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Full text of "La morale chrestienne à Monsieur de Villarnoul"

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LA    MORALE 

CHRESTIENNE. 

A 

MONSIEVR 
DE 

yiLLARNOVL. 

PREMIERE    PJRTIE. 
Par   MOYSE    AMYRAVT. 


Xi^-tJt    <"'*--' 


A    SAVMVR, 

Chés     ISAAC      DESBORDES3 

Imprimeur  vfc  Libraire. 

I     lllllilHII     1»  I  III  I  II  I  I  II—— »■«■» 

.¥.     PC,     LU. 


5  La     Morale 

bien ,  en  partie  pour  fatisfaircâu  defir 
de  plufieurs  honneftes  gens  qui  croy- 
oycnt  que  i'y  pouiiois  donner  quel- 
ques bonnes Jnftruûions  au  Public, 
fî  eft-ce  que  ie  n'en  formay  point  la 
refolution  tout;  à  fait ,  finon  lors  que 
commençant  à  me  remettre  dVne 
longue  maladie  ,  ie  fis  ily  a  vn  peu 
plus  de  troisansvnvoyage  a  laForeft. 
Là  vous  vous  fouuenés  ,  Monsievr, 
que  nous  promenant  enfemble  dans 
vos  allées ,  en  difcourant  de  diuerfes 
chofes,  &  particulièrement  de  quel- 
ques difputes  qui  m'ont  beaucoup 
exercé,  vous  m'induifiés  à  laifTer  cou- 
rir Tans  m'en  émouuoir  vn  certain 
écrit  fait  de  nouueau  contre  moy  fur 
vne  queflion  fort  importante.  Car 
pource  que  vous  auiés  cette  opinion 
que.  la  matière  dont  il  s'agilîoit  eftoit 
tellement éclaircie  parle  dernier liure' 
que  i'en  auois  composé  ,  qu'il  i%e  s'y* 
pouuoitplus  rien  adioufter  de  confi- 
derable  ,  vous  m'exhortiés  à  donner' 
déformais  mon  temps  à  d'autres  occu- 
pations. Et  dautant  que  Monfieur  Di- 
ierote  vous  auoit  die  que  le  m'eftois 


Chrestïenne.    I.    l?AKr7     y 
propofé  de  faire  vne  Morale  Chreftiê- 
ne^dans  laquelle  Tédifierois  fur  les  fon- 
démens  de  la  Nature  les  enfeignemens 
qui  nous  ont  efté  donnés  par  la  Reue* 
-lation ,  peu  s'en  faut  que  vous  ne  me 
coniuraffiés  de  laifTer  ou  de  différer  au 
moins  toute  autre  méditation  ,  pour 
m'appliquer  à  celle  là  ,  dont  vous  ef- 
periés  queles  gens  de  bien  tireroient 
vne  vtilité  finguliere.    Chiand  donc 
vous  viftes  que  ie  me  lailiois  perfua- 
der  à  vos  raifons ,  vous  ne  me  laiffaftes. 
point  que  vous  n'euffiés  tiré  de  moy 
la  promeffe  de  m'adonner  à  cet  ou- 
urage  au  pluttoft  ,   &:  m'engageaftes 
mefme  à  vous  en  faire  le  plan  ,  pour 
vous  en  mettre  quelque  idée  généra- 
le dans  la  penfée.    Or  eftoit-ce  alors 
mon  deffein  de  retourner  à  quelques 
mois  delà  dans  voftre  Maifon  ,  &  dV- 
fer  de  la  grâce  que  vous  me  faifiés  d'y 
pouuoir    feiourncr    quelque    temps, 
pour  y  vacquer  à  la   compofition  de 
cette  Pièce.    En  quoy  véritablement 
ie  regardois  bien  àlaffermiflement  de 
ma  fanté ,  &  au  repos  que  ic  trouuçr 
rois  en  vn  lieu  où  les  dirtradions  qui 

A    3 


^^  r  A    Morale 

ne  me  font  que  trop  ordinaires  ,  ne 
xne  pourroient  fuiure.  Mais  il  eft  vray 
pourtant  que  le  principal  fruit  que 
l'en  attendois  confiiloit  en  ce  que 
i'efperois  y  ioûir  de  Thonneur  de  vo- 
ftre  conuerfation  à  loifir ,  Se  que  vos 
cxcellens  propos  ,  &:  les  belles  &: 
Tares  connoiflances  que  Dieu  vous 
a  données  en  toutes  cliofes  ,  m'ayde- 
royent&à  conceuoir  &:  à  difpofer  ce 
que  iauois  à  dire  fur  ce  fujet,  &:m'y 
donneroyent  des  ouuertures  &  des 
éleuations  d'efprit  aufquelles  fans  cela 
ie  ne  me  pourrois  pas  fi  bien  porter  de 
moymefme.  l'adioufterois  encore  vo- 
lontiers à  cela  5  fi  voftre  exemplaire 
modeftie  me  le  permettoit,  que  voftre 
vieniefme,  &  voftre  vertu,  quand  ie 
Faurois  prefente  deuant  les  yeux  >  me 
feroitvne  aydemcrueilleufeà  ce  que 
ie  me  propofois  ;  à  peu  prés  comme 
fi  vn  ftatuaire  tiroit  les  préceptes  de 
{oK  art,  non  tant  desreigles  &:  des  no- 
tions qu  il  en  a  dans  Timagination, 
que  de  la  contemplation  de  l'image 
d'vn  héros, das  laquelle  foit  Polyclete, 
foie  Phidias,  ou  quelque  autre  célèbre 


Chrestienne.  I.  Part.  7 
fculpteur,  les  auroit  parfaitement  mU 
fes  en  vfage.  Et  par  ce  que  la  relation 
des  maris  à  leurs  femes,  &c  des  femmes 
à  leurs  maris  ,  des  enfans  à  leurs  pères, 
&  des  pères  à  leurs  enfans ,  &  la  con- 
duite régulière  d'vne  famille  Chre- 
ftienne  &c  bien  moriginée,  tient  vne 
grande  place  dans  la  Morale ,  &  fur 
tout ,  que  les  vrays  &:  finceres  fenti- 
mens  de  la  pieté.  Se  les  motifs  qui  nous 
y  portent,  y  doiuent  auoir  le  premier 
rangjie  m'attendois  qu  eftant  incorpo- 
ré pourvu  temps  dans  voftre  maifon, 
ie  n'aurois  finon  à  confiderer  toutes  les 
parties  de  fon  adminiftration  ,  quand 
ie  viendrois  aux  lieux  où  ie  dois  in- 
férer les  préceptes  qui  regardent  ce 
point  là,  dautant  qu  elle  en  eil:  com- 
me vnaccomply  modelle  à  toutes  les 
autres.  Mais  les  fondions  de  ma 
charge  ,  &c  les  diuerfes  occurrences 
qui  fe  font  rencontrées  depuis,n'ayant 
pas  permis  que  ie  receuffe  ce  conten- 
tement ,  ny  que  i'allafle  prendre  pof- 
feiTion  de  lappartement  que  vous 
m'auiés  fait  dreiTer,  ou  bien  ie  feray 
contraint  de  dilFerer  encore  Texeçu- 

A    4 


?  laMorale 

tion  de  la  piomeiTe  que  ie  vous  fis 
alors  5  ou  fî  ie  veux  m'en  acquitter,  il 
faut  que  ie  me  refolue  à  me  paffer  de 
ces  aides  &c  de  ces  accouragemens 
que  ie  pouuois  tirer  de  voftre  pre- 
fence.  Or  ie  fçay  bien,  Monsievr, 
auec  qu  elle  ardeur ,  &: ,  fi  ie  Tofe  dire 
ainfî  3  auec  quelle  impatience  vous 
attendes  les  productions  de  ma  mé- 
ditation fur  cette  matière,  &  ie  crains 
que  Toccafion  ne  fe  rencontre  pas 
bien-toft  de  me  preualoir  de  ces 
auantages  que  i'auois  efperés  de  vo- 
ftre communication.  C'eft  pourquoy 
Dieu  voulant  5  ce  femble ,  par  fa  bon- 
té me  procurer  quelque  repos, ie  me 
difpofe,  moyennant  fa  grâce,  à  met- 
tre la  main  à  Texecution  de  mon 
projet  ,  S>C  à  tafcher  de  fatisfaire  à 
l'attente  de  mes  amis  ,  &:  particuliè- 
rement à  la  voftre.  Neantmoins ,  fi 
ie  ne  puis  pas  effediuement  ioùir  ny 
de  voftre  maifon  ny  de  voftre  con- 
uerfation  ,  ks  mouuemens  de  mon 
efprit  ne  laifferont  pas  d'y  faire  con- 
tinuellement des  reflexions  en  écri- 
iiant ,  Se  la  fouuenance  que  l'en  ay 


Chrestienne.  I.  PartI  ^ 
fuppléerâ  au  défaut  de  la  prefencc 
des  chofes  mefmcs.  Or  pour  m'y 
obliger  d'autant  plus  eftroit terrien t, 
ie  me  figureray  d'abord  que  vous  me 
faites  la  faueur  tantoft  de  me  condui- 
re au  long  de  vos  efpaliers  ,  tantoft 
de  me  promener  fous  les  ombrages 
de  voftre  bois  ,  tantoft  de  me  con- 
ûict  à  prendre  le  frais  &c  le  repos  de 
vos  cabinets  ,  èc  tantoft  de  me  faire 
tournoyer  comme  la  Saiure  autour 
ôc  par  le  trauers  de  voftre  prairie ,  en 
contemplant  Tagréement  qu'y  donne 
la  perfpediue  de  vos  pauillons  &:  de 
vos  tours  5  quand  elles  font  ombre  au 
Soleil  couchant  -,-  &  que  cependant 
vous  aucs  la  patience  de  m'ccouter 
tralttant  familièrement  de  la  Morale 
à  peu  prés  en  cette  forte. 


fff 


DESSEIK 


io  lA     Mo  RALE- 

DESSeiN  ET  DIFISIO?i^ 
de  l*Ouurage. 

I  Topinion  que  Ton  at- 
tribue à  Canieades ,  &: 
à  quelques  autres  d'en- 
tre les  Anciens  ,  eftoit 
véritable ,  c  cft  qu'il  n'y 
a  point  de  difFerence  naturelle  entre 
le  Vice  &:  la  Vertu,  ^  que  la  diftin- 
â:ion  qu'on  y  met,  ne  dépend  finon 
de  rinftitution  des  Legiflateurs  qui 
ont  les  premiers  eftabli  les  Republi- 
ques ,  il  ne  feroit  ny  neceirairc  ny  à 
propos  de  reprendre  la  Morale  de  fi 
haut  que  ie  me  le  fuis  proposé.  Car 
i*ay  deflein  d'expliquer  dans  la  pre- 
tnierc  partie  àc  monTraitté,  quelles 
ihftaiâions  la  Nature  donnoit  au 
commencement  aux  hommes  ,  pour 
les  formcf  à  fuiure  la  Pieté  &  la  Vertu, 
auant  quil  y  euft  aucune  République 


Chrestienne^  I.  Part^  il 
fondée  en  la  terre ,  ou  qu'aucun  Le- 
giflateur  d'entre  les  hommes  euft  pen- 
sé à  leur  donner  des  régies  de  leurs 
aîlions.  De  forte  que  ce  feroit  fore 
inutilement  que  ie  chercherois  des 
enfeignemcns  au  bien  ,  &:  des  raifons 
de  fe  détourner  du  mal,  dansTEcolc 
•de  la  Nature  ,  fi  elle  n'en  donnoit 
du  tout  point  ;  3c  pour  expliquer  la 
Morale  à  £cs  citoyens  ,  il  ne  feroit 
ncccffaire  finon  d'eftre  bien  verse 
dans  les  Couftumes  de  fon  pays ,  ou 
dans  les  Ordonnances  de  fon  Prince. 
Mais  i'ay  toujours  efté  dans  ce  fen- 
timent,  que  comme  la  différence  qui 
cft  entre  le  menfonge  &:la  vérité ,  ne 
dépend  pas  de  l'imagination  de  l'hom- 
me 5  mais  de  leur  naturelle  oppofition, 
tellement  que  la  poffeffion  de  la  vé- 
rité perfedionnc  nos  cntendemens, 
au  lieu  que  Fimpreflion  du  menfon- 
ge les  altère  ôc  les  défigure  :  ainfi  la 
Rature  des  chofes  a  mis  vne  telle  con- 
trariété entre  le  vice  Sc  la  vertu,  qu'en 
l'vne  eft  laperfeftion  de  nos  volontés 
&:  de  nos  affeûions ,  en  l'autre  eft  la 
corruption  qui  le^  fait  dégénérer  de 


il  L  A     M  O  R  A  L  E 

leur  excellence  naturelle.  C  eft  pouf^ 
-  quoy  ie  veux  rechercher  en  premier 
lieu  queJles  inftruftions  la  Nature 
euft  données  à  Tliomme  ,  s'ilfuft  de- 
meuré en  Teftat  de  fa  création ,  pour 
s'y  maintenir  en  la  qualité  d'eftrè  par- 
faitement homme  de  bien ,  &:  iufques 
où  cette  première  inftitution  hou^ 
euft  peu  porter  pour  eftre  agréables  à 
la  diuinité ,  &  pour  reprefenter  Tima- 
ge  de  fa  fainteté  dansnoftre  conduite. 
Et  datrtant  que  la  Nature  n'eft  pas 
demeurée  en  fa  première  conftitution, 
&  que  le  péché  Ta  précipitée  de  la  fixn- 
plicité  de  fon  intégrité ,  dans  la  mi- 
fere  de  la  condition  en  laquelle  nous 
voyons  toutes  chofes,  d'où  refulte  la 
reuelation  de  quelques  obieds  dont 
on  n'auoit  point  de  connoiilance  au 
commencement,  6c  où  les  hommes 
ont  entr'eux  des  relations  que  la 
première  création  Se  Teftat  de  leut 
mnocence  ne  leur  auroit  point  don'- 
nées ,  ie  deftine  la  féconde  partie  de 
■  ces  Difcours  aux  reflexions  qu'il  faut 
faire  fur  ces  chanp-emcns.  Car  puis 
que  ccsnouuelles  cpHnoifiances,  ces 


'^      ChRESTIÈNNE."  ~I.  ^PARt^        ÏJ 

telations  iufques  alors  inconnues ,  &c 
CCS  obieûs  invifités  auparauant  nou$ 
obligent  à  des  vertus  qui  n'auoienr 
aucun  vfage  auant  le  péché  ^vn  hom- 
me ne  peut  eftre  parfaitement  hom- 
me de  bien,  fi  aux  chofes  aufquelles 
l'innocence  de  la  Nature  nous  deuoit 
porter,  il  nadioufte  encore  Fobfer- 
uation  des  deuoirs  qu'exige  la  con- 
dition dans  laquelle  elle  eft  tombée. 
En  troifiéme  lieu  5  peu  de  gens  igno- 
rent la  différence  que  Dieu  a  mife 
entre  les  Nations  aufquelles  il  n'a  rien 
proposé  à  contempler  finon  ce  grand 
ouurage  du  Monde,  &c  le  peuple  qu'il 
auoit  autresfois  choifi  dans  la  pofte- 
rité  d'Abraham  pour  luy  communi- 
quer vne  déclaration  plus  cxaftc  de 
fa  volonté.  Encore  que  fi  les  hommes 
euffent  efté  bien  attentifs  à  la  con- 
templation de  rVniuers^ils  en  enflent 
peu  recueillir  des  lumières  excellcn- 
tes  en  ce  qui  eft  de  la  Pieté  (k:  de  la 
Vertu ,  fi  eft-ce  que  l'Ecole  qu'il  a- 
uoit  ouuerteen  Ifraelpour  y  inftruirc 
les  hommes  par  le  mihiftere  de  ics 
feruiteurs  ,  auoit  des  auantagcs  qui 


Î4  LA     MoitAtE 

fan$  contredit  ne  fe  peuucnt  affcs 
cftimer.  Tellement  que  fi  aux  en- 
feignemens  que  Tvn  &  l'autre  de  ces 
deux  eftats  de  la  Nature  ,  pouuoic 
donner  aux  Ifraëlites  aufli  bien  com- 
me aux  Gentils ,  ils  n  eufl'ent  adioufté 
les  aûions  aufquelles  vne  plus  parti- 
culière éducation  les  obligeoit  ,  ils 
n'euflent  pas  fatisfait  à  leur  dcuoir,  &: 
n'eufl'ent  pas  remply  à  beaucoup  préc 
toute  la  mefurc  de  leur  Morale.  Puis 
doiic  que  bien  qu  ils  ayent  efté  a/Tu- 
jettis  à  beaucoup  de  Loix  de  robfer- 
uation  defquelles  nous  fommcs  à  cet- 
te heure  delmrcs  ,  fi  clt-ce  qu  il  en 
eft  demeuré  plulieurs  que  nous  auons 
communes  aucc  eux ,  &  que  les  Hures 
qui  les  contiennët  nous  ont  efté  don- 
nés comme  à  eux  pour  en  tirer  les 
reiglcs  de  noftre  vie ,  &  les  exemples 
de  nos  aftions,  il  eft  comme  abfolu- 
ment  neceflairc  que  i' examine  quelle 
eft  la  mefure  de  la  reuclation  dont 
les  luifs  ont  furpafle  les  Gentils  en 
cet  égard ,  &  quelle  eft  ou  la  nature 
ou  le  degré  de  la  pieté  6c  de  la  fain- 
teté  dont  ils  les  ont  deu  iurmontcr 


Chrestienne^  I.  Part7  ï| 
en  confequence.  Enfin  parce  qu'où* 
tre  que  nous  fommcs  hommes  ,  ce 
que  nous  àuons  eu  de  Dieu  lors  que 
nous  auons  efté  créés,  &  que  nous 
fommes  pécheurs ,  ce  que  nous  tirons 
de  noftre  premier  Père  Adam,  com- 
me tous  les  autres  hommes  en  tous 
les  fiecles  ;  &:  que  les  inftrudions  don- 
nées aux  Ifraëlites  autresfois  nous  ap- 
partiennent en  grande  partie ,  ce  qui 
nous  oblige  à  mefme  pieté  enuers 
Dieu  3  &:  à  mefmes  deuoirs  enuers 
nos  prochains,  nous  fommes  encore 
Chreftiens ,  ce  qui  nous  élcue  beau- 
coup au  deflus  du  refte  du  monde-» 
la  Morale  que  ie  me  propofc  d'expli- 
quer icy  ne  feroit  pas  véritablement 
Chrefticnne ,  comme  le  tiltre  que  ie 
luy  donne  promet  quelle  le  fera,  fl 
ie  ne  m'arreftois  auflî  à  expliquer  ce 
qu'il  y  a  de  particulier  en  cette  con- 
dition ,  &  à  quoy  cette  diuine  appel- 
lation nous  oblige.  Car  à  proportion 
de  ce  que  les  obiets  qui  nous  atti- 
rent à  la  pratique  de  la  Morale ,  font 
par  la  reuelation  du  Chriftianifmc 
deuenus  plus  beaux  6^  plus  lumineux. 


té  ï  A    MOR  A  LE^ 

^  mefme  proportion  doiuent  eftre  plui 
vifs  ,  plus  vehemenSj&plusconftans 
les  mouuemens  qu'ils  eoccitent  en 
nos  âmes.  Dans  cette, dernière  par- 
itie  de  ma  méditation  le  traitteray 
donc  y  Dieu  aidant  ,  de  ce  que  la 
Religion  Chreftiennc  a  adjoufté  à 
toutes  les  Difpenfations  précédentes 
pour  raccompliiïement  des  vertus, 
de  forte  qu'en  ayant  tire  la  première 
idée  des  pures  inftitutions  de  la  Natu- 
re, &:  y  ayant  de  plus  mis  les  nouueaux 
traits  que  le  changement  qui  y  cft 
arriuc  nous  a  fournis  ,  &  puis  ayant 
imbu  ôc  coloré  ce  tableau  des  belles 
xhofcs  dont  les  liurcs  de  l'ancienne 
Loy  fourniffent  les  enfeignemcns,i'en 
rchaufleray  encore  l'éclat  par  les  in- 
ftrucbions  &:  les  exemples  du  Nouueaii 
Teftament ,  &  donneray  par  ce  moyen 
autant  que  ie  pourray  à  l'Ethique  des 
Chrcrdens  toute  laperfeftion  dont  la 
riaturc  humaine  eft  capable  en  cette 
.vie.  Or  encore  que  toutes  les  autres 
parties  de  monouurage  feront,  com- 
me i'efpere  ,  confiderables  en  elles 
mefmes  3  par  ce  qu'elles  contiendront 

les 


ïe^  commencemens  Se  les  progrés  de 
cette  fouuerairie  perfedion  à  laquelle 
riiomme  doit  monter;  fi  eft-ce  que  la 
dernière  eft  le  but  auquel  elles  ten- 
aient, le  ne  craiûdray  donc  pas  de 
leur  donner  à  toutes  ce  nom  de  Mo- 
rale Chreftienne,  dautant  qu'on  y  en 
verra  les  principes  &:  les  fon démens, 
fans  quoy  TEthique  du  Cliriftianifme 
n'auroit  pas  vn  côrps  afles  complet, 
ny  d'vnc  ailés  ferme  confiftance.  Et 
heantmoins  ce  fera  proprement  à  la 
iierniere  que  cette  appellation  con- 
tiiendra  ,  parce  qaon  y  trouuera 
paracheué  ce  que  les  autres  n'auront 
qu  ébauché  ,  autant  que  la  mefure 
de  la  reuelation  l'aura  peu  permettre 
en  chacune» 

ûàààààk'k'àààÈàÈààà 

DE   L'HOMME   ET  DS^ 

fcs  principales  facultés^ 

CEux  qui  traittent  de  la  Morale 
dans  les  Efcoles,  ont  accouftumé 
d'iinirer  Ariftcte  aux  liures  qu'il  en 

B 


l^  La   Mo  RALE 

a  écrits  à  fon  fils  Nicomâchus  ^  &:  <îé 
commencer  par  la  confideration  de 
la  félicite  de  riiomme5&:  de  la  derniè- 
re fin  defes  actions.  Car  ils  difent  qu6 
c*eft  la  méthode  qu  il  faut  fuiure  en 
expliquant  les  difciplines  pratiques 
&qui  fe  reduifent  à  Tadion,  au  lieu 
que  dans  celles  que  Ton  appelle  con- 
templatiues  ,   dans  lefquelles  on   fe 
contente  de  la  connoiflance  de  fon 
obieû  y  on  fuit  vne  traditiue  contrai- 
re y  en  commençant  par  les  principes 
les  premiers  Se  les  plus  fimples  de  la 
fcience  ,  Comme  on  entame  la  Géo- 
métrie par  la  définition  dVne  ligne^ 
d'vnefuperficie^&id'vn  corps.  Qupy 
que  le  defleinqueic  me  fuis  propofé 
ne  m'oblige  pas  à  garder  inuiolable* 
ment  tous  les  préceptes  de  Tart,  &  que 
pourueu  que  ie  reuilîlTe  à  donner  ceux 
qui  font  :capables  de  former  vn  par- 
faitement homme  de  bien,  il  ne  m'im- 
porte pas  de  manquer  à  cette  fcru- 
puleufè  exad'itude  à  laquelle  s'affujet- 
tiflent  ceux  qui  veulent  pafTer  pour 
fçauans  ,  ie  fuiurois  pourtant  cette 
reigle  ,  parce  que  ie  la  trouue  raifon-  -- 


Chrestienne^  I.  .Part.'  x^ 
îiable  ,  fi  ie  n  eftimois  neceflaire  de 
dire  auparauant  quelque  chofe  de  la 
ïiâture  de  rhomme  &:  de  fes  princi- 
pales facultés.  Mais  daucant  qu'il 
femble  que  Tliomme  nous  dcuroit 
cftre  mieux  connu  que  non  pas  les 
autres  chofes  ,  parce  que  nous  fom- 
mes  intimes  à  nous  mefmes  ,  au  lieu 
que  les  autres  objets  font  hors  de 
nous ,  &:que  d'ailleurs  la  connoiffan- 
cedenoftreeftre&des  principes  d'oil 
procèdent  nos  aftions  ,  peut  beau-- 
coup  contribuer  à  l'intelligence  delà 
principale  &c  dernière  fin  que  nous 
deuons  nous  y  propofer  ,  ie  penfe 
guonne  peut  trouuer  mauuais  queie 
faife  de  cette  confideration  vne  e{pe- 
ce  d'introduûion  à  la  Morale. 

le  ne  m'arrefteray  pas  à  dire  que 
rhomme  a  l'eftre  commun  auec  tou- 
tes chofes  ^  &la  vie  vegetatiue  pa- 
reillem.ent  commune  aucc  les  plan- 
tes y  comme  les  fens  intérieurs  6c  ex- 
térieurs auec  les  autres  animaux  ;  êc 
ne  difcourray  point  icy  des  facul- 
tés de  l'ame  entant  que  c'eft  par  elle 
que  le?  homm.es  fe  neurriffcnc  ,  ^ 

B   1 


20  LA  Morale 

qu'ils  croiffent  iufques  à  la  perfeftioit 
de  la  ftature  que  la  nature  leur  a  or- 
donnée 5  àc  qu'ils  font  capables  de 
produire  leurs  femblables  par  la  ge- 
jieration.  le  ne  diray  rien  de  la  nature 
des  obieûs  qui  font  deftinés  à  (es  fens, 
ny  de  la  façon  de  leur  opération,  ny 
généralement  de  tout  ce  qui  touche 
la  Pliyfique  ,  &  non  la  dodrine  des 
mœurs  :  parce  que  fi  dans  toute» 
ces  cliofes  il  y  en  a  quelcunc  qui 
puiffe  feruir  à  mon  deffein  ,  la  con- 
noiflance  générale  que  tous  les  hom- 
mes en  ont  ,  mefmes  fans  auoir  mis 
le  pied  dans  l'Ecole  dAriftote,  pour- 
ra fuffire  à  chacun  pour  luy  faire  com- 
prendre mes  intentions.  D'entre  les 
facultés  que  l'homme  a  communes 
auec  les  beftes ,  l'appétit  qu'on  ap- 
pelle fenfîtif  eft  prefque  le  feul  qu'il 
eft  neceffaire  d'expliquer  en  cette 
matière,  dautant  qu'vne  bonne  par-^ 
tie  de  la  Morale  eft  employée  à  le 
gouuerner  &  à  le  contenir  dans  le 
deuoir.  Neantmoins  parce  que  cet 
appétit  refpond  à  deux  fortes  de 
Puilfances,  dont  l'vne  eft  la  fantaifie^ 


GhrestiënneT    I.    Part:     zï 
'qai  l'excite  dans  l'homme  à  peu  prés 
de  la  mefme  forte  qu'elle  fait  dans  les 
animaux  ;  l'autre  eft  ce  qu'on  appelle 
l'entendement ,  qui  le  doit  régir  en 
mous  d'vne  façon  çonuenable  à  la  con- 
dition de  l'homme;  &:  que  c'eft  en  cet 
cgard  qu'il  çft  la  matière  de  la  contem- 
plation du  Philofophe  Moral  5  ie  re- 
mettray  à  en  parler  lors  que  i'auray  à 
expliquer  quelle  puifTance  la  Raifon 
peut  auoir  fur  luy ,  &  coiiiment  il  eft 
dans    fa  dépendance.     le  confiderc 
donc  icy   l'homme  entant  qu'il  eft 
doiié  d'intelligence  &  de  raifon  ;  ce 
qui  le  met  fi  haut  au  deflus  de  la  con- 
dition  de  tous  les  autres  animaux , 
qu'il  l'approche  de  celle  des  plus  fu- 
blimes  intelligences.   En  efFeâ^  bien 
que  ces  intelligences  foyent  feparées 
de  la  matière  ,  ^  que  n  eftans  point 
obligées  comme  nous  à  fe  feruir  d'or- 
ganes corporels  pour  la  contempla- 
tion d-ç  leurs   obieds  ,  l'application 
qu'elles  y  font   de  leurs  facultés  eft 
fans  doute  plus  forte  ,  plus  efficace, 
&  plus  fruaueufe,  fi  eft-cc  qu'en  ce 
qui  eft  de  la  pieté  nous  auons  meft 

B    ? 


t~i.  ÎA     MORALB 

rnes  chôfes  à  confiderer  ,  &  à  peii 
prés  mefmes  reflexions  à  y  faire.  Ec 
pour  ce  qui  eft  de  l'exercice  des  ver- 
tus morales  ,  à  la  vérité  les  obieds  Se 
les  motifs  que  nous  en  auons  ,  font 
diuers  ,  &:  par  confequent  nos  vertus 
&  les  leurs  font  auflî  d'vne  efpece 
en  quelque  forte  différente.  Neant- 
moins ,  puis  qu'en  noftre  nature  nous 
femmes  capables  des  vertus  qui  luy 
conuiennent ,  comme  les  intelligen- 
ces feparées  de  la  matière  font  capa- 
bles de  leurs  vertus  en  la  leur  ,  c'eft 
vn  argument  indubitable  que  nous 
approchons  bien  fort  de  leur  condi- 
tion 5  ôc  que  nos  facultés  font  fembla- 
bles.  Car  dans  les  autres  animaux, 
les  chofes  que  nous  appelions  d'ordi- 
naire de  ce  nom  de  fantaifie  &  d'efti- 
mation  ,  non  feulement  ne  s'éleuent 
îamais  iufques  là  que  de  connoiftre 
nettement  les  règles  de  la  vraye  vertu 
afin  d'en  polfeder  le  corps, mais  mef- 
mes elles  ne  donnent  en  leurs  opéra- 
tions aucune  iufte  occafion  de  foup- 
çonner  qu'elles  en  appercoiuent  vne 
ombre.     Car  pour  ne  rien  dire  de  la 


CHJR^ESTIEîIltE.  h  Part?  ij 
Diuinité ,  dont  les  beftes  n*ont  iamais 
eu  la  moindre  notion  ,  il  n'y  a  que 
rhomme  feul  entre  les  créatures  cor- 
porelles 5  qui  remarque  la  difFerence 
que  la  Nature  a  mife  entre  le  vice  & 
la  vertu ,  ny  qui  donne  aucune  mo- 
dération à  fes  appétits  pour  auoir  eu 
quelque  lumière  de  la  difformité  de 
l'vn,  8c  de  l'excellence  de  TautrcQuc 
fi  les  beftes  font  quelquefois  paroiftre 
quelque  retenue  dans  leurs  pafïîons, 
cela  vient  ou  de  la  laflîtude,  ou  de  la 
fatieté ,  ou  de  la  crainte  du  foiiet  ôc 
des  autres  chaftimens  ,  &  non  de  ces 
nobles  &  releuées  confiderations  que 
la  raifon  fournit  aux  hommes. 

Partant ,  afin  de  commencer  par  là 
l'examen  des  puilTances  de  l'ame  de 
l'iiomme^fi  vous  les  confiderés  vn  peu 
attentiuement  vous  trouuerés  qu'il  y 
en  a  de  deux  fortes  :  car  les  vnes  font 
d'elles  mefmes  participantes  de  la  rai- 
fon, &  les  autres  en  font  dépourueuës. 
Celles  qui  en  font  d'elles  mefmes  par- 
ticipantes ,  font  l'Entendement  ,  où 
proprement  elle  à  fon  fiege,  ôc  où  elle 
exerce  fes  fondipns  -,  U  la  volonté;^ 

B    4 


54  :  .  /lï^  Morale 
qui  quant  à  elle  ne  raifonne  pas,  mal? 
qui  pource  qu  elle  dépend  abfolu- 
ment  de  Fintelieft^eft  ordinairement 
appellée  du  nom  d'appétit  raifonna- 
ble.  le  dis  qu  elle  dépend  abfolument 
de  rintelle£t,  non  pas  feulement  par- 
ce qu'en  fcs  opérations  elle  fuit  tou- 
jours le  mouuement  de  la  Raifon, 
mais  encore  parce  qu'en  quelque  fa- 
çon elle  luy  doit  la  prodviâion  de  fon 
.eftre.  Car  outre  qu'il  n'eft  point 
d'Entendement  qui  ne  foit  accom- 
pagné de  volonté  ,  ce  qui  monftrc 
aflés  qu€  ces  deux  facultés  font  infe- 
parables ,  vous  ne  faunes  voirs^iîgurer 
aucune  intelligence  toute  pure  &  fans 
Appetit.laquelle  vacque  tant  foit  peu 
de  temps  à  la  contemplation  d'vn  ob- 
ie£t  digne  d'amour  ôc  de  vénération, 
comme  eft  la  Diuinité ,  qui  d'elle  mef- 
me  ne  s'enflame  incontineot  de  quel- 
que ardeur  de  diledion  enuers  luy ,  6c 
qui  ne  s'eftende  tant  qu'elle  pourra 
poiu'  fe  l'vnir  &:  pour  s'y  ioindre. 
Tellement  que  comme  dans  la  natu^ 
re  des  corps  toute  vraye  lumière  eft 
accompagnée  de  quelque  chalevir^ou 


Chrestienne;    L    Part^     ïy 
bien  au  moins  elle  en  produit  là  où 
{es  rayons  s'vniflent  &:  fe  renforcent; 
dans  le  monde  intelligible  des  efprits 
tout  entendement  efl   accompagné 
de  quelque  amour ,  ou  s'il  n'en  auoit 
pas  efté  doiié  dans  la  première  origine 
de  fa  création,  il  en  produiroit  de  foy 
mefme  lors  qu'il  viendroit  à  s'appli- 
quer attentiuement  à  la  contempla* 
tion  des  chofes  aimables.    Et  c'eft  ce 
qui  a  fait  douter  à  quelques  grands 
Philofophes ,  fi  ce  font  deux  facultés 
de  nos  âmes,  ou  fi  ce  n'eft  qu'vne  puif- 
fance  feulement ,  qui  exerce  diuerfes 
opérations  félon  la  diuerfité  de  la  na- 
ture ôc  des  qualités  des  obiets  fur  lef- 
quels  elle  fe  déployé.     Parce  qu'il  fe 
peut  faire  ,  difent  ils ,  que  lors  qu'il 
n'eft  queftion  finon  de  iuger  de  la 
nature  ÔC  des  qualités  des  chofes,  vnc 
mefme  faculté  s'appelle  de  ce  nom 
de  Raifon  ou  d'Intelled,  qui  fe  nom- 
mera Volonté  ou  Appétit,  lors  qu'elle 
s'en  voudra  faifir ,  &  s'en  mettre  en 
iouïflance.    A  peu  prés  com^me  c'eft 
vne  mefme  main  qui  connoift  le  froid 
&  le  chaud  dans  les  corps  qui  luy  font 


ïf  Îa  Morale 

offerts  à  toucher  ,  &:  qui  reçoit  ou 
f  eiettc  ceux  dont  les  qualités  luy  font 
ou  déplaifantes  oni  agréables.     Il  eft 
pourtant  vray  que  dans  toutes  les  au- 
tres chofes  nous  iugeons  volontiers 
de  la  différence  des   facultés  par  la 
diuerfîté  des  opérations.    Et  dans  la 
mainmefmej  bien  que  ce  ne  foit  qu*vn 
jnefme  fuiet  qui  iug^  des  qualités  des 
corps  par  le  toucher  ,  &:  qui  les  em* 
poigne  ou  qui  les  reiette ,  il  n'y  a  per- 
îbnne  qui  ne  recognoiffe  qu*il  y  re- 
fide  deux puiffan ces.  Autre  fans  dou- 
te eft  celle  du  fentiment,  par  laquelle 
BOUS  difcernons  le  froid  5c  le  chaud, 
6c  autre  celle  qui  produit  le  'mouue- 
ment  par  lequel  la  main  s'eftend  ou  fe 
ferr'e.     Ce  fera  donc  bien  vne  mef- 
fne  amc  qui  iugera  de  fes  obiets  par 
Tintelligence ,  6c  qui  les  appetera  pat* 
la  volonté  :  mais  l'intelligence  de  la 
volonté  feront  deux  facultés  pour- 
tant,  par  Tentremife  defquelles  Pâme 
produira  ces  deux  opérations  diftin- 
ttes.  Et  véritablement  il  femble  qu'en 
cela  Dieu  6c  la  Nature  ayent  voulu 
îrionftrer  leur  richeffe  6c  leur  abon- 


Cmrestienne"  t.  pARfr  27 
flânce ,  qu'au  lieu  que  les  hommes 
font  bien  fouuent  obligés  de  faire 
feruir  vne  mefme  chofe  à  diueis  vfa- 
ges,  comme  Ariftote  dit  de  quelques 
vns  j  qu'ils  fe  femoient  dVne  mefme 
épée  à  la  guerre  Se  aux  facrifices  ,  la 
Nature  employé  touiours  vne  feule 
chofe  à  chaque  fon£bion  ,  afin  qu'elle 
la  face  d'autant  plus  alaigrement ,  Se 
que  diuerfes  adions  ne  s'embaralfent 
point  les  vnes  les  autres.  Elle  en  a 
ainfi  particulièrement  vfé  dans  la 
conftmaion  des  animaux ,  Se  nom- 
mcment  en  ce  qu'elle  leur  a  donné 
d'aucunement  correfpondant  à  ce  qui 
s'appelle  Entendement  &:  Volonté  en 
l'homme.  Car  c'eft  dans  la  fantaific 
qu'ils  reçoiuent  les  images  des  chofes 
qui  font  expofées  au  iugement  de 
leurs  fens  :  &  c'eft  par  l'appétit  fenfitif, 
comme  par  vne  autre  puiffanCe,  qu'ils 
S'en  approchent  ou  qu'ils  s'en  recu- 
lent ,  qu'ils  les  recherchent  ou  qu'ils 
les  reiettent,  félon  qu'ils  les  trouuent 
propres  ou  nuifibles  à  leur  conferua- 
tion.  Car  quant  à  ce  qu'on  dit  qu'il 
;efl  malaifé  de  comprendre  quelle  fu* 


£«  ÏA    Morale 

bordinâtion  il  y  peut  auoir  entre  l'en* 
tendement  de  la  volonté  ,  pour  faire 
que  I*  vne  dépende  de  Tautre,  6c  qu  elle 
reçoiuc  fcs  mouuemcns  ,  Taduouc 
que  c^ft  vne  chofe  qu'il  ne  nous  eft 
pas  fort  aifé  de  bien  expliquer.  Parce 
que  fi  la  Volonté  eft  vn  appétit  rai^ 
fonnable  ,  comme  tout  le  monde  Iç 
dit,  il  faut  qu  il  fe  meuue  par  la  raifon. 
Or  la  raifon  ne  peut  agir  fur  cet  ap- 
pétit finon  dVne  feule  façon  qui  con- 
nient  à  fa  nature  :  à  fçauoir  par  la 
^leprcfentation  des  motifs  que  les  cho- 
fes  mefmes  luy  prefentent  de  les  iu- 
ger  bonnes  ou  mauuaifes ,  à  recher- 
cher ou  à  fuir.  Comment  donc  eft 
ce  que  Tappetit ,  qui  de  foy  mefme 
n'eft  point  vne  faculté  connoiffantc 
^y  intelligente  ,  fera  capable  de  re- 
ceuoir  l'imprellion  de  ces  motifs?Mais 
û  la  difficulté  qu'on  rencontre  en 
Texplication  delà  manière  d'vne  cho- 
fe 5  eft  vne  fuffifante  caufe  dç  la  re- 
buter 5  à  peine  y-a-t-il  aucune  vérité 
qu'on  puifle  iuger  receuable.  Quel- 
que fùbordination  que  la  nature  ait 
eftablie  entre  les  caufes  de  cette  forte, 


mil  eft-ce  qui  a  iamais  bien  compris 
quel  eft  leur  attachement ,  &  la  bou- 
cle ou  le  reflbrt  par   laquelle  Tvne 
donne  l'impulfion  ,  ou  fait  fentir  la 
vertu  de  fon  attradion  à  l'autre?  Sçait- 
on  comment  le  premier  mobile  em- 
porte auec  foy  les  fpheres  d'embas  ? 
Auons  nous  iufqu  icy^  bien  entendu 
comment  Cette  volonté  dont  nous  par- 
lons ,   commande  à  la  faculté  qu'on 
nomme  Locûmome ,  &  agiteles  efprits 
animaux  en  nous,  pour  donner  à  nos 
membres  le  branle  ^  le  mouuement  > 
Sçait-on  bien  l'anfe  par  laquelle  elle 
prend  l'appétit  fenfitif  ,  pour  le  me- 
ner où  il  plaift  à  l'entendement  ?  Eu 
vn  mot  ,  dans  cette  merueilleufe  ma- 
chine de  l'homme,  a-t-on  bien  apper-- 
ceu  comment  les  roues  dont  nos  alli- 
ons dépendent  ,  font  infercés  de  en- 
dentées  les  vues  dans  les  autres  ,  pour 
faire  que  les  inférieures  fuiuent  les  in- 
clinations de  celles  qui  font  plus  haut? 
Certainement,  comme  l'ay  dit.la  fan- 
taiiie  &  Tappecit  fenfitif ,  ont  autant 
de  rapport  auec  nos  facultés  raifon- 
nables  ,  que  des  chofes  qui  .font  mfe- 


^  E A    Morale 

parablement  alliées  auec  la  matîefës 
en  peuuent  auoir  auec  celles  qui 
parce  qu'elles  font  fpirimelles  ,  peu- 
uent fubfiftei  fans  le  corps.  Et  corn- 
nie  la  Volonté  efl:  raifonnable  dau-» 
tant  qu'elle  ne  fe  meut  que  par  llnu- 
pulfion  de  la  raifon ,  cet  appétit  n'efl: 
appelle  fenfîtif  finon  dautant  qu'il  ne 
s'excite  que  par  les  images  des  obiets 
qui  fe  recoiuent  dans  les  fens  inté- 
rieurs. Or  n'eft  il  gueres  plus  diffici- 
le de  comprendre  comment  les  efpe-» 
ces  intellectuelles  des  chofes  paffent 
de  l'entendement  dans  la  volonté 
pour  la  mouuoir,  que  de  fçauoir  com- 
ment les  reprefentations  des  obiets 
fenfibles  Se  corporels  coulent  de  la 
Fantaifie  dans  Tappetit  fenfîtif,  pour 
luy  en  donner  Tamour  ou  Tauerfion 
qu'elles  y  engendrent.  Mais  il  n'im- 
porte pas  beaucoup  à  la  Morale  que 
ce  foyent  deux  puifTances  diftindes, 
ou  bien  vne  feulement  :  tant  y  a  que 
l'efFed  de  ce  que  nous  appelions  Vo- 
ionté^eft  d'embraffer  ce  que  nous  iu- 
geons  eftre  bon  ^  Se  de  reietter  ce  qud 
nous  croyons  eftre  mauuais,  Se  d'eftr^ 


Chrestienne^  Î.  Part"."  jî 
au  deffous  de  T Entendement  la  mai-» 
ftrefle  roue  de  toutes  les  aftions  quô 
nous  faifons  entant  qu'hommes. 

Quant  aux  puifTan  ces  de  nos  âmes 
qui  d'elles  mefimes  ne  font  pas  doiieés 
de  raifon  ,  elles  font  de  deux  fortes. 
Car  il  y  en  a  quelques  vues  qui  non 
feulement  n'ont  point  d'intelligence 
en  elles  mefmes,  mais  encore  fur  qui 
l'intelligence  n'a  point  de  pouuoir  : 
&  telle  eft  la  faculté  vitale,  qui  fe  ma- 
îiifefte  au  mouuement  du  cœur  j  ôz  la 
nutritiue  ,  qui  fe  déployé  principale- 
ment au  foye  :  &:  celles  qui  leur  peu-- 
uent  eftre  femblables.      Car  noftre 
entendement  a  fi  peu  d'autorité  fur 
ces  facultés  ^  que  la  vitale  n'agit  pas 
moins  au  cœur  encore  que  nous  n'y 
penfions  pas  ;  3c  la  nutritiue   n'agit 
point  il  bien  qu'à  Tlieure  que  nous 
dormons ,  qui  eft  vn  temps  auquel  les 
fondtions    de  la  raifon  cefTcnt.     La 
confideration  donc  de  ces  facultés  ne 
touche  en  rien  du  tout  à  la  Morale, 
C'eft  proprement  à  la  Phyfiquc  qu'el- 
le appartient,  &:  s'il  y  arriue  quelque 
defordre  oti  quelque  incommoditC3 


fi  ï  A    Morale 

les  Médecins  y  doiuent  'remédier  ,  8ô 
non  les  Théologiens,  ou  les  lurifcon-* 
fuites  Se  les  Philofophes.  Mais  il  y 
€n  a  d'autres  fur  lefquelles  l'expérien- 
ce monftre  que  Tentendement  a  de 
la  domination  pour  les  reigler  5c  mo- 
dérer 3  comme  il  le  iuge  neceffaire. 
Tellement  qu'au  moins  font  elles  rai- 
fonnables  iufques  à  ce  point ,  que  la 
Nature  les  a  rendues  capables  d'obeïr 
à  Tempire  de  la  Raifôn ,  pourucu  que 
quant  a  elle  elle  fe  férue  bien  de  fes 
auantages.  Dans  le  langage  de  l'E- 
cole on  les  appelle  ordinairement  /V- 
rafcihle  &c  la  Concupfcihle ^  par  ce  qu'il 
n'v  a  aucune  des  émotions  qui  naiflent 
dans  cette  partie  de  nos  âmes  ,  que 
Ton  ne  croye  fe  pôuuoir  rapporter, 
foit  à  la  Colère  par  laquelle  nous  nous 
émouuons  contre  ce  que  nous  iugeons 
cftre  mal  ;  foit  à  la  Conuoitifc  par  la- 
quelle nous  nous  portons  à  la  recher- 
che du  bien  que  nous  trouuons  fou- 
haittable.  Ceux  qui  ne  veulent  pas 
que  Fentendement  bc  la  volonté  fa- 
cent  deux  facultés  différentes ,  au- 
roient  autant  ou  plus  djC  fujct  de  méf- 
ier ces 


Chrestienne7    I.    Part.      55-^ 
ïcr  ces  deux  parties  de  Tappetit  feniî- 
tif  en  vne.     Car  fi  vne  meime  puif- 
fance  de  la  Raifort  peut  auoir  deux 
difFerens   noms  félon  fes    deux    di- 
uerfes    opérations  ,   de   iuger    de  la 
qualité  de  fe^  obiers  ,  ôc  de  les  fuir 
ou  defirer,  fuiuant  la  fentence  qu'elle 
mefme  en  a  prononcée  ;  vn  mefme 
appétit  fenfitif  en  pourra  bien  auoir 
deux  pareillement ,  félon  qu'il  fe  por- 
tera vers  des  biens  dont  il  peut  iouïr 
fans  difficulté  ,  ou  que  pour  paruenir 
à  la    iouiflance    de  ce  qu'il  appete 
comme  bien ,  &:  pour  euiter  la  fouf- 
france   d'vn    mal  qui  luy    cauferoit 
de  la  douleur  ,  il  fe  roidit  pour  fur- 
monter  les  difficultés  ôc  les  empef- 
chemens  qui  s'y  prefentent  à  com.- 
battre.  Et  ie  voy  quelques  nouueaux 
Pliilofophes  qui  pour  ne  fuiure  pas 
le  chemin  battu  ,  difcourent   autre- 
ment de  la  nature  deîappetit  fcniitif, 
ôc  donnent  &  vn  autre  eitrc  ,  ^  vn 
autre  ordre  à  nos  paffions  ,  que  ce- 
luy  qui  leur  a  efté  attribué  par  les 
Anciens ,  &:  qui  s'écartent  icy  ,  com« 
îue  prefque  par  tout  ailleurs  ^  des  fen- 

C 


34  La     MoR  A  LE 

timcns  de  Platon  6c  d'Ariftote.  Ce 
n  eft  pas  mon  intention  d'examiner 
icy  s'ils  ont  raifon  ,  &:  quelques  cho- 
fes  qu'ils  ayent  ingenieufement  inuen- 
tées  des  caufes  de  nos  paflîons ,  quel- 
que ordre  qu'ils  fuiuent  en  leur  diftri- 
bution  5  cela  ne  contribuant  du  tout 
rien  à  rendre  vn  homme  plus  homme 
de  bien  ny  plus  vertueux,  ne  regarde 
ny  prés  ny  loin  le  deffein  de  ma  Mo- 
rale. Au  fonds  5  quand  on  aura  bien 
tovit  épluché,  ie  croy  qu'il  ne  fe  trou- 
liera  point  de  plus  entière  ny  plus 
commode  partition  de  nos  appétits, 
que  celle  qu'on  a  iufqu'icy  fuiuie 
dans  les  Ecoles ,  quoy  que  ie  penfe 
qu'on  les  pourroit  bien  vn  peu  plus 
commodément  &c  moins  barbaremenc 
nomeren  praçois.Car  la  partie  Irafcihle 
fe  pourroit  plus  raifonnablement  ap- 
pellera Courageufey  parce  qu'il  y  a  des 
occafîos  où  elle  fe  déployé  fans  colère, 
&L  où  proprement  le  courage  a  lieu  : 
comme  quand  il  faut  luit  ter  auec  re- 
folution  contre  l'effort  delà  tempefte, 
contre  laquelle  pourtant  noftre  colère 
ne  s'émeut,  point.  Et  la  Çoncu^ifcibU 


CHkEStiENNÉ.  i.  Part.  jj' 
fe  pourroit  appeller  la  Conuoiteufe ,  par- 
ce que  conuoiteux  eft  vn  mot  Fran- 
çois ,  qui  reprefente  fort  bien  la  na- 
ture de  cet  appétit.  Neantmoins,  ces 
mots  barbares  eftans  vfités  ^  ie  ne  fe- 
ray  pas  difficulté  ,  où  les  occafions 
s'en  prefenterdnt  ,  de  me  feruir  indif- 
féremment des  vus  &:  des  autres. 

Ces  deux  parties  de  Tappctit  fen- 
fitif  5  qui  comprennent  fous  elles  tout 
ce  qui  regarde  nos  paflîons,  font  donc 
irraifonnables  d'elles  mefmes  ,  com- 
me il  fe  void  dans  les  beftes  ,  en  qui 
elles  fe  trouuent  auffi  bien  qu'en  nous: 
mais  neantmoins  en  l'homme  elles 
font  capables  de  s'affuiettir  à  la  rai- 
fon  ,  quand  elle  y  veut  vfer  de  l'au- 
torité que  la  nature  luy  a  donnée.  Car 
fi  elles  s'emportent  trop  ,  elle  les  peut 
reprimer  ;  (î  elles  font  trop  langui f- 
fantes  ,  elle  les  peut  exciter  :  fi  elles 
s'attacheht  trop  à  vn  obied  ,  elle  les 
en  peut  diuertir ,  &  les  y  ramener 
quand  il  en  eft  temps  j  fi  elles  en  em- 
braffent  quelcun  dont  elles  fe  doiuent 
abfolument  abftenir  ,  elle  les  en  peut 
détourner ,  ou  pour  les  contenir  fans 

C    z 


^  '  E A  Morale,' 

émotion,  ou  pour  les  porter  fur  quel- 
que autre  cllofe.    Ariilote  reprefente 
l'autorité  de  la  raifon  fur  cette  forte 
d'appétits  5  par  la  comparaifon  de  cel- 
le dont  vn  père  vfe  enuers   fcs  petits 
enfans.    En  leur  bas  âge  ils    ne  fça- 
uent  pas  eux  mefmes  iuger  de  leurs 
propres  actions ,  &  la  Colère  ,  Se  la 
Conuoitife  font  les  deux  reflbrts  dont 
procèdent    tous    leurs    mouuemens. 
Neantmoins  ils  les  retiennent  Se  les 
gouuernent  félon  qu'ils  voyent  que 
leur  père  le  veut  ,  &  la  déférence 
qu'ils  ont  pour  fon  autorité,  fait  que 
fa  Raifon ,  qui  eft  au  dehors  d'eux, 
tnanie  leurs  petites  paflions  à  peu  prés 
comme  fi  elle  leur  eftoit  intime.    Et 
bien  que  robelfl'ance  qu'vn  clieual 
rend  à  l'écuyer  qui  le  monte,  ait  quel- 
que   chofe  de   difiemblable   d'auec 
celle  que  l'Irafcible  &:  la  Concupif- 
cible  rendent  à  la  Raifon  en  nous, 
parce  qu'il  n'y  a  quafi  que  le  chafti- 
ment  qui  le  reduife5au  lieu  qu'en  vne 
ame  bien  compofée  ,  le  feul  clin  de 
l'œil  de  l'entendement,  s'il  faut  ainfi 
dire  ,  &:  le  feui  mouuement  de  Ja  Vo- 


Chrestiennb    I.    Part^      37 
îonté  5  reigle  &:  modère  leurs  émo- 
tions 5  fi  ne  laiiTe-t-elle  pas  d'en  re- 
prefenter  en  quelque  forte  limage. 
Car  encore  que  le  clieual  n'ait  point 
de  raifon  ^  il  conduit     pourtant  fes 
mouuemens  comme  sil  entendoit  rai- 
fon 5  de  l'entendement  de  Técuyer 
s'adiufte  tellement  auec  le  prochain 
principe  des  actions  du  cheual ,  que 
vous  diriés   qu'ils  font  foufordonnés 
l'vn  a  l'autre   d'vne  correfpondance 
naturelle.      Or  fi  cela  fe  peut  entre 
l'homme  Se  le  cheual ,  qui  non  feu- 
lement font  deux  indiuidus  differens, 
mais  deux  chofes  d'efpece  entière- 
ment diifemblable  ,  combien  mieux 
s'accorderont    ces    deux    puiflances 
dans  vn  feul  Se  mefme  fu  jet^oii  la  Na- 
ture a  conioint  ces  deux  efpeces  en 
vne  ?  Et  plus   nous  nous  figurerons 
que  l'homme  eft  parfaitement  bien 
conftitué  ,  comme  il  eftoit  en  Teilat 
de  fa  première  creation^plus  aifément 
conceurons  nous  la  iufteile  de  cette 
fubordination.     Car  comme  dans  la 
Phyfique  les  corps  les  mieux  compo- 
fés    font  ceux    où  les  elemens  font: 

fi 


3?  I  A     M  O  R  A  I  E 

meflés  fi-  iuftement ,  de  leurs  qualité^ 
fi  parfaitement  bien  contemperées  ^ 
qu'où  bien  elles  ne  fe  combattent  du 
tout  point  5  ou  bien  au  moins  leur 
contrariété  ne  produit  aucun  effeft 
confiderable  ny  fenlible  ;  au  lieu  que 
leur  contraftcjS'il  eft  tant  foit  peu  ma- 
nifefte,  eft  ou  la  caufe  de  leur  corrup- 
tion ,  ou  la  marque  qu'elle  eft  desja 
commencée  :  Ainli  dans  la  Morale  les 
âmes  les  mieux  difpol^es  font  celles: 
où  ces  facultés  gardent  le  mieux  le$ 
reigles  de  leur  fubordination  .  au  lieu 
que  le  conflid  de  leurs  opérations  eft 
vne  caufe  de  la  deprauation  de  leur 
fujet ,  ou  vne  preuue  certaine  qu'il 
eft  declieu  de  rmtegrité  de  fon  ori- 
gine. Et  puis  que  nous  confiderons 
icy  rhomme  en  fon  mtegrité  ,  il  faut 
que  nous  le  nous  figurions  fi  exafte- 
ment  bien  compofé,  &  les  facultés  ir- 
raifonnables  de  fon  ame  fi  foûmifes  à 
fa  Raifon  ,  que  fans  aucune  conteftar 
tion  elles  dépendent  de  fon  empire. 

le  ne  veux  point  icy  m'amufer  à 
techerclier,  comme  l'on  fait  ordinal-^ 
rement  dans  l£s  EfcoleS;  fi  cet  empire 


Chrestienne?    I.    Part?      59 
^c  la  Raifon  fur  les  appétits  ^  eft  ou 
defpotique  ,  ainfi  qu'on  parle  ,  c'eft 
à  dire  tel  qu'vn  maiftre  l'a  fur  fes  ef- 
claues  ;  ou  politique  ^  c'eft  à  dire  ,  tel 
qu'vn  bon  Roy  l'exerce  fur  fes  fujets. 
Ceux  qui  pour  monftrer  que  c'eft  va 
empire  defpotique  ^  fe  fondent    fur 
cette  allégation  ,  que  comme  le  valet 
n'vfe  nullement  de  fa  raifon  enTobeif- 
fance  qu'il  rend  à  fon  maiftre  ,  mais 
s'y  porte  Amplement  comme  fi  c'eftoic 
vn  inftrument  que  le  m.aiftre  manie 
à  fa  volonté  ,  femblent  tomber  dans 
vn  inconuenient    fort  confiderable. 
Car  il  y  a  cette  différence  entre  ces 
cliofes  5  que  fi  les  efclaues  ou  les  in- 
ftrumens  refiftent  à  la  volonté  de  ce- 
luy  qui  leur  commande  ou  qui  les 
manie  ,  il  ne  les  ramené  pas  à  leurs 
fondions  autrement  que  par  vne  con- 
trainte phyfique  ,  comme  on  parle , 
c'eft  à  dire  ,  par  l'application  d'vne 
force  qui  les  emporte  ,  &  à  laquelle 
leur  reîiftance  n'a  point  de  propor- 
tion. Ou  fi  le  maiftre,  &  celui  qui  les 
manie  ,  ne  les  peut  ramener  à  leurs 
fiondions .,  ce  n'eft  pas  que  la  raifon 

C     4. 


40  XA     Mo  RALE. 

luy  manque  quantàluy  ,  mais  c'efk 
qu'il  n'a  pas  dans  le  bras  ,  &:  dans  les 
autres  aides  efquelles  la  force  confifte , 
ailés  de  vigueur  pour  les  remuer  ,  ou 
pour  les   ranger  à  ce  qu'ordonne  fa 
jaifon.   Au  lieu  qu'en  la  domination 
que  la  Nature  a  donnée  à  l'entende- 
ment fur  les  appétits   ,  l'obeiflance 
vient  de  ce  qu'ils  font  capables  dere- 
ceuoir  rimpreflion  des  raifons  dont  il 
s'eft  luy  mefme  émeu  ,  de  forte  que 
c'cft  fans  fouffrir  aucune  contrainte 
qu'ils  obeiifent.   Et  fi  les  appétits  s'é- 
chappent tV  s'émancipent  hors  de  la 
domination  de  laraifon  ,  cela  ne  vient 
pas  de  ce  qu'ils  ayent  quelque  force 
phyfîque    ;  comme  eft  la  pefanteur 
d'vxie  hache  5  ou  la  vigueur  du  corps 
d'vn  efclaue  ,  auec  laquelle  les  forces 
de  l'entendement  n'ayent  non  plus 
de  proportion.   C'eft  que  l'entende- 
ment mefme  ne  fe  laifîe  pas  perfuader 
comme  il  faut  par  les  raifons  qui  de- 
.uroyent  faire  impreflîon  fur  la  Con- 
uoitife  ou  fur  la  Colère.  S'il  en  auoic 
apperceu    la  vérité  bien  clairement , 
s'il  les  cmbrafloit  étroitement  comme 


ChrestienneT     I.    Part?     41 
il  doit  5  s'il  les  retenoit  auec  conftan- 
ce  5  il  n'y  a  point  d'inclination  dans 
les  appétits  ,  qu'il  ne  tournaft   fans 
difficulté   du  cofté  où  il  fe  porte  luy 
mefme.    Il  eft  vray  qu'Ariftote  ac- 
comparc  l'effort  que  fait  la  raifon  d'vn 
Incontinent  à  modérer  la  paffion  de 
la  partie  Conuoiteufe  de  fon  ame,  à 
celuy  que  fait  vn  paralytique  pour 
mouuoir  les  membres  qu'il  a  perclus. 
Parce  que  comme  le  paralytique  foû- 
leue  bien  peut  eftre  vn  petit  fon  bras 
auec    beaucoup  de  difficulté  ,  mais 
vaincu  qu'il  eft  par  fa  pefanteur  ,  il  le 
laifle  retomber  en  fa  pofture  précé- 
dente ;  ainfi  l'Incontinent  fait  bien 
quelque  effort  fur  fa  paffion,  pour  la 
retenir  dans  le  deuoir  ,  mais  ce  n'cft 
que  pour  vn  peu  de  temps  ,  &c  enco- 
re bien  languiffamment  ,    tellement 
que  tout  auffi  toft  elle  luy  échappe. 
Mais  ce  n'a  pourtant  pas  efté  l'inten- 
tion de  ce  Philofophe  de  comparer 
CCS  deux  chofes  en  tout  &:  par  tout, 
comme  fi  elles  eftoient  entièrement  &: 
abfolument  fèmblables.  Il  a  feulement 
youludire  que  comme  dans  le  paraly- 


41  LA    Morale 

tique  il  n'y  a  pas  aflfés  de  forces  phyfi- 
ques  pour  mouuoir  comme  il  faut  le 
bras  perclus,  dans  Tlncontinent  il  n'y 
a  pas  afl'és  de  vigueur  morale  pour 
contenir  la  paflion  en  fon  deuoir.  Et 
que  comme  il  ne  coule  pas  de  la  telle 
allés  d'efprits  dans  le^  bras  pour  l'irra- 
dier, &:  pour  luy  donner  le  mouue- 
ment ,  il  ne  pafTe  pas  allés  de  raifons, 
ny  affés  fortement  conceuës^de  FEn- 
rendement  dans  Tappetit ,  pour  l'ap- 
pliquer à  fon  obieâ  ou  l'en  diuertir, 
ou  luy  donner  comment  que  ce  foitle 
ply  de  la  pofture  conuenable. 

Ceux  auflî  qui  tafchent  de  prou* 
lier  que  l'empire  de  l'entendement  fur 
les  facultés  inférieures  eft  politique, 
parce  qu'il  paroift  par  expérience  que 
l'obeilTance  ne  s'en  enfuit  pas  toû- 
iours  ;  comme  il  arriue  quelquesfois 
que  les  fujets  apportent  de  la  refiftan- 
ce  à  la  volonté  du  Prince  ,  &:  fe  fou- 
.  îeuent  contre  fon  autorité  -,  n'vfent 
pas  non  plus  en  cela  d'vne  raifon  fort 
pertinente.  Encore  que  les  appétits 
demcuraifent  abfolument  afiuiettis  à 
la  Raifon  ,  fon  autorité  ne  laifleroit 


CHRESxrïKNE.  L  Part.'  4j 
pas  d'eftre  politique  pourtant  ;  com- 
me encore  qu  il  y  euft  toûiours  vne 
parfaitement  bonne  intelligence  en- 
tre le  peuple  &  fon  fouuerain,  le  gou- 
uernement  ne  laifTeroitpas  d'eftre po- 
litique broyai.  Mais  comme  quand 
il  arriue  fedition  en  TEftat,  cela  vient 
ou  de  ce  que  lePrince  n'a  pas  de  bon- 
nes raifons  de  commander  ce  qu'il 
,  commande,  ou  de  ce  que  les  fujets  ne 
comprennent  pas  comme  il  faut  les 
bonnes  raifons  qu'il  en  a ,  ce  qui  mon- 
ftre  qu'il  y  a  du  vice  dans  l'Eftat ,  de 
delà  corruption  dans  fcs parties:  Ainfî 
s'il  arriue  de  la  rébellion  des  appétits 
contre  l'entendement,  cela  vient  ou 
de  ce  que  l'entendement  les  gouuernc 
mal,  ou  de  ce  qu'encore  qu'il  ait  quel- 
que inclination  à  les  bien  gouuerner, 
l'efficace  de  fes  raifons  n  eft  pas  affés 
grande  en  eux  :  ce  qui  monftre  qu'il 
y  a  de  la  foibleffc  dans  l'Intelleâ: ,  ôc 
de  la  corruption  en  l'homme.  Partant 
à  confiderer  l'homme  en  fon  intégri- 
té ,  comme  c'eft  noftre  deifein  icy, 
l'empire  de  fon  entendement  fur  fcs 
appétits  pouuoit    bien   eftre  eftimé 


^4■  laMorale 

pluftoft  politique  qu'autrement^parcé 
qu  il  confîftoit  tout  en  la  perfualion 
&  en  la  force  de  la  raifon  ;  quoy  que 
d'ailleurs  on  le  pouuoit  bien  dire  na- 
turel, parce  qu*il  eftoit  de  Tinftitution 
de  la  Nature.  Et  en  cet  eftat  d'inté- 
grité 5  comme  le  commandement  de 
la  raifon  eftoit  fouuerainement  fage 
&:  régulier,  robeiflancc  des  appétits 
jcftoit  abfolument  infaillible.  Main- 
tenant Tempire  de  l'entendement  n'a. 
pas  changé  de  nature ,  encore  qu'il 
foit  arriué  du  dérèglement  en  nous, 
comme  la  fedition  en  TEftatn'empef- 
che  pas  que  de  droit  la  forme  dugou- 
uernement  ne  fubfifte. 

fONT/NrJTI07<i  DE  LA 

conjtderation  des  principales  fa- 
cultes  de  t homme  j  ^  de 
leurs  opérations. 

LEs   facultés  que  i'ay  nommées 
Raifonnables  ,  confiftent  y  ainfi 
que  i'ay  dit  ,  en  Intelligence  ôc  en 


Chkestienne.  I.  PartT  4J 
Volonté.  Et  quant  à  la  Volonté,  fi 
dans  vne  ame  bien  compofée  les  ap- 
pétits de  rirafcible  &c  delà  Concupif- 
cible  font  aflliiettis  à  la  Raifon,  il  faut 
bien  que  quant  à  elle  fa  dépendance 
en  foit  encore  plus  infaillible  &c  plus 
neceflaire.  Car  ces  Appétits  font 
tellememt  ioints  en  nous  auec  la  rai- 
fon  5  que  de  leur  nature  pourtant  ils 
en  pcuuent  eftre  feparés.  Les  belles 
les  ont  fans  la  Raifon  :  les  Anges  ont 
la  Raifon,  ouTIntelligencc  fans  eux^ 
ôc  quelque  iour  nous  ferons  en  cet 
égard  femblables  aux  Anges.  Au  lieu 
que  y  comme  nous  auons  veu ,  l'on  ne 
peut  conceuoir  d'intelligence  fans  vo- 
lonté 5  non  plus  que  de  volonté  fans 
intelligence.  De  là  vient  qu'encore 
que  dans  la  parfaite  conllitution  de 
l'homme  ,  ces  puiffances  irraifonna- 
Sbles  s'entretiennent  fi  bien  auec  la 
Raifon  ,  qu'elles  fuiuent  fes  mouue- 
mens  fans  aucune  contradiûion  ,  fi 
cft-ce  que  dans  la  corruption  de  laNa 
ture  il  y  arriue  du  dérèglement ,  &C 
qu'elles  fc  reuoltent  trop  fouuent  con^ 
rc  les  parties  fuperieures   de  I*amc. 


I4<^  LA   Morale 

AU  lieu  que  l'entendement  Se  la  volon^ 
té  conferuent  toûiours  entr'eux  vne 
parfaite  correfpondance.  CarfiTEn- 
tendement  eft  en  fou  entier  ,  les 
mouuemens  de  la  volonté  font  régu- 
liers &c  bien  compofés  :  fi  Tentende- 
ment  eft  corrompu  ,  la  volonté  Teft 
pareillement;  &c  de  quelque  cofté  que 
la  Raifon  s'encline  à  bien  ou  à  mal  ^ 
c*eft  auffi  de  ce  cofté  là  que  Tappetit 
raifonnable  fe  détermine.  Ariftote 
a  dit  cela  ,  ce  me  femble  ,  non  feu- 
lement bien  expreffément  ,  mais  en- 
core bien  élégamment  ,  quand  il  a 
prononcé  que  ce  qu  eft  le  nier  ôc  laf- 
fîrmer  à  l'entendement ,  cela  mefmes 
eft  l'appeter  ou  le  fuir  à  la  volonté. 
En  quoy  fon  intention  n'a  pas  efté 
feulement  de  donner  à  entendre  quel- 
les font  les  opérations  qui  font  propres 
à  ces  facultés  ,  à  les  confiderer  preci^ 
fément  en  elles  mefmes,  &:  (ans  auoii: 
aucun  égard  à  leur  fubordination: 
pour  dire  que  comme  rcntcndement 
fe  déployé  fur  fes  obiets,  entant  qu'ils 
font  ou  vrais  ou  faux  ,  &:  qu'il  eft 
ainfi  obligé  ou  4'affirmer  qu'ils  font- 


Chrestienne.^    I.    Part.'     47 
tels  qu'ils  luy  font  reprcfentés^  ou  do 
le  nierj  la  volonté  fe  déployé  fur  les 
fiens  entant  qu'ils  font  bons  ou  mau- 
uais,  &:  quainfi  elleeft  obligée  ou  de 
les  embrafïèr  ou  de  les  fuir,  parce  que 
c'eft  fous  ces  qualités  qu'ils  fe  rappor- 
tent à  elle.    Il  a  voulu  dire  outre  cela 
que  CCS  deux  puiflances  font  alliées 
de  telle  façon  ,  que  quand  vn  mefme 
obied  leur  eft  offert ,  à  IVn  pour  iu- 
ger  de  fcs  qualités,  à  l'autre  pour  le  re- 
ceuoir,  ou  bien  pour  le  reietter  5  fi  l'en- 
tendement affirme  &  prononce  qu'il 
eft  bon ,  la  volonté  le  fuit  &  s'eftend 
de  ce  cofté  là  5  s'il  le  nie,  la  volonté  le 
reiette  &  s'en  recule.    Ce  qu'il  con- 
firme ailleurs  en  enfeignant  que  les 
adions  des  hommes  font  autant  d'ef- 
fets de  la  conclufion  des  fylloo-ifmes 
qu'ils  forment  fur  les  obiets.     Parce 
que  celuy  qui  croit  que  la  promenade 
eft  bonne  à  lafanté  en  telles  &  en  tel- 
les circonftances  ;  ce  qui  eft,  comme 
on  parle ,  la  maieure  de  fon  raifonne- 
ment  :  ôc  qui  outre  cela  void  qu  il  fe 
rencontre  luy  mefme  dans  les  circon- 
ftances dans  lefquelles  la  promenade 


;^^  LaMorale 

eft  bonne  à  la  fanté  ;  ce  qui  cft  la  mi-^ 
neure  de  fon  argument  j  ne  pouuanc 
qu'il  ne  conclue  que  donc  la  prome- 
nade luy  fera  bonne  ,  ne  peut  auflî 
qu  effediuement  il  ne  fe  promené  en 
fuittc  de  cette  conclufiori.  Et  cha- 
cun peut  fentir  cela  par  expérience 
en  foy  mefine ,  s'il  veut  eftre  tant  foit 
peu  attentif  aux  motifs  &:  aux  prin- 
cipes de  fes  aftions.  Car  il  tien  trou- 
uera  pas  vne  à  laquelle  il  ne  foit  por- 
té par  quelque  raifon  ,  dont  il  a  for- 
me fa  refolution  d'agir ,  &:  qui  dans 
fa  confultation  jTa  emporté  fur  les 
autres  cofîderations  qui  Tinduifoyenc 
au  contraire.  Et  celle  mefme  qui 
difoit ,  .^tielle  voyoit  bien  ce  qui  eftoit 
le  mei!l<em ,  &  qti'elle  l'approumity  mais 
qti  elle  fuiuoit  lèpre  pourtant  y  auoit  vne 
raifon  de  le  faire  qui  eftoit  la  plus  for- 
te en  fon  efprit,  à  fçauoir  d'affouuir 
Fappetit  de  fa  vengeance.  Car  il  n'y 
a  point  de  doute  que  hors  le  tranfporc 
de  fa  paflîon  ,  elle  n'enft  iamais  mis 
la  main  à  égorger  {z%  propres  enfans. 
Qupy  que  le  defîr  qu'elle  auoit  de  fc 
yanger  de  fon  mary ,  fuit  étrange  &: 

furieux. 


Chrestîenne.  I.  Part,  4^ 
furieuîC  j  il  n'empefçjioit  pourtant  pas 
fon  entendement  dapperceuoir  eu 
quelque  façon  qu'il  y  auoit  dé  J'hor- 
reur  en  fon  entreprife.  Mais  fur 
l'heure  ne^ntmoins  la  Colère  preqa- 
loit  5  &  le  contentement  qu'elle  penr 
foit  qu'il  y  auoit  à  fe  vanger ,  fut  plus 
fort  en  fa  délibération  ^  que  la  çon- 
noiifancc  qu'elle  auoit  derat^ociréde 
fon  crime.  En  efïe(5t  il  arriue  affés 
fouuent  qu'il  flotte  deux  obieds  en 
noftre  entendement  ,  ou  que  noftre 
entendement  mefme  flotte  alentour 
d'vn  mefme  cbied  ,  ne  fâchant  s'il  le 
doit  embrafler  ou  rejetter  ,  parce  que 
les  confideracions  ou  d'interefl:  pu 
d'honneur  nous  tirent  de  collé  &c 
d'autre.  Et  cependant  la  volonté  de- 
meure en  fufpens  ,  balancée  entre  le 
defir  &  TaueriGon,  de  mefme  que  l'en- 
tendement Teft  entre  l'affirmation  6C 
îa  négation ,  tandis  que  les  raifons  de 
part  &:  d'autre  combattent  encore. 
Mais  au  moment  que  l'entendemeut 
fe  refoût  ,  il  n'y  a  perfonne  qui  ne 
fente  que  fa  volonté  fe  determâne  de 
ce  cofté  là,  &:  qu il  n'eft  pas  poifi-» 

D 


ja  '  1 A  Morale 
blc  qu-ellé  fe  porte  àl'oppofitè  de  ce 
qu'en  fin  TEntendement  a  prononcé 
«ftre  expédient  ou  raifonnable,  Dô 
fait  5  fi  cela  fe  pouuoit  ,  il  arriueroit 
aiiffi  par  mefine  moyen  que  la  volon* 
xc  fe  porteroit  fur  ce  que  l'entende- 
ment iuge  eftre  mauuais  &:  preiudici- 
able  à  l'homme  ,  en  le  confiderant 
conlme  tel  ,  &  foiis  cette  idée  de  pre- 
iudiciable  &:  de  mauuais.  Comme 
•fofélecas  que  l'entendement  confuU 
te  fi  en  telle  &:en  telle  occafîonileft 
plus  expédient  de  viure  que  de  mou^ 
tir  ,  &:  qu'il  iuge  qu'il  eft  beaucoup 
meilleur  de  viure  -,  l'homme  ne  peut 
en  cette  occurrence  fe  déterminer  à 
fe  donner  la  mort ,  finon  en  la  confi- 
derant comme  vn  mal  y  ôc  encore 
comme  vn  tresgrand  mal  ,  puis  qu'il 
-à  luy  mefme  iu^gé  que  la  vie  eft  vn 
très-grand  bien  ,  Se  qu'il  regarde  ces 
deux  chofes  comme  contraires.  Or 
cela  eft  contre  la  nature  de  tout  ap* 
petit  ,  &:  particulièrement  de  la  vo- 
lonté 5  qui  eft  vn  appétit  raifonnable, 
de  defirerle  mal  ^  entant  que  maU 
fout  le  monde  ayant  toûiours  recon^ 


CHREsm.NNEÏ  I.  Part.  ^f 
jDU  que  le  bien  ,  entant  que  bien, 
cft  l'obieft  de  lappctit  ,  &c  le  mal, 
entant  que  mal  ,  celuy  de  Fauer- 
fion  &:  de  la  haine..  Et  ceux  là  mef-^ 
mes  qui  fe:  donnent  volontairement 
la  mort,  portent  tefmoignage  à  la  vé- 
rité de  ce  queie  dis;  parce  qu'ils  ncfe 
la  donnent  point  fmou  pour  éuirer 
vn  plus  grand  mal  ,  en  ^omparaifon 
duquel  la  mort  leur  paroift  vne  cho- 
ie defirable.  Et  delà  meime  il  s'en-- 
fuiuroit  que  les  hommes  fe  pourroy- 
ent  déterminer  aux  actions  les  plus 
importantes  ^  fans  aucir  aucun  mo- 
tif de  leurs  refolutions  ,  &  fans  fa- 
uoireux  mefm.es  le  fuj et  &:  foccafion 
pour  laquelle  ils  s'y  portent.  Car  fi^ 
pour  exem^ple,  vn  homme  quidchbere 
s'il  fe  donnera  la  mort  ou  non ,  trouue 
enfin  parle  iugement  de  ion  enten- 
dement qu'il  doit  viure  ,  &:  que  ne- 
antmoins  il  fe  porte  à  mourir  par  la 
détermination  de  fa  volonté  ,  il  fcn-' 
cira  bien  fans  doute  qu'il  veut  mou- 
rir 5  mais  il  ne  fauroit  rendre  de  rai- 
ion  pourquoy  il  le  veut  ,  puifque  ce 
quis'appclîc  du  nom  de  raifou^  eur 

D      2. 


Ji  1  A     M  Ô  R  A  Lï 

clinoît  fon  entendement  au  contraîteî 
Or  dans  les  chofcs  légères  ,  Se  qui  ne 
requièrent  pas  beaucoup  de  confulta- 
tion  ,  de  dans  les  fubites  &  impreme- 
ditéeSjOÙ  lafurprife  nous  empefche 
de  délibérer ,  nous  pouuons  bien  faire 
quelques  fois  des  adionsdontil  nous 
fetoit   difficile    d'expliquer  le  motif 
bien  diftindement.    Non  que  nous 
n'en  ayons  quelcun;  mais  nous  ne  Ta-» 
uonspas  afTés  bien  enuifagé  pour  pou- 
uoir  décrire  exaftement  fes  qualités  ôC 
fa  nature.  Mais  que  dans  les  occurren- 
ces de  cette  importance  ,  &c  dans  lef-? 
quelles  l'homme  a  pris  le  loifk  d'exa- 
miner les  chofes  de  part  &r  d'autre , 
iufques  à  en  former  vne  certaine  con- 
cluiîon  ;  il  fe  puiffe  déterminer  à  vne 
aftion  fans    en  auoir  aucune  raifon, 
c'eft    chofe  que  le  fens  commun  Se 
l'expérience  reiettent.    Nous  voyons 
bien  des  gens  qui  n'allèguent   point 
de  raifons  de  leurs  adions  fuion  leur 
feule  volonté.  Les  Monarques  difent, 
le  le  "veux ,  farce  que  te  le  veux.     Les 
enfans  parlent  à  peu  prés  de  mefme. 
Et  c'ell  auffi  quelquesfois  le  langage 


GïîRESTIENNE.^      I.     PaRT.       J} 

Jes  infenfés.  Mais  les  Monarques  le 
font  parce  qu'encore  qu'ils  ayent  des 
raifons  de  leurs  volontés ,  il  n'eft  peut 
eftre  pas  expédient  qu'ils  les  décou- 
urent.    Les  petis  enfans  n'ont  pas  en- 
core Tentendement  aiTés  formé  pour 
conceuoir  diftindement  leurs  raifons, 
ou  n'ont  pas  encore  affés  d'habitude 
à  bien  parler  pour  les  dire.    Les  fols 
n'en  ont  point  de  bonnes  à  dire  parce 
qu'ils  ont  Tentendemeut  renuerfé;  ôc 
d'ailleurs  ,  bonnes  ou  mauuaifes  que 
foyent  celles  qui  les  induifent  à  leurs 
adions  ,  le  déreiglement  de  leur  ima- 
gination ne  leur  permet  pas  d'en  gar- 
der l'idée  afles  long  temps ,  pour  les 
pouuoir  expliquer  par  la  parole.   Au 
lieu  que  les  fàges  ne  font  iamais  rien 
fans  quelque  raifon  ,  3c  s'ils  ne  la  di- 
fentpas ,  c'eft  tellement,  non  la  vo- 
lonté ,  mais  l'entendement  qui  domi- 
ne en  eux ,  que  quelque  bonne  &c  per- 
tinente raifon  les  enempefche.  Tant 
il  eft  naturel  à  l'homme  d'eftre  cou- 
<luit  par  la  raifon  ,  que  mefmes  quand 
il  n'en  fait  pas  profeflîon ,  c'eft  quel- 
<[uç  raifon  qui  l'y  oblige.    En  cfFe£t 

D   y 


f'4    '  '^^  Morale 

la   nature   mefme  de    cette  facuké^ 
qu'on  nomme  la  Volonté^  le  requiert 
ainfi.    Car  celles  qui  luy  font  foumi- 
fcs  ne  s'excitent  point  d'elles  mef-, 
mes  &:  de  leur  propre  mouuement. 
Les  membres  ne  fe  remuent  point 
que  par  la  vertu  locamotiue  qui  les  agi- 
te.  La    vertu  locomotiue  ne  fe  dé-, 
ployé  point  que  par  Fimpulfion  de  la 
volonté.  Ou  donc  la  volonté  eftpa-^ 
reillement  foufordonnée  à  quelque 
autre  Puifîancc  ,  ou  elle  ne  l'eft  pas. 
Si  elle  l'eft,  elle  doit  fuiure  les  mou-r 
•uemens  de  la  faculté  fuperieure ,  com-r 
me  celles  qui  luy  font  aflliietties  fui- 
iientles  fîens.  Si  elle  ne  Teftpas,  veu 
que   nulle  autre  faculté  ne   fe  tire 
d'elle  mefme  du  repos  dans  lequel  el- 
le eft  naturellement  ,  pour  produire 
ce  qu'on  appelle  (ç,^  actes  &:  it^%  ope- 
rations,  &  qu'il  faut  ncceifairement 
-qu  il  y  ait  quelque  autre  chofe  hors 
cVelIe  qui  luy  face  fentir  fon  efficace 
•&  fcs  influences  pom*  en  faire  éclor- 
re  les  afliions  ;  d'où  vient  à  la  volon-^ 
•ce  ce  génie  fi  particulier ,  qui  la  rend 
exempte  du  bcfoin  du  concours  de 


Chrestieîînb.  il.  Part?  yy 
quelque  autre  chofe  que  ce  foit  pour 
îa  produdion  de  (es  ades>  Carlesfens 
extérieurs  fe  meuuent  parles  obieds 
fênfibles  quife  prefentent  à  cux.L*en- 
çendcment  void ,  &:  entend,  &:  raifon- 
ne,  &:  nie  ,  &:affirnie  ,  &  reiette,  &: 
acquiefce  ,  fçlon  qu'il  cft  touché  des 
qualités  qu'il  appercoit  dans  les  cho-. 
fcs  qui  luy  font  offertes  à  contempler. 
Et  généralement  toutes  les  puifTances 
de  nos  efprits  &c  de  nos  corps  font 
pouffé  es  à  leurs  opérations  par  quel- 
que autre  faculté  que  la  Nature  a  e{^. 
tablie  au  deffus  d'elles  ,  ou  bien  atti- 
rées par  les  qualités  des  chofes  intel- 
ligibles ou  fenfibles.  Si  donc  la  volon- 
té n'eft  affuiettie  à  aucune  autre  fa- 
culté 5  il  faut  qu'elle  foit  déterminée 
par  l'efficace  de  fcs  obiers ,  comme  les 
fens  &:  Tentendement.  Or  comment 
le  peut  elle  eftre  fi  elle  ne  les  con^ 
noift  point  ?  Et  comment  les  peut  elle 
Gonnoiftre  autrement  que  par  l'entre- 
nrifede  l'intelligence  i  Toutes  les  na- 
tures de  bien  dont  elle  peut  eftre  tou- 
chée fe  rapportêt  à/'^^/^;^^i?^j  arvûle, 
B^  au  dckîtable^  ô^  n'  y  a  rien  au  monde. 

A  4  •"  • 


5^  t A  Morale 

capable  de  nous  éniouuoir  que  foiî^ 
IVne  ou  plufîeurs  de  ces  qualités.  Si 
donc  noftre  volonté  s*en  émeut ,  il 
faut  qu  elle  les  reconnoill'c  telles,  car 
c'eft  vn  axiome  indubitable  que  Ton 
^e  defire  point  ce  que  Ton  ne  con- 
fioift  point.  Et  fi  elle  les  reconnoift, 
ou  bien  il  faut  que  ce  Ibit  par  les  yeux 
de  Fintélligence  ,  ôd  qu'ainiî  elle  dé- 
pende de  fon  iugement  ;  ou  bien  il 
faut  que  ce  foit  par  le  moyen  de  Ces 
propres  yeux,  3C  qu'ainfi  au  lieu  que 
nous  là  confiderons  fous  l'idée  de  la 
volonté  5  elle  deuienne  intelligence. 
Aufli  Ariftote  voulant  définir  la  na- 
ture de  ce  qu  il  nomm^ pr ée le 5f ion ^  qui 
n'eft  rien  autre  chofe  que  le  refultat 
de  la  délibération  ^  de  la  confulta- 
tiori  que  nous  faifons  lors  qu'il  eft 
queftion  de  nous  refoudre  à  quelque 
aftion  j  dit  qu'où  bien  c'efl  vn  appétit 
ratiocinatify  ou  bien  vn  raifonnemeni 
^ppetitif  ^  comme  croyant  fermement 
que  ces  deux  chofes  font  infeparable- 
ment  coniôintes.  Car  il  ne  luy  im- 
porte pas  que  vous  l'appelliés  appétit^ 
?y  qu^  vous  trouuics  fa  natmie  dans 


CHRE'strENNET     ï.     PartT      77 

Tencèinte  des  a£tes  de  la  Volonté , 
pourueu  que  vous  luy  donniés  pour 
différence  fpecifique,  ainfi  qu*on  parle 
dans  les  Efcholes ,  &  qui  définit  fon 
éftre  en  la  diftinguant  de  toute  autre 
forte  d  appétits  ,  qu*il  eft  produit  par 
la  force  d'vn  raifonnement.  Comme 
il  ne  luy  importe  pas  non  plus  que 
vous  la  nommiés  raifonnement ,  ny 
que  vous  trouuiés  fa  nature  dans  le 
cercle  des  ades  de  l'intelligence  , 
pourueu  que  vous  la  fafliés  neceffai- 
rement  influer  dans  la  volonté.  Et 
c'eft  ce  qui  fait  dire  à  cemefme  Phi- 
lofophe  5  que  ce  qui  rend  les  hommes 
mefchans ,  c'eft  que  dans  les  confuU 
rations  dans  lefquelles  il  fe  faut  refou^ 
dre  à  quelque  adion  ,  il  fe  mefle  vne 
certaine  ignorance  des  chofes  vni- 
uerfelles ,  &:  que  les  lurifconfultes  ap- 
pellent ignorance  de  droit ,  qui  leur  fait 
faire  de  mauuais  raifonnemens.  Com- 
me de  fait ,  c*eft  parce  qu'il  iugenc 
qu'il  faut  plus  déférer  ou  à  la  volupté 
du  corps  5  ou  à  la  paflîon  de  l'efprit, 
qu'à  la  pieté  &  à  la  Vertu ,  qu'ils  s'a- 
bandonnent aux  âûions  queks  hon- 


jS  ,  3L  A  Morale  j 
neftcs  gens  trouuent  blafmables,  oir 
mefmes  que  les  Magiftrats  corrigent 
par  la  feuericé  des  loix.  Or  y  a-t-il  en 
cela  vnc  manifefte  erreur  &  vne  gran- 
de deprauation  d'entendement  ,  de, 
faire  ent^'er  ces  chofes  en  comparai*; 
ion  5  &r  encore  de  poftpofer  les  bon- 
nes à  celles  qui  ne  le  font  pas ,  &z  celles 
qui  font  excellentes  en  vcilité  ôc  en 
dignité ,  aux  deshonneftes  Se  domma- 
geables. Et  fi  ce  qu'il  dit  de  la  caufe 
de  la  méchanceté  des  médians  eft  \ 
noter,  ce  qu'il  enfeigne  des  vertus  des 
honneftes  gens  n'eft  pas  moins  con-. 
fîderable.  Car  il  fait  de  la  Prudence 
yne  habitude  de  l'intelled,  &:eftablit 
les  appétits  ou  la  volonté  pour  le  fiege 
des  vertus  Morales.  Et  neantmoins 
il  enfeigne  difertement  quVn  homme 
lie  peut  cftre  véritablement  prudent 
s'il  ne  poil'ede  les  autres  vertus  ,  de 
qu'il  ne  peut  eftre  véritablement  ver^ 
tueux,  s'il  n'eft  doiié  de  l'habitude  de 
Prudence.  Parce  que  c'eftlaPruden* 
ce  qui  conftituc  vne  fin  belle  ôe  hon- 
nefte  à  l'exercice  des  Vertus  morales, 
4ns  guoy  elles  ne  meriteroyent  pas. 


Chrestienne?  L   Part.'      5^ 
ce  nom ,  Se  que  c'eft  elle  qui  les  régit, 
Se  qui  leur  prefcric  cette  médiocrité 
dans  laquelle  elles  fe  contiênent  entre 
deux  extrêmes.    Or  fi  Hntelled  &  la 
volonté  font  deux  facultés  fi  déta- 
chées ,  quelles  ne  foyent  point  dans 
la  dépendance  Pvne   de  Tautre  ,  èc 
qu'en  refiftant  au  iugement  de  fln- 
telled  la  volonté  puiffe  exercer  fcs 
opérations  à  contrefens,  cette  do£tri-^ 
ne  d'Ariftote  n'a  point  de  fondement 
en  la  vérité.     Parce  que  dVn  cofté 
vn  homme  pourra  bien  errer  au  iuge- 
ment qu'il  fera  de  l'excellence  de  la 
pieté  &:  de  la  vertu,  en  concluant  que 
la  volupté  du  corps  &  l'aflbuuifl'ement 
des  paflîons  de  l'efprit  leur  font  pré- 
férables de  tout  point  ;  pendant  que 
fa  volonté  le  déterminera  au  bien,  &c 
Juy  fera  faire  des  adions  bonnes  &c 
louables.    Et  de  l'autre  il  pourra  bien 
eftrc  prudent  fans  neantmoins  eftre 
vertueux ,  ou  au  contraire  il  pourra 
eftre  vertueux  fans  neantmoins  eftre 
prudent  ,  d'autant  que  ces  deux  fa- 
cultés eftant  indépendantes  l'vne  de 
H 'autre  refpediuenient ,  il  n'y  aura  xim 


i'o  tA  Morale 

qui  n'êmpcfche  qu'elles  n'acquièrent 
éc  qu'elles  ne  conferuent  chacune  fes 
habitudes  à  part ,  quelque  contrarié- 
té qu'elles  puilTent  auoir  entr'elles* 
loignés  à  cela  que  la  façon  de  laquelle 
nous  nous  feruons  pour  induire  les. 
hommes  à  leurs  avions ,  ou  bien  pour 
les  en  détourner  ,  laquelle  confiftc 
toute  en  raifonnemens ,  en  exhorta* 
tions,  en  remonftrances,  en  reprefen- 
tation  de  périls ,  en  menaces  de  puni- 
tions 5  en  promefles  d'auantages  &  de 
tecompenfes ,  eft  tres-inutilement  ôc 
5£  tres-impertincmtnent  employée  fî 
la  volonté  ne  dépend  point  du  ingé- 
nient de  l'entendement.  Car  c'eft 
à  l'entendement  que  toute  cette  bat- 
terie là  s'âdrefle  y  ôc  non  diredement 
.a  la  volonté.  Que  feruira  donc  d'a- 
iioir  vaincu  l'entendement  ^  &  d'a- 
tioir  abbatu  toutes  les  dcffenfes  que 
î'ignorancc  du  bien  ,  8c  la  fallace  du 
îtial  y  oppofent  aux  bonnes  ôc  ver- 
tueufes  refolutions  ^  fi  après  qu'on  en 
cft  venu  à  bout,  &c  qu'on  a  déterminé 
îlntelleâ:  vers  l'honncne ,  &  Vvtile  y  ôc 
îc  véritablement  dfkifable^  la  volonté^ 


Chrestïenne^    ï.  Îart»     '€\ 
.à»où  les  aftions  dépendent  immédiat 
tcment,  fe  moque  de  noftre  conquefte 
&:  fe  tourne  de  l'autre  cofté  ?  Et  fi 
quelcun  dit  que  Ceft  pour  prefenter 
à  la  volonté  fon  obie£t  ,  qu'elle  ne 
pourroit  ny  connoiftre  ny  apperceuok 
autrement, il eftaifé  de  luy  répondre 
que  ce  n  eft  pasrintention  de  ceux  qui 
tafchëtde  perfuader  par  cette  métho- 
de ,  que  de  reprefenter  lobiea  feule- 
ment. Si  cel'eftoit,il  ne  feroit  pas  be^ 
foin  dVn  fi  grand  appareil  de  raifons, 
d'exhortatiôs,&:  de  remonftrances.Ils 
pretendët faire  voira  l'intellea toutes 
les  conditions  qui  le  rendent  recom-  . 
iTiandable,&:  par lefquelles  il  fe  fente 
obligé  à  le  receuoir,  croyans  que  s'ils 
en  peuuent  venir  à  bout ,  la  détermi- 
nation de  la  volonté  ,&  Tadion  qui 
son  produit  ,  viendront  neceffaire- 
ment  en  fuitte.    En  fin ,  fi  la  Voloni^ 
ne  dépend  pas  de  Tentendement,  il 
faut  neceflairement   que  Tentende- 
ment  dépende  de  la  volonté.    Car  la 
Prouidence  diuine,  &:  la  Nature,  font 
trop  fages  pourauoir  mis  en  nous  cqs 
deux  maiUreifes  facultés,  par  qui  feu- 


3?2  t A    Morale 

les  nous  fommes  hommes ,  pour  ItS 
laifler  toutes  deux  dans  Titidependan- 
ce  à  regard  rvnc  de  l'autre.  Comme 
vn  vaifleau  ne  doit  auoir  qu'vn  gou« 
ucrnail ,  ny  vne  armée  qu'vn  chef,  ny 
vne  rnonftre  qu  vn  grand  rcflbrt ,  ny 
mefrtle  ce  grand  Monde  qu'vn  Dieu, 
pour  en  régir  toutes  les  parties ,  il  ny 
doit  auoir  en  l'homme  qu*vne  faculté 
dominante  ,  pour  euiter  le  defordre 
que  caufe  la  pluralité  des  Seigneurs  en 
mefme  degré  d'autorité.  Or  outre 
que  Texcellencc  de  l'entendement 
par  deflus  la  Volonté  luy  doit  donner 
cet  auantagc  ^  &:  que  le  nom  dont 
les  Grecs  ont  accouftumé  de  Tappel- 
îcr  rnonftre  que  c'eft  à  luy  à  qui  ap- 
partient le gouuernernent ^  l'expérience 
fait  voir  que  les  ades  de  nos  cntcn- 
démens  dépendent  Amplement  de 
îturs  obiefts,  &:  non  des  ordres  d'au^ 
cmie  autre  de  nos  Puiflances.  Nous 
•croyons  les  chofes  parce  que  nous  les 
trouuons  véritables  ,  &  non  parce 
que  nous  voulons  qu'elles  le  foyenp; 
nous  les  iugeons  honneftes  ,  nous 
4cs  reconnoilTons  vtiles^  nous  les  efti^ 


CHR^STifeKNET  ^  L  Part?  ^^ 
tnôiî^  delcftables  ,  félon  que  noirs 
apperceiions  qu'elles  pofTcclent  ces 
qualités  ,  ôc  non  félon  ce  que  les  in* 
clinàtions  de  nos  volontés  fouhaitte-» 
royent  qu'elles  y  fuflent.  Et  quant  à 
ce  que  nous  difoils  quelquesfois ,  /> 
veux  croire  que  telle  chofe  eB  y  tant  s'en 
faut  que  cela  monftre  que  la  volonté 
ait  quelque  empire  fur  l'intelled^pouc 
luy  perfuader  ce  qu'elle  veut  ^  que 
c'eft  vn  figne  indubitable  que  nous 
ne  croyons  pas  ce  dont  il  s'agit ,  mais 
que  nous  n'eftimons  pas  aulfi  que  la 
difcuffion  nous  en  foit  fortneceffaire. 
Et  nous  ne  difons  iamais  cela  fi  nous 
n'y  fommes  induits  par  quelque  rai^ 
fon  ,  qui  nous  oblige  à  ne  vouloir  pas 
nous  enquérir  de  la  vérité  ,  ou  à  ne 
prefTer  pas  ce  que  nous  en  connoifi 
fons  5  de  forte  qu'encore  en  cela  c'efi: 
la  raifon ,  c'eft  à  dire  ,  l'entendement 
qui  nous  gouuerne.  Et  au  contraire 
quand  nos  volontés  excitent  nos  en- 
tendcmens  à  leurs  opérations,  comme 
il  femble  que  quelquesfois  c'eft  pai 
l'inftigation  de  la  volonté  que  Finrel- 
ligence  feréueille  ^pour  apporter  piii^ 


^4  ^^  E  A  Morale 
d'attention  à  vn  obieû  qu  elle  ne  faU 
foit  auparauant ,  c'eft  encore  quel-r 
que  raifon  qui  nous  a  follicités  à  nous 
exciter  nous  mefmes.  Ou  la  beauté 
de  Tobieft^que  nous  ne  faifions  qu'en- 
treuoir,  ou  fa  grande  vtilité,  que  nous 
ne  reconnoiflions  qu  àdemy,  ou  quel- 
que autre  qualité  recommandable  qui 
i'accompagne ,  &:  dont  nous  n  auions 
finon  flairé  quelque  odeur  imparfai- 
tement 5  nous  a  fait  comprendre  qu'il 
meritoit  vne  plus  forte  &  plus  atten- 
tiue  application  de  nos  efprits,  ce  qui 
fait  que  nous  en  réueillons  toutes  les 
puifTances.  Et  fi  nous  regardons  bien 
diligemment  en  cela  qu'elle  eft  lana* 
ture  de  leur  action  ,  nous  trouuerons 
que  la  volonté  n'y  commande  nulle- 
ment à  rintelled;  mais  que  Tintelled 
induit  par  la  raifon  que  ie  viens  de 
reprefenter  ,  meut  la  volonté  à  exci-? 
ter  les  facultés  qui  luy  font  foufor-p 
données  ,  ôc  dont  l'opération  eft  ne- 
ccflaire  à  celles  de  l'entendement. 
Car  s'il  eft  qucftiô  d'vn  obiedfenfible 
c'eft  à  la  volonté  à  bander  là  deffus  les 
organes  ^  les  efprits  qui  font  dcftinés 

aux 


Chresyiënke.  I-  Part^  ^y 
aux  fondions  de  nos  fens.  Et  s'il  n  eft 
pas  befoin  de  les  y  déployer  ,  parce 
que  nous  pouUons  nous  reprefentcr 
nous  mefmes  Tobicâ:  à  l'imagination, 
c'eft  encore  à  la  voloté  à  exciter  cette 
faculté,  à  ce  qu'elle  forme  plus  diftin- 
ftement,  &:  qu'elle  retienne  plus  con- 
ftamment  les  images  des  chofes ,  fur 
lefquelles  il  faut  que  la  contempla- 
tion de  Tentendemét  s'exerce.  Quant 
à  l'entendement  mefmc ,  s'il  en  exer- 
ce mieux  Ces  opérations  alors ,  ri  n'en 
a  point  d'autre  obligation  à  la  volon- 
té ,  que  celle  qu'vn  Aftronome  peut 
auoir  à  fon  feruiteur,  de  ce  que  par* 
fon  comandement  il  luy  a  tiré  de  fon 
cabinet  les  inftrumens  dont  il  fe  fert 
pour  la  fpeculation  des  aftres.  Telle- 
ment que  ceux  là  fe  trompent  fort 
qui  accomparent  la  liaifon  de  la  vo- 
.  lonté  aucc  l'entêdement ,  à  vn  maiftre 
aueugle  ,  lequel  eft  conduit  par  vn 
feruiteur  voyant ,  &c  qui  mefme  obéît 
à  fon  maiftre  en  le  conduifant.  Car 
il  peut  bien  arriuer  dans  le  defordre 
que  le  pe-ché  a  mis  aux  chofes  du 
monde ,  que  le  maiftre  deuient  aueu-* 

E 


€^  ÎA   Mo  raie7 

gle ,  &  que  le  valet  a  de  bons  yeux: 
ce  ^i  n  ofte  pas  à  l*vn  la  qualité  de 
maiftre ,  laquelle  il  n'auoit  pas  dans  la 
veuë,  ny  à  Tautre  celle  de  valet,  qu'il 
n'y  portoit  pas  non  plus.  C'eft  pour- 
quoy  rvn  peut  bien  commander  à 
l'autre  qu'il  le  conduife,  ^  quelque 
âuantage  que  le  valet  ait  en  ce  qu'il 
a  des  yeux ,  il  ne  laifTe  pas  d'eftrc 
tenu  d'obéir.  Mais  l'auantage  d'en- 
tendre, 6c  de  raifonner  fur  les  obieds, 
d'en  reconnoiftre  les  qualités ,  èc  de 
leur  donner  le  prix  qu'elles  valent, 
d'apperceuoir  Texcellence  de  l'hon^ 
nefie  ^  la  commodité  de  l'vtile  ^  la 
douceur  du  dele6idhle ,  &:  de  les  pou- 
uoir  comparer  entr'  eux ,  eft  le  fon- 
dement de  l'empire  de  l'Intelleâ:  fur 
toutes  les  autres  facultés  de  l'homme. 
Et  ce  feroit  chofe  tout  à  fait  indigne 
de  la  fageffe  de  fon  Créateur  ,  s'il 
auoit  afl'erui  la  faculté  qui  feule  eft 
capable  de  commander  raifonnable- 
ment,  dautant  qu'elle  void,  &:  qu'elle 
entend,  6l  qu'elle  connoift  les  raifons 
de  ce  qu'il  faut  &  de  ce  qu'il  ne  faut 
pas  faire,  à  vne  autre  puifsâce  aueuglc. 


Chkçstienne.  I;  Part.  %y 
&:  qui  ne  peut  auoir  d'elle  mefme  au- 
cune intelUgenee  de  fes  aftions.  Car 
c'eft  proprement  comme  fi  dans  vn 
Eftat l'on  mettoit  lautorité  fouuerai- 
ne  entre  les  mains  des  ignorans  ,  &: 
qu'on  leur  afleruift  les  hommes  pru- 
dens  &  bien  entendus  dans  la  politi- 
que. Mais  c'eft  pour  maintenant  afîes 
parlé  de  ce  fujet,  qui  fc  pourra  encore 
touuer  en  d'autres  endroits  de  mon 
ouurage. 

DES  OPEKJTIONS  DE 

l'Intellcél  en  particulier, 

DE  rintelled  dépendent  deux 
fortes  d'opérations.  L'vne  con- 
fifte  en  la  fimple  perception  ,  ou ., 
comme  on  parle  ,  apprehenfion  de 
l'obied:  comme  quand  ie  conçois  en 
mon  entendement  le  lens  de  ces  pro- 
pofitions,  que  le  Soleil  tourne  autour 
du  Monde  ,  ou  que  Cefar  i\it  tué  par 
Brutus  6c  par  fes  compagnons  dans  le 

E    X 


igj  LA    MoKALÏ. 

Sénat ,  ou  que  Mahomet  eft  vn  fau:S 
Prophète.  L'autre  confîfte  en  l'ac- 
quiefcement  que  ie  donne  à  ce  qui 
fe  dit  5  ou  en  l'improbation  que  l'en 
fais ,  félon  que  ie  connois  la  propofi- 
tion  eftre  faufle  ou  véritable.  Or 
quant  à  cette  première  aûion  de  nos 
cntendemens ,  elle  eft  abfolument  in- 
différente tant  au  vray  qu'au  faux, 
tant  au  bien  qu'au  mal ,  ôc  n*eft  d'au- 
cune confideration  dans  la  Morale, 
finon  qu'elle  elt  abfolument  neceflai* 
re  pour  les  allions  dans  lefquelles  la 
vertu  morale  règne.  Car  ceux  que 
la  Nature  a  G.  mal  formés ,  ou  qui  par 
quelque  accident  ont  receu  vnc  fi 
grande  lefion  dans  les  organes  necef- 
faires  àrcnrendement ,  qu'ils  ne  font 
pas  capables  d'y  receuoir  aucun  ob- 
ie£t  régulièrement,  comme  font  les 
hebetcs  &:  les  infenfés  ,  ne  peuuent 
point  agir  moralement  ,  puifque  le 
premier  principe  de  le  premier  fon- 
dement des  aftions  morales  leur  man- 
que. Mais  ncantmoins  ,  que  ce  ne 
foit  pas  en  cela  que  la  Morale  confifte, 
il  en  appert  en  ce  que  i'cntends  auffi 


Chxestienne    I.    PartT      ۤi 
bien  cette  propofition  ,  que  la  terre 
tourne  autour  du  Soleil,  ou  que  Ma- 
homet eft  vn  homme  enuoyé  de  Dieu, 
que  ie  fais  celle  là,  que  le  Soleil  tour* 
ne  autour  de  la  terre  ,  ou  que  Moyfe 
a  efté  vn  grand  Prophète.     Et  ne 
donnant  iufques  là  mon  acquiefce- 
ment  à  pas  vne  des  deux  ,  mon  efpric 
demeure  en  fufpens  entre  la  vérité  ÔC 
la  faufTeté  en  leur  égard,  fans  incliner 
vers  l'vne  pour  la  receuoir,  &:  fans 
auoir  auerfion  à  l'autre  pour  la  me- 
croire.    En  cet  égard  nos  entende* 
mens  font  comme  les  miroirs ,  qui  rc- 
çoiuent  auili  bien  les  images  des  cho- 
ies monftreufes,  difloquées,  &:  de  tra- 
uers,  que  celles  qui  partent  des  corps 
bien  proportionnes ,  &:  qui  ont  vnc 
belle  fymmetrie.    De  forte  que  c'eft 
en  Tacquiefcemcnt  ou  en  l'improba- 
tion  que  l'on  donne  à  toutes  telles 
propolîtions,  que  confifte  le  bien  ou 
le  mal  des  opérations  de  la  Raifon^ 
en  ce  qui  cft  des  vertus  intelleduelles 
&:  morales. 

Derechef ,  l'approbation  que  nous 
donnons  aux  propofitions  des  chofes, 

E   5 


^O  t  A   Mo  k  AIE 

eft  <îe  deux  fortes  ,  felcn  qu'il  y  a 
deux  fortes  d'obiets  fur  lefquels  ces 
propofitions  font  formées.  Car  il  y 
cil  â  quelques  vns  dont  toute  Teffica- 
ée  naturelle  fe  termine  dans  Tintelli- 
gènée  mefmc  ;  tellement  qu'ils  ne 
dôiuent  produire  aucune  autre  ope- 
ration  fmon  kur  fimple  perception 
premièrement  ;  puis  après ,  Tacquief- 
cement  ou  Timprobation  que  nous 
donnons  à  leur  vérité  ou  à  leur  faufle- 
té  ;  fans  qu'il  foit  neceflaire  qu'ils 
touch  ent  ny  la  volonté  ny  les  appétits, 
ou  qu'ils  excitent  quelque  émotion 
dans  ces  puiflances.  Telles  font  les 
chofes  qui  font  offertes  à  contempler 
dans  les  fciences  qu'on  nomme  fpecu- 
latiues,  comme  eft  l'Arithmetique^ô^ 
la  Géométrie ,  Se  la  Phyfique  ,  &:  fem- 
blables.  Car  fi  quelcun  me  dit  que 
dfx  &  dix  font  vmgt^  ou  quey?  de  chofes 
égales  vous  ofiês  chofes  égales ^  le  refle  de- 
meure égal,  ou  que  le  traïijport  d'vn  corps 
â'n)n  lieu  en  vn  antre  ne  ft  peut  faire 
ijuen  l efface  de  quelque  temps  ,  tout  ce 
que  ces  vérités  doiuent  raifonnable- 
ment  produire  en  moy,  c'eft  que  pre- 


Chrestienne.  r.  Pat^  71 
micrement  ie  les  entende,  &  que  puis 
âpres  ie  les  reçoiue  comme  vérités^ 
Apres  cela ,  d'elles  mefmes ,  &:  de  leur 
nature  ,  elles  ne  me  portent  à  aucune 
adion  que  ce  puifie  eftre.  Mais  il  y 
a  d'autres  obiets  dont  l'efficace  natu- 
relle doit  pafTer  iufques  dans  l'appetit 
foit  raifonnable  ,  foit  fenfitif  ,  &:  y 
engendrer  quelques  mouuemens  qui 
tirent  des  adions  en  confequenee. 
Comme  fi  quelcun  me  dit  c^'ilfaut 
aiîner  Dieu  ,  o^" il  faut  honorer  fon  per^ 
dr  fa  mère ,  qu'il  ne  faut  faire  a  autruy 
finon  ce  c^ue  nous  voudrions  nom  ef  refait, 
&c  cliofes  femblables  ,  l'opération  de 
ces  obiets  ne  confîfte  pas  dans  la  fim- 
pic  comprehenfion  de  leur  eftre  ,  ny 
dans  le  fimple  acquiefcement  que  ie 
donne  à  leur  vérité ,  elle  doit  tirer  ef- 
fediuement  &:  l'honneur,  ôc  l'amour, 
&  l'exercice  de  la  iuftice  après  elle. 
Et  quant  à  ce  qui  eft  de  cette  premiè- 
re forte  de  chofes,  Ariftote  expliquant 
la  nature  des  vertus  intelleduelleSjles 
rapporte  généralement  à  trois  chefs, 
qui  de  leur  nature  produifent  diuer- 
fes  adions  ôc  diuerfes  habitudes  eo 

E   4 


7^  LA     Mo  R  ALB 

rentcndement.     Car  il  y  en  â  quel- 
ques vnes  que  l'on  appelle  principes, 
dont  la  nature  eft  fort  confide-rable  en 
fdeux  égards.    L'vn  eft  que  pour  con-» 
noiftre  leur  vérité  il  n  eft  pas  necef- 
faire  de  raifonner  defllis ,  parce  qu'el-' 
îe  eft  allés   euidente  d'elle  mefmc , 
&:  plus  claire  que   ne  pourroit  eftrc 
ce  qu'on  apporteroit  pour  l'éclaircir. 
Comme  fi  on  me  dit  que  deux  &  deux 
font  quatre  ,  &:  que  le  tout  eft  plus 
grand  que  fa  partie ,  la  Ample  con- 
ception de  la  chofe  m'en  fait  apperce- 
iioir  la  vérité ,  fans  qu'il  foit  befoin  de 
raifonnement.    Et  fi  ie  voulois  raifon- 
ner deifus  ,  ou  i'embaraflcrois  autruy, 
on  ie  m'embaraflerois  moy  mefme,  &: 
obfcurcirois  Teuidenrce  de  ces  deux 
propofitions  ;  ou  bien  ic  paroiftrois 
inepte  &:  impertinent  ,  comme  fi  ic 
voulois  éclairer  vne  plus  grande  lu- 
mière par  vne  moiudre.    L'autre  eft, 
que  c'eft  de  ces  principes  que  l'on  tire 
îa  connoiflance  de  dmerfes  autres  vé- 
rités ,  en  commençant  par  celles  qui 
leur  font  plus  coniointes  &:  plus  pro- 
ckes:,.ôc  nous  auançant  à  celles  qui  en 


Chrestienne.    I.    Part.      7j 
font  plus  éloignées ,  félon  que  nous 
y  fommes  conduits  par  Tordre  ôc  par 
!a  fuite   du  raifonnement.    Comme 
de  CCS  deux  principes  ,  J^^  le  tout  eB 
fhs  grand  ^ue  fa  fartie  ,  &  ^ue  fi  de 
chûfes  égales ,  vous  ofies  chofes  égales  ^  le 
refte  demeure  égal ,  chacun  fçait  que 
\cs  Géomètres  ont  tiré  vne  infinité 
d'admirablement  belles  vérités, dont 
leur  fcience  eft  compofée.   Et  ils  font 
véritablement  principes  pour  czs  deux 
caufes  5  que  pour  les  prouuer  on  ne 
raifonne  point  fur  eux ,  &:  que  d'eux 
en  raifonnant  ^  on  déduit  toutes  les 
chofes  qui  en  dépendent.     Car  s'il 
falloit  raifonner  pour  les  prouuer  ,  il 
faudroit  mettre  en  auant  quelque  pro- 
pofition  qui  fuft  naturellement  plus 
connue  qu'eux5&  dont  nous  fceuflîons 
la  vérité  auant  que  de  connoiftre  la 
leur ,  &  ainfi  ils  ne  feroient  pas  les  pre- 
miers &:  les  principes  dans  nos  con- 
noiflances.    Et  fi  nous  n'en  tirions 
point  d'autres  vérités  par  le  moyen  du 
raifonnement,  ils  ne  feroyent  pas  prin- 
cipes non  plus  ,  puifque  ce  mot  em- 
porte naturellement  quejquc  rapport 


^4  l'A    Morale 

aux  chofcs  qui  viennent  aprés^c^quî 
coulent  de  leur  dépendance.    Eftans 
donc  tels  que  la  première  &  plus  fim- 
ple    aftion  de  l'intelleft  fufïît  pour 
donner    connoiflance   tant   de   leur 
eftre  que  de  leur  vérité  ^  il  ne  faut 
pas   s'eftonner  fi  Ariftote  a  nommé 
cette  opération  du  nom  mefinc  èiln- 
teUigeme.     Car  il  n'y  a  rien  de  plus 
commun  ny  de  plus  naturel  que  de 
nommer  la  première  adion  d*vne  fa- 
culté 3  du  nom  de  la  faculté  mefme. 
Ainfi  appelle-t-on  volontés  les  premiè- 
res produdions  de  la  faculté  qui  porte 
ce  nom  :  vV  on  appelle  veuè  la  plus  Am- 
ple fondion  du  fens  que  l'on  nomme 
de  la  forte.      Et  parce  que  pour  en- 
gendrer dans  l'intelled  vne  certaine 
difpofition  ,  inclination  ,  &  habitude, 
à  conceuoir  ces  principes ,  &  à  les 
croire  facilement,  il  n'interuient  au- 
cune autre  opération  de  Tentende- 
ment ,  que  cette  fimple  apprehenfion 
de  Fobied  réitérée  diuerfes  fois  \  ce 
n'cft  pas  mcrueille  non  plus  fi  c^tio, 
habitude  mefme  a  efté  nommée  de  ce 
Tiom  ^Intelligence.     Car  c  eft  quaij 


Chrestiènne.  I.  Part^  7f 
comme  on  attribue  le  nom  de  cachet 
à  l'inftrument  qui  donne  l'impreflîon 
à  la  cire;  &:  à  rimpreflîon  mefme  qu'il 
fait  de  fon  caradere,  quand  la  matiè- 
re eft  encore  molle  ,  &:  qu'on  y  pefe 
légèrement  j  &:  en  fin  à  ce  caraâere 
mefm.e  jlors  qu'y  rj^ant  pefe  plus  fort, 
&  la  matière  s'endurciflant ,  Timpref- 
fion  y  demeure  permanente. 

La  féconde  forte  d  obiets  delà  con- 
noiffance  defquels  noftre  entende- 
ment fe  contente,  fans  en  faire  paffer 
Fefficace  iufques  dans  les  appétits , 
comprend  les  vérités  qui  fe  déduifenc 
de  ces  principes.  Et  ce  font  des  vé- 
rités telles  que  fi  vous  les  comparés 
auec  cç^s  premières  fources  dont  elles 
font  deriuées  ,  elles  méritent  feule- 
ment le  nom  de  conclufions  que  vous 
en  aués  formées  par  la  force  du  rai- 
fonnement  :  mais  fi  vous  les  comparés 
les  vues  auec  les  autres,  elles  font  or** 
dinairement  ^  principes  &:  conclu- 
fions en  diuers  égards.  Principes  , 
parce  qu'après  que  vous  en  aués  con- 
nu la  vérité,  &  que  de  cette  vérité  là 
vous  venés  à  en  tirer  ^  2.  ^n  déue- 


y  6  Za    Morale 

lopper  d'autres,  celle  là  que  vous  aui'cs 
connue  la  première  vous  tient  lieu  de 
Iburce  ,  Scelles  cy  que  vous  en  deri- 
ué$  en  font  comme  les  ruifleaux. 
ConclufionSjparce  que  celle  que  vous 
confîdercs  comme  fource  maintenant 
à  regard  de  ce  que  vous  en  aués  fait 
découler,  eft  elle  mefgie  vn  ruiffeau 
que  vous  aués  tiré  de  cette  première: 
vérité  que  vous  n'auiés  point  tirée 
cl'vne  autre.  On  appelle  d'ordinaire 
Toperation  del'efpritqui  produit  ces 
connoiflanccs  ,  de  ce  nom  de  ratioci* 
Tfation^  ou  de  difcours.  Et  la  raifon  en 
cft  que  l'Entendement  ne  s'y  arreftc 
pas  à  la  fimple  intelligence  dVn  ièul 
obied  ;  il  y  va  d'vn  obied  à  Tautre  ré- 
gulièrement 5  &:  les  conioint  par  les 
conuenances  &:  les  rapports  qu'ils  ont 
cntr'eux  ,  &  les  fepare  par  leurs  répu- 
gnances 5  en  fe  feruant  de  quelque 
vérité  qu'il  employé  comme  vne  rei- 
gle  commune  pour  les  mefurer  ,  &: 
pour  voir  s'ils  ont  quelque  proportion 
qui  les  rende  compatibles.  A  peu 
prés  comme  vn  Architede  ,  qui  veut 
connciftrc  k  deux  pierres  font  de 


Chrestiennh^  I.  Part!  77 
incfmc  longueur  ou  non  ,  applique 
ion  compas  ou  fa  leigle  à  la  première; 
puis  il  fe  tourne  vers  l'autre  pour  Ty 
appliquer  pareillement,  &c  puis  cela 
fait ,  il  iuge  par  l'égalité  ou  inégalité 
qu'elles  ont  auec  l'ouuerturc  de  fon 
compas,  fi  entr'elles  mefmes  elles  fonc 
égales  ou  inégales.  Or  plus  on  pro- 
duit d'opérations  de  cette  nature  bien 
&:  régulièrement  ,  plus  auant  s'impri- 
me-t-on  dans  Tefprit  la  connoilFancc 
des  chofcs  fur  lefquelles  on  les  a  pra- 
tiquées, &:  plus  acquiert-on  de  facili* 
té  à  les  pratiquer  fur  d'autres  obieds. 
Et  c'eft  cette  profonde  impreflîon  &: 
cette  facilité  à  l'aftion  ,  que  Ton  ap- 
pelle comunement  habitude,  &c  qu'en 
cette  nature  de  chofes  Ariftote  a  nom- 
mée du  nom  de  Scie/jce^  qui  en  fa  lan- 
gue grecque  vient  d'vn  autre  qui 
fignifie  apprendre,  ou  acquérir  du  fça- 
uoir  que  l'on  nauoit  point  aupara- 
uant.  Ce  qui  n'eft  pas  fans  bonne 
raifon.  Car  encore  que  félon  l'o- 
pinion de  ce  Philofophe  ,  les  hommes 
apporter  au  monde  leur  entendement 
iemblable  à  vne  table  rafe  ,  dans  la- 


7^  LA    Morale 

quelle  il  n'y  a  du  tout  rien  d'écrit  y  de 
forte  que  les  premières  notions  des 
principes  ne  nous  font  pas  naturelles, 
c'eft  à  dire  5  que  nous  ne  les  auons  pas 
apportées  du  ventre  ,  mais  acquifes 
depuis  que  nous  fommes  nés  ,  &c  que 
nous  vfons  de  nos  facultés;  iî  eft  ce 
que  leur  vérité  a  vne  telle  euidence  &c 
vne  telle  proportion  auec  nos  enten- 
démens,  qu'ils  s*y  attachent  &:  s'y  ad- 
iuftent  dés  la  première  application  que 
nous  y  en  faifons.  Parce  donc  que 
cela  fe  fait  fans  effort  de  laRaifon,  &: 
fans  qu'elle  foit  obligée  à  courir  d'v- 
ne  choie  à  l'autre  pour  en  faire  com- 
paraifon ,  de  forte  que  mefmes  nous 
ne  nous  apperceuons  pas  que  nous  ac- 
quérions ces  connoiffances  ,  il  nous 
fembleque  nous  les  auons  comme  de 
nous  mefmes ,  &:  que  c'eft  le  foin  de 
la  Nature  qui  les  a  mifes  en  nous  :  tel- 
lement que  cela  ne  s'appelle  pas  ap- 
prendre. Mais  quand  nous  auons 
premièrement  remarqué  noftre  igno- 
rance en  vn  certain  fujet  ^  &c  puis  fait 
application  de  nos  efprits  pour  le  coa- 
aoiftre  ,  oc  qu'après  cette  application 


Chrestienne.  I.  Part^  75^ 
nous  obferuons  que  nous  fauons  ce 
que  nous  ne  faisions  pas  auparauant, 
nous  difons  alors  que  nous  auons  ap- 
pris 5  c'eft  à  dire ,  acquis  de  nouucau 
quelque  forte  de  Icience. 

La  troifiefme  forte  d'obiets  de  la 
connoifTance  defquels  nous  nous  con* 
tentons  fans  en  venir  à  Tadion ,  eft 
quand  nous  mettons  enfemble  6c  les 
premiers  principes  des  chofes  ,  ôc  les 
conclufions  que  nous  en  tirons  ,  &: 
qu'ouurant  nos  enten démens  dauan- 
tage  que  nous  ne  faiiîons  en  les  con-^ 
fiderant  feparémentjnous  n'en  faifons, 
par  ainfî  de  dire  ,  qu'vn  feul  Se  mef-^ 
me  obied,  à  la  contemplation  duquel 
noftre  entendement  s'attache.  Or  y 
a-t-il  fans  doute  diuerfes  fciences  con- 
templatiues  ,  qui  à  les  confiderer  en 
leur  total  font  compofées  de  quantité 
de  principes,  &c  d'encore  plus  de  con- 
clufions. Telles  font  TAritlimetique, 
la  Géométrie ,  la  Phyfique,  l'Optique, 
r  Aftronomie ,  ôc  femblables ,  dont  il 
n'eft  pas  icy  befoin  de  faire  le  denom- 
brem.ent.  Tant  y  a  qu'elles  font  telles 
&  en  fi  grand  nombre,  qu'il  n'y  a  point 


?0  1  A    Mo  R  À  LE 

d'homme  capable  de  les  conceuoir 
toutes  de  telle  forte,  qu'ayant  vne  par- 
faite intelligence  de  tous  leurs  prin- 
cipes 5  &:  vne  parfaite  fciencc  de  tou- 
tes leurs  conclufîons,  il  ne  les  con- 
temple toutes  que  comme  vn  mcfmc 
pbied  en  quelque  façon, &:  ne  reçoiue 
dans-Tefprit  qu'vne  îeule  idée  &c  vne 
feule  habitude  de  leurs  connoiiTan- 
ces.  Les  Anges  mefmes  ,  quelque 
vafte  qu'ils  ayent  TinteUigence ,  Tonc 
neantmoms  à  mon  aduis  trop  eftroit- 
te,pour  comprendre  toutes  ces  chofes 
auecque  vne  telle  cxaftitude  ,  &:  vne 
telle  plénitude  de  lumière  &  de  fça- 
uoir  5  qu*il  ne  leur  échappe  du  tout 
rien  ,  &:  qu'elles  leur  foyent  toûiours 
prefentcs.  C'eft  à  la  feule  Diuinitc 
que  cette  louange  appartient  :  &:  cela 
encore  dvne  façon  (i  merueilleufc,- 
qu  elle  ne  met  point  de  dilHndion  de 
principes  ôc  de  conclufions  entre  fes 
obiefts,  de  que  voyant  tout  d*vn  feul 
traiâ:  d'œil,  elle  ne  va  point  par  degrés 
ny  par  progrés  à  la  connoifKuicc  des 
chofes.  Ncantmoins,  fi  vn  homme 
auoit  fait  choix  entre  les  fcienccs ,  &c 

que 


(^HRÉSTIENNE.      I.     ParT.        §1 

tjite  s^eftarît  adonné  à  la  contempla- 
tion des  plus  excellentes  ,  (  &'Ies 
plus  extellentes  f^ins  doute  font  ce1~ 
les  qui  ont  les  plus  beaux  &:  les  plus 
diuins  obiêts  )  il  cuft  acquis  vne  par-> 
faite  intelligence  de  tous  leurs  pnncJ" 
pes  5  de  vne  exade  connoifFance  dô 
toutes "4es  Vérités  qiiiy  paflerit  pour 
concluliôns ,  de  forte  qu'il,  les  eurt: 
prcfentcs  a  rentendement  corhme  vh 
feiil  obie£f:géneral\,  compofé  de  plu- 
ïîeurs  autres  particuliers  excellem- 
ment conftitucs,  &t  parfaitement  bien 
proportionnés  entr'eux  ,  l'iiabitude 
que  l'impreffion  d'vne  chofe  fi  admi- 
rable engendreroit  en  fon  intellcd^ 
meriteroit  vn  nom  plus  digne  d>z  plus 
glorieux  que  ce  que  nous  auons  dît 
dé  là  réception  des  autres  cliofes  prci 
cedentès.  Et  b'eft'ce  qù^Arlftotè 
appelle  S ap ience  ^  nom.  le  plus  propre 
qu'il  ait  peu  tioUUer  pour  la  magnifi- 
cence "du  fujct.  Daûtant  que  Iç^ 
Grecs  ayant  accouftumé  d'appcllev 
Sages  ctwx  qui  eftoienc  fort  eminens 
par^effus  les  autres  au  meftier  dont 
ils  fc  melloyent  ,  il  n'auoit  point  de 

F 


Si  laMoralç 

terme  plus  propre  que  celuy  de  Sd^ 
gejje  y  ou  de  Sapience ,  pour  reprefen- 
ter  l'incomparable  auantage  qu'vn 
tel  homme  pofl'ederoit  par  deflus  tous 
ceux  qui  s*employent  à  la  Contem- 
plation. Or  cft-il  bien  vray  quVne 
il  noble  habitude  ,  coniointement 
auec  les  opérations  qui  s'en  produi- 
xoyent  ^  contribuëroit  infiniment  à  la 
félicite  de  l'homme  :  &:  ne  faut  nulle- 
ment douter  qu'en  l'intégrité  de  Ton 
lorigine  il  n'euft  receu  de  Dieu  les 
premières  aydes  neceflaires  pour  par^ 
uenir  à  ces  hautes  connoiflances,  ny 
que  s*il  fuft  demeuré  dans  l'eftat  de 
fa  création ,  il  ne  s'en  fuft  tres-auan- 
tageufement  feruy  ,  pour  s'éleuer  à 
tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  fublime  entre 
les  chofes  dignes  de  l'application  de 
nos  efprits.  Neantmoins  cen'eft  pas 
là  proprement  ce  que  nous  auons  à 
confiderer  en  cette  Morale.  Car  nous 
cherchons  les  moyens  de  rendre  vn 
homme  non  pas  tant  excellemment 
fçauant ,  que  parfaitement  homme  de 
bien.  Or  n'eft-il  point  homme  de 
bien  fînon  par  les  actions  de  la  Pieté  ôc 


Chrestienne.  I.  Part.  8j 
lie  la  Vertu,  5c  par  les  habitudes  qiû 
les  produifent.  De  forte  que  c^eft  ôc 
de  ces  aûions  &  de  leurs  principes 
qu'il  faut  que  nous  parlions ,  $c  par 
confequent  des  motifs  ôc  des  obieds 
qui  les  excitent. 

DES     0P£Rj4TI0?1_S    DE 

tlntelleSl  à  l égard  des  ohieéîs 

qui  induijent  a  auelcme 

aÛion. 

IL  y  a  donc  encore  de  deux  fortes 
d'obieds  dont  Peffîcace  ne  s'arrelle, 
pas  dans  Tentendement  ,  mais  paffe 
iufques  dans  les  Appétits ,  pour  y  ex- 
citer quelque  émotion  ^  &:pour  indui- 
re les  hommes  à  quelque  adion  ou  à 
quelque  ouurage.  le  dis  à  quelque 
ouufage  nommément  ;  car  pour  com- 
mencer parla,  il  y  a  certaines  chofes 
qui  félon  qu'on  les  connoift  bien  ou 
maf ,  font  que  les  hommes  agiiTent 
auffi  bien  ou  mal  en  telle  ou  en  telle 

F   z 


^4  ÎA  Morale 

forte  d'Arts,  dont  elles  cotiennentles^ 
reigles.     Pour  exemple  ,  la  Statuaire 
eft  vn  obie£t  qui  de  fa  nature  porte  à 
vne  certaine  opération,  dont  fe  pro- 
duit vn  ouuragc  qu'on  appelle  vnc 
ftatuë  ,  &:  qui  outre  Cela  donne  les: 
préceptes  de   faire  les  ftatuës  d'vne 
matière  conuenable,  &:  auec  leurs  iu- 
ftes   proportions.      De  forte  qu*vn 
homme  qui  s'addonne  à  la  confîdera-. 
tion  de  cet  arp  ^  &  à  r^cquifition  dç  fa 
connoiffance  ,  n'en   demeure  pas  là 
quand  il  Ta  acquifc ,  mais  s'applique 
puis  après  à  trauâiller  de  la  main  ;  5^ 
il  trauaiUe  régulièrement  ou  non ,  fé- 
lon qu'il  a ronceu  l'idée  de  cet  obieft^ 
&  des  reigles  d'opérer  lefquellesy  foiit 
contenues.    Delà  vient  que  les  vns 
y  font  excellens ,  &  les  autres  médio- 
cres y  &  les  autres  impertinens  tout  à 
fait  5  félon  que  chacun  à  bien  ou  mal 
connu  fon  obied&:  fes  dépendances. 
Mais  ny  la  parfaite  connoiffance  de 
cette  nature  de  chofcs  ne  rend  pas  vn 
homme  vertueux  &:  homme  de  bien; 
car  il  fe  rencontre  quantité  de  bons 
ouuriers  qui  font  d'ailleurs  très  mef-* 


Chrestienne;  '  I..  PartI     8y 
chans  hommes  :  ny  Timparfaite  ou 
mauuaife  connoiflance  de  ces  arts  ne 
rend  pas  vn  homme  vicieux  ou  mef- 
chant  ;  puis  qu'il  fe  rencontre  plu- 
fîeurs  gens  de  bien  qui  font  d'ailleurs 
,  en  leur  meftier  de  très  mauuais  arti- 
fans.    Et  ce  que  ie  dis  des  arts  dont 
Texercice  laifle  après  fby  quelque  ou- 
urage  qui  fubfifte ,  comme  les  ftatuës 
ou  les  peintures,  fe  doit  dire  pareille* 
ment  de  ceux  qui  ne  laiifent  rien  de 
permanent  après  l'adion  de  la  main. 
Car  vn  bon  ioùeur  de  lut,  &:  vn  hom^ 
me  de  bien  ,  font  quelque  fois  des 
chofes  fort  feparées.     De  forte  que 
puis  que  nous  cherchons  le  moyen 
de  faire  vn  homme  de  bien  5c  ver- 
tueux 5  nous  n'auons  point  icy  affaire 
de  la  confidetation  de  ces  obieds ,  ny 
des  opérations  qu'ils  produifent.  C'efl: 
de  ceux  qui  de  leur  nature  portent  au 
vice  ou  à  la  vertu  ,  &c  des  ades  6C 
mouuemens  de  nos   entendemens  à 
leur  égard  ,  que  la  confideration  nous 
eft  icy  neceffaire.    Examinons  donc 
vn  peu  la  nature  des  adions  de  no:s 
facultés  fur  cette  forte  d'obieds*    ' 


S^        ''  t  A    Morale 

Puis  que  ce  font  ces  obieds  là  qui 
nous  excitent  à  Taftion,  pour  bien  en» 
tendre  qii'elle  eft  l'aftion ,  il  en  faut 
confîderer  les  diuers  momens ,  félon 
les  diuerfes  impulfions  que  les  obieds 
mefmes  nous  donnent.    La  première 
<le  cos  impulfions  donc  confifte  en 
"vne  certaine  émotion  ,  foit  de  dcfir^ 
foit  d'auerfion  ,  que  la  première  ren- 
contre de  Tobiedauec  la  faculté  pro- 
duit conformément  à  fa  nature  &:  à  la 
•conftitution  de  la  faculté  mefme.  Or 
tlans  la  conftitution  de  noftre  nature. 
Tertre  d'animal  nous  conuient  auant 
celuy  dliomme  j  de  forte  que  la  liai- 
fon  ècla  communication  que  nosfens 
intérieurs  ^  tels  que  font  la  fantaifie  ôc 
le  fens  commun  ,  ont  auec  Tappetit 
fenfitif,  eft  plus  proche  &  plus  immé- 
diate entr'eux  ,  qu'elle  n*eft  par  Tin- 
terpofition  de  l'entendement,  &  delà 
volonté.   D'où  vient  que  dans  les  fur- 
prifes,  où  nous  n'auons  pas  encore  eu 
îeloifirdc  raifonncr l'image  de  robie£t 
qui  frappe  les  fens  extérieurs ,  de  par 
les  fens  la  fantaifie  ,  court  plus  viftc 
de  là  à  Tappetit  fenfitif^par  les  voye^ 


Chrestienne".'  I.  PartT  87 
par  lefquelles  elle  y  coure  dans  les  au- 
tres animaux  ,  qu'elle  n'y  va  par  Mn- 
telleft.  Il  luy  faut  du  temps  dauan- 
tage  pour  ettre  receuë  en  rintelled, 
pour  y  eftre  confiderée  attentiuemêt, 
ôc  pour  y  eftre  comparée  auec  les  au- 
tres choies  fur  lefquelles  il  doit  faire 
refleftion,  afin  de  iuger  s'il  la  faut  laiC- 
fer  pafler  dans  la  volonté  ^  &:  de  U 
volonté  dans  les  aftedions  ,  ou  s'il  la 
faut  empefcher  d'y  aller  donner  vne 
atteinte.  Et  nous  fentorw  cela  biea 
fouuent  par  l'expérience  que  nous  en 
faifons  en  toutes  chofes.  L'image  des 
périls  impreueus  ,  qui  vient  toucher 
fubitemcnt  ou  nos  oreilles  ou  nos 
yeux  ,  vole  de  là  dans  l*imagination, 
&  de  l'imagination  dans  Fappetit ,  au 
lieu  où  refide  la  crainte ,  auec  vne  tel- 
le rapidité  ,  &  y  caufe  de  fi  prompts 
mouuemens de  peur,  qu'à  pemepou- 
iionsnous  empefcher  qu'il  n'en  paroit 
fe  quelque  chofe  au  gefte  du  corps  , 
ou  au  clignement  des  yeux  ,  -&:  à  la 
palleur  du  vifage.  Et  iufques  à  ce 
ue  l'entendement  ait  eu  le  temps  de 
«  recueillir  ,  ce  ^u^il  fait  à  la  vérité 

r  4 


?. 


S8L  .^  ,1 A  Morale,  .  -  -. 
ion  prbntcmçnt  dans  les  am.es  yn  peu. 
fortes ,  ou  qui  ont  acquis  ,de  bonnes 
liabitiides/.en.çe  qui  eft  de  la  peur, 
cette  légère  ernotion,  duré  dans,  la  par-. 
tie:infç  rie  lire,  dç  Tame*  .Qr  n'eft-çç, 
pas  encore  ,en.ces,aaions  là.  que  çon^ 
liiteiiy  le  vice, ny  la  vertu.  JLa  verta 
fans  doiite  n'y  confifte  pas:  parce  que- 
ce  fQnt;  adiojis  ou  paiTions  qui  nous 
c'onuiennent  proprement  entant. que 
nous  fommes.animaux  5  &  non  pas  en-r 
tant  que  nous  Tommes  hommes,  puis 
que  la  Raifpu  non  feulement  n'y  eft 
pçinp, encore  interuenuë  ,  mais  mef- 
nies  qu'à  caufe  de  la  furprife  elle  n'a 
pçu  y  interuenir.  La  vertu  morale 
eft  vne  qualité  de  l'homme,  entant 
qu'il  eft  homme  ,  &:  bien  que  peut 
eftr.e^i.l  y.  ait  pluficurs  de  fcs  vertus 
qui  Qntleui:  fiege  dans,  Tappctit  fen- 
lîtif  ^  fi  eft  çc  qu  elles  n'y  peuuent  eftre 
imprimées  linon  par  l'entremife  des 
facultés  raifonnables  telles  que  font 
l'Entendement  &  la  Volonté.  Par  la 
iTpicfiiieraifbn  le.yicc  n^y  confille  pas 
i^on  .plus.  Car  oç  ne  peut  accufer 
l'hqmme  d'5v}cuç^  ,yicp  moral  ,  finoii: 


Chrest\ennev  I,_  Part.  S^ 
queia  mauuaife  habitude  qu'onnom*? 
me  de  ce  nom  ,  ait  cftéimprimée  dans. 
les  facultés  inférieures  par  les  raifon* 
nables;  ce  qui  fe  fait  par  les  aftions 
aufquelles  il  fe  porte  de  propos  déli- 
béré :  ou  au.moins,  que  Témotion  qui 
s'excite  dans  l'appétit  fenfitif ,  monte 
iufques  à  Tentendement ,  foit  pour  le 
détourner  tout  à  fait  de  la  confîdera- 
tion  qu'il  doit  faire  des  obiefts  de: 
l'honneur  &:  de  la  vertu  ,  foit  pour 
empefcher  que  les  reflexions  qu'il  y 
fait ,  ne  foyent  fi  fortes  &c  fi  vigou- 
reufes  qu'elles  doiuent  eftre.  Quand 
donc  rémotion  de  Tap petit  fenfitif 
ne  touche  du  tout  point  l'entende- 
ment ,  &  que  tout^auili  tôft  qu'il  peut 
agir  fur  fcs  obiers ,  il  y  agit  auflî  for-^ 
tement  6c  auec  autant  de  lumière, 
qu'il  conuient  à  vne  telle  faculté, 
de  forte  que  la  volonté  demeure  droi* 
te,  &:  que  l'appétit  ne  donne  piîi^ 
après  aucune  peine  à  tenir  dans  le  de- 
uoir,  cela  n'a  pas  accouftumé  d*efi:ro, 
èonté  entre  lés  paflions  vicieufes', 
parce  qu'il  nous  eft  naturel.  C'eft 
pourquoy  encore  qu'on  abiife  fouuent 


90  LA    Morale 

de  cette  façon  de  parler ,  que  les  pre- 
miers mouuemens  ne  font  pas  en  no- 
ftre  puiffance,  &  que  d'ordinaire  on 
cxcufe  les  trop  violentes  émotions  de 
la  Colère  ôc  de  la  Conuoitife  par  ce 
commun  dire,  il  ne  laiffe  pourtant  pas 
d'eftre  véritable  quand  il  cft  bien 
entendu. 

La  féconde  impneflîon  que  fait 
Fobieft  en  nos  facultés  ,  eft  celle  que 
Fentendement  en  reçoit ,  &:  qui  don- 
ne l'occafion  de  faire  reflexion  deffus, 
&  de  le  comparer  auec  les  autres.  Et 
pour  expliquer  cela,  ie  me  feruiray  de 
îexemple  de  la  femme  ,  lors  qu'elle 
fiit  au  commancement  attaquée  par 
le  malin.  Car  cet  obieft  du  fruit 
de  Tarbre  défendu  eftant  entré  dans 
lafantai{îe,peut  bien  à  la  vérité,  com- 
me i*ay  dit ,  courir  de  là  dans  Tappetit 
fenfitif  par  le  chemin  le  plus  court. 
Mais  il  deuoit  auifi  aller  à  Tentendc- 
ment  de  la  femme  ,  &c  y  eftre  receu 
ainfi  que  dans  vn  miroir.  Et  parce 
qu'il  eftoit  de  la  condition  de  ceux 
qui  excitent  à  vne  adion ,  il  a  deu  y 
cftre  confidcré  comme  tel ,  pour  iu-5 


Chrestïenne.    I.    Part,      sï 
ger  fi  la  volonté  s'en  deuoic  émou* 
uoir  ou  non,  afin  de  régir  les  facultés 
inférieures  en  confequence.   Et  c'eft 
là  cette  opération  de  Tentendement 
que-  l'on  appelle  confultation  ou  dé- 
libération  de  la  fin  &  refolution  de 
laquelle  les  aftions  de  l'homme  dé-^ 
pendent.     Or  cette  confultation  là 
eft  toute  autre  en  des  facultés  cor- 
rompues ,  qu'en  celles  qui  font   en 
leur  entier.     Car  là  où  les  facultés 
font  corrompues,  la  confultation  peut 
cftre  longue  &c  difficile ,  de  la  refolu- 
tion  mauuaife  :  parce  que  l'obied  qui 
induit  à  mal,  eft  fauorifé  de  Témotion 
dereiglée  de  Tappetit  fenfitif  ^qui  fe 
remue  auec  beaucoup  de  violence,  ôc 
qui  trouble  &:embarafle  les  fondions 
de  Tentendemcnt.     Et  quant  à  Pob- 
ieû  qui  attire  au  bien,  l'entendement 
ne  le  contemple  pas  alTés  attentiue* 
ment ,  n'en  apperçoit  pas  aflés  clai^ 
rement  toutes  les  bonnes  qualités, 
parce  qu'outre  le  trouble  qui  luy  eft 
donné  par  l'appétit  fenfitif ,  la  cor- 
ruption dont  il  eft  défia  luy  mefine 
actaint  alïbiblit  fes  opérations ,  &:  ob^^ 


ft  TA  1  Morale   . 

fcurcit  fa  lumière.    Au  lieu  que  dans 
vn  fujet  dont  les  faculté  font  parfaite^* 
tement  bien  compofées^la  confultar 
tioa  fe  fait  en  vn  moment,  ôc  fans  que 
la  moindre  hefîtation  y  interuienne. 
Qiie  fi  dans  la  comparaifon  de  deux 
ohiefts  contraires  5  dont  l'vn  attire  au 
bien ,  &  l'autre  porte  au  mal,  l'entenr 
dément  hefite  en  fa  confultation ,  ou 
bien^il  faut  neceflairement  qu'il  y  en 
ait  vn  dont  il  ne  fçait  pas ,  &:  dont  il 
jve  peut  pas  encore  fçauoir  diftinde- 
ment  $z  nettement,  la  nature,  ou  bien 
les  facultés  font  défia  corrompues  en 
ce  fuiet  là  ,  ou  au  moins  certes  com- 
mencent-elles à  s'y  corrompre.  Conv 
me  lors  que  la  femme  fut  première- 
ment tentée  par  le  ferpent,  tandis  que 
{es  facultés  demeurèrent  en  leur  in- 
tégrité ,  elle  ne  flotta  du  tout  point 
entre  ces  chofes ,  ma/tgeray-ie  du  fruit 
dç fendu ,  oii  y  oheïray4e  au  Créateur,    La 
feule  comparaifon  de  ces  deux  obiets 
Tvn  auec  l'autre  ,  laquelle  fe  fait  par 
l'entendement  en  vn  moment^  acheua 
la  confuîration  dont  ie  parle.     Mais 
^uand  elle  commença  à  balancer  en* 


Chréstiennê/  I.  Part^  91 
tre-deux  ,  Se  à  douter  de  quel  coftô 
die  pancheroit,  fes  facultés  commen- 
cèrent auffi  à  fe  corrompre ,  puis  que 
ces  deux  obieds  fitr  luy  deupyente- 
ftre  également  &:  parfaitement  bieU' 
connus.  Or  à  peine  eft  il  befoin  que 
i'aduertiflfe  que  ce  n'eft  pas  encore  eii' 
cette  confultation  là  proprement  quc" 
confifte  le  vice  ny  la  vertu  que  ie  cher- 
che en  cette  première  partie  de  la  Mo- 
rale. Car  s*il  y  a  de  la  hefitation  vi* 
cieufe,  &:  qui  marque  de  la  corruption 
dans  les  facultés  ,  ie  n'en  fuis  pas  en- 
core venu  à  cette  partie  de  mon  Trait- 
té  ,  où  ie  parleray  de  la  vertu  telle 
qu'elle  conuient  a  l'homme  depuis 
qu'il  a  dégénéré  de  fon  intégrité.  S'il 
y  a  de  la  hefitation  fans  vice,  parce 
que  lès  obiets  ne  font  pas;  &  ne  peu- 
vent pas  eftre  alTés  diftindcment  con- 
nus ,  l'entendement  eftant  en  ce  fuf- 
pens  ne  fait  encore  ny  bien  ny  mal, 
&:  cherche  feulement  de  quel  càfïé  il 
doit  encliner  ,  &  à  quoy  il  fè  doit  re« 
foudre.  S'il  n*y  a  du  tout  point  de  he- 
fitation., comme  il  n'y  en  peut  pas  a- 
uoir  là  oùles  obieds  font  biciï  co.nnas 


54  l'A    Morale 

&  les  facultés  bien  entières,  quoy  que 
la  confultation  &  refolution  fe  fafle 
prefquc  en  mcfme  moment  de  temps, 
fi  eft-ce  pourtant  qu  il  les  faut  diftin- 
guer  en  leur  nature.    Car  la  confulta- 
tion confifte  en  la   comparaifon  de 
deux  obieds  contraires ,  &  qui  indui- 
fent  à  de  contraires  aûions.    Au  lieu 
que  la  refolution  gift  en  la  détermina- 
tion de  nos  facultés  vers  l'vn  de  ce?? 
obieds  feulement  ,  à  l'exclufion  de 
Tautre.    Or  en  cette  comparaifon  de 
deux  obieds ,  ainfi  confiderée  preci-, 
fément  en  elle  mefme ,  il  y  a  bien  vne 
opération  de  l'entendement  de  Miom- 
me  entant  qu'il  eft  homme,  de  laquel* 
le  il  ne  fe  void  trace  quelconque  dans 
les  autres  animaux  ;  mais  il  n'y  a  pour- 
tant point  encore  ny  de  blafme  ny  de 
louange  en  cette  opération  là  ,  non 
plus  qu'en  cette  fufpenfion  de  l'en- 
tendement que  i'ay  cy  defliis  dit  eftre 
innocente,  parce  que  les  obieds  ne 
font  pas  encore  connus.    C'eft  feule- 
ment vne  chofe  antécédente  à  ces  au- 
tres opérations  de  Tintelled  qui  font 
véritablement  le  fujet  moral  de  la 


Chrestiennê.    L    Part.    55 
toiiange  &c  du  blafinc. 

Lacroifiefmeimpreffion  de lobieik 
en  nous  eft  donc  celle  qui  confifte  en 
la  refolution  que  cette  confultatioa 
engendre  -,  c'cft  à fçauoir  quand len- 
tendement  fe  détermine  à  Ivuc  des 
deux  chofes  fur  lefquelles  il  auoit  de- 
libéré,  &  que  par  mefine  moyen  il  re- 
iette  l'autre.    Et  c'eft  ce  que  les  Phi^ 
lofophes  nomment  Jugement  y  Confeil^ 
Fréelcction  ,  &:  de  diuerfes  autres  ap- 
pellations ,  qui  toutes  font  beaucoup 
moins  intelligibles  que  la  chofe  mef- 
me.    Car  il  n'y  a  perfonne  qui  ne  fâ- 
che très-bien  par  expérience  ce  que 
c'eft  que  cette  inclination  de  Çqs  fa- 
cultés raifonnablesversTvn  des  deux 
obieds  entre  lefquels  fa  délibération 
a  balancé  quelque  temps ,  en  difant, 
leferay-iey  Se,  ne  leferay-iepas,  ÔC  que 
les  raifons  de  faire  ou  de  ne  faire  pas 
l'emportent.     Tay  dit  expreffément, 
cette  inclination  de  fis  facultés  raifmna- 
bles ,  parce  que  l'entendement  &  la 
volonté  y  concourent  tellement,  qu** 
Ariftote,  comme  nous  auons  veu  cy- 
deuant ,  ou  ne  fe  peut  refoudre  nette- 


'^6  ^        L  A    Mo  R  A  LE-   ^ 

ment ,  ou  laifle  pour  iridifFcrént  la- 
quelle opération  de  ces  deux  facultés 
y  eft  la  plus  confidcrable:  Quoy  qu'il 
tn  foit  la  condition  de  ces  deux  puif- 
lances  ,  &  leur  fubordination  ,  nous 
oblige  à  dire  que  l'opération  de  lui- 
telledy  eft,  quant  à  Tordre  de  la  na- 
ture, antécédente  à  celle  de  la  volon- 
té ^  puis  que  c'eft  luy  qui  la  meut,  &C 
que  c*eft  fôn  impulfîon  qui  la  déter- 
mine. Mais  leur  indifToluble  liaifon 
nous  oblige  pareillement  à  reconnoi- 
ftre  qu  entre  ces  deux  opérations  il 
n'y  a  point  de  diftindion  de  temps, 
^  qu'au  mefme  moment  indiuifiblè 
que  rentendemcnts'encline  vers  Tvii 
des  obiecbspour  le  préférer,  la  volon- 
té s'y  porte  pareillement  pour  s'y  ioin- 
dre.  A  peu  prés  comme  dans  vne 
îuacliine  telle  qu'feft  vhe  liorlbgè  ,  bu 
îe  mouuement  d'vne  roue  dépend  de 
celuy  d'vn  refTortjVOus  conceués  bien 
leut  dépendance ,  &:  que  celuy  du  reP 
fort  va  naturellement  deuant  ;  maïs 
vous  ne  fçauriés  conceuoir  le  moment 
miquèl  le  reffort  à  commencé  à  che- 
miner ,  que  vous  ne  conceuies  pareil- 
lement 


Chj^estienne  I.  Part.  97 
Icment  que  la  roue  a  commencé  à  fui- 
ure.  Car  nous  Tentons  bien  qu'en  ces 
confultations  noftre  entendement  ne 
fe  détermine  iamais  dVn  cofté ,  que 
la  volonté  n'y  aille  auffi  :  6£  fi  l'enten- 
dement s'y  porte  tout  entier  ôc  tout 
d'vn  coup^  tout  ce  qu'il  y  a  d'appetic 
en  la  volonté  s'y  porte  de  mefme  :  fi 
l'entendement  y  va  par  degrés  ,  les 
mouuemens  de  la  volonté  s'eften dent 
à  proportion  ;  fi  Tentendement  s'y  en- 
cime  languifTamment  &  en  doutant, 
les  inclinations  de  la  volonté  n'y  font 
pas  moinslafchcs&:  chancellantcs  :  fi, 
comme  il  arriue  fouuent ,  l'entende- 
ment flotte  en  fa  refolution ,  &c  s'ap- 
proche tantdft  d'vn  cofté  ,  tantoft  de 
lautre  ,  la  volonté  foufFre  quand  ôc 
quand  la  mefme  hefitation  :  &:  fi  l'en- 
tendement demeure  en  fufpcns,  ôc  ba- 
lancé entre  fes  deux  obiefts  ,  la  vo- 
lonté eft  alors  comme  Téguille  frottée 
d'aymant,  quand  elle  fe  trouue  à  égale 
diftance  entre  les  deux  pôles. 

Cette  opération  donc  de  la  déter- 
mination de  l'entendement ,  conioin- 
r@  auec  le  mouuement  de  la  volonté^ 

G 


9S  I A  MoR  A  le: 

cftant  plus  proprement  qu'aucune  âtf 
tre,  laftion  qui  conuient  à  l'homme 
entant  qu'il  eft  homme,  eft  auflî  pro- 
prement le  fiege  du  blafme  &  de  là 
louange  qui  conuient  à  (es  produ- 
£bions  entant  qu'elles  font  morales; 
de  forte  que  toutes  les  chofes  qui 
viennent  en  confequence  prennent 
leur  teinture  de  là.  Car  fi  cet  appe* 
tit  ratiocinatif  fe  porte  au  bien,  c'eft 
le  fujet  de  la  louange  deuë  à  la  vertu: 
&:  fi  au  contraire  il  fe  porte  au  mal, 
c'eft  le  fujet  du  blafme  qui  eft  deu  au 
vice  ;  &c  c'eft  de  là  que  dépend  le  iu- 
gement  qu'il  faut  faire  de  la  quatriè- 
me impreflion  que  Tobieâ:  fait  en  nos 
facultés.  Car  comme  la  volonté  eft 
foufordonnée  à  Tentendement,  les  fa- 
cultés inférieures,  comme  ie  lay  re- 
prefenté  cydelfus^font  foufordonnées 
à  la  volonté.  Tellement  que  Tobiefl: 
qui  a  pafte  des  fens  dans  la  fantaifie^ 
Se  de  la  fantaifie  à  l'intelleâ: ,  &:  de 
rintelleâ;  dans  Tappetit  raifonnable, 
pafle  de  l'appétit  raifonnable  dans  les 
autres  foit  appétits  foit  facultés,  pour 
y  caufer  les  émotions  conuenables  à 


Chrestienné.  I.  Part.  99 
fa  nature.  Pour  exemple ,  pofé  quo 
Tobied  du  fruit  défendu,  acompagné 
de  tous  fes  attraits,  euft  à  Timprouiftô 
produit  dans  Tappetif  fenfitif  de  la 
femme  ,  cette  légère  5c  innocente  é- 
motion  dont  i'ay  tantoft  parlé,  ôc  que 
cependant  au  mefme  tetpps  ,  le  mef- 
me  obied  eftant  entré  dans  fon  intel- 
led ,  celuy  de  l'autorité  du  comman- 
dement de  Dieu  euft  preualu  en  ce 
que  i*ay  nommé  la  confultation  ou  la 
délibération  j  de  forte  que  la  femmo 
euft  promptcmcnt  refolu  d'obéir  au 
commandement  du  Créateur-,  cet  ob- 
ieft  du  commandement,  &  du  refped 
qu  elle  luy  deuoit ,  paflant  dans  la  vo- 
lonté, &c  de  la  volonté  dans  la  partie 
Conuoiteufc  de  fon  ame  ,  en  euft  au 
mefme  moment  chaffé  l'autre  qui  y 
caufoit  de  l'émotion  ,  quelque  légère 
qu'elle  peut  eftre.  Car  ce  qui  y  peut 
eftre  innocent  allant  que  l'entende- 
ment ait  eu  le  loifir  de  receuoir  Tob- 
iedcôtraire ,  &  de  faire  fes  reflexions 
deffus ,  s'il  perfifte  après  ces  premiers 
momens  là,  dénient  indubitablement 
coupable.     Mais  parce  que  la  femmp 

G  z  ' 


koô  LA    Morale 

fe  laifTa  corrompre  par  la  tentation  d\i 
Malin  5  de  que  dans  la  comparaifon 
qu'elle  fit  de  ces  deux  chofes  en  fon 
intellect ,  celle  qui  Tinduifoit  à  tranf-. 
grefler  le  commandement, preualut^Â: 
pafla  dans  la  volonté  ;  la  volonté  con- 
fentant  alors  auec  Tappetit  fenfitif ,  &: 
fe  méfiant ,  s'il  faut  ainfî  dire ,  auec  la 
Concupifcible  au  defir  &:  en  Tappetition 
de  ce  fruit ,  elle  ordonna  à  la  faculté 
qui  meut  les  membres  du  corps  ,  de 
remuer  ceux  qui  eftoyent  neceffaires 
pour  cette  opération ,  &  commit  ainfi 
Tadion  que  Ton  appelle  tranfgreilîon, 
&  qui  a  mérité  tant  de  blafme. 

CELLES    SONT  LES 

aâions  njolontaires  de  l'homme  ^ 
Z^  quelles  non. 

L'Es  actions  de  l'homme  cftant 
ainfi  brieuement  expofées  ,  il 
n*eft  pas  malaifé  ny  de  connoiftre 
ny  d'expliquer  quelles  font  celles  qui 


Ch^estienne.  I.  PartT  ïoï 
peuuent  eftre  appellées  volontaires , 
ôc  celles  qui  ne  le  font  pas.  Ce  que 
ie  feray  icy  en  peu  de  paroles  ,  autant 
que  cette  première  partie  de  laMorale 
le  requiert ,  iufques  à  ce  que  les  au- 
tres parties  de  mon  Traitté  m'obli- 
gent à  en  donner  vne  intelligence, 
plus  exa£te.  Pour  commencer  par 
là  ,  cette  légère  émotion  que  nou^ 
nous  figurons  que  le  fruit  défendu 
euft  peu  produire  dans  la  Conuoitife 
de  la  femme ,  fi  par  quelque  furprife 
il  s'y  fuft  écoulé  de  la  fantaifie  auanc 
que  de  toucher  l'intellect ,  à  propre^ 
ment  parler  n  euft  pas  efté  volontaire, 
puis  qu'elle  n 'euft  pas  efté  excitée  par 
Tentremife  de  la  volonté.  Et  fi  cette 
émotion  fuft  tombée  dans  vn  fujec 
abiolument  deftitué  d'mtelligence  & 
^e  volonté  ,  com^me  font  les  beftes, 
ou  bien  en  qui  l'entendement  &  la 
volonté  ne  peuuent  agir  conformé- 
ment à  leur  nature  ,  tels  que  font  les 
furieux ,  à  qui  quelque  accident  à  ra- 
ui  IVfagc  de  la  raifon  ,  ou  les  enfans, 
à  qui  l'aage  ne  Fa  point  encore  don-- 
nc  y  de  qu  elle  l'euft  porté  iufques  à 

G  3 


ioi  La    Morale 

manger  du  fruit  défendu,  Faûion  n'en 
euft  pas  efté  volontaire  non  plus  :  dau- 
tant  que  ce  n'euft  pas  efté  la  faculté 
de  la  volonté,  ny  la  conduitte  de  l'en- 
tendemët,  mais  la  fantaifie  feulement 
-qui  euft  remué  les  membres  du  corps 
pour  la  produire.    Neantmoins  clic 
euft  efté  de  la  nature  de  celles  que 
les  Efcoles  novavacnt  Jffontanées^  coïti^ 
me  fi  vous  dilîés  ,  faites  de  nojhre  mou- 
uement ,  comme  on  a  de  couftumc 
d'appeller  les  adions  des  animaux, 
quand   elles  procèdent  nuëment  àc 
fimplement  de  leurs  appétits.  Dequoy 
Ton  rend  cette  raifon  ,  premièrement 
que  le  principe  eneften  eux;  car  c'eft 
leur  appétit  qui  les  meut:  puis  après, 
que  ces  a£bions  viennent  de  quelque 
connoiftance  de  leur  obieft.    Car  le 
fens  extérieur  en  a  iugé  autant  com^ 
me  il  en  eft  capable  :  &:  la  fantaifie 
âpres  le  fens  en  a  prononcé ,  propor- 
tionnément  à  ce  qu'elle  en  a  de  fa-^ 
culte  :  &:  du  iugement  que  la  fantaifie 
en  a  fait,  fi  iugement  fe  doit  appeller, 
eft  procedée  Témotion  de  Tappetit, 
d'où  s^cxcite  puis  après  la  puiftance 


ChrestienneI  I.  Part:  ïôj 
qu'ordinairement  on  nome  loeomotme. 

Si  le  Malin ,  vfant  de  quelque  vio- 
lence ,  euft  contraint  la  femme  à 
manger  du  fruit  contre  fon  gré ,  en 
luy  ouurant  la  bouche  de  force  ,  &: 
le  fourrant  dedans  malgré  qu  elle  en 
euft  5  fon  a£tion  n'euft  efté  ny  fponta- 
née,  ny  volontaire^parce  qu  elle  n  euft 
procédé  ny  de  fa  volonté  ny  de  fon 
appétit  fenfitif.  Et  bien  qu'elle  euft 
eu  quelque  conoifTance  de  fon  obie£l 
&  de  ks  circonftanceSjfi  eft  ce  que 
le  principe  de  fon  adion  eftant  abfo- 
lument  extérieur,  fans  que  (es  facul- 
tés intérieures  y  contribuaffent ,  elle 
n'euft  peu  eftre  attribuée  fînon  à  la 
caufe  de  dehors.  A  peu  prés  comme 
fi  quelcun  faifoit  de  la  force  de  k% 
(doigts  rebrouffer  Taiguillc  d Vne  hor- 
loge en  arrière  ,  pour  luy  faire  mon- 
ftrer  vne  autre  heure  que  celle  qu'elle 
monftreroit  fi  elle  fuiuoit  d'elle  mef- 
me  le  train  que  luy  donne  fon  mou- 
uement.  Car  fi  alors  elle  marque  mal, 
elle  n'en  mérite  pas  le  blafme  ,  noa 
plus  qu  elle  n'en  mérite  pas  la  louange 
fi  au  contraire  elle  marque  bien  :  dau- 

G  4 


t64  Ï-A     MôRAlÈ 

tant  c^lîc  cela  ne  vient  pas  de  la  tlif- 
pofition  inteiieurc  de  fts  roues,  ny  de 
la  vigueur  de  fes  reflbrts,  mais  de  la 
contrainte  qu'vne  caufeplus  puiflan- 
te  luy  a  donnée,  &  à  laquelle  elle  n'a 
peu  refifter.  En  efFeft  horfmis  que 
les  pièces  qui  compofent  le  dedans 
dVne  monftre,  n'ont  aucune  connoif- 
fance  d'elles  mefmes,  ny  de  leurs  pro- 
pres opérations ,  &:  que  leur  aflembla- 
ge  eft  vn  cfte£l  de  l'artifice  de  l'hom- 
me ,  &:  non  vne  produdion  de  la  Na- 
ture  Se  vn  ouurage  du  Créateur  ,  il 
n'y  a  rien  qui  puifle  mieux  reprefen- 
terlafubordination  des  puiflances  de 
nos  amcs ,  ny  ,  pour  ainfi  dire,  la  fpon- 
taneité  ou  la  contrainte  de  leurs  a- 
ftions ,  que  le  mouuement  de  ces  au- 
tomates,quand  ils  font  bien  entendus. 
Parce  qu'encore  que  ce  foit  par  quel- 
que efpece  de  violence  que  le  grand 
reflbrt  tire  après  foy  toutes  les  autres 
parties  de  Touurage  ,  &  que  fa  force 
ïcs  fait  remuif  r ,  fi  eft  ce  que  cela  re- 
prefente  fort  bien  comment  les  autres 
facultés  de  l'ame  dépendent  de  Ten- 
tendement  i  &:  que  fi  vous  compares 


Ghrestienne.  I.  Part.  lof 
ce  me  Tuement  auec  celuy  que  luy 
donne  ou  la  fecoufîe  d'vne  cheute, 
ou  Tapplication  de  la  main,  ce  dernier 
vous  paroiftra  violent ,  dC  l'autre  en 
quelque  forte  volontaire. 

Si  quand  le  MaUn  Ta  tentée  elle 
n'euft  point  eu  de  connoiflance  de  la 
defenfe  que  Dieu  auoit  faite  à  fou 
mary,  de  manger  du  fruit  de  cet  arbre 
là  5  &:  que  fans  luy  dire  ce  que  c'eftoit^, 
le  ferpent  luy  en  euft  prefenté  à  man- 
ger 5  comme  vne  chofe  indifterehte, 
fon  action  i^' euft  pas  efté  non  plus  ny 
fpontanée  ny  volontaire ,  finon  en  vn 
certain  égard ,  à  fçauoir  entant  quo 
c'eftoit  Amplement  vne  a(3:ion  ;  mais 
non  pas  entant  qu'elle  regardoit  la 
Morale  ,  pour  mériter  reprehenfion. 
Car  fi  vous  la  confiderés  îimplement 
comme  vne  adion,  elle  euft  efté  fpon- 
tanée, en  ce  qu'elle  euft  peu  procéder 
de  la  connoifTance  de  fon  obie£b  ,  &: 
de  Pappetit  que  cette  connoiflance 
euft  produit  dans  la  Conuoitife.  Et 
elle  euft  efté  volontaire  ^  parce  qu'en- 
core que  dans  les  fujets  deftitués  de 
xaifon  &  de  volonté ,  les  adions  cor;* 


ïotf  3LA    Morale. 

porellcs  qui  confiftent  en  la  motion 
&  en  l'agitation  des  membres  ,  vien- 
nent Amplement  de  la  fantaifie  &:  de 
Tappetit  fenfitif ,  qui  font  les  facultés 
qui  commandent  à  la  locomotiue  en 
eux  :  dans  les  fujets  doués  de  raifon  &C 
d'entendement ,  comme  eft  Thomme,, 
ces  aftions  fe  font  ordinairement  par 
l'entremife  de  ces  plus  hautes  èc  plus 
excellentes  facultés.  Mais  entant  que 
CCS  adions  là  fe  rapportent  à  la  Mora- 
le 5  &  qu'elles  s'appellent  ou  obeiflan- 
ce  ,  ou  rébellion  ,  celle  de  la  femme 
n'euft  efté  ny  P vne  ny  Tautre  de  ces 
chofes,  au  cas  que  ie  viens  depropo- 
fer,  parce  qu'elle  n'euft  pas  connu  fon 
obieâ:  fous  les  qualités  fous  lefquelles 
il  fe  rapportoit  au  vice  ou  à  la  vertu, 
Le  commandement ,  ou  pour  mieux 
dire  ,  la  defenfe  eftant  de  telle  nature 
qu'elle  n'en  pouuoit  rien  ny  deuiner 
ny  foupçonner,  &  par  ce  moyen  l'In- 
telleâ:  n*en  eftant  aucunement  in- 
formé 5  il  ne  pouuoit  confulter  def- 
fus  ,  ny  la  volonté  par  confequeat 
s'y  porter  ou  s'en  reculer  ,  puis  qu'il 
n'y  a  du  tout  pomt  foit  d  amour  foit 


Chrestienne.  I.  Part.  107 
d'auerfion  en  nous  pour  les  chofcs 
entièrement  inconnues. 

Si  elle  euft  eu  quelque  connoiflan- 
ce  de  la  defenfe ,  mais  que  le  fruit  luy 
cuft  efté   abfolument  inconnu ,  elle 
euft  deu  fans  doute  apporter  beau- 
coup de  précaution  de  de  circonfpe* 
ftion  à  ne  manger   pas  de  tous  les 
fruits  du  iardin  indifféremment,  iuC- 
ques  à  ce  qa  elle  fe  fuft  bien  exa£te- 
ment  enquife  de  celuy  dont  Dieu  ne 
leur  auoit  pas  permis  Tvfage.    Car  fî 
de  propos  délibéré  elle  en  euft  afFefté 
Tignorance^pour  fatisfaire  à  la  volupté 
de  fon  gouft,  ou  à  la  curiofité  de  fou 
efprit,  fans  encourir  le  iufte  blafmc 
qu'apporte  la  tranfgreffion  ;  il  n'euft 
fallu  pour  la  conuaincre  qu'elle  l'auoit 
mérité  ,  finon  le  témoignage  de  fa 
confcience,qui  n'euft  iamais  manqué 
de  le  luy  reprocher  après  Taftion.  Par* 
ce  que  tandis  que  la  partie  Conuoi- 
teufe  de  Famé  eft  emeuë  ,  &:  qu'elle 
ofFufque  la  lumière  de  Tintelligencc, 
Ton  fe  flatte  bien  en  cette  efperancc 
d'eftre  excufé  à  caufe  de  cette  igno- 
rance ,  &  que  le  iuge  de  rVniuep  no 


tô8  LA    Morale 

nous  prendra  pas  à  la  rigueur.  Mais 
quand  Pémotion  de  la  paflîon  eft  cal- 
mée 5  ce  qui  arriue  par  la  iouifTance  de 
ce  queFon  adefiré^alors  la  lumière  de 
Tintelleâ:  qui  auparauant  eftoic  trou- 
fcléj  reprend  fa  première  clarté,  ôc  fça^ 
chant  bien  qu  il  a  recherché  d'igno- 
rer ce  qu'il  ne  vouloit  pas  fçauoir, 
il  ne  fe  peut  luy  mefme  empefcher 
qu'il  ne  prononce  de  Tadion  comme 
Vn  bon  iuge  fait  d'vn  crime.  Si  c41e 
in'euft  pas  affeété  cette  ignorance  de 
jropos  delibcré^mais  que  neantmoins 
elle  y  euft  apporté  trop  de  fecurité  oa 
de  nonchalance  ,  Tadion  n'euft  pas 
laiffé  d'eftre  tenue  pour  volontaire, 
ny  de  mériter  punition.  Parce  que 
la  chofe  eftoit  d'affés  d'importances^: 
celuy  qui  auoit  fait  la  defenfe,  eftoit 
aflés  digne  de  refpeâ:  ,  pout  deuoir 
cueiller  toutes  les  puiflances  de  fon 
ame  à  fe  garder  d'vne  aftion  qui  luy 
deuoit  eftre  pernicieufe  ,  ^  dans  la- 
quelle eftoit  enclofe  vne  rebeUion 
contre  Dieu.  Et  quand  les  lurifcon- 
fuites  ne  l'auroient  pomt  ainfi  défini, 
la  confcience  de  toute  perfonuetant 


Chrestiennê.  I.  PartÏ  îo^ 
foie  peu  prudente  ôc  raifonnable ,  luy 
appren droit  que  telle  forte  de  negli^ 
gence  en  bonne  iuftice  paffe  pour  va 
dol.  Mais  fi  après  auoir  connu  ce 
fruit  5  le  malin  le  luy  euft  prcfenté  dé- 
guifé  de  telle  façon  ,  que  nonobftanc 
toutes  (es  précautions.  Se  toute  la  pru- 
dence dont  fonfcxe  eftoit  capable  en 
cette  perfeftion  de  Ces  facultés  ,  elle 
l'euft  pris  pour  vn  de  ceux  dont  Tv- 
fage  luy  eftoit  permis,  c'eftchofe  fans 
doute  que  cette  ignorance  euft  mis 
fon  adion  au  rang  de  celles  que  Ton 
nomme  inuolontaires  ,  parce  que  le 
principe  n'en  euft  pas  efté  dans  fa  vo- 
lonté. Car  il  faut  bien  diftinguer  en- 
tre cette  ignorance  icy,  3c  celle  qui, 
comme  i'ay  défia  dit  par  les  paroles 
d' Ariftote ,  fe  mefle  dans  les  confulta- 
tions ,  ôc  dans  les  refolutions  qui  font 
les  hommes  mefchans.  LVne  eft  vne 
ignorance  d'vne  chofe  que  tout  le 
monde  peut  &:  doit  fçauoïr,  c'eft  qu'il 
faut  préférer  la  crainte  de  Dieu  ,  ^ 
la  charité  enuers  le  prochain  ,  3c  la 
beauté  de  la  fainteté ,  à  IVrile  ou  au 
deledable  ,  dont  la  iouïflance  peuc 


îîô  La  Morale 

flatter  nos  conuoitifes  &  nos  paflîons? 
L'autre  eft  vne  ignorance  de  certai- 
nes circonftances  particulières  d'vn 
obieâ:  ,  lefquelles  nous  ne  pouuons 
fçauoir  de  nous  mefmes5&:  qui  ne  nous 
eftant  pas  découuertesny  manifeftées 
d'ailleurs,  impofent  à  noftre  entende^ 
ment ,  de  quelque  lumière  de  pru-^^ 
dcnce  qu'il  foit  éclairé  ,  &:  quelque 
foin  qu'il  y  puifle  apporter  ,  ou  qu'vu 
autr^  y  apporteroit^qui  ne  feroit  point 
preuenu  de  quelque  mauuaife  difpo- 
fition  en  l'ame.  Celle  là  n'eft  point 
tellement  la  caufe  des  mauuaifes  a- 
iftions  des  hommes  que  ce  ne  foit  à 
leur  volonté  qu'il  les  faut  attribuer. 
Car  c'eft  ou  leur  nonchalance  vicieu- 
fe ,  ou  la  paflîon  qui  les  tranfporte ,  ou 
quelque  autre  mauuaife  difpofition  de 
leurs  âmes  qui  l'a  produite  ;  de  par 
confequent  ils  fe  la  doiuent  imputer. 
Celle  cy  eft  abfolument  la  caufe  de 
Tadion  laquelle  s'en  eft  enfumie  j  dau- 
tant  qu'elle  ne  tire  point  fon  origine 
delà  volonté  ny  des  paffions  de  celuy 
en  qui  elle  fe  trouue,  mais  de  la  natu- 
re de  la  chofe  mefme,où  i'efprit  de 


CHRESTIENîlÊr      I.    PaRtT     ÎII 

îliomme  ne  peut  pénétrer.  Vout 
monftrer  que  ces  adions  là  ne  font 
pas  volontaires  ^  Ariftote  fe  fert  d'vn 
argument  tiré  du  repentir  qu'on  en  a. 
Car  c'eft  bien  certes  vne  chofe  que 
la  Nature  enfeigne,  qu'il  faut  confer- 
uer  la  vie  à  fon  père  autant  que  Ton 
peut.  Mais  ce  n'eft  pas  vne  chofe 
que  la  Nature  enfeigne  pareillement, 
que  de  connoiftre  (on  père  ,  quand 
on  en  a  efté  feparé  dés  fon  bas  aage^ 
6^  nourry  en  lieu  où  on  ne  pouuoic 
auoir  nouuelles  de  luy.  Si  donc  vu 
père  ôc  vn  fils  qui  ne  fe  connoiffent 
point ,  fe  rencontrent  comme  eftran- 
gers,&  qu'en  cette  commune  igno- 
rance de  l'vn  &:  de  l'autre  ,  Toccafion 
de  la  guerre  les  oblige  à  fe  battre  com- 
me ennemis  ,  ladion  du  fils  qui  tué 
le  père ,  eft  bien  volontaire  en  ce  que 
c'eft  vne  adion,  &  mefmes  vne  a^lion 
deftinée  à  ofter  la  vie  à  vn  homme. 
Mais  entant  que  cette  aûion  ofte  la 
vie  à  fon  perc,elle  n'eft  nullement  vo- 
lontaire ,  dautant  que  fon  entende-» 
ment  en  cette  occurrence  n  a  ny  fait 
ny  mefmes  peu  faire  aucune  réflexion 


HZ  LA    Mo  R  A  LE 

fur  cette  relation.  Dequoy  le  cara-» 
£bere  indubitable  eft  ,  que  s'il  le  re- 
connoit  pour  fon  père  après  fa  mort, 
il  en  demeure  outré  de  douleur  ,  s'il 
n'eft  horriblement  barbare.  Que  fi 
dans  les  Tragédies  ,  les  lamentations 
du  miferable  Ocdipus  ,  à  qui  vn  tel 
accident  eftoit  arriué,  paflent  iufques 
à  condamner  fon  adion  comme  vn 
crime  ,  ce  n'eft  pas  que  c'en  fuft  vn 
véritablement.  C'eft  que  l'excès  de 
fa  douleur  attache  tellement  fon  ef- 
f  prit  à  la  contemplation  du  fujet  fur 
lequel  il  auoit  exécuté  fon  aftion^qu'il 
ne  luy  donne  pas  le  loifir  de  faire  re- 
flexion fur  les  vrais  principes  qui  Ta- 
uoy cm  produitte.  Et  parce  que  qui 
tue  fon  père  en  le  fçachant  eftre  tel, 
cornet  vn  afte  dénaturé  ,  de  digne  des 
fuppiices  les  plus  rigoureux ,  Tauoir 
tué^quoy  qu'en  ne  le  fçachant  pas^, 
met  d'abord  vne  horrible  idée  de  fon 
aftion  dans  l'imagination  d'vn  bon 
fils  5  lors  qu'il  vient  à  le  reconnoiftre. 
Ce  que  les  Poètes  ont  voulu  repre- 
fenter  en  difant  que  de  la  force  de 
fon  defefpoir     Oedipus  s*.cn  eftoit 

arrache 


CHREî;f lENNÊ.    1.  Part.      113 
arraché  les  yeux  de  la  tefte. 

Si  la  femme  euft  eftc  réduite  à  cet- 
te extrémité,  qu'on  Teuft  contrainte 
à  faire  le  chois  5  ou  de  commettre 
cette  tranfgreffion  du  comandement 
de  Dieu  5  ou  de  foufïrir  foit  la  mort 
foit  quelque  deshonneur  irrémédiable 
en  fa  perfonnc  ,  6c  que  par  cette  vio- 
lence elle  fe  fuft  enfin  refoluë  à  man- 
ger du  fruit  défendu  ,  fon  aftion  euft 
efté  en  partie  volontaire  ,  &:  en  partie 
non.  Elle  n'euft  pas  efté  volontaire 
en  ce  que  fans  cette  violence  que  la 
peur  de  la  mort  ou  du  deshoneur  fait  à 
Tefprit,  elle  ne  fe  fuft  pas  portée  d'elle 
meime  Se  de  fon  bon  gré  à  cette  trant 
greflîon ,  de  forte  qu'en  cet  égard  le 
principe  defonaûion  euft  efté  exter- 
ne. Elle  euft  efté  volontaire  ,  en  ce 
qu'à  riicure  mefme  qu'obligée  par  la 
terreur  de  la  mort  ou  du  deshonneur 
elle  fe  fuft  refoluë  à  l'a£bion  ^  c'euft 
efte  volontairement  qu'elle  l'euft  fait^, 
&:  en  fuitte  d'vne  confultation,  de  la- 
quelle, après  auoir  balancé  de  cofté^ 
d'autre  les  obieds  &c  les  raifons,  le  re- 
fultat  auroit  efté ,  11  vaut  mieux  élire 

H 


04  i  A    Moral* 

d'offencer  Dieu  ,  que  de  foiiftnr  la 
mort  ,  ou  de  tomber  dans  vn  def- 
honneur  irrémédiable.  De  forte  que 
comme  Ariftote  parle  ,  quand  il  exa- 
mine la  nature  de  la  refolution  de  ceux 
que  le  péril  d'vnc  forte  tempefte  in- 
duit à  ictter  leurs  marchandifes  dans 
la  mer  ,  fon  aftion  euft  efté  méfiée, 
pour  n'appartenir  ny  à  Tvn  ny  à  l'au- 
tre des  deux  genres  precifément.  Ne- 
antmoins  ce  Philofophe  a  encore  rai- 
fon quand  il  dit,  que  telles  fortes  d'a- 
ftions  doment  pluftoft  eftrc  mifes  au 
nombre  de  celles  qui  font  volontaires; 
parce  que  la  nature  d'vne  aftion  doit 
eftre  confiderée  dans  les  prochains 
principes  qui  la  produifent  y  îk,  dans 
les  circonftances  particulières  qui  la 
déterminent,  &:  non  pas  dans  (qs  prin- 
cipes plus  éloignes  ,  &  dans  la  condi- 
tion plus  vague  6l  plus  indéterminée 
de  fon  eftre.  Mais  Padion  de  la  fem- 
me ayant  efté  telle  qu'elle  a  efté,  c'cft 
à  dire  produite  par  vn  obi  cet  porté 
par  les  fens  dans  la  fantaifie  ,&  de  la 
fiintaifie  dans  Tintellcd  ;  &  Fintelled 
ayant  dehbevc  deftus,  c'eft  à  dire^, 


ChrestienneT  I.  Part!  îif 
î'ayant  comparé  auec  le  commande- 
ment ;  &  en  fin  ,  Tvn  ôc  Tautre  luy 
eftant  très-bien  connus  fous  toutes 
les  conditions  par  lefquelles  ils  fe  rap- 
portoyent  à  la  Morale,  fans  auoir  fouf- 
fert  ny  aucune  violence  au  corps,  ny 
aucune  contrainte  à  Tefprit ,  de  fans 
qu'il  y  euft  ny  péril  ny  douleur  qui 
donnaft  la  pente  à  la  délibération  j  la 
refolution  qu^elle  y  prit,  &:ce  qui  s'en 
enfuiuit,  ne  peut  élire  tenu  finon  pour 
abfolument  volontaire.  Toutesfois, 
parce  qu'on  a  accouftumé  de  dire  que 
pour  faire  qu'vne  adion  foit  vérita- 
blement volontaire  ,  il  eft  necelfaire 
que  le  principe  3c  le  fujet  qui  la  pro- 
duit, ait  connoifTance  de  la  fin  à  la- 
quelle fes  adions  doiuet  vifer,  il  nous 
faut  icy  parler  delà  fin  des  aftions  hu^ 
maines,  &  particulièrement  de  la  dcx- 
ftiçre  &;  principale. 


€^S^&i^2^ 


H 


\i6  lA    Morale 

CONSIDERATION  DB  LA 

fin  des  aÛions*des  hommes  ;  ^ 

nommément  de  la  principale 

f0  dernière. 

CEft  vnc  chofe  trcs-indubitable 
que  toutes  les  aclions  que  les 
hommes  font  entant  qu  hommes^c'eft 
à  dire ,  par  la  Raifonj&en  fuitte  d'vne 
délibération  ,  tendent  à  quelque  fin 
que  la  raifon  mefme  fe  propofe.  Car 
dans  les  chofes  naturelles ,  ^  defti- 
tuées  de  fentiment  ,  le  mouuement 
tend  bien  à  vne  certaine  fin.  AfTeurc- 
ment  ce  n'eft  pas  pour  néant  &:  témé- 
rairement qu'il  fe  fait  que  les  chofes 
pefantes  vont  en  bas ,  &:  que  les  légè- 
res montent.  Elles  cherchent  leur 
repos,  &:  la  place  qui  leur  a  efté  ordon- 
née par  l'auteur  de  la  Nature.  Mais 
ce  ne  font  pas  ces  chofes  là  mefmes 
qui  fe  font  ejftabli  leur  fin  ,  dont  elles 
n'ont  point  de  connoiffance.  C'eft 
vne  intelligence  externe  ,  à  fçauoir 


Chrestienne.    L    Part"    117 
celle  qui  a  formé  le  monde  ,  qui  leur 
a  affigné  leur  ftation  &:  leur  but ,  &c 
qui  leur  a  donné  les  inclinations  qui 
les  y  portent^fans  qu'elles  en  fçachenc 
rien.    Dans  les  animaux  deftitués  de 
la  raifon  ,  les  appétits  qui  les  incitent 
à  leurs  aftions  ,  tendent  auflî  à  vne 
certaine  fin.    Car  c'eft  pour  leur  con- 
feruation  que  ces  appétits  leur  ont 
€fté  donnes  par  celuy  qui  les  a  créés, 
&:  qui  a  eu  foin  d'en  entretenir  tant 
les  efpecespour  toûiours,  que  mefmes 
les  indiuidus ,  chacun  pour  vn  certain 
temps  conucnable.  Toutesfois  ce  ne 
font  pas  les  animaux  qui  fe  font  con- 
ftitué  cette  fin  là,  &:  à  proprement  par- 
ler 5  ils  n'en  ont  point  de  vraye  &  di- 
ftinfte  connoifTance.    On  void  bien 
qu'ils  fe  portent  aux  chofes  qui  fer- 
uent  à  leur  conferuation  ;  mais  ils  ne 
fçauent  point  ny  ce  que  c'eft  que  leur 
conferuation;,  ny  comment  ces  chofes 
là  y  feruent.     Quant  aux  hommes, 
dautant  que  le  principe  de  la  raifon 
cft  capable  de  la  connoifTance  d'vne 
fin,  ils  s'en  propofent  toûiours  vne  en 
leurs  aclionsjôi:  en  la  connoiiTant  corn- 

H  3 


'ii8  1  A    Moral  e 

me  telle,  ils  iugent  aufli  des  moyens 

qui  font  propres  pour  y  paruenir^apres 

quoy  ils  les  y  employent  félon  leur 

puiffance. 

II  n'eft  pas  moins  indubitable,  que 
cette  fin  là  ,  quelle  qu'elle  fbit ,  eft 
toûiiours  vn  bien  ;  foit  en  luy  mefme, 
ôc  véritablement  5  foit  au  moins  en 
l'opinion  qu'en  a  celuy  qui  agit ,  6c 
peut  eftre  en  quelque  apparence  exté- 
rieure.   Car  il  eft  très-certain  qu'il  y 
a  des  biens  véritables,  &c  que  les  hom- 
mes fe  deuroycnt  propofer  pour  fin  en 
leurs  actions  ,  qu'ils  ne  fe  propofent 
pas  ^urtant.   Mais  c'eft  qu'ils  ne  les 
connoiflent  pas  pour  biens  ,  &:  que 
peut  eftre  au  premier  afpect  ils  n'en 
ont  pas  l'apparence.      Et  il  eft  très- 
certain  encore  qu'il  y  a  des  maux,  que 
les  hommes  ne  fe  deuroyent  iamais 
propofer  pour   fin  de   leurs  adions, 
qu'ils  fe  propofent  pourtant.     Mais 
c'eft  qu'ils  ne  les  connoiflent  pas  non 
plus  pour  maux ,  3c  que  peut  eftre  à 
leur  premier  abord  ils  ont  vne  appa- 
rence contraire.    Qnpy  qu'il  en  foit, 
yrayou  faux^  les  hommes  fe  mettent 


ChrbstienneT    I.    Part.    119 
toûiours  deuant  les  yeux  pour  fin  de 
leurs  allions  le  bierr  apparent  ,  c'eft 
à  dire  ,  celuy  dont  ils  ont  cette  opi^ 
nion  qu'il  cft  bien ,  encore  qu'en  cet-^ 
te  corruption  dans  laquelle  nous  nous 
trouuons  maintenant,  le  plus  fouuent 
ils  s'y  trompent.  C'eft  pourquoy  Ari- 
ftotc  ayant  commence  fa  Morale  par 
cette  confideration,que  tous  les  hom- 
mes,  à  quelque  art  qu'ils  fe  dcftinent, 
à  quelque  fcience  qu'ils  s'appliquent, 
&:  quelque  defTeîn  qu'ils  forment,  ou 
quelque  refolution  qu'ils  prennent, 
vifentnecefl'airement  à  quelque  bien, 
adioufte  que  les  Anciens  ont  défini  le 
bien  par  ce  que  toutes  chofes  défirent. 
Non  que  toutes  chofes  défirent  vn 
mefme  bien,  mais  dautant  que  ce  que 
chacune  defire    eft  vn  bien  ,  ou  au 
moins  qu  elle  Peftime  tel,  &"  que  rien 
ne  peut  eftre  defire  finon  fous  cette 
conception  &:  fous  cette  idée.      Et 
parce  que  tendre  à  quelque  chofe  ,  ^ 
la  defirer^,  font  deux  paroles  à  la  vérité, 
mais  qui  ne  femblent  fignifier  finon 
vn  mefme  mouuement ,  &  qu'au  ter- 
me de  tendre  fe  rapporte  celuy  àcfn^ 

H    4 


jio  lA    Morale 

comme  ce  terme  de  iie»  à  fon  rapport 
à  celuy  de  dejirer  ,  les  Philofophes 
prennent  ces  mots  àç  fin^  Ik.  de  hient^ 
pour  termes  de  mefme  fignification, 
&  d'intelligence  équipolente. 

Cela  pofé,  ils  diftinguent  les  fins  ou 
les  biens  ^  &  les  diftribuent  en  princi-? 
paux  &  fubalternes ,  fe  feruant,  pour 
xnieux  expliquer  cela  ,  de  la  fubordi-! 
najion  des  facultés  &:  des  arts,.  Eh 
efted  ,  c*eft  de  la  nature  <ie  la  fin  de 
chacun  art  ,  &:  du  bien  que  Ton  s'y 
propofe  j  que  dépend  fon  excellence^ 
Â:  Tordre  félon  lequel  ils  font  difpo-» 
fés  entr*6ux.  Comme, pour  reprefen- 
ter  icy  Texemple  employé  par  Arifto- 
te  ,  l'art  de  faire  des,  mords  de  bride 
a  pour  fin, de  conftruire  vn  inftrumenc 
parle  moyen  duquel  les  écuyers  met-^ 
tent  les  chenaux  à  la  raifon,  &  les  ren- 
dent obeïfl'ans*  L'art  des  écuyers 
rend  les  chenaux  obeïfl'ans  pour  s'en 
feruir  en  toutes  occafions,  ^  particu- 
lièrement dans  les  plus  belles ,  telles 
que  font  celles  de  la  guerre.  L'art  de 
fe  bien  feruir  des  chenaux  en  telles 
occafions,a  pour  but  d'exécuter  aueç 


Chrestienne.  I.  Part,  iii 
honneur  les  ordres  d'vn  Capitaine  ài 
qui  appartient  le  comandement.  L'art 
de  commander  en  qualité  de  Capitai- 
ne, tend  à  Tacquifition  de  la  viftoire, 
pour  rendre  l'Eftat  plus  capable  du 
bon  &  iufte  gouuernement  du  Sou- 
uerain.  En  fin ,  l'art  de  bien  &  iuftc- 
ment  gouuerner  en  Souuerain  ,  tend 
à  la  félicité  de  l'Eftat  mefme.  D'où 
il  cil  aifé  de  recueillir  que  la  felicit^ 
de  l'Eftat  eft  la  principale  &c  la  demie]. 
re  de  toutes  ces  fins ,  &  le  bien  le  plui 
excellent  que  fc  propofent  ces  diucrs 
arts  en  leur  différente  enchainure ,  &2 
que  Fart  de  bien  &:  iuftement  gou- 
uerner  ,  qui  refide  dans  le  Souuerain, 
cft  celuy  qui  tient  le  premier  rang  en 
cette  concaténation ,  &  la  maiftrefTe 
faculté  dont  toutes  les  autres  dépen- 
dent. Et  à  cela  les  Philofophes  ad- 
iouftent  encore  vne  autre  comparai- 
fon  des  arts  entr'eux.  C'eft  qu'il  y  en 
a  quelques  vns  dont  la  fin  eft  de  laifTer 
quelque  production  après  foy,  comme 
eft  le  mords  dVne  bride ,  ou  quelque 
autre  chofe  de  tel  :  au  lieu  que  les  au- 
tres n  ont  pour  but  fmon  vne  eertam^ 


îzr  LA    Morale 

ûftion  ,  aprG$  laquelle  il  ne  demeuré 
aucim  ouurage  ;  6c  tel  eft  Tare  de  l'é- 
cuycr,  dont  le  but  eft  de  bien  manier 
vn  cheual,  &:  celuy  d'vn  ioiieur  de  lut, 
qui  n'a  autre  fin  que  d'en  bien  faire 
parler  les  cordes.  En  cette  première 
iôrte  d'arts ,  fi  vous  comparés  Touura- 
ge  auec  Taftion  qui  le  produit ,  il  eft 
fans  doute  meilleur  qu  cUe^parcc  qu'il 
tient  lieu  de  fin,  &:  que  c'eft  le  bien 
auquel  Taftion  mefmc  tend.  Dans 
les  autres,  l'adion  eft  ficxcellentc,que 
non  feulement  c'eft  la  fin  à  laquelle 
on  tend  5  mais  c'cft  vne  fin  plus  belle 
&:  plus  noble  de  foy,  que  n*eft  Touura- 
ge  que  produifent  Tes  arts  qui  leur 
font  foufordonncs.  Tellement  qu'il 
eft  naturellement  beaucoup  plus  beau 
de  bien  manier  vn  cheual ,  que  non 
pas  de  faire  bien  vn  mords,  &:  de  bien 
conduire  vn  nauire  félon  les  loix  de 
la  nauigation ,  ou  de  bien  ioîier  desL 
inftrumens ,  que  de  fçauoir  compofer 
vn  galion  ou  vne  guitcrre .  Et  de  cela 
la  raifon  eft  euidcnte.  C'eft  que  ces 
ouurages  là  ne  fe  font  finon  chacun 
pp\ir  cette  adion,  6^  que  fi  on  ne  vou^ 


Chrestienne.  I.  Part,  iij 
loit  ny  manier  des  chenaux, ny  naui- 
ger  fur  la  mer,  ny  iouer  de  la  guiterre 
ou  du  lut ,  on  ne  feroit  iamais  ny  de 
nauires,  ny  de  mords,  ny  de  ces  inftru» 
mens  de  Mufique. 

De  là  les  Philofophes  pafTent  à 
prouuer  qu'il  y  a  vn  fouuerain  bien, 
lequel  eft  fi  noble  &  fi  excellent,  qu'il 
ne  fe  peut  &:  ne  fe  doit  rien  fouliait^ 
ter   dauantage.     Car  qu'il  y  ait  des 
biens  qui  font  plus  grands  les  vns  que 
les  autres  ,  &:  par  confequent  plus  à 
fouhaitter ,  ce  que  ie  viens  de  repre- 
lenter  le  monftre  manifeftement.   Et 
qu'il  y  en  doiue  auoir  quelcun  ii  grand 
qu'il  n'y  en  a  point  de  plus  grand  que 
luy,  c'eft  chofe  claire  par  la  nature  de 
toutes  fubordinatios ,  où  Ton  paruient 
en  fin  à  quelque  terme  au  delà  duquel 
il  n'y  a  pas  moyen  d'aller ,  parce  qu'il 
ne  s'y  rencontre  plus  rien  qui  foit  do 
la  nature  des  chofes  ainfî  fubordinécs. 
Comme  de  degré  en  degré  nous  fom- 
mes  tantoft  paruenus  à  la  félicité  de 
TEftat,  au  delà  dclaquelle  il  n'y  a  plus 
rien  à  fouhaitter  en  ce  qui  regarde  la 
J^olice.    Et  veu  que  l'homme  peut 


ii4  l'A    Morale 

eftre  confidcrc  en  deux  égards ,  à  fça^ 
uoir  entant  qu'il  eft  homme ,  & ,  ce 
qui  Vient  en  confcqucnce,entint  qu  il 
cft  capable  de  faire  partie  d'vne  focie- 
tc ,  &  mefmes  qu'il  y  a  vne  naturelle 
inclination ,  il  eft  encore  plus  raifon- 
nable  que  la  Nature  ait  eftabli  vne 
dernière  fin  à  fes  adions  entant  qu*il 
cft  homme  ,  dans  la  ioiiiflance  de  la- 
quelle il  trouue  fa  félicite  ,  que  non 
pas  qu*il  y  en  ait  vne  ordonnée  pour 
îâ  Police  5  ou  chacun  homme  n'eft 
confideré  que  comme  vne  partie  du 
tout.  En  effcù  s'il  n*y  auoit  vn  fou- 
uefain  bien  ordonné  pour  l'homme, 
à  Tacquifition  duquel  il  doit  tendre^&r 
à  la  poifeffion  dequoy  il  doit  s'arrefter, 
à  peine  pourrions  nous  dire  qu'il  y  euft 
aucuns  autres  biens  qui  mcritaifent 
véritablement  ce  nom.  Car  comme 
nous  auons  défia  dit,  la  fin  des  aftions 
à!yn  homme,  &  le  bien  qu*il  fe  prô- 
pofe  en  les  faifant ,  ne  font  qu'vne 
mefmc  chofe  dcfignée  par  differens 
mots.  Or  en  ce  que  nous  auons  cy- 
deffds  pofé  de  TEftat,  il  eft  clair  que 
fa  félicité  feule  mérite  proprement  le 


Chrestienne.    I.    Part.^    îiy 

norn  dé  fin ,  &  que  toutes  les  autres 
chofes  que  nous  y  auons  foufordon- 
nées^ne  tiennent  lieu  finon  de  moyens 
neceflaires  pour  y  paruenir.  De  forte 
qu'à  peine  feroit  on  aucune  eftime  ny 
des  mords  de  bride,  ny  de  robeïflance 
des  chenaux ,  ny  de  la  viûoire  mefme, 
fi  cela  ne  contribuoit  quelque  chofe 
au  bon  &:  légitime  gouuernemêt  d'où 
la  félicite  de  l'Eftat  dépend.  De  plus, 
s*il  n'y  auoit  point  de  fouuerain  bien 
où  arrefler  le  but  de  nos  adions  &:  de 
nos  defirSjOU  bien  il  les  faudroit  repri- 
mer en  nous,  &:  les  empefcher  de  s'é- 
mouuoir,  ou  bien  il  les  faudroit  laiffer 
aller  à  l'infini,  puis  qu  iln^  auroit  au- 
cun bien  déterminé  fur  lequel  il  fe 
peuffent  repofer ,  celuy  que  nous  au- 
rions ioint  le  dernier  n'eftant  aucune- 
ment à  fouhaitter,finon  afin  d'en  auoi^ 
vn  autre.  Or  quant  à  reprimer  ces 
defirs  qui  nous  tirent  vers  noftre  bien, 
c'eft  chofe  qui  ne  nous  eft  pas  permi- 
fe,  puis  que  Dieu  nous  les  a  donnés, 
&:qui  nous  eft  encore  moins  poflible, 
puis  qu'ils  nous  font  auffi  naturels  que 
aoftre  eftre  mcfme.    Et  pour  ce  qui 


ti6  '  r.  A    Morale 

cft  de  les  laiiFer  aller  à  Tin  fini  ^  c'eft 
chofe  que  nous  ne  pouuons  non  plus, 
êc  qui  n'eft  pas  de  rinftitution  de  la 
Nature.  Car  ce  n'eft  nullement  fru- 
ftratoirement  qu'elle  nous  a  donné 
ces  appétits  qui  nous  induifent  à  re- 
chercher noftrc  propre  félicité  ,  &: 
neantmoins  ce  feroit  pour  néant  qu'- 
elle nous  les  auroit  donnés  ,  fi  ayant 
mis  vn  efpace  infini  entre  noftre  feh^ 
cité  &:  nous  ,  elle  nous  auoit  ofté  le 
moyen  d'y  pouuoir  atteindre.  Il  y  a 
donc  vn  Touuerain  bien  de  l'homme, 
&:  vn  fouuerain  &:  dernier  but  de  Ces 
afliions,  auquel  il  faut  necelTairemenc 
qu'elles  fe  rapportent. 

CONSIVSRATION  DIT 

fouuerain  bien  de  Ihommc. 

PVis  qu'il  faut  que  nos  avions  Ce 
rapportent  à  vn  fouuerain  but, 
il  eft  neceflaire  d'enauoir  laconnoif- 
fance ,  &:  c*eft  auec  excellente  raifoa 


Chrestienne.  I.  PAur."  117 
qu'Ariftotc  a  dit  qu  elle  eft  d'vne  im- 
portance incomparable  pour  la  con- 
duite de  la  vie*  Car  pour  ce  que  les 
natures  intelligentes,  qui  fe  propofent 
vne  certaine  fin  en  leurs  opérations  5, 
tafchent  d'employer  des  moyens  con- 
uenables  pour  y  paruenir,  quelle  fera 
la  nature  de  la  fin  que  chacun  fepro- 
pofera  ,  telle  auflî  fera  fans  doute  la 
condition  des  moyens  mefmes.  Tel- 
lement que  fi  quelcun  met  la  félicite 
dans  lapofreffion  des  richeffes,  il  n'au- 
ra iamais  d'autre  penfée  que  d  en  ac- 
quérir :  S'il  Teftablit  en  la  îouïflance 
de  la  voIupt;é ,  il  employera  tout  ce 
qu  il  aura  d'induftrie  àfe  procurer  tou- 
tes fortes  de  contentemcns  ;  &:  s'il  le 
conftitue  en  ce  que  l'on  nomme  ordi- 
nairenntent  de  ce  nom  d'honneur,  cet- 
te imagination  l'occupera  de  telle  fa- 
çon qu'il  n'y  aura  reflort  qu'il  ne  fafle 
ioiier  pour  parucnir  à  quelque  nota- 
ble dignité ,  &:  pour  faire  valoir  non 
fon  eihme  feulement ,  mais  auffi  fon. 
autorité  entre  les  hommes..  Or  trou- 
ue-ie  certes  fort  bonnes  &:  fore  pers- 
an entes  les  raifons  par  lefqueUes  oh 


us  LA    Morale 

a  accouftumé  de  combatre  l'imagina-^ 
tion  de  ceux  qui  colloquent  la  félicité 
en  quelcune  de  ces  chofes.Les  Philo- 
fophes  difent  premièrement  qu  il  eft 
bien  mal  aifé  de  reuffir  au  deffein  d'ac- 
quérir de  grandes  richefTes ,  fans  faire 
quelques  extorfions,  ou  fans  exercer 
quelqueefpece  de  brigâdage.Etc'eft 
vne  chofe  dont  la  preuue  n*eft  que 
H'op  claire  dans  Texpericce  de  tous  les 
temps.  Ils  adiouftent  que  quand  cela 
ne  feroit  pas ,  on  ne  defire  les  riclielfes 
fînon  pour  auoir  toutes  foites  de  vo- 
luptés &  de  commodités  à  fouhait,  ou 
bien  pour  fe  faire  eftimer  &  honorer 
par  les  autres  hommes.  Tellement 
que  le  fouuerain  bien  feroit  pluftoft 
dans  les  voluptés  dont  les  richefles 
font  iouïr^  ou  dans  Teftime  Se  dans 
Hionneur  qu'elles  concilient  ,  que 
non  pas  en  la  pofleflîon  des  richeffes 
mefmes.  C'eft  vn  raifonnement  bien 
pris.  Car  il  eft  déformais  clair  que  le 
bien  auquel  on  regarde  comme  à  fon 
but,  eft  de  fa  nature  plus  à  defirer  que 
jne  font  ceux  qui  feruent  de  moyens 
pour  en  auoir  la  iouïfTance.    Us  con- 

fiderenc 


Chrestienne.  I.  Part,  ii^ 
ûàcTcnt  qu*il  arriue  aiTés  fouuenc  que 
les  richefles  font  polTedées  par  ceux 
qui  les  méritent  le  moins  ,  6c  qu^au 
contraire  on  les  void  aflcs  rarement 
entre  les  mains  de  ceux  qui  en  font 
les  plus  dignes.  Et  ils  ont  raifon  de 
trouuer  abfurde  l'opinion  qui  fait  ainfi 
les  vicieux  fouuerainement  heureux, 
&  qui  priue  abfolument  du  fouuerain 
bien  les  perfonnes  poures  en  qui  la 
vertuferoiteminente.  Ils  remarquent 
qu*on  peut  abufer  des  richeffes  :  ce 
qui  ne  fe  void  que  trop  ordinairemet: 
éc  maintiennet  qu  il  n'y  a  point  d'ap- 
parence qu'on  puiiîe  abufer  du  fou- 
uerain  bien;  parce  que  Tabus  de  quel- 
que cliofe  eft  vn  m.al  ^  ^  encore  fore 
confiderable  entre  les  maux^puis  qu'il 
confifte  en  vne  adion  vicieufe  :  or  il 
ne  fe  peut  pas  faire  que  dans  le  fou- 
Herain  bien  telle  forte  de  mal  puif- 
fe  trouuer  place.  ^  En  fin^  la  pofTeffioa 
des  richefles  efttres-incGrtaine,^:  fu- 
icttc  à  vne  infinité  d'accidens.  Or 
n*efl:-il  pas  raifonnable  de  fafre  du  fou- 
uerain  bien  vn  ioiiet  de  la  fortune  ,  &c 
il  conuicnt incomparablement  mieuj^ 


r3  5  LaMorAle 

à  fa  nature  d'eftre  bien  ferme  &  biciï 

permanent. 

Contre  ceux  qui  logent  le  fouue- 
rain  bien  dans  cette  forte  d'honneur 
qu'on  nomme  ainfi  ordinairement,  les 
Philofophes  allèguent  que  l'honntur 
confifte  principalement  en  Teftime 
que  les  autres  font  de  nous^Â:  partant 
qu'il  eft  moins  en  celuy  à  qui  il  eft 
déféré  ,  que  non  pas  en  ceux  qui  le 
défèrent.  Et  ils  ont  raifon  de  penfer 
qu  il  faut  que  le  fouuerain  bien  foit 
quelque  chofe  que  nous  pofTedions 
mous  mefmes  en  propre, &:  qui  ne  dé- 
pende pas  de  l'imagination  d'autruy* 
loignés  à  cela  que  Teftime  que  les  au- 
tres font  de  nous ,  vient  en  grande 
partie  de  la  conftitution  de  leurs  ef- 
prits,  parce  que  les  hommes  iugent 
ordinairement  de  leurs  obie£bs  félon 
qu'ils  font  bien  ou  mal  difpofés  par 
les  habitudes  de  leurs  âmes.  De  forte 
que  il  la  mauuaife  difpofition  des  ef- 
prits  des  hommes  fait  qu'Us  iugent  de 
nous  ôc  de  nos  actions  à  contrefens, 
noftre  bonheur  ou  noitrc  malheur 
prendra  fon  eitrç  de  la  peruerfxté  de 


Chrestienne^     I.  Part.^    ijf 
leur  ivigemenr  :  ce  qui  ne  peut  con- 
ucnir  à  la  fage  difpenfation  de  Dieu 
&:  de  la  Nature.    Et  fi  après  en  auoir 
bien  iugé  quelque  temps  ,  leur  in- 
conftance  naturelle  leur  fait  changer 
d'aduis  fansfujet,  comme  c'eft  chofe 
qui  arriue  afTés  fréquemment ,  noftre 
bonheur  fera  comme  vne  girouette 
mobile  à  tout  vent  j  ce  que  nous  auons 
défia  dit  eilre  indigne  de  Texcellencc 
du  fouuerain  bien.     Car  Ariftote  a 
raifon  de  dire  qu'vnc  de  fcs  plus  ef- 
fèntielles  quâlités,eft  qu'il  foit  difficile 
à  ébranler,  s'iln'eft  tout  à  fait  inuaria- 
ble.  En  vn  mot  nous  n'aimons  Thon- 
ncur  finon  parce  que  c'eft  vne  recon- 
noiflance  du  bien  que  Ton  cftime  eftre 
en  nous.    Soit  donc  que  ce  bien  con- 
fifte  dans  les  richefles  ,  ou  dans  les 
dignités  5  ou  dans  les  vertus,  (  car  ce 
font  là  les  principaux  Se  les  ordinai- 
res obieds  de  Thonneur  que  les  hom- 
mes fe  rendent  les  vns  aux  autres  )  il 
feroit  beaucoup  plus  raifonnable  de 
mettre  le  bonheur  dans  la  pofi'efiîon 
de  ces  biens  là,  que  dan$  la  reconnoit 


I 


ïji  La     Môr  a  tE 

fance  qu'on  nous  en  donne.  Car 
l'honneur  n'eft  que  comme  vn  éclat 
&:vnerefplendeur3  laquelle  émane  de 
ces  biens  reéls5&:  qui  receuë  dans  Tef- 
prit  de  ceux  qui  les  confiderent  en 
nous  3  fe  reflcchift  fur  nous  mefmcs. 
Or  la  lumière  qui  exifte  véritablement 
dans  vn  corps  kunineux,  eft  fans  con- 
tredit plus  à  eftimer  ,  que  celle  qui 
rejaillift  par  la  feule  reflexion  de  l'illu- 
mination qu'en  reçoiuent  les  corps 
opaques. 

En  fin  5  ils  raifonne'nt  ainfî  contre 
ceux  qui  eftabliflent  le  fouuerain  bien 
dans  la  volupté  :  C'eft  qu'il  faut  que 
cette  volupté  foit  de  Tefprit  ou  du 
corps.  Or  quant  à  mettre  la  félicité 
de  riiomme  dans  la  feule  volupté  du 
corps  5  c'eft  le  réduire  à  la  condition 
des  animaux  que  la  nature  à  priués  de 
la  raifon.  Et  véritablement  il  vaudroit 
mieux  n'auoir  du  tout  point  de  raifon, 
que  de  ne  la  faire  feruir  à  autre  em- 
ploy  finon  àramaffcr  &:  à  recueillir  de 
tous  codés  des  voluptés  corporelles. 
Car  au  lieu  que  la  nature  a  formé 


Chrestiênne.  I.  PartT  135 
le  corps  pour  feruir  par  fes  organes 
aux  fondions  de  refprit,  ce  feroit  ren- 
uerfer  Tordre  qu'elle  a  fuiui  dans  la 
compolition  de  noftrc  eftrc  ^  ôc  afTu- 
iettir  nos  efprits  aux  organes  de  noftre 
corps  5  qui  eft  de  beaucoup  la  moins 
noble  partie  de  noftre  nature.  AufS 
à  peine  y  a-t-il  autres  que  ceux  en  qui 
les  fentimens  de  la  chair  ont  entière- 
ment corrompu  l'entendement ,  ou 
que  quelque  défaut  de  leur  confor- 
mation naturelle  a  priués  du  bel  vfage 
de  la  Raifon  ^  qui  embraflent  tout  de 
bon  cette  opinion  touchant  le  fouue- 
rain  bien  de  l'homme  :  &  quoy  qu'E- 
picure  en  ait  efté  autresfois  diffamé, 
^  que  maintenant  encore  on  appelle 
Epicuriens  ceux  qui  viuent  corne  s'ils 
iogeoyêtleurfouuerainc  félicité  dans 
les  contentemens  du  corps ,  û  eft  ce 
qu'il  y  a  toulîours  eu  quclcun  qui  a 
fouftcnu  que  ce  n'eftoit  pas  là  fon 
opinion  ,  Se  ie  voy  en  ce  temps  quan- 
tité de  gens  qui  tafchent  à  l'en  défen- 
dre. Or  n'y  a  t'il  point  d'apparence 
de  mettre  le  fouuerain  point  de  npAre 

I  ? 


134  iA    Moral  E^ 

bonheur  dans  vne  chofe  où  il  n'y  a 
que  les  brutaux  ôc  les  débauchés  qui 
le  vueillent  conftituer,  &  dont  tous 
les   hommes  d'honneur   ont  honte. 
Car  encore  qu'il  y  ait  au  monde  beau- 
coup plus  de  fols  que  de  fages ,  ôc  de 
vicieux  que  de  vertueux  ,  il  n'eft  pas 
neantmoins  raifonnable  de  priuer  les 
fages  &c  les  vertueux  de  toute  forte  de 
bonheur ,  8^  pour  fi  petit  que  le  nom- 
bre en  foit,  fi  eft  ce  qu'ils  valent  mieux 
que  tout  le  relie  de  la  terre.    Et  il  ne 
faut  pas  dire  qu'il  ne  tient  qu'à  eux 
qu'ils  ne  iouiffent  du  mefme  bonheur 
4lont  iouïffent  les  voluptueux.  Parce 
que  s'ils  ne  veulent  prendre  des  vo- 
luptés corporelles  finon  autant  qu'il 
conuient  à  d'honneftes  gens, ils  n'au- 
tont  pas  vn  grand  gouft  de  leur  féli- 
cité :  fans  conter  que  pour  fe  tenir 
dans  cette  modération  qui  eft  bien 
feante  à  ceux  qui  font  véritablement 
vertueux,  il  faudra  que  leur  tempé- 
rance foit  perpétuellement  fur  fes  gar- 
des 5  pour  reigler  leurs  voluptés  à  la 
méfure  de  la  raifon.  Or  cft-il  qu'ayant^ 


CHRESTIENNEr       I.    PartI      13^ 

comme  nous  auons  naturellement,  de 
rinclination  à  la  volupté,  &c  les  fages, 
pour  s'empcfcher  de  tomber  dans  l'ex- 
cès des  plaifirs  du  corps,  s'efForçanc 
de  fe  ietter  pluftoft  dans  l'extrémité 
qui  confifte  au  défaut  de  leur  vfage, 
ce  fera  vne  fort  bigearre  imagination, 
que  fi  nous  voulons  perfîfter  à  eftre  fa- 
ges,  nous  foyons  obligés  de  nous  pri- 
uer  nous  mefmes  d'vne  bonne  partie 
de  noftre  bonheur,  de  peur  d'cxcedec 
en  ce  qui  eft  de  fa  iouiflance.    Ce 
qui  eft  la  mefme  chofe  que  fi  on  difoic 
que  de  peur  d' eftre  trop  heureux  il 
faut  que  nous  ne  le  foyons  pas  afles,  &c 
que  le  défaut  de  la  félicité  eft  en  quel- 
que forte  meilleur  que  fa  perfedion  Se 
fa  plénitude.    Si  au  contraire  ils  veu- 
lent vfer  de  leur  fouuerain  bien,  de  la 
façon  que  la  nature  du  fouuerain  bien 
lèvent,  c'eft  à  dire  le  plus  pleinement 
qu'il  eft  poilîble  ,il  faudra  qu'ils  re- 
noncent à  la  tempérance  &  à  toutes 
les  autres  vertus,&:  que  pour  eftre  par- 
faitement heureux  entant  qu'ils  font 
.animaux ,  ils  fe  priuent  de  tous  Iqs 


J3^  laMorale. 

vrais  biens  qui  leur  conuicnnent  en- 
tant qu'ils  font  hommes. 

Pour  ce  qui  eft  de  la  volupté  de 
l'efprit  ,  dautant  qiï/elle  ne  peut  pro-= 
ccder  que  du  fentiment  de  fcs  belles 
opérations ,  on  a  raifon  de  dire  que  la 
fede  qui  y  eftablitle  fouuerain  bien, 
eft  de  toutes  celles  où  il  y  a  quelque 
erreur ,  la  plus  honnéfte  fans  doute  &: 
la  moins  déraifonnable.  Car  quoy 
qu'il  en  foit^  puis  qu'il  n'y  a  pas  moyen 
de  ioiiir  de  cette  forte  de  voluptés, 
fmon  en  faifant  des  adions  dignes  de 
la  raifon  de  l'homme,  ôc  conformes  à 
la  vertu  /ceux  qui  mettent  là  leur 
bonheur  3  s'obligent  neceffairement 
à  ne  faire  que  des  aftions  vertueufes. 
Et  de  plus  5  la  volupté  eftant  vn  puif- 
faut  aiguillon  aux  aftions  qui  la  pro- 
duifent,  s'ils  eftoient  viuement  &  pro- 
fondement perfuadés  que  des  aftions 
de  vertu  refulte  vn  contentement  fi 
fenfible  &fi  charmant ,  qu'il  mérite  le 
tiltre  de  fouuerain  bien  ,  ils  fe  de- 
uroyent  porter  auec  vne  ardeur  in- 
croyable aux  opérations  d'où  ce  con- 


Chkestienne.  I.  Part.  137 
tentement  là  germe.  Teftime  pour- 
tant que  quand  Ariltote  adit  que  cet- 
te volupté  qui  naift  du  fenUment  des 
bonnes  aftions,  eftbien  à  la  venté  vne 
fin,  mais  neantmoins  que  c*eft  vne  fin 
qui  furuient  à  la  principale ,  6^  qiû  fs 
diilingue  d'auec  elle,  quoy  qu  elle  s'y 
attache,^: s'y  incorpore, &:  quelle  y 
a  fa  racine^comme  le  guy  dans  le  chef- 
ne  fur  lequel  il  s'eft  formé  ,  il  a  mis 
en  auant  vne  chofe  qui  n'eft  pas  plus 
fubtile  que  véritable.  Quiconque  fc 
difpofe  à  faire  vne  aftion  de  vertu,  en 
preuoyant  qu'il  luy  en  reuiendra  de  la 
fatisfaCtion  ,.fait  quelque  reflexion  là 
deflus  ,  5c  fouffre  qu'il  fe  fcpare  quel- 
que chofe  de  fesafFedions,  pour  s'at- 
tacher à  cette  confideration  ;  mais 
neantm.oins  fa  principale  vifée  eft  tel=- 
lement  fur  la  vertu ,  que  quand  il  n'cfi 
naiftroit  aucune  telle  volupté  ,  il  ne 
laifferoit  pas  de  faire  les  adions  qui 
font  honncftes  en  elles  mefmes.  En 
efleft  ,  quand  Archimede  vacquoit 
auec  cette  forte  application  d'efprit 
dont  les  hiftoires  nous  parlent ,  à  là 
recherche  de  la  vérité  en  certaines 


138  LA    Morale 

propofitions  géométriques ,  il  en  at* 
tendoit  fans  doute  beaucoup  de  con* 
tentement  :  &  quand  il  y  a  reuffi ,  on 
dit  qu'il  en  a  fenti  des  émotions  de  des 
cpanouifTemês  incomparables  de  ioye. 
Et  toutesfois  fî  vous  luy  cufGcs  de- 
mandé pourquoy  il  en  eftoit  fî  raui ,  il 
vous  cull  dit  que  c*cftoit  parce  qu'il 
auoit  découuert  d'excellentes  vérités; 
ce  qui  monftre  que  c'eftoit  la  poiTef- 
fion  de  la  vérité  qu'il  cherchoit,  &  de 
l'acquifition  de  laquelle  il  fc  tenoit 
heureux ,  quoy  qu'il  eft  vray  que  la 
volupté  y  eitoit  furuenuë.  Or  ce 
qu'efl:  la  connoifTance  de  la  vérité  à 
l'entendement,  cela  mcfme  eft  la  pof- 
felTion  de  la  vertu  à  la  volonté  &:aux 
autres  afFedions,  de  forte  qu'il  en  faut 
faire  pareil  iugement  quand  l'exercice 
de  Ces  opérations  eft  fuiui  de  la  fatif- 
fadion  de  les  auoir  faites.  Et  com- 
me c'eft  la  vérité  &  non  la  ioye  qui  eft 
la  perfection  de  l'intelleft,  c'eft  la  ver- 
tu, &:nonla  ioye  pareillement  qui  eft 
la  perfedion  de  la  volonté  ;  quoy  que 
comme  le  contentement  qui  naift  de 
la  connoiffance  de  la  vérité  eft  vn  mo- 


Chrestienne     I.    Part.     139 
tif  à  la  rechercher ,  la  fatisfadïon  qui 
nous  reuient  des  actions  de  la  vertu,^ 
peut  ejftre  vn  motif  à  les  faire.     Car 
dans  la  Morale  aufE  bien  que  dans  la 
Phyfiquc,  c'eft  vn  elïe£b  de  la  Proui- 
dence  de  Dieu ,  &:  de  la  fagelTe  de  la 
Nature  ,  que  toutes  les  allions  auf- 
quelles  il  a  efté  ou  expédient  ou  necef- 
faire  que  nous  nous  portaffions,  ont 
efté  accompagnées  de  quelque  dou- 
ceur de  leur  fentiment  ;  &:  plus  il  y  a 
de  neceiîîté  dans  l'aftion  ,  foit  pour  la 
conferuation  de  Tindiuidu  de  chacun 
de  nous  3  foit  pour  Tentretenement  &: 
la  propagation  de  Tefpece  ,  plus  le 
contentement  dans  lequel  la  Nature 
la  détrempé,  a-t-il  efté  vif &: fenfible. 
Non  pas  afin  que  nous  les  fiilîons  pro- 
prement 5  ou  au  moins  certes  princi- 
palement à  caufe  de  la  délégation  qui 
s'en  produit  ;  mais  à  ce  que  iî  d'elles 
mefmes  elles  n'eftoient  pas  afles  effi- 
caces pour  attu'er  nos  facultés  à  les 
exercer  ,  la  volupté  qui  les  accom- 
pagne nous  fuft  vn  attrait  à  les  faire. 
Ainfi  ,  parce  que  le  manger  ^  qui  eft 
yneadion  que  nous  deuons  faire  poujî 


140  LA    MoRALEr 

nous  nourrir, ,  ne  nous  attireroit  peut 
eftrepas  aflés  puifTamment  d'elle  met 
me  5  îi  nous  ne  la  faifîons  que  par  la 
confideration  de  cette  fin  là  qui  cft 
propofée  à  la Raifon,  la  Nature  amis 
des  qualités  fauoureufes  dans  les  ali* 
mens  ,  qui  par  la  proportion  qu'elles 
ont  aucc  le  fens  de  noftre  gouftjle  de* 
ledent  Zc  la  chatouillent.     Et  parce 
que  non  feulement  la  génération  n'at- 
trairoit  pas  ailés  d'elle  mefme  ,  mais 
qu*clle  donneroit  peut  eflre  quelque 
auerfion  de  foy ,  fi  elle  eftoit  indiffé- 
rente au  fentiment ,  la  Nature  a  voulu 
que  les  hommes  y  fuffent  alléchés 
par  la  volupté  ^  qui  ne  doit  pourtant 
pas  eflre  Tvnique  ny  mefmes  la  prin- 
cipale fin  qu'ils  Cz  propofent  en  cet- 
te action ,  au  moins  s'ils  font  affés  ver- 
tueux ,  &  parfaitement  raifonnables. 
Dautant  que  les  beftes  n'ont  point 
de  raifon  ,  &  qu'ainfi   elles  ne  font 
pas  capables  de  connoiftre  les  propres 
&:  véritables  fins  aufquelles  la  Nature 
a  defviné  ces  adions ,  elles  n'y  font  in- 
duittes  que  par  le  chatoiiillement  des 
fcns^  dont  la  Prouidence  de  Dieu^  qui 


Chrestienne.    I.    Part.    141 
cft  la  Raifon  externe  &  vniuerfelle  qui 
domine  dans  la  Nature,  fe  fert,  afin  de 
reuflir  dans  le  deflein  qu  elle  fe  pro- 
pofe,  qui  eft  la  propagation  des  efpe- 
ces5&:  la  conferuation  des  indiuidus. 
Mais  quant  aux  hommes  à  qui  cette 
Prouidence  a  donné  vne  raifon  qui 
leur  eft  interne ,  &  qni  les  rend  capa^ 
blés  de  la  connoiffance  de  leurs  pro- 
pres fins  5  s'il  leur  eft  permis  ,  entant 
qu'ils  font  fenfuels  comme  les  autres 
animaux,  de  s'y  lailfer  en  quelque  fa- 
çon attirer  parles  appas  de  la  volupté, 
la  caufe  prédominante  pourtant  qui 
les  y  doit  inciter, eft  celle  qui  leur  co- 
uient  entant  qu'ils  font  hommes,    le 
fçay  bien  la  différence  qu'il  y  a  entre 
le  contentement  que  l'efprit  reçoit 
des  opérât i  os  de  la  vertu  ,5^  la  volupté 
qui  renient  au  corps  parla  deledation 
de  fes  fens  dans  fes  fondions  animales. 
Comme  il  n'y  a  que  la  raifon  qui  puiifc 
cftre  le  fiege  de  la  vertu,  il  n'y  a  qu'elle 
non  plus  qui  puifle  goûter  la  latisfa- 
aion  que  le  fentîment  de  fes  opéra- 
tions donne.    Ainfi  cette  volupté  luy 
çonuient  proprement  entanr|qu'il  eft 


14^  LA    Morale 

homme  ,  au  lieu  que  celle  du  corps 
luy  appartient  entant  qu'il  eft  animal. 
Auili  n'ay  ie  fait  comparaifon  de  ces 
deux  différentes  fortes  d'aûions,fmon 
pour  monftrer  que  comme  dans  la 
Phyfique  les  a£tions  animales  ont  des 
fins  plus  propres  &:  plus  excellentes 
que  n'eft  la  fruition  de  la  volupté, 
dans  la  Morale  les  actions  raifonna- 
bles  y  comme  font  celles  de  la  vertu, 
ont  auffi  des  fins  effentielles  ,  &  qui 
doiuent  eftre  plus  efficaces  &  plus  at- 
troyantes  que  n'eft  pas  le  fentimenc 
du  contentement  qui  s'en  produit. 
Comme  de  fait,  fi  la  volupté  de  Tcf- 
prit  eft  le  fouuerain  bien  deThomme, 
ce  doit  aufiî  eftre  la  principale  &:  la 
dernière  fin  de  Ces  actions.  De  forte 
qu'il  ne  fera  vertueux  que  pour  auoir^ 
du  contentement,  &  non  pas  à  caufe 
de  rexcellence  qui  eft  naturellement 
dans  la  vertu  mefme  ;  &  neantmoins 
s'il  y  a  quelque  cliofe  de  naturelle- 
ment excellent:,  &:  qui  mérite  d'eftre 
aimé  à  caufe  de  luy  mefme  feulement, 
il  faut  que  ce  foit  la  vertu,  en  compa- 
raifon de  laquelle  à  peine  peut  on  dire 


Chrestienne.  Ï.  PartT  Ï4J 
que  les  autres  biens  foyent  biens ,  &: 
qu'ils  ayent  rien'de  véritablement  de- 
firable  en  leur  nature.  Car  c'eft  en 
elle  que  confifte  le  bien  honneUe ,  & 
qui  s'appelle  proprement  bon  &  beau^ 
au  lieu  que  tous  les  autres  biens  font 
compris  fous  le  nom  àiVtile  &  de  dele* 
Ifable  y  qui  luy  font  de  beaucoup  infé- 
rieurs en  dignité.  Et  quand  Platon 
a  dit  que  qui  vcrroit  la  vertu  toute 
nuë  6f  abfolument  en  fon  naturel ,  elle 
paroiftroit  fi  belle  de  fi  admirable  , 
qu  elle  embraferoit  de  fon  amour  tous 
ceux  qui  la  contempleroyent,  il  a  vou- 
lu la  recommander  par  la  confidera- 
tion  de  la  beauté  qui  luy  eft  intime  &: 
efrentielle5&  qui  furpaiïe  toute  louan- 
ge &:  toute  recommandation  ^  plus 
que  par  le  contentement  qui  refulte 
de  fa  iouiffance.  A  quoy  il  pouuoit 
adioufter  que  la  naturelle  beauté  de  la 
vertu,  eft  la  propre  reprefentation  de 
la  Diuinité  entant  qu'elle  eft  famdc, 
6c  bonne,  &  parfaite  enfesplus  belles 
proprietésjau  lieu  que  la  volupté^d'où 
qu'elle  tire  fa  naiflance  ,  n'exprime 
l'image  du  fouuerain  eftre  finon  en- 


744  ï-  A    Morale 

tant  qu'il  fauoure  éternellement  en 
foy  niefme  vn  inénarrable  contente- 
ment. Or  eft  cette  première  confi- 
deration  plus  excellente  fans  compa- 
raifon  ,  &c  plus  cligne  de  ce  glorieux 
nom  de  Diuimte  qu'on  luy  donne.  Et 
fi  c'eft,  comme  il  le  faut  croire,  de  Te- 
ternellc  conteplation  des  perfedions 
de  fon  eftre  ,  que  germe  ce  conten- 
tement inénarrable  dont  la  Diuinité 
iouift  5  comaiie  c'eft  du  fentiment  de 
fa  vertu  &:  des  avions  qu*elle  produit^ 
qu'vn  homme  de  bien  tire  cette  vo- 
lupté dont  nous  parlons  maintenant; 
ain fi  que  la  diuinité  fe  tient  heureufe 
de  fe  voir  fi  parfaitement  accomplie 
dans  les  propriétés  de  Bonté  ^  de  lufti- 
ce.de  Samteté^qui  plus  qu'aucune  au- 
tre de.  Ces  propriétés  ,  conftituent  la 
merueille  de  fon  efience  ;  vn  homme 
véritablement  vertueux  fe  doit  efti- 
mer  bien  heureux  de  ce  qu'il  eft  tel, 
&:  mettre  fa  principale  félicité  dans  la 
poifeifion  de  la  vertu  mefme. 

Tout  ce  que  la  Phiiofophie  a  ia- 
mais   eu  de  nobles  de  de  généreux 
nourriflons  ^  a  receu  cette  vérité  com- 
me 


Chrestienne.  I.  Part,  j^^ 
îîic  indubitable  ;  ôc  ïieantmoins  on 
îi'eft  pas  entièrement  demeuré  d'ac- 
cord de  ce  qu'il  faut  entendre  en 
cette  matière  par  le  terme  de  Vertu* 
Car  chacun  fçait  la  diftetence  qui 
eft  entre  les  habitudes  &:  leurs  ope- 
rations.  Celles  là  confiftent  en  vne 
certaine  conftitution  de  nos  facul- 
tés, par  laquelle  elles  font  enclines  à 
relie  ou  telle  forte  d'aftions  ^  &c  ca- 
pables de  les  faire  ^  encore  qu'elles 
n'agiffent  pas  effediucment.  Confi* 
me  quand  on  a  appris  a  écrire  ^  Tlia* 
bitude  en  eft  dans  la  main ,  quoy  quç 
l'on n'efcriue  pas.  Celles  cy  confiftent 
en  l'exercice  actuel  de  nos  facultés, 
par  lequel  elles  agiflent  conuenablc*» 
ment  à  leurs  habitudes;  comme  quand 
xeellement  &c  défait  la  main  forme  &c 
lie  les  earaderes .  qui  feruent  à  reprcr 
fenter  les  paroles  de  la  bouche  éc  les 
penfées  du  cœur.  Il  eft  bien  vray  que 
c'eftlàvne  habitude  du  corps ,  ou  de 
Tvne  de  ks  parties  :  mais  il  en  eft  tout 
de  mefme  pour  ce  qui  eft  de  celles  de 
i'efprit.  Car  autre  chofe  eft  la  con- 
ftitution delame  qui  rend  vn homme 

K 


î4^  ï-  A   Morale 

capable  de  raifonner  facilement  &â 
cxademtnc  ,  &:  autre  fon  adion  pat 
laquelle  il  raifonne  efFeûiaernent  fut 
Vtm  matiete  qu'on  luy  propofe.  Et 
autre  chofe  pareillement  eft  la  confti^ 
tutiôn  de  la  confcience  par  laquelle 
vn  homme  de  bien  eft  difpofé  à  agir 
iûftementior^  quel*occa{îon  s'enpre-* 
fentcra  5  ô^  autre  faftion  par  laquelle 
il  rend  à  châGun  ce  qui  iuy  appartient^ 
qcîand  Toccàfion  s*cn  eft  prefentéev 
De  forte  que  Ton  peut  douter  fi  la 
principale  partie  du  fouuerain  bien 
éc  riiomme  ,  que  les  fages  mettent 
en  la  vertu, confifte  en  la  poiTeffion  de 
{&n  habitude,  ou  bien  dans  l'exercice 
de  fcs  aaixî^ns .  Car  d' vn  coft é  il  fem* 
ble  que  ce  font  les  habitudes  qui  don* 
îicnt  la  foniie  à  Tame ,  ^,  par  maiiitrc 
ti^  dire^  fà  eouleiu*  ;  tellement  que  qui 
pourroit  cont-empler  à  découuen:  la 
^conftituti'On  de lefprit  dVn  parfaite^ 
inent  homme  de  bien ,  feroit  raui  eu 
admiration  d'y  voir  l'ordre ,  la  mo-dc*- 
dation  5  rhai-monie ,  $c  i'agrccmcnt  de 
4âdifpolîtion  de  Ces  puiffances.  Com- 
^tie  donc  la  beauté  àa  corps  fe  mgt 


Chrestiënne.  I;  Part.  147 
par  la  viuacicé  de  (on  teint ,  par  la  iu- 
ftefTe  de  Tes  lineamens ,  &:  par  la  fym- 
nietrie  de  Ces  parties,  &C  non  pas  par 
ïes  adions,  il  femble  que  rexcellence 
Se  la  félicité  de  Tefprit  fe  doit  eftimer 
par  cette  perfedion  de  fes  facultés  la- 
iquelle  il  poflede  en  luy  mefme.  Ad- 
-îouftés  à  cela  que  les  aftions  font  paf- 
fageres  ,  au  lieu  qu'il  femble  que  le 
bonheur  doiue  eftre  quelque  chofe 
^d'arrefté  ^  de  permanent  ;  ce  qui 
Hconùient  beaucoup  mieux  à  la  na* 
cure  des  kabitudes.  D'autre  collé 
c'eft  vne  chofe  bien  certaine  que  ny 
les  habitudes,  ny  mefmes  les  facultés 
qu*elles  afFea:ent5&  qu  elles  difpofenc 
à  certaines  opérations  ,  ne  nous  oric 
4efté  données ,  ou  n'ont  efté  acquifes 
par  nous, que  polir  les  opérations  auf- 
q[uelles  elles  font  deftinées.  C'eft  pour 
agir  que  la  nature  nous  a  pourueus  de 
mains,  &: c'eft  pour  écrire  que  nous 
apprenos,  &:  que  nous  faifons  appren- 
dre a  nos  enfans  à  former  des  lettres, 
^  à  les  compofcr  en  fyllabes.  C'eft 
pour  raifonner  fcurement  fur  tous  les 
ïlijets.  qui  s'en  prefcnteront  à  nous^ 

K    z 


Î48  LA    Morale 

que  nous  apprenons  les  préceptes  que 
la  Logique  donne  pour  cela  ;  c*eft  en 
fin  pour  exercer  tout  de  bon  les  ver- 
tus de  iuftice  ,  de  tempérance  ,  &:  de 
libéralité  ,  que  nous  en  faifons  faire 
les  eflais  à  cevix  que  nous  y  voulons 
former,  &  que  nous  imprimons  dans 
leurs  efprits  les  préceptes  de  la  Mo- 
rale. Or  comme  nous  auons  vcu 
cy  defl'us  que  dans  les  arts  qui  font  de- 
llinés  à  la  production  de  quelque  ou- 
urage ,  Pouurage  mefmc  eft  plus  ex* 
cellent  que  T^adion  qui  Ta  produit, 
parce  que  la  fin  eft  toufîours  meilleure 
que  les  chofes  qui  y  tendent,  auffi  eil- 
il  vray  de  dire  que  dans  la  fubordina- 
tion  des  facultés  ôc  des  habitudes  à 
leurs  opérations  ,  ces  opérations  font 
plus  excellentes  que  les  habitudes,  & 
mefmes  que  les  facultés  ,  parce  que 
celles  là  font  la  fin  à  laquelle  celles 
cy  vifent.  Ariftote  adioufte  à  cela 
que  vous  pouués  vous  figurer  vn  hom- 
me qui  ait  acquis  l'habitude  de  la  ver- 
tu ,  &:  qui  neantmoins  dormira  toute 
fa  vie.  Or  nV  a-til  point  d'apparence 
d*cftimcr  heureux  vn  homme  perpe- 


Chrestienne.  I.  Part.  149 
cuellemêt  endormi;  ny  par  confequent 
d'établir  le  fouueraiii  bien  dans  la 
pofTeiTîon  des  feules  habitudes  de  la 
vertu  5  fans  auoir  égard  aux  aûions 
qu'elles  produifent.  Il  eft  impoffible, 
de  conceuoir  qu'vn  homme  véritable- 
ment vertueux  dorme  toufiours,  li  ce 
n'eft  par  maladie  :  &:  eft  malaifé  de 
s'imaginer  que  dans  vne  fi  longue  lé- 
thargie les  habitudes  de  la  vertu  fe 
conferuent  en  leur  entier.  Mais  Ari- 
ftote  a  voulu  dire  feulement  ,  que  fi 
par  cette  abftradion  qui  fe  fait  par 
le  moyen  de  Tentendement  ^  vous  fe- 
parés  les  adions  de  la  vertu  d'auec  les 
habitudes  qui  y  enclinent ,  vous  vous 
formerés  l'idée  d'vn  homme  qui  ou 
bien  fera  vertueux  fans  eftre  heureux, 
ce  qui  monftreraque  le  bonheur  n'eft 
pas  dans  les  habitudes  de  la  vertu^  ou 
bien  fera  heureux  fans  produire  au- 
cune adion  de  vertu, comme  s'il  eftoit 
toujours  endormi  ;  ce  qui  eft  tout  à 
fait  déraifonnable.  Mais  cette  que- 
ftion  n'eft  pas  de  difficile  refolution. 
Car  il  eft  certain  que  les  adions  ver- 
tueufes  n*ont  pas  toute  la  plénitude 

K    ; 


lyo  LA     MôïlALÊ 

de  leur  perfeftiôn  ny  do  leur  beauté,"' 
lî  elles  ne  font  produites  par  des  lia-* 
bitudes  e:5^cellentes  ^  ôc  qui  donnent 
vne  fcniuerainement  belle  conftitu- 
tion  aux  facultés.  Et  d*autre  part  il 
eft  pareillement  certain  que  les  habi- 
tvides  eftant  deftinées  pour  la  produ- 
âion  des  àftions,  lî  elles  ne  les  pro- 
duifent  pas  ,  elles  dôiuent  cilre  efti- 
lîiées  comme  nulles.  Tellement  que 
le  concours  de  ces  deux  chofes  eft 
abfolument  necefl'aire  pour  faire  vn 
homme  véritablement  vertueux  ,  &: 
par  confequent  pour  le  rendre  heu-^ 
reuXjà  l'égard  de  cette  partie  de  la  fé- 
licité qui  confifte  en  la  vertu,  &  qui 
eft  la  principale.  Que  s*il  eft  queftion 
de  décider  à  laquelle  de  ces  deux  cho- 
fes appartient  pluftoft  la  gloire  de  fai- 
re le  bonheur  de  l'homme,  il  femble 
qu'il  n'y  ait  point  à  douter  que  cette 
louange  ne  regarde  les  adions,  pour- 
ueu quelles  foyent  accompagnées  de 
deux  conditions  abfolumcnt  necefTai- 
res.  LVne  eft,  qu'elles  ayent toute 
la  perfedion  qui  leur  conuient ,  & 
(|ue  par  confequent  elles  proçcdcnç 


Chrestienne"  I.  Part^  îJI 
non  feulement  d'habitudes  bonnes  en 
elles  mefmes,  &:  profondement  enra^ 
cinées  ,  mais  encore  de  facultés  qui 
ayent  atteint  toute  la  force  que  la 
nature  leur  peut  donner.  Car  les 
enfans  ne  peuuent  pas  eftre  dits  heu- 
ïeux,  fi  ce  n'cft  par  cfperance  qu'ils 
le  feront  quelque  iour  ,  d'autant  que 
les  facultés  de  leurs  âmes  n'eftanc 
point  encore  débrouillées  de  Timper* 
redion  des  organes  ,  ne  fe  peuuenc 
pas  déployer  en  de  belles  adions. 
Et  à  peine  les  ieunes  gens  peuuenc 
ils  eftre  dits  heureux  non  plus  :  parce 
que  quand  bien  leurs  facultés  au" 
royenc  acquis  en  Tadolcfcence  ,  dc 
dans  les  afinées  de  la  ieunefle  ,  tous 
les  degrés  de  vigueur  que  la  nature 
leur  peut  donner  ,  fi  eil  ce  que  les 
paflîons  font  ordinairement  fi  violen- 
tes en  cet  aage  ,  &  au  contraire  les 
habitudes  de  la  vertu  y  font  encore 
fi  imparfaites  ,  parce  qu'ils  n'ont  pas 
eu  le  loifir  de  les  perfectionner ,  que 
les  puifTances  de  leurs  efprits  ne  pro- 
duifent  ordinairement  en  matière  de 
vertu  finon  des  opérations  languiiTan- 

K  4 


îyt  lA   Morale 

tes.  L'autre  eft,  qu'elles  foyent  con* 
tinuées  vn  log-temps,  ôc  dans  vue  du- 
rée confiderable  de  vie.  Parce  que 
comme  vue  hirondelle  ne  fait  pas  le 
printemps ,  vne  feule  adion  ne  peut 
pas  faire  que  Ton  die  à  bonnes  en- 
feignes^^qu'vn  homme  eft  heureux  ou 
vertueux  $  outre  que  chaque  a£lion 
citant  pafTagere  à  la  confiderer  à  part, 
ekttc  partie  du  bonheur  qui  confifte 
en  la  vertu,  ne  peut  eftre  fiable  &:  per- 
manente en  cet  égard,  fi  les  belles  &: 
honneftes  adions  ne  s'entrefuiucnt 
de  fi  prés,  &  ne  durent  fi  long-temps, 
qu'il  n*y  paroifl'e  aucune  confiderable 
interruption  dans  le  cours  d'vne  belle 
vie. 

Mais  ie  m'arrefte  trop  long-temps 
fur  ce  fujct  ^  pour  ce  qui  eft  de  mon 
deflfein.  Car  la  mefme  reuelation 
qui  nous  a  donné  la  connoifiance  de 
noftre  création  ,  nous  a  auifi  décou-^ 
iiert  en  quoy  gifoit  noftre  félicité,  il 
nous  fuflions  demeurés  en  Tinte grité 
de  noftre  origine.  Le  premier  hom- 
me ne  fe  pouuoit  propofer  la  richefle 
pour  fouuerain  bien  :  parce  que  cette 


Chrestienne.  I.  Part,  ijj 
richefle  dans  laquelle  quelques  vns  le 
coUoquent  maintenant ,  n  auoit  alors 
aucun  vfage.  La  terre  fournifToit  a- 
bondamment  tout  ce  qui  luy  eftoic 
ncceflaire  pour  la  vie  ;  &  quant  à  ce 
quieft  conuenable  pourvue  raifonna- 
ble  volupté,  il  auoit  dans  l'excellence 
de  fes  fruits  dequoy  contenter  en  cet 
égard  vne  lionnefte  auidité  de  fes  ap- 
pétits. Il  ne  pouuoit  non  plus  le  met- 
tre dans  ce  qu  on  nomme  du  nom 
d'honneur  ,  comme  nous  Tauons  cy- 
deffus  confideré  :  parce  que  s'il  pft  en 
l'eftimedc  la  vertu  ,  il  euft  efte  afles 
long^temps  qu'il  n'euft  eu  autre  té- 
moin de  fa  vertu  que  fa  femme  ;  Se 
cependant  il  n'euft  pas  laiifé  d'eftre 
heureux  -,  d^  s'il  coniîfte  en  la  recon- 
noiffancc  de  Tauantage  qu'on  peut 
auoir  en  quelque  dignité  ,  n'y  ay^nt 
point  d'autre  fuperiorité  entre  les 
hommes  finon  celle  de  la  relation  que 
les  pères  ont  aux  enfans  ,  ny  point 
d'autre  inégalité  qu'en  ce  qui  eftoit 
de  Taage  &:  de  ce  qui  fuit  l'aage  ne- 
celTairement  ,  il  ne  rcftoît  point  de 
porte  Quuerte  à  l'ambition  de  ces  hon«^ 


ïî4  l'A    Morale 

neurs  dont  la  paffion  trauaille  main- 
tenant les  hommes.  Enfin  ^  pour  ce 
qui  eft  de  la  volupté  du  corps  ^  Dieu 
auoit  mis  les  puiflanccs  de  fon  ame 
dans  vnc  trop  haute  aflîette  de  con- 
noiflfance  &:  de  vertu,  pour  coUoqucr 
fon  bonheur  en  raflouuilfement  des 
appétits  de  la  partie  la  moins  no- 
ble &  la  moins  cfTentielle  de  fon  eftrc. 
Et  pour  ce  qui  eft  des  contentemens 
de  Tefprit ,  il  auoit  tous  les  moyens 
imaginables  de  les  goufter  purs  Se  fin- 
ceres ,  dans  la  cotemplation  des  beaux 
obicts,  &  dans  la  pratique  des  vertus 
aufquellcs  fa  condition  l*éleuoit  j  mais 
fon  efprit  eftoit  trop  éclairé  de  la  lu- 
mière de  la  Raifo^pour  ne  recônoiftrc 
pas'nettemet  qu'encore  que  de  la  pot 
feilîon  &  de  la  pratique  de  ces  chofes 
pullule  neceffairement  vne  incompa- 
rable volupté ,  fi  font  elles  trop  belles 
en  elles  mefmes  pour  eftre  rapportées 
à  autre  fin,  &:pour  eftre  aimées  à  autre 
oceafion  que  pour  leur  propre  exçeU 
lencc  naturelle. 


Chrestienne.     I,    Part.    lyy 

CONSIVSKATION     TLVS 

prccife  du  fouuemin  bien  de  ^ 
l'homme  en  fan  intégrités 

COmme  la  fage  preuôyance  da 
Créateur  auoit  deftiné  riiôme  à 
la  participation  de  deux  eftresîl'vn  fur- 
naturel  &  celefl:e5qui  depuis  a  eftc  mis 
dans  vne  pleine  euidence  par  la  ma- 
nifeftation  du  Rédempteur  j  l'autre 
naturels  terrien  ,  dont  fa  première 
création  Tauoit  rnisen  ioiiiffance;  au(H 
fon  fouucrain  bien  peut  eftre  confi- 
deré  en  ces  deux  diuers  égards,&:  félon 
la  diuerfe  connoiffance  que  Dieu  luy 
en  auoit  donnée.  Pour  le  premier, 
s'il  a  eu  quelque  intelligence  de  cet 
eftre  furnaturel^c'cft  chofe  dont  Thi- 
ftoire  de  fa  création  ne  nous  parle 
point  :  &:  fi  cela  eft ,  il  faut  que  ç'aic 
efté  par  quelque  reuelation  qui  ait  paf- 
fe  la  mefure  des  connoiflances  que 
l'eftat  de  la  nature  luy  fourniflbitj 


ly^  LA     Morale 

parce  que  ny  les  deux  y  ny  la  terrc^  ny 
la  confideration  dcfoy  mefme,  neluy 
en  prefcntoit  aucuns  clairs  Se  difl:inâ:s 
cnfeigncmens.  Or  eft-ce  de  la  con- 
noiffance  qu'on  a  de  fon  but ,  &:  de 
fon  fouuerain  bien  ,  que  dépend  le 
chois  &:  l'vfage  des  moyens  par  lef- 
quels  on  y  afpire.  Puis  donc  que  nous 
ne  traittons  pas  icy  de  cet  eilre  furna- 
turel,  ny  de  la  conoiffance  que  Thom- 
me  tn  pouuoit  auoir  par  des  voyes  qui 
font  ^u  delà  des  lumières  de  la  Nature, 
ce  n'eft  pas  à  nous  maintenant  de  dé- 
terminer quel  il  eftjUy  de  prononcera 
l'homme  y  a  rapporté  fes  defirs  ,  ôc. 
deftiné  fcs  allions  &  les  opérations  de 
fon  ame.  Quant  à  l'autre  ,  il  n'en 
pouuoit  pas  auoir  vne  plus  claire  re- 
iielacion  que  celle  qui  confîftoit  en 
Texpcrience  de  la  cliofe  mefme.  La 
Nature  l'ayant  conftitué  d'ame  &:  de 
corps  3  il  fe  trouuoit  alors  par  la  Pro- 
uidence  de  Dieu  en  eflat  d'eftre  par- 
faitement heureux  yj>e  quant  à  Tame 
Se  quant  au  corps  ^  s'il  euft  bien  vie 
de  Ces  facultés ,  &  s'il  fe  fuit  bien  feruî 
de  (f:s  auantages.     Ce  qui  paroiftra 


Chrestienn£    I.  Part.'     lyy 
parla  confideration des  biens  qui  fonc^ 
véritablement  tels  ,  &  dont  il  auoit' 
la  iouifTance. 

Ceux  qui  ont  diftinguc  les  biens  de 
rhomme  en  trois  clafTcs ,  appellant  les 
vns  extérieurs,  les  autres  biens  de  fon 
corps,  &:  les  autres  biens  de  fon  cfprit, 
ont  compris  en  cela  généralement  tous 
les  obiets  entre  lefquels  &:  nos  appétits 
il  V  a  quelque  proportion  eftablic  par 
la  Nature.    Car  vous  ne  faunes  vous 
figurer  chofe  quelconque  que  Tliom- 
me  puifTe  defirer  ,  qui  ne  fe  rapporte  à 
Tvne  de  ces  trois  chofes  :  c'eft ,  qu'où 
bien  il  fouhaitte  quelque  perfedion 
aux  facultés  de  fon  efprit  ;  ou  qu'il  de- 
mande quelque  auantage  pour  la  per- 
fedion  des  puiffances  de  fon  corps  ;  ou 
bien  en  fin  qu'il  defireiouïr  derichef- 
fes,  d'honneur  ,  d^amis ,  de  paix  auec 
fes  concitoyens,  de  profperité  en  fa. 
famille ,  &  de  telles  autres  chofes  fem- 
blables.     Car  il  eft  bien  vray  que  la 
poiTeffion  de  toutes  ces  chofes  donne 
quelque  fatisfadion  à  fon  efprit  ,  &: 
quelques  commodités  à   fon  corps  : 
mais  fi  cft-ce  que  les  obiçts  mefmcs  fôç 


t^i  LA     MôRÀLÉ 

hors  dcluy ,  &  qu'ils  n'ont  leur  fiegé 
ny  dans  les  membres  du  corps  ,  ny 
dans  les  puiflances  de  Tame.  Pour 
donc  conmmencer  à  confidcrer  brie^ 
uement  tous  ces  biens  là  pal:  les  exter- 
nes ,  ie  penfe  qu'on  en  peut  dire  deux 
cliofes  bien  affirmariuement  fans  petit 
de  fe  troper.  LVneeft  qu'ils  font  par- 
tic  du  fouuerain  bien  de  Thomme  cri 
l'eftât  de  l'intégrité  dç  la  Nature,  que 
nous  confiderons  maintenant  :  L'au- 
tre eft  5  que  non  feulement  ils  n'en 
font  pas  le  total ,  mais  mefmes  qu'ils 
n'en  font  pas  la  plus  confiderable  par- 
tie. Et  il  ne  faut  pas  beaucoup  rai- 
-fonner  pour  prouucr  bien  euidemmêt 
la  première  de  ces  chofes.  Parce 
qu'en  l'intégrité  de  la  nature  l'homme 
euft  indubitablement  defiré  tous  ces 
biens  là.  En  quoy  ie  ne  contredis 
point  à  ce  que  i'ay  pofe  cy  delTus  , 
quand  i'ay  xiit  que  ny  la  richefle  ny 
riionneur  ne  pouuoit  eftre  îe  fuiet  des 
defîrs  du  premier  homme.  Car  parles 
licheflrcsien'entens  pas  icy  Tabondan- 
cc  de  l'or  &:  de  l'argent  monnoyé  ou 
ajion  monnoyé  ,  la  quantité  de  tapiffc* 


CHREÎSTtENNE     I.     Part.       If^ 

rîcs  &  de  meubles  précieux,  le  nombre 
êc  le  reuenu  des  maifons,  la  multitude 
de  beftail,  &  généralement  toutes  ces 
chofes  qui  font  à  cette  heure  dans  le 
commerce  dumonde.  Elles  n'auoycnc 
aucun  vfage  au  commencement  ,  ôc 
c  eft  la  neceffité  ou  le  luxe  ,  lefquels 
font  entrés  au  monde  auec  fa  corrup- 
tion 5  qui  leur  ont  donné  le  prix  qu'el- 
les ont  entre  les  hommes.  Par  la  ri- 
chefle  i'entens  ce  qui  peut  fournir  aux 
neceflîtés  de  la  nature  ,  ce  qui  peut 
raifonnablement  fatisfaire  à  fcs  appé- 
tits par  des  voluptés  bien  réglées  ^  &: 
ce  qui  peut  liiy  donner  vne  bonne  ÔC 
commode  habitation.  Car  Thomme 
n'ayant  alors  ny  toutes  les  neceifités 
dont  il  eft  prefle  maintenant ,  ny  le  lu- 
xe &:  la  vanité  dont  fon  efprit  s'eft  ga- 
fté  parle  peché^il fe  pouuoit trcf-bien 
fKiffcr  de  tout  cet  attirail  qu'à  cette 
iieure  on  appelle  biens,  qui  fortfou- 
iient  embarra>fïè  plus  la  condition  de 
lliomme  qu'il  ne  Taccommode.  Par 
l'honneur  ie  n  entens  pas  ny  ces  char- 
ges ou  ces  -dignités  politiques  ,  qui 
donnent  de  l'autorité  ,  ny  cet  éclat  de 


t(^ô  la'  MôRAti 

gloire  &  de  réputation  qui  naifl:  cîé5 
grandes  &C  mémorables  adions  d'vriè 
vertu  fort  emiilente  au  deiTus  du  com- 
mun, ny  cette  déférence  &  cette  fou- 
tniflîon  que  le5  inférieurs  foit  en  vertu 
foit  en  dignité  ,  rendent  à  ceux  qui  y 
lexcellent.  Tay  defià  dit  que  dans  Pin- 
tegrité  de  la  Nature  il  n'y  euft  point 
eu  d'autre  différence  de  rang ,  ny  d'au- 
tre fuperiorité ,  que  celle  que  les  petes 
euifent  eue  fur  leurs  enfans;&  quant  à 
la  mefure  de  la  vertu,  puis  qu'elle  de- 
xioit  eftre  accomplie  en  tous ,  il  eftoit 
impoifible  qu'il  y  euft  en  cet  égard  au- 
cune autre  inégalité  que  celle  que  la 
difparite  de  l'aagc  euft  cauféc.  Gar 
les  hommes  croiffarit  en  aage  cuffent 
aulTi  creu  en  vertu ,  à  mefure  que  leurs 
facultés  euifent  acquis  la  plénitude 
des  forces  qui  font  neceflaires  pour  la. 
perfeûion  de  leurs  opérations  ,  &:  que 
îeur  éducation  ,  ôc  la  fréquente  répé- 
tition de  mefmes  adions  ^  leur  en  euft 
confirmé  les  habitudes  en  Tamej  iut 
ques  à  ce  qu'en  fin  eftant  paruenus  au 
plus  haut  point  de  leur  vigueur  par  le 
temps  5  ou  il  n'y  euft  plus  d'inégalité 

du 


Chrestiènne.  I.  Part,  i^r 
an  tout  entr'eux  .^  ou  s'il  y  en  euft  eu 
quelque  peu  ,  elle  n'cuft  pas  eltére- 
connoiiTable.  Tappelle  honneur  le 
refpeft  des  enfans  enuers  leurs  pères, 
èc  la  iufte  &:  fauorable  eftime  que  les 
hommes  enflent  eu  pour  la  vertu  les 
vns  des  autres  ,  auec  ^approbation 
qu^ils  s*en  fuflent  donnée  refpediue- 
ment ,  fans  en  rien  diminuer  par  l'en- 
uie  y  fans  y  rien  adioufter  par  la  flatte- 
ïie  3  &:  fans  la  corrompre  ou  la  défigu- 
rer par  quelque  autre  paflîon.  Et 
quand  ie  dis  que  les  hommes  en  leur 
intégrité  enflent  defiré  cet  honneur 
auec  les  autres  biens  externes ,  ie  veux 
dire  quec'efl:oitvn  bien  que  la  Natu- 
re auoit  deft:iné  à  la  fatisfaftion  de 
leurs  appétits  ,  pour  en  auoirdcla  de- 
iedation  en  en  iouïflant ,  de  du  defir 
s*ils  n'en  enflent  pas  iouï ,  ôc  du  regrec 
s'ils  fuflent  venus  à  en  perdre  k  pof- 
feflion.  Car  ces  trois  afteûions  là  fui- 
uent  neceflairemêt  la  nature  du  bien; 
^u*il  donne  de  la  volupté  prefent  j 
qu*il  excite  ,  s'il  efl:  connu  ,  du  defir 
quand  on  ne  l'a  pas  j  &:  qu'il  caufe 
de  la  douleur. quand  il  arriue  qu'on 

L 


16%  LA  Morale; 

eft  priué  de  fa  iouiflance.  N'eftaïit 
donc  pas  poflîble  de  fe  j&gurer  l'hom- 
me en  l'intégrité  de  fa  nature  &  de  fcs 
appétits  5  qu'on  ne  le  conçoiue  tou- 
ché de  quelcune  de  ces  afte£tions  à 
l'égard  de  cette  nature  de  biens,  il  eft 
clair  que  laiouïflance  de  ces  biens  eft 
vn  des  obiets  de  Ces  appétits  naturels, 
^  par  confequent  vne  des  parties  de 
fa  béatitude. 

Il  faut  faire  mefme  iugement  de  la 
pofleiTion  des  amis  ,  &  de  celle  des 
enfans ,  que  Von  peut  auflî  conter  en- 
tre les  biens  externes.  Car  il  eft  bien 
certain  que  pour  ce  qui  eft  des  amis, 
il  y  euft  eu  de  la  différence  entre  ceux 
que  nous  auons  maintenant,  èc  ceux 
que  nous  euifions  eus ,  fi  nous  ne  fuf- 
fions  point  decheus  de  noftre  origine. 
En  Teftat  prefent  des  chofes  humai- 
nes 5  la  feule  vtihté  conciHe  la  plus 
grande  partie  des  amitiés  :  &:  il  y  en 
a  beaucoup  d'autres  qui  n'ont  point 
^'autre  fondement  que  la  communi- 
cation &  le  commerce  de  mefmes  vo- 
luptés. Et  comme  ces  amitiés  là  ne 
font  pas  propres  à  conftiaier  la  vrayc 


ChrestiennI/    Ï.    Part^    I<?J 
&  parfaite  felicité^auffi  n'eufTent  elles 
point  eu  de  lieu  en  l'intégrité  de  la 
nature.     Quant  à  celles  qui  nailTent 
de  la  feule  confîderation  de  la  vertu, 
elles  ont  à  cette  heure  trois  condi- 
tions qu'elles  n'eufTent  pas  peu  auoir 
alors.    L'vnc^qu'elles  font  plus  rares, 
a  caufe  de  la  rareté  des  obiets  ;  parce 
qu'il  y  a  peu  d'iionies  véritablement 
Vertueux  ;  au  lieu  qu'en  Mntegrité  de 
la  nature  il  n'y  en  euft  point  eu  d'au- 
tres.   L'autre ,  que ,  pour  ainfî  parler, 
i'antiperiftafe  du  vice  dont  deux  amis 
véritablement  vertueux  font  enuiron- 
ïiés  de  tous  collés,  fait  qu'ils  s'en  con- 
ioignent  plus  étroittement ,  &  qu'ils 
en  ont  ie  ne  fçay  comment  vn  plus 
vif  &:  plus  agréable  fentiment  de  leur 
amitié  réciproque.    Car  ils  ne  peu- 
uent  confiderer  dans  les  autres  hom-* 
mes  alentour  d'eux,lc  vice  qui  y  règne 
de  toutes  parts,  que  venant  puis  apre^ 
à  faire  reflexion  chacun  fur  foy  mef- 
me  &  fur  fon  amy ,  ils  ne  foyent  rauis 
de  ioye  de  s'eftre  mutuellement  ren^ 
conttés  tels  qu'il  Ce  voycnt ,  &  qu'eu 
cette  exultatiojj  de  leurs  efprits  leurs 

L    z 


1^4  ^^   Morale 

afFeftlons  ne  fe  redoublent  &C  ne  s'cft^ 
flamment  dauantage.  Au  lieu  que  fï 
tout  le  monde  eftoit  vertueux,  le  fen- 
timcnt  de  l'amitié  n'auroit  pas  ces 
tranfports  de  ces  vehemëtes  émotions, 
mais  feroit  plus  égal  &:  plus  vniforme. 
La  troiflefinc  eft,  que  la  conformité 
des  humeurs  Qc  des  temperamens,  des 
occupations  &:  des  inclinations  à  cer- 
taines chofes  pluftoft  qu  à  d'autres, 
ayde  beaucoup  maintenant  à  la  con- 
ciliation &:  à  la  fermeté  des  amitiés 
véritables ,  de  qui  ont  leur  fondement 
en  la  vertu.  Or  cette  conformité 
là  ne  fe  peut  à  cette  heure  trouuet 
qu'entre  peu  de  gens  5&:  encore  faut- 
il  que  ce  foit  comme  par  le  bonheur 
de  la  rencontre.  Parce  que  la  cor-- 
l'uption  qui  eft  furuenuë  au  monde,  a 
apporté  vne  merueilleufe  variété  dans 
les  temperamens  j  de  les  temperamens 
dans  les  inclinations  ,  d'où  vient  la 
diuerfité  des  occupations ,  quand  elle 
nauroit  point  d'autre  caufe  dans  les 
neceflités  de  la  vie.  Au  lieu  qu'en 
Tintegritéde  la  nature  toutes  ces  cho^ 
fcs  deuoyenc  eftre  abfolument  lem- 


ChkestienneT  I.  PartT  i^y 
blables  en  tous  ,  ou  s'il  y  dcuoitauoir 
quelque  diuerfîté  ,  elle  deuoit  cftre 
memeilleufement  légère  &:  de  peu  de 
confequence.  Il  n'euft  pourtant  pas 
laiffé  d'y  auoir  des  amitiés  :  non  pas 
feulement  entre-les  maris  &  leurs  fem- 
mes 5  &  les  pères  &:  leurs  enfans  ;  qui 
font  des  focietés  &  des  liaifons  natu- 
relles ,  bien  différentes  de  celles  donc 
nous  parlons  ;  mais  encore  d'homme  à 
homme  ,  &  de  femme  à  femme  en 
particulier  ,  que  la  plus  commune  3c 
plus  ordinaire  fréquentation  euft  pro- 
duites. Car  en  cette  vafte  eftenduë 
du  genre  humain  tous  les  hommes 
.  n'êuffent  pas  peu  auoir  vne  mefme  ha- 
bitation :  de  forte  que  le  voifinage  &: 
la  fréquentation  euft  efté  l'attrait  &:le 
ciment  de  quelque  correfpondance 
auec  les  vns  ,  qui  n'euft  pas  peu  s'en- 
gendrer ny  s'entretenir  auec  les  autres. 
Et  cette  correfpondance  particulière 
eft  fans  doute  vn  bien  de  la  nature  de 
ceux  qui  contribuent  à  la  félicité  , 
mefmes  à  en  iuger  par  les  fentimens 
de  la  nature  non  encore  corrompue. 
Sur  tout  fait  vne  partie  bien  con- 

L   5 


té6  La  Morale 

iîderable  de  la  béatitude  de  Thommej!' 
la  pofleffion  de  Ces  enfans  ^  quand 
d'ailleurs  ils  font  doiiés  de  qualités  re- 
commandables  :  au  lieu  que  l'orbite, 
quand  on  en  a  iamais  eu  ,  ou  la  priua- 
tion  5  quand  après  en  auoir  eu  on  les  a 
perdus,altere  la  félicité  de  telle  façon, 
qu'Ariftote  a  eu  fort  bonne  raifon 
quand  il  ardit,qu'on  n'appellera  iamais 
heureux  vn  homme  qui  tombe  dans 
les  calamités  de  Priam,  à  qui  la  guerre 
rauit  tant  d'enfans,  auecla  gloire  d'ya 
grand  royaume, 

le  fçay  bien  que  les  Stoïques  parv- 
ient icy  fort  auantagcufement  de  la 
vertu  de  leur  Sage  ,  &  qu'ils  difent 
qu'il  cft  tellement  au  deflus  de  toutes 
CCS  çhofes,que  comme  leur  pofleffion 
ne  le  touche  point  de  volupté  ,  auffi 
la  priuation  ne  luy  éri  caufe  point  de 
douleur,  &:  n'eft  pas  capable  d'ébran- 
ler la  tranquillité  de  fon  ame.    Mais 
ie  parle  icy  de  l'intégrité  de  la  nature, 
à  qui  Dieu  a  donné  ces  fentimens  de 
plaifîr  ou  de  douleur  en  telles  rencon- 
tres ,  &:  non  de  fa  corruption  qui  les 
îuy  a  oftés,  fi  au  moins  il  y  peut  auok 


Chrestienne.  I.  Part.  i6j 
vne  fî  grande  corruption  que  tout  à 
fait  elle  les  luy  arrache.  Car  c'eft 
bien  certes  vn  effed  de  la  corruption 
de  l'entendement  humain ,  qu'il  ait 
efté  capable  de  conceuoir  &:  de  défen- 
dre cette  opinion^  qu'vn  homme  pour 
eftre  Sage,  fe  doiue  réduire  à  Pmfen- 
fibilité  5  pour  n  edre  non  plus  qu'vn 
rocher,touché  des  paflîons  &  des  affe- 
ftions  de  la  nature.  Mais  quelques 
pompeux  qu'ayent  efté  les  propos  des 
Stoïques  en  cet  égard  ,  &:  à  quelque 
éleuation  d*efprit  qu'ils  ayent  peu  le 
porter,  ou  fî  on  veut  que  ie  parle  plus 
proprement  de  quelque  orgueil  qu'ils 
ayent  tafché  de  fe  gonfler,  iene  penfe 
pas  qu'il  fe  foit  iamais  trouué  Sage 
entre  eux ,  s'il  n'a  efté  fol  tout  à  fait, 
qui  ait  acquis  cette  impaflîbilité  donc 
leur  difcipline  fe  vante.  Qui  veut 
voir  vne  image  de  ce  que  peut ,  &:  de 
ce  que  doit  la  Nature  en  fon  entier, 
lors  qu'elle  fe  rencontre  en  de  telles 
occurrences  ,  il  la  faut  confiderer  en 
la  perfonne  du  Sauueur  du  monde. 
Car  comme  d'vn  cofté  _,  quoy  qu'il 
fuft  Dieu  bénit  eternellemêt,  fieftoit- 

L    4 


1^8  LA  Morale 

il  homme  pourtant  ;  auflî ,  bien  qu'il 
fuft  homme  femblable  à  nous  en  tou* 
tes  chofes,  fi  eft-ce  que  c'eftoit  la  cor- 
ruption du  péché  mife  à  part,  de  forte 
que  de  la  communion  qu'il  auoit  aucc 
k  refte  du  genre  humain,  il  n'en  auoic 
pas  tiré  la  moindre  veine.  En  cet 
eftat,  ayant  refolu  de  refliifciter  La- 
zare 5  qu'il  tenoit  entre  fes  amis  par* 
ticuliers  ,  Se  fçachant  tres-certainc- 
ment  que  l'effed  fuiuroit  cette  refo- 
lution^il  nelailTa  pourtant  pas  quan4 
il  fut  fur  le  bord  de  fon  tombeau ,  dç 
qu'il  fereprefenta  ce  perfonnage  fous 
cette  lamentable  idée  d'vn  corps  de^ 
ftitué  de  vie  &  de  fentiment  ,  d'en 
auoir  lûmagination  faifie  ,  ôc  les  en- 
trailles émeuës  iufques  à  tel  point , 
qu'il  en  témoigna  le  trouble  de  fon 
efprit  par  fes  larmes.  Si  auoit-il  au- 
tant de  magnanimité  pour  le  moins, 
ôe  eftoit  éleué  auiTi  haut  au  dcfl'us  de 
toute  telle  forte  d'accidens  ,  que  le 
prétendu  Sage  des  Stoïques.  Et  fi 
cela  luy  eft  arriué ,  quelle  penfons 
nous  qu'eu  il;  efté  la  conftitution  de 
refprit  d'Adaraj  fi  nous  ùpus  figurons 


Chrestienne.  I.  Part.  1^9 
qu'ayant  quant  à  luy  perfifté  en  foa 
intégrité  ,  &  engendré  des  enfansen 
cet  eftat,  leur  péché  &:  la  Prouidencc 
du  Créateur  euft  voulu  que  1^  morç 
luy  en  oftaft  la  iouïfTançe? 

Mais  encore  qu'il  foit  vray  que  ces 
chofcs  font  vne  partie  de  la  félicité  de 
rhomme  ,  tant  s'en  faut  ncantmoinsi 
qu  elles  en  façent  le  total ,  que  mcfn 
nies  ce  n'eft  pas  en  elles  que  la  princi- 
pale partie  en  confifte. Il  refte  les  bien^ 
de  Tefprit ,  qui,  comme  nous  verrons 
çantoft,  font  les  plus  excellens  de  cous, 
&:les  biens  du  corps  pareillement,  qui 
encore  qu'ils  ne  foyent  pas  fi  excel-> 
iens  que  ceux  de  l'efprit,  font  plus  ne^ 
cefTaires  à  l'homme,  &:  beaucoup  plua 
intimes  à  fa  nature,  que  ne  pcuuenc 
eftreles  externes.  le  ne  fçay  fi  ie 
dois  conter  la  beauté  entre  ces  biejis 
que  Ton  appelle ,  du  corps.  Car  d'vu 
çofté  ileft  bien  certain  qui!  y  a  queU 
que  chofedans  la  iufte  conformation, 
ôc  dans  la  parfaite  fymmetrie  de  fes 
parties ,  qui  iointe  auec  vne  reguher^ 
difpofition  des  lineamens  du  vifage, 
&c  quelque  chofe  de  vif,  de  lumineux. 


170  'LA    Morale 

&  de  floriflant  dans  le  teint ,  donné 
non  de  ragréemcnt  feulement ,  mais 
mefmes  de  la  maiefté  en  ceux  en  qui 
elle  fe  rencontre.  Et  de  l'autre  il  y  a 
certaines  difformités^qui  bien  qu  elles 
n'oftent  rien  ny  de  la  vigueur  des 
membres  ,  ny  de  Tvfage  de  la  fanté, 
difgracient  neantmoins  vn  homme  de 
telle  façon ,  que  quand  il  feroit  heu- 
reux d^ailleurs,  ce  feroit  pourtant  vnc 
âfles  notable  tare  à  fa  béatitude. Cette 
beauté  là  donc  eft  vn  bien  qui  mérite 
qu'on  en  fafle  cas ,  &c  cette  laideur, 
vn  mal ,  contre  lequel  il  eft  certain 
qu'il  y  a  quelque  auerfion  dans  les 
mouuemens  de  la  Nature.  Neant- 
moins, a  parler  generalemêt^la  beauté 
n'eft  ny  fi  déterminée  en  elle  mefme, 
ny  fi  neceifaire  à  la  félicité  de  l'hom- 
me 5  qu  eft  la  fanté  &c  la  vigueur  des 
membres  du  corps.  Elle  n'eft  pas , 
di-je5fi  déterminée  en  elle  mefme. 
Car  encore  que  tout  le  monde  eftime 
la  beauté  ,  fi  eft  ce  que  lors  qu  il  eft 
queftionde  la  définir  precifément,  les 
iugemens  non  des  perfonnes  particu- 
Ueres  feulement  ,  mais  des  nations 


Chrestienne.     I.  Part.    171 
coûtes  entières  y   varient.     Ce  qui 
monftre   qu*il  y  a   quelques   chofes 
dans  la  beauté ,  dont  Fidée  n'a  point 
de  caraderes  ou  fi  certains  ou  fi  eux- 
dens,  qu'ils  obligent  necefl"airement 
toute  forte  d'intellefts  à  en  faire  vn 
mefme  iugement  ,  nonobftant  tous 
preiugés  &:  toutes  couftumes  foit  des 
perfonnes  particulières ,  foit  des  peu- 
ples.   Au  lieu  que  quant  à  la  fanté  &: 
à  la  vigueur  des  membres  ,  tout  le 
monde  les  conçoit  d'vne  mefme  fa- 
çon 5  &  ne  s*y  peut  faire  par  qui  que  ' 
ce  foit  aucun  iugement  fi  extraua- 
gant  ny  fi  erroné  ,  que  le  fentiment 
deladouleur ,  ou  de  la  lefion  des  par- 
ties du  corps,  ôc  de  leurs  opérations, 
ne  corrige.     Elle  n'eft  pas  aufïï  fi  ne- 
cefiaire  à  la  félicité.    Car  il  n'y  a  per- 
fonne  qui  ne  m'aduouë  qu'vn  hom- 
me raifonnable  fouffrira  plus  aifement 
quelque  difformité  au   vifage  ,  qui 
l'empefche  d'eftre  appelle  beau  ,  que 
la  pierre  dans  les  reins  qui  l'empefche 
d'eftre  fain,  &  qu'il  fe  paffera  beau- 
coup pluftoft  delà  grâce  qui  vient  de 
h  proportion  des  lineamens  &  de  Ja 


17^  tA   Morale. 

gayc  fleur  d' vn  beau  teint,  que  non  pas 
de  la  bonne  difpofition  de  tout  fon 
corps,&:  de  la  faculté  de  faire  bien  a- 
laigrementles  fondions  delà  vie.  De 
plus,  fi  la  principale  partie  de  la  béa- 
titude de  riio^ame  confiftc  dans  les 
actions  de  la  vertu,  ainfi  que  nous  ver- 
rons tantoft,  qui  peut  douter  que  la 
vigueur  corporelle  ne  foit  plus  vtile 
à  de  telles  opérations,  que  la  taille,  ou 
laiuftefle  des  lineamens  >  La  vertufans 
doute  en  a  dauantage  d'agréemenc 
quand  elle  eft  dans  vn  beau  fuiet.  Mais 
la  beauté  fans  les  adions  de  la  vertu, 
n'eft  rien  ;  &  les  aftions  de  la  vertu, 
aufqucUes  la  vigueur  du  corps  eft  ne- 
ceiTaire  ,  comme  elle  eft  affés  fouuent 
à  celles  de  la  vaillance ,  eft  confidera^ 
ble  fans  la  beauté  ;  &:  fi  la  vertu  eft  en 
quelque  degré  éminent ,  elle  fe  paftc 
fort  biendelarecomandation  de  tou- 
te autre  chofe.  l 'eftime  donc  la  fanté 
vne  partie  effenticUc  6c  neceffaire  à 
la  béatitude  ,  &:  m'eftonne  de  l'opi- 
nion de  ceux  qui  ont  creu  que  le  Sage 
dans  le  taureau  de  Phalaris,ou  dans  ies 
ctraintes  des  cheualets  ôc  des  gefne^^ 


ChrestieUîTî?  i.  Part^  175 
{c  trouueroit  auffi  heureux  de  àuffi 
content ,  que  s'il  auoit  toutes  chofes 
à  fouhait.  C'cft  vnc  notion  fi  com- 
mune ,  que  la  félicité  produit  le  con- 
tentement ,  &  que  le  contentement 
ne  peut  venir  finon  de  la  félicité ,  qu'- 
cftre  heureux,  &  eftre  content  pàuenc 
pour  vnc  mcfme  chofc.  De  forte 
quVn  homme  content ,  s'il  eft  fage, 
cft  indubitablement  heureux  5  Se  s'il 
cft  heureux  ,  il  eft  indubitablement 
content ,  parce  qii'auffi  fans  doute  il 
cft  fage.  Et  les  fols  mefmes  n'oftC 
point  le  contentement  imaginaire 
qu'ils  pofTedcnr, finon  parce  qu'ils  ont 
aufli  vne  imaginaire  félicité. Si  donc  le 
Sage  des  Stoïqucs  dans  le  taureau  de 
Phalaris  eft  heureux ,  il  eft  content. 
Or  eft-il  qu'eftre  content ,  eft  auoir fes 
appétits  remplis  :  car  ce  qui  rend  le 
contentement  defedueux  ,  eft  quandt 
il  y  a  dans  les  appétits  quelque  chofe 
de  béant ,  qui  par  fa  vacuiré  donne 
de  Tinquietude  à  l'ame.  Cet  heureux 
fage  donc  eft  contêt  dans  la  fouffran- 
ce  des  plus  horribles  tourmens,  &  y  a- 
tous  £cs  appetics^  rempli^',  de-fort^  qu'it 


Î74  î^A    Morale 

ne  luy  manque  rien  de  ce  qu'il  petit 
defîrer  raifonnablement ,  &  félon  les 
mouuemens  de  la  Nature.  Eft  il  donc 
croyable  qu'il  ne  defiraft  pas  d'eftre 
tiré  du  milieu  des  fiâmes  ?    Et  s'il  s'en 
rencontroit  quelcun  (i  infenfîble  à  la 
douleur  ,  que  de  ne  defirer  pas  d'en 
cftre  delmré  ,  ne  faudroit-il  pas  qu'il 
fuft  quelque  chofe  de  plus  ou  quelque 
chofe  de  moins  qu'homme  ?  La  ma^ 
gnifîcencc   des  propos  de  ces   genà 
aboutit  là  ,  que  la  feule  pofTeflîon  de 
la  vertu  fait  les  hommes  affés  heureu^tj 
&:  que  les  calamités  ,  pour  fi  grandes 
qu'elles  foyent  ^  ne  doiuent  pas  obli- 
ger vn  homme    véritablement  ver- 
tueux ,  ie  ne  diray  pas  à  faire  banque^ 
route  à  la  vertu ,  mais  à  faire  ou  à  dire 
chofe^  quelconque   indigne     d'elle* 
Certainement  vn  homme  parfaitemêc 
vertueux  mérite  biê  qu'onl'eftime  heu- 
reux ,  fi  ce  n'eft  abfolument  &  de  tout 
point ,  au  moins  en  ce  qui  eft  de  la 
principale  partie  &:  du  bonheur  &:  de 
fon  eftre  propre.  Car  autant  que  Tamc 
eft  plus  excellente  que  le  corps,  autant 
eft  le  bien  de  lame  plus  excellent  que 


ChréstienneT  I.  Part?  175: 
celuy  du  corps  ,  &  fi  le  bonhçur  cft 
compofé  de  la  iouïfTance  de  ces  deux 
biens ,  comme  il  n'en  faut  pas  douter , 
celuy  qui  regarde  l'efprit  compofera 
fans  aucune  difficulté  à  pareille  pro- 
portion ,  la  meilleure  &  plus  excellen- 
te partie  de  fa  béatitude.  C'eft  auflî 
chofe  qui  ne  fouiïre  point  de  conte- 
ftation  5  que  quelque  accident  qui 
puifle  arriuer  à  vn  homme  vrayemenc 
vertueux  ,  il  ne  doit  rien  dire  ny  rien 
faire  qui  (bit  indigne  de  ce  nom^  non 
pas  mefmes  quand  il  feroit  expofé  à  la 
fouffrance  des  douleurs  les  plus  atro- 
ces. Et  de  cette  fermeté  inébranla- 
ble dans  l'affiete  de  la  vertu  ,  nous 
auons  vn  mcrueilleufement  bel  exem- 
ple en  noftre  Seigneur  lefufus  Chrift, 
à  la  fainteté  duquel  le  plus  horrible 
fupplice  qui  fut  iamais  n'a  fceu  donner 
aucune  atteinte.  Mais  ie  voudrois 
bien  que  ceux  qui  foûtiennent  Topi- 
nion  que  ie  combats  ,  confîderaflenc 
icy  deux  chofes.  L'vne  ,  qu'il  eft 
merueilleufcment  difficile  de  mainte- 
nir cette  parfaite  vertu  dans  la  fouf- 
france des  grands  tourmens,  s'ils  font 


\y6  LA    Morale 

dé  cjuelque  durée.  EnnoftreScigneui' 
léfus  il  y  auoit  vn  principe  inuincibld 
èâ  Ytït  fource  inepuifable  de  fainteté 
et  dé  vertu  3  qui  le  tire  infiniment  loin 
hoi's  du  pair  dés  autres  hommes.  Sort 
humanité  eftôit  foullenuë  par  fa  diui- 
ftité  y  de  forte  qu*il  n'y  auoit  ny  dou* 
leur  ,  ny  infamie  ,  ny  horreur  mefme 
du  iugément  de  Dieu^à  quoy  il  s'eftoit 
àffujetti ,  qui  fuft  capable  de  mettre 
fôn  efprit  hors  de  la  conftitution  qui 
luy  eftôit  conuenable.  Mais  quanti 
Vhônimé  Amplement  homme  ,  il  n'eft 
pas  également  certain  fi  dans  Teftat  de 
la  nature  il  peut  acquérir  vne  telle 
trempe  de  bonté^qu'il  foit  abfolumcnc 
inuulncrable  6c  impénétrable  à  de  tel- 
les playes.  Et  s*il  n'a  peu  fupporter 
l'effort  d'vne  tentation  qui  ne  confi-» 
Itoit  qu  en  de  fimples  fuafions  ,  &  qui 
tendoit  à  corrompre  fon  entende- 
ment &:  fon  appétit  fenfitif  par  la  pro- 
pofition  d'vne  légère  volupté  ,  il  y  a 
grand  fuiet  de  douter  s'il  euft  peu  te- 
nir coup  lors  qu'il  euft  efté  tenté  par  le 
fentiment  de  ces  douleurs^qui  parleur 
<fcH:ée&:  par  leur  atrocité  font  de  l'hor- 
reur 


Chrestiçnne    I.    Part.     177 
reuï  à  la  nature.     L'autre  chofe  eft, 
qu'il  y  à  de  la  différence  entre  fe  main- 
tenir en  eftat  de  ne  rien  dire  &  de  ne 
rien  faire  contre  la  vertu ,  ôc  faire  les 
fondions  Se  les  opérations  de  la  vertu 
mefme.   L'vn  confifte  en  rabftinence 
du  mal  :  l'autre  en  l'exercice  du  bien  : 
en  f  vit  eft  là  négation  d*vne  mauuaife 
aÀion  ;  en  l'autre  eft  la  produdion 
d'vne  bonne.    Pofé  donc  le  cas  que 
le  Sage  peuft  fubfiftef  fans  faire  du 
xnal)  au  milieu  des  plus  cpouuantables 
tourmenSj  il  ne  s'enfuit  pas  qu'en  cet 
eftat  là  il  peuft  exercer  toutes  les  opé- 
rations qui  conuiennent  à  la  vertu  &c 
à  lafageffe.    Car  les  douleurs  empef- 
chent  les  adions  du  corps  ,  qui  font 
quelques  fois  neceflaires  à  Tvfage  de 
la  vertu,  &:  outre  cela^  quoy  qu'on  y 
fafle  5  elles  embaraffent  les  fondions 
de  l'efprit ,  cV leur  oftêt  cette  alegrefte 
&c  cette  liberté  laquelle  eft  neceflaire 
aux  belles  ô^  hautes  refolutions  de  l'a- 
me.    Or  pour  eftre  parfaitement  heu- 
reux ,  il  faut  eftre  en   eftat   d'agiir 
tant  des  facultés  de  fon  corps  ^  que 
dcspuiflances  de  fon  efprit,  auectou^ 

M 


tyî  LA    Morale 

te  la  vigueur  qui  leur  conuîentcii 
l'eftat  de  la  nature.  le  conclus  donc 
encore  ,  que  la  fan  té  &:  là  vigueur  du 
corps  font  partie  de  la  parfaite  félici- 
té 5  mais  i'y  adioufte  quand  &c  quand 
que  ce  n'eft  pas  la  principale. 

En  efFednous  cherchons  la  fehcité 
qui  conuient  à  l'homme  entant  qu'il 
eft  homme ,  c'eft  à  dire  entant  qu'il  eft 
animal  raifonnable.  Comme  donc 
en  Teftat  de  la  nature  la  condition 
d'animal  eft  infeparable  d'auecluy5&: 
fait  vne  partie  de  fon  efl'ence  ,  le  bien 
qui  concerne  cette  condition  doit 
aufTi  neceffairement  entrer  dans  la 
compofition  de  fon  bonheur.  C  eft 
à  dire  qu'il  doit  auoir  tous  les  fens  &: 
toutes  les  facultés  de  fon  corps  dans 
vne  difpofition  excellente.  Mais  com- 
me en  cet  eftat  de  la  nature  la  condi- 
tion de  raifonnable  eft  ce  qui  luy  don- 
ne proprement  l'eftre  d'homme  ,  la 
principale  partie  de  fon  bonheur  doit 
confifter  dans  la  parfaite  conftitution 
de  fa  raifon  ,  Se  dans  les  belles  opéra- 
tions des  facultés  qui  dépendent  de 
fa  conduite.     Avant  donc  diftinc^ué^ 


Chrestienne.  I.  Part.  179 
comme  nous  auoiis  fait  ^  le^  facultés 
de  fon  ame  en  deux  genres ,  dont  Tvii 
comprend  celles  qui  font  raifonnables 
d'elles  mefmes ,  &:  l'autre  celles  qui 
bien  que  la  taifon  n'y  refîde  pas  com- 
me en  fon  fiege ,  font  pourtant  capa- 
bles de  luy  obéir  ,  l 'homme  ne  peut 
cftre  dit  heureux  fî  de  i^cs  facultés  rai* 
fonnables  il  n'agit  auiïî  vigoureufe- 
ment  ,  &:  auffi  raifonnablcment  tout 
cnfemble^qu'il  conuient  à  vn  principe 
fi  excellent,  &:  fi  les  facultés  inférieu- 
res ,  Mrafcible ,  di-je,  &:  la  Concupif 
cible,  auec  tous  les  appétits  ô<:  toutes 
les  pallions  qu'elles  contiennent ,  n'o- 
bei/Tent  parfaitement  au  gouucrne- 
ment  de  la  Raifon.  Tellement  que  foi t 
qu'il  ait  befoin  de  s'exciter  ,  ou  bien 
de  fe  retenir,  de  modérer fes  mouuc- 
mens ,  de  fe  retirer  de  deflus  certains 
obiets ,  de  fe  porter  fur  certains  au- 
tres ,  de  garder  toutes  les  rcigles ,  ôc 
d'obfcruer  tous  les  momens  que  re- 
quièrent les  occafions  &:  leurs  diuer- 
fes  circonft:ances,afinde  produire  des 
adtions  qui  ayent  Tertre  &  la  qualité 
d'vne  parfaite  vertu^  l'homme  ne  pcuc 

M    z 


îîo  tA    Morale 

eftrc  dit  heureux  s'il  n'eft  excellertl» 
ment  bien  conftitué  pour  cela  ,  ôc  fi 
toutes  fes  puiflances  ne  s'y  déployenc 
auec  vne  fouueraine  vigueur  ,  &  vne 
alegrefle  toute  entière.  Car  quoy  ? 
Si  le  défaut  des  biens  externes  ,  &: 
la  mauuaife  coftitution  des  membres 
èc  des  facultés  du  corps  ,  font  vn  no- 
table manquement  à  la  félicité,  com- 
me nous  Tauons  défia  monftré  ,  que 
deuons  nous  uis;er  de  la  mauuaife  con- 
ftitution  de  refprit>  &:  des  aûions  ou 
peruerfes  ou  defeûueufes  qu'elle  pro- 
duit, finon  qu*elles  font  abfolumenc 
incompatibles  auec  la  béatitude  de 
Thomme  ?  Certainement  quand  Pamc 
èft  bien  difpofée  ,  &  bien  fournie  de 
vertu,  elle  fup porte  le  mâquement  des 
biens  externes  auec  honneur.  Et  com- 
me vn  excellent  ouurier  ,  qui  n'a  pas 
tous  les  outils  neceflairesàfon  art, ne 
laiffe  pas  d'agir  comme  il  peut  :  Thom- 
me  véritablement  vertueux^  qui  man- 
que des  biens  externes  pour  fes  a- 
âions ,  ne  laifle  pas  de  s'aider  de  fa 
vertu  autant  que  l'eftat  prefent  des 
chofes  le  luy  peut  permettre.     Mef- 


Chrestienne.I.  Part.  i8i 
mes  dans  les  défauts  du  bien  du 
corps  5  qui  luy  font  plus  proches  &: 
plus  intimes  ,  &C  qui  embaraifent  da- 
uantage  les  fondions  de  fon  efprit ,  il 
effayc  pourtant  d'vfer  de  fa  vertu  en 
foy  mefme  ,  5c  de  porter  fa  calamité 
fagement  &:  modérément.  Au  lieu 
que  quand  le  mal  eft  dans  Tefprit ,  il 
n*y  refte  plus  de  faculté  fuperieure 
pour  le  corriger ,  &:  fon  vice  le  fait  a- 
bufer  &:  des  biens  du  corps  Se  des  ex- 
ternes encore.  De  forte  que  le  défaut 
des  autres  biens  affoiblit  &c  fleilrit  la 
iou'iffance  du  bon-heur  ,  mais;  ne  To- 
fte  pas  tout  à  fait  pourtant  ;  &:  ce  qui 
en  demeure  de  refte  eft  fi  confidera- 
ble&:  fi  puiflànt,  qu*il  amende  mefme 
le  mal  qui  s'y  attache  ou  qui  Tenuiron- 
ne.  Au  lieu  que  le  vice  de  Tame  éner- 
ue  tellement  &:  anéantit  la  félicité, 
qu'il  n'en  demeure  pas  mefmes  la 
moindre  portion  dans  les  commodités 
du  corps^ny  dans  les  auantages  de  de- 
liorSj  parce  que  le  vicieux  en  abufe. 


M 


ï8i  LA  Morale 

GiJIti)' ItistB  «wsfê' Gtîlfê  itll^sfêlfêlëlre  itisw 

CONTITSirJTIOTSi  DE 

la  confdcrdtion  du  fouucrain 

hien de  t homme  en  tinte- 

rrite  de  fk  nature^ 

IVfquesicy   la  doftrine  que  nom 
auons  apprife  de  la  Parolede  Dieu, 
&:  celle  que  nous  tirons  des  inftruftios 
de  la  Nature  ,  s'accordent  cxcellen»* 
ment  bien  ^  tant   entr' elles    mefmes 
premièrement ,  qu'auec  les  fentimens 
d'Ariftote  en  ce  qui  eft  de  la  Môralei 
Car  Ariftote  compofe    le  fouuerain 
bien  de  l'homme  de  toutes  les  chofes 
que  ie  viens  de  reprefenrer.  Et  ce  que 
l'en  ay  repre fente  ,  ie  Tay  puifé  des 
fources  mefmes  de  la  Nature.   Quant 
à  la  parole  de  Dieu  ^  lors  qu'elle  nous 
parle  du  premier  eftat  de  l'homme  ^ 
de  fa  félicité  ,  elle  le  nous  propofe 
comme  vn  fuiet  dans  lequel  toutes  ces 
fortes  de  bien  concourent.  Et  comme 
Ariftote  en  cette  compofîtion  du  fou- 


Chrestienne.  I.  PartÏ  183. 
uerain  bonheur  de  l'homme  ,  préfère 
incomparablement  les  biens  de  l'efprit 
aux  deux  autres ,  &c  laiffe  à  la  vertu  ^ 
à  fes  opérations  Teminence  du  rang 
que  Texcellence  de  fon  mérite  luy 
donne  ;  la  Nature  mefmes  des  chofes 
nous  apprend  que  cette  forte  de  bien 
y  eft  incomparablement  à  préférer  5  ôc 
la  Parole  de  Dieu  nous  parlant  du  pre- 
mier eftat  de  l'homme  &c  de  fa  félicité, 
nous  y  recommande  fur  tout  Pinte gri- 
té  de  fon  innocence.  Mais  il  y  a  icy 
diuerfes  chofes  qu'Ariftote  n'a  point 
fceuës  5  que  la  Nature  ne  nous  en- 
feigne  qu'obfcurement ,  &  que  la  re- 
uelation  de  la  Parole  de  Dieu  nous 
éclair  ci  t  merueilleufcment  ;  qui  ne  fe 
peuuent  paffer  fous  filencc  fms  faire 
vn  merueilleux  tort  au  dcfl'ein  de  cet 
euurage.Premierement,parce  qu'Ari- 
ftote n'a  point  connu  d'autre  caufe  de 
la  mort,  fm5  celle  qu'if  a  creueftre  na- 
turellement ineuitable  ,  c'eft  que  dans 
l'êceinte  de  l'vniuers  coûtes  les  chofes 
qui  font  compofées  des  elemens,  font 
alfujetties  à  la  neceffité  de  fe  diifou- 
drç  j  il  ne  pouuoit  conuenir  à  fes  prin- 

M    4 


184  LA    Morale 

cipcs  de  croire,  que  le  defir  de  pofle- 
der  fa  félicité  perpetuellencnt ,  fuft^ 
vne  cliofe  naturelle  à  rhomme.  Car 
il  pofe  qu'il  n'y  a  point  de  defirs  vraye- 
nient  naturels ,  qui  nous  ayent  efté 
donnés  inutilement ,  &:  qui  n'aycnt 
point  d'obiet  capable  de  les  conten- 
ter.   Or  fi  c'eft  la  neceflîté  de  la  Na- 
ture qui  nous  ait  aifuiettis  à  la  mort^ 
il  n'y  a  point,  félon  fon  inftitution^ 
d'immortalité    pour   nous  ,   ny    par 
confequent  d'obiet  capable  de  rem- 
plir le  defir  d'eftre  immortels ,  &:  de 
poffeder  à  perpétuité  les  biens  donc 
on  ne  peut  retenir  la  iouïfifance  fans 
la  vie.    Auflî  Ariftote  fe  propofant  la 
queftion  ,  fi  vn  homme  peut  eftre  dit 
heureux  auant  fa  mort ,  il  la  refoût  de 
telle  façon  qivil  dit  affés  ouuertcment 
qu'où  bien  il  n'y  a  point  de  bonheur 
propofé  a  Thomme  ,  (  ce  que  nea-nt- 
moins  il  eilime  ne  fe  pouuoir  fouftenir 
que  contre  toute  forte  de  raifoh,) 
ou  bien  il  faut  qu'il  eniouïffe  pendant 
le  cours  de  fa  vie ,  qui  eft  terminé  par 
la  mort.  Parce  que  d*vn  cofté  te  bon- 
heur ny  le  malheur  ne  concerne  def^ 


Chrestienne.     I.  Part.    iSf 
ormais  plus  les  morts ,  puis  que  Tvn; 
confifte  dans  les  bonnes  &  louables 
aftions ,  &:  Tautre  dans  les  mauuaifes: 
defqueîles  ny  ks  vnes  ny  les  autres  ne 
peuuent  eftre  produites  que  par  les 
viuans.     Et  de  l'autre  ,  les  accidens 
foit  heureux  ou  malheureux  qui  ar- 
riuent  à  la  pofterité  de  ceux  qui  font 
decedés ,  ne  les  touchant  pas  dàuàfi- 
tage  que  les  viuans  font  touchés  des 
chofes  qui  fe  pafl'ent  fur  les  théâtres, 
dont  rémotion  eft  fort  légère  ôc  ne 
dure  que  fort  peii  de  temps  ,  cela  ne 
peut  ny  leur  ofter  leur  félicité,  s'ils  en 
ont  ioiiy  pendant  la  vie ,  ny  amen- 
der knr  condition,  fi pendant  qu'ils 
eftoycnt  viuans  ils  ont  efté  malheu- 
reux.   Cependant ,  encore  que  i'aye 
dit  que  c'eft  vn  peu  obfcurement  que 
la  Nature  nous  enfeigne   que  nous 
auions  efté  faits  poureftre  immoitels, 
èc  par  confequent  pour  iouïr  perpé- 
tuellement ne  noft:re  félicité  ,  fi  ne 
laiffe-t-cUe  pas  non  feulement  de  nous 
en  mettre   quelques  foupçons   dans 
refprit  ,  mais  mefmes  de  nous  y  don- 
ner quelques  fpHdes  inftrihSbions  ,  fi 


i8^  LA    Morale 

nous  reftudions  de  bonne  forte.  Car 
quoy  qu'il  en  foit ,  le  defirdeMmmor- 
talité  eft  vniuerfel  en  tous  les  hommes; 
&  s'il  y  en  a  quelques  vns  qui  ne  la  dé- 
firent pas  5  c'eft  parce  qu'ils  defefpe- 
Tent  d*y  reuilîr,  &:  qu'ils  tafchent  d'ac- 
commoder leurs  fouhaits  à  la  poflîbili- 
té  des  chofes  :  ou  bien  ils  ont  perdu  le 
gouft  de  la  vie  par  la  continuation  de 
laTouffrance  de  diuerfes  calamités.  Or 
quant  à  ceux  qui  font  degouftés  de  la 
vic/i  vous  les  deliuriés  de  leurs  maux^ 
le  defîr  de  viure  leur  reuiendroit  in- 
continent j  ôc  ne  les  abandonneroit 
damais.  Ce  qui  monftre  qu'il  eft  na- 
turel. Se  que  c'cft  vn  rejetton  des  prin- 
cipes de  noftre  eftre  ,  que  le  chagrin 
delà  douleur  empefche  quelques  fois 
de  pouffer.  Pour  ce  qui  eft  des  autres> 
il  n'y  a  que  ceux  qui  fe  vantent  d'eftre 
Phiîôfophes  ,  qui  tafchent  de  reigler 
leurs  defirs  à  la  poffibilité  de  la  iouif- 
fance  de  leurs  obiets  :  tous  les  autres 
qui  fe  laiffent  conduire  aux  fentimens 
de  la  nature ,  meurent  à  regret ,  8c  té- 
moignent iufques  dans  la  mort  l'affe- 
ûion  qu'ils  ont  pour  la  vie.   Or  ce  pe- 


Chrestienne.     I.  Part.     187 
tit  nombre  de  prétendus  fages  ,  qui 
font  force  à  la  Nature  pour  acquérir  la 
louange  de  bien  vfer  de  la  Raifon, 
n'eft  nullement  à  comparer  à  la  mul- 
titude  des    autres  5    &:   n'empefche 
pas  que  ce  ne  foit  à  vn  inftindinuiola- 
ble  ,  dautant  qu'il  eft  naturel ,  qu'il 
faut  rapporter  ce  mouuement.    Joi- 
gnes à  cela  qu'entre  ceux  là  mefmes 
qui  ont  fait  profeiTion  d'ailliiettir  en 
cetteoccurrêcela  Nature  à  la  Raifon, 
il  y  en  a  eu  bien  peu  en  qui  il  ne  foit 
demeuré  quelque  germe  de  ce  defir , 
que  tous  les  difcours  de  leur  raifon 
n'ont  pas  efté  capables  d'éteindre.  Et 
s'il  s'en  eft  rencontré  quelcun  ,  com- 
me les  hiftoires  en  parlent,  qui  s'eftant 
à  caufe  d'vne  maladie  importune  &: 
inueterée  ^engagé  par  l'abftinence  des 
alimens  das  le  chemin  de  la  mort^n'ait 
pas  voulu  s'en   retirer  à  l'heure  qu'il 
lepouuoit  faire,  &:  que  fon  abftinen- 
ce  l'âuott  guéri,  ce  n'eft  pas  qu'il  ne  rc- 
connuft  afles  luy  mefme  que  la  vie  eft 
naturellement  à  fouhaitter.    Mais  par 
ce  qu'il  preuoyoit  bien  qu'vne  autre 
fois,  il  faudroit  mourir ,  il  aimoit  mieux 


ï88  LA    Morale 

defcendre  au  tombeau  quand  il  le  pou- 
iioit  faire  doucement  &:  fans  douleur , 
qu'yeftre  précipite  par  quelque  faf- 
cheux  accident ,  ou  contraint  d*y  de- 
ualer  par  quelque  voye  plus  difficile  &C 
plus  raboteufe.  Ce  donc  qui  eft  fi  vni- 
uerfel,  ce  qu'on  a  tant  de  peine  à  com- 
battre y  ce  qu'en  combattant  on  ne 
vainq  iamais  entièrement ,  ce  dont  il 
demeure  toûiours  quelque  notable  ôc 
confiderable  fibre  dans  les  efprits  les 
plus  forts  ,  &  qui  fe  piquent  le  plus 
de  raifonnement  ,  peut-il  procéder 
d'ailleurs  quedumefme  principe  du* 
quel  nous  tirons  noftre  eftre  ?  Ariftote 
lïiefme  dit  que  les  chofes  du  monde 
qui  font  toûiours  d'vne  mcfme  façon , 
ont  vne  caufe  necefTaire  ôc  détermi- 
née. Et  c'eft  auec  tref-bonne  raifon 
qu'il  le  dit  ainfi.  Car  fi  elles  n'auoyent 
vne  caufe  déterminée ,  ce  feroit  le  ha- 
fard  qui  les  produiroit.  Or  c'eftvn 
grand  liafard  ,  &  qui  donne  de  l'adipi- 
ration  ,  quand  deux  ou  trois  eucne- 
mcns^  de  la  nature  de  ceux  dot  la  caufe 
n'eftpas  ouneceffairc  ,  ou  approchant 
4ç  la  neceiîîcé  ,  fc  rencontrent  entie* 


Chrestienne"  I.  Part^  189 
rement  femblablcs  en  vn  long  temps. 
A  quel  hafard  donc  pourroit  on  rap- 
porter vne  conduite  fi  égale  &  fi  vni- 
forme  en  tant  de  fiecles  ?  Le  mefme 
Ariftote  dit  que  les  eucnemens  qui 
arriuent  ordinairement  ,  quoy  qu'ils 
n'arriuent  pas  toûiours ,  ont  vne  caufe 
finon  ncceffaireabfolument,  au  moins 
aucunement  déterminée  en  la  Nature: 
comme  eft  l'inclination  d'vfer  pluftoft 
de  la  main  droite  que  de  la  gauche. 
Et  il  a  encore  raifon.  Parce  que  fi 
celan'eftoit,  il  faudroit  que  cette  in* 
clinationvint  délimitation.  Or  on  la 
void  dans  les  enfans  auant  qu'ils  fca- 
chent  diftinguer  entre  la  droite  de  la 
gauche  ,  pour  fçauoir  laquelle  il  faut 
imiter  :  ô^lefoinmefines  que  les  mè- 
res &:  les  nomrices  ont  de  les  former  à 
vferde  leurs  mains  delà  façon,  procè- 
de tellement  de  la  conduite  de  la  Rai- 
fon ,  quila  fa  racine  dans  la  Nature. 
Le  defir  donc  de  l'immortalité  eftant 
abfolument  vniuerfel ,  ou  au  moins  fe 
rencontrant  beaucoup  moins^de  gens 
qui  s'en  foyent  entieremët  dépouillés , 
qu'il  ne  fe  trouue  de  gauchers ,  il  n'y  a 


ipo  LA  Morale. 

aucune  faifon  de  douter  qu'il  n'ait  vti 
principe  naturel  6c  inuariàble* 

Ne  feruiroit  de  dire  icy  que  la  Na-* 
ture  a  donné  à  ce  défît  dequoy  fe  con- 
tenter ,  tant  aux  monumens   qu'on 
laifTe  de  foy  dans  les  liures  y  dans  les 
baftimens  ,  5c  dans  la  mémoire  des 
hommes ,  où  chacun  peut  en  quelque 
façon  entretenir  la  fubfiftance  de  fon 
crtre^que  dans  les  eiifans^dails  Icfquels 
(onle  prouigne  Se  perpétue  ordinaire-* 
ment.    Car  pour  ne  dire  pas  mainte- 
nant qu'il  y  a  fort  peu  de. gens  qui  fe 
puiiTent  confoler  de  la  perte  de  leur 
vie,  en  ce  qu'Us  lailfent  vne  image  de 
leur  fubfiftance  dans  les  monumens 
iiianimés ,  l'eftre  de  l'iiomme  qui  s'y 
Conferucn'ariende  folide  ny  dereéî. 
Comme  ces  efpeces  qu'on  nomme  in- 
rentionelles',  qui  partent  des  corps  , 
ôc  qui  fe  reçoment  dans  les   miroirs  ^ 
ne  font  pas  les  corps  mefmes  dont  elles 
émanent ,  mais  feulement  leurs  ima- 
ges &c  leurs  reprefentations  ;   ces  fi- 
mulacre§  de  noftre  eilre  qui  s'impri- 
ment dans  les  ftatuës  5  ou  qui  demeu- 
rent quelque  temps  dans  la  memoirç 


Chrestienne.  L  Part?  ifi 
de  ceux  qui  furuitient ,  ne  font  pas 
noftre  eftre  mefme;  ce  n'en  sotqu'vnc 
vainc  ombre  qui  n'a  point  de  realité. 
Et  comme  ceux  qui  défirent  lapoflef- 
fîon  des  corps  mefmes  ,  ne  fe  conten- 
tent pas  de  leurs  images,  iufques  là  que 
les  petis  enfans  fe  fafchent  contre  les 
miroirs ,  quand  après  auoir  ou  mis  la 
main  5  ou  ietté  les  yeux  derrière  ,  ils 
n'y  rencontrent  rien  de  ce  que  la  gla- 
ce du  miroir  reprefentoitpar  deuant; 
ce  defir  naturel  delà  conferuation  per- 
pétuelle de  noftre  eftre ,  ne  trouue  pas 
dequoy  fe  fatisfaire  dans  cette  forte 
de  mémoriaux  qui  demeurent  après 
que  nous  auons  efté.  Et  fi  la  plufpart 
des  âmes  vn  peu  eleuées  défirent  de 
laifTer  quelque  telle  fouuenance  de 
foy  après  la  mort  ,  elles  y  regardent 
autant  &:  plus  à  la  conferuation  de  la 
gloire  de  leurs  belles  adions  ,  qu'à 
cette  imagination  de  Tentretenemcnt 
deTeftre  mefme.  Car  quand  vn  hom- 
me viuroit  perpétuellement,  ilnelaif- 
feroit  pas  de  drclfer  des  trophées  ôC 
Acs  arcs  triompaux  pour  fes  victoires  : 
parce  qu'encore  qu'il   fe  conferuail 


191/  LA    Morale 

quant  à  luy  y  fi  eft-ce  que  la  mémoire 
de  (c$  aùions  fe  feneroit ,  fi  la  veuë  de 
ces  monumens  n'en  iafraichifloit l'i- 
dée dans  la  fouiienance  des  hommes. 
Maisquand  on  y  regaideroit  en  quel- 
que façon  à  la  conferuation  de  Tellre  y 
il  n*en  faudroit  pas  faire  autre  itige- 
jmen  que  de  cette  paiTion  que  les  mères 
ont  de  garder  quelques  portraits  des 
cnfans  qu'elles  ont  perdus.  Comme 
cette  chetiue  confolation  monftre 
manifeftcment  que  le  defir  qu'elles 
auoyent  de  conferuer  leurs  enfans  ^ 
cftoit  non  feulement  naturel  ,  mais 
extrêmement  violent  ,  puis  que  n'y 
ayant  peu  reiiflîr,  elles  tafchentà  s'en 
confoler  par  toutes  les  voyes  imagina-» 
blés  :  ce  que  les  hommes  efiayent  à  ti- 
rer quelque  fatisfaftion  des  arcs  triom- 
phaux 5  5c  des  pyramides  ,  contre  les 
pêfées  de  la  mort^eft  vne  marque  tres^ 
certaine  que  le  defir  de  viure  per- 
pétuellement eft  naturel  ,  &  qu'il  eft 
merueilleufemet  puiflant  en  Thomme^ 
Quant  à  ce  qui  cil  des  enfans ,  à  la 
vérité  Peftrc  que  nous  leur  donnons  a 
plus  de  conformité  auec  le  noftre  ,  ôc 

plus 


Chrestienne.    I.    Part^    19^ 
plus  de  liaifon  auecnous  ;  c'eft  pour- 
quoy  on  a  accouftumé  de  dire  que  ce 
font  d'autres  nous  mefmes.     Néant- 
moins  il  y  a  icydeux  chofes  à  coficlei*er* 
L'vne  eft,  que  fi  nous  y  regardons  at* 
centiuemcnt ,  l'inclination  que  nous 
auons  à  engendrer  des  enfans  ,  n*eft 
pas  proprement,  dans  la  première  in- 
tention de  la  Nature  5  la  continuation 
de  refpece ,  à  caufe  de  la  perte  des  in- 
diuidus  :  c'eft  la  multiplication  des  in- 
diuidus  ,  &  la  propagation  de  Tertre. 
Car  cette  inclinationlà n'euft  pas  laifîe 
d  auoir  fon  vfage  quand  les  hommes 
ne  fuflent  point  morts  ;  au  moins  cer- 
tes iufques  à  ce  point ,  que  de  donner 
au  gère  humain  vne  alFés  ample  eften- 
due  pour  rcmphr  toute  la  terre,  ainii 
qu  elle  auoit  eftc  deftinée  à  fon  habi- 
tation.   Ce  que  la  Prouidence  y  a  eu 
égard  à  la  conferuation  de  re(pece,en 
reparant  la  perte  des  indiuidus  qui  ar- 
riucparla  mort,  c'eft  vne  féconde  in- 
tention ,  qui  n'eft  procedée  d'ailleurs 
que  de  la  prcuifion  de  la  mort,  laquelle 
deuoit  furucnir  comme  vn  accident  à 
la  Nature.  Aufli  quand  les  hommes  fe 

N 


1^4  ï^  Morale 

marient  afin  d'auoir  des  cnfans,  ils  ne 
penfent  pas  tant  à  la  mortjny  à  fe  per- 
pétuer en  eux,  qu'à  la  procréation  de 
quelques  eftres  femblablcs  à  eux  ,  de 
lapoiTeflion  defquelsils  ayent  du  con- 
tentement 5  comme  les  excellens  ou- 
miers  en  ont  de  la  contemplation  de 
leurs  ouurages.  L'autre  chofe  eft,  que 
ce  que  l'on  dit  que  les  enfans  font  des 
autres  nous  mefmes,  monftre  bien  que 
ce  ne  font  pas  des  nous  mefmes  propre- 
ment. Ils  font  nous  mefmes  en  ce 
que  nous  tranfmettons  en  eux  tous  les 
droits  qui  nous  appartiennent,  &  que 
dans  la  focietc  ciuile  on  repute  que 
nous  fommes  en  leurs  perfonnes  par 
quelque  reprefentation.  Mais  ils  font 
autres  en  ce  que  leurs  perfonnes  &:  les 
noftres  font  diftindes,  &:  que  chacune 
poflede  fon  eftre  indiuiducl  &:  fingu- 
lier.  Or  c'eft  de  la  conferuation  de 
cet  eftre  (îngulier  que  la  nature  a  im- 
primé le  defir  en  nous ,  ô^  non  pas  de 
cet  autre  élire  reprefentatif  que  nous 
donnons  à  noftre  pofteritè.  Autre- 
ment il  n'y  auroit  que  ceux  qui  n'ont 
point  d'enfans  ,  qui  dcufl'ent  auoit 


Chrestienne.  L  Part,  i^f 
regret  de  mourir  ;  ôc  toutesfois  nous 
voyons  que  cette  paiTion  de  viure  toû- 
iours  ,  eft  commune  à  tout  le  monde» 
De  forte  qu'où  bien  ce  defîr  de  viure 
touiours  ne  nous  eft  pas  naturel  ;  ce 
que  nous  fuppofons  eftre  faux  ;  ou  s'il 
nous  eft  naturel ,  la  Prouidence  nous 
a  deu  donner  quelque  autre  moyen 
de  le  contenter ,  que  celuy  qui  con- 
fifte  en  la  procréation  de  la  lignée.  Et 
véritablement  ie  m'eftonne  que  les 
hommes  n'ont  reconnu  qu'ils  eftoyenc 
faits  pour  eftre  immortels ,  &:  que  la 
neceftî-té  de  mourir  eft  la  fuitç  dVn  de- 
fordre  furuenu  à  leur  nature.  Car  ils 
ont  tous  ce  fentiment  que  leur  ame 
eft  incorruptible  ,  ôc  qu  elle  fubfifte 
après  le  corps:  ôc  quoy  qu  Ariftote  sê- 
blc  quelques  fois  établir  des  principes 
qui  ne  s'accordêtpas  auec  cette  comu- 
ne  notionjfî  eft-ce  qu'ailleurs  en  diuers 
endroits  il  en  recônoiftla  veritépar  des 
termes  tres-empliatiques.  Si  doncques 
Tame  furuit  au  corps ,  àc  fi  neantmoins 
c'eft  vue  neceftîté  ineuitable  que  le 
corps  periffe  par  la  mort ,  l'eftre  de 
l'hommç  auravne  deftinèe  c^itFereuce 

-       N      2. 


\^ê  Xa    Morale 

de  celle  de  tous  les  autres  eftres  âé 
rvniuers,  &qui  démentira  clairemenc 
la  fagefle  qui  reluit  par  tout  ailleurs 
dans  les  ouurages  de  la  Prouidence. 
Parce  que  de  tous  les  autres  eftres  les 
vns  demeurent  tous  entiers  à  perpé- 
tuité ,  comme  les  natures  purement 
intelligentes  ,&;  les  corps  incorrupti- 
bles 5  s'il  y  en  a  quelques  vns  de  tels, 
comme  Ariftote  Teftime  des  cicux* 
Les  autres  perifTcnt  tous  entiers  quad 
il  viennent  à  leur  diflblution  y  comme 
tous  les  fublunaires  qui  font  puremêc 
compofés  des  élemens.  Au  lieu  que 
Teftre  de  l'homme  ayant  deux  parties 
clTentiellcs^à  fçauoirl'ame  &:  le  corps , 
celuy-cy  demeurera  neceflairemenc 
anéanti  par  la  mort  ^  &c  celle  là  fubfi- 
ftera  éternellement  dans  vn  eftat  im- 
parfait, comme  vne  forme  deftituée 
de  matière.  Il  y  a  plus.  C'eft  que  dans 
l'intégrité  de  la  Nature,  que  nous  con- 
fîderons  maintenant,  les  adions  de  la 
pieté  &:  de  la  vertu  eulTent  efté  fouue- 
rainement  parfaites  ,  dautant  qu'elles 
cuffent  efté  produites  par  d'excellen- 
tes facultés.     Or  eftil  bien  vray  que 


Chkestienne.  I.  Part.  197 
fi  vous  regardés  la  pieté  &:  la  vertu 
dans  leur  dignité  naturelle,  celuy  qui 
les  poffede  en  ce  haut  point  de  perfe- 
£tion  ,  a  beaucoup  de  fuiet  de  fe  con- 
tenter. Car  encore  que  ce  paradoxe 
des  StoïqueSjque  la  vertu  eft  fuffifante 
à  elle  mefme ,  s'eftende  trop  loin  en 
leurEfcole,  àrpalTe  les  bornes  delà 
vérité  ,  fi  eft-ce  qu'il  a  en  foy  mefme 
quelque  chofe  de  vray  &:  de  généreux, 
éc  qui  fent  la  nobleile  de  l'entende- 
ment &:  des  afFedions  de  Thomme.  Et 
il  ell  bien  vray  encore  que  fi  vous  les 
rapportés  à  leur  dernière  fin ,  qui  eft 
Dieu,  riiomme  pour  en  auoir  exercé 
les  opérations  n'a  point  de  droit  d'en 
demander  la  recompenfe  au  Créateur, 
parce  que  tenant  Teflre  de  luy ,  il  luy 
doit  abfolument  tout  le  bien  que  (es 
facultés  peuuent  produire.  Sans  con- 
ter que  l'eminence  infinie  de  la  natu- 
re &  de  la  maiefté  de  Dieu  ,  l'éleue 
tellement  au  deflus  de  tout  autre  eftre, 
quel  qu'il  foit^que  nous  deurions  pro- 
curer fa  gloire^^:  nous  y  c5facrertous 
entiers  ,  quand  nous  n'efpererions 
point  d'autre  falaire  que  celuy  d'auoir 

N    3 


35)8  LA    Morale. 

fait  noftre  deuoir,  &  quand  le  droit 
de  la  création  ne  nous  auroit  point 
mis  dans  fa  dépendance. Neantmoins, 
ce  que  nous  ne  luy  pourrions  pas  de- 
mander  de  droit,il  le  nous  accorderoit 
de  fa  pure  libéralité  ,  &:  ce  qu'il  nous 
pourroit  refufer  fans  faire  tort  à  fa  iu- 
ftice,fi  telle  eftoit  fa  volonté,  fa  bonté 
propre  Tobligeroit  à  le  nous  donner, 
d'vne  obligation  de  laquelle  il  ne  fe- 
roit  tenu  qu'à  foy^Sc  à  l'excellence  de 
fa  nature.  Or  encore  qu'il  y  ait  vne 
grande  inégalité  entre  ce  que  le  corps 
&:  Tame  contribuent  aux  adions  de  la 
pieté  &c  de  la  vertu,  û  eft-ce  que  leur 
concours  y  eftant  abfolument  necef- 
faire&:  eifentiel  ,  il  ne  peut  conuenir 
à  cette  bonté  de  Dieu  de  les  y  traitter 
fi  différemment ,  que  l*vne  fubfiftant 
éternellement  dans  la  iouïfîance  de 
quelque  félicité  ^  Pautre  demeure  en- 
fcueli  dans  le  non  eftre.  Mais  ce  que 
la  Nature  nous  enfeigne  ainfi  par  rai- 
fonnement,  la  reuelationle  nous  a  mis 
dans  vne  pleine  euidence.  Car  elle 
nous  a  appris  que  Miomme  pouuoit 
eftre  immortel,  ôc  qu  effediuement  il 


ChrëstienneT  I.  PartT  15)9 
l'eufl:  efté,quoy  que  quant  à  fon  corps 
il  foit  compofé  des  elemens^s'il  ne  fuft 
point. arriué  de  defordre  en  la  nature 
des  chofes.  Tellement  qu  à  cet  ap- 
pétit y  auflî  bien  qu'aux  autres3  qu'on 
peut  appeller  naturels,  la  Nature  &:la 
Prouiddnce  auoyent  proportionné  vn 
obiet  capable  de  le  remplir  ,  6c  d'em- 
pefcher  qu'il  ne  demeuraft  fruftra- 
toire. 

Apres  cela  ,  Ariftote  a  bien  peu 
connoiftre  ,  ôc  il  Ta  connu  en  quelque 
façon  y  que  celuy  qui  poflede  cette 
partie  du  fouuerain  bien  qui  confifte 
en  la  vertu  ,  eft  digne  de  poiTeder  les 
autres.  Et  derechef,  il  n'a  pas  ignoré 
ce  qui  fuit  naturellement  ,  c'eft  que 
qui  ne  poiTede  pas  la  vertu  ,  eft  indi- 
gne d'eftrc  heureux  en  autres  chofes. 
Car  il  mec  entre  les  partions  louables , 
cette  indignation  que  nous  conccuons 
lors  que  nous  voyons  les  riche/Tes,  &c 
les  honneurs5&:  les  autres  biens  de  cet- 
te nature ,  entre  les  mains  de  gens  vi- 
cieux &  corrompus.  Et  qui  luy  euft 
demandé  la  rai  fon  de  ce  fien  fencimêt, 
ie  croy  qu'il  euft  dit  que  puis  que  la 

N  4 


200  LA    Morale 

vertu  eft  vn  bien  moral ,  &  par  confe* 
quent  digne  de  louange  &:  de  recom- 
mandation 5  &:  que  la  richefle  &c  la 
fanté  font  vn  bien  phyfique  ,  lequel  eft 
pareillement  digne  d'eftre  fouliaitté 
pour  le  pofl'cdcr ,  il  eft  incomparable- 
ment plus  conuenable  à  lafagtiTe  que 
la  Nature  a  monftrée  en  toutes  cho- 
fcs ,  d'affortir  le  bien  phyfique  auec  le 
moral ,  puis  que  ce  font  deux  biens , 
que  de  ioindre  le  bien  aucc  le  mal, 
qui  font  d'vne  nature  extrêmement 
différente.   Et  derechef,  qu  il  eft  in- 
comparablement plus  raifonnable,  de 
donner  le  bien  que  les   appétits  de 
riiomme  fouhaittentnaturellement,  à 
eeluy  qui  poffedc  le  bien  qui  eft  loua- 
ble au  iugement  de  la  raifon  ,  parce 
qu'il  en  vfera  mieux,  Se  que  d'ailleurs  il 
luy  eft  comme  necefl'aire  pour  Texerci- 
ce  de  la  vertu  5  que  non  pas  à  celuy  qui 
par  la  mauuaife  conftitution  de  fon 
efprit ,  en  vfera  tout  au  rebours  de 
Tinftitution  de  la  Nature.    En  fin  ,  fî 
le  bien  moral  doit  auoir  la  louange 
pourrecompenfe  ,  comme  la  Raifon 
le  veut ,  &;  fi  au  contraire  le  mal  moral 


Chrestienne.  I.  Part.  201 
mérite  naturellement  du  blafme  , 
comme  la  Raifon  le  veut  encore^il  fe* 
roit  abfurd  &:  contre  les  loix  de  cette 
mefme  raifon  ,  de  dénier  le  bien  phy- 
fîque  à  celuy  à  qui  vous  confefles  qu'il 
en  eft  deu  vn  plus  honorable  3c  plus 
grand^pour  le  donnera  celuy  que  vous 
auoiiés  en  le  blafmant^  eftre  digne  non 
de  la  priuation  du  bien  feulemêt ,  mais 
de  la  foufFrance  du  mal  mefme. 

le  diray  quelque  chofe  dauantage. 
Si  Ariftote  eufl;  auflî  bien  appliqué  cet 
admirable  génie   que  la  Nature  luy 
auoit  donné  ,  à  la  contemplation  des 
chofes  qui  regardent  la  Diuinité,qu'à 
celles  qui  concernent  la  conftitutioa 
tant  de  l'homme  que  du  Monde  ,  la 
droite  raifon  Teull  fans  doute  mené 
plus  auant ,  ôC  luy  eull  fait  compren- 
dre que  Dieu  a  coniont  ces  deux  par- 
"  ties  de  la  félicité ,  la  parfaite  vertu ,  Se 
la  parfaite  profperité  en  toutes  chofes, 
dVn  lien  neceflaire  Se  indiffoluble. 
Mais  ce  grand  Philofophe  a  ce  mer- 
ueillcux  défaut ,  de  ne  fe  donner  pas 
beaucoup  de  peine  des  chofes  diuines. 
OcA  pourquoy  il  a  biçn  apperceu 


101  LA    Morale 

quelque  trait  de  la  naturelle  conuc- 
nance  qui  eft  entre  lebien  phyfique  Se 
le  bien  moral  ,  comme  auflî  entre  le 
mal  moral  èc  le  mal  phyfique  ,  qui  leur 
font  contraires  :  mais  il  n'a  iamais  fceu 
que  le  lien  qui  les  conioint  fuft  abfolu- 
ment  inuiolable  ,  faute  d'auoir  confi- 
deré  la  Prouidence  de  Dieu  iffès  at- 
tentiuement.  Slll'euftfait,  ileuft  re- 
connu en  elle  la  coduite  de  trois  prin- 
cipales vertus ,  à  fçauoir  fa  Sageife  ,  fa 
luftice  5  &:  fa  Bonté ,  qui  luy  euifent 
donné  en  cette  occafion  toutes  les  lu- 
mières neceflaires.  Car  s*il  eull  affés 
bien  connu  la  Sagefle  de  la  Diuinité  , 
il  eufl  aifernent  compris  qu'il  ne  luy 
pouuoit  arriuer  de  commettre  cette 
abfurdité  d'afTocier  enfemble  Je  bien 
&:lemal,  en  l'intégrité  de  la  Nature. 
Dans  tout  lerefte  des  chofes  qui  font 
forties  de  fa  main,  ou  qui  ont  dépendu 
de  faconduite  6c  de  fonadminiftratio, 
a-t-on  iamais  veu  vn  appariement  (i  dif- 
proportionné  &c  fi  dirfemblable  ?  Qiic 
l'on  parcoure  au  ciel  de  en  la  terre ,  &c 
généralement  dans  toutes  les  par- 
ties de  r  vnijaers ,  tous  les  accouplemës 


Chrestienne.    I.  Part,      loj 
que  la  Nature  y  a  faits ,  &  on  y  tiouuc- 
ra  qu'il  y  a  toûiours  quelque  rapport 
entre  les  chofes  coniointes.  Et  quand 
il  a  efté  necelTaire  d'en  afTocier  de  con- 
traires pour  la  compofition  du  monde, 
&:  des  corps  lefquelsil  contient,  elle 
ne  les  a  pas  ioints  finon  par  l'entremife 
de  quelque  autre  qui  participe  de  leurs 
extrémités  ,  comme  entre  le  feu  qui 
eft  chaud  &:  fec ,  &c  l'eau  qui  eft  froide 
&c  humide  ,  elle  a  colloque  l'air  qui 
fymbolife  auec  tous  les  deux  ,  3c  qui 
par  fa  chaleur  peut  auoïr  liaifon  auec 
le  feu ,  &c  par  fon  humidité  auec  l'eau. 
Ou  fi  elle  les  a  iointesimmediatemêt, 
comme  elle  a  fait  tous  les  elemens  en- 
femble  en-  la  conftitution  des   corps 
compofés;,  elle  a  tempéré  leurs  contra- 
rfetés,  Se  peuteftre  mefme  altéré  leurs 
formes,afin  de  les  rendre  compatibles. 
S'il  euft  afles  bien  conu  la  luftice  de  la 
Diuinité  ,  il  euft  fceu  que  fi  les  hom- 
mes ,  dans  Tadminiftlration  de  la  leur, 
puniflent  les  péchés  &:les  crimes,  qui 
font  des  vices  moraux,par  la  priuation 
des  biens  phyfiques  ,  ou  par  le  fenti- 
ment  des  chofes  contre  lefquelles  nos 


20  4  LaMorale 

appétits  ont  naturellement  de  Tauer- 
fion  ,  c*eft  vne  cliofe  encore  beaucoup 
plus  couenable  à  la  Raifon,  que  Dieu 
vfe  de  mefme  forte  de  punition  en  la 
difpenfation  de  fa  vengeance.  Car  fi 
cet  exercice  de  laiuftice  des  hommes 
a  égard  à  la  conferuation  de  la  focietc 
qui  eft  entr'eux,  &:  que  les  crimes  dif- 
fîperoyct  autrement;  il  couient mieux 
à  celuy  qui  eft  le  gouuerneur  de  tout 
rvniuers3&:  le  conleruateur  de  l'ordre 
de  toutes  cliofes5d'en  vfer  de  la  façon, 
que  non  pas  à  chaque  Legiflateur  ou 
Magiftrat  dVne  fimple  Republique. 
Et  fî  les  luges  de  la  terre  regardent 
encore  plus  auant,  &:  croyent  que  les 
lois  qui  font  fondées  en  équité,  ont 
vne  certaine  maicfté  naturelle  &:  in- 
uiolable  ,  qui  requiert  neceffairement 
qu'on  reparc  parle  fupplice  ce  qui  en 
peutauoirefté  effleuré  par  la  trâfgrcf- 
fion,  il  eft  encore  beaucoup  plus  feant 
à  celuy  mefme  qui  eft  l'auteur  de  la 
Nature  des  chofes  ,  Se  qui  a  eftabli 
ces  lois  éternelles  que  tout  rvniuers 
doit  reuerer,  de  ne  fouftrir  pas  que  la 
violation  qu'on  en  fait ,  demeure  ou 


ChrestienneT  I.  Part?  i©y 
recopenfce  ou  impunie. Certainement 
ie  ne  blafme  pas  le  foin  qu' Ariftote  a 
eu  de  rechercher  les  caufcs  naturelles 
des  Météores ,  &:  quoy  qu'on  ne  kiy 
défère  pas  entièrement  en  ces  matiè- 
res, ie  ne  puis  que  ie  n'admire  l'excel- 
lence de  fon  efprit  à  les  découurir. 
Mais  il  faut  pourtant  aduoiier  qu'il  a 
commis  vne  grande  faute  quant  il  n'a 
pas  monté  plus  haut ,  ôc  qu  il  n'a  pas 
reconnu  que  ces  tonneres,  &ces  fou- 
dres, &:  ces  tourbillions,&:  ces  grefles, 
font  ordinairement  des  armes  de  la 
colère  du  Ciel,  &c  des  exécuteurs  des 
arrefts  de  cette  iuftice  fouueraine. 
Quelle  apparence  y  auroit  il  donc  de 
faire  fentir  ces  fléaux  à  ceux  qui  ne  les 
ont  pas  mérités ,  &c  de  les  employer 
ainfi  contre  le  d^ffein  de  leur  nature? 
En  fin  5  s'il  euft  afles  bien  connu  la 
Bonté  de  Dieu,  il  euft  compris  qu'elle 
rend  la  Diuinité  encline  à  aimer  les 
gens  de  bien  j  ^  de  fait  luy  mefme  a 
dit  en  quelque  lieu ,  que  fi  les  Dieux 
ont  foin  des  hommes ,  ce  qui  cft  plu- 
ftoftà  prefumer  qu'autrement,  il  faut 
:îicçellairement  que  ce  foit  des  fages 


ioé^  LA    Morale 

&  des  vertueux.  Or  qu'eft-ce  autre 
cliofe  Tamour  qu'vne  inclination  à 
bienfaire  ?  Et  bienfaire  qu'eft-ce 
finon  garantir  de  cette  forte  de  maux 
-que  la  nature  a  en  horreur ,  &c  com- 
muniquer les  biens  &:  les  auantages 
qu'elle  defire  ?  Et  s'il  y  a  eu  dans  la 
conduite  de  la  Prouidence  quelque 
chofe  qui  clioquaft  Telprit  d'Ariftote 
en  cet  égard,  parce  quil  voyoit  arri- 
uer  des  maux  à  ceux  qui  paroifloyent 
gens  de  bien  ,  &:  qu'il  voyoit  efchoir 
des  biens  à  ceux  que  leur  vice  en  ren- 
doit  indignes, n'eftoit-il  pas  plus  rai- 
fonnable  qu'il  foupçonnaft  qu'il  eftoic 
arriué  quelque  defordrc  dans  la  nature 
des  cliofes  en  gênerai,  &:dans  celle  de 
l'homme  en  particulier,  qui  obligeoic 
la  Diuinité  à  changer  l'économie 
que  fcs  vertus luy  enflent  prefcrite  au- 
trement ,  que  non  pas  d'accufer  la 
Prouidence  mefme  ou  d'erreur  ou  de 
négligence  ?  En  cecydonc  encore  la 
Nature  &  la  Raifon  vont  plus  auant 
qu' Ariftote  n'a  penfé,  quoy  que  la  Re- 
uelation  nous  en  a  encore  beaucoup 
plus  appris  que  nepouuoit  faire  ny  la 


Chrestienne^  I.  Part?  \oj 
Raifon  ny  la  Nature.  Car  elle  nous 
a  fait  eot^fidre  que  cette  partie  de  la 
félicite  qui  cmififte  en  la  iouïflfance 
des  biens  externes  ,  &:  de  ceux  du 
corps  5  eft  comme  vne  efpece  de  ref- 
plendeur  ,  qui  rejaillift  neceflaire- 
ment  de  la  Sainteté  &  de  la  Vertu,  de 
Ibrtc  que  par  toutou  celle  cy  fe  ren- 
contre au  fouuerain  degré  de  perfc- 
ûion ,  il  faut  que  l'autre  s'y  trouue  de 
mefme.  D'où  fuit  aufli  neceffairement 
qu'il  y  a  vne  telle  correfpondance  en- 
tre le  vice,  qui  eft  oppofé  à  la  fainteté, 
&:  le  mal  phyfique  ,  qui  eft  oppofé  aux 
biens  externes  &:  aux  corporels  ,  qu'il 
faut  qu'ils  marchent  d'vn  pas  égal,  &: 
quel'vn  tienne  lieu  de  punition,  là  où 
Tautre  tient  lieu  de  crime. 

Enfin,  fi  Ariftotene  Ta  ditexprcf- 
fément ,  au  moins  a-t-il  elle  dit  afi'és 
nettement  par  Platon,  &  par  quelques 
autres  Philofophes ,  que  la  félicité  de 
l'homme  confifte  en  fa  communion 
auec  Dieu.  Mais  lors  qu'il  en  faut  ve- 
nir à  expliquer  en  quoy  cette  commu- 
nion confiii:c,refprit  des  Philofophes 
fe  perd  enqiuerfes  fpeculations  toutes 


loS  laMorale. 

autres  que  ne  font  celles  que  les  In-- 
ftruftions  de  la  Naturel:  de  la  Raifort 
leur  deuroyent  auoir  données.     Car 
s'ils  en  enflent  bien  écouté  les  enfei- 
gnemens ,  ils  en  eufl'ent  peu  appren- 
dre que  pour  ce  qui  regarde  les  biens 
externes ,  les  hommes  ne  les  ont  pas 
cnleurdifpofition,  &:  que  c'eft  laPro- 
uidence  de    Dieu  qui  les  difpenfc* 
Tellement  que  pour  eftre  heureux  de 
ce  colté  làjil  faut  neceflairement  auoir 
communion  auec  cette  Diuinité  ,  &: 
eftre  bien  auec  elle.  En  effed ,  il  n'y  a 
que  deux  autres  chofes  dont  on  peuft 
attendre  la  iouïflTance  de  ces  biens, 
LVne  eft  la  Fortune  ,  à  qui  il  eft  in- 
digne des  Philofophes  d'en  commet- 
tre radminiftration,  quoy  que  le  com- 
mun des  hommes  les  luy  rapporte  ,  &: 
qu'on  les  nomme  hicm  de  fortune  à  cet- 
te occafîon.    L'autre  eft  la  prudence 
de  l'homme  ,  qui  d'elle  mefme  eft  trop 
courte,  &:  d'ailleurs  trop  foiblc  &:trop 
deftituée  de  pouuoir ,  pour  nous  don- 
ner cette  alfeurâce  que  nous  puiflîons 
eftre  heureux  en  ces  chofes  là  par  Çqvi 
moyen.    Et  véritablement,  puis  que 

ç'eft 


Chrestienne.  I.  Part.  109 
c'eft  la  Nature ,  c'eft  à  dire  la  fagefle 
delà  Prouidencc  ,  qui  nous  a  donno 
ledefîr  de  la  félicité  ,  elle  a  deu  difpo- 
fer  des  moyens  de  Tobtenir  en  telle 
façon  que  ce  defir  &:  cet  appétit  na 
demeuraft  pas  fruftratoirc.  Et  néant- 
moins  il  feroit  tel  en  cet  égard  ,  fi  là 
iouïflance  de  ces  biens  dépendoitda 
la  Fortune  ,  à  caufe  de  Textranagancei 
&  de  la  témérité  de  fes  mouuemens; 
ou  fi  elle  s'en  eftoit  fiée  à  la  prudences 
de  l'homme  ,  à  caufe  de  l'obfcurito 
qui  nous  cache  Pauenir  ^  àc  qui  dans 
i'auenir  nous  couuriroit  vne  infinité 
d'embufches  que  nous  ne  pourrions 
apperccuoir  ,  ny  les  preuenir  ou  les 
détourner  en  cas  que  nous  les  enfilons 
apperceucs.  On  en  peut  dire  à  peu 
près  autant  des  biens  du  corps.  Cau 
encore  qu'il  fcmble  que  nous  auons 
plus  de  moyen  de  pouruoir  de  nous 
mefmes  par  la  prudence,  à  la  confer-^ 
uation  de  nos  membres  &:  à  l'intégrité 
de  leurs  facultés  5  fi  y  a-t-il  vne  infini-; 
té  d'occafions  où  nous  ne  fommes  nul- 
lement les  maiftres  des  accidens  qui 
nous  peuuent  arriuer ,  &:  où  il  faut  ne- 


110  ÎA  Morale 

çelTairement  que  quelque  plus  haute 
&  plus  puiiTaiite  fagefle  que  la  noftre, 
veille  continuellement  pour  nous  , 
afin  de  nous  conferuer  noftie  bien 
eftre.  Mais  quant  à  ce  qui  eft  de 
Timmortalité,  que  nous  auons  cy  def* 
fus  monftré  eftre  vn  des  obiets  de  nos 
appétits  naturels,  Se  vne  des  coditions 
elfentielles  de  la  félicité  dans  Tinte- 
grité  delaNaturCjil  eft  fi  clair  que  ny 
la  Fortune,  ny  la  prudence  de  Thom- 
jne  ne  la  luy  fçauroit  communiquer, 
^  que  s'il  en  cuft  efté  iouïflant ,  il  cuft 
fallu  que  c'euft  efté  en  vertu  de  quel- 
que étroitte  communion  aucc  laDi- 
iiînité  5  qu'on  ne  le  peut  reuoqucr  en 
doute.  Car  fi  Ton  n'a  égard  fînon 
aux  principes  naturels  de  la  confti- 
tution  de  noftre  eftre,  &:  aux  elcmens 
dont  nous  fommes  compofésjquelque 
iuftefle  qu'il  y  euft  en  noftre  tempe- 
rament ,  quelque  abondante  que  fuft 
la  chaleur  naturelle  Ôc  Thumidité  ra- 
dicale en  nous ,  quelques  exquis  que 
fuflent  nos  alimens,  de  quelque  foia 
que  nous  pourueuffions  à  noftre  con- 
jfemation  ^  ^  pour  fi  loin  que  nous 


Chrestienne.I.  Part,  iir, 
peuffions  étendre  nos  iours  >  fî  eft-ce 
qu'il  ne  nous  feroitpas  poffible  d'em- 
pefcher  la  vieillefle  de  venir ,  ôc  qu'en 
finla  moitnous  feroit  ineuitable.  Tek 
lement  que  pour  obtenir  rimmortali- 
téy  il  eull  fallu  que  Dieu  euft  fait  quel- 
que chofe  au  deflfus  du  cours  ordinaire 
delà  Nature  en  noftre  faueur  :  ce  qui 
ne  pouuoit  venir  que  de  la  commua 
iîion  que  nous  enflions  eue  auec  luy^^ 
c'eft  à  dire,  de  l'affedion  dont  il  nous 
^uft  embraflés,  felan  qu'il  euft:  trouué 
en^nous  des  qualités  6c  des  conditions 
dignes  de  (à  dileftion  paternelle.  Et 
ç'efl:  ce  dont  la  Parole  de  Dieu  nous 
a  donné  la  reuclation,  quand  elle  nQus 
a  cnfeigné  que  fi  l'homme  fuft  demeu-* 
ré  en  fon  intégrité  ,  la  Prouidence  de 
Dieu  euft  pourueu  à  ce  qu'il  nemou^ 
ruft  iamais  5  ce  qu  elle  euft  fait  en  é-». 
carrant  tous  les  dangers  extérieurs 
dont  il  euft  peu  eftre  attaqué  ,  &:  ea 
reparant  au  dedans ,  foit  par  quelque? 
çfficace  de  fa  main ,  ou  par  quelque 
aliment  furnaturcl ,  tel  qu'eftoit  peut 
eftre  le  fruit  deTarbre  nommé  de  vie, 
ce  quê  k  temps    cujl    çonfum©    dq 

o  ^ 


s îï  ï  A     M  Ô  R  A  £  È 

ïioftre  vigueur  &:  de  noftre  fubftancë 
corporelle. 

Reftent  donc  les  biens  del'efprit, 
c'eft  à  dire  la  Vertu  en  toute  fon  é-* 
tendue  3  au  regard  de  laquelle  les  Phi- 
îofophes  ont  encore  moins  bien  & 
rnoins  fuffifammcnt  parlé  delà  necef- 
fîté  de  noftre  communion  auec  Dieu, 
que  non  pas  au  regard  des  autres  cho- 
ies. Quelques  vns  fe  font  éleués  iuf» 
ques  là  ,  de  dire  que  la  félicité  de 
l'homme  confifte  en  la  connoifîance 
des  beaux  obiets  ^.^c  nommément  de 
îa  Divrinité,  qui  cft  le  plus  excellent  de 
tous,  &  le  modellede  la  perfedion  ôc 
de  l'excellence  de  tous  les  autres, 
JAa'is  lors  qu'il  a  fallu  reprefentcr  en 
quoy  confifte  foit  la  beauté  de  cet  ob- 
iet  5  foit  Tauantage  que  Thomnie  tire 
de  fa  contemplation  pour  ce  qui  cft 
de  la  polTeffion  de  la  félicité,  ils  fe  font 
contentés  de  certaines  fpeculations 
xnetaphyfiques  ,  qui  ne  contribuent 
que  peu  ou  point  à  la  compofition 
de  noftre  bonheur  ,  &  qui  font 
en  elles  mefmes  merueilleufemenc 
defeducuies.      Car  pour  ce  qui  eft 


CHREStlENSET  I.  PartT  ÏTJ 
de  la  defcription  de  Pobiet  mef* 
me  5  Ariftote  fc  contente  de  monter 
de  degré  en  degré,  par  les  diuers  mou- 
viemens  dont  il  a  obferué  lafubordina- 
tion  en  la  Naturejiufques  à  vn  premier 
moteur  5  qu'il  fait  quant  à  luy  vnique, 
immobile, immortel, fubfiftant  de  par 
foy  mefme ,  c'eft  à  dire  éternel  de  fans 
commencement ,  impaflîble  enfon  ef- 
fence ,  dont  le  monde  eft  découle  par 
émanation  naturelle,  comme  la  lumiè- 
re émane  du  Soleil,  &:  qui  par  la  con- 
fcruation  des  mouuemens  qui  fe  trou- 
uent  en  ce  grand  Monde  ,  ôc  furlef- 
quels  il  prefide  éternellement ,  gou- 
uerneles  grandes  &  confiderables  par- 
ties de  Tvniuers  ,  telles  que  font  les 
cicux  ,  les  elemens ,  &  les  aftres.  De 
forte  que  par  le  moyen  des  influences 
des  caufes  fuperieures  en  celles  qui  soc 
au  deflbus,  ^  par  Tentremife  des  mou- 
uemens que  le  Ciel  caufe  dans  les 
corps  qui  font  les  plus  pr-ochcs  de 
luy,  &  dontHmpreffion  s'eftend  fuc- 
ceilîuement  dans  les  autres,  Teftat  de 
la  nature  fe  maintient  parmy  les  diuer- 
les  viciffitudes  des  générations  &c  des 

O  5 


'ii4  l'A    Morale 

corruptions ,  &  parmy  les  diucrfes  al- 
térations qu'on  voitiournellement  ar- 
ïiuer  aux  corps  qui  dépendent  de  ces 
caufes.  Pour  les  autres  qui  n'ont 
point  de  dépendance  direfte  du  ciel 
ny  de  fes  mouuemens  ,  Ariftcte  veut 
que  Dieu  en  laifle  radminiftration  à 
la  volonté  de  Miomme ,  qu'il  en  croie 
cftre  le  principe  non  feulement  le  plus 
proche,  maisaulTile  plus  certain;  ou  à 
la  Fortune  &:  au  hafard,  que  quelque 
fage  qu'il  fuft  ,  il  n'a  pourtant  point 
exclus  du  nombre  des  caufes  des  cho- 
fes.  Là  femble  s'arrefter  l'éleuatioii 
de  Pefprit  de  ce  Philofophe  en  ce  fil- 
iet  ;  en  quoy  s'il  a  dit  quelque  chofe 
de  bon  au  commencement  ,  il  s^en 
faut  beaucoup  pourtant  qu'ail  foit  allé 
affés  auant  dans  la  connoiffance  de 
fèn  obiet;  &  de  plus,  il  en  a  fini  le  dif- 
cours  par  des  extrauagances  &:  des 
faufletés ,  qui  tant  s'en  faut  qu  elles 
attirent  l'homme  à  vouloir  auoir  com- 
munion auec  Dieu^qu'au  contraire  el- 
les en  deftournent  fa  penfce.  Car  fi 
le  Monde  n'a  tiré  de  Dieufon  origine 
fmo  par  vne  emaaatio  naturelle  feule- 


Chrestienne^  I.  Part."  tïf 
ment ,  &:  s'il  n'en  a  fa  confcruation  fi- 
non  par  vne  influence  neceflairemenc 
déterminée  à  la  produ^ion  &  à  l'en- 
tretenement  de  certains  mouuemens, 
aufquels  il  n'interuiêt  point  autrement 
que  comme  le  feu  fait  àbrufler^oule 
Soleil  à  éclairer  ,  par  vne  application 
ineuitable  defapuifTancCj  quelle  dif- 
férence y  peut-il  auoir  entre  l'opinion 
que  nous  aurons  de  luy ,  &  celle  que 
nous  auons  du  Soleil,  finon  feulement 
que  c'eft  vne  caufe  encore  plus  haute 
que  le  Soleil,  &  quelque  peu  plus  vni- 
uerfclle?Et  c'eft  de  là  fans  doute  qu'eft 
venu  qu  Ariftote,  qui  dans  toutes  les 
parties  de  fa  Morale ,  parle  fi  exafte- 
ment  5c  firaifonnablement  des  autres 
deuoirs  dVn  homme  de  bien,  n'y  fait 
aucune  mention  de  la  pieté  enuers 
Dieu,  ny  de  cette  plus  belle  &:  plus 
excellente  partie  de  la  vcrtu,qui  con- 
cerne cette  haute  cfl'ence. 

Platon  a  eu  quelques  meilleures 
penfées  là  deffus.  Car  il  a  creu  que  le 
Monde  auoit  eu  commencement,  3c 
qu'il  a  tiréfon  eftre  de  Dieu ,  non  par 
vne  émanation  naturelle  ,  mais  par 

O  4 


2.1^  LA    Morale 

vne  aSbion  volontaire  5  que  mefmesil 
appelle  création.  En  fuitte  de  cela  it 
xeconnoift  quelque  Prouidence,  qu'il 
ne  renferme  pas  toute  dans  Tenceinte 
de  la  concaténation  des  caufes  pure- 
ment naturelles  ,  ôc  de  la  fubordina- 
tion  des  mouuemens.  D'où  vient 
<ju'il  a  dit  quelque  chofe  de  la  pieté 
enuersDieUjqui  la  fait  eftimer  plus 
religieux  que  les  autres  Philofophes, 
&  qui  peut  eftreluy  a  acquis  le  noble 
flirnom  de  diuin.  Poffible  que  de 
cette  Efcole  font  fortis  les  Stoïciens, 
qui  ont  encore  voulu  traitter  de  la, 
Prouidencc  auec  plus  d'exaditude^  &c 
qui  félon  leur  portée  en  ont  fait  des 
difcours  cxcellens  en  diuers  égards. 
Car  quant  nous  n'aurions  d'eux  fur  ce 
fuictfinonle  fécond  liure  de  Cicerou 
tôucharft  la  nature  des  Vieux ,  il  mérite- 
roit  bien  qu'on  luy  donnaft  cette 
louange.  Et  toutesfois  cette  préten- 
due éternité  que  Platon  attribue  à  la 
matière  dont  le  Monde  a  efté  formé, 
la  bigearrerie  de  fes  imaginations  géo- 
métriques &  arithmétiques,  Tembaras 
de  ics  figurçs  &  de  k$  nombres ,  dans 


Chrestienne.    I.    Part.    117 
quoy  il  perd  toutes  les  bonnes  confi- 
derations  qu'il euft  peu  faire  fur  lefu- 
iet  de  la  création  ,  la  licence  qu'il  fe 
donne  en  la  pluralité  des  Dieux^&:  où 
les  Stoïciens  ont  encore  enchéri  par 
deffus  fcs  extrauâgances,  cette  fantai- 
fie  de  la  Deftinée,  que  ceux  cy  ont  a- 
ioullée  à  fcs  erreurs,  &c  par  lefquelles 
ils  ont  tellement  enclaué  les  caufes  de 
toutes  chofesauec  leurs  effeds,  d'vne 
dépendance  &:  neceflaire  6c  éternelle, 
qu'en  voulant  établir  la  Prouidence 
d'vn  codé  3  ils  la  ruinent  de  l'autre , 
ont  fi  eftrâgement  corrompu  la  Théo- 
logie &:  la  Morale  de  ces  gens  ,  qu'il 
n'en  a  peu  fortir  aucun  fruit  de  Pieté, 
qui  fuft  tant  foit  peu  raifonnable.  Car 
quant  aux  Epicuriens,  qui  en  ont  ren- 
uerfé  tous  les  fondemens ,  en  niant 
abfolument  la  Prouidence  de  la  Diui- 
nité  ,  &  l'immortalité  non  du  corps 
feulement  ,  mais  mefmes  de  l'cfprit 
de  riwmme  ,  tant  s'en  faut  qu'il  en 
faille  faire  mention  où  il  s'agit  de  la 
Piete^qu  ils  ne  font  pas  mefmes  dignes 
u'on  les  nomme  dans  les  propos  qui 


?< 


e  tiennent  entre  les  honneftes  gens 


2i8  LA    Morale 

fur  le  refte  de  laMorale.  Et  quelque? 
belles  fentences  qu  Epicure  ait  pro- 
noncées en  cet  égard  ,  comme  il  eft 
certain  que  Seneque  en  rapporte  de 
confiderables  ,  ou  bien  il  faut  que 
ç'ayent  elle  des  éclairs  delà  bonté  de 
fon  naturel ,  qui  ont  échappé  au  tra- 
uers  de  la  nuid  des  erreurs  dont  il  a- 
uoit  rempli  fon  ame,  ou  bien  ç'ont  cftc 
des  matoiferies  d'vn  efprit  rufé^  qui  a 
voulu  par  quelques  beaux  mots  dimi- 
nuer l'horreur  que  le  naïf  de  fes  fcnti- 
mens  eftoit  pour  caufer  au  monde. 
Car  âpres  auoir  pofé  que  Dieu  ne  fe 
mefle  point  des  afaires  d'icy  bas,  que 
Tame  de  Thôme  s'efteint  abfolument 
auec  le  corps,  &:,  ce  qu'il  établit  ou- 
uertement  chés  Diogertes  Laërtius, 
comme  fes  admirateurs  mcfmes  le  re- 
connoiflent,  qu'il  n'y  a  point  de  difFe-» 
rence  naturelle  entre  laiuftiçe  S^l'in- 
indice  ,  ô^  que  toute  leur  diftinûion 
dépend  de  l'opinion  de  l'efprit  hu- 
main 5  parler  déformais  ou  de  pieté 
ou  de  vertu  ,  eft  fe  moquer  ouuerte- 
ment  de  fes  auditeurs,  ^  aller  direfte- 
ment  contre  fes  propres  principes^ 


Chrestienne.  1.  Part.  219 
Mais  pour  retourner  à  Ariftote  &:  à 
Platon,  ayans  eu  fipeu  de  connoiffàn- 
ce  de  l'excellence  de  cet  obiet  qu'on 
nomme  la  Diuinité ,  ils  n'ont  pas  peu 
tirer  grand  auantage  de  cette  penfée, 
qu'il  faut  auoir  communion  auec  elle 
pour  eftre  véritablement  heureux.  Il 
eft  vray  que  quand  ils  fe  veulent  éle- 
uer  plus  haut,  &  philofopher  d' vne  fa- 
çon vn  peu  plus  fublime  &c  plus  magni- 
fique 5  ils  difent  que  par  la  force  de  la 
contemplation,  la  chofe  que  l'on  con- 
temple s*vnift  tellement  à  rintellcft, 
&  l'intelled  auec  elle,  que,  s*il  eft  per- 
mis d  ainfi  dire ,  ils  fe  confondent  en 
vn  :  de  forte  queTintelleâ:  eftant  tout 
transformé  dans  l'idée  de  fon  obied, 
qui  le  pénètre  ^  &:  qui  le  remplit ,  5c 
qui  Tirradie  de  toutes  parts  ,  acquiert 
par  ce  moyen  vne  toute  autre  confti- 
tution ,  &  vn  eftre  femblable  à  celuy 
•qui  eft  reprefenté  par  cette  idée. 
D'où  s'enfuit  que  venant  à  s'appliquer 
à  la  contemplation  de  la  Diuinité  ,  il 
dénient  luy  mefme  diuin ,  &c  s*éleuc 
infiniment  au  deifus  de  la  condition 
de  fa  nature.      le  n'ofc  appeller  cela 


xio  laMoralh: 

vn  noble  galimatias,  de  peur  d'offen- 
fer  les  Pliilofophes:mâis  fi  eft-ce  pour- 
tant vne  méditation  foit  phyfique,  foie 
nietaphyfiquc,  qui)n'apas  à  beaucoup 
prés  tant  de  folidité  &^  de  Gorps^que  de 
îiibtilité  &:  d'éclat.  Et  quelle  qu  elle 
foit  ,  à  peine  tombe-t-il  fous  la  corn-. 
preheniion  de  Tentendement  ,  qui 
cherche  quelque  liofe  de  plus  mania- 
ble Se  de  plus  réel  ,  qu'il  en  puiffe 
tirer  beaucoup  d'vtilité  pour  ce  qui 
cft  de  la  béatitude.  Autre  chôfe  eft 
de  confidercr  la  Diuinité  comme  vn 
obiet  digne  de  la  contemplation  de 
l'entendement  humain^  pour  en  auoir 
la  connoifl'ance  ,  comme  on  acquiert 
celle  de  ces  autres  obiets  dont  nous 
difions  cy  deifus  qu'ils  ne  portent 
point  nos  facultés  à  aucune  opéra- 
tion; autre  de  le  confidercr  comme 
yn  fujet  fouuerainement  digne  de  no- 
ftre  amour  ^  ôc  qui  doit  inciter  toutes 
les  puiffances  de  nos  efprits  tant  à  fe 
porter  fur  luy  pour  Taimer  conformé- 
ment à  fa  dignité ,  qu'à  reigler  toutes 
nos  autres  adions  ,  afin  qu'elles  luy 
foyent  agréables,  ô<: qu'en  fuitce  nous 


ChresttenneT  I.  Part,  zit 
fbyons  heureux  dans  fa  communion. 
Si  on  ne  le  confidere  qu'en  ce  premier 
cgard  5  ie  veux  bien  que  Tentende- 
ment  s'y  attachant  attcntiuement^en 
rapportaft  le  mefme  auantagc  qu'il 
fait  de  la  contemplation  des  autres 
obiets  5  &c  encore  cela  de  plus  ,  qu'à 
proportion  de  ce  qu'il  eft  incompara- 
blement plus  excellent ,  les  idées  qu'il 
im.prime  de  foy  mefme  ,  font  incom- 
parablement plus  belles ,  &:  plus  capa- 
bles de  perfedionnernoitre  intelleft; 
tant  y  a  que  s'il  s'en  arrefte  là,  comme 
il  fait  quand  il  a  compris  ce  que  c'eft 
que  le  Soleil  ^  ou  comme  il  feroit  s'il 
auôit  trouué  quelque  iufte  proportion 
entre  le  cercle  Se  le  quarré ,  il  n'en 
fera  pas  beaucoup  plus  heureux. 
Car  nous  auons  défia  pofé  que  fa  féli- 
cité ne  confifte  pas  feulement  dans 
les  opérations  de  fon  entendement, 
'Pour  en  eftre  vrayement  iouifiant  il 
faut  qu'il  agiffe  de  toutes  les  puifl'an- 
ces  de  fon  efprit^conformément  à  leur 
nature  ,  &  dans  le  plus  haut  point  de 
leur  excellence  .S^  de  leur  perfection. 
Qx  l'ho,mnicn'eil  pas  vn  entendement 


111  LaMorale 

tout  pur  :  c  eil  vn  principe  compofé 
d'intelligence  &c  d'appetits ,  Tvii  rai- 
fonnablc5parce  qu'il  fe  porte  toufiours 
du  cofté  où  va  la  Raifoui  les  autres  ir- 
raifonnables  à  la  veiité,  mais  capables 
d'oiiir  les  c5mandemens  de  laRaifon^ 
èc  de  déférer  à  fes  ordres.  De  forte 
que  Cl  perfedion&fa  béatitude  com- 
prend également  tant  la  bonne  confti- 
tution  que  les  bonnes  opérations  de 
toutes  (es  facultés  ,  fans  en  excepter 
aucune.  Et  cependant  ileft  certain 
qu'il  eft  inipolTible  de  donner  à  cette 
conititution  &c  à  ces  opérations  de  nos 
facultés  5  la  bonté  dont  nous  parlons, 
fi  les  appétits  de  nos  âmes  n'ont  com- 
munion aucc  Dieu  ,  auili  bien  que 
Tintelligence. 

Pourdoncque  âuoirauec  laDiui- 
mité  vne  communion  qui  nous  com- 
munique la  béatitude,  il  faut  bien  à  la 
venté  que  nous  la  pofledions  par  la 
connoiilance  ,  parce  que  fi  noitre  en- 
tendement n'eft  la  feule  faculté  de 
de  noftre  eftre  laquelle  foit  capable  de 
s'en  approcher  ^  de  s'en  faifir ,  au 
pioins  eft-çe  par  fgn  entremifç  (jviQ 


Chrestienne.  I.  Part.  213 
les  autres  y  ont  accès  :  dautant  que 
nos  affe£bions, quelles  qu  elles  foycnt, 
ne  fe  peuuent  déterminer  de  ce  cofté 
là ,  ny  fauourer  la  douceur  qu'il  y  a 
dans  la  communication  de  cet  Eftre 
fouuerain,  fînon  en  vertu  d'vn  ade  de 
Imtelligence.  Mais  pour  auoir  vue 
parfaite  communion  auec  luy,  noftrc 
connoiffance  le  doit  embraffer  tel 
qu'il  eft ,  autrement,  à  proportion  du 
défaut  qui  feroit  d^  dans  la  connoif- 
fance 8c  dans  la  communion,la  félicite 
mefme  ne  fçauroit  eftre  qu  imparfaite 
3c  defedueufe.  Or  y  a-t-il  en  Dieu 
quatre  chofes ,  de  la  communication 
defquelles  dépcndoit  le  fouuerain 
bonheur  de  Thomme  en  fon  eftat 
d'intégrité.  L'vne  eft,  que  c'eft  vn 
Eftre  merueilleufement  excellent/oic 
que  vous  confideriés  fon  éternité,  foie 
que  vous  ayés  égard  àTimmenfité  de 
fon  eftenduë ,  foit  que  vous  faciès  re- 
flexion fur  finfinie  capacité  de  foii 
intelligence ,  ou  fur  la  merueillc  de 
fa  puifïance  de  de  fa  vertu  :  Qu^i  font 
toutes  propriétés  que  nous  confide-^ 
pns  en  luy  comme  des  çoudicions  ou 


114  i^    Morale 

des  facultés  phyfiques,  qui  font  capa^ 
blés  de  rauir  tant  les  hommes  que  les 
anges,  dans  vne  finguliere  admiration. 
L'autre  eft  ,  que  c'eft  vn  Eftre  faint  à 
merueilles  5  d'vne  bonté  qui  n'a  point 
de  bornes,  d'vneiuftice  incorruptible, 
dVne  pureté  fans  tare,  &:  d'vneincli-* 
nation  éternelle  6^  inuiolable  tant  à 
aimer  le  bien  qu'à  haïr  le  mal;  qui  font 
des  propriétés  que  nous  conceuons  en 
luy  fous  l'idée  des  vertus  morales  ,  Sô 
que  toute  intelligence  créée  fe  doit 
propofer  en  exemple,  pour  s'y  rendre, 
s'il  fe  peut,  femblable  par  vne  con* 
liante  imitation.  La  troifieme  eft  , 
que  c'eft  vn  Eftre  fouuerainement 
heureux ,  &  qui  outre  l'inénarrable 
contentement  dont  il  iouïft  éternelle- 
tiient  en  la  contemplation  de  foy  mef- 
me ,  &:  de  {es  admirables  perfeâions, 
abonde  en  toute  autre  forte  de  biens, 
eft  exempt  de  toutes  fortes  de  maux, 
ôcz  toûiours  pardeuers  foy,  fans  auoir 
befoin  de  la  communication  d'autruy, 
vn  Océan  inépuifable  de  voluptés  pu- 
res &:  iînceres,&:  dignes  d'vne  elTencc 
ii  immaculée ,  ôc  d'vn  eftat  fi  glorieux* 

Ce 


CHjiEsriENNE.  I.  Part,  ztf 
Ce  que  nous  confîderons  en  luy  fous 
ridée  de  cette  partie  de  la  félicité  qui 
fe  diftinguedu  bien  moral ,  Se  laquelle 
nous  auons  cy  defllis  nommée  bien 
phyfique,  parce  qu'il  eft  fouhairtable 
à  la  nature,  6c  que-  le  fentiment  en  eft 
agréable,  quoy  qu'il  ne  mérite  pas  de 
la  louange  comme  l'autre ,  ôc  qu'il  luy 
foit  de  beaucoup  inférieur  en  dignité. 
Enfin  la  quatrième  eft,qu'ii  eft  le  Mo- 
narque du  Monde  ,  de  le  fouueraia 
dominateur  de  toutes  chofes ,  tant  à 
caufe  de  reminence  de  fa  nature ,  qui 
aflliiettit  tous  les  autres  eftres  au  reA 
fcdc  de  fa  maiefté,  que  parce  qu'il  les, 
a  créés  ,  &  qu'il  les  gouuernc  par  (à 
Prouidence  ,  les  fouftenant  en  leur 
exiftence  ,  maintenant  la  vigueur  de 
leurs  facultés  ,  réglant  leurs  opéra- 
tions 5  prefidantfur  leurs  mouuemens, 
entretenant  ôc  conferuant  auec  tanç 
de  foin  leur  aflemblage  ,  veillant  à  la 
conduite  de  chacun  d'eux  auec  tanç 
d'aflîduité,  qu'il  n'arriue  pas  le  moin- 
dre euenement  dans  l'vniuers ,  qu'il 
n'ait  ou  permis  ou  ordonne  ^  &  qui  ne 
doiuefon  origine  ou  fon  fuccés  à  cette 


ii6  lA  Morale; 

fupreme  Intelligence.  En  contefti^ 
plant  attentiuement  la  première  de 
ces  chofes ,  l'amc  de  Tliommc  fe  rem- 
plit d'admirablement  belles  lumières 
de  connoiflance,  qui  perfeftionnenc 
fon  intelleft,  6c  qui  Téleuent  en  cet 
égard  aufli  haut  que  la  créature  peut 
aller.  En  vacquant  comme  il  doit  x 
la  confidcration  delà  féconde,  il  fcnt 
cnflamertous  fes  appétits  dVne  ardeur 
de  dileftion  incomparable  ,  &:  d'vn 
merueilleufement  violent  defir  de  fe 
conformer  à  ce  patron  inimitable  de 
bonté,  de  fainteté,  &  de  vertu.  En 
s'attachant  à  la  troifîeme,  il  void  que 
c*eft  dans  cet  obiet  qu'il  doit  cher- 
cher la  iouifTancc  de  fon  bonheur, 
parce  qu'il  n'eft  nulle  part  ailleurs 
qu'en  luy ,  &  que  c'eftla  fource  dont 
il  découle  fur  toutes  chofes.  En  fin,  en 
arreftât  fixement  les  yeux  de  fon  efprit 
fur  la  quatrième,  comeily  reconnoift 
la  foûmilTion  toute  entierelaquelle  il 
doit  à  fa  grandeur,  auflî  y  apperçoit 
il  le  modelle  de  la  domination  que 
Texcellence  de  la  nature  de  laquelle 
Dieu  l'a  doiié,  le  rend  capable  d*e* 


ChrEsI-ïenne  I.  Part.  117 
Xerce'r  fur  les  créatures  inférieures. 
C'ell  de  là,  non  de  cette  nue  fpecula- 
tion  de  fentendement  >  dont  les  Phi- 
lofophes  parient,  que  dépend  noftre 
communion  auec  Diea,&:  cette  tranf- 
formation  de  noftre  cftre  qui  nous 
rend  femblables  à  la  Diuinitc  ,  autant 
que  la  condition  de  noftre  riature  en 
eft  capable.  Car  il  ne  fe  faut  pas  ima- 
giner que  les  hommes  fe  coiiuertif- 
fent  en  Dieux,  ny  mefmes  qu*ils  puif- 
fen  approcher  de  Teftat  de  cette  bé- 
nite effence.  Elle  eft  immenfe  ,  &c 
nous  fommes  finis  &:  péris  :  elle  eftab* 
folument  fpirituelle ,  Se  nous  fommes 
en  partie  compofés  de  corps,  Qiiel*- 
que  effort  donc  que  nous  faffions  pour 
nous  transfigurer  en  elle  nous  ne  luy 
faurions  eftre  conformes.  Elle  a  vu 
entendement  remply  de  la  connoif- 
fance  de  toutes  chofes  ,  qui  ont  efté, 
qui  font  ,  qui  feront  à  Tauenir  ,  Se 
qui  encore  qu  elles  n'ayct  iamais  cfté. 
Se  qu'elles  ne  feront  iamais  ;,  iî  eft  ce 
que  leur  eflence  ne  répugne  pointa 
la  poilîbilité  de  leur  exiftence.  Au 
lieu  que  quant  à  nous  ^  noftre  cfpric 

P   > 


^i8  LaMôrAle 

eft  extrêmement  eftroit ,  &:  termine  à 
la  connoiflance  de  fort  peu  d'obiets^ 
qu  encore  ne  void  il  pas  tout  dVn  trait 
d'oeil^  mais  par  diuerfes  reflexions,  ô£ 
par  des  opérations  fucceffiues.    Elle 
eft  éternelle ,  &:  nous  fommes  depuis 
peu  de  iours  ;  elle  eft  immuable ,  &C 
nous  paflons  par  beaucoup  de  varia* 
tions  ;  elle  eft  impaflible  &  incorrupti- 
ble en  Ton  eftrc,  &:nous  nelaiflerions 
|)as  d'eftre  corruptibles^:  mortels  en 
Teftat  de  noftre  eftre  naturel  ^  quand 
tnefmes  nous  ne  mourrions  pas  ;  elle 
ilibfifte  d'elle  mefme  ,  &:nous  dépen- 
dons de  fa  vertu  ;  en  vn  mot ,  elle  eft 
-tout  ce  qu  elle  eft  de  par  foy ,  ^  nous 
ne  fommes  du  tout  rien  que  ce  qu'elle 
nous  fait  eftre.     Neantmoins  ce  n'eft 
pas  pour  néant  qu'il  eft  ditqueThom- 
4iie  a  efté  fait  a  fon  image  ;  &  Ccft 
proprement   en   la  participation  de 
cette  image  que  confifte  la  commu- 
nion que  riiomme  deuroit  auoir  natu^ 
rellement  auec  Dieu,  &ch  félicité  la- 
quelle en  dépend.     Il  a  vn  entende- 
ment rempli  d'vne  infinité  de  belles 
idées,  ^  particulièrement  de  celle  de 


Chrestienne^  L  Part^  it^ 
fes  vertus  :  &c  nous  en  auons  vn  auflî, 
qui,  {i  par  la  contemplation  de  ce  mer- 
ueilleux  obieft^il  fc  remplit  de  fa  con- 
noiffance,  tire  quelque  chofe  de  Tex- 
ccUence  de  fa  nature  &:  de  fa  perfe- 
€bion.  Il  a  vne  volonté  toute  pleine 
de  fainteté ,  &  qui  n'agit  iamais  que 
félon  qu'elle  y  eft  induite  par  la  fa- 
geffe,  parla  bonté  ,  &c  par  les  autres 
propriétés  qui  plus  qu'aucune  autre 
chofe  confti tuent  fon  efl'ence.  Nous 
en  auons  auflî  vne,  dont  la  perfedion 
confifte  à  fe  conformer  à  celle  de 
Dieu  ,  &:  à  ne  point  agir  non  plus 
finon  fuiuant  l'impulfion  des  vertus 
dont  noitre  nature  eft  capable.  Il  n'a 
point  d'appétits  fenfitifs ,  &:  nous  en 
auons  ;  &:  en  cela  nous  ne  luy  pouuons 
eftrefemblables.  Toutesfois,  fi  com- 
me toutes  fes  affeftions  font  réglées 
par  vne  fa^effe  admirable ,  &  par  d'é- 
meriieillables  vertus  ,  nous  réglions 
auflî  les  noftres,  de  quelque  condition 
qu'elles  foyent ,  par  la  lumière  d'vn 
entendement  épuré,  &:  par  de  bonnes 
de  raifonnables  habitudes,  en  cela  fe- 
rions conformes  à  la  Diuinké  ,  dau- 


z^o  LA    Morale. 

tant  qu  ainfî  que  fa  nature  cft  parfaire 
comme  nature  de  Dieu,  la  nôftre  le 
fcroit  aufli  comme  nature  de  Thom- 
me.  Il  eftfouuerainement  heureux, 
en  ce  qu'il  n'endure  point  de  mal ,  &: 
qu'il  eft  abondant  en  tout  bien,  ayant 
fes  trefors  eterneUement  en  foy,&: 
rayonnant  de  fa  propre  gloire.  Et 
nous  fi  nous  auions  communion  auec 
luy  par  vne  parfaite  imitation  de  fa 
fainteté,nousluy  ferions  indubitable- 
ment faits  femblables  par  la  partici- 
pation dVne  félicité  accomplie  ,  de 
forte  qu'il  ne  nous  arriueroit  aucun 
mal  j  &;  ne  nous  manqueroit  aucun 
bien  ,  au  moins  de  ceux  qui  peu- 
uent  eftre  fouliaittés  par  vne  créatu- 
re bien  conditionnée  de  bien  raifon- 
nable.  Enfin  il  eft  le  Roy  de  hvni- 
tiers  ,  &  tient  toutes  chofes  en  la 
main  ;  Sc  fi  nous  imitions  parfaite- 
ment fa  fainteté  ,  il  nous  donneroit 
vn  empire  abfolu  fur  toutes  les  crea- 
tuutes  d'icy  bas  ,  pour  comble  ôc 
pour  couronnement  de  la  commu- 
nication de  la  béatitude.  Car  il 
l'auoit  donné  au  premier  homme  au 


Chrestienne.^  I.  Part^  251 
commencement  ,  ainfi  qu'il  nous  eft 
rapporté  au  premier  chapitre  de  la 
Gcnefe ,  à  ce  que  comme  dans  toutes 
les  chofes  précédentes  il  portoit  des 
carafteres  bien  exprés  de  l'image  de 
la  Diuinité  ,  il  euft  encore  en  cela 
comme  vn  fleuron  de  fa  maiefté  ,  ÔC 
vn  rayon  de  fa  gloire.  Et  comme 
il  eft  éternel  en  fa  durée  &:  immuable 
en  fes  vertus ,  d'où  vient  auiTi  qu'il 
poflede  fon  empire  &  fa  félicité  à 
touiours;  fi  nous  fuflîons  comme  luy 
demeurés  fermes  en  noftre  origine, 
&:perfeueransen  fainteté^  nous  n'euf- 
fions  iamais  non  plus  perdu  la  iou'if- 
fance  de  noftre  bonheur,&:  ne  fulTions 
point  décheus  de  cette  fouueraine  au- 
torité qu'il  nous  auoit  attribuée  fur 
toutes  les  chofes  mferieures.  Mais 
puis  que  la  principale  partie  de  noftre 
bonheur  confifte  en  cette  fainteté,^ 
que  Tautreen  eft  vne  dépendance  ne- 
ce  flaire  5  il  eft  déformais  temps  de 
fauQir  en  quoy  elle  confifte  propre- 
ment 5  autant  comme  elle  pouuoit 
çonuenir  à  l'intégrité  de  noftre  ori- 
gine. 


z^z  lA    Morale 

rP  REP  JRJTIF  A  LA 

conJîder*tttion  des  ohieBs  des 
aêîions  morales  de 
l'homme. 

POurtraitter  raifonnableineht  cîe 
la  nature  de  la  vertu,  les  Philo- 
foplies  ont  accouftumé  de  diftinguer 
exaûement  dans  le  fujet  qui  Texerce, 
quatre  chofes  principales.  Car  ils 
difent  qu'il  y  a  premièrement  les  fa- 
cultés naturelles  :  puis  après  les  paf^ 
fions  :  en  trqifiemc  lieu  les  habi- 
tudes qui  s'engendrent  dans  les  fa- 
cultés î  (3^  en  fin,  les  adkions  ou  les  ope- 
rations  qui  procèdent  de  cqs  facultés, 
âpres  que  les  habitudes  s*y  font  en- 
engendrées.  Ils  appellent  facultés 
les  puiflances  de  nos  âmes ,  par  lef- 
quelles  nous  fommes  naturellement 
capables  d'entendre  ;,  de  vouloir,  de 
conuoiter,  de  nous  émouuoiir  par  la 
colère  ^  ^  de  fentir  toutes  les  émo- 


Chrestienne.  I.  Part,  ijj 
tiens  que  la  prefence  des  obiets  pro- 
duit ordinairement  en  nous.  Ils  nom- 
ment partions  ces  émotions  là  mefmes, 
quand  elles  s'excitent  effeâ:iuement 
dans  ces  parties  de  nos  âmes  que  i'ay 
cy  deflus  appellées  U  Courageufiy^ 
U  Conuoiteufe  ,  &:  recherchent  auec 
beaucoup  de  foin  ^  d'exaditude , 
tant  leur  nature  ,  que  leur  nombre , 
^  les  rappotts  qu'elles  ont  entr'elles, 
auec  leurs  diuerfes  oppofîtions.  Ils 
qualifient  habitude ,  certaine  confti- 
tution  de  ces  facultés  ,  par  laquelle 
elles  font  enchnes  à  certaines  fortes 
d'opérations  pluitoft'  qu*à  d  autres  , 
&:  à  les  faire  d'vne  telle  ou  telle 
forte,  &  qui  leur  y  donne  vne  plus 
grande  facilité  qu'elles  n'y  auroient 
autrement ,  auec  quelque  fentinient 
de  volupté  5  qui  vient  de  la  facilite  de 
Taftion  ,  &  de  la  couftume  qu'on  a 
prife  de  la  faire.  En  fin,  ils  nomment 
adions  ou  opérations ,  les  produdions 
de  ces  facultés  ,  quand  elles  agiffent 
conuenablement  à  ces  habitudes  là, 
depuis  qu'elles  s'y  font  accouftumees. 
Car  ils  mettent  vne  grande  différence 


134  ^^    Morale 

entre  les  opérations  de  nos  facilites^ 
qu'ils  appellent  antécédentes ,  parce 
qii  elles  précèdent  les  habitudes ,  èc 
que  ce  font  elles  qui  les  engendrent; 
éc  celles  qu'ils  nomment  fubfequen- 
tes ,  parce  qu  elles  fuiùent  les  habi- 
tudes 5  Se  que  nos  facultés  les  produi- 
fent  depuis  qu'elles  fe  font  imbues  de 
la  couftume  d'agir  ainfi  ou  ainfi.  Et 
véritablement  ils  ont  raifon  :  ce  qui  fe 
peut  aifément  prouuer  par  Texperien- 
ce  des  arts.  Parce  que  comme  on 
dit  que  c*efl:  en  forgeant  que  Ton  dé- 
nient forgeron  ,  aufTi  eft-ce  après  que 
l'on  eft  deuenu  forgeron  ,  que  Ton 
forge.  Mais  il  y  a  cette  diftercnce 
entre  les  adions  de  celuy  qui  apprend 
à  forger ,  &:  les  actions  de  celuy  qui 
forge  depuis  qu'il  a  appris,  que  celuy 
là  les  fait  beaucoup  plus  imparfaite- 
ment, &  ne  retiiTit  pas  à  les  faire  com- 
me il  faut  5  finon  pofTible  par  hafard: 
au  lieu  que  celuy-cy  les  fait  ou  toû- 
iours  ,  ou  ordinairement  ,  bien  ;  &c 
quand  il  y  reiiffit  ,  c'eft  par  deflein,  &: 
parce  qu*il  a  dans  l'efprit  l'idée  de  fon 
art  &  de  fes  reigles.     Auffi  difent  les 

i 


Chrestienne.  I.  Part,  i^f 
Philofophes  que  les  adlions  antécé- 
dentes ,  qui  produifcnt  les  habitudes 
de  la  vertu  ,  font  beaucoup  moins 
fortes  &c  moins  régulières  ,  &:  ne  mé- 
ritent que  fort  imparfaitement  le  nom 
d'adions  vertueufess  dautant  que  ce- 
luy  qui  agit  ne  connoiiTant  pas  enco- 
re aftés  bien  les  reigles  de  la  Raifon, 
l'application  d'efprit  qu'il  yfaiteft  ou 
téméraire  &  fortuite ,  ou  au  moins  in- 
confiante  &c  vagabonde.  Mais  quanc 
à  celles  que  Ton  appelle  fubfequen- 
tcSj  ^  qui  viennent  des  habitudes  de 
vertu  5  elles  font  plus  fermes  Se  plus 
confiantes  ,  &:  beaucoup  mieux  adiu- 
ftées  aux  reigles  qui  les  déterminent, 
&:  qui  leur  donnent  Icurperfeftion. 

Pour  moy  ,  ic  n'ay  pas  befoin  de 
m'arrefler  pour  cette  heure  à  toutes 
ces  diftinûions.  Car  quant  à  ce  qui 
eft  des  facultés  ,  i'en  ay  défia  parlé 
cydeuant  lors  que  i'ay  tafché  d'expli- 
quer quel  principe  c'eft  que  l'homme. 
Et  pour  ce  qui  eft  des  pailîons  ,  c'eft 
à  dire ,  des  émotions  qui  naifTent  dans 
l'appétit  fenfitif  par  la  rencontre  des 
obiets,  ce  que  i'en  ay  dit  iufqu'icy 


2-56  LA    Mo  RALE 

fuffitpourle  fujet  demaintenât.Dans 
Tintegrité  delà  nature,  ny  la  peur,  ny 
h  haine ,  ny  la  ialoufie ,  ny  telles  au- 
tres perturbations  ne  deuoyent  point 
auoir  de  lieu  ;  c*eft  pourquoy  il  fera 
plus  à  propos  que  ie  remette  les  refle- 
xions que  i  ay  à  faire  là  defTus,  à  la  fé- 
conde partie  de  mon  defTein  ,  ou  elles 
trouueront  leur  vfage.  le  n'ay  point 
encore  parle  de  propos  délibéré 
touchant  la  nature  des  habitudes  j 
mai^  Tintegrité  de  la  nature,  dont  le 
parle  maintenant ,  ne  m'obhge  nul|ç- 
ment  à  entrer  dans  cette  confidera- 
tion.  Lors  que  l'homme  a  efté  créé, 
ou  bien  il  n*auoit  du  tout  point  enco- 
re d'habitudes  en  Tefprit ,  ou  bien  s'il 
y  en  auoit,  il  ne  les  auoit  pas  acquifes 
par  des  aftions  antécédentes.  Car 
il  n'auoit  point  agi  âuant  que  d*eftre: 
&  nous  le  confideronsicy  pluftoft  en 
Teftat  du  premier  moment  de  fon  exi- 
ftence,  qu'autrement.  Si  donc  il  auoit 
des  habitudes,  ou  bien  il  les  auoit  re- 
ceuës  de  Dieu  par  infufion ,  comme 
on  parlcj  quelque  particulière  efficace 
de  la  grâce  de  fon  créateur  luy  ayant 


1 


ChrestiekneI    I.    PartT  1î7 
imprimé  dans  Tame  les  inclinations  Se 
les  propenfions  que  nous  appelions  de 
ce  nom  :  ou  bien  elles  confiftoyent 
fimplemcnt   eii  ce  que  Dieu  en  le 
créant  auoit  mis  fes  facultés  dans  vne 
fi  excellente  conftitution  ,  que  cela 
cquipoloit  à  ce  que  nous  qualifions 
habitudes.    De  fait,  nous  ne  confide- 
rons  les  habitudes  que  comme  ce  qui 
conftitùë  la  faculté  de  telle  ou  de  telle 
façon,  &:  quiTincline  tellement  à  pro- 
duire vne  certaine  forte  d'aûions , 
xjlielle  les  fait  aifément  &:  auec  con- 
tentement.   Et  partant,  fi  les  facultés 
de  rhomme  ,  à  Theure  de  leur  créa- 
tion ,  ont  elle  mifes  en  telle  conftitu- 
tion, que  quand  elles  font  venues  à  fc 
déployer  en  adions  il  les  ait  faites 
auec  la  mefme  vigueur,  &c  la  mefmc 
tegularité  ,  Se  la  mefme  facilité  ,  &:  le 
înefrae  contentement ,  que  fait  celuy 
qui  a  acquis  vne  habitude  en  vn  haut 
degré  de  perfeûion,  il  ne  femble  pas 
^u'il  ait  eu  befoin  d*autres  habitudes 
que  celles  qui  confiftoyent  en  cette 
excellente  Se  parfaite  conftitution  de 
fespuiiTances.  Comment  qu'il  en  foit, 


1^%  ^  1a  Morale 
nous  fuppofons  que  foit  que  les  a* 
étions  morales  de  riiomme  en  fon  in- 
tégrité ^  procédaient  d'habitudes  qui 
iuy  cufTent  efté  infufès  de  par  Dieu, 
ou  qu'elles  fuflent  produites  par  la 
feule  conftitution  naturelle  de  fcs  fa* 
cultes ,  elles  ont  deueftre  ,  &:ont  vé- 
ritablement eftc  autant  régulières,  vi^ 
goureufes,  &  parfaites  ,  qu'il  fe  pou- 
uoit  fouhaitter  en  cet  eftat  là  ,  félon 
la  diuerfité  des  obiets  dont  elles  ont 
deu  tirer  ôc  leur  nature  &  leur  reigle. 
Une  nous  refte  donc  finon  de  confi- 
derer  quels  font  ces  obiets  ,  qui  ont 
deu  ainfi  exciter  &  déterminer  les  a- 
ftions  du  premier  homme.  Car  de  la 
decifion  de  ce  qui  l'a  peu  regarder,  il 
fera  aifé  de  recueillir  ce  qui  concer- 
noit  ceux  qui  deuoyent  venir  après, 
s'il  ne  fuft  point  arriué  de  corruption 
dans  la  condition  de  leur  eftre. 

II  y  a  trois  obiets  aufquels  Thom- 
me  a  deu  auoir  égard  en  Ces  aftions, 
pour  ne  rien  faire  contre  les  deuoirs 
defquels  il  leur  eftoit  obligé  ;  à  fçauoir 
Dieu  ,  le  prochain  ,  &  Iuy  mefme. 
Car  quant  à  ce  qui  ell  de  Iuy,  figurés 


ChresttenneT  I.  Part.  239 
Vous  qu  il  fuft  demeuré  feul  dans  le 
Paradis ,  fans  auoir  iamais  de  focietc 
auec  aucun  autre  homme  fon  fembla- 
ble5&  mettes  à  part  le  dcuoir  du  culte 
religieux  qu  il  deuoit  rendre  à  la  Di- 
iiinité  ,  il  n^  a  point  de  doute  qu  il 
y  a  quantité  d^aèlions,  dans  Icfquelles 
en  les  faifant  ,  il  euft  deu  confidercr 
certaines  reigles  dlionnefteté  &  de 
vertu,  pour  n'y  rien  commettre  d'in- 
digne de  la  noblefle  de  fcs  facultés,  &C 
de  l'excellence  de  fa  nature.  Com- 
me encore  qu'vnhonnefte  homme  ne 
foit  veu  de  qui  que  ce  foit  quand  il  eîl 
feul  en  fon  cabinet,  &:  qu'ainfi  fcs  de- 
portemens  ne  puiflent  choquer  per- 
îbnne  ,  fieftce  qu'il  ne  fait  rien  d'in- 
decent,ny  de  mal  conuenable  à  fa  gra- 
uité:  quoy  que  le  premier  h5me  n*eull: 
point  eu  de  témoin  de  fes  adions ,  il 
les  euft  pourtant  compofées  fur  les 
reides  de  l'honneur  &:  de  la  vertu,  &: 
s'en  fuft  luy  mcfme  conftitué  iugc 
confcientieux  &:  feuere.  Pour  ce  qui 
cft  de  l'égard  qu'il  a  deu  auoir  au  pro- 
chain 5  chacun  fçait  que  nous  fom- 
mes  nés  pour  la  focieté ,  &:  c'eft  vnc 


t^o  lA    Morale 

inclination  fi  naturelle  ,  &c  vn  fenti-* 
ment  fi  vniuerfel ,  qu'il  eft  demeuré 
prefiq^uetout  entier, mefines  entre  les 
Barbares.  Car  ils  s'allient  de  fi^xe  à 
fexe  par  mariage  pour  la  procréation 
,  des  enfans ,  &:  pour  auoir  enfemblc 
communauté  de  biens  &:  de  maux, 
dans  vne  mefine  habitation ,  8>C  dans 
vne  mefme  forte  de  vie.  Ils  obfer- 
uent  quelques  refpeds  des  enfans  en- 
uers  les  pères,  de  quelques  fentimens 
d'amour  des  pères  enuers  leurs  enfans, 
reconnoiflant  que  c'eft  la  Nature  qui 
a  eftabli  ces  relations,  &:que  fon  infti- 
tution  les  rend  facrécs&:  inuiolables. 
En  fin ,  ils  fc  partagent  en  diuerfes  na- 
tions ,  félon  la  rencontre  de  leurs  Iia^ 
bitations  ,  ou  la  commodité  de  leurs 
langages,  ôc  forment  de  chacune  d'el- 
les à  part  vne  focieté  politique,  qu'ils 
fondent  fur  certaines  loix  d'vne  iufti- 
ce  naturelle  &:  d'vne  commune  chari- 
té. Et  fi  la  barbarie  mefme  n'a  pas 
cfté  capable  d'arracher  ces  fentimens 
des  cœurs  des  peuples  les  plus  farou- 
ches, &;  les  plus  éloignés  de  l'humani- 
té ,  quels    deuons  nous  penfer  qu'ils 

çuffent 


Chrestienne.  I.  Part.  Z41 
euflent  efté  dans  des  amcs  fi  bien 
compofées  que  nous  nous  deuons 
ifîgurer  celles  des  hommes  perfîftans 
dans  Teftat  de  perfeûion  ?  L'homme 
donc  a  dans  foii  prochaiç  ,  mefines 
fans  le  confiderer  ou  comme  lié 
par  mariage ,  ou  comme  obligé  par 
les  deuoirs  qui  attachent  les  enfans 
à  leurs  pères  ,  &:  les  pères  à  leurs  en- 
fans  ,  mais  entant  qu'homme  feule-* 
ment ,  participant  d'vn  mefme  eftre, 
&:  membre  dVnc  mefme  focieté  ,  vri 
obiet  di^ne  de  fcs  affedions  6c  de 
fcs  refpefts  ,  pour  mefnagcr ,  en  ce 
qui  le  concerne  ,  toutes  Ces  adions 
auec  vne  circonfpeûion  extrême.- 
Qiiant  à  la  Diuinité ,  &:  aux  deuoirs 
de  Pieté  dont  les  hommes  luy  fonç 
tenus  5  c'eft  pour  d'importantes  rai-^ 
fons  que  i'en  ay  fait  mention  detianc 
tous  les  autres.  Premièrement^  c'elt 
vn  obiet  infiniment  plus  excellent 
en  fa  nature  ,  6c  plus  éleué  en  fa  di- 
gnité ;  dont  la  confideration  eft 
préférable  en  toutes  chofes.  Telle^ 
ment  que  quand  la  Morale  feroit  à 
peu  prés   de  la  nature  des  fciencq$ 


tA-i  ÏA    Morale 

fpeculatiues  ,  qui  fe  contentent  de  la- 
fîniple  connoilTance  de  leur  fujet, 
Tentcndement  de  l'homme  fe  dcuroic 
porter  fur  celuy  là ,  premier  que  de 
s'attacher  à  la  contemplation  d  aucun , 
autre.  La  Morale  doncquc  eftant 
vne  fcience  pratique  ,  6c  qui  fe  pro- 
pofe  pour  fin,  non  la  feule  connoif- 
îance  de  fes  obiets  ,  mais  l'exercice 
aduel  des  deuoirs  defquels  on  leur  eft 
oblige  félon  leurs  diuerfes  relations,  il 
eft  plus  que  raifonnable  que  celuy 
qui  précède  de  fi  loin  en  dignité,  pré- 
cède auffi  de  bien  loin  dans  la  prati- 
que de  riionneur  ôc  du  culte  qu'on 
luy  doit  rendre.  Au  refte ,  quelque 
peu  d^  confideration  que  les  Philo- 
fophes  ayent  accouftumé  de  faire  de 
la  pieté  dans  la  Morale,  fi  eft-ce  qu'à 
prendre  les  chofes  comme  il  faut, 
riionncur  qui  eft  deu  à  la  Diuinité, 
doit  eftre  lafource  &  le  principe  de 
la  iuftice  &:  de  la  charité  que  les  hom- 
mes fe  doiuent  les  vns  aux  autres. 
Car,  comme  nous  verrons  ailleurs ,  à 
peine  y  a-t-il  aucun  égard  félon  le- 
quel on  confidere  le  prochain  ^  pour 


Chrestienne^  I.  Part.  245 
en  auoir  de  rinftruûiôn  touchant  les 
offices  que  nous  luydeuonSjOÙ  on  ne 
doiue  faire  quelque  reflexion  parti- 
culière fur  Dieu  ,  afin  d'en  tirer  des 
motifs  efficacieux  pour  nous  induire 
à  les  rendre.  Si  on  le  confidere  dans 
l'alliance  du  mariage ,  c'eft  la  Nature 
qui  la  concilie ,  de  laquelle  Dieu  eft 
auteur.  Si  on  y  regarde  la  relation 
qui  eft  entre  les  pères  &  les  enfans, 
c'eft  Dieu  qui  a  donné  aux  pères  la 
fuperiorité  qu'ils  y  ont,  ôc  qui  a  fait 
que  les  enfans  portent  en  eux  l'image 
de  leur  perc  emprainte  :  de  forte  que 
c'eft  aufli  luy  en  confidcration  de  que 
les  enfans  doiuent  honorer  ceux  qui 
les  ont  engendrés ,  comme  c*eft  en  fa 
confîderation  que  les  pères  doiuent 
aimer  tendrement  ceux  à  qui  par  fa. 
benedidion  ils  ont  communiqué  leur 
eftre.  Et  fi  on  n'y  regarde  finon 
qu'eftant  d'vne  mefme  nature  auec 
nous  5  &:  membre  d'vne  mefme  focie- 
té,  nous  nous  trouuons  par  ce  moyen 
dans  les  termes  de  l'égalité;  puis  qi^e 
c'eft  Dieu  qui  nous  a  donné  vn  mef- 
me eftre  à  tous ,  6.:  qui  nous  a  aflpcics 


±44  ^  A    Morale 

cnfemble  pour  conftituer  vn  mefmé 
corps,  c'cft  auflTi  luy  qui  a  fondé  les 
loix  de  iufticc  &  de  charité  lef- 
quelles  conferuent  la  focieté ,  &:  qui 
à  caufe  du  Lcgiflateur  nous  doiuenc 
eftre  fouueraincment  refpedables- 
Mais  quand  il  n'y  auroit  point  d'au- 
tre reflexion  a  y  faire ,  que  celle  qui 
eft  générale  3c  commune  à  tousi  ces 
dcuoirs^a  fçauoir  qu  en  les  pratiquant 
il  fe  faut  propofer  principalemet  pour 
but  la  gloire  du  Créateur  à  laquelle 
toutes  chofes  tendent ,  c'efl:  vn  mer- 
iieilleux  défaut  dans  l'Ethique  des 
1?ayens,  qu  ils  ne  parlent  iamais  de  ce 
but  là  5  &:  vn  indvibitable  argument 
que  la  confideration  de  la  Pieté  doit 
y  tenir  le  premier  rang, &  aller  deuant 
toute  autre  en  cette  fcicnce.  Parce 
que  chaque  adion  tirant  fa  principale 
recommandation  de  fa  fin ,  s*il  y  en  a 
vne  commune  à  toutes  nos  opéra- 
tions, il  la  faut  premièrement  confti- 
tuer, auant  que  de  venir  à  les  particu- 
tarifer  félon  les  différences  qui  les  fe- 
parent.Enfin,  comme  la  Pieté  enuers 
Dieu  eft  le  principe  des  autres  vertus. 


ChrestienneT     I.  Part^  i^j 
elle  en  eft  pareillement  &la  reigle  ^ 
le  modelle.    Parce  que  ,  comme  die 
Ariftote  ,  en  tout  genre  de  chofes  , 
quelles  qu  elles  foyent ,  celle  qui  eft 
la  plus  excellente  ,  eft  la  mefure  de 
toutes  les  autres.    De  forte  que  pour 
bien  connoiftre  toutes  les  autres  ver- 
tus 5  il  les  faut  examiner  à  cette  pre- 
mière là  5   pour  voir  fi  elles  s'adiu- 
ttent  à  ce  patron  y  ou  fi  elles  s'en  é* 
carient     Et  c'eft  tout  à  fait  confor- 
mément à  cette  inftrudion  de  la  Na- 
ture 3  que  Dieua  difpofé  les  deux  ta- 
bles de  la  Loy  que  nous  appelions 
Morale  ordinairement.    Car  il  a  mis 
dans  la  première  les  commandemens 
qui  concernent  le  feruice  qu'on  luy 
doit;  &  quant  aux  deuoirs  dont  nous 
fbmmes  tenus  enuers  nos  prochains, 
il  en  a  placé  les  ordonnances  dans  la 
féconde.      Et  bien  que  le  Seigneur 
lefus  ait  efté  Tauteur  ôc  le  Legifla- 
teur  d'vnc  toute  autre  œconomie  , 
parce  que  la  loy  Morale  ^   comme 
Dieu  l'a  donnée  par    Moyfe,n'eft 
qu'vn    renouuellement  de  la  natu- 
relle ^  dont  la  cpnnoiiTance  s'eftoit 


^6  La  Morale 

abaftardic  en  l'cfprit  humain;  au  lieu 
que  lefus  Chrift  a  mis  en  auant  l'al- 
liance delà  Grâce  ,  qui  palTeau  delà 
de  Tenceinte  &:  de  la  circonférence 
de  Teftat  du  premier  Adam  ;  fi  a-t-il 
fuiui  le  mefme  ordre  en  la  difpofi- 
tion  des  demandes  contenues  enTo- 
raifon  dont  il  donna  le  formulaire 
à  fes  difciples.  Parce  que  quelque 
différence  qu'il  y  ait  entre  ces  deux 
difpenfations ,  fi  eft-ce  que  ces  deux 
principes  de  Nature  leurs  font  com- 
muns; Tvn  que  Dieu  doit  cilre  mis 
entre  les  obicts  des  adions  morales 
des  hommes,  dautant  qu'ils  luy  font 
obligés  de  diuers  deuoirs  :  Tautre, 
qu'il  y  doit  tenir  de  bien  loin  le  pre- 
mier rang  ,  d'autant  que  les  autres 
obiers,  quels  qu'ils  foyent,neluy  font 
en  rien  comparables. 


CHRESTrENNE*.'     I.    PaRT^    247 

DS  ce  ^E  LA  NATVRE 

pouuoit  enjeignerdc  Dieu  au  com- 
mencement ;  f0  des  deuoirs  de 
pieté  que  l'homme  cjloit  re- 
nu  de  luj  rendre. 

CEtte  notion  commune  qu'il  y 
a  vn  Dieu  ,  eft  vne  chofc  prc- 
fuppofée  dans  cette  première  partie 
de  la  Morale.  Car  ii  l'homme  fuft 
demeuré  en  fon  intégrité ,  la  Nature 
le  luy  cuft  enfeigné  fi  clairemcnt^qu'il 
n'en  euft  iamais  peu  naiftre  la  moin- 
dre doute  en  fon  ame.  Ariftote  a  dit 
en  quelque  lieu  ,  comme  Ciceron  le 
rapporte  au  fécond  liure  de  la  nature 
des  Dieux  ,  que  fi  vn  homme  auoit 
efté  nourri,  des  fon  enfance  en  quel- 
que lieu  foufterrain,  &  qu  eftant  de- 
uenu  grand  il  vint  à  élire  produit 
dans  la  lumière  du  monde ,  pour  con- 
templer vn  peu  attentiuement  le  So- 
leil de  les  autres  belles  &:  grandes  par- 

0.4 


2-4^  LA    Morale 

tics  de  rvniucrs,  il  en  Teroir tellement 
raui  5  qu'il  ne  pourroit  fe  tenir  de  s'é- 
crier incontinent,  que  c'eîl Tonura- 
ge  de  Dieu.  Quels  deuons  nous  donc 
penfer  qu'aycnt  deu  eftre  les  fenti- 
mens  &:  les  rauifTemens  du  premier 
hômCjquandDieu  le  tira  du  neât  pour 
luy  faire  contépler  le  Cicl,&:  laTerrc, 
&:  TEden ,  finon  que  Hdée  de  leur  au- 
teur remplit  incontinent  toutes  fes 
penfées? Adiouftés  à  cela  qu*il  ne  faut 
pas  douter  qu'il  ne  tournaft  inconti- 
nent fes  yeux  Se  fôn  intelled  à  la  con- 
fideration  de  foy  mefme  ,  comme 
eftant  le  fécond  obiet  fenfible  pro- 
pofé  à  fa  contemplation.  Car  la  pre- 
mière opération  de  fes  yeuxeftoit  en 
dehors  ^  fur  les  chofes  qui  d'abord  fe 
prefenterent  à  luy,  &  qui  par  l'entre- 
mifc  de  (es  yeux  attirèrent  en  mefme 
temps  fon  intelligence.  Mais  il  ne 
pût  pas  long-temps  vacquer  à  leur 
eonfideration  ,  qu'il  ne  fîft  quelque 
reflexion  fur  foy,  &c  fur  les  facutcs 
tant  de  fon  corps  que  de  fon  efpritj 
qui  le  rendoyent  capable  de  iouir  de 
leur  connoiflance.     Eh  confideranc 


Chrestienne,  I.  Part.  249 
donc  attentiuement  fon  eftre ,  qu'il 
venoit  de  receuoir  tout  fraifchemécj 
Se  les  admirables  puifTances  dont  cet 
cftre  eftoit  orné ,  qui  cômcncoyent  à 
fe  déployer  en  opérations  excellen- 
tes 5  il  ne  pouuoit  qu'il  ne  reconnuft 
que  le  Créateur  ,  de  la  main  de  qui 
tout  cela  venoit ,  eftoit  vn  diuin  eftre 
luy  mefme  ^  &  pofledoit  des  pro- 
prie  tés  en  qui  tout  ce  qu*il  y  auoit' 
de  beau  &r  de  bon  dans  ces  grands 
cfFeds  5  fe  trouueroit  dans  vne  haute 
ôc  fouueraine  cminence.  Car  fi , 
comme  difoit  autresfois  quelcun ,  ce- 
luy  qui  rencontrera  dans  vne  ifle  dé- 
ferre 5  vne  petite  loge  couuerte  de 
chaume,  &:  plantée  fur  quatre  pieux, 
ne  s'imaginera  iamais  que  ce  foit  les 
chamois  ou  les  licornes  qui  Payent 
conftruite  de  la  façon,  mais  fe  periua- 
dera  tout  aufiî  toft  que  quelque  hom- 
me a  palfé  parla  5  quand  il  n'y  en  ver- 
roit  point  d'autres  traces^  qu'cuft  peu 
riiomme  penfer  de  ce  grand  ouurage 
du  Ciel  ,  de  tant  de  merueilles  qu'il 
apperceuoit  en  la  terre,  de  la  ftrudu- 
vc  de  fon  corps ,  &c  des  puiffances  de 


^5^0  LA    Morale 

fon  efprit  ,  fînon  que  tout  cela  dé- 
couuie  vn  auteur  qui  nous  furpafle 
de  plus  loin,  que  Thomme  mefme  & 
P  vniuers  ne  paiFent  en  dignité  les  plus 
brutes  des  animaux  ,  ou  la  plus  mife- 
rable  chaumine  >  Mais  mon  deflein 
n'efl:  pas  d1nj[îfter  à  cette  heure  là 
delTus  3  parce  que  ce  font  icy  des  in- 
ftruâ:ions  que  ie  veux  donner  aux 
Chreftiens ,  &:  non  vne  difpute  que 
ie  fais  contre  les  Athées.  Et  quand 
cet  obiet  n'auroit  point  eflé  de  foy 
mefme  fi  euident,  la  Reuelation  nous 
apprend  que  Dieu  fe  manifefta  dire- 
â:ement  &c  immédiatement  a  l'hom- 
me dés  le  moment  qu'il  fuft  créé,  afin 
de  ne  remettre  point  au  foin  de  fon 
raifonnement ,  quelque  fort  &:  lumi- 
neux qu'il  fuft  ,  la  recherche  d'vne 
chofe  qu'il  deuoit  fçauoir  très-cer- 
tainement dés  le  premier  inftant  de 
fon  exiftence  ,  Se  laquelle  il  pouuoit 
apprendre  par  vn  moyen  beaucoup 
plus  court.  Et  fi  les  chofes  fufient 
demeurées  en  cet  eftat,  ôc  que  Thom- 
me  euft  engendré  des  enfans  en  fon 
intégrité  ^  quoy  qu'ils  euflent  eu  les 


Chrestienne.  I.  Part.  251 
mcfmes  facultés5&:  les  mefmes  obiets, 
ôc  que  par  confequent  ils  en  eufl'cnc 
peuaueclctêps  tirer  les  mefmes  con- 
noifTances^fieft-ce  que  les  premières 
impreffions  leur  en  eufTent  efté  don- 
néespar  fon  inflitution ,  &:  ceux  là  les 
eufTent  ainfî  prouignées  dans  leur 
pofterité  d'aage  en  aage.  Ainfî  tous  les 
hommes  eftans  premièrement  infor- 
més &:  imbus  de  cette  perfuafion;,  foit 
par  le  témoignage  de  Dieu  mefme  Se 
de  fa  reuelation  ,  ou  par  I'inflru£tion 
de  leurs  pères ,  ils  Teuflent  toufiours 
confirmée  en  croiflant  par  le  moyen 
du  raifonnement ,  &  par  la  contem- 
plation tant  d'eux  mefmes  que  du 
monde.  le  ne  me  mettray  donc 
point  en  peine  de  prouuer  ce  prin- 
cipe là  5  à:  me  contenteray  de  faire 
feulement  quelques  reflexions  géné- 
rales fur  ce  que  le  monde  en  prefen- 
toit  d'abord  àconnoiftre,&  furies 
deuoirs  dont  ces  connoiiTances  plus 
générales  ont  fourny  les  motifs  &c  les 
argumens ,  iufques  à  ce  que  i'examine 
les  parties  de  la  pieté  vn  peu  plus  par- 
ticulièrement. 


2yi  LA   Morale 

La  première  chofe  que  le  Monde 
prefentoit  à  connoiftre  touchant  la 
Diuinité^  cftque  c'eftoit  elle  qui  Ta- 
uoit  faits  en  quoy  il  pouuoit  remar- 
quer &  faPuiflance  infinie,  &:  fa  Sa- 
geiïe  incompyehcnfible.  Sapuiffancc  . 
paroiifoit  infinie  en  ce  qu*il  l'auoit 
tiré  du  néant.  Parce  que  n'y  ayant 
point  de  proportion  entre  Teftre  &:  le 
ïion-eftre,  il  fautneceffairement  que 
la  caufe  qui  tire  l'eftre  du  non-eftre, 
n'ait  point  de  mefurc  non  plus.  Et 
quand  ic  dis  le  non-eftre  ,  fentens 
celuy  qui  regarde  la  matière  mefme 
dont  vn  ouurage  eft  formé  ,  de  la- 
quelle vous  ne  fçauriés  première- 
ment conceuoir  le  neantj&r  puis  après 
Texiftence  ,  que  voftre  entendement 
ne  demeure  tout  à  fait  englouti  dans 
Tadmiration  de  la  caufe  qui  la  luy 
donne ,  comme  dVne  chofe  qui  paile 
toute  mefure  de  grandeur.  Quel- 
ques vns  ont  eftimé  qu'à  mefure  que 
les  chofes  acquièrent  diuers  degrés 
d'eftre ,  qui  fe  furpaffent  les  vns  les 
autres  en  excellence^à  mefme  popor- 
tion  s'eiloignent  elles  de  ce  terme  du 


Chrestienne.  I.  Part."  155 
non-eftrc  dont  elles  viennent  en  exi- 
ftence  par  la  caufe  qui  les  produit. 
Tellement  que  la  production  de  la 
forme ,  qui  orne  &:  qui  détermine  la 
matière,  eftant  quelque  chofe  de  plus 
que  l'exiftéce  de  la  matière  toute  nue 
&  toute  indéterminée,  s'il  eft  poflible 
de  la  conceuoir  ainfi  ;  de  la  produ- 
ction de  la  vie  eftant  quelque  chofe 
de  plus  que  celle  de  la  forme  encore, 
comme  celle  du  fentiment  a  quelque 
eminence  par  defTus  la  vie  ,  &:  celle 
d'vne  ame  &c  d'vne  faculté  raifonna- 
ble,  a  quelque  dignité  confiderablc 
plus  que  n'a  le  fentiment ,  il  femble 
qu'il  y  ait  beaucoup  plus  loin  du  non- 
cftreàreftredelalîaifon,  qu'à  celuy 
de  la  matière  toute  fimple.  Or  là  où 
on  peut  marquer  les  degrés  de  Té- 
loigncment  d'vn  terme  à  l'autre  ,  on 
peut  auffi  remarquer  les  degrés  de  la 
diifHculté  qu'il  y  peut  auoir  à  les  par- 
courir î  ce  qui  conduit  à  l'intelligen- 
ce des  différences  de  la  vertu  qui  les 
parcourt  &  qui  les  furmonte.  Car 
s'il  faut  vne  certaine  mefurc  de  force 
ëc  d'alegreilc  au  marcher  pour  faire 


2,5:4  LaMoralë 

vn  quart  de  lieue  en  vn  quart  d'il  eu- 
re,  il  en  faut  au  double  pour  en  faire 
deux  5  au  quintuple  pour  en  faire 
cinq,  au  centuple  pour  en  faire  cent, 
&:de  mefmes  à  proportion.  Puis  donc 
qu'il  faut  vue  plus  grande  puiffance 
pour  la  produdbion  d  vn  eftre  doiié 
d'intelligence  ôc  de  raifon ,  que  pour 
la  création  de  la  matière  toute  nue, 
telle  que  l'on  décrit  la  première  auanc 
que  la  forme  luy  donne  la  détermina- 
tion 3c  Tornement ,  lapuifTance  qui  a 
efté  neceffaire  pour  la  création  de  la 
matière  ne  fçawroit  pas  eftre  infinie, 
fînon  que  contre  toute  raifon  l'on  fe 
voulull  imaginer  quelque  chofe  de 
plus  grand  que  n'eft  l'infini.  Mais  il 
eft  aifé  de  répendre  à  cette  obiedion, 
par  la  comparaifon  de  la  grandeur  &: 
de  l'éleuation  que  les  corps  ont  dans 
la  conftitution  du  Monde  ,  auec  cet 
efpace  vuide  qui  eft  au  delà  des 
fpheres  les  plus  hautes  de  l'vnniers. 
La  terre  &c  l'eau  font  au  lieu  le  plus 
bas  :  l'air  ôc  le  feu  tiennent  des  ré- 
gions plus  éleuées  :  les  orbes  celeftes, 
où  nous  voyons  les  aftrcsattachcs,onE 


'■     CHRESTIENNEr      I.    pART^     lyj 

vn  bien  notable  degré  de  grandeur  &: 
d'exaltation  par  dcflus  :  &:  les  cieux 
des  cieux  font  encore  pardelà;,iufques 
où  fe  termine  en  fin  leur  dernière  cir- 
conférence.    A  les  comparer  de  la 
forte  il  fembleroit  que  les  cieux  ap- 
proclialTent  plus  de  la  mefure  de  Te- 
tendue  de  cet  efpace  infini  qui  eft  au 
delà  de  Pvniuers,  que  non  pas  la  ter- 
re qui  ne  paroift  que  comme  vn  point 
dans  le  centre.    Et  neantmoins  il  eft: 
certain  que  cet  efpace  eft  autant  in- 
fini &  illimité  à  l'égard  du  ciel  ,  qu'il 
l'eft  à  légard  des  plus  petits  corps, 
finon  que  ,  comme  nous  auons  dit , 
nous  vueillons  eftablir  vn  infini  plus 
grand  que  l'autre.     Autre  chofe  eft 
donc  de  comparer  ces  eftres  entr'eux, 
pour  remarquer  la  difparité  qui  peut 
cftre  en  leur  excellence  naturelle; 
autre  de  les  comparer  aucc  la  caufe 
laquelle  a  efté  neceflaiic  à  leur  crea-^ 
tion.      En  ce  premier  égard  il  n'y  a 
point  de  difficulté  qu'ils  font  iné- 
gaux ,  comme  les   corps  defquels  le 
monde  eft  compofé  ne  font  pas  de  pa- 
reille hauteur  en  km*  fituation  ,  ny 


t^^  i  A  Morale 

de  pareille  étendue.  En  ce  fêcoildi 
comme  il  n'y  a  pas  plus  loin  du  centre 
de  la  terre  au  dernier  terme  de  cet  ef- 
pace  5  s'il  y  pouuoit  auoir  quelque 
terme  à  fon  immenfité,  que  de  la  plus 
haute  fphere  du  ciel  j  il  n'y  a  pas  plus 
prés  de  Teftre  de  la  matière  toute  fim* 
pie  au  dernier  degré  de  la  puiflance 
diuine ,  s'il  y  auoit  quelque  dernier 
deeré  à  fon  infinité ,  que  de  Tedre  le 
plus  excellent  des  intelligêces  créées* 
Mais  cela  regarde  pluftoft  quelque 
autre  fciëcc  que  la  Morale.  Quoy  qu'il 
en  foit  5  que  l'infinité  de  la  vertu  de 
cette  caufc  de  toutes  cliofes,  fe  puifl'e 
reconnoiilre  dans  (es  efFeds,  S.  Paul 
Fa  remarqué  quand  il  a  dit  que  la 
puiffance  éternelle  de  Dieu  paroill 
tout  à  clair  en  fes  ouurages.  Car  par 
cette  éternité  il  entend  l'infinité  de 
fon  étendue ,  de  quelque  forte  qu'on 
la  confidere.  Dautant  qu'eftrc  abfo- 
lument  éternel  ,  fans  auoir  eu  com- 
mencement de  fon  exiftencc^Â:  élire 
immenfe  en  fa  grandeur  ,  fans  eftre 
terminé  d'aucunes  bornes ,  font  cho- 
fes  réciproques  de  leur  nature,  &c  qui 

fubfiftenc 


ChrestiennEo  I.  Part,  257 
liibfiftenc  neceflairèment  dans  vit 
mefme  fuiet  ;  ce  n'eftpas  de  merueil-* 
le  (î  S.  Paul  employé  ainfi  Tvil  poul' 
Tautre.  Et  reternité  de  la  puifl'ance 
de  Dieu  ne  fe  connoifTant  point  ca 
fes  ouurages  fiiion  par  rentremife  do 
rinfînitc  de  fa  grandeur  ,  parce  qu'il 
faut  premièrement  raifoniier*  qu'ello 
eft  infinie  ,  &c  puis  de  là  venir  à  con-* 
noiftfe  qu'elle  eft  diuine  ,  ce  qui  en-* 
cloft  neceflairèment  Teternité,  il  ny 
â  point  d*apparence  que  TApoftre  ait 
t^oulu  conduire  nos  cntendemens 
à  cette  conclufion  de  Peternité  de  la 
puiflance  de  Dieu  ,  finon  en  faifanc 
tne  raifonnable  reflexion  futTinfinitô 
dont  elle  s'infère.  Quant  à  la  fao-effa 
de  Dieu,  elle  paroiflôit  incomprehen-* 
fible  tant  en  lâ  conft:itution  de  chaqua 
partie  de  l' Vniuers,  qu'en  raflemblàgà 
du  total.  Car  on  ne  fauroitattentiuc- 
ment  confiderer  ny  chacune  des  for- 
mes que  Dieu  a  données  aux  chofcs 
particulières,  ny  Tvnion  d'elles  toutes 
en  la  compoikion  du  Monde  ,  ny  les 
l'oix  qui  font  eftablies  dans  Tordre  àù 
la  Nature  pour  fi  conferuation,  qu'ont 

R 


iyS  LA  Morale; 

ne  foit  raui  en  admiration  de  la  fa^ 
pience  laquelle  s'y  eft  déployée.  Et 
c'eft  pourquoy  le  mefme  S.  Paul  ap- 
pelle Touurage  du  Monde,  la  Sapience 
de  Dieu  ;  attribuant  le  nom  de  la  caufe 
à  reffedj  parce  qu'elle  s*y  voidauffi  à 
clair,  que  fi  elle  fe  prefentoit  elle  mef- 
me à  la  veuë  des  hommes. Or  eft-ce  en 
ces  deux  chofes  là,  quand  elles  fe 
trouuent  coniointes ,  qu  eft  le  fonde- 
ment de  l'autorité  &:  de  la  dignité. 
La  puiffance  fans  fageile,  eft  comme 
îa  force  du  Cyclope  ,  quand  il  eut  fon 
oeil  creué.  Il  pouuoit  arracher  les  ar- 
bres, ^  écorner  les  rochers ,  &:  don- 
ner quelque  terreur  par  la  fierté  de  fa 
démarche  ,  &:par  les  cris  épouuanta- 
bles  qu'il  iettoit  en  fa  fureur.  Mais  fa 
conduitte  eftoit  téméraire,  &  les  élan- 
cemens  de  fes  bras  ne  faifoycnt  d'ef- 
fort qu'à  coup  perdu.  La  fagefle  fans 
puiffance  eft  comme  la  fcience  d'vn 
bon  Pilote  qui  a  perdu  les  deux  bras. 
Il  fçait  les  règles  de  la  Marine  ,  &: 
comment  il  faut  parer  à  la  violence 
des  tempeftes  ,  quelles  routes  il  faut 
fuiure ,  &  de  quelle  forte  ileftncçef- 


Chrestienne.    I.  Part,     zfcjk 
iâirede  fe  feruir  des  vens  pour  cenii; 
cours .   Mais  tout  cela  ne  ferç  ^c  riçn^ 
à  conduire  le  vaifTeau  fi  on  n'enpeuc 
manier    le   gouuernail  ,  &  Içmoin-f 
dre  tourbillon  eft  pourluy  faire  fairq 
naufrage.    Venés  vous  à  ioindre  en-t 
fembleces  deux  qualités   ?   Vous  er^ 
faites  vn  compofé  à  qui  du  droit  de  1^ 
Nature  appartient  le  gouuernemenc  ^ 
parce  qu'il  fçait  ce  qu'il  favu  vouloir,' 
ôc  qu'il  peut  ce  qu'il  a  voulu  y  &c  qua 
fe  propofant  vne  bone  fin  à  fcs  aftions, 
il  eft  capable  de  bien  emplqyer  les^ 
moyens  Icfquels  y    conduifent.     U% 
plus  elles   fe  rencontrent  Jbautes  &q 
eminentes  en  vn  fuiet ,  plus  luy  don-* 
lient  elles  d'autorité  furies  chofes  qu^ 
ne  les  ont  point ,  ou  bien  en  qui  elles 
font  moindres.  Voila poui:quoy  Dieu 
voulant  au  liure  de  lob  ,  monftrei^ 
combien  fa  Maiefté  eft  éleuée  au  def^ 
fus  de  nous ,  Se  quel  droit  il  a  de  dift 
poferde  nous  à  fa  volonté  ,  employ-Q 
principalement  pour  le  prouuer,  1^ 
confideration  de  fa  fageffe  &  de  fa^ 
puiflance5dontjtant  d'ouurages  qu'il  ^ 
faits  témoignent  fi  hautement.    Pui^ 


tté  tA     Mo  R  AIE 

donc  qu'elles  font  infinies  cri  Dicu;^ 
Tautorité  qui  eii  refulteeft  infinie  pa- 
reillement ;  3c  puis  que  ratitorité  cH 
vn  ôbiet  de  reuerëce  &:  de  Vénération 
de  la  part  de  eeux  qui  luy  font  infé- 
rieurs ,  rhomme  ne  pouuoit  contem- 
pler Dieu  comme  il  dcuoit  en  cet 
égard  ,  qu'il  n'euft  pout  luy  des  ref- 
peûs  Si  des  foumilTions  conuenables* 
La  féconde  dhofe  que  le  Monde 
prefentoit  à  coUnoiftre  à  l'homme  , 
eftoitla  caufe  qui  l'auoit  induit  à  em- 
ployer fa  fagefle  Se  fa  puiflance  en  fa 
création*  Car  puis  qu'il  eft  infiniment 
fage  j  il  ha  s*eft  pas  incliné  foy  mefrrie 
à  la  produdiôn  de  cet  ouurage ,  fans 
quelque  bone  raifon.Et  puis  que  nous 
auons  défia  pofé  que  Dieu  eft  vn  eftrc 
remply  de  toutes  fortes  de  vertus  , 
qu'il  pcfiTedc  dans  vne  fi  haute  &  fi 
eminente  perfedion  ,  que  fa  volonté 
ne  fe  porte  à  aucune  aûion  qui.  n'ait 
fon  motif  dans  quelcune  de  fes  pro- 
priétés Morales ,  il  faut  que  la  raifon 
qui  Ta  induit  à  créer  T  Vniuers,  ait  eftc 
fouuerainement&:  vcrtueufe  Se  loua- 
ble.    Or  fi  vous  parcoures  toutes  fes 


ChrestiennêT  I.  Part^  léi 
vertus  5  vous  n'en  trouuerés  aucune 
qui  luy  ait  peu  fournir  le  motif  de 
cette  refolution  5  finon  fa  feule  Bonté, 
qui  a  voulu  fe  manifefter  en  com- 
muniquant feftre  qu'il  auoit  ,  à 
ce  qui  ne  Pauoit  point,  autant  comme 
chaque  chofc  en  eftoit  capable.  Et 
comme  fi  vous  comparés  l'eftre  &:  le 
non-eftrc  entr'eux ,  eu  égard  à  la  di- 
ftance  qu'il  y  a  de  Tvn  à  l'autre  ,  vous 
trouués  qu'il  faut  vne  puiifance  infi- 
nie pour  conioindre  ces  deux  termes, 
^  conuertir  le  non-eftre  en  l'exiftence 
de  quoy  que  ce  foit  ;  fi  vous  les  com- 
parés pareillement  en  ce  qui  eft  de 
Texcellence  &:  de  l'auantage  de  la  di- 
gnité 5  vous  trouuerés  que  comme  Te- 
ftre  ,  prmcipalement  tel  que  Dieu 
Tauoit  donné  à  toutes  chofes ,  eft  in- 
finiment meilleur  que  le  n'eftre  point, 
il  a  fallu  que  c'ait  efté  vne  merueilleu- 
fe  bonté  qui  s'eft  ainfi  communiquée 
à  fes  créatures.  La  bonté  donc  qui 
fe  témoigne  par  des  bienfaits ,  eftant 
vn  obiet  de  gratitude  ,  ôc  l'homme 
ayant  part  en  ce  commun  eftre  qui 
tient  lieu  à  toutes  créatures  d'vn  fi  fi- 

R3 


iKi  tA    Morale 

ghàlé  bienfait ,  il  en  deuoit  auoir  des 
tciTeiitimens  proportionnés  à  la  gran- 
deur de  lâ  chofe.    Sur  tout  quand  il 
venôit  à  fe  confidercr  foy  mefme  en 
]f)articulier  5&;àreconnoiftre  de  com-* 
feièil  l'eftre  qu'il  auoit  receu  de  Dieu, 
pàfToit  en  propriétés ,  en  facultés ,  en 
comriiôdités  ,&:  en  magnificence,  ce^ 
luy  de  toutes   les  autres  chofes  du 
monde  5  Se  combien  outre  les  auanta- 
gcs  de  fort  eftrc  propre  ,  il  auoit  efté 
gratifié  de  prerogatiues  incompara- 
bles qui  eftoyent  au  dehors  de  luy, 
fôn  ame  en  deuoit  éfirc  remplie  dVne 
înerueillcufement  viue  ôc  profonde 
ïeconnoifî'ance.  Caries  cieux  éclai- 
îoyent  pour  luy  ;  la  terre  luy  fournif- 
Ibit  fon  habitation;  les  plantes  ger- 
moyent  du  fein  des  campagnes  pour 
ion  vfage  ;  les  oifeaux  des  cieux  ,  les 
poiiTonsde  lamer  ,  les  beftes  les  plus 
farouches  qui  habitent  dans  les  de- 
ferts  5  ou  qui  giflent  dans  les  forefts  y 
ou  qui  bondiuent  entre  les  monta- 
gries  ,  bbeïfloyent  à  fes  commande- 
îtiens  5  &  refpeftôyent  en  luy  Tem- 
prainte  de  la  maiefté  de  leurCreateur, 


ChreStienne.  t.  Part.  Itfj 
qui  reluyfoic  fur  fon  vifage  ;  en  va 
mot  toutes  4â«  parties  de  la  Nature 
alloyent  de  concert  à  contribuer  à 
fon  bonheur  5  comme  s'il  cuft  cfté  la 
fin  à  laquelle  elles  aboutiffoynt ,  &:lç 
but  de  la  deftination  de  leureftrc. 

Enfin  la  troifiéme  chofc  qui  fe  prc* 
fentoità  Thomme  poureftre  confide- 
rée  en  T  Vniuers ,  eftoit  la  fin  pour  la- 
quelle luy  particulièrement  auoitefté 
formé,  le  viens  de  dire  qu'il  eftoit  en 
quelque  façon  le  but  de  toutes  autres 
chofes,  &le  centre  auquel  les  lignes 
de  ce  grand  monde  tendoyent  &:  fe 
terminoyent  de  toutes  parts,  pfal- 
loit  donc  quileuft  aufli  vnc  fin  de  fa 
création  ,  laquelle  fuft  hors  de  Kiy , 
n'eftant  pas  poffible  qu'il  fuft  fa  pro- 
pre fin  à  luy  mefme.  Car  c'a  eftc  l'ex- 
cellence de  fon  cftre  par  deffus  tou- 
tes autres  chofes  ,  qui  l'a  fait  eftre  le 
but  des  autres  parties  de  la  Nature. 
Parce  que  dans  fon  intelligence ,  dc 
dans  la  parfaite  conftitution  de  (es  au- 
'  très  facultés  ^  il  reprefentoit  l'image 
de  fonCreateurjCe  que  les  autres  cho- 
fes vifibles  de  corporelles  ne  faifoyêc 

R4 


:i64  l'A    Morale 

pas  5  Dieu  auoit  voulu  qu'il  en  por* 
xaft  encore  les  traits  dans  la  dignité 
de  fon  eftat ,  &L  que  tout  feruift  à  fon 
"vrage.  En  efFeft  ^  la  notion  de  la  Di- 
vinité 5  ainfi  que  nous  auons  veu  cy 
<leirus  5  enferme  premièrement  l'i-^ 
^é^  dVn  eftrc  fouuerainement  parfait 
en  intelligence  &:  en  vertus  ,  puis 
après  elle  tire  la  conception  de  l'em- 
pire &  de  la  domination  en  confe- 
quence.  Tellement  que  l'homme  , 
entant  qu'il  efloit  l'image  de  Dieu, 
refl'embloit  au  portrait  de  Phidias 
<dans  la  ftatuë  de  Minerue.  Toutes 
les  pièces  de  Touurage  s'y  rencon- 
troyent  de  telle  façon  ^  &:  s'y  rappor- 
toyeiit  auec  tant  d'art  par  leurs  liai- 
fons  5c  par  leurs  iointures  ,  que  qui 
reull:o{léedelà,toutrairembIage  s'en 
difloquoit  ^  &:  l'ouuragc  s'en  alloit  en 
pièces.  L'homme  donc  fedeuoitauf- 
îî  rapporter  à  quelque  eftrepUis  ex- 
cellent que  luy  ^  comme  à  la  fin  de  fa 
creati5,&:  y  rapporter  auec  foy  toutes 
les  autres  chofes  qui  fe  recueiUoyent 
en  luy  3  &  dont  il  auoit  rvfage.  Et 
quel  paviLioit il  eftre  finon  Dieu  ;,  donc- 


Chrestienne.  I.  Part.  z6^ 
reflence  ,  &  les  vertus,  &  les  proprié- 
tés font  infiniment  au  dellus  de  celles 
de  toutes  les  créatures  ?  Or  eft  la  na- 
ture de  la  fin  telle ,  qu'elle  attire  à  foy 
toutes  les  inclinations  &C  toutes  les 
opérations  des  chofes  qui  la  regardent 
comme  telle.  Ce  qu'eft  l'aymant  au 
fer  5  ce  qu'eft  le  lieu  de  repos  aux 
corps  ou  pefans  ou  légers ,  ce  qu'eft  le 
bien  fenfible  aux  appétits  fenfitifs , 
cela  mefme  eft  la  fin  aux  caufes  intel- 
ligentes. Et  plus  la  fin  eft  excellente 
en  elle  mefine  ,  &:plusrintelligence 
eft  capable  d'en  connoiftre  la  dignité, 
plus  aufii  font  efficaces  Ces  attraits  qui 
donnent  l'émotion  à  Tintclleét  ,  ôc 
qui  excitent  les  facultés  que  la  nature 
amifes  dans  fa  dépendance.  De  for^ 
te  que  Thomme  ayant  Dieu  pour  fa 
fin  deuant  les  yeux  ,  il  a  deu  conduire 
ôc  addrefler  là  toutes  les  opérations  de 
fcs  puiflances.  Et  c'eft  ce  que  Von 
dit  ordinairement,  que  l'homme  a  efté 
fait  pourla  gloire  de  Dieu.  Car  il  y  a 
entre  autres  cette  difterence  entre  la 
manière  en  laquelle  nous  fommes  la 
fin  de  toutes  chofes ,  Se  celle  en  la- 


t66  lA    MokALE. 

quelle  Dieu  eft  noftre  fin ,  que  les  au-- 
très  cliofes  feruent  à  noftre  vtilité,  au 
lieu  que  quant  à  Dieu  nous  ne  luy 
pouuons  en  rien  eftre  vtiles.  Les  ne- 
ceffitésde  noftre  eftre  font  comme  vn 
vuide  qui  bée  après  ce  qui  le  peut 
remplir  :  &:  le  fecours  que  nous  tirons 
des  créatures  iei^oit  capable  de  fournir 
à  cet  vfage  ,  fi  le  péché  n'auoit  point 
apporté  de  defordre  dans  la  Nature , 
ny  dmeftilaplufpartdes  créatures  du 
premier  delTein  de  leur  deftination. 
Mais  Dieu  eft  éternellement  parfait 
&  éternellement  heureux  en  luy  mef- 
înc,  fans  qu'il  puifle  auoir  befoin  d'au- 
cune chofe de  dehors.  Ce  n'eft  donc 
pas  pour  contribuera  fa  fehcité,  qui 
ne  reçoit  ny  accroiflement  ny  dimi- 
nution,que  nous  regardons  à  fa  gloire, 
ôc  que  nous  auons  foin  de  la  procurer; 
c'eft  par  ce  que  c'eft  noftre  deuoir, 
ôc  la  fin  naturelle  de  noftre  eftre. 


Chrestienn^    I.   Part.    i6j 

CONSIDERATION  PLVS 

fartimliere  de  ce  que  la  Nature 
enfeignoitde  T>ieu  au  commence^ 
ment  ^f^  des  deuoirs  de  pieté  qui 
deuoycnt  venir  en  conjèquence  : 
Et  premièrement  de  ce  au  il  riy 
cnaquvn. 

QVoy  que  ces  confîderations  gé- 
nérales euflêt  merueilleufemenc 
ferui  à  la  Morale  de  riiomme  ,  s'il 
fuft  demeuré  en  fon  eftat ,  fi  eft-cc 
que  pour  la  conduite  defes  aftions,^^ 
pour  les  rapporter  plus  certainement 
a  leur  but ,  il  eft  befoin  de  les  partît 
cularifer  dauantage.    Et  c'eft  ce  que 
ie  me  propofe  de  faire  maintenant , 
moyennant  la  grâce  de  Dieu  ,  en  fui* 
liant  l'ordre  qu'il  a  luy  mefme  fuiui 
dans  la  première  Table  de  la  Loy, 
que  i'ay  dit  cy    deil^js   n'auoir  cfté 
qu'vn  renouuellement    des    inftru^ 
liions  de  la  Nature,    Parce  qu'outre 


ié^S  LA    Morale 

que  les  deuoirs  de  pieté  qui  nous  y  ont 
cfté  prefcrits  ,  eufTent  fuffi  en  cette 
Difpenfation  >  &:  que  Dieu  n'y  a  rien 
oublié  de  cela  en  quoy  confiftoit  alors 
îa  perfection  de  fon  feruice ,  la  difpo- 
fition  qu'il  leur  y  a  donnée  ,  &:  l'or- 
dre félon  lequel  il  y  a  colloque  fes 
comman démens  ,  conuient  admira- 
blement bien  à  la  nature  des  chofes 
tnefines. 

Apres  auoir  connu  qu'il  y  a  vn 
Dieu ,  qu'il  eft  infiniment  puiflant^^: 
que  fafagefre&  fa  bonté  n'ont  point 
de  bornes  ,  Tinfinité  de  toutes  ces 
vertus  en  luy  ,  deuoit  d'abord  ietter 
cette  penfée  en  l*efprit  de  l'homme  , 
qu'il  nV  en  a  qu'vn  feulement  ,  ôc 
qu'il  n'y  en  peut  auoir  dauantage. 
Car  Timmcnfité  des  vertus  prefuppofe 
neceiTairement  celle  de  Teffence.  Si 
en  Dieu  il  y  auoit  quelque  différence 
réelle  entre  l'eilence  &:les  vertus  ,  de 
forte  que  l'vne  fuft  confîderéc  comme 
le  fuiet,  ainfi  que  les  Philofophes  par- 
lent ,  vV  les  autres  comme  des  qualités 
accidentelles  dont  le  fuiet  fuft  imbu 
pu  atFedé  ,  ïl  ne  pourroit  pas  eftre 


Chrestienne    I.    Part.     i6i 
"conuenable  que  les  qualités  fuiTcnc 
infinies ,  fi  le  fuiet  ne  Teftoit  pas.    Et 
Ceux  qui  déterminent feftre  de  Dieu 
â  vne  certaine   grandeur  ,  &  neant- 
nioins  n  ofent  nier  que  fa  puilrancè 
n'eft  point   déterminée  à  la  grandeur 
d'aucun  efFeft ,  fe  contredifent  mani- 
fcftement  à  eux  mefmes.    Puis  donc 
que  comme  Ton  dit  dans  les  EfcoIes>> 
leftre  de  Dieu  eft  vn  a6le  fi  pur  Se  fi 
fimple  qu'il  ne  reçoit  aucune  compo- 
fîtion  en  ioy,  de  forte  que  fi  en  noftre 
manière  de  le  coceuoir  nousmettpnî 
delà  diftinûion  entre  {es  vertus  &c 
(on  effence  ,  neantmoins  dans  lacho-^ 
fe  mefme  il  n'y  en  a  de  tout  point ,  c'eft 
vne  vérité  indubitable,  ^  qui  ne  fouf- 
frc  pas  la  moindre  conteftation  ,  que 
l'intînité  des  vertus  induit  au ffi  celle 
de  reffence.   Or  quel  moyen  y  a-t-il 
de  conceuoir  deux  effences  aftuelle- 
ment  infinies  ,  fans  s'enuelopper  foy 
mefme  en  quelque  contradiélion   î 
Car  encore  que  Teflence  de  Dieu  ne 
rempliife  pas  les  lieux  de  la  façon 
qu'ils  font  remplis  par  les  corps  ,  fi 
fçauons  npus  qu'elle  eft  en  cet  efpace 


^7®  i'A      M  ORAL? 

dans  lequel  rvniuers  eft  contenu.  Sa 

Qu'elle  s'eftend  infiniment^  au  delà 
ans  les  régions  contigues.  Or  s'il 
y  auoit  vne  autre  efl'ence  infinie ,  il 
faudroit  qu'elle  fuft  ou  dans  les  nief- 
mes  régions  ,  ou  en  quelques  autres 
imaginaires.  Le  dernier  ne  fe  peut 
dire  fans  contradiftion.  Parce  que 
ce  qui  eft  infini ,  eft  par  tout  ;  &:  ne- 
antmoins  on  fe  figureroit  ainfi  vn  in- 
fini qui  ne  feroit  pas  prefent  aux  en- 
droits où  feroit  Tautre.  Le  premier 
îi'eft  pas  conceuable  non  plus  j  dau- 
tant  que  fi  vous  les  logés  en  mefme 
endroit  ,  ils  fe  pénétreront  refpedi- 
itement ,  de  forte  que  chacun  d'eux 
cftant  prefent  à  tous  les  plus  petis  Sc 
plus  indiuifibles  efpaces  qui  font  dans 
^  hors  Tvniuers,  il  fera  impofliblc  de 
mettre  aucune  diftinftion  entre  ces 
deux  infinis  ,  qui  puifle  faire  recon- 
noiftre  &;  aduoiier  que  ce  font  deux 
diuerfes  eftences.  Et  de  fait  ^  s'il  y 
en  auoit  deux ,  ou  bien  l'vne  auroit 
quelque  perfedi on  que  l'autre  n' au- 
roit pas,  ou  bien  leurs  perfedions  fe-* 
roieiit  abfolument  femblables.     Si 


ChrestienneT    I.  Part^    2.71 
elles  l'eftoycnt,  par  quelle  difFeren  ce 
eft-ce  que  rentendcment  d«  l'honi- 
me  les  pourroit  feparer  pour  en  faire 
deux?  Si  elles  ne  J'eftoycnt  pas,  com- 
ment leroyent  elles  infinies  toutes 
deux  3  fi  Tvne  auoit  quelque  pcrfe- 
dion  laquelle  ne  fuft  pas  dans  l'autre? 
Il  y  a  plus.      C'eft  que  l'infinité  des 
vertus  5  confiderée  en  elle  meftne  ^ 
induit    neceflairement  l'infinité  en 
autorité.      Et  neantmoins  on  ne  fau- 
roit  conceuoir  deux  autorité*  abfolu- 
ment  &  efgalement  infinies  ,    fans 
qu'elles  fe   choquent  l'vne  l'autre  ^ 
lors  qu'il  fera  queftion  qu'elles  s'e-, 
xcrcent  furies eftres  inferieuv$.  Parce 
que  fi  elles  ne  fe  choquent  point ,  6c 
qu'elles  foyent  éternellement  d*ac- 
Cprd,  il  n'en  émanera  iamais  rien  qui 
nous  faffe  connoiitre  leur  diftin£bioa, 
ny  qui  nous  mette  dans  l'efprit  aucua 
foupçon  de  leur  différence.     loinc 
que  fi  vous  les  mettes  en  mefme  rang, 
comme  leur  çgalité  5c  leur  infinité  le 
requiert,  vous  tombçrés  dans  labfur^ 
dite  de  faire  plufieurs  eftres  abfolu- 
ment  foau^rains  ;  ce  qui  eft  incqmpa- 


17^  i'A     Morale 

tible  auec  la  nature  de  la  fouueraine- 
té  :  &  fi  vous  les  colloques  en  degré 
de  fuperieur  &:  d'mfe rieur ,  vous  les 
rendes  inégaux  en  dignité  ,  d'où 
s'infcre  neceflairement  l'inégalité  de 
l'elTence. 

Mais  ce  qui  deuoit  plus  pronte- 
ment  &:  plus  fenfiblement  frapper 
rentendement  de  riiomme  en  cette 
matière  ,  c'eft  qu'il  n*y  auoit  qu'vn 
Dieu  qui  fe  fuft  manifefté  à  luy  ny 
dans  l'œuure  de  là  création ,  ny  dans 
cette  particulière  rcuclation  dans  la-^ 
quelle  il  fe  donna  premièrement  à 
connoirtre.  Car  le  Monde  eftoic 
compofé  de  telle  forte  qu'il  ne  repre- 
fèntoit  qu'vn  auteur  :  &:  cet  auteur* 
du  Monde  qui  fe  manifeftoit  à  luy, 
fe  reprefentoit  tel  &  fi  grand  ^  qu'il 
deuoit  vniuerfellement  attirer  toutes 
fes  penfées.  Tellement  que  l'hom- 
me ne  voyant  qu'vn  feul  principe 
àt  fon  eftre  &c  de  l'eftre  de  toutes 
chofes,  ôc  la  conftitution  de  rvniuers 
ne  le  conduifant  qu'à  vn  Créateur, 
il  ne  fe  deuoit  non  plus  propofer  fi- 
non  vne  feule  fta  de  fes  adions ,  Se 

deuoit 


CHUÈSTrENNÈ    I.    Part,     x-f^ 
iàeuoit  tenir  pour    égarés  tous    les 
tnouuemens  de  fes  affeûions  qui  s'é- 
cartoyent  de  ce  centre.     Car  quant 
à   cette   frénétique  imagination  de? 
deux  Principes ,  qui  a  autres-fois  faifî 
quelques    efprits  éceruellés  ,  il  n'en 
eufl:  iamais  efté  parlé  dans  l'inteç^ritê 
de  la  Nature.    Cette  contrariété  qui 
paroift  maintenant  entre  le  bien  &  le 
mal  5  cette  difficulté  que  Tefprit  de 
riiomme    trouue   à  les  faire   couleif 
d'vne  mefme  fource  3  eft  vn  effed  de 
la  corruption  qui  eft  venue  au  monde 
par  le  péché  5  qui  n'euft  point  eu  de 
lieu  fi  l'homme  n'en  euft  point  donné 
à  fa  caufe.     Mais  quand  il  y  auroiô 
eu  dans  Pintegrité  de  la  Nature  quel- 
ques eftres  apparemment  contrarians^ 
de  la  condition  de  ceux  dont  nous 
auons  maintenant  peine  à  réconcilie^ 
le  difcord&  les  répugnances.  Tentent 
dément  de  Thomme  euft  efté  alors  fî 
adroit  43<:  filumineux^qu  il  n'y  euft  pas 
rencontré  la  moindre  difficulté,  ny  la 
moindre  occafion  de  fcandale. 

C'eft  de  là  qu'il  faut  tirer  la  raifoii 
pourquoy  le  premier  commandement* 


174  i-A   Morale 

que  Dieu  donne  aux  Ifraëlites  ,  cft^ 
qu  ils  n'ayent  point  d^autre  Dieu  de- 
vant luy;  &:ce  que  les  autres  nations 
€n  ont  adoré  plufieurs  ,  il  a  toujours 
déclaré  qu'il  le  prenoit  pourvu  fujet 
de  colère  &  de  ialoufie.En  efFed  il  n'y 
a  rien  qui  reprcfente  fi  bien  Tvnion 
de  l'ameraifonnableaucc  Dieu  ,  que 
celle  de  Tliomme  6c  de  la  femme  dans 
vn  légitime  mariage.  Car  comme  fé- 
lon Tinftitution  de  la  Nature  la  fem- 
me ne  doit  auoir  qu  vn  mary  ,  l'ame 
xaifonnable  ne  doit  feruir  6c  adorer  fi- 
nonvn  feul  Dieu.  Et  comme  toutes 
les  afFedions  de  la  femme,  entant  que 
femme  ,  fe  doiuent  rapporter  à  fon 
mary  ,  fans  fe  partager  ny  peu  ny 
beaucoup  à  d'autres  obiets  ;  toutes  le« 
affedios  6c  tous  les  refpeds  que  l'amc 
raifonnable,  entant  que  telle,  a  pour 
ce  qu'on  nomme  la  Diuinité ,  fe  doi- 
uent rapporter  à  vn  feul  Dieu ,  fans 
fouifrir  qu'il  s'en  détache  la  moindre 
partie  pour  vn  autre.  En  fin,  comme 
ï'afFeftion  que  la  femme  a  pour  fon 
mary  ,  cil  d'vne  nature  entièrement 
.différente  de  celles  qu'il  iuy  cftpermis 


Chrestienne."    I.   Part.    2.7J 
4'auoir  pour  toute  autre  forte  de  fu- 
jicts  5    parce  qu'elle  void  en  luy  des 
relations  qui  font  telles  à  fon  égard  , 
qu'elles  font  abfolument  incommuni- 
cables à  tout  autre  :  l'amour ,  la  reue- 
rence  ,  &:  la  deuotion  qu'vne  ame 
vrayement  raifonnablea  pour  Dieu, 
doit  eftre  dVne  efpecc  toute  différen- 
te des  inclinations  qu'elle  pdut  auoir 
pourtoiite  autre  nature  intelligente. 
Dequoy  la  raifon  eft  toute  claire.  Par 
ce  que  reifence&les  vertus  de  la  Di- 
uinité  font  infinies,  les  mouuemens  de 
noftre  deuotion  enuers  elle  doiuent 
eftre  de  toute  l'extrémité  des  forces 
de  nos  puiflances ,  de  forte  que  ne 
trouuans  iamais  les  bornes  de  la  per- 
fection de  noftre  obiet ,   nous  n'en 
mettions  point  auffi  aux  élancemens 
de  nos  refpedls  &:  de  nos  afteÛions ,  &C 
que  comme  en  nousauançant  dans  la 
contemplation  de  ce  que  nous  ado- 
rons5nous  apperceuons  toujours  quel- 
que chofe  au  delà  de  nos  pfeihieres 
connoiflances,  nous  fartions  auifi  tou- 
jours de  nouueaux  efforts  pour  nous 
furmonter  nous  mefmes  en  l'ardeur  de 

S  z 


i7<î  TLa  Morale 

noftrc  clileftion,^  enreftimede  Pex- 
cellence  de  cet  eftre.  Ce  qui  doit 
faire  qu'en  fin  ,  fuccombans  fous  le 
poids  de  la  gloire  de  cette  eflence  &: 
de  fes  propriétés  ,  nous  demeurions 
cti<=^loutis  dans  l'admiration  de  fa 
grandeur ,  &  dans  la  vénération  de  fes 
vertus  5  ainfi  que  dans  vne  mer  dont 
Teftenduë  eft  fans  bords  ,  &:  la  pro- 
fondeur immenfe.  Au  lieu  qu  en  at- 
tachant nos  efprits  à  la  confideration 
des  créatures ,  quelles  qu^ellcs  foyent, 
nous  en  trouuons  les  perfedions  fi 
petites  5  &  la  nature  fi  bornée  ,  &fi 
rcftramte ,  principalement  fi  nous  ve- 
nons à  les  comparer  auec  la  Diuinitc, 
que  tant  s'en  faut  que  nous  ayons  de 
la  peine  à  égaler  les  degrés  de  leur 
excellence  parles  mouuemens  de  nos 
efprits ,  que  nous  trouuons  inconti- 
ilent  qu'il  en  faut  rellerrer  le  vol ,  de 
peur  de  paiTer  au  delà  de  la  iufte  efti- 
mation  de  leur  mente.  Car  fi  ce  lont 
les  hommes  qui  fe  prefcntent  à  nous 
pouf  obiet  5  nous  les  trouuons  fem- 
blablcs  à  nous ,  de  forte  que  la  con- 
HouTance  que  nous   auons  de  ïïqmSl 


Chrestienne'.  I.  Part.  ±77 
mefmes  &:  de  noftrc  eftre,  eft  la  iufte 
mefure  du  prix  que  nous  deuons  doii- 
ner  au  leur.  Et  dans  cette  parfaite 
égalité  dans  laquelle  nous  nous  fuf- 
lîons  trouués  en  l'intégrité  de  la  na- 
turejl'eftre  de  chacun  de  nous  en  par- 
ticulier euft  eu  cet  auantage  par  def- 
fus  celuy  de  noftre  proclxiin  ,  qu'il 
nous  euft  efté  plus  intime  que  n  euft 
eftc  celuy  d'autruy ,  &  qu'en  fuitte  il 
nous  euftdeu  eftre  à  proportion  plus 
cher  Se  plus  recommandable.  Or 
qui  elt-ce  alors  qui  fe  comparant  auec 
Dieu.fe  fuft  trouué  digne  de  la  moin- 
dre partie  de  l'honneur  qui  luy  eft 
deu  ?  QLii  doncque  eft-ce  pareille- 
ment qui  euft  peu  fe  laiiler  aller  à  en 
détacher  le  moindre  rayon  ,  pour  le 
déférer  à  qui  que  c'euft  efté  d'entre 
les  hommes  ?  Et  iî  ce  font  les  Anges 
qui  s'offrent  à  nos  efprits  pour  en  con- 
noiftre  les  qualités ,  ie  veux  que  leur 
Immortalité  ,  &  la  pureté  de  leur  in- 
telleft ,  &c  cet  eftre  entièrement  fpiri- 
tuel  qui  les  exempte  des  aiïcftions  du 
corps  ôc  des  inchnations  fenfuclles , 
leur  donne  quelque  auantage  au  dcf-^- 

S    z 


2.78  ï- A  Morale 

fus  de  ncftre  condition  ,  &:  femble- 
les  approcher  vn  peu  plus  prés  deTe- 
ftre  diuin,  tant  y  a  qu'il  en  cft  d'eux  à 
les  comparer  auec  Dieu,  comme  de 
ce  que  nous  difions  cy  delTus  de  la 
comparaifon  de  Teftenduë  des  corps 
auec  rimmenfitédes  efpaces  qui  font 
au  delà  des  bornes  du  monde.     Ils 
font  quelque  chofe  plus  que  nous  à 
regard  de  nous  :  mais  à  l'égard  de 
Dieu ,  fon  infinité  nous  furpaffant  é- 
gaiement,  les  réduit  tellemëtà  noftre 
proportion,  quVn  entendement  bien 
fait  n'y  remarque  plus  de  différence^ 
Et  certes  il  ne  feroit  pas  raifonnable 
que  nous  euflîons  meilleure  opinion 
d'eux  qu'ils  en  ont  d'eux  mefzues.  Or 
nous  font  ils  reprcfentés  en  T  Ecriture 
comme  ayans  fix  ailes  ;  de  deux  dcf- 
quelles  ils  volent  à  l'exécution  des 
commandemensde  leur  créateur  ,  de 
qui  par  ce  moyen  ils  fe  reconnoiffent 
feruiteurs:de  deux  autres  ils  couurent 
leurs  vifages ,  dautant  qu'ils  ne  peu- 
uent  fouftenir  l'éclat  de  fa  Maiefté  : 
&  de  deux  autres  ils  couurent  leurs 
pieds ,  comme  s'ils  auoient  peur  que 


ChrestienmeÏ  I.  Part."  ly^ 
fes  yeux  n'y  apperçoiucnt  quelque 
impureté  qui  les  rende  en  quelque  fa- 
çon indignes  de  fa  prefence.  Que 
fi  la  différence  qu'il  y  a  d'vne  nature 
entièrement  fpirituelle  à  celle  qui  eft 
en  partie  mellee  de  corps^donne  quel- 
que auantage  aux  Anges  par  defl'us 
les  hommes,  Tempire  dont  Dieu  nous 
auoit  gratifiés  fur  toutes  l^s  chofes 
fenfibles  ,  &  dans  lequel  il  auoit  mis 
la  portraiture  de  fon  infinie  autorité , 
nous  eufl:  recompenfés  dételle  façon, 
que  tant  s'en  faut  que  nous  enflions 
eu  à  nous  plaindre  de  Tinegalité  de 
noftre  condition  ,  qu'elle  eftoit  plu- 
ftofl  capable  de  leur  donner  de  Ten- 
uie.  le  conclus  donc  que  la  commu- 
nication que  les  hommes  enflent  eue 
auec  les  Angcs^,  eufl:  efté  pleine  de  ref- 
pe6t  :  &:  que  la  conuerfation  qu'ils 
enflent  eue  entr'eux ,  eufl;  efl:é  toute 
confite  en  charité  ;  mais  que  tout  cela 
euft  efté  infiniment  inférieur  à  cette 
vénération  dont  ils  enflent  honoré  la 
Diuinité,  come  eftantl'vnique  obiet 
du  Culte  reliçrieux  de  leurs  confcien- 


ces. 


s  4 


iSo  X  A     Mo  RALE  ' 

^  iS  fiS  6T?  Jfê  o  «  iti  s«*>' Ira  SI  Sll  it^e  Itô  ;^^^ 

pÔTiJID  EK^TIOT^ 

de  ce  que  la  Nature  enjeignoitde 

Dieu  a  tégarddefon  ejlrefpiri- 

tuel  &  tnuijihle;^  du  deuoir 

de  pieté  qui  en  refultoit. 

DE  la  confideration  précédente 
l'homme  a  deu  pafler  incontU* 
nent  à  vue  autre.  Tout  ce  qu*il  auoic 
deuant  les  yeux  eftoit  corporel  ,  &c 
luy  mefme  eftoit  tel  quant  à  vne  partie 
de  fon  eftre.  Outre  cela,  les  faculr 
tes  dont  il  fe  feruoit  à  la  contempla-' 
tipn  des  chofes  de  l' Vniuers,  eftoyenc 
du  corporelles ,  comme  les  fens  &c  la 
fantaifie  ,  ou  tellement  alliées  auec 
elles  qu'il  n'y  pafî'oit  du  tout  rien  que 
par  les  organes  du  corps.  De  forte 
qu'il  auoit  cette  inclination  naturelle 
de  ne  fe  rien  figurer  qui  ne  fuft  cor- 
porel pareillement ,  iufques  à  ce  que 
par  vne  plus  attentiue  application  de 
fon  elprit  fur  les  obiets  ,  il  s'aduifail 


Chréstienne.  I:  Part.'  i^i 
d'abftraire  &:  de  feparer  le  fpiritucf 
d'auee  le  corporel ,  &:  de  s'éleuer  des 
feliofes  fenfibles  à  l'intelligence  de 
celles  qui  ne  le  font  pas,  Neantmoins, 
quelle  quefuft  fon  inclination  à  fefi^ 
guretdes  corps  ,  tant  y  a  que  quand 
il  eil  venu  à  confiderer  la  Dminité  pai? 
le  difcours  de  la  Raifon ,  il 'en  a  deii 
necefl'airement  auoir  des  penfées  fort 
différentes  de  celles  des  chofes  ma- 
térielles. Car  fon  infinité  première-» 
jnent  ne  s'accorde  point  auecla  con- 
dition des  corps  :  parce  que  tout 
corps-  eft  matériel  ,  &  que  toute  mà^ 
tiere  qui  a  quelque  eftre  vçritable^ 
ment  exillent ,  eft  indubitablement 
terminée.  Et  bien  que  fi  par  la  forcé 
de  rimagination  onfevouloit  figuret 
quelque  idée  de  la  Diuinité,  cet  at- 
tachement que  nos  facultés  ont  au 
corps  ,  la  nous  feroit  conceuoir  fou$ 
l'image  dVn  air  fubtil  &:  délié  ,  épan- 
du  dans  toutes  les  régions  où  nous 
nous  imaginons  qu'il  y  peut  auoir  àei 
cfpaces,fi  eft-ce  que  quand  nousrap-- 
pellerions  cette  conception  à  l'exa- 
jnen  de  la  Raifon ,  nous  la  condamne-» 


zit  La    Morale 

rions  incontinent  par  cette  confidc* 
ration  ,  que  tout  air  pour  fubtil  &: 
délie  qu  il  foit  eft  vn  corps ,  d^  que 
tout  corps  eft  enfermé  dans  l'encein- 
te de  quelques  bornes. 

Apres  cela  ,  il  ne  pouucit  douter 
que  Dieu  ne  fuft  vn  merueilleux  En- 
tendement :  car  la  fagefle  qui  paroifl: 
en  la  conftitution  du  monde,  le  mon- 
ftre  ainfî  ;  &:  puis  que  rhomme5qui  eft 
Tonurage  de  Dieu ,  en  a  ,  il  faut  bien 
qu'il  y  en  ait  vn  beaucoup  plus  excel- 
lent dans  la  caufe  à  laquelle  il  doit  fon 
cftre.  Or  d'eux  mefmes  les  corps 
ne  font  pas  capables  d^entendement: 
parce  que  Tentendement  doit  com- 
prendre les  chofes  qui  n'ont  point 
île  corps  ;  &  les  corps  ne  fçauroient 
comprendre  les  chofes  qui  font  au 
delà  du  circuit  ôc  de  la  circonférence 
de  leur  nature.  D'où  vient  que  les 
beftes  5  dont  toutes  les  facultés  font 
corporelles  ,  &  qui  fe  meuuent  à  la 
rencontre  .des  obiets  qui  fe  pcrçoi- 
ucnt  par  les  fens,  non  feulement  n'ont 
aucune  connoiffance  des  fubftances 
purement  intelligibles ,  mais  mefmes 


Chrestienne.  I.  Pakt^  285 
ne  s'apperçoiuent  du  tout  point  des 
relations  qui  font  dans  les  fuiets  cor* 
porels.  C'eft  pourquoy  les  petis  en- 
tr'elles  ne  refpedêt  point  ceux  qui  les 
ont  engendrés  ;  les  faons  de  bifche, 
di-je^les  cerfs^ny  les  poulains  les  che- 
naux, ou  les  mères  mefmes  qu'ils  tet- 
tcnt  :  parce  qu'ils  ne  comprennent 
pas  ny  quelles  font  ces  relations  du 
père  à  ce  qu'il  a  engendré  ,  ny  quels 
font  les  deuoirs  d'obeyffancc  &:  de 
refped  qui  viennent  en  confequcnce. 
Si  donc  il  y  a  de  Tentendemcnt  dans 
vn  corps  ,  ou  bien  il  faut  qu'il  y  foie 
logé  comme  il  eft  dans  celuy  de  l'hom- 
me 5  c'eft  à  dire  ,  comme  vne  forme 
dans  fa  matière,  à  qui  elle  donne  l'e- 
ftre,&auec  laquelle  elle  ne  compofe 
qu'vn  feul  &:  mefme  fujet  :  ou  bien  il 
y  doit  ellre  comme  Ariftote  s'eft  per- 
fuadé  qu'il  y  en  auoit  d'attachés  aux 
orbes  celeftes  pour  les  mouuoir,  com- 
me s'il  y  auoit  quelcun  affis  auprès 
d'vne  rouëj  ou  enfermé  dans  fa  capa- 
cité ,  ainfi  qu'il  fe  void  en  quelques 
machines,  pour  luy  donner  le  mouue- 
ment.     Or  vnç  telle  conception  de 


tg4  LA  Morale 

la  Diuinîté  ne  pouuoit  tomber  dânô 
Vne  amc  véritablement  raifonnable. 
Car  s'il  y  âuoit  quelque  corps  auquel 
l'Entendement  diuin  fuft  attaché  de 
la  faç0n  que  l'ame  eft  au  corps  de 
l*liommc  ,  il  faudroit  que  ce  fuft  le 
Monde.  Et  de  fait  il  femble  que  c'ait 
efté  l'imagination  de  Pline  ,  quand  il 
â  nommé  le  Monde  vn  grand  Dieu, 
&:  de  ces  Philofophes  que  Virgile  a 
foiuis quand  il  a  dit,  qu'il  y  avn  Ef- 
prit  meflé  dans  le  vafte  corps  de  l'v- 
liiuers ,  qui  y  produit  tous  ces  admi- 
rables mouuemens  que  nous  voyons 
arriuer  dans  ta  Nature.  Mais  la  con- 
noiffance  de  ta  création  du  monde, 
que  le  premier  homme  fçauoit  auoir 
€u  commencement  ,  &c  l'infinité  de 
£)ieu,  que  hous  auons  dit  qu'il  a  con- 
nue,  l*empefchoientd*en  auoir  cette 
opinion.  Celle  là ,  parce  qu'en  toute 
l'éternité  qui  a  précédé  la  création  , 
Dieu  s'eftoit  palfé  de  ce  corps ,  de 
forte  qu'il  n*y  auoit  point  de  faifon 
qu'il  s'y  attachaft  en  le  créant.  Celle 
Cy  5  parce  que  quelque  grand  que  foie 
le  monde  ,   il  eft  fini.      Or  eiKrele 


ChrestiennêT    I.  PartT  i^f 
fini  ô6  rinfini  il  n'y  a  aucune  propor*^ 
tion  ;  de  forte  que  s'il  fe  fuft  incorporé 
auec  Pvniiiers ,  comme  la  forme  fait 
auec  la  matière  ,  &:  Tame  raifonnable 
auec  le  corps  humain,  l'eftenduë  de  1^ 
matière  euft  efté  dans  ce  compofé  in-< 
Animent  excédée  par  celle  de  la  for- 
me.   Ce  qui  eft  tout  à  fait  hors  tics; 
termes  d'vne  conception  raifonnable* 
loignés  à  cela  que  nous   fuppofons 
icy  que  le  monde  a  efté  créé  par  la 
main  deDieu;tellemêt  qu'i  1  tient  lieu 
d'effeâ; ,  dont  la  Diuinité  eft  la  caufe. 
Et  la  Nature   nous  apprend   qu'en 
telles  fortes  d'vnions  la  forme  6c  la 
matière  ne  font  qu'vn  fujet ,  &:  ne 
conftituent  qu'vn  mefme  eftre.Par  cç 
qioyen  donc  la  caufe  fera  deuenud 
l'effed  ,  &:  Teffeâ:  fera  deuenu  fa  pro- 
pre caufe  y  contre  la  difpofîtion  de 
Tordre  naturel  des  chofes.    Et  veii 
qu'en  telles  coniondions ,  où  la  for- 
me eft  comme  vne  ame  qui  sépand 
par  tout  le  corps,  la  matière  doit  eftre 
fournie  de  certains  organes  qui  feruëç 
conuenablement  aux  diuerfes  puif- 
fanées  de  la  forme;  ôc  par  leiquellcs? 


ïîê  LA    Morale 

clic  exerce  ks  opérations  ,  d'où  pa- 
roift-il  que  le  monde  foit  ainfi  orga- 
nifé  ,  pour  feruir  aux  fondions  de  la 
Diuinité  ?  Où  refide  fon  intelligence? 
Où  a-t-clle  mis  le  fiege  de  Ces  appé- 
tits ?  Qui  ne  void  que  fon  aflcmblage 
cft  compofé  de  parties  qui  ne  font  que 
contiguës  les  vnes  aux  autres,  com- 
me les  pièces  dVne  machine  dont  le 
vray  moteur  eft  au  dehors  ,  Se  non 
continuées  d'vn  trait,  &  liées  par  vn 
mefme  efprit,qui  eftatinfuspar  tout, 
les  anime  de  les  viuifie?En  fin  nous  ne 
voyons  point  de  corps  animés  qui  ne 
s'entretiennent  en  leur  eftre  par  le 
moyen  de  ralimêt;&  plus  leur  eftre  eft 
exceller  &:  parfait,plus  auffi  eft  fcnlî- 
ble  le  befoin  qu  ils  ont  de  nourriture, 
plus  manifefte  le  foin  que  la  Nature  a 
eu  de  les  pouruoir  des  organes  ncçcf- 
faires  pour  le  receuoir  Se  pour  s^cn 
ayder,  Se  plus  reconnoiftablel'vtilité 
qu'ils  tirent  de  fon  vfage.    Qui  font 
toutes  chofes  dont  nous  ne  voyons 
aucune  trace  dans  TvniuerSjfoit  qu'on 
le  confidereen  fon  tout,  ou  dans  les 
parties  qui  le  compofent.    Sans  tirer 


Chrestienne^^  L  Part»  287 
^maintenant  en  ligne  de  conte  que  les 
reuolutions  des  cieux ,  &  les  circula- 
tions des  elemens^&les  autres  viciffi- 
tudes  &  mouuemens  de  la  Nature, 
font  trop  conftans  ô^  trop  déterminés 
à  vne  certaine  façon ,  pour  eftreefti- 
mes  les  mouuemês  d'vn  Dieu-animal, 
tel  que  cette  hypothefe  le  conçoit, 
veu  que  les  mouuemens  de  tous  les 
animaux  font  non  feulement  moins 
précis,  mais  merueilleufement  diucrs 
&c  fouuerainement  libres. 

Si  d'autre  part  il  y  auoit  quelque 
corps  auquel  Dieufuft  attaclié,*come 
Ariftoteapenfé  que  chaque  intelli- 
gêceeft  déterminée  à  l'orbe  lequel  el- 
I-e  mcutjil  faudroit  que  ce  fuft  le  Mon- 
de encore.  Or  eft-il  bien  vray  que  ce 
Philofophe  a  tafché  de  monter  par  les 
diuers  mouuemens  du  mode  à  la  con- 
uoiffancc  d'vn  premier  moteur,  efti- 
mant  que  les  elemens  meuuent  les 
corps  compofés ,  &  les  cieux  les  ele- 
mens ,  ck:  les  intelligences  les  cieux, 
&:  que  Dieu  infpire  la  vertu  de  mou- 
uoiraux  intelligences  mefmes.  Mais 
il  réleue  aiaii  au  delTus  de  tous  les 


i88  ï  A     M  OR  A  LE   7!i]^) 

corps ,  &:  ne  le  lie  pas  à  aucun  <f  eux  } 
comme  vn  Ixion  à  fa  roue.  Et  quand 
il  l'auroit  fait ,  fon  opiiiion  feiôit  im- 
portune &  bizarre.  Car  Dieu  eftant 
infini,  &:  par  confequent  prefent  par 
tout  5  il  n'eft  pas  befoin  qu'il  fe  lie 
au  monde  pour  le  mouuoir ,  puis  qu'il 
rembrafle,&:  quille  pénètre  de  tou^ 
tes  parts  ,  &c  qu'il  peut  également  Sa 
immédiatement  agir  en  chacune  de 
fcs  parties.  Et  au  fonds ,  comme  la 
fphere  n  eft  pas  l'intelligence  qui  la 
remue  ,  &:  ne  fait  aucune  partie  de 
ion  eftre  5  mais  luy  eft  de  beaucoup 
inférieure  ,  Se  eft  afluiettie  à  fon 
aflion  5  le  monde  ne  feroit  pas  non 
plus  la  Diuinité  quand  elle  le  re-* 
muëroit  ainfi  ,  &c  ne  pourroit  pas 
conftituer  aucune  partie  de  fa  nature* 
De  forte  que  T homme  deuroit  tou-^ 
jours  faire  abftradion  de  l'idée  de  là 
Diuinité  d*auec  le  corps  auquel  elle 
infpireroit  le  mouuement,  Se  la  con- 
fiderer  comme  vne  chofe  purement 
If  irituelle.  Mais  l'homme  en  fon  in- 
tégrité auoit  Pentcndement  trop  illu- 
ûiiné.pourne  reconnoiftre  pas  ce  que 

nous 


CHRÉStlENNE^^      t.    pARt.     tî^ 

hous  aùons  cy  dcffus  pofc  de  la  Diui- 
hicé  5  c'eft  qu'eftant  infime  &:  en  ef- 
fence  &:  en  vertus ,  elle  clè  tellement 
la  caufe  de  toutes  chofes ,  qu*elle  n'a 
du  tout  rien  de  femblable  aûcc  les 
creatutes  vifibles  &c  matérielles  ,  ny 
mefmes  de  proportionné  auec  les  im- 
matérielles, 6t  inuifibles,  quelles  qu'- 
elles foyent.    îl  euft  donc  aifément 
âpperceu  qu'il  refaite  de  là  neceilai- 
tement  qu'il  n'eft  ny  poilîble  ny  per- 
mis de  le  reprefenter  comme  on  rc- 
jprefcnte  les  corps  ,  foit  par  les  ouura- 
ges  de  la  main  ^  ou  par  les  imagina- 
tions de  la  fantaifie.     Car  ou  bien 
rimage  qu'on  en  formeroit  ,  fcroic 
pour  reprefenter  fon  eftremefme  :  ce 
qui  ne  fe  peut,  puis  qu'elle  eft  fpiri-» 
Quelle ,  ôc  qu'entre  ce  qui  eft  fpirituel 
&  ce  qui  eft  corporel  il  n'y  peut  auoiif 
de  reflemblance  ny  de  rapport.    Ou 
bien  ce  feroit  à  intention  de  repre- 
fenter Ces  propriétés  ou  fcs  adionspar 
le  myfterede  quelque embleme;Gom- 
me  on  defigne  la  viftefle  des  Anges 
par  des  ailes ,  5c  les  vertus  morales  par 
des  femblances  de  belles  femmes^  les 

T 


15)0  ï^    Morale 

vnes  auec  vne  efpée  en  la  main  les 
autres  auec  vne  balance  ,  &:  les  au- 
tres auec  quelque  autre  caraftere  de 
leur  difFerencerce  qu'il  neft  pas  per- 
mis d'eflayer  en  ce  qui  eft  delaDiui- 
nité  5  dautant  que  c'eft  ramener  fes 
propriétés  qui  font  infinies,  à  la  pro- 
portion des  chofes  qui  ne  le  font  pas. 
De  la  célérité  des  Anges  à  la  vifteffe 
des  oifeaux  ,  quelque  inégalité  qu  il 
y  ait  5  il  y  a  quelque  proportion  pour- 
tant 5  puis  que  les  vns  6c  les  autres 
mettent  quelque  efpace  de  temps, 
pour  petit  que  vous  le  vous  imaginics, 
à  trauerfer  vn  grand  6c  confiderable 
interualle.  Car  le  pafTage  des  Anges 
du  plus  haut  des  cieux  en  la  terre  , 
ne  fe  fait  pas  en  vn  inftant,  puis  que 
ce  font  des  fubftances  terminées  en 
leur  eftenduë  ,  6c  defquelles  on  ne 
peut  pas  dire  qu'elles  foyent  en  vn 
lieu  au  mefme  moment  indiuifible 
quelles  font  prefentes  en  vn  autre. 
Tellement  qu  il  n  y  a  point  de  dan- 
ger de  faire  feruir  l'idée  de  la  viflefle 
du  vol  des  oifeaux  ,  que  l'on  exprime 
par  les  ailes  lefquelles  en  font  l'inftru-- 


Chr^stienne.  I.  PartT  ic)î 
meut,  àlâdefcriptiôn  fymbalique  dû 
itiouuemcnt  de  ces  Efprits.  Qaanc  à 
ce  qui  eft  des  Vertus  morales ,  la  con- 
ception de  leur  eirence  île  pâflant  pas 
itoftre  capacité  >  puis  qile  nous  fça- 
ûons  que  ce  font  des  habitudes  rai- 
fonnablcs  qui  prennent  leurs  formes 
&:leiirs  différences  de  certains  obicts 
qui  nous  font  cônnus3&:  des  diuerfcs 
relations  &:  circonftances  foiis  lef- 
quelles  on  les  cofîderc,  nous  pouuOns 
bien  obferuei:  les  ^apports  quelles 
ont  attec  les  chofes  corporelles,  &  les 
mefurer  d'vne  mefure  commune  qui 
en  mârqud  les  proportions.  Telle- 
ment que  rien  n'empefche  non  plus 
que  nous  ne  nous  fermons  de  l'idée 
delà  modcftic  ôc  delà  beauté  d'vne 
femme  ,  pour  crayonner  en  quelque 
forte  Texcellence  de  la  vertu  à  la  re- 
garder en  gênerai  ;  &:  de  la  figure  dV- 
ne  balance ,  qui  eft  rinltrument  donc 
©n  égale  les  poids  des  chofes ,  pour 
fignifler  Texaditude  auec  laquelle  la 
droite  raifon  d'vn  homme  iufte  balan- 
ce les  àftions  &  les  recompenfes  ,  oïl 
l'eftimation  des  chofes  qui  font  dans 

T    z 


25)1  LA    Morale 

le  commerce  du  monde ,  pour  les  ré- 
duire à  régalité.  Mais  parce  qu'il  n'y 
peut  rien  auoir  entre  les  choies  cor- 
porelles qui  ne  foit  fini,  Se  qu'au  con- 
traire il  n'y  peut  rien  auoir  en  Dieu 
qui  ne  foit  infini  abfolument ,  il  ne 
peut  eftre  par  quelque  raifon  que  ce 
foit  5  ramené  à  la  fimilitude  des  corps, 
qu'il  ne  foit  auflî  ramené  à  leur  pro- 
portion ;  ce  qui  eft  vn  def  honneur 
à  fa  gloire.  Et  puis  que  nous  ne  pei- 
gnons les  chofes  fpirituelles  ,  finon 
parce  qu  en  connoiffant  leur  nature , 
&  comprenant  leurs  propriétés ,  nous 
pouuons  iuger  des  rapports  qu'elles 
ont  auec  les  corporelles  fous  les  em- 
blèmes defquelles  nous  les  nous  te- 
prefentons,  ou  bien  il  faut  que  nous 
ayons  cette  prefomption  de  nous  mef- 
mes  que  nous  comprenons  la  Diui- 
nité,  ce  qui  eft  infupportable  dans  la 
créature  ;  ou  bien  fi  nous  la  voulons 
portraire,  nous  commettons  vn  atten- 
tat auffi  déraifonnable  en  luymefme, 
puis  que  nous  reconoiffons  que  nous 
ne  la  comprenons  pas ,  qu*il  eft  iniu- 
lieux  à  fa  Maiefté.  Et  certes  ce  n'eft 


ChrEstienne  I.  Part,  i^j 
pas  fans  quelque  bonne  raifon  que 
î'Efcriture  nous  rapportant  Thiftoire 
de  la  création  de  l'homme  ,  nous  dit 
bien  que  Dieu  a  parlé  à  luy ,  mais  ne 
nous  fait  aucune  mention  qu'il  luy 
foit  vifîblement  apparu  fous  quelque 
figure  corporelle.  Car  quant  à  la 
voix^Dieulapouuoit  former  en  Tair, 
fans  donner  occafion  à  Thomme  de  fc 
rien  figurer  en  luy  qui  fuft  corporel; 
ôc  mefmes  en  parlant ,  de  toutesfois 
n'apparoiflant  pas^illuy  donnoit  fuj^t 
de  penfer  qu'il  eftoit  inuifible  quant 
à  luy,  &  que  s'il  faifoitouïr  vne  voix, 
c'eftoit  parce  qu^autrement  il  n'euft 
pas  peu  commodément  auoir  com- 
munication auec  rhomme.  Au  lieu 
que  s'il  fe  fuft  prcfenté  en  quelque 
figure  vifible  ,  &  principalement  en 
l'humaine^il  euft  peu  luy  mettre  quel- 
ques idées  incommodes  dans  Teiprit, 
dont  il  ne  fe  fuft  point  défait  qu'à 
force  de  raifonnement.  Mais  à  la 
vérité  depuis  le  péché  il  s'eft  afiés 
fouuent  apparu  de  cette  façon,  parce 
qu'encore  qu'il  ne  vouluft  pas  qu'on 
creuft  qu'en  fon  efTence  il  fuft  corpo- 

T    3 


1^4  ^  ^    Morale 

rcijil  iugcoit  neâtmoins  expédient  de 
faire  voir  quelques  prefages,  ^^doner 
quelques  preflentimens  de  cette  di-?  ' 
uine  incarnation  qu'il  a  depuis  reue- 
l^e.  C'eft  donc  par  vne  excellente 
laifon  qu'après  auoir  donné  le  com- 
mandement qui  défend  d'auoir  d'au- 
tres Dieux  deuaut  luy,  il  a  fait  fuiure 
immédiatement  en  fa  Loy  la  feuere 
prohibition  de  le  reprefenter  corpo- 
rellement ,  fous  quelque  figure  que 
que  ce  puifîe  eftre.  Et  ce  que  dans 
les  Prophètes  il  découure  tant  d'inr 
dignation  contre  ceux  qui  en  vfenç 
autrement,  ce  n'eft  pas  pour  s'accom- 
pioder  ou  à  quelques  peuples  ,  ou  i 
quelques  temps^ny  pour  feruir  à  quel- 
que Difpenfation  particulière  -,  c'eft 
pour  nous  donner  vne  déclaration  de 
fa  volonté,  laquelle  foit  inuariable  eu 
tous  lieux  &:  en  tous  temps  ,  dautan; 
qu  elle  eft  fondée  dans  la  nature  im- 
muable de  fon  eftre. 


Chrestienne,    I.  Part.    25 j 

àààÈààà-'ààÈàààààà 

C  0  N  s  I  DERJTION 

de  ce  que  la  Nature  enfeignoit  de 
Dieu  au  commencement  y  a  l'égard 
de  fa  n^rouiience  ;  ^  de  ïinflru- 
Ûion  que  l'homme  en  deuoit  tirer 
four  la  l^ieté, 

A  Près  aiioir  ainfî  connu  qu'il  n'y 
a  qu  vn  Dieu ,  &  qu'il  eft  d'vne 
nature  toute  diffemblable  delà  coii- 
dition  des  corps ,  la  plus  proche  con- 
fideration  à  laquelle  Phorame  a  deu 
pafler ,  eft  celle  de  fa  Prouidencc. 
Car  deux  chofcs  l'y  conduifoyent  ma- 
nifeftemet.  L'vne  eft  que  Dieu^com- 
me  nous  auons  dit ,  eft  vn  entende- 
ment infini ,  qui  quand  il  auroit  trou- 
ué  le  Monde  produit  par  la  vertu  de 
quelque  autre  caufe  que  par  la  puif- 
iance  de  Ùl  main  ,  feroit  d'vn  cofté 
porté  de  fon  inclination ,  &:  de  l'autre 
autorifé  par  fa  naturelle  dignité  ,  à 
çn  prendre  le  gouuerneraent ,  poui: 
çmpçfcliçi:  que  Iç  defordre  ne  s'y  mift^ 

T4 


tSf€  lA    MORAIE. 

de  parle  defordre  la  mine  autrement 
ineuitable.     Car  dans  le  monde  il  y  a 
1X01$  chofes    :    La  matière  5  les  for-t 
mes  particulières  de  chaque  créature j 
&:  l'aflemblage  d*elles  toutes  3^  qui  luy 
donne  le  nom  de  Monde  ,  à  caufe  de 
fon  ordre  &  de  fon  ornement  ,  &:  le 
tiltre  d'Vniuers,  parce  quM  enferme 
toutes  les  chofes  corporelles  dans  fori 
enceinte.    Or  ny  cet  ordre  vniuerfel 
de  toutes  les  parties  du  Monde  ne  fe 
peut  pas  entretenir  de  foy  mefine  long 
temps,^  non  plus  que  les  diuerfes  pie- 
ces  d'vneMonllre,  fi  quelque  ouurier^ 
n  y  met  la  main  :  ny  les  formes  partir, 
culieres  des  chofes  ne  fe  peuuent  pas 
conferuer  dans  la  diflipation  du  tout  : 
ny  la  matière  mefme ,  parce  qu'elle 
n'a  pas  fon  eftre  de  toute  éternité, c'eft 
à  dire  d'elle  mefme ,  comme  Platon  fe 
Teft  figuré  ,  mais  qu'elle  a  eu  com- 
mencement par  l'efficace  dVne  caufe 
qui  Ta  produite ,  ne  fe  pourroit  pas 
maintenir  fans  le   concours  &c  Vin- 
fluence  de  quelque  eilre  plus  puiffant, 
qui  arrefte  la  propenfion  qu'elle  pour- 
;ifoit  auoir  à  fon  ancantilTement.  Or  /i 


Chrestienne.  1.  Part.  2^7 
nous  auons  regret  de  voir  périr  de 
beaux  ouurages  ,  faute  d'eftre  bien 
entretenus ,  encore  que  nous  ne  les 
ayons  pas  faits  ,  quelle  auerfion  doit 
on  penfer  que  TÊntendement  diuin 
deuft  auoir  a  la  ruine  du  Monde  ;  fur 
tout  y  ayant  des  créatures  raifonna^ 
blcs  ,  comme  font  les  hommes ,  qui 
fî  elles  fe  maintenoycnt  en  leur  intc-p 
grité  5  feroycnt  dignes  de  fa  Proui- 
dence  Se  de  fon  foin  ,  quand  il  ne  les 
auroitpas  formees?L'autrc  eft,queluy 
mefme  auoit  crée  TVniuers  ,  &:  que 
fon  honneur  eftoit  en  quelque  façon 
intereffé,  comme  fes  affeftiôs  eftoyent 
engagéeSjà  la  conferuation  de  fon  ou^- 
urage.  Car  il  eft  naturel  à  toutes 
caufcs  qui  ont  quelques  fentimens 
d'afFedion,  d'ay  mer  ardemment  leurs, 
produdions  :  3c  c'eft  le  propre  des; 
caufes  intelligentes  de  les  aimer  dau-. 
tant  plus  5  qu'elles  y  ont  pUis  déployé 
de  fagefTe  ,  d'induftrie  ,  &:  d'art  ,  ôc 
de  s'intereiTerdans  leur  conferuation, 
come  en  chofe  qui  touche  leur  gloire: 
EneffetjfijCÔme  nousfauos  cydeflus 
xemar(jué;,labôté  de  Dieu  a  elle  capa- 


±98  lA    Morale 

ble  de  Tinciter  à  doner  l'eflrc  aiîModc 
à  rheure  qu'il  ne  Taucit  pas ,  il  y  auoit 
bien  plus  de  raifon  de  croire  que  cet- 
té  mefme  bonté  le  luy  conferuoit 
après  le  luy  auoir  donné.  Parce  quV- 
ne  chofe  quin*eft  point,  n'eft  pas  en- 
core vn  obiet  d'amour ,  ny  par  la  con- 
fideration  de  fon  eftre  ,  ny  par  celle 
d'aucunes  qualités  ouproprietés  donc 
il  foit  accompagné.  Ainfi  cette  bon- 
té de  Dieu  qui  s'ell  déployée  en  la 
création  du  monde  ,  n'a  point  eu  de 
caufe  hors  d'elle  mefme  qui  l'ait  in- 
duite à  agir  i  c'eft  de  fon  pur  3c  fimple 
mouuement qu'elle  s'y  eftportéc.  Au 
lieu  qu'vne  chofe  qui  eft  ,  èâ  qui  ou- 
tre Fcftre  a  des  qualités  recommanda- 
bles  ,  comme  le  Monde  en  auoit  en 
fan  integ-rité  ,  eft  vn  obiet  de  dile- 
ction^qui  a  en  foy  mefme  quelques  at- 
traits capables  d'émouuoir  cette  bon- 
té ,&:  de  l'attirer  à  le  mamtenir^  en  le 
fouftenant  par  la  mefme  vertu  qui  fa 
premièrement  créé  ,  &:  en  le  gouuer-^ 
nantpar  fa  Prouidence. 

Or  parce  que  le  Monde  eftoit  fork 
Quurage  en  toutes  {es  parties  ,  il  xxy 


Chrestiinne.  I.  Part.  19^ 
en  a  eu  aucune  fur  qui  le  foin  de  cette 
Prouidence  n'ait  deu  s*ctendie ,  poin? 
conferuerreftre  aux  chofes  qui  font, 
entretenir  lés  efpeces  de  celles  qui  vi-^ 
uent  5  fournir  à  celles  qui  font  douées 
de  fentiment  des  forces  pour  leurs 
fondions  ,  prcfider  fur  le  meflangc 
des  elemens  &:  fur  la  compofition  des 
corps  5  régir  les  altérations  &  les  cir- 
culations des  elemens ,  ^ouuerner  les 
mouuemens  dts  cieux  5  animer  Se  vi- 
uifier  toutes  les  parties  de  la  Nature* 
Mais  parce  que  Tliomme  eftoitla  plus 
excellente  créature  dont  le  monde 
fuftcompofé  3  Scelle  à  laquelle  tou^ 
tês  les  autres  aboutifToyét  en  quelque 
forte  comme  à  leur  fin ,  Thomme  a 
deu  auoir  cette  opinion  de  la  Diuini^ 
té ,  que  c'eftoit  principalement  &  fur 
luy  &  pour  luy  que  s'exerceroit  cette 
Prouidence.  Et  de  fait ,  fi  ce  que 
difent  les  Philofophes  eft  véritable, 
que  le  rapport  qu'a  la  coferuation  des 
chofes  à  leur  création  ,  eft  comme 
celuy  de  la  ligne  à  vn  points  c*eft  à  fça- 
uoirque  ceft  comme  vn  flux  &:vne 
continuation  de  l'adion  par  laquelle 


joo  tA   Morale. 

les  chofes  ont  efté  premier cmcnrt 
créées,  de  mefmes  que  lafagcflTe,  &  la 
puiffance  ^  &  la  bonté  de  la  Diuinité  , 
Je  font  déployées  d'vnc  façon  plus  fi- 
gnalée  en  la  formation  des  cftres  les 
plus  excellens  ,  il  cft  conuenablc 
qu'elles  fe  manifeftent  auec  vn  foin 
extraordinaire  en  leur  adminiftratiqn 
&  en  leur  conduite.  De  forte  qu'en 
toutes  les  autres  parties  du  Monde 
riiomme  a  deu  reconnoiftre  cette 
Prouidencc  ,  ࣠ la  confidercr  auec 
refped  :  mais  à  fon  égard  propre ,  dz 
en  ce  qui  le  concernoit ,  outre  le^rcf- 
peâ:  qu'il  luy  deuoit ,  il  l'a  dcu  confi- 
ilerer  auec  reifentiment  dVne  parti-^ 
culiere  obligation^parce  quelle  auoit 
pour  luy  des  foins  plus  particuliers ,  &: 
des  aftcdions  plus  tendres.  Cela 
donc  ,  quand  il  fuft  demeuré  tout 
feuljle  deuoit  obliger  à  n'auoir  point 
d'autres  penfées  de  la  Diuinité  ,  ny 
de  la.  bonté  ,  iuftice  ,  Se  fapience  de 
fa  conduite,  finon pleines  d'honneur 
&c  de  reuerence.  Mais  H  n'efloit  pas 
créé  pour  demeurer  feul.  Il  deuoit 
premièrement  cflrc  conioint  par  m^-^ 


Chrestiemne    I. 'Part^    jor 

riage  auec  vne  femme  :  ce  qui  cft  la 
première  focietc ,  &:  le  fondement  de 
toutes  les  autres.  Puis  après,  il  deuoit 
âuoir  des  enfans  ,  àc  compofer  ainfi 
vne  mefme  famille  auec  eux  ,  de  la- 
quelle il  feroit  le  chef  :  ce  qui  eft  la 
première  production  de  Talliance  du 
mariage  ,  &:  le  modcllc  de  toutes  les 
autres  focietés.  En  fin,  ces  enfans  là 
deuoyent  auoir  d'autres  enfans  ,  ^ 
compofer  auffi  à  part  leurs  familles 
auec  eux  :  ce  qui  feparant  les  familles 
des  enfans ,  tant  les  vnes  d'auec  les 
autres  ,  que  d'auec  celles  du  Pcrc 
quant  à  l'habitation  ,  &:  neantmoins 
conferuant  communion  ^  focietc 
auec  elles  quant  aux  vfages  de  la  vie 
&:  à  la  conuerfation  ,  faifoit  vne  ef- 
pece  de  police  naturelle.  Et  fi  nous 
nous  figurons  que  le  monde  euft  fub- 
fifté  long  temps  en  cet  c liât,  il  faudra 
pareillement  conceuoir  que  ces  poli- 
ces fe  fuffent  beaucoup  m.ultipliées. 
Or  l'inllrument  de  la  conuerfation  ^ 
de  Tvfage  de  toutes  ces  focietés ,  eft 
la  parole.  C'eft  par  ce  moyen  là  que 
le  mary  &:  la  femme  communiquent 


'^'oi  ï*A  Morale 

entre  eux  :  c'eft  parce  moyen  là  que 
le  père  communique  auec  fes  enfans^ 
&:  les  enfans  auec  leur  père  :  c*eft 
enfin  parce  moyeh  là  que  les  familles 
qui  fe  font  feparées  les  vnes  des  au- 
tres, comme  de  petites  colonies ,  qui 
s'épandent  en  diuerfes  régions,  com- 
muniquent entr*elles  refpeftiucment, 
&:  entretiennent  la  communion  que 
la  diuerfité  d'habitation  auroit  autre- 
ment abolie.  Et  quand  ie  dis  la  pa- 
role, i'entens  celle  qui  explique  la  vé- 
rité ,  &:  qui  eft  Tinllrument  &:  fin- 
cerprete  de  la  bonne  foy  ,  fans  la- 
quelle il  n'y  peut  auon*  de  focictc 
entre  les  hommes.  Car  la  parole  fert 
dans  la  focieté  à  grande  quantité  de 
chofes  5  mais  principalement  à  trois. 
L*vne  concerne  le  témoignage  qui 
regarde  les  chofes  paflees  ,  ôc  qui  fert 
aux  luges  &:  auxMagiftrats  à  fonder 
leurs  iugemens.  L'autre  touche 
l'eftat  des  chofes  prefentes,&  fert  aux 
perfonnes  tant  publiques  que  parti- 
culières ,  à  former  leurs  refolutions 
^  leurs  dcilems.  La  troifiefme  re^ 
garde  les  promeiTes  pour  l'auenir ,  êc 


Chrestïennë    I.    Part?     30} 
ïcrt  à  eftablir  les  conuentions  ôc  les 
contraûs  que  les  hommes  font  entr*- 
€ux.    Si  donc  la  vérité  &  la  bonne 
foy  ne  règne  dans  les  témoignages  , 
ks  iugemens,  dont  la  droiture  eft  or- 
dinairement fondée  fur  la  depofition 
des  témoins  ^  feront  entièrement  per- 
uertis.    Si  elle  ne  règne  dans  les  rap- 
ports furlefquels  chacun  eftablit  fcs 
délibérations  ,  les    confultations  fe 
feront  à  contrefens ,  6c  les  affaires  du 
public  5  Se  celles  des  particuliers  fe- 
ront renuerfées.      Enfin  ^  fi  elle  ne 
rcgne  dans  les.  promeffes  &:  dans  les 
conuentions  ,  tout    commerce  fera 
incontinent  banni  de  la  terre.    Or 
là  où  CCS   chofes  n'auront  point  de 
lieu  5  qu'elle  focieté  fe  peut  confer- 
uer  entre  les  hommes  ?  Parce  donc 
que  lacjorruption  laquelle  eft  arriuée 
au  monde  ,  a  donné  aux  hommes  de 
grandes  inclinations  à  tromper  Se  à 
mentir  ,  leur  parole  eftant  deueniic 
fufpeûe ,  parce  qu'on  fe  défie  de  leur 
bonne  foy,  il  a  falu  trouuer  quelque 
moyen  de  la  rendre  ferme  &  inuaria- 
ble.     £t  ce  moyen  là  c'eft  que  le$ 


^ô4  l'A   Morale 

hommes  eftans  imbus  de  cette  nattt^ 
relie  notion  que  la  Prouidence  dô 
Dieu  gouuerne  tout  Tvniuers,  &que 
^la  principale  partie  de  cette  Proui- 
dence confifte  non  pas  feulement  à 
conferuer  le  genre  humain,  mais  auflî 
à  punit  le  vice  &:  à  recompenfer  la 
^  Vertu  ,  à  maintenir  la  vérité ,  &:  à  ma- 
nifefter  ôc  confondre  le  menfonge  , 
Dieu  a  voulu  que  cette  couftùme  fe 
foit  introduite  entre  les  hommes , 
d'appelier  cette  Prouidence  auec 
quelque  imprécation ,  pour  la  con- 
firmation de  leur  parole.  Car  le  fer^ 
ment  n'eft  autre  chofe  fmon  Tinuo-^ 
cation  du  nom  de  Dieu, pour  atteftef 
de  la  vérité  de  ce  que  l*on  dit ,  pour 
manifefter  le  menfonge  à  la  confu- 
fiondc  celuyquile  prononce,&:  pouf 
faire  tomber  fes  épouuantables  iuge- 
mens  fur  celuy  qui  employé  ce  faint 
nom  à  faux,  &:  auec  intention d*en 
colorer  &:  d'en  couurir  Ces  perfidies* 
Et  c'eft  vne  chofe  Ci  naturelle  ôc  fi 
fainte  en  elle  mefme,  dans  Teftat  où 
nous  nous  trouuons  maintenant,  que 
Dieu  met  entre  les  parties  de  fon  fer- 

uice 


ChrestienmeT    i.  Part."    joy 
uicc  la  couftume  de  itircr  par  fon  nom 
ca  d'importantes  occafîons,^  que  luy 
mefmepour  la  confirmation  de  fa  pa- 
role vfe  qu^lquesfois  de  iurcment  ; 
mais  parce  qu'il  ne  peut  iurer  par 
vn  plus   grand  ,  au  lieu  que  nous 
iurons  par  luy  ,  il  faut  qu'il  iure  par 
foy  mefme.  Or  eft-il  vray  qu'en  cette 
intégrité  delà  Nature,  que  nous  con- 
fiderons  maintenant ,  parce  qu'il  n'y 
euft  point  eu  de  foiipçon  de  menteric 
&:  de  tromperie  entre  les  hommes,  &: 
que  les  iugemens  qui  font  à  cette 
heure  envfage  ,  nylescontracts  que 
nous  faifons  ordinairemët  entre  nous, 
excepté  celuy  qui  confifte  au  maria- 
ge 5  ny  la  plufpart  des  délibérations 
dont  l'eftat  delà  vie  dépend^n'eulfcnc 
point  efté  neceflaires,  ô^n'euffent  par 
confequent  point  eu  de  lieu,  il  n'euil 
point  efté  befoin  d'appeller  Dieu  à 
témoin  comme  nous  faifons   à  cette 
heure,poureftre  le  vangem-  du  men- 
fonge  &:  le  garent  de  la  vérité.   -C'eft 
pourquoy  cette  defenfe  ,  Tu  nepren- 
dras  poim  le  nom  de  l Eternel  ton  Bief^ 
en  vdin ,  &;  cette  dénonciation  s  car 

V 


30^  ÏA    Morale 

Dieti  ne  tiendra  f  oint  four  innocent  celuy 
qui  f  rendra  fon  no7n  en  vain  ,  qui  vient 
incontinent  en  ordre  après  les  deux 
premiers  commandemens  de  la  Lôy, 
a  bien  fans  doute  fon  fondemët  dans 
la  créance  de  la  Prouidence  ,  dont 
l'homme  deuoit  eftre  profondement 
imbu  au  commencement.  Mais  en 
ce  qui  regarde  les  fermens,  elle  eft  ac- 
commodée à  Teftat  prcfent  des  cho- 
ics  du  monde,  &:  àla  neceffité  de  cet- 
te forme  de  focieté  qiie  nous  auons 
entre  nous  depuis  le  péché.  Ncant- 
moins ,  entant  que  cette  partie  de  la 
Loy  comprend  le  commandement  de 
ne  parler  de  Dieu  &:  de  fa  Prouiden- 
ce qu'auec  refpeft^&i  d*auoir  toûiours 
en  fouueraine  vénération  &:  (es  vertus 
àc  fes  voyes  ,  c'eft  à  dire,  fa  conduite 
&:  fon  adminiftration  ,  c'eftoit  indu- 
bitablement vn  deuoir  inuiolable  de 
la  Nature.  Tellement  que  c'a  elle 
auec  vne  finguliere  fapience  ,  que 
Dieu  voulant  renouueller  la  Loy  de 
Nature  dans  cts  quatre  commandc- 
me;ns  qui  compofent  la  première  Ta- 
ble 3  il  y  a  mis  ce  précepte  icy  ,  qui 


Chrestienîïe.  I.  Part.'  507 
ne  donne  pas  feulement  aux  hommes 
vne  reigle  de  leurs  aftions  en  Toccur- 
rence  des  fermens  ,  mais  vne  leçon 
éternelle  de  reucren  ce  &  de  refpe£t 
cnuers  la  Prouidcnce  de  Dieu  ,  qui 
oblige  la  créature  en  quelque  eftat  Sc 
fous  quelque  difpenfation  qu'elle 
puiiTe  eftre. 

COl^S  I  DE  RJTIO  N 

de  ce  que  la  Nature pouHoit  enfei- 

gner  a  l'homme  touchant  la 

manière  de  Jèruir  Dieu, 

LEs  trois  réflexions  que  nous  ve- 
nons de  faire  fur  la  nature  de  la 
Diuinité  ;  Qii'il  n'y  a  qu'vn  Dieu  ; 
Qu'iln  eft  pas  corporel  ;  Qu^ilnefait 
rien  que  fagement  Se  dans  toutes  les 
règles  d'vne  fouueraine  vertu  ;  fem- 
blentd*abord  engendrer  pluftoft  dans 
les  efprits  deshÔmes  des  conceptions 
negatiues ,  qui  défendent  ce  qui  cft 
mauuais  ^  que  des  mouuemens  affir 

V  z. 


3o8  lA     Morale 

matifs  y  qui  nous  portent  à  ce  qui  cft 
bon .  Et  de  fait ,  les  commandcmenç 
dont  ils  ont  fourni  la  matière  dans  la 
première  Table  de  la  Loy  ,  font  tous 
conceus  en  termes  prohibitifs ,  qui 
interdifent  le  mal  à  Miomme  ;  &  non 
en  paroles  imperatiues  ,  qui  luy  or- 
donnent le  bien.  Tellement  que  de 
primabord  il  pourroit  fembler  que  les 
deuoirs  aufquels  ces  commandemens 
6c  ces  conceptions  nous  obligent  , 
confifteroycnt  pluftoft  à  nous  abfte- 
nir  de  faire  les  cliofes  qui  font  capa- 
bles d'offenfer  Dieu  ,  que  non  pas  à 
faire  celles  qui  luy  peuuent  eftrc 
agréables.  Neantmoins  il  faut  icy 
cofidererattentiuementdeux  chofcs. 
L'vne  eft  ,  que  ces  conceptions  ne- 
gatiues  en  contiennent  de  pofitiues 
neceffairement.  Car  qui  dit  qu'il  n'y 
a  qu'vn  Dieu,  dit  certainement  qu'il 
y  en  a  vn  :  qui  dit  que  ce  Dieu  là  n'eft 
point  corporel ,  dit  auifi  qu'il  eft  fpi- 
rituel  en  fa  nature  :  &c  qui  dit  qu'il  ne 
fait  rien  qui  ne  doiue  eftre  confidere 
auec  honneuT&:  refpect ,  donne  ailés 
a  entendre  qu'il  fait  des  chofes  qui 


Chrestienne.   I.   Part^    309 
doiuent  eftre  cpnfiderécs  auec  rcue- 
rcnce.  L'autre  eft,  que  Thomme  eft 
vn  principe  deftiné  à  rexercice  des 
boruics  aftions ,  &  non  pas  à  la  fimple 
ceiFation  des  mauuaifes.    Car  les  fa- 
cultés qu'il  aluy  ontefté  dônces  pour 
agir  ,  autrement  elles  feroycnt  inuti- 
les 5  &c  ne  feroyent  pas  des  facultés  ; 
&  s'il  n'auoit  efté  créé  que  pour  s'ab- 
ftenir  d'agir  en  telles  fortes  d'opéra- 
tions que  font  celles  de  la  pieté  &:  de 
la  vertu ,  il  ne  falloit  que  le  priuer  ou 
de  vie  &:  de  fentiment  ,  comme  les 
cailloux,  ou  au  moins  certes  deraifon, 
comme  la  Nature  a   fait  les  beftes. 
Ces   trois  reflexions  donc  ont  deu 
obliger  l'homme  à  agir  côformement 
à  la  nature  de  fon  obiet  &:  de  fes  pro- 
pres puilTanccs.    La  première  ,  à  ho- 
norer Dieu  y  &c  à  auoir  pour  cela  tou- 
tes les  propenfions  5  toute  la  conftan- 
ce  5  &:   toute  l'ardeur  que  requiert 
rcxceilence   infinie  &:  la  grandeur 
immenfe  d'vn  eftre  fi  faint  &:  fi  glo- 
rieux, dontla  feule  idée  doit  remplir 
Tame  de  l'homme  d'admiration  ,  d'a- 
mour 5  de  de  reuerence.    La  féconde, 

y  i 


'^1©  Va     m  cari  e 

à  l'honorer  des  mouuemens  de  Pen- 
rendement  &c  de  la  volonté  ,  c'cftà 
dire  ,  des  puiflances  les  plus  pures  &f 
les  plus  fpirituelles  qui  foyent  en  luy, 
dautant  que  c'eft  vn  eflre  purement 
fpirituel ,  ôc  qui  n*a  rien  de  méfié  auec 
la  matière.  Car  ce  q^ie  noftre  Sei- 
gneur a  dit,  que  Dieu  efi  ejprit  ,  é^ 
^iiil  dime  ceux  qui  l adorent  en  efprit  ce* 
en  vérité ^  ed  vne  inftruâ:ion  tirée  des 
four  ce  s  mefmes  de  la  Nature.  La 
troiiîeme  ^à  penfer  de  fa  Prouidence 
auec  refl'entiment&  vénérations^  où 
les  occafions  s'en  prcfenteroyent  ,  à 
en  parler  en  termes  qui  euffent  vu 
parjfait  rapport  auec  cette  intérieure 
difpofition  de  fa  confcience..  Et  cel^ 
fe  prouue  aflés  de  foy  mefme  fans  au- 
tre raifonnement. 

Mais  bien  que  cela  foit  fans  doute 
quelque  chofe  de  beau  &:  de  grand ,  la 
Nature  pourtant  exigeoit  encorç  de 
luy  quelque  perfeftion  dauantage.  le 
viens  de  dire  qu'il  a  dcu  parler  de  la 
Prouidence  de  Dieu  où  tes  occafions 
s'enprefentoyent ,  &:  où  la  rencontre 


Chrestienne.  I.  Part.  311 
des  obiets ,  &  des  circonftances  donc 
ils  eftoyent  accompagnes  ,  attiroit 
&  obligeoit  fes  puifl'ances  à  leurs 
opérations  j  i'adioufte  icy  qu'il  en  a 
deu  chercher  les  occafions  ,  s'il  fc 
vouloir  fuffifamment  acquitter  du  de- 
uoird'vnc  créature  vrayement  raifon- 
nable.  Car  d'vn  cofté  la  )3iuinité  le 
meritoit  ainfi  ,  foit  que  vous  ayé$ 
égard  à  fa  naturelle  excellence ,  foit 
que  vous  regardiés  aux  étroittes  &  in* 
comparables  obligations  que  l'hom- 
me luy  auoit  en  cet  cftat  là  :  &C  de 
l'autre  ,  c'eft  la  nature  de  l'amour ,  ôc 
des  vifs  &  profonds  reflentimens  de 
gratitude  après  des  bienfaits  receus  , 
quedeprêdre  plaiiîr  à  parler  de  ceux 
qu'on  aime ,  &  défaire  fouuent  men- 
tion de  ceux  par  qui  on  a  cfté  obligé. 
Et  comme  Taftedation  du  filence  en 
telles  chofes,  eft  vne  marque  indubi- 
table ou  d'orgueil ,  ou  d'ingratitude  , 
oumefmes  de  tous  les  deux  ;  la  froi- 
deur &  la  lenteur ,  quand  il  n'y  auroic 
point  d'afFcdation  ,  eft  le  caraderc 
d'vn  efprit  peu  reconnoiffant  ôc  peu 
fenfible.    Or  ces  occaiions  de  parler 

V  4 


jir  La    M  O  R  A  LE 

de  Dieu  &:  de  la  conduite  de  fa  Pro* 
nidence ,  deuoyent  eftre  ou  particu- 
lières 5  ou  publiques.    Et  pour  ce  qui 
eft  des  particulières ,  ie  n'ay  rien  a  en 
dire  de  précis ,  parce  que  le  iugement 
de  toutes  telles  occafions  dépend  des 
circonftâces  des  perfonnes,  des  lieux, 
ôc  des  temps ,  qui  bien  qu  elles  n'euf- 
fent  paseRé  fi  diuerfes dans rintegrité 
de  la  Nature,  comme  elles  font  main- 
tenant ,  n'euffent  pas  laifle  de  deuoir 
eftre  confiderees  auec  circonfpefliion,, 
pour  adminiftrer  fes  allions  auec  pru-« 
dence.    Carilyacette  différence  en-» 
tre  les  préceptes  de  la  loy  de  Dieu, 
qui  commandent^  &:  ceux  qui  defen-^ 
dent  quelque  chofe ,  que  de  ceux-cy 
Tobferuation  eft  vniuerfelle  en  tous 
lieux  5  èc  en  tous  temps ,  &:  en  toutes 
occafions  i  au  lieu  que  de  ceux  là  elle 
eft  reftrainte  ôc  limitée  par  la  variété 
des  circonftances.    Qiioy  que  ce  foit 
ne  doit  obligervn  homme,  en  quel- 
que eftat  qu'il  fe  rencontre  ,  à  adorer 
^utre  que  Dieu  :  mais  il  y  a  telle  ne- 
ceffité  dans  la  Nature,  comme, pour 
exemple,  celle  de  dormir^  qui  empef' 


ChrestienneT    I.  Part"     fij 
che  qu'on  ne  le  puifTe  toujours  adorer 
aduellemcnt ,  le  fommeil  ,  quand  il 
cft  neceflaire  ,  arreftant  les  fondions 
&  les  opérations  de  nos  facultés  fans 
blafme.    Adiouftés  à  cela  que  nos  fa- 
cultés peuuent  fans  fe  détériorer  3  cef- 
fer  éternellement  de  faire  vne  mau- 
uaife  adion  :  au  lieu  qu'au  contraire 
elles  ne  peuuentpas  fournira  en  pro- 
duire    éternellement     d'également 
bonnes.    Car  la  ceflation  de  l'adion 
eft  vn repos  5  dans  lequella faculté  ne 
trauaille  point  î  au  lieu  qvi'elle  fait 
quelque  effort  en  fon  opération ,  par 
où  elle  fe  lafle  auec  le  temps ,  &  vfe 
ejle  mefme  fes  organes.    Et  veu  que 
nous  auQS  dit  qu'en  Padoration  aduel- 
le  delà  Diuinité  ,  il  faut  que  Tenten- 
dément   de  l'homme     s'eftende  de 
toute  fa  puiffance ,  &,  s'il  fepouuoit, 
au  delà,  pour  effayer  d'égaler  la  gran- 
deur de  fon  obiet  5  qu'il  n'égalera  ia- 
mais  pourtant  ;  comment  fe  pourroit 
il  tenir  perpétuellement  tendu ,  fans 
eftre  obligé  de  ployer  quclquesfois  , 
ou  mefmes  auec    le   temps  de  fuc- 
comber  &  de  fe  rompre  î  Enfin  ^  Dieu 


314  L'a  Morale 

auoit  donné  à  Thommc  vne  vie  la- 
quelle  il  deuoit  partager  à  diuerfès 
chofes  félon  diuers  temps.  Autre 
eftoitpourluyle  temps  de  dormir,  &c 
autre  celuy  de  veiller  :  autre  celuy  de 
vacquer  à  la  confideration ,  &  poffi- 
ble  à  quelque  culture  de  la  terre  ,  ôc 
autre  celuy  de  s'adonner  à  la  contem- 
plation des  cieux  j  &:  autre  enfin  ce- 
luy de  s*éleuer  par  là  iufques  à  la  con- 
noifTance  de  Fauteur  des  cieux  mef- 
mes.  Ne  pouuant  donc  pas  fe  donner 
à  tant  de  chofes  tout  à  la  fois  ,  il  fal- 
loit  qu'il  diftribuaft  l'application  de 
fon  efprit  tantoft  à  Pvne  tantoft  à  Fau- 
tre.  Et  ne  faut  pas  douter  qu'il  n'euft 
parfaitement  bien  iugé  des  momens 
&:  des  occafions  félon  l'excellente  lu- 
mière de  fon  entendement,  quin'euft 
point  efté  ofFufqué  de  paflîons  Sz  de 
preiugés  ,  ny  embaraffé  des  difficul- 
tés qui  fe  rencontrent  à  cette  heure 
dans  la  plufpart  des  occurrences. 

Pour  ce  qui  eft  des  occafions  publi- 
ques ,  riiomme  ,  comme  i'ay  défia  dit, 
eft  né  pour  la  focieté  ,  &:  ila  vne  na- 
turelle auerfîon  à  la  vie  foîuaire.    Ec 


Chrestienne.  I.  Part^  315 
que  ce  foit  vn  inftind  de  la  Nature , 
Se  vne  inftitution  de  Dieu  ,  il  en  ap- 
pert en  ce  que  Dieuluy  a  donné  rvfa- 
ge  de  la  parole.  Car  pofé  le  cas  que 
l'home  n'euft  point  bcfoin  de  TIiquî- 
me  pour  ce  qui  eft  des  cliofes  necef- 
faires  à  la  vie  &:  à  fa  conferuation  5 
("comme  fans  doute  en  Tintegrité  de 
la  Nature  ces  befoins  n'euflent  efté 
ny  en  fi  grand  nombre  5  ny  fi  ordinai- 
res, ny  fi  preflans  qu'ils  font  mainte- 
nant; )  de  forte  qu'il  peuft  viure  tout 
feul ,  vacquant  à  la  contemplation  des 
chofes ,  fans  commerce  auec  perfon- 
ne  5  ôc  fans  conuerfation  5  cette  facul- 
té de  parler  laquelle  il  fentiroit  en 
foy,  luy  deuroit  donner  de  Tinclina- 
tion  à  chercher  de  la  compagnie. 
Parce  que  la  folitude  la  luy  rendroit 
inutile  ,  &c  Dieu  n'a  point  donné  à 
l'homme  vne  fi  excellente  faculté 
pour  néant.  Et  s'il  s'cù:  rencontré 
quclcun  qui  ayant  efté  ictté  par  la 
tempelte  dans  vne  ifle  tout  à  fait  dé- 
ferre ,&  vefcu  là  quinze  ou  vingt  ans 
fans  communication  ,  ait  eu  quelque 
répugnance  à  retourner  dans  la  con- 


ji5  LA    Morale 

ucrfation  des  hommes ,  quand  Dieu 
luy  en  a  fait  trouuer  ropportunité , 
c'eft  qu'vne  telle  forte  de  vie  conti- 
nuée ainfi  long  temps  ,  luy  auoit 
émouffé  les  fentimens  de  la  nature  ^ 
qu'il  a  fallu  réueiller  &:  comme  aigui* 
fer  tout  de  nouueau.  Or  la  focieté  ne 
confîftc  pas  feulement  en  la  commu- 
nication qu'on  peut  auoir  auec  vn  ou 
deux,  ny  mefmes  auec  plufieurs  fepa- 
rément  :  elle  cpnfîfte  à  auoir  commu- 
nication auec  vne  multitude  conioin- 
cement ,  autant  que  cela  fe  peut  faire 
fans  confufion  ôc  fans  defordre.  De 
fait  y  fi  la  plufpart  des  oifeaux  volent 
par  bandes  ,  &:  fi  la  plufpart  des  be- 
ftes  vont  par  troupeaux  ,  feulement 
par  cet  inftind  que  chacun  aime  la 
compagnie  de  fon  femblable  ,  quoy 
que  la  nature  ne  leur  ait  donné  ny  la 
parole  ny  la  raifon  ;  que  dcuons  nous 
iuger  de  la  nature  des  hommes  ôc 
de  leurs  inclinations ,  eu  égard  &:  à  la 
parole  &:  à  la  raifon ,  dont  l'vne  con-^ 
noift  incomparablement  plus  parfais 
cernent  la  reflemblance  qui  eft  entre 
eux  i  que  ne  peuuent  faire  les  ani* 


Chrestienne*  I.  Part.  317 
maux  ,  &:  l'autre  eft  vninftrument  in^ 
comparablement  plus  propre  pour 
former  &:  pour  entretenir  cette  focie- 
té  ,  que  les  voix  confufes  ôc  les  fons 
inarticulés  ,  foit  des  oifeaux ,  foit  des 
beftes  ? 

Les  hommes  donqucs  enflent  dcu 
chercher  les  moyens  de  fc  trouucr 
plufieurs  enfemble  ,  pour  communi- 
quer entr'eux  de  la  Prouidence  de 
Dieu  &:  de  fes  vertus ,  SC  pour  le  faire 
commodément ,  il  euft  fallu  neceflai- 
rement  qu'ils  eufl'ent  eu  des  iours  dé- 
terminés pour  cela  5  S>c  des  heures  afiî- 
gnées.  Car  autrement ,  s'il  n'y  euft 
eu  quelque  fignal  capable  d'eftre  en- 
tendu par  ceux  qui  deuoyent  lier  & 
entretenir  cette  focieté  ,  il  n'y  euft 
point  eu  d'ordre  ny  de  règle  pour  la 
conuocation  de  ces  aflemblées.  Or 
quel  euft  efté  le  temps  de  ces  aflîgna- 
tions  5  &c  à  quels  circuits  de  iours  ils 
les  cuflent  déterminées  ,  c'eft  chofc 
qu'il  n'eft  pas  aifé  de  deuiner  par  la 
fimple  confideration  des  principes  do 
la  Nature.  Le  quatrième  comman-^ 
dément  de  la  Loy  les  définit  à  la  reuo- 


jiS  ÏA  Morale 

lution  de  fept  en  fept  iours ,  &  ordcn^ 
ne  pour  cette  folemnité  le  dernier 
îour  de  la  femaine  :  mais  on  en  peuÊ 
alléguer  diuerfes  raifons  qui  ne  pou- 
uoyent  tomber  dans  Tefprit  du  pre^ 
'tnier  homme  ,  quand  bien  il  feroit  de- 
meuré dans  Tintegrité  de  fon  origine. 
Car  on  y  obferuela  confideration  que 
Dieu  y  auoit  faite  du  repos  des  ani- 
maux &:  des  feruiteurs  ;  &  celle  mef- 
mes  de  la  relafche  qui  cft  neceffaire 
aux  hommes  libres  dans  leurs  opéra- 
tions manuelles  :  ioint  la  relation  que 
cela  pouuoit  auoir  à  quelques  céré- 
monies de  la  Loy ,  auecque  les  autres 
chofes  de  cette  forte  ,  qui  pourront 
cftre  touchées  ailleurs  ;  qui  font  tou- 
tes raifons  dont  aucune  ne  pouuoit 
monter  en  Tentendementdu  premier 
homme.  L'exemple  de  Dieu  ,  dont 
il  eft  fait  mention  dans  ce  commande- 
ment, en  ce  qu'il  créa  le  monde  en 
lîx  iours ,  &:  qu'il  Ce  repofa  au  feptie- 
me  5  deuoit  bien  donner  en  cela  quel- 
que lumière  à  fon  raifonnement  ,  ôC 
déterminer  fa  volonté.  Mais  l'hom- 
me m^fme  ayant  efté  formé  comme  il 


Chrestienne.  1.  Part^  519 
fut  5  le  fixieme  &:  dernier  iout  de  la 
creatio.fi  Dieu  ne  luy  euft  en  quelque 
reuelation  particulière  donné  con- 
noiflance  de  la  dipcnfation  dont  il  y 
auoitvfé,  il  luy  eftoitimpofliblede  la 
deuiner  ;  &:  peut  eftre  qu'il  fe  fuftplu- 
ftoft  imao;inc  que  toutes chofes  auoyét 
cite  créées  en  vneiournee.  Quelques 
vns  ont  fait  icy  de  gentilles  fpecula- 
tions  fur  le  nombre  des  Plinetes ,  ^ 
fur  l'admirable  rencontre  de  la  domi- 
nation qu'on  fe  perfuade  quelles  ont 
fur  les  diuerfes  heures  du  iour.  Car 
ils  difent  que  fi  on  diuife  ,  comme  on 
fait  communémentjes  heures  de  cha- 
que iour  en  vingt  &:  quatre  ,  6^  que 
l'on  fe  figure  que  Saturne  ,  qui  efi: 
la  Planète  la  plus  haute  ,  &:  qui  a  don- 
né le  nom  au  Samedy,  domme  (lu-  la 
première  heure  de  ce  iour  là  ,  &:  lupi- 
ter  fur  la  féconde ,  &:  Mars  fur  la  troi- 
fieme ,  &:  ainfi  confecutiuement  iuf- 
ques  à  la  Lune ,  félon  la  fituatio  qu'on 
leur  donne  d'ordinaire  dans  la  Sphère; 
puis  après  qu'on  reprenne  cette  circu- 
lation par  où  on  auoit  commencé  ;  la 
Planète  du  Soleil  ne  manquera  pas  de 


510  La  AioR aie" 

venir  à  dominc^fur  la  première  heure 
du  Dimanche  ,  qui  eft  celuy  qu'on 
appelloit  autresfois  le  iour  duSoieiL 
Et  fi  en  continuant  S  conter  de  la  fa- 
çon on  aiïigne  à  Venus  la  domination 
de  l'heure  fuiuante  ,  &:  à  Mercure 
celle  de  la  troifieme  ,  &:  à  la  Lune 
celle  de  la  quatrième  ,  retournant  à 
Saturne  ,  puis  defcendant  6c  remon- 
tant par  la  mefme  gradation  5  la  Lune 
ne  manquera  pas  non  plus  de  fe  ren- 
contrer à  dominer  fur  la  première 
heure  du  troilîemeiour,  qu'on  appel- 
le Lundy  à  caufe  d'elle.  Ce  qui 
eftant  ainfi  pourfuiui  ,  Ton  viendra 
par  les  mefmes  règles  à  la  fin  dufep- 
tieme  iour  ,  qui  fe  trouuera  celuy 
qu'on  a  nommé  Vcdredy  à  Toccafion 
de  Venus ,  &:  alors  Saturne  reprendra 
la  fcigneurie  de  la  première  heure  du 
ioartuiuant,  pour  recommencer  vne 
autre  femaine  par  le  mefme  ordre. 
C'efl  fur  cela  principalement  que  fe 
fondent  ceux  qui  croyent  que  le 
nombre  feptcnaire  a  efté  déterminé 
par  la  Nature  ,  pour  donner  le  iufte 
tour  à  cette  reuolutio  des  temps,  dans 

le 


Chrestienne  I.  Part^  321 
le  circuit  defquels  ces  afl'cmbîées  ont 
deu  eftre  conuôquées.  Mais  outre 
que  plufieurs  doutent  que  le  premier 
homme  ait  eu  vne  eonnoiflance  fî 
exade  de  TAflronomiê ,  qu'il  peuft: 
faire  ainfi  d'abord  toutes  ces  fpecula- 
tions  fur  le  noiii  bre  des  Planètes  &  fur 
leur  fîtuation ,  la  diuifion  des  iours  en 
vingt  &:  quatre  heures  ne  femble  pas 
eftre  précifcment  de  Tinftitution  de 
la  Nature.  Quand  on  n'en  auroit  or- 
donné que  feize  ,  pour  en  donner 
quatre  à  chaque  quartier  du  iour  ,  le 
Soleil  5  comme  ie  penfe,  ntn  feroit 
pas  moins  bien  allé  :  de  fî  cette  ren- 
contre de  la  domination  des  Planè- 
tes fur  les  diuerfes  heures  du  iour  ne 
s'y  trouuoit  pas,  peut  eftre  s*y  en  trou- 
ueroit-il  quelque  autre  qui  ne  feroit 
pas  moins  agréable.  Quant  à  Tobfer- 
Mation  qu  on  fait  que  le  nombre  de 
fept  en  l'Ecriture  eft  ordinairement 
employé  pour  lignifier  quelque  per- 
fedion ,  c'eft  chofe  qui  comme  dvn 
cofté  elle  ne  fc  peut  pas  mer,  aufîi  de 
Tautre  iVeuft-elîe  pas  peu  aider  aux 
connoiflknces  du  premier  homme  ny 

X 


iii  ÎA    Morale 

de  fes  defcendans^s'ils  eufTent  pcrfiftè 
en  intégrité.  Car  TEfcriture  n'eft 
venue  quà  l'occafion  du  péché ,  ôc 
encore  long-temps  depuis.  Et  pout 
ce  qui  eft  du  feptenaire  mcfme ,  à  le 
confiderer  en  foy  ,  ie  ne  doute  pas; 
qu  auec  le  temps  les  hommes  n'cuf- 
fent  pris  plaiiir  à  la  connoiffance  dd 
l'Arithmétique ,  comme  à  celle  des 
autres  belles  fciences,  &  qu'ils  n'euf-* 
fent  fait  diuerfes  fpeculations  fur  les 
rencontres  des  nombres,  fur  leur  pa- 
rité ou  imparité ,  fur  les  proportions 
de  leurs  parties ,  fur  la  perfeftion  ou 
imperfeàion  qui  en  refulte,  àc  fur  les 
autres  chofes  de  cette  nature  ,  dont 
à  cette  heure  ont  fait  eftime  entre  les 
Mathématiciens.  Mais  iene  fçay  fi 
ce  n'euft  point  efté  pluftoft  vn  ieu  6c 
vne  récréation  innocente  de  leurs  ef- 
prits,  que  non  pas  vne  confiderâtiôn' 
ajffés  ferieufe,  pour  y  fonder  des  refo- 
lutions  &:  des  eltabliilemens  fi  graues 
que  font  ccu%  qui  regardent  la  Pieté 
enuers  Dieu.  Et  quand  nous  nous 
perfuaderionsqu*ils  n'en  euifent  pas 
moins  fait  de  cas  que  PJ-a-ton  êc  Plu- 


Chrestienne.    t.    Part]^    52^ 
tàrque ,  &  quelques  autres ,  en  ce  qui 
eft  de  la  création  du  Monde  ôc  de  ï% 
formation  de  l'Ame,  où  ils  ont  donné 
Teffor  à  la  fubtilité  de  leurs  efprits, 
encore  n'eft  il  pas  dit  que  le  nombre 
de  fept  leur  euft  paru  plus  digne  d'e- 
ftre  obferué  que  les  autres.  Et  ie  ne 
fçay  fi  ce  que  Dieu  l'a  employé  dans 
les  liures  de  l'Ecriture  pour  defigner 
la  perfeâion  ,  ne  vient  point  de  ce 
que  le  nombre  de  fix  eftant  eftimé 
jparfait  en  cela ,  que  fi  Vous  le  diuifés 
par  deux3&  fi  vous  le  diuifés  par  trois, 
qui  font  les  premiers  de  tous  les  nom- 
bres ,  &c  fi  vous  mettes  enfemble  ces 
deux  premiers  de  tous  les  nombres 
âuec  l'vnité  ,  qui  en  eft  la  fource  ôâ 
ia  racine ,  comme  dit  T Arithmétique 
de  Pfellus,  trois  deux^iS:  deux  trois^ôc 
Vn  auec  deux  &  trois,  feront  toûiours 
également  fix  ;  il  y  a  vne  vnité  dé 
plus  dans  le  feptenaire.    Comme  & 
Dieu  nous  auoit  voulu  donner  à  en- 
tendre, que  quelque  chofe  qu'il  fafife, 
ou  quelque  cérémonie  qu'il  inftituë, 
nos  entendemens  font  bien  capables 
d'y  obferucr  de  la  iuft^fle  &r  de  h 

X  ^ 


314  ï-A    Morale 

proportion  ,  mais  qu'il  y  a  toûiours 
quelque  cliofe  au  delà  de  la  fapience 
&:  de  la  raifon  de  l'obferuation  ôc 
connoiflancc  de  laquelle  noftre  en- 
tendement eft  capable. 
-  Feftime  donc  que  la  Nature  des 
chofes  mefmes  n'ayant  point  précifé- 
nient  déterminé  le  temps  auquel  les 
hommes  pourroyct  célébrer  ces  con- 
grégations 5  Dieu  Ta  voulu  détermi- 
ner par  vue  reuelation  aucunement 
furnaturelle.  C'eft  qu'ayant  pour  de 
bonnes  raifons,  &;  qui  ne  concernent 
pas  le  propos  de  maintenant  3  voulu 
créer  le  monde  en  fîx  ioursj^:  don er  le 
feptiefme  à  la  contemplation  de  Ces 
ôuurages  ,  il  a  déclaré  à  Thomme 
qu'il  en  auoitainfi  vfé,  &c  luy  a  donné 
moyen  de  tirer  de  là  l'inftrudion  de 
ce  qu'il  auoit  à  faire.  Car  puis  qu'il 
eftoit  de  fon  deuoir  de  donner  dans 
vne  certaine  reuolution  de  temps  vn 
certain  iour  particulier  pour  ces  exer- 
cices de  pieté,  qu'y  auoit  il  de  plus 
raifonnable  fi  non  qu'il  imitall:  fon 
Créateur,  &:  qu'autant  comme  il  le 
pourroit;,  il  proficaft  de  fon  exemple^ 


Chrestienne.  I.  Part^  5iy 
Dieu  donques  ayant  donné  le  feptié- 
me  iour  à  la  contemplation  de  Ces 
ouurages  en  repos  ,  liiomme  a  deu 
faire  celTer  toutes  les  ocupations  en 
ce  iour  là  ,  afin  de  vacquer  à  la  confî- 
deration  de  rvniuers,  &  à  la  commé- 
moration des  bienfaits  qu  il  aiioit  re- 
ceus  de  Dieu  :  pour  connoiftre  de 
plus  en  plus  fe  s  vertus  ,  pour  s'acquit- 
ter de  fes  deuoirs  enuers  luy  ,  &:  pour 
communiquer  à  fon  prochain  ,  ou 
pour  receuoir  de  luy,  les  connoiflan- 
ces  qui  fe  pourroyent  recueillir  de 
cette  contemplation,  félon  qiiel'aage 
luy  endonnoit  l'auâtage&le  moyen, 
ou  quau  contraire  elle  luy  rendoir 
l'aide  &:rinllrudion  des  plus  auancés 
ou  fort  vtiie  ,  ou  neceifau-e. 

SFITE    DES    CONSIDE^ 

rations  précédentes. 

QVclleeuft  efléla  %onou  d'en-^ 
feigner  ,  ou  de  receuoir  les  en- 
feignemens ,  quels  les  exercices  dq 


ji^  LA    Morale 

pieté  qu^on  euft  pratiqués  en  ces  conZ 
gregations,  quelle  reconomiedetouç 
ceferuice  diuin  dans  l'intégrité  de  la 
Nature  ,  c'eft  chofe  dans  la  recher- 
che &:  dans  la  decifion  de  laquelle  le 
ne  veux  nullement  m'engager.     En 
partie  parce  qu'elle  eft  ou  difficile,  ou 
impoilîble  à  expliquer  nettement;  en 
partie  auffi  parce  que  ccîan'eft  point 
neceflaire  à  mon  deflein ,  qui  eft  de 
former  vn  homme  de  bien.    Car  ce 
c|ue  i'ay  dit  iufqu'icy  des  deuoirs  de 
l'homme  en  fon  intégrité ,  eft  demeu- 
re dans  toutes  les  difpenfations  fous 
lefquelles  il  a  pafle  ^  &  il  en  a  peu  re^ 
cueillir  des  inftruftions  pour  la  pieté 
&:  pour  la  vertu  en  tous  les   fiecles. 
Mais  quant  à  examiner  dauantage  la 
chofe  dans  fes  particularités ,  c'eft  ce 
dont  en  l'eftat  ai^quel  nous  fommes 
maintenant  il  n'eft  pas  fi  clair  fi  nous 
pourrions   tirer    grand  vfage,      Ces 
congrégations    fc   font   principale- 
ment pour  jcrois  chofes.     L'vne  ell 
pour  donnera  pour  receuoir  les  cn- 
feignemens  touchant  les  deuoirs  de 
pieté  ;   l'autre  ^    de  rendre  grâces  à 


Chrestienke."  I.  Part.  317 
Dieu  pour  les  biens  qu'il  nous  a  com- 
muniqués :  &:  la  troifieme ,  de  le  prier 
qu'il  luy  plaife  de  nous  fournir  ce  qui 
nous  eft  ncccflaire.  Pour  ce  qui  efl: 
de  la  dernière,  dautant  qu'elle  eft  de- 
ftinée  a  obtenir  de  Dieu  les  biens  que 
nous  n*auons  pas ,  ou  qu'il  nous  deli- 
ure  des  maux  defquels  nous  fommes 
prefles ,  il  ne  femblepas  qu'elle  ait  de 
iieu  dans  Teftat  de  la  parfaite  félicité , 
puis  que  la  parfaite  félicité  abonde  en 
toutes  fortes  de  biens ,  &  eft  exempte 
de  toutes  fortes  de  maux  :  c'eft  pour^ 
quoy  Ton  croit  entre  les  Théologiens 
que  l'on  ne  priera  point  dans  la  vie 
celefte.  Neantmoins,il  y  a  cette  dif- 
férence entre  la  béatitude  du  Ciel,  & 
celle  du  premier  homme  en  Eden^que 
celle  là  eft  imperiflable  &:  incorrupti- 
ble de  fby,  au  lieu  que  celle  cy  eftoic 
niuable.  De  forte  que  fi  le  premier 
homme  n'auoit  rien  à  fouhaitter  pour 
raugmentatio  de  fa  félicité,  au  moins 
en  pouuoic-il  defirerJa  c#nferuation  ^ 
ce  qui  femble  eftrc  la  matière  d'vne 
prière.  Mais  il  y  a  icy  deux  chofes  à 
confiderer.    LVne,  que  cette  partie 

X4 


JlS  lA     MoRAIg 

de  la  félicité  qui  confifte  en  la  iouïfi 
fance  de  ce  que  i'ay  nommé  le  bien 
phyfique  5  dépend  neceflairement  de 
la  pofleflîon  du  bien  moral:  tellement 
que  fî  vn  homme  n'eft  vertueux ,  il 
n'eftpas  conuenable  à  lavraifon  qu'il 
foit  autre  que  miferable.  Si  donc 
Adam  a  peu  demander  à  Dieu  la  con-^ 
feruation  de  fa  félicité ,  il  a  deu  pre- 
mièrement demander  la  perfeuerance 
de  fa  fainteté,  fans  quoy  Dieu  neluy 
pouuqit  accorder  la  continuation  de 
fon  bien  eftre. L'autre  eft,  que  Thom-* 
me  aupitefté  créé  parfaitement  faint> 
mais  dans  Teftat  de  la  Nature  pourtatj 
àc  par  confequent  muable.  Car  ce 
qu'on  appelle  la  Nature,  ^  la  condi-r 
non  de  la  mutabilité ,  font  chofes  ab-^ 
folumentinfeparables^Si  donclliom^ 
me  a  peu  demander  à  Dieu  la  perfe-^. 
uerance  inuincible  en  Teftat  de  fa 
fainteté ,  de  forte  qu  il  fuft  entière- 
ment inébranlable  à  la  tentation  ,  il 
luy  a  peu  demander  auffi  vn  cftre  furr 
naturel  ,  &:  q^^i  pafTaft  les  termes  du 
deflein  de  cette  création  première. 
Or  Dieu  ne  luy  auoit  nullement  de>; 


Chrestienne.  1.  Part.  319 
claré  qu'il  euft  ny  rintention  ny  Tin-- 
clination  de  le  luy  donner;  cequiefl: 
vn  grand  &:  comme  infiirmontabie 
cbftacle  à  l'exercice  de  la  prière.  Car 
il  eft  malaifé  de  conceuoir  que  la 
créature  prëne  la  hardiefTe  de  deman- 
der au  Créateur  vn  bien  fur  lequel 
il  ne  luy  a  pas  fait  la  moindre  décla- 
ration de  jTa  volonté  ,  tant  s'en  faut 
qu'il  fe  foit  engagé  à  le  luy  donner 
par  l'obligation  de  quelque  promeife. 
loignés  à  cela  que  fi  la  condition  de 
riiomme  en  fon  intégrité  a  requis  ou 
foufïcrt  qu'il  demandaft  à  Dieu  le  don 
d'vne  inuincible  perfeuerance ,  il  a 
deu  le  faire  dés  aufTi  tofl  qu'il  a  eu 
quelque  connoiflance  de  fon  eftre,  &c 
particulièrement  lors  qu'il  a  efté  fol- 
licité  à  la  tranfgreilîon.  S'il  l'a  fait, 
pourquoy  n'a-t-il  pas  efté  exaucé  , 
veu  que  n'ayant  point  encore  péché, 
il  n'y  auoit  rien  entre  DieutV  luy  qui 
interceptaft' l'efficace  de  fa  prière? 
Sil  ne  l'a  pas  fait,  comment  appelions 
nous  la  tranfgreftion  du  commande- 
ment touchant  l'arbre  de  fcicnce  de 
bien  ôc  de  m^l ,  le  premier  de  tous 


3J0  lA  MoRAiir 

les  péchés ,  veu  que  celuy  là ,  d^auoîr 
manque  à  prier  Dieu  à  l'heure  qu'il 
le  deuoit,&  qui  a  précédé  cette  autre 
tranfgrcifion ,  eft  fi  grand  &:  fi  punif- 
iàblce  II  cil  donc  bien  certes  hors  de 
toute  contcftation  que  le  premier 
commandement  qui  dit  ,  tu  nUmas 
foint  d* autres  Bieux  deuant  l'Eternel^ 
oblige  la  créature  raifonnable  à  Ta- 
dotation  du  vray  Dieu.  Et  eft  cer- 
tain qu'en  I*eftat  auquel  nous  nous 
trouuons  maintenant ,  decheus  que 
nous  fommes  de  la  félicite  de  noftrc 
origine,  Tadoration  comprend  neeeC' 
fairement  l'inuo cation  du  nom  de 
Dieu  5  &:  la  prière  par  laquelle  nous 
implorons  fon  affiftance  en  toutes  nos 
neceffitcs.  Mais  pour  ce  qui  eft  de 
Teftat  de  cette  félicité  là  ,  il  femble 
que  l'adoration  y  confiftoit  feidemet 
en  la  profonde  vénération  delà  gran^ 
deur  de  fa  maiefté  ,  &:  en  l'aftion  de 


grâces. 


Or  quant  à  ce  qui  eft  de  Taftion  de 
grâces  que  l'iiomme  deuoit  au  Créa- 
teur, la  matière  en  eft  affés  euidcnte. 
L'eftre  ,  la  vie ,  le  lentiment ,  la  Rai-» 


Chrestienne.    t.  Part^    jjî 
fon,  dont  il  luy  auoit  faitprcfent, 
Tadmirable  conftitution  de  fes  facul- 
tés ,  la  demeure  dans  l'Eden  ,  Tem^ 
pire  fur  toutes  les  créatures  d'icy  bas, 
î'vfage  de  toutes  les  parties  de  l'vni- 
uers  qu'il  auoit  receu  de  luy ,  le  de- 
uoyent  inceifamment  foUiciter  à  luy 
en  témoigner  fa  reconnoiffance.    Ec 
pour  ce  qui  eft  de  la  manière  de  le  fai-r 
re  5  il  n'y  a  point  de  difficulté  qu'il 
n'y  deuft  employer  deux  chofes.  L'v- 
ne  eft  le  cœur  &  l'afFcûion  ^  fans  quoy 
toutes  les  adions  extérieures  ne  font 
que  feintifc  &  que  fard  :  l'autre  eft  la^ 
parole  &  la  voix  ,  qui  vient  de  la  dif- 
pofition  du  dedans:  car  en  tout  temps, 
&  fous  toute  difpenfatioUjC'eft  de  Ta- 
bondâce  du  cœur  que  la  bouche  par- 
le. Et  quâdiedislavoixji'entensmef- 
mes  celle  qui  éclatte  dans  le  chant. 
Car  premièrement  ,  toutes  le  véhé- 
mentes émotions  du  cœur  ,   quand 
elles  font  accompagnées  de  quelque 
fentiment  deioye,  nous  portent  natu- 
rellement à  chanter;  parce  que  lèse  f- 
prits  s'épanouïffant  doucement,  di- 
latent les  conduits ,  enflent  agréable- 


532,  "iaMorale. 

ment  le  poulmon  ^  5«:adiouftant  quel- 
que   alegrefTe  extraordinaire  à   fan 
mouuement  ,  s'éuaporent   auee  yn 
fenfible   contentement  en  des  voix 
douces  &:  harmonieufes.    De  plus^cc 
qu'eft  à  rœilla  beauté  des  chofes  vifi- 
bles ,  &:  la  iufte  fymmetrie  de  leurs 
parties  &  de   leurs  lineamens  ,  cela 
mefme  eft  à  Toreille  la  douceur  &  la 
netteté  de  la  voix  ,  auec  les  accords 
de  Ces  tons  Se  de  ces  accens  ,  la  iufte 
proportion  de  fes  eleuations  &:  de  fes 
abbaiflemens ,  6c  la  difpofition  de  fes 
muances.    Comme  donc  il  eft  natu- 
rel de  prendre  plaiiGr  à  la  contempla- 
tion des  beaux  obiets ,  il  eft  pareille- 
ment naturel  d'eftre  touché    de   la 
douceur  de  la  Mulîque  :  de  comme  la 
parois  ,  quand  elle  eft  accompagnée 
de  la  bonne  mine  de  celuy  qui  parle , 
&:  d'vn  gefte   bien   décent  Se  bien 
compofé  5  à  plus  d'efficace  à  perfua^ 
der  ;  elle  a  de  mefmes  plus  d'efficace 
à  nous  émouuoir  quand    elle  entre 
dans  nos  oreilles  auec  harmonie.    En 
cffcCt  ,  dans  la  parole  conndcréc  fim- 
plemenc  en  elle  niefme  ^  il  n'y  a  que 


Chrestienne    I.    Part.     335 
fon  articulation  qui  nous  touche  , 
entant  qu  elle  reprefente  les  images 
des  chofes  à  nos  en ten démens  ,  qui 
félon  qu'Us  en  font  afFedlés^émeuucnt 
les  autres  puifTances  de  nos  âmes.  Au 
lieu  que  l'harmonie  de  la  voix  ayant 
d'elle  mefme  cette  faculté  de  faire 
impreffion  fur  les  efprits ,  &:  d'y  exci- 
ter de  l'émotion  ;  fî  la  parole  vient  à 
s'y  mefler ,  il  ne  faut  pas  douter  que 
les  idées  des  chofes  qu'elle  porte  dans 
l'entendement  par  fon  articulation , 
trouLiant  les  efprits  defia  émeus ,  n'y 
foyent  incomparablement  plus  puif- 
fantes.    De  forte  que  ie  ne  doute  pas 
qu'en  Tintegrité  de  la  Nature  les  hom- 
mes n'euflènt  châté;&:  qu'ils  n'euffenc 
employé  leur  chant  à  cette  partie  de 
la  Pieté  qui  confiiteen  adions  de  grâ- 
ces &  en  louanges.    Mais  quant  à  ce 
qui  eft  de  la  Mufiquedcs  inltrumens, 
&:  des  facrifices  que  diuerfes  nations 
ont  offerts  à  la  Diuinité  pour  recon- 
noiffancc  de  fes  bien  ■«  faits  ,  ce  font 
chofes  qui  n'ont  eu  ,  &:  qui  mefmes 
n'ont   peu    auoir  d'vfage  lînon  fous 
les^  Difpenfations  fuiuantes.     Parce 


|3  4  ^  ^   M  ô  !i  À  t  E 

que  tes  inftmtnens  prefuppofent  Mn2 
tiention  &  la  manufadure  des  arts  ^ 
que  rintegrité  de  la  Nature  n*euft  pas 
connus ,  à  caufe  qu'elle  n'en  eo^ft  pas 
eu  befoin.  Et  quant  aux  facrifi ces , 
bien  qu'on  en  ait  employé  diiters  à 
feruir  feulement  de  reconnoifTance  à 
laDiuinité,  tant  pour  la  grandeur  de 
fa  maieftc,  que  pour  les  efFefts  de  fa  li^ 
beralitê  ,  fi  eft-ce  que  leur  première 
inftitution  à  efté  pour  la  propitiation 
du  péché,  fans  quoy  il  n'eftpas  à  pre^ 
fumer  que  Dieu  ny  Thomme  eiiffent 
pris  plaifir  à  TefFufion  du  fang',  &  à 
la  mort  violente  des  créatures. 

Rcfte  donc  cette  partie  du  feruicc 
de  Dieu  qui  confiftc  à  donner  &:  à  re- 
eeuôir  les  enfeignemens  de  ce  que 
les  hommes  deuoyentfçauoir  en  ma- 
tière de  pieté.  Et  en  cela  il  eft  aifé 
de  conceuôir  que  les  pères  enflent 
cfté  les  inftrufteurs  de  leurs  enfanSj 
&  les  ayeuls  otrfes  Patriarches  ^  les 
Pafteurs  des  congrégations  qui  fe  fuf- 
fent  formées  des  familles  ifllies  d'eux. 
Car  cet  eftatlà  eftant  celuy  de  la  Na* 
ture,  il  n'y  falloir  point  d'autre  ordre 


Chrestienné?  I.  Part^  3}y 
îqtie  céliiy  qu'elle  eftabliflbit ,  ôc  les 
hommes  deuant  eftte  égaux  d'ailleurs 
en  toutes  fortes  de  perfedions ,  il  n'y 
pouuoit  auoir  d'inégalité  dans  les  de- 
grés de  la  connoiflance  Se  de  la  capa- 
cité ,  que  celle  que  caufoit  Tauantage 
ou  le  defauàntage  de  Taagc.  Quant 
au  fuiet  mefme ,  &:  à  la  matière  des 
enfeignemens ,  il  y  a  icy  vne  chofe 
à  confiderer  qu'il  ne  faut  pas  pafler 
fous  filence.  Ce  que  nous  auons  dit 
iufqu'icydçs  deuoirs  deMiommeen^ 
uers  Dieu,  eft  tel ,  que  les  inftruftions 
en  ont  deu  eftre  tirées  de  la  Nature 
mefme  des  chofes,  excepté  ce  qui  rc^ 
gardd  la  détermination  precife  du 
feptieme  iour.  Et  partant  ces  deuoirs 
confident  en  chofes  qui  font  bonnes 
de  leur  nature  ,  &  que  l'homme  n'a 
peu  laifTer  en  arrière  fans  pécher,  en* 
core  que  Dieu  ne  luy  en  donail  point 
de  plus  exprés  commandement  que 
ce  qu'il  en  pouuôit  recueillir  de  la 
confideration  dés  obiets  mefmes.  Ec 
demêfmes,  les  chofes  qui  leur  font 
oppofées  5  de  dont  il  a  efté  obligé  de 
s'abftenir ,  (om  ma«Uàjft$  de  leur  na»- 


^3^  XÀ  Morale 

ture  &:  par  les  propres  qualités  (k:  con^ 
dirions  de  leur  eftre  ,  de  forte  que 
l'homme  n'a  peu  les  commettre  fans 
pécher  non  plus ,  encore  que  Dieu 
ne  luy  en  fift  point  de  plus  expre/fe 
defenfe  que  celle  qu'il  pouuoit  lire 
<îans  les  obiers  pareillemenr.  Quant 
à  celles  qui  font  indifférentes  d'elles 
mcfmes  ,  c'eft  à  dire,  dont  i'eftre  pro- 
pre n'eft  ny  bon  ny  mauuais  en  Ces 
qualités,  tellemêt  qu'elles  n'ont  point 
de  relation  precife  ny  au,vicc  riy  à  la 
vertu  ,  il  en  a  peu  vfer  ou  n'en  vfer 
pas,  il  a  peu  agir  ou  n'y  agir  pas  félon 
la  liberté  de  fa  volonté ,  fmon  que 
Dieu  y  interuint  par  Tautorité  de  fon 
commandement  ou  de  fa  defenfe* 
Tellement  que  comme  le  premier 
homme  deugit  employer  lapplica-» 
tion  de  fon  efprit  à  connoiftre  bien 
exadement  quelles  eftoyent  les  cho- 
fes  bonnes  ,  quelles  les  mauuaifes  , 
quelles  les  indifférentes  deleurnatu* 
te ,  pour  reigler  par  là  fcs  aftions ,  ce 
deuoit  aurtî  eftre  la  matière  des  inftru- 
âions  qu'il  dôneroit  à  Ces  defcendans^ 
^  fcs  defcendans  aux  leurs ,  pour  y 

cpnformey 


CHREStîENKEr      I.    PàRtÏ     33/ 

bonformei  pareillement  leur  conuer- 
ïatiôii  de  leur  vie.  Or  pourroit  il  fcm- 
bler  d'abord  qu'en  cette  intégrité  de 
la  nature  Dieii  ne  deupât  point  iilter- 
Uenir^ny  par  comàn dénient ,  hy  par 
defenfe,  à  la  determinatiô  des  chofes 
moyennes  &:  indifférentes.  Parce  que 
puis  que  c'eft  Teftat  de  la  Nature ,  les 
deuoirs  de  Thômme  dbiueftt  cônfîfter 
Citi  ce  qu'elle  commande  6c  qu'elle 
défend  -,  &  s'il  y  a  quelque  chofe  entré 
deux  3  comme  il  eft  certain  qu'il  y  en 
a  fur  quoy  la  Nature  ne  prononce  rien 
en  ce  qui  efi  dû  bien  ôc  du  mal  moral^ 
fà  detefrnination  à  Tviie  ou  à  fautte 
de  ces  deux  extrémités,  ne  peut  pro- 
Uenir  que  de  quelque  caufe  aucune- 
ifient  furnaturélle.  Et  derechef,  puis 
que  c'eft  l'eftat  de  la  Nature ,  la  con- 
duite de  riiomme  deuoit ,  ce  fem- 
ble,  eftrè  abfolument  remife  à  fcs  fa- 
cultés naturelles  ,  &:  à  Tapplicatiou 
que  de  luy  mefme  il  en  ferôit  fur  ce 
qui  fe  prefentoit  à  luy  :  au  lieu  que 
l'autorité  de  Dieu  iriteruenaiit  pout 
luy  déterminer  quelques  obicts  par  fa 
feule  defenfe^ou  par  fon  commande- 

Y 


338  LA     Morale 

ment ,  il  l'obligeoit  à  vne  certaine  ap- 
plication de  fes  facultés  à  laquelle  il 
ne  fe  fuft  point  autrement  porté  de 
foy  mefme .  Et  neantmoins  la  reuela- 
tion  de  la  Parole  nous  apprend  que 
Dieu  auoit  défendu  à  l'homme  Tvfa- 
ge  du  fruit  de  Tarbre  de  fcience  de  bien 
ér  de  mal:  ce  qui  euft  également  obli- 
gé toute  fa  poljerité,  parce  qu'il  eftoic 
tenu  de  donnpr  connoiflance  de  ce 
commandement  à  fes  enfans,  &  d'en 
prouigner  par  ce  moyen  l'obligation 
d'aage  en  aagq.    le  ne  recherchcray 
point  icy  les  raifons  que  Dieu  a  eues 
d'en  vfer  de  la  façon  ,  fmon  autant 
qu'elles  touchent  à  mon  fuiet.    Cha- 
cun fçait  qu'en  toute  cette  économie 
delà  creation^Dieu  a  eu  vne  certaine 
viféc  fur  la  reftauration  de  Tvniuers, 
bc  qu'il  a  imprimé  diuers  types  de 
l'vne  dans  l'autre.     Mais  cela  ne  re- 
garde pas  mon  dertcin.  le  diray  donc 
feulement  qu'en  cela  Dieu  a  premiè- 
rement voulu  monftrer  le  droit  abfolu 
qu'il  a  fur  fes  créatures,  pour  leur  pref- 
crire  ce  qu'il  luy  plaift ,  àc  pour  leur 
faire  çgmprendre  que  c'eft  de  luy 


Chrestienne*    I.   Part.    335^ 
qu'ils  doiuent  dépendre  ,  &:  non  de 
leur  propre  volonté.  En  efFeft,  quand 
il  ne  nous  auroit  point  créés ,  Fcmi- 
nence  infinie  de  fanaturcluy  donne- 
roit  pour  le  moins  autant  de  pouuoir 
fur  nous,  que  l'eminencc  de  la  noftre 
nous  en  donne  fur  les  autres  animaux^ 
à  qui  nous  entreprenons  de  prefcrire 
des  reigles  de  leurs  mouuemens  &  de 
leur  conduite .  Car finous  ofons  bien 
forcer  les  allures  naturelles  des  che* 
uaux  pour  noftre  commodité  ,  pour- 
quoy  Dieu  n'auroit  il  pas  le  droit  de 
refterrer  la  liberté  des  opérations  de 
nos    facultés  pour  fa  gloire  ?  Puis 
après ,  il  a  voulu  monftrer  le  droit  & 
l'autorité  qu'il  poflede  en  qualité  de 
créateur,  &  que  toutes  chofes  luy  ap* 
partiennent  ,  &  non  pas  à  nous  :  de 
forte  que  s'il  en  auoit  donné  l'vfage  à 
rhomme  au  commencement ,  &  s'il 
Tau  oit  eftabli  fur  les  œuurcs  de  fe$ 
mains,  c'eftoit  pour  en  eftre  l'vfufrui- 
tier  feulement,  aucc  cette  obligation 
de  luy  en  rendre  l'hommage.  Ç'eft  la 
couftume  des  feigncm*s  qui  donnent 
des  terres  à  cultiuer  ,  d'en  retenir  h 

Y  z 


54^^  ÏA  Morale 

feignenrie  ôc  les  honneurs ,  &:  de  s'en 
faire  reconnoiftre  par  quelque  denier 
de  cens  3  ou  par  quelques  autres  me- 
nus droits,  qu'on  ne  confidcre  nulle-- 
tnent  en  leur  valeur  ,  mais  feulement 
en  ce  qu'ils  portent  lareconnoiflancè 
du  vaflalkge.     Dieu  donc  donnant 
TEdcn  à  l'homme,  &  tout  le  rond  de 
la  terre  à  fa  pofterité  pour  Thabiter, 
ne  pouuoit-il  point  retenir  cette  mar- 
que de  fafouuerameté,  qu'ayant  tou- 
tes autres  chofes  à  fouhait,  nous  nous 
abftinffions  de  Pvfage  d'vn  feul  arbre? 
Enfin,  il  a  voulu  tirer  de  Thomme  vn 
elfay  de  fon  obeiffance  en  chofe  mer- 
ueilleufcment  conuenable,  &:  qui  luy 
pouuoit  beaucoup  aider  à  s'entrete- 
nir en  l'exercice  de  la  vertu.     Car 
entre  les  appétits  corporels  ceux  qui 
font   excites  par   la  conuoitife  des 
yeux  ,  comme  l'Ecriture  parle  ,  ont 
fans  doute  beaucoup  d'efficace.  Tel- 
lement que  ce  fruit  eftant  beau  à 
voir,  &  fort  capable  d'exciter  dans 
la  faculté  concupifcible  le  defir  de  le 
manger  ,  la  defcnfe  de  le  faire  efloic 
vn  bel  excixicc  de  vertu  Dour  tenir 


Chrestienne  I.  Pàrt.^  541 
pappetit  fenfitif  en  obeïfTance.  Car 
encore  que  les  émotions  de  Tappetit 
fenfitif  foyent  fort  diuerfes  ,  félon  la 
diuerfité  de  leurs  obiets,  ce  qui  fait 
que  dans  les  Efcoles  on  conte  quan- 
tité de  pafTionSjCen'eftqu'vn  appétit 
fenfitif  pourtant  ,  qui  quand  il  eft 
bien  obeïffant  en  certain  égardjen  eft 
incomparablement  plus  aifé  à  gou- 
gouuerner  en  toutes  autres  occur- 
rences. Et  s'il  s'eft  trouué  des  écuyers 
qui  pour  auoir  parfaitement  bien  ré- 
duit vn  chcual  à  aller  le  pas^ô^  à  obcïr 
à  la  main  Se  aux  autres  aides  en  ce 
train  là  feulement,  ont  puis  après  tiré 
de  luy  fans  difficulté  tous  les  taurs  du 
maneio;e  qu'ils  luv  ont  voulu  deman- 
der,  auffi  bien  que  fi  on  euft  pris  beau- 
coup de  peine  à  l'y  adiufter  ;  ce  n*eft 
pas  de  merueille  fi  cet  appétit  eftant 
bien  foupple  &:  bien  maniable  à  la 
Raifon  en  ce  qui  eft  d'vn  obiet ,  ne 
fe  monftre  pas  ou  fougueux  ou  refra- 
ûaire  dans  les  autres.  Déplus ,  entre 
les  appétits  de  l'efprit  ,  le  defir  de 
fçauoireft  extrêmement  vif  &:  puif- 
fant,de  quoy^nous  voyons  des  pxeuucs 

Y  3 


542'  lA    Morale 

bien  manifeftes  en  ceux  qui  font  fort 
curieux.  Car  la  curiofitc  n'eft  rien 
finon  vn  defir  de  fçauoir,  qui  quand 
il  pafle  les  bornes  de  la  modération, 
dcuienc  dautant  plus  licencieux  &: 
effréné  ,  qu'il  femble  beau  &  éleué, 
&;  digne  de  Texcellence  denoftre  na- 
ture. Tellement  que  ce  fruit  eftant 
appelle  le  *fruit  defcience  de  bien  &  de 
md^  &:  partant  eftant  capable  d'exci- 
ter l'auiditc  du  fcauoir  ,  c'eftoit  en- 
core vn  bel  exercice  de  vertu  ,  pour 
tenir  dans  la  médiocrité  Tappetit  rai- 
fonnable  mefme.  Si  donc  l'homme 
euft  peu  donner  vn  frein  à  ces  deux 
defirs ,  6c  les  retenir  dans  le  refpe£b 
qu'il  deuoit  au  commandement  de 
Dieu  ,  il  n'euft  pas  efté  difficile  à  fa 
-  Raifon-de  bien  conduire  tout  le  refte. 
Par  tout  ce  que  nous  auons  dit 
cy  deffus  il  eft  aifé  de  iuger  com- 
bien fagement  noftre  Seigneur  a  ré- 
duit les  quatre  comman démens  de  la 
première  table  de  la  Loy  dans  cet 
abrégé  ,  Qu'il  faut  aimer  Dieu  de  tout 
fon  cœur  y  de  toute  fon  ame  y  &  de  toute 
fa  fensec.     L'expérience  peut  cnfei- 


Chrestienne.   I.  Part.     343 
gncr  à  chacun  que  l'amour  comprend 
trois  chofes.    Ûvne  eft  Teftime  que 
Ton  fait  de  la  perfonn^  que  Ton  aime, 
à  proportion  qu'on  en  connoift  l'ex- 
cellence &:  la  dignité  :  ce  qui  tire  ne- 
ceflairement  après  foy  riionaeur,  que 
Ton  mefure  autant  que  l'on  peut  à 
l'opinion  qu'on  a  de  la  cliofe  aimée. 
L'autre  eft  l'affedion  dont  on  Tcm- 
brafle,  qui  naift  tant  delà  connoifTan- 
cede  fon  excellence,  que  principale- 
ment des  épreuues  qu'on  a  faites  de 
fa  bonne  volonté.   Car  c'cft  bien  vne 
chofe  certaine  que  la  grandeur  &  la 
dignité  d'vn  obiet  mérite  afles  nos  af- 
feàions  de  luy  mefme  ,  quand  nous 
n'en  aurions  iamais  receu  d'auantage 
ny  dVçiiité.    Mais  comme  c'cft  vne 
chofe  naturclls  à  l'homme  de  s'aimer, 
c'eftauffi  vn  des  puifTans  motifs  qu'il 
ait  d'aimer  autruy ,  que  d'en  auoir  re- 
ceu quelque  bien  qui  férue  à  la  con- 
feruation&à  la  félicité  de  fon  eftre. 
Là  troifieme  eftl'inclinatio  que  nous 
auons  de  complaire  à  la  perfonne  que 
nous  aimons  ,  &:  d'obéir  à  (es  ordres 
6c  à  Ces  commandem.ens,  en  cas  qu'on; 

Y   4 


344  ^^    Morale 

reconnoifle  en  elle  quelque  fuperio^ 
rite  qui- donne  autorité  de  comman- 
der.    Or  rhomme  a  deu  trouuer  ca 
Dieu  les  motifs  de  l*aimer  en  tous  ces 
égards^autan  t  que  les  forces  de  Tefprit 
humain  fe  peuuent  étendre.     Parce 
que  l'excellence  de  fa  Nature  eftanc 
infinie,  &  les  biens  que  l'iiomme  a  re- 
cens  de  luyne  fepouuant  eftimer,  OC 
Tautorité  qu  il  a  de  nous  çoiTirnauder 
n'ayant  point  de  bornes^  dautant  qu- 
elle a  pour  fondement  non  la  commu- 
nicauon  de  Ces  bienfaits  feulement, 
mais  rinfinité  de  la  dignité  de  foii 
efl'ence  -y  VaffcQiion  qui  s'en  produit 
doiteftre5s'ileftoit  pollîblc,  aicfurée 
à  fon  obiet,  &:par  confequent  infinie 
de  mcfine.  Cela  donc  ne  pouuant  pas 
eftre ,  à  caufe  que  l'homme  elt  fini,  ce 
qui  le  rend  incapable  de  produire  des 
adions  &c  d'auoir  des  affeftios  infinies, 
au  moins  faut-U  qu'il  s'efforce  de  les 
rendre  telles  autant  qu'il  fe  peut ,  ôc 
que  pour  cet  effed  il  déployé  iufqu'au 
dernier  point  toutes  les  puiflançes  dç 
fon  ame. 


Chrestienne.    I.  Part.    345: 

COTSiS  I  DERATION 

générale  desdeuoirs  de  t homme 
entiers  fon  prQchdn^ 

DE  la  confidcration  des  deuoîrs 
de  l'homme  enuers  Dieu ,  ie  paf- 
fe  à  ceux  dont  ils  font  tenus  les  vn$ 
aux  autres,  fans  m'arrefter  aux  intel- 
ligences purement  fpirituelles  qu'on 
appelle    ordinairement  les    Anges , 
quoy  qu'il pourroit  fembler  que  Vt::- 
cellence  de  leur  nature  leur  deuroit 
faire  icy  tenir  quelque  rang.     Car  il 
eft  bien  vray  que  l'homme  a  efté  gra- 
tifie de  fortnoçables  auantages  en  cç 
que  Dieu  Tauoiç  eftabli  le  domina- 
teur de  ce  bas  vniuers.    Mais  quant 
à  ce  qui  eft  de  la  dignité  de  la  nature  , 
&:  de  l'excellence  des  facultésjie  pcn- 
fe  qu'il  n'y  a  perfonne  qui  n'aduouë 
que  Miomme  eftoit  en  quelque  forte 
inférieur  à  ces  bienheureux  efprits  ; 
parce  que  U  rnatiere  3^  dont  nous  fom- 


34^  I^A      MOARLE 

mes  reucftus ,  a  quelque  chofe  d'in- 
firme ,  &  qu*vn  entendement  qui  n'a 
point  befoin  des  organes  du  corps  en 
îes  opérations,  fait  fans  doute  fes  fon- 
dions plus  fortement ,  ôc  dVne  façon 
plus  lumineufe  &  plus  adiuftée  à  la 
nature  de  Ces  obiets.  De  forte  que  fi 
la  dignité  de  Tertre  de  l'homme  obli- 
ge les  créatures  inférieures  à  le  reue- 
rer  autant  qu'elles  en  peuuent  auoir 
de  connoilTance  &:  de  fcntimcnt  y 
celle  de  Teflrc  des  Anges  femble  dc- 
uoir  obliger  les  hommes  à  quelque 
vénération ,  à  proportion  de  ce  qu  ils; 
y  reconnoiffent  d*eminent  au  deffus 
de  la  condition  humaine.  Ce  n*eft 
pourtant  pas  fans  raifon  que  ie  les 
pafTe  fous  filence.  le  ne  diray  pas 
qu*il  n'en  a  point  elle  fait  de  mention 
dans  riiiftoire  de  la  création ,  quoy 
que  c*eft  vne  chofe  affés  remarquable. 
Car  encore  que  riiiftoire  de  TEcritu- 
rc  eft  proprement  Thiftoire  de  TEgli- 
fe  5  &  qu'elle  ne  parle  des  Anges  Se 
de  ce  qui  les  concerne  y  fînon  autant 
qu'il  eft  neceflairc  pour  nous  faire 
connoiftre  Thiftoire  de  l'Eglife  plus 


Chrestienne.  I.  PartT  347 
exaftement,  comme  cevix  qui  fondes 
Cartes  de  la  France  ,  y  mettent  quel- 
que peu  de  chofe  de  l'Italie  &c  de 
TAUemagne^autant  qu  elles  touchent 
nos  confins  ,  fi  eft-ce  que  rEfprit  de 
Dieu  nous  a  voulu  apprendre  par  là  , 
que  les  Anges  font  d'vn  autre  mon- 
de y  auec  lequel  nous  n'auons  que  fort 
peu  de  cômunication.  le  diray  feule- 
ment que  Dieu  douant  la  Loy  Mora- 
le aux  Ifraëlites,  ne  Ta  compofée  que 
de  deux  Tables,  dont  IVne  concerne 
fon  feruice  ,  &  l'autre  la  charité  du 
prochain  ,  fans  y  rien  du  tout  méfier 
des  Anges.  Sans  doute  parce  que  la 
Loy  Morale  eftâtvn  renouûellement 
de  la  naturelle ,  la  Nature  enfeignoit 
au  premier  homme  que  Dieu  &:  le 
prochain  eftoyent  les  deux  feuls  ob- 
iets  hors  de  luy  fur  lefquels  il  deuoit 
porter  tous  les  mouuemens  de  fon 
Culte  dVn  coft:é  ,  &:  de  fa  charité  de 
Tautre.  Et  la  raifon  de  cela  efl:  eui- 
dente.  Car  quant  à  ce  qui  eft  du 
Culte  5  c'euft  efté  direftcment  con- 
tre les  infliruftions  de  la  Nature  ,  fi 
l'homme  y  euft  aflbcié  la  créature  5 


34?  Ï'A    Morale     i 

qu'elle  puifle  eftre,  auec  le  Crcatetir,^ 
àcaufe  de  rimmendté  de  la  différence 
de  leur  eftre.  Et  pour  ce  qui  eft  de 
la  Charité ,  les  deuoirs  qui  en  dépen- 
dent prefuppofent  quelque  commu- 
nion en  vn  mefme  eftie  ,  quelque 
communauté  de  vie,  &  quelque  fo- 
cieté  :  ce  que  les  hommes  ayant  tres« 
manifeftemcnt  entr'eux  ,  à  peine 
voyons  nous  qu'il  yen  ait  aucune  tra- 
ce entre  eux  3<: les  Anges.  Et  s'ils 
ont  eu  quelque  communication  auec 
le  premier  homme  en  fon  intégrité  , 
comme  ie  he  le  voudrois  pas  nier ,  &: 
mcfiiie.s  ien'en  doute  pas ,  çacftépar 
des  apparitions  fi  pafiageres  ,  &:  qui 
ont  eu  fi  peu  d'arreft ,  qu'il  en  aefté 
aifé  à  l'home  de  reconnoiftre  qu'il  les 
deuoit  confiderer  comme  des  eftran- 
gers  pafTans  ,  auec  lefquels  on  ne  de- 
uoit point  lier  de  commerce  ordinai-^ 
re  &  confidcrable.  Par  ce  moyen , 
tout  l'honneur  qu'il  leur  a  rendu  a 
confifté  en  l'eflime  qu'il  a  faite  de  la 
dignité  de  leur  eftre  ,  félon  la  con- 
noiflance  qu'il  en  auoit ,  fans  que  cela 
ait  tiré  à  confequence  pour  ce  qui 


Chrestienne!^  I.  Part?  54^ 
eftoit  des  aftions ,  dautant  que  la  dif- 
férence de  la  nature  5  &:  Pabfence  de 
robiet  5  &:  le  défaut  de  focieté,en  re- 
cranchoit  les  occafions,  &:  en  euft 
rendu  la  pratique  inutile  &:  imperti- 
nente. On  peut  bien  conferuer  en  fa 
penfée  quelque  eftime  6c  quelque 
refped  pour  la  vertu  d'vn  grand  pcr- 
fonnage  célèbre  entre  les  eftrangers  5 
6cii  Toccafion  fe  prefented'en parler^ 
les  propos  qu'on  en  tiendra  deuront 
rapporter  la  teinture  de  cette  inté- 
rieure difpofition  d'efprit.  Mais  fî 
lc5 mers  &:  les  montagnes  empefchent 
qu'on  n'ait  aucune  communication 
âuec  luy  ,  les  aûions  extérieures  par 
lefquelles  on  tafcheroit  de  luy  témoi- 
gner ce  refpe£b  ,  ne  pourroyent  eflrô 
(înon  ridicules. 

le  viendray  donc  au  fécond  obiet 
que  nous  auons  dit  eftrc  propofé  à 
l'homme  pour  l'exercice  de  fa  vertu  ^ 
à  fçauoir  l'homme  fon  femblable  ^ 
de  qui  la  differéce  infinie  au  fouucraiii 
eftre  de  Dieu,  met  aulTi  entre  les  de- 
uoirs  dont  nous  leur  fommes  obliges^ 
vne  difparitc  tout  à  fait  iminenfe.   Ec 


55 o  La  Mor  ale 

c  eft  pôurquoy  ,  au  lieu  que  noftrc 
Seigneur  nous  a  dit  que  nous  deuons 
aimer  Dieu  de  toutes  les puiffances  de  nos 
tffrits  5  fi  nous  voulons  fatisfairc  aux 
deuoirs  de  la  Pieté  enuers  luy  ;  en  ré- 
capitulant ceux  de  la  charité  enuers 
le  prochain  ,  il  nous  a  enfeigné  que 
pour  nous  en  acquitter  entièrement, 
il  ne  faut  finon  aimer  fon  prochain  au- 
tant quefoy  mefme.  Ce  qui  comprend 
en  peu  de  paroles  vne  fagefle  fi  pro- 
fonde, &  vne  telle  variété  d'enfeigne- 
mens5que  la  Philofophie  des  Anciens 
n'a  iamais  rien  contenu  de  tel  en  tou- 
te fon  cftenduë.  Dans  Peftredeno- 
ftre  prochain ,  qui  eft  l'obiet  de  noftre 
dileûion,  il  y  a  deux  chofes  à  confide- 
rer  ,  à  le  comparer  auec  le  noftrc. 
L'vne  eft  ,  qu'il  eft  absolument  égal 
au  noftre  en  dignité,  doiié  demefmes 
facultés ,  deftiné  à  mefme  fin ,  &:  en- 
tièrement de  mefme  valeur  en  Tinte- 
grité  de  la  Nature.  Parce  que  quant 
à  la  conformation  du  corps ,  quand  il 
y  cuft  eu  de  la  variété  dans  la  beauté, 
comme  il  eft  bien  à  prefumer ,  il  n'y 
cuft  point  eu  d'inégalité  pourtant:  &: 


Chrestienne.    I.  Part.     351 
en  cela  euft  paru  la  merueilleufe  la- 
piencede  Dieu  ,  qu'il  euft  tiiédefes 
trefors ,  fans  les  en  épuifcr  iamais,  vnc 
infinité  de  belles  formes.   Et  pour  ce 
qui  eft  de  Tefprit ,  cette  grande  diffé- 
rence que  nous  voyons  maintenant 
entre  les  hommes  en  cet  égard ,  vient 
en  partie  du  vice  des  organes  &:  de 
leur  conftitution  ,   en  partie  de  la 
mauuaife  éducation  ,  qui  n'aiguife 
pas  ou  qui  reboufche  la  pointe  &  la 
viuacité  de  nos  puiflances,.    Ce  qui 
eft  vne  fuite  de  la  corruption  laquelle 
cft  furuenuë  à  la  Nature.   L'autre  eft, 
que  cet  eftre  fingulier  &  indiuiduel 
que  nous  voyons  en  noftrc  prochain, 
m'çftpas  à  nous ,  mais  à  luy  ;  &:  que 
quant  à  nous ,  nous  en  auons  vn  tout 
femblable  &  tout  égal  qui  nous   eft 
propre. Si  donc  vous  venés  à  cofideret 
rçftre  du   prochain  precifément  en 
luy  mefme,  ileftauffi  digne  d'amour 
&  d'eftime,  que  ccluy  que  nous  pofle- 
dons.    Tellement  que  û  vn  tiers  me 
confidere  moy  &  mon  prochain  en^ 
tant  que  nous  fommes  hommes  feu- 
lement, &c  qu  ij  fe  figure  çn  nous  l'en- 


^'^1  tA    Morale 

tiere  égalité  qui  s'y  trouueroit  fi  nbits 
eftiôns  en  Tintegrité  delà  Nature, 
ii  faudra  que  nous  luy  foyons  tous 
deux  en  pareille  coiifidcration  •  s*il 
n'y  à  quelque  autre  relation  qui  y 
mette  de  ladifference.Maisfiie  viens 
à  confiderer  Teftre  de  mon  prochain 
en  lé  comparant  auec  le  mien,  de  for- 
te qu'en  cette  égalité  d'affedions  qui 
fe  dôiuent  proportionner  à  Tegalité 
des  obiets ,  il  faille  iuger  laquelle,  de 
celle  que  i*ay  pour  moy  ,  éc  de  celle 
que  i*ay  pour  luy  ^  doit  précéder  ,  il 
n'y  a  nulle  difficulté  que  félon  Tinfti- 
tution  de  là  nature,  celle  que  i'aypour 
moy  ne  doiue  aller  là  première  eii  ôr^ 
dre.  Parce  qu'il  y  a  dans  mon  eftrô 
deux  raifôns  pourquoy  ié  le  dois  ai- 
mer ,  l' vne  ^  qu'il  eft  aimable  en  foy^^c 
l'autre  j  qu'il  eft  à  nloy  $  au  lieu  qu'à 
mon  égard ,  dans  i'eftre  de  liidn  pro- 
chain il  n'y  en  a  qu'vne.  Car  ce  qUc 
difoit  autresfois  quelcun  dans  le  Co^ 
mique  ,  ^^ilejloitflus  prochain  a  foy 
mefîne  qu  aucun  autre, ^^  fondé  dans  les 
purs  fentimens  de  la  Nature  :  ce  qui 
fe  peut  aifément  prouuer  par  la  proxi^ 

mité 


ChrESTIÉKNE.     I.    pARfr       3JJ 

mité  6c  par  réloignement  des  rela-^ 
tions  fur  lefquelles  nous  avions  ac-»> 
couftumé  de  tnefutef  l'afFeûion  dont 
nous  embraflbns  ceux  qui  les  portent. 
Cette  raifon  commune  que  nous  fom* 
mes  liomnies,  doit  engendrer  en  nous? 
ce  fentiment  qu'on  nomme  l'humani* 
té,  qui  fe  répand  vniûerfellemeht  fui? 
les  hâbitans  de  toute  la  terre  ,  poui* 
n'en  exclarre  pas  mefmes  les  Patagos 
&  les  Canibales.  Mais  quand  noui. 
venons  à  confiderer  que  d'entre  ItÉ 
homnieslés  Européens  nous  font  pluâ 
proches, entre  les  Européens  les  Fran* 
^ois  j  entre  les  François  nos  conci* 
toyens  qui  habitent  dans  vne  mefmë 
^illc  auec  nous,  entre  nos  cocitoyen^ 
hos  voifins  j  à  mefure  que  ces  relà- 
•^  tions  approchent  les  homes  de  nous, 
à  mefme  mefure  riôftre  dileftion  fo 
renforce.  Derechef ,  cette  confide-i 
iration  qu'eftans  defcendus  dVn  meC« 
me  premier  peré  ,  il  y  a  vne  confafi- 
guinitc  vniuerfelle  entre  nous ,  fait 
que  nous  regardons  tous  les  hôititties 
comme  nosparens,  à  qui  nous  déuofis 
beaucoup  de  chofes  en  cet  égard  fe* 

Z 


5 j4  ^  ^    Morale 

Ion  les  lois  de  la  Nature.  Mais  quand 
nous  venons  à  tirer  noftre  confangui- 
nité  d'vn  plus  proche  clloc  de  noftre 
cftre,  en  regardant  les  vns  comme  nos 
coufinSjles  autres  comme  nos  coufïns 
germains,  les  autres  comme  nos  frè- 
res i  félon  ce  que  ces  relations  les  ap- 
prochent plus  prés  de  nouSjfclon  cela 
nous  fcntons  auffi  nos  affcûions  plus 
violentes.  Or  n'y  a-t-ilpoint  derela- 
tion^quelle  qu'elle  foit,en  vertu  de  la- 
quelle quelcun  nous  touche  de  prés, 
qui  nous  foit  fî  intime  que  celle ,  fi 
relation  fe  doit  appeller  ,  que  nous 
auons  à  nous  mefmes.  Tellement 
que  raffeûion  laquelle  nous  auons 
pour  nous,  fuit  naturellement  lamef- 
inc  reigle.  C'eft  pourquoy  noftre  Sei- 
iteur  l'eftablit  comme  la  mefure  de 
Vautre,  quand  il  dit  que  nous  deuons 
aimer  noftre  prochain  comme  nous. 
Qrla  mefure  précède  naturellement 
ce  qui  doit  eftrc  mefure ,  cV  faut  ne- 
cefl'airemcnt  que  nous  laconnoiffions 
auant  que  nous  la  puiflions  appliquer 
à  ce  que  nous  voulons  reigler  fur  elle. 
Ainfi  en  aimant  Dieu  de  toutes  les 


Chrestienne.    I.    Part,    jyj 
forces  de  nioii  efprit,  ô>Cy  autant  qu'il 
rn'cft  poflîble  ,  infiniment  ,  il  fufjît 
quant  à  moy  que  ie  m'aime  autant 
queie  doibs ,  c'eft  à  dire ,  infiniment 
ùioins  que  Dieu  ,  d>c  proportionné- 
iïxcnï  à  la  dignité  de  mon  eftrc.    Si 
bien  que  riiôh   eftie    pouuant  eftre 
cortfiderécn  deuxégards,à  fçauoiren 
l-e  c5parant  auecque  celuy  de  Dieiî, 
ou  bien  abfolument  en  luy  mefme  ;  à 
me  confiderer  en  ce  prerhier  égard  ic 
rie  me  dois  nulicmcht  aimer,  &  là  ou 
H  ira  des  inte'refts  de  Dieu,  les  miens 
me    doiuent    eftrè    fouuerainémerir 
'mcfprifabies.    Mais  à  nie  confideref 
à  part  ôL  fans  cette  comparaifoh ,  ic 
ihe  dois  limet  conime  vn  homme, 
cjui  eft  certes  vh  fùiet  tres-digne  d'a- 
mour, s'il  eftoit  demeuré  dans  l'inté- 
grité de  fa  nature.  Et  puis  que  l'amouç 
que  ie  me  porte  éft  la  reigle  &  la  me^ 
fure  de  cclity  que  ié  dois  porter  à  tiion 
prochain  ;  quand  ie  conipareray  mon 
prochain  aiiec  Dieu ,  ny  luy  ny  fos  in- 
terefts  ne  nie  deuront  eftre  en  aucu- 
i\e  cofideration 5  mais  quad  ic  le  con- 
fidereray  abfolument  en  luy  mefme^ 

Z   z 


jyé  lA   Morale.' 

ie  l'aimcrây  comme  vn  homme  pai 
reillement ,  c  eft  à  dire  ,  comme  vi\ 
fuict  digne  d'amour ,  mais  dont  les 
conditions  aimables  ont  vne  certaine 
mefure  de  mérite  &:  de  valeur,  au  delà 
de  laquelle  il  ne  faut  pas  que  mon 
eftime  ny  mes  afFeftions  paflent.  Et 
ce  commandement  gênerai,  d'aimet 
inos  prochains  comme  nous  mefmes, 
qui  contient  en  abrégé  les  iîx  pré- 
ceptes de  la  féconde  Table  de  la  Loy^ 
&  tous  les  enfeignemens  de  la  Morale 
de  la  Nature  en  ce  qui  regarde  les 
deuoirs  qui  obligent  les  hommes  en- 
tr'eux  5  fufSroit  pour  nous  les  enfci- 
gner  tous  ,  fï  nous  ellions  demeurés 
dans  noftre  innocëce  originelle,  parce 
qu'en  ce  bien  heureux  eftat  il  ne  fe 
pourroit  rencontrer  aucune  occafîon 
d'exercer  la  vertu  &  la  charité ,  pour 
diuerfes  que  peufTent  eftre  ou  les  rela* 
tionsdes  perfonnes^oules  circonftan- 
ces  des  chofes,  à  laquelle  noftre  pru- 
dence naturelle  ,  &  la  pureté  de  nos 
inclinations,  ne  nous  donnaft  moyen, 
de  faire  application  de  cette  reiglc 
gencrale^auec  vne  trcs^iuftç interpre* 


Chrestienne  I.  Part^  367 
tatioii.  De  fait ,  il  n'y  a  rien  fi  aifc 
que  de  comprendre  ,  que  fi  mon  pro^ 
chain  eft  au  mefine  eftat  auquel  ie 
fuis  5  le  le  dois  aimer  tout  autant  que 
moy,  en  obferuant  feulement  en  cet- 
te entière  égalité ,  la  difparité  de  cet 
ordre,  qui  veut  que  l'amour  que  ie  me 
porte  aille  deuant.  Et  que  fi  mon 
prochain  m'eft  fuperieur  enquelquip 
chofè ,  ie  le  dois  aimer  autant  que  ie 
voudrois  raifonnablement  qu'il  m'ai^ 
mail  s'il  efloit  deuenu  mon  inférieur, 
&:  que  nous  euilîons  changé  de  place. 
Item5que  fi  au  côtraire  mon  prochain 
ni'eft  inférieur^  ie  le  dois  aimer  autant 
que  ie  deurois  defirer  qu'il  m'aimaft, 
fi  nous  auions  permuténos  côditions. 
Enfin,  qu'en  quelque  circonftancede 
lieu  ,  de  temps ,  d'eftat ,  &:  de  condi- 
tion que  ce  foit  ,  mes  affedtions  fe 
reiglent  toûiours  à  la  mefure  de  moa 
obiet,  confideré  fans  aucune  paflîon, 
6c  de  l'œil  d'vne  raifon  pure  Se  lumi- 
neufe.  Car  comme  Ariftote  voulant 
trouuerla  médiocrité  dans  laquelle  il 
dit  que  chacune  des  vertus  confifte, 
dittoûioiiirs  que  ccA^commevnhm^ 


35?  ÏA  Morale 

me  fige  é*  fradent  le  dejîniroit ,  parc0. 
qu'il  n  y  peut  point  auoir  d'autre  rei^ 
gle  des  ehofcs  morales  que  celle  là,  &: 
que  celle  là  ne  fe  trompe  point  dans 
la  définition  qu'elle  en  donne  :  ainfi 
pour  faire  l'application  de  ce  com- 
mandement; gênerai  à  toutes  les  oc- 
çurrencesi  particulières  où  il  eft  be- 
foin  d  vfer  de  la  charité ,  ie  dis  qu'il  y 
faut  employer  le  iugemêt  d'vne  droite 
hc  lumineufe  raifon,  parce  qu'en  ces 
eftat  de  l'intégrité  ,  c'en  feroit  vno 
reigle  trcs-iilfaillible.    Neantmoins^ 
puis   que  Dieu  voulant  renouueller 
î'eftat  delà  Nature,  a  fait  l'eftablifle- 
ment  de  cç.s  fix  coîmniandemens  donc 
ce  seneral  eft  l'abbrceé ,  confiderons 
vn  peu  plus  particulièrement  les  dî- 
ners deuoirs  de  la  iuftice,  de  la  vertu^ 
&:  de  la  charité,  comme  ils  y  font  ex- 
pliqués ,  &:  remarquons  auec  quelle, 
fageffe  Dieu  les  y.a  colloqués,&:  com- 
tien  c'eft  conuenablement  à  la  nature, 
des  çhofes  mefmes.. 


Chrestienne/  I.    Part^    359 

CON  s  I  DERATIO  N 

plus  particulière  des  diuers  deuoirs 
de  charité  dont  les  hommes  fint  te- 
nus les  vns  aux  autres.  Etpre^ 
micrement  du  deuoirdu  mary  g^  de 
la  femme  entr  eux  ,  ^  puis  après  ^ 
des  enfans  enuers  leurs  pères  c!^ 
mères. 

ENcore  que  Teflrc  de  l'homme  ] 
can{îderénuëment&  fimplement 
en  luy-  mefmc  ,  foit  égal  en  tous ,  &: 
que  dans  rintegrité  de  la  nature  la 
dignité  en fuft  égale  pareillement  ,  fi 
eft-ce  qu'il  ne  laiflbit  pas  d'y  auoir,ou 
au  moins  certes  il  y  euft  eu  en  cet  eftat 
là  s'il  euft  perfifté  ,  certaines  relations 
de  fuperiorité  &:  d'infériorité  qui  eu f- 
fcnt  mis  de  l'inégalité  entre  les  per- 
fonnes.  Ceux  qui  eftendent  cette 
propofition  iufques  là  que  de  s'ima- 
giner qu'il  y  euil  çu  des.  Rois  &:  des 
•  Z  4 


jé'o  I,  A     M  O  R  A  tE 

J^âgiftrats  à  peu  près  femblablcs  \ 
ceux  que  nous  auons  maintenant  ^ 
parce  qu'en  interprétant  le  comman- 
dément  qui  oblige  lesenfans  àhono-» 
xerpere  Se  merç  ,  les  Théologiens  ne 
manquent  iamais  de  parler  dePobeif-. 
fance  qu'on  doit  à  toutes  fortes  de  fu- 
perieurs  ,  n'ont  pas  bien  confiderç  ny; 
la  caufc  de  l'inflitutio  des  Magiftrats,^ 
ny  la  nature  du  commaudçmeut  j  ny 
laraifon  pourquoyon  l'étend  à  toutes 
fortes  de  puifFan ces.      Deux  chofes 
entr'autres  ont  donné  Toccafion  àl'e- 
ftabliflement  des  fouuerains   Magi- 
ftrats:  donc  l'vnç  eft  radminiftratiô  de 
la  iuftice  entiers  leurs  fuiets,  &  l'autre, 
eft  le  maniement  des  armes  contre  les 
wnemis  excernes.    Or  quant  à  i  ad- 
miniftration  de  la  Iuftice  ,  foit  que 
vous  la  conftdevics  entant  qu'elle  dé- 
cide les  différends  que  les  particuliers 
ont  entr'euxpour  des  intereftsciuils, 
foit  que  vous  la  regardiés  en  ce  qu'el- 
le vfe  du  glaiue  &  des  fupplices  cor- 
porels à  caufe  de  la  violation  des  loix 
èc  pour  la  punition  des  crimes  ,  elie 
n'eufteu  aucun  vfaorç  fila  nature  fuît 


Chrestienne^    I.   Part.^   3^1 

demeurée  en  fon  entier.  Car  il  n'y 
euft eu ny  procès ny  crimes  làoùiln'y 
euft  point  eu  de  mauuaifes  partions,  ôi 
il  n'y  euft  point  evi  de  mauuaifes  paf-r 
(ions  là  où  la  droite  raifon  euft  abfo- 
lumcnt  régné  fur  tous  les  appétits  de 
l'ame.  Et  pour  ce  qui  eft  du  manie- 
ment des  armes ,  il  en  euft  efté  enco* 
re  moins  de  befoin ,  puis  que  la  vertu 
êc  la  charité  euifent  rempli  toute  la 
terre.  Auflî  a  ce  cpmmanden;ient  efté 
donné  proprement  pour  l'eftat  de  la 
Nature  ,  de  la  Loy  de  laquelle  celle 
des  deux  Tables  n  eft  que  le  renpu? 
uellement.  Or  VeftablifTernent  des 
Magiftrats  fouuerains  n'eft  point  de 
Teftat  de  la  Nature ,  telle  que  nous  la 
confîderons,  c'eftvn  droit  delà  Po- 
lice ,  qui  n'eft  rien  fmon  l'ordre  félon, 
lequel  Dieu  a  voulu  que  les  chofes  du 
monde  Se  la  focieté  des  hommes  fuf- 
fent  gouuernées  depuis  que  la  Natu- 
re a  dégénéré  par  le  péché.  Et  ce 
que  de  ces  paroles  ,  Homre  un  f  ère 
é"  t^  ^nere  y  on  tire  des.enfeignemens 
qui  concernent  toutes  fuperiorités , 
ç'eft  que  là  raifoii  de  l'autorité  des  pe- 


561  lA    Morale 

res  fur  les  enfans  en  la  Nature  ,  ê£ 
celle  de  Tautorité  des  Magiftrats  fur 
les  fuiets  dans  la  Police ,  procèdent  à 
peu  prés  de  mefme  caufe ,  de  font  efla- 
blies  fur femblables  fondemens.Dans 
la  Nature,  la  fageffedes  pères,  &  les 
biens  qu'ils  ont  communiqués  à  leurs 
enfans  ,  ôc  la  foibleffc  des  enfans , 
auec  les  bienfaits  qu^ils  ontreceus  de 
leurs  pères ,  donnent  aux  vns  le  droit 
de  commander  &  de  gouuerner ,  &: 
impofent  aux  autres  la  neceffité  d'e- 
ftre  gouuernésj  6c  la  loy  de  TobeifTan- 
ce.  Dans  ,1a  Police  ,  l'autorité  donc 
Dieu  reueftles  Magiltrats,  &  la  verra 
dont  il  les  doue  ordinaii^ment  ,  &: 
l'imprudence  des  peuples  dans  leurs 
confeils  ,  auec  le  péril  des  fcditions 
inteftines.  Se  Timpuiflance  de  fè  dé- 
fendre contre  les  ennemis  de  dehors, 
éleue  les  vns  furie  rrône  ,  &  leur  met 
le  fccptre  à  la  main  ,  &  foûmet  les  au- 
tres aucommandement,  pour  le  bien 
de  la  focieté  toute  entière. 

Mais  encore  que  ces  prééminences 
politiques  n'euflent  point  eu  de  lieu 
alors  ^  ce  n'eft  pas  à  dire  pourtant  que^ 


Chrestienne^     I.  Part.    3(^3 
toutes  perfonnes  euflent  cfté  égales 
entre  elles.    Car  fans  doute  les  pères, 
comme  i'ay  dit  ,  euiTent  efté   fupe- 
rieurs  à  leurs  enfans ,  &  les  enfans  in- 
férieurs à  leurs  percs  ,  &:quoy  que  la 
difparité  n*^euft  pas  efté  à  beaucoup 
prés  fi  grande  entre,  la  femme  &:  le 
^mary  ,  fi  eft-ce  que  la  diuerfité  du  fe- 
xe,&: la  nature  mefeiede kur  conion* 
âion ,  y  euft  mis  quelque  différence. 
La  femme  euft  efté  parfaite  comme 
.femme  :  mais  l'homme  euft  efté  para- 
fait  comme   homme   pareillement. 
Ou  donc  il  faut  prefuppofer  quç  le 
fexe  de  la  femme  euft  efté  capable 
d'vne  âuilî  haute  perfedion  que  celuy 
de  rhorame  -,  à  quoy  la  droite  raifoii 
neconfentira  pas  volontiers  :  ou  bien 
il  faut  aduouër  que   chacun   d'eux 
ayant  la  perfeibion  qui  luy  conuenoit, 
celle  de  rhomme  euft  efté  plus  gran- 
de^à  proportion  de  la  plus  grande  no- 
bleffeà:  excellence  de  Ton  fexe.    Et 
veu  qu'en  cette  coniondion  du  ma- 
riage ,  puis  qu  elle  cft  compofée  de 
deux ,  il  faut  qu'il  y  ait  vn  premier  &: 
yn  fécond,  c'eft  à  dire  ,  quelque  dii- 


3(^4  iaMorale. 

parité  en  leur  fituation,  iepcnfe  qu'H 
n'y  a  perfonne  qui  ne  reconnoifTcquc 
ça  elle  riiomme  qui  y  a  efté  nômé  le 
premier.  Or  en  vn  mefme  ordre  de 
gens,  celuy  la  tient  fans  doute  la  pre- 
rogatiue  de  la  dignité  ,  à  quia  cftç 
donnée  la  primauté  de  la  feancc. 
Quand  S.  Paul  dit  en  quelque  lieu 
que  U  femme  efi  laghire  de  l' homme , 
&:  que  V homme  efi  la  gloire  de  Chrift  ^ 
s'il  n'y  auoit  rienadiouftc,  peut  cfttc 
qu'on  excepteroit  que  ce  grand au^n^ 
tage  qu'il  attribue  à  Thomme  en  cet- 
te focietéj  fcroit  venu  de  quelque  au^ 
tre  difpenfâtion  que' de  celle  de  la 
Nature.  Mais  quand  il  prouuc  fa 
propofitionpar  ces  raifons,  que  l'hom^ 
me  n*afoint  efté  fris  de  h  femme  ^  mais 
que  la  femme  a  cHé  prifi  de  l'homme  :  Sc 
que  l'homme  n'a  point  eFté  fait  four  lit 
femme  ,  mais  que  la  femme  a  e fié  faite 
four  l'homme  ;  il  fe  fert  d'argumens 
qui  n'ont  point  de  rapport  à  ce  qui 
peut  eftre  arriué  en  fuite  de  la  cor-, 
ruption  du  péché ,  mais  qui  font  pui- 
{k:%à^  la  fource mefme  ^  de  l'integri^ 
té  de  iioftre  origine. 


Chrestienne  I.  Part,  ji^f 
l'ay  pourtant  dit  qu'en  cette  fo- 
cicté  le  mary  ôc  la  femme  font  dVn 
mcfme  ordre  ;  Se  i'ay  ailleurs  reprc* 
fente  cela  par  la  comparaifon  des 
deux  mainsj  qui  ne  font  point  foufor- 
données  Pvne  à  l'autre  ,  comme  vu 
inftruilientrefl:  à  la  caufe  qui  le  ma* 
nie,  ou  comme  la  faculté  du  mouue- 
ment  eft  foufordonnée  à  la  volonté  ; 
mais  concourent  de  mefme  rang  eit 
leurs  operarions ,  quoy  que  la  droite 
cftant  naturellement  la  plus  vigou- 
reufe  &  la  plus  agile,  cil:  auHi  tenucî 
la  plus  honorable  &c  la  première  en 
dignité.  Cela  cftant ,  encore  que 
dans  a  Tlable  des  dix  comandemens 
il  ne  foit  rien  dit  particulièrement 
des  deuoirs  du  mary  &:  de  la  femme 
entr'eux5&:  que  nous  ne  voyons  point, 
que  Dieu  en  ait  extraordinairemenc 
déterminé  dans  l'mtegrîté  de  la  Na- 
ture 5  (  car  CCS  mots  dits  à  la  femme  à 
regard  de  fon  maty  ,  Et  tes  dejirs  Ce 
rapporteront  à  lay  ,  furent  prononcés 
apresle  péché,  &:pcuuentauoir  quel- 
que particulière  emphafe  qui  fe  rap^ 
porte  à  cet  eftat  là  )  il  u*eft  pas  malaifé 


5^(5  ÏÂ    Morale. 

de  puiferdela  chofemefmc  les  inftm- 
£tions  neceffairês.    ils  ont  deu  Tvii 
à  l'autre  piemierement  cette  com- 
mune charité  que  meritoit  la  confide- 
ration  de  leur  eftre,  pour  s'entr'aimer 
autant  réciproquement  que  chacun 
d'eux  s'aimôit  foy  mefmé.     A  cette 
commune  charité  fe  deuoit  adioufter 
ladiledionquinaiffoit  de  leur  focie- 
té,  qui  produifant  de   particulières 
relations  entr'eux,  deuoit  auflî  engen- 
drer des  afFedions  plus  fenfibles.    Et 
parce  que  la  force  de  cette  fôcieté 
eft  telle  qu'il  n'y  en  a  point  qui  con- 
ioigne  les  perfonnes  fî  étroittement  ^ 
de  forte  que  la  relation  des  pères  aux 
enfans  ^  cV  des  enfàns  aux  pères  né 
régale  pas ,  dautant  que  la  conion- 
ftion  du  mariage  fait  que  le  mary  &5 
la  femme  font  vne  mefme  chair^  cette 
réciproque  diledioft  en  deuoit  eftre 
d'autant  plus  inuiolable.    Tellement 
qu'au  lieu  qu'en  la  confîderation  dd 
cette  commune  charité  que  les  hom- 
mes ont  deu  auoir  entr'eux  à  caufe 
de  l'égalité  de  leur  eftrc,i'ay  dit  qu'en 
ce  que  mon  eftre  eft  à  moy ,  &:  que 


Chrestienne.    I.  Part.    j6j 
ccluy  de  mon  prochain  ne  Teft  pas,  la 
nature   me  donne  cette  inllrudion, 
que  ma  charité  en  cet  égard  com- 
mence par  moy,  &:  que  ma  coiiferua- 
tion  m*eft  préférable  à  celle  dVn  au- 
tre: icy  où  Teftre  de  la  femme  eft  à 
rhomme  en  quelque  façon ,  3c  Peftre 
deThomme  eft  en  quelque  forte  à  la 
femme  ,  puis  qu'ils  ne  font  qu  vne 
mefme  chair,  cette  diftindion  de  tien 
&  de  mien  en  cet  égard  eft  aufli  en 
quelque  forte  confondue.     Autant 
donc  que  le  lien  de  cette  focicté  ofte 
cette  diftindion  qui  eft  le  fondement 
de  TinegaUté  de  la  diledion  entre 
mon  prochain  &:  moy  ,  autant  oftc- 
t-elle  la  diftindion  &:  Tinegalité  de 
la  diledion  mcfme  :  ôc  ainli  l'hom- 
me ôc lafemme  doiuent  auoir  récipro- 
quement à  peu  prés  les  mefmes  affe- 
ftions  pour  le  bien  &:  les  interefts  Tvn 
de  l'autre,  que  chacun  d'eux  a  natu- 
rellement pour  foy.     Et  que  ce  foit 
là  l'inftrudion  de  la  Nature  ,  le  fenti- 
ment  de  l'expérience  qu'on  en  fait, 
le  monftve  dans  les   bons  mariages. 
Ncantmoins ,  parce  que  cette  vnion. 


"jgS  tA   Morale 

pour  fi  étroite  qu'elle  foit ,  n'ofte  pis 
la  diifFerence  du  fexe  ,  ny  par  cpnfe- 
quent  celle  delà  dignité  que  la  diffé- 
rence du  fexe  produit ,  elle  n'ofte  pas 
non  plus  les  chofes  qui  en  dépendent; 
C  eft  qu'en  cette  ardente  &:  commu- 
ne dileftion  que  le  niary  &  la  femme 
fe  doiuent  porto^  l*vn  à  l'autre  ,  l'a* 
tnour  du  collé  de  la  femme,  doit  eftre 
accompagnée  de  quelque  refped  que 
la  confideration  de  la  fuperiorité  dii 
mary  produife  en  elle  :  &  Tamour  dii 
cofté  du  mary ,  doit  eftre  accompa- 
gnée de  quelque  tendreffe  &  de  quel- 
que fupport  que  doit  produire  en  luy 
l'infériorité  de  la  femme.  Car  com- 
me c'eft  la  raifon  de  rendre  quelque 
déférence  &c  quelque  refpeftà  ce  qui 
cft  eminent  en  dignité ,  à  proportion 
de  ce  qu'il  y  eft  eminent ,  aufli  eft-cé 
le  propre  Se  le  génie  des  âmes  gene- 
ireufes  &  bien  copofées ,  d'auoir  quel- 
que condefcendance  &  quelque  ten- 
drefle  pour  ce  que  Ton  void  au  def- 
fous  de  foy ,  quand  d'ailleurs  c'eft  vri 
obiet  digne  de  confideration  Se  d'a- 
mour.   C/a  donc  efté  vn  merueillcu- 

fement 


Chrestienne.  Ï.  Vakt,  3^9 
femetit  bel  enfeignement  que  celuy 
que  donnoit  S.  Paul  aux  Êphefiens 
en  ces  termes  :  ^^u^'v^  chacun  en  fon 
^endroit  aime  fa  femme  comme  foy  mepne. 
Ce  qu'il  tire  de  ct^  paroles  pronon- 
cées par  Adam  en  Pintegrité  de  fa  na- 
ture :  V homme  delaijfera  père  Ô"  mère, 
xb'  s*  àd'mndra  h  fa  femme,  (^lesdeux  fe-^ 
ront  vne  mefme  chair.  Car  c'eft  ce  que 
i'ay  dit  cy  defluSjque  rvniort  qui  les 
conioint  fi  étroitement  ,  efface  eii 
«quelque  façon  entr'eux  la  diftin6l:ioa 
detientS»:  demién  dans  la  poiTeflîon 
de  leur  eftre.Mais  celuy  qui  fuit  n'eft 
f)às  moins  beau  :  ^^ue  la  femme  renert 
fi»  m  dry  :p3.v  ce  que  cette  communion 
qui  fait  qu  ils  poffedent  en  quelque 
forte  l'eftre  l'vn  de  l'autre  par  indiiiis, 
h'oftant  pas  lafuperiorité  du  maryj'a^ 
uantage  dé  fon  fexe  conferue  larela* 
tion  qui  oblige  la  femme  à  lareueren- 
ce.  Mais  c'eft  trop  infifter  furvnc 
chofe  de  laquelle  les  fix  commande- 
mens  de  la  féconde  Table  de  la  Loy 
ne  parlât  point ,  parce  que  les  en-» 
fcignemens  de  la  Nature  y  parlent 
trop  clairement.     Car  il  femble  que 

Aa 


570  t  A    Morale 

ce  {bit  là  la  raifon  pourquoy  la  Loy 
n*en  fait  point  de  mention  ,  que 
riiomme  &:  la  femme  n'eftant  qu  vn, 
il  Ift'eftoit  pas  plus  necefTaire  4e  les 
exhorter  à  s'entr'aimer^que  de  recom- 
mander  à  chacun  l'amour  qu'il  fc  doit 
à  foy  mefme. 

Quant  à  ce  qui  eft  de  la  fuperio- 
rité  des  pères  fur  les  enfans,  èc  de  Fin- 
ferioritc  des  enfans  à  l'égard  des  pè- 
res 5  Dieu  renouuellant  la  Loy  delà 
Nature  entre  les  Ifraëhtcs  ,  en  a  fait 
vne  telle  confideratioUj  qu'il  en  a  mis 
le  commandement  au  front  des  fix 
qui  contiennent  tous  les  deuoirs  de 
la  charité  ,  de  qu'il  y  a  attaché  vne 
promefle  particulière  de  longue  vie 
fur  la  terre.  Or  pour  ce  qui  eft  de 
la  promeflfe ,  elle  a  quelque  chofe  de 
relatif  à  l'eftat  des  Ifraëlites  à  qui  la 
Loy  de  Moyfe  a  elle  donnée  ,  c'eft 
pourquoy  elle  ne  doit  pas  eftre  icy 
confiderée  en  cet  égard.  Autre  chofe 
eft  rEden,^:  autre  la  Canaan5&  quoy 
que  de  la  difpenfation  de  la  Nature  il 
ait  palTè  beaucoup  de  chofes  dans  Tœ- 
eonomiede  laLoy^cllesnelaifletpas 


CHB.ESTIENNÈ.     I.     PartT     J/Ï 

à'aùoir  d'ailleurs  des  differcceS  cbnfî- 
derables.  Toute  la  reflexion  que  nous 
auons  à  faire  prefentettient  là  deflus, 
eft  3  que  la  promelTe  eftant  de  donnet 
longue  vie  aux  enfans  qui  rendront 
à  leurs  père&meré  riioneùr  qui  leur 
eft  deu  félon  ce  commandement,  elle 
a  vnc   tres-iulte  &  tref^raifohnablô 
ôccafion  dans  la  Nature.    Car  ce  que 
les  enfans  tiennent   de  leurs  pères, 
c  eft  la  Vie.    Qu'y  a-t-il  doilc  de  plus 
Sraifonnable    fmon   que  Teffeâ:   non 
feulement  reconnoifle  auec  honneilt 
le  principe  qui  Ta  produit ,  mais  aufli 
qu'ayant    toutes  les  afFe£tions  qu'il 
doit  pour^la  conferuation  de  Ce  dont 
il  tieht  l'origine  de  fon  eftre ,  la  pof* 
feifion  de  cet  eftte  luy  foit  prorogée 
pareillement;  &  que  s'il  vient  à  man-» 
quer  à  ces  affeilions,  il  perde  la  iouïf-* 
fance  de  Teffed  dont  il  a  mefprifé  U 
caufe  ?  C'eft  encore  pliis  conforme-^ 
ment  à  rinftitution  de  la  Nature  qu'il 
a  efté  mis  à  la  telle  de  tous  les  autres 
commandemens.    Car  les  premières 
relations  qui  fe  prefentenc^à  confide- 
rer  entre  les  hommes,  font  celles  d^ 

Aa    z 


372/  xaMorale 

l'égalité  que  leur  eftre  leur  donne  ref- 
pediuement  ,  &:  de  Tin  égalité  que 
peuuent  produire  en  eux  les  diuers 
Wtres  refpefts  qui  furuiennent  à  leur 
eftre.  Si  donc  vous  venés  à  les  con* 
fiderer  en  cette  égalité  feulement, 
dautant  que  cela  ne  produit  en  l'en-.. 
tcndemcnt  finon  vne  notion  commu- 
ne3&  qui  leur  conuient  généralement 
à  tous  5  il  ne  peut  auffi  produire  que 
cette  inftrnftion  générale  dont  nous 
auons  desja  parlé,  qui  eft  que  chacun 
doit  aimcv  fon  prochain  comme  foy 
mefme.  Mais  fi  vous  venés  à  les  con- 
fiderer  dans  les  deuoirs  particuliers 
qui  naiflent  des  diuerfes  relations  fur^ 
lienuës  à  Teftre  commun, il  n'y  a  point 
de  doute  que  la  relation  qui  donne  la 
fuperiorité,  ne  donne  auffi  cette  pre- 
rogatiue  au  fujet  où  elle  fe  rencontre, 
d'eftrc  mis  le  premier  en  rang  Se  en 
confideration  dans  la  defcription  de 
Ces  deuoirs.  Parce  qu'encore  que  la 
reflcmblance  de  Tertre  qu'ils  pofl'e^ 
dent  toiTS  d'vne  mefme  forte,  les  re- 
duife  en  cet  égard  à  vne  entière  éga- 
lité ,  la  (lipcriorité  pourtant  en  tire 


Chrestienne^  I.  Part^  3^} 
quelques  vns  hors  du  pair^,^  leur  don- 
ne  la  prééminence. 

Or  y  a-t-il  de  deux  fortes  de  fupe- 
riorité  éc  de  prééminence.  Car  il  y 
en  a  vne  qui  ne  met  point  de  diffé- 
rence d'ordre  entre  ceux  en  qui  elle 
fe  rencontre  ,  mais  donne  feulement 
quelque  auatage  ôc  quelque  prefean- 
ce  entre  perfonnes  de  mefme  rang. 
Et  telle  eft  la  relation  du  mary  à  k 
femme  &c  de  la  femme  au  mary ,  que 
i'ay  ailleurs  accomparée  au  gouuerne- 
ment  Ariftocratique  ,  où  les  Séna- 
teurs commandent  coniointement5&: 
ne  font  point  contraints  à  fuiure  les 
aduis  les  vns  des  autres/mon  à  la  plu- 
ralité des  voix.  Seulement  y  a-t-il  à 
confiderer  qu'en  cette  focietéduma- 
riage,  qui  n'eft  compofée  que  de  deux 
perfonnes ,  le  mary ,  à  caufe  de  l'ex- 
cellence &c  de  la  dignité  de  fon  fexe, 
eft  réputé  auoir  deux  fuffrages^  ce  qui 
luy  donne  l'autorité  ,  s*il  naift  entre 
luy  ôc  fa  femme  quelque  diuerfité  d'o- 
pinions pourje  gouuernement  de  leur 
famille.  Et  quant  à  ce  qui  eft  de  la 
conduire  del'vn&:  de  rautre,  celle  de 

A  a    3 


j%4  l'A    Morale- 

.riiomme  ,  félon  la  difpofition  âc  Ja 
Nature,  ne  dépend  point  du  tout  do 
la  femme,  parce  qu'en  l'inégalité  de 
la  perfeftion  de  leur  entendement  & 
de  leur  prudence ,  l'auantage  eft  du 
cofté  du  mary  :  &:  ce  que  celle  de  la 
femme  dépend  de  rhôme,ce  n'eftpas 
tant  parce  que  felon  la  difpofition  de 
la  Nature  ,  il  y  ait  pardeuers  le  mary 
(jjLielque  autorité-  abfoluë  de  com^ 
mander, que  parce  qu'il  a  quelque 
force  de  perfuader,  que  la  plus  gran- 
de perfeâion  de  fon  entendemet  luy 
donne.     Car  dans  l'intégrité  de  la 
Nature  il  n'euft  point  efté  neceiTaire 
que  l'homme  vfaft  d'autorité  en  cet 
égard,  dautantque  Tenténdçmentde 
lafenime  auoitafTés  deperfe(3:ion,ou 
pour  apperceuoir  de  luy  mefÎTie  ce 
qui  eftoit  delà  prudence &:  de  la  rai^ 
fon  ,  ou  pour  receuoir  fans  contredit 
rimprcffion  &:  l*irradiaçion  des  lurnie-. 
res  de  celuy  de  l'homme.    Mais  il  y  a 
vne  autre  fuperiori té  qui  produit  dif-^ 
ferenced*ordre  entre  les  perfonnes,^^ 
qui  emporte  aucc  foy  vne  abfoluë  au-r 
torité  de  commandement;.     Eî  teUç 


Chrestiënne.'    I.  Part.    575 
cft  celle  qu'engendre  la  relation  des 
pères  aux  enfans  ,  que  i'ay  ailleurs^ 
accomparée  au  gouuernemenr  royal  ^ 
où  les  inférieurs  fontfujets&doiuent. 
TobeifTance,  mefmes  fans  predre  con- 
noiffance  de  laraifon  du  commande- 
ment.    Parce  qu'où  bien  leur  aage 
&:  la  conftitution  de  leur  nature,  leur 
ofte  la  capacité  d'en  iuger  j  ou  s'ils  en 
ont  quelque  capacité ,  tant  y  a  qu'ils 
doiuent  prefumer  de  la  prudence  fu- 
perieure  à  laquelle  ils  font  fournis, 
qu'elle  en  iuge    encore    beaucoup 
mieux  qu'eux,  &:  que ,  quoy  qu'il  en 
foitjla  gloire  de  l'inférieur  confifte  en 
vne  franche  &  volontaire  obeïifance. 
Telle  eftant  donc  naturellement  la 
conditiô  des  enfans  à  l'égard  de  ceux 
qui  les  ontengendrés^qu'clle  les  con- 
ftituë  en  vn  ordre  manifeftement  dif- 
férent 5  c'a  efté  conuenablementàla 
nature  des  chofes,  que  le  commandct- 
ment  qui  concerne  l'honneur  qu'on 
doit  aux  pères  &c  aux  mercs,a  cftc  col- 
loque le  premier.     Et  eft  première- 
ment à  confider'br  en  ce  commande- 
ment, qu'il  a  y  eft  point  fait  demcn- 

A  a    4 


57<^  Î-A       MoA  RL  B 

tion  du  deuoir  des  pei'es  cnuers  les 
enfans;  puis  après  eft  à  obfeiuer  quet 
cft  celuy  que  les  enfans  font  obliges 
de  rendre  à  leurs  pères  &:,à  leurs  mè- 
res.   Or  pour  le  premier  ,  on  en  peut 
rendre  deux  raifons.     LVne  eft ,  que 
les  enfans  ayant   relation  d'vne   fi 
grande  infériorité  ,il  n*eftoit  pas  rai- 
fonnablc  ,  fi  Dieu  euft  voulu   don-^ 
ner    quelque    commandement    aux 
pcresen  cet  égard,  de  le  mettre  à  h 
tefte  delà  Loy,  puis  que  c'eftlafupe- 
riorité  de  Tobict  qui  a  deu  mettre  Tor- 
dre entre  les  commandemens  de  cet-^ 
te  féconde  Table.    L'autre  eft,  que 
le  deuoir  des  pères  enuers  les  enfans 
confiftant  en  afFedion  feulement ,  il 
n'eftoit  pas  befoin  d'en  faire  aucune 
mention  dans  l'mteprité  de  laNatu-r 
re  ,  ny  aans  les  commandemens  qui 
la  reprefentent.  Parce  que  pour  Taf- 
feâion  que  les  pères  leur  ont  deuë  en- 
tant qu^ils  font  hommcSjCette  notion 
commune, d'aimer  (on  prochain  com- 
me foy  mefme,  la  contient  neceflai-r 
rement.   Et  pour  ce  qui  eft  de  celle 
quils  leur  ont  deu  porter  entât  qu'ils 


Chrestienne.    I.  Part.    377 
font  leurs  enfans,  il  ne  leur  en  falloir 
point  d'autre  leçon  que  celle  qu'ils 
auoyent  écrite  dans  leurs  entrailles. 
Car  c'eft  vne  chofe  fi  profondement 
enracinée  en  l'homme ,  que  tant  s'en 
faut  qu'elle  euft  peu  receuoir  quel* 
que  altération  dans  Teftat  de  cette 
haute  perfedion  de  fon  eftre  ,  3c  do 
cette  excellente  conftitutionde  tou-* 
tes  fes  facultés  ,  que  mefmes  depuis 
que  nous  en  auons  dégénéré,  &  qu*cn 
toutes  autres  chofes  nous  nous  fom-» 
mes  merueilleufement  corrompus,  eU 
les^eft  conferuée  en  la  plufpart ,  iuf- 
ques  à  éclatter  dVne  façon  admira- 
ble en  diuerfes  occafions  ,  mefines 
entre  les  Barbares.    Pour  ce  qui  eft 
du  fécond ,  Dieu  mcfme  s'en  eft  ex- 
pliqué par  ce  terme  d'honorer:  ce  qui 
conuient  parfaitement  bien  à  Tinfli- 
tution  de  la  Nature.     Car  il  eft  bien 
certain  que  les  enfans  doiuent  aimer 
leurs  pères  c,  parce  que  fe  font  des 
hommes  ,  &:  par  confequent  des  ob- 
jets de  cette  commune  diledion  la- 
qucHe  doit  eftre  entre  eux  tous.    Et 
il  eu  bien  certain  encore  qi^  cette 


378  La  Mo  râle 

amour  doit  croiftre  en  eux  par  le 
reflentiment   des  obligations   qu'ils 
leur  ont  entant  que  ce  font  leurs  bien- 
faiteurs ;  dautant  que  cela  demande 
naturellement  de  la  rèconnoiflance, 
&c  que  toute  reconnoiflance  fincere 
cft  accompagnée  d'afFeûion.     Et  à 
proportion  de  ce   que  les  bienfaits 
font  grands,  à  mefme  proportion  doit 
croiftre  ce  rclfentiment  ^  ôc  par  con- 
fequent  encore  TafFeâion  à  mefmc 
mefurc.     De  forte  que  les  bienfaits 
des  pères  Se  mères  enuers  leurs  en- 
fans  confiftant  en  la  communication 
de  leur  eftre  ,  qui  de  foy  mefme  eft 
excellent,  &:  puis  en  leur  éducation, 
d'où  ils  tiennent  leur  bien  eftre  ;  com- 
me ces  bienfaits  là  n'ont  point  de 
prix,  le  reffentiment  &:  l'aft'edion  qui 
les  fuit  doiucnt  fans  doute  eftre  ex- 
trêmes. Làoù  donclesintereitsdela 
gloire  de  Dieu,  &c  ceux  de  l'affedion 
ôc  de  la  gratitude  que  lej^enfans  doi- 
ucnt à  ceux  qui  les  ont  engendrés,  ne 
{e  choquent  point ,  il  eft  mal  aifé  de 
dire  iufqucs  où  rafte£l:ion  des  enfans 
cnucrs  les  pères  ^  les  raerps  fe  doit 


/ 
Chrestienne  I.  Pakt.  375> 
porter ,  puis  que  le  fujet  qu'ils  en 
ont  eft  entièrement  ineftimable.  Or 
Mionncurquieftordoné  par  ce  com- 
mandement comprend  tout  cela  ,  &: 
encore  quelque  chofe  dauantage.  Na- 
turellement tout  bienfait  oblige  à 
quelque  reflentimentd'afFcfliionjmais 
tout  bienfait  n'oblige  pas  à  honneur, 
quand  les  perfonnes  font  extrême- 
ment inégales.  Comme  fi  vn  fils  fait 
quelque  bien  à  fon  père ,  fon  père 
cil:  obligé  de  laimer  à  cette  occafion; 
mais  cela  n'encloft  pas  pourtant  l'o- 
bligation à  rhonneur,  à  caufe  de  la 
grande  &:  exceffiue  inégalité  qui  eft 
eftablie  entr*eux  par  la  nature.  Mais 
il  y  a  tels  bienfaits  qui  non  feulement 
demandent,  outre  la  reconnoiffance, 
quelque  honneur  ,  parce  qu  eftans- 
grands  &:  confiderablcs  en  eux  mcf- 
mes,  ils  fe  communiquent  de  perfon- 
ne  à  perfonne  qui  font  égales  d'ail- 
leurs 5  mais  qui  mefmes  conftituent 
vnc  fi  grande  inégalité  entre  celuy 
qui  les  communique,  &:  celuy  qui  les 
reçoit ,  que  nul  autre  bienfait  puis 
;^pres,quel  qu'il  fpic,  ne  les  égale.  Et 


jSo  LA    Morale 

tel  eft  le  bienfait  de  la  communica- 
tion dereftre,  quipafle  dcspcresaux 
cnfans,  6<:  de  l'éducation,  d'où  le  bien 
cftre  le  produit,  comme  fans  doute  il 
euft  efté  dans  l'intégrité  de  la  Nature. 
JEt  c'eft  ce  qu  Ariftote,  qui  a  mieux 
qu'aucun  autre  Philofophe  confideré 
cette  affaire  dans  fcs  principes^  a  for- 
mellement reconnu  ,  quand  il  a  dit 
que  l'obligation  des  enfans  aux  pères 
&aux  mères  eil  fi  grande,  qu'elle  eft 
abfolument  indiffoluble,  dautantquc 
nulle  recomipiflance ,  ny  nulle  rétri- 
bution de  bienfait  ,  ne  la  fauroit  ia- 
mais  equipoller.  le  fçay  bien  que  la 
Police  a  introduit  quelques  droits  en 
ce  qui  eft  de  l'exercice  des  deuoirs 
qui  dépendent  de  ces  relations, où  il 
fè  pourroit  rencontrer  quelque  chofe 
qui  s'écarte  de  la  difpofition  de  la  Na- 
ture. Mais  il  fc  trouuera  lieu  ailleurs 
d'en  faire  confideration  ,  &c  d'exami- 
ner iufques  où  la  necelTité  de  la  Poli- 
ce a  peu  &  deu  porter  l'altération  des 
droits  de  la  Nature  en  cet  égard.  Icy 
nous  confiderons  vn  eftat  où  les  loix 
politiques  neullent  point  eu  de  lieu. 


Chrestienne.  I.  Part.  581 
te  où  toutes  chofes  euflent  cfté  dans 
la  pureté  de  leur  origine. 

Cela  pourtant  n*expliquc  pas  en- 
core parfaitement  cette  matière.  Car 
i*ay  defia  donné  à  entendre  qu'il  y  a 
de  deux  fortes  de  fuperiorité  :  IVue, 
qui  donne  vne  autorité  abfoluë  de 
commander,  &  l'autre  non.  Et  celle 
cy  demande  de  Fhonneur,  c'cft  à  dire, 
idereftime  coniointc  auec  refpe£l:,qui 
n'eft  rien  autre  chofe  quvn  Volontai- 
re &:  ingénu  reflentiment  de  fon  in^ 
feriorité,  qui  fe  témoigne  aux  oc- 
cafîons,  (oïl  en  geftes^folt  en  aftions, 
foit  en  paroles.  Celle  là  demande 
robeiflatice  outre  l'honneur  ,  e*eft  à 
dire ,  outre  cette  eftime  &:  ce  refpef}-, 
vne  franche  &:  volontaire  foùaiilfion 
à  exécuter  félon  fon  pouuoir  ce  que 
le  fupericur  ordonne.  Et  il  n'y  a  point 
de  doute  que  la  nature  n'enfeignc  aux 
enfans  qu'ils  doiuëî  cette  forte  d'hon- 
neur à  ceux  dont  ils  ont  tiré  leur  eftre. 
Car  quand  S.  Paul  dit ,  Enfans  oheïf- 
fesa  vos  pères  ô'  mères  ^  car  cela  eH  iufiex 
il  adioufte  cette  raifon,  qu'il  efcainfï 
conxmandé^  Hmoretonfere^b^ta  merei 


jS^  La    Morale 

ce  qui  ne  feroit  pas  bien  raifonné  a 
liiy  5  fi  cet  honneur  ne  contenoit  To-^ 
beïflfance.    Et  quoy  que  comme  i'ay 
défia  dit  ,  la  Police  ait  introduit  au 
monde  diuers  droits  differens  dé  ceux 
que  la  Nature  auoit  eftablis,  fi  eft-ce 
-qu'il  n'y  a  iaitiais  eu  de  Police  qui 
n'ait  laillé  aux  pères  lautorité  de  gou- 
uerher  leurs  enfans ,  parce  que  c'eft 
vn  droit  de  nature  abfolument  inuio* 
Jable.    En  efFed,  à  qui  peut-il  appar- 
tenir de  pouruoir  à  l*accompliflement 
de  Touurage,  finon  à  la  caufe  qui  Ta 
commencé  ?  Et  quand  il  eft  acheué, 
à  qui  peut  toucher  le  foin  &  l'auto- 
rité de  fa  conferuation  ,  finon  à  là 
mefme  caufc  encore  ?  Et  fi  pour  pa- 
racheuer  Teftre  de  Thomme,  &  Rame- 
ner à  fon  bien  eftre ,  qui  eft  fa  perfe- 
ftion  ,  Teducation  eft  necefl'aire  ,  &t 
pour  l'éducation    l'autorité   de  luy 
commander ,  à  qui  appartient  ce  pou- 
uoir  finon  à  la  mefme  caufe  qui  Ta 
produit  ,  c'eft  à  dire  au  père  &:  à  U 
niere  ?  Neantmoins  ,  bien  que  cela 
amfi  dit  généralement ,  ne  reçoiue 
point   de  difficulté  ,  fi  en    peut*U 


Chrestienne.  L  Part.  383 
naiftre  quelcune  de  la  confideratioii 
des  diuers  eftats  aufquels  les  enfans 
fe  rencontrent ,  &  qui  femblent  de- 
uoir  varier  la  nature  de  Tautoricc  pa* 
ternelle,  ôc  du  commandement  qui 
en  dépend*  Car  autre  fans  doute  eft 
l'eftat  de  Tefifant  quand  il  n'vfe  du 
tout  point ,  ou  au  moins  qu  il  vfe  fore 
peu  de  la  faculté  de  la  Raifon  ,  à 
caufe  de  Timbecillité  de  l'aage  6C  de 
i*imperfeâ:ion  de  fes  organes.  Autre 
quand  il  eft  en  Taagc  auquel  fes  or^a^ 
nés  (ont  parmits  a  la  ventc^mais  ou  il 
a  aufli  les  affeûions  vn  peu  vehemeiv- 
ces,  ^S,:  que  d'ailleurs  il  demeure  daiis 
H  famille  de  fon  père  ,  &  n'en  fait, 
point  encore  à  part.  Et  autre  finale- 
ment, quand  il  eft  venu  en  aage,  non 
de  la  perfection  de  fes  organes  feule* 
ment,  mais  de  la  parfaite  maturité  de 
fa  raifon,  &:  que  parle  mariage  il  s'clt 
retiré  d'auec  fon  père,  pour  conlH- 
tuer  vçe  autre  famille ,  ^  acquérir  là 
d'autres  relatiosque  celles  qu'il  auoit 
auparauant.  De  forte  qu'il  ne  fem- 
blc  p^s  qu'il  foit  conucnable  à  Tinfti- 
tution  de  la  Nature  ,  que  Tobiet  du 


j84  La    Morale 

comanclement  paflant  par  de  fi  grande 
&:  fi  notables  changemens,  le  pouuoir 
de  commander  demeure  toûiours 
Vniforme.  Mais  en  cela  3  non  plus 
que  dans  les  autres  chofes ,  la  Nature 
iie  nous  a  pas  deftitués  d'enfcigne* 
mens.  Car  en  ce  premier  eftat ,  ou 
riiomme  n'vfe  point  de  fa  raifi3n ,  il 
faut  qu'il  dépende  abfolument  de  là 
iraifon  &:  de  la  volonté  d'vn  autre* 
De  forte  que  Tautoritc  paternelle  en 
ce  temps  là  eft,  comme  on  parle,  def- 
potiqite  5  c'eft  à  dire  ^  à  peu  prés  de 
mefme  nature  auec  celle  qu'vn  mai* 
ftre  a  fur  fes  valets.  Car  les  valets  ou 
efclaues  nVfent  non  plus  de  leur  rai-^ 
fon  en  la  pratique  de  Tobeifiance  la- 
quelle ils  doiucnt  àleurs  maiftres,  que 
s'ils  n'en  auoyent  point  du  tout.  Ce 
font  purement  des  inftrumens  animés, 
danslefquels  le  maiftte  neconfidcre 
iînon  la  faculté  d'agir  &:  de  fe  mou- 
uoir ,  ôc  non  pas  celle  de  iuger  ou  de 
conduire.  Et  c'eft  à  caufc  de  la  ref- 
femblance  qui  eft  entre  ces  chofes, 
que  S.  Paul, qui  eftoit  vn  grand  fcru- 
ceur,  &vn  grand  interprète  des  droits 

de 


Chrestienne^  I.  PARrr  38 j 
de  la  Nature ,  dit ,  que  tandis  tjue  l'hé- 
ritier eH  enfant ,  il  ne  diffère  en  rien  dffi 
firf.  En  ce  fécond  cftat  ,  l'autorité 
demeure  encore  toute  entière  parde- 
uers  le  père  &:  la  mcrc  \  mais  neant- 
moins  elle  change  vn  peu  de  forme5&: 
dénient  à  peu  près  femblable  à  celle 
du  gouuernement  qu'on  appelle  poli- 
tique ou  royal.  Car  les  rois  ont  bien 
t^Ue  autorité  fur  leurs  fuiets  ,  qu'il 
faut  de  necefTité  que  les  fujets  leur 
obciflcnt  ;  mais  neantmoins  ,  parce 
que  ce  font  des  hommes  libres ,  il  faut 
qu'ils  les  confiderent  comme  tds ,  &: 
qu'ils  fe  feruent  de  leur  raifon.  Ils  ne 
leur  doinent  donc  commander  que 
des  chofes  iuftes,  afin  que  leur  enten- 
dement eftant  capable  d'en  compren- 
dre Tequité ,  robeïifance  fuiue  d'elle 
mefme ,  fans  que,  s'il  eft  poflîblc,  il  y 
foit  befoin  de  l'autorité. Car  en  tel  cas 
l'autorité  n'eft  neceffaire  lînon  lors 
que  l'entendement ,  foit  par  quelque 
paffion  ou  autrement ,  ne  fe  flefchic 
pas  de  foy  mefme  à  ce  qu'ordonne  le 
commandement.  Dans  le  troificme 
cftat  l'autorité  paternelle  dcuieure  5 

Bb 


38^  ÎA    Morale 

parce  qu'elle  eft  fondée  en  des  chofcs 
qui  ne  s'aboliffcnt  iamais  ;  mais  Tvfa- 
ge,  en  Tintcgrité  de  la  nature,  en  a 
deu  changer  tout  à  fait.  Car  celuy 
que  la  nature  appelle  à  gouucrner  fes 
propres  enfans  ,  &  qu'elle  pouruoit 
du  iugement  tV  de  la  prudence  necef- 
faire  pour  cela  ,  n'a  plus  befoin  du 
gouuernemcnt  d'autruy ,  &:  eft  dcue- 
nuauffi  capable  d'exercer  cette  auto- 
rité ,  que  ceux  qui  l'ont  auparauanc 
exercée  fur  fa  perfonne.  Et  quand 
ie  dis  que  l'autorité  demeure ,  éc  que 
ncantmoins  l'vfage  s'en  perd  ,  ie  ne 
penfe  pas  rien  dire  qui  foit  contraire 
à  la  raifon.  Car  à  la  vérité  dans  la 
Phyfique  y  les  opérations  ccflent  ou 
cefle  le  befoin  de  les  exercer  ;  &:  là  où 
ccflent  6c  le  befoin  Se  les  opérations, 
'font  auifi  prefuppofées  cefler  les  fa- 
cultés mefmes.  Parce  qu'on  dit  que  la 
Nature  ne  fait  ny  ne  conferue  rien 
pour  néant  ,  &  que  comme  elle  ne 
snanque  iamais  aux  chofes  abfolument 
neceflaires  à  Ces  productions ,  auffi  ne 
fait  elle  iamais  inutilement  les  fuper^ 
flucs.    Mais  dans  la  Morale  il  n'en  eft 


Chrestieî^ne.    I.   Part.    387^ 
pas  du  tout  ainfi  :  dautant  que  les  fa- 
cultés qui  font  dans  retendue  de  fa 
fphere  5  ôc  particulièrement  celles  qui 
confident  en  autorité  ,  ne  font  pas 
feulement  deftinées  pour  le  befoinjC^ 
fontaullî  des  refultats  ô«:  neceifaires 
&  naturels  des  qualités  qui  font  dans 
les  fujetsoù  elles  fe  trouuent.    Telle- 
ment que  quand  ilarriue  du  change^ 
ment  dans  1  obict  fur  lequel  l'vfage 
de  Pautorité  s*eftendoit  ,  qui  en  abo- 
lit entièrement  le  befoin  ,  comme  ca 
vn  homme  parfaitement  bien  confti- 
tué  ,  tel  que  nous  le  nous  figurons 
maintenant,  &c  capable  de  gouuerner 
&c  autmy  &:foy  mefme,!!  feroit  inutib 
ôc  hors  de  propos  de  remployer.    Ec 
toutcsfois  Tautorité  mefme  fc  confer- 
ue  dans  le  fujetoù  elleeft,  d'autant 
que  cette  relation  de  père  eil  infepa- 
rabledefipcrfonne.    le  n'ignore  pas 
que  les  Ronuins  en  ont  vfé  autre-  * 
ment ,  6^  que  parmy  eux  le  père  gar- 
doit  fa  puiflance  toute  entière  fur  ics 
cnfans  mariés ,  &c  furies  enfâns  qu'ils 
cngendroyent ,  fîce  îi'eftoit  qu'ils  les 
émancipafTcnt  auanr  que  de  les  don- 

Bb  2. 


jSS  l   Morale 

ner  en  mariage  -,  ce  qui  eftoit  vne 
pratique  de  leur  droit  ciuil  ,  &:  de 
leur  lurifprudence  particulière.  Mais 
cela  mefine  confirme  ce  que  i*ay  dit  : 
parce  que  la  conferuation  de  la  puif- 
fance  paternelle  auant  l'émacipation , 
eft  vne  reconnoiflance  manifefte  que 
k  droit  en  demeure  toujours;  dautant 
que  {qs  caufes  font  permanentes  :  3c 
l'émancipation  qui  en  oftoit  i'vfagc 
quandonlafaifoit,  eft  vn  adueu  qu'a- 
lors il  n'eft  plus  temps  d'en  vfer  , 
quand  celuy  fur  qui  on  l'exerçoit ,  a 
afl^s  de  prudence  &:  de  iugcment 
pour  cftrc  maiftre  de  fa  conduite. 
Tellement  que  dans  l'intégrité  de  l'e- 
ftat  des  hommes  ,  telle  que  nous  la 
confiderons ,  la  Nature  ne  déuantia- 
mais  manquer  de  fournir  à  tout  hom- 
me venu  en  aage  toutes  les  qualités 
neceflaires  à  vn  bon  &:  légitime  gou- 
vernement tant  de  foy  que  de  Ces  en- 
fans  ,  il  n'eftoit  pas  befoin  de  Prêteur 
pour  enfairel'cmancipation,  puis  que 
la  Nature  lafaifoitafTés  d'elle  mefme.. 


Chrestienne.    I.  Part.    38^ 

DES    JFTRES    DEFOIRS 

des  hommes  entreux^  •^premiè- 
rement en  ce  oui  regarde  U 
conjeruation  de  la  'vie. 
du  prochain. 

A  Prcs  auoir  confiderc  la  difïeren- 
JLJL  ce  que  la  Nature  à  mife  entre 
les  hommes  à  Tégard  de  la  fuperiorité 
&  de  l'infériorité.,  &:  ayant  mainte- 
nant à  les  conlîderer  en  cette  éo-alité 
que  leur  donne  la  participation  d'vne 
mefme  nature  &:  dVn  mefme  eflre ,  ie 
ne  faurois  fuiure  d'ordre  plus  raifon- 
nable  ,  en  ce  qui  eft:  de  l'examen  des 
deuoirs  dont  ils  font  obligés  entr'eux, 
que  celuy  qui  fe  trouuera  naturelle- 
ment établi  entre  les  chofes  qui  leur 
doiuent  eftre  recommandables.  Car 
la  commune  mefure  deces  deuoirs, 
comme  nous  auons  veu  cy  deflus,c'cft 
la  charité  ;  &:  la  charité  fe  doit  pre- 
mièrement &:  principalement  exercer 
où  lesoccafions  font  plus  neccflaires 

Bb  3 


590  lA  Morale* 

ôc  plus  importantes.    Déplus ,  la  nc- 
CQUitc  6c  rimportance  des  occafions 
de  l'exercer,  femefure  naturellement 
par  la  tiecciTité  &:  par  l'importance  des 
chofes  qui  touchent  le  prochain  au- 
quel nous  Tommes  obliges  de  ces  de- 
uoirs.    De  force  que  ces  dcuoirs  font 
plus  ou  moins  neceifaircsou  impor- 
tans  fclon  la  qualité  des  chofes  mef- 
mc$.     Le  premier  donc  ,  &  le  plus 
important  des  biens  danslapofl'eflîon 
defquels  noftre  prochain  fe  doit  natu- 
rellement intereffer,  eft  la  conferua- 
tion  de  fon  eftre  &  de  fa  vie.    C'eft 
le  fondement  de  tous  les  autres  biens, 
fans  la  poffcflion  duquel  nous  n'en 
pouuons   retenir  aucun,    &c    par  le 
moyen  duquel  encore ,  fi  nous  le  pou- 
uons conferuer ,  nous  pouuons  retenir 
les  autres  biens  que  nous  auons  ,  ou 
au  moins  conferuer  Tefperancedeles 
rappelî.n- ,  fi  par  quelque  accident  il 
nous  eft  arriué  de  les  perdre.  C'cft  ce 
qui  nous  rend  tous  les  autres  biens 
fenfibles  ,  &  qui  nous  en  fait  fauou- 
rer  le  contentement  ;  iufques  là  qu'il 
y  a  fujct  de  douter  fi  la  délectation 


Chkestiennè  I.  Part.  391 
que  nous  en  tirons  confîfte  en  autre 
chofc  qu'en  ce  qu'ils  nous  font  fentir 
noftre  eftrc  en  fa  conftitution  natu-- 
relie.  Car  les  douleurs  nous  aduer- 
tiflent  aufli  que  nous  femmes  ;  mais 
nous  les  appelions  des  maux  parce 
qu'elles  nous  font  fentir  noftre  eftrc 
en  vn  eftat  pcruerti.  Au  lieu  que 
nous  appelions  biens  les  chofes  qui 
meuuent  &  qui  excitët  les  opérations 
de  nos  facultés  en  telle  façon,  qu'el- 
les nous  font  remarquer  par  la  dou- 
ceur de  leur  fentiment ,  que  nos  orga- 
nes font  réglés  &:  compofés  comme  il 
faut,  &:qu'ain(î  noftre  eftrefe  trouuc 
dans  vne  conftitution  conuenable. 
C'eft  enfin  ce  pour  la  conferuation  de 
quoy  nous  auons  de  fi  violentes  affe- 
âions  ,  qu'il  n*y  a  point  de  bien  pliy- 
fique  que  nous  n'abandonnions  pour 
retenir  celuy  là  ,  fi  nous  fuiuons  les 
inclinations  de  la  Nature.  Car  on  a 
bien  veu  des  gens  qui  luy  ont  préféré 
le  bien  Moral, qui  cofifte  en  l'exercice 
de  la  vertu  :  &  c'cft  ce  que  font  tous 
les  iours  ceux  qui  font  véritablement 
vaillans,  qui  expofent  leur  vie  à  tous 

Bb    4 


35>2'  l'A   Morale 

les  plus  grands  hafards  ,  pluftoft  que 
de  manquer  à  vne  geriereufe  aftion  , 
&:  à  vne  occafion  louable.  Et  la  rai- 
fon  de  cela  eft  que  le  bien  phyfiquc  SC 
le  bien  moral  n'eflans  nullement  à 
comparer,  (î  toft  que  Tidéc  du  bien 
moral  a  véritablement  rempli  Tefpric 
d'vn  homme  capable  de  Teftimer fé- 
lon fa  valeur  ,  tout  autre  bien ,  quel 
qu'il  foit  5  luy  paroift  vain  &c  méprifa- 
ble.  Et  c'eft  fans  doute  cette  belle 
image  de  la  vertu  quifaifit  Tefprit  des 
Spartiates  ,  &:  de  leur  capitaine  Leo- 
nidas,  quand  ils  s'en  allèrent  en  refo^ 
kition  de  mourir ,  défendre  le  pas  des 
Thermopyles.  Et  s'il  eil  vray ,  ce 
que  dit  Ciceron  ,  que  les  légions  Ro- 
maines font  quelques  fois  allées  auec 
alegrelîc  en  des  lieux  d*où  elles  fa- 
uoyent  certainement  qu'elles  ne  re- 
tourneroyent  iamais,  il  falloit  qu  tllcs 
cuffent  receu  cette  imprciTion  ,  que 
mourir  en  Combattant  pour  la  defenfe 
de  fon  pays  ,  e^ftr  vne  adion  de  vertu 
laquelle  eft  préférable  à  la  vie.  Il 
s'en  trouue  qui  liafardent  leur  vie  , 
non  pour  la  vraye  vertu ,  mais  pour 


Chrestienne.  I.  Part.  3^5 
ce  qu'on  apppellele  point  d'honneur, 
&c  qui  nefemblentpas  y  auoir  regret, 
û  en  telles  occafions  il  leur  arriue  de 
la  perdre.  Mais  c'eft  que  l'idée  de  la 
vertu  a  quelque  chofc  de  fi  beau,  que 
fon  ombre  mefme  ,  quelque  vainc 
qu'elle  foit ,  charme  les  âmes  vn  peu 
genereufes.  Car  ceux  là  s'imagi- 
nans  que  la  vertu  gift  au  courage , 
pour  quelque  occafion  qu'il  s'excite , 
&de  quelque  caufe  qu'il  foit  irrite,  ils 
aiment  mieux  laifTer  la  vie  ,  que  non 
pas  fouffrir  qu'on  leur  rauiffe  la  répu- 
tation d'eftre  courageux.  La  liberté 
eft  fans  doute  vn  bien  phyfique  ,  Se 
qui  ne  peut  pas  eftre  mis  au  nombre 
de  ceux  del'efprit.  Et  fe  trouue  non 
des  hommes  feulement ,  mais  des  na- 
tions entières  ,  qui  s'en  paflîonnent 
de  telle  forre  ,  qu'elles  ont  méprifé 
de  viure  quand  elles  fe  font  veuës 
priuécs  du  moyen  de  la  garcntir.  Mais 
Epidete  auroit  appelle  cela  vne  opi- 
nion erronée,  ou  vn  tranfport  de  l'im- 
patience de  Phomme ,  &:  non  vn  mou- 
uement  delaNature50uvn  iugement 
de  la  Raifon.    Parce  que  fi  l'cftrc  de 


394  ï-A    Morale 

riiommc  eft  deftinc  à  raftion^commc 
il  appert  par  tant  de  belles  facultés 
dont  il  eft  orné ,  il  vaut  mieux  le  pof- 
feder  vn  peu  contraint  en  Ces  opéra- 
tions par  vne  domination  externe  , 
que  le  perdre  tout  à  fait,  &: perdre 
auec  luy  vniuerfellement  tout  moyen 
d'agir.  Et  s'il  eft  principalement  de- 
ftiné  à  raâ:iondc  la  vertu  ,  comme  il 
eft  clair  ,  parce  que  les  plus  nobles  &: 
plus  excellentes  de  fes  facultés  font 
ordonnées  par  la  Nature  pour  la  pro- 
duction des  opérations  morales  ,  la 
feruituden'empefche  pas  vn  homme 
d'cftre  homme  de  bien  ôT  vertueux  ^ 
au  lieu  que  la  mort  le  dépoiiille  de 
tout  moyen  de  faire  la  moindre 
aftion  louable.  ^ 

Partant  le  premier  deuoir  auquel 
nous  fpmmes  obligés  enuers  nos  pro- 
chains entant  que  nous  fommes  natu- 
rellementegaux,  eft  la  conferuation 
de  leur  vie  oC  de  leur  eftre.  Et  cette 
conferuation  là  regarde  ,  ou  l'abfti- 
neftcedes  chofes  qui  font  capables  de 
le  leur  ofter  ,  ou  le  fourniffement  de 
celles  qui  font  vtilcs  ^  :^eceiTaircs- 


Chrestienne'.    I.  Part^    3^f 
pour  le  leui*  entretenir  ,  en  cas  qu'ils 
fuflent  en  péril  d'en  perdre  la  iouïf- 
fance.    Or l'abftinence  des  chofes  qui 
leur  peuuent  eftre  nuifibles ,  va  natu- 
rellement deuant.    Car  fi  nous  fom- 
mes  obligés  à  faire  du  bien  à  nos  pro- 
chains ,  en  beaucoup  plus  forts  ter- 
mes fommes  nous  tenus  de  ne  leur 
faire  point  de  mal.  Et  s'il  y  a  quelque 
chofe  qui  nous  difpenfe  de  l'obliga- 
tion à  leur  faire  du  bien^commepour- 
roit  eftre  rimpuiffance  dans  laquelle 
on  fe  rencontre  quelques  fois ,  celle 
de  ne  leur  faire  point  de  mal  demeure 
toûiours  indifpenfable   ;    parce  que 
pour  ne  faire  point  de  mal  il  ne  faut 
que  cefTer  d'agir;  chofe  à  quoy  la  puif- 
fance  n'eft  point  necelTaire.    Il  nous 
eft  donc  premièrement  défendu  d'o- 
iler  la  vie  à  nos  prochains ,  comme 
aulTi  le  premier  commandement  que 
Dieu  nous  fait  après  celuy'qui  regar- 
de la  prerogatiue  de  ceux  qui  nous 
ont  engendrés  ,  eft  celuy  qui  dit ,  Tiù 
ne  tueras  f  oint  \  conformément  à  l'in- 
ftitution  de  la  Nature.    La  iuftice  dô 
ce  commandement  eft  en  ce  que  nous 


35)6  LA    Morale 

ne  leur  auons  point  donné  leur  vie,  5c 
ainfi  nous  n'auons  point  de  droit  de 
la  leur  ofter:  &  que  quand  nous  la  leur 
aurions  doncc,  comme  lepcre  la  don- 
ne à  fes  enfans ,  elle  n'cll  pas  à  nous 
pourtant.  Se  nous  ne  retenons  point 
de  droit  defTus  en  la  communiquant, 
loint  que  Teftre  de  nos  enfans  ne  leur 
eft  pas  tellement  communique  par 
îRous  3  que  Dieu  n'y  ait  la  meilleure 
part ,  non  feulement  parce  que  c'eft 
îuy  qui  donne  <k  qui    entretient  la 
puiiTancc  d'engendrer  5  mais  encore 
parce  que  c'eft  Iuy  qui  fournit  la  plus 
belle  ôc  la  plus  noble  partie  de  Thom- 
me  5  ôc  celle  qui  donne  la  vie  ,  &:  le 
mouuement  au  refte.    De  forte  que 
la  reigle  naturelle  de  la  iuftice  eftant 
ou  de  rendre  à  chacun  ce  qui  Iuy  ap- 
partient ,  fi  nous  l'auons  par  deuers 
nous,  ou  de  le  Iuy  lailîcr,  s'il  le  pofle- 
de,  6c  rien  n'eftant  plus  proprement 
ny  plus  étroittemêt  à  noftre  prochain 
que  fa  vie,  c'eft  vne  extrême  iniuftice 
quedelaluy  rauir.II  y  aplus.C'eft  que 
la  vie  d'vn  chacun  n'cft  pas  feulement 
à  Iuy  :  fon  père  ôc  fa  mère  y  ont  banne 


Chrestienne  I.  Part.  597 
part ,  ôc  en  retirent  de  riiohneur  &c 
de  la  confolation  ;  fa  femme  ôc  fes  en- 
fans  n'y  en  ont  pas  moins ,  &c  c'eft  leur 
fupport  &  leur  defenfe  :  &  enfin  ,  la 
focieté  du  refte  des  hommes  y  a  inte- 
reft ,  parce  qu'il  en  fait  vne  partie ,  &: 
qu'il  contribué  quelque  chofc  ou  à 
ion  vtilité  ou  à  fon  ornement.  Telle- 
ment qu'en  la  luy  oftant ,  dans  vne 
feule  iniufticeon  en  c5mctplufieurs, 
kfquelles  font  dautant  plus  grandes 
que  la  chofe  en  laquelle  elle  fe  com- 
met 5  eft  precieufe  en  elle  mefme  ,  &c 
que  le  dommage ,  quand  elle  périt,  en 
regarde  beaucoup  de  gens.  A  quoy 
vous  pouués  encore  adioufter  ce  que 
Dieu  mefme  dit  au  liure  de  la  Genefe, 
&  qui  mérite  d'cftre  icy  confideré  , 
parce  qu'il  eft  puifé  des  fources  mcf- 
mesde  la  Nature.  Là  Dieu  permet- 
tant aux  hommes  le  meurtre  des  ani- 
maux pour  leur  nourriture,  il  leur  dé- 
fend expreffcment  d'épandre  le  fang 
humain  yj?4rce  ,  dit-il  ,  ^ue  Dieu  a  fait 
r homme  a  fon  image.  Certes  en  l'ima- 
ge de  Dieu  il  y  a  deux  confiderations 
\  faire.   L'vne  eft  de  la  chofe  mçCiic 


59?  LA   Morale. 

en  laquelle  confifte  cette  image  ;J'au- 
tre  eft ,  de  la  relation  qu'elle  a  à  Dieu, 
lequel  eft  reprefenté  par  là.    La  cho* 
fe  mefme  confifte  dans  les  conditions 
naturelles  de  Tliomme  ,  comme  font 
fon  intelligence,  &  fa  volonté  ,  de  la 
vertu  dont  elles  doiuent  cftre  rem-* 
plies ,  &  la  dignité  qui  en  refulte  ,  de 
qui  eft  le  fondemët  de  l'autorité  que 
Dieuluy  auoit  donnée  furies  autres 
animaux.    Parce  donc  que  les  autres 
animaux  n*ont  point   tout  cela  ,  de 
qu  ainfi  leur  eftre  eft  merucilleufemët 
inférieur  à  celuy  de  l'homme;  ou  bien 
Feminence  de  fa  nature  luy  donne 
quelque  pouuoir  fur  leur  vie,  ou  au 
moins  le  rend  elle  capable  de  reccuoir 
&  d*exercer  celuy  qui  luy  eft  donné 
par  le  créateur.  Et  il  eft  clair  que  c'eft 
la  Nature  mefme  qui  le  luy  donne. 
Car  fi  les  plantes  font  faites  pour  les 
beftcs,  il  eft  encore  plus  raifonnable 
que  les  beftes  foyent  faites  pour  les 
hommes  ;  puis  que  leur  cftrc  eft  plus 
éleué   au  deftiis  des  créatures  ,   qui 
n'ont  que  Icfcntiment,  que  Tertrede 
celles   qm   nom  que  le  fentiment 


Chrestienne^  I.  Part.  ^^^ 
n'eftau  deflus  des  créatures  qui  n'ont 
rcceu  finon  la  vie.  Mais  quant  à  Te- 
ftrc  de  noftre  prochain ,  nous  n'auons 
rien  au  deflus  de  luy  qui  nous  puifl'c 
naturellement  attribuer  quelque  puit 
fance  de  la  luy  ofter  ^  fans  violer  hau- 
tement la  majeftc  éternelle  de  la  indi- 
ce. La  relation  de  cette  image  con- 
fifte  en  la  reflemblancè  que  l'homme 
a  aucc  Dieu  :  ce  qui  félon  la  difpofi- 
tion  de  la  Nature ,  le  nous  doit  rendre 
inuiolable.  Car  fi  celuy  qui  outrage 
le  portrait  d'vn  Prince  efteftimé  cou- 
pable de  lezemaiefté,&:  fi  les  Empe- 
reurs ont  autrefois  puni  rigoureufe- 
ment  ceux  qui  par  fedition  (k  par 
mefpris  auoyent  abbatu  leurs  ftatiiës , 
que  doit  on  iuger  de  ceux  qui  détrui- 
fent  l'image  du  Dieu  fouuerain  ?  Cer- 
tainement fî  d'vn  cofté  la  puiffance 
des  Empereurs  les  exalte  bien  loin  au 
defliTsde  la  codition  deleurs  fujcts^  la 
nature  humaine  de  l'autre  les  réduit  à 
régalité.  Tellement  qu'encore  qu'ils 
foyent  fondés  en  droit  de  témoigner 
du  reflcntiment  de  l'outrage  qu'on 
leur  a  fait  en  dérnoliflant  leurs  imacres 


400  tA    Morale 

de  propos  délibéré  ,  ils  ne  doiiient 
pourtant  pas  excéder,  come  fit  l'Em- 
pereur Theodofe,  en  la  punition  quils 
en  font.  C'eft  afTés  qu'ils  releuenc 
leur  autorité  ^  autant  comme  il  eft  ne- 
cefTaire  pour  le  bien  public;  &;  cela 
fait  5  il  faut  qu'ils  mettent  en  confidc- 
ration  que  les  hommes  ,  qui  font  les 
images  de  Dieu,  font  infiniment  plus 
àprifer  que  des  ftatuës  infenfibles. 
Mais  quant  à  ce  fouuerain  eftre  qui 
auoit  mis  quelques  traits  de  fa  repre- 
fentation  en  nous ,  il  ne  fçauroit  trop 
fcuerement  vanger  ceux  qui  en  effa- 
cent les  caraderes.  Encore  ce  mot , 
que  c'cfi  Dieu  qui  a  fait  l'homme  a  fou 
image ,  a-t-il  vne  finguliere  cmphafe. 
Parce  que  comme  l'original  doit  eftre 
reueré  en  fon  portrait,^  caufe  doit  pa- 
rcillemët  eftre  refpeâéc  en  fon  efFefl:, 
bc  que  le  tableau  que  le  Prince  a  fait 
de  foy  mefme ,  pour  feruir  de  mémo- 
rial de  fon  eftre  à  la  pofterité,  a  quel- 
que chofe  de  pUis  vénérable  &  de 
plus  grand  que  tout  cela  en  quoy  il 
peut  auoir  efté  reprcfenté  par  le< 
peiiitres  ou  les  ftatuaires. 

De 


Chuêstiekne.  t.  Part."  401 
De  ce  que  deflus  il  eft  aifé  de  re- 
cueillir que  ceux  là  fe  font  trompés 
qui  ont  attribué  la  puifTance  de  vie  &: 
de  mort  aux  pères  fur  les  enfans ,  &: 
qui  ont  donné  à  chacun  d'entre  les 
hommes  Je  pouuoir  de  fe  priuer  de 
îbn  eftre  à  fa  volonté  ,  eftimans  que 
iVn  &c  l'autre  dépend  des  principes 
de  la  Nature.  Car  pour  ce  qui  eft 
du  premier  ,  fi  les  Romains  qui  Font 
ainfi  pratiqué  au  commencement^n'a- 
uoyent  eu  autre  égard  en  cela  finoa 
de  conftituer  les  pères  iuges  des  a- 
£tions  de  leurs  enfans ,  pour  les  pu- 
nir en  cas  de  crime,  delà  mefme  forte 
que  les  Masiftr^ar*^  puniffoyciit  les  au* 
très  perfonnes  qui  pechoyent  contre 
les  loix,  iln'y  auroit  peut  cftre  rien  à. 
reprendre  en  leur  inftitution  ,  finon 
quelle  ne  fembleroit  pas  eftre  afles 
accommodée  à  la  prudece  politique. 
Parce  que  lesiuges  doiuent  eftre  fans 
paillons  auiîi  bien  que  les  loix  :  or  eft- 
il  fort  difficile  quVn  père  ne  fe  laift'e 
pas  emporter  à  fes  afïeètions  naturel- 
les lors  qu  il  eft  qucftion  de  {on  eor 
fanr  ,  ^fi^  comme  dit  le  Comique^ 

Ce 


40t    ^         LaMorale 
la  moindre  peine  fuffit  à  vn  père  pour 
expier  vn  grand  péché  que  fon  fils  a 
commis  contre  luy ,  il  n'y  a  pas  appa^ 
rence  qu'il  foit  beaucoup  plus  feuere 
en  ce  qui  regardera  le  public  ,  qu*en 
ce  qui  le  concerne  luy  mefme.    Que 
s'il  fe  trouue  entre  les  pères  des  âmes 
il  roidcs  &  fi  inflexibles  que  de  trâit- 
tcr  leurs  enfans  félon  toute  lafeuerité 
desloiXjComme  firent  Brutus&Man- 
lius  ,  il  eft  fort  à  craindre  que  cette 
haute  6«:eminente  vertu  ne  dépouille 
les  hommes  de  l'humanité,  &  ne  dé- 
génère en  barbarie.      Et  peut  eftrc 
qu'il  eil  autant  expédient  pour  le  bien 
de  rEfl:at,que  les  pères  gardent  inuio- 
lablement  la  tendreffe  que  la  Nature 
leur  donne  enuers  leurs  enfans  ,  que 
de  les  y  voir  renoncer  fous  prétexte 
de  conferuer  la  maiefté  des  loix  publi- 
ques.    Mais  puis  qu'ils  ont  attribué 
cette  puilîance  aux  pères ,  comme  lî 
c'eftoit  vn  droit  que  la  Nature  leur 
donnaft  ,  on  ne  les  peut  pas  excufer 
d'en  auoir  en  cela  merueilleufement 
ignoré  les  reigles.  Car  les  pères  n'ont 
pas  fculs  communiqué  l'ellre  à  leurs 


Chrestienne  I.  Part.  405 
"enfans  par  lagencration  ;  c'eft  Dieu 
qui  leur  en  a  donné  lameilleure  part: 
éc  en  ce  qu'ils  y  ont  contribué  ,  ils 
n'ont  peu  fe  rcieruer  la  puiflance  de 
le  reprendre.  Et  fi  la  lunfprudence 
des  hommes  ne  permet  pas  à  vn  père 
de  reprendre  vn  héritage  qu'il  a  fo- 
lemnellement  donné  à  fon  fils ,  fi  la 
donation  s'eft;  fliite  par  des  tiltres 
autentiques ,  &:  fi  elle  a  efté  acceptcv:; 
félon  les  couftumes  du  pays,  la  Natur 
le  3  dont  lesloix  font  les  conftitutions  # 
de  Dieumefme,  fouffriroit-ellc  qu'il 
luy  oftaft  Teitre  qu'il  luv  a  donné,  ^ 
qu'il  polfede  plus,  eflroittement ,  &: 
d'vne  façon  plus  propre,  qu'il  ne  faur 
l'oit  faire  quelque  héritage  que  ca 
foit?  Que  fi  l'inclination  que  la  Na- 
ture nous  a  don  ée  à  la  procréation  des 
enfans  ,efl:pourlageneratio  denofire 
sêbîabie  ,  &:  pour  la  propagatio-de  Te- 
rtre en  d'autres  indiuidus,il  n'y  a  point 
d'apparence  qu'elle  nous  cull  voulu 
donner  la  liberté  de  ledcftruire  après 
î'auoir  ainfi  prouigné.  Et  fi  par  vnc 
féconde  intêtion  de  fa  fipicnce,  com- 
me ie  l'ay  dit  cy  defifus ,  elle  a  regardé 

C  c    z 


404  l'A  Morale 

à  la  conferyation  de  VcfpQcCjëc  à  nous 
donner,  comme  quelques  vns  le  pre^ 
tendent ,  le  moyen  de  nous  immorta- 
lifer  ,  il  n'y  a  point  d'apparence  non 
plus  qu'en  fe  contrariant  à  elle  mef- 
me  5  elle  nous  euft  laifle  le  pouuoir  de 
nous  oppofer  à  fon  dcflein.  Enfin, 
fi  y  comme  il  eft  clair ,  c*ell;  de  fon 
inllind ,  &:  par  la  difpofition  de  fon 
ordre,  que  toutes  les  caufés  qui  ont 

aréique  fentiment  d'afFedion  ,  ont 
e  l'iamour  pour  leurs  effeds  ,  de 
forte  que  plus  leurs  efFcfts  font  beaux, 
&  plus  la  faço  de  laquelle  elles  les  ont 
produits  eft  noble  &:  parfaite  ,  plus 
auflîleuraft'eûion  enuers  eux  eft  elle 
ardente  &:  inuiolable ,  &:  plus  grand 
le  foin  qu'elles  ont  de  leur  conferua- 
tionjileft  contre  toute  apparence  de 
raifon,ou  qu'elle  ait  priué  les  hommes 
de  CCS  inclinations  enuers  leurs  en- 
fans ,  ou  qu  elle  leur  ait  permis  d*y 
refifter  Se  de  les  efteindre.  Car  elle 
a  compofé  noftre  eftre  de  deux  cho- 
fes  :  félon  Tvne  nous  fommes  hom- 
mes ,&:  félon  Tautre  ,  animaux.  En 
ce  fécond  égard  doncques  elle  a  deu 


Chrestienne.  I.*  Part.^  40J 
imprimer  en  nous  les  mcfmes  fenti- 
mens  que  nous  voyons  empraints  dans 
le  cœur  des  beftes  les  plus  farouches , 
quis'expofent  à  toutes  fortes  de  pé- 
rils pour  en  garentir  leurs  petits.  En 
ce  premier,  elle  n'a  pas  deu  étouffer 
en  nous  ces  paflîons  que  la  condition 
d'animaux  nous  a  données ,  mais  les 
épurer  feulement  ,  &:  les  éclairer  de 
la  raifon  ,  ôc  les  rendre  d'autant  plus 
fortes  &  plus  inuincibles  5  qu'eftans 
bonnes  en  elles  mefmes ,  elles  font 
encore  plus  dignes  des  natures  intel- 
ligentes ,  que  de  celles  qui  ne  le  font 
pas.  Mais  la  grande  raifon  que  la 
Nature  nous  fournit ,  eft,  que  ce  que 
les  fouuerains  Magiftrats  ont  de  droit, 
chacunenFEftatdontilale  gouuer- 
ncment,  cela  mefmeacet  Eftrefou- 
i^erain  dans  la  focieté  de  tous  les  hom- 
mes en  gênerai  ,  dont  il  a  toujours 
gardé  l'adminiftration  6c  l'empire. 
Comme  donc  dans  les  Eftats  bien  po- 
licés la  vie  de  tous  les  particuliers  eft 
fous  la  protedion  du  fouuerain  Ma- 
giftrat,  de  forte  qu'il  n'eft  permis  à 
aucun  d'y  attenter  que  par  Ton  conx-^ 

Ce  } 


40^  lA  ^Morale 

mandement ,  ou  au  moins  par  fa  per-r 
millîon  bien  exprciTe  ;  ainfî  dans  le 
Monde  vniuerfel  Teflre  des  percs  ^ 
des  enfans,  &:  des  petits  &  dds  grands, 
&  de  tous  généralement ,  eftfousla 
fauuegarde  de  Dieu  ,  fi  bien  qu'il 
n'eft  licite  à  qui  que  ce  foit  d'entre- 
prendre de  le  leurrauir ,  s'il  ne  le  per- 
met cxpreffément ,  ou  mefmes  s'il  ne 
lecoiximande. 

f-  Et  delà  mefmefè  prouue  que  c'eft 
vn  attentat  à  fa  fouueraineté  que  de 
fc  défaire  foymefme.  Car  à  l'égard  de 
mon  prochain  ,  il  eft  bien  certain 
que  ma  vie  efl  à  moy  ,  de  forte  qu'il 
n'y  peut  rien  prétendre.  Mais  à  l'é- 
gard de  Dieu  ,  ce;  n'eft'  plus  à  moy 
qu'elle  appartient,  c'eft  à  celuy  qui 
en  eft  le  Créateur,  &:  à  qui  feuleft 
referué  l'empire  des  chofes  du  mon- 
de. Comme  donc  les  lurifconfultes 
ne  veulent  pas  que  perfonne  foit  mai- 
ftre  defes  propres  membres  ,  pour  en 
difpofer  à  fa  volonté  ,  parce  qu'au- 
cun n'eft  né  pour  foy  feulement  ,  3c 
que  nous  faifons  tous  partie  de  quel- 
que fociecé,  à  qùiriious  femmes  tenus 


Chrestienne.  L'  Part.    407 
des  feruices  de  noftre  vie  :  il  n'eft  pas 
raifonnable  que  nous    difpoiîons  de 
nous  mefmesànoftreplaifir,  puisque 
nous  fommes  membres  de  cette  gi'ap^ 
de  focieté  du  genre  humain  ,  au  bien 
de  laquelle  nous  fommes  obligés  de 
contribuer,  tant  qu'il  plaift  au  fou- 
uerain  maiftre  de   tout  d'y  requérir 
noftre  afiiftance.  Et  fi  le  ferment  que 
les  matelots  preftent  au  Pilote  ,  &  les 
foldats  au  Capitaine ,  les  oblige  à  gar- 
der la  ftation  où  il  les  place ,  pour  ne 
s'en  départir  iamais  que  par  fon  com- 
mandement; nous  preftons  en  naiflant 
vn  ferment  à  ce  grand  Dieu ,  qui  nous 
oblige  encore  plus  inuiolablement  à 
ne  defemparer  iamais    le   lieu  qu'il 
nous  adonné  dans  l'Vniuers  ,  iufques 
à  ce  que  le'fifflet  de  fon  commande- 
ment exprés  ,  ou  la  voix  de  fa  Proui- 
dence  nous  en  tire.   En  cffcd: ,  le  de- 
fir  de  viure  cft  ii  naturel ,  Se  fi  profon- 
dement enraciné  dans  nos  entrailles , 
qu'il  n'en  fçauroit  iamais  fortir  que 
par  la  fouifrance  de  quelque  violente 
douleur  du  corps  ,  ou  de  quelque  ex- 
trême déplaifir  de  Fefprit ,  dont  nous 

Ce  4 


4o8  I  A    Mo  RALE 

Voulions  que  la  difTolution  de  noftre 
cftre  nous  deliure.   Et  s'il  y  à  eu  queU 
cun  qui  foit  forri  de  la  vie  par  vne 
^jiOprt  volontaire  5  fans  en  eftre  chafle 
par  le  fentiment  réel  de  Tvn  de  ces 
maux  5  ou  bien  il  les  a  appréhendés 
pour  l'auenir  f&:  chacun  fçait  quelle 
puiflance  la  crainte  a  quelques  fois 
fur  les  efprits  ,  )  ou  il  faut  qu'il  ait  eu 
rentendement  trouble  par  les  fumées 
dVne  bile  noire  5c  bruflée.     Et  ce 
grand  Caton  ntefme  ,  quis*ouurit  de 
fe  déchira  le  fein  pour  en  arracher  la 
vie  auectât  de  férocité,  ne  le  fit  point 
pour  autre  raifon  finon  qu'à  fon  égard 
le  déplaifir  de  tomber  entre  les  mains 
de  Cefar  ,  eftoit  vn  mal  plus  infup- 
portable  que  la  mort  mefme.    Or  lî 
nous  auons  cette  pcrfuaiîon, que  tou- 
tes   chofes   font  gouuernces    par  la 
Prouidence  de  Dieu,  &  que  les  biens 
&:  les  maux  nous  viennent  deladif-r 
penfation  de  fa  main  ,  nous  ne  de-^ 
uons  pas  penfer  qu'il  nous  foit  permis 
de  nous  fouftraire  à  Texecution  de  fa 
volonté  ,  6c  de  luy  ofter  ,  en  nous 
oflant  5  la  matière  éc  le  moyen  d'cxer-^ 


Chrestienne.  1.  Part.    409 
Gcr  noftre  vertu  ,  &c  de  procurer  (k 
gloire.     C'a  efté  vne  barbarie  à  quel-* 
ques  Princes  dont  les  hiftoires  font 
mention  ,  de  faire  planter  vn  homme 
deuant  leurs  yeux ,  pour  s'exercer  de 
loin  fur  luy  à  lancer  le  iauelot ,  &  de 
là  remporter  la  réputation  d'y  auoir 
beaucoup  de  dextérité  &  de  iufteffe. 
Neantmoins ,  fi  cet  accident  eiloit  ar- 
riué  à  vn  homme  de  vertu  ,  d'eftre 
d«ftiné  à  cet  vfage  ,  il  attendroit  le 
iauelot  conftamment ,  &:  s'il  en  filloit 
les  yeux ,  au  moins  ne  s'en  fuiroit-il 
pas  lafchemeat  ,  &:  n'abandonncroic 
pas  fon  pofte.  Combien  moins  donc 
le  deuroit  faire  vn  homme  doué  dVne 
âuffi  haute  magnanimité  qu'il  con- 
uient  à  la  perfedion  de  noftre  cftre,  fi 
Dieu  Pauoit  choifi  pour  eftre  Tobiet 
fur  lequel  diuerfes  calamités  vinficnt 
fondre  ? 

Une  me  refte  donc  plus  fur  cette 
matière  finon  d'accorder  auec  la  do^ 
ârine  générale  qui  nous  défend  de 
tuer,  cette  commune  créance  de  tout 
le  monde,  que  de  repoufler  la  force 
par  la  force  ,  &:    confcruer  fa   vie 


4IO  LA     Morale 

aux  dcfpens  de  celle  d  autruy ,  eft  vne 
loy  de  la  Nature  ,  ôc  qui  auroit  lieu 
mefmes  en  fon  intégrité ,  fi  la  neceffi- 
té  s'y  en  prefentoit.  Car  quand  Ci- 
ceron  défendant  Milon  ,  &  le  vou« 
lantiuftifierdu  meurtre  commis  en  la 
perfonne  de  Clodius  ,  dit  que  nous 
auons  tiré  cette  loy ,  non  de  TEfcole 
des  hommes  &:  de  leur  inftitution , 
mais  de  celle  de  la  Nature ,  qui  Ta  en- 
grauée  dans  nos  cœurs ,  de  qu'en  lifant 
ce  bel  endroit  de  fon  Oraifon  nous 
luy  donnons  approbation  ,  ny  luy  n  a 
pas  penfé  parler  d*autre  Nature  que 
de  celle  dont  les  enfeignemens  font 
dans  vne  entière  pureté  ,  ny  nous 
n'en  auons  point  ordinairement  d'au- 
tre fentiment  que  celuy  de  Ciceron 
niefme.  Lors  que  nous  difonsquela 
Nature  nous  obliçre  à  la  conferuation 
de  Teitre  de  noftre  prochain ,  nous 
n'entendons  pas  pour  cela  preiudicier 
à  l'obligation  que  nous  auons  a  la 
conferuation  du  noftre.  Et  en  cet- 
te égale  valeur  de  fon  cftre  auecle 
noftre  à  l'égard  de  Teftimation  d'vn 
tiers  3  cette  megaUté  y  demeure  tou- 


Chrestienne.  I.  Part.  411 
jours  pourtant  àl'égard de noftre  pro- 
pre eftimation,  que  nous  allons  cy 
defifus  prouué  élire  iufte  &  naturelle , 
c*eft  que  le  noftre  eftant  à  nous ,  nous 
fommes  plus  tenus  de  le  conferuer 
que  celuy  d'autruy.  Si  donc  nous 
nous  trouuons  en  tel  eftat  que  Teftre 
de  noftre  prochain  &:  le  noftre  foyent 
'  en  vn  péril  eminent,  il  eftbien  rai- 
fonnable  que  nous  facions  tout  ceque 
nous  pourrons  pour  les  en  preferuer 
tous  deux  :  &  tandis  qu'il  refte  quel- 
que efperance  de  le  pouuèir  ,  nous 
fommes  obligés  par  la.  Nature  à  la 
conferuation  de  Tvn  &  de  l'autre. 
Mais  quand  la  cliofe  en  eft  venue  à 
tel  point  y  qu'il  faut  neceffairement 
que  Tvn  des  deux  periffe  ,  alors  on  ne 
peut  pas  douter  que  cette  mefme  na- 
ture ne  nous  enfeigne  que  le  noftre 
nous  doit  eftre  en  plus  grande  confi-. 
deration.Car  il  en  eft  de  cecy  comme 
des  deux  plats  d'vne  balance  égale- 
ment contrepefée.  Si  vous  comparés 
eftre  à  eftre  ,  voftre  confultation  de- 
meure en  fufpens,  de  forte  que  vous 
ne  fauriés  déterminer  de  quel  cofté  la, 


4ît  1  A    Moral  e 

refolution  doit  pancher.  Mais  fi 
vous  vencs  à  adjoufter  à  Tvn  des  deux 
cette  reflexion  qu'il  eft  à  vous,  alors 
fans  aucuncliefitationla  balance  fort 
de  l'équilibre.  Et  la  nature  nous  con- 
duit à  cela  en  toutes  fortes  d'occur- 
rences. Car  (i  deux  hommes  font 
en  péril  d'vn  mefme  naufrage ,  &:  que 
l'vn  puiffe  fauuer  fautre  en  fe  fau- 
liant  ,  les  fentimens  naturels  de  la 
commune  charité  le  doiuent  portera 
le  faire.  Mais  s'il  ne  fe  peut  euiter 
que  Tvn  ou  l'autre  ne  fe  perde ,  la^ 
Nature  enfeigne  à  tous  les  deux  de 
tafcher  à  fe  garentir ,  en  abandonnant 
le  foin  de  fon  compagnon.  Or  en  la 
queftion  dont  il  s'agit  la  chofe  eft 
tout  à  fait  femblable,finon  qu'au  pé- 
ril du  naufrage  c'cft  la  tempelle  qui 
menace  également  les  deux  paflagers, 
icy  c'eft  Tvn  des  deux  combattans 
qui  menace  Tautre.  Ce  qui  ne  chan- 
ge nullement  la  difpolîtion  de  la  iur 
ftice  de  la  Nature  en  cette  occurren- 
rence.  Parce  que  fi  eeneralement 
parlant  3  &:ians  auoir  cgard  aux  cir- 
çonftances  du  fait;,  il  y  a  de  l'mmftice 


CHRfeSTTENNEr     I.    PaRT.      '413 

a  ofter  la  vie  à  fôn  ptochaih  ;  il  y  a 
pareillement  de  la  barbarie  te  deTin- 
humanitc  à  ne  la  luy  pas  conferuer 
quand  il  eft  poffiblê.  Et  fi  l'impoiîî- 
bilité  de  la  luy  fauUev  en  fe  fàuuant 
pareillement,  excufe  du  blafmc  de 
l'inhumanité  j  la  neceffité  ineuitabld 
de  la  luy  oftcr  pour  fe  garentir  ,  ex* 
cufe  du  blafme  de  Tininflice.  Car 
quand  on  la  luy  oftc  ainfi  ,  le  defTein 
n'eft  pas  proprement  dé  la  luy  ofter, 
mais  feulement  de  fe  conferuer  la 
fienne.  Comme  quand  on  fe  fait 
couper  vn  bras  pour  fauucr  le  refte  du 
corps,  on  n'a  pas  proprement  inten- 
tion de  perdre  le  bras  ;  car  il  n*y  a  per- 
fonne  qui  de  gayeté  de  cœur  fe  priué 
de  l'vfa^e  de  ks  membres.  Mais 
parce  qu'on  ne  peut  conieruçr  en- 
femble  cette  partie  ^  le  tout ,  lors 
qu'il  les  faut  ne  ce  flaire  ment  parta- 
ger ,  le  tout  eft  toujours  iugé  préfé- 
rable à  la  partie.  Que  s'il  y  faut  faire 
quelque  confideration  de  Tintereft 
que  la  (ociczc  des  homes  y  peut  auoir, 
il  eft  plus  iufte  &  plus  raifonnable  que 
que  celuy  qui  attaque  ,  periiie  ,  que 


4T4  t  A    M  OR  A  LE 

non  pas  celuy  qui  fe  défend.  Parce 
qvie  IVnefl  vn  violent,  qui  veut  auec 
iniuftice  ofter  la  vie  à  fon  piocliain , 
^  àla  focieté  vn  defes  membres ,  qui 
luy  peut  eftre  en  vtilité  ;  au  lieu  que 
l'autre  eft  vn  homme  iufte  &:  modéré^ 
qui  ne  priue  fon.ennemy  de  la  vie,  ny 
la  focieté  humaine  5  d'vn  defes  mem- 
bres, qu'à  regret ,  &:  contraint  par  vne 
neceifité  que  les  fentimens  de  la  Na- 
ture de  de  la  Raifon  luy  font  iuger  in^ 
furmontable.  Et  telle  a  toujours  efte 
l'opinion  de  toutes  fortes  de  nations 
en  gênerai ,  &  en  particuHer ,  de  tous 
les  plus  célèbres  Philofophes^  lurif- 
confultes .  lufques  là  que  maintenant, 
que  le  Chriftianifme  a  apporté  tant 
de  nouuelles  lumières  ,  &  découuert 
tant  de  nouueaux  motifs  à  la  charité, 
il  n'y^  point  d'Eftat  fi  feuerc  entre  les 
Chreftiens  en  reftabliffement  de  fcs 
loix  ,  qui  ne  iuftifie  le  meurtre  en  ce 
qu'on  2iÇ^t\\tfon  corps  défendant^  pour- 
ueu  qu'il  confte  clairement  qu'on  ny 
a  point  cherché  la  mort  d'autruy,mais 
la  conferuation  de  foy  mefmc.  Tant 
c'eft  vn  principe  de  nature  profonde^. 


Chrestienne.  I.  Part.  415;, 
ment  enraciné  ,  &  qui  fe  perfuade 
viuement  à  la  Raifon  ,  fous  quelque 
Difpenfation  qu  on  viue. 

DêS    DEVOIRS     DE 

t homme  enuers  fort  prochain , 
en  ce  qui  regarde  l'honneur 
C^lapudiciteduma-' 
riaze. 

o 

NOus  auons  dit  cy  defllis, qu'après 
l'eftre  de  l'homme,  il  n'y  aciiole 
qui  luy  foit  fi  proche  ny  fi  coniointc 
que  fa  femme ,  puis  que  par  l'inflitu- 
tion  jdu  mariage  elle  eft  faite  vne  mef- 
jne  chair  auec  luy.  En  efteft,  l,e  perc 
&  les  enfans  ont  bien  vfie  relation 
merueilleufement  écroitte  dans  la 
Nature  ,  &:  qui  tire  en  confequence 
des  deuoirs  inuiolablcs  ,  &:  de  véhé- 
mentes affedions.  Mais  fi  eft-ce 
pourtant  que  leur  vnion  en  compa- 
raifon  de  celle  de  l'homme  ^  de  la 
femme,  n'a  point  de  liaifon  fi  intime, 


41^  LA   Morale 

&  à  confidercr  les  chofes  dans  la  pti^ 
reté  de  leiir  origine ,  elle  ne  produit 
point  de  fî  viuc  ny  de  fi  fenfible  di- 
ledion.    Tellement  qu'après  la  coa- 
feruation  de  fa  vie  ,  la  chofe  la  plus 
importante  &  la  plus  confiderable  à 
riiomme ,  eft  l'honneur  de  fon  ma* 
riage,  &:la  pudicitcde  la  femme  auec 
laquelle  Dieu  la  conioint.    AufTi  n'y 
a-t-il  rien  qui  excite  en  luy  de  fi  vio- 
lentes paflîons^que  le  foupçon  d'auoir 
receu  quelque  outrage  en  cette  ma- 
tière ;  êc  chacun  fçait  quels  font  les 
effeds  de  la  iàloufie  depuis  qu'elle 
s'eft  emparée  d'vn  courage  vn  peu 
éleué.    En  quoy  il  ne  faut  pas  douter 
que  les  hommes  iiepaflent  les  bor- 
nes^ comme  ils  font  ordinairement  en 
tous  autres  rellentimens.  Mais  l'excès 
qu  ils  y  commettent  n'empcfche  pas 
que  leur  douleur  ne  foit  tres-iufte^  &: 
que  horfmis  ce  qui  concerne  leur  vie, 
ce  ne  foit  le  plus  grand  fuict  d'irrita- 
tion qu'ils  puiflent  auoir  en  quoy  que 
ce  foit.      C*eft  pourquoy  après  auoir 
dit  ^Tn  lie  tueras  fotnt  yY^'itw  adioufte 
incontinent  en  fa  Loy^  7//  ne  commet- 
trai 


CHRESTIENlNriS.     1.     Part.    4IJ 

tr AS  point  adu Itère .  Celiiy  donc  qui 
corrompt  la  femme  de  fon  prochain, 
foie  par  violence  ou  par  perfua- 
fion,  pèche grieuement  contre  cette 
charité  naturelle  qui  oblige  tous  les 
hommes  les  vns  aux  auttes  ,  d£  viole 
la  iufcice  qui  maintient  leur  focieté. 
Car  fi  c'eft  par  violence ,  bien  qu'il 
n'ait  pas  corrompu  fon  ame,  il  n'a  pas 
laifTé  de  teîrnir  rhoniieur  de  fa  pudi- 
cité  ;  en  quoy  le  màry  eft  fouuerainc- 
meht  intererte,  premièrement  entant 
que  cet  honneur  le  regarde  de  fon 
chef  5  puis  après  entant  qu'il  regarde 
fen  particulier  la  perfonne  de  fa  fem- 
me. Car  puis  qu  elle  luy  appartient, 
&:  qu'il  y  a  vne  fi  eftroitte  vnion  entre 
eux  ,  on  n'a  peu  outrager  de  la  forte 
telle  àuec  laquelle  il  n'eft  qu'vnc 
hiefme  chair  ,  qu'il  n'ait  part  en  fon 
iniure ,  &:  qu'elle  ne  reiailliife  fur  hiy. 
Et  puis  qu'elle  appartient  à  lay  feul, 
aucun  n'a  peu  entrer  dans  cette  fo- 
cieté que  la  Nature  a  voulu  eftre  ab- 
folument  incommunicable  atout  au- 
tre, fans  luy  faire  vn  tort  manifefte, 
contre  les  loix  de  laïuftice  &:  les  feit- 

D   d 


L 


4ï8  LA     M  O  R  A  LE 

tiiiiens  de  la  charité.    Et  fi  c'eft  par 
perfuafion ,   le  tort  qu'il  luy  fait  eft 
plus  grand  que  s'il  Taucit' fait  par  vio- 
lence .  Car  la  violence  faite  au  corps, 
laifle  l'efprit  en  fon  entier  -,  de  forte 
qu  vne  femme  ,  pour  eftre  ainfi  def- 
honorée  entre  les  hommes  ,  fi  elle  a 
Tame  chafte  &:  pudique ,  n'en  eft  pas 
moins  vertueufe  en  elle  mefme  ,  ny 
moins  recommandable  deuant  Dieu. 
Au  lieu  que  la  perfuafion  au  mal  la 
dépouille  de  fà  vertu,  &:  la  laifle  à  fon 
mary  gaftée ^en  corps  6<:  en  ame.Ioir 
gnés  à  cela  que  le  mariage  ,  dans  Tin- 
Ititution  de  la  Nature,eft  pour  la  pro- 
création des  enfans,  dont  la  naiflancc 
donne  des  relations,  &:  engendre  des 
aft'eftions  qui  doiuent  eftre  certaine- 
ment déterminées  à  leurs  obiets  ,  3c 
non  pas  vagues ,  incertaines ,  <S^  dou- 
teufes.     Si  le  père  n'eft  aifeuré  que 
ceux  qui  naift'ent  de  fa  femme  font 
fes  enfans ,  comment  les  aimera-t-il? 
Et  fi  Iqs  enfans  ne  font  alfeurés  que 
c'eft  leur  père  ,  comment  l'honore- 
ront  ils  ?  Et  fi  tout  cela  demeure  in- 
certain entre  la  femme  ôc  le  mary. 


Chre^tie^nè  Ï.  Pakt.  4î^' 
que  deuiendront  leurs  afFêftidns  mu^ 
tuelles  5  dont  les  enfaiis  doiiierit  eftrè 
le  lien  ,  Se  qu'elle  fera  fans  affedions 
la  concotdc  de  leur  mariage  ?  Si  ie 
confiderois  la  Nature  en  l'eftat  auquel 
elle  eft  maintenant,  ie  tirerois  enco- 
re d'autres raifons delà  confideratiori 
de  lafôcieté  ,  ^  de  Tintereft  qu'elle  a 
dans  Pexafte  oblcruatiori  de  la  dcfen- 
fe  de  Tadultere.  le  dirois  qu'il  n'eft 
pas  raifonnablc  qu'vn  homme  trauail- 
le  à  acquérir  du  biê  pour.la  nourritute 
&  pour  Teducatio  d'enfans  qui  ne  fopt 
pas  fiens  ,  ny  qu'il  leur  laiffe  fon  heri^ 
tage.  le  reprefenterois  Terreur  &:  la 
confufion  que  cela  introduit  dans 
Tordre  des  fucceflîons ,  ou  tel  hérite- 
roit  de  quelcun  comme  de  fon  pro- 
che parent  paternel  ,  de  la  confaft- 
gùinité  duquel  pourtant  il  n'appro- 
cheroitpas  de  cinquante  races.  lefe- 
rois  reflexion  fur  Tiniuftice  qu'il  y 
auroit  d'interefler  vn  homme  ou  dans 
le  reffentiment  des  calamités  &:  des 
malheurs  qui  arriueroyent  a  des  én.- 
fans  qu'il  n'anroit  point  engendrés, 
ou  dans  le  deshonneur  qui  leur  peut 

Dd  z 


'410  LA  Moral* 

venir  de  leurs  crimes.  Mais  i'ay  traita 
té  de  tout  œla  plus  amplement  aiU 
leurs  3  &  puis  ie  confidere  icy  la  Na-; 
l:e  en  vn  eftat  où  toutes  ces  chofes 
cuiTent  deu  eftre  inconnues.  ledi- 
ray  feulement  qu'encore  que  les  Na- 
tions &c  polies  5  ôc  barbares ,  ayent  eu 
de  fort  différentes  opinions  fur  le  fu- 
jet  de  la  coniondion  de  Thomme  &c 
de  la  femme  pour  la  génération  des 
enfans ,  ou  pour  l'vfage  de  la  volupté, 
&  que  les  vnes  ayent  tenu  la  fimple 
paillardife  pour  indifférente ,  &c  que 
les  autres  ayent  permis  la  Polygamie^ 
&:les  autres  le  Diuorce  èc  le  change- 
ment de  party  entre  viuans ,  iufqueS 
là  que  les  Lacedcmoniês  ne  faifoyent 
pas  difficulté  de  s'entreprefter  leurs 
femmes  dVn  commun  confentement, 
û  eft-ce  que  Tadultere  a  toujours  eftc 
fort  feuercment  condamné  ,  mefmes 
entre  les  peuples  les  plus  fauuages. 
ï  Or  quoy.  que  ce  foit  principale- 
ment en  ladultere  que  la  Nature  par- 
le hautement,  elle  ne  laiffe  pourtant 
pas  de  faire  éclater  fa  voix  en  diuer- 
fes  autres  chofes  :  ce  que  ie  ne  veux 


Chrestienné.  I.  PartV  411 
icy  toucher  qu'en  paflant ,  parce  que 
i'ay  défia  fait  vn  liure  entier  de  ces 
matières.  Et  premièrement ,  pour  ce 
qui  eft  de  raccouplemeritdcs  indiui- 
dus  d'vn  mefme  fexe  ,  lés.  enfcigne- 
mens  qu'elle  y  donne  ibnt  fi  clairs , 
que  d'vne  commune  confpiration  oïl 
en  appelle  la  tranfgreflîon  ,  le  péché 
contre  Nature.  Et  de  fait ,  ceux  qttî 
ne  reconnoiffent  pas  qu'elle  a  telle- 
ment delliné  les  deuxfexes  l'vn  pout 
Tautre,  qu'elle  n*a  pas  vèuîu  que  cet- 
te coniondion  fe  fift  autrement,  ont 
Tentendement  abfolument  peruertt. 
Car  elle  n'a  au  commencement  im- 
primé Tappetit  de  cette  coniondion 
en  rhomme  ,  finon  pour  la  généra- 
tion, que  chacun  fçait  eftrc  abfolu- 
ment impôflîble  en  vn  feul  fexe.  11  y 
a  bien  quelque  efpece  d  animaux  donc 
on  dit  que  les  mafles  y  éonçoiuent , 
comme  les  heures.  Mais  encore  faut 
il  que  ceux  à  qui  cela  arriue  foyenic 
hermaphrodites  ;  forte  def>rodudioii 
qui  fe  trouue  peu  fouuent  dans  là 
Nature  humaine  ,  ôc  qui  qitand  eljè 
«■y  rencontre  eft  tenue  pour  prodi»- 


4i2<  XA    Morale 

gieufc  ;  outre  qu'on  n'en  void  que  peu 
pu  point  de  fi  parfaite  en  fa  mon- 
ftruofitc  y  qu  elle  foit  capable  de  tou- 
tes les  deux  générations.    Et  fi  en 
cette  occurrence  il  faut  faire  quelque 
confideration  de  la  volupté ,  la  Natu^ 
re  Ta  tellement  mcflée  en  cette  adlion, 
qu'elle  a  voulu  qu*elle  fuft  commune 
aux  deux  indiuidus  qui  s'accouplent, 
.&:  non  pas  particulière  à  l'vn  des  deux 
feulenient. Enfin,  s^il  y  faut  faire  quel- 
que reflexion  fur  les  attraits  qu'elle  a 
dans  rvn,&:  dans  l'autre  fexe^pour  lex 
inuiter  à  cette  coiondion,  il  eft  clair 
que  la  beauté  virile  eft  vne  marque 
de  lapuiflance  de  la  génération  adi- 
ue  ,  comme  la  beauté  féminine  en  eft 
vne  de  la  puiflance  <le  la  génération 
paftîue  ,  d^  que  qui  en  vfe  à  contre- 
fens  trouble  tout  l'ordre  de  la  Natu- 
re 5  ôc  fait  les  chofes  au  rebours  de 
fon  inftitution.     Et  d'autant  que  ce- 
la eft  fi  euident  que  perfonne  ne  s'y 
peut  tromper   s'il  n'a   le  iugement 
horriblement  corrompu  ,  c'eft  à  bon 
droit  qu'on  tient  ceux  qui  fe  laiircnt 
aller  à  ce  vice  là ,  pour  des  gens  mau-^^ 


Chrestienne.  I.  Part^  41J 
dits  &:  abominables.  Que  firopiniori 
que  les  Grecs  &:  les  Roifiains  en  ont 
eue  ,  eftoit  capable  d'en  faire  tant  foie 
peu  douter  ,  dautant  que  c'eftoyenc 
des  peuples  polis  ,  &:  qui  auoyenc 
d'ailleurs  quelques  belles  parties  de 
vertu,  il  leur  faut  oppoferle  iugemêt 
qu'en  ont  fait  les  plus  fages  &:  les  plus 
vertueux  d'entr'eux..,  &:  fur  tout  les 
anathemes  de  S.  Paul^^S^:  les  foudres 
mefmes  des  cieux  y  qui  renuerferenc 
autrefois  Sodome  6c  Gomorrhe. 

Qiiant  à  ce  qui  eft  de  la  paillardifc 
qu'on  appelle  fimple  ,  parce  qu'elle  fe 
commet  entre  perfonnes  qui  ne  font 
point  liées  par  mariage  ny  cntr'elles, 
ny  auec  aucun,  les  Legiflatcurs  qui 
n'ont  regardé  qu'à  la  Police  enl'efta- 
bliflement  de  leurs  loix ,  l'ont  tenue 
comme  indifférente  ,  parce  qu'ils  ne 
s'unaginoyent  pas  qu'elle  fuft  beau- 
coup preiudiciable  à  la  focieté.  Mais. 
à  qui  confidererala  chofc  attentiue- 
menc  il  fera  aifé  de  reconnoiftre  que 
cettp  raefme  intégrité  de  la  Nature  la 
condamne.  Car  comme  nous  auons 
défia  dit ,  la  coniondion  de  Thomme 

Dd  4 


414  -^'^       MoARL  E 

éc  de  la  femme  les  fait  eftrc  vne  meft 
tnc  chair.    Encore  qu'on  ait  accou- 
ftumé  de  dire  entre  les  lurifconfultes 
que  le  mariage  confifte  en  la  foy  don- 
née &c  au  confentement  mutuel  ,  ce 
n'eft  pas  à  dire  que  ce  foit  la  foy  qu'on 
fe  donne  réciproquement ,  qui  faflb 
rhomme  &:   la  femme  vne    mefmc 
chair  ,  c'eft  Tadion  phyfique  mefme 
laquelle  fiiit  la  foy,  qui  le  fait ,  &:  qui 
produit  le  mefme  efted  hors  le  maria- 
ge.   Et  ce  que  S.  Paul  en  a  dit ,  que 
^ehy  cjtii  fe  t  oint  a  vne  paillarde ,  ejlfaitr 
*vne  mefme  chair  auec  elle  y  eft  puifé  noa 
de  U  reuelatioii  de  T'Euangile  ou  de 
la  Loy  5  mais  des  four  ces  mefmes  de 
la  Nature.     Or  pourroit-il  eftre  con-: 
uenable  à  l'excellence  de  l'homme  j^ 
que  ceux  qui  ont  eu  vne  fi  étroitte 
vnion  enfemble  fc  feparent  fans  en 
garder  les  relations  ,  &:  qu'à  l'égard 
des  créatures  raifonnables  |1  n'y  ait- 
point  plus  de  force  dans  le  \iç:vi  de 
cette  conionftion  ,   qu'à  Tégard  de 
celles  qui  font  brutes  &:  deftituées 
d'intelligence   ?    Dans  la  condition 
des  brutes ,  les  relations  qui  ont  de$ 


Chrestienne  I.  Part.  415 
fondemcns  phyfiques  ne  produifent 
aucun  efFed  moral ,  parce  que  leur  na- 
ture n'en  cftpas  capable.  Vn  cheual 
n'aime  point  le  poulain  qui  l'a  engen- 
dré; vn  poulain  ne  rcfpede  point  le 
cheual  dont  il  a  tiré  fon  eftre.  La 
mère  mefme  ôc  fes  petis  n'ont  point 
d'afFections  réciproques  finon  par  ce 
qu'on  appelle  inftinft,  qui  dure  au- 
tant que  lanecefïîtédes  foins  &  de  la 
protedion  de  la  mère  dure  ,  &:  puis 
fe  perd  entièrement  fans  qu'il  en  de- 
meure aucune  trace .  Dans  la  condi^ 
tion  des  hommes  il  en  eft  tout  autre- 
ment. Le  père  aime  fes  enfans ,  cV  les 
enfans  refpedent  leur  père,  &:  la  Na- 
ture les  y  oblige,  parce  qu'ils  ont  de 
la  raifon.  L'alFeàion  que  la  mère  a 
pour  {es  enfans ,  &:  le  refped  que  les 
enfans  ont  pour  leur  merc  ,  ne  vient 
point  de  cette  forte  d'inftind ,  mais, 
procède  delà  raifon  ,  puis  qu'elle  de- 
meure quand  la  ncceffité  de  fes  foins 
de  de  fa  protedion  cefle.  Puis  donc 
que  cette  vnion  de  l'homme  &  de  la 
femme  produit  de  mefmes  des  rela- 
tion dont  le  fondement  eft  phyfique 
êc  naturel  ,  cette  mefme  raifon  eu 


J\.t$  L  A     Mo  RALE 

doit  pareillement  tirer  vn  effed  mo^ 
rai ,  qui  confifte  en  affedions  lefquel- 
les  foyent  aufli  permanentes.  Or  ny 
efFediuement  il  n'y  en  a  point  dans 
ces  coniondions  vagabondes ,  qui 
font  incontinent  fuiuies  d'vne  entière 
feparation  ;  ny  il  n'y  en  peut  pas  auoir, 
le  cœur  de  l'homme  ,  ou  refîdent  fcs 
affeftions  ,  ne  fe  pouuant  pas  com- 
muniquer à  tant  de  difFerens  obiers  , 
d'vne  communication  qui  foit  perdu- 
rable*  Apres  cela ,  cette  coniondion 
a  pour  fin  la  procréation  des  enfans  j 
&:  cette  fin  là  eftnon  feulement  natu- 
relle,  fous  quelque  difpenfation  que 
riiomme  viue  3  mais  elle  euft  eftévni- 
que  en  Tintegrité  de  la  Nature.  Or  û 
la  mère  qui  connoift  certainement  fcs 
enfans,  peut  auoir  des  affeûions  pour 
eux  5  comme  la  Nature  le  veut ,  com- 
ment en  aura  le  père ,  qui  ne  les  con- 
noiftrapoint,  s'il  n'entretient  aucune 
focietéauec  celle  qui  les  engendre  ? 
Et  puis  que  la  Nature  a  voulu  que  les 
foins  de  feducation  des  enfans  fuifent 
partagés  entre  J^e  père  6c  la  mcre  ,  à 
chacun  félon  la  condition  de  fon  fexc, 
Se  la  vigueur  de  les  facukés ,  quelle 


Chreîîtienne.  I.  Part^  427 
part  y  prendra  le  père  ,  s'il  feme  fcs 
enfans  en  toute  terre  indifféremment, 
^  fi  après  les  auoir  femçs  il  en  négli- 
ge la  connoiflance  ^  &:  en  abandonne 
la  culture,  fans  y  rien  contribuer  ? 
Adiouftés  à  cela  qu'où  bien  le  maria- 
ge n'eft  pas  de  Tinftitution  de  la  Na- 
ture en  fon  entier ,  ou  bien  la  Natu- 
re en  fon  entier  condamne  neccf- 
fairement  la  paillardife.  Car  fi  le  ma- 
riage eftdefinftitution  de  la  Nature, 
comme  tout  le  monde  y  confent  ,  il 
eft  raifonnable  que  les  enfans  quis^en 
produifent  foyent  eftimcsdVnenaif- 
fance  plus  honnefte  ,  &  d'vne  condi- 
tion plus  auantageufe ,  que  ceux  qui 
ne  s'en  produifent  pas.  Or  nous  auons 
défia  cy  deffus  pofé  que  la  Nature  ne 
met  point  d'autre  différence  entre  les 
hommes  finon  celle  du  père  à  fêfant , 
&:  celle  de  celuy  qui  eft  plus  aagè ,  à 
celuy  qui  n'a  point  encore  atteint  la 
perfection  de  fon  eftre.  Et  cet  auah- 
tage ,  d'eftre  ne  du  mariage  ^  eft  fi  cer- 
tain &:  fi  euident ,  que  mefmes  en  cet- 
te corruption  de  la  Nature  dans  la- 
quelle nous  viuons  j  toutes  les  Na- 


4i8  laMorale. 

rions  mettent  difFerence  entre  les  en-* 
fans  légitimes  de  les  baftards ,  tenant 
pour  honorable  la  condition  des  vns, 
ôc  flcftrifl'ant  les  autres  de  quelque 
déshonneur  à  caufe  du  vice  de  leur 
naiflance,  Et  derechef  fi  la  paillardi- 
fe  eft  indifférente  ,  il  n'y  a  point  de 
diftinftiôn  quant  à  Thonneur  entre 
vne  honnefte  femme  &c  vne  putain. 
Et  neantmoins  le  nom  d'efpoufe  , 
dans  vne  perfonne  chafte  &:  pudique, 
eft  du  Gonfentement  de  tous  les  hom- 
mes, vn  nom  d'honneur  &  de  dignité, 
au  lieu  que  celuy  de  garfe  a  toujours 
efté  infâme  entre  toutes  nations .  C  'eft 
pourquoy  S.  Paul  dit  que  les  autres 
péchés  des  hommes  font  hors  de  leur 
corps  ;  au  lieu  que  ce/r^j  qui  paillarde 
feche  contre fûn propre  corps  ^  parce  que 
fe  faifant  vne  mefine  chair  ancc  vn 
Juj et  deshonoré ,  il  fe  rendneceftaire- 
ment  participant  de  fon  infamie. 
Mais  enfin ,  qui  confiderèra  comme  it 
faut  quel  principe  Ceft  que  Thomme, 
^  combien  il  eft  excellent  ,  trou* 
liera  que  d'entre  toutes  les  avions ,  il 
jTi'y  en  a  point  vne  qui  doiue  plus  dc^ 


ChrestiennëI  L  Part.  ^i$ 
pendre  du  gouuernement  de  la.  rai- 
ion  y  que  celle  dont  il  s'agit  mainte- 
nant 5  &c  que  comme  il  n'y  a  rien  plus 
digne  de  cette  raifon  que  de  clioifir 
vn  obiet  propre  pour  exercer  la  fa- 
culté de  la  génération  des  enfans  , 
aueç  lequel  il  fe  lie  par  d'indiflolubjes 
afFe£lions ,  ainfi  n'y  a-t-il  rien  qui  le 
rauale  plus  prés  de  la  brutalité  &:  de  la 
fenfualité  des  animaux  ,  que  l'vfage 
dVne  volupté  erratique  èc  licencieux 
fcen  cette  matière.  > 

Pour  ce  qui  eft  du  Diuorcer,  com- 
me la  Loy  de  Dieu  Ta  permis  autres- 
fois  pour  quelques  raifons  politiques, 
celle  de  la  Nature,  dont  Dieu  eft  aufli 
Tauteur ,  Tauoit  défendu  pour  d'au*^ 
très  confiderations.  Laloy  delà  Na- 
ture a  cédé  à  la  Politique  pout  vn 
temps  ,  parce  qu'il  eftoit  ainfi  expé- 
dient pour  euiter  vn  plus  grand  mal; 
mais  elle  a  cet  auantage  pourtant 
qu'elle  eft  plus  ancienne  que  l'autre  , 
&:  que  les  raifons  politiques  varient 
furies  circonftances  des; lieux  ,  des 
perfonncs,  àc  des  temps  ,  au  lieu  que 
les  conliderationsfur  lefquellcslaloy 


45^)  t  A    Morale 

de  la  Nature  eft  fondée,  ne  font  point 
fujettcs  à  changement.  Les  focietcs 
purement  morales  ^  comme  font  cel- 
les qui  fe  contractent  par  h  fimple  vo- 
lonté, fe  peuuent  dilfoudre  par  la  vo- 
lonté de  mefme.  Car  c'eft  au  iuge^ 
ment  des  lurifconfultes  ^  vne  chofe 
naturelle  ,  que  les  obligations  fe  dif- 
foluent  par  les  voyes  par  lefquelles 
elles  ont  efté  cotra6lées.  Mais  quant 
auxfocietés  naturelles,  ou  qui^s'il  y  a 
quelque  chofe  de  moral,  ontvn  fon-- 
dément  phyfique  ,  &C  que  la  Nature 
eftablit  ,  elles  demeurent  toujours, 
iufques  à  ce  que  la  Nature  mefme  qui 
les  a  contraûées  ,  les  diifolue.  Or 
nous  venons  de  voir  que  Tvnion  du 
mariage  entre  le  mary  5c  la  femme  eft 
de  efette  forte.  Tellement  qu'il  faut 
qu'il  arriue  quelque  chofe  de  naturel 
pour  la  fcparer.  C'eft  pourquoy  no- 
ftre  Seigneur  dit  aux  luifs  ,  que  fi 
Moyfe  leur  auoit  permis  de  donner  la 
lettre  de  diuorce ,  c'a  efté  ^^  cau/e  de  la 
dureté  de  leur  cœur.  Mais  que  s'ils  vou- 
loyentfauoir  quelle  eft  en  cela  Tinfti- 
tution  de  la  Nature ,  ils  deuoyentre* 


Chrestienne.  L  Part.  451 
monter  iufques  à  fa  fourcc  ,  cù  ils  ne 
manqueroyent  pas  de  trouuer  i]u*ati 
commencement  Un  en  efioitpas  ainji.  Et 
cette  raifon  fuffiroit  pour  condam- 
ner le  Diuorce,  quand  on  n'en  pro- 
duiroit  point  d'ailleurs.  Mais  il  y  en  a 
quantité  d'autres  que  ie  palFe  mainte- 
nant fous  filcnce  ^  parce  que  i^  les  ay 
déduites  dans  vn  autre  Ecrit  :  comme 
pareillement  celles  qui  touchent  la 
Polygamie.  Certainement  dans  la 
conionftion  de  l'homme  &:  de  k 
femme ,  il  y  a ,  comme  l'ay  dit,  quel- 
que chofe  de  phyfique  ,  &:  quelque 
chofe  de  moral.  Ce  qu'il  y  a  de  phy- 
iique  ell  l' vnion  des  deux  corps  par  ce 
qui  confomme  le  mariage  ,  &:  qui  fait 
riiome&:  la  femme  vne  mefme  chair. 
Or  comment  fe  peut  vn  homme  lier 
fi  étroittement  auec  plufieurs  fem- 
nies  5  pour  n'eflre  qualî  quVne  mef- 
me perfonne  auec  chacune?  Et  puis 
que  legouuernement  de  la  famille  ô^ 
l'éducation  des  enfans  ,  appartient  au 
père  &:  à  la  mère  coniomtement^  auec 
vne  autorité  Ariftocratique  ,  com- 
ment pourra  vn  mary  gouucrncr  vne 


43^  lÀ     Mo  RAIE 

mefme  famille  auec  tant  de  femmes  à 
cîles  ne  s'accordent  pas  ?  Etfî  elles 
s'accordent  entr'elles ,  veuque,  com- 
me nous  auons  dit ,  la  prerogatiue  de 
fon  fexe  luy  donne  par  deflus  fa 
femme  vn  auantage  qui  égale  celuy 
d'auoir  vne  voix  de  plus,  comment 
maintiehdra-t-il  fon  autorité  où  tant 
de  femmes  ioihdront  leurs  fufFrages  ? 
Adiouftés  à  cela  que  l'obligation  à  ce 
que  S.  Paul  appelle  hienueilUna y  eft 
mutuelle, &  que  le  corps  de  l'homme 
cft  à  fa  femme  ,  aufîî  bien  que  le  corps 
de  la  femme  eft:  à  fon  niary.  Si  donc 
la  nature  ne  permet  pas  que  la  femme 
âitplufîeurs  maris,  parce  que  la  bien*- 
Heiîlance  qu'elle  dcnneroit  à  Tvn  ^ 
trauerferoit  la  fatisfadion  qu'en  tet 
égard  elle  peut  deuoir  à  l'autre  ;  elle 
ne  peut  non  plus  fouffrir  que  le  mafy 
ait  plufieurs  femmes  en  mefme  temps^ 
parce  qu'elles  trauerferoyétaufli  réci- 
proquement leurs  cotentemens.Que 
fila  femme  y  tient  lieu  de  matière  ^ 
'  comme  les  Philofophes  ont  eftiiiié ,  il 
eft  aifé  de  iuger  quel  defordre  y  peut 
ârriucrenn'y  dcftinant  qu' vne  feule 

former 


Chrëstîennè*  I.  Part.^  435 
forme.  Et  fi  Ton  dit  que  là  matière 
euft  eu  beaucoup  moins  dauidiré 
dans  rintegrité  que  dans  la  décadence 
de  h  Nature  ,  on  peut  refpondte  que 
la  forme  euft  eu  encore  moins  de 
propenfion  à  fe  communiquer  à  tant 
de  fuie ts.  Ce  qu'il  y  a  de  moral  au 
mariage ,  eft  Taffedion ,  qui  fi  elle  effe 
raifonnable,  doit  égaler  en  fon  ardeur 
la  force  du  lien  de  cette  vnion,  en  ce 
u  il  y  a  de  phyfique.  Car  fi  ramour 
es  pères  enuers  les  enfans  eft  extrê- 
me y  ôcfilc  refped  des  enfans  enuers 
les  pères  eft  inuiolable,  à  caufe  dèTé- 
troitte  &:  indiflfoluble  laifon  de  ce^ 
deux  relations  entr'eux  ,  i'affeûtiont 
réciproque  du  mary  &:  de  la  femme 
les  doit  encore  furpafl^er ,  à  proportioit 
de  ce  que  leur  vnion  a  quelque  chofe 
de  plus  ferré ,  dans  Pinftitution  de  la 
Nature.  Si  donc  elle  vient  à-egaler 
la  force  de  cette  vnion ,  elle  remplirat 
tout  le  cœur  du  mary  enuers  fa  femme 
&:  de  la  fem.me  enuers  fon  m^try ,  &r 
par  ce  moyen  il  fera  impôflîble  qu  el- 
le puiife  embrafter  tant  d'obiets  que 
h  Polygamie  luy  en  prefentc. 

Ee 


4j4  ÏA   Morale? 

La  confîderation  de  Tinceftc  appar^ 
tient  auffi  fans  doute  à  celle  des  loix 
'€c  la  Nature  ,  parce  que  c*eft  elle,  &c 
ïion  le  droit  pofitif  feulement ,  qui 
le  défend i  Mais  cda  regarde  plu- 
ftoft  l'explication  des  deuoifs  des  en- 
fans  enuers  les  pères,  &:desperesen- 
uers  les  enfans ,  que  non  pas  Tendroit 
de  ce  propos  où  ie  me  rencontre. 
Parce  que  ce  qui  empefche  que  le 
mariage  entre  le  père  &  Tenfant  ne 
foit  honnefte  &c  légitime ,  c'eft  qu  il 
eft  impoilible  qu'en  cette  conion£tion 
qui  met  entre  le  mary  &r  la  femme 
toute  régalité  qui  fe  peut,  àlareferuc 
de  l'auantage  que  donne  la  feule  no- 
bleffe  du  fexe ,  Se  la  plus  grande  per- 
feftion  de  ks  facultés  ,  fe  puiflent 
conferuer  les  relations  de  fuperiorité 
&c  d'infériorité  que  la  Nature  a  efta- 
blies  entre  le  père  &:  les  enfans  ,  ny 
que  lesdeuoirs  qui  fuiuent  naturelle- 
ment ces  relations,  s'exercent  d'vnc 
façon  conuenable.  Or  auons  nous 
veu  cy  defTus  que  ces  deuoirs  font 
facrés  5c  inuiolablcs.  Et  de  là  dé- 
pendent les  raifons  du  vice  qui  fe  ren- 


Chrestienne»  L  Part.  43^ 
îcontrÉ  eii  toutes  les  autres  conion- 
ftions  iticeftueafes.  Car  le  mariaqj^^ 
de  l'oncle  auec  laniece,  Su  de  la  tante 
auec  le  neueu  ,  eft  illégitime  Se  des- 
honnefte  ^  parce  qu'en  ces  relations 
les  vns  tiennent  en  quelque  forte  lieu 
de  pères  Se  de  mères ,  Scies  autres  lieu 
d'enfan/,  &queles  deuoil*s  aufquels 
ilsfoii/obligésen  cet  égard  ,  imitent 
ccy^qni  fuiuent  naturellement  Tau- 
^rité  paternelle.  En  efFed  ,  l'image 
du  père  eft  encore  toute  fraifche  Se 
toute  récente  en  fon  fils.  Tellement 
que  files  fteres  la  confidcrent  les  wns 
dans  les  autres  auec  vn  refpeft  mu- 
tuel 5  quelque  égalité  qui  foit  entre 
eux,  les  enfans  qu'ils  ont  engendrés 
la  y  doiuent  confiderer  Se  rccorinoi- 
ftrepareillemêt  auec  vn  refpccl  d'au- 
tant plus  grand  ,  que  le  degré  de  gé- 
nération auquel  ils  font  descendus  , 
les  conftitue  dans  vnc  ineg^ilité  toute 
entière.  C^ell  aufll  de  cette  image 
de  l'autorité  paternelle  qui  reluit  fur 
les  enfans  ,  que  fc  doit  tirer  la  raifon 
delà  prohibition  du  mariage  entre  le 
frcrc  Se  la  fcur.      Parce   qu'encore 

ïe  % 


-€ 


4î<^  t  A     Mo  RALE 

qu'il  y  ait  entr'eux  vne  fort  grande 
Igalité,  fi  eft-ce  qu'ils  font  fi  proches 
principe  d'où  ils  font  fortis  tous 
deux,  qu'ils  en  retiennent  le  portrait 
empraint  en  des  carafteres  fi  recon- 
noifl'ables  ,  qu'ils  le  doiuent  honorer 
&  vénérer  refpediuement.  L'égalité 
(Jonc  qui  eft  entr'eux  à  confiderer 
leurs  perfonnes  feulement ,  ne  repu- 
gneroit  point  aux  priuautés  de  cette 
çonuerfation  familière  que  l'homme 
&:  la  femme  peuuent  auoir  :  mais  l'i- 
mage de'  l'autorité  paternelle  qui 
çclattc  en  eux,  leur  doit  donner  mu- 
tuellement certain  refpeft  auec  le- 
quel CQS  familiarités  font  incompati- 
bles. Et  fi  les  enfans  d'Adam  fe  font 
mariés  enfemble  ,  comme  on  n'en 
peut  pas  douter,  cela  eft  venu  de  ce 
que  le  defl'ein  d'eftablir  entre  tous  les 
hommes  vne  confanguinité  vniuer- 
felle,  en  les  faifant  defcendre  toas 
d'vn  mefme  eftoc  ,  ioint  auec  quel- 
ques autres  confiderations  qui  ne  font 
pas  de  ce  lier ,  ont  preualu  pour  cette 
première  fois  fur  cette  conlideratioil. 
Et  i'ay  monftré  ailleurs  amplement 


Chkestienne.  I.  Part.  437 
que  cela  ne  doit  point  eftre  trouué 
mauuais ,  veu  mcfmes  qu'autres  font 
les  droits  de  la  Nature  qu'on  veut 
établir  ,  &;  autres  ceux  de  la  Nature 
quand  elle  eft  defia  parfaite  &  con- 
ftituée.  Enfin  ,  parce  qu'il  y  a  des 
perfonnes  qui  dans  ce  qu*on  appelle 
affinité ,  ont  entr'elles  les  mcfmes  de- 
grés 6c  les  mefmes  relations  que  ie 
viens  de  reprefenter  dans  la  confan- 
gùinité  ,  la  conionftion  du  mariage 
leur  eft  défendue  pareillement ,  dau- 
tant  que  l'affinité  imite  la  confangui- 
nité  5  ôc  que  cette  imitation  eft  de 
l'inftitution  de  la  Nature.  Car  fi  le 
mary  &:  la  femme  font  faits  vnemef- 
mc  chair  par  la  conionftion  du  maria- 
ge 5  il  eft  raifonnable  que  les  mefmes 
relations  que  le  fils  a  aucc  la  mère,  ou 
le  frère  auec  la  feur  ,  ou  le  neueu 
auec  la  tante  ,  par  la  force  de  leur 
confanguinitc  ,  ils  les  ayent  encore 
auec  fon  mary,  par  la  vertu  de  cette 
alliance. 

Or  eft-ce  bien  certes  au  chois  Se  en 
la  détermination  de  Tobiet ,  que  la 
Nature  a  colloque  la  principale  par- 

Ee  3 


438  La  M  o  R  AIE 

tie  de  Phonneftcté  de  cette  conion- 
ftion  de  Miomme  à  la  femme  ;  mais 
'neantmoms  elle  n*auoit  pas  laifle  de 
reiglerlescirconilances  de  fonvfao-e. 
Et  premièrement ,  Tayant  deftinée, 
comme  elle  a  fait ,  à  la  génération , 
elle  en  auoit  borné  Tappetit  là,  com- 
me celuy  de  manger  ,  à  la  neceffîté 
de  U  nourriture.  Car  la  nature  a  bien 
eu  cette  preuoyance  d'accompagner 
CCS  opérations  de  nos  facultés  ,  de 
quelque  fentiment  de  volupté  ,  pour 
les  raifons  que  l'en  ay  dites  cy  deuant: 
mais  elle  a  auffi  eu  cette  fageffe  de  ne 
s'y  propofer  point  la  feule  volupté 
pour  fin,  r'ic  de  ne  nous  donner pokic 
de  facultés  qui  ne  tiraffent  poinc 
d'autre  vtilitè  de  leurs  obiets  que  la 
feule  douceur  de  leur  iouiffance- 
Parce  que  la  vclapté  n'eft  pas  d'elle 
mefmevne  chofe  defirable  ,  n'^y  aflcs 
digne  de  nous ,  pour  la  conftituer  ou 
pour  vnique  ou  mefmes  pour  princi-. 
pale  fin  des  fondions  de  nos  puifTan^ 
ces.  Et  comrrte  la  Nature  auoit  ainfi 
treS'fagement  difpofé  de  nos  facultés: 
dç  de  leur  b^t,  elle  les  auoit  tellemenc: 


Chrestienne.  I.  Part.  439 
foûmifes  en  l'homme  à  l'empire  de  la 
Raifon  ,  qu'en  cette  pm'e  intégrité 
elles  ne  s'excitoyent  iamais  par  la 
rencontre  de  lems  obiets  ,  finon  à 
l'heure  de  la  neceflîtc  de  leur  légiti- 
me vfage.  Tellement  que  quand  la 
femme  commença  à  defirer  le  fruit 
qui  luy  auoit  efté  défendu  ,  dautanc 
Simplement  qu'il  eftoit  bon  a  ?nang€r\ 
c'eft  à  dire  ,  capable  de  donner  de  la 
volupté  au  gouft  ,  fans  qu'elle  euft 
befoin  de  s*en  nourrir,  elle  commen- 
ça auffi  indubitablement  à  fe  corrom- 
pre. Au  lieu  qu'en  leur  intégrité 
rhomme  &:la  femme  ne  fe  conioigni- 
rent  point  ,  parce  qu'ils  n'en  eurent 
pas  le  defir,  la  neceflité  d'engendrer 
n'eftant  point  encore  vrgente.  De- 
puis, la  corruption  delà  Nature  ayant 
apporté  du  defordre  en  Pempire  de  la 
Raifon  fur  les  appétits  ,  il  eft  certain 
que  cette  coniondion  a  eu  vn  autre 
fécond  vfage.  Encore  en  cette  oc- 
cafion  ,  la  propre  fin  de  la  Nature 
n'eft  pas  la  feule  iouïffance  de  la  vo- 
lupté ,  c'eft  le  foulagementd'vne  in- 
firmité à  laquelle  l'homme  eft  réduit 

Ee  4 


44^  i^    Morale 

par  ce  qu'on  appelle  i^contmefice.'Uv'* 
îagc  donc  de  cette  conionâion  cftanc 
i)or-nc  là  ,  &  la  Nature  ayant  voulu 
que  le  mariage  fuft  d'vn  à  vne  feule^ 
mçnt  5  il  eft  aifé  d'en  recueillir  com- 
bien il  cuft  efté  rare.  Car  en  cette 
excellente  conftitution  de  toutes  les, 
parties  de  noftre  eftre  ,  cette  aâion 
n'euft  point  efté  fans  Teffeft  auquel  l^ 
Nature  vifoit  ,  &:  la  production  de 
TefFed  euft  ofté  pour  vn  long  temps  la 
neceilîté  de  Tadion  mefme. 

Les  Cyniques  ont  creu  que  cette 
aftion  eftant  naturelle,  elle  fe  pouuoit 
faire  à  la  vcuë  du  Soleil  &:  enlapre- 
fence  des  hommes ,  &  les  Stoiciens , 
pour  fages  qu'ils  fe  penfaflent  eftre, 
n'ont  pas  efté  fort  éloignés  de  cet  ad^ 
uis.  Mais  il  ne  faut  pas  trouuer 
eft  range  que  des  gens  dont  la  Nature 
eftoit  il  corrompue  ,  que  mefrnes  ils 
n'en  reçonnoiftbyent  pas  la  corrup- 
tion 5  ayent  fi  mal  iugé  des  fentimens: 
qu  elle  donnoitlors  qu  elle  eftoit  tou- 
te entière  &:  immaculée.  Encore  qu'v- 
ne  chofe  foit  naturelle,  il  ne  laiflè  pas 
d'y  auoir  quelques  reiglesde  decen-i 


Chrestienne.  I.    Part^    441 
ce  à  la  pratiquer  ;  de  qui  mefprife  ces 
reigles  là ,  corropt  ôc  gafte  vnc  adion 
qui  pounoit  eftre  belle  en  elle  mefme. 
Et  derechef  ,  encore  qu'vne  chofc 
foit  naturelle,  elle  nelaiflepas  d'eftre 
d'elle  mefme  accompagnée  de  queU 
que  indécence  &c  de  quelque  diffor-? 
mité  ,  qui  s'excufe  par  la  neceffité  j^ 
mais  qu  vn  honneftehomc  couure  Iç 
plus  qu  il  peut  pourtant,  de  peur  d'of- 
fenfer  la  veuë  des  autres. De  cette  na^ 
turefont,  quoy  que  les  vnes  plus  ,  &:  - 
les  autres  moins,  toutes  les  allions  par 
lefquelles  rhommc  fepare  d*auec  luy 
ce  que  Ton  appelle  excremens  ,  ou 
quieftdVne  condition  approchante. 
Car  nos  membres  font  tellement  efti-r 
mes  à  nous ,  6c  faire  partie  de  noftre 
eftre  ,  que  fi  la  neceiïité  nous  con^  ^ 
traint  à  en   retrancher  quelcun  du 
corps ,  nous  renfeueliffons  honora-r 
blemcnt,  comme  nous  honorans  nous 
mefmes.    Mais  quanta  ce  qui  cft  des 
excremens  ,  quoy  que  tandis  qu'ils 
tiennent  à  nos  corps  nous  en  tirons 
quelque  vfage,  &:  peut  eftre  quelque 
ornement,  fi  eft-ce  que  quand  ils  en 


442'  laMorale 

font  feparts  ,  nous  ne  les  cftimons 
plus  que  comme  des  fuperfluités,  qui 
ont  quelque  chofc  de  deshonnefte. 
Et  k  nature  mefine  a  mis  dans  la  can- 
ilitution  de  nos  corps  quelque  enfei- 
gnemcnt  de  la  bienfeance  qu'il  y  faut 
garder,  ayant  vfé  d'artifice  à  couurir 
les  lieux  d'où  ces  excremës  là  fortent. 
Que  fi  Taftion  par  laquelle  nous  les 
feparons  d'auec  nous  ,  a  elle  mefine 
quelque    chofe  d'incommode  &  de 
choquant ,  foit  en  ce  qu'elle  défigure 
la  pofture  corporelle  ,  ou  qu'elle  in- 
tercepte &:  ébrouït  rvfagc  de  la  rai- 
fon  ,  la  confiderati5  que  nous  deuons 
faire  de  l'excellence  de  noftre  eftre  , 
qui  confifte  dans  les  belles  facultés 
de  l'ame  &:  dans  la  maiefté  du  corps  , 
nous  oblige  non  feulement  à  y  fuir  la 
prefence  de  nos  prochains ,  mais  en- 
core à  yauoir  quelque  honte  de  nous 
mefmes.  Or  fila  nature  de  ces  actions 
ne  permet  pas  qu'on  les  faffe  finor^ 
pour  la  necclficc,  elle  ne  permet  pas 
qu'on  en  parle  finon  où  il  eft  pareille- 
ment neceflaire.     De  force  que  plus 
vn homme  approche  delà  pureté  6«: 


Chrestienne.    I.  Part.  44} 
de  la  pcrfeftion  de  la  Nature ,  moins 
cft-il  enclin  à  parler  de  ce  qui  cocer- 
ne  ces  chofes  iîinon  aux  occafions  où 
il  ne  le  peut  euiter.    Et  comme  nous 
auons  veu  que  la  Nature  nous  oblige 
à  ne  les  faire,  s'il  cft  poflîble,  qu'en 
ténèbres  ,  ou  au  moins  dans  la  folitu- 
de  y  &  fans  prcfence  de  témoins  ,  fi 
l'occafion  nous  contraint  d'en  tenir 
quelques  propos ,  il  les  faut  couurir 
du  voile  des  termes  les  plus  honneftes 
qu'il  eftpoflible d'employer.  Défait, 
quoy  que  le  mode  foit  fort  corrompu , 
fi  eft-ce  que  Thonnefteté  naturelle  a 
tellement  preualu  fur  la  corruption 
en  ces  chofes  ,  qu'il  n'y  a  point  de 
langue  où  on  ne  fe  fbit  eftudié  de 
trouuer  des  façons  de  parler  capables 
de  faire  entendre  ce  qu'on  en  veut 
dire  ,  fans  dire  pourtant  ce  que  c'cft. 
La  langue  Hébraïque ,  la  Grecque ,  la 
Latine^  la  Françoife,  &:  généralement 
toutes  celles  qui  ont  cours  entre  les 
nations  polies  ,  ont  leurs  locutions 
pour  cela  :  &:  s'il  y  quelques    mots 
propres  à  le  dire  fans  circuit,  les  def- 
bauchés^^:  les  impudës  les  employens 


444  l'A      M-ORALE 

a  la  vérité,  mais  les  honneftes  gens  les 
euitcnt  comme  des  écueils ,  6c  ont 
peine  à  s'empefcher  de  rougir  fi  on 
ks  prononce  à  leur  prefence.  Et  fi 
telle  eft  maintenant  la  conftitution 
des  gens  d'honneur  ,  qu'elle  deuons 
nous  croire  qu'euftefté  celle  d'Adam, 
s'il  cuft  perfeueré  dans  fon  origine  l 
Il  eft  bien  vray  qu'il  eftoit  nu,  &  tou- 
tesfois  n'en  rougiflbit  point  5  dequoy 
lay  rendu  la  raifon  ailleurs.  Mais 
comme  autre  eft  la  nature  des  puif- 
fances,  &  autre  celle  de  leurs  opéra- 
tions ,  il  pouuoit  bien  n'auoir  point 
de  honte  de  celles  là  ,  quand  elles 
cftoyent  abfolument  afl'uietties  à  la 
raifon  ,  &:  neantmoins  obfcruer  en 
celles  cy  la  bienfeance  qui  leur  con- 
uenoit,  foit  qu'il  fuftobhgé  d'en  par-» 
1er  3  ou  ncceflîtc  de  les  faire. 


Chrestienne.   L  Part^   '44J. 

DES   DEFOIRS   DE    LA 

indice  naturelle  j  en  ce  qui  efidt 
la  conjer nation  des  biens  dn  ^ 
prochain. 

IE  fuis  obligé  de  repeter  icy  ce  que 
i'ay pofé  cy  deffuSjC'eftque Thom- 
me  n'a  rien  de  fi  intime,  ny  qui  luy 
foit  naturellement  en  fi  grande  re- 
commandation 5  que  fon  eftre  ,  &:  fa 
conferuation .  L'honneur  de  fon  ma- 
riage, &  de  là  pudicité  de  fa  femme, 
vientapres,  ainfi  que  ie  fay  monftré 
dans  la  confideration  précédente. 
Celaconferuéjilne  luy  refte  plus  que: 
deux  chofes  dontil  fafTe  cas  ,  &  dans 
la  pofieffion  de  laquelle  il  s'mterelTe 
d'vne  façon  confiderable.  L'vneeft 
le  bien  ,  qui  fert  à  la  nourriture  &:  à 
Tentretencment  de  fon  corps';  l'au- 
tre ell  la  réputation ,  qui  n'eft  rien 
autre  chofe  que  la  refplendeur  des 
qualités  de  fon  efprit.   S'ileftoit  qae^ 


44^  ÉA    Morale 

ftion  de  éomparcr  le  corps  &:  Terpriê 
entr'eux^  &  de  rechercher  lequel  des 
deux^  doit  eftre  le  plus  aimable  &  le 
plus  confiderable  àThomme  ^  larefo-^ 
lution  s'en  feroit  afles  d'elle  mefme 
fans  autre  confultation.  Car  comme 
vn  eftre  fpintuel  &  immortel  de  fa 
nature ,  eft  incomparablement  plus 
excellent  qu'vne  fubftance  matériel-^ 
le  5  &:qui  eft  compofée  des  elcmefis^ 
leurs  facultés ,  qui  fuiuent  la  nature 
de  leur  fuiet ,  font  en  pareille  difpro- 
portion  &:  inégalité  des  vnes  aux  au- 
tres. Mais  eftant  icy  befoin  de  com- 
parer deux  biQUS  qui  luy  font,  non 
intimes,  comme  fon  eftre ^  mais  ex- 
ternes 5  dont  Pvri  fertaux  vfages  du 
corpj ,  Se  Tautre  fe  rapporte  aux  qua- 
lités de  Telprit ,  il  n  eft  pas  fi  aifé  à 
déterminer  lequel  des  deux  luy  doit 
eftre  préférable.  l'ay  defia  dit  ail- 
leurs qu'il  fe  trouue  des  gens  qui  poft-» 
pofentla  conferuation  de  leur  vie  à, 
celle  de  leur  réputation  ,  &:  y  en  a 
quantité  quitrouuent  ceiugementlà 
raifônnable.  Et  la  raifon  de  cela  eft 
que  la  bonne  réputation  eft  vne  ima- 


ChrestiênneT  I.  pARfr  447 
gc  du  bien  moral  lequel  ell  en  nous , 
&:que  lavieeftvn  bienphyfique.  Ec 
il  faut  bien  certes  que  la  vertu  foir 
admirablement  belle  en  elle  n^efme  , 
puis  que  la  feule  ombre  que  les  hom- 
mes en  pofledent  dans  la  réputation  ^ 
eft  capable  de  leur  faire  mefprifer  ce 
qui  d'ailleurs  leur  eft  cher  ôc  recom- 
mandable  à  mcrueilles.  Encore  bien 
fouuent  ne  s'agit-il  que  d'vne  vertu 
feulement,  fouuent  fort  imparfaite  ôc 
fort  manque  ,  comme  eft  celle  qu'on 
appelle  du  nom  de  valeur ,  dont  la 
plufpart  des  hommes  prennent  les  ef- 
peces  baftardes  ôc  peu  dignes  de  ce 
nom ,  pour  celle  qui  eft  vrayement 
philofophique  ôc  légitime.  Que  fe-- 
roit-cedoncfiTon  pouuoit  imprimer 
en  Tefprit  de  Thomme  Tidée  de  tou- 
tes les  vertus,  6«:  les  luy  faire  voir  tou- 
tes en  gênerai ,  auec  tout  l'éclat  des 
beautés  &  des  perfedios  de  chacune? 
Quoy  qu'il  en  foit  ,  fi  la  bonne  re- 
nommée eft  préférée  à  la  vie  mefme 
par  quelques  vns,  il  ne  faut  pas  dou- 
ter que  ceux  là  ne  luy  poftpofafscr  les 
chofes  qu'on  appelle  ordinairement 


448  t  A  Mo  k  A  le' 

de  ce  nom  de  biens ,  puis  qu'ils  feni^ 
blent  eftre  de  beaucoup  moins  efti^ 
mables  que  la  vie.  Neantmoins  il  y 
en  a  d'autres  ,  &  qui  font  en  plus 
grand  nombre ,  qui  luiuent  vn  autre 
fentiment.  lis  ne  mefprifent  pas  ab- 
folument  la  réputation  ,  &:  penfent 
que  c'eft  vn  bien  que  de  la  pofledei* 
bone.  De  forte  que  s'ils  la  pouuoyent 
conferuer  auec  leurs  biens  ^  ils  la  gar- 
deroyent  volontiers  ^  &^  en  eftime-* 
toyent  leur  vie  plus  contente  &c  plus 
heureufe.  Mais  s'il  en  falloit  venit 
là  de  perdre  neceffairement  IVn  dé 
ces  deux  obiets  de  leurs  defirs  Se  de 
leurs  affections  ,  il  n'y  a  réputation 
qu'il  n'abandonnaffent  pour  retenir 
la  iouïffancede  leurs  moyens,  fuft-ce 
mefmes  celle  de  Cefar  ou  d'Alexan- 
dre. Et  de  fon  cofté  ce  fentiment 
n'eft  pas  deftitué  de  raifon.  Parce 
que  la  réputation  dépend  du  iuge- 
ment  d'autruy ,  qui  la  nous  donne  telle 
qu'il  liiyplaift  :  au  lieu  que  lapoffcf- 
fion  de  ce  qu'on  appelle  biës ,  a  quel- 
que chofedcfi  réel  5^  qu'elle  eflfenfi* 
ble  à  celuy  qui  la,  quelque  opinion 

que 


Chrestienne  I.    ParV;    449 
que    tous    les    autres    en    ayent. 

Pouriuger  de  cela  raifonablement 
il  faut  vfer  de  diftinaion.  Car  il  n^ 
a  point  de  doute  que  s'il  ne  falloit 
perdre  quVn  peu  de  bien  pour  fau- 
uer  fa  réputation ,  vn  homme  d'hon- 
neur n'y  hefitera  iamais  ^  &  ne  mettra 
point  ces  deux  chofcs  en  balance. 
Et  dautant  quVn  honnefte  homme 
doit  auoir  cette  opinion  de  foy  mef- 
me  ,  que  Dieu  &c  la  Nature  Tout 
produit  pour  agir  conuenablement 
à  la  vertu  ,  fi  fa  réputation  luy  efl  plus 
vtile  pour  en  fiiire  les  adions ,  que 
non  pas  la  pofîeilion  de  fes  autres 
biens  ,  il  les  mefprifera  ,  quelques 
grands  qu'ils  foyent  ,  pour  en  faire 
plus  aifémcnt  des  adions  vertueufcs. 
Et  c'eft  là  fans  doute  la  raifon  pour». 
quoy  Ariftides  &  Epaminondas ,  Se 
quelques  vns  d'encre  les  Romains ,  fe 
fontobftinés  en  leurpoureté  ,  quoy 
qu'ils  euflfent  peu  s  en  deliurer  s'ils 
euffent  voulu.  Autrement  ,  de  vou- 
loir eftrepoure  ,  de  de  mefprifer  les 
honneftes.V  iuftes  moyens  de  s'enri» 
chir,  fans  que  cela  férue  à  rien  de  bon^ 

Ff 


4]o  LA     Morale 

c  eft  vne  humeur  tout  à  fait  cxtraua^ 
gante.  Toutesfois  ,  autre  cliofe  eft 
de  mefprifer  la  richeflc  ,  en  pour- 
uoyant  pourtant  à  ce  qui  eft  abfolu- 
ment  necefl'aire  à  la  conferuation  de 
fa  vie  5  comme  eft  l'habitation  ,  &:  la 
^nourriture  ,  &  le  veftement  -,  ôc  au- 
tre chofe  d'aimer  mieux  mourir  de 
faim  ,  que  fouffrir  la  flétrifTure  de 
la  renommée.  Là  où  il  va  de  la  con- 
feruation de  Teftre  ,  la  réputation 
n'eft  rien  au  prix  :  parce  que  la  répu- 
tation perdue  fe  peut  recouurer^mais 
l'eftre  ,  non  :  &:  quand  la  réputation 
ne  fe  recouureroit  pas, fa  perte  n*em- 
pefchepas  abfolument  les  avions  de 
la  vertu,  qui  trouue  vne  belle  matiè- 
re de  s'exercer  à  fupporter  conftam- 
ment  la  calomnie  ;  au  lieu  que  Teftre 
eftant  ofté  ,  toute  efpcrance  de  pou- 
uoir  agir  félon  la  vertu  eft  retranchée. 
Adiouftés  à  cela  que  fi  la  vie  &:  les 
biens  demeurent ,  les  biens  ne  laiflènt 
pas  d'eftre  vne  grande  aide  à  la  vertu, 
quand  la  réputation  nous  y  manque- 
roitj  Se  il  femblc  que  ce  foit  la  plus 
commune  opinion  ^  que  les  biens  font 


Chrestienne.  i.  PartÏ  451 
des  outils  plus  neccflaires  pour  exer^ 
Cer  la  vertu  ,  que  n'eft  la  reputatiorij 
ipuis  qu'on  les  a  nommés  ^yf^j->  com- 
me fîPon  difoit  des  inftrumens  poût 
agir  râifonnablement,&  félon  les  in- 
tlinatiôns  d'vn  honnefte  homme. 
C'eft  donc  treffagement,  6c  trefcon-- 
ilenablement  à  la  nature  des  chofes^ 
que  Dieu  donnant  en  fa  Loy  des 
commandeniens  qui  regardent  la  cha- 
rité &:la  iuftice  qu'il  faut  exercer  en^ 
ùers  le  prochain  ,  a  défendu  de  tou^ 
ther  à  fes  moyens  ,  aiiant  que  d^ 
pouruoir  à  ce  qui  eft  de  fa  réputation, 
&  leur  a  donné  le  premier  rang  en 
Teftimation  de  (es  biens  externeS', 
Et  c'cftauiTi  laraifon  poutquôy  trait- 
tant  icy  des  enfeignemens  que  la 
Nature  donne  en  cette  forte  de  de- 
uoirs  ,ray  mis  cette  confideration  im- 
médiatement après  les  précédentes. 

Il  eft  vray  qu  elle  çonuient  beau- 
coup mieux  aux  eftatsdans  lefquels 
l'homme  s'eft  trouué  depuis  le  péché, 
qu'à  celuy  de  Tintegrité  de  la  Nature* 
Car  en  ce  premier  eftat  de  feHcitélcs 
hommes  euflent  pofledé  fans  peuie 

Ff  2. 


4jt  lA  MoraIe; 

toutes  chofes  en  communrau  lieu  que 
maintenant  3  outre  qu'il  y  en  a  beau- 
coup plus  qui  fontneceflaires  pour  la 
conferuation  de  fon  eftre ,  &:  qu  il  a 
plus  de  peine  à  les  acquérir  3  le  parta- 
ge en  eft  déformais  fait  tres-exaâ:e- 
ment  5  &:  les  propriétés  en  font  diui- 
(ces  &c  aflignées  fi  particulièrement  à 
cliacun5qu'à  peine  y  a-t-il  plus  rien  de 
commun,  fi  ce  n'eft  Tair  &  la  lumière. 
Car  c*eft  en  cette  condition  de  la 
degeneration  de  la  Nature ,  qu  a  pro- 
prement eu  lieu  ce  qui  s^appclleT/V^ 
&:  CMien.  Neantmoins  ,  quand  les 
hommes  euffent  perfifté  en  leur  ori- 
gine ,  la  Nature  n'euft  pas  laifTé  de 
leur  donner  des  enfeignemens  en  cet 
égard.  Car  quoy  qu'il  en  foit ,  il  fe 
fuft  fait  feparation  des  familles ,  &:  le 
monde  fe  prouignant ,  il  euft  fallu  s'é- 
carter les  vns  des  autres ,  afin  d'auoir 
des  efpaces  capables  de  fournir  à  leur 
habitation.  La  terre  donc  ayant  efté 
donnée  au  genre  humain  en  commun 
&  par  indiuis ,  <&:  n'y  ayant  point  d'au- 
tre droit  qui  aiTignaft  la  propriété  de 
fes  parties  à  celuy-cy  ou  à  celuy-là 


1 


Chrestienne.    I.  Part.     4^5 
finon  rauantage  de  s'en  cftre  faifi  le 
premier  ,  chaque  contrée  fuft  deue- 
nuë  propre  à  celuy  qui  s'y  fuft  placé 
auant  qu'aucun  autre  s'y  habituaft  ; 
^iln'yapersone  qui  n'aduouë  qu'en 
telles  chofes  le  droit  que  le  premier 
occupant  s'acquiert ,  eft  de  l'inftitu- 
tion  de  la  Nature.    Et  la  difperfion 
des  enfans  d'Adam  ,  &:  celle  des  en- 
fans  de  Noé  par  toute  la  terre  liabi- 
tuable  y  ne  leur  a  point  autrement 
acquis  au  commencement  le  droit  de 
la  poffeflîon  des  contrées  dans  leC- 
quelles  chacun  d'eux  s'eft  eftabli ,  fi- 
non qu'y  ayant  le  premier  mis  le  pied, 
la  Nature  n'a  pas  permis  qu'il  en  fuit 
dépoffedé  par  vn  autre.    De  plus ,  en 
chaque  regionla  terre  euftà  la  vérité 
fourni  en  commun  la  nourriture  à  fcs 
habitans.    Car  la  vie  fe  fuft  conten- 
tée des  fruits  des  arbres  ,  de  d'eux 
mefmes  les  arbres  fuftent  venus  excel- 
lens  5  5c  euffent  produit  leurs  fruits 
plantureufement.  Mais  toujours  euft 
il  fallu  les  recueillir  chacun  pour  foy 
en  particuher,  &:  poffible  encore  euft- 
ilefténeceifaire  que  chaque  père  en 

Ff  3 


45'4  ï-A  Morale 

donnaft  à  (çs  cnfans  en  Taagc  auquel 
ils  ne  font  pas  encore  capables  d'eu 
prendre  d'eux  mefmes.  Comme  donc 
laManne  quipleuuoitpourles  Ifracr 
Jites  au  defert ,  eftoit  à  eux  par  indi- 
Vîis  tandis  qu'elle  n'eftoit  point  enco- 
re amaflee  -,  mais  elle  deuenoit  propre 
à  chacun  d'eux  quand  vne  fois  ils  en 
auoyent  recueilli  chacun  fon  Homer 
par  teftç ,  félon  que  Dieu  Tauoit  or- 
donné :    Ain  fi  les  fruits  que  la  terre 
euft  fourni  aux  hommes  pour  Icuç 
nourriture  ,  euflent  efté   communs 
iufques  à  ce  que  chacun  s'en  fuft  em- 
paré 5  mais  ils  fuflent  deuenus  pro^ 
près  &:  particuliers  à  ceux  qui  les  pre- 
miers y  euffent  porté  l'a  main  ,  &:  qui 
s/en  fuflent  accommodés  pour  i'vfa- 
ge  d'eux  êc  de  leurs  familles.  Partant 
la  Nature  voulant  qu'on  exerce  iufti- 
çe  en  toutes  chofes  ,  &:  la  reigle  im-^ 
niuable  de  la  iuftice ,  voire  cela  mef- 
ine  en  quoy  fon   clfence  confifte  3, 
eftant  de  rendre  ou  de  laifl'er  à  chacun 
ce  quiluy  appartient  ,  ileft  clair  que 
la  Nature  euÔ;  enfeigné  les  hommes 
en  leur  intégrité  à  laifler  à  chacun  l^ 


Chrestienne  I.  Part.  45^ 
libre  poiTeffion  du  bien  lequel  il  fe 
fuft  fait  propre  ;  &  ce  d'autant  plus 
que  ce  bien  là  euft  efté  pour  Tentre- 
tênement  &:  cbnferuation  de  fa  vie  , 
laquelle  leur  deuoit  eftre  en  fouue- 
raine  recommandation.  En  effed  , 
en  quelque  eftat  que  l'homme  fe  trou- 
ue  ,  il  ell  clair  y  comme  nous  auons 
veu  cy  deffus,  que  la  Nature  Ta  formé 
pour  lafocieté.  Or  eft-il  que  lafocie^ 
té  ne  fe  peut  conferuer  fans  la  iufticc; 
iufqucs  là  que  comme  il  a  efté  remar- 
qué par  Ciceron  &:  par  d'autres  ,  les 
brigands  mefmes  qui  font  ouuerte 
profeffion  de  la  fouler  aux  pieds ,  ne 
pourroyent  fubfifter  s'ils  ne  la  prati- 
quoyent  entr'eux.  Car  il  faut  qu'ils 
partagent  leur  butin  de  bonne  foy, 
&  qu'Us  laifl'ent  à  chacun  la  iouif- 
fance  de  fa  portion.  Autrement , 
comme  ils  ruinent  la  focicté  de  la- 
quelle ils  fe  feparent ,  en  menant  la 
vie  qu'ils  mènent ,  &c  rauiiTant  à  au- 
truy  ce  qui  luy  appartient  légitime- 
ment 5  ils  ruineroyent  eux  mefmes 
k  leur  5  s'ils  s'entrepilloyent  récipro- 
quement 3  Se  s'ils  ne  gardoyent  quel- 

*Ff4* 


45^  tA    Morale 

que  égalité  ôc  quelque  liberté  dans  la 
diftribution  Se  dans  lapoireffion  de 
leurs  brigandages. 

Ariftote  fait  de  deux  fortes  de 
luftice  :  Tvne  vniuerfelle,  qui  com- 
prend toutes  les  vertus  :  l'autre  par- 
ticulière 5  qui  eft  celle  qui  s'employc 
à  rendre  à  chacun  ce  qui  luy  appar- 
tient. Et  il  diuife  encore  cette  iufti- 
ce  particulière  en  deux  ,  dont  il  ap- 
pelle IVne  di^ribmue  ,  parce  qu'elle 
iliftribué  à  chacun  l'honneur  oii  le 
deshonneur  ,  la  peine  ou  la  recom- 
penfe,  félon  la  qualité  des  perfonnes, 
ou  le  mérite  des  adions.  L'autre  il 
l'appelle  commutaîiue ,  parce  que  c'eft 
félon  iQ.%  reigles  que  les  hommes  ont 
commerce  entr'eux,  &;  qu'ils  échan- 
gent enfemble  les  biens  qui  font  en 
leur  puifTance  ,  afin  de  fournir  ref- 
pe£biuemcnt  à  leurs  communes  ne- 
ceilltés.  A  l'exercice  de  la  iuftice 
diftributiue  il  aiïîgne  la  proportion 
Géométrique,  félon  les  reigles  de  la- 
quelle il  veut  que  les  chofes  foyent 
égalées  ,  afin  que  des  chofes  qu'elle 
difbêfe, chacun  n'ait  ny  plus  ny  moinç 


Chrestienne.  I.  Part.  4^7 
qu'il  ne  faut.  A  l'exercice  de  la  com- 
mutatiue  il  aflîgne  la  proportion  A- 
rithme tique,  félon  laquelle  il  veut  que 
les  cliofes  que  Ton  échange  ,  que  Ton 
fait^di-ie^ou  que  l'on  done  en  la  place 
les  vues  des  autres ,  foyent  adiuftées 
cntr'elles,  &  réduites  à  l'égalité.  Pour 
ce  qui  eft  de  la  iuftice  vniucrfelie  ,  il 
n'eft  pas  befoin  que  i'aduertifTe  de  la 
façon  dont  elle  euft  eu  lieu  dans  Teftac 
de  l'intégrité. En  expliquant  comme 
ie  fais  les  deuoirs  de  l'homme  en  cet 
eftat  5  ie  fais  quand  ôc  quand  voir 
quelles  eufTent  efté  toutes  fes  vertus 
particulières  ,  dont  il  fera  aifé  puis 
après  a  qui  voudra,  de  recueillir  tou- 
tes les  idées  en  vue,  &:  d'en  former  le 
concert ,  dans  lequel  il  trouuera  vne 
harmonie  digne  d'admiration.  C'eft 
vne  chofe  fi  connuë^que  cette  iuftice 
euft  eu  lieu  ,  qu'on  appelle  ordinai- 
rement Teftat  de  rinnocêce  de  l'hom- 
me 5  la  if/Jf^ce  originelle ,  pour  fignifier 
Talfemblage  de  toutes  fes  bonnes 
qualités.  Et  neantmoins  il  eft  cer- 
tain que  cette  iuftice  ou  vniuerfelle 
ou»  originelle  du  premier    eftat  do' 


4y8  lA     Morale 

l'homme  ,  n'a  pas  vne  ff grande  eften- 
due  que  celle  qu'Ariftote  à  don- 
née à  cette  vertu.  Car  Teftat  de 
l'innocence  n'auoit  point  befoin  de 
quelques  vertus  lefquelles  ont  efté 
neceflaires  depuis  que  la  Nature  a 
changé.  Ainfi  elle  euft  efté  vniuer- 
felle  en  ce  qu'elle  euft  compris  toutes 
lés  vertus  qui  conuenoient  à  cet  eftat 
là;  au  lieu  que  dans  les  eftats  fuiuans 
il  a  fallu  qu'elle  ait  élargi  fa  circonfé- 
rence 5  pour  embrafter  toutes  les  pcr- 
fedios  quiluydôiuentdonerccnom. 
Quant  à  la-  particulière  ,  celle  qui 
diftribuë  les  peines  ^  les  recompen- 
fes  euft  efté  abfolument  inconnue, 
parce  qu'on  n'en  euft  pas  eu  befoin. 
Car  n'y  deuant  point  auoir  de  crimes, 
il  n'y  deuoit  point  auoir  de  pcmcs  : 
&  pource  qui  eft  des  recompenfes , 
les  hommes  fe  fuftent  contentés  cha- 
cun du  fentiment  de  fon  excellente 
vertu  5  &  de  la  iouïHance  de  la  com- 
mune félicité ,  fans  defirer  autre  prix 
de  Ces  bonnes  adions.  Il  y  euft  feu- 
lement eu  cette  iuftice  enladiftnbu- 
tion  de  l'honneur  ^  que  les  enfaas 


Chrestienne'.  I.  Part^    4^9 
euflent  plus  honoré  leurs  percs,qu'ils 
n'eufTent  fait  leurs  égaux;  &:  qu'entre 
les  enfans  les  plus  ieunes  cuiTent  ren- 
du quelque  déférence  à  leurs  aifnés , 
qu'ils  n'euflfent  pas  demandée  pour 
eux  :  parce  que  dans  les  vns  la  fupe- 
riorité  de  perc  &:  de  mère  l'euft  ainfi 
requis,  &:  que  dans  les  autres  il  euft 
efté  âinfi  conuenable  à  l'auantage  de 
Taage.    Et  à  celapouués  vous  encore 
adioufter  ce  que  l'inégalité  de  la  no- 
bleffe  &:  de  la  perfedion  du  fexe  euft 
produit,  chacun  obferuant  exadtcmét 
en  la  diftribution  de  fes  refpeds^dc  les 
mefurer  à  la  proportion  des  qualités 
que  fon  prochain  euft  pofTedées  plus 
ou  moins  excellentes  &:auantageufes. 
Et  pour  le  regard  de  celle  qui  reigle 
le  commerce  des  homnxes  entr'eux  , 
ie  ne  voy  pas  quel  en  euft  peu  eftrc 
r  vfage  là  où  ce  commerce  n'euftpoint 
eu  de  lieu. Car  comme  Ariftote  Ta  re» 
marqué ,  c'a  efté  l'indigence  &  la  ne-  - 
ceftité  des  chofes  qui  a  induit  les  hom- 
mes à  eftablir  l'exercice  de  cette  iufti- 
ce  entr'eux.    L'vn  ayant  befoin   de 
ce    que  l'autre  auoit  ^  &:  celuy-cy 


4^o  LA    Morale 

cftant  de  fon  cofté  prefle  de  la  nc- 
cefîîté  de  quelque  autre  chofe  que 
teluylàpo{redoit5ils  fefonc  premiè- 
rement accordés  à  en  faire  permuta- 
tion entr'eux  ,  ôc  fi  l'vne  furpaflbit 
Tautre  en  valeur ,  cette  iuftice  com- 
mutatiue  les  a  inftruits  à  y  vfer  de 
quelque   compenfation  raifonnablc. 
Comme  file  cordonnier  a  eu  bcfoin 
d'vn  pain  du  boulanger,  &  le  boulan- 
ger dVne  paire  de  fouliers  ^  fi  la  paire 
2e  fouliers  a  valu  le  quadruple  du  pain, 
il  a  fallu  qu'au  premier  pain  le  boulan- 
ger en  ait  encore  adioufté  trois ,  ou 
quelque  autre  chofe  equiualente  en 
recoivpenfe.    Depuis,  cette  permu- 
tation eftant  fujette  à  beaucoup  d'in- 
commodités, on  s'eftaduifé  d'eftablir 
lamonnoye,  comme  vne  commune 
mefure  de  la  valeur  &  de  Teftimation 
des  chofes ,  par  le  moyen  de  laquelle 
ces  compenfations  fe  font  beaucoup 
plus  aifément ,  dautant  qu'on  la  don- 
ne en  la  place  de  ce   qu'il  faudroit 
bailler  en  échange,  &:  qu'elle  demeu- 
re à  celuy  qui  la  reçoit  comme  vn  ga- 
ge bien  affeurc  qu'elle  iuy  fournira 


Chrestienne.    I.  Part.    4^1 
fesneceflîtcs.     L'eftat  donc  deTinte- 
grité  de  la  Nature  e fiant  celuy  de  la 
félicité  ,  &:refl:at  de  la  félicité  exclu- 
ant indubitablement  toute  telle  forte 
d'indigence  ,  il  euft  auffi  par  confe- 
quent  exclus  le  commerce  qui  la  fuit, 
êc  par  mefme  moyeu  Tvfage  de  la 
iufticequi  le  reigle.  Partant  la  luftice 
particulière  que  les  hommes  eufl'enc 
exercée  entr'eux ,  euft  toute  confifté 
àlaiffer  à  chacun  la  libre  poiTeffion 
ou   de  cette  partie  de  la  terre  qu'il 
euft  occupée  pour  fon  habitation  ^ou 
de  cette  partie  de  fes  fruits  qu'il  euft 
prifcpourfanourriture5&:  à  n'empef- 
cherpas  qu'il  ne  iou'ift  luy  &:les{iens 
en  particulier  de  ce  que  la  Nature 
leur  fourniifoit  libéralement  en  com- 
mun. Et  quoy  que  le  commandement 
qui  dit  Tu  ne  defroheras  point  ,  ayant 
efté  donné  au  peuple  d'Ifracl  depuis 
le  péché,  s'eftende  à  vne  infinité  de 
chofesqui  n'auoyent  point  de  lieu  au 
commencement  ,   fi  eft-ce  qu'il  eft 
fondé  en  cette  naturelle  équité,  qui 
a  deu  empcfcher  Wiomnie ,  en  quel- 
que ellat  qu'il  ait  efté  ^  de  priuer  fon 


4^i  tA  Morale 

prochain  des  chofes  qui  luy  appar-^ 
tiennent. 

Des    DErOIUS     DE 

t homme  enuers  le  prochain  ^  en 

ce  qui  eft  de  la  conjeruatiori 

deja  réputation. 

PVis  que  les  moyens  neceilaire's  a 
la  vieontnaturellemët  deu  tenir 
le  rang  que  nous  leur  auons  donné  cy 
defTus ,  il  ne  refte  plus  qiie  la  réputa- 
tion du  prochain  de  la  conferuation 
de  laquelle  nous  deuions  faire  confî- 
deration  entre  fes  biens  externes. 
Auiïi  le  commandement  qui  dit ,  Tté 
ne  diras  point  faux  témoignage  contre 
ton  prochain  9  eft-illc  dernier  en  ordre 
entre  ceux  qui  concernent  k  charité  : 
car  quant  à  celuy-cy,  tu  necùnuoiteras 
point ,  nous  verrons  en  temps  Ik.  lieu 
qu  il  eft  d'vne  nature  vn  peu  difFeren- 
te  des  autres. 
Pour  bien  connoiftre quelle  eft  lu^- 


Chrestienne  I.  Part.  4<^5 
portance  de  ce  deuoir,  i'eftime  qu'il 
faut  confiderer  la  bonne  réputation 
en  diuers  égards  ,  &:  félon  fcs  diuers 
vifages.  Car  ou  bien  elle  peut  eftre 
confiderée  entant  qu'elle  contribue  à 
la  conferuation  de  noftre  eftre,  &  des 
biens  qui  feruent  à  le  maintenir:  ou 
bien  entant  qu'elle  peut  eftre  vtile 
aux  aftions  de  la  vertu  &:  en  faciliter 
l'exercice  :  ou  bien  enfin  en  elle 
mefme,&:Iiors  du  rapport  qu'elle  peut 
auoirà  ces  deux  vfages.  Or  quant  à 
ce  premier  égard  ,  la  bonne  reputa-* 
tion  n'eft  pas  ordinairement  fort  ne- 
ceflaire  à  la  conferuation  de  l'eftre^fi- 
non  où  il  s'agit  des  iugemens ,  &:  des 
accufations  qui  s'intentent  pour  les 
crimes^  puis  qu*on  void  viure  au  mon- 
de quantité  de  gens  fort  à  leur  aife  , 
qui  ne  font  pas  pourtant  fort  en  eftime 
d^ftre  gens  de  bien  &:  vertueuxJvlais 
à  la  vérité  dans  les  accufations  de  cri- 
me,la  mauuaife  réputation  nuift  beau-- 
coup  ,  &  c'eft  là  où  font  principale- 
ment à  redouter  les  calomniateurs 
qui  la  donnent.  Car  les  iuges  ne  font 
pas  prefens  à  tputes  les  adians  des 


4<34  L  A     M  O  R  A  L  E 

hommes  pour  en  fauoir  la  vérité  par 
leurs  propres  yeux  :  &:  quandiisy  fe- 
roycnc  prefens  ,  encore  y  auroit-il 
quelque  dificulté  à  décider  s'ils  y  de- 
uroyent  agir  coniointement  comme 
témoins  &:  comme  iuges.  De  forte 
que  c'cft  communément  fur  la  dépofi- 
tiond'autruy  qu'ils  y  prononcer  leurs 
iugemens ,  ^  qu'ainfi  c'eit  de  la  bon- 
ne foy  &:  de  la  iuftice  des  témoins  que 
la  vie  &:les  biens  des  hommes  dépen- 
dent.Nearitmoins^hors  des  occafions 
de  cette  importance  ^  la  bonne  répu- 
tation d'vn  homme  we  laiffe  pas  de 
luy  eftre  quelquesfois  comme  vne  ef- 
pece  de  rampart  contre  les  entrepri- 
fcs  de  fes  ennemis;  au  lieu  qu' vn  hom- 
me diftamé  efi:  beaucoup  plus  expo- 
fé  à  leurs  outrao;es.  Car  quelquesfois 
la  réputation  de  la  vertu  imprime  non 
du  rcfpeft  feulement  ,  mais  mefmes 
de  la  terreur  dans  Tefprit  des  plus  fce- 
Icrats  y  &L  les  retient  ou  d'entrepren- 
dre ou  d'exécuter  des  adions  aufquel- 
les  ils  fe  porteroyent  à  tout  abandon 
en  autre  rencontre.  Tellement  que 
qui  oftc  la  réputation  à  vn  honneftc 

homme. 


CHRE'STIENNiE^  I.  PàRtT  4^^ 
nomme  ,  fait  comme  s'il  luy  oftoit  ik 
ciiirafle  à  riieùre  qu^il  doit  aller  au 
combat ,  6c  comme  s'il  le  laiflbit  aînfî 
derarmé  en  bute  aux  traits  de  fcs  ad- 
uerfaires.  Or  ne  faut  il  pas  douter 
que  iÔieu  n'ait  regardé  à  cela  quand 
il  a  donné  ce  cômmandem.ent,  de  ne 
dire  f  oint  faux  témoignage  contre  lepro- 
chain  ,  &:  que  ce  ne  foit  auflî  en  cet 
égard  principalement  que  les  faux 
témoins  font  en  horreur  &:  en  exécra- 
tion au  monde.  Parce  qu'outre  Tin- 
humanité  qu'ils  ont  commune  auec 
les  meurtriers  cVles  brigands ,  quira- 
uifTent  la  vie  &:  les  biens  aux  voya-^ 
geurs  ,  ils  ont  cela  de  pire  qu'eux: 
qu'ils  fe  feruent  de  la  iuftice  commâ 
d'vn  inftrvuiient  de  leur  cruauté  ,  6ù 
que  leurs  embufches  font  plus  cou- 
ùertes  &:  moins  euitables.  Car  on  fe 
défie  des  voleurs ,  6c  on  s'arme  con- 
tre leurs  attentats ,  6c  s'ils  vous  atta- 
quent en  voftre  chemin  ,  le  droit 
Commun  vous  autorife  en  voftre  dé- 
fenfe.  Aulieu  que  les  faux  témoins 
drellent  leurs  pièges  dans  les  lieux  les 
plus  célèbres  des  villes  ,  6c  dans  le 


4^5  LA     M  O  R  A  LE 

fanftuaire  mefme  des  Palais,  ou  quel- 
ques mefchans  qu'ils  foyenc,  s'ils  ne 
font  pas  reconnus ,  la  iuftice  mefine 
les  prend  en  faprotedion  >  &:  les  rend 
inuiolables. 

Il  eft  vray  qu'à  cohfiderer  la  calom- 
nie de  cette  façon ,  elle  fe  peut  rap- 
porter au  nombre  des  péchés  qui  fe 
commettent  contre  ces  deux  com- 
mandemens,  Tu  ne  tueras  f  oint,  &c ,  Tri 
fie  defrohcYos  foint y  dautant  queTefTeft 
qu'elle  produit  en  cet  égard,  ell d'o- 
fier  iniufterrîent  la  vie  ou  les  biens  à 
l'innocent.  Mais  puis  que  Dieu  en 
a  fait  vn  commandement  diftind  de 
CQ.^  deux  autres ,  il  faut  bien  qu  il  y 
^it  quelque  chofe  de  particulier  en 
celuy-cy  ;  car  il  n'y  a  point  d'appa- 
rence qu  il  ait  chargé  cette  féconde 
table  de  k  Loy  ,  de  préceptes  inuti- 
les. Et  de  fait ,  comme  la  bjonne  ré- 
putation eft  à  celuy  qui  la  pofledc  va 
inftrument  pour  faire  de  bonnes  a- 
âions  5  il  eftoit  raifonnable  que  Dieu 
pourueuft  à  fa  conferuation ,  pour  ne 
priuer  pas  les  gens  de  bien  du  moyen 
de  fe  monftrer  toujours  tels,  ^  d'eftr^ 


ChRESTIENNÈ.    Ï.    PARt^     4^7 

ytiles  par  leurs  bons  exemples. 
Chacun  fçait  combien  Teftime  en  la- 
quelle efl:  vn  honnefle  homme ,  don- 
ne d'éclat  à  fes  adions ,  &:  d'autorité  à 
Tes  aduis  ,  fur  quelque  chofe  qu'il  les 
propofc.  lufques  là  qu'en  Lacede-» 
mone  vn  homme  de  néant  ayant  mis 
en  auant  vn  confeil  qui  fut  d'abordi 
iugc  fort  auantageux  pour  le  pubUc, 
il  luy  fut  défendu  d'y  infifter,  &  com- 
mandé à  vn  autre  de  le  propofer,  afin 
que  la  RepubUque  ne  tint  pas  mef- 
mes  fon  bien  d'vne  main  iiy  d'vne 
bouche  infâme.  Or  il  n'y  a  perfonne 
qui  n'aduouë  que  c'eft  faire  vn  tore 
infigne  à  fon  prochain  ,  que  de  iiif 
bfter  vn  inftrUmét  qui  luy  eft  commo 
abfolunient  necefïaire  pour  la  produ- 
ûion  des  adions  de  vertu  ,  pour  lef- 
quelles  feules  il  eft  né.  Car  il  eft  bien 
vray  que  la  mutilation  de  fes  mem- 
bres a  quelque  chofe  de  plus  atroce , 
&:depluscondannable  deuant  Dieui 
parce  qu'elle  emporte  auec  foy  vne 
perte  irréparable  des  faculté^  d'où 
procèdent  fes  opérations  ;  au  heu  que 
h  réputation  fe  peiureftablir,quan4 


Gg  2. 


t  A   M  O  R  A  L  E 

on  Tauroit  tout  à  fait  perdue.  Et  de 
fait  il  y  a  dans  l'innocence  &  dans  la 
vérité  quelque  chofe  de  diuin,  qui 
biéqu  ilreçoiue  de  robfcurcifTement 
pour  vn  temps  5  reprend  pourtant  à 
la  fin  fa  naturelle  fplendeur  ,  com- 
me vn  aftre  qui  s'eft  eclipfé  ,  &c  qui 
fe  déueloppe  toft  ou  tard  de  Tobfcu- 
lité  des  ombres.  Mais  tant  y  a  que 
tandis  que  ce  corps  opaque  Se  téné- 
breux de  la  calomnie  intercepte  fa  lu- 
mière 5  il  intercepte  fes  influences  par 
inefme  moyen  ,  &  empefche  qu'il  ne 
puifl'e  déployer  fcs  aûions  comme  des 
rayons ,  pour  feruir  à  la  gloire  de  fon 
Dieu  ,  &:  à  Pvtilité  du  Monde.  Or  fi 
le  Soleil  auoit  quelque  connoilfance 
de  la  fin  à  laquelle  il  eft  deftiné  ,  qui 
doute  qu'il  n'eufl  de  iuftes  reifenti- 
mens  contre  celuy  qui  Tempefcberoit 
de  répandre  fa  vertu  dans  IVniuers , 
&  de  rendre  la  terre  belle  &  féconde  ? 
Nous  aimons  naturellement  noftre 
eftre  ,  Se  connoiflons  que  nous  l'a- 
uons,non  proprement  par  luy  mefmCj 
mais  par  le  moyen  de  fcs  facultés» 
Mais  nous  ne  connoiifons  ces  facul- 


Chrestien^e.    I.  Part.  4.^^ 
tés  que  par  leurs  opérations  ;  fi  bien 
que  ce  qui  arrefte  nos  opérations  , 
rend  nos  facultés  interdites  &c  perdu- 
fes ,  &c  efteint  le  fentiment  de  l'cftre 
mefme.  Or  ie  veux  bié  que  la  perte  de 
la    réputation      n'empefche  pas  les 
adions  phyfiques  de  nos  facultés  ,  Se 
que  par  confequent  elle  ne  nousofte 
pas  le  fentiment  de  cet  eftre  que  nous 
auons   commun  d'vne  part  aucc  les 
animaux  ,  &:  de  l'autre  auec  les  dé- 
mons ;  tant  y  a  que  fi  elle  nous  priuc 
du  moyen  de  faire  de  belles  adlions , 
elle  nous  rauit  auffi  la  douceur  de  la 
iouiflance  de  noftre  vertu ,  &:  de  cet 
eftre  moral  fans  lequel  Taiitrene  nous 
doit  pas  eftre  fouhaittable.     Et  fi  les 
artifans  fe  formalifent  6c  s'ofFenfent 
lors  qu  on  leur  defrobe  leurs  autils  ^ 
dautant  qu'on  leur  ofte  le  coiKente- 
mcnt  de  leur  trauail  &:  le  profit  qu'ils 
en  tirent  5  quel  fujct  n'a  point  le  pro- 
chain de  s'écrier  contre  celuy  qui  le 
dcpoiiille  dcTeftime  d'eftre  home  de 
bien ,  dont  il  fe  pouuoit  auantageufe- 
ment  feruir  pour  exercer  le  meftier 
qui  feul   eft   vrayement    digne    de 

Gg  3 


47^  l-A   MoR  ALE 

1  homme  ?  Mais  quand  cela  ne  fè4 
roit  point ,  la  bonne  réputation ,  à  la 
regarder  en  elle  mefme  ,  eft  vn  bien  ^ 
clont  il  n'eft  pas  iufte  de  priuer  ceux 
<jui  le  pofledent.    Car  ce  que  font  au 
corps  ces  images  qu'ils  épandent  na- 
turellement alentour  d'eux,  qui  pé- 
nètrent les  natures  diaphanes,  com- 
me Pair,  &:  qui  fe  reçoiuent  &  s'arre-. 
lient  dans  les  miroirs ,  cela  mefme  eft 
la  réputation  aux  aftions  de  vertu, &J 
aux  bonnes  qualités  dont  elles  procè- 
dent.   Comme  donques  s'il  fé  trouue 
des  miroirs  qui  altèrent  ces  images  eu 
les  receuant ,  qui  en  peruertilfentleS; 
lineamens ,  &  qui  en  gaftent  la  cou- 
leur &  la  fy mmettric ,  ils  font  tort^aux 
corps  dont  elles  émanent  ,  &:  leur 
oftent  entant  qu'en  eux  eft  la  vérité 
de  ce  qu'ils  font  :    S'il  fe  rencontre 
des  per formes  qui  diffament  la  répu- 
tation des  gens  de  bien  ,  ils  leur  font 
tort  pareillement  ,  êc  ne  tient  pas  à 
elles  qu'ils  ne  perdent  la  réalité  de 
leurs  bonnes  aftions  ,  &  des  vertus, 
dont  ils  font  ornés.  CertainemctDiev^ 
iouïft  de  toute  fa  félicité  en  foy  me^ 


CHRESfTÊNNE^   I.  Part?   47^ 
me  5  èc  les  chofes  externes  ne  luy 
peuuent  rien   adioufter  ,  foie   pour 
1  augmentation  de  Ces  vertus ,  ou  pour 
celle  de  fa  béatitude.  Et  neantmoins^ 
parce  qu'il  eft  faint ,  il  veut  eftre  re- 
connu tel  5  ôc  fon  Fils  mcfme  y  noftre 
Sauueur,  a  comnxandé  qu'on  luy  de- 
mandaft  qu'il  face  en  forte  que  fon 
nom  foit  fanftifié,  c'eft  à  dire ,  que  fes 
vertus  &c  propriétés  foyent  reconnues 
&:  célébrées.     Pourquoy   cela  fmoa 
que  Tentendement  des  créatures  rai- 
fonnables  eft  comme  vne  cfpecc  de 
miroir,  que  la  Natureadeftinéà  re- 
ceuoir  des  idées  de  la  Diuinké  qui 
conuiennent  à  fon  eftre,  &àlesre- 
prefentcr  par  la  parole  &:  par  la  célé- 
bration ?  Et  quand  Dieu  témoigne 
tant  d'irritation  contre  ceux  qui  le 
reprefentent  fous  quelque  figure  cor- 
porelle ,  pourquoy  le  fait-il  fin  on  par- 
ce que  ces  images  &:  ces  ftatuës  font 
des  témoignages  que    ceux  qui  les 
font  ont  des  conceptions  de  luy  qui 
ne  conuiennent  pas  à  fon  eifence  ? 
Tay  dit  ailleurs  que  le  bien  moral  ô^le 
bien  phyfique  ont  vn  tel  rapport  de 

Gg  4 


472'  ÏA    Morale 

nature  entr'eux  ,  que  félon  la  difpofî* 
tion  de  la  fageflTe  &  de  la  bonté  de 
33ieu5  ils  doiuent  eftre  infeparables, 
fi  ce  n'eft  que  par  quelque  difpenfa^ 
tion,  &  pour  des  raifons  particulières, 
ils  fubfiftent  Tvn  fans  l'autre  quelque 
peu  de  temps.  Ty^Y  adiouftéquele 
rapport  qu'ils  ont  éntr'eux  eft  en  dé- 
pendance l'vn  de  Tautre ,  &c  que  Iç 
phyfique  e(i  comme  vne  efpece  de 
refplendeur  qui  refulte  dumoral.  Oî; 
n'y  a-t-il  perfonne  qui  reuoque  en 
cloute  que  la  bonne  renommée  ne 
fafle  vne  partie  de  ce  bien  phyfique , 
ô^  qu'au  contraire  lemauuais  bruit  Se 
la  finiftre  renommée  ne  foit  de  fa  nàr 
ture  vn  mal.  En  efFed  tous  les  liom-r 
mes  défirent  l'vn  naturellement,  &e 
ont  auerfion  pour  l'avitre  ,  6c  s'il  fe 
trouue  quelcun  à  qui  il  foit  indiffe-r 
rent  deftre  en  bonne  ou  mauuaife  re^ 
putation ,  on  le  tient  pour  vn  homme 
defefperé  ,  de  Tefprit  de  qui  le  vicç 
ç'eft  tellement  emparé  ,  qu'il  en  a 
mefmes  effacé  le  fcntiment  ôc  la  hon-r 
te.  Et  de  plus,  entre  les  parties  qui 
çompofentle  bien  phyfique,  c'eftvnQ 


Chrestienne.    I.  PartT    475 
chofc  commun émentreccuë  entre  les 
plus  fages  Philofophcs  ,  quelagloirç 
de  la  louange  eft  la  recompenfe  natu-^ 
relie  de  la  vertu.    Ariftote  le  dit  en 
termes  formels  3  &z  Plutarque  eftimç 
qu'entre  toutes  les  Nations ,  les  Ro- 
mains en  ont  efté  les  plus  iuftes  efti- 
mateurs ,  en  ce  que  pour  les  adions 
d'vne  vertu  médiocre  6c  ordinaire , 
ils  ont  ordonné  des  rccompenfes  qui 
confiiloyenç  en  |a  richefle  ^  que  le 
vulgaire  eftime  beaucoup  :  au  lieu 
que  pour  les  adions  éclattantes  d'vnç 
vertu  héroïque  ,  &C  qui  pafTcle  com- 
mun ,  ils  auoyent  aflîgné  des  prix 
dont  toute  la  valeur  confiftoit  en  ce 
que  c'eftoyêt  des  marques  d'honneur. 
Si  donc  il  y  a  de  l'iniuftice  à  ne  doner 
pas  le  prix  à  celuy  qui  la  mérité  ,  de 
combien  plus  iniuftcs  font  ceux  là 
qui  le  rauiiTent  à  celuy  qui  Ta  defîa , 
en  défigurant  fa  réputation  par  des  ca^ 
îomnics  ?  Et  certes  il  ne  faut  point 
d'autre  preuue  pour  monftrer  que  la 
renommée  eft  vn  bien  fort  confîdera- 
blcj  èc  dont  la  conferuation  doit  eftre 
çn  reconimandation  à  la  charité^  quQ 


474  1  A   M  Ô  R  A  LE 

le  iugement  de  ceux  mefmcs  qui  taf- 
chenr  à  ternir  celle  de  leurs  prochains 
par  de  faux  blafmes.  Car  ils  ne  le  font 
jamais  que  par  haine  ou  par  enuie  , 
dont  l'vne ,  qui  eft  née  de  l'opinion  de 
quelque  ofFence  receuc,  de  laquelle 
on  a  laiflï  inueterer  le  reffentiment  en 
fon  efprit,  procure  vnmauuais  bruit, 
comme  vn  mal  à  celuy  dont  elle  fe 
Vange  ;  &  l'autre,  qui  eft  vne  douleur 
cle  voir  du  bien  à  foti  prochain ,  taf- 
clie  pour  fon  conteiitement  de  le  luy 
ianir^en  cpandant  du  deshonneur  fur 
fesaftions  6c  fur  fa  perfonne.  Quand 
doc  Dieun'auroit  point  fi  clairement 
parlé  dans  ce  commandement ,  cha- 
cun pourroit  apprendre  de  fa  conf- 
tience  ,  qu'il  ne  doit  point  leiier  de 
faux  blafmc  contre  qui  que  ce  foit  , 
puis  qu'il  reconnoiilluy  mefme  que 
c'eftvnmal,  que  la  charité  naturelle 
luy  défend  de  procurer  à  perfonne* 
Car  ce  quel'Apoftredit ,  ^^e  lâcha- 
nte ne  fait  point  de  mal  au  prochain  y  c^ 
puifé  des  inftruftions  de  la  Nature. 
Jufques  icy  en  expliquant  les  deuoirs 
dont  les  hommes  font  tenus  lès  vns 


Chrestienne    I.    ParT   "475 
cnuers  les  autres  y  i'ay  fuiui  les  com- 
mandemens  de  la  Loy  de  Dieu ,  non 
feulement  en  l'ordre  auquel  ils  ont 
elle  colloques ,  félon  la  nature  des^ 
chofes  mcfmes  qu'ils  contiennent^ 
mais  encore  en  la  façon  de  laquelle  il 
a  pieu  au  foiiuerain  Legiflateur  de  les 
prononcer.     Car  le  premier  de  tous^ 
qui  concerne  l'honneur  que  les  en- 
fans  doiuent  à  ceux  qui  les  ont  en- 
gendrés 5  eftant  conceu  en  termes  af* 
firmatifs3&:  qui  commandent  ce  qui 
eft  bon  &:  honnefte  5  i'ay  traitté  cette 
matière  de  forte  que  i'ay  tafché  de  rc* 
prefenter  en  quoy    cet  honneur  li 
confiftoit.     Et  quant  aux  autres  qui 
viennent  après,  parce  qu'ils  font  pro* 
pofés  en  paroles  negatiues  ,  &:  qui 
défendent  ce  qui  eft  deshonnefte  &r 
mauuâis,  i'enay  auffi  pris  la  tablatures 
de  mes  propos,  &C  me  fuis  contenté  de 
faire  voir  ce  que  la  Nature  nous  ap-. 
prend  d'obferuer  exaftementpourne 
faire  mal  à  perfonne.    Or  eft-il  cer- 
tain que  cette  façon  de  s'exprimer  la-^ 
quelle  Dieu  a  fuiuie  en  fa  Loy  ,  auflî 
}pkn  que  l'ordre  auquel  il  a  pUcc  ks. 


47^  l'A    Morale 

commandemens ,  eft  pleine  de  beau-î 
coup  de  fapience.     Car  il  tendoic 
tellement  à    former  les  mœurs  des 
Ifraëlites  à  la  vertu ,  qu'il  auoit  vn 
particulier  égard  à  la  conferuation  de 
la  focieté  qu'il  eftabliiToit  au  milieu 
d'eux.    Or  pour  ce  qui  eft  du  deuoir 
<les  enfans  enuersles  pères ,  il  n'eftoic 
ny  îiecefTaire  ,  ny  poftible  mefmes  à 
propos  d'vfer  de  defenfes  femblables 
à  celles  des  autres  commandemens, 
parce  que  dans  cette  loy  des  deux  Ta- 
bles y  il  ne  falloit  pas  prefumer  qu'il  fe 
rencontraft  parmy  ce  peuple  aucun  fi 
dénaturé,  que  d'attenter  à  la  perfbn- 
ne^à  la  pudicité,  aux  biens,au  à  Mion- 
neur  de  ceux  quiluy  auroyent  donné 
la  vie.    Ainfi  vn  grand  perfonnage  , 
interrogé  pourquoy  il  n'auoit  point 
•défendu  le  parricide  en-  donnant  des 
lois  à  fon  pays  ,  refpondit  qu'il  n'a- 
vioit  pas  creu  qu^il  peuft  arriuer  entre 
fes  concitoyens  vne  chofe  iî  abomi- 
nable.   Et  (î  c'eftoit  chofe  qui  fuft  à 
craindre  parmy  le  peuple  d'Ifraël ,  il  y 
cftoit  ailés  pourucu  par  d'autres  Or- 
donnances deMoyfe.   Maisquant  au 


^     Chrestienne^  I.   Part.^    477 
refpeft  ,  &:  à  l'obeiffance ,  &:  aux  au- 
nes deuoirs  qui  dépendent  de  la  rela- 
tion descnfans  aux  pères  &c  aux  mè- 
res 5  il  falloir  donner  ordre  à  ce  qu  au- 
cun ne  s'en  vouiuft  difpenfer.    Parce 
que  fi  les  fentimens  de  la   Nature 
cftoyent  afles  puiflans  dans  le  cœur 
des  Ifraëlites  pour  leur  faire  auoir  en 
horreur  ces  exécrables  attentats  ,  il 
ne  s'enfuiuoit  pas  pour  cela  que  fans 
tinteruentionde  ce  commandement 
elle  leur  infpirafl:  affés  viuement  l'affe- 
ftion  de  fatisfaire  aux  deuoirs  que 
cette  relation  demande.    QiTantaux 
autres  commandcmens ,  la  raifon  en 
eft  diiTcmblable.    Car  dVn  cofté  la 
fimple  relation  de  prochain  n'appro- 
chant pas  de  la  force  de  celle  de  père, 
elle  n'imprime  pas  auffi  les  mcfmes 
refpeds  :  de  forte  qu'il  eftoit  nccef- 
faire  de  pouruoir  à  ce  que  la  paiTion 
n  emportaft  pas  les  Ifraëlites  à  des 
adions  contraires  à  la  iuftice  &C  à  la 
charité.  Et  de  l'autre  ,  la  Nature  inf- 
pirant  affés  à  chacun  le  foin  de  ce  qui 
touchefon  eilre,  fon  bien,&:  farepu- 
tation^  il  fembloit  que  la  focicte  fe 


47^  i  A   Morale 

peuft  afles  maintenir  ,  pourucu  qiié 
parmy  eux  l'vn  s'abftint  de  rien  exé- 
cuter qui  fuft  preiudiciable  à  Tautre. 
Et  toutesfois  par  ce  que  la   Loy  ne 
tendoit  pas  feulement  à  faire  de  bons 
citoyens ,  qui  femblent  auoir  aucu- 
nement rempli  la  mefure  de  ce  non! 
là  quand  ils  s'abftiennent  de  faire  dû 
mal  5  &  de  violer  les  loix  ;  mais  aullî  àS 
faire  des  gens  de  bien  en  tous  fens  àc 
en  tous  égards,  ce  qui  a  vne  beaucoup 
plus  grande  eftenduë  ,  Dieu  auoit- 
tellemerit  expliqué  cts  commande- 
mens  généraux  par  des  préceptes  par^ 
ticuliers^queMoyfe  afemés  deçà  de- 
là dans  toitt  le  corps  de  la  Loy ,  qu'il 
ne  manquoit  du  tout  rien  aux  Ifraëli- 
tes  pour  y  auoir  vne  inftruftion  fuiîî- 
faute.     Et  de  fait,  tout  eft  contenu 
dans  ce  mot  que  nous  venons  de  con- 
fiderer  cy  defTus  ,  Tù  aimeras  tonfro^ 
thain  comme  toymefme.  Certainement 
encore  que  dVn  cofté  la  Nature  nous 
défend  pluftoft  le  mal  ,   qu'elle  ne 
liQUs  commande  le  bien ,  parce  que  le 
maleftant  commis  ruine  dauantage  la 
Ibcieté,  que  ne  fait  romiflion  du  bien 


Chkestienne.  t.  Part^    4731 
quand  il  eft  laifTc  à  faire  :  de  l'autre 
cofté pourtant  elle  nous  commande,' 
pluftoft  le  bien  ,  quelle  ne  nous  de-, 
fend  le  mal,  parce  qu'elle  nous  a  faits, 
non  pas  pour  ceffer  d'agir,  comme 
les  ehofes  deftituées  de  vie  &:îdefen- 
timent  5  mais  pour  exercer  nos  facul- 
tés en  des  opérations  qui  foyent  di-t 
gnes  d'elle.      Et  fi  de  faire  le  mal  , 
c'eft  vne  chofc  digne    de  blafmc  ^ 
comme  chacun  le  reconnoift  ,  il  ne 
femblepas  que  des*en  abftenircefoit 
chofe  qui  mérite  beaucoup  de  recom- 
mandation ;  au  lieu  que  comme  nous 
auons  veu  ,  la  louange  eft  deuë  aux 
bçlles  adions  ,  comme  leur  naturelle 
recompenfe.    La  Nature  donques ,  Ci 
nous  écoutons  bien  fes  inftrudions  , 
ne  nous  oblige  pas  feulement  à  ne  riea 
attenter  contre  la  vie  de  noftre  pro- 
chain, à  ne  rien  entreprendre  contre 
rhonneur  de  fon  managc  ôc  de  la  pu- 
dicité  des  fiens,  à  ne  toudier  pas  à 
fes  biens  pour  les  nous  approprier  fans 
fa  volonté  ,  &:  à  ne  npircir  point  le 
luftre  de  fa  boivie  réputation  par  h . 
calomnie.    Elle  nous  ordonne  quand 


480  La    Morale' 

&:  quand  de  procurer  la  conferuatiorii 
de  fon  eftre  tant  que  nous  pourrons, 
d  auoir  Thonneur  de  fon  mariage  en 
fouucraine  recommandation  pour  le 
protéger  ,  de  fauorifer  fcs  interefts  , 
d'aider  à  Paccroiflement  de  fes  biens 
autant  que  la  iuftice  le  permet  ,  3c 
d'auancer^  autant  qu'il  nous  en  four- 
nit le  fuiet  par  fcs  belles  adions ,  le 
cours  de  fa  bonne  renommée.    Parce 
que  raccompliflemêt  des  inflrudions 
de  la  Nature  c'eft charité,  &:  relTen- 
ce  de  la  charité  ,  c'eft  Tamour ,  &:  le 
génie  de  Tamour  n'eft  pas  de  demeu- 
rer comme  engourdi  dans  la  cefTation 
des  aftions,  mais  de  voler  auec  ardeur 
à  toutes  les  occafions  de  fe  déployer 
ôc  de  bienfaire, 

DÉ 


Chrestienne.  I.  Part^     481 

DÉ    LA    NATFKE   DE 

,  la  Corïuoitip  j  f0  comment  elle 
ejl  maHuaifeoH  non. 

M'Eftant  propofé  de  Tuiure  lof-' 
dre  des  commandemens  de  la 
Loy  morale  en  rexplication  des  de- 
vioirs  dont  nous  fommes  tenus  enuers 
le  prochain  ,  il  faut  que  i'examine  à 
tette  heure  ce  qui  concerne  la  Con^ 
ûoitife ,  que  le  dernier  de  ces  com- 
mandemens nous  défend.  Et  Vérita- 
blement ie  ne  faurois  mieux  pâiTer  de 
la  confideration  des  vertus  qui  ont  le 
prochain  pour  obiet,  à  TexaiTien  de 
Celles  dans  lefquelles  nous  fommes 
ôbiet  à  nous  mefmes.  Car  d'vn  co- 
fté  ,  puis  que  Dieu  amis  cette  defen- 
fe  5  Tu  ne  conuoiteras point  y  entre  les 
préceptes  qui  compofent ,  s'il  faut 
ainfi  dire  ,  le  corps  de  la  Charité ,  ^ 
que  S.  Paul  mefme  né  l'oublie  pas  là 
où  il  en  fait  le  dénombrement  ,  il 
faut  bien  qu'il  concerne  le  prockaia 

H  h 


4^1  LA     MoitAIE^ 

en  quelque  façon.  Et  de  l'autre ,  il 
eft  certain  que  quand  le  prochain  ne 
feroit  point  intereflc  dans  la  conuoiti- 
fe  5  Dieu  &:  la  Nature  ne  laifleroyent 
pas  de  nous  en  défendre  le  vice , 
comme  vne  chofe  mal  conuenableà 
la  perfection  de  noftre  eftre,  &  à  Tex- 
cellcnce  de  nos  facultés.  Ilconcer* 
ne  le  prochain  ,  non  pas  en  ce  que  la 
Couoitifeluy  apporte  quelque  dom- 
mage ,  fi  rhomme  ne  paiTe  point  ou- 
tre^ô»:  s'il  fe  tient  dans  les  fimples  ter- 
mes de  conuoiter.  Car  la  Conuoitife 
confiftant,  comme  nous  verrons  tan-' 
toft  ,  en  quelques  mouuemens  inté- 
rieurs de  l'Appétit  fenfîtif ,  quimef- 
mes  ne  vont  pas  encore  iufqu'à  la  re- 
folution  formée  ,  elle  ne  peut  ofter 
au  prochain  ny  fa  vie  ny  chofe  quel- 
conque qui  foit  à  luy.  C'eft  pour- 
quoy  les  Legiflateurs  n'ont  point  or- 
donne de  peine  à  Ces  mouuemens  , 
non  pas  mefmes  aux  refolutions  dé- 
terminées 5  pourueu  qu'elles  n'ayent 
point  éclatte  en  paroles  ny  en  adions, 
parce  qu'elles  ne  troublent  point  la 
focieté ,  à  la  confe#uation  de  laquellç 


Chrestienne    L    Part.    485 
ils  deftinent  toutes  leurs  coiftitutions. 
Mais  ce  commandement  regarde  le 
prochain  en  ce  que  le  deuoir  donc 
nous  luy  fommes  tenus  félon  Dieu  3c 
félon  Nature  ,  eft  la  charité ,  c'ell  à 
dire ,  l'amour.    Or  encore  qu  effefti- 
uementnous  ne  luy  faflions  point  de 
mal,  comme  cela  nous  eft  dcfenda 
partons  les  commandemens  prece- 
dens  5  nous  ne  l'aimons  pas  pourtant. 
fi  nous  luy  en  fouhaittons  j  &:  nous 
luy  fouhaittons  du  mal  fî  nous  conuoi- 
tons  d'auoir  fon  bien  ,  dont  la  priua-» 
tion  ne  luy  peut  eftre  que  dommagea- 
ble.   Car  fi  la  pofTeflîon  de  fa  femme, 
&  de  Ces  feruiteurs,&  de  fa  maisOjfaic 
partie  de  fa  félicité,  vn  autre  ne  peut 
fouhaitter  de  les  auoir,  qu'il  n'en  foie 
dépouille  quand  &  quand ,  ce  qui  e{l 
entant  qu'en  vous  eft ,  le  priuer  de  fé- 
licité ,  &:  le  rendre  miferable.     Co 
commandemët  eft  tel  pourtant  qu'en- 
core que  le  prochain  n'y  fuft  point  in- 
tereflfé,  la  Nature  neantmoins  le  nous 
donneroit  ,  parce  quenoftre  perfe- 
ftion  cofifte  en  la  pofleifion  de  la  ver- 
tu ,&:  en  l'exercice  de  Ces  opérations, 

Hhi 


484  ^^     Morale 

Or  fcs  opérations  ne  peuuent  eftré 
parfaites  fi  les  habitudes  ne  le  font, 
nyles  habitudes  non  plus  fi  les  facul- 
tés ne  font  dans  vne  parfaite  confti- 
tution,laquelle  ne  peut  compatir  auec 
ce  qui  eft  icy  appelle  la  conuoitife. 
Car  vn  eftre  n*eft  point  parfait  s'il  n'a 
toutes  les  facultés  qu'il  luy  faut,  &c  fi 
elles  n'ont  tous  les  degrés  de  force,  de 
perfedion,  &  de  pureté,  qui  conuien- 
nent  à  la  nature  de  Tedre  mefme. 
Mais  il  eft  befoin  d'examiner  vn  peu 
plus  precifément  quelle  eft  fa  condi- 
tion &:  fou  vice. 

Dans  les  aélions  qui  portent  le  nom 
de  vice  ou  de  vertu ,  on  peut  confide- 
rer  trois  chofes.  La  première  eft  fa- 
âion  extérieure  mefme,  entant  qu'el- 
le s'exécute  par  l'entremife  de  quel- 
que partie  du  corps.  La  féconde  eft 
îa  refolution  d'où  elle  dépend,  com- 
ïiie  nous  auons  dit  que  toute  adion 
de  riiomme  entant  qu'homme  ,  pro- 
cède de  la  délibération  de  Tentende- 
ment  &:  de  l'appétit  de  la  volonté. 
La  troifieme  confifte  dans  les  mouue- 
mens  qui  précèdent  la  rcfolut:on ,  ôc 


Chrestienne.  I.  Part^  48^ 
-qui  de  leur  nature  y  induifent  ou  en 
deftournent.  Or  quant  à  Taftion  ex- 
térieure 3  fi  vous  la  coniWerés  abfolu- 
ment  en  elle  mefme  ,  elle  eft  indiffé- 
rente de  fa  nature,  c'eft  à  dire  ,  telle- 
ment moyenne  entre  le  bien  ôc  le  jnal, 
entre  le  vice  &c  la  vertu ,  qu'elle  ne 
participe  ny  de  Tvne  ny  de  l'autre  de 
ces  chofes.  Eneffed  on  ne  fauroit  fe 
figurer  aucune  adion  extérieure  du 
corps  5  qui  foit  du  nombre  de  celles 
aufquelles  on  donne  du  blafme  ,  que 
vous  n'en  puifliés  trouuer  vne  parfai- 
tement femblable ,  qui  fi  elle  ne  mé- 
rite la  louange  de  vertu  ,  au  moins 
certes  ne  la  fçauroit-on  blafmer , 
pourueu  que  vous  changiés  fon  ob- 
ier 5  &  {es  motifs  intérieurs  ,  &  le,s 
circonftances  qui  raccompagnent.  Et 
bien  que  cette  adion  de  l'homme, 
qui  mangea  du  fruit  qui  luy  auoic 
efté  défendu  ,  ait  efté  condamnée  c^ 
punie  comme  vne  grande  tranfgref* 
fion,  fi  eftoit-elleen  elle  mefme  tou- 
te femblable  aux  adions  qu'il  faifoit 
quand  il  mangeoit  des  autres  fruits 
qui  luy  auoyeut  efté  permis ,  (S^fans 

Hh  5 


^S^  i'a    Morale 

l'autorité  du    commandement    elle 
euft  efté  également  innocente.     La 
raifon  de  cela  eft  que  fi  vous  la  con- 
fîderés  en  fa  nature  y  elle  eft  corporel- 
le. Se  par  confequent  incapable  de 
ce  V[u  on  appelle  vice  &  vertu.     Car 
il  n'y  a  point  de  créature  fufceptiblc 
de  Tvne  ou  de  l'autre  de  ces  deux 
chofes ,  finon  celles  qui  font  intelli- 
gentes ou  raifonnables ,  &c  encore  en- 
tant qu'elles  font  pourueuës  d'intelli- 
gence ou  de  raifon.   Car  le  vice  &  la 
vertu  confifte  en  certaine  conformité 
ou  diffemblance  de  Taftion  ,  quelle 
qu'elle  foit ,  à  certaines  loix  ,  de  la 
connoifTance  defquelles  ,    pour  s^ 
conformer  du  s'en  départir  ,  il  n'y  a 
que  les  feules  natures  raifonnables  ou 
intelligentes  capables.    Or  les  corps, 
confidercs  Amplement    entant   que 
corps  5  ne  peuuent  auoir  rien  de  com- 
mun auec  la  faculté  de  l'intelligence. 
Quant  à  la  refolution  formée  par  l'en- 
rendement  fur  vn  certain  obiet,  la- 
quelle incite  la  volonté  à  agir&:  àap- 
peter  ,  nul  ne  peut  douter  que  ce  ne 
foit  là  proprement  le  fiege  du  vice  SC 


ChrÏstienne  I.  Part^  487 
de  la  vertu ,  &  nous  en  auons  cy  def- 
fus  difcoui*u  aiïes  amplement  pour 
n'eftre  point  obligés  d'en  rien  repeter 
en  cette  occurrence.  Tous  ces  corn- 
niandemens  donc  que  nous  auons 
confiderés  cy  deflus,eon cernent  bien 
les  aftions  extérieures  à  la  vérité  : 
mais  c'eft  entant  qu'elles  procèdent 
de  ce  principe  intérieur  ,  qui  félon 
qu'il  eft  bon  ou  mauuais  ,  les  colore 
de  fa  teinture.  Si  bien  que  fi  la  refo- 
lution  d'obeïr  à  fon  père  6c  à  fa  mère , 
eft  louable  Se  telle  qu'il  faut  ^  elle  eft 
toute  feule  autant  eftimée  que  fi  elle 
eftoit  coniointe  auec  l'adion ,  fi  c'eft 
quelque  obfïacle  ou  externe ,  ou  au- 
trement inuincible  à  nos  facultés,  qui 
empefche  de  la  produire.  Et  au  con- 
traire, s'il  arriue  à  quelcun  de  cômet- 
tre  ce  qui  eft  défendu  par  ces  mots, 
Tu^  ne  tueras f  oint ,  fans  qu'il  en  ait  eu 
l'intention,  la  droite  raifon  de  l'hom- 
me, le  cofentementdes  Lcgiflateurs, 
&  Dieu  mefme  dans  la  Loy ,  ne  luy 
imputent  non  plus  cette  a£tion  que  iî 
elien'ertoitpomt  arriuée.  Mais  pour 
cz  qui  eft  desmouuemens  qui  prece- 

Hg  4 


4^8  XA  Morale 

dent  la  refolution  ,  la  chofe  n'eft  pas 
naturellement  fi  euideiiec.  y\u  moini 
certes  eft-il  certain  que  le  commun 
des  Payens  n'a  pas  creu  qu'ils  fuffent 
mauuais,  que  la  plus  part  des  Philo- 
sophes ont  efté  demefme  fentiment , 
6^  que  s'il  y  en  a  eu  quelcun  d'entr'eux 
qui  en  ait  eu  vn  contraire ,  ou  qui  en 
ait  laiflTé  échapper  quelque  trait  de 
plume  en  fes  écrits ,  il  n'a  fait  finon 
entreuoir  obfcurement  la  vérité  ,  Ô£ 
mefmes  n'eft  pas  demeuré  ferme  ô^ 
arrefte  dans  la  connoiiFance  qu'il  en  a 
eue.  Etc'eft  pourquoy  S.  Paul  dit 
que  fans  la  Loy  qui  dit ,  Tu  ne  conuou 
feras f  oint  ^'A  n'euft  point  apperceu  le 
péché  qui  eft  dans  la  fimpte  concu^ 
pifcenee.. 

En  ces  mouuemens  donc  qui  pre^ 
cèdent  la  refolution  ,  il  faut  confide- 
rer  trois  degrés  ou  trois  moniens.  Le 
premier  eiï  ccluy  dont  nous  auons 
défia  touché  quelque  chofe  ailleurs  , 
a  fçauoir  quand  Tobiet  extérieur  & 
fenfible  eftant  entré  parle  fens  dans 
la  fantaifie,  pafie  delà  tout  droit  dans 
{'appétit  fi  fubitement ,  qu'il  s'y  fait. 


Chrestiennê.  I.  PartV  ^485 
fentir  auant  que  naturcHement  Ten- 
tendement  ait  eu  le  loifir  de  receuoir 
le  mefme  obict  ,  &  de  faire  là  deflus 
les  reflexions    conuenables.      Dans 
Tintegrité  de  la  Nature  ,  où  tous  les 
appétits  eftoyent  parfaitement  bien 
tempérés ,  3c  dans  vne  iufte  modéra- 
tion ^  te  fentimentqueTobiet  y  don» 
noit  de  foy ,  pouuoit  eftre  fans  péché. 
Car  il  n'y  a  point  de  péché  fmon  où 
il  y  du  dereiglement  contre  l'ordre  de 
la  Nature.    Or  en  cette  matière  il  n'y 
a  point  de  dereiglement  finon  que 
l'entendement  n'agiffe  pas  à  l'heure 
qu'il  doit  agir  pour  conduire  les  mou- 
memcns  de  Tappetit  ,ou  que  s'il  agit, 
il  fc  déployé  trop  foiblement ,  &:  laif- 
fe  l'appétit  luittcr  contre  fon  empire, 
JEt  icy  nous  prcfupposos  que  fi  l'obiet 
excite  quelque  émotion  dans  l'appé- 
tit 5  c'eft  feulement  en  cetinftantau- 
quel  il  n'a  point  encore  eu  le  temps 
de  paruenir  à  Fintelled  y    de  forte 
qu'on  ne  peut  point  donner  de  blafme 
à  l'intelleft  ,  fi  iufqueslà  il  n'y  a  point 
encore  déployé  fa  force.   Mais  tout 
^uffi  toft  qu'il  eft  touché  de  Vobiet^^ 


490  L  A     Mo  R  AIE 

foit  qu'il  y  coule  immédiatement  de 
la  fantâifie  ,  ou  qu  il  en  foit  aduerti 
par  rémotion  de  Tappetit ,  il  y  agit 
fans  aucun  retardement  ,  ou  pour  en 
faire  cefler  l'impreiîîon  dans  Tappetitj 
s'il  eft  de  la  nature  de  ceux  qui  ne  s'y 
doiuent  pas  rcceuoir  ,  ou  pour  s'y 
gouuerner  de  telle  façon  qu*il  n'y 
caufe  aucun  trouble  mal  conuenable. 
Dans  la  corruption  de  la  Nature  il 
n'eft  pas  de  mefme.  Car  tous  les  ap- 
pétits y  ont  perdu  leur  iufte  tempera- 
ment  5  &:  font  dés  le  ventre  dans  vn 
grand  excès  ôc  dans  vn  ^merueil- 
leux  defordre.  De  forte  qu'il  eft 
impoffible  d*y  conceuoir  aucune  é- 
motion  dans  l'appétit  fenfitif ,  pour  fi 
légère  qu'elle  foit ,  qui  n'ait  quelque 
excès  ou  quelque  défaut  cofiderable , 
que  l'on  ne  fçauroit  exempter  du 
blafme  d'eftre  vicieux.  Parce  que  fi 
on  le  cofidere  dans  ce  moment  auquel 
Tcntendement  n'a  pas  encore  eu  loi- 
fir  d'agir ,  le  defordre  qui  eft  naturel- 
lement dans  Tappetic,  fait  que  l'émo- 
tion en  eft  excelTiue  &:  turbulente^ 
plus  qu'il  ne  conuicnt  à  vne  parfaite 


Chrestienne  I.  Part^  4^i 
conftitution  de  nos  facultés.  Et  fi  on 
le  confidere  au  temps  auquel  Tintel- 
leiSta  dcu  commencer  à  le  régler  ^  ou 
bien  Tintelledl  mefme  fe  laifTe  empor- 
ter à  la  paflion  ,  ou  s'il  fait  quelque 
effort  à  la  reprimer ,  fon  opération  y 
cft  trop  foible  &  trop  languiffante. 

Le  fécond  degré  donc  ou  momeat 
cft  ,  quand  cette  première  impreffion 
que  l'obiet  fait  dans  Tappetit ,  y  caufc 
de  rémotion  qui  paife   iufques  à  ce 
point ,  que  de  blefTer  Tentendement 
de  quelque  idée  vicieufe  ,  qui  rend 
fcs  opérations  moins  fortes  en  la  con- 
templation de  fon  obict.   Car  tout  le 
monde  fçait  qu'il  y  a  des  paifions  de 
nos  appétits  qui  touchent  tellement 
nos  entendemcns^foitpar  rirritatio  de 
la  douleur,  ou  par  le  chatouillemêt  de 
la  volupté  ,  ou  par  quelque  autre  per- 
turbation de  cette  nature,  qu'encore 
que  la  Rai  fon  ne  confente  pas  à  Ta- 
ftion  ,  &:  que  mcfmes  après  auoir  eu 
le  loifir  de  cofiderer  l'obiet ,  elle  Tim- 
prouue  ôc  le  rciettCjfi  eft-ce  qu'elle  ne 
$y  déployé  pas  auec  aiTés  de  vigueur. 


'492'  LA      MoRALS 

parce  qu*ellc  eft  preuenuë  delapaf- 
lîon  qui  rembaraiTc.  Or  n'y  a-t-i! 
point  de  doute  que  cette  émotion  de 
Tappetit  ne  foit  vicieufe.  Car  dansla 
conftitution  de  noftre  nature  la  con- 
dition de  l'animal  précède  bien  ceL- 
le  de  l'homme  ;  mais  la  condition 
de  l'homme  y  eft  tellement  eftablic 
pour  dominer  fur  l'animal ,  que  s'il  ne 
peut  pas  empefcher  que  l'animal  ne 
fente  quelque  légère  émotion  par  la 
furprife  de  Pobiet ,  au  moins  ne  faut 
jl  pas  qu'il  permette  qu'elle  paffc  iuf- 
ques  à  luy  ,  pour  diminuer  tant  foit 
peu  la  vigueur  de  fon  gouuerncment 
de  de  fon  empire.  Car  il  en  eft  de 
cela  à  peu  prés  comme  d'vn  excellent 
écuycr ,  qui  eft  monté  fur  vn  cheual 
bien  drefTé ,  mais  qui  eft  cheual  pour- 
tant. L'écuyernepeut  pas.empefcfaer 
que  la  ren  cotre  fubitede  quelque  ob- 
iet  impreueu  ne  donne  quelque  ieger 
'Ombrage  au  cheual ,  qui  luy  fait  faire 
quelque  mouuement  vn  peu  plus  ex- 
cité que  l'ordinaire.  Mais  l'écuyet* 
n'en  perd  pas  fon  affiette  pourtant ,  dC 
tout  aulfi  toft  qu'il  le  fent  ^•il  apluftoft 


Chrestienne.  I.  Part.  4^5 
r^mis  le  chéùal  en  fon  eftat  précè- 
dent 5  qu'on  ne  s'eft  apperceu  ny  dû 
mouuent  de  Tanimal ,  ny  de  celuy  de 
la  main  ou  des  autres  aides  qui  y  re- 
médient. Mais  Cl  récuyer  mefmc  en 
perdlcmoins du  monde  la  iuftefTedc 
là  pofture ,  &c  la  prefence  de  fon  ci- 
prit  ou  de  fon  art,  pour  ny  remédier 
pas  à  temps  ,  ou  pour  y  remédier  à 
contre  temps  ,  ou  pour  y  relafcher 
quelque  chofe  de  la  vigueur  de  fa 
conduite  ,  alors  ce  defaiurtemcnt  eft 
vicieux  en  l'art  dumaneige. 

Le  troifieme  degré  ou  moment 
eft  quand  l'émotion  de  l'appétit  ne 
tente  pas  feulement  Tentendement  à 
cette  première  rencontre  de  l'obiet , 
pour  y  embarail'cr  Con  opération^  mais 
quand  l'irnprefïïon  qu'il  y  fait  y  de- 
meure fi  Içpgtemps,  qu'elle  fait  chan- 
celier l'intelled  ,  &  le  fait  flotter  en 
fa  délibération  entre  l'Honnefte  &  le 
Deshonnefte.  De  forte  qu'encore 
que  puis  après  il  repoufle  l'obiet  qui 
l'induifoit  à  pécher  ,  neantmoins  ce 
n'a  pas  cité  fans  peine  qu*il  s'eft  déter- 
miné de  ce  coftc  là^ndce  de  l'obiet 


^^4  ^A  Morale. 

vicieux  Payant  tenu  quelque  tempff 
confîderable  en  balance.    Et  ce  de- 
gré là  eft  encore  plus  vicieux  que  le 
précèdent.      Car  c'eft  comme  fi  le 
chcual  &r  i'écuyer  luittoyent  telle- 
ment Tvn  contre  l'autre,  queTécuyer 
euft  beaucoup  de  peine  à  fe  tenir  en- 
tre les  arçons,^:  qu'il  fe  vift  fouuêt  ea 
péril  de  les  perdre  tout  à  fait ,  &  de 
faire  vnecheutedangereufe.  S.Paul 
defcrit  celaparla  coparaifon  de  deux 
combattans ,  dont  Tvn  eft  reprefen- 
téparla  conuoitife,&:  l'autre  parTen- 
tcndement ,  qui  font  aux  prifes long- 
temps, &  luittent  auec  ardeur,  iuf- 
ques  à  ce  que  Tvn  eftant  vaincu ,  il  fe 
laiife  emmener  prifonnier  parTautre. 
H  eft  vray  que  dans  la  defcriptiô  qu'il 
a  faite  de!  ce  combat ,  il  y  reprefente 
Tenténdementfuccombant.fous  l'ap- 
pétit 5  Se  la  paflîon  ou  la  Conuoitife 
triomphante.    Mais  il  ne  le  fait  que 
pour  monftrer  quel  en  doit  eftre  Te- 
uencment  dans  vn  fu jet  corrompu,  fi 
Dieu  ne  le  fanûifiedc  fa  grâce.    Et 
cela  n'empefche  pas  qu'il  ne  faille  di- 
ftinguer  entre  Teuenement  du  com* 


Chrestienne"  I.  Part?    '45>jr 
bat ,  &  le  combat  mefmc.  Car  quant 
à  l'eucnement  ,  perfonnc  ne  doute 
qu'il  ne  foit  vicieux  &  mauuais  quand 
la  Conuoitife  remporte  fur  la  Raifon, 
parce  que  c'cft  en  cela  que  confifte  la 
Refolution ,  de  laquelle  i'ay  dit  cy  def- 
fus  que  les  aftions  extérieures  pren- 
nent leur  teinture.    Mais  pour  ce  qui 
cft  du  combat^qui  confifte  au  contra- 
(le  de  l'appétit  contre  laraifon  ,  c'eft 
ce  dont  plufieurs  ont  douté  s'il  dcuoit 
pafler  pour  mauuais  3  &:  que  S.  Paul 
dit  que  la  Loy  de  Dieu  condanne.  En 
cffeû  l'adion  extérieur^  eft  eftiméc 
mauuaife  qmand  elle  procède  d'vnc 
mauuaife  refolution  ,  &:  cette  refolu- 
tion là  eft  mauuaife  d'elle  mefmc. 
Mais  fi  elle  eft  mauuaife  d'elle  mefme, 
il  faut  que  le  principe  d'où  elle  pro- 
cède foit mauuais  pareillement;  â<:cô 
principe  là  n'eft  rien  autre  chofe  que 
la  Conuoitife.     Car  fans  elle  il  n'y 
auroit  point  eu  de  contrafte  contre  la 
RaifoUj&la  Raifon  neftant  point  tit- 
rée au  mal  parlapaiTion  de  l'Appétit, 
fc  feroit  d'elle  ruefme  portée  aux  cho- 
fes  honneftes.     De  plus  ,  <juand  oa 


49^  •  3La  Morale 
ne  confîdcreroit  point  la  Coniioicifd 
en  cet  égard,  que  c'eft  elle  qui  feduié 
&:  qui  aueugle  la  Raifon  ,  elle  ne 
laiiTeroit  pas  d'eftrc  vicieufe  en  elle 
mefme.  Parce  que  chaque  chofe  eft 
eftimée  bonne  ou  mauuaife  félon 
qu'elle  eft  conftituéeen  fon  eftre  ,  Sc 
parfaite  en  fcs  facultés.  L'or  n'eft  pas 
bon  s'il  n'a  les  conditions  de  l'or ,  ny 
la  plahte  non  plus  fi  elle  n'a  les  quali- 
tés &:  les  propriétés  des  plantes  de  fon 
efpece.  L'animal  eft  eftimé  inutile  &c 
vicieux  s'il  n'a  les  conditions  qui  font 
requifes  en  fon  efpece  pareillement  : 
&:  Miomme  auffi  par  confequent  s'il 
n'a  celles  qui  conuiennent  à  la  fienne* 
Et  comme  Torfeure  reiette  l'or  qui 
n'eft  pas  bien  coditionné,&:  le  fimpli- 
fte  la  plante  qui  eft  defedueufe  en  fes 
qualités, ô^  l'écuyerle  chenal  qui  n'a 
îiy  la  docilité  à  la  bouche  ^  ny  la  vi- 
gueur dans  les  membres  ;  le  iuge  des 
hommes  doit  d'autant  plus  reietter 
ceux  en  qui  les  facultés  ne  font  pas 
conftituées  comme  il  faut  pour  faire 
de  bonnes  opérations ,  qu'il  doit  eftre 
plus  cxxOl  en  fon  iugement ,  comme 

eftant 


cftant  plus  cUirùoyant  ,  &  le  fuiet 
dont  il  doit  faire  iugement  ,  eftanc 
d'vne  nature  plus  excellente.  Auilî , 
quoy  que  comme  i'ay  défia  dit  y  les 
Phiîofophes  ayet  peu  ou  point  connu 
que  ces  mouuernens  de r Appétit  doi- 
uent  cftrc  contés  entre  les  vices ,  fî 
eft-cc  qu  Aridote ,  qui  ne  reconnoit 
foit  point  de  corruption  originelle 
dans  la  Nature  ,  dit  qu'il  y  a  naturelle- 
ment en  Tame  de  Thomme  quelcjuç 
appétit  qui  répugne  à  la  Raifon  ,  à 
quoy  il  a  peine  à  s'empefchcr  de  don*- 
lier  quelque  forte  de  blafme.  Platon 
auoit  auant  luy  accomparé  les  appe-» 
tits  à  deux  chenaux  qui  trainent  lu 
chariot  de  la  Raifon ,  &:  auoit  dit  que 
rvn  de  ces  deux  cheuaux  eftnoir,  Sc 
naturellement  reuefche  &:  refra-* 
â:aire  à  la  volonté  de  celuy  qui  le 
gouuerne.  Et  Seneque  auoit  après 
eux  affés  manifeftement  conté  cetto 
forte  de  defirs  qui  répugnent  à  la 
Raifon  ,  entre  les  paffions  aucune- 
ment vicieufes.  Mais  parce  qu'ils 
n'ont  entreueu  cela  qu  obfcurement, 
qu'ils  n'en  ont  parle  qu'en  doutant^ 

li 


4^S  La    Morale.' 

qu'ils  n'ont  pas  efté  fermes  dans  ce 
fentiment ,  &:  que  pour  vn  qui  en  a 
flairé  la  vérité,  elle  a  efté  ignorée  d'vn 
millio  d'autreSjS.Paul  n'a  pas  fait  dif- 
ficulté d'en  rapporter  la  connoifTance 
à  la  feule  inftrudio  de  la  LpyMorale* 
Cependant ,  pour  bien  connoiftrc 
le  vice  qui  peut  eftre  dans  la  Conuoi- 
tife5ilfautdiftinguer  entre  fes  obiers. 
CaroubienTliomme  defireles  chofes 
qui  font  à  fon  prochain  ,  ou  bien  il 
fait  des  fouliaits  vagues  &  indétermi- 
nés, qui  fe  portët  fur  des  biens  dont  il 
fe  forme  luy  mefme  l'idée  dans  l'ima- 
gination 5  éc  qui  ne  font  à  perfonne. 
Pour  ceux  cy ,  dautant  que  nous  con- 
fiderons  icy  l'homme  en  fon  intégrité, 
deux  caufes  nous  difpenfent  d'en  par- 
ler. L'vne  5  que  l'intégrité  de  l'hom- 
me, &:  fa  fouueraine  félicité,  eftoyenc 
chofes  infeparabies.  Or  la  fouuerai- 
ne felicité,exclud,comme  nous  auons 
veu  ,  la  neceflîté  de  fouhaitter ,  parce 
qu'elle  abonde  en  toutes  fortes  de 
biens ,  &:  qu'elle  eft  exempte  de  tou- 
tes incommodités.  L'autre  eft  que 
l'integricG  de  l'homme  encloft  la  par- 


ChrestiïnnëT  I.  Part.  49^ 
faite  conditution  de  fes  facultés ,  ^ 
h  parfaite  modération  de  fcs  appé- 
tits 5  fi  bien  que  pofl'edant  tout  co 
qu  il  deuoitraifonnablernent  fouhait- 
ter/a  Conùoitife  ne  fe  pouuoit  cmari^ 
ciper  à  demander  dauantage.  Ait 
lieu  qu'en  Teftat  où  nous  viuohs,  d'vii 
cofté  il  nous  manque  beaucoup  de 
chofes  qui  peuuët  fournir  vne  raifon- 
nable  matière  aux  defirs  de  nos  appé- 
tits ;  ^  de  Tautre  nos  appétits  eftans: 
vne  fois  fôrtis  hors  des  termes  de  leu* 
modération  ,  ont  tellement  eflargi 
kur  auidité  ,  qu'il  n'y  a  déformais 
plus  de  bornes.  Car  C'eft  comme 
vn  gouffre  qui  ne  fe  remplit  iamais  , 
ou  comme  vn  feu  qui  ne  dit  iamais 
c/eft  affés.  Or  dans  quels  limâtes  il 
fautrefferrcr  cet  excès  dehôftre  cu- 
pidité 5  c'eft  vne  chofequi  regarde  les 
inftrudions  des  Difpenfations  fuiuan-^ 
tes.  La  Chreflienne  nous  apprend  à 
eftre  contens  des  chofes  comme  nou^ 
les  poffedons  prefentement;mais  Gela 
eft  vn  haut  point  de  perfeftion  ,  au- 
quel il  faut  venir  par  degrés,  auanc 
(jue  d'y  pouuoir  atteindre.    Pour  c^ 

li    2. 


500  L.  A    Morale 

qui  eft  des  obiets  qui  fe  confidcrent 
comme  appartenans  au  prochain ,  il  y 
en  a  de  diuerfes  fortes.  Car  il  y  en  a 
quelques  vns  qu'il  pofTede  tellement 
qu'il  ne  doit  pas  vouloir  en  donner  1^ 
pofleffion  ou  la  communication  à, 
d'autres.  Et  il  y  en  a  aufTi  qu'il  pof-» 
fede  de  telle  façon ,  qu'il  en  peut  bien 
communiquer  la  pofleflion  s*il  veut , 
mais  fa  volonté  là  deffus  eft  incon^ 
«iuë  ou  incertaine.  Enfin  ,  il  y  en  a 
ij[u  il  poffedç  en  telle  forte ,  que  par 
îa  déclaration  qu'il  en  fait ,  ou  par  le 
;meftier  dont  il  fe  méfie ,  ou  de  quel- 
que autre  façon  que  ce  foit ,  on  fçait 
qu'il  en  veut  laifler  la  poiTeiTion  à  qui 
la  defirera5pourueu  qu'en  la  laiffant 
il  n'y  foufïrc  point  de  dommage. 
Pour  le  regard  de  ces  derniers  ,  nous 
en  voyons;  tous  les  iours  l'exei^iple 
dans  le  commerce.  Car  les  marchands 
aie  cherchent  la  pofleiTion  de  ce.  qu'ils, 
fechettent,  que  pour  la  donner  àau- 
truy  :  fi  bien  qu'au  lieu  de  blelTer  la 
charité  que  vous  leur  dcués  en  deii- 
rant  la  pofl'effîon  de  ce  qu'Us  ont,  vous 
leur  faites,  plailîr  de  leur  témoigner 


CriRESTiËHNÈ*;  ï.  Part?  yôï 
qire  vous  la  conuoités ,  pourueu  que 
ce  foit  à  des  conditions  dans  lefqueî- 
les  ils  trouuent  leur  conte.  Ainfi  , 
pour  ce  qui  cft  de  l'obiet ,  la  conuoi- 
tife  ne  vous  en  eft  point  défendue  ,  &: 
ne  reftequ'à  y  reigler  la  conftitution 
de  voftre  efprit  ,  pour  ne  defîrerpas 
de  rien  auoir  autrement  qu  auec  vnè 
iiifte  compenfation  de  voftre  paix  ^  ôc 
pour  ne  vous  laifTer  pas  aller  à  la  va- 
nité d'auoir  des  chofes  inutiles  &c  fu- 
perfluës.  Mais  ce  commerce  n'euft 
point  eu  de  lieu  en  l'intégrité  ,  &  ne 
regarde  que  Teftat  prefent  des  chofes 
dumonde.  Quant  aux  féconds,  deux 
chofes  en  peuuent  rendre  la  conuoi- 
tife  légitime.  L'^vne  ,  qu'on  les  defirc 
en  telle  façon  que  le  prochain  n'y  re- 
çoiue  point  de  dommage  ,  en  rece- 
uant  quelque  autre  chofe  en  la  pla* 
ce  5  qui  tienne  lieu  dVne  iufte  com- 
penfation. L'autre  ,  que  la  conuoi- 
tife  foit  limitée  par  cette  condition , 
que  celuy  qui  poffede  la  chofe  que 
Ton  defire  ,  confente  volontaire- 
ment à  fon  aliénation.  Tellement 
qiw  s'il  n'y  confent  pas  ^  le  mouue- 

n  3 


^OL  La    Morale 

ment  de  la  couoitife  fe  doit  rcprimei^ 
Cai^encore  que  la  cho.fe  eft  de  telle 
iiaturç  qvi'on  peut  tiret  le  prochain  de 
perte,  6^ fatisfaire  à  fes  interefts  par 
quelque  compenfation ,  fi  eft-ce  que 
la  lay  rauir  contre  fon  gré  ,  c'eft  vne 
violence  tyrannique,  3c  vn  attentat  à 
fa  libertç.D'où  fuit  que  bien  que  vous 
ayés    retenu  voftre  conuoitife  entrç 
ces  bornes,  de  ne  deiîrer  point  la  cho- 
fe  dont  il  s'agit  finon  en  definterefl'anc 
lailonnablemcnt  fon  pofTcfleur,  vous 
ne  UiiTés  pas  d'cftre  iniufte  fi  vous- 
defirés  de  la  vous   approprier  contre 
fon  confentement,  parce  que  vous 
deués  auoiraflés  de  charité  pour  vour 
loir^non  feulement  qu'il  ne  perde  rien 
de  fon  bien ,  mais  aufii  qujl  garde  fa 
liberté  toute  entière.  Delà  il  eft  aifé 
de  luger  que  comme  il  eft  permis  à  va 
homme  non  mariée  de  foiihaitter  en 
mariage  k  fi.lle  de  fon  prochain,  pour- 
ueu  que  fa  volonté ,  ^  celle  de  fon 
père  y  interuienne,  &:  que  c'eft  vne 
conuoitife  forthonnefte,  ^  digne  de 
la  Nature  Se  de  fon  intégrité ,  auilî 
la  feule  penfée  de  la  violence  &du 


Chr'ESTIENNE^    I.    PartT       J03 

rapt  eft-elle  fouuerainement  crimi- 
nelle. Parce  qu'encore  que  Thon- 
neur  de  la  pudicité  femble  eftre  mis  à 
couuert  par  le  mariage  qui  s'en  enfuit^ 
fieft-ce  que  de  toutes  lesadions  ,  ôc 
de  toutes  les  conuentions  aufquelles 
on  fe  peut  porter  ^  il  n'y  en  a  aucune 
où  la  liberté  de  la  volonté  doiuc  eftre 
plus  inuiolable.  Or  cft-ce  vne  reiglc 
generakquc  ce  qu'il  n'eft  pas  permis 
de  faire,  il  n'eft  pas  permis  de  le  re- 
foudre non  plus;  &:  ce  qu'il  n'eft  pas 
honncfte  de  refoudre  ,  il  ne  l'eft  non 
plus  ny  de  le  confulter ,  ny  de  le  con- 
uoiter ,  ny  d'y  porter  les  mouuemens 
de  fon  efprit ,  pour  légers  &c  peu  dé- 
terminés qu'ils  puifTent 'eftre.  Enfin, 
pour  ce  qui  eft  des  premiers  de  ces 
obiets  5  puis  que  la  poffeflîon  en  eft 
d'elle  mefme  ille^itime,toute  conuoi- 
tife  en  eft  vicieufe  ,  &:  toute  confulta- 
tionlà  deffus ,  digne  de  condanation. 
C'eft  pourquoy  noftre  Seigneur  dit 
que  qui  a  conuoité  vne  femme  ma- 
riée, a  défia  commis  adultère auec  elle 
enfon  cœur.  G'cft  à  dire,  queledefir 
qu'ilenaeujs'iln'equipolle  au  crime ^ 

Il  4 


fô4  ï  A  Morale 

d'auôir  eôittmis  l'adultère  cfFediuC'i 
ment,  (ce  qui  ne  fe  peut  raifonnable^ 
^icnt  affirmer  fi  la  refôlution  n'en  a 
eftéprife  tout  à  fait)  âumoinseft-ce 
vn  péché  quife  tapporce  à  radulterc^ 
&:  qui  eft  de  fôn  efpece,  &c  qu'il  faut 
tenir  moindre  ou  plus  grad,  félon  que 
lé  défit  en  a  èfté  pliis  ou  moins  vé- 
hément 5  ou  que  dans  la  dcliberation 
èc  cônfultâtion  derentendementiiy 
a  euplusou  moins  dcrefiftence. 


DES   DEVOI  KS    T>  E 

l homme  eriuers  Joy  mejme  ^  en  ce 
qui  efi  de  l'exercice  de  la  vertu  en 
ieflat  d'intégrité.  Et  premiere-^^ 
ment  en  ce  qui  /appelle  modejlie. 


A  Près  auoir  ainfi  confideré  ce 
que  la  Nature  enfeigne  des 
deuoirs  de  Thomme  tant  enuers  Dieu 
qu'enuers  le  prochain  ,  il  eft  temps 
que  nous  cxaminios  auiïi  bricuement 
ceux  dont  il  eft  tenu  enuers  fôy  mef^ 


Chrestienne.  I.  Part,  yoj 
tnc.  Etperfonne  ne  fe  doit  ofFenfer 
de  cette  façon  de  parler  ,  comme  fi 
elle  eftoit  trop  impropre  ,  parce  que 
dans  les  difcours  de  Morale  ,  lors 
qu'on  parle  des  deuoirs,  on  a  accou- 
ftumé  d'entendre  principalemët  ceux 
qui  ont  leurs  obiets  au  dehors  dô 
noits.  Car  comme  ie  l'ay  dit  ailleurs, 
quand  l'homme  auroit  efté  créé  dé 
Dieu  pour  eftre  tout  feul  en  la  terre, 
ôc  qu'il  n'auroit  point  eu  d*autre  ob- 
iet  extérieur  de  Ces  aâions  morales 
fînon  Dieu  fon  créateur  ,  il  y  a  cer- 
taines chofes  où  mefmes  la  pieté  mife 
à  part ,  il  deuoit  tellement  rcigier  d>C 
compofei*  tant  les  aftions  de  fon 
corps  ,  que  les  mouuemens  de  fon 
éfprit,  qu'il  n'y  euft  rien  du  tout  d'in- 
digne de  Texcellence  de  fon  eftre^ 
Auifi  5  encore  qu  Ariftote  eftabliffc 
l'eftré  de  quelques  vertus,  ôc  laper- 
feftion  de  leurs  opérations  ,  dans  la 
chois  6c  dans  lés  qualités  des  perfon- 
nés ,  comme  là  où  il  s'agit  de  la  iufti^ 
ee  ,  &:  de  l'amitié,  &;  s'il  y  en  a  quel- 
que autre  femblable ,  il  tie  laifle  pour- 
pn%  pas  de  traktcr  de  diuctfôs  auçies 


jo6  ZA    Morale 

vertus  qui  n*ont  point  de  particulier 
rapport  au  prochain,  &:  dont  k  perfe- 
ftion  confifte  à  agir  de  telle  ou  de 
telle  façon ,  en  prenant  les  reigles  de 
fon  aftion ,  non  des  qualités  des  per- 
fonnes,  mais  de  la  nature  des  facultés, 
ôc  des  qualités  ôc  circonftances  des 
chofes.  Vray  eft  que  comme  dans 
les  difcours  precedens  nous  auons  tel- 
lement traitté  des  deuoirs  de  Miom* 
me  entant  qu'ils  regardent  Dieu&S 
le  prochain ,  que  neantmoins ,  où  les 
occafions  s*en  font  prefentées ,  nous 
auons  fait  diuerfes  reflexions  fur  la 
nature  de  l'homme  &c  fur  Texcellence 
de  fcs  facultés  ,  &:  en  auons  tiré  di-" 
uers  enfeignemens  pour  reigler  fcs 
aûions  :  icy  où  nous  le  confiderons. 
entant  que  fes  deuoirs  fe  rapportenc 
à  luy ,  nous  ne  laiilérons  pas  d'en  faire 
fur  Dieu  &  furie  prochain,  quand  les 
fuiets  s'en  offriront  y  &  que  les  confî- 
derations  qui  les  touchent  fe  trouue- 
ront  meflées  auec  celles  qui  nous  con- 
cernent. Mais  tant  y  a  que  comme 
cy  deuant  noftre  principal  deffein 
cftoit  de  ûter  de  la  coufidcration  de 


Chrestienne.  I.  Part?  ^07 
Dieu  &:  de  noftre  prochain  les  inftru-» 
Plions  &  les  raifons  des  deuoirs  que 
nous  fommes  obligés  de  pratiquer  ,  à 
cette  heure  noftre  principal  delTein 
fera  de  les  tirer  de  ce  que  nous  nous 
deuons  à  nous  mefn^es. 

Ces  chofes  là  donc  fe  peuuent  rap- 
porter généralement  à   trois  chefs  ; 
dont  l'vn    concerne    Topinion   que 
l'homme  a  deu  auoir  de  foy  :  l'autre 
l'vfagede  laparolc  enla  conuerfation; 
èc  la  troi{iefme,la  façon  dont  il  fe  dc- 
uoit  comporter  dans  laiouiiTance  des 
voluptés  que  luy  fournifloit  Fvfags 
des  créatures.    Le  premier  regarde  la 
vertu  que  Ton  nomme  modeftie;  le 
fécond    regarde   celles    qu'Ariftote 
appelle  homiletiques  ,  parce  qu'elles 
fe  rapportent  à  la  conuerfation  dont 
laparolc  eft  rinftrument:  le  troifie- 
me  regarde  la  tçmperance  ,  vertu  di- 
gne certes  d'eftre  bien  exadement 
obferuée  dans  vne  fi  excellente  con- 
dition.    Et  fi  Dieu  n'en  a  point  fait 
de  bien   cxpreffe  mention  ny  dans 
Tviie  ny  dans  l'autre  des  deux  Tables 
de  la  Loy,  ce  n'eft  pas  qu'elles  n'ayenc. 


La  Morale  yoS 

cflé  abfolumcnt  neceflaircs  à  Hiomi- 
me  pour  fe  maintenir  en  intégrité  ; 
mais  c'eil  qu'il  drefToit  vne  Loy  pour 
vne  nation  toute  entière  ,  dans  la-^ 
quelle  il  vouloit  principalement  for- 
mer vne  iufte  focieté.  Accommo- 
dant donc  fa  Loy  à  ce  deflein ,  après 
àuoir  eftabli  la  pieté  qu'il  dèfire  des 
hommes  dans  les  premiers  Gômman-» 
démens ,  il  donne  particulièrement  la 
defcription  des  deuoirs  qui  font  pour 
la  fôcieté  qu*ils  deuoient  auoir  en- 
femble.  Or  pour  ce  qui  eft  du  pre- 
mier chef  3  Teftime  que  l'homme  de- 
uoit  faire  de  foy  mefme  en  fon  inté- 
grité 5  dependoit  de  trois  coniîdera- 
tiôns.  L'vne  eftoit  la  connoifl'ance 
cju  il  auoit  de  la  valeur  de  fbn  eftre , 
foit  à  le  confiderer  en  luy  mefme , 
foit  mefmes  en  le  comparant  auec 
Teftre  des  animaux.  L'autre  eftoit  la 
comparaifon  qu'il  en  faifoit  auec  l'c- 
ftre  des  autres  hommes.  Et  la  troi^ 
iîemè  ^  la  comparaifon  qu'il  en  deuoiç 
faire  auec  cckiy  de  fon  créateur.  Et 
pour  commencer  par  la  première  de 
ces  coniîderations  ^  xl  n'y  a  point  dQ^ 


Chrestienne    I.     Par.      50^ 
doute  que  Thomme  faifaut  rcilexioa 
fur  la  façon  de  laquelle  il  eftoit  com- 
polé  ,  6^  fur  la  noblefle  des  facultés 
qui  luy  auoyent  efté    données  ,  ne 
deuil  auoir  de  foy  mefme  vne  opinion 
proportionnée  à  la  dignité  du  fujet. 
Car  s'il  ne  fe  fuft  pas  eftimé  autant 
qu'il  valoit ,  c'euft  efté  parce  qu'il  ne 
fe  fuft  pas  ccftinu  foy  mefme ,  ou  par- 
ce que  fe  connoiflant,  ileuft  de  pro- 
pos délibéré  rabbatu  de  fa  iufte  efti- 
mation  dans  le  ingénient  qu'il  en  fai- 
foit.    Or  ne  peut -on  pas  prefumer 
qu'en  l'intégrité  de  fa  nature  il  ne  {c 
connuft  pas.    La  parfaite  connoiftan- 
ce  de  toutes  chofes  n'appartenant  fi- 
non  à  la  Diuinité,  il  en  pouuoit  igno- 
rer beaucoup  de  celles  qui  cftoyent 
fort  éloignées  de  luy ,  oufort  abftru- 
fcs  dans  les  fecrcts  de  la  Nature ,  fans 
que  cela  preiudiciaft  à  la  perfedion 
de  fes  facultés  ou  de  fa  félicité.    Mais 
quant  à  ignorer  vne  chofe  qui  luy 
eftoit  fi  intime  que  fon  eftre  propre-, 
Se  qui  gifoit  au  fentiracnt,  ôc  en  l'v- 
fagc  de  fcs  facultés  y  c'eft  cliofe  qui 
ne  pouuoit  conuenir  à  l'intégrité  de 


fon  origine.  Il  n'eft  non  plus  à  pie-i 
fuppofcr  que  de  propos  délibéré  il 
cuft  voulu  rabbatre  quelque  chofe  de 
fa  valeur  5  &  Te  mettre  à  plus  bas  prix 
qu'il  ne  deuoit  eftre.  Car  quelle  rai- 
fon  en  euft-il  eu  ?  Et  dequoy  euft 
alors  ferui ,  pour  perfedionner  fa  ver- 
tu ,  de  fc  faire  ce  tort  à  foy  mefmc  ? 
Qiiantàs'eftimerplus  qu'il  ne  valoir, 
il  luy  pouuoit  encore  moins  arriuer , 
parce  que  fe  conoiflant  parfaitement 
bien  ,  il  lie  pouuoit  rien  y  auoir  qui 
fift  qu'il  s'éleuaft  au  deflus  de  fon  iu- 
fte  prix  5  fi  ce  n'eftoit  quelque  pointe 
de  vanité, de  laquelle  vue  ame  fi  pure 
èc  fi  fainte  eftoit  exempte.  Tayad- 
ioufté  à  cette  première  confideration 
quelque  chofe  de  la  comparaifon  que 
l'homme  pouuoit  faire  de  fon  eftre 
auec  celuy  des  autres  animaux  ^  non 
pour  donner  à  entendre  qti'il  cneuft 
peu  eftre  induit  à  s'éleuer  quelque 
peu  au  dellus  de  foy  mefme  ,  comme 
il  arriue  fouuent  dans  la  corruption 
de  la  Nature  jque  la  comparaifon  que 
nous  faifons  de  nous  mefmes  auec 
ceux  qui  nous  font  de  beaucoup  m« 


Chrestîenne.    I.*  Part,     yir 

ferieurs  5  nous  enfle  plus  qu*ilne  faut, 
&:  nous  fait  conceuoir  vne  exceffiue 
opinion  denos  auantages.  Carl'ex- 
cés  que  nous  commettons  en  cela, 
vient  de  celuy  de  l'amour  que  nous 
nous  portons,  qui  s'excite,  &:fe  hauf- 
fe  5  félon  que  nous  penfons  recon- 
noiftre  que  nous  valons  mieux  qu'au- 
truy.  Or  en  Tintegrité  de  la  Nature 
il  n'y  auoit  point  de  tel  excès.  le  Tay 
dit  feulement  pour  donner  à  entendre 
que  liiomme  en  cuft  peueftre  aidé  à 
fe  mieux  connoiftre  foy  mefme ,  afin 
de  s'eftimeriuftement  ce  qu'il  valoit. 
En  effeft  cela  y  pouuoit  contribuer  en 
plufieurs  manières.  Car  nous  con- 
noiffons  beaucoup  mieux  les  cliofes 
quand  nous  les  mefurons  que  quand 
nous  ne  les  mefurons  pas.  Celles 
qu'on  .ne  mefure  pas ,  fi  elles  font 
grandes,  paroi ffent  immenfes  ,  &  fi 
elles  font  petites  ,  elles  paroiflent 
contemptibles  ordinaire/nent.  Au  lieu 
que  fi  vous  mefurés  les  çhofes  gran- 
des ,  dautant  qu'enfin  la  mefure  les 
vous  termine  ,  vous  perdes  l'opinion 
de  leur  immcnfité  -,  ôc  fi  vous  mefurés 


fit  tA      M  OR  AL  È 

les  petites ,  dautant  que  vous  trouueS 
qu  elles  ont  des  parties  çloignées  &: 
fcparées  les  vues  des  autre?  ,  vous 
çonnoiffés  que  quoy  qu'il  en  foit ,  cU 
les  ont  quelqvxe  quantité  &  quelque 
grandeur.  Ôi-  la  comparaifon  d'vnô 
chofe  aueç  l'autre  cft  vne  çfpece  de 
mefure.  Voila  pourquoy  S.  Paui 
çhaftiant  la  vanité  de  certaines  gens 
qui  eftoycnt  remplis  d'vne  exçeflîue- 
ment  bonne  opinion  de  leurs  belles 
qualités ,  dit  qu'ils  fe  tnefurent  eux: 
mefmes  k  eux  mefmcs  ^  pour  fignifier 
que  ne  fe  comparant  aucc  perfonné 
ils  ne  fe  connoifToyent  point.  De 
plus  ,  quand  par  cette  comparaifon 
Ton  remarque  qu'o  a  quelques  parties 
qui  ont  de  la  reifemblance  auec  des 
ehofes  mefprifables ,  on  trouue  qu'ail 
moins  en  cet  égard  on  n'a  pas  fujet  de 
fe  mettre  à  bien  haut  prix.  Tellement 
que  l'homme  trouuant  qu'il  auoit  les 
mefmes  fujetions  à  toutes  les  infirmi* 
tés  de  la  Nature  ,  telles  que  font  cel- 
les de  boire ,  de  manger  ,  de  dormir  ^ 
&:  d*autres  qui  viennent  en  confe- 
quence  ,  qu^auoyçnt  les  autres  ani* 
♦  maux^ 


Chrëstiennè.  L,  Part7      Jj^ 
'maux,  Se  que  d'ailleurs  ,  po^rcequi 
eftoic  des  fens  corporels,  les  beftesles 
auoyent  communs  auec  luy ,  &:  mef-^ 
mes  peuteftre  quelques  vues  doués  de 
plus  de  viuacitc  &  de  plus  de  force  , 
il  en  pouuoit  tirer  vne  bonne  leçon  , 
non  pas  de  s'abbaifTer  au  deflous  dé 
fa  iufte  valeur  ,  mais  de  ne  s'éleuet 
pas    au  dcflus  de    Teftime  légitime 
de  fon  eftre.    Enfin ,  quand  on  trou- 
ne  qu'on  a  des  facultés  ou  des  vertus 
fort  eminentes  au  deflus  de  ce  qu'on 
fait  entrer  en  comparaifon  de  foy^cela 
erapefche  que  le  fentiment  des  chofes 
efquelles  on  luy  eft  femblable  ne  ra- 
iialc  le  courage  au  deflous  de  la  mo-^ 
deration  dans  laquelle  on  le  doit  te- 
nir.   Tellement  que  l'homme  en  fe 
comparant  auec  les  animaux,  &:trou- 
uant  en  foy  mefme  vne  chofe  û  ex- 
cellente qu'eft  l'entendement  &  h 
Ràifon  ,  dont  la  Nature  lésa  priués, 
comme  cela  ne  luy  donnoit  point  d  e- 
leuation  d'efpritau  defTus  de  ce  qu'il 
deuoit  ,  auffi  rempefchoit-il  dauoir 
de  foy  mefme  des  fentimens  qui  fuf- 
fent  au  deflous  de  la  dignité  de  fa 

Kk 


jt4  I^A    Morale* 

nature.  Et  icy  peut*ellf e  liic  denian- 
derà^t-oh  quelle  cft  cette  iufte  mode- 
ration  dans  laquelle  il  a  deu  tenir  les 
fentimens  qu'il  auoit  de  foy.     Car 
iufques  icy  ie  n'en  ay  rien  dit  fînon 
qu'ils  ont  deu  eftre  conuenables  d>C 
proportionésàlavaleur  de  leurfujet  : 
mais   n'ayant    point    déterminé    la 
Valeur  du  fujet ,  ien'ay  point  auflî  dé- 
terminé la  iufte  mefure  de  fon  eftime. 
Ariftote  a  accouftumé  de  conftituei* 
la  vertu  dans  la  médiocrité;  en  quoy 
s'il  n'a  bien  rencontré  en  tout  &  pat 
toutjcome  quelques  vns  le  luy  veulent 
difputer  ,  au  moins  certes  a-t-il  rai- 
fon  pour  ce  quieft  de  la  pluspart  des 
vertus  morales.    Mais  quand  on  luy 
demande  en  quoy  confifte  cette  mé- 
diocrité,  parce  que  le  iugementn'en 
eft  pas  toujours  femblable  en  toutes 
occafions ,  &  qu'il  dépend  de  la  varie- 
té  de  beaucoup  de  circonftances ,  il  a 
accouftumé  de  dire  qu'elle  confiftc 
en  ce  que  la  droite  raifon  en  définit , 
S^  comme  vn  homme  véritablement 
prudent  en  decideroit.    Puis  qu' Ari- 
ftote ne  va  pas  plus  auant ,  il  n  eft  pas 


ChRISTIENNeT     t.    PARTr      jïj 

raifonnable  qu'en  vn  fujct  philofophi- 
quC)  &:qui  dépend  de  la  fubtilité  &: 
de  la  netteté  de  rentendernent ,  on 
m'en  demande  dauantage.  En  eiFecl, 
quand  on  nous  interroge  de  la  valent 
^'vne  chofc  qui  s*eftime  par  J'argerit, 
nous  nous  contentons  4e  refpondre 
qu'elJe  vaut  cent  efcus^ou  mille  efcus^ 
ou  quelque  telle  autre  fomme.  Apres 
x:ela  on  ne  s'enquiert  plus  combien  va- 
lent cent  efciis,  ou  mille  efcus,  parce 
qu'il  doit  eftre  connu  ,  Se  que  c'eft  la 
mefure  mefme  de  Teilimation  des 
chofes ,  au  delà  de  laquelle  fi  vous 
<:ontinués  à  inteiToger,  vous  deman- 
derés  la  mefiirc  de  la  mefure ,  ôc  ires 
-ainfi  à  rinfini.  Et  quand  on  recher- 
che la  quantité  d'vne  chofe  qui  ie 
xnefure  par  des  longueurs ,  on  fe  con- 
tente de  dire  qu'elle  a  quarante  ou 
cinquante  pieds  ;  &:  là  on  arrefte  le 
cours  de  Tinterrogation  pour  les  mef- 
xnes  caufes.  Puis  donc  qu'il  n'y  peut 
auoir  de  iufte  mefure  de  cette  médio- 
crité que  la  droite  raifon  ,  &  que  pour 
iuger  ce  que  c'eft  que  la  droite  raifon 
il  PS  s*en  fautpas  figurer  vne  idée  va- 


^î^  L  A    Mo  R  A  LE 

guc^  indéterminée, mais  la  regarder 
dans  quelque  fujetoù  ellerefide  &:  ou 
elle  fe  déployé  véritablement  ,  ^rry 
ayant  point  de  fujet  où  elle  fe  déployé 
ïi parfaitement  qu'en  vn  home  vraye- 
ment  prudent ,  ce  doit  eftre  fon  ingé- 
nient qui  foit  la  dernière  mefure  dç 
ces  chofes.       Or    auoit  le  premier 
homme  en  fon  intégrité  ce  qudn  ap- 
pelle la  droite  raifon  en  fon  plus  haut 
point  :  &  fi  cette  droite  raifon  n'auoit 
pas  enluy  cette  habitude  de  prudence 
acquife  par  la  réitération  de  diuers 
aftes  &:  de  diuerfes  opérations ,  il  en 
auoit  vne   naturelle   qui  paflbit  de 
beaucoup  en  excellence  tout  ce  que 
nous  en  acquérons  maintenant.  Tel- 
lement que  ce  qu'on  peut  raifonna- 
fclementdirelàdefl'us ,  eft  que  le  prc- 
îTiier  homme  euft  iuftemcnt  connu 
ce  qu'il  valoit ,  &:  qu'il  ne  fe  fuft  efti- 
mény  plusny  moins  que  ce  que  por- 
toitla  iulte  vaieur  de  fon  eftre.   Ne- 
antmoins  nous  pourrons  encore  tirer 
quelque  lumière  pour  cela  ,  tant  de  la 
comparaifon  qu'il  euft  faite  de  foy 
auec  rhommefpn  femblable,  que  de 


Chrestienne  I.  Part?  .JÎ7 
la  confideration  qu'il  euft  faite  de  U 
grandeur  de  fon  créateur. 

De  la  comparaifon  qu'il  faifoit  da 
foy  auec  l'homme,  il  pouuoit tiret 
deux  vtilités.    L'vne  ,  que  trouuanc 
en  l'eftre  des  autres  vue  entière  &:  ab- 
foluë  égalité,  il eftoit retenu  dans  cet- 
te médiocrité  ,  de  ne  s'eftimer  pas 
plus  qu'eux  j  ce  qui  eiloit  défia  vne 
grande  aide  ,  &:  vn  grand  achemine- 
ment à  lamodeftie.   De  forte  que  n'y 
ayant  point  alors  d'autre  fupcriorité 
iiy  d'autre  infériorité  que  celle  qui  eft 
entreles  pères  &:les  enfans,  horfmis 
les  raifonnables  fentimens  ou  d'éleua- 
tionou  d'abaiffemët  que  ces  relations 
donnoyent ,  chacun  euft  eftimé  foii 
prochain    autant    que    foy   mefme. 
L'autre eft  que  fi,  comme  la  Nature 
eft  fujette  à  fe  flatter  ,  l'homme  euft 
peu  eftre  touché  de  quelque  petite 
prefomption  en  fe   confiderant   foy 
mefme, &  à  laiflèr  aller  à  l'excès  l'afte- 
âion  qu'il  fe  portoit ,  (  ce  qui  pour- 
tant ne  pouuoit  pas  arriucr  fans  quel- 
que degeneration  de  l'intégrité  )    la 
confideration  de  fon  prochain  dcuoit 

Kk    ^ 


5^^^  tA     Morale 

ramener  fcs  fentimens  à  la  raifôn  ^ 
dautant  que  quel  qu'il  fuft^Ies  autres 
eftoient  autant  que  luy ,  ào  qui  pour- 
tant il  ne  faifoit  point  de  iugemenc 
plus  fauorable  que  ce  que  leur  eftre 
meritoit.    Si  bien  qu'il   ne   pouuoic 
auoir  fi  bonne  opinion  de  foy  ,  qu'il 
n^én  trouuaft  en  fon  prochain  vn  fu- 
jet  tout  égal  Se  tout  lëmblable.  Pour 
ce  qui  eft  de  la  comparaifon  auec  Te- 
ftrcde  Dieu  3  elle  luy  fourniflbir  des 
inftruâiions encore  beaucoup  plus  ef- 
£câccs.    Car  quand  l'homme  venois 
à  tourner  les  yeux  fur  fon  Créateur, 
&  à  contempler  en  luy  Timmenfitê 
de  fon  eflence  &:  de  fcs  propriétés  , 
quel  iugement  pouuons  nous  penfer 
qu'il  fift  alors  delà  dignité  de  fon  pro- 
pre eilre?  Si  les  Mathématiciens  n'ont 
point  accouftumé  de  conlîderer  la 
terre  dans  le  fyfteme  du  Monde ,  en 
comparaifon  du  Ciel,  finon  peut-eftre 
comme  vn  point ,  l'homme  vacquant 
à  la  contemplation  des  eftres  des  cho- 
fes  5  ne  pouuoit  confiderer  le  fien  en 
comparaifon  de  celuy  de  Dieu  y  fi- 
non comme  va  rien.    Ce  q;ui  fans  aur« 


Chrestienne  I.  PartJ  pJ 
cunc  difficulté  cftoic  vn  merucilleux 
frein  à  fon  efprit  ,  pour  l'empefcher 
de  s'éleuer  outre  mefure.  A  la  vcritc 
cette  leçon  de  modeftie  efl:  de  cela 
moins  efficace  qu'elle  neferoit  autre- 
ment ,  que  nous  auons  accouftumc 
de  comparer  entr'elles  les  chofes  qui 
ont  quelque  proportion  ,  &:  non  pas 
celles  qui  différent  d'vnediftance  in- 
finie. Ainfi  noftre  fuperioritc  au  def- 
fus  des  autres  hommes  efl:  capable  de 
nous  enfler,  parce  que  nous  iugcons 
aifément  du  plus  &  du  moins  qui  efl: 
entre  eux  &:  nous  :  Se  cela  beaucoup 
plus ,  ce  femble ,  que  l'infériorité  que 
nous  reconoiflons  en  nous  au  deflTous 
de  Dieu,  n'eft:  capable  de  nous  abbaif- 
fer ,  parce  que  fa  grandeur  nous  en- 
gloutit ,  ô«:  qu  à  la  confîdercr  en  fon 
infinité ,  nous  nereconnoiflbns  point 
entreluy  &:  nous  proprement  de  plus 
&:  de  moins ,  non  plus  qu'entre  Tertre 
&:  le  non  cftre.  Neantmoins  deux 
chofes  ont  icy  deu  venir  deuaat  les 
yeux  de  Tefprit  de  l'homme.  L'vne , 
que  puis  qu'il  n'y  auoit  point  de  pro- 
portion entre  Dicu&:  luy ,  il  nefe  de- 

Kk  4        ' 


Çl6  LA     M  OR  A  LE 

juoit  rieneftimer  en  fe  comparât  auec 
luy  ;  comme  l'Ecriture  rapporte  qu'il 
eft  arriué  à  lob^  lors  que  Dieu  luy  ma- 
nifefta  la  magnificence  de  fa  gloire. 
Car  le  mefme  obiet  qui  a  rabbatu  en 
ce  pcrfonnage  la  trop  haute  éleuation 
ti'efprit    a  laquelle   il  s'eftoit  laifle 
emporter  ,  a    deu   retenir  Tliomme 
à  l'heure  qu'il  efloit  en  fon  entier  ^ 
qu'il  ne  s*abandonnaft  plus  qu'il  ne 
falloir  à  l'amour  &c  à  l'eftime  de  foy 
mefme.    Or  ccluy  qui  fait  fouuent 
ces  reflexions  fur  Dieu  ,  ^  qui  ac- 
quiert rhabitude  de  ne  s'eftimer  du 
tout  rien  en  comparaifon  de  luy ,  ac- 
quiert par  mefme  moyen  vne  excel- 
lente conftitution  ,  pour  ne  s'cleuer 
pas  trop  en  foy  mefme.     L'autre  eft 
que  cette  infinie  eminence  de  la  di- 
gnité de  Dieu  ^  dans  la  comparaifoa 
qu'on  en  fait  auec  toutes  autres  cho- 
fcs,&auec  toutes  fortes  de  perfonnes, 
les  réduit  toutes  à  l'egaliré.Car  à  com- 
parer les  hommes  auec  Pieu  ,  il  n'y  a 
pas  plus  de  proportion  entre  les  plus 
grands  ôc  luy  ,  qu'il  y  en  a  entre  les 
plus  péris  ôç  luy  encore.    Qr  verrpas 


Chrestïenne.    I.  Part^     Jl! 
nous  ailleurs  Dieu  aidant  que  cette 
confideration  doit   auoir  vn   grand 
poids  à  ramener  les  efprits  des  hom- 
mes contre  bas,  fi  ladiucrfité  des  con- 
ditions donne  aux  vns  quelque  pre- 
fomption  6*:  quelque  orgueil  à  l'égaKl 
des  autres.    Pour  cette  heure  ie  me 
contéteray  de  dire  qu'elle  a  deu  auoir 
beaucoup  depouuoirpourempefcher 
riiomme  de  s'éleuer  au  deflus  de  ce 
que  luy  permettoit  Tégahté  de  fes 
prochains ,  oud'abufer  de  la  fuperio- 
rité  que  luy  donnoit  fur  (à  femme  &: 
fur  fes  enfans  la  prerogatiue  de  les 
auoir  engendrés  ,  ou  la  nobleffe  de 
fonfexe.   Et  toutesfois  ,  parce  qu'il 
eft  de  la  conftitution  naturelle  de  nos 
efprits  que  nous  iugions  vn  peu  di- 
uerfemêtdes  obiets  en  les  comparant 
entr'eux  ,  que  non  pas  lors  que  nous 
les  confiderons  precifement  en  eux 
mefmes^  5c  qu'encore  q^ueles  Mathé- 
maticiens y  quand  ils  confrontent  la 
terre  auec  le  ciel,  ne  la  tiennent  que 
comme  vn  point,fi  eft-ce  qu'ils  y  trou- 
uent  vnegrâdeur  confiderable  quand 
ils  h  mefurent  en  elle  mefme  i  la  com- 


512/  LA    Morale 

paraifonqueriiommc  à  deu  faire  âô 
foy  auec  Dieu  >  laquelle  le  reduifoit  à 
néant,  n'a  pas  deu  abfolument  empef- 
cherque  quand  il  fe  regardoità  part, 
il  ne  fe  trouuaft  eftre  quelque  cHofe. 
D'où  refulte  que  iî  la  connoiffancc 
qu'il  auoit  de  fon  néant  à  Tcgard  de 
Dieu  5  a  deu  former  vnc  fingulierc 
modeftie  en  fon  efprit ,  la  connoiffan- 
ce  de  ce  qu'il  eftoit  quelque  chofc 
quand  il  fe  confideroit  à  part ,  kiy  de- 
tioit  donner  vn  courage  vrayement 
généreux  ,  pour  ne  rien  faire  d'indi- 
gne de  foy  5  &:  pour  rapporter  à  là 
gloire  de  fon  Créateur ,  toute  l'exceL- 
lencedefon  eftre. 

S?  Ire  *  gK  s8  «S  S^  It5  itO  St5  sB  §K  §S  IK  *T?  SW  sw  ^ 

DES   VERTFS    HOAIILE^ 

tiques^  ou  qui  re^ardoyentU 
conuerjation ,  en  t intégrité 
de  la  T<laturc. 

POur  ce  qui  eft  à(^s  vertus  quefon 
nome  homiletiques,  parce  qu'et; 


Chrestienne    I.    Vakt.     )iy 
les  regardent   la    conuerfation    des 
hommes  entr'eux ,  &c  qu'on  s'y  fert 
de  la  parole  ,  qui  en  eftTvnique  ,  ou 
au  moins  le  principal  inftrument ,  on 
peut  rapporter  à  trois  chefs    celles 
qui    conuenoyent   à   Tintegrité   de 
riiomme  ;  fçauoir ,  à  ce  qu'il  pouuoic 
dire  de  foy  mcfme  j  à  ce  qu*il  pouuoic 
dire  d'autruy  ;  &:  à  ce  qu'il  pouuoic 
dire  des  autres  chofes  dont  le  propos 
euft  peu  venir  en  auant.    Or  quant  à 
ce  qu*il  pouuoic  dire  de  luy  mefme  y 
comme  il  n'euft  pas  cfté  fort  nccef- 
faire  qu'il  en  parlai!:  ,  parce  qu'il  euft 
conuerfé  entre  des  hommes  qui  cuf- 
fent  afles  connu  d'eux  mefmes  le  mé- 
rite de  fon  eftre  &:  de  fes  adions  ;  auffi, 
quand  il  en  euft  parlé  conformemenc 
à  la  vérité,  cela  n'euft  peu  eftre  foup- 
çonné  de  vanité  ny  d'orgueil  ,  dau- 
tant  qu'en  cette  grande  &:  vniuerfelle 
égalité  de  vertus  en  toutes  fortes  de 
fujets  5  il  ne  luy  en  pouuoit  reuenir, 
aucune  prééminence.      C'eft  cette 
raifon    qui   faifoit    entr'autres  qu'à, 
Sparte  chacun  parloir  librement  de  fa 
valeur  &c  de  fes  hauts  faits ,  fans  que 


yi4  l'A    Morale 

cela  tournaft  à  blafme  à  pcrfonner 
Parce  que  la  vertu  de  la  vaillace  efloic 
fi  populaire  entre  les  Lacedemoniens, 
^  les  belles  &:  grandes  aftions  mi- 
litaires s'y  faifoyent  fi  fréquemment 
&:  partant  de  gens,  que  cette  vante- 
rie ,  quand  elle  eftoit  fondée  en  la 
vérité  ,  n'eftoit  nullement  trovmée 
mauuaife.  Neantmoins,  pource  que 
toutes  les  chofes  qu'vn  homme  vray- 
ment  fage  dit  de  foy  mefme  ,  doiuenc 
auoir  quelque  but ,  &:  que  ce  but  la 
doit  toujours  eftre  quelque  chofe  de 
bon  &c  de  vertueux ,  il  ne  fera  pas  hors 
de  propos  de  rechercher  icy  brieue'- 
ment  à  quoy  les  difcours  que  les  hom- 
mes pouuoyent  en  leur  intégrité  tenir 
d'eux  mefmes  deuoyent  tendre.  Les 
Philofophes  difent  qu'vn  h5me  peut 
parler  de  foy  auantageufemcnt ,  fans 
tomber  dans  le  blafme  de  vaine  gloi- 
re 5  quand  il  eft  réduit  à  la  neccffité 
<le  fe  défendre  contre  la  calomnie  de 
fes  ennemis.  Et  ils  en  allèguent  pour 
exemples  la  pratique  de  Pericles,  àc 
celle  d'Epaminondas  ,  &:  de  Scipioa 
l'Africain^  ^  d'autres  tels  grands  per- 


Chrestienne"  I.  Part^  yiy 
Tonnages ,  qui  ont  oppofé  la  comme- 
rnoration  de  leurs  hauts  faits  aux  ac- 
cufations  de  leurs  aduerfaires.  Cela 
xi'eft  pas  certes  fans  raifon  ;  parce 
qu'eftant  là  queftion  de  garentir  fa 
réputation  ,  àc  peut  eftre  auec  fa  ré- 
putation fa  vie  5  il  y  auroit  danger 
que  comme  dans  les  autres  fortes  de 
combats  on  ne  reîiflît  pas  toujours 
heureufcment  fi  on  fe  tient  fur  la  de- 
fenfiue  feulement,  vn  homme  inno- 
cent ne  vintauffi  à  fuccomber ,  s'il  fe 
contentoitderefpondre.  Et  de  phis, 
comme  il  eft  bien  feant  à  la  vertu  d'e-' 
lire  fouuerainement  modefte  quand 
elle  eft  en  repos  ^  en  feureté,aullî  per- 
met-on à  l'innocence  des'émouuoir 
quand  elle  fe  fent  attaquer  ;  &  toute 
telle  émotion  donnant  quelque  cleua- 
tion  d'efprit  qu'on  n'auroit  pas  autre- 
ment ,  on  prend  en  bonne  part  il  elle 
s'y  laiffe  emporter  à  quelques  paroles 
vn  peu  plus  braues  que  d'ordinaire. 
Mais  les  hommes  n'ayant  rien  à  crain- 
dre de  cette  forte  en  l'intégrité,  n'euf- 
fent  point  eu  de  telles  occafions  de 
parler  magnifiquement  d'euxmcfmcs. 


^fi€  lA  Morale; 

On  adioùfte  qù'vne  honiieflc  vaiiteS 
rie  de  la  gloire  de  fcs  adions ,  ne  fier 
pas  mal  en  la  bouche  de  ceux  qui  font 
en  quelque  aduerfité  confiderabIe> 
au  lieu  que  Teftat  de  la  profperi^ 
té  la  rend  extrêmement  odicufe.  Et 
Plutarque  confirme  cela  par  vne  belle 
comparaifon.  Car  il  dit  que  comme 
en  eftime  glorieux  &  pleins  d' vne  for- 
te vanité  ,  ceux  qui  fe  guindent  en  fo 
promenant,  pour  fe  donner  delà  bon- 
ne mine5&2  pour  paroiftre  plus  grands 
que  la  Nature  ne  les  a  faits  ;  au  lieu 
que  non  feulement  on  excufe  ,  mais 
mefmes  on  loue  ceux  qui  fe  dreffent 
en  combattant  pour  en  prédre  mieux 
leurs  auantages  :  Ainfi  nouseft  infup- 
portable  Tambition  de  ceux  qui  s'éle- 
uent  fans  befoin  par  leurs  paroles,  à 
l'heure  que  tout  leur  rit ,  au  lieu  que 
dans  l'aduerfité  les  braucs  &:  magnifi- 
ques propos  femblent  eftre  vne  mar- 
que de  generofité  ,  &:  dVn  courage 
inuincible.  Si  cela  eft  vray  ou  non, 
nous  en  pourrons  dire  quelque  chofe 
ailleurs  ;  icy  il  fuffit  de  ramenteuoir 
querellât  d'vne  parfaite  félicité,  tel- 


CHRESTïENNEr    I.    Part.'     Jiy 
le  que  nous  lanousreprefentons  ,  ne 
pouuoic  fournir  aux  hommes  de  fem- 
blables  occafions  de  fe  glorifier  eux 
m&fmes.     Enfin  ^  on  ne  blafmepas 
abfolument   ceux  qui  fe    vantent , 
quand  ils  n'eftalent  leurs  adions  finoa 
pour  feruir  à  inciter  les  autres  à  la  ver- 
tu par  leur  exemple. Et  les  Capitaines 
le  font  quelques  fois  cnuers  leurs  fol- 
dats  5  &:  les  pères  cnuers  leurs  enfans, 
comme  Enée  dans  Virgile ,  fans  que 
perfonne  s'en  offenfc.     La  raifon  en 
cft,  que  ce  qu'il  y  a  d*odieux  en  telles 
chofes  eft  l'excès  deFamour  que  nous 
nous  portons.    Si  donc  il  paroift  que 
ce  que  nous  parlôs  de  nous  cela  vient 
feulement  de  cequenousaimansau- 
truy  5  Se  que  nous  voulons  feruir  zi'on 
auancement  en  la  vertu  ,  le  blafmc 
qu'on  donne  ordinairement  aux  glo- 
rieux ,  fe  conuertit  alors  en  louante. 
•Or  le  ne  voy  pomt  quel  autre  but 
riiomme  eftant  en  fon  intégrité ,  au- 
xoit  peu  auoir  de  parler  auantageufc- 
ment  de  foy  ,  fi  ce  n'eftoit  pour  profi- 
ter à  autruy  en  fe  propofant  en  cxem- 
flev    Vnpere  pouuoit  parler  de  foy 


5i8  LÀ   Morale? 

entre  fes  enfans,  pour  les  exciter  à  H 
vertu;  vn  Patriarche  le  pouuoit  entre 
plufieurs  familles  defcenduës  de  luy , 
pour  les  y  confirmer  de  plus  en  plus  ; 
qui  que  ce  foit  auoit  la  mefme  liberté 
en  tous  les  lieux  où  il  y  auoit  moyen 
de  feruir  au  prochain  par  cette  voye* 
Car  fi  S.  Paul  a  peu  dire  ,  foyésmcs 
imitateurs  ,  comme  aujsï  ie  le  fuis  de 
Chrid ,  Adam  formant  fa  famteté  fur 
le  modelle  de  celle  de  D ieu ,  euft  bien 
peu  donner  cette  exhortation  à  fes 
defcendâs,  de  fe mouler  furie  patron 
qu'il  leur  en  eufè  donné  luy  mefme. 
Et  s'il  Peuft  fait ,  il  n'euft  deu  imiter 
ny  la  dilTimulation  de  Socrate  ,  qui 
difoït  toujo^u's  de  foy  mefme  moins 
de  bien  qu'il  n'y  en  auoit ,  ny  lafohc 
des  hommes  vains,  quipafifent  àl'exr- 
tremitc  contraire  ;  niais  fe  tenir  dans 
le  iufte  prix  de  fon  mérite ,  &:  dans 
les  ternies  de  la  vérité.  Car  comme 
d'vn  cofté  le  iugemêt  équitable  qu'on 
euft  fait  de  fonaftion,  l'euft  exempté 
de  la  crainte  de  paroiftre  vain  &:  glo^ 
rieux  ,  la  propre  innocence  &faparr- 
faite  conftitution  Teuft  garenci  du  pe-  . 

ril 


ChrestiennèT  I.  Part!"    5:29 
Vil  de  Teftre  ;  de  forte  que  n*ayant  ny 
ïlansfes  inclinations  internes^ny  dans 
ïes  occafions  de  dehors ,  aucun  fujec 
de  ne  fe  tenir  pas  entre  le  défaut  &: 
l'excès ,  il  ne  pouuoit  arriuer  qu'il  ne 
fe  ti-nt  exaftement  dans  vne  médio- 
crité conucnable.   Orpour  ce  qui  eft 
de  prendre  iuftement  les  occafions, 
&  de  choifir  les  chofes  qu'il  poauoic 
dire  de  foy  mcfme  ,  cela,  comme  le 
îugement  des  circonftances  dans  tou- 
tes les  autres  a£fcions  particulières  de 
fa  vie,  euft  dépendu  de  fa  prudence 
naturelle  ,  &:  de  ce  que  f  aage  y  euft 
continuellement  adioufté  parPexpe- 
rience  &  par  Tvfagei    Car  ie  confi- 
dcre  icy  ce  qui  pouuoit  conuenir  auK 
hommes  en  l'intégrité  de  leur  nature, 
s'ils  s'y  fuflent  maintenus  long  temps, 
pendant  lequel  ,  encore  qu'il  y  euft 
eu  vne  beaucoup  plus  grande  vnifor- 
Biité  en  la  conduite  du  genr^^  humain, 
èc  en  Tadminiftration  des   diuêrfes 
parties  delà  focieté ,  que  nous  n'y  en 
voyons    maintenant  ,  la  multitude 
comme  infinie  des  adions  fingulie- 
res  n'euft  pourtant  peu  eftre  fans  quel- 

Ll 


530  LA      MôtLALIS, 

que  variété,  qui  euft  toujours  adiou^ 
fté  aux  connoilTances  que  Tliommc 
pouuoit  auoir  naturellement.  Et  ie 
fais  ces  recherches  fur  cette  prefup- 
pofition  de  la  perfeuerance  en  l'inté- 
grité 3  non  pour  contenter  la  curiofité 
de  l'efprit  d'aucun,  ou  pour  donner  , 
comme  l'on  dit  ,  carrière  à  celle  du 
mien ,  mais  feulement  afin  que  la  Na- 
ture, quelque  changement  qui  y  foit 
arriué,  n*eftantpas  efteinte  pourtant, 
chacun  y  fafl'e  les  reflexions  dont  il 
pourra  tirer  de  l'vtilité  pour  Teftat  de 
la  vieprefente.  Car  ie  ne  mettray  de 
cefte  innocence  de  la  Nature  aucune 
confideration  en  auant,  quine  puifTe 
edre  d'vfage  en  quelques  occafions  , 
dautant  qu'en  y  obferuant  pruden> 
meiit  ce  qu'il  efl  necefl'aire  d'obfer- 
uer,  oïl  en  produira  plus  certainement 
Se  plus  volontairement  les  aftions  de 
vertu,  quand  on  verra  qu'elles  ont  vn 
manifefte  fondement  dans  la  nature 
mefme  des  chofes. 

Quant  à  ce  que  l'homme  pouuoit 
dired'autriiy  ,  dautant  que  cela  tom- 
be fous  l'vne  de  ces  trois  idées  ,  le 


Chrestiënne.  I.  Part.  ^^^ 
Wn  y  lè  mal ,  &  ce  qui  eft  indiffèrent, 
k  n'ay  rien  à  dire  icy  ny  du  premier  , 
ny  du  fécond  ^  parce  que  l'vn  &:  l'au- 
tre eft  compris  dans  l'enceinte  des  de- 
uoirs  qui  concernent  le  prochain  , 
<lont  i'ay  defia  dit  cy  deffus  que  la  ré- 
putation nous  doit  eftre  en  fouueraine 
recommandation.  Tellement  que  fi 
Toccafiô  fe  fuft  prefentée  d'en  dire  du 
bien,  la  commune  charité  y  a  toujours 
obligé  les  hommes ,  fous  quelque  dif- 
penfation  qu'il  ayent  efté  ;  comme  la 
iuftice  naturelle  &:  lamefme  charité 
les  a  toujours  deu  empefcher  de  luy 
nuire  parleurs  médifances.  Coniîde- 
rans  dons  icy,  comme  nous  faifons, 
les  deuoirs  de  l'homme  relatiuement 
à  luy  mefmc  ,  5^  comme  il  les  doit 
exercer  afin  de  fe  rêdre  parfait  quand 
il  n'auroit  égard  qu'à  foy ,  la  difquifi- 
tion  de  celan'eft  pas  de  la  méditation, 
prefente.  Refte  ce  qui  efl  de  fa  na- 
ture indiffèrent  à  la  réputation  du 
prochain ,  où  la  vérité  deuoit  eflrç  la 
reigle  Se  la  vertu  générale  &:  inuiola- 
ble  de  la  parole  de  l'homme.  Car 
comme  ie  dxfpis  cy   deffus ,  que  les 

Llz 


f^i  LA   Morale" 

corps  iettent  d'eux  mefmes  desima^ 
ges  qui  fe  rèçoinent  dans  les  irlitoirs, 
&  que  les  vertus  &  les  aâions  qui  en 
procèdent,  en  répandent auffi d'elles 
îîièfmes  qui  fe  recueiUêt  danslarepu*- 
tation  5  lès  autres  chofes  qui  ne  font 
ny  bonnes  nymauuaifes  en  répandent 
pareillement ,  qui  fe  recueillent  dans 
les  paroles  qu'on  deftine  à  leur  tepre- 
fentation.     Comme  donques  les  mi- 
roirs qui  réprefentent  les  chofes  au- 
trement qu'il  ne  faut ,  font  mauuais , 
parce  qu'ils  corrompent  Teftre  des 
bbicts  à  qui  la  Nature  auoit  donné 
vne  autre  couleur  Se  vne  autre  déter- 
mination :  &:  comme  la  réputation 
par  laquelle  on  défigure  les  aftions  de 
vertu  eft  vicieufe  ,  parce  qu'elle  luy 
ofte  fa  beauté  qui  confifte  dâs  l'Hon- 
nefteté  &:  dans  la  conformité  mec  la 
Raifon  ;  les  paroles  qui  ne  fe  confor- 
ment pas  aux  chofes  ont  aufîî  naturel- 
lement leur  vice  ,  parce  qu'elles  leur 
oilent  leur  vérité.  On  a  accouftumé 
de  dire  qu'il  y  a  trois  fortes  de  vérités. 
L'vne  confifte  en  l'eftrc  des  chofes 
mefmes.  Comme  quand  on  dit  que 


ChRESTIENNE.    I.    PartI^        f5) 

de  Tor  eft  de  vray  or  y  on  ne  veut  rier^ 
dire  autre  chofe  finon  que  c  eft  de  l'or 
fimplemcnt.    Seulement  on  y  adiou^ 
fte  ce  mot  de  vraj/ ,  pour  fignifier  qu*i\ 
eft  efFeftiuemcnt  tel,  en  le  diftinguanç 
d*auec  les  métaux  qui  n'en  ont  quq 
l'apparence  :   diftinâipn  en  laqi^çllq 
cette  parole  n'adioufte  rien  du  tout^ 
Teftre  de  la  chofe  rnefmc.    L'autre 
çpnfifte  en  la  conformité  de  la  con- 
ception d'vn  entendement  qui  s'ap-? 
plique  à  la  conter^plation  d*vn  obietj 
aueçl'eftrederobietmefme.  Tay  vnç 
vraye  conception   d'vne  pièce  d*pi: 
quand  ie  conçois  que  ç'eft  de  Tôt;  ^ 
fi  ie  conçois  qu'elle  eft  de  quelque 
autre  métal,  ma  conception  eft  fa^alfe, 
parce  qu  elle  n  eft  pas  conforme  à  1^ 
chofe. La  troifieme  eft  dans  la  confor-? 
ipijcé  qui  fe  trouue  encre  la  parole  §4 
la  con çeption qu'elle  reprefen te.  Car 
comme  Jes  conceptions  font  les  imar 
mages  des  choies  ,  les  parpleç  font 
auflî  les  reprefen rations  des  conçep- 
ItioiîS  5 1^  faculté  de  parler  n,ous  ayant 
efté  donnée  afin  que^icw^is  y  puiiÈons- 
deployér  le  naïf  de  nos  pcnfées.  Com? 

Li  5  ; 


534  ï^   Morale 

me  donc  le  métal  qui  a  Tapparence 
de  l*or ,  mais  qui  n'en  a  pas  la  réalité, 
eftfaux,  la  conception  qui  ne  repre- 
fente  pas  la  réalité  des  chofes  ,  e(t 
faufle  pareillement ,  &:  faufle  encore 
la  parole  qui  ne  rapporte  pas  fidèle- 
ment la  conception  à  là  reprefenta- 
tion  de  laquelle  elleeft  deftinée.  Et 
comme  le  faux  or  ne  mérite  pas  la 
hoiiange  du  bon ,  la  faufle  conception 
eft  vne  erreur  qui  ne  mérite  pas  l'ap- 
probation que  Ton  donne  aux  bons  Se 
folides  iugemens ,  (k  la  faufle  parole 
eft  vne  vicieufe  Se  blafmable  depra- 
uation  de  Tinftrument  que  la  nature 
nous  a  donne  pour  expliquer  Tinte- 
rieur  de  nos  fentimens.  Et  dautanc 
que,  comme  i*ay  dit  ,  la  conception 
eft  la  reprefentation  de  la  choft,  la 
parole  qui  corrompt  la  conception, 
corrompt  par  mefme  moyen  entant 
qu  en  elle  eft  ,  la  réalité  &  la  vérité 
de  la  chofè  mefme. 

Or  ay-ie  paffé  infenfîblement  ôc 
fans  m'en  apperceuoir  au  troifieme 
chef  de  ce  que  i'ay  pofé  cy  deffus  que 
l«s  hommes  pouuoyent  dire  en  leur 


Chrestienne.  1.  Part.'  y^y 
intégrité  ,  &  qi|i concerne  les  chofes 
niefmes.  Enquoy  Ton  peut  confide- 
rer  k  parole  en  deux  égards  :  a  fçauoir 
refpeÂiuement  à  celuy  qui  s'en  fert 
pour  reprefenter  fcs  conceptions  ,  Se 
eiitant  que  c'eftrinftrument  queTon 
employé  pour  engendrer  quelques 
penfées  6c  quelques  opinions  dans 
Tefprit  des  autres.  En  ce  premier 
égard  donques  ie  regarde  feulement 
le  tort  qu'vn  homme  fe  fait  à  foy  mefr- 
me  quand  il  ne  dit  pas  la  vérité.  S'il 
fe  trompe  en  la  connoifTance  de  fon 
obiet ,  &:  qu'il  en  parle  félon  le  iugc- 
ment  qu'il  en  fait  y  on  ne  Taccufe  pas 
d'auoir  de  gayeté  de  cœur  gafté  la 
vérité  des  cliofes.  Seulement  on  die 
qu'il  s'eft  trompé  >  en  quoy  on  excufe 
volontiers  l'infirmité  de  l'entedement 
humain ,  (i  Tobiet  auoit  autour  de  foy 
beaucoup  d'apparences  qui  deuffent 
raifonnabtemcnt  induire  Tentende- 
ment  à  en  prononcer  ce  qu'il  en  a 
prononcé.  Car  telle  eft  la  condition 
de  beaucoup  de  chofes ,  qu'elles  ont 
l'apparence  de  ce  qu  elles  ne  font  pas, 
èC.  qu'ellesuoût  pas  l'apparence  decç 

•     Ll  4      ' 


53^  La    MoKAtÊ. 

qu  elles  font.    De  f#rteque  l*enten-i 
dément  de  i'homrae  ii'eftant  pas  infi-i 
ni  5  &:  mefmes  ne  pénétrant  pas  biet^ 
auântdans  la  nature  de  pkifieursob^ 
iets,  on  ne  trouue  pas eftrange  quand 
les  apparences  Tout  trompe  ,  fi  ce 
n'cft  qu*il  y  ait  eu  delà  précipitation, 
en  la  confideration  qu'il  a  faite  de  ce 
qui  luy  a  efté  propofé^ou  de  la  téméri- 
té à  affirmer  ce  qu'il  ne  deuoit  propo-. 
ferquedouteufementjOu  derafFefta- 
tion  qui  vient  de  quelque  paffion ,  ce 
qui  eft  encore  beaucoup  plus  blafma^ 
b!e.    Mais  Thomme en  fon  intégrité 
cufteftéexêpt  demauuaifes  paflîons^ 
retenu  en  fes  iugemens ,  exaà  en  (es, 
obferuations,  &:  beaucoup  plus  vif  Se 
plus  perçant  que  nous  ne  fommes  î, 
tellement  qu'il  euft  bien  peu  ignorer 
diueries  chofes ,  à  caufe  deleurmuK 
titude,  ou  de  leur  naturelle  obfcuri- 
té;  mais  il  ne  fé  fuft  point  trompe  , 
c'eft  à  dire  ,  il  n*euft  point  imbu  fon 
cfprit  d'aucunes  opinions  erronées. 
Car  chacun  fçait  la  difterence  qu'ji 
y  a  entre  vnç  pure  &:  fimple  ignoran- 
ce, qui  laiife  l'entendement  de  Thom^ 


Chrestienne.    I.  Part,    ^57 
me  ainfi  qu'vnehtable  rafe  où  il  n'y  a 
rien  de  graiié  ;  &  1  erreur ,  ou  la  faufle 
opinion  ,  qui  le  remplit  de  faufles 
idées.    Que  fi  l'homme  ne  fe  trompe 
pas  au iugement  qu'il  fait  de  lobiet » 
ôc  que  neantmoins  il  n'en  parle  pas 
conformément  à  la  vérité  ,  il  faut  ce 
femble   ,   neceflairemcnt    que   cclsk 
vienne  de  Fvne  de  ces  quatre  caufes. 
Ceft  qu'où  bien  il  a  defîein  de  feruii: 
àfon  prochainjce  qui  produit  le  men- 
fonge  officieux:ou  bien  il  a  defTein  de 
luy  nuire;  ce  qui  produit  le  menfonge 
qu  on  appelle  dommageable  ou  perni^ 
cieux  :  ou  il  a  deflein  de  railler,  ce 
que  Ton  peut  appeller  le  menfonge 
iouial  j  ou  bien  il  ne  fait  pas  tant  de 
cas  de  la  vérité ,  qu'il  ne  penfe  s'en 
pouuoir  difpenfer  à  fa  volonté ,  pour 
employer  fon  contraire.     Quant  aux 
trois  premières  de  ces  caufes,  elles  ap- 
partiennent au  fécond  égard  auquel 
i  ay  dit  qu'il  faut  confideter  la  parole^ 
ôc  que  i'examineray  ailleurs.     Mais 
pour  la  quatrième   ,   qui  touche  le 
propos  de  maintenant,  elleeft  entie- 
iement  indigne  de  l'excellence  de 


53^  LA    Morale 

rhomme ,  &:  ne  pouuoit  aucunement 
auoir  lieu  en  rintcgrité.  Car  vn  en- 
tendement bien  compofé  doit  aimer 
la  vérité ,  parce  que  c'eft  en  ce  qu'on 
nomme  connoijfance  que  gift:  fa  per- 
fedion.  Or  n'y  a-t-il  que  la  vérité 
dcl'eftredes  chofes  quifoicTobiet  de 
laconnoiflancc  :  ces  faufTes  idées  qui 
compofent  la  mauuaife  opinion  &: 
l'erreur,  n'eftantpas  vn  obiet  capable 
d'eftre  véritablement  connu.  L'hom- 
me donc  deuant  aimer  la  perfedion 
de  fon  intelled  ,  comment  la  pour- 
Toit-il  tant  mefprifer  que  de  n'en  te- 
nir conte  en  fes  paroles  ?  De  plus  , 
toute  vérité  ,  quelle  qu'elle  foit ,  a 
quelque  chofe  de  lareprefentationdc 
la  Diuinité.  Car  l'homme  a  bien  eu 
toutfeul  cette  prerogatiue  d'eftrefon 
image  ,  en  ce  que  Dieu  eft  vn  Enten^ 
dément  ,  &:  qu'il  eft  fouuerainement 
accompli  en  toutes  fortes  de  vertus , 
^  qu'il  a  vnp  haute  6^  eminente  di- 
gnité 5  qui  luy  donne  autorité  &:  cm^ 
pire  fur  toutes  chofes.  Mais  toutes 
les  autres  chofes  qui  font,  en  cela 
mefmes  qu'elles  font  ;,  reprefentent  la. 


Chrestienne.   I.  Part!     539 
Diuinité  ,  4^utant  que  c'eft  le  fouue- 
rain  cftre  dont  elles  font  defccnduës. 
Or  toute  image  tient  quelque  cliofe 
de  fon  modelle ,  &  fi  le  modelle  efl 
aimable,  elle  fe  doit  concilier  l'afïe- 
âio  àc  l'eftime  de  ceux  qui  la  voyent, 
à  proportion  de  ce  qu'elle  en  rapporte 
les  traits.    Aufïî  n'y  a-t-il point  d  amc 
tant  foit  peu  genereufe  qui  n'ait  de 
lafFedion  pour  la  vérité  ,  &:  Tinclina- 
tion  en  eft  fi  forte,  qu'elle  paroift  mcf' 
mes  dans  les  petis  enfans,  qui  perdent 
la  plufpart  du  goufl:  qu'ils  prennent 
dans  les  narrations  hiftoriques  ,  s'ils 
viennent  à  foupçoner  qu'elles  foycnn 
fauffes  &:fabuleufes.     De  forte  qu'à 
peine  fe  pouurra-t-il  voir  qu'vn  hom- 
me préfère  la  vérité  au  menfonge  , 
s'il  ne  penfe  y  eftre  obligé  par  quel- 
que intereft  ;  &:.  s'il  y  en  a  quelcun  qui 
le  faife  fans  intereft ,  il  faut  qu'il  y 
ait  quelque  dyfcrafie  en  fa  conftitu- 
tion  naturelle. 

Quant  au  fécond  égard  auquel  on 
peut  confiderer  Temploy  delà  parole, 
à  fçauoir  entant  qu'elle  nous  fert  à 
mettre  quelques  impre/fions  dans  l'ef- 


540  La   Morale 

prit  de  ceux  à  qui  nous^p arfons  ,  ^ 
faut  bien  diftinguer  entre  les  impref- 
fions  ouïes  opinions mefmes ,  ^  !a  fa- 
çon des  locutions  qu'on  employé 
pour  les  donner.  Car  il  y  a  tel  qui 
pour  engendirer  vne  opinion  bonne 
6c  véritable  dans  Icfprit  defon  pro- 
chain 5  ne  fera  pas  difficulté  d*y  em- 
ployer des  manières  de  parler>&:  mef- 
mes des  propos  entiers  ^  qui ,  fi  vous 
ne  les  confidcrés  qu'en  eux  ,  ne  s'ac- 
cordent nullement  auecla  vérité  des 
chofes.  Telles  font  les  hyperboles  y 
qui  font  des  façons  de  parler  exceffi- 
ues  ^&:  qui  paflent  de  bien  loin  la  vé- 
rité de  leur  fujet  :  telles  encore  les 
ironies ,  où  Ton  dit  tout  le  contraire 
de  ce  que  l'on  veut  qui  foit  entendu  : 
telles  enfin  les  paraboles  de  les  apolo- 
gues 5  où  fous  l'emblème  d'vne  narra- 
tion faufl'e  l'on  couure  quelque  véri- 
té. Or  eft-il  certain  non  feulement 
que  fans  fcrupule  de  confcience  tout 
le  monde  vfe  de  ces  façons  de  parler  Se 
d'inftruire  là  oùon  ena  l'occafio,mais 
mefmes  qu'il  n'y  a  rien  en  cela  qui  cho- 
^ue/oit  rintegrité  &c  rexeçUence^d^ 


Chrestienne    I.     Par?      J41 
îa  nature  de  l'homme ,  foie  la  majcfté 
de  la  vérité.     S'il   n'y  auoit  que  les 
Rhetoriciens  ouïes  Politiques  &:les 
Philofophes  du  (îede  qui  s'en  feruif- 
fent ,  Comme  lotbam ,  ou  Demofthe- 
ne,ou  Menenius  Agrippa,qui  ont  em- 
ployé des  apologues  Tvn  enucrs  les 
luifs,  l'autre  cnuers  les  Atlienies,&:  le 
troifieme  enuers  les  Romains  ,  pour 
leur  perfuader  des  chofes  vtiles,  on 
pourroit  dire  que  cette  méthode  tire 
quelque  chofedu  vice  de  refprithu- 
iuain.  Mais  puis  que  noftre  Seigneur 
en  a  vféfi  frequêmenr,iln'yapluslieu 
de  douter  que  rintegrité  de  la  Natu- 
re ne  le  permette.  Etlaraifonde  cela 
eft  aifée  à  rendre.      Car  d'vn  cofta 
celuy  qui  fç  fertde  la  parole  en  cette 
forte  3  ne  commet  rien  contre  le  ref- 
pe£t  qu'vn  honncfte  homme  doit  à  l^ 
vérité  ,  puis  qu'il  n'employé  pas  ces 
'façôs  de  parler  ny  ces  paraboles  com- 
me les  croyant  luy  mefm.e  ,  &:  qu'il 
donne  afles  à  connoiftre  qu'il  en  a 
vne  autre  opinion.   A  quieft-ce  d'en- 
tre les  Romains  qu'il  pût  tomber  en 
.pcnfée  que  -Men.eniu^  Agrippa  dift. 


54^  î  A  Morale 

tout  de  bon  ,  que  le  ventre  S^  les 
membres  auoyent  eu  querelle  entre 
eux  ?   Ou  qui  cl*entre  les  Athenieris 
fe  figryra  que  les  loups  fe  fuflent  arrai- 
fonnés  auec  les  brebis  pour  leur  per^ 
fuader  de  leur  liurer  les  maftins  qui 
les  gardoyent  ?  Ou  qui  d'entre  les 
luifs  fe  perfuada  que  lotham  euft  cet- 
te opinion    des  arbres  qu  efFeûiue* 
ment  ils  fe  fuflent  aflemblés  pour  élire 
Tnroy,&:  que  roliuier,&:  le  figuier,  &: 
la  vigne  ayant  refufé  de  Teftre,  enfin 
l'efpine  euft:  accepté  la  royauté  ?  Ou 
enfin  qui  d'être  ceux  à  quinofl:re  Sei- 
gneur parloitjS'efl  imaginé  qu'il  creuft 
que  la  fimilitude  du  Lazare  ,  que  le 
mauuais  riche  voyoit  au  fein  d'Abra- 
ham ,  fufl:  rhift:oire  d  vn  euenemenc 
réel,  &C  non  vne  fidion  de  fon  incom- 
parable fapience  ?  D'autre  cofl:é  la 
reigle  de  tous  ces  deportemens  en- 
uers  le  prochain  eft:ant  la  charité  ,  on 
ne  la  blcfle  du  tout  point  quand  on 
luypropofe  de  telles  inuentions, par- 
ce que  tant  s'en  faut  que  par  elles  on 
luy  donne  de    faufl^es  impreilions  , 
qu'au  contraire  Ton  s'en  fert  pour  luy 


CHRE-STIENNEr     I.     PaRT^      5-45. 

meta-e  dans  refprit  des  penfées  ic 
vcilcs  &;  véritables. 

Quant  aux  opinions  mefmes  ,  il 
n'^eft  pas  du  tout  fi  clair  s'il  eft  quel- 
quesfois  permis  d'en  engendrer  quel- 
ques vnes  faufTes  dans  Tefprit  de  fon 
prochain.    Chacun  fçait  la  differen- 
ce  d'opinions  qui  eft  entre  les  Philo- 
fophés  &  les  Théologiens  mefmes  fur 
le  fujet  des  menfonges   officieux  , 
quelle  eft  la  pratique  vniuerfelle  de 
toutes  les  nations  dans  les  ftratage- 
mes  &:  les  embufches  de  la  guerre  , 
quelle  la  façon  dont  ç^w  agit  enuers 
les  enfans  ic   les  efprits  imbecilles 
pour  les  tromper  à  leur  auantage  , 
quelles  les  fimulations  &:  les  feintes 
dont  on  fe  fert  en  Tadminiftration  de 
la  iuftice  pour  la  découuerture  des 
crimes ,  &:  pour  fe  faifir  des  perfonnes 
des  criminels.     Mais  parce  que   ie 
traittc  icy  de  l'intégrité  de  la  Nature, 
dans  laquelle  toutes  ces  chofesn'euf- 
fent  peu  auoir  de  lieu,  il  n'eft  ny  ne- 
ceflaire  ny  à  propos  que  ie  me  mette 
icy  à  examiner  cette  matière.    A  par- 
ler généralement  ^  plus  vn  homme 


^44  LaMoralè 

approche  de  rintegrité  delaNaciir(?^ 
plus  il  a  la  finccrité  ,  la  candeur,  &:  la 
vérité  en  recommendation  :  ce  qui 
nous  doit  faire  iuger  que  fi  l'homme 
n'euft  point  dégénéré  5  il  en  euft  tou- 
jours fait  vne  eftime  fouucraine.  le 
me  contenteray  donc  de  parler  du 
refte  de  ces  vertus  qui  regardent  la 
conucrfation  des  hommes  entr'eux, 
&:  particuUeremcnt  de  ce  qu'on  ap- 
pelle vrhanité  ,  où  le  difcours  qui 
touche  la  vérité  ,  trouuera  encore 
quelque  place. 


^ 


DR 


Chr^ iSTiENNÉ.    I.  Part."     5-4^ 

DE    LVSJGE    DE    L^ 

•vertu  qnon  appelle  Krhanitê^ 

dans  lintezritéde  la  Nature, 
o 

L'Vrbanité ,  comme  on  commencd 
à  la  nommercn  François,  cftvno 
des  vertus  homiletiques  dont  Arifto- 
te  fait  mention  dans  fa  Moiale ,  &: 
qui  doit  eftre  expliquée  au  nombre 
de  celles  qui  concernent  la  conuerfa- 
tion  des  hommes  entre  eux*  Mais 
neantmoins  ce  n'cft  pas  mon  inten- 
tion d'examiner  icy  la  defcriptio  qu'il 
en  fait ,  ny  de  parler  des  vices  qu'il 
luy  oppofe  j  parce  que  ce  n'en  eft  pas 
le  lieu  ^  puis  que  ie  ne  confidere  icy 
ïînon  ce  qui  pouupit  coueniràThom- 
me  en  Teftat  de  l'intégrité.  le  diray 
feulement  que  fi  la  Nature  n'auoit 
point  changé  ,  la  conuerfation  ciuile 
feroit  ou  bien  des  hommes  que  l'oa 
appelle  faits,  entr'eux  ,  c'eft  à  dire^ 
de  ceux  qui  fontparuenus  à  vn  plein 

M  m 


j'4^  Ïa  Morale* 

vfage  de  la  Raifon  :  ou  bien  entré 
ecuxquià  caufe  de  rimperfeûion  de 
leur  aage  n'ont  pas  encore  acquis  la 
p^lenitude  de  la  force  de  cette  noble 
faculté  où  fc  formêt  les  raifonnemens: 
ou  bien  entre  les  hommes  &:  les  en- 
fans  3  dont  les  vns  vfent  fortement  de 
la  raifon  ,  ôc  les  autres  foiblemcnt,  à 
caufe  de  la  débilité  de  leurs  organes. 
Or  e*ft-il  bien  hors  de  toute  doute 
qu  entre  les  hommes  que  Ton  nomme 
faits,  fefuft  trouuéc  cette  vertu  qu'on 
appelle  ordinairement  ajfahilité  ,  qui 
nous  rend  facilement  acceffibles  les 
vns  aux  autres ,  &:  qui  trempe  la  con- 
uerfation  dans  vne  douce   granité. 
Car  quant  à  la  grauité  ,  elle  fuft  vc-^ 
nue  de  cette  conftitution  ferieufe  qui 
conuient  à  vne  excellente  vertu ,  &:  à 
vn  efprit  tendu  aux  chofes  grandes , 
&:  dignes  d'vne  haute  cftimc  ,  &:  d'v- 
ne  attentiue  contemplation.  Et  pour 
ce  qui  eft  de  la  douceur  ,  outre  qu'el- 
keult  efté  naturelle  à  l'homme, com- 
me vn  germe  de  cette  bote  ô^de  cette 
parfaite  charité  dont  nous  le  nous  re- 
prefentons  imbu  &:  pénétré  de  toutes 


Chr'eSTi'eNNE.    I.    pARTr      5:47 

"parts  5  il  y  euft  efté  encore  oblifjé  par 
îa nature  defes  obiets ,  qui  non  feule- 
ment n'euflent  rien  eu  de  choquiint , 
mais  fur  lefquels  il  euft  veu  femé  va 
âgréement  &:  vue  grâce  capable  d'a- 
mollir tout  ce  qu  iî  y  a  de  dur  dans 
les  natures  les  plus  aufteres.      Mais 
quant  à  ce  que  l'on  appelle  iûmalitê  \^ 
qui  fie  s'exerce  poin.t  autreinent  qu'en 
faffant  vn  petit  rire  le  monde ,  il  y  a 
quelque  fuiet  de  douter  fi  elle  euft 
alors  ttouué  fonlieù.    A  Cette  heure 
x)n  tient  cette  qualité  ,  ^  rcxercice 
de  cette  vertu,  fi  vertu  fe  doit  appel* 
1er  5  aucunement  neceflaire,  ahn  de 
resjouïr  Tefprit  de  Phomme,  que  les 
incommodités  delà  vieattriftent,  ou 
que  letrauail  fatigue,  ou  à  qui  la  trop 
attentiue  contemplation  des  obiets 
difficiles  &  abftrus  donne   quelqua 
aufterrté    Alors  la  vie  euft  efté  exem- 
pte de  toutes  incommodités ,  les  oc- 
cupations corporelles  de  Thorame  ne 
luy  euflent  point  donné  de  peine,  par- 
ce queny  eftant  point  obligé  par  au- 
cune neceflîté,  il  fe  les  fuft  difpenf  ées 
luymefme  par  fa  prudence  auec  tou- 

Mra  2, 


548  l'A    Morale 

te  modération  ;  &c  quanta  ce  quîeft 
de  l'attention  d'efprit  qu'il  euft  appor- 
tée à  la  contemplation  ,  il  n'y  euifc 
point  commis  d'excès  en  ce  qui  eft  de 
la  force  ô6  de  la  durée  de  fon  applica- 
tion 5  &  le  fuccés  5  dans  lequel  il  euft 
toujours  reiiffi  tres-heureufement  &c 
tres-auantage\ifement ,  Teuft  empefr 
ché  des'ylafl'er,  en  le  rempliflant  de 
contentement  ô<:  de  iôye.    11  eft  vray 
que  l'on  dit  que  le  rire  eft  le  propre 
^e  l'homme  ,  &:  que  par  confequent 
il  cil  mfeparable  de  fa  nature,  comme 
cftantvneneceftaire&  ineuitable  dé- 
pendance de  la  rai  fon  :  de  forte  qu'on 
met  entre  les  hiftoires  des  prodiges  ^ 
celles   qui  difent  qu'il   s'eft   trouué 
quelcun  qui  n  a  iamais  ri.     Et  bien 
que  nous  ne  lifions  point  en  l'Euan- 
gile  que  noftre  Seigneur  ait  témoigné 
fa  ioye  de  cette  façon  ^  ie  n'oferois 
pas  affirmer  pourtant  qu'il  ne  luy  foie 
point  arriué  de  le  faire  en  quelque 
occurrence.     Certes  il  eft  malailé  de 
s'imaginer  qu'il  ait  abfolument  paffé 
toute  fon  enfance  fahscela,  veul'in- 
dinatioa   qu'on  a   naturellement  3 


Chrestienne  I.  Part?  549 
égayer  les  enfans ,  &:  celle  qu'ils  font 
paroiftre  à  fe  resjoiiïr  eux  mefmes. 
Quoy  qu'il  ne  faut  pas  douter  que  fort 
aagc  le  plus  tendre  n*ait  eu  les  mef- 
mes auantages  en  toutes  chofcs  par 
defTus  les  autres  petits  enfans  ^  qu'il 
fit  voir  par  defTus  ceux  de  douze  ans , 
lors  qu  il  difputa  contre  les  Dofteurs 
dans  le  Temple.  Si  le  ris  eft  le  propre 
de  l'homme,  àc  que  cette  faculté  fui- 
ue  naturellement  la  conftitutidn  de 
noftre  eftre ,  il  y  peut  auoir  des  temps 
^  des  occafions  de  rire  qui  font  abfo- 
lumentfans  péché.  Or  fi  vous  faites 
abftraftion  du  péché  d'auec  la  nature 
de  l'homme  ,  vous  n'y  trouuerés  du 
tout  rienderefte  en  quoy  noftre  Sei- 
gneur ne  nous  ait  entièrement  reffem- 
blé.  Mais  quand  il  feroit  vray  qu'il 
n'auroit  iamais  ri ,  il  ne  s'enfuiuroit 
pas  delà  que  de  ne  rire  du  tout  point, 
ce  foit  vne  condition  nèceffaire  à 
l'intégrité  de  la  nature.  Celapour- 
roitauoireufa  caufe  ou  dans  la  digni- 
té inénarrable  de  fa  perfonne,  dans  la- 
quelle il  faut  bien  canfiderer  autre 
,  .^hofe  que  la  fimple  humanité  i  ou 

Mm  3 


S^Q  LA    Morale 

dans   Teconomie  particulière  de  fa 
vie,  qui  requeroit  cette  fingularité. 
En  effed  ,  la  résolution  qu'il  auoic 
prife  de  fubir  vne  croix  igno^iinieufe 
po-ur  le  falut  du  genrehumain ,  Pobli- 
geoit  à  mener  vne  vie  qui  euft  quel- 
que conformité  à  vne  an  fi  lamenta- 
ble.   Ce  ne  feroit  donc  pas  de  là  qiiil 
faudroit  prendre  le  modelle  de  l'in- 
tégrité de  la  nature  en  cet  égard-,  8c. 
de  fait  ie  ne  doute  nullement  que  l'ef- 
prit  de  l'home  ne  fe  fuft  ainfi  quelques, 
rois  épanoui  ,  quand  les   occafionà 
s'en  fuflent  offertes.    Neantmoins^ 
parce  qu'Ariftotc  dit,  &c l'expérience, 
nous  apprend ,  que  ce  qui  excite  le  ris. 
eft  ordinairement  quelque  cliofe  d'va 
peu  laid  &  d*vn  peu  abfurd,  mais  o il 
la  laideur  ^l'abfurditéa'eft  pas  d'im- 
portance, ôc  ne  corrompt  pas  Teftre 
dufujet  dans  lequel  elle  fe  rencontre  ;. 
quand  les  honames  enflent  ri  en  leur 
intégrité  ^  il  euft  fallu  que  c'euft  efté 
de  quelques  autres  fujets  ,  que  de 
ceux  qu'ils  euffent  fournis  &  pre- 
fentés  les  vns  aux  autres.    Car  nyU 
ftrufture  de  leurs  corps ,  ny  les  linça^ 


i 


Chrestienne  I.  Part.^  jjï 
mens  de  leurs  vifagcs  ,  ny  la  nature 
de  leurs  mouuemens  ,  ny  le  biais  &  la 
façon  dont  ils  fe  fuflent  pris  à  leurs 
aftions ,  n^euft  eu  aucune  telle  diffor- 
mité 5  qui  euft  peu  exciter  cette  forte 
d'agitation  dans  les  efprits,  &  cette 
émotion  dans  la  fantaifie.  Et  quant 
aux  opérations  de  leurs  entendemens, 
&c  à  leur  façon  de  les  reprefenter  par 
la  parole  ,  tout  y  euft  efté  fi  régulier , 
&:  fi  éloigné  d'impertinence  &  de  dif- 
proportion  ,  qu'en  cet  égard  il  n'y 
euft  point  evi  de  fujet  de  rire  les  vns 
des  autres.  Et  fi  quelque  chofe  leur 
en  euft  donné  le  fujet ,  il  euft  fallu 
que  c'euft  efté  la  gayeté  des  autres 
animaux ,  à  qui  Tabondance  des  ef- 
prits&dela  chaleur  naturel! e,  iointe 
auec  la  vigueur  3c  la  force  que  la  icu- 
nefle  donne  ordinairement  ,  lors  que 
les  organes  fe  débrouillent ,  ou  vien- 
nent à  toucher  le  point  de  leur  perfe- 
ction ,  font  faire  des  ieux,  des  caprio- 
les,  &:  des  foubrefauts,  qui  font  capa- 
bles d'engendrer  vn  peu  de  ris  dans 
les  âmes  les  plus  feueres  &:les  plus  in- 
nocentes, tout  enfemble.    Tellemenc 

Mm  4 


Yfî  La    Morale 

que  s*il  fe  trouuoit  quelcun  qui  ne  fâ 
laifTaft  Jamais  toucher  ny  émouuoir  à 
de  femblables  obiets,  ou  bien  on  efti- 
meroit  qu'il  afFederoit  vne  non  ne-^ 
ceflaire  &c  peut  eftre  importune  gra-^ 
uité  5  ou  on  croiroit  que  la  nature  au- 
roit  manqué  dans  lacompofitiondes: 
principes  de  fon  eftre.    Mais  quant  à 
rire  les  vns  des  autres ,  fi  les  hommes 
reuftent  fait ,  il  euft  fallu  qu'ils  s*cn 
fulfent  volontairement  donné  le  fujec 
dans  la  ioy  eufeté  de  leurs  propos.    Or 
euft-il  fallu   que  cette  ioyeufeté  là 
euft  confifté  en  quelque  pointe  de  pa- 
roles qui  furprcnd  la  fantaifie  par  l'i- 
dée qu'elle  luy  prefente  d  yne  léger© 
abfurdité  ;  ou  bien  en  quelque  dégui- 
fement  de  l'eftre  des  chofes  qui  fuft 
accompagné  de  gayeté.     Pour  ce  qui 
eft  de  la  pointe  des  paroles  ,  qui  pic- 
que,  quoy  que  legerement^ceux  auec 
qui  on  a  conucrfation  ,  ie  ne  fçay  pas 
bien  fi  les  hommes  en  enflent  vfé,  3c 
me  femble  qu'il  n'y  a  pas  beaucoup, 
d'apparence.    Parce  que  fi  telles  for- 
tes de  railleries  n'ont  quelque  fonde- 
ment dans  rimpertixijejace  foit  de  la 


ChrestienneT  I.  Part^  5-51 
'^ônftitution  ,  foit  des  aûions  ou  des 
paroles  de  ceux  contre  qui  on  les  dit, 
elles  font  ou  froides  &c  impertinentes 
elles  mefmes  ,  ou  iniulles  &:  hors  de 
raifon  :  5c  cependant  nou  s  prefuppo^ 
fons  qu'en  cette  intégrité  des  hom-? 
mes  il  n'y  euft  rien  eu  de  tel.  Et  pour 
ce  qui  regarde  le  déguifement  des 
chofcs ,  ie  ne  fçay  fi  d'homme  graue 
à  homme  graue  on  en  peut  raifonna- 
blemcnt  vfer  pour  faire  rire  feule-^ 
ment.  Plutarque  raconte  que  Thaïes, 
que  l'on  cote  entre  les  Sages,  voulanç 
faire  comprendre  à  Solon  que  le  ma^ 
riage  eft  accompagné  de  beaucoup 
de  foUicitudes  &  de  craintes  dont  le 
célibat  eft  exempt ,  attitra  ie  ne  fçay 
quel  voyageur  ,  qui  feignant  venir 
fraifchement  d'Athènes  à  Milet,  ou 
ces  deux  grands  perfonnages  fe  trou- 
uoyent  alors  enfemble ,  rapporta  qu'il 
auoit  veu  le  peuple  d'Athènes  eu 
dueil  aux  funérailles  d' vn  ieune  hom- 
me, que  par  la  defcription  qu'il  en  fit, 
Solon  reconnut  eftre  fpn  fils ,  ce  qui 
luy  donna  des  tranfes  qui  ne  fe  peu- 
uent  imaginer.     Mais  bien  que  fans 


5^4  r A  Morale. 

doute  quand  Solon  fut  defabufé  lia 
.  chofe  ne  fe  paiîa  pas  fans  quelque  ri- 
fée ,  fi  eft-ce  que  cela  tendoità  quel- 
que enfeignement  moral  ,  &  s'ii 
n'euft  efté  queftion  finon  de  rire  ,  ie 
croy  que  Thaïes  ne  fe  fuft  pas  aduifc 
de  telles  inuentions.  Encore  Plutar- 
que  a-t-ilraifon  quand  il  improuue  te 
fentiment  de  cefage ,  en  ce  qu'il  pen- 
foit  que  c'eft  en  fe  priuant  des  chofes 
bonnes  &  légitimes  en  elles  mefincs  , 
que  Ton  fe  prémunit  cotre  les  incom^ 
modités  &  les  fafcheries  qui  les  ac- 
compagnent ,  ôc  non  pas  en  faifanc 
bonne  prouifton  de  philofophie  &:  de 
difcoursdela  raiibn.  Mais  fi  les  dé- 
guifemens  de  la  vérité,  &c  lesfiftions 
de  cette  nature  tendent  à  quelque- 
bon  elFe£t ,  &:  fe  rendent  plus  effica- 
ces par  cette  forte  d'agréemens  qui 
produifent  la  récréation  ôc  le  ris ,  l'in- 
tégrité de  la  nature  ,  Se  la  parfaite  fa- 
geifed'vnhonnefte  homme  n'empef- 
che  pas  qu'il  ne  s'en  férue  comme: 
d'vn  aflaifonnement  à  fcs  enfeigne- 
mens  &  à  fes  propos.  Car  fi  Nathan 
le  Prophète ,  parlaufaunom  de  Dieu 


ChRESTIENNE     I.     PARTr         JJJ 

a  Dauid  5  fe  fer:  d'vnc  fîftion  à  peu 
près  femblable  en  luy  racontant  vne 
chofe  comme  arriuéejqui  neantmoins 
ne  l'eftoit  pas ,  afin  de  luy  faire  mieux 
comprendre  la  faute  qu*il  auoit  Qom- 
mife  en  Taffaire  d' Vrie  &c  de  Berfabéc, 
&  de  luy  faire  pronocer  fentence  con- 
tre foy  mefme,  en  penfant  la  pronon- 
cer contre  vn  tiers  ;  ie  ne  voy  pas  qu'il 
puifle  eftrc  reproché  à  vn   homme 
vrayement  fage  ,  d'en  employer  de 
ioyeufes  en  des  occafions  différentes, 
dont  on  peut  tirer  de  IVtilité.    Car  le 
ris  eftant  de  foy  mefme  bon  ,  parce 
qu'il  eft  naturel  ,  ne  peut  pas  faire 
que  la  fiftion  ,  qui  de  foy  n'a  rien  de 
mauuais,  deuienne  blafmable  Se  vi- 
cieufe.    Qtiant  à  ce  qui  eft  de  la  con- 
uerfation  des  enfans  entr'eux ,  autre 
chofe  certes  peut  côuenir  àleur  aage. 
Car  la  gayeté  eft  naturellement  plus 
grande,  <3^  la  granité  moindre  en  eux, 
de  forte  qu'ils  font  plus  enclins  à  rire 
que  ne  font  les  hommes  faits ,  à  qui 
l'attention  aux  chofes  belles  ,  Se  aux 
obiets  importans  ,  donne  vne  confti- 
tution  plus  fericufe.    De  plus ,  fim- 


55^        '    l'a     Morale 
perfectio  de  leur  raifon  leur  fait  com- 
mettre de  petites  impertinences  ,  qui 
leur  donnent  fuiet  de  rire  quand  ils  les 
remarquent  les  vns  dans  les  autres ,  &^ 
qui  les  inuitent  à  s'entrebrocarder  af- 
fés  gentiment  s'ils  ont  quelque  vi- 
luacité.  Et  parce  que  comme  dit  Ari- 
ftotc  ,  ilsviuent  plus  de- la  Conuoiti- 
fe  qu'ils  ne  font  de  la  Raifon  ,  il   leur 
eft  beaucoup  plus  permis  qu'aux  hom- 
mes, de  chercher  de  la  récréation, 
iufques  à  ce  que  leur  raifon  ait  acquis 
toute  la  plénitude  de  fa  force.     Car 
cette  reigle  des  Philofophes,  quevi- 
ure  conuenabiement  à  la  Nature ,  eft 
viure  conuenabiement  à  la  Vertu,  eft 
trcsbelle  &  tresinfailliblCj  fi  l'on  con-. 
fîdere  la  Nature  dans  l'eftat  de  l'inté- 
grité.   Or  la  Nature ,  dans  Fèftat  de 
rintegrité^a fes  degréSj& fes  momens, 
par  lefquels  elle  pafle  d'vne  moindre 
perfection  à  vne  plusgrande, iufques  à 
ce  qu'enfin  elle  paruienne  à  fon  plus 
haut  point.    Comme  donc  quand  la 
Raifon  ,  qui  eft  la  faculté  laquelle; 
doit  dominer  en  nous  ,  eft  paruenuë 
auplus.liaut  degré  de  fa  force  ^  il  faut 


Chrestienne.  r.  Part^     5j7 
cjue  riiomme    luiue  fa  conduite  en 
joutes  chofes,  &:  reigle  toutes  les  ope- 
ratios  de  fes  autres  facultés  parla:  auf- 
fi  faut-i!  permettre  aux  enfans  ,  à  pro- 
portion delà  bafleire  de  leur  aage^d'a- 
iioir  leurs  adjos  moins  tendues, &  plus 
enclines  vers  cette  innocete  volupté, 
tandis  que  la  Conuoitife  les  gouuer- 
îie  5  Se  que  leur  raifon  a  moins  de  vi- 
gueur.    Et  parce  que  l'inclination  à 
imiter    eft  .incomparablement   plus 
grande  eil  nous  qu  elle  n'eft  dans  les 
autres  animaux,  &c  que  les  fiûions  Sc 
les  imitations  ,  ou  bien  font fouuenc 
vne  mefme  cliofe ,  ou  au  moins  ont 
vne  grande  affinité ,  on  ne  trouue  pas 
mauuais  que  les  enfans  en  vfent  en- 
tr'eux  ,  pourueu  qu'il  n'y   paroiiTc 
point  de  femences  de  malice  ny  de 
fraude.  Mais  parce  qu'en  ékt  aageià 
ils  ne  font  pas  encore  capables  de  la 
vertu  ,  &  que  c'eft  afles  qu'on  y  en 
voye  les  ébaucliemens  6c  les  difpolî- 
tions ,  ils  ncnoys  doiuent  pas  icy  ve*» 
nir  en    beaucoup  de  confideration* 
Relie  donc  la  conuerfation  des  hom- 
mes faits  auec  les  <2nfans ,  où  ie  ne 


f)%  LA     Morale 

doute  pas  qu'en  cette  intégrité  de  la 
Nature  ;,    cette    vertu    d'Vrbanité 
n'ayepeu  trouuer  fon  vfage.       Car 
d'vn  cofté  ces  petites  abfurditcs-  des 
penfces  &  des  allions  des  enfahs ,  qui 
viennent  non  de  quelque  vice  moral 
en  la  Nature ,  mais  de  l'imperfedioil 
de  leur  RaiTon  ,  excitent  naturelle- 
ment le  ris  dans  les  hommes,  èc  leut 
fournifTent   l'occafion    de  fe  iouër 
d'eux.    Et  parce  que  d'autre  coftc  ils 
ne  font  pas  encore  partie  de  cette  fo- 
cieté  humaine  dans  laquelle  la  parole 
eil:  rinftrument  par  lequel  on  décou- 
tu'e  la  vérité  de  fcs  conceptions  ,  ce 
qui  eft  le  fondement  de  la  iuftice  du 
commerce  &:  de  la  conuerfation ,  on 
peut  bien  innocemment  vfcr  de  quel- 
que dcguifement  enuers  eux  pour  en 
tirer  quelque    récréation.     Car  fi  , 
comme  nous  auons  veu  cv  deffus ,  on 
vfe  bien  d'apologues  &  de  paraboles 
cnu-ers  les  hommes  faits, comme  tous 
les  fages  ,  &  lefus-Chrift  mefmes  , 
s*en  font  feruis  pour  des  fins  vtiles  ôC 
honneftes  ;  pofé  le  cas  ,   comme  ie 
eroy  qu'ille  fautpofer,  que  la  recréât- 


ChrËSTIENNE^  I.  PartT  yy9 
xion  que  nous  tirons  de  la  conuerfa- 
tien  de  nos  enfans  foit  naturelle  ,S.:'le- 
gitime^il  n'y  a  rien  dans  la  Nature  qui 
nous  défende  d'vfer  quelquesfois  de 
ces  gentillelles  enuers  eux.  Seule- 
ment ,  comme  nous  leur  permettons 
de.iouër  pour  leur  plaifir  ,  &  cepen- 
dant nous  ne  laiflons  pas  de  regarder 
à  ce  que  par  le  moyen  de  l'exercice  6c 
du  ieu  5  ils  acquièrent  de  la  force  3c 
de  l'agilité  quant  au  corps  ;  l'intégri- 
té de  la  nature  nous  permet  tellement 
de  nous  iouëj:  d'eux  dans  la  conuerfa- 
tion,  que  nous  cueillions  les  facultés 
de  leur  efprit ,  ôc  que  peu  à  peu  nous  y 
mettions  de  bonnes  6c  louables  quali- 
tés. Ce  qui  feferoit  beaucoup  plus 
heureufemcnt ,  fi  au  lieu  que  mainte- 
nant le  trop  fréquent  vfage  des  cho- 
fes  innocentes  en  elles  mefmes  ,  les 
rend  en  quelque  forte  vicieufes ,  on 
les  difpenfoit,  comme  l'intégrité  de 
la  i^iture  le  reqiieroit ,  auec  plus  de 
modération  ,  pour  en  tenir  la  prati- 
que dans  fon  iufte  tempérament  :  Et 
derechef,  fi  au  lieu  que  maintenant 
9n  donne  trop  de  licence  à  l'inclina- 


'jgS  ï  A     M  O  R  A  LE 

tion  naturelle  que  les  enfans  ont  au^ 
fixions  ,  aux  narrations  fabuleufes  ^ 
&  aux  reprefentations  ,  le  principal 
foin  des  pères  eftoit  de  former  les  en- 
tendemens  des  ieuhes  gens  à  Tamour 
de  la  vérité.  Mais  nous  parlerons  de 
cela  plus  amplement  dans  la  fecondqi 
partie  de  la  Morale* 


^ 


^m^ 


DES 


CHRfeStlENNÈ.     î,    VakT.      )éi 

DES  VERTFS  DE  LHOM- 

me  eh  l'^Ja^e  de  la  Volufté. 

ENcore,  corne  Tay  dit,  que  riiom- 
me  cuft  efté  créé  pour  demeurer 
feul  5  il  y  auroit  pourtant  au  niondd 
diuers  obiets  fur  lefquels  il  pourroic 
employer  les  opérations  de  (es  facul- 
tés. Et  piiis  qu'il  eft  homme ,  c'eft  à 
dire  raifonnable  ,  il  faudi*oit  qu'il  les 
y  employai!:,  non  pas  corne  les  beftesy 
t^uine  fçauët  ce  quelles  font,  ^  qui 
ne  font  pas  capables  d'y  garder  de  U 
modération  qui  foit  digne  de  louan- 
ge, ny  d'y  commettre  de  l'excès  qu'on 
puiffe  blafmer  moralement  ;  mais 
eomme  vn  homtne  ,  dan$  les  àftions 
duquel  doit  toujours  paroiftre  ce  qiie 
l'on  appelle  honnefte  ,  qui  de  foy 
mefme  mérite  de  la  recommandation. 
Or  nous  auons  defîa  dit  ailleurs  que  1^ 
volupté  ou  qui  fuit  au  qui  accôrtipâ-^ 
gne  les  avions  ,  eft  vn  grand  artraic 
a  kî  faixe,  &c  que  d'ordinaire  c'eli 


parce  qu  on  s'y  lailTe  crop  aller ,  qu'on 
ne  fe  tient  pas  dans  cette  iufte  mefu^ 
re  des  cliofes  en  quoy  confifte  rHon- 
nefté.  Ileftdonc  abfolument  neceP^ 
faire" que  nous  cohfiderions  icy  bien, 
attentiuement  quelles  voluptés  il  euft 
efté  ou  naturel  ou  couenable  àriiom-*»" 
xnc  de  fuiure  ,  &:  quelle  la  mefure  fe^ 
Ion  laquelle  il  en  euft  deu  vfer  dans 
l'eftat  de  Tintegrité.  Et  le  ne  m'ar- 
refteray  point  icy  à  examiner  fi  la  vo- 
lupté eft  vn  bien  ,  ou  fi  elle  ne  l'eli 
pas,  ny à  réfuter  les  raifons  de  ceux 
quiTont  autresfois  voulu  exclurre  du 
nombre  des  biens.  Il  faudroit  eftre, 
bien  brutal  pour  ne  reconnoiftre  pas 
combien  font  mauuais  &:  blafmables 
les  excès  qu'on  y  commet  ordinaire- 
ment ,  .ôc  la  licence  auec  laquelle  les 
hommes  diflolus  s'y  abandonnent. 
Mais  il  faudroit  eftre  bien  extraua- 
gant  pour  nier  quela  volupté  ,  confi- 
derce  en  elle  mefme^  doit  eftre  contée 
entre  les  biens ,  quoy  que  ce  ne  fQiir 
pas  le  premier  ny  le  principal  de  tous, 
QU  celuy  qui  nous  doit  eftre  le  pl^  fou- 
laaittable.Le  confentement  vniuerfel 


Chre'stiennë  I.  ParT  ^jgy 
^c  prefquc  tous  les  hommes  de  la  ter- 
re doit  en  cela  preualoir  fur  la  fantai- 
fie  de  quelques  capricieux  ,  qui  foie 
par  bizarrerie  d'efpritjou  par  quelque 
pointe  d'ambition  ,  &  pour  eiVre  fi- 
gnalés  par  quelque  chofe  de  firkgulier,' 
combattent  de  propos  délibéré  con- 
tre leurs  fentimens  naturels ,.&:  con- 
tre leur  propre  expérience.  Les  plus 
grands  ennemis  de  la  volupté  ne  fçau- 
ïoyent  nier  que  celle  qui  n^ift  de  la 
çpnnoifTance  des  belles  chofes  ^  &: 
des  aétions  de  I2  vertu  y  ne  mente 
qu'on  l'appelle  vn  bien  :  ce  qui  moa- 
ftrc  clairemeîit  qu'au  moins  toute  vo- 
lupté n'eft  pas  condamnable.  Or  eft- 
il  bie  certain  que  la  volupté  du  corps 
K*eft  nullement  à  comparer  à  celle  dé 
l'efprit  y  comme  les  auantages  de  Pc- 
ftre  de  l'efprit  par  deffus  celuy  dii 
corps^font  ineftimables  .Neantmoins, 
fi  Tefprit  a  fçs  facultcs^auffi  a  le  corps  : 
&:  fi  la  Nature  a  deftiné  quelques  ob- 
iets  pour  les  facultés  de  l'efprit ,  elle 
en  a  pareillement  deftiné  pour  les 
corporelles.  Si  donc  les  opérations 
des  facultés  de  l'efprit,  quand  elles  fei 

Nn  ^ 


j^4  3L  A    Morale 

dcployent  cohuenaHement  fur  le^ 
obiets  que  la  nature  leur  a  dcdinés^ 
pToduifent  naturellement  de  la  vo- 
lupté ^4es  opérations  des  facultés  du 
Cvorps  en  produiront  aullî  lors  qu*el- 
Ics  fe  déployeront  fur  les  leurs  ;  &  fi 
cette  volupté  là  eft  vn  bien ,  polir- 
quôy  eft-ce  que  celle  cy  ne  le  fera  pas, 
quoy  qued'vn  ordre  de  beaucoup  iii- 
fèrieurjàproportiô  delà  difparité  qui 
eft  entre  les  facultés ,  &:  entre  les  ob- 
iets mefrues?  le  ne  m'arrefteray  pas  no 
plus  à  examiner  en  cj^uoy  confifte  la 
vofuptéj  fî  c'eft  en  ce  qu'on  appelte 
indolence^  quandonnc  (ent  pointde 
mal ,  ou  fi  c*eft  dans  le  doux  fentiment 
que  la  faculté  a  de  foy  mefme  par  la 
prefence  aftuelle  de  fon  obiet ,  &  par 
lé  mouuement  qu'il  excite  en  elle 
auéc  quelque  chatouillement.  Céuic 
qui  fe  confiderent  vnpeu  attentiue- 
ment ,  fcauent  bien  diftinçruer  deuxf 
differens  eftats  en  la  conftitution  de 
leurs  facultés  ,  &:  deux  différentes 
Voluptés  qui  s'y  font  fentir  fèlôn  la 
diftindion  des  eftats  mefmes.  Car 
quand  les  facultés  &:les  organes  où 


Chkestienne.  I.  Part!     y^j 
elles  refident  font  dans  vne  confti- 
tution  contre  nature  ,    &:    qui  lei;ir 
donne  de  la  douleur  ,  leur  volupté 
puis  après  confifte  à  retourner  dans 
leureftat  naturel  j  &:  c  eft  ce  qui  s'ap- 
pelle indolence,  quand  la  douleur  le 
retire ,  U  que  dans  T organe  de  la  fa- 
culté il  ne  fe  produit  plus  de  fenti- 
jnent  qui  l'incommode  ,  ^  qui  tra- 
uerfe  ou  qui  deftruife  fes  opérations. 
.  Mais  quand  les  facultés  ^  leurs  or- 
ganes font  dans  leur  conftitution  na- 
turelle, &: quelles- viennent  à  fe  def- 
ployer  dVne  façon   conucnablc  fur 
àcs  obiets  qui  leur  font  propres ,  ôc 
qui  font  deftinés  par  la  Nature  à  les 
{)erfe£l:ionner  ,  leur  volupté  confifte 
au  fentiment  de  leur  opération  ,  d>c  du 
mouuement  que  cet  obiet  caufe  en 
elles.   Ec  femblc  qu'àiuger  de  la  cho- 
fe  comme  il  faut  3,  ou  bien  c'eft  propre- 
ment en  ce  mouuement  que  confifte 
ce  que  Ton  appelle  volupté,  de  fort/e 
que  rindolçnce  ne  mérite  pas  ce  nom^ 
ou  bien  certes  qu'elle  le  mérite  beau- 
coup moins  ,  &  que  comme  l'autre 
v-plupté  eft  plusfenlible ,  auiîi  la  doit 

N  n  ; 


j(f(?    *         LA  Morale' 
on  eftimet*  plus  vcritablemët  volupté^ 
La  laifoii  en  eft  que  l'indolence  nx 
qu  vn  bien  ,  qui.  eft  de  ne  fèntir  point 
de  mal ,  au  lieu  que  cette  autre  volup- 
té en  a  deux,  puis  que  non  feulement 
la  faculté  n*y  fent  point  de  mal ,  mais 
qu'elle  eft  outre  cela  touchée  de  la 
prefencc  d'vn  obiet  qui  luy  donne  du 
contentement.     Et  dans  l'indolence 
la  faculté  eft  bien  dans  l'eftat  auquel 
elle  doit  eftre  pour  agir  conuenabic- 
iiient  à  fa  nature ,  mais  neantmoins 
elle  n'agit  pas.     Or  dans  cette  autre 
volupté  elle  agit  ;  ce  qui  eft  la  fin  à 
laquelle  elle  eft  deftinée.    Et  perfon- 
ne  ne  doute  que  fi  vous  comparés  la 
faculté  ^  telle  qu'elle  eft  à  Theure  de 
fon  repos  &  de  la  ceflation   de   fou 
aftioii,  auec  ellemefiiie  quand  elle  fè 
déployé  en  des  opérations  conuena- 
bles  5    elle  ne  foit  à  peu  prés  en  ce 
premier  eftat  comme    vne   matière 
vuide  de  forme  ,  ôc  qui  n'a  pas  fti  per- 
fedion  y  au  lieu  qu'au  fécond  elle  eft 
pleine  de  ce  qui  luy  deuoit  donner 
fon  vray  eftre  ,  :k,  fans  quoy  elle  ne 
ferotit  d'aucune  confideration.    Mais 


Chrestienne.  I.  Part.  5-6*7 
dans  ta  féconde  Partie  de  la  Morale 
nous  pourrons  bien  parler  plus  am- 
plement des  conditions  de  la  Volupté 
félon  qu'on  en  difpute  ordinairement 
dans  les  Efcoles.  En  cette  première 
il  n'eft  pas  à  propos  que  ie  le  faffe  ^ 
parce  qu'en  cette  intégrité  &:  fimpli- 
cité  de  la  Nature  que  ie  confidcre  , 
on  en  euft  iugé  beaucoup  plus  raifon- 
nablement  fans  toutes  ces  fubtilités. 

Il  y  a  donc  de  deux  fortes  de  vo- 
luptés :  les  yncs  conuiennent  à  Thom- 
me  entant  qu'il  eft  homme  5  Se  les 
autres  entant  qu'il  eft  animal  &:  qu'il 
a  des  fens  corporels.  Entant  qu'il  eft 
homme,  c'eftà  dire  ,  raifonnable  ,  il 
a,  comme  nous  l'auonsdit  ailleurs^ 
de  deux  fortes  de  facultés.  Car  les 
vnes  font  deftinées  à  la  contemplation 
des  chofes  ,  Se  fe  contentent  de  la 
connoiilànce  de  leurs  obiers  :  les  au- 
tres font  deftinées  à  l'adion  ,  6c  par 
Findudion  des  qualités  de  leur  obiers^ 
elles  fe  portent  à  des  operationsniora- 
les.  Or  pour  ce  qui  eft  des  premiè- 
res,  il  n*yapoint  de  doute  qu'enrin- 
tegrké  de  la  Nature  ,  la  contempla^ 

N  n  4 


5^8  ÏA   Morale^ 

tion  &  la  connoiffance  des  chofea 
euft  efté  accompagnée  dvne  tres-pn- 
re  y  ôc  tres-innocente  ,  &  tres.-belle 
volupté.  Car  comme  à  voir  de  l'œil 
du  corps  des  chofes  bien  colorées , 
bien  figurées,  &:  bien  lumineufes  ,  il 
y  a  vn  fort  grand  &  fort  naturel  con- 
tentement; à  contempler  de  Tceil  de 
Tamc,  qui eft l'entendement 5  des  ob- 
iets  intelligibles  ,  en  qui  reluit  vne 
claire  ^S^:  confîderable  vérité  ,  il  y  a 
vned'aïKant  plus  grande  fatisfaélion , 
que  les  Puiflances  du  corps  font  moinsi. 
excellentes  que  celles  de  Tame.  Et 
comme  dans  les  obiets  corporels  il  y  a 
des  degrés  d'agréement  ,  félon  lef- 
quels  le  contenteméc  qu'ils  donnent 
à  les  voir  ,  s'augmente  &:fe  diminue;;, 
ainfi  dans  les  obiets  que  la  Nature  à 
propofés  à  la  contemplation  de  l'ef- 
pKJt  >  il  y  a  pareillement  des  degrés 
d'excellence  $c  de  dignité  ,  aufquch 
fe  proportionne  le  coiitentement  que 
î'efprit  reçoit  de  leur  connoiflance. 
Et  cette  excellence  ou  dignité ,  la- 
quelle eft  capable  de  donner  du  con- 
tentement à  la  faculté  ^  confifte  ptiu- 


Chrestienne.  1.  Part^  f<^S 
çipalement  en  deux  chofes.  L'vne 
eftl'euidence  de  la  vérité,  quoy  que 
la  chofe  en  elle  mefme  ne  fuft  pas  de 
fa  nature  fort  excellente.  Car  enco- 
re que  toute  cette  admirable  ren^ 
contre  des  nombres  qui  fe  void  en 
l'Arithmétique ,  &:  cette  merueilleur 
fe  proportion  des  figures  qui  fe  remar*' 
que  dans  la  Géométrie ,  nefoyentpas 
peuft-eftre  en  elles  meflnes  de  fi  hau- 
te confîderation  que  peuuent  élire 
dîners  fecrets  de  la  Phyfîque ,  fi  eft-CQ 
que  parce  que  la  vérité  y  paroift  plus 
manifeftement ,  il  y  a  des  gens  qui  s'y 
plaifcnt  incomparablement  plus  qu'ils 
ne  font  à  la  contemplation  de5  caufes 
des  météores  ,  de  des  principes  de  la 
Nature.  L'autre  cft  la  condition  de 
Tobiet  mefme ,  qui  a  quelque  noblefife 
particulière  en  fon  eftre ,  quoy  queL^ 
vérité  n'y  fuft  pas.  a  beaucoup  prés  fî 
euidente  qu'elle  eft  dans  ces  autres 
fcienccs  quigifent  endemonftration. 
Car  encore  qu'il  y  ait  beaucoup  plus 
de  diiïicultaà  connoiftre  la  nature  du 
Soleil  ôc  des  autres  corps  celeftes  » 
qu'à  comprendre  la  vçrité  de  diuerfes 


570  La  Mo  R  A  LE 

propofitions  d'Algèbre,  dontles  de- 
monftrations  fe  forment  tres-certai- 
iiement  &  tres-claircment  y  fi  eft-ce 
qu  il  y  en  a  qui  aimeroyët  mieux  auoir 
feulement  acquis  la  connoiffance  de 
ce  quecepeuceftre  que  le  Soleil^que 
d'auoir  bien  entendu  toutes  les  Ma- 
thématiques enfemble.     Qiie  fi  ces 
deux  qualités  viennent  à  fe  rencon- 
trer dans  vn  mefme  obiet ,  il  n'y  a  nul- 
le difficulté  qu'il  ne  donne  à  l'enten- 
dement qui  le  conçoit ,  des  rauiffe- 
mens  indicibles.     Or  y  a-t-il  bien  de 
l'apparence  que  la  vérité  des  obiers, 
à  la  confiderer  en  elle  mefme ,  ne  s'elli 
pas  beaucoup  obfcurcie  ny  embar- 
raffée,  &  que  les  obietsmefmes  n'ont 
pas  beaucoup  dégénéré  de  leur  natu- 
relle  excellence   par  le   péché  que 
l'homme  a  commis.   La  vanité ,  à  la- 
quelle S.  Paul  dit  que  Thomme  aaffu- 
ietti  la    Créature  ,  confifte  pluftofr 
dansledéreiglementqui  eft  arriué  en 
l'ordre  del'vniuers ,  que  non  pas  dans 
Talteration  des  parties  mefmes  de  lar 
Nature.     Mais  c'eft  bien  vne  chofe- 
indubitable  ^  certes  j  que  l'entende? 


Chrestienne.   I.   Vakt,    571 
•ment  de  l'homme  s'eft  niemeilleiife- 
ment   débilité  ,    Se  qu'il  s'eft  rendu 
beaucoup  moins  capable  de  la  con- 
templation &  de  la  connoiffance  des 
chofes.    De  forte  que  fi  liiomme  fuft 
demeuré  en  fon  intégrité  ,  il  y  cuft 
pénétré  beaucoup  plus  auant  ,  &  par 
confequent  en  eufttiré  vne  volupté 
beaucoup  plus  fenfible.     A  quoy  l'on 
peut  adioufter  cette  confideration , 
-que  la  brîeueté  de  noftre  vie  arrefte 
les  progrés  de  nos  contemplations  fi 
prés  ,  àc  que  les  diuerfes  neceflîtés 
'qui  raccompagnent ,  diuertifient  Sc 
empefi:hent    tellement  l'application 
d'efprit  qu'y  font  ceux  qui  y  vacquenc 
le  plus  attentiuement ,  qu'il  eil  mal- 
^ifé  de  s'auancer  beaucoup  en  l'ac^ 
quifition  des  fciences.    Au  lieu  que 
l'homme  n'ayant  deu  auoir  autre  affai-î 
re  en  fon  intégrité  ^  &:  la  fermeté  iur 
uariable  de  fa  fanté  &  de  fa  vie  luy 
ayant  deu  fournir  le  moyen  de  vac- 
quertant  &:  tantdefieclesà  la  confia 
deration  de  F Vniuers  ,  il  ne  faut  pas 
douter  qu'il  fuft  deuenu  merueilleu- 
femenc  fçauant  ^  &  quil  euft  tii*é<lQ 


j7^  La    Morale 

fon  fçauoir  des  voluptés  incompar^ 
bles.  Or  eft-il  malaifé  de  commettrç 
de  Texcés  en  la  fruition  d'vnc  volup- 
té fi  digne  de  l'home  qu*eft  celle  que 
rencendement  tire  de  la  conuoiflan- 
ce  des  beaux obiets.  Neantraoins  en- 
core y  euft-il  eu  cette  médiocrité  à 
garder  en  cela ,  que  l'homme  n'eftanc 
pas  né  feulement  pour  eftre  le  con- 
templateur des  chofcs  qui  font ,  mais 
aulTi,  comme  difoit  Platon ,  l'afteur 
de  celles  qu'il  faut  faire ,  il  euft  telle- 
ment partagé  fon  temps  entre  la  Con- 
templation &:  rA£tion  ,  qu'elles  fe 
f uflent  entr'âidées,  èc  non  pas  emba- 
rafTéesl'vne  Fautre.  Et  ce  partage  euft 
depedu  deladifpenfatiô  de  la  Raiforr, 
qui  eftaMt  pure  3â  lumineufe  à  mer- 
ucille  en  luy,  n'euil:  point  fait  de  con- 
tretemps.mais  euft  tout  mefnagé  auec 
vne  prudéce  fingulierc.  Quant  à 
ce  qui  eft  des  facultés  deftinées  à  Ta- 
_  ftion,  elles  produifentauflî  beaucoup 
de  volupté  par  leurs  operatios ,  quand 
elles  font  véritablement  régulières  3C 
vertucufes.  Uexpcriencelcmonftre 
à  tous  ceux  qui  fçauent  ce  que  c'eft 


ChrESTIEKNE.    I.    PAf(T.       J7J 

que  la  vertu  ,  &c  plus  on  la  pofTede  à 
vn  haut  point ,  plus  eft  fenfiblc  le 
contentement  des  aftions  qui  en  pro- 
cèdent. Et  Ariftote ,  Plutarque  ,  dc 
les  autres  Philofophes  ont  eu  taifon  , 
de  donner  le  contentement  que  Ion 
goufte  dans  les  adions  de  la  vertu  y 
pourvn  caradere  indubitable  du  pro- 
grés que  Ion  fait  en  lacquifition  de 
Hiabitude  d'où  elles  procèdent*  La 
raifon  le  veut  ainfi.  Car  les  fiicultés 
font  deftinées  par  la  Nature  à  leurs 
opérations  comme  à  leur  fin.  Et  plus 
CCS  opérations  fontiuftes  &:conuena-* 
blés  à  la  condition  &  à  la  nobleflfe  de 
là  faculté  3  plus  cette  fin  eft  elle  ex- 
cellente. Or  toute  fin  eft  vn  Jpien  , 
ôc  eft  Gonfiderée  comme  ayant  nature 
de  bien,^:  toute  acquifition  d'vn  bien 
dortùe  naturellement  du  cotentcment 
de  de  la  ioye.  Les  adions  de  la  vertu 
morale  donc  font  accopagnées  d'vns 
excellente  volupté,  à:  cette  voluptés 
cet  auantage  qu'iln'eft  paspofiible  d'y 
commettre  de  Tcxcés  ^  parce  qu'on 
n'en  fcauroit  commettre  dans  là 
VQi'tu  meûne.     Car  Ariftote  à  trcs- 


5'74  ^^    Mop.  alS7 

bien  remarque  que  la  vertu  confiuà 
tellement  en  la  médiocrité  ,  que 
quand  on  fe  ictte  à  Tvne  ouàTautre, 
extrémité  ,  déformais  ce  n*e8:  plus 
vertu.  La  vertu  donc  confiftant  au 
milieu  qui  eft  entre-deux ,  comme  Icé 
adions  qui  en  procèdent  tiennent- 
neceflairement  de  la  nature  de  ce  mi- 
lieu^la  volupté  qui  s'en  produit  en  tiêt 
de  mefme .  De  forte  que  les  hommes 
déliant  eftre  fouuerainement  ver- 
tueux s' ils  enflent  perfifté  eii  intégri- 
té ,  &  leur  vie  ne  deuant  eftre  qu'vii 
tifl^ud'aélios  d'innocence  &:  de  bon- 
té, elle  eiill  efté  trempée  dans  vne  vo- 
lupté continuellei 

Rdlent  donc  à  confiderer  les  vo- 
luptés quinaiflent  de  l'opération  des 
fens  corporels,  dont  à  parler  généra- 
lement 5  il  y  a  de  deux  fortes.  Caries 
vns  regardent  le  toucher  ^  Se  ies  au- 
tres non.  Ceux  qui  ne  regardent  pas 
le  toucher  font  forcille ,  la  veuë ,  d6 
le  flair.  Au  toucher ,  fc  rapporte  le 
gouft ,  qui  en  efl  vne  efpcce ,  mais  qui 
ti  fon  fieg;e  dans  vne  certaine  partie  du 
corps  3  au  lieu  que  l'autre  efl:  épandu 


Chrestienne.  1.  Part.  ]j§ 
yniuerfellement.en  toutes.  Pour  ce 
qui  cft  de  la  veuë  d>c  de  l'ouïe  ,  (  caw 
nous  les  confidererons  coiointement) 
la  volupté  qu'on  reçoit  par  là  eft  de 
deux  natures.  Car  il  y  en  a  vne  qu'on 
peut  nommer  abfoluë  ,  par  ce  qu'on 
en  iomft&:  qu'on  y  prend  plaifir  à 
caufe  d'elle  mefme,&  fans  auoir  égard 
à  aucun  autre  plaifir.  Et  il  y  en  à 
vne  autre,  qu'on  peut  appeller  relati- 
ve, dautant  qu'on  ne  la  tronue  agréa- 
ble finon  pour  ce  qu  elle  fe  rapporte  à 
vne  autre  que  Ton  confidereàbfolu- 
nient.  Et  cette  volupté  relatiue  fe 
rapporte  àlaconnoiifance  desobiets, 
laquelle  nous  acquérons  par  le  mini- 
ftere  des  fens  Car  les  autres  fens  y 
contribuent  bien  quelque  cliofe  à  la 
vérité  ;  mais  ces  deux  là  y  font  princi- 
palement 5c  comme  particulièrement 
deftinés  par  la  Nature.  Par  les  oreil- 
les nous  receuons  l'explication  des 
fciences  qui  fe  fait  par  -la  parole  5  SC 
bien  que  la  parole  ne  foit  rien  finon 
vnfon  corporel ,  fieft-ce  qu'il  impri- 
me en  lame  des  images  fpintuellcs, 
dovit  la  pofleffiQn  donne  vn  merueil- 


y7<^  l'A     MoRÀtÈ 

Icux  contentement.  Par  les  yeii^ 
nous  receuons  les  qualités  vifibles  des 
cliofcs  5  qui  nous  donnent  ôccafiorî 
de  raifôhner  fur  leur  eftrc  ,  &:  d^'en 
ibnder  les  profondeurs.  C'eft  pour- 
qûoy  les  hommes  aiment  plus  ces 
deux  fens  là  que  les  autres ,  Se  les  iu- 
genttous  deux  fiheceiTaires  pour  Tac- 
quifition  du  fçauoir  ,  qu'ils  auroyent 
de  la  peine  à  choifir  fî  eftans  neceflai- 
rement  obligés  à  en  perdre  Tvn ,  on 
temettoit  à  leur  option  de  retenir  ce-» 
luy  qui  leur  fembleroit  préférable» 
Ariftote  fcmble  auoit  décidé  cette 
quéftion  à  Tauantage  des  yeux ,  en  di- 
fantque  c*eft  celuy  de  leurs  fens  que 
îcs  hommes  aiment  le  plus  ;  &  vérita- 
blement la  lumière  a  ie  ne  fçay  quelle 
douceur  qui  fe  fait  goufterfi  fenfible^ 
ment,  qu'il  y  &n  a  peu  du  vulgaire  qui 
n*en  prefcraflent  la  iouïiTance  au  corri^ 
merce  delà  parole  &:  à  la  côuerfation,^ 
le  ne  fçay  pourtant  fi  les  ^ens  verita^ 
blement  raifortnables  feroycnt  ce 
chois  5  eu  égard  aux  vtilités  qu'orr 
peut  receuoir  de  Fouie.  Car  que  la 
Tcuë   foit  plus    neceffaire  pour  les 

avions 


Chrestienne    I.    Part!    5*7^ 
âdioiis  corporelles ,  c'eft  chdfe  doiir 
oh  ne  {)eut  pas  rfoilter.     Mais  quant 
aux  connôifïance^  &  ailx  àâiions  de 
Famé,  ilfembleque  de  Touie  on  peut 
tirer  plus  d'vtilité.  On  pourirôit  pour- 
tant vfet  îcy  de  diftinâioh  5  Se  dite 
qu*il  vàùdtoit  mieux  naiftre  aueugle, 
auccqûel'vfage  des  oreilles ,  &moU-^ 
rir  fburd  ayant  de  bons  yeux.    Parce 
que  quinaiftfourd  eft  natarellenieriÈ 
priué  de  toutes  les  connoi/Tancesquei 
îious  empruntons  des  autfes ,  foit  par 
laledure  o'u  par  la  conuerfation  ,  de 
que  pour  en  acquérir  il  fe  faut  con- 
tenter de  fa  propre  contempktioil  ^ 
ce  qui  efl  vn  moyen  de  s'auancer  bien 
long  6c  bien  difficile.     Au  lieu  que 
qui  n'eft  priué  que  de  fes  yetix  efi 
iiaiffant  ,  peut  iouïr  par  foyrtiéfitid 
de  la  conuerfation  des  viuafts ,  &:  par 
l'entremife  d  autruy ,  de  la  communi-^ 
cation  des  morts ,  en  fe  faifant  tire 
leurs  œuures.  De  forte  que  Ces  autres 
fens  luy  pouuant  donner  qilelqUe  in^ 
telligence  des     configurations    des 
corps ,  il  ne  luy  manque  prefque  rien 
fors  la  connoilïanee  des  couleurs  i  €4 

Oo 


57?^  î-A  Morale. 

quieftynmânc[uement  peu  confide* 
rable  au  prix  de  la  condition  de  l'au- 
tre.   Mais  après  auoir  acquis  parle 
,moyen  deTouie  toutes  les  connoiflan- 
ces    neceflfaires    pour  perfedionner 
Fentendement ,  s'ilEalloitueceffaire- 
ment  perdre  Tvn  de  ces  deux  fens,  il 
femble  qu'il  vaudroit  mieux  confer- 
iier  celuy  des  yeux  ;  parce  qu'outre  I© 
contentement   que  la    veu*ë  donne 
par  ellemefmeen  la  confideration  des 
beaux  obietSjClle  fuppléeen  quelque 
façon  au  défaut  de  la  conuerfation 
auecles  viuans  par  la  communication 
qu'elle  donne  auec  les  morts  ;  èc  en- 
■  €oren'eft-on  pas  tout  à  fait  priuc  du 
commerce  des  viuans  ,  auec  qui  on 
le  peut  entretenir  par  le  moyen  de 
récriture.  Quoy  qu  il  en  foit,  ôc  pour 
letourner  à  mon  propos ,  la  volupté 
que  ces  deux  fens  donnent  à  l'homme 
entant  que  ce  font  les  miniftres  de 
Tacquifition  desfciences ,  ell  grande 
tout  ce  qui  fe  peut ,  &:  eft  outre  cela 
de  Ta  nature  fi  innocente  qu'on  n'y 
peut  pas  excéder  ,  finon  qu'on  com* 
mift  quèique  excès  en  la  contempla-^ 


Chrestiènné  I,  pAflT?  575? 
tion  mefme  des  chofes ,  ôc  qu'on  en 
tuft  trop  diuerti  de  ce  qui  s'appelle 
Aâ:ion.  L'homrhe  donc  ,  s'il  fuft 
demeuré  en  fon  intégrité,  deuat  cftre 
merueilleufement  reiglé  à  partager 
ion  temps  entre  ces  deux  chofes ,  il 
lie  fe  pouuoit  pas  faire  qu'il  paflaft  les 
bornes  de  la  modération  en  ce  qui 
touche  Tvfage  de  cette  forte  de  vo- 
lupté. Pour  ce  qui  eft  de  la  volupté 
abfoluë  que  ces  dcuxfens  donner  par 
la  réception  coniienable  de  leurs  ob- 
iers, elle  eft  aùffi  fort  innocente  d'elle 
mefme ,  quoy  qu'il  eft  vray  qu  on  y 
peut  commettre  de  ïcxcés.  Car 
pour  prendre  trop  de  plaiiiià  ouïr  la 
concert  des  oifeaux  dans  les  bocca- 
ges  ,  ou  le  doux  murmure  des  ruif- 
feauXjOU  les  accords  bien  mefurés  d'v- 
tie  voix  harmonieufe  ,  ou  le  fon  des 
inftrumeris  de  Mufique ,  ou  des  trom- 
pettes &:  des  hautbois  iSc  derechef, 
pour  fe  trop  attacher  à  confiderer  là 
verdure  des  prairies  &:  des  campa-- 
^nes,  &:  rémail  de  tant  de  belles  fleurs 
dont  la  terre  fe  coimreau  Printemps^.^ 
^  la  gaye  variété  des  belles  tapifleries 


jSo  LA      Mo  R  AL  Ë 

&:  des  peintures,  &:generalemêt  tout 
ce  que  l'on  regarde  fous  l'idée  de 
beau  5  vn  homme  n'en  fera  iainais  efti- 
me  intempérant  ny  vkieux.  Mais 
neantmoins  on  ne  laifTerapasdetrou- 
uer  en  cela  quelque  chofe  à  redire  en 
luy  5  principalement  fi  cette  volupté 
le  diuertit  plus  qu'il  ne  faut  des  adioiis 
ou  des  contemplations  qui  font  plus 
dignes  de  Thomme.  Or  tant  s'en  faut 
que  l'homme  en  fon  intégrité  euft 
efté  capable  de  fe  trop  lailfer  allet  à 
cette  forte  de  contentement,  que  s'il 
euft  peu  comm.ettre  de  l'excès  eii 
quelque  chofe  ,  c*euft  efté  à  laiffet 
trop  tranfporter  les  facultés  de  fon  ef- 
prit  aux  contemplations  où  il  faut 
faire  vue  grande  abftradion  de  lame 
d'auec  les  opérations  des  fens.  Parce 
que  c'cft  le  propre  de  ceux  qui  ont  le 
plus  de  force  en  l'entendement ,  de  fe 
moins  attacher  à  l'vfage  des  facultés 
inférieures  ,  de  qu'au  contraire  d'or- 
dmaireceux  qui  donnent  beaucoup 
aux  fondions  de  leurs  fens,  Se  aux  vo- 
luptés qui  fe  recueillant  parla  ,  ont 
moins  de  vigueur  en  cette  parue  fu- 


Chrestienne.  I.  Part^  ySf 
pcrieurc  de  Tame.  Mais  il  y  euft  eu 
alors  en  l'homme  vue  fi  parfaite  tem- 
pérature en  toutes  fes  facultés  &:  en 
leurs  fonfliions ,  qu'il  n'y  eufl  eu  ny 
trop  ny  trop  peu  ,  &:  qu'à  chacune  il 
euft  accorde  ce  qu  euft  requis  fa  natu- 
relle excellence.  Quant  au  flair  ,  il 
en  faut  faire  a  peu  pies  pareil  iuge- 
ment ,  parce  qu'encore  que  ce  fens 
foit  vn  peu  plus  matériel  que  ceux  de 
la  veuë  Sc  de  l'ouïe ,  fi  eft-ce  qu'il  eft 
naturellement  fi  innocent  que  non 
plus  que  dans  les  autres  Texcésn'a  pas 
accouftumé  d'en  eftre  eftimé  vicieux. 
Car  on  n'a  iamais  tenus  pour  teb 
ceux  qui  ont  trop  prix  de  contente- 
ment à  fcntir  lies  rofes  &:  les  œillets , 
quoy  qu'il  y  a  quelque  médiocrité  à 
garder  en  cela  ,  fi  on  veut  agir  tout  à 
fait  conformément  aux  règles  de  la 
Raifon  ,  telle  que  nous  la  confiderons 
dans  l'intégrité  de  la  Nature.  Mais 
cela  regarde  la  volupté  quinaift  pro- 
prement de  ce  fentiment,  &  des  ob- 
iers que  la  Nature  luya  deftinés,  non 
celle  qu'il  donne  iculement  ,  com- 
XïXC  on  dit  5  par  accident,  &:  qui  a  Cou 

Oo  3 


582.  LA  'Morale 

rapport  à  quelque  autre  chofe.  Cai:» 
ce  fens  a  auffi  vne  volupté  relatiue 
qui  fe  peut  confiderer  en  deux  façons. 
Par  ce  qu  pu  bien  elle  fe  rapporte  à  la 
connoiflance  ,  qui  a  fon  fiege  dan^ 
l'intelled  ,  félon  ce  que  ie  viens  de 
dire  de  la  volupté  des  oreilles  &:  des 
yeux  ;  &:  de  cejle  là  ie  n'ay  rien  à  dire 
dauantage  finon  qu'elle  eft  beaucoup, 
moindre,  àproportio  de  ce  que  ce  fens 
contribue  incomparablementmoins  à 
Tacquifition  des  belles  connoifTances, 
que  ne  font  les  deux  precedens  :  ou 
bien  elle  fe  rapporte  à  la  volupté  da 
gouft  5  comme  quand  on  flaire  auec 
contentement  l'odeur  des  viandeslors 
eu' on  a  faim  ,  ou  qu'on  prend  plaifîr  à 
l 'odeur  du  viUjà  caufc  du  plaifu'  qu'on 
a  au  gouft  de  la  liqueur  mefme.  Or 
comme  c'efl:  à  cette  volii^té  du  gouft 
que  celle  la  a  fon  rapport ,  auffi  cftce 
de  là  qu'elle  prend  ou  fon  blafme  ou 
fa  louange.  Car  puis  quec'eftla  na- 
ture qui  amis  les  qualités  fauoureufes 
^ns  les  viâdes  &  dans  le  breuuage,^: 
que  c'eft  elle  encore  quia  mis  dans  le 
gouft lafaculté  de  les  connoiftre,6ç 


ChrestïenneT  I.  Part^     583 
de  s'en  offenfer  ou  delefter ,  la  déle- 
ctation qui  en  naift  doit  eftreeftimée 
légitime  entant  qu  elle  eft  naturelle. 
Seulement  faut-il  qu'elle  foitgouucr- 
née  par  la  Raifon  ,  pour  ne  tomber 
ny  dans  le  défaut  ny  dans  l'excès ,  de 
pour  obferuer  toutes  les  circonftan- 
ces  neceflaires  en  fon  légitime  vfage. 
Si  donc  la  volupté  qui  naift  de  la  per- 
ception des  qualités  alimenteufes  des 
chofes,  peut  eftrehonnefte&  légiti- 
me 5  celle  qui  naift  des  odeurs  qui 
marquent  les  qualités  des  alimens,  &: 
qui  en  réueillent  l'idée  dans  l'imagi- 
nation ,  èc  en  excitent  le  dcfir  dans 
Fappetit ,  peut  eftre  honnefte  pareil- 
lement ,  pourueu  qu  elle  fe  tienne 
dans  la  médiocrité  qui  rend  les  fon- 
ctions du  gouft  exemptes  de  blafme. 
Or  parce  que  dans  l'intégrité  de  la 
Nature  on  n'euft  point  vfe  d'autres 
viandes  que  des  fruits  des  arbres ,  Tv- 
fage  de  la  chair  des  animaux  n'eftanx 
nyneceffaireny  expédient,  &:  qu'on 
n'euft point vfé  d'autre  breuuage  que 
de  l'eau ,  les  infirmités  de  la  vie  ne 
requérant  point  qu'on  inucntaft  â^s 

Qa4 


5^4  ÏA      MoB^ALE 

moyens  de  refaire  &:  de  réjouir  les  eft 
prits  auec  le  vin  lors  qu'ils  font  épui-i 
lés  ou  alangouris  ,  cette  forte  de  vo-- 
luptéfefufî:  rencontrée  en  beaucoup 
moins  d'Gbieî;s  qu'elle  ne  fait  mainte- 
nant ,  ^  mefmes  dans  les  obiets  où  elr 
îe  fe  fuft  rencontrée  ,  çlle  euft  elle 
beaucoup  plus  fimple  ôc  pkis  naturel? 
Je  qu'elle  n'eft.  Car  il  n'y  a  perfonnç 
qui  vouluft  nier  que  la  volupté  qui 
iiaift  de  fentir  vn  melon  bien  excellêt-, 
parce  qu'on  efpcre  le  raanger ,  a  ic  nç 
fçay  quoy  d^  moins  foiet  à  eftre  hhCr 
mé  d'mtemperance  ,  que  celle  qui 
vient  de  l'odeur  d'vne  bifque  oud'vn 
pafté,  où  il  y  a  tant  de  fucs.de  chofe^ 
fort  charnelles  ôc  fort  matérielles 
ixieflésenfemble.  Parce  que  fi  vous 
vfés  des  apprefts  que  la  Nature  vous  a 
faits  y  &  où  vous  n'aués  rien  contribué 
de  voftre  part ,  pourueu  que  voi^is  le 
fafïîés  auec  la  modération  conuena- 
ble  3  vous  fuiués  fon  ordre  &:  fon  infli- 
tution  3  qui  eft  celle  du  Créateur.  Au 
lieu  que  fi  vous  prenés  vous  mefmes 
le  foin  d'appareiller  vos  propres  yor 
luptçsauec  tant  de  peiae  ^  ou  fi  vous 


Chrestienne^  I.  Part^  ySj' 
vQiis  ferués  des  foins  immodérés  &: 
fiiperflus  que  les  autres  y  ont  pris  ^ 
vous  témoignés  en  cela  que  vpus  de-, 
ferés  beaucoup  à  vos  appétits ,  ou  au 
moins  vous  confèntes  au  vice  de  ceux 
qui  y  défèrent  plus  qu'il  ne  faut ,  Se 
qui  pour  les  cotenter  ont  trouué  tanç 
d'inuentions  qui  font-  de  l'art  des 
friands ,  &c  non  de  roccupation  des 
fages.  Tellement  qu'en  l'intégrité 
'  de  la  Nature  la  volupté  de  l'homme 
deuoit  eftre  beaucoup  plus  fimple  06 
plus  naturelle,  &:  par  confequent  plus 
digne  de  la,  nobleffe  de  fon  eftre  Se  de 
l'excellence  de  fon  eft^t,  Mais  outre 
l'auantage  que  fa  vertu cuft  eu  en  ceç 
égard  à  caufc  de  la  condition  de  fon 
obier  ,  la  conftitution  du  fujet  f  euft 
encore  rendue  de  beaucoup  plus  re^ 
çommandable.  Parce  que  Ces  appe- 
tirs  eftant  parfaitement  fournis  à  la 
Raifon,  i'vfage  rnefme  de  cette  in- 
nocente volupté  euft  efté  fobre  &C 
tempéré  à  merueilles.  Car  dans  le 
defordre  où  noftre  nature  eft  à  cette 
heure ,  Thomme  fe  porte  toujours  aux 
çx^reniités.    Les  vns^  qui  font  mci^ 


58^  lA  Morale 

ueilleufement  rares  ,  fe  priuent  eux 
mefmes  de  l'vfage  légitime  de  ces  vo- 
luptés 5  foit  parce  que  quelque  ftupi- 
dité  naturelle  les  empefche  de  les 
pouuoir  fâuourer  5  foit  parce  que  fe 
îaiffant  trop  tranfporter  à  la  contem- 
plation, la  violente  application  qu'ils 
font  de  leurs  cfprits  aux  chofes  auf- 
quelles  ils  s'attachent ,  leur  fait  aban^ 
donner  le  foin  de  leur  corps  ;  foit  en- 
fin que  de  peur  de  fe  laifl'er  aller  aux 
voluptés  deshonneftes ,  ou  pour  ac- 
couftumer  leurs  appétits ,  autrement 
indociles  &  refradaires  ,  à  fe  laiffer 
gouuerner  ,  ils  iugent  à  propos  de  re- 
noncer à  celles  mefmes  dont  ils  pour- 
loyent  vfcr  légitimement.    Comme 
on  dit  qu'Epaminondas,  au  milieu  des 
feftins  les  plus  abondans  &c  les  plua 
délicieux  ,  fç  faifoit  donner  à  boire 
du  vin  gafté  ,  pour   fe  ramenteuoir 
comment  on  viuoit  en  fa  famille  ,  6c 
pour  ne  lailTer  point  relafc  lier  cette 
vigueur  de  la    partie  fuperieure  de 
fon  ame  qu'il  auoit  fi  éleuée  &:  fi  ten- 
due à  la  vertu.      Les  autres  ,  qui  font 
çn   incomparablemene  plus    §i'aad| 


Chrestiennè   I.  PartJ     587 
nombreuse  qu'on  appelle  voluptueux, 
fe  donnent  tellement  aux  contente- 
înens  des  fens ,  qu'à  peinefe  fouuicn- 
nentlls  qu'ils  font  hommçs,  &:  defire^ 
royent  volontiers ,  comme  ce  Philo- 
xenus  dont  il  eft  parlé  dans  Ariftote^ 
auoir  le  cou  long  comme  vne  gruë^ 
-pour  fentir  le  gouft  5ç  l'attouchement 
des  bons rnorceaux  plus  longtemps. 
Mais  dans  Tintegrité  de  la  Nature  y 
où  toutes  chofes  euffent  parfaitement 
bien  tenu  la  place  &  le  degré  qu'elle 
leur  auoit  afiigné,  ny  la  Raifon  n'euft 
pas  priué  les  fens  du  corps  de  leurs 
plaifîrs  légitimes,  ny  les  fens  du  corps 
n'euflent  point  corrompu  ny  débilité 
les  opérations  de  la  Raifon  ,  ô^l'hom- 
meconnoifrànt  parfaitement  bien  de 
çombiâplus  belles  plus  noble  eftoit 
cette  faculté  de  Tame ,  que  toutes  les 
puiflances  de  fon  corps ,  il  les  euft 
employées  à  leurs  opérations ,  &:  leur 
euft  difpenfé  leurs  contentenicns  à 
proportion  de  leur  excellence  natu- 
relle.   Et  cela  fuffit  pour  ce  que  i  a- 
uois  à  dire  non  feulement  du  flair  ,^ 
imis  auflî  du  gouft ,  en  cette  occur;* 


588  LA    Morale 

rence,  finon  qu'à  l'égard  du'  dernier 
i'adioufteray  encore  cecy  aux  confi- 
derations  précédentes.  C'eft  gue  le 
boire  &:  le  mano;er  n'ont  eftc  ordon-- 
nés  que  pour  entretenir  la  vie  par  la 
reparatio  delafubftancedenos  corps 
qui  fe  confume  iournellement.  Et 
ces  qualités  fauoureufes  qui  ont 
efté  mifes  dans  les  alimens  ,  n'y  ont 
efté  mifes  finon  pour  leur  feruir  d'af- 
faifonnement ,  ôc  à  nous  d'attrait  à 
cette  action ,  entant  qu  elle  nous  eft 
neceflau-e.  Parce  qu'encore  qu  elle 
foit  telle  abfolument ,  &:que  nous  en 
dénions  ainfi  iuger,  fi  efl:-ce  que  pofiTi- 
ble  nous  n'y  ferions  pas  aifés  puiflam- 
ment  attirés  par  le  ingénient  de  la  rai- 
fon  ,  fi  la  nature  n'auoit  adioiifté 
quelque  petite  faufl'e  auxalin^enSjqui 
les  nous  rende  plus  agréables.  Etû 
Dieu  y  a  qu  quelque  égard  vn  peu  au 
delà  de  la  neceffité,  pour  nous  per- 
mettre l'vfagedc  quelque  volupté  de 
cette  nature  ,  afin  de  rendre  noftre 
vie  plus  douce ,  tant  y  a  que  la  confi- 
deration  qu'il  y  a  faite  de  la  necefiTitQ 
de  nous  nourrir  commodément  ^  y  a 


CHRESfitNî^Er  1.  Part.'  {î0 
tfté  incomparablement  la  plus  impor- 
ratue.  Et  de  là  il  eft  aifé  de  iiiger 
iiifqiies^à  quel  point  vn  homme  par- 
faitement fage  3  &en  qui  la  nature  ne 
fcroit  point  corrompue  ^  vferoit  de 
cette  forte  de  contentement.  C'eft 
qu  il  prendroit  plaifir  à  boire  &C  à 
manger  autant  que  la  neceffité  de  iVn 
&:  de  l'autre  dureroit,  ôc  que  fi  après 
âuoir  fourni  àla  neceflîté  de  la  natu- 
re 3  ilfe  permectoit  d'aller  vn  peu  plus 
àuant  en  confideration  de  la  volupté, 
Ceferoit  auec  vne  retenue  Se  wie  re- 
ferue  meriteiîleufe.  Tellement  que 
la  neceffité  du  boire  &  du  manger 
pour  la  conferuaition  delà  vie  n'allant 
pas  bien  loin  ,  parce  que  la  Nature  en 
l'intégrité  fe  fulè  contentée  de  fort 
peu  5  &:  ce  qu'vne  légitime  volupté  y 
pouuoit  adjoufterde  plus  eftant  enco- 
re beaucoup  moins  ^  l'vfage  de  ce 
plaifir  euft  elle  dans  vn  tempérament 
tres-exad  ôc  dans  vne  frugalité  fia- 
guliere. 

Refte  donc  maintenant  la  volupté 
de  ce  qui  proprement  s'appelle  tou^ 
chcr/«k  cjui  de  toutes  eft  fans  doute 


J^à  1  A     M  O  R  À  I  è' 

la  plus  fenfuelle  &:  la  plus  animale; 
Or  eft  ce  fentiment  là  efpandu  ^  com- 
me i'ay  dit ,  vniuerfellement  par  tout 
le  corps,  &  neantmoins  atcacnéH'vnc 
certaine  façon  à  quelques  vnes  de  fes 
parties.  De  forte  que  la  volupté  qu'il 
produit  peut  eftre  confiderée  ou  bien 
eu  égard  à  cette  commune  diftribu- 
tion  de  ce  tens  dans  tous  les  membres 
également ,  ou  bien  à  Tégard  de  cet 
âttachemêt  particulier  quil  aàquel- 
cun  d'entreux.  Pour  le  premier  ,  le 
chan^ment  qui  eft  arriué  à  la  nature 
humaine  par  le  péché,  a  fait  que  les 
hommes  ont  inuenté  diuerfes  façons 
de  fe  procurer  de  la  volupté  par  tout 
le  corps ,  qui  n'euflfent  du  tout  point 
eu  de  lieu  fi  le  monde  fuft  demeuré 
dans  Teftat  de  fon  origine.  Si  elles 
font  neceffaires,  ou  légitimes  Se  hon- 
iieftcs,  ôc  quelle  retenue  il  y  faut  gar- 
der ,  c'eft  chofe  dont  ie  ne  diray  rien 
maintenant ,  &c  qui  regarde  les  autres 
parties  de  cetduurage.  le  diray  feu- 
lement que  l'homme  ayant  à  viure 
dans  la  parfaite  température  d'vn  aif" 
extrêmement  pur  &  falubre ,  ny  Is^ 


ChRESTIENNE.  I.    pARTr       f^l 

ïîgueur  du  froid  ne  i'cuft  point  obligé 
à  rechercher  la  volupté  que  Ton  pred 
à  cette  heure  en  fe  chauffant ,  ny  l'ex- 
cès de  la  chaleur  ,  celle  qu  on  tire  des 
diuers  rafraichilïemens  que  l'on  a  in- 
uentés ,  ny  moins  encore  le  luxe  ô^  la 
vanité,  ou  la  maladie  ôc  Tintemperie 
des  humeurs  du  corps,  celle  quinaift 
desfridions&:desoigncmens,  ck:  des 
autres  chofes  femblables.  De  forte 
que  s'il  auoit  à  iouïr  de  quelcune  des 
voluptés  qui  touchent  également 
tout  le  corps  ^  ce  deuoit  eftre  celle 
que  Ton  prend  en  fe  baignant  ,  noii 
tant  peut  eftre  pour  fe  rafiaichir  que 
pour  fe  lauericar  il  n'y  a  point  de  dou- 
ce que  Tattouchemêt  de  l'eau  en  telles 
occafîons  donfie  quelque  agréable 
fentiment  aux  membres.  Mais  ny 
cette  volupté  n'eft  pas  de  la  condition 
de  celles  aufquelles  on  fe  laifle  volon- 
tiers aller  auec  excès  ,  iiy  l'excès  au- 
quel on  s'y  peut  laiifer  aller  n'eft  pas 
de  la  condition  de  ceux  qui  nuifent 
beaucoup- à  la  tempérance.  Si  donc 
en  l'eftat  de  l'intégrité  la  tempérance 
de  rhomme  euft  efté  à  l'épreuue  des 


59I  La    m  oit  aie" 

autres  contentemens  qui  chatouïlîeiiië 
beaucoup  plus  les  fcns  ,  &:  qui  fohc 
beaucoup  plus  capables  d'exciter  de 
Violentes  émotions  dans  iiosappetits^ 
'  il  efl:  hors  de  toute  conteftatioii  qu  en 
celle  là  il  n'en  euft  pas  tranfgrefl'é  les 
reigles.  Quant  à  l'attachement  que 
le  toucher  à  particulièrement  a  quel- 
ques Vns  des  membres  du  corps ,  ie  ne 
fçay  fi  ie  dois  icy  faire  mention  des 
mains,  par  lefquelles  nous  en  exer- 
çons ordinairement  les  fondions. 
Car  la  nature  nous  ayant  entr'autres 
fins  donné  les  mains  pour  prendre  les 
chofes  qui  nous  font  vtiles  &:necef- 
faires  ,  pour  repoulTer  celles  qui  nous 
peuuent  eftre  preiudiciables ,  &:  pour 
eftre  le  prmcipal  inftrument  de  la 
conferuation  de  nos  corps ,  il  a  fal-^ 
lu  que  ce  fentiment  y  ait  efté  particu- 
lièrement exquis  ,  parce  que  la  con- 
noilTanée  des  chofes  qui  nous  font 
bonnes  ou  mauuaifes  ,  dépend  en 
grade  partie  des  qualités  corporelles 
qui  fe  rapportent  à  l'attouchement^ 
Mais  cela  ne  regarde  pas  proprement 
la  volupté,  dontia  Nature  n'a  point 

donné 


Chrestiénnb.   i.  Part?     jpj 
(donné  de  particulier  fentiment  aux 
mains,  au  moins  certes  qui  leur  foie 
|)ropre    6^  flon    relatif    à  quelque 
autre  chofe.    Car  fî  elles  prennenc 
f)laifir  aux  qualités  que  l'on  appelle 
taéliles ,  entant  qu'elles  peuuent  fer- 
uir  à  acquérir  la    connoiffance  des 
fcicnces  ,  &:  à  pcrfcdionner  par  ce 
moyen  rintelieû  ,  il  en  faut  dire  Ja 
mefme  chofe  que  noiis  auons  cy  def-» 
fus  dite  des  oreilles  ôc  de$  yeux  ,  à 
proportion  de  ce    qu'elles  peuuenc 
contribuer  à  l'acquifition  de  ces  con- 
iioifTances.     Et  fi  elles  en  reçoiuent 
quelque  chatouillement  entant  qu'eî- 
les  touchent  quelques  obiets  qiiiex^ 
citent  la  puiffance  generatiiie  ;  corn- 
pie  nous  auons  defîa  pofé  que  la  vo- 
lupté relatiue  du  flair  fc  reigle  p^c 
celle  du  gouft ,  &:  tire  d'elle  la  loiian- 
ge  de  fa  modération  &:  le  blafine  de 
fon  excès  5  nous  deuons  faire  pareil 
iugement  des  mains  en  cette  occur- 
rence. Car  félon  que  l'homme  vfera 
de  la  volupté  qui  a  fon  fîege  dans  les 
parties  deftinéesà  la  génération ,  fer- 
Ion  cela  mefme  celle  qu'il  receiuâ 


f^4  lA   Morale^ 

pat  l'attouchement  des  mains  dçura^ 
t-elle  eftre  eftimée  ou  légitime  ou 
deshonnefte.  Or  quant  à  cette  partie 
là  il  cft  certain  que  la  Nature  y  a 
mis  le  iîege  d'vne  volupté  non  parti- 
culière feulement  ,  mais  de  laquelle 
il  faut  faire  vne  finp;uliere  coi«fîde- 
ration  dans  la  Morale.  Car  comme 
elle  eft  ie  ne  fçay  comment  plus  ani- 
male que  les  autres ,  elle  a  plus  be- 
foin  d'eftre  conduite  par  le  gouuer- 
nement  de  la  Raifon  ;  &  comme  on 
Teftime  d'ordinaire  plus  fenfible  ,  &: 
plus  capable  d'ébranler  la  bonne  af- 
îîettede  la  vertu  ,  c'eft  àlabien  o:ou- 
iierner  que  les  Pliilofophes  ont  ac- 
couftumé  d'affigner  la  principale  par- 
tie de  la  têperance.Mais  il  eft  certain 
aufli  que  cette  faculté  de  la  généra- 
tion n*euft  point  efté  donnée  à  Tliom- 
me  s'il  euft  efté  créé  tout  feul;  car 
Dieu  3c  la  Nature  ne  donnent  point 
aux  créatures  des puiffances  qui  foyec 
fruftratoires.  Puis  donc  que  celle  cy 
cncloft  neceifairement  Tinclination 
&:ladeftination  à  la  focieté  ,  les  rei- 
,gles  qui   dûlucnt  tenir  k  volupté 


Chuestiênne.  I.  PartT     jc?y 
qu'elle  produit  dans   les    termes  de! 
riionneïleté  ^  doiuent  auoir  pour  la 
plufpart  quelque  relation  aux  perfon- 
nés  dont  cette  focieté  eft  compofée» 
Et  la  principale  en  eft  au  chois  de 
l'ôbiet ,  pour  le  chercher  dans  lamef- 
-me  efpece  de  créatures,  dahs  vn  fexé 
différent  du  fien  ,  hors  des  proches 
degrés  de  la  confanguinité  ,  hors  des 
proches  degrés  de  l'affinité  encore  ^ 
libre  du  lien  de  mariage  aucc  autruy^ 
après  Tauoir  contracté  par  vne  pro- 
mefle  folennelle  ,  aucc  la  refolutiorl 
de  le  rendre  inuiolable  &  facrc  ,  5è 
telles  autres   obferuations  que  i'ay 
touchées  cy  deflus,  &:  quei'ay  expli^ 
quéesplus  au  long  dans  vn  autre  ou-*^ 
urage.     Neantmoins  il  ne  laifle  pas 
d'y  auoir  quelque  chofe  à  obferuer 
/dans  l'vfage  (|^  cette  volupté  5  qui  fo 
rapporte  particuUerement  à  celuy  qui 
€n  vfe  y  Â:  qui  euft  efté  gardée  pat 
rhomme    s'il  euftperfifté  enintegri^ 
té.    C'eft  que  comme  la  fliculté  â. 
cfté  donnée  par  la    Nature  pour  la 
procréation  des  enfans ,  elle  n'a  deU 
Sn  cet  ellat  là  fe  déployer  en  (es  ope,«^ 

Pp   4. 


/ 

y^ff  LA     MoRAtE 

rations  finon  feulement  pour  cet  vfa^ 
ge.  Car  quant  au  remède  à  Tin  con- 
tinence 5  cette  raifon  de  l'inflitutioa 
du  mariage  n'euft  point  eu  de  lieu 
dans  cet  eftat  d'in corruption.  Or 
i'ay  défia  remarqué  ailleurs  que  cette 
neceffitc  d'engendrer  fe  fuft  prefen- 
tée  peu  fouuent ,  fi  le  mariage  fuft  de- 
meuré d'vn à vnc feulement,  comme 
il-^ftoit  au  commencement  ,  félon 
rinftitution  de  la  Nature.  Car  la 
terre  n'eft  pas  toujours  en  eftat  de  re- 
ceuoir  la  femence  frudueufement,  èc 
la  Nature  luy  a  déterminé  certain 
temps  pour  la  conceuoir ,  pour  l'c- 
chaufFer  dans  fon  fein  ,  pour  en  faire 
éclorre  le  germe  ^  Se  pour  en  amener 
le  fruit  à  maturité  ;  de  forte  que  ce  fe- 
roit  inutilement  &  à  contretemps 
qu*on  fe  mettroit  à  la  labourer  ,  5c  à 
î'enfemencer  de  nouucau  ,  à  l'heure 
qu'elle  trauaille  à  façonner  ce  qu'ello^ 
adefiadans  fes entrailles. 

ï^ors  que  les  Philofophes  traittent 
de  la  volupté ,  ils  ont  accouftumé  de 
donner  diuers  enfeignemens  ■  aux 
hommes  touchant  la  façon  dont  il  eft 


Chrestienne^  I.  Part?    "^97 
conuenable  d'en  vfer ,  &  n'y  en  a  pas 
vn    d'entre  les   Peripateticiens  qui 
n'approuue  extrêmement  cette  pen- 
fée  d'Ariftote  ,  qu'à  caufe  de  rincli-. 
nation  que  nous  auons  tous  naturelle- 
ment à  nous  y  porter  auec  excès  ,  il 
vaut  mieux  en  prendre  moins  qu'il  ne 
faut  5  ce  qui  eft  l'autre  extrémité  op- 
pofée.  En  effeâ:  nos  inclinations  font 
à  peu  prés  comme  les  plantes ,  que  Toa 
rameine  mieux  au  milieu,  quand  elles 
fe  courbent  d'vn  cofté^fionles  ploy© 
de  l'autre.    Encore  femble-t-il  qu'A-* 
riltote  vueille  en  quelque  forte  qu'oa 
y  renonce  tout  à  fait ,  lors  qu'il  die 
qu'il  faut  imiter  le  confeil  que  les 
vieillards  d'entre  les    Troyens  don- 
noyent  touchant  la  belle   Hélène. 
Car  ils  ne  nioyent  pas  qu'elle  n'euft 
beaucoup  d'aggréement  ,   ^  excu- 
foyent  en  quelque  façon  ceux  qui  fe 
laifToyent  furprendre  à  l'éclat  de  fa 
beauté  :  mais    neantmoins  ils    con- 
cluoyent  qu'il  la  falloit  renuoyer ,  de 
peur  qu'elle  ne  fuft  caufe  de  quelque 
calamité  à  Troye.    Mais  pour  moy  ie 
n  ay  pomt  affaire  de  donner  icy   dq 

pp  3 


<^5>S  ï  A     M  O  R  A  LE 

tels  acluertifTemens  ,  parce  que  ic 
confidere  la  Nature  en  vn  eftat  au- 
quel les  puiffances  de  l'ame  eftoyenc 
tellement  conftituées  qu'elles  na^ 
tloyent  point  d'inclination  à  la  vo- 
lupté finon  feulement  ce  qu'il  en  fal.- 
ïoit.  De  forte  qu'il  euft  efté  iniufte 
non  pas  feulement  de  priuer  tout  à 
fait  l'homme  de  la  iouiffance  des 
plaifirs  dont  nous  auons  cy  delfus 
Ipionftré  qu'il  pouuoit  vfer  legitime- 
tneUt  ;  mais  encore  de  prefuppofer 
qu'il  euft  efté  befoin  de  le  ramener  à 
la  médiocrité,  en  le  ployât  pour  quel- 
que temps  à  l'vne  des  extrémités 
contraires.  Car  cet  expédient  peut 
çftre  bon  lors  que  la  Nature  a  défia 
pris  vne  pente  versTyii  des  coftés  vif 
cieux,  mais  non  pas  lors  qu'elle  cft 
encojL'e  toute  droite  &:  toute  entière. 
Et  c'eftaufli  la  raifon  pourquoy  ie  ne 
parleray  ppint  icy  delà  Continence  , 
ny  de  rincontinence  ,  dont  les  mef- 
tncs  Philofophes  ont  accouftumé  de 
traitter  à  l'oceafioji  du  difcours  de  la 
Volupté.  Parce  que  l'incontinence.^ 
çpmme  Ariftote  la  décrit ,  eft  de  i% 


Chrestienne»  I.  Part"  j^^ 
nature  des  vices  ,  qui  euflent  cfté  in- 
connus enrinte^rité  ;  ôch  Continen- 
ce 5  telle^ue  le  mefme  Philofophe  la 
reprefente  ,  eft  bien  à  la  vérité  en 
quelque  forte  delà  nature  des  vertus^ 
mais  c  eft  vne  vertu  imparfaite  ,  &: 
qui  n'eftoit  pas  digne  d'entrer  dans  le 
concert  de  cefles  qui  euJfTent  compo- 
fé  l'harmonie  de  la  vie  de  Tliomme  s'il 
n'euft  point  dégénéré.  Comme  le« 
Philofophes  décriuêtle  Tempérant , 
il  a  tellement  fes  Appétits  affujettis  à 
la  Raifon ,  qu'elle  n'a  aucune  peine  à 
Icsgouuerner,  parce  qu'ils  ne  s  exci- 
tent que  lors  qu'il  faut ,  &  comme  il 
faut,  &: qu'ils  ne  fe  rebellent  iamais 
contre  l'autorité  de  fa  conduite.  Ce 
qui  eft  proprement  la  portraiture  de 
l'eftat  auquel  nous  nous  reprefentan^ 
l'intégrité  de  l'homme  en  fon  origi^ 
ne  ,  auant  qu'il  fe  fuft  laifTé  corrom- 
pre par  la  tentation  du  Malin.  Mais 
comme  ils  definilfent  le  Continent  ^ 
quoy  qu'enfin  il  vienne  à  bout  da 
rexcefluie  &:  turbulente  émotion  de 
fes  Appétits  ,  ce  n'eft  pourtant  pas 
fans  combattre  ,  ôc  s'ils  ne  luy  fonç 

PP  4 


'€o6  LA      M  oit  AIE 

fauter  le  gouuernail  hors  de  la  main  ^ 
au  moins  la  tempefte  qu'ils  excitent 
en  fon  ame  luy  donne-t-elle  de  Texer- 
çice  5  &:  le  fait  quelquesfois  fuer  pour 
conduire  la  barque  au  port.   Or  eft-il 
vray  qu'il  y  a  de  k  louange  pour  le 
Continent  à  ne  céder  pas  à  la  violen- 
ce de  ces  vagues  , .  ô£  à  garentir  fon. 
vaifleau  de  la  rencontre  des  écueils 
où  porte  la  Conuoitife^^:  des  gouffres 
<Jes  voluptés  deshonneftes  où  on  efl: 
quelquesfois  précipité  par  fes  tourbil- 
lons.   Mais  quoy  qu'il  en  foit ,  lapar- 
faite  vertu  requiert  que  celuy  qui  la 
pojffede  tienne  yn  cours  de  vie  fi  tran- 
quille Se  fi  vniforme ,  que  fans  agita^ 
tion  déreiglée  ,  &c  fans  contrafte  de 
la  part  des  puiifances  inférieures  de 
l'ame ,  il  tende  toujours  comme  à  voi- 
les déployées  vers  la  vraye  félicité  pat 
la  route  de  la  vertu.    Enfin,  pour  cet- 
te mefme  raifon  ie  ne  parleray  point, 
icy  de  la  Douleur ,  qui  efl:  le  contrai- 
re de  la  volupté  5  comme  les  Philofo- 
phes  ontaccoufl:umé  de  faire  ,  ny  de 
la  Confl:ance  ou  de  la  Molleffe ,  ou 
des  autres  habitudes   foit  vicieufe^^ 


Chrestîenne.'  I.  Part,  ^oî 
foit  louables ,  qui  fc  deployent  à  la 
fupporter.  Parce  que  là  où  il  n'y  euft 
point  eu  de  douleur  ,  il  n'y  euft  point 
^u  de  lieu  non  plus  ny  aux  vertus  ny 
aux  vices  qui  ont  la  douleur  pour  fu- 
jet  de  leurs  opérations ,  &:  que  c'eftla 
corruption  delà  Nature  qui  a,  appor- 
ta la  connoifTance  de  ce  mal.  Telle- 
ment que  ie  ferois  maintenant  parue- 
nu  au  but  que  ie  me  fuis  propofé  dans 
cette  première  partie  de  la  Morale ,  fi 
ien'auois  à  adjouftet  quelque  peu  de 
chofe  aux  confiderations  que  i  ay  fai- 
tes cy  deflus  fur  la  liberté  des  aâions 
4e  riiomme,  &:  fur  la  nature  de  fa  féli- 
cité. Mais  comme  on  a  accouftumé 
d'ouurir  le  traitté  de  la  Morale  par 
là  ,  c'eft  aullî  par  là  qu'on  a  accouftu- 
jné  de  ^e  clorrè. 

ÈÈà 


^ 


^oi  La  _Mor  a  lÛ 

ûàÈààààà'ààààààààà 

DE    LA    LIBERTE     DE 

l homme  3  en  timegrittde 
U  NatHre, 

LEs  chofes  que  i'ay  cy  deuant  ex- 
pliquées touchant  les  facultés  de 
rhomme  &la  naaire  de  leurs  opéra- 
tions 5  peuuent  beaucoup  contribuer 
àconnoiflre  quelle  eftoit  la  liberté  de 
les  adions  en  fon  intégrité  :  mais 
il  eft  neceflaire  que  i'en  die  encore 
quelque  chofeplus  particulièrement, 
pour  en  donner  au  ledeur  vne  con- 
noifTance  plus  entière.  Et  pour  le 
faire  diftinCtement ,  il  me  faut  confi- 
derer  les  aûions  de  l'homme  en  trois 
façons  j  c'eft  à  fçauoir  entant  qu'elles 
font  externes  ,  d)C  qu'elles  font  libres 
ou  non  libres  à  Tégarddes  empefche- 
mens  de  dehors.  Puis  après ,  entant 
qu'elles  procèdent  immédiatement 
d'vn  principe  intérieur  ,  qui  eft  le 
conimandçment  de  la  volonté  fur  les 


Chrestienne.  I.  Part,  ^q^ 
jriouuemGns  des  membres  du  corps. 
Et  enfin  ,  entant  qu  elles  procèdent 
de  l'entendement ,  qui  détermine  h 
volonté  à  donner  par  fon  commande- 
ment cette  impulûon  aux  membres* 
Or  quant  à  cette  première  faconde 
les  confiderer,  fi  ks  adions  deshom^ 
mes  doiuêt  çftre  appcllées  libres  à  l'é- 
gard des  chofes  externes ,  quand  il  n 'y 
a  en  aucune  qui  nous  oblige  ou  qui 
nousempefche  d'agir  ;  pouvueuque 
nous  diftinguions  bien  la  nature  des 
empefchemens ,  ilnefi^rapas  malaifé 
de  iuger  de  la  liberté  des  adions  du 
premier  homme.  Il  y  a  donc  vne 
forte  d'obligation ,  &6  de  mefmes  vnç 
forte  d'empefchement  aux  aftions 
que  les  hommes  fe  propofent ,  qui  en 
concerne  le  droit  :  &:  y  en  a  vne  autre 
forte  qui  en  concerne  le  fait ,  &c  qui 
fait  qu'elles  font  ou  ncceflTaires  &c  ine-^ 
uitables ,  ou  au  contraire  impoffiblcs, 
ou  enfin  ,  poiîîbles  feulement  &  dVne 
condition  moyenne  entre  ces  deux 
extrémités.  Quant  à  ce  qui  en  regar- 
de le  droit  ,  les  adions  de  l'homme 
en  fon  ixitcgrité   concernoyent  de 


éo4  l'A    Morale 

deux  fortes  d'obiets,  dont  les  vns  font 
de  leur  nature  bons  ou  mauuais ,  Se 
les  autres  font ,  comme  on  parle  ,  in- 
differens ,  &c  tout  à  fait  indéterminés 
foit  au  blafme  foit  à  la  louange.  Et 
îa  nature  mefme  des  cliofes  ayant  dé- 
terminé dans  les  premiers  ce  qui  eft 
bon  $C  ce  qui  eft  mauuais  ,  elle  auoit 
auffi  prefcrit  à  l'homme  fes  actions  en 
cet  égard,  de  forte  qu'il  eftoit  obligé 
à  faire  ce  qui  eft  naturellement  bon, 
3c  à  euiter  ce  qui  eft  naturellement 
mauuais,  d'vne  obligation  auffi  inuio- 
ïable  que  fi  Dieu  y  eftoit  interuenu 
par  quelque  oracle  qui  en  donnaft  le 
commandement.  Auffi  certes  la  Loy 
de  Nature  n'eft  rien  autre  cliofe  finon 
la  déclaration  que  Dieu  a  faite  de  la 
pieté  &  de  Timpieté ,  du  vice  Se  de  la 
vertu ,  non  par  Toracle  de  fa  viue  voix, 
ou  par  Tenuoy  de  quelque  Prophète , 
mais  par  les  Carafteres  qu'il  a  impri- 
afnés  dans  les  obiets  de  nos  afbions ,  &c 
par  les  motifs  que  nous  y  voyons  d'a- 
gir ou  de  n'agir  pas ,  &:  que  la  droite 
faifon  y  pourroit  clairement  apperce- 
uoir/fî  elle  s'y  appUquoit  d'vnefa^ 


Chrestienne.  1.  PARr.  €oj 
çon  conuenable.  Et  nous  auons  veu 
cy  deflus  quels  font  ces  caraûeres  des 
chofes,  &:  quelle  la  nature  de  ces  mo- 
tifs ,  en  ce  qui  eft  de  la  pieté  enuers 
Dieu  5  de  la  charité  enuers  nos  pro- 
chains,&  delà  tempérance  èc  famteté 
que  nous  nous  deuons  à  nous  mefmes. 
Il  n'eftoit  donc  pas  libre  à  lliomniô 
de  ne  faire  pas  ce  que  la  Nature  luy 
comrtîandoit,  ny  de  faite  ce  qui  luy 
eiloit  interdit  par  elle  :  mais  il  eftoic 
obligé  de  fuiure  fes  enfcignemens  , 
comme  ils  luy  eftoyet  prefentés  dans 
les  chofes  mefmes.  Pour  ce  qui  efl: 
des  féconds  il  y  en  auoit  de  deux  ifôr- 
tes.  Car  Dieu  auoit  laiiTè  toutes  les 
chofes  qui  né  foncny  bonnes  ny  mau- 
uaifcs  d'elles  mefmes  ,  dans  leur  in- 
différence naturelie^  excepté  vne  feu- 
lement ;  à  fçauoit Tarbre  de fcience  do 
bien  3c  de  mal  :  mais  quant  à  celle  là 
il  en  auoit  déterminé  la  nature  pat 
fon  commandement  ,  en  défendant 
êxpreflement  d'en  vfer ,  au  lieu  cju'il 
auoit  permis  Tvfage  des  autres.  Les 
avions  del'hom.me  donqueseftoyenc 
âbfoiument  Ubrei  a  l'égard  des  cho- 


60ë  LA     WoR  AL  Ê 

fcs  indifférentes  dont'Dieu  n'auoiû 
f)oint  ordonné  ,  foitpoilrles  faire  ou 
pour  ne  les  faire  pasiau  lieu  que  quant 
à  celle  là  elles  ne  l'eftoyent  du  touc 
point  5  riiomme  eftant  abfolument 
obligé  à  robeïfTance.  Quant  zux 
obligations  &  aux  empefchemensi 
d'agir  qui  regardent  le  fait  mefme 
des  actions  ,  &:  qui  les  rendent  on 
poiTibles  5  ou  impoflîbles ,  ou  riecef-' 
faires  &C  ineuitables  ,  les  adions  de 
riiomme  en  fon  intégrité  eftoyenc 
entièrement  libres  de  Ce  côfté  là* 
Cariln  yauoit  point  de  principe  ex- 
terne qui  le  contraignift  par  violen- 
ce à  agir  malgré  qu'il  en  euft,  &:  n*/ 
auoit  non  plus  ,  ny  mcfmes  ne  pou- 
uoitauoir  chofe  aucune  qui  l'empef- 
choit  d'agir  où  ^  quand  il  vouloit, 
dautant  qu'il  ne  vouloit  finon  les 
chofes  raifonnables.  Les  beftes  cuf- 
fent  obeï  à  fes  volontés  5  les  autres: 
créatures  de  la  terre  eftoyent  en  fa 
difpofîtion  ;  &c  pour  ce  qui  eft  des 
caufes  fuperieures  de  la  Nature  y 
comme  font  les  cieux  &:  les  elemens , 
ça  cette  parfaitement  belle  harmo^ 


Chrêstîekne   h    Par^    tof 
nie  dans  laqudfe  eftoyent  toutes  les 
parties  de  l'Vniuers ,  U  ne  luy  en 
pouuoit    arriuer    aucun  deftourbier 
<jtii  le  trauei'faft  dans  l'exécution  de 
fes  defleins  ,  parce  qu'il   n'en  euft 
point  formé  finon  de  conformes  à  la 
Raifon  ,  à  qui  ,  comme  à  l'image  de 
Dieu  3  toutes    créatures   rendoyent 
hommage.    Pour  ce  qui  eft  de  la  fé- 
conde façon  de  confîderer  les  aâ:ions 
&c  l'homme  ,  elles  euffent  elle  abfo- 
lument  libres  en  cet  égard.      Car  lî , 
comme  les  anciens  Philofophes  Tonc 
définie  ,  la  liberté  confifte  en  la  puif- 
fance  de  faire  ce  que  Ton  veut ,  il  n'y 
auoit  dans  l'homme  aucune  des  fa- 
cultés   fbufordonnées  à  la  volonté  , 
qui  ne  fuft  en  fi  bon  eftat  qu'elle  eurt: 
fans  aucune  refiftence  ,  3c  fans  aucun 
empefchement,  parfaitement  obtem- 
péré à  fes  ordres.    Parce  que  la  fa- 
culté qui  exécute  les  ordres  de  la  vo- 
lonté dans  les  aélions  exterieurGS'^  eft 
celle  par  bquelle  nous  fommcs  capa- 
bles ou  de  nous  mouuoir  tous,ent]'êrs., 
ou  de  mouuoir  quelcunc  de  nos  par- 
ues.   Or  en  cette  p^faite  vigueur  (Sç: 


Coi  La*  Mo  RALE 

en  cette  fàhtc  inébranlable  du  corpé 
de  riiomme  en  gênerai  Se  de  chacuii 
defes  membres  en  particulier  ,  la  vo- 
lonté n'euft  rien  ordonné  quelapuif^ 
fance  inférieure  n'euft  incontinent 
ieduit  à  Pefteft.  A  cette  heure  ,  la 
lafîitude  dans  les  fains ,  la  foible/Te 
dans  les  malades ,  la  perclufion  dans 
les  membres  particuliers,  les  accidens 
qui  rauifTent  aux  hommes  quelcun 
des  organes  de  leurs  fens  ou  des  ou- 
tils de  leurs  mouuemens ,  Se  les  autres 
chdfes  de  cette  nature ,  oftent  à  beau- 
coup de  gens  leur  liberté  en  cet  égard. 
En  cet  autre  eftat  que  nous  conlîde- 
rons  maintenant ,  la  Prouidence  de 
Dieueuft  diuertitous  cesaccidens,&: 
nous  euft  conferué  par  ce  moyen  no- 
ftrc  liberté  toute  entière.  Refté 
donc  cette  troifieme  façon  de  conlî- 
deter  les  adions  de  Thomme,  fur  la- 
quelle il  faut  que  nous  nous  arreftions 
vn  j>^  dauantage. 
C<fte  t  iberté  de  l'homme  donque's 
doit  cCttt  confiderée  en  deux  maniè- 
res. Car  ou  bien  elle  confiftefim- 
plementen  ce  que  ce  quil  fait ,  il  le 


CHRfeSTîENNÎE^    I.    PartÏ     6q^ 

fait  volontairement  ,    •?<:  feulemenc 
J)aixe  qu'il  iuge  qu'il  faut  faire  ainfi, 
quoy  que  pour  ce  qui  regarde  l'eue- 
hement ,  Tadion  foitabfolument  ne- 
ceflaire  &:  ineùitable  ,  dautant  que 
fon  iugernent  mefmc  eft  tellement 
determnié  de  ce  co^i  là  ,  qu'il  ne  fo 
peut  faire  qu'il  n'y  porte  auifi  la  volon- 
té ;  ou  bien  elle  confîfte  dans  la  con-i- 
tingence  de  l'eucnement ,  comme  oit 
a  accouftumé  de  parler^c  eft  à  dire,  ea 
te  qu'il  n'y  a  rien  qui  détermine  fî 
heceflairement  ks  facultés  del'liom- 
frie  à  vouloir  agir  ou  à  ne  le  vouloir 
pas  5  que  l'vn  ou  l'autre  nepuifle  ar- 
riuer,  fi  vous  régardés  àrmdiîference 
âes  facultés  mefmes.    Ôr  quant  à  ce 
dernier  ,  il  n'y  a  rien  qui  détermine 
necefTairement  la  volonté  à  quelque 
forte  d'aâion  (  &:  quand  ie  dis  la  vo- 
lonté i'entens  auffi  l'entendement  ^ 
dont  i'ay  monftré  au  commencement 
que  tous  les  mouuemens  de  la  volon- 
té dépendent  )  fi  ce  n'eft  la  force  de 
quelque  habitude  qui  encline  là  fa- 
culté de  certain  cofté  5  de  forte  qu'il 
iQe  fe  peut  faire^qu'elle  ne  foit  émeu^ 


éïo  La    Morale. 

de  telle  ou  de  telle  forte  quand  on 
luy  prefente  vn  tel  obiet  :  ou  bien  la 
force  de  quelque  puiflant  &:  fafcheux 
obiet  ,  qui  apporte  par  la  crainte 
quelque  efpece  de  contrainte  àk  fa- 
culté ,  pour  l'incliner  à  vne  certai- 
ne aftion ,  encore  qu'elle  n*y  euft  au- 
cune propenfion  par  fes  habitudes. 
Car  mettes  de  l'or  à  la  veuë  dVa 
homme  auare  &  iniufte  ,  ôc  qui  a 
l'habitude  de  conuoiter  &:  de  prendre 
le  bien  d'autruy ,  il  eft  ineuitable  pre- 
mièrement qu'il  le  conuoitera ,  parce 
que  l'habitude  de  fon  ame  l'y  obliges^ 
éc  puis  après  il  eft  certain  qu'il  le  def- 
rjobera  s'il  peut ,  c'eft  à  dire,  s'il  a  le 
moyen  de  le  faire  à  couuertjtellement 
qu'il  n'en  encoure  ny  peine  ny  in- 
famie. D'autre  part  ,  excités  quel- 
que violentetempefte  contre  le  naui^ 
re  d'vn  marchand  ,  &:  le  reduifés  à 
l'extrémité  ou  de  perdre  fa  vie ,  ou  de 
perdre  fa  marchandife  en  faifant  le 
ie6t,  il  n'y  a  point  de  doute  qu'il  fe 
refoudra  s'il  eft  fage  à  ietter  la  mar- 
chandife dans  la  mer  ;  non  parce  qu'il 
ait  aucune  inclination  ny  de  natutç 


Chrêstîenîte.  I.    Part.^     é'iî 

hy  de  couftume  à  cela  ^  mais  parce 
que  la  violence  dVn  obiet  terrible  ôc 
par  confequent  tres-efficacicux  l'y 
poite.  Or  eft-il  encore  certain  qu'il 
ne  pouuoit  rien  arriuer  de  cette  fe- 
coiltde  façon  ,  qui  empefchaft  Ten- 
tiere  liberté  des  adions  du  premiei^ 
homme.  Car  ny  les  càufes  de  la  Na^ 
ture ,  ny  la  prefence  des  animaux ,  ny 
ce  qui  pouuoit  venir  de  la  part  de§ 
hommes  ,  n'euft  iamais  prcfenté  à 
qui  que  ce  fuft  aucun  obiet  de  cetta 
forte  quiTeuft  taiit  foitpeu  violenté. 
Mais  pour  le  regard  des  habitudes  ^ 
qui  donnent  la  pente  à  la  volonté 
Vers  certaines  fortes  d^adions,  ilfauc 
Confiderer  l'home ,  ^l'eftat  de  fes  fa- 
cultés, félon  la  différence  qu'il  y  euft 
|)eu  auoir  entre  le  temps  proche  de 
fa  création  ,  &:  celuy  auquel  après 
auoir  vefcu  quelque  efpace  coniîdc- 
ïable  5  il  euft  acquis  &:  enraciné  des 
habitudes  en  fon  efprit.  Selon  cette 
diftindion ,  il  eft  certain  qu'en  vi-* 
Uànt  &  en  agilfant  ,  Thomme  euft 
tellement  habitué  fes  facultés  a\i^ 
bonnes  aéliôns ,  qu'où  bien  il  les  euft 


éii  I.A    Morale 

rendues  ncceflaires  &r  indubitables  y 
du  cofté  auquel  il  euft  efté  attiré  par 
la  nature  de  Tobiet^ou  bien  au  moins 
y  euft-ileu  des  inclinations  fi  fortes, 
que  cela  euft  à  pieu  prés  equipoUé  à 
vne  détermination  neceffaire ,  &:  d'vn 
indubitable  euenement.  Tellement 
qu'alors  fes  àdions  enflent  efté  libres 
entant  qu'elles  enflent  efté  pleine- 
ment &:  abfolument  volontaires ,  ainfi 
que  nous  verrons  tantoft  ;  mais  non 
pas  entant  que  ce  mot  de  libre  peut 
fignifier  la  contingence  &:  Tincertitu- 
de  deTaftion^  comme  il  fait  afles  fou- 
uent .  Mais  fi  vous  confiderés  l'hom- 
me  au  temps  de  fa  création  ,  &:  poflî- 
ble  quelque  peu  après  ,  c'eft  à  dire  à 
l'heure  qu'il  n'auoit  point  encore  ac- 
quis d'habitudes  parfesactios,ny  con- 
firmé par  ce  moyen  la  conftitution 
naturelle  que  Dieu  auoit  donnée  à 
fon  ame,il  n'y  a  point  de  doute  que 
fon  entendemêt  èc  fa  volonté  eftoycnc 
beaucoup  moins  neceflairement  dé- 
terminés ^  vne  certaine  forte  d'opéra- 
tions. Car  bien  que  ces  deux  facul- 
tés fuflent  naturell'çraent  dans  vue 


Chrêstïenne.  I.  Part.  ^15 
excellente  conftitution ,  fieft-ceque 
chacun  peut  voir  ce  que  les  habitu- 
des y  eufTent  peuadioufter  s'il  euft  eu 
loifir  d'en  acquérir  par  des  adios  réi- 
térées. Et  ce  que  ie  dis  de  Thomme 
en  fa  création  &c  peu  après  ,  fe  doit 
pareillement  dire  de  ceux  qui  de- 
uoyent  venir  au  monde  par  la  géné- 
ration ordinaire.  Car  après  qu'ils  euf- 
fent  efté  auancés  en  aage ,  les  puiffan- 
ccs  de  leurs  âmes  s*eftant  acquis  l'ha- 
bitude de  bien  faire  par  quantité  de 
belles  Se  grandes  opérations ,  les  ob- 
iets  euifent  eu  telle  efficace  flir  eux\>' 
chacun  félon  fa  nature  ,  que  les  bons 
ôc  dignes  d'eftre  aimés  eufTent  com- 
me neceffairemcnt  excité  en  eux  l'a-* 
mour  &  les  affeftions ,  ôc  les  mau- 
uaisau  contraire  eufTent  aufïî  comme 
necefTairement  produit  Tauerfîon  6>c 
la  haine.  Mais  pendant  le  temps  de 
leur  bas  aage  ,  les  puifTances  de  leurs 
âmes  eftant  beaucoup  plus  indetermi- 
nées^eufTent  auffi  produit  leurs  adions 
auec  moins  de  neceffité. 

Quant  à  cette  autre  façon  d'expli- 
quer la  liberté,  )t  fcauoir  entant  qu'el- 

Q43    " 


^14  tA     Morale 

le  confîfte  feulement  en  ce  que  la-^ 
âion  foit  purement  6c  fimplement 
volontaire  ,  les  adions  de  Thomme 
euflent  efté  abfolument  libres ,  enco-. 
re  que  Feuénement  en  euft  eftéde-^ 
terminé  neceflairement.  Car  Miom-s 
me  5  en  Peftat  auquel  nous  \c  nous  re-* 
prefentons  maintenant  ,  n'cuft  peu 
eftre  neceiîkircmêt  &  ineuitablement 
déterminé  à  certaines  allions ,  finou 
ouparrimpulfion  intérieure  de  Dieu 
niefme ,  ou  par  la  force  ineuitable  des 
liabitudes  qu'il  euft  contradées  ,  ou 
par  quelque  obiet  fi  agréable  àc  fi  ef* 
Jcacieux,  qu'il  euft  efté  capable  de 
fuppléer  par  fon  eiFicace  le  défaut  de 
riiabitude  dans  la  faculté.  Car  il  y  a 
quelquesfois  de  tels  obiets  ,  qui  ont 
tant  de  motifs  d'agir  dans  leurs  qua-. 
Vîtes  5  qui  font  accompagnés  &  fou- 
ftenus  de  tant  d'aides  ,  &  prçfentés  fî 
à  propos  à  la  faculté^  quVncore  qu'el- 
le n'ait  point  de  propenfion  de  ce  co- 
fié  là  par  aucune  habitude  acquife,  ils 
la  déterminent  necefl'airement ,  au 
lîioins  certes  fi  elle  n'eft  point  défia 
deternainéeau  contraire  pstr  de  giari-;* 


Chreétiênne  I.  Part.  6i<ç 
(îes  ^  puiflantes  inclinations.  Ec 
Tobict  qui  feduific  Eue  premieremer, 
&:  puis  après  fon  mary ,  doit  eftre  efti- 
me  de  cette  forte.  Or  pour  ce  qui 
eft  de  rimpulfîon  intérieure  de  Dieu, 
on  ne  peut  pas  fe  figurer  qu'elle  in- 
cline les  hommes  au  mal.  Car  Dieu 
hait  le  péché  ,  &;  n'y  fçauroît  porter 
perfonnc.  Et  de  plus  ,  luy  mefme 
auoitmis  en  l'homme  les  facultés  qui 
y  eftoyent ,  en  toute  leur  intégrité  ^ 
&:  il  ne  les  pouuoit  ployer  au  mal 
fans  les  corrompre.  Comment  donc 
s'imagineroit-on  que  Dieueuft  voulu 
gaftervn  ouurage  qu'il  auoit  compo- 
sé auec  tant  de  fagefle  &  tant  de  bon- 
té ?  Enfin  ,  il  aimoit  fa  créature ,  &r 
l'amour  eft  vne  inclinations  faire  du 
bien.  Or  la  peine  fuit  naturellement 
le  péché.  Comment  donc  eft-ce  que 
Dieu  auroit  peu  induire  l'homme  à 
pécher ,  puis  que  cela  deuoit  produire 
fa  ruine  ineuitable?  Partant  Thomme 
à"  efté  laiflé  abfolument  en  fa  liberté 
de  ce  coftélà V&:  fi  Dieu  luy  z  infpiré 
au  dedans  quelques  mouuemens  ,  il" 
faut  indubitablement  que   cait  eftô 

.QJ3  4 


€i4  lA    Morale 

pour  bien  faire.  Ce  n'eft  pourtant 
pas  encore  vne  chofe  aflés  precifé-- 
mentrefoluë  ny  dans  la  Théologie  ny- 
dans  la  Morale,  fi  Dieu  ou  agifFoit^ 
ou  euft  agi  intérieurement  dans  ref-. 
prit  de  Thomme  en  cet  eftat  la.  Parce 
que  c'eftoit  vu  cftat  d'intégrité  à  la 
vérité  ,  mais  c'eftoit  l'eftat  de  la  Na-r 
ture  pourtant ,  auquel  il  femble  que 
pour  ce  qui  regarde  les  adtions  pure- 
ment morales ,  Dieu  ait  voulu  remet-, 
çre  riiomme  à  la  conduite  defes  fa^ 
cultes  naturelles  ,  dautant  qu'il  n*a- 
uoit  pas  befoin  d'vne  aide  furnaturel- 
Iç  pour  fe  maintenir  en  cette  condi-^ 
tionlà  y  s'û  euft  bien  vfé  des  puiftan- 
ces  que  fa  création  luy  auoit  données. 
Ï/Iais  quand  nous  poferions  le  casque 
Dieu  euft  voulu  déployer  quelque 
efficace  intérieure  de  fonefpritdan^ 
çeluy  de  l'homme  ,  pour  le  porter  à 
quelques  bonnes  adions^  encore  cc^ 
la  ne  luy  euft-ilpas  ofté  faliberté^par- 
ce  que  cette  opération ,  quelle  qu'el-^. 
le  fuft ,  n'euft  efté  finon  pour  fortifier 
fcs  facultés  5  &  pour  les  rendre  plus 
certaines  ôc  plus  vigourcufes  dans  les 


Chrestienne  I.  Par"  éij 
fondions  de  la  vertu ,  à  ce  qu  elles  les 
fiflent  auffi  infailliblement  que  fi 
elles  y  enflent  efté  déterminées  par 
des  habitudes  inuincibles.  Or  eft-il 
certain  que  la  détermination  que  les 
habitudes  les  plus  inuincibles  don- 
Hent  à  Tefprit  en  k^  opérations ,  ne 
luy  ofte  nullement  fa  liberté  ,  com- 
me nous  allons  voir  prefentement. 

Si  les  habitudes ,  en  déterminant 
mfailliblement  les  opérations  des  fa- 
cultés, leur  oftent  leur  liberté  ,il  faut 
que  cefoitou  parce  qu'elles  les  con- 
traignent &:les  violentent,  ou  parce 
qu'encore  qu'elles  ne  les  violentent 
pas  ,  tant  y^a  qu'elles  leur  impofcnt 
necefTité  d'agir  de  telle  ou  de  telle  for- 
te. Or  pour  ce  qui  ell;  de  la  violence, 
chacun  fçaitpar  expérience  qu'il 'n'y 
en  a  point.  Car  le  caraftere  indubi- 
table de  la  contrainte  en  vne  aftion, 
eft  qu'on  fent  bien  qu'on  la  fait  à  re- 
gret. Et  tant  s'en  faut  que  les  aftions 
que  l'homme  fait  par  l'inchnation 
que  fes  habitudes  luy  donnent ,  luy 
çaufent  de  la  douleur  &  du  regret  en 
Ifs  iàifent^  qu'au  CQ^t;raire  plus  les  ha- 


6t%  LA   Morale 

bitudcs  font  fortes  &:  confirmées , 
plus  font  elles  quel'Iipmme  agit  auec 
contentement  3c  gaycté.  Et  quant  à 
la  neceffité  qu'elles  femblent  impofer 
aux  facultés  5  (î  elleoftoit  la  liberté  à 
la  nature  humaine  confiderée  en  fon 
entier  3  noftre  Seigneur  lefus^quia^ 
eftéicy  bas  Texemplaire  de  Tintegrité 
de  la  Nature  ,  n'auroit  pas  fait  fcs 
bonnes  allions  librement.  Car  on  ne 
peut  pas  douter  qu'il  cftoit  tellement 
iufte  Se  tellement  faint  ,  qu'il  eftoit 
impoiSble  d^  tout  point  qu'il  fift  au-' 
cune  adion  contraire  à  la  faintetc  5c 
à  là  iuftice.  En  effeâ:  fi  nous  confi- 
dcrons  vn  peu  attentiuenient  quelle 
cliofe  c'eft  qu'vnc  liabituHe  ,  il  fera, 
aifé  de  comprendr-e  que  la  détermi- 
nation qu'elle  donne  aux  facultés  mo- 
rales de  riiomme, quelque  forte  qu'el- 
le foit,  nepreiudi<:ie  ponlt  2r  kur  li^ 
bcrté.  Car  il  y  ala  faculté  qui  agit  5. 
Tadion  qui  donnerinclination  à  agir 
encore  de  mefmc:  Se  riiabitude ,  qui 
cft  la  confirmation  de  cette  inclina- 
tion par  Ja  réitération  de  femblables 
avions,    La  faculté  qui  n'a  peine  en- 


Chrestienne.  t.  Part."  619 
core  acquis  d'inclinations  ny  d'habi- 
tudes ,  eft  eftimée  libre  en  ce  que  n'e- 
ftant  point  forcée  à  agir  par  aucune 
caufe  externe  qui  la  contraigne  mal- 
gré elle  à  agir  ou  à  n'agir  pas  ,  elle  eft, 
comme  parle  Ariftote ,  maiftrefle  de 
ion  adion:de  forte  qu'elle  ne  s'y  porte 
iînon  parce  qu'après  auoir  confideré 
fon  obiet,  &  après  auoir  examiné  les 
raifons  qui  fe  prefentent  de  part  &: 
d'autre^»  elle  iugc  qu'il  eft  expédier  de 
fe  tourner  de  ce  cofté  là.  L'adion 
mcfme  eft  auffi  libre  parce  qu'elle  a 
efté  faite  de  la  forte ,  fans  qu'il  y  in- 
teruint  aucune  violence,  quelle  qu'eU 
le  foit  5  qui  entraft  dans  la  confulta- 
tioii ,  3c  fans  que  la  faculté  fe  puiffc 
excufer  d'auoir  efté  trompée  par  Ti-» 
gnorance  des  circonftances  qui  font 
de  la  nature  dç  celles  qui  doiuenc 
eftre  connues  en  toute  telle  délibéra- 
tion. L'adion  mefme  doncques  eftant 
libre ,  Tinclination  qu'elle  engendre 
eft  libre  pareillement j  carrelle  qu'eft: 
la  nature  du  principe  ,  telle  eft  aufli 
celle  de  fon  efFed.  Et  fi  l'inclination 
engendrée  par  vne  feule  adion  eft  li- 


6io  LA    Morale 

bre,  l'habitude  que  plufieursadiosdc 
cette  nature  engendrent ,  le  fera  pa- 
reillement. Car  fî  la  liberté  confifte 
à  pouuoir  également  faire  ou  ne  faire 
pas ,  à  agir  ou  n'agir  pas  furies  obiets 
qui  fe  prefentcnt,  puis  que  l'a  faculté 
eftoit  en  cet  eftat  là  auant  que  d  auoir 
acquis  aucunes  habitudes  par  fcs 
adions  ,  Se  que  fes  aftions  eftoyent 
alors  abfolumenc  en  fa  puiflance  ,  il 
eftoit  de  mefmes  en  fa  puiffance  de 
n'acquérir  point  de  telles,  habitudes  fî 
elle  eult  voulu.  Tellement  quefi  les 
habitudes  hiy  impofent  quelque  ne- 
ceflîté  d'agir  ,  c'eft  à  elle  mefrae  de 
non  à  autruy  qu  elle  s'en  doit  pren- 
dre ;  &  ayant  efte  au  commencemenc 
la  caufe  des  aftions  qui  ont  produit 
les  habitudes ,  elle  doit  eftre  peputée 
la  caufe  de  Teffed  qm  en  à  fuiui. 
Comme  celuy  qui  eft  yure  doit  eftre 
cenfé  la  caufe  du  trouble  queryuref- 
fe  luy  met  dans  Tefprît ,  &:desa6bion9 
téméraires  &:  inconfiderées  qu'il  pro- 
duit en  cet  eftat  là ,  parce  qu'au  com- 
mencement il  eftoit  en  fapuiffancede 
sempefcher  de  s'enyurer  ,  &:  qu'il  y 


Chrestienne.  I.  Part^  611 
deuoit  garder  v-ne  honnefte  modéra- 
tion à  boire.  Et  fî  la  liberté  confifle 
à  faire  volontairement  ce  que  Ton 
faitjC'eft  à  dire  ,  à  n'y  eilre  porté  que 
de  fes  propres  mouuemens  ,  fans  au- 
cune violence  du  dehors  ,  &  fans 
qu'on  fe  puifîe  excufer  fur  l'ignoran- 
ce des  circonftances,  quoy  qu'on  ait 
de  fi  fortes  inclinations  à  ces  mouue- 
mens ,  qu'il  eft  impoffible  qu'on  ne 
s'y  laiffe  emporter  ;  la  liberté  fuft  en- 
core demeurée  à  Miomme  toute  en- 
tière en  cet  égard  ,  parce  que  les  ha- 
bitudes, pour  fi  fortes  qu'elles  foyent^ 
n'empefchent  pas  que  l'adion  dont 
elles  impofent  la  neceffité  ,  ne  foit 
purement  &:  Amplement  volontaire. 
Refte  donc  de  confiderer  l'efficace 
d'vn  obiet  que  nous  fuppofons  capa- 
ble de  déterminer  auffi  certainement 
vn  efprit  qui  n'a  point  encore  acquis 
de  fortes  habitudes  qui  le  détermi- 
nent, que  font  les  obiets  ordinaires 
vne  faculté  qui  a  defia  vne  propen- 
fion  toute  entière  à  vne  certaine  forte 
d'aftions. 

Il  faut  icy  fuppofer  vne  chofc  ve- 


Çli  tA     MoRAtE 

ïitable,  c'eft  qu'encore  que  nous  con^^ 
ceuions  les  facultés  des  hommes  erï 
leur  intégrité  ,  nous  les  conceuons 
pourtant  telles  qu'elles  font  en  l'eftat 
de  la  Nature ,  c'eft  à  dire ,  d'vne  con- 
dition laquelle  eft  fujette  à  chanp-e^ 
ment.  Or  toute  chofe  fuiette  à  chan- 
crement  reçoit  fon  altération  de  l'effi- 
cace  de  quelque  agent  -,  ôc  pour  pro- 
duire effediuemcnt  le  changement  j 
il  faut  qu'il  y  ait  quelque  proportion 
entre  les  degrés  de  l'efficace  de  V^-^ 
gent  j  &  la  conftitution  dufujet  que 
nous  prefuppofons  muable.  Car  quel- 
que différence  qu'il  y  ait  entre  la  Phy- 
fique  &c  la  Morale ,  elles  ont  pourtant 
entre  elles  mefmcs  ce  rapport ,  que 
les  mutations  qui  s'y  font ,  fe  font  à 
peu  prés  de  mefme  façon .  Les  corps 
qui  font  bien  compofés  par  vne  bon- 
ne èc  exquife  tëperature  deselemens^^ 
peuuét  neâtmoins  receuoir  de  Taltera- 
tion  par  vn  agent  extérieur  quandily 
a  de  la  proportio  entre  les  degrés  de  fa' 
vertu  ,  &c  la  contexture  par  laquelle 
les  elemens  &  leurs  qualités  fe  lienc 
enfemble  dans  les  corps  lef quels  .en 


Chrestienne^  L  Part.  6i^ 
(ont  compofés.  Au  lieu  que  les  corps 
qui  ne  font  pas  compofés  des  eflemens, 
de  qui  par  confequent  ne  font  pas 
muables ,  ne  foulFrcnc  rien  de'  la  parc 
d'aucun  tel  agent  ,  quelque  puiflanc 
ôc  efficacieux  qu'il  puilïe  eftre.  Si 
donc  il  fe  prefente  à  la  faculté  natu* 
relie  &:  muable  de  l'entendement  Se 
de  la  volonté  de  l'homme  vn  obiet  qui 
ait  tous  Jes  degrés  d'efficace  qui  font 
iiecefTaircspotucela  ,  il  faudra  necef- 
fairement  qu'il  la  détermine.  Par 
exemple,  s'il  touche  tout  à  la  fois  l'ap- 
pétit rajfonnable&  les  fenfitifs;  s'il  eft 
propofé  par  des  perfonnes  agréables.; 
s'il  fe  prefente  au  temps  le  plus  propre 
<k:  auquel  la  faculté  eft  ou  diuertie  ail- 
leurs ,  ou  moins  tendue  contre  fon 
eftort  ;  fi  celuy  qui  le  propofe ,  faifant 
paroiftre  les  qualités  qu'il  a  capables 
d'émouuoir  ,  6^  les  mettant  dans  leur 
plus  beau  iour  ,  trouue  en  mefme 
temps  le  moyen  de  couurir  celles  qui 
ont  quelque  efficace  contraire  ;  s'ily 
înfifte,  s'il  l'inculque ,  s'il  drelTe  la  bat-^ 
terie  de  {qs  exhortations  contre  les. 
difficulté^  qui  i'Qppofent  à  l'effea  dç. 


jgi4  ÎA    Mo  RÂÏÊ 

fa  perfuafion  ;  enfin  ,  s'il  n'oublie  riefî 
de  toutes  les  circonftances  lefquelles 
font  à  obferuer  pour  donnera  la  fa^ 
culte  rimpùl{îon&:  l'ébranlemêt  dan^ 
lequel  fon  altération  confîfte.    le  dii 
donc  qu'encore  cek  n'eft-il    point 
capable  d^ofter  à  Tadion  fa  liberté» 
La  raifon  en  eft  en  ce  que  i*ay  defi^ 
dit  cy  deflus ,  c'eft  qu'elle  ne  procède 
d'ailleurs  que  de  la  confultation  que 
l'entendement  à  faite  fur  la  nature' 
de  fon  obiet ,  &:  des  raifons  qui  Tonc 
induit  à  s'y  porter.    Et  comme  te  ca^ 
raûere  infaillible  d'vne  aûion  inuo^ 
lontaire  eft  le  regret  qu'on  a  de  la  fai-^ 
re  5  le  témoignage  pareillement  irre^ 
fragable  d'vne  adion  libre  &  volon^ 
taire  ,  eft  le  contentement  qu'on  y 
prend.     Or  plus l'obiet  eft  attrayant , 
èc  plus  il  détermine  la  faculté  puif- 
famment ,  plus  auffi  eft  agréable  l'a- 
âion  ,  &:  plus  prend  on  de  contente-- 
ment  à  la  faire.    Et  ce  feroit ,  com- 
me Ariftote  Ta  excellemment  bien  re- 
marqué ,  vne  merueilleufe  abfurdité, 
que  de  s'imaginer  qu'vn  homme  euft 
cfté  violenté  .  ou  autrement  endom- 


mage 


Chrestienne:   I.    Part,    éii^ 
mage  en  fa  liberté,  dans  yneâdioni 
laquelle  il  n'a  point  efté  pouflefinou 
j>âr  {es  propres  appétits  ,  ny  attrait 
que  par  la  feule  volupté  qu'il  a  ou  fen- 
tie  ou  efperée  à  la  faire.     Car  fî  les 
actions  violentes  font  celles  dans  ief- 
quelles  nous  fôuffrons  quelque  con- 
trainte eii  nos  inclinations,  de  forte* 
que  nous  fommes  forcés  à  y  fuiure 
d'autres  mouudmcns  qile  lesnoftres 
propres,  quelles  feront  les  libres  ÔC 
les  volontaires  finon  celles  que  nous 
failons  de  noftre  bon   gré  ,  6c  parce 
feulement    que  nous    auons   eftimé 
que  nou^  y  ttouuetions  du   conten-^ 
tement  oti  de  lauantage  ? 

Èààààààà'ààààààààÈ 

DE   LA  FELICITE  DE 

fhomme,(^jien  l'intégrité  elle  eu^ 
ejle  aBiue  ou  contemj^latiue. 

IL  y  a  eu  autrefois  dans  la  Grèce  de 
deux  fortes  dk  perfonnages  extra-* 
©rdinaircment    fignolés.       Les   vnst 

Rr 


^i€  lA  Morale 

eftoyentles  Philofophes,  qui  s'acîon* 
noyent  à  la  contemplation  des  cho^ 
fes  ,  ôc  qui  ne  fe  mefloyent  point  du 
gouuerncment  des  Republiques  ,  ny 
de  ladminiflration  des  affaires  de  la 
guerre  ,finoh  dans  le  Cabinet,  &:au* 
tant  que  le  peut  permettre  vne  vie 
retirée  du  tracas  du  monde  ,  ëc  de 
toutes  fortes  d'emplois.  Tels.ont  efté 
Socrate,  &:  Platon  ,  &c  Ariftote,  6c 
plufieurs  autres,  qui  à  la  confideration 
des  cliofes  delà  Nature  &:  de  la  Mo- 
rale 5  ont  bien  encore  adioufté  là 
connoiffance  desdiuerfes  formes  des 
Eftats  &:  des  Republiques  ,  les  maxi- 
mes générales  de  leur  gotiucrnement^ 
ôc  les  idées  de  leurs  loix ,  mais  qui 
neantmoins  fe  font  abftenus  du  mani- 
ment  des  affaires  mefmes.  Les  au* 
très  eftoyent  les  Politiques  y  qui  (^ 
chargeoyêt  des  Magiftratures  de  leur 
pays  ,  &:  de  la  conduite  des  armées , 
tellement  que  les  affaires  de  la  paix  &: 
de  la  guerre  palfoyent  par  leurs  mains, 
en  rcduifantàla  pratique  «5^ àlaâiion 
ce  que  les  autres  fe  contentoyent  de 
contempler  eu  des  notions  vagues  ^ 


Chrêstiei^ne.  I.  Part,  éif 
ifidetcrminées.  Ortoùteelédiondc 
vie  ,  &;  toute  occupation  raifonnablé 
des  créatures  intelligentes,  fe  prop)o- 
fânt  quelque  bien  pour  but ,  &  le  der- 
nier bien  oii  le  dernier  ^  fouuerain 
biit  auquel  elles  tendent ,  eftant  leur 
félicité  ^  ces  grands  honbmcs  n'ayant 
point  de  certaine  cô'nnoifl'ance  d'au- 
dun  autre  fuprenle  bonheur  ,  que  de 
celuy  auquel  ils  pouuoyent  paruenir 
en  cette  vie  ,  chacun  d'eux  le  coilo- 
quoit  en  cette  forme  de  viùre  qù'it 
âuoit  voulu  choifif-.  Et  de  là  fenible 
eftre  'née  la  diftindlon  de  ta  félicité 
Adiue  ^  de  la  Conternpîatiue,auec- 
que  laqueftion  touchant  celle  laquel- 
le eft  a  préférer  de^  deux ,  qu'Arifto- 
te  propofe  à  k  fin  de  fa  Morale  ,  & 
cjue  l'émulation  de  cts  grands  hom- 
mes ,  &:rafFe£lioù  qu'ikauoyent  cha- 
cun poutle  {>àrti  qu'il  fuiuoit,  a  fait 
agiter  âùcc  chaleur  ,  mefmes  entre 
ceux  qui  s'appelloyeftt  Sages.  Vray 
eft  qu'il  y  en  a  eu  quelques  vns  qui 
dnt  mefléla  Contemplation  auec  l' A- 
aion.  Gar  Xendpho^n  ,  aptes  auoif 
efté  difeiple  de   Socrate-  afîes  long- 

Rr  2, 


^zS  l'A     Morale 

temps  ,  cmbrafla  la  profeffion  de  la 
guerre,  ôc  y  acquit  vnc  grande  réputa- 
tion. Pericles,  qui  s'eftoit  tout  à  fait 
donné  aux  affaires  d'Eftat  ^  ccoutoit 
foigneufement  &:  familicremët  Ana- 
xagoras ,  Philofophe  fort  célèbre. 
Epaminondass'eft  rendu  fi  excellent 
en  toutes  les  deux  profcilions,  delà 
fcience  &c  des  armes ,  qu'il  en  a  efte 
également  en  admiration  aux  Philofo- 
phes  ôc  aux  Guerriers.  Et  entre  les 
Romains,  Ciceron,  LucuUus^  Catoa 
d* Vtiquc ,  &:  quelques  autres ,  fe  font 
en  quelque  forte  partagés^  à  la  con* 
templation  &:  à  Taâion  ,  vacquantà 
Teflude  de  la  Philofophie  d'vn  cofté, 
&  de  l'autre  aux  affaires  de  la  Repu- 
blique &  à  la  conduite  des  armées. 
Mais  de  la  plufpart  de  ceux-cy  la 
vraye  &  propre  occupation  eftoit  cel- 
le de  la  Politique  ou  de  la  profeffion 
militaire ,  auxquelles  ils  ont  fait  feruic 
l'eflude  des  belles  fciences,  pour  s'en 
rendre  meilleurs  Capitaines  ou  plus 
eloquens  Orateurs.  Et  Ciceron  dit 
ouuertement  qu'il  ne  s'appliquoit  ny 
à  Ja  ledture  des   Philpfophcs ,  ny  a 


Chrestienne.  I.  Part.  6i^ 
compofer  des  écrits  Philofophiques, 
finon  parce  qu'ilne  tenoit  plus  au  gou- 
uernement  de  la  Republique  &  au 
maniement  des  affaires  ,  la  place  qu*ii 
y  auoit  autrefois.  Or  en  cette  con- 
teftation  les  Philofophes  ont  eu  cet 
auantage,quils  auoyent  &  leloifir&; 
la  capacité  d'écrire ,  au  lieu  que  peu 
d'entre  les  autres  ont  mis  la  main  àla 
plume  pour  fouftenir  leurs  fentimens; 
tellement  que  l'opinion  qui  mettoit  la 
félicité  dans  la  vie  contemplatiue ,  a 
preualu  dans  les  liures  &c  dans  Tefprit 
des  fçauans.  Et  véritablement  la 
principale  raifon  qui  fait  pancher 
Ariftote  de  ce  cofté  là  ,  mérite  d'c- 
ftre  attentiuement  confiderée.  Car 
il  dit  que  fi  la  félicite  confifte  dans 
les  belles  opérations  de  lame  ,  com- 
me il  Ta  prouué  au  commencement  de 
fa  Morale ,  il  eft  raifonnable  de  croire 
qu'à  comparer  ces  opérations  les  vnes 
âuec  les  autres  ,  la  félicité  fera  plus- 
toll  dans  celles  qui  font  plus  excellen- 
tes 5  que  dans  celles  qui  le  font  moins. 
Or  eft-il  que  les  plus  excellentes  fa- 
cultés produifent  les  plus  belles  ope- 

Rrj 


$lo  La    Morale 

rations  ^  ^  que  d'entre  toutes  les  fa^ 
cultes  celle  de  Fentendement,  par  la- 
quelle nous  vacquons  à  la  contemplar 
tion  5  eft  fans  aucune  difficulté  la  pre- 
mière &  la  plus  noble.  A  quoy  Ton 
peut  encore  adioufter  que  fes  operar 
dons  (ont  plus  iuftes  &  plus  régulier 
res  que  celles  des  autres  puiflançes  de 
nos  efprits.  Parce  que  l'entêdemenc 
a  pour  principal  obiet  la  veritp  ,  donc 
la  nature  eft  fort  définie  en  elle  nief- 
nie"^,  &  fi  bien  caradcrifée  dans  la 
f  lufparc  de  {ç,%  fuiets,  qu'on  la  y  void 
fans  beaucoup  de  peine,  &  qu'o^  li^ 
y  comprend  fort  exaftement.  Au 
lieu  que  les  opérations  des  autres  fa- 
cultés dans  l'exercice  des  vertus  foie 
iîiorales  ou  politiques  ,  dependcnç 
d'vne  infinité  de  circonftances  qu'il 
eft  malaifé  d'adiufter ,  &:  fe  déploy enc 
fur  des  fuiets  pvi  muables  en  eux  mef- 
pies  5  ou  qui  prefentent  diuers  vifa- 
ges  5  qui  donnent;  de  la  peine  à  la 
prudervce  la  plus  exquife  ,  pour  y 
trouuer  ,  comme  dans  vn  cercle  mo- 
bile 5  le  centre  dans  lequel  confifte  la 
vertu  de  l'aftion.     Cette  canfidera^ 


Chrestienne  I.  Part.'  éoi 
tion  d'Ariftote  n'eft  pas  à  mefprifer 
Bon  plus,  C'eft  que  plus  le  bonheur 
de  riiomme  approche  de  celuy  de  la 
Diuinité,  plus  doit-il  eftre  eftim^  ex- 
cellent &:fouhaittable.  Or  eftimece 
Philofophe  ,  que  fî  Dieu  vacque  aucc 
vn  fouuerain  contentement  à  quel- 
que chofc  y  comme  il  n'en  faut  pas 
douter,  ce  doit  eftre  à  la  contempla- 
tion. Et  fî  ce  grand  perfonnage  euft 
eu  de  Dieu  8c  du  Monde  les  fenti- 
mens  &:  les  connoiflfances  que  nous, 
en  auons  maitenant  ,  il  euft  encore 
prononcé  cela  beaucoup  plus  hardi- 
ment qu'il  n'a  fait ,  tant  parce  que  Te- 
ftre  de  Dieu  mefme  eft  digne  de  l'é- 
ternelle contemplation  de  fa  fou^ 
ueraine  intelligencejque  parce  qu'el- 
le n'a  point  eu  d'autre  obiet  réelle-^ 
ment  exiftent  dans,  tout  le  cours  do 
l'éternité  qui  a  précédé  la  création. 
C'eftaulïï  vue  chofe  qui  mérite  qu'on 
ne  la  pafl'e  pas  fous  filence  ,  que  pour 
s'adonner  à  la  contemplationdes  cho-» 
(eSy  il  n'eft  befoin  finon  d'obiets  ,  qui 
nemanquentiamais  à  l'entendement^ 
parce  que  Diçu  &:  h  Nature  en  four«» 

Rr  4 


^^t  La  Morale 

niflent éternellement:  tellement  que 
quand  le  premier  homme  fuft  demeu- 
ré tout  feul  au  monde,  il  euft  peu  eftre 
toujours  heureux  de  cette  forte  da 
félicité  :  au  lieu  que  l'exercice  de  Ia> 
plufpart  des  vertus  morales  ,  Se  cnco4 
re  plus  des  politiques  &:  des  militais 
ires  5  requiert  neccflairement  le  com-» 
merce  auec  d'autres  hommes ,  comm© 
font  la  luftice  Se  la  Vaillance ,  la  Ma-, 
gnificence  Se  la  Libéralité.  Et  de 
plus ,  pour  la  contemplation  l'homme 
n'a  quafx  befoin  que  de  (es  facultés 
feulement ,  ou  fi  quelques  autres  ai-^ 
des  luy  font  neceffaires,  peu  luy  peu- 
uent  aifément  fuiïîre  ,  Se  qui  encore 
ibnt  fort  faciles  à  trouuer.  Mais 
quant  aux  vertus  Morales,  Politiques 
Se  militaires, ny  la  libéralité,  ny  la  ma- 
gnificence ,  ny  la  Vaillance  ,  ny  la 
dextérité  dans  lemaniment  desaiïai-^ 
res  d'Eftat ,  ny  les  qualités  de  gênerai 
d'armée  Se  de  bon  gouucrneur  de  Re- 
pubhque,  ne  fe  peuuet  pas  exercer  fas 
fafSftance  de  beaucoup  de  chofes , 
dont  le  recouurement  n'eft  pas  fore 
aifé.    Or  femble-t-il  que  le  bonheuç 


Chrestienne,  I.  Part.  6j^ 
doiue  eftre  vne  chofe  fi  pleiae,  &  qui 
fe  fuffife  à  foy  mefme  de  telle  forte  , 
qu  elle  n'ait  point  befoin  du  fecours 
d'aucune  autre  chofe  de  dehors, 
loint  que  la  volupté  qui  vient  de  la 
SagefTe  ^  telle  qu  Ariftote  la  defcrit , 
e'eft  à  fçauoir  comme  vne  vertu  pure- 
ment intelleduelle ,  dont  Toperatioa 
eonfifte  en  la  Contemplation  ,  eft 
beaucoup  plus  en  la  difpofition  du 
Sage,  qui  eft  maiftre  de  fon  opération, 
pour  contempler  quand  il  luy  plaift  , 
que  non  pas  celle  qui  naift  de  IVfage 
des  autres  vertus,  Texercicc  defquel- 
les  ,  faute  d'obiet  ou  de  moyens,  n'eft 
pas  toujours  en  noftrepuiflance.  Ari- 
ftote adioufte  à  cela  que  les  vertus 
militaires  &  pohtiques  tendent  à  Te- 
ftabliflement  du  repos  des  Eftats  Sc 
desRepubhques.  Caries  legilïateurs 
ne  fo^ît  point  de  reiglemês  finon  pour 
cela ,  &:  la  guerre  mefme  ne  fe  fait 
que  pour  la  paix  ^  afin  que  la  Repu- 
blique iouïfle  d'vn  calme  plus  affeuré 
&:pkis  tranquille.  Or  eft  le  repos  fi 
propre  à  la  vie  contemptatiue  ,  qu'il 
Içmble  que  les  hommes  ne  font  la 


^34*  LÀ    Morale 

guerre ,&:  n'eftabliflent  des  loix  {mon 
afin  de  donner  aux  autres ,  &:  de  pou- 
uoir  auoir  eux  mefmes  le  moyen  de 
contempler  tout  à  leur  aife,  èc  de  vac- 
quer  à  l'acquifition  de  la  SagefTe ,  Se 
du  contentement  qui  en  naift.     En 
effedla  Politique  à  pour  but  la  felici-^ 
té  de  TEftat ,  laquelb  on  eftime  con-*' 
fifter  dans  vn  repos  abondant  en  toti-. 
tçs  les  commodités  qui  mettent  les 
hommes  à  leur  aife.    Or  ce  repos  &c 
cet  aife  ne  fémblent  pas  eftre  aflés 
nobles  d'eux  mefmes  pour  eftre  defî- 
rés  comme  la  dernière  fin  dcshonne- 
ftes  gens.    A  quoy  donc  les  rappor- 
terons nous  finon  à  les  faire  feruiraux 
belles  fondions  deTentendement ,  à 
qui  Taife  &:  le  repos  donnent  le  moyen 
de  s'appliquer  à  k  contemplation  des 
chofes  ?  Car  ny  les  feftins,  ay  leieu  , 
qui  font  les  paftetemps  ordinair^es.  do 
ceux  qui  iouïffétd'vn  profond repos^ 
&  qui  ont  toutes  chofes  à  fouhait ,  ne 
font  pas^  h  félicité  de  ceux  qui  pcfent 
comme  il  faut  la  dignité  de  reftre  de 
rhomme.    Si  Ariftote  euft  bien  fçeu 
quelle  eft  Tprigine  du  Monde  ^  dçi 


Chrestienne'.  I.  Part^     ^3f 
quelle  deuoic  eftre  la  condition  de^ 
hommes  s'ils  eufTent  perfide  dans  l'in-r 
icegrité  de  leur  création  ,  il  en  euft  ti-r 
ré  vn  grand  argument  pour  fon  fenti- 
ment  contre  l'opinion  contraire.  Car 
il  euft  dit  que  la  félicité  qui  approche 
le  plus  de  l'eftat  auquel  Dieu  auoit  mis 
l'homme  au  commencement,  eft,fans; 
aucune  difficulté^la  plus  fouhaittablcjf 
parce  que  la  condition  dans  laquelle 
nous  noustrouuons  maintenant^n'eft^ 
pour  le  dire  ainfi^que  le  débris  de  no-r 
ftrc  naufrage. Cqme  donc  la  reftaura-? 
tion  de  toutes  autres  chofes  n'eft  nei\ 
fmon  leur  reftabliflement  dans  leur 
première  conftitution ,  tellement  que 
la  reformation  en  eft  plus  ou  moins 
parfaite  à  proportion  de  ce  qu'on  les 
fait  remonter  vers  leurs  principes ,  ou 
qu'on  les  en  tient  éfloignées  ,  il  eft 
raifonnable  de   croire  que  plus  les. 
hommes  fe  raprocheront  de  cet  heu- 
reux Eden  ai^quel  Dieu  les  auoit  col- 
loques ,  plus  fe  pourront  ils  vanter  d*e- 
ftre  paruenus  à  la  iouïflance  de  leur 
vray  bonheur  ,  à  le  confiderer  en  l'e- 
ftat de  la  Nature,     Or  eft-il  çertaia; 


éj&  La    M  O  R  A  L  E 

qu'en  cet  Eden  il  n'y  euft  point  eu  dt 
lieu  pour  cette  félicité  aftiue  que 
Pericles ,  pour  exemple  ,  &c  les  autres 
Politiques  fe  propofoyent  autrefois , 
parce  qu'on  n'y  euft  connu  ny  la  guer- 
re ny  les  intrigues  ordinaires  des  af- 
faires qu'on  nomme  d'Eftat ,  &  que 
dans  cette  plantureufe  iouifTance  de 
toutes  fortes  de  commodités ,  la  prin- 
cipale &:  plus  ordinaire  occupation 
des  hommes  euft  efté  dans  la  contem* 
filatio  des  Eftres  de  T  Vniuers.  Neant- 
moinsjcomme  l'homme  n'eft  pas  feu- 
lement compofé  d'entendemeht5mai$ 
que  diuerfes  autres  facultés  concou- 
rent à  la  conftitution  de  fa  nature, 
il  eft  certain  qu'il  ne  faut  pas  exclur* 
te  l'Aftiondu  rond  de  fa  félicité  ,  &: 
Ce  fera  bien  fait  de  finir  cette  premie- 
Partie  de  la  Morale  par  les  confidera- 
tions  qu'il  faut  faire  fut  cette  matière. 
Puis  que  deux  natures  entrent  dans 
la  compofîtion  de  noftre  eftre  ,  a  fça- 
uoir  celle  de  l'animal  ôc  celle  de  Tliom- 
me  y  le  fouuerain  bonheur  auquel 
nous  tendons  naturellement  doit  fe 
rapporter  à  i'vne  ôc  à  l'autre  conioia- 


Chrestienne.  I.  Part.  ^37 
tement.  Mais  puis  que  de  ces  deujc 
natures  celle  de  riiomme  eft  incom- 
parablement plus  excellente  que  celler 
de  l'animal ,  il  faut  que  la  félicité  qui 
nous  conuient  entant  qu'hommes , 
foit  fi  éleuce  au  deflus  de  Tautrc  , 
qu'elle  nous  vienne  prefque  feule  en 
confideration.  Le  bonheur  de  l'hom^ 
me  donc  euft  à  la  vérité  en  partie  con-^ 
fîfté  dans  la  perfedion  des  opérations 
de  tous  les  organes  de  fes  fens  ,  &  par 
confequent  dans  la  iouïflance  des  ob- 
jets qui  leur  font  deftinés  par  la  Na- 
ture, Car  ce  n'eft  pas  eftre  parfaite- 
ment heureux  que  d'eftre  mutile  ea 
fes  membres  ,  perclus  de  quelques 
vncs  de  leurs  fondions ,  deftitué  des 
moyens  &:  des  occafîons  d'exercer 
leurs  opérations  auec  contentement , 
S:  priué  des  aides  &c  des  commodités 
de  cette  vie  animale  &  naturelle.  Et 
ce  que  tant  de  gens  mettent  tout  leur 
fouuerain  bien  dans  la  poifeilion  des 
;iuantages  qui  nous  conuiennent  en- 
tant que  nous  fommes  animaux  ,  eft 
bieii  vne  grande  Qc  pernicieufeerreAir 
à  la  vérité  ,  mm  c'ctt  vne  f  reuuc; 


'i5'3S  LA      MoitÀLÉ 

quand  &:  quand  qu'au  moins  en  foriif 
ils  vne  partie.  Car  on  ne  s'y  laifleroit 
pas  aller  aùec  tant  d'excès  ,  ô.:  cette 
forte  de  vie  n'aùroit  pas  tant  de  feàa- 
teurs ,  fi  fa  iouîifarice  auec  modéra- 
tion n'aùôît  quelque  chofe  de  boiï 
6c  de  recommandable  en  elle.  Et  de 
cela  nous  auons  encore  vrie  preuue 
plus  certaine  en  ce  que  Dieil  auoic 
fait  TEdeh  fi  délicieux  ,  qu'il  à  ferui 
d'image  &:  de  reprcferitation  à  la  de- 
meure des  cieux  nieffïies.  Les  riuie- 
rës  qiiiy  couloyent,les  boccages  dont 
il  eftoit  couuert  ,  les  arbres  dèfquels 
il  eftoit  planté,  rexcellènce  des  fruits 
qui  y  abondoyeiù  ,  &  généralement 
toutes  les  eliofes  exquifes  &c  fouhait- 
tables  defquelles  il  eftoit  remiply  ^ 
fourniflbyent  bien  à  la  vérité  à  l'en- 
tendement deThomme  des  occafions^ 
de  s'éleueràdebeïles  cotemplations, 
iiiais  leur  premier  3^  plus  naturel  vfa- 
ge  confiftoit  en  la  fatisfadion  des 
fens,  d'où  naifiToit  la  félicité  de  cette 
vie  que  i'ay  nommée  animale.  Si 
bien  que  cela  eftant  de  rinftitaticn- 
du  Créateur  &  de  fa  deftina:tion,  c'cft 


Chrestiennè  I.  Part.  ^39 
aller  diredement  contre  la  Raifon ,  &c 
afFeder  vne  fapience  qui  eft  au  deffus 
de  noftre  condition  ^  que  de  forclorre 
entièrement  cette  forte  de  contente- 
ment de  la  définition  du  bonheur  na- 
turel de  l'homme.  Mais ,  comme  i'ay 
dit  ,  c'en  éft  la  nioins  confiderable 
partie  ,  faiis  aucune  comparaifon;  d^ 
forte  qu'il  n'eii  faut  point  faire  d'e- 
ftat  au  prix  de  celle  qui  conuient  à 
nos  facultés  raifonnablcs.  Or  nous 
auons  dit  ailleurs  qu'il  y  en  a  de  deux 
fortes  en  nous.  Car  les  vues  fontrai^ 
fonnabïes  en  elles  mefmes ,  èc  les  au- 
tres ne  le  font  que  par  dépendance  &: 
par  participation ,  parce  qu'elles  font 
capables  d'obéir  à  la  Raifon.  Et  il  eft 
hors  de  conteftation  que  ces  parties 
inférieures  de  nos  âmes ,  qui  ne  rai- 
fonnent  point  en  elles  mefmes ,  mais 
qui  reçoiuent  feulement  l'impreffioa 
de  la  Raifon ,  font  moins  nobles  que 
les  autres  :  tellement  que  les  opéra- 
tions fuiUant  la  nature  des  facultés 
qui  les  produifent ,  tout  ce  qui  peut 
procéder  de  l'Irafcible  &:  de  la  Con-^ 
cupifciblç  en  nous  ^  ôc  toutes  lés  va'- 


i^4^  ^A   Moral Ê? 

tus  dont  elles  peuuent  eftrele  fuiet  l 
ne  font  nullement  à  égaler  aux  habi- 
tudes &:  aux  produdions  de  nos  Puif* 
fances  plus  releuées.  L'autre  partie 
donc  de  la  félicité  de  Thomme  euft 
cofifté  dans  les  aftions  des  vertus  que 
Ton  appelle  Morales ,  &:  dont  Arifto- 
te  donne  la  diredion  à  la  Prudence  ^ 
qui  eft  vnc  vertu  intelleduelle ,  mais 
leur  propre  fiege  pourtant  eft  à  fort 
aduis  dans  ces  deux  braches  de  TAp* 
petit fenfitif.  C'eftlàqu'eft  la  Tem* 
perance ,  c'eft  là  qu'eft  la  Vaillance , 
celllà  qu'eft  la  Manfuetude  ou  là 
Debonnairete ,  c'eft  là  que  font  tou- 
tes CCS  qualités  que  l'on  appelle  pro* 
prement  Mœurs^poLtcc  que  ce  font  des 
habitudes  qui  s'acquièrent  en  accoii-^ 
mant  cet  Appétit  à  s'emouuoir  où,  8^ 
quand ,  Sautant  comme  il  faut ,  &ny 
plus  ny  moins  qu'il  ne  faut ,  félon  que 
les  Philofophes  en  déterminent  les 
circonftances.  Or  eftoit  bien  certes 
cette  partie  de  la  félicité  de  l'homme 
merueilleufement  excellente  ;  parce 
qu'encore  quil  y  euft  eu  quelques 
vues  de  ces  vertus  qui  luy  euifenr 

efté 


Chrè^tienne  I.  Part.^  ^^:i 
èft\é  inconnues ,  dautant  qu'il  n'euft 
point  eu  de  fujet  de  les  pratiquer, 
comme  la  Vaillance  &  quelques  au- 
tres ,  il  euft  pafledé  les  autres  dans  vn 
fi  haut  point  de  perfeelion ,  &  en  euft 
exercé  les  opérations  auec.tant  d'exa- 
âitude  &:  de  vigueur,  quiiri'euft  en 
cela  rien  du  tout  manqué  à  la  plenitu* 
de  de  fa  béatitude.  Que  (î  vous  ve- 
nés  à  vous  former  dans  Tentêdemenc 
ridée  dVn  homme  parfaitement  ver- 
tueux de  cette  forte  de  vertu, &  qui  la 
fait  paroiftire  en  toutes  fortes  de  belles 
^  importâtes  occafios  pardesaftions 
cclattantes  ,  &:  que  puis  après  vous  en 
veniés  faire  comparaifon  auec  vti 
homme  parfaitement  fain  ,  Se  qui  vfe 
de  fes  fen^  corporels  auec  tout  l^  con- 
tentement qui  fe  peut  imaginer  , 
vbus  reconnoiftrés  aifément  que  la 
condition  de  celùy-cy  eft  infiniment 
inférieure  à  la  nobleffe  ôc  à  la  dignité 
d€  la  condition  de  l'autre.  Néant- 
moins ,  fi  Vous  m5tés  encore  plus  haut 
à  la  confideration  de  fes  autres  facili- 
tés, vous  reconnoiftrés  pareillement 
q.ue  ce  n'eft  pas  là  le  fupréme  degré  de 

S£ 


'é^t  La    iVfoR  At  ê^ 

foïi  excellence.  Ces  facultés  don- 
ques  coniîftent  en  Tentendcment  ôc 
en  la  volonté,  defquelles  noiisauons 
dit  cy  defTus  que  la  liaifon  eft  fi  eftroit-^ 
te,  &:  la  dépendance  de  la  féconde  à 
la  première ,  fi  neceffaire  &  fi  inuiola- 
ble  dans  la  Nature,  que  quelques  vns 
ii€  les  prênent  que  pour  vnepuilfance 
feulement.  le  les  ay  pourtant  diftin- 
guées  5  &:  les  ay  confiderées  comme 
différentes  en  leurs  opérations ,  afïî- 
gnant  à  l'entendement  la  faculté  de 
connoiftre  les  obiets  ,  &  à  la  volonté 
celle  de  les  appeter  ou  de  les  fuir, 
félon  la  notion  que  l'entendement  en 
a  formée.  OrquantàTentendcment, 
i'ay  dit  ailleurs  qu'il  y  a  de  deux  fortes 
d'obietsqui  peuuent  contribuer  à  fa 
béatitude.  Car  il  y  en  quelques  vns 
de  la  connoifîancedefquelsj  quand  il 
la  poflede  vne  fois ,  il  demeure  entiè- 
rement fatisfait ,  fans  que  la  volonté 
s'en  émeuue.  Telles  font  toutes  les 
chofes  qui  s'enfcignent  dans  les  feien- 
ces  fpeculatiues,  comme  la  Phyfique, 
la  Géométrie  ,  FAftronomie  ,  &  les 
autres  diiciplines   Matheiiiatiques  ^ 


.      GHRÊstÎENNE.    I.    ParT^      64^ 

ïoit  pures ,  foie  compofées ,  dont  tout 
le  contentement  qu'on  en  tire  confi- 
fte  à  les  fçauoir  feulement ,  fans  que 
cela  tire  aucune   adion    en  confe- 
quence.    Et  comme  ileft  certain  quo 
la  pofleflîon   de    ces   connoiflinces 
tient    quelque    place     confiderable 
eh  la  félicité  de  l'homme  ,  aufTi  rie 
faut-il   pas  douter   qu^^elles    ne    luy 
âyent  efté  données  au  cammécement. 
Si  ce  n'eftoit  pour  en  auoir  toutes  les^ 
particularités  ^  &  toutes  les  conclu-* 
îîons  &  les  demoilftrations  prefentes 
à  l'eritendement,  au  moins  eftoit-ca 
pour  y  cri  aùoir   les  principes  &  les 
riotioris  gericrales  irriprimées  fi  nette- 
ment, qu^il  n'euft  eu  peine  quelcon- 
que à  y  faire  inCôiitinerit  des  prôgrés^^ 
entiererirent  admirables.  Mais  neant- 
inoins  quelque  Contentement  qu'il 
euft  peu  titer  de  là  ,  ce  n'eftoit  pour- 
tant pas  le  comble  de  fa  félicité  ,  ert 
partie  parce  qu'il  y  û  encore  d'autres 
o'biets  beaucoup  plus  cxceMens  qxi^ 
ceux  là  5  eft  partie  patcc  que  ceux-là 
lâiffent  là  volonté  deftituée  de  fa  per-» 
fedion  5  en  ne  l-exeitaEtt  point  à  d^ 

se  2. 


^^44  £a  Morale 

opérations  qui  foyent  dignes  d*elle^ 
Les  autres  obiets  donques  de  la  con- 
lîoiflance  defquels  dependoit  le  bon- 
heur de  riiomme/ont  ceiix  qui  eftans 
en  eux  mefnies  d'vne  fouuerainc  ex- 
cellence 5  ont  encore  cela  de  propre 
qu'ils  excitent  la  volonté  à  fes  allions  5 
^  ce  font  ceux  dont  i'ay  cy  dcflus  par- 
le fi  amplement ,  à  fçauoir  Pliomme , 
qu'il  a  deuconnoiftre  pour  l'aimer  au- 
tant cjue  foy  5  &  Dieu ,  la  connoiiTan- 
ce  duquel  l'a  deu  porter  à  l'aimer  infi- 
ment  plus  que  foy  encore.  Et  pour  ce 
qui  eftdeThomme  ,  i'ay  tafclié  de  le 
reprefenter  aflés  particulieremét  fous 
les  diuerfes  relations  qui  deuroyêt  em- 
brafer  la  charité  de  l'efprit  humain,  &: 
ie  croy  que  qui  confiderera  attenti- 
vement ce  que  i'cn  ay  dit ,  trouuera 
que  c'eftoit  vn  fujet  merueilleufemët 
aimable^  De  forte  que  fi  de  la  vé- 
hémence de  nos  afFedions  nouspoit- 
liions  égaler  la  dignité  de  cet  obiet, 
feulement  folon  ce  que  i'en  ay  dit ,  les 
jnouuemens  de  la  charité  dont  nous 
iious  embraflerions  mutuellement  , 
fcroyent  ardcs  6c  finceres  àmerueillej* 


Chrestiennk.  I.  Part.  V4f 
Mais  nous  auons  ce  malheur  depuis 
que  nous  fommes  decheus  de  nofîre 
integrité^qu  encore  que  nous  iugions 
âfles  bien  de  la  nature  &:  de  la  dignité 
des  chofes  lors  que  nous  les  confide- 
rons  pour  les  expliquer  ÔC  pour  en 
difcourir  feulement  ,  fi  eft-ce  que 
quand  il  faut  ramener  à  la  pratique 
les  enfeignemens  que  nous  en  tirons , 
nos  adions  demeurent  bien  loin  au 
deflbus  de  nos  connoiffances.  Et  la 
raifon  de  cela  eft  que  tandis  que  nous 
vacquons  Amplement  a  la  contempla- 
tion des  chofes ,  nos  âmes  font  en  re- 
pos 5  fans  trouble ,  &c  fans  agitation  de 
la  part  des  paffions  :  au  lieu  que  quand 
il  faut  agir,il  s'y  vient  toujours  méfier 
quelque  chofe  de  nos  interefts  ,  qui 
nous  co^iuretout  àfaitTobiet,  de  for- 
te que  nous  ne  le  voyons  plus  tel  qu'il 
eftoit  auparauant ,  ou  à  tout  le  moins 
la  paffion  le  nous  obfcurcit  tellemêt , 
que  nous  n'apperceuons  finon  vne 
partie  de  fon  excellence.  L'amour 
donc  fe  mcfurant  naturellement  à  la 
proportion  de  la  connnoilTance  que 
nous  auons  àcs  qualités  louables  de  ce 

sr3 


^4^  LA      MoRALp 

que  nous  aimons,  ôc  la  connoiflancc 
que  nous  on  auons  eftant  alors  extrê- 
mement ofFufquée  par  la  palfion,  il  ne 
fe  peut  euiter  que  l'an^our  qui  s'en 
produit  5  ne  fôit  auflî  extrêmement 
foible&languifTante.  MaisenTeftat; 
de  rintegrité  ,  tans  s'en  faut  que  les 
paillons euflent  obfcurcik  eonnoif? 
fance  de  robict,  qu'au  contraire^nous 
y  enflions  découuert  des  motifs  d'efti- 
me  &:  d'afïedion  que  nous  n'y  apper- 
çeuonspas  maintenant,^  de  ceux  là 
mefmes  que  nous  y  voyons ,  nous  en 
enflions  veu  l'idée  infiniment  plus  au 
net  ;  ce  qui  euft  remply  nos  efprits 
d'vne  dileélion  cnuers  le  prochain, 
dont  la  véhémence  &  la  pureté  nous 
eft  à  cette  heure  entièrement  incon- 
ceuablc.  Quant  à  Dieu ,  il  faut  ne- 
ceflaircment  aduouër  que  la  reuela- 
tion  qu'il  nous  à  donnée  de  foy 
mefme  depuis  le  péché  ,  &c  nommé- 
ment par  la  prédication  qu'il  nous  a 
fait  faire  de  fon  Euangile ,  nous  a  dé- 
couuert en  luy  des  myftcres.  que 
l'homme  n'y  connoiflToit  pas  au  com- 
mencement y  ÔC  peut-eftre  mefmes 


Chrestienne.  I.  Part.  6^f 
xîesproprietés^dont  il  eft  certain  qu'il 
îi*y  euft  point  eu  dvfagc.  Car  la  iu- 
ftice  ayant  pour  obiet  la  créature  pe- 
cherefïe ,  ô£  la  mifericorde ,  la  créatu- 
re pechereflfe  à  la  vérité  ,  mais  repen- 
tante ;  là  où  il  n'y  euft  point  eu  de 
péché,  il  n'y  euft  point  eu  de  necefQté 
■de  fe  repentir  ,  ny  par  confequent 
point  de  lieu  à  l'exercice  de  ces  deux 
vertus  diuines.  Tellement  que  fi  les 
hommes  euffent  éleué  leurs  efprits 
iufques  à  la  connoiffance  de  ces  deuK 
glorieux  attributs  qui  font  à  cette 
heure  le  principal  delà  connoiftance 
que  nous  auons  de  ladiuinité^ileuft 
fallu  que  c'euft  efté  feulement  à  Taide 
de  ce  raifonnement ,  c'eft  que  l'eftre 
<le  Dieu  doit  eftrc  accompli  de  tou- 
tes les  perfections  imaginables.  Car 
quanta  y  monter  comme  l'on  fait  à  la 
connoiftance  des  caufcs  par  la  confi- 
deration  deleurs  eiïeds  5  c^eft  cliofe 
qui  ne  fe  pouuoit  pas  ,  puis  qu'elles 
n'eulfent  pornt  eu  d'ernploy  dans  l'in- 
tégrité de  la  Nature.  le  diray  enco- 
re quelque  cliofe  de  plus.  C'eft  que 
picfmes  des  propriétés  de  Dieu  que 

Sf4 


6^4S  l'A    Morale 

riiomme euft  peu  connoiftrc  parleurs 
cffcâs  ,  comme  eft  la  Sagefle  ,  &  la 
PuifTance  ,  ôc  la  Bonté ,  la  reiielation 
eft  à  cette  heure  incomparablement 
plus  pleine  qu'elle  n'eftoit  au  com- 
mencement :  parce  qu'encore  qu'el- 
les fefufleiitmanifeftces  dans  vn  fort 
haut  appareil  en  la  création  de  THom- 
me  &c  de  T  V  niuers ,  fi  eft-ce  que  la  re- 
ftauration  dervn&  de  Tautrc  parno- 
ftrc  Seigneur  lefus  Clirift  ,  eft  vn 
ceuure  où  elles  éclattent  beaucoup 
plus  magnifiquement,  &c  où  elles  fe 
font  infiniment  plus  fignalées.  Mais 
comme  la  veiië  du  corp^fe  fait  parla 
rencontre  de  la  faculté  des  yeux  auec 
les  chofes  vifibles  ,  lumineufes  ,  ô£ 
colorées  ,  l^acquifition  delaconnoif- 
fanced'vn  obietfe  fait  par  l'applica- 
tion delà  faculté  de  l'intelledl  fur  l'or 
l)iet  mefme.  De  forte  que  l'obiet  a 
beau  eftœ  lummeux  &  éclattant ,  fi 
ia  faculté  de  rintelleft  n'eft  bien  dif-. 
pofée,  c'eft  comme  fi  vous  prefentiés 
des  chofes  bien  colorées  3c  bien  lumi- 
neufes à  de  mauuais  yeux,  qui  ne  font 
pas  capables  d'y  faire  aucune  bonne 


Chrestîenne  I.  Par^  ^49 
opération  :  &c  vaudroit  mieux  n'auoir 
quVn  obiet  médiocre,  pom*ueu  qu'il 
y  euft  be^aucoup  de  force  &:  de  lumiè- 
re dans  la  faculté  de  Tintelleft  ^  que 
non  pas  qu'il  y  euft  beaucoup  de 
fplendeur  autour  derobiet5&:peu  de 
vigueur  dans  l'intelligence  mefme. 
C'eft  pourquoy  pour  fi  glorieufé  que 
foit  maintenât  la  reuelation  que  nous 
auons  de  la  Diuinité ,  nous  ne  la  con- 
noilTons  pourtant  que  fort  imparfaite- 
ment 5  parce  que  nos  entendemens 
font  ténébreux  :  d'où  vient  que  l'a- 
mour que  nous  luy  portons  eft  mer- 
ucilleufement  au  defTous  de  ce  que 
requcrroit  la  clarté  de  fa  reutlation. 
Au  lieu  qu'en  l'intégrité  de  la  Natu- 
re ,  bien  quel'obiet  n'approchaft  pas 
de  la  fplendeur  dont  il  eft  maintenant? 
fi  rayonnant ,  fi  eft-ce  que  l'entende- 
ment de  riiomme  euft  efté  fi  parfaite- 
ment bien  conftitué,  que  s'il  n'en  euft 
compris  toute  la  grandeur^^:  s'il  n'en 
n'en  euft  égalé  toute  la  dignité,  (  ce 
qui  ne  fe  pouuoit  pas  à  caufe  de  fou 
immenfité,  )  au  moins  la  connoiffan- 
ce  qu'il  en  euft  acquife  euft  elle  efté 


£^o  ^l~Jl    Morale 

parfaitement  proportionée  a  la  mefa* 
te  de  la  rcuelation  dans  laquelle  il  s'e- 
ftoit  manifefté.  Si  donc  nous  nous 
figurons  vn  entendement  qui  vacquc 
perpétuellement  &:  fans  aucun  de- 
ftourbier  ,  à  la  contemplation  &:  du 
monde  &:de  foy  mefme  ;  qui  mefure 
tous  les  degrés  de  la  puiflance  de  la 
caufequiatiré  toutes  chofes  du  fcin 
du  néant;  quiapprofondift  ôc  qui  dé- 
ployé tous  les  replis  de  la  fageffequi 
leur  a  donné  vn  fi  bel  agencement ,  &: 
qui  les  a  reueftuës  de  fi  admirables 
formes;  qui  void  prefque  toute  reten- 
due j  de  qui  fonde  la  profondeur  de  la 
Bonté  laquelle  a  incité  &c  Tvne  &: 
l'autre  de  ces  vertus  à  fe  produire  en 
ce  bel  effecb  ;  &  enfin  qui  s'elîeue  par 
ces  degrés  à  la  connoiffance  de  Teter- 
nité,  de  l'infinité  ,  &:  de  la  fimplicité 
incomprelienfibîe  de  cet  Eftre  qu'on 
appelle  Dieu  ,  nous  comprendrons 
aifement  quelle  euft  elle  la  félicité 
de  l'Homme.  Car  d'vn  cofté  cet 
obiet  eftant  en  foy  mefme  excellent 
au  delà  de  tout  ce  que  la  créature  en 
peut  conceuoir  ,  la  poflTeflion  de  f% 


Chrestienne.  I.  Part.  6^i 
Gonnôiflance  euft  donné  à  l'entende- 
ment de  l'homnae  vne  fouueraine  per^ 
feûion  :  ^  de  l'autre  ce  mefme  obiec 
eftant  aimable  à  Tegal  de  ce  qu'il  eft 
çxcellêt,  il  euft  imprimé  de  foy  dans  la 
volonté  des  fentimens  d'amour  &:  de 
vénération  qui  en  cuflent  rempli  tou^ 
tes  les  puiflances.  Tellement  que  la 
félicité  de  Fhomme  confiftant  dans 
la  perfcélion  des  opérations  de  fes 
plus  belles  &  plus  nobles  facultés ,  Se 
Tentcndement  &c  h  volonté  tenant 
indubitablement  ce  rang  ,  l'vn  s'ap- 
pliquant  à  la  contemplation  de  la  Di- 
uinité  5  &  l'autre  s'excitant  à  l'aimer 
&  à  la  vénérer  ,  autant  comme  elle 
Teuft  peu  ,  à  Pegal  de  fa  dignité ,  fes 
opérations  euffent  elèé  au  plus  haut 
point  de  perfedion  auquel  elles  euf- 
fent peu  monter ,  &:fon  bonheur  pai: 
ce  moyen  accompli  de  tous  les  de- 
grés «S^  de  toutes  les  fortes  de  bien 
dontl'eftat  delà  Nature  eftoit  capa- 
ble. Que  fi  la  volupté  qui  naift  du 
fentiment  de  fcs  opérations ,  peut  en- 
core donner  quelque  pointe  au  gouft 
de  la  fehcité  ^  comme  de  fait  c'eft  vn© 


^5^  l'A    Morale 

chofe  merucilleufement  douce  a  Yiri^ 
tclled  que  de  connoiftre5&:  vne  chofe 
merueillcufemcnt  agréable  à  la  vo- 
lonté que  d'aimer  ,  cette  connoiflan^ 
ce  &:  cette  amour  d'vn  fi  admirable 
'  obieten  défi  belles  facultés,  deuoyet 
cftre  détrempées  dans  vn  contente- 
ment inénarrable.  Et  de  là  il  eft  aifé 
de  iuger  combien  c'eft  auec  bonne 
raifon  qu'on  a  accouftumé  de  dire 
que  corne  Dieu  eft  le  fouueraiii  biea 
de  riiomme^auflieft-ce  la  fin  à  laquel- 
le il  doit  rapporter  vniuerfellemcnc 
toutes  fcs  âftions.  Car  toutes  les  ope- 
rations  de  (es  fens  doiucnt  feruir  à  fon 
intelleâ: ,  félon  l'inftitution  de  la  Na-. 
ture,  qui  a  deftiné  les  facultés  infé- 
rieures au  feruice  &:  au  bien  de  celles 
qui  font  au  defliis.  Et  toutes  les  ope-, 
rations  de  fon  in  telle  £b  enfin  fe  termi- 
nent à  Dieu,  félon rinftitution  de  la 
Nature  pareillement  :  parce  qu'elle  a, 
deftinèles  facultés  pour  leurs  opéra- 
tions 5  &:  que  leurs  opérations  ne  fc 
pQUuant  produire  que  fur  des  obiets, 
elles  doiuent  entre  tous  ceux  que  la 
Nat:ure  leur  a  deftinés  y  chercher  &^' 


ChrestiEnne.  I.  PartV  "  €^ 
Cbnftitaer  pour  leur  dcrnicre  fin,  l'E- 
ftre  dont  tous  les  autres  font  décou- 
les y  àc  auquel  ils  fe  rapportent.  Car 
c'eftde  luy  ,  &:  par  luy  ,  &  pourluy 
que  font  toutes  chofes ,  &:  par  confe- 
quent  auiîî  c'eft  luy  à  qui  appartient 
gloire  &  louanee  d'éternité  en  ete^ 
iiite. 

FIN. 


«J4 

TABLE  DES  MATIERES 

DE  CE   LIVRE. 


D 


lEjfein  ç^  dmijton  de  touura^ 
ge.  J>a^.  10. 

De  l'homme  ^  cjt  de  [es  principales  fa- 
cultés, pag,  \J. 

(Continuation  de  la  confderation  des 
principales  facultés  de  l'homme  ^ 
de  leurs  opérations.  pag.^^. 

Des  opérations  de  tintelleâ  en  parti- 
culier, pag.  6/ô 

Des  opérations  de  l' intelle él  a  l'égard 
des  obiets  qui  induifent  a  quelque 
aéîion.  pdg.  S^, 

Quelles  font  le  s  aéîions  volontaires  de 
t homme ^^C^  quelles  non^  pag.  lool 

Confderation  de  la  fin  des  aéîions 
des  hommes;  f0  nommément  delà, 
principale  f0  dernière,     pag.  //(?• 


TABLE.  6ss 

£onfderation  dn  fouucrain  lien  de 
l'homme.  -  pag.  iz6. 

£onJtderation  plus  precijè  du  foHue- 
rain  bien  de  l'homme  cnfon  inté- 
grité, pag.  if^. 

Continuation  de  ta  c&nfderation  dti 
foHuerain  bien  de  l homme  en  l'in- 
tégrité de  fa  nature.  pag.iSt. 

Preparatif  a  la  conjtderation  des  ob-^ 
iets  des  aéîions  morales  de  l'hom- 
me, pag.  ±^Zé 

D^  ce  que  la  Nature pouuoit  enjei^ 
gnerde  T)ieu  au  commencement  ; 
^  des  deuoirs  depietéque  t homme 
ejioit  tenu  de  luj  rendre. pag,  i^-jr* 

Çonjîderation  plus  particulière  de  ce 
que  la  Nature  enfeignoitde  T>iei^ 
au  commencement ,  ç^  des  deuoirs 
de  pieté  qui  deuoyent  "venir  encon- 

^  fcquence  :  Et  premièrement  de  ce 
^uil  nj  en  a  quvn.       pag,  2.6/^. 


és^  TABLÉ. 

fonjîdcration  de  ce  que  U  7\[dmrê 
enfeignoitde  DieH  a  l' égard  de  fon 
ejlre  jpirittiel  ft)  ïnmfiUe  ;  f0 
dùdeuQÏr  de  ^ieté  qui  en  refultoits 
pag.  zSo. 

Çonjtderation  de  ce  que  la  T^aturè 
enjeignoit  de  Dieu  au  commence- 
ment: ^  a  t égard  de  ja  Prouiden- 
ce;  &de  tinflruéîion  que  bhom-^' 
nie  eh  deUoit  tirer  four  la  pieté, 
fag.  zp;. 

Conjîderation  de  ce  que  la  Naturt^.^ 
pouHoit  cnjeigner  a  t  homme  tou- 
chant U  manière  de  jeruir  Dieu, 
fag.  507. 

Suite  des  confédérations  prcceden-^ 
tes.  p^g*5^f 

Çonftderation  générale  des  demirs  de 

.    t  homme     enuers    jon   prochain 

Conjîderation  plus  particulière  des  di- 


vers 


TABLE.  ksj} 

Tiers  deuoirsde  charité  d^t  les  hom^ 
mes  font  tenus  lestons  aux  autres. 
Et  premièrement  du  deuoîrduma- 
Yj^  ^  de  la  fernme  entreux  ^  (^ 
puis  après  j  des  encans  ehuets  leuri 
pères '^  mères.  p^^- 3f?^ 

Des  autres  deubirs  des  homrnes  cn^ 
treux  j  &  premièrement  en  ce  qui 
'  regarde  la  conferuatiôn  de  I4  "viè 
du  prochain .  pag*  ^  Sp . 

Des  deuoirsde  l'homme  enuers  fort 
prochain ,  en  ce  qui  regarde  thon-^ 
neur  (^  la  pudicité  du  tharicpge^ 

l^es  deuoirS  de  la  luflice  naturelle 

en  ce  qui  efl  de  la  conferuation  des 

hiens  du  prochain.         pag.  -f-f /• 

JD^  deuoirs  de  t homme  enuers  fo^ 

.  prochain  ,.  en  ce  qui  efl  de  là  c^n-^ 

Jcruation  de  fareputatio.pag.  4<^^? 

"De  la  nature  de  la  Conuottifc ,  w 

^  Tt 


ïi^  TABLE. 

comment  elle  cjl  mauuaije  ou  nonl 
pag,  \  f^^- 

7)cs  detioirs  de  Ihomme  enuers  Joy 
mefmc  ^  en  ce  qm  efi  de  texerctce 
de  la  "vertu  en  tcjlat  d'intégrité  : 
Et  premièrement  en  ce  qui  s'appelle 
modcflie.  pag,  fo^,^ 

Des  "vertus  homiletiques  ^  ou  ouï  re- 
gardojont  la  conuerfation  ^  en  lin^ 
tcgrité  de  la  T^ture,    pdg.  ^zz. 

De  bnjfage  de  la  njertu  au  on  appelle^ 
î^rbanitè  ,  dans  lintezntè  de  la 
Nature.  pag.f^f^ 

jQesnJertus  de  l'homme  en  l^'vjagc  de 
la  TJolupte^  pag,  ^61. 

Delà  liberté  de  l  homme  y  en  tintcgri^ 
t^  de  la  Nature,  Pag,  602,, 

7)e  la  félicite  de  l'homme  :,  (^  fi  en 
hntcgritéelle  euji  ejté  aâiue  ou  con- 
templatiue.  pag.â^fv 


^0 

EKKATA. 

PiAg.34.  lîn.  der.  lifes^  ne  s^émeutpoint^ 
Jansvtrgule.  Pag.  6.  lin.  iJifcs  quiem- 
pefche.  Pag,  87.  lin.  8. ///V> reflexion.  Pag. 
cfi,  lin.  6,  lifés^  délibération ,  de  la  fin.  Pag. 
_93.  lin.  4.  ejfac£s  fur.  Pag.  5? 4.  lin.  2. lifés,{a. 
refolution.  Pag.  140.  [in,  p.lipSy  &le  châ- 
touïllenc  Pag.  i8j:.  lin.  ipUfis^  cle  noftre. 
Pag.  20J.  lin.  lijifés ,  tonnerres^  Ibid.  lin. 
iz.'///ê'J.  tourbillons.  Pag.  2i5>.  lin.  penuk. 
Itfès^  nous  ferions.  Pag.  2  jz.  lin.  4.  Ufèsy  en 
quoy  rhomme  pouuoit.  Pag.  2(^3.  lin.  j. 
///fj,  aboutiiroyent.  P.  2(35?.  lih.  i<^./(/^i,  du 
tout  point.  Pag.  286.  lin.ii.///^'^,continuées. 
Pag.  25>8.  lin.  4..  Iffis  ^  conferueroit.  Pag. 
34J.  lin.  j.  ///^V,  des  hommes  enuers  Dieu. 
Pag.  ? 48.  lin.  I.  lifési  quelle  qu'elle  puiffc» 
Pag.  384.  lin.  dern.  Itfesy  fcrutateur.  Pag., 
399.  lin.  6.  Itfes,  de  le  luy.  Pag.  4  2  (^.  lin.  9. 
lifes.  pouuant.  Pag.  429.  lin.  5?.  Hfcs^  de  la 
brut.  Pag.  443.  lin.  2j.  ///?•/  ,  s'il  y  a.  Pag» 
444.  lin.  4.  ///c'/,  en  leur.  Pag.  443".  lin.  i^. 
lifésy  poirefliondefquelles. Pag.  489.  lin.  11. 
iifés,  il  y  a.  Pag.  606.  lin.  i8.  &  15^.  /#/, 
rempefchaft.  Pag.  611.  lin.  14.  /i/a,prcfup- 
pofons.  Pag.  640,  lin,  iS.  &  15?.  /'/^'j  >  ac- 
ÇQuftumant, 


ù 

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1