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Full text of "La musique française"

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021. 


EDWARD  JOHNSON 

..••£M/~    I  IRRARY 


COLLECTION  PLACEE  SOUS  LE  HAUT  PATRONAGE 

DE 

l'administration    des    beaux-arts 

COURONNÉE     PAR     l'aCADEMIE     FRANÇAISE 
(Prix  Montyon) 

ET 

PAR     L'ACADÉMIE     DES     BEAUX-ARTS 
(Prix  Bordin) 


Droits  de  traduction  et   de   reproduction   réservés. 

Déposé 
au  Ministère  de  l'Intérieur  en  mars  1S91. 


BIBLIOTHSQDB     DB      L  '  B  H  S  B  l  G  l  B  M  BU  T     DBS     BBAOX-ARTS 

P  u  m.  i  i:  B    sous    i.a 

1>1  B  BOT  tO»    DB    M.    J  U  LUS    OOMTB 


LA 


M  U  S  I QU  E 

FRANÇAISE 


PAR 


H.    LAVOIX   fils 

Administrateur  de  la  Bibliothèque  Sainte-Geneviève 
Lauréat  de  l'Institut. 


PARIS 

ANCIENNE     MAISON     QUANTIN 

LIBRAIRIES-IMPRIMERIES   RÉUNIES 

May  &  Motteroz,   Directeurs 

7,    rue   Sain  t- Benoît. 


IL 

1C\ 


L-sri 


853205 


LA 


MUSIQUE   FRANÇAISE 


INTRODUCTION 


LA      MUSIQUE     FRANÇAISE 

S'il  prenait  à  quelque  homme  d'esprit  la  pensée 
singulière  de  soutenir  ce  paradoxe  qu'il  n'existe  ni  lit- 
térature, ni  poésie,  ni  peinture,  ni  sculpture  françaises, 
l'idée  ferait  sourire  et  ne  trouverait  pas  un  adepte;  mais 
s'il  s'agit  de  musique,  il  en  est  tout  autrement  :  chacun 
peut,  malgré  les  démentis  de  l'histoire  et  sans  paraître 
trop  ridicule,  soutenir  que  la  musique  française  n'existe 
pas,  qu'elle  n'a  jamais  existé  et  qu'elle  n'existera 
jamais.  J.-J.  Rousseau,  avec  toute  l'autorité  du  génie, 
a  posé  simplement  cet  axiome  que  les  Français  n'avaient 
pas  de  musique  et  n'en  pouvaient  avoir;  bon  nombre 
de  disciples  ont  recueilli  religieusement  la  parole  du 
maître  et  elle  est  encore  article  de  foi  pour  bien  des 
dilettantes. 


6  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

Les  uns  ont  écrasé  l'art  français  sous  Part  italien; 
les  autres  ont  prétendu  que  nous  devions  tout  à  l'Alle- 
magne et  que,  sans  elle,  notre  musique  serait  encore 
dans  l'enfance.  Rien  n'est  vide  et  inutile  comme  ces 
parallèles  entre  les  diverses  écoles;  ils  ne  prouvent  rien 
et  ne  peuvent  rien  prouver.  Chaque  peuple  a  la  musique 
de  son  génie  ;  d'heureux  emprunts  faits  aux  écoles 
étrangères  peuvent  enrichir  son  patrimoine  artistique, 
de  maladroites  imitations  peuvent  aussi  altérer,  pour 
un  temps,  le  caractère  des  œuvres  qu'il  produit;  mais 
toujours  il  garde  la  marque  de  son  goût,  de  ses  ten- 
dances, de  sa  race  en  un  mot. 

Il  existe,  disons-le  tout  de  suite,  une  musique  française 
caractérisée  par  un  style  et  une  forme  particulière, 
dont  on  peut  suivre  les  diverses  transformations  dans 
l'histoire  de  l'art;  mais  à  quel  signe  la  reconnaître  entre 
toutes?  comment  la  distinguer  de  la  musique  italienne, 
allemande,  russe,  espagnole,  que  sais-je?  A  certaines 
qualités  qui  lui  sont  inhérentes,  et  je  dirai  presque  au 
tour  de  notre  langue  musicale.  Tragique,  dramatique 
ou  comique;  disant  l'ode,  l'élégie,  la  chanson  ou  la 
prière;  pittoresque  ou  rêveuse,  notre  musique  doit 
avant  tout  être  claire,  limpide,  précise  et  surtout 
expressive.  A  aucune  époque  nous  n'avons  beaucoup 
aimé,  en  France,  ce  que  l'on  appelait,  au  xvir8  siècle, 
les  frisures  et  les  prétentailles  de  la  musique,  et  nos 
meilleurs  compositeurs  ont  toujours  été  ceux  qui  ont, 
avant  tout,  cherché  à  bien  rendre  leur  sujet,  à  bien 
peindre  leurs  personnages,  à  bien  interpréter  le  vrai 
sentiment  des  paroles,  sans  se  laisser  étourdir  par  le 
brillant    cliquetis  des  notes,  sans   se   perdre   dans    le 


INTRODUCTION.  7 

dédale  des  combinaisons  sonores.  La  propriété  des 
expressions,  la  clarté,  le  choix  des  mots  mis  en  leur 
place,  telles  sont  les  qualités  maîtresses  de  nos  écri- 
vains; la  justesse  dans  les  proportions,  l'instinct  de 
L'accent  vrai  et  du  trait  qui  porte,  telles  sont  aussi  les 
qualités  qui  distinguent  nos  compositeurs. 

Mais,  a-t-on  dit  plus  d'une  fois,  comment  peut-il 
exister  une  musique  française,  puisque  la  langue  fran- 
çaise est  antimusicale?  Nous  ne  réfuterons  pas  cet  argu- 
ment qui  a  fini  par  passer  pour  quelques-uns  à  l'état 
d'axiome,  nous  rappellerons  seulement  que  c'est  dans 
cette  langue  antimusicale  que  la  plupart  des  belles 
œuvres  dramatiques  ont  été  écrites,  que  cet  idiome, 
rebelle  à  la  mélodie,  a  été  (sans  parler  des  maîtres 
français  naturellement)  celui  de  Gluck,  de  Spontini,  de 
Rossini,  de  Meyerbeer,  ces  grands  étrangers,  qui  ont 
grandi  encore  au  contact  de  notre  génie,  qui  ont  trouvé 
leurs  plus  beaux  accents  dans  cette  langue  réfrac- 
taire,  dit-on,  au  chant  et  à  la  mélodie.  Nos  chanteurs 
aussi  ont  été  victimes  du  préjugé  contre  la  langue 
française.  «  Ils  ne  chantent  pas,  ils  hurlent  »,  disaient 
les  Italiens,  et  le  nrlo  francese  est  resté  traditionnel; 
soit,  mais  voilà  que  pour  ces  hurleurs  ces  mêmes 
maîtres  étrangers  ont  écrit  leurs  plus  beaux  rôles; 
voilà  qu'à  ces  barbares  ils  ont  réservé  leurs  plus  expres- 
sives mélodies.  Ne  combattons  pas  plus  longtemps  un 
préjugé  si  fortement  enraciné,  mais  constatons  le  fait 
et  passons  outre. 

Cependant,  ne  devons-nous  pas  beaucoup  aussi  aux 
maîtres  étrangers?  Lulli,  Gluck,  Mozart,  Weber,  Bee- 
thoven, Rossini,  Meyerbeer,  Wagner  aujourd'hui,  ne 


8  ÉCOLE   FRANÇAISE    DE   MUSIQUE. 

sont-ce  pas  des  noms  auxquels  il  faudra  donner  large 
place  dans  cette  histoire?  ne  sont-ce  pas  des  génies  dont 
ils  nous  reconnaîtront  tributaires?  Ne  pas  l'avouer,  dès 
les  premières  pages  de  ce  re'cit,  serait  faire  acte  de 
mauvaise  foi  et  de  patriotisme  mal  entendu  ;  mais  là 
aussi  il  y  a,  selon  nous,  un  peu  d'exagération,  et  peut- 
être  faudra-t-il  en  rabattre.  Dans  cette  sorte  de  libre 
échange  artistique,  la  France  a  donné  certainement 
autant  qu'elle  a  reçu.  Lulli,  quittant  à  douze  ans 
l'Italie,  apprenait  son  art  auprès  de  nos  vieux  organistes, 
et,  plus  tard,  lorsqu'il  donnait,  à  l'opéra,  la  forme 
définitive  de  la  tragédie  lyrique,  c'était  au  Français 
Cambert  qu'il  empruntait  ses  premiers  modèles. 

Gluck  disait  :  «  J'ai  plus  appris  en  France  qu'avec 
Vinci  et  tous  mes  maîtres  »,  et,  de  fait,  c'était  pour  la 
France  qu'il  écrivait  ses  plus  belles  œuvres,  comme  si 
notre  art  lui  avait  inspiré  le  plus  pur  de  son  génie. 
Ce  fut  après  avoir  passé  plusieurs  années  chez  nous, 
ce  fut  après  s'être  nourri  des  grandes  traditions  de  notre 
déclamation  lyrique,  que  Rossini  composa  Guillaume 
Tell.  Ce  ne  fut  qu'après  avoir  connu  de  près  les  maî- 
tres de  France,  littérateurs,  peintres  ou  musiciens  et 
leurs  œuvres,  que  Meyerbeer  trouva  les  dramatiques 
accents  des  Huguenots.  On  a  bien  parlé  de  l'influence 
des  artistes  étrangers  sur  la  musique  française;  on  n'a 
pas  assez  remarqué  peut-être  qu'à  l'étranger  certains 
opéras  de  nos  musiciens,  négligés  chez  nous,  tenaient 
leur  place  au  premier  rang. 

Nous  devons  à  l'Italie  plus  de  mouvement,  plus 
d'élégance,  plus  de  développement  dans  la  mélodie; 
c'est  à  elle  que  nous  avons  emprunté  Part  de  disposer 


INTRODUCTION. 


harmonieusement  les  voix  pour  la  scène,  et  de  les 
mettre  en  valeur;  à  l'Allemagne  revient  l'honneur  de 
nous   avoir  inities  aux  profondeurs  de  la  langue  har- 


FIG.      I.    LA      MUSIQUE 

d'après    le    manuscrit    des   Echecs  amoureux  (xvie   siècle). 
(Bibliothèque  Nationale.) 


monique,  de  nous  avoir  appris  la  puissance  expres- 
sive d'un  accord  ;  par  elle  nous  avons  achevé  de 
surprendre  les  secrets  du  coloris  instrumental. 

Certes,  ces  bienfaits  ne  sont  pas  à  oublier;  mais  par 
combien   d'inconvénients    que    nous    signalerons    au 


io  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE; 

cours  de  ce  récit,  n'avons-nous  pas  payé  ces  avan- 
tages? 

Ajoutons  encore  que  notre  admiration  pour  les 
étrangers  nous  a,  plus  d'une  fois,  fait  sacrifier  nos  mu- 
siciens nationaux.  Par  un  singulier  abus  de  l'éclec- 
tisme,  par  une  étrange  méfiance  de  nous-mêmes,  nous 
avons  gardé  nos  enthousiasmes  rapides  et  nos  admi- 
rations passionnées  pour  la  musique  du  dehors,  n'ac- 
ceptant jamais  sans  résistance  les  grandes  œuvres  nées 
sur  notre  sol.  Plusieurs  fois,  dans  cette  histoire,  nous 
verrons  nos  maîtres  français  écrasés  par  des  étrangers, 
et  plus  d'une  partition  de  haute  valeur  oubliée  au  béné- 
fice de  quelque  médiocrité  italienne  ou  allemande. 
Aussi  pouvons-nous  dire  que  les  écoles  du  dehors  ont 
été  souvent  utiles  à  notre  musique,  mais  plus  souvent 
encore  fatales  à  nos  musiciens. 

Si  l'on  soutenait  que  les  Français  n'ont  jamais  été 
et  ne  seront  jamais  dilettantes,  ainsi  que  l'entendent 
les  Italiens,  si  l'on  ajoutait  encore  que  notre  imagina- 
tion musicale  ne  s'élève  pas  dans  les  hautes  sphères  du 
rêve  et  de  la  musique  pure  comme  chez  les  maîtres 
allemands,  peut-être  serait-on  dans  le  vrai.  En  effet, 
nous  n'aimons  pas,  à  peu  d'exceptions  près,  la  musique 
pour  le  son,  la  couleur  pour  la  couleur.  Il  a  fallu, 
jusqu'à  ce  jour  du  moins,  au  public  français,  ou  la 
précision  d'une  action  dramatique,  ou  le  guide  d'un 
sujet  indiqué  d'avance.  Sous  une  mélodie,  sous  un 
accord,  sous  un  trait  d'orchestre,  nous  voulons  trouver 
une  pensée,  un  accent,  un  sentiment.  De  là,  moins 
de  lyrisme  que  chez  les  Allemands,  moins  de  sen- 
sualité  que   chez    les  Italiens;  mais,  en  échange,  que 


INTRODUCTION.  n 

de  qualités  précieuses  d'expression,  de  justesse,  d'émo- 
tion sobre  et  profonde  dans  cette  musique  qui,  tou- 
jours, veut  et  doit  dire  quelque  chose,  qui,  lorsqu'elle 
est  vraiment  française,  parle  à  notre  cœur,  à  notre 
âme,  à  notre  esprit  plus  qu'à  nos  nerfs  et  à  notre  imagi- 
nation! 

Jusqu'ici  nous  n'avons  traité  que  de  la  musique  elle- 
même  ;  mais,  si  nous  prenons  les  choses  de  plus  haut 
et  de  plus  loin,  si  nous  regardons  autour  de  nous,  si 
nous  voulons  chercher  les  origines  de  notre  art  au  point 
de  vue  des  tendances,  cette  histoire  nous  prouvera  que 
nos  musiciens  ont  subi  surtout  et  avant  tout,  depuis  le 
moyen  âge  jusqu'à  nos  jours,  l'influence  de  nos  litté- 
rateurs, de  nos  poètes  et  de  nos  philosophes.  C'est  par  là 
encore  que  notre  musique  est  bien  française.  Il  nous 
serait  facile  de  démontrer  que  telle  mélodie  religieuse 
est  la  fidèle  traduction  du  rêve  mystique  d'un  saint 
Bernard,  que  tel  refrain  profane  du  xme  siècle  suit  de 
bien  près  la  poésie  naïve  et  galante  d'un  Thibaut  de 
Champagne  ou  d'un  Adam  de  la  Halle,  qu'un  madrigal 
compliqué  du  xvie  siècle  répond  exactement  en  musique 
à  la  ballade  ou  au  sonnet  d'un  Remy  Belleau  ou  d'un 
Ronsard;  mais  ne  remontons  pas  si  loin  et  contentons- 
nous  des  temps  modernes. 

Le  \vne  siècle  nous  a  donné  d'abord  toute  une  petite 
littérature  de  vers  légers  et  galants;  les  musiciens  s'en 
sont  emparés  pour  en  faire  les  gentils  couplets  et  les 
refrains  de  leurs  ballets;  vienne  la  grande  et  majestueuse 
tragédie  de  nos  classiques,  la  musique  créera  la  tragédie 
lyrique  ou  opéra. 

Mais  voici   le   xvme  siècle,  avec   ses    philosophes, 


i2  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

ardents  chercheurs  de  vérité,  avec  ses  littérateurs,  ro- 
manciers ou  hommes  de  théâtre,  avec  ses  poètes  fins, 
spirituels  et  galants  ;  la  musique  ne  se  fait  pas  attendre, 
elle  répond  aux  philosophes  par  le  fameux  traité  de 
Rameau,  premier  code  de  l'harmonie  moderne,  aux 
romanciers,  aux  auteurs  dramatiques,  aux  poètes  par 
Télégie  sincère  d'un  Monsigny,  par  les  traits  spirituels 
et  justes  d'un  Grétry.  Que  la  France  pousse  le  grand 
appel  de  guerre  de  la  Révolution ,  elle  retrouvera 
l'écho  de  son  enthousiasme  guerrier  dans  le  cri  de  la 
Marseillaise ,  dans  les  accents  graves  et  recueillis 
du    Chant  du    Départ. 

Mais  poursuivons.  Le  romantisme  se  prépare,  on 
réveille  nos  vieux  poètes  nationaux  endormis  depuis  si 
longtemps  :  on  traduit  les  étrangers,  Shakespeare, 
Gœthe,  Ossian;  trouvères  ou  troubadours  de  l'ancienne 
France,  poètes  de  l'Allemagne,  de  l'Angleterre  ou 
bardes  d'Ecosse,  tous  trouvent  leurs  traducteurs  ins- 
pirés dans  des  musiciens  français  qui  ont  nom  Méhul, 
Berton,  Le  Sueur,  Boïeldieu,  etc.  Enfin  éclate  le  grand 
mouvement  du  romantisme  si  longuement  attendu  : 
poètes,  écrivains  et  peintres  inspirent  encore  toute  une 
école  de  compositeurs. 

Il  n'est  pas  jusqu'à  la  fine  comédie  bourgeoise  et  de 
demi-genre,  jusqu'au  gai  vaudeville  qui  n'aient  leurs 
interprètes  en  musique. 

Claire,  intelligente,  émue  et  sincère  avant  tout  et 
comme  imprégnée  de  notre  littérature ,  telle  est  la 
musique  française,  cet  art  national  qui  tient  digne- 
ment sa  place  à  côté  des  plus  grands,  et,  après  ce  court 
aperçu   général,   entrons  dans    le  récit;   mais   c'est  le 


INTRODUCTION.  ij 

malheur  du  critique  et  de  l'historien  de  ne  pouvoir 
suivre  que  de  bien  loin  l'artiste  créateur  et  de  ne  pou- 
voir donner  dans  sa  sèche  analyse  qu'une  bien  faible 
idée  de  l'œuvre;  ne  vous  contentez  donc  pas,  cher 
lecteur,  de  nous  croire  sur  parole;  lisez  après  nous, 
aimez,  écoutez  les  partitions  de  nos  maîtres,  tant  anciens 
que  modernes,  et  alors  vous  pourrez  laisser  philo- 
sophes et  dilettantes  soutenir  à  leur  guise  qu'il  n'y  a 
dans  la  musique  française  que  des  couplets  et  des 
flonflons. 


Pour  cette  Histoire  de  la  musique  française,  nous  éviterons, 
à  moins  d'utilité  absolue,  de  reproduire  les  titres  des  ouvrages 
déjà  cités  dans  V Histoire  de  la  musique,  espérant  ainsi  pouvoir 
dresser  une  liste,  sinon  complète,  du  moins  suffisante  des  livres 
qui  intéressent  l'histoire  musicale. 

Bertrand.  Les  Nationalités  musicales,  in-12,  1872. 

Bourdelot.  Histoire  de  la  musique,  4  vol.  in-12,  1743. 

Castil-Blaze.  Dictionnaire  de  musique  moderne.  2  vol.  in-8°, 
1821-1823-1828. 

Castil-Blaze.  De  l'Opéra  en  France.  2  vol.  in-8°,  1820. 

—  Histoire  de   l'Académie   impériale    de    musique. 

2  vol.  in-8°  et  in-40  (pi.),  i855. 

Chabanon.  Lettre  sur  les  propriétés  musicales  de  la  langue 
française.  (Mercure,  janvier  1763.) 

Charley.  The  National  music  of  the  World,  in-8°,  1886. 

Chapelle  de  Pierre  Bénite.  Histoire  et  encyclopédie  de  la 
musique,  2  vol.  in-40.  (Autographiée.) 

Choron  et  Fayolle.  Dict.  hist.  des  musiciens.  2  vol.  in-8°,  18 10. 

Fétis.  Les  Curiosités  de  la  musique.  Un  vol.  in-8°,  i83o. 

Gautier  (Eugène).  Histoire  de  la  musique.  (Cours  professé  au 
Conservatoire  de  musique  et  dont  le  manuscrit  est  à  la  Biblio- 
thèque Sainte-Geneviève.  Legs  de  l'auteur.) 

Kastner.  Parémiologie  musicale,  grand  in-40. 

Lafage.  Essai  de  diphtéro graphie  musicale,  in-8°,  1864. 

Lavoix  (H.).  Histoire  de  la  musique  (Bibliothèque  de  l'ensei- 
gnement des  Beaux-Arts).  Paris,  Quantin,  in-8°,  1884. 


i+  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

Lichtenthal.  Difionario  e  bibliografia  délia  musica,^  vol.  1826. 
(Traduction  française  par  Mondo,  2  vol.  i83<>. 

Manuel-Roret.  Musique.  (La  partie  historique,  rédigée  par 
Choron,  est  intéressante  et  suivie  d'une  riche  bibliographie.) 

Pontécoulant.  Organographie  musicale,  2  vol.  in-8",  i8'~>i. 

Revue  et  Gazette  musicales,.  1S27-1880  (avec  les  tables). 

Rousseau.  Œuvres  [Dictionnaire  de  musique,  Lettres  sur  la 
musique  française,  etc.). 


LIVRE   PREMIER 

LE   MOYEN   AGE   DU   Ve  AU   XVIe  SIÈCLE 


CHAPITRE    PREMIER 

LES    ORIGINES    GAULOISES,    LATINES    ET    GERMAINES 
DU    Ve    AU    XIe    SIÈCLE 

Les  chants  sacrés  des  Druides  et  des  Bardes.  —  Les  traditions 
grecques.  —  Les  plains-c liants.  —  Les  mélodies  et  les  drames 
liturgiques,  les  hymnes,  les  proses,  les  séquences.  —  La  mu- 
sique populaire  et  profane.  —  Les  chansons  de  soldats,  les 
chants  de  table.  —  La  science.  —  Hucbald  de  Saint-Àmand 
et  Odon  de  Cluny.  —  L'orgue  et  l'organum.  —  Premiers 
essais  d'harmonie,  les  neumes,  les  instruments. 

Il  serait  bien  imprudent  de  vouloir  faire  commencer 
l'histoire  de  la  musique  aux  origines  mêmes  de  l'his- 
toire de  notre  pays.  Si,  pour  l'archéologue  et  le  philo- 
logue, tout  est  obscurké  dans  les  études  relatives  à  la 
Gaule,  tout  est  nuit  profonde  pour  l'historien  de  mu- 
sique. On  peut  dire  que  notre  art  s'est  ressenti  des 
secousses  successives  subies  par  les  populations  habi- 


\G  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

tant  entre  le  Rhin,  les  Alpes,  les  Pyrénées  etTOcéan  ;  on 
peut  affirmer  que  chacun  des  peuples  celte,  gaulois, 
romain,  franc,  germain,  qui  a  foulé  le  sol  de  la  Gaule, 
a  laissé  dans  la  musique,  comme  dans  la  langue,  des 
traces  de  son  passage;  mais  le  prouver  est  impossible. 

Ne  nous  risquons  donc  pas  dans  des  hypothèses  dan- 
gereuses et  sachons  ignorer. 

Écrasés  par  leurs  vainqueurs,  puis  devenus  Ro- 
mains, les  Gaulois  nous  ont  laissé  peu  de  choses  de 
leurs  arts  et  de  leur  langue,  de  leur  musique  encore 
moins.  Quelques  lignes  méprisantes  de  Tite-Live  nous 
disent  que  ces  peuples  se  réunissaient  dans  les  assem- 
blées publiques,  au  son  des  instruments,  et  chantaient 
des  chants  de  guerre  bizarres  et  sauvages.  Deux  courts 
passages  de  Diodore  de  Sicile  et  d'Ammien  Marcellin 
rappellent  que  les  Gaulois  avaient  des  poètes  nommés 
Bardes  (Melici  poetœ  quos  Bardos  nominant),  qui  chan- 
taient, en  s'accompagnant  de  la  lyre,  des  poésies 
louangeuses  pour  leurs  amis,  satiriques  pour  leurs 
ennemis;  nous  savons  que  le  voisinage  des  Grecs  de 
Marseille  n'avait  pas  été  sans  influence  sur  la  musique 
des  tribus  auprès  desquelles  ils  s'étaient  établis;  nous 
connaissons  quelques  médailles  des  Arvernes,  des 
Redons  et  des  Venètes  où  Ton  voit  des  lyres  et  des 
trompettes  de  forme  grecque,  et  là  s'arrête  notre 
science  ;  c'est  peu. 

En  revanche,  TArmorique,  moins  bien  conquise 
par  les  Romains  et  moins  assimilée,  a  conservé  quel- 
ques traces  de  musique  primitive  ;  Bardes  et  Druides 
s'étaient  enfuis  au  fond  de  la  presqu'île  et  là,  loin  du 
Romain,  loin  du  chrétien  vainqueur,  jouaient  sur  la 


LIVRE    PREMIER.  ,7 

.<*     '  A  r 

harpe  celtique  les  \*' m  .  ..    .;     '  -\    +j>mm 

mélodies       qui    "A     a  .     *  '      ".. 

ff\-  ILv:  Lvi.v — « — 

accompagnaient 

leurs  poèmes    re-  / 

ligicux  ou  didac-      IJ    ' 

cl 
tiques.  Les  Bardes      '    >n~~ "***  ""* 

et     les      Druides         :, 

n'écrivaient   pas,  '  " 

et  c'est  par  les  tra-     «•  -^f-m  «*  ur  —      ,m*u  Lm* 


ditions    orales  .  ,... 

qu'ils      transmet-        ••     *  "*•*;'/      ''*? 


taient  leur  ensei- 
gnement :   aussi, 


/  ' 


nosconnaissances  : 

a  leur  sujet  sont-   ,~1 

elles  encore  bien 

obscures.   Cepen-  fa       :    . }mf 

dant,      quelques-        '  v'X"* 

unsdeleurs 

.'  •  '.  <■ 

chants  nous  sont  '  /:  :' 

'»'•/'   "    V  • 

parvenus,  comme 

celui  des  Serees, 

comme  la  ballade  '  :  .;        "        r 

des  Trois  moines 

rouges,  et  le  chant      1 

de  Nomenoe,  qui    4  ,     V* 

paraît  être  la  plus  f ,"      /  •  -  '      **.*     *    ' 

ancienne  mélodie  — -L'^tut— , .,-^_ 

d'origine  gauloise  ,    e    .,       ,   /D... 

°  D  FI  G.    2.  NEUMES    (lXc    SIECLE).    (Blbl.  nat.) 

ou    celtique     que 

nous  connaissions  aujourd'hui.  C'est  bien  peu,   mais 

MUSIQUE    FRANÇAISE.  2 


SA 


,8  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

c'est  encore  beaucoup  lorsque  Ton  voit  ce  que  l'art  du 
moyen  âge  nous  a  laissé  en  dehors  du  plain-chant, 
jusqu'aux  xie  et  xnc  siècles. 

Nommer  le  plain-chant,  c'est  rappeler  d'un  mot 
toutes  les  origines  latines  et  même  grecques  de  notre 
musique,  les  seules  dont  on  ait  daigné  tenir  compte 
jusqu'à  une  époque  bien  rapprochée  de  nous.  En  effet, 
ses  mélodies,  derniers  débris  de  l'art  antique,  sont  les 
premières  que  nous  trouvions  au  seuil  du  moyen  âge; 
sa  notation,  la  seule  que  nous  puissions  comprendre  à 
peu  près.  Mais  ce  mot  même  du  plain-chant  est  bien 
vague  et,  si  nous  regardons  un  peu  attentivement  son 
histoire,  peut-être  trouverons-nous  non  seulement  un, 
mais  deux  et  même  trois  plains-chants.  Le  premier 
établi  en  France,  dès  les  vie  et  vne  siècles,  avec  ses  tons, 
ses  modes  et  sa  notation,  est  le  plain-chant  liturgique 
pur,  régularisé  d'abord  par  saint  Ambroise,  corrigé, 
refait  et  codifié  par  les  papes  et  dit  chant  grégorien; 
c'est  le  chant  de  l'Eglise  universelle  imposé  à  tout 
chrétien  sujet  de  Rome.  Pour  être  encore  du  plain- 
chant,  le  second  est  déjà  moins  pur.  Aux  mélodies  litur- 
giques se  mêlent  des  accents,  des  inflexions  qui  parais- 
sent se  rapprocher  de  la  musique  profane;  enfin,  il  en 
est  un  troisième  sur  lequel  il  semble  qu'il  ne  soit  plus 
permis  de  douter,  c'est  le  chant  de  certaines  proses  que 
l'Eglise  a  admises  dans  le  sanctuaire,  mais  qui  n'ont 
plus  la  raideur  du  style  pour  ainsi  dire  lapidaire  du 
plain-chant  romain;  elles  sont  rythmées,  mélodiques, 
variées  même,  et  il  est  impossible  de  n'y  pas  recon- 
naître la  liberté  d'allure  de  la  musique  populaire.  Don- 
nons rapidement  quelques  détails. 


LIVRE    PREMIER.  ,9 

Le  plain-chant  romain,  avons-nous  dit,  était  le  chant 
étranger,  celui  de  la  conquête;  mais  il  en  avait  existé 
un  que  les  historiens  ont  appelé  gallican,  et  qui  se  dis- 
tinguait par  des  mélodies  différentes.  Ce  chant  gallican 
fut  un  peu  abandonné  lorsque  Charlemagne,  de  par  sa 
rude  volonté,  se  mit  en  devoir  de  faire  triompher  la 
liturgie  romaine.  Déjà  Pépin  avait  tenté  de  remplacer  le 
plain-chant  de  Gaule  par  celui  de  Rome,  et  Lyon  fut  la 
première  ville  à  l'adopter;  Charlemagne  fit  plus  :  il 
proscrivit  par  décret  toute  cette  musique  qu'il  jugeait 
barbare  et  il  put  croire,  en  effet,  que  la  victoire  était 
complète;  elle  n'était  qu'apparente  et  le  chant  gallican 
ne  tarda  pas  à  renaître.  «  On  peut  dire  que  ceux  qui  se 
mêlèrent  de  faire  des  chants  composèrent  des  pièces 
qui  égalaient  ou  même  surpassaient  souvent  celles  de 
l'antiphonaire  romain,  et  elles  étaient  en  si  grand 
nombre  que  les  livres  de  la  France  devinrent,  par  la 
suite,  plus  dignes  de  l'attention  que  ceux  de  Rome.  » 

Il  semble  que  ce  soit  particulièrement  aux  canti- 
lènes  appelées  hymnes,  que  l'abbé  Lebeuf  fasse  allusion 
dans  le  passage  que  nous  venons  de  citer.  En  effet,  dans 
les  hymnes  nous  voyons  apparaître  des  chants  qui  n'ont 
plus  la  sévérité  hiératique  du  plain-chant  liturgique 
et  dans  lesquels  on  peut  apprécier  déjà  une  souplesse 
de  tour  qui  indique  une  origine  populaire,  ou  au  moins 
l'invention  d'un  artiste;  les  premières  hymnes  connues 
sont  de  saint  Ambroise  et  autres  pères  de  l'Église 
grecque  et  latine,  mais  l'école  française  peut  déjà  reven- 
diquer sa  part  dans  cette  littérature.  En  effet,  le  magni- 
fique Pange  lingua  gloriosi  prœlium  certaminis  est 
attribué  à  saint  Mamert,  évêque  de  Vienne  en  Dauphiné. 


ïio  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

à  la  fin  du  ve  siècle,  et  le  triomphant  Vexilla  régis  pro- 
deunt,  d'une  mélodie  si  ferme  et  si  majestueuse,  a  pour 
auteur,  dit-on,  Venantius  Fortunatus  (53o-587).  En 
remontant  plus  haut  encore,  le  plus  ancien  compositeur 

ÏWtQ&lM -— j— vt  tr  {p«Jauc  r"»w  fer^itffri    ty«nui*ruac    4.uba-Aih   <»f- * 

i  h  5/«J .  '  fer  /".'""*  '  '  r  \      .Jtj,    J*_  M\  ' 

«v  ma     ,4&  fiif*r ueftçm.  menai  «itffcraoe-  {èztkm-  V  *»<fit  wt.-v».^^.. 


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«utn      Utt^^rc    «unr"*-H»uu*ttliyi  forum  i4*w    »ijA5m/ta*rei«Mm.  ^    d.<w^«»*«***«t*'  I 


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4/ 

FIG.    3.    NEUMES     (XIC     SIECLE). 

(Bibliothèque  Sainte-Geneviève.) 

d^ymnes  latines   aurait  été   un  Gallo-Romain,    saint 
Hilaire,  évêque  de  Poitiers,  mort  en  367. 

Mais  voilà  que  s'introduisent,  à  côté  des  textes  con- 
sacrés, des  chants  évidemment  trouvés  par  des  com- 
positeurs ou  tirés  du  fonds  populaire.  Je  veux  parler 
des  proses,  sorte  de  commentaires  de  la  parole  litur- 
gique. 


LIVRE    PREMI  ER.  21 

Cette  musique  libre  ne  peut  plus  laisser  de 
doute,  ces  mélodies  n'ont  ni  la  raideur  du  plain-chant, 
ni  les  molles  inflexions  et  les  ornements  des  cantilènes, 
issues  de  la  liturgie  grecque;  elles  ont  leur  caractère, 
leur  style,  et  déjà,  dans  quelques-unes  on  pourrait 
reconnaître  des  mélodies  françaises,  autour  des  phrases, 
à  la  forme  syllabique  remarquable  par  la  justesse  dans 
le  rendu  de  l'expression  des  paroles.  Le  hasard  veut 
que  Tune  des  premières  proses  ou  séquences  dont  nous 
ayons  conservé  la  musique  soit  dans  un  manuscrit 
français,  dit  de  saint  Martial  de  Limoges,  conservé  à  la 
Bibliothèque  nationale,  et  que  celle  sur  le  dernier  jour, 
Audi  tellus  (xie  siècle),  se  trouve  dans  un  manuscrit  de 
la  Bibliothèque  de  Montpellier,  ce  qui  paraîtrait  indi- 
quer une  origine  française. 

Il  ne  faut  pas  oublier  non  plus  que  le  Veni  sancte 
Spiritus  a,  dit-on,  pour  auteur  Robert  le  Pieux,  roi 
de  France,  et  surtout  que  le  plus  célèbre  et  le  plus  fé- 
cond écrivain  de  proses  au  moyen  âge,  celui  qui  leur 
donna  la  première  forme  régulière  et  vraiment  littéraire, 
fut  Adam,  abbé  de  Saint-Victor,  qui  vivait  au  xnc  siècle. 
C'est  sur  la  musique  de  sa  prose  Landes  crucis  attolla- 
mus  que  Ton  chanta  longtemps  le  Landa  Sion  de  saint 
Thomas  d'Aquin. 

Avec  les  proses  dont  les  rythmes,  les  mélodies, 
l'allure  cadencée  sont  si  caractéristiques,  nous  tou- 
chons à  la  musique  populaire  et  profane.  Mais 
allons  plus  loin  et  la  langue  elle-même  cessera  d'être 
latine.  Dès  le  xie  siècle ,  nous  rencontrons  des 
chants  où  des  gloses   en  langue   vulgaire  se  trouvent 


22  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

à  côté  du  texte  latin  liturgique;  on  les  appelle  proses 
farcies,  et  il  est  curieux  de  comparer  la  musique  des 
fragments  latins  et  français;  en  effet,  avec  un  peu  dé- 
tention, on  voit  facilement  que  des  mélodies  populaires, 
reconnaissables  à  leur  tour  et  à  leur  rythme,  ont  été 
intercalées  à  côté  des  cantilènes  de  l'Eglise. 

Résumons-nous  donc;  voici  bien,  selon  nous,  trois 
plains-chants  :  le  texte  musical  liturgique  pur,  le  chant 
gallican  et  la  mélodie  déjà  souple  des  hymnes  et  des 
proses  latines  ou  farcies. 

Nous  retrouvons  toute  cette  musique  à  l'Église, 
mais  sous  une  nouvelle  forme,  qui  tient  de  la  pompe 
religieuse  et  de  la  décoration  dramatique,  je  veux 
parler  des  représentations  qui  donnèrent  plus  tard 
naissance  aux  mystères;  les  historiens  les  ont  appe- 
lées, et  avec  raison,  drames  liturgiques,  car  ces 
sortes  de  scènes  n'étaient  que  la  suite  du  drame  divin 
joué  à  l'autel,  en  même  temps  qu'elles  avaient  pour 
musique,  au  début,  les  mélodies  de  la  liturgie.  Nous 
serons  brefs  à  ce  sujet,  car  on  a  dit  bien  des  fois 
déjà  comment  les  épisodes  les  plus  émouvants  des 
saints  récits  avaient  été  mis  en  scène,  dramatisés,  di- 
sons le  mot. 

Dès  le  ixe  siècle,  l'église,  disposée  comme  un  théâtre, 
laissait  voir  la  crèche,  les  bergers,  les  mages  conduits 
par  l'étoile  merveilleuse;  puis  ce  fut  l'épisode  si  tou- 
chant des  saints  Innocents,  enfin  et  surtout  le  grand 
récit  dramatisé  de  la  Passion. 

Au  xe  siècle,  nous  rencontrons  le  premier  de  ces 
drames  où  se  trouvent  des  paroles  françaises  et  en  même 
temps  de  la  musique  :  c'est  celui  qui  raconte  l'histoire 


LIVRE    PKEMi  ER,  2} 

des  Vierges  sages  et  des  vierges  folles.  On  connaît  cet 
épisode,  on  sait  la  parabole,  et  la  pièce  la  développe 
avec  force  détails;  mais  voici  qui  touche  de  plus  près 
à  notre  art  :  à  côté  du  texte  latin,  on  trouve  des  vers 
entiers  en  langue  romane,  et  le  chant  n'est  plus  une 
mélodie  consacrée,  mais  une  musique  inventée  ou  tra- 
ditionnelle. 

Nous  ne  citerons  pas  cette  longue  complainte  dia- 
loguée,  qui  a,  du  reste,  été  publiée  souvent;  nous 
constaterons  seulement  que  manuscrit,  musique,  langue, 
tout  y  est  d'origine  française,  et  que  dans  ces  chants 
écrits  en  neumes  du  xie  siècle,  et  plusieurs  fois  traduits, 
il  est  impossible  de  ne  pas  reconnaître  une  allure  déjà 
indépendante,  bien  éloignée  des  formes  hiératiques  du 
plain-chant. 

A  partir  de  ce  moment,  les  drames  liturgiques 
deviennent  nombreux  et  remplis  de  musique,  et  ces 
mélodies,  à  mesure  que  nous  avançons  dans  le  moyen 
âge,  sont  de  plus  en  plus  caractéristiques. 

Mais  nous  entrons  davantage  encore,  s'il  est  pos- 
sible, en  pleine  musique  populaire  et  française,  avec 
les  célèbres  messes  et  fêtes  de  Pane,  qui  se  célébraient 
à  Beauvais,  à  Laon,  à  Noyon,  etc.  Une  jeune  fille, 
montée  sur  un  âne  magnifiquement  caparaçonné  et 
tenant  un  enfant  dans  ses  bras,  représentait  la  vierge 
Marie.  Arrivée  à  la  porte  de  l'église,  elle  était  intro- 
duite dans  le  chœur,  se  tenait  à  la  droite  de  l'autel, 
pendant  que  l'on  célébrait  une  messe  dont  V  Introït, 
le  Gloria,  le  Credo  se  terminaient  par  le  cri  de  hi-han 
qui  retentissait  encore  à  la  place  du  Deo  gratias  final. 
Pendant  l'office,    on  entendait  une  prose  entièrement 


2+  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

consacrée  à  l'âne,  et  dont  voici  la  première  et  la  der- 
nière strophe  : 

Orientis  partibus 
Adventavit  asinus, 
Pulcher  et  fortissimus 
Sarcinis  aptissimus. 

Hez  sire  asne  car  chantez 
Belle  bouche  rechignez, 
Vous  aurez  du  foin  assez 
Et  de  l'avoine  à  plantez. 


Amen  dicat,  asine 

[Hic  genu  flectebatur) 
Jam  satur  de  gramine, 
Amen,  amen  itéra 
Aspernare  vetera. 

Hez  va  !  Hez  va  !  Hez  va  !  Hez  ! 
Biaulx  sire  asne  car  allez; 
Belle  bouche  car  chantez 
Vous  aurez  du  foin  assez. 


Cette  cérémonie  singulière  fut  réglée,  en  1227,  par 
Pierre  de  Corbeil,  archevêque  de  Sens  ;  mais  on  en 
trouve  des  traces  avant  le  xme  siècle,  et  la  mélodie  en 
a  été  conservée.  Cette  musique  a  toute  l'allure  d'un 
chant  populaire,  et,  singulier  rapprochement,  lorsque 
M.  Saint-Saëns,  dans  son  bel  opéra  d'Etienne  Marcel,  a 
voulu  brosser  le  vivant  tableau  de  la  fête  de  la  Saint- 
Jean,  il  semble  qu'il  ait  eu  comme  une  souvenance 
de  cette  mélodie. 

Malgré  son  caractère  populaire,  la  messe  de  l'âne 
était  encore  delà  musique  religieuse;  mais,  pendant  les 
premiers  siècles  du  moyen  âge,  des   chants  exclusive- 


LIVRE    PREMI  EU.  %% 

ment  profanes  avaient  aussi  existé  en  France.  Les  inva- 
sions étaient  venues,  et  cet  immense  Mot  humain  avait 
laissé  derrière  lui,  sur  la  terre  de  Gaule,  comme  un  limon 
de  musique  dont  notre  art  devait  être  fécondé.  Il  faut 
attendre  jusqu'aux  premières  années  du  ixe  siècle  pour 
trouver  des  chants  notés  ;  cependant,  dès  le  Ve,  nous 
rencontrons  les  traces  de  chansons  militaires  et  autres. 
Les  Visigoths,  qui,  déjà  bien  civilisés,  occupaient  le 
sud  de  la  Gaule,  avaient  une  notation  et  possédaient 
des  livres  de  musique.  Sidoine  Apollinaire,  au  ve  siècle, 
nous  fait  un  portrait  de  leur  roi  Théodoric,  et  nous  le 
montre  aimant  les  arts.  Nous  le  voyons  se  faisant  exé- 
cuter de  la  musique  pendant  ses  repas,  et  non  de  la 
musique  grecque  ou  romaine  «  avec  orgues  hydrauli- 
ques, se  mêlant,  sous  la  conduite  d^n  chef  cTorchestre, 
à  l'accord  des  voix,  mais  bien  des  chants  et  des  instru- 
ments de  sa  nation,  s'adressant  à  Pâme,  tout  en  charmant 
les  oreilles  ».  Des  échanges  de  musique  et  de  musiciens 
se  faisaient  entre  les  chefs  des  peuples  qui  s'étaient 
partagé  la  Gaule;  Clovis  envoyait  un  joueur  de  cithare  à 
Théodoric  et  celui-ci  lui  répondait  :  «  Nous  avons  choisi, 
pour  vous  l'envoyer,  un  joueur  de  harpe  consommé  dans 
son  art  qui,  chantant  à  Tunisson  de  la  bouche  et  des 
mains,  réjouira  la  gloire  de  votre  puissance.   » 

Les  écrivains  parlent  constamment  de  jocidatores, 
minist raies,  gent  joyeuse  et  musicale  par  excellence, 
dont  le  répertoire  ne  se  réduisait  évidemment  pas  au 
plain-chant  grégorien.  C'est  en  vain  que  les  évêques, 
dans  leurs  conciles,  frappaient  à  coups  redoublés  la 
muse  profane;  soutenue  par  le  peuple,  encouragée 
par  les  rois,    elle  allait  gardant  pieusement  les  chants 


26  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

antiques,  apprenant  des  peuples  nouveaux  de  nouvelles 
mélodies,  créant  ainsi  ce  qui  devait  plus  tard  être  la 
musique  française. 

Les  concerts,  les  danses  remplissaient  les  palais  des 
rois  et  les  châteaux  des  seigneurs.  Nous  ne  pouvons  par- 
ler de  Part  musical  au  moyen  âge  sans  citer  la  curieuse 
scène  sculptée  sur  le  chapiteau  de  Saint-Georges  de 
Bocherville  (xie  siècle,  Hist.  mus.,  fig.  33),  où  Ton 
voit,  accompagnée  de  nombreux  instruments,  une  balle- 
rine qui  danse  sur  la  tête  ;  n'est-ce  pas  le  commentaire 
figuré  de  ces  quelques  lignes  d'Hucbald  :  «  J'ai  vu  des 
danseuses  et  des  jongleresses;  les  joueurs  de  flûtes, 
de  cithares  et  d'autres  instruments,  les  chanteurs  et 
les  chanteuses  profanes  charmaient  les  oreilles  des  au- 
diteurs. » 

A  côté  de  ces  concerts  luxueux  on  avait  la  chanson 
de  table  et  le  couplet  à  boire,  qui  se  chantaient  après  le 
repas  et  dont  la  tradition  n'est  point  tout  à  fait  perdue. 
Citons,  parmi  ungrand  nombre  de  chansons  de  ce  genre, 
celle-ci  d'une  verve  toute  gauloise  dont  on  n'a  malheu- 
reusement pas  la  musique,  mais  dontvoiciles  paroles  : 

Quicunque  vult  esse  f rater, 
Bibat  bis,  et  ter  et  quater  ! 
Bibat  sernel  et  secundo, 
Donec  nihil  sit  in  fundo  ! 
Bibat  liera,  bibat  herus  ! 
Ad  bibendum  nemo  serus. 
Bibat  iste,  bibat  illa! 
Bibat  servus  cum  ancilla  ! 
Et  pro  rege  et  pro  papa, 
Bibe  vinum  sine  aqud 
Et  pro  papa  et  pro  rege, 
Bibe  vinum  sine  lege. 


LIVKE    PREMIER. 


17 


On  a  conserve  aussi  le  texte  d'un  chant  surClotaire, 
mais  la  musique  en  est  perdue. 

C'est  seulement  au  i\r  siècle  que  nous  trouvons  le 
premier  chant  latin  populaire  d'origine  française  avec 
musique    con-  n 


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nue  jusqu  a  ce 
jour  :  c'est  une 
complainte  sur 
la  mort  de 
Charlemagne 
(81 3),  attribuée 
àColombanus. 
Ce  chant,  écrit 
dans  une  no- 
tation en  neu- 
mes,  très  diffi- 
cile, se  trouve 
à  la  Biblio- 
thèque natio- 
nale dans  le 

manuscrit 
fonds- latin, 

II  D4*      ^e     PTC-  V\Q.    4.    —     PLAINTE     DE     COLOMBANUS 

Cieux  recueil  sur  la  mort  de  charlemagne  (ixe  s.). 
Contient     aUSSi  (Bibliothèque  Nationale.) 

la  ve  pièce  du 

Ier  livre  de  la  Consolation  de  la  philosophie  de  Boèce,  dont 
les  six  premiers  vers  sont  en  musique,  mais  ils  parais- 
sent postérieurs  au  chant  de  Colombanus.  Le  second 
chant  populaire  (même  manuscrit,  p.  i36)  est  celui  sur 
la  bataille  de  Fontanet  (841),  d'un  nommé  Angelbert. 


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2»  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

Dès  le  x('  siècle,  on  avait  déjà  l'habitude,  qui  s'est 
conservée  jusqu'à  nous,  d'employer  des  chants  déjà 
connus,  ce  que  nous  appelons  aujourd'hui  des  timbres. 
Ainsi,  deux  poésies  latines  de  cette  époque  se  chantaient 
sur  les  airs  dits  Modus  libidinis  et  Modus  flonim. 
Enfin,  après  la  complainte  de  Gottescale  (x(>  siècle),  sur 
le  dernier  jour,  nous  trouvons  à  la  fin  du  xic  siècle  le 
premier  chant  en  langue  vulgaire  française  avec  mu- 
sique notée;  c'est  celui  qu'entonnèrent  les  croisés 
en  1096  : 

O  Maria,  Deu  maire 

Deu  tes  e  fils  e  paire. 
(O  Marie,  mère  de  Dieu, 
Dieu  est  ton  fils  et  ton  père.) 

C'est  une  date  dans  l'histoire  de  notre  musique  que 
cette  première  mélodie  chantée  en  français,  en  dehors  du 
temple,  par  un  peuple  entier.  Aussi  arrêtons-nous  là 
l'histoire  des  origines  de  notre  an  ;  nous  le  retrouve- 
rons au  siècle  suivant,  mais  cette  fois  définitivement 
créé. 

Les  fragments  de  musique  pratique  datant  de  cette 
époque  éloignée,  connus  jusqu'à  ce  jour,  sont  encore 
bien  peu  nombreux  ;  en  revanche,  les  ouvrages  de  théorie 
abondent  et  il  en  est  un  grand  nombre  dû  à  des  musi- 
ciens français. 

Dès  le  vin0  siècle,  nous  voyons  en  France  et  en  Bel- 
gique, Alcuin,  Bernelin  de  Paris;  au  ix°,  Aurélien  de 
Réomé,  Remy  d'Auxerre  et  surtout  Hucbald.  abbé  de 
Saint- Amand,  et  Odon  de  Cluny  dont  les  traités  sont  ce 
que  nous  possédons  de  plus  complet  sur  la  musique  à 
cette  époque.  Le  livre  d' Hucbald  a  pour  titre  :  Musicœ 


LIVRE    PU  KM  1ER.  2y 

enchiriadis  ;  celui  d'Odon  de  Cluny  :  Dialogus  de  musica  ; 
c'est  le  premier  manuel  pratique  de  musique  connu. 

Non  seulement  ces  maîtres  écrivaient  des  traités, 
mais  ils  pratiquaient  surtout  l'enseignement  oral.  Char- 
lemagne  avait  établi  deux  grandes  écoles  mères  à  Metz 
et  à  Soissons,  désirant,  comme  nous  l'avons  dit,  uni- 
fier le  chant  religieux  et  substituer  la  psalmodie  gré- 
gorienne aux  mélodies  gallo-romaines;  mais  déjà  les 
évêques  avaient  établi  de  tous  côtés,  dans  les  monas- 
tères, dans  les  églises  et  jusque  dans  les  campagnes, 
des  écoles  où  Ton  enseignait  la  musique,  le  chant  et 
l'organum. 

Nous  avons  expliqué  succinctement  dans  un  autre 
ouvrage  de  cette  collection  en  quoi  consistait  Yorga- 
num  et  la  diaphonie  ou  harmonie  des  premiers  temps 
du  moyen  âge.  Les  dimensions  de  ce  livre  ne  nous  per- 
mettent pas  de  revenir  sur  ce  sujet,  mais  nous  devons 
dire  encore  quelques  mots  des  neumes  que  l'on  ren- 
contre si  souvent  dans  les  manuscrits.  Jusqu'au  xie  siè- 
cle les  neumes  sont  des  points,  des  virgules,  des  accents 
placés  au-dessus  du  texte,  dans  un  désordre  qui  n'est 
qu'apparent  (fig.  2  et  3).  Chacun  de  ces  signes  représente 
à  la  fois  une  ou  plusieurs  notes,  et  de  la  hauteur  qui  le 
sépare  du  texte  dépend  l'intonation  du  son  qu'il  repré- 
sente; le  lecteur  n'a  pas  d'autre  guide;  l'on  comprend 
combien  cette  notation  devait  êtr  e  incertaine,  et  l'on  n'est 
point  étonné  qu'un  écrivain  contemporain,  Jean  Cot- 
ton  dise  naïvement  :  In  neumis  nulla  est  certitudo. 
Ce  ne  fut  que  vers  les  xe  et  xr"  siècles  que  Ton  eut  l'idée  de 
fixer  la  place  des  signes  neumatiques,  au  moyen  d'une 
ligne  dont  une  clef,  c'est-à-dire  une  lettre,  représentait 


30  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

l'intonation.  De  ce  jour  les  lignes  et  les  clefs  se  sont 
multipliées,  récriture  est  devenue  moins  douteuse  et 
notre  notation  musicale  a  été  créée.  Un  des  plus  anciens 

monuments  neumati- 
ques  est  l'antiphonaire 
de  Saint-Gall,  dans 
l'abbaye  de  ce  nom. 
En  France,  il  faut  ci- 
ter le  manuscrit  de 
l'abbaye  de  Jumièges, 
l'antiphonaire  de 
Montpellier,  l'office 
de  Saint-Thuria  s. 
Pour  arriver  à  rendre 
plus  claire  cette  sorte 
d'écriture  musicale, 
on  avait  eu  l'idée  de 
dresser  des  espèces  de 
tableaux  donnant  les 
noms  et  les  diverses 
figures  des  neumes. 
Chacun  de  ces  ta- 
bleaux finit  par  la  for- 
mule immuable  :  erras 
qui  plura  refinges. 
mais  la  recommanda- 
tion fut  toujours  assez 
mal  suivie,  car  du  x''  au  xiv°  siècle,  le  nombre  des 
signes  monta  de  17  à  45,  sans  que  pour  cela  l'écriture 
devînt  plus  facile  à  lire;  au  contraire. 

Toute  cette  musique  était  exécutée  non  seulement 


FIG.     S. 
LE     CROWTH     OU     VIOLON     CEITI  Q.U  E 

(IXe    siècle). 


L  I  V  II  E    PRKMI  E  II . 


3» 


par  des  voix,  mais  aussi  par  des  instruments,  les  uns 
venus  de  L'antiquité,  les  autres  apportes  par  les  barbares. 
Des  Grecs  et  des  Romains,  nous  avions  pris  les  lyres, 


I 


\innmniHimmmiinniimii.iiniiiiiii 


Orgamfrrii 

FIG.    6.     ORGANISTRUM     OU     VIELLE     (lXc     SIÈCLE). 

les  cithares,  les  psaltérions,  des  tambours  de  diverses 
espèces,  les  flûtes,  quelques  trompettes  et  les  grandes 
orgues;  des  peuples  celtiques, gallois  et  germains, nous 
avions  les  harpes,  la  vitula  (vielle  ou 
viole  à  archet),  la  vielle  à  roue,  appe- 
lée au  ixe  siècle  organistrum  (fig.  6). 

La  lyre  avait  perdu  ses  formes  élé- 
gantes de  l'antiquité;  on  la  retrouve 
du  ixe  au  xifi  siècle,  puis  elle  disparaît; 
le  psaltérion,  d'origine  orientale,  aura 
plus  tard  au  moyen  âge  un  rôle  im- 
portant. La  harpe,  l'instrument  sacré, 
pour  ainsi  dire  national,  des  druides 
et  des  bardes  de  l'Armorique,  des  prê- 
tres d'Irlande,  des  héros  ossianiques 
du  nord   de   l'Angleterre,    des  dieux  de  l'Edda  et  du 
Nibelungenlied,   est   la  même  pour  tous    les  peuples 
d'origine   germanique   ou  Scandinave.   Elle  n'a  pas  la 
grâce  et  la  richesse  des  harpes  égyptiennes,  asiatiques 


FIG.    7. 
HARPE     CELTIQ_UE 

(IXe    siècle). 


}2  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

ou  grecques,  mais  elle  paraît  ce  que  j'appellerai  plus 

riche  de  musique  avec  ses  nombreuses  cordes  souvent 

sur  deux  rangs,  avec 
son  corps  sonore  bien 
établi  (fig.  7).  Elle  est 
connue  dès  le  vic  siècle, 
et  nous  en  trouvons 
pour  la  première  fois 
la  ligure  dans  un  ma- 
nuscrit, dit  manuscrit 
de  Saint-Biaise  (ixe  siè- 
cle) et  dans  un  autre 
qui  appartient  à  la  bi- 
bliothèque d'Angers. 

Les  peuples  de  l'an- 
tiquité classique  n'a- 
vaient pas  connu  les 
instruments  à  archet. 
Le  premier  que  nous 
voyons  apparaître  est 
d'origine  galloise  ou 
anglo-saxonne,  et  c'est 
en  Bretagne  qu'il  est  le 
plus  usité.  On  en  voit 
une  des  premières  re- 
présentations françaises 
dans  le  manuscrit  dit 
de  Saint-Martial  de  Li- 
moges (fig.  5);  il  a  nom 

crowth,  et  de  cette  espèce  de  caisse  armée  de  cordes  est 

sorti  le  roi  de  nos  orchestres,  le  violon. 


FIG.     8.    ORGUE     DU    IVe    SIÈCLE. 

(Terre  cuite  du  Musée  de  Cartilage.) 


I.l  VKK    PK  EMI  ER. 


33 


La  harpe,  la  vielle  ou  organistrum  cl  le  crowth  sont 
les  instruments  caractéristiques  de  l'époque  qui  nous 
occupe  ;  mais  il  nous 
faut  faire  une  place  spé- 
ciale à  l'orgue.  Les 
Gallo- Romains  connais- 
saient l'orgue  à  tuyaux 
et  à  soufflerie,  ainsi  que 
Ton  peut  le  voir  dans 
un  bas-relief  du  musée 
d'Arles.  Cependant,  les 
Romains  et  particuliè- 
rement les  Byzantins 
avaient  porté  cet  ins- 
trument à  une  grande 
perfection ,  comme  le 
prouve  la  curieuse 
terre  cuite  du  ivc  siècle 
représentant  un  orgue 
et  appartenant  au  mu- 
sée de  Carthage  (fig.  8 
et  9)  et  que  nous  re- 
produisons ici.  Le  pre- 
mier orgue  dont  il 
soit  fait  mention  en 
France  fut  envoyé  à 
Pépin  le  Bref  par  l'em- 
pereur Constantin  Co- 
pronyme  et  placé  dans 

l'église  de  Saint-Corneille  à  Compiègne.  Charlemagne 
fit  construire  de  grandes  orgues  à  Aix-la-Chapelle,  par 

MUSIQUE    FRANÇAISE.  j 


—    ORGUE     DU     IV"      SIECLE. 

(Terre  cuite  du  Musée  de  Carthage  ) 


3+  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

un  Byzantin  nommé  Georges.  Avec  son  clavier  et  ses 
nombreux  tuyaux,  l'orgue  offrait  déjà  des  ressources 
immenses  aux  musiciens  ;  aussi  bien  en  firent-ils  la  base 
de  la  musique;  c'est  pourquoi  il  a  donné  son  nom  au 
style  à  plusieurs  parties  de  cette  époque,  qui  s'appelait 
symphonia,  diaphonia  ou  orgamim  dont  nous  avons 
parlé  plus  haut. 

Tel  était  l'état  de  la  musique  en  France  au  xr  siècle. 
A  ce  moment,  la  Gaule  a  cessé  d'être  romaine  ou  ger- 
maine; notre  nationalité  va  commencer  à  se  former; 
et  déjà,  dans  la  musique,  l'observateur  attentif  peut 
saisir  quelques  indices,  comparer  quelques  faits  qui, 
joints  à  ceux  qui  se  présenteront  dans  les  siècles 
suivants,  lui  permettront  de  chercher  les  origines  de 
notre  art.  Dire  qu'il  existe  une  école  française  à  cette 
époque  si  éloignée  serait  bien  exagérer,  mais  après  les 
cinq  cents  ans  qui  viennent  de  s'écouler  depuis  la  chute 
de  l'empire  de  Rome,  on  trouve  les  traces  d'une  mu- 
sique qui  n'est  plus  celle  de  l'Eglise,  qui  n'est  plus 
celle  des  Romains.  Quelques  vagues  lueurs  d'un  art 
nouveau  se  laissent  entrevoir,  c'est  le  crépuscule  qui 
précède  l'aube  des  xn°  et  xuic  siècles,  cette  aurore  de  la 
musique  française. 


Adam  de   Saint-Victor.  Œuvres  publiées    par  Léon   Gautier, 
in-12,  i858. 

L'Ane  au  moyen  âge.  Annales  archéologiques,  t.  VII,  1844. 

Clément  (Félix).  Histoire  de  la  musique  religieuse,  in-8°,  1866. 

Goussemaker  (E.  de).   Mémoires  sur  Hucbald,  in-40,  1841;  — 
Drames  liturgiques,  in-40,  1860. 

Du  Cange.  Olossarium  média:  et  infimûe  latinitatis.  Ed.  Favre 
in-40,  i883. 

Ducleuziou.  L'Art  national,  1882-1883,  2  vol,  grand  in-8°. 


LIVRE    PREMIER.  JS 

Pétis.  [Galette  musicale,  1843,  n,,s  24,  a5,  ad.] 

Fauriel.  Histoire  Je  la  Gaule  méridionale,  in-8°. 

Gerbert.  De  cantu  et  musica  sacra,  in-40,  1774. 

Gevaert.  Les  origines  du  chaut  liturgique  de  Véglise  latine, 
1890  (travail  d'un  haut  intérêt). 

Huchcr.  L'Art  gaulois  et  les  Gaulois  d'après  leurs  médailles, 
2  vol.  in-4",  1-l)'.»- 

Lambillotte.  Antiphonaire  de  saint  Grégoire,  in-40,  1867. 

La  Villemarqué  (H.  de).  Bar^as-Breif.  Chants  populaires  de  la 
Bretagne,  in-12,  1840. 

Leboeuf.  Traité  historique  et  pratique  du  plain-chant  ecclésias- 
tique,  in-12,  Paris,  1741  ;  —  Mémoire  sur  les  anciennes  représenta- 
tions théâtrales  pieuses. 

Jumilhac  (Dom).  Art  et  scioice  du  plain-chant,  publié  par 
Th.  Nisard  et  Leclercq,  in-40,  1848. 

Moquau(Dom')  et  Babin  (Dom).  Paléographie  musicale  (excel- 
lent ouvrage  en  cours  de  publication). 

Morice.  Histoire  de  la  mise  en  scène,  depuis  les  Mystères  jus- 
qu'au Cid.  in-8°,  i83b. 

Mone.  Lateinische  Hymnen.  3  vol.  in-8°,  i853-i855. 

Michel  (Franc)  et  Monmerqué.  Théâtre  français  au  moyen 
âge,  grand  in-8°,  i83g. 

Musical  {The)  notation  of  the  middle  âge.  London,  1890,  in- 
folio. —  Texte  et  pi.  phot. 

Nisard  (Th.).  Etude  sur  les  Neumes.  [Revue  archéologique, 
t.  V,  VI,  VII.) 

Ortigue  (d').  Dictionnaire  du  plain-chant,    grand  in-8°,    1854. 

Tardif.  Essai  sur  les  Neumes.  (Bibliothèque  de  l'École  des 
chartes,  3e  série,  t.  V.) 

Wolff.  Ueber  die  Lais,  sequen\en  und  Leichen,  in-8°,  1841 
(planches  nombreuses). 


CHAPITRE   II 

PREMIERE     RENAISSANCE     MUSICALE 
(XIIe     ET     XIIIe     SIÈCLES) 

La  Chanson  française.  —  La  musique  à  voix  seule.  —  Romances, 
lais  et  sirventois.  —  La  musique  à  plusieurs  voix.  —  Le 
déchant.  —  Motets,  rondeaux  et  conduits.  —  Le  théâtre.  — 
Drames  religieux,  comédies  et  pastorales  en  musique.  —  Daniel 
Ludus  et  le  jeu  de  Robin  et  Marion.  —  Les  concerts.  —  Les 
puys  et  les  concours.  —  La  danse,  le  chant,  les  instruments. 
—  La  musique  religieuse.  —  Réaction  cistercienne.  —  Les 
musiciens. —  Troubadours  et  trouvères,  les  ménestrels  et  les 
écoles  de  ménestrandie,  ménestrelles  et  jongleresses.  —  Les 
théoriciens. 

De  toutes  les  époques  du  moyen  âge,  le  xine  siècle 
est  la  plus  brillante,  et  dans  cette  véritable  renaissance 
artistique  et  littéraire,  la  France  tient  le  premier  rang; 
elle  le  tient  aussi  en  musique  et,  cette  fois,  sans  qu^au- 
cune  hypothèse  vienne  troubler  l'historien. 

Partout  les  documents  abondent  :  dans  les  minia- 
tures des  manuscrits,  dans  les  sculptures  des  cathé- 
drales, dans  les  descriptions  des  poètes  et  des  chroni- 
queurs, dans  les  traités  des  théoriciens,  la  musique 
chante  de  toutes  ses  voix;  elle  prend  un  style,  un  carac- 
tère, elle  est  musique,  en  un  mot.  Plus  de  textes  tor- 
turés ou  incomplets,  plus  de  neumes  douteux  ou  presque 
intraduisibles.  Tout  est  clair  et  limpide. 


LIVK  E   PREMIER.  17 

C'est  par  centaines  que   Ton  connaît  les  composi- 


-z=r~x    a  .   ,  =^ri 

atef  fcrturai  -  WnC  amœ  ntnr  o  wuî . 
tfrnœ  trcftvmr  ma  vie  -  ftnitrm  k  benc_ 
cm--  cr  nu  ïutnc  qniû- <pn«K  -if  ffrat 
Ijbvnux  ylu;  qu<  entr-  er  N  tomv  entartr. 
j'fW;  cfl-  aui  J\amrr  U  jwc-ftl  nen  mntea 
i  VKn5o-^jl«ga'?>>>T?Tir~  -  é 


■  . 


On  îw  luat  mtctrf  V4leu*bcMf  tome 


■un  cruerre  I02  gttenfon-  âmoi  tK  fan-  fo- 


rmer- 

JG£"r*l<  micubtc  que  ne  5te--j»zofU'aut 
jbn*  ne  menr  ■  bef  nuuf  îsme  te  quter  aie  - 
{j€u«<"m«ialcgemenr-  cartropfticft^gnrf 
temuettt  -  qui  ^nne  cr  xxva,  -tuft-Tmc-q 
toft-ftnnr$nnf  ft  Ct>amc  A&Knr.d^as 


k,  -^oi  5ttu  carnume;  We  tttfûtmcr  amie 


f.i  ^  t    r 

■nul  non-  amoif-  vuerf-  m.nf  cclcVuu 

:..       ■■   '"'    *'■    =E 

iwnç-  àc  efunter  va<  pane -que  trouotnq 


Il  toc-  Gcfeum-ftSue-fticnamoic-car 


X 


î  XxyoÇ xm  te  pluf-  que  mile  nen?  qui  ftnr- 
'^><rrckinfpn  lastnr  ybire  - Ct  chmam 
•}y*ac  «mener-  au  l*U  au  «Wr  -vum:-  U 
|!,a»tne  ^e  Jtonrijtr-  en  qm  tl  tu  qn«tftijt?- 
||  qttebonc  îtrme  Soir  four-  î>c  car  mot  U 
'  "&ttaf  ccfk  chanoem  aanuf 


|Llneu  amer  me  vtewr  nu  gjrMv,  vit  -  £) 
n'Iljjten  cft-  &wiO<iui  iot<  num*-  Hue  5e 
*  air  gitcrrebe^t  -  ïamot  «ui  nt  foir  pn* 
Munie-  matf  Imam*  cr  î*  raifon .  tclc  al_ 
!  tC  Cm*  tcunfon-  crfucnf  (la  Ugcf  bernai  - 
■ne-  tic  une  ma  urnirat -  a  ;££——-» 


Avanr  berne  amoa*  Cantal  U  n<def  tetr  pe?- 
pigoduitf  bç  le-  couyclr 


FIG.     IO.    CHANSON      DE     PIEREKINS     DE     LECOUPELE 

(XIIIe    siècle). 
(Bibliothèque  nationale.) 


tions  des  musiciens  de   cette  époque.   De  magnifiques 


38  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

jnanuscrits,  à  Paris,  à  Londres,  à  Copenhague,  à  Mont- 
pellier, nous  donnent  des  pièces  de  tout  genre,  à  une 
ou  à  plusieurs  voix  et  même  avec  instruments  ;  ces 
morceaux  sont  écrits  dans  une  notation  qui  veut  être 
étudiée,  mais  que  l'on  peut  comprendre  (fig.  10). 

Il  faut  encore  compter  avec  la  musique  religieuse, 
avec  le  chantre  et  l'organiste,  mais  voici  qu'apparaît  en 
pleine  lumière  un  nouveau  personnage  qui  jusqu'ici, 
timidement  caché,  va  prendre  hardiment  la  première 
place; troubadour,  trouvère  ou  ménestrel,  c'est  lui  qui 
pour  nous  sera  le  musicien  par  excellence,  le  père  de  nos 
compositeurs,  de  nos  chanteurs,  de  nos  instrumentistes. 
De  ses  chansons,  tantôt  naïves,  tantôt  d'un  art,  sinon 
très  avancé  et  très  pur,  du  moins  très  compliqué,  sor- 
tira non  seulement  notre  musique  moderne  avec  tous 
ses  développements,  mais  encore  et  surtout  la  musique 
française.  Dès  le  xne  siècle,  dans  les  premières  chansons 
on  découvre  comme  un  vague  sentiment  de  la  mélodie 
nationale,  certains  tours  caractéristiques  particuliers 
aux  chants  que  nous  aimons. 

Ce  furent  de  singuliers  personnages  que  ces  trouba- 
dours du  Midi  et  ces  trouvères  du  Nord,  qui  ne  diffé- 
raient en  somme  que  par  la  langue  :  tantôt  chevaliers, 
tantôt  artistes,  tantôt  bohèmes,  quelquefois  le  tout 
ensemble,  ils  portaient  à  travers  le  monde  la  chanson 
provençale  ou  le  refrain  picard.  Les  croisades  ne  les 
ont  pas  fait  naître,  ainsi  qu'on  l'a  dit,  puisque  dès  le 
vine  siècle  nous  avons  vu  des  ménestrels  et  des  jon- 
gleurs ;  mais  elles  les  ont  singulièrement  favorisés. 

De  ces  longs  et  lointains  voyages,  les  guerriers 
de  Palestine  revinrent  transformés.  Ils  avaient  vu  bien 


LI  V  R  E    PU  KM  I  ER.  39 

des  peuples  divers,  connu  bien  des  mœurs  nouvelles;  des 
besoins  de  luxe,  de  plaisir  et  d'art  leur  étaient  nés  ;  la 
musique  et  la  poésie  devenaient  pour  eux  non  seulement 
une  distraction,  mais  une  nécessité.  Ceux  qui  étaient 
restés  en  France,  émerveillés  de  ces  nouveautés,  se 
plaisaient  aux  récits  de  ces  belles  aventures;  le  règne 
des  conteurs  était  commencé,  celui  des  chanteurs  ne 
devait  pas  tarder  à  s'ouvrir. 

Chanteurs  d'amour  et  chanteurs  de  guerre,  voilà, 
en  somme,  quels  étaient  les  artistes  du  moyen  âge. 
Mais  les  seconds  ont  pour  nous  moins  d'intérêt  que 
les  premiers;  les  longs  récits  épiques  de  la  chanson  de 
geste  ne  laissaient  pas  grande  place  à  la  musique;  c'est 
tout  au  plus  si  quelquefois  une  phrase,  toujours  la 
même,  revient  périodiquement  comme  un  refrain,  pour 
aider  la  voix  du  récitant,  ou  si  une  note  soutenue  de 
viole  maintient  le  débit  sur  un  ton  élevé,  afin  d'être  en- 
tendu de  tous  les  auditeurs. 

Pour  les  pastorales,  au  contraire,  et  les  chansons 
d'amour,  pour  les  romances,  les  lais,  les  sirventois,  les 
pastourelles,  etc.,  les  chants  sont  d'une  richesse  et  d'une 
variété  qui  étonnent  à  cette  époque.  Dans  la  plus 
simple  chanson,  comme  dans  la  composition  dramatique 
qui  déjà  prend  figure,  dans  la  mélodie  la  plus  naïve  à 
une  voix,  comme  dans  la  combinaison  harmonique  la 
plus  savante,  l'artiste  sait  déjà  trouver  la  grâce  de  la 
phrase  mélodique  et  le  nombre  du  rythme;  bien  plus, 
il  a  comme  un  vague  instinct  de  justesse  dans  l'expres- 
sion. 

Nos  oreilles,  habituées  aux  multiples  combinaisons 
de  la  musique   moderne,    saisissent    difficilement    les 


4o  KCOLE    FRANÇAISE    DE   MUSIQUE. 

différences  qui  distinguent  les  diverses  compositions 
de  cette  époque.  Tout  d'abord  ces  mélodies  se  ressem- 
blent d'autant  plus  qu'elles  sont  écrites  dans  les  tona- 
lités assez  monotones  du  plain-chant  et  qu'elles  ont, 
pour  la  plupart,  la  même  origine,  c'est-à-dire  la  chan- 
son populaire  et  Pair  de  danse;  mais  à  mesure  qu'on 
les  étudie  et  surtout  qu'on  les  traduit,  on  saisit  les 
différences  qui  distinguent  ces  chants  les  uns  des 
autres,  et  que  les  artistes  du  moyen  âge  savaient  fort 
bien  établir  et  analyser.  Ils  n'employaient  pas  indiffé- 
remment la  monodie,  ou  chant  à  une  seule  voix,  et  le 
déchant  ou  chant  harmonisé;  ils  savaient  quel  rythme, 
quel  genre  convenait  à  la  poésie  qu'ils  voulaient  mettre 
en  musique;  ils  coloraient  leurs  mélodies  par  les  tim- 
bres variés  des  instruments  ;  bref,  une  partie  de  cet  art 
difficile  que  nous  appelons  aujourd'hui  composition 
leur  était  déjà  connue. 

La  musique  à  voix  seule  était  usitée  dans  les 
chansons  de  geste  et  les  contes,  dans  les  chansons 
d'amour,  les  romances,  les  pastourelles,  les  lais,  les 
sirventois,  et  les  jeux  partis,  ainsi  que  dans  les  proses 
farcies  dont  nous  avons  parlé  plus  haut.  On  en  trou- 
vait aussi  dans  les  jeux  dramatiques  dont  il  sera  ques- 
tion plus  loin.  C'était  aux  motets,  aux  conduits,  aux 
rondels,  en  un  mot  à  la  musique  savante  de  ce  temps 
que  les  trouvères  et  les  troubadours  réservaient  le 
déchanta  plusieurs  parties  qu'ils  employaient  à  l'église 
aussi  bien  qu'au  théâtre. 

La  place  nous  manque  pour  entrer  dans  de  longs 
détails  sur  les  divers  genres  de  composition  à  une  et  à 
plusieurs    voix    et   sur   le   déchant.    Nous    renvoyons 


LIVRE    PREMIER.  +i 

le  lecteur  curieux  de  ces  origines  de  notre  art,  aux 
ouvrages  de  Fétis,  Coussèmaker,  et  à  notre  travail  dé- 
taillé sur  la  Musique  au  siècle  de  saint  Louis. 

On  rencontre  un  grand  nombre  de  ces  compositions 
diverses  dans  les  manuscrits,  et  à  en  juger  par  toute 
cette  littérature  musicale,  le  répertoire  des  trouvères 
était  riche;  mais  c'est  surtout  dans  les  représentations 
dramatiques  profanes  ou  religieuses,  que  les  musiciens 
du  xme  siècle  déployaient  toutes  les  ressources  de  leur 
talent.  Nous  avons  laissé  au  xir  siècle  la  musique  se 
faisant  entendre  dans  des  sortes  d'opéras  liturgiques 
complètement  chantés  sur  les  mélodies  du  plain-chant, 
au  milieu  desquelles  se  glissaient  quelques  accents  pro- 
fanes. Dans  les  mystères  des  xne  et  xnr"  siècles,  la  mu- 
sique n'est  pas  continuellement  employée;  mais  elle  est 
plus  variée.  Depuis  la  mélodie  traditionnelle  du  rituel 
jusqu'à  la  chanson  encore  inédite  du  jour,  depuis  la 
prose  et  la  séquence  jusqu'au  motet  et  au  conduit,  tout 
est  mis  à  contribution  et  cela  à  grand  renfort  d'instru- 
ments célestes  et  infernaux.  Je  ne  citerai  qu'un  de  ces 
drames,  le  célèbre  Daniel  Ludus,  d'Hilaire,  joué 
vers  i25o;  là  nous  trouvons  des  proses,  des  antiennes, 
des  répons,  tout  l'arsenal  de  la  musique  religieuse; 
mais  voici,  à  côté,  de  véritable  musique  libre.  La  pré- 
sence des  conduits,  chœurs  ou  marches,  l'intervention 
de  nombreux  instruments,  voilà  plus  qu'il  ne  nous  en 
faut  pour  démontrer  que  dans  une  œuvre  musicale  de 
cette  importance  et  de  cette  variété  toutes  les  richesses 
de  l'art  avaient  été  appelées  au  secours  de  la  poésie. 
Le  drame  à  la  fois  sacré  et  comique  du  Juif  volé  ou  le 
Jeu  de  saint  Nicolas  est  comme  animé  d'un  souffle  de 


42  ÉCOLE  FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

musique  mondaine  et  profane  qui  nous  transporte  bien 
loin  des  formules  du  plain-chant.  C'est  déjà  de  la  mu- 
sique française.  Si  nous  avançons  vers  une  époque  plus 
rapprochée  de  nous,  voici  les  rondeaux  et  les  morceaux 
à  plusieurs  voix  qui  vont  franchement  faire  leur  appari- 
tion. Afin  de  changer  ingénieusement  leurs  effets  grâce 
à  la  musique  profane,  les  auteurs  finiront  par  intro- 
duire ouvertement  les  ménestrels  dans  les  mystères  : 


Ja  menestrez!  estes  vous  prests. 
Faites  mestier. 


Voilà  l'orchestre  bien  et  dûment  établi,  et  pendant 
les  xiic  et  xine  siècles  les  instruments  tinrent  grande 
place  dans  les  représentations  sacrées.  C'était  pendant 
les  entr'actes  ou  pauses  que  les  ménétriers  instrumen- 
tistes faisaient  surtout  briller  leur  talent. 

Avec  les  mystères,  nous  sommes  encore  fidèles  à  la 
vieille  tradition  et  ils  ne  sont,  après  tout,  que  la  suite 
des  drames  liturgiques  du  xie  siècle;  mais,  à  la  fin  du 
xnie,  les  trouvères  se  dégagent  complètement  de 
l'Église.  Ils  mettent  en  scène  des  histoires  d'amour,  des 
petits  tableaux  populaires,  des  aventures  villageoises,  et 
la  musique  d'aller  son  train.  Une  jolie  petite  pièce  de 
ce  genre,  Aucassin  et  Nicolette,  qui  a  plusieurs  fois 
servi  à  des  opéras-comiques,  date  de  cette  époque  et 
contient  un  peu  de  chant;  mais  voici  presque  un  opéra- 
comique  ou  au  moins  une  pastorale  en  musique.  Un 
célèbre  trouvère,  Adam  de  la  Halle  (Arras,  vers  1240. 
Naples,  vers  1 285),  écrivit  deux  pièces  dont  l'une,  le 
Jeu  d'Adam  ou  de  la  feuillée,  est  une  véritable  féerie 


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avec  couplets,  chœurs  et  changements,  et  L'autre,  le  Jeu 

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fig.    ii.  —   scène    et   chanson    du  Jeu  de  Robin  et  Marion. 
(Manuscrit  de  la  Bibliothèque  Nationale.) 


-H-  ECOLE    FRANÇAISK    DE    MUSIQUE. 

de  Robin  et  de  Marion.  peut  être  considérée  comme  le 
premier  de  nos  opéras-comiques.  En  effet,  nous  y  voyons 
la  musique,  formée  de  gentils  couplets  s'adaptant  bien 
aux  paroles,  égayée  de  danses  alertes  et  vives  à  l'allure 
toute  nationale.  On  peut  déjà  deviner  nos  musiciens  de 
demi-genre  dans  le  refrain  populaire  de  Robin  in  aime, 
Robin  m'a  (fig.  11),  dans  le  couplet  si  mélodique  du 
chevalier  et  enfin,  surtout  dans  la  charmante  scène 
de  danse  :  Robin  et  ses  compagnons,  tout  contents  de 
voir  Marion  échapper  aux  entreprises  du  chevalier  qui 
a  tenté  de  l'enlever,  veulent  danser  la  tresque.  Robin 
part  fièrement  le  poing  sur  la  hanche,  dessinant  son 
cavalier  seul,  à  la  grande  admiration  de  Marion,  dont 
il  prend  ensuite  la  main  gantée,  puis  le  voilà  menant 
la  farandole  à  travers  les  sentiers  ombreux;  et  Huart 
de  souffler  à  pleins  poumons  dans  sa  cornemuse,  et 
Gautier  et  Baudon  de  faire  sonner  leurs  cornets.  La 
pastorale  se  finit  sur  cette  tresque  ou  farandole  qui  se 
déroule  gaiement  au  fond  des  bois  à  la  voix  de  Robin: 

Venez  après  moi,  venes  le  sentèle, 
Le  sentèle,  le  sentèle  lez  li  bas. 

Nous  voici  bien  loin  des  scènes  presque  liturgiques 
des  trois  Maries  ou  des  Vierges  folles. 

Cette  jolie  pastorale  fut  jouée  à  la  Cour  de  Naples, 
vers  1260,  mais  ce  n'était  pas  seulement  dans  les 
représentations  dramatiques  que  Ton  entendait  des 
chants  et  des  instruments;  les  concerts  étaient  nom- 
breux et  variés.  Jean  de  Garlande,  un  écrivain  des 
xne  et  xnr  siècles,  nous  fait  un  riche  tableau  des 
séances  musicales  de  son  temps  :   «  Dans  les  maisons 


M  V  II  i:    PR  KM  I  ER.  +S 

riches,  j'ai  vu  des  joueurs  de  lyre  et  de  ilûte,  j'ai  vu  des 
vieleurs  avec  leurs  vièles,  d'autres  musiciens  avec  un 
sistre,  une  gigue,  un  psaltérion,  une  chifonie,  une 
citole,  un  tambour  et  des  cimbales;  j'ai  vu  aussi  des 
courtisanes  et  des  danseuses  qui  jouaient  avec  des  ser- 
pents. »  Un  peu  plus  tard,  nous  retrouvons  encore  nom- 
breuse assemblée  de  musique  et,  cette  fois,  en  Flandre 
«  on  n'entendit  que  le  bruit  des  tambours  et  des  trom- 
pettes, que  le  chant  et  les  accords  des  harpes  et  des 
flûtes,  des  fifres  et  des  violes,  les  joueurs  d'instruments 
reçurent,  pour  cela,  beaucoup  de  beaux  habits  ».  Sou- 
vent, dans  les  repas,  les  invités  eux-mêmes  prenaient 
part  a  l'exécution  : 

Quant  mengiée  orent  à  plenté 
Et  li  doblier  furent  osté, 
Cil  lecheor  dont  moût  i  ot 
Monstra  chascun  ce  que  il  sot  : 
Li  uns  atempre  sa  viele, 
Cil  flauste,  cil  chalmèle, 
Et  cil  autre  rechante  et  note 
O  a  la  lyre  o  a  la  rote. 

(Roman  du  Chevalier  à  l'épée.) 

Il  était   même  d'une  bonne    éducation  de    savoir 

quelque  morceau  et  de  le  chanter  sans  se   faire  trop 

prier  : 

Fiz,  se  tu  sez  contes  conter 
Ou  chanson  de  geste  chanter, 
Ne  te  laisse  pas  trop  proier. 

(Enseignement  Trebor.) 

Les  dames  elles-mêmes  devaient  gracieusement  se 
rendre  aux  prières  de  leurs  invités.  Plus  la  fête   était 


+6  ÉCOLE   FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

somptueuse,   plus    les   ménétriers   étaient    nombreux. 
Écoutez  plutôt  le  joli  lai  de  Colin  Muset  : 

Gratis  fut  la  feste,  mes  pleines  i  ot  tant, 

Moût  a  anui  les  iroie  contant 

Bondissent  timbres  et  font  feste  moût  grand. 

Harpes  et  gigues  et  jugleors  chantant, 

En  lor  viele  vont  les  lais  vielant, 

Qui  en  Bretagne  firent  ja  li  amant, 

Del  chevrefoie  vont  le  sonet  disant, 

Que  Tristan  fit  que  Yseut  aima  tant. 

On  trouve  dans  ce  passage  les  titres  des  deux  mor- 
ceaux les  plus  à  la  mode  au  xnie  siècle,  le  sonnet  du 
chèvrefeuille  et  le  lai  de  Tristan  et  Iseult. 

Du  reste,  trouvères  et  ménestrels  se  donnaient 
entre  eux  des  fêtes,  organisaient  des  concours  qui  por- 
taient le  nom  de  puj-  de  musique.  Dès  le  xnie  siècle, 
nous  trouvons  des  puys  au  Puy  en  Auvergne,  en  Picar- 
die, en  Artois,  en  Champagne,  en  Normandie  et  sur- 
tout à  Evreux  où  ils  sont  restés  célèbres.  Parmi  les 
plus  brillants  lauréats  de  ces  concours,  nous  rencon- 
trons les  plus  illustres  trouvères,  Adenet  le  Roi,  Pier- 
quin  de  la  Coupelle,  Adam  de  la  Halle,  Giraut  de 
Calenson,  Andrieux  Contredit,  Thomas  Herier,  etc. 

Nous  avons  vu,  à  la  scène  finale  de  Robin  et  Ma- 
rioit;  que  la  danse  tenait  grande  place  dans  les  pasto- 
rales. Comme  c'est  aux  airs  à  danser  que  la  musique 
doit,  en  grande  partie,  la  vivacité  de  ses  rythmes,  et 
que  quelques-uns  même  sont  venus  jusqu'à  nous,  soit 
par  leurs  noms,  soit  parles  mélodies  populaires,  on  est 
heureux  de  les  retrouver  au  xmc  siècle.  Dans  les  manu- 
scrits qui  nous  sont  restés,  dans  les  citations  des  au- 


LIVRÉ    P  REM  IKK.  +7 

teurs,  nous  voyons  la  danse  établie  en  reine;  tout  un 


PIC.     12.    —    CARILLON     A     MAINS     (  X I  1 1  c    SIÈCLE). 
'(Société  archéologique  de  Sens.) 

genre  de  poésie  et  de  musique  lui  est  consacré  sous  le 
nom  de  Vaduries.  Richard  de  Fournival,  dans  la  Pan- 


+B  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

thère,  en  cite  une  liste  fort  longue  ;  le  fameux  Branle  du 
Poitou,  si  longtemps  célèbre,  y  fait  déjà  bonne  figure, 
et  l'orchestre  de  danse  y  chante  de  toutes  ses  voix. 
Écoutons  plutôt  : 

Car  j'oï  si  grant  mélodie, 
Conques  tèle  ne  fut  oie 
En  citoles  et  en  vièles; 
Oï  faire  notes  nouvelles, 
Danses  et  sons  poitevinois 
Oi  en  cors  sarrazinois, 
Timbres  y  avoit  et  araines, 
Psalterion,  muse,  douçaine, 
Chevrettes,  buisines,  tabors, 
Dont  moût  me  plaisoit  li  labors; 
Instruments  de  toute  manière 
I  avoient  et  a  vois  plenière 
Chantoient  cil  qui  les  menoient. 

Ce  dernier  vers  prouve  qu'aux  instruments  sonnants 
les  danses  hautes  et  basses  se  joignaient  aussi  les  voix. 

Tous  les  trouvères  et  troubadours  Savaient  pas  le 
don  de  la  mélodie  ou  la  science  de  la  musique  à  plusieurs 
parties;  mais,  en  général,  ils  devaient  savoir  chanter 
en  s'accompagnant  d'un  instrument,  harpe,  viole  ou 
vielle.  Dans  le  chant,  on  tenait,  comme  nous,  grand 
compte  de  la  virtuosité  et  de  l'habileté  d'exécution. 
Chantres,  trouvères,  troubadours  et  ménestrels,  hommes 
et  femmes,  luttaient  de  vocalises,  de  traits,  de  fiori- 
tures. Foudres  papales,  interdictions  épiscopales,  rien 
ne  pouvait  défendre  le  sanctuaire  de  l'invasion  du  chant 
orné;  que  faisaient  les  défenses  lorsque  les  évêques 
eux-mêmes  étaient  complices  des  artistes  et  du  public? 
Il  est  vrai  que  les  chansons  notées  de  cette  époque  pré- 
sentent à  l'œil  une   mélodie  généralement  assez  sobre 


LIVRE    PREMIER.  49 

de  traits,  mais  nous  savons  parles  partitions  italiennes 
POUMNIA 

CXnçpr»  |u£h/ et  $c  forme  manoyie 
^"Xjfrmrûa  <xuxa>  l\>nuttn>  «j$(v(w 

Itont  \X frra  a  touliouie  rtuM^racmourC' 


fic.   ij.  —  manuscrit   pes  Adages   (fin    du    xvc   siècle). 

(Bibliothèque  de  l'Arsenal.) 

du  xvme  siècle  que  beaucoup  d'ornements  étaient  exé- 
cutés sans  être  écrits,  et  si  nous  lisons  les   nombreux 

MUSIQUE    FRANÇAISE.  + 


SO  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

théoriciens  de  cette  époque,  nous  apprenons  à  n'en  pas 
douter  que  les  musiciens,  tant  profanes  que  religieux, 
n'ignoraient  rien  des  artifices  de  notre  art  du  chant, 
changements  de  registre,  vocalises,  trilles,  etc.  Tous  ces 
agréments  portaient  le  joli  nom  de  florijicationes  vocis. 
avec  mille  distinctions  subtiles  de  traits  et  de  dessins, 
véritable  jardin  fleuri  de  Part  vocal,  comme  on  disait 
dans  ce  temps. 

Toutes  ces  gentillesses  d'exécution  étaient  en  vogue 
au  concert  aussi  bien  qu'à  l'église, et  les  hommes  pieux 
gémissaient  d'entendre  ces  fioritures  qui  compromet- 
taient la  dignité  du  sanctuaire.  Pareille  licence  appelait 
une  réaction,  et  saint  Bernard  voulut  rendre  au  chant 
liturgique  son  caractère  noble  et  grave,  en  le  dépouil- 
lant des  ornements  qui  le  défiguraient.  Les  livres  de 
chant  cisterciens  sont  en  effet  reconnaissables  à  leur 
simplicité,  et  quelques-uns  portent  la  trace  des  grattages 
faits  par  les  réformateurs  sur  les  cantilènes  ornées  ;  mais, 
si  puissante  qu'elle  fût,  l'influence  cistercienne  n'arrêta 
que  pour  un  temps  la  corruption  du  chant  sacré;  les 
ornements  fleurirent  chaque  jour  davantage  dans  les 
mélodies  pieuses;  mais  revenons  à  nos  ménestrels. 

Tous  les  trouvères  ou  troubadours  n'étaient  pas 
compositeurs,  chanteurs  ou  instrumentistes;  quelques- 
uns,  de  leur  propre  aveu,  ne  connaissaient  pas  du  tout 
la  musique;  cependant,  en  général,  ils  étaient  musi- 
ciens. Je  ne  reviendrai  pas  sur  Adam  de  la  Halle,  sur 
Blondel  de  Nesle,  si  célèbre  par  son  dévouement  à 
son  maître  Richard  Cœur  de  Lion,  mais  je  citerai  des 
artistes  comme  Perotin  le  Grand,  organiste  de  Notre- 
Dame    de    Paris,    Léon,    autre    organiste,    surnommé 


LIVRE    PREMIER. 


S' 


optimus  notator,  des  déchanteurs  harmonistes  comme 
Jean  Belin,  Jean  le  Fauconer,  Thcobaklus  Gallicus. 
Parmi  la  foule  des  poètes-musiciens  dont  on  a  con- 
servé  des   chansons,   nommons   Adam   de   la    Bassée, 


<ViT>jmt5  'Se  cAumtg  . 


Antoturf  vteur  ;6ic  cr  bouourC  eu 


fcrocnrv  aceuf  qui  ûinr  lotil  en 


Cm  fcrwcc*  ne  nui*  n»  puer  aiunr 


omctttncnr.  pu"  ne  -\»tour.  & 


■mourf  ne  le  uuTiec-  ôe  cr  ai  Vtcu 


lA"wtttc-«*  Apaft.  your  ce  la-. 


14. 


ii£$uti  ùnr  CniAtr  qm  td  awur 
empenr.  queu  fon cucr  natr  fiorf— 
ftw-tu  fainnft.  ctu.tr  TJtm  wn  ceuf 
pluf  que  tuât  -  uxurvef  eenr.'T^f^ 
«quetu"  te  (Ja  crue  nu  came  AuWer 
|>nfcv  fctéem  mon  cucr  fe  tabtme  er 
aruc-ceffuic  atnourf.  qui  tour  tnttt 
cucr  cfpjenr.'a.lmn  amer-  «c  ûdj*** 
a«Aet->szaKmcur.-'par  bun  ftruir     • 
cû-  5am*  4&ttr  conqtaft<y(^==: — 
^lii'icteç.jçuclrtr  tcd  cottnueftcmatr.' 
qncfp.u<me  au  tont  que  U  btmf  nro* 
\oc  purtr .  chtflenuumef  qui  «u  mr 
f«n  tuettr-  bt-pueftra  w  Ctmourf 
-mjl  i»ur  pumrit1  •  ne  ptiri,  Cuitir  c5    . 
■menr-nc  en  quctgiufe-ymfPt  %—■" 
uotr  iauxrz  Amour  nwm  cucr  îotoïf". 
quen  ton  cipotr  iM  OMiflmcmcnr-- 
qui  tel  &*rae  aime  -.er  «ft-  »  û  bt  - 


Aymeric  de  Payguilin, 
Albert  de  Gapençois , 
Bertrand  de  Born,  Go- 
lin  Muset  ,  Flajolet  , 
Gace  Brûlé,  Gilbert  de 
Berneville,  Monniot  de 


CHANSON    DU  VIDAME  DE  CHARTRES.     PaHS,  MoniliOt    d'AlTaS*, 

(Manuscrit  des  rois,  princes  et  hauts 

de  la  Bibliothèque  Nationale.)  „     • -r, . 

seigneurs     comme    Ri- 
chard, roi  d'Angleterre, 
Guillaume  de  Champlitte  (prince  de  Morée),   Hugues 
de   Lusignan  (comte  de  la  Marche),   Thibault  (comte 
de  Champagne  et  roi   de   Navarre),    un  des  meilleurs 


S2  ECOLE   FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

poètes  et  musiciens  de  cette  époque;  Raimbaud  III, 
comte  d'Orange;  Regnault,  châtelain  de  Coucy,  le 
vidame  de  Chartres,  etc.  (fig.  14). 

Les  femmes  aussi  exerçaient  la  profession  de  jongle- 
resses  et  de  ménestrelles,  au  grand  scandale  des  hommes 
pieux.  Dans  la  chanson  d'Huon  de  Bordeaux  on  voit 
Josiane,  déguisée  en  jongleresse,  venir  chercher  son 
mari.  Nicolette,  de  son  côté,  ne  fait  pas  autrement  lors- 
que, la  figure  barbouillée  de  jus  «  d'herbes  noires  », 
elle  se  déguise  en  négresse  et  joue  de  la  vielle  pour 
retrouver  Aucassin  enfermé  dans  une  tour  par  amour 
d'elle.  Ne  croirait-on  pas  lire  la  parodie  de  la  légende 
de  Blondel? 

Ce  n'était  pas  seulement  dans  les  romans  que  les 
femmes  se  montraient  expertes  en  gaie  science;  pen- 
dant tout  le  moyen  âge  on  peut  citer  un  grand  nombre 
de  ménestrelles  habiles  et  célèbres  ;  on  trouve  même  de 
nobles  et  hautes  princesses  qui  ne  méprisaient  pas  Part 
des  troubadours;  telle  fut  Marie  de  France.  Nous  ne  pou- 
vons omettre  de  nommer  ici  Doette  de  Troyes,  que  ses 
contemporains  appelaient  chanteresse  ettrouvère;  n'ou- 
blions pas  non  plus  des  jongleresses  qui  eurent  grand 
succès  dans  leur  temps,  comme  Isabelet  la  Rousselle, 
Marcelle  la  Chartraine,  Alipson  femme  Guillot,  Gué- 
rin,  etc.  A  l'entrée  du  prince  Conrad,  roi  de  Sicile, 
nous  voyons  un  orchestre  de  femmes  jouant  par  les  rues 
des   cymbales,  des  tambours,  des  violes  et  des   flûtes. 

On  a  conté  sur  les  trouvères  et  les  troubadours  mille 
légendes,  toutes  plus  charmantes  les  unes  que  les  autres  ; 
mais,  étudiés  de  plus  près,  nos  musiciens  perdent  un 
peu  de  leur  prestige  et  de  leur  poésie.  Tout  en  comptant 


LIVKK    PREMIER. 


Si 


Jt 


§4- 


parmi  eux  de  nobles  barons  et  de  hauts  seigneurs,  les 
docteurs  en  gaie  science  rfen  étaient  pas  moins  en 
gênerai  de  pauvres  sires;  pour  gagner  quelques  pièces 
d'or,  pour  avoir  la  robe  neuve  dont  le  gratifiait  le  châ- 
telain qu'il  avait  réjoui  de  son  chant,  le  ménestrel 
devait  exercer  bien  des  métiers  dont  quelques-uns 
n'avaient  que  de  lointains  rap- 
ports avec  la  musique.  Il  de- 
vait savoir  jouer  de  la  viole, 
danser,  chanter,  avoir  la  mé- 
moire meublée  d'un  nombre 
infini  de  vers  avec  ou  sans 
musique;  rien  de  mieux,  et 
c'était  son  métier,  mais  sou- 
vent aussi,  comme  il  est  ra- 
conté dans  le  dit  du  hiraus,  il 
était  obligé,  par-dessus  le  mar- 
ché,  de  peler   des  oignons   et   d'ouvrir  «  des  moules  ». 

A  part  ces  deux  derniers  talents  pour  lesquels  il 
n'était  pas  d'enseignement  spécial,  la  gaie  science  était 
apprise  en  grande  partie  dans  des  écoles  de  mènes- 
trandie  (en  latin,  scholœ  mimorum)  qui  se  tenaient  à 
Bourg-en-Bresse,  à  Lyon,  à  Genève,  à  Cambrai,  à 
Arras,  pendant  le  carême,  à  l'époque  où  il  était  in- 
terdit aux  trouvères,  aux  troubadours  et  aux  ménestrels 
de  se  faire  entendre.  C'est  là  qu'envoyés  aux  frais  de 
leurs  seigneurs,  ils  apprenaient  la  chanson  nouvelle 
ou  la  mélodie  à  la  mode. 

Du  reste,  à  l'exemple  des  faiseurs  d'instruments  qui 
furent  érigés  en  corps  de  métier  en  1292  à  Paris  et 
en  1299  à  Rouen,  les  ménétriers  avaient  obtenu,  en  i32i, 


FIG.     15.    —    SCEAU 
DU     MÉNESTREL     PERI  NET 

(xme   siècle). 


5+  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE   MUSIQUE. 

le  droit  d'établir  leur  corporation  (fig.  i5).  Ils  avaient, 
dans  diverses  villes  de  France,  un  chef  qui  prenait  le 
nom  de  roi  des  ménétriers.  Cette  charge,  plutôt  admi- 
nistrative et  fiscale  qu'artistique,  subsista  jusqu'au  mi- 
lieu du  xviii0  siècle.  La  première  charte  connue,  signée 
par  le  roi  des  ménétriers  est  de  1 338,  et  porte  le  nom  de 
Robert  de  Caveran. 

A  côté  des  artistes  exécutants  et  chanteurs,  nous 
devons  noter  encore,  aux  xne  et  xni°  siècles,  de  grands 
théoriciens  français  comme  Francon  de  Paris,  Jean  de 
Garlande,  Pierre  de  La  Croix,  Robert  de  Sabillon,  etc., 
qui  prirent  place  à  côté  des  plus  célèbres  de  ce  temps. 
Ils  posèrent  les  lois  de  la  notation,  du  déchant,  de  la 
mélodie;  ils  furent  les  législateurs  de  la  musique  à  cette 
époque  et,  par  conséquent,  les  premiers  créateurs  du 
style  moderne. 

Résumons-nous  sur  cette  période.  Les  xn°  et  xmc  siè- 
cles sont  la  grande  et  belle  époque  du  moyen  âge, 
époque  française  par  excellence.  La  littérature  et  les 
arts  prennent  un  magnifique  développement,  la  mu- 
sique est  moins  avancée;  mais,  comme  nous  Pavons 
dit,  elle  est  formée,  elle  a  son  caractère,  et  elle  est 
nôtre.  La  mélodie  naît,  encore  hésitante,  il  est  vrai, 
mais  assez  définie  pour  que  Ton  puisse  y  reconnaître 
déjà  le  tour  facile,  juste  et  spirituel  qui  nous  est  parti- 
culier; le  rythme  se  manifeste,  la  ligne  se  rapproche  de 
ce  que  nous  appelons  un  dessin.  Incorrecte  encore, 
l'harmonie  existe  pourtant,  et  dans  ces  sons  simultanés, 
on  retrouve  les  éléments  de  l'art  qui  sera  le  contre- 
point, x  Aux  instruments   venus    des   Romains   ou  des 


M  V  HE    PREMI  EK.  55 

peuples  barbares  se  sont  joints  ceux  que  les  croisés  ont 
rapportés  d'Orient,  ou  que  nous  avons  empruntés  aux 
Arabes  d'Espagne;  dans  le  nombre  sont  les  lutbs  et  les 
guitares  qui  joueront  si  grand  rôle  presque  jusqu'à 
nos  jours.  La  musique  s'est  constituée  administrative- 
ment,  pour  ainsi  dire;  elle  a  ses  écoles,  ses  confréries, 
ses  corporations  et  ses  chefs. 

C'est  en  France  que  ce  grand  travail  s'est  accompli, 
c'est  en  France  que  nous  le  voyons  le  plus  actif  et  le 
plus  fécond,  c'est  là  aussi  que  la  musique  prend  son 
plus  grand  développement.  Les.  documents  pourront 
nous  manquer  un  peu  au  siècle  suivant,  mais  soyons 
sans  inquiétude  :  ainsi  lancé,  un  art  ne  s'arrête  pas,  et 
nous  pouvons  affirmer  que  négliger  l'histoire  de  notre 
musique  à  cette  époque,  c'est  vouloir  ignorer  les  véri- 
tables origines  de  notre  école. 


Pour  rester  dans  les  limites  de  cet  abrégé,  nous  avons  dû  pas- 
ser rapidement  sur  cette  époque  si  intéressante  du  xmc  siècle, 
mais  nous  lui  avons  consacré  un  ouvrage  spécial  intitulé  :  la 
Musique  au  siècle  de  saint  Louis.  Ce  livre,  qui  forme  le  deuxième 
volume  du  Recueil  de  motets  français  des  xne  et  xmc  siècles,  publiés 
par  M.  Gaston  Raynaud,  et  suivis  d'une  étude  sur  la  musique  au 
siècle  de  saint  Louis,  par  M.  H.  Lavoix  fils,  in-12,  Paris,  Vieweg,. 
i883,  contient  une  bibliographie,  aussi  complète  que  possible, 
des  ouvrages,  articles  de  journaux,  mémoires,  etc.,  relatifs  à 
la  musique  de  cette  époque. 


CHAPITRE   III 


DU     XIVe     AU     XVIe     SIECLE 


La  Science.  Les  canons.  La  fugue.  La  notation.  —  L'Ecole 
franco-belge.  —  Guillaume  de  Machault.  Ockheghem.  — 
L'Ecole  madrigalesquc.  —  Josquin  Desprez.  Clément  Janne- 
quin.  Goudimel,  etc.  Les  chansons  musicales.  —  La  musique 
religieuse.  Les  messes  musicales  en  chansons.  La  Reforme  et 
les  psaumescalvinistes.  —  Musique  de  chambre,  de  salle,  de  con- 
cert et  de  danse.  —  Musique  de  théâtre  et  de  fêtes.  Les  miracles 
et  les  ballets  de  cour.  —  Les  Orchestres.  Chapelle,  Chambre, 
Écurie  des  rois  de  France.  — Evolution  musicale  du  xvic  siècle. 
Rôle  de  l'École  française. 


L'histoire,  et  surtout  l'histoire  de  Part,  a  des  pé- 
riodes singulières  où  elle  se  montre  capricieuse,  je 
dirais  presque  coquette.  Tantôt  elle  ouvre  tous  ses  tré- 
sors, et  nous  pouvons,  comme  dans  un  livre,  suivre 
d'un  œil  curieux  les  progrès  du  génie  humain;  tantôt, 
au  contraire,  elle  referme  subitement  les  pages,  elle 
reste  muette.  Devenue  avare  de  ses  richesses,  elle  nous 
en  montre  assez  pour  exciter  notre  curiosité,  pas  assez 
pour  la  satisfaire. 

C'est  ce  qui  arrive  aux  xive  et  xv°  siècles  pour  la  mu- 
sique française.  Pendant  près  de  cent  ans,  les  œuvres 
et  les  noms  des  musiciens  nous  manquent;  cependant, 


M  V  R  B    I'  R  KM  I  KK.  57 

lorsque  nous  nous  retrouvons  en  face  de  documents 
certains,  nous  voyons  que  le  travail  du  xme  siècle  n'a 
pas  été  perdu,  la  notation,  les  instruments,  tout  ce 
que  nous  pourrions  appeler  le  matériel  de  la  mu- 
sique, s'est  transformé.  L'art  n'a  plus  la  naïveté  des 
chansons  des  premiers  troubadours  et  trouvères,  mais 
il  est  devenu  plus  riche;  du  contre-point  incorrect  des 
déchanteurs  sont  sorties  les  formes  scolastiques  qui 
sont  encore  aujourd'hui  la  base  de  toute  science  musi- 
cale. Comme  dans  tous  les  arts,  à  cette  époque,  il  y  a 
dans  cette  musique  quelque  chose  de  cherché  et  de 
contourné,  la  notation  elle-même  s'est  compliquée  de 
proportions  mathématiques  qui  la  rendent  d'une  lec- 
ture bien  difficile;  mais  il  ne  faut  pas  nous  montrer 
trop  sévères  pour  toutes  ces  subtilités  qui  nous  font 
sourire  aujourd'hui. 

Ce  n'était  pas  petite  besogne  de  dégager  la  musique 
des  entraves  du  plain-chant,  de  trouver  la  formule  de 
la  tonalité  moderne  qui,  dès  les  premiers  temps  du 
moyen  âge,  s'était  greffée  sur  l'ancienne,  de  donner 
à  la  mélodie  encore  courte  et  embryonnaire,  la  carrure 
et  l'étendue,  de  former,  par  les  chants  superposés  du 
contre-point,  des  accords  conformes  aux  lois  de  la 
langue  nouvelle  musicale  qui,  née  vers  les  xn°  et 
xiii0  siècles,  devait  devenir  la  nôtre. 

C'est  ce  que  firent  les  musiciens  de  la  fin  du  moyen 
âge;  bien  lent  fut  le  travail,  bien  difficiles  furent  les 
tâtonnements,  bien  puérils  quelquefois  furent  les  essais, 
mais  gloire  doit  être  rendue  à  ces  créateurs  de  notre 
musique,  lorsqu'à  la  fin  du  xvie  siècle,  et  aux  premières 
années  du  xvuc,  nous    voyons    cette   longue   et  labo- 


5»  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

rieuse  persévérance  porter  ses  fruits,  lorsque  de  ces 
motets  aux  contre-points  péniblement  enchevêtrés,  de 
ces  rondeaux  aux  dessins  hésitants  et  contournés,  nous 
voyons  sortir  Part  majestueux  et  puissant  des  grands 
harmonistes  du  xvie  siècle,  le  style  expressif  des  pre- 
miers créateurs  du  drame  lyrique. 

Une  longue  querelle  s'est  élevée,  il  v  a  un  demi- 
siècle,  autour  des  maîtres  des  xive  et  xve  siècles, 
au  sujet  de  leur  nationalité;  que  le  lecteur  nous  per- 
mette d'éviter  le  débat.  Flamands,  belges  ou  français, 
tous  ces  artistes  sont  de  la  même  école,  tous  ont  mar- 
ché du  même  pas,  tous  forment  cette  brillante  pléiade 
de  musiciens  dits  franco-belges,  ou  franco-flamands, 
qui  tinrent  le  premier  rang  dans  la  musique  de  cette 
période,  et  qui  furent  les  maîtres  des  grands  harmonistes 
italiens. 

Nous  Pavons  dit,  les  noms  qui  nous  sont  restés  du 
xive  siècle  ne  sont  pas  nombreux.  Si  nous  nommons  pour 
la  France,  Philippe  de  Vitry,  dit  la  perle  des  chantres, 
dont  les  ouvrages  jettent  une  si  vive  lumière  sur  la 
musique  de  ce  temps,  et  Jean  de  Mûris,  nous  aurons 
épuisé  la  liste  des  théoriciens;  avec  Guillaume 
Dufay  (mort  vers  1475),  Guillaume  de  Machault  (1284- 
1370)  et  Jeannot  de  Lescurel,  nous  aurons  nommé  les 
plus  célèbres  compositeurs  français  du  xive  siècle.  A 
la  lecture  de  leurs  œuvres,  on  sent  qu'une  forte  et 
puissante  école  a  existé  en  France  dès  cette  époque,  et 
que  si  cette  période,  faute  de  monuments  que  l'avenir 
fera  découvrir  peut-être,  paraît  pauvre  en  musiciens, 
elle  ne  l'est  pas  du  moins  en  musique,  car  dans  l'œuvre 
d'un  Guillaume  Dufay  ou  d'un  Machault  (fig.  16),   on 


■*bl 


<Tt  rontcncciiçjcô  IdrQ 


LIVRE    PREMIER.  yj 

peut  facilement  reconnaître  la  main  d'un  habile  contre- 
pointiste  et  d'un 
artiste   consom- 
mé. 

Rappelons  au 
siècle  suivant  les 
noms   de  Gilles 
Binchois,    Vin- 
cent    Fauques, 
Brassart,  et  à  la 
finTillustreJean 
Ockheghem  (né 
vers  1430,  mort 
vers     1  5 12),    le 
p  i  1  i  e  r  d  e  m  u- 
sique,     dont    la 
mort  fut  pleurée 
par    tous     les 
poètes     de    son 
temps,   et  chan- 
tée avec  force  la- 
mentations   par 
tous    les    musi- 
ciens,   et    abor- 
donstoutdesuite 
le  xvic  siècle,  où 
la  musique  fran- 
çaise brille  d'un 
éclat    sans     pa- 
reil. 


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fûvautc  que  jioiur  tic  Cclap  voct 


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amours  dont  il  tue  nûutnv  -  que -mon  vum  «p- 

FIG.     l6.    LAIS     DE    GUILLAUME    DE    MACHAULT 

(xivc    siècle). 
(Manuscrit  de  la  Bibliothèque  Nationale.) 


Les   deux  plus   célèbres  maîtres  de  la  fin  du  xvc  et 


Co  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

du  commencement  du  xvic  siècle  furent  Josquin  Des- 
prez  (vers  1450  -J-  1  5 2 1)  et  Clément  Jannequin.  Chez 
le  premier,  on  trouve  déjà  une  manière  personnelle, 
ingénieuse,  savante,  un  style  en  un  mot;  outre  ses 
chansons  qui  sont  nombreuses  à  trois  et  quatre  voix, 


[11  .'Ob<£v\ 


FI  G.     17.    —    ORCHESTRE     DE      DANSE     (XVe     SIECLE 


on  a  de  lui  un  recueil  célèbre  de  messes  réellement 
intéressantes. 

Comme  les  musiciens  de  son  temps,  il  se  plaisait  à 
construire  d^ingénieuses  compositions  dont  le  contre- 
point le  plus  compliqué  formait  la  base.  Bien  plus,  il 


LIVRE    PREMIER. 


61 


ne  dédaignait  pas  le  calembour;  c'est  ainsi  qu'un  sei- 
gneur,  lui  ayant  promis  une  pension  et  ne  se  pressant 
pas,  lui  disait  toujours  :  Lascia  /'arc  mi,  laissez-moi 
faire,  le  musicien  écrivit  une  messe,  en  prenant  pour 
thème  la  mélodie  formée  par  ces  cinq  notes  :  la,  soi, 
mi,  fa.  ré.  Le  haut  personnage  rit,  mais  ne  paya   pas. 

C  an-    tesyœ^±i$si±Éi$^ 


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FIG.     l8.    LE     Ré     DU     ROI     LOUIS     XII. 


Une  autre  fois,  le  roi  Louis  XII,  dont  la  voix  était  des 
plus  fausses,  défiait  Josquin  d'écrire  un  morceau  dans 
lequel  il  pût  faire  sa  partie;  le  musicien  ne  resta  pas 
court  pour  si  peu,  et  on  peut  lire  encore  un  canon  dans 
lequel  la  partie  du  roi  est  représentée  par  une  note, 
un  ré}  la  seule  que  le  roi  pût  donner  (fig.  18). 

Non  moins  ingénieux  était  Clément  Jannequin,  qui 
recherchait  avant  tout  la  musique  descriptive.  Imiter  les 
bruits  des  batailles,  le  chant  des  oiseaux,  le  caquet  des 


62  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

femmes,  faire,  au  moyen  des  voix,  de  petits  tableaux 
de  genre,  tels  étaient  les  tours  de  force  auxquels  il  se 
plaisait.  Le  plus  célèbre  des  morceaux  de  cette  espèce  est 
la  Bataille  de  Marignan,  composition  dans  laquelle  le 
musicien  a  reproduit  quelquefois  avec  bonheur  les  di- 
vers épisodes  de  la  grande  lutte  entre  les  Français  et  les 
Suisses  :  coups  de  canon,  arquebusades,  cris  de  blessés, 
sauve-qui-peut,  etc.  Du  reste,  cette  recherche  de  la  mu- 
sique pittoresque,  que  nous  ne  défendons  certes  pas, 
mais  dont  nous  devons  constater  l'existence,  a  toujours 
été  fort  de  mode  dans  l'école  française.  A  côté  des  pièces 
de  Jannequin  et  dans  le  même  style,  il  faut  encore  citer 
celles  de  Nicolas  Gombert,  avec  son  Chant  des  oiseaux , 
sa  Chasse  du  lièvre,  etc.  A  la  fin  du  siècle,  c'était  le  son 
de  la  clochette  que  les  musiciens  mêlaient  avec  les  vio- 
lons. Plus  tard,  nous  verrons  Rameau  vouloir  peindre, 
au  moyen  des  sons,  un  feu  d'artifice;  Gossec  et  Méhul, 
brosser  des  tableaux  de  chasse;  Boieldieu,  imiter  le 
bruit  d'un  soufrlet  attisant  le  feu.  De  nos  jours,  un 
grand  maître,  M.  Saint-Saëns,  a  écrit  d'admirables 
pages  imitatives,  comme  le  Rouet  d'Omphale  ou  le  Dé- 
luge. La  recherche  de  la  musique  imitative  a  toujours 
été  un  des  côtés  caractéristiques  de  Fart  français. 

Plus  nous  approchons  de  la  fin  du  xvie  siècle,  plus 
notre  école  est  riche  en  musiciens  ingénieux  et  habiles. 
Certon,  Brumel,  Févin,  J.  Mouton,  dont  les  messes 
sont  encore  célèbres;  Compère,  Carpentras,  connu 
par  ses  chansons  aussi  bien  que  par  ses  œuvres  reli- 
gieuses ;  Verdelot,  Arcadelt,  Claude  Lejeune  dont  les 
Mélanges  sont  d'une  lecture  fort  intéressante  ;  Baïf,  le 
poète,  que  nous  verrons  créer  une  société  musicale  ; 


LIVRE    PKEMIKK. 


6j 


Bertrand,  Regnard,  Nicolas  de  la  Grotte,  les  musiciens 
île  Ronsard.  Plus  tard,  il  faut  retenir  les  noms  de  Bour- 


IG.    19.    JACQUES     MAUDUIT     (PARIS,     1557-1627). 


geois  et  de  Philippe  Jambe-de-Fer,  dont  nous  reparle- 
rons au  sujet  de  la  musique  protestante  ;  ceux  de  Beau- 


<54  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

lieu  et  Salmon,  les  compositeurs  du  fameux  Ballet  de 
la  Reine.  Citons  encore  Ducaurroy,  Jacques  Mauduit 
(fig.  19),  qui  continuèrent,  jusque  dans  le  xvnc  siècle, 
les  traditions  de  cette  pléiade  musicale. 

Un  des  maîtres  les  plus  brillants  de  la  fin  du 
xvic  siècle  fut  Claude  Goudimel,  né  en  Franche- 
Comté,  en  i5io.  Il  mourut  le  24  août  1574,  à  Lyon, 
précipité  dans  le  Rhône  pendant  le  massacre  de  la  Saint- 
Barthélémy.  Non  seulement  Goudimel  fut  un  musicien 
instruit  et  ingénieux,  dont  les  chansons  et  les  messes 
montrent  l'habileté  et  l'imagination,  mais  il  fut  aussi 
un  maître.  Il  avait  fondé  à  Rome,  vers  1540,  une  école 
que  fréquentèrent  des  artistes,  comme  Jean  Animuccia, 
Etienne  Bettini,  Jean-Marie  Nanini,  et  surtout  le  plus 
grand  de  tous,  Pierluigi  da  Palestrina,  âgé  alors  de 
seize  ans.  N'est-il  pas  bon  de  remarquer  que  le  plus 
admirable  compositeur  italien  du  xvie  siècle  fut  l'élève 
du  Français  Goudimel? 

Nous  avons  présenté  les  hommes,  passons  mainte- 
tenant  aux  œuvres. 

Bulles,  brefs,  ordonnances,  tout  l'arsenal  des  papes 
et  des  princes  de  l'Eglise  avaient  en  vain  condamné  les 
chants  profanes.  Non  seulement  les  cantilènes  litur- 
giques continuèrent  à  s'altérer  de  plus  en  plus,  mais 
dès  la  fin  du  xive  siècle,  on  vit  les  musiciens  composer 
des  messes  entières  sur  les  mélodies  des  chansons  les 
plus  licencieuses,  ne  conservant  des  thèmes  en  plain- 
chant  que  ce  qui  était  nécessaire  pour  servir  de  base 
aux  combinaisons  savantes  du  contre-point.  Ces  messes 
étaient  même  désignées  par  le  titre  de  la  chanson  qui 
leur  fournissait  le  sujet  mélodique.  Sans  parler  de  la 


LIVRE    PREMIER.  r,s 

Célèbre  mélodie  de  Y  Homme  armé,  qui  servit  bien  des 


Pli     D  1      MONTE 


CXXXVIII 


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Plemfunrcadi  &   terra,      i). 


FI  G.    20.    MUSIQUE     RELIGIEUSE     XVIe     SIÈCLE. 

fois  de  matière  aux  contre-pointistes  religieux,  citons  ces 

MUSIÇH'E    FRANÇAISE.  5 


66  ÉCOLE   FRANÇAISE   DE   MUSIQUE. 

messes,  dont  les  titres  suffisent  :  «  Baisez-moi,  ma 
mie  »,  ou  «  Robin,  tu  m'as  toute  mouillée.  »  Cette  sin- 
gulière façon  de  traiter  le  style  religieux  fut  à  la  mode 
jusque  vers  la  deuxième  moitié  du  xvr"  siècle.  Si  étranges 
que  paraissent  ces  œuvres  au  point  de  vue  sacré,  elles 
sont  intéressantes  au  point  de  vue  musical.  Signalons, 
en  particulier,  la  messe  composée  par  Guillaume  de 
Machault,  pour  le  sacre  du  roi  Charles  V,  et  le  beau 
recueil  de  messes  de  Mouton,  La  Rue,  et  Carpentras, 
imprimé  chez  Duchemin.  Ces  compositions  méritent 
d'être  étudiées;  non  seulement  elles  sont  curieuses  pour 
l'histoire  des  progrès  de  Part,  mais  elles  montrent  dans 
nos  musiciens  des  artistes  singulièrement  habiles  et 
ingénieux. 

Tant  que  Rome  avait  été  la  souveraine  indiscutée 
du  monde  chrétien,  ces  fantaisies  religioso-musicales 
n'avaient  pas  présenté  grand  inconvénient;  mais  lors- 
que Luther  eut  ridiculisé  de  son  esprit  mordant  les 
pompes  mondaines  de  l'Eglise,  lorsque  Calvin  eut  fou- 
droyé de  sa  parole  austère  le  paganisme  de  la  religion 
romaine,  les  papes  sentirent  la  nécessité  de  bannir 
du  sanctuaire  toute  musique  qui  Savait  pas  le  caractère 
religieux.  Eux  et  les  conciles  exigèrent  des  chants  plus 
graves,  écrits  dans  un  style  plus  sévère.  Ils  allèrent 
même  jusqu'à  indiquer  quel  genre  de  style  convenait  à 
PÉglise  et  n'auraient  conservé  que  le  plain-chant  pur, 
si  Palestrina,  dans  la  messe,  dite  du  pape  Marcel,  exé- 
cutée en  1 565  devant  le  pape  Pie  IV,  n'avait  fourni  le 
modèle  du  nouvel  arc  religieux.  Cette  date  ferme  l'ère 
des  messes  musicales  écrites  sur  des  paroles  profanes; 
mais,  tandis  que  les  catholiques  cherchaient  une  musi- 


LIVRE    PU  KM  1ER. 


(>7 


que  digne  élu  sanctuaire  et  du  service  divin,  les  Luthé- 
riens et  les  calvinistes,  de  leur  côté,  voulaient  avoir, 


pour  leurs  psaumes  et  leurs  prières,  des  chants  d'un 
caractère  spécial. 


68  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

En  France,  ce  fut  cTabord  sur  des  airs  connus  que 
Ton  chanta  les  psaumes  de  Théodore  de  Bèze  et  de 
Clément  Marot;  bientôt,  on  les  mit  à  quatre  parties, 
et  enfin  une  nouvelle  musique  fut  composée  sur  les 
anciennes  paroles.  Ce  fut  à  Bourgeois,  Philippe  Jambe- 
de-Fer,  etc.,  que  Calvin  commanda  ces  nouveaux 
chants.  Puis  vint  Goudimel  qui,  dans  ses  Psaumes... 
par  Cl.  Marot  et  Th.  de  Bè^e,  mis  en  musique  à  quatre 
parties,  i565,  les  fit  oublier.  Le  succès  de  ces  compo- 
sitions fut  pour  quelque  chose  dans  la  mort  du  mu- 
sicien ;  cependant  toute  cette  musique  protestante  avait 
d'abord  été  chantée  simultanément  par  les  catholiques 
et  par  les  réformés;  ce  fut  lorsque  les  haines  se  furent 
envenimées  que  les  psaumes  calvinistes  devinrent  les 
•  chants  de  ralliement  de  Ceux  de  la  Religion. 

Ils  étaient  fort  bien  arrangés,  ces  psaumes,  avec 
leurs  quatre  parties  faciles  à  chanter  et  répondaient  aux 
besoins  de  musique  de  cette  époque.  En  effet,  le 
xvie  siècle  a  été  Page  d'or  de  ce  que  Ton  pourrait  appe- 
ler la  musique  vocale  de  chambre.  Chansons  en  par- 
ties, mélanges,  madrigaux,  qui  se  chantaient  en  famille, 
abondent  aujourd'hui  dans  nos  bibliothèques.  Tout 
cela  était  imprimé  par  Attaingnant  et  sa  veuve  et  leurs 
successeurs,  plus  tard  par  Ballard  et  Le  Roy  (fig.  21- 
22)  ;  ces  chants  étaient  quelquefois  l'arrangement  à 
quatre  et  cinq  parties  de  chansons  populaires,  d'autres 
fois  des  compositions  absolument  nouvelles.  Les  voix 
se  trouvant  imprimées  séparément,  chacun  étudiait  sa 
partie;  on  se  réunissait  ensuite  pour  chanter  ensemble, 
soit  à  voix  seules,  soit  avec  accompagnement  de  luth  et 
de  théorbe,  ces  courts  morceaux  de  musique  (fig.  23).  Ces 


L  I  V  R  E    T  R  K  M  1  E  R . 


69 


chansons  françaises,  toutes  bien  écrites  et  ingénieuses, 
ont  un  caractère  et  un  style  qui  leur  est  particulier. 


Il  est  impossible  de  les  confondre  avec  les  madrigaux 
de  Tltalie  et  de  l'Angleterre,  et  il  y  a  là  tout  un  petit 
art  aimable  et  bien  national,  qui  mérite  d'être  signalé, 


70  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

Les  chansons  étaient  le  plus  souvent  accompagnées 
par  des  instruments  dont  le  rôle  se  réduisait  à  doubler 
les  voix;  mais,  en  dehors  d'un  très  grand  nombre  de 
compositions  vocales  et  instrumentales,  on  a  conservé 
aussi  beaucoup  de  pièces  pour  instruments  seuls  qui 
suffisent  pour  donner  une  idée  de  ce  genre  de  musique. 

Lorsque  les  luths,  les  violes  et  les  épinettes  étaient 
seuls  employés,  ils  formaient  particulièrement  ce  que 
Ton  appelait  la  musique  de  chambre  ;  le  concert  était 
dit  de  cour  ou  de  salle  lorsque  Ton  y  joignait  les 
trompettes,  les  hautbois,  etc.  Les  pièces  écrites  primi- 
tivement pour  les  voix  étaient  souvent  exécutées  par  les 
instruments,  ainsi  que  nous  le  prouve  ce  passage  si 
connu  des  Galanteries  des  rois  de  France,  attribuées 
à  Sauvai,  dans  laquelle  nous  voyons  M"c  de  Limeuil, 
se  faisant  sonner  aux  violons  la  Bataille  de  Marignan, 
de  Cl.  Jannequin,  pour  s'encourager  à  bien  mourir. 
Citait,  du  reste,  pour  jouer  des  morceaux  de  ce  genre, 
pour  voix  et  instruments,  que  le  roi  Charles  IX  avait 
accordé,  en  1570,  au  poète-musicien  Jean-Antoine  de 
Baïf  le  privilège  d'une  académie  de  musique. 

C'est  évidemment  la  danse  qui  a  fourni  à  la  mu- 
sique moderne  ses  premières  mélodies  rythmées,  et 
les  pièces  instrumentales  de  ce  genre  nous  en  donnent 
de  nouvelles  preuves.  Dès  le  xme  siècle,  nous  voyons 
des  refrains  de  danse  sonnés  aux  haubois;  au  xvie  siècle, 
les  documents  deviennent  des  plus  nombreux.  Les 
instruments  que  Ton  employait  étaient  moins  harmo- 
nieux que  les  luths  et  les  violes,  mais  plus  sonores 
et  plus  propres  à  marquer  le  rythme.  (Voir  Histoire 
de  la  musique,  fig.  49,  52,  53,  54,  55,  56,  60,  62.)  On 


l.l  V  R  I.   PR  KM  I  ER. 


71 


H 

d 

en 


72  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

y  voyait,  en  général,  un  ou  deux  hautbois,  quatre  au 
plus,  un  tambourin,  une  flûte  longue,  une  vielle  à  ar- 
chet (fig.  17).  C'était  aux  danscries  vulgaires  qu'étaient 
réservés  ces  agents  sonores;  pour  les  danses  plus 
nobles,  la  musique  était  exécutée  par  des  cordes  pincées 
et  grattées.  Or  il  advint  de  ces  pièces  ce  qui  arriva  pour 
les  menuets  du  xvnr"  siècle.  On  les  dansait,  il  est  vrai, 
mais  on  les  jouait  souvent  aussi,  comme  de  véritables 
morceaux  de  concert.  On  a  conservé  quelques-uns  de 
ces  livres  de  danseries,  pour  cordes,  à  quatre  ou  cinq 
parties. 

Les  uns  ne  contiennent  que  pavanes,  branles,  tor- 
dions, etc.;  d'autres  renferment  aussi  les  thèmes  des 
chansons  populaires,  mis  en  parties  sans  paroles  pour 
les  instruments.  Citons  parmi  les  plus  rares  :  dix-huit 
'  basses  daruzes  garnies  de  recoupes  et  tordions  avec  dix- 
neuf  branles,  quatre  sauterelles,  quinze  gaillardes  et 
neuf  pavanes.  —  Paris.  —  Attaingnant  i538,  in-40 
oblong. 

Un  des  recueils  de  musique  de  chambre  française 
les  plus  curieux,  sinon  les  plus  anciens,  est  le  Livre 
de  viole,  de  Cl.  Gervaise,  imprimé  chez  Attaingnant  et 
sa  veuve,  de    1547  à  i555. 

A  la  fin  du  xvic  siècle,  un  livre  célèbre  de  Jean 
Tabourot,  seigneur  des  Accords,  parut,  contenant,  lui 
aussi,  un  grand  nombre  de  chansons  qui  servirent  à  la 
fois  à  la  danse  et  au  concert;  il  était  intitulé  :  Orchéso- 
graphie  et  traité  en  forme  de  dialogue,  par  lequel 
toutes  personnes  peuvent  facilement  apprendre  et  pra- 
tiquer Vhonneste  exercice  des  dances,  par  Thoinot 
Arbeau.  (Jean  Thabourot.  —  Lengres.  ...  i58(j.  in-40.) 


LIVRE    PREMIER.  7\ 

Cette  musique  de  salon  et   de  concert  n'était  point 


Ttl^lCORE. 


IL  «"I  i  ce:  c  '*/ 10 1  u  |  f  a  p  feu  fa  n  ce 
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fTVui"  vcf  uaffer  toute  Cet  arnipaujncc 
Ç<ft  f*9  »ncflucccw:  <£Cc<vÊ.vfacn«' 
""vlV  fatt/t  »  lu/îcq  u  t  par  £U*£  «wi  o  i  c? 
Connue  (cil  tvrt  mv  KvoouXciartnoixtC' 


fi  g    24..  —  manuscrit    des  Adages    (fin    DU    XVe    siècle). 
(Bibliothèque  de  l'Arsenal. 


7+  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

la  seule  qui  se  fît  entendre,  et  jamais  époque  n'a  été 
plus  féconde  en  fêtes,  noces,  repas,  entrées  royales  et 
princières,  où  retentissaient  de  nombreux  chœurs  de 
voix,  de  bruyants  accords  d'instruments. 

Le  théâtre,  lui  aussi,  appelait  à  son  secours  la  mu- 
sique pour  augmenter  la  pompe  de  ses  représentations. 
Cependant  un  fait  singulier  se  produit  dans  ce  que  nous 
pourrions  nommer  la  musique  dramatique  de  cette 
époque.  Les  historiens  du  théâtre  et  les  critiques  nous 
ont  appris  que  les  anciens  mystères  des  xnc  et  xme 
siècles  s'étaient  transformés,  que  leurs  représenta- 
tions s'étaient  régularisées,  données,  qu'elles  étaient, 
par  la  corporation  spécialement  érigée  à  cet  effet,  sous 
le  titre  de  Confrérie  de  la  Passion;  ils  nous  ont  dit 
aussi  que  la  comédie  était  née  sous  la  forme  de  farces 
ou  de  soties.  Dans  les  miracles  des  xive  et  xve  siècles, 
nous  trouvons  encore  force  musique  de  motets,  de 
rondels,  etc.,  avec  grand  accompagnement  d'instru- 
ments divers,  tonnoires  d'orgue,  chants  de  violes,  de 
flûtes  et  de  bombardes;  mais,  dès  les  dernières  années 
du  xve  siècle,  le  théâtre  semble  renoncera  la  musique, 
les  morceaux  deviennent  moins  nombreux,  et  dans 
les  pièces  comiques,  farces  ou  soties,  on  cesse  absolu- 
ment d'en  rencontrer. 

En  revanche,  Part  musical  trouve  asile  à  la  cour  des 
rois  et  des  princes;  ceux-ci,  pour  relever  l'éclat  de  leurs 
fêtes,  appellent  de  nombreux  artistes,  et,  parmi  eux, 
un  grand  nombre  de  musiciens.  Poètes  et  ménestrels 
s'unissent,  et  afin  de  varier  les  divertissements,  inven- 
tent une  sorte  de  représentation  ou  la  mythologie  et 
l'allégorie  tiennent  la  plus  grande  place.  Une  somp- 


LIVRE   PREMI  i:k. 


7S 


tueuse  mise  en  scène,  des  chants,  des  danses,  des  con- 
certs d'instruments,  concourent  à  l'effet  de  ces  solen- 
nités mondaines.  A  l'exemple  des  Italiens,  les  Français 


fig.  25.  —  figure   d  f.   l! 'Entrée  d'Henri  II  à  Rouen  (1552). 


empruntent  leurs  sujets  à  l'antiquité  classique;  c'est  la 
fable  d'Orphée  et  d'Eurydice,  c'est  la  légende  de  Circé, 
ce  sont  les  mythes  d'Apollon  qui  servent  de  thème  à 
ces  développements  à  la  fois  plastiques,  littéraires  et 
musicaux.  C'est  par  eux  que  la  musique  se  rattache  au 


76  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

grand  mouvement  de  la  Renaissance.  Bientôt  ces  sortes 
de  représentations  prennent  une  forme  plus  soignée; 
la  musique  y  joue  chaque  fois  un  rôle  plus  important; 
c'est  de  là  que  naît  le  ballet  de  cour,  d'où  sortira,  au 
xvii°  siècle,  le  genre  nouveau  de  Topera. 

L'Italie  avait  donné  l'exemple  de  ces  fêtes  en  allé- 
gories mimées,  mais  la  France  ne  tarda  pas  à  la  suivre. 
On  a  gardé  longtemps  le  souvenir  de  la  somptueuse 
entrée  d'Henri  II  à  Rouen,  en  i55o,  dans  laquelle  on 
voyait  le  combat  d'Apollon  et  du  serpent  Python,  mis 
en  musique,  et  mille  autres  merveilles  accompagnées 
de  chants  et  de  concerts  (fig.  25). 

La  place  nous  manque  pour  décrire  toutes  ces  fêtes, 
mais  on  peut  dire  qu'une  composition  comme  le  cé- 
lèbre Balet  comique  de  la  Reine,  organisé  par  Balta- 
zarini  dit  Beaujoyeux,  mis  en  musique  par  les  Fran- 
çais Beaulieu  et  Salmon,  et  représenté  au  Louvre  en 
i582,  ne  le  cède  guère  aux  grands  ballets  italiens  et 
qu'il  est  facile  d'y  trouver  déjà  quelques-uns  des  élé- 
ments qui  constitueront  plus  tard  l'opéra  (fig.  26). 

Du  reste,  c'était  à  la  cour  même  que  l'on  recrutait 
les  musiciens  nécessaires  à  l'exécution.  Déjà,  sous  les 
rois  Charles  V  et  surtout  sous  Charles  VI,  on  rencon- 
tra auprès  du  prince  un  grand  nombre  de  musiciens,  tant 
instrumentistes  que  chantres  et  chanteurs.  Après  les 
campagnes  d'Italie,  François  Ier  ajouta  à  la  musique 
de  la  Chambre  royale  celle  de  la  Chapelle,  composée  de 
chantres,  de  chanteurs  et  d'instrumentistes  de  concerts, 
tels  que  violons,  luths,  etc.,  puis  la  musique  de  l'Écu- 
rie, qui  fournissait  les  musiciens  de  grand  orchestre, 
comme   les    trompettes,  les   trombones,   etc.  Sous  les 


LIVRE    PREMIER. 


77 


78  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

derniers  Valois,  les  artistes  de  musique  sont  si  nom- 
breux, que  Ton  ferait  un  volume  des  noms  inscrits  sur 
les  quittances  de  la  maison  du  roi,  dont  la  Bibliothèque 
nationale  possède  une  magnifique  collection. 

Les  dernières  années  du  xvie  siècle  sont  aussi  les 
dernières  du  moyen  âge  musical;  elles  marquent  l'apo- 
gée du  style  ancien  et  le  commencement  de  la  musique 
moderne.  Depuis  ces  époques  indécises  et  pour  ainsi 
dire  préhistoriques,  où  tout  est  doute  et  hypothèse, 
quel  chemin  parcouru  !  Déjà  la  notation  est  claire,  dé- 
gagée des  signes  douteux,  des  calculs  mathématiques 
qui  la  rendaient  si  difficile.  La  mélodie  s'est  dévelop- 
pée, dessinant  les  contours  d'un  chant  bien  rythmé. 
Des  barbares  agglomérations  de  sons,  indignes  du  nom 
d'accords,  qui  formaient  la  rude  diaphonie  des  xe  et 
xie  siècles;  du  déchant  encore  embarrassé  des  xne  et 
xme  siècles;  du  contre-point  encore  lourd  et  compliqué 
des  xive  et  xve  siècles,  sort  l'harmonie  ingénieuse  et  fine 
d'un  Clément  Jannequin,  d'un  Claudin  Lejeune  ou 
d'un  Goudimel.  La  langue  musicale  moderne  est  for- 
mée; ayant  rejeté  à  peu  près  les  tons  et  les  modes 
du  plain-chant,  elle  obéit  aux  lois  qui  règlent  notre 
tonalité  moderne,  elle  est  prête  à  subir  de  nouvelles  et 
définitives  transformations.  Viennent  les  maîtres  de 
génie,  et  l'art  ne  tardera  pas  à  arriver  au  point  ou  nous 
le  voyons  avec  les  Bach,  les  Rameau,  les  Gluck,  les 
Haydn,  les  Méhul,  les  Mozart  et  les  Beethoven. 

Mais  quelle  fut  la  part  de  la  France  dans  cette  évo- 
lution de  la  musique  qui  embrasse  plus  de  sept  siècles? 
N'hésitons  pas  à  le  dire,  c'est  elle  qui  semble  avoir 
donné  le  premier  signal;  jusqu'au  xive  siècle,  c'est  elle 


LIVRE    PREMIER.  79 

et  toujours  elle  que  nous  trouvons,  elle  avec  ses  trou- 
badours méridionaux  à  la  mélodie  facile  et  agréable, 
elle  avec  ses  trouvères  du  Nord,  c'est-à-dire  les  pre- 
miers inventeurs  du  déchant  et  aussi  du  drame  mu- 
sical religieux  et  profane;  elle  encore  au  xive  siècle 
avec  les  maîtres  créateurs  du  contre-point;  elle  par- 
tage rhonneur  avec  les  musiciens  d'Angleterre  et  de 
Flandre,  mais  à  elle  est  due  la  première  place  par  le 
nombre  et  l'éclat  de  ses  artistes.  Aux  xve  etxvi0  siècles, 
la  musique  a  pris  son  essor  en  Italie,  en  Espagne, 
en  Allemagne;  nos  musiciens  ont  porté  haut  le  nom 
français  dans  les  plus  illustres  villes  de  l'Italie  et  de 
l'Allemagne,  et  c'est  un  Français,  nous  le  répétons  à 
dessein,  le  Lyonnais  Goudimel,  qui  est  le  maître 
de  Palestrina. 

S'il  y  a  eu  des  musiciens  français  pendant  cette 
longue  période,  y  a-t-il  eu  école?  Nous  l'avons  dit, 
il  y  a  école  lorsque  les  œuvres  se  suivent  toutes  ayant 
entre  elles  une  commune  origine,  lorsque  l'on  peut  y 
distinguer  la  marque  du  génie  national  d'un  peuple; 
or,  dès  le  xiue  siècle,  la  musique  française  se  laisse 
bien  reconnaître.  Ils  sont  bien  français,  les  motets  qui 
ont  pour  sujets  des  refrains  encore  populaires  chez 
nous;  elle  est  bien  française  aussi,  la  gentille  pastorale 
de  Robin  et  Marion,  comme  sont  aussi  françaises  les 
spirituelles  chansons  musicales  de  Josquin  Després 
et  de  Clément  Jannequin,  dont  l'esprit  et  le  tour 
mélodique  diffèrent  absolument  de  l'esprit  et  du 
tour  mélodique  des  Allemands  et  des  Italiens  de  la 
même  époque  ;  toutes  ces  compositions  sont  écrites 
en    musique,   je   dirais    presque    en    langue    musicale 


80  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE   MUSIQUE. 

française;  les  musiciens  du  xvi''  siècle  sont  Français 
comme  sont  Français  les  Ronsard  et  les  Déportes  ; 
cette  musique  est  nôtre  comme  sont  nôtres  les  vers  de 
la  Pléiade. 


Goussemaker  (E.  de).  Les  drames  liturgiques,  Essai  sur  les  ins- 
truments de  musique  au  moyen  âge.  {Annales  archéologiques,  t.  III 
et  de  IX  à  XVI.) 

Celler  (Lud.).  Les  Origines  de  l  Opéra  et  le  Ballet  de  la  reine, 
in-12,  1868. 

Castil-Blaze.  Chapelle  musique  des  rois  de  France,  in-12,  i832. 

UEntrée  du  roy  notre  sire,  faite  en  la  ville  de  Rouen,  in-40, 
Paris,  i55o;  —  L'Entrée  d'Henri  II,  roi  de  France,  in«4°  obi., 
Rouen,  1869  (réimpression). 

Geraud.  Paris  sous  Philippe  le  Bel.  (Documents  inédits  de 
l'histoire  de  France.) 

Jannequin  (Cl.).  La  Bataille  de  Marignan,  publiée  par 
Weckerlin,  in-8°  obi. 

Jubinal.  Les  anciennes  Tapisseries  historiées,  i838-5o,  in-folio. 

Kastner.  Danse  des  morts,  grand  in-40,  i852. 

Lavoix  fils.  Les  Opéras  madrigalesques.  (Galette  musicale,  1877.) 
—  La  Musique  dans  Vimagerie  du  moyen  âge,  in-8°,  187b.  —  His- 
toire de  l'instrumentation,  2e  partie,  chap.  ier. 

Prosniz.  Compendium  der  musikgeschichte  bis  %um  ende  des 
xvie  Jahrhunderts,  in-8°,  Vienne,  1889. 

Thoinot  Arbeau.  Orchésographie,  nouvelle  édition,  publiée 
par  M"e  L.  Fonta,  in-40,  1889. 

Tiersot  (Julien).  Histoire  de  la  chanson  populaire  en  France, 
in-8°,  1889. 

Weckerlin.  Ballet  comique  de  la  reine  (reconstitué  et  réduit 
pour  piano  et  chant  avec  notice).  (Chefs-d'œuvre  classiques  de 
l'Opéra  français.  Collection  Michaelis,  in-40.) 


LIVRE    II 

LES   XVIIe   ET   XVIIIe   SIÈCLES 


CHAPITRE   PREMIER 

LA     TRAGÉDIE     EN     MUSIQUE 

Ballets  de  cour  comiques  et  sérieux.  Guédron,  Mauduit,  Bor- 
dier,  etc. —  Les  comédies-ballets,  les  tragédies-féeries.  Molière, 
Corneille,  Benserade.  —  Les  opéras  italiens.  La  Finta  Pa\\a 
et  Or/eo.  Cavalli  et  le  Sersé.  —  Création  de  VOpéra  français. 
Cambert  et  Perrin.  Lulli,  Quinault  et  la  tragédie  en  musique. 

—  Les  successeurs  de  Lulli.  Charpentier,  Campra,  Destouches, 
Mouret,  etc.  —  Rameau.  Son  traité  d'harmonie,  son  théâtre, 
ses  contemporains  et  ses  successeurs.  —  Les  Bouffons.  Per- 
golèse  et  la  Serva  padrona,  Rousseau  et  le  Devin  du  village. 

—  Les  maîtres  étrangers.  Gluck  et  la  musique  française, 
Piccini,  Sacchini,  Salieri,  Vogel,  etc.  —  L'Opéra  français 
pendant  la  Révolution  et  VEmpire.  Le  premier  romantique  et 
le  dernier  classique,  Le  Sueur  et  Spontini,  Ossian  tila  Vestale. 

C'était  un  singulier  spectacle  que  celui  des  fêtes, 
comme  le  Balet  comique  de  la  Reine,  sur  lequel  nous 
avons  fermé  le  chapitre  précédent.  On  y  trouvait  du 
comique  et  du  pompeux;  la  musique  y  était  employée 
sous  toutes   ses  formes   sérieuses    ou   légères,  depuis 

MUSIQUE    FRANÇAISE.  (> 


8a  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

le  couplet  à  refrain  jusqu'au  madrigal  à  plusieurs 
voix,  le  tout  accompagné  de  nombreux  instruments. 
Nous  avons  fait  remarquer  que  Ton  pouvait  retrouver 
dans  ces  ballets  quelques-unes  des  origines  de  notre 
opéra  et  de  notre  opéra-comique. 

Pour  accompagner  leurs  chansons  et  leurs  danses, 
les  musiciens  ne  se  faisaient  point  faute  d'employer 
toutes  les  forces  instrumentales  que  la  musique  de  la 
Chambre  et  celle  de  la  grande  Ecurie  mettaient  à  leur 
disposition;  l'orchestre  des  ballets  royaux  était  des  plus 
riches  et  des  plus' variés.  Outre  les  vingt-quatre  grands 
violons  du  roi,  et  sous  Louis  XIV,  la  bande  des  vingt- 
quatre  petits  violons  (fig.  3 1),  on  y  comptait  des  théorbes, 
des  luths,  des  mandolines,  des  guitares,  des  vielles,  des 
violes  aiguës  et  graves,  des  flûtes,  des  hautbois,  des  mu- 
settes, des  trompettes,  des  trombones,  des  trompes  de 
chasse,  des  timbales,  des  tambours  de  basque  et  des  cas- 
tagnettes (fig.  3o)se  répondant  par  d'harmonieux  échos. 
Le  grand  Ballet  du  roi  de  1617  comptait  64  chanteurs, 
28  violes  et  14  luths;  36  musiciens  sonnaient  dans  le 
Ballet  des  ballets,  68  dans  les  Plaisirs  de  Vile  enchantée, 
92  dans  Psyché  (1671).  Le  développement  des  forces 
musicales  dans  cette  dernière  représentation  fut  con- 
sidérable; on  vit  les  troupes  d'Apollon,  de  Bacchus,  de 
Momus  et  de  Mars  entrer  successivement,  précédées 
chacune  d'un  orchestre  et  à  la  fin  du  défilé,  «  un  chœur 
de  toutes  les  voix  et  de  tous  les  instruments  conduits 
par  M.  Rebel  se  joignait  à  la  danse  générale  ». 

Parmi  les  compositeurs  de  ces  ballets,  il  nous  faut 
citer  les  noms  de  Guédron,  Mauduit,  Bataille,  qui  écri- 
virent ensemble  le  Ballet  du  roi,  en  16 17  (fig.  27  et  28). 


LIVRE    II.  Hj 

GuédroQ  collabora  aussi  au  ballet  tic  la  Sérénade  et  à 
Bataille.  BALLET 


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FIC.  27.  —  DISCOURS  AU  VRAI  DU  BALET   DANSE   PAR  LE  ROI 

(l<5l7). 

(Air  de  Bataille,  avec  tablature  de  luth.) 

celui  de  Psyché  (en  161  g).  Nous  ne  devons  pas  oublier 


8+  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

les  Boesset.  parmi  nos  vieux  musiciens.  Antoine,  le 
père,  fit  le  ballet  des  Dix  verds,  en  1620;  celui  d'Apol- 
lon, en  1621;  celui  du  Roi,  en  1622;  de  la  Reine,  de  la 
Douairière  de  Billebahaut,  des  Triomphes  et  le  joli 
récit  ^Orphée.  Son  fils  Jean  collabora  avec  Mollier  au 
ballet  du  Temps  et  à  la  célèbre  fête  où  fut  jouée  Alci- 
dianc  ou  Triomphe  de  Bacchus.  Verdier,  Belleville, 
Dumanoir,  Le  Bailly,  Baschet,  d'Assoucy,  qui  fit  la  mu- 
sique de  Y  Andromède  de  Corneille  et  enfin  Louis  XIII 
lui-même,  auteur  de  la  musique  du  ballet  de  la  Mer- 
laison,  brillèrent  au  premier  rang  parmi*  les  musiciens 
qui  précédèrent  Cambert  et  Lulli. 

On  se  tromperait  étrangement,  si  Ton  croyait  qu'un 
ballet  était  l'œuvre  d'un  seul  de  ces  artistes;  tous  y 
travaillaient,  se  partageant  la  besogne,  circonstance 
qui  contribua,  comme  on  le  devine,  à  donner  peu 
d'unité  et  de  caractère  artistique  à  cette  sorte  de  mu- 
sique. Bien  plus,  si  parmi  ces  musiciens  les  uns  avaient 
la  spécialité  de  composer  les  chants,  les  autres  étaient 
merveilleux  pour  inventer  des  airs  de  danse.  Ainsi  dans 
la  Délivrance  de  Renaud,  les  airs  de  danse  sont  de 
Belleville,  tandis  que  l'on  trouve  le  nom  de  Guédron 
en  tête  du  plus  grand  nombre  de  couplets  avec  vers  à 
chanter. 

Aucun  de  ces  ballets  ne  contenait  une  seule  scène 
qui  pût  passer  pour  lyrique  dans  le  vrai  sens  du  mot; 
quelques  élégies,  une  plainte  sur  la  mort  d'Orphée, 
des  titres  qui  promettaient  sans  tenir,  comme  Tancrède 
dans  la  Forêt  enchantée,  la  Délivrance  de  Renaud, 
Hercule  amoureux,  Aurore  et  Céphale,  Psyché  même 
(je  parle  de  celle  de  Benserade),  etc.,  etc.,  des  décors, 


M  VUE    II. 


»  S 


des  danses,  voilà  ce  que  Ton  y  trouvait;  mais  de  la  mu- 
sique dramatique,  point. 

C'était  dans  les  grands  ballets  sérieux  allégoriques 
ou  mythologiques  que  le  célèbre  poète  de  cour  Bense- 
rade  brillait  de  tout  son  éclat.  Nous  ne  citerons  pas 
toutes  ses  œuvres,  mais   nous  signalerons,  parmi  les 


GVEDRON. 


BALLET 


Liez,  courez,  cherchez,  de  toutes  pars .       Allons  coterons 
cherchons  de  toutes  pars         Ce  fuperbe  Renault  le  fier  vainqueur  de  Mars , 


Dont  lecteur  généreux  En  vn  lointain fejour,     Par  l'effort d'vnbel  oeil ', 
Efl  exclaue     d'amour . 

FIG.    28.    BALLET      DANSE     PAR     LE      ROl    (1617). 

(Air  de  Gucdron.) 

meilleures  et  les  plus  brillantes,  les  ballets  à'Alci- 
diane  (i 658),  d1 'Hercule  amoureux  (1662),  le  célèbre 
ballet  de  la  Nuit  (ûg.  29).  Ce  fut  dans  le  ballet  royal  de 
Flore,  en  1669,  que  le  roi,  qui  avait  débuté  en  1 65 1 
dans  celui  de  Cassandre,  dansa  pour  la  dernière  fois. 
Le  gentil  poète  avait  perdu  son  premier  et  principal 
interprète,   et.  pour  comble  de  malheur,  il  avait  ren- 


8tS  ECOLE   FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

contré  un  terrible  concurrent  le  jour  où  le  roi  avait 
dansé  le  ballet  du  Mariage  forcé  de  Molière.  Le  lec- 
teur sait  quelles  sont  les  pièces,  qui,  comme  George 
Dandin,  la  Comtesse  d'Escarbagnas,  etc.,  firent  partie  des 
divertissements  royaux  ;  on  sait  aussi  que  le  Mariage 
forcé,  le  Sicilien,  la  Pastorale  comique  et  surtout 
Monsieur  de  Pourceaugnac  et  le  Bourgeois  gentilhomme 
étaient,  soit  des  ballets  mimés,  soit  de  véritables  comé- 
dies avec  musique. 

A  partir  du  Mariage  forcé,  le  ballet  de  cour  pro- 
prement dit,  avec  ses  petits  vers,  ses  pompeux  décors, 
son  riche  déploiement  de  brillants  costumes,  mais  sans 
aucun  intérêt  dramatique,  était  condamné,  chassé  par 
la  comédie.  Bientôt  la  tragédie,  à  son  tour,  voulut  ap- 
peler la  musique  à  son  aide  et  remplacer  le  ballet  de 
cour  par  l'opéra  et  le  ballet  d'action;  mais,  avant  d'en- 
trer résolument  dans  le  récit  de  l'histoire  de  la  tragédie 
lyrique,  il  est  bon  de  savoir  quelle  place  les  poètes 
avaient  assignée  à  la  musique  dans  ces  grandes  repré- 
sentations dramatico-musicales,  et  c'est  Corneille  qui 
va  nous  le  dire  avec  la  préface  de  l'Andromède  : 
«  Vous  trouverez  cet  ordre  gardé  dans  les  change- 
ments de  théâtre  que  chaque  acte,  aussi  bien  que  le 
prologue,  a  sa  décoration  particulière,  ou  du  moins 
une  machine  volante,  avec  un  concert  de  musique 
que  je  n'ai  employé  qu'à  satisfaire  les  spectateurs,  tan- 
dis que  leurs  yeux  sont  arrêtés  à  voir  descendre  ou 
remonter  une  machine,  ou  s'attachent  à  quelque  chose 
qui  leur  empêche  de  prêter  attention  à  ce  que  pourraient 
dire  les  acteurs  comme  fait  le  combat  de  Persée  contre 
le  monstre;  mais  je  me  suis  bien  gardé  de  faire  rien 


LIVK  E   II 


■'■7 


chanter  qui   lût  nécessaire  à  l'intelligence  de  la  pièce, 
parce  que,  communément,  les  paroles  qui  se  chantent 


étant  mal  entendues  des  auditeurs  pour  la  confusion 
qu'y  apporte  la  diversité  des  voix  qui  les  prononcent 
ensemble,  elles  auraient  fait  une  grande  obscurité  dans 


88  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

le  corps  de  l'ouvrage,  si  elles  avaient  à  instruire  l'audi- 
teur de  quelque  chose  d'important.  »  Les  pauvres  mu-  . 
siciens  qui  furent  chargés  d'orner  discrètement  d'une  t 
musique  décorative  et  non  encombrante  les  machines 
merveilleuses  de  Torelli  et  les  vers  de  Corneille  ne 
cherchèrent  point  à  sortir  de  leur  rôle.  C'étaient  quel- 
ques couplets  de  chansons,  puis  quelques  airs  de  danse, 
courantes,  sarabandes,  menuets,  force  bruits  rythmés  de 
voix  et  d'instruments,  qui  faisaient  les  frais  de  ces  sortes 
de  partitions;  mais  de  vraie  musique,  on  en  entendait 
peu  ou  point. 

Cependant,  si  Corneille  avait  eu  moins  en  mépris 
l'art  du  musicien,  trois  de  ces  pièces  eussent  certai- 
nement permis  de  joindre  la  musique  à  la  tragédie. 
J'ai  nommé  Andromède ,  la  Toison  d'or,  et  surtout 
Psyché  (  1 6 7 1 ) .  Cette  dernière  est,  on  le  sait,  de  Molière, 
Corneille  et  Quinault  pour  les  vers,  et  de  Lulli  pour  la 
musique.  Véritable  poème  d'opéra,  Psyché  contient  de 
charmantes  situations  musicales.  Malheureusement,  la 
part  du  musicien  fut  encore  réduite  aux  intermèdes  et 
aux  scènes  accessoires.  Cependant  Lulli  avait  trouvé 
moyen  de  prendre  aussi  sa  place  à  côté  des  trois  grands 
poètes,  en  écrivant  sa  Plainte  italienne,  un  de  ses  plus 
expressifs  morceaux  qu'il  se  garda  bien  de  laisser  perdre 
et  que  nous  retrouvons  plus  tard  dans  son  opéra  de 
Psyché  (167.8). 

Avec  Psyché,  on  était  bien  près  de  la  tragédie  lyrique 
ou  opéra,  par  la  mise  en  scène  et  surtout  par  le  lyrisme 
des  sentiments.  Cependant  un  pas  était  encore  à  fran- 
chir. Il  fallait  trouver  une  tragédie  chantée,  où  la  mu- 
sique tînt  la  première  place. 


LIVRE    II. 


89 


Déjà  les  Italiens  avaient  introduit  en  France  quelque 
chose  dans  ce  genre,  mais  moins  complet  et  moins  lit- 


FIG.     30.    —    TITRE     DE     L'OPERA     DE     LA    Fitlta  patfd    (164.$). 


téraire  que  la  tragédie  lyrique.  On  a,  selon  nous,  beau- 
coup exagéré  Pinfluence  du  Dramma  musicale  d'Italie 


ço  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

sur  notre  opéra.  On  sait  que  Péri,  Caccini  et  Monte- 
verde,  cherchant  à  retrouver  l'ancienne  tragédie  des 
Grecs,  avaient  inventé  le  drame  lyrique  où  la  musique 
avait  pour  mission  de  rendre  le  sens  et  jusqu'aux 
accents  des  paroles.  Il  y  avait  là  une  réelle  innovation 
et  l'on  ne  peut  nier  que  ce  soit  aux  Italiens  que 
toutes  les  écoles  doivent  Topera.  Mais  leur  goût  pour 
Part  du  chant,  pour  la  musique  sensuelle,  n'avait  pas 
tardé  à  altérer  l'œuvre  des  premiers  créateurs.  Aussi 
bien,  lorsqu'en  1645  le  nouveau  genre  fut  importé  en 
France,  l'opéra  italien  n'était  déjà  plus  la  tragédie  dé- 
clamée en  musique  de  Caccini  et  de  Monteverde.  On 
n'a  rien  conservé  de  la  musique  delà  Finta  Pa\\a,  qui 
ut  jouée  en  1645  à  la  cour  (fig.  3o);  mais  le  livret  nous 
montre  que  c'était  une  sorte  d'opéra-ballet,  où  l'on 
voyait  des  singes,  des  ours,  des  Indiens  et  des  perro- 
quets, la  mer  et  les  tours  de  Notre-Dame,  mais  sans 
aucune  action  dramatique.  La  seconde  pièce  italienne 
en  musique,  jouée  en  1647,  fut  un  Orfeo;  tout  ce  que 
nous  savons  de  cet  opéra,  c'est  qu'il  était  fort  long,  fort 
peu  intéressant,  que  Mme  de  Motteville  y  eut  grand  froid 
aux  pieds,  et  qu'il  coûta  5oo,ooo  livres. 

En  revanche,  nous  sommes  mieux  informés  sur 
le  Sersé  de  Cavalli,  joué  au  Louvre  le  22  no- 
vembre 1660.  On  a  gardé  la  partition  de  cet  opéra  et 
elle  se  trouve  à  la  Bibliothèque  Nationale.  Le  poème 
offre  peu  d'intérêt,  mais  la  musique  a  quelque  chose  de 
la  souplesse  et  du  tour  mélodique  qui  ont  fait  le  succès 
de  l'école  italienne.  C'est  l'œuvre  dramatique  la  plus 
complète  qui  ait  été  entendue  en  France  avant  Lulli,  et 
cependant  en  lisant  cet  opéra,  on  sent  bien  que  ce  n'est 


•H 

11 


FI  G.    31.    UN    DES     24.     PETITS    VIOLONS     DU     ROY    (xVIIc    SIÈCLE  ). 

(Statuette  en  bois  appartenant  à  M.  de  Sampayo.) 


p2  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

pas  ce  genre  surchargé  de  traits  et  cTornements  qui 
plaira  au  génie  français.  Il  faudra  quelque  chose  se  rap- 
prochant davantage  de  notre  goût,  une  musique  moins 
riche  peut-être,  mais  plus  forte  et  plus  expressive,  qui 
réponde  aux  accents  passionnés  de  notre  tragédie;  ce 
quelque  chose  qui  tiendra  tout  à  la  fois  de  la  tragé- 
die classique  et  du  ballet  sera  trouvé  par  Perrin  et 
Cambert  d'abord,  puis  perfectionné  par  Lulli,  et  il  aura 
pour  nom  la  tragédie  en  musique  ou  opéra. 

Cambert,  le  premier  musicien  qui  écrivit  une  parti- 
tion d'opéra  pour  le  public  parisien,  était  lui-même  de 
Paris;  né  en  1628  et  fils  d'un  fourbisseur,  il  fit  ses 
études  musicales  avec  le  célèbre  claveciniste  Chambon- 
nières.  On  sait  peu  de  choses  sur  sa  vie,  seulement  en 
1659  nous  le  trouvons  organiste  de  l'église  collégiale  de 
Saint-Honoré  et  surintendant  de  la  musique  delà  reine 
Anne  d'Autriche,  mère  de  Louis  XIV.  Il  était  avanta- 
geusement connu  comme  compositeur  de  motets,  airs  de 
cour  et  airs  à  boire,  lorsqu'en  avril  1659  il  fit  entendre 
la  Pastorale  en  musique  ou  Y  Opéra  d'Issy,  joué  à  Issy 
dans  la  maison  de  campagne  de  M.  de  la  Haye  ;  le 
poème  était  de  Pierre  Perrin.  En  1 665,  on  imprimait 
de  lui  un  recueil  d'airs  de  cour  et  de  chansons  à 
boire;  mais  ce  fut  seulement  en  1671,  après  que  Per- 
rin eut  obtenu,  par  lettres  patentes  du  28  juin  1669,  le 
droit  «  d'établir  par  tout  le  royaume  des  académies 
d'opéra  ou  représentations  en  musique  sur  le  pied  de 
celles  d'Italie  »,  qu'il  fit  jouer,  le  19  mars  167 1 ,  sa  par- 
tition de  Pomone  dans  la  salle  du  Jeu  de  paume  de  la 
Bouteille,  aux  environs  de  la  rue  Guénégaud.  Le  suc- 
cès de  Pomone  Payant  encouragé,  il  écrivit  une  seconde 


FIG.    32.  MUSICIEN      DR     LA     CHAMBRE     DU      ROI    (XVIIe    SIÈCLE  ). 

(Statuette  en  bois  appartenant  a  M.  de  Sampayo.) 


94  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

pastorale,  mais  cette  fois  avec  un  auteur  dramatique 
assez  connu  en  son  temps  et  nommé  Gilbert.  Les  Peines 
et  les  Plaisirs  de  l'amour  ;  pastorale  en  cinq  actes,  furent 
représentés  en  avril  1672.  Ce  fut  le  dernier  succès  de 
Cambert  en  France.  Lulli,  comme  nous  le  verrons 
plus  loin,  s'était  emparé  du  privilège  de  Topera  con- 
cédé à  Perrin  et  comme  ce  notait  évidemment  pas  pour 
faire  applaudir  la  musique  d'un  rival  qu'il  s'était  mis  à 
la  tête  de  l'entreprise,  le  pauvre  Cambert,  jeté  de  côté, 
ne  voyant  plus  devenir  pour  lui,  passa  en  Angleterre 
où  il  fit  entendre  avec  succès  ses  deux  opéras  joués  en 
France  et  de  plus  Ariane,  qui  avait  été  écrite  pour  Paris 
et  qui  fut  représentée  à  Londres.  Cambert  mourut  en 
1677,  surintendant  de  la  musique  du  roi  Charles  II. 

Si  malheureux  qu'ait  été  Cambert,  le  pauvre  abbé 
Perrin  le  fut  encore  davantage.  Né  en  16 19  ou  1620 
à  Lyon,  il  mourut  à  Paris  en  1675.  On  peut  dire  que, 
malgré  son  titre  d'introducteur  des  ambassadeurs  au- 
près de  Gaston  duc  d'Orléans,  frère  du  roi,  il  fut  le 
plus  pauvre  des  poètes  faméliques,  et  que,  criblé  de 
dettes,  il  passa  la  plus  grande  partie  de  sa  vie  à  rester 
en  prison  ou  à  essayer  d'en  sortir.  Entre  deux  répé- 
titions de  ses  œuvres,  il  luttait  désespérément,  mais 
sans  succès,  contre  les  huissiers  et  les  recors;  victime 
de  son  désordre,  de  son  peu  de  jugement,  pris  dans  les 
rets  d'un  mariage  qui  lui  avait  paru  avantageux  et  qui 
ne  lui  fut  que  fatal,  il  mourut  misérable,  voyant  réussir 
sans  lui  le  théâtre  dont  il  avait  été  le  premier  à  obtenir 
le  privilège. 

Ce  n'était  pas  par  un  effet  du  hasard  que  le  pauvre 
poète  lyonnais,  plus  habile  à  concevoir  qu'à  exécuter, 


PREMIER. OP  E R  A 

P  O  M  O  N  E 

PREMIERE    OVVERTVRE- 

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FIG.     33.    PARTITION     DE     CAMBERT    ( Po7?l0tie,    l6jl). 


ç6  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

avait  trouvé  la  première  formule  du  poème  d1opéra  ;  il 
avait  même  posé  assez  nettement  sa  théorie  dès  sa  pre- 
mière œuvre  dans  la  préface  de  la  Pastorale  d'Issy. 

«  Je  n'ai  pas  désespéré  qu'on  ne  pût  faire  de  très  ga- 
lantes comédies  en  musique  en  notre  langue,  qui  ne  soient 
fort  bien  reçues  en  évitant  les  défauts  des  italiennes,  et  en 
ajoutant  toutes  les  beautés  dont  est  capable  cette  espèce 
de  représentation.  Avec  tous  les  avantages  de  la  comédie 
récitée,  elle  a  sur  elle  celui  d'exprimer  les  passions  d'une 
manière  plus  touchante  par  les  fléchissements,  les  élé- 
vations et  les  chutes  de  la  voix...  La  Pastorale  est  toute 
composée  de  pathétique  et  d'expression,  d'amour,  de 
joie,  de  tristesse,  de  jalousie,  de  désespoir,  afin  que  le 
musicien  la  puisse  accommoder  au  style  du  théâtre  et  de 
la  représentation,  invention  nouvelle  et  véritablement 
difficile.  » 

Voilà  qui  est  bien  dit,  et  Perrin  fixait,  dès  ce  jour, 
la  véritable  poétique  de  notre  opéra  français  :  «  donner 
aux  sentiments  humains  plus  d'expression  et  plus  d'ac- 
cent par  les  forces  de  la  musique  »;  malheureusement, 
il  s'en  tint  à  la  théorie,  et  lorsqu'il  voulut  prêcher 
d'exemple,  il  ne  fut  point  à  la  hauteur  de  la  mission 
qu'il  s'était  donnée.  Ses  deux  poèmes  de  la  Pastorale 
et  de  Pomone  sont  d'une  extrême  faiblesse  de  vers  et 
d'invention.  Ajoutons  que,  pour  être  un  peu  mieux  ver- 
sifiées, les  Peines  et  les  Plaisirs  de  V amour  de  Gilbert 
n'en  sont  pas  moins  un  poème  fort  médiocre. 

Bien  supérieur  à  ses  poètes  était  le  musicien  Cam- 
bert,  que  Lulli  a  trop  fait  oublier.  On  a  conservé  et 
imprimé  de  ses  opéras  le  prologue  et  le  premier  acte 
de  Pomone  (fig.  32),  les  mêmes  parties  des  Plaisirs  de 


L  1  V  H  K    II.  97 

l'amour  et  un  excellent  trio  bouffe.  Dans  ces  deux  opé- 
ras, à  part  quelques  lourdeurs,  on  sent  la  main  d'un 
musicien  habile,  instruit,  sachant  traiter  les  voix,  ne 
reculant  pas  devant  de  réelles  difficultés  musicales  et 
les  surmontant  avec  bonheur.  Le  trio-bouffe  :  «  Bon  di 
Cariselli  »,  qui  se  chantait  dans  le  Jaloux  invisible  de 
Brécourt,  en  1666,  et  que  M.  Weckerlin  a  publié  à  la 
suite  des  Peines  et  plaisirs,  est  une  franche  et  excel- 
lente scène  de  comédie  musicale  dont  aujourd'hui  en- 
core on  apprécierait  la  verve  et  l'entrain. 

Voici  donc  l'opéra  créé  par  des  Français,  d'abord 
avec  la  Pastorale  d'Issy  (1659),  avant  la  représentation 
du  Sersé  (1660)  de  Cavalli,  ensuite  et  surtout  avec 
Pomone,  le  soir  même  de  l'ouverture  de  la  salle  du  Jeu 
de  paume  de  la  Bouteille.  Que  lui  manque  t-il  encore? 
Il  a  l'orchestre,  les  chanteurs,  les  décors,  un  public;  il 
a  ses  règles  et  sa  poétique  déjà  nettement  formulée.  Il 
a  même  un  privilège,  chose  indispensable  dans  un  pays 
où  rien  n'existe  que  par  le  roi.  Il  ne  lui  reste  qu'à  trou- 
ver l'homme  de  génie  qui  saura  lui  donner  sa  forme 
définitive,  qui  animera  de  son  souffle  cette  argile  déjà 
dégrossie  et  en  fera  une  œuvre  d'art  ;  cet  homme  de 
génie,  nous  l'avons  nommé  plusieurs  fois,  nous  l'avons 
vu  à  côté  de  Molière,  de  Corneille,  de  Benserade;  il  a 
nom  Jean-Baptiste  Lulli.  (Voyez  portrait  :  Histoire  de 
la  musique,  fig.  jô.) 

Lulli  n'est  pas  le  fondateur  de  Topera,  mais  il  en  est 
le  véritable  créateur.  C'est  une  figure  des  plus  curieuses 
que  celle  de  ce  Jean-Baptiste,  né  à  Florence  en  1623, 
mort  à  Paris,  le  22  mars  1687;  venu  fort  jeune  en 
France  et  placé  chez  M"0  de  Montpensier,  il  étudia  son 

MUSIQUE    FRANÇAISE.  7 


•j,8  ECOLE    FRANÇAISE    DE   MUSIQUE. 

art  avec  les  organistes  de  Saint-Nicolas  des  Champs,  des 
maîtres  essentiellement  français.  Nous  ne  pouvons  ra- 
conter ici  ses  aventures  qui  furent  nombreuses  et  qui 
ont  été  souvent  rééditées,  mais  suivons  d'un  coup  d'œil 
sa  vie  musicale,  et  nous  ne  pourrons  hésiter  à  faire  de 
Jean-Baptiste  un  musicien  français,  sinon  de  race,  du 
moins'de  génie.  Par  une  de  ces  chances  dont  il  savait  si 
bien  profiter,  le  voilà  placé  à  la  cour,  violon  du  roi,  après 
en  avoir  été  réduit  à  l'humble  emploi  de  garçon  d'or- 
chestre; il  organise  sa  bande  des  petits  violons  qui  ne 
tardent  pas  à  surpasser  les  24  grands  ;  puis  il  collabore 
aux  ballets  royaux  et  son  premier  vrai  succès  est  celui 
d1 Alcidiane;  il  a  vingt-cinq  ans.  Bientôt  après,  il  écrit  la 
musique  des  divertissements  de  Sersé  de  Cavalli,  s'ha- 
bituant  ainsi  au  style  italien,  sans  cependant  chercher 
à  se  l'assimiler;  sa  collaboration  avec  Corneille  dans 
Psyché;  avec  Molière  dans  le  Mariage  forcé,  le  Sici- 
lierij  le  Bourgeois  gentilhomme^  développe  chez  lui  le 
sentiment  du  théâtre;  c'est  alors  qu'il  assiste,  en  regar- 
dant d'un  œil  narquois,  à  l'aventure  de  Perrin  et  Cam- 
bert,  ouvrant  leur  première  salie  d'opéra  avec  l'aide  du 
financier  Sourdeac;  il  a  bien  su  juger  chacun  des  asso- 
ciés :  Perrin  estun  pauvre  bohèmeincapable  de  compter, 
Sourdeac  un  aigrefin,  Cambert  un  artiste  ne  s'occupant 
que  de  samusique.  Dans  ces  conditionsleprivilège  royal 
ne  pouvait  pas  profiter  longtemps  à  ceux  qui  en  étaient 
détenteurs  et  il  était  évident  qu'il  faudrait  bien,  un 
jour  ou  l'autre,  trouver  un  propriétaire  pour  ce  bien  en 
déshérence.  Lulli  ne  resta  pas  longtemps  à  l'affût;  au 
bout  de  peu  d'années,  les  trois  associés  se  querellaient, 
se  volaient,  se  séparaient  et  le  Florentin,  fort  de  l'appui 


LI  V  11  i;    II.  pp 

de  Mmr  de  Montcspan,  et  profitant  de  toutes  ces  discor- 
des, qui  avaient  fini  par  indisposer  le  roi  et  les  juges. 
faisait  tout  simplement  enlever  à  Perrin  un  privilège 
dont  il  ne  savait  pas  faire  usage,  payait  une  légère  in- 
demnité à  Sourdeac,  et  laissait  partir  en  Angleterre  le 
pauvre  Cambert.  Si  le  procédé  n'est  pas  des  plus  irré- 
prochables, du  moins  devons-nous  l'excuser  en  pensant 
que  c'est  à  cette  sorte  de  spoliation  que  nous  avons 
peut-être  dû  Topera. 

L'âme  de  Lulli  n'était  point  noble,  loin  de  là;  dans 
la  manière  dont  il  s'empara  du  privilège  de  Perrin, 
dans  ses  procédés  et  son  ingratitude  envers  Molière, 
on  retrouve  le  «  coquin  ténébreux  »  dont  a  parlé  Boi- 
leau  ;  mais  son  intelligence  était  des  plus  vives  et  son 
génie  musical  réel.  Il  n'avait  pas  vécu  à  côté  des  plus 
grandsgéniesdu  xvncsiècle  sanscomprendre  quel  étaitle 
genre  qui  convenait  à  son  temps  et  aux  hommes  de  goût 
qui  l'entouraient;  il  voulut  que  la  musique  prît  aussi 
sa  place  dans  le  grand  siècle,  à  côté  de  l'art  le  plus 
beau  à  cette  époque,  la  tragédie.  Il  répudia  ses  origines 
italiennes,  rejeta  au  second  plan,  mais  sans  les  aban- 
donner, les  brillants  hors-d'œuvre  du  ballet,  rapprocha 
la  langue  musicale  de  la  langue  poétique,  serra  de  près 
l'accent  mélodique,  chercha  la  peinture  exacte  des  sen- 
timents, trouva  le  moyen  de  plaire  au  public  français, 
en  prenant  soin  d'écrire  sa  musique  en  langue  musicale 
française. 

La  tragédie  classique  de  Corneille  et  de  Racine 
avait  été  son  modèle  ;  traduire  en  musique  ces  beaux  et 
nobles  sentiments,  telle  était  son  ambition.  Un  mot  de 
lui  renferme  toute  son  esthétique  de  l'opéra  :  «  Si  vous 


ioo  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

voulez  bien  chanter  ma  musique,  disait  Lulli  à  ses 
artistes,  allez  entendre  la  Champmeslé.  »  On  peut  donc 
dire  que  si  Topera  français  doit  quelque  chose  aux 
ballets  de  cour,  aux  œuvres  lyriques  de  Cavalli,  aux 
féeries  comme  Andromède  ou  la  Toison  d'or,  c'est  sur- 
tout à  la  grande  tragédie  classique  qu'il  faut  faire 
remonter  son  origine. 

Ce  ne  fut  pas  dès  sa  première  œuvre  que  Lulli  attei- 
gnit le  but  qu'il  visait.  Les  Fêtes  de  V Amour  et  deBac- 
chns  (fig.  34)  par  lesquelles  il  ouvrit  son  opéra  de  la 
salle  du  jeu  de  paume  du  Bel  Air,  rue  de  Vaugirard,  le 
i5  novembre  1672,  étaient  un  ballet  qui  différait  peu  en 
somme  de  ceux  que  Ton  avait  entendus  jusqu'à  ce  jour; 
mais  voilà  qu'avec  Cadmns  et  Hermione  (1673)  nous 
voyons  apparaître  un  art  nouveau;  Alceste  (1674)  est 
bien  loin  de  l'œuvre  magistrale  que  Gluck  écrira  plus 
tard  sur  ce  sujet,  et  cependant  l'air  de  Garon  et  la  scène 
des  ombres  révèlent  un  maître.  Avec  Thésée  (1675) 
Lulli  s'est  élevé  jusqu'à  l'accent  tragique  dans  tout  le 
rôle  de  Médée»  Atys,  dit  l'opéra  du  roi  (1676),  Isis,  dit 
l'opéra  des  musiciens  (1677),  avec  l'air  si  pittoresque 
des  plaintes  de  Pan,  Psyché  (1678),  marquent  chaque 
année  une  nouvelle  étape.  Puis  viennent  Bellérophon 
(1679),  dont  le  poème  est  de  Thomas  Corneille,  de  Fon- 
tenelle  et  de  Boileau,  Proserpine  (1680),  une  des  œu- 
vres les  plus  curieuses  et  les  plus  travaillées  du  maître 
(fig.  35);  avec  le  Triomphe  de  V Amour  (1681)  qui  fut 
le  dernier  ballet  royal,  Lulli  revint  à  sa  première  ma- 
nière, mais  plus  relevée  et  d'une  grâce  plus  virile.  En 
1682,  la  tragédie  reprenait  ses  droits  avec  Persée,  par 
la  beauté  remarquable  de  ses  récitatifs,  par  l'ampleur 


I.IVHK    II. 


101 


de  ses  Idées  mélodiques;  Phaéton  (i683)  contient  deux 
beaux  duos,  mais  avec  Amadis  (16S4)  et  Roland  (  1 6 8 5 ) , 
le  maître  est  en  pleine  puissance  de  son  génie;  lisez  le 


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cq 


bel  air  d'Amadis  :  «  Bois  épais,  redouble  ton  ombre  »; 
Pair  de  Médor  :  «  Ah  !  quel  tourment  !»  ;  le  chœur  d'un 
dessin  si  terme  :  «  Courons  aux  armes  »,  et  vous  recon- 
naîtrez un  maître.  Dans  Armide  (1686),  le  duo  d'Hi- 


102  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

draot  et  cTArmide,  le  bel  air  :  «  Il  est  en  ma  puissance  »  ; 
le  récit  véritablement  tragique  cTArmide  :  «  Le  perfide 
Renaud  me  fuit  »,  sont  des  pages  de  premier  ordre  et 
par  Tinspiration  et  par  le  style. 

Le  plus  bel  éloge  peut-être  que  Ton  puisse  faire 
d'Armide,  qui  fut  aussi  le  meilleur  poème  de  Quinault, 
est  de  dire  que  près  d'un  siècle  plus  tard  c'était  sur  la 
tragédie  mise  en  musique  par  Lulli  que  Gluck  écrivait 
son  plus  grand  chef-d'œuvre.  Quinault  était  bien  vengé 
des  dédains  de  Boileau. 

Il  faut  compter  au  nombre  des  grands  artistes  de 
notre  école  Lulli,  qui  créa  la  tragédie  lyrique  française; 
mais  nous  ne  devons  pas  oublier  non  plus  Quinault, 
qui  sut  si  bien  comprendre  ce  musicien  de  génie, 
dont  il  était  le  digne  collaborateur,  et  son  nom  doit 
prendre  place  à  côté  de  celui  du  Florentin. 

Lulli  mourut  le  22  mars  1687.  Le  caractère  de  son 
génie  était  l'ampleur  du  style,  la  noblesse  et  la  justesse 
de  l'expression  tragique, -le  défaut  :  une  emphase  pom- 
peuse, allant  quelquefois  jusqu'à  l'enflure.  Ses  mélodies 
étaient  souvent  gracieuses,  mais  il  haïssait  les  fioritures 
et  les  broderies,  qu'il  faisait  écrire  par  son  beau-père 
Lambert,  lorsqu'elles  étaient  indispensables.  Lulli  n'a 
pas,  à  proprement  parler,  de  sensibilité;  c'est  chez  quel- 
ques-uns de  ses   successeurs,  comme  Destouches,  que 
nous  trouverons  cette  charmante  qualité   musicale;  en 
revanche,  il  a  du  pittoresque,  de  la  tenue  et  de  la  va- 
riété. Ses  opéras  sont  peut-être  moins  riches  en  mélo- 
dies agréables  et  en   morceaux  de  virtuosité  que  ceux 
des  Italiens  ses  contemporains;  mais  on  peut  affirmer 
qu'ils  leur  sont  de  beaucoup  supérieurs  par  les  chants 


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PROSERPINE, 
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fig.  3S    —  partition    de   lulli    (Proserpine,   1680). 


io+  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

véritablement  expressifs,  par  la  justesse  de  la  déclama- 
tion, et  surtout  par  la  belle  conception  des  sujets. 

Si  Lulli  avait  créé  l'opéra,  il  Pavait  aussi  absolu- 
ment accaparé,   ne  permettant  à  personne  de  se  faire 
entendre  à  ses  côtés.  Aussi  sa  mort  fut-elle  un  soulage- 
ment -pour  les  musiciens.  Ses  fils,  Louis  et  Jean  Lulli, 
héritèrent  bien  des  charges  de  leur  père,  mais  non  de 
son  talent  et  de  son  autorité.  L'Opéra  vit  bientôt  arri- 
ver une  foule   de  prétendants  au    succès  que  le    trop 
grand   éclat  du  Florentin  avait   laissés   dans  l'ombre. 
Pendant  les   cinquante  ans  qui  suivirent  la  mort   du 
maître,  il  ne  parut  pas  un  de  ces  grands  musiciens  de 
génie  qui  reculent  les  bornes  de  leur  art,  qui  ouvrent 
des  horizons  nouveaux;  cependant  on  peut  compter  un 
grand   nombre  d'artistes  de  réel  talent;  les  uns  conti- 
nuèrent   les    traditions    de    la   tragédie    musicale    de 
Lulli;   les    autres    élargirent,    au   contraire,    les  pro- 
portions du  ballet  et  en   firent  un  genre  tout  nouveau 
qui  eut   nom  opéra- ballet.   Les  meilleurs  maîtres   de 
cette  époque  brillèrent   surtout  par  la  grâce  et  l'élé- 
gance ;  à  la  pompe  un  peu  emphatique  de  Lulli  suc- 
céda la  sensibilité  plus  émue,  plus  sincère  peut-être,  de 
Campra  et  de  Destouches  ;  la  danse  sévère  et  encore  un 
peu  lourde  du  maître  céda  le  pas  aux  rythmes  les  plus 
vifs, les  plus  gracieux;  les  sonorités  instrumentales  de- 
vinrent plus  éclatantes  et  plus  variées.  L'art  ne  resta 
pas  stationnaire,  loin  de  là,  et    le  xvme    siècle  prêta 
à  la  musique  d'opéra  quelque  chose  de  sa  grâce  et  de 
son  amabilité. 

Ce  fut  Pascal  Colasse(  1639- 1709),  l'élève  préféré  de 
Lulli,  qui  sembla,  pendant  quelque  temps,  devoir  rem- 


LIVRE    II.  105 

placer  le  grand  homme,  lui  effet,  dans  Thétis  et  Pelée 
(1  689),  par  exemple,  on  sent  passer  comme  un  soufïle  du 
Florentin;  mais  Colasse  ne  tarda  pas  à  avoir  le  sort  des 
imitateurs  :  des  concurrents  plus  habiles,  au  nombre  des- 
quels brille  surtout  Marc-Antoine  Charpentier  (1634- 
1702),  le  firent  oublier.  Celui-ci,  que  la  tyrannie  de 
Lulli  avait  tenu  si  longtemps  éloigne  de  la  scène,  fut  un 
des  plus  remarquables  musiciens  de  notre  grande  école 
lyrique.  Tout  en  s'éloignant,  et  à  dessein,  du  style  de 
Lulli,  il  sut  trouver  dans  Médée  (1693)  des  accents 
d'une  haute  et  puissante  expression  dramatique. 

Nous  aurons  à  reparler  souvent  de  Charpentier;  mais 
il  nous  faut  citer  encore,  parmi  les  bons  maîtres  français 
de  cette  période  :  Desmarets,avec£)/<iow  (1693)  ;  Marais, 
avec  Alcyone  (1706),  si  curieusement  instrumentée; 
Salomon,  avec  Médée  et  Jason  (1713);  Lacoste,  avec 
Biblis  (1732)  :  Montéclair,  avec  Jephté (iy3  1),  qui  annon- 
çait déjà  Rameau.  Ces  maîtres  ne  laissèrent  pas  oublier 
la  grande  tragédie  lyrique  ;  mais,  à  cette  époque,  la  pre- 
mière place  appartient  à  trois  musiciens  bien  différents 
et  de  style  et  de  talent,  mais  qui  tous  trois  durent  leur 
succès  à  des  qualités  toutes  françaises  :  la  grâce,  l'esprit, 
l'éclat,  et  surtout  à  la  recherche  de  l'expression  toujours 
vraie  et  sincère  :  le  brillant  Campra,  l'aimable  Mouret 
et  le  tendre  Destouches. 

Avec  sa  musique  éclatante,  gracieuse,  avec  son  tour 
mélodique,  ingénieux,  avec  son  instrumentation  variée, 
pour  le  temps,  André  Campra,  né  à  Aix  en  Provence  en 
1660  (fig.  36),  est  bien  près  d'être  un  homme  de  génie. 
Son  succès  fut  immense  lorsqu'il  fit  entendre,  en  1697, 
Y  Europe  galante,  le  premier  opéra-ballet;  c'était  une 


10(5  ÉCOLE    FRANC  A  I  SE    DE    MUSIQUE. 

véritable  réaction  contre  Topera  pompeux  de  Lulli.  Ses 
tragédies,  comme  Hésione  (1690),  Tancrède  (1702), 
Iphigénie  en  Tauride  (1704),  Achille  et  Deidamie  (i635), 
n'ont  ni  la  majesté  de  ceux  de  Lulli,  ni  la  profondeur 
de  ceux  de  Rameau;  mais  ils  sont  tendres,  sinon  gran- 
dioses, et  empreints  d'une  sensibilité  toute  personnelle. 
En  revanche,  il  ne  me  semble  pas  qu'aucun  maître  du 
xvme  siècle  ait  eu  plus  d'éclat,  d'esprit  et  de  variété  que 
l'auteur  de  Y  Europe  galante,  du  Carnaval  de  Venise, 
des  Fêtes  vénitiennes  (1710),  du  Ballet  des  Muses.  C'est 
de  ce  maître  que  date  ce  que  l'on  a  appelé  les  représen- 
tations -A  fragments.  Chaque  acte,  en  effet,  formait  un 
tout  que  l'on  pouvait  séparer  ou  réunir,  et  jouer  indif- 
féremment sans  nuire  à  l'ensemble. 

Mouret  (Jean-Joseph),  né  à  Avignon  en  1682,  fut, 
pendant  le  xvinc  siècle,  le  roi  de  la  musique  de  demi- 
genre. On  le  surnommait  le  musicien  des  grâces,  et  jamais 
surnom  ne  fut  mieux  mérité.  Si  Ton  pouvait  comparer 
deux  maîtres  à  cent  ans  de  distance,  c'est  Auber  qui, 
dans  notre  siècle,  rappellerait  de  plus  près  cet  aimable 
et  charmant  artiste.  Grâce  et  élégance  dans  les  mélodies 
chantées,  tour  ingénieux  et  variété  de  rythme  dans  les 
airs  de  danse,  telles  étaient  les  qualités  de  ce  musicien. 
Il  se  risqua  une  fois  dans  la  tragédie  lyrique,  mais  ce 
fut  par  les  airs  à  danser  que  son  Pirithous  réussit;  aussi 
écrivait-on,  au  sujet  de  cet  opéra  : 

Que  Pirithcùs  est  charmant, 
Peut-il  ennuyer  un  moment? 
On  y  voit  jusqu'au  dénouement, 

Quelque  danse  jolie, 
Passe  pied,  menuet  galant, 

La  belle  tragédie  ! 


LI  V  II  E    I  I. 


ro7 


L'éloge  est  mince  pour  une  tragédie;  mais  combien 
Mouret  savait  prendre  sa  revanche  avec  les  charmants 
ballets  ou  il  excellait,  avec  la  Provençale  des  Festes 
de  Thalie  (1714),  avec  les  Amours   des  Dieux  (1727), 


FIG.     36.    —    CAMPRA     (ANDRÉ). 
(Aix,  en  Provence,  1660.  —  Versailles,  1744.) 


les  Grâces  (1735),  le  Temple  de  Guide  (1741),  les 
Amours  de  Ragoude  (1742)  !  Mouret,  dont  la  perte  de  sa 
fortune  avait  déjà  fortement  ébranlé  la  raison,  devint, 
dit-on,  complètement  fou  en  entendant  la  musique  de 
Rameau  ;  le  géant  bourguignon  avait  écrasé  le  gentil 
tambourinaire  provençal,  qui  mourut  en  1739. 


io8  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

Sentimental  et  tendre,  au  contraire,  était  Destouches 
(André-Cardinal),  un  musicien  parisien,  né  en  1672, 
mort  en  1749.  Etant,  à  la  suite  de  longs  voyages,  entré 
dans  la  carrière  militaire,  Destouches  Rapprit  la  mu- 
sique que  fort  tard;  de  là,  dans  son  style,  certaines 
inexpériences,  certaines  gaucheries;  mais  de  là  aussi, 
peut-être,  cette  intuition  de  rinstinct,  quelquefois  supé- 
rieure à  Thabileté  technique.  Le  talent  de  Destouches 
consistait  dans  la  sensibilité,  la  justesse  et  la  grâce  de 
l'expression;  il  précédait  en  cela  un  autre  maître  fran- 
çais qui,  comme  lui,  fut  plus  musicien  d'instinct  que 
savant,  Grétry.  Le  sentiment  juste  de  l'effet  scénique, 
de  la  note  vraie  et  émue,  telles  sont  les  qualités  qui  dis- 
tinguent Issé  (1697),  Omphaîe  (1702),  opéra  presque  de 
demi-genre,  qui  eut  l'honneur  d^être  repris  au  moment 
de  la  querelle  des  Italiens  et  des  Français,  dont  nous 
parlerons  plus  loin,  Callirhoé,  partition  remplie  de 
touchantes  mélodies  (1712).  Destouches  sut  aussi  ma- 
nier avec  habileté  les  rythmes  de  la  danse;  les  divertis- 
sements de  ses  opéras,  son  joli  ballet  du  Carnaval  et  la 
Folie  (1704),  en  donnent  de  nombreuses  preuves,  et 
les  œuvres  de  ce  musicien  sont  encore  aujourd'hui  les 
plus  agréables  à  parcourir  parmi  celles  de  la  première 
moitié  du  xvnr  siècle. 

A  côté  de  ces  trois  maîtres,  il  faut  citer,  au  nombre 
des  compositeurs  aimables  et  qui  remportèrent  de 
grands  succès  dans  le  ballet  et  l'opéra-ballet,  La  Barre, 
avec  le  Triomphe  des  arts  et  la  Vénitienne,  en  1700  et 
en  1705;  Aubert,  avec  la  Reine  des  Péris  (1725),  dont 
les  airs  de  danse  sont  charmants;  La  Lande,  dont  nous 
reparlerons  au  sujet  de  la  musique  religieuse,  qui  avait 


L]  VU  E    I  I.  ioj; 

su  se  faire  une  place  dans  un  genre  plus  élevé,  mais 
qui,  avec  le  ballet  gracieux  et  varié  des  Eléments  (17 25), 
en  collaboration  avec  Destouches,  remporta  un  triomphe 
éclatant  et  durable;  enfin  Colin  de  Blamont,  dont  les 
deux  ballets  des  Fûtes  grecques  et  romaines  (  1.723)  et 
des  Caractères  de  V amour  (1736)   méritent  d'être  lus. 

Nous  ne  pouvons  parler  de  ces  maîtres  sans  asso- 
cier à  leur  souvenir  les  auteurs  des  poèmes  sur  lesquels 
ils  avaient  écrit  leur  musique.  Ce  furent  d'abord  Cam- 
pistron,  Thomas  Corneille,  Lamotte,  puis  Danchet, 
collaborateur  habituel  de  Campra;  Fuzelier,  Moncrif, 
Chancel  de  La  Grange,  Roy,  Guichard,  l'abbé  Pelle- 
grin,  et  enfin  Regnard  qui  parodiait  au  théâtre  de  la 
Foire  les  poèmes  qu'il  écrivait  pour  l'Opéra.  Tous  ces 
auteurs  étaient,  comme  chacun  sait,  hommes  d'esprit 
et,  à  part  Campistron  et  Thomas  Corneille,  plus  portés 
vers  la  grâce  et  le  comique,  vers  le  demi-genre  en  un 
mot,  que  vers  la  haute  tragédie  ;  de  là  peut-être  le  ca- 
ractère spirituel  et  léger,  plutôt  que  lyrique,  de  la  mu- 
sique de  cette  période. 

On  le  voit,  l'école  française,  après  cinquante  ans, 
occupait  dignement  les  positions  conquises  par  Lulli, 
mais  sans  avoir  encore  remporté  de  victoire  absolument 
définitive.  Peut-être  même  pouvait-on  remarquer  en 
elle  une  tendance  à  abandonner  la  tragédie  lyrique  pour 
le  ballet  toujours  recherché  des  dilettantes  et  des  ama- 
teurs, lorsque  Hippolyte  et  Aricie,  la  première  œuvre 
de  Rameau  (1733),  vint  rendre  à  la  haute  musique 
dramatique  toute  sa  splendeur. 

Jean-Philippe  Rameau,  né  à  Dijon  en  i683,  fut  un 
de  ces  hommes  qui  sont  la  gloire  non  seulement  d'une 


no  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

école,  mais  d'un  art  tout  entier.  Il  fut  un  des  fiers  con- 
quérants de  l'art  qui  s'avancent  au  loin  sur  la  route 
où  leurs  prédécesseurs  ont  à  peine  osé  s'engager;  ils 
s'avancent,  dis-je,  éclairant  leur  chemin  d'une  brillante 
lumière  et,  lorsqu'ils  sont  passés,  l'horizon  reste 
encore  tout  illuminé.  Pendant  la  première  partie  du 
xviue  siècle,  la  musique  a  compté  trois  de  ces  hommes  : 
Hamdel,  J.-S.  Bach  et  Rameau. 

De  quelque  côté  que  nous  nous  tournions  pour 
étudier  la  musique  française  au  xvmc  siècle,  nous  ren- 
controns Rameau;  musique  instrumentale  ou  drama- 
tique, théorique  ou  scientifique,  il  a  tout  entrepris  et 
il  a  été  remarquable  en  tout.  Mort,  il  se  survit;  des 
maîtres  comme  Gluck  trouvent  à  apprendre  dans  ses 
œuvres;  ses  livres  théoriques  sont  l'évangile  de  plus 
de  cinq  générations  de  grands  musiciens.  Aujourd'hui 
encore,  certaines  pages  du  vieil  organiste  dijonnais 
n'ont  pu  être  surpassées  et  restent  des  chefs-d'œuvre. 

Rameau,  né  musicien  admirablement  doué,  fut  en 
même  temps  un  esprit  réfléchi,  je  dirai  presque  philo- 
sophique; n'ayant  pu  se  faire  jouer  que  fort  tard  à 
l'Opéra  (il  avait  cinquante  ans  lorsque  l'on  y  exécuta 
sa  première  œuvre  dramatique),  il  avait  eu  le  temps  de 
mûrir  son  esprit  dans  la  pratique  de  son  art;  de  plus, 
ses  longues  études  théoriques  lui  avaient  révélé  bien 
des  secrets  de  la  langue  musicale  dont  ses  prédécesseurs 
n'avaient  eu  qu'une  faible  idée. 

Le  premier  ouvrage  par  lequel  ce  grand  musicien 
se  fit  connaître  fut  sa  fameuse  théorie  de  l'harmonie. 
Depuis  dix  siècles  que  la  musique  moderne  luttait 
contre  l'art  ancien,  bien  des  victoires  avaient  été  rem- 


1 1 1 


li viu-:  il. 
portées.  Le  wr  siècle  avait  vu  se  transformer  la  langue 


FI  G.    17.    VIOLE     (XVI1C     ET     XVIIIe     SIÈCLES). 

musicale  ;  en  même  temps  la  science  de  l'harmonie  avait 
été  exposée  dans  de  bons  ouvrages  comme  ceux  de  Zar- 


lia  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

lino,  en  Italie,  ou  de  Mersenne  en  France  (i636);  puis 
des  théoriciens  français  comme  Lavoye-Mignot,  Lefort, 
Paran,  C.  de  Sermisy,  Laffilard,  avaient  tenté  de  con- 
stituer un  corps  de  doctrine  qui  permît  d'enseigner  la 
musique  et  surtout  l'harmonie  d'après  des  règles  d'en- 
semble basées  sur  la  science;  cependant,  malgré  tant 
d'efforts,  la  connaissance  de  l'harmonie  était  encore 
tout  empirique. 

La  grande  nouveauté  introduite  par  Rameau  dans 
l'enseignement  de  l'harmonie  fut  ce  que  l'on  appelle  la 
théorie  de  la  formation  des  accords  par  tierces  succes- 
sives^ et  celle  des  renversements.  Par  la  première  loi, 
il  montrait  comment  les  divers  sons  qui  forment  un 
accord  étaient  pour  ainsi  dire  soudés  ensemble;  par  la 
seconde,  celle  des  renversements,  il  montrait  comment, 
suivant  les  diverses  positions  à  la  basse  des  notes  com- 
posant l'accord  et  formant  ce  que  l'on  appelle  les  ren- 
versements, cet  accord  pouvait  changer  de  caractère  sans 
cependant  cesser  d'être  lui-même.  Jusqu'à  Rameau,  on 
était  obligé  d'étudier  chaque  renversement  comme  un 
accord  isolé;  après  l'apparition  du  Traité  de  l'har- 
monie réduite  à  ses  principes  naturels  (ire  édit.,  1722), 
on  put  saisir  méthodiquement  la  logique  qui  reliait 
non  seulement  chaque  note  de  l'accord,  mais  les  divers 
accords  entre  eux. 

La  place  nous  manque  pour  expliquer  les  principes 
de  Rameau;  la  génération  par  tierces  ainsi  que  les  lois 
des  renversements  sont  aujourd'hui  chose  familière  à 
un  harmoniste  même  débutant;  mais  que  l'on  ne  s'y 
trompe  pas,  en  remplaçant  la  routine  par  la  méthode, 
en  posant  des  lois  là  où  on  ne  connaissait  que  les  tâton- 


liviu;  ii.  iij 

nements  de  l'empirisme,   Rameau  a  fonde  la  science 


Ci cntil-licnnme  douant  de  ta  flûte     diiUetnagn^ 

J e  ne  suis  peu  trop   incommode  ,       Lar  )t  suis  tmijoitrj  a  (amode f 
S'c  qnqm  09!   Cccur  aoroitei  tient       1 1  charme par  mon  ^mjtniment , 

Cheu    H  Bauinrr      rue  J.  lactjiiej       a    ICltçle    Cluec  fiiuU-      du  Kcy 

F  I  G .     38.    FLUTE     D'ALLEMAGNE     OU     TRAVERSIÈRE 

(XVIIe     ET      XVIIIe     SIKCLES). 


MUSIQUE    FRANÇAISE» 


8 


n+  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE   MUSIQUE. 

moderne  de  l'harmonie.  Grimm  a  reproché  plaisam- 
ment à  Rameau  d'avoir,  en  facilitant  l'étude  des 
accords,  «  inondé  le  monde  de  mauvais  musiciens  ».  Il 
faisait  involontairement  le  plus  brillant  éloge  du  Traité 
de  l'harmonie. 

Lorsque  publia  son  livre,  Rameau  était  dans  la 
force  de  l'âge;  c'est  alors  qu'il  vint  se  fixer  définiti- 
vement à  Paris.  Remarquable  exécutant,  compositeur 
recherché  pour  ses  pièces  d'orgue  et  de  clavecin, 
théoricien  discuté  et  par  conséquent  apprécié,  il  voulait 
une  autre  gloire,  celle  du  théâtre. 

C'est  là  que  tendait  son  puissant  génie,  là  seulement 
il  savait  pouvoir  appliquer  ses  découvertes,  parler  cette 
admirable  langue  des  sons  dont  il  connaissait  si  bien 
les  secrets.  Que  Ton  imagine  cet  homme  de  génie  au- 
dacieux et  volontaire,  ayant  confiance  dans  sa  force, 
attendant  et  luttant  pendant  plus  de  dix  ans,  en  butte 
aux  refus  et  au  mépris  des  poètes  les  plus  infimes  et 
aux  sarcasmes  des  gens  d'esprit,  voyant  les  directeurs 
repousser  sa  musique,  le  public  se  montrer  méfiant,  et 
l'on  excusera,  en  les  comprenant,  les  rudesses  de  son 
caractère,  les  emportements  de  son  orgueil. 

Il  fallut  qu'un  riche  financier,  La  Popelinière,  le 
prît  sous  sa  protection  et  fit  jouer  dans  ses  salons  les 
fragments  de  son  premier  opéra,  Hippolyte  et  Aricie; 
mais  aussi  de  quel  pied  triomphant  il  foula  cette  scène 
de  TOpéra  si  longtemps  fermée  devant  lui  !  Qu'impor- 
taient les  petites  gens,  les  petits  esprits  et  les  petites 
querelles  des  Lullistes  et  des  Ramistes,  l'éternelle  et 
mesquine  bataille  du  passé  contre  l'avenir,  à  cet  homme 
qui   était    sûr    de   vaincre  à    force    de  chefs-d'œuvre  ! 


LI  V  RE    II.  US 

Lorsque  parut,  le  rr  octobre  i /33,  sa  partition 
dPHippolyte  et  Aricie,  ce  fut  plus  qu'une  révolte, 
ce  fut  une  révolution  dans  le  monde  musical;  cette 
musique  nerveuse,  profonde  et  rude  irrita  les  amateurs, 
vieux  admirateurs  de  Lulli,  et  les  dilettantes  sensuels, 
habitués  aux  élégances,  aux  grâces  aimables,  tendres 
et  alanguies  des  Destouches,  des  Mouret  et  des 
Campra.  Celui-ci,  cependant,  au  plus  fort  de  la  lutte, 
admirant  son  rival,  s'écriait  :  «  Cet  homme  nous 
éclipsera  tous.  »  En  effet,  Rameau  savait  faire  preuve 
à  la  fois  d'une  fécondité  et  d'une  variété  merveil- 
leuses. A  ceux  qui  lui  reprochaient  de  manquer  de 
grâce,  il  répondit  par  l'éclatant  ballet  des  Indes  ga- 
lantes (1735);  aux  vieux  amateurs  de  la  tragédie 
de  Lulli,  il  fit  applaudir  de  force  son  chef-d'œuvre, 
Castor  et  Pollux  (1737),  dont  le  premier  acte  est 
encore  admirable  avec  le  chœur  des  Spartiates  :  Que 
tout  gémisse...,  d'une  harmonie  si  curieuse  et  si 
expressive,  avec  l'air  touchant  de  Télaïre  :  Tristes 
apprêts.  Deux  ans  après,  résonnait  le  joyeux  tambourin 
des  Festes  d'Hébé.  Puis,  la  même  année,  Melpomène 
reprenait  ses  droits  avec  Dardanus,  partition  dont  on 
lit  encore  avec  surprise  le  beau  duo  de  :  Mânes  plain- 
tifs et  la  scène  des  Songes,  d'une  harmonie  si  origi- 
nale et  si  pittoresque.  Je  passe  les  Fêtes  de  la  gloire 
(1745)  et  Pygmalion,  en  un  acte  (1748);  je  cite  pour 
mémoire  le  brillant  ballet  de  Zaïs  (174.&),  et  je  m'arrête 
un  instant  à  Platée,  ballet  bouffon  (1749).  Ici  le  maître 
a  voulu  être  gai,  et  il  a  touché  très  spirituellement  la 
note  à  la  fois  comique  et  pittoresque  dans  les  chœurs 
des  Grenouilles,   d'une  très  amusante   fantaisie.  Avec 


1 1<5  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

Zoroastre,  Rameau  revint  au  genre  sérieux  (1749), 
tandis  qu'en  i/5 1,  Acanthe  et  Céphise,  opéra  de  cir- 
constance, écrit  à  l'occasion  de  la  naissance  du  duc  de 
Bourgogne,  lui  permettait  de  faire  quelques-unes  de 
ces  pages  de  musique  imitative  toujours  chères  aux 
musiciens  français.  Dans  l'ouverture,  en  effet,  il 
peignait  la  joie  d'un  peuple  à  la  naissance  d'un 
prince  et  décrivait  en  musique  un  feu  d'artifice. 
C'est  ce  que  le  compositeur  annonce  dans  une  note,  et 
si  ce  n'est  pas  une  de  ses  meilleures  pages,  ce  n'est  pas 
non  plus  une  de  ses  moins  curieuses.  Les  deux  der- 
nières partitions  du  maître  furent  les  Surprises  de  l'a- 
mour (1757),  ballet  dont  l'entrée  des  Sybarites  est  restée 
célèbre,  et  les  Paladins  (1760). 

Dans  la  tragédie  lyrique,  Hippolyte  et  Aricie, 
Castor  et  Pollux  et  Dardanus;  dans  le  genre  du  ballet, 
les  Fêtes  d'Hébé,  les  Indes  galantes,  tels  sont,  selon 
nous,  les  chefs-d'œuvre  du  maître  dijonnais.  L'ancienne 
forme  de  l'opéra  créée  par  Lulli  a  peu  changé;  mais  la 
langue  est  renouvelée,  et  ce  sera  l'éternel  honneur  de 
Rameau  d'avoir  compris  quelle  force  dramatique 
et  expressive  pouvait  avoir  un  accord,  et  d'avoir  su 
de  quelle  profondeur  d'accent,  de  quelle  puissance 
était  douée  l'harmonie,  qui  double  l'effet  d'une  mélo- 
die. Son  instrumentation  est  toute  nouvelle  et  origi- 
nale, remplie  de  traits  heureux  ou  hardis;  sa  mélodie, 
un  peu  courte,  a  du  nerf  et  de  la  vigueur.  Il  est  gra- 
cieux souvent,  mais  cette  grâce  conserve  toujours 
quelque  chose  de  la  virilité  des  forts  (fig.  39). 

Rameau  n'avait  pas,  comme  Lulli,  accaparé  Topera; 
aussi  vit-on  en   même  temps  que  lui  briller  des  com- 


1.  1  V  R  E    II. 


117 


positcurs  dignes  encore  d'être  cites.  Trois  musiciens 
surtout  continuèrent  même,  après  le  grand  maître,  les 
traditions  de  la  tragédie  lyrique  et  du  ballet  mytholo- 
gique :  Mondonville,  Dauvergnc,  et  surtout  Philidor, 
et  tinrent  bonne  place  dans  Tècole  française.   Le  talent 


FIG.    39.    RAMEAU     (  i  E  A  N  -  P  H  I  h  I  P  P  E  ). 

(Dijon,  1683.  —  Paris,  1764.) 


de  Mondonville  consistait  surtout  dans  la  grâce  et  l'élé- 
gance. Après  son  succès  du  Carnaval  du  Parnasse 
(1749),  il  fut  un  moment,  comme  nous  le  verrons  plus 
loin,  le  champion  de  l'école  française,  dans  la  lutte 
assez  inutile,  mais  bruyante,  qui  divisa  les  musiciens 
et  les  dilettantes.  Titon  et  V Aurore  (1753),  Daphnis 
et  Alcimadure  (1754),  sont  devenues  des  partitions  his- 


1 18  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

toriques;  il  nous  semble  aujourd'hui  que  si  elles  ne 
méritaient  pas  l'honneur  d'être  traitées  de  chefs- 
d'œuvre,  on  leur  devait  mieux  aussi  que  l'oubli  pro- 
fond dans  lequel  elles  sont  tombées.  Dauvergne,  qui 
écrivit  les  Troqueurs,  le  premier  opéra-comique  fran- 
çais, était  surtout  un  artiste  fin  et  délicat;  il  l'a 
prouvé  dans  son  ballet  des  Fêtes  d'Enterpe  (1758)  et 
des  Fêtes  de  Paphos  (1758).  Bien  supérieur  à  ces  deux 
musiciens  était  Philidor  (François-André  Danican) 
(Dreux,  1726). —  Londres,  1795).  Dans  Ernelinde prin- 
cesse de  Norvège  (1761),  et  dans  Persée  (1780),  qu'il 
écrivit  sur  le  vieux  poème  de  Quinault,  il  retrouva 
quelques-uns  des  beaux  accents  expressifs  de  Lulli  et 
de  Rameau.  Philidor,  dont  nous  reparlerons  souvent, 
a  sa  place  marquée  au  premier  rang  des  maîtres  de 
notre  ancien  opéra-comique;  mais  il  ne  faut  pas  oublier, 
dans  l'histoire  de  l'opéra,  le  seul  musicien  français  qui, 
jusqu'à  Méhul,  ait  su  garder  cette  vigueur  du  style, 
cette  virilité  de  pensée  musicale,  qui  rappellent  quel- 
quefois l'auteur  de  Dardanus.  Après  ces  trois  maîtres, 
citons  encore  Rebel  et  Francœur,  deux  musiciens  adroits; 
Laborde,  un  amateur  fécond,  qui  fut  le  premier  à  écrire 
en  France  une  histoire  de  la  musique;  Berton,  le  père 
de  l'un  des  plus  illustres  maîtres  de  l'opéra-comique. 
Nous  reviendrons  dans  un  instant  sur  Floquet;  mais 
citons,  pour  finir,  deux  noms  plus  célèbres,  sur  d'autres 
scènes  que  sur  celle  de  l'Académie  de  musique,  mais  que 
nous  ne  devons  point  oublier,  Monsigny  et  Gossec. 

Malgré  ces  hommes  de  talent,  malgré  Rameau  lui- 
même,  le  genre  pompeux  de  l'opéra  français,  déjà 
vieux  d'un  siècle,  n'était  pas  sans  fatiguer  quelque  peu 


L I V  R  E  1 1.  119 

le  public;  disons  le  mot,  les  dilettantes  s'ennuyaient  à 
l'Opéra;  tant  que  Rameau  fut  clans  toute  la  gloire  de 
son  génie,  ils  n'osèrent  trop  se  révolter;  mais  voilà  que, 
vers  1752,  une  troupe  italienne,  conduite  par  Manelli, 
obtint  l'autorisation  de  jouer  en  intermèdes  les  ouvrages 
de  son  répertoire;  elle  débuta  par  une  œuvre  qui  avait 
déjà  été  exécutée  à  Paris  en  1 746  au  théâtre  Italien, 
et  qui  avait  pour  auteur  un  des  maîtres  d'Italie  les 
plus  sincères,  les  plus  émus  et  les  plus  touchants,  Per- 
golèse.  Ces  deux  petits  actes  de  la  Servapadrona  étaient 
loin  d'avoir  la  puissance  et  la  majesté  des  opéras,  l'éclat 
et  la  pompe  des  ballets;  mais  c'était  une  musique  nou- 
velle, plus  animée  et  plus  fine.  La  première  représenta- 
tion eut  lieu  à  la  suite  tfAciset  Galathée,  le  ieraoût  1752, 
et  le  lendemain,  la  Serva  padrona  faisait  dans  la  rue, 
dans  les  salons,  les  boudoirs  et  les  cafés  plus  de  bruit 
certainement  qu'elle  n'en  avait  fait  sur  la  scène  et  dans 
l'orchestre  de  l'Opéra. 

Charmante,  élégante  de  tous  points,  pleine  d'esprit 
et  de  sensibilité,  écrite  dans  ce  style  léger  et  pimpant 
qui  rend  si  agréables  les  œuvres  bouffes  de  l'école  ita- 
lienne, la  Serva  padrona  formait  un  contraste  frap- 
pant avec  les  opéras  puissants  et  majestueux  de  Rameau 
et  de  ses  imitateurs. 

Nous  reviendrons  plus  loin  sur  les  épisodes  curieux 
de  notre  histoire  artistique,  auxquels  on  a  donné  le  nom 
de  guerres;  contentons-nous  de  dire  que  si  les  Bouffons 
eurent  quelque  influence  sur  notre  opéra-comique,  et 
on  a  beaucoup  exagéré  dans  ce  sens,  ils  n'en  eurent 
aucune  sur  notre  opéra. 

La  Serva  padrona    ne  fut  pas  la  seule  œuvre  ita- 


120  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE   MUSIQUE. 

lienne  exécutée  dans  cette  circonstance.  On  entendit 
encore  des  opéras  bouffes  de  Latilla,  de  Rinaldo  di 
Capua,  de  Gocchi,  de  Ciampi,  de  Jomelli,  de  Léo. 
Quelques-unes  de  ces  œuvres,  comme  le  Bertoldo  in 
Corte.  eurent  un  immense  succès;  mais  six  mois  à 
peine  après  la  première  représentation  à  l'Opéra  de  la 
Serva  padrona^  la  troupe  italienne  fut  frappée  d'un 
coup  mortel. 

En  effet,  au  plus  fort  de  la  querelle  des  Bouffons, 
le  mardi  9  janvier  1753,  on  joua  à  l'Opéra  une 
œuvre  de  Mondonville,  intitulée  :  Titon  et  V Aurore. 
L'œuvre  n'était  pas  de  premier  ordre  ;  mais,  comme  nous 
Pavons  déjà  dit,  elle  n'était  pas  sans  valeur;  les  Lullistes 
et  les  Ramistes  se  coalisèrent;  ils  appelèrent  à  leur  aide 
la  force  armée,  c'est-à-dire  les  gendarmes  de  la  maison  du 
roi  qui  tenaient  pour  la  musique  française.  Le  succès 
fut  éclatant,  si  bien  qu'un  courrier  alla  l'annoncer  au 
roi,  à  Versailles,  comme  une  victoire  publique.  Celui- 
ci,  croyant  évidemment  faire  acte  louable,  signa  l'ordre 
d'expulsion  des  Bouffons,  qui  cessèrent  leurs  représen- 
tations dès  les  premiers  jours  de  1754;  on  ne  voit  pas 
très  bien  aujourd'hui  comment  le  succès  d'un  grand 
opéra  pourrait  causer  la  ruine  d'une  troupe  d'opérette, 
mais  il  en  était  ainsi  dans  ce  temps-là. 

Tout  en  obéissant  à  l'ordre  royal,  Manelli  avait 
laissé  derrière  lui  un  terrible  vengeur,  Rousseau,  qui 
continua  la  lutte,  ayant  pour  armes  son  génie  de  pam- 
phlétaire plus  encore  que  son  talent  de  musicien. 

Il  était  dit  que  Jean-Jacques  serait  toujours  incon- 
séquent avec  lui-même.  Grand  défenseur  des  Bouffons, 
grand  contempteur  de  la  musique  française,  il   écrivit 


o 


iaz  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

une  partition,  qui  n'avait  rien  d'italien,  et  dont  les  ten- 
dances appartenaient  au  contraire  à  notre  école.  C'est, 
en  somme,  assez  peu  de  chose  que  le  Devin  de  village, 
joué  avec  tant  de  fracas  à  Fontainebleau  d'abord,  le  18 
et  le  24  octobre  1752,  puis  à  Paris  le  iermars  1753. 

Le  moindre  ballet  de  Mouret  ou  de  Floquet  con- 
tient plus  de  musique  que  ce  vaudeville.  Sur  une  pas- 
torale un  peu  trop  naïve,  Rousseau,  n'ayant  ni  le 
talent,  ni  la  science  nécessaires  pour  composer  de  la 
vraie  musique  française  à  la  faconde  Rameau  ou  même 
de  Lulli  ou  de  Gampra,  avait  fait  ou  cru  faire  de  la 
musique  italienne.  Rien  de  moins  léger,  de  moins  bril- 
lant, de  moins  italien,  en  un  mot,  que  ces  petits  airs 
et  ces  petits  duos,  écrits  et  instrumentés  d'une  main 
maladroite,  qui  composaient  le  Devin  de  village,  mais  là 
justement  était  le  mérite  de  l'œuvre.  Elle  plut  par  sa 
naïveté  et  son  émotion.  Rousseau  avait  pris  soin  de  lui 
faire  un  sort;  le  succès  de  cette  médiocrité  sentimentale 
fut  immense,  et  le'  Devin  de  village  fit  époque.  Même 
après  Gluck,  après  Méhul,  après  Spontini,  Le  Sueur, 
Boieldieu,  Rossini,  après  tous  les  maîtres  de  l'opéra  et 
de  l'opéra-comique,  Rousseau  trouva  encore  des  admi- 
rateurs. Ce  fut  une  fortune  étonnante  jusqu'au  jour,  un 
peu  tardif,  où,  en  1829,  un  homme  de  goût  fit  justice  en 
lançant  une  perruque  sur  la  scène  de  l'Opéra.  Le  Devin 
de  village  était  condamné. 

Si  Rousseau  était  faible  musicien,  même  pour  son 
temps,  il  aimait  du  moins  la  musique  et  la  sentait  vi- 
vement. Je  n'ai  pas  besoin  de  rappeler  son  Diction- 
naire de  musique^  dans  lequel,  à  côté  de  nombreuses 
erreurs,  se  rencontrent  beaucoup  d'idées  spirituelles  et 


LIVRE   II. 


iaj 


justes,    scs   pamphlets    contre    la    musique    française, 


tua/nac  crisu'S  ciH?c&  carminé  mentesj    ^z?^ — v> 
*> •    ^J)cpcÛcé  graves  curas,  rcfivoqi  tàfcrcs .    <2/T^Z^-- 

FIG.     4.1.     MUSIQUE     DB     CHAMBRE. 


merveille  d'esprit,  de  sarcasme  et  aussi  de  partialité,  et 
son  essai  de  notation  par  les  chiffres.  Partout  dans  ces 


I2+  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

ouvrages,  on  retrouve  l'homme  de  génie,  la  puissante 
intelligence,  l'esprit  ingénieux  et  chercheur,  partout 
aussi,  l'injustice,  la  passion,  la  connaissance  impar- 
faite des  sujets  qu'il  traite.  En  dehors  du  Devin  de 
village,  Rousseau  a  encore  écrit  bien  d'autres  com- 
positions de  musique;  mais  son  ouvrage  principal 
est  un  recueil  de  romances  intitulé  :  les  Consola- 
tions des  misères  de  ma  vie.  Les  curieux  y  trouveront 
le  fameux  air  à  trois  notes,  la  romance  :  «  Que  le  jour 
me  dure  »,  et  surtout  celle  qui  vaut  à  elle  seule  le 
Devin  de  village  tout  entier  :  «  Je  l'ai  planté,  je  l'ai  vu 
naître.  » 

Après  les  représentations  italiennes,  et  à  la  suite 
des  écrits  de  Rousseau,  l'on  voulut  essayer  à  l'Opéra  du 
demi-genre  et  même  du  genre  comique,  comme  Giraud, 
dans  l'Opéra  de  société  (  1762).  Un  musicien  plus  connu 
et  d'un  charmant  talent,  Floquet  (1750-1785),  fit  mieux 
encore;  il  tenta  d'introduire  la  comédie  musicale  à 
l'Opéra,  en  donnant  le  Seigneur  bienfaisant  (1780),  qui, 
par  son  titre,  ses  tendances,  son  sujet,  appartenait  à 
l'école  philosophique  de  Rousseau,  tout  en  étant  bien 
supérieur  au  Devin  de  village,  au  point  de  vue  musical. 
Ce  même  Floquet,  qui  débutait  à  vingt-trois  ans  par  un 
triomphe  :  le  ballet  de  l'Union  de  l'amour  et  des  arts 
(1773),  était  un  des  meilleurs  compositeurs  de  notre 
ancienne  école  française.  Enfin,  c'est  pendant  cette  pé- 
riode que  nous  voyons  apparaître  à  l'Opéra  un  peu  de 
couleur  locale.  Après  son  triomphe  plus  apparent  que 
réel  de  Titon  et  l'Aurore,  Mondonville  voulut  consoler 
les  Parisiens  de  la  perte  des  Bouffons,  il  leur  donna 
une  pastorale  languedocienne  intitulée Daphniset  Alci- 


LIVRE    I  I.  ,2$ 

ma  Jure  (1754);  les  airs  étaient  adroitement  choisis 
parmi  les  chants  populaires  du  Midi,  et  traités  par  un 
habile  artiste,  les  interprètes  étaient  tous  méridionaux 
et  savaient  chanter  cette  musique.  Daphnis  et  Alcima- 
dure  eut  un  grand  succès. 

Tous  ces  essais,  toutes  ces  tentatives  nous  prouvent 
que  la  tragédie  et  le  vieil  opéra  français  avaient  perdu 
bien  du  terrain  depuis  Rameau;  les  hommes  de  talent 
qui  en  conservaient  encore  les  traditions  n'auraient 
certainement  pas  suffi  à  le  sauver,  si  un  puissant  génie 
n'avait  à  son  tour  paru  à  l'Opéra.  Je  veux  parler  de 
Christophe  Willibald  Gluck.  (Voy.  Portrait  et  autogr., 
Hist.  de  la  mus.,  fig.  81.) 

Revenir  sur  l'étude  de  ce  merveilleux  musicien  dra- 
matique, admirer  cette  belle  et  noble  expression,  cette 
mélodie  à  la  fois  large  et  émue,  cette  harmonie  quel- 
quefois incorrecte,  mais  toujours  puissante  et  expres- 
sive, cette  haute  conception  du  drame  lyrique  serait 
répéter,  après  tant  d'autres,  ce  qui  a  été  dit  mieux  que 
par  nous;  ce  serait  aussi  nous  écarter  de  notre  sujet, 
car  chaque  école  peut  revendiquer  sa  part  de  gloire 
dans  l'œuvre  de  ce  maître,  qui  appartient  à  l'Alle- 
magne par  sa  naissance  et  par  son  génie,  à  l'Italie 
par  son  éducation  première,  à  la  France  par  ses  ten- 
dances. 

Nous  devons  dire  cependant,  en  quelques  lignes,  ce 
que  Gluck  a  emprunté  au  génie  musical  et  littéraire  de 
notre  pays,  et  quels  trésors  il  nous  a  laissés  en  échange. 
C'est,  en  effet,  une  heure  glorieuse  et  bénie  dans  l'his- 
toire de  notre  art  que  celle  où  un  des  plus  sublimes 
maîtres  de  la  musique  vint  demander  à  nos  poètes  et  à 


126  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

nos  musiciens  quelques-unes  de  ses  plus  hautes  inspi- 
rations, confier  à  nos  chanteurs  l'honneur  d'inter- 
préter ses  plus  grandes  œuvres,  procurer  à  notre  pu- 
blic la  gloire  de  les  applandir  à  leur  apparition. 

Lorsque  Iphigénie  enAulide  fut  jouée  à  l'Opéra  pour 
la  première  fois,  le  19  avril  1774,  Gluck  avait  soixante 
ans;  dans  sa  jeunesse,  il  avait  écrit  des  partitions  à  la 
manière  italienne  où  se  laissaient  à  peine  apercevoir 
quelques  traces  de  son  génie;  à  quarante-sept  ans,  ou- 
vrant enfin  les  yeux,  il  s'aperçut  que  la  musique  n'était 
point  faite  uniquement  pour  chatouiller  agréablement 
les  oreilles  des  dilettantes  ou  faire  briller  un  castrat  ou 
une  cantatrice,  mais  qu'elle  avait  un  but  plus  élevé, 
émouvoir  les  âmes  par  la  peinture  de  la  passion 
humaine.  En  1761,  il  fit  entendre,  à  Vienne,  Alceste, 
mettant  en  tête  de  sa  partition  une  préface,  sorte  de 
manifeste  artistique  de  l'auteur;  trois  ans  après,  il  don- 
nait Orfeo.  Imbu  d'italianisme,  le  public  viennois  ne 
pouvait  guère  comprendre:  il  se  montra  sinon  hostile, 
du  moins  indifférent. 

Gluck  tourna  alors  les  yeux  vers  la  France,  comme 
devaient  faire  plus  tard  Rossini  et  Meyerbeer;  les  cir- 
constances étaient  favorables,  le  public  parisien  était 
encore  tout  vibrant  des  luttes  entre  Lullistes,  Ramistes 
et  Bouffonistes.  Toute  défaillante  qu'elle  était,  la  tragé- 
die lyrique  avait  toujours  d'ardents  défenseurs,  et  c'était 
elle  qui  répondait  le  mieux  à  l'idéal  du  maître  ;  de 
plus,  son  élève  préférée,  l'archiduchesse  Marie-Antoi- 
nette, venait  d'épouser  le  dauphin  de  France,  et  il  était 
sûr  de  trouver  une  protectrice  ;  un  amateur,  le  bailli  du 
Rollet,  lui  fit  des   ouvertures    au  nom  de  la  cour  de 


l.l  V  K  E   II.  ia7 

France,  en  même  temps  qu'il  lui  taillait  un  poème 
clans  VIphigénie  en  Aulide  de  Racine.  Gluck  accepta  et 
quitta  Vienne  pour  Paris. 

Ce  choix  VIphigénie  en  Aulide  n'était  point  un 
hasard;  il  montrait  clairement  les  tendances  du  maître, 
il  montrait  que  citait  à  la  grande  tragédie  française,  à 
cet  art  du  théâtre  qui  avait  inspiré  Lulli,  Campra, 
Rameau,  qu'il  voulait  appliquer  sesthéories  de  musique 
expressive,  choisissant  entre  tous  Racine,  le  plus 
expressif  de  nos  tragiques.  C'était,  dans  toute  la  force 
du  terme,  l'union  de  la  musique  et  de  la  poésie.  Après 
avoir  ainsi  pris  position,  Gluck  revient  aux  opéras 
qu'il  avait  déjà  fait  jouer  à  Vienne,  et  le  2  août  1774, 
Orphée  paraît  sous  la  forme  française,  Alceste,  le 
23  avril  1776.  En  1777,  Gluck  donne  Armide.  œuvre 
absolument  nouvelle  et  la  plus  variée  du  maître,  où  la 
grâce  la  plus  exquise  se  joint  à  la  plus  grande  puissance 
dramatique.  C'est  sur  le  vieux  poème  de  Quinault,  déjà 
mis  en  musique  par  Lulli,  que  Gluck  écrit  sa  partition,  et 
en  lisant  l'adorable  scène  de  Renaud  :  «  Plus  j'observe 
ces  lieux  »,  on  peut  voir  que  le  maître  allemand  n'a  pas 
été  sans  se  souvenir  du  Florentin.  C'est  par  Iphigénie 
en  Tauride  (1779),  autre  tragédie  inspirée  par  la  muse 
racinienne,  que  Gluck  clôt  la  liste  de  ses  grands  chefs- 
d'œuvre.  Je  passe  rapidement  sur  le  ballet  de  Cythère 
assiégée  (1775),  et  sur  Echo  et  Narcisse  (1779)  qui  fut 
la  dernière  œuvre  de  Gluck. 

Le  grand  maître  n'a  pas,   comme  Mozart,   Weber, 
Beethoven  ou  Wagner,  introduit  d'éléments  nouveaux 
dans    la    conception     générale    de    l'art    dramatique  ;  ' 
mais  il  a  porté  à  son  plus  haut  point  de  génie  Tan- 


128  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

cienne  tragédie  musicale  des  Lulli  et  des  Rameau,  et 
c'est  en  cela  qu'il  se  rattache  indissolublement  à 
Técole  française.  En  écoutant  cette  musique,  ou  l'accent 
juste  fait  jaillir  les  larmes  comme  un  vers  bien  frappé, 
on  pense  involontairement  à  Racine.  En  admirant  cet 
art  sain,  viril,  pur  de  lâches  concessions,  élégant  et  gra- 
cieux sans  mollesse,  puissant  et  émouvant  sans  exagé- 
ration mélodramatique,  on  sent  que  le  maître  a  pris 
pour  modèle  les  œuvres  sublimes  de  notre  théâtre  clas- 
sique. Au  point  de  vue  musical  même,  Gluck  a  avoué 
qu'en  écoutant  Rameau,  il  avait  beaucoup  appris. 
N'est-ce  pas  le  plus  bel  hommage  qui  puisse  être  rendu 
à  notre  école  ? 

En  revanche,  que  ne  devons-nous  pas  à  l'auteur 
iïlphigénie,  tfAlceste,  tfOrphée,  d'Armide!  Ce  qui 
nous  manquait  encore,  c'était  plus  de  largeur  et  de 
souplesse  dans  la  mélodie,  plus  d'aisance  et  de  liberté 
dans  l'harmonie,  plus  de  couleur  et  de  variété  dans 
l'orchestre;  voilà  ce  que  nos  musiciens  apprirent  de 
Gluck,  comme  ils  apprirent  aussi  à  dessiner  les  larges 
proportions  d'un  finale,  sur  le  modèle  de  celui  dMr- 
mide.  Nous  pouvons,  sans  hésiter,  nous  reconnaître 
pour  ses  tributaires,  lorsqu'un  tel  maître  a  pour  imi- 
tateurs les  Méhul,  les  Le  Sueur  et  les  Cherubini. 

Audacieux,  hardi,  volontaire,  ne  reculant  pas  de- 
vant une  dureté,  Gluck  devait,  comme  Rameau,  trouver 
plus  d'une  résistance  chez  les  dilettantes,  encore  sous 
le  charme  de  la  mélodie  italienne;  elles  ne  se  firent 
pas  attendre,  et  l'ancienne  guerre  des  Italiens  et  des 
Français  se  ralluma  plus  ardente  que  jamais.  Elle  prit 
le  nom  de  querelle   des  Gluckistes  et  des  Piccinistes. 


LIVK  K   II.  raj 

En  effet,  les  ennemis  de  Gluck  avaient   fait  venir  d'Ita- 


L  ' ]curw n  j o Liant  de  I.ÂhqcJi ûlùcj  . 

'    -?/■  a  t£*fp'rtt uiuj  oûl/sCC,      i  ejt  ruXiL  fou.r  .■ 

•^at-an-o^ce^cù  pna-iLcUujuc^>    Que  l'on  <zl>-n&  jon  .^1nocb<ii(tL> 

FI  G.     42.     ANGÉLIQUE      (sORTK      DE     THÉORBt)     (  XVI  Ie     SIKCLF.). 

MUSIQUE    FRANÇAISE.  P 


,3o  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

lie  un  artiste  illustre,  Nicolas  Piccini.  Le  musicien 
était  bien  choisi,  car,  sans  avoir  le  sublime  génie  de 
son  rival,  Piccini  était  encore  un  maître.  Nous  revien- 
drons plus  tard  sur  cette  célèbre  querelle,  singulier 
chapitre  de  l'histoire  de  la  critique  musicale;  disons 
ici  qu'à  peine  arrivé  à  Paris,  Piccini  engagea  le  combat 
hardiment  sur  le  terrain  où  Gluck  avait  déjà  remporté 
tant  de  victoires;  il  débuta  à  l'Opéra  par  Roland,  tra- 
gédie lyrique  en  trois  actes,  écrit  aussi  sur  le  poème  de 
Quinault.  Ce  début  n'avait  point  été  heureux,  et  les  Pic- 
cinistes  eussent  été  vaincus  sans  retour,  si  Devisme  du 
Valgay,  directeur  de  l'Opéra,  n'avait  fait  venir  d'outre- 
monts  une  nouvelle  troupe  qui  était  dirigée  par  Piccini 
lui-même  et  qui  interpréta  ses  œuvres  italiennes.  Là,  le 
maître  napolitain  se  trouvait  sur  son  terrain  :  il  était 
alors  sans  rival  pour  le  charme,  la  grâce  et  l'abondance 
des  idées.  Citons,  parmi  ses  meilleures  partitions,  la 
Cecchina  ossia  la  Buona  Figliola,  véritable  chef- 
d'œuvre  d'esprit  et  d'élégance. 

Malgré  tout  le  talent  de  Piccini  et  de  ses  collabora- 
teurs, les  Italiens,  pendant  cette  période  de  deux  années, 
n'eurent  qu'un  médiocre  succès,  et  les  Piccinistes  au 
fond,  peu  satisfaits  de  Roland,  voulaient  voir  leur 
champion  rentrer  dans  l'arène  plus  noble  de  la  tragédie 
lyrique.  Gluck  avait  donné  sa  dernière  œuvre,  Écho 
et  Narcisse,  et  depuis  un  an  déjà,  l'éclatant  triomphe 
d'Iphigénie  en  Tauride  avait  décidé  de  la  victoire, 
lorsque  les  Piccinistes  trouvèrent,  sinon  une  revanche, 
du  moins  une  consolation  dans  Je  succès  d'Atys 
(1780)1  partition  pleine  de  grâce  et  de  sensibilité,  dTphi- 
génie  en  Tauride  (1 781),  qui  ne  put  cependant  soutenir 


LIVRE  II.  131 

longtemps  la  comparaison  avec  celle  de  Gluck,  et  sur- 
tout de  Didon,  Pieuvre  maîtresse  du  compositeur  na- 
politain, en  17S3. 

Cette  partition,  en  effet,  avec  l'air  si  pathétique  de 
Didon  :  «  Ah  !  que  je  fus  bien  inspirée!  »,  et  la  magni- 
fique scène  du  troisième  acte,  nous  montre  un  maître 
qui  n'a  ni  la  majesté,  ni  la  beauté  pure  de  Gluck,  mais 
dont  le  cœur  déborde  de  tendresse  et  d'émotion,  et 
dont  les  idées  sont  abondantes,  gracieuses  et  expres- 
sives; c'est  la  création,  non  point  d'un  génie,  mais  d'un 
talent  de  premier  ordre.  Malgré  ses  efforts  pour  se  rap- 
procher du  genre  français,  Piccini  n'y  put  réussir  com- 
plètement; il  resta  Italien,  non  seulement  par  le  tour 
des  mélodies,  mais  aussi  par  son  style  qui  était  fleuri, 
élégant  et  tendre,  tout  en  restant  loin  de  la  profon- 
deur et  de  la  puissance  dramatique  de  Gluck. 

Un  autre  musicien,  Sacchini,  mort  à  quarante-cinq 
ans,  se  rapprocha  davantage  en  quelques  endroits  du 
grand  auteur  d^Alceste.  avec  Renaud  (1783),  avec  C/zz- 
mène  (1784),  inspirée  par  le  Cid  de  Corneille,  avec 
Dardanus{iy^)^  dont  il  faut  retenir  l'air  si  pathétique  : 
«  Arrachez  de  mon  cœur  le  trait  qui  le  déchire  »,  et 
surtout  avec  la  belle  scène  d'Œdipe  et  d'Antigonedans 
Œdipe  à  Colone  (1787),  son  chef-d'œuvre. 

Vers  la  même  époque,  était  arrivé  à  Paris  un  musi- 
cien italien  aussi,  nommé  Salieri,  déjà  connu  par  un 
grand  nombre  d'opéras  joués  en  Italie  et  à  Vienne. 
Avec  son  premier  ouvrage  des  Danaïdes  (1784),  il  rem- 
porta un  éclatant  succès.  Gluck  lui  avait  donné  des 
conseils  et  on  sent  l'influence  du  maître  dans  la  magni- 
fique scène  de  la  conspiration,  dans  la  touchante  prière 


132  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

cTHypermnestre  :  «  Par  les  larmes  de  votre  fille  »,  dans 
le  chœur:  «  Descends  dans  le  sein  d'Amphitrite  ».  Ce- 
pendant Salieri  était  plus  qu'un  imitateuret  un  élève;  il 
l'a  prouvé  avec  Tarare  ( r 787),  œuvre  singulière,  mais 
puissante  et  variée, dont  Beaumarchais  avait  fait  le  poème, 
précédé  d'une  préface  célèbre,  dans  laquelle  l'illustre 
père  de  Figaro  avait  exposé  sa  théorie  nouvelle  de 
Topera;  entre  autre  innovation,  il  voulait  que  le  comi- 
que se  mêlât  au  tragique.  Salieri  avait  l'entente  de  la 
scène,  la  chaleur  et  la  passion;  il  réussit  les  pages 
dramatiques,  comme  le  finale  du  second  acte,  traitant 
médiocrement  la  partie  légère;  cependant  Tarare  fut 
un  des  grands  succès  de   cette  période. 

Un  autre  musicien  italien,  Paesiello,  vint  vers  le 
même  temps  se  faire  jouera  l'Opéra.  Nous  reparlerons 
de  lui  en  racontant  l'histoire  de  l'opéra-comique. 
Comme  le  prouve  le  Roi  Théodore  (1787),  Paesiello 
était  demeuré  bien  Italien,  tout  en  abordant  la  scène 
où  avaient  brillé  Rameau  et  Gluck,  et  lorsqu'il  voulut 
imiter  le  style  de  la  tragédie  lyrique  française  avec 
Proserpine  (t8o3),  qu'il  avait  écrite  sur  un  poème  de 
Quinault,  il  resta  bien  au-dessous  de  ses  modèles. 

Voilà  encore  un  artiste  étranger,  Allemand  celui-là, 
Jean-Christophe  Vogel.  né  à  Nuremberg.  Il  trouva  en- 
core des  succès  dans  l'imitation  fidèle  et  presque  ser- 
vile  de  Gluck.  Il  mourut  à  trente-deux  ans,  et  on 
joua  de  lui,  à  l'Opéra,  la  Toison  d'or  (1786)  et  Démo- 
phon  (1789),  œuvre  posthume  dont  l'ouverture  est  res- 
tée célèbre. 

Pendant  ce  temps,  quelques  musiciens  français  peu- 
vent aussi  être  cités  à  côté  des  maîtres  étrangers.  Parmi 


L I  V  R  E   1 1.  1 3 1 

les  tragiques,  nous  avons  nomme   Philidor  et  Gossec, 


L.z    Vi  cileiu  '  iBo  ruiacc 

Vous    qui  chcrurjtj    l harmonie  Entre  iniÛc   art  /■•  /•/.,..    charmant 

slumits  que.  mon   instrument  Car  f"ui  cette    ix.ru  m-lod't 

FIG.    +  ). 

les  deux  meilleurs  représentants  de  l'école  de  Rameau 


ij+  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

après  eux,  voici  Candeille,  Lemoyne,  Le  Froid  de 
Méreaux,  artistes  estimables,  mais  en  somme  médiocres. 
Candeille,  refaisant  Castor  et  Pollux  (179 1),  devait  son 
succès  aux  pages  du  vieux  Rameau,  qu'il  avait  conser- 
vées dans  sa  partition.  Lemoyne  avec  Electre  (1782), 
Phèdre  (1  786),  Nephté  (1789)  et  Louis  IX  en  Egypte 
(1790),  qui  indique  une  louable  tendance  à  s'éloigner 
des  tableaux  mythologiques  pour  puiser  des  sujets 
dans  Phistoire  de  France,  se  faisait  applaudir;  mais 
son  grand  succès  était  une  sorte  d'opéra-comique,  inti- 
tulé :  les  Prétendus  (1789).  C'était  avec  Œdipe  à  Thèbes 
(1783)  que  Le  Froid  de  Méreaux  prenait  une  place 
honorable  parmi  les  musiciens  de  second  ordre. 

En  revanche,  la  musique  légère  et  de  demi-genre 
venait  occuper  à  l'Opéra  la  place  de  la  tragédie  lyrique; 
des  artistes  tels  que  Champein,  Jadin  et  même  Dezède, 
fredonnaient  leurs  couplets  de  vaudevilles  sur  la  scène 
où  retentissaient  encore  les  majestueux  accents  de 
Gluck.  Un  maître,  Grétry,  enflait  sa  voix  pour  chanter 
les  aventures  de  Céphale  et  Procris  (177 5)  et  les  amours 
d'Andromaque  (1775);  mais  malgré  tout  son  esprit, 
malgré  ses  prétentions  à  peindre  fidèlement  l'anti- 
quité, il  n'arrivait  à  produire  que  des  œuvres  enfan- 
tines; il  le  comprit  sans  l'avouer,  et,  abandonnant  le 
style  pompeux,  il  retrouva  d'éclatants  succès  avec  des 
opéras  de  demi-genre  et  même  bouffons,  comme  la 
Double  épreuve  ou  Colinette  à  la  Cour,  comédie  spiri- 
tuelle et  fine  (1782),  avec  la  Caravane  du  Caire  (1784), 
partition  d'un  style  maigre  et  lâché,  mais  renfermant 
d'agréables  airs  de  ballet,  avec  Panurge  dans  l'île  aux 
Lanternes  (1785),  véritable  bouffonnerie  qui  ne  man- 


L I V  R  E   1 1.  ]  3  S 

quait  pas  d'esprit.  Ce  n'est  pas  là  qu'il  iaut  chercher 
Grétry,  moins  encore  dans  des  opéras  de  circonstance 
qu'il  écrivit  pendant  la  période  révolutionnaire  et  qui 
frisent  le  grotesque.  Après  avoir  cité  deux  agréables 
musiciens  de  ballet,  Eler  et  Edelmann,  saluons  une 
première  fois  deux  noms  qui  seront  la  gloire  de  notre 
art  national  :  Méhul,  qui  fit  jouer  Cora  en  179 1 ,  et  un 
Italien  devenu  Français  par  le  génie  et  par  la  naturalisa- 
tion, Cherubini,dont  on  entendit  le  Démophon  en  1788. 
Cora  et  Démophon  eurent  peu  de  succès,  mais  l'appa- 
rition de  ces  deux  maîtres  à  l'Opéra  est  à  signaler. 

Nous  passerons  rapidement  sur  la  période  révolu- 
tionnaire. Les  musiciens  ont  conservé  un  souvenir 
reconnaissant  à  cette  République  qui  créa  l'Institut  et 
le  Conservatoire,  mais  ils  ne  surent  pas  trouver  dans  le 
drame  lyrique  les  mâles  accents  dignes  du  temps  pen- 
dant lequel  ils  vivaient.  Horatius  Codés  et  Timoléon, 
de  Méhul  (  1 794),  mérite  seul  d'être  cité  ;  c'est  d'ailleurs 
dans  la  rue,  sur  les  champs  de  bataille  que  la  mu- 
sique a  trouvé  ces  deux  cris  ardents  de  liberté  et  de 
victoire  :  la  Marseillaise  et  le  Chant  du  dé-part. 

Les  dernières  années  du  xvnr  siècle  et  les  premières 
du  xrxe  siècle  virent  comme  une  sorte  de  réveil  chez 
nos  musiciens  lyriques.  Une  évolution  s'était  accomplie 
dans  la  littérature  comme  dans  la  peinture;  abandon- 
nant les  aimables  galanteries  mythologiques  et  autres 
du  xviii0  siècle,  les  peintres  et  les  écrivains  s'étaient 
inspirés  d'un  art  plus  haut,  et  avaient  demandé  leurs 
inspirations  aux  Romains  d'abord,  aux  Grecs  ensuite, 
et  mieux  encore,  enfin,  à  nos  vieilles  légendes  fran- 
çaises tant  méprisées  de  Boileau,  et  aux  génies  de  l'Aile- 


ij6  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

magne  et  de  l'Angleterre.  Les  musiciens  suivirent  ce 
mouvement  à  l'Opéra  comme  à  TOpéra-Comique,  et 
Ton  applaudit  alors  quelques-unes  des  plus  nobles  et  des 
plus  fortes  œuvres  dont  s'honore  le  plus  notre  école. 

En  effet,  si  Anacréon  che\  Polycrate  (1797),  le 
Casque  et  les  colombes  (r8oi)  de  Gréirv,  appartiennent 
encore  au  genre  galant  et  suranné  du  siècle  précédent, 
deux  maîtres,  Méhul  et  Cherubini,  conservent  et 
relèvent  les  grandes  traditions  de  l'école  lyrique  fran- 
çaise. Méhul,  dix  ans  après  son  début  malheureux  de 
Cora:  deux  ans  après^  les  deux  belles  œuvres  ÏÏHora- 
this  Coclès et  de,  Timoléon  (au théâtre  delà  République), 
faisait  entendre  Adrien  en  1799,  œuvre  écrite  d'un  style 
noble  et  élevé  et  dont  les  chœurs  sont  admirables.  En 
même  temps,  il  donnait,  en  1800,  la  Dansomanie, 
aimable  ballet  dans  lequel  la  valse  apparut  pour  la 
première  fois  à  l'Opéra.  A  côté  de  lui,  Cherubini,  son 
rival,  qui  fut  toujours  son  ami,  donnait  A  nacrêon  (i8o3), 
partition  dont  la  grâce  et  le  charme  égalaient  l'élé- 
vation et  la  pureté  du  style;  Tannée  suivante,  parais- 
sent Achille  à  Scyros.  dont  la  postérité  a  gardé  une 
admirable  page  pittoresque,  la  Bacchanale;  en  181  3,  il 
donnait  les  Abencerages,  œuvre  pleine  de  noblesse  et 
de  grandeur. 

A  côté  de  Méhul  et  de  Cherubini  dont  nous  repar- 
lerons au  sujet  de  l'Opéra-Comique ,  bien  des  noms 
brillèrent  encore  à  l'Opéra  :  Catel,  le  savant  continua- 
teur de  Rameau,  Berton,  Persuis,  Lebrun  qui  eut, 
avec  le  Rossignol,  le  mérite  du  succès,  sinon  celui  du 
talent.  Puis  avant  l'époque  où  Rossini  parut,  voici  déjà 
de  jeunes  musiciens  qui  se  pressent  à  la  porte  de  notre 


LIVRE    II.  137 

première    scène   lyrique;   parmi    eux    distinguons,  dès 


FI  G.    44.  —    LE     SUEUR     (jEAN -FRANÇOIS.) 
(Drucat-Pressùl,  1763.  —  Paris,  1837.) 

maintenant,  un  compositeur  qui  ne  tardera  pas  à  être 


138  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

une  des  gloires  de  notre  école,  Hérold,  dont  le  premier 
opéra,  Lasthénie.  est  de  1823. 

Cette  longue  période  de  l'histoire  de  Topera,  qui 
commence  avec  Cambert  et  Lulli,  pour  finir  avec  les 
premières  partitions  françaises  de  Rossini,  est  cou- 
ronnée par  deux  œuvres  magistrales,  Ossian  ou  les 
Bardes  (1 804)  de  Le  Sueur  (Jean-François),  né  à  Drucat- 
Pressiel,  i/63.  Paris,  1837)  (fig.  44)  et  la  Vestale  (1807) 
de  Spontini  ([774-1851). 

Si  deux  opéras  semblent  faits  pour  marquer  les  dif- 
férences de  l'école  française  et  de  l'école  italienne, 
ce  sont  certainement  ces  deux  chefs-d'œuvre,  car  tous 
deux  sont  de  haute,  noble  et  fière  allure,  tous  deux 
ont  remporté  un  immense  succès,  tous  deux  paraissent 
dignes  de  figurer  au  rang  des  créations  maîtresses. 

La  Vestale  et  les  Bardes  sont  bien  de  leur  époque; 
on  retrouve  dans  toutes  les  deux  ce  style  large  et 
pompeux,  on  dirait  aujourd'hui  décoratif,  mais  aussi 
déclamatoire,  qui  caractérise  la  peinture,  la  poésie,  le 
théâtre  du  temps  de  l'Empire;  mais  là  s'arrête  la  res- 
semblance. Dans  la  Vestale,  Spontini  a  la  passion,  la 
chaleur,  la  tendresse,  comme  dans  le  duo  avec  Lici- 
nius,  la  prière  de  Julia,  etc.;  il  a  le  mouvement,  l'in- 
térêt scénique  comme  dans  le  finale  et  la  marche  fu- 
nèbre; la  noble  expression  et  l'abondance  comme  dans 
le  duo  de  Licinius  et  du  grand  pontife;  mais,  en 
revanche,  on  sent  chez  lui  une  tendance  à  chercher 
l'effet  dans  la  sonorité  et  le  rythme,  à  développer  inuti- 
lement les  scènes,  sans  profit  pour  l'action  dramatique, 
à  abuser  des  redondances,  à  prendre  les  formules  et  le 
bruit   pour  de  la  musique.    Dans    la  Vestale,  comme 


LIVRE   il.  139 

dans  Fernand  Corte\  (1800),  comme  dans  Olympia 
(f8i<)\  mais  à  un  moindre  degré,  le  génie  du  maître  se 
compose  de  Spontini  d'abord,  disons-lc,  puis  de  Gluck, 
de  Mozart;  le  maître  est  éclectique,  comme  le  seront  plus 
tard  Halévy  et  Meyerbeer,  mais  avant  tout,  malgré  ses 
efforts  pour  se  rapprocher  de  l'école  française,  Italien 
il  est,  et  Italien   il   reste. 

Bien  différents  sont  les  Bardes,  partition  aujourd'hui 
moins  célèbre,  à  cause  de  la  médiocrité  du  poème 
probablement,  mais  d'une  valeur  au  moins  égale.  Ici 
tout  est  sobre,  précis;  s'il  faut  signaler  un  défaut,  ce 
sera  peut-être  un  peu  de  sécheresse,  mais  l'œuvre  est 
avant  tout  sincère.  Le  maître  est  de  ceux  qui  pensent 
qu'un  coup  suffit,  pourvu  qu'il  soit  bien  frappé,  et  il 
le  frappe  au  bon  moment  :  lui  aussi,  il  a  la  grâce,  mais 
cette  grâce  virile  qui  ne  tombe  jamais  dans  la  mol- 
lesse. Aussi  quelles  belles  et  nobles  pages,  que  le  trio 
du  premier  acte  d'un  tour  si  aisé!  le  chœur  :  «  Vagues, 
courbez  vos  têtes  »,  et  le  quintette  du  second;  l'air 
d'Hydala,  au  troisième,  d'un  sentiment  si  exquis  et  si 
délicat,  exprimé  par  une  mélodie  admirable  de  pureté 
et  d'éloquence  et,  dans  ce  même  acte,  la  belle  scène  de 
la  fête  avec  le  chœur  des  conjurés,  dont  le  rythme  im- 
placable et  toujours  grandissant  est  d'un  puissant  effet 
dramatique  et  pittoresque!  Enfin,  au  quatrième,  voici  la 
vision  d'Ossian,  page  fantastique  d'une  frappante  ori- 
ginalité d'harmonie  et  de  mélodie. 

C'est  là,  en  effet,  la  grande  supériorité  de  Le  Sueur. 
Sa  musique  n'est  ni  du  Gluck,  ni  du  Mozart;  c'est  du 
Le  Sueur;  moins  ému,  mais  plus  élevé  que  Méhul, 
moins  abondant,  mais  plus  pittoresque  et  plus  profon- 


i-lO  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

dément  dramatique  que  Spontini,  il  est  toujours  lui- 
même.  Si  on  pouvait  le  comparer  à  un  maître,  ce 
serait  à  Rameau,  dont  il  a  quelquefois  la  vigueur  et 
surtout  les  tendances  à  rechercher  la  mueique  descrip- 
tive. Il  possède  la  concision,  la  justesse  et  la  sobriété, 
ces  grandes  qualités  françaises.  Spontini  fut  le  dernier 
classique  de  l'ancienne  école,  Le  Sueur  fut  le  premier 
romantique  de  la  nouvelle.  Dans  ses  opéras-comiques 
que  nous  retrouverons  au  chapitre  suivant,  dans  la 
Mort  d'Adam,  jouée  à  l'Opéra  en  1802,  on  sent  une 
préoccupation  de  vouloir  faire  exprimer  à  la  musique 
ce  qu'elle  Savait  pas  encore  dit;  cette  préoccupation 
nous  semble  exagérée,  quelquefois  au  point  de  faire 
sourire,  mais  il  y  a  là  comme  une  note  inentendue  dans 
Part  français  et  nos  compositeurs  modernes  en  ont  con- 
servé le  souvenir.  Le  Sueur  fut  le  maître  de  Berlioz,  et 
malgré  lui,  l'auteur  de  la  Damnation  de  Faust  a  subi 
sa  magistrale  influence.  Nous  Pavons  dit  le  premier 
et  nous  en  sommes  fier  :  «  De  tous  les  compositeurs  qui 
vinrent  après  Le  Sueur  ou  furent  ses  élèves,  Berlioz  est 
celui  qui  rappelle  le  plus  la  manière  du  maître.  Il 
avait,  comme  lui,  l'imagination  ardente  et  poétique; 
comme  lui,  il  aimait  les  grandes  et  magistrales  com- 
binaisons sonores;  il  recherchait,  comme  lui,  les  sujets 
permettant  de  donner  carrière  à  son  génie  avide  d'in- 
novations. Il  est  possible  que  Le  Sueur  ne  lui  ait  pas 
appris  matériellement  le  maniement  de  l'orchestre; 
mais,  à  coup  sûr,  il  n'a  pas  été  sans  influence  sur  les 
tendances   romantiques   de   l'auteur   des    Troyens l.   » 

1.  Lavoix,  Histoire  de  l'instrumentation,  p.  33c». 


LI  V  RE    II. 


'4« 


A  L'Opéra,  d;ins  le  genre  lyrique,  à  l'Opéra-Comique, 
dans  Le  demi-genre,  à  l'église  dans  le  style  sacré,  ou  il 
se  distingua  au  premier  rang,  nous  retrouvons  le  vieux 
maître  picard,  et  si  le  nom  de  Le  Sueur  est  tombé  dans 


FIG.    4$. 


L'APOLLON     DE     LA     GREVE. 


un  injuste  oubli,  c'est  à  l'historien  de  saluer  de  nou- 
veau au  seuil  de  ce  siècle  le  grand  artiste  qui,  à  défaut 
de  ses  œuvres,  aurait  encore  la  gloire  d'avoir  été  le 
maître  de  trois  musiciens  de  l'école  française  que  nous 
admirons  le  plus  aujourd'hui,  Berlioz,  Gounod  et 
Ambroise  Thomas, 


I+2  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE   MUSIQUE. 

Algarotti.  Saggio  sopra  l'opéra  in  musica.  Traduction  fran- 
çaise par  Chastellux,  in-8",  1773. 

Arteaga.  Le  revolu^ione  del  teatro  musicale  italiano.  Deuxième 
édition,  1785,  traduction  française,  in-8°;  Londres,  1802. 

Chefs-d'œuvre  de  l'opéra  français.  (Collection  Michaelis.) 

Gampardon.  L'Académie  royale  de  musique  au  xvme  siècle, 
2  vol.  in-8°,  1884. 

Chouquet.  Histoire  de  la  musique  dramatique  en  France,  in-8°, 
1873. 

Fournel.  Les  Contemporains  de  Molière. 

Ginguené.  Note  sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  M.  Piccini,  in-b°, 
an  IX. 

Goncourt.  Sophie  Arnould,  in-40,  i85g;  —  M'"e  Saint-Huberty 
(les  Actrices  du  xvme  siècle),  in-12,  i885. 

Jullien  (Ad.).  Les  Ballets  de  cour.  {Galette  musicale,  187G.)  — 
Racine  et  la  ynusique.  (Galette  musicale,  1878,)  —  L'opéra  en 
1788,  in-8°,  1875. —  Un  potentat  musical.  —  Papillon  de  la  Ferté, 
in -8°,  1876.  —  La  Cour  et  l'Opéra  sous  le  règne  de  Louis  XVI, 
in-8°,  1875. 

Lacôme.  Les  fondateurs  de  V opéra  français  (musique),  grand 
in-8°,  s.  d. 

Lajarte.  Bibliothèque  musicale  de  l'Opéra,  in-8°,  1876.  —  Les 
Curiosités  de  VOpéra,  in-12,  i883. 

Nuitter  et  Thoinan.  Les  Origines  de  l'opéra,  in-8°,  1886. 

Pougin  (A.).  Biographie  des  musiciens  de  Fétis.  —  Supplément 
article  Rousseau.  Bibliographie  de  ses  écrits  sur  la  musique.  — 
Dictionnaire  historique  et  pittoresque  du  théâtre,  grand  in-8°,  i885. 
—  Les  vrais  Créateurs  de  l'opéra  français,  in-8°,  1881.  —  L'Opéra 
sous  le  règne  de  Lulli  (Ménestrel,  i885-i886). 

Rousseau.  Œuvres,  éditions  diverses. 

Saint-Évremond.  Œuvres,  éditions  diverses. 

Schmid  (Anton.).  Christoph  Willibald,  Ritter  von  Gluck,  dessen 
Leben...  und  Wirken,  in-b°,   1854. 


CHAPITRE    II 


LA    COMEDIE     EN     MUSIQUE 


V opéra-comique  et  ses  origines  :  La  comédie-ballet  et  le  ballet- 
féerie.  —  Le  théâtre  de  la  Foire  et  ses  vicissitudes  :  Les  mu- 
siciens et  les  auteurs  de  la  Foire  :  Gilliers,  Mouret,  Labbé, 
Lesage,  Fuzelier  d'Orneval,  Monnet,  Favart,  Dauvergne  et 
les  Troqueurs. —  L'opéra-comique  littéraire  :  Philidor,  Monsi- 
gny,  Gretry,  Sedaine  et  Marmontel.  —  L'école  lyrique  et  ro- 
mantique :  Cherubini,  Méhul,  Le  Sueur,  etc.  —  La  littérature 
étrangère  :  Shakespeare  et  Ossian. —  L'Ecole  sentimentale  et  de 
demi-genre  :  Berton,  Kreutzer,  Nicolo,  Boïeldieu,etc.  —  Les  mu- 
siciens étrangers  :  Paesiello,  Paer,  Steibelt,  etc. — Les  petits 
maîtres  du  vaudeville  musical  et  deVopérette:  Dezèdes,  Cham- 
pein,  Solier,  Gaveaux,  Devienne,   Délia  Maria,  Dalayrac,  etc. 

La  gentille  pastorale  de  Robin  et  Marion,  d'Adam 
de  la  Halle,  les  chansons  de  toute  espèce  dont  reten- 
tit le  moyen  âge,  les  ballets  du  xvjp  siècle,  avec  les  cou- 
plets de  Guédron,  deMauduit,  de  D'Assoucy,  bien  frap- 
pés et  bien  tournés  à  la  française  ;  les  comédies  de 
Molière,  comme  X^Bourgeois  gentilhomme  ou  le  Malade 
imaginaire,  agrémentées  de  l'aimable  musique  de  Lulli 
ou  deCharpentier,  quelques-unes  des  cantatescomiques 
dont  nous  parlerons  au  chapitre  suivant,  de  joyeux 
refrains  à  boire,  comme  ceux  de  d'Ambruys  ou  de 
Dubuisson,  de  francs  couplets  comme  le  Bavolet,  de 


144  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

Charpentier,  qui  fut  inséré  dans  Je  Mercure  de  France. 
et  par-dessus  tout  des  chants  populaires  aimés  et  connus 
de  chacun,  chantés  sur  les  tréteaux  de  la  foire  et  du 
Pont-Neuf  (fig.  43,  45  et  46),  colportés  par  les  chanteurs 
ambulants,  ces  héritiers  de  Tabarin  et  de  Gautier  Gar- 
guille;  telles  furent  les  origines  musicales  de  notre  opéra- 
comique  et  de  notre  comédie  en  musique.  Sans  nous 
perdre  dans  les  recherches  du  passé  qui  sont  œuvre 
d'érudit,  nous  prendrons  l'opéra-comique  là  où  il  est 
né,  là  où  il  a  lutté,  là  ou  il  a  grandi  :  sur  le  pavé  de  Paris, 
à  la  Foire  Saint-Laurent  et  à  la  Foire  Saint-Germain. 
C'est  une  histoire  en  même  temps  triste  et  comique 
que  celle  de  ce  petit  théâtre,  qui  luttait,  lui  pauvret, 
contre  des  puissances  comme  la  Comédie-Italienne,  le 
Théâtre-Français,  l'Opéra  même,  et  qui  se  voyait  réduit 
au  silence  au  plus  fort  du  combat,  supprimé  par  un 
ordre  du  roi,  à. Prieure  même  de  la  victoire.  Il  nous 
faut  remercier  ces  baladins  de  la  Foire  qui  ont  si 
vaillamment  combattu  pendant  près  d'un  siècle,  car 
c'est  à  eux  que  nous  devons  la  création  de  Popéra- 
comique. 

Les  acteurs  italiens  de  la  Foire,  grâce  au  célèbre 
Dominique,  grâce  aux  pièces  spirituelles  de  Regnard, 
de  Boursault,  de  Dufrêny,  grâce  aux  aimables  couplets 
de  Lorenzani,  de  Charpentier,  de  Massé,  avaient  su 
se  faire  aimer  et  choyer  du  public,  lorsqu'un  ordre  du 
roi  vint  les  chasser  de  France. 

Ceci  se  passait  en  1697;  les  baladins  français  de  la 
foire  profitèrent  du  départ  de  leurs  confrères  étrangers, 
s'approprièrent  quelques-unes  des  meilleures  pièces  de 
leur  répertoire,  celles  de  Regnard,  par  exemple,  puis 


LIVRE    II. 


'4S 


en  firent  composer  à  leur  tour.  Leurs  succès  excitèrent 
la  jalousie  autant  Je  la  Comédie  française  que  de 
l'Opéra,  qui  les  forcèrent  à  se  taire;  mais  ils  tournèrent 
bientôt  la  difficulté  en  jouant  les  pièces  par  écriteaux. 
L'acteur  faisait  les  gestes,  et  il  sortait  de  sa  poche  un 
rouleau  qu'il  montrait  au  public  et  sur  lequel  étaient 


'J 


FIG.     46.    LES     TRÉTEAUX     DE     LA     FOIRE. 


écrits,  en  gros  caractères,  les  vers  qu'il  aurait  dû  chan- 
ter; un  petit  orchestre  de  huit  musiciens  jouait  la  mu- 
sique, quelques  personnes  apostées  dans  la  salle  don- 
naient l'exemple  en  chantant  la  chanson,  et  tout  le 
public  suivait.  Bientôt  ce  moyen  primitif  fut  remplacé 
par  un  autre  plus  compliqué.  Les  vers  furent  écrits  sur 
des  tableaux  que  faisaient  descendre  du  cintre  deux 
entants  déguisés  en  amours  (fig.  47). 

C'était    évidemment  aussi    ingénieux    qu'amusant, 

MUSIQUE    FRANÇAISE. 


IO 


14(5  E.CO  LE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

puisqu'on  pouvait,  à  la  fois,  rire  de  la  pièce,  narguer 
l'autorité  et  aussi  prendre  part  au  jeu;  mais  pareil 
théâtre  ne  pouvait  durer  bien  longtemps  et  la  musique 
surtout  n'aurait  guère  trouvé  son  compte  à  ce  système; 
on  pense  bien,  en  effet,  que  des  pièces  à  écriteaux  ne  se 
chantaient  que  sur  des  airs  connus,  des  ponts-neufs  et 
des  flonflons  comme  la  Faridondaine,  Quand  je  tiens 
ce  jus  d'octobre  ;  etc.  Bientôt  les  théâtres  de  la  Foire 
traitèrent  avec  l'Opéra,  et,  moyennant  finances,  eurent 
le  droit  de  chanter  à  leur  guise.  Ce  fut  alors  qu'appa- 
rut dès  la  première  pièce  la  foire  de  Guibray  de  Le 
Sage  (foire  Saint-Laurent),  un  gentil  musicien  spirituel, 
gai  et  suffisamment  varié,  nommé  Gilliers,  «  à  qui  l'on 
est  redevable  des  meilleurs  vaudevilles  qui  se  sont 
entendus  dans  l'Europe  depuis  plus  de  quarante  ans  », 
dit  la  préface  du  Théâtre  de  la  Foire  (1721).  Le  petit 
répertoire  de  Gilliers  se  compose  de  couplets,  de  ro- 
mances, de  courtes  symphonies,  d'airs  de  ballet,  de 
duos  et  même  de  grandes  cantates  sérieuses,  écrites 
d'un  bon  style.  Toute  cette  musique  nous  montre  dans 
Gilliers  un  véritable  musicien  d'opéra-comique,  auquel 
il  n'a  manqué  qu'un  théâtre  pour  prendre  le  rang  que 
méritait  son  talent. 

Gilliers  ne  fut  pas  le  seul  compositeur  de  la  Foire  et 
des  artistes,  fournisseurs  ordinaires  de  la  sérieuse 
Académie  de  musique,  comme  Mouret,  MHo  Laguerre, 
Bernier,  le  célèbre  musicien  religieux,  Labbé,  Corette, 
Desrochers,  Raillard,  ne  dédaignèrent  pas  d'écrire, 
pour  le  théâtre  de  la  Foire,  des  couplets  et  même  des 
ensembles. 

Ce  fut   en  17 14   qu'apparut  pour  la  première  fois 


1,1  Y  R  E    I  I.  i+7 

le  titre  ^opéra-comique  donne  à   ces  farces  et  à  ces 


FIG.    47.    l'OPÉRA-COMKiUE     EN      ECRITEAUX. 

vaudevilles  avec  chant.  Cette  musique  était  souvent  une 


148  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

parodie  du  style  pompeux  et  redondant  de  l'opéra  ;  mais, 
en  grande  dame,  l'Académie  royale  se  montrait  doutant 
plus  magnanime  que  la  Foire  la  payait  pour  avoir  le 
droit  de  chanter  et  même  de  la  chansonner.  Il  n'en  était 
pas  ainsi  de  la  Comédie  française  et  des  Italiens  rentrés 
en  France  depuis  171 3;  ils  firent  aux  théâtres  de  la 
Foire  une  guerre  acharnée.  Ceux-ci  racontaient  en 
scène  toutes  leurs  affaires  au  public,  aussi  bien  assis- 
tons-nous souvent  à  leurs  querelles  contre  leurs  puis- 
sants ennemis.  Ils  se  défendaient  bien  et  n'épargnaient 
ni  la  Comédie  française  ni  les  Italiens;  mais  les  privi- 
lèges étaient  là,  terribles,  inflexibles,  et  il  fallait  céder, 
si  bien  qu'un  beau  jour  l'opéra-comique  dut  se  réfu- 
gier chez  Polichinelle,  dans  la  baraque  des  marionnettes 
étrangères,  événement  dont  les  spectateurs  furent  pré- 
venus en  ces  termes  :  «  Les  auteurs  de  l'opéra-comique 
voyant  encore  une  fois  leur  spectacle  fermé,  plus  animés 
par  la  vengeance  que  par  un  esprit  d'intérêt,  s'avisèrent 
d'acheter  une  douzaine  de  marionnettes  et  de  louer 
une  loge  où,  comme  des  assiégés  dans  leurs  derniers 
retranchements,  ils  rendirent  encore  leurs  armes  redou- 
tables. Leurs  ennemis,  poussés  d'une  nouvelle  fureur, 
firent  de  nouveaux  efforts  contre  Polichinelle  chan- 
tant; mais  ils  n'en  sortirent  pas  à  leur  honneur.  » 
(1722,  préface  de  V Ombre  du  cocher  poète;  fig.  48.) 

Si  petit  qu'il  fût,  l'opéra-comique  n'était  pas  un  en- 
nemi facile  à  vaincre.  Abattu,  il  mordait  encore  et  sa 
dent  était  dure;  il  fit  si  bien  qu'il  se  releva  de  nouveau, 
trouva  des  protecteurs  et  alla  chanter  ses  chansons  au 
Palais-Royal  même.  En  1730,  il  se  défendait  toujours 
gaiement  contre  les  attaques  de  la  Comédie  française  et 


FI  G.    48.   L'OPÉRA-COMIQUEAUX    MARIONNETTES     AMUSANTES 

CHEZ     POLICHINELLE. 


150  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

de  la  Comédie  italienne  et  avec  l'aide  de  l'Opéra; 
mais  sa  plus  grande  victoire  fut  de  s'attacher  Favart, 
l'heureux  auteur  de  la  Chercheuse  d'esprit. 

Enfin,  le  triomphe  définitif  parut  devoir  couronner 
tant  de  persévérance  lorsque  l'opéra-comique  eut  pour 
directeur,  en  1743,  un  homme  habile  entre  tous,  hardi, 
entreprenant  et  qui  avait  nom  Jean  Monnet  (fig.  49). 
En  deux  mois  Monnet  transforma  la  salle,  commanda 
des  costumes  et  des  décors  à  Boucher,  réunit  un  excel- 
lent orchestre  conduit  par  Rameau,  une  troupe  parfaite 
de  comédiens,  de  chanteurs  et  de  danseurs;    avec   de 
pareils  éléments  et  grâce  à  l'aimable  talent  de  Favart, 
il  obtint  aux  deux  foires  Saint-Laurent  et  Saint-Ger- 
main, en  1743  et  1744,  des  succès  éclatants.  C'en  était 
trop,  POpéra-Comique  devenait  théâtre;  les  Comédies 
française   et   italienne  jurèrent   sa    perte,  elles  réussi- 
rent, mais   cette  fois  la  lutte  fut  vive. 

Monnet  avait  su  se  faire  non  seulement  une  troupe 
et  un  répertoire,  mais  un  public;  celui-ci  résista  parla 
force  aux  sergents  exécutant  Tordre  d'expulsion,  ce  fut 
dans  la  salle  une  véritable  émeute  que  le  directeur  lui- 
même  dut  apaiser  (1744);  la  victoire  resta  encore  une 
fois  au  privilège,  et  du  coup  pour  longtemps. 

Ce  ne  fut  que  huit  ans  après,  que  l'Opéra-Comique 
rouvrit  de  nouveau  ses  portes.  Après  avoir  couru  plus 
d'une  aventure  singulière,  connu  la  faillite  et  la  prison, 
pris  de  l'expérience  et  encore  plus  d'audace,  Monnet 
recommença  l'entreprise  en  1752,  fit  hardiment  recon- 
struire une  salle  à  la  foire  Saint-Laurent, salle  qui  resta 
longtemps  un  modèle,  réunit  encore  d'excellents  ar- 
tistes  et  chorégraphes,   tels   qu'Anseaume,  le   célèbre 


mmm 


FIG.     49.     MONNET     (jEAN). 

(Condrieux,  près  Lyon,  1703;  —  mort  vers  1785.) 


iS2  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

Laruette,  Noverre ,  eut  pour  chef  d'orchestre  Da- 
vesnes,  un  des  bons  musiciens  de  l'époque  et  artiste  de 
l'Opéra,  et  pour  auteur,  Vadé,  alors  dans  toute  sa  vogue. 

Cette  fois  Monnet,  au  lieu  de  se  défendre,  attaqua  le 
premier;  c'était  le  moment  des  bruyants  succès  des  opé- 
rettes de  Pergolèse,  d'Anfossi,  etc.;  au  plus  fort  de  la 
Querelle  des  Bouffons,  il  s'élança  résolument  dans 
la  bataille,  prenant  parti  pour  les  Français  contre 
les  Italiens,  contribua  puissamment  à  la  défaite  et  à 
l'exil  de  ceux-ci.  En  même  temps  il  pensa  qu'il  n'y 
avait  pas  déjà  si  loin  des  anciens  opéras-comiques  de  la 
foire,  chargés  de  musique,  aux  intermèdes  musicaux 
des  Italiens  dont  les  pièces  étaient  beaucoup  moins  va- 
riées et  beaucoup  moins  amusantes  que  les  nôtres.  Il 
s'entendit  avec  un  musicien  de  talent,  Dauvergne,  fort 
connu  par  des  opéras  et  delà  musique  d'église,  lui  fit 
écrire  des  ariettes,  des  chœurs  et  des  duos  sur  un  vaude- 
ville de  Vadé,  et  ainsi  naquirent  à  la  foire  Saint-Lau- 
rent, le  3o  juillet  175 3,  les  Troqueurs,  que  l'on  consi- 
dère comme  le  premier  opéra-comique  français,  parti- 
tion, selon  nous  du  moins,  de  beaucoup  supérieure 
au  Devin  du  village  de  Rousseau,  qui  eut  cependant 
les  honneurs  de  l'Académie  de  musique. 

De  ce  jour  l'opéra-comique  était  définitivement 
fondé,  non  point  à  l'imitation  des  Italiens,  comme  on 
s'est  plu  à  le  dire,  mais  malgré  eux  et  contre  eux.  Sans 
les  injustes  tracasseries  de  l'administration,  sans  la  stu- 
pide  tyrannie  de  la  Comédie  italienne  et  de  la  Comédie 
française,  l'opéra-comique  fût  né  certainement  cin- 
quante ans  plus  tôt.  C'est  merveille  de  voir  qu'il  ait 
résisté  à  tant  d'attaques. 


1,1  VU  E    I  I.  i  s  j 

Monnet,  tout  hardi  qu'il  était,  avait  use  de  subter- 
fuge; afin  de  tourner  les  règlements  et  de  profiter  aussi 
de  L'engouement  du  goût  du  public  pour  la  musique 
italienne,  il  avait  annoncé  les  Troqucurs  comme  étant 
un  opéra  d'outre-monts;  ce  ne  fut  qu'après  le  succès, 
qu'il  déclara  que  compositeur  et  poète  étaient  Français. 
Après  cinq  ans  d'une  brillante  direction,  il  passa  la  main, 
et  aussitôt  qu'il  ne  fut  plus  là  pour  tenir  en  respect  les 
Italiens,  ceux-ci  revinrent  à  la  charge.  Il  y  eut  transac- 
tion et,  en  1762,  la  Comédie  italienne  recueillit  les  prin- 
cipaux artistes  et  acteurs  de  l'Opéra-Comique;  alors  un 
fait  singulier  se  produisit  :  celui-ci  engloba  les  Italiens 
dans  son  succès,  à  ce  point  qu'il  ne  fut  plus  question 
d'eux  et  que  l'ancien  théâtre  d'Arlequin  et  de  Scara- 
mouche  devint  le  temple  du  genre  tout  français  de  la 
comédie  à  ariettes  (fig.  52). 

L'ouverture  du  nouvel  Opéra-Comique,  réuni  à  la 
Comédie  italienne,  se  fit  en  1762  avec  Biaise  le  savetier 
de  Sedaine  et  Philidor.  De  cette  époque  date  une  des 
plus  brillantes  périodes  de  notre  école  française  de 
demi-genre.  La  fusion  des  deux  théâtres  avait  formé 
une  admirable  troupe  où  l'on  applaudissait  des  acteurs 
comme  Carlin,  Rochard  Caillot,  Piccinelli,  Clairval, 
Laruette,  Oudinot,  Minc  Favart,  plus  tard  Chenard, 
Noinville,  M,nc"  Laruette,  Trial,  Dugazon.  A  ces  excel- 
lents artistes,  vinrent  se  joindre  des  poètes  comme 
Sedaine  et  Marmontel,  l'un  doué  de  cette  délicate 
sensibilité  qui,  d'un  mot,  sait  remuer  l'âme  de  l'au- 
diteur; l'autre,  esprit  fin  et  ingénieux  qui  savait  si 
bien  mettre  en  scène  et  disposer  pour  la  musique  les 
jolis  contes  du  xvnf  siècle.  Ces  auteurs    apportaient 


15+  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

aux  musiciens  ce  qui  leur  avait  manqué  jusqu'à  ce  jour 
dans  les  vaudevilles  de  la  foire,  des  pièces  bien  faites, 
des  sentiments  vrais  à  peindre,  des  émotions  justes  à 
rendre.  Si  nous  voulons  chercher  en  dehors  des  maîtres 
eux-mêmes  les  origines  de  cette  jolie  école  représentée 
par  Philidor,  Gossec,  Grétry,  Monsigny,  etc.,  il  est 
inutile  de  penser  beaucoup  aux  Italiens  et  à  Pergolèse. 
Sedaine,  Marmontel,  Florian  et  leurs  contemporains 
ont  inspiré  les  compositeurs  et  sont,  avec  nos  musi- 
ciens, les  vrais  créateurs  du  genre. 

En  1789,  le  coiffeur  de  la  reine,  Léonard  Autier, 
avait  obtenu  un  nouveau  privilège  pour  un  théâtre  de 
musique.  Il  rouvrit  sous  le  nom  de  théâtre  de  Monsieur, 
qui  après  la  Révolution  s'appela  le  théâtre  Feydeau. 
Paris  posséda  ainsi  jusqu'en  1801  deux  scènes  d'opéra- 
comique  :  l'ancienne,  qui  garda  le  nom  de  Favart;  la 
nouvelle,  qui  se  nomma,  ainsi  que  nous  venons  de  le 
dire,  théâtre  Feydeau.  Cette  rivalité  eut  pour  notre 
école  les  plus  heureux  résultats,  car  c'est  à  elle  qu'il 
faut  attribuer,  en  partie,  la  prodigieuse  fécondité  dont 
firent  preuve  nos  compositeurs  pendant  cette  période. 

Encouragé  par  le  succès  des  Troqueurs,  Monnet 
avait  appelé  à  lui  un  Italien  nommé  Duni,  composi- 
teur aimable,  mais  assez  faible,  dont  on  joue  encore 
quelquefois  un  gentil  vaudeville  musical  intitulé  : 
les  Deux  chasseurs  et  la  laitière  (1 763)  (fig.  80)  ;  mais  les 
deux  compositeurs  d'opéra-comique,  les  plus  musiciens 
de  cette  période,  furent  Philidor  et  Gossec.  Danican 
Philidor,  auquel  les  historiens  n'ont  pas  toujours  donné 
la  place  qui  lui  était  due,  était  né  d'une  famille  d'ar- 
tistes connus  depuis  le  règne  de  Louis  XIII.  Il  avait 


LIVRE  II.  ,ss 

fait  d'excellentes  études  avec  Campra  et  avait  appris, 
en  écoutant  la  musique  île  Rameau,  le  secret  du  style 
plein  et  large  qui  distingue  le  maître  dijonnais.  C'est 
en  effet  par  la  belle  sonorité  des  chœurs,  par  la  forme 
soignée  de  l'orchestre  et  neuve  pour  l'époque,  que  Phi- 
lidor  se  rapproche  de  l'immortel  auteur  de  Dardanus, 
surtout  dans  des  grands  opéras  comme  Ernelinde  dont 
nous  avons  parlé  plus  haut.  Dans  ses  opéras-comiques, 
le  style  est  naturellement  moins  noble  et  moins  pom- 
peux; mais  on  y  sent  encore  le  musicien  de  race.  Voya- 
geant beaucoup  pour  soutenir  sa  réputation  européenne 
de  joueur  d'échecs,  où  il  trouvait  à  la  fois  honneur  et 
profit,  Philidor  entendit  de  la  musique  en  Angleterre, 
en  Allemagne,  en  Italie,  étendant  ainsi  ses  connais- 
sances musicales;  de  là  dans  sa  mélodie,  comme  dans 
son  harmonie,  quelque  chose  de  plus  varié,  de  plus 
souple  et  de  plus  riche  que  dans  la  musique  de  ses 
contemporains,  surtout  de  Monsigny  et  de  Grétry.  Avant 
Cherubini,  Méhul,  Berton,  etc.,  il  avait  donné  aux 
ensembles  un  développement  et  une  allure  qui  révé- 
laient le  véritable  musicien.  Moins  sincère  que  Mon- 
signy, moins  spirituel  que  Grétry,  il  avait  plus 
d'idées,  plus  d'inspiration  vraiment  musicale  que  ces 
deux  maîtres;  sa  déclamation  était  puissante  et  trop 
superbe  peut-être  pour  le  genre  qu'il  avait  adopté.  Je 
n'en  veux  pour  exemple  que  le  bel  air  de  Tom  Jones 
(1765);  cependant  il  avait  aussi  la  franchise  et  la  gaieté, 
comme  on  peut  le  voir  dans  l'air  si  bien  fait  du  Maré- 
chal ferrant  (  1 761)  :  «  Oui,  je  suis  expert  en  médecine  », 
ou  le  trio  du  Sorcier  (1764).  Ses  succès  furent  im- 
menses et  balancèrent  ceux  de  Grétry  et  de  Monsigny. 


iS<î  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

Si  la  postérité  n'a  pas  maintenu  ce  compositeur,  un 
des  plus  remarquables  de  notre  école,  au  rang  où  ses 
contemporains  Pavaient  placé,  peut-être  faut-il  attri- 
buer cette  injustice  à  ce  que  Philidor  fut  moins  heureux 
dans  le  choix  de  ses  poèmes  ;  son  talent,  mâle  et  vigou- 
reux, convenait  peut-être  moins  aussi  aux  auteurs  dra- 
matiques de  son  temps  comme  Sedaine  et  Marmontel, 
que  l'âme  tendre  de  Monsigny  ou  l'esprit  ingénieux  de 
Grétry. 

ïl  est  un  autre  compositeur  qui,  lui  aussi,  a  pris 
grande  part  au  progrès  de  l'école  française  et  auquel 
Phistoire  n'a  pas  rendu  pleine  et  entière  justice.  Je  veux 
parler  de  Gossec  (François-Joseph,  1733-1829),  que 
nous  avons  déjà  rencontré  à  l'Opéra;  Gossec,  qui  créa 
la  symphonie  en  France;  Gossec,  qui  brilla  au  premier 
rang  des  musiciens  religieux  ;  Gossec,  qui  fut  un  des 
chantres  inspirés  des  hymnes  révolutionnaires;  Gossec, 
qui  eut,  un  des  premiers,  ridée  d'un  établissement 
d'éducation  musicale  qui  donna  plus  tard  naissance  à 
notre  Conservatoire;  Gossec,  qui  fut  un  de  ces  ouvriers 
de  la  première  heure,  que  la  postérité  dédaigne  trop  sou- 
vent. Gomme  Philidor,  il  avait  appris  la  musique  sous 
la  puissante  influence  de  Rameau  ;  comme  lui,  il  la  savait 
et  la  connaissait  bien.  Sa  mélodie  était  franche  et  pleine, 
le  caractère  de  son  chant  était  la  facilité  et  la  rondeur; 
il  avait  surtout  la  sonorité  du  style  instrumental  et 
vocal,  qualité  qu'il  possédait  au  même  degré  que  Phi- 
lidor et  à  un  bien  plus  haut  point  que  Monsigny  et 
Grétry.  Ses  plus  grands  succès  furent  :  le  Faux  Lord 
(1764),  Toinon  et  Toinette  (1767),  et  surtout  les  Pê- 
cheurs (1766). 


LIVR  E   II.  157 

Malgré  L'incontestable  talent  de  Gossce  et  de  Phili- 
dor,  ce  lurent  Monsigny  et  Grctry  qui  restèrent  les 
artistes  les  plus  illustres  de  cette  période. 

Pierre-Alexandre  Monsigny  (1729-1817)  était  né, 
non  pour  la  musique,  puisque  Part  du  musicien  lui  fut 
toujours  à  peu  près  étranger,  puisqu'en  dehors  de  la 
scène  il  ne  voulut  ou  ne  put  jamais  rien  écrire,  mais 
pour  le  théâtre.  (Test  merveille  de  voir  avec  quelle 
justesse  il  sait  rendre  jusqu'à  la  moindre  nuance  les 
sentiments  de  ses  personnages;  à  force  de  sentir  vrai, 
il  est  arrivé  à  être  non  seulement  ému  et  touchant, 
mais  aussi  fin,  spirituel  et  naïf.  En  écoutant  une  de  ses 
premières  œuvres,  le  Cadi  dupé,  écrite  à  grand'peine, 
après  quelques  leçons  indispensables,  Sedaine  s'était 
écrié  :  «  Voilà  mon  homme.  »  En  effet,  à  partir  de  ce  jour 
il  en  fit  son  musicien,  et  rarement  collaboration  n'a 
été  plus  intime  entre  ces  deux  esprits  de  compositeur 
et  de  poète.  Voici  On  ne  s'avise  jamais  de  tout  (1761), 
joli  badinage  d'esprit,  puis  les  chefs-d'œuvre  d'expres- 
sion pathétique  comme  le  Roi  et  le  Fermier  (1762), 
Rose  et  Colas  (1764),  la  Belle  Arsène  (poème  de 
Favart)  (1 775),  avec  le  trio  :  «  Doux  espoir  de  la  liberté  », 
l'air  :  «  L'art  surpasse  la  nature».  J'ai  gardé,  pour  la  fin, le 
Déserteur  (1769),  et  Félix,  ou  V enfant  trouvé  (  1  yjy)^  qui 
résument  tout  le  talent  de  Monsigny.  Il  faut  la  conser- 
ver dans  les  archives  de  notre  école,  cette  petite  partition 
du  Déserteur,  bien  pauvre  quelquefois,  bien  naïve,  mais 
d'une  si  exquise  sensibilité;  il  faut  savoir  par  cœur,  pour 
bien  connaître  Monsigny,  l'air  d'Alexis  :  «  Adieu,  chère 
Louise»;  si  juste,  si  ému  et  si  vrai,  cet  autre  air  : 
«  Je  ne  déserterai  jamais  »  ;   plein  de  désinvolture  et 


158  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

d'élégance,  le  duo  si  spirituel  de  la  prison,  avec  son 
double  chant,  innocent  artifice  de  contre-point  déjà  bien 
des  fois  employé,  mais  qui,  sans  y  paraître,  dut  coûter 
cher  à  Monsigny.  Dans  Félix  nous  le  retrouvons  encore 
tout  entier  avec  le  duo  touchant  :  «  Adieu,  Félix  »,  le 
trio  profondément  pathétique  :  «  Ne  vous  repentez  pas, 
mon  père  ».  C'est  de  la  musique  plus  parlée  que  chantée, 
mais  parlée  avec  le  cœur. 

On  raconte  que  Monsigny  a  dit  lui-même  qu'après 
Félix,  il  ne  s'était  plus  trouvé  une  idée  et  par  consé- 
quent avait  cessé  d'écrire  à  quarante-huit  ans.  Ce  n'est 
certainement  pas  Grétry  (fig.  5o)  (Liège,  1741.  — 
Paris,  i8i3)qui  aurait  donné  l'exemple  d'une  pareille 
abdication,  car  depuis  longtemps  affaibli  par  l'âge,  il 
composait  encore;  mais  dans  la  période  qui  nous 
occupe  de  1760  à  1788,  il  tint  incontestablement  le 
premier  rang  dans  la  musique  de  demi-genre.  C'est 
avec  le  Huron  et  Lucile  (  1768  et  1769)  que  nous 
devons  faire  commencer  sa  carrière  de  maître.  C'est 
avec  Richard  Cœur  de  Lion,  en  1784,  qu'il  nous  faut 
fermer  la  liste  de  ses  œuvres  capitales. 

Ce  n'est  pas,  comme  Monsigny  par  la  naïveté  et  la 
simplicité  qu'il  sut  conquérir  le  succès  ;  il  fut  naïf  quel- 
quefois, il  est  vrai,  mais  dans  son  admiration  pour  lui- 
même.  A  chaque  page  de  ses  Mémoires  qu'il  a  intitulé  : 
Essais  sur  la  musique,  il  commente  ses  œuvres,  les 
retourne,  les  explique,  les  admire,  fait  un  sort  à  la 
moindre  mesure;  bref,  il  s'écoute  chanter  et  s'applaudit. 
Le  plus  curieux,  c'est  qu'il  faut  le  suivre  etapplaudir  avec 
lui.  A  force  d'intelligence  du  théâtre  et  d'esprit,  il  trouve 
toujours  et  partout  la  note  juste,  le  morceau  bien  dessiné 


LI V  R  E  1 1.  i  s 9 

et  bien  en  scène.  Mehul  a  dit  de  lui  :  «  Plus  d'esprit 
que  de  musique.  »  Le  mot  du  grand  artiste  était  profond 
et  vrai,  mais  on  pourrait  ajouter  qu'il  est  bien  des  cas  au 
L'esprit  peut  être  de  la  musique.  Adam,  de  son  côte,  a 
dit  :  «  Grétry  avait  mal  appris,  mais  il  devinait  beau- 
coup. »  En  effet,  son  harmonie  est  faible,  son  instrumen- 
tation presque  élémentaire,  son  style  tellement  lâche 
et  incolore  «  que  Ton  ferait  passer  un  carrosse  entre  la 
basse  et  les  parties  supérieures  »,  comme  Ton  disait 
déjà  de  son  temps,  et  cependant  on  est  surpris  parfois 
de  trouver  des  passages  où  l'instinct  a  remplacé  la 
science,  des  effets  pleins  d'imprévu  et  d'ingéniosité. 

Ils  sont  nombreux,  les  opéras-comiques  de  Grétry. 
Dans  le  Huron,  sa  première  pièce,  on  peut  déjà  deviner 
les  charmantes  qualités  du   maître;  dans  Lucile  et   le 
fameux  quatuor  :  «  Où  peut-on  être  mieux  qu'au  sein  de 
sa  famille  »,  qu'il  n'est  pas  besoin  de  qualifier  de  chef- 
d'œuvre  puisque  Grétry  s'est  déjà  chargé  lui-même  de 
le  louer,    le   musicien  est  encore  sentimental  et  ému. 
Voici  le  Tableau  parlant  (1769),  où  dominent  la  finesse 
et  l'esprit,  puis  Sylvain^  les  Deux  avares  avec  sa  marche 
célèbre  (1770),  où  se   trouvent  des  pages  charmantes. 
En  1771,  c'est  Zémire  et  A\or  avec  sa  romance  :  «  Du 
moment  qu'on   aime  ».  UAmi    de    la  maison    (1771), 
la  Fausse  magie  (1775)  et  Y  Amant  jaloux  (1778)  prou- 
vèrent que  la  musique  pouvait  parfois  être  aussi  précise 
et  aussi  spirituelle   que    la  parole.   A    partir  de  cette 
époque,  et  pendant  près  de  dix  ans,  Grétry  courtisa  la 
grande  muse  de  l'opéra,  mais  à  sa  manière.  Ne  pouvant 
chausser  le  cothurne  delà  tragédie  lyrique  (il  l'a  bien 
prouvé  avec  Andromaque  et  Céphale  et  Procris),  il  eut 


i6o  ECOLE    FRANÇAISE    DE   MUSIQUE. 

l'adresse  de  mener  la  comédie  à  Topera.  Colinette  à  la 
Cour(id.),  Y  Embarras  des  richesses  (1782)  et  surtout  la 
Caravane  du  Caire  (1784)  sont  autant  d'opéras  comiques 
spirituellement  écrits,  tantôt  dans  la  note  sentimentale, 
tantôt  sur  le  ton  comique  et  même  bouffon;  mais  voici 
qu'en  1 784  il  revient  à  la  comédie  à  ariettes,  par  Y  Epreuve 
villageoise,  une  petite  merveille  de  goût  fin  et  délicat. 
Lui-même  a  pris  soin  de  raconter  comment  cette  char- 
mante bleuette  en  deux  actes  était  une  épave,  échappée 
au  naufrage  d'une  œuvre  plus  considérable,  intitulée  : 
Théodore  et  Paulin.   Le  maître  s'était   retrouvé   et  la 
même  année,  il  donnait  à  la  comédie  italienne  Richard 
Cœur  de  Lion.  Ici,  le  mot  chef-d'œuvre  n'a  rien  d'exa- 
géré; jamais  musicien  n'a  donné  à  un  plus  haut  degré 
la  mesure  absolument  exacte  de  tout  son   talent.  Cette 
partition  si  complète  a  bien  les  défauts  de  Grétry,  mais 
combien  aussi  elle  en  possède  les  qualités!  La  figure 
du  roi  est  tracée  avec  noblesse  et  grandeur  dans  l'air  : 
«  Si  l'univers  entier  m'oublie»;  quel  cœur,  quelle  sin- 
cérité de   dévouement,  dans  tout  le  rôle  de  Blondel! 
quelle  tendresse  naïve  dans  cette  jolie  figurine  de  Lau- 
rette!  quel  sentiment  juste  du  mouvement  dramatique 
dans  la   scène  des  gardes,   dans  le  fameux  duo  de  la 
fièvre  brûlante,  dans  le  trio  :  «  Le  gouverneur  pendant  la 
danse  »  !  L'école  française  a  produit  un  grand  nombre 
d'œuvres  plus  belles  et  plus   lyriques,  elle  n'en  a  pas 
produit  de  mieux  faites  pour  le  théâtre  et  de  plus  inté- 
ressantes. 

A  partir  de  ce  jour,  on  peut  encore  citer  les  Mé- 
prises par  ressemblances  (1786),  le  Comte  d'Albert 
(1787),  Raoul  Barbe  bleue  (1789),  un  certain  nombre 


LIVRE    II.  *& 

d'opéras  de  circonstance,  écrits  à  la  gloire  de  la  Rcvo- 


■ 


F1G.     $0. GRÉTRY     (  A  N  D  R  É  -  E  R  N  E  S  T  -  M  O  D  E  S  T  E.  ) 

(Liège,  1741.  —  Montmorency,  181 3.) 

lution;    mais  Pœuvre   de   Grétry  est  terminée  et  ses 

MUSIQUE    FRANÇAISE.  II 


i<5»  ÉCOLE   FRANÇAISE    DE   MUSIQUE. 

dernières  partitions  sont  à  peine  dignes  de  lui.  Du 
reste,  une  nouvelle  évolution  se  préparait  à  l'opéra- 
comique  ;  de  grands  génies  étaient  venus  se  faire 
connaître  en  France  :  citait  Gluck,  c'était  Salieri  et 
Sacchini;  de  plus,  on  commençait  à  apprécier  Mozart. 
Les  oreilles  s'habituaient  au  grand  style  instrumental 
par  les  œuvres  d'Haydn.  L'expression  et  la  souplesse 
de  la  mélodie,  la  force  des  accords,  le  coloris  de  l'or- 
chestre avaient  fait  en  vingt  ans  un  pas  immense  sous 
l'impulsion  de  ces  maîtres;  la  musique  moderne  était 
créée. 

De  plus,  le  goût  s'était  porté  vers  nos  vieilles  poé- 
sies nationales  des  trouvères  et  des  troubadours  ;  la 
connaissance  des  poètes  étrangers  comme  Shakespeare, 
nouvellement  traduit;  la  mâle  poésie  des  chants  dits 
ossianiques  avaient  mis  dans  la  tête  de  nos  musiciens 
des  idées  plus  hautes  que  les  fades  galanteries  chantées 
par  nos  artistes  du  xvme  siècle. 

Ce  sont  ces  diverses  influences  littéraires  et  musi- 
cales que  nous  retrouvons  chez  les  maîtres  dont  nous 
allons  parler.  Les  uns,  comme  Cherubini,  Méhul, 
Le  Sueur,  ont  su,  tout  à  la  fois,  atteindre  aux  accents 
du  haut  lyrisme,  et  trouver  aussi  la  fine  expression 
de  la  comédie;  les  autres,  comme  Boïedieu  et  Nicolo, 
sont  restés  dans  le  genre  tempéré  ou  même  le  demi- 
genre;  mais  tous  ont  enrichi  notre  école  d'œïuvres 
de  premier  ordre,  tous  aussi  sont  musiciens  de  beau- 
coup supérieurs  à  des  artistes  comme  Grétry  et  Mon- 
signy  qui  les  avaient  précédés. 

Cherubini,  né  à  Florence  en  1760,  étudia  le  style 
italien  avec  Castrucci   et    surtout  Sarti  ;  ayant  montré 


LIVRE   II.  }6\ 

de  très  bonne  heure  les  [Mus  brillantes  dispositions  et 
avant  écrit,  dès  l'âge  de  treize  ans,  des  compositions 
religieuses  et  dramatiques  qui  furent  applaudies,  il  se 
mit  à  voyager,  parcourut  l'Allemagne  et  l'Angleterre, 
écouta  et  avec  fruit,  la  musique  des  maîtres  les  plus 
célèbres  :  de  Mozart,  d'Haydn,  de  Bach,  de  Hamdel; 
puis  il  vint  se  fixer  à  Paris  en  1788.  La  gloire  de  Gluck 
et  de  son  école  était  alors  dans  tout  son  éclat,  et  l'au- 
dition de  ces  opéras  sublimes  ne  pouvait  que  profiter 
à  un  musicien  aussi  bien  doué  et  aussi  instruit.  Il 
semble  que  dans  son  œuvre  on  retrouve  toutes  ces 
diverses  influences;  mais,  chose  singulière,  il  sut  à  la 
fois  devenir  musicien  français,  tout  en  restant  compo- 
siteur italien. 

Dramatiques,  lyriques  ou  de  demi-genre,  les  opéras 
de  Gherubini  joignent  à  une  science  profonde  une 
remarquable  élégance  de  forme,  en  même  temps  ils 
ont  la  justesse  d'expression  et  de  sentiment  de  la  scène 
qui  caractérisent  la  musique  française.  Lorsqu'il  aborda 
le  genre  religieux,  il  fut  un  maître  digne  de  prendre  sa 
place  à  côté  des  plus  grands;  à  la  fois  éclatante,  gran- 
diose, sévère  et  presque  dramatique,  sa  musique  d'église 
est  encore  française. 

Ce  fut  en  1788  que  Gherubini  (voy.  portrait,  Hist. 
de  la  musique,  fig.  89)  fit  entendre  sa  première  œuvre 
française,  Démophon.  Le  public  l'accueillit  froidement, 
mais  il  n'en  fut  pas  de  même  de  Lodoïska,  qui,  jouée  à 
Feydeau  en  1 791,  fit  une  véritable  révolution  dans  la 
musique.  La  richesse  des  idées,  le  coloris  de  l'orchestre, 
la  puissance  et  le  mouvement  des  ensembles  étaient 
choses  nouvelles  en  ce  temps  à  l'Opéra-Comique.  Cette 


164  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

belle  œuvre  fut  féconde  en  résultats,  et  c'est  d'elle  que 
Ton  peut  faire  dater  la  grande  école  de  Méhul,  Berton, 
Le  Sueur,  etc.  Nous  ne  donnerons  pas  ici  la  liste  des 
opéras  de  Cherubini  ;  mais  comment  ne  pas  citer  Elisa 
ou  le  mont  Saint-Bernard  (1795),  Médée  (1797), 
Faniska,  que  Cherubini,  éloigné  de  France  par  une 
inconcevable  antipathie  de  Napoléon,  dut  aller  faire 
entendre  à  Vienne,  et  surtout  cette  noble  partition  des 
Deux  Journées  (1800),  qui,  écrite  sur  un  poème  plus 
intéressant  que  ceux  que  nous  avons  déjà  cités,  est  à  la 
fois  pleine  d'expression,  de  sentiment  dramatique,  puis- 
sante de  style  et  d'instrumentation?  Si  nous  passons  à 
des  œuvres  moins  réussies,  il  nous  faut  encore  nommer 
V Hôtellerie  portugaise,  avec  son  ouverture  et  son  trio 
célèbre. 

En  entendant  Faniska,  Haydn  et  Beethoven  avaient 
proclamé  Cherubini  le  premier  compositeur  de  son 
temps;  en  s'oubliant  eux-mêmes,  ils  exagéraient  peut- 
être  un  peu;  mais  notre  siècle,  à  son  tour,  a  été  injuste 
pour  ce  maître,  car  si  son  nom  est  encore  glorieux,  ses 
œuvres  dramatiques  sont  inconnues  en  France.  Cepen- 
dant il  nous  semble  que  ce  Florentin  est,  comme  Lulli, 
deux  fois  Français,  autant  par  les  services  qu'il  a  rendus 
à  nos  musiciens  que  par  les  chefs-d'œuvre  inspirés  par 
notre  génie. 

Avec  Cherubini  et  Le  Sueur,  un  des  plus  grands 
artistes  de  cette  période  est  Etienne-Nicolas  Méhul 
(Givet,  1763.  —  Paris,  1817).  Moins  pur  styliste  que 
Cherubini,  moins  élégant  peut-être  que  Boieldieu 
(voy.  portrait,  Hist.  de  la  musique,  fig.  92),  il  a  de  plus 
que  le  premier  la  chaleur  et  la  sincérité  de  la  passion; 


LIVRE    II.  i<5$ 

de  plus  que  le  second,  la  noblesse  et  l'élévation  de  la 
pensée,  l'ont  a  été  dit  sur  ce  grand  maître,  nous-méme 
en  avons  parlé  maintes  fois,  et  particulièrement  dans 
un  volume  de  cette  collection;  mais  ce  que  Ton  pour- 
rait ajouter,  c'est  que  cette  musique  si  consciencieuse, 
si  droite,  je  dirai  presque  si  honnête,  est  bien  celle  de 
rhomme  lui-même.  Tout,  dans  la  biographie  de  Méhul, 
respire  la  franchise  et  la  délicatesse;  on  est  saisi  de 
respect  à  la  vue  de  cet  homme  de  génie,  qui  n'eut  que 
les  ambitions  permises,  qui  fut  sans  intrigue  et  sans 
jalousie,  qui  resta  toujours  ami  sûr  et  de  bon  conseil, 
bienveillant  pour  ses  confrères,  protecteur  des  jeunes 
gens  et  de  ses  élèves,  admirant  le  génie,  indulgent 
pour  les  faibles.  C'était  à  la  fois  un  homme  de  cœur  et 
un  honnête  homme,  et  toute  sa  musique  semble  venir 
du  cœur,  et  dictée  par  les  sentiments  les  plus  élevés  et 
les  plus  nobles.  D'une  chaleur  passionnée  et  commu- 
nicative,  d'une  sensibilité  mâle,  connaissant  à  fond 
Tâme  humaine,  il  sut  faire  passer  tous  ses  sentiments 
dans  des  œuvres  comme  Euphrosine  et  Conradin  (1790) , 
opéra-comique  plein  de  passion;  dans  Stratonice, 
remarquable  par  l'élévation  du  style  ;  dans  Phrosine 
et  Mélidor  (1797),  où  il  se  montra  élégant  et  gracieux; 
dans  Ariodant  (1799),  opéra  chevaleresque  et  déjà 
romantique,  ainsi  qu'il  thaï,  inspiré  des  poésies  d'Os- 
sian;  enfin,  dans  Joseph  (1807),  admirable  chef-d'œuvre 
de  pensée,  de  noblesse  et  de  simplicité.  Des  artistes 
comme  Méhul  honorent  non  seulement  une  école, 
mais  un  pays  tout  entier. 

Nous    n'avons    cité   que    les    grandes    œuvres    de 
Méhul;  mais   s'il   fallait  prouver  que  le   maître  avait 


1(56  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

aussi  en  partage  l'esprit  et  la  finesse,  nous  citerions 
VIrato,  sorte  de  parodie  des  Italiens,  mais  d'une  musi- 
que bien  française  (1801),  une  Folie  (1802),  le  Trésor 
supposé  (i8o3),  l'aimable  duo  et  la  fine  et  pittoresque 
ouverture  des  Deux  aveugles  de  Tolède  (1806).  Comme 
peintre  musical,  il  a  laissé  le  tableau  si  coloré  de  l'ou- 
verture  du  Jeune  Henri.  Nous  rappellerons  de  jolis 
ballets  comme  la  Dansomanie. 

Nous  avons  apprécié  Le  Sueur  à  l'Opéra,  nous  ne 
reparlerons  ici  de  lui  qu'en  quelques  lignes,  pour  citer 
la  Caverne,  son  premier  ouvrage  dramatique  (1793) 
(fig.  5 1),  Paul  et  Virginie  (1794),  et  Télémaque  dans  Vile 
de  Calypso.  ou  le  triomphe  de  la  sagesse  (  1 796),  partition 
bien  curieuse  par  les  recherches  d'érudition  que  l'auteur 
a  cru  devoir  faire,  en  pure  perte,  avouons-le.  Dans  toutes 
ces  œuvres,  on  retrouve  le  génie  majestueux  et  noble 
de  Le  Sueur;  mais  ce  qu'il  fallait  au  lyrique  auteur  des 
Bardes,  c'était  l'épopée  héroïque,  avec  les  grands  déve- 
loppements  et  les  larges   déclamations  de  l'opéra. 

Les  maîtres  que  nous  venons  de  citer  sont  tous  des 
musiciens  de  grand  style  et  de  large  envergure.  Seul, 
Le  Sueur  avait  pris  à  l'Académie  de  musique  la  place 
due  à  son  puissant  talent;  mais  si  les  circonstances 
avaient  éloigné,  ou  à  peu  près,  de  l'opéra,  des  génies 
puissants  comme  Méhul  et  Cherubini,  ils  n'en  étaient 
pas  moins  de  ceux  qui  auraient  pu  tenir  leur  rang  à 
côté  des  Sacchini  et  des  Salieri  dans  l'école  de  Gluck. 
Une  page  de  Joseph  suffirait  à  prouver  que  nos  maîtres 
ont  su,  eux  aussi,  faire  résonner  la  corde  d'or  du 
lyrisme;  mais,  à  côté  d'eux,  brillèrent  d'autres  musi- 
ciens   qui,  sans  s'élever   aussi  haut,  furent  l'honneur 


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C /i^ejn&ic/iù;  poiif>  ta  />  teTicesoe  ioio-ow  ù:   lAc^Ux?  c)e  fa  -u 

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Prix     (il)" 


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W  r-<jR/5      T/z^i       Naderuian  breveté.  Facteur  J<-  Harper.  Editeur  JMarciuuuL  J<-  Hwufue  ,/u  Foi 

iKc    ,/,    Richcluu  yV 4.6    a    la.   Clef  d '0 'r ,  Passa/)  e    de   l  ancien.     C<dc    de    Foi 


601 


CL- 


fi  g.   $i.  —  frontispice  de  la  Caverne  de  le  sueur.  (Feydeau,  1793.) 


168  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE   MUSIQUE. 

et  la  gloire  de  notre  école  par  leurs  précieuses  et  char- 
mantes qualités,  par  leur  poésie  douce  et  pénétrante  ou 
par  la  justesse  et  la  délicatesse  de  leur  sentiment  drama- 
tique. Je  veux  parler  de  Berton,  de  Nicolo,  et  surtout 
de  Boieldieu. 

Berton  (Henri-Montan,  Paris,  1767-1844),  fils  d'un 
compositeur,  ancien  directeur  de  l'Opéra,  ne  s'éleva 
pas  dans  les  hautes  régions  de  la  poésie  lyrique;  mais 
plus  que  tout  autre  maître,  il  eut,  à  défaut  de  pro- 
fond sentiment  dramatique,  l'intelligence  de  la  scène 
et  le  mouvement  théâtral.  Sa  partition  à? Aline,  reine 
de  Golconde  (r8o3),  œuvre  en  deux  parties,  où  un  acte, 
d'une  couleur  toute  provençale,  se  trouve  intercalé 
dans  un  tableau  de  l'Orient,  fait  apprécier  la  variété 
de  son  talent.  C'est  Montano  et  Stéphanie  (1799), 
opéra  injustement  oublié  aujourd'hui  qui,  selon  nous, 
est  son  chef-d'œuvre.  Cet  opéra-comique,  écrit  sur  un 
sujet  qui  tient  à  la  fois  tfAriodant  et  de  Beaucoup  de 
bruit  pour  rien,  de  Shakespeare,  est  plein  de  feu  et 
d'ardeur;  la  scène  principale,  dans  laquelle  Montano 
croit  voir  un  homme  entrer  par  la  fenêtre  chez  sa 
fiancée,  est  une  des  pages  les  plus  pittoresques  et  les 
plus  dramatiques  de  l'école  française.  Il  faut  citer 
encore  dans  l'œuvre  de  Berton,  le  Délire  (1799), 
dont  l'ouverture  fut  longtemps  célèbre,  et  de  char- 
mants petits  opéras-comiques,  tels  que  les  Rigueurs 
du  cloître  (1790),  etc.  Berton  avait  été  un  des  premiers 
parmi  les  compositeurs  français  à  applaudir  et  à  imiter 
le  style  des  maîtres  allemands,  et  particulièrement  de 
Mozart;  il  fut,  trente  ans  plus  tard,  un  des  adversaires 
acharnés  de  Rossini;   brochures,  pamphlets,   disserta- 


LIVRE   II.  169 

tions,  rien  ne  lui  coûta  pour  arrêter  l'invasion  de  cette 
musique  nouvelle.  Lutte  inégale,  où  le  pauvre  vieux 
musicien  devait  être  vaincu;  mieux  eût  valu  un  chef- 
d'œuvre  que  tous  ces  pamphlets.  Quoi  qu'il  en  soit, 
comme  e'erivain  musical,  et  surtout  comme  théoricien, 
Berton  a  tenu  sa  place.  Il  fut  un  de  ceux  qui,  avec  Catel 
et  Reicha,  développèrent  en  France  renseignement  de 
l'harmonie.  Son  Traité  d'harmonie  et  son  Dictionnaire 
des  accords  s'éloignent  sensiblement  du  système  de 
Rameau  et  de  celui  des  deux  musiciens  que  nous  avons 
nommés  plus  haut,  ils  renferment  quelques  idées  sin- 
gulières, mais  ces  deux  ouvrages  sont  très  intéressants 
à  consulter. 

Esprit  original  et  curieux,  talent  inégal,  mais  sou- 
vent personnel,  Rodolphe  Kreutzer  (Versailles,  1766, 
Genève,  i83i)  a  droit  à  une  place  dans  cette  pléiade  de 
musiciens  de  haute  valeur.  Nous  le  retrouverons  à 
la  tête  de  notre  école  de  violon,  et  il  fut  comme  com- 
positeur ce  que  nous  le  verrons  comme  virtuose,  tou- 
jours fougueux  et  chaleureux,  et  parfois  élégant.  Il 
faut  lire  Paul  et  Virginie  (1791),  son  chef-d'œuvre, 
pour  apprécier  Kreutzer,  avec  ses  qualités  et  ses  dé- 
fauts. Lodoïska,  qui  fut  jouée  la  même  année,  est  peut- 
être  écrite  d'un  style  plus  soigné  et  plus  intéressant; 
mais  c'est  une  partition  moins  personnelle  et  moins 
riche  d'imagination. 

Si  Berton  était  un  chercheur  d'effets  curieux  d'har- 
monie et  d'orchestre,  il  n'en  était  pas  de  même  de  Ni- 
colo  Isouard  (Malte,  1775.  —  Paris,  1818).  Toujours 
pressé  de  produire,  il  écrivait  sans  relâche.  En  six  ans, 
de  i8o5  à   181 1,  il  fit  jouer  quatorze  opéras-comiques. 


170  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

Bien  que  ce  musicien  ait  fait  de  bonnes  études  en  Italie, 
sous  des  maîtres  comme  Azopardi,  Sala,  Guglielmi 
même,  son  style  est  mou  et  lâché,  sa  mélodie  souvent 
monotone,  et  son  harmonie  et  son  instrumentation  sans 
couleur;  cependant  il  nous  faut  lui  donner  place  au 
rang  des  maîtres,  car  il  a  eu  ce  don  précieux  au  théâtre 
de  savoir  faire  chanter,  agir  ses  personnages  dans 
le  sens  vrai  de  la  situation.  Dans  ce  genre,  le  trio  de 
Cendrillon  (1810),  le  finale  en  canon  de  Joconde 
(1814)  :  «  Quand  on  attend  sa  belle...  »,  toute  la  spiri- 
tuelle bouffonnerie  des  Rendez-vous  bourgeois  (1807), 
sont  restés  des  modèles.  Enfin,  et  surtout  au  milieu  de 
toutes  ces  improvisations  si  rapides  et  si  négligées,  il  a 
eu  des  instants  d'inspiration,  presque  de  génie.  La  ro- 
mance de  Joconde,  dont  le  refrain  est  si  populaire  : 
«  Mais  Ton  revient  toujours  à  ses  premiers  amours...  », 
et  surtout  Pair  de  Jeannot  et  Colin  (1814),  si  tendre,  si 
passionné  et  si  vrai,  sont  des  pages  qui  sufBsentà classer 
un  musicien  au  premier  rang. 

Malgré  ces  heureuses  trouvailles  d'un  artiste  trop 
improvisateur,  on  est  étonné  que  Nicolo  ait  pu  lutter, 
et  non  sans  succès,  avec  un  autre  compositeur  d'un  talent 
infiniment  plus  riche,  plus  varié,  plus  fin,  plus  com- 
plet, en  un  mot,  je  veux  parler  de  Boieldieu(i775-i834). 
(Voir  portrait  :  Histoire  de  la  musique,  fig.  94.) 
Les  Allemands  eux-mêmes  nous  ont  épargné  la  peine 
de  juger  ce  maître  si  français,  car  voici  ce  que  Weber 
disait  de  lui  dans  le  Journal  de  Dresde  de  181 1  :  «  Aux 
plus  grands  maîtres  de  Part  il  appartient  de  tirer  les 
éléments  de  leurs  œuvres,  à  l'esprit  même  des  nations 
de  les  assembler,  de  les  fondre,  de  les  imposer  au  reste 


L  I  V  K  E    II. 


171 


du  monde.  Dans  le  petit  nombre,  Boïeldieu  est  presque 
en  droit  de  revendiquer  le  premier  rang  parmi  les  com- 


positeurs qui  vivent  actuellement  en  France,  bien  que 
l'opinion  publique  place  Isoard  à  ses  côtés.  Tous  deux 
possèdent  assurément  un  admirable  talent;  mais  ce  qui 
met  Boïeldieu  bien  au-dessus  de  tous  ses  émules,  c'est 


i72  ÉCOLE   FRANÇAISE   DE   MUSIQUE. 

sa  mélodie  coulante  et  bien  menée,  le  plan  des  mor- 
ceaux séparés  et  le  plan  général,  l'instrumentation 
excellente  et  soignée,  toutes  qualités  qui  désignent  un 
maître  et  donnent  droit  de  vie  éternelle  et  de  classicité 
à  son  œuvre  dans  le  royaume  de  l'art.  »  Robert  Schu- 
mann,  qui  n'était  point  indulgent,  s'incline  à  son  tour 
devant  Boïeldieu  dans  des  notes  prises  à  la  hâte  au  sortir 
d'une  représentation  de  Jean  de  Paris.  —  «  Jean  de  Paris, 
dit-il,  est  un  maître  opéra.  Jean  de  Paris.  Figaro  et  le 
Barbier  sont  les  premiers  opéras-comiques  du  monde.  » 
Qu'ajouter  après  de  pareils  éloges  ?  Mais  aucun  des 
deux  maîtres  allemands  n'avait  entendu  le  Calife  de 
Bagdad  (1800),  cette  charmante  fantaisie  musicale,  ni 
Ma  tante  Aurore  (i8o3),  toute  de  finesse  et  d'esprit; 
aucun  ne  mentionne  la  Fêle  au  village  voisin  (1816), 
œuvre  coquette  et  pimpante,  ni  les  Deux  nuits  (1829), 
ni  surtout  la  Dame  blanche  (10  décembre  1825).  Cest 
une  date  dans  l'histoire  de  l'école  française  que  l'appa- 
rition de  cette  œuvre,  qui,  depuis  soixante-cinq  ans, 
est  au  répertoire  de  notre  Opéra-Comique.  Elle  tient  à 
la  fois  et  de  l'ancien  style  de  nos  maîtres  nationaux  et 
de  la  nouvelle  manière  fleurie,  inaugurée  par  Rossini; 
inspirée  par  Walter  Scott,  dont  Boïeldieu  a  su  rendre 
parfois  la  poésie  pénétrante,  en  y  ajoutant  la  finesse  et  la 
gaieté  françaises,  elle  est  aussi  romantique.  Comment 
ne  pas  s'arrêter,  si  peu  que  l'on  soit  musicien  ou  artiste, 
devant  cette  jolie  figure  du  jeune  Georges  Brown,  si 
alerte,  si  gaie,  si  insouciante;  devant  cette  esquisse  de 
la  vieille  Marguerite,  dessinée  d'un  crayon  si  fin;  devant 
la  silhouette  mystérieuse  et  voilée  de  la  dame  blanche  ? 
Dans  toute  cette  musique,  point  de  drame,  pas  de  pas- 


LIVRE    II.  i7j 

sion,  pas  de  grandes  émotions  ;  c'est  le  chef-d'œuvre 
du  style  tempéré,  mais  quelle  admirable  entente  de  la 
scène  et  des  personnages  !  quelle  finesse  dans  le  trio  du 
premier  acte  !  quelle  aisance  dans  la  scène  de  la  vente  ! 
Le  musicien  devient  même  poète,  et  son  style  prend 
une  ampleur  inaccoutumée  lorsque  les  échos  du  châ- 
teau d'Avenel  redisent  les  vieux  chants  oubliés  sur  les 
harpes  des  ménestrels. 

On  a  dit,  et  Ton  dit  encore,  que  la  Dame  blanche 
n'avait  pas  vieilli;  c'est  aller  un  peu  loin,  et  chaque 
page  de  cette  œuvre  porte  sa  date;  mais,  si  surannées 
qu'elles  soient,  ses  grâces  sont  encore  charmantes. 

L'ancienne  école  française  d'opéra -comique  finit 
avec  la  Dame  blanche  ;  mais,  pour  présenter  au  lecteur 
un  tableau  d'ensemble,  pour  grouper  les  musiciens  de 
premier  ordre  qui  forment  école,  nous  avons  dû  laisser 
de  côté  d'aimables  artistes  qui,  eux  aussi,  ont  droit  à  un 
souvenir. 

C'est  une  riche  et  féconde  période  que  celle  dans  la- 
quelle nous  pouvons  placer  au  second  plan  des  musi- 
ciens comme  Dalayrac,  Dezaides,  réservant  encore  une 
place  au  fond  du  tableau  pour  de  gracieux  vaude- 
villistes, comme  Gaveaux,  Devienne,  Délia  Maria,  etc. 

Nous  avons  évité  de  parler  des  compositeurs  étran- 
gers dont  les  partitions  ont  été  jouées  en  France,  afin  de 
ne  pas  nous  écarter  de  notre  sujet;  mais  nous  ne  pour- 
rions, sans  injustice,  oublier  ceux  qui  ont  su,  ne  serait- 
ce  que  dans  une  œuvre,  se  faire  Français.  Nous  nous 
sommes  longuement  arrêtés  à  Cherubini  ;  celui-là  est 
un  de  nos  maîtres  ;  mais  il  nous  faut  encore  citer 
Paer  (Parme,  1 771 .  —  Paris,  1 839).  Après  avoir  écrit  des 


174  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

opéras  remplis  d'un  sentiment  exquis,  comme  Camilla 
(1801)5  Sargina  (1807),  YAgnese  (1811),  qui,  composé 
pour  un  théâtre  d'amateurs  de  Parme,  devint  un  de  ses 
chefs-d'œuvre,  Paer  fit  entendre,  à  l'Opéra-Comique,  le 
Maître  de  chapelle  (1821),  que  nous  entendons  encore, 
partition  bouffe,  mélodique  et  pleine  d'esprit  dont 
plus  d'une  page  est  restée  classique. 

A  côté  des  Italiens,  deux  maîtres  allemands  ont  su 
prendre  une  place  honorable  au  second  rang.  L'un, 
Martini  (Jean-Paul»Egide  Schwartzendorf,  dit),  né  à 
Freestadt  (Haut-Palatinat),  en  1741,  mort  à  Paris  en 
1816,  a  laissé  d'aimables  partitions,  comme  YAmou- 
reux  de  quinze  ans  (1771),  le  Droit  du  Seigneur  (1783), 
Annette  et  Lubin  (1800)  ;  mais  il  a  laissé  surtout  quel- 
ques mesures  qui  ont  suffi  à  le  rendre  immortel.  Qui 
ne  connaît,  en  effet,  la  romance  :  «  Plaisir  d'amour  », 
empreinte  d'un  sentiment  si  vrai,  si  profond  et  si  tendre? 
L'autre  était  Steibelt  (Berlin,  1755  ou  65.  —  Saint-Pé- 
tersbourg, 1823),  homme  singulier  et  peu  scrupuleux, 
virtuose  plein  de  fougue,  musicien  bizarre,  mais  artiste 
de  premier  ordre,  qui  donna  àl'Opéra-Comique  sa  par- 
tition de  Roméo  et  Juliette  (1793),  œuvre  parfois  longue 
et  diffuse,  mais  le  plus  souvent  remarquable  par  le 
style  et  la  vigueur.  Ce  fut  lui  aussi  qui  fit  exécuter  et 
connaître  en  France  la  Création  de  Joseph  Haydn. 

Nommons  encore  Rigel,  né  à  Wertheim  en  Franco- 
nie,  mort  à  Paris  en  1799,  qui  écrivit  de  nombreux 
opéras-comiques,  mais  se  fit  surtout  connaître  comme 
virtuose  et  comme  compositeur  de  musique  sympho- 
nique  et  religieuse. 

Pendant  que  des  maîtres  comme  Méhul,  Le  Sueur, 


LIVRE    II.  175 

Boïeldieu,  Bcrton,   etc.,   faisaient  l'honneur  de    notre 
grande  école  dramatique,  le  vieux  théâtre  de  la  Foire, 
devenu  Comédie  italienne,  qui  avait  donné  naissance  à 
rOpéra-Comique,  ne  s'était  pas  fait  oublier,  et  à  Fey- 
deau,  comme  à  la  Comédie  italienne,  comme  à  Favart, 
la  comédie  a  ariettes,  première  forme  des  œuvres  ma- 
gistrales que  nous  avons  citées,  tenait  encore  sa  place 
avec  ses  romances,  ses  couplets,  ses  flonflons  recher- 
chés  et   aimés   du    public.  Les  musiciens   d'un   ordre 
élevé     n'avaient    pas    dédaigné    d'écrire    de    gentilles 
partitionnettes  sur  des  pièces  gaies  et  sans  prétention 
musicale,   et  une  Folie  de  Méhui  et  les  Rendez-vous 
bourgeois  de  Nicolo  n'étaient  autre  chose  que  ce   que 
nous  appelons  aujourd'hui  des  opérettes;  mais  derrière 
les  maîtres  s'était  formée  toute  une  pléiade  de  gentils 
vaudevillistes,  qui  s'étaient  fait  comme  une  spécialité 
en   ce    genre   aimable  et   léger,  à   la   fois   pastoral   et 
comique,    continuant   ainsi    les    traditions   du   théâtre 
de  la  Foire.  Biaise,  dont  on  a  retenu  Annette  et  Lubin 
(1762),  et  le  Trompeur  trompé  (17 r6 7),   avait  été,   avec 
Duni   et   Dauvergne,    un    des  fournisseurs  ordinaires 
de   Monnet;    il    continua   encore   longtemps  à  écrire, 
pour  la  Comédie  italienne,  des  parodies  et  des  vaude- 
villes. Au  moment  des  grands  succès  de  Monsigny  et 
de  Grétry,  un  petit  musicien   à  la  mélodie  simple,  sans 
cependant  être  dénuée  d'élégance,  Dezèdes  ou  Dezaides 
(né  vers    1740;  mort  à  Paris,   1792),  se  faisait  aimer 
par    la    note  tendre    et    pastorale  de    sa   partition  de 
Biaise  et  Babet  (1783),  idylle  naïve  qui  est  restée  son 
chef-d'œuvre.    Puis  c'était  Champein  (Stanislas)    (Mar- 
seille, 1753.  —  Paris,  1800).  Celui-ci  avait  voulu  fran- 


i7<5  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

chement  imiter  les  Italiens,  mais  sans  avoir  leur 
style  et  leur  abondance,  loin  de  là  ;  cependant  sa 
mélodie  facile  fit  applaudir  la  Mélomanie  en  1 781,  et 
le  nouveau  Don  Quichotte  en  1789.  Plus  loin,  nous 
voyons  Deshayes  (Prosper),  dont  la  vie  £st  peu  connue, 
mais  qu'il  faut  citer  pour  le  Faux  serment  (1786)  et  le 
Paysan  à  prétentions  (1787).  Puis,  enfin,  voici  les 
maîtres  du  vaudeville  à  ariettes  à  cette  époque  :  Solié 
ou  Solier  (Nîmes,  1755.  —  Paris,  1812),  à  la  fois  chan- 
teur et  compositeur.  Sa  musique  était  banalement 
agréable,  de  là  le  succès  de  Jean  et  Geneviève  (1792)  ; 
Devienne  (François)  (Joinville,  1759.  —  Charenton, 
i8o3),  artiste  plus  instruit  que  Solié,  et  dont  la 
partition  des  Visitandines  (1792),  œuvre  alerte  et 
spirituelle,  est  restée  au  répertoire;  Gaveaux  (Béziers, 
1761.  —  Paris,  1826),  qui,  ainsi  que  Solié,  fut  à  la  fois 
chanteur  et  compositeur,  se  fit  applaudir  par  ses  cou- 
plets bien  tournés,  par  ses  gentils  refrains;  tel  est,  en 
effet,  le  mérite  du  Bouffe  et  le  tailleur  (1804),  de 
M.  Deschalumeaux  (i8o5),  etc.;  Délia  Maria  (Mar- 
seille, 1764.  —  Paris,  i  800)  a  marqué  sa  place  par  la 
seule  œuvre  qu'il  ait  fait  jouer  :  le  Prisonnier  ou  la 
Ressemblance  (1798). 

Citons  enfin  un  des  plus  féconds  musiciens  de  cette 
joyeuse  troupe  chantante  et  musiquante,  Louis-Emma- 
nuel Jadin  (Versailles,  1768.  —  Paris,  1 85 3),  bon  pia- 
niste et  surtout  compositeur  facile. 

On  hésite  à  placer  Dalayrac  (Muret,  1753.  —  Paris. 
i8o3)  au  nombre  de  ces  gentils  vaudevillistes  à  flon- 
flons et  à  romances,  de  ces  compositeurs  de  petit  genre. 
Le  nombre  de  ses  œuvres,  sa  réputation,  ses  succès,  qui 


1,1  V  R  E    II.  177 

furent  ceux  d'un  maître,  paraissent  devoir  lui  assigner 
un  rang  plus  élevé  et  cependant  sa  facilité  banale,  son 
aisance  à  tourner  le  couplet,  sa  sentimentalité  fade  et 
.vins  sincérité,  la  mollesse  et  le  lâché  de  son  style,  tout 
Fait  de  Dalayrac  un  musicien  médiocre,  le  premier 
au  dernier  rang,  bien  loin  des  Philidor,  des  Mon- 
signy,  des  Grétry,  des  Nicolo,  des  Berton,  des  Boïel- 
dieu,  des  Kreutzer,  bien  loin  surtout  des  Méhul,  des 
Le  Sueur  et  des  Cherubini.  Ses  opéras-comiques  lus  ou 
entendus,  il  ne  reste  que  l'impression  d'un  compositeur 
adroit  et  ingénieux  quelquefois,  mais  doué  de  plus 
d'instinct  que  de  talent.  Satisfait  de  peu,  il  s'arrête  sur 
un  début  de  phrase  heureux,  sur  une  entrée  de  scène 
spirituelle  ;  une  indication  lui  suffit,  il  trouve  inutile  de 
terminer  le  trait,  d'achever  la  figure  commencée.  Nina 
(1786),  Renaud  d'Ast  (1787),  Camille  on  le  souterrain 
(1791),  Gulnare  (1798),  Félix  ou  V erreur  d'un  bon 
père  (1799),  Adolphe  et  Clara  (1799),  Maison  à  vendre 
(1800),  Gulistan  (i8o5),  sont  des  œuvres  remplies  de 
jolis  couplets,  de  scènes  où  apparaît  un  véritable 
instinct  du  théâtre.  Aucun  musicien  n'a  remporté  de 
plus  grands  succès,  aucun  n'a  été  plus  populaire; 
qu'a-t-il  donc  manqué  à  Dalayrac  pour  compter  au 
nombre  des  maîtres  ?  un  peu  moins  de  facilité,  un 
plus  grand  respect  et  plus  sincère  amour  de  son  art. 

C'est  là,  en  effet,  le  grand  mérite  des  maîtres  qui  ont 
illustré  notre  école  pendant  la  période  que  nous  ve- 
nons de  raconter.  Lyriques  comme  Méhul  et  Le  Sueur, 
élégiaques  et  tendres  comme  Monsigny,  spirituels 
comme  Grétry,  élégants  comme  Boïeldieu,  tous  ont 
une   vertu  qui  leur  est  commune,  qui  est  comme  le 

MUSIQUE    FRANÇAISE.  12 


j78  ÉCOLE    FRANÇAISE   DE    MUSIQUE. 

sceau  de  leur  génie,  la  sincérité.  Chacun,  dans  la 
mesure  de  ses  forces,  donne  ce  qu'il  a  dans  le  cœur  ou 
dans  l'esprit;  ce  n'est  pas  l'effet  qu'il  cherche,  c'est  le 
sentiment  juste  du  personnage,  c'est  le  sentiment  de 
la  scène  à  rendre.  Rossini  n'est  pas  encore  venu,  le 
maître  éblouissant  que  nos  artistes  affolés  imiteront  à 
tout  prix,  cherchant  l'éclat  et  le  brio  au  détriment  du 
véritable  sentiment  dramatique.  Quelques-uns  ont 
tenté  d'imiter  les  Italiens;  d'autres,  plus  nombreux,  ont 
pris  Mozart  pour  modèle,  mais  tous  sont  restés  fidèles 
à  cette  grande  loi  de  l'art  français  la  justesse  et  la 
vérité. 

Bouilly.  Récapitulations,  in-8°,  i836-i837. 

Brenet  (M.).  Grétry  et  ses  œuvres,  in-8°,  1884. 

Cohen  (Henry).  Etude  sur  Berton  (Art  musical),  1878. 

Grétry.  Mémoires  ou  essais  sur  la  musique,  in-8°. 

Grimm  et  Diderot.  Correspondance  (éditions  diverses). 

Hédouin.  La  mosaïque,  in-8°,  i856. 

Heulhard.  La  foire  Saint-Laurent,  in-8°,  1878;  —  Jean  Mon- 
net, in-8°,  Paris,  1884. 

Lacôme.  Les  créateurs  de  l'opéra- comique  (Musique),  in-40. 

Monnet.  Supplément  au  Roman  comique  ou  mémoires,  in-8°,  1 772. 

Pougin.  Doïcldieu,  in-12,  1875;  —  Un  grand  théâtre  sous  la 
Révolution  (Ménestrel,  1887-1888);  — Cherubini (Ménestrel,  1880- 
i883);  —  Mèhul  (Ménestrel,  1883-1884). 

Soubies  et  Malherbe.  Précis  de  l'histoire  de  V opéra-comique, 
in-12,  1887. 

Théâtre  de  la  foire  ou  de  l'opéra- comique,  par  Lesage  et  d'Or- 
neval,  in-12,  1721-1737,  10  vol. 

Théâtre  italien,  par  Gherardi,  in-12,   i-j33-ïj36,  9  vol. 


CHAPITRE    III 


L\    MUSIQUE    DE    CHAMBRE,    DE    CONCERT    ET    DEGLISE 


La  musique  vocale  de  chambre:  Léchant,  les  brunetteset  les  airs  ; 
Nyert,  Lambert,  Bacilly;  les  luthistes  et  le  chant  à  la  cava- 
lière. —  Cantates  et  cantatilles  :  Campra,  Clérambault,  Baptis- 
tin.  — La  musique  d'église:  Mauduit  et  Ducaurroy,  Dumont 
et  les  messes  royales,  Lulli,  Charpentier,  Lalande,  Bernier, 
Campra,  Gilles,  etc.,  Le  Sueur  et  Cherubini.  —  Organistes  et 
clavecinistes  :  Champion,  Chambonnières,  Clérambault,  Mar- 
chand, Daquin,  les  Couperins,  Rameau,  Séjan,  Balbâtre.  — 
Violonistes  :  Dumanoir  et  Constantin.  —  Duval  et  l'école  de 
Corelli.  Senaillé,  Baptiste  Anet,  Leclair,  Guignon,  Gaviniés,  etc. 
—  Rode,  Kreutzer  et  Baillot.  —  Les  écoles  de  musique,  les 
maîtrises,  le  magasin  et  le  Conservatoire.  — Les  Concerts  :  Le 
Concert  Spirituel,  le  Concert  des  Amateurs,  etc.,  les  chants 
républicains  et  la  Marseillaise.  —  La  littérature  musicale  : 
Théoriciens,  historiens  et  critiques.  Mersenne,  Brossard,  La- 
borde,  Perne,  Fétis.  —  Les  guerres  :  Les  Français  et  les  Ita- 
liens, Lullistes  et  Ramistes.  Querelle  des  Bouffons  ou  des 
coins.  Gluckistes  et  Piccinistes. 


Les  succès  du  théâtre  ne  doivent  pas  nous  laisser 
croire,  comme  cela  est  trop  souvent  arrivé,  que  les  musi- 
ciens dramatiques  furent  les  seuls,  pendant  les  xvne  et 
xvm''  siècles,  à  faire  honneur  à  notre  école  ;  à  Péglise  et  au 
concert  nous  pouvons  saluer  plus  d'un  nom  glorieux. 
Nous  avons  vu  qu'à  la  fin  du  xvie  siècle,  l'école  française 
était  des  plus  florissantes  pour  la  musique  de  chambre 


i8o  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE   MUSIQUE. 

et  de  concert  vocale  et  instrumentale;  nos  musiciens 
étaient  les  dignes  e'mules  et  quelquefois  les  maîtres  de 
ceux  de  l'étranger;  déjà  Ton  pouvait  espérer  que  les 
Français  sauraient  garder  le  rang  qu'ils  avaient  con- 
quis. Malheureusement,  notre  musique  subit  un  arrêt 
de  près  d'un  demi-siècle  dont  la  politique  fut  la  cause. 
Lorsque  notre  pays,  terriblement  éprouvé  par  les 
guerres  de  la  fin  du  xvie  siècle,  put  enfin  penser  aux 
choses  de  l'esprit,  la  mode  n'était  plus  à  l'Italie,  elle 
était  toute  à  l'Espagne.  Nos  tragiques,  nos  poètes  imi- 
taient ou  paraphrasaient  les  Espagnols,  et  de  cette 
influence  devait  sortir  le  Cid ;  mais  la  musique  n'eut 
guère  à  profiter  de  cette  évolution  ;  le  temps  de  la  grande 
école  musicale  espagnole  était  passé,  et  nos  musiciens 
sans  guides,  sans  modèles,  cédèrent  volontiers  au  goût 
des  dilettantes  toujours  un  peu  amoureux  du  flon- 
flon; ils  préférèrent  une  mélodie  facile,  un  refrain 
commode  à  retenir,  aux  plus  riches  combinaisons  de 
l'harmonie,  du  contre-point  ou  de  l'orchestre  ;  de  là 
cette  quantité  innombrable  de  petites  pièces  à  deux,  à 
trois  ou  quatre  parties,  qui  formaient  le  répertoire  des 
Boesset,  des  Guédron,  des  Ducaurroy,  des  Mauduit, 
des  Cambefort,  des  Boyer,  des  Bataille  :  chansons  à 
boire,  à  danser,  ou  à  aimer,  qui  s'exécutaient  entre  ama- 
teurs et  qui  constituaient  en  réalité  la  véritable  mu- 
sique de  chambre  de  cette  époque. 

Le  talent  de  toute  cette  petite  école  n'était  pas  pré- 
cisément dans  ces  chansons  qui  sont  en  somme  mé- 
diocres, mais  dans  la  manière  de  les  exécuter.  Ce  fut 
un  art,  et  un  art  bien  français  dont  la  tradition  n'est 
pas  perdue,  loin  de  là,  que  celui  de  chanter  un  air  avec 


LIVRE   II.  »8i 

Intelligence  et  avec  goût,  non  seulement  en  sachant  faire 


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F  I  C .     53.     —    UN     LUTHÉRIEN. 

(Portrait  dit  de  Jean  Moutcn.) 

valoir  la  mélodie,  mais  aussi  et  surtout,  en  mettant  les 


18a  ECOLE    FRANÇAISE    DE   MUSIQUE. 

paroles  en  valeur.  Vers  1 636,  les  maîtres  de  cette  école 
bien  caractéristique  s'appelaient  Boesset  père  et  fils, 
Lecamus,  Mollier  ou  Molière,  Richard,  Moulinié, 
Sicard.  Ils  écrivaient  et  apprenaient  des  brunettes,  des 
sérénades  dans  le  goût  espagnol,  des  chansons  à  boire 
ou  à  aimer.  Dubuisson,  fameux  buveur  et  auteur  d'un 
grand  nombre  de  chansons,  donnait  volontiers  des 
leçons  de  musique  «  à  messieurs  les  étrangers,  et  surtout 
aux  Allemands,  qui  venaient  passer  quelque  temps  à 
Paris  ».  Bailly  composait,  ornait  de  doubles  (varia- 
tions), et  enseignait  des  airs  qui  étaient  fort  en  vogue. 
Vers  cette  époque  arriva  d'Italie  un  chanteur  nommé  de 
Nyert,  auquel  La  Fontaine  a  adressé  une  épître  bien 
connue.  Ce  Nyert,  qui  avait  accompagné  le  maréchal 
de  Créqui  à  Rome,  revint  à  Paris,  tout  «  enduit  de 
chant  italien  ».  Il  trouva  moyen  de  prendre  ce  que 
les  Italiens  avaient  de  bon  dans  leur  manière  de  chanter 
et  le  mêla  au  chant  français.  Puis  il  forma  des  élèves, 
comme  Mle  Raymond,  MLle  Hilaire,  et  surtout  Lambert, 
le  célèbre,  V inimitable  Lambert,  dont  le  nom  semble 
exprimer  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  parfait  dans  l'école 
française  du  chant  au  xvne  siècle.  Autour  de  Lambert 
et  à  son  exemple,  un  grand  nombre  de  maîtres  avaient 
trouvé  place  et  enseignaient  d'après  sa  méthode,  tels 
que  d'Ambruys,  et  surtout  Bacilly,  qui,  en  1679,  ré- 
suma les  principes  de  cette  aimable  école  dans  un  livre 
célèbre,  de  l'Art  de  bien  chanter,  et  mit  la  dernière 
main  à  ce  que  l'on  appelait  alors  en  France  la  Propreté 
du  chant. 

Les  instruments  d'accompagnement,  pour  la  chambre 
comme  pour  le  concert,  étaient  la  lyre,  sorte  de  viole 


M  V  RE    I  I, 


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(fig.  37  ,  le  clavecin,  le  luth  et  le  théorbe,  le  tympanon 
(fig.  41-42-37-62).  A  la  fin  du  XVII6  siècle,  le  clavecin 
paraissant   trop  bruyant  pour  les  voix,  ce   furent  les 


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I-vine  Amartl      lis  ,Ton  teint  luit  cime  il eftfait  honte  à  tout    les  Lys 

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FIG.     5^.    AIR     DE     LUTH     EN      TABLATURE     PAR     BOESSET 

(xvi  iu   siècle). 

luths,  les  théorbes  et  les  guitares  qui  régnèrent  à  peu 
près  sans  partage. 

Il  fallait  cependant  que  le  théorbe  se  montrât  pru- 


i8+  ECOLE    FRANÇAISE    DE   MUSIQUE. 

dent,  et  l'on  disait  de  lui  :  «  Le  théorbe  n'est  pas  le  mari 
de  la  voix  pour  la  gourmander  et  l'accabler,  mais  bien 
pour  l'adoucir  et  en  cacher  les  défauts.  »  On  sait  que 
le  théorbe  ne  différait  du  luth  que  par  ses  dimensions, 
le  nombre  de  ses  cordes  et  surtout  son  double  manche 
(voir  :  Histoire  de  la  musique,  fig.  49)  ;  tous  deux 
étaient  des  instruments  à  sons  doux  ;  la  musique  que 
Ton  écrivait  pour  eux  était  notée  dans  une  écriture  spé- 
ciale, en  lettres,  nommée  tablature  (fig.  54).  On  pos- 
sède un  grand  nombre  de  pièces  pour  ces  deux  instru- 
ments, les  unes  avec  paroles,  pour  accompagner  les 
voix,  les  autres  sans  paroles,  et  alors  ce  sont  des  mor- 
ceaux assez  compliqués.  Pendant  plus  d'un  siècle,  le 
luth  et  le  théorbe  furent  les  rois  des  concerts;  partout, 
dans  les  ballets  de  cour,  à  l'Opéra,  dans  la  musique 
chambre  on  les  entendait  résonner  et  les  luthériens, 
comme  on  disait  alors,  faisaient  fureur.  Les  virtuoses 
sur  le  luth,  comme  Francisque,  les  deux  Gautier,  Per- 
rin,  Hemont,  Dubut,  etc.,  qui  étaient  aussi  maîtres  de 
chant,  eurent  leur  période  de  succès  pendant  cent  ans 
à  peu  près;  puis  la  mode  en  passa,  et  vers  ij3o,  il  ne 
restait  plus  à  Paris  que  «  quatre  luthériens  ou  joueurs 
de  luth  »  (fig.  53).  Le  théorbe  disparut  presque  en 
même  temps,  et  un  certain  Fabio  Ursillo,  qui  mourut 
en  1709,  paraît  avoir  été  le  dernier  qui  ait  écrit  des 
fantaisies  pour  cet  instrument,  qui  fut  remplacé  par  la 
guitare,  par  la  harpe  et  surtout  par  le  clavecin. 

Le  luth,  le  théorbe  et  la  guitare  formaient,  en  effet, 
un  orchestre  bien  suffisant  pour  les  brunettes  et  les 
chansons  que  murmuraient  les  musiciens  d'Henri  IV, 
de  Louis    XIII    et  du   commencement    du  règne    de 


LIVRE   II.  185 

Louis  XIV.  Ces  airs,  d'un  tour  naïf  et  qui  avaient 
comme  une  vague  senteurde  mélodie  populaire,  étaient 
généralement  suivis  de  doubles  ou  diminutions,  c'est- 
à-dire  de  variations  sur  le  premier  thème.  Le  double 
était  le  triomphe  du  maître  de  chant  qui  récrivait  et  du 
chanteur  qui  l'exécutait.  Les  plus  célèbres  composi- 
teurs d'airs  à  une  ou  à  plusieurs  voix,  dits  airs  de  cour, 
brunettes,  etc.,  furent  Boesset,  Artus  Auxcousteaux, 
dont  les  Mélanges,  datés  de  1644,  paraissent  déjà  su- 
rannés pour  leur  époque,  puis  Lecamus,  Bacilly,  Du- 
buisson,  Dambruys,  Dubousset,  plus  tard  Cochereau, 
et  surtout,  nous  Pavons  dit,  Lambert. 

Il  y  avait  une  manière  fort  galante  et  fort  à  la  mode 
de  chanter  ces  «  Ion,  lan,  la,  toute  cette  musique 
faite  pour  amuser  son  ami  ou  sa  maîtresse  »,  c'était  de 
les  tourner  à  la  cavalière,  c'est-à-dire  sans  accompagne- 
ment, le  plus  souvent  à  la  fin  d'un  repas.  «  C'est  faire 
le  précieux  que  de  se  piquer  de  ne  point  chanter  sans 
théorbe,  disait  Bacilly;  il  y  a  à  chanter  seul  je  ne  sais 
quoi  de  cavalier  et  de  dégagé  qui  convient  mieux  à  un 
homme  de  qualité  que  la  servitude  et  l'embarras  de 
l'accompagnement.  » 

Mais  le  temps  avait  marché,  le  goût  musical  avait 
fait  des  progrès,  il  s'était  formé  un  public  qui  deman- 
dait autre  chose  que  des  chansons  et  des  couplets  chan- 
tés après  boire  et  le  poing  sur  la  hanche;  de  plus,  l'o- 
péra était  né  et  on  y  avait  pris  plaisir.  On  voulut  avoir 
une  sorte  de  musique  vocale  plus  artistique  que  les 
brunettes  et  moins  difficile  que  les  scènes  d'opéra  ;  les 
musiciens  donnèrent  plus  de  développement  à  leurs  airs 
primitifs  et  alors  parut  la  cantate.  C'était  comme  une 


i85  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

petite  scène  lyrique,  avec  récitatifs  et  airs  de  divers  ca- 
ractères, n'exigeant  ni  orchestre,  ni  chœur,  ni  ensemble, 
ni  mise  en  scène  et  dont  la  vogue  dura  une  quarantaine 
données  à  peu  près,  de  1690  à  1725  ou  1730.  Les 
plus  célèbres  maîtres  s'exercèrent  dans  ce  genre,  mais 
peu  à  peu  on  vit  la  cantate  se  développer  pour  devenir 
morceau  d'opéra  ;  elle  éleva  ses  prétentions  jusqu'à 
employer  quelques  instruments,  tels  que  violons,  flûtes, 
violoncelles,  bassons,  etc.,  et  même  des  trompettes. 
C'est  alors  qu'elle  disparut;  elle  faisait  double  emploi 
avec  les  grandes  compositions  lyriques.  De  plus,  chan- 
teurs et  chanteuses,  ayant  pris  peu  à  peu  l'habitude 
d'exécuter  dans  les  grandes  réunions  musicales,  telles 
que  les  concerts,  les  airs  d'opéras  italiens  et  français, 
la  cantate  devint  surannée  et  hors  de  mode,  et  pour 
mieux  dire,  elle  perdit  de  son  importance  pour  revenir, 
avec  la  cantatiîle,  aux  proportions  des  airs  du  xvne  siècle. 
Rousseau,  dans  son  dictionnaire,  a  fait  justice  de  ces 
cantatilles,  petites  compositions  aussi  faibles  que  pré- 
tentieuses. Nous  n'y  reviendrons  pas. 

Les  cantates  françaises,  profanes  ou  religieuses, 
n'ont  pas  la  richesse  de  celles  des  Stradella,  des  Scar- 
latti,  des  Porpora;  mais  elles  sont  nobles  et  bien  dé- 
clamées, dans  le  genre  sérieux;  spirituelles  et  fines, 
dans  le  genre  gai.  Du  Bousset,  Morin,  Gourboiset  sur- 
tout Campra,  Bernier,  Baptistin,  Clérambault,  brillè- 
rent dans  ce  genre  que  les  historiens  ont  un  peu  né- 
gligé, mais  où  nos  maîtres  cependant  ont  su  tenir 
bonne  et  honorable  place1. 

1.  Lemaire  et  Lavoix,  le  Chant,  2e  partie,  p.  33-j. 


LIVRE    II. 


187 


Il  en  est  de  même  de  notre  musique  religieuse,  que 
Ton  a  trop  oubliée  au  bénéfice  des  Allemands  et  des 


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Italiens.  Cet  art  spécial  a  compté  un  grand  nombre  de 
maîtres  très  estimables,  sous  Henri  IV  et  Louis  XIII, 
Moulinié  (fig.  55),  Bournonville,  Artus  Auxcousteaux, 


188  ÉCOLE   FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

Mauduit,  E.  Ducaurroy;  sous  Louis  XIV,  Henri  Du- 
mont  (1620-1684),  auquel  on  doit  la  célèbre  Messe 
Royale,  sorte  de  compromis  entre  le  plain-chant  et  la 
musique  moderne.  Henri  Dumont  s'étant  trouvé  en 
désaccord  avec  le  roi,  Lulli  ne  laissa  pas  échapper  une 
si  belle  occasion  de  faire  sa  cour;  apportant  à  l'Eglise 
son  style  d'opéra,  il  écrivit  des  motets  dans  lesquels  il 
ne  resta  pas  au-dessous  de  lui-même;  cependant  il  fut 
moins  estimé  comme  musicien  religieux  que  comme 
compositeur  dramatique. 

Il  n'avait  rien  à  craindre  du  médiocre  Lalouette 
(Jean-François,  Paris,  i65i.  —  Versailles,  1728),  ou  du 
timide  Colasse,  ou  de  Moreau,  Fauteur  des  chœurs 
diAthalie  et  d^Esther,  mais  il  trouva  dans  deux  musi- 
ciens qu'il  avait  systématiquement  écartés  du  théâtre, 
Lalande  et  Charpentier,  deux  adversaires  redoutables. 
Nous  ne  dirons  qu'un  mot  de  Charpentier,  dorît  nous 
avons  déjà  parlé  au  sujet  de  l'Opéra,  nous  contentant 
de  rappeler  qu'il  écrivit,  entre  autres  œuvres  religieuses, 
deux  beaux  oratorios,  le  Sacrifice  d'Abraham  et  Y  En- 
fant prodigue  ;  mais  nous  nous  arrêterons  un  instant 
sur  Lalande. 

Michel  Lalande  (Paris,  1 657-1 726)  (fig.  56)  fut  un  vé- 
ritable maître.  Il  avait  appris  seul  le  violon,  le  clavecin, 
la  viole  et  l'orgue.  Le  roi,  qui  l'aimait  et  l'estimait  beau- 
coup, lui  confia  l'éducation  musicale  de  ses  deux  filles, 
Mlles  de  Blois  et  de  Nantes,  le  nomma  surintendant  de 
sa  musique  et  chevalier  de  Saint-Michel.  Lalande  a 
laissé  quelques  opéras  et  ballets  que  nous  avons  cités 
dans  leur  lieu,  mais  c'est  surtout  comme  compositeur 
religieux  qu'il  a  droit  à  une  place  des  plus  brillantes 


LIV  K  E    II. 


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Moî&li .  (  est  e£t  ce  beau  JJcJirey 
^(fa&lQLVinÙzzLLALANiïE doit  ses  Cù<uu_, 


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LALANDE      (MICHEL-RICHARD     DE). 

(Paris,  165-7-1726.) 


ipo  ECOLE   FRANÇAISE    DE   MUSIQUE. 

dans  Técole  française.  Il  avait,  ainsi  que  Lulli,  de  la 
majesté  et  de  la  grandeur,  mais  il  possédait  une  plus 
grande  abondance  çTidées,  un  style  plus  mâle,  plus 
fier  et  plus  franc,  une  largeur  et  une  puissance  de 
conception  remarquables.  Parmi  ses  compositions  nous 
citerons  le  Dixit  Dominus  Domino  meo  qui,  mal- 
gré son  titre  de  motet,  a  les  proportions  d'un  véritable 
oratorio. 

Après  Lalande,  Bernier  (Nicolas,  Nantes,  1664.  — 
Paris,  1734)  sut  se  distinguer  du  groupe  des  musiciens 
religieux,  simplement  estimables,  tels  que  Goupillet, 
Minoret,  etc.,  qui  furent  maîtres  de  la  chapelle  du  roi. 
Bernier  avait  étudié  en  Italie,  et  Ton  trouve,  en  effet, 
chez  lui,  de  l'éclat,  de  la  facilité  et  de  l'élégance; 
son  style  répond  assez  bien  en  musique  à  celui  que 
Ton  nomme  jésuitique  en  architecture  ;  il  est  brillant 
et  orné,  mais  il  est  loin  d'avoir  la  noblesse,  la  gravité 
et  la  justesse  de  celui  de  Lalande. 

A  côté  de  lui,  Desmarets  (1662-1741)  se  montra  mu- 
sicien habile;  malheureusement,  un  mariage  roma- 
nesque le  força  de  s'éloigner  de  Paris  et  de  s'enfuir  en 
Espagne,  puis  à  Lunéville,  où  il  mourut. 

Avec  Lalande,  le  meilleur  compositeur  religieux 
de  la  moitié  du  xviue  siècle  fut  Campra,  dont  nous 
avons  déjà  parlé  longuement.  Un  autre  artiste, 
Gilles,  se  rendit  célèbre  avec  une  seule  œuvre.  Mort  à 
trente-six  ans,  il  laissa  une  Messe  des  morts  restée 
fameuse  et  qui  fut  exécutée  à  ses  funérailles  et  à  celles 
de  Rameau. 

En  accordant  un  souvenir  à  Colin  de  Blamont,  à 
Boismortier,  à    Dauvergne,  à  Gossec,  à   Philidor,  qui 


M  VUE    I  I.  iyi 

écrivirent  de  belle  musique  religieuse,  il  nous  faut 
aller  rapidement  jusqu'à  la  fin  du  siècle,  pour  trouver 
les  Jeux  maîtres  qui  ont  créé  chez  nous  la  musique 
sacrée  moderne,  Le  Sueur  et  Cher ubini.  Bien  différents 
de  génie  et  de  style,  ces  deux  grands  artistes  sont 
arrivés  cependant  par  des  chemins  divers  au  même  but, 
c'est-à-dire  à  renouveler  Fart  religieux  en  France.  Recou- 
rant aux  chants  les  plus  simples,  aux  mélodies  popu- 
laires, disposant  pour  ainsi  dire  sa  musique  comme 
des  vitraux  d'une  cathédrale,  Le  Sueur  cherchait  à  frap- 
per les  esprits  par  un  art  à  la  fois  pittoresque  et  expres- 
sif. Le  maître  a  expliqué  lui-même,  dans  plusieurs 
mémoires,  comment  il  entendait  une  musique  religieuse 
s'appliquant  expressément  au  caractère  de  chaque  fête 
de  Tannée;  il  est  même  allé,  selon  nous,  un  peu  loin, 
en  commentant,  entre  les  portées,  chaque  page  de  ses 
partitions  ;  mais,  ce  qui  vaut  mieux  que  ses  annotations, 
ce  sont  des  œuvres  comme  la  musique  écrite  pour  les 
fêtes  de  Y  Assomption  et  deiVo^en  1786,  pour  celles  de 
Pâques  et  de  la  Pentecôte,  en  1787,  et  due  à  ce  jeune 
homme  de  vingt-trois  ans;  ces  morceaux,  exécutés  à 
Notre-Dame  par  plus  de  cent  m  iciens,  eurent  un 
immense  retentissement.  Le  Sueur  a\  ait  rejeté  loin  de 
lui  les  formules  du  plain-chant,  les  tours  vieillis  des 
Campra  et  des  Lalande;  il  s'était  inspiré  des  beaux 
thèmes  populaires  transmis  par  le  moyen  âge;  plein 
de  l'ardeur  d'un  néophyte,  il  avait  chanté  Dieu  en  poète 
et  non  en  théologien;  on  lui  reprocha  d'avoir  «  porté 
l'opéra  dans  le  temple  ».  Nous  n'avons  pas  à  résoudre 
la  question;  mais  Le  Sueur  est  resté  à  l'Eglise  ce  qu'il 
était  à  TOpéra,  un  musicien  de  premier  ordre.  Sa  mu- 


192  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

sique,  noble,  colorée,  expressive,  intelligente,  possède 
toutes  les  qualités  de  Fart  français. 

Cherubini  avait  un  génie  moins  littéraire  peut-être, 
moins  curieux  de  nouveautés  que  celui  de  Le  Sueur, 
mais  il  était  musicien  plus  habile  que  Fauteur  des 
Bardes;  il  ne  chercha  pas  à  établir,  par  des  écrits,  une 
théorie  nouvelle  de  l'art  religieux;  mais,  appelant  à  son 
aide  toute  la  magie  de  l'orchestre,  toutes  les  ressources 
d'une  science  consommée,  il  sut  à  la  fois  donner  à  sa 
musique  sacrée  un  accent  passionné,  tout  en  lui  conser- 
vant son  caractère  de  sévère  austérité.  Comme  Le  S  ueur, 
il  fut  accusé  d'être  plus  théâtral  que  religieux;  en  effet, 
depuis  plus  de  vingt  ans,  il  écrivait  presque  exclusive- 
ment pour  le  théâtre,  lorsque,  se  trouvant,  vers  1807, 
chez  le  prince  de  Chimay,  il  fut  conduit  par  une  cir- 
constance fortuite  à  composer  une  messe  pour  la  cha- 
pelle du  château;  ce  fut  une  nouvelle  voie  ouverte  à 
son  génie.  Ne  répudiant  pas  son  passé  de  musicien 
dramatique,  il  pensa  que  la  prière  pouvait  être  enthou- 
siaste et  passionnée  sans  être  impie,  et  comment  ne 
point  partager  son  avis  lorsqu'on  écoute  la  messe  en/a 
(à  trois  voix),  celle  en  ré,  celle  du  Sacre,  le  Requiem, 
toutes  ces  œuvres  aussi  splendides  par  l'inspiration  que 
par  la  science,  et  dans  lesquelles  la  plus  parfaite  pureté 
de  styleest  jointeàla  plusadmirableélévation  dépensée  ! 

Un  lien  étroit  unit  les  compositeurs  de  musique 
religieuse  aux  organistes,  et  plus  d'un  de  ces  derniers 
brilla  parmi  les  auteurs  de  motets  et  de  messes.  Il 
nous  faut  donc  parler  ici  de  l'école  française  d'orgue  et, 
en  même  temps,  nous  ne  pouvons  traiter  de  l'orgue  et 
des  organistes  sans  nous  occuper  du  clavecin  et  des  cla- 


MUSIQUE     FRANC  W-I  . 


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ip+  ECOLE    FRANÇAISE   DE    MUSIQUE. 

vecinistes  (fig.  5j);  car  les  maîtres  de  cette  époque, 
comme  aujourd'hui  encore,  étaient  en  général  virtuoses 
à  la  fois  sur  les  deux  instruments.  Si  l'Allemagne  sacri- 
fiait tout  à  rharmonie,  aux  artifices  habiles  du  contre- 
point, nous  remarquons  en  France  une  recherche  frap- 
pante de  l'effet  pittoresque,  de  l'expression,  de  la  clarté; 
c'est  par  là  que  nos  clavecinistes  se  rattachent  au  génie 
national  français.  Dès  le  milieu  du  xvir  siècle,  nous  trou- 
vons des  organistes,  comme  Roberday,-  Nivers,  dont  les 
pièces  d'orgue  sont  intéressantes  et  bien  écrites;  Formé, 
organiste  de  Notre-Dame,  et  qui  se  montrait  à  la  tête 
de  ses  musiciens  «  beau  comme  un  empereur  »,  dit 
un  contemporain;  mais  les  plus  brillants  organistes  de 
cette  époque  furent  les  Champion,  Antoine,  Jacques 
et  surtout  Champion  de  Chambonnières,  mort  en  1670. 
Ce  dernier  était  célèbre  par  le  moelleux  de  son  toucher, 
par  sa  richesse  et  son  goût  dans  le  choix  et  l'emploi  des 
jeux.  Il  fut  comme  claveciniste  un  véritable  précurseur 
de  Rameau.  A  côté  de  Chambonnières  brillait  Cléram- 
bault  (1676-1749).  «  Sa  musique,  dit  Niedermeyer, 
dans  un  article  du  journal  la  Maîtrise,  est  savante  et 
belle,  la  mélodie  toujours  naturelle  et  gracieuse,  et 
plusieurs  de  ses  morceaux  sont  remarquables  par  leur 
caractère  grandiose.  On  voit,  par  le  choix  des  jeux 
qu'il  a  toujours  soin  d'indiquer,  qu'il  possédait  une 
connaissance  de  l'orgue  très  approfondie.  »  Avec  Clé- 
rambault,  nous  devons  citer  Calvière  (Paris,  1695-1755), 
qui  sut  acquérir  une  grande  célébrité  par  la  richesse 
et  la  variété  de  son  jeu ,  et  surtout  Louis  Marchand 
(Lyon,  1669;  Paris,  1732).  A  la  même  époque  brillait 
aussi  Daquin  (Paris,   1694-1772)  qui,  à  six  ans.  tou- 


LIVRE    II.  ipj 

chait  Porgue  devant  Louis  XIV,  à  douze  était  orga- 


fig.   5H.    —  couperin    (françois)    dit    le    grand. 
iParis,  1668-1755.) 

nistc   des  chanoines   réguliers   de   Saint-Antoine;   son 
principal    mérite   consistait   dans   l'éclat   de    son    jeu, 


ipS  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

dans  Theureuse  facilité  de  son  improvisation.  C'était 
aussi  Timprovisation  sur  l'orgue  et  sur  le  clavecin  qui 
distinguait  Mm0  Elisabeth  Jacquet  de  Laguerre  (1669- 
1729).  M1110  de  Laguerre,  qui  fit  jouer  un  opéra,  Céphale 
et  Procris ,  en  1694,  qui  écrivit  des  cantates  intéres- 
santes, fut  certainement  une  des  musiciennes  les  plus 
accomplies  de  son  temps.  Mais  voici  la  nombreuse 
famille  des  Couperin  qui,  apparaissant  à  Paris  dans  la 
première  moitié  du  xvue  siècle,  se  perpétua  jusqu'en 
181 5,  en  cultivant  toujours  Part  auquel  elle  devait  sa 
gloire.  François  Couperin  (1 63 1-169 1),  élève  de  Cham- 
bonnières  pour  le  clavecin,  écrivait  pour  l'orgue  avec 
élégance;  mais  les  deux  plus  illustres  de  cette  famille 
furent  Louis  et  François,  dit  le  Grand  (1 668-1/33) 
(fig.  58);  les  pièces  de  Louis  Couperin  sont  gracieuses, 
mélodiques  et  d'une  finesse  d'harmonie  bien  supérieure 
à  celles  de  Chambonnières.  Le  style  d'orgue  de  Fran- 
çois est  efnpreint  d'un  caractère  noble  et  élevé,  et  ses 
compositions  pour  clavecin  sont  conçues  d'après  un 
plan  plus  large  que  celles  de  ses  prédécesseurs,  à  ce 
point  qu'elles  sont  de  véritables  sonates  à  plusieurs 
parties;  l'expression  de  ces  pièces  était  si  vraie  que 
l'on  composa  des  paroles  sur  leurs  thèmes,  entre 
autres  sur  celui  de  Sœur  Monique.  Les  Bergeries, 
la  Lugubre,  les  Nonnettes,  la  Marche  des  Gris -vêtus, 
les  Papillons,  le  Réveille-matin,  la  Poule,  montrent  jus- 
qu'à quel  point  était  varié  le  génie  de  François  Cou- 
perin, dit  le  Grand.  Après  lui,  sa  fille  Marguerite- 
Antoinette,  qui  eut  la  charge  de  claveciniste  de  la 
chambre  du  roi,  titre  qui  n'avait  jamais  été  porté  par 
une  femme  avant  elle,  était  la  plus  remarquable  inter- 


1.1  V  K  E    I  i.  197 

prête  des  œuvres  de  son  père.  Mais  on  ne  peut  parler 

de  la  musique  au  xvnr  siècle  sans  voir  se  dresser  devant 
soi  la  grande  figure  de  Rameau;  à  Topera,  à  L'église,  au 
Concert,  dans  l'école,  le  maître  est  toujours  le  premier. 
Dès  sa  jeunesse  et  relégué  à  Clermont-I'errand,  il  avait 
été  organiste  des  plus  habiles,  et  ce  fut  sur  l'orgue 
et  le  clavecin  qu'il  se  fit  d'abord  remarquer  à  Paris. 
Il  publia  avec  le  [dus  grand  succès  ses  pièces  de  cla- 
vecin devenues  si  célèbres  :  les  Niais  de  Sologne,  le 
Rappel  des  oiseaux,  l'Entretien  des  Muses,  la  Musette, 
la  Joyeuse,  le  Tambourin,  les  Soupirs,  les  Tendres 
plaintes,  les  Tourbillons,  etc.  Avant  qu'il  eût  abordé 
le  théâtre,  avant  même  qu'il  arrivât  à  Paris,  ses  com- 
positions, qui  sont  aujourd'hui  encore  d'une  exécution 
difficile,  mais  d'un  caractère  original,  l'avaient  déjà 
fait  connaître.  Elles  se  distinguent,  comme  toutes  les 
œuvres  de  ce  maître,  par  la  nouveauté  et  la  richesse 
des  idées,  par  le  piquant  de  la  forme  et  par  la  har- 
diesse du  style.  On  a  dit  de  Rameau  qu'il  était  le  Vol- 
taire de  la  musique;  ceux-là  ne  l'avaient  pas  lu.  Comme 
Voltaire  en  littérature,  Rameau  fut  universel  dans  son 
art;  mais  la  grande  supériorité  de  son  génie  fut  peut- 
être  la  qualité  qui  manquait  le  plus  à  Voltaire  :  la  pro- 
fondeur et  la  sincérité  sans  lesquelles  il  n'est  pas  de 
grand  artiste. 

Après  Rameau,  notre  école  d'orgue  et  de  clavecin 
paraît  être  entrée  en  décadence;  cependant  il  nous  faut 
citer  encore  Séjan,  un  merveilleux  virtuose;  Noblet, 
habile  organiste  et  claveciniste,  et  surtout  Claude 
Balbastre  1172')- 1799).  Compatriote  de  Rameau,  il  fut 
son  élève;  son  exécution  était  brillante,  et  il  possédait 


ip»  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

une  profonde  connaissance  de  son  instrument.  Le 
succès  de  cet  organiste  fut  tel  à  l'église  de  Saint- 
Roch  que  Ton  vit,  en  1762,  l'archevêque  de  Paris 
lui  faire  défendre  de  jouer  l'orgue  à  la  messe  de 
minuit;  en  1776,  cette  défense  fut  renouvelée  pour  le 
Te  Deum  de  la  fête  du  saint.  Le  prélat  voulait  prévenir 
ainsi  l'encombrement  de  la  foule  qui  se  pressait  dans 
l'église  chaque  fois  que  le  célèbre  organiste  montait  à 
son  banc.  Remarquons  en  passant  que  la  première  ou- 
verture réduite  pour  le  clavecin  fat  celle  des  Fêtes 
d'Hébé  ou  les  Talents  lyriques  de  Rameau,  que  Bal- 
bastre  arrangea  en  1 739.  A  partir  de  Balbastre,  on  compte 
d'estimables  artistes,  de  bons  professeurs,  mais  peu  de 
maîtres;  enfin  la  transformation  du  clavecin  devenu 
piano  causa  une  révolution  complète  dans  l'art  de  tou- 
cher cet  instrument.  Si  nous  pouvons  nommer  encore 
Jadin  et  Pleyel,  à  la  fin  du  siècle  et  au  commencement 
de  celui-ci,  il  nous  faut  attendre  encore  quelques  an- 
nées avant  de  retrouver  une  véritable  école  de  pianistes 
et  d'organistes  français. 

Nous  laissons  de  côté,  quoique  à  regret,  car  ils  ont 
aussi  droit  à  un  souvenir  dans  l'histoire  de  notre  école, 
les  joueurs  de  basse,  de  viole,  de  violoncelle,  de  haut- 
bois, de  flûte,  etc.,  les  fantaisistes  de  la  vielle  et  de  la 
musette;  il  faut  nous  arrêter  quelques  instants  sur  les 
violonistes  qui,  pendant  le  xvnr"  siècle  et  au  commen- 
cement du  xix%  ont  été  avec  les  virtuoses  de  l'orgue  et 
du  clavecin  l'honneur  de  l'école  instrumentale  française. 
.  Pendant  qu'à  la  fin  du  xvir  siècle,  l'Italie  et  l'Al- 
lemagne possédaient  de  brillantes  écoles  de  violon, 
la    France,   à  cet    égard,    était  restée  bien  en   arrière. 


LIV  II  B    II.  Jf>9 

à  en  juger  par  la  musique  qui  nous  est  restée  de 
cette  époque.  Avec  les  pièces  de  Guillaume  Dumanoir, 
qui  était  roi  des  violons  en  ifôn,  avec  celles  de 
Constantin,  nous  ne  sommes  pas  bien  loin  des  petits 
airs  de  danse  que  Gervaise  arrangeait  pour  le  livre  de 
viole,  cent  ans  auparavant.  Les  dernières  années  du 
xvnc  siècle  virent  commencer  la  révolution  qui  donna 
naissance  à  l'école  de  violon  que  nous  admirons  encore. 
Corelli,  le  premier,  en  Italie,  avait  posé  les  bases  de 
Part  du  violon.  En  enseignant  la  vraie  position  de  la 
main,  en  fixant  des  lois  sur  la  manière  de  tenir  l'archet, 
il  avait  donné  aux  doigts  cette  légèreté  et  cette  indé- 
pendance sans  lesquelles  toute  bonne  exécution  est 
impossible;  en  même  temps  il  créait  le  concerto,  cette 
forme  de  composition  musicale  si  propre  à  faire  res- 
sortir toutes  les  ressources  de  l'instrument.  Beaucoup 
de  nos  musiciens  étaient  allés  en  Italie;  ils  entendirent 
ce  maître,  étudièrent  ses  compositions  et  résolurent  de 
rapporter  en  France  ce  style  et  cette  manière. 

Duval  fut  le  premier  violoniste  français  qui  voulut 
imiter  la  manière  de  Corelli,  aussi  peut-il  être  regardé 
comme  le  fondateur  de  notre  école  de  violon.  Après  lui 
vint  Sénaillé  (1687-1730),  fort  supérieur  à  Duval  dans 
la  composition  de  ses  pièces;  elles  étaient  élégantes  et 
mélodiques  et  quelques-unes  ne  seraient  pas  déplacées 
dans  nos  concerts.  Sénaillé,  qui  était  resté  quelque 
temps  en  Italie,  y  avait  remporté  de  très  grands  succès. 
En  même  temps  que  lui,  Guillemain  (1 705-1770)  fut 
un  des  violonistes  des  plus  hardis  et  un  des  composi- 
teurs pour  son  instrument  des  plus  originaux. 

Nous  voici  arrivés  aux  trois  hommes  les  plus  remar- 


aoo  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

quables  de  la  période  qui  s'étend  jusqu'à  la  moitié  du 
xvni°  siècle.  Baptiste  Anet  dit  Baptiste,  Leclair  et  Gui- 
gnon;  avec  eux  l'école  française  est  fondée.  Baptiste  tra- 
vailla quatre  ans  avec  Corelli,  et  cependant,  disons-le, 
ses  compositions  sont  médiocres,  mais  son  jeu  était 
simple  en  même  temps  que  expressif.  «  Il  tirait  de  son 
instrument  les  plus  beaux  sons  dont  l'oreille  humaine 
pût  être  frappée.  »  On  le  voit,  la  richesse  du  son,  une  des 
grandes  qualités  du  violoniste  français,  se  trouvait  déjà 
chez  Baptiste.  L'école  de  Leclair  (Jean-Marie)  (i  697-1 764) 
(fig.  59)  était  tout  autre;  élève  de  l'Italien  Somis,  il 
recherchait  surtout  l'agilité,  et  les  difficultés  n'étaient 
pour  lui  qu'un  jeu.  Son  habileté  sur  les  doubles, 
triples  et  même  quadruples  cordes  était  si  grande 
que,  bien  qu'elles  eussent  été  fort  employées  avant  lui,  il 
passa  pour  en  avoir  fait  usage  le  premier.  Ses  œuvres 
sont  intéressantes  au  plus  haut  point  et  sa  musique  de 
violon  est  encore  aujourd'hui  la  plus  remarquable,  avec 
celle  de  Baillot,  dans  l'école  française.  Nous  recomman- 
dons en  particulier  les  sonates  du  XIIe  livre  qui  sont 
d'un  maître  digne  de  figurer  à  côté  d'Haendel,  de  Co- 
relli  et  de  Geminiani. 

Moins  habile  compositeur  que  Leclair,  Guignon 
(Louis-Pierre)  (1702-1775)  était  son  rival  comme  vir- 
tuose. «  Le  jeu  de  cet  habile  artiste,  dit  Pluche, 
dans  son  Spectacle  de  la  nature,  est  d'une  légèreté 
admirable;  il  prétend  que  l'agilité  de  son  archet 
rend  un  double  service  qui  est  de  tirer  les  auditeurs 
de  l'assoupissement  par  son  jeu  et  de  former  par  le 
travail  de  l'exécution  des  concertants  qu'aucune  diffi- 
culté n'arrête.  »  Ce  dernier  résultat,  que  Guignon  vou- 


L  I  V  K  E    I  I , 


9    i 


-^-Cx-'.  v- 


•^M&  fPIKF* 


FIG.     59.    LECLAIK.     (  J  E  A  N  -  M  A  R  I  E  )     l'AINE. 

(Lyon,  1697.  —  Paris,  1764.) 


202  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

lait  obtenir,  ne  fut  peut-être  pas  aussi  complet  qu'il  le 
pensait;  mais  cependant  il  était  loin  d'être  négatif. 
Sans  être  tous  des  Leclair,  des  Baptiste  ou  des  Gui- 
gnon,  les  violonistes  français  avaient  fait  de  grands 
progrès;  un  fait  nous  en  donne  la  preuve  évidente; 
c'est  vers  1720  que  nous  voyons  apparaître  la  première 
méthode  écrite  en  français  pour  le  violon.  Cet  ouvrage 
de  Montéclair  était  bien  modeste  dans  ses  proportions 
(24  pages),  mais  c'était  déjà  l'indice  d'un  réel  progrès. 

Un  peu  plus  moderne  que  les  maîtres  que  nous  avons 
cités,  Gaviniès  (Pierre)  (Bordeaux,  1726  ou  1728;  Paris. 
1800)  (fig.  60)  estconsidéré  comme  un  des  grands  artistes 
de  notre  école.  Il  se  fit  entendre  à  Paris,  en  1741,  au 
Concert  Spirituel,  et  la  largeur  de  son  coup  d'archet, 
la  hardiesse  de  son  jeu,  l'expression  et  la  majesté  de 
son  style  le  firent  surnommer  le  Tartini  français.  Avec 
lui  il  faut  nommer  Pagin,  La  Houssaye,  élève  de  Tar- 
tini, dont  le  jeu  était  encore  remarquable  de  pureté  et 
de  justesse  dans  les  dernières  années  de  sa  vie;  derrière 
eux,  Cupis,  de  Camargo,  «  qui  joignait  le  tendre  et 
doux  de  Leclair  au  brillant  de  Guignon  »,  Paisible,  le 
chevalier  de  Saint-Georges,  le  célèbre  amateur,  et  enfin 
Exaudet  qu'un  médiocre  menuet  de  maître  de  danse 
suffit  à  rendre  célèbre. 

Nous  avons  hâte  d'arriver  aux  trois  derniers  grands 
maîtres  de  cette  belle  école,  Rode,  Kreutzer  et  Baillot. 

Le  merveilleux  virtuose  italien  Viotti  s'était  fait  en- 
tendre au  Concert  Spirituel  en  1782;  il  avait  donné  les 
modèles  d'une  exécution  parfaite,  et  ses  compositions 
avaient  ouvert  une  voie  nouvelle  à  la  musique  spéciale 
de  violon.  Un  autre  étranger,  Charles  Stamitz,  une  des 


L1VKE    II. 


BOJ 


gloires  de  l'école  bohémienne  avait  paru  aussi  à 
Paris.  Ces  deux  grands  artistes  exercèrent  la  plus  salu- 
taire influence  sur  notre  école  de  violon,  ils  furent  les 
maîtres  des  trois  violonistes  français  que  nous  avons 
nommes  plus  haut.   Kreutzer  (Rodolphe)  (1766-183 1), 


'"  ■■  ■■■•   w-:-:-.;  '% 


FI  G.    ÔO.    GAVINIÈS     (PIERRE 

(Bordeaux,  1728.  —  Paris,  1800.) 


déjà  cité  au  sujet  de  Popéra-comique,  avait  étudié  avec 
Stamitz  et,  dès  Page  de  treize  ans,  il  se  faisait  entendre 
au  Concert  Spirituel;  Rode  (Pierre),  né  à  Bordeaux,  en 
1774,  et  mort  en  cette  ville  en  i83o,  avait  été,  très  jeune 
encore,  élève  de  Viotti;  enfin  Baillot  (Pierre-Marie- 
François-Jules)    (Passy,    t  77 1  ;    Paris,    1842)    (fig.  61) 


20+  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

était  déjà  fort  avancé  dans  ses  études,  lorsqu'il  enten- 
dit Viotti  en  1782.  Ce  fut  pour  lui  une  révélation. 
«  Je  le  croyais  Achille,  dit-il,  mais  c'est  Agamemnon.  » 
Ces  trois  artistes  exceptionnels  brillèrent  à  côté  les  uns 
des  autres  sans  se  porter  ombrage,  tant  leurs  qualités 
étaient  diverses.  Comme  virtuose,  aussi  bien  que  comme 
compositeur,  Kreutzer  semblait  devoir  tout  à  la  nature. 
Il  n'avait  pas  l'élégance,  le  charme  et  la  pureté  de  Rode, 
le  mécanisme  parfait  et  la  profondeur  de  Baillot;  mais 
il  possédait  la  verve,  le  sentiment  passionné,  joints  à 
une  justesse  parfaite.  Rode  avait  en  partage,  la  déli- 
catesse du  coup  d'archet,  le  goût  et  la  finesse  du  style. 
Dans  cette  trinité  de  maîtres,  Baillot  paraît  avoir 
été  le  plus  accompli.  Non  seulement  il  était  virtuose 
de  premier  ordre,  par  la  sûreté  et  la  largeur  de  son 
archet,  par  la  netteté  et  l'exactitude  de  son  jeu,  par  sa 
passion  et  sa  sensibilité;  mais,  plus  que  ses  deux  ri- 
vaux, il  possédait  la  suprême  intelligence  de  l'exécu- 
tant, celle  qui  consiste  à  comprendre  et  à  rendre  le 
style  et  la  couleur  de  chaque  morceau  qu'il  interprète; 
musicien  instruit  en  plus,  il  connaissait  tous  les  maîtres 
de  l'école  française  et  italienne;  enfin,  compositeur 
de  talent,  il  a  laissé  des  pages  écrites  pour  le  violon 
qui  sont,  il  est  vrai,  d'une  exécution  difficile,  mais 
qui  resteront  des  modèles.  Le  maître  didactique  éga- 
lait l'exécutant  et  le  compositeur;  on  peut  en  juger 
d'après  ces  deux  monuments  de  l'enseignement  musical 
qui  ont  pour  titres:  la  Méthode  du  violon  et  l'Art  du 
violon  et  qu'il  écrivit  pour  les  classes  du  Conservatoire. 
Pour  être  complet,  il  faudrait  citer  encore  Cartier, 
un  bon  professeur  qui,  lui  aussi,  avait  publié  un  Art 


LIVRE    II. 


2  0$ 


du  violon  icn  1798).  Lafont  (1 78 1-1 83 1),  qui  sut  se 
faire  un  nom  à  côte  des  plus  célèbres,  Alexandre  Bou- 
cher, brillant  virtuose,  et  d'autres  encore;  mais  nous 
avons  nomme  le  Conservatoire  au  sujet  de  Baillot  et 


F1G.    Cl.     —    BAILLOT     (  P  I  E  R  R  E -M  A  R  I  E  -  F  R  A  N  Ç  O  I  S     DE     SALESJ. 

(Passy,  1771.  —  Paris,  1842.) 


nous  devons  nous  arrêter  un  instant  sur  cette  belle  insti- 
tution qui  a  rendu  et  qui  rend  encore  tant  de  services  à 
Part  musical. 

Depuis  les  premières  années  du  moyen  âge,  l'ensei- 


2C6  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

gnement  se  faisait,  en  France,  de  deux  façons  :  ou  chez 
des  maîtres  que  les  élèves  et  les  parents  choisissaient,  ou 
dans  les  maîtrises.  Celles-ci,  établies  depuis  Charle- 
magne,  furent  les  véritables  conservatoires  de  nos  ar- 
tistes, formant  des  musiciens  bons  lecteurs  et  instruits. 
C'est  de  là  qu'étaient  sortis  nos  grands  organistes,  nos 
compositeurs  les  plus  remarquables;  c'est  là  que  Perrin 
et  Gambert  allèrent  chercher  leurs  premiers  interprètes  ; 
mais,  à  mesure  que  le  goût  changeait,  que  la  musique 
progressait,  renseignement  un  peu  spécial,  donné  dans 
les  maîtrises,  ne  suffit  plus;  on  vit  successivement  Lulli, 
Rameau  et  Gluck  être  obligés  déformer  eux-mêmes  les 
chanteurs  et  les  chanteuses  à  leur  nouveau  style. 

Lulli  avait  annexé  à  l'Opéra  une  école  intitulée  École 
de  chant  et  de  déclamation,  reprise  par  la  chanteuse 
Lerochois  en  i6q8  jusqu'en  1726.  On  ouvrit  ensuite 
rue  Saint-Nicaise  une  sorte  d'établissement  d'éducation 
musicale  intitulé  Ecole  de  chant  de  l'Opéra,  qui  avait 
son  siège  dans  les  magasins  mêmes  de  l'Académie  royale 
de  musique;  de  là  le  nom  de  filles  du  magasin  donné 
aux  élèves  femmes.  L'école  du  Magasin  dura  jusqu'en 
1784,  époque  à  laquelle  Devismes  du  Valgayet  Gossec 
obtinrent  du  roi  une  ordonnance  établissant,  sous  la 
présidence  de  M.  de  Breteuil,  une  école  à  l'hôtel  des 
Menus  plaisirs,  où  est  encore  aujourd'hui  le  Conserva- 
toire et  sous  le  titre  d' Ecole  royale  de  chant  et  de  décla- 
mation. Cette  Ecole,  fermée  en  1792,  ne  tarda  pas  à  se 
rouvrir,  complètement  renouvelée  et  réorganisée.  La 
municipalité  de  Paris  avait  eu  d'abord  à  sa  solde  la 
musique  de  la  garde  nationale,  composée  de  soixante-dix 
musiciens  et  dirigée  par  un  nommé  Sarrette  (Bernard) 


LIVRE    II.  ao7 

(r765-l858).  Celui-ci   composa  sa  troupe  des  meilleurs 


1 1 1 1  1  . . . 


FIG.    ()±.    MUSIQUE     DE      CHAMBRE     (xVIlc     S  I  È  C  L  E  ). 

(Luth,  tympanon  et  flûte.) 


artistes  de  Paris  et,  la   solde  ayant  été  retirée  en    1792, 


208  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

Sarrette  sut  garder  autour  de  lui  ses  exécutants,  pour 
lesquels  il  obtint  la  création  d'une  école  gratuite  de  mu- 
sique, chargée  de  former  des  instrumentistes  destinés 
aux  armées  de  la  République.  Bientôt  on  donna  plus 
d'extension  à  l'école  de  Sarrette  ;  on  ajouta  aux  classes 
d'instruments  des  cours  de  composition,  de  chant,  de 
déclamation,  etc.,  et,  après  plusieurs  essais,  le  Conser- 
vatoire  de  musique  et  de  déclamation  fut  organisé  par 
une  loi  du  6  thermidor  an  III  (7  septembre  1795),  année 
même  où  était  créé  l'Institut. 

Ce  n'est  pas  par  un  respect  banal  des  choses  du 
passé  que  nous  citons  ici  cette  date;  mais,  selon  nous, 
elle  a  une  importance  capitale  dans  l'histoire  de  notre 
musique.  Par  l'unité  de  son  enseignement,  dont  les 
méthodes  furent  rédigées  dès  les  premières  années  de 
sa  création,  par  la  supériorité  incontestable  de  ses  pro- 
fesseurs, le  Conservatoire  a  donné  à  la  France  ce  qui 
lui  manquait  et  ce  que  possédaient  l'Allemagne  et 
l'Italie,  c'est-à-dire  un  établissement  où  tout  ce  qui 
touche  à  la  musique  était  étudié  et  appris  d'après  un 
plan  régulier  et  homogène;  jusque-là  nous  avions  eu  de 
bons  maîtres,  nous  n'avions  pas  d'enseignement  officiel. 

Établi  en  vue  de  la  célébration  des  fêtes  nationales 
instituées  parla  République, le  Conservatoire,  qui  avait 
pris  d'abord  le  titre  d'Institut  national  de  musique,  ne 
manqua  pas  à  sa  mission,  et  bientôt  on  vit  les  élèves  de 
cette  école  former  les  orchestres  qui  exécutaient  la  mu- 
sique ait  Y  Hymne  à  l'Être  suprême  de  Gossec,le  Chant 
du  départ  de  Méhul,  etc.;  bien  plus,  des  profes- 
seurs eux-mêmes,  comme  Gossec,  Méhul,  etc.,  fai- 
saient répéter  au  peuple,  dans  les  rues  et  sur  les  places 


LI  v  RE   1 1.  aop 

publiques,  les  chants  simples  et  grandioses,  eomme 
l'hymne  pour  la  fête  du  14  juillet,  de  Gossec;  l 'hymne 
pour  la  l'ctc  de  la  jeunesse,  de  Cherubini;  le  Réveil  du 
peuple,  de  Gaveaux,  et  le  sublime  Chant  du  dépari, 
écrit  pour  l'anniversaire  de  la  prise  de  la  Bastille, 
en  1 7<)4-  On  sait  que  la  Marseillaise,  improvisée,  en 
avril  171)2,  par  Rouget  de  l'Isle,  sous  le  titre  de  Chant 
de  guerre  pour  Vannée  du  Bhin}  dédié  au  maréchal 
LueUner.  ne  fut  entendue  pour  la  première  fois  à  Paris 
que  lorsque  le  bataillon  des  Marseillais  vint  dans  cette 
ville;  mais  la  première  exécution  publique,  pour  ainsi 
dire  ollicielle,  de  ce  chant  admirable  eut  lieu  le  14  octo- 
bre 1702,  et  le  Conservatoire  y  prit  part. 

Le  grand  mouvement  révolutionnaire  ayant  pris  fin, 
le  Conservatoire  revint  à  une  musique  moins  pom- 
peuse; c'est  alors  qu'il  donna,  pendant  l'Empire,  des 
sortes  d'auditions  que  Ton  appela  exercices,  dans  lesquels 
se  faisaient  entendre  les  professeurs  et  les  meilleurs 
élèves.  Vers  1828,  sous  l'impulsion  de  Baillot  et  sous  la 
direction  d'Habeneck  (1781-1849)  (fig.  66),  les  maîtres 
se  réunirent,  rassemblèrent  autour  d'eux  leurs  plus 
brillants  disciples  et  fondèrent  une  société  qui,  sous  le 
nom  de  Société  des  concerts  du  Conservatoire,  eut  sur 
notre  école  une  influence  salutaire  et  immense  qui  dure 
encore.  Le  premier  programme,  du  9  mars  1828,  indi- 
quait l'exécution  de  la  Symphonie  héroïque.  On  verra, 
au  livre  suivant,  de  quelle  importance  était,  pour  l'ave- 
nir de  notre  école,  l'apparition  à  cette  date  du  nom  du 
maître  des  maîtres,  de  Beethoven. 

Il  serait  injuste  cependant  de  ne  pas  rappeler  que 
depuis  le  xvr  siècle,  il  avait  été  souvent  fondé  en  France 

MUSIQUE     FRANÇAISE.  I. 


2io  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

des  sociétés  de  concerts  qui  avaient  puissamment  con- 
tribué aux  progrès  de  l'art.  Le  premier  concert  public 
en  France  fut  celui  des  Mélophilètes  (1722),  puis  le  cé- 
lèbre Concert  Spirituel,  fondé  par  la  marquise  de  Prie 
(1725),  celui  des  Amateurs  (1780)  (fig.  79)  qui  devint 
celui  de  la  Loge  olympique,  où  furent  exécutées  pour 
la  première  fois  en  France  les  symphonies  d'Haydn. 

Nous  avons  terminé  les  xvne  et  xvuie  siècles,  époque 
si  féconde  pour  l'histoire  de  la  musique  française,  nous 
occupant  des  maîtres  seuls,  sans  nous  arrêter  aux  polé- 
miques et  aux  discussions  que  leurs  œuvres  soule- 
vaient, et  cependant  ces  multiples  événements  ne  se 
sont  pas  passés  sans  être  racontés,  commentés,  âpre- 
ment  discutés.  Ce  fut  cette  époque  qui  vit  aussi  naître 
l'histoire  et  la  théorie  de  notre  art.  Nous  avons  cité 
Rameau  et  ses  traités,  mais  nous  devons  rappeler  encore 
l'ouvrage  si  intéressant  de  Marin  Mersenne,  intitulé 
l' Harmonie  universelle (1 63 6),  le  spirituel  livre  d'Annibal 
Gantez,  Y  Entretien  des  musiciens,  le  Voyage  en  Italie, 
(1639)  de  Maugars,  joueur  de  viole,  le  Dictionnaire  de 
musique,  si  curieux,  de  Brossard  (1703,  éd.  in-f").  Puis 
vient  le  xvme  siècle,  qui  nous  apporte  d'abord  une  assez 
médiocre  Histoire  delà  musique  (1 7 1 5),  de  Bonnet,  puis 
les  beaux  travaux  archéologiques  de  l'abbé  Lebeuf 
sur  la  musique  religieuse.  La  littérature  musicale  com- 
mence à  se  former  et  le  Dictionnaire  de  musique  de 
Rousseau,  avec  ses  erreurs,  ses  lacunes,  mais  aussi  ses 
pages  pleines  de  bon  sens,  d'esprit  et  de  génie,  en  est  un 
des  monuments.  C'est  la  fin  du  xvmc  siècle  qui  voit 
naître  l'érudition  avec  les  Essais  sur  la  musique,  de 
Laborde  (1780),   premières  études  incomplètes  et  bien 


Fi<;       6}.    LA      VERITABLE      EFFIGIE      DU      PETIT      PROPHÈTE 

DE     BOHEMISCHRODA. 


(Frontispice  de  la  première  édition.) 


2i2  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

erronées  souvent,  mais  consciencieuses  de  l'art  au 
moyen  âge;  puis  la  curiosité,  la  passion  même  s'étant 
portées  sur  la  Grèce  et  sur  Rome,  Burette  commente 
longuement  les  traités  de  Plutarque  relatifs  à  la  mu- 
sique; enfin,  dès  le  début  de  notre  siècle,  nous  voyons 
arriver  Perne  (François)  (1772-1832),  qui  porta  son 
érudition,  à  la  fois,  sur  l'antiquité  et  sur  le  moyen  âge, 
et,  en  1827,  paraissait  le  premier  numéro  de  la  Revue 
musicale  de  Fétis,  son  élève,  qui  donna  en  France  une 
si  vigoureuse  impulsion  à  l'histoire  de  Part. 

C'est  à  dater  de  Perne  et  de  Fétis,  à  partir  de  la  créa- 
tion de  la  Revue,  que  la  critique  et  l'histoire  musicales 
existent  réellement  dans  notre  pays,  et  cependant,  du- 
rant tout  le  xvmc  siècle,  on  avait  parlé  de  musique,  et 
beaucoup  ;  mais  toutes  ces  brochures  et  pamphlets, 
issus  des  polémiques  partiales  et  passionnées  que  l'on  a 
appelées  les  guerres  ou  les  querelles,  appartiennent  plu- 
tôt à  la  littérature  qu'à  la  musique  et  n'ont  rendu,  selon 
nous,  que  peu  de  services  à  l'art.  Armé  de  son  génie,  le 
véritable  artiste  marche  droit  devant  lui,  les  yeux  fixés 
sur  son  idéal,  sans  souci  du  présent,  sans  inquiétude 
pour  l'avenir,  sans  tenir  plus  de  compte  qu'il  ne  faut  des 
cris  d'admiration  ou  des  rugissements  de  colère  qu'ex- 
cite son  œuvre.  Le  temps  se  charge  de  son  avenir  et 
que  peuvent  importer  à  un  Gluck  les  criailleries  d'un 
Laharpe?  Cependant,  il  nous  faut  ici  faire  rapide- 
ment allusion  aux  querelles  célèbres  du  xvnr  siècle. 
La  principale  fut  l'antagonisme  de  la  musique  française 
et  italienne.  Déjà  dans  l'œuvre  de  Lulli,  nous  avions 
trouvé  des  parodies  de  l'une  et  de  l'autre,  véritables  sa- 
tires musicales,  et  le  théâtre  de  la  Foire  était  plein  de 


2i+  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

plaisanteries  de  ce  genre  lorsqu'en  1702  Raguenet,  reve- 
nant d'Italie  tout   bardé  d'italianisme,  lança   son  livre 
intitulé  :   Parallèle  des  Italiens  et  des  Français,  en  ce 
qui  regarde  la  musique  et  les  opéras,  sorte  de  pamphlet 
où  quelques  vérités  étaient  noyées  dans  un  flot  d'igno- 
rances et  d'exagérations.  Ici,  colère  d'un  nommé  Lecerf 
de  la  Vieville  de  Freneuse,  qui  défend  la  musique  fran- 
çaise avec   non   moins  d'injustice  et  de  partialité  dans 
son  livre  intitulé  :  Comparaison  de  la  musique  italienne 
et  de  la  musique  française  ;  c'est  alors  une  pluie  de  bro- 
chures pour  et  contre  l'une  ou  l'autre  école.  Ensuite 
vient  Rameau  avec  ses  nouveautés;  les  vieux  amateurs 
de  Lulli  veulent  barrer  le  chemin  à  l'auteur  de  Dar- 
da?2iis,  qui  passe  fièrement.  Cependant  cette  querelle  fut 
moins  vide  peut-être  que  les  autres,  car  quelque  chose 
sortit  des  discussions  scientifiques  sur  le  système  har- 
monique du  maître  et  de  ses  réponses.  En  1752,  voici 
les  Italiens,  la  guerre  se  rallume,  terrible  cette  fois;  elle 
est  restée  célèbre  sous  le  nom  de  querelle  des  Bouffons; 
mais  aussi  quels  jouteurs  sont  descendus  dans  l'arène! 
Rousseau,  Grimm,  Diderot,  d'Holbach,  pour  les  Italiens; 
Rameau,  Cazotte,  Fréron,  pour  les  Français.   De  cette 
bataille  héroï-comique,  sortirent  deux  pamphlets  amu- 
sants :  l'un,  la  très  spirituelle  lettre  de  Rousseau  sur  la 
musique;  l'autre,  la  brochure  pleine  de  verve  et  d'esprit 
de  Grimm,  intitulé  le  Petit  prophète  de  Bohemischroda 
(fig.  63).  Les  deux  partis  s'étaient  cantonnés  l'un  du  côté 
de  la  loge  du  Roi,  pour  les  Français;  l'autre,  sous   la 
loge  de  la  Reine,  pour  les   Italiens;  de  là,  le  nom  de 
querelle  des  Bouffonnistes  ou  guerre  des  coins.  Les  Ita- 
liens ayant  été  arbitrairement  chassés  par  un  ordre  royal, 


Ll  V R E   1 1.  21 5 

le  combat  cessa  faute  de  combattants,  et  les  lutteurs 
se  retirèrent  en  grommelant;  mais  le  feu  couvait  sous 
la  centre, et  Lorsque  Gluck  apparut,  on  était  prêt  à  ren- 
trer en  lice.  Dès  les  premières  œuvres  du  maître,  bro- 
chures et  pamphlets  firent  leur  apparition.  Les  ennemis 
de  Fauteur  d'Orphée  étaient  Marmontel,  Laharpe,  Gin- 
guené,  d'Alembert;  ses  défenseurs,  Rousseau,  l'abbé 
Arnauld,  Suard,  Grimm,  etc.  Le  terrain  notait  pas 
encore  bien  défini,  et  attaquer  Gluck  ou  le  défendre  était 
le  seul  objet  de  la  lutte;  elle  se  précisa  lorsque  les  adver- 
saires du  maître  eurent  fait  venir  d'Italie  un  grand 
musicien,  Piccini  ;  ce  fut  alors  que  la  bataille  prit  le 
nom  de  querelle  des  Gluckistes  et  des  Piccinistes,  qui 
ne  cessa  qu'en  1780,  lorsque  Gluck  fut  retourné  à 
Vienne.  Je  cite  pour  mémoire  seulement  la  querelle 
des  Todisteset  des  Maratistes  à  l'occasion  de  deux  chan- 
teuses, la  Todi  et  la  Mara,  qui  se  firent  entendre  en  1 783 
au  Concert  Spirituel,  et  la  polémique  excitée  par  les 
théories  hardies  de  Le  Sueur  sur  la  musique  religieuse. 
Ces  nobles  passions,  a-t-on  dit,  sont  mortes  aujour- 
d'hui; qui  s'enflamme  pour  un  genre  de  musique, 
pour  un  maître  italien,  français  ou  allemand?  Mon 
Dieu!  que  veut-on  donc  de  plus  et  comment  accuser 
notre  siècle  d'indifférence?  Dès  l'arrivée  de  Rossini  à 
Paris,  les  brochures,  les  pamphlets,  les  lazzis  partirent 
de  tous  côtés,  puis  ce  furent  les  admirateurs  de  Meyerbeer 
contre  le  maître  de  Pesaro;  plus  tard,  on  se  disputa  sur 
Verdi,  et  ne  sommes-nous  pas  aujourd'hui  en  pleine 
querelle  musicale?  Et  il  en  sera  ainsi,  tant  qu'il  existera 
des  vieillards  pour  adorer  le  passé,  des  jeunes  gens 
pour  aspirer  vers  l'avenir,  des  écrivains  pour  bavarder 


2IÛ  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

sur  ce  qu^ils  ne  savent  pas  et  des  musiciens    de  génie 
capables  d^xciter  les  passions  de  leurs  contemporains. 

Ancelot.  Observations  sur  la  musique,  les  musiciens  et  les  ins- 
truments, in- 12,  1757. 

Bacilly.  Remarques  curieuses  sur  l'art  de  bien  chanter,  in- 12, 
1668. 

Blondel.  Les  origines  du  Concert  Spirituel.  (Chronique  musi- 
cale, 1874.) 

Brossard.  Dictionnaire  de  musique,  in-f°,  1703. 

Clément  (Fél.).  Histoire  générale  de  la  musique  religieuse,  in-8°, 
1861- 

Daquin.  Siècle  littéraire  de  Louis  XV,  in-12,  s.  d. 

Farrenc  (Mme).  Le  Trésor  des  pianistes. 

Fayolle.  Notices  sur  Corelli,  Tartini,  Gaviniès,  Paganini  et 
Viotti,  in-8°,  s.  d. 

Fétis.  Notice  sur  Paganini. 

Gantez  (Annibal).  Entretien  des  musiciens  (éd.  Thoinan),  in-12, 
1878). 

Laborde.  Essais  sur  la  musique,  4  vol.  in-40,  1780. 

Lassabathie.  Histoire  du  Conservatoire  de  musique,  in-12, 1860. 

Lavoix  fils  et  Lemaire.  Le  chant,  in-40,  I83i  (2e  partie, 
4e  époque). 

Leblanc  (Hubert).  Défense  de  la  basse  de  viole  contre  les  entre- 
prises du  violoncelle,  in-12,  Paris,  1711. 

Maîtrise  (la)  (journal). 

Mémoire  sur  la  révolution  opérée  dans  la  musique  par  le  che- 
valier Gluck,  in-8°,  1781. 

Méreaux  (Am.).  Les  clavecinistes  de  i03~  à  ijqo,  in-40,  1867. 

Mersenne.  L'harmonie  universelle,  in-f°,  i636\ 

Pougin.  Notice  sur  Rode,  in-8°,  1874.  —  Notice  sur  Viotti 
ou  l'école  moderne  de  violon,  in-8°,  1888.  —  Mondonville  et  la 
guerre  des  coins.  (Galette  musicale,  1860.) 

Revue  de  musique  religieuse  (dir.  Danjou),  4  vol.,  1845-1849. 

Revue  musicale,  1826  (devenue  Revue  et  Galette  musicales). 

Titon  du  Tillet.  Le  Parnasse  français,  in-f°.  1732. 

Vallat.  Études  d'histoire  des  mœurs  et  d'art  musical,  in- 12, 
Paris,  1890.  (Ce  volume  est  une  biographie  du  violoniste  Alexandre 
Boucher.) 


LIVRE   III 

LE    DIX-NEUVIÈME    SIÈCLE 


CHAPITRE    PREMIER 

L'ODE -SYMPHONIE    ET    LA    SYMPHONIE     RELIGIEUSE 
ET    DRAMATIQUE 

La  monodie  italienne  et  la  polyphonie  allemande.  Le  genre 
symphonique  français.  La  musique  imitative.  Les  symphonies 
de  Gossec  et  les  ouvertures  de  Méhul.  —  Le  romantisme  : 
Berlioz  et  Félicien  David.  —  Les  concerts  :  Habeneck  et 
Pasdeloup.  —  Musique  instrumentale  :  La  symphonie  classique, 
les  suites  d'orchestre,  les  rapsodies,  les  ouvertures.  —  Mu- 
sique instrumentale  et  vocale  :  Compositions  descriptives, 
religieuses,  fantastiques  et  dramatiques.  La  symphonie  au 
théâtre;  les  mélodrames  lyriques  (musique  de  scène). 

Si  court  qu'ait  été  notre  récit,  surtout  au  début, 
nous  espérons  avoir  pu  montrer  le  développement 
logique  de  notre  art;  au  moyen  âge,  la  langue  des  sons 
se  forme  et  se  perfectionne  peu  à  peu,  les  premières 
lueurs  de  notre  çénie  national  brillent  à  l'horizon  de 
l'histoire;  aux  xvne  et  xviiic  siècles,  naissent  et  gran- 


2i8  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

dissent  Topera  et  l'opéra-comique;  en  un  mot,  le  genre 
dramatique  français,  lyrique  et  de  demi-caractère.  Nous 
voici  parvenus  au  xix1'  siècle,  c'est-à-dire  à  l'époque 
contemporaine;  à  ce  moment,  l'ancien  art  dramatique, 
arrivé  à  son  apogée,  emprunte  à  Tart  symphonique, 
c'est-à-dire  à  l'orchestre  et  à  l'harmonie,  de  nouvelles 
forces  et  de  nouvelles  richesses.  Nous  voyons  depuis 
près  d'un  siècle  se  préparer  une  de  ces  grandes  évolu- 
tions qui  fixent  les  dates  dans  l'histoire  musicale,  et 
qui  prouvent  aussi  combien  l'art,  radieuse  divinité,  est 
toujours  vivace,  toujours  capable  de  se  renouveler. 
C'est  le  tableau  de  cette  nouvelle  phase  de  notre  mu- 
sique que  nous  tenterons  d'esquisser  dans  les  dernières 
pages  de  ce  livre. 

En  créant  le  drame  lyrique,  Péri,  Caccini,  Monte- 
verde,  avaient  dégagé  la  musique  des  liens  du  contre- 
point, dans  lesquels  les  déchanteurs  du  moyen  âge 
l'avaient  enlacée,  et  mis  en  relief  le  premier  des  instru- 
ments expressifs,  la  voix  humaine. 

Telle  avait  été  l'œuvre  des  Italiens,  œuvre  féconde 
entre  toutes  ;  mais  bientôt  l'amour  de  la  virtuosité  les 
avait  entraînés  dans  une  voie  fatale;  pour  faire  la  place 
libre  au  chanteur,  au  virtuose  pour  mieux  dire,  ils 
avaient  tout  sacrifié,  et  les  voix  de  l'orchestre  et  le 
sentiment  dramatique  et  la  mélodie  même,  du  moins 
dans  le  grand  opéra.  Seuls  les  maîtres  qui  étaient  venus 
en  France,  comme  Piccini,  Salieri,  Sacchini,  Cherubini, 
avaient  retrouvé  les  vrais  accents  du  drame  musical. 
C'est  qu'en  effet,  si  quelques  brillants  virtuoses  (fig.  64) 
avaient  été  applaudis  dans  nos  concerts,  notre  amour 
pour  la  vérité  dramatique   nous  avait  préservés  de  la 


I.I  V  R  E   III.  219 

passion  des  Italiens  pour  la  virtuosité;  et  en  résumé, 
les  étrangers  qui  avaient  écrit  pour  nous  ne  s'étaient 
jamais  beaucoup  écartés  du  genre  expressifde  la  tragédie 
sévère,  jaloux  qu'ils  étaient  de  plaire  à  un  public  qui 
avait  eu  pour  maîtres  au  théâtre  Corneille  et  Racine. 
Toute  autre  fut  l'influence  de  la  musique  allemande 
sur  notre  art.  En  Allemagne,  les  Italiens  avaient  d'abord 
triomphé  sans  combat,  et  la  musique  d'Italie  avait  été  la 
seule  bien  en  cour  et  officielle.  Mais,  de  même  que  les 
Français  avaient  toujours  conservé  le  sentiment  juste 
de  l'expression  dramatique,  de  même  les  Allemands 
avaient  gardé  le  goût  des  riches  combinaisons  harmo- 
niques et  instrumentales  ;  la  lutte  fut  longue  entre  l'art 
national  et  la  musique  étrangère  aimée  et  encouragée 
par  les  dilettantes.  Cependant,  à  la  fin  du  xvne  siècle 
et  au  commencement  du  xvine  siècle,  apparut  un  des 
géants  de  la  musique,  J.-S.  Bach,  que  les  plus  grands 
de  nos  musiciens  considèrent  aujourd'hui  encore 
comme  leur  ancêtre.  Il  prit  pour  base  de  son  esthétique 
Part  puissant  des  sons  simultanés  et  jeta  les  fonde- 
ments d'une  langue  musicale  nouvelle.  A  côté  de  lui 
Haendel,  reniant  ses  anciennes  adorations  italiennes, 
éleva  aussi  à  la  musique  allemande  chorale  et  instru- 
mentale un  magnifique  monument  couronné  par  des 
œuvres  telles  que  le  Messie  et  Judas  Macchabée.  Bientôt 
venait  Haydn  qui  créait  la  symphonie,  puis  Mozart. 
La  musique  s'était  enrichie  en  s'épurant,  le  style 
instrumental  s'était  formé,  lorsque  parut  Beethoven,  au 
début  de  ce  siècle.  Beethoven  le  grand  penseur,  puis 
Weber  le  poète  coloriste,  achevèrent  la  conquête  du 
théâtre  commencée  par  Mozart;  en  même  temps  Schu- 


220  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

bert  avec  ses  lieder  fit  dans  la  musique  une  place 
d'honneur  à  la  muse  populaire  et  nationale. 

C'était  un  art  tout  nouveau  pour  nous  que  celui  de 
ces  maîtres,  art  qui  étendait  à  l'infini  la  puissance  de 
la  musique,  ajoutant  à  la  force  mélodique  la  multiple 
expression  des  accords,  la  variété  des  timbres  de  l'or- 
chestre. Lorsque,  après  les  premières  auditions  des 
symphonies  d'Haydn,  de  Mozart  et  de  Beethoven,  au 
Conservatoire,  après  quelques  représentations,  à  Paris, 
du  répertoire  allemand  (1824),  nos  musiciens  eurent 
compris  quelles  immenses  et  nouvelles  ressources  l'in- 
strumentation et  l'harmonie  offraient  à  la  musique,  ils 
se  tournèrent  vers  la  symphonie  et  se  l'approprièrent, 
en  y  introduisant  l'élément  dramatique  et  pittoresque. 
Telle  fut  l'œuvre  qu'accomplirent  Berlioz  et  Félicien 
David,  lorsqu'ils  créèrent  l'ode-symphonie  et  la  sym- 
phonie dramatique. 

Jusqu'à  eux,  la  symphonie  avait  été  assez  négligée 
en  France;  à  part  quelques  compositions  de  Reicha, 
des  ouvertures  de  Méhul  et  de  Gherubini,  quelques 
pages  instrumentales  et  pittoresques  de  Le  Sueur,  qui 
avait  eu  l'intuition  de  ce  que  firent  plus  tard  nos 
maîtres  contemporains,  nous  ne  pouvons  citer  que 
les  œuvres  instrumentales  de  Gossec  que  Haydn  fit  vite 
oublier,  quoiqu'elles  eussent  pour  mérite  la  clarté,  la 
simplicité  et  l'heureuse  disposition  des  plans.  Un  mot 
de  Gherubini,  assez  amusant,  nous  montre  en  quelle 
mince  estime  nos  plus  grands  musiciens  tenaient  la  sym- 
phonie. Un  jour,  un  de  ses  élèves  lui  dit  :  «  Maître, 
j'ai  fait  une  symphonie.  —  Elle  est  mauvaise,  répond 
Gherubini  sans  la  regarder.  — Mais...  —  Elle  est  mau- 


LIVRE   MI.  i2i 

vaise,  te  dis-jc,  Méhul  et  moi  nous  en  avons  fait  et 
nous  savons  ce  que  c'est.  »  Lorsque  parurent  en  France, 
entre  [83o  et  [85o,  Fodc-symphonie  et  la  symphonie 
dramatique,  c'était  un  genre  tout  nouveau  pour  nos 
compositeurs;  mais  cette  innovation  devait  être  féconde, 
car  ce  fut  cette  évolution  de  la  symphonie  vers  le  drame 
symphonique  qui  caractérisa  l'histoire  de  notre  école 
pendant  le  xixe  siècle.  Ce  fut  elle  qui  donna  naissance 
à  l'esthétique  du  drame  lyrique,  telle  que  nos  musiciens 
la  conçoivent  aujourd'hui. 

Jamais  époque  n'avait  été  plus  favorable  au  renou- 
vellement de  Part  musical  en  France.  L'esprit  français 
subissait  depuis  le  commencement  du  siècle  une  de  ses 
révolutions  les  plus  radicales  ;  nous  avons  plusieurs 
fois  signalé  cette  influence  de  notre  littérature  sur  notre 
musique,  il  nous  faut  y  revenir  encore.  Shakespeare, 
Gœthe,  Schiller,  immortels  inspirateurs  de  la  poésie 
nouvelle,  ouvraient  à  nos  écrivains,  à  nos  auteurs  dra- 
matiques, à  nos  peintres,  des  horizons  encore  inexplo- 
rés; au  théâtre  et  dans  la  poésie,  Victor  Hugo,  Dumas, 
Lamartine,  Casimir  Delavigne;  dans  la  peinture,  Géri- 
cault,  Delacroix,  Decamps,  suivis  d'une  nombreuse  et 
brillante  cohorte,  s'élançaient  hardiment  dans  le  roman- 
tisme. La  musique,  à  son  tour,  ne  pouvait  rester  station- 
naire;  elle  devait  fatalement  obéir  à  la  loi  qui  relie  tous 
les  arts  entre  eux.  Nous  verrons  plus  loin  quelle  fut 
l'influence  du  romantisme  sur  nos  compositeurs  drama- 
tiques, mais  on  ne  peut  nier  qu'il  ait  eu  une  grande  part 
à  la  création  de  cette  sorte  de  symphonie  inaugurée  en 
France  par  Berlioz.  Il  fallut  aussi  qu'il  se  trouvât  un 
musicien  ayant  assez  d'enthousiasme,  de  conviction  et 


222  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

d'audace  pour  affronter  les  périls  auxquels  s'exposent 
tous  les  novateurs;  assez  de  génie  pour  forcer  le  public 
français  à  reconnaître  qu'il  pouvait  exister,  en  dehors 
de  la  scène,  des  œuvres  dignes  de  son  admiration,  que 
pour  offrir  à  nos  yeux  un  spectacle  moins  varié  et  moins 
brillant  que  celui  du  théâtre,  le  concert,  où  la  musique 
seule  régnait  sans  partage,  était  capable  cependant  d'é- 
mouvoir notre  âme,  de  la  transporter  dans  les  régions 
élevées  de  l'idéal.  Cet  homme,  le  romantisme  Pavait  fait 
naître,  il  s'appelait  Berlioz  (i 803-1869).  (Voy.  portrait, 
Hist.  de  la  musique,  fig.  110.)  Un  peu  plus  tard  vint 
Félicien  David  (1810-1876)  (fig.  65)  et  tous  deux,  bien 
différents  de  talent  et  de  caractère,  mais  inconsciem- 
ment unis,  contribuèrent  puissamment  non  seulement 
à  créer  l'école  symphonique  française  que  nous  admi- 
rons aujourd'hui,  mais  à  accomplir  la  révolution  qui 
s'est  opérée  dans  le  drame  lyrique. 

L'un  demandait  anxieusement  à  Shakespeare,  à 
Byron,  à  Gœthe,  à  Victor  Hugo,  aux  plus  grands  poètes 
du  romantisme,  les  sujets  qu'il  voulait  mettre  en  mu- 
sique. L'autre  n'interrogeait  que  son  cœur  et  son  ima- 
gination. Il  transcrivait  naïvement  dans  sa  langue  ce 
qu'il  avait  vu,  ce  qu'il  avait  senti,  il  écrivait  de  mé- 
moire, pour  ainsi  dire,  il  obéissait  à  la  sensation.  Chez 
Berlioz,  la  mélodie,  le  rythme,  l'harmonie,  étincellent 
de  traits  heureux,  de  trouvailles  de  génie;  mais  on  y 
sent  aussi  parfois  l'effort  et  la  recherche.  David,  au 
contraire,  voulait  avant  tout  la  simplicité;  son  idée 
n'était  pas  partout  très  puissante;  son  harmonie, 
quoique  élégante,  frisait  quelquefois  la  pauvreté,  mais 
toujours  l'œuvre  était  claire  et  la  pensée  limpide.  C'était 


/..-  Lei 


Imp  Berlauls.  Paria 


^i-Vf'.t        ~ZJc<  t_,  ,  g- 


FIC.    6$.    —    DAVID     (FÉLICIKN    I. 

(Cadenet,  1S10    —  Saint-Germain-en-Laye,  1S76.) 


22+  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE   MUSIQUE. 

l'orchestre  qui  venait  alors  recouvrir  de  sa  riche  parure 
ce  fond  un  peu  nu.  La  connaissance  des  timbres,  le 
merveilleux  sentiment  de  la  couleur  instrumentale  fut 
aussi  une  des  qualités  saillantes  du  génie  de  Berlioz; 
mais  si  son  instrumentation  est  éminement  poétique, 
curieuse  et  originale,  elle  ne  laisse  pas  quelquefois 
d'être  tourmentée  et  cherchée  à  l'excès.  En  un  mot,  si 
tous  deux  avaient  des  dieux  en  musique,  citait  Beetho- 
ven que  Berlioz  adorait,  c'était  le  culte  d'Haydn  et  de 
Mozart  que  Félicien  David  gardait  dans  son  cœur. 

Il  est  facile  dans  les  quelques  lignes  d'un  récit  de 
supprimer  le  temps,  de  franchir  les  années,  de  ne  pas 
se  soucier  de  mille  obstacles  que  rencontre  l'artiste  no- 
vateur, de  résumer  d'un  mot  une  lutte  de  plus  d'un 
quart  de  siècle  :  ainsi  nous  pourrions  dire  qu'après  Ber- 
lioz et  David,  la  symphonie  avec  voix  —  telle  que  nous 
l'entendons  en  France  et  à  laquelle  on  a  donné  le  nom 
d'ode-symphonie,  de  symphonie  dramatique,  ou  de 
drame  symphonique  —  était  créée.  Cependant  il  se  passa 
bien  des  années  avant  que  le  public  et  les  compositeurs 
eux-mêmes  vissent  tout  le  parti  que  l'on  pouvait  tirer 
en  France  de  cette  forme  nouvelle  de  l'art.  Jusque  vers 
1 86 1 ,  les  musiciens  ne  purent  faire  entendre  en  général 
des  œuvres  instrumentales  que  dans  des  concerts  excep- 
tionnels, montés  à  leurs  frais  ou  par  des  éditeurs.  Dans 
quelques  cas  bien  rares,  le  Conservatoire  exécutait  les 
partitions  de  cette  espèce,  et  ce  ne  fut  que  lorsque 
M.  Pasdeloup  eut  ouvert  ses  célèbres  concerts  popu- 
laires que  les  musiciens  français  purent  entrer  résolu- 
ment dans  la  voie  que  leur  avaient  ouverte  Berlioz  et 
Félicien  David. 


LIVRE   III. 


U2$ 


La  Révolution  avait  fa  i  i  fermer  les  fameux  concerts 
de  la  loge  Olympique,  mais  dès  Tan  VII  le  chef  d'or- 
chestre Grasset  en  ouvrit  d'autres  rue  de  Clery  et,  plus 
tard,  rue  Chantereine.  En  1825,  un  concert  fut  orga- 


;f ,) 


HG.    66.    HABK  NECK     (FRANÇOIS-ANTOINE). 

(Mézières,    1781.  —  Paris,   1849.) 


nisé  au  Concert-Tivoli,  puis  au  Vaux-Hall;  celui-ci 
une  fois  fermé,  le  compositeur  Chelard  en  fonda  un,  dit 
Y  Athénée  musical,  qui  dura  jusqu'en  i832.  En  1834, 
on  entendit  les  premières  œuvres  de  Berlioz  au  gymnase 
musical  dirigé  par  Tilmant.  Ce  ne  fut  que  quelques 
années   après,   en   1839,  qu'un  ancien  chef  d'orchestre 

MUsIQJt'E    FRANÇAISE.  IJ 


226  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

de  ropéra,Valentino,  fonda  les  premiers  concertspublics 
qui,  en  dehors  du  Conservatoire,  permirent  d'entendre 
les  grandes  œuvres  classiques  des  Mozart  et  des  Beetho- 
ven. On  y  exécuta  une  des  premières  symphonies  de 
Félicien  David.  Ce  dernier  maître  dirigea  aussi,  à  la 
salle  Sainte-Cécile,  des  concerts  qui  avaient  été  fondés 
par  un  violoniste  nommé  Manera.  A  Félicien  David 
succéda  Berlioz.  Quelque  temps  après,  M.  Seghers 
fonda  la  société  de  Sainte-Cécile,  où  on  entendit  la 
musique  de  Reber,  Gouvy,  Gounod,  Saint-Saëns.  Les 
théâtres  étant  comme  toujours  peu  hospitaliers,  la  jeune 
école  française  se  tournait  vers  la  symphonie,  et  entendait 
se  faire  connaître.  Ce  fut  alors  que  Ton  vit  apparaître 
M.  Pasdeloup  (fig.  67),  qui  préluda  à  sa  grande  fondation 
en  créant  la  Société  des  jeunes  artistes  du  Conservatoire 
en  i85i.Là,  outre  les  classiques,  on  exécuta  les  artistes 
bien  jeunes  alors  qui  sont  aujourd'hui  nos  maîtres. 
Enfin  s'ouvrirent  sous  la  direction  du  même  Pasdeloup 
les  Concerts  populaires,  le  dimanche  27  octobre  1861. 
Le  nom  était  bien  trouvé.  Grâce  à  Pasdeloup,  la 
musique  d'orchestre  n'était  plus  le  privilège  d'une  élite, 
elle  devenait  le  partage  de  tous,  elle  devenait  popu- 
laire. Les  dimensions  de  la  salle  du  Cirque,  le  bas  prix 
de  la  plupart  des  places  permettaient  aux  masses  de  venir 
écouter  les  œuvres  classiques  ou  modernes,  de  jouir  de 
cet  art  admirable  de  la  symphonie  qui,  plus  que  le  drame, 
entraîne  notre  esprit  jusque  dans  l'infini  de  l'idéal.  C'est 
là  que  les  hommes  de  notre  génération  ont  appris  à 
admirer  les  vieux  maîtres,  à  aimer  les  nouveaux.  Depuis 
cette  époque,  d'autres  concerts,  ceux  de  MM.  Colonne  et 
Lamoureux,  se  sont  ouverts,  plus  riches,  plus  variés, 


LIVRE    111. 


227 


apportant  des  éléments  divers,  rendant,  eux  aussi, 
d'immenses  services.  Les  noms  de  ces  deux  artistes  ont 
droit  à  tous  les  éloges,  mais  deux  hommes  resteront  dans 
l'histoire  de  Fart  instrumental  en  FYance,  pour  en  avoir 


,7 


i 


m 


-  -/V«»'  -  !\  k' 


FJ  O.67.     —     TASDELOUP    (  J  U  L  ES- ÉTI  E  N  N  E) 
(Paris,    1819-1886.) 

été  les  plus  hardis  et  les  plus  fervents  apôtres,  Habeneck 
(fig.  66),  qui,  au  Conservatoire,  fit  connaître  aux  artistes 
et  aux  amateurs  les  grandes  compositions  symphoni- 
ques;  Pasdeloup,  qui,  grâce  aux  concerts  populaires,  fit 
naître  dans  la  masse  du  public  l'amour  des  chefs- 
d'œuvre  passés,  la  curiosité  des  chefs-d'œuvre  à  venir. 


228  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

Berlioz  et  Félicien  David  ont  ouvert  la  voie,  les 
concerts  ont  permis  à  nos  musiciens  de  se  faire  con- 
naître; voici  en  deux  lignes  le  résumé  de  l'histoire  de 
Part  symphonique  en  France  à  notre  époque.  Que  le 
lecteur  nous  permette  maintenant  d'entrer  dans  plus  de 
détails,  d'analyser  brièvement  cet  art  si  intéressant  de  la 
symphonie  française,  nouveau  dans  notre  siècle,  de  la 
montrer  purement  instrumentale  d'abord,  puis  devenant 
l'ode-symphonie  et  la  symphonie  dramatique  avec 
voix  et  orchestre  et  se  rapprochant  chaque  jour  du 
genre  dramatique.  Il  n'y  a  pas  à  s'y  tromper,  cette  évo- 
lution est  une  des  plus  intéressantes  et,  j'ose  l'espérer, 
des  plus  fécondes  de  l'histoire  de  notre  école. 

La  symphonie  dite  classique  a  eu  peu  d'adeptes  chez 
nous,  et  encore  les  œuvres  de  ce  genre  paraissent-elles 
des  pastiches  habiles  un  peu  froids  et  conventionnels 
plutôt  que  des  compositions  originales.  Je  citerai  cepen- 
dant les  symphonies  de  M.  Onslow  (1784-1852),  inté- 
ressantes par  le  style  et  la  facture,  celles  de  Reber 
(1 807-1880)  dans  lesquelles  ce  musicien  fin  et  délicat  a 
su,  tout  en  restant  scrupuleux  imitateur  des  chefs- 
d'œuvre  laissés  par  Haydn  et  Mozart,  faire  briller  son 
talent  tout  personnel.  Les  symphonies  de  Félicien 
David  sont  un  peu  écourtées  et  les  mélodies  qui  leur 
servent  de  sujet  n'ont  pas  toujours  la  puissance  néces- 
saire au  développement  symphonique;  cependant  on 
y  trouve  des  passages  délicieux,  empreints  du  cachet 
d'élégance  et  de  charme  propre  au  maître  qui  avait  pris 
Haydn  pour  modèle.  Vers  la  même  époque  Mme  Farrenc 
(1804-1875),  excellente  musicienne,  nourrie  des  plus 
fortes  traditions  classiques,  faisait  entendre  au  Conser- 


LI  VRE    III.  329 

vatoire  des  symphonies  remarquables  par  la  pureté  du 
style  et  Pélévatiori  île  sa  pensée.  M.  Gouvy  (1819-.. ..) 

a  composé  des  symphonies  dans  la  forme  classique 
qui  établirent  sa  réputation  d'artiste,  de  goût  et  de 
musicien  instruit;  on  compte  aussi  dans  lVeUvre  de 
M.  Gounod  des  compositions  de  cette  espèce  et  particu- 
lièrement deux  symphonies,  une  en  ré  et  l'autre  en  mi 
bémol)  dignes  du  maître  illustre  qui  les  a  écrites.  Enfin, 
il  \  a  peu  de  temps,  M.  Saint-Saëns,  qui  avait  déjà  com- 
posé dans  sa  jeunesse  plusieurs  symphonies,  en  a  fait 
entendre  une  en  ut  mineur  au  Conservatoire,  qui  est 
dans  ce  genre  une  des  compositions  les  plus  remar- 
quables de  l'école  française. 

Mais,  nous  Pavons  dit,  malgré  la  réelle  valeur  de 
ces  œuvres,  ce  n'est  point  vers  la  symphonie  pure  que 
se  porte  le  génie  de  nos  musiciens  ;  ils  veulent  pour 
la  musique  instrumentale  plus  de  variété,  je  dirai 
presque,  plus  de  fantaisie;  il  leur  faut,  sinon  des  paroles, 
du  moins  un  sujet.  Il  y  a  une  trentaine  d'années  à  peu 
près,  on  inaugura  un  genre  de  composition  purement 
instrumentale  qui  se  rapprochait  de  la  symphonie,  sans 
s'astreindre  à  ses  règles  sévères  et  auxquelles  on  donna 
le  nom  de  Suites  d'orchestre. 

Parmi  les  premières,  on  peut  citer  la  Suite  d'or- 
chestre de  M.  Massenet  (1867).  Bientôt,  cessant  de  se 
renfermer  dans  l'art  purement  spéculatif,  nos  musiciens 
demandèrent  à  l'orchestre  de  rendre  des  tableaux,  des 
scènes.  Les  voix  des  instruments  furent  des  person- 
nages, leurs  timbres,  des  couleurs.  Ce  fut  alors  qu'ap- 
parurent de  nombreuses  compositions  où  dominait  le 
style  pittoresque,  et  dont  quelques-unes  sont  des  chefs- 


2jo  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

d'œuvre.  Je  citerai  au  premier  rang,  de  M.  Saint- 
Saëns,  le  Rouet  d'Omphale,  Phaéton.  la  Danse  macabre, 
où  le  genre  fantastique  se  mêle  si  heureusement  au 
genre  descriptif,  la  Jeunesse  d'Hercule,  le  Déluge, 
pages  magistrales,  d'effet  pittoresque;  de  M.  Massenet, 
les  Scènes  hongroises,  les  Scènes  pittoresques,  les 
Scènes  alsaciennes j  compositions  où  la  grâce  de  la  mélo- 
die est  encore  relevée  par  le  piquant  des  rythmes;  de 
M.  Guiraud,  une  Suite  d'orchestre,  dont  le  finale,  le 
Carnaval  (1872),  est  un  tableau  éblouissant  d'éclat  et 
de  verve,  etc. 

Dans  une  production  aussi  variée  et  aussi  féconde, 
les  genres  devaient  naturellement  se  confondre.  C'est 
ainsi  que  l'on  vit  des  compositeurs  confier  à  l'orchestre 
des  conceptions  à  la  fois  mystiques  et  descriptives, 
comme  la  Symphonie  gothique  de  M.  Godard,  par 
exemple.  D'autre  part,  l'ancien  concerto  de  violon  qui, 
en  France,  n'avait  généralement  été  cultivé  que  par 
les  spécialistes,  prenait  plus  de  développement  et  de 
puissance  et  venait  se  confondre  avec  la  symphonie 
pittoresque  dans  le  Concerto  de  violon,  de  M.  Lalo,  et 
dans  la  Symphonie  espagnole  du  même  maître.  L'histo- 
rien peut  voir  les  origines  de  ces  oeuvres  dans  les 
concertos  de  Beethoven  et  de  Mendelssohn,  ou  au  point 
de  vue  absolument  moderne,  dans  Harold  en  Italie, 
de  Berlioz.  L'introduction  en  France  de  la  musique 
exotique  a  donné  naissance  à  des  compositions  d'un 
caractère  tout  particulier.  S'emparant  d'un  thème  po- 
pulaire hongrois,  norvégien,  espagnol,  oriental  ou 
russe,  emprunté  même  parfois  à  quelques-unes  de  nos 
provinces  comme  la  Bretagne  ou  l'Auvergne,  et  tou- 


y 


•zyi  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

jours  curieux  par  le  caractère  mélodique  et  surtout 
par  le  rythme,  nos  compositeurs  ont  brodé,  je  dirai 
presque  tissé,  des  pièces  instrumentales  vivantes  et 
colorées  auxquelles  on  a  donné  le  nom  de  rapsodies. 
On  connaît  de  M.  Saint-Saëns,  Lalo,  Chabrier,  etc.,  des 
rapsodies  algériennes,  norvégiennes,  espagnoles,  etc., 
d'une  haute  valeur. 

Il  est  enfin  un  autre  genre  de  compositions  pure- 
ment instrumentales  dans  lequel  nos  musiciens  ont 
écrit  des  pages  de  premier  ordre  et  qui  trahissent  chez 
nos  compositeurs  les  préoccupations  de  théâtre  qui  ne 
cessent  jamais  de  hanter  leur  imagination;  je  veux  par- 
ler des  Ouvertures  symphoniques.  Choisissant  dans 
Phistoire,  dans  l'œuvre  d'un  poète  aimé,  dans  un  ro- 
man célèbre,  dans  un  drame  ou  une  tragédie,  un  épi- 
sode ou  une  ligure,  l'artiste  en  fait  le  sujet  de  sa  compo- 
sition, c'est-à-dire  que,  prenant  quelques  mélodies  ou 
quelques  rythmes  qui,  pour  lui,  représentent  le  per- 
sonnage ou  le  fait  dramatique  qu'il  a  choisi,  ou  le 
tableau  qu'il  veut  peindre,  il  les  développe  symphoni- 
quement,  non  pas  en  les  répétant,  comme  font  les 
Italiens,  mais  en  les  variant,  les  transformant,  les  enri- 
chissant au  moyen  des  multiples  ressources  de  l'har- 
monie, du  contre-point  et  de  l'instrumentation.  Dans 
d'autres  pièces  de  ce  genre,  l'auteur  n'a  même  pas 
cherché  de  sujet  ni  de  titre  ;  ce  sont  les  thèmes  ainsi 
développés  qui  servent  de  personnages,  c'est  la  progres- 
sion même  de  l'œuvre  qui  fait  son  intérêt;  dans  ce  cas, 
elle  porte  souvent  le  simple  titre  d'ouverture  sympho- 
nique. 

Que  ces  ouvertures  soient  réellement  isolées  ou  que. 


LIVRE  III.  *33 

dans  Pidée  du  compositeur,  elles  restent  les  pages  ini- 
tiales de  drames  lyriques  rêvés,  mais  non  achevés  ou 
non  représentés,  elles  n'en  forment  pas  moins  un  tout, 
et  nos  musiciens  français,  suivant  en  cela  l'exemple  des 
Beethoven,  des  Weber,  des  Mendclssohn,  des  Schu- 
mann,  ont  écrit  dans  ce  genre  des  œuvres  de  premier 
ordre.  Citons,  pour  préciser,  les  ouvertures  de  Waver- 
/c'r,  des  Francs-Juges,  du  Carnaval  romain,  du  Roi 
Lear,  de  Berlioz, de  Phèdre,  de  M.  Massenet,  de  Patrie, 
de  Bizet,  de  Fiesquc,  de  M.  Lalo,  de  Wallenstein,  de 
M.  d'Indy,  etc. 

Jusqu'ici,  nous  nous  sommes  arrêtés  aux  composi- 
tions instrumentales  seules;  mais  les  musiciens  ne  pou- 
vaient rester  ainsi  enfermés  dans  l'orchestre.  Malgré 
leur  puissance  d'expression,  la  variété  de  leurs  timbres, 
les  instruments  ne  leur  suffisaient  pas;  aussi  ne  tardè- 
rent-ils pas  à  appeler  à  leur  secours  la  voix  humaine, 
soit  en  chœurs,  soit  en  soli.  Dès  ses  premières  œuvres, 
Berlioz  avait  senti  cette  nécessité  et,  après  avoir  exposé 
cette  théorie  que  la  musique  pure  et  sans  paroles  suffi- 
sait à  rendre  tous  les  sentiments  qu'elle  voulait  expri- 
mer, il  introduisait  des  chœurs  et  des  soli  dans  sa  sym- 
phonie dramatique  de  Roméo  et  Juliette  (1839).  Cette 
partition  n'est  pas  une  des  premières  en  date  du  maître, 
mais  elle  compte  parmi  ses  plus  belles  et  a  servi  de 
point  de  départ  aux  nombreuses  compositions  qui  ont 
fait  tant  d'honneur  à  l'école  française. 

Avant  de  passer  rapidement  en  revue  les  sympho- 
nies modernes,  nous  devons  citer  deux  artistes  qui, 
presque  contemporains  de  Berlioz  et  de  Félicien  David, 
luttèrent  vaillamment  contre  le  goût  musical  de  leur 


2j+  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

époque;  l'un,  Emile  Douay,  fut  un  musicien  hardi  et 
novateur  ;  l'autre,  Louis  Lacombe  (  1 8 1 8- 1 884),  un  poète 
à  Finspiration  vive,  à  l'idéal  noble  et  élevé.  Emile 
Douay  a  été  oublié;  Lacombe,  malgré  de  remarquables 
symphonies  pittoresques  et  dramatiques,  n'a  laissé  que 
le  souvenir  d'un  virtuose  de  premier  ordre  sur  le  piano  ; 
ceux-là  n'eurent  même  pas,  comme  Berlioz,  les  joies 
amères  de  la  lutte;  ils  furent  dédaignés,  mais  l'histoire 
doit  conserver  leurs  noms  et  honorer  leur  mémoire. 

Ce  ne  fut,  en  effet,  qu'à  partir  du  jour  où  Pasdeloup 
eut  créé  un  véritable  public  pour  la  musique  en  dehors 
du  théâtre,  que  les  musiciens  avides  de  se  faire  entendre 
se  tournèrent  définitivement  vers  ce  genre  d'œuvres,  où 
l'orchestre  et  les  voix  habilement  mêlés  se  prêtaient 
merveilleusement  à  toutes  les  inspirations  de  l'artiste. 
Les  uns,  rêveurs  et  contemplatifs,  se  jetèrent  dans  la 
musique  descriptive;  les  autres,  mystiques  et  reli- 
gieux, prirent  pour  sujets  les  légendes  saintes  et  les 
épisodes  de  l'Ecriture;  d'autres  trouvèrent  des  sujets 
dans  les  contes  de  l'Orient,  ou  dans  les  légendes  des 
poètes  anglais,  germains,  Scandinaves  et  français.  Enfin 
d'autres  encore,  attirés  par  l'invincible  attrait  du  théâtre, 
firent  de  l'ancienne  symphonie  dramatique  de  Berlioz, 
de  Pode-symphonie  de  Félicien  David,  une  sorte  d'opéra 
auquel  il  ne  manquait  que  les  costumes  et  les  décors. 
Disons  cependant  que  ces  distinctions  ne  sont  jamais 
absolues  et  que  plus  d'une  de  ces  compositions  est  à  la 
fois  descriptive,  religieuse,  fantastique  et  dramatique. 

La  première  partition  à  la  fois  symphonique  et  vocale 
qui  ait  été  entendue  et  applaudie  en  France  fut  l'ode- 
symphonie  du  Désert  de  Félicien  David  (8  nov.  1844 ). 


LIVRE    III.  23S 

Cet  artiste,  expulse  de  France  au  moment  du  procès 
des  saint-simoniens  dont  il  était  un  des  plus  fervents 
adeptes,  s'était  réfugié  en  Orient.  Là  il  écouta,  le  silence 
du  désert,  la  chanson  du  chamelier,  et  traduisit  en 
poète  et  en  musicien  ce  qu'il  avait  entendu,  sans  fouiller 
la  musique  jusque  dans  ses  profondeurs,  sans  lui  de- 
mander plus  qu'elle  pouvait  exprimer;  avant  tout  il 
voulait  être  clair,  et  c'est  la  clarté  dans  la  disposition 
des  plans,  le  coloris  des  peintures  qui  sont  les  qualités 
dominantes  du  Désert.  Ce  sont  ces  qualités  aussi  qui 
ont  fait  son  succès  rapide,  foudroyant  môme,  chez  un 
public  qui  alors  n'aimait  guère  à  se  donner  de  peine 
pour  écouter.  Malgré  quelques  symphonies,  quelques 
mélodies  heureuses,  Félicien  David,  avant  la  première 
audition  du  Désert,  était  presque  un  inconnu;  le  lende- 
main de  l'exécution  de  son  œuvre,  il  était  célèbre.  C'est 
qu'en  effet  le  Désert,  dans  ses  proportions  restreintes  et 
dans  l'heureuse  disposition  de  toutes  ses  parties,  est  non 
seulement  un  chef-d'œuvre,  mais  surtout  une  œuvre 
facile  à  comprendre.  Dès  le  début,  des  vers  déclamés 
expliquent  le  sujet;  puis,  chaque  page,  bien  nette,  bien 
précise,  frappe  l'esprit  en  même  temps  que  l'imagination 
de  l'auditeur.  Voici  le  silence  du  désert  si  bien  rendu 
par  de  longs  accords,  à  peine  interrompus  par  les  frag- 
ments d'une  vague  mélodie,  puis  la  marche  colorée  de 
la  caravane,  puis  c'est  l'orage  et,  après,  le  repos  et  la 
rêverie  de  la  nuit,  mélodie  délicieuse  de  charme  et  de 
morbidesse,  puis  encore  les  danses  orientales,  où,  au 
coloris  fin  et  varié  de  l'orchestre,  David  avait  su  ajouter 
le  piquant  alors  étrange  des  rythmes  orientaux  ;  enfin, 
voici  le  matin,  et  là  le  musicien  a  décrit  le  lever  du 


2)4  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

soleil  en  une  page  qui  restera  parmi  les  meilleures  de 
la  musique  pittoresque  française.  Après  le  succès  de  sa 
première  ode-symphonie  du  Désert,  Félicien  David 
retrouva  encore  de  belles  pages  dans  la  seconde  partie 
de  Christophe  Colomb,  dans  le  chœur  des  fleurs  de 
YEden  ou  la  chanson  du  chamelier  de  Moïse  an  Sinaï. 
Mais  le  Désert  resta  son  chef-d'œuvre  au  concert  comme 
Lalla-Roukh  a  été  son  œuvre  maîtresse  au  théâtre.  Dans 
toutes  ces  peintures  Félicien  David  a  su  éviter  de  tomber 
dans  le  détail  inutile  et  mesquin,  cet  écueil  de  la 
musique  pittoresque;  sa  description  est  toujours  élevée, 
poétique,  il  cherche  à  éveiller  en  nous  le  sentiment  des 
grands  tableaux  de  la  nature  et  non  à  nous  les  repré- 
senter, comme  par  une  sorte  de  photographie  musicale. 
(Test  par  là  que  Félicien  David  restera  un  des  maîtres 
novateurs  de  notre  école;  il  a  créé  en  musique  l'orienta- 
lisme; il  a  été,  dans  son  art,  ce  que  Marilhat  et  Decamps 
ont  été  dans  la  peinture,  Théophile  Gautier  dans  la 
poésie.  La  trace  de  son  influence  est  encore  sensible 
aujourd'hui  et  il  est  peu  de  pages  dans  les  compositions 
sur  des  sujets  orientaux  qui  ne  soient,  jusqu'à  un  certain 
point,  inspirées  par  le  maître  qui  a  écrit  le  Désert.  Parmi 
les  œuvres  purement  descriptives  et  que  nous  pouvons 
citer,  nommons  le  Sélam  de  M.  Reyer,  la  Mer  de 
M.  Victorin  Joncières1,  etc. 

i.  Nous  ne  pouvons  citer  toutes  les  œuvres  de  concert  pure- 
ment instrumentales  ou  avec  voix  et  orchestre  qui  ont  été  exécu- 
tées depuis  plus  d'un  quart  de  siècle;  nous  ne  prétendons  ici 
faire  ni  dresser  une  liste,  ni  surtout  indiquer  une  préférence, 
nous  nous  contentons  de  signaler,  pour  la  clarté  du  récit,  au 
hasard  de  notre  mémoire,  celles  qui  nous  paraissent  répondre 
le  plus  exactement  aux  divers  genres  que  nous  traitons. 


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Violant 


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W    B»m     . 

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FIC.    ^Ç.    ORCHEsIRE      DE     BERLIOZ. 

(  Lacrxmosa  de  la   Messe  des  morts.) 


23»  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

De  la  contemplation  de  la  création  à  la  pensée  du 
créateur,  la  route  est  vite  franchie  par  le  poète;  aussi 
des  œuvres  comme  Moïse  au  Sinaï  ou  YEden  de  Féli- 
cien David  sont-elles  religieuses  autant  que  descriptives, 
mais  il  en  est  d'autres  où  l'idée  de  la  prière  et  du  texte 
saint  l'emporte  sur  les  préoccupations  de  l'effet  pitto- 
resque; ici  il  nous  faut  revenir  à  Berlioz.  Comme  son 
maître  Le  Sueur,  Berlioz  concevait  la  musique  d'église 
large,  puissante,  mouvementée  et  presque  dramatique  : 
aussi  son  fulgurant  Requiem  (i83j)  (fig.  69),  écrit  pour 
les  funérailles  du  général  Damrémont,  est-il  une  œuvre 
des  plus  intéressantes;  mais  nous  nous  arrêterons 
principalement  sur  Y  Enfance  du  Christ  (1854),  que 
Berlioz  avait  intitulée  Mystère. 

L' Enfance  du  Christ  est  un  chef-d'œuvre.  Berlioz  a 
voulu  faire  naïf,  il  a  fait  sublime  ;  il  a  voulu  se  montrer 
religieux,  il  a  été  plein  d'une  onction  tendre  et  profonde. 
Qu'il  nous  suffise  de  rappeler  dans  cette  belle  partition 
l'adorable  récit  de  la  fuite  au  désert:  c'est  beau,  c'est 
pur,  simple  et  grand  tout  à  la  fois. 

De  nos  jours,  le  sentiment  religieux  en  art  paraît  avoir 
changé;  il  s'y  est  introduit  sous  l'influence  toute  litté- 
raire de  M.  Renan,  comme  une  philosophie  douce  qui 
a  rendu  moins  âpres,  mais  aussi  moins  naïfs,  certains 
tableaux  des  saints  récits.  La  musique,  à  son  tour,  a 
suivi  l'inspiration  du  gracieux  poète  de  la  Vie  de  Jésus; 
c'est  dans  cet  esprit  qu'a  été  écrite  cette  composition 
charmante,  émue  et  pittoresque  tout  à  la  fois  qui  a  nom 
Marie-Magdeleine  (1873)  de  M.  Massenet.  Mais  voici 
à  côté  de  ce  maître  un  autre  musicien,  mystique  et  sévère 
celui-là,  M.  GésarTranck  (1822-1890),  qui  s'est  élevé 


LIVRE   III.  »J9 

dans  les  hantes  régions  tic  la  prière  et  de  la  méditation 
pieuse  avec  son  magistral  ouvrage  des  Huit  béatitudes. 
Citons  encore  parmi  les  œuvres  religieuses  qui  sont 
presque  des  oratorios,  la  Gallia  (187 1)  de  M.  Gounod, 
parution  chaleureuse  et  d'un  puissant  effet,  dans  laquelle 
le  maître,  encore  sous  l'impression  de  nos  malheurs,  pa- 
raphrasa éloquemment  le  psaume  Super  flumina  llaby- 
lonis.  Depuis,  M.  Gounod  est  entré  plus  avant  dans  le 
mysticisme  pieux  avec  Rédemption  et  Mors  et  vita. 

A  côté  des  récits  chrétiens  et  des  textes  sacrés,  les 
diverses  légendes  du  Nord  et  de  l'Orient,  les  mythes  de 
l'Edda,  du  Niebelungenlied,  du  Ramayana  ont  aussi 
inspiré  nos  artistes,  et  tout  un  monde  de  dieux,  de 
déesses,  de  Walkyries,  de  fées  s'est  levé  à  la  voix  des 
musiciens.  Les  œuvres  pour  ainsi  dire  mythiques  de 
Wagner,  qui  mettent  en  scène  les  compagnons  de 
Votan,  les  dieux  du  Walhalla,  toute  la  poétique  théo- 
gonie du  Nord  ont  attiré  l'attention  sur  ces  figures  à  la 
fois  humaines  et  fantastiques.  Elles  sont  nombreuses, 
les  pages  pittoresques,  descriptives,  et  même  drama- 
tiques inspirées  par  les  divinités  du  Walhalla,  par  les 
héros  demi-dieux  de  nos  vieilles  chansons  de  geste, 
par  les  divinités  orientales;  mais  c'est  surtout  au  théâtre 
que  nous  pourrons  signaler  cette  influence  de  la  mytho- 
logie mythique  sur  la  musique  française. 

Voici  un  chef-d'œuvre,  de  Berlioz  encore,  la  Dam- 
nation de  Faust,  qui  nous  rapproche  davantage  du 
drame  lyrique;  il  est  complexe,  tenant  à  la  fois  du 
théâtre  et  de  la  symphonie,  s'inspirant  en  même  temps 
et  de  la  poésie  fantasque  et  du  sentiment  humain.  C'est 
de  la  symphonie  encore,  mais  presque  de  l'opéra.   Si 


2+o  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

la  Damnation  de  Faust  nous  semble  neuve  et  hardie 
aujourd'hui,  combien  étrange  et  même  incohérente 
dut-elle  paraître  aux  auditeurs  de  1846  lorsqu'elle  fut 
exécutée  pour  la  première  fois!  Le  Conservatoire  et  les 
divers  concerts  avaient  timidement  fait  connaître  quel- 
ques-unes des  pages  les  plus  saillantes,  celles  qui  faisaient 
tableau  comme  la  brillante  marche  hongroise,  la  danse 
des  Sylphes,  le  menuet  des  Follets,  lorsque,  grâce  à 
Pintelligen  te  initiative  de  M.  Colonne,  l'œuvre  fut  rendue 
dans  son  entier  en  1877,  trente  et  un  ans  après  sa  pre- 
mière apparition.  On  sait  combien  foudroyant  fut  son 
succès.  La  hardiesse  et  la  nouveauté  de  la  forme,  la 
richesse  de  la  langue,  des  rythmes,  des  mélodies,  la 
merveilleuse  variété  des  tableaux  frappèrent  dès  la  pre- 
mière audition;  puis,  bientôt,  on  comprit  ce  qu'il  y  avait 
de  profond  dans  l'œuvre,  on  mesura  cette  sombre  et 
fantastique  figure  de  Méphistophélès,  on  pleura  avec 
la  Marguerite  si  tendre  et  si  sincère. 

Comme  on  le  voit  dans  ce  court  aperçu  de  la  sym- 
phonie en  France  pendant  le  xixe  siècle,  nous  sommes 
déjà  loin  des  œuvres  purement  instrumentales  que  nous 
citions  au  début  de  ce  chapitre  et  voilà  que  par  une 
évolution  qui  sera,  nous  le  répétons,  une  des  plus  inté- 
ressantes de  l'histoire  de  notre  école,  nous  sommes 
revenus  au  théâtre.  Mais  avant  de  parler  de  l'opéra, 
citons  quelques-unes  de  ces  œuvres  à  la  fois  sympho- 
niques  et  dramatiques  que  l'on  a  appelées  mélodrames. 
On  sait  qu'il  est  des  tragédies  et  des  drames  dans  les- 
quels la  musique  joue  un  rôle  important  et  qui  ne  sont 
cependant  pas  des  opéras,  telles  étaient  les  pièces  des 
tragiques  anciens,  telles  ont  été,  dans  notre  théâtre  clas- 


LIVRE    III.  -:+i 

sique,  des  tragédies  comme  Athalie  et  Esther;  à  part  le 

TAUA. 


• 


-p>uv  {ncnjxurlcr  tafia  fecut  f«fai<tt 
J%  £taj>$ù  -fallut)  i/c<maittfat  fati^ïu^r 
^\>ur  repiutnci*  farmmtmt  fofyxftxqxit 
&y?iopo  faut  tre/ÎJatfcw  et  (aujf 

rtVuft  ccnfonnvnt  a  (a ^>ta&fcau« 


^f  y*  ' 


HC.     7     .     MANUSCRIT      DES      AJJgCS     (FIN      DU      XVIe'     SIÈCLE). 

(Bibliothèque  Je  lArscnal.) 

Timoleon  de  Chénier  que  Méhul  avait  illustré  d'une 
ouverture  et  de  quelques  chœurs  d'un  beau  caractère, 

MUSIQUE    FRANÇAISE.  ï6 


24s  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

à  part  le  drame  de  Missolonghi  auquel  Hérold  a  attaché 
son  nom,  nous  comptions  en  France,  jusqu'à  l'époque 
moderne,  peu  de  ces  sortes  de  compositions  qui  ajou- 
tent à  l'effet  pittoresque  et  expressif  du  drame.  Bientôt 
on  connut  dans  ce  genre  des  pages  magistrales  comme 
VEgmont  de  Beethoven,  ou  le  Struensée  de  Meyerbeer, 
VAthalie  de  Mendelssohn,  ou  l'adorable  musique  écrite 
par  le  même  maître  pour  le  Songe  d'une  nuit  d'été,  et 
nos  compositeurs  ne  tardèrent  pas  à  vouloir  marcher 
sur  leurs  traces.  Nous  ne  pouvons  donner  ici  la  liste 
de  ces  mélodrames,  mais  nous  citerons  parmi  les  œuvres 
qui  ont  le  plus  d'importance  au  point  de  vue  drama- 
tique et  symphonique,  les  Erynnies  que  M.  Massenet 
écrivit  en  1873  pour  la  tragédie  de  M.  Leconte  de  Lisle, 
partition  empreinte  d'une  remarquable  couleur  antique, 
et  dans  un  tout  autre  genre,  V Artésienne  composée 
par  Bizet  pour  le  drame  de  M.  Daudet.  E  Artésienne 
reçut  d'abord  en  1872  un  accueil  plus  que  froid,  mais 
depuis  on  a  compris  ce  qu'il  y  avait  de  passion, 
d'émotion  profonde  et  sincère,  de  puissance  dramatique 
dans  cette  musique  que  l'on  avait  dédaignée. 

Brenet  (Michel).  Histoire  de  la  symphonie,  in-8°,  1882. 

Deldevez.  La  société  des  concerts  de  1860  à  i885,  in-8°,  1887. 

Elwart.  Histoire  de  la  société  des  concerts  du  Conservatoire  de 
musique,  in- 12,  1860. 

Elwart  (Ant.).  Histoire  des  concerts  populaires,  in-12,  1864. 

Jullien  (Ad.).  Hector  Berlio%,  in-40,  1889. 

Jullien  (Ad.).  Gœthe  et  la  musique,  in-12,  1880. 

Lavoix  fils.  Les  Traducteurs  de  Shakespeare  en  musique,  bro- 
chure in-8°,  1869. 

Lucas.  Les  concerts  classiques  en  France,  in-12,  1S76. 


CHAPITRE    II 


LE    DRAME     L  Y R I Q  U  E 


Les  maîtres  étrangers  en  France:  Rossini,  Meyerbeer,  Donizetti, 
Verdi.  —  L'opéra  historique  et  narratif  :  M.  Scribe  et  ses 
poèmes,  Halevy,  Auber,  etc.  —  L'opéra  pittoresque  et  poétique': 
Le  théâtre  lyrique,  Félicien  David,  Berlioz,  MM.  Gounod, 
Ambroise  Thomas,  Reyer,  Massenet,  Saint-Saëns,  Lalo,  etc. 
—  La  symphonie  dansée  :  Les  opéras-ballets  et  les  ballets. 


Pendant  que  se  préparait  la  curieuse  évolution  de 
la  symphonie  vers  le  drame  et  par  conséquent  du  drame 
vers  la  symphonie,  que  nous  avons  brièvement  racontée 
au  chapitre  précédent,  Topera  et  l'opéra-comique,  du- 
rant une  période  qui  s'étend  de  1825  à  i85o  à  peu  près, 
traversaient  une  des  phases  les  plus  brillantes  de  leur 
histoire. 

A  cette  époque,  nos  compositeurs  tirent  surtout  de 
la  musique  d'action,  que  Ton  pourrait  appeler  narra- 
tive. Raconter  en  musique  un  fait  dramatique  puisé 
dans  L'histoire  ou  inventé,  poser  le  décor  musical  sans 
s'arrêter  à  la  peinture  détaillée  des  tableaux,  faire  agir 
les  personnages  sans  entrer  trop  profondément  dans 
l'intimité  de  leurs  sentiments,  chercher  avant  tout  à 
impressionner    l'auditeur    par    une    ligne   mélodique 


24t  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

bien  nettement  dessinée  et  bien  en  relief,  tel  fut  le  but 
des  musiciens  de  ce  temps  qui  nous  ont  légué  de 
grandes  et  belles  œuvres  dans  le  style  lyrique  comme 
dans  le  demi-genre.  C'est  en  effet  le  même  esprit 
qui,  à  l'opéra-comique  comme  à  Topera,  a  guidé  nos 
artistes;  cependant  pour  la  clarté  du  récit,  on  peut 
faire  des  œuvres  dramatiques  de  notre  siècle  deux 
séries;  dans  Tune,  viennent  prendre  place  (sans  tenir 
compte  du  théâtre  où  elles  ont  été  exécutées)  les  parti- 
tions, opéras,  opéras-comiques  ou  drames  lyriques  qui, 
par  leurs  sujets,  leurs  tendances,  l'élévation  de  leur 
style,  appartiennent  à  ce  que  l'on  pourrait  appeler  la 
musique  héroïque  ou  poétique;  dans  l'autre,  qui  sera 
l'objet  du  chapitre  suivant,  nous  y  raconterons  de 
notre  mieux  l'histoire  de  l'esprit  français  en  musique 
dans  la  comédie  et  le  vaudeville. 

On  a  dit  et  répété  que  la  musique  de  Rossini,  sur- 
tout à  partir  du  jour  où  le  maître  de  Pesaro  était  venu 
à  Paris,  avait  marqué  pour  l'art  français  une  époque 
de  progrès  et  de  rénovation;  ce  fut,  dit-on,  le  chaud 
soleil  qui  fit  éclore  les  fleurs  de  notre  génie.  Ici  encore 
la  légende  a  pris  un  peu  la  place  de  l'histoire.  Si  nous 
avions  à  étudier  l'école  italienne,  il  faudrait  nous  arrêter 
longtemps  sur  Rossini,  mais  il  s'agit  ici  de  l'école  fran- 
çaise et  nous  n'avons  à  parler  de  Rossini  qu'à  notre 
point  de  vue.  Toutes  ses  œuvres  lues  et  relues,  on  peut 
avancer,  sans  porter  atteinte  au  respect  dû  à  l'immortel 
auteur  du  Barbier  et  de  Guillaume  Tell,  qu'il  a  plus 
gagné  au  contact  de  la  France  que  nos  maîtres  n'ont 
trouvé  d'avantages  à  l'imiter. 

En  effet,  Rossini,  comme  tous  les  musiciens  étrangers 


1,1  VK  E    III.  v  +  5 

venus  avant  lui  dans  notre  pays,  comme  Gluck,  comme 
Salieri,  comme  Sacchini,  comme  Spontini,  crut  devoir 
changer  sa  manière  italienne  et  la  rendre  plus  conforme 
au  goût  du  nouveau  public  pour  lequel  il  écrivait.  Déjà, 
refaisant  son  Maomcttn  II  pour  l'Opéra,  sous  le  titre  de 
Siège  de  Corinthe  (1826),  il  ajoutait,  entre  autres,  la  scène 
la  plus  grandiose  de  l'œuvre,  la  Bénédiction  des  dra- 
peaux. Avec  son  pompeux  récitatif,  relevé  par  les  inter- 
ruptions du  chœur  et  de  l'orchestre,  avec  la  magnifique 
déclamation  d'Hiéros  et  sa  progression  sonore  habile- 
ment ménagée,  cette  page  est  une  des  plus  belles  qu'ait 
écrites  Rossini.  Mose  in  Egitto  avait  été  en  Italie  une  des 
œuvres  de  la  deuxième  manière  du  maître,  de  cette  pé- 
riode de  transformation  qui  avait  jeté  le  trouble  et  la 
désolation  chez  les  dilettantes  italiens.  Moïse  (1827)  fut 
une  transformation  de  la  partition  italienne;  sur  un 
sujet  pieux,  les  brillants  ornements  tant  applaudis  au 
delà  des  monts  n'étaient  plus  de  mise  auprès  d'un  pu- 
blic qui  avait  admiré  Le  Sueur  et  Méhul;  aussi  le  maître 
dut-il  émonder  les  vocalises  et  les  broderies  par  trop 
touffues,  sacrifier  l'éclat  et  le  brio  à  l'ampleur  du 
style  et  à  la  haute  expression.  L'écriture  de  Moïse,  tout 
en  restant  encore  bien  chargée  et  bien  italienne  pour 
nous,  est  plus  simple  que  celle  du  Mosé  et  surtout  on 
trouve  dans  l'adaptation  française  le  beau  trio  du  troi- 
sième acte,  sorte  de  prélude  aux  grands  ensembles  de 
Guillaume  Tell;  ajoutons  cependant  que  la  prière  du 
troisième  acte  était  déjà  dans  la  partition  italienne. 

Mais  voici  davantage,  et  c'est  jusque  dans  le  style  lé- 
ger que  Rossini  croit  nécessaire  de  changer  sa  manière. 
Dans  le  Comte  Ory  (1828),  dont  la  musique  était  em- 


246  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

pruntée  à  77  Yiaggio  ci  Reims,  opéra  de  circonstance 
improvisé  pour  le  sacre  de  Charles  X  et  joué  en  182D, 
l'orchestre  et  le  chant  sont  moins  brillamment  brodés 
que  dans  les  opéras  italiens  comme  II  Barbiere  et 
la  Cenerentola,  mais,  en  revanche,  plus  sonores  et  plus 
fermes.  Tout  en  gardant  ses  qualités  premières,  le 
maître,  adaptant  sa  musique  au  vaudeville  de  Scribe  et 
dePoirson,  a  revu  avec  soin  sa  partition,  ajouté  le  spi- 
rituel duo  du  page  et  du  comte,  le  gracieux  trio  du  se- 
cond acte,  le  chœur  si  vivant  des  buveurs,  et  dans  ces 
morceaux  on  saisit  la  volonté  évidente  de  se  rapprocher 
du  style  français,  d'emprunter  à  notre  opéra-comique 
quelque  chose  de  sa  justesse  et  de  sa  netteté. 

Enfin  voici  Guillaume  Tell  (3  août  1829).  Le  musi- 
cien a  pour  collaborateur  le  poète  de  la  Vestale,  de 
Jouy.  Après  soixante-dix  ans  d'existence,  quelles  sont 
les  pages  qui,  dans  cette  œuvre,  ont  résisté  au  temps? 
Celles-là  justement  qui  ont  été  conçues  par  le  maître 
dans  l'esprit  de  la  tragédie  lyrique  française,  qui  tirent 
leurs  beautés  de  la  justesse  et  de  la  force  de  l'expression, 
de  la  belle  et  lumineuse  ordonnance  scénique,  des  émou- 
vants effets  dramatiques.  Les  morceaux  italiens  tant 
applaudis  autrefois  sont  peut-être  ceux  qui  ont  le  plus 
vieilli  :  la  romance  du  pêcheur  paraît  aujourd'hui 
d'une  grâce  surannée;  le  duo  du  deuxième  acte,  qui 
passa  naguère  pour  amoureux  et  passionné,  nous 
paraît  froid  et  d'une  fausse  élégance;  en  revanche,  les 
récitatifs  d'une  déclamation  juste,  les  chœurs  du  pre- 
mier acte  placides  et  larges,  et  pour  ainsi  dire  contem- 
platifs, la  Conjuration,  la  romance  de  Guillaume  : 
«Courbe  ton  front  »,  et  surtout  le  grand  trio  avec  son 


LI  VR  E    I  I  I.  2i7 

cri  de  douleur  :  «  Mou  père,  tu  m'as  dû  maudire  »,  sont 
dos  pages  encore  magistrales  et  qui,  nous  l'espérons 
pour  Part  musical,  resteront  immortelles.  Devant  le 
magnifique  trio,  saluons,  c'est  le  génie.  Un  nouveau 
soufllc  a  passe  sur  le  maître;  le  style,  toujours  élégant 
et  clair,  a  pris  plus  de  profondeur  et  de  couleur,  la 
pensée  plus  d'élévation.  Ces  beaux  et  nobles  récitatifs, 
ces  accents  sincères  et  profonds,  ces  grands  dévelop- 
pements de  scènes  et  d'ensembles ,  nous  en  avons 
déjà  vu  les  premiers  modèles  dans  Gluck,  dans  Salieri 
et  Sacchini,dans  le  Joseph,  de  Méhul,  dans  les  Bardes 
de  Le  Sueur,  dans  ces  œuvres  écrites  par  des  Français 
ou  pour  des  Français. 

Rossini  a-t-il  rendu  à  nos  musiciens  tout  ce  que 
ceux-ci  lui  avaient  donné?  Je  ne  le  crois  pas.  La  mélodie 
manquait  quelquefois  chez  eux  d'aisance  et  de  liberté; 
en  revanche,  nous  avons  vu  combien  elle  était  juste  et 
expressive  dans  sa  brièveté.  En  imitant  Rossini,  nos  ar- 
tistes apprirent  à  donner  plus  de  souplesse  à  leur  pensée 
et  une  forme  plus  élégante;  mais  ils  apprirent  aussi 
l'art  du  faux  éclat,  de  la  fausse  grâce,  du  clinquant 
mélodique,  en  un  mot  du  bavardage  musical.  Dans 
l'opéra  plus  encore  que  dans  l'opéra-comique,  ce  sont 
les  pages  imitées  de  Rossini  qui  ont  les  premières 
succombé  sous  les  coups  du  temps.  Le  vieux  Berton 
n'avait  pas  tort  d'accuser  le  maître  italien  d'abuser  des 
forces  de  l'orchestre;  son  instrumentation  est  écla- 
tante, il  est  vrai,  mais  quelquefois  plus  bruyante  que 
sonore,  et  on  l'a  bien  vu  chez  les  imitateurs  du  maître. 
L'orchestre  de  nos  musiciens  français,  des  Le  Sueur, 
des  Berton,   des  Méhul,  etc.,   était  expressif  et  pitto- 


2+8  ECOLE    FRANÇAISE    DR    MUSIQUE. 

resque;  mais  il  avait  garde  une  certaine  lourdeur  et 
une  certaine  monotonie  de  forme;  il  avait  peine  à  se 
dégager  du  massif  contre-point  de  Lulli,  de  la  rigide 
basse  continue  des  premiers  Italiens,  de  la  sévère  basse 
fondamentale  de  Rameau.  Sous  l'influence  de  Rossini, 
les  compositeurs  français  rompirent  ces  dernières 
chaînes,  donnèrent  plus  de  liberté  et  d'aisance  à  leur 
orchestre,  le  rendirent  plus  léger  et  plus  brillant;  mais, 
comme  lui  aussi,  ils  se  jetèrent  dans  les  sonorités  exa- 
gérées et  inutiles,  et,  comme  lui,  firent  caqueter  quel- 
quefois les  instruments,  pour  ne  rien  dire.  Il  en  fut  de 
même  du  style  vocal  qui  devint  plus  éclatant  et  plus 
souple,  mais  qui  perdit  en  expression  et  en  vérité  dra- 
matique ce  qu'il  gagnait  en  brio.  C'est  alors  que  Ton 
vit  naître  à  l'Opéra,  comme  à  l'Opéra-Comique,  ces  airs 
à  roulades  pour  chanteuses  légères,  ces  morceaux 
fleuris,  ornés,  frisés,  vocalises,  brillants  de  forme,  mais 
vides  de  fond,  sans  mélodie  et  sans  expression,  qui 
furent  si  à  la  mode,  et  qui  ont  si  puissamment  contribué 
à  faire  vieillir  les  œuvres  qui  datent  de  1825  à  1860 
environ.  Rossini  fut  un  soleil,  soit,  mais  un  soleil  dont 
les  rayons  brûlèrent  le  sol,  bien  loin  de  le  féconder. 

Un  autre  maître  étranger  a,  selon  nous,  rendu  plus 
de  réels  services  à  l'école  française  que  Rossini,  c'est 
Meyerbeer.  Comme  la  plupart  de  ses  contemporains,  il 
avait  d'abord  été  fasciné  par  le  prestige  du  maître  de 
Pesaro  ;  dans  ses  premières  œuvres  italiennes,  sa  puis- 
sante originalité  disparaît  sous  le  faux  éclat  du  rossi- 
nisme,  c'est  à  peine  si  quelques  pages  laissent  deviner 
ce  que  devait  être  plus  tard  le  maître.  Mais  peu  de 
temps  après  son  arrivée  en  France,  il  ne  tarda  pas  à 


L I  V  K  F,    III. 


a  49 


H)  (dut  <Vv.////j /c/(// 

(xvne  siècle.) 


F  i  g.   71, 


2$o  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

redevenir  lui-meme.  Dès  sa  première  œuvre  française, 
Robert  le  Diable  (2 1  novembre  1 83 1),  le  grand  musicien 
n'hésite  pas  à  entrer  dans  l'esprit  du  jour;  le  roman- 
tisme est  dans  toute  la  fleur  de  sa  nouveauté,  il  inspire 
Meyerbeer  comme  il  a  inspiré  Berlioz;  la  valse  infer- 
nale, l'apparition  et  le  ballet  des  nonnes  sont  des  scènes 
romantiques  au  premier  chef,  mais  voici  mieux  :  le 
compositeur  peint  des  caractères,  il  fait  se  dresser  devant 
nous  les  personnages.  Weber,  dans  le  Freyschiït^ 
nous  avait  montré  le  démon;  Meyerbeer  en  fait  un 
homme,  un  père,  et  voici  Bertram  coulé  d'un  jet  dans 
le  bronze  de  l'orchestre,  pendant  que  se  dessine  en  con- 
traste la  douce  et  mystique  figure  d'Alice.  Les  œuvres 
du  maître  sont  peuplées  de  créations  de  ce  genre.  Les 
Huguenots  paraissent  (29  février  1 836),  et  cette  fois 
c'est  une  page  d'histoire;  elle  est  inspirée,  chacun  le 
sait,  par  la  Chronique  de  Charles  IX,  de  Mérimée,  car 
c'est  l'époque  des  romans  historiques,  la  Ligue,  les 
États  de  Blois,  les  Barricades  de  Vitet,  les  vivantes 
inventions  de  Dumas.  Meyerbeer  se  fait  Français  ;  sa  mu- 
sique prend  la  précision,  la  netteté  d'un  récit.  Je  n'ai  pas 
besoin  de  rappeler  le  septuor  du  duel,  la  bénédic- 
tion des  poignards,  le  trio  final,  d'une  peinture  si 
saisissante  et  d'une  vie  si  intense;  c'est  du  mélodrame, 
il  est  vrai,  et  ce  n'est  plus  de  la^  tragédie.  Les  lignes 
n'ont  peut-être  pas  la  pureté  et  la  noblesse  de  celle  de 
l'école  de  Gluck;  mais,  en  revanche,  tout  est  chaleur, 
tout  est  passion  dans  cette  musique;  et  puis  voici  encore 
des  types  inoubliables  :  le  rigide  Marcel  et  la  tendre  Va- 
lentine,  l'élégant  Nevers,  raffiné  et  précieux.  Arrivé  à 
ce  point,  il  semblait  que  le  maître  ne  pût  plus  que  se 


i,i  vu  E  m.  vSi 

recommencer  Lui-même,  ou  s'arrêter  comme  Rossini; 

il  lit  mieux,  il  monta  plus  haut  et  alors  apparut,  le 
16  avril  1840,  le  Prophète,  qui  tient  à  la  fois  de  Topera 
et  de  L'oratorio.  A  L'époque  ou  il  fut  joué,  le  Prophète 
donna  une  note  toute  nouvelle  dans  le  drame  lyrique. 
Pastorale  et  presque  de  demi-genre  dans  sa  première 
partie,  cette  oeuvre  s'élevait  dans  la  seconde  jusqu'au 
lyrisme  et  jusqu'à  l'épopée;  le  finale  du  troisième  acte  : 
«  Dieu  du  ciel  et  des  anges  »,  a  un  élan  martial  et  re- 
ligieux, que  grandit  encore  la  brillante  envolée  des 
harpes.  La  scène  de  la  cathédrale  est  une  immense 
fresque  musicale  d'un  éblouissant  éclat;  mais  à  côté  de 
ces  tableaux  aux  larges  décors,  que  d'expressions  in- 
times et  profondes,  dans  tout  le  rôle  de  Fidès,  dans  le 
magnifique  arioso  du  premier  acte,  dans  cette  même 
scène  de  l'église,  où  le  cri  de  l'âme  humaine  arrive  en- 
core à  dominer  l'immense  ensemble  qui  semblait  devoir 
l'étouffer  !  Là  encore  nous  voyons  des  figures  ma- 
gistralement tracées,  Fidès  d'abord,  cette  mère  a  la  ten- 
dresse profonde,  noble  et  haute  tout  à  la  fois;  puis  Jean 
de  Leyde,  ce  prophète  convaincu  de  sa  mission  divine  ; 
dans  l'ombre,  les  trois  anabaptistes,  sombre  trinité  du 
mal  et  du  fanatisme  intéressé.  Dans  l'exécution  technique 
de  l'œuvre,  que  de  nouveautés  nous  offre  le  Prophète! 
Les  procédés  d'instrumentation  ne  sont  plus  ceux  des 
Huguenots,  l'orchestre  est  plus  varié,  plus  riche  s'il  est 
possible,  l'harmonie  a  des  surprises  nouvelles,  la  mélo- 
die ne  se  fait  plus  rapide,  vibrante  et  comme  narrative  : 
elle  devient  plus  majestueuse  avec  le  sujet,  plus  pro- 
fonde, plus  psychologique  pour  ainsi  dire,  surtout  dans 
cet  admirable  rôle  de  Fidès;   on   y  découvre  des  ten- 


252  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

dances  nouvelles  qui  sont  déjà  celles  de  l'école  moderne, 
le  vieux  moule  tend  à  se  briser;  bref,  on  peut  dire  que 
si  Guillaume  Tell  est  en  France  la  dernière  belle  œuvre 
d'une  école  disparue,  le  Prophète  est  la  première  d'une 
école  qui  va  naître. 

Je  passe  rapidement  sur  V Africaine  (28  avril  i865). 
Composée  sur  un  très  médiocre  poème,  cette  partition 
abonde  en  brillants  tableaux,  en  pages  étincelantes, 
en  scènes  dramatiques  et  émouvantes.  Jamais  Meyer- 
beer  n'a  écrit  avec  plus  de  soin,  jamais,  sauf  peut-être 
dans  le  Pardon  de  Ploërmel,  il  n'a  mis  plus  de  fan- 
taisie dans  sa  mélodie,  dans  son  orchestre,  dans  son 
harmonie  (il  suffit  de  rappeler  tout  le  quatrième  acte), 
jamais  ses  développements  n'ont  été  plus  habiles  et 
plus  larges,  comme  dans  le  quadruple  finale  du  premier 
acte,  et  cependant  l'œuvre  paraît  rétrograde;  l'auteur, 
revenant  aux  grâces  italiennes  d'antan,  sacrifie  parfois 
l'expression  à  l'effet,  je  dirais  presque  au  dilettantisme. 
L' Africaine  est,  selon  nous,  un  opéra  pittoresque  plu- 
tôt que  dramatique,  toujours  digne  du  maître,  mais 
qui  n'est  pas,  comme  le  Prophète,  une  de  ces  œuvres 
fécondes  qui  préparent  l'avenir  et  l'annoncent. 

En  effet,  ce  n'est  pas  seulement  parce  que  les  par- 
titions de  Meyerbeer  tiennent  grande  place  dans  le  réper- 
toire de  notre  opéra,  ce  n'est  pas  non  plus  parce  que  l'on 
y  sent  à  chaque  page  l'inspiration  du  génie  français  que 
nous  nous  y  arrêtons  si  longtemps;  mais  il  est  peu  de 
maîtres  étrangers  qui  aient  exercé  sur  nos  musiciens 
une  plus  grande  influence.  On  a  imité  Rossini,  on  s'est 
inspiré  de  Meverbeer.  Sa  mélodie  vigoureuse  et  pleine, 
aux  formes  larges  et  amples,  est  riche  en  développements. 


LIVRE  III,  25} 

entraînant  avec  clic,  dans  son  flot,  l'harmonie  et  L'ins- 
trumentation. Son  orchestre  est  rempli  de  traits  heureux, 
de  touches  habilement  fondues;  la  disposition  des 
scènes  est  franche  et  claire,  éveillant,  dès  les  premières 
notes,  Pattention  et  presque  Pémotion  de  Pauditeur. 
Avec  ces  qualités,  on  renouvelle  une  langue,  on  rajeunit 
les  procédés  d'un  art,  on  fonde  une  école,  en  un  mot. 
Aussi,  est-ce  l'influence  de  Pauteur  des  Huguenots  et 
du  Prophète  que  nous  trouvons  la  plus  persistante  chez 
la  plupart  des  musiciens  de  la  génération  qui  a  précédé 
celle  d'aujourd'hui. 

A  côté  de  ces  deux  grands  maîtres,  deux  étrangers, 
deux  Italiens,  ont  tenu  aussi  une  large  place  dans  notre 
opéra  :  Pun,  musicien  bien  doué,  improvisateur  facile 
et  souvent  heureux,  mais  d'une  élégance  banale,  d'une 
fécondité  mélodique  qui  va  jusqu'à  la  prolixité  et  jus- 
qu'à la  mollesse;  l'autre,  incorrect,  mais  ardent,  fou- 
gueux, dramatique  ou,  pour  mieux  dire,  mélodrama- 
tique et  passionné  jusqu'à  la  violence.  J'ai  nommé 
Donizetti  et  Verdi.  Tous  deux  ont  profité  du  voisinage 
de  nos  artistes,  et  les  opéras  qu'ils  ont  écrits  pour  la 
France  sont  plus  soignés,  plus  expressifs  que  leurs 
œuvres  italiennes.  Je  citerai  par  exemple  de  Donizetti  : 
la  trop  célèbre  Favorite  (1840),  Don  Sébastien  de  Por- 
tugal (1843),  de  Verdi  :  les  Vêpres  siciliennes  (i855), 
et  Don  Carlos  (1867),  partition  dans  laquelle  le  maître  de 
Bussetto  fait  déjà  pressentir  cette  évolution  singulière 
de  son  talent  qui  a  donné  naissance  à  Aida,  à  la  Messe 
de  Manzoni  et  à  Otello.  Si  notre  école  a  eu  quelque 
heureuse  influence  sur  le  talent  de  ces  deux  artistes, 
il  n'en  a  pas  été  de  même  pour  nos  musiciens;  quel- 


i-5+  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

ques  formules  banales,  quelques  procédés  faciles  et  ù 
effet,  tel  est  le  bilan  de  ces  emprunts,  faits  par  nous  à  Do- 
nizetti  et  à  Verdi  ;  nous  aurions  tort  de  nous  en  glorifier. 
En  revanche,  sans  être  musicien,  il  est  un  auteur 
dramatique  qui  a  été  un  précieux  auxiliaire  pour  les  com- 
positeurs de  la  période  qui  a  précédé  la  nôtre;  c'est 
Eugène  Scribe  (1791-1861)  (fig.  72).  Ecrivain  lourd  et 
incorrect,  poète  plus  que  médiocre,  rimeur  prosaïque,  il 
possédait  cependant  à  un  haut  degré  l'art  de  trouver  une 
situation,  de  la  rendre  intéressante,  de  la  développer,  de 
la  présenter  sous  son  jour  le  plus  favorable  à  la  musique, 
et  surtout  de  donner  aux  musiciens  les  poèmes  qui  con- 
venaient le  mieux  à  leur  talent.  Rompant  avec  la  tra- 
dition de  l'ancienne  tragédie  musicale,  ce  fut  lui  qui 
créa  le  drame  d'action,  le  mélodrame,  si  Ton  veut,  d'un 
genre  moins  élevé  et  moins  poétique,  mais  d'un  intérêt 
plus  palpitant.  Ses  procédés  de  théâtre  étaient  le  plus 
souvent  petits  et  mesquins,  et  cependant  il  arrivait  quel- 
quefois, par  la  force  de  la  situation,  à  des  effets  tragiques 
et  grandioses,  comme  dans  le  deuxième  acte  delà  Juive. 
le  troisième  de  Guido  et  Ginevra,  inspiré,  du  reste,  par 
le  Roméo  et  Juliette  de  Shakespeare,  et  surtout  le  grand 
finale  de  la  cathédrale  dans  le  Prophète.  Non  content  de 
chercher  des  effets  de  scène,  Scribe  sut  aussi  fournir  à 
ses  collaborateurs  des  figures  aux  traits  bien  arrêtés,  au 
dessin  bien  ferme,  permettant  aux  musiciens  de  mo- 
deler en  vigueur  les  personnages  et  les  caractères.  Tels 
sont  Bertram  et  Alice  de  Robert  le  Diable,  Marcel  et 
Nevers  des  Huguenots,  Eléazar  de  la  Juive,  Fidès  du 
Prophète.  Scribe  a  trouvé  des  rivaux  plus  poètes  que 
lui,  comme    Casimir   Delavigne  dans  Charles  VI,  par 


M  G.    72.    SCRIBE     (EUGÈNE). 

(Paris,    1791-1861.") 


2$6  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

exemple,  plus  lins  et  plus  délicats  comme  Saint-Georges 
dans  Y  Éclair,  le  Val  d'Andorre,  il  n'en  a  pas  trouvé  de 
plus  habiles.  Aujourd'hui,  Topera  historique,  anecdo- 
tique,  si  l'on  aime  mieux,  le  mélodrame  lyrique,  pa- 
raît un  peu  abandonné  ;  les  musiciens  exigent  plus  de 
poésie  et  de  pittoresque;  ils  cherchent  pour  collabo- 
rateurs les  grands  génies  de  la  littérature  :  Dante,  Shake- 
speare, Gœthe,  Schiller.  Ils  ont  rencontré  là  des  sources 
fécondes  d'inspiration,  et  d'excellents  auteurs  ont  su 
leur  tailler  des  poèmes  dans  les  chefs-d'œuvre  qu'ils 
voulaient  mettre  en  musique  ;  mais  il  serait  injuste  de 
ne  pas  placer  à  côté  des  maîtres  qui  ont  fait  honneur  à 
l'école  française,  celui  qui  fut  le  librettiste  des  Hugue- 
nots, du  Prophète  et  de  la  Juive. 

Jusqu'ici,  dans  notre  récit,  il  semble  que  l'école 
française  lyrique  ait  dû  tout  son  éclat  aux  maîtres  étran- 
gers et  que  nos  musiciens  aient  été  de  simples  imita- 
teurs. En  effet,  notre  Opéra  a  souvent  ouvert  à  des 
artistes  d'Allemagne  et  d'Italie,  même  secondaires,  ses 
portes  si  souvent  fermées  aux  meilleurs  compositeurs 
français.  De  plus,  nous  n'avons  pas  cru  inutile  de 
nous  arrêter  quelque  temps  sur  des  partitions  qui  sont 
nôtres  par  leurs  tendances,  afin  d'étudier  de  plus  près 
cette  période  intéressante  de  l'opéra  historique;  mais 
notre  répertoire  compte  aussi  plus  d'une  belle  œuvre 
sortie  de  plumes  françaises,  et  nous  nous  garderons  bien 
d'oublier  à  notre  tour,  au  profit  des  étrangers,  des 
maîtres  qui  sont  nos  compatriotes. 

De  1825  à  1860  environ,  deux  musiciens  français, 
bien    différents     de    caractère    et    de    talent,     Halévy 


LIVRE    III. 


257 


et   Aubcr,  ont   brillamment  tenu  leur  place  à  côté  de 
Meyerbeer  et  de  Rossini. 


|  ;  |!f/;';|;!|| . 


FI  G.    73.    BAL     DK     COUR     (XVIII°     SIKCLe). 


Halévy  (Jacques-Fromental-Élie)  (1799-1862)  (voir 
portrait  :   Histoire  de  la  musique,  fig.   io5)    peut  être 


MUSIQUE    FRANÇAISE. 


17 


258  ECOLE   FRANÇAISE    DE   MUSIQUE. 

compté  au  nombre  des  grands  maîtres  de  notre 
époque.  Musicien  des  plus  instruits,  admirablement 
doué  et  d'une  intelligence  supérieure,  l'auteur  de  la 
Juive  sut  briller  également  dans  le  genre  lyrique  comme 
dans  le  demi-genre,  et  cependant  son  œuvre,  considé- 
rable, est  inégale.  A  côté  d'admirables  pages  on 
voit  avec  regret  cet  artiste  de  premier  ordre  sacrifier 
sans  honte  au  succès  du  moment,  chercher  dans  une 
mélodie  banale,  vulgaire  même  quelquefois,  des  applau- 
dissements faciles.  La  pensée  est  le  plus  souvent  chez 
lui  noble,  haute  et  expressive;  cependant,  parfois,  elle 
a  quelque  chose  de  contourné,  avec  plus  de  sentimen- 
talité que  de  sentiment. 

Halévy  est,  avant  tout,  dramatique;  il  a  l'émotion, 
la  puissance,  l'instinct  des  grands  effets  de  théâtre;  cha- 
cun de  ses  drames  lyriques  est  digne  d'étude  et  d'inté- 
rêt ;  mais  il  en  est  un,  la  Juive,  qui  doit  nous  arrêter 
avant  tout  autre. 

La  Juive,  jouée  à  l'Opéra  le  28  février  i835,  un  an 
avant  les  Huguenots,  est  une  œuvre  absolument  fran- 
çaise; en  plus  d'un  passage,  par  une  sorte  de  réaction, 
le  maître  revenait  à  cette  forme  expressive  et  sobre  que 
l'éclat  de  Rossini  avait  fait  oublier,  et  qui  avait  été  le 
triomphe  de  nos  musiciens.  Quoi  de  plus  noble,  d'un 
dessin  plus  sûr  et  plus  ferme  que  la  belle  scène 
de  la  Pâque  !  Quoi  de  plus  pathétique  que  l'air  de 
Rachel  :  «  Il  va  venir...  ».  avec  cette  mélodie  haletante 
et  comme  oppressée,  cette  courte  ritournelle  de  cors  si 
simple  et  cependant  si  émouvante  !  Halévy,  dans  cette 
belle  page,  a  rendu,  comme  auraient  fait  les  anciens 
maîtres,  les  tortures  de  cette  âme  de  jeune  fille  boule- 


LIVRE    III.  2S9 

versée  à  la  fois  par  l'amour  et  le  remords.  Citera i-je 
aussi  L'air  célèbre  :  «  Rachel.  quand  du  Seigneur...  ». 
qui  peint,  d'une  façon  si  saisissante,  et  la  tendresse  et 
le  fanatisme  du  vieux  juif? 

J'ai  dit  comment  Meyerbeer  avait  tracé  des  carac- 
tères en  musique;  Halévy,  comme  lui,  en  même  temps 
que  lui,  sut  créer  des  figures  inoubliables,  tel  est 
Éléazar,  le  Juif  inflexible,  fanatique  et  croyant;  tel 
est  aussi  le  Mocenigo  de  la  Reine  de  Chypre,  rigide 
exécuteur  des  hautes  volontés  du  Sénat  de  Venise. 
Après  la  Juive^  Halévy  donna,  le  5  mars  1 838,  Guido 
et  Ginevra.  dont  le  sombre  troisième  acte,  celui  des 
tombeaux,  est  une  œuvre  de  maître,  avec  Pair  si  pathé- 
tique de  Guido,  et  la  scène  si  puissamment  drama- 
tique de  Ginevra.  Après  cet  opéra,  il  semble  que  le 
talent  d'Halévy  ait  perdu  quelque  peu  de  sa  puissance  ; 
cependant  il  nous  faut  citer  encore  la  Reine  de  Chypre 
(22  décembre  i84i),et  surtout  Charles  VI(i5  mars  1843). 
Cette  dernière  partition,  dont  la  chanson  patriotique  : 
«  La  France  a  l'horreur  du  servage  »,  est  restée  popu- 
laire, est  une  des  plus  intéressantes  et  une  des  plus 
colorées  du  maître;  le  duo  des  cartes  est  un  modèle  de 
genre  léger  dans  le  drame  lyrique,  et  le  grand  récit  de 
Charles  VI  :  «  J'ai  faim  »,  d'une  expression  déchirante 
de  tristesse,  est  une  des  plus  belles  pages  de  haut  style 
de  l'ancien  opéra  français. 

Je  passe  sous  silence  le  La^arone  (1844),  sorte  d'o- 
péra-comique assez  mal  placé  sur  notre  première  scène 
lyrique,  quoique  traité  avec  esprit;  le  Juif  errant  (i852) 
et  la  Magicienne  (  1 858).  Dans  ces  deux  dernières  œu- 
vres, Halévy  a  déployé  une  grande  habileté  de  main 


2(5o  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE   MUSIQUE. 

et  une  science  profonde  de  son  art;  mais  il  n'a  plus 
retrouvé  les  belles  inspirations  de  la  Juive,  de  Guido 
et  de  Charles  VI. 

La  puissance  et  la  passion  caractérisaient  le  drame 
lyrique  d'Halévy;  ce  fut  par  des  qualités  absolument 
différentes  qu'Auber  (Daniel-François-Esprit)  (  i  782- 
187 1)  se  fit  à  TOpéra  la  place  brillante  qu'il  a  occupée 
si  longtemps;  il  n'avait  pas  la  force,  il  lui  substitua 
la  grâce;  il  n'avait  pas  l'expression,  il  éblouit  par  le 
brio  ;  il  était  musicien  de  demi-caractère,  il  porta  l'opéra- 
comique  à  l'Opéra.  La  Muette  de  Portici  (29  février 
1828)  est  dans  ce  genre  un  chef-d'œuvre.  Le  poème  de 
Scribe  offrait  au  musicien  les  plus  émouvants  tableaux; 
les  passions  les  plus  violentes  se  déchaînaient  dans  ce 
sombre  mélodrame;  on  y  voyait  la  douleur  d'une  jeune 
fille  lâchement  abandonnée,  on  y  entendait  les  cris  de 
vengeance  d'un  frère  offensé;  les  élans  patriotiques 
et  les  fureurs  d'un  peuple  en  révolte,  servaient  de 
cadre  à  ce  tableau.  Auber  sut  bien  se  garder  des  pièges 
que  lui  tendait  un  pareil  sujet.  Des  douleurs  de  la  jeune 
fille  il  fit  un  ballet,  de  la  révolution  une  barcarolle,  du 
patriotisme,  un  pas  redoublé;  et,  chose  plus  étrange, 
ce  ballet  est  presque  dramatique,  cette  barcarolle  est 
à  sa  place,  ce  pas  redoublé  fait  illusion;  et,  par  la  magie 
de  l'esprit,  ce  drame  noir  est  devenu  une  sorte  d'opéra- 
comique  gai,  amusant,  étincelant  de  verve  et  d'éclat. 
Auber  fut  moins  heureux  avec  Gustave  III  (27  février 
1 833), qu'il  intitula  opéra  historique;  de  toute  cette  lu- 
gubre histoire  d'un  prince  assassiné  il  n'est  resté  que 
quelques  couplets  agréables  et  un  galop  vulgaire. 
Mais  avec  le  Philtre  (i83i),  le  musicien  spirituel,  in- 


LIVRE  III.  261 

génieux  et  fin  qu'était  Aubcr,  avait  déjà  reparu;  on  le 
retrouva  dans  quelques  passages  du  Serment  (i832), 
du  Lac  des  Fées  (1839),  et  surtout  dans  les  opéras- 
ballets  et  les  ballets. 

Ce  genre  de  musique  se  rapprochait  plus  de  l'opéra- 
comique  que  de  l'opéra,  et  Auber,  que  Ton  appelait  à 
cette  époque  le  chef  de  l'école  française,  voulut  faire 
son  œuvre  maîtresse  dans  le  grand  style  lyrique.  Déjà 
le  Désert  avait  paru,  déjà  l'évolution  symphonique 
préparée  par  Berlioz  et  David  se  faisait  sentir,  déjà  le 
Prophète  avait  indiqué  des  voies  nouvelles  à  la  musique 
dramatique.  Auber  écrivit  une  partition,  où  il  chercha 
tout  à  la  fois  la  couleur  orientale  moderne  et  la  noble 
expression  des  Méhul  et  des  Le  Sueur  ;  il  donna  Y  Enfant 
prodigue  (i85o).  Malgré  de  réelles  qualités  de  facture 
et  de  couleur,  cet  opéra  réussit  peu. 

A  côté  d'Halévy  et  d'Auber,  il  nous  faut  encore 
signaler,  pendant  cette  période,  quelques  musiciens 
remarquables,  comme  Niedermeyer  (1802-1861),  com- 
positeur instruit  et  consciencieux,  qui  brilla  surtout 
dans  la  musique  religieuse,  mais  qui  donna  à  l'Opéra 
Stradella  (1837)  et  Marie  Stuart  (1844);  comme 
Dietsch,  qui  écrivit  une  partition  du  Vaisseau  fan- 
tôme (1844)  sur  un  poème  de  Richard  Wagner, 
arrangé  par  Paul  Foucher,  au  moment  même  où  le 
maître  allemand,  reprenant  sa  pièce,  écrivait  le  Flie- 
gende  Hollander  (1843),  une  des  œuvres  les  plus 
remarquables  de  sa  jeunesse.  Nous  ne  devons  pas  oublier 
non  plus  un  bon  musicien  italien,  naturalisé  français, 
Michel  Carafa  de  Colobrano  (Naples,  1787;  Paris, 
1872).  Fervent  admirateur  de  Rossini,  cet  artiste  resta 


262  ÉCOLE    FRANÇAISE   DE    MUSIQUE. 

toujours  ridèle  au  style  italien;  cependant,  venu  à 
Paris,  en  1827,  il  subit  la  salutaire  influence  de  notre 
école,  et  certaines  pages  de  son  Masaniello  (1828), 
comme  le  duo,  par  exemple,  ont  de  la  chaleur,  de  la 
verve  et  de  la  sincérité.  Enfin,  nous  citerons  par  curio- 
sité YEsmeralda,  de  M,le  Bertin,  le  seul  poème  que 
Victor  Hugo  ait  écrit.  Pendant  cette  période,  on  vit 
apparaître  à  l'Opéra,  avec  le  Comte  de  Carmagnola  (1841) 
et  le  Guérillero  (1842),  un  musicien  qui,  depuis,  a  su 
se  faire  une  grande  place  dans  le  drame  lyrique  contem- 
porain, Ambroise  Thomas. 

Le  nom  d'A.  Thomas  nous  place  en  pleine  époque 
contemporaine.  C'est  la  musique  de  notre  temps,  de 
nos  jours,  celle  que  nous  avons  vue  naître  et  gran- 
dir, celle  que  nous  avons  applaudie  dans  sa  nouveauté, 
qui  entre  dans  l'histoire,  et  nous  sommes  arrivés  au 
moment  où  les  maîtres  de  l'école  moderne  vont  jeter 
dans  Part  lyrique  des  éléments  nouveaux.  L'œuvre  de 
Berlioz  et  de  Félicien  David  a  porté  ses  fruits,  la  sym- 
phonie s'est  développée  chez  nous,  et  avec  elle  le 
besoin  d'une  harmonie  plus  subtile  et  plus  raffinée, 
d'une  instrumentation  plus  fouillée  et  plus  colorée, 
d'une  mélodie  moins  saisissable  peut-être,  mais  plus 
nouvelle  de  forme,  plus  profonde  de  pensée.  Le  musi- 
cien lyrique  ne  se  contente  plus  de  raconter  ou  d'é- 
mouvoir, il  veut  peindre,  il  veut  faire  rêver.  Déjà  nous 
avons  vu  Auber,  subissant  cette  influence,  abandon- 
ner sa  manière  légère  et  facile,  et  chercher  avec  l'En- 
fant prodigue  un  idéal  plus  élevé,  un  art  plus  pitto- 
resque. La  tentative  ne  fut  que  médiocrement  heureuse, 
mais  elle  mérite  d'être  signalée,  surtout  à  cette  date  de 


LIVRE    III.  a<53 

[85o.  Le  i  6  août  1 85  i,  M.  Gounod  faisait  entendre  son 
premier  opéra,  Stiphn,  et  déjà  cette  œuvre  accusait 
toutes  les  tendances  nouvelles.  Le  style  était  devenu 
plus  polyphonique  et  plus  coloré,  la  mélodie  plus  jeune; 
des  tableaux  charmants  comme  la  chanson  du  pâtre 
éclairaient  le  drame;  çà  et  là  brillaient  des  traits  élé- 
gants et  spirituels  comme  la  romance  du  premier  acte, 
ou  le  duo  de  Glycère  et  Pythéas;  enfin,  le  maître  avait 
trouvé  une  des  plus  belles  pages  de  toute  son  œuvre, 
les  admirables  stances  :  «  O  ma  lyre  immortelle  »,  si 
émues,  si  pathétiques,  et  d'un  sens  si  profond,  où  la 
musique  moderne  exhalait  déjà  toute  son  âme.  Sapho 
n'a  peut-être  point  été  un  succès,  mais  peu  importe, 
c'est  une  date  dans  l'histoire  de  Part  lyrique  en  France. 
Presque  contemporains,  les  beaux  chœurs  à1  Ulysse 
(  1 852),  écrits  pour  la  tragédie  de  Ponsard,  montrent  chez 
le  jeune  maître  les  mêmes  qualités  de  premier  ordre. 
Du  reste,  cette  année  t 85  r  fut  féconde  pour  notre 
école;  elle  vit  s'ouvrir,  le  27  septembre,  le  Théâtre- 
Lyrique.  Aux  dernières  années  du  xvme  siècle,  à  cette 
époque  où  Paris  possédait,  en  dehors  de  l'Opéra,  deux 
grands  théâtres  lyriques,  c'est-à-dire  l'Opéra-Comique 
et  Feydeau,  les  œuvres  n'avaient  pas  manqué  à  ces  deux 
scènes,  et  la  concurrence  avait  fait  naître  une  heureuse 
émulation  ;  il  en  a  été  de  même,  il  y  a  quarante  ans,  pour 
le  Théâtre-Lyrique.  Ses  fortunes  ont  été  diverses;  mais 
jusqu'à  ce  jour,  chaque  fois  qu'il  a  pu  ouvrir  ses  portes, 
la  musique  en  général,  et  la  musique  française  en  par- 
ticulier, ont  trouvé  de  grands  avantages.  Libre  dans  ses 
allures,  ne  s'astreignant  à  aucun  genre  spécial,  n'exi- 
geant pas  les  conceptions  épiques  de  Topera,  n'ayant  pas 


264.  ECOLE    FRANÇAISE    DE   MUSIQUE. 

les  traditions  de  l'Opéra-Comique,  le  Théâtre-Lyrique 
se  prêtait  merveilleusement  à  toutes  les  tentatives.  Pen- 
dant les  vingt  années  de  sa  première  existence,  il  a  fait 
connaître  au  grand  public  de  belles  œuvres  étran- 
gères, comme  Robin  des  bois.  Euryanthe,  Precio\a  et 
Obéron  de  Weber,  les  Noces  de  Figaro  et  la  Flûte 
enchantée.  Don  Juan  de  Mozart,  Fidelio  de  Beethoven, 
Rigoletto  et  Violetta  de  Verdi,  Rien^i  de  Wagner.  Dans 
notre  vieux  répertoire  français,  on  entendit  Orphée  de 
Gluck,  dont  les  représentations  ont  laissé  un  souvenir 
ineffaçable,  Iphigénie  en  Tauride  de  Gluck  encore, 
Joseph,  Ylrato  de  Méhul,  Charles  VI  d'Halévy,  etc. 

On  voit  que  l'horizon  était  large,  mais  c'est  surtout 
à  l'école  moderne  française  que  le  théâtre  lyrique 
a  rendu  des  services  dans  tous  les  genres.  Dès  sa  pre- 
mière année,  le  22  novembre  i85i,  il  jouait  la  Perle  du 
Brésil,  de  Félicien  David.  A  partir  de  ce  jour,  il  fait 
concurrence  à  l'Opéra  dans  le  drame  lyrique,  et  c'est  à 
lui  autant  qu'à  l'Académie  de  musique,  que  nous  allons 
emprunter  les  titres  des  œuvres  que  nous  citerons  dans 
la  fin  du  chapitre.  Sans  avoir  le  grand  souffle  lyrique 
des  stances  de  Sapho,  le  troisième  acte  de  la  Perle  du 
Brésil  (le  Rêve)  indiquait  déjà,  lui  aussi,  une  nouvelle 
poétique  du  drame  musical.  A  l'Opéra,  la  Nonne  san- 
glante, de  M.  Gounod  (1854),  drame  sombre,  traité  dans 
l'ancienne  manière,  paraît  marquer  un  pas  en  arrière; 
mais  bientôt  Herculanum,  de  Félicien  David  (Opéra, 
4  mars  1859),  ei  Faust,  de  M.  Gounod  (Théâtre-Lyrique, 
19  mars  1859),  impriment  un  nouvel  élan  à  l'école  mo- 
derne. Le  temps  a  fait  justice,  dans  Herculanum,  des 
morceaux  imités  des  maîtres  italiens  et  particulièrement 


LI  VU  E    III.  »<5$ 

de  Donizetti;  on  a  oublie,  et  à  juste  titre,  les  scènes 
dramatiques  faiblement  conçues,  et  les  musiciens  ont 
conservé  le  souvenir  des  belles  pages  poétiques  comme 
Pair  de  L'extase,  pittoresques  comme  la  Bacchanale, 
d'une  si  remarquable  intensité  de  couleur.  En  écrivant 
Faust,  M.  Gounod,  ainsi  que  Berlioz  avant  lui,  avait 
rompu  avec  la  tradition  des  poèmes  de  fantaisie;  il  était 
allé  droit  à  un  poète  de  génie,  à  Gœthe,  et  choisissant 
dans  l'œuvre  multiple  de  l'auteur  allemand  les  scènes 
qui  convenaient  le  mieux  à  sa  nature  d'artiste,  en  avait 
cherché  la  traduction  musicale.  Je  n'ai  pas  à  m'étendre 
sur  un  opéra  aussi  populaire  que  Faust,  mais  là  déjà 
le  maître  donnait  toute  la  mesure  de  son  talent; 
c'était  bien  ces  mélodies  tendres,  voluptueuses,  riches 
et  souples,  ces  harmonies  langoureuses  et  envelop- 
pantes, cet  orchestre  délicat  et  varié,  qui  caractérisent 
les  opéras  de  Gounod.  Depuis,  on  est  allé  plus  loin 
dans  la  psychologie  musicale;  sous  l'influence  de 
Berlioz,  de  Schumann,  de  Wagner,  on  a  vu  plus  que  des 
scènes  d'amour  dans  le  Faust  de  Gœthe;  mais  nul  n'a 
dépassé  M.  Gounod  dans  les  passages  empreints  de 
charme  et  d'amoureuse  rêverie  de  cette  partition  alors 
si  nouvelle.  Avec  la  Reine  de  Saba  (1862),  le  com- 
positeur revenait  à  la  peinture  musicale,  dessinant 
ses  scènes  d'une  main  élégante;  mais  voici  apparaître 
un  autre  tableau  d'Orient,  la  Statue  (1861),  dans  lequel 
M.  Reyer  sut  à  la  fois  se  montrer  peintre  et  musicien 
hautement  dramatique.  A  peu  près  en  même  temps,  à 
l'Opéra-Comique,  Félicien  David  donnait  son  chef- 
d'œuvre  théâtral, LallahRoukh, \ei2maiiS62.  Ici, au  con- 
traire, la  peinture  l'emporte  sur  le  drame;  cette  adorable 


%66  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

partition  est  avant  tout  poétique  et  rêveuse,  c'est  à  peine 
si,  au  finale  du  premier  acte,  une  touche  délicate  et  spiri- 
tuelle indique  une  intention  dramatique.  Les  Pêcheurs 
de  perles  de Bizet  [Théâtre- Lyrique,  3o  septembre  1 863) , 
écrits  d'un  style  encore  aujourd'hui  hardi  et  neuf, com- 
plétaient cette  trilogie  de  l'orientalisme  musical. 

Pendant  ce  temps,  le  public  français  avait  impi- 
toyablement sifflé,  à  TOpéra,  la  magistrale  partition  de 
R.Wagner,  Tannhaiïser  (i3  mars  1 86 1  ) .  Le  superbe 
opéra  du  maître  allemand  n'a  pas  beaucoup  souffert 
de  ce  bruyant  insuccès;  mais  il  en  est  une  autre,  fran- 
çaise cette  fois,  qui,  cruellement  et  injustement  condam- 
née aussi  par  les  dilettantes  d'alors,  n'a  pas  encore  été 
réhabilitée  par  le  public  d'aujourd'hui,  plus  éclairé  et 
mieux  préparé  aux  grandes  conceptions  musicales;  je 
veux  parler  des  Troyens  (4  novembre  1864).  Berlioz 
avait  déjà  subi  un  premier  échec  à  l'Opéra,  en  1 838, 
avec  Benvenuto  Cellini;  malgré  de  magnifiques  pages 
comme  le  chœur  des  «  ciseleurs  »,  des  scènes  admira- 
blement menées  comme  le  finale  du  second  acte,  malgré 
une  belle  déclamation  et  des  airs  admirablement  drama- 
tiques, Benvenuto  Celliniavait  été  sifflé,  justement  dans 
ses  morceaux  les  plus  neufs  et  les  plus  originaux,  et 
c'est  à  peine  s'il  avait  duré  quatre  soirées.  Un  pareil  coup 
n'avait  point  abattu  le  maître;  il  savait  bien,  lui,  qu'il 
n'était  pas  uniquement  un  musicien  symphoniste,  mais 
aussi  un  grand  auteur  lyrique,  qu'il  avait  la  noblesse 
de  l'expression,  la  hauteur  et  la  poésie  de  la  conception 
musicale,  il  voulut  recommencer  le  combat,  dût-il  en 
mourir,  ce  qui  arriva. 

Virgile  et  Shakespeare   avaient  été   ses  adorations, 


1-1  V  R  E    111. 


■J.C»- 


comme  il  le  disait 
lui-même.  Ce  fut 
au  poète  latin  qu'il 
emprunta  son  su- 
jet. Les  amours  de 
Didon  et  cPEnée, 
l'abandon  de  la 
reine  de  Car- 
tilage, la  couleur 
antique  du  sujet, 
tout  charmait  à  la 
fois  l'imagination 
de  ce  grand  musi- 
cien, nourri  de  la 
poésie  du  chantre 
mantouan  et  ad- 
mirateur des  no- 
bles accents  de 
Gluck.  Il  écrivit 
donc  d'abord  la 
Prise  de  Troie, 
qui  n'a  pas  encore 
été  représentée  , 
dans  laquelle  les 
plaintes  de  Cas- 
sandre  sont  une 
inspiration  de  gé- 
nie, et  les  Troyens 
à  Carthage.  Mal- 
gré leur  premier 
insuccès,       les 


FIG.    7+< 


2(58  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

Troyens  sont  bien  connus  aujourd'hui  des  musiciens. 
Citerons-nous  la  belle  symphonie  delà  chasse  royale,  le 
troisième  acte  tout  entier  avec  les  ballets  d'une  couleur 
encore  si  fraîche,  le  quintette  à  la  fois  suave  et  drama- 
tique, l'admirable  septuor  d'une  si  majestueuse  sérénité, 
d'une  forme  si  noble  et  si  haute,  le  duo  :  «  O  nuit 
d'ivresse  »,  tout  débordant  de  passion?  Ces  pages  admi- 
rables font  de  ce  troisième  acte  un  chez-d'œuvre  non 
seulement  delà  musique  française,  mais  de  la  musique. 
Le  quatrième  acte  n'est  pas  moins  beau,  c'est  le  chant  si 
pittoresque  du  matelot  Hylas,  l'air  magnifique  d'Énée  : 
«  Inutiles  regrets  »,  la  scène  des  spectres  dont  Berlioz  a 
bien  pu  trouver  l'inspiration  dans  la  vision  d'Ossian  des 
Bardes  de  Le  Sueur,  son  maître,  mais  grandie  par  les 
procédés  de  la  musique  moderne.  L'œuvre  finit  avec 
l'admirable  scène  de  l'abandon,  dans  laquelle  Berlioz, 
par  la  beauté,  par  la  puissance  et  la  justesse  de  l'expres- 
sion, par  la  profondeurdes  sentiments,  s'est  placé  à  côté 
des  plus  nobles  génies. 

Les  Troyens  étaient  une  œuvre  toute  nouvelle  ;  ils 
consacraient  l'alliance,  dès  longtemps  préparée,  de  la 
symphonie  et  du  drame.  Les  procédés  de  style,  d'instru- 
mentation et  d'harmonie  étaient  hardis  et  neufs,  et 
cependant  tout  rattachait  cet  opéra  à  la  grande  école 
expressive  française.  Malgré  leur  nouveauté  et  peut- 
être  même  à  cause  de  cette  nouveauté,  les  Troyens  furent 
méconnus;  après  une  lutte  pénible  de  trente  représen- 
tations, ils  disparurent  de  l'affiche  du  Théâtre-Lyrique. 

En  revanche,  et  par  compensation  peut-être,  pendant 
qu'au  Théâtre-Lyrique  les  Troyens  étaient  siffles,  à 
l'Opéra,  le  public  faisait  grande  fête  au  Roland  à  Ron- 


LI  VU  F.    III.  26Ç 

cevaux  (octobre  18Ô4)  de  Mcrmct  (181 5-  1890),  œuvre 
vulgaire  tic  mélodie  et  informe  de  style,  qui  n'avait 
pour  elle  que  le  mérite  d'une  énergie  brutale.  Mermet, 
comme  Berlioz,  avait  travaillé  avec  Le  Sueur,  bien  mé- 
diocre élève  d'une  si  belle  école. 

Mais  revenons  aux  véritables  artistes,  et  après  la 
Fiancée  d'Abydos,  œuvre  de  haute  valeur  de  M.  Barthe 
(Lyrique,  i865),  après  Sardanapale  (Lyrique,  1867), 
le  début  de  M.  Joncières,  tiré  de  la  tragédie  de  lord 
Byron,  voici  deux  des  plus  belles  partitions  de  l'époque 
moderne  :  Roméo  et  Juliette P  de  M.  Gounod  (Lyrique, 
27  avril  1867),  et  Hamlet,  de  M.  A.  Thomas  (Opéra, 
9  mars  1868).  Rossini,  paraît-il,  avait  refusé  de  mettre 
en  musique  Roméo  et  Juliette;  il  reculait,  disait-il, 
devant  la  difficulté  de  composer  trois  duos  d'amour; 
trente  ans  après,  et  l'on  peut  juger  par  là  de  la  diffé- 
rence des  temps,  c'était  justement  les  duos  d'amour  qui 
attiraient  le  musicien,  c'était  pour  eux  qu'il  faisait  son 
œuvre;  d'abord  dans  le  madrigal,  c'est  une  coquetterie 
aimable  et  charmante;  dans  la  scène  du  jardin,  c'est  l'aveu 
tendre  et  pudique  de  la  jeune  tille,  puis  sur  le  balcon 
la  passion  se  déchaîne  dans  toute  sa  force;  enfin,  près 
du  tombeau,  c'est  le  désespoir  du  bonheur  perdu. 
Quelle  délicatesse,  quelle  diversité  d'expression  dans 
ces  diverses  nuances  de  l'amour!  Félicien  David  avait 
été  langoureux  et  rêveur,  M.  Gounod  fut  tendre  et 
passionné.  Dans  cette  langue  musicale  souple  et  d'une 
suprême  élégance,  tout  est  charme  et  enlacement;  la 
mélodie  est  expressive  et  chaude,  adoucie  par  la  ca- 
resse pour  ainsi  dire  de  l'harmonie;  d'une  délicatesse 
et  d'une  finesse  extrêmes,  l'orchestre  colore  de  ses  tou- 


■27o  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

ches  délicates  ces  tableaux  enchanteurs;  en  ce  genre, 
nous  ne  trouvons  d'analogue  dans  la  musique  française 
que  le  duo  des  Troyens.  A  la  même  époque  que  M.  Gou- 
nod,  M.  R.  Irvid  (marquis  d'Ivry)  publia  un  autre  Roméo 
et  Juliette,  qu'il  remania  et  rit  jouer  plus  tard  sous  le 
titre  des  Amants  de  Vérone  (salle  Ventadour,  1878). 
C'est  une  composition  qui  mérite  de  prendre  place  à 
côté  des  bons  opéras  français. 

En  même  temps  M.  Ambroise  Thomas,  avec  toute 
l'autorité  de  son  talent,  unissait  le  drame  shakespearien 
à  l'ancienne  tragédie  lyrique.  C'était  déjà  œuvre  de 
grand  artiste,  de  musicien  hardi  et  vraiment  moderne, 
de  vouloir  traduire  en  musique  non  pas  l'action  dCHam- 
let,  mais  le  caractère  des  personnages;  de  transporter 
dans  son  art  cette  figure  énigmatique  du  prince  de 
Danemark,  de  rendre  les  remords  de  la  reine  Gertrude, 
de  chercher  les  accents  de  la  tendresse  désespérée 
d'Ophélie,  dé  peindre  la  mort  poétique,  je  dirais  presque 
gracieuse,  de  la  jeune  fille.  Hamlet  est  trop  connu  pour 
que  l'on  ait  besoin  de  dire  dans  quelle  langue  musicale 
tantôt  puissante,  tantôt  élégante,  toujours  noble  et 
élevée,  M.  Ambroise  Thomas  a  réalisé  son  rêve  d'ar- 
tiste; je  me  contenterai  de  citer  la  scène  de  l'Esplanade, 
le  finale  du  deuxième  acte,  le  monologue  d'Hamlet,  le 
trio  et  le  duo  si  dramatiques  et  si  expressifs  d'Ophélie, 
de  la  reine  et  d'Hamlet,  et  tout  l'acte  de  la  mort  d'O- 
phélie. Du  reste,  Hamlet  avait  tenté  déjà  plus  d'un 
musicien,  et  nous  devons  citer  l'opéra  de  M.  Hignard, 
publié  en  1868,  qui  n'a  pas  été  représenté  à  Paris,  mais 
en  province.  Dans  cette  œuvre  intitulée  tragédie  lyrique, 
M.  Hignard,  compositeur  instruit  et  de  talent,  a  voulu 


i.i  v  u  E  11 1.  -2.71 

marier  la  symphonie  à  la  de'clamation  parlée;  la  tenta- 
tive a  été  heureuse  en  plus  d'un  passage;  nous  citerons 
surtout  le  dernier  tableau  de  la  marche  funèbre  d'Ophc- 
lie,  qui  est  une  page  des  plus  remarquables. 

Nous  voici  arrivés,  dans  cette  esquisse  du  drame 
lyrique  français,  à  l'époque  contemporaine;  déjà  nous 
avons  dû  nommer  plus  d'un  maître  vivant,  et  la  pru- 
dence nous  conseillerait  peut-être  d'éviter,  dans  une 
histoire  de  ce  genre,  un  sujet  brûlant;  mais  comment 
nous  arrêter  au  moment  même  ou  notre  école  est  plus 
brillante  que  jamais,  plus  féconde,  plus  ardente  à  la 
lutte,  où  surgissent  de  tous  côtés  des  œuvres  dignes 
d'être  signalées  ?  De  ces  œuvres,  contentons-nous  de 
donner  les  titres,  d'indiquer  les  tendances,  sans  prendre 
part  aux  querelles  qu'elles  ont  fait  naître.  Après  ses 
éclatants  succès  de  Faust  et  de  Roméo,  M.  Gounod  a 
voulu  chercher  la  haute  expression  de  Fart  dans  la  sim- 
plicité; c'est  dans  cet  esprit  qu'est  conçu  son  opéra  de 
Polyeucte  (Opéra,  1878),  dont  le  finale  du  deuxième  acte 
est  une  page  pleine  d'élévation.  Thomas,  avec  Françoise 
de  Rimini  (Opéra,  1882),  s'est  attaqué  une  seconde  fois  à 
ces  sujets  délicats  et  pour  ainsi  dire  psychologiques,  dans 
lesquels  il  avait  triomphé  avec  Hamlet.  Puis  voici  les 
jeunes  compositeurs,  tous  cherchant  des  voies  nouvelles, 
tous  s'étant  préparés  au  théâtre  par  la  symphonie. 
M.  Massenet,  musicien  tendre,  habile  et  délicat,  aborde 
l'opéra  en  maître  avec  la  scène  colorée  du  paradis 
d'Indra  du  Roi  de  Lahore  (Opéra,  1877);  avec  Héro- 
diade  (Bruxelles,  1881;  Paris,  Théâtre-Italien,  1884), 
il  retrouve  quelque  chose  de  cette  religiosité  pour 
ainsi    dire   passionnée  qui  avait   fait   de   Marie-Mag- 


272  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

deleine  une  œuvre  si  neuve  et  si  personnelle;  enfin  le 
Cid  (i 885)  a  été  jusqu'à  ce  jour  son  dernier  succès  à 
TOpéra  dans  le  genre  lyrique.  Voici  M.  Saint-Saé'ns, 
le  merveilleux  symphoniste,  à  la  forme  si  souple  et  si 
moderne;  après  avoir  été  fantaisiste  dans  le  Timbre 
d'argent  (Lyrique,  1877),  il  se  montra  compositeur  dra- 
matique de  grand  style  et  de  haute  inspiration  dans 
sa  magistrale  partition  de  Samson  et  Dalila  (Weimar, 
1877  ;  Paris,  1890)  ;  puis  il  changea  encore  de  genre  avec 
Henri  VIII  (Opéra,  i883),  et  Ascanio  (Opéra,  1890), 
sans  rien  perdre  pour  cela  des  vives  couleurs  de  sa 
riche  palette. 

Cherchant  une  esthétique  nouvelle,  M.  Reyer,  après 
Pinsuccès  éclatant,  mais  immérité,  âCErostrate  (Opéra, 
1871),  s'inspire  des  grandes  légendes  de  YEdda  et  du 
Niebelungen,  et  fait  entendre  sa  belle  et  mâle  partition 
de  Sigurd  (Bruxelles,  1884;  Opéra,  i885);  il  s'attaque 
ensuite  au  roman  étrange  et  fouillé  de  Flaubert,  et 
donne  Salammbô  (Bruxelles,  1890). 

D'autres  musiciens  de  talent  ont  pu  encore  faire 
honneur  à  notre  école  dans  le  grand  drame  lyrique.  Je 
citerai  M.  Théodore  Dubois  qui,  écrivant  son  opéra 
d'Aben  Hamet  (Italiens,  1884),  a  tenté  de  réunir  le 
style  serré  de  l'école  française  à  la  grâce  de  l'école 
italienne;  M.  Lefèvre,  dont  la  Za'ire,  non  encore  repré- 
sentée, mériterait  de  pouvoir  être  appréciée  à  sa  valeur; 
MM.  Victorin  Joncières  et  Salvayre  qui,  tous  deux,  de 
manière  différente,  se  sont  montrés  musiciens  dra- 
matiques, l'un,  avec  Dimitri  (Lyrique,  1876)  et  avec  le 
Chevalier  Jean  (Opéra-Comique,  i885);  l'autre,  avec  le 
Bravo  (Lyrique,  1877).  Inspiré  par  le   roman  de  Ber- 


LI  VU  E    III, 


Ï7Î 


fi  g.   75.  —  scène    de    Giselle. 
(Ballet  d'Adam  et  Burgmûller.  —  Opéra,  184 1.) 

nardin    de    Saint- Pierre,    Victor    Massé    a   donné   au 

MUSIQUE   FRANÇAISE.  iN 


27+  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

Théâtre-Lyrique,  en  1876,  sa  gracieuse  et  mélodique 
partition  de  Paul  et  Virginie.  Au  moment  même  ou 
nous  écrivons,  le  succès  du  Roi  d'Is  (1888),  de  M.  Lalo, 
et  d 'Esclarmonde  (1889),  de  M.  Massenet,  prouvent  que 
l'art  lyrique  est  toujours  en  grand  honneur  chez  les 
musiciens  français. 

Si  rapide  que  soit  cet  aperçu,  nous  devons  citer  au 
moins  ce  genre  aimable  du  ballet  qui  tient  à  la  fois  de 
l'opéra  et  de  la  symphonie,  et  dans  lequel  nos  compo- 
siteurs ont  excellé. 

Nous  savons  de  quelle  importance  avait  été  le  ballet 
au  xviii0  siècle  et  sous  l'Empire.  Les  musiciens  mo- 
dernes n'abandonnèrent  point  ce  genre,  loin  de  là,  et 
les  premiers  d'entre  eux ,  comme  Halévy,  comme  Auber, 
se  firent  gloire  d'y  réussir.  Ils  voulurent  même  conti- 
nuer l'opéra-ballet,  Auber  avec  le  Dieu  et  la  Bayadère 
(i83o),  Halévy  avec  la  Tentation  (i832),  en  collabora- 
tion avec  Casimir  Gide.  L'opéra-ballet  fut  abandonné, 
mais  on  entendit  des  œuvres  agréables  qui  eurent  pour 
auteurs  des  musiciens  spéciaux,  au  talent  facile,  comme 
SchneitzhœfTer,Gide,  Burgmùller;  et  le  premier  de  tous, 
Ad.  Adam,  qui  se  montra  artiste  plus  élégant  et  plus 
fin  dans  ses  ballets  que  dans  ses  opéras-comiques.  En 
même  temps,  Théophile  Gautier  avait  vu  dans  ces 
sortes  de  pièces  dansées  et  mimées  comme  la  réalisa- 
tion d'un  de  ses  rêves  de  poète;  il  en  avait  fait  une 
sorte  d'invention  à  la  fois  dramatique  et  fantastique  ; 
ce  fut  l'époque  du  Diable  boiteux  de  Gide  (i83  1),  de  la 
Sylphide  de  Schneitzhoeffer  (i832),  de  la  Fille  du  Da- 
nube d'Adam  (1 836),  de  la  Péri  de  Gautier  et  Burg- 
mùller (1843),  du   Corsaire  d'Adam  (i856),   etc.    Gi- 


LIVRE    [II.  275 

selle  ( 1 841  ),  charmant  ballet  cTAd.  Adam,  Th.  Gautier 
et  Saint-Georges  (fig.  75),  est  restée  le  modèle  du  genre. 
Lorsque  vint  l'école  moderne,  elle  s'empara  du  ballet 
comme  d'un  bien  qui  lui  appartenait  de  droit  par  son 
caractère  symphonique  et  pittoresque.  A  partir  de  ce 
jour,  les  ballets  se  pressent  sans  qu'il  nous  soit  pos- 
sible d'en  donner  tous  les  titres;  mais  la  musique  de 
danse  a  pris,  elle  aussi,  sa  place  dans  Part  nouveau. 
Quelque  chose  de  plus  fin,  de  plus  relevé  dans  le  style, 
de  plus  musical,  caractérise  ces  petits  chefs-d'œuvre  de 
grâce  et  d'esprit;  en  un  mot,  ce  sont  de  véritables 
symphonies  dansées  que  les  airs  de  danse  des  opéras  et 
les  ballets  de  MM.  Reyer,  Massenet,  Saint-Saéns,  De- 
libes,  Thomas,  Gounod,  Lalo,  Guiraud,  Widor,  Théo- 
dore Dubois,  etc.  Autrefois,  la  musique  de  danse  était 
considérée  comme  un  genre  secondaire;  aujourd'hui, 
nos  maîtres  contemporains  ont  su  en  faire  un  art  char- 
mant de  pittoresque  et  de  coloris. 

Bellaigue  (Cam.).  Un  siècle  de  musique  française,  in-12, 
1887.  —  L'année  musicale,  in-12,  1886,  et  suite. 

Blaze  de  Bury.  Musiciens  du  passé,  du  présent  et  de  l'avenir, 
in-12,  1884.  —  Meyerbeer  et  son  temps,  in-12,  i865. 

Ernst  (Alfred).  L'œuvre  dramatique  de  Berlioç,  in-12,  1884. 

Lajarte.  Bibliothèque  musicale  de  VOpéra,  in-8°,  1876. 

Lasalle  (Albert  de).  Mémorial  du  théâtre  lyrique,  in-12,  1877. 

Noël  et  Stoullig.  Les  annales  du  théâtre  et  de  la  musique, 
1875,  et  suite. 

Ortigue  (d').  La  guerre  des  dilettantes  ou  de  la  révolution 
opérée  par  M.  Rossini  dans  V opéra  français,  in-S°,  1829. 

Pagnerre  (L.).  Charles  Gounod  et  son  œuvre,  in  -8°,  1890. 

Pougin.  Biographie  des  musiciens.  (Supplément  de  Fétis.)  — 
Halévy  écrivain,  in-8°,  i865. 

Reyer.  Notes  de  musique,  in-12. 

Soubies.  Almanach  des  spectacles,  in-12,  1874  et  suite. 

Sutherland-Edwards.  Rossini  and  his  SchooU  in-12,  1881. 


CHAPITRE    III 


LA     COMEDIE     LYRIQUE 


L'opéra-comique  et  ses  différents  genres.  —  Première  période 
(i 8 25-i 85o)  :  Le  genre  anecdotique.  —  Les  librettistes  : 
Scribe,  Planard  et  Saint-Georges.  — Les  musiciens  :  Hérold,  Ha- 
lévy,  Auber,  etc. —  Deuxième  période  (i 85o-i8g...)  :  Le  genre 
poétique.  —  Ambroise  Thomas,  Meyerbeer,  Massé,  Gounod, 
Bizet,  MM.  Massenet,  Saint-Saèns,  Delibes,  etc.  —  Le  vaudeville 
musical  et  l'opérette:  Adolphe  Adam,  Glapisson,  Offenbach, 
M.  Lecoq,  etc. 

Dans  le  chapitre  précédent,  nous  avons  quitté  l'opéra 
au  moment  où,  en  pleine  époque  de  transition,  il  ache- 
vait peut-être  de  se  transformer  sous  l'influence  de 
Pécole  symphonique  française  que  nous  avons  vue 
naître  il  y  a  un  demi-siècle  environ.  L'opéra-comique  a 
subi  à  peu  près  les  mêmes  péripéties,  et  nous  devrons 
clore  cette  histoire  à  l'heure  même  où  il  semble  entrer 
dans  une  nouvelle  période.  Ce  mot  d'opéra-comique 
est  encore  trop  employé  pour  qu'il  soit  possible  de  s'en 
passer,  mais  voilà  bien  des  années  qu'il  n'a  plus  de  sens. 
Dès  le  commencement  de  ce  siècle,  avec  les  Méhul,  les 
Cherubini,  les  Le  Sueur,  il  avait  changé  de  caractère; 
non  seulement  les  tréteaux  de  la  foire  et  les  couplets  de 


LIVRE    III.  277 

Gilliers  étaient  oublies,  mais  on  était  déjà  bien  loin  des 
légères  comédies  en  musique  de  Monsigny  et  de  Grétry. 
L'opéra-comique  avait  fait  vibrer  les  accents  de  la 
passion  forte;  c'était  toujours  le  même  mot,  mais  ap- 
pliqué à  un  art  bien  différent.  Joseph  s'appelle  un 
opéra-comique,  exactement  comme  le  Bouffe  et  le  tail- 
leur, et  cependant  quel  abîme  sépare  l'œuvre  noble 
et  majestueuse  de  Méhul  du  gentil  vaudeville  de  Ga- 
veaux!  Ce  n'est  ni  d'après  son  titre,  ni  d'après  le  théâtre 
où  elle  a  été  jouée,  qu'une  œuvre  se  classe,  c'est  d'après 
ses  tendances  et  son  style.  Nous  avons  emprunté  au 
genre  de  l'opéra-comique  quelques-unes  de  ses  parti- 
tions pour  les  classer  dans  les  opéras,  nous  lui  en  reti- 
rerons d'autres  pour  les  rejeter  dans  les  opérettes; 
Joseph,  Faust,  Roméo  et  Juliette  ne  sont-ils  pas  de  vé- 
ritables drames  lyriques?  le  Philtre,  le  Comte  Ory,  la 
Muette,  même  malgré  leur  titre  pompeux  d'opéras, 
n'appartiennent-ils  pas,  par  contre,  au  style  tempéré  qu'il 
est  convenu  d'appeler  opéra-comique?  En  somme,  si 
la  division  des  genres  sert  à  jeter  de  la  clarté  dans  le 
récit,  à  tailler  des  chapitres  dans  l'histoire,  elle  est 
absolument  conventionnelle  et  arbitraire.  La  muse  se 
rit  de  nos  classifications;  elle  inspire  ses  adeptes,  et 
les  musiciens  créent  au  caprice  de  leur  génie;  puis 
viennent  les  historiens  qui  classent  de  leur  mieux. 

Nous  avons  groupé  autant  que  possible  les  parti- 
tions qui,  parleurs  sujets,  leur  style  et  leurs  tendances, 
appartenaient  au  genre  noble  et  hautement  lyrique; 
le  moment  est  venu  d'étudier  celles  qui  se  rappro- 
chent davantage  de  la  comédie,  et  où  le  rire  et  la 
grâce  légère  tempèrent  ce  que  le  drame  a  de  trop  poi- 


278  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

gnant,  ce  que  l'ode  a  de  trop  pompeux.  C'est  ce  genre 
que  Ton  est  convenu  d'appeler  éminemment  français, 
sans  que  Ton  ait  jamais  pu  bien  clairement  démon- 
trer en  quoi  le  Domino  noir,  les  Dragons  de  Villars 
ou  le  Postillon  de  Longjumean  étaient  plus  français 
que  la  Juive,  Roméo  et  Juliette  ou  la  Damnation  de 
Faust.  On  ne  s'est  jamais  avisé  de  trouver  que  Molière 
et  Regnard  étaient  plus  Français  que  Corneille  et  Ra- 
cine, qu'Augier  ou  M.  Dumas  sont  plus  Français  que 
Victor  Hugo  ou  Lamartine;  mais,  en  musique,  il  en 
est  autrement. 

Suivons  donc  la  coutume  et  voyons  ce  que  devint, 
jusqu'à  nos  jours,  ce  genre  de  l'opéra-comique,  créé 
d'abord  par  les  premiers  vaudevillistes  de  la  foire, 
puis  par  Dauvergne,  Monsigny  et  Grétry.  Pendant  que 
Méhul,  Berton,  Le  Sueur,  Boïeldieu  vivaient  encore, 
pendant  que  l'on  applaudissait  la  Dame  blanche,  une 
jeune  génération  de  musiciens  se  levait  ardente  et  prête 
à  continuer  les  traditions  des  grands  artistes  qui  l'a- 
vaient précédée  :  c'était  celle  des  Hérold,  des  Auber  et 
des  Halévy;  ces  maîtres,  qui  nous  ont  laissé  tant  de 
chefs-d'œuvre,  ne  s'étaient  pas  cependant  beaucoup 
éloignés  des  anciennes  traditions  et  étaient  restés  fidèles 
au  genre  sentimental,  narratif  et  anecdotique  dont  la 
Dame  blanche  était  le  plus  parfait  modèle.  Ce  ne  fut 
que  vers  i85o  qu'une  nouvelle  génération  de  grands 
musiciens,  celle  des  Gounod,  des  Thomas,  des  Da- 
vid, etc.,  changèrent  le  genre  de  l'ancien  opéra-comique, 
le  rendirent  plus  pittoresque  et  plus  symphonique, 
cherchèrent  dans  les  poètes  français  et  étrangers  des 
sujets  les  inspirant  mieux  au  gré  de  leur  nouvel  idéal. 


LIVR  F.  ni.  279 

Pendant  ce  temps,  L'ancien  opéra-comique  à  couplets, 
Léger  et  bouffe,  celui  de  Devienne  et  de  Gaveaux,  celui 
des  Rende %- VOUS  bourgeois  et  de  Monsieur  Descha- 
lumeaux,  le  véritable  opéra-comique  venu  en  droite 
ligne  du  théâtre  de  la  foire,  continuait  ses  gentils 
flonflons  avec  l'aimable  Adolphe  Adam.  Longtemps  il 
fut  en  grand  honneur  et  on  le  vit  briller  à  côté  des 
œuvres  les  plus  sérieuses;  mais  bientôt  relégué  au  se- 
cond rang  par  des  musiciens  à  tendances  plus  poéti- 
ques et  plus  élevées,  il  aboutit  à  l'opérette, 

Au  début  de  la  première  période,  l'influence  de  Ros- 
sini  fut  immense  sur  nos  compositeurs,  et  moins  nui- 
sible dans  le  demi-genre  que  dans  le  drame  lyrique.  Le 
rossinisme  apparut  d'abord  dans  la  Dame  blanche,  puis 
tous  les  musiciens  suivirent  à  l'envi.  Pour  l'expression, 
la  sensibilité,  la  justesse  des  proportions  scéniques,  les 
élèves  de  Méhul,  de  Le  Sueur  et  de  Boïeldieu  n'avaient 
rien  à  apprendre  du  brillant  auteur  du  Barbier;  mais 
si  leur  mélodie  était  sincère  et  vraiment  dramatique, 
elle  ne  laissait  pas  d'être  parfois  un  peu  lourde  et  la 
formule  en  était  usée  par  trop  de  chefs-d'œuvre;  si  leur 
orchestre  était  rempli  d'intentions  heureuses,  de  traits 
ingénieux  et  spirituels,  il  était  resté  un  peu  massif. 

La  légèreté  et  l'éclat  du  style  rossinien  convenaient 
mieux  aux  sujets  de  l'Opéra-Comique  qu'à  ceux  de 
l'Opéra.  Aussi  bien,  si  l'on  peut  signaler  plus  d'une 
imitation  malheureuse,  si  nos  musiciens  n'ont  pas 
toujours  su  distinguer  les  défauts  des  qualités  de  leur 
modèle,  il  faut  reconnaître  que  dans  le  demi-genre,  du 
moins,  l'influence  de  Rossini  a  eu  son  utilité. 

Une  des  grandes  causes  du  succès   des  opéras-co- 


28o  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

miques  que  le  public  applaudit,  de  1825  à  1860 
environ,  fut  aussi,  en  dehors  du  talent  des  composi- 
teurs, la  valeur  et  l'intérêt  des  libretti.  Les  littéra- 
teurs qui  avaient  écrit  les  poèmes  musiques  par 
Méhul,  Le  Sueur,  Cherubini,  avaient  tiré  de  leur  porte- 
feuille ce  qu'ils  avaient  trouvé  de  plus  médiocre, 
pensant,  avec  Beaumarchais,  que  tout  ce  qui  ne  pou- 
vait pas  se  dire  devait  pouvoir  se  chanter.  Seules,  les 
pièces  bouffes  n'étaient  pas  sans  quelque  esprit;  mais, 
dans  le  genre  sérieux,  c'étaient  de  noirs  ou  ridicules 
mélodrames  ou  d'insipides  fadeurs  d'une  galanterie 
niaise  ou  d'une  écœurante  sensiblerie;  seul  Joseph  fait 
exception,  grâce  à  son  sujet  biblique.  Malgré  tout  leur 
talent,  les  musiciens  de  cette  époque  ne  purent  lutter 
contre  les  tristes  libretti  dont  leur  musique  était  affu- 
blée; de  là  peut-être  la  cause  de  l'abandon  dans  lequel 
leurs  œuvres  sont  tombées.  A  partir  de  1825  —  et  la 
Dame  blanche  en  est  la  preuve,  —  les  compositeurs 
eurent  à  mettre  en  musique  des  poèmes  intéressants, 
bien  faits,  riches  en  situations  dramatiques,  et  même 
spirituels.  Nous  avons  vu  Scribe  à  l'Opéra,  nous  le 
retrouvons  à  l'Opéra-Comique  dans  le  demi-genre  et 
dans  le  genre  bouffe;  ses  poèmes  sont  reconnaissables 
à  leur  ingéniosité,  à  leurs  situations  bien  disposées 
pour  être  mises  en  musique,  à  cette  sorte  de  tact  qui 
faisait  que  Scribe  donnait  à  chacun  de  ses  collabora- 
teurs le  sujet  qui  lui  convenait.  Le  Domino  noir,  Fra 
Diavolo,  Giralda,  les  Diamants  de  la  couronne,  la  Dame 
blanche  peuvent  être  placés  parmi  les  meilleurs  et  sont, 
en  effet,  des  pièces  fort  bien  faites.  Scribe  fut  surtout  le 
librettiste  d'Auber  et  des  musiciens  plus  spirituels  que 


M  Vit  E    III- 


aMi 


passionnes  et  dramatiques;  il  eut  des  rivaux  moins 
adroits  peut-être  que  lui.  mais  plus  émus,  plus  poètes; 
tel  fut  Saint-Georges  qui  fit,  pour  Halévy,  le  joli  opéra- 


FIG.    76.    HÉROLD     (lOUIS-IOSEPH-FERDIN  And), 

(Paris,  1791-1833.) 


comique  de  l'Eclair,  rémouvant  drame  du  Val  d'An- 
dorre, qui  mit  en  scène,  pour  le  même  musicien,  l'inté- 
ressante situation  des  Mousquetaires  de  la  Reine  ;  tel 


28a  KCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

fut  aussi  Planard.  Planard  collabora  avec  Saint- 
Georges,  et  VEclair  porte  aussi  son  nom;  mais  il  res- 
tera dans  l'histoire  de  la  musique  française  comme  le 
librettiste  du  Pré  aux  clercs,  le  chef-d'œuvre  de  ce 
maître  charmant,  qui  a  nom  Hérold. 

Hérold  (179 i-i833)  —  qui  nous  a  légué  Zampa  et 
le  Pré  aux  clercs,  les  deux  meilleures  partitions  de  la 
période  qui  nous  occupe  ici,  et  qui  mourut  si  jeune, 
sans  avoir  pu  parvenir  à  faire  entendre  une  œuvre 
importante  à  l'Opéra,  où  l'appelait  pourtant  son  génie 
poétique  et  élevé  —  est  le  successeur  direct  de  la  belle 
école  de  Méhul,  dont  il  fut  du  reste  l'élève.  Hérold 
a  moins  de  brio  et  d'éclat  que  quelques-uns  de  ses 
contemporains  et  surtout  Auber,  mais  il  a  la  pro- 
fonde sensibilité,  l'émotion,  l'expression  juste,  le  sen- 
timent net  des  situations  dramatiques;  en  un  mot, 
il  possède  au  plus  haut  degré  les  qualités  qui  font 
les  grands  musiciens.  On  a  dit  que  c'était  un  Weber 
français,  et  on  a  dit  aussi  qu'il  s'était  plus  d'une 
fois  inspiré  de  Rossini;  selon  nous,  il  fut  surtout 
Hérold.  Berlioz,  en  un  jour  de  mauvaise  humeur  assez 
mal  justifiée,  a  appelé  Hérold  «  le  Weber  des  Bati- 
gnolles  »  ;  c'est  une  boutade  de  mauvais  goût,  et  voilà 
tout.  En  effet,  le  musicien  de  Zampa  rappelle  quel- 
quefois Weber;  mais  le  rapport  entre  l'auteur  du  Pré 
aux  clercs  et  celui  du  Freyschut\,  ne  consiste  réelle- 
ment que  dans  une  certaine  similitude  de  sensations, 
que  quelques  pages  de  ces  deux  maîtres  nous  font  éprou- 
ver. A  part  l'ouverture  de  Zampa,  développée  un  peu 
à  la  façon  des  ouvertures  allemandes,  dont  quelques 
passages  n'auraient  pas  été  écrits,  si  Hérold  n'avait  pas 


LIVRE    III.  a»3 

entendu  le  Freyschufiç,  on  n'a  rien  à  signaler  qui  repro- 
duise les  formules  du  maître  allemand.  Hérold,  moins 
hardi,  moins  fougueux  que  lui,  est  plus  précis;  il  a 
moins  de  passion  et  plus  de  tendresse.  En  revanche, 
relisez  l'ouverture  de  Joseph  et  celle  de  Zampa,  et  vous 
verrez  reparaître  en  plus  d'un  endroit  l'élève  préfère'  de 
Méhul;  à  Rossini,  il  emprunta  quelques  formules,  et 
non  des  meilleures.  C'est  à  cette  imitation  du  maître  de 
Pesaro  que  l'ouverture  du  Pré  aux  clercs  doit  cette 
allure  sautillante  et  ce  faux  brio  qui  la  rend  si  infé- 
rieure à  celle  de  Zampa;  c'est  encore  en  voulant  imiter 
Rossini  que  le  maître  a  soudé  à  cette  poétique  mélodie 
de  «  Jours  de  mon  enfance  »,  du  Pré  aux  clercs,  les 
interminables  broderies  qui  en  détruisent  tout  le 
charme. 

C'est  donc  bien  Hérold  qu'il  faut  chercher  dans 
Hérold,  et  cela  dès  ses  premières  œuvres.  Nous  ne  pou- 
vons toutes  les  passer  en  revue  ici,  mais  déjà,  dans 
les  Rosières  (1817),  nous  trouvons  des  traces  de  cette 
sensibilité  dont  il  a  donné  tant  de  preuves  depuis. 
Voici  le  finale  de  Marie  (1826),  où  Hérold  se  montre 
tout  entier;  les  premières  hésitations  de  la  jeunesse 
sont  passées,  le  maître  a  pris  possession  de  son  talent. 
Enfin  voici,  à  une  année  de  distance,  le  Pré  aux  clercs 
(1 83 1)  et  Zampa  (i832),  partitions  maîtresses  dans 
la  musique  française.  Chacun  connaît  le  Pré  aux  clercs, 
et  le  détailler  serait  tomber  dans  des  redites  inutiles. 
C'est,  de  tous  les  ouvrages  d'Hérold,  celui  peut-être 
qui  se  rapproche  le  plus  de  l'ancienne  école  française; 
seulement  on  y  trouve,  comme  au  finale  du  second  acte, 
une  tendresse  d'âme  que  nos  vieux  maîtres  n'avaient 


28±  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

pas  connue,  et  que  Ton  pourrait  appeler  toute  mo- 
derne. La  scène  de  la  vente  dans  la  Dame  blanche 
avait  déjà  donné  des  modèles  de  morceaux  longuement 
développés;  Hérold,  dans  ce  même  finale,  sut  habile- 
ment s'en  souvenir.  Enfin,  par  l'habile  disposition  scé- 
nique,  par  la  couleur  de  l'orchestre,  la  scène  du  duel 
et  celle  du  bateau  sont  d'un  puissant  effet  et  resteront 
parmi  les  meilleures  de  notre  répertoire. 

Moins  bien  composé  peut-être  que  le  Pré  aux 
clercs,  Zampa  est  une  œuvre  d'un  style  plus  large  et 
d'une  inspiration  plus  élevée,  et  certaines  pages  comme 
le  début  de  l'ouverture,  comme  le  finale  du  premier  acte, 
comme  l'apparition  de  la  Fiancée  de  marbre,  ont  des 
allures  de  grand  opéra. 

Le  Pré  aux  clercs  et  Zampa  sont  tous  deux  d'ori- 
gine romantique;  mais  si  l'un  vient  du  roman  histo- 
rique de  Vitet  et  de  Mérimée  qui  a  donné,  comme  nous 
l'avons  vu,  naissance  aux  Huguenots,  l'autre  semble 
avoir  été  inspiré  par  la  sombre  poésie  de  Byron.  Absurde 
dans  ses  situations,  Zampa  est  musical  dans  ses  détails; 
aussi  le  musicien  en  a-t-il  bien  saisi  le  caractère  à  la 
fois  fantastique  et  lyrique.  Le  personnage  de  Zampa, 
cette  sorte  de  don  Juan,  traité  à  la  française,  a  parfois 
grande  allure,  et  n'était  sa  galanterie  un  peu  surannée, 
disons  le  mot,  un  peu  troubadour,  qui  rappelle  quelque- 
fois la  Joconde  de  Nicolo,  ce  serait  une  des  plus  belles 
figures  musicales  de  notre  école.  A  l'époque  où  cet 
opéra-comique  fut  joué,  c'était  une  œuvre  hardie  et 
nouvelle  par  la  poésie  et  le  lyrisme  de  la  conception, 
par  la  force  des  harmonies,  par  le  coloris  de  l'instru- 
mentation. En  fermant  cette  belle  partition,  comment 


LIVRE    III.  085 

ne   pas  regretter  que    Hérold  n'ait    pu  donner,  dans 
Topera,  libre  essor  à  son  génie! 

Hérold,  en  mourant,  avait  laissé  un  opéra  inachevé, 
Ludovic;  ce  fut  Halévy  qui  le  termina  et  il  fut  joué 
en  1 83 3  ;  deux  ans  après,  paraissait  YEclair.  Les 
ennemis  d'Halévy  ne  manquèrent  pas  d'accuser  ce 
maître  d'avoir  profité  de  sa  collaboration  posthume 
avec  Hérold;  la  lecture  de  cette  jolie  partition  de 
YEclair  suffit  à  réfuter  cette  calomnie.  Comme  Hé- 
rold, Halévy  avait  pris  un  sujet  où  dominaient  la  sen- 
sibilité et  la  grâce,  et,  dans  l'étroite  amitié  qui  unissait 
les  deux  musiciens,  il  n'est  pas  impossible  que  le 
compositeur  du  Pré  aux  clercs  ait  exercé  quelque 
influence  sur  le  compositeur  de  YEclair;  mais  là  s'ar- 
rête toute  ressemblance;  le  style  diffère,  l'inspira- 
tion n'est  plus  la  même.  Au  lieu  delà  tendresse  sincère 
et  chaude  d'Hérold,  c'est  la  sensibilité,  un  peu  con- 
tournée, qui  distingue  la  romance  et  le  duo  célèbre  de 
YEclair.  Le  beau  finale  du  premier  acte,  avec  sa  phrase 
désespérée,  a  une  largeur,  une  ampleur  de  mélodie  qui 
annonce  la  Juive.  Enfin,  les  parties  légères  de  cette 
œuvre  sont  traitées  avec  un  esprit  qui  n'est  pas  celui 
d'Hérold,  même  dans  le  trio  du  Pré  aux  clercs,  je  di- 
rais presque  une  malice  et  une  espièglerie  dont  le  poète 
de  Zampa  n'avait  pas  l'idée.  La  même  année  (i835)  vit 
naître  YEclair  et  la  Juive,  les  deux  chefs-d'œuvre 
d'Halévy.  Ce  maître  avait  débuté  à  l'Opéra-Comique 
en  1827  par  Y  Artisan,  et  à  partir  de  ce  jour  ces  ou- 
vrages dans  le  demi-genre  furent  nombreux.  Nous 
ne  les  citerons  pas  tous,  mais  nous  devons  en  re- 
tenir trois  principaux  :  les  Mousquetaires  de  la  Reine 


a8<5  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

(Opéra-Comique,  1846);   le  Val  d'Andorre  (Opéra-Co- 
mique, 1848),  et,  à  cause  de  ses  tendances  toutes  mo- 
dernes, Jaguarita  V Indienne  (Lyrique,  1 8 55).  Les  Mous- 
quetaires de  la  Reine   contiennent  plus   d'un  couplet 
passé  à  Tétat  de  pont-neuf,  comme  l'ariette  :  «  Parmi 
les  guerriers  »  ;  des  mélodies  jetées  dans  le  moule  banal 
et  monotone   que  les  Italiens  appellent  des  Rosalies; 
mais  la  romance  :  «  Enfin  un  jour  plus  doux  se  lève  », 
est  empreinte  du  sentiment  délicat  propre  à  Halévy;  le 
sextuor  :  «  Serment  des  chevaliers  »  a  de  la  noblesse,  et 
surtout  le  quatuor  des  masques  :  «  Nuit  charmante  », 
est  d'un  poète   élégant  et  fin.  Du   Val  d'Andorre,    par- 
tition  d'un    profond   sentiment  dramatique,   nous   ne 
signalerons  spécialement  qu'un  morceau,   la   romance 
de  «  Rose  de  Mai  »;  mais,  dans  les  quelques  mesures 
de  cette  douloureuse  mélodie,  Halévy  a  donné  tout  ce 
que  son  âme  de  musicien  contenait  de  force  dramatique 
et   d'émotion  sincère.    Jaguarita  l'Indienne  fut  écrite 
après  que  Félicien  David  avait  fait  entendre  le  Désert 
et  la  Perle  du  Brésil.  Comme  Auber  avec  V Enfant  pro- 
digue, Halévy  voulut  à  son    tour  brosser  un   tableau 
d'Orient;  il  fut  plus  heureux  que  l'auteur  de  la  Muette, 
et  la  partition  de  Jaguarita  est  des  plus  intéressantes 
à  étudier  au  point  de  vue  des  rythmes  et  surtout  des 
effets  d'orchestre.   La  poétique  scène  du   «  Sommeil  », 
où  les  instruments  à  vent  colorent  le  chant  murmuré 
parles  violons  avec  sourdine,  et  la  mélodie  si  heureuse  : 
«  Au  sein  de  la  nuit  »,  dans  laquelle  au  balancement 
des    rythmes    alternés  répond   aussi    l'alternement  des 
timbres   de  l'orchestre,    sont    des   pages    qui,    à    cette 
époque,  étaient  nouvelles  et  originales. 


LIVRE    III.  att7 

Trop  prise  de  son  temps  peut-être, trop  dédaigné  aujour- 


PI G.    77.     BUFFET     D'ORGUE     DE     L'ÉGLISE      DE      GONESSE 

(xvi°    siècle). 

d'hui,  Halévy  fut,  avec  Meyerbeer,  le   chef  de  l'école 


288  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

dite  éclectique.  Ses  défauts  étaient  la  sentimenta- 
lité parfois  exagérée,  un  tour  mélodique  quelquefois 
vulgaire,  une  tendance  malheureuse  à  sacrifier  au 
mauvais  goût  du  jour;  mais  à  côté,  que  de 
grandes  et  sérieuses  qualités  :  l'expression,  la  force, 
Tintelligence  scénique!  Déplus,  Halévy  a  un  style;  son 
harmonie  ainsi  que  son  orchestre  sont  pleins  d'effets 
nouveaux,  ingénieux  ou  dramatiques;  avec  Hérold,  il 
est  le  plus  grand  musicien  d'opéra-comique  de  cette 
période,  et  l'historien  doit  le  considérer  comme  un  des 
maîtres  français  qui  ont  fait  le  plus  d'honneur  à  notre 
musique,  qui  ont  le  mieux  préparé  dans  leur  temps  les 
voies  à  la  musique  moderne. 

Ce  ne  fut  pourtant  pas  lui  qui  eut  l'honneur  d'être  ap- 
pelé, pendant  près  d'un  demi-siècle,  le  chef  de  l'école  fran- 
çaise; Hérold  vivait  encore,  Halévy  était  dans  tout  son 
éclat,  Berlioz  et  Félicien  David  créaient  un  art  nouveau. 
Plus  tard  brillaient  les  musiciens  jeunes  alors  et  qui 
ont  été  la  gloire  de  notre  temps,  et  cependant  ce  ne  fut 
pas  un  de  ces  poètes,  de  ces  novateurs  que  le  public  pro- 
clama le  premier  entre  tous,  ce  fut  un  musicien  spirituel 
et  charmant  :  Daniel-François-Esprit  Auber.  Auber 
resta  surtout  un  compositeur  fin,  subtil,  élégant  et  ne 
cherchant  qu'à  plaire;  un  homme  du  monde  en  mu- 
sique, mais  du  meilleur  monde.  Toute  exagération, 
tout  excès,  même  dans  le  bien,  lui  faisait  horreur; 
horrible  était  pour  lui  la  passion,  mais  plus  horrible 
encore  le  rire;  s'il  paraissait  s'échauffer,  c'était  pour 
s'arrêter  à  temps,  et  la  scène  commencée  dans  les  larmes 
s'achevait  toujours  dans  un  sourire.  Nous  l'avons 
vu  plus  haut  jongler  adroitement  avec  le  poème  de  la 


LIVRE    III. 


a  H  9 


Muette;  son  répertoire  csi  plein  de  ces  jolis  escamo- 
tées. 

Il  ne  faut  demander  à  Auber  ni   le  profond  senti- 


FIG.    78.    AUBER     (DANIE  L- FR  ANÇO  IS-ESPRIT). 

(Caen,   1782.  —  Paris,  187t.) 


ment  dramatique,  ni  les  poétiques  élans,  ni  les  puis- 
sants effets,  ni  la  douce  sensibilité,  ni  la  tendresse,  ni 
surtout  la  passion  ;  de  l'esprit  dans  la  mélodie,  de  l'esprit 
dans  le  style  général,  de  l'esprit  dans  l'harmonie  qui 

MUSIQUE   FRANÇAISE.  IÇ 


290  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

est  ingénieuse  et  distinguée,  de  l'esprit  dans  l'orchestre, 
malgré  plus  de  brio  que  d'éclat,  plus  de  son  que  de  so- 
norité, de  l'esprit  dans  les  rythmes,  bien  qu'ils  soient 
quelquefois  vulgaires,  de  l'esprit  surtout  dans  la  dis- 
position des  scènes,  de  l'esprit  toujours  et  partout, 
même  lorsqu'il  faudrait  du  cœur;  voilà  le  caractère 
dominant  de  son  talent. 

Si   le    mot    n'était  pas  si  gros,    on    pourrait    dire 
d'Auber   qu'il    a   eu   trois   manières    dans  l'opéra-co- 
mique  :  l'une  délicate,  et  légère,  mais  sobre,  procédant 
de  l'ancienne  école  française  de  Monsigny,  de  Grétry, 
de    Nicolo,    de   Boïeldieu,    c'est    celle    des    premières 
œuvres  :  la  Bergère  châtelaine  (1820),  Emma  (1821),  la 
Neige  ( r 823),  le  Concert  à  la  Cour  (1824),   le  Maçon 
(1825),  la  Fiancée   (1829),  et  plus  tard,  dans  quelques 
passages,   le   Domino    noir   (1 83/),    c'est,   selon   nous, 
la  meilleure.  L'autre,  plus  large,  plus  éclatante,  d'une 
conception  scénique  (je  n'ai  pas   dit  dramatique)  plus 
habile  et  plus  forte,  c'est  celle  de  Fra  Diavolo  (i83o), 
de  Y1  Ambassadrice  (  1 836),  des  Diamants  de  la  Couronne 
(1841).  Je  passe  sous  silence  les  deux  premiers   opéras 
d'Auber,  le  Séjour  militaire  et  le  Billet  de  logement. 
Fervent  adorateur   de   Rossini  et  connaissant  bien  le 
chemin   du  succès,   Auber   se   jeta   délibérément  dans 
la    musique    à    la   mode  et    sut,    en    homme    habile, 
s'inspirer    du  maître  de   Pesaro,    sans  le  copier.  Fra 
Diavolo,  amusant,  varié  et  éclatant,  avec  la  jolie  scène 
de  Pâques  fleuries,  avec  son  finale  mouvementé  et  bien 
scénique,  avec  le  spirituel  trio  du  second   acte,  peut 
passer   pour  le  chef-d'œuvre  d'Auber;    dans   tous   les 
cas,  c'est  le  plus  populaire.  Le  Domino  noir  procède  un 


LIVRE   III.  291 

peu,  comme  nous  Pavons  dit,  delà  première  manière; 
mais  c'est  un  prodige  d'adresse  d'avoir  pu  coudre  ces 
gentils  couplets  sur  un  poème  aussi  antimusical.  L? Am- 
bassadrice (i836\  Action  (i836),  les  Diamants  de  la 
Couronne  (1841),  sont  des  partitions  écrites  pour  faire 
briller  des  chanteuses;  aussi  sont-elles  hérissées  de 
traits,  de  roulades,  de  vocalises,  d'airs  à  effet.  Enfin, 
dans  sa  troisième  manière,  celle  iïHaydée  (1847), 
Auber  se  fit  plus  dramatique;  il  voulut  exprimer  la 
passion,  et  si  ses  accents  ne  sont  pas  bien  profonds,  du 
moins  sont-ils  suffisants  pour  faire  illusion.  Il  voulut 
recommencer  l'expérience  avec  Manon  Lescaut  (  1 856), 
mais  il  fut  moins  heureux.  A  la  fin  de  sa  carrière,  en  1868, 
Auber,  alors  âgé  de  quatre-vingt-six  ans,  remporta  son 
dernier  succès  :  les  dilettantes  admirèrent  beaucoup  et 
applaudirent  avec  bruit  le  Premier  jour  de  bonheur. 

Chacune  de  ces  partitions  est  précédée  d'une  ouver- 
ture généralement  gaie,  pimpante,  s'adaptant  bien  au 
caractère  de  la  comédie  musicale  dont  elle  est  le  résumé, 
et  fort  propre  à  être  jouée  par  les  musiques  militaires; 
aussi  jouissent-elles  d'une  grande  popularité.  Elles  ren- 
trent dans  le  genre  appelé  pot-pourri,  c'est-à-dire 
qu'elles  se  composent  en  général  des  principales  mélo- 
dies de  l'opéra;  seulement,  au  lieu  de  les  développer, 
ainsi  que  l'ont  fait  Weber,  Hérold  dans  Zampa,  etc., 
Auber  s'est  contenté  de  les  juxtaposer  à  la  manière  de 
Rossini.  Comme  l'auteur  du  Barbier,  il  les  termine 
toutes  par  une  strette  bruyante  et  vigoureusement 
rythmée,  ce  qui  contribue  beaucoup  à  leur  donner  un 
air  de  ressemblance.  Nous  citerons  les  ouvertures  de 
la  Muette   et  de  Fra  Diavolo,   selon  nous,   les  meil- 


292  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

leurcs  du  genre;  celle  du  Domino  noir,  celles  des  Dia- 
mants de  la  Couronne  et  du  Serment,  dont  le  début  a 
comme  une  vague  senteur  de  poésie  rare  chez  le  maître. 

Par  l'élégance  et  la  finesse,  Auber  a  su  plaire  aux 
artistes;  par  la  facilité,  il  a  su  charmer  les  amateurs  ;  on 
peut  dire  de  lui  que,  de  tous  les  musiciens,  c'est  celui 
qui  a  le  mieux  fait  supporter  la  musique  à  ceux  qui  ne 
l'aimaient  pas;  de  là  à  être  le  chef  de  l'école  française, 
comme  on  l'a  écrit  maintes  fois,  il  y  a  loin.  Mais  s'il 
n'a  pas  eu  d'élèves,  Auber  a  eu  des  imitateurs  et  fort 
nombreux;  s'ils  ne  pouvaient  lui  emprunter  ses  qualités, 
il  leur  était  facile  de  copier  ses  défauts;  de  là  ces  opéras- 
comiques  froids,  conventionnels,  d'une  couleur  criarde, 
aux  rythmes  vulgaires,  aux  mélodies  banales,  ou  faus- 
sement élégantes,  qui  ont  été  en  vogue  jusqu'à  une 
époque  assez  rapprochée  de  nous. 

Il  fallut  l'éducation  plus  musicale  du  public,  les 
tendances  plus  élevées  de  l'école  moderne,  pour  rejeter 
dans  l'opérette  ce  genre  antiartistique,  qui  tint  trop 
longtemps  dans  la  musique  un  rang  considérable; 
il  nous  faut  citer  cependant  à  cette  époque  quelques 
musiciens  de  réelle  valeur  qui,  sans  échapper  toutefois 
au  goût  du  jour,  surent  garder  leur  originalité.  Voici 
Semet,  avec  ses  deux  partitions  des  Nuits  d'Espagne 
(1857)  et  de  Gil  Blas  (1860),  d'une  couleur  un  peu  con- 
ventionnelle, mais  qui  ne  manquent  ni  de  grâce  ni 
d'entrain  ;  voici  M.  Gevaert  et  M.  Limnander,  deux  ar- 
tistes belges,  qui  ont  réussi  en  France,  l'un  avec  le 
Capitaine  Henriot  (1864),  l'autre  avec  les  Monténé- 
grins (1849);  voici  surtout  Aimé  Maillart.  Ces  trois 
derniers  compositeurs    appartiennent  plutôt  à   l'école 


LIVRE   m.  a?J 

d'Halévy  qu'à  celle  d'Aubcr.  Maillàrt  fut  un  des  meil- 


fig.  79.   —  privilège    du    roi   mis    en    musiqjue 
(dessin    de    gravelot). 

(Un  concert  d'amateurs  au  xvill?  siècle.) 


2p+  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

leurs  élèves  de  Fauteur  du  Val  d'Andorre,  et  un  de 
ceux  qui  continuèrent  le  mieux  ses  traditions.  Mail- 
lart  était  parfois  lourd  et  vulgaire,  mais  il  avait  de  la 
puissance,  de  la  force  dramatique  et  de  rémotion  ; 
citait  un  musicien  de  théâtre  avant  tout.  Il  présente 
même  cette  particularité  qu'il  n'a  pas  écrit  une  seule 
note  en  dehors  de  la  scène  :  ses  deux  meilleurs  opéras 
sont  les  Dragons  de  Villars  (Lyrique,  1 856),  dont  cha- 
cun connaît  la  romance  devenue  populaire  et  le  joli 
duo  du  second  acte,  et  Lara  (Opéra-Comique,  1864), 
oeuvre  romantique,  dans  laquelle  on  remarque  de  la 
vigueur  et  du  sentiment  dramatique.  Nous  nommerons 
encore  François  Bazin  (18 16- 1878),  l'auteur  du  Voyage 
en  Chine  (i865),  mais  surtout  excellent  professeur  de 
composition."  A  la  même  époque,  brilla  d'un  éclat  dis- 
cret Reber,  dont  le  talent  fin  et  distingué,  plus  propre 
à  la  symphonie  qu'au  théâtre,  est  encore  fort  apprécié 
des  artistes.  Reber,  fuyant  le  succès  facile  et  le  bruit 
inutile,  s'était  réfugié  dans  le  culte  des  vieux  maîtres, 
dont  il  aimait  l'esprit  et  la  grâce  un  peu  surannée; 
mais  la  finesse,  l'élégance  et  l'originalité  de  son  style 
relevaient  ce  que  sa  musique  avait  d'assez  froid.  La 
Nuit  de  Noël  (Opéra- Comique,  1848),  le  Père  Gail- 
lard (id.,  1852),  les  Papillotes  de  Monsieur  Benoit 
(i853),  sont  l'œuvre  d'un  homme  de  goût  et  d'un  musi- 
cien délicat.  Exagéré  au  contraire,  redondant,  déclama- 
toire et  romantique  à  l'excès,  était  Hippolyte  Monpou, 
l'auteur  encore  populaire  de  YAndalouse;  ses  partitions 
des  Deux  Reines  (Opéra-Comique,  1 835),  où  se  trouve 
la  célèbre  romance  :  «  Adieu,  mon  beau  navire  »,  du 
Luthier  de  Vienne  (id.,  i833),  de  Piquillo  {id.,  1837), 


LIVRE   III. 


-95 


du  Planteur  {id.t  1839),  prouvent  que  Monpou  aurait 
pu  être  original  et  même  novateur  s'il  eût  mieux  connu 
son  art.  Enfin,  voici,  avec  la  Double  Échelle  (i837)  et 
le  Panier  fleuri  (i83o),  les  débuts  heureux  d'un  maître 
contemporain,  M.  Ambroise  Thomas. 


Wkti^ 


PAR    PERMISSION. 

LES  COMEDIENS 

FRANÇOIS    ET    ITALIENS 

Donneront  aujountbui  Samedi   I.  Oiïoirt  176& 

MAHOMET  I    OU    LE  FANATISME 

Tragédie  de  Mr.  de  Voltaire,  ornée  de  Ton  Spe£hcla  &  fuivie 

DES  CHASSEURS  OU  LA  LAITIERE 

Operir  Bourrbn  en  un  A&e  de  Mr.  Anfeàtilmfc  mi»  çn  mufique  par  Mr.  Duny. 

pu  prendra  au  Ihtatrt  tr  aux  premières   Loge i  48  /bit .  à  t  Amphithéâtre  Çf  Seconda  Lagei  ta,  foli ,  arn 
Parterre  tr  aux  Oaïerui  11.  fuit. 

On  comracncefi-4^cinq  heurCî  &  derme  du  foir  , 

C'eft  a  la  SiUe  d;i  Spectacles. 

Déferai  fî&  /Sut»  amt  Gea  i»s  Livrée  d'entrer  même  en  payant. 


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jSMfeai 


FIG.    80. 


Ce  fut  lui  qui  parut,  le  premier,  vouloir  se  dégager 
de  Pimitation  d'Auber,  d'Halévy,  des  Italiens,  bref,du 
genre  en  vogue  à  son  époque.  Avec  le  Caïd  (1849),  il 
s'était  spirituellement  moqué  des  fioritures  à  l'italienne, 
comme  avait  fait  Halévy  dans  le  Dilettante  d'Avignon 
(1829);  de  plus,  il  avait  su,  avec  tact,  parodier  la  sen- 


2<?<5  ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

timentalité  niaise  de  quelques  opéras-comiques  de  son 
temps.  Mais  respectueusement  soumis  à  ses  maîtres,  il 
était  encore  leur  élève,  tout  en  les  parodiant;  le  Caïd, 
dans  sa  nouveauté,  parut  une  protestation  hardie;  il  est 
redevenu  aujourd'hui  ce  qu'il  était  en  réalité,  un  char- 
mant opéra-comique.  L'année  suivante,  en  i85o,  une 
scène  du  Songe  d'une  nuit  d'été,  celle  de  l'apparition, 
indiquait  des  tendances  nouvelles.  Ce  n'était  pas  par 
des  rythmes  marqués,  par  des  chants  accentués,  que  le 
musicien  exprimait  sa  pensée  ;  la  délicatesse  de  l'har- 
monie, le  coloris  lin  et  distingué  de  l'orchestre,  l'élé- 
gance de  la  mélodie,  quelque  chose  de  plus  raffiné  que 
Halévy,  de  plus  expressif  qu'Auber,  semblaient  ani- 
mer cette  musique.  Quelques  années  plus  tard,  avec 
Psyché  (1857),  le  maître  faisait  une  évolution  plus  défi- 
nitive encore  ;  Psyché  n'était  pas  un  opéra-comique, 
c'était  presque  un  poème  lyrique;  citait  le  rêve  d'un 
artiste  délicat,  cherchant  ses  effets  non  dans  l'éclat  et  la 
sonorité,  mais  dans  les  demi-teintes  douces,  dans  les 
nuances  habilement  mélangées.  Toute  cette  partition 
respire  comme  un  vague  parfum  de  style  symphonique. 
Enfin,  en  1866,  M.  Thomas  donnait  Mignon,  que  l'on 
considère  comme  son  chef-d'œuvre  à  l'Opéra-Comique. 
On  sait  le  succès  de  Mignon,  nous  ne  nous  y  arrêterons 
pas. 

Vers  le  même  temps,  Meyerbeer  s'emparait  de 
l'Opéra-Comique  comme  il  avait  conquis  TOpéra.  Je 
ne  parle  que  pour  mémoire  de  YÉtoile  du  Nord  (Opéra- 
Comique,  1854).  Cette  partition  intéressante  est  digne 
de  son  auteur  et  renferme  des  pages  grandioses,  trop 
grandioses  peut-être,  car  le  défaut  de  cette  œuvre  est 


LIVRE    III.  297 

de  n'être  pas  très  bien  pondérée;  mais  il  n'en  est  pas  de 
même  du  Pardon  de  Ploërmel  (Opéra-Comique,  t85g  . 

Troublé  par  les  symphonistes  de  France  et  d'Alle- 
magne, cet  esprit  puissant  avait  d'abord  conçu  l'idée 
de  faire  une  sorte  de  symphonie  instrumentale  et  vo- 
cale dans  le  genre  descriptif.  Il  se  fit  composer  un  ca- 
nevas en  trois  tableaux,  représentant  le  Soir,  la  Nuit 
et  le  Matin.  La  symphonie  projetée  se  transforma  en 
poème  d'opéra-comique,  assez  médiocre,  du  reste,  au 
point  de  vue  dramatique;  mais  la  musique  resta  ce 
qu'elle  avait  d'abord  dû  être,  avant  tout  pittoresque 
et  poétique.  C'est  dans  le  Pardon  de  Ploërmel  et  dans 
V Africaine  que  Meyerbeer  a  jeté  le  plus  de  finesse  et 
de  coloris  ;  il  est  resté  auteur  puissamment  drama- 
tique dans  le  finale  de  la  clochette  au  premier  acte,  dans 
le  finale  du  second,  dans  la  célèbre  romance,  mais  il  s'est 
fait  peintre  dans  tout  le  second  acte  et  au  lever  de  ri- 
deau du  troisième,  où  les  chants  du  faucheur  et  du  chas- 
seur, la  villanelle  des  pâtres,  rappellent  un  peu,  sinon 
la  manière,  du  moins  le  genre  de  conception  d'Haydn. 

Par  la  variété  de  l'orchestre,  le  piquant  et  la  nou- 
veauté de  l'harmonie,  l'originalité  et  la  fraîcheur  de 
l'inspiration,  le  Pardon  de  Ploërmel  est  une  des  meil- 
leures œuvres  du  maître  qui  a  écrit  les  Huguenots  et  le 
Prophète. 

Un  autre  grand  poète,  Berlioz,  avait  voulu,  lui 
aussi,  abordera  sa  manière  le  genre  léger  de  l'opéra-co- 
mique. Il  écrivit  donc  pour  Bade  Béatrix  et  Bénédict 
(Bade,  1862;  Paris,  1890),  dont  il  emprunta  le  sujet 
à  Shakespeare  (Beaucoup  de  bruit  pour  rien)  et  qu'il  inti- 
tula lui-même  opéra  comique  très  gai;  très  gai  n'est  pas 


298  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

le  mot,  mais  au  moins  très  amusant  pour  les  musiciens, 
et  très  curieux  ;  quelque  chose  comme  une  gageure 
d'artiste  avec  son  sujet  tout  de  fantaisie,  avec  ses 
parodies,  avec  ses  morceaux  de  haute  expression,  placés 
à  côté  de  plaisanteries  singulières. 

Les  noms  de  Meyerbeer  et  de  Berlioz  nous  entraî- 
nent vers  le  drame  lyrique,  nous  éloignant  du  genre 
qui  fait  l'objet  de  ce  chapitre;  un  musicien  aux  ten- 
dances moins  élevées,  qui,  lui  aussi,  fut  un  novateur 
en  son  temps,  nous  y  ramènera.  Je  veux  parler  de 
Victor  Massé.  Avec  la  Chanteuse  voilée,  son  début 
(Opéra-Comique,  i85o),  avec  les  Noces  de  Jeannette 
(i853).  Massé  s'était  montré  artiste  instruit  et  dis- 
tingué, mais  encore  attaché  aux  anciennes  traditions 
de  l'opéra-comique.  Galatée  (Opéra-Comique,  i852), 
les  Saisons  [id.,  1 855)  indiquèrent  un  nouvel  esprit. 
Dans  Galatée,  le  musicien  s'était  fait  l'interprète  mu- 
sical d'une  mode  néo-grecque  qui,  vers  i85o,  était  fort 
en  vogue  dans  la  peinture  et  la  littérature-;  joignant 
l'esprit  à  une  réelle  élégance  de  style,  il  avait  com- 
posé une  œuvre  artistique  et  nouvelle.  En  écrivant  les 
Saisons,  Massé  s'était  jeté  résolument  dans  le  genre 
descriptif,  avant  même  que  Meyerbeer  en  eût  fourni 
le  modèle  avec  le  Pardon  de  Ploërmel.  La  Reine  Topaze 
(Lyrique,  i856),  Fior  d'Ali^a  (Opéra-Comique,  1866) 
et  surtout  Paul  et  Virginie  (Lyrique,  1876)  soutin- 
rent dignement  la  réputation  de  l'auteur  de  Galatée. 
La  Nuit  de  Cléopdtre  (Opéra- Comique,  i885)  fut  sa 
dernière  œuvre. 

Pendant  cette   période,  le  Théâtre-Lyrique    s'était 
ouvert,  comme  nous  l'avons  dit,  offrant    de   nouvelles 


LIVRE    III.  299 

ressources  aux  compositeurs.  Nous  avons  cité  la  Statue 
et  la  Perle  du  Brésil;  nous  avons  vu  M.  Gounod 
donner  sur  cette  scène  ses  deux  œuvres  les  plus  com- 
plètes dans  le  genre  lyrique  ;  ce  fut  là  aussi  que  le 
maître  Ht  entendre  les  opéras  de  demi -genre,  qui 
furent  les  plus  applaudis  de  son  répertoire,  le  Mé- 
decin malgré  lui  (  r  85 8)  ;  Philémon  et  Baucis  (1860) 
et  Mireille  (1864).  Le  Médecin  malgré  lui  n'a  point 
évidemment  la  rondeur  et  la  franchise  comique  de 
Molière,  mais  c'est  de  la  musique  à  la  fois  gaie,  fine 
et  distinguée,  très  moderne,  malgré  la  recherche  du 
style  archaïque.  Philémon  et  Baucis,  surtout  au  premier 
acte,  est  un  chef-d'œuvre  de  grâce  et  d'élégance;  la 
partition  tout  entière  respire  comme  un  parfum  déli- 
cieux d'antiquité,  mais  de  l'antiquité  aimable,  légère 
et  un  peu  attendrie,  celle  d'Ovide,  de  Perse,  de  Catulle 
et  d'Horace.  C'est  la  même  délicatesse  de  touche  que 
l'on  trouve  dans  la  Colombe  (Opéra-Comique,  1868). 
Mireille  toute  vive  et  tout  ensoleillée,  resplendit  pour 
ainsi  dire  de  l'éclat  du  poème  provençal  de  Mistral. 
Avec  cette  délicieuse  pastorale  sincèrement  amoureuse, 
avec  cette  musique  à  la  fois  claire  et  recherchée,  écrite 
dans  un  style  exquis  de  ton  et  de  couleur,  surtout  aux 
deux  premiers  actes,  nous  voilà  bien  loin  des  Nicettes, 
des  Colettes,  des  Suzettes,  des  brunettes,  des  herbettes 
et  des  chansonnettes  qui,  depuis  plus  de  deux  siècles, 
enniaisaient  l'Opéra-Comique. 

Ambroise  Thomas,  Gounod  et  Meyerbeer,  l'un 
en  y  introduisant  les  délicatesses  d'un  style  d'écrivain 
musical,  rempli  de  douces  et  d'aimables  surprises; 
l'autre,  par  les  charmes  de  son  harmonie  ondoyante, 


joo  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

de  ses  accords  enlaçants  dont  il  a  le  secret  et  qui,  après 
lui,  sont  devenus  la  langue  courante  des  musiciens 
français,  par  son  instrumentation  à  la  fois  chatoyante 
et  riche;  le  troisième,  en  abordant  franchement  le  genre 
descriptif  et  pittoresque  avec  la  vigueur  d'un  grand 
maître,  avaient  renouvelé  l'opéra-comique.  Ils  avaient 
renoncé  aux  poèmes  anecdotiques,  aux  petites  histoires 
plus  ou  moins  heureusement  racontées;  ils  avaient 
pris  pour  collaborateurs  des  écrivains  de  prose  ou  de 
vers,  où  ils  trouvaient  de  plus  hautes  inspirations, 
Gœthe,  Shakespeare,  Lamartine,  etc.  L'évolution  était 
dans  le  demi-genre,  celle-là  même  que  nous  avons 
constatée  dans  le  drame  lyrique;  à  l'Opéra-Comique 
comme  à  l'Opéra,  l'influence  de  l'école  symphonique 
se  faisait  sentir,  transformant  complètement  le  style  du 
théâtre.  Nos  jeunes  compositeurs  ne  devaient  pas  s'ar- 
rêter dans  cette  voie.  L'un  d'eux,  Bizet,  mort  trop  tôt 
pour  la  gloire  de  notre  école,  artiste  instruit,  esprit  ar- 
dent et  ingénieux,  musicien  consommé,  n'hésitait  pas 
à  introduire  à  l'opéra-comique  les  hardiesses  de  la  mé- 
lodie et  de  l'harmonie  modernes.  Nous  avons  nommé 
les  Pêcheurs  de  perles  et  VArlésienne;  la  scène  de  la 
Saint-Valentin  de  la  Jolie  Fille  de  Perth  (Lyrique,  1867) 
est  restée  dans  le  souvenir  de  tous  les  musiciens. 
Djamileh,  bien  que  n'ayant  pas  réussi  à  l'Opéra-Co- 
mique  en  1874,  est  une  œuvre  d'artiste  supérieure. 
Enfin,  en  1875,  trois  mois  avant  sa  mort,  le  jeune  musi- 
cien donnait  à  l'Opéra-Comique  Carmen.  Dans  cette 
partition  tant  applaudie  aujourd'hui,  après  un  premier 
insuccès,  on  retrouve  encore  l'élève  de  l'éclectique 
Halévy,  fidèle  à  certaines   formules   de    sa    jeunesse; 


LlVR  E   I  I  I.  JOÏ 

mais,  prise  d'ensemble,    L'oeuvre   est    hardie,    neuve, 


FI  G.    8l.    —      BIZET     (ALEXANDR£-CËSAft-LÉOPOI.D-GEORGEs). 
(Paris,    1838.  —  Bougival,  1875.) 


haute  en  couleur;  la  passion  et  la  vie  Tenflamment  de 


joz  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

la  première  page  à  la  dernière;  on  y  sent  parfois  passer 
comme  un  frisson  de  drame  et  retentir  le  cri  vraiment 
humain. 

A  partir  de  Carmen,  nous  nous  arrêtons,  ne  vou- 
lant point  apprécier  des  compositeurs  dont  la  car- 
rière n'est  pas  encore  terminée  et  des  partitions  qui, 
n'étant  pas  complètement  jugées,  n'ont  pas  pris  leur 
place  dans  l'histoire;  mais  de  nos  jeunes  maîtres,  pas 
un  n'a  fait  un  pas  en  arrière;  de  ces  œuvres,  pas  une 
n'est  rétrograde  —  quel  que  soit  son  genre.  Les  uns, 
comme  M.  Saint-Saëns,  avec  la  Princesse  jaune  (Opéra- 
Comique,  1872),  le  Timbre  d'argent,  que  nous  avons 
nommé,  Proserpine  (Opéra-Comique,  1887);  comme 
M.  Massenet,  avec  la  Grand'Tante  (Opéra-Comique, 
r  867),  ses  débuts  au  théâtre,  Don  César  de  Ba\an 
(Opéra-Comique,  1 872),  Manon  (Opéra-Comique,  1 884), 
partition  charmante  et  fine  à  laquelle  on  peut  prédire 
une  brillante  reprise  —  maintiennent  le  demi-genre 
dans  les  régions  de  la  fantaisie  poétique.  Les  autres  — 
comme  MM.  Delibes,  avec  le  Roi  l'a  dit  (Opéra-Comique, 
1873),  Jean  de  Nivelle  (Opéra-Comique,  1880),  Lakmé 
(Opéra-Comique,  1 883),  Guiraud ,  avec  le  Kobold , 
(Opéra-Comique,  1870),  Madame  Turlupin,  joli  pas- 
tiche de  la  vieille  manière  italienne  (Athénée,  1872), 
Piccolino  (Opéra-Comique,  1876)  —  restent  modernes, 
tout  en  conservant  les  traditions  de  l'ancien  style. 
A  ces  artistes,  il  nous  faut  joindre  encore  des  compo- 
siteurs de  réel  talent,  MM.  Maréchal,  Pessard,  Pala- 
dhile,  Widor,  Poise  qui  s'est  fait  une  spécialité  des 
gracieux  pastiches,  M.  Chabrier,  un  hardi,  mais  original 
et  spirituel  musicien.  Nous  l'avons  dit,  ces  artistes  sont 


livri:  III. 


}03 


trop  nos  contemporains  pour  qu'il  nous  soit  possible 
Je  les  apprécier;  mais  déjà  ils  marquent  leur  place 
dans  l'histoire  de  l'école  française  moderne. 

Tandis  que  TOpéra-Comique  haussait  le  ton  jusqu'à 


FIG.    82.    —    ADAM     (a  D  OL  PH  E-C  H  ARL  ES). 
(Paris,  1803-18)6.  —  Portrait  daté  de  1859.) 


se  confondre  avec  l'Opéra,  que  devenait  l'ancienne 
comédie  à  ariettes,  le  vaudeville,  qui  avait  fait  le  succès 
du  théâtre  de  la  Foire  et  de  la  Comédie  italienne,  celui 
de   Devienne,    Gaveaux,    Dalayrac,    Délia    Maria?    Il 


.304  ÉCOLE   FRANÇAISE    DE   MUSIQUE. 

n'avait  pas  disparu,  loin  de  là;  mais  il  s'était  trans- 
forme, de  j83o  à  1860  à  peu  près.  Adolphe  Adam 
(i8o3-i856)  et  Clapisson  (1808-1866)  furent  les  maîtres 
du  genre.  Adam  avait  pour  lui  la  légèreté,  la  coquetterie 
aimable,  sinon  la  grâce  réelle,  et  une  facilité  agréable; 
Clapisson  possédait  une  certaine  intelligence  de  la 
scène,  mais  il  était  lourd,  vulgaire,  sans  verve  et  sans 
originalité.  Malgré  leurs  grandes  dimensions,  malgré 
leur  prétention  à  la  musique,  ce  sont  des  opérettes, 
et  des  opérettes  longues,  que  des  partitions  comme 
le  Postillon  de  Longjameaii  (i836),  le  Brasseur  de 
Preston  (  r  8  3  7) ,  Giralda  (i85o),  Si  fêtais  roi  (  r  852),  le 
Bijou  perdu  (1 853),  d'Adam;  seul,  le  gentil  petit  acte 
du  Chalet  (1834)  a  quelque  chose  de  fin  et  d'artistique 
qui  permet  de  le  placer  au  nombre  des  opéras-comiques. 
Avec  la  Promise  (1854),  avec  la  Fanchonnette,  qui  passe 
pour  sa  meilleure  œuvre  (  1 856),  Clapisson  avait  rem- 
porté de  grands  succès.  Plus  spirituel  et  plus  léger  que 
Clapisson,  aimable  compositeur,  Albert  Grisar,  avec 
VEau  merveilleuse  (1 83 9),  avec  Gilles  le  Ravisseur  (1 848) , 
avec  Bonsoir,  monsieur  Pantalon  (i85i),  avait  aussi 
perpétué  les  anciennes  traditions  de  l'Opéra-Comique, 
lorsque  parut  J.  Offenbach  (18 19- 1882),  un  musicien 
étrange,  incorrect,  mais  plein  de  verve  et  d'entrain;  il 
rompit  avec  les  anciennes  habitudes,  bafoua  les  vieilles 
formules  et  jeta  délibérément  le  genre  du  petit  opéra- 
comique  dans  la  grosse  bouffonnerie.  Il  fit  fureur,  mais 
au  bout  d'une  dizaine  d'années  (de  1860  à  1870  à  peu 
près)  le  public  se  fatigua  de  ce  rire  à  outrance;  l'on 
revint  alors  à  un  genre  moins  excentrique,  se  rappro- 
chant  de    l'ancien   vaudeville   à    couplets;    et    ce    fut 


LIVRE  IU.  j   s 

M.  Ch.  Lecocq  qui  donna  le  signal  de  la  réaction.  Tou- 


jours intelligent,   Offenbach  avait,  lui  aussi,  mis  une 
sourdine  à  sa  gaieté.  L'opérette  contemporaine  s'est  res- 

MUSIQUF.   FRANÇAISE.  20 


306  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

sentie  de  révolution  musicale;  ces  partitionnettes  sont 
mieux  composées,  mieux  écrites  qu'autrefois.  Un  jour 
viendra  où  Orfenbach,  MM.  Lecocq,  Jonas,  Audran, 
Planquette,  Vasseur,  Varney,  Lacome,  Messager  (un 
véritable  artiste),  etc.,  prendront,  et  à  plus  juste  titre, 
selon  nous,  une  place  égale  à  celle  que  nous  avons  dû 
faire  auxGaveaux,  aux  Devienne,  aux  Délia  Maria,  etc. 
C'en  est  fini,  pour  le  moment  du  moins,  de  la  musique 
échevelée  de  l'opérette  bouffe;  nos  compositeurs  en 
sont  revenus  à  l'ancien  vaudeville  à  ariettes,  avec  un 
peu  plus  de  musique.  Par  une  nouvelle  évolution,  l'opé- 
rette est  retournée  à  son  point  de  départ;  aujourd'hui, 
nous  la  voyons  se  transformer  encore,  et  avant  peu,  si 
la  chose  n'est  déjà  faite,  elle  aura  pris  dans  notre 
théâtre  la  place  laissée  libre  par  l'ancien  genre  de  l'opéra- 
comique. 

Bellaigue  (C).  G.  Bi^et.  Sa  vie  et  ses  œuvres,  in- 12,  1890. 

Clément  (Félix)  et  Larousse  (P.).  Dictionnaire  lyrique  ou  his- 
toire des  opéras  jusqu'à  1876,  in -8°. 

Ernouf.  Compositeurs  célèbres,  in-12,  1888. 

Ernst  (A.).  Richard  Wagner  et  le  drame  contemporain,  in-12, 
1887. 

Hanslick.  Du  beau  dans  la  musique  (trad.  par  Bannelier),  in-8°, 

1877. 

Jouvin.  Hérold,  sa  vie  et  ses  œuvres,  in-8°;  1868. 

Poirée  (E.).  L'évolution  de  la  musique,  in-12,  1884. 

Pougin.  La  Jeunesse  d'Hérold  {Galette  musicale,  1880). 

Soubies  et  Malherbe.  Histoire  de  la  seconde  salle  Favart 
{Ménestrel,  1889). 

Saint-Saëns.  Harmonie  et  mélodie,  in-12,  i885. 

Soubies.  Une  première  par  jour,  in-12,  1888. 

Weber.  Les  illusions  musicales,  in-12,  i883. 


CHAPITRE    IV 


Nos  desiderata.  —  Le  chant  et  Part   instrumental  au  xrxc  siècle. 

—  Les  organistes. —  Les  romances,  les  mélodies,  ^es  chansons. 

—  La  musique  de  chambre  et  les  sociétés  d'amateurs. —  Con- 
clusion. 


Notre  tâche  est  terminée,  mais  si  la  matière  e'tait 
vaste,  le  cadre  était  restreint.  Nous  nous  sommes  con- 
tenté d'indiquer  rapidement  les  lignes  principales  de 
l'histoire  de  Part  musical  en  France,  ne  gardant  que  les 
détails  indispensables  pour  éclairer  notre  récit,  laissant 
dans  l'ombre  bien  des  figures  intéressantes.  C'est  en 
avouant  ces  desiderata,  en  découvrant  ces  lacunes  que 
nous  espérons  nous  les  faire  pardonner;  mais  nous  ne 
fermerons  pas  ce  livre  sans  ajouter  encore  deux  ou  trois 
notes  sur  quelques-uns  des  sujets  que  nous  avons  dû 
laisser  de  côté 

De  tous  les  musiciens  français  peut-être,  ce  sont  les 
chanteurs  qui  ont  été  le  plus  attaqués  par  les  détracteurs 
de  notre  musique,  et  cependant  l'histoire  démontre  que 
si  ce  parti  pris  n'a  pas  été  absolument  injuste,  il  a  été 
du  moins,  et  à  toute  époque,  fort  exagéré.  Nos  chan- 
teurs n'ont  point,  il  est  vrai,  possédé  au  même  degré 
que  les  Italiens  d'autrefois  les  artifices    du  bel  canto; 


joB  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

mais  ils  ont  eu  d'autres  qualités  qui  convenaient  mieux 
à  la  musique  dont  ils  étaient  les  interprètes;  ils  ont  pos- 
sédé la  belle  et  large  déclamation  chantée,  l'expression 
pathétique,  la  science  du  bien  dire,  et  depuis  les  pre- 
miers chanteurs  de  Cambert  jusqu'aux  artistes  d'aujour- 
d'hui, nous  avons  plus  d'un  nom  glorieux  à  citer.  Les 
interprètes  de  Lulli  et  de  son  école  furent  Beaumavielle, 
Thévenard,  les  demoiselles  Saint-Christophe,  Marthe 
Lerochois,  etc.  Rameau  trouva  pour  exécuter  ses  œuvres 
Jélyotte,  Chassé,  Dun,  Larrivée,  Mm(S  Lemaure,  Ere- 
mans,  Antier,  Fel,  etc.  Gluck  apparaît,  et  voilà  qu'il  a  pour 
chanteurs  des  artistes  dignes  de  son  génie:  en  hommes, 
Legros,  Laine;  en  femmes,  Sophie  Arnould,  qui  créa 
Iphigénie  en  Aulide;  Mlle  Levasseur,  qui  fut  la  créatrice 
dAlceste  et  dArmide,  et  la  Saint-Huberty  ;  celle-ci 
reprit  avec  éclat  des  rôles  créés  par  d'autres  dans  les 
œuvres  de  Gluck,  mais  elle  fut  surtout  l'interprète  émue 
et  inspirée  de  Piccini,  de  Sacchini,de  cette  belle  école 
qui  a  suivi  l'auteur  d'Orphée.  Le  Sueur  et  Spontini 
furent  présentés  au  public  par  Laine,  Chéron,  Lays, 
Dérivis,  Mmes  Branchu,  Maillart,  etc. 

Dans  le  genre  léger,  on  n'a  pas  encore  oublié  la  spi- 
rituelle Mmc  Favart,  Mnies  Saint-Aubin,  Dugazon,  Gavau- 
dan.  Ces  artistes  étaient  actrices  autant  que  chanteuses, 
et  on  devine  le  caractère  charmant  et  fin  de  leur  ta- 
lent dans  la  musique  légère  de  la  fin  du  xvm8  siècle. 
En  hommes,  c'étaient  Caillot,  célèbre  par  la  justesse  de 
sa  diction,  Clairval,  Dugazon,  plus  tard  les  illustres  Elle- 
viou  et  Martin,  pour  lesquels  Méhul,  Nicolo,  Boieldieu, 
Berton,  etc.,  écrivirent  leurs  plus  beaux  rôles.  Enfin  la 
romance    avait    pour  interprète    Garât,    le    chant    fait 


LIVRE    III.  309 

homme,  disaient  ses  contemporains,  le  Lambert  de  son 
temps,  le  dieu  de  la  musique  de  salon. 

Lorsque  Rossini  vint  en  France,  il  trouva  une  belle 
troupe  d'opéra  qui  comptait  dans  ses  rangs  Nourrit  père, 
Dérivis,  Prévôt,  Levassent-,  Dabadie  et  surtout  Nourrit 
fils;  il  avait  dû  émonder  dans  le  Siège  de  Corinthe  et 
dans  Moïse  les  fioritures  trop  luxuriantes  de  sa  musique 
italienne;  mais  il  suffit  de  lire  le  Comte  Ory  pour  s'as- 
surer que  des  artistes  comme  Nourrit  et  Levasseur 
savaient  chanter.  Nourrit  encore,  Dabadie  et  Levasseur 
créèrent  Guillaume  Tell,  et  l'histoire  ne  dit  pas  que  le 
maître  ait  eu  à  se  plaindre  de  ses  interprètes.  Comme 
habile  virtuose  et  vocaliste  de  premier  ordre,  il  avait 
Mme  Cinti-Damoreau  (Laure  Cinthie  Montalant),  née 
à  Paris  et  élève  de  notre  Conservatoire;  ce  fut  pour 
elle  que  l'on  écrivit  dans  le  genre  italien  les  rôles 
d1opéras  à  vocalises  dites  de  princesses. 

Mais  voici  des  cantatrices-tragédiennes  :  Marie-Cor- 
nélie  Falcon,  la  Valentine  des  Huguenots,  la  Rachel  de 
la  Juive;  voici  Mmc  Stolz,  la  Ginevra  àzGuido,  la  Léo- 
nore  de  la  Favorite,  la  Catarina  de  la  Reine  de  Chypre;  à 
côté  d'elle  brille  Mme  Dorus-Gras,  qui  chante  les  rôles 
d'Alice  de  Robert  le  Diable,  de  Marguerite  des  Hugue- 
nots. Mn,c  Viardot  (Pauline  Garcia)  appartient  à  l'école 
italienne  par  ses  traditions  ;  mais  ne  devons-nous  pas 
donner  droit  de  cité  à  la  grande  artiste  qui  a  créé  Fidès 
du  Prophète  et  ressuscité  Y  Orphée  de  Gluck?  Une  ter- 
rible catastrophe  avait  mis  fin  à  la  carrière  de  Nourrit. 
Un  autre  grand  chanteur,  au  style  large  et  puissant, 
Gilbert  Duprez,lui  succéda:  l'on  sait  avec  quelle  gloire. 
Faut-il  citer  encore,  à  l'Opéra, Barrhoilet,  Massol,  etc.? 


Jio  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

A  l'Opéra  -  Comique  ,  Roger  Hermann-  Le'on  ,  Ba- 
taille, etc.?  Plus  près  de  nous,  voici  MM.  Gueymard, 
Villaret,  Faure  et,  en  femmes,  M"ie  Carvalho,  l'inter- 
prète inimitable  de  M.  Gounod,  MmoS  Gueymard, 
Sasse,  artistes  à  grandes  voix,  la  rossignolante  Mme  Ca- 
bel,  etc.  Nous  fermons  ici  notre  liste,  ne  voulant  pas 
parler  des  artistes  contemporains;  mais,  si  incomplète 
que  soit  cette  énumération,  peut-être  sufhra-t-elle  à 
prouver  que  nous  n'avons  point  à  rougir  de  notre  école 
de  chant,  et  que  les  belles  œuvres  ont  toujours  trouvé 
chez  nous  des  interprètes  dignes  d'elles1. 

Notre  école  instrumentale  du  xvme  siècle  étant  peu 
connue,  nous  avons  cru  devoir  nous  y  arrêter  quelque 
temps;  il  faudra  donc  nous  contenter  ici  de  citera 
notre  époque  les  noms  des  virtuoses  qui  ont  fait  la 
gloire  de  nos  concerts  et  de  notre  Conservatoire.  Pour 
le  piano,  voici  Bertini,  Lecouppey,  Delaborde,  Alkan, 
Herz,  Marmontel,  Planté,  Ritter,  Jaell,  Duvernoy, 
Diémer,  Mmcs  Farrenc,  Massart,  Montigny-Rémaury, 
Jaell,  etc.  Soit  par  l'habileté  de  l'exécution,  soit  par  * 
l'excellence  de  l'enseignement,  chacun  de  ces  artistes  a  sa 
place  dans  notre  histoire.  Notre  belle  école  de  violon, 
que  nous  avons  vue  naître  au  xvme  siècle,  n'a  rien  perdu 
de  son  éclat,  avec  les  maîtres  et  les  élèves  de  notre  Con- 
servatoire; Alard,  Armingaud,  Dancla,  Sauzay,  Til- 
mant,  Vieuxtemps,  Lecieux,  Saint-Léon,  Garcin,  Sara- 
sate,  Marie  Tayau  ont  continué  depuis  près  d'un  siècle 
les  traditions  des  Rode,  des  Kreutzer,  des  Baillot,  des 


i.    Voir,    pour    le  chant    et    les  chanteurs,    Th.    Lemaire   et 
H.  Lavoix.  Le  Chant,  2e  partie.  —  Histoire  du  chant. 


L  I  V  II  E    I  I  1 .  3  ii 

La  font,  violonistes  habiles,  il  est  vrai,  mais  préférant 
encore  à  la  brillante  et  inutile  virtuosité  les  qualités  plus 
solides  de  la  beauté  du  son,  de  la  largeur  et  de  l'am- 
pleur du  coup  d'archet,  de  l'expression  et  du  phrasé 
intelligent.  A  côté  d'eux  voici  les  violoncellistes  Batta, 
Ghevillard,  Franchomme,  Lebouc,  Norblin,  Jacquard, 
Delsart;  les  contrebassistes  Labro  et  Verrimst.  Pour 
la  harpe,  ce  sont  Gatayes  et  Félix  Godefroy,  Dorus, 
Drouet,  Tulou,  Rémusat,  Taffanel,  Brod,  Triébert, 
Vogt,  Lalliet,-  Jancourt,  Klosé,  Mohr,  le  fantaisiste 
Vivier,  etc.,  qui  ont  porté  à  sa  perfection  Part  difficile 
des  instruments  à  vent. 

Si  du  concert  et  du  théâtre  nous  passons  à  l'église, 
voici  les  musiciens  religieux  comme  Niedermeyer, 
Nicou-Choron,  voici  les  organistes  artistes  de  haute 
valeur  et  le  plus  souvent  compositeurs  de  talent.  Je  ne 
citerai  pas  les  maîtres  qui  comme  M.  Saint-Saëns  ou 
César  Franck,  ont  été  souvent  déjà  nommés  dans 
cette  histoire;  mais  je  veux  rappeler  les  noms  de  ces 
musiciens  de  premier  ordre  que  le  public  connaît  à 
peine,  tandis  qu'il  fait  delà  réputation  et  presque  de  la 
gloire  au  moindre  compositeur  d'opérette.  C'est  un  art 
magnifique  et  grandiose  que  celui  de  l'orgue;  n'oublions 
donc  pas  ceux  qui  ont  su  le  maintenir  dans  toute  sa  splen- 
deur, Baptiste,  Benoît,  Chauvet,  improvisateur  mer- 
veilleux, paraît-il,  mort  trop  jeune,  Gigout,  Guilmant, 
Lefébure-Wely,  Sain  d'Arod,  Vervoitte,  Widor,  etc.  ; 
j'ai  nommé  au  hasard  et  par  ordre  alphabétique. 

Dans  une  toute  autre  région  des  pays  de  musique, 
j'entends  fredonner  les  chanteurs  de  romances.  La 
romance  et  la  chanson  françaises  formeraient  à  elles 


312  KCOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

seules  un  joli  chapitre,  mais  il  faut  nous  hâter.  Au 
beau  temps  de  la  romance  sentimentale  brillent  Aba - 
die,  Adam,  Bérat,  Clapisson,  Dalvimare,  Grisar, 
Scudo,  M11ies  Duchambge,  Gail,  Gay,  Loïsa  Puget. 
Puis  viennent  les  ballades  romantiques  de  Monpou  ; 
la  romance  devient  peu  à  peu  mélodie  avec  le  Lac 
de  Niedermeyer,  l'Ange  déchu  de  Vogel,  presque 
dramatique  et  pittoresque,  avec  Page,  écuyer  et  capi- 
taine, de  Membrée.  Des  maîtres  comme  Félicien 
David,  Berlioz,  Meyerbeer,Gounod,  s'en  sont  emparés 
et  en  ont  élargi  le  cadre.  Nos  musiciens  lui  donnent 
aujourd'hui  plus  de  développement  encore,  et  ce  sont 
de  véritables  petites  scènes,  de  charmantes  esquisses  de 
tableaux  que  ces  compositions  intitulées  Poèmes  du 
printemps,  d'avril,  d'hiver,  etc.  Pendant  ce  temps,  la 
chanson  populaire  a  aussi  ses  compositeurs  avec 
Pierre  Dupont,  à  la  mélodie  rude,  mais  non  sans 
grâce,  ayant  quelque  chose  de  cette  emphase  et  de  ce 
ton  déclamatoire  qui  plaît  aux  masses.  A  côté  de  lui 
chante  Darder,  dont  la  mélodie  est  moins  large,  moins 
vigoureuse,  moins  originale,  mais  encore  franche  et 
bien  rythmée  ;  si  Pierre  Dupont  est  peuple,  Darcier 
est  ouvrier.  Enfin  arrive,  narquois,  fin  et  spirituel  dans 
sa  naïveté  voulue,  le  bourgeois  couplet  de  Nadaud. 

Jusqu'à  une  époque  assez  rapprochée  de  nous,  la 
musique  de  chambre  avait  été,  ainsi  que  la  symphonie 
instrumentale  pure,  assez  négligée  en  France.  Quelques 
maigres  trios  d'Auber,  quelques  pièces  assez  froides, 
trios,  quatuors  et  quintettes  de  Reicha  et  d'Onslow, 
quelques  compositions  trop  courtes  de  Félicien  David, 
quelques  pages  élégantes  et  soignées  de   Reber  :  c'était 


LIVRE    III.  j  1 3 

peu  en  face  des  chefs-d'œuvre  des  écoles  étrangères. 
En  même  temps  que  s'éveillait  chez  nous  le  sentiment 
de  l'art  instrumental,  la  musique  de  chambre  prit 
plus  d'extension,  et  nous  pouvons  nous  enorgueillir, 
dans  ce  genre,  d'artistes  tels  que  César  Franck, 
MM.  Saint-Saèns,  Lalo,  Alexis  de  Castillon  (1829- 
1873),  musicien  distingué,  d'un  idéal  élevé  et  pur,  et 
citer  avec  eux  Ad.  Blanc,  Vaucorbeil,  MM.  Gouvy, 
de  BoisderTre,  Vincent  d'Indy. 

Du  reste,  depuis  trente  ans,  les  sociétés  vouées  à  ce 
genre  de  musique  se  sont  multipliées  et  nous  ne  pou- 
vons en  donner  la  liste;  mais  il  faut  rappeler  les 
sociétés  qui,  en  dehors  des  concerts,  ont  mis  en  hon- 
neur les  grandes  œuvres  françaises  et  étrangères.  Nous 
avons  nommé  Seghers  et  la  société  Sainte-Cécile,  diri- 
gée depuis  par  M.  Weckerlin.  Mentionnons  la  fondation 
Beaulieu  (Association  musicale  de  l'Ouest  et  Société 
musicale  de  Paris,  fondées  en  i83 5).  Plus  tard,  on  vit 
s'élever  d'autres  sociétés,  dont  les  principales  furent  la 
Société  chorale  d'amateurs,  fondée  et  très  artistement 
dirigée  par  M.  Bourgault-Ducoudray,  et  qui  fit  entendre 
des  œuvres  de  Hœndel  et  de  l'ancienne  école  française; 
celle  de  Guillot  de  Saint-Bris,  dont  les  séances  sont 
consacrées  en  grande  partie  à  l'audition  des  œuvres 
modernes  ;  enfin  la  Concordia,  qui  donne  des  auditions 
du  plus  haut  intérêt.  Terminons  ce  court  abrégé  en 
nommant  la  belle  Société  de  l'harmonie  sacrée,  fondée 
par  M.  Lamoureux,  et  grâce  à  laquelle  on  a  pu  entendre 
à  Paris  (1873)  des  chefs-d'œuvre  tels  que  la  Passion, 
selon  saint  Matthieu,  de  J.-S.  Bach,  le  Messie  et  Judas 
Macchabée  de  Haendel.  Pendant  ce  temps,  les  modernes 


Ji+  ECOLE    FRANÇAISE    DE    MUSIQUE. 

et  les  Français  n'étaient  pas  oubliés  et  trouvaient  un 
orchestre  et  des  exécutants  dans  les  séances  très  inté- 
ressantes de  la  Société  nationale  de  musique. 

Résumons-nous  donc  en  quelques  noms  :  Rameau, 
Méhul,  Le  Sueur,  Berlioz,  Hérold,  Félicien  David, 
Halévy,  Ambroise  Thomas,  Gounod,  représentent  le 
grand  art  lyrique,  celui-là  justement  qui,  d'après  quel- 
ques-uns, nous  est  refusé  ;  dans  le  demi-genre,  élé- 
gant, gracieux  et  spirituel,  nous  ne  pouvons  citer  aucun 
nom  :  il  faudrait  recommencer  le  livre. 

Nous  avons  fait  de  notre  mieux,  dans  ce  récit,  pour 
présenter  les  œuvres  ou  les  artistes  dans  leur  milieu, 
pour  les  apprécier  autant  que  possible,  ainsi  qu'aurait 
pu  le  faire  un  auditeur  contemporain,  dégagé  de  tout 
parti  pris,  sans  nous  arrêter  plus  qu'il  ne  fallait  aux 
hasards  du  succès  ou  aux  caprices  de  la  vogue,  laissant 
de  côté  nos  impressions,  nos  tendances,  nos  goûts 
personnels,  qui  ne  pouvaient  avoir  grand  intérêt  pour 
le  lecteur.  Peut-être  cet  éclectisme  voulu  déplaira-t-il  à 
quelques-uns,  peut-être  rendra-t-il  ce  petit  ouvrage  un 
peu  froid  et  sec,  car  la  passion  seule  est  entraînante; 
mais  ce  n'est  qu'avec  l'éclectisme  que  l'on  peut  faire  de 
l'histoire,  se  reporter  à  l'époque  où  une  partition  fut 
écrite,  étudier  ses  origines,  ses  tendances  et  ses  consé- 
quences. La  mode  passe,  le  succès  s'oublie,  l'œuvre 
reste  et,  avec  Je  temps,  devient  un  document  histo- 
rique. 

L'époque  où  nous  vivons  aujourd'hui  sera  plus 
tard  très  intéressante  à  raconter.  Notre  musique  con- 
tinue sa  marche,  elle  renouvelle  ses  procédés,  sa  langue 
s'enrichit  chaque   jour;  elle  est   dans   une  de  ces   pé- 


M  VU  E    III.  }iS 

riodes  de  transformation  qui  préparent  l'avenir.  Il  ne 
nous  appartenait  pas,  dans  un  livre  de  ce  genre,  de 
prendre  part  aux  polémiques  du  moment;  aussi  est-ce 
avec  la  plus  grande  réserve  que  nous  avons  cité  les 
musiciens  contemporains,  nommant  à  peine  l'homme 
de  génie  dont  l'œuvre  préoccupe  aujourd'hui  la  pensée 
de  nos  plus  grands  artistes,  Richard  Wagner.  L'avenir 
seul  pourra  nous  dire  quelle  sera  l'influence  de  ce 
grand  maître  sur  notre  école.  Ce  que  nous  pouvons 
assurer,  c'est  que,  quoi  qu'il  arrive,  quelles  que  soient 
les  transformations  par  lesquelles  notre  musique  pas- 
sera, elle  est  et  restera  française,  comme  elle  est  restée 
française  après  Gluck,  après  Mozart,  après  Beethoven, 
après  Rossini,  après  Meyerbeer. 

Ce  que  nous  n'avons  certainement  pas  su  raconter  ni 
décrire,  c'est  le  génie  propre  de  tous  ces  musiciens  qui 
dans  différents  genres  ont  été  et  sont  encore  la  gloire 
de  notre  école;  mais  répétons,  pour  finir,  ce  que  nous 
disions  au  début  de  ce  livre  :  «  Lisez,  aimez,  écoutez 
les  maîtres  français  tant  anciens  que  modernes,  ils 
sauront  bien  parler  eux-mêmes;  ils  seront  plus  élo- 
quents que  nous.  » 


FIN. 


UNWWSITY 


OF 


*W«LiS^ 


TABLE     DES    MATIÈRES 


Introduction.  —  La  musique  française 


L  IVRE     PREMIER 
LE    MOYEN    AGE 

(DU    Ve     AU     XVIe    siècle) 

CHAPITRE    PREMIER 

LES     ORIGINES     GAULOISES,      LATINES      ET      GERMAINES 

DU      Ve     AU     IXe      SIÈCLE 

Pages. 

Les  chants  sacrés  des  druides  et  des  bardes.  —  Les  tradi- 
tions grecques.  —  Les  plains-chants  :  Les  mélodies  des 
drames  liturgiques,  les  hymnes,  les  proses,  les  séquences. 

—  La  musique  populaire  et  profane.  —  Les  chansons 
de  soldats,  les  chants  de  table.  —  La  science  :  Hucbald 
de  Saint-Amand  et  Odon  de  Cluny.  —  L'orgue  et  Torga- 
num.  —  Premiers  essais  d'harmonie,  les  neumes,  les 
instruments i5 

CHAPITRE    II 

PREMIÈRE     RENAISSANCE     MUSICALE     EN      FRANCE 
(XIIe     ET     XIIIe     SIÈCLES) 

La  chanson  française  :  La  musique  à  voix  seule.  —  Romances, 
lais  et  sirventois.  —  La  musique  à  plusieurs  voix. 
Le  déchant.  —  Motets,  rondeaux  et  conduits.  —  Le 
théâtre  :  Drames  religieux,  comédies  et  pastorales  en 
musique.  —  Daniel  Ludus  et  le  jeu  de  Robin  et  Marion. 

—  Les  concerts  :  Les  puys  et  les  concours.  —  La  danse, 
le  chant,  les  instruments.  —  La  musique  religieuse  : 
Réaction  cistercienne.  —  Les  musiciens  :  Troubadours  et 
trouvères,  les  ménestrels  et  les  écoles  de  ménestrandie, 
ménestrelles  et  jongleresses.   —   Les  théoriciens 36 


]  iB  TABLE    DES    MATIERES. 

CHAPITRE    III 

DU      XIV*     AU     XVI1     SIÈCLE 

Pages. 

La  science  :  Les  canons,  la  fugue,  la  notation.  —  L'école 
franco-belge  :  Guillaume  de  Machault,  Ockheghem,  etc. 

—  L'école  madrigalesque  :  Josquin  Desprez,  Clément 
Jannequin,  Goudimel,  etc.,  les  chansons  musicales.  — 
La  musique  religieuse  :  Les  messes  musicales  en  chan- 
sons, la  Réforme  et  les  psaumes  calvinistes.  —  Musique 
de  chambre,  de  salle  de  concert  et  de  danse.  —  Musique 
de  théâtre  et  de  fêtes  :  Les  miracles  et  les  ballets  de  cour. 

—  Les  orchestres  :  Chapelle,  Chambre,  Écurie  des  rois  de 
France.  —  Evolution  musicale  du  xvie  siècle.  —  Rôle  de 
l'école  française 56 

LIVRE    II 
LES   XVIIe    ET  XVIIIe    SIÈCLES 

CHAPITRE  PREMIER 

LA     TRAGÉDIE     EN     MUSIQUE 

Les  ballets  de  cour,  comiques  et  sérieux.  Guédron,  Mauduit, 
Bordier.  —  Les  comédies-ballets,  les  tragédies-féeries  : 
Molière,  Corneille,  Benserade. — Les  opéras  italiens  :  La 
Finta  Pazza  et  Orfeo;  Cavalli  et  le  Sersé.  —  Création  de 
l'opéra  français:  Cambert  et  Perrin,  Lulli  et  Quinault, 
et  la  tragédie  en  musique.  —  Les  successeurs  de  Lulli: 
Charpentier,  Campra,  Destouches,  Mouret,  etc.  —  Ra- 
meau :  Son  traité  d'harmonie,  son  théâtre,  ses  contem- 
porains et  ses  successeurs.  —  Les  Bouffons:  Pergolèse  et 
la  Serva  Padrona,  Rousseau  et  le  Devin  de  village.  — 
Les  maîtres  étrangers  :  Gluck  et  la  musique  française, 
Piccini,  Sacchini,  Salieri,  Vogel,  etc.  —  L'opéra  français 
pendant  la  Révolution  et  l'Empire.  —  Le  premier  roman- 
tique et  le  dernier  classique;  Le  Sueur  et  Spontini,  Ossian 
et  la  Vestale .  .  .  . 81 

CHAPITRE    II 

LA     COMÉDIE     EN     MUSIQUE 

L'opéra-comique  et  ses  origines  :  Lacomédie-balletetle  ballet- 
féerie.  —  Le  théâtre  de  la  Foire  et  ses  vicissitudes  :  Les 
musiciens,  les  auteurs  et  les  acteurs  de  la  Foire;  Gilliers, 


TABLK    DES    MATIKKKS.  319 

Pages. 

Mouret,  Labbé,  Lesage,  Puzelier  d'Orneval,  Monnet  et 
Favart,  Dauvergne  et  les  Troqueurs.  — //opéra-comique 
littéraire:  Philidor,  Monsigny,  Grétry,  Sedaine  et  Mar- 
montel.  —  L'école  lyrique  et  romantique:  Cherubini, 
Mehul,  Le  Sueur,  etc.;  la  littérature  étrangère  :  Shakes- 
peare et  Ossian.  —  L'école  sentimentale  et  de  demi-genre  : 
Berton,  Kreutzer,  Nicolo,  lioieldieu.  etc. —  Les  musiciens 
étrangers  :  Paesiello,  Paer,  Steibelt,  etc.  —  Les  petits 
maîtres  du  vaudeville  musical  et  de  l'opérette:  Dezedes, 
Champein,  SolieF,  Gaveaux,  Devienne,  Délia  Maria, 
Dalayrac,  y;tc 143 

CHAPITRE  III 

LA     MUSIQUE     DE     CHAMBRE,      DE     CONCERT      ET      D'ÉGLISE 

Musique  vocale  de  chambre:  Le  chant,  les  brunettes  et  les 
airs;  Nyert,  Lambert,  Bacilly;  les  luthistes  et  le  chant  à 
la  cavalière.  —  Cantates  et  cantatilles  :  Gampra,  Cléram- 
bault,  Baptistin,  etc.  —  La  musique  d'église:  Mauduit  et 
Ducaurroy,  Dumont  et  les  messes  royales;  Lulli,  Char- 
pentier, Lalande,  Bernier,  Campra,  Gilles,  etc.,  Le  Sueur 
et  Cherubini.  —  Organistes  et  clavecinistes  :  Champion, 
Chambonnières,  Clerambault,  Marchand,  Daquin,  les 
Couperins,  Rameau,  Séjan,  Balbâtre.  —  Violonistes  : 
Dumanoir  et  Constantin,  Duval  et  l'e'cole  de  Corelli, 
Senaille',  Baptiste  Anet,  Leclair,  Guignon,  Gaviniès,  etc., 
Rode,  Kreutzer  et  Baillot.  —  Les  écoles  de  musique  :  Les 
maîtrises,  le  magasin,  le  Conservatoire.  —  Les  concerts  : 
Concerts  spirituels,  concerts  des  amateurs,  etc.  —  Les 
chants  républicains  et  la  Marseillaise.  —  La  littérature 
musicale  :  Théoriciens,  historiens  et  critiques;  Mersenne, 
Brossard,  Laborde,  Perne,  Fétis,  etc. —  Les  guerres  :  Les 
Français  et  les  Italiens,  Lullistes  et  Ramistes.  Querelle 
des  Bouffons  ou  des  coins.  Gluckistes  et  Piccinistes.  .  .  .     179 

LIVRE    III 
LE    XIXe    SIÈCLE 

CHAPITRE    PREMIER 

L'ODE     SYMPHONIE      ET     LA      SYMPHONIE      RELIGIEUSE 
ET     DRAMATIQUE 

La  monodie  italienne  et  la  polyphonie  allemande.  Le  genre 
symphonique  français.  Les  symphonies  de  Gossec  et  les 


320  TABLE    DES    MATIERES. 

Pages, 
ouvertures  de  Méhul.  —  Le  romantisme:  Berlioz  et 
Fél.  David.  —  Les  concerts:  Habeneck  et  Pasdeloup.  — 
Musique  instrumentale  :  La  symphonie  classique,  les 
suites  d'orchestre,  les  rapsodies,  les  ouvertures.  — 
Musique  instrumentale  et  vocale  :  Compositions  descrip- 
tives, religieuses,  fantastiques  et  dramatiques.  La  sym- 
phonie au  théâtre;  les  mélodrames  lyriques  (musique  de 
scène) ' 217 

CHAPITRE   II 

LE     DRAME     LYRIQUE 

Les  maîtres  étrangers  en  France  :  Rossini,  Meyerbeer, 
Donizetti,  Verdi.  —  L'opéra  historique  et  narratif: 
E.  Scribe  et  ses  poèmes,  Halévy,  Auber,  etc.  —  L'opéra 
pittoresque  et  poétique,  le  théâtre  lyrique  :  Fél.  David, 
Berlioz;  MM.  Gounod,  Ambr.  Thomas,  Reyer,  Massenet, 
Saint-Saëns,  Lalo,  etc.  —  La  symphonie  dansée  :  les  opé- 
ras-ballets et  les  ballets 243 

CHAPITRE    III 

LA      COMÉDIE     LYRIQUE 

L'opéra-comique  et  ses  différents  genres.  —  Première  pé- 
riode (i825-i85o).  Le  genre  anecdotique.  —  Les  libret- 
tistes :  Scribe,  Planard,  Saint-Georges. —  Les  musiciens: 
Hérold,  Halévy,  Auber,  etc.  —  Deuxième  période  (i85o- 
189...).  Le  genre  poétique  :  Ambr.  Thomas,  Meyerbeer, 
Massé,  Gounod,  Bizet,  MM.  Massenet,  Saint-Saëns,  De- 
libes,  etc.  —  Le  vaudeville  musical  et  l'opérette  :  Ad. 
Adam,  Clapisson,  Offènbach,  M.  Lecocq,  etc.  ........     276 

CHAPITRE     IV 

Nos  desiderata.  —  Le  chant  et  l'art  instrumental  au 
xixe  siècle.  —  Les  organistes.  —  La  romance,  les  mélo- 
dies, les  chansons.  —  La  musique  de  chambre  et  les  so- 
ciétés d'amateurs.  —  Conclusion ^07 


Paris.  —  Lib.-Imp.  réunies,  1,  r.  Saint-Benoit 


Mb 

270 
b^7 


•W205 


bavoix,   ttenri  Marie 

François     ba  musique 

fr  ~nç  ise 


ML  Lavoix,  Henr     le 

270  François 

L37       La  musique  française 

Musîe 


RBPARTO  11