Tolstoi , Alexis
LA MORT D'IVAN: LE TERRIBLE'
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BIBLIOTHÈQUE SLA VE ELZE V1RIENNE
LA MORT D'IVAN
LE TERRIBLE
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EN CINQ ACTES ET DIX TABLEAUX
du comte Alexis TOLSTOÏ
Traduit du russe par С Courrière
Mis en vers et adapté à la scène française
PAR
P. DEMENY & G. LZAMBARD
PARIS
ERNEST LEROUX, ÉDITEUR
libraire de la societe asiatique de paris
de l'école des langues orientales vivantes, etc.
28, RUE BONAPARTE, 2S
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BIBLIOTHEQUE SLAVE ELZEV1RIENNE
II
LA MORT D'IVAN
LE TERRIBLE
DRAME
Représenté pour la première fois
sur le théâtre de la Gaîté
aux Matinées internationales de Mlle Marie Dumas
le 12 janvier 187g
SAINT-QUENTIN. — IMPRIMERIE JULES MOUREAU
LA MORT D'IVAN
LE TERRIBLE
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EN CINQ ACTES ET DIX TABLEAUX
du comte Alexis TOLSTOÏ
Traduit du russe par C. Courriers
Mis en vers et adapté à la scène française
P. DEMENY et G. IZAMBARD
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PARIS
ERNEST LEROUX, EDITEUR
libraire de la societe asiatique de paris
de l'école des langues orientales vivantes, etc.
28, RUE BONAPARTE, 28
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LETTRE
Du Comte Alexis TOLSTOÏ
Monsieur,
Votre intention de traduire ma tragédie
la Mort d'Ivan le Terrible, pour la scène
française, me flatte infiniment. Si j'en
juge par les fragments que j'ai eus sous
les yeux, votre travail sera fort remar-
quable, et vous aurez, conjointement avec
vos collaborateurs, résolu le problème si
difficile de réunir ce qu'il y a d'individuel
et de caractéristique dans l'original avec
les exigences artistiques de la traduction.
Recevez, Monsieur, avec mes compli-
ments les plus sincères, mes vœux em-
pressés pour que cette pièce soit favora-
blement accueillie par le public français.
Comte A. Tolstoï.
Paris, 29 décembre 1874.
PRÉFACE
Le théâtre russe n'a pas eu, comme
le nôtre, un brillant passé classique,
car il ne date, à proprement parler,
que du commencement de ce siècle.
Le premier auteur dramatique vrai-
ment national fut Griboiédof; sa corné-
die satirique: le Malheur d'avoir de
l'esprit est une peinture fine et mor-
dante de la noblesse moscovite de cette
époque. Un peu plus tard, Gogol,
dans son Réviseur, qui, je crois, a été
adapté à la scène française, flagelle
impitoyablement l'esprit concussion-
VIII PREFACE
naire des petits employés de province.
Ostrovsky a fourni au répertoire un
grand nombre de comédies que Von
revoit toujours avec un nouveau plaisir .
Il a choisi de préférence ses types dans
la classe marchande et celle des fonc-
tionnaires. Sa plus belle comédie, l'O-
rage, est presquun drame, et, bien que
la scène se passe dans une boutique, il
y a des situations émouvantes.
Le drame est cultivé avec beaucoup
plus de succès que la comédie. Celle-ci
ne sort guère du monde marchand ou
bureaucratique ; elle n'ose pas encore
pénétrer dans les boudoirs et les salons
de Г aristocratie. Le drame a un champ
d'exploitation plus vaste. L'histoire de
la Russie est si accidentée, quelle
offre une mine aussi riche que variée
aux auteurs dramatiques. Ainsi le
règne d'Ivan IV, ce terrible niveleur
qui réalisa ï unité politique delà Russie
avec le feu et le sang, et qui, pour y
PREFACE IX
arriver, ne recula devant rien, pas
même devant le meurtre de son fils
aîné; celui de Boris Godounof parvenu
de la veille et favori d'Ivan, qui, pour
placer sur sa tête la couronne de
Russie, fit égorger le jeune Dimitri,
l'unique rejeton d'Ivan; Г histoire som-
bre et mystérieuse de ce jeune moine
qui se sauve de son couvent en Lithua-
nie, puis se fait passer pour Dimitri
que l'on croyait mort, et, se mettant
à la tête d'une armée de Polonais et
de Cosaques, marche sur Moscou,
s'empare de cette ville, se fait cou-
ronner tsar, puis périt dans une émeute
populaire provoquée par Schouïsky; la
triste situation de la Russie foulée aux
pieds par les Polonais et les Cosaques,
l'élection du premier des Romanof
et la délivrance de la Russie par un
prince et un boucher, etc., toute cette sé-
rie d'événements ne fournit-elle pas une
riche matière à de nombreux drames ?
PREFACE
C'est, en effet, cette époque de troubles
que les auteurs russes ont choisie de
préférence. Le grand poète Pouchkine
écrivit : Boris Godounof; Ostrovsky :
le Faux Dimitri, et Vasili Schouïsky ;
le comte Alexis Tolstoï, une trilogie
composée de la Mort d'Ivan le Ter-
rible, du Tsar Fédor, et de Boris
Godounof (i).
C'est la première de ces tragédies
que j'ai choisie pour donner une idée
du drame en Russie. Mais, avant de
l'aborder, disons quelques mots de son
auteur.
Le comte Alexis Tolstoï est né
en i8ij à Pétersbourg. Après avoir
terminé ses études à l'université de
Moscou, il s'engagea dans la carrière
diplomatique, qu'il quitta pour s'en-
fermer dans Sébastopol et prendre
(i) Voir, pour plus de détails sur le théâtre russe»
mon Histoire de la litte'rature contemporaine en
Russie (Paris, 1875).
PREFACE XI
part à la glorieuse défense de cette
ville. Il fut plus tard nommé aide-de-
camp de! empereur , puis grand-veneur .
Le commencement de sa carrière
littéraire date de i85q. Il débuta par
des poésies qui attirèrent sur lui Г at-
tention du public. Il aborda ensuite le
théâtre et écrivit les trois drames que
j'ai cités plus haut. On a encore de lui
un roman coulé dans le moule de
Walter Scott : le Prince Sérébranny,
emprunté aussi au règne d'Ivan le
Terrible, qu'il avait plus particulière-
ment étudié.
La Mort d'Ivan le Terrible est un
des drames les plus remarquables du
théâtre russe. Son étude a, en outre, le
mérite de nous initier à la manière de
procéder des auteurs dramatiques de
ce pays. Le drame russe n'a jamais
connu nos fameuses règles classiques ;
se modelant sur Shakespeare, il fait peu
de cas de l'unité de lieu et d'action.
XII PREFACE
Dédaignant même parfois l'intrigue,
il s'attache surtout à faire ressortir
les principaux personnages, et à étu-
dier leurs caractères jusque dans les
moindres détails psychologiques. En-
fin, l'amour, la femme y occupent ra-
rement une place saillante. La femme,
à cette époque de despotisme politique
et social, vivait reléguée dans le terem
et ne jouait aucun rôle dans la famille.
Il est donc impossible, quand on veut
respecter la vérité historique, de lui
donner dans un drame une importance
qu'elle n'avait pas dans la vie réelle.
Le comte A . Tolstoï, dans le drame
qui nous occupe, a choisi le moment
ou le vieux tsar Ivan, arrivé à la fin
de son règne, recueille le triste fruit
de son despotisme et de ses cruautés.
Ayant eu beaucoup à souffrir des
révoltes des boïards dans sa jeunesse,
il s'était efforcé de les réduire à Г im-
puissance, en faisant impitoyablement
PREFACE XIII
mettre à mort ceux qui lui inspiraient
des soupçons. Le mérite personnel,
les services rendus ne trouvaient pas
grâce devant lui. Et c'est ainsi qu'a-
près avoir accompli une longue série
de meurtres, sans avoir тёте épargné
son fils aîné Ivan, il se trouva vieux,
affaibli, rongé par le remords, en
proie à des craintes superstitieuses,
dégoûté du trône, ayant perdu tout
prestige, voyant ses nombreux ennemis ,
longtemps contenus et maintenant en-
hardis par son impuissance, l'attaquer
de tous côtés et envahir la Russie, et
laissant, pour recueillir ce lourd héri-
tage, deux fils, dont l'un, Fédor, est
faible et incapable, et l'autre, Dimitri,
est encore au berceau.
La grande figure d'Ivan, avec son
caractère si complexe, oit la défiance,
la cruauté, le repentir, le courage et
la faiblesse alternent tour à tour, a été
rendue par Fauteur dans toute sa
XIV PREFACE
vérité saisissante et avec une logique
inflexible. Le caractère rusé, fin et
ambitieux de Boris Godounof qui se
prépare à prendre en main les destinées
de la Russie, a été dessiné avec non
moins de bonheur.
Les lettrés pourront comparer ce
drame avec le Louis XI de C. Delà-
vigne. Lis y trouveront plusieurs points
de ressemblance, notamment la scène
du moine. A notre avis, il y a, dans la
pièce russe, une supériorité sur la tragé-
die française. Lvan, comme Louis XI,
est un tyran dévot, cruel, superstitieux
et méfiant; mais le côté sauvage et
brutal de son caractère offre plus d'é-
léments dramatiques.
Ce sont toutes ces considérations qui
m'ont décidé à traduire ce drame en
français. Deux de mes amis, MM. P.
Demeny et G. Lombard ont bien
voulu me prêter leur concours, et mettre
ma traduction en vers. Nous avons
PREFACE XV
retranché quelques passages qui nous
ont paru trop épisodiques et, par con-
séquent, peu intéressants pour le lec-
teur français.
En décembre 18 j 4, le comte A.
Tolstoï, déjà fort souffrant, partait
pour Florence et s'était arrêté à Paris.
J'eus l'honneur de le voir, et lui mis
sous les yeux quelques fragments de
la traduction en vers, en ajoutant que
notre intention était de chercher un
directeur qui consentit à représenter
Ivan le Terrible sur une des scènes
parisiennes. Il accueillit cette nouvelle
avec joie, me donna la lettre que l'on a
lue plus haut, et nous promit son con-
cours pour le cas ou nos démarches
aboutiraient. Il était encore plein de foi
dans l'avenir, et me lut quelques pas-
sages de son nouveau drame : le Po-
sadsky ( 1 ) auquel il travaillait. Hélas !
le climat plus doux de l'Italie ne put
(1) Gouverneur dans l'ancienne république de Novgorod.
XVI PREFACE
lui rendre la santé, et il mourut le
20 septembre fstyle russe) 1876 dans
sa terre de Krasni-Rog, dans le gou-
vernement de Tchernigof.
La Mort d'Ivan le Terrible a été
jouée pour la première fois le 12 jan-
vier 1866 au théâtre Marie, à Péter s-
bourg. La mise en scène, faite avec soin,
na pas coûté moins de deux cent mille
francs. Ce drame, traduit en allemand
par Mmc Parlof si je ne me trompe,
a eu beaucoup de succès à Weimar,
С COURRIÈRE.
Paris, 2$ avril 1879.
PERSONNAGES
Le tsar Ivan IV*.
La tsarine Marie, delà famille des Nagoï, sa septième
femme.
Le tsarévitch Fédor, fils de sa première femme.
La princesse Irène, femme de Fédor et sœur de Boris
Godounof.
Le prince Mstislavsky,
Zakharine, frère de la première femme
du tsar,
Le prince Schouïsky,
Bielskv,
Le prince Stcherbaty,
Le prince Golitzyne,
Le prince Troubetzkoï,
Le prince Sitzky,
schérémétief.
Tatistchef,
Saltykof.
Michel Nagoï,
Grégoire Nagoï,
Boris Godounof, beau-frère du tsarévitch.
Marie, femme de Boris Godounof.
Harabourda, ambassadeur de Batory.
Un Moine.
frères de la tsarine,
Boïards
et
membres
du
Conseil.
* Le rôle d'Ivan a été interprété par M. Mortimer.
BlTIAGOVSKY, ) .
\ Gentilshommes.
Kikine, )
Messager de Pskof.
La Nourrice du jeune tsarévitch Dimitri.
Le Gouverneur du palais d'été,
Deux devins.
Le Majordome d'Ivan,
Le Bouffon.
Jacoby, médecin d'Ivan.
Un colonel de strélitz,
Un commis.
Boïards, Gentilshommes, Archers, Serviteurs,
Comédiens, Peuple, etc.
L'action se passe à Moscou, en i584
LA MORT D'IVAN
LE TERRIBLE
ACTE PREMIER
PREMIER TABLEAU
SCÈNE I
Avant le lever du rideau, on entend un bruit de voix,
— Le rideau se lève. — Conseil des boiards. —
Sur les bancs, formant un demi-cercle le long des
murs, sont assis les boiards.— Sur celui du milieu :
le prince Mstislaysky, puis Zakharixe, Bielsky,
et autres plus anciens ; sur les deux bancs de coté, les
boiards plus jeunes. — A l'avant-scène, au bout du
banc de droite, Boris Godounof; sur l'autre banc,
vis-à-vis, Michel Nagoï prend Saltykof au collet
et s'efforce de le chasser de sa place.
M. Nagoï.
Dc4ogeons, Saltykof! Suis-je, ou non, le beau-
ffrère
Du tsar? Ma place est là.
20 LA MORT D IVAN
Saltykof.
Mais, rustre! ton grand-père
Chez le mien s'asseyait à table, aux bas côte's :
C'était lui qui versait du vin aux invités.
M. Nagoï.
Aux invités de qui? Des Saltykof? Quel mythe!
Jamais les Saltykof n'eurent de parasite !
Te voilà devenu boïard : c'est fort bien, mais
A quels titres ? Polotsk livrée aux Polonais
Par Golitzyne et toi?... Voile-toi donc la face!
Golitzyne.
Tu mens ! C'est Stcherbaty qui commandait la
[place.
Stcherbaty.
Nous avions repoussé sept assauts en vingt jours.
Je défendais les forts, tu gardais les faubourgs,
Et les faubourgs, c'est toi qui lésas laissé prendre,
C'est toi qui n'a pas su jusqu'au bout les dé-
pendre.
Sans cela, nous restions à l'abri de nos forts,
Et de Sokol devaient arriver des renforts,
Et nous étions sauvés.
Golitzyne.
C'est ma faute, sans doute,
Si les renforts promis ont traîné sur la route :
Si leurs chefs, occupés de préséance aussi,
Nous ont laissé là-bas écraser sans merci.
LE TERRIBLE 21
M. Nagoï.
Bref! Je prends cette place à titre de beau-frère
Du tsar. Oh! Je connais mes droits!..
Saltykof.
La belle affaire !
Un beau-frère du tsar! Mais il en eut beaucoup !
Tandis que moi, mon père est connu dans Moscou,
Car il e'tait grand-maître à l'arsenal, mon père.
M. Nagoï.
Peu m'importe! Je suis...
Saltykof.
Nous savons, le beau-frère
Par la septième femme...
M. Nagoï.
Eh bien?
Saltykof, riant.
Le bel honneur!
M. Nagoï.
Quand le tsar épousa la tsarine, ma sœur,
Moi, je portais le pain pour la ce're'monie.
Saltykof.
J'y portais sur un plat l'aiguière bénie.
Zakharine.
Boïards! N'avez-vous point honte de tout ceci,
Et ces débats mesquins sont-ils de mise ici ?
22 LA MORT D^IVAN
M. Nago'ï.
Ce soir, le tsar saura l'injure qui m'est faite.
Saltykof.
Plains-toi ! Quand je voudrai, moi, j'obtiendrai
[ta tète.
Mstislavsky.
Assez, boïards! assez! Schére'me'tief et moi
Nous sommes de plus grands personnages que toi,
Que vous tous! Nous voit-on faire assaut d'in-
[vectives
Pour établir nos droits et nos prérogatives?
Voix.
Qu'est-ce à dire? Il se croit plus que nous?
Mstislavsky.
Certe!
Voix.
Il ment!
Zakharine.
C'est un scandale! Il faut y mettre fin!...
Mstislavsky.
Comment!
Mettre en Comparaison leur noblesse etla mienne!
Trouvez donc à la cour famille plus ancienne !
Faut-il faire apporter ici le Livre d'or ?
Faut-il énumérer tous mes titres ?
Zakharine.
Encor?
Mais cette salle est donc une salle d'orgie?
(Il s'avance.)
LE TERRIBLE 23
Il n'est pas question de généalogie!
Et vous pourriez avoir de plus nobles soucis,
Quand la patrie, au seuil du palais, agonise.
Vous savez que le tsar, dans une heure de crise,
Se jetant sur son fils Ivan, l'étendit mort;
Qu'il le pleure, à présent, et que, vivant remord,
Un spectre ensanglanté vient hanter son délire.
Il vous rend donc, ainsi qu'un dépôt, cet empire
Si souvent ébranlé, si chancelant encor.
Il sait que, trop chétif, le tsarévitch Fédor
Fléchirait sous le poids d'une telle couronne.
Il faut qu'on nomme un tsar nouveau, — le tsar
[l'ordonne,
Devant qui, sans rougir, nous pliions les genoux,
Et qui monte au pouvoir, non pour lui, mais
[pour nous.
GOLITZYNE.
J'en doute encor : C'est quelque invention nou-
velle.
Mstislavsky.
N'en doutez pas! C'est bien sa volonté formelle.
Hier, quand j'ai voulu parler, il m'a fait peur.
Je l'ai vu se dresser, roidi par la fureur....
Tatistchef.
J'ai vu souvent la cour par sa fureur trompée.
Jadis, il a déjà fait semblable équipée.
Un jour, il disparut du palais tout d'un coup,
Et nous restâmes seuls au milieu de Moscou.
Le peuple commençait à nous jeter des pierres,
L'ennemi se montrait à toutes nos frontières.
24
Oh ! c'eût été vraiment comme un chaos, sans lui :
On ne s'entendait pas alors...
Sitzky, achevant la phrase, et ironiquement.
Comme aujourd'hui.
Schouïsky, à Tatistchef.
Boïard, à quel propos rappeler cette histoire?
Tatistchef.
Parce que, mes amis, si vous voulez m'en croire,
Le tsar se laissera fléchir comme autrefois.
Mtsislavsky.
Ivan n'est plus le tsar redouté, qui, parfois,
Pour punir vos accès de désobéissance,
Vous mettait face à face avec votre impuissance.
Les soucis ont usé cet esprit et ce corps :
Rien ne vit plus, chez lui, si ce n'est le remords.
Tatistchef.
Si cet affaissement nous cachait une feinte?
Bielsky.
Non! Sa volonté même est une flamme éteinte
Usé par l'insomnie, insensible à la faim,
Il vit, inconscient, dans un rêve sans fin,
Dont il ne sortira que pour mourir. Naguère,
Il avait recherché l'appui de l'Angleterre
Pour des projets restés secrets... Tout est rompu.
L'envoyé de la reine Elisabeth n'a pu
Recevoir audience...
LE TERRIBLE 2D
Zakharine.
Il y a trois semaines,
Il était plein de vie : il concentrait ses haines
Contre Kourbsky, jadis son plus cher favori,
Aujourd'hui le bras droit du prince Batory.
Il a tout oublie' : tout, jusqu'à cette lettre,
Qu'en tremblant de colère il écrivait au traître.
(Agitation parmi les boïards.)
Voix.
Eh bien! votons!
Mstislavsky.
Pour qui?
M. NagoÏ.
Nommons le fils d'Ivan.
Les Boïards.
Le tsarévitch Fédor?
Schouïsky.
Fédor? c'est un enfant!
M. Nagoï.
Pourquoi ne pas donner la régence à sa mère?
Saltykof.
A toi, peut-être?
M. Nagoï.
A moi, soit, ou même à mon frère :
Je suis son oncle, on peut me nommer son tuteur.
2
2б LA MORT D^VAN
Saltykof.
Des oncles de nos tsars pre'servez-nous, Seigneur!
M. Nagoï.
Nous sommes tous les deux ses oncles...
Saltykof.
Pas les nôtres !
Au diable les tuteurs qui font les bons apôtres !
Et les oncles surtout! Nous savons, Dieu merci,
Comment nous a traités l'oncle de celui-ci.
Zakharine.
Ce n'est pas un régent qu'on cherche,. c'est un
[homme.
Mstislavsky.
Le tsar veut que ce soit un de nous que Ton
[nomme.
Si vous ne voulez pas d'un monarque impuis-
sant*.»
SCHÊRÉMÉTIEF.
Qui prendrons-nous?
Stcherbaty.
Il faut qu'il soit de noble sang.
Sitzky.
Non, prince! Il faut qu'il ait de l'honneur, du
[courage.
Il faut... Il faut un homme irréprochable, un sage,
LE TERRIBLE 2J
Dont on n'ait jamais pris l'énergie en défaut :
Nitika Zakharine est celui qu'il vous faut.
{Bruit de voix . )
C'est un homme de cœur ; chaque jour, il arrache
Quelque serf au gibet, quelque noble à la hache;
Depuis trente ans, sa vie est un long dévoûment ;
Seul, il ne flatte pas ici, lorsque tout ment;
Seul, il reste debout, lorsque tout s'humilie.
Il impose à la mort : son calme la défie,
Et c'est miraculeux qu'on l'ait seul épargné,
Quand la noblesse russe a déjà tant saigné.
Quelques Boïards.
Zakharine? Bravo!
Troubetzkoï.
Boïards, je vous atteste
Que ce digne vieillard, si fier et si modeste,
N'a pas de plus fervent admirateur que moi;
Sauf la noblesse, il a ce qu'il faut pour un roi;
Mais vous ne comptez pas l'imposer, j'imagine,
Aux princes, descendants du prince Gédimine...
SchouÏsky.
Ou du grand-duc Rurik.
Saltykof.
Il est parent du tsar.
M. Nagoï*.
Je puis régner sur vous tout comme un autre, car
Je suis de la famille aussi. . .
Saltykof.
Toi, le beau-frère
Par la septième femme, et lui par la première.
Zakharine.
Ne vous querellez point! je suis bien re'solu
A n'accepter jamais le pouvoir absolu :
C'est un manteau de plomb qu'on vous met sur
[l'épaule.
Je sais ce que je suis, et je garde mon rôle.
C'est un prince qu'il faut! Le prince Schouïsky
Vaut bien Troubetzkoï, Stcherbaty, Mstislavsky ;
Ils peuvent s'incliner devant lui, sans bassesse :
Il les vaut, sa bravoure égale sa noblesse :
C'est lui qui défend Pskof contre les Polonais...
SCHÉRÉMÉTIEF.
C'est un grand cœur aussi, lui, je le reconnais;
Mais le siège de Pskof peut durer des années;
Nos populations se verront condamnées,
En ce moment terrible, à se passer de lui :
C'est impossible ! Il faut autre chose, aujourd'hui,
Qu'un monarque bloqué, régnant par contumace:
Le pays vous attend.
Schouïsky, aux hoïards
Que voulez-vous qu'on fasse ?
Bielsky.
Le pays vous attend. Le défenseur de Pskof
Ne peut régner sur vous : Non!
LE TERRIBLE 20,
Zakharine, à Boris.
Boris Godounof!
D'où vient que seul, ici, tu gardes le silence?
Parle. Tu peux parler suivant ta conscience,
Et nous t'e'couterons.
Boris, se levant.
О mon père adoptif,
Que dirais-je après toi? Que puis-je, moi, che'tif,
Quand les plus avisés ne savent plus que faire!
Zakharine.
Maintes fois, tes conseils nous ont tire's d'affaire...
Boris, d'une voix voilée.
Eh bien, je parlerai, boïards, puisqu'il le faut ;
Ma faible expérience. . .
Voix.
On n'entend pas! Plus haut!
Boris.
Je vous disais, boïards, que je voulais me rendre
Aux vœux que le Conseil...
Voix.
Veut-il se faire entendre?
Plus haut!
Boris.
Je vous disais
2.
Зо
Voix.
Plus haut! On n'entend pas!
Zakharine.
Boris, pourquoi rester seul dans ce coin là-bas?
Ne peux-tu parler haut, puisqu'on te le demande?
D'abord, approche-toi, pour quêta voix s'entende.
(Il va à lui, le prend par la main et le conduit près du
banc du milieu.)
Ta place n'est point là, Boris, elle est ici;
Va, parle maintenant.
Boris.
О mon père, merci.
(Aux boïards.)
Ne vous étonnez point, seigneurs de noble race,
Si l'aspect imposant de ce conseil me glace :
Zakharine aurait dû me laisser à l'écart.
Saltykof.
Où veut-il en venir?
M. Nagoï.
Il est fin, le renard!
Saltykof.
Et le voilà placé, grâce à son stratagème,
Au milieu, sans paraître y venir de lui-même.
M. Nagoï.
Bien joué !
LE TERRIBLE 3l
Voix.
Taisez-vous, Godounof va parler.
Boris.
Boïards, en peu de mots, laissez-moi rappeler
A quels malheurs affreux la Russie est en butte :
Et d'abord, c'est la guerre : au début de la lutte,
Batory nous a pris coup sur coup Véliji,
Ousviate, Polotsk, et Véliki Louji :
Même, il assiège Pskof, la clef de la Russie!
Au nord, les Sue'dois, passés en Livonie,
Ont pris Ivangorod avec Kaporié.
Nous n'avons pas, autour de nous, un allie' ;
L'hydre tatare, à l'est, au sud, nous enveloppe,
Resserrant ses anneaux pour e'touffer l'Europe.
Le khan toujours vaincu, mais toujours menaçant,
A jure' d'asservir la Russie au Croissant :
S'il prend Toula, Kazan, encor des incendies!
La misère, le froid, la faim, les maladies
Font des vides affreux... Et, pour nous achever,
LesTchérémisses vont, dit-on, se soulever.
Eh bien, laisserez-vous notre pays se tordre
A travers l'anarchie, à travers le de'sordre,
Avec l'émeute, avec le découragement?...
Changer de souverain dans un pareil moment !
J'admets que vous trouviez un tsar digne de l'être,
Le peuple voudra-t-il aussi le reconnaître?
Et s'il ne le veut pas, que ferez-vous alors?
C'est la guerre au dedans, c'est la guerre au dehors.
Ecoutez : laissez-vous convaincre. En toute chose,
Il est comme une force occulte, qui s'impose,
32
C'est l'usage, ou... C'est la routine, à dire vrai.
N'importe! Il faut subirson joug, bon gre' malgré.
Quelque soit l'héritier d'un sceptre héréditaire,
Qu'il soit fort ou chétif, cruel ou débonnaire,
Un prince légitime est toujours respecté,
Tandis qu'un prince élu manque d'autorité.
Le tsar Ivan a vu, pendant cinquante années,
Toutes les volontés à ses pieds prosternées :
Sans faiblir un instant, il vous a fait sentir
Cette main toujours prête à vous anéantir :
Maintenant, c'en est fait : quel que soit son caprice,
La résistance est morte, il faut qu'on obéisse ;
On n'ose môme plus murmurer aujourd'hui.
Le peuple est comme nous, le peuple a peur de lui.
Nous sommes devenus lâches par habitude;
Nous sentons ce besoin de vivre en servitude :
Il ne nous reste rien, pas même un vague espoir
D'être un jour quelque chose. Agir, penser, vouloir.
Sont des efforts trop grands pour notre âme éner-
[vée;
(Avec force.)
Mais si le tsar le veut, la patrie est sauvée!
(Murmures d'approbation.)
On se plaignait d'Ivan : sans lui, que serions-
[nous?
Rendons-nous près de lui ; tombons à ses genoux,
Pour qu'il se sacrifie et garde la couronne.
Voix.
Oui, c'est vrai ! Nous perdrons tout, s'il nous
[abandonne...
Ivan écarterait de nous bien des malheurs...
LE TERRIBLE 33
Autres voix.
Suivons Boris; allons le supplier. D'ailleurs,
C'est notre souverain, c'est le seul légitime :
On peut subir sa loi sans bassesse et sans crime.
Sitzky.
Lui! boïards, vous allez le reprendre ? Est-ce un
[jeu ?
Ivan ! toujours Ivan ! Vous voulez tenter Dieu !
Vous n'avez donc plus rien, ni raison, ni ver-
gogne !
Qu'est-ce que les Tatars, qu'est-ce que la Pologne
Et l'Allemagne, auprès d'un tyran si brutal?
Oui ! la peste et la faim nous ont fait bien du mal,
Mais le tsar est un monstre, une bète sauvage,
Un loup!..
Schouïsky.
L'entendez-vous ? C'est le tsar qu'il outrage !
Mstislawsky.
Mais tais-toi donc, Sitkzy! Deviens-tu fou?
Sitzky.
Les fous,
C'est vous!... C'est vous, boïards! Est-il un seul
[de vous
Qui n'ait à déplorer tel ou tel de ses crimes ?
Il ne vous a donc pas fait assez de victimes ?
Vos parents, vos amis sont morts : c'est oublié.
Mais c'est honteux, cela! J'en suis humilié
Pour vous! Je n'aurais point remué cette cendre
H
Si, lui-même, il n'avait résolu de descendre
D'un trône ensanglanté par un crime sans nom.
Je ne vous pousse pas à la révolte, non!
Mais, puisqu'il daigne enfin, tardive fantaisie,
En abdiquant, laisser respirer la Russie,
Je dis qu'il ne faut plus déranger ses remords :
Respectons son exil, par respect pour nos morts 1
Boris.
Prince, nous ne pouvons t'écouter davantage :
La colère t'aveugle et te pousse à l'outrage.
Nul ne dénoncera ton langage imprudent,
On ne peut tolérer l'injure, cependant;
Il faut bien qu'on réponde à ta rude invective.
Le Conseil est placé dans une alternative
Cruelle : entre deux maux nous avons à choisir.
L'un est un mal passé, l'autre, un mal à venir :
Je dis qu'entre les deux il faut choisir le moindre.
Vous allez voir le khan et ses hordes se joindre
Au roi des Polonais pour tuer et piller ;
Nos palais, nos couvents, nos temples vont brûler.
Vous verrez ! Vous verrez nos villes désolées,
Nos campagnes surtout par la guerre affolées!
Bientôt les loups suivront la trace des Tatars
Aux cadavres hideux écrasés sous leurs chars,
A l'ornière de sang que leur énorme roue
Laisse, par les chemins, dans la neige et la boue.
Mais vous aimez mieux voir la Russie au carcan,
Que d'obéir encore à votre tsar Ivan,
Au souverain que Dieu vous a donné naguères.
Vos existences, vos vanités vous sont chères
LE TERRIBLE 35
Plus que votre patrie ! Égoïsme insensé !
(ClMngeant de ton.)
Le temps des cruaute's d'ailleurs est bien passé !
Oui, le tsar s'est montré parfois inexorable :
Mais puisqu'il devient bon, puisqu'il devient trai-
[table,
Puisque ce cœur, longtemps fermé, vient de s'ou-
vrir
A la fin, pour donner accès au repentir,
N'êtes-vous point d'avis, boïards, qu'on lui par-
donne,
Et qu'on rende au vieillard délaissé sa couronne,
Malgré lui s'il le faut? Qu'il soit notre sauveur!
Et ce n'est plus à nous que son nom fera peur,
C'est à nos ennemis. J'ai dit.
Voix.
A la bonne heure !
Sitzky.
Boris, ta faconde m'écœure,
C'est bien parlé
Mais ton ambition se trahit malgré toi.
Ce que tu crains, veux-tu que je le dise, moi?
Tu crains de n'être rien avec un nouveau prince :
Tu crains qu'un courtisan plus habile t'évincc.
{Aux boïards.)
Prenez garde, boïards! Moi, je l'ai deviné,
Et son remède est un remède empoisonné.
Boris.
C'est une calomnie, et vous n'y pouvez croire !
36 LA MORT D'iVAN
Ai-je l'air soucieux de pouvoir ou de gloire ?
Je me taisais, j'e'tais là-bas : on m'a pressé
D'ouvrir un avis. Soit! Tout ce que j'ai pense',
Je l'ai dit. Est-ce un crime, est-ce une extrava-
gance ?
C'est possible, après tout : j'ai moins d'expérience
Que le prince Sitzky : moi, j'ai pu m'abuser :
Son avis est meilleur? Il faut donc en user :
Que le Conseil choisisse un tsar, et je m'incline.
On vous a proposé Nitika Zakharine !
Voix.
Il n'est pas assez noble...
Boris.
Eh bien, et Schouïsky ?
Voix.
Il est trop loin.
Boris.
Alors, choisissez Mstislavsky.
Voix.
Nous sommes ses égaux!
Boris.
Je n'en trouve pas d'autre.
Voix.
Non, non ! Il n'est qu'un tsar possible, c'est le
nôtre.
C'est Ivan !
LE TERRIBLE 3/
SlTZKY.
C'est cela! qu'on aille le chercher!
Cours, troupeau de moutons, au-devant du bou-
[cher.
L'abattoir les attend. Je n'ai plus rien à faire
Ici!
[Il sort.)
SCÈNE II
Les Mêmes, moins Sitzky.
Voix.
C'est au Conseil qu'il déclare la guerre '.
Il nous a provoqués tous ! c'est un révolté :
Nous nous plaindrons au tsar!
Boris.
C'est un homme irrité.
Oubliez ses propos outrageants; le temps presse :
Répondez, répondez! voulez-vous qu'on s'adresse
Au tsar Ivan?
Voix.
Sans doute! il faut l'aller trouver!
Zakharine.
J'ai beau faire, Boris, je ne puis approuver
Ce triste expédient qui ramène un tel maître :
Et refuser, pourtant, c'est affreux! C'est peut-être
Condamner la Russie à de nouveaux tourments :
L'erreur serait un crime ! En ces cruels moments,
3
38 LA mort d'ivan
On ne sait où l'on va : j'ai peur, je me sens triste...
(Comme prenant un parti.)
Soit ! Allons voir Ivan. Mais que Dieu nous assiste !
Mstislavsky.
Qui parlera pour nous?
Zakharine.
Toi, boïard?
Mstislavsky.
Je ne pui :
Je ne sais qui pourrait l'affronter aujourd'hui.
Voix.
Schouïsky, de'signons Schouïsky...
Schouïsky.
Moi, je n'ose.
Zakharine.
Eh bien, je l'oserai. Je ne crains qu'une chose :
C'est la mort du pays. Le Conseil le veut-il?
J'irai.
Boris.
Mais c'est courir au-devant d'un péril
Terrible, ô mon ami, mon protecteur, mon pèrel
N'y va pas! J'irai seul affronter sa colère :
Je ne crains rien pour moi.
Mstislavsky.
Godounof parlera.
Où d'autres e'choûraient, Boris réussira.
{Les boïards se lèvent pour se retirer; au moment où
Boris sort, Michel Nagoï, Saltykof et quelques autres
restent sur le devant de la scène.)
LE TERRIBLE З9
M. Nagoï, désignant Boris, et riant.
Comme il vole au martyre !
Saltykof.
Avec son radotage,
Sitzky n'a pas trop mal jugé le personnage;
Ce Godounof m'a l'air d'un drôle très-malin :
Il ira loin...
M. Nagoï, à part.
Sauf les glissades du chemin.
DEUXIÈME TABLEAU
SCÈNE I
Chambre à coucher du tsar. Ivan, pâle, fatigué,
revêtu d'une lévite noire, assis dans un fauteuil,
tenant à la main un chapelet, semble méditer pro-
fondément. Près de lui, sur une table, le bonnet
de Monomaque. De l'autre côté, sur un banc, les
vêtements royaux. Grégoire Nagoï lui présente
une coupe. Ivan lui fait signe qu'il n'en veut pas,
IVAN, GRÉGOIRE NAGOÏ
Gr. Nagoï.
Quoi! cette fois encor, je te supplie en vain!
Tu ne peux refuser quelques gouttes de vin?
О tsar, voici deux jours que ce long jeûne dure.
Ivan.
Ami, le corps a-t-il besoin de nourriture,
Lorsque l'àme n'a plus d'attaches ici-bas ?
Le repentir, voilà ma nourriture.
Gr. Nagoï.
Hélas !
C'est donc bien vrai ! Le tsar renonce à la cou-
ronne !
Mais nous, mais la tsarine, et ceux qu'il abandonne,
Et son fils Dimitri. qu'allons-nous devenir?
Ivan.
Dieu veille! Entre ses mains je remets l'avenir.
Gr. Nagoï.
Oui, mais en quelles mains ce soir vas-tu remettre
Tes États? Saura-t-il régner, le nouveau maître?
42 LA
Ivan.
Laisse-moi! mon esprit, te dis-je, est impuissant.
Ma main ne retient plus les rênes, et le sent.
Déjà Dieu me punit de mon orgueil immense
Et, pour mes ennemis, fait pencher la balance :
Il m'exile du trône, il soutient les païens!
Mes fautes sont aussi nombreuses que les grains
Du sable de la mer, et mon forfait suprême
Sur ma tête à jamais fait planer l'anathème.
Gr. Nagoï.
Mais tu ne voulais pas tuer ton fils Ivan!
Si ton bâton ferré Га blessé trop avant,
C'est malgré toi ! Ce fut un meurtre involontaire.
Ivan.
Ce n'est pas vrai! je sais ce que j'ai voulu faire!
En frappant, je voulais tuer et j'ai tué.
Oh! je l'ai fait exprès : j'y suis habitué.
Mon bras ne sait que trop quel est le coup qui perce,
J'ai frappé juste : et lui, tombant à la renverse,
Plein de sang, m'embrassait les mains : le pauvre
[enfant
Me jetait un pardon suprême en étouffant.
Mais moi, je n'entends pas me pardonner ce crime.
Dans mes remords, comme en un gouffre, je
(A demi-voix.) [m'abîme.
Quand j'étais seul, il m'est apparu bien souvent :
D'un geste, il m'indiquait la porte d'un couvent;
Cette nuit je l'ai vu faisant le même signe :
C'est le couvent de Saint-Cyrille qu'il m'assigne,
Retraite calme et froide où j'évitais jadis
LE TERRIBLE 4З
Les agitations du monde plein de cris ;
Où j'allais rêver seul à la vie immortelle,
A l'abri des soucis que le pouvoir recèle
Et des pièges toujours tendus des ennemis;
J'adorais ma cellule étroite et ses murs gris;
J'étais heureux, les yeux perdus dans les nuages,
J'aimais les bruits du soir, la clameur des orages,
Le cri du cormoran dans l'espace jeté',
Et l'immobile éclat du grand lac argenté.
Là, j'ai goûté l'oubli des choses de la vie :
Là, je veux me laver de mon ignominie.
Sous la bure du moine, ô Seigneur éternel,
Je gagnerai, par un jeûne perpétuel,
Par un long repentir, par d'ardentes prières,
La paix que je convoite et qui fuit mes paupières.
(Un silence.)
Ivan, à Gr. Nagoï.
Vont-ils bientôt venir avec mon successeur?
A l'empereur vont-ils donner un empereur?
Qu'ilsse hâtent : j'attends, pourlui céder mon trône,
Les insignes princiers, le collier, la couronne.
(A Gr. Nagoï.)
Va donc voir au Conseil : il leur faut bien du temps.
{Gr. Nagoï sort.)
SCÈNE II
Ivan, seul.
Tout est fini ! Voilà donc, après soixante ans,
Où m'a conduit le long chemin de la puissance :
J'arrive au terme, usé, meurtri par la souffrance.
44 LA MORT D IVAN
J'ai passé ma jeunesse à cheval, dans les camps,
Disputant mon empire aux ravages des khans :
J'ai vaincu les païens, et, venant de les battre,
Au Conseil des boïards il me fallait combattre.
Avoir lutté, lutter encor, lutter toujours!
Arrivé sur la pente où déclinent mes jours,
Que vois-je, en regardant le passé? Tout est vide :
Un cortège de nuits sans sommeil, et livide,
Une suite de jours dont pas un n'est serein.
Je n'ai pas su régner comme un bon souverain :
Je n'ai pas su rester dans les limites justes.
Ah! que n'ai-je écouté les paroles augustes
Du bon vieillard Sylvestre (3) ! Il me disait : « Ivan,
Ferme ton cœur au mal et ton âme à Satan . »
Voué par mon orgueil à l'éternelle flamme,
J'ai moi-même introduit le malin dans mon âme.
Je ne suis plus un tsar, je suis un loup, un chien
Immonde, un bourreau lâche, un horrible païen.
Car j'ai tué mon fils! J'ai dépassé ton crime,
Caïn, et j'ai roulé jusqu'au fond de l'abîme.
Mon Dieu, pardonne-moi ! guéris ton serviteur :
La lèpre sourdement me ronge, et dans mon cœur
Les ulcères ont mis leur morsure hideuse.
Seigneur! toi qui montras une âme généreuse
Au bon larron, fais grâce à mes péchés, bénis
Ton tsar, et reçois-moi dans ton saint Paradis.
SCÈNE III
IVAN, GR. NAGOÏ
Gr. Nagoï.
Un messager de Pskof arrive.
LE TERRIBLE 4Э
Ivan.
Que m'importe ?
Qu'il parle au successeur du tsar.
Gr. Nagoï.
Mais il apporte
Des messages heureux de Schouïsky...
Ivan .
Vraiment?
SCÈNE IV
IVAN, GR. NAGOÏ, LE MESSAGER
Le Messager.
Le prince Schouïsky te salue humblement.
Dieu s'est laissé fléchir et nous rend la victoire.
Les défenseurs de Pskofse sont couverts de gloire:
Des milliers de soldats ennemis ont péri
Dans un terrible assaut livré par Batory.
Laissant devant nos murs sa troupe décimée,
Il fuit à Varsovie, en quête d'une armée.
Ivan.
Dieu soit béni! Le ciel ne me délaisse pas!
Je suis vainqueur! on voit la force de mon bras!
(Le messager se retire.)
SCÈNE V
IVAN, GR. NAGOÏ, LE CHAMBELLAN
Ivan, au chambellan.
Qu'y a-t-il?
Le Chambellan.
Un exprès qui t'apporte une lettre.
46 LA MORT D'iVAN
Ivan.
Que dis-je? Vainqueur, moi?.. Ce n'est plus moi
[le maître.
[Au chambellan.)
De la part du Conseil?.... Allons! Voici l'instant !
Le Chambellan.
Non. Cet homme est chargé d'un message im-
portant
Des ennemis.
Ivan.
Voyons.
(Le chambellan sort et revient avec une lettre qu'il remet
au tsar.)
Ivan a Gr. Nagoï.
Et toi, lis-nous la chose.
Gr. Nagoï, Usant.
« Au tsar de toutes les Russies, de la part du prince
André... »
Ivan.
Hé!..
Gr. Nagoï
«... De la part du prince André Kourbsky. .. »
Ivan.
Tiens ! Il a daigné répondre ?
Gr. Nagoï.
« De la part du prince André Kourbsky, autre-
fois ton serviteur, aujourd'hui prince de Kovel
et vassal du roi de Pologne, salut. Écoute mes
paroles :... »
LE TERRIBLE
Ivan.
Eh bien?
Gr. Nagoï.
Je n'ose.
Ivan.
Lis.
Gr. Nagoï.
«. . . J'ai parcouru ta missive volumineuse et in-
cohérente. A ton orgueil, qui te guindé à la hauteur
des étoiles, tu allies l'humilité d'un pharisien. Tu
viens me reprocher je ne sais quelles trahisons,
et tu ne te fais pas faute d'invectives ridicules; ô
tsar, tes insultes sont... »
Ivan.
Tes insultes sont...?
Gr. Nagoï.
«... Tes insultes sont des propos de commère
ivre. Fi donc! n'as-tu pas honte d'une pareille
trivialité quand tu écris à un homme vivant dans
ce pays où les bons rhétoriciens ne sont pas
rares. Elle engendre l'ennui, ton épître. Sache
que je ne suis pas un clerc : je sers dans les
armées du roi mon maître, le très-puissant Batory,
grand prince de Lithuanie. Grâce à la protection
divine, nous t'avons déjà pris Véliji, Polotsk et
nous aurons Pskof avant peu. Où sont tes anciens
triomphes? où sont tes généraux d'autrefois, ces
braves, ces habiles compagnons qui prenaient
des villes pour ton compte, à qui tu dois Kazan
48 LA MORT D1 IVAN
et Astrakhan ? Tu les as tous égorgés, pour satis-
faire à tes instincts de tyran. Tes armées, veuves
de leurs chefs, ressemblent à des troupeaux sans
bergers, et fuient devant nous. As -tu compris
enfin que tes bouffons et tes danseurs ne peuvent
remplacer tes généraux disparus? Qu'il y a de la
différence entre des orgies et des batailles! Mais,
qu'ai- je à te parler de batailles? Tu t'en soucies
bien! Tu as délaissé tes troupes... »
Ivan.
Va.
Gr. Nagoï.
«... Tu as délaissé tes troupes pour te calfeutrer
dans ton palais. Tu as peur, sans doute, qu'on
entende le cri de ta conscience te reprochant tes
crimes et tes folies. A la bonne heure, rentre en
toi-même... »
Ivan.
Continue.
Gr. Nagoï.
«... Rentre en toi-même, c'est le vœu que je
forme, et, pour te faciliter le retour au bien, je
te fais parvenir deux épîtres de Cicéron à ses
amis Claudius et Marcus. Lis-les dans tes moments
de loisir, et puisse la sérénité de mon langage...»
Ivan.
Achève.
LE TERRIBLE 49
Gr. NagoÏ.
«... Te produire l'effet d'une bonne fustigation.
Amen. »
(Sur cette dernière phrase, Ivan arrache la lettre des mains
de Nagoï. la regarde et la froisse, agité par des trem-
blements convulsifs.)
Ivan.
L'abominable lâche et l'impuissant rhe'teur!
Parce qu'entre nous deux il a mis la frontière,
Il "jappe comme un chien derrière une barrière,
Trop loin pour que mon poing s'abatte sur son
[cou!
Mais, prince André Kourbsky, viens donc jusqu'à
[Moscou,
Me re'péter les mots que tu veux bien m'écrire.
Oh! viens! Je te promets une surprise!.. Et dire
Qu'il ne me reste plus un seul de ses amis !
(Il promène ses regards autour de lui.)
Personne! ni parents, ni serfs! c'est que j'ai mis
Trop de hâte à punir autrefois cette engeance,
Et ces nouveaux affronts vont rester sans ven-
[geance.
SCÈNE VI
LES MÊMES, LE CHAMBELLAN
Le Chambellan.
Le Conseil des boïards.
Ivan.
Ah! ah! mon successeur.
Ils viennent m'annoncer leurchoixavec bonheur.
50 LA MORT D'iVAN
Je ne suis plus pour eux qu'un mendiant qu'on
[chasse
Des degre's du palais, pliant sous sa besace,
Tout cassé, tout branlant. A bas le vieil Ivan !
Ah ! me laisseront-ils au moins un vieux caftan.
Auquel de mes sujets vais-je céder la place?
Voyons?
(Au majordome.')
Introduis-les.
SCÈNE VII
IVAN, GR. NAGOÏ
Ivan.
Je fais honte à ma race,
Dans cet accoutrement. Qui me reconnaîtrait
Sous ce froc? Insensé! Qui donc obéirait
Au souverain qui n'a pas gardé sa couronne ?
Un transfuge, Kourbsky, prétend que j'abandonne
Lâchement mon armée, et que j'écris sans art,
Que je suis ridicule enfin! Mais, ce grand tsar,
L'homme hardi, qui, moi vivant, prend mon
[empire,
Vais-je le voir?
SCÈNE VIII
LES MÊMES, LES BOÏARDS
Ivan.
Salut, boïards. Ce que désire
Votre cœur, l'avez-vous? Pendant assez longtemps
LE TERRIBLE 5 I
Vous avez discuté: parlez, je vous attends.
Dieu fasse que celui qui ceindra ma couronne
Soit tel que, sans rougir au moins, je la lui donne.
Mon successeur, sans doute, est d'un plus noble
[sang :
En esprit, en courage, il sera plus puissant,
En bonté... Devant qui faut-il que je m'incline?...
Serait-ce par hasard devant toi, Zakharine,
L'avocat de tous mes ennemis? Devant qui?
Devant toi, Schouïsky ? Devant toi, Mstislavsky?
Mais, répondez! j'attends.
Boris.
Je parlerai sans feinte.
Illustre tsar, soumis à ta volonté sainte,
Les boïards, en conseil suprême ont discuté,
Et voici, mot pour mot, ce qu'ils ont décrété :
« Rien ne sera changé ! Le pays n'a qu'un maître,
Ce maître, c'est Ivan.» Nous t'offensons peut-être:
Mais notre amour pour toi justifira nos vœux;
Et maintenant, tu peux me frapper, si tu veux ,
Je parle au nom de tous et te livre ma tète.
[Il se met à genoux, tous les boïards l'imitent.)
Ivan, après un long silence.
C'est une violence indigne qui m'est faite !
Vous êtes bien hardis de vouloir m'enchaîner
Au pouvoir, comme un serf rebelle, et me traîner
Sur les degrés du trône où je n'ai plus que faire!
Les Boïards.
Prince, Dieu t'a choisi : sois encor notre père!
52 LA MORT D^VAN
Nous ne souffrirons pas d'autre maître que toi :
Frappe-nous, ou pardonne à notre audace. . .
Ivan.
On voit
Que le faix est trop lourd, boïards, pour vos
[épaules ;
Je comprends : vous cherchez à m'imposer vos
[rôles,
C'est moins pénible.
Voix.
О tsar, pardon! Pitié pour nous!
SchouÏsky.
Ne nous délaisse pas, nous baisons tes genoux !
Ivan.
Dieu m'est témoin, boïards, que j'avais, pour la vie,
Abandonné ce trône. En mon âme assouvie,
J'avais d'autres pensers, voulant d'autres bonheurs.
J'espérais dans un cloître isoler mes douleurs.
Vous forcez le vieillard qui restait sur la côte
A reprendre la mer comme un jeune pilote ;
Au vaisseau ballotté par les flots sans merci,
Vous défendez le port!
[Il regarde la couronne, puis la prend.)
Ce diadème-ci,
Vous le voulez ; je vais, devant vous, le remettre !
Je redeviens pour tous le tsar, et votre maître.
(// met sur sa tête le bonnet de Monomaque.)
LE TERRIBLE DJ
Les Boïards,^ levant.
Vive le tsar Ivan !
Ivan.
Donnez-moi le collier,
Les insignes royaux, et le sceptre princier.
{Il revêt les insignes.)
Approche-toi, Boris. J'admire ton courage :
Sais-tu que tu risquais tes jours, par ton langage?
J'aime qu'on parle haut pour le bien de l'État :
L'audace d'un grand cœur n'est pas un attentat.
(Il embrasse Boris sur le front, puis^ s' adressant aux autres
Boiards.)
C'est la seconde fois, qu'en dépit de moi-même,
Forcé par le Conseil, je reste au rang suprême :
J'y suis, j'y resterai; mais malheur à celui
Qui voudrait me trahir et prêter son appui
Aux révoltés! malheur au juge téméraire
Fouillant dans mon passé ! Vous n'avez qu'à vous
[taire,
Dieu seul me jugera.
[Il regarde autour de lui.)
Sitzky n'est pas ici?
Boris.
Tsar, ne t'irrite pas contre un fou!. . .
Ivan.
Qu'est ceci ?
Boris.
Un simple égarement qui passera, te dis-je.
54 LA MORT r/ïVAN
Ivan.
Mais qu'a-t-il fait? Je veux le savoir : je l'exige.
Boris.
Tsar, il n'a pas voulu revenir avec nous.
Ivan.
Sitzky n'a pas voulu ? L'intrigant ! Voyez-vous !
Il rêvait d'imposer au Conseil son caprice!
Ah! Kourbsky! c'est peut-être un des tiens, un
[complice
Du Khan de Pe'récope, et des Lithuaniens !...
Qu'on lui tranche la tète, et qu'on la jette aux
[chiens !
Zakharine.
N'attriste point ce jour heureux par ta colère :
Grâce, grâce pour lui!
Ivan.
Trop tard, mon cher beau-frère ;
Si tu voulais un tsar si tendre pour autrui,
L'occasion, je pense, était belle aujourd'hui :
Tu n'avais qu'à te faire acclamer à ma place.
(Aux Boïards.)
Il mourra! Dieu verra s'il veut lui faire grâce !
ACTE SECOND
TROISIÈME TABLEAU
«Л-ЛЛЛЛЛ
Chambre du Palais
SCENE I
BORIS, ZAKHARINE
Zakharine.
Il garde bien longtemps l'envoyé d'Angleterre ;
C'est grave.
Boris.
Il m'a donne pour consigne sévère
De ne laisser entrer personne maintenant.
Zakharine.
Nous nous sommes trompés en nous imaginant
Qu'il deviendrait meilleur : il restera le même.
Boris.
Enfin nous avons pris une mesure extrême.
En lui rendant le sceptre, on pensait l'adoucir.
56 LA mort d'ivan
Zakharine.
Boris, Boris sais-tu quels bruits on fait courir?
Boris.
Je sais...
Zakharine.
Eh bien, tu peux y croire ?
Boris.
Tout m'y force.
Zakharine.
C'est un forfait de plus que ce nouveau divorce.
Boris.
Il m'a dit ce matin, sur un ton ferme et net,
Que tout s'arrange avec la reine Elisabeth
Dont il doit épouser à bref délai la nièce,
Princesse de Hastings. Il en a la promesse.
Zakharine.
Et qu'as-tu répondu?
Boris.
Rien. Un pareil aveu...
Zakharine.
Il fallait lui crier de ne pas tenter Dieu,
D'écouter les sanglots d'un peuple à l'agonie ;
Lui dire qu'on attend l'éclair de son génie;
Qu'il doit...
LE TERRIBLE 5j
Boris.
Non! gardons-nous de ces emportements:
Faisons passer en lui nos propres sentiments.
Songe qu'il a failli voir sombrer sa puissance,
Que les craintes d'hier doublent sa jouissance.
Et qu'il veut obtenir du ciel presque lassé
Oubli pour l'avenir, grâce pour le passé.
Ne heurtons pas de front ce brutal despotisme.
Zakharine.
Boris, inspire-toi de ton patriotisme :
J'ai foi dans ta sagesse. A toi de réfléchir.
De prendre les détours qu'il faut pour le fléchir,
De guider vers le bien ce sombre caractère,
D'être autre chose enfin, qu'un favori vulgaire.
Toi qui n'as point trempé dans les crimes passés,
Fais ce que tu croiras ton devoir : c'est assez.
Laisse tes intérêts, Boris, pour une autre heure,
Et retiens bien ceci : que l'àme la meilleure
S'égare, si l'esprit donne accès à l'orgueil,
Et que l'ambition mène droit à l'écueil.
(Un silence.)
Tiens!... j'aurais préféré suivre la droite ligne!. .
Boris.
Mais j'ai tant d'ennemis, dont la rage maligne
Ne me pardonne point l'affection d'Ivan!
On m'en veut d'être aimé sans être courtisan.
J'ai le choix : faire tout pour déjouer leur ligues,
Leur rendre sans scrupule intrigues pour intri-
gues,
58 LA MORT d'ivan
Ou renoncer d'emblée à servir le pays.
Dois-je quitter la cour? Prononce et j'obéis.
Zakharine.
Non! non! ta place est là : tu défends la Russie,
Mon fils, poursuis ton œuvre.
Boris, avec entraînement.
Oh! je te remercie!
Ma place est là, dis-tu ? Qu'on me laisse régner
Rien qu'un an. L'on verra si je sais gouverner!
Je montrerais au tsar que la mère patrie
Peut tendre encor vers nous sa mamelle flétrie.
Il verrait, de'daignant le crime pour moyen,
Ce que peut le pouvoir s'appuyant sur le bien...
Que de force étouffée ! Avoir la conscience
De ce qu'on pourrait faire, et n'être rien !
Zakharine, vivement,
Silence 1
SCENE II
LES MÊMES, LE CHAMBELLAN, IVAN
Le Chambellan
ouvrant la porte et annonçant à voix basse.
Le tsar!...
Ivan.
Allons, la guerre approche de sa fin,
Schouïsky nous écrit que la peste et la faim
Ont fait surgir aussi la révolte en Pologne.
LE TERRIBLE 5$
Batory s'humanise et perd de sa vergogne :
Voici qu'il nous dépèche un envoyé de paix.
(A Zahharinc.)
Va sur la place, annonce au peuple qu'un exprès. . .
Zakharine.
Mais, tsar, si ce n'est pas la paix qu'il nous
[demande?
Ivan.
Voyez-vous ce vieillard grondeur,qui nous gour-
[mande !
Si tu voulais m'apprendre à gouverner, boïard,
Il fallait par les tiens te laisser nommer tsar.
Obéis! Je suis las de tes extravagances.
(Zakharine sort.)
Ivan, à Boris.
L'envoyé d'Angleterre a bien des exigences ;
Emmène-le dîner ce soir même chez toi,
Et ses conditions, discute-les pour moi.
Boris.
Illustre tsar, tu m'as dit hier, sans colère,
Que les discours hardis partant d'un cœur sin-
[cère
Te plaisaient : aujourd'hui, j'en tiendrai devant
[toi.
L'ambassadeur est moins aveugle qu'on ne croit.
S'il te voit si pressé de conclure alliance
Avec sa reine, il va redoubler d'arrogance...
ôo la mort d]ivan
Ivan
C'est-à-dire, boïard, que tu n'approuves point
Mon projet de divorce; ai-je touché le point?
Parle...
Boris.
О tsar, ce n'est pas avec toi qu'on peut feindre.
Tu m'as compris. Je vais parler sans me con-
traindre ;
Si ma franchise appelle une punition,
Tu sauras jusqu'où va ma résignation.
Ce n'est pas Boris seul, c'est la Russie entière
Qui veut faire monter jusqu'à toi sa prière,
Et voit avec douleur tous tes nouveaux projets.
La tsarine a gagné le cœur de tes sujets;
Elle est pieuse et bonne, elle a donné naissance
A Dimitri, qui doit revêtir ta puissance.
Le peuple chaque jour prie au pied de l'autel
Pour toi, pour la tsarine... Oh! respecte le ciel.
Songe aux droits du clergé qui ne saurait défaire
Des nœuds aussi sacrés. Ne prends pas l'étrangère
Pour femme : elle n'est pas de ta religion.
Sais-tu que ce serait ta huitième union !
Et qu'un jour on ferait retomber sur ta tète
Le poids de nos malheurs et de notre défaite.
Mon langage t'irrite, ô mon maître et seigneur,
Eh bien, tu peux frapper ton meilleur serviteur.
(Il se met à genoux.)
Mais, par tes jourset par les miens, je t'en supplie,
Laisse sa confiance intacte à la Russie :
Toi seul tu nous soutiens, tsar, ne détourne pas
L'amour d'un peuple entier qui s'attache à tes pas.
LE TERRIBLE
Ivan.
Est-ce fini? veux-tu lasser ma patience?
C'est ma faute, après tout : ta pédante arrogance
Tes avis importuns, tes conseils protecteurs,
J'ai tout encouragé, te comblant de faveurs.
Qui t'a donné sur moi le droit de surveillance?
Suis-je fait pour agir suivant ta convenance?
Boris me fera-t-il plier comme un roseau?
Il est toujours plaisant pour moi, toujours nou-
veau,
De vous voir tour à tour jouer le personnage
De Sylvestre. Boris, rappelle-toi ton âge :
Quand j'ai montré qu'Ivan n'était plus un enfant,
Tu suçais la mamelle et j'étais triomphant.
Depuis lors, aux avis j'ai su fermer l'oreille :
Ma sagesse n'a plus besoin qu'on la conseille.
Ce n'est pas pour un jour, boïard, ni pour un an
Que je fais la Russie, et plus vaste est mon plan;
L'édifice sera d'éternelle durée,
Et les siècles verront sa coupole dorée!
Seul, je sais où je vais, guidé par ma raison,
Et mes yeux ont percé la nuit de l'horizon.
Boris, si je te garde à mes côtés, évite
Ma colère : obéis, c'est là ton seul mérite.
Debout! Je te pardonne encor, mais, tu m'en-
[tends,
Supprime ces conseils que tu crois importants.
Invite l'envoyé ce soir, et, dès l'aurore,
Viens me dire au palais ce qu'il exige encore.
{Il sort par une autre porte.)
4
6 2 LA MORT D'iVAN
SCENE III
BORIS GODOUNOF, seul.
Il a raison!.. Boris, tu devais le savoir,
Tu n'es que son esclave, il te Га bien fait voir.
Tu vois bien que c'était une imprudence insigne
D'intervenir ainsi 1
{Avec amertume.)
C'était la droite ligne :
Et voilà le profit qu'on trouve en la suivant,
Des injures!.. Avec un tyran comme Ivan
Essayez donc de faire un seul pas sans entrave,
Essayez d'être franc quand vous êtes esclave!
Ainsi, dans un accès d'enthousiasme fou,
Je courais devant moi tout droit, sans savoir où ;
Jaloux de protéger la tsarine qu'on aime,
J'allais risquer ma tète et me perdre moi-même;
J'allais à mes dépens sauver le Nagoï,
Le rival que je hais et dont je suis haï.
(Un silence.)
La droite ligne!.. Elle est bien faite, Zakharine,
Pour le vieillard, pensif comme toi, qui chemine
Ici-bas sans espoir et sans ambition.
Avec ton regard plein de résignation,
Inaccessible au mal, fort de ta conscience,
Tu contemples le monde en gardant le silence;
Et, semblable au soleil glacé des longs hivers,
Qui, sans nous réchauffer, brille sur l'univers,
Tu vas vers le couchant, l'âme sereine et pure,
Debout dans ta fierté comme dans une armure.
LE TERRIBLE 63
Non, je ne suivrai point ton vertueux conseil :
Mon âme est un volcan attendant le réveil;
Faut-il l'abandonner à ses effervescences?
J'ai soif de luttes, j'ai soif de travaux immenses...
Je patienterai!., mais quel dur châtiment
Tu m'imposes, grand Dieu, presque à chaque
[moment:
Vivre avec un bourreau, qui trouve toujours bonne
La moisson, quand ce sont des tètes qu'il mois-
sonne;
Vivre à travers la haine et l'intrigue, et savoir
Qu'on regrette tout bas d'avoir fait son devoir,
Qu'on est humilié d'être pur et sans tache
Qu'on a comme un remords de ne pas être lâche !
QUATRIÈME TABLEAU
Maison de Schouïsky
vwwwvv
SCENE I
SCHOUÏSKY, MSTISLAVSKY, MICHEL ET
GRÉGOIRE NAGOI, BIELSKY sont assis
à table.
Schouïsky, leur versant du vin.
Boïards, à la santé de l'orateur du jour,
A Boris Godounof, l'orgueil de notre cour!
(Les convives boivent d'assez mauvaise grâce, MstisïavsJiy
ne boit pas.)
Eh ! prince Mstislavsky, mon vin ne te plaît guère.
En veux-tu de plus fort?
Mstislavsky.
Ton vin ne peut de'plaire,
Prince, mais c'est le toast qui n'est pas de mon
[goût.
Schouïsky.
Godounof n'est-il point fort estimé partout!
Vos fronts sont devenus sombres? Pour quelle
[cause?
Quoi, vous me refusez un toast que je propose?
66 LA MORT D^VAN
MSTISLAVSKY.
Ce Boris Godounof, un parvenu taré,
Qui, par fraude, au Conseil des boïards est entré.
Schouïsky.
Il y prend du volume.
Mstislavsky.
Et nous payons la fête !
Sans doute, il marchera bientôt sur notre tète.
Michel Nagoï.
Il y marche déjà.
Schouïsky.
Godounof? quelle erreur!
C'est par force qu'on l'a mis au poste d'honneur;
Il ne souhaite rien : voyez sa politesse;
Et son humilité.
Bielsky.
Dis plutôt son adresse!
Schouïsky.
Allons donc!.. Godounof nous traite en sou-
verains.
M. Nagoï.
Il est insaisissable : il glisse dans les mains,
Il s'incline et salue : on dirait un pauvre homme,
Il n'en obtient pas moins ce qu'il voulait, en
[somme
LE TERRIBLE 6j
BlELSKY.
Le vieillard dont la tète est tombée aujourd'hui,
Sitzky, nous disait bien : « Défiez-vous de lui :
Il vous brisera tous ! »
M. Nagoï, scandant ses mots.
A moins qu'on ne le brise. . .
On peut lui ménager quelque bonne surprise.
BlELSKY.
Mais laquelle?
M. Nagoï.
Toujours on arrive à forger
Contre son ennemi le fer pour l'égorger.
Mstislavsky.
Mais, si nous inventons quelque trait sur son
[compte,
On saura bien nous dire, après, que c'est un conte !
Il nous brisera tous, comme il brisa Sitzky.
M. Nagoï.
Il est d'autres moyens : par malheur, Schouïsky
Plaide pour Boris.
Schouïsky.
Moi ! Boris n'est ni mon frère
Ni mon parent. J'ai ditqu il n'inquiétait guère...
BlELSKY.
Aveugle !
68 la mort d1 ivan
Schouïsky.
Aveugle? non, mais s'il fallait agir.
Vos courages si promptsseraient promptsàfaiblir.
M. Nagoï.
Pourquoi douter de nous ?
Bielsky.
Aucun de nous ne tremble.
M. Nagoï.
Nous jurons sur la croix de tenir tous ensemble
Schouïsky.
Vous allez vous jeter dans la gueule du loup.
Bielsky.
Prince, tu ne veux donc rien voir?
Schouïsky.
Mais je vois tout!
Bielsky.
Tu seras le premier que frappera sa haine.
Schouïsky.
Tu le crois?
Bielsky.
J'en suis sûr.
Schouïsky.
Si la chose est certaine...
LE TERRIBLE 69
BlELSKY.
Tu consens?
Schouïsky.
Mais d'abord, quel est votre moyen ?
M. Nagoï.
Écoutez, et tâchez de me comprendre bien.
La peste et la disette attristent la Russie,
L'émeute a déjà fait vibrer sa voix hardie :
Deux fois elle a grondé près de la M os ko va;
Le peuple est irrité : de toutes parts, il va
Furieux, prêt à faire éclater sa colère.
Que Boris Godounof soit le bouc émissaire:
Prenons bien notre temps, et, le jour projeté,
Qu'on le livre en pâture à ce peuple ameuté.
G. Nagoï,
Bien trouvé ! c'est au peuple à faire notre ouvrage.
On resterait dans l'ombre en attisant sa rage,
Rien de mieux!...
Mstislavsky.
Mais, boïards, répondez; pouvez-vous
Descendre sur la place?
M. Nagoï.
On descendra pour nous.
Cherchons un agent sûr.
Bielsky.
Et qui soit notre chose.
LA MORT D IVAN
La crainte le rendra fidèle à notre cause.
(Après un silence.)
Où le rencontrer?
Schouïsky ouvrant une porte.
Entre.
SCÈNE II
LES MÊMES, BITIAGOVSKY
Bitiagovsky entre.
Il est devant vos yeux
Boïards, il est trouvé cet agent précieux.
Nous avons combiné déjà toute l'affaire :
Il consent.
(Etonnement général.)
BlELSKY
Est-ce vrai ?
Nagoï.
Toi qui portais naguère
Un toast à Godounof!
Schouïsky, souriant.
Il se charge de tout.
M. Nagoï.
Soit : mais qu'est-ce qu'il est ? Il importe beaucoup
Qu'on sache en quelles mains passe notre ven-
[geance.
LE TERRIBLE
Schouïsky, présentant Bitiagovsky.
Michel Bitiagovsky, de très-noble naissance,
Qui n'attend plus de vous qu'un mot encoura-
[geant,
Pour vous servir avec un zèle intelligent.
Bielsky.
Tu sais dissimuler ; mais, sans te faire offense,
Es-tu sûr que l'agent mérite confiance?
Ce sont là des secrets...
Schouïsky.
Ils seront bien garde's.
Cet homme est un joueur ruiné par les dés;
Lapiisonle menace. Eh bien, s'il tient secrètes
Nos intrigues, boïards, nous lui payerons ses
[dettes.
Sinon, aux créanciers nous l'abandonnerons.
(A Bitiagovsky.)
Est-ce clair?
Bitiagovsky.
C'est très-clair.
Schouïsky.
Nous récompenserons
Ton succès.
Bitiagovsky,
Cela va sans dire.
Schouïsky.
[Hésitation de Bitiagovsky.
LA MORT D'iVAN
Ah! je t'ai menacé, tu soupçonnes un piège ?
C'e'tait pour rassurer mes convives : ainsi
Tu pourras... mais d'abord prends ce verre.
Bitiagovsky ; il boit, salue et pose le verre.
Merci.
Bielsky.
Tu te rappelleras dans quel but on t'envoie?
Il faut contre Boris que tout le peuple aboie;
Sauras-tu l'ameuter?
Bitiagovsky.
Seigneur, je le saurai.
M. Nagoï.
De quoi parleras-tu d'abord?
Bitiagovsky.
Je parlerai
De la peste et de la famine.
Bielsky.
Mais que dire ?
Bitiagovsky.
Tout ce qui me viendra.
Schouïsky.
Bon ! que rien ne transpire.
Mstislavsky.
Tu re'ponds du succès?
LE TERRIBLE j3
BlTIAGOVSKY.
J'en réponds.
M. Nagoï.
Seulement,
Il s'agit d'une e'meute ourdie habilement.
Il te faut travailler le peuple sans relâche,
Lui dire que Boris, usant du tsar, en lâche,
Le pliant sans pudeur à son ambition,
A fait monter le prix du blé ! Son action
Est funeste : lui seul est le mauvais génie.
La route préparée à cette calomnie,
Un beau jour, jour de fête ou de réunion,
Au sortir de l'église on prend l'occasion
Au passage, et l'on fait gronder la populace.
Prends un compère sûr...
BlTIAGOVSKY.
Que veut-on que j'en fasse?
J'agirai bien tout seul !
Bielsky.
Il ne faut pas de bruit.
En voyant Godounof, qu'ils se jettent sur lui
Et l'égorgent.
Nagoï.
Parfait!
BlTIAGOVSKY.
Seigneurs, c'est chose faite.
5
74 LA MORT D IVAN
Schouïsky.
Oh! fiez-vous à lui! Si sa langue est discrète,
Il n'a pas à Moscou son pareil pour agir.
Vous, boïards, concertez vos efforts. Réussir
Est le point. Plus on est, plus la chose est facile.
Bielsky.
Je sais encor quelqu'un qui nous serait utile :
Un noble de Razan, nommé Kikine.
Schouïsky.
Eh bien,
S'il est sûr, qu'on l'emploie, et qu'on n'épargne
[rien.
S'ils sont deux, nous aurons pour nous toute la
[ville.
Si Kikine échouait...
[A Bitiagovs'ky.)
Tu serais plus habile.
Mstislavsky.
Prince, tu parles d'or...
M. Nagoï.
Tout s'arrange à plaisir.
LE TERRIB LE
SCENE III. .
LES MÊMES, BORIS GODOUNOF.
Un serviteur, à Schouïsky.
Le boïard Godounof voudrait t'entretenir.
Schouïsky.
Que le diable l'emporte !
(Entre Godounof : tous se lèvent embarrassés.)
Schouïsky, l'accueillant à bras ouverts.
Ah ! Boris, la charmante
Surprise. Assieds-toi donc. Mon vieux vin d'Ali-
tante,
Ou bien C£ vin du Rhin te plairait-il?
Boris, saluant.
Merci.
{Simplement.)
Dis-moi : je suis de trop peut-être en ce lieu-ci :
Tu confe'rais avec tes hôtes, ce me semble?
Schouïsky.
Rien d'important, boïard : nous devisions en-
[semble,
Voilà tout.
{Il lui offre une coupe.)
Je t'en prie, accepte...
Boris, buvant.
A vos santés,
LA MORT D IVAN
Bielsky, s' approchant de Schouïsky.
Adieu, cher hôte.
Schouïsky.
Eh quoi! vous me quittez?
m. nagoÏ, g. nagoÏ et mstislavsky, même jeu.
Et nous aussi.
Schouïsky.
Comment, sitôt?
Bielsky.
La nuit est noire,
Et l'on m'attend chez moi, prince, tu peux m'en
[croire.
Schouïsky.
Soit! Je n'insiste plus. Adieu donc!
M. Nagoï.
Au revoir.
SCÈNE IV.
SCHOUÏSKY, BORIS GODOUNOF,
BITIAGOVSKY.
Schouïsky reconduit ses convives puis
revient près de Boris.
Enfin, ils sont partis! quel bonheur de t'avoir
Ici, chez moi, Boris; merci de ta visite!
Tu sais depuis longtemps si j'aime ton mérite,
Si tout bas je t'admire... et si je t'appartiens.
LE TERRIBLE
Boris.
Je viens te demander un avis . .
Schouïsky, feignant d'être ravi.
Quoi! tu viens...
Parle, boïard.
Boris.
Tu sais combien l'on me déteste
Au Conseil; on me prend pour un homme funeste,
Puis,jenai pasd'aïeux: «hommenouveau,» dit-on.
Schouïsky.
Quelques-uns seulemeut le prennent sur ce ton :
Bielsky, Mstislavsky; ceux-là crèvent d'envie,
En voyant le respect du tsar pour ton génie.
Boris.
Le tsar me comble; mais le chemin des faveurs
Est semé de périls,
(en souriant)
s'il est semé de rieurs.
Il suffit qu'un matin le tsar ouvre l'oreille
Au mensonge, naissant aussitôt qu'il s'éveille,
Et Boris est perdu!...
Schouïsky.
Moi, je ne suis donc rien?
Je t'aime en frère, moi !
(Entre un serviteur.)
Le Serviteur, à Schouïsky.
Ta Grandeur pourrait-elle
Venir parler au tsar?
78 LA MORT p'iVAN
Schouïsky.
Qui? moi?
(A part.)
Quelle nouvelle?
(Haut.)
Excuse-moi, tu sais que le tsar n'attend point.
Boris.
Va donc, prince.
SCÈNE V.
BORIS, BITIAGOVSKY.
{Schouïsky se bâte de sortir, Godoimof reste seul avec Bitia-
govsliy et le regarde fixement, 'Bitiagovsky est troublé et
détourne les yeux. )
Boris, à part.
A nous deux.
Bitiagovsky, à part.
Il m'observe de loin.
Boris, s' approchant.
Michel Bitiagovsky!...
Bitiagovsky, allant pour sortir.
C'est moi.
Boris, V arrêtant.
Très-bien, approche.
Je sais que tu n'as plus un seul copek en poche.
LE TERRIBL E
Tu dois beaucoup : ce qui t'attend, c'est la prison.
Mais je vois un plus gros nuage à l'horizon...
Te souviens-tu d'avoir écrit certaine lettre
Au camp des Polonais? Tu t'offrais, comme traître,
Pour servir l'ennemi du tsar, Zamoïsky.
Bitiagovsky.
On m'a calomnie'!
Boris.
Ta lettre, la voici
Mot pour mot.
(Il tire de sa poche une lettre, Bitiaçoi'sh' se baisse et
fouille dans ses bottes.)
Ah! tu veux jouer au plus habile:*
Tu cherches ton couteau, brigand! c'est inutile!
Ta lettre, elle est sous clef : la copie est ici.
C'est fâcheux, n'est-ce pas? Ecoute encore ceci :
Le prince Schouïsky t'a promis une somme
Hier, pour ameuter le peuple contre un homme,
Et cet homme, c'est moi ! Le fait est bien prouvé :
On discutait encor quand je suis arrivé.
Un mot, et, dans une heure, entends-tu, créature,
Des corbeaux du Kremlin tu seras la pâture !
Bitiagovsky.
Boïard. je... je n'ai pas voulu...
Boris.
Retiens ceci :
Tu vas faire semblant de servir ces gens-ci ;
Promène-toi partout, au marché, sur la place,
8o
LA MORT D IVAN
Dans les bazars. Répands parmi la populace
Le bruit que Schouïsky veut, avec Bielsky,
Empoisonner le tsar, Fédor et Dimitri.
Procède habilement : dis qu'il voulaient de'truire
La famille du tsar, et qu'il faut les proscrire.
Ajoute que Boris empêcha l'attentat,
Et qu'il protège seul le tsar avec l'Etat.
Comprends-tu?
Bitiagovsky.
J'ai compris, seigneur.
Boris.
A la tombe'e
De la nuit, tu prendras la porte dérobe'e :
Tu viendras me trouver chez moi, pour me conter
Tout ce que mes rivaux auraient pu projeter.
Songe que j'ai quelqu'un de sûr qui t'espionne.
Ne cherche pas à fuir; Schouïsky t'emprisonne
Si tu le trahis : soit, c'est assez grave... Mais
Si tu me trahissais, coquin, je te promets
Une torture à moi, savante et raffinée,
Que le bourreau n'eût point, en rêve, imaginée.
ACTE TROISIÈME
CINQUIÈME TABLEAU
vwwww.
Appartement de la tsarine Marie.
VWAVUW*
SCENE I.
LA TSARINE, LA NOURRICE du tsarévitch
Dimitri, puis le majordome.
La Tsarine.
Eh bien, nourrice, est-il couché mon Dimitri,
Mon tsarévitch?
La Nourrice.
Il s'est tout de suite endormi...
On le regarderait à genoux, quand il pose
Sur l'oreiller brodé, son doux visage rose.
Il tient ses petits poings serrés, serrés... et dort,
Les yeux mi-clos, la bouche épanouie encor.
On voit qu'il a couru beaucoup. C'est qu'il s'agite !
5.
82 LA MORT D'iVAN
Il est si remuant ! Et comme il grandit vite !
Il ne ressemble pas à Fédor, son aîné :
Lui vous regarde avec son grand œil étonné,
Toujours doux et tranquille. Ivan, son autre frère,
Était bien d'autre humeur. On aurait dit son père.
Mon pauvre enfant! Que Dieu l'accueille dans
[le ciel!...
Quand j'y songe, je sens comme un frisson mortel.
Mon cher petit Ivan, tué!... Non! c'est horrible !
Non! cela n'est pas vrai! cela n'est pas possible!
La Tsarine.
N'en parlons pas. Le tsar s'est-il fait annoncer?
La Nourrice.
Aujourd'hui ?«non tsarine.
La Tsarine.
On aurait pu penser
Qu'il viendrait s'informer de son fils : dès l'aurore
Il accourait, jadis; que ne vient-il encore?
La Nourrice.
Non, le tsar n'a point dit s'il viendrait, mais il faut
Que tu saches ce qui nous arriva tantôt,
En revenant du parc : Go'dounof, le sourire
Aux lèvres, vint à nous, prit l'enfant, sans rien dire,
Et le serra bien fort dans ses bras.
La Tsarine, vivement.
Je défends
Qu'on prenne Dimitri, nourrice, tu m'entends!
Nul à la cour n'y peut toucher, hormis son père.
LE TERRIBL
. La Nourrice.
Ensuite, Godounof m'a dit d'un ton sévère :
« Veille sur Dimitri, nourrice, et souviens-toi
Que devant Dieu, devant le pays, devant moi,
Tu réponds de sa vie et de la moindre goutte
De son sang. »
La Tsarine.
Que nous veut ce Godounof? Écoute
Une autre fois, renonce à t'arrèter ainsi
Avec ces courtisans, dont l'unique souci
Est de surprendre au vol nos secrets.
La Nourrice.
Mais, tsarine,
Ce matin nous avons rencontré Zakharine.
Fallait-il l'éviter de même ?
La Tsarine.
Oh non! pas lui!
C'est un père pour nous, c'est notre seul appui.
Le Majordome, annonçant.
Le boïard Zakharine.
La Tsarine.
Ah ! le ciel nous l'envoie :
Qu'il entre, ce sera toujours un peu de joie.
(La Nourrice et le Majordome sortent.)
84 LA MORT D1 IVAN
SCÈNE II.
LA TSARINE, ZAKHARINE.
Zakharine.
О tsarine, salut.
La Tsarine.
Zakharine, merci ;
Merci, je t'attendais. Maintenant, viens ici ;
Assieds-toi près de moi, pour que je te confesse
Combien mon pauvre cœur est gonflé de tris-
tesse.
J'ai, depuis quelques jours, un noir pressentiment.
Dis-moi ce que l'on dit et si ma crainte ment :
Je ne vois plus le tsar, sais-tu ce qu'il projette?
Est-ce de faire abattre encore quelque tète?
Zakharine.
C'est bien de lui que j'ai voulu t'entretenir,
Pour concerter un plan de conduite à tenir.
Mais que résoudre? Il est comme un cheval
[sauvage
Qui mord son frein, ou comme un aurochs mis
[en cage
Qui heurte de son front ses barrières de fer :
Il ne se connaît plus. Comme un fleuve l'hiver
Se gonfle, noyant tout dans sa course insensée,
Tel l'orgueil qui déborde envahit sa pensée.
LA Tsarine.
Mais que veut-il?
LE TERRIBLE 85
Zakharine.
Le ciel est son juge.
La Tsarine.
Je sais
Que des bruits alarmants courent dans le palais:
L'envoyé' d'Angleterre est ici, Zakharine;
Il le voit tous les jours : je sais, ou je devine
Qu'il voudrait épouser l'étrangère. Il saurait
M'abandonner avec ce fils qu'il adorait!
Zakharine.
Ma chère enfant, sois prête à tout!
La Tsarine.
En vain mon âme
Cherche à se maîtriser, je ne suis qu'une femme.
Zakharine.
Je crois que ce matin le tsar veut te parler.
Feins de tout ignorer : tu dois dissimuler.
Je serai là, d'ailleurs. Il faut baisser la tète,
L'écouter, quoi qu'il dise, et demeurer muette.
Une plainte, un seul mot, un simple mouvement,
Tout est perdu. Qu'Ivan s'apaise doucement,
Qu'il te trouve très-humble et prête à te sou-
[mettre :
Ta résignation le fléchira peut-être :
Sinon, je recevrai le coup et lui dirai
Sur ce crime nouveau, tout ce que je crois vrai.
86 LA MORT D'iVAN
La Tsarine.
Oh! merci! sauve-nous, ami; prends la défense
De Dimitri, car c'est à lui seul que je pense.
Je ne crains rien pour moi : lui seul remplit mon
[cœur.
Tu sais que je n'ai point brigué ce grand hon-
[neur
D'être épouse d'un tsar. Trop heureuse, au con-
traire,
S'il m'eût quittée, alors que je n'étais pas mère.
Mais, hélas! je ne suis pas seule! Mon enfant...
Oh ! j'ai peur de chercher ce qu'en ferait Ivan,
S'il prenait, moi partie, une huitième femme :
Mon petit Dimitri, le meilleur de mon âme !
Je ne pressens pour lui que péril sur péril.
Sauve nous, parle au tsar... Mais t'écoutera-t-il \
Il te respecte, toi, tu peux gagner ma cause.
Zakharine.
Mais tsarine, est-ce qu'il respecte quelque chose?
Avec lui, j'ai toujours gardé mon franc parler :
C'est vrai. Mon cœur n'aurait pas su dissimuler,
Mais je suis étonné d'être vivant encore.
La Tsarine.
Ah ! si tu ne peux rien, qui faut-il que j'implore?
Zakharine.
Hélas ! le vide est grand parmi les favoris :
Un seul a quelque poids encore, c'est Boris.
LE TERRIBLE 8j
La Tsarine.
Méfions-nous; j'ai peur de ce regard d'orfraie,
Cette voix par moments si mielleuse m'effraie :
Je frissonne, quand il caresse Dimitri.
Zakharixe.
Oh ! que dis-tu ?
Le Majordome, annonçant.
Le tsar!
La Tsarine.
Où me mettre à l'abri?
Je tremble, je ne puis...
Zakharixe.
Prends garde; tout l'irrite :
Plus de larmes, tsarine, et remets-toi bien vite.
La Tsarine.
Mon Dieu ! mon cœur s'en va !
Zakharine.
Sors pour quelques instants.
Courage, fais-toi belle, et c'est moi qui l'attends.
SCÈNE III.
ZAKHARINE, IVAN, BORIS GODOUNOF.
Ivan.
Que fais-tu donc ici?
Zakharine.
J'attendais la tsarine.
LA MORT D IVAN
Ivan.
Encor quelque complot qu'on ourdit, j'imagine.
ZakhaRine.
Aucun, je suis venu simplement pour la voir.
Ivan.
Elle n'est point ici?
Zakharine.
Pour te mieux recevoir,
La tsarine a voulu se parer.
Ivan.
Pourquoi faire?
En vaudra-t-elle mieux?
(A Boris:)
Venons à notre affaire.
Donc, les ambassadeurs t'ont parlé ?
Boris.
Tous les deux,
Ivan.
Et qu'a dit l'envoyé d'Angleterre?
Boris.
Tu peux
Etre sûr d'obtenir la main de la princesse.
Elisabeth consent à te donner sa nièce,
Mais il faut, pour que le traité soit bien rempli,
Que ton divorce enfin soit un fait accompli,
LE TERRIBLE 8o
Que le commerce anglais puisse, en toutes fran-
chises,
Importer ses produits, prendre nos marchandises,
Sillonner le pays, s'arrêter dans nos ports,
Et voguer sur nos mers toutes voiles dehors;
Qu'il soit seul à jouir d'un pareil avantage;
La reine Elisabeth n'admet pas de partage.
En revanche, il paraît qu'elle t'accordera
Toute son amitié' : même elle invitera
L'empereur d'Allemagne à passer sa frontière
Pour entrer en Pologne et terminer la guerre.
Ivan.
Merci pour l'amitié' d'Elisabeth : l'honneur
Est grand pour tous les deux : mais quant à l'em-
[pereur,
Nous ne demandons pas son secours, et nous-
[mème
Nous saurons bien, sans lui, faire l'effort suprême.
Maintenant, que t'a dit l'envoyé polonais?
Que nous offre son roi pour obtenir la paix?
Boris.
Nous sommes jusqu'au jour restés à boire en-
semble :
Harabourda, qui n'est point Polonais, ressemble
A cette race-là d'une étrange façon :
Il boit!... Mais on a dû lui faire la leçon,
Car il ne veut parler qu'à toi de l'ambassade.
Ivan.
S'il avait pu placer quelque fanfaronnade,
Il n'aurait pas été si discret.
go LA MORT D IVAN
Boris.
Ce matin
Il reçut de Pologne un messager. En vain
J'ai voulu dans ses yeux surprendre la nouvelle,
Mais sa figure a su demeurer telle quelle.
Quant à l'exprès, il but une goutte de vin,
Tomba sur le plancher et s'endormit soudain.
Ivan.
On voit qu'il n'avait pas dormi pendant la route.
Leurs affaires ne vont pas à souhait sans doute.
Boris.
Mais les nôtres, sais-tu ?. .
Ivan.
Quelle témérité !
Ce que je ne sais pas n'a jamais existé !
Boris.
Mais ces nouvelles, tsar...
Ivan.
Eh bien, sont-elles tristes?
Boris.
Non, mais il est prudent —
Ivan.
Ah! Boris, tu persistes
A faire le donneur d'avis? Allons, tais-toi !
Le roi des Polonais, te dis-je, a peur de moi;
Je gage qu'il s'amende et qu'il courbe la tète.
LE TERRIBLE
91
SCENE IV.
LES MÊMES, LA TSARINE.
Ivan, à la tsarine.
Eh! femme! Tu mets bien du temps à ta toilette...
Ah! mais!., pourquoi ces yeux humides? Qu'as-tu
[donc ?
La Tsarine.
Monseigneur.. .
• Ivan.
Allons! parle...
La Tsarine.
Oh ! monseigneur pardon;
J'ai fait un mauvais rêve...
Ivan.
Et ce rêve?
La Tsarine.
Je n'ose...
Mon Dieu !.. .
Ivan.
Voyons! vas-tu repondre quelque chose?
La Tsarine.
Eh bien donc, j'ai rêve' que l'on nous séparait.
C'est impossible?...
Ivan.
Non! c'est absolument vrai,
Car je suis las de toi. Tu n'es donc plus ma femme
A partir d'aujourd'hui.
Q2 LA MORT.D IVAN
La Tsarine.
Quoi! c'est vrai?
(Silence,)
Ma chère âme
Mon Dimitri, tu veux donc le perdre avec moi!
Mais non, ce n'est pas vrai! Tu l'aimes, lui...
Ivan.
Tais-toi.
Tâche de m'épargner ces cris que je de'teste.
La TsARfNE.
Non ! je ne pleure plus ! Mais vois ce qui me
[reste :
La honte, le mépris ! Quel est donc mon forfait ?
Avant de me chasser, dis-moi ce que j'ai fait?
Les prêtres, qui nous ont unis, pourront-ils croire
Que cet affront soit juste?
Ivan.
Un interrogatoire?
Des murmures? ah ça! tsarine, d'où sors-tu?
Ton père était-il roi? Ta beauté, ta vertu
Ne sont pas des trésors dont j'aie à rendre compte;
Ma colère n'est pas de celles qu'on affronte
En vain : l'ignores- tu? suis- je le maître ou non?
La Tsarine.
Je m'incline, seigneur, et demande pardon,
Non pour moi, qui n'ai plus qu'à te livrer ma tète :
J'étais à ce malheur dès longtemps toute prête.
Mais c'est pour mon enfant, c'est pour mon
[Dimitri.
Que t'a-t-il fait, mon Dieu ! le voilà sans abri.
LE TERRIBLE q3
Ivan.
Non pas. J'ai décidé qu'il aurait une ville
En apanage. Ainsi tu peux être tranquille.
Puis, sans avoir recours pour me justifier
A des prétextes vils, sans te calomnier,
Je t'ordonne d'entrer au couvent. Qui m'y force?
C'est la raison d'Etat. Voilà tout le divorce.
Et si le prêtre vient m'en demander raison,
Nous lui dirons qu'Ivan est maître en sa maison.
Zakharixe.
Souffre d'abord, ô tsar...
Ivan.
Tu n'as pas la parole.
Rien ne te plaît: tu tiens à me dicter mon rôle;
Ce que tu vas trouver à dire, je le sais.
Zakharixe.
Grand prince...
Ivan.
Pas un mot de plus; je vous connais.
Ah ! vous rêvez encor de me donner un maître
Comme au temps où j'étais sous le joug de ce prêtre,
Sylvestre, et d'Adaschef (4). Ils furent tes amis:
Ils tombèrent ! Dieu sait quels maux tu m'as
[promis,
Le jour où je cessai d'obéir en esclave.
Vingt ans se sont passés, et ma puissance brave
Ta sombre prophétie. Où sont les Adaschef,
Les Sylvestre ? Aujourd'hui, je n'ai que moi pour
[chef.
La Russie est prospère et n'est pas amoindrie.
Nous vivons, n'en déplaise à votre coterie,
94 LA MORT D IVAN
Avec notre petit esprit, tout seul, vieillard,
Et n'avons nul besoin de remontrances.
Zakharine.
Tsar,
Ce que nous avons pris par le glaive, peut être
Par le glaive repris : les rois même ont un maître :
C'est Dieu, qui ne bénit que le bien : et tu veux
L'irriter par un acte impie et scandaleux.
Car ton épouse est pure, oh! tu le sais, plus pure
Que le jour: tu lui fais cette suprême injure
Pour condescendre aux vœux d'un pays étranger.
Qu'importe l'alliance anglaise ? Le danger
Est chez nous : la raison d'État, c'est la Russie.
Je suis franc, car j'ai fait l'abandon de ma vie.
Tsar, tout enfant, tu vis tes États révoltés :
Dès lors tu n'as rêvé que complots avortés.
Tu les as réprimés, et depuis ta jeunesse
Jusqu'à cette heure-ci, ta haine vengeresse.
Implacable et cynique, a frappé, jour par jour,
Tout ce qui s'est trouvé d'illustre à cette cour.
A présent, le pays est muet. Son génie
Chancelle, et ton orgueil hâte son agonie.
Ton triomphe est complet, tes sujets sont vaincus.
Mais la Russie est morte et son cœur ne bat plus.
Regarde autour de toi : tu restes comme un chêne
Isolé dans l'immense horizon de la plaine.
Quand viendra l'ouragan, tu seras sans soutien.
Alors tous les regards éviteront le tien;
Alors, géant frappé, tu seras nu, livide,
Et ton bras, tâtonnant, s'appuîra sur le vide.
Ne t'enorgueillis pas trop vite. Batory
LE TERRIBLE Q Э
N'est pas le seul danger, ni le seul ennemi.
Tatars et Suédois rôdent sur la frontière ;
Le cercle autour de nous chaque jour se resserre.
Ici la peur, ici la faim et ses horreurs,
De tant d'autres fléaux, fléaux avant-coureurs.
Le remède à cela, ce n'est pas l'alliance
Anglaise...
(Mouvement du tsar.)
Oh ! je ne fais aucune remontrance,
Mais enfin je suis vieux, je suis près du tombeau:
Toi-même, tu n'es plus un jeune homme ; est-il
[beau
De penser à conclure un nouveau mariage
Après sept unions? Est-ce digne à ton âge?
Va tu devrais plutôt te réjouir d'avoir
Une épouse docile et toute à son devoir,
Et remercier Dieu sans songer au divorce.
Ivan.
Bien, Zakharine, bien : j'écoute et je m'efforce
Devant tes beaux discours de garder mon sang-
[froid :
Zakharine est plus près du tombeau qu'il ne
[croit.
Tu lasses ma clémence, ô vieillard ; il m'ennuie
De t'épargner encor : c'est assez que j'essuie
Ton bavardage creux : j'y répondrais trop bien :
Mais tais-toi : je le veux ainsi : n'ajoute rien.
Voyons si Batory veut la paix ou la guerre.
(A la tsarine.)
Toi, sois prête à partir ce soir au monastère.
SIXIÈME TABLEAU
Salle du trône.
SCENE I.
IVAN, ZAKHARINE, LES BOÏARDS.
Toute la Cour, richement vêtue, entre et se place le
long des murs. Aux portes et autour du trône se
rangent les gardes avec la hache sur l'épaule. Les
trompettes et les cloches annoncent l'arrivée d'Ivan.
Celui-ci sort des appartements intérieurs avec Za-
kkarine,
Ivan.
Zakharinc, qu'on fasse entrer l'ambassadeur.
Mais vous m'entendez bien, boïards, aucun hon-
[ncur :
Je ne veux plus flatter Batory davantage.
[Ivan s'assied sur le trône. Entre Haràbourda qui fait un
profond salut et s'arrête devant Ivan.)
G
98 LA MORT D'iVAN
Ivan, le toisant.
N'est-ce pas toi qui vins m'apporter un message,
Quant Sigismond mourut ?
Harabourda.
Oui.
Ivan.
Je te reconnais
Votre diète m'offrait le trône polonais.
Harabourda.
C'est vrai.
Ivan.
J'ai refusé : je ne saurais admettre
Qu'on accepte un royaume où l'on n'est pas le
[maître.
Je voulais la puissance héréditaire.
Harabourda.
Tsar,
Si nous avons dit non, ce n'est pas au hasard :
La loi veut que le roi soit élu par la diète.
Ivan, ricanant.
La loi veut... la loi veut!... C'est Cette loi par-
faite.
Qui vous donna pour maître un Henri de Va-
pois (5).
Harabourda.
Celui-là s'est rendu justice, après trois mois,
Et, sans gèncr sa fuite, on en a pris un autre.
LE TERRIBLE 99
Ivan.
Oui, votre Batory, joli choix que le vôtre!
Prince de Sémigrade, il payait au sultan
L'impôt. Que me veut-il?
Harabourda.
Mon maître très-puissant
Prince de Se'migrade et de Lithuanie,
Roi de Pologne...
Ivan.
Suis-tu notre liturgie?
On te voit quelquefois à la messe chez nous?
Harabourda.
Oui, prince...
Ivan.
Alors pourquoi nommer presque à genoux
Et décorer du nom de maître un schismatique ?
Harabourda.
Parce qu'il reconnaît notre droit politique,
Et qu'il a consacré toutes nos libertés.
Nos rites, notre culte ont été respectés
Sous son règne : il nous laisse expulser de l'U-
kraine
Le clergé catholique.
Ivan, ironique.
Il s'en met bien en peine!
Ah! les religions le préoccupent fort.. .
Mais que veut le voisin Batory ?
100 la mort d ivan
Harabourda.
Tout d'abord
Qu'on ne l'appelle plus « voisin » et qu'on lui
[rende
Son titre et ses honneurs.
Ivan.
Ah ! l'arrogance est grande,
Il se sauve de Pskof et veut... Pas mal. Après?
Harabourda.
Il veut que sans délai tu lui livres les clefs
De Pskof, Novogorod, Polotsk, et que tes troupes
Sortent de Livonie.
(Murmures dans rassemblée.)
IVAN.
Eh ! là ! combien de coupes
Viens-tu donc de vider, envoyé? Devant moi
Tu parles de la sorte, ivrogne?
(Harabourda veut parler.)
Assez, tais-toi !
(Aux chambellans.)
Qui de vous a laissé pénétrer sans vergogne
Dans le palais du tsar cet impudent ivrogne ?
Harabourda.
La clause te déplaît, tsar ? Le roi Batory
Te propose autre chose. Il te porte un défi.
A quoi bon prolonger d'inutiles carnages?
Mesurez, en champ clos, vos fers et vos courages :
Que chacun, pour son peuple, en vaillant che-
[valier
LE TERRIBLE IOI
Affronte les hasards d'un combat singulier :
En foi de quoi, voici son gantelet...
Ivan .
Ton maître
Est aussi fou que toi. Sais-tu que je vais mettre
Ce gantelet sur ta joue !... Il provoque Ivan!
Chien ! Tu dois bien songer que tu n'es plus de-
[vant
Un prince de rencontre, élu par le vulgaire.
Je suis l'oint du Seigneur, et tsar he're'ditaire,
Et je ne descends pas en champ clos. Ah 1 tu veux
Du champ clos? Nous irons au devant de tes
[vœux !
Qu'on prenne une peau d'ours, qu'on l'y couse.
[Allons, vite !
Et qu'on lance, en champ clos, mes chiens à sa
[poursuite.
Harabourda.
О tsar, ces choses-là ne se font pas.
Ivan.
Vraiment!
Il me plaisante ! Il croit railler impunément!
Boïards, répondez-moi, j'ai donc l'air ridicule ?
Harabourda.
Cela ne se fait pas, non !
Ivan.
Tu fais l'incrédule ?
Harabourda.
C'est que l'invention est nouvelle pour moi !
Coudre dans une peau l'ambassadeur d'un roi.
6.
102 LA MORT D^VAN
Ivan .
Va-t'en ! Qu'on le pourchasse à grands coups de
[lanières,
Jusqu'à ce qu'il rejoigne au-delà les frontières
Son héros Batory ! Chien ! Sors de mon palais,
Ou bien...
(Il se saisit de la hache d'un de ses gardes
et se jette sur Haràbourda . )
Harabourda, parant le coup.
Trop vite, tsar, voici ce que j'allais
Te dire : des renforts venus de Varsovie
Ont trouvé ton arme'e et l'ont anéantie.
Les Suédois t'ont pris Narva. Par leur concours,
Novogorod sera cernée avant deux jours.
Tes voïévodes, tsar, ont mal fait leur besogne,
S'ils ne t'ont rien appris...
Ivan .
Faites taire l'ivrogne !
Tu mens, brigand !
Harabourda.
Non pas ! mentir est un péché.
Je ne t'ai pas menti, je ne t'ai rien caché.
О tsar, tu n'oses pas descendre dans l'arène?
Adieu ! mon roi viendra, puisque tu veux qu'il
[vienne,
Te trouver dans Moscou.
{Il sort. Confusion générale.)
LE TERRIBLE I03
SCENE VI.
LES MÊMES moins HARABOURDA, BORIS.
Boris, accourant.
Prince !
[Aux bdiards.)
Est-il vrai qu'il vient
D'outrager l'envoyé ?
Ivan.
Puisqu'il ment comme un chien.
Boris.
Hélas! non. Tout est vrai ! Narva nous est reprise.
Nos troupes n'ont pas su prévoir une surprise.
J'ai vu nos messagers, et... nous sommes battus !
Ivan.
Ils ont menti.
Boris.
Mais, tsar, puisque je les ai vus !
Ivan.
Qu'on les pende à l'instant! Ivan est invincible !
Mon armée en déroute, allons!.;. C'est impos-
able!
Mort au premier qui dit que le tsar peut finir!
La nouvelle de ma victoire doit venir.
Qu'on aille en attendant dans tous les sanctuaires
Dire des Te Deum et chanter des prières.
ACTE QUATRIÈME
SEPTIEME TABLEAU
Place publique remplie de voitures de blé. D'un
coté, les magasins de farine. Au-delà de la rivière, on
voit le Kremlin. Le soir approche, grande foule de-
vant les remparts. Hommes et femmes.
SCÈNE I
icr, 20, 3e ET 4e HOMMES DU PEUPLE,
Ircet2e FEMMES DU PEUPLE, UN COMMIS,
DEUX AGENTS.
Un commis.
On vous a dit le prix : trente copeks la livre.
Qui veut?
Ier HOMME DU PEUPLE.
Trente copeks !
2e HOMME DU PEUPLE .
Comment faire pour vivre
A ce prix-là?
Une femme du peuple.
Brigand!
IOÔ LA MORT D1 IVAN
Ier HOMME DU PEUPLE.
Moi, je n'ai rien mangé
Depuis trois jours!..
2e HOMME DU PEUPLE.
Ni moi.
3e homme du peuple, achetant du blé et le payant
au commis.
Tiens!... pirate!
Le commis.
Adjugé !
Qui veut?..:
4e HOMME DU PEUPLE.
Vingt-cinq copeks?...
Le commis.
Non.
4e HOMME DU PEUPLE.
Vingt-cinq?
Le commis.
J'ai dit trente.
2e FEMME DU PEUPLE.
N'en peux-tu rien rabattre?
Le commis.
Eh ! vous gênez ma vente !
Allez- vous-en! Pourquoi restez-vous là? J'ai dit
Trente copeks.
ier HOMME DU PEUPLE.
Veux-tu m'en donner à crédit?
LE TERRIBLE IOJ
Le commis.
T'en donner à cre'dit ! Et que dirait mon maître?
2e HOMME DU PEUPLE.
Mais, ces provisions, juif! tu veux t'en repaître
Tout seul ?
(La foule avance.)
Le commis.
Tas de voleurs !
{Il les bat.)
3e КОММЕ DU PEUPLE.
Il va nous e'gorger.
(On commence à piller les magasins : une poussée.)
Le commis.
Au secours ! au voleur !
4e HOMME DU PEUPLE.
Nous aurons à manger!
(Intervention des agents.)
Ier AGENT.
Eh bien! Qu'avez-vous donc?
Le commis.
Ils enfoncent la porte.
Sauvez-moi !
Ie1' HOMME DU PEUPLE.
C'est à nous qu'il faut prêter main-forte.
Irc FEMME DU PEUPLE.
Dites-lui d'abaisser son prix !
I08 LA MORT D'iVAN
2e FEMME DU PEUPLE,
On meurt de faim !
icr HOMME DU PEUPLE.
Il nous bat!
Le commis.
Je vous dis qu'ils me volent mon grain.
Ier HOMME DU PEUPLE.
Tenez! Il m'a jeté, là, contre cette grille!
2e agent, au commis.
Toi, tu frappes les gens et tu dis qu'on te pille !
IC1' AGENT.
Allons! suis-nous!
Le commis.
Pourquoi voulez-vous m'arrête r ?
C'est le bien du patron que je fais respecter.
(Il leur donne de l'argent.)
ier AGENT.
De ton patron?
Le commis.
Sans doute.
2e agent, recevant l'argent.
Ah ! c'est une autre affaire.
îcr agent.
Mais alors, tu n'es pas coupable?
Le commis.
Non.
LE TERRIBLE IOQ
2e AGENT.
Arrière,
Vous autres ! Place, donc !
ici' HOMME DU PEUPLE.
Mais
Ier AGENT.
Il faut circuler!
(On s'écarte, les deux agents s'en vont.)
Le commis, les regardant s'éloigner.
Coquins ! Ils ne sont bons, ceux-là, qu'à nous
[ voler.
(Le commis rentre.)
1СГ HOMME DU PEUPLE.
Les voleurs sont volés !
Ire FEMME DU PEUPLE.
Que la fièvre t'enlève
Avec ton blé maudit. Garde-le!
2e HOMME DU PEUPLE.
Mais on crève
De faim, et tous ces rats sont blottis dans leurs
[trous.
3e HOMME DU PEUPLE.
La police y profite et les coups sont pour nous !
4e HOMME DU PEUPLE.
Le tsar ne connaît pas toutes leurs voleries.
7
110 LA MORT D IVAN
Je HOMME DU PEUPLE.
Jadis, je m'en souviens, j'ai vu des penderies
Magnifiques! J'ai vu neuf gibets à la fois
Dressés pour ces gueux-là !
4e HOMME DU PEUPLE.
Mais le tsar, autrefois,
Ne nous eût pas laissé écorcher de la sorte;
Il venait sur le grand perron, devant la porte
Du palais, e'couter nos doléances . Rien
N'entravait sa justice : il jugeait vile et bien.
Un homme était perdu lorsqu'on prouvait sa
[fraude :
Décapité! Fût-il boïard ou voiévode.
SCÈNE II.
LES MEMES, arrive KIKINE, déguisé en pèlerin,
avec un bâton et un chapelet.
Kikine.
Oui, mes enfants, cela se pratiquait ainsi,
Mais un démon jaloux semble avoir obscurci
Sa raison. Ah! le tsar mérite qu'on le plaigne :
Ce n'est plus lui, c'est un aventurier qui règne!
[Le peuple se groupe autour de lui.)
C'est Godounof qui fait la pluie et le beau temps !
C'est Godounof qui boit et mange à nos dépens,
C'est Godounof qui veut que tout le peuple meure!
Vous avez entendu ce commis, tout à l'heure,
C'est le sien. Ce patron, dont il vous a parlé,
C'est Boris Godounof, et ce blé, c'est son blé!
LE TERRIBLE II
Du blé qui coûterait douze copeks à peine,
Sans lui, sans ce païen, sans cet énergumène !
(Murmures dans la foule.)
Mïes frères, nous avons irrité le Seigneur,
En laissant notre tsar à cet empoisonneur.
Garderons-nous toujours au flanc cette sangsue?
(Les murmures redoublent.)
1er HOMME DU PEUPLE.
C'est horrible!
KlKINE.
Attendez!
(Baissant la voix.)
L'avez-vous aperçue,
La comète, qui laisse après elle, en passant,
Dans l'horreur de la nuit, comme un long jet de
[sang.
2e HOMME DU PEUPLE.
Nous l'avons vue.
3e HOMME DU PEUPLE.
Elle est facile à reconnaître.
4e HOMME DU PEUPLE.
Le jour s'enfuit : bientôt l'étoile va paraître
Au-dessus du Kremlin, près de la tour, là-bas!
(Il indique une des tours du Kremlin . )
KlKINE.
Et son aspect vous fait frissonner, n'est-ce pas?
Eh bien, comprenez-vous le sens de ce prodige?
C'est un glaive de feu que le Seigneur dirige
112 LA MORT D IVAN
Sur vous, pour vous punir d'avoir abandonné
Votre tsar aux projets infâmes d'un damné.
Ier HOMME DU PEUPLE.
Toujours ce Godounof.
3e HOMME DU PEUPLE.
C'est vrai, bien vrai?
Kikine.
Sans doute.
Mes enfants, j'ai toujours voyagé : sur sa route,
Un pèlerin apprend bien des choses : j'ai vu
Jérusalem, le mont Athos; j'aï parcouru
L'univers; je connais maint pays, mainte ville,
Et la grande baleine et l'oiseau d'Eustaphile,
Et la pierre toujours brûlante d'Alatyr (6).
Or, j'arrive de Kief, où vient de s'accomplir
En plein jour, un miracle inattendu, terrible :
On entendit parler comme un être invisible,
Et de Sainte-Sophie on vit soudain la croix
En feu! Retenez-bien ce que disait la voix :
« Faut-il qu'un Godounof, Russes,vous déshonore?
« Il a fait bien du mal, il en peut faire encore ;
« Obéissez à Dieu qui vous parle aujourd'hui;
« Chassez-le ! »
Voix.
C'est cela !
Kikine.
L'accapareur, c'est lui.
Tout vient de lui : la faim, le froid, la peste même.
Il a jeté des sorts sur nous tous!
LE TERRIBLE I l3
!«* HOMME DU PEUPLE.
Anathème
A Boris Godounof!
Kikine.
Hier, il s'est vante'
De faire entrer le khan dans Moscou.
2e HOMME DU PEUPLE.
Lâcheté' !
2° FEMME DU PEUPLE.
Vengeons-nous !
0e HOMME DU PEUPLE.
A Kief, l'as-tu bien vu de tes veux?
Pèlerin, tu parlais d'un prodige
^u de te
Kikine.
Oui, vous dis-je!
Les habitants de Kief l'ont pu voir comme nous,
Et, saisis de frayeur, sont tombés à genoux.
ICl" HOMME DU PEUPLE.
Allons! Décidément, Godounof est un traître.
2e FEMME DU PEUPLE.
C'est l'Antéchrist!
4e HOMME DU PEUPLE.
Amis, cet homme ment peut-être.
Ire FEMME DU PEUPLE.
A mort, le Godounof!
114 LA MORT D IVAN
3e HOMME DU PEUPLE.
Avez-vous attendu,
Avant de le juger, qu'il se soit de'fendu?
4e HOMME DU PEUPLE.
Vous le calomniez.
ier HOMME DU PEUPLE.
Godounof nous affame.
2e HOMME DU PEUPLE.
Il mange tout le blé du pays !
3e HOMME DU PEUPLE.
C'est infâme
De l'accuser ainsi!
4e HOMME DU PEUPLE.
Que vous a-t-il fait ? Rien !
Ire FEMME.
A mort!
3e HOMME DU PEUPLE.
Attendez donc!
2e HOMME DU PEUPLE.
Tu le de'fends, vaurien ?
(Ils le battent : on entend la voix de Biliagovsky, qui chante
une chanson.)
LE TERRIBLE IID
SCENE III.
Bitiagovsky, chantant dans la coulisse.
Sous ce faux air de vertu
Qui se renfrogne,
Quels projets nous caches-tu
Dis, vieil ivrogne?
Que tiens-tu là sous le pan
De ton caftan?
icr HOMME DU PEUPLE.
Je voudrais voir de près le bruyant personnage
Dont la chanson badine à l'air d'un persiflage.
Bitiagovsky, arrivant en scène.
Là, je sors du cabaret,
Sans crier gare.
Je me sens tout guilleret,
J'ai ma guitare..
Je la tiens là. sous le pan
De mon caftan.
2e HOMME DU PEUPLE.
Nous ne sommes pas gais du tout, sur le marché ;
Tu peux aller chanter plus loin. C'est un péché
De réjouir le diable à force de tapage,
D'afficher son ivresse et son libertinage,
Lorsque Dieu courroucé fait luire au firmament
L'astre sanglant, avant-coureur du châtiment.
Bitiagovsky.
Est-ce tout? C'est, ma foi, bien parlé camarade,
Mais je ne saisis pas le sens de la tirade.
I I 0 LA M ORT D 1 VA N
Tu dis que ma chanson t'offusque? Mais pourquoi ?
Je n'ai pas de raisons pour être triste, moi !
Et vous devriez tous accueillir avec joie,
La nouvelle faveur que le ciel nous envoie.
Voix diverses.
Laquelle ?
Bjtiagovsky.
Est-ce que vous ignorez, par hasard,
A quel complot hideux vient d'échapper le tsar?
Bielsky, Schouïsky, (le Seigneuries confonde!)
Ont tant fait qu'ils iront brûler dans l'autre
[monde.
Ils ont voulu tuer Ivan par le poison.
Mais le ciel de'joua toute la trahison :
Grâce à Dieu, Godounof avait prévu le piège,
Et, lorsqu'on a servi le gâteau sacrilège
Préparé pour le tsar, Godounof Га donné
A son chien. L'animal est mort empoisonné.
(Kikine fait des signes à Bitiagovshy.)
ier HOMME DU PEUPLE.
Quoi? Godounof a fait cela? C'est admirable!
Bitiagovsky.
Vous ne connaissez pas cet homme infatigable
Qui veille nuit et jour sur le repos d'Ivan.
Pensez-vous que le tsar serait encor vivant
Sans lui?
2e HOMME DU PEUPLE.
C'est singulier.
LE TERRIBLE
3e homme du peuple, à Kikine.
N'est-ce pas toi, mon maître
Qui pre'tends que Boris Godounof est un traître?
Kikine.
Un traître, je l'ai dit! oui, c'est ce mécréant
Qui mettra la Russie et le trône à néant.
On lui doit la famine, on lui doit la comète. . .
Bitiagovsky.
C'est un mensonge!
Kikine, à Bitiagovsky, à part.
Ah ça? Je me creuse la tète.
Pour comprendre. Es-tu fou? Vas-tu te dégriser?
4e HOMME DU PEUPLE.
Il a sauvé le tsar et tu viens l'accuser!
2e HOMME DU PEUPLE.
Il faut s'entendre, amis, cet homme certifie
Qu'hier la grande croix d'or de Sainte-Sophie,
A Kief, s'est tout à coup mise à parler, exprès
Pour accuser Boris Godounof.
Bitiagovsky. riant.
Bien! après?
Il ne faut pas juger le monde sur la mine.
Ainsi ce pèlerin que voici, c'est Kikine :
Kikine, un pèlerin comme on en voit beaucoup;
Il est venu tout droit de Razan à Moscou,
Et c'est absolument le seul pèlerinage
Qu'il est fait, j'en réponds... Comme il me dé-
[visage !
7-
Il8 LA MORT D'iVAN
Nous sommes vieux amis, voyons! T'en souviens-
[tu?
Nous n'avons pas toujours cultivé la vertu!
Eh! bonjour. On se doit des égards, ce me semble,
Quand on a tant battu les cabarets ensemble.
Kikine.
Que le diable !..
Bitiagovsky, bas à Kikine.
Voyons! Pour qui tiens-tu?
Kikine.
Pour qui ?
Pour celui qui nous a payés, pour Bielsky.
Bitiagovsky.
Il fallait se lever plus matin, camarade.
Kikine .
Attends! Judas! Je vais conter ton escapade
A Bielsky. Je pars, mais tu me le payeras.
Bitiagovsky, à part.
Ah bah ! nous allons voir ce que tu lui diras :
(haut.)
Mes amis, écoutez : cet homme est l'émissaire
Des boïards conjurés pour tuer notre père.
Arrêtez-le bien vite, avant qu'il soit parti.
Kikine.
Amis, laissez-moi donc! Cet homme en a menti
Il a menti, l'ami de Godounof, le traître!
C'est Godounof qui veut assassiner le maître.
LE TERRIBLE IIQ
2e HOMME DE PEUPLE.
Bon! Que faire? Et comment savoir la vérité?
3e HOMME DU PEUPLE.
C'est le faux pèlerin qui doit être arrêté.
Le Ier ET LE 2e HOMMES DU PEUPLE.
Non, c'est l'autre.
LE 3e ET LE 4e HOMMES DU PEUPLE.
Non! Non!
Ier HOMME DU PEUPLE.
Je vous dis qu'il faut prendre
L'homme de Godounof!
4e HOMME DU PEUPLE.
Voilà bien de l'esclandre !
Arrêtons-les tous deux, car l'un ou l'autre ment.
Ier HOMME DU PEUPLÉ.
Empoignez le premier !
3° HOMME DU PEUPLE.
Le second seulement !
SCÈNE IV.
On entend le bruit des tambours; Grégoire Go-
dounof apparaît à cheval, escorté de deux hérauts; der-
rière lui, une nouvelle foule .
Voix.
Un boïard précédé de hérauts, qui s'avance.
Chut! Il veut nous parler.
120 LA MORT D IVAN
Ier HOMME DU PEUPLE.
Taisez-vous donc...
3e HOMME DU PEUPLE.
Silence !
Grégoire Godounof.
« Salut, aux habitants de Moscou, de la part
« De Boris Godounof, le serviteur du tsar.
« Le boïard, votre ami, connaît votre souffrance.
« Dans l'espoir d'y porter du moins quelque al-
légeance,
« Il achète aujourd'hui, pour en faire du pain,
« Tout le blé de Moscou ; vous en aurez demain
« Gratis. »
Voix.
Bravo!
Grégoire Godounof.
« Ce qu'il vous demande en revanche,
« C'est de prier le ciel pour lui chaque dimanche.»
3e homme du peuple.
Gratis ! Vous l'entendez ! que son nom soit béni!
Qui donc le présentait comme notre ennemi?
Qui donc nous excitait contre lui, tout à l'heure?
4e homme du peuple.
Eh! c'est ce pèlerin!
[Kikine s'enfuit.)
3e homme du peuple.
Retenez-le!
LE TERRIBLE
121
TOUS.
Qu'il meure
Bitiagovsky, les mains dans la ceinture.
Rien ne sert de courir. Ah! ah! Dorénavant
Regarde avant d'agir, par où souffle le vent.
HUITIÈME TABLEAU
vwwww
Appartements intérieurs du tsar. Nuit.
SCENE I.
LA TSARINE MARIE,
LAPRINCESSEIRÈNE,MARIEGODOUNOF,
puis LE TSARÉVITCH FÉDOR.
Par une fenêtre ouverte on aperçoit les tours du
Kremlin se détachant dans l'obscurité. Entre les
deux tours, on distingue la comète, très-brillante.
Marie Godounof.
Quels feux éblouissants la comète nous darde !
Irène.
On dirait, dans la nuit, un œil qui nous regarde.
La Tsarine.
Cette étoile m'obsède, Irène, et me fait peur.
(Entre h tsarévitch Fédor.)
Fédor, tirant Irène par la manche.
Va, ne reste point là! C'est pour notre malheur
Que cet astre sanglant, dit-on, vient d'apparaître.
Sois raisonnable. Allons, fermons cette fenêtre.
124 LA MORT D'iVAN
La Tsarine.
Fédor, que fait le tsar? Il la regarde aussi?
FÉDOR.
Oui, tsarine.
La Tsarine.
Et sais-tu s'il va venir ici ?
Fédor.
Tout à l'heure il était immobile, à la porte
Du palais, entouré de ses boïards, en sorte
Que je n'ai point osé lui parler devant eux.
Tous ses muscles semblaient se contracter ! Ses
[yeux
Restaient obstinément fixés sur la comète :
Il se taisait ; la cour l'imitait, inquiète.
La Tsarine, pensive.
Tous les soirs, c'est ainsi : cette apparition
L'exaspère, et je crains son irritation :
Il s'est juré d'avoir raison de ce mystère.
Marie Godounof.
Il a fait appeler des devins.
FÉDOR.
Pauvre père.
La Tsarine.
Il a vu ces devins?
Fédor.
Non, mais il va les voir.
Ils doivent rapporter leur réponse ce soir.
le terrible i2d
La Tsarine.
Je ne sais ce qu'il faut penser de leur magie.
Marie Godouxof.
Moi, je m'en défîrais.
FÉDOR.
Mon père s'en défie.
Tantôt prêt à les croire, et tantôt affectant.
De les traiter avec un dédain insultant.
Irène.
Ne doit-il pas aussi consulter un ermite?
FÉDOR.
Je sais qu'on est allé le mander au plus vite.
Ce moine est un vieillard de grande autorité.
la Tsarine.
Dieu fasse qu'il soit franc et qu'il soit écouté.
Irène.
A quoi bon les devins et leur sorcellerie?
Puisqu'il peut s'adresser à Dieu sans hérésie.
Ce moine lui dirait tout ce qu'il veut savoir.
FÉDOR.
Chut! on entend des pas : c'est lui qui vient
[nous voir.
I2Ô LA MORT D'iVAN
SCÈNE II.
LES MÊMES, IVAN, LES BOLARDS.
{Le tsar a une main appuyée sur son bâton, Vautre
sur l'épaule de Boris Godounof.)
Le tsar.
Le Majordome, à voix basse.
Ivan, à Fédor et aux femmes.
Venez ici, vous autres, qu'on m'e'coute
J'ai compris maintenant, et je n'ai plus de doute.
L'étoile est là pour moi : je ne l'ignore point :
Les devins n'ont rien à m'apprendre sur ce point.
Je sais tout : à moi seul j'ai déchiré le voile.
Fédor, d'une voix timide.
Mon père, que sais-tu?
Ivan.
Regarde cette étoile.
Elle annonce ma mort.
Fédor, il se met à sangloter.
Ah!
Ivan.
C'est la vérité,
(a Fédor.)
Tais-toi, je n'aime pas ces pleurs d'enfant gâté.
{Aux femmes qui pleurent . )
Vous, femmes, vous pourrez gémir tout à votre aise
Quand je ne serai plus; jusque-là, qu'on se taise!
Voyons! je ne veux pas m'irriter, et pourtant
LE TERRIBLE I2J
Vous pouvez bien, je crois, m'écouter un instant
Sans larmoyer : il faut que je vous entretienne
De l'avenir.
(A Boris.)
F ais dire au médecin qu'il vienne.
{A la Tsarine.)
Si je t'ai quelquefois parlé trop durement.
Femme, pardonne-moi mes jours d'emportement.
(A Fédor.)
Et toi, Fédor, bientôt tu ceindras ma couronne:
Dis-moi, que vas-tu faire une fois sur le trône?
FÉDOR.
Je n'en sais rien, mon père.
Ivan.
Il faudrait le savoir.
C'est parfois effrayant, sais-tu, d'être au pouvoir.
FÉDOR.
Oui, mon père.
Ivan,
Veux-tu continuer la guerre ?
Fédor.
Dis-moi ta volonté : j'obéirai, mon père.
Ivan, l'imitant.
« Non, mon père, oui mon père !.. » Il parle bien,
[vraiment.
Cet enfant-là ! Vas-tu me répondre autrement ?
Mais ton flegme stupide à la fin m'exaspère !
128 LA МОКГ D'iVAN
Ivan, mon fils Ivan, aurait bien su que iaire,
Lui ! mais je l'ai tué, c'est ma punition !
Est-ce que j'ai besoin de ta soumission ?. .
(Il hausse les épaules . — Un silence. — A Boris.)
Ce me'decin que j'ai demandé tout à l'heure ?
SCENE III.
LES MÊMES, JACOBY.
Boris.
Le voici.
Ivan.
Bien.
(A Jacoby).
Quel jour penses-tu que je meure ?
Jacoby, lui tâtant le pouls.
Avec un peu de calme et de tranquillité,
Tu pourras recouvrer avant peu la santé.
Ivan.
Ce n'est pas vrai ! Je vais mourir ! Et ce prodige,
Je ne l'ai donc pas vu ? J'ai tout compris, te dis-je j
Jacoby.
N'irrite pas tes nerfs par tes emportements,
Et tu seras guéri dans quinze jours.
Ivan.
Tu mens!
Tu t'es fait soudoyer par Kourbsky, misérable,
LE TERRIBLE I 29
Pour me laisser crever dans les griffes du diable ;
Mes boïards t'ont paye' sans doute pour mentir :
On voudrait bien me voir mourir sans repentir !
Jacoby.
Tsar, je vais pre'parer pour toi certain breuvage.
Calme-toi : ton sang bout, te voilà tout en nage.
(Il sort.)
Ivan.
Je ne m'en irai pas sans pardon, tu m'entends :
Je veux me repentir et j'en aurai le temps !
(Aux Boïards.)
Je suis encorle tsar! Qu'on ose me maudire!
Ah ! vous auriez bien ri, mais c'est moi qui vais
[rire !
Ah ! vous comptiez me voir trépasser comme un
[chien !
Mais je vais me hâter de mourir en chrétien !
(Entrée des deux magiciens.)
SCENE IV.
LES MÊMES, DEUX DEVINS.
Boris.
Tsar, les devins sont là.
Ivan,
Deux seulement ? Les autres
N'ont ils pas terminé toutes leurs patenôtres ?
l3o LA MORT D'iVAN
Ier Devin.
Seigneur, depuis trois jours par ton ordre appele's,
Les devins ont tenu conseil.
Ivan.
Eh bien, parlez !
ie» Devin.
Nous avons observe' longtemps le Zodiaque,
Pour tâcher d'entr'ouvrir enfin le voile opaque...
Ivan.
Quittez votre jargon! Répondez d'un seul coup.
2e Devin.
Seigneur, nous n'osons pas...
Ivan.
Parlez donc, je sais tout*
C'est la mort ? Répondez ! N'ai-je pas l'air tran-
quille ?
C'est la mort?
(Les devins baissent la tête . )
Et quel jour ?
icf Devin.
Le jour de Saint-Cyrille.
2é Devin.
Le dix-huit mars.,
Ivan, à part.
Le dix-huit mars, mais c'est bientôt !
L E TERRIBLE I 3 I
C'est vrai que j'attendais la mort, mais pas sitôt. . .
{Haut.)
Comment le savez-vous, d'ailleurs ?
Ier Devin.
Par la magie.
Ivan .
D'où la connaissez-vous?
2e Devin.
Chez nous, l'astrologie
S'apprend de père en fils.
Ivan .
Et vous êtes chrétiens?
icr Devin.
On nous a baptisés.
Ivan, avec colère.
Et moi je te soutiens
Que le ciel interdit ta science infernale.
2e Devin.
Seigneur, si nous avons consulté la cabale
C'est par ton ordre, et c'est pour toi seul.
Ivan.
Vils sorciers !
Je vous ferai remplir la bouche de graviers.
icr Devin.
Nous sommes innocents.
1 3 2 LA MORT D'iVAN
2e Devin.
C'est le destin farouche,
Qui t'a fixé le jour, ce n'est pas notre bouche.
Ier Devin.
Tu le sais bien pourtant !
Ivan.
Non, non, je vous l'ai dit
Non, je ne veux pas croire à ce pouvoir maudit !
Je prétends vous livrer aux rigueurs de l'Église,
Pour que, suivant le rite, elle vous exorcise!
Allons ! tous ces devins, qu'on les mène en prison !
(On les emmène.)
SCENE V.
LES MÊMES, moins LES DEVINS.
Ivan.
Le dix-huit mars ! Qui sait ? Peut-être ont-ils
[raison !
C'est qu'il me resterait bien peu de jours à vivre !
Et l'œuvre commencé, qui donc va le poursuivre?
Je n'ai pas accompli toutes mes volontés.
Enfin, s'il est bien vrai que mes jours sont
[comptes,
S'il est vrai que la Mort couve déjà sa proie,
LE TERRIBLE I 3 3
Du moins mes ennemis n'auront point cette joie
D'apprendre que le tsar est mort impénitent :
Je n'emporterai pas mes péche's en partant.
Boris, va dans ma chambre ; auprès de mon ro-
[saire,
Tu verras, posé sur la table, un formulaire :
Prend ce livre, il contient une liste de morts.
[Boris sort.)
Quand je les fis tuer, je le fis sans remords.
Toutefois, comme ils sont peut-être en purgatoire,
Le moindre serf aura sa messe expiatoire:
Je prîrai le bon Dieu de leur donner merci:
Je pre'tends les sauver, pour me sauver aussi.
[cBoris revient avec le livre.)
Eh bien, tu l'as trouve', Boris, mon nécrologe?
Lis ces noms lentement, tandis que j'interroge
Mes souvenirs: si j'en retrouve un d'oublié',
Inscris-le, car je veux que tout soit expié.
Attends ! On a parlé derrière cette porte.
(A Biclsky.)
Va voir.
(Biehky sort, puis revient.)
Eh bien?
Bielsky.
C'est un message qu'on t'apporte.
Tsar, c'est le gouverneur de ton palais d'été.
Ivan.
A cette heure? la nuit? pourquoi Га-t-il quitté
1З4 La mort d'ivan
SCENE VI-
LES MÊMES, LE GOUVERNEUR
du palais d'été.
Le Gouverneur.
La colère de Dieu nous a frappés ! La foudre
A brûlé ton palais et Га réduit en poudre.
Ivan.
Brûlé, quoi? mon palais? la foudre, en plein hiver?
Le Gouverneur.
Oui, te dis-je! un orage effroyable! un éclair
Dans ta chambre à coucher, d'où la flamme
[agrandie
A, dans tout le palais, propagé l'incendie 1
SCÈNE VII.
LES MÊMES moins LE GOUVERNEUR.
Ivan.
Oui, je reconnais là ta со1еге: grand Dieu!
Cette chambre à coucher où s'alluma le feu,
Son souvenir maudit partout me persécute!...
Oui, c'est là, c'est bien là, que j'ai, comme une
[brute,
Frappé mon fils Ivan: je l'ai vu se courber
Sous le coup, en poussant un cri, puis retomber;
Il veut se retenir par un geste rapide
Au rideau, mais sa main ne trouvant que le vide,
LE TERRIBLE l35
Il tombe lourdement par terre, e'claboussant
La tenture et le lit d'un affreux jet de sang.
(Il tressaille.)
Mon Dieu ! mon Dieu ! Quel est ce bruit ? Ce bruit
[étrange?
C'est là sous le plancher : là ! C'est lui qui se venge !
Là, c'est lui... je l'entends! C'est lui. mon fils Ivan!
Mais je suis tsar encor, je suis encor vivant,
Je puis me repentir avant qu'il ne m'entraîne.
Venez me protéger, vous tous, contre sa haine !
Viens, tsarine Marie, et toi, mon fils Fédor !
Serrez-vous contre moi, plus près, plus près encor!
(A part.)
Toujours ce bruit! toujours ce souvenir funeste.
(Aux boïards.)
Vous, boïards, vous semblez me fuir comme la peste!
Que craignez-vous ? Venez ici. Mais venez donc !
Je veux... je veux à tous vous demander pardon.
(Il se met à genoux devant les boïards . )
Bielsky, à Schouïslcy.
Que va-t-il se passer?
Schouïsky.
Je crains toujours un piège
Avec lui ; sois prudent.
Bielsky.
Que le ciel nous protège!
Ivan, toujours à genoux.
Mes fidèles boïards, mes fidèles amis,
Je ne sais pas combien de crimes j'ai commis;
I 3 6 LA MORT D'iVAN
Je vous ai fait à tous des offenses bien graves,
Mes fidèles boïards, mes fidèles esclaves!. . .
Veux-tu me pardonner, toi, prince Mstislavsky ?
Zakharine, veux-tu? Le veux-tu, Schouïsky?
Schouïsky.
Prince, relève-toi, ce n'est pas là ton rôle,
Tu n'as point à quêter de pardon...
Ivan.
Tais-toi, drôle !
Je puis m'humilier devant qui je veux, moi !
S'il me plaît, de restera genoux devant toi,
Ne suis-je pas le maître? Et maintenant, silence!
Je suis un grand coupable et je fais pénitence ;
J'aVais l'âme d'un loup, j'avais le cœur gâté
Par l'orgueil: j'étais un monstre d'iniquité.
Mes lèvres ont vomi le blasphème et l'injure !
Je suis hideux!... Je suis souillé par la luxure,
Parles crimes sans nom où je me suis rué.
J'ai trahi, j'ai menti, j'ai volé, j'ai tué...
Oui, je suis assassin, voleur, menteur et traître.
Pardonnez, pardonnez, boïards, à votre maître !
(Il s'incline.)
Zakharine.
S'il est vrai que tu dois succomber avant peu,
Tsar, nous te pardonnons tous, pour l'amour de
[Dieu.
Mais toi, songe au pays que le malheur accable,
Songe à ton fils, songe à la guerre interminable
Qui lui rendra si lourd le fardeau du pouvoir;
Oui, nous prîronspour toi, mais toi, fais ton devoir.
LE TERRIBLE
Ivan, se relevant.
Il a raison : vieillard, je mourrai sans reproche :
Je suivrai tes conseils. Fe'dor, mon fils, approche.
(Il s'assied. — A Fcdor.)
Quand je serai parti, quand tu seras monté
Sur mon trône, il s'agit de conclure un traité
De paix, avec le roi de la Lithuanie.
Tu m'entends, n'est-ce pas? Cette guerre finie,
Guerre au khan des Tatars : mais avec celui-ci,
Ni paix, ni trêve, ni faiblesse, ni merci !
Prends conseil de Boris, et dis-lui qu'il t'explique
Les rouages de la machine politique.
Sers-toi souvent de lui dans le premier moment;
Il connaît les secrets de mon gouvernement :
Boris m'est dévoué, tu sais combien je l'aime,
Mais plus tard, il faudra tout faire par toi-même
Et tu devras apprendre à te passer de lui.
Un prince ne peut pas s'étayer sur autrui ;
M'as-tu compris?
FÉDOR.
Tu sais que je n'ai pas envie
De monter sur le trône, au dépens de ta vie.
Puis, je ne suis pas prêt.
Ivan.
Tu fais honte à mon nom !
Je ne demande pas si tu le veux ou non.
Tu me succcéderas après ma mort, te dis-je !
Fédor.
Mon père, je suis faible et j'aurai le vertige :
8.
I 38 LA MORT D'iVAN
Je ne sais pas régner. Pourrai-je, comme toi,
Re'primer des complots à coups de hache, moi?
Ivan.
Malheur! Mon fils Ivan, lui, n'était pas un lâche*
Il n'avait pas si peur de voir tomber la hache.
Mon crime est bien puni: le meurtre est bien
[vengé!...
Pour remplacer Ivan, voilà le fils que j'ai!
Ainsi donc, j'ai lutté pendant toute ma vie ;
J'ai frappé les boïards, j'ai dompté la Russie,
Et je me suis plongé dans le sang jusqu'au cou,
Pour asseoir puissamment mon trône, et tout d'un
[coup
Ce trône va crouler, grâce à ta couardise !
SCÈNE VIII.
LES MÊMES, GR. NAGOÏ.
Gr. Nagoï, entrant.
Voici deux lettres, tsar.
Ivan.
Bien. Que Boris les lise.
Boris.
Ces nouvelles sont bien tristes.
(Montrant une première lettre)
D'abord le khan
A traversé l'Oka...
{Montrant l'autre lettre.)
LE TERRIBLE I 3 9
Puis, révolte à Kazan ;
Les Tchérémisses, les Nogaï sont en armes !
Ivan.
Non, non, je n'y crois pas, non !
(Boris lui donne les lettres, il les regarde longtemps
et les laisse tomber avec désespoir.)
Si j'avais des larmes
Je pleurerais ! Seigneur I je cède sous le poids!...
Je suis vaincu ! C'est trop de malheurs à la fois !
Ah ! je lègue à Fédor un triste patrimoine ;
Il le dédaigne, aurait-il raison ?
(Mouvement parmi les boiards.)
Le Majordome, tout bas, à l'oreille de Bielshy.
C'est le moine.
Bielsky, haut, à Ivan qui l'interroge du regard.
C'est le moine que tu réclamais aujourd'hui.
Ivan.
Ah ! Sortez tous ! je veux être seul avec lui.
(Tous sortent. Ivan reste seul.)
Fais luire en moi, Seigneur, un rayon de lumière.
(// reste plongé dans ses réflexions ; au bout de
quelques minutes le moine entre : Ivan se lève en
s'inclinant.)
SCÈNE IX.
IVAN, LE MOINE.
Ivan.
Ta bénédiction, mon père !
140 LA MORT D IVAN
Le Moine, le bénissant.
Au nom du Père
Et du Fils et du Saint-Esprit...
Ivan.
Ainsi soit-il.
Voici longtemps déjà que tu vis en exil,
Dans ton morne désert aux horizons de neige,
Seul, oublié, souffrant, peut-être heureux, que
[sais- je ?
Mon père, on m'a souvent parlé de ta vertu :
Eh bien, conseille-moi, soutiens-moi: le veux-tu?
Lis-tu dans l'avenir le sort de la Russie ?
As-tu reçu du ciel le don de prophétie ?
Le Moine.
Je sais que Dieu parfois l'accorde à ses élus,
Mais je suis un pécheur, mon fils, et rien de
[plus.
Ivan.
Dis-moi, tu t'es fait moine, à ce que l'on raconte,
Depuis trente ans au moins ?
Le Moine.
Je ne sais pas le compte
Des jours que Dieu m'a pris ; je me fis moine au
[temps
Du siège de Kazan.
Ivan.
Oui, cela fait trente ans.
Et, depuis lors, tu vis comme un anachorète ?
LE TERRIBLE 141
Le Moine.
Pour la première fois j'ai quitté ma retraite,
Et c'est contre mon gré qu'on m'en a fait sortir
Aujourd'hui; j'espérais cependant y mourir
Loin du monde, en repos.
Ivan.
Pardonne-moi, mon père,
Si mes gens par mon ordre ont trouble' ta prière :
Mais, j'avais tant besoin de conseils; j'ai si peu
D'amis, que j'ai voulu te voir, homme de Dieu.
Tu n'es pas courtisan, j'ai foi dans ta parole :
Dis-moi la ve'rite', mais celle qui console.
Le malheur m'a touche', j'e'tais un re'prouve' ;
Mais je me repens bien ! je suis trop éprouvé.
Toi, par pitié', dis-moi ce qu'il faut que je fasse
Pour apaiser le ciel et mériter ma grâce.
Le Moine.
Ces malheurs, quels sont-ils ?
Ivan, stupéfait.
Tu ne les connais point?
Vraiment, ta solitude est muette à ce point !
Moine, toi qui m'as vu dans mes beaux jours de
[gloire,
Ecoute : le Seigneur a donne' la victoire
Aux Sue'dois, puis aux Polonais, coup sur coup.
Les Tatars et le khan marchent droit sur
[Moscou.
Les tribus du Midi sont en pleine re'volte,
On égorge les serfs, on pille la récolte :
142 LA MORT D IVAN
Les Tchérémisses vont se joindre aux Nogaï
Pour piller à leur tour ce pays envahi.
Voilà ce que le ciel a fait de ma puissance.
Qu'en dis-tu !
(Silence.)
Qu'en dis-tu ?
(Nouveau silence.)
Tu gardes le silence ?
Le Moine.
Je ne sais que penser. Où donc est ce vainqueur
Qui forçait les respects par son air de grandeur,
Intimidant l'émeute avec son seul prestige,
Ce favori de Dieu, sacré par maint prodige ?
Ivan.
Eh non ! Le tsar Ivan n'est plus son favori !
Dieu garde ses faveurs pour le roi Batory :
Aux autres ses bontés, à moi toutes ses naines.
Le Moine.
Je t'ai connu jadis de vaillants capitaines ;
Dis-leur qu'il faut tenter de suprêmes efforts,
Ils feront leur devoir.
Ivan.
Mon père, ils sont tous morts.
Le Moine.
Eh quoi ! Dieu te les a pris tous ! est-il possible ?
Où donc est Gorbaty, surnommé l'Invincible,
Le héros du Volga ?
LE TERRIBLE I_p
Ivan.
Lui, je l'ai fait mourir.
Le Moine.
Lui ?
Ivan.
Mon père, j'ai su qu'il allait me trahir.
Le Moine.
Gorbaty ! Te trahir ! Non, non, je ne puis croire
Qu'il fût homme à souiller ainsi sa propre gloire.
Tsar, et Rapolovski ?
Ivan.
Puni pour trahison :
Je l'ai fait e'trangler un soir dans sa prison.
Le Moine.
Et Stcherbaty ?
Ivan.
Tué par mes ordres.
Le Moine.
Encore ?
Et ton grand écuyer, le prince The'odore,
Qui ramena captif le prince Mamaï,
Fils du khan des Tatars ?
Ivan.
Théodore a trahi,
Et je l'ai fait mourir ..
i44
Le Moine.
Ta bouche me de'guise
La ve'rité : ces chefs t'on servi sans traîtrise ;
Je les ai connus tous. Il te restait Pronsky,
Le vainqueur de Polotsk.
Ivan.
Noyé'.
Le Moine.
Vorotinsky,
Le vainqueur de Kazan ?
Ivan.
Mort ! mort à la torture.
Le Moine.
Vorotinsky, non plus, n'e'tait pas un parjure...
Qu'as tu fait de Kourbsky, ton meilleur compa-
[gnon ?
Ivan.
Ah ! ne m'en parle pas ; ne me dis pas ce nom !
Cet homme est séparé de nous par l'infamie :
Il est parmi les chefs de l'armée ennemie.
Le Moine.
Jadis le tsar était adoré des soldats,
Jadis ses généraux ne l'abandonnaient pas.
Dans toute la Russie, il n'avait pas un traître.
On venait des pays lointains pour le connaître.
Les plus fiers s'honoraient de servir un tel chef...
Mais où sont Morozof, Kaschine, Stchéniatef?
LE TERRIBLE I_p
Ivan.
Jeté dis qu'ils voulaient m'enlever ma couronne,
Mon père, ils sont tous morts.
Le Moine.
Ah ! que Dieu te pardonne I
Où sont Sére'branny, Boutourline?
Ivan.
Ils sont morts.
Tous?
Oui, tous
Le Moine.
Ivan.
Le Moine.
Vraiment?... Tous!
(Le Tsar courbe la tête.)
Tu n'as point de remords?
Ivan.
Je m'en suis repenti.
(Silence.)
Je vais bientôt les suivre,
Mon père, je n'ai plus que peu de jours à vivre.
L'heure approche : l'arrêt fatal est prononce',
On m'a fixé le terme...
Le Moine.
Et qui te l'a fixe'?
Ivan.
Ne le demande pas : je ne puis te le dire...
Que dois-je faire, au moins, pour sauver mon
[empire?
9
I46 LA MORT D'iVAN
Le Moine.
Si je te voyais fort, je te répondrais : « Tsar,
Monte à cheval, va-t-en combattre le Tatar,
Appelle tes boïards, tente un effort suprême ! »
C'est fini, tu n'es plus que l'ombre de toi-même.
Je ne reconnais plus le vainqueur de Kazan.
Mais, à défaut de vieux soldats, ton fils Ivan...
Ivan, se levant brusquement.
Ivan ! Tu l'as nommé !.. C'est pour me faire honte !
Mais, cette insulte-là, tu vas m'en rendre compte!
Ah! je t'arracherai la langue, sais-tu bien?
Le Moine.
Je n'ai peur que du ciel. Ta colère n'est rien;
Elle a pu m'étonner, elle ne peut m'atteindre :
J'attends la mort depuis trop longtemps pour la
[craindre.
Ivan.
Pardonne-moi, vieillard, mon fol emportement.
Mais... tu ne sais donc pas?... Tu ne sais rien,
[vraiment?
Le Moine.
Que pourrais-je savoir? Nul ne franchit la porte
De ma cellule étroite, où l'écho ne m'apporte
Que les grondements sourds de l'orage ou du vent.
Et les soupirs lointains des cloches du couvent.
Ivan.
Mon père, ton conseil je ne pourrais le suivre :
Mon fils Ivan...
LE TERRIBLE I47
Le Moine.
Eh bien ?
Ivan, avec abattement.
Il a cessé de vivre.
Le Moine.
Qui donc est aujourd'hui l'héritier présomptif?
Ivan.
Mon second fils, Fédor : mais il est si chétif,
C'est, dans un corps d'enfant, une âme trop pol-
tronne
Pour sauver la patrie et sauver la couronne :
Ni prince, ni soldat : je n'attends rien de lui.
Le Moine.
Alors, mon fils, demande au seigneur son appui.
Ivan.
C'est là ton seul conseil^.. . Que veux-tu que j'es-
[père ?
Le Moine.
Dis qu'on me reconduise à ma grotte.
Ivan.
Mon père,
Tu prîras Dieu pour moi ? Tu vois mon abandon !
Le Moine.
Daigne le Tout-Puissant t'accorder son pardon!
Ivan, ouvrant la porte.
Qu'on ramène le saint vieillard à sa retraite.
(Le moin г sort.)
I48 LA MORT D1 IVAN
SCÈNE X.
IVAN, LES BOIARDS.
Ivan, aux Boïards.
Maintenant vous pouvez rentrer.
[Les Boïards et Fèdor rentrent. Un silence.)
Sur votre tête,
Mstislavsky, Bielsky, Zakharine, Boris,
Vous jurez de servir fidèlement mon fils?
Et toi, quand tu seras le tsar, qu'il te souvienne
Qu'ils ont ma confiance, afin qu'ils aient la tienne.
Enfin, si Dieu daignait vous rendre sain et sauf
Le prince Schouïsky, le défenseur de Pskoff,
Je veux qu'il soit aussi ton conseiller intime.
(Avec un geste de découragement.)
— Que Dieu sauve après moi le pays de l'abîme!
{Aux Boïards.)
Baisez la croix (7).
(Les Boïards baisent la croix d'or qu'Ivan porte suspendue
au cou . )
Il faut envoyer un exprès
Cette nuit, pour offrir à Batory la paix ;
Oui, la paix à tout prix, la paix coûte que coûte!
Et pour que l'orgueilleux Batory nous écoute,
Flattons sa vanité : la lettre portera :
« A mon frère très cher, très noble, et ctetera. »
Je ne veux pas qu'on lui fasse tort d'un seul titre,
Et nous l'appellerons, à la fin de l'épître,
« Roi de la Livonie, » ainsi qu'il le prétend.
LE TERRIBLE I49
La ville de Dorpat, je la garde pourtant,
Mais le reste est pour lui.
Zakharine.
Céder la Livonie !
C'est impossible, ô tsar, c'est une ignominie!
Schouïsky.
Commande-nous d'aller combattre Batory,
Et tu feras la paix quand nous aurons péri!
Bielsky.
Si tu veux de l'argent, tu n'as qu'à nous le
[prendre.
MSTISLAVSKY.
Faut-il hypothéquer nos biens, faut-il toutvendre?
Zakharine.
Quoi? rendre une province entière qui se sent
Si russe par le cœur, si russe par le sang?
Ivan.
Eh! C'est pour mon plaisir que je la rends, peut-
[être ?
Avez-vous oublié que le Khan va paraître
Sous les murs de Moscou, qu'on pille le pays,
Qu'on se bat dans Kazan avec les Nogaïs?
Zakharine.
Pskof est encore à nous, et tant qu'elle nous reste,
Batory ne peut faire un pas. D'ailleurs la peste,
La révolte et la faim sont chez lui, ravageant
1Э0 LA MORT D IVAN
Son armée, et pour comble ils vont manquer
[d'argent.
Attends : ils lèveront le siège, ils vont nous rendre
Tout ce qu'ils nous ont pris.
Ivan.
Je ne peux pas attendre,
Car l'étoile de sang m'appelle. Avec Fédor
Batory se ferait plus exigeant encor.
Bielsky.
Puisqu'ils sont divisés, affamés et malades,
Faut-il tant s'émouvoir de leurs vaines bravades ?
Faut-il laisser leur joug sur nous s'appesantir
Quand on a chance encor de les anéantir ?
Ivan.
Mais nous ne serons pas vainqueurs. Je vous
[répète
Que c'est ma mort, à moi, qu'a prédit la comète,
Et non la leur.
Zakharine.
Si tu te sens perdu, pourquoi
Prétends-tu perdre aussi la Russie avec toi ?
Mstislavsky.
Que t'a fait notre honneur pour subir cette
[tache ?
Ivan, fièrement.
Qu'importe votre honneur ? Et moi donc,suis-je
[un lâche ?
Lorsque, pour mes péchés, je veux m'humilier,
LE TERRIBLE IDI
Moi, votre souverain, votre orgueil doit plier,
Et votre honneur, boïards, vous n'en avez que
[faire !
Schouïsky.
Mais...
Ivan.
Pas un mot de plus...
Zakharine.
Il faut...
Ivan.
Il faut se taire !
Demain, de grand matin, Schouïsky, tu feras
Le texte du message et me l'apporteras.
Que Pouchkhine soit prêt à partir dès l'aurore.
Qu'il soit doux, patient, je dirai plus encore,
Qu'il soit humble, s'il voit Batory s'indigner.
Enfin, quoi qu'il arrive, il doit se re'signer.
Les Boïards.
Non ! nous n'admettons pas que tu nous hu-
[milies
A ce point ! Venge-toi ; prends nos biens,
[prends nos vies,
Prince, mais notre honneur n'est pas à toi.
Ivan, se levant.
Vraiment ?
Et c'est ainsi que vous tenez votre serment ?
Le jour où j'ai voulu déposer ma puissance,
Je ne vous ai pas vu ces airs d'indépendance !
Quand j'ai repris le sceptre après l'avoir quitté,
Qui de vous m'est venu dicter sa volonté ?
I 5 2 L A M О R T D I VA N
Ne suis-je plus le tsar envoyé par Dieu même,
Elu, puis réélu par le Conseil suprême ?
A-t-on d'autre devoir ici que d'obéir ?
Suis-je si moribond qu'on puisse me trahir
Sans crainte, et devant moi rire de ma colère ?
Violeurs de serments! Je ne suis pas par terre !
Je suis le tsar encore!... Un de vous, par hasard,
Me dirait-il tout haut que je ne suis plus tsar ?
A genoux devant moi, tous! je suis votre maître!
[Il chancelle.)
Boris, le soutenant.
Le tsar se trouve mal.
Ivan, soutenu par Boris.
Qu'on écrive la lettre,
Et, sous peine de mort, qu'on la fasse porter
Ce soir !... L'ambassadeur devra tout supporter...
Même les coups !...
[Sur un geste d'Ivan, les Boïards s'éloignent.)
Ivan, seul.
Tu vois que ma honte est complète
Dieu puissant ! Ta justice est-elle satisfaite?
&r
acte cinquième.
NEUVIÈME TABLEAU,
Maison de Boris Godonnof.
SCENE I.
Boris, reconduisant Fèdor.
Va, tsarévitch, tu peux avoir l'esprit tranquille ;
C'est aujourd'hui ce jour fatal, la Saint-Cyrille.
Ce qu'ont dit les devins n'est pas la ve'rité,
Car tout va bien : le tsar recouvre la santé;
Pskof n'est plus assiégée et l'Oka qui déborde
Arrête les progrès du Khan et de sa horde.
Donc tes pressentiments ont tort.
Fédor.
Eh bien! j'ai peur.
Je sens passer sur nous comme un vent de
[malheur.
Mon Dieu!... S'il arrivait quelque chose a mon
[père,
9-
I Э4 LA MORT D IVAN
Tu serais là ? Je n'ai que toi, mon cher beau-
[frère,
Ne m'abandonne pas : car si le tsar mourait,
Je me croirais tout seul au fond d'une foret.
Boris.
Mais ce monde haineux et jaloux qui m'observe
Ne souffrira jamais que Godounofte serve.
J'aurai tout contre moi 1 Triste et calomnié,
Par toi-même, à la fin, je serai renié.
Fédor.
Non ! je dédaignerai l'envie et l'imposture
Et n'aurai d'autre ami que toi, je te le jure :
Adieu, Boris.
Boris, h reconduisant.
Adieu !
SCENE II.
BORIS, LES DEUX DEVINS.
(Le tsarévitch parti, Boris ouvre une porte latérale,
fait entrer les deux devins enchaînés. Il s'assied
et les regarde silencieusement, puis s' adressant au
premier devin:)
C'est le dix-huit mars?
ier Devin.
Oui.
Boris.
Et la santé du tsar est meilleure aujourd'hui.
LE TERRIBLE 1ЭЭ
2e Devin.
Que Dieu le sauve !
Boris.
Bien, mais pourquoi nous prédire
Sa mort pour ce jour-ci ?
ier Devin.
Nous venions de la lire
Dans les astres.
Boris.
Enfin, son mal est bien passé...
2e Devin, avec intention.
« Le soleil dans le ciel ne s'est pas effacé. »
Le jour est long.. .
[Un silence.)
Boris.
Devins, répondez sans ambages :
Avez- vous, sur mon sort, recueilli des présages?
Ier Devin, après avoir regardé autour de lui.
Oui.
Boris.
Nous sommes bien seuls, parlez-moi hardi-
[ment.
2e Devin.
Ta constellation se mêle au firmament
Avec celles des rois de race souveraine :
l5b LA MORT D IVAN
[Lentement:)
« Trois étoiles pourtant brillent plus que la
[tienne »,
Une va s'éteignant...
Boris.
Je ne vous comprends pas.
ier Devin.
Plus s'élargit la route, et plus je vois, là bas,
Ta constellation resplendir.
Boris.
Où va-t-elle ?
2e Devin, lentement.
« Le désir que ton cœur depuis longtemps recèle »
S'accomplira.
Boris.
Devins, vous savez ce désir,
Répondez ! Quels secrets me garde l'avenir ?
ier Devin.
Du trône de nos tsars, quand tu seras le maître,
Songe à tes serviteurs, daigne les reconnaître.
Boris, se levant.
Vous êtes fous !
[Ils vont parler.)
Assez ! lis le répéteraient!
Silence donc ! plus bas !... les murs nous enten-
draient!
LETERRIBLE I?
(Il regarde à toutes les portes et s' arrêtant devant eux:)
Devins, si vous tenez vraiment à votre vie,
Prenez garde ! Boris n'entend pas raillerie.
2e Devin.
Boïard, nous répétons ce que nous avons vu.
Ier Devin.
Le ciel nous a montré ce prodige imprévu,
2e Devin.
D'autres ont consult-é le sang et la fumée,
Et toujours une même image s'est formée.
On t'a vu sur le trône, au travers des brouillards,
Orné du diadème auguste de nos tsars (8).
Boris.
Plus bas, devins, plus bas ! Mais pourriez-vous
[me dire
Quand tout s'accomplira ?
Ier Devin.
Nos yeux n'ont pu le lire.
Boris.
Je régnerai?...
2e Devin.
Sept ans.
Boris.
Ne fût-ce que sept jours!...
Mais... comment ...régnerai-je ? Et grâce à quel
[concours ?
I 58 LA MORT D'iVAN
icr Devin.
Nous ne le savons pas.
Boris.
Devins, qui dois-je craindre ?
2e Devin.
Ne le demande pas.
Boris.
Bon! pourquoi vous contraindre?
Vous entrevoyez donc quelqu'un de menaçant?
Parlez!.. C'est un rival ?
Ier Devin, scandant ses mots.
« Très-faible et très-puissant. »
2e Devin, même jeu.
<.< C'est lui, sans être lui. »
Ier Devin, même jeu.
« Pur devant tout le monde, »
2e Devin, même jeu.
« Auteur de bien des maux, pris en haine pro-
fonde
« Par l'univers entier. »
ier Devin, même jeu.
« Tué, bien que vivant. »
Boris, cherchant.
Cela n'a pas de sens...
LE TERRIBLE I 5g
{Aux devins.)
N'allons pas plus avant.
On va vous reconduire en prison : patience,
Si tout est vrai, comptez sur une re'compense
Telle que seul un tsar en donne. Mais aussi,
Oubliez à l'instant ce qui s'est dit ici ;
Sinon, la mort !...
(Les devins sortent.)
SCÈNE III.
BORIS seul.
Voici l'avenir qui m'appelle :
« Le de'sir que mon cœur depuis longtemps
[recèle»,
Le but inavoué de mes ambitions,...
C'est le trône. Boris !... plus d'hésitations,
Plus de rêves ! Il faut que ton âme grandisse,
Que l'horizon devant ton regard s'élargisse.
En avant ! Il s'agit de livrer des combats !
L'homme fort n'attend pas en se croisant les
[bras,
Qu'un miracle douteux lui fasse une auréole :
Il s'impose au destin, il se taille son rôle,
Et marche hardiment au devant du hasard,
Allons !
(Il frappe du pied. Un serviteur parait.)
100 LA MORT D IVAN
Fais-moi chercher le médecin du tsar.
[A part.)
Je veux savoir s'il va plus mal.
(Le serviteur sort.)
О destinée !
Sept ans de règne ! Mais à quand ces sept an-
[nées?!
Je l'ignore, et le temps s'enfuit d'un vol pressé
« Le soleil dans le ciel ne s'est pas effacé, »
Ajoutent les devins. Tant mieux pour ma for-
tune.
Cet Ivan est un fou qui détruit une à une
Les forces du pays. Qu'elle meure ce soir,
Cette bête féroce !... Et je puis tout vouloir.
Fédor me laisserait jouir de sa puissance,
Mais... mon ambition guette une autre espérance,
Car les magiciens m'ont promis plus encor:
Il m'ont vu sur le trône, avec un sceptre d'or.
« Trois étoiles pourtant jettent plus de lumière
Que la mienne. » Voyons : Ivan est la première,
La seconde serait le tsarévitch Fédor ;
La troisième... je cherche... Ah ! c'est obscur
[encor
L'ennemi que le sort me jette à la traverse...
C'est Dimitri... C'est lui qu'il faut que je ren-
verse !
Le petit Dimitri ! J'y suis ! « faible et puissant »...
C'est bien cela ! « С oupable et pourtant innocent »...
C'est bien Dimitri. Mais alors, à qui s'applique
LE TERRIBLE TOI
« Tué bien que vivant? » Quel terme énigma-
[tique !
Qui donc sur un enfant voudrait porter la main?
Mort aujourd'hui, peut-il ressusciter demain?
Dans quel abîme obscur s'enfonce ma pense'e ?
Ecartons de nos veux cette image insensée.
Pour l'instant, c'est au plus pressé qu'il faut courir ;
Qu'il vive ou soit tué, laissons lui l'avenir,
Mais, à moi le présent ! h moi la vie active,
Et que j'arrive tôt ou tard, mais que j'arrive !
SCÈNE IV.
BORIS, JACOBY.
Boris.
Te voilà, Jacoby ?. . . Le tsar est-il sauvé ?
Ou son mal se serait-il encor aggravé ?
Jacoby.
Son âme est bien malade et la secousse est rude.
Dès l'enfance il avait contracté l'habitude
De voir autour de lui les volontés plier :
Tous nos échecs récents ont dû l'humilier.
Et cette ame orgueilleuse, aux colères si promptes,
N'était point préparée à subir tant de hontes.
Et cependant le tsar serait bientôt guéri,
Pour peu que la victoire enfin nous eût souri.
Boris.
Mais... il peut arriver de mauvaises nouvelles?
iô2 la mort d1 ivan
Jacoby.
Ah?
(Hochant la tête.)
Les vaisseaux du cœur aux poumons sont si
[frêles,
Qu'ils doivent se briser au moindre emportement,
Je ne re'ponds de rien alors.
Boris.
Eh bien! comment
L'empêcher désormais de se mettre en colère?
Jacoby.
Boïard, je te l'ai dit, il faudra le distraire.
J'ai déjà fait donner l'ordre à ses serviteurs
D'apporter devant lui ses trésors: leurs splendeurs
Eblouiront ses yeux en récréant son âme;
Bielsky, comprenant tous les soins qu'il réclame,
Fait venir des bouffons et des musiciens.
Boris, le congédiant.
C'est bien, nous userons de tous les bons moyens.
(Jacoby sort.)
Boris, l'occasion est vraiment par trop belle,
Courage! Nous touchons à l'heure solennelle.
SCÈNE V.
BORIS, BITIAGOVSKY.
Boris, appelant en frappant du pied.
Bitiagovsky !
(Bitiagovsky entre) .
LE TERRIBLE l63
BlTIAGOVSKY.
Seigneur, que veux-tu?... me voici!
Boris.
Sais-tu ce qui se passe?
BlTIAGOVSKY.
Aux alentours, ici,
Tout va bien...
Boris.
Schouïsky, Bielsky son complice,
Sont-ils bien décriés, grâce à ton artifice ?
BlTIAGOVSKY.
Oh! je crois bien!.. .
Boris.
Alors, le jour que l'on voudra,
Sans he'siter, sur eux, le peuple tombera?
BlTIAGOVSKY.
A moins qu'il ne les ait assomme's par avance!
Boris.
Devant le tsar, il faut dire avec assurance
Que les Nagoï seuls ont préparé le coup.
BlTIAGOVSKY.
Je le puis.
Boris.
Il faudra jurer qu'ils ont fait tout,
Que, sous tes yeux, ils ont lâché leurs émissaires.
164 LA MORT D'iVAN
BlTIAGOVSKY.
Je puis jurer...
Boris, le congédiant.
Demeure ici. Pour nos affaires,
J'aurai besoin de toi ; sois prudent et discret.
(Bitiagovsky sort.)
Boris, seul.
Et maintenant, quoi qu'il arrive, je suis prêt!
^^1
DIXIEME TABLEAU
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Sa lie du Palais.
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SCENE I,
Des Serviteurs apportent l'orfèvrerie, les riches
étoffes et les trésors du tsar. Ils sont surveillés par
Le Majordome et Le Trésorier.
Le Majordome.
Hàtez-vous, ces trésors sont pour sa fianece;
Nous, tâchons d'occuper jusqu'au soir sa pense'e :
Tout est prêt?
Le Trésorier.
Tout est là...
Le Majordome.
Retirez-vous; le tsar
Pourra sur ces splendeurs promener son regard:
Des perles et de l'or, du brocard, de la soie,
Quel coup d'œil !Si cela ne le met pas en joie !...
IÔ6 LA MORT D IVAN
SCENE II.
LES MÊMES, LE BOUFFON
DES DANSEURS.
(Les danseurs entrent par la droite, vêtus d'habits
étranges, avec des tambourins et des guitares.)
Le Bouffon, aux danseurs.
Au signal « Holà! hé! » vous accourrez, ..
(Les danseurs sortent par la gauche, on entend leurs
cris et leurs rires dans la salle voisine.)
SCENE III.
LE BOUFFON, BIELSKY.
BlELSKY.
Bouffon,
Qu'est ceci?
Le Bouffon.
Ne crains rien; l'expédient est bon
La danse et la musique égaîront le malade.
Il faudra bien qu'il rie, et cette mascarade
Ferait revivre un mort.
BlELSKY.
Toi, ne le quitte pas,
Et, s'il se rembrunit, commence tes ébats.
LE TERRIBLE Ю7
Le Bouffon, riant.
« Commence tes ébats » est bientôt dit, compère:
Que ne commences-tu les tiens, pour le distraire ?
Saute ! tu sauterais peut-être mieux que moi.
Et, s'il doit s'en fâcher, que ce soit contre toi.
SCENE IV.
LES MÊMES, IVAN, BORIS, SCHOUISKY,
MSTISLAVSKY, LES AUTRES BOIARDS
à l'exception de ZAKHARINE.
On apporte Ivan sur un fauteuil. Il est enrobe de
chambre. Son visage est fatigué par la maladie, mais
exprime le triomphe. On place le fauteuil au milieu
de la salle et l'on roule devant lui une table trian-
gulaire,
Ivan, a Boris.
Je ne puis voir encor l'envoyé de la reine :
Va lui dire, Boris, que demain il revienne,
Et je le recevrai sans faste à mon lever:
Aujourd'hui, je veux prendre un moment pour
[rêver
Aux cadeaux que je dois faire à ma fiancée,
Puis à la reine.
Bielsky.
Vois cette chaîne tressée ;
Peut-être ces bijoux persans lui plairaient-ils?...
I 68 LA MORT D'iVAN
Ivan.
La reine d'Angleterre a des goûts plus virils.
Pisemsky nous écrit qu'elle aime à la folie
La chasse au daim, les jeux où l'on risque sa vie.
Je veux qu'Elisabeth soit fière de mes dons.
... Cette selle, avec ces turquoises, ces bridons
Rehaussés de rubis, voilà ce que j'envoie...
Puis, deux grands ours vivants, quelques oiseaux
[de proie.
—Qu'on accouple les ours avec des chaînes d'or. —
Est-ce tout ? attendez !... Nous y joindrons encor
Six gerfauts tout dressés, venant de Sibérie.
La princesse est plus femme, et, par coquetterie,
Elle préférera ce qui charme les yeux.
Voici des bracelets d'un travail merveilleux.
Ce diamant! .. Voyez comme il brille dans Гот-
[bre!...
Un collier de saphirs... Le saphir quoique sombre,
Semble reposer l'âme et chasser le souci.
... Ce camée est pour elle, et cette bague aussi.
La pierre vient de l'Inde: une rare trouvaille,
Car pour la conquérir, il faut livrer bataille,
Il faut la disputer à des monstres sans nom.
On l'appelle Almandine : elle guérit, dit-on,
Les blessures les plus cruelles. Ma pensée
Est de m'en faire honneur près de ma fiancée :
La chose en vaut la peine... Ah!... je veux des
[tissus,
Mais je ne saurai pas les choisir. Là dessus,
Il faudra consulter la tsarine Marie,
Elle s'v connaît mieux.
le terrible i 69
Le Bouffon.
Le tsar se remarie?
Ivan.
Qu'est-ce, bouffon?
Le Bouffon.
C'est vrai? tu vas te marier?
Ivan.
Que t'importe ?. . .
Le Bouffon, avec une compassion affectée.
Beaucoup ! Tu vas sacrifier
Ce Michel?...
[On rit; mouvement d'impatience de Michel Nagoï.)
Le beau temps des Nagoï recule .
Je veux à celui-ci faire un petit pe'cule.
[Il ôte son bonnet et va de l'un à Vautre en faisant semblant
de demander V aumône.)
Pouvons-nous le laisser de'me'nager ainsi,
Ce Nagoï?. . Tout nu, sans chemise (9)...
[Faisant semblant de recevoir de l'argent.)
Merci.
[Il vide son bonnet.)
Là, j'ai fini ma quête.
Ivan, riant.
Ah! cette drôlerie!
(A Nagoï.)
Rassure-toi, Michel; ne crains pas que j'oublie
Ceux qui me serviront avec fidélité.
(Il regarde ses trésors.)
10
LA MORT D IVAN
J'ai des trésors : j'en ai plus qu'à ma volonté.
J'en ai pour longtemps.
(On entend des cris sur la place.)
Qu'est-ce ?
Boris.
Une réjouissance:
Tout le peuple est ravi de ta convalescence.
Ivan.
Ah! s'il se réjouit, ce n'est jamais en vain.
Donnez-lui cent tonneaux d'hydromel et de vin.
Annoncez-lui de plus qu'il aura tout à l'heure
Un plaisir qui fera son ivresse meilleure :
Tous les magiciens qui, dans ces derniers temps,
Avaient prédit ma mort sont de vils charlatans,
Ils mentaient! Tous seront brûlés au crépuscule.
Voir, une heure durant, des mécréants qu'on
[brûle,
C'est un régal ! Je suis curieux de savoir
La mine qu'ils feront, ce qu'ils diront.
(A Boris.)
Va voir.
(Boris sort.)
SCÈNE V.
LES MÊMES, moins BORIS.
Ivan.
Ils voulaient m'effrayer, les plaisants, me sur-
prendre,
L II TERRIBLE 171
Avec leur saint Cyrille... Ah! je vais leur ap-
prendre
Que Ton ne sait jamais l'heure où l'on doit finir,
Jamais, boïards! Dieu seul peut prévoir l'avenir,
Vous entendez?
Les Boïards.
Oui, tsar.
Ivan.
Vous ne trouvez à dire
Que cela? J'ai donc tort? Vovons ! suis-je en dé-
lire ?
Quelqu'un a-t-il jamais pu dire : « Je vivrai
Tant de jours, » ou bien : « C'est demain que je
[mourrai ?. . . »
Bielsky.
Non prince.
Ivan.
Eh bien ! pourquoi gardez-vous le si-
pence?...
SchouÏsky.
Prince, nous prions Dieu pour ta convalescence
Nuit et jour.
M. Nagoï.
Que le ciel te rende la santé' !
Ivan.
Ne suis-je pas gue'ri ?. .. Le mal m'a bien quitté
Le soleil disparaît et je me sens revivre.
LA MORT D IVAN
La force me revient à longs flots et m'enivre.
Je le sens, je vivrai le temps qu'il me faudra
Pour rasseoir mes États. Et, quand le tsar mourra,
Au métropolitain murmurant sa prière,
Il dira: « Point de pleurs, je sors de la carrière
Heureux. L'État est fort, le pouvoir affermi :
Mon fils ne sera pas empereur à demi. »
Ainsi je paraîtrai devant Dieu !...
[Biehhy fait un signe au bouffon. Celui-ci prend une boîte
d'échecs et s'approche du tsar.)
Le Bouffon.
Vois donc, prince,
Cette grosse poupe'e, et celle-ci plus mince :
Vois cette blanche fille et ce rouge pantin...,
Celle-ci n'est pas bête et l'autre est fort malin.
Ivan, préoccupé, aux boïards.
J'ai fait punir de mort l'impudence éhonte'e
Des devins m'annonçant une fin trop hâtée,
Ai-je agi justement, boïards?
Les Boïards.
Très-justement.
Ivan.
Vous exprimez ainsi tout votre sentiment?
Vous restez cois ?. . .Vos dents se desserrent a peine !
Les Boïards.
Nous ne savons que dire...
LE TERRIBLE
Ivan.
Ah ! çà ! qui vous enchaîne ?
Vous ne savez que dire?... Alors j'ai donc eu tort?
Les devins ont bien fait de prédire ma mort?
Les Boïards.
Non ! non ! ils ont menti ; c'est trop peu de leur
[vie,
Grand prince, pour payer cette horrible infamie.
Ivan.
Enfin ! ils ont parlé! Voyez comme ils ont peur
D'ouvrir la bouche ! Ils ont l'air d'attendre un
[malheur.
Ça ! pour faire sortir les mots de vos entrailles,
Tout à l'heure, il faudra qu'on prenne des te-
[nailles!
(Un silence.)
Que chuchotez-vous là?
Schouïsky.
Nous ne chuchotons pas,
Prince...
Ivan.
Qu'attendez-vous en vous croisant les bras?
Si fait! vous attendez quelque chose?
Le bouffon, jouant avec une pièce de l'échiquier.
Bouffonne!
Elle est bouffonne!
10.
174 LA MORT D IVAN
Ivan.
Hein? Quoi?
Le Bouffon.
Cette jeune personne.
Ivan.
Qu'est-ce?
Bielsky.
Il a pris les fous de ton grand jeu d'e'checs
Présent du schah de Perse, et s'en fait des hochets.
Le Bouffon.
Vrai! j'en suis amoureux : elle n'a pas l'air sotte,
Elle va, dans mon cœur, supplanter ma marotte.
Bielsky.
Et voilà l'échiquier.
Ivan.
Fais-le donc approcher.
Jouons. Depuis longtemps, je n'ai pu le toucher.
(A Bielsky.)
Assieds-toi là, boïard. A toi.
Le Bouffon.
Quel honneur! Peste!
Ivan.
Bouffon, gageons qu'il perd et que l'honneur me
[reste.
(On range les pièces.)
LE TERRIBLE
Le Bouffon.
Dirait-on pas qu'on voit tes boïards un à un?
Tsar, écoute un conseil, un bon : c'est peu com-
[mun.
Écarte les vivants qui gâtent tes affaires,
Mets au conseil ceux-ci qui ne t'ennuîront guères :
Tout ira pour le mieux : dès lors, tu n'auras pas
Charge de les nourrir et de les rendre gras.
Ivan.
Pour un fou, le conseil n'est pas bète.
(Le jeu commence: les boïards se placent derrière le tsar.)
Le Bouffon.
Autre ide'e :
Au lieu de tous ces grands à figure ride'e
Qui rongent le budget pour ne rien faire, tsar,
Supprime le conseil, et fais-moi seul boïard :
(On rit : un silence, le jeu continue.)
Je voudrais bien aller jusqu'en Lithuanie
Féliciter le roi...
Ivan.
De quoi, bouffon ?
Le Bouffon.
De quoi?
D'être, devant les murs de Pskof, demeuré coi.
Ivan.
Bravo pour ton idée. Il eut bien l'impudence
De m'appeler, pour rompre en champ clos une
[lance.
LA MORT D IVAN
Pour répondre, un bouffon c'était ce qu'il fallait '•
Ta marotte de fou vaut bien son gantelet.
Bielsky.
Sa diète a refusé de lui voter la somme
Qu'il fallait pour cerner Novogorod.
Ivan.
Pauvre homme !
Ma parole d'honneur, c'est assez engageant
De voir que les sujets refusent de l'argent
A leur roi.
Le Bouffon.
Peuh! chez nous, c'est la méthode inverse :
Faut-il un peu d'argent? Il en tombe une averse.
Bielsky, jouant.
Échec !
Ivan, de même.
Attends... Échec à ta reine.
Schouïsky, riant, à Bielsky.
Boïard,
Ta reine est bien perdue.
Ivan, ironique.
Hélas! oui.
Bielsky.
Elle est perdue...
C'est vrai, tsar.
LE TERRIBLE
Ivan.
Eh bien ! Dira-t-on que j'oublie
Comme on joue à ce jeu, malgré ma maladie?
La Saint-Cyrille! ah! ah! drôle d'invention!
A-t-on pre'dit aussi ma re'surrection?
(Il cherche autour de lui.)
Et Boris?... A-t-il vu la grimace suprême
Des devins?
(Bielsky prend la tour au tsar : Ivan veut prendre sa reine
et fait tomber le roi sur le parquet.)
Le Bouffon.
Aie! aie! aie!
Ivan.
Eh?
Le Bouffon.
C'est le roi lui-même
Qui tombe... crac!
Ivan.
Bouffon, si tu veux plaisanter
Plaisante avec mesure.
(Il continue à jouer.)
Le Bouffon, à part.
Il est temps d'inventer
Quelque distraction. Ah! j'ai ma mascarade...
Au moindre accès d'humeur je pousse mon
[signal.
Ij8 LA MORT D IVAN
SCENE VI.
LES MÊMES, BORIS.
Boris, entrant et parlant bas à un boïard qui se tient
derrière les autres.
Eh bien? quoi de nouveau? Va-t-il mieux ou
[plus mal?
Le boïard, tout bas.
Il est fort irritable, et deux fois sa colère
A manqué d'éclater : sois prudent.
Boris, à part.
Mais sincère.
(Il va se placer vis à vis du tsar.)
Ivan, levant la tête.
Ah ! te voilà, Boris ? Eh bien ? qu'ont répondu
Les devins? Parle donc! Hein?
Boris.
Je suis confondu....
Ivan.
Boris, Boris!... Réponds! Que dis-tu? Que veut
[dire
Ce regard effrayant?... Retire-le! retire
Cet œil qui me fascine... et réponds sans tarder.
LE TERRIBLE
Boris.
Tu le veux?... Je n'ai plus de silence à garder?
Ils ont tous proclame' leur science infaillible.
Ivan.
Tais-toi !
Boris.
La ve'rite', prince, est parfois terrible.
Ils ont pu dire vrai : le jour n'est point passé :
Le soleil dans le ciel ne s'est pas effacé.
Ivan, se lève et chancelle.
Le jour n'est point passé !... La Saint-Cyrille!...
[Il ose...
Il ose regarder le tsar!... Va-t-en ! Dépose
Ce regard assassin ! Tu veux m'ensorceler !
J'ai compris ton regard ! Tu viens pour me voler
Mon trône!... Me tuer... me tuer... A mon aide!
Ah! le bourreau! Fédor... Fédor seul me suc-
[cède !
Mon fils!... Prends garde à lui, c'est un vil im-
[posteur!
(Il tombe à la renverse.)
Schouïsky, s'élance vers lui et lui relève la tète.
Il meurt! ah! Du secours, mon Dieu! Ivan se
[meurt!
BlELSKY.
Les docteurs, vite!
l80 LA MORT D'i VAN
Ivan, ouvrant les yeux.
Mon confesseur !
Bielsky.
Vite un prêtre !
Holà!.. Hé!...
SCÈNE VII.
LES MÊMES, LES DANSEURS.
(Ace cri qu'ils prennent pour le signal convenu, les bala-
dins entrent en dansant et en chantant.)
Bielsky.
Malheureux!... Voulez-vous disparaître!
Arrière ! Arrière !...
Le Bouffon.
Arrière !
(On les chasse.)
SCÈNE VIII.
LES MEMES, JACOBY.
MSTISLAVSKY.
Allons ! un me'decin !
(Ivan meurt.)
Jacob y, accourant.
Écartez-vous ! Laissez-moi voir le souverain.
Bielsky.
Le voilà.
LE TERRIBLE I 8 I
Jacob y, se penchant sur Ivan.
Je ne sens plus le pouls. Le.cœur même
Ne bat plus. Il est mort de cet effort suprême.
Boris, lui mettant la main sur le cœur à son tour.
Oh! oui! c'est bien fini.
[Il va ouvrir la fenêtre et crie à la joule réunie sur la
place.)
Le tsar Ivan est mort !
[Bruits divers au dehors. Boris sort. Les boiards en-
tourent Ivan et le regardent en silence.)
SCÈNE IX.
LES MÊMES, moins BORIS, ZAKHARINE.
Zakharine, entrant et s' arrêtant devant Ivan.
C'est fini! Te voilà, toi naguères si fort,
Tsar Ivan, devant qui frissonnait la Russie ;
Colosse désormais immobile et sans vie,
Tu gis, pauvre, au milieu de ton vaste tre'sor.
Boïards! Que faites-vous? Qu'attendez-vous encor?
Celui qui, cinquante ans, nous vit dans la pous-
sière,
A genoux et tremblants sous sa puissance altière,
A son tour maintenant dans la poudre est couché !
La main du justicier suprême l'a touché ?
Ne craignez plus l'éclair de son regard farouche:
Il n'ira plus scruter vos âmes. Cette bouche
Est fermée à jamais et ne dictera plus
D'arrêts de mort. Ce bras si robuste est perclus.
Voyez ! Il a lâché son sceptre aigu.
(Ils soulèvent Ivan, le placent sur un banc, et le recou-
vrent d'une étoffe de brocard.)
l8'2 LA MORT D1 IVAN
SCÈNE X.
LES MÊMES, LA TSARINE, FÉDOR.
FÉDOR.
Mon père!
La Tsarine.
Ah ! Seigneur ! Ah ! mon Dieu !
(Ils sanglotent; les cris redoublent sur la place.)
SCÈNE XI.
LES M ÊMES, UN COLONEL DE STRELITZ,
puis BORIS.
Le Colonel, à Fédor.
Prince, que faut-il faire ?
Dans tout Moscou, le peuple est comme déchaîné.
On prétend que le tsar est mort empoisonné.
C'est Schouïsky, dit-on...
Bielsky, à Fédor.
Fais tirer à mitraille
Pour mettre à la raison toute cette canaille.
Fédor, cherchant Boris du regard.
Boris! un conseil ?
Boris.
Tsar?
LE TESRIBLE I 83
FÉDOR.
Agis comme moi-même.
(A Bielsky et à Schouisky.)
Je remets en ses mains la puissance suprême.
{Les cris redoublent, on distingue les noms de Schouisky
et de Bielsky.)
Boris, s inclinant devant Fédor.
C'est bien! j'accepte, ô tsar...
(Il s'approche de la fenêtre et parle . )
Habitants de Moscou,
Ecoutez : votre tsar a faibli tout à coup :
Ce n'est point d'un complot lâche qu'il fut vic-
[time.
Schouïsky, Bielsky n'ont point tramé ce crime ;
Mais comme ils ont longtemps opprime' le pays,
Le prince les exile avec les Nagoïs.
Schouïsky, Bielsky, et Michel Nagoï.
Prince ! entends-tu ? Boris nous proscrit tous
[ensemble ?
Boris.
Libre à vous de sortir. Sortez, si bon vous
[semble.
Schouïsky.
Ils nous de'chireront.
Boris.
C'est mon avis. . . Aussi,
Je crois mieux faire en vous envoyant loin d'ici,
Sous bonne escorte.
i II fait un signe au colonel de strèlitz, qui les arrête,
puis, s'adressanl à Fédor :)
184 LA MORT D1 IVAN
Ils sont les auteurs de l'émeute.
(A Bielsky et à Schouïsky.)
Vous aviez contre moi déchaîné cette meute. .
Zakharine, à Boris.
La preuve ?
Boris, frappant du pied.
La voici.
SCENE XII.
LES MÊMES, BITIAGOVSKY bien habille.
Boris, le présentant.
Michel Bitiagovsky,
Devant qui Nagoï, Schouïsky, Bielsky,
Ont ourdi le complot.
[à Bitiagovsky?)
Tu peux jurer?
Bitiagovsky.
Je jure.
Boris, à Schouïsky, Bielsky, Mstislavsky et Nagoï .
Vos trahisons, boïards, méritaient la torture,
Mais le tsar ne veut point frapper aussi souvent,
Que l'autre... Vous aurez pour asile un couvent
Dont Bitiagovsky tiendra- la porte close.
Ea Tsarine.
Ne le crois pas, Fédor ! n'exile pas sans cause!
L E TE RRIBLE IôD
FÉDOR.
Boris, que la tsarine au moins demeure ici ?
Boris.
Non, prince, il vaut bien mieux. ..
Zakharine.
Je suis de trop aussi.
Mon humeur se plîrait mal à ton caractère.
Parle, Boris : faut-il les suivre au monastère ?
Tu n'as rien fait pour moi. Tout le monde a son
[lot
Que me re'serves-tu ? La prison ? L'échafaud ?
Boris.
Oh ! mon père !... Le tsar par ma voix te conjure,
De rester près de lui...
FÉDOR.
Mon Dieu ! quelle aventure!
La Tsarine, à Zakharine.
Sauve-nous! Zakharine!.. Ou nous sommes
[perdus !
Zakharine.
Dans quel gouffre sans fond sommes-nous des-
cendus !
(à Boris.)
Prends garde, n'ayant pas semé la bonne graine
Au jour de la moisson de re'colter la haine.
Se tournant vers le cadavre du tsar.)
1 86 LA MORT D'iVAN
Que Dieu t'absolve, Ivan ! Voilà le châtiment
Des despotes, voilà le plus cruel moment
Pour le pays lassé qui court à sa ruine.
Boris, à îa fenêtre.
Le tsar veut à jamais conjurer la famine :
Ils vous donne du pain et vous pardonne encor.
Le peuple, du dehors.
Ah ! vive Godounof ! Vive le tsar Fédor !
(Fédor tend îa main à la tsarine et se jette
en sanglotant au cou de Boris.)
FIN,
NOTES EXPLICATIVES.
i) Il s'agit ici du droit de préséance.
(2) Le prince Kourbsky avait été obligé, après une défaite, de
se réfugier en Lithuanie pour échapper au courroux d'Ivan IV.
C'est de là qu'il écrivit plusieurs lettres à ce dernier pour lui
reprocher son despotisme arbitraire. Ivan ne dédaigna pas de
lui répondre, et il s'ensuivit une polémique restée célèbre, dans
laquelle les deux adversaires tirent assaut de rhétorique.
(3) Le moine Sylvestre fut un des principaux conseillers de
la jeunesse d'Ivan.
(4) Adaschef, de concert avec Sylvestre, dirigea la jeunesse
d'Ivan.
(5) Il s'agit ici du duc d'Anjou, qui avait été élu roi de
Pologne.
(<") Allusions à des légendes religieuses venues d'Orient à By-
zance, et de là importées en Russie par des pèlerins.
[7 I .an, pour donner plus de solennité à leur serment, leur
fait baiser la croix d'or qu'il porte attachée au cou.
l8) Pour comprendre cette scène, il faut se rappeler ce qui a
été dit dans la préface. Après la mort de Fédor, Boris fit as-
sassiner le jeune Dimitri et monta sur le trône de Russie.
Mais un jeune moine se fit passer pour Dimitri que l'on croyait
mort, et, marchant sur Moscou à la tête d'une armée de Polo-
nais et de Cosaques, se fit couronner Tsar.
(9) Le bouffon fait ici un jeu de mots sur le nom de Nagoï
qui, en russe, veut dire : nu.
SAINT-QUENTIN. — IMP. JULES MOUREAU,
La ByLbLiothèquQ.
Université d'Ottawa
Echéance
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