignemens , il y a icy vne chofe
à confiderer qu'il ne faut pas pafler
fous filence. Ce que nous auons dit
iufqu'icydçs deuoirs deMiommeen^
uers Dieu, eft tel , que les inftruftions
en ont deu eftre tirées de la Nature
mefme des chofes, excepté ce qui rc^
gardd la détermination precife du
feptieme iour. Et partant ces deuoirs
confident en chofes qui font bonnes
de leur nature , & que l'homme n'a
peu laifTer en arrière fans pécher, en*
core que Dieu ne luy en donail point
de plus exprés commandement que
ce qu'il en pouuôit recueillir de la
confideration dés obiets mefmes. Ec
demêfmes, les chofes qui leur font
oppofées 5 de dont il a efté obligé de
s'abftenir , (om ma«Uàjft$ de leur na»-
^3^ XÀ Morale
ture &: par les propres qualités (k: con^
dirions de leur eftre , de forte que
l'homme n'a peu les commettre fans
pécher non plus , encore que Dieu
ne luy en fift point de plus expre/fe
defenfe que celle qu'il pouuoit lire
<îans les obiers pareillemenr. Quant
à celles qui font indifférentes d'elles
mcfmes , c'eft à dire, dont i'eftre pro-
pre n'eft ny bon ny mauuais en Ces
qualités, tellemêt qu'elles n'ont point
de relation precife ny au,vicc riy à la
vertu , il en a peu vfer ou n'en vfer
pas, il a peu agir ou n'y agir pas félon
la liberté de fa volonté , fmon que
Dieu y interuint par Tautorité de fon
commandement ou de fa defenfe*
Tellement que comme le premier
homme deugit employer lapplica-»
tion de fon efprit à connoiftre bien
exadement quelles eftoyent les cho-
fes bonnes , quelles les mauuaifes ,
quelles les indifférentes deleurnatu*
te , pour reigler par là fcs aftions , ce
deuoit aurtî eftre la matière des inftru-
âions qu'il dôneroit à Ces defcendans^
^ fcs defcendans aux leurs , pour y
cpnformey
CHREStîENKEr I. PàRtÏ 33/
bonformei pareillement leur conuer-
ïatiôii de leur vie. Or pourroit il fcm-
bler d'abord qu'en cette intégrité de
la nature Dieii ne deupât point iilter-
Uenir^ny par comàn dénient , hy par
defenfe, à la determinatiô des chofes
moyennes &: indifférentes. Parce que
puis que c'eft Teftat de la Nature , les
deuoirs de Thômme dbiueftt cônfîfter
Citi ce qu'elle commande 6c qu'elle
défend -, & s'il y a quelque chofe entré
deux 3 comme il eft certain qu'il y en
a fur quoy la Nature ne prononce rien
en ce qui efi dû bien ôc du mal moral^
fà detefrnination à Tviie ou à fautte
de ces deux extrémités, ne peut pro-
Uenir que de quelque caufe aucune-
ifient furnaturélle. Et derechef, puis
que c'eft l'eftat de la Nature , la con-
duite de riiomme deuoit , ce fem-
ble, eftrè abfolument remife à fcs fa-
cultés naturelles , &: à Tapplicatiou
que de luy mefme il en ferôit fur ce
qui fe prefentoit à luy : au lieu que
l'autorité de Dieu iriteruenaiit pout
luy déterminer quelques obicts par fa
feule defenfe^ou par fon commande-
Y
338 LA Morale
ment , il l'obligeoit à vne certaine ap-
plication de fes facultés à laquelle il
ne fe fuft point autrement porté de
foy mefme . Et neantmoins la reuela-
tion de la Parole nous apprend que
Dieu auoit défendu à l'homme Tvfa-
ge du fruit de Tarbre de fcience de bien
ér de mal: ce qui euft également obli-
gé toute fa poljerité, parce qu'il eftoic
tenu de donnpr connoiflance de ce
commandement à fes enfans, & d'en
prouigner par ce moyen l'obligation
d'aage en aagq. le ne recherchcray
point icy les raifons que Dieu a eues
d'en vfer de la façon , fmon autant
qu'elles touchent à mon fuiet. Cha-
cun fçait qu'en toute cette économie
delà creation^Dieu a eu vne certaine
viféc fur la reftauration de Tvniuers,
bc qu'il a imprimé diuers types de
l'vne dans l'autre. Mais cela ne re-
garde pas mon dertcin. le diray donc
feulement qu'en cela Dieu a premiè-
rement voulu monftrer le droit abfolu
qu'il a fur fes créatures, pour leur pref-
crire ce qu'il luy plaift , àc pour leur
faire çgmprendre que c'eft de luy
Chrestienne* I. Part. 335^
qu'ils doiuent dépendre , &: non de
leur propre volonté. En efFeft, quand
il ne nous auroit point créés , Fcmi-
nence infinie de fanaturcluy donne-
roit pour le moins autant de pouuoir
fur nous, que l'eminencc de la noftre
nous en donne fur les autres animaux^
à qui nous entreprenons de prefcrire
des reigles de leurs mouuemens & de
leur conduite . Car finous ofons bien
forcer les allures naturelles des che*
uaux pour noftre commodité , pour-
quoy Dieu n'auroit il pas le droit de
refterrer la liberté des opérations de
nos facultés pour fa gloire ? Puis
après , il a voulu monftrer le droit &
l'autorité qu'il poflede en qualité de
créateur, & que toutes chofes luy ap*
partiennent , & non pas à nous : de
forte que s'il en auoit donné l'vfage à
rhomme au commencement , & s'il
Tau oit eftabli fur les œuurcs de fe$
mains, c'eftoit pour en eftre l'vfufrui-
tier feulement, aucc cette obligation
de luy en rendre l'hommage. Ç'eft la
couftume des feigncm*s qui donnent
des terres à cultiuer , d'en retenir h
Y z
54^^ ÏA Morale
feignenrie ôc les honneurs , &: de s'en
faire reconnoiftre par quelque denier
de cens 3 ou par quelques autres me-
nus droits, qu'on ne confidcre nulle--
tnent en leur valeur , mais feulement
en ce qu'ils portent lareconnoiflancè
du vaflalkge. Dieu donc donnant
TEdcn à l'homme, & tout le rond de
la terre à fa pofterité pour Thabiter,
ne pouuoit-il point retenir cette mar-
que de fafouuerameté, qu'ayant tou-
tes autres chofes à fouhait, nous nous
abftinffions de Pvfage d'vn feul arbre?
Enfin, il a voulu tirer de Thomme vn
elfay de fon obeiffance en chofe mer-
ueilleufcment conuenable, &: qui luy
pouuoit beaucoup aider à s'entrete-
nir en l'exercice de la vertu. Car
entre les appétits corporels ceux qui
font excites par la conuoitife des
yeux , comme l'Ecriture parle , ont
fans doute beaucoup d'efficace. Tel-
lement que ce fruit eftant beau à
voir, & fort capable d'exciter dans
la faculté concupifcible le defir de le
manger , la defcnfe de le faire efloic
vn bel excixicc de vertu Dour tenir
Chrestienne I. Pàrt.^ 541
pappetit fenfitif en obeïfTance. Car
encore que les émotions de Tappetit
fenfitif foyent fort diuerfes , félon la
diuerfité de leurs obiets, ce qui fait
que dans les Efcoles on conte quan-
tité de pafTionSjCen'eftqu'vn appétit
fenfitif pourtant , qui quand il eft
bien obeïffant en certain égardjen eft
incomparablement plus aifé à gou-
gouuerner en toutes autres occur-
rences. Et s'il s'eft trouué des écuyers
qui pour auoir parfaitement bien ré-
duit vn chcual à aller le pas^ô^ à obcïr
à la main Se aux autres aides en ce
train là feulement, ont puis après tiré
de luy fans difficulté tous les taurs du
maneio;e qu'ils luv ont voulu deman-
der, auffi bien que fi on euft pris beau-
coup de peine à l'y adiufter ; ce n*eft
pas de merueille fi cet appétit eftant
bien foupple &: bien maniable à la
Raifon en ce qui eft d'vn obiet , ne
fe monftre pas ou fougueux ou refra-
ûaire dans les autres. Déplus , entre
les appétits de l'efprit , le defir de
fçauoireft extrêmement vif &: puif-
fant,de quoy^nous voyons des pxeuucs
Y 3
542' lA Morale
bien manifeftes en ceux qui font fort
curieux. Car la curiofitc n'eft rien
finon vn defir de fçauoir, qui quand
il pafle les bornes de la modération,
dcuienc dautant plus licencieux &:
effréné , qu'il femble beau & éleué,
&; digne de Texcellence denoftre na-
ture. Tellement que ce fruit eftant
appelle le *fruit defcience de bien & de
md^ &: partant eftant capable d'exci-
ter l'auiditc du fcauoir , c'eftoit en-
core vn bel exercice de vertu , pour
tenir dans la médiocrité Tappetit rai-
fonnable mefme. Si donc l'homme
euft peu donner vn frein à ces deux
defirs , 6c les retenir dans le refpe£b
qu'il deuoit au commandement de
Dieu , il n'euft pas efté difficile à fa
- Raifon-de bien conduire tout le refte.
Par tout ce que nous auons dit
cy deffus il eft aifé de iuger com-
bien fagement noftre Seigneur a ré-
duit les quatre comman démens de la
première table de la Loy dans cet
abrégé , Qu'il faut aimer Dieu de tout
fon cœur y de toute fon ame y & de toute
fa fensec. L'expérience peut cnfei-
Chrestienne. I. Part. 343
gncr à chacun que l'amour comprend
trois chofes. Ûvne eft Teftime que
Ton fait de la perfonn^ que Ton aime,
à proportion qu'on en connoift l'ex-
cellence &: la dignité : ce qui tire ne-
ceflairement après foy riionaeur, que
Ton mefure autant que l'on peut à
l'opinion qu'on a de la cliofe aimée.
L'autre eft l'affedion dont on Tcm-
brafle, qui naift tant delà connoifTan-
cede fon excellence, que principale-
ment des épreuues qu'on a faites de
fa bonne volonté. Car c'cft bien vne
chofe certaine que la grandeur & la
dignité d'vn obiet mérite afles nos af-
feàions de luy mefme , quand nous
n'en aurions iamais receu d'auantage
ny dVçiiité. Mais comme c'cft vne
chofe naturclls à l'homme de s'aimer,
c'eftauffi vn des puifTans motifs qu'il
ait d'aimer autruy , que d'en auoir re-
ceu quelque bien qui férue à la con-
feruation&à la félicité de fon eftre.
Là troifieme eftl'inclinatio que nous
auons de complaire à la perfonne que
nous aimons , &: d'obéir à (es ordres
6c à Ces commandem.ens, en cas qu'on;
Y 4
344 ^^ Morale
reconnoifle en elle quelque fuperio^
rite qui- donne autorité de comman-
der. Or rhomme a deu trouuer ca
Dieu les motifs de l*aimer en tous ces
égards^autan t que les forces de Tefprit
humain fe peuuent étendre. Parce
que l'excellence de fa Nature eftanc
infinie, & les biens que l'iiomme a re-
cens de luyne fepouuant eftimer, OC
Tautorité qu il a de nous çoiTirnauder
n'ayant point de bornes^ dautant qu-
elle a pour fondement non la commu-
nicauon de Ces bienfaits feulement,
mais rinfinité de la dignité de foii
efl'ence -y VaffcQiion qui s'en produit
doiteftre5s'ileftoit pollîblc, aicfurée
à fon obiet, &:par confequent infinie
de mcfine. Cela donc ne pouuant pas
eftre , à caufe que l'homme elt fini, ce
qui le rend incapable de produire des
adions &c d'auoir des affeftios infinies,
au moins faut-U qu'il s'efforce de les
rendre telles autant qu'il fe peut , ôc
que pour cet effed il déployé iufqu'au
dernier point toutes les puiflançes dç
fon ame.
Chrestienne. I. Part. 345:
COTSiS I DERATION
générale desdeuoirs de t homme
entiers fon prQchdn^
DE la confidcration des deuoîrs
de l'homme enuers Dieu , ie paf-
fe à ceux dont ils font tenus les vn$
aux autres, fans m'arrefter aux intel-
ligences purement fpirituelles qu'on
appelle ordinairement les Anges ,
quoy qu'il pourroit fembler que Vt::-
cellence de leur nature leur deuroit
faire icy tenir quelque rang. Car il
eft bien vray que l'homme a efté gra-
tifie de fortnoçables auantages en cç
que Dieu Tauoiç eftabli le domina-
teur de ce bas vniuers. Mais quant
à ce qui eft de la dignité de la nature ,
&: de l'excellence des facultésjie pcn-
fe qu'il n'y a perfonne qui n'aduouë
que Miomme eftoit en quelque forte
inférieur à ces bienheureux efprits ;
parce que U rnatiere 3^ dont nous fom-
34^ I^A MOARLE
mes reucftus , a quelque chofe d'in-
firme , & qu*vn entendement qui n'a
point befoin des organes du corps en
îes opérations, fait fans doute fes fon-
dions plus fortement , ôc dVne façon
plus lumineufe & plus adiuftée à la
nature de Ces obiets. De forte que fi
la dignité de Tertre de l'homme obli-
ge les créatures inférieures à le reue-
rer autant qu'elles en peuuent auoir
de connoilTance &: de fcntimcnt y
celle de Teflrc des Anges femble dc-
uoir obliger les hommes à quelque
vénération , à proportion de ce qu ils;
y reconnoiffent d*eminent au deffus
de la condition humaine. Ce n*eft
pourtant pas fans raifon que ie les
pafTe fous filence. le ne diray pas
qu*il n'en a point elle fait de mention
dans riiiftoire de la création , quoy
que c*eft vne chofe affés remarquable.
Car encore que riiiftoire de TEcritu-
rc eft proprement Thiftoire de TEgli-
fe 5 & qu'elle ne parle des Anges Se
de ce qui les concerne y fînon autant
qu'il eft neceflairc pour nous faire
connoiftre Thiftoire de l'Eglife plus
Chrestienne. I. PartT 347
exaftement, comme cevix qui fondes
Cartes de la France , y mettent quel-
que peu de chofe de l'Italie &c de
TAUemagne^autant qu elles touchent
nos confins , fi eft-ce que rEfprit de
Dieu nous a voulu apprendre par là ,
que les Anges font d'vn autre mon-
de y auec lequel nous n'auons que fort
peu de cômunication. le diray feule-
ment que Dieu douant la Loy Mora-
le aux Ifraëlites, ne Ta compofée que
de deux Tables, dont IVne concerne
fon feruice , & l'autre la charité du
prochain , fans y rien du tout méfier
des Anges. Sans doute parce que la
Loy Morale eftâtvn renouûellement
de la naturelle , la Nature enfeignoit
au premier homme que Dieu &: le
prochain eftoyent les deux feuls ob-
iets hors de luy fur lefquels il deuoit
porter tous les mouuemens de fon
Culte dVn coft:é , &: de fa charité de
Tautre. Et la raifon de cela efl: eui-
dente. Car quant à ce qui eft du
Culte 5 c'euft efté direftcment con-
tre les infliruftions de la Nature , fi
l'homme y euft aflbcié la créature 5
34? Ï'A Morale i
qu'elle puifle eftre, auec le Crcatetir,^
àcaufe de rimmendté de la différence
de leur eftre. Et pour ce qui eft de
la Charité , les deuoirs qui en dépen-
dent prefuppofent quelque commu-
nion en vn mefme eftie , quelque
communauté de vie, & quelque fo-
cieté : ce que les hommes ayant tres«
manifeftemcnt entr'eux , à peine
voyons nous qu'il yen ait aucune tra-
ce entre eux 3<: les Anges. Et s'ils
ont eu quelque communication auec
le premier homme en fon intégrité ,
comme ie he le voudrois pas nier , &:
mcfiiie.s ien'en doute pas , çacftépar
des apparitions fi pafiageres , &: qui
ont eu fi peu d'arreft , qu'il en aefté
aifé à l'home de reconnoiftre qu'il les
deuoit confiderer comme des eftran-
gers pafTans , auec lefquels on ne de-
uoit point lier de commerce ordinai-^
re & confidcrable. Par ce moyen ,
tout l'honneur qu'il leur a rendu a
confifté en l'eflime qu'il a faite de la
dignité de leur eftre , félon la con-
noiflance qu'il en auoit , fans que cela
ait tiré à confequence pour ce qui
Chrestienne!^ I. Part? 54^
eftoit des aftions , dautant que la dif-
férence de la nature 5 &: Pabfence de
robiet 5 &: le défaut de focieté,en re-
cranchoit les occafions, &: en euft
rendu la pratique inutile &: imperti-
nente. On peut bien conferuer en fa
penfée quelque eftime 6c quelque
refped pour la vertu d'vn grand pcr-
fonnage célèbre entre les eftrangers 5
6cii Toccafion fe prefented'en parler^
les propos qu'on en tiendra deuront
rapporter la teinture de cette inté-
rieure difpofition d'efprit. Mais fî
lc5 mers &: les montagnes empefchent
qu'on n'ait aucune communication
âuec luy , les aûions extérieures par
lefquelles on tafcheroit de luy témoi-
gner ce refpe£b , ne pourroyent eflrô
(înon ridicules.
le viendray donc au fécond obiet
que nous auons dit eftrc propofé à
l'homme pour l'exercice de fa vertu ^
à fçauoir l'homme fon femblable ^
de qui la differéce infinie au fouucraiii
eftre de Dieu, met aulTi entre les de-
uoirs dont nous leur fommes obliges^
vne difparitc tout à fait iminenfe. Ec
55 o La Mor ale
c eft pôurquoy , au lieu que noftrc
Seigneur nous a dit que nous deuons
aimer Dieu de toutes les puiffances de nos
tffrits 5 fi nous voulons fatisfairc aux
deuoirs de la Pieté enuers luy ; en ré-
capitulant ceux de la charité enuers
le prochain , il nous a enfeigné que
pour nous en acquitter entièrement,
il ne faut finon aimer fon prochain au-
tant quefoy mefme. Ce qui comprend
en peu de paroles vne fagefle fi pro-
fonde, & vne telle variété d'enfeigne-
mens5que la Philofophie des Anciens
n'a iamais rien contenu de tel en tou-
te fon cftenduë. Dans Peftredeno-
ftre prochain , qui eft l'obiet de noftre
dileûion, il y a deux chofes à confide-
rer , à le comparer auec le noftrc.
L'vne eft , qu'il eft absolument égal
au noftre en dignité, doiié demefmes
facultés , deftiné à mefme fin , &: en-
tièrement de mefme valeur en Tinte-
grité de la Nature. Parce que quant
à la conformation du corps , quand il
y cuft eu de la variété dans la beauté,
comme il eft bien à prefumer , il n'y
cuft point eu d'inégalité pourtant: &:
Chrestienne. I. Part. 351
en cela euft paru la merueilleufe la-
piencede Dieu , qu'il euft tiiédefes
trefors , fans les en épuifcr iamais, vnc
infinité de belles formes. Et pour ce
qui eft de Tefprit , cette grande diffé-
rence que nous voyons maintenant
entre les hommes en cet égard , vient
en partie du vice des organes &: de
leur conftitution , en partie de la
mauuaife éducation , qui n'aiguife
pas ou qui reboufche la pointe & la
viuacité de nos puiflances,. Ce qui
eft vne fuite de la corruption laquelle
cft furuenuë à la Nature. L'autre eft,
que cet eftre fingulier & indiuiduel
que nous voyons en noftrc prochain,
m'çftpas à nous , mais à luy ; &: que
quant à nous , nous en auons vn tout
femblable & tout égal qui nous eft
propre. Si donc vous venés à cofideret
rçftre du prochain precifément en
luy mefme, ileftauffi digne d'amour
& d'eftime, que ccluy que nous pofle-
dons. Tellement que û vn tiers me
confidere moy & mon prochain en^
tant que nous fommes hommes feu-
lement, &c qu ij fe figure çn nous l'en-
^'^1 tA Morale
tiere égalité qui s'y trouueroit fi nbits
eftiôns en Tintegrité delà Nature,
ii faudra que nous luy foyons tous
deux en pareille coiifidcration • s*il
n'y à quelque autre relation qui y
mette de ladifference.Maisfiie viens
à confiderer Teftre de mon prochain
en lé comparant auec le mien, de for-
te qu'en cette égalité d'affedions qui
fe dôiuent proportionner à Tegalité
des obiets , il faille iuger laquelle, de
celle que i*ay pour moy , éc de celle
que i*ay pour luy ^ doit précéder , il
n'y a nulle difficulté que félon Tinfti-
tution de là nature, celle que i'aypour
moy ne doiue aller là première eii ôr^
dre. Parce qu'il y a dans mon eftrô
deux raifôns pourquoy ié le dois ai-
mer , l' vne ^ qu'il eft aimable en foy^^c
l'autre j qu'il eft à nloy $ au lieu qu'à
mon égard , dans i'eftre de liidn pro-
chain il n'y en a qu'vne. Car ce qUc
difoit autresfois quelcun dans le Co^
mique , ^^ilejloitflus prochain a foy
mefîne qu aucun autre, ^^ fondé dans les
purs fentimens de la Nature : ce qui
fe peut aifément prouuer par la proxi^
mité
ChrESTIÉKNE. I. pARfr 3JJ
mité 6c par réloignement des rela-^
tions fur lefquelles nous avions ac-»>
couftumé de tnefutef l'afFeûion dont
nous embraflbns ceux qui les portent.
Cette raifon commune que nous fom*
mes liomnies, doit engendrer en nous?
ce fentiment qu'on nomme l'humani*
té, qui fe répand vniûerfellemeht fui?
les hâbitans de toute la terre , poui*
n'en exclarre pas mefmes les Patagos
& les Canibales. Mais quand noui.
venons à confiderer que d'entre ItÉ
homnieslés Européens nous font pluâ
proches, entre les Européens les Fran*
^ois j entre les François nos conci*
toyens qui habitent dans vne mefmë
^illc auec nous, entre nos cocitoyen^
hos voifins j à mefure que ces relà-
•^ tions approchent les homes de nous,
à mefme mefure riôftre dileftion fo
renforce. Derechef , cette confide-i
iration qu'eftans defcendus dVn meC«
me premier peré , il y a vne confafi-
guinitc vniuerfelle entre nous , fait
que nous regardons tous les hôititties
comme nosparens, à qui nous déuofis
beaucoup de chofes en cet égard fe*
Z
5 j4 ^ ^ Morale
Ion les lois de la Nature. Mais quand
nous venons à tirer noftre confangui-
nité d'vn plus proche clloc de noftre
cftre, en regardant les vns comme nos
coufinSjles autres comme nos coufïns
germains, les autres comme nos frè-
res i félon ce que ces relations les ap-
prochent plus prés de nouSjfclon cela
nous fcntons auffi nos affcûions plus
violentes. Or n'y a-t-ilpoint derela-
tion^quelle qu'elle foit,en vertu de la-
quelle quelcun nous touche de prés,
qui nous foit fî intime que celle , fi
relation fe doit appeller , que nous
auons à nous mefmes. Tellement
que raffeûion laquelle nous auons
pour nous, fuit naturellement lamef-
inc reigle. C'eft pourquoy noftre Sei-
iteur l'eftablit comme la mefure de
Vautre, quand il dit que nous deuons
aimer noftre prochain comme nous.
Qrla mefure précède naturellement
ce qui doit eftrc mefure , cV faut ne-
cefl'airemcnt que nous laconnoiffions
auant que nous la puiflions appliquer
à ce que nous voulons reigler fur elle.
Ainfi en aimant Dieu de toutes les
Chrestienne. I. Part, jyj
forces de nioii efprit, ô>Cy autant qu'il
rn'cft poflîble , infiniment , il fufjît
quant à moy que ie m'aime autant
queie doibs , c'eft à dire , infiniment
ùioins que Dieu , d>c proportionné-
iïxcnï à la dignité de mon eftrc. Si
bien que riiôh eftie pouuant eftre
cortfiderécn deuxégards,à fçauoiren
l-e c5parant auecque celuy de Dieiî,
ou bien abfolument en luy mefme ; à
me confiderer en ce prerhier égard ic
rie me dois nulicmcht aimer, & là ou
H ira des inte'refts de Dieu, les miens
me doiuent eftrè fouuerainémerir
'mcfprifabies. Mais à nie confideref
à part ôL fans cette comparaifoh , ic
ihe dois limet conime vn homme,
cjui eft certes vh fùiet tres-digne d'a-
mour, s'il eftoit demeuré dans l'inté-
grité de fa nature. Et puis que l'amouç
que ie me porte éft la reigle & la me^
fure de cclity que ié dois porter à tiion
prochain ; quand ie conipareray mon
prochain aiiec Dieu , ny luy ny fos in-
terefts ne nie deuront eftre en aucu-
i\e cofideration 5 mais quad ic le con-
fidereray abfolument en luy mefme^
Z z
jyé lA Morale.'
ie l'aimcrây comme vn homme pai
reillement , c eft à dire , comme vi\
fuict digne d'amour , mais dont les
conditions aimables ont vne certaine
mefure de mérite &: de valeur, au delà
de laquelle il ne faut pas que mon
eftime ny mes afFeftions paflent. Et
ce commandement gênerai, d'aimet
inos prochains comme nous mefmes,
qui contient en abrégé les iîx pré-
ceptes de la féconde Table de la Loy^
& tous les enfeignemens de la Morale
de la Nature en ce qui regarde les
deuoirs qui obligent les hommes en-
tr'eux 5 fufSroit pour nous les enfci-
gner tous , fï nous ellions demeurés
dans noftre innocëce originelle, parce
qu'en ce bien heureux eftat il ne fe
pourroit rencontrer aucune occafîon
d'exercer la vertu & la charité , pour
diuerfes que peufTent eftre ou les rela*
tionsdes perfonnes^oules circonftan-
ces des chofes, à laquelle noftre pru-
dence naturelle , & la pureté de nos
inclinations, ne nous donnaft moyen,
de faire application de cette reiglc
gencrale^auec vne trcs^iuftç interpre*
Chrestienne I. Part^ 367
tatioii. De fait , il n'y a rien fi aifc
que de comprendre , que fi mon pro^
chain eft au mefine eftat auquel ie
fuis 5 le le dois aimer tout autant que
moy, en obferuant feulement en cet-
te entière égalité , la difparité de cet
ordre, qui veut que l'amour que ie me
porte aille deuant. Et que fi mon
prochain m'eft fuperieur enquelquip
chofè , ie le dois aimer autant que ie
voudrois raifonnablement qu'il m'ai^
mail s'il efloit deuenu mon inférieur,
&: que nous euilîons changé de place.
Item5que fi au côtraire mon prochain
ni'eft inférieur^ ie le dois aimer autant
que ie deurois defirer qu'il m'aimaft,
fi nous auions permuténos côditions.
Enfin, qu'en quelque circonftancede
lieu , de temps , d'eftat , &: de condi-
tion que ce foit , mes affedtions fe
reiglent toûiours à la mefure de moa
obiet, confideré fans aucune paflîon,
6c de l'œil d'vne raifon pure Se lumi-
neufe. Car comme Ariftote voulant
trouuerla médiocrité dans laquelle il
dit que chacune des vertus confifte,
dittoûioiiirs que ccA^commevnhm^
35? ÏA Morale
me fige é* fradent le dejîniroit , parc0.
qu'il n y peut point auoir d'autre rei^
gle des ehofcs morales que celle là, &:
que celle là ne fe trompe point dans
la définition qu'elle en donne : ainfi
pour faire l'application de ce com-
mandement; gênerai à toutes les oc-
çurrencesi particulières où il eft be-
foin d vfer de la charité , ie dis qu'il y
faut employer le iugemêt d'vne droite
hc lumineufe raifon, parce qu'en ces
eftat de l'intégrité , c'en feroit vno
reigle trcs-iilfaillible. Neantmoins^
puis que Dieu voulant renouueller
î'eftat delà Nature, a fait l'eftablifle-
ment de cç.s fix coîmniandemens donc
ce seneral eft l'abbrceé , confiderons
vn peu plus particulièrement les dî-
ners deuoirs de la iuftice, de la vertu^
&: de la charité, comme ils y font ex-
pliqués , &: remarquons auec quelle,
fageffe Dieu les y.a colloqués,&: com-
tien c'eft conuenablement à la nature,
des çhofes mefmes..
Chrestienne/ I. Part^ 359
CON s I DERATIO N
plus particulière des diuers deuoirs
de charité dont les hommes fint te-
nus les vns aux autres. Etpre^
micrement du deuoirdu mary g^ de
la femme entr eux , ^ puis après ^
des enfans enuers leurs pères c!^
mères.
ENcore que Teflrc de l'homme ]
can{îderénuëment& fimplement
en luy- mefmc , foit égal en tous , &:
que dans rintegrité de la nature la
dignité en fuft égale pareillement , fi
eft-ce qu'il ne laiflbit pas d'y auoir,ou
au moins certes il y euft eu en cet eftat
là s'il euft perfifté , certaines relations
de fuperiorité &: d'infériorité qui eu f-
fcnt mis de l'inégalité entre les per-
fonnes. Ceux qui eftendent cette
propofition iufques là que de s'ima-
giner qu'il y euil çu des. Rois &: des
• Z 4
jé'o I, A M O R A tE
J^âgiftrats à peu près femblablcs \
ceux que nous auons maintenant ^
parce qu'en interprétant le comman-
dément qui oblige lesenfans àhono-»
xerpere Se merç , les Théologiens ne
manquent iamais de parler dePobeif-.
fance qu'on doit à toutes fortes de fu-
perieurs , n'ont pas bien confiderç ny;
la caufc de l'inflitutio des Magiftrats,^
ny la nature du commaudçmeut j ny
laraifon pourquoyon l'étend à toutes
fortes de puifFan ces. Deux chofes
entr'autres ont donné Toccafion àl'e-
ftabliflement des fouuerains Magi-
ftrats: donc l'vnç eft radminiftratiô de
la iuftice entiers leurs fuiets, & l'autre,
eft le maniement des armes contre les
wnemis excernes. Or quant à i ad-
miniftration de la Iuftice , foit que
vous la conftdevics entant qu'elle dé-
cide les différends que les particuliers
ont entr'euxpour des intereftsciuils,
foit que vous la regardiés en ce qu'el-
le vfe du glaiue & des fupplices cor-
porels à caufe de la violation des loix
èc pour la punition des crimes , elie
n'eufteu aucun vfaorç fila nature fuît
Chrestienne^ I. Part.^ 3^1
demeurée en fon entier. Car il n'y
euft eu ny procès ny crimes làoùiln'y
euft point eu de mauuaifes partions, ôi
il n'y euft point evi de mauuaifes paf-r
(ions là où la droite raifon euft abfo-
lumcnt régné fur tous les appétits de
l'ame. Et pour ce qui eft du manie-
ment des armes , il en euft efté enco*
re moins de befoin , puis que la vertu
êc la charité euifent rempli toute la
terre. Auflî a ce cpmmanden;ient efté
donné proprement pour l'eftat de la
Nature , de la Loy de laquelle celle
des deux Tables n eft que le renpu?
uellement. Or VeftablifTernent des
Magiftrats fouuerains n'eft point de
Teftat de la Nature , telle que nous la
confîderons, c'eftvn droit delà Po-
lice , qui n'eft rien fmon l'ordre félon,
lequel Dieu a voulu que les chofes du
monde Se la focieté des hommes fuf-
fent gouuernées depuis que la Natu-
re a dégénéré par le péché. Et ce
que de ces paroles , Homre un f ère
é" t^ ^nere y on tire des.enfeignemens
qui concernent toutes fuperiorités ,
ç'eft que là raifoii de l'autorité des pe-
561 lA Morale
res fur les enfans en la Nature , ê£
celle de Tautorité des Magiftrats fur
les fuiets dans la Police , procèdent à
peu prés de mefme caufe , de font efla-
blies fur femblables fondemens.Dans
la Nature, la fageffedes pères, & les
biens qu'ils ont communiqués à leurs
enfans , ôc la foibleffc des enfans ,
auec les bienfaits qu^ils ontreceus de
leurs pères , donnent aux vns le droit
de commander & de gouuerner , &:
impofent aux autres la neceffité d'e-
ftre gouuernésj 6c la loy de TobeifTan-
ce. Dans ,1a Police , l'autorité donc
Dieu reueftles Magiltrats, & la verra
dont il les doue ordinaii^ment , &:
l'imprudence des peuples dans leurs
confeils , auec le péril des fcditions
inteftines. Se Timpuiflance de fè dé-
fendre contre les ennemis de dehors,
éleue les vns furie rrône , & leur met
le fccptre à la main , & foûmet les au-
tres aucommandement, pour le bien
de la focieté toute entière.
Mais encore que ces prééminences
politiques n'euflent point eu de lieu
alors ^ ce n'eft pas à dire pourtant que^
Chrestienne^ I. Part. 3(^3
toutes perfonnes euflent cfté égales
entre elles. Car fans doute les pères,
comme i'ay dit , euiTent efté fupe-
rieurs à leurs enfans , & les enfans in-
férieurs à leurs percs , &:quoy que la
difparité n*^euft pas efté à beaucoup
prés fi grande entre, la femme &: le
^mary , fi eft-ce que la diuerfité du fe-
xe,&: la nature mefeiede kur conion*
âion , y euft mis quelque différence.
La femme euft efté parfaite comme
.femme : mais l'homme euft efté para-
fait comme homme pareillement.
Ou donc il faut prefuppofer quç le
fexe de la femme euft efté capable
d'vne âuilî haute perfedion que celuy
de rhorame -, à quoy la droite raifoii
neconfentira pas volontiers : ou bien
il faut aduouër que chacun d'eux
ayant la perfeibion qui luy conuenoit,
celle de rhomme euft efté plus gran-
de^à proportion de la plus grande no-
bleffeà: excellence de Ton fexe. Et
veu qu'en cette coniondion du ma-
riage , puis qu elle cft compofée de
deux , il faut qu'il y ait vn premier &:
yn fécond, c'eft à dire , quelque dii-
3(^4 iaMorale.
parité en leur fituation, iepcnfe qu'H
n'y a perfonne qui ne reconnoifTcquc
ça elle riiomme qui y a efté nômé le
premier. Or en vn mefme ordre de
gens, celuy la tient fans doute la pre-
rogatiue de la dignité , à quia cftç
donnée la primauté de la feancc.
Quand S. Paul dit en quelque lieu
que U femme efi laghire de l' homme ,
&: que V homme efi la gloire de Chrift ^
s'il n'y auoit rienadiouftc, peut cfttc
qu'on excepteroit que ce grand au^n^
tage qu'il attribue à Thomme en cet-
te focietéj fcroit venu de quelque au^
tre difpenfâtion que' de celle de la
Nature. Mais quand il prouuc fa
propofitionpar ces raifons, que l'hom^
me n*afoint efté fris de h femme ^ mais
que la femme a cHé prifi de l'homme : Sc
que l'homme n'a point eFté fait four lit
femme , mais que la femme a e fié faite
four l'homme ; il fe fert d'argumens
qui n'ont point de rapport à ce qui
peut eftre arriué en fuite de la cor-,
ruption du péché , mais qui font pui-
{k:%à^ la fource mefme ^ de l'integri^
té de iioftre origine.
Chrestienne I. Part, ji^f
l'ay pourtant dit qu'en cette fo-
cicté le mary ôc la femme font dVn
mcfme ordre ; Se i'ay ailleurs reprc*
fente cela par la comparaifon des
deux mainsj qui ne font point foufor-
données Pvne à l'autre , comme vu
inftruilientrefl: à la caufe qui le ma*
nie, ou comme la faculté du mouue-
ment eft foufordonnée à la volonté ;
mais concourent de mefme rang eit
leurs operarions , quoy que la droite
cftant naturellement la plus vigou-
reufe & la plus agile, cil: auHi tenucî
la plus honorable &c la première en
dignité. Cela cftant , encore que
dans a Tlable des dix comandemens
il ne foit rien dit particulièrement
des deuoirs du mary &: de la femme
entr'eux5&: que nous ne voyons point,
que Dieu en ait extraordinairemenc
déterminé dans l'mtegrîté de la Na-
ture 5 ( car CCS mots dits à la femme à
regard de fon maty , Et tes dejirs Ce
rapporteront à lay , furent prononcés
apresle péché, &:pcuuentauoir quel-
que particulière emphafe qui fe rap^
porte à cet eftat là ) il u*eft pas malaifé
5^(5 ÏÂ Morale.
de puiferdela chofemefmc les inftm-
£tions neceffairês. ils ont deu Tvii
à l'autre piemierement cette com-
mune charité que meritoit la confide-
ration de leur eftre, pour s'entr'aimer
autant réciproquement que chacun
d'eux s'aimôit foy mefmé. A cette
commune charité fe deuoit adioufter
ladiledionquinaiffoit de leur focie-
té, qui produifant de particulières
relations entr'eux, deuoit auflî engen-
drer des afFedions plus fenfibles. Et
parce que la force de cette fôcieté
eft telle qu'il n'y en a point qui con-
ioigne les perfonnes fî étroittement ^
de forte que la relation des pères aux
enfans ^ cV des enfàns aux pères né
régale pas , dautant que la conion-
ftion du mariage fait que le mary &5
la femme font vne mefme chair^ cette
réciproque diledioft en deuoit eftre
d'autant plus inuiolable. Tellement
qu'au lieu qu'en la confîderation dd
cette commune charité que les hom-
mes ont deu auoir entr'eux à caufe
de l'égalité de leur eftrc,i'ay dit qu'en
ce que mon eftre eft à moy , &: que
Chrestienne. I. Part. j6j
ccluy de mon prochain ne Teft pas, la
nature me donne cette inllrudion,
que ma charité en cet égard com-
mence par moy, &: que ma coiiferua-
tion m*eft préférable à celle dVn au-
tre: icy où Teftre de la femme eft à
rhomme en quelque façon , 3c Peftre
deThomme eft en quelque forte à la
femme , puis qu'ils ne font qu vne
mefme chair, cette diftindion de tien
& de mien en cet égard eft aufli en
quelque forte confondue. Autant
donc que le lien de cette focicté ofte
cette diftindion qui eft le fondement
de TinegaUté de la diledion entre
mon prochain &: moy , autant oftc-
t-elle la diftindion &: Tinegalité de
la diledion mcfme : ôc ainli l'hom-
me ôc lafemme doiuent auoir récipro-
quement à peu prés les mefmes affe-
ftions pour le bien &: les interefts Tvn
de l'autre, que chacun d'eux a natu-
rellement pour foy. Et que ce foit
là l'inftrudion de la Nature , le fenti-
ment de l'expérience qu'on en fait,
le monftve dans les bons mariages.
Ncantmoins , parce que cette vnion.
"jgS tA Morale
pour fi étroite qu'elle foit , n'ofte pis
la diifFerence du fexe , ny par cpnfe-
quent celle delà dignité que la diffé-
rence du fexe produit , elle n'ofte pas
non plus les chofes qui en dépendent;
C eft qu'en cette ardente &: commu-
ne dileftion que le niary & la femme
fe doiuent porto^ l*vn à l'autre , l'a*
tnour du collé de la femme, doit eftre
accompagnée de quelque refped que
la confideration de la fuperiorité dii
mary produife en elle : & Tamour dii
cofté du mary , doit eftre accompa-
gnée de quelque tendreffe & de quel-
que fupport que doit produire en luy
l'infériorité de la femme. Car com-
me c'eft la raifon de rendre quelque
déférence &c quelque refpeftà ce qui
cft eminent en dignité , à proportion
de ce qu'il y eft eminent , aufli eft-cé
le propre Se le génie des âmes gene-
ireufes & bien copofées , d'auoir quel-
que condefcendance & quelque ten-
drefle pour ce que Ton void au def-
fous de foy , quand d'ailleurs c'eft vri
obiet digne de confideration Se d'a-
mour. C/a donc efté vn merueillcu-
fement
Chrestienne. Ï. Vakt, 3^9
femetit bel enfeignement que celuy
que donnoit S. Paul aux Êphefiens
en ces termes : ^^u^'v^ chacun en fon
^endroit aime fa femme comme foy mepne.
Ce qu'il tire de ct^ paroles pronon-
cées par Adam en Pintegrité de fa na-
ture : V homme delaijfera père Ô" mère,
xb' s* àd'mndra h fa femme, (^lesdeux fe-^
ront vne mefme chair. Car c'eft ce que
i'ay dit cy defluSjque rvniort qui les
conioint fi étroitement , efface eii
«quelque façon entr'eux la diftin6l:ioa
detientS»: demién dans la poiTeflîon
de leur eftre.Mais celuy qui fuit n'eft
f)às moins beau : ^^ue la femme renert
fi» m dry :p3.v ce que cette communion
qui fait qu ils poffedent en quelque
forte l'eftre l'vn de l'autre par indiiiis,
h'oftant pas lafuperiorité du maryj'a^
uantage dé fon fexe conferue larela*
tion qui oblige la femme à lareueren-
ce. Mais c'eft trop infifter furvnc
chofe de laquelle les fix commande-
mens de la féconde Table de la Loy
ne parlât point , parce que les en-»
fcignemens de la Nature y parlent
trop clairement. Car il femble que
Aa
570 t A Morale
ce {bit là la raifon pourquoy la Loy
n*en fait point de mention , que
riiomme &: la femme n'eftant qu vn,
il Ift'eftoit pas plus necefTaire 4e les
exhorter à s'entr'aimer^que de recom-
mander à chacun l'amour qu'il fc doit
à foy mefme.
Quant à ce qui eft de la fuperio-
rité des pères fur les enfans, èc de Fin-
ferioritc des enfans à l'égard des pè-
res 5 Dieu renouuellant la Loy delà
Nature entre les Ifraëhtcs , en a fait
vne telle confideratioUj qu'il en a mis
le commandement au front des fix
qui contiennent tous les deuoirs de
la charité , de qu'il y a attaché vne
promefle particulière de longue vie
fur la terre. Or pour ce qui eft de
la promeflfe , elle a quelque chofe de
relatif à l'eftat des Ifraëlites à qui la
Loy de Moyfe a elle donnée , c'eft
pourquoy elle ne doit pas eftre icy
confiderée en cet égard. Autre chofe
eft rEden,^: autre la Canaan5& quoy
que de la difpenfation de la Nature il
ait palTè beaucoup de chofes dans Tœ-
eonomiede laLoy^cllesnelaifletpas
CHB.ESTIENNÈ. I. PartT J/Ï
à'aùoir d'ailleurs des differcceS cbnfî-
derables. Toute la reflexion que nous
auons à faire prefentettient là deflus,
eft 3 que la promelTe eftant de donnet
longue vie aux enfans qui rendront
à leurs père&meré riioneùr qui leur
eft deu félon ce commandement, elle
a vnc tres-iulte & tref^raifohnablô
ôccafion dans la Nature. Car ce que
les enfans tiennent de leurs pères,
c eft la Vie. Qu'y a-t-il doilc de plus
Sraifonnable fmon que Teffeâ: non
feulement reconnoifle auec honneilt
le principe qui Ta produit , mais aufli
qu'ayant toutes les afFe£tions qu'il
doit pour^la conferuation de Ce dont
il tieht l'origine de fon eftre , la pof*
feifion de cet eftte luy foit prorogée
pareillement; & que s'il vient à man-»
quer à ces affeilions, il perde la iouïf-*
fance de Teffed dont il a mefprifé U
caufe ? C'eft encore pliis conforme-^
ment à rinftitution de la Nature qu'il
a efté mis à la telle de tous les autres
commandemens. Car les premières
relations qui fe prefentenc^à confide-
rer entre les hommes, font celles d^
Aa z
372/ xaMorale
l'égalité que leur eftre leur donne ref-
pediuement , &: de Tin égalité que
peuuent produire en eux les diuers
Wtres refpefts qui furuiennent à leur
eftre. Si donc vous venés à les con*
fiderer en cette égalité feulement,
dautant que cela ne produit en l'en-..
tcndemcnt finon vne notion commu-
ne3& qui leur conuient généralement
à tous 5 il ne peut auffi produire que
cette inftrnftion générale dont nous
auons desja parlé, qui eft que chacun
doit aimcv fon prochain comme foy
mefme. Mais fi vous venés à les con-
fiderer dans les deuoirs particuliers
qui naiflent des diuerfes relations fur^
lienuës à Teftre commun, il n'y a point
de doute que la relation qui donne la
fuperiorité, ne donne auffi cette pre-
rogatiue au fujet où elle fe rencontre,
d'eftrc mis le premier en rang Se en
confideration dans la defcription de
Ces deuoirs. Parce qu'encore que la
reflcmblance de Tertre qu'ils pofl'e^
dent toiTS d'vne mefme forte, les re-
duife en cet égard à vne entière éga-
lité , la (lipcriorité pourtant en tire
Chrestienne^ I. Part^ 3^}
quelques vns hors du pair^,^ leur don-
ne la prééminence.
Or y a-t-il de deux fortes de fupe-
riorité éc de prééminence. Car il y
en a vne qui ne met point de diffé-
rence d'ordre entre ceux en qui elle
fe rencontre , mais donne feulement
quelque auatage ôc quelque prefean-
ce entre perfonnes de mefme rang.
Et telle eft la relation du mary à k
femme &c de la femme au mary , que
i'ay ailleurs accomparée au gouuerne-
ment Ariftocratique , où les Séna-
teurs commandent coniointement5&:
ne font point contraints à fuiure les
aduis les vns des autres/mon à la plu-
ralité des voix. Seulement y a-t-il à
confiderer qu'en cette focietéduma-
riage, qui n'eft compofée que de deux
perfonnes , le mary , à caufe de l'ex-
cellence &c de la dignité de fon fexe,
eft réputé auoir deux fuffrages^ ce qui
luy donne l'autorité , s*il naift entre
luy ôc fa femme quelque diuerfité d'o-
pinions pourje gouuernement de leur
famille. Et quant à ce qui eft de la
conduire del'vn&: de rautre, celle de
A a 3
j%4 l'A Morale-
.riiomme , félon la difpofition âc Ja
Nature, ne dépend point du tout do
la femme, parce qu'en l'inégalité de
la perfeftion de leur entendement &
de leur prudence , l'auantage eft du
cofté du mary : &: ce que celle de la
femme dépend de rhôme,ce n'eftpas
tant parce que felon la difpofition de
la Nature , il y ait pardeuers le mary
(jjLielque autorité- abfoluë de com^
mander, que parce qu'il a quelque
force de perfuader, que la plus gran-
de perfeâion de fon entendemet luy
donne. Car dans l'intégrité de la
Nature il n'euft point efté neceiTaire
que l'homme vfaft d'autorité en cet
égard, dautantque Tenténdçmentde
lafenime auoitafTés deperfe(3:ion,ou
pour apperceuoir de luy mefÎTie ce
qui eftoit delà prudence &: de la rai^
fon , ou pour receuoir fans contredit
rimprcffion &: l*irradiaçion des lurnie-.
res de celuy de l'homme. Mais il y a
vne autre fuperiori té qui produit dif-^
ferenced*ordre entre les perfonnes,^^
qui emporte aucc foy vne abfoluë au-r
torité de commandement;. Eî teUç
Chrestiënne.' I. Part. 575
cft celle qu'engendre la relation des
pères aux enfans , que i'ay ailleurs^
accomparée au gouuernemenr royal ^
où les inférieurs fontfujets&doiuent.
TobeifTance, mefmes fans predre con-
noiffance de laraifon du commande-
ment. Parce qu'où bien leur aage
&: la conftitution de leur nature, leur
ofte la capacité d'en iuger j ou s'ils en
ont quelque capacité , tant y a qu'ils
doiuent prefumer de la prudence fu-
perieure à laquelle ils font fournis,
qu'elle en iuge encore beaucoup
mieux qu'eux, &: que , quoy qu'il en
foitjla gloire de l'inférieur confifte en
vne franche & volontaire obeïifance.
Telle eftant donc naturellement la
conditiô des enfans à l'égard de ceux
qui les ontengendrés^qu'clle les con-
ftituë en vn ordre manifeftement dif-
férent 5 c'a efté conuenablementàla
nature des chofes, que le commandct-
ment qui concerne l'honneur qu'on
doit aux pères &c aux mercs,a cftc col-
loque le premier. Et eft première-
ment à confider'br en ce commande-
ment, qu'il a y eft point fait demcn-
A a 4
57<^ Î-A MoA RL B
tion du deuoir des pei'es cnuers les
enfans; puis après eft à obfeiuer quet
cft celuy que les enfans font obliges
de rendre à leurs pères &:,à leurs mè-
res. Or pour le premier , on en peut
rendre deux raifons. LVne eft , que
les enfans ayant relation d'vne fi
grande infériorité ,il n*eftoit pas rai-
fonnablc , fi Dieu euft voulu don-^
ner quelque commandement aux
pcresen cet égard, de le mettre à h
tefte delà Loy, puis que c'eftlafupe-
riorité de Tobict qui a deu mettre Tor-
dre entre les commandemens de cet-^
te féconde Table. L'autre eft, que
le deuoir des pères enuers les enfans
confiftant en afFedion feulement , il
n'eftoit pas befoin d'en faire aucune
mention dans l'mteprité de laNatu-r
re , ny aans les commandemens qui
la reprefentent. Parce que pour Taf-
feâion que les pères leur ont deuë en-
tant qu^ils font hommcSjCette notion
commune, d'aimer (on prochain com-
me foy mefme, la contient neceflai-r
rement. Et pour ce qui eft de celle
quils leur ont deu porter entât qu'ils
Chrestienne. I. Part. 377
font leurs enfans, il ne leur en falloir
point d'autre leçon que celle qu'ils
auoyent écrite dans leurs entrailles.
Car c'eft vne chofe fi profondement
enracinée en l'homme , que tant s'en
faut qu'elle euft peu receuoir quel*
que altération dans Teftat de cette
haute perfedion de fon eftre , 3c do
cette excellente conftitutionde tou-*
tes fes facultés , que mefmes depuis
que nous en auons dégénéré, & qu*cn
toutes autres chofes nous nous fom-»
mes merueilleufement corrompus, eU
les^eft conferuée en la plufpart , iuf-
ques à éclatter dVne façon admira-
ble en diuerfes occafions , mefines
entre les Barbares. Pour ce qui eft
du fécond , Dieu mcfme s'en eft ex-
pliqué par ce terme d'honorer: ce qui
conuient parfaitement bien à Tinfli-
tution de la Nature. Car il eft bien
certain que les enfans doiuent aimer
leurs pères c, parce que fe font des
hommes , &: par confequent des ob-
jets de cette commune diledion la-
qucHe doit eftre entre eux tous. Et
il eu bien certain encore qi^ cette
378 La Mo râle
amour doit croiftre en eux par le
reflentiment des obligations qu'ils
leur ont entant que ce font leurs bien-
faiteurs ; dautant que cela demande
naturellement de la rèconnoiflance,
&c que toute reconnoiflance fincere
cft accompagnée d'afFeûion. Et à
proportion de ce que les bienfaits
font grands, à mefme proportion doit
croiftre ce rclfentiment ^ ôc par con-
fequent encore TafFeâion à mefmc
mefurc. De forte que les bienfaits
des pères Se mères enuers leurs en-
fans confiftant en la communication
de leur eftre , qui de foy mefme eft
excellent, &: puis en leur éducation,
d'où ils tiennent leur bien eftre ; com-
me ces bienfaits là n'ont point de
prix, le reffentiment &: l'aft'edion qui
les fuit doiucnt fans doute eftre ex-
trêmes. Làoù donclesintereitsdela
gloire de Dieu, &c ceux de l'affedion
ôc de la gratitude que lej^enfans doi-
ucnt à ceux qui les ont engendrés, ne
{e choquent point , il eft mal aifé de
dire iufqucs où rafte£l:ion des enfans
cnucrs les pères ^ les raerps fe doit
/
Chrestienne I. Pakt. 375>
porter , puis que le fujet qu'ils en
ont eft entièrement ineftimable. Or
Mionncurquieftordoné par ce com-
mandement comprend tout cela , &:
encore quelque chofe dauantage. Na-
turellement tout bienfait oblige à
quelque reflentimentd'afFcfliionjmais
tout bienfait n'oblige pas à honneur,
quand les perfonnes font extrême-
ment inégales. Comme fi vn fils fait
quelque bien à fon père , fon père
cil: obligé de laimer à cette occafion;
mais cela n'encloft pas pourtant l'o-
bligation à rhonneur, à caufe de la
grande &: exceffiue inégalité qui eft
eftablie entr*eux par la nature. Mais
il y a tels bienfaits qui non feulement
demandent, outre la reconnoiffance,
quelque honneur , parce qu eftans-
grands &: confiderablcs en eux mcf-
mes, ils fe communiquent de perfon-
ne à perfonne qui font égales d'ail-
leurs 5 mais qui mefmes conftituent
vnc fi grande inégalité entre celuy
qui les communique, &: celuy qui les
reçoit , que nul autre bienfait puis
;^pres,quel qu'il fpic, ne les égale. Et
jSo LA Morale
tel eft le bienfait de la communica-
tion dereftre, quipafle dcspcresaux
cnfans, 6<: de l'éducation, d'où le bien
cftre le produit, comme fans doute il
euft efté dans l'intégrité de la Nature.
JEt c'eft ce qu Ariftote, qui a mieux
qu'aucun autre Philofophe confideré
cette affaire dans fcs principes^ a for-
mellement reconnu , quand il a dit
que l'obligation des enfans aux pères
&aux mères eil fi grande, qu'elle eft
abfolument indiffoluble, dautantquc
nulle recomipiflance , ny nulle rétri-
bution de bienfait , ne la fauroit ia-
mais equipoller. le fçay bien que la
Police a introduit quelques droits en
ce qui eft de l'exercice des deuoirs
qui dépendent de ces relations, où il
fè pourroit rencontrer quelque chofe
qui s'écarte de la difpofition de la Na-
ture. Mais il fc trouuera lieu ailleurs
d'en faire confideration , &c d'exami-
ner iufques où la necelTité de la Poli-
ce a peu & deu porter l'altération des
droits de la Nature en cet égard. Icy
nous confiderons vn eftat où les loix
politiques neullent point eu de lieu.
Chrestienne. I. Part. 581
te où toutes chofes euflent cfté dans
la pureté de leur origine.
Cela pourtant n*expliquc pas en-
core parfaitement cette matière. Car
i*ay defia donné à entendre qu'il y a
de deux fortes de fuperiorité : IVue,
qui donne vne autorité abfoluë de
commander, & l'autre non. Et celle
cy demande de Fhonneur, c'cft à dire,
idereftime coniointc auec refpe£l:,qui
n'eft rien autre chofe quvn Volontai-
re &: ingénu reflentiment de fon in^
feriorité, qui fe témoigne aux oc-
cafîons, (oïl en geftes^folt en aftions,
foit en paroles. Celle là demande
robeiflatice outre l'honneur , e*eft à
dire , outre cette eftime &: ce refpef}-,
vne franche &: volontaire foùaiilfion
à exécuter félon fon pouuoir ce que
le fupericur ordonne. Et il n'y a point
de doute que la nature n'enfeignc aux
enfans qu'ils doiuëî cette forte d'hon-
neur à ceux dont ils ont tiré leur eftre.
Car quand S. Paul dit , Enfans oheïf-
fesa vos pères ô' mères ^ car cela eH iufiex
il adioufte cette raifon, qu'il efcainfï
conxmandé^ Hmoretonfere^b^ta merei
jS^ La Morale
ce qui ne feroit pas bien raifonné a
liiy 5 fi cet honneur ne contenoit To-^
beïflfance. Et quoy que comme i'ay
défia dit , la Police ait introduit au
monde diuers droits differens dé ceux
que la Nature auoit eftablis, fi eft-ce
-qu'il n'y a iaitiais eu de Police qui
n'ait laillé aux pères lautorité de gou-
uerher leurs enfans , parce que c'eft
vn droit de nature abfolument inuio*
Jable. En efFed, à qui peut-il appar-
tenir de pouruoir à l*accompliflement
de Touurage, finon à la caufe qui Ta
commencé ? Et quand il eft acheué,
à qui peut toucher le foin & l'auto-
rité de fa conferuation , finon à là
mefme caufc encore ? Et fi pour pa-
racheuer Teftre de Thomme, & Rame-
ner à fon bien eftre , qui eft fa perfe-
ftion , Teducation eft necefl'aire , &t
pour l'éducation l'autorité de luy
commander , à qui appartient ce pou-
uoir finon à la mefme caufe qui Ta
produit , c'eft à dire au père &: à U
niere ? Neantmoins , bien que cela
amfi dit généralement , ne reçoiue
point de difficulté , fi en peut*U
Chrestienne. L Part. 383
naiftre quelcune de la confideratioii
des diuers eftats aufquels les enfans
fe rencontrent , & qui femblent de-
uoir varier la nature de Tautoricc pa*
ternelle, ôc du commandement qui
en dépend* Car autre fans doute eft
l'eftat de Tefifant quand il n'vfe du
tout point , ou au moins qu il vfe fore
peu de la faculté de la Raifon , à
caufe de Timbecillité de l'aage 6C de
i*imperfeâ:ion de fes organes. Autre
quand il eft en Taagc auquel fes or^a^
nés (ont parmits a la ventc^mais ou il
a aufli les affeûions vn peu vehemeiv-
ces, ^S,: que d'ailleurs il demeure daiis
H famille de fon père , & n'en fait,
point encore à part. Et autre finale-
ment, quand il eft venu en aage, non
de la perfection de fes organes feule*
ment, mais de la parfaite maturité de
fa raifon, &: que parle mariage il s'clt
retiré d'auec fon père, pour conlH-
tuer vçe autre famille , ^ acquérir là
d'autres relatiosque celles qu'il auoit
auparauant. De forte qu'il ne fem-
blc p^s qu'il foit conucnable à Tinfti-
tution de la Nature , que Tobiet du
j84 La Morale
comanclement paflant par de fi grande
&: fi notables changemens, le pouuoir
de commander demeure toûiours
Vniforme. Mais en cela 3 non plus
que dans les autres chofes , la Nature
iie nous a pas deftitués d'enfcigne*
mens. Car en ce premier eftat , ou
riiomme n'vfe point de fa raifi3n , il
faut qu'il dépende abfolument de là
iraifon &: de la volonté d'vn autre*
De forte que Tautoritc paternelle en
ce temps là eft, comme on parle, def-
potiqite 5 c'eft à dire ^ à peu prés de
mefme nature auec celle qu'vn mai*
ftre a fur fes valets. Car les valets ou
efclaues nVfent non plus de leur rai-^
fon en la pratique de Tobeifiance la-
quelle ils doiucnt àleurs maiftres, que
s'ils n'en auoyent point du tout. Ce
font purement des inftrumens animés,
danslefquels le maiftte neconfidcre
iînon la faculté d'agir &: de fe mou-
uoir , ôc non pas celle de iuger ou de
conduire. Et c'eft à caufc de la ref-
femblance qui eft entre ces chofes,
que S. Paul, qui eftoit vn grand fcru-
ceur, &vn grand interprète des droits
de
Chrestienne^ I. PARrr 38 j
de la Nature , dit , que tandis tjue l'hé-
ritier eH enfant , il ne diffère en rien dffi
firf. En ce fécond cftat , l'autorité
demeure encore toute entière parde-
uers le père &: la mcrc \ mais neant-
moins elle change vn peu de forme5&:
dénient à peu près femblable à celle
du gouuernement qu'on appelle poli-
tique ou royal. Car les rois ont bien
t^Ue autorité fur leurs fuiets , qu'il
faut de necefTité que les fujets leur
obciflcnt ; mais neantmoins , parce
que ce font des hommes libres , il faut
qu'ils les confiderent comme tds , &:
qu'ils fe feruent de leur raifon. Ils ne
leur doinent donc commander que
des chofes iuftes, afin que leur enten-
dement eftant capable d'en compren-
dre Tequité , robeïifance fuiue d'elle
mefme , fans que, s'il eft poflîblc, il y
foit befoin de l'autorité. Car en tel cas
l'autorité n'eft neceffaire lînon lors
que l'entendement , foit par quelque
paffion ou autrement , ne fe flefchic
pas de foy mefme à ce qu'ordonne le
commandement. Dans le troificme
cftat l'autorité paternelle dcuieure 5
Bb
38^ ÎA Morale
parce qu'elle eft fondée en des chofcs
qui ne s'aboliffcnt iamais ; mais Tvfa-
ge, en Tintcgrité de la nature, en a
deu changer tout à fait. Car celuy
que la nature appelle à gouucrner fes
propres enfans , & qu'elle pouruoit
du iugement tV de la prudence necef-
faire pour cela , n'a plus befoin du
gouuernemcnt d'autruy , &: eft dcue-
nuauffi capable d'exercer cette auto-
rité , que ceux qui l'ont auparauanc
exercée fur fa perfonne. Et quand
ie dis que l'autorité demeure , éc que
ncantmoins l'vfage s'en perd , ie ne
penfe pas rien dire qui foit contraire
à la raifon. Car à la vérité dans la
Phyfique y les opérations ccflent ou
cefle le befoin de les exercer ; &: là où
ccflent 6c le befoin Se les opérations,
'font auifi prefuppofées cefler les fa-
cultés mefmes. Parce qu'on dit que la
Nature ne fait ny ne conferue rien
pour néant , & que comme elle ne
snanque iamais aux chofes abfolument
neceflaires à Ces productions , auffi ne
fait elle iamais inutilement les fuper^
flucs. Mais dans la Morale il n'en eft
Chrestieî^ne. I. Part. 387^
pas du tout ainfi : dautant que les fa-
cultés qui font dans retendue de fa
fphere 5 ôc particulièrement celles qui
confident en autorité , ne font pas
feulement deftinées pour le befoinjC^
fontaullî des refultats ô«: neceifaires
& naturels des qualités qui font dans
les fujetsoù elles fe trouuent. Telle-
ment que quand ilarriue du change^
ment dans 1 obict fur lequel l'vfage
de Pautorité s*eftendoit , qui en abo-
lit entièrement le befoin , comme ca
vn homme parfaitement bien confti-
tué , tel que nous le nous figurons
maintenant, &c capable de gouuerner
&c autmy &:foy mefme,!! feroit inutib
ôc hors de propos de remployer. Ec
toutcsfois Tautorité mefme fc confer-
ue dans le fujetoù elleeft, d'autant
que cette relation de père eil infepa-
rabledefipcrfonne. le n'ignore pas
que les Ronuins en ont vfé autre- *
ment , 6^ que parmy eux le père gar-
doit fa puiflance toute entière fur ics
cnfans mariés , &c furies enfâns qu'ils
cngendroyent , fîce îi'eftoit qu'ils les
émancipafTcnt auanr que de les don-
Bb 2.
jSS l Morale
ner en mariage -, ce qui eftoit vne
pratique de leur droit ciuil , &: de
leur lurifprudence particulière. Mais
cela mefine confirme ce que i*ay dit :
parce que la conferuation de la puif-
fance paternelle auant l'émacipation ,
eft vne reconnoiflance manifefte que
k droit en demeure toujours; dautant
que {qs caufes font permanentes : 3c
l'émancipation qui en oftoit i'vfagc
quandonlafaifoit, eft vn adueu qu'a-
lors il n'eft plus temps d'en vfer ,
quand celuy fur qui on l'exerçoit , a
afl^s de prudence &: de iugcment
pour cftrc maiftre de fa conduite.
Tellement que dans l'intégrité de l'e-
ftat des hommes , telle que nous la
confiderons , la Nature ne déuantia-
mais manquer de fournir à tout hom-
me venu en aage toutes les qualités
neceflaires à vn bon &: légitime gou-
vernement tant de foy que de Ces en-
fans , il n'eftoit pas befoin de Prêteur
pour enfairel'cmancipation, puis que
la Nature lafaifoitafTés d'elle mefme..
Chrestienne. I. Part. 38^
DES JFTRES DEFOIRS
des hommes entreux^ •^premiè-
rement en ce oui regarde U
conjeruation de la 'vie.
du prochain.
A Prcs auoir confiderc la difïeren-
JLJL ce que la Nature à mife entre
les hommes à Tégard de la fuperiorité
& de l'infériorité., &: ayant mainte-
nant à les conlîderer en cette éo-alité
que leur donne la participation d'vne
mefme nature &: dVn mefme eflre , ie
ne faurois fuiure d'ordre plus raifon-
nable , en ce qui eft: de l'examen des
deuoirs dont ils font obligés entr'eux,
que celuy qui fe trouuera naturelle-
ment établi entre les chofes qui leur
doiuent eftre recommandables. Car
la commune mefure deces deuoirs,
comme nous auons veu cy deflus,c'cft
la charité ; &: la charité fe doit pre-
mièrement &: principalement exercer
où lesoccafions font plus neccflaires
Bb 3
590 lA Morale*
ôc plus importantes. Déplus , la nc-
CQUitc 6c rimportance des occafions
de l'exercer, femefure naturellement
par la tiecciTité &: par l'importance des
chofes qui touchent le prochain au-
quel nous Tommes obliges de ces de-
uoirs. De force que ces dcuoirs font
plus ou moins neceifaircsou impor-
tans fclon la qualité des chofes mef-
mc$. Le premier donc , & le plus
important des biens danslapofl'eflîon
defquels noftre prochain fe doit natu-
rellement intereffer, eft la conferua-
tion de fon eftre & de fa vie. C'eft
le fondement de tous les autres biens,
fans la poffcflion duquel nous n'en
pouuons retenir aucun, &c par le
moyen duquel encore , fi nous le pou-
uons conferuer , nous pouuons retenir
les autres biens que nous auons , ou
au moins conferuer Tefperancedeles
rappelî.n- , fi par quelque accident il
nous eft arriué de les perdre. C'cft ce
qui nous rend tous les autres biens
fenfibles , & qui nous en fait fauou-
rer le contentement ; iufques là qu'il
y a fujct de douter fi la délectation
Chkestiennè I. Part. 391
que nous en tirons confîfte en autre
chofc qu'en ce qu'ils nous font fentir
noftre eftrc en fa conftitution natu--
relie. Car les douleurs nous aduer-
tiflent aufli que nous femmes ; mais
nous les appelions des maux parce
qu'elles nous font fentir noftre eftrc
en vn eftat pcruerti. Au lieu que
nous appelions biens les chofes qui
meuuent & qui excitët les opérations
de nos facultés en telle façon, qu'el-
les nous font remarquer par la dou-
ceur de leur fentiment , que nos orga-
nes font réglés &: compofés comme il
faut, &:qu'ain(î noftre eftrefe trouuc
dans vne conftitution conuenable.
C'eft enfin ce pour la conferuation de
quoy nous auons de fi violentes affe-
âions , qu'il n*y a point de bien pliy-
fique que nous n'abandonnions pour
retenir celuy là , fi nous fuiuons les
inclinations de la Nature. Car on a
bien veu des gens qui luy ont préféré
le bien Moral, qui cofifte en l'exercice
de la vertu : & c'cft ce que font tous
les iours ceux qui font véritablement
vaillans, qui expofent leur vie à tous
Bb 4
35>2' l'A Morale
les plus grands hafards , pluftoft que
de manquer à vne geriereufe aftion ,
&: à vne occafion louable. Et la rai-
fon de cela eft que le bien phyfiquc SC
le bien moral n'eflans nullement à
comparer, (î toft que Tidéc du bien
moral a véritablement rempli Tefpric
d'vn homme capable de Teftimer fé-
lon fa valeur , tout autre bien , quel
qu'il foit 5 luy paroift vain &c méprifa-
ble. Et c'eft fans doute cette belle
image de la vertu quifaifit Tefprit des
Spartiates , &: de leur capitaine Leo-
nidas, quand ils s'en allèrent en refo^
kition de mourir , défendre le pas des
Thermopyles. Et s'il eil vray , ce
que dit Ciceron , que les légions Ro-
maines font quelques fois allées auec
alegrelîc en des lieux d*où elles fa-
uoyent certainement qu'elles ne re-
tourneroyent iamais, il falloit qu tllcs
cuffent receu cette imprciTion , que
mourir en Combattant pour la defenfe
de fon pays , e^ftr vne adion de vertu
laquelle eft préférable à la vie. Il
s'en trouue qui liafardent leur vie ,
non pour la vraye vertu , mais pour
Chrestienne. I. Part. 3^5
ce qu'on apppellele point d'honneur,
&c qui nefemblentpas y auoir regret,
û en telles occafions il leur arriue de
la perdre. Mais c'eft que l'idée de la
vertu a quelque chofc de fi beau, que
fon ombre mefme , quelque vainc
qu'elle foit , charme les âmes vn peu
genereufes. Car ceux là s'imagi-
nans que la vertu gift au courage ,
pour quelque occafion qu'il s'excite ,
&de quelque caufe qu'il foit irrite, ils
aiment mieux laifTer la vie , que non
pas fouffrir qu'on leur rauiffe la répu-
tation d'eftre courageux. La liberté
eft fans doute vn bien phyfique , Se
qui ne peut pas eftre mis au nombre
de ceux del'efprit. Et fe trouue non
des hommes feulement , mais des na-
tions entières , qui s'en paflîonnent
de telle forre , qu'elles ont méprifé
de viure quand elles fe font veuës
priuécs du moyen de la garcntir. Mais
Epidete auroit appelle cela vne opi-
nion erronée, ou vn tranfport de l'im-
patience de Phomme , &: non vn mou-
uement delaNature50uvn iugement
de la Raifon. Parce que fi l'cftrc de
394 ï-A Morale
riiommc eft deftinc à raftion^commc
il appert par tant de belles facultés
dont il eft orné , il vaut mieux le pof-
feder vn peu contraint en Ces opéra-
tions par vne domination externe ,
que le perdre tout à fait, &: perdre
auec luy vniuerfellement tout moyen
d'agir. Et s'il eft principalement de-
ftiné à raâ:iondc la vertu , comme il
eft clair , parce que les plus nobles &:
plus excellentes de fes facultés font
ordonnées par la Nature pour la pro-
duction des opérations morales , la
feruituden'empefche pas vn homme
d'cftre homme de bien ôT vertueux ^
au lieu que la mort le dépoiiille de
tout moyen de faire la moindre
aftion louable. ^
Partant le premier deuoir auquel
nous fpmmes obligés enuers nos pro-
chains entant que nous fommes natu-
rellementegaux, eft la conferuation
de leur vie oC de leur eftre. Et cette
conferuation là regarde , ou l'abfti-
neftcedes chofes qui font capables de
le leur ofter , ou le fourniffement de
celles qui font vtilcs ^ :^eceiTaircs-
Chrestienne'. I. Part^ 3^f
pour le leui* entretenir , en cas qu'ils
fuflent en péril d'en perdre la iouïf-
fance. Or l'abftinence des chofes qui
leur peuuent eftre nuifibles , va natu-
rellement deuant. Car fi nous fom-
mes obligés à faire du bien à nos pro-
chains , en beaucoup plus forts ter-
mes fommes nous tenus de ne leur
faire point de mal. Et s'il y a quelque
chofe qui nous difpenfe de l'obliga-
tion à leur faire du bien^commepour-
roit eftre rimpuiffance dans laquelle
on fe rencontre quelques fois , celle
de ne leur faire point de mal demeure
toûiours indifpenfable ; parce que
pour ne faire point de mal il ne faut
que cefTer d'agir; chofe à quoy la puif-
fance n'eft point necelTaire. Il nous
eft donc premièrement défendu d'o-
iler la vie à nos prochains , comme
aulTi le premier commandement que
Dieu nous fait après celuy'qui regar-
de la prerogatiue de ceux qui nous
ont engendrés , eft celuy qui dit , Tiù
ne tueras f oint \ conformément à l'in-
ftitution de la Nature. La iuftice dô
ce commandement eft en ce que nous
35)6 LA Morale
ne leur auons point donné leur vie, 5c
ainfi nous n'auons point de droit de
la leur ofter: & que quand nous la leur
aurions doncc, comme lepcre la don-
ne à fes enfans , elle n'cll pas à nous
pourtant. Se nous ne retenons point
de droit defTus en la communiquant,
loint que Teftre de nos enfans ne leur
eft pas tellement communique par
îRous 3 que Dieu n'y ait la meilleure
part , non feulement parce que c'eft
îuy qui donne <k qui entretient la
puiiTancc d'engendrer 5 mais encore
parce que c'eft Iuy qui fournit la plus
belle ôc la plus noble partie de Thom-
me 5 ôc celle qui donne la vie , &: le
mouuement au refte. De forte que
la reigle naturelle de la iuftice eftant
ou de rendre à chacun ce qui Iuy ap-
partient , fi nous l'auons par deuers
nous, ou de le Iuy lailîcr, s'il le pofle-
de, 6c rien n'eftant plus proprement
ny plus étroittemêt à noftre prochain
que fa vie, c'eft vne extrême iniuftice
quedelaluy rauir.II y aplus.C'eft que
la vie d'vn chacun n'cft pas feulement
à Iuy : fon père ôc fa mère y ont banne
Chrestienne I. Part. 597
part , ôc en retirent de riiohneur &c
de la confolation ; fa femme ôc fes en-
fans n'y en ont pas moins , &c c'eft leur
fupport & leur defenfe : & enfin , la
focieté du refte des hommes y a inte-
reft , parce qu'il en fait vne partie , &:
qu'il contribué quelque chofc ou à
ion vtilité ou à fon ornement. Telle-
ment qu'en la luy oftant , dans vne
feule iniufticeon en c5mctplufieurs,
kfquelles font dautant plus grandes
que la chofe en laquelle elle fe com-
met 5 eft precieufe en elle mefme , &c
que le dommage , quand elle périt, en
regarde beaucoup de gens. A quoy
vous pouués encore adioufter ce que
Dieu mefme dit au liure de la Genefe,
& qui mérite d'cftre icy confideré ,
parce qu'il eft puifé des fources mcf-
mesde la Nature. Là Dieu permet-
tant aux hommes le meurtre des ani-
maux pour leur nourriture, il leur dé-
fend expreffcment d'épandre le fang
humain yj?4rce , dit-il , ^ue Dieu a fait
r homme a fon image. Certes en l'ima-
ge de Dieu il y a deux confiderations
\ faire. L'vne eft de la chofe mçCiic
59? LA Morale.
en laquelle confifte cette image ;J'au-
tre eft , de la relation qu'elle a à Dieu,
lequel eft reprefenté par là. La cho*
fe mefme confifte dans les conditions
naturelles de Tliomme , comme font
fon intelligence, & fa volonté , de la
vertu dont elles doiuent cftre rem-*
plies , & la dignité qui en refulte , de
qui eft le fondemët de l'autorité que
Dieuluy auoit donnée furies autres
animaux. Parce donc que les autres
animaux n*ont point tout cela , de
qu ainfi leur eftre eft merucilleufemët
inférieur à celuy de l'homme; ou bien
Feminence de fa nature luy donne
quelque pouuoir fur leur vie, ou au
moins le rend elle capable de reccuoir
& d*exercer celuy qui luy eft donné
par le créateur. Et il eft clair que c'eft
la Nature mefme qui le luy donne.
Car fi les plantes font faites pour les
beftcs, il eft encore plus raifonnable
que les beftes foyent faites pour les
hommes ; puis que leur cftrc eft plus
éleué au deftiis des créatures , qui
n'ont que Icfcntiment, que Tertrede
celles qm nom que le fentiment
Chrestienne^ I. Part. ^^^
n'eftau deflus des créatures qui n'ont
rcceu finon la vie. Mais quant à Te-
ftrc de noftre prochain , nous n'auons
rien au deflus de luy qui nous puifl'c
naturellement attribuer quelque puit
fance de la luy ofter ^ fans violer hau-
tement la majeftc éternelle de la indi-
ce. La relation de cette image con-
fifte en la reflemblancè que l'homme
a aucc Dieu : ce qui félon la difpofi-
tion de la Nature , le nous doit rendre
inuiolable. Car fi celuy qui outrage
le portrait d'vn Prince efteftimé cou-
pable de lezemaiefté,&: fi les Empe-
reurs ont autrefois puni rigoureufe-
ment ceux qui par fedition (k par
mefpris auoyent abbatu leurs ftatiiës ,
que doit on iuger de ceux qui détrui-
fent l'image du Dieu fouuerain ? Cer-
tainement fî d'vn cofté la puiffance
des Empereurs les exalte bien loin au
defliTsde la codition deleurs fujcts^ la
nature humaine de l'autre les réduit à
régalité. Tellement qu'encore qu'ils
foyent fondés en droit de témoigner
du reflcntiment de l'outrage qu'on
leur a fait en dérnoliflant leurs imacres
400 tA Morale
de propos délibéré , ils ne doiiient
pourtant pas excéder, come fit l'Em-
pereur Theodofe, en la punition quils
en font. C'eft afTés qu'ils releuenc
leur autorité ^ autant comme il eft ne-
cefTaire pour le bien public; &; cela
fait 5 il faut qu'ils mettent en confidc-
ration que les hommes , qui font les
images de Dieu, font infiniment plus
àprifer que des ftatuës infenfibles.
Mais quant à ce fouuerain eftre qui
auoit mis quelques traits de fa repre-
fentation en nous , il ne fçauroit trop
fcuerement vanger ceux qui en effa-
cent les caraderes. Encore ce mot ,
que c'cfi Dieu qui a fait l'homme a fou
image , a-t-il vne finguliere cmphafe.
Parce que comme l'original doit eftre
reueré en fon portrait,^ caufe doit pa-
rcillemët eftre refpeâéc en fon efFefl:,
bc que le tableau que le Prince a fait
de foy mefme , pour feruir de mémo-
rial de fon eftre à la pofterité, a quel-
que chofe de pUis vénérable & de
plus grand que tout cela en quoy il
peut auoir efté reprcfenté par le<
peiiitres ou les ftatuaires.
De
Chuêstiekne. t. Part." 401
De ce que deflus il eft aifé de re-
cueillir que ceux là fe font trompés
qui ont attribué la puifTance de vie &:
de mort aux pères fur les enfans , &:
qui ont donné à chacun d'entre les
hommes Je pouuoir de fe priuer de
îbn eftre à fa volonté , eftimans que
iVn &c l'autre dépend des principes
de la Nature. Car pour ce qui eft
du premier , fi les Romains qui Font
ainfi pratiqué au commencement^n'a-
uoyent eu autre égard en cela finoa
de conftituer les pères iuges des a-
£tions de leurs enfans , pour les pu-
nir en cas de crime, delà mefme forte
que les Masiftr^ar*^ puniffoyciit les au*
très perfonnes qui pechoyent contre
les loix, iln'y auroit peut cftre rien à.
reprendre en leur inftitution , finon
quelle ne fembleroit pas eftre afles
accommodée à la prudece politique.
Parce que lesiuges doiuent eftre fans
paillons auiîi bien que les loix : or eft-
il fort difficile quVn père ne fe laift'e
pas emporter à fes afïeètions naturel-
les lors qu il eft qucftion de {on eor
fanr , ^fi^ comme dit le Comique^
Ce
40t ^ LaMorale
la moindre peine fuffit à vn père pour
expier vn grand péché que fon fils a
commis contre luy , il n'y a pas appa^
rence qu'il foit beaucoup plus feuere
en ce qui regardera le public , qu*en
ce qui le concerne luy mefme. Que
s'il fe trouue entre les pères des âmes
il roidcs & fi inflexibles que de trâit-
tcr leurs enfans félon toute lafeuerité
desloiXjComme firent Brutus&Man-
lius , il eft fort à craindre que cette
haute 6«:eminente vertu ne dépouille
les hommes de l'humanité, & ne dé-
génère en barbarie. Et peut eftrc
qu'il eil autant expédient pour le bien
de rEfl:at,que les pères gardent inuio-
lablement la tendreffe que la Nature
leur donne enuers leurs enfans , que
de les y voir renoncer fous prétexte
de conferuer la maiefté des loix publi-
ques. Mais puis qu'ils ont attribué
cette puilîance aux pères , comme lî
c'eftoit vn droit que la Nature leur
donnaft , on ne les peut pas excufer
d'en auoir en cela merueilleufement
ignoré les reigles. Car les pères n'ont
pas fculs communiqué l'ellre à leurs
Chrestienne I. Part. 405
"enfans par lagencration ; c'eft Dieu
qui leur en a donné lameilleure part:
éc en ce qu'ils y ont contribué , ils
n'ont peu fe rcieruer la puiflance de
le reprendre. Et fi la lunfprudence
des hommes ne permet pas à vn père
de reprendre vn héritage qu'il a fo-
lemnellement donné à fon fils , fi la
donation s'eft; fliite par des tiltres
autentiques , &: fi elle a efté acceptcv:;
félon les couftumes du pays, la Natur
le 3 dont lesloix font les conftitutions #
de Dieumefme, fouffriroit-ellc qu'il
luy oftaft Teitre qu'il luv a donné, ^
qu'il polfede plus, eflroittement , &:
d'vne façon plus propre, qu'il ne faur
l'oit faire quelque héritage que ca
foit? Que fi l'inclination que la Na-
ture nous a don ée à la procréation des
enfans ,efl:pourlageneratio denofire
sêbîabie , &: pour la propagatio-de Te-
rtre en d'autres indiuidus,il n'y a point
d'apparence qu'elle nous cull voulu
donner la liberté de ledcftruire après
î'auoir ainfi prouigné. Et fi par vnc
féconde intêtion de fa fipicnce, com-
me ie l'ay dit cy defifus , elle a regardé
C c z
404 l'A Morale
à la conferyation de VcfpQcCjëc à nous
donner, comme quelques vns le pre^
tendent , le moyen de nous immorta-
lifer , il n'y a point d'apparence non
plus qu'en fe contrariant à elle mef-
me 5 elle nous euft laifle le pouuoir de
nous oppofer à fon dcflein. Enfin,
fi y comme il eft clair , c*ell; de fon
inllind , &: par la difpofition de fon
ordre, que toutes les caufés qui ont
aréique fentiment d'afFedion , ont
e l'iamour pour leurs effeds , de
forte que plus leurs efFcfts font beaux,
& plus la faço de laquelle elles les ont
produits eft noble &: parfaite , plus
auflîleuraft'eûion enuers eux eft elle
ardente &: inuiolable , &: plus grand
le foin qu'elles ont de leur conferua-
tionjileft contre toute apparence de
raifon,ou qu'elle ait priué les hommes
de CCS inclinations enuers leurs en-
fans , ou qu elle leur ait permis d*y
refifter Se de les efteindre. Car elle
a compofé noftre eftre de deux cho-
fes : félon Tvne nous fommes hom-
mes ,&: félon Tautre , animaux. En
ce fécond égard doncques elle a deu
Chrestienne. I.* Part.^ 40J
imprimer en nous les mcfmes fenti-
mens que nous voyons empraints dans
le cœur des beftes les plus farouches ,
quis'expofent à toutes fortes de pé-
rils pour en garentir leurs petits. En
ce premier, elle n'a pas deu étouffer
en nous ces paflîons que la condition
d'animaux nous a données , mais les
épurer feulement , &: les éclairer de
la raifon , ôc les rendre d'autant plus
fortes & plus inuincibles 5 qu'eftans
bonnes en elles mefmes , elles font
encore plus dignes des natures intel-
ligentes , que de celles qui ne le font
pas. Mais la grande raifon que la
Nature nous fournit , eft, que ce que
les fouuerains Magiftrats ont de droit,
chacunenFEftatdontilale gouuer-
ncment, cela mefmeacet Eftrefou-
i^erain dans la focieté de tous les hom-
mes en gênerai , dont il a toujours
gardé l'adminiftration 6c l'empire.
Comme donc dans les Eftats bien po-
licés la vie de tous les particuliers eft
fous la protedion du fouuerain Ma-
giftrat, de forte qu'il n'eft permis à
aucun d'y attenter que par Ton conx-^
Ce }
40^ lA ^Morale
mandement , ou au moins par fa per-r
millîon bien exprciTe ; ainfî dans le
Monde vniuerfel Teflre des percs ^
des enfans, &: des petits & dds grands,
& de tous généralement , eftfousla
fauuegarde de Dieu , fi bien qu'il
n'eft licite à qui que ce foit d'entre-
prendre de le leurrauir , s'il ne le per-
met cxpreffément , ou mefmes s'il ne
lecoiximande.
f- Et delà mefmefè prouue que c'eft
vn attentat à fa fouueraineté que de
fc défaire foymefme. Car à l'égard de
mon prochain , il eft bien certain
que ma vie efl à moy , de forte qu'il
n'y peut rien prétendre. Mais à l'é-
gard de Dieu , ce; n'eft' plus à moy
qu'elle appartient, c'eft à celuy qui
en eft le Créateur, &: à qui feuleft
referué l'empire des chofes du mon-
de. Comme donc les lurifconfultes
ne veulent pas que perfonne foit mai-
ftre defes propres membres , pour en
difpofer à fa volonté , parce qu'au-
cun n'eft né pour foy feulement , 3c
que nous faifons tous partie de quel-
que fociecé, à qùiriious femmes tenus
Chrestienne. L' Part. 407
des feruices de noftre vie : il n'eft pas
raifonnable que nous difpoiîons de
nous mefmesànoftreplaifir, puisque
nous fommes membres de cette gi'ap^
de focieté du genre humain , au bien
de laquelle nous fommes obligés de
contribuer, tant qu'il plaift au fou-
uerain maiftre de tout d'y requérir
noftre afiiftance. Et fi le ferment que
les matelots preftent au Pilote , & les
foldats au Capitaine , les oblige à gar-
der la ftation où il les place , pour ne
s'en départir iamais que par fon com-
mandement; nous preftons en naiflant
vn ferment à ce grand Dieu , qui nous
oblige encore plus inuiolablement à
ne defemparer iamais le lieu qu'il
nous adonné dans l'Vniuers , iufques
à ce que le'fifflet de fon commande-
ment exprés , ou la voix de fa Proui-
dence nous en tire. En cffcd: , le de-
fir de viure cft ii naturel , Se fi profon-
dement enraciné dans nos entrailles ,
qu'il n'en fçauroit iamais fortir que
par la fouifrance de quelque violente
douleur du corps , ou de quelque ex-
trême déplaifir de Fefprit , dont nous
Ce 4
4o8 I A Mo RALE
Voulions que la difTolution de noftre
cftre nous deliure. Et s'il y à eu queU
cun qui foit forri de la vie par vne
^jiOprt volontaire 5 fans en eftre chafle
par le fentiment réel de Tvn de ces
maux 5 ou bien il les a appréhendés
pour l'auenir f&: chacun fçait quelle
puiflance la crainte a quelques fois
fur les efprits , ) ou il faut qu'il ait eu
rentendement trouble par les fumées
dVne bile noire 5c bruflée. Et ce
grand Caton ntefme , quis*ouurit de
fe déchira le fein pour en arracher la
vie auectât de férocité, ne le fit point
pour autre raifon finon qu'à fon égard
le déplaifir de tomber entre les mains
de Cefar , eftoit vn mal plus infup-
portable que la mort mefme. Or lî
nous auons cette pcrfuaiîon, que tou-
tes chofes font gouuernces par la
Prouidence de Dieu, & que les biens
&: les maux nous viennent deladif-r
penfation de fa main , nous ne de-^
uons pas penfer qu'il nous foit permis
de nous fouftraire à Texecution de fa
volonté , 6c de luy ofter , en nous
oflant 5 la matière éc le moyen d'cxer-^
Chrestienne. 1. Part. 409
Gcr noftre vertu , &c de procurer (k
gloire. C'a efté vne barbarie à quel-*
ques Princes dont les hiftoires font
mention , de faire planter vn homme
deuant leurs yeux , pour s'exercer de
loin fur luy à lancer le iauelot , & de
là remporter la réputation d'y auoir
beaucoup de dextérité & de iufteffe.
Neantmoins , fi cet accident eiloit ar-
riué à vn homme de vertu , d'eftre
d«ftiné à cet vfage , il attendroit le
iauelot conftamment , &: s'il en filloit
les yeux , au moins ne s'en fuiroit-il
pas lafchemeat , &: n'abandonncroic
pas fon pofte. Combien moins donc
le deuroit faire vn homme doué dVne
âuffi haute magnanimité qu'il con-
uient à la perfedion de noftre cftre, fi
Dieu Pauoit choifi pour eftre Tobiet
fur lequel diuerfes calamités vinficnt
fondre ?
Une me refte donc plus fur cette
matière finon d'accorder auec la do^
ârine générale qui nous défend de
tuer, cette commune créance de tout
le monde, que de repoufler la force
par la force , &: confcruer fa vie
4IO LA Morale
aux dcfpens de celle d autruy , eft vne
loy de la Nature , ôc qui auroit lieu
mefmes en fon intégrité , fi la neceffi-
té s'y en prefentoit. Car quand Ci-
ceron défendant Milon , & le vou«
lantiuftifierdu meurtre commis en la
perfonne de Clodius , dit que nous
auons tiré cette loy , non de TEfcole
des hommes &: de leur inftitution ,
mais de celle de la Nature , qui Ta en-
grauée dans nos cœurs , de qu'en lifant
ce bel endroit de fon Oraifon nous
luy donnons approbation , ny luy n a
pas penfé parler d*autre Nature que
de celle dont les enfeignemens font
dans vne entière pureté , ny nous
n'en auons point ordinairement d'au-
tre fentiment que celuy de Ciceron
niefme. Lors que nous difonsquela
Nature nous obliçre à la conferuation
de Teitre de noftre prochain , nous
n'entendons pas pour cela preiudicier
à l'obligation que nous auons a la
conferuation du noftre. Et en cet-
te égale valeur de fon cftre auecle
noftre à l'égard de Teftimation d'vn
tiers 3 cette megaUté y demeure tou-
Chrestienne. I. Part. 411
jours pourtant àl'égard de noftre pro-
pre eftimation, que nous allons cy
defifus prouué élire iufte & naturelle ,
c*eft que le noftre eftant à nous , nous
fommes plus tenus de le conferuer
que celuy d'autruy. Si donc nous
nous trouuons en tel eftat que Teftre
de noftre prochain &: le noftre foyent
' en vn péril eminent, il eftbien rai-
fonnable que nous facions tout ceque
nous pourrons pour les en preferuer
tous deux : & tandis qu'il refte quel-
que efperance de le pouuèir , nous
fommes obligés par la. Nature à la
conferuation de Tvn & de l'autre.
Mais quand la cliofe en eft venue à
tel point y qu'il faut neceffairement
que Tvn des deux periffe , alors on ne
peut pas douter que cette mefme na-
ture ne nous enfeigne que le noftre
nous doit eftre en plus grande confi-.
deration.Car il en eft de cecy comme
des deux plats d'vne balance égale-
ment contrepefée. Si vous comparés
eftre à eftre , voftre confultation de-
meure en fufpens, de forte que vous
ne fauriés déterminer de quel cofté la,
4ît 1 A Moral e
refolution doit pancher. Mais fi
vous vencs à adjoufter à Tvn des deux
cette reflexion qu'il eft à vous, alors
fans aucuncliefitationla balance fort
de l'équilibre. Et la nature nous con-
duit à cela en toutes fortes d'occur-
rences. Car (i deux hommes font
en péril d'vn mefme naufrage , &: que
l'vn puiffe fauuer fautre en fe fau-
liant , les fentimens naturels de la
commune charité le doiuent portera
le faire. Mais s'il ne fe peut euiter
que Tvn ou l'autre ne fe perde , la^
Nature enfeigne à tous les deux de
tafcher à fe garentir , en abandonnant
le foin de fon compagnon. Or en la
queftion dont il s'agit la chofe eft
tout à fait femblable,finon qu'au pé-
ril du naufrage c'cft la tempelle qui
menace également les deux paflagers,
icy c'eft Tvn des deux combattans
qui menace Tautre. Ce qui ne chan-
ge nullement la difpolîtion de la iur
ftice de la Nature en cette occurren-
rence. Parce que fi eeneralement
parlant 3 &:ians auoir cgard aux cir-
çonftances du fait;, il y a de l'mmftice
CHRfeSTTENNEr I. PaRT. '413
a ofter la vie à fôn ptochaih ; il y a
pareillement de la barbarie te deTin-
humanitc à ne la luy pas conferuer
quand il eft poffiblê. Et fi l'impoiîî-
bilité de la luy fauUev en fe fàuuant
pareillement, excufe du blafmc de
l'inhumanité j la neceffité ineuitabld
de la luy oftcr pour fe garentir , ex*
cufe du blafme de Tininflice. Car
quand on la luy oftc ainfi , le defTein
n'eft pas proprement dé la luy ofter,
mais feulement de fe conferuer la
fienne. Comme quand on fe fait
couper vn bras pour fauucr le refte du
corps, on n'a pas proprement inten-
tion de perdre le bras ; car il n*y a per-
fonne qui de gayeté de cœur fe priué
de l'vfa^e de ks membres. Mais
parce qu'on ne peut conieruçr en-
femble cette partie ^ le tout , lors
qu'il les faut ne ce flaire ment parta-
ger , le tout eft toujours iugé préfé-
rable à la partie. Que s'il y faut faire
quelque confideration de Tintereft
que la (ociczc des homes y peut auoir,
il eft plus iufte & plus raifonnable que
que celuy qui attaque , periiie , que
4T4 t A M OR A LE
non pas celuy qui fe défend. Parce
qvie IVnefl vn violent, qui veut auec
iniuftice ofter la vie à fon piocliain ,
^ àla focieté vn defes membres , qui
luy peut eftre en vtilité ; au lieu que
l'autre eft vn homme iufte &: modéré^
qui ne priue fon.ennemy de la vie, ny
la focieté humaine 5 d'vn defes mem-
bres, qu'à regret , &: contraint par vne
neceifité que les fentimens de la Na-
ture de de la Raifon luy font iuger in^
furmontable. Et telle a toujours efte
l'opinion de toutes fortes de nations
en gênerai , & en particuHer , de tous
les plus célèbres Philofophes^ lurif-
confultes . lufques là que maintenant,
que le Chriftianifme a apporté tant
de nouuelles lumières , & découuert
tant de nouueaux motifs à la charité,
il n'y^ point d'Eftat fi feuerc entre les
Chreftiens en reftabliffement de fcs
loix , qui ne iuftifie le meurtre en ce
qu'on 2iÇ^t\\tfon corps défendant^ pour-
ueu qu'il confte clairement qu'on ny
a point cherché la mort d'autruy,mais
la conferuation de foy mefmc. Tant
c'eft vn principe de nature profonde^.
Chrestienne. I. Part. 415;,
ment enraciné , & qui fe perfuade
viuement à la Raifon , fous quelque
Difpenfation qu on viue.
DêS DEVOIRS DE
t homme enuers fort prochain ,
en ce qui regarde l'honneur
C^lapudiciteduma-'
riaze.
o
NOus auons dit cy defllis, qu'après
l'eftre de l'homme, il n'y aciiole
qui luy foit fi proche ny fi coniointc
que fa femme , puis que par l'inflitu-
tion jdu mariage elle eft faite vne mef-
jne chair auec luy. En efteft, l,e perc
& les enfans ont bien vfie relation
merueilleufement écroitte dans la
Nature , &: qui tire en confequence
des deuoirs inuiolablcs , &: de véhé-
mentes affedions. Mais fi eft-ce
pourtant que leur vnion en compa-
raifon de celle de l'homme ^ de la
femme, n'a point de liaifon fi intime,
41^ LA Morale
& à confidercr les chofes dans la pti^
reté de leiir origine , elle ne produit
point de fî viuc ny de fi fenfible di-
ledion. Tellement qu'après la coa-
feruation de fa vie , la chofe la plus
importante & la plus confiderable à
riiomme , eft l'honneur de fon ma*
riage, &:la pudicitcde la femme auec
laquelle Dieu la conioint. AufTi n'y
a-t-il rien qui excite en luy de fi vio-
lentes paflîons^que le foupçon d'auoir
receu quelque outrage en cette ma-
tière ; êc chacun fçait quels font les
effeds de la iàloufie depuis qu'elle
s'eft emparée d'vn courage vn peu
éleué. En quoy il ne faut pas douter
que les hommes iiepaflent les bor-
nes^ comme ils font ordinairement en
tous autres rellentimens. Mais l'excès
qu ils y commettent n'empcfche pas
que leur douleur ne foit tres-iufte^ &:
que horfmis ce qui concerne leur vie,
ce ne foit le plus grand fuict d'irrita-
tion qu'ils puiflent auoir en quoy que
ce foit. C*eft pourquoy après auoir
dit ^Tn lie tueras fotnt yY^'itw adioufte
incontinent en fa Loy^ 7// ne commet-
trai
CHRESTIENlNriS. 1. Part. 4IJ
tr AS point adu Itère . Celiiy donc qui
corrompt la femme de fon prochain,
foie par violence ou par perfua-
fion, pèche grieuement contre cette
charité naturelle qui oblige tous les
hommes les vns aux auttes , d£ viole
la iufcice qui maintient leur focieté.
Car fi c'eft par violence , bien qu'il
n'ait pas corrompu fon ame, il n'a pas
laifTé de teîrnir rhoniieur de fa pudi-
cité ; en quoy le màry eft fouuerainc-
meht intererte, premièrement entant
que cet honneur le regarde de fon
chef 5 puis après entant qu'il regarde
fen particulier la perfonne de fa fem-
me. Car puis qu elle luy appartient,
&: qu'il y a vne fi eftroitte vnion entre
eux , on n'a peu outrager de la forte
telle àuec laquelle il n'eft qu'vnc
hiefme chair , qu'il n'ait part en fon
iniure , &: qu'elle ne reiailliife fur hiy.
Et puis qu'elle appartient à lay feul,
aucun n'a peu entrer dans cette fo-
cieté que la Nature a voulu eftre ab-
folument incommunicable atout au-
tre, fans luy faire vn tort manifefte,
contre les loix de laïuftice &: les feit-
D d
L
4ï8 LA M O R A LE
tiiiiens de la charité. Et fi c'eft par
perfuafion , le tort qu'il luy fait eft
plus grand que s'il Taucit' fait par vio-
lence . Car la violence faite au corps,
laifle l'efprit en fon entier -, de forte
qu vne femme , pour eftre ainfi def-
honorée entre les hommes , fi elle a
Tame chafte &: pudique , n'en eft pas
moins vertueufe en elle mefme , ny
moins recommandable deuant Dieu.
Au lieu que la perfuafion au mal la
dépouille de fà vertu, &: la laifle à fon
mary gaftée ^en corps 6<: en ame.Ioir
gnés à cela que le mariage , dans Tin-
Ititution de la Nature,eft pour la pro-
création des enfans, dont la naiflancc
donne des relations, &: engendre des
aft'eftions qui doiuent eftre certaine-
ment déterminées à leurs obiets , 3c
non pas vagues , incertaines , <S^ dou-
teufes. Si le père n'eft aifeuré que
ceux qui naift'ent de fa femme font
fes enfans , comment les aimera-t-il?
Et fi Iqs enfans ne font alfeurés que
c'eft leur père , comment l'honore-
ront ils ? Et fi tout cela demeure in-
certain entre la femme ôc le mary.
Chre^tie^nè Ï. Pakt. 4î^'
que deuiendront leurs afFêftidns mu^
tuelles 5 dont les enfaiis doiiierit eftrè
le lien , Se qu'elle fera fans affedions
la concotdc de leur mariage ? Si ie
confiderois la Nature en l'eftat auquel
elle eft maintenant, ie tirerois enco-
re d'autres raifons delà confideratiori
de lafôcieté , ^ de Tintereft qu'elle a
dans Pexafte oblcruatiori de la dcfen-
fe de Tadultere. le dirois qu'il n'eft
pas raifonnablc qu'vn homme trauail-
le à acquérir du biê pour.la nourritute
& pour Teducatio d'enfans qui ne fopt
pas fiens , ny qu'il leur laiffe fon heri^
tage. le reprefenterois Terreur &: la
confufion que cela introduit dans
Tordre des fucceflîons , ou tel hérite-
roit de quelcun comme de fon pro-
che parent paternel , de la confaft-
gùinité duquel pourtant il n'appro-
cheroitpas de cinquante races. lefe-
rois reflexion fur Tiniuftice qu'il y
auroit d'interefler vn homme ou dans
le reffentiment des calamités &: des
malheurs qui arriueroyent a des én.-
fans qu'il n'anroit point engendrés,
ou dans le deshonneur qui leur peut
Dd z
'410 LA Moral*
venir de leurs crimes. Mais i'ay traita
té de tout œla plus amplement aiU
leurs 3 & puis ie confidere icy la Na-;
l:e en vn eftat où toutes ces chofes
cuiTent deu eftre inconnues. ledi-
ray feulement qu'encore que les Na-
tions &c polies 5 ôc barbares , ayent eu
de fort différentes opinions fur le fu-
jet de la coniondion de Thomme &c
de la femme pour la génération des
enfans , ou pour l'vfage de la volupté,
& que les vnes ayent tenu la fimple
paillardife pour indifférente , &c que
les autres ayent permis la Polygamie^
&:les autres le Diuorce èc le change-
ment de party entre viuans , iufqueS
là que les Lacedcmoniês ne faifoyent
pas difficulté de s'entreprefter leurs
femmes dVn commun confentement,
û eft-ce que Tadultere a toujours eftc
fort feuercment condamné , mefmes
entre les peuples les plus fauuages.
ï Or quoy. que ce foit principale-
ment en ladultere que la Nature par-
le hautement, elle ne laiffe pourtant
pas de faire éclater fa voix en diuer-
fes autres chofes : ce que ie ne veux
Chrestienné. I. PartV 411
icy toucher qu'en paflant , parce que
i'ay défia fait vn liure entier de ces
matières. Et premièrement , pour ce
qui eft de raccouplemeritdcs indiui-
dus d'vn mefme fexe , lés. enfcigne-
mens qu'elle y donne ibnt fi clairs ,
que d'vne commune confpiration oïl
en appelle la tranfgreflîon , le péché
contre Nature. Et de fait , ceux qttî
ne reconnoiffent pas qu'elle a telle-
ment delliné les deuxfexes l'vn pout
Tautre, qu'elle n*a pas vèuîu que cet-
te coniondion fe fift autrement, ont
Tentendement abfolument peruertt.
Car elle n'a au commencement im-
primé Tappetit de cette coniondion
en rhomme , finon pour la généra-
tion, que chacun fçait eftrc abfolu-
ment impôflîble en vn feul fexe. 11 y
a bien quelque efpece d animaux donc
on dit que les mafles y éonçoiuent ,
comme les heures. Mais encore faut
il que ceux à qui cela arriue foyenic
hermaphrodites ; forte def>rodudioii
qui fe trouue peu fouuent dans là
Nature humaine , ôc qui qitand eljè
«■y rencontre eft tenue pour prodi»-
4i2< XA Morale
gieufc ; outre qu'on n'en void que peu
pu point de fi parfaite en fa mon-
ftruofitc y qu elle foit capable de tou-
tes les deux générations. Et fi en
cette occurrence il faut faire quelque
confideration de la volupté , la Natu^
re Ta tellement mcflée en cette adlion,
qu'elle a voulu qu*elle fuft commune
aux deux indiuidus qui s'accouplent,
.&: non pas particulière à l'vn des deux
feulenient. Enfin, s^il y faut faire quel-
que reflexion fur les attraits qu'elle a
dans rvn,&: dans l'autre fexe^pour lex
inuiter à cette coiondion, il eft clair
que la beauté virile eft vne marque
de lapuiflance de la génération adi-
ue , comme la beauté féminine en eft
vne de la puiflance <le la génération
paftîue , d^ que qui en vfe à contre-
fens trouble tout l'ordre de la Natu-
re 5 ôc fait les chofes au rebours de
fon inftitution. Et d'autant que ce-
la eft fi euident que perfonne ne s'y
peut tromper s'il n'a le iugement
horriblement corrompu , c'eft à bon
droit qu'on tient ceux qui fe laiircnt
aller à ce vice là , pour des gens mau-^^
Chrestienne. I. Part^ 41J
dits &: abominables. Que firopiniori
que les Grecs &: les Roifiains en ont
eue , eftoit capable d'en faire tant foie
peu douter , dautant que c'eftoyenc
des peuples polis , &: qui auoyenc
d'ailleurs quelques belles parties de
vertu, il leur faut oppoferle iugemêt
qu'en ont fait les plus fages &: les plus
vertueux d'entr'eux.., &: fur tout les
anathemes de S. Paul^^S^: les foudres
mefmes des cieux y qui renuerferenc
autrefois Sodome 6c Gomorrhe.
Qiiant à ce qui eft de la paillardifc
qu'on appelle fimple , parce qu'elle fe
commet entre perfonnes qui ne font
point liées par mariage ny cntr'elles,
ny auec aucun, les Legiflatcurs qui
n'ont regardé qu'à la Police enl'efta-
bliflement de leurs loix , l'ont tenue
comme indifférente , parce qu'ils ne
s'unaginoyent pas qu'elle fuft beau-
coup preiudiciable à la focieté. Mais.
à qui confidererala chofc attentiue-
menc il fera aifé de reconnoiftre que
cettp raefme intégrité de la Nature la
condamne. Car comme nous auons
défia dit , la coniondion de Thomme
Dd 4
414 -^'^ MoARL E
éc de la femme les fait eftrc vne meft
tnc chair. Encore qu'on ait accou-
ftumé de dire entre les lurifconfultes
que le mariage confifte en la foy don-
née &c au confentement mutuel , ce
n'eft pas à dire que ce foit la foy qu'on
fe donne réciproquement , qui faflb
rhomme &: la femme vne mefmc
chair , c'eft Tadion phyfique mefme
laquelle fiiit la foy, qui le fait , &: qui
produit le mefme efted hors le maria-
ge. Et ce que S. Paul en a dit , que
^ehy cjtii fe t oint a vne paillarde , ejlfaitr
*vne mefme chair auec elle y eft puifé noa
de U reuelatioii de T'Euangile ou de
la Loy 5 mais des four ces mefmes de
la Nature. Or pourroit-il eftre con-:
uenable à l'excellence de l'homme j^
que ceux qui ont eu vne fi étroitte
vnion enfemble fc feparent fans en
garder les relations , &: qu'à l'égard
des créatures raifonnables |1 n'y ait-
point plus de force dans le \iç:vi de
cette conionftion , qu'à Tégard de
celles qui font brutes &: deftituées
d'intelligence ? Dans la condition
des brutes , les relations qui ont de$
Chrestienne I. Part. 415
fondemcns phyfiques ne produifent
aucun efFed moral , parce que leur na-
ture n'en cftpas capable. Vn cheual
n'aime point le poulain qui l'a engen-
dré; vn poulain ne rcfpede point le
cheual dont il a tiré fon eftre. La
mère mefme ôc fes petis n'ont point
d'afFections réciproques finon par ce
qu'on appelle inftinft, qui dure au-
tant que lanecefïîtédes foins & de la
protedion de la mère dure , &: puis
fe perd entièrement fans qu'il en de-
meure aucune trace . Dans la condi^
tion des hommes il en eft tout autre-
ment. Le père aime fes enfans , cV les
enfans refpedent leur père, &: la Na-
ture les y oblige, parce qu'ils ont de
la raifon. L'alFeàion que la mère a
pour {es enfans , &: le refped que les
enfans ont pour leur merc , ne vient
point de cette forte d'inftind , mais,
procède delà raifon , puis qu'elle de-
meure quand la ncceffité de fes foins
de de fa protedion cefle. Puis donc
que cette vnion de l'homme & de la
femme produit de mefmes des rela-
tion dont le fondement eft phyfique
êc naturel , cette mefme raifon eu
J\.t$ L A Mo RALE
doit pareillement tirer vn effed mo^
rai , qui confifte en affedions lefquel-
les foyent aufli permanentes. Or ny
efFediuement il n'y en a point dans
ces coniondions vagabondes , qui
font incontinent fuiuies d'vne entière
feparation ; ny il n'y en peut pas auoir,
le cœur de l'homme , ou refîdent fcs
affeftions , ne fe pouuant pas com-
muniquer à tant de difFerens obiers ,
d'vne communication qui foit perdu-
rable* Apres cela , cette coniondion
a pour fin la procréation des enfans j
&: cette fin là eftnon feulement natu-
relle, fous quelque difpenfation que
riiomme viue 3 mais elle euft eftévni-
que en Tintegrité de la Nature. Or û
la mère qui connoift certainement fcs
enfans, peut auoir des affeûions pour
eux 5 comme la Nature le veut , com-
ment en aura le père , qui ne les con-
noiftrapoint, s'il n'entretient aucune
focietéauec celle qui les engendre ?
Et puis que la Nature a voulu que les
foins de feducation des enfans fuifent
partagés entre J^e père 6c la mcre , à
chacun félon la condition de fon fexc,
Se la vigueur de les facukés , quelle
Chreîîtienne. I. Part^ 427
part y prendra le père , s'il feme fcs
enfans en toute terre indifféremment,
^ fi après les auoir femçs il en négli-
ge la connoiflance ^ &: en abandonne
la culture, fans y rien contribuer ?
Adiouftés à cela qu'où bien le maria-
ge n'eft pas de Tinftitution de la Na-
ture en fon entier , ou bien la Natu-
re en fon entier condamne neccf-
fairement la paillardife. Car fi le ma-
riage eftdefinftitution de la Nature,
comme tout le monde y confent , il
eft raifonnable que les enfans quis^en
produifent foyent eftimcsdVnenaif-
fance plus honnefte , & d'vne condi-
tion plus auantageufe , que ceux qui
ne s'en produifent pas. Or nous auons
défia cy deffus pofé que la Nature ne
met point d'autre différence entre les
hommes finon celle du père à fêfant ,
&: celle de celuy qui eft plus aagè , à
celuy qui n'a point encore atteint la
perfection de fon eftre. Et cet auah-
tage , d'eftre ne du mariage ^ eft fi cer-
tain &: fi euident , que mefmes en cet-
te corruption de la Nature dans la-
quelle nous viuons j toutes les Na-
4i8 laMorale.
rions mettent difFerence entre les en-*
fans légitimes de les baftards , tenant
pour honorable la condition des vns,
ôc flcftrifl'ant les autres de quelque
déshonneur à caufe du vice de leur
naiflance, Et derechef fi la paillardi-
fe eft indifférente , il n'y a point de
diftinftiôn quant à Thonneur entre
vne honnefte femme &c vne putain.
Et neantmoins le nom d'efpoufe ,
dans vne perfonne chafte &: pudique,
eft du Gonfentement de tous les hom-
mes, vn nom d'honneur & de dignité,
au lieu que celuy de garfe a toujours
efté infâme entre toutes nations . C 'eft
pourquoy S. Paul dit que les autres
péchés des hommes font hors de leur
corps ; au lieu que ce/r^j qui paillarde
feche contre fûn propre corps ^ parce que
fe faifant vne mefine chair ancc vn
Juj et deshonoré , il fe rendneceftaire-
ment participant de fon infamie.
Mais enfin , qui confiderèra comme it
faut quel principe Ceft que Thomme,
^ combien il eft excellent , trou*
liera que d'entre toutes les avions , il
jTi'y en a point vne qui doiue plus dc^
ChrestiennëI L Part. ^i$
pendre du gouuernement de la. rai-
ion y que celle dont il s'agit mainte-
nant 5 &c que comme il n'y a rien plus
digne de cette raifon que de clioifir
vn obiet propre pour exercer la fa-
culté de la génération des enfans ,
aueç lequel il fe lie par d'indiflolubjes
afFe£lions , ainfi n'y a-t-il rien qui le
rauale plus prés de la brutalité &: de la
fenfualité des animaux , que l'vfage
dVne volupté erratique èc licencieux
fcen cette matière. >
Pour ce qui eft du Diuorcer, com-
me la Loy de Dieu Ta permis autres-
fois pour quelques raifons politiques,
celle de la Nature, dont Dieu eft aufli
Tauteur , Tauoit défendu pour d'au*^
très confiderations. Laloy delà Na-
ture a cédé à la Politique pout vn
temps , parce qu'il eftoit ainfi expé-
dient pour euiter vn plus grand mal;
mais elle a cet auantage pourtant
qu'elle eft plus ancienne que l'autre ,
&: que les raifons politiques varient
furies circonftances des; lieux , des
perfonncs, àc des temps , au lieu que
les conliderationsfur lefquellcslaloy
45^) t A Morale
de la Nature eft fondée, ne font point
fujettcs à changement. Les focietcs
purement morales ^ comme font cel-
les qui fe contractent par h fimple vo-
lonté, fe peuuent dilfoudre par la vo-
lonté de mefme. Car c'eft au iuge^
ment des lurifconfultes ^ vne chofe
naturelle , que les obligations fe dif-
foluent par les voyes par lefquelles
elles ont efté cotra6lées. Mais quant
auxfocietés naturelles, ou qui^s'il y a
quelque chofe de moral, ontvn fon--
dément phyfique , &C que la Nature
eftablit , elles demeurent toujours,
iufques à ce que la Nature mefme qui
les a contraûées , les diifolue. Or
nous venons de voir que Tvnion du
mariage entre le mary 5c la femme eft
de efette forte. Tellement qu'il faut
qu'il arriue quelque chofe de naturel
pour la fcparer. C'eft pourquoy no-
ftre Seigneur dit aux luifs , que fi
Moyfe leur auoit permis de donner la
lettre de diuorce , c'a efté ^^ cau/e de la
dureté de leur cœur. Mais que s'ils vou-
loyentfauoir quelle eft en cela Tinfti-
tution de la Nature , ils deuoyentre*
Chrestienne. L Part. 451
monter iufques à fa fourcc , cù ils ne
manqueroyent pas de trouuer i]u*ati
commencement Un en efioitpas ainji. Et
cette raifon fuffiroit pour condam-
ner le Diuorce, quand on n'en pro-
duiroit point d'ailleurs. Mais il y en a
quantité d'autres que ie palFe mainte-
nant fous filcnce ^ parce que i^ les ay
déduites dans vn autre Ecrit : comme
pareillement celles qui touchent la
Polygamie. Certainement dans la
conionftion de l'homme &: de k
femme , il y a , comme l'ay dit, quel-
que chofe de phyfique , &: quelque
chofe de moral. Ce qu'il y a de phy-
iique ell l' vnion des deux corps par ce
qui confomme le mariage , &: qui fait
riiome&: la femme vne mefme chair.
Or comment fe peut vn homme lier
fi étroittement auec plufieurs fem-
nies 5 pour n'eflre qualî quVne mef-
me perfonne auec chacune? Et puis
que legouuernement de la famille ô^
l'éducation des enfans , appartient au
père &: à la mère coniomtement^ auec
vne autorité Ariftocratique , com-
ment pourra vn mary gouucrncr vne
43^ lÀ Mo RAIE
mefme famille auec tant de femmes à
cîles ne s'accordent pas ? Etfî elles
s'accordent entr'elles , veuque, com-
me nous auons dit , la prerogatiue de
fon fexe luy donne par deflus fa
femme vn auantage qui égale celuy
d'auoir vne voix de plus, comment
maintiehdra-t-il fon autorité où tant
de femmes ioihdront leurs fufFrages ?
Adiouftés à cela que l'obligation à ce
que S. Paul appelle hienueilUna y eft
mutuelle, & que le corps de l'homme
cft à fa femme , aufîî bien que le corps
de la femme eft: à fon niary. Si donc
la nature ne permet pas que la femme
âitplufîeurs maris, parce que la bien*-
Heiîlance qu'elle dcnneroit à Tvn ^
trauerferoit la fatisfadion qu'en tet
égard elle peut deuoir à l'autre ; elle
ne peut non plus fouffrir que le mafy
ait plufieurs femmes en mefme temps^
parce qu'elles trauerferoyétaufli réci-
proquement leurs cotentemens.Que
fila femme y tient lieu de matière ^
' comme les Philofophes ont eftiiiié , il
eft aifé de iuger quel defordre y peut
ârriucrenn'y dcftinant qu' vne feule
former
Chrëstîennè* I. Part.^ 435
forme. Et fi Ton dit que là matière
euft eu beaucoup moins dauidiré
dans rintegrité que dans la décadence
de h Nature , on peut refpondte que
la forme euft eu encore moins de
propenfion à fe communiquer à tant
de fuie ts. Ce qu'il y a de moral au
mariage , eft Taffedion , qui fi elle effe
raifonnable, doit égaler en fon ardeur
la force du lien de cette vnion, en ce
u il y a de phyfique. Car fi ramour
es pères enuers les enfans eft extrê-
me y ôcfilc refped des enfans enuers
les pères eft inuiolable, à caufe dèTé-
troitte &: indiflfoluble laifon de ce^
deux relations entr'eux , i'affeûtiont
réciproque du mary &: de la femme
les doit encore furpafl^er , à proportioit
de ce que leur vnion a quelque chofe
de plus ferré , dans Pinftitution de la
Nature. Si donc elle vient à-egaler
la force de cette vnion , elle remplirat
tout le cœur du mary enuers fa femme
&: de la fem.me enuers fon m^try , &r
par ce moyen il fera impôflîble qu el-
le puiife embrafter tant d'obiets que
h Polygamie luy en prefentc.
Ee
4j4 ÏA Morale?
La confîderation de Tinceftc appar^
tient auffi fans doute à celle des loix
'€c la Nature , parce que c*eft elle, &c
ïion le droit pofitif feulement , qui
le défend i Mais cda regarde plu-
ftoft l'explication des deuoifs des en-
fans enuers les pères, &:desperesen-
uers les enfans , que non pas Tendroit
de ce propos où ie me rencontre.
Parce que ce qui empefche que le
mariage entre le père & Tenfant ne
foit honnefte &c légitime , c'eft qu il
eft impoilible qu'en cette conion£tion
qui met entre le mary &r la femme
toute régalité qui fe peut, àlareferuc
de l'auantage que donne la feule no-
bleffe du fexe , Se la plus grande per-
feftion de ks facultés , fe puiflent
conferuer les relations de fuperiorité
&c d'infériorité que la Nature a efta-
blies entre le père &: les enfans , ny
que lesdeuoirs qui fuiuent naturelle-
ment ces relations, s'exercent d'vnc
façon conuenable. Or auons nous
veu cy defTus que ces deuoirs font
facrés 5c inuiolablcs. Et de là dé-
pendent les raifons du vice qui fe ren-
Chrestienne» L Part. 43^
îcontrÉ eii toutes les autres conion-
ftions iticeftueafes. Car le mariaqj^^
de l'oncle auec laniece, Su de la tante
auec le neueu , eft illégitime Se des-
honnefte ^ parce qu'en ces relations
les vns tiennent en quelque forte lieu
de pères Se de mères , Scies autres lieu
d'enfan/, &queles deuoil*s aufquels
ilsfoii/obligésen cet égard , imitent
ccy^qni fuiuent naturellement Tau-
^rité paternelle. En efFed , l'image
du père eft encore toute fraifche Se
toute récente en fon fils. Tellement
que files fteres la confidcrent les wns
dans les autres auec vn refpeft mu-
tuel 5 quelque égalité qui foit entre
eux, les enfans qu'ils ont engendrés
la y doiuent confiderer Se rccorinoi-
ftrepareillemêt auec vn refpccl d'au-
tant plus grand , que le degré de gé-
nération auquel ils font descendus ,
les conftitue dans vnc ineg^ilité toute
entière. C^ell aufll de cette image
de l'autorité paternelle qui reluit fur
les enfans , que fc doit tirer la raifon
delà prohibition du mariage entre le
frcrc Se la fcur. Parce qu'encore
ïe %
-€
4î<^ t A Mo RALE
qu'il y ait entr'eux vne fort grande
Igalité, fi eft-ce qu'ils font fi proches
principe d'où ils font fortis tous
deux, qu'ils en retiennent le portrait
empraint en des carafteres fi recon-
noifl'ables , qu'ils le doiuent honorer
& vénérer refpediuement. L'égalité
(Jonc qui eft entr'eux à confiderer
leurs perfonnes feulement , ne repu-
gneroit point aux priuautés de cette
çonuerfation familière que l'homme
&: la femme peuuent auoir : mais l'i-
mage de' l'autorité paternelle qui
çclattc en eux, leur doit donner mu-
tuellement certain refpeft auec le-
quel CQS familiarités font incompati-
bles. Et fi les enfans d'Adam fe font
mariés enfemble , comme on n'en
peut pas douter, cela eft venu de ce
que le defl'ein d'eftablir entre tous les
hommes vne confanguinité vniuer-
felle, en les faifant defcendre toas
d'vn mefme eftoc , ioint auec quel-
ques autres confiderations qui ne font
pas de ce lier , ont preualu pour cette
première fois fur cette conlideratioil.
Et i'ay monftré ailleurs amplement
Chkestienne. I. Part. 437
que cela ne doit point eftre trouué
mauuais , veu mcfmes qu'autres font
les droits de la Nature qu'on veut
établir , &; autres ceux de la Nature
quand elle eft defia parfaite & con-
ftituée. Enfin , parce qu'il y a des
perfonnes qui dans ce qu*on appelle
affinité , ont entr'elles les mcfmes de-
grés 6c les mefmes relations que ie
viens de reprefenter dans la confan-
gùinité , la conionftion du mariage
leur eft défendue pareillement , dau-
tant que l'affinité imite la confangui-
nité 5 ôc que cette imitation eft de
l'inftitution de la Nature. Car fi le
mary &: la femme font faits vnemef-
mc chair par la conionftion du maria-
ge 5 il eft raifonnable que les mefmes
relations que le fils a aucc la mère, ou
le frère auec la feur , ou le neueu
auec la tante , par la force de leur
confanguinitc , ils les ayent encore
auec fon mary, par la vertu de cette
alliance.
Or eft-ce bien certes au chois Se en
la détermination de Tobiet , que la
Nature a colloque la principale par-
Ee 3
438 La M o R AIE
tie de Phonneftcté de cette conion-
ftion de Miomme à la femme ; mais
'neantmoms elle n*auoit pas laifle de
reiglerlescirconilances de fonvfao-e.
Et premièrement , Tayant deftinée,
comme elle a fait , à la génération ,
elle en auoit borné Tappetit là, com-
me celuy de manger , à la neceffîté
de U nourriture. Car la nature a bien
eu cette preuoyance d'accompagner
CCS opérations de nos facultés , de
quelque fentiment de volupté , pour
les raifons que l'en ay dites cy deuant:
mais elle a auffi eu cette fageffe de ne
s'y propofer point la feule volupté
pour fin, r'ic de ne nous donner pokic
de facultés qui ne tiraffent poinc
d'autre vtilitè de leurs obiets que la
feule douceur de leur iouiffance-
Parce que la vclapté n'eft pas d'elle
mefmevne chofe defirable , n'^y aflcs
digne de nous , pour la conftituer ou
pour vnique ou mefmes pour princi-.
pale fin des fondions de nos puifTan^
ces. Et comrrte la Nature auoit ainfi
treS'fagement difpofé de nos facultés:
dç de leur b^t, elle les auoit tellemenc:
Chrestienne. I. Part. 439
foûmifes en l'homme à l'empire de la
Raifon , qu'en cette pm'e intégrité
elles ne s'excitoyent iamais par la
rencontre de lems obiets , finon à
l'heure de la neceflîtc de leur légiti-
me vfage. Tellement que quand la
femme commença à defirer le fruit
qui luy auoit efté défendu , dautanc
Simplement qu'il eftoit bon a ?nang€r\
c'eft à dire , capable de donner de la
volupté au gouft , fans qu'elle euft
befoin de s*en nourrir, elle commen-
ça auffi indubitablement à fe corrom-
pre. Au lieu qu'en leur intégrité
rhomme &:la femme ne fe conioigni-
rent point , parce qu'ils n'en eurent
pas le defir, la neceflité d'engendrer
n'eftant point encore vrgente. De-
puis, la corruption delà Nature ayant
apporté du defordre en Pempire de la
Raifon fur les appétits , il eft certain
que cette coniondion a eu vn autre
fécond vfage. Encore en cette oc-
cafion , la propre fin de la Nature
n'eft pas la feule iouïffance de la vo-
lupté , c'eft le foulagementd'vne in-
firmité à laquelle l'homme eft réduit
Ee 4
44^ i^ Morale
par ce qu'on appelle i^contmefice.'Uv'*
îagc donc de cette conionâion cftanc
i)or-nc là , & la Nature ayant voulu
que le mariage fuft d'vn à vne feule^
mçnt 5 il eft aifé d'en recueillir com-
bien il cuft efté rare. Car en cette
excellente conftitution de toutes les,
parties de noftre eftre , cette aâion
n'euft point efté fans Teffeft auquel l^
Nature vifoit , &: la production de
TefFed euft ofté pour vn long temps la
neceilîté de Tadion mefme.
Les Cyniques ont creu que cette
aftion eftant naturelle, elle fe pouuoit
faire à la vcuë du Soleil &: enlapre-
fence des hommes , & les Stoiciens ,
pour fages qu'ils fe penfaflent eftre,
n'ont pas efté fort éloignés de cet ad^
uis. Mais il ne faut pas trouuer
eft range que des gens dont la Nature
eftoit il corrompue , que mefrnes ils
n'en reçonnoiftbyent pas la corrup-
tion 5 ayent fi mal iugé des fentimens:
qu elle donnoitlors qu elle eftoit tou-
te entière &: immaculée. Encore qu'v-
ne chofe foit naturelle, il ne laiflè pas
d'y auoir quelques reiglesde decen-i
Chrestienne. I. Part^ 441
ce à la pratiquer ; de qui mefprife ces
reigles là , corropt ôc gafte vnc adion
qui pounoit eftre belle en elle mefme.
Et derechef , encore qu'vne chofc
foit naturelle, elle nelaiflepas d'eftre
d'elle mefme accompagnée de queU
que indécence &c de quelque diffor-?
mité , qui s'excufe par la neceffité j^
mais qu vn honneftehomc couure Iç
plus qu il peut pourtant, de peur d'of-
fenfer la veuë des autres. De cette na^
turefont, quoy que les vnes plus , &: -
les autres moins, toutes les allions par
lefquelles rhommc fepare d*auec luy
ce que Ton appelle excremens , ou
quieftdVne condition approchante.
Car nos membres font tellement efti-r
mes à nous , 6c faire partie de noftre
eftre , que fi la neceiïité nous con^ ^
traint à en retrancher quelcun du
corps , nous renfeueliffons honora-r
blemcnt, comme nous honorans nous
mefmes. Mais quanta ce qui cft des
excremens , quoy que tandis qu'ils
tiennent à nos corps nous en tirons
quelque vfage, &: peut eftre quelque
ornement, fi eft-ce que quand ils en
442' laMorale
font feparts , nous ne les cftimons
plus que comme des fuperfluités, qui
ont quelque chofc de deshonnefte.
Et k nature mefine a mis dans la can-
ilitution de nos corps quelque enfei-
gnemcnt de la bienfeance qu'il y faut
garder, ayant vfé d'artifice à couurir
les lieux d'où ces excremës là fortent.
Que fi Taftion par laquelle nous les
feparons d'auec nous , a elle mefine
quelque chofe d'incommode & de
choquant , foit en ce qu'elle défigure
la pofture corporelle , ou qu'elle in-
tercepte &: ébrouït rvfagc de la rai-
fon , la confiderati5 que nous deuons
faire de l'excellence de noftre eftre ,
qui confifte dans les belles facultés
de l'ame &: dans la maiefté du corps ,
nous oblige non feulement à y fuir la
prefence de nos prochains , mais en-
core à yauoir quelque honte de nous
mefmes. Or fila nature de ces actions
ne permet pas qu'on les faffe finor^
pour la necclficc, elle ne permet pas
qu'on en parle finon où il eft pareille-
ment neceflaire. De force que plus
vn homme approche delà pureté 6«:
Chrestienne. I. Part. 44}
de la pcrfeftion de la Nature , moins
cft-il enclin à parler de ce qui cocer-
ne ces chofes iîinon aux occafions où
il ne le peut euiter. Et comme nous
auons veu que la Nature nous oblige
à ne les faire, s'il cft poflîble, qu'en
ténèbres , ou au moins dans la folitu-
de y & fans prcfence de témoins , fi
l'occafion nous contraint d'en tenir
quelques propos , il les faut couurir
du voile des termes les plus honneftes
qu'il eftpoflible d'employer. Défait,
quoy que le mode foit fort corrompu ,
fi eft-ce que Thonnefteté naturelle a
tellement preualu fur la corruption
en ces chofes , qu'il n'y a point de
langue où on ne fe fbit eftudié de
trouuer des façons de parler capables
de faire entendre ce qu'on en veut
dire , fans dire pourtant ce que c'cft.
La langue Hébraïque , la Grecque , la
Latine^ la Françoife, &: généralement
toutes celles qui ont cours entre les
nations polies , ont leurs locutions
pour cela : &: s'il y quelques mots
propres à le dire fans circuit, les def-
bauchés^^: les impudës les employens
444 l'A M-ORALE
a la vérité, mais les honneftes gens les
euitcnt comme des écueils , 6c ont
peine à s'empefcher de rougir fi on
ks prononce à leur prefence. Et fi
telle eft maintenant la conftitution
des gens d'honneur , qu'elle deuons
nous croire qu'euftefté celle d'Adam,
s'il cuft perfeueré dans fon origine l
Il eft bien vray qu'il eftoit nu, & tou-
tesfois n'en rougiflbit point 5 dequoy
lay rendu la raifon ailleurs. Mais
comme autre eft la nature des puif-
fances, & autre celle de leurs opéra-
tions , il pouuoit bien n'auoir point
de honte de celles là , quand elles
cftoyent abfolument afl'uietties à la
raifon , &: neantmoins obfcruer en
celles cy la bienfeance qui leur con-
uenoit, foit qu'il fuftobhgé d'en par-»
1er 3 ou ncceflîtc de les faire.
Chrestienne. L Part^ '44J.
DES DEFOIRS DE LA
indice naturelle j en ce qui efidt
la conjer nation des biens dn ^
prochain.
IE fuis obligé de repeter icy ce que
i'ay pofé cy deffuSjC'eftque Thom-
me n'a rien de fi intime, ny qui luy
foit naturellement en fi grande re-
commandation 5 que fon eftre , &: fa
conferuation . L'honneur de fon ma-
riage, & de là pudicité de fa femme,
vientapres, ainfi que ie fay monftré
dans la confideration précédente.
Celaconferuéjilne luy refte plus que:
deux chofes dontil fafTe cas , & dans
la pofieffion de laquelle il s'mterelTe
d'vne façon confiderable. L'vneeft
le bien , qui fert à la nourriture &: à
Tentretencment de fon corps'; l'au-
tre ell la réputation , qui n'eft rien
autre chofe que la refplendeur des
qualités de fon efprit. S'ileftoit qae^
44^ ÉA Morale
ftion de éomparcr le corps &: Terpriê
entr'eux^ & de rechercher lequel des
deux^ doit eftre le plus aimable & le
plus confiderable àThomme ^ larefo-^
lution s'en feroit afles d'elle mefme
fans autre confultation. Car comme
vn eftre fpintuel & immortel de fa
nature , eft incomparablement plus
excellent qu'vne fubftance matériel-^
le 5 &:qui eft compofée des elcmefis^
leurs facultés , qui fuiuent la nature
de leur fuiet , font en pareille difpro-
portion &: inégalité des vnes aux au-
tres. Mais eftant icy befoin de com-
parer deux biQUS qui luy font, non
intimes, comme fon eftre ^ mais ex-
ternes 5 dont Pvri fertaux vfages du
corpj , Se Tautre fe rapporte aux qua-
lités de Telprit , il n eft pas fi aifé à
déterminer lequel des deux luy doit
eftre préférable. l'ay defia dit ail-
leurs qu'il fe trouue des gens qui poft-»
pofentla conferuation de leur vie à,
celle de leur réputation , &: y en a
quantité quitrouuent ceiugementlà
raifônnable. Et la raifon de cela eft
que la bonne réputation eft vne ima-
ChrestiênneT I. pARfr 447
gc du bien moral lequel ell en nous ,
&:que lavieeftvn bienphyfique. Ec
il faut bien certes que la vertu foir
admirablement belle en elle n^efme ,
puis que la feule ombre que les hom-
mes en pofledent dans la réputation ^
eft capable de leur faire mefprifer ce
qui d'ailleurs leur eft cher ôc recom-
mandable à mcrueilles. Encore bien
fouuent ne s'agit-il que d'vne vertu
feulement, fouuent fort imparfaite ôc
fort manque , comme eft celle qu'on
appelle du nom de valeur , dont la
plufpart des hommes prennent les ef-
peces baftardes ôc peu dignes de ce
nom , pour celle qui eft vrayement
philofophique ôc légitime. Que fe--
roit-cedoncfiTon pouuoit imprimer
en Tefprit de Thomme Tidée de tou-
tes les vertus, 6«: les luy faire voir tou-
tes en gênerai , auec tout l'éclat des
beautés & des perfedios de chacune?
Quoy qu'il en foit , fi la bonne re-
nommée eft préférée à la vie mefme
par quelques vns, il ne faut pas dou-
ter que ceux là ne luy poftpofafscr les
chofes qu'on appelle ordinairement
448 t A Mo k A le'
de ce nom de biens , puis qu'ils feni^
blent eftre de beaucoup moins efti^
mables que la vie. Neantmoins il y
en a d'autres , & qui font en plus
grand nombre , qui luiuent vn autre
fentiment. lis ne mefprifent pas ab-
folument la réputation , &: penfent
que c'eft vn bien que de la pofledei*
bone. De forte que s'ils la pouuoyent
conferuer auec leurs biens ^ ils la gar-
deroyent volontiers ^ &^ en eftime-*
toyent leur vie plus contente &c plus
heureufe. Mais s'il en falloit venit
là de perdre neceffairement IVn dé
ces deux obiets de leurs defirs Se de
leurs affections , il n'y a réputation
qu'il n'abandonnaffent pour retenir
la iouïffancede leurs moyens, fuft-ce
mefmes celle de Cefar ou d'Alexan-
dre. Et de fon cofté ce fentiment
n'eft pas deftitué de raifon. Parce
que la réputation dépend du iuge-
ment d'autruy , qui la nous donne telle
qu'il liiyplaift : au lieu que lapoffcf-
fion de ce qu'on appelle biës , a quel-
que chofedcfi réel 5^ qu'elle eflfenfi*
ble à celuy qui la, quelque opinion
que
Chrestienne I. ParV; 449
que tous les autres en ayent.
Pouriuger de cela raifonablement
il faut vfer de diftinaion. Car il n^
a point de doute que s'il ne falloit
perdre quVn peu de bien pour fau-
uer fa réputation , vn homme d'hon-
neur n'y hefitera iamais ^ & ne mettra
point ces deux chofcs en balance.
Et dautant quVn honnefte homme
doit auoir cette opinion de foy mef-
me , que Dieu &c la Nature Tout
produit pour agir conuenablement
à la vertu , fi fa réputation luy efl plus
vtile pour en fiiire les adions , que
non pas la pofîeilion de fes autres
biens , il les mefprifera , quelques
grands qu'ils foyent , pour en faire
plus aifémcnt des adions vertueufcs.
Et c'eft là fans doute la raifon pour».
quoy Ariftides & Epaminondas , Se
quelques vns d'encre les Romains , fe
fontobftinés en leurpoureté , quoy
qu'ils euflfent peu s en deliurer s'ils
euffent voulu. Autrement , de vou-
loir eftrepoure , de de mefprifer les
honneftes.V iuftes moyens de s'enri»
chir, fans que cela férue à rien de bon^
Ff
4]o LA Morale
c eft vne humeur tout à fait cxtraua^
gante. Toutesfois , autre cliofe eft
de mefprifer la richeflc , en pour-
uoyant pourtant à ce qui eft abfolu-
ment necefl'aire à la conferuation de
fa vie 5 comme eft l'habitation , &: la
^nourriture , & le veftement -, ôc au-
tre chofe d'aimer mieux mourir de
faim , que fouffrir la flétrifTure de
la renommée. Là où il va de la con-
feruation de Teftre , la réputation
n'eft rien au prix : parce que la répu-
tation perdue fe peut recouurer^mais
l'eftre , non : &: quand la réputation
ne fe recouureroit pas, fa perte n*em-
pefchepas abfolument les avions de
la vertu, qui trouue vne belle matiè-
re de s'exercer à fupporter conftam-
ment la calomnie ; au lieu que Teftre
eftant ofté , toute efpcrance de pou-
uoir agir félon la vertu eft retranchée.
Adiouftés à cela que fi la vie &: les
biens demeurent , les biens ne laiflènt
pas d'eftre vne grande aide à la vertu,
quand la réputation nous y manque-
roitj Se il femblc que ce foit la plus
commune opinion ^ que les biens font
Chrestienne. i. PartÏ 451
des outils plus neccflaires pour exer^
Cer la vertu , que n'eft la reputatiorij
ipuis qu'on les a nommés ^yf^j-> com-
me fîPon difoit des inftrumens poût
agir râifonnablement,& félon les in-
tlinatiôns d'vn honnefte homme.
C'eft donc treffagement, 6c trefcon--
ilenablement à la nature des chofes^
que Dieu donnant en fa Loy des
commandeniens qui regardent la cha-
rité &:la iuftice qu'il faut exercer en^
ùers le prochain , a défendu de tou^
ther à fes moyens , aiiant que d^
pouruoir à ce qui eft de fa réputation,
& leur a donné le premier rang en
Teftimation de (es biens externeS',
Et c'cftauiTi laraifon poutquôy trait-
tant icy des enfeignemens que la
Nature donne en cette forte de de-
uoirs ,ray mis cette confideration im-
médiatement après les précédentes.
Il eft vray qu elle çonuient beau-
coup mieux aux eftatsdans lefquels
l'homme s'eft trouué depuis le péché,
qu'à celuy de Tintegrité de la Nature*
Car en ce premier eftat de feHcitélcs
hommes euflent pofledé fans peuie
Ff 2.
4jt lA MoraIe;
toutes chofes en communrau lieu que
maintenant 3 outre qu'il y en a beau-
coup plus qui fontneceflaires pour la
conferuation de fon eftre , &: qu il a
plus de peine à les acquérir 3 le parta-
ge en eft déformais fait tres-exaâ:e-
ment 5 &: les propriétés en font diui-
(ces &c aflignées fi particulièrement à
cliacun5qu'à peine y a-t-il plus rien de
commun, fi ce n'eft Tair & la lumière.
Car c*eft en cette condition de la
degeneration de la Nature , qu a pro-
prement eu lieu ce qui s^appclleT/V^
&: CMien. Neantmoins , quand les
hommes euffent perfifté en leur ori-
gine , la Nature n'euft pas laifTé de
leur donner des enfeignemens en cet
égard. Car quoy qu'il en foit , il fe
fuft fait feparation des familles , &: le
monde fe prouignant , il euft fallu s'é-
carter les vns des autres , afin d'auoir
des efpaces capables de fournir à leur
habitation. La terre donc ayant efté
donnée au genre humain en commun
& par indiuis , <&: n'y ayant point d'au-
tre droit qui aiTignaft la propriété de
fes parties à celuy-cy ou à celuy-là
1
Chrestienne. I. Part. 4^5
finon rauantage de s'en cftre faifi le
premier , chaque contrée fuft deue-
nuë propre à celuy qui s'y fuft placé
auant qu'aucun autre s'y habituaft ;
^iln'yapersone qui n'aduouë qu'en
telles chofes le droit que le premier
occupant s'acquiert , eft de l'inftitu-
tion de la Nature. Et la difperfion
des enfans d'Adam , &: celle des en-
fans de Noé par toute la terre liabi-
tuable y ne leur a point autrement
acquis au commencement le droit de
la poffeflîon des contrées dans leC-
quelles chacun d'eux s'eft eftabli , fi-
non qu'y ayant le premier mis le pied,
la Nature n'a pas permis qu'il en fuit
dépoffedé par vn autre. De plus , en
chaque regionla terre euftà la vérité
fourni en commun la nourriture à fcs
habitans. Car la vie fe fuft conten-
tée des fruits des arbres , de d'eux
mefmes les arbres fuftent venus excel-
lens 5 5c euffent produit leurs fruits
plantureufement. Mais toujours euft
il fallu les recueillir chacun pour foy
en particuher, &: poffible encore euft-
ilefténeceifaire que chaque père en
Ff 3
45'4 ï-A Morale
donnaft à (çs cnfans en Taagc auquel
ils ne font pas encore capables d'eu
prendre d'eux mefmes. Comme donc
laManne quipleuuoitpourles Ifracr
Jites au defert , eftoit à eux par indi-
Vîis tandis qu'elle n'eftoit point enco-
re amaflee -, mais elle deuenoit propre
à chacun d'eux quand vne fois ils en
auoyent recueilli chacun fon Homer
par teftç , félon que Dieu Tauoit or-
donné : Ain fi les fruits que la terre
euft fourni aux hommes pour Icuç
nourriture , euflent efté communs
iufques à ce que chacun s'en fuft em-
paré 5 mais ils fuflent deuenus pro^
près &: particuliers à ceux qui les pre-
miers y euffent porté l'a main , &: qui
s/en fuflent accommodés pour i'vfa-
ge d'eux êc de leurs familles. Partant
la Nature voulant qu'on exerce iufti-
çe en toutes chofes , &: la reigle im-^
niuable de la iuftice , voire cela mef-
ine en quoy fon clfence confifte 3,
eftant de rendre ou de laifl'er à chacun
ce quiluy appartient , ileft clair que
la Nature euÔ; enfeigné les hommes
en leur intégrité à laifler à chacun l^
Chrestienne I. Part. 45^
libre poiTeffion du bien lequel il fe
fuft fait propre ; & ce d'autant plus
que ce bien là euft efté pour Tentre-
tênement &: cbnferuation de fa vie ,
laquelle leur deuoit eftre en fouue-
raine recommandation. En effed ,
en quelque eftat que l'homme fe trou-
ue , il ell clair y comme nous auons
veu cy deffus, que la Nature Ta formé
pour lafocieté. Or eft-il que lafocie^
té ne fe peut conferuer fans la iufticc;
iufqucs là que comme il a efté remar-
qué par Ciceron &: par d'autres , les
brigands mefmes qui font ouuerte
profeffion de la fouler aux pieds , ne
pourroyent fubfifter s'ils ne la prati-
quoyent entr'eux. Car il faut qu'ils
partagent leur butin de bonne foy,
& qu'Us laifl'ent à chacun la iouif-
fance de fa portion. Autrement ,
comme ils ruinent la focicté de la-
quelle ils fe feparent , en menant la
vie qu'ils mènent , &c rauiiTant à au-
truy ce qui luy appartient légitime-
ment 5 ils ruineroyent eux mefmes
k leur 5 s'ils s'entrepilloyent récipro-
quement 3 Se s'ils ne gardoyent quel-
*Ff4*
45^ tA Morale
que égalité ôc quelque liberté dans la
diftribution Se dans lapoireffion de
leurs brigandages.
Ariftote fait de deux fortes de
luftice : Tvne vniuerfelle, qui com-
prend toutes les vertus : l'autre par-
ticulière 5 qui eft celle qui s'employc
à rendre à chacun ce qui luy appar-
tient. Et il diuife encore cette iufti-
ce particulière en deux , dont il ap-
pelle IVne di^ribmue , parce qu'elle
iliftribué à chacun l'honneur oii le
deshonneur , la peine ou la recom-
penfe, félon la qualité des perfonnes,
ou le mérite des adions. L'autre il
l'appelle commutaîiue , parce que c'eft
félon iQ.% reigles que les hommes ont
commerce entr'eux, &; qu'ils échan-
gent enfemble les biens qui font en
leur puifTance , afin de fournir ref-
pe£biuemcnt à leurs communes ne-
ceilltés. A l'exercice de la iuftice
diftributiue il aiïîgne la proportion
Géométrique, félon les reigles de la-
quelle il veut que les chofes foyent
égalées , afin que des chofes qu'elle
difbêfe, chacun n'ait ny plus ny moinç
Chrestienne. I. Part. 4^7
qu'il ne faut. A l'exercice de la com-
mutatiue il aflîgne la proportion A-
rithme tique, félon laquelle il veut que
les cliofes que Ton échange , que Ton
fait^di-ie^ou que l'on done en la place
les vues des autres , foyent adiuftées
cntr'elles, & réduites à l'égalité. Pour
ce qui eft de la iuftice vniucrfelie , il
n'eft pas befoin que i'aduertifTe de la
façon dont elle euft eu lieu dans Teftac
de l'intégrité. En expliquant comme
ie fais les deuoirs de l'homme en cet
eftat 5 ie fais quand ôc quand voir
quelles eufTent efté toutes fes vertus
particulières , dont il fera aifé puis
après a qui voudra, de recueillir tou-
tes les idées en vue, &: d'en former le
concert , dans lequel il trouuera vne
harmonie digne d'admiration. C'eft
vne chofe fi connuë^que cette iuftice
euft eu lieu , qu'on appelle ordinai-
rement Teftat de rinnocêce de l'hom-
me 5 la if/Jf^ce originelle , pour fignifier
Talfemblage de toutes fes bonnes
qualités. Et neantmoins il eft cer-
tain que cette iuftice ou vniuerfelle
ou» originelle du premier eftat do'
4y8 lA Morale
l'homme , n'a pas vne ff grande eften-
due que celle qu'Ariftote à don-
née à cette vertu. Car Teftat de
l'innocence n'auoit point befoin de
quelques vertus lefquelles ont efté
neceflaires depuis que la Nature a
changé. Ainfi elle euft efté vniuer-
felle en ce qu'elle euft compris toutes
lés vertus qui conuenoient à cet eftat
là; au lieu que dans les eftats fuiuans
il a fallu qu'elle ait élargi fa circonfé-
rence 5 pour embrafter toutes les pcr-
fedios quiluydôiuentdonerccnom.
Quant à la- particulière , celle qui
diftribuë les peines ^ les recompen-
fes euft efté abfolument inconnue,
parce qu'on n'en euft pas eu befoin.
Car n'y deuant point auoir de crimes,
il n'y deuoit point auoir de pcmcs :
& pource qui eft des recompenfes ,
les hommes fe fuftent contentés cha-
cun du fentiment de fon excellente
vertu 5 & de la iouïHance de la com-
mune félicité , fans defirer autre prix
de Ces bonnes adions. Il y euft feu-
lement eu cette iuftice enladiftnbu-
tion de l'honneur ^ que les enfaas
Chrestienne'. I. Part^ 4^9
euflent plus honoré leurs percs,qu'ils
n'eufTent fait leurs égaux; &: qu'entre
les enfans les plus ieunes cuiTent ren-
du quelque déférence à leurs aifnés ,
qu'ils n'euflfent pas demandée pour
eux : parce que dans les vns la fupe-
riorité de perc &: de mère l'euft ainfi
requis, &: que dans les autres il euft
efté âinfi conuenable à l'auantage de
Taage. Et à celapouués vous encore
adioufter ce que l'inégalité de la no-
bleffe &: de la perfedion du fexe euft
produit, chacun obferuant exadtcmét
en la diftribution de fes refpeds^dc les
mefurer à la proportion des qualités
que fon prochain euft pofTedées plus
ou moins excellentes &:auantageufes.
Et pour le regard de celle qui reigle
le commerce des homnxes entr'eux ,
ie ne voy pas quel en euft peu eftrc
r vfage là où ce commerce n'euftpoint
eu de lieu. Car comme Ariftote Ta re»
marqué , c'a efté l'indigence & la ne- -
ceftité des chofes qui a induit les hom-
mes à eftablir l'exercice de cette iufti-
ce entr'eux. L'vn ayant befoin de
ce que l'autre auoit ^ &: celuy-cy
4^o LA Morale
cftant de fon cofté prefle de la nc-
cefîîté de quelque autre chofe que
teluylàpo{redoit5ils fefonc premiè-
rement accordés à en faire permuta-
tion entr'eux , ôc fi l'vne furpaflbit
Tautre en valeur , cette iuftice com-
mutatiue les a inftruits à y vfer de
quelque compenfation raifonnablc.
Comme file cordonnier a eu bcfoin
d'vn pain du boulanger, & le boulan-
ger dVne paire de fouliers ^ fi la paire
2e fouliers a valu le quadruple du pain,
il a fallu qu'au premier pain le boulan-
ger en ait encore adioufté trois , ou
quelque autre chofe equiualente en
recoivpenfe. Depuis, cette permu-
tation eftant fujette à beaucoup d'in-
commodités, on s'eftaduifé d'eftablir
lamonnoye, comme vne commune
mefure de la valeur & de Teftimation
des chofes , par le moyen de laquelle
ces compenfations fe font beaucoup
plus aifément , dautant qu'on la don-
ne en la place de ce qu'il faudroit
bailler en échange, &: qu'elle demeu-
re à celuy qui la reçoit comme vn ga-
ge bien affeurc qu'elle iuy fournira
Chrestienne. I. Part. 4^1
fesneceflîtcs. L'eftat donc deTinte-
grité de la Nature e fiant celuy de la
félicité , &:refl:at de la félicité exclu-
ant indubitablement toute telle forte
d'indigence , il euft auffi par confe-
quent exclus le commerce qui la fuit,
êc par mefme moyeu Tvfage de la
iufticequi le reigle. Partant la luftice
particulière que les hommes eufl'enc
exercée entr'eux , euft toute confifté
àlaiffer à chacun la libre poiTeffion
ou de cette partie de la terre qu'il
euft occupée pour fon habitation ^ou
de cette partie de fes fruits qu'il euft
prifcpourfanourriture5&: à n'empef-
cherpas qu'il ne iou'ift luy &:les{iens
en particulier de ce que la Nature
leur fourniifoit libéralement en com-
mun. Et quoy que le commandement
qui dit Tu ne defroheras point , ayant
efté donné au peuple d'Ifracl depuis
le péché, s'eftende à vne infinité de
chofesqui n'auoyent point de lieu au
commencement , fi eft-ce qu'il eft
fondé en cette naturelle équité, qui
a deu empcfcher Wiomnie , en quel-
que ellat qu'il ait efté ^ de priuer fon
4^i tA Morale
prochain des chofes qui luy appar-^
tiennent.
Des DErOIUS DE
t homme enuers le prochain ^ en
ce qui eft de la conjeruatiori
deja réputation.
PVis que les moyens neceilaire's a
la vieontnaturellemët deu tenir
le rang que nous leur auons donné cy
defTus , il ne refte plus qiie la réputa-
tion du prochain de la conferuation
de laquelle nous deuions faire confî-
deration entre fes biens externes.
Auiïi le commandement qui dit , Tté
ne diras point faux témoignage contre
ton prochain 9 eft-illc dernier en ordre
entre ceux qui concernent k charité :
car quant à celuy-cy, tu necùnuoiteras
point , nous verrons en temps Ik. lieu
qu il eft d'vne nature vn peu difFeren-
te des autres.
Pour bien connoiftre quelle eft lu^-
Chrestienne I. Part. 4<^5
portance de ce deuoir, i'eftime qu'il
faut confiderer la bonne réputation
en diuers égards , &: félon fcs diuers
vifages. Car ou bien elle peut eftre
confiderée entant qu'elle contribue à
la conferuation de noftre eftre, & des
biens qui feruent à le maintenir: ou
bien entant qu'elle peut eftre vtile
aux aftions de la vertu &: en faciliter
l'exercice : ou bien enfin en elle
mefme,&:Iiors du rapport qu'elle peut
auoirà ces deux vfages. Or quant à
ce premier égard , la bonne reputa-*
tion n'eft pas ordinairement fort ne-
ceflaire à la conferuation de l'eftre^fi-
non où il s'agit des iugemens , &: des
accufations qui s'intentent pour les
crimes^ puis qu*on void viure au mon-
de quantité de gens fort à leur aife ,
qui ne font pas pourtant fort en eftime
d^ftre gens de bien &: vertueuxJvlais
à la vérité dans les accufations de cri-
me,la mauuaife réputation nuift beau--
coup , & c'eft là où font principale-
ment à redouter les calomniateurs
qui la donnent. Car les iuges ne font
pas prefens à tputes les adians des
4<34 L A M O R A L E
hommes pour en fauoir la vérité par
leurs propres yeux : &: quandiisy fe-
roycnc prefens , encore y auroit-il
quelque dificulté à décider s'ils y de-
uroyent agir coniointement comme
témoins &: comme iuges. De forte
que c'cft communément fur la dépofi-
tiond'autruy qu'ils y prononcer leurs
iugemens , ^ qu'ainfi c'eit de la bon-
ne foy &: de la iuftice des témoins que
la vie &:les biens des hommes dépen-
dent.Nearitmoins^hors des occafions
de cette importance ^ la bonne répu-
tation d'vn homme we laiffe pas de
luy eftre quelquesfois comme vne ef-
pece de rampart contre les entrepri-
fcs de fes ennemis; au lieu qu' vn hom-
me diftamé efi: beaucoup plus expo-
fé à leurs outrao;es. Car quelquesfois
la réputation de la vertu imprime non
du rcfpeft feulement , mais mefmes
de la terreur dans Tefprit des plus fce-
Icrats y &L les retient ou d'entrepren-
dre ou d'exécuter des adions aufquel-
les ils fe porteroyent à tout abandon
en autre rencontre. Tellement que
qui oftc la réputation à vn honneftc
homme.
CHRE'STIENNiE^ I. PàRtT 4^^
nomme , fait comme s'il luy oftoit ik
ciiirafle à riieùre qu^il doit aller au
combat , 6c comme s'il le laiflbit aînfî
derarmé en bute aux traits de fcs ad-
uerfaires. Or ne faut il pas douter
que iÔieu n'ait regardé à cela quand
il a donné ce cômmandem.ent, de ne
dire f oint faux témoignage contre lepro-
chain , &: que ce ne foit auflî en cet
égard principalement que les faux
témoins font en horreur &: en exécra-
tion au monde. Parce qu'outre Tin-
humanité qu'ils ont commune auec
les meurtriers cVles brigands , quira-
uifTent la vie &: les biens aux voya-^
geurs , ils ont cela de pire qu'eux:
qu'ils fe feruent de la iuftice commâ
d'vn inftrvuiient de leur cruauté , 6ù
que leurs embufches font plus cou-
ùertes &: moins euitables. Car on fe
défie des voleurs , 6c on s'arme con-
tre leurs attentats , 6c s'ils vous atta-
quent en voftre chemin , le droit
Commun vous autorife en voftre dé-
fenfe. Aulieu que les faux témoins
drellent leurs pièges dans les lieux les
plus célèbres des villes , 6c dans le
4^5 LA M O R A LE
fanftuaire mefme des Palais, ou quel-
ques mefchans qu'ils foyenc, s'ils ne
font pas reconnus , la iuftice mefine
les prend en faprotedion > &: les rend
inuiolables.
Il eft vray qu'à cohfiderer la calom-
nie de cette façon , elle fe peut rap-
porter au nombre des péchés qui fe
commettent contre ces deux com-
mandemens, Tu ne tueras f oint, &c , Tri
fie defrohcYos foint y dautant queTefTeft
qu'elle produit en cet égard, ell d'o-
fier iniufterrîent la vie ou les biens à
l'innocent. Mais puis que Dieu en
a fait vn commandement diftind de
CQ.^ deux autres , il faut bien qu il y
^it quelque chofe de particulier en
celuy-cy ; car il n'y a point d'appa-
rence qu il ait chargé cette féconde
table de k Loy , de préceptes inuti-
les. Et de fait , comme la bjonne ré-
putation eft à celuy qui la pofledc va
inftrument pour faire de bonnes a-
âions 5 il eftoit raifonnable que Dieu
pourueuft à fa conferuation , pour ne
priuer pas les gens de bien du moyen
de fe monftrer toujours tels, ^ d'eftr^
ChRESTIENNÈ. Ï. PARt^ 4^7
ytiles par leurs bons exemples.
Chacun fçait combien Teftime en la-
quelle efl: vn honnefle homme , don-
ne d'éclat à fes adions , &: d'autorité à
Tes aduis , fur quelque chofe qu'il les
propofc. lufques là qu'en Lacede-»
mone vn homme de néant ayant mis
en auant vn confeil qui fut d'abordi
iugc fort auantageux pour le pubUc,
il luy fut défendu d'y infifter, & com-
mandé à vn autre de le propofer, afin
que la RepubUque ne tint pas mef-
mes fon bien d'vne main iiy d'vne
bouche infâme. Or il n'y a perfonne
qui n'aduouë que c'eft faire vn tore
infigne à fon prochain , que de iiif
bfter vn inftrUmét qui luy eft commo
abfolunient necefïaire pour la produ-
ûion des adions de vertu , pour lef-
quelles feules il eft né. Car il eft bien
vray que la mutilation de fes mem-
bres a quelque chofe de plus atroce ,
&:depluscondannable deuant Dieui
parce qu'elle emporte auec foy vne
perte irréparable des faculté^ d'où
procèdent fes opérations ; au heu que
h réputation fe peiureftablir,quan4
Gg 2.
t A M O R A L E
on Tauroit tout à fait perdue. Et de
fait il y a dans l'innocence & dans la
vérité quelque chofe de diuin, qui
biéqu ilreçoiue de robfcurcifTement
pour vn temps 5 reprend pourtant à
la fin fa naturelle fplendeur , com-
me vn aftre qui s'eft eclipfé , &c qui
fe déueloppe toft ou tard de Tobfcu-
lité des ombres. Mais tant y a que
tandis que ce corps opaque Se téné-
breux de la calomnie intercepte fa lu-
mière 5 il intercepte fes influences par
inefme moyen , & empefche qu'il ne
puifl'e déployer fcs aûions comme des
rayons , pour feruir à la gloire de fon
Dieu , &: à Pvtilité du Monde. Or fi
le Soleil auoit quelque connoilfance
de la fin à laquelle il eft deftiné , qui
doute qu'il n'eufl de iuftes reifenti-
mens contre celuy qui Tempefcberoit
de répandre fa vertu dans IVniuers ,
& de rendre la terre belle & féconde ?
Nous aimons naturellement noftre
eftre , Se connoiflons que nous l'a-
uons,non proprement par luy mefmCj
mais par le moyen de fcs facultés»
Mais nous ne connoiifons ces facul-
Chrestien^e. I. Part. 4.^^
tés que par leurs opérations ; fi bien
que ce qui arrefte nos opérations ,
rend nos facultés interdites &c perdu-
fes , &c efteint le fentiment de l'cftre
mefme. Or ie veux bié que la perte de
la réputation n'empefche pas les
adions phyfiques de nos facultés , Se
que par confequent elle ne nousofte
pas le fentiment de cet eftre que nous
auons commun d'vne part aucc les
animaux , &: de l'autre auec les dé-
mons ; tant y a que fi elle nous priuc
du moyen de faire de belles adlions ,
elle nous rauit auffi la douceur de la
iouiflance de noftre vertu , &: de cet
eftre moral fans lequel Taiitrene nous
doit pas eftre fouhaittable. Et fi les
artifans fe formalifent 6c s'ofFenfent
lors qu on leur defrobe leurs autils ^
dautant qu'on leur ofte le coiKente-
mcnt de leur trauail &: le profit qu'ils
en tirent 5 quel fujct n'a point le pro-
chain de s'écrier contre celuy qui le
dcpoiiille dcTeftime d'eftre home de
bien , dont il fe pouuoit auantageufe-
ment feruir pour exercer le meftier
qui feul eft vrayement digne de
Gg 3
47^ l-A MoR ALE
1 homme ? Mais quand cela ne fè4
roit point , la bonne réputation , à la
regarder en elle mefme , eft vn bien ^
clont il n'eft pas iufte de priuer ceux
<jui le pofledent. Car ce que font au
corps ces images qu'ils épandent na-
turellement alentour d'eux, qui pé-
nètrent les natures diaphanes, com-
me Pair, &: qui fe reçoiuent & s'arre-.
lient dans les miroirs , cela mefme eft
la réputation aux aftions de vertu, &J
aux bonnes qualités dont elles procè-
dent. Comme donques s'il fé trouue
des miroirs qui altèrent ces images eu
les receuant , qui en peruertilfentleS;
lineamens , & qui en gaftent la cou-
leur & la fy mmettric , ils font tort^aux
corps dont elles émanent , &: leur
oftent entant qu'en eux eft la vérité
de ce qu'ils font : S'il fe rencontre
des per formes qui diffament la répu-
tation des gens de bien , ils leur font
tort pareillement , êc ne tient pas à
elles qu'ils ne perdent la réalité de
leurs bonnes aftions , & des vertus,
dont ils font ornés. CertainemctDiev^
iouïft de toute fa félicité en foy me^
CHRESfTÊNNE^ I. Part? 47^
me 5 èc les chofes externes ne luy
peuuent rien adioufter , foie pour
1 augmentation de Ces vertus , ou pour
celle de fa béatitude. Et neantmoins^
parce qu'il eft faint , il veut eftre re-
connu tel 5 ôc fon Fils mcfme y noftre
Sauueur, a comnxandé qu'on luy de-
mandaft qu'il face en forte que fon
nom foit fanftifié, c'eft à dire , que fes
vertus &c propriétés foyent reconnues
&: célébrées. Pourquoy cela fmoa
que Tentendement des créatures rai-
fonnables eft comme vne cfpecc de
miroir, que la Natureadeftinéà re-
ceuoir des idées de la Diuinké qui
conuiennent à fon eftre, &àlesre-
prefentcr par la parole &: par la célé-
bration ? Et quand Dieu témoigne
tant d'irritation contre ceux qui le
reprefentent fous quelque figure cor-
porelle , pourquoy le fait-il fin on par-
ce que ces images &: ces ftatuës font
des témoignages que ceux qui les
font ont des conceptions de luy qui
ne conuiennent pas à fon eifence ?
Tay dit ailleurs que le bien moral ô^le
bien phyfique ont vn tel rapport de
Gg 4
472' ÏA Morale
nature entr'eux , que félon la difpofî*
tion de la fageflTe & de la bonté de
33ieu5 ils doiuent eftre infeparables,
fi ce n'eft que par quelque difpenfa^
tion, & pour des raifons particulières,
ils fubfiftent Tvn fans l'autre quelque
peu de temps. Ty^Y adiouftéquele
rapport qu'ils ont éntr'eux eft en dé-
pendance l'vn de Tautre , &c que Iç
phyfique e(i comme vne efpece de
refplendeur qui refulte dumoral. Oî;
n'y a-t-il perfonne qui reuoque en
cloute que la bonne renommée ne
fafle vne partie de ce bien phyfique ,
ô^ qu'au contraire lemauuais bruit Se
la finiftre renommée ne foit de fa nàr
ture vn mal. En efFed tous les liom-r
mes défirent l'vn naturellement, &e
ont auerfion pour l'avitre , 6c s'il fe
trouue quelcun à qui il foit indiffe-r
rent deftre en bonne ou mauuaife re^
putation , on le tient pour vn homme
defefperé , de Tefprit de qui le vicç
ç'eft tellement emparé , qu'il en a
mefmes effacé le fcntiment ôc la hon-r
te. Et de plus, entre les parties qui
çompofentle bien phyfique, c'eftvnQ
Chrestienne. I. PartT 475
chofc commun émentreccuë entre les
plus fages Philofophcs , quelagloirç
de la louange eft la recompenfe natu-^
relie de la vertu. Ariftote le dit en
termes formels 3 &z Plutarque eftimç
qu'entre toutes les Nations , les Ro-
mains en ont efté les plus iuftes efti-
mateurs , en ce que pour les adions
d'vne vertu médiocre 6c ordinaire ,
ils ont ordonné des rccompenfes qui
confiiloyenç en |a richefle ^ que le
vulgaire eftime beaucoup : au lieu
que pour les adions éclattantes d'vnç
vertu héroïque , &C qui pafTcle com-
mun , ils auoyent aflîgné des prix
dont toute la valeur confiftoit en ce
que c'eftoyêt des marques d'honneur.
Si donc il y a de l'iniuftice à ne doner
pas le prix à celuy qui la mérité , de
combien plus iniuftcs font ceux là
qui le rauiiTent à celuy qui Ta defîa ,
en défigurant fa réputation par des ca^
îomnics ? Et certes il ne faut point
d'autre preuue pour monftrer que la
renommée eft vn bien fort confîdera-
blcj èc dont la conferuation doit eftre
çn reconimandation à la charité^ quQ
474 1 A M Ô R A LE
le iugement de ceux mefmcs qui taf-
chenr à ternir celle de leurs prochains
par de faux blafmes. Car ils ne le font
jamais que par haine ou par enuie ,
dont l'vne , qui eft née de l'opinion de
quelque ofFence receuc, de laquelle
on a laiflï inueterer le reffentiment en
fon efprit, procure vnmauuais bruit,
comme vn mal à celuy dont elle fe
Vange ; & l'autre, qui eft vne douleur
cle voir du bien à foti prochain , taf-
clie pour fon conteiitement de le luy
ianir^en cpandant du deshonneur fur
fesaftions 6c fur fa perfonne. Quand
doc Dieun'auroit point fi clairement
parlé dans ce commandement , cha-
cun pourroit apprendre de fa conf-
tience , qu'il ne doit point leiier de
faux blafmc contre qui que ce foit ,
puis qu'il reconnoiilluy mefme que
c'eftvnmal, que la charité naturelle
luy défend de procurer à perfonne*
Car ce quel'Apoftredit , ^^e lâcha-
nte ne fait point de mal au prochain y c^
puifé des inftruftions de la Nature.
Jufques icy en expliquant les deuoirs
dont les hommes font tenus lès vns
Chrestienne I. ParT "475
cnuers les autres y i'ay fuiui les com-
mandemens de la Loy de Dieu , non
feulement en l'ordre auquel ils ont
elle colloques , félon la nature des^
chofes mcfmes qu'ils contiennent^
mais encore en la façon de laquelle il
a pieu au foiiuerain Legiflateur de les
prononcer. Car le premier de tous^
qui concerne l'honneur que les en-
fans doiuent à ceux qui les ont en-
gendrés 5 eftant conceu en termes af*
firmatifs3&: qui commandent ce qui
eft bon &: honnefte 5 i'ay traitté cette
matière de forte que i'ay tafché de rc*
prefenter en quoy cet honneur li
confiftoit. Et quant aux autres qui
viennent après, parce qu'ils font pro*
pofés en paroles negatiues , &: qui
défendent ce qui eft deshonnefte &r
mauuâis, i'enay auffi pris la tablatures
de mes propos, &C me fuis contenté de
faire voir ce que la Nature nous ap-.
prend d'obferuer exaftementpourne
faire mal à perfonne. Or eft-il cer-
tain que cette façon de s'exprimer la-^
quelle Dieu a fuiuie en fa Loy , auflî
}pkn que l'ordre auquel il a pUcc ks.
47^ l'A Morale
commandemens , eft pleine de beau-î
coup de fapience. Car il tendoic
tellement à former les mœurs des
Ifraëlites à la vertu , qu'il auoit vn
particulier égard à la conferuation de
la focieté qu'il eftabliiToit au milieu
d'eux. Or pour ce qui eft du deuoir
<les enfans enuersles pères , il n'eftoic
ny îiecefTaire , ny poftible mefmes à
propos d'vfer de defenfes femblables
à celles des autres commandemens,
parce que dans cette loy des deux Ta-
bles y il ne falloit pas prefumer qu'il fe
rencontraft parmy ce peuple aucun fi
dénaturé, que d'attenter à la perfbn-
ne^à la pudicité, aux biens,au à Mion-
neur de ceux quiluy auroyent donné
la vie. Ainfi vn grand perfonnage ,
interrogé pourquoy il n'auoit point
•défendu le parricide en- donnant des
lois à fon pays , refpondit qu'il n'a-
vioit pas creu qu^il peuft arriuer entre
fes concitoyens vne chofe iî abomi-
nable. Et (î c'eftoit chofe qui fuft à
craindre parmy le peuple d'Ifraël , il y
cftoit ailés pourucu par d'autres Or-
donnances deMoyfe. Maisquant au
^ Chrestienne^ I. Part.^ 477
refpeft , &: à l'obeiffance , &: aux au-
nes deuoirs qui dépendent de la rela-
tion descnfans aux pères &c aux mè-
res 5 il falloir donner ordre à ce qu au-
cun ne s'en vouiuft difpenfer. Parce
que fi les fentimens de la Nature
cftoyent afles puiflans dans le cœur
des Ifraëlites pour leur faire auoir en
horreur ces exécrables attentats , il
ne s'enfuiuoit pas pour cela que fans
tinteruentionde ce commandement
elle leur infpirafl: affés viuement l'affe-
ftion de fatisfaire aux deuoirs que
cette relation demande. QiTantaux
autres commandcmens , la raifon en
eft diiTcmblable. Car dVn cofté la
fimple relation de prochain n'appro-
chant pas de la force de celle de père,
elle n'imprime pas auffi les mcfmes
refpeds : de forte qu'il eftoit nccef-
faire de pouruoir à ce que la paiTion
n emportaft pas les Ifraëlites à des
adions contraires à la iuftice &C à la
charité. Et de l'autre , la Nature inf-
pirant affés à chacun le foin de ce qui
touchefon eilre, fon bien,&: farepu-
tation^ il fembloit que la focicte fe
47^ i A Morale
peuft afles maintenir , pourucu qiié
parmy eux l'vn s'abftint de rien exé-
cuter qui fuft preiudiciable à Tautre.
Et toutesfois par ce que la Loy ne
tendoit pas feulement à faire de bons
citoyens , qui femblent auoir aucu-
nement rempli la mefure de ce non!
là quand ils s'abftiennent de faire dû
mal 5 & de violer les loix ; mais aullî àS
faire des gens de bien en tous fens àc
en tous égards, ce qui a vne beaucoup
plus grande eftenduë , Dieu auoit-
tellemerit expliqué cts commande-
mens généraux par des préceptes par^
ticuliers^queMoyfe afemés deçà de-
là dans toitt le corps de la Loy , qu'il
ne manquoit du tout rien aux Ifraëli-
tes pour y auoir vne inftruftion fuiîî-
faute. Et de fait, tout eft contenu
dans ce mot que nous venons de con-
fiderer cy defTus , Tù aimeras tonfro^
thain comme toymefme. Certainement
encore que dVn cofté la Nature nous
défend pluftoft le mal , qu'elle ne
liQUs commande le bien , parce que le
maleftant commis ruine dauantage la
Ibcieté, que ne fait romiflion du bien
Chkestienne. t. Part^ 4731
quand il eft laifTc à faire : de l'autre
cofté pourtant elle nous commande,'
pluftoft le bien , quelle ne nous de-,
fend le mal, parce qu'elle nous a faits,
non pas pour ceffer d'agir, comme
les ehofes deftituées de vie &:îdefen-
timent 5 mais pour exercer nos facul-
tés en des opérations qui foyent di-t
gnes d'elle. Et fi de faire le mal ,
c'eft vne chofc digne de blafmc ^
comme chacun le reconnoift , il ne
femblepas que des*en abftenircefoit
chofe qui mérite beaucoup de recom-
mandation ; au lieu que comme nous
auons veu , la louange eft deuë aux
bçlles adions , comme leur naturelle
recompenfe. La Nature donques , Ci
nous écoutons bien fes inftrudions ,
ne nous oblige pas feulement à ne riea
attenter contre la vie de noftre pro-
chain, à ne rien entreprendre contre
rhonneur de fon managc ôc de la pu-
dicité des fiens, à ne toudier pas à
fes biens pour les nous approprier fans
fa volonté , &: à ne npircir point le
luftre de fa boivie réputation par h .
calomnie. Elle nous ordonne quand
480 La Morale'
&: quand de procurer la conferuatiorii
de fon eftre tant que nous pourrons,
d auoir Thonneur de fon mariage en
fouucraine recommandation pour le
protéger , de fauorifer fcs interefts ,
d'aider à Paccroiflement de fes biens
autant que la iuftice le permet , 3c
d'auancer^ autant qu'il nous en four-
nit le fuiet par fcs belles adions , le
cours de fa bonne renommée. Parce
que raccompliflemêt des inflrudions
de la Nature c'eft charité, &: relTen-
ce de la charité , c'eft Tamour , &: le
génie de Tamour n'eft pas de demeu-
rer comme engourdi dans la cefTation
des aftions, mais de voler auec ardeur
à toutes les occafions de fe déployer
ôc de bienfaire,
DÉ
Chrestienne. I. Part^ 481
DÉ LA NATFKE DE
, la Corïuoitip j f0 comment elle
ejl maHuaifeoH non.
M'Eftant propofé de Tuiure lof-'
dre des commandemens de la
Loy morale en rexplication des de-
vioirs dont nous fommes tenus enuers
le prochain , il faut que i'examine à
tette heure ce qui concerne la Con^
ûoitife , que le dernier de ces com-
mandemens nous défend. Et Vérita-
blement ie ne faurois mieux pâiTer de
la confideration des vertus qui ont le
prochain pour obiet, à TexaiTien de
Celles dans lefquelles nous fommes
ôbiet à nous mefmes. Car d'vn co-
fté , puis que Dieu amis cette defen-
fe 5 Tu ne conuoiteras point y entre les
préceptes qui compofent , s'il faut
ainfi dire , le corps de la Charité , ^
que S. Paul mefme né l'oublie pas là
où il en fait le dénombrement , il
faut bien qu'il concerne le prockaia
H h
4^1 LA MoitAIE^
en quelque façon. Et de l'autre , il
eft certain que quand le prochain ne
feroit point intereflc dans la conuoiti-
fe 5 Dieu &: la Nature ne laifleroyent
pas de nous en défendre le vice ,
comme vne chofe mal conuenableà
la perfection de noftre eftre, & à Tex-
cellcnce de nos facultés. Ilconcer*
ne le prochain , non pas en ce que la
Couoitifeluy apporte quelque dom-
mage , fi rhomme ne paiTe point ou-
tre^ô»: s'il fe tient dans les fimples ter-
mes de conuoiter. Car la Conuoitife
confiftant, comme nous verrons tan-'
toft , en quelques mouuemens inté-
rieurs de l'Appétit fenfîtif , quimef-
mes ne vont pas encore iufqu'à la re-
folution formée , elle ne peut ofter
au prochain ny fa vie ny chofe quel-
conque qui foit à luy. C'eft pour-
quoy les Legiflateurs n'ont point or-
donne de peine à Ces mouuemens ,
non pas mefmes aux refolutions dé-
terminées 5 pourueu qu'elles n'ayent
point éclatte en paroles ny en adions,
parce qu'elles ne troublent point la
focieté , à la confe#uation de laquellç
Chrestienne L Part. 485
ils deftinent toutes leurs coiftitutions.
Mais ce commandement regarde le
prochain en ce que le deuoir donc
nous luy fommes tenus félon Dieu 3c
félon Nature , eft la charité , c'ell à
dire , l'amour. Or encore qu effefti-
uementnous ne luy faflions point de
mal, comme cela nous eft dcfenda
partons les commandemens prece-
dens 5 nous ne l'aimons pas pourtant.
fi nous luy en fouhaittons j &: nous
luy fouhaittons du mal fî nous conuoi-
tons d'auoir fon bien , dont la priua-»
tion ne luy peut eftre que dommagea-
ble. Car fi la pofTeflîon de fa femme,
& de Ces feruiteurs,& de fa maisOjfaic
partie de fa félicité, vn autre ne peut
fouhaitter de les auoir, qu'il n'en foie
dépouille quand & quand , ce qui e{l
entant qu'en vous eft , le priuer de fé-
licité , &: le rendre miferable. Co
commandemët eft tel pourtant qu'en-
core que le prochain n'y fuft point in-
tereflfé, la Nature neantmoins le nous
donneroit , parce quenoftre perfe-
ftion cofifte en la pofleifion de la ver-
tu ,&: en l'exercice de Ces opérations,
Hhi
484 ^^ Morale
Or fcs opérations ne peuuent eftré
parfaites fi les habitudes ne le font,
nyles habitudes non plus fi les facul-
tés ne font dans vne parfaite confti-
tution,laquelle ne peut compatir auec
ce qui eft icy appelle la conuoitife.
Car vn eftre n*eft point parfait s'il n'a
toutes les facultés qu'il luy faut, &c fi
elles n'ont tous les degrés de force, de
perfedion, & de pureté, qui conuien-
nent à la nature de Tedre mefme.
Mais il eft befoin d'examiner vn peu
plus precifément quelle eft fa condi-
tion &: fou vice.
Dans les aélions qui portent le nom
de vice ou de vertu , on peut confide-
rer trois chofes. La première eft fa-
âion extérieure mefme, entant qu'el-
le s'exécute par l'entremife de quel-
que partie du corps. La féconde eft
îa refolution d'où elle dépend, com-
ïiie nous auons dit que toute adion
de riiomme entant qu'homme , pro-
cède de la délibération de Tentende-
ment &: de l'appétit de la volonté.
La troifieme confifte dans les mouue-
mens qui précèdent la rcfolut:on , ôc
Chrestienne. I. Part^ 48^
-qui de leur nature y induifent ou en
deftournent. Or quant à Taftion ex-
térieure 3 fi vous la coniWerés abfolu-
ment en elle mefme , elle eft indiffé-
rente de fa nature, c'eft à dire , telle-
ment moyenne entre le bien ôc le jnal,
entre le vice &c la vertu , qu'elle ne
participe ny de Tvne ny de l'autre de
ces chofes. Eneffed on ne fauroit fe
figurer aucune adion extérieure du
corps 5 qui foit du nombre de celles
aufquelles on donne du blafme , que
vous n'en puifliés trouuer vne parfai-
tement femblable , qui fi elle ne mé-
rite la louange de vertu , au moins
certes ne la fçauroit-on blafmer ,
pourueu que vous changiés fon ob-
ier 5 & {es motifs intérieurs , & le,s
circonftances qui raccompagnent. Et
bien que cette adion de l'homme,
qui mangea du fruit qui luy auoic
efté défendu , ait efté condamnée c^
punie comme vne grande tranfgref*
fion, fi eftoit-elleen elle mefme tou-
te femblable aux adions qu'il faifoit
quand il mangeoit des autres fruits
qui luy auoyeut efté permis , (S^fans
Hh 5
^S^ i'a Morale
l'autorité du commandement elle
euft efté également innocente. La
raifon de cela eft que fi vous la con-
fîderés en fa nature y elle eft corporel-
le. Se par confequent incapable de
ce V[u on appelle vice & vertu. Car
il n'y a point de créature fufceptiblc
de Tvne ou de l'autre de ces deux
chofes , finon celles qui font intelli-
gentes ou raifonnables , &c encore en-
tant qu'elles font pourueuës d'intelli-
gence ou de raifon. Car le vice & la
vertu confifte en certaine conformité
ou diffemblance de Taftion , quelle
qu'elle foit , à certaines loix , de la
connoifTance defquelles , pour s^
conformer du s'en départir , il n'y a
que les feules natures raifonnables ou
intelligentes capables. Or les corps,
confidercs Amplement entant que
corps 5 ne peuuent auoir rien de com-
mun auec la faculté de l'intelligence.
Quant à la refolution formée par l'en-
rendement fur vn certain obiet, la-
quelle incite la volonté à agir&: àap-
peter , nul ne peut douter que ce ne
foit là proprement le fiege du vice SC
ChrÏstienne I. Part^ 487
de la vertu , & nous en auons cy def-
fus difcoui*u aiïes amplement pour
n'eftre point obligés d'en rien repeter
en cette occurrence. Tous ces corn-
niandemens donc que nous auons
confiderés cy deflus,eon cernent bien
les aftions extérieures à la vérité :
mais c'eft entant qu'elles procèdent
de ce principe intérieur , qui félon
qu'il eft bon ou mauuais , les colore
de fa teinture. Si bien que fi la refo-
lution d'obeïr à fon père 6c à fa mère ,
eft louable Se telle qu'il faut ^ elle eft
toute feule autant eftimée que fi elle
eftoit coniointe auec l'adion , fi c'eft
quelque obfïacle ou externe , ou au-
trement inuincible à nos facultés, qui
empefche de la produire. Et au con-
traire, s'il arriue à quelcun de cômet-
tre ce qui eft défendu par ces mots,
Tu^ ne tueras f oint , fans qu'il en ait eu
l'intention, la droite raifon de l'hom-
me, le cofentementdes Lcgiflateurs,
& Dieu mefme dans la Loy , ne luy
imputent non plus cette a£tion que iî
elien'ertoitpomt arriuée. Mais pour
cz qui eft desmouuemens qui prece-
Hg 4
4^8 XA Morale
dent la refolution , la chofe n'eft pas
naturellement fi euideiiec. y\u moini
certes eft-il certain que le commun
des Payens n'a pas creu qu'ils fuffent
mauuais, que la plus part des Philo-
sophes ont efté demefme fentiment ,
6^ que s'il y en a eu quelcun d'entr'eux
qui en ait eu vn contraire , ou qui en
ait laiflTé échapper quelque trait de
plume en fes écrits , il n'a fait finon
entreuoir obfcurement la vérité , Ô£
mefmes n'eft pas demeuré ferme ô^
arrefte dans la connoiiFance qu'il en a
eue. Etc'eft pourquoy S. Paul dit
que fans la Loy qui dit , Tu ne conuou
feras f oint ^'A n'euft point apperceu le
péché qui eft dans la fimpte concu^
pifcenee..
En ces mouuemens donc qui pre^
cèdent la refolution , il faut confide-
rer trois degrés ou trois moniens. Le
premier eiï ccluy dont nous auons
défia touché quelque chofe ailleurs ,
a fçauoir quand Tobiet extérieur &
fenfible eftant entré parle fens dans
la fantaifie, pafie delà tout droit dans
{'appétit fi fubitement , qu'il s'y fait.
Chrestiennê. I. PartV ^485
fentir auant que naturcHement Ten-
tendement ait eu le loifir de receuoir
le mefme obict , & de faire là deflus
les reflexions conuenables. Dans
Tintegrité de la Nature , où tous les
appétits eftoyent parfaitement bien
tempérés , 3c dans vne iufte modéra-
tion ^ te fentimentqueTobiet y don»
noit de foy , pouuoit eftre fans péché.
Car il n'y a point de péché fmon où
il y du dereiglement contre l'ordre de
la Nature. Or en cette matière il n'y
a point de dereiglement finon que
l'entendement n'agiffe pas à l'heure
qu'il doit agir pour conduire les mou-
memcns de Tappetit ,ou que s'il agit,
il fc déployé trop foiblement , &: laif-
fe l'appétit luittcr contre fon empire,
JEt icy nous prcfupposos que fi l'obiet
excite quelque émotion dans l'appé-
tit 5 c'eft feulement en cetinftantau-
quel il n'a point encore eu le temps
de paruenir à Fintelled y de forte
qu'on ne peut point donner de blafme
à l'intelleft , fi iufqueslà il n'y a point
encore déployé fa force. Mais tout
^uffi toft qu'il eft touché de Vobiet^^
490 L A Mo R AIE
foit qu'il y coule immédiatement de
la fantâifie , ou qu il en foit aduerti
par rémotion de Tappetit , il y agit
fans aucun retardement , ou pour en
faire cefler l'impreiîîon dans Tappetitj
s'il eft de la nature de ceux qui ne s'y
doiuent pas rcceuoir , ou pour s'y
gouuerner de telle façon qu*il n'y
caufe aucun trouble mal conuenable.
Dans la corruption de la Nature il
n'eft pas de mefme. Car tous les ap-
pétits y ont perdu leur iufte tempera-
ment 5 &: font dés le ventre dans vn
grand excès ôc dans vn ^merueil-
leux defordre. De forte qu'il eft
impoffible d*y conceuoir aucune é-
motion dans l'appétit fenfitif , pour fi
légère qu'elle foit , qui n'ait quelque
excès ou quelque défaut cofiderable ,
que l'on ne fçauroit exempter du
blafme d'eftre vicieux. Parce que fi
on le cofidere dans ce moment auquel
Tcntendement n'a pas encore eu loi-
fir d'agir , le defordre qui eft naturel-
lement dans Tappetic, fait que l'émo-
tion en eft excelTiue &: turbulente^
plus qu'il ne conuicnt à vne parfaite
Chrestienne I. Part^ 4^i
conftitution de nos facultés. Et fi on
le confidere au temps auquel Tintel-
leiSta dcu commencer à le régler ^ ou
bien Tintelledl mefme fe laifTe empor-
ter à la paflion , ou s'il fait quelque
effort à la reprimer , fon opération y
cft trop foible & trop languiffante.
Le fécond degré donc ou momeat
cft , quand cette première impreffion
que l'obiet fait dans Tappetit , y caufc
de rémotion qui paife iufques à ce
point , que de blefTer Tentendement
de quelque idée vicieufe , qui rend
fcs opérations moins fortes en la con-
templation de fon obict. Car tout le
monde fçait qu'il y a des paifions de
nos appétits qui touchent tellement
nos entendemcns^foitpar rirritatio de
la douleur, ou par le chatouillemêt de
la volupté , ou par quelque autre per-
turbation de cette nature, qu'encore
que la Rai fon ne confente pas à Ta-
ftion , &: que mcfmes après auoir eu
le loifir de cofiderer l'obiet , elle Tim-
prouue ôc le rciettCjfi eft-ce qu'elle ne
$y déployé pas auec aiTés de vigueur.
'492' LA MoRALS
parce qu*ellc eft preuenuë delapaf-
lîon qui rembaraiTc. Or n'y a-t-i!
point de doute que cette émotion de
Tappetit ne foit vicieufe. Car dansla
conftitution de noftre nature la con-
dition de l'animal précède bien ceL-
le de l'homme ; mais la condition
de l'homme y eft tellement eftablic
pour dominer fur l'animal , que s'il ne
peut pas empefcher que l'animal ne
fente quelque légère émotion par la
furprife de Pobiet , au moins ne faut
jl pas qu'il permette qu'elle paffc iuf-
ques à luy , pour diminuer tant foit
peu la vigueur de fon gouuerncment
de de fon empire. Car il en eft de
cela à peu prés comme d'vn excellent
écuycr , qui eft monté fur vn cheual
bien drefTé , mais qui eft cheual pour-
tant. L'écuyernepeut pas.empefcfaer
que la ren cotre fubitede quelque ob-
iet impreueu ne donne quelque ieger
'Ombrage au cheual , qui luy fait faire
quelque mouuement vn peu plus ex-
cité que l'ordinaire. Mais l'écuyet*
n'en perd pas fon affiette pourtant , dC
tout aulfi toft qu'il le fent ^•il apluftoft
Chrestienne. I. Part. 4^5
r^mis le chéùal en fon eftat précè-
dent 5 qu'on ne s'eft apperceu ny dû
mouuent de Tanimal , ny de celuy de
la main ou des autres aides qui y re-
médient. Mais Cl récuyer mefmc en
perdlcmoins du monde la iuftefTedc
là pofture , &c la prefence de fon ci-
prit ou de fon art, pour ny remédier
pas à temps , ou pour y remédier à
contre temps , ou pour y relafcher
quelque chofe de la vigueur de fa
conduite , alors ce defaiurtemcnt eft
vicieux en l'art dumaneige.
Le troifieme degré ou moment
eft quand l'émotion de l'appétit ne
tente pas feulement Tentendement à
cette première rencontre de l'obiet ,
pour y embarail'cr Con opération^ mais
quand l'irnprefïïon qu'il y fait y de-
meure fi Içpgtemps, qu'elle fait chan-
celier l'intelled , & le fait flotter en
fa délibération entre l'Honnefte & le
Deshonnefte. De forte qu'encore
que puis après il repoufle l'obiet qui
l'induifoit à pécher , neantmoins ce
n'a pas cité fans peine qu*il s'eft déter-
miné de ce coftc là^ndce de l'obiet
^^4 ^A Morale.
vicieux Payant tenu quelque tempff
confîderable en balance. Et ce de-
gré là eft encore plus vicieux que le
précèdent. Car c'eft comme fi le
chcual &r i'écuyer luittoyent telle-
ment Tvn contre l'autre, queTécuyer
euft beaucoup de peine à fe tenir en-
tre les arçons,^: qu'il fe vift fouuêt ea
péril de les perdre tout à fait , & de
faire vnecheutedangereufe. S.Paul
defcrit celaparla coparaifon de deux
combattans , dont Tvn eft reprefen-
téparla conuoitife,&: l'autre parTen-
tcndement , qui font aux prifes long-
temps, & luittent auec ardeur, iuf-
ques à ce que Tvn eftant vaincu , il fe
laiife emmener prifonnier parTautre.
H eft vray que dans la defcriptiô qu'il
a faite de! ce combat , il y reprefente
Tenténdementfuccombant.fous l'ap-
pétit 5 Se la paflîon ou la Conuoitife
triomphante. Mais il ne le fait que
pour monftrer quel en doit eftre Te-
uencment dans vn fu jet corrompu, fi
Dieu ne le fanûifiedc fa grâce. Et
cela n'empefche pas qu'il ne faille di-
ftinguer entre Teuenement du com*
Chrestienne" I. Part? '45>jr
bat , & le combat mefmc. Car quant
à l'eucnement , perfonnc ne doute
qu'il ne foit vicieux & mauuais quand
la Conuoitife remporte fur la Raifon,
parce que c'cft en cela que confifte la
Refolution , de laquelle i'ay dit cy def-
fus que les aftions extérieures pren-
nent leur teinture. Mais pour ce qui
cft du combat^qui confifte au contra-
(le de l'appétit contre laraifon , c'eft
ce dont plufieurs ont douté s'il dcuoit
pafler pour mauuais 3 &: que S. Paul
dit que la Loy de Dieu condanne. En
cffeû l'adion extérieur^ eft eftiméc
mauuaife qmand elle procède d'vnc
mauuaife refolution , &: cette refolu-
tion là eft mauuaife d'elle mefmc.
Mais fi elle eft mauuaife d'elle mefme,
il faut que le principe d'où elle pro-
cède foit mauuais pareillement; â<:cô
principe là n'eft rien autre chofe que
la Conuoitife. Car fans elle il n'y
auroit point eu de contrafte contre la
RaifoUj&la Raifon neftant point tit-
rée au mal parlapaiTion de l'Appétit,
fc feroit d'elle ruefme portée aux cho-
fes honneftes. De plus , <juand oa
49^ • 3La Morale
ne confîdcreroit point la Coniioicifd
en cet égard, que c'eft elle qui feduié
&: qui aueugle la Raifon , elle ne
laiiTeroit pas d'eftrc vicieufe en elle
mefme. Parce que chaque chofe eft
eftimée bonne ou mauuaife félon
qu'elle eft conftituéeen fon eftre , Sc
parfaite en fcs facultés. L'or n'eft pas
bon s'il n'a les conditions de l'or , ny
la plahte non plus fi elle n'a les quali-
tés &: les propriétés des plantes de fon
efpece. L'animal eft eftimé inutile &c
vicieux s'il n'a les conditions qui font
requifes en fon efpece pareillement :
&: Miomme auffi par confequent s'il
n'a celles qui conuiennent à la fienne*
Et comme Torfeure reiette l'or qui
n'eft pas bien coditionné,&: le fimpli-
fte la plante qui eft defedueufe en fes
qualités, ô^ l'écuyerle chenal qui n'a
îiy la docilité à la bouche ^ ny la vi-
gueur dans les membres ; le iuge des
hommes doit d'autant plus reietter
ceux en qui les facultés ne font pas
conftituées comme il faut pour faire
de bonnes opérations , qu'il doit eftre
plus cxxOl en fon iugement , comme
eftant
cftant plus cUirùoyant , & le fuiet
dont il doit faire iugement , eftanc
d'vne nature plus excellente. Auilî ,
quoy que comme i'ay défia dit y les
Phiîofophes ayet peu ou point connu
que ces mouuernens de r Appétit doi-
uent cftrc contés entre les vices , fî
eft-cc qu Aridote , qui ne reconnoit
foit point de corruption originelle
dans la Nature , dit qu'il y a naturelle-
ment en Tame de Thomme quelcjuç
appétit qui répugne à la Raifon , à
quoy il a peine à s'empefchcr de don*-
lier quelque forte de blafme. Platon
auoit auant luy accomparé les appe-»
tits à deux chenaux qui trainent lu
chariot de la Raifon , &: auoit dit que
rvn de ces deux cheuaux eftnoir, Sc
naturellement reuefche &: refra-*
â:aire à la volonté de celuy qui le
gouuerne. Et Seneque auoit après
eux affés manifeftement conté cetto
forte de defirs qui répugnent à la
Raifon , entre les paffions aucune-
ment vicieufes. Mais parce qu'ils
n'ont entreueu cela qu obfcurement,
qu'ils n'en ont parle qu'en doutant^
li
4^S La Morale.'
qu'ils n'ont pas efté fermes dans ce
fentiment , &: que pour vn qui en a
flairé la vérité, elle a efté ignorée d'vn
millio d'autreSjS.Paul n'a pas fait dif-
ficulté d'en rapporter la connoifTance
à la feule inftrudio de la LpyMorale*
Cependant , pour bien connoiftrc
le vice qui peut eftre dans la Conuoi-
tife5ilfautdiftinguer entre fes obiers.
CaroubienTliomme defireles chofes
qui font à fon prochain , ou bien il
fait des fouliaits vagues & indétermi-
nés, qui fe portët fur des biens dont il
fe forme luy mefme l'idée dans l'ima-
gination 5 éc qui ne font à perfonne.
Pour ceux cy , dautant que nous con-
fiderons icy l'homme en fon intégrité,
deux caufes nous difpenfent d'en par-
ler. L'vne 5 que l'intégrité de l'hom-
me, &: fa fouueraine félicité, eftoyenc
chofes infeparabies. Or la fouuerai-
ne felicité,exclud,comme nous auons
veu , la neceflîté de fouhaitter , parce
qu'elle abonde en toutes fortes de
biens , &: qu'elle eft exempte de tou-
tes incommodités. L'autre eft que
l'integricG de l'homme encloft la par-
ChrestiïnnëT I. Part. 49^
faite conditution de fes facultés , ^
h parfaite modération de fcs appé-
tits 5 fi bien que pofl'edant tout co
qu il deuoitraifonnablernent fouhait-
ter/a Conùoitife ne fe pouuoit cmari^
ciper à demander dauantage. Ait
lieu qu'en Teftat où nous viuohs, d'vii
cofté il nous manque beaucoup de
chofes qui peuuët fournir vne raifon-
nable matière aux defirs de nos appé-
tits ; ^ de Tautre nos appétits eftans:
vne fois fôrtis hors des termes de leu*
modération , ont tellement eflargi
kur auidité , qu'il n'y a déformais
plus de bornes. Car C'eft comme
vn gouffre qui ne fe remplit iamais ,
ou comme vn feu qui ne dit iamais
c/eft affés. Or dans quels limâtes il
fautrefferrcr cet excès dehôftre cu-
pidité 5 c'eft vne chofequi regarde les
inftrudions des Difpenfations fuiuan-^
tes. La Chreflienne nous apprend à
eftre contens des chofes comme nou^
les poffedons prefentement;mais Gela
eft vn haut point de perfeftion , au-
quel il faut venir par degrés, auanc
(jue d'y pouuoir atteindre. Pour c^
li 2.
500 L. A Morale
qui eft des obiets qui fe confidcrent
comme appartenans au prochain , il y
en a de diuerfes fortes. Car il y en a
quelques vns qu'il pofTede tellement
qu'il ne doit pas vouloir en donner 1^
pofleffion ou la communication à,
d'autres. Et il y en a aufTi qu'il pof-»
fede de telle façon , qu'il en peut bien
communiquer la pofleflion s*il veut ,
mais fa volonté là deffus eft incon^
«iuë ou incertaine. Enfin , il y en a
ij[u il poffedç en telle forte , que par
îa déclaration qu'il en fait , ou par le
;meftier dont il fe méfie , ou de quel-
que autre façon que ce foit , on fçait
qu'il en veut laifler la poiTeiTion à qui
la defirera5pourueu qu'en la laiffant
il n'y foufïrc point de dommage.
Pour le regard de ces derniers , nous
en voyons; tous les iours l'exei^iple
dans le commerce. Car les marchands
aie cherchent la pofleiTion de ce. qu'ils,
fechettent, que pour la donner àau-
truy : fi bien qu'au lieu de blelTer la
charité que vous leur dcués en deii-
rant la pofl'effîon de ce qu'Us ont, vous
leur faites, plailîr de leur témoigner
CriRESTiËHNÈ*; ï. Part? yôï
qire vous la conuoités , pourueu que
ce foit à des conditions dans lefqueî-
les ils trouuent leur conte. Ainfi ,
pour ce qui cft de l'obiet , la conuoi-
tife ne vous en eft point défendue , &:
ne reftequ'à y reigler la conftitution
de voftre efprit , pour ne defîrerpas
de rien auoir autrement qu auec vnè
iiifte compenfation de voftre paix ^ ôc
pour ne vous laifTer pas aller à la va-
nité d'auoir des chofes inutiles &c fu-
perfluës. Mais ce commerce n'euft
point eu de lieu en l'intégrité , & ne
regarde que Teftat prefent des chofes
dumonde. Quant aux féconds, deux
chofes en peuuent rendre la conuoi-
tife légitime. L'^vne , qu'on les defirc
en telle façon que le prochain n'y re-
çoiue point de dommage , en rece-
uant quelque autre chofe en la pla*
ce 5 qui tienne lieu dVne iufte com-
penfation. L'autre , que la conuoi-
tife foit limitée par cette condition ,
que celuy qui poffede la chofe que
Ton defire , confente volontaire-
ment à fon aliénation. Tellement
qiw s'il n'y confent pas ^ le mouue-
n 3
^OL La Morale
ment de la couoitife fe doit rcprimei^
Cai^encore que la cho.fe eft de telle
iiaturç qvi'on peut tiret le prochain de
perte, 6^ fatisfaire à fes interefts par
quelque compenfation , fi eft-ce que
la lay rauir contre fon gré , c'eft vne
violence tyrannique, 3c vn attentat à
fa libertç.D'où fuit que bien que vous
ayés retenu voftre conuoitife entrç
ces bornes, de ne deiîrer point la cho-
fe dont il s'agit finon en definterefl'anc
lailonnablemcnt fon pofTcfleur, vous
ne UiiTés pas d'cftre iniufte fi vous-
defirés de la vous approprier contre
fon confentement, parce que vous
deués auoiraflés de charité pour vour
loir^non feulement qu'il ne perde rien
de fon bien , mais aufii qujl garde fa
liberté toute entière. Delà il eft aifé
de luger que comme il eft permis à va
homme non mariée de foiihaitter en
mariage k fi.lle de fon prochain, pour-
ueu que fa volonté , ^ celle de fon
père y interuienne, &: que c'eft vne
conuoitife forthonnefte, ^ digne de
la Nature Se de fon intégrité , auilî
la feule penfée de la violence &du
Chr'ESTIENNE^ I. PartT J03
rapt eft-elle fouuerainement crimi-
nelle. Parce qu'encore que Thon-
neur de la pudicité femble eftre mis à
couuert par le mariage qui s'en enfuit^
fieft-ce que de toutes lesadions , ôc
de toutes les conuentions aufquelles
on fe peut porter ^ il n'y en a aucune
où la liberté de la volonté doiuc eftre
plus inuiolable. Or cft-ce vne reiglc
generakquc ce qu'il n'eft pas permis
de faire, il n'eft pas permis de le re-
foudre non plus; &: ce qu'il n'eft pas
honncfte de refoudre , il ne l'eft non
plus ny de le confulter , ny de le con-
uoiter , ny d'y porter les mouuemens
de fon efprit , pour légers &c peu dé-
terminés qu'ils puifTent 'eftre. Enfin,
pour ce qui eft des premiers de ces
obiets 5 puis que la poffeflîon en eft
d'elle mefme ille^itime,toute conuoi-
tife en eft vicieufe , &: toute confulta-
tionlà deffus , digne de condanation.
C'eft pourquoy noftre Seigneur dit
que qui a conuoité vne femme ma-
riée, a défia commis adultère auec elle
enfon cœur. G'cft à dire, queledefir
qu'ilenaeujs'iln'equipolle au crime ^
Il 4
fô4 ï A Morale
d'auôir eôittmis l'adultère cfFediuC'i
ment, (ce qui ne fe peut raifonnable^
^icnt affirmer fi la refôlution n'en a
eftéprife tout à fait) âumoinseft-ce
vn péché quife tapporce à radulterc^
&: qui eft de fôn efpece, &c qu'il faut
tenir moindre ou plus grad, félon que
lé défit en a èfté pliis ou moins vé-
hément 5 ou que dans la dcliberation
èc cônfultâtion derentendementiiy
a euplusou moins dcrefiftence.
DES DEVOI KS T> E
l homme eriuers Joy mejme ^ en ce
qui efi de l'exercice de la vertu en
ieflat d'intégrité. Et premiere-^^
ment en ce qui /appelle modejlie.
A Près auoir ainfi confideré ce
que la Nature enfeigne des
deuoirs de Thomme tant enuers Dieu
qu'enuers le prochain , il eft temps
que nous cxaminios auiïi bricuement
ceux dont il eft tenu enuers fôy mef^
Chrestienne. I. Part, yoj
tnc. Etperfonne ne fe doit ofFenfer
de cette façon de parler , comme fi
elle eftoit trop impropre , parce que
dans les difcours de Morale , lors
qu'on parle des deuoirs, on a accou-
ftumé d'entendre principalemët ceux
qui ont leurs obiets au dehors dô
noits. Car comme ie l'ay dit ailleurs,
quand l'homme auroit efté créé dé
Dieu pour eftre tout feul en la terre,
ôc qu'il n'auroit point eu d*autre ob-
iet extérieur de Ces aâions morales
fînon Dieu fon créateur , il y a cer-
taines chofes où mefmes la pieté mife
à part , il deuoit tellement rcigier d>C
compofei* tant les aftions de fon
corps , que les mouuemens de fon
éfprit, qu'il n'y euft rien du tout d'in-
digne de Texcellence de fon eftre^
Auifi 5 encore qu Ariftote eftabliffc
l'eftré de quelques vertus, ôc laper-
feftion de leurs opérations , dans la
chois 6c dans lés qualités des perfon-
nés , comme là où il s'agit de la iufti^
ee , &: de l'amitié, &; s'il y en a quel-
que autre femblable , il tie laifle pour-
pn% pas de traktcr de diuctfôs auçies
jo6 ZA Morale
vertus qui n*ont point de particulier
rapport au prochain, &: dont k perfe-
ftion confifte à agir de telle ou de
telle façon , en prenant les reigles de
fon aftion , non des qualités des per-
fonnes, mais de la nature des facultés,
ôc des qualités ôc circonftances des
chofes. Vray eft que comme dans
les difcours precedens nous auons tel-
lement traitté des deuoirs de Miom*
me entant qu'ils regardent Dieu&S
le prochain , que neantmoins , où les
occafions s*en font prefentées , nous
auons fait diuerfes reflexions fur la
nature de l'homme &c fur Texcellence
de fcs facultés , &: en auons tiré di-"
uers enfeignemens pour reigler fcs
aûions : icy où nous le confiderons.
entant que fes deuoirs fe rapportenc
à luy , nous ne laiilérons pas d'en faire
fur Dieu & furie prochain, quand les
fuiets s'en offriront y & que les confî-
derations qui les touchent fe trouue-
ront meflées auec celles qui nous con-
cernent. Mais tant y a que comme
cy deuant noftre principal deffein
cftoit de ûter de la coufidcration de
Chrestienne. I. Part? ^07
Dieu &: de noftre prochain les inftru-»
Plions & les raifons des deuoirs que
nous fommes obligés de pratiquer , à
cette heure noftre principal delTein
fera de les tirer de ce que nous nous
deuons à nous mefn^es.
Ces chofes là donc fe peuuent rap-
porter généralement à trois chefs ;
dont l'vn concerne Topinion que
l'homme a deu auoir de foy : l'autre
l'vfagede laparolc enla conuerfation;
èc la troi{iefme,la façon dont il fe dc-
uoit comporter dans laiouiiTance des
voluptés que luy fournifloit Fvfags
des créatures. Le premier regarde la
vertu que Ton nomme modeftie; le
fécond regarde celles qu'Ariftote
appelle homiletiques , parce qu'elles
fe rapportent à la conuerfation dont
laparolc eft rinftrument: le troifie-
me regarde la tçmperance , vertu di-
gne certes d'eftre bien exadement
obferuée dans vne fi excellente con-
dition. Et fi Dieu n'en a point fait
de bien cxpreffe mention ny dans
Tviie ny dans l'autre des deux Tables
de la Loy, ce n'eft pas qu'elles n'ayenc.
La Morale yoS
cflé abfolumcnt neceflaircs à Hiomi-
me pour fe maintenir en intégrité ;
mais c'eil qu'il drefToit vne Loy pour
vne nation toute entière , dans la-^
quelle il vouloit principalement for-
mer vne iufte focieté. Accommo-
dant donc fa Loy à ce deflein , après
àuoir eftabli la pieté qu'il dèfire des
hommes dans les premiers Gômman-»
démens , il donne particulièrement la
defcription des deuoirs qui font pour
la fôcieté qu*ils deuoient auoir en-
femble. Or pour ce qui eft du pre-
mier chef 3 Teftime que l'homme de-
uoit faire de foy mefme en fon inté-
grité 5 dependoit de trois coniîdera-
tiôns. L'vne eftoit la connoifl'ance
cju il auoit de la valeur de fbn eftre ,
foit à le confiderer en luy mefme ,
foit mefmes en le comparant auec
Teftre des animaux. L'autre eftoit la
comparaifon qu'il en faifoit auec l'c-
ftre des autres hommes. Et la troi^
iîemè ^ la comparaifon qu'il en deuoiç
faire auec cckiy de fon créateur. Et
pour commencer par la première de
ces coniîderations ^ xl n'y a point dQ^
Chrestienne I. Par. 50^
doute que Thomme faifaut rcilexioa
fur la façon de laquelle il eftoit com-
polé , 6^ fur la noblefle des facultés
qui luy auoyent efté données , ne
deuil auoir de foy mefme vne opinion
proportionnée à la dignité du fujet.
Car s'il ne fe fuft pas eftimé autant
qu'il valoit , c'euft efté parce qu'il ne
fe fuft pas ccftinu foy mefme , ou par-
ce que fe connoiflant, ileuft de pro-
pos délibéré rabbatu de fa iufte efti-
mation dans le ingénient qu'il en fai-
foit. Or ne peut -on pas prefumer
qu'en l'intégrité de fa nature il ne {c
connuft pas. La parfaite connoiftan-
ce de toutes chofes n'appartenant fi-
non à la Diuinité, il en pouuoit igno-
rer beaucoup de celles qui cftoyent
fort éloignées de luy , oufort abftru-
fcs dans les fecrcts de la Nature , fans
que cela preiudiciaft à la perfedion
de fes facultés ou de fa félicité. Mais
quant à ignorer vne chofe qui luy
eftoit fi intime que fon eftre propre-,
Se qui gifoit au fentiracnt, ôc en l'v-
fagc de fcs facultés y c'eft cliofe qui
ne pouuoit conuenir à l'intégrité de
fon origine. Il n'eft non plus à pie-i
fuppofcr que de propos délibéré il
cuft voulu rabbatre quelque chofe de
fa valeur 5 & Te mettre à plus bas prix
qu'il ne deuoit eftre. Car quelle rai-
fon en euft-il eu ? Et dequoy euft
alors ferui , pour perfedionner fa ver-
tu , de fc faire ce tort à foy mefmc ?
Qiiantàs'eftimerplus qu'il ne valoir,
il luy pouuoit encore moins arriuer ,
parce que fe conoiflant parfaitement
bien , il lie pouuoit rien y auoir qui
fift qu'il s'éleuaft au deflus de fon iu-
fte prix 5 fi ce n'eftoit quelque pointe
de vanité, de laquelle vue ame fi pure
èc fi fainte eftoit exempte. Tayad-
ioufté à cette première confideration
quelque chofe de la comparaifon que
l'homme pouuoit faire de fon eftre
auec celuy des autres animaux ^ non
pour donner à entendre qti'il cneuft
peu eftre induit à s'éleuer quelque
peu au dellus de foy mefme , comme
il arriue fouuent dans la corruption
de la Nature jque la comparaifon que
nous faifons de nous mefmes auec
ceux qui nous font de beaucoup m«
Chrestîenne. I.* Part, yir
ferieurs 5 nous enfle plus qu*ilne faut,
&: nous fait conceuoir vne exceffiue
opinion denos auantages. Carl'ex-
cés que nous commettons en cela,
vient de celuy de l'amour que nous
nous portons, qui s'excite, &:fe hauf-
fe 5 félon que nous penfons recon-
noiftre que nous valons mieux qu'au-
truy. Or en Tintegrité de la Nature
il n'y auoit point de tel excès. le Tay
dit feulement pour donner à entendre
que liiomme en cuft peueftre aidé à
fe mieux connoiftre foy mefme , afin
de s'eftimeriuftement ce qu'il valoit.
En effeft cela y pouuoit contribuer en
plufieurs manières. Car nous con-
noiffons beaucoup mieux les cliofes
quand nous les mefurons que quand
nous ne les mefurons pas. Celles
qu'on .ne mefure pas , fi elles font
grandes, paroi ffent immenfes , & fi
elles font petites , elles paroiflent
contemptibles ordinaire/nent. Au lieu
que fi vous mefurés les çhofes gran-
des , dautant qu'enfin la mefure les
vous termine , vous perdes l'opinion
de leur immcnfité -, ôc fi vous mefurés
fit tA M OR AL È
les petites , dautant que vous trouueS
qu elles ont des parties çloignées &:
fcparées les vues des autre? , vous
çonnoiffés que quoy qu'il en foit , cU
les ont quelqvxe quantité & quelque
grandeur. Ôi- la comparaifon d'vnô
chofe aueç l'autre cft vne çfpece de
mefure. Voila pourquoy S. Paui
çhaftiant la vanité de certaines gens
qui eftoycnt remplis d'vne exçeflîue-
ment bonne opinion de leurs belles
qualités , dit qu'ils fe tnefurent eux:
mefmes k eux mefmcs ^ pour fignifier
que ne fe comparant aucc perfonné
ils ne fe connoifToyent point. De
plus , quand par cette comparaifon
Ton remarque qu'o a quelques parties
qui ont de la reifemblance auec des
ehofes mefprifables , on trouue qu'ail
moins en cet égard on n'a pas fujet de
fe mettre à bien haut prix. Tellement
que l'homme trouuant qu'il auoit les
mefmes fujetions à toutes les infirmi*
tés de la Nature , telles que font cel-
les de boire , de manger , de dormir ^
&: d*autres qui viennent en confe-
quence , qu^auoyçnt les autres ani*
♦ maux^
Chrëstiennè. L, Part7 Jj^
'maux, Se que d'ailleurs , po^rcequi
eftoic des fens corporels, les beftesles
auoyent communs auec luy , &: mef-^
mes peuteftre quelques vues doués de
plus de viuacitc & de plus de force ,
il en pouuoit tirer vne bonne leçon ,
non pas de s'abbaifTer au deflous dé
fa iufte valeur , mais de ne s'éleuet
pas au dcflus de Teftime légitime
de fon eftre. Enfin , quand on trou-
ne qu'on a des facultés ou des vertus
fort eminentes au deflus de ce qu'on
fait entrer en comparaifon de foy^cela
erapefche que le fentiment des chofes
efquelles on luy eft femblable ne ra-
iialc le courage au deflous de la mo-^
deration dans laquelle on le doit te-
nir. Tellement que l'homme en fe
comparant auec les animaux, &:trou-
uant en foy mefme vne chofe û ex-
cellente qu'eft l'entendement & h
Ràifon , dont la Nature lésa priués,
comme cela ne luy donnoit point d e-
leuation d'efpritau defTus de ce qu'il
deuoit , auffi rempefchoit-il dauoir
de foy mefme des fentimens qui fuf-
fent au deflous de la dignité de fa
Kk
jt4 I^A Morale*
nature. Et icy peut*ellf e liic denian-
derà^t-oh quelle cft cette iufte mode-
ration dans laquelle il a deu tenir les
fentimens qu'il auoit de foy. Car
iufques icy ie n'en ay rien dit fînon
qu'ils ont deu eftre conuenables d>C
proportionésàlavaleur de leurfujet :
mais n'ayant point déterminé la
Valeur du fujet , ien'ay point auflî dé-
terminé la iufte mefure de fon eftime.
Ariftote a accouftumé de conftituei*
la vertu dans la médiocrité; en quoy
s'il n'a bien rencontré en tout & pat
toutjcome quelques vns le luy veulent
difputer , au moins certes a-t-il rai-
fon pour ce quieft de la pluspart des
vertus morales. Mais quand on luy
demande en quoy confifte cette mé-
diocrité, parce que le iugementn'en
eft pas toujours femblable en toutes
occafions , & qu'il dépend de la varie-
té de beaucoup de circonftances , il a
accouftumé de dire qu'elle confiftc
en ce que la droite raifon en définit ,
S^ comme vn homme véritablement
prudent en decideroit. Puis qu' Ari-
ftote ne va pas plus auant , il n eft pas
ChRISTIENNeT t. PARTr jïj
raifonnable qu'en vn fujct philofophi-
quC) &:qui dépend de la fubtilité &:
de la netteté de rentendernent , on
m'en demande dauantage. En eiFecl,
quand on nous interroge de la valent
^'vne chofc qui s*eftime par J'argerit,
nous nous contentons 4e refpondre
qu'elJe vaut cent efcus^ou mille efcus^
ou quelque telle autre fomme. Apres
x:ela on ne s'enquiert plus combien va-
lent cent efciis, ou mille efcus, parce
qu'il doit eftre connu , Se que c'eft la
mefure mefme de Teilimation des
chofes , au delà de laquelle fi vous
<:ontinués à inteiToger, vous deman-
derés la mefiirc de la mefure , ôc ires
-ainfi à rinfini. Et quand on recher-
che la quantité d'vne chofe qui ie
xnefure par des longueurs , on fe con-
tente de dire qu'elle a quarante ou
cinquante pieds ; &: là on arrefte le
cours de Tinterrogation pour les mef-
xnes caufes. Puis donc qu'il n'y peut
auoir de iufte mefure de cette médio-
crité que la droite raifon , & que pour
iuger ce que c'eft que la droite raifon
il PS s*en fautpas figurer vne idée va-
^î^ L A Mo R A LE
guc^ indéterminée, mais la regarder
dans quelque fujetoù ellerefide &: ou
elle fe déployé véritablement , ^rry
ayant point de fujet où elle fe déployé
ïi parfaitement qu'en vn home vraye-
ment prudent , ce doit eftre fon ingé-
nient qui foit la dernière mefure dç
ces chofes. Or auoit le premier
homme en fon intégrité ce qudn ap-
pelle la droite raifon en fon plus haut
point : & fi cette droite raifon n'auoit
pas enluy cette habitude de prudence
acquife par la réitération de diuers
aftes &: de diuerfes opérations , il en
auoit vne naturelle qui paflbit de
beaucoup en excellence tout ce que
nous en acquérons maintenant. Tel-
lement que ce qu'on peut raifonna-
fclementdirelàdefl'us , eft que le prc-
îTiier homme euft iuftemcnt connu
ce qu'il valoit , &: qu'il ne fe fuft efti-
mény plusny moins que ce que por-
toitla iulte vaieur de fon eftre. Ne-
antmoins nous pourrons encore tirer
quelque lumière pour cela , tant de la
comparaifon qu'il euft faite de foy
auec rhommefpn femblable, que de
Chrestienne I. Part? .JÎ7
la confideration qu'il euft faite de U
grandeur de fon créateur.
De la comparaifon qu'il faifoit da
foy auec l'homme, il pouuoit tiret
deux vtilités. L'vne , que trouuanc
en l'eftre des autres vue entière &: ab-
foluë égalité, il eftoit retenu dans cet-
te médiocrité , de ne s'eftimer pas
plus qu'eux j ce qui eiloit défia vne
grande aide , &: vn grand achemine-
ment à lamodeftie. De forte que n'y
ayant point alors d'autre fupcriorité
iiy d'autre infériorité que celle qui eft
entreles pères &:les enfans, horfmis
les raifonnables fentimens ou d'éleua-
tionou d'abaiffemët que ces relations
donnoyent , chacun euft eftimé foii
prochain autant que foy mefme.
L'autre eft que fi, comme la Nature
eft fujette à fe flatter , l'homme euft
peu eftre touché de quelque petite
prefomption en fe confiderant foy
mefme, & à laiflèr aller à l'excès l'afte-
âion qu'il fe portoit , ( ce qui pour-
tant ne pouuoit pas arriucr fans quel-
que degeneration de l'intégrité ) la
confideration de fon prochain dcuoit
Kk ^
5^^^ tA Morale
ramener fcs fentimens à la raifôn ^
dautant que quel qu'il fuft^Ies autres
eftoient autant que luy , ào qui pour-
tant il ne faifoit point de iugemenc
plus fauorable que ce que leur eftre
meritoit. Si bien qu'il ne pouuoic
auoir fi bonne opinion de foy , qu'il
n^én trouuaft en fon prochain vn fu-
jet tout égal Se tout lëmblable. Pour
ce qui eft de la comparaifon auec Te-
ftrcde Dieu 3 elle luy fourniflbir des
inftruâiions encore beaucoup plus ef-
£câccs. Car quand l'homme venois
à tourner les yeux fur fon Créateur,
& à contempler en luy Timmenfitê
de fon eflence &: de fcs propriétés ,
quel iugement pouuons nous penfer
qu'il fift alors delà dignité de fon pro-
pre eilre? Si les Mathématiciens n'ont
point accouftumé de conlîderer la
terre dans le fyfteme du Monde , en
comparaifon du Ciel, finon peut-eftre
comme vn point , l'homme vacquant
à la contemplation des eftres des cho-
fes 5 ne pouuoit confiderer le fien en
comparaifon de celuy de Dieu y fi-
non comme va rien. Ce q;ui fans aur«
Chrestienne I. PartJ pJ
cunc difficulté cftoic vn merucilleux
frein à fon efprit , pour l'empefcher
de s'éleuer outre mefure. A la vcritc
cette leçon de modeftie efl: de cela
moins efficace qu'elle neferoit autre-
ment , que nous auons accouftumc
de comparer entr'elles les chofes qui
ont quelque proportion , &: non pas
celles qui différent d'vnediftance in-
finie. Ainfi noftre fuperioritc au def-
fus des autres hommes efl: capable de
nous enfler, parce que nous iugcons
aifément du plus & du moins qui efl:
entre eux &: nous : Se cela beaucoup
plus , ce femble , que l'infériorité que
nous reconoiflons en nous au deflTous
de Dieu, n'eft: capable de nous abbaif-
fer , parce que fa grandeur nous en-
gloutit , ô«: qu à la confîdercr en fon
infinité , nous nereconnoiflbns point
entreluy &: nous proprement de plus
&: de moins , non plus qu'entre Tertre
&: le non cftre. Neantmoins deux
chofes ont icy deu venir deuaat les
yeux de Tefprit de l'homme. L'vne ,
que puis qu'il n'y auoit point de pro-
portion entre Dicu&: luy , il nefe de-
Kk 4 '
Çl6 LA M OR A LE
juoit rieneftimer en fe comparât auec
luy ; comme l'Ecriture rapporte qu'il
eft arriué à lob^ lors que Dieu luy ma-
nifefta la magnificence de fa gloire.
Car le mefme obiet qui a rabbatu en
ce pcrfonnage la trop haute éleuation
ti'efprit a laquelle il s'eftoit laifle
emporter , a deu retenir Tliomme
à l'heure qu'il efloit en fon entier ^
qu'il ne s*abandonnaft plus qu'il ne
falloir à l'amour &c à l'eftime de foy
mefme. Or ccluy qui fait fouuent
ces reflexions fur Dieu , ^ qui ac-
quiert rhabitude de ne s'eftimer du
tout rien en comparaifon de luy , ac-
quiert par mefme moyen vne excel-
lente conftitution , pour ne s'cleuer
pas trop en foy mefme. L'autre eft
que cette infinie eminence de la di-
gnité de Dieu ^ dans la comparaifoa
qu'on en fait auec toutes autres cho-
fcs,&auec toutes fortes de perfonnes,
les réduit toutes à l'egaliré.Car à com-
parer les hommes auec Pieu , il n'y a
pas plus de proportion entre les plus
grands ôc luy , qu'il y en a entre les
plus péris ôç luy encore. Qr verrpas
Chrestïenne. I. Part^ Jl!
nous ailleurs Dieu aidant que cette
confideration doit auoir vn grand
poids à ramener les efprits des hom-
mes contre bas, fi ladiucrfité des con-
ditions donne aux vns quelque pre-
fomption 6*: quelque orgueil à l'égaKl
des autres. Pour cette heure ie me
contéteray de dire qu'elle a deu auoir
beaucoup depouuoirpourempefcher
riiomme de s'éleuer au deflus de ce
que luy permettoit Tégahté de fes
prochains , oud'abufer de la fuperio-
rité que luy donnoit fur (à femme &:
fur fes enfans la prerogatiue de les
auoir engendrés , ou la nobleffe de
fonfexe. Et toutesfois , parce qu'il
eft de la conftitution naturelle de nos
efprits que nous iugions vn peu di-
uerfemêtdes obiets en les comparant
entr'eux , que non pas lors que nous
les confiderons precifement en eux
mefmes^ 5c qu'encore q^ueles Mathé-
maticiens y quand ils confrontent la
terre auec le ciel, ne la tiennent que
comme vn point,fi eft-ce qu'ils y trou-
uent vnegrâdeur confiderable quand
ils h mefurent en elle mefme i la com-
512/ LA Morale
paraifonqueriiommc à deu faire âô
foy auec Dieu > laquelle le reduifoit à
néant, n'a pas deu abfolument empef-
cherque quand il fe regardoità part,
il ne fe trouuaft eftre quelque cHofe.
D'où refulte que iî la connoiffancc
qu'il auoit de fon néant à Tcgard de
Dieu 5 a deu former vnc fingulierc
modeftie en fon efprit , la connoiffan-
ce de ce qu'il eftoit quelque chofc
quand il fe confideroit à part , kiy de-
tioit donner vn courage vrayement
généreux , pour ne rien faire d'indi-
gne de foy 5 &: pour rapporter à là
gloire de fon Créateur , toute l'exceL-
lencedefon eftre.
S? Ire * gK s8 «S S^ It5 itO St5 sB §K §S IK *T? SW sw ^
DES VERTFS HOAIILE^
tiques^ ou qui re^ardoyentU
conuerjation , en t intégrité
de la T<laturc.
POur ce qui eft à(^s vertus quefon
nome homiletiques, parce qu'et;
Chrestienne I. Vakt. )iy
les regardent la conuerfation des
hommes entr'eux , &c qu'on s'y fert
de la parole , qui en eftTvnique , ou
au moins le principal inftrument , on
peut rapporter à trois chefs celles
qui conuenoyent à Tintegrité de
riiomme ; fçauoir , à ce qu'il pouuoic
dire de foy mcfme j à ce qu*il pouuoic
dire d'autruy ; &: à ce qu'il pouuoic
dire des autres chofes dont le propos
euft peu venir en auant. Or quant à
ce qu*il pouuoic dire de luy mefme y
comme il n'euft pas cfté fort nccef-
faire qu'il en parlai!: , parce qu'il euft
conuerfé entre des hommes qui cuf-
fent afles connu d'eux mefmes le mé-
rite de fon eftre &: de fes adions ; auffi,
quand il en euft parlé conformemenc
à la vérité, cela n'euft peu eftre foup-
çonné de vanité ny d'orgueil , dau-
tant qu'en cette grande &: vniuerfelle
égalité de vertus en toutes fortes de
fujets 5 il ne luy en pouuoit reuenir,
aucune prééminence. C'eft cette
raifon qui faifoit entr'autres qu'à,
Sparte chacun parloir librement de fa
valeur &c de fes hauts faits , fans que
yi4 l'A Morale
cela tournaft à blafme à pcrfonner
Parce que la vertu de la vaillace efloic
fi populaire entre les Lacedemoniens,
^ les belles &: grandes aftions mi-
litaires s'y faifoyent fi fréquemment
&: partant de gens, que cette vante-
rie , quand elle eftoit fondée en la
vérité , n'eftoit nullement trovmée
mauuaife. Neantmoins, pource que
toutes les chofes qu'vn homme vray-
ment fage dit de foy mefme , doiuenc
auoir quelque but , &: que ce but la
doit toujours eftre quelque chofe de
bon &c de vertueux , il ne fera pas hors
de propos de rechercher icy brieue'-
ment à quoy les difcours que les hom-
mes pouuoyent en leur intégrité tenir
d'eux mefmes deuoyent tendre. Les
Philofophes difent qu'vn h5me peut
parler de foy auantageufemcnt , fans
tomber dans le blafme de vaine gloi-
re 5 quand il eft réduit à la neccffité
<le fe défendre contre la calomnie de
fes ennemis. Et ils en allèguent pour
exemples la pratique de Pericles, àc
celle d'Epaminondas , &: de Scipioa
l'Africain^ ^ d'autres tels grands per-
Chrestienne" I. Part^ yiy
Tonnages , qui ont oppofé la comme-
rnoration de leurs hauts faits aux ac-
cufations de leurs aduerfaires. Cela
xi'eft pas certes fans raifon ; parce
qu'eftant là queftion de garentir fa
réputation , àc peut eftre auec fa ré-
putation fa vie 5 il y auroit danger
que comme dans les autres fortes de
combats on ne reîiflît pas toujours
heureufcment fi on fe tient fur la de-
fenfiue feulement, vn homme inno-
cent ne vintauffi à fuccomber , s'il fe
contentoitderefpondre. Et de phis,
comme il eft bien feant à la vertu d'e-'
lire fouuerainement modefte quand
elle eft en repos ^ en feureté,aullî per-
met-on à l'innocence des'émouuoir
quand elle fe fent attaquer ; & toute
telle émotion donnant quelque cleua-
tion d'efprit qu'on n'auroit pas autre-
ment , on prend en bonne part il elle
s'y laiffe emporter à quelques paroles
vn peu plus braues que d'ordinaire.
Mais les hommes n'ayant rien à crain-
dre de cette forte en l'intégrité, n'euf-
fent point eu de telles occafions de
parler magnifiquement d'euxmcfmcs.
^fi€ lA Morale;
On adioùfte qù'vne honiieflc vaiiteS
rie de la gloire de fcs adions , ne fier
pas mal en la bouche de ceux qui font
en quelque aduerfité confiderabIe>
au lieu que Teftat de la profperi^
té la rend extrêmement odicufe. Et
Plutarque confirme cela par vne belle
comparaifon. Car il dit que comme
en eftime glorieux & pleins d' vne for-
te vanité , ceux qui fe guindent en fo
promenant, pour fe donner delà bon-
ne mine5&2 pour paroiftre plus grands
que la Nature ne les a faits ; au lieu
que non feulement on excufe , mais
mefmes on loue ceux qui fe dreffent
en combattant pour en prédre mieux
leurs auantages : Ainfi nouseft infup-
portable Tambition de ceux qui s'éle-
uent fans befoin par leurs paroles, à
l'heure que tout leur rit , au lieu que
dans l'aduerfité les braucs &: magnifi-
ques propos femblent eftre vne mar-
que de generofité , &: dVn courage
inuincible. Si cela eft vray ou non,
nous en pourrons dire quelque chofe
ailleurs ; icy il fuffit de ramenteuoir
querellât d'vne parfaite félicité, tel-
CHRESTïENNEr I. Part.' Jiy
le que nous lanousreprefentons , ne
pouuoic fournir aux hommes de fem-
blables occafions de fe glorifier eux
m&fmes. Enfin ^ on ne blafmepas
abfolument ceux qui fe vantent ,
quand ils n'eftalent leurs adions finoa
pour feruir à inciter les autres à la ver-
tu par leur exemple. Et les Capitaines
le font quelques fois cnuers leurs fol-
dats 5 &: les pères cnuers leurs enfans,
comme Enée dans Virgile , fans que
perfonne s'en offenfc. La raifon en
cft, que ce qu'il y a d*odieux en telles
chofes eft l'excès deFamour que nous
nous portons. Si donc il paroift que
ce que nous parlôs de nous cela vient
feulement de cequenousaimansau-
truy 5 Se que nous voulons feruir zi'on
auancement en la vertu , le blafmc
qu'on donne ordinairement aux glo-
rieux , fe conuertit alors en louante.
•Or le ne voy pomt quel autre but
riiomme eftant en fon intégrité , au-
xoit peu auoir de parler auantageufc-
ment de foy , fi ce n'eftoit pour profi-
ter à autruy en fe propofant en cxem-
flev Vnpere pouuoit parler de foy
5i8 LÀ Morale?
entre fes enfans, pour les exciter à H
vertu; vn Patriarche le pouuoit entre
plufieurs familles defcenduës de luy ,
pour les y confirmer de plus en plus ;
qui que ce foit auoit la mefme liberté
en tous les lieux où il y auoit moyen
de feruir au prochain par cette voye*
Car fi S. Paul a peu dire , foyésmcs
imitateurs , comme aujsï ie le fuis de
Chrid , Adam formant fa famteté fur
le modelle de celle de D ieu , euft bien
peu donner cette exhortation à fes
defcendâs, de fe mouler furie patron
qu'il leur en eufè donné luy mefme.
Et s'il Peuft fait , il n'euft deu imiter
ny la dilTimulation de Socrate , qui
difoït toujo^u's de foy mefme moins
de bien qu'il n'y en auoit , ny lafohc
des hommes vains, quipafifent àl'exr-
tremitc contraire ; niais fe tenir dans
le iufte prix de fon mérite , &: dans
les ternies de la vérité. Car comme
d'vn cofté le iugemêt équitable qu'on
euft fait de fonaftion, l'euft exempté
de la crainte de paroiftre vain &: glo^
rieux , la propre innocence &faparr-
faite conftitution Teuft garenci du pe- .
ril
ChrestiennèT I. Part!" 5:29
Vil de Teftre ; de forte que n*ayant ny
ïlansfes inclinations internes^ny dans
ïes occafions de dehors , aucun fujec
de ne fe tenir pas entre le défaut &:
l'excès , il ne pouuoit arriuer qu'il ne
fe ti-nt exaftement dans vne médio-
crité conucnable. Orpour ce qui eft
de prendre iuftement les occafions,
& de choifir les chofes qu'il poauoic
dire de foy mcfme , cela, comme le
îugement des circonftances dans tou-
tes les autres a£fcions particulières de
fa vie, euft dépendu de fa prudence
naturelle , &: de ce que f aage y euft
continuellement adioufté parPexpe-
rience & par Tvfagei Car ie confi-
dcre icy ce qui pouuoit conuenir auK
hommes en l'intégrité de leur nature,
s'ils s'y fuflent maintenus long temps,
pendant lequel , encore qu'il y euft
eu vne beaucoup plus grande vnifor-
Biité en la conduite du genr^^ humain,
èc en Tadminiftration des diuêrfes
parties delà focieté , que nous n'y en
voyons maintenant , la multitude
comme infinie des adions fingulie-
res n'euft pourtant peu eftre fans quel-
Ll
530 LA MôtLALIS,
que variété, qui euft toujours adiou^
fté aux connoilTances que Tliommc
pouuoit auoir naturellement. Et ie
fais ces recherches fur cette prefup-
pofition de la perfeuerance en l'inté-
grité 3 non pour contenter la curiofité
de l'efprit d'aucun, ou pour donner ,
comme l'on dit , carrière à celle du
mien , mais feulement afin que la Na-
ture, quelque changement qui y foit
arriué, n*eftantpas efteinte pourtant,
chacun y fafl'e les reflexions dont il
pourra tirer de l'vtilité pour Teftat de
la vieprefente. Car ie ne mettray de
cefte innocence de la Nature aucune
confideration en auant, quine puifTe
edre d'vfage en quelques occafions ,
dautant qu'en y obferuant pruden>
meiit ce qu'il efl necefl'aire d'obfer-
uer, oïl en produira plus certainement
Se plus volontairement les aftions de
vertu, quand on verra qu'elles ont vn
manifefte fondement dans la nature
mefme des chofes.
Quant à ce que l'homme pouuoit
dired'autriiy , dautant que cela tom-
be fous l'vne de ces trois idées , le
Chrestiënne. I. Part. ^^^
Wn y lè mal , & ce qui eft indiffèrent,
k n'ay rien à dire icy ny du premier ,
ny du fécond ^ parce que l'vn &: l'au-
tre eft compris dans l'enceinte des de-
uoirs qui concernent le prochain ,
<lont i'ay defia dit cy deffus que la ré-
putation nous doit eftre en fouueraine
recommandation. Tellement que fi
Toccafiô fe fuft prefentée d'en dire du
bien, la commune charité y a toujours
obligé les hommes , fous quelque dif-
penfation qu'il ayent efté ; comme la
iuftice naturelle &: lamefme charité
les a toujours deu empefcher de luy
nuire parleurs médifances. Coniîde-
rans dons icy, comme nous faifons,
les deuoirs de l'homme relatiuement
à luy mefmc , 5^ comme il les doit
exercer afin de fe rêdre parfait quand
il n'auroit égard qu'à foy , la difquifi-
tion de celan'eft pas de la méditation,
prefente. Refte ce qui efl de fa na-
ture indiffèrent à la réputation du
prochain , où la vérité deuoit eflrç la
reigle Se la vertu générale &: inuiola-
ble de la parole de l'homme. Car
comme ie dxfpis cy deffus , que les
Llz
f^i LA Morale"
corps iettent d'eux mefmes desima^
ges qui fe rèçoinent dans les irlitoirs,
& que les vertus & les aâions qui en
procèdent, en répandent auffi d'elles
îîièfmes qui fe recueiUêt danslarepu*-
tation 5 lès autres chofes qui ne font
ny bonnes nymauuaifes en répandent
pareillement , qui fe recueillent dans
les paroles qu'on deftine à leur tepre-
fentation. Comme donques les mi-
roirs qui réprefentent les chofes au-
trement qu'il ne faut , font mauuais ,
parce qu'ils corrompent Teftre des
bbicts à qui la Nature auoit donné
vne autre couleur Se vne autre déter-
mination : &: comme la réputation
par laquelle on défigure les aftions de
vertu eft vicieufe , parce qu'elle luy
ofte fa beauté qui confifte dâs l'Hon-
nefteté &: dans la conformité mec la
Raifon ; les paroles qui ne fe confor-
ment pas aux chofes ont aufîî naturel-
lement leur vice , parce qu'elles leur
oilent leur vérité. On a accouftumé
de dire qu'il y a trois fortes de vérités.
L'vne confifte en l'eftrc des chofes
mefmes. Comme quand on dit que
ChRESTIENNE. I. PartI^ f5)
de Tor eft de vray or y on ne veut rier^
dire autre chofe finon que c eft de l'or
fimplemcnt. Seulement on y adiou^
fte ce mot de vraj/ , pour fignifier qu*i\
eft efFeftiuemcnt tel, en le diftinguanç
d*auec les métaux qui n'en ont quq
l'apparence : diftinâipn en laqi^çllq
cette parole n'adioufte rien du tout^
Teftre de la chofe rnefmc. L'autre
çpnfifte en la conformité de la con-
ception d'vn entendement qui s'ap-?
plique à la conter^plation d*vn obietj
aueçl'eftrederobietmefme. Tay vnç
vraye conception d'vne pièce d*pi:
quand ie conçois que ç'eft de Tôt; ^
fi ie conçois qu'elle eft de quelque
autre métal, ma conception eft fa^alfe,
parce qu elle n eft pas conforme à 1^
chofe. La troifieme eft dans la confor-?
ipijcé qui fe trouue encre la parole §4
la con çeption qu'elle reprefen te. Car
comme Jes conceptions font les imar
mages des choies , les parpleç font
auflî les reprefen rations des conçep-
ItioiîS 5 1^ faculté de parler n,ous ayant
efté donnée afin que^icw^is y puiiÈons-
deployér le naïf de nos pcnfées. Com?
Li 5 ;
534 ï^ Morale
me donc le métal qui a Tapparence
de l*or , mais qui n'en a pas la réalité,
eftfaux, la conception qui ne repre-
fente pas la réalité des chofes , e(t
faufle pareillement , &: faufle encore
la parole qui ne rapporte pas fidèle-
ment la conception à là reprefenta-
tion de laquelle elleeft deftinée. Et
comme le faux or ne mérite pas la
hoiiange du bon , la faufle conception
eft vne erreur qui ne mérite pas l'ap-
probation que Ton donne aux bons Se
folides iugemens , (k la faufle parole
eft vne vicieufe Se blafmable depra-
uation de Tinftrument que la nature
nous a donne pour expliquer Tinte-
rieur de nos fentimens. Et dautanc
que, comme i*ay dit , la conception
eft la reprefentation de la choft, la
parole qui corrompt la conception,
corrompt par mefme moyen entant
qu en elle eft , la réalité & la vérité
de la chofè mefme.
Or ay-ie paffé infenfîblement ôc
fans m'en apperceuoir au troifieme
chef de ce que i'ay pofé cy deffus que
l«s hommes pouuoyent dire en leur
Chrestienne. 1. Part.' y^y
intégrité , & qi|i concerne les chofes
niefmes. Enquoy Ton peut confide-
rer k parole en deux égards : a fçauoir
refpeÂiuement à celuy qui s'en fert
pour reprefenter fcs conceptions , Se
eiitant que c'eftrinftrument queTon
employé pour engendrer quelques
penfées 6c quelques opinions dans
Tefprit des autres. En ce premier
égard donques ie regarde feulement
le tort qu'vn homme fe fait à foy mefr-
me quand il ne dit pas la vérité. S'il
fe trompe en la connoifTance de fon
obiet , &: qu'il en parle félon le iugc-
ment qu'il en fait y on ne Taccufe pas
d'auoir de gayeté de cœur gafté la
vérité des cliofes. Seulement on die
qu'il s'eft trompé > en quoy on excufe
volontiers l'infirmité de l'entedement
humain , (i Tobiet auoit autour de foy
beaucoup d'apparences qui deuffent
raifonnabtemcnt induire Tentende-
ment à en prononcer ce qu'il en a
prononcé. Car telle eft la condition
de beaucoup de chofes , qu'elles ont
l'apparence de ce qu elles ne font pas,
èC. qu'ellesuoût pas l'apparence decç
• Ll 4 '
53^ La MoKAtÊ.
qu elles font. De f#rteque l*enten-i
dément de i'homrae ii'eftant pas infi-i
ni 5 &: mefmes ne pénétrant pas biet^
auântdans la nature de pkifieursob^
iets, on ne trouue pas eftrange quand
les apparences Tout trompe , fi ce
n'cft qu*il y ait eu delà précipitation,
en la confideration qu'il a faite de ce
qui luy a efté propofé^ou de la téméri-
té à affirmer ce qu'il ne deuoit propo-.
ferquedouteufementjOu derafFefta-
tion qui vient de quelque paffion , ce
qui eft encore beaucoup plus blafma^
b!e. Mais Thomme en fon intégrité
cufteftéexêpt demauuaifes paflîons^
retenu en fes iugemens , exaà en (es,
obferuations, &: beaucoup plus vif Se
plus perçant que nous ne fommes î,
tellement qu'il euft bien peu ignorer
diueries chofes , à caufe deleurmuK
titude, ou de leur naturelle obfcuri-
té; mais il ne fé fuft point trompe ,
c'eft à dire , il n*euft point imbu fon
cfprit d'aucunes opinions erronées.
Car chacun fçait la difterence qu'ji
y a entre vnç pure &: fimple ignoran-
ce, qui laiife l'entendement de Thom^
Chrestienne. I. Part, ^57
me ainfi qu'vnehtable rafe où il n'y a
rien de graiié ; & 1 erreur , ou la faufle
opinion , qui le remplit de faufles
idées. Que fi l'homme ne fe trompe
pas au iugement qu'il fait de lobiet »
ôc que neantmoins il n'en parle pas
conformément à la vérité , il faut ce
femble , neceflairemcnt que cclsk
vienne de Fvne de ces quatre caufes.
Ceft qu'où bien il a defîein de feruii:
àfon prochainjce qui produit le men-
fonge officieux:ou bien il a defTein de
luy nuire; ce qui produit le menfonge
qu on appelle dommageable ou perni^
cieux : ou il a deflein de railler, ce
que Ton peut appeller le menfonge
iouial j ou bien il ne fait pas tant de
cas de la vérité , qu'il ne penfe s'en
pouuoir difpenfer à fa volonté , pour
employer fon contraire. Quant aux
trois premières de ces caufes, elles ap-
partiennent au fécond égard auquel
i ay dit qu'il faut confideter la parole^
ôc que i'examineray ailleurs. Mais
pour la quatrième , qui touche le
propos de maintenant, elleeft entie-
iement indigne de l'excellence de
53^ LA Morale
rhomme , &: ne pouuoit aucunement
auoir lieu en rintcgrité. Car vn en-
tendement bien compofé doit aimer
la vérité , parce que c'eft en ce qu'on
nomme connoijfance que gift: fa per-
fedion. Or n'y a-t-il que la vérité
dcl'eftredes chofes quifoicTobiet de
laconnoiflancc : ces faufTes idées qui
compofent la mauuaife opinion &:
l'erreur, n'eftantpas vn obiet capable
d'eftre véritablement connu. L'hom-
me donc deuant aimer la perfedion
de fon intelled , comment la pour-
Toit-il tant mefprifer que de n'en te-
nir conte en fes paroles ? De plus ,
toute vérité , quelle qu'elle foit , a
quelque chofe de lareprefentationdc
la Diuinité. Car l'homme a bien eu
toutfeul cette prerogatiue d'eftrefon
image , en ce que Dieu eft vn Enten^
dément , &: qu'il eft fouuerainement
accompli en toutes fortes de vertus ,
^ qu'il a vnp haute 6^ eminente di-
gnité 5 qui luy donne autorité &: cm^
pire fur toutes chofes. Mais toutes
les autres chofes qui font, en cela
mefmes qu'elles font ;, reprefentent la.
Chrestienne. I. Part! 539
Diuinité , 4^utant que c'eft le fouue-
rain cftre dont elles font defccnduës.
Or toute image tient quelque cliofe
de fon modelle , & fi le modelle efl
aimable, elle fe doit concilier l'afïe-
âio àc l'eftime de ceux qui la voyent,
à proportion de ce qu'elle en rapporte
les traits. Aufïî n'y a-t-il point d amc
tant foit peu genereufe qui n'ait de
lafFedion pour la vérité , &: Tinclina-
tion en eft fi forte, qu'elle paroift mcf'
mes dans les petis enfans, qui perdent
la plufpart du goufl: qu'ils prennent
dans les narrations hiftoriques , s'ils
viennent à foupçoner qu'elles foycnn
fauffes &:fabuleufes. De forte qu'à
peine fe pouurra-t-il voir qu'vn hom-
me préfère la vérité au menfonge ,
s'il ne penfe y eftre obligé par quel-
que intereft ; &:. s'il y en a quelcun qui
le faife fans intereft , il faut qu'il y
ait quelque dyfcrafie en fa conftitu-
tion naturelle.
Quant au fécond égard auquel on
peut confiderer Temploy delà parole,
à fçauoir entant qu'elle nous fert à
mettre quelques impre/fions dans l'ef-
540 La Morale
prit de ceux à qui nous^p arfons , ^
faut bien diftinguer entre les impref-
fions ouïes opinions mefmes , ^ !a fa-
çon des locutions qu'on employé
pour les donner. Car il y a tel qui
pour engendirer vne opinion bonne
6c véritable dans Icfprit defon pro-
chain 5 ne fera pas difficulté d*y em-
ployer des manières de parler>&: mef-
mes des propos entiers ^ qui , fi vous
ne les confidcrés qu'en eux , ne s'ac-
cordent nullement auecla vérité des
chofes. Telles font les hyperboles y
qui font des façons de parler exceffi-
ues ^&: qui paflent de bien loin la vé-
rité de leur fujet : telles encore les
ironies , où Ton dit tout le contraire
de ce que l'on veut qui foit entendu :
telles enfin les paraboles de les apolo-
gues 5 où fous l'emblème d'vne narra-
tion faufl'e l'on couure quelque véri-
té. Or eft-il certain non feulement
que fans fcrupule de confcience tout
le monde vfe de ces façons de parler Se
d'inftruire là oùon ena l'occafio,mais
mefmes qu'il n'y a rien en cela qui cho-
^ue/oit rintegrité &c rexeçUence^d^
Chrestienne I. Par? J41
îa nature de l'homme , foie la majcfté
de la vérité. S'il n'y auoit que les
Rhetoriciens ouïes Politiques &:les
Philofophes du (îede qui s'en feruif-
fent , Comme lotbam , ou Demofthe-
ne,ou Menenius Agrippa,qui ont em-
ployé des apologues Tvn enucrs les
luifs, l'autre cnuers les Atlienies,&: le
troifieme enuers les Romains , pour
leur perfuader des chofes vtiles, on
pourroit dire que cette méthode tire
quelque chofedu vice de refprithu-
iuain. Mais puis que noftre Seigneur
en a vféfi frequêmenr,iln'yapluslieu
de douter que rintegrité de la Natu-
re ne le permette. Etlaraifonde cela
eft aifée à rendre. Car d'vn cofta
celuy qui fç fertde la parole en cette
forte 3 ne commet rien contre le ref-
pe£t qu'vn honncfte homme doit à l^
vérité , puis qu'il n'employé pas ces
'façôs de parler ny ces paraboles com-
me les croyant luy mefm.e , &: qu'il
donne afles à connoiftre qu'il en a
vne autre opinion. A quieft-ce d'en-
tre les Romains qu'il pût tomber en
.pcnfée que -Men.eniu^ Agrippa dift.
54^ î A Morale
tout de bon , que le ventre S^ les
membres auoyent eu querelle entre
eux ? Ou qui cl*entre les Athenieris
fe figryra que les loups fe fuflent arrai-
fonnés auec les brebis pour leur per^
fuader de leur liurer les maftins qui
les gardoyent ? Ou qui d'entre les
luifs fe perfuada que lotham euft cet-
te opinion des arbres qu efFeûiue*
ment ils fe fuflent aflemblés pour élire
Tnroy,&: que roliuier,&: le figuier, &:
la vigne ayant refufé de Teftre, enfin
l'efpine euft: accepté la royauté ? Ou
enfin qui d'être ceux à quinofl:re Sei-
gneur parloitjS'efl imaginé qu'il creuft
que la fimilitude du Lazare , que le
mauuais riche voyoit au fein d'Abra-
ham , fufl: rhift:oire d vn euenemenc
réel, &C non vne fidion de fon incom-
parable fapience ? D'autre cofl:é la
reigle de tous ces deportemens en-
uers le prochain eft:ant la charité , on
ne la blcfle du tout point quand on
luypropofe de telles inuentions, par-
ce que tant s'en faut que par elles on
luy donne de faufl^es impreilions ,
qu'au contraire Ton s'en fert pour luy
CHRE-STIENNEr I. PaRT^ 5-45.
meta-e dans refprit des penfées ic
vcilcs &; véritables.
Quant aux opinions mefmes , il
n'^eft pas du tout fi clair s'il eft quel-
quesfois permis d'en engendrer quel-
ques vnes faufTes dans Tefprit de fon
prochain. Chacun fçait la differen-
ce d'opinions qui eft entre les Philo-
fophés & les Théologiens mefmes fur
le fujet des menfonges officieux ,
quelle eft la pratique vniuerfelle de
toutes les nations dans les ftratage-
mes &: les embufches de la guerre ,
quelle la façon dont ç^w agit enuers
les enfans ic les efprits imbecilles
pour les tromper à leur auantage ,
quelles les fimulations &: les feintes
dont on fe fert en Tadminiftration de
la iuftice pour la découuerture des
crimes , &: pour fe faifir des perfonnes
des criminels. Mais parce que ie
traittc icy de l'intégrité de la Nature,
dans laquelle toutes ces chofesn'euf-
fent peu auoir de lieu, il n'eft ny ne-
ceflaire ny à propos que ie me mette
icy à examiner cette matière. A par-
ler généralement ^ plus vn homme
^44 LaMoralè
approche de rintegrité delaNaciir(?^
plus il a la finccrité , la candeur, &: la
vérité en recommendation : ce qui
nous doit faire iuger que fi l'homme
n'euft point dégénéré 5 il en euft tou-
jours fait vne eftime fouucraine. le
me contenteray donc de parler du
refte de ces vertus qui regardent la
conucrfation des hommes entr'eux,
&: particuUeremcnt de ce qu'on ap-
pelle vrhanité , où le difcours qui
touche la vérité , trouuera encore
quelque place.
^
DR
Chr^ iSTiENNÉ. I. Part." 5-4^
DE LVSJGE DE L^
•vertu qnon appelle Krhanitê^
dans lintezritéde la Nature,
o
L'Vrbanité , comme on commencd
à la nommercn François, cftvno
des vertus homiletiques dont Arifto-
te fait mention dans fa Moiale , &:
qui doit eftre expliquée au nombre
de celles qui concernent la conuerfa-
tion des hommes entre eux* Mais
neantmoins ce n'cft pas mon inten-
tion d'examiner icy la defcriptio qu'il
en fait , ny de parler des vices qu'il
luy oppofe j parce que ce n'en eft pas
le lieu ^ puis que ie ne confidere icy
ïînon ce qui pouupit coueniràThom-
me en Teftat de l'intégrité. le diray
feulement que fi la Nature n'auoit
point changé , la conuerfation ciuile
feroit ou bien des hommes que l'oa
appelle faits, entr'eux , c'eft à dire^
de ceux qui fontparuenus à vn plein
M m
j'4^ Ïa Morale*
vfage de la Raifon : ou bien entré
ecuxquià caufe de rimperfeûion de
leur aage n'ont pas encore acquis la
p^lenitude de la force de cette noble
faculté où fc formêt les raifonnemens:
ou bien entre les hommes &: les en-
fans 3 dont les vns vfent fortement de
la raifon , ôc les autres foiblemcnt, à
caufe de la débilité de leurs organes.
Or e*ft-il bien hors de toute doute
qu entre les hommes que Ton nomme
faits, fefuft trouuéc cette vertu qu'on
appelle ordinairement ajfahilité , qui
nous rend facilement acceffibles les
vns aux autres , &: qui trempe la con-
uerfation dans vne douce granité.
Car quant à la grauité , elle fuft vc-^
nue de cette conftitution ferieufe qui
conuient à vne excellente vertu , &: à
vn efprit tendu aux chofes grandes ,
&: dignes d'vne haute cftimc , &: d'v-
ne attentiue contemplation. Et pour
ce qui eft de la douceur , outre qu'el-
keult efté naturelle à l'homme, com-
me vn germe de cette bote ô^de cette
parfaite charité dont nous le nous re-
prefentons imbu &: pénétré de toutes
Chr'eSTi'eNNE. I. pARTr 5:47
"parts 5 il y euft efté encore oblifjé par
îa nature defes obiets , qui non feule-
ment n'euflent rien eu de choquiint ,
mais fur lefquels il euft veu femé va
âgréement &: vue grâce capable d'a-
mollir tout ce qu iî y a de dur dans
les natures les plus aufteres. Mais
quant à ce que l'on appelle iûmalitê \^
qui fie s'exerce poin.t autreinent qu'en
faffant vn petit rire le monde , il y a
quelque fuiet de douter fi elle euft
alors ttouué fonlieù. A Cette heure
x)n tient cette qualité , ^ rcxercice
de cette vertu, fi vertu fe doit appel*
1er 5 aucunement neceflaire, ahn de
resjouïr Tefprit de Phomme, que les
incommodités delà vieattriftent, ou
que letrauail fatigue, ou à qui la trop
attentiue contemplation des obiets
difficiles & abftrus donne quelqua
aufterrté Alors la vie euft efté exem-
pte de toutes incommodités , les oc-
cupations corporelles de Thorame ne
luy euflent point donné de peine, par-
ce queny eftant point obligé par au-
cune neceflîté, il fe les fuft difpenf ées
luymefme par fa prudence auec tou-
Mra 2,
548 l'A Morale
te modération ; &c quanta ce quîeft
de l'attention d'efprit qu'il euft appor-
tée à la contemplation , il n'y euifc
point commis d'excès en ce qui eft de
la force ô6 de la durée de fon applica-
tion 5 & le fuccés 5 dans lequel il euft
toujours reiiffi tres-heureufement &c
tres-auantage\ifement , Teuft empefr
ché des'ylafl'er, en le rempliflant de
contentement ô<: de iôye. 11 eft vray
que l'on dit que le rire eft le propre
^e l'homme , &: que par confequent
il cil mfeparable de fa nature, comme
cftantvneneceftaire& ineuitable dé-
pendance de la rai fon : de forte qu'on
met entre les hiftoires des prodiges ^
celles qui difent qu'il s'eft trouué
quelcun qui n a iamais ri. Et bien
que nous ne lifions point en l'Euan-
gile que noftre Seigneur ait témoigné
fa ioye de cette façon ^ ie n'oferois
pas affirmer pourtant qu'il ne luy foie
point arriué de le faire en quelque
occurrence. Certes il eft malailé de
s'imaginer qu'il ait abfolument paffé
toute fon enfance fahscela, veul'in-
dinatioa qu'on a naturellement 3
Chrestienne I. Part? 549
égayer les enfans , &: celle qu'ils font
paroiftre à fe resjoiiïr eux mefmes.
Quoy qu'il ne faut pas douter que fort
aagc le plus tendre n*ait eu les mef-
mes auantages en toutes chofcs par
defTus les autres petits enfans ^ qu'il
fit voir par defTus ceux de douze ans ,
lors qu il difputa contre les Dofteurs
dans le Temple. Si le ris eft le propre
de l'homme, àc que cette faculté fui-
ue naturellement la conftitutidn de
noftre eftre , il y peut auoir des temps
^ des occafions de rire qui font abfo-
lumentfans péché. Or fi vous faites
abftraftion du péché d'auec la nature
de l'homme , vous n'y trouuerés du
tout rienderefte en quoy noftre Sei-
gneur ne nous ait entièrement reffem-
blé. Mais quand il feroit vray qu'il
n'auroit iamais ri , il ne s'enfuiuroit
pas delà que de ne rire du tout point,
ce foit vne condition nèceffaire à
l'intégrité de la nature. Celapour-
roitauoireufa caufe ou dans la digni-
té inénarrable de fa perfonne, dans la-
quelle il faut bien canfiderer autre
, .^hofe que la fimple humanité i ou
Mm 3
S^Q LA Morale
dans Teconomie particulière de fa
vie, qui requeroit cette fingularité.
En effed , la résolution qu'il auoic
prife de fubir vne croix igno^iinieufe
po-ur le falut du genrehumain , Pobli-
geoit à mener vne vie qui euft quel-
que conformité à vne an fi lamenta-
ble. Ce ne feroit donc pas de là qiiil
faudroit prendre le modelle de l'in-
tégrité de la nature en cet égard-, 8c.
de fait ie ne doute nullement que l'ef-
prit de l'home ne fe fuft ainfi quelques,
rois épanoui , quand les occafionà
s'en fuflent offertes. Neantmoins^
parce qu'Ariftotc dit, &c l'expérience,
nous apprend , que ce qui excite le ris.
eft ordinairement quelque cliofe d'va
peu laid & d*vn peu abfurd, mais o il
la laideur ^l'abfurditéa'eft pas d'im-
portance, ôc ne corrompt pas Teftre
dufujet dans lequel elle fe rencontre ;.
quand les honames enflent ri en leur
intégrité ^ il euft fallu que c'euft efté
de quelques autres fujets , que de
ceux qu'ils euffent fournis & pre-
fentés les vns aux autres. Car nyU
ftrufture de leurs corps , ny les linça^
i
Chrestienne I. Part.^ jjï
mens de leurs vifagcs , ny la nature
de leurs mouuemens , ny le biais & la
façon dont ils fe fuflent pris à leurs
aftions , n^euft eu aucune telle diffor-
mité 5 qui euft peu exciter cette forte
d'agitation dans les efprits, & cette
émotion dans la fantaifie. Et quant
aux opérations de leurs entendemens,
&c à leur façon de les reprefenter par
la parole , tout y euft efté fi régulier ,
&: fi éloigné d'impertinence & de dif-
proportion , qu'en cet égard il n'y
euft point evi de fujet de rire les vns
des autres. Et fi quelque chofe leur
en euft donné le fujet , il euft fallu
que c'euft efté la gayeté des autres
animaux , à qui Tabondance des ef-
prits&dela chaleur naturel! e, iointe
auec la vigueur 3c la force que la icu-
nefle donne ordinairement , lors que
les organes fe débrouillent , ou vien-
nent à toucher le point de leur perfe-
ction , font faire des ieux, des caprio-
les, &: des foubrefauts, qui font capa-
bles d'engendrer vn peu de ris dans
les âmes les plus feueres &:les plus in-
nocentes, tout enfemble. Tellemenc
Mm 4
Yfî La Morale
que s*il fe trouuoit quelcun qui ne fâ
laifTaft Jamais toucher ny émouuoir à
de femblables obiets, ou bien on efti-
meroit qu'il afFederoit vne non ne-^
ceflaire &c peut eftre importune gra-^
uité 5 ou on croiroit que la nature au-
roit manqué dans lacompofitiondes:
principes de fon eftre. Mais quant à
rire les vns des autres , fi les hommes
reuftent fait , il euft fallu qu'ils s*cn
fulfent volontairement donné le fujec
dans la ioy eufeté de leurs propos. Or
euft-il fallu que cette ioyeufeté là
euft confifté en quelque pointe de pa-
roles qui furprcnd la fantaifie par l'i-
dée qu'elle luy prefente d yne léger©
abfurdité ; ou bien en quelque dégui-
fement de l'eftre des chofes qui fuft
accompagné de gayeté. Pour ce qui
eft de la pointe des paroles , qui pic-
que, quoy que legerement^ceux auec
qui on a conucrfation , ie ne fçay pas
bien fi les hommes en enflent vfé, 3c
me femble qu'il n'y a pas beaucoup,
d'apparence. Parce que fi telles for-
tes de railleries n'ont quelque fonde-
ment dans rimpertixijejace foit de la
ChrestienneT I. Part^ 5-51
'^ônftitution , foit des aûions ou des
paroles de ceux contre qui on les dit,
elles font ou froides &c impertinentes
elles mefmes , ou iniulles &: hors de
raifon : 5c cependant nou s prefuppo^
fons qu'en cette intégrité des hom-?
mes il n'y euft rien eu de tel. Et pour
ce qui regarde le déguifement des
chofcs , ie ne fçay fi d'homme graue
à homme graue on en peut raifonna-
blemcnt vfer pour faire rire feule-^
ment. Plutarque raconte que Thaïes,
que l'on cote entre les Sages, voulanç
faire comprendre à Solon que le ma^
riage eft accompagné de beaucoup
de foUicitudes & de craintes dont le
célibat eft exempt , attitra ie ne fçay
quel voyageur , qui feignant venir
fraifchement d'Athènes à Milet, ou
ces deux grands perfonnages fe trou-
uoyent alors enfemble , rapporta qu'il
auoit veu le peuple d'Athènes eu
dueil aux funérailles d' vn ieune hom-
me, que par la defcription qu'il en fit,
Solon reconnut eftre fpn fils , ce qui
luy donna des tranfes qui ne fe peu-
uent imaginer. Mais bien que fans
5^4 r A Morale.
doute quand Solon fut defabufé lia
. chofe ne fe paiîa pas fans quelque ri-
fée , fi eft-ce que cela tendoità quel-
que enfeignement moral , & s'ii
n'euft efté queftion finon de rire , ie
croy que Thaïes ne fe fuft pas aduifc
de telles inuentions. Encore Plutar-
que a-t-ilraifon quand il improuue te
fentiment de cefage , en ce qu'il pen-
foit que c'eft en fe priuant des chofes
bonnes & légitimes en elles mefincs ,
que Ton fe prémunit cotre les incom^
modités & les fafcheries qui les ac-
compagnent , ôc non pas en faifanc
bonne prouifton de philofophie &: de
difcoursdela raiibn. Mais fi les dé-
guifemens de la vérité, &c lesfiftions
de cette nature tendent à quelque-
bon elFe£t , &: fe rendent plus effica-
ces par cette forte d'agréemens qui
produifent la récréation ôc le ris , l'in-
tégrité de la nature , Se la parfaite fa-
geifed'vnhonnefte homme n'empef-
che pas qu'il ne s'en férue comme:
d'vn aflaifonnement à fcs enfeigne-
mens & à fes propos. Car fi Nathan
le Prophète , parlaufaunom de Dieu
ChRESTIENNE I. PARTr JJJ
a Dauid 5 fe fer: d'vnc fîftion à peu
près femblable en luy racontant vne
chofe comme arriuéejqui neantmoins
ne l'eftoit pas , afin de luy faire mieux
comprendre la faute qu*il auoit Qom-
mife en Taffaire d' Vrie &c de Berfabéc,
& de luy faire pronocer fentence con-
tre foy mefme, en penfant la pronon-
cer contre vn tiers ; ie ne voy pas qu'il
puifle eftrc reproché à vn homme
vrayement fage , d'en employer de
ioyeufes en des occafions différentes,
dont on peut tirer de IVtilité. Car le
ris eftant de foy mefme bon , parce
qu'il eft naturel , ne peut pas faire
que la fiftion , qui de foy n'a rien de
mauuais, deuienne blafmable Se vi-
cieufe. Qtiant à ce qui eft de la con-
uerfation des enfans entr'eux , autre
chofe certes peut côuenir àleur aage.
Car la gayeté eft naturellement plus
grande, <3^ la granité moindre en eux,
de forte qu'ils font plus enclins à rire
que ne font les hommes faits , à qui
l'attention aux chofes belles , Se aux
obiets importans , donne vne confti-
tution plus fericufe. De plus , fim-
55^ ' l'a Morale
perfectio de leur raifon leur fait com-
mettre de petites impertinences , qui
leur donnent fuiet de rire quand ils les
remarquent les vns dans les autres , &^
qui les inuitent à s'entrebrocarder af-
fés gentiment s'ils ont quelque vi-
luacité. Et parce que comme dit Ari-
ftotc , ilsviuent plus de- la Conuoiti-
fe qu'ils ne font de la Raifon , il leur
eft beaucoup plus permis qu'aux hom-
mes, de chercher de la récréation,
iufques à ce que leur raifon ait acquis
toute la plénitude de fa force. Car
cette reigle des Philofophes, quevi-
ure conuenabiement à la Nature , eft
viure conuenabiement à la Vertu, eft
trcsbelle & tresinfailliblCj fi l'on con-.
fîdere la Nature dans l'eftat de l'inté-
grité. Or la Nature , dans Fèftat de
rintegrité^a fes degréSj& fes momens,
par lefquels elle pafle d'vne moindre
perfection à vne plusgrande, iufques à
ce qu'enfin elle paruienne à fon plus
haut point. Comme donc quand la
Raifon , qui eft la faculté laquelle;
doit dominer en nous , eft paruenuë
auplus.liaut degré de fa force ^ il faut
Chrestienne. r. Part^ 5j7
cjue riiomme luiue fa conduite en
joutes chofes, &: reigle toutes les ope-
ratios de fes autres facultés parla: auf-
fi faut-i! permettre aux enfans , à pro-
portion delà bafleire de leur aage^d'a-
iioir leurs adjos moins tendues, & plus
enclines vers cette innocete volupté,
tandis que la Conuoitife les gouuer-
îie 5 Se que leur raifon a moins de vi-
gueur. Et parce que l'inclination à
imiter eft .incomparablement plus
grande eil nous qu elle n'eft dans les
autres animaux, &c que les fiûions Sc
les imitations , ou bien font fouuenc
vne mefme cliofe , ou au moins ont
vne grande affinité , on ne trouue pas
mauuais que les enfans en vfent en-
tr'eux , pourueu qu'il n'y paroiiTc
point de femences de malice ny de
fraude. Mais parce qu'en ékt aageià
ils ne font pas encore capables de la
vertu , & que c'eft afles qu'on y en
voye les ébaucliemens 6c les difpolî-
tions , ils ncnoys doiuent pas icy ve*»
nir en beaucoup de confideration*
Relie donc la conuerfation des hom-
mes faits auec les <2nfans , où ie ne
f)% LA Morale
doute pas qu'en cette intégrité de la
Nature ;, cette vertu d'Vrbanité
n'ayepeu trouuer fon vfage. Car
d'vn cofté ces petites abfurditcs- des
penfces & des allions des enfahs , qui
viennent non de quelque vice moral
en la Nature , mais de l'imperfedioil
de leur RaiTon , excitent naturelle-
ment le ris dans les hommes, èc leut
fournifTent l'occafion de fe iouër
d'eux. Et parce que d'autre coftc ils
ne font pas encore partie de cette fo-
cieté humaine dans laquelle la parole
eil: rinftrument par lequel on décou-
tu'e la vérité de fcs conceptions , ce
qui eft le fondement de la iuftice du
commerce &: de la conuerfation , on
peut bien innocemment vfcr de quel-
que dcguifement enuers eux pour en
tirer quelque récréation. Car fi ,
comme nous auons veu cv deffus , on
vfe bien d'apologues & de paraboles
cnu-ers les hommes faits, comme tous
les fages , & lefus-Chrift mefmes ,
s*en font feruis pour des fins vtiles ôC
honneftes ; pofé le cas , comme ie
eroy qu'ille fautpofer, que la recréât-
ChrËSTIENNE^ I. PartT yy9
xion que nous tirons de la conuerfa-
tien de nos enfans foit naturelle ,S.:'le-
gitime^il n'y a rien dans la Nature qui
nous défende d'vfer quelquesfois de
ces gentillelles enuers eux. Seule-
ment , comme nous leur permettons
de.iouër pour leur plaifir , & cepen-
dant nous ne laiflons pas de regarder
à ce que par le moyen de l'exercice 6c
du ieu 5 ils acquièrent de la force 3c
de l'agilité quant au corps ; l'intégri-
té de la nature nous permet tellement
de nous iouëj: d'eux dans la conuerfa-
tion, que nous cueillions les facultés
de leur efprit , ôc que peu à peu nous y
mettions de bonnes 6c louables quali-
tés. Ce qui feferoit beaucoup plus
heureufemcnt , fi au lieu que mainte-
nant le trop fréquent vfage des cho-
fes innocentes en elles mefmes , les
rend en quelque forte vicieufes , on
les difpenfoit, comme l'intégrité de
la i^iture le reqiieroit , auec plus de
modération , pour en tenir la prati-
que dans fon iufte tempérament : Et
derechef, fi au lieu que maintenant
9n donne trop de licence à l'inclina-
'jgS ï A M O R A LE
tion naturelle que les enfans ont au^
fixions , aux narrations fabuleufes ^
& aux reprefentations , le principal
foin des pères eftoit de former les en-
tendemens des ieuhes gens à Tamour
de la vérité. Mais nous parlerons de
cela plus amplement dans la fecondqi
partie de la Morale*
^
^m^
DES
CHRfeStlENNÈ. î, VakT. )éi
DES VERTFS DE LHOM-
me eh l'^Ja^e de la Volufté.
ENcore, corne Tay dit, que riiom-
me cuft efté créé pour demeurer
feul 5 il y auroit pourtant au niondd
diuers obiets fur lefquels il pourroic
employer les opérations de (es facul-
tés. Et piiis qu'il eft homme , c'eft à
dire raifonnable , il faudi*oit qu'il les
y employai!:, non pas corne les beftesy
t^uine fçauët ce quelles font, ^ qui
ne font pas capables d'y garder de U
modération qui foit digne de louan-
ge, ny d'y commettre de l'excès qu'on
puiffe blafmer moralement ; mais
eomme vn homtne , dan$ les àftions
duquel doit toujours paroiftre ce qiie
l'on appelle honnefte , qui de foy
mefme mérite de la recommandation.
Or nous auons defîa dit ailleurs que 1^
volupté ou qui fuit au qui accôrtipâ-^
gne les avions , eft vn grand artraic
a kî faixe, &c que d'ordinaire c'eli
parce qu on s'y lailTe crop aller , qu'on
ne fe tient pas dans cette iufte mefu^
re des cliofes en quoy confifte rHon-
nefté. Ileftdonc abfolument neceP^
faire" que nous cohfiderions icy bien,
attentiuement quelles voluptés il euft
efté ou naturel ou couenable àriiom-*»"
xnc de fuiure , &: quelle la mefure fe^
Ion laquelle il en euft deu vfer dans
l'eftat de Tintegrité. Et le ne m'ar-
refteray point icy à examiner fi la vo-
lupté eft vn bien , ou fi elle ne l'eli
pas, ny à réfuter les raifons de ceux
quiTont autresfois voulu exclurre du
nombre des biens. Il faudroit eftre,
bien brutal pour ne reconnoiftre pas
combien font mauuais &: blafmables
les excès qu'on y commet ordinaire-
ment , .ôc la licence auec laquelle les
hommes diflolus s'y abandonnent.
Mais il faudroit eftre bien extraua-
gant pour nier quela volupté , confi-
derce en elle mefme^ doit eftre contée
entre les biens , quoy que ce ne fQiir
pas le premier ny le principal de tous,
QU celuy qui nous doit eftre le pl^ fou-
laaittable.Le confentement vniuerfel
Chre'stiennë I. ParT ^jgy
^c prefquc tous les hommes de la ter-
re doit en cela preualoir fur la fantai-
fie de quelques capricieux , qui foie
par bizarrerie d'efpritjou par quelque
pointe d'ambition , & pour eiVre fi-
gnalés par quelque chofe de firkgulier,'
combattent de propos délibéré con-
tre leurs fentimens naturels ,.&: con-
tre leur propre expérience. Les plus
grands ennemis de la volupté ne fçau-
ïoyent nier que celle qui n^ift de la
çpnnoifTance des belles chofes ^ &:
des aétions de I2 vertu y ne mente
qu'on l'appelle vn bien : ce qui moa-
ftrc clairemeîit qu'au moins toute vo-
lupté n'eft pas condamnable. Or eft-
il bie certain que la volupté du corps
K*eft nullement à comparer à celle dé
l'efprit y comme les auantages de Pc-
ftre de l'efprit par deffus celuy dii
corps^font ineftimables .Neantmoins,
fi Tefprit a fçs facultcs^auffi a le corps :
&: fi la Nature a deftiné quelques ob-
iets pour les facultés de l'efprit , elle
en a pareillement deftiné pour les
corporelles. Si donc les opérations
des facultés de l'efprit, quand elles fei
Nn ^
j^4 3L A Morale
dcployent cohuenaHement fur le^
obiets que la nature leur a dcdinés^
pToduifent naturellement de la vo-
lupté ^4es opérations des facultés du
Cvorps en produiront aullî lors qu*el-
Ics fe déployeront fur les leurs ; & fi
cette volupté là eft vn bien , polir-
quôy eft-ce que celle cy ne le fera pas,
quoy qued'vn ordre de beaucoup iii-
fèrieurjàproportiô delà difparité qui
eft entre les facultés , &: entre les ob-
iets mefrues? le ne m'arrefteray pas no
plus à examiner en cj^uoy confifte la
vofuptéj fî c'eft en ce qu'on appelte
indolence^ quandonnc (ent pointde
mal , ou fi c*eft dans le doux fentiment
que la faculté a de foy mefme par la
prefence aftuelle de fon obiet , & par
lé mouuement qu'il excite en elle
auéc quelque chatouillement. Céuic
qui fe confiderent vnpeu attentiue-
ment , fcauent bien diftinçruer deuxf
differens eftats en la conftitution de
leurs facultés , &: deux différentes
Voluptés qui s'y font fentir fèlôn la
diftindion des eftats mefmes. Car
quand les facultés &:les organes où
Chkestienne. I. Part! y^j
elles refident font dans vne confti-
tution contre nature , &: qui lei;ir
donne de la douleur , leur volupté
puis après confifte à retourner dans
leureftat naturel j &: c eft ce qui s'ap-
pelle indolence, quand la douleur le
retire , U que dans T organe de la fa-
culté il ne fe produit plus de fenti-
jnent qui l'incommode , ^ qui tra-
uerfe ou qui deftruife fes opérations.
. Mais quand les facultés ^ leurs or-
ganes font dans leur conftitution na-
turelle, &: quelles- viennent à fe def-
ployer dVne façon conucnablc fur
àcs obiets qui leur font propres , ôc
qui font deftinés par la Nature à les
{)erfe£l:ionner , leur volupté confifte
au fentiment de leur opération , d>c du
mouuement que cet obiet caufe en
elles. Ec femblc qu'àiuger de la cho-
fe comme il faut 3, ou bien c'eft propre-
ment en ce mouuement que confifte
ce que Ton appelle volupté, de fort/e
que rindolçnce ne mérite pas ce nom^
ou bien certes qu'elle le mérite beau-
coup moins , & que comme l'autre
v-plupté eft plusfenlible , auiîi la doit
N n ;
j(f(? * LA Morale'
on eftimet* plus vcritablemët volupté^
La laifoii en eft que l'indolence nx
qu vn bien , qui. eft de ne fèntir point
de mal , au lieu que cette autre volup-
té en a deux, puis que non feulement
la faculté n*y fent point de mal , mais
qu'elle eft outre cela touchée de la
prefencc d'vn obiet qui luy donne du
contentement. Et dans l'indolence
la faculté eft bien dans l'eftat auquel
elle doit eftre pour agir conuenabic-
iiient à fa nature , mais neantmoins
elle n'agit pas. Or dans cette autre
volupté elle agit ; ce qui eft la fin à
laquelle elle eft deftinée. Et perfon-
ne ne doute que fi vous comparés la
faculté ^ telle qu'elle eft à Theure de
fon repos & de la ceflation de fou
aftioii, auec ellemefiiie quand elle fè
déployé en des opérations conuena-
bles 5 elle ne foit à peu prés en ce
premier eftat comme vne matière
vuide de forme , ôc qui n'a pas fti per-
fedion y au lieu qu'au fécond elle eft
pleine de ce qui luy deuoit donner
fon vray eftre , :k, fans quoy elle ne
ferotit d'aucune confideration. Mais
Chrestienne. I. Part. 5-6*7
dans ta féconde Partie de la Morale
nous pourrons bien parler plus am-
plement des conditions de la Volupté
félon qu'on en difpute ordinairement
dans les Efcoles. En cette première
il n'eft pas à propos que ie le faffe ^
parce qu'en cette intégrité &: fimpli-
cité de la Nature que ie confidcre ,
on en euft iugé beaucoup plus raifon-
nablement fans toutes ces fubtilités.
Il y a donc de deux fortes de vo-
luptés : les yncs conuiennent à Thom-
me entant qu'il eft homme 5 Se les
autres entant qu'il eft animal &: qu'il
a des fens corporels. Entant qu'il eft
homme, c'eftà dire , raifonnable , il
a, comme nous l'auonsdit ailleurs^
de deux fortes de facultés. Car les
vnes font deftinées à la contemplation
des chofes , Se fe contentent de la
connoiilànce de leurs obiers : les au-
tres font deftinées à l'adion , 6c par
Findudion des qualités de leur obiers^
elles fe portent à des operationsniora-
les. Or pour ce qui eft des premiè-
res, il n*yapoint de doute qu'enrin-
tegrké de la Nature , la contempla^
N n 4
5^8 ÏA Morale^
tion & la connoiffance des chofea
euft efté accompagnée dvne tres-pn-
re y ôc tres-innocente , & tres.-belle
volupté. Car comme à voir de l'œil
du corps des chofes bien colorées ,
bien figurées, &: bien lumineufes , il
y a vn fort grand & fort naturel con-
tentement; à contempler de Tceil de
Tamc, qui eft l'entendement 5 des ob-
iets intelligibles , en qui reluit vne
claire ^S^: confîderable vérité , il y a
vned'aïKant plus grande fatisfaélion ,
que les Puiflances du corps font moinsi.
excellentes que celles de Tame. Et
comme dans les obiets corporels il y a
des degrés d'agréement , félon lef-
quels le contenteméc qu'ils donnent
à les voir , s'augmente &:fe diminue;;,
ainfi dans les obiets que la Nature à
propofés à la contemplation de l'ef-
pKJt > il y a pareillement des degrés
d'excellence $c de dignité , aufquch
fe proportionne le coiitentement que
î'efprit reçoit de leur connoiflance.
Et cette excellence ou dignité , la-
quelle eft capable de donner du con-
tentement à la faculté ^ confifte ptiu-
Chrestienne. 1. Part^ f<^S
çipalement en deux chofes. L'vne
eftl'euidence de la vérité, quoy que
la chofe en elle mefme ne fuft pas de
fa nature fort excellente. Car enco-
re que toute cette admirable ren^
contre des nombres qui fe void en
l'Arithmétique , &: cette merueilleur
fe proportion des figures qui fe remar*'
que dans la Géométrie , nefoyentpas
peuft-eftre en elles meflnes de fi hau-
te confîderation que peuuent élire
dîners fecrets de la Phyfîque , fi eft-CQ
que parce que la vérité y paroift plus
manifeftement , il y a des gens qui s'y
plaifcnt incomparablement plus qu'ils
ne font à la contemplation de5 caufes
des météores , de des principes de la
Nature. L'autre cft la condition de
Tobiet mefme , qui a quelque noblefife
particulière en fon eftre , quoy queL^
vérité n'y fuft pas. a beaucoup prés fî
euidente qu'elle eft dans ces autres
fcienccs quigifent endemonftration.
Car encore qu'il y ait beaucoup plus
de diiïicultaà connoiftre la nature du
Soleil ôc des autres corps celeftes »
qu'à comprendre la vçrité de diuerfes
570 La Mo R A LE
propofitions d'Algèbre, dontles de-
monftrations fe forment tres-certai-
iiement & tres-claircment y fi eft-ce
qu il y en a qui aimeroyët mieux auoir
feulement acquis la connoiffance de
ce quecepeuceftre que le Soleil^que
d'auoir bien entendu toutes les Ma-
thématiques enfemble. Qiie fi ces
deux qualités viennent à fe rencon-
trer dans vn mefme obiet , il n'y a nul-
le difficulté qu'il ne donne à l'enten-
dement qui le conçoit , des rauiffe-
mens indicibles. Or y a-t-il bien de
l'apparence que la vérité des obiers,
à la confiderer en elle mefme , ne s'elli
pas beaucoup obfcurcie ny embar-
raffée, & que les obietsmefmes n'ont
pas beaucoup dégénéré de leur natu-
relle excellence par le péché que
l'homme a commis. La vanité , à la-
quelle S. Paul dit que Thomme aaffu-
ietti la Créature , confifte pluftofr
dansledéreiglementqui eft arriué en
l'ordre del'vniuers , que non pas dans
Talteration des parties mefmes de lar
Nature. Mais c'eft bien vne chofe-
indubitable ^ certes j que l'entende?
Chrestienne. I. Vakt, 571
•ment de l'homme s'eft niemeilleiife-
ment débilité , Se qu'il s'eft rendu
beaucoup moins capable de la con-
templation & de la connoiffance des
chofes. De forte que fi liiomme fuft
demeuré en fon intégrité , il y cuft
pénétré beaucoup plus auant , & par
confequent en eufttiré vne volupté
beaucoup plus fenfible. A quoy l'on
peut adioufter cette confideration ,
-que la brîeueté de noftre vie arrefte
les progrés de nos contemplations fi
prés , àc que les diuerfes neceflîtés
'qui raccompagnent , diuertifient Sc
empefi:hent tellement l'application
d'efprit qu'y font ceux qui y vacquenc
le plus attentiuement , qu'il eil mal-
^ifé de s'auancer beaucoup en l'ac^
quifition des fciences. Au lieu que
l'homme n'ayant deu auoir autre affai-î
re en fon intégrité ^ &: la fermeté iur
uariable de fa fanté & de fa vie luy
ayant deu fournir le moyen de vac-
quertant &: tantdefieclesà la confia
deration de F Vniuers , il ne faut pas
douter qu'il fuft deuenu merueilleu-
femenc fçauant ^ & quil euft tii*é<lQ
j7^ La Morale
fon fçauoir des voluptés incompar^
bles. Or eft-il malaifé de commettrç
de Texcés en la fruition d'vnc volup-
té fi digne de l'home qu*eft celle que
rencendement tire de la conuoiflan-
ce des beaux obiets. Neantraoins en-
core y euft-il eu cette médiocrité à
garder en cela , que l'homme n'eftanc
pas né feulement pour eftre le con-
templateur des chofcs qui font , mais
aulTi, comme difoit Platon , l'afteur
de celles qu'il faut faire , il euft telle-
ment partagé fon temps entre la Con-
templation &: rA£tion , qu'elles fe
f uflent entr'âidées, èc non pas emba-
rafTéesl'vne Fautre. Et ce partage euft
depedu deladifpenfatiô de la Raiforr,
qui eftaMt pure 3â lumineufe à mer-
ucille en luy, n'euil: point fait de con-
tretemps.mais euft tout mefnagé auec
vne prudéce fingulierc. Quant à
ce qui eft des facultés deftinées à Ta-
_ ftion, elles produifentauflî beaucoup
de volupté par leurs operatios , quand
elles font véritablement régulières 3C
vertucufes. Uexpcriencelcmonftre
à tous ceux qui fçauent ce que c'eft
ChrESTIEKNE. I. PAf(T. J7J
que la vertu , &c plus on la pofTede à
vn haut point , plus eft fenfiblc le
contentement des aftions qui en pro-
cèdent. Et Ariftote , Plutarque , dc
les autres Philofophes ont eu taifon ,
de donner le contentement que Ion
goufte dans les adions de la vertu y
pourvn caradere indubitable du pro-
grés que Ion fait en lacquifition de
Hiabitude d'où elles procèdent* La
raifon le veut ainfi. Car les fiicultés
font deftinées par la Nature à leurs
opérations comme à leur fin. Et plus
CCS opérations fontiuftes &:conuena-*
blés à la condition & à la nobleflfe de
là faculté 3 plus cette fin eft elle ex-
cellente. Or toute fin eft vn Jpien ,
ôc eft Gonfiderée comme ayant nature
de bien,^: toute acquifition d'vn bien
dortùe naturellement du cotentcment
de de la ioye. Les adions de la vertu
morale donc font accopagnées d'vns
excellente volupté, à: cette voluptés
cet auantage qu'iln'eft paspofiible d'y
commettre de Tcxcés ^ parce qu'on
n'en fcauroit commettre dans là
VQi'tu meûne. Car Ariftote à trcs-
5'74 ^^ Mop. alS7
bien remarque que la vertu confiuà
tellement en la médiocrité , que
quand on fe ictte à Tvne ouàTautre,
extrémité , déformais ce n*e8: plus
vertu. La vertu donc confiftant au
milieu qui eft entre-deux , comme Icé
adions qui en procèdent tiennent-
neceflairement de la nature de ce mi-
lieu^la volupté qui s'en produit en tiêt
de mefme . De forte que les hommes
déliant eftre fouuerainement ver-
tueux s' ils enflent perfifté eii intégri-
té , & leur vie ne deuant eftre qu'vii
tifl^ud'aélios d'innocence &: de bon-
té, elle eiill efté trempée dans vne vo-
lupté continuellei
Rdlent donc à confiderer les vo-
luptés quinaiflent de l'opération des
fens corporels, dont à parler généra-
lement 5 il y a de deux fortes. Caries
vns regardent le toucher ^ Se ies au-
tres non. Ceux qui ne regardent pas
le toucher font forcille , la veuë , d6
le flair. Au toucher , fc rapporte le
gouft , qui en efl vne efpcce , mais qui
ti fon fieg;e dans vne certaine partie du
corps 3 au lieu que l'autre efl: épandu
Chrestienne. 1. Part. ]j§
yniuerfellement.en toutes. Pour ce
qui cft de la veuë d>c de l'ouïe , ( caw
nous les confidererons coiointement)
la volupté qu'on reçoit par là eft de
deux natures. Car il y en a vne qu'on
peut nommer abfoluë , par ce qu'on
en iomft&: qu'on y prend plaifir à
caufe d'elle mefme,& fans auoir égard
à aucun autre plaifir. Et il y en à
vne autre, qu'on peut appeller relati-
ve, dautant qu'on ne la tronue agréa-
ble finon pour ce qu elle fe rapporte à
vne autre que Ton confidereàbfolu-
nient. Et cette volupté relatiue fe
rapporte àlaconnoiifance desobiets,
laquelle nous acquérons par le mini-
ftere des fens Car les autres fens y
contribuent bien quelque cliofe à la
vérité ; mais ces deux là y font princi-
palement 5c comme particulièrement
deftinés par la Nature. Par les oreil-
les nous receuons l'explication des
fciences qui fe fait par -la parole 5 SC
bien que la parole ne foit rien finon
vnfon corporel , fieft-ce qu'il impri-
me en lame des images fpintuellcs,
dovit la pofleffiQn donne vn merueil-
y7<^ l'A MoRÀtÈ
Icux contentement. Par les yeii^
nous receuons les qualités vifibles des
cliofcs 5 qui nous donnent ôccafiorî
de raifôhner fur leur eftrc , &: d^'en
ibnder les profondeurs. C'eft pour-
qûoy les hommes aiment plus ces
deux fens là que les autres , Se les iu-
genttous deux fiheceiTaires pour Tac-
quifition du fçauoir , qu'ils auroyent
de la peine à choifir fî eftans neceflai-
rement obligés à en perdre Tvn , on
temettoit à leur option de retenir ce-»
luy qui leur fembleroit préférable»
Ariftote fcmble auoit décidé cette
quéftion à Tauantage des yeux , en di-
fantque c*eft celuy de leurs fens que
îcs hommes aiment le plus ; & vérita-
blement la lumière a ie ne fçay quelle
douceur qui fe fait goufterfi fenfible^
ment, qu'il y &n a peu du vulgaire qui
n*en prefcraflent la iouïiTance au corri^
merce delà parole &: à la côuerfation,^
le ne fçay pourtant fi les ^ens verita^
blement raifortnables feroycnt ce
chois 5 eu égard aux vtilités qu'orr
peut receuoir de Fouie. Car que la
Tcuë foit plus neceffaire pour les
avions
Chrestienne I. Part! 5*7^
âdioiis corporelles , c'eft chdfe doiir
oh ne {)eut pas rfoilter. Mais quant
aux connôifïance^ & ailx àâiions de
Famé, ilfembleque de Touie on peut
tirer plus d'vtilité. On pourirôit pour-
tant vfet îcy de diftinâioh 5 Se dite
qu*il vàùdtoit mieux naiftre aueugle,
auccqûel'vfage des oreilles , &moU-^
rir fburd ayant de bons yeux. Parce
que quinaiftfourd eft natarellenieriÈ
priué de toutes les connoi/Tancesquei
îious empruntons des autfes , foit par
laledure o'u par la conuerfation , de
que pour en acquérir il fe faut con-
tenter de fa propre contempktioil ^
ce qui efl vn moyen de s'auancer bien
long 6c bien difficile. Au lieu que
qui n'eft priué que de fes yetix efi
iiaiffant , peut iouïr par foyrtiéfitid
de la conuerfation des viuafts , &: par
l'entremife d autruy , de la communi-^
cation des morts , en fe faifant tire
leurs œuures. De forte que Ces autres
fens luy pouuant donner qilelqUe in^
telligence des configurations des
corps , il ne luy manque prefque rien
fors la connoilïanee des couleurs i €4
Oo
57?^ î-A Morale.
quieftynmânc[uement peu confide*
rable au prix de la condition de l'au-
tre. Mais après auoir acquis parle
,moyen deTouie toutes les connoiflan-
ces neceflfaires pour perfedionner
Fentendement , s'ilEalloitueceffaire-
ment perdre Tvn de ces deux fens, il
femble qu'il vaudroit mieux confer-
iier celuy des yeux ; parce qu'outre I©
contentement que la veu*ë donne
par ellemefmeen la confideration des
beaux obietSjClle fuppléeen quelque
façon au défaut de la conuerfation
auecles viuans par la communication
qu'elle donne auec les morts ; èc en-
■ €oren'eft-on pas tout à fait priuc du
commerce des viuans , auec qui on
le peut entretenir par le moyen de
récriture. Quoy qu il en foit, ôc pour
letourner à mon propos , la volupté
que ces deux fens donnent à l'homme
entant que ce font les miniftres de
Tacquifition desfciences , ell grande
tout ce qui fe peut , &: eft outre cela
de Ta nature fi innocente qu'on n'y
peut pas excéder , finon qu'on com*
mift quèique excès en la contempla-^
Chrestiènné I, pAflT? 575?
tion mefme des chofes , ôc qu'on en
tuft trop diuerti de ce qui s'appelle
Aâ:ion. L'homrhe donc , s'il fuft
demeuré en fon intégrité, deuat cftre
merueilleufement reiglé à partager
ion temps entre ces deux chofes , il
lie fe pouuoit pas faire qu'il paflaft les
bornes de la modération en ce qui
touche Tvfage de cette forte de vo-
lupté. Pour ce qui eft de la volupté
abfoluë que ces dcuxfens donner par
la réception coniienable de leurs ob-
iers, elle eft aùffi fort innocente d'elle
mefme , quoy qu'il eft vray qu on y
peut commettre de ïcxcés. Car
pour prendre trop de plaiiiià ouïr la
concert des oifeaux dans les bocca-
ges , ou le doux murmure des ruif-
feauXjOU les accords bien mefurés d'v-
tie voix harmonieufe , ou le fon des
inftrumeris de Mufique , ou des trom-
pettes &: des hautbois iSc derechef,
pour fe trop attacher à confiderer là
verdure des prairies &: des campa--
^nes, &: rémail de tant de belles fleurs
dont la terre fe coimreau Printemps^.^
^ la gaye variété des belles tapifleries
jSo LA Mo R AL Ë
&: des peintures, &:generalemêt tout
ce que l'on regarde fous l'idée de
beau 5 vn homme n'en fera iainais efti-
me intempérant ny vkieux. Mais
neantmoins on ne laifTerapasdetrou-
uer en cela quelque chofe à redire en
luy 5 principalement fi cette volupté
le diuertit plus qu'il ne faut des adioiis
ou des contemplations qui font plus
dignes de Thomme. Or tant s'en faut
que l'homme en fon intégrité euft
efté capable de fe trop lailfer allet à
cette forte de contentement, que s'il
euft peu comm.ettre de l'excès eii
quelque chofe , c*euft efté à laiffet
trop tranfporter les facultés de fon ef-
prit aux contemplations où il faut
faire vue grande abftradion de lame
d'auec les opérations des fens. Parce
que c'cft le propre de ceux qui ont le
plus de force en l'entendement , de fe
moins attacher à l'vfage des facultés
inférieures , de qu'au contraire d'or-
dmaireceux qui donnent beaucoup
aux fondions de leurs fens, Se aux vo-
luptés qui fe recueillant parla , ont
moins de vigueur en cette parue fu-
Chrestienne. I. Part^ ySf
pcrieurc de Tame. Mais il y euft eu
alors en l'homme vue fi parfaite tem-
pérature en toutes fes facultés &: en
leurs fonfliions , qu'il n'y eufl eu ny
trop ny trop peu , &: qu'à chacune il
euft accorde ce qu euft requis fa natu-
relle excellence. Quant au flair , il
en faut faire a peu pies pareil iuge-
ment , parce qu'encore que ce fens
foit vn peu plus matériel que ceux de
la veuë Sc de l'ouïe , fi eft-ce qu'il eft
naturellement fi innocent que non
plus que dans les autres Texcésn'a pas
accouftumé d'en eftre eftimé vicieux.
Car on n'a iamais tenus pour teb
ceux qui ont trop prix de contente-
ment à fcntir lies rofes &: les œillets ,
quoy qu'il y a quelque médiocrité à
garder en cela , fi on veut agir tout à
fait conformément aux règles de la
Raifon , telle que nous la confiderons
dans l'intégrité de la Nature. Mais
cela regarde la volupté quinaift pro-
prement de ce fentiment, & des ob-
iers que la Nature luya deftinés, non
celle qu'il donne iculement , com-
XïXC on dit 5 par accident, &: qui a Cou
Oo 3
582. LA 'Morale
rapport à quelque autre chofe. Cai:»
ce fens a auffi vne volupté relatiue
qui fe peut confiderer en deux façons.
Par ce qu pu bien elle fe rapporte à la
connoiflance , qui a fon fiege dan^
l'intelled , félon ce que ie viens de
dire de la volupté des oreilles &: des
yeux ; &: de cejle là ie n'ay rien à dire
dauantage finon qu'elle eft beaucoup,
moindre, àproportio de ce que ce fens
contribue incomparablementmoins à
Tacquifition des belles connoifTances,
que ne font les deux precedens : ou
bien elle fe rapporte à la volupté da
gouft 5 comme quand on flaire auec
contentement l'odeur des viandeslors
eu' on a faim , ou qu'on prend plaifîr à
l 'odeur du viUjà caufc du plaifu' qu'on
a au gouft de la liqueur mefme. Or
comme c'efl: à cette volii^té du gouft
que celle la a fon rapport , auffi cftce
de là qu'elle prend ou fon blafme ou
fa louange. Car puis quec'eftla na-
ture qui amis les qualités fauoureufes
^ns les viâdes & dans le breuuage,^:
que c'eft elle encore quia mis dans le
gouft lafaculté de les connoiftre,6ç
ChrestïenneT I. Part^ 583
de s'en offenfer ou delefter , la déle-
ctation qui en naift doit eftreeftimée
légitime entant qu elle eft naturelle.
Seulement faut-il qu'elle foitgouucr-
née par la Raifon , pour ne tomber
ny dans le défaut ny dans l'excès , de
pour obferuer toutes les circonftan-
ces neceflaires en fon légitime vfage.
Si donc la volupté qui naift de la per-
ception des qualités alimenteufes des
chofes, peut eftrehonnefte& légiti-
me 5 celle qui naift des odeurs qui
marquent les qualités des alimens, &:
qui en réueillent l'idée dans l'imagi-
nation , èc en excitent le dcfir dans
Fappetit , peut eftre honnefte pareil-
lement , pourueu qu elle fe tienne
dans la médiocrité qui rend les fon-
ctions du gouft exemptes de blafme.
Or parce que dans l'intégrité de la
Nature on n'euft point vfe d'autres
viandes que des fruits des arbres , Tv-
fage de la chair des animaux n'eftanx
nyneceffaireny expédient, &: qu'on
n'euft point vfé d'autre breuuage que
de l'eau , les infirmités de la vie ne
requérant point qu'on inucntaft â^s
Qa4
5^4 ÏA MoB^ALE
moyens de refaire &: de réjouir les eft
prits auec le vin lors qu'ils font épui-i
lés ou alangouris , cette forte de vo--
luptéfefufî: rencontrée en beaucoup
moins d'Gbieî;s qu'elle ne fait mainte-
nant , ^ mefmes dans les obiets où elr
îe fe fuft rencontrée , çlle euft elle
beaucoup plus fimple ôc pkis naturel?
Je qu'elle n'eft. Car il n'y a perfonnç
qui vouluft nier que la volupté qui
iiaift de fentir vn melon bien excellêt-,
parce qu'on efpcre le raanger , a ic nç
fçay quoy d^ moins foiet à eftre hhCr
mé d'mtemperance , que celle qui
vient de l'odeur d'vne bifque oud'vn
pafté, où il y a tant de fucs.de chofe^
fort charnelles ôc fort matérielles
ixieflésenfemble. Parce que fi vous
vfés des apprefts que la Nature vous a
faits y & où vous n'aués rien contribué
de voftre part , pourueu que voi^is le
fafïîés auec la modération conuena-
ble 3 vous fuiués fon ordre &: fon infli-
tution 3 qui eft celle du Créateur. Au
lieu que fi vous prenés vous mefmes
le foin d'appareiller vos propres yor
luptçsauec tant de peiae ^ ou fi vous
Chrestienne^ I. Part^ ySj'
vQiis ferués des foins immodérés &:
fiiperflus que les autres y ont pris ^
vous témoignés en cela que vpus de-,
ferés beaucoup à vos appétits , ou au
moins vous confèntes au vice de ceux
qui y défèrent plus qu'il ne faut , Se
qui pour les cotenter ont trouué tanç
d'inuentions qui font- de l'art des
friands , &c non de roccupation des
fages. Tellement qu'en l'intégrité
' de la Nature la volupté de l'homme
deuoit eftre beaucoup plus fimple 06
plus naturelle, &: par confequent plus
digne de la, nobleffe de fon eftre Se de
l'excellence de fon eft^t, Mais outre
l'auantage que fa vertu cuft eu en ceç
égard à caufc de la condition de fon
obier , la conftitution du fujet f euft
encore rendue de beaucoup plus re^
çommandable. Parce que Ces appe-
tirs eftant parfaitement fournis à la
Raifon, i'vfage rnefme de cette in-
nocente volupté euft efté fobre &C
tempéré à merueilles. Car dans le
defordre où noftre nature eft à cette
heure , Thomme fe porte toujours aux
çx^reniités. Les vns^ qui font mci^
58^ lA Morale
ueilleufement rares , fe priuent eux
mefmes de l'vfage légitime de ces vo-
luptés 5 foit parce que quelque ftupi-
dité naturelle les empefche de les
pouuoir fâuourer 5 foit parce que fe
îaiffant trop tranfporter à la contem-
plation, la violente application qu'ils
font de leurs cfprits aux chofes auf-
quelles ils s'attachent , leur fait aban^
donner le foin de leur corps ; foit en-
fin que de peur de fe laifl'er aller aux
voluptés deshonneftes , ou pour ac-
couftumer leurs appétits , autrement
indociles & refradaires , à fe laiffer
gouuerner , ils iugent à propos de re-
noncer à celles mefmes dont ils pour-
loyent vfcr légitimement. Comme
on dit qu'Epaminondas, au milieu des
feftins les plus abondans &c les plua
délicieux , fç faifoit donner à boire
du vin gafté , pour fe ramenteuoir
comment on viuoit en fa famille , 6c
pour ne lailTer point relafc lier cette
vigueur de la partie fuperieure de
fon ame qu'il auoit fi éleuée &: fi ten-
due à la vertu. Les autres , qui font
çn incomparablemene plus §i'aad|
Chrestiennè I. PartJ 587
nombreuse qu'on appelle voluptueux,
fe donnent tellement aux contente-
înens des fens , qu'à peinefe fouuicn-
nentlls qu'ils font hommçs, &: defire^
royent volontiers , comme ce Philo-
xenus dont il eft parlé dans Ariftote^
auoir le cou long comme vne gruë^
-pour fentir le gouft 5ç l'attouchement
des bons rnorceaux plus longtemps.
Mais dans Tintegrité de la Nature y
où toutes chofes euffent parfaitement
bien tenu la place & le degré qu'elle
leur auoit afiigné, ny la Raifon n'euft
pas priué les fens du corps de leurs
plaifîrs légitimes, ny les fens du corps
n'euflent point corrompu ny débilité
les opérations de la Raifon , ô^l'hom-
meconnoifrànt parfaitement bien de
çombiâplus belles plus noble eftoit
cette faculté de Tame , que toutes les
puiflances de fon corps , il les euft
employées à leurs opérations , &: leur
euft difpenfé leurs contentenicns à
proportion de leur excellence natu-
relle. Et cela fuffit pour ce que i a-
uois à dire non feulement du flair ,^
imis auflî du gouft , en cette occur;*
588 LA Morale
rence, finon qu'à l'égard du' dernier
i'adioufteray encore cecy aux confi-
derations précédentes. C'eft gue le
boire &: le mano;er n'ont eftc ordon--
nés que pour entretenir la vie par la
reparatio delafubftancedenos corps
qui fe confume iournellement. Et
ces qualités fauoureufes qui ont
efté mifes dans les alimens , n'y ont
efté mifes finon pour leur feruir d'af-
faifonnement , ôc à nous d'attrait à
cette action , entant qu elle nous eft
neceflau-e. Parce qu'encore qu elle
foit telle abfolument , &:que nous en
dénions ainfi iuger, fi efl:-ce que pofiTi-
ble nous n'y ferions pas aifés puiflam-
ment attirés par le ingénient de la rai-
fon , fi la nature n'auoit adioiifté
quelque petite faufl'e auxalin^enSjqui
les nous rende plus agréables. Etû
Dieu y a qu quelque égard vn peu au
delà de la neceffité, pour nous per-
mettre l'vfagedc quelque volupté de
cette nature , afin de rendre noftre
vie plus douce , tant y a que la confi-
deration qu'il y a faite de la necefiTitQ
de nous nourrir commodément ^ y a
CHRESfitNî^Er 1. Part.' {î0
tfté incomparablement la plus impor-
ratue. Et de là il eft aifé de iiiger
iiifqiies^à quel point vn homme par-
faitement fage 3 &en qui la nature ne
fcroit point corrompue ^ vferoit de
cette forte de contentement. C'eft
qu il prendroit plaifir à boire &C à
manger autant que la neceffité de iVn
&: de l'autre dureroit, ôc que fi après
âuoir fourni àla neceflîté de la natu-
re 3 ilfe permectoit d'aller vn peu plus
àuant en confideration de la volupté,
Ceferoit auec vne retenue Se wie re-
ferue meriteiîleufe. Tellement que
la neceffité du boire & du manger
pour la conferuaition delà vie n'allant
pas bien loin , parce que la Nature en
l'intégrité fe fulè contentée de fort
peu 5 &: ce qu'vne légitime volupté y
pouuoit adjoufterde plus eftant enco-
re beaucoup moins ^ l'vfage de ce
plaifir euft elle dans vn tempérament
tres-exad ôc dans vne frugalité fia-
guliere.
Refte donc maintenant la volupté
de ce qui proprement s'appelle tou^
chcr/«k cjui de toutes eft fans doute
J^à 1 A M O R À I è'
la plus fenfuelle &: la plus animale;
Or eft ce fentiment là efpandu ^ com-
me i'ay dit , vniuerfellement par tout
le corps, & neantmoins atcacnéH'vnc
certaine façon à quelques vnes de fes
parties. De forte que la volupté qu'il
produit peut eftre confiderée ou bien
eu égard à cette commune diftribu-
tion de ce tens dans tous les membres
également , ou bien à Tégard de cet
âttachemêt particulier quil aàquel-
cun d'entreux. Pour le premier , le
chan^ment qui eft arriué à la nature
humaine par le péché, a fait que les
hommes ont inuenté diuerfes façons
de fe procurer de la volupté par tout
le corps , qui n'euflfent du tout point
eu de lieu fi le monde fuft demeuré
dans Teftat de fon origine. Si elles
font neceffaires, ou légitimes Se hon-
iieftcs, ôc quelle retenue il y faut gar-
der , c'eft chofe dont ie ne diray rien
maintenant , &c qui regarde les autres
parties de cetduurage. le diray feu-
lement que l'homme ayant à viure
dans la parfaite température d'vn aif"
extrêmement pur & falubre , ny Is^
ChRESTIENNE. I. pARTr f^l
ïîgueur du froid ne i'cuft point obligé
à rechercher la volupté que Ton pred
à cette heure en fe chauffant , ny l'ex-
cès de la chaleur , celle qu on tire des
diuers rafraichilïemens que l'on a in-
uentés , ny moins encore le luxe ô^ la
vanité, ou la maladie ôc Tintemperie
des humeurs du corps, celle quinaift
desfridions&:desoigncmens, ck: des
autres chofes femblables. De forte
que s'il auoit à iouïr de quelcune des
voluptés qui touchent également
tout le corps ^ ce deuoit eftre celle
que Ton prend en fe baignant , noii
tant peut eftre pour fe rafiaichir que
pour fe lauericar il n'y a point de dou-
ce que Tattouchemêt de l'eau en telles
occafîons donfie quelque agréable
fentiment aux membres. Mais ny
cette volupté n'eft pas de la condition
de celles aufquelles on fe laifle volon-
tiers aller auec excès , iiy l'excès au-
quel on s'y peut laiifer aller n'eft pas
de la condition de ceux qui nuifent
beaucoup- à la tempérance. Si donc
en l'eftat de l'intégrité la tempérance
de rhomme euft efté à l'épreuue des
59I La m oit aie"
autres contentemens qui chatouïlîeiiië
beaucoup plus les fcns , &: qui fohc
beaucoup plus capables d'exciter de
Violentes émotions dans iiosappetits^
' il efl: hors de toute conteftatioii qu en
celle là il n'en euft pas tranfgrefl'é les
reigles. Quant à l'attachement que
le toucher à particulièrement a quel-
ques Vns des membres du corps , ie ne
fçay fi ie dois icy faire mention des
mains, par lefquelles nous en exer-
çons ordinairement les fondions.
Car la nature nous ayant entr'autres
fins donné les mains pour prendre les
chofes qui nous font vtiles &:necef-
faires , pour repoulTer celles qui nous
peuuent eftre preiudiciables , &: pour
eftre le prmcipal inftrument de la
conferuation de nos corps , il a fal-^
lu que ce fentiment y ait efté particu-
lièrement exquis , parce que la con-
noilTanée des chofes qui nous font
bonnes ou mauuaifes , dépend en
grade partie des qualités corporelles
qui fe rapportent à l'attouchement^
Mais cela ne regarde pas proprement
la volupté, dontia Nature n'a point
donné
Chrestiénnb. i. Part? jpj
(donné de particulier fentiment aux
mains, au moins certes qui leur foie
|)ropre 6^ flon relatif à quelque
autre chofe. Car fî elles prennenc
f)laifir aux qualités que l'on appelle
taéliles , entant qu'elles peuuent fer-
uir à acquérir la connoiffance des
fcicnces , &: à pcrfcdionner par ce
moyen rintelieû , il en faut dire Ja
mefme chofe que noiis auons cy def-»
fus dite des oreilles ôc de$ yeux , à
proportion de ce qu'elles peuuenc
contribuer à l'acquifition de ces con-
iioifTances. Et fi elles en reçoiuent
quelque chatouillement entant qu'eî-
les touchent quelques obiets qiiiex^
citent la puiffance generatiiie ; corn-
pie nous auons defîa pofé que la vo-
lupté relatiue du flair fc reigle p^c
celle du gouft , &: tire d'elle la loiian-
ge de fa modération &: le blafine de
fon excès 5 nous deuons faire pareil
iugement des mains en cette occur-
rence. Car félon que l'homme vfera
de la volupté qui a fon fîege dans les
parties deftinéesà la génération , fer-
Ion cela mefme celle qu'il receiuâ
f^4 lA Morale^
pat l'attouchement des mains dçura^
t-elle eftre eftimée ou légitime ou
deshonnefte. Or quant à cette partie
là il cft certain que la Nature y a
mis le iîege d'vne volupté non parti-
culière feulement , mais de laquelle
il faut faire vne finp;uliere coi«fîde-
ration dans la Morale. Car comme
elle eft ie ne fçay comment plus ani-
male que les autres , elle a plus be-
foin d'eftre conduite par le gouuer-
nement de la Raifon ; & comme on
Teftime d'ordinaire plus fenfible , &:
plus capable d'ébranler la bonne af-
îîettede la vertu , c'eft àlabien o:ou-
iierner que les Pliilofophes ont ac-
couftumé d'affigner la principale par-
tie de la têperance.Mais il eft certain
aufli que cette faculté de la généra-
tion n*euft point efté donnée à Tliom-
me s'il euft efté créé tout feul; car
Dieu 3c la Nature ne donnent point
aux créatures des puiffances qui foyec
fruftratoires. Puis donc que celle cy
cncloft neceifairement Tinclination
&:ladeftination à la focieté , les rei-
,gles qui dûlucnt tenir k volupté
Chuestiênne. I. PartT jc?y
qu'elle produit dans les termes de!
riionneïleté ^ doiuent auoir pour la
plufpart quelque relation aux perfon-
nés dont cette focieté eft compofée»
Et la principale en eft au chois de
l'ôbiet , pour le chercher dans lamef-
-me efpece de créatures, dahs vn fexé
différent du fien , hors des proches
degrés de la confanguinité , hors des
proches degrés de l'affinité encore ^
libre du lien de mariage aucc autruy^
après Tauoir contracté par vne pro-
mefle folennelle , aucc la refolutiorl
de le rendre inuiolable & facrc , 5è
telles autres obferuations que i'ay
touchées cy deflus, &: quei'ay expli^
quéesplus au long dans vn autre ou-*^
urage. Neantmoins il ne laifle pas
d'y auoir quelque chofe à obferuer
/dans l'vfage (|^ cette volupté 5 qui fo
rapporte particuUerement à celuy qui
€n vfe y Â: qui euft efté gardée pat
rhomme s'il euftperfifté enintegri^
té. C'eft que comme la fliculté â.
cfté donnée par la Nature pour la
procréation des enfans , elle n'a deU
Sn cet ellat là fe déployer en (es ope,«^
Pp 4.
/
y^ff LA MoRAtE
rations finon feulement pour cet vfa^
ge. Car quant au remède à Tin con-
tinence 5 cette raifon de l'inflitutioa
du mariage n'euft point eu de lieu
dans cet eftat d'in corruption. Or
i'ay défia remarqué ailleurs que cette
neceffitc d'engendrer fe fuft prefen-
tée peu fouuent , fi le mariage fuft de-
meuré d'vn à vnc feulement, comme
il-^ftoit au commencement , félon
rinftitution de la Nature. Car la
terre n'eft pas toujours en eftat de re-
ceuoir la femence frudueufement, èc
la Nature luy a déterminé certain
temps pour la conceuoir , pour l'c-
chaufFer dans fon fein , pour en faire
éclorre le germe ^ Se pour en amener
le fruit à maturité ; de forte que ce fe-
roit inutilement & à contretemps
qu*on fe mettroit à la labourer , 5c à
î'enfemencer de nouucau , à l'heure
qu'elle trauaille à façonner ce qu'ello^
adefiadans fes entrailles.
ï^ors que les Philofophes traittent
de la volupté , ils ont accouftumé de
donner diuers enfeignemens ■ aux
hommes touchant la façon dont il eft
Chrestienne^ I. Part? "^97
conuenable d'en vfer , & n'y en a pas
vn d'entre les Peripateticiens qui
n'approuue extrêmement cette pen-
fée d'Ariftote , qu'à caufe de rincli-.
nation que nous auons tous naturelle-
ment à nous y porter auec excès , il
vaut mieux en prendre moins qu'il ne
faut 5 ce qui eft l'autre extrémité op-
pofée. En effeâ: nos inclinations font
à peu prés comme les plantes , que Toa
rameine mieux au milieu, quand elles
fe courbent d'vn cofté^fionles ploy©
de l'autre. Encore femble-t-il qu'A-*
riltote vueille en quelque forte qu'oa
y renonce tout à fait , lors qu'il die
qu'il faut imiter le confeil que les
vieillards d'entre les Troyens don-
noyent touchant la belle Hélène.
Car ils ne nioyent pas qu'elle n'euft
beaucoup d'aggréement , ^ excu-
foyent en quelque façon ceux qui fe
laifToyent furprendre à l'éclat de fa
beauté : mais neantmoins ils con-
cluoyent qu'il la falloit renuoyer , de
peur qu'elle ne fuft caufe de quelque
calamité à Troye. Mais pour moy ie
n ay pomt affaire de donner icy dq
pp 3
<^5>S ï A M O R A LE
tels acluertifTemens , parce que ic
confidere la Nature en vn eftat au-
quel les puiffances de l'ame eftoyenc
tellement conftituées qu'elles na^
tloyent point d'inclination à la vo-
lupté finon feulement ce qu'il en fal.-
ïoit. De forte qu'il euft efté iniufte
non pas feulement de priuer tout à
fait l'homme de la iouiffance des
plaifirs dont nous auons cy delfus
Ipionftré qu'il pouuoit vfer legitime-
tneUt ; mais encore de prefuppofer
qu'il euft efté befoin de le ramener à
la médiocrité, en le ployât pour quel-
que temps à l'vne des extrémités
contraires. Car cet expédient peut
çftre bon lors que la Nature a défia
pris vne pente versTyii des coftés vif
cieux, mais non pas lors qu'elle cft
encojL'e toute droite &: toute entière.
Et c'eftaufli la raifon pourquoy ie ne
parleray ppint icy delà Continence ,
ny de rincontinence , dont les mef-
tncs Philofophes ont accouftumé de
traitter à l'oceafioji du difcours de la
Volupté. Parce que l'incontinence.^
çpmme Ariftote la décrit , eft de i%
Chrestienne» I. Part" j^^
nature des vices , qui euflent cfté in-
connus enrinte^rité ; ôch Continen-
ce 5 telle^ue le mefme Philofophe la
reprefente , eft bien à la vérité en
quelque forte delà nature des vertus^
mais c eft vne vertu imparfaite , &:
qui n'eftoit pas digne d'entrer dans le
concert de cefles qui euJfTent compo-
fé l'harmonie de la vie de Tliomme s'il
n'euft point dégénéré. Comme le«
Philofophes décriuêtle Tempérant ,
il a tellement fes Appétits affujettis à
la Raifon , qu'elle n'a aucune peine à
Icsgouuerner, parce qu'ils ne s exci-
tent que lors qu'il faut , & comme il
faut, &: qu'ils ne fe rebellent iamais
contre l'autorité de fa conduite. Ce
qui eft proprement la portraiture de
l'eftat auquel nous nous reprefentan^
l'intégrité de l'homme en fon origi^
ne , auant qu'il fe fuft laifTé corrom-
pre par la tentation du Malin. Mais
comme ils definilfent le Continent ^
quoy qu'enfin il vienne à bout da
rexcefluie &: turbulente émotion de
fes Appétits , ce n'eft pourtant pas
fans combattre , ôc s'ils ne luy fonç
PP 4
'€o6 LA M oit AIE
fauter le gouuernail hors de la main ^
au moins la tempefte qu'ils excitent
en fon ame luy donne-t-elle de Texer-
çice 5 &: le fait quelquesfois fuer pour
conduire la barque au port. Or eft-il
vray qu'il y a de k louange pour le
Continent à ne céder pas à la violen-
ce de ces vagues , . ô£ à garentir fon.
vaifleau de la rencontre des écueils
où porte la Conuoitife^^: des gouffres
<Jes voluptés deshonneftes où on efl:
quelquesfois précipité par fes tourbil-
lons. Mais quoy qu'il en foit , lapar-
faite vertu requiert que celuy qui la
pojffede tienne yn cours de vie fi tran-
quille Se fi vniforme , que fans agita^
tion déreiglée , &c fans contrafte de
la part des puiifances inférieures de
l'ame , il tende toujours comme à voi-
les déployées vers la vraye félicité pat
la route de la vertu. Enfin, pour cet-
te mefme raifon ie ne parleray point,
icy de la Douleur , qui efl: le contrai-
re de la volupté 5 comme les Philofo-
phes ontaccoufl:umé de faire , ny de
la Confl:ance ou de la Molleffe , ou
des autres habitudes foit vicieufe^^
Chrestîenne.' I. Part, ^oî
foit louables , qui fc deployent à la
fupporter. Parce que là où il n'y euft
point eu de douleur , il n'y euft point
^u de lieu non plus ny aux vertus ny
aux vices qui ont la douleur pour fu-
jet de leurs opérations , &: que c'eftla
corruption delà Nature qui a, appor-
ta la connoifTance de ce mal. Telle-
ment que ie ferois maintenant parue-
nu au but que ie me fuis propofé dans
cette première partie de la Morale , fi
ien'auois à adjouftet quelque peu de
chofe aux confiderations que i ay fai-
tes cy deflus fur la liberté des aâions
4e riiomme, &: fur la nature de fa féli-
cité. Mais comme on a accouftumé
d'ouurir le traitté de la Morale par
là , c'eft aullî par là qu'on a accouftu-
jné de ^e clorrè.
ÈÈà
^
^oi La _Mor a lÛ
ûàÈààààà'ààààààààà
DE LA LIBERTE DE
l homme 3 en timegrittde
U NatHre,
LEs chofes que i'ay cy deuant ex-
pliquées touchant les facultés de
rhomme &la naaire de leurs opéra-
tions 5 peuuent beaucoup contribuer
àconnoiflre quelle eftoit la liberté de
les adions en fon intégrité : mais
il eft neceflaire que i'en die encore
quelque chofeplus particulièrement,
pour en donner au ledeur vne con-
noifTance plus entière. Et pour le
faire diftinCtement , il me faut confi-
derer les aûions de l'homme en trois
façons j c'eft à fçauoir entant qu'elles
font externes , d)C qu'elles font libres
ou non libres à Tégarddes empefche-
mens de dehors. Puis après , entant
qu'elles procèdent immédiatement
d'vn principe intérieur , qui eft le
conimandçment de la volonté fur les
Chrestienne. I. Part, ^q^
jriouuemGns des membres du corps.
Et enfin , entant qu elles procèdent
de l'entendement , qui détermine h
volonté à donner par fon commande-
ment cette impulûon aux membres*
Or quant à cette première faconde
les confiderer, fi ks adions deshom^
mes doiuêt çftre appcllées libres à l'é-
gard des chofes externes , quand il n 'y
a en aucune qui nous oblige ou qui
nousempefche d'agir ; pouvueuque
nous diftinguions bien la nature des
empefchemens , ilnefi^rapas malaifé
de iuger de la liberté des adions du
premier homme. Il y a donc vne
forte d'obligation , &6 de mefmes vnç
forte d'empefchement aux aftions
que les hommes fe propofent , qui en
concerne le droit : &: y en a vne autre
forte qui en concerne le fait , &c qui
fait qu'elles font ou ncceflTaires &c ine-^
uitables , ou au contraire impoffiblcs,
ou enfin , poiîîbles feulement & dVne
condition moyenne entre ces deux
extrémités. Quant à ce qui en regar-
de le droit , les adions de l'homme
en fon ixitcgrité concernoyent de
éo4 l'A Morale
deux fortes d'obiets, dont les vns font
de leur nature bons ou mauuais , Se
les autres font , comme on parle , in-
differens , &c tout à fait indéterminés
foit au blafme foit à la louange. Et
îa nature mefme des cliofes ayant dé-
terminé dans les premiers ce qui eft
bon $C ce qui eft mauuais , elle auoit
auffi prefcrit à l'homme fes actions en
cet égard, de forte qu'il eftoit obligé
à faire ce qui eft naturellement bon,
3c à euiter ce qui eft naturellement
mauuais, d'vne obligation auffi inuio-
ïable que fi Dieu y eftoit interuenu
par quelque oracle qui en donnaft le
commandement. Auffi certes la Loy
de Nature n'eft rien autre cliofe finon
la déclaration que Dieu a faite de la
pieté & de Timpieté , du vice Se de la
vertu , non par Toracle de fa viue voix,
ou par Tenuoy de quelque Prophète ,
mais par les Carafteres qu'il a impri-
afnés dans les obiets de nos afbions , &c
par les motifs que nous y voyons d'a-
gir ou de n'agir pas , &: que la droite
faifon y pourroit clairement apperce-
uoir/fî elle s'y appUquoit d'vnefa^
Chrestienne. 1. PARr. €oj
çon conuenable. Et nous auons veu
cy deflus quels font ces caraûeres des
chofes, &: quelle la nature de ces mo-
tifs , en ce qui eft de la pieté enuers
Dieu 5 de la charité enuers nos pro-
chains,& delà tempérance èc famteté
que nous nous deuons à nous mefmes.
Il n'eftoit donc pas libre à lliomniô
de ne faire pas ce que la Nature luy
comrtîandoit, ny de faite ce qui luy
eiloit interdit par elle : mais il eftoic
obligé de fuiure fes enfcignemens ,
comme ils luy eftoyet prefentés dans
les chofes mefmes. Pour ce qui efl:
des féconds il y en auoit de deux ifôr-
tes. Car Dieu auoit laiiTè toutes les
chofes qui né foncny bonnes ny mau-
uaifcs d'elles mefmes , dans leur in-
différence naturelie^ excepté vne feu-
lement ; à fçauoit Tarbre de fcience do
bien 3c de mal : mais quant à celle là
il en auoit déterminé la nature pat
fon commandement , en défendant
êxpreflement d'en vfer , au lieu cju'il
auoit permis Tvfage des autres. Les
avions del'hom.me donqueseftoyenc
âbfoiument Ubrei a l'égard des cho-
60ë LA WoR AL Ê
fcs indifférentes dont'Dieu n'auoiû
f)oint ordonné , foitpoilrles faire ou
pour ne les faire pasiau lieu que quant
à celle là elles ne l'eftoyent du touc
point 5 riiomme eftant abfolument
obligé à robeïfTance. Quant zux
obligations & aux empefchemensi
d'agir qui regardent le fait mefme
des actions , &: qui les rendent on
poiTibles 5 ou impoflîbles , ou riecef-'
faires &C ineuitables , les adions de
riiomme en fon intégrité eftoyenc
entièrement libres de Ce côfté là*
Cariln yauoit point de principe ex-
terne qui le contraignift par violen-
ce à agir malgré qu'il en euft, &: n*/
auoit non plus , ny mcfmes ne pou-
uoitauoir chofe aucune qui l'empef-
choit d'agir où ^ quand il vouloit,
dautant qu'il ne vouloit finon les
chofes raifonnables. Les beftes cuf-
fent obeï à fes volontés 5 les autres:
créatures de la terre eftoyent en fa
difpofîtion ; &c pour ce qui eft des
caufes fuperieures de la Nature y
comme font les cieux &: les elemens ,
ça cette parfaitement belle harmo^
Chrêstîekne h Par^ tof
nie dans laqudfe eftoyent toutes les
parties de l'Vniuers , U ne luy en
pouuoit arriuer aucun deftourbier
<jtii le trauei'faft dans l'exécution de
fes defleins , parce qu'il n'en euft
point formé finon de conformes à la
Raifon , à qui , comme à l'image de
Dieu 3 toutes créatures rendoyent
hommage. Pour ce qui eft de la fé-
conde façon de confîderer les aâ:ions
&c l'homme , elles euffent elle abfo-
lument libres en cet égard. Car lî ,
comme les anciens Philofophes Tonc
définie , la liberté confifte en la puif-
fance de faire ce que Ton veut , il n'y
auoit dans l'homme aucune des fa-
cultés fbufordonnées à la volonté ,
qui ne fuft en fi bon eftat qu'elle eurt:
fans aucune refiftence , 3c fans aucun
empefchement, parfaitement obtem-
péré à fes ordres. Parce que la fa-
culté qui exécute les ordres de la vo-
lonté dans les aélions exterieurGS'^ eft
celle par bquelle nous fommcs capa-
bles ou de nous mouuoir tous,ent]'êrs.,
ou de mouuoir quelcunc de nos par-
ues. Or en cette p^faite vigueur (Sç:
Coi La* Mo RALE
en cette fàhtc inébranlable du corpé
de riiomme en gênerai Se de chacuii
defes membres en particulier , la vo-
lonté n'euft rien ordonné quelapuif^
fance inférieure n'euft incontinent
ieduit à Pefteft. A cette heure , la
lafîitude dans les fains , la foible/Te
dans les malades , la perclufion dans
les membres particuliers, les accidens
qui rauifTent aux hommes quelcun
des organes de leurs fens ou des ou-
tils de leurs mouuemens , Se les autres
chdfes de cette nature , oftent à beau-
coup de gens leur liberté en cet égard.
En cet autre eftat que nous conlîde-
rons maintenant , la Prouidence de
Dieueuft diuertitous cesaccidens,&:
nous euft conferué par ce moyen no-
ftrc liberté toute entière. Refté
donc cette troifieme façon de conlî-
deter les adions de Thomme, fur la-
quelle il faut que nous nous arreftions
vn j>^ dauantage.
C<fte t iberté de l'homme donque's
doit cCttt confiderée en deux maniè-
res. Car ou bien elle confiftefim-
plementen ce que ce quil fait , il le
CHRfeSTîENNÎE^ I. PartÏ 6q^
fait volontairement , •?<: feulemenc
J)aixe qu'il iuge qu'il faut faire ainfi,
quoy que pour ce qui regarde l'eue-
hement , Tadion foitabfolument ne-
ceflaire &: ineùitable , dautant que
fon iugernent mefmc eft tellement
determnié de ce co^i là , qu'il ne fo
peut faire qu'il n'y porte auifi la volon-
té ; ou bien elle confîfte dans la con-i-
tingence de l'eucnement , comme oit
a accouftumé de parler^c eft à dire, ea
te qu'il n'y a rien qui détermine fî
heceflairement ks facultés del'liom-
frie à vouloir agir ou à ne le vouloir
pas 5 que l'vn ou l'autre nepuifle ar-
riuer, fi vous régardés àrmdiîference
âes facultés mefmes. Ôr quant à ce
dernier , il n'y a rien qui détermine
necefTairement la volonté à quelque
forte d'aâion ( &: quand ie dis la vo-
lonté i'entens auffi l'entendement ^
dont i'ay monftré au commencement
que tous les mouuemens de la volon-
té dépendent ) fi ce n'eft la force de
quelque habitude qui encline là fa-
culté de certain cofté 5 de forte qu'il
iQe fe peut faire^qu'elle ne foit émeu^
éïo La Morale.
de telle ou de telle forte quand on
luy prefente vn tel obiet : ou bien la
force de quelque puiflant &: fafcheux
obiet , qui apporte par la crainte
quelque efpece de contrainte àk fa-
culté , pour l'incliner à vne certai-
ne aftion , encore qu'elle n*y euft au-
cune propenfion par fes habitudes.
Car mettes de l'or à la veuë dVa
homme auare & iniufte , ôc qui a
l'habitude de conuoiter &: de prendre
le bien d'autruy , il eft ineuitable pre-
mièrement qu'il le conuoitera , parce
que l'habitude de fon ame l'y obliges^
éc puis après il eft certain qu'il le def-
rjobera s'il peut , c'eft à dire, s'il a le
moyen de le faire à couuertjtellement
qu'il n'en encoure ny peine ny in-
famie. D'autre part , excités quel-
que violentetempefte contre le naui^
re d'vn marchand , &: le reduifés à
l'extrémité ou de perdre fa vie , ou de
perdre fa marchandife en faifant le
ie6t, il n'y a point de doute qu'il fe
refoudra s'il eft fage à ietter la mar-
chandife dans la mer ; non parce qu'il
ait aucune inclination ny de natutç
Chrêstîenîte. I. Part.^ é'iî
hy de couftume à cela ^ mais parce
que la violence dVn obiet terrible ôc
par confequent tres-efficacicux l'y
poite. Or eft-il encore certain qu'il
ne pouuoit rien arriuer de cette fe-
coiltde façon , qui empefchaft Ten-
tiere liberté des adions du premiei^
homme. Car ny les càufes de la Na^
ture , ny la prefence des animaux , ny
ce qui pouuoit venir de la part de§
hommes , n'euft iamais prcfenté à
qui que ce fuft aucun obiet de cetta
forte quiTeuft taiit foitpeu violenté.
Mais pour le regard des habitudes ^
qui donnent la pente à la volonté
Vers certaines fortes d^adions, ilfauc
Confiderer l'home , ^l'eftat de fes fa-
cultés, félon la différence qu'il y euft
|)eu auoir entre le temps proche de
fa création , &: celuy auquel après
auoir vefcu quelque efpace coniîdc-
ïable 5 il euft acquis &: enraciné des
habitudes en fon efprit. Selon cette
diftindion , il eft certain qu'en vi-*
Uànt & en agilfant , Thomme euft
tellement habitué fes facultés a\i^
bonnes aéliôns , qu'où bien il les euft
éii I.A Morale
rendues ncceflaires &r indubitables y
du cofté auquel il euft efté attiré par
la nature de Tobiet^ou bien au moins
y euft-ileu des inclinations fi fortes,
que cela euft à pieu prés equipoUé à
vne détermination neceffaire , &: d'vn
indubitable euenement. Tellement
qu'alors fes àdions enflent efté libres
entant qu'elles enflent efté pleine-
ment &: abfolument volontaires , ainfi
que nous verrons tantoft ; mais non
pas entant que ce mot de libre peut
fignifier la contingence &: Tincertitu-
de deTaftion^ comme il fait afles fou-
uent . Mais fi vous confiderés l'hom-
me au temps de fa création , &: poflî-
ble quelque peu après , c'eft à dire à
l'heure qu'il n'auoit point encore ac-
quis d'habitudes parfesactios,ny con-
firmé par ce moyen la conftitution
naturelle que Dieu auoit donnée à
fon ame,il n'y a point de doute que
fon entendemêt èc fa volonté eftoycnc
beaucoup moins neceflairement dé-
terminés ^ vne certaine forte d'opéra-
tions. Car bien que ces deux facul-
tés fuflent naturell'çraent dans vue
Chrêstïenne. I. Part. ^15
excellente conftitution , fieft-ceque
chacun peut voir ce que les habitu-
des y eufTent peuadioufter s'il euft eu
loifir d'en acquérir par des adios réi-
térées. Et ce que ie dis de Thomme
en fa création &c peu après , fe doit
pareillement dire de ceux qui de-
uoyent venir au monde par la géné-
ration ordinaire. Car après qu'ils euf-
fent efté auancés en aage , les puiffan-
ccs de leurs âmes s*eftant acquis l'ha-
bitude de bien faire par quantité de
belles Se grandes opérations , les ob-
iets euifent eu telle efficace flir eux\>'
chacun félon fa nature , que les bons
ôc dignes d'eftre aimés eufTent com-
me neceffairemcnt excité en eux l'a-*
mour & les affeftions , ôc les mau-
uaisau contraire eufTent aufïî comme
necefTairement produit Tauerfîon 6>c
la haine. Mais pendant le temps de
leur bas aage , les puifTances de leurs
âmes eftant beaucoup plus indetermi-
nées^eufTent auffi produit leurs adions
auec moins de neceffité.
Quant à cette autre façon d'expli-
quer la liberté, )t fcauoir entant qu'el-
Q43 "
^14 tA Morale
le confîfte feulement en ce que la-^
âion foit purement 6c fimplement
volontaire , les adions de Thomme
euflent efté abfolument libres , enco-.
re que Feuénement en euft eftéde-^
terminé neceflairement. Car Miom-s
me 5 en Peftat auquel nous \c nous re-*
prefentons maintenant , n'cuft peu
eftre neceiîkircmêt & ineuitablement
déterminé à certaines allions , finou
ouparrimpulfion intérieure de Dieu
niefme , ou par la force ineuitable des
liabitudes qu'il euft contradées , ou
par quelque obiet fi agréable àc fi ef*
Jcacieux, qu'il euft efté capable de
fuppléer par fon eiFicace le défaut de
riiabitude dans la faculté. Car il y a
quelquesfois de tels obiets , qui ont
tant de motifs d'agir dans leurs qua-.
Vîtes 5 qui font accompagnés & fou-
ftenus de tant d'aides , & prçfentés fî
à propos à la faculté^ quVncore qu'el-
le n'ait point de propenfion de ce co-
fié là par aucune habitude acquife, ils
la déterminent necefl'airement , au
lîioins certes fi elle n'eft point défia
deternainéeau contraire pstr de giari-;*
Chreétiênne I. Part. 6i<ç
(îes ^ puiflantes inclinations. Ec
Tobict qui feduific Eue premieremer,
&: puis après fon mary , doit eftre efti-
me de cette forte. Or pour ce qui
eft de rimpulfîon intérieure de Dieu,
on ne peut pas fe figurer qu'elle in-
cline les hommes au mal. Car Dieu
hait le péché , &; n'y fçauroît porter
perfonnc. Et de plus , luy mefme
auoitmis en l'homme les facultés qui
y eftoyent , en toute leur intégrité ^
&: il ne les pouuoit ployer au mal
fans les corrompre. Comment donc
s'imagineroit-on que Dieueuft voulu
gaftervn ouurage qu'il auoit compo-
sé auec tant de fagefle & tant de bon-
té ? Enfin , il aimoit fa créature , &r
l'amour eft vne inclinations faire du
bien. Or la peine fuit naturellement
le péché. Comment donc eft-ce que
Dieu auroit peu induire l'homme à
pécher , puis que cela deuoit produire
fa ruine ineuitable? Partant Thomme
à" efté laiflé abfolument en fa liberté
de ce coftélà V&: fi Dieu luy z infpiré
au dedans quelques mouuemens , il"
faut indubitablement que cait eftô
.QJ3 4
€i4 lA Morale
pour bien faire. Ce n'eft pourtant
pas encore vne chofe aflés precifé--
mentrefoluë ny dans la Théologie ny-
dans la Morale, fi Dieu ou agifFoit^
ou euft agi intérieurement dans ref-.
prit de Thomme en cet eftat la. Parce
que c'eftoit vu cftat d'intégrité à la
vérité , mais c'eftoit l'eftat de la Na-r
ture pourtant , auquel il femble que
pour ce qui regarde les adtions pure-
ment morales , Dieu ait voulu remet-,
çre riiomme à la conduite defes fa^
cultes naturelles , dautant qu'il n*a-
uoit pas befoin d'vne aide furnaturel-
Iç pour fe maintenir en cette condi-^
tionlà y s'û euft bien vfé des puiftan-
ces que fa création luy auoit données.
Ï/Iais quand nous poferions le casque
Dieu euft voulu déployer quelque
efficace intérieure de fonefpritdan^
çeluy de l'homme , pour le porter à
quelques bonnes adions^ encore cc^
la ne luy euft-ilpas ofté faliberté^par-
ce que cette opération , quelle qu'el-^.
le fuft , n'euft efté finon pour fortifier
fcs facultés 5 & pour les rendre plus
certaines ôc plus vigourcufes dans les
Chrestienne I. Par" éij
fondions de la vertu , à ce qu elles les
fiflent auffi infailliblement que fi
elles y enflent efté déterminées par
des habitudes inuincibles. Or eft-il
certain que la détermination que les
habitudes les plus inuincibles don-
Hent à Tefprit en k^ opérations , ne
luy ofte nullement fa liberté , com-
me nous allons voir prefentement.
Si les habitudes , en déterminant
mfailliblement les opérations des fa-
cultés, leur oftent leur liberté ,il faut
que cefoitou parce qu'elles les con-
traignent &:les violentent, ou parce
qu'encore qu'elles ne les violentent
pas , tant y^a qu'elles leur impofcnt
necefTité d'agir de telle ou de telle for-
te. Or pour ce qui ell; de la violence,
chacun fçaitpar expérience qu'il 'n'y
en a point. Car le caraftere indubi-
table de la contrainte en vne aftion,
eft qu'on fent bien qu'on la fait à re-
gret. Et tant s'en faut que les aftions
que l'homme fait par l'inchnation
que fes habitudes luy donnent , luy
çaufent de la douleur & du regret en
Ifs iàifent^ qu'au CQ^t;raire plus les ha-
6t% LA Morale
bitudcs font fortes &: confirmées ,
plus font elles quel'Iipmme agit auec
contentement 3c gaycté. Et quant à
la neceffité qu'elles femblent impofer
aux facultés 5 (î elleoftoit la liberté à
la nature humaine confiderée en fon
entier 3 noftre Seigneur lefus^quia^
eftéicy bas Texemplaire de Tintegrité
de la Nature , n'auroit pas fait fcs
bonnes allions librement. Car on ne
peut pas douter qu'il cftoit tellement
iufte Se tellement faint , qu'il eftoit
impoiSble d^ tout point qu'il fift au-'
cune adion contraire à la faintetc 5c
à là iuftice. En effeâ: fi nous confi-
dcrons vn peu attentiuenient quelle
cliofe c'eft qu'vnc liabituHe , il fera,
aifé de comprendr-e que la détermi-
nation qu'elle donne aux facultés mo-
rales de riiomme, quelque forte qu'el-
le foit, nepreiudi<:ie ponlt 2r kur li^
bcrté. Car il y ala faculté qui agit 5.
Tadion qui donnerinclination à agir
encore de mefmc: Se riiabitude , qui
cft la confirmation de cette inclina-
tion par Ja réitération de femblables
avions, La faculté qui n'a peine en-
Chrestienne. t. Part." 619
core acquis d'inclinations ny d'habi-
tudes , eft eftimée libre en ce que n'e-
ftant point forcée à agir par aucune
caufe externe qui la contraigne mal-
gré elle à agir ou à n'agir pas , elle eft,
comme parle Ariftote , maiftrefle de
ion adion:de forte qu'elle ne s'y porte
iînon parce qu'après auoir confideré
fon obiet, & après auoir examiné les
raifons qui fe prefentent de part &:
d'autre^» elle iugc qu'il eft expédier de
fe tourner de ce cofté là. L'adion
mcfme eft auffi libre parce qu'elle a
efté faite de la forte , fans qu'il y in-
teruint aucune violence, quelle qu'eU
le foit 5 qui entraft dans la confulta-
tioii , 3c fans que la faculté fe puiffc
excufer d'auoir efté trompée par Ti-»
gnorance des circonftances qui font
de la nature dç celles qui doiuenc
eftre connues en toute telle délibéra-
tion. L'adion mefme doncques eftant
libre , Tinclination qu'elle engendre
eft libre pareillement j carrelle qu'eft:
la nature du principe , telle eft aufli
celle de fon efFed. Et fi l'inclination
engendrée par vne feule adion eft li-
6io LA Morale
bre, l'habitude que plufieursadiosdc
cette nature engendrent , le fera pa-
reillement. Car fî la liberté confifte
à pouuoir également faire ou ne faire
pas , à agir ou n'agir pas furies obiets
qui fe prefentcnt, puis que l'a faculté
eftoit en cet eftat là auant que d auoir
acquis aucunes habitudes par fcs
adions , Se que fes aftions eftoyent
alors abfolumenc en fa puiflance , il
eftoit de mefmes en fa puiffance de
n'acquérir point de telles, habitudes fî
elle eult voulu. Tellement quefi les
habitudes hiy impofent quelque ne-
ceflîté d'agir , c'eft à elle mefrae de
non à autruy qu elle s'en doit pren-
dre ; & ayant efte au commencemenc
la caufe des aftions qui ont produit
les habitudes , elle doit eftre peputée
la caufe de Teffed qm en à fuiui.
Comme celuy qui eft yure doit eftre
cenfé la caufe du trouble queryuref-
fe luy met dans Tefprît , &:desa6bion9
téméraires &: inconfiderées qu'il pro-
duit en cet eftat là , parce qu'au com-
mencement il eftoit en fapuiffancede
sempefcher de s'enyurer , &: qu'il y
Chrestienne. I. Part^ 611
deuoit garder v-ne honnefte modéra-
tion à boire. Et fî la liberté confifle
à faire volontairement ce que Ton
faitjC'eft à dire , à n'y eilre porté que
de fes propres mouuemens , fans au-
cune violence du dehors , & fans
qu'on fe puifîe excufer fur l'ignoran-
ce des circonftances, quoy qu'on ait
de fi fortes inclinations à ces mouue-
mens , qu'il eft impoffible qu'on ne
s'y laiffe emporter ; la liberté fuft en-
core demeurée à Miomme toute en-
tière en cet égard , parce que les ha-
bitudes, pour fi fortes qu'elles foyent^
n'empefchent pas que l'adion dont
elles impofent la neceffité , ne foit
purement &: Amplement volontaire.
Refte donc de confiderer l'efficace
d'vn obiet que nous fuppofons capa-
ble de déterminer auffi certainement
vn efprit qui n'a point encore acquis
de fortes habitudes qui le détermi-
nent, que font les obiets ordinaires
vne faculté qui a defia vne propen-
fion toute entière à vne certaine forte
d'aftions.
Il faut icy fuppofer vne chofc ve-
Çli tA MoRAtE
ïitable, c'eft qu'encore que nous con^^
ceuions les facultés des hommes erï
leur intégrité , nous les conceuons
pourtant telles qu'elles font en l'eftat
de la Nature , c'eft à dire , d'vne con-
dition laquelle eft fujette à chanp-e^
ment. Or toute chofe fuiette à chan-
crement reçoit fon altération de l'effi-
cace de quelque agent -, ôc pour pro-
duire effediuemcnt le changement j
il faut qu'il y ait quelque proportion
entre les degrés de l'efficace de V^-^
gent j & la conftitution dufujet que
nous prefuppofons muable. Car quel-
que différence qu'il y ait entre la Phy-
fique &c la Morale , elles ont pourtant
entre elles mefmcs ce rapport , que
les mutations qui s'y font , fe font à
peu prés de mefme façon . Les corps
qui font bien compofés par vne bon-
ne èc exquife tëperature deselemens^^
peuuét neâtmoins receuoir de Taltera-
tion par vn agent extérieur quandily
a de la proportio entre les degrés de fa'
vertu , &c la contexture par laquelle
les elemens & leurs qualités fe lienc
enfemble dans les corps lef quels .en
Chrestienne^ L Part. 6i^
(ont compofés. Au lieu que les corps
qui ne font pas compofés des eflemens,
de qui par confequent ne font pas
muables , ne foulFrcnc rien de' la parc
d'aucun tel agent , quelque puiflanc
ôc efficacieux qu'il puilïe eftre. Si
donc il fe prefente à la faculté natu*
relie &: muable de l'entendement Se
de la volonté de l'homme vn obiet qui
ait tous Jes degrés d'efficace qui font
iiecefTaircspotucela , il faudra necef-
fairement qu'il la détermine. Par
exemple, s'il touche tout à la fois l'ap-
pétit rajfonnable& les fenfitifs; s'il eft
propofé par des perfonnes agréables.;
s'il fe prefente au temps le plus propre
<k: auquel la faculté eft ou diuertie ail-
leurs , ou moins tendue contre fon
eftort ; fi celuy qui le propofe , faifant
paroiftre les qualités qu'il a capables
d'émouuoir , 6^ les mettant dans leur
plus beau iour , trouue en mefme
temps le moyen de couurir celles qui
ont quelque efficace contraire ; s'ily
înfifte, s'il l'inculque , s'il drelTe la bat-^
terie de {qs exhortations contre les.
difficulté^ qui i'Qppofent à l'effea dç.
jgi4 ÎA Mo RÂÏÊ
fa perfuafion ; enfin , s'il n'oublie riefî
de toutes les circonftances lefquelles
font à obferuer pour donnera la fa^
culte rimpùl{îon&: l'ébranlemêt dan^
lequel fon altération confîfte. le dii
donc qu'encore cek n'eft-il point
capable d^ofter à Tadion fa liberté»
La raifon en eft en ce que i*ay defi^
dit cy deflus , c'eft qu'elle ne procède
d'ailleurs que de la confultation que
l'entendement à faite fur la nature'
de fon obiet , &: des raifons qui Tonc
induit à s'y porter. Et comme te ca^
raûere infaillible d'vne aûion inuo^
lontaire eft le regret qu'on a de la fai-^
re 5 le témoignage pareillement irre^
fragable d'vne adion libre & volon^
taire , eft le contentement qu'on y
prend. Or plus l'obiet eft attrayant ,
èc plus il détermine la faculté puif-
famment , plus auffi eft agréable l'a-
âion , &: plus prend on de contente--
ment à la faire. Et ce feroit , com-
me Ariftote Ta excellemment bien re-
marqué , vne merueilleufe abfurdité,
que de s'imaginer qu'vn homme euft
cfté violenté . ou autrement endom-
mage
Chrestienne: I. Part, éii^
mage en fa liberté, dans yneâdioni
laquelle il n'a point efté pouflefinou
j>âr {es propres appétits , ny attrait
que par la feule volupté qu'il a ou fen-
tie ou efperée à la faire. Car fî les
actions violentes font celles dans ief-
quelles nous fôuffrons quelque con-
trainte eii nos inclinations, de forte*
que nous fommes forcés à y fuiure
d'autres mouudmcns qile lesnoftres
propres, quelles feront les libres ÔC
les volontaires finon celles que nous
failons de noftre bon gré , 6c parce
feulement que nous auons eftimé
que nou^ y ttouuetions du conten-^
tement oti de lauantage ?
Èààààààà'ààààààààÈ
DE LA FELICITE DE
fhomme,(^jien l'intégrité elle eu^
ejle aBiue ou contemj^latiue.
IL y a eu autrefois dans la Grèce de
deux fortes dk perfonnages extra-*
©rdinaircment fignolés. Les vnst
Rr
^i€ lA Morale
eftoyentles Philofophes, qui s'acîon*
noyent à la contemplation des cho^
fes , ôc qui ne fe mefloyent point du
gouuerncment des Republiques , ny
de ladminiflration des affaires de la
guerre ,finoh dans le Cabinet, &:au*
tant que le peut permettre vne vie
retirée du tracas du monde , ëc de
toutes fortes d'emplois. Tels.ont efté
Socrate, &: Platon , &c Ariftote, 6c
plufieurs autres, qui à la confideration
des cliofes delà Nature &: de la Mo-
rale 5 ont bien encore adioufté là
connoiffance desdiuerfes formes des
Eftats &: des Republiques , les maxi-
mes générales de leur gotiucrnement^
ôc les idées de leurs loix , mais qui
neantmoins fe font abftenus du mani-
ment des affaires mefmes. Les au*
très eftoyent les Politiques y qui (^
chargeoyêt des Magiftratures de leur
pays , &: de la conduite des armées ,
tellement que les affaires de la paix &:
de la guerre palfoyent par leurs mains,
en rcduifantàla pratique «5^ àlaâiion
ce que les autres fe contentoyent de
contempler eu des notions vagues ^
Chrêstiei^ne. I. Part, éif
ifidetcrminées. Ortoùteelédiondc
vie , &; toute occupation raifonnablé
des créatures intelligentes, fe prop)o-
fânt quelque bien pour but , & le der-
nier bien oii le dernier ^ fouuerain
biit auquel elles tendent , eftant leur
félicité ^ ces grands honbmcs n'ayant
point de certaine cô'nnoifl'ance d'au-
dun autre fuprenle bonheur , que de
celuy auquel ils pouuoyent paruenir
en cette vie , chacun d'eux le coilo-
quoit en cette forme de viùre qù'it
âuoit voulu choifif-. Et de là fenible
eftre 'née la diftindlon de ta félicité
Adiue ^ de la Conternpîatiue,auec-
que laqueftion touchant celle laquel-
le eft a préférer de^ deux , qu'Arifto-
te propofe à k fin de fa Morale , &
cjue l'émulation de cts grands hom-
mes , &:rafFe£lioù qu'ikauoyent cha-
cun poutle {>àrti qu'il fuiuoit, a fait
agiter âùcc chaleur , mefmes entre
ceux qui s'appelloyeftt Sages. Vray
eft qu'il y en a eu quelques vns qui
dnt mefléla Contemplation auec l' A-
aion. Gar Xendpho^n , aptes auoif
efté difeiple de Socrate- afîes long-
Rr 2,
^zS l'A Morale
temps , cmbrafla la profeffion de la
guerre, ôc y acquit vnc grande réputa-
tion. Pericles, qui s'eftoit tout à fait
donné aux affaires d'Eftat ^ ccoutoit
foigneufement &: familicremët Ana-
xagoras , Philofophe fort célèbre.
Epaminondass'eft rendu fi excellent
en toutes les deux profcilions, delà
fcience &c des armes , qu'il en a efte
également en admiration aux Philofo-
phes ôc aux Guerriers. Et entre les
Romains, Ciceron, LucuUus^ Catoa
d* Vtiquc , &: quelques autres , fe font
en quelque forte partagés^ à la con*
templation &: à Taâion , vacquantà
Teflude de la Philofophie d'vn cofté,
& de l'autre aux affaires de la Repu-
blique & à la conduite des armées.
Mais de la plufpart de ceux-cy la
vraye & propre occupation eftoit cel-
le de la Politique ou de la profeffion
militaire , auxquelles ils ont fait feruic
l'eflude des belles fciences, pour s'en
rendre meilleurs Capitaines ou plus
eloquens Orateurs. Et Ciceron dit
ouuertement qu'il ne s'appliquoit ny
à Ja ledture des Philpfophcs , ny a
Chrestienne. I. Part. 6i^
compofer des écrits Philofophiques,
finon parce qu'ilne tenoit plus au gou-
uernement de la Republique & au
maniement des affaires , la place qu*ii
y auoit autrefois. Or en cette con-
teftation les Philofophes ont eu cet
auantage,quils auoyent & leloifir&;
la capacité d'écrire , au lieu que peu
d'entre les autres ont mis la main àla
plume pour fouftenir leurs fentimens;
tellement que l'opinion qui mettoit la
félicité dans la vie contemplatiue , a
preualu dans les liures &c dans Tefprit
des fçauans. Et véritablement la
principale raifon qui fait pancher
Ariftote de ce cofté là , mérite d'c-
ftre attentiuement confiderée. Car
il dit que fi la félicite confifte dans
les belles opérations de lame , com-
me il Ta prouué au commencement de
fa Morale , il eft raifonnable de croire
qu'à comparer ces opérations les vnes
âuec les autres , la félicité fera plus-
toll dans celles qui font plus excellen-
tes 5 que dans celles qui le font moins.
Or eft-il que les plus excellentes fa-
cultés produifent les plus belles ope-
Rrj
$lo La Morale
rations ^ ^ que d'entre toutes les fa^
cultes celle de Fentendement, par la-
quelle nous vacquons à la contemplar
tion 5 eft fans aucune difficulté la pre-
mière & la plus noble. A quoy Ton
peut encore adioufter que fes operar
dons (ont plus iuftes & plus régulier
res que celles des autres puiflançes de
nos efprits. Parce que l'entêdemenc
a pour principal obiet la veritp , donc
la nature eft fort définie en elle nief-
nie"^, & fi bien caradcrifée dans la
f lufparc de {ç,% fuiets, qu'on la y void
fans beaucoup de peine, & qu'o^ li^
y comprend fort exaftement. Au
lieu que les opérations des autres fa-
cultés dans l'exercice des vertus foie
iîiorales ou politiques , dependcnç
d'vne infinité de circonftances qu'il
eft malaifé d'adiufter , &: fe déploy enc
fur des fuiets pvi muables en eux mef-
pies 5 ou qui prefentent diuers vifa-
ges 5 qui donnent; de la peine à la
prudervce la plus exquife , pour y
trouuer , comme dans vn cercle mo-
bile 5 le centre dans lequel confifte la
vertu de l'aftion. Cette canfidera^
Chrestienne I. Part.' éoi
tion d'Ariftote n'eft pas à mefprifer
Bon plus, C'eft que plus le bonheur
de riiomme approche de celuy de la
Diuinité, plus doit-il eftre eftim^ ex-
cellent &:fouhaittable. Or eftimece
Philofophe , que fî Dieu vacque aucc
vn fouuerain contentement à quel-
que chofc y comme il n'en faut pas
douter, ce doit eftre à la contempla-
tion. Et fî ce grand perfonnage euft
eu de Dieu 8c du Monde les fenti-
mens &: les connoiflfances que nous,
en auons maitenant , il euft encore
prononcé cela beaucoup plus hardi-
ment qu'il n'a fait , tant parce que Te-
ftre de Dieu mefme eft digne de l'é-
ternelle contemplation de fa fou^
ueraine intelligencejque parce qu'el-
le n'a point eu d'autre obiet réelle-^
ment exiftent dans, tout le cours do
l'éternité qui a précédé la création.
C'eftaulïï vue chofe qui mérite qu'on
ne la pafl'e pas fous filence , que pour
s'adonner à la contemplationdes cho-»
(eSy il n'eft befoin finon d'obiets , qui
nemanquentiamais à l'entendement^
parce que Diçu &: h Nature en four«»
Rr 4
^^t La Morale
niflent éternellement: tellement que
quand le premier homme fuft demeu-
ré tout feul au monde, il euft peu eftre
toujours heureux de cette forte da
félicité : au lieu que l'exercice de Ia>
plufpart des vertus morales , Se cnco4
re plus des politiques &: des militais
ires 5 requiert neccflairement le com-»
merce auec d'autres hommes , comm©
font la luftice Se la Vaillance , la Ma-,
gnificence Se la Libéralité. Et de
plus , pour la contemplation l'homme
n'a quafx befoin que de (es facultés
feulement , ou fi quelques autres ai-^
des luy font neceffaires, peu luy peu-
uent aifément fuiïîre , Se qui encore
ibnt fort faciles à trouuer. Mais
quant aux vertus Morales, Politiques
Se militaires, ny la libéralité, ny la ma-
gnificence , ny la Vaillance , ny la
dextérité dans lemaniment desaiïai-^
res d'Eftat , ny les qualités de gênerai
d'armée Se de bon gouucrneur de Re-
pubhque, ne fe peuuet pas exercer fas
fafSftance de beaucoup de chofes ,
dont le recouurement n'eft pas fore
aifé. Or femble-t-il que le bonheuç
Chrestienne, I. Part. 6j^
doiue eftre vne chofe fi pleiae, & qui
fe fuffife à foy mefme de telle forte ,
qu elle n'ait point befoin du fecours
d'aucune autre chofe de dehors,
loint que la volupté qui vient de la
SagefTe ^ telle qu Ariftote la defcrit ,
e'eft à fçauoir comme vne vertu pure-
ment intelleduelle , dont Toperatioa
eonfifte en la Contemplation , eft
beaucoup plus en la difpofition du
Sage, qui eft maiftre de fon opération,
pour contempler quand il luy plaift ,
que non pas celle qui naift de IVfage
des autres vertus, Texercicc defquel-
les , faute d'obiet ou de moyens, n'eft
pas toujours en noftrepuiflance. Ari-
ftote adioufte à cela que les vertus
militaires & pohtiques tendent à Te-
ftabliflement du repos des Eftats Sc
desRepubhques. Caries legilïateurs
ne fo^ît point de reiglemês finon pour
cela , &: la guerre mefme ne fe fait
que pour la paix ^ afin que la Repu-
blique iouïfle d'vn calme plus affeuré
&:pkis tranquille. Or eft le repos fi
propre à la vie contemptatiue , qu'il
Içmble que les hommes ne font la
^34* LÀ Morale
guerre ,&: n'eftabliflent des loix {mon
afin de donner aux autres , &: de pou-
uoir auoir eux mefmes le moyen de
contempler tout à leur aife, èc de vac-
quer à l'acquifition de la SagefTe , Se
du contentement qui en naift. En
effedla Politique à pour but la felici-^
té de TEftat , laquelb on eftime con-*'
fifter dans vn repos abondant en toti-.
tçs les commodités qui mettent les
hommes à leur aife. Or ce repos &c
cet aife ne fémblent pas eftre aflés
nobles d'eux mefmes pour eftre defî-
rés comme la dernière fin dcshonne-
ftes gens. A quoy donc les rappor-
terons nous finon à les faire feruiraux
belles fondions deTentendement , à
qui Taife &: le repos donnent le moyen
de s'appliquer à k contemplation des
chofes ? Car ny les feftins, ay leieu ,
qui font les paftetemps ordinair^es. do
ceux qui iouïffétd'vn profond repos^
& qui ont toutes chofes à fouhait , ne
font pas^ h félicité de ceux qui pcfent
comme il faut la dignité de reftre de
rhomme. Si Ariftote euft bien fçeu
quelle eft Tprigine du Monde ^ dçi
Chrestienne'. I. Part^ ^3f
quelle deuoic eftre la condition de^
hommes s'ils eufTent perfide dans l'in-r
icegrité de leur création , il en euft ti-r
ré vn grand argument pour fon fenti-
ment contre l'opinion contraire. Car
il euft dit que la félicité qui approche
le plus de l'eftat auquel Dieu auoit mis
l'homme au commencement, eft,fans;
aucune difficulté^la plus fouhaittablcjf
parce que la condition dans laquelle
nous noustrouuons maintenant^n'eft^
pour le dire ainfi^que le débris de no-r
ftrc naufrage. Cqme donc la reftaura-?
tion de toutes autres chofes n'eft nei\
fmon leur reftabliflement dans leur
première conftitution , tellement que
la reformation en eft plus ou moins
parfaite à proportion de ce qu'on les
fait remonter vers leurs principes , ou
qu'on les en tient éfloignées , il eft
raifonnable de croire que plus les.
hommes fe raprocheront de cet heu-
reux Eden ai^quel Dieu les auoit col-
loques , plus fe pourront ils vanter d*e-
ftre paruenus à la iouïflance de leur
vray bonheur , à le confiderer en l'e-
ftat de la Nature, Or eft-il çertaia;
éj& La M O R A L E
qu'en cet Eden il n'y euft point eu dt
lieu pour cette félicité aftiue que
Pericles , pour exemple , &c les autres
Politiques fe propofoyent autrefois ,
parce qu'on n'y euft connu ny la guer-
re ny les intrigues ordinaires des af-
faires qu'on nomme d'Eftat , & que
dans cette plantureufe iouifTance de
toutes fortes de commodités , la prin-
cipale &: plus ordinaire occupation
des hommes euft efté dans la contem*
filatio des Eftres de T Vniuers. Neant-
moinsjcomme l'homme n'eft pas feu-
lement compofé d'entendemeht5mai$
que diuerfes autres facultés concou-
rent à la conftitution de fa nature,
il eft certain qu'il ne faut pas exclur*
te l'Aftiondu rond de fa félicité , &:
Ce fera bien fait de finir cette premie-
Partie de la Morale par les confidera-
tions qu'il faut faire fut cette matière.
Puis que deux natures entrent dans
la compofîtion de noftre eftre , a fça-
uoir celle de l'animal ôc celle de Tliom-
me y le fouuerain bonheur auquel
nous tendons naturellement doit fe
rapporter à i'vne ôc à l'autre conioia-
Chrestienne. I. Part. ^37
tement. Mais puis que de ces deujc
natures celle de riiomme eft incom-
parablement plus excellente que celler
de l'animal , il faut que la félicité qui
nous conuient entant qu'hommes ,
foit fi éleuce au deflus de Tautrc ,
qu'elle nous vienne prefque feule en
confideration. Le bonheur de l'hom^
me donc euft à la vérité en partie con-^
fîfté dans la perfedion des opérations
de tous les organes de fes fens , & par
confequent dans la iouïflance des ob-
jets qui leur font deftinés par la Na-
ture, Car ce n'eft pas eftre parfaite-
ment heureux que d'eftre mutile ea
fes membres , perclus de quelques
vncs de leurs fondions , deftitué des
moyens &: des occafîons d'exercer
leurs opérations auec contentement ,
S: priué des aides &c des commodités
de cette vie animale & naturelle. Et
ce que tant de gens mettent tout leur
fouuerain bien dans la poifeilion des
;iuantages qui nous conuiennent en-
tant que nous fommes animaux , eft
bieii vne grande Qc pernicieufeerreAir
à la vérité , mm c'ctt vne f reuuc;
'i5'3S LA MoitÀLÉ
quand &: quand qu'au moins en foriif
ils vne partie. Car on ne s'y laifleroit
pas aller aùec tant d'excès , ô.: cette
forte de vie n'aùroit pas tant de feàa-
teurs , fi fa iouîifarice auec modéra-
tion n'aùôît quelque chofe de boiï
6c de recommandable en elle. Et de
cela nous auons encore vrie preuue
plus certaine en ce que Dieil auoic
fait TEdeh fi délicieux , qu'il à ferui
d'image &: de reprcferitation à la de-
meure des cieux nieffïies. Les riuie-
rës qiiiy couloyent,les boccages dont
il eftoit couuert , les arbres dèfquels
il eftoit planté, rexcellènce des fruits
qui y abondoyeiù , & généralement
toutes les eliofes exquifes &c fouhait-
tables defquelles il eftoit remiply ^
fourniflbyent bien à la vérité à l'en-
tendement deThomme des occafions^
de s'éleueràdebeïles cotemplations,
iiiais leur premier 3^ plus naturel vfa-
ge confiftoit en la fatisfadion des
fens, d'où naifiToit la félicité de cette
vie que i'ay nommée animale. Si
bien que cela eftant de rinftitaticn-
du Créateur & de fa deftina:tion, c'cft
Chrestiennè I. Part. ^39
aller diredement contre la Raifon , &c
afFeder vne fapience qui eft au deffus
de noftre condition ^ que de forclorre
entièrement cette forte de contente-
ment de la définition du bonheur na-
turel de l'homme. Mais , comme i'ay
dit , c'en éft la nioins confiderable
partie , faiis aucune comparaifon; d^
forte qu'il n'eii faut point faire d'e-
ftat au prix de celle qui conuient à
nos facultés raifonnablcs. Or nous
auons dit ailleurs qu'il y en a de deux
fortes en nous. Car les vues fontrai^
fonnabïes en elles mefmes , èc les au-
tres ne le font que par dépendance &:
par participation , parce qu'elles font
capables d'obéir à la Raifon. Et il eft
hors de conteftation que ces parties
inférieures de nos âmes , qui ne rai-
fonnent point en elles mefmes , mais
qui reçoiuent feulement l'impreffioa
de la Raifon , font moins nobles que
les autres : tellement que les opéra-
tions fuiUant la nature des facultés
qui les produifent , tout ce qui peut
procéder de l'Irafcible &: de la Con-^
cupifciblç en nous ^ ôc toutes lés va'-
i^4^ ^A Moral Ê?
tus dont elles peuuent eftrele fuiet l
ne font nullement à égaler aux habi-
tudes &: aux produdions de nos Puif*
fances plus releuées. L'autre partie
donc de la félicité de Thomme euft
cofifté dans les aftions des vertus que
Ton appelle Morales , &: dont Arifto-
te donne la diredion à la Prudence ^
qui eft vnc vertu intelleduelle , mais
leur propre fiege pourtant eft à fort
aduis dans ces deux braches de TAp*
petit fenfitif. C'eftlàqu'eft la Tem*
perance , c'eft là qu'eft la Vaillance ,
celllà qu'eft la Manfuetude ou là
Debonnairete , c'eft là que font tou-
tes CCS qualités que l'on appelle pro*
prement Mœurs^poLtcc que ce font des
habitudes qui s'acquièrent en accoii-^
mant cet Appétit à s'emouuoir où, 8^
quand , Sautant comme il faut , &ny
plus ny moins qu'il ne faut , félon que
les Philofophes en déterminent les
circonftances. Or eftoit bien certes
cette partie de la félicité de l'homme
merueilleufement excellente ; parce
qu'encore quil y euft eu quelques
vues de ces vertus qui luy euifenr
efté
Chrè^tienne I. Part.^ ^^:i
èft\é inconnues , dautant qu'il n'euft
point eu de fujet de les pratiquer,
comme la Vaillance & quelques au-
tres , il euft pafledé les autres dans vn
fi haut point de perfeelion , & en euft
exercé les opérations auec.tant d'exa-
âitude &: de vigueur, quiiri'euft en
cela rien du tout manqué à la plenitu*
de de fa béatitude. Que (î vous ve-
nés à vous former dans Tentêdemenc
ridée dVn homme parfaitement ver-
tueux de cette forte de vertu, & qui la
fait paroiftire en toutes fortes de belles
^ importâtes occafios pardesaftions
cclattantes , &: que puis après vous en
veniés faire comparaifon auec vti
homme parfaitement fain , Se qui vfe
de fes fen^ corporels auec tout l^ con-
tentement qui fe peut imaginer ,
vbus reconnoiftrés aifément que la
condition de celùy-cy eft infiniment
inférieure à la nobleffe ôc à la dignité
d€ la condition de l'autre. Néant-
moins , fi Vous m5tés encore plus haut
à la confideration de fes autres facili-
tés, vous reconnoiftrés pareillement
q.ue ce n'eft pas là le fupréme degré de
S£
'é^t La iVfoR At ê^
foïi excellence. Ces facultés don-
ques coniîftent en Tentendcment ôc
en la volonté, defquelles noiisauons
dit cy defTus que la liaifon eft fi eftroit-^
te, &: la dépendance de la féconde à
la première , fi neceffaire & fi inuiola-
ble dans la Nature, que quelques vns
ii€ les prênent que pour vnepuilfance
feulement. le les ay pourtant diftin-
guées 5 &: les ay confiderées comme
différentes en leurs opérations , afïî-
gnant à l'entendement la faculté de
connoiftre les obiets , & à la volonté
celle de les appeter ou de les fuir,
félon la notion que l'entendement en
a formée. OrquantàTentendcment,
i'ay dit ailleurs qu'il y a de deux fortes
d'obietsqui peuuent contribuer à fa
béatitude. Car il y en quelques vns
de la connoifîancedefquelsj quand il
la poflede vne fois , il demeure entiè-
rement fatisfait , fans que la volonté
s'en émeuue. Telles font toutes les
chofes qui s'enfcignent dans les feien-
ces fpeculatiues, comme la Phyfique,
la Géométrie , FAftronomie , & les
autres diiciplines Matheiiiatiques ^
. GHRÊstÎENNE. I. ParT^ 64^
ïoit pures , foie compofées , dont tout
le contentement qu'on en tire confi-
fte à les fçauoir feulement , fans que
cela tire aucune adion en confe-
quence. Et comme ileft certain quo
la pofleflîon de ces connoiflinces
tient quelque place confiderable
eh la félicité de l'homme , aufTi rie
faut-il pas douter qu^^elles ne luy
âyent efté données au cammécement.
Si ce n'eftoit pour en auoir toutes les^
particularités ^ & toutes les conclu-*
îîons & les demoilftrations prefentes
à l'eritendement, au moins eftoit-ca
pour y cri aùoir les principes & les
riotioris gericrales irriprimées fi nette-
ment, qu^il n'euft eu peine quelcon-
que à y faire inCôiitinerit des prôgrés^^
entiererirent admirables. Mais neant-
inoins quelque Contentement qu'il
euft peu titer de là , ce n'eftoit pour-
tant pas le comble de fa félicité , ert
partie parce qu'il y û encore d'autres
o'biets beaucoup plus cxceMens qxi^
ceux là 5 eft partie patcc que ceux-là
lâiffent là volonté deftituée de fa per-»
fedion 5 en ne l-exeitaEtt point à d^
se 2.
^^44 £a Morale
opérations qui foyent dignes d*elle^
Les autres obiets donques de la con-
lîoiflance defquels dependoit le bon-
heur de riiomme/ont ceiix qui eftans
en eux mefnies d'vne fouuerainc ex-
cellence 5 ont encore cela de propre
qu'ils excitent la volonté à fes allions 5
^ ce font ceux dont i'ay cy dcflus par-
le fi amplement , à fçauoir Pliomme ,
qu'il a deuconnoiftre pour l'aimer au-
tant cjue foy 5 & Dieu , la connoiiTan-
ce duquel l'a deu porter à l'aimer infi-
ment plus que foy encore. Et pour ce
qui eftdeThomme , i'ay tafclié de le
reprefenter aflés particulieremét fous
les diuerfes relations qui deuroyêt em-
brafer la charité de l'efprit humain, &:
ie croy que qui confiderera attenti-
vement ce que i'cn ay dit , trouuera
que c'eftoit vn fujet merueilleufemët
aimable^ De forte que fi de la vé-
hémence de nos afFedions nouspoit-
liions égaler la dignité de cet obiet,
feulement folon ce que i'en ay dit , les
jnouuemens de la charité dont nous
iious embraflerions mutuellement ,
fcroyent ardcs 6c finceres àmerueillej*
Chrestiennk. I. Part. V4f
Mais nous auons ce malheur depuis
que nous fommes decheus de nofîre
integrité^qu encore que nous iugions
âfles bien de la nature &: de la dignité
des chofes lors que nous les confide-
rons pour les expliquer ÔC pour en
difcourir feulement , fi eft-ce que
quand il faut ramener à la pratique
les enfeignemens que nous en tirons ,
nos adions demeurent bien loin au
deflbus de nos connoiffances. Et la
raifon de cela eft que tandis que nous
vacquons Amplement a la contempla-
tion des chofes , nos âmes font en re-
pos 5 fans trouble , &c fans agitation de
la part des paffions : au lieu que quand
il faut agir,il s'y vient toujours méfier
quelque chofe de nos interefts , qui
nous co^iuretout àfaitTobiet, de for-
te que nous ne le voyons plus tel qu'il
eftoit auparauant , ou à tout le moins
la paffion le nous obfcurcit tellemêt ,
que nous n'apperceuons finon vne
partie de fon excellence. L'amour
donc fe mcfurant naturellement à la
proportion de la connnoilTance que
nous auons àcs qualités louables de ce
sr3
^4^ LA MoRALp
que nous aimons, ôc la connoiflancc
que nous on auons eftant alors extrê-
mement ofFufquée par la palfion, il ne
fe peut euiter que l'an^our qui s'en
produit 5 ne fôit auflî extrêmement
foible&languifTante. MaisenTeftat;
de rintegrité , tans s'en faut que les
paillons euflent obfcurcik eonnoif?
fance de robict, qu'au contraire^nous
y enflions découuert des motifs d'efti-
me &: d'afïedion que nous n'y apper-
çeuonspas maintenant,^ de ceux là
mefmes que nous y voyons , nous en
enflions veu l'idée infiniment plus au
net ; ce qui euft remply nos efprits
d'vne dileélion cnuers le prochain,
dont la véhémence & la pureté nous
eft à cette heure entièrement incon-
ceuablc. Quant à Dieu , il faut ne-
ceflaircment aduouër que la reuela-
tion qu'il nous à donnée de foy
mefme depuis le péché , &c nommé-
ment par la prédication qu'il nous a
fait faire de fon Euangile , nous a dé-
couuert en luy des myftcres. que
l'homme n'y connoiflToit pas au com-
mencement y ÔC peut-eftre mefmes
Chrestienne. I. Part. 6^f
xîesproprietés^dont il eft certain qu'il
îi*y euft point eu dvfagc. Car la iu-
ftice ayant pour obiet la créature pe-
cherefïe , ô£ la mifericorde , la créatu-
re pechereflfe à la vérité , mais repen-
tante ; là où il n'y euft point eu de
péché, il n'y euft point eu de necefQté
■de fe repentir , ny par confequent
point de lieu à l'exercice de ces deux
vertus diuines. Tellement que fi les
hommes euffent éleué leurs efprits
iufques à la connoiffance de ces deuK
glorieux attributs qui font à cette
heure le principal delà connoiftance
que nous auons de ladiuinité^ileuft
fallu que c'euft efté feulement à Taide
de ce raifonnement , c'eft que l'eftre
<le Dieu doit eftrc accompli de tou-
tes les perfections imaginables. Car
quanta y monter comme l'on fait à la
connoiftance des caufcs par la confi-
deration deleurs eiïeds 5 c^eft cliofe
qui ne fe pouuoit pas , puis qu'elles
n'eulfent pornt eu d'ernploy dans l'in-
tégrité de la Nature. le diray enco-
re quelque cliofe de plus. C'eft que
picfmes des propriétés de Dieu que
Sf4
6^4S l'A Morale
riiomme euft peu connoiftrc parleurs
cffcâs , comme eft la Sagefle , & la
PuifTance , ôc la Bonté , la reiielation
eft à cette heure incomparablement
plus pleine qu'elle n'eftoit au com-
mencement : parce qu'encore qu'el-
les fefufleiitmanifeftces dans vn fort
haut appareil en la création de THom-
me &c de T V niuers , fi eft-ce que la re-
ftauration dervn& de Tautrc parno-
ftrc Seigneur lefus Clirift , eft vn
ceuure où elles éclattent beaucoup
plus magnifiquement, &c où elles fe
font infiniment plus fignalées. Mais
comme la veiië du corp^fe fait parla
rencontre de la faculté des yeux auec
les chofes vifibles , lumineufes , ô£
colorées , l^acquifition delaconnoif-
fanced'vn obietfe fait par l'applica-
tion delà faculté de l'intelledl fur l'or
l)iet mefme. De forte que l'obiet a
beau eftœ lummeux & éclattant , fi
ia faculté de rintelleft n'eft bien dif-.
pofée, c'eft comme fi vous prefentiés
des chofes bien colorées 3c bien lumi-
neufes à de mauuais yeux, qui ne font
pas capables d'y faire aucune bonne
Chrestîenne I. Par^ ^49
opération : &c vaudroit mieux n'auoir
quVn obiet médiocre, pom*ueu qu'il
y euft be^aucoup de force &: de lumiè-
re dans la faculté de Tintelleft ^ que
non pas qu'il y euft beaucoup de
fplendeur autour derobiet5&:peu de
vigueur dans l'intelligence mefme.
C'eft pourquoy pour fi glorieufé que
foit maintenât la reuelation que nous
auons de la Diuinité , nous ne la con-
noilTons pourtant que fort imparfaite-
ment 5 parce que nos entendemens
font ténébreux : d'où vient que l'a-
mour que nous luy portons eft mer-
ucilleufement au defTous de ce que
requcrroit la clarté de fa reutlation.
Au lieu qu'en l'intégrité de la Natu-
re , bien quel'obiet n'approchaft pas
de la fplendeur dont il eft maintenant?
fi rayonnant , fi eft-ce que l'entende-
ment de riiomme euft efté fi parfaite-
ment bien conftitué, que s'il n'en euft
compris toute la grandeur^^: s'il n'en
n'en euft égalé toute la dignité, ( ce
qui ne fe pouuoit pas à caufe de fou
immenfité, ) au moins la connoiffan-
ce qu'il en euft acquife euft elle efté
£^o ^l~Jl Morale
parfaitement proportionée a la mefa*
te de la rcuelation dans laquelle il s'e-
ftoit manifefté. Si donc nous nous
figurons vn entendement qui vacquc
perpétuellement &: fans aucun de-
ftourbier , à la contemplation &: du
monde &:de foy mefme ; qui mefure
tous les degrés de la puiflance de la
caufequiatiré toutes chofes du fcin
du néant; quiapprofondift ôc qui dé-
ployé tous les replis de la fageffequi
leur a donné vn fi bel agencement , &:
qui les a reueftuës de fi admirables
formes; qui void prefque toute reten-
due j de qui fonde la profondeur de la
Bonté laquelle a incité &c Tvne &:
l'autre de ces vertus à fe produire en
ce bel effecb ; & enfin qui s'elîeue par
ces degrés à la connoiffance de Teter-
nité, de l'infinité , &: de la fimplicité
incomprelienfibîe de cet Eftre qu'on
appelle Dieu , nous comprendrons
aifement quelle euft elle la félicité
de l'Homme. Car d'vn cofté cet
obiet eftant en foy mefme excellent
au delà de tout ce que la créature en
peut conceuoir , la poflTeflion de f%
Chrestienne. I. Part. 6^i
Gonnôiflance euft donné à l'entende-
ment de l'homnae vne fouueraine per^
feûion : ^ de l'autre ce mefme obiec
eftant aimable à Tegal de ce qu'il eft
çxcellêt, il euft imprimé de foy dans la
volonté des fentimens d'amour &: de
vénération qui en cuflent rempli tou^
tes les puiflances. Tellement que la
félicité de Fhomme confiftant dans
la perfcélion des opérations de fes
plus belles & plus nobles facultés , Se
Tentcndement &c h volonté tenant
indubitablement ce rang , l'vn s'ap-
pliquant à la contemplation de la Di-
uinité 5 & l'autre s'excitant à l'aimer
& à la vénérer , autant comme elle
Teuft peu , à Pegal de fa dignité , fes
opérations euffent elèé au plus haut
point de perfedion auquel elles euf-
fent peu monter , &:fon bonheur pai:
ce moyen accompli de tous les de-
grés «S^ de toutes les fortes de bien
dontl'eftat delà Nature eftoit capa-
ble. Que fi la volupté qui naift du
fentiment de fcs opérations , peut en-
core donner quelque pointe au gouft
de la fehcité ^ comme de fait c'eft vn©
^5^ l'A Morale
chofe merucilleufement douce a Yiri^
tclled que de connoiftre5&: vne chofe
merueillcufemcnt agréable à la vo-
lonté que d'aimer , cette connoiflan^
ce &: cette amour d'vn fi admirable
' obieten défi belles facultés, deuoyet
cftre détrempées dans vn contente-
ment inénarrable. Et de là il eft aifé
de iuger combien c'eft auec bonne
raifon qu'on a accouftumé de dire
que corne Dieu eft le fouueraiii biea
de riiomme^auflieft-ce la fin à laquel-
le il doit rapporter vniuerfellemcnc
toutes fcs âftions. Car toutes les ope-
rations de (es fens doiucnt feruir à fon
intelleâ: , félon l'inftitution de la Na-.
ture, qui a deftiné les facultés infé-
rieures au feruice &: au bien de celles
qui font au defliis. Et toutes les ope-,
rations de fon in telle £b enfin fe termi-
nent à Dieu, félon rinftitution de la
Nature pareillement : parce qu'elle a,
deftinèles facultés pour leurs opéra-
tions 5 &: que leurs opérations ne fc
pQUuant produire que fur des obiets,
elles doiuent entre tous ceux que la
Nat:ure leur a deftinés y chercher &^'
ChrestiEnne. I. PartV " €^
Cbnftitaer pour leur dcrnicre fin, l'E-
ftre dont tous les autres font décou-
les y àc auquel ils fe rapportent. Car
c'eftde luy , &: par luy , & pourluy
que font toutes chofes , &: par confe-
quent auiîî c'eft luy à qui appartient
gloire & louanee d'éternité en ete^
iiite.
FIN.
«J4
TABLE DES MATIERES
DE CE LIVRE.
D
lEjfein ç^ dmijton de touura^
ge. J>a^. 10.
De l'homme ^ cjt de [es principales fa-
cultés, pag, \J.
(Continuation de la confderation des
principales facultés de l'homme ^
de leurs opérations. pag.^^.
Des opérations de tintelleâ en parti-
culier, pag. 6/ô
Des opérations de l' intelle él a l'égard
des obiets qui induifent a quelque
aéîion. pdg. S^,
Quelles font le s aéîions volontaires de
t homme ^^C^ quelles non^ pag. lool
Confderation de la fin des aéîions
des hommes; f0 nommément delà,
principale f0 dernière, pag. //(?•
TABLE. 6ss
£onfderation dn fouucrain lien de
l'homme. - pag. iz6.
£onJtderation plus precijè du foHue-
rain bien de l'homme cnfon inté-
grité, pag. if^.
Continuation de ta c&nfderation dti
foHuerain bien de l homme en l'in-
tégrité de fa nature. pag.iSt.
Preparatif a la conjtderation des ob-^
iets des aéîions morales de l'hom-
me, pag. ±^Zé
D^ ce que la Nature pouuoit enjei^
gnerde T)ieu au commencement ;
^ des deuoirs depietéque t homme
ejioit tenu de luj rendre. pag, i^-jr*
Çonjîderation plus particulière de ce
que la Nature enfeignoitde T>iei^
au commencement , ç^ des deuoirs
de pieté qui deuoyent "venir encon-
^ fcquence : Et premièrement de ce
^uil nj en a quvn. pag, 2.6/^.
és^ TABLÉ.
fonjîdcration de ce que U 7\[dmrê
enfeignoitde DieH a l' égard de fon
ejlre jpirittiel ft) ïnmfiUe ; f0
dùdeuQÏr de ^ieté qui en refultoits
pag. zSo.
Çonjtderation de ce que la T^aturè
enjeignoit de Dieu au commence-
ment: ^ a t égard de ja Prouiden-
ce; &de tinflruéîion que bhom-^'
nie eh deUoit tirer four la pieté,
fag. zp;.
Conjîderation de ce que la Naturt^.^
pouHoit cnjeigner a t homme tou-
chant U manière de jeruir Dieu,
fag. 507.
Suite des confédérations prcceden-^
tes. p^g*5^f
Çonftderation générale des demirs de
. t homme enuers jon prochain
Conjîderation plus particulière des di-
vers
TABLE. ksj}
Tiers deuoirsde charité d^t les hom^
mes font tenus lestons aux autres.
Et premièrement du deuoîrduma-
Yj^ ^ de la fernme entreux ^ (^
puis après j des encans ehuets leuri
pères '^ mères. p^^- 3f?^
Des autres deubirs des homrnes cn^
treux j & premièrement en ce qui
' regarde la conferuatiôn de I4 "viè
du prochain . pag* ^ Sp .
Des deuoirsde l'homme enuers fort
prochain , en ce qui regarde thon-^
neur (^ la pudicité du tharicpge^
l^es deuoirS de la luflice naturelle
en ce qui efl de la conferuation des
hiens du prochain. pag. -f-f /•
JD^ deuoirs de t homme enuers fo^
. prochain ,. en ce qui efl de là c^n-^
Jcruation de fareputatio.pag. 4<^^?
"De la nature de la Conuottifc , w
^ Tt
ïi^ TABLE.
comment elle cjl mauuaije ou nonl
pag, \ f^^-
7)cs detioirs de Ihomme enuers Joy
mefmc ^ en ce qm efi de texerctce
de la "vertu en tcjlat d'intégrité :
Et premièrement en ce qui s'appelle
modcflie. pag, fo^,^
Des "vertus homiletiques ^ ou ouï re-
gardojont la conuerfation ^ en lin^
tcgrité de la T^ture, pdg. ^zz.
De bnjfage de la njertu au on appelle^
î^rbanitè , dans lintezntè de la
Nature. pag.f^f^
jQesnJertus de l'homme en l^'vjagc de
la TJolupte^ pag, ^61.
Delà liberté de l homme y en tintcgri^
t^ de la Nature, Pag, 602,,
7)e la félicite de l'homme :, (^ fi en
hntcgritéelle euji ejté aâiue ou con-
templatiue. pag.â^fv
^0
EKKATA.
PiAg.34. lîn. der. lifes^ ne s^émeutpoint^
Jansvtrgule. Pag. 6. lin. iJifcs quiem-
pefche. Pag, 87. lin. 8. ///V> reflexion. Pag.
cfi, lin. 6, lifés^ délibération , de la fin. Pag.
_93. lin. 4. ejfac£s fur. Pag. 5? 4. lin. 2. lifés,{a.
refolution. Pag. 140. [in, p.lipSy &le châ-
touïllenc Pag. i8j:. lin. ipUfis^ cle noftre.
Pag. 20J. lin. lijifés , tonnerres^ Ibid. lin.
iz.'///ê'J. tourbillons. Pag. 2i5>. lin. penuk.
Itfès^ nous ferions. Pag. 2 jz. lin. 4. Ufèsy en
quoy rhomme pouuoit. Pag. 2(^3. lin. j.
///fj, aboutiiroyent. P. 2(35?. lih. i<^./(/^i, du
tout point. Pag. 286. lin.ii.///^'^,continuées.
Pag. 25>8. lin. 4.. Iffis ^ conferueroit. Pag.
34J. lin. j. ///^V, des hommes enuers Dieu.
Pag. ? 48. lin. I. lifési quelle qu'elle puiffc»
Pag. 384. lin. dern. Itfesy fcrutateur. Pag.,
399. lin. 6. Itfes, de le luy. Pag. 4 2 (^. lin. 9.
lifes. pouuant. Pag. 429. lin. 5?. Hfcs^ de la
brut. Pag. 443. lin. 2j. ///?•/ , s'il y a. Pag»
444. lin. 4. ///c'/, en leur. Pag. 443". lin. i^.
lifésy poirefliondefquelles. Pag. 489. lin. 11.
iifés, il y a. Pag. 606. lin. i8. & 15^. /#/,
rempefchaft. Pag. 611. lin. 14. /i/a,prcfup-
pofons. Pag. 640, lin, iS. & 15?. /'/^'j > ac-
ÇQuftumant,
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