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Full text of "La mort d'Ivan le Terrible : drame en cinq actes et dix tableaux"

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Tolstoi ,   Alexis 

LA  MORT  D'IVAN:    LE  TERRIBLE' 


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BIBLIOTHÈQUE  SLA  VE  ELZE  V1RIENNE 


LA  MORT  D'IVAN 

LE  TERRIBLE 

cDcRSA^.E 
EN   CINQ    ACTES   ET    DIX    TABLEAUX 

du  comte  Alexis  TOLSTOÏ 
Traduit  du   russe  par    С    Courrière 

Mis  en  vers  et  adapté  à  la  scène  française 

PAR 

P.  DEMENY  &  G.  LZAMBARD 


PARIS 
ERNEST   LEROUX,    ÉDITEUR 

libraire  de  la  societe  asiatique  de  paris 
de  l'école   des  langues  orientales  vivantes,   etc. 

28,     RUE     BONAPARTE,     2S 


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BIBLIOTHEQUE    SLAVE    ELZEV1RIENNE 
II 


LA  MORT  D'IVAN 

LE   TERRIBLE 


DRAME 

Représenté  pour  la  première  fois 

sur  le  théâtre  de  la  Gaîté 

aux  Matinées  internationales  de  Mlle  Marie  Dumas 

le  12  janvier  187g 


SAINT-QUENTIN.   —   IMPRIMERIE   JULES    MOUREAU 


LA  MORT  D'IVAN 

LE  TERRIBLE 

Ч>%_оА<£МЕ 
EN  CINQ   ACTES  ET   DIX   TABLEAUX 

du  comte  Alexis  TOLSTOÏ 
Traduit  du  russe  par   C.    Courriers 

Mis  en  vers  et  adapté  à  la  scène  française 


P.  DEMENY  et  G.  IZAMBARD 

Univers^ 

BJBLIOTHECA 
J?fti¥lene\» 

PARIS 
ERNEST   LEROUX,   EDITEUR 

libraire  de  la  societe  asiatique  de  paris 
de  l'école   des  langues  orientales  vivantes,  etc. 

28,     RUE    BONAPARTE,     28 

1879 


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LETTRE 

Du    Comte  Alexis  TOLSTOÏ 


Monsieur, 

Votre  intention  de  traduire  ma  tragédie 
la  Mort  d'Ivan  le  Terrible,  pour  la  scène 
française,  me  flatte  infiniment.  Si  j'en 
juge  par  les  fragments  que  j'ai  eus  sous 
les  yeux,  votre  travail  sera  fort  remar- 
quable, et  vous  aurez,  conjointement  avec 
vos  collaborateurs,  résolu  le  problème  si 
difficile  de  réunir  ce  qu'il  y  a  d'individuel 
et  de  caractéristique  dans  l'original  avec 
les  exigences  artistiques  de  la  traduction. 

Recevez,  Monsieur,  avec  mes  compli- 
ments les  plus  sincères,  mes  vœux  em- 
pressés pour  que  cette  pièce  soit  favora- 
blement accueillie  par  le  public  français. 

Comte  A.  Tolstoï. 

Paris,  29  décembre  1874. 


PRÉFACE 


Le  théâtre  russe  n'a  pas  eu,  comme 
le  nôtre,  un  brillant  passé  classique, 
car  il  ne  date,  à  proprement  parler, 
que  du  commencement  de  ce  siècle. 
Le  premier  auteur  dramatique  vrai- 
ment  national  fut  Griboiédof;  sa  corné- 
die  satirique:  le  Malheur  d'avoir  de 
l'esprit  est  une  peinture  fine  et  mor- 
dante de  la  noblesse  moscovite  de  cette 
époque.  Un  peu  plus  tard,  Gogol, 
dans  son  Réviseur,  qui,  je  crois,  a  été 
adapté  à  la  scène  française,  flagelle 
impitoyablement  l'esprit    concussion- 


VIII  PREFACE 


naire  des  petits  employés  de  province. 
Ostrovsky  a  fourni  au  répertoire  un 
grand  nombre  de  comédies  que  Von 
revoit  toujours  avec  un  nouveau  plaisir . 
Il  a  choisi  de  préférence  ses  types  dans 
la  classe  marchande  et  celle  des  fonc- 
tionnaires. Sa  plus  belle  comédie,  l'O- 
rage, est  presquun  drame,  et,  bien  que 
la  scène  se  passe  dans  une  boutique,  il 
y  a  des  situations  émouvantes. 

Le  drame  est  cultivé  avec  beaucoup 
plus  de  succès  que  la  comédie.  Celle-ci 
ne  sort  guère  du  monde  marchand  ou 
bureaucratique  ;  elle  n'ose  pas  encore 
pénétrer  dans  les  boudoirs  et  les  salons 
de  Г  aristocratie.  Le  drame  a  un  champ 
d'exploitation  plus  vaste.  L'histoire  de 
la  Russie  est  si  accidentée,  quelle 
offre  une  mine  aussi  riche  que  variée 
aux  auteurs  dramatiques.  Ainsi  le 
règne  d'Ivan  IV,  ce  terrible  niveleur 
qui  réalisa  ï  unité  politique  delà  Russie 
avec  le  feu  et  le  sang,  et  qui,  pour  y 


PREFACE  IX 


arriver,  ne  recula  devant  rien,  pas 
même  devant  le  meurtre  de  son  fils 
aîné;  celui  de  Boris  Godounof parvenu 
de  la  veille  et  favori  d'Ivan,  qui,  pour 
placer  sur  sa  tête  la  couronne  de 
Russie,  fit  égorger  le  jeune  Dimitri, 
l'unique  rejeton  d'Ivan;  Г  histoire  som- 
bre et  mystérieuse  de  ce  jeune  moine 
qui  se  sauve  de  son  couvent  en  Lithua- 
nie,  puis  se  fait  passer  pour  Dimitri 
que  l'on  croyait  mort,  et,  se  mettant 
à  la  tête  d'une  armée  de  Polonais  et 
de  Cosaques,  marche  sur  Moscou, 
s'empare  de  cette  ville,  se  fait  cou- 
ronner tsar,  puis  périt  dans  une  émeute 
populaire  provoquée  par  Schouïsky;  la 
triste  situation  de  la  Russie  foulée  aux 
pieds  par  les  Polonais  et  les  Cosaques, 
l'élection  du  premier  des  Romanof 
et  la  délivrance  de  la  Russie  par  un 
prince  et  un  boucher,  etc.,  toute  cette  sé- 
rie d'événements  ne  fournit-elle  pas  une 
riche  matière  à  de  nombreux  drames  ? 


PREFACE 


C'est,  en  effet,  cette  époque  de  troubles 
que  les  auteurs  russes  ont  choisie  de 
préférence.  Le  grand  poète  Pouchkine 
écrivit  :  Boris  Godounof;  Ostrovsky  : 
le  Faux  Dimitri,  et  Vasili  Schouïsky  ; 
le  comte  Alexis  Tolstoï,  une  trilogie 
composée  de  la  Mort  d'Ivan  le  Ter- 
rible, du  Tsar  Fédor,  et  de  Boris 
Godounof  (i). 

C'est  la  première  de  ces  tragédies 
que  j'ai  choisie  pour  donner  une  idée 
du  drame  en  Russie.  Mais,  avant  de 
l'aborder,  disons  quelques  mots  de  son 
auteur. 

Le  comte  Alexis  Tolstoï  est  né 
en  i8ij  à  Pétersbourg.  Après  avoir 
terminé  ses  études  à  l'université  de 
Moscou,  il  s'engagea  dans  la  carrière 
diplomatique,  qu'il  quitta  pour  s'en- 
fermer  dans   Sébastopol   et  prendre 

(i)  Voir,  pour  plus  de  détails  sur  le  théâtre  russe» 
mon  Histoire  de  la  litte'rature  contemporaine  en 
Russie  (Paris,  1875). 


PREFACE  XI 


part  à  la  glorieuse  défense  de  cette 
ville.  Il  fut  plus  tard  nommé  aide-de- 
camp  de!  empereur , puis  grand-veneur . 

Le  commencement  de  sa  carrière 
littéraire  date  de  i85q.  Il  débuta  par 
des  poésies  qui  attirèrent  sur  lui  Г  at- 
tention du  public.  Il  aborda  ensuite  le 
théâtre  et  écrivit  les  trois  drames  que 
j'ai  cités  plus  haut.  On  a  encore  de  lui 
un  roman  coulé  dans  le  moule  de 
Walter  Scott  :  le  Prince  Sérébranny, 
emprunté  aussi  au  règne  d'Ivan  le 
Terrible,  qu'il  avait  plus  particulière- 
ment étudié. 

La  Mort  d'Ivan  le  Terrible  est  un 
des  drames  les  plus  remarquables  du 
théâtre  russe.  Son  étude  a,  en  outre,  le 
mérite  de  nous  initier  à  la  manière  de 
procéder  des  auteurs  dramatiques  de 
ce  pays.  Le  drame  russe  n'a  jamais 
connu  nos  fameuses  règles  classiques  ; 
se  modelant  sur  Shakespeare,  il  fait  peu 
de  cas  de  l'unité  de  lieu  et  d'action. 


XII  PREFACE 


Dédaignant  même  parfois  l'intrigue, 
il  s'attache  surtout  à  faire  ressortir 
les  principaux  personnages,  et  à  étu- 
dier leurs  caractères  jusque  dans  les 
moindres  détails  psychologiques.  En- 
fin, l'amour,  la  femme  y  occupent  ra- 
rement une  place  saillante.  La  femme, 
à  cette  époque  de  despotisme  politique 
et  social,  vivait  reléguée  dans  le  terem 
et  ne  jouait  aucun  rôle  dans  la  famille. 
Il  est  donc  impossible,  quand  on  veut 
respecter  la  vérité  historique,  de  lui 
donner  dans  un  drame  une  importance 
qu'elle  n'avait  pas  dans  la  vie  réelle. 
Le  comte  A .  Tolstoï,  dans  le  drame 
qui  nous  occupe,  a  choisi  le  moment 
ou  le  vieux  tsar  Ivan,  arrivé  à  la  fin 
de  son  règne,  recueille  le  triste  fruit 
de  son  despotisme  et  de  ses  cruautés. 
Ayant  eu  beaucoup  à  souffrir  des 
révoltes  des  boïards  dans  sa  jeunesse, 
il  s'était  efforcé  de  les  réduire  à  Г  im- 
puissance, en  faisant  impitoyablement 


PREFACE  XIII 


mettre  à  mort  ceux  qui  lui  inspiraient 
des  soupçons.  Le  mérite  personnel, 
les  services  rendus  ne  trouvaient  pas 
grâce  devant  lui.  Et  c'est  ainsi  qu'a- 
près avoir  accompli  une  longue  série 
de  meurtres,  sans  avoir  тёте  épargné 
son  fils  aîné  Ivan,  il  se  trouva  vieux, 
affaibli,  rongé  par  le  remords,  en 
proie  à  des  craintes  superstitieuses, 
dégoûté  du  trône,  ayant  perdu  tout 
prestige,  voyant  ses  nombreux  ennemis , 
longtemps  contenus  et  maintenant  en- 
hardis par  son  impuissance,  l'attaquer 
de  tous  côtés  et  envahir  la  Russie,  et 
laissant,  pour  recueillir  ce  lourd  héri- 
tage, deux  fils,  dont  l'un,  Fédor,  est 
faible  et  incapable,  et  l'autre,  Dimitri, 
est  encore  au  berceau. 

La  grande  figure  d'Ivan,  avec  son 
caractère  si  complexe,  oit  la  défiance, 
la  cruauté,  le  repentir,  le  courage  et 
la  faiblesse  alternent  tour  à  tour,  a  été 
rendue  par   Fauteur   dans     toute   sa 


XIV  PREFACE 


vérité  saisissante  et  avec  une  logique 
inflexible.  Le  caractère  rusé,  fin  et 
ambitieux  de  Boris  Godounof  qui  se 
prépare  à  prendre  en  main  les  destinées 
de  la  Russie,  a  été  dessiné  avec  non 
moins  de  bonheur. 

Les  lettrés  pourront  comparer  ce 
drame  avec  le  Louis  XI  de  C.  Delà- 
vigne.  Lis  y  trouveront  plusieurs  points 
de  ressemblance,  notamment  la  scène 
du  moine.  A  notre  avis,  il  y  a,  dans  la 
pièce  russe,  une  supériorité  sur  la  tragé- 
die française.  Lvan,  comme  Louis  XI, 
est  un  tyran  dévot,  cruel,  superstitieux 
et  méfiant;  mais  le  côté  sauvage  et 
brutal  de  son  caractère  offre  plus  d'é- 
léments dramatiques. 

Ce  sont  toutes  ces  considérations  qui 
m'ont  décidé  à  traduire  ce  drame  en 
français.  Deux  de  mes  amis,  MM.  P. 
Demeny  et  G.  Lombard  ont  bien 
voulu  me  prêter  leur  concours,  et  mettre 
ma  traduction  en  vers.  Nous  avons 


PREFACE  XV 


retranché  quelques  passages  qui  nous 
ont  paru  trop  épisodiques  et,  par  con- 
séquent, peu  intéressants  pour  le  lec- 
teur français. 

En  décembre  18  j  4,  le  comte  A. 
Tolstoï,  déjà  fort  souffrant,  partait 
pour  Florence  et  s'était  arrêté  à  Paris. 
J'eus  l'honneur  de  le  voir,  et  lui  mis 
sous  les  yeux  quelques  fragments  de 
la  traduction  en  vers,  en  ajoutant  que 
notre  intention  était  de  chercher  un 
directeur  qui  consentit  à  représenter 
Ivan  le  Terrible  sur  une  des  scènes 
parisiennes.  Il  accueillit  cette  nouvelle 
avec  joie,  me  donna  la  lettre  que  l'on  a 
lue  plus  haut,  et  nous  promit  son  con- 
cours pour  le  cas  ou  nos  démarches 
aboutiraient.  Il  était  encore  plein  de  foi 
dans  l'avenir,  et  me  lut  quelques  pas- 
sages de  son  nouveau  drame  :  le  Po- 
sadsky  (  1  )  auquel  il  travaillait.  Hélas  ! 
le  climat  plus  doux  de  l'Italie  ne  put 

(1)  Gouverneur  dans  l'ancienne  république  de  Novgorod. 


XVI  PREFACE 


lui  rendre  la  santé,  et  il  mourut  le 
20  septembre  fstyle  russe)  1876  dans 
sa  terre  de  Krasni-Rog,  dans  le  gou- 
vernement de  Tchernigof. 

La  Mort  d'Ivan  le  Terrible  a  été 
jouée  pour  la  première  fois  le  12  jan- 
vier 1866  au  théâtre  Marie,  à  Péter s- 
bourg.  La  mise  en  scène,  faite  avec  soin, 
na  pas  coûté  moins  de  deux  cent  mille 
francs.  Ce  drame,  traduit  en  allemand 
par  Mmc  Parlof  si  je  ne  me  trompe, 
a  eu  beaucoup  de  succès  à    Weimar, 

С  COURRIÈRE. 

Paris,  2$  avril  1879. 


PERSONNAGES 


Le  tsar  Ivan  IV*. 

La  tsarine  Marie,  delà  famille  des  Nagoï,  sa  septième 

femme. 
Le  tsarévitch  Fédor,  fils  de  sa  première  femme. 
La  princesse  Irène,  femme  de  Fédor  et  sœur  de  Boris 

Godounof. 
Le  prince  Mstislavsky, 
Zakharine,  frère  de  la  première  femme 

du  tsar, 
Le  prince  Schouïsky, 
Bielskv, 

Le  prince  Stcherbaty, 
Le  prince  Golitzyne, 
Le  prince  Troubetzkoï, 
Le  prince  Sitzky, 
schérémétief. 
Tatistchef, 
Saltykof. 
Michel  Nagoï, 
Grégoire  Nagoï, 

Boris  Godounof,  beau-frère  du  tsarévitch. 
Marie,   femme  de  Boris  Godounof. 
Harabourda,  ambassadeur  de  Batory. 
Un  Moine. 


frères  de  la  tsarine, 


Boïards 

et 
membres 

du 
Conseil. 


*  Le  rôle  d'Ivan  a  été  interprété  par  M.  Mortimer. 


BlTIAGOVSKY,   )  . 

\  Gentilshommes. 
Kikine,  ) 

Messager  de  Pskof. 

La  Nourrice  du  jeune  tsarévitch  Dimitri. 

Le  Gouverneur  du  palais  d'été, 

Deux  devins. 

Le  Majordome  d'Ivan, 

Le  Bouffon. 

Jacoby,  médecin  d'Ivan. 

Un  colonel  de  strélitz, 

Un  commis. 

Boïards,  Gentilshommes,  Archers,  Serviteurs, 
Comédiens,  Peuple,  etc. 


L'action  se  passe  à  Moscou,  en  i584 


LA  MORT  D'IVAN 

LE  TERRIBLE 
ACTE   PREMIER 


PREMIER  TABLEAU 

SCÈNE     I 

Avant  le  lever  du  rideau,  on  entend  un  bruit  de  voix, 
—  Le  rideau  se  lève.  —  Conseil  des  boiards.  — 
Sur  les  bancs,  formant  un  demi-cercle  le  long  des 
murs,  sont  assis  les  boiards.—  Sur  celui  du  milieu  : 
le  prince  Mstislaysky,  puis  Zakharixe,  Bielsky, 
et  autres  plus  anciens  ;  sur  les  deux  bancs  de  coté,  les 
boiards  plus  jeunes.  —  A  l'avant-scène,  au  bout  du 
banc  de  droite,  Boris  Godounof;  sur  l'autre  banc, 
vis-à-vis,  Michel  Nagoï  prend  Saltykof  au  collet 
et  s'efforce  de  le  chasser  de  sa  place. 

M.  Nagoï. 

Dc4ogeons,  Saltykof!  Suis-je,  ou  non,  le  beau- 

ffrère 
Du  tsar?  Ma  place  est  là. 


20  LA    MORT    D    IVAN 


Saltykof. 

Mais,  rustre!  ton  grand-père 
Chez  le  mien  s'asseyait  à  table,  aux  bas  côte's  : 
C'était  lui  qui  versait  du  vin  aux  invités. 

M.  Nagoï. 

Aux  invités  de  qui?  Des  Saltykof?  Quel  mythe! 
Jamais  les  Saltykof  n'eurent  de  parasite  ! 
Te  voilà  devenu  boïard  :  c'est  fort  bien,  mais 
A  quels  titres  ?  Polotsk  livrée  aux  Polonais 
Par  Golitzyne  et  toi?...  Voile-toi  donc  la  face! 

Golitzyne. 

Tu  mens  !  C'est  Stcherbaty  qui  commandait  la 

[place. 
Stcherbaty. 

Nous  avions  repoussé  sept  assauts  en  vingt  jours. 
Je  défendais  les  forts,  tu  gardais  les  faubourgs, 
Et  les  faubourgs,  c'est  toi  qui  lésas  laissé  prendre, 
C'est  toi  qui  n'a  pas  su  jusqu'au  bout  les  dé- 
pendre. 
Sans  cela,  nous  restions  à  l'abri  de  nos  forts, 
Et  de  Sokol  devaient  arriver  des  renforts, 
Et  nous  étions  sauvés. 

Golitzyne. 

C'est  ma  faute,  sans  doute, 
Si  les  renforts  promis  ont  traîné  sur  la  route  : 
Si  leurs  chefs,  occupés  de  préséance  aussi, 
Nous  ont  laissé  là-bas  écraser  sans  merci. 


LE    TERRIBLE  21 


M.  Nagoï. 

Bref!  Je  prends  cette  place  à  titre  de  beau-frère 
Du  tsar.  Oh!  Je  connais  mes  droits!.. 

Saltykof. 

La  belle  affaire  ! 
Un  beau-frère  du  tsar!  Mais  il  en  eut  beaucoup  ! 
Tandis  que  moi,  mon  père  est  connu  dans  Moscou, 
Car  il  e'tait  grand-maître  à  l'arsenal,  mon  père. 

M.  Nagoï. 
Peu  m'importe!  Je  suis... 

Saltykof. 

Nous  savons,  le  beau-frère 
Par  la  septième  femme... 

M.  Nagoï. 
Eh  bien? 
Saltykof,  riant. 

Le  bel  honneur! 
M.  Nagoï. 

Quand  le  tsar  épousa  la  tsarine,  ma  sœur, 
Moi,  je  portais  le  pain  pour  la  ce're'monie. 

Saltykof. 

J'y  portais  sur  un  plat  l'aiguière  bénie. 

Zakharine. 

Boïards!  N'avez-vous  point  honte  de  tout  ceci, 
Et  ces  débats  mesquins  sont-ils  de  mise  ici  ? 


22  LA   MORT   D^IVAN 

M.  Nago'ï. 
Ce  soir,  le  tsar  saura  l'injure  qui  m'est  faite. 

Saltykof. 
Plains-toi  !  Quand  je  voudrai,  moi,  j'obtiendrai 

[ta  tète. 
Mstislavsky. 

Assez,  boïards!  assez!  Schére'me'tief  et  moi 
Nous  sommes  de  plus  grands  personnages  que  toi, 
Que  vous  tous!  Nous  voit-on  faire  assaut  d'in- 

[vectives 
Pour  établir  nos  droits  et  nos  prérogatives? 

Voix. 
Qu'est-ce  à  dire?  Il  se  croit  plus  que  nous? 

Mstislavsky. 

Certe! 
Voix. 

Il  ment! 
Zakharine. 

C'est  un  scandale!  Il  faut  y  mettre  fin!... 

Mstislavsky. 

Comment! 
Mettre  en  Comparaison  leur  noblesse  etla  mienne! 
Trouvez  donc  à  la  cour  famille  plus  ancienne  ! 
Faut-il  faire  apporter  ici  le  Livre  d'or  ? 
Faut-il  énumérer  tous  mes  titres  ? 
Zakharine. 

Encor? 
Mais  cette  salle  est  donc  une  salle  d'orgie? 

(Il  s'avance.) 


LE    TERRIBLE  23 


Il  n'est  pas  question  de  généalogie! 
Et  vous  pourriez  avoir  de  plus  nobles  soucis, 
Quand  la  patrie,  au  seuil  du  palais,  agonise. 
Vous  savez  que  le  tsar,  dans  une  heure  de  crise, 
Se  jetant  sur  son  fils  Ivan,  l'étendit  mort; 
Qu'il  le  pleure,  à  présent,  et  que,  vivant  remord, 
Un  spectre  ensanglanté  vient  hanter  son  délire. 
Il  vous  rend  donc,  ainsi  qu'un  dépôt,  cet  empire 
Si  souvent  ébranlé,  si  chancelant  encor. 
Il  sait  que,  trop  chétif,  le  tsarévitch  Fédor 
Fléchirait  sous  le  poids  d'une  telle  couronne. 
Il  faut  qu'on  nomme  un  tsar  nouveau,  —  le  tsar 

[l'ordonne, 
Devant  qui,  sans  rougir,  nous  pliions  les  genoux, 
Et  qui  monte  au  pouvoir,  non  pour  lui,  mais 

[pour  nous. 

GOLITZYNE. 

J'en  doute  encor  :  C'est  quelque  invention  nou- 
velle. 
Mstislavsky. 

N'en  doutez  pas!  C'est  bien  sa  volonté  formelle. 
Hier,  quand  j'ai  voulu  parler,  il  m'a  fait  peur. 
Je  l'ai  vu  se  dresser,  roidi  par  la  fureur.... 

Tatistchef. 

J'ai  vu  souvent  la  cour  par  sa  fureur  trompée. 
Jadis,  il  a  déjà  fait  semblable  équipée. 
Un  jour,  il  disparut  du  palais  tout  d'un  coup, 
Et  nous  restâmes  seuls  au  milieu  de  Moscou. 
Le  peuple  commençait  à  nous  jeter  des  pierres, 
L'ennemi  se  montrait  à  toutes  nos  frontières. 


24 

Oh  !  c'eût  été  vraiment  comme  un  chaos,  sans  lui  : 
On  ne  s'entendait  pas  alors... 

Sitzky,  achevant  la  phrase,  et  ironiquement. 

Comme  aujourd'hui. 

Schouïsky,  à  Tatistchef. 

Boïard,  à  quel  propos  rappeler  cette  histoire? 

Tatistchef. 

Parce  que,  mes  amis,  si  vous  voulez  m'en  croire, 
Le  tsar  se  laissera  fléchir  comme  autrefois. 

Mtsislavsky. 

Ivan  n'est  plus  le  tsar  redouté,  qui,  parfois, 

Pour  punir  vos  accès  de  désobéissance, 

Vous  mettait  face  à  face  avec  votre  impuissance. 

Les  soucis  ont  usé  cet  esprit  et  ce  corps  : 

Rien  ne  vit  plus,  chez  lui,  si  ce  n'est  le  remords. 

Tatistchef. 
Si  cet  affaissement  nous  cachait  une  feinte? 

Bielsky. 
Non!  Sa  volonté  même  est  une  flamme  éteinte 
Usé  par  l'insomnie,  insensible  à  la  faim, 
Il  vit,  inconscient,  dans  un  rêve  sans  fin, 
Dont  il  ne  sortira  que  pour  mourir.  Naguère, 
Il  avait  recherché  l'appui  de  l'Angleterre 
Pour  des  projets  restés  secrets...  Tout  est  rompu. 
L'envoyé  de  la  reine  Elisabeth  n'a  pu 
Recevoir  audience... 


LE    TERRIBLE  2D 


Zakharine. 

Il  y  a  trois  semaines, 
Il  était  plein  de  vie  :  il  concentrait  ses  haines 
Contre  Kourbsky,  jadis  son  plus  cher  favori, 
Aujourd'hui  le  bras  droit  du  prince  Batory. 
Il  a  tout  oublie'  :  tout,  jusqu'à  cette  lettre, 
Qu'en  tremblant  de  colère  il  écrivait  au  traître. 
(Agitation  parmi  les  boïards.) 

Voix. 

Eh  bien!  votons! 

Mstislavsky. 

Pour  qui? 

M.  NagoÏ. 

Nommons  le  fils  d'Ivan. 

Les  Boïards. 

Le  tsarévitch  Fédor? 

Schouïsky. 

Fédor?  c'est  un  enfant! 

M.  Nagoï. 

Pourquoi  ne  pas  donner  la  régence  à  sa  mère? 

Saltykof. 
A  toi,  peut-être? 

M.  Nagoï. 

A  moi,  soit,  ou  même  à  mon  frère  : 
Je  suis  son  oncle,  on  peut  me  nommer  son  tuteur. 

2 


2б  LA   MORT   D^VAN 

Saltykof. 
Des  oncles  de  nos  tsars  pre'servez-nous,  Seigneur! 

M.  Nagoï. 
Nous  sommes  tous  les  deux  ses  oncles... 

Saltykof. 

Pas  les  nôtres  ! 
Au  diable  les  tuteurs  qui  font  les  bons  apôtres  ! 
Et  les  oncles  surtout!  Nous  savons,  Dieu  merci, 
Comment  nous  a  traités  l'oncle  de  celui-ci. 

Zakharine. 

Ce  n'est  pas  un  régent  qu'on  cherche,. c'est  un 

[homme. 
Mstislavsky. 

Le  tsar  veut  que  ce  soit  un  de  nous  que  Ton 

[nomme. 
Si  vous  ne  voulez  pas  d'un  monarque  impuis- 
sant*.» 

SCHÊRÉMÉTIEF. 

Qui  prendrons-nous? 

Stcherbaty. 
Il  faut  qu'il  soit  de  noble  sang. 

Sitzky. 

Non,  prince!   Il  faut  qu'il  ait  de  l'honneur,  du 

[courage. 
Il  faut...  Il  faut  un  homme  irréprochable,  un  sage, 


LE   TERRIBLE  2J 


Dont  on  n'ait  jamais  pris  l'énergie  en  défaut  : 
Nitika  Zakharine  est  celui  qu'il  vous  faut. 

{Bruit  de  voix .  ) 
C'est  un  homme  de  cœur  ;  chaque  jour,  il  arrache 
Quelque  serf  au  gibet,  quelque  noble  à  la  hache; 
Depuis  trente  ans,  sa  vie  est  un  long  dévoûment  ; 
Seul,  il  ne  flatte  pas  ici,  lorsque  tout  ment; 
Seul,  il  reste  debout,  lorsque  tout  s'humilie. 
Il  impose  à  la  mort  :  son  calme  la  défie, 
Et  c'est  miraculeux  qu'on  l'ait  seul  épargné, 
Quand  la  noblesse  russe  a  déjà  tant  saigné. 

Quelques  Boïards. 

Zakharine?  Bravo! 

Troubetzkoï. 

Boïards,  je  vous  atteste 
Que  ce  digne  vieillard,  si  fier  et  si  modeste, 
N'a  pas  de  plus  fervent  admirateur  que  moi; 
Sauf  la  noblesse,  il  a  ce  qu'il  faut  pour  un  roi; 
Mais  vous  ne  comptez  pas  l'imposer,  j'imagine, 
Aux  princes,  descendants  du  prince  Gédimine... 

SchouÏsky. 
Ou  du  grand-duc  Rurik. 

Saltykof. 

Il  est  parent  du  tsar. 

M.  Nagoï*. 

Je  puis  régner  sur  vous  tout  comme  un  autre,  car 
Je  suis  de  la  famille  aussi. . . 


Saltykof. 

Toi,  le  beau-frère 
Par  la  septième  femme,  et  lui  par  la  première. 

Zakharine. 

Ne  vous  querellez  point!  je  suis  bien  re'solu 
A  n'accepter  jamais  le  pouvoir  absolu  : 
C'est  un  manteau  de  plomb  qu'on  vous  met  sur 

[l'épaule. 
Je  sais  ce  que  je  suis,  et  je  garde  mon  rôle. 
C'est  un  prince  qu'il  faut!   Le  prince  Schouïsky 
Vaut  bien  Troubetzkoï,  Stcherbaty,  Mstislavsky  ; 
Ils  peuvent  s'incliner  devant  lui,  sans  bassesse  : 
Il  les  vaut,  sa  bravoure  égale  sa  noblesse  : 
C'est  lui  qui  défend  Pskof  contre  les  Polonais... 

SCHÉRÉMÉTIEF. 

C'est  un  grand  cœur  aussi,  lui,  je  le  reconnais; 
Mais  le  siège  de  Pskof  peut  durer  des  années; 
Nos  populations  se  verront  condamnées, 
En  ce  moment  terrible,  à  se  passer  de  lui  : 
C'est  impossible  !  Il  faut  autre  chose,  aujourd'hui, 
Qu'un  monarque  bloqué,  régnant  par  contumace: 
Le  pays  vous  attend. 

Schouïsky,  aux  hoïards 

Que  voulez-vous  qu'on  fasse  ? 

Bielsky. 

Le  pays  vous  attend.  Le  défenseur  de  Pskof 
Ne  peut  régner  sur  vous  :  Non! 


LE    TERRIBLE  20, 


Zakharine,  à  Boris. 

Boris  Godounof! 
D'où  vient  que  seul,  ici,  tu  gardes  le  silence? 
Parle.  Tu  peux  parler  suivant  ta  conscience, 
Et  nous  t'e'couterons. 

Boris,  se  levant. 

О  mon  père  adoptif, 
Que  dirais-je  après  toi?  Que  puis-je,  moi,  che'tif, 
Quand  les  plus  avisés  ne  savent  plus  que  faire! 

Zakharine. 

Maintes  fois,  tes  conseils  nous  ont  tire's  d'affaire... 

Boris,  d'une  voix  voilée. 

Eh  bien,  je  parlerai,  boïards,  puisqu'il  le  faut  ; 
Ma  faible  expérience. . . 

Voix. 
On  n'entend  pas!  Plus  haut! 

Boris. 

Je  vous  disais,  boïards,  que  je  voulais  me  rendre 
Aux  vœux  que  le  Conseil... 

Voix. 

Veut-il  se  faire  entendre? 
Plus  haut! 

Boris. 

Je  vous  disais 

2. 


Зо 


Voix. 
Plus  haut!  On  n'entend  pas! 

Zakharine. 

Boris,  pourquoi  rester  seul  dans  ce  coin  là-bas? 
Ne  peux-tu  parler  haut,  puisqu'on  te  le  demande? 
D'abord,  approche-toi,  pour  quêta  voix  s'entende. 
(Il  va  à  lui,  le  prend  par  la  main  et  le  conduit  près  du 

banc  du  milieu.) 
Ta  place  n'est  point  là,  Boris,  elle  est  ici; 
Va,  parle  maintenant. 

Boris. 

О  mon  père,  merci. 
(Aux  boïards.) 
Ne  vous  étonnez  point,  seigneurs  de  noble  race, 
Si  l'aspect  imposant  de  ce  conseil  me  glace  : 
Zakharine  aurait  dû  me  laisser  à  l'écart. 

Saltykof. 
Où  veut-il  en  venir? 

M.  Nagoï. 
Il  est  fin,  le  renard! 

Saltykof. 

Et  le  voilà  placé,  grâce  à  son  stratagème, 
Au  milieu,  sans  paraître  y  venir  de  lui-même. 

M.  Nagoï. 
Bien  joué  ! 


LE   TERRIBLE  3l 


Voix. 

Taisez-vous,  Godounof  va  parler. 

Boris. 

Boïards,  en  peu  de  mots,  laissez-moi  rappeler 
A  quels  malheurs  affreux  la  Russie  est  en  butte  : 
Et  d'abord,  c'est  la  guerre  :  au  début  de  la  lutte, 
Batory  nous  a  pris  coup  sur  coup  Véliji, 
Ousviate,  Polotsk,  et  Véliki  Louji  : 
Même,  il  assiège  Pskof,  la  clef  de  la  Russie! 
Au  nord,  les  Sue'dois,  passés  en  Livonie, 
Ont  pris  Ivangorod  avec  Kaporié. 
Nous  n'avons  pas,  autour  de  nous,  un  allie'  ; 
L'hydre  tatare,  à  l'est,  au  sud,  nous  enveloppe, 
Resserrant  ses  anneaux  pour  e'touffer  l'Europe. 
Le  khan  toujours  vaincu,  mais  toujours  menaçant, 
A  jure'  d'asservir  la  Russie  au  Croissant  : 
S'il  prend  Toula,  Kazan,  encor  des  incendies! 
La  misère,  le  froid,  la  faim,  les  maladies 
Font  des  vides  affreux...  Et,  pour  nous  achever, 
LesTchérémisses  vont,  dit-on,  se  soulever. 
Eh  bien,  laisserez-vous  notre  pays  se  tordre 
A  travers  l'anarchie,  à  travers  le  de'sordre, 
Avec  l'émeute,  avec  le  découragement?... 
Changer  de  souverain  dans  un  pareil  moment  ! 
J'admets  que  vous  trouviez  un  tsar  digne  de  l'être, 
Le  peuple  voudra-t-il  aussi  le  reconnaître? 
Et  s'il  ne  le  veut  pas,  que  ferez-vous  alors? 
C'est  la  guerre  au  dedans,  c'est  la  guerre  au  dehors. 
Ecoutez  :  laissez-vous  convaincre.  En  toute  chose, 
Il  est  comme  une  force  occulte,  qui  s'impose, 


32 


C'est  l'usage,  ou...  C'est  la  routine,  à  dire  vrai. 
N'importe!  Il  faut  subirson  joug,  bon gre' malgré. 
Quelque  soit  l'héritier  d'un  sceptre  héréditaire, 
Qu'il  soit  fort  ou  chétif,  cruel  ou  débonnaire, 
Un  prince  légitime  est  toujours  respecté, 
Tandis  qu'un  prince  élu  manque  d'autorité. 
Le  tsar  Ivan  a  vu,  pendant  cinquante  années, 
Toutes  les  volontés  à  ses  pieds  prosternées  : 
Sans  faiblir  un  instant,  il  vous  a  fait  sentir 
Cette  main  toujours  prête  à  vous  anéantir  : 
Maintenant,  c'en  est  fait  :  quel  que  soit  son  caprice, 
La  résistance  est  morte,  il  faut  qu'on  obéisse  ; 
On  n'ose  môme  plus  murmurer  aujourd'hui. 
Le  peuple  est  comme  nous,  le  peuple  a  peur  de  lui. 
Nous  sommes  devenus  lâches  par  habitude; 
Nous  sentons  ce  besoin  de  vivre  en  servitude  : 
Il  ne  nous  reste  rien,  pas  même  un  vague  espoir 
D'être  un  jour  quelque  chose.  Agir,  penser, vouloir. 
Sont  des  efforts  trop  grands  pour  notre  âme  éner- 

[vée; 

(Avec  force.) 
Mais  si  le  tsar  le  veut,  la  patrie  est  sauvée! 

(Murmures  d'approbation.) 
On  se  plaignait  d'Ivan  :  sans  lui,  que  serions- 

[nous? 
Rendons-nous  près  de  lui  ;  tombons  à  ses  genoux, 
Pour  qu'il  se  sacrifie  et  garde  la  couronne. 

Voix. 

Oui,   c'est  vrai  !   Nous  perdrons  tout,  s'il  nous 

[abandonne... 
Ivan  écarterait  de  nous  bien  des  malheurs... 


LE    TERRIBLE  33 


Autres  voix. 

Suivons  Boris;  allons  le  supplier.  D'ailleurs, 
C'est  notre  souverain,  c'est  le  seul  légitime  : 
On  peut  subir  sa  loi  sans  bassesse  et  sans  crime. 

Sitzky. 

Lui!  boïards,  vous  allez  le  reprendre  ?  Est-ce  un 

[jeu  ? 
Ivan  !  toujours  Ivan  !  Vous  voulez  tenter  Dieu  ! 
Vous  n'avez  donc  plus  rien,  ni  raison,  ni  ver- 
gogne ! 
Qu'est-ce  que  les  Tatars,  qu'est-ce  que  la  Pologne 
Et  l'Allemagne,  auprès  d'un  tyran  si  brutal? 
Oui  !  la  peste  et  la  faim  nous  ont  fait  bien  du  mal, 
Mais  le  tsar  est  un  monstre,  une  bète  sauvage, 
Un  loup!.. 

Schouïsky. 

L'entendez-vous  ?  C'est  le  tsar  qu'il  outrage  ! 

Mstislawsky. 

Mais  tais-toi  donc,  Sitkzy!  Deviens-tu  fou? 

Sitzky. 

Les  fous, 
C'est  vous!...  C'est  vous,  boïards!  Est-il  un  seul 

[de  vous 
Qui  n'ait  à  déplorer  tel  ou  tel  de  ses  crimes  ? 
Il  ne  vous  a  donc  pas  fait  assez  de  victimes  ? 
Vos  parents,  vos  amis  sont  morts  :  c'est  oublié. 
Mais  c'est  honteux,  cela!  J'en  suis  humilié 
Pour  vous!  Je  n'aurais  point  remué  cette  cendre 


H 


Si,  lui-même,  il  n'avait  résolu  de  descendre 
D'un  trône  ensanglanté  par  un  crime  sans  nom. 
Je  ne  vous  pousse  pas  à  la  révolte,  non! 
Mais,  puisqu'il  daigne  enfin,  tardive  fantaisie, 
En  abdiquant,  laisser  respirer  la  Russie, 
Je  dis  qu'il  ne  faut  plus  déranger  ses  remords  : 
Respectons  son  exil,  par  respect  pour  nos  morts  1 

Boris. 

Prince,  nous  ne  pouvons  t'écouter  davantage  : 
La  colère  t'aveugle  et  te  pousse  à  l'outrage. 
Nul  ne  dénoncera  ton  langage  imprudent, 
On  ne  peut  tolérer  l'injure,  cependant; 
Il  faut  bien  qu'on  réponde  à  ta  rude  invective. 
Le  Conseil  est  placé  dans  une  alternative 
Cruelle  :  entre  deux  maux  nous  avons  à  choisir. 
L'un  est  un  mal  passé,  l'autre,  un  mal  à  venir  : 
Je  dis  qu'entre  les  deux  il  faut  choisir  le  moindre. 
Vous  allez  voir  le  khan  et  ses  hordes  se  joindre 
Au  roi  des  Polonais  pour  tuer  et  piller  ; 
Nos  palais,  nos  couvents,  nos  temples  vont  brûler. 
Vous  verrez  !  Vous  verrez  nos  villes  désolées, 
Nos  campagnes  surtout  par  la  guerre  affolées! 
Bientôt  les  loups  suivront  la  trace  des  Tatars 
Aux  cadavres  hideux  écrasés  sous  leurs  chars, 
A  l'ornière  de  sang  que  leur  énorme  roue 
Laisse,  par  les  chemins,  dans  la  neige  et  la  boue. 
Mais  vous  aimez  mieux  voir  la  Russie  au  carcan, 
Que  d'obéir  encore  à  votre  tsar  Ivan, 
Au  souverain  que  Dieu  vous  a  donné  naguères. 
Vos  existences,  vos  vanités  vous  sont  chères 


LE    TERRIBLE  35 


Plus  que  votre  patrie  !  Égoïsme  insensé  ! 

(ClMngeant  de  ton.) 
Le  temps  des  cruaute's  d'ailleurs  est   bien  passé  ! 
Oui,  le  tsar  s'est  montré  parfois  inexorable  : 
Mais  puisqu'il  devient  bon,  puisqu'il  devient  trai- 

[table, 
Puisque  ce  cœur,  longtemps  fermé,  vient  de  s'ou- 
vrir 
A  la  fin,  pour  donner  accès  au  repentir, 
N'êtes-vous  point  d'avis,  boïards,  qu'on  lui  par- 
donne, 
Et  qu'on  rende  au  vieillard  délaissé  sa  couronne, 
Malgré  lui  s'il  le  faut?  Qu'il  soit  notre  sauveur! 
Et  ce  n'est  plus  à  nous  que  son  nom  fera  peur, 
C'est  à  nos  ennemis.  J'ai  dit. 

Voix. 

A  la  bonne  heure  ! 

Sitzky. 
Boris,  ta  faconde  m'écœure, 


C'est  bien  parlé 


Mais  ton  ambition  se  trahit  malgré  toi. 
Ce  que  tu  crains,  veux-tu  que  je  le  dise,  moi? 
Tu  crains  de  n'être  rien  avec  un  nouveau  prince  : 
Tu  crains  qu'un  courtisan  plus  habile  t'évincc. 

{Aux  boïards.) 
Prenez  garde,  boïards!  Moi,  je  l'ai  deviné, 
Et  son  remède  est  un  remède  empoisonné. 

Boris. 
C'est  une  calomnie,  et  vous  n'y  pouvez  croire  ! 


36  LA    MORT    D'iVAN 

Ai-je  l'air  soucieux  de  pouvoir  ou  de  gloire  ? 
Je  me  taisais,  j'e'tais  là-bas  :  on  m'a  pressé 
D'ouvrir  un  avis.  Soit!  Tout  ce  que  j'ai  pense', 
Je  l'ai  dit.  Est-ce  un  crime,  est-ce  une  extrava- 
gance ? 
C'est  possible,  après  tout  :  j'ai  moins  d'expérience 
Que  le  prince  Sitzky  :  moi,  j'ai  pu  m'abuser  : 
Son  avis  est  meilleur?  Il  faut  donc  en  user  : 
Que  le  Conseil  choisisse  un  tsar,  et  je  m'incline. 
On  vous  a  proposé  Nitika  Zakharine  ! 

Voix. 

Il  n'est  pas  assez  noble... 

Boris. 

Eh  bien,  et  Schouïsky  ? 

Voix. 
Il  est  trop  loin. 

Boris. 

Alors,  choisissez  Mstislavsky. 

Voix. 

Nous  sommes  ses  égaux! 

Boris. 

Je  n'en  trouve  pas  d'autre. 

Voix. 

Non,  non  !  Il  n'est  qu'un  tsar  possible,  c'est  le 

nôtre. 
C'est  Ivan  ! 


LE    TERRIBLE  3/ 


SlTZKY. 

C'est  cela!  qu'on  aille  le  chercher! 
Cours,  troupeau  de  moutons,  au-devant  du  bou- 

[cher. 
L'abattoir  les  attend.  Je  n'ai  plus  rien  à  faire 
Ici! 

[Il  sort.) 

SCÈNE    II 
Les  Mêmes,  moins  Sitzky. 

Voix. 

C'est  au  Conseil  qu'il  déclare  la  guerre  '. 
Il  nous  a  provoqués  tous  !  c'est  un  révolté  : 
Nous  nous  plaindrons  au  tsar! 

Boris. 

C'est  un  homme  irrité. 
Oubliez  ses  propos  outrageants;  le  temps  presse  : 
Répondez,  répondez!  voulez-vous  qu'on  s'adresse 
Au  tsar  Ivan? 

Voix. 

Sans  doute!  il  faut  l'aller  trouver! 

Zakharine. 

J'ai  beau  faire,  Boris,  je  ne  puis  approuver 
Ce  triste  expédient  qui  ramène  un  tel  maître  : 
Et  refuser,  pourtant,  c'est  affreux!  C'est  peut-être 
Condamner  la  Russie  à  de  nouveaux  tourments  : 
L'erreur  serait  un  crime  !  En  ces  cruels  moments, 

3 


38  LA  mort  d'ivan 

On  ne  sait  où  l'on  va  :  j'ai  peur,  je  me  sens  triste... 

(Comme  prenant  un  parti.) 
Soit  !  Allons  voir  Ivan.  Mais  que  Dieu  nous  assiste  ! 

Mstislavsky. 
Qui  parlera  pour  nous? 

Zakharine. 

Toi,  boïard? 

Mstislavsky. 

Je  ne  pui  : 
Je  ne  sais  qui  pourrait  l'affronter  aujourd'hui. 

Voix. 

Schouïsky,  de'signons  Schouïsky... 

Schouïsky. 

Moi,  je  n'ose. 
Zakharine. 
Eh  bien,  je  l'oserai.  Je  ne  crains  qu'une  chose  : 
C'est  la  mort  du  pays.  Le  Conseil  le  veut-il? 
J'irai. 

Boris. 

Mais  c'est  courir  au-devant  d'un  péril 
Terrible,  ô  mon  ami,  mon  protecteur,  mon  pèrel 
N'y  va  pas!  J'irai  seul  affronter  sa  colère  : 
Je  ne  crains  rien  pour  moi. 

Mstislavsky. 

Godounof  parlera. 
Où  d'autres  e'choûraient,  Boris  réussira. 
{Les  boïards  se  lèvent  pour   se  retirer;   au  moment  où 
Boris  sort,  Michel  Nagoï,  Saltykof  et  quelques  autres 
restent  sur  le  devant  de  la  scène.) 


LE   TERRIBLE  З9 


M.  Nagoï,  désignant  Boris,  et  riant. 
Comme  il  vole  au  martyre  ! 

Saltykof. 

Avec  son  radotage, 
Sitzky  n'a  pas  trop  mal  jugé  le  personnage; 
Ce  Godounof  m'a  l'air  d'un  drôle  très-malin  : 
Il  ira  loin... 

M.  Nagoï,  à  part. 

Sauf  les  glissades  du  chemin. 


DEUXIÈME  TABLEAU 

SCÈNE    I 

Chambre  à  coucher  du  tsar.  Ivan,  pâle,  fatigué, 
revêtu  d'une  lévite  noire,  assis  dans  un  fauteuil, 
tenant  à  la  main  un  chapelet,  semble  méditer  pro- 
fondément. Près  de  lui,  sur  une  table,  le  bonnet 
de  Monomaque.  De  l'autre  côté,  sur  un  banc,  les 
vêtements  royaux.  Grégoire  Nagoï  lui  présente 
une  coupe.  Ivan  lui  fait  signe  qu'il  n'en  veut  pas, 

IVAN,  GRÉGOIRE  NAGOÏ 
Gr.  Nagoï. 
Quoi!  cette  fois  encor,  je  te  supplie  en  vain! 
Tu  ne  peux  refuser  quelques  gouttes  de  vin? 
О  tsar,  voici  deux  jours  que  ce  long  jeûne  dure. 

Ivan. 
Ami,  le  corps  a-t-il  besoin  de  nourriture, 
Lorsque  l'àme  n'a  plus  d'attaches  ici-bas  ? 
Le  repentir,  voilà  ma  nourriture. 

Gr.  Nagoï. 

Hélas  ! 
C'est  donc  bien  vrai  !  Le  tsar  renonce  à  la  cou- 
ronne ! 
Mais  nous,  mais  la  tsarine,  et  ceux  qu'il  abandonne, 
Et  son  fils  Dimitri.  qu'allons-nous  devenir? 

Ivan. 
Dieu  veille!  Entre  ses  mains  je  remets  l'avenir. 

Gr.  Nagoï. 
Oui,  mais  en  quelles  mains  ce  soir  vas-tu  remettre 
Tes  États?  Saura-t-il  régner,  le  nouveau  maître? 


42  LA 

Ivan. 

Laisse-moi!  mon  esprit,  te  dis-je,  est  impuissant. 
Ma  main  ne  retient  plus  les  rênes,  et  le  sent. 
Déjà  Dieu  me  punit  de  mon  orgueil  immense 
Et,  pour  mes   ennemis,  fait  pencher  la  balance  : 
Il  m'exile  du  trône,  il  soutient  les  païens! 
Mes  fautes  sont  aussi  nombreuses  que  les  grains 
Du  sable  de  la  mer,  et  mon  forfait  suprême 
Sur  ma  tête  à  jamais  fait  planer  l'anathème. 

Gr.  Nagoï. 
Mais  tu  ne  voulais  pas  tuer  ton  fils  Ivan! 
Si  ton  bâton  ferré  Га  blessé  trop  avant, 
C'est  malgré  toi  !  Ce  fut  un  meurtre  involontaire. 

Ivan. 
Ce  n'est  pas  vrai!  je  sais  ce  que  j'ai  voulu  faire! 
En  frappant,  je  voulais  tuer  et  j'ai  tué. 
Oh!  je  l'ai  fait  exprès  :  j'y  suis  habitué. 
Mon  bras  ne  sait  que  trop  quel  est  le  coup  qui  perce, 
J'ai  frappé  juste  :  et  lui,  tombant  à  la  renverse, 
Plein  de  sang,  m'embrassait  les  mains  :  le  pauvre 

[enfant 
Me  jetait  un  pardon  suprême  en  étouffant. 
Mais  moi,  je  n'entends  pas  me  pardonner  ce  crime. 
Dans   mes  remords,   comme  en   un  gouffre,  je 
(A  demi-voix.)  [m'abîme. 

Quand  j'étais  seul,  il  m'est  apparu  bien  souvent  : 
D'un  geste,  il  m'indiquait  la  porte  d'un  couvent; 
Cette  nuit  je  l'ai  vu  faisant  le  même  signe  : 
C'est  le  couvent  de  Saint-Cyrille  qu'il  m'assigne, 
Retraite  calme  et  froide  où  j'évitais  jadis 


LE    TERRIBLE  4З 


Les  agitations  du  monde  plein  de  cris  ; 
Où  j'allais  rêver  seul  à  la  vie  immortelle, 
A  l'abri  des  soucis  que  le  pouvoir  recèle 
Et  des  pièges  toujours  tendus  des  ennemis; 
J'adorais  ma  cellule  étroite  et  ses  murs  gris; 
J'étais  heureux,  les  yeux  perdus  dans  les  nuages, 
J'aimais  les  bruits  du  soir,  la  clameur  des  orages, 
Le  cri  du  cormoran  dans  l'espace  jeté', 
Et  l'immobile  éclat  du  grand  lac  argenté. 
Là,  j'ai  goûté  l'oubli  des  choses  de  la  vie  : 
Là,  je  veux  me  laver  de  mon  ignominie. 
Sous  la  bure  du  moine,  ô  Seigneur  éternel, 
Je  gagnerai,  par  un  jeûne  perpétuel, 
Par  un  long  repentir,  par  d'ardentes  prières, 
La  paix  que  je  convoite  et  qui  fuit  mes  paupières. 
(Un  silence.) 

Ivan,  à  Gr.  Nagoï. 
Vont-ils  bientôt  venir  avec  mon  successeur? 
A  l'empereur  vont-ils  donner  un  empereur? 
Qu'ilsse  hâtent  :  j'attends, pourlui  céder  mon  trône, 
Les  insignes  princiers,  le  collier,  la  couronne. 

(A  Gr.  Nagoï.) 

Va  donc  voir  au  Conseil  :  il  leur  faut  bien  du  temps. 

{Gr.  Nagoï  sort.) 

SCÈNE    II 

Ivan,  seul. 
Tout  est  fini  !  Voilà  donc,  après  soixante  ans, 
Où  m'a  conduit  le  long  chemin  de  la  puissance  : 
J'arrive  au  terme,  usé,  meurtri  par  la  souffrance. 


44  LA    MORT    D    IVAN 


J'ai  passé  ma  jeunesse  à  cheval,  dans  les  camps, 
Disputant  mon  empire  aux  ravages  des  khans  : 
J'ai  vaincu  les  païens,  et,  venant  de  les  battre, 
Au  Conseil  des  boïards  il  me  fallait  combattre. 
Avoir  lutté,  lutter  encor,  lutter  toujours! 
Arrivé  sur  la  pente  où  déclinent  mes  jours, 
Que  vois-je,  en  regardant  le  passé?  Tout  est  vide  : 
Un  cortège  de  nuits  sans  sommeil,  et  livide, 
Une  suite  de  jours  dont  pas  un  n'est  serein. 
Je  n'ai  pas  su  régner  comme  un  bon  souverain  : 
Je  n'ai  pas  su  rester  dans  les  limites  justes. 
Ah!  que  n'ai-je  écouté  les  paroles  augustes 
Du  bon  vieillard  Sylvestre  (3)  !  Il  me  disait  :  «  Ivan, 
Ferme  ton  cœur  au  mal  et  ton  âme  à  Satan .  » 
Voué  par  mon  orgueil  à  l'éternelle  flamme, 
J'ai  moi-même  introduit  le  malin  dans  mon  âme. 
Je  ne  suis  plus  un  tsar,  je  suis  un  loup,  un  chien 
Immonde,  un  bourreau  lâche,  un  horrible  païen. 
Car  j'ai  tué  mon  fils!  J'ai  dépassé  ton  crime, 
Caïn,  et  j'ai  roulé  jusqu'au  fond  de  l'abîme. 
Mon  Dieu,  pardonne-moi  !  guéris  ton  serviteur  : 
La  lèpre  sourdement  me  ronge,  et  dans  mon  cœur 
Les  ulcères  ont  mis  leur  morsure  hideuse. 
Seigneur!  toi  qui  montras  une  âme  généreuse 
Au  bon  larron,  fais  grâce  à  mes  péchés,  bénis 
Ton  tsar,  et  reçois-moi  dans  ton  saint  Paradis. 

SCÈNE    III 
IVAN,  GR.  NAGOÏ 
Gr.  Nagoï. 
Un  messager  de  Pskof  arrive. 


LE    TERRIBLE  4Э 


Ivan. 

Que  m'importe  ? 
Qu'il  parle  au  successeur  du  tsar. 

Gr.  Nagoï. 

Mais  il  apporte 
Des  messages  heureux  de  Schouïsky... 

Ivan  . 

Vraiment? 

SCÈNE    IV 
IVAN,  GR.  NAGOÏ,  LE  MESSAGER 
Le  Messager. 
Le  prince  Schouïsky  te  salue  humblement. 
Dieu  s'est  laissé  fléchir  et  nous  rend  la  victoire. 
Les  défenseurs  de  Pskofse  sont  couverts  de  gloire: 
Des  milliers  de  soldats  ennemis  ont  péri 
Dans  un  terrible  assaut  livré  par  Batory. 
Laissant  devant  nos  murs  sa  troupe  décimée, 
Il  fuit  à  Varsovie,  en  quête  d'une  armée. 

Ivan. 
Dieu  soit  béni!  Le  ciel  ne  me  délaisse  pas! 
Je  suis  vainqueur!  on  voit  la  force  de  mon  bras! 

(Le  messager  se  retire.) 

SCÈNE  V 

IVAN,  GR.  NAGOÏ,  LE  CHAMBELLAN 

Ivan,  au  chambellan. 
Qu'y  a-t-il? 

Le  Chambellan. 


Un  exprès  qui  t'apporte  une  lettre. 


46  LA    MORT    D'iVAN 

Ivan. 
Que  dis-je?  Vainqueur,  moi?..  Ce  n'est  plus  moi 

[le  maître. 
[Au  chambellan.) 
De  la  part  du  Conseil?....  Allons!  Voici  l'instant  ! 

Le  Chambellan. 
Non.  Cet  homme  est  chargé  d'un  message  im- 
portant 
Des  ennemis. 

Ivan. 
Voyons. 
(Le  chambellan  sort  et  revient  avec  une  lettre  qu'il  remet 
au  tsar.) 

Ivan  a  Gr.  Nagoï. 

Et  toi,  lis-nous  la  chose. 
Gr.  Nagoï,  Usant. 
«  Au  tsar  de  toutes  les  Russies,  de  la  part  du  prince 
André...  » 

Ivan. 
Hé!.. 

Gr.  Nagoï 

«...  De  la  part  du  prince  André  Kourbsky. ..  » 
Ivan. 
Tiens  !  Il  a  daigné  répondre  ? 
Gr.  Nagoï. 
«  De  la  part  du  prince  André  Kourbsky,  autre- 
fois ton  serviteur,  aujourd'hui  prince  de  Kovel 
et  vassal  du  roi  de  Pologne,  salut.  Écoute  mes 
paroles  :...  » 


LE    TERRIBLE 


Ivan. 

Eh  bien? 
Gr.  Nagoï. 

Je  n'ose. 
Ivan. 
Lis. 

Gr.  Nagoï. 

«. . .  J'ai  parcouru  ta  missive  volumineuse  et  in- 
cohérente. A  ton  orgueil,  qui  te  guindé  à  la  hauteur 
des  étoiles,  tu  allies  l'humilité  d'un  pharisien.  Tu 
viens  me  reprocher  je  ne  sais  quelles  trahisons, 
et  tu  ne  te  fais  pas  faute  d'invectives  ridicules;  ô 
tsar,  tes  insultes  sont...  » 

Ivan. 

Tes  insultes  sont...? 

Gr.  Nagoï. 

«...  Tes  insultes  sont  des  propos  de  commère 
ivre.  Fi  donc!  n'as-tu  pas  honte  d'une  pareille 
trivialité  quand  tu  écris  à  un  homme  vivant  dans 
ce  pays  où  les  bons  rhétoriciens  ne  sont  pas 
rares.  Elle  engendre  l'ennui,  ton  épître.  Sache 
que  je  ne  suis  pas  un  clerc  :  je  sers  dans  les 
armées  du  roi  mon  maître,  le  très-puissant  Batory, 
grand  prince  de  Lithuanie.  Grâce  à  la  protection 
divine,  nous  t'avons  déjà  pris  Véliji,  Polotsk  et 
nous  aurons  Pskof  avant  peu.  Où  sont  tes  anciens 
triomphes?  où  sont  tes  généraux  d'autrefois,  ces 
braves,  ces  habiles  compagnons  qui  prenaient 
des  villes  pour  ton  compte,  à  qui  tu  dois  Kazan 


48  LA    MORT    D1  IVAN 


et  Astrakhan  ?  Tu  les  as  tous  égorgés,  pour  satis- 
faire à  tes  instincts  de  tyran.  Tes  armées,  veuves 
de  leurs  chefs,  ressemblent  à  des  troupeaux  sans 
bergers,  et  fuient  devant  nous.  As -tu  compris 
enfin  que  tes  bouffons  et  tes  danseurs  ne  peuvent 
remplacer  tes  généraux  disparus?  Qu'il  y  a  de  la 
différence  entre  des  orgies  et  des  batailles!  Mais, 
qu'ai- je  à  te  parler  de  batailles?  Tu  t'en  soucies 
bien!  Tu  as  délaissé  tes  troupes...  » 

Ivan. 

Va. 

Gr.  Nagoï. 

«...  Tu  as  délaissé  tes  troupes  pour  te  calfeutrer 
dans  ton  palais.  Tu  as  peur,  sans  doute,  qu'on 
entende  le  cri  de  ta  conscience  te  reprochant  tes 
crimes  et  tes  folies.  A  la  bonne  heure,  rentre  en 
toi-même...  » 

Ivan. 

Continue. 
Gr.  Nagoï. 

«...  Rentre  en  toi-même,  c'est  le  vœu  que  je 
forme,  et,  pour  te  faciliter  le  retour  au  bien,  je 
te  fais  parvenir  deux  épîtres  de  Cicéron  à  ses 
amis  Claudius  et  Marcus.  Lis-les  dans  tes  moments 
de  loisir,  et  puisse  la  sérénité  de  mon  langage...» 

Ivan. 

Achève. 


LE    TERRIBLE  49 


Gr.  NagoÏ. 
«...  Te  produire  l'effet  d'une  bonne  fustigation. 
Amen.  » 

(Sur  cette  dernière  phrase,  Ivan  arrache  la  lettre  des  mains 
de  Nagoï.  la  regarde  et  la  froisse,  agité  par  des  trem- 
blements convulsifs.) 

Ivan. 

L'abominable  lâche  et  l'impuissant  rhe'teur! 
Parce  qu'entre  nous  deux  il  a  mis  la  frontière, 
Il  "jappe  comme  un  chien  derrière  une  barrière, 
Trop  loin  pour  que  mon  poing  s'abatte  sur  son 

[cou! 
Mais,  prince  André  Kourbsky,  viens  donc  jusqu'à 

[Moscou, 
Me  re'péter  les  mots  que  tu  veux  bien  m'écrire. 
Oh!  viens!  Je  te  promets  une  surprise!..  Et  dire 
Qu'il  ne  me  reste  plus  un  seul  de  ses  amis  ! 

(Il  promène  ses  regards  autour  de  lui.) 
Personne!  ni  parents,  ni  serfs!  c'est  que  j'ai  mis 
Trop  de  hâte  à  punir  autrefois  cette  engeance, 
Et   ces  nouveaux  affronts  vont  rester  sans  ven- 

[geance. 

SCÈNE    VI 

LES  MÊMES,  LE  CHAMBELLAN 

Le  Chambellan. 
Le  Conseil  des  boïards. 

Ivan. 
Ah!  ah!  mon  successeur. 
Ils  viennent  m'annoncer  leurchoixavec  bonheur. 


50  LA    MORT    D'iVAN 

Je  ne  suis  plus  pour  eux  qu'un  mendiant  qu'on 

[chasse 
Des  degre's  du  palais,  pliant  sous  sa  besace, 
Tout  cassé,  tout  branlant.  A  bas  le  vieil  Ivan  ! 
Ah  !  me  laisseront-ils  au  moins  un  vieux  caftan. 
Auquel  de  mes  sujets  vais-je  céder  la  place? 
Voyons? 

(Au  majordome.') 
Introduis-les. 

SCÈNE    VII 

IVAN,  GR.  NAGOÏ 

Ivan. 

Je  fais  honte  à  ma  race, 
Dans  cet  accoutrement.  Qui  me  reconnaîtrait 
Sous  ce  froc?  Insensé!  Qui  donc  obéirait 
Au  souverain  qui  n'a  pas  gardé  sa  couronne  ? 
Un  transfuge,  Kourbsky,  prétend  que  j'abandonne 
Lâchement  mon  armée,  et  que  j'écris  sans  art, 
Que  je  suis  ridicule  enfin!  Mais,  ce  grand  tsar, 
L'homme   hardi,  qui,   moi  vivant,   prend   mon 

[empire, 
Vais-je  le  voir? 

SCÈNE    VIII 

LES  MÊMES,  LES  BOÏARDS 

Ivan. 

Salut,  boïards.  Ce  que  désire 
Votre  cœur,  l'avez-vous?  Pendant  assez  longtemps 


LE   TERRIBLE  5  I 

Vous  avez  discuté:  parlez,  je  vous  attends. 
Dieu  fasse  que  celui  qui  ceindra  ma  couronne 
Soit  tel  que,  sans  rougir  au  moins,  je  la  lui  donne. 
Mon  successeur,  sans  doute,  est  d'un  plus  noble 

[sang  : 
En  esprit,  en  courage,  il  sera  plus  puissant, 
En  bonté...  Devant  qui  faut-il  que  je  m'incline?... 
Serait-ce  par  hasard  devant  toi,  Zakharine, 
L'avocat  de  tous  mes  ennemis?  Devant  qui? 
Devant  toi,  Schouïsky  ?  Devant  toi,  Mstislavsky? 
Mais,  répondez!  j'attends. 

Boris. 

Je  parlerai  sans  feinte. 
Illustre  tsar,  soumis  à  ta  volonté  sainte, 
Les  boïards,  en  conseil  suprême  ont  discuté, 
Et  voici,  mot  pour  mot,  ce  qu'ils  ont  décrété  : 
«  Rien  ne  sera  changé  !  Le  pays  n'a  qu'un  maître, 
Ce  maître,  c'est  Ivan.»  Nous  t'offensons  peut-être: 
Mais  notre  amour  pour  toi  justifira  nos  vœux; 
Et  maintenant,  tu  peux  me  frapper,  si  tu  veux , 
Je  parle  au  nom  de  tous  et  te  livre  ma  tète. 
[Il  se  met  à  genoux,  tous  les  boïards  l'imitent.) 

Ivan,  après  un  long  silence. 

C'est  une  violence  indigne  qui  m'est  faite  ! 
Vous  êtes  bien  hardis  de  vouloir  m'enchaîner 
Au  pouvoir,  comme  un  serf  rebelle,  et  me  traîner 
Sur  les  degrés  du  trône  où  je  n'ai  plus  que  faire! 

Les  Boïards. 
Prince,  Dieu  t'a  choisi  :  sois  encor  notre  père! 


52  LA    MORT    D^VAN 

Nous  ne  souffrirons  pas  d'autre  maître  que  toi  : 
Frappe-nous,  ou  pardonne  à  notre  audace. . . 

Ivan. 

On  voit 
Que  le   faix  est  trop    lourd,  boïards,  pour  vos 

[épaules  ; 
Je  comprends  :  vous  cherchez  à  m'imposer  vos 

[rôles, 
C'est  moins  pénible. 

Voix. 

О  tsar,  pardon!  Pitié  pour  nous! 

SchouÏsky. 

Ne  nous  délaisse  pas,  nous  baisons  tes  genoux  ! 

Ivan. 

Dieu  m'est  témoin,  boïards,  que  j'avais,  pour  la  vie, 
Abandonné  ce  trône.   En  mon  âme  assouvie, 
J'avais  d'autres  pensers,  voulant  d'autres  bonheurs. 
J'espérais  dans  un  cloître  isoler  mes  douleurs. 
Vous  forcez  le  vieillard  qui  restait  sur  la  côte 
A  reprendre  la  mer  comme  un  jeune  pilote  ; 
Au  vaisseau  ballotté  par  les  flots  sans  merci, 
Vous  défendez  le  port! 

[Il  regarde  la  couronne,  puis  la  prend.) 

Ce  diadème-ci, 

Vous  le  voulez  ;  je  vais,  devant  vous,  le  remettre  ! 

Je  redeviens  pour  tous  le  tsar,  et  votre  maître. 

(//  met  sur  sa  tête  le  bonnet  de  Monomaque.) 


LE    TERRIBLE  DJ 


Les  Boïards,^  levant. 

Vive  le  tsar  Ivan  ! 

Ivan. 

Donnez-moi  le  collier, 
Les  insignes  royaux,  et  le  sceptre  princier. 

{Il  revêt  les  insignes.) 
Approche-toi,  Boris.  J'admire  ton  courage  : 
Sais-tu  que  tu  risquais  tes  jours,  par  ton  langage? 
J'aime  qu'on  parle  haut  pour  le  bien  de  l'État  : 
L'audace  d'un  grand  cœur  n'est  pas  un  attentat. 
(Il  embrasse  Boris  sur  le  front,  puis^  s' adressant  aux  autres 

Boiards.) 
C'est  la  seconde  fois,  qu'en  dépit  de  moi-même, 
Forcé  par  le  Conseil,  je  reste  au  rang  suprême  : 
J'y  suis,  j'y  resterai;  mais  malheur  à  celui 
Qui  voudrait  me  trahir  et  prêter  son  appui 
Aux  révoltés!  malheur  au  juge  téméraire 
Fouillant  dans  mon  passé  !  Vous  n'avez  qu'à  vous 

[taire, 
Dieu  seul  me  jugera. 

[Il  regarde  autour  de  lui.) 

Sitzky  n'est  pas  ici? 

Boris. 

Tsar,  ne  t'irrite  pas  contre  un  fou!. . . 

Ivan. 

Qu'est  ceci  ? 
Boris. 

Un  simple  égarement  qui  passera,  te  dis-je. 


54  LA   MORT   r/ïVAN 

Ivan. 
Mais  qu'a-t-il  fait?  Je  veux  le  savoir  :  je  l'exige. 

Boris. 
Tsar,  il  n'a  pas  voulu  revenir  avec  nous. 

Ivan. 
Sitzky  n'a  pas  voulu  ?   L'intrigant  !  Voyez-vous  ! 
Il  rêvait  d'imposer  au  Conseil  son  caprice! 
Ah!  Kourbsky!  c'est  peut-être  un  des  tiens,  un 

[complice 
Du  Khan  de  Pe'récope,  et  des  Lithuaniens  !... 
Qu'on  lui  tranche  la  tète,  et  qu'on  la  jette  aux 

[chiens  ! 
Zakharine. 
N'attriste  point  ce  jour  heureux  par  ta  colère  : 
Grâce,  grâce  pour  lui! 

Ivan. 
Trop  tard,  mon  cher  beau-frère  ; 
Si  tu  voulais  un  tsar  si  tendre  pour  autrui, 
L'occasion,  je  pense,  était  belle  aujourd'hui  : 
Tu  n'avais  qu'à  te  faire  acclamer  à  ma  place. 

(Aux  Boïards.) 
Il  mourra!  Dieu  verra  s'il  veut  lui  faire  grâce  ! 


ACTE  SECOND 
TROISIÈME  TABLEAU 


«Л-ЛЛЛЛЛ 


Chambre  du  Palais 


SCENE    I 
BORIS,   ZAKHARINE 

Zakharine. 
Il  garde  bien  longtemps  l'envoyé  d'Angleterre  ; 
C'est  grave. 

Boris. 

Il  m'a  donne  pour  consigne  sévère 
De  ne  laisser  entrer  personne  maintenant. 

Zakharine. 
Nous  nous  sommes  trompés  en  nous  imaginant 
Qu'il  deviendrait  meilleur  :  il  restera  le  même. 

Boris. 

Enfin  nous  avons  pris  une  mesure  extrême. 
En  lui  rendant  le  sceptre,  on  pensait  l'adoucir. 


56  LA  mort  d'ivan 

Zakharine. 

Boris,  Boris  sais-tu  quels  bruits  on  fait  courir? 

Boris. 
Je  sais... 

Zakharine. 

Eh  bien,  tu  peux  y  croire  ? 

Boris. 

Tout  m'y  force. 
Zakharine. 
C'est  un  forfait  de  plus  que  ce  nouveau  divorce. 
Boris. 

Il  m'a  dit  ce  matin,  sur  un  ton  ferme  et  net, 
Que  tout  s'arrange  avec  la  reine  Elisabeth 
Dont  il  doit  épouser  à  bref  délai  la  nièce, 
Princesse  de  Hastings.  Il  en  a  la  promesse. 

Zakharine. 

Et  qu'as-tu  répondu? 

Boris. 

Rien.  Un  pareil  aveu... 

Zakharine. 

Il  fallait  lui  crier  de  ne  pas  tenter  Dieu, 
D'écouter  les  sanglots  d'un  peuple  à  l'agonie  ; 
Lui  dire  qu'on  attend  l'éclair  de  son  génie; 
Qu'il  doit... 


LE   TERRIBLE  5j 


Boris. 

Non!  gardons-nous  de  ces  emportements: 
Faisons  passer  en  lui  nos  propres  sentiments. 
Songe  qu'il  a  failli  voir  sombrer  sa  puissance, 
Que  les  craintes  d'hier  doublent  sa  jouissance. 
Et  qu'il  veut  obtenir  du  ciel  presque  lassé 
Oubli  pour  l'avenir,  grâce  pour  le  passé. 
Ne  heurtons  pas  de  front  ce  brutal  despotisme. 

Zakharine. 

Boris,  inspire-toi  de  ton  patriotisme  : 
J'ai  foi  dans  ta  sagesse.  A  toi  de  réfléchir. 
De  prendre  les  détours  qu'il  faut  pour  le  fléchir, 
De  guider  vers  le  bien  ce  sombre  caractère, 
D'être  autre  chose  enfin,  qu'un  favori  vulgaire. 
Toi  qui  n'as  point  trempé  dans  les  crimes  passés, 
Fais  ce  que  tu  croiras  ton  devoir  :  c'est  assez. 
Laisse  tes  intérêts,  Boris,  pour  une  autre  heure, 
Et  retiens  bien  ceci  :  que  l'àme  la  meilleure 
S'égare,  si  l'esprit  donne  accès  à  l'orgueil, 
Et  que  l'ambition  mène  droit  à  l'écueil. 

(Un  silence.) 
Tiens!...  j'aurais  préféré  suivre  la  droite  ligne!.  . 

Boris. 

Mais  j'ai  tant  d'ennemis,  dont  la  rage  maligne 
Ne  me  pardonne  point  l'affection  d'Ivan! 
On  m'en  veut  d'être  aimé  sans  être  courtisan. 
J'ai  le  choix  :  faire  tout  pour  déjouer  leur  ligues, 
Leur  rendre  sans  scrupule  intrigues  pour  intri- 
gues, 


58  LA  MORT  d'ivan 

Ou  renoncer  d'emblée  à  servir  le  pays. 
Dois-je  quitter  la  cour?  Prononce  et  j'obéis. 

Zakharine. 

Non!  non!  ta  place  est  là  :  tu  défends  la  Russie, 
Mon  fils,  poursuis  ton  œuvre. 

Boris,  avec  entraînement. 

Oh!  je  te  remercie! 
Ma  place  est  là,  dis-tu  ?  Qu'on  me  laisse  régner 
Rien  qu'un  an.  L'on  verra  si  je  sais  gouverner! 
Je  montrerais  au  tsar  que  la  mère  patrie 
Peut  tendre  encor  vers  nous  sa  mamelle  flétrie. 
Il  verrait,  de'daignant  le  crime  pour  moyen, 
Ce  que  peut  le  pouvoir  s'appuyant  sur  le  bien... 
Que  de  force  étouffée  !  Avoir  la  conscience 
De  ce  qu'on  pourrait  faire,  et  n'être  rien  ! 


Zakharine,  vivement, 


Silence  1 


SCENE    II 

LES  MÊMES,  LE  CHAMBELLAN,  IVAN 

Le  Chambellan 
ouvrant  la  porte  et  annonçant  à  voix  basse. 

Le  tsar!... 

Ivan. 

Allons,  la  guerre  approche  de  sa  fin, 
Schouïsky  nous  écrit  que  la  peste  et  la  faim 
Ont  fait  surgir  aussi  la  révolte  en  Pologne. 


LE    TERRIBLE  5$ 


Batory  s'humanise  et  perd  de  sa  vergogne  : 
Voici  qu'il  nous  dépèche  un  envoyé  de  paix. 

(A  Zahharinc.) 
Va  sur  la  place,  annonce  au  peuple  qu'un  exprès. . . 

Zakharine. 

Mais,  tsar,  si  ce    n'est  pas   la  paix  qu'il  nous 

[demande? 
Ivan. 

Voyez-vous  ce  vieillard  grondeur,qui  nous  gour- 

[mande ! 
Si  tu  voulais  m'apprendre  à  gouverner,   boïard, 
Il  fallait  par  les  tiens  te  laisser  nommer  tsar. 
Obéis!  Je  suis  las  de  tes  extravagances. 
(Zakharine  sort.) 

Ivan,  à  Boris. 

L'envoyé  d'Angleterre  a  bien  des  exigences  ; 
Emmène-le  dîner  ce  soir  même  chez  toi, 
Et  ses  conditions,  discute-les  pour  moi. 

Boris. 

Illustre  tsar,  tu  m'as  dit  hier,  sans  colère, 

Que  les  discours  hardis  partant  d'un  cœur  sin- 

[cère 
Te  plaisaient  :  aujourd'hui,  j'en  tiendrai  devant 

[toi. 
L'ambassadeur  est  moins  aveugle  qu'on  ne  croit. 
S'il  te  voit  si  pressé  de    conclure  alliance 
Avec  sa  reine,  il  va  redoubler  d'arrogance... 


ôo  la  mort  d]ivan 

Ivan 
C'est-à-dire,  boïard,  que  tu  n'approuves  point 
Mon  projet  de  divorce;  ai-je  touché  le  point? 
Parle... 

Boris. 

О  tsar,  ce  n'est  pas  avec  toi  qu'on  peut  feindre. 
Tu  m'as  compris.  Je  vais   parler    sans  me  con- 
traindre ; 
Si  ma  franchise  appelle  une  punition, 
Tu  sauras  jusqu'où  va  ma  résignation. 
Ce  n'est  pas  Boris  seul,  c'est  la  Russie  entière 
Qui  veut  faire  monter  jusqu'à  toi  sa  prière, 
Et  voit  avec  douleur  tous  tes  nouveaux  projets. 
La  tsarine  a  gagné  le  cœur  de  tes  sujets; 
Elle  est   pieuse  et  bonne,  elle  a  donné  naissance 
A  Dimitri,  qui  doit  revêtir  ta  puissance. 
Le  peuple  chaque  jour  prie  au  pied  de  l'autel 
Pour  toi,  pour  la  tsarine...  Oh!  respecte  le  ciel. 
Songe  aux  droits  du  clergé  qui  ne  saurait  défaire 
Des  nœuds  aussi  sacrés.  Ne  prends  pas  l'étrangère 
Pour  femme  :  elle  n'est  pas  de  ta  religion. 
Sais-tu  que  ce  serait  ta  huitième  union  ! 
Et  qu'un  jour  on  ferait  retomber  sur  ta  tète 
Le  poids  de  nos  malheurs  et  de  notre  défaite. 
Mon  langage  t'irrite,  ô  mon  maître  et  seigneur, 
Eh  bien,  tu  peux  frapper  ton  meilleur  serviteur. 

(Il  se  met  à  genoux.) 
Mais,  par  tes  jourset  par  les  miens,  je  t'en  supplie, 
Laisse  sa  confiance  intacte  à  la  Russie  : 
Toi  seul  tu  nous  soutiens,  tsar,  ne  détourne  pas 
L'amour  d'un  peuple  entier  qui  s'attache  à  tes  pas. 


LE    TERRIBLE 


Ivan. 

Est-ce  fini?  veux-tu  lasser  ma  patience? 
C'est  ma  faute,  après  tout  :  ta  pédante  arrogance 
Tes  avis  importuns,  tes  conseils  protecteurs, 
J'ai  tout  encouragé,  te  comblant  de  faveurs. 
Qui  t'a  donné  sur  moi  le  droit  de  surveillance? 
Suis-je  fait  pour  agir  suivant  ta  convenance? 
Boris  me  fera-t-il  plier  comme  un  roseau? 
Il  est  toujours  plaisant  pour  moi,  toujours  nou- 
veau, 
De  vous  voir  tour  à  tour  jouer  le  personnage 
De  Sylvestre.  Boris,  rappelle-toi  ton  âge  : 
Quand  j'ai  montré  qu'Ivan  n'était  plus  un  enfant, 
Tu  suçais  la  mamelle  et  j'étais  triomphant. 
Depuis  lors,  aux  avis  j'ai  su  fermer  l'oreille  : 
Ma  sagesse  n'a  plus  besoin  qu'on  la  conseille. 
Ce  n'est  pas  pour  un  jour,  boïard,  ni  pour  un  an 
Que  je  fais  la  Russie,  et  plus  vaste  est  mon  plan; 
L'édifice  sera  d'éternelle  durée, 
Et  les  siècles  verront  sa  coupole  dorée! 
Seul,  je  sais  où  je  vais,  guidé  par  ma  raison, 
Et  mes  yeux  ont  percé  la  nuit  de  l'horizon. 
Boris,  si  je  te  garde  à  mes  côtés,  évite 
Ma  colère  :  obéis,  c'est  là  ton  seul  mérite. 
Debout!    Je  te  pardonne  encor,  mais,  tu  m'en- 

[tends, 
Supprime  ces  conseils  que  tu  crois  importants. 
Invite  l'envoyé  ce  soir,  et,  dès  l'aurore, 
Viens  me  dire  au  palais  ce  qu'il  exige  encore. 
{Il  sort  par  une  autre  porte.) 

4 


6  2  LA   MORT    D'iVAN 


SCENE    III 

BORIS  GODOUNOF,  seul. 

Il  a  raison!..  Boris,  tu  devais  le  savoir, 
Tu  n'es  que  son  esclave,  il  te  Га  bien  fait  voir. 
Tu  vois  bien  que  c'était  une  imprudence  insigne 
D'intervenir  ainsi  1 

{Avec  amertume.) 
C'était  la  droite  ligne  : 
Et  voilà  le  profit  qu'on  trouve  en  la  suivant, 
Des  injures!..  Avec  un  tyran  comme  Ivan 
Essayez  donc  de  faire  un  seul  pas  sans  entrave, 
Essayez  d'être  franc  quand  vous  êtes  esclave! 
Ainsi,  dans  un  accès  d'enthousiasme  fou, 
Je  courais  devant  moi  tout  droit,  sans  savoir  où  ; 
Jaloux  de  protéger  la  tsarine  qu'on  aime, 
J'allais  risquer  ma  tète  et  me  perdre  moi-même; 
J'allais  à  mes  dépens  sauver  le  Nagoï, 
Le  rival  que  je  hais  et  dont  je  suis  haï. 

(Un  silence.) 
La  droite  ligne!..  Elle  est  bien  faite,  Zakharine, 
Pour  le  vieillard,  pensif  comme  toi,  qui  chemine 
Ici-bas  sans  espoir  et  sans  ambition. 
Avec  ton  regard  plein  de  résignation, 
Inaccessible  au  mal,  fort  de  ta  conscience, 
Tu  contemples  le  monde  en  gardant  le  silence; 
Et,  semblable  au  soleil  glacé  des  longs  hivers, 
Qui,  sans  nous  réchauffer,  brille  sur  l'univers, 
Tu  vas  vers  le  couchant,  l'âme  sereine  et  pure, 
Debout  dans  ta  fierté  comme  dans  une  armure. 


LE    TERRIBLE  63 


Non,  je  ne  suivrai  point  ton  vertueux  conseil  : 
Mon  âme  est  un  volcan  attendant  le  réveil; 
Faut-il  l'abandonner  à  ses  effervescences? 
J'ai  soif  de  luttes,  j'ai  soif  de  travaux  immenses... 
Je  patienterai!.,  mais  quel  dur  châtiment 
Tu  m'imposes,  grand   Dieu,   presque  à  chaque 

[moment: 
Vivre  avec  un  bourreau, qui  trouve  toujours  bonne 
La  moisson,  quand  ce  sont  des  tètes  qu'il  mois- 
sonne; 
Vivre  à  travers  la  haine  et  l'intrigue,  et  savoir 
Qu'on  regrette  tout  bas  d'avoir  fait  son  devoir, 
Qu'on  est  humilié  d'être  pur  et  sans  tache 
Qu'on  a  comme  un  remords  de  ne  pas  être  lâche  ! 


QUATRIÈME  TABLEAU 
Maison  de  Schouïsky 


vwwwvv 


SCENE    I 


SCHOUÏSKY,  MSTISLAVSKY,  MICHEL  ET 
GRÉGOIRE  NAGOI,  BIELSKY  sont  assis 
à  table. 

Schouïsky,  leur  versant  du  vin. 

Boïards,  à  la  santé  de  l'orateur  du  jour, 
A  Boris  Godounof,  l'orgueil  de  notre  cour! 
(Les  convives  boivent  d'assez  mauvaise  grâce,  MstisïavsJiy 

ne  boit  pas.) 
Eh  !  prince  Mstislavsky,  mon  vin  ne  te  plaît  guère. 
En  veux-tu  de  plus  fort? 

Mstislavsky. 

Ton  vin  ne  peut  de'plaire, 
Prince,  mais  c'est  le  toast  qui  n'est  pas  de  mon 

[goût. 
Schouïsky. 

Godounof  n'est-il  point  fort  estimé  partout! 
Vos  fronts  sont  devenus  sombres?  Pour  quelle 

[cause? 
Quoi,  vous  me  refusez  un  toast  que  je  propose? 


66  LA    MORT    D^VAN 


MSTISLAVSKY. 

Ce  Boris  Godounof,  un  parvenu  taré, 

Qui,  par  fraude,  au  Conseil  des  boïards  est  entré. 

Schouïsky. 
Il  y  prend  du  volume. 

Mstislavsky. 

Et  nous  payons  la  fête  ! 
Sans  doute,  il  marchera  bientôt  sur  notre  tète. 

Michel  Nagoï. 

Il  y  marche  déjà. 

Schouïsky. 

Godounof?  quelle  erreur! 
C'est  par  force  qu'on  l'a  mis  au  poste  d'honneur; 
Il  ne  souhaite  rien  :  voyez  sa  politesse; 
Et  son  humilité. 

Bielsky. 

Dis  plutôt  son  adresse! 

Schouïsky. 

Allons   donc!..    Godounof  nous  traite  en  sou- 
verains. 
M.  Nagoï. 

Il  est  insaisissable  :  il  glisse  dans  les  mains, 
Il  s'incline  et  salue  :  on  dirait  un  pauvre  homme, 
Il   n'en  obtient  pas  moins  ce  qu'il  voulait,  en 

[somme 


LE   TERRIBLE  6j 


BlELSKY. 

Le  vieillard  dont  la  tète  est  tombée  aujourd'hui, 
Sitzky,  nous  disait  bien  :  «  Défiez-vous  de  lui  : 
Il  vous  brisera  tous  !  » 

M.  Nagoï,  scandant  ses  mots. 

A  moins  qu'on  ne  le  brise. . . 
On  peut  lui  ménager  quelque  bonne  surprise. 

BlELSKY. 

Mais  laquelle? 

M.  Nagoï. 

Toujours  on  arrive  à  forger 
Contre  son  ennemi  le  fer  pour  l'égorger. 

Mstislavsky. 

Mais,  si  nous  inventons  quelque  trait  sur  son 

[compte, 
On  saura  bien  nous  dire,  après,  que  c'est  un  conte  ! 
Il  nous  brisera  tous,  comme  il  brisa  Sitzky. 

M.  Nagoï. 

Il  est  d'autres  moyens  :  par  malheur,  Schouïsky 
Plaide  pour  Boris. 

Schouïsky. 

Moi  !  Boris  n'est  ni  mon  frère 
Ni  mon  parent.  J'ai  ditqu  il  n'inquiétait  guère... 

BlELSKY. 

Aveugle  ! 


68  la  mort  d1  ivan 

Schouïsky. 

Aveugle?  non,  mais  s'il  fallait  agir. 
Vos  courages  si  promptsseraient  promptsàfaiblir. 

M.  Nagoï. 

Pourquoi  douter  de  nous  ? 

Bielsky. 

Aucun  de  nous  ne  tremble. 

M.  Nagoï. 

Nous  jurons  sur  la  croix  de  tenir  tous  ensemble 

Schouïsky. 

Vous  allez  vous  jeter  dans  la  gueule  du  loup. 

Bielsky. 

Prince,  tu  ne  veux  donc  rien  voir? 

Schouïsky. 

Mais  je  vois  tout! 

Bielsky. 

Tu  seras  le  premier  que  frappera  sa  haine. 

Schouïsky. 
Tu  le  crois? 

Bielsky. 

J'en  suis  sûr. 

Schouïsky. 

Si  la  chose  est  certaine... 


LE    TERRIBLE  69 


BlELSKY. 


Tu  consens? 


Schouïsky. 
Mais  d'abord,  quel  est  votre  moyen  ? 

M.  Nagoï. 

Écoutez,  et  tâchez  de  me  comprendre  bien. 
La  peste  et  la  disette  attristent  la  Russie, 
L'émeute  a  déjà  fait  vibrer  sa  voix  hardie  : 
Deux  fois  elle  a  grondé  près  de  la  M  os  ko  va; 
Le  peuple  est  irrité  :  de  toutes  parts,  il  va 
Furieux,  prêt  à  faire  éclater  sa  colère. 
Que  Boris  Godounof  soit  le  bouc  émissaire: 
Prenons  bien  notre  temps,  et,  le  jour  projeté, 
Qu'on  le  livre  en  pâture  à  ce  peuple  ameuté. 

G.  Nagoï, 

Bien  trouvé  !  c'est  au  peuple  à  faire  notre  ouvrage. 
On  resterait  dans  l'ombre  en  attisant  sa  rage, 
Rien  de  mieux!... 

Mstislavsky. 

Mais,  boïards,  répondez;  pouvez-vous 
Descendre  sur  la  place? 

M.  Nagoï. 

On  descendra  pour  nous. 
Cherchons  un  agent  sûr. 

Bielsky. 

Et  qui  soit  notre  chose. 


LA    MORT    D    IVAN 


La  crainte  le  rendra  fidèle  à  notre  cause. 

(Après  un  silence.) 
Où  le  rencontrer? 

Schouïsky  ouvrant  une  porte. 
Entre. 

SCÈNE    II 
LES  MÊMES,  BITIAGOVSKY 

Bitiagovsky  entre. 

Il  est  devant  vos  yeux 
Boïards,  il  est  trouvé  cet  agent  précieux. 
Nous  avons  combiné  déjà  toute  l'affaire  : 
Il  consent. 

(Etonnement  général.) 

BlELSKY 

Est-ce  vrai  ? 

Nagoï. 

Toi  qui  portais  naguère 
Un  toast  à  Godounof! 

Schouïsky,  souriant. 

Il  se  charge  de  tout. 

M.  Nagoï. 

Soit  :  mais  qu'est-ce  qu'il  est  ?  Il  importe  beaucoup 
Qu'on  sache  en  quelles  mains  passe  notre  ven- 

[geance. 


LE    TERRIBLE 


Schouïsky,  présentant  Bitiagovsky. 

Michel  Bitiagovsky,  de  très-noble  naissance, 
Qui  n'attend  plus  de  vous  qu'un  mot  encoura- 

[geant, 
Pour  vous  servir  avec  un  zèle  intelligent. 

Bielsky. 
Tu  sais  dissimuler  ;  mais,  sans  te  faire  offense, 
Es-tu  sûr  que  l'agent  mérite  confiance? 
Ce  sont  là  des  secrets... 

Schouïsky. 

Ils  seront  bien  garde's. 
Cet  homme  est  un  joueur  ruiné  par  les  dés; 
Lapiisonle  menace.  Eh  bien,  s'il  tient  secrètes 
Nos  intrigues,   boïards,   nous  lui  payerons  ses 

[dettes. 
Sinon,  aux  créanciers  nous  l'abandonnerons. 

(A  Bitiagovsky.) 
Est-ce  clair? 

Bitiagovsky. 

C'est  très-clair. 
Schouïsky. 

Nous  récompenserons 
Ton  succès. 

Bitiagovsky, 
Cela  va  sans  dire. 
Schouïsky. 


[Hésitation  de  Bitiagovsky. 


LA    MORT    D'iVAN 


Ah!  je  t'ai  menacé,  tu  soupçonnes  un  piège  ? 
C'e'tait  pour  rassurer  mes  convives  :  ainsi 
Tu  pourras...  mais  d'abord  prends  ce  verre. 

Bitiagovsky  ;  il  boit,  salue  et  pose  le  verre. 

Merci. 
Bielsky. 

Tu  te  rappelleras  dans  quel  but  on  t'envoie? 
Il  faut  contre  Boris  que  tout  le  peuple  aboie; 
Sauras-tu  l'ameuter? 

Bitiagovsky. 

Seigneur,  je  le  saurai. 

M.  Nagoï. 

De  quoi  parleras-tu  d'abord? 

Bitiagovsky. 

Je  parlerai 
De  la  peste  et  de  la  famine. 

Bielsky. 

Mais  que  dire  ? 
Bitiagovsky. 
Tout  ce  qui  me  viendra. 

Schouïsky. 
Bon  !  que  rien  ne  transpire. 
Mstislavsky. 
Tu  re'ponds  du  succès? 


LE    TERRIBLE  j3 


BlTIAGOVSKY. 

J'en  réponds. 

M.  Nagoï. 

Seulement, 
Il  s'agit  d'une  e'meute  ourdie  habilement. 
Il  te  faut  travailler  le  peuple  sans  relâche, 
Lui  dire  que  Boris,  usant  du  tsar,  en  lâche, 
Le  pliant  sans  pudeur  à  son  ambition, 
A  fait  monter  le  prix  du  blé  !  Son  action 
Est  funeste  :  lui  seul  est  le  mauvais  génie. 
La  route  préparée  à  cette  calomnie, 
Un  beau  jour,  jour  de  fête  ou  de  réunion, 
Au  sortir  de  l'église  on  prend  l'occasion 
Au  passage,  et  l'on  fait  gronder  la  populace. 
Prends  un  compère  sûr... 

BlTIAGOVSKY. 

Que  veut-on  que  j'en  fasse? 
J'agirai  bien  tout  seul  ! 

Bielsky. 

Il  ne  faut  pas  de  bruit. 
En  voyant  Godounof,  qu'ils  se  jettent  sur  lui 
Et  l'égorgent. 

Nagoï. 

Parfait! 

BlTIAGOVSKY. 

Seigneurs,  c'est  chose  faite. 

5 


74  LA    MORT    D    IVAN 


Schouïsky. 

Oh!  fiez-vous  à  lui!  Si  sa  langue  est  discrète, 
Il  n'a  pas  à  Moscou  son  pareil  pour  agir. 
Vous,  boïards,  concertez  vos  efforts.  Réussir 
Est  le  point.  Plus  on  est,  plus  la  chose  est  facile. 

Bielsky. 

Je  sais  encor  quelqu'un  qui  nous  serait  utile  : 
Un  noble  de  Razan,  nommé  Kikine. 


Schouïsky. 


Eh  bien, 


S'il  est  sûr,  qu'on  l'emploie,  et  qu'on  n'épargne 

[rien. 
S'ils  sont  deux,  nous  aurons  pour  nous  toute  la 

[ville. 
Si  Kikine  échouait... 

[A  Bitiagovs'ky.) 

Tu  serais  plus  habile. 

Mstislavsky. 
Prince,  tu  parles  d'or... 

M.  Nagoï. 
Tout  s'arrange  à  plaisir. 


LE    TERRIB  LE 


SCENE    III.       . 
LES  MÊMES,  BORIS  GODOUNOF. 
Un  serviteur,  à  Schouïsky. 
Le  boïard  Godounof  voudrait  t'entretenir. 
Schouïsky. 

Que  le  diable  l'emporte  ! 

(Entre  Godounof  :  tous  se  lèvent  embarrassés.) 

Schouïsky,  l'accueillant  à  bras  ouverts. 

Ah  !  Boris,  la  charmante 
Surprise.  Assieds-toi  donc.  Mon  vieux  vin  d'Ali- 
tante, 
Ou  bien  C£  vin  du  Rhin  te  plairait-il? 

Boris,  saluant. 

Merci. 
{Simplement.) 
Dis-moi  :  je  suis  de  trop  peut-être  en  ce  lieu-ci  : 
Tu  confe'rais  avec  tes  hôtes,  ce  me  semble? 

Schouïsky. 

Rien   d'important,    boïard  :  nous  devisions  en- 

[semble, 

Voilà  tout. 

{Il  lui  offre  une  coupe.) 
Je  t'en  prie,  accepte... 

Boris,  buvant. 

A  vos  santés, 


LA    MORT    D    IVAN 


Bielsky,  s' approchant  de  Schouïsky. 
Adieu,  cher  hôte. 

Schouïsky. 
Eh  quoi!  vous  me  quittez? 
m.  nagoÏ,  g.  nagoÏ  et  mstislavsky,  même  jeu. 
Et  nous  aussi. 

Schouïsky. 
Comment,  sitôt? 
Bielsky. 

La  nuit  est  noire, 
Et  l'on  m'attend  chez  moi,  prince,  tu  peux  m'en 

[croire. 
Schouïsky. 

Soit!  Je  n'insiste  plus.  Adieu  donc! 

M.  Nagoï. 

Au  revoir. 

SCÈNE    IV. 

SCHOUÏSKY,  BORIS  GODOUNOF, 
BITIAGOVSKY. 

Schouïsky  reconduit  ses  convives  puis 
revient  près  de  Boris. 

Enfin,  ils  sont  partis!  quel  bonheur  de  t'avoir 
Ici,  chez  moi,  Boris;  merci  de  ta  visite! 
Tu  sais  depuis  longtemps  si  j'aime  ton  mérite, 
Si  tout  bas  je  t'admire...  et  si  je  t'appartiens. 


LE    TERRIBLE 


Boris. 

Je  viens  te  demander  un  avis  . . 

Schouïsky,  feignant  d'être  ravi. 

Quoi!  tu  viens... 
Parle,  boïard. 

Boris. 
Tu  sais  combien  l'on  me  déteste 
Au  Conseil;  on  me  prend  pour  un  homme  funeste, 
Puis,jenai  pasd'aïeux:  «hommenouveau,»  dit-on. 

Schouïsky. 
Quelques-uns  seulemeut  le  prennent  sur  ce  ton  : 
Bielsky,  Mstislavsky;  ceux-là  crèvent  d'envie, 
En  voyant  le  respect  du  tsar  pour  ton  génie. 

Boris. 

Le  tsar  me  comble;  mais  le  chemin  des  faveurs 

Est  semé  de  périls, 

(en  souriant) 
s'il  est  semé  de  rieurs. 

Il  suffit  qu'un  matin  le  tsar  ouvre  l'oreille 

Au  mensonge,  naissant  aussitôt  qu'il  s'éveille, 

Et  Boris  est  perdu!... 

Schouïsky. 

Moi,  je  ne  suis  donc  rien? 
Je  t'aime  en  frère,  moi  ! 

(Entre  un  serviteur.) 

Le  Serviteur,  à  Schouïsky. 

Ta  Grandeur  pourrait-elle 
Venir  parler  au  tsar? 


78  LA    MORT    p'iVAN 

Schouïsky. 
Qui?  moi? 
(A  part.) 

Quelle  nouvelle? 
(Haut.) 
Excuse-moi,  tu  sais  que  le  tsar  n'attend  point. 

Boris. 
Va  donc,  prince. 

SCÈNE    V. 
BORIS,  BITIAGOVSKY. 

{Schouïsky  se  bâte  de  sortir,  Godoimof  reste  seul  avec  Bitia- 
govsliy  et  le  regarde  fixement,  'Bitiagovsky  est  troublé  et 
détourne  les  yeux.  ) 

Boris,  à  part. 
A  nous  deux. 
Bitiagovsky,  à  part. 

Il  m'observe  de  loin. 
Boris,  s' approchant. 
Michel  Bitiagovsky!... 

Bitiagovsky,  allant  pour  sortir. 
C'est  moi. 
Boris,  V arrêtant. 

Très-bien,  approche. 
Je  sais  que  tu  n'as  plus  un  seul  copek  en  poche. 


LE    TERRIBL E 


Tu  dois  beaucoup  :  ce  qui  t'attend,  c'est  la  prison. 
Mais  je  vois  un  plus  gros  nuage  à  l'horizon... 
Te  souviens-tu  d'avoir  écrit  certaine  lettre 
Au  camp  des  Polonais?  Tu  t'offrais,  comme  traître, 
Pour  servir  l'ennemi  du  tsar,  Zamoïsky. 

Bitiagovsky. 

On  m'a  calomnie'! 

Boris. 

Ta  lettre,  la  voici 
Mot  pour  mot. 

(Il  tire  de  sa  poche  une  lettre,  Bitiaçoi'sh'  se  baisse  et 
fouille  dans  ses  bottes.) 
Ah!  tu  veux  jouer  au  plus  habile:* 
Tu  cherches  ton  couteau,  brigand!  c'est  inutile! 
Ta  lettre,  elle  est  sous  clef  :  la  copie  est  ici. 
C'est  fâcheux,  n'est-ce  pas?  Ecoute  encore  ceci  : 
Le  prince  Schouïsky  t'a  promis  une  somme 
Hier,  pour  ameuter  le  peuple  contre  un  homme, 
Et  cet  homme,  c'est  moi  !  Le  fait  est  bien  prouvé  : 
On  discutait  encor  quand  je  suis  arrivé. 
Un  mot,  et,  dans  une  heure,  entends-tu,  créature, 
Des  corbeaux  du  Kremlin  tu  seras  la  pâture  ! 

Bitiagovsky. 
Boïard.  je...  je  n'ai  pas  voulu... 

Boris. 

Retiens  ceci  : 
Tu  vas  faire  semblant  de  servir  ces  gens-ci  ; 
Promène-toi  partout,  au  marché,  sur  la  place, 


8o 


LA    MORT    D    IVAN 


Dans  les  bazars.  Répands  parmi  la  populace 
Le  bruit  que  Schouïsky  veut,  avec  Bielsky, 
Empoisonner  le  tsar,  Fédor  et  Dimitri. 
Procède  habilement  :  dis  qu'il  voulaient  de'truire 
La  famille  du  tsar,  et  qu'il  faut  les  proscrire. 
Ajoute  que  Boris  empêcha  l'attentat, 
Et  qu'il  protège  seul  le  tsar  avec  l'Etat. 
Comprends-tu? 

Bitiagovsky. 

J'ai  compris,  seigneur. 

Boris. 

A  la  tombe'e 
De  la  nuit,  tu  prendras  la  porte  dérobe'e  : 
Tu  viendras  me  trouver  chez  moi,  pour  me  conter 
Tout  ce  que  mes  rivaux  auraient  pu  projeter. 
Songe  que  j'ai  quelqu'un  de  sûr  qui  t'espionne. 
Ne  cherche  pas  à  fuir;  Schouïsky  t'emprisonne 
Si  tu  le  trahis  :  soit,  c'est  assez  grave...  Mais 
Si  tu  me  trahissais,  coquin,  je  te  promets 
Une  torture  à  moi,  savante  et  raffinée, 
Que  le  bourreau  n'eût  point,  en  rêve,  imaginée. 


ACTE  TROISIÈME 
CINQUIÈME  TABLEAU 

vwwww. 

Appartement  de  la  tsarine  Marie. 


VWAVUW* 


SCENE    I. 


LA  TSARINE,   LA  NOURRICE  du  tsarévitch 
Dimitri,  puis  le  majordome. 

La  Tsarine. 
Eh  bien,  nourrice,  est-il  couché  mon  Dimitri, 
Mon  tsarévitch? 

La  Nourrice. 

Il  s'est  tout  de  suite  endormi... 
On  le  regarderait  à  genoux,  quand  il  pose 
Sur  l'oreiller  brodé,  son  doux  visage  rose. 
Il  tient  ses  petits  poings  serrés,  serrés...  et  dort, 
Les  yeux  mi-clos,  la  bouche  épanouie  encor. 
On  voit  qu'il  a  couru  beaucoup.  C'est  qu'il  s'agite  ! 

5. 


82  LA    MORT    D'iVAN 

Il  est  si  remuant  !  Et  comme  il  grandit  vite  ! 
Il  ne  ressemble  pas  à  Fédor,  son  aîné  : 
Lui  vous  regarde  avec  son  grand  œil  étonné, 
Toujours  doux  et  tranquille.  Ivan,  son  autre  frère, 
Était  bien  d'autre  humeur.  On  aurait  dit  son  père. 
Mon  pauvre  enfant!   Que  Dieu  l'accueille  dans 

[le  ciel!... 
Quand  j'y  songe,  je  sens  comme  un  frisson  mortel. 
Mon  cher  petit  Ivan,  tué!...  Non!  c'est  horrible  ! 
Non!  cela  n'est  pas  vrai!  cela  n'est  pas  possible! 

La  Tsarine. 
N'en  parlons  pas.  Le  tsar  s'est-il  fait  annoncer? 

La  Nourrice. 
Aujourd'hui  ?«non  tsarine. 

La  Tsarine. 

On  aurait  pu  penser 
Qu'il  viendrait  s'informer  de  son  fils  :  dès  l'aurore 
Il  accourait,  jadis;  que  ne  vient-il  encore? 

La  Nourrice. 
Non,  le  tsar  n'a  point  dit  s'il  viendrait,  mais  il  faut 
Que  tu  saches  ce  qui  nous  arriva  tantôt, 
En  revenant  du  parc  :  Go'dounof,  le  sourire 
Aux  lèvres,  vint  à  nous,  prit  l'enfant,  sans  rien  dire, 
Et  le  serra  bien  fort  dans  ses  bras. 

La  Tsarine,  vivement. 

Je  défends 
Qu'on  prenne  Dimitri,  nourrice,  tu  m'entends! 
Nul  à  la  cour  n'y  peut  toucher,  hormis  son  père. 


LE    TERRIBL 


.    La  Nourrice. 

Ensuite,  Godounof  m'a  dit  d'un  ton  sévère  : 
«  Veille  sur  Dimitri,  nourrice,  et  souviens-toi 
Que  devant  Dieu,  devant  le  pays,  devant  moi, 
Tu  réponds  de  sa  vie  et  de  la  moindre  goutte 
De  son  sang.  » 

La  Tsarine. 

Que  nous  veut  ce  Godounof?  Écoute 
Une  autre  fois,  renonce  à  t'arrèter  ainsi 
Avec  ces  courtisans,  dont  l'unique  souci 
Est  de  surprendre  au  vol  nos  secrets. 

La  Nourrice. 

Mais,  tsarine, 
Ce  matin  nous  avons  rencontré  Zakharine. 
Fallait-il  l'éviter  de  même  ? 

La  Tsarine. 

Oh  non!  pas  lui! 
C'est  un  père  pour  nous,  c'est  notre  seul  appui. 

Le  Majordome,  annonçant. 

Le  boïard  Zakharine. 

La  Tsarine. 

Ah  !  le  ciel  nous  l'envoie  : 
Qu'il  entre,  ce  sera  toujours  un  peu  de  joie. 
(La  Nourrice  et  le  Majordome  sortent.) 


84  LA    MORT    D1  IVAN 

SCÈNE    II. 

LA  TSARINE,  ZAKHARINE. 

Zakharine. 
О  tsarine,  salut. 

La  Tsarine. 
Zakharine,  merci  ; 
Merci,  je  t'attendais.  Maintenant,  viens  ici  ; 
Assieds-toi  près  de  moi,  pour  que  je  te  confesse 
Combien  mon   pauvre  cœur  est  gonflé  de  tris- 
tesse. 
J'ai,  depuis  quelques  jours,  un  noir  pressentiment. 
Dis-moi  ce  que  l'on  dit  et  si  ma  crainte  ment  : 
Je  ne  vois  plus  le  tsar,  sais-tu  ce  qu'il  projette? 
Est-ce  de  faire  abattre  encore  quelque  tète? 

Zakharine. 
C'est  bien  de  lui  que  j'ai  voulu  t'entretenir, 
Pour  concerter  un  plan  de  conduite  à  tenir. 
Mais  que  résoudre?  Il  est   comme  un    cheval 

[sauvage 
Qui  mord  son  frein,  ou  comme  un  aurochs  mis 

[en  cage 
Qui  heurte  de  son  front  ses  barrières  de  fer  : 
Il  ne  se  connaît  plus.  Comme  un  fleuve   l'hiver 
Se  gonfle,  noyant  tout  dans  sa  course  insensée, 
Tel  l'orgueil  qui  déborde  envahit  sa  pensée. 

LA  Tsarine. 
Mais  que  veut-il? 


LE    TERRIBLE  85 


Zakharine. 

Le  ciel  est  son  juge. 

La  Tsarine. 

Je  sais 
Que  des  bruits  alarmants  courent  dans  le  palais: 
L'envoyé'  d'Angleterre  est  ici,  Zakharine; 
Il  le  voit  tous  les  jours  :  je  sais,  ou  je  devine 
Qu'il  voudrait  épouser  l'étrangère.  Il  saurait 
M'abandonner  avec  ce  fils  qu'il  adorait! 

Zakharine. 
Ma  chère  enfant,  sois  prête  à  tout! 

La  Tsarine. 

En  vain  mon  âme 
Cherche  à  se  maîtriser,  je  ne  suis  qu'une  femme. 

Zakharine. 

Je  crois  que  ce  matin  le  tsar  veut  te  parler. 
Feins  de  tout  ignorer  :  tu  dois  dissimuler. 
Je  serai  là,  d'ailleurs.  Il  faut  baisser  la  tète, 
L'écouter,  quoi  qu'il  dise,  et  demeurer  muette. 
Une  plainte,  un  seul  mot,  un  simple  mouvement, 
Tout  est  perdu.  Qu'Ivan  s'apaise  doucement, 
Qu'il   te  trouve  très-humble  et  prête  à  te  sou- 

[mettre  : 
Ta  résignation  le  fléchira  peut-être  : 
Sinon,  je  recevrai  le  coup  et  lui  dirai 
Sur  ce  crime  nouveau,  tout  ce  que  je  crois  vrai. 


86  LA    MORT    D'iVAN 

La  Tsarine. 

Oh!  merci!  sauve-nous,  ami;  prends  la  défense 

De  Dimitri,  car  c'est  à  lui  seul  que  je  pense. 

Je  ne  crains  rien  pour  moi  :  lui  seul  remplit  mon 

[cœur. 

Tu  sais  que  je  n'ai  point  brigué  ce  grand  hon- 

[neur 

D'être  épouse  d'un  tsar.  Trop  heureuse,  au  con- 
traire, 

S'il  m'eût  quittée,  alors  que  je  n'étais  pas  mère. 

Mais,  hélas!  je  ne  suis  pas  seule!  Mon  enfant... 

Oh  !  j'ai  peur  de  chercher  ce  qu'en  ferait  Ivan, 

S'il  prenait,  moi  partie,  une  huitième  femme  : 

Mon  petit  Dimitri,  le  meilleur  de  mon  âme  ! 

Je  ne  pressens  pour  lui  que  péril  sur  péril. 

Sauve  nous,  parle  au  tsar...  Mais  t'écoutera-t-il  \ 

Il  te  respecte,  toi,  tu  peux  gagner  ma  cause. 

Zakharine. 

Mais  tsarine,  est-ce  qu'il  respecte  quelque  chose? 
Avec  lui,  j'ai  toujours  gardé  mon  franc  parler  : 
C'est  vrai.  Mon  cœur  n'aurait  pas  su  dissimuler, 
Mais  je  suis  étonné  d'être  vivant  encore. 

La  Tsarine. 

Ah  !  si  tu  ne  peux  rien,  qui  faut-il  que  j'implore? 

Zakharine. 

Hélas  !  le  vide  est  grand  parmi  les  favoris  : 
Un  seul  a  quelque  poids  encore,  c'est  Boris. 


LE    TERRIBLE  8j 


La  Tsarine. 
Méfions-nous;  j'ai  peur  de  ce  regard  d'orfraie, 
Cette  voix  par  moments  si  mielleuse  m'effraie  : 
Je  frissonne,  quand  il  caresse  Dimitri. 

Zakharixe. 
Oh  !  que  dis-tu  ? 

Le  Majordome,  annonçant. 
Le  tsar! 
La  Tsarine. 

Où  me  mettre  à  l'abri? 
Je  tremble,  je  ne  puis... 

Zakharixe. 

Prends  garde;  tout  l'irrite  : 
Plus  de  larmes,  tsarine,  et  remets-toi  bien  vite. 

La  Tsarine. 
Mon  Dieu  !  mon  cœur  s'en  va  ! 

Zakharine. 
Sors  pour  quelques  instants. 
Courage,  fais-toi  belle,  et  c'est  moi  qui  l'attends. 

SCÈNE    III. 
ZAKHARINE,  IVAN,  BORIS  GODOUNOF. 

Ivan. 
Que  fais-tu  donc  ici? 

Zakharine. 
J'attendais  la  tsarine. 


LA    MORT    D    IVAN 


Ivan. 

Encor  quelque  complot  qu'on  ourdit,  j'imagine. 

ZakhaRine. 
Aucun,  je  suis  venu  simplement  pour  la  voir. 

Ivan. 
Elle  n'est  point  ici? 

Zakharine. 

Pour  te  mieux  recevoir, 
La  tsarine  a  voulu  se  parer. 

Ivan. 

Pourquoi  faire? 
En  vaudra-t-elle  mieux? 

(A  Boris:) 

Venons  à  notre  affaire. 
Donc,  les  ambassadeurs  t'ont  parlé  ? 

Boris. 

Tous  les  deux, 

Ivan. 

Et  qu'a  dit  l'envoyé  d'Angleterre? 

Boris. 

Tu  peux 
Etre  sûr  d'obtenir  la  main  de  la  princesse. 
Elisabeth  consent  à  te  donner  sa  nièce, 
Mais  il  faut,  pour  que  le  traité  soit  bien  rempli, 
Que  ton  divorce  enfin  soit  un  fait  accompli, 


LE    TERRIBLE  8o 


Que  le  commerce  anglais  puisse,  en  toutes  fran- 
chises, 
Importer  ses  produits,  prendre  nos  marchandises, 
Sillonner  le  pays,  s'arrêter  dans  nos  ports, 
Et  voguer  sur  nos  mers  toutes  voiles  dehors; 
Qu'il  soit  seul  à  jouir  d'un  pareil  avantage; 
La  reine  Elisabeth  n'admet  pas  de  partage. 
En  revanche,  il  paraît  qu'elle  t'accordera 
Toute  son  amitié'  :  même  elle  invitera 
L'empereur  d'Allemagne  à  passer  sa  frontière 
Pour  entrer  en  Pologne  et  terminer  la  guerre. 

Ivan. 
Merci  pour  l'amitié'  d'Elisabeth  :  l'honneur 
Est  grand  pour  tous  les  deux  :  mais  quant  à  l'em- 

[pereur, 
Nous  ne  demandons  pas  son  secours,  et  nous- 

[mème 
Nous  saurons  bien,  sans  lui,  faire  l'effort  suprême. 
Maintenant,  que  t'a  dit  l'envoyé  polonais? 
Que  nous  offre  son  roi  pour  obtenir  la  paix? 
Boris. 

Nous  sommes  jusqu'au  jour  restés  à  boire  en- 
semble : 
Harabourda,  qui  n'est  point  Polonais,  ressemble 
A  cette  race-là  d'une  étrange  façon  : 
Il  boit!...  Mais  on  a  dû  lui  faire  la  leçon, 
Car  il  ne  veut  parler  qu'à  toi  de  l'ambassade. 

Ivan. 
S'il  avait  pu  placer  quelque  fanfaronnade, 
Il  n'aurait  pas  été  si  discret. 


go  LA    MORT    D    IVAN 

Boris. 

Ce  matin 
Il  reçut  de  Pologne  un  messager.  En  vain 
J'ai  voulu  dans  ses  yeux  surprendre  la  nouvelle, 
Mais  sa  figure  a  su  demeurer  telle  quelle. 
Quant  à  l'exprès,  il  but  une  goutte  de  vin, 
Tomba  sur  le  plancher  et  s'endormit  soudain. 

Ivan. 

On  voit  qu'il  n'avait  pas  dormi  pendant  la  route. 
Leurs  affaires  ne  vont  pas  à  souhait  sans  doute. 

Boris. 

Mais  les  nôtres,  sais-tu  ?. . 

Ivan. 

Quelle  témérité  ! 
Ce  que  je  ne  sais  pas  n'a  jamais  existé  ! 

Boris. 
Mais  ces  nouvelles,  tsar... 
Ivan. 

Eh  bien,  sont-elles  tristes? 
Boris. 
Non,  mais  il  est  prudent — 
Ivan. 
Ah!  Boris,  tu  persistes 
A  faire  le  donneur  d'avis?  Allons,  tais-toi  ! 
Le  roi  des  Polonais,  te  dis-je,  a  peur  de  moi; 
Je  gage  qu'il  s'amende  et  qu'il  courbe  la  tète. 


LE    TERRIBLE 


91 


SCENE    IV. 

LES   MÊMES,    LA  TSARINE. 

Ivan,  à  la  tsarine. 

Eh!  femme!  Tu  mets  bien  du  temps  à  ta  toilette... 

Ah!  mais!.,  pourquoi  ces  yeux  humides?  Qu'as-tu 

[donc  ? 
La  Tsarine. 
Monseigneur.. . 

•  Ivan. 

Allons!  parle... 
La  Tsarine. 
Oh  !  monseigneur  pardon; 
J'ai  fait  un  mauvais  rêve... 

Ivan. 

Et  ce  rêve? 

La  Tsarine. 

Je  n'ose... 
Mon  Dieu  !.. . 

Ivan. 

Voyons!  vas-tu  repondre  quelque  chose? 
La  Tsarine. 
Eh  bien  donc,  j'ai  rêve'  que  l'on  nous  séparait. 
C'est  impossible?... 

Ivan. 
Non!  c'est  absolument  vrai, 
Car  je  suis  las  de  toi.  Tu  n'es  donc  plus  ma  femme 
A  partir  d'aujourd'hui. 


Q2  LA    MORT.D    IVAN 

La  Tsarine. 

Quoi!  c'est  vrai? 
(Silence,) 

Ma  chère  âme 
Mon  Dimitri,  tu  veux  donc  le  perdre  avec  moi! 
Mais  non,  ce  n'est  pas  vrai!  Tu  l'aimes,  lui... 

Ivan. 

Tais-toi. 
Tâche  de  m'épargner  ces  cris  que  je  de'teste. 

La  TsARfNE. 

Non  !  je  ne  pleure  plus  !  Mais  vois  ce  qui  me 

[reste  : 
La  honte,  le  mépris  !  Quel  est  donc  mon  forfait  ? 
Avant  de  me  chasser,  dis-moi  ce  que  j'ai  fait? 
Les  prêtres,  qui  nous  ont  unis,  pourront-ils  croire 
Que  cet  affront  soit  juste? 
Ivan. 

Un  interrogatoire? 
Des  murmures?  ah  ça!  tsarine,  d'où  sors-tu? 
Ton  père  était-il  roi?  Ta  beauté,  ta  vertu 
Ne  sont  pas  des  trésors  dont  j'aie  à  rendre  compte; 
Ma  colère  n'est  pas  de  celles  qu'on  affronte 
En  vain  :  l'ignores- tu?  suis- je  le  maître  ou  non? 

La  Tsarine. 
Je  m'incline,  seigneur,  et  demande  pardon, 
Non  pour  moi,  qui  n'ai  plus  qu'à  te  livrer  ma  tète  : 
J'étais  à  ce  malheur  dès  longtemps  toute  prête. 
Mais  c'est   pour    mon    enfant,  c'est   pour  mon 

[Dimitri. 
Que  t'a-t-il  fait,  mon  Dieu  !  le  voilà  sans  abri. 


LE    TERRIBLE  q3 


Ivan. 
Non  pas.  J'ai  décidé  qu'il  aurait  une  ville 
En  apanage.  Ainsi  tu  peux  être  tranquille. 
Puis,  sans  avoir  recours  pour  me  justifier 
A  des  prétextes  vils,  sans  te  calomnier, 
Je  t'ordonne  d'entrer  au  couvent.  Qui  m'y  force? 
C'est  la  raison  d'Etat.  Voilà  tout  le  divorce. 
Et  si  le  prêtre  vient  m'en  demander  raison, 
Nous  lui  dirons  qu'Ivan  est  maître  en  sa  maison. 

Zakharixe. 
Souffre  d'abord,  ô  tsar... 
Ivan. 

Tu  n'as  pas  la  parole. 
Rien  ne  te  plaît:  tu  tiens  à  me  dicter  mon  rôle; 
Ce  que  tu  vas  trouver  à  dire,  je  le  sais. 

Zakharixe. 
Grand  prince... 

Ivan. 
Pas  un  mot  de  plus;  je  vous  connais. 
Ah  !  vous  rêvez  encor  de  me  donner  un  maître 
Comme  au  temps  où  j'étais  sous  le  joug  de  ce  prêtre, 
Sylvestre,  et  d'Adaschef  (4).  Ils  furent  tes  amis: 
Ils  tombèrent  !  Dieu  sait  quels  maux   tu   m'as 

[promis, 
Le  jour  où  je  cessai  d'obéir  en  esclave. 
Vingt  ans  se  sont  passés,  et  ma  puissance  brave 
Ta  sombre  prophétie.  Où  sont  les  Adaschef, 
Les  Sylvestre  ?  Aujourd'hui,  je  n'ai  que  moi  pour 

[chef. 
La  Russie  est  prospère  et  n'est  pas  amoindrie. 
Nous  vivons,  n'en  déplaise  à  votre  coterie, 


94  LA    MORT    D    IVAN 

Avec  notre  petit  esprit,  tout  seul,  vieillard, 
Et  n'avons  nul  besoin  de  remontrances. 

Zakharine. 

Tsar, 
Ce  que  nous  avons  pris  par  le  glaive,  peut  être 
Par  le  glaive  repris  :  les  rois  même  ont  un  maître  : 
C'est  Dieu,  qui  ne  bénit  que  le  bien  :  et  tu  veux 
L'irriter  par  un  acte  impie  et  scandaleux. 
Car  ton  épouse  est  pure,  oh!  tu  le  sais,  plus  pure 
Que  le  jour:  tu  lui  fais  cette  suprême  injure 
Pour  condescendre  aux  vœux  d'un  pays  étranger. 
Qu'importe  l'alliance  anglaise  ?  Le  danger 
Est  chez  nous  :  la  raison  d'État,  c'est  la  Russie. 
Je  suis  franc,  car  j'ai  fait  l'abandon  de  ma  vie. 
Tsar,  tout  enfant,  tu  vis  tes  États  révoltés  : 
Dès  lors  tu  n'as  rêvé  que  complots  avortés. 
Tu  les  as  réprimés,  et  depuis  ta  jeunesse 
Jusqu'à  cette  heure-ci,  ta  haine  vengeresse. 
Implacable  et  cynique,  a  frappé,  jour  par  jour, 
Tout  ce  qui  s'est  trouvé  d'illustre  à  cette  cour. 
A  présent,  le  pays  est  muet.  Son  génie 
Chancelle,  et  ton  orgueil  hâte  son  agonie. 
Ton  triomphe  est  complet,  tes  sujets  sont  vaincus. 
Mais  la  Russie  est  morte  et  son  cœur  ne  bat  plus. 
Regarde  autour  de  toi  :  tu  restes  comme  un  chêne 
Isolé  dans  l'immense  horizon  de  la  plaine. 
Quand  viendra  l'ouragan,  tu  seras  sans  soutien. 
Alors  tous  les  regards  éviteront  le  tien; 
Alors,  géant  frappé,  tu  seras  nu,  livide, 
Et  ton  bras,  tâtonnant,  s'appuîra  sur  le  vide. 
Ne  t'enorgueillis  pas  trop  vite.  Batory 


LE    TERRIBLE  Q  Э 


N'est  pas  le  seul  danger,  ni  le  seul  ennemi. 

Tatars  et  Suédois  rôdent  sur  la  frontière  ; 

Le  cercle  autour  de  nous  chaque  jour  se  resserre. 

Ici  la  peur,  ici  la  faim  et  ses  horreurs, 

De  tant  d'autres  fléaux,   fléaux  avant-coureurs. 

Le  remède  à  cela,  ce  n'est  pas  l'alliance 

Anglaise... 

(Mouvement  du  tsar.) 
Oh  !  je  ne  fais  aucune  remontrance, 
Mais  enfin  je  suis  vieux,  je  suis  près  du  tombeau: 
Toi-même,  tu  n'es  plus  un  jeune  homme  ;  est-il 

[beau 
De  penser  à  conclure  un  nouveau  mariage 
Après  sept  unions?  Est-ce  digne  à  ton  âge? 
Va  tu  devrais  plutôt  te  réjouir  d'avoir 
Une  épouse  docile  et  toute  à  son  devoir, 
Et  remercier  Dieu  sans  songer  au  divorce. 

Ivan. 
Bien,  Zakharine,  bien  :  j'écoute  et  je   m'efforce 
Devant  tes  beaux  discours  de  garder  mon  sang- 

[froid  : 
Zakharine  est  plus  près  du    tombeau  qu'il   ne 

[croit. 
Tu  lasses  ma  clémence,  ô  vieillard  ;  il  m'ennuie 
De  t'épargner  encor  :  c'est  assez  que  j'essuie 
Ton  bavardage  creux  :  j'y  répondrais  trop  bien  : 
Mais  tais-toi  :  je  le  veux  ainsi  :  n'ajoute  rien. 
Voyons  si  Batory  veut  la  paix  ou  la  guerre. 

(A  la  tsarine.) 
Toi,  sois  prête  à  partir  ce  soir  au  monastère. 


SIXIÈME   TABLEAU 


Salle  du  trône. 


SCENE     I. 

IVAN,  ZAKHARINE,  LES  BOÏARDS. 

Toute  la  Cour,  richement  vêtue,  entre  et  se  place  le 
long  des  murs.  Aux  portes  et  autour  du  trône  se 
rangent  les  gardes  avec  la  hache  sur  l'épaule.  Les 
trompettes  et  les  cloches  annoncent  l'arrivée  d'Ivan. 
Celui-ci  sort  des  appartements  intérieurs  avec  Za- 
kkarine, 

Ivan. 

Zakharinc,  qu'on  fasse  entrer  l'ambassadeur. 
Mais  vous  m'entendez  bien,  boïards,  aucun  hon- 

[ncur : 
Je  ne  veux  plus  flatter  Batory  davantage. 

[Ivan  s'assied  sur  le  trône.  Entre  Haràbourda  qui  fait  un 
profond  salut  et  s'arrête  devant  Ivan.) 

G 


98  LA    MORT    D'iVAN 

Ivan,  le  toisant. 

N'est-ce  pas  toi  qui  vins  m'apporter  un  message, 
Quant  Sigismond  mourut  ? 

Harabourda. 

Oui. 

Ivan. 

Je  te  reconnais 
Votre  diète  m'offrait  le  trône  polonais. 

Harabourda. 
C'est  vrai. 

Ivan. 

J'ai  refusé  :  je  ne  saurais  admettre 
Qu'on  accepte  un  royaume  où  l'on  n'est  pas  le 

[maître. 
Je  voulais  la  puissance  héréditaire. 

Harabourda. 

Tsar, 
Si  nous  avons  dit  non,  ce  n'est  pas  au  hasard  : 
La  loi  veut  que  le  roi  soit  élu  par  la  diète. 

Ivan,  ricanant. 

La  loi  veut...  la  loi  veut!...  C'est  Cette  loi  par- 
faite. 
Qui  vous  donna  pour  maître  un  Henri  de  Va- 
pois  (5). 
Harabourda. 

Celui-là  s'est  rendu  justice,  après  trois  mois, 
Et,  sans  gèncr  sa  fuite,  on  en  a  pris  un  autre. 


LE    TERRIBLE  99 


Ivan. 

Oui,  votre  Batory,  joli  choix  que  le  vôtre! 
Prince  de  Sémigrade,  il  payait  au  sultan 
L'impôt.  Que  me  veut-il? 

Harabourda. 

Mon  maître  très-puissant 
Prince  de  Se'migrade  et  de  Lithuanie, 
Roi  de  Pologne... 

Ivan. 

Suis-tu  notre  liturgie? 
On  te  voit  quelquefois  à  la  messe  chez  nous? 

Harabourda. 
Oui,  prince... 

Ivan. 

Alors  pourquoi  nommer  presque  à  genoux 
Et  décorer  du  nom  de  maître  un  schismatique  ? 

Harabourda. 

Parce  qu'il  reconnaît  notre  droit  politique, 
Et  qu'il  a  consacré  toutes  nos  libertés. 
Nos  rites,  notre  culte  ont  été  respectés 
Sous  son  règne  :  il  nous  laisse  expulser  de  l'U- 
kraine 
Le  clergé  catholique. 

Ivan,  ironique. 

Il  s'en  met  bien  en  peine! 
Ah!  les  religions  le  préoccupent  fort.. . 
Mais  que  veut  le  voisin  Batory  ? 


100  la  mort  d  ivan 

Harabourda. 

Tout  d'abord 
Qu'on  ne  l'appelle  plus  «  voisin  »  et  qu'on  lui 

[rende 
Son  titre  et  ses  honneurs. 

Ivan. 

Ah  !  l'arrogance  est  grande, 
Il  se  sauve  de  Pskof  et  veut...   Pas  mal.  Après? 

Harabourda. 
Il  veut  que  sans  délai  tu  lui  livres  les  clefs 
De  Pskof,  Novogorod,  Polotsk,  et  que  tes  troupes 
Sortent  de  Livonie. 

(Murmures  dans  rassemblée.) 

IVAN. 

Eh  !  là  !  combien  de  coupes 
Viens-tu  donc  de  vider,  envoyé?  Devant  moi 
Tu  parles  de  la  sorte,  ivrogne? 

(Harabourda  veut  parler.) 

Assez,  tais-toi  ! 
(Aux  chambellans.) 
Qui  de  vous  a  laissé  pénétrer  sans  vergogne 
Dans  le  palais  du  tsar  cet  impudent  ivrogne  ? 

Harabourda. 
La  clause  te  déplaît,  tsar  ?  Le  roi  Batory 
Te  propose  autre  chose.  Il  te  porte  un  défi. 
A  quoi  bon  prolonger  d'inutiles  carnages? 
Mesurez,  en  champ  clos,  vos  fers  et  vos  courages  : 
Que  chacun,  pour  son  peuple,  en  vaillant  che- 

[valier 


LE    TERRIBLE  IOI 


Affronte  les  hasards  d'un  combat  singulier  : 
En  foi  de  quoi,  voici  son  gantelet... 
Ivan  . 

Ton  maître 
Est  aussi  fou  que  toi.  Sais-tu  que  je  vais  mettre 
Ce  gantelet  sur  ta  joue  !...  Il  provoque  Ivan! 
Chien  !  Tu  dois  bien  songer  que  tu  n'es  plus  de- 

[vant 
Un  prince  de  rencontre,  élu  par  le  vulgaire. 
Je  suis  l'oint  du  Seigneur,  et  tsar  he're'ditaire, 
Et  je  ne  descends  pas  en  champ  clos.  Ah  1  tu  veux 
Du   champ  clos?  Nous  irons  au  devant  de  tes 

[vœux  ! 
Qu'on  prenne  une  peau  d'ours,  qu'on  l'y  couse. 

[Allons,  vite  ! 
Et  qu'on  lance,  en  champ  clos,  mes  chiens  à  sa 

[poursuite. 
Harabourda. 

О  tsar,  ces  choses-là  ne  se  font  pas. 
Ivan. 

Vraiment! 
Il  me  plaisante  !  Il  croit  railler  impunément! 
Boïards,   répondez-moi,  j'ai  donc  l'air  ridicule  ? 

Harabourda. 
Cela  ne  se  fait  pas,  non  ! 
Ivan. 

Tu  fais  l'incrédule  ? 
Harabourda. 
C'est  que  l'invention  est  nouvelle  pour  moi  ! 
Coudre  dans  une  peau  l'ambassadeur  d'un  roi. 

6. 


102  LA    MORT    D^VAN 

Ivan  . 

Va-t'en  !  Qu'on  le  pourchasse  à  grands  coups  de 

[lanières, 
Jusqu'à  ce  qu'il  rejoigne  au-delà  les  frontières 
Son  héros  Batory  !  Chien  !  Sors  de  mon  palais, 
Ou  bien... 

(Il  se  saisit  de  la  hache  d'un  de  ses  gardes 
et  se  jette  sur  Haràbourda .  ) 

Harabourda,  parant  le  coup. 

Trop  vite,  tsar,  voici  ce  que  j'allais 
Te  dire  :  des  renforts  venus  de  Varsovie 
Ont  trouvé  ton  arme'e  et  l'ont  anéantie. 
Les  Suédois  t'ont  pris  Narva.  Par  leur  concours, 
Novogorod  sera  cernée  avant  deux  jours. 
Tes  voïévodes,  tsar,  ont  mal  fait  leur  besogne, 
S'ils  ne  t'ont  rien  appris... 

Ivan  . 

Faites  taire  l'ivrogne  ! 
Tu  mens,  brigand  ! 

Harabourda. 

Non  pas  !  mentir  est  un  péché. 
Je  ne  t'ai  pas  menti,  je  ne  t'ai  rien  caché. 
О  tsar,  tu  n'oses  pas  descendre  dans  l'arène? 
Adieu  !  mon  roi  viendra,  puisque  tu  veux  qu'il 

[vienne, 
Te  trouver  dans  Moscou. 

{Il  sort.  Confusion  générale.) 


LE    TERRIBLE  I03 


SCENE    VI. 

LES  MÊMES  moins  HARABOURDA,  BORIS. 

Boris,  accourant. 

Prince  ! 
[Aux  bdiards.) 

Est-il  vrai  qu'il  vient 
D'outrager  l'envoyé  ? 

Ivan. 

Puisqu'il  ment  comme  un  chien. 

Boris. 

Hélas!  non. Tout  est  vrai  !  Narva  nous  est  reprise. 
Nos  troupes  n'ont  pas  su  prévoir  une  surprise. 
J'ai  vu  nos  messagers,  et...  nous  sommes  battus  ! 

Ivan. 
Ils  ont  menti. 

Boris. 

Mais,  tsar,  puisque  je  les  ai  vus  ! 

Ivan. 

Qu'on  les  pende  à  l'instant!  Ivan  est  invincible  ! 
Mon  armée  en  déroute,  allons!.;.  C'est  impos- 
able! 
Mort  au  premier  qui  dit  que  le  tsar  peut  finir! 
La  nouvelle  de  ma  victoire  doit  venir. 
Qu'on  aille  en  attendant  dans  tous  les  sanctuaires 
Dire  des  Te  Deum  et  chanter  des  prières. 


ACTE  QUATRIÈME 


SEPTIEME   TABLEAU 

Place  publique  remplie  de  voitures  de  blé.  D'un 
coté,  les  magasins  de  farine.  Au-delà  de  la  rivière, on 
voit  le  Kremlin.  Le  soir  approche,  grande  foule  de- 
vant les  remparts.  Hommes  et  femmes. 

SCÈNE    I 

icr,  20,  3e  ET  4e  HOMMES  DU  PEUPLE, 

Ircet2e  FEMMES  DU  PEUPLE,  UN  COMMIS, 

DEUX  AGENTS. 

Un  commis. 

On  vous  a  dit  le  prix  :  trente  copeks  la  livre. 
Qui  veut? 

Ier  HOMME    DU    PEUPLE. 

Trente  copeks  ! 

2e  HOMME  DU  PEUPLE . 

Comment  faire  pour  vivre 
A  ce  prix-là? 

Une  femme  du  peuple. 

Brigand! 


IOÔ  LA    MORT    D1  IVAN 

Ier  HOMME   DU    PEUPLE. 

Moi,  je  n'ai  rien  mangé 
Depuis  trois  jours!.. 

2e  HOMME    DU    PEUPLE. 

Ni  moi. 

3e  homme  du  peuple,  achetant  du  blé  et  le  payant 
au  commis. 

Tiens!...  pirate! 

Le  commis. 

Adjugé  ! 
Qui  veut?..: 

4e    HOMME  DU  PEUPLE. 

Vingt-cinq  copeks?... 

Le  commis. 

Non. 

4e   HOMME  DU  PEUPLE. 

Vingt-cinq? 
Le  commis. 

J'ai  dit  trente. 

2e  FEMME  DU  PEUPLE. 

N'en  peux-tu  rien  rabattre? 
Le  commis. 

Eh  !  vous  gênez  ma  vente  ! 
Allez- vous-en!  Pourquoi  restez-vous  là?  J'ai  dit 
Trente  copeks. 

ier  HOMME  DU  PEUPLE. 

Veux-tu  m'en  donner  à  crédit? 


LE    TERRIBLE  IOJ 


Le  commis. 
T'en  donner  à  cre'dit  !  Et  que  dirait  mon  maître? 

2e    HOMME  DU   PEUPLE. 

Mais,  ces  provisions,  juif!  tu  veux  t'en  repaître 
Tout  seul  ? 

(La  foule  avance.) 

Le  commis. 
Tas  de  voleurs  ! 

{Il  les  bat.) 

3e  КОММЕ  DU  PEUPLE. 

Il  va  nous  e'gorger. 
(On  commence  à  piller  les  magasins  :  une  poussée.) 
Le  commis. 
Au  secours  !  au  voleur  ! 

4e  HOMME  DU  PEUPLE. 

Nous  aurons  à  manger! 
(Intervention  des  agents.) 

Ier  AGENT. 

Eh  bien!  Qu'avez-vous  donc? 

Le  commis. 

Ils  enfoncent  la  porte. 
Sauvez-moi  ! 

Ie1'  HOMME  DU  PEUPLE. 

C'est  à  nous  qu'il  faut  prêter  main-forte. 

Irc  FEMME  DU  PEUPLE. 

Dites-lui  d'abaisser  son  prix  ! 


I08  LA    MORT    D'iVAN 

2e  FEMME  DU  PEUPLE, 

On  meurt  de  faim  ! 

icr  HOMME  DU  PEUPLE. 

Il  nous  bat! 

Le  commis. 

Je  vous  dis  qu'ils  me  volent  mon  grain. 

Ier  HOMME  DU  PEUPLE. 

Tenez!  Il  m'a  jeté,  là,  contre  cette  grille! 

2e  agent,  au  commis. 
Toi,  tu  frappes  les  gens  et  tu  dis  qu'on  te  pille  ! 

IC1'  AGENT. 

Allons!  suis-nous! 

Le  commis. 
Pourquoi  voulez-vous  m'arrête r  ? 
C'est  le  bien  du  patron  que  je  fais  respecter. 
(Il  leur  donne  de  l'argent.) 

ier  AGENT. 

De  ton  patron? 

Le  commis. 

Sans  doute. 

2e  agent,  recevant  l'argent. 

Ah  !  c'est  une  autre  affaire. 

îcr  agent. 

Mais  alors,  tu  n'es  pas  coupable? 

Le  commis. 

Non. 


LE    TERRIBLE  IOQ 


2e  AGENT. 

Arrière, 
Vous  autres  !  Place,  donc  ! 

ici'  HOMME  DU  PEUPLE. 

Mais 

Ier  AGENT. 

Il  faut  circuler! 
(On  s'écarte,  les  deux  agents  s'en  vont.) 

Le  commis,  les  regardant  s'éloigner. 

Coquins  !    Ils   ne  sont  bons,  ceux-là,  qu'à  nous 

[  voler. 
(Le  commis  rentre.) 

1СГ  HOMME    DU    PEUPLE. 

Les  voleurs  sont  volés  ! 

Ire  FEMME    DU    PEUPLE. 

Que  la  fièvre  t'enlève 
Avec  ton  blé  maudit.  Garde-le! 

2e  HOMME   DU  PEUPLE. 

Mais  on  crève 
De  faim,  et   tous  ces  rats  sont  blottis  dans  leurs 

[trous. 

3e   HOMME    DU    PEUPLE. 

La  police  y  profite  et  les  coups  sont  pour  nous  ! 

4e  HOMME  DU  PEUPLE. 

Le  tsar  ne  connaît  pas  toutes  leurs  voleries. 

7 


110  LA    MORT    D    IVAN 


Je  HOMME    DU    PEUPLE. 

Jadis,  je  m'en  souviens,  j'ai  vu  des  penderies 
Magnifiques!  J'ai  vu  neuf  gibets  à  la  fois 
Dressés  pour  ces  gueux-là  ! 

4e  HOMME  DU  PEUPLE. 

Mais  le  tsar,  autrefois, 
Ne  nous  eût  pas  laissé  écorcher  de  la  sorte; 
Il  venait  sur  le  grand  perron,  devant  la  porte 
Du  palais,  e'couter  nos  doléances .  Rien 
N'entravait  sa  justice  :  il  jugeait  vile  et  bien. 
Un    homme    était  perdu  lorsqu'on  prouvait  sa 

[fraude  : 
Décapité!  Fût-il  boïard  ou  voiévode. 

SCÈNE    II. 

LES  MEMES,  arrive  KIKINE,  déguisé  en  pèlerin, 
avec  un  bâton  et  un  chapelet. 

Kikine. 

Oui,  mes  enfants,  cela  se  pratiquait  ainsi, 
Mais  un  démon  jaloux  semble  avoir  obscurci 
Sa  raison.  Ah!  le  tsar  mérite  qu'on  le  plaigne  : 
Ce  n'est  plus  lui,  c'est  un  aventurier  qui  règne! 

[Le  peuple  se  groupe  autour  de  lui.) 
C'est  Godounof  qui  fait  la  pluie  et  le  beau  temps  ! 
C'est  Godounof  qui  boit  et  mange  à  nos  dépens, 
C'est  Godounof  qui  veut  que  tout  le  peuple  meure! 
Vous  avez  entendu  ce  commis,  tout  à  l'heure, 
C'est  le  sien.  Ce  patron,  dont  il  vous  a  parlé, 
C'est  Boris  Godounof,  et  ce  blé,  c'est  son  blé! 


LE    TERRIBLE  II 


Du  blé  qui  coûterait  douze  copeks  à  peine, 
Sans  lui,  sans  ce  païen,  sans  cet  énergumène  ! 

(Murmures  dans  la  foule.) 
Mïes  frères,  nous  avons  irrité  le  Seigneur, 
En  laissant  notre  tsar  à  cet  empoisonneur. 
Garderons-nous  toujours  au  flanc  cette  sangsue? 
(Les  murmures  redoublent.) 

1er  HOMME    DU    PEUPLE. 

C'est  horrible! 

KlKINE. 

Attendez! 
(Baissant  la  voix.) 

L'avez-vous  aperçue, 
La  comète,  qui  laisse  après  elle,  en  passant, 
Dans  l'horreur  de  la  nuit,  comme  un  long  jet  de 

[sang. 

2e  HOMME  DU  PEUPLE. 

Nous  l'avons  vue. 

3e  HOMME  DU  PEUPLE. 

Elle  est  facile  à  reconnaître. 

4e  HOMME  DU   PEUPLE. 

Le  jour  s'enfuit  :  bientôt  l'étoile  va  paraître 
Au-dessus  du  Kremlin,  près  de  la  tour,  là-bas! 
(Il  indique  une  des  tours  du  Kremlin .  ) 

KlKINE. 

Et  son  aspect  vous  fait  frissonner,  n'est-ce  pas? 
Eh  bien,  comprenez-vous  le  sens  de  ce  prodige? 
C'est  un  glaive  de  feu  que  le  Seigneur  dirige 


112  LA    MORT    D    IVAN 

Sur  vous,  pour  vous  punir  d'avoir  abandonné 
Votre  tsar  aux  projets  infâmes  d'un  damné. 

Ier  HOMME    DU  PEUPLE. 

Toujours  ce  Godounof. 

3e  HOMME  DU  PEUPLE. 

C'est  vrai,  bien  vrai? 

Kikine. 

Sans  doute. 
Mes  enfants,  j'ai  toujours  voyagé  :  sur  sa  route, 
Un  pèlerin  apprend  bien  des  choses  :  j'ai  vu 
Jérusalem,  le  mont  Athos;  j'aï  parcouru 
L'univers;  je  connais  maint  pays,  mainte  ville, 
Et  la  grande  baleine  et  l'oiseau  d'Eustaphile, 
Et  la  pierre  toujours  brûlante  d'Alatyr  (6). 
Or,  j'arrive  de  Kief,  où  vient  de  s'accomplir 
En  plein  jour,  un  miracle  inattendu,  terrible  : 
On  entendit  parler  comme  un  être  invisible, 
Et  de  Sainte-Sophie  on  vit  soudain  la  croix 
En  feu!  Retenez-bien  ce  que  disait  la  voix  : 
«  Faut-il  qu'un  Godounof,  Russes,vous  déshonore? 
«  Il  a  fait  bien  du  mal,  il  en  peut  faire  encore  ; 
«  Obéissez  à  Dieu  qui  vous  parle  aujourd'hui; 
«  Chassez-le  !  » 

Voix. 

C'est  cela  ! 

Kikine. 

L'accapareur,  c'est  lui. 
Tout  vient  de  lui  :  la  faim,  le  froid,  la  peste  même. 
Il  a  jeté  des  sorts  sur  nous  tous! 


LE    TERRIBLE  I l3 

!«*  HOMME  DU  PEUPLE. 

Anathème 

A  Boris  Godounof! 

Kikine. 

Hier,  il  s'est  vante' 
De  faire  entrer  le  khan  dans  Moscou. 

2e  HOMME    DU  PEUPLE. 

Lâcheté'  ! 

2°  FEMME  DU    PEUPLE. 


Vengeons-nous  ! 


0e  HOMME  DU  PEUPLE. 


A  Kief,  l'as-tu  bien  vu  de  tes  veux? 


Pèlerin,  tu  parlais  d'un  prodige 
^u  de  te 

Kikine. 

Oui,  vous  dis-je! 
Les  habitants  de  Kief  l'ont  pu  voir  comme  nous, 
Et,  saisis  de  frayeur,  sont  tombés  à  genoux. 

ICl"  HOMME   DU    PEUPLE. 

Allons!  Décidément,  Godounof  est  un  traître. 

2e  FEMME    DU  PEUPLE. 

C'est  l'Antéchrist! 

4e   HOMME  DU  PEUPLE. 

Amis,  cet  homme  ment  peut-être. 

Ire  FEMME  DU  PEUPLE. 

A  mort,  le  Godounof! 


114  LA    MORT    D    IVAN 

3e    HOMME  DU  PEUPLE. 

Avez-vous  attendu, 
Avant  de  le  juger,  qu'il  se  soit  de'fendu? 

4e  HOMME  DU    PEUPLE. 

Vous  le  calomniez. 

ier  HOMME  DU   PEUPLE. 

Godounof  nous  affame. 

2e  HOMME  DU   PEUPLE. 

Il  mange  tout  le  blé  du  pays  ! 

3e  HOMME  DU  PEUPLE. 

C'est  infâme 
De  l'accuser  ainsi! 

4e  HOMME  DU  PEUPLE. 

Que  vous  a-t-il  fait  ?  Rien  ! 

Ire  FEMME. 

A  mort! 

3e  HOMME  DU  PEUPLE. 

Attendez  donc! 

2e   HOMME  DU  PEUPLE. 

Tu  le  de'fends,  vaurien  ? 

(Ils  le  battent  :  on  entend  la  voix  de  Biliagovsky,  qui  chante 
une  chanson.) 


LE    TERRIBLE  IID 


SCENE    III. 


Bitiagovsky,  chantant  dans  la  coulisse. 

Sous  ce  faux  air  de  vertu 

Qui  se  renfrogne, 
Quels  projets  nous  caches-tu 

Dis,  vieil  ivrogne? 
Que  tiens-tu  là  sous  le  pan 

De  ton  caftan? 

icr  HOMME  DU  PEUPLE. 

Je  voudrais  voir  de  près  le  bruyant  personnage 
Dont  la  chanson  badine  à  l'air  d'un  persiflage. 

Bitiagovsky,  arrivant  en  scène. 

Là,  je  sors  du  cabaret, 

Sans  crier  gare. 
Je  me  sens  tout  guilleret, 

J'ai  ma  guitare.. 
Je  la  tiens  là.  sous  le  pan 

De  mon  caftan. 

2e  HOMME  DU  PEUPLE. 

Nous  ne  sommes  pas  gais  du  tout,  sur  le  marché  ; 
Tu  peux  aller  chanter  plus  loin.  C'est  un  péché 
De  réjouir  le  diable  à  force  de  tapage, 
D'afficher  son  ivresse  et  son  libertinage, 
Lorsque  Dieu  courroucé  fait  luire  au  firmament 
L'astre  sanglant,  avant-coureur  du  châtiment. 

Bitiagovsky. 

Est-ce  tout?  C'est,  ma  foi,  bien  parlé  camarade, 
Mais  je  ne  saisis  pas  le  sens  de  la  tirade. 


I  I  0  LA     M  ORT     D    1  VA  N 

Tu  dis  que  ma  chanson  t'offusque?  Mais  pourquoi  ? 
Je  n'ai  pas  de  raisons  pour  être  triste,  moi  ! 
Et  vous  devriez  tous  accueillir  avec  joie, 
La  nouvelle  faveur  que  le  ciel  nous  envoie. 

Voix  diverses. 
Laquelle  ? 

Bjtiagovsky. 

Est-ce  que  vous  ignorez,  par  hasard, 
A  quel  complot  hideux  vient  d'échapper  le  tsar? 
Bielsky,  Schouïsky,  (le  Seigneuries  confonde!) 
Ont   tant    fait   qu'ils  iront   brûler  dans  l'autre 

[monde. 
Ils  ont  voulu  tuer  Ivan  par  le  poison. 
Mais  le  ciel  de'joua  toute  la  trahison  : 
Grâce  à  Dieu,  Godounof  avait  prévu  le  piège, 
Et,  lorsqu'on  a  servi  le  gâteau  sacrilège 
Préparé  pour  le  tsar,  Godounof  Га  donné 
A  son  chien.  L'animal  est  mort  empoisonné. 

(Kikine  fait  des  signes  à  Bitiagovshy.) 

ier  HOMME  DU  PEUPLE. 

Quoi?  Godounof  a  fait  cela?  C'est  admirable! 

Bitiagovsky. 

Vous  ne  connaissez  pas  cet  homme  infatigable 
Qui  veille  nuit  et  jour  sur  le  repos  d'Ivan. 
Pensez-vous  que  le  tsar  serait  encor  vivant 
Sans  lui? 

2e  HOMME  DU  PEUPLE. 

C'est  singulier. 


LE     TERRIBLE 


3e  homme  du  peuple,  à  Kikine. 

N'est-ce  pas  toi,  mon  maître 
Qui  pre'tends  que  Boris  Godounof  est  un  traître? 

Kikine. 
Un  traître,  je  l'ai  dit!  oui,  c'est  ce  mécréant 
Qui  mettra  la  Russie  et  le  trône  à  néant. 
On  lui  doit  la  famine,  on  lui  doit  la  comète. . . 

Bitiagovsky. 
C'est  un  mensonge! 

Kikine,  à  Bitiagovsky,  à  part. 
Ah  ça?  Je  me  creuse  la  tète. 
Pour  comprendre.  Es-tu  fou?  Vas-tu  te  dégriser? 

4e   HOMME    DU    PEUPLE. 

Il  a  sauvé  le  tsar  et  tu  viens  l'accuser! 

2e   HOMME  DU  PEUPLE. 

Il  faut  s'entendre,  amis,  cet  homme  certifie 
Qu'hier  la  grande  croix  d'or  de  Sainte-Sophie, 
A  Kief,  s'est  tout  à  coup  mise  à  parler,  exprès 
Pour  accuser  Boris  Godounof. 

Bitiagovsky.  riant. 

Bien!  après? 
Il  ne  faut  pas  juger  le  monde  sur  la  mine. 
Ainsi  ce  pèlerin  que  voici,  c'est  Kikine  : 
Kikine,  un  pèlerin  comme  on  en  voit  beaucoup; 
Il  est  venu  tout  droit  de  Razan  à  Moscou, 
Et  c'est  absolument  le  seul  pèlerinage 
Qu'il  est  fait,  j'en  réponds...  Comme  il  me  dé- 

[visage  ! 

7- 


Il8  LA    MORT    D'iVAN 

Nous  sommes  vieux  amis,  voyons!  T'en  souviens- 

[tu? 
Nous  n'avons  pas  toujours  cultivé  la  vertu! 
Eh!  bonjour.  On  se  doit  des  égards,  ce  me  semble, 
Quand  on  a  tant  battu  les  cabarets  ensemble. 

Kikine. 
Que  le  diable  !.. 

Bitiagovsky,  bas  à  Kikine. 
Voyons!  Pour  qui  tiens-tu? 

Kikine. 

Pour  qui  ? 
Pour  celui  qui  nous  a  payés,  pour  Bielsky. 

Bitiagovsky. 

Il  fallait  se  lever  plus  matin,  camarade. 

Kikine  . 

Attends!  Judas!  Je  vais  conter  ton  escapade 
A  Bielsky.  Je  pars,  mais  tu  me  le  payeras. 

Bitiagovsky,  à  part. 

Ah  bah  !  nous  allons  voir  ce  que  tu  lui  diras  : 

(haut.) 
Mes  amis,  écoutez  :  cet  homme  est  l'émissaire 
Des  boïards  conjurés  pour  tuer  notre  père. 
Arrêtez-le  bien  vite,  avant  qu'il  soit  parti. 

Kikine. 

Amis,  laissez-moi  donc!  Cet  homme  en  a  menti 
Il  a  menti,  l'ami  de  Godounof,  le  traître! 
C'est  Godounof  qui  veut  assassiner  le  maître. 


LE     TERRIBLE  IIQ 


2e  HOMME  DE   PEUPLE. 

Bon!  Que  faire?  Et  comment  savoir  la  vérité? 

3e   HOMME    DU    PEUPLE. 

C'est  le  faux  pèlerin  qui  doit  être  arrêté. 

Le   Ier  ET  LE  2e    HOMMES    DU  PEUPLE. 

Non,  c'est  l'autre. 

LE    3e  ET  LE  4e  HOMMES  DU  PEUPLE. 

Non!  Non! 

Ier    HOMME    DU    PEUPLE. 

Je  vous  dis  qu'il  faut  prendre 
L'homme  de  Godounof! 

4e  HOMME  DU  PEUPLE. 

Voilà  bien  de  l'esclandre  ! 
Arrêtons-les  tous  deux,  car  l'un  ou  l'autre  ment. 

Ier  HOMME    DU    PEUPLÉ. 

Empoignez  le  premier  ! 

3°  HOMME    DU    PEUPLE. 

Le  second  seulement  ! 

SCÈNE    IV. 

On  entend  le  bruit  des  tambours;  Grégoire   Go- 
dounof apparaît  à  cheval, escorté  de  deux  hérauts;  der- 
rière lui,  une  nouvelle  foule . 
Voix. 
Un  boïard  précédé  de  hérauts,  qui  s'avance. 
Chut!  Il  veut  nous  parler. 


120  LA    MORT    D    IVAN 

Ier  HOMME  DU  PEUPLE. 

Taisez-vous  donc... 

3e  HOMME  DU  PEUPLE. 

Silence  ! 
Grégoire  Godounof. 

«  Salut,  aux  habitants  de  Moscou,  de  la  part 
«   De  Boris  Godounof,  le  serviteur  du  tsar. 
«  Le  boïard,  votre  ami,  connaît  votre  souffrance. 
«  Dans  l'espoir  d'y  porter  du  moins  quelque  al- 
légeance, 
«  Il  achète  aujourd'hui,  pour  en  faire  du  pain, 
«  Tout  le  blé  de  Moscou  ;  vous  en  aurez  demain 
«  Gratis.  » 

Voix. 
Bravo! 

Grégoire  Godounof. 

«  Ce  qu'il  vous  demande  en  revanche, 
«  C'est  de  prier  le  ciel  pour  lui  chaque  dimanche.» 

3e  homme  du  peuple. 
Gratis  !  Vous  l'entendez  !  que  son  nom  soit  béni! 
Qui  donc  le  présentait  comme  notre  ennemi? 
Qui  donc  nous  excitait  contre  lui,  tout  à  l'heure? 

4e  homme  du  peuple. 
Eh!  c'est  ce  pèlerin! 

[Kikine  s'enfuit.) 

3e  homme  du  peuple. 

Retenez-le! 


LE     TERRIBLE 


121 


TOUS. 


Qu'il  meure 


Bitiagovsky,  les  mains  dans  la  ceinture. 

Rien  ne  sert  de  courir.  Ah!  ah!  Dorénavant 
Regarde  avant  d'agir,  par  où  souffle  le  vent. 


HUITIÈME  TABLEAU 

vwwww 

Appartements  intérieurs  du  tsar.  Nuit. 


SCENE   I. 

LA  TSARINE  MARIE, 

LAPRINCESSEIRÈNE,MARIEGODOUNOF, 

puis  LE  TSARÉVITCH  FÉDOR. 

Par  une  fenêtre  ouverte  on  aperçoit  les  tours  du 
Kremlin  se  détachant  dans  l'obscurité.  Entre  les 
deux  tours,  on  distingue  la  comète,  très-brillante. 

Marie  Godounof. 
Quels  feux  éblouissants  la  comète  nous  darde  ! 

Irène. 
On  dirait,  dans  la  nuit,  un  œil  qui  nous  regarde. 

La  Tsarine. 
Cette  étoile  m'obsède,  Irène,  et  me  fait  peur. 
(Entre  h  tsarévitch  Fédor.) 

Fédor,  tirant  Irène  par  la  manche. 
Va,  ne  reste  point  là!  C'est  pour  notre   malheur 
Que  cet  astre  sanglant,  dit-on,  vient  d'apparaître. 
Sois  raisonnable.  Allons,  fermons  cette  fenêtre. 


124  LA     MORT    D'iVAN 

La  Tsarine. 
Fédor,  que  fait  le  tsar?  Il  la  regarde  aussi? 

FÉDOR. 

Oui,  tsarine. 

La  Tsarine. 

Et  sais-tu  s'il  va  venir  ici  ? 
Fédor. 
Tout  à  l'heure  il  était  immobile,  à  la  porte 
Du  palais,  entouré  de  ses  boïards,  en  sorte 
Que  je  n'ai  point  osé  lui  parler  devant  eux. 
Tous  ses  muscles  semblaient  se  contracter  !  Ses 

[yeux 
Restaient  obstinément  fixés  sur  la  comète  : 
Il  se  taisait  ;  la  cour  l'imitait,  inquiète. 

La  Tsarine,  pensive. 
Tous  les  soirs,  c'est  ainsi  :  cette  apparition 
L'exaspère,  et  je  crains  son  irritation  : 
Il  s'est  juré  d'avoir  raison  de  ce  mystère. 

Marie  Godounof. 
Il  a  fait  appeler  des  devins. 

FÉDOR. 

Pauvre  père. 

La  Tsarine. 
Il  a  vu  ces  devins? 

Fédor. 
Non,  mais  il  va  les  voir. 
Ils  doivent  rapporter  leur  réponse  ce  soir. 


le   terrible  i2d 

La  Tsarine. 
Je  ne  sais  ce  qu'il  faut  penser  de  leur  magie. 

Marie  Godouxof. 
Moi,  je  m'en  défîrais. 

FÉDOR. 

Mon  père  s'en  défie. 
Tantôt  prêt  à  les  croire,  et  tantôt  affectant. 
De  les  traiter  avec  un  dédain  insultant. 

Irène. 

Ne  doit-il  pas  aussi  consulter  un  ermite? 

FÉDOR. 

Je  sais  qu'on  est  allé  le  mander  au  plus  vite. 
Ce  moine  est  un  vieillard  de  grande  autorité. 

la  Tsarine. 

Dieu  fasse  qu'il  soit  franc  et  qu'il  soit  écouté. 

Irène. 

A  quoi  bon  les  devins  et  leur  sorcellerie? 
Puisqu'il  peut  s'adresser  à  Dieu  sans  hérésie. 
Ce  moine  lui  dirait  tout  ce  qu'il  veut  savoir. 

FÉDOR. 

Chut!   on  entend  des  pas  :  c'est  lui    qui   vient 

[nous  voir. 


I2Ô  LA    MORT    D'iVAN 

SCÈNE  II. 

LES  MÊMES,  IVAN,  LES  BOLARDS. 

{Le  tsar  a  une  main  appuyée  sur  son  bâton,  Vautre 
sur  l'épaule  de  Boris  Godounof.) 

Le  tsar. 


Le  Majordome,  à  voix  basse. 


Ivan,  à  Fédor  et  aux  femmes. 

Venez  ici,  vous  autres,  qu'on  m'e'coute 
J'ai  compris  maintenant,  et  je  n'ai  plus  de  doute. 
L'étoile  est  là  pour  moi  :  je  ne  l'ignore  point  : 
Les  devins  n'ont  rien  à  m'apprendre  sur  ce  point. 
Je  sais  tout  :  à  moi  seul  j'ai  déchiré  le  voile. 

Fédor,  d'une  voix  timide. 
Mon  père,  que  sais-tu? 

Ivan. 
Regarde  cette  étoile. 
Elle  annonce  ma  mort. 

Fédor,  il  se  met  à  sangloter. 
Ah! 

Ivan. 

C'est  la  vérité, 
(a  Fédor.) 
Tais-toi,  je  n'aime  pas  ces  pleurs  d'enfant  gâté. 

{Aux  femmes  qui  pleurent .  ) 
Vous,  femmes,  vous  pourrez  gémir  tout  à  votre  aise 
Quand  je  ne  serai  plus;  jusque-là, qu'on  se  taise! 
Voyons!  je  ne  veux  pas  m'irriter,  et  pourtant 


LE     TERRIBLE  I2J 

Vous  pouvez  bien,  je  crois,  m'écouter  un  instant 
Sans  larmoyer  :  il  faut  que  je  vous  entretienne 
De  l'avenir. 

(A  Boris.) 
F  ais  dire  au  médecin  qu'il  vienne. 
{A  la  Tsarine.) 
Si  je  t'ai  quelquefois  parlé  trop  durement. 
Femme,  pardonne-moi  mes  jours  d'emportement. 

(A  Fédor.) 
Et  toi,  Fédor,  bientôt  tu  ceindras  ma  couronne: 
Dis-moi,  que  vas-tu  faire  une  fois  sur  le  trône? 

FÉDOR. 

Je  n'en  sais  rien,  mon  père. 
Ivan. 

Il  faudrait  le  savoir. 
C'est  parfois  effrayant,  sais-tu,  d'être  au  pouvoir. 

FÉDOR. 

Oui,  mon  père. 

Ivan, 
Veux-tu  continuer  la  guerre  ? 
Fédor. 
Dis-moi  ta  volonté  :  j'obéirai,  mon  père. 
Ivan,  l'imitant. 

«  Non,  mon  père,  oui  mon  père  !..  »  Il  parle  bien, 

[vraiment. 
Cet  enfant-là  !  Vas-tu  me  répondre  autrement  ? 
Mais  ton  flegme  stupide  à  la  fin  m'exaspère  ! 


128  LA    МОКГ    D'iVAN 

Ivan,  mon  fils  Ivan,  aurait  bien  su  que  iaire, 
Lui  !  mais  je  l'ai  tué,  c'est  ma  punition  ! 
Est-ce  que  j'ai  besoin  de  ta  soumission  ?.  . 

(Il  hausse  les  épaules .  —  Un  silence.  —  A  Boris.) 
Ce  me'decin  que  j'ai  demandé  tout  à  l'heure  ? 


SCENE  III. 
LES  MÊMES,  JACOBY. 

Boris. 
Le  voici. 

Ivan. 
Bien. 

(A  Jacoby). 
Quel  jour  penses-tu  que  je  meure  ? 

Jacoby,  lui  tâtant  le  pouls. 

Avec  un  peu  de  calme  et  de  tranquillité, 
Tu  pourras  recouvrer  avant  peu  la  santé. 

Ivan. 

Ce  n'est  pas  vrai  !  Je  vais  mourir  !  Et  ce  prodige, 
Je  ne  l'ai  donc  pas  vu  ?  J'ai  tout  compris,  te  dis-je  j 

Jacoby. 

N'irrite  pas  tes  nerfs  par  tes  emportements, 
Et  tu  seras  guéri  dans  quinze  jours. 

Ivan. 

Tu  mens! 
Tu  t'es  fait  soudoyer  par  Kourbsky,   misérable, 


LE     TERRIBLE  I  29 

Pour  me  laisser  crever  dans  les  griffes  du  diable  ; 
Mes  boïards  t'ont  paye'  sans  doute  pour  mentir  : 
On  voudrait  bien  me  voir  mourir  sans  repentir  ! 

Jacoby. 

Tsar,  je  vais  pre'parer  pour  toi  certain  breuvage. 

Calme-toi  :  ton  sang  bout,  te  voilà  tout  en  nage. 

(Il  sort.) 

Ivan. 

Je  ne  m'en  irai  pas  sans  pardon,  tu  m'entends  : 
Je  veux  me  repentir  et  j'en  aurai  le  temps  ! 

(Aux  Boïards.) 
Je  suis  encorle  tsar!  Qu'on  ose  me  maudire! 
Ah  !  vous  auriez  bien  ri,  mais  c'est  moi  qui  vais 

[rire  ! 
Ah  !  vous  comptiez  me  voir  trépasser  comme  un 

[chien  ! 
Mais  je  vais  me  hâter  de  mourir  en  chrétien  ! 
(Entrée  des  deux  magiciens.) 


SCENE    IV. 

LES  MÊMES,  DEUX  DEVINS. 

Boris. 

Tsar,  les  devins  sont  là. 

Ivan, 

Deux  seulement  ?  Les  autres 
N'ont  ils  pas  terminé  toutes  leurs  patenôtres  ? 


l3o  LA    MORT     D'iVAN 

Ier  Devin. 

Seigneur,  depuis  trois  jours  par  ton  ordre  appele's, 
Les  devins  ont  tenu  conseil. 

Ivan. 

Eh  bien,  parlez  ! 

ie»  Devin. 

Nous  avons  observe'  longtemps  le  Zodiaque, 
Pour  tâcher  d'entr'ouvrir  enfin  le  voile  opaque... 

Ivan. 
Quittez  votre  jargon!  Répondez  d'un  seul  coup. 

2e  Devin. 
Seigneur,  nous  n'osons  pas... 
Ivan. 
Parlez  donc,  je  sais  tout* 
C'est  la  mort  ?  Répondez  !   N'ai-je  pas  l'air  tran- 
quille ? 
C'est  la  mort? 

(Les  devins  baissent  la  tête .  ) 
Et  quel  jour  ? 

icf  Devin. 

Le  jour  de  Saint-Cyrille. 
2é  Devin. 
Le  dix-huit  mars., 

Ivan,  à  part. 
Le  dix-huit  mars,  mais  c'est  bientôt  ! 


L  E    TERRIBLE  I 3 I 

C'est  vrai  que  j'attendais  la  mort,  mais  pas  sitôt. . . 

{Haut.) 
Comment  le  savez-vous,  d'ailleurs  ? 


Ier  Devin. 


Par  la  magie. 


Ivan  . 

D'où  la  connaissez-vous? 

2e  Devin. 

Chez  nous,  l'astrologie 
S'apprend  de  père  en  fils. 

Ivan  . 

Et  vous  êtes  chrétiens? 
icr  Devin. 
On  nous  a  baptisés. 

Ivan,  avec  colère. 

Et  moi  je  te  soutiens 
Que  le  ciel  interdit  ta  science  infernale. 

2e  Devin. 

Seigneur,  si  nous  avons  consulté  la  cabale 
C'est  par  ton  ordre,  et  c'est  pour  toi  seul. 

Ivan. 

Vils  sorciers  ! 
Je  vous  ferai  remplir  la  bouche  de  graviers. 

icr  Devin. 

Nous  sommes  innocents. 


1  3  2  LA     MORT    D'iVAN 


2e   Devin. 


C'est  le  destin  farouche, 
Qui  t'a  fixé  le  jour,  ce  n'est  pas  notre  bouche. 

Ier  Devin. 

Tu  le  sais  bien  pourtant  ! 

Ivan. 

Non,  non,  je  vous  l'ai  dit 
Non,  je  ne  veux  pas  croire  à  ce  pouvoir  maudit  ! 
Je  prétends  vous  livrer  aux  rigueurs  de  l'Église, 
Pour  que,  suivant  le  rite,  elle  vous  exorcise! 
Allons  !  tous  ces  devins,  qu'on  les  mène  en  prison  ! 

(On  les  emmène.) 


SCENE    V. 

LES  MÊMES,  moins  LES  DEVINS. 

Ivan. 

Le  dix-huit  mars  !   Qui    sait  ?   Peut-être  ont-ils 

[raison  ! 
C'est  qu'il  me  resterait  bien  peu  de  jours  à  vivre  ! 
Et  l'œuvre  commencé,  qui  donc  va  le  poursuivre? 
Je  n'ai  pas  accompli  toutes  mes  volontés. 
Enfin,   s'il  est   bien  vrai   que    mes  jours    sont 

[comptes, 
S'il  est  vrai  que  la  Mort  couve  déjà  sa  proie, 


LE    TERRIBLE  I  3  3 


Du  moins  mes  ennemis  n'auront  point  cette  joie 
D'apprendre  que  le  tsar  est  mort  impénitent  : 
Je  n'emporterai  pas  mes  péche's  en  partant. 
Boris,  va  dans  ma  chambre  ;  auprès  de  mon  ro- 

[saire, 
Tu  verras,  posé  sur  la  table,  un  formulaire  : 
Prend  ce  livre,  il  contient  une  liste  de  morts. 

[Boris  sort.) 
Quand  je  les  fis  tuer,  je  le  fis  sans  remords. 
Toutefois,  comme  ils  sont  peut-être  en  purgatoire, 
Le  moindre  serf  aura  sa  messe  expiatoire: 
Je  prîrai  le  bon  Dieu  de  leur  donner  merci: 
Je  pre'tends  les  sauver,  pour  me  sauver  aussi. 

[cBoris  revient  avec  le  livre.) 
Eh  bien,  tu  l'as  trouve',  Boris,  mon  nécrologe? 
Lis  ces  noms  lentement,  tandis  que  j'interroge 
Mes  souvenirs:  si  j'en  retrouve  un  d'oublié', 
Inscris-le,  car  je  veux  que  tout  soit  expié. 
Attends  !  On  a  parlé  derrière  cette  porte. 

(A  Biclsky.) 
Va  voir. 

(Biehky  sort,  puis  revient.) 
Eh  bien? 

Bielsky. 
C'est  un  message  qu'on  t'apporte. 
Tsar,  c'est  le  gouverneur  de  ton  palais  d'été. 

Ivan. 
A  cette  heure?  la  nuit?  pourquoi  Га-t-il  quitté 


1З4  La   mort   d'ivan 


SCENE  VI- 
LES MÊMES,   LE  GOUVERNEUR 

du  palais  d'été. 

Le  Gouverneur. 
La  colère  de  Dieu  nous  a  frappés  !  La  foudre 
A  brûlé  ton  palais  et  Га  réduit  en  poudre. 

Ivan. 

Brûlé,  quoi?  mon  palais?  la  foudre,  en  plein  hiver? 

Le  Gouverneur. 
Oui,  te  dis-je!  un  orage  effroyable!  un  éclair 
Dans  ta   chambre   à  coucher,  d'où  la  flamme 

[agrandie 
A,  dans  tout  le  palais,  propagé  l'incendie  1 

SCÈNE    VII. 

LES  MÊMES  moins  LE  GOUVERNEUR. 

Ivan. 
Oui,  je  reconnais  là  ta  со1еге:  grand  Dieu! 
Cette  chambre  à  coucher  où  s'alluma  le  feu, 
Son  souvenir  maudit  partout  me  persécute!... 
Oui,  c'est  là,  c'est  bien  là,  que  j'ai,  comme  une 

[brute, 
Frappé  mon  fils  Ivan:  je  l'ai  vu  se  courber 
Sous  le  coup,  en  poussant  un  cri,  puis  retomber; 
Il  veut  se  retenir  par  un  geste  rapide 
Au  rideau,  mais  sa  main  ne  trouvant  que  le  vide, 


LE    TERRIBLE  l35 


Il  tombe  lourdement  par  terre,  e'claboussant 
La  tenture  et  le  lit  d'un  affreux  jet  de  sang. 

(Il  tressaille.) 
Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  Quel  est  ce  bruit  ?  Ce  bruit 

[étrange? 
C'est  là  sous  le  plancher  :  là  !  C'est  lui  qui  se  venge  ! 
Là, c'est  lui...  je  l'entends!  C'est  lui.  mon  fils  Ivan! 
Mais  je  suis  tsar  encor,  je  suis  encor  vivant, 
Je  puis  me  repentir  avant  qu'il  ne  m'entraîne. 
Venez  me  protéger,  vous  tous,  contre  sa  haine  ! 
Viens,  tsarine  Marie,  et  toi,  mon  fils  Fédor  ! 
Serrez-vous  contre  moi,  plus  près,  plus  près  encor! 

(A  part.) 
Toujours  ce  bruit!  toujours  ce  souvenir  funeste. 

(Aux  boïards.) 

Vous, boïards,  vous  semblez  me  fuir  comme  la  peste! 

Que  craignez-vous  ?  Venez  ici.  Mais  venez  donc  ! 

Je  veux...  je  veux  à  tous  vous  demander  pardon. 

(Il  se  met  à  genoux  devant  les  boïards .  ) 

Bielsky,  à  Schouïslcy. 

Que  va-t-il  se  passer? 

Schouïsky. 

Je  crains  toujours  un  piège 
Avec  lui  ;  sois  prudent. 

Bielsky. 

Que  le  ciel  nous  protège! 
Ivan,  toujours  à  genoux. 
Mes  fidèles  boïards,  mes  fidèles  amis, 
Je  ne  sais  pas  combien  de  crimes  j'ai  commis; 


I  3  6  LA    MORT     D'iVAN 

Je  vous  ai  fait  à  tous  des  offenses  bien  graves, 
Mes  fidèles  boïards,  mes  fidèles  esclaves!. . . 
Veux-tu  me  pardonner,  toi,  prince  Mstislavsky  ? 
Zakharine,  veux-tu?  Le  veux-tu,  Schouïsky? 

Schouïsky. 
Prince,  relève-toi,  ce  n'est  pas  là  ton  rôle, 
Tu  n'as  point  à  quêter  de  pardon... 

Ivan. 

Tais-toi,  drôle  ! 
Je  puis  m'humilier  devant  qui  je  veux,  moi  ! 
S'il  me  plaît, de  restera  genoux  devant  toi, 
Ne  suis-je  pas  le  maître?  Et  maintenant,  silence! 
Je  suis  un  grand  coupable  et  je  fais  pénitence  ; 
J'aVais  l'âme  d'un  loup,  j'avais  le  cœur  gâté 
Par  l'orgueil:  j'étais  un  monstre  d'iniquité. 
Mes  lèvres  ont  vomi  le  blasphème  et  l'injure  ! 
Je  suis  hideux!...  Je  suis  souillé  par  la  luxure, 
Parles  crimes  sans  nom  où  je  me  suis  rué. 
J'ai  trahi,  j'ai  menti,  j'ai  volé,  j'ai  tué... 
Oui,  je  suis  assassin,  voleur,  menteur  et  traître. 
Pardonnez,  pardonnez,  boïards,  à  votre  maître  ! 
(Il  s'incline.) 

Zakharine. 
S'il  est  vrai  que  tu  dois  succomber  avant  peu, 
Tsar,  nous  te  pardonnons  tous,  pour  l'amour  de 

[Dieu. 
Mais  toi,  songe  au  pays  que  le  malheur  accable, 
Songe  à  ton  fils,  songe  à  la  guerre  interminable 
Qui  lui  rendra  si  lourd  le  fardeau  du  pouvoir; 
Oui,  nous  prîronspour  toi,  mais  toi,  fais  ton  devoir. 


LE    TERRIBLE 


Ivan,  se  relevant. 
Il  a  raison  :  vieillard,  je  mourrai  sans  reproche  : 
Je  suivrai  tes  conseils.  Fe'dor,  mon  fils,  approche. 

(Il  s'assied.  —  A  Fcdor.) 
Quand  je  serai  parti,  quand  tu  seras  monté 
Sur  mon  trône,  il  s'agit  de  conclure  un  traité 
De  paix,  avec  le  roi  de  la  Lithuanie. 
Tu  m'entends,  n'est-ce  pas?  Cette  guerre  finie, 
Guerre  au  khan   des  Tatars  :  mais  avec  celui-ci, 
Ni  paix,  ni  trêve,  ni  faiblesse,  ni  merci  ! 
Prends  conseil  de  Boris, et  dis-lui  qu'il  t'explique 
Les  rouages  de  la  machine  politique. 
Sers-toi  souvent  de  lui  dans  le  premier  moment; 
Il  connaît  les  secrets  de  mon  gouvernement  : 
Boris  m'est  dévoué,  tu  sais  combien  je  l'aime, 
Mais  plus  tard,  il  faudra  tout  faire  par  toi-même 
Et  tu  devras  apprendre  à  te  passer  de  lui. 
Un  prince  ne  peut  pas  s'étayer  sur  autrui  ; 
M'as-tu  compris? 

FÉDOR. 

Tu  sais  que  je  n'ai  pas  envie 
De  monter  sur  le  trône,  au  dépens  de  ta  vie. 
Puis,  je  ne  suis  pas  prêt. 

Ivan. 

Tu  fais  honte  à  mon  nom  ! 
Je  ne  demande  pas  si  tu  le  veux  ou  non. 
Tu  me  succcéderas  après  ma  mort,  te  dis-je  ! 

Fédor. 
Mon  père,  je  suis  faible  et  j'aurai  le  vertige  : 

8. 


I  38  LA    MORT    D'iVAN 

Je  ne  sais  pas  régner.  Pourrai-je,  comme  toi, 
Re'primer  des  complots  à  coups  de  hache,  moi? 

Ivan. 

Malheur!  Mon  fils  Ivan,  lui,  n'était  pas  un  lâche* 
Il  n'avait  pas  si  peur  de  voir  tomber  la  hache. 
Mon  crime  est  bien  puni:  le  meurtre  est  bien 

[vengé!... 
Pour  remplacer  Ivan,  voilà  le  fils  que  j'ai! 
Ainsi  donc,  j'ai  lutté  pendant  toute  ma  vie  ; 
J'ai  frappé  les  boïards,  j'ai  dompté  la  Russie, 
Et  je  me  suis  plongé  dans  le  sang  jusqu'au  cou, 
Pour  asseoir  puissamment  mon  trône, et  tout  d'un 

[coup 
Ce  trône  va  crouler,  grâce  à  ta  couardise  ! 

SCÈNE   VIII. 

LES  MÊMES,  GR.  NAGOÏ. 

Gr.  Nagoï,  entrant. 
Voici  deux  lettres,  tsar. 

Ivan. 

Bien.  Que  Boris  les  lise. 
Boris. 

Ces  nouvelles  sont  bien  tristes. 

(Montrant  une  première  lettre) 

D'abord  le  khan 
A  traversé  l'Oka... 

{Montrant  l'autre  lettre.) 


LE    TERRIBLE  I  3  9 


Puis,  révolte  à  Kazan  ; 
Les  Tchérémisses,  les  Nogaï  sont  en  armes  ! 

Ivan. 
Non,  non,  je  n'y  crois  pas,  non  ! 

(Boris  lui  donne  les  lettres,  il  les  regarde  longtemps 
et  les  laisse  tomber  avec  désespoir.) 

Si  j'avais  des  larmes 
Je  pleurerais  !  Seigneur  I  je  cède  sous  le  poids!... 
Je  suis  vaincu  !  C'est  trop  de  malheurs  à  la  fois  ! 
Ah  !  je  lègue  à  Fédor  un  triste  patrimoine  ; 
Il  le  dédaigne,  aurait-il  raison  ? 

(Mouvement  parmi  les  boiards.) 

Le  Majordome,  tout  bas,  à  l'oreille  de  Bielshy. 

C'est  le  moine. 
Bielsky,  haut,  à  Ivan  qui  l'interroge  du  regard. 
C'est  le  moine  que  tu  réclamais  aujourd'hui. 

Ivan. 
Ah  !  Sortez  tous  !  je  veux  être  seul  avec  lui. 

(Tous  sortent.  Ivan  reste  seul.) 
Fais  luire  en  moi,  Seigneur,  un  rayon  de  lumière. 
(//  reste  plongé   dans    ses    réflexions  ;  au    bout    de 
quelques  minutes    le  moine  entre  :  Ivan  se  lève  en 
s'inclinant.) 

SCÈNE    IX. 

IVAN,  LE  MOINE. 

Ivan. 
Ta  bénédiction,  mon  père  ! 


140  LA     MORT    D    IVAN 

Le  Moine,  le  bénissant. 

Au  nom  du  Père 
Et  du  Fils  et  du  Saint-Esprit... 

Ivan. 

Ainsi  soit-il. 
Voici  longtemps  déjà  que  tu  vis  en  exil, 
Dans  ton  morne  désert    aux   horizons  de  neige, 
Seul,  oublié,  souffrant,  peut-être   heureux,  que 

[sais- je  ? 
Mon  père,  on  m'a  souvent  parlé  de  ta  vertu  : 
Eh  bien,  conseille-moi,  soutiens-moi:  le  veux-tu? 
Lis-tu  dans  l'avenir  le  sort  de  la  Russie  ? 
As-tu  reçu  du  ciel  le  don  de  prophétie  ? 

Le  Moine. 

Je  sais  que  Dieu  parfois  l'accorde  à  ses  élus, 
Mais  je  suis  un    pécheur,  mon   fils,  et  rien   de 

[plus. 
Ivan. 

Dis-moi,  tu  t'es  fait  moine,  à  ce  que  l'on  raconte, 
Depuis  trente  ans  au  moins  ? 

Le  Moine. 

Je  ne  sais  pas  le  compte 
Des  jours  que  Dieu  m'a  pris  ;  je  me  fis  moine  au 

[temps 
Du  siège  de  Kazan. 

Ivan. 

Oui,  cela  fait  trente  ans. 
Et,  depuis  lors,  tu  vis  comme  un  anachorète  ? 


LE    TERRIBLE  141 


Le  Moine. 

Pour  la  première  fois  j'ai  quitté  ma  retraite, 
Et  c'est  contre  mon  gré  qu'on  m'en  a  fait  sortir 
Aujourd'hui;  j'espérais  cependant  y  mourir 
Loin  du  monde,  en  repos. 

Ivan. 

Pardonne-moi,  mon  père, 
Si  mes  gens  par  mon  ordre  ont  trouble'  ta  prière  : 
Mais,  j'avais  tant  besoin  de  conseils;  j'ai  si  peu 
D'amis,  que  j'ai  voulu  te  voir,  homme  de  Dieu. 
Tu  n'es  pas  courtisan,  j'ai  foi  dans  ta  parole  : 
Dis-moi  la  ve'rite',  mais  celle  qui  console. 
Le  malheur  m'a  touche',  j'e'tais  un  re'prouve'  ; 
Mais  je  me  repens  bien  !  je  suis  trop  éprouvé. 
Toi,  par  pitié',  dis-moi  ce  qu'il  faut  que  je  fasse 
Pour  apaiser  le  ciel  et  mériter  ma  grâce. 

Le  Moine. 
Ces  malheurs,  quels  sont-ils  ? 
Ivan,  stupéfait. 

Tu  ne  les  connais  point? 
Vraiment,  ta  solitude  est  muette  à  ce  point  ! 
Moine,  toi  qui  m'as  vu  dans  mes  beaux  jours  de 

[gloire, 
Ecoute  :  le  Seigneur  a  donne'  la  victoire 
Aux  Sue'dois,  puis  aux  Polonais,  coup  sur  coup. 
Les    Tatars    et    le     khan    marchent    droit    sur 

[Moscou. 
Les  tribus  du  Midi  sont  en  pleine  re'volte, 
On  égorge  les  serfs,  on  pille  la  récolte  : 


142  LA    MORT    D    IVAN 

Les  Tchérémisses  vont  se  joindre  aux  Nogaï 
Pour  piller  à  leur  tour  ce  pays  envahi. 
Voilà  ce  que  le  ciel  a  fait  de  ma  puissance. 
Qu'en  dis-tu  ! 

(Silence.) 
Qu'en  dis-tu  ? 
(Nouveau  silence.) 

Tu  gardes  le  silence  ? 

Le  Moine. 

Je  ne  sais  que  penser.  Où  donc  est  ce  vainqueur 
Qui  forçait  les  respects  par  son  air  de  grandeur, 
Intimidant  l'émeute  avec  son  seul  prestige, 
Ce  favori  de  Dieu,  sacré  par  maint  prodige  ? 

Ivan. 

Eh  non  !  Le  tsar  Ivan  n'est  plus  son  favori  ! 
Dieu  garde  ses  faveurs  pour  le  roi  Batory  : 
Aux  autres  ses  bontés,  à  moi  toutes  ses  naines. 

Le  Moine. 

Je  t'ai  connu  jadis  de  vaillants  capitaines  ; 
Dis-leur  qu'il  faut  tenter  de  suprêmes  efforts, 
Ils  feront  leur  devoir. 

Ivan. 
Mon  père,  ils  sont  tous  morts. 

Le  Moine. 

Eh  quoi  !  Dieu  te  les  a  pris  tous  !  est-il  possible  ? 
Où  donc  est  Gorbaty,  surnommé  l'Invincible, 
Le  héros  du  Volga  ? 


LE    TERRIBLE  I_p 


Ivan. 

Lui,  je  l'ai  fait  mourir. 

Le  Moine. 
Lui  ? 

Ivan. 

Mon  père,  j'ai  su  qu'il  allait  me  trahir. 

Le  Moine. 

Gorbaty  !  Te  trahir  !  Non,  non,  je  ne  puis  croire 
Qu'il  fût  homme  à  souiller  ainsi  sa  propre  gloire. 
Tsar,  et  Rapolovski  ? 

Ivan. 

Puni  pour  trahison  : 
Je  l'ai  fait  e'trangler  un  soir  dans  sa  prison. 

Le  Moine. 
Et  Stcherbaty  ? 

Ivan. 
Tué  par  mes  ordres. 

Le  Moine. 

Encore  ? 
Et  ton  grand  écuyer,  le  prince  The'odore, 
Qui  ramena  captif  le  prince  Mamaï, 
Fils  du  khan  des  Tatars  ? 

Ivan. 

Théodore  a  trahi, 
Et  je  l'ai  fait  mourir  .. 


i44 


Le  Moine. 

Ta  bouche  me  de'guise 
La  ve'rité  :  ces  chefs  t'on  servi  sans  traîtrise  ; 
Je  les  ai  connus  tous.  Il  te  restait  Pronsky, 
Le  vainqueur  de  Polotsk. 

Ivan. 

Noyé'. 

Le  Moine. 

Vorotinsky, 
Le  vainqueur  de  Kazan  ? 

Ivan. 

Mort  !  mort  à  la  torture. 

Le  Moine. 

Vorotinsky,  non  plus,  n'e'tait  pas  un  parjure... 
Qu'as  tu  fait  de  Kourbsky,  ton  meilleur  compa- 

[gnon  ? 
Ivan. 

Ah  !  ne  m'en  parle  pas  ;  ne  me  dis  pas  ce  nom  ! 
Cet  homme  est  séparé  de  nous  par  l'infamie  : 
Il  est  parmi  les  chefs  de  l'armée  ennemie. 

Le  Moine. 

Jadis  le  tsar  était  adoré  des  soldats, 
Jadis  ses  généraux  ne  l'abandonnaient  pas. 
Dans  toute  la  Russie,  il  n'avait  pas  un  traître. 
On  venait  des  pays  lointains  pour  le  connaître. 
Les  plus  fiers  s'honoraient  de  servir  un  tel  chef... 
Mais  où  sont  Morozof,  Kaschine,  Stchéniatef? 


LE    TERRIBLE  I_p 


Ivan. 
Jeté  dis  qu'ils  voulaient  m'enlever  ma  couronne, 
Mon  père,  ils  sont  tous  morts. 
Le  Moine. 
Ah  !  que  Dieu  te  pardonne  I 
Où  sont  Sére'branny,  Boutourline? 

Ivan. 


Ils  sont  morts. 


Tous? 

Oui,  tous 


Le  Moine. 
Ivan. 


Le  Moine. 

Vraiment?...  Tous! 
(Le  Tsar  courbe  la  tête.) 

Tu  n'as  point  de  remords? 

Ivan. 
Je  m'en  suis  repenti. 

(Silence.) 

Je  vais  bientôt  les  suivre, 
Mon  père,  je  n'ai  plus  que  peu  de  jours  à  vivre. 
L'heure  approche  :  l'arrêt  fatal  est  prononce', 
On  m'a  fixé  le  terme... 

Le  Moine. 

Et  qui  te  l'a  fixe'? 
Ivan. 
Ne  le  demande  pas  :  je  ne  puis  te  le  dire... 
Que  dois-je  faire,   au   moins,  pour  sauver  mon 

[empire? 

9 


I46  LA    MORT    D'iVAN 

Le  Moine. 

Si  je  te  voyais  fort,  je  te  répondrais  :  «  Tsar, 
Monte  à  cheval,  va-t-en  combattre  le  Tatar, 
Appelle  tes  boïards,  tente  un  effort  suprême  !  » 
C'est  fini,  tu  n'es  plus  que  l'ombre  de  toi-même. 
Je  ne  reconnais  plus  le  vainqueur  de  Kazan. 
Mais,  à  défaut  de  vieux  soldats,  ton  fils  Ivan... 

Ivan,  se  levant  brusquement. 

Ivan  !  Tu  l'as  nommé  !..  C'est  pour  me  faire  honte  ! 
Mais,  cette  insulte-là,  tu  vas  m'en  rendre  compte! 
Ah!  je  t'arracherai  la  langue,  sais-tu  bien? 

Le  Moine. 

Je  n'ai  peur  que  du  ciel.  Ta  colère  n'est  rien; 
Elle  a  pu  m'étonner,  elle  ne  peut  m'atteindre  : 
J'attends  la  mort  depuis  trop  longtemps  pour  la 

[craindre. 
Ivan. 

Pardonne-moi,  vieillard,  mon  fol  emportement. 
Mais...  tu  ne  sais  donc  pas?...  Tu  ne  sais  rien, 

[vraiment? 
Le  Moine. 

Que  pourrais-je  savoir?  Nul  ne  franchit  la  porte 
De  ma  cellule  étroite,  où  l'écho  ne  m'apporte 
Que  les  grondements  sourds  de  l'orage  ou  du  vent. 
Et  les  soupirs  lointains  des  cloches  du  couvent. 

Ivan. 

Mon  père,  ton  conseil  je  ne  pourrais  le  suivre  : 
Mon  fils  Ivan... 


LE    TERRIBLE  I47 

Le  Moine. 
Eh  bien  ? 

Ivan,  avec  abattement. 

Il  a  cessé  de  vivre. 
Le  Moine. 
Qui  donc  est  aujourd'hui  l'héritier  présomptif? 

Ivan. 
Mon  second  fils,  Fédor  :  mais  il  est  si  chétif, 
C'est,  dans  un  corps  d'enfant,  une  âme  trop  pol- 
tronne 
Pour  sauver  la  patrie  et  sauver  la  couronne  : 
Ni  prince,  ni  soldat  :  je  n'attends  rien  de  lui. 

Le  Moine. 
Alors,  mon  fils,  demande  au  seigneur  son  appui. 

Ivan. 
C'est  là  ton  seul  conseil^.. .  Que  veux-tu  que  j'es- 

[père  ? 
Le  Moine. 
Dis  qu'on  me  reconduise  à  ma  grotte. 

Ivan. 

Mon  père, 
Tu  prîras  Dieu  pour  moi  ?  Tu  vois  mon  abandon  ! 

Le  Moine. 
Daigne  le  Tout-Puissant  t'accorder  son  pardon! 

Ivan,  ouvrant  la  porte. 
Qu'on  ramène  le  saint  vieillard  à  sa  retraite. 
(Le  moin  г  sort.) 


I48  LA    MORT    D1  IVAN 

SCÈNE  X. 

IVAN,  LES  BOIARDS. 

Ivan,  aux  Boïards. 

Maintenant  vous  pouvez  rentrer. 

[Les  Boïards  et  Fèdor  rentrent.  Un  silence.) 

Sur  votre  tête, 
Mstislavsky,  Bielsky,  Zakharine,  Boris, 
Vous  jurez  de  servir  fidèlement  mon  fils? 
Et  toi,  quand  tu  seras  le  tsar,  qu'il  te  souvienne 
Qu'ils  ont  ma  confiance,  afin  qu'ils  aient  la  tienne. 
Enfin,  si  Dieu  daignait  vous  rendre  sain  et  sauf 
Le  prince  Schouïsky,  le  défenseur  de  Pskoff, 
Je  veux  qu'il  soit  aussi  ton  conseiller  intime. 

(Avec  un  geste  de  découragement.) 
—  Que  Dieu  sauve  après  moi  le  pays  de  l'abîme! 

{Aux  Boïards.) 
Baisez  la  croix  (7). 

(Les  Boïards  baisent  la  croix  d'or  qu'Ivan  porte  suspendue 
au  cou .  ) 
Il  faut  envoyer  un  exprès 
Cette  nuit,  pour  offrir  à  Batory  la  paix  ; 
Oui,  la  paix  à  tout  prix,  la  paix  coûte  que  coûte! 
Et  pour  que  l'orgueilleux  Batory  nous  écoute, 
Flattons  sa  vanité  :  la  lettre  portera  : 
«  A  mon  frère  très  cher,  très  noble,  et  ctetera.  » 
Je  ne  veux  pas  qu'on  lui  fasse  tort  d'un  seul  titre, 
Et  nous  l'appellerons,  à  la  fin  de  l'épître, 
«  Roi  de  la  Livonie,  »  ainsi  qu'il  le  prétend. 


LE    TERRIBLE  I49 


La  ville  de  Dorpat,  je  la  garde  pourtant, 
Mais  le  reste  est  pour  lui. 

Zakharine. 

Céder  la  Livonie  ! 
C'est  impossible,  ô  tsar,  c'est  une  ignominie! 

Schouïsky. 

Commande-nous  d'aller  combattre  Batory, 
Et  tu  feras  la  paix  quand  nous  aurons  péri! 

Bielsky. 

Si   tu  veux  de   l'argent,   tu   n'as  qu'à    nous  le 

[prendre. 

MSTISLAVSKY. 

Faut-il  hypothéquer  nos  biens,  faut-il  toutvendre? 
Zakharine. 

Quoi?  rendre  une  province  entière  qui  se  sent 
Si  russe  par  le  cœur,  si  russe  par  le  sang? 

Ivan. 

Eh!  C'est  pour  mon  plaisir  que  je  la  rends,  peut- 

[être  ? 
Avez-vous  oublié  que  le  Khan  va  paraître 
Sous  les  murs  de  Moscou,  qu'on  pille  le  pays, 
Qu'on  se  bat  dans  Kazan  avec  les  Nogaïs? 

Zakharine. 

Pskof  est  encore  à  nous,  et  tant  qu'elle  nous  reste, 
Batory  ne  peut  faire  un  pas.  D'ailleurs  la  peste, 
La  révolte  et  la  faim  sont  chez  lui,  ravageant 


1Э0  LA    MORT    D    IVAN 

Son  armée,   et  pour  comble  ils  vont  manquer 

[d'argent. 
Attends  :  ils  lèveront  le  siège,  ils  vont  nous  rendre 
Tout  ce  qu'ils  nous  ont  pris. 

Ivan. 
Je  ne  peux  pas  attendre, 
Car  l'étoile  de  sang  m'appelle.  Avec  Fédor 
Batory  se  ferait  plus  exigeant  encor. 

Bielsky. 
Puisqu'ils  sont  divisés,  affamés  et  malades, 
Faut-il  tant  s'émouvoir  de  leurs  vaines  bravades  ? 
Faut-il  laisser  leur  joug  sur  nous  s'appesantir 
Quand  on  a  chance  encor  de  les  anéantir  ? 

Ivan. 

Mais  nous    ne    serons  pas  vainqueurs.  Je  vous 

[répète 
Que  c'est  ma  mort,  à  moi,  qu'a  prédit  la  comète, 
Et  non  la  leur. 

Zakharine. 

Si  tu  te  sens  perdu,  pourquoi 
Prétends-tu  perdre  aussi  la  Russie  avec  toi  ? 

Mstislavsky. 
Que    t'a    fait   notre    honneur    pour  subir    cette 

[tache  ? 
Ivan,  fièrement. 

Qu'importe  votre  honneur  ?  Et  moi  donc,suis-je 

[un  lâche  ? 
Lorsque,  pour  mes  péchés,  je  veux  m'humilier, 


LE    TERRIBLE  IDI 


Moi,  votre  souverain,  votre  orgueil  doit  plier, 
Et  votre   honneur,  boïards,  vous  n'en  avez  que 

[faire  ! 
Schouïsky. 
Mais... 

Ivan. 
Pas  un  mot  de  plus... 
Zakharine. 

Il  faut... 
Ivan. 

Il  faut  se  taire  ! 
Demain,  de  grand  matin,  Schouïsky,  tu  feras 
Le  texte  du  message  et  me  l'apporteras. 
Que  Pouchkhine  soit  prêt  à  partir  dès  l'aurore. 
Qu'il  soit  doux,  patient,  je  dirai  plus  encore, 
Qu'il  soit  humble,  s'il  voit  Batory  s'indigner. 
Enfin,  quoi  qu'il  arrive,  il  doit  se  re'signer. 

Les  Boïards. 

Non  !  nous  n'admettons  pas  que    tu  nous    hu- 

[milies 
A    ce    point  !    Venge-toi  ;     prends     nos    biens, 

[prends  nos  vies, 
Prince,  mais  notre  honneur  n'est  pas  à  toi. 

Ivan,  se  levant. 

Vraiment  ? 
Et  c'est  ainsi  que  vous  tenez  votre  serment  ? 
Le  jour  où  j'ai  voulu  déposer  ma  puissance, 
Je  ne  vous  ai  pas  vu  ces  airs  d'indépendance  ! 
Quand  j'ai  repris  le  sceptre  après  l'avoir  quitté, 
Qui  de  vous  m'est  venu  dicter  sa  volonté  ? 


I  5  2  L  A    M  О  R  T    D    I  VA  N 

Ne  suis-je  plus  le  tsar  envoyé  par   Dieu   même, 
Elu,  puis  réélu  par  le  Conseil  suprême  ? 
A-t-on  d'autre  devoir  ici  que  d'obéir  ? 
Suis-je  si  moribond  qu'on  puisse  me  trahir 
Sans  crainte,  et  devant  moi  rire  de  ma  colère  ? 
Violeurs  de  serments!  Je  ne  suis  pas  par  terre  ! 
Je  suis  le  tsar  encore!...  Un  de  vous, par  hasard, 
Me  dirait-il  tout  haut  que    je   ne  suis  plus  tsar  ? 
A  genoux  devant  moi,  tous!  je  suis  votre  maître! 
[Il  chancelle.) 

Boris,  le  soutenant. 

Le  tsar  se  trouve  mal. 

Ivan,  soutenu  par  Boris. 

Qu'on  écrive  la  lettre, 
Et,  sous  peine  de  mort,  qu'on  la  fasse  porter 
Ce  soir  !...  L'ambassadeur  devra  tout  supporter... 
Même  les  coups  !... 

[Sur  un  geste  d'Ivan,  les  Boïards  s'éloignent.) 

Ivan,  seul. 

Tu  vois  que  ma  honte  est  complète 
Dieu  puissant  !  Ta  justice  est-elle  satisfaite? 


&r 


acte  cinquième. 

NEUVIÈME  TABLEAU, 

Maison  de  Boris  Godonnof. 


SCENE    I. 

Boris,  reconduisant  Fèdor. 

Va,  tsarévitch,  tu  peux  avoir  l'esprit  tranquille  ; 
C'est  aujourd'hui  ce  jour  fatal,  la  Saint-Cyrille. 
Ce  qu'ont  dit  les  devins  n'est  pas  la  ve'rité, 
Car  tout  va  bien  :  le  tsar  recouvre  la  santé; 
Pskof  n'est  plus  assiégée  et  l'Oka  qui  déborde 
Arrête  les  progrès  du  Khan  et  de  sa  horde. 
Donc  tes  pressentiments  ont  tort. 

Fédor. 

Eh  bien!  j'ai  peur. 
Je   sens   passer    sur  nous   comme  un   vent    de 

[malheur. 
Mon  Dieu!...  S'il  arrivait  quelque  chose  a  mon 

[père, 

9- 


I  Э4  LA    MORT    D    IVAN 

Tu  serais  là  ?  Je  n'ai  que   toi,  mon  cher  beau- 

[frère, 
Ne  m'abandonne  pas  :  car  si  le  tsar  mourait, 
Je  me  croirais  tout  seul  au  fond  d'une  foret. 

Boris. 
Mais  ce  monde  haineux  et  jaloux  qui  m'observe 
Ne  souffrira  jamais  que  Godounofte  serve. 
J'aurai  tout  contre  moi  1  Triste  et  calomnié, 
Par  toi-même,  à  la  fin,  je  serai  renié. 

Fédor. 
Non  !  je  dédaignerai  l'envie  et  l'imposture 
Et  n'aurai  d'autre  ami  que  toi,  je  te  le  jure  : 
Adieu,  Boris. 


Boris,  h  reconduisant. 
Adieu  ! 


SCENE    II. 
BORIS,   LES  DEUX  DEVINS. 

(Le  tsarévitch  parti,  Boris  ouvre  une  porte  latérale, 
fait  entrer  les  deux  devins  enchaînés.  Il  s'assied 
et  les  regarde  silencieusement,  puis  s' adressant  au 
premier  devin:) 

C'est  le  dix-huit  mars? 

ier  Devin. 

Oui. 
Boris. 
Et  la  santé  du  tsar  est  meilleure  aujourd'hui. 


LE    TERRIBLE  1ЭЭ 


2e  Devin. 
Que  Dieu  le  sauve  ! 

Boris. 

Bien,  mais  pourquoi  nous  prédire 
Sa  mort  pour  ce  jour-ci  ? 

ier  Devin. 

Nous  venions  de  la  lire 
Dans  les  astres. 

Boris. 

Enfin,  son  mal  est  bien  passé... 

2e  Devin,  avec  intention. 

«  Le  soleil  dans  le  ciel  ne  s'est  pas  effacé.  » 
Le  jour  est  long.. . 

[Un  silence.) 
Boris. 

Devins,  répondez  sans  ambages  : 
Avez- vous,  sur  mon  sort,  recueilli  des  présages? 

Ier  Devin,  après  avoir  regardé  autour  de  lui. 
Oui. 

Boris. 

Nous  sommes  bien  seuls,  parlez-moi  hardi- 

[ment. 

2e  Devin. 

Ta  constellation  se  mêle  au  firmament 
Avec  celles  des  rois  de  race  souveraine  : 


l5b  LA     MORT    D    IVAN 

[Lentement:) 
«  Trois   étoiles    pourtant   brillent    plus   que  la 

[tienne  », 
Une  va  s'éteignant... 

Boris. 

Je  ne  vous  comprends  pas. 

ier  Devin. 

Plus  s'élargit  la  route,  et  plus  je  vois,  là  bas, 
Ta  constellation  resplendir. 

Boris. 

Où  va-t-elle  ? 

2e  Devin,  lentement. 

«  Le  désir  que  ton  cœur  depuis  longtemps  recèle  » 
S'accomplira. 

Boris. 

Devins,  vous  savez  ce  désir, 
Répondez  !  Quels  secrets  me  garde  l'avenir  ? 

ier  Devin. 

Du  trône  de  nos  tsars,  quand  tu  seras  le  maître, 
Songe  à  tes  serviteurs,  daigne  les  reconnaître. 

Boris,  se  levant. 

Vous  êtes  fous  ! 

[Ils  vont  parler.) 

Assez  !  lis  le  répéteraient! 
Silence  donc  !  plus  bas  !...  les  murs  nous  enten- 
draient! 


LETERRIBLE  I? 


(Il  regarde  à  toutes  les  portes  et  s' arrêtant  devant  eux:) 
Devins,  si  vous  tenez  vraiment  à  votre  vie, 
Prenez  garde  !  Boris  n'entend  pas  raillerie. 

2e  Devin. 
Boïard,  nous  répétons  ce  que  nous  avons  vu. 

Ier  Devin. 
Le  ciel  nous  a  montré  ce  prodige  imprévu, 

2e  Devin. 

D'autres  ont  consult-é  le  sang  et  la  fumée, 
Et  toujours  une  même  image  s'est  formée. 
On  t'a  vu  sur  le  trône,  au  travers  des  brouillards, 
Orné  du  diadème  auguste  de  nos  tsars  (8). 

Boris. 

Plus    bas,  devins,  plus  bas  !  Mais   pourriez-vous 

[me  dire 
Quand  tout  s'accomplira  ? 

Ier  Devin. 

Nos  yeux  n'ont  pu  le  lire. 

Boris. 

Je  régnerai?... 

2e  Devin. 

Sept  ans. 

Boris. 

Ne  fût-ce  que  sept  jours!... 
Mais...  comment  ...régnerai-je  ?  Et  grâce  à  quel 

[concours  ? 


I  58  LA     MORT    D'iVAN 

icr  Devin. 

Nous  ne  le  savons  pas. 

Boris. 

Devins,  qui  dois-je  craindre  ? 

2e  Devin. 

Ne  le  demande  pas. 

Boris. 

Bon!  pourquoi  vous  contraindre? 
Vous  entrevoyez  donc  quelqu'un  de  menaçant? 
Parlez!..  C'est  un  rival  ? 

Ier  Devin,  scandant  ses  mots. 

«  Très-faible  et  très-puissant.  » 

2e  Devin,  même  jeu. 

<.<  C'est  lui,  sans  être  lui.  » 

Ier  Devin,  même  jeu. 

«  Pur  devant  tout  le  monde,  » 

2e  Devin,  même  jeu. 

«  Auteur  de  bien  des  maux,  pris  en  haine  pro- 
fonde 
«  Par  l'univers  entier.  » 

ier  Devin,  même  jeu. 

«  Tué,  bien  que  vivant.  » 

Boris,  cherchant. 

Cela  n'a  pas  de  sens... 


LE     TERRIBLE  I 5g 


{Aux  devins.) 

N'allons  pas  plus  avant. 
On  va  vous  reconduire  en  prison  :  patience, 
Si  tout  est  vrai,    comptez   sur  une    re'compense 
Telle  que  seul  un  tsar  en  donne.  Mais  aussi, 
Oubliez  à  l'instant  ce  qui  s'est  dit  ici  ; 
Sinon,  la  mort  !... 

(Les  devins  sortent.) 

SCÈNE    III. 

BORIS  seul. 

Voici  l'avenir  qui  m'appelle  : 
«  Le    de'sir  que    mon    cœur   depuis    longtemps 

[recèle», 
Le  but  inavoué  de  mes  ambitions,... 
C'est  le  trône.  Boris  !...  plus  d'hésitations, 
Plus  de  rêves  !  Il  faut  que  ton  âme  grandisse, 
Que  l'horizon  devant  ton  regard  s'élargisse. 
En  avant  !  Il  s'agit  de  livrer  des  combats  ! 
L'homme  fort  n'attend   pas   en  se   croisant   les 

[bras, 
Qu'un  miracle  douteux  lui  fasse  une  auréole  : 
Il  s'impose  au  destin,  il  se  taille  son  rôle, 
Et  marche  hardiment  au  devant  du  hasard, 
Allons  ! 

(Il  frappe  du  pied.  Un  serviteur  parait.) 


100  LA    MORT    D    IVAN 

Fais-moi  chercher  le  médecin  du  tsar. 
[A  part.) 
Je  veux  savoir  s'il  va  plus  mal. 

(Le  serviteur  sort.) 

О  destinée  ! 
Sept  ans  de  règne  !    Mais  à   quand  ces  sept  an- 

[nées?! 
Je  l'ignore,  et  le  temps  s'enfuit  d'un  vol  pressé 
«  Le  soleil  dans  le  ciel  ne  s'est  pas  effacé,  » 
Ajoutent   les  devins.  Tant  mieux  pour  ma  for- 
tune. 
Cet  Ivan  est  un  fou  qui  détruit  une  à  une 
Les  forces  du  pays.  Qu'elle  meure  ce  soir, 
Cette  bête  féroce  !...  Et  je  puis  tout  vouloir. 
Fédor  me  laisserait  jouir  de  sa  puissance, 
Mais...  mon  ambition  guette  une  autre  espérance, 
Car  les  magiciens  m'ont  promis  plus  encor: 
Il  m'ont  vu  sur  le  trône,  avec  un  sceptre  d'or. 
«  Trois  étoiles  pourtant  jettent  plus  de   lumière 
Que  la  mienne.  »  Voyons  :  Ivan  est  la  première, 
La  seconde  serait  le  tsarévitch  Fédor  ; 
La    troisième...  je  cherche...  Ah  !    c'est   obscur 

[encor 
L'ennemi  que  le  sort  me  jette  à  la  traverse... 
C'est  Dimitri...  C'est  lui  qu'il  faut  que  je  ren- 
verse ! 
Le  petit  Dimitri  !  J'y  suis  !  «  faible  et  puissant  »... 
C'est  bien  cela  !  «  С  oupable  et  pourtant  innocent  »... 
C'est  bien  Dimitri.  Mais  alors,  à  qui  s'applique 


LE     TERRIBLE  TOI 


«  Tué  bien  que   vivant?  »  Quel  terme   énigma- 

[tique  ! 
Qui  donc  sur  un  enfant  voudrait  porter  la  main? 
Mort  aujourd'hui,  peut-il  ressusciter  demain? 
Dans  quel  abîme  obscur  s'enfonce  ma  pense'e  ? 
Ecartons  de  nos  veux  cette  image  insensée. 
Pour  l'instant,  c'est  au  plus  pressé  qu'il  faut  courir  ; 
Qu'il  vive  ou  soit  tué,  laissons  lui  l'avenir, 
Mais,  à  moi  le  présent  !  h  moi  la  vie  active, 
Et  que  j'arrive  tôt  ou  tard,  mais  que  j'arrive  ! 

SCÈNE    IV. 

BORIS,  JACOBY. 
Boris. 

Te  voilà,  Jacoby  ?. . .   Le  tsar  est-il  sauvé  ? 
Ou  son  mal  se  serait-il  encor  aggravé  ? 

Jacoby. 
Son  âme  est  bien  malade  et  la  secousse  est  rude. 
Dès  l'enfance  il  avait  contracté  l'habitude 
De  voir  autour  de  lui  les  volontés  plier  : 
Tous  nos  échecs  récents  ont  dû  l'humilier. 
Et  cette  ame  orgueilleuse,  aux  colères  si  promptes, 
N'était  point  préparée  à  subir  tant  de  hontes. 
Et  cependant  le  tsar  serait  bientôt  guéri, 
Pour  peu  que  la  victoire  enfin  nous  eût  souri. 

Boris. 

Mais...  il  peut  arriver  de  mauvaises  nouvelles? 


iô2  la  mort  d1  ivan 

Jacoby. 
Ah? 

(Hochant  la  tête.) 

Les  vaisseaux  du  cœur  aux  poumons  sont  si 

[frêles, 
Qu'ils  doivent  se  briser  au  moindre  emportement, 
Je  ne  re'ponds  de  rien  alors. 
Boris. 

Eh  bien!  comment 
L'empêcher  désormais  de  se  mettre  en  colère? 

Jacoby. 

Boïard,  je  te  l'ai  dit,  il  faudra  le  distraire. 
J'ai  déjà  fait  donner  l'ordre  à  ses  serviteurs 
D'apporter  devant  lui  ses  trésors:  leurs  splendeurs 
Eblouiront  ses  yeux  en  récréant  son  âme; 
Bielsky,  comprenant  tous  les  soins  qu'il  réclame, 
Fait  venir  des  bouffons  et  des  musiciens. 

Boris,  le  congédiant. 
C'est  bien,  nous  userons  de  tous  les  bons  moyens. 

(Jacoby  sort.) 
Boris,  l'occasion  est  vraiment  par  trop  belle, 
Courage! Nous  touchons  à  l'heure  solennelle. 

SCÈNE    V. 
BORIS,  BITIAGOVSKY. 

Boris,  appelant  en  frappant  du  pied. 

Bitiagovsky  ! 

(Bitiagovsky  entre) . 


LE     TERRIBLE  l63 

BlTIAGOVSKY. 

Seigneur,  que  veux-tu?...  me  voici! 
Boris. 
Sais-tu  ce  qui  se  passe? 

BlTIAGOVSKY. 

Aux  alentours,  ici, 
Tout  va  bien... 

Boris. 

Schouïsky,  Bielsky  son  complice, 
Sont-ils  bien  décriés,  grâce  à  ton  artifice  ? 

BlTIAGOVSKY. 

Oh!  je  crois  bien!.. . 

Boris. 

Alors,  le  jour  que  l'on  voudra, 
Sans  he'siter,  sur  eux,  le  peuple  tombera? 

BlTIAGOVSKY. 

A  moins  qu'il  ne  les  ait  assomme's  par  avance! 

Boris. 

Devant  le  tsar,  il  faut  dire  avec  assurance 
Que  les  Nagoï  seuls  ont  préparé  le  coup. 

BlTIAGOVSKY. 

Je  le  puis. 

Boris. 

Il  faudra  jurer  qu'ils  ont  fait  tout, 
Que,  sous  tes  yeux,  ils  ont  lâché  leurs  émissaires. 


164  LA    MORT     D'iVAN 

BlTIAGOVSKY. 

Je  puis  jurer... 

Boris,  le  congédiant. 

Demeure  ici.  Pour  nos  affaires, 
J'aurai  besoin  de  toi  ;  sois  prudent  et  discret. 

(Bitiagovsky  sort.) 

Boris,  seul. 
Et  maintenant,  quoi  qu'il  arrive,  je  suis  prêt! 


^^1 


DIXIEME    TABLEAU 


wwww» 


Sa  lie  du  Palais. 


vwvvvw» 


SCENE   I, 


Des  Serviteurs  apportent  l'orfèvrerie,  les  riches 
étoffes  et  les  trésors  du  tsar.  Ils  sont  surveillés  par 
Le  Majordome  et  Le  Trésorier. 

Le    Majordome. 

Hàtez-vous,  ces  trésors  sont  pour  sa  fianece; 
Nous,  tâchons  d'occuper  jusqu'au  soir  sa  pense'e  : 
Tout  est  prêt? 

Le  Trésorier. 
Tout  est  là... 

Le    Majordome. 

Retirez-vous;  le  tsar 
Pourra  sur  ces  splendeurs  promener  son  regard: 
Des  perles  et  de  l'or,  du  brocard,  de  la  soie, 
Quel  coup  d'œil  !Si  cela  ne  le  met  pas  en  joie  !... 


IÔ6  LA    MORT     D    IVAN 


SCENE  II. 

LES    MÊMES,    LE   BOUFFON 
DES  DANSEURS. 

(Les  danseurs  entrent  par  la  droite,  vêtus  d'habits 
étranges,  avec  des  tambourins  et  des  guitares.) 

Le    Bouffon,  aux  danseurs. 

Au  signal  «  Holà!  hé!  »  vous  accourrez, .. 

(Les  danseurs  sortent  par  la  gauche,  on  entend  leurs 
cris  et  leurs  rires  dans  la  salle  voisine.) 


SCENE    III. 
LE  BOUFFON,  BIELSKY. 

BlELSKY. 


Bouffon, 


Qu'est  ceci? 

Le  Bouffon. 

Ne  crains  rien;  l'expédient  est  bon 
La  danse  et  la  musique  égaîront  le  malade. 
Il  faudra  bien  qu'il  rie,  et  cette  mascarade 
Ferait  revivre  un  mort. 

BlELSKY. 

Toi,  ne  le  quitte  pas, 
Et,  s'il  se  rembrunit,  commence  tes  ébats. 


LE    TERRIBLE  Ю7 


Le  Bouffon,  riant. 

«  Commence  tes  ébats  »  est  bientôt  dit,  compère: 
Que  ne  commences-tu  les  tiens,  pour  le  distraire  ? 
Saute  !  tu  sauterais  peut-être  mieux  que  moi. 
Et,  s'il  doit  s'en  fâcher,  que  ce  soit  contre  toi. 


SCENE    IV. 

LES  MÊMES,  IVAN,   BORIS,  SCHOUISKY, 
MSTISLAVSKY,    LES  AUTRES  BOIARDS 

à  l'exception  de  ZAKHARINE. 

On  apporte  Ivan  sur  un  fauteuil.  Il  est  enrobe  de 
chambre.  Son  visage  est  fatigué  par  la  maladie,  mais 
exprime  le  triomphe.  On  place  le  fauteuil  au  milieu 
de  la  salle  et  l'on  roule  devant  lui  une  table  trian- 
gulaire, 

Ivan,    a  Boris. 

Je  ne  puis  voir  encor  l'envoyé  de  la  reine  : 
Va  lui  dire,  Boris,  que  demain  il  revienne, 
Et  je  le  recevrai  sans  faste  à  mon  lever: 
Aujourd'hui,  je  veux  prendre  un  moment   pour 

[rêver 
Aux  cadeaux  que  je  dois  faire  à  ma  fiancée, 
Puis  à  la  reine. 

Bielsky. 

Vois  cette  chaîne  tressée  ; 
Peut-être  ces  bijoux  persans  lui  plairaient-ils?... 


I  68  LA    MORT    D'iVAN 


Ivan. 

La  reine  d'Angleterre  a  des  goûts  plus  virils. 
Pisemsky  nous  écrit  qu'elle  aime  à  la  folie 
La  chasse  au  daim,  les  jeux  où  l'on  risque  sa  vie. 
Je  veux  qu'Elisabeth  soit  fière  de  mes  dons. 
...  Cette  selle,  avec  ces  turquoises,  ces  bridons 
Rehaussés  de  rubis,  voilà  ce  que  j'envoie... 
Puis,  deux  grands  ours  vivants,  quelques  oiseaux 

[de  proie. 
—Qu'on  accouple  les  ours  avec  des  chaînes  d'or. — 
Est-ce  tout  ?  attendez  !...  Nous  y  joindrons  encor 
Six  gerfauts  tout  dressés,  venant  de  Sibérie. 
La  princesse  est  plus  femme,  et,  par  coquetterie, 
Elle  préférera  ce  qui  charme  les  yeux. 
Voici  des  bracelets  d'un  travail  merveilleux. 
Ce  diamant!  ..  Voyez  comme  il  brille  dans  Гот- 

[bre!... 
Un  collier  de  saphirs...  Le  saphir  quoique  sombre, 
Semble  reposer  l'âme  et  chasser  le  souci. 
...  Ce  camée  est  pour  elle,  et  cette  bague  aussi. 
La  pierre  vient  de  l'Inde:  une  rare  trouvaille, 
Car  pour  la  conquérir,  il  faut  livrer  bataille, 
Il  faut  la  disputer  à  des  monstres  sans  nom. 
On  l'appelle  Almandine  :  elle  guérit,  dit-on, 
Les  blessures  les  plus  cruelles.  Ma  pensée 
Est  de  m'en  faire  honneur  près  de  ma  fiancée  : 
La  chose  en  vaut  la  peine...  Ah!...  je  veux  des 

[tissus, 
Mais  je  ne  saurai  pas  les  choisir.  Là  dessus, 
Il  faudra  consulter  la  tsarine  Marie, 
Elle  s'v  connaît  mieux. 


le   terrible  i 69 

Le  Bouffon. 

Le  tsar  se  remarie? 
Ivan. 
Qu'est-ce,  bouffon? 

Le  Bouffon. 
C'est  vrai?  tu  vas  te  marier? 

Ivan. 
Que  t'importe  ?. . . 

Le  Bouffon,  avec  une  compassion  affectée. 

Beaucoup  !  Tu  vas  sacrifier 
Ce  Michel?... 

[On  rit;  mouvement  d'impatience  de  Michel  Nagoï.) 
Le  beau  temps  des  Nagoï  recule . 
Je  veux  à  celui-ci  faire  un  petit  pe'cule. 
[Il  ôte  son  bonnet  et  va  de  l'un  à  Vautre  en  faisant  semblant 

de  demander  V aumône.) 
Pouvons-nous  le  laisser  de'me'nager  ainsi, 
Ce  Nagoï?.  .  Tout  nu,  sans  chemise  (9)... 

[Faisant  semblant  de  recevoir  de  l'argent.) 

Merci. 
[Il  vide  son  bonnet.) 
Là,  j'ai  fini  ma  quête. 

Ivan,  riant. 

Ah!  cette  drôlerie! 
(A  Nagoï.) 
Rassure-toi,  Michel;  ne  crains  pas  que  j'oublie 
Ceux  qui  me  serviront  avec  fidélité. 
(Il  regarde  ses  trésors.) 

10 


LA    MORT     D    IVAN 


J'ai  des  trésors  :  j'en  ai  plus  qu'à  ma  volonté. 
J'en  ai  pour  longtemps. 

(On  entend  des  cris  sur  la  place.) 
Qu'est-ce  ? 

Boris. 

Une  réjouissance: 
Tout  le  peuple  est  ravi  de  ta  convalescence. 

Ivan. 

Ah!  s'il  se  réjouit,  ce  n'est  jamais  en  vain. 
Donnez-lui  cent  tonneaux  d'hydromel  et  de  vin. 
Annoncez-lui  de  plus  qu'il  aura  tout  à  l'heure 
Un  plaisir  qui  fera  son  ivresse  meilleure  : 
Tous  les  magiciens  qui,  dans  ces  derniers  temps, 
Avaient  prédit  ma  mort  sont  de  vils  charlatans, 
Ils  mentaient!  Tous  seront  brûlés  au  crépuscule. 
Voir,    une  heure  durant,  des  mécréants  qu'on 

[brûle, 
C'est  un  régal  !  Je  suis  curieux  de  savoir 
La  mine  qu'ils  feront,  ce  qu'ils  diront. 
(A  Boris.) 

Va  voir. 
(Boris  sort.) 

SCÈNE    V. 

LES  MÊMES,  moins  BORIS. 
Ivan. 

Ils  voulaient  m'effrayer,  les  plaisants,  me  sur- 
prendre, 


L  II     TERRIBLE  171 

Avec  leur  saint  Cyrille...  Ah!  je  vais  leur  ap- 
prendre 
Que  Ton  ne  sait  jamais  l'heure  où  l'on  doit  finir, 
Jamais,  boïards!  Dieu  seul  peut  prévoir  l'avenir, 
Vous  entendez? 

Les  Boïards. 
Oui,  tsar. 
Ivan. 

Vous  ne  trouvez  à  dire 
Que  cela?  J'ai  donc  tort?  Vovons  !  suis-je  en  dé- 
lire ? 
Quelqu'un  a-t-il  jamais  pu  dire  :  «  Je  vivrai 
Tant  de  jours,  »  ou  bien  :  «  C'est  demain  que  je 

[mourrai  ?. . .  » 

Bielsky. 
Non  prince. 

Ivan. 

Eh  bien  !  pourquoi  gardez-vous  le  si- 
pence?... 

SchouÏsky. 

Prince,  nous  prions  Dieu  pour  ta  convalescence 
Nuit  et  jour. 

M.  Nagoï. 
Que  le  ciel  te  rende  la  santé'  ! 
Ivan. 

Ne  suis-je  pas  gue'ri  ?. ..  Le  mal  m'a  bien  quitté 
Le  soleil  disparaît  et  je  me  sens  revivre. 


LA    MORT    D    IVAN 


La  force  me  revient  à  longs  flots  et  m'enivre. 
Je  le  sens,  je  vivrai  le  temps  qu'il  me  faudra 
Pour  rasseoir  mes  États.  Et,  quand  le  tsar  mourra, 
Au  métropolitain  murmurant  sa  prière, 
Il  dira:  «  Point  de  pleurs,  je  sors  de  la  carrière 
Heureux.  L'État  est  fort,  le  pouvoir  affermi  : 
Mon  fils  ne  sera  pas  empereur  à  demi.  » 
Ainsi  je  paraîtrai  devant  Dieu  !... 
[Biehhy  fait  un  signe  au  bouffon.  Celui-ci  prend  une  boîte 
d'échecs  et  s'approche  du  tsar.) 

Le  Bouffon. 

Vois  donc,  prince, 
Cette  grosse  poupe'e,  et  celle-ci  plus  mince  : 
Vois  cette  blanche  fille  et  ce  rouge  pantin..., 
Celle-ci  n'est  pas  bête  et  l'autre  est  fort  malin. 

Ivan, préoccupé,  aux  boïards. 

J'ai  fait  punir  de  mort  l'impudence  éhonte'e 
Des  devins  m'annonçant  une  fin  trop  hâtée, 
Ai-je  agi  justement,  boïards? 

Les  Boïards. 

Très-justement. 

Ivan. 

Vous  exprimez  ainsi  tout  votre  sentiment? 
Vous  restez  cois  ?. .  .Vos  dents  se  desserrent  a  peine  ! 

Les  Boïards. 

Nous  ne  savons  que  dire... 


LE     TERRIBLE 


Ivan. 

Ah  !  çà  !  qui  vous  enchaîne  ? 
Vous  ne  savez  que  dire?...  Alors  j'ai  donc  eu  tort? 
Les  devins  ont  bien  fait  de  prédire  ma  mort? 

Les  Boïards. 

Non  !  non  !  ils  ont  menti  ;  c'est  trop  peu  de  leur 

[vie, 
Grand  prince,  pour  payer  cette  horrible  infamie. 

Ivan. 

Enfin  !  ils  ont  parlé!  Voyez  comme  ils  ont  peur 
D'ouvrir  la  bouche  !  Ils  ont  l'air  d'attendre  un 

[malheur. 
Ça  !  pour  faire  sortir  les  mots  de  vos  entrailles, 
Tout  à  l'heure,  il  faudra  qu'on  prenne  des  te- 

[nailles! 
(Un  silence.) 
Que  chuchotez-vous  là? 

Schouïsky. 

Nous  ne  chuchotons  pas, 
Prince... 

Ivan. 

Qu'attendez-vous  en  vous  croisant  les  bras? 
Si  fait!  vous  attendez  quelque  chose? 

Le  bouffon,  jouant  avec  une  pièce  de  l'échiquier. 

Bouffonne! 
Elle  est  bouffonne! 

10. 


174  LA     MORT     D    IVAN 

Ivan. 
Hein?  Quoi? 
Le  Bouffon. 

Cette  jeune  personne. 
Ivan. 
Qu'est-ce? 

Bielsky. 

Il  a  pris  les  fous  de  ton  grand  jeu  d'e'checs 
Présent  du  schah  de  Perse,  et  s'en  fait  des  hochets. 

Le  Bouffon. 

Vrai!  j'en  suis  amoureux  :  elle  n'a  pas  l'air  sotte, 
Elle  va,  dans  mon  cœur,  supplanter  ma  marotte. 

Bielsky. 

Et  voilà  l'échiquier. 

Ivan. 

Fais-le  donc  approcher. 
Jouons.  Depuis  longtemps,  je  n'ai  pu  le  toucher. 

(A  Bielsky.) 
Assieds-toi  là,  boïard.  A  toi. 

Le  Bouffon. 

Quel  honneur!  Peste! 
Ivan. 

Bouffon,  gageons  qu'il  perd  et  que  l'honneur  me 

[reste. 
(On  range  les  pièces.) 


LE    TERRIBLE 


Le  Bouffon. 

Dirait-on  pas  qu'on  voit  tes  boïards  un  à  un? 
Tsar,  écoute  un  conseil,  un  bon  :  c'est  peu  com- 

[mun. 
Écarte  les  vivants  qui  gâtent  tes  affaires, 
Mets  au  conseil  ceux-ci  qui  ne  t'ennuîront  guères  : 
Tout  ira  pour  le  mieux  :  dès  lors,  tu  n'auras  pas 
Charge  de  les  nourrir  et  de  les  rendre  gras. 

Ivan. 

Pour  un  fou,  le  conseil  n'est  pas  bète. 

(Le  jeu  commence:  les  boïards  se  placent  derrière  le  tsar.) 

Le  Bouffon. 

Autre  ide'e  : 
Au  lieu  de  tous  ces  grands  à  figure  ride'e 
Qui  rongent  le  budget  pour  ne  rien  faire,  tsar, 
Supprime  le  conseil,  et  fais-moi  seul  boïard  : 

(On  rit  :  un  silence,  le  jeu  continue.) 
Je  voudrais  bien  aller  jusqu'en  Lithuanie 
Féliciter  le  roi... 

Ivan. 
De  quoi,  bouffon  ? 
Le  Bouffon. 

De  quoi? 
D'être,  devant  les  murs  de  Pskof,  demeuré  coi. 

Ivan. 

Bravo  pour  ton  idée.  Il  eut  bien  l'impudence 
De  m'appeler,  pour  rompre  en  champ  clos  une 

[lance. 


LA    MORT    D    IVAN 


Pour  répondre,  un  bouffon  c'était  ce  qu'il  fallait  '• 
Ta  marotte  de  fou  vaut  bien  son  gantelet. 

Bielsky. 

Sa  diète  a  refusé  de  lui  voter  la  somme 
Qu'il  fallait  pour  cerner  Novogorod. 

Ivan. 

Pauvre  homme  ! 
Ma  parole  d'honneur,  c'est  assez  engageant 
De  voir  que  les  sujets  refusent  de  l'argent 
A  leur  roi. 

Le  Bouffon. 

Peuh!  chez  nous,  c'est  la  méthode  inverse  : 
Faut-il  un  peu  d'argent?  Il  en  tombe  une  averse. 

Bielsky,  jouant. 

Échec  ! 

Ivan,  de  même. 

Attends...  Échec  à  ta  reine. 

Schouïsky,  riant,  à  Bielsky. 

Boïard, 
Ta  reine  est  bien  perdue. 

Ivan,  ironique. 

Hélas!  oui. 

Bielsky. 


Elle  est  perdue... 


C'est  vrai,  tsar. 


LE    TERRIBLE 


Ivan. 

Eh  bien  !  Dira-t-on  que  j'oublie 
Comme  on  joue  à  ce  jeu,  malgré  ma  maladie? 
La  Saint-Cyrille!  ah!  ah!  drôle  d'invention! 
A-t-on  pre'dit  aussi  ma  re'surrection? 

(Il  cherche  autour  de  lui.) 
Et  Boris?...  A-t-il  vu  la  grimace  suprême 
Des  devins? 

(Bielsky  prend  la  tour  au  tsar  :  Ivan  veut  prendre  sa  reine 
et  fait  tomber  le  roi  sur  le  parquet.) 

Le  Bouffon. 
Aie!  aie!  aie! 

Ivan. 

Eh? 
Le  Bouffon. 

C'est  le  roi  lui-même 
Qui  tombe...  crac! 

Ivan. 

Bouffon,  si  tu  veux  plaisanter 
Plaisante  avec  mesure. 

(Il  continue  à  jouer.) 

Le   Bouffon,  à  part. 

Il  est  temps  d'inventer 
Quelque  distraction.  Ah!  j'ai  ma  mascarade... 
Au    moindre    accès    d'humeur   je    pousse    mon 

[signal. 


Ij8  LA    MORT    D    IVAN 


SCENE  VI. 
LES  MÊMES,  BORIS. 

Boris,  entrant  et  parlant  bas  à  un  boïard  qui  se  tient 
derrière  les  autres. 
Eh  bien?  quoi  de  nouveau?  Va-t-il  mieux   ou 

[plus  mal? 

Le  boïard,  tout  bas. 

Il  est  fort  irritable,  et  deux  fois  sa  colère 
A  manqué  d'éclater  :  sois  prudent. 

Boris,  à  part. 

Mais  sincère. 

(Il  va  se  placer  vis  à  vis  du  tsar.) 

Ivan,  levant  la  tête. 

Ah  !  te  voilà,  Boris  ?  Eh  bien  ?  qu'ont  répondu 
Les  devins?  Parle  donc!  Hein? 

Boris. 

Je  suis  confondu.... 

Ivan. 

Boris,  Boris!...  Réponds!  Que  dis-tu?  Que  veut 

[dire 
Ce  regard  effrayant?...  Retire-le!  retire 
Cet  œil  qui  me  fascine...  et  réponds  sans  tarder. 


LE    TERRIBLE 


Boris. 

Tu  le  veux?...  Je  n'ai  plus  de  silence  à  garder? 
Ils  ont  tous  proclame'  leur  science  infaillible. 

Ivan. 

Tais-toi  ! 

Boris. 

La  ve'rite',  prince,  est  parfois  terrible. 
Ils  ont  pu  dire  vrai  :  le  jour  n'est  point  passé  : 
Le  soleil  dans  le  ciel  ne  s'est  pas  effacé. 

Ivan,  se  lève  et  chancelle. 

Le  jour  n'est  point  passé  !...  La  Saint-Cyrille!... 

[Il  ose... 
Il  ose  regarder  le  tsar!...  Va-t-en  !  Dépose 
Ce  regard  assassin  !  Tu  veux  m'ensorceler  ! 
J'ai  compris  ton  regard  !  Tu  viens  pour  me  voler 
Mon  trône!...  Me  tuer...  me  tuer...  A  mon  aide! 
Ah!    le   bourreau!   Fédor...  Fédor  seul  me  suc- 

[cède  ! 
Mon  fils!...  Prends  garde  à  lui,  c'est  un  vil  im- 

[posteur! 
(Il  tombe  à  la  renverse.) 
Schouïsky,  s'élance  vers  lui  et  lui  relève  la  tète. 

Il  meurt!  ah!    Du  secours,  mon  Dieu!  Ivan  se 

[meurt! 

BlELSKY. 

Les  docteurs,  vite! 


l80  LA    MORT    D'i  VAN 

Ivan,  ouvrant  les  yeux. 

Mon  confesseur  ! 

Bielsky. 

Vite  un  prêtre  ! 
Holà!..  Hé!... 

SCÈNE    VII. 
LES  MÊMES,  LES  DANSEURS. 

(Ace  cri  qu'ils  prennent  pour  le  signal  convenu,  les  bala- 
dins entrent  en  dansant  et  en  chantant.) 

Bielsky. 
Malheureux!...  Voulez-vous  disparaître! 

Arrière  !  Arrière  !... 

Le  Bouffon. 

Arrière  ! 
(On  les  chasse.) 

SCÈNE    VIII. 
LES  MEMES,  JACOBY. 

MSTISLAVSKY. 

Allons  !  un  me'decin  ! 
(Ivan  meurt.) 
Jacob  y,  accourant. 
Écartez-vous  !  Laissez-moi  voir  le  souverain. 

Bielsky. 
Le  voilà. 


LE    TERRIBLE  I  8 I 


Jacob  y,  se  penchant  sur  Ivan. 

Je  ne  sens  plus  le  pouls.  Le.cœur  même 
Ne  bat  plus.  Il  est  mort  de  cet  effort  suprême. 
Boris,  lui  mettant  la  main  sur  le  cœur  à  son  tour. 
Oh!  oui!  c'est  bien  fini. 

[Il  va  ouvrir  la  fenêtre  et  crie  à  la  joule  réunie  sur  la 
place.) 

Le  tsar  Ivan  est  mort  ! 
[Bruits  divers  au  dehors.  Boris  sort.  Les  boiards  en- 
tourent Ivan  et  le  regardent  en  silence.) 

SCÈNE    IX. 

LES  MÊMES,  moins  BORIS,  ZAKHARINE. 
Zakharine,  entrant  et  s' arrêtant  devant  Ivan. 
C'est  fini!  Te  voilà,  toi  naguères  si  fort, 
Tsar  Ivan,  devant  qui  frissonnait  la  Russie  ; 
Colosse  désormais  immobile  et  sans  vie, 
Tu  gis,  pauvre,  au  milieu  de  ton  vaste  tre'sor. 
Boïards!  Que  faites-vous?  Qu'attendez-vous  encor? 
Celui  qui,  cinquante  ans,  nous  vit  dans  la  pous- 
sière, 
A  genoux  et  tremblants  sous  sa  puissance  altière, 
A  son  tour  maintenant  dans  la  poudre  est  couché  ! 
La  main  du  justicier  suprême  l'a  touché  ? 
Ne  craignez  plus  l'éclair  de  son  regard  farouche: 
Il  n'ira  plus  scruter  vos  âmes.  Cette  bouche 
Est  fermée  à  jamais  et  ne  dictera  plus 
D'arrêts  de  mort.  Ce  bras  si  robuste  est  perclus. 
Voyez  !  Il  a  lâché  son  sceptre  aigu. 

(Ils  soulèvent  Ivan,  le  placent  sur  un  banc,  et  le  recou- 
vrent d'une  étoffe  de  brocard.) 


l8'2  LA    MORT    D1  IVAN 

SCÈNE     X. 
LES  MÊMES,  LA  TSARINE,  FÉDOR. 

FÉDOR. 

Mon  père! 

La  Tsarine. 

Ah  !  Seigneur  !  Ah  !  mon  Dieu  ! 

(Ils  sanglotent;  les  cris  redoublent  sur  la  place.) 

SCÈNE    XI. 

LES  M  ÊMES,  UN  COLONEL  DE  STRELITZ, 
puis  BORIS. 

Le  Colonel,  à  Fédor. 

Prince,  que  faut-il  faire  ? 
Dans  tout  Moscou,  le  peuple  est  comme  déchaîné. 
On  prétend  que  le  tsar  est  mort  empoisonné. 
C'est  Schouïsky,  dit-on... 

Bielsky,  à  Fédor. 

Fais  tirer  à  mitraille 
Pour  mettre  à  la  raison  toute  cette  canaille. 

Fédor,  cherchant  Boris  du  regard. 

Boris!  un  conseil  ? 

Boris. 

Tsar? 


LE    TESRIBLE  I  83 


FÉDOR. 

Agis  comme  moi-même. 
(A  Bielsky  et  à  Schouisky.) 
Je  remets  en  ses  mains  la  puissance  suprême. 
{Les  cris  redoublent,  on  distingue  les  noms  de  Schouisky 
et  de  Bielsky.) 

Boris,  s  inclinant  devant  Fédor. 

C'est  bien!  j'accepte,  ô  tsar... 

(Il  s'approche  de  la  fenêtre  et  parle .  ) 
Habitants  de  Moscou, 
Ecoutez  :  votre  tsar  a  faibli  tout  à  coup  : 
Ce  n'est  point  d'un  complot  lâche  qu'il  fut  vic- 

[time. 
Schouïsky,  Bielsky  n'ont  point  tramé  ce  crime  ; 
Mais  comme  ils  ont  longtemps  opprime'  le  pays, 
Le  prince  les  exile  avec  les  Nagoïs. 

Schouïsky,  Bielsky,  et  Michel  Nagoï. 
Prince  !    entends-tu  ?    Boris  nous  proscrit    tous 

[ensemble  ? 
Boris. 

Libre    à    vous    de    sortir.   Sortez,    si   bon   vous 

[semble. 
Schouïsky. 

Ils  nous  de'chireront. 

Boris. 

C'est  mon  avis. . .  Aussi, 
Je  crois  mieux  faire  en  vous  envoyant  loin  d'ici, 
Sous  bonne  escorte. 

i  II  fait  un  signe  au  colonel  de  strèlitz,  qui  les  arrête, 
puis,  s'adressanl  à  Fédor  :) 


184  LA     MORT     D1  IVAN 

Ils  sont  les  auteurs  de  l'émeute. 
(A  Bielsky  et  à  Schouïsky.) 
Vous  aviez  contre  moi  déchaîné  cette  meute.  . 

Zakharine,   à  Boris. 

La  preuve  ? 

Boris,  frappant  du  pied. 
La  voici. 


SCENE     XII. 
LES  MÊMES,  BITIAGOVSKY  bien  habille. 

Boris,  le  présentant. 

Michel  Bitiagovsky, 
Devant  qui  Nagoï,  Schouïsky,  Bielsky, 
Ont  ourdi  le  complot. 

[à  Bitiagovsky?) 

Tu  peux  jurer? 

Bitiagovsky. 

Je  jure. 
Boris,  à  Schouïsky,  Bielsky,  Mstislavsky  et  Nagoï . 
Vos  trahisons,  boïards,  méritaient  la  torture, 
Mais  le  tsar  ne  veut  point  frapper  aussi  souvent, 
Que  l'autre...  Vous  aurez  pour  asile  un  couvent 
Dont  Bitiagovsky  tiendra-  la  porte  close. 

Ea  Tsarine. 

Ne  le  crois  pas,  Fédor  !  n'exile  pas  sans  cause! 


L  E    TE  RRIBLE  IôD 

FÉDOR. 

Boris,  que  la  tsarine  au  moins  demeure  ici  ? 

Boris. 

Non,  prince,  il  vaut  bien  mieux. .. 

Zakharine. 

Je  suis  de  trop  aussi. 
Mon  humeur  se  plîrait  mal  à  ton  caractère. 
Parle,  Boris  :  faut-il  les  suivre  au  monastère  ? 
Tu  n'as  rien  fait  pour  moi.  Tout  le  monde  a  son 

[lot 
Que  me  re'serves-tu  ?  La  prison  ?  L'échafaud  ? 

Boris. 

Oh  !  mon  père  !...  Le  tsar  par  ma  voix  te  conjure, 
De  rester  près  de  lui... 

FÉDOR. 

Mon  Dieu  !  quelle  aventure! 

La  Tsarine,  à  Zakharine. 

Sauve-nous!    Zakharine!..     Ou    nous    sommes 

[perdus  ! 

Zakharine. 

Dans  quel  gouffre  sans  fond  sommes-nous  des- 
cendus ! 
(à  Boris.) 
Prends  garde,  n'ayant  pas  semé  la  bonne  graine 
Au  jour  de  la  moisson  de  re'colter  la  haine. 

Se  tournant  vers  le  cadavre  du  tsar.) 


1 86  LA    MORT    D'iVAN 

Que  Dieu  t'absolve,  Ivan  !  Voilà  le  châtiment 
Des  despotes,  voilà  le  plus  cruel  moment 
Pour  le  pays  lassé  qui  court  à  sa  ruine. 

Boris,  à  îa fenêtre. 

Le  tsar  veut  à  jamais  conjurer  la  famine  : 

Ils  vous  donne  du  pain  et  vous   pardonne  encor. 

Le  peuple,  du  dehors. 

Ah  !  vive  Godounof  !  Vive  le  tsar  Fédor  ! 

(Fédor  tend  îa  main  à  la  tsarine  et  se  jette 
en  sanglotant  au  cou  de  Boris.) 


FIN, 


NOTES  EXPLICATIVES. 


i)  Il  s'agit  ici  du  droit  de  préséance. 

(2)  Le  prince  Kourbsky  avait  été  obligé,  après  une  défaite,  de 
se  réfugier  en  Lithuanie  pour  échapper  au  courroux  d'Ivan  IV. 
C'est  de  là  qu'il  écrivit  plusieurs  lettres  à  ce  dernier  pour  lui 
reprocher  son  despotisme  arbitraire.  Ivan  ne  dédaigna  pas  de 
lui  répondre,  et  il  s'ensuivit  une  polémique  restée  célèbre,  dans 
laquelle  les  deux  adversaires  tirent  assaut  de  rhétorique. 

(3)  Le  moine  Sylvestre  fut  un  des  principaux  conseillers  de 
la  jeunesse  d'Ivan. 

(4)  Adaschef,  de  concert  avec  Sylvestre,  dirigea  la  jeunesse 
d'Ivan. 

(5)  Il  s'agit  ici  du  duc  d'Anjou,  qui  avait  été  élu  roi  de 
Pologne. 

(<")  Allusions  à  des  légendes  religieuses  venues  d'Orient  à  By- 
zance,  et  de  là  importées  en  Russie  par  des  pèlerins. 

[7  I  .an,  pour  donner  plus  de  solennité  à  leur  serment,  leur 
fait  baiser  la  croix  d'or  qu'il    porte  attachée  au  cou. 

l8)  Pour  comprendre  cette  scène,  il  faut  se  rappeler  ce  qui  a 
été  dit  dans  la  préface.  Après  la  mort  de  Fédor,  Boris  fit  as- 
sassiner le  jeune  Dimitri  et  monta  sur  le  trône  de  Russie. 
Mais  un  jeune  moine  se  fit  passer  pour  Dimitri  que  l'on  croyait 
mort,  et,  marchant  sur  Moscou  à  la  tête  d'une  armée  de  Polo- 
nais et  de  Cosaques,  se  fit  couronner  Tsar. 

(9)  Le  bouffon  fait  ici  un  jeu  de  mots  sur  le  nom  de  Nagoï 
qui,  en  russe,  veut  dire  :  nu. 


SAINT-QUENTIN.    —    IMP.   JULES   MOUREAU, 


La  ByLbLiothèquQ. 
Université  d'Ottawa 
Echéance 


The,  Llbnaà 
University  of| 
Date  Due 


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NOVMWW 


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