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EDWARD JOHNSON
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COLLECTION PLACEE SOUS LE HAUT PATRONAGE
DE
l'administration des beaux-arts
COURONNÉE PAR l'aCADEMIE FRANÇAISE
(Prix Montyon)
ET
PAR L'ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS
(Prix Bordin)
Droits de traduction et de reproduction réservés.
Déposé
au Ministère de l'Intérieur en mars 1S91.
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P u m. i i: B sous i.a
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LA
M U S I QU E
FRANÇAISE
PAR
H. LAVOIX fils
Administrateur de la Bibliothèque Sainte-Geneviève
Lauréat de l'Institut.
PARIS
ANCIENNE MAISON QUANTIN
LIBRAIRIES-IMPRIMERIES RÉUNIES
May & Motteroz, Directeurs
7, rue Sain t- Benoît.
IL
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L-sri
853205
LA
MUSIQUE FRANÇAISE
INTRODUCTION
LA MUSIQUE FRANÇAISE
S'il prenait à quelque homme d'esprit la pensée
singulière de soutenir ce paradoxe qu'il n'existe ni lit-
térature, ni poésie, ni peinture, ni sculpture françaises,
l'idée ferait sourire et ne trouverait pas un adepte; mais
s'il s'agit de musique, il en est tout autrement : chacun
peut, malgré les démentis de l'histoire et sans paraître
trop ridicule, soutenir que la musique française n'existe
pas, qu'elle n'a jamais existé et qu'elle n'existera
jamais. J.-J. Rousseau, avec toute l'autorité du génie,
a posé simplement cet axiome que les Français n'avaient
pas de musique et n'en pouvaient avoir; bon nombre
de disciples ont recueilli religieusement la parole du
maître et elle est encore article de foi pour bien des
dilettantes.
6 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
Les uns ont écrasé l'art français sous Part italien;
les autres ont prétendu que nous devions tout à l'Alle-
magne et que, sans elle, notre musique serait encore
dans l'enfance. Rien n'est vide et inutile comme ces
parallèles entre les diverses écoles; ils ne prouvent rien
et ne peuvent rien prouver. Chaque peuple a la musique
de son génie ; d'heureux emprunts faits aux écoles
étrangères peuvent enrichir son patrimoine artistique,
de maladroites imitations peuvent aussi altérer, pour
un temps, le caractère des œuvres qu'il produit; mais
toujours il garde la marque de son goût, de ses ten-
dances, de sa race en un mot.
Il existe, disons-le tout de suite, une musique française
caractérisée par un style et une forme particulière,
dont on peut suivre les diverses transformations dans
l'histoire de l'art; mais à quel signe la reconnaître entre
toutes? comment la distinguer de la musique italienne,
allemande, russe, espagnole, que sais-je? A certaines
qualités qui lui sont inhérentes, et je dirai presque au
tour de notre langue musicale. Tragique, dramatique
ou comique; disant l'ode, l'élégie, la chanson ou la
prière; pittoresque ou rêveuse, notre musique doit
avant tout être claire, limpide, précise et surtout
expressive. A aucune époque nous n'avons beaucoup
aimé, en France, ce que l'on appelait, au xvir8 siècle,
les frisures et les prétentailles de la musique, et nos
meilleurs compositeurs ont toujours été ceux qui ont,
avant tout, cherché à bien rendre leur sujet, à bien
peindre leurs personnages, à bien interpréter le vrai
sentiment des paroles, sans se laisser étourdir par le
brillant cliquetis des notes, sans se perdre dans le
INTRODUCTION. 7
dédale des combinaisons sonores. La propriété des
expressions, la clarté, le choix des mots mis en leur
place, telles sont les qualités maîtresses de nos écri-
vains; la justesse dans les proportions, l'instinct de
L'accent vrai et du trait qui porte, telles sont aussi les
qualités qui distinguent nos compositeurs.
Mais, a-t-on dit plus d'une fois, comment peut-il
exister une musique française, puisque la langue fran-
çaise est antimusicale? Nous ne réfuterons pas cet argu-
ment qui a fini par passer pour quelques-uns à l'état
d'axiome, nous rappellerons seulement que c'est dans
cette langue antimusicale que la plupart des belles
œuvres dramatiques ont été écrites, que cet idiome,
rebelle à la mélodie, a été (sans parler des maîtres
français naturellement) celui de Gluck, de Spontini, de
Rossini, de Meyerbeer, ces grands étrangers, qui ont
grandi encore au contact de notre génie, qui ont trouvé
leurs plus beaux accents dans cette langue réfrac-
taire, dit-on, au chant et à la mélodie. Nos chanteurs
aussi ont été victimes du préjugé contre la langue
française. « Ils ne chantent pas, ils hurlent », disaient
les Italiens, et le nrlo francese est resté traditionnel;
soit, mais voilà que pour ces hurleurs ces mêmes
maîtres étrangers ont écrit leurs plus beaux rôles;
voilà qu'à ces barbares ils ont réservé leurs plus expres-
sives mélodies. Ne combattons pas plus longtemps un
préjugé si fortement enraciné, mais constatons le fait
et passons outre.
Cependant, ne devons-nous pas beaucoup aussi aux
maîtres étrangers? Lulli, Gluck, Mozart, Weber, Bee-
thoven, Rossini, Meyerbeer, Wagner aujourd'hui, ne
8 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
sont-ce pas des noms auxquels il faudra donner large
place dans cette histoire? ne sont-ce pas des génies dont
ils nous reconnaîtront tributaires? Ne pas l'avouer, dès
les premières pages de ce re'cit, serait faire acte de
mauvaise foi et de patriotisme mal entendu ; mais là
aussi il y a, selon nous, un peu d'exagération, et peut-
être faudra-t-il en rabattre. Dans cette sorte de libre
échange artistique, la France a donné certainement
autant qu'elle a reçu. Lulli, quittant à douze ans
l'Italie, apprenait son art auprès de nos vieux organistes,
et, plus tard, lorsqu'il donnait, à l'opéra, la forme
définitive de la tragédie lyrique, c'était au Français
Cambert qu'il empruntait ses premiers modèles.
Gluck disait : « J'ai plus appris en France qu'avec
Vinci et tous mes maîtres », et, de fait, c'était pour la
France qu'il écrivait ses plus belles œuvres, comme si
notre art lui avait inspiré le plus pur de son génie.
Ce fut après avoir passé plusieurs années chez nous,
ce fut après s'être nourri des grandes traditions de notre
déclamation lyrique, que Rossini composa Guillaume
Tell. Ce ne fut qu'après avoir connu de près les maî-
tres de France, littérateurs, peintres ou musiciens et
leurs œuvres, que Meyerbeer trouva les dramatiques
accents des Huguenots. On a bien parlé de l'influence
des artistes étrangers sur la musique française; on n'a
pas assez remarqué peut-être qu'à l'étranger certains
opéras de nos musiciens, négligés chez nous, tenaient
leur place au premier rang.
Nous devons à l'Italie plus de mouvement, plus
d'élégance, plus de développement dans la mélodie;
c'est à elle que nous avons emprunté Part de disposer
INTRODUCTION.
harmonieusement les voix pour la scène, et de les
mettre en valeur; à l'Allemagne revient l'honneur de
nous avoir inities aux profondeurs de la langue har-
FIG. I. LA MUSIQUE
d'après le manuscrit des Echecs amoureux (xvie siècle).
(Bibliothèque Nationale.)
monique, de nous avoir appris la puissance expres-
sive d'un accord ; par elle nous avons achevé de
surprendre les secrets du coloris instrumental.
Certes, ces bienfaits ne sont pas à oublier; mais par
combien d'inconvénients que nous signalerons au
io ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE;
cours de ce récit, n'avons-nous pas payé ces avan-
tages?
Ajoutons encore que notre admiration pour les
étrangers nous a, plus d'une fois, fait sacrifier nos mu-
siciens nationaux. Par un singulier abus de l'éclec-
tisme, par une étrange méfiance de nous-mêmes, nous
avons gardé nos enthousiasmes rapides et nos admi-
rations passionnées pour la musique du dehors, n'ac-
ceptant jamais sans résistance les grandes œuvres nées
sur notre sol. Plusieurs fois, dans cette histoire, nous
verrons nos maîtres français écrasés par des étrangers,
et plus d'une partition de haute valeur oubliée au béné-
fice de quelque médiocrité italienne ou allemande.
Aussi pouvons-nous dire que les écoles du dehors ont
été souvent utiles à notre musique, mais plus souvent
encore fatales à nos musiciens.
Si l'on soutenait que les Français n'ont jamais été
et ne seront jamais dilettantes, ainsi que l'entendent
les Italiens, si l'on ajoutait encore que notre imagina-
tion musicale ne s'élève pas dans les hautes sphères du
rêve et de la musique pure comme chez les maîtres
allemands, peut-être serait-on dans le vrai. En effet,
nous n'aimons pas, à peu d'exceptions près, la musique
pour le son, la couleur pour la couleur. Il a fallu,
jusqu'à ce jour du moins, au public français, ou la
précision d'une action dramatique, ou le guide d'un
sujet indiqué d'avance. Sous une mélodie, sous un
accord, sous un trait d'orchestre, nous voulons trouver
une pensée, un accent, un sentiment. De là, moins
de lyrisme que chez les Allemands, moins de sen-
sualité que chez les Italiens; mais, en échange, que
INTRODUCTION. n
de qualités précieuses d'expression, de justesse, d'émo-
tion sobre et profonde dans cette musique qui, tou-
jours, veut et doit dire quelque chose, qui, lorsqu'elle
est vraiment française, parle à notre cœur, à notre
âme, à notre esprit plus qu'à nos nerfs et à notre imagi-
nation!
Jusqu'ici nous n'avons traité que de la musique elle-
même ; mais, si nous prenons les choses de plus haut
et de plus loin, si nous regardons autour de nous, si
nous voulons chercher les origines de notre art au point
de vue des tendances, cette histoire nous prouvera que
nos musiciens ont subi surtout et avant tout, depuis le
moyen âge jusqu'à nos jours, l'influence de nos litté-
rateurs, de nos poètes et de nos philosophes. C'est par là
encore que notre musique est bien française. Il nous
serait facile de démontrer que telle mélodie religieuse
est la fidèle traduction du rêve mystique d'un saint
Bernard, que tel refrain profane du xme siècle suit de
bien près la poésie naïve et galante d'un Thibaut de
Champagne ou d'un Adam de la Halle, qu'un madrigal
compliqué du xvie siècle répond exactement en musique
à la ballade ou au sonnet d'un Remy Belleau ou d'un
Ronsard; mais ne remontons pas si loin et contentons-
nous des temps modernes.
Le \vne siècle nous a donné d'abord toute une petite
littérature de vers légers et galants; les musiciens s'en
sont emparés pour en faire les gentils couplets et les
refrains de leurs ballets; vienne la grande et majestueuse
tragédie de nos classiques, la musique créera la tragédie
lyrique ou opéra.
Mais voici le xvme siècle, avec ses philosophes,
i2 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
ardents chercheurs de vérité, avec ses littérateurs, ro-
manciers ou hommes de théâtre, avec ses poètes fins,
spirituels et galants ; la musique ne se fait pas attendre,
elle répond aux philosophes par le fameux traité de
Rameau, premier code de l'harmonie moderne, aux
romanciers, aux auteurs dramatiques, aux poètes par
Télégie sincère d'un Monsigny, par les traits spirituels
et justes d'un Grétry. Que la France pousse le grand
appel de guerre de la Révolution , elle retrouvera
l'écho de son enthousiasme guerrier dans le cri de la
Marseillaise , dans les accents graves et recueillis
du Chant du Départ.
Mais poursuivons. Le romantisme se prépare, on
réveille nos vieux poètes nationaux endormis depuis si
longtemps : on traduit les étrangers, Shakespeare,
Gœthe, Ossian; trouvères ou troubadours de l'ancienne
France, poètes de l'Allemagne, de l'Angleterre ou
bardes d'Ecosse, tous trouvent leurs traducteurs ins-
pirés dans des musiciens français qui ont nom Méhul,
Berton, Le Sueur, Boïeldieu, etc. Enfin éclate le grand
mouvement du romantisme si longuement attendu :
poètes, écrivains et peintres inspirent encore toute une
école de compositeurs.
Il n'est pas jusqu'à la fine comédie bourgeoise et de
demi-genre, jusqu'au gai vaudeville qui n'aient leurs
interprètes en musique.
Claire, intelligente, émue et sincère avant tout et
comme imprégnée de notre littérature , telle est la
musique française, cet art national qui tient digne-
ment sa place à côté des plus grands, et, après ce court
aperçu général, entrons dans le récit; mais c'est le
INTRODUCTION. ij
malheur du critique et de l'historien de ne pouvoir
suivre que de bien loin l'artiste créateur et de ne pou-
voir donner dans sa sèche analyse qu'une bien faible
idée de l'œuvre; ne vous contentez donc pas, cher
lecteur, de nous croire sur parole; lisez après nous,
aimez, écoutez les partitions de nos maîtres, tant anciens
que modernes, et alors vous pourrez laisser philo-
sophes et dilettantes soutenir à leur guise qu'il n'y a
dans la musique française que des couplets et des
flonflons.
Pour cette Histoire de la musique française, nous éviterons,
à moins d'utilité absolue, de reproduire les titres des ouvrages
déjà cités dans V Histoire de la musique, espérant ainsi pouvoir
dresser une liste, sinon complète, du moins suffisante des livres
qui intéressent l'histoire musicale.
Bertrand. Les Nationalités musicales, in-12, 1872.
Bourdelot. Histoire de la musique, 4 vol. in-12, 1743.
Castil-Blaze. Dictionnaire de musique moderne. 2 vol. in-8°,
1821-1823-1828.
Castil-Blaze. De l'Opéra en France. 2 vol. in-8°, 1820.
— Histoire de l'Académie impériale de musique.
2 vol. in-8° et in-40 (pi.), i855.
Chabanon. Lettre sur les propriétés musicales de la langue
française. (Mercure, janvier 1763.)
Charley. The National music of the World, in-8°, 1886.
Chapelle de Pierre Bénite. Histoire et encyclopédie de la
musique, 2 vol. in-40. (Autographiée.)
Choron et Fayolle. Dict. hist. des musiciens. 2 vol. in-8°, 18 10.
Fétis. Les Curiosités de la musique. Un vol. in-8°, i83o.
Gautier (Eugène). Histoire de la musique. (Cours professé au
Conservatoire de musique et dont le manuscrit est à la Biblio-
thèque Sainte-Geneviève. Legs de l'auteur.)
Kastner. Parémiologie musicale, grand in-40.
Lafage. Essai de diphtéro graphie musicale, in-8°, 1864.
Lavoix (H.). Histoire de la musique (Bibliothèque de l'ensei-
gnement des Beaux-Arts). Paris, Quantin, in-8°, 1884.
i+ ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
Lichtenthal. Difionario e bibliografia délia musica,^ vol. 1826.
(Traduction française par Mondo, 2 vol. i83<>.
Manuel-Roret. Musique. (La partie historique, rédigée par
Choron, est intéressante et suivie d'une riche bibliographie.)
Pontécoulant. Organographie musicale, 2 vol. in-8", i8'~>i.
Revue et Gazette musicales,. 1S27-1880 (avec les tables).
Rousseau. Œuvres [Dictionnaire de musique, Lettres sur la
musique française, etc.).
LIVRE PREMIER
LE MOYEN AGE DU Ve AU XVIe SIÈCLE
CHAPITRE PREMIER
LES ORIGINES GAULOISES, LATINES ET GERMAINES
DU Ve AU XIe SIÈCLE
Les chants sacrés des Druides et des Bardes. — Les traditions
grecques. — Les plains-c liants. — Les mélodies et les drames
liturgiques, les hymnes, les proses, les séquences. — La mu-
sique populaire et profane. — Les chansons de soldats, les
chants de table. — La science. — Hucbald de Saint-Àmand
et Odon de Cluny. — L'orgue et l'organum. — Premiers
essais d'harmonie, les neumes, les instruments.
Il serait bien imprudent de vouloir faire commencer
l'histoire de la musique aux origines mêmes de l'his-
toire de notre pays. Si, pour l'archéologue et le philo-
logue, tout est obscurké dans les études relatives à la
Gaule, tout est nuit profonde pour l'historien de mu-
sique. On peut dire que notre art s'est ressenti des
secousses successives subies par les populations habi-
\G ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
tant entre le Rhin, les Alpes, les Pyrénées etTOcéan ; on
peut affirmer que chacun des peuples celte, gaulois,
romain, franc, germain, qui a foulé le sol de la Gaule,
a laissé dans la musique, comme dans la langue, des
traces de son passage; mais le prouver est impossible.
Ne nous risquons donc pas dans des hypothèses dan-
gereuses et sachons ignorer.
Écrasés par leurs vainqueurs, puis devenus Ro-
mains, les Gaulois nous ont laissé peu de choses de
leurs arts et de leur langue, de leur musique encore
moins. Quelques lignes méprisantes de Tite-Live nous
disent que ces peuples se réunissaient dans les assem-
blées publiques, au son des instruments, et chantaient
des chants de guerre bizarres et sauvages. Deux courts
passages de Diodore de Sicile et d'Ammien Marcellin
rappellent que les Gaulois avaient des poètes nommés
Bardes (Melici poetœ quos Bardos nominant), qui chan-
taient, en s'accompagnant de la lyre, des poésies
louangeuses pour leurs amis, satiriques pour leurs
ennemis; nous savons que le voisinage des Grecs de
Marseille n'avait pas été sans influence sur la musique
des tribus auprès desquelles ils s'étaient établis; nous
connaissons quelques médailles des Arvernes, des
Redons et des Venètes où Ton voit des lyres et des
trompettes de forme grecque, et là s'arrête notre
science ; c'est peu.
En revanche, TArmorique, moins bien conquise
par les Romains et moins assimilée, a conservé quel-
ques traces de musique primitive ; Bardes et Druides
s'étaient enfuis au fond de la presqu'île et là, loin du
Romain, loin du chrétien vainqueur, jouaient sur la
LIVRE PREMIER. ,7
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harpe celtique les \*' m . .. .; ' -\ +j>mm
mélodies qui "A a . * ' "..
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ancienne mélodie — -L'^tut— , .,-^_
d'origine gauloise , e ., , /D...
° D FI G. 2. NEUMES (lXc SIECLE). (Blbl. nat.)
ou celtique que
nous connaissions aujourd'hui. C'est bien peu, mais
MUSIQUE FRANÇAISE. 2
SA
,8 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
c'est encore beaucoup lorsque Ton voit ce que l'art du
moyen âge nous a laissé en dehors du plain-chant,
jusqu'aux xie et xnc siècles.
Nommer le plain-chant, c'est rappeler d'un mot
toutes les origines latines et même grecques de notre
musique, les seules dont on ait daigné tenir compte
jusqu'à une époque bien rapprochée de nous. En effet,
ses mélodies, derniers débris de l'art antique, sont les
premières que nous trouvions au seuil du moyen âge;
sa notation, la seule que nous puissions comprendre à
peu près. Mais ce mot même du plain-chant est bien
vague et, si nous regardons un peu attentivement son
histoire, peut-être trouverons-nous non seulement un,
mais deux et même trois plains-chants. Le premier
établi en France, dès les vie et vne siècles, avec ses tons,
ses modes et sa notation, est le plain-chant liturgique
pur, régularisé d'abord par saint Ambroise, corrigé,
refait et codifié par les papes et dit chant grégorien;
c'est le chant de l'Eglise universelle imposé à tout
chrétien sujet de Rome. Pour être encore du plain-
chant, le second est déjà moins pur. Aux mélodies litur-
giques se mêlent des accents, des inflexions qui parais-
sent se rapprocher de la musique profane; enfin, il en
est un troisième sur lequel il semble qu'il ne soit plus
permis de douter, c'est le chant de certaines proses que
l'Eglise a admises dans le sanctuaire, mais qui n'ont
plus la raideur du style pour ainsi dire lapidaire du
plain-chant romain; elles sont rythmées, mélodiques,
variées même, et il est impossible de n'y pas recon-
naître la liberté d'allure de la musique populaire. Don-
nons rapidement quelques détails.
LIVRE PREMIER. ,9
Le plain-chant romain, avons-nous dit, était le chant
étranger, celui de la conquête; mais il en avait existé
un que les historiens ont appelé gallican, et qui se dis-
tinguait par des mélodies différentes. Ce chant gallican
fut un peu abandonné lorsque Charlemagne, de par sa
rude volonté, se mit en devoir de faire triompher la
liturgie romaine. Déjà Pépin avait tenté de remplacer le
plain-chant de Gaule par celui de Rome, et Lyon fut la
première ville à l'adopter; Charlemagne fit plus : il
proscrivit par décret toute cette musique qu'il jugeait
barbare et il put croire, en effet, que la victoire était
complète; elle n'était qu'apparente et le chant gallican
ne tarda pas à renaître. « On peut dire que ceux qui se
mêlèrent de faire des chants composèrent des pièces
qui égalaient ou même surpassaient souvent celles de
l'antiphonaire romain, et elles étaient en si grand
nombre que les livres de la France devinrent, par la
suite, plus dignes de l'attention que ceux de Rome. »
Il semble que ce soit particulièrement aux canti-
lènes appelées hymnes, que l'abbé Lebeuf fasse allusion
dans le passage que nous venons de citer. En effet, dans
les hymnes nous voyons apparaître des chants qui n'ont
plus la sévérité hiératique du plain-chant liturgique
et dans lesquels on peut apprécier déjà une souplesse
de tour qui indique une origine populaire, ou au moins
l'invention d'un artiste; les premières hymnes connues
sont de saint Ambroise et autres pères de l'Église
grecque et latine, mais l'école française peut déjà reven-
diquer sa part dans cette littérature. En effet, le magni-
fique Pange lingua gloriosi prœlium certaminis est
attribué à saint Mamert, évêque de Vienne en Dauphiné.
ïio ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
à la fin du ve siècle, et le triomphant Vexilla régis pro-
deunt, d'une mélodie si ferme et si majestueuse, a pour
auteur, dit-on, Venantius Fortunatus (53o-587). En
remontant plus haut encore, le plus ancien compositeur
ÏWtQ&lM -— j— vt tr {p«Jauc r"»w fer^itffri ty«nui*ruac 4.uba-Aih <»f- *
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4/
FIG. 3. NEUMES (XIC SIECLE).
(Bibliothèque Sainte-Geneviève.)
d^ymnes latines aurait été un Gallo-Romain, saint
Hilaire, évêque de Poitiers, mort en 367.
Mais voilà que s'introduisent, à côté des textes con-
sacrés, des chants évidemment trouvés par des com-
positeurs ou tirés du fonds populaire. Je veux parler
des proses, sorte de commentaires de la parole litur-
gique.
LIVRE PREMI ER. 21
Cette musique libre ne peut plus laisser de
doute, ces mélodies n'ont ni la raideur du plain-chant,
ni les molles inflexions et les ornements des cantilènes,
issues de la liturgie grecque; elles ont leur caractère,
leur style, et déjà, dans quelques-unes on pourrait
reconnaître des mélodies françaises, autour des phrases,
à la forme syllabique remarquable par la justesse dans
le rendu de l'expression des paroles. Le hasard veut
que Tune des premières proses ou séquences dont nous
ayons conservé la musique soit dans un manuscrit
français, dit de saint Martial de Limoges, conservé à la
Bibliothèque nationale, et que celle sur le dernier jour,
Audi tellus (xie siècle), se trouve dans un manuscrit de
la Bibliothèque de Montpellier, ce qui paraîtrait indi-
quer une origine française.
Il ne faut pas oublier non plus que le Veni sancte
Spiritus a, dit-on, pour auteur Robert le Pieux, roi
de France, et surtout que le plus célèbre et le plus fé-
cond écrivain de proses au moyen âge, celui qui leur
donna la première forme régulière et vraiment littéraire,
fut Adam, abbé de Saint-Victor, qui vivait au xnc siècle.
C'est sur la musique de sa prose Landes crucis attolla-
mus que Ton chanta longtemps le Landa Sion de saint
Thomas d'Aquin.
Avec les proses dont les rythmes, les mélodies,
l'allure cadencée sont si caractéristiques, nous tou-
chons à la musique populaire et profane. Mais
allons plus loin et la langue elle-même cessera d'être
latine. Dès le xie siècle , nous rencontrons des
chants où des gloses en langue vulgaire se trouvent
22 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
à côté du texte latin liturgique; on les appelle proses
farcies, et il est curieux de comparer la musique des
fragments latins et français; en effet, avec un peu dé-
tention, on voit facilement que des mélodies populaires,
reconnaissables à leur tour et à leur rythme, ont été
intercalées à côté des cantilènes de l'Eglise.
Résumons-nous donc; voici bien, selon nous, trois
plains-chants : le texte musical liturgique pur, le chant
gallican et la mélodie déjà souple des hymnes et des
proses latines ou farcies.
Nous retrouvons toute cette musique à l'Église,
mais sous une nouvelle forme, qui tient de la pompe
religieuse et de la décoration dramatique, je veux
parler des représentations qui donnèrent plus tard
naissance aux mystères; les historiens les ont appe-
lées, et avec raison, drames liturgiques, car ces
sortes de scènes n'étaient que la suite du drame divin
joué à l'autel, en même temps qu'elles avaient pour
musique, au début, les mélodies de la liturgie. Nous
serons brefs à ce sujet, car on a dit bien des fois
déjà comment les épisodes les plus émouvants des
saints récits avaient été mis en scène, dramatisés, di-
sons le mot.
Dès le ixe siècle, l'église, disposée comme un théâtre,
laissait voir la crèche, les bergers, les mages conduits
par l'étoile merveilleuse; puis ce fut l'épisode si tou-
chant des saints Innocents, enfin et surtout le grand
récit dramatisé de la Passion.
Au xe siècle, nous rencontrons le premier de ces
drames où se trouvent des paroles françaises et en même
temps de la musique : c'est celui qui raconte l'histoire
LIVRE PKEMi ER, 2}
des Vierges sages et des vierges folles. On connaît cet
épisode, on sait la parabole, et la pièce la développe
avec force détails; mais voici qui touche de plus près
à notre art : à côté du texte latin, on trouve des vers
entiers en langue romane, et le chant n'est plus une
mélodie consacrée, mais une musique inventée ou tra-
ditionnelle.
Nous ne citerons pas cette longue complainte dia-
loguée, qui a, du reste, été publiée souvent; nous
constaterons seulement que manuscrit, musique, langue,
tout y est d'origine française, et que dans ces chants
écrits en neumes du xie siècle, et plusieurs fois traduits,
il est impossible de ne pas reconnaître une allure déjà
indépendante, bien éloignée des formes hiératiques du
plain-chant.
A partir de ce moment, les drames liturgiques
deviennent nombreux et remplis de musique, et ces
mélodies, à mesure que nous avançons dans le moyen
âge, sont de plus en plus caractéristiques.
Mais nous entrons davantage encore, s'il est pos-
sible, en pleine musique populaire et française, avec
les célèbres messes et fêtes de Pane, qui se célébraient
à Beauvais, à Laon, à Noyon, etc. Une jeune fille,
montée sur un âne magnifiquement caparaçonné et
tenant un enfant dans ses bras, représentait la vierge
Marie. Arrivée à la porte de l'église, elle était intro-
duite dans le chœur, se tenait à la droite de l'autel,
pendant que l'on célébrait une messe dont V Introït,
le Gloria, le Credo se terminaient par le cri de hi-han
qui retentissait encore à la place du Deo gratias final.
Pendant l'office, on entendait une prose entièrement
2+ ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
consacrée à l'âne, et dont voici la première et la der-
nière strophe :
Orientis partibus
Adventavit asinus,
Pulcher et fortissimus
Sarcinis aptissimus.
Hez sire asne car chantez
Belle bouche rechignez,
Vous aurez du foin assez
Et de l'avoine à plantez.
Amen dicat, asine
[Hic genu flectebatur)
Jam satur de gramine,
Amen, amen itéra
Aspernare vetera.
Hez va ! Hez va ! Hez va ! Hez !
Biaulx sire asne car allez;
Belle bouche car chantez
Vous aurez du foin assez.
Cette cérémonie singulière fut réglée, en 1227, par
Pierre de Corbeil, archevêque de Sens ; mais on en
trouve des traces avant le xme siècle, et la mélodie en
a été conservée. Cette musique a toute l'allure d'un
chant populaire, et, singulier rapprochement, lorsque
M. Saint-Saëns, dans son bel opéra d'Etienne Marcel, a
voulu brosser le vivant tableau de la fête de la Saint-
Jean, il semble qu'il ait eu comme une souvenance
de cette mélodie.
Malgré son caractère populaire, la messe de l'âne
était encore delà musique religieuse; mais, pendant les
premiers siècles du moyen âge, des chants exclusive-
LIVRE PREMI EU. %%
ment profanes avaient aussi existé en France. Les inva-
sions étaient venues, et cet immense Mot humain avait
laissé derrière lui, sur la terre de Gaule, comme un limon
de musique dont notre art devait être fécondé. Il faut
attendre jusqu'aux premières années du ixe siècle pour
trouver des chants notés ; cependant, dès le Ve, nous
rencontrons les traces de chansons militaires et autres.
Les Visigoths, qui, déjà bien civilisés, occupaient le
sud de la Gaule, avaient une notation et possédaient
des livres de musique. Sidoine Apollinaire, au ve siècle,
nous fait un portrait de leur roi Théodoric, et nous le
montre aimant les arts. Nous le voyons se faisant exé-
cuter de la musique pendant ses repas, et non de la
musique grecque ou romaine « avec orgues hydrauli-
ques, se mêlant, sous la conduite d^n chef cTorchestre,
à l'accord des voix, mais bien des chants et des instru-
ments de sa nation, s'adressant à Pâme, tout en charmant
les oreilles ». Des échanges de musique et de musiciens
se faisaient entre les chefs des peuples qui s'étaient
partagé la Gaule; Clovis envoyait un joueur de cithare à
Théodoric et celui-ci lui répondait : « Nous avons choisi,
pour vous l'envoyer, un joueur de harpe consommé dans
son art qui, chantant à Tunisson de la bouche et des
mains, réjouira la gloire de votre puissance. »
Les écrivains parlent constamment de jocidatores,
minist raies, gent joyeuse et musicale par excellence,
dont le répertoire ne se réduisait évidemment pas au
plain-chant grégorien. C'est en vain que les évêques,
dans leurs conciles, frappaient à coups redoublés la
muse profane; soutenue par le peuple, encouragée
par les rois, elle allait gardant pieusement les chants
26 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
antiques, apprenant des peuples nouveaux de nouvelles
mélodies, créant ainsi ce qui devait plus tard être la
musique française.
Les concerts, les danses remplissaient les palais des
rois et les châteaux des seigneurs. Nous ne pouvons par-
ler de Part musical au moyen âge sans citer la curieuse
scène sculptée sur le chapiteau de Saint-Georges de
Bocherville (xie siècle, Hist. mus., fig. 33), où Ton
voit, accompagnée de nombreux instruments, une balle-
rine qui danse sur la tête ; n'est-ce pas le commentaire
figuré de ces quelques lignes d'Hucbald : « J'ai vu des
danseuses et des jongleresses; les joueurs de flûtes,
de cithares et d'autres instruments, les chanteurs et
les chanteuses profanes charmaient les oreilles des au-
diteurs. »
A côté de ces concerts luxueux on avait la chanson
de table et le couplet à boire, qui se chantaient après le
repas et dont la tradition n'est point tout à fait perdue.
Citons, parmi ungrand nombre de chansons de ce genre,
celle-ci d'une verve toute gauloise dont on n'a malheu-
reusement pas la musique, mais dontvoiciles paroles :
Quicunque vult esse f rater,
Bibat bis, et ter et quater !
Bibat sernel et secundo,
Donec nihil sit in fundo !
Bibat liera, bibat herus !
Ad bibendum nemo serus.
Bibat iste, bibat illa!
Bibat servus cum ancilla !
Et pro rege et pro papa,
Bibe vinum sine aqud
Et pro papa et pro rege,
Bibe vinum sine lege.
LIVKE PREMIER.
17
On a conserve aussi le texte d'un chant surClotaire,
mais la musique en est perdue.
C'est seulement au i\r siècle que nous trouvons le
premier chant latin populaire d'origine française avec
musique con- n
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ua-
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nue jusqu a ce
jour : c'est une
complainte sur
la mort de
Charlemagne
(81 3), attribuée
àColombanus.
Ce chant, écrit
dans une no-
tation en neu-
mes, très diffi-
cile, se trouve
à la Biblio-
thèque natio-
nale dans le
manuscrit
fonds- latin,
II D4* ^e PTC- V\Q. 4. — PLAINTE DE COLOMBANUS
Cieux recueil sur la mort de charlemagne (ixe s.).
Contient aUSSi (Bibliothèque Nationale.)
la ve pièce du
Ier livre de la Consolation de la philosophie de Boèce, dont
les six premiers vers sont en musique, mais ils parais-
sent postérieurs au chant de Colombanus. Le second
chant populaire (même manuscrit, p. i36) est celui sur
la bataille de Fontanet (841), d'un nommé Angelbert.
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tztvc mas^in A— ■
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J^ %rn t nJcct~tfcvcv cz^
2» ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
Dès le x(' siècle, on avait déjà l'habitude, qui s'est
conservée jusqu'à nous, d'employer des chants déjà
connus, ce que nous appelons aujourd'hui des timbres.
Ainsi, deux poésies latines de cette époque se chantaient
sur les airs dits Modus libidinis et Modus flonim.
Enfin, après la complainte de Gottescale (x(> siècle), sur
le dernier jour, nous trouvons à la fin du xic siècle le
premier chant en langue vulgaire française avec mu-
sique notée; c'est celui qu'entonnèrent les croisés
en 1096 :
O Maria, Deu maire
Deu tes e fils e paire.
(O Marie, mère de Dieu,
Dieu est ton fils et ton père.)
C'est une date dans l'histoire de notre musique que
cette première mélodie chantée en français, en dehors du
temple, par un peuple entier. Aussi arrêtons-nous là
l'histoire des origines de notre an ; nous le retrouve-
rons au siècle suivant, mais cette fois définitivement
créé.
Les fragments de musique pratique datant de cette
époque éloignée, connus jusqu'à ce jour, sont encore
bien peu nombreux ; en revanche, les ouvrages de théorie
abondent et il en est un grand nombre dû à des musi-
ciens français.
Dès le vin0 siècle, nous voyons en France et en Bel-
gique, Alcuin, Bernelin de Paris; au ix°, Aurélien de
Réomé, Remy d'Auxerre et surtout Hucbald. abbé de
Saint- Amand, et Odon de Cluny dont les traités sont ce
que nous possédons de plus complet sur la musique à
cette époque. Le livre d' Hucbald a pour titre : Musicœ
LIVRE PU KM 1ER. 2y
enchiriadis ; celui d'Odon de Cluny : Dialogus de musica ;
c'est le premier manuel pratique de musique connu.
Non seulement ces maîtres écrivaient des traités,
mais ils pratiquaient surtout l'enseignement oral. Char-
lemagne avait établi deux grandes écoles mères à Metz
et à Soissons, désirant, comme nous l'avons dit, uni-
fier le chant religieux et substituer la psalmodie gré-
gorienne aux mélodies gallo-romaines; mais déjà les
évêques avaient établi de tous côtés, dans les monas-
tères, dans les églises et jusque dans les campagnes,
des écoles où Ton enseignait la musique, le chant et
l'organum.
Nous avons expliqué succinctement dans un autre
ouvrage de cette collection en quoi consistait Yorga-
num et la diaphonie ou harmonie des premiers temps
du moyen âge. Les dimensions de ce livre ne nous per-
mettent pas de revenir sur ce sujet, mais nous devons
dire encore quelques mots des neumes que l'on ren-
contre si souvent dans les manuscrits. Jusqu'au xie siè-
cle les neumes sont des points, des virgules, des accents
placés au-dessus du texte, dans un désordre qui n'est
qu'apparent (fig. 2 et 3). Chacun de ces signes représente
à la fois une ou plusieurs notes, et de la hauteur qui le
sépare du texte dépend l'intonation du son qu'il repré-
sente; le lecteur n'a pas d'autre guide; l'on comprend
combien cette notation devait êtr e incertaine, et l'on n'est
point étonné qu'un écrivain contemporain, Jean Cot-
ton dise naïvement : In neumis nulla est certitudo.
Ce ne fut que vers les xe et xr" siècles que Ton eut l'idée de
fixer la place des signes neumatiques, au moyen d'une
ligne dont une clef, c'est-à-dire une lettre, représentait
30 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
l'intonation. De ce jour les lignes et les clefs se sont
multipliées, récriture est devenue moins douteuse et
notre notation musicale a été créée. Un des plus anciens
monuments neumati-
ques est l'antiphonaire
de Saint-Gall, dans
l'abbaye de ce nom.
En France, il faut ci-
ter le manuscrit de
l'abbaye de Jumièges,
l'antiphonaire de
Montpellier, l'office
de Saint-Thuria s.
Pour arriver à rendre
plus claire cette sorte
d'écriture musicale,
on avait eu l'idée de
dresser des espèces de
tableaux donnant les
noms et les diverses
figures des neumes.
Chacun de ces ta-
bleaux finit par la for-
mule immuable : erras
qui plura refinges.
mais la recommanda-
tion fut toujours assez
mal suivie, car du x'' au xiv° siècle, le nombre des
signes monta de 17 à 45, sans que pour cela l'écriture
devînt plus facile à lire; au contraire.
Toute cette musique était exécutée non seulement
FIG. S.
LE CROWTH OU VIOLON CEITI Q.U E
(IXe siècle).
L I V II E PRKMI E II .
3»
par des voix, mais aussi par des instruments, les uns
venus de L'antiquité, les autres apportes par les barbares.
Des Grecs et des Romains, nous avions pris les lyres,
I
\innmniHimmmiinniimii.iiniiiiiii
Orgamfrrii
FIG. 6. ORGANISTRUM OU VIELLE (lXc SIÈCLE).
les cithares, les psaltérions, des tambours de diverses
espèces, les flûtes, quelques trompettes et les grandes
orgues; des peuples celtiques, gallois et germains, nous
avions les harpes, la vitula (vielle ou
viole à archet), la vielle à roue, appe-
lée au ixe siècle organistrum (fig. 6).
La lyre avait perdu ses formes élé-
gantes de l'antiquité; on la retrouve
du ixe au xifi siècle, puis elle disparaît;
le psaltérion, d'origine orientale, aura
plus tard au moyen âge un rôle im-
portant. La harpe, l'instrument sacré,
pour ainsi dire national, des druides
et des bardes de l'Armorique, des prê-
tres d'Irlande, des héros ossianiques
du nord de l'Angleterre, des dieux de l'Edda et du
Nibelungenlied, est la même pour tous les peuples
d'origine germanique ou Scandinave. Elle n'a pas la
grâce et la richesse des harpes égyptiennes, asiatiques
FIG. 7.
HARPE CELTIQ_UE
(IXe siècle).
}2 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
ou grecques, mais elle paraît ce que j'appellerai plus
riche de musique avec ses nombreuses cordes souvent
sur deux rangs, avec
son corps sonore bien
établi (fig. 7). Elle est
connue dès le vic siècle,
et nous en trouvons
pour la première fois
la ligure dans un ma-
nuscrit, dit manuscrit
de Saint-Biaise (ixe siè-
cle) et dans un autre
qui appartient à la bi-
bliothèque d'Angers.
Les peuples de l'an-
tiquité classique n'a-
vaient pas connu les
instruments à archet.
Le premier que nous
voyons apparaître est
d'origine galloise ou
anglo-saxonne, et c'est
en Bretagne qu'il est le
plus usité. On en voit
une des premières re-
présentations françaises
dans le manuscrit dit
de Saint-Martial de Li-
moges (fig. 5); il a nom
crowth, et de cette espèce de caisse armée de cordes est
sorti le roi de nos orchestres, le violon.
FIG. 8. ORGUE DU IVe SIÈCLE.
(Terre cuite du Musée de Cartilage.)
I.l VKK PK EMI ER.
33
La harpe, la vielle ou organistrum cl le crowth sont
les instruments caractéristiques de l'époque qui nous
occupe ; mais il nous
faut faire une place spé-
ciale à l'orgue. Les
Gallo- Romains connais-
saient l'orgue à tuyaux
et à soufflerie, ainsi que
Ton peut le voir dans
un bas-relief du musée
d'Arles. Cependant, les
Romains et particuliè-
rement les Byzantins
avaient porté cet ins-
trument à une grande
perfection , comme le
prouve la curieuse
terre cuite du ivc siècle
représentant un orgue
et appartenant au mu-
sée de Carthage (fig. 8
et 9) et que nous re-
produisons ici. Le pre-
mier orgue dont il
soit fait mention en
France fut envoyé à
Pépin le Bref par l'em-
pereur Constantin Co-
pronyme et placé dans
l'église de Saint-Corneille à Compiègne. Charlemagne
fit construire de grandes orgues à Aix-la-Chapelle, par
MUSIQUE FRANÇAISE. j
— ORGUE DU IV" SIECLE.
(Terre cuite du Musée de Carthage )
3+ ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
un Byzantin nommé Georges. Avec son clavier et ses
nombreux tuyaux, l'orgue offrait déjà des ressources
immenses aux musiciens ; aussi bien en firent-ils la base
de la musique; c'est pourquoi il a donné son nom au
style à plusieurs parties de cette époque, qui s'appelait
symphonia, diaphonia ou orgamim dont nous avons
parlé plus haut.
Tel était l'état de la musique en France au xr siècle.
A ce moment, la Gaule a cessé d'être romaine ou ger-
maine; notre nationalité va commencer à se former;
et déjà, dans la musique, l'observateur attentif peut
saisir quelques indices, comparer quelques faits qui,
joints à ceux qui se présenteront dans les siècles
suivants, lui permettront de chercher les origines de
notre art. Dire qu'il existe une école française à cette
époque si éloignée serait bien exagérer, mais après les
cinq cents ans qui viennent de s'écouler depuis la chute
de l'empire de Rome, on trouve les traces d'une mu-
sique qui n'est plus celle de l'Eglise, qui n'est plus
celle des Romains. Quelques vagues lueurs d'un art
nouveau se laissent entrevoir, c'est le crépuscule qui
précède l'aube des xn° et xuic siècles, cette aurore de la
musique française.
Adam de Saint-Victor. Œuvres publiées par Léon Gautier,
in-12, i858.
L'Ane au moyen âge. Annales archéologiques, t. VII, 1844.
Clément (Félix). Histoire de la musique religieuse, in-8°, 1866.
Goussemaker (E. de). Mémoires sur Hucbald, in-40, 1841; —
Drames liturgiques, in-40, 1860.
Du Cange. Olossarium média: et infimûe latinitatis. Ed. Favre
in-40, i883.
Ducleuziou. L'Art national, 1882-1883, 2 vol, grand in-8°.
LIVRE PREMIER. JS
Pétis. [Galette musicale, 1843, n,,s 24, a5, ad.]
Fauriel. Histoire Je la Gaule méridionale, in-8°.
Gerbert. De cantu et musica sacra, in-40, 1774.
Gevaert. Les origines du chaut liturgique de Véglise latine,
1890 (travail d'un haut intérêt).
Huchcr. L'Art gaulois et les Gaulois d'après leurs médailles,
2 vol. in-4", 1-l)'.»-
Lambillotte. Antiphonaire de saint Grégoire, in-40, 1867.
La Villemarqué (H. de). Bar^as-Breif. Chants populaires de la
Bretagne, in-12, 1840.
Leboeuf. Traité historique et pratique du plain-chant ecclésias-
tique, in-12, Paris, 1741 ; — Mémoire sur les anciennes représenta-
tions théâtrales pieuses.
Jumilhac (Dom). Art et scioice du plain-chant, publié par
Th. Nisard et Leclercq, in-40, 1848.
Moquau(Dom') et Babin (Dom). Paléographie musicale (excel-
lent ouvrage en cours de publication).
Morice. Histoire de la mise en scène, depuis les Mystères jus-
qu'au Cid. in-8°, i83b.
Mone. Lateinische Hymnen. 3 vol. in-8°, i853-i855.
Michel (Franc) et Monmerqué. Théâtre français au moyen
âge, grand in-8°, i83g.
Musical {The) notation of the middle âge. London, 1890, in-
folio. — Texte et pi. phot.
Nisard (Th.). Etude sur les Neumes. [Revue archéologique,
t. V, VI, VII.)
Ortigue (d'). Dictionnaire du plain-chant, grand in-8°, 1854.
Tardif. Essai sur les Neumes. (Bibliothèque de l'École des
chartes, 3e série, t. V.)
Wolff. Ueber die Lais, sequen\en und Leichen, in-8°, 1841
(planches nombreuses).
CHAPITRE II
PREMIERE RENAISSANCE MUSICALE
(XIIe ET XIIIe SIÈCLES)
La Chanson française. — La musique à voix seule. — Romances,
lais et sirventois. — La musique à plusieurs voix. — Le
déchant. — Motets, rondeaux et conduits. — Le théâtre. —
Drames religieux, comédies et pastorales en musique. — Daniel
Ludus et le jeu de Robin et Marion. — Les concerts. — Les
puys et les concours. — La danse, le chant, les instruments.
— La musique religieuse. — Réaction cistercienne. — Les
musiciens. — Troubadours et trouvères, les ménestrels et les
écoles de ménestrandie, ménestrelles et jongleresses. — Les
théoriciens.
De toutes les époques du moyen âge, le xine siècle
est la plus brillante, et dans cette véritable renaissance
artistique et littéraire, la France tient le premier rang;
elle le tient aussi en musique et, cette fois, sans qu^au-
cune hypothèse vienne troubler l'historien.
Partout les documents abondent : dans les minia-
tures des manuscrits, dans les sculptures des cathé-
drales, dans les descriptions des poètes et des chroni-
queurs, dans les traités des théoriciens, la musique
chante de toutes ses voix; elle prend un style, un carac-
tère, elle est musique, en un mot. Plus de textes tor-
turés ou incomplets, plus de neumes douteux ou presque
intraduisibles. Tout est clair et limpide.
LIVK E PREMIER. 17
C'est par centaines que Ton connaît les composi-
-z=r~x a . , =^ri
atef fcrturai - WnC amœ ntnr o wuî .
tfrnœ trcftvmr ma vie - ftnitrm k benc_
cm-- cr nu ïutnc qniû- <pn«K -if ffrat
Ijbvnux ylu; qu< entr- er N tomv entartr.
j'fW; cfl- aui J\amrr U jwc-ftl nen mntea
i VKn5o-^jl«ga'?>>>T?Tir~ - é
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On îw luat mtctrf V4leu*bcMf tome
■un cruerre I02 gttenfon- âmoi tK fan- fo-
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JG£"r*l< micubtc que ne 5te--j»zofU'aut
jbn* ne menr ■ bef nuuf îsme te quter aie -
{j€u«<"m«ialcgemenr- cartropfticft^gnrf
temuettt - qui ^nne cr xxva, -tuft-Tmc-q
toft-ftnnr$nnf ft Ct>amc A&Knr.d^as
k, -^oi 5ttu carnume; We tttfûtmcr amie
f.i ^ t r
■nul non- amoif- vuerf- m.nf cclcVuu
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iwnç- àc efunter va< pane -que trouotnq
Il toc- Gcfeum-ftSue-fticnamoic-car
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î XxyoÇ xm te pluf- que mile nen? qui ftnr-
'^><rrckinfpn lastnr ybire - Ct chmam
•}y*ac «mener- au l*U au «Wr -vum:- U
|!,a»tne ^e Jtonrijtr- en qm tl tu qn«tftijt?-
|| qttebonc îtrme Soir four- î>c car mot U
' "&ttaf ccfk chanoem aanuf
|Llneu amer me vtewr nu gjrMv, vit - £)
n'Iljjten cft- &wiO<iui iot< num*- Hue 5e
* air gitcrrebe^t - ïamot «ui nt foir pn*
Munie- matf Imam* cr î* raifon . tclc al_
! tC Cm* tcunfon- crfucnf (la Ugcf bernai -
■ne- tic une ma urnirat - a ;££——-»
Avanr berne amoa* Cantal U n<def tetr pe?-
pigoduitf bç le- couyclr
FIG. IO. CHANSON DE PIEREKINS DE LECOUPELE
(XIIIe siècle).
(Bibliothèque nationale.)
tions des musiciens de cette époque. De magnifiques
38 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
jnanuscrits, à Paris, à Londres, à Copenhague, à Mont-
pellier, nous donnent des pièces de tout genre, à une
ou à plusieurs voix et même avec instruments ; ces
morceaux sont écrits dans une notation qui veut être
étudiée, mais que l'on peut comprendre (fig. 10).
Il faut encore compter avec la musique religieuse,
avec le chantre et l'organiste, mais voici qu'apparaît en
pleine lumière un nouveau personnage qui jusqu'ici,
timidement caché, va prendre hardiment la première
place; troubadour, trouvère ou ménestrel, c'est lui qui
pour nous sera le musicien par excellence, le père de nos
compositeurs, de nos chanteurs, de nos instrumentistes.
De ses chansons, tantôt naïves, tantôt d'un art, sinon
très avancé et très pur, du moins très compliqué, sor-
tira non seulement notre musique moderne avec tous
ses développements, mais encore et surtout la musique
française. Dès le xne siècle, dans les premières chansons
on découvre comme un vague sentiment de la mélodie
nationale, certains tours caractéristiques particuliers
aux chants que nous aimons.
Ce furent de singuliers personnages que ces trouba-
dours du Midi et ces trouvères du Nord, qui ne diffé-
raient en somme que par la langue : tantôt chevaliers,
tantôt artistes, tantôt bohèmes, quelquefois le tout
ensemble, ils portaient à travers le monde la chanson
provençale ou le refrain picard. Les croisades ne les
ont pas fait naître, ainsi qu'on l'a dit, puisque dès le
vine siècle nous avons vu des ménestrels et des jon-
gleurs ; mais elles les ont singulièrement favorisés.
De ces longs et lointains voyages, les guerriers
de Palestine revinrent transformés. Ils avaient vu bien
LI V R E PU KM I ER. 39
des peuples divers, connu bien des mœurs nouvelles; des
besoins de luxe, de plaisir et d'art leur étaient nés ; la
musique et la poésie devenaient pour eux non seulement
une distraction, mais une nécessité. Ceux qui étaient
restés en France, émerveillés de ces nouveautés, se
plaisaient aux récits de ces belles aventures; le règne
des conteurs était commencé, celui des chanteurs ne
devait pas tarder à s'ouvrir.
Chanteurs d'amour et chanteurs de guerre, voilà,
en somme, quels étaient les artistes du moyen âge.
Mais les seconds ont pour nous moins d'intérêt que
les premiers; les longs récits épiques de la chanson de
geste ne laissaient pas grande place à la musique; c'est
tout au plus si quelquefois une phrase, toujours la
même, revient périodiquement comme un refrain, pour
aider la voix du récitant, ou si une note soutenue de
viole maintient le débit sur un ton élevé, afin d'être en-
tendu de tous les auditeurs.
Pour les pastorales, au contraire, et les chansons
d'amour, pour les romances, les lais, les sirventois, les
pastourelles, etc., les chants sont d'une richesse et d'une
variété qui étonnent à cette époque. Dans la plus
simple chanson, comme dans la composition dramatique
qui déjà prend figure, dans la mélodie la plus naïve à
une voix, comme dans la combinaison harmonique la
plus savante, l'artiste sait déjà trouver la grâce de la
phrase mélodique et le nombre du rythme; bien plus,
il a comme un vague instinct de justesse dans l'expres-
sion.
Nos oreilles, habituées aux multiples combinaisons
de la musique moderne, saisissent difficilement les
4o KCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
différences qui distinguent les diverses compositions
de cette époque. Tout d'abord ces mélodies se ressem-
blent d'autant plus qu'elles sont écrites dans les tona-
lités assez monotones du plain-chant et qu'elles ont,
pour la plupart, la même origine, c'est-à-dire la chan-
son populaire et Pair de danse; mais à mesure qu'on
les étudie et surtout qu'on les traduit, on saisit les
différences qui distinguent ces chants les uns des
autres, et que les artistes du moyen âge savaient fort
bien établir et analyser. Ils n'employaient pas indiffé-
remment la monodie, ou chant à une seule voix, et le
déchant ou chant harmonisé; ils savaient quel rythme,
quel genre convenait à la poésie qu'ils voulaient mettre
en musique; ils coloraient leurs mélodies par les tim-
bres variés des instruments ; bref, une partie de cet art
difficile que nous appelons aujourd'hui composition
leur était déjà connue.
La musique à voix seule était usitée dans les
chansons de geste et les contes, dans les chansons
d'amour, les romances, les pastourelles, les lais, les
sirventois, et les jeux partis, ainsi que dans les proses
farcies dont nous avons parlé plus haut. On en trou-
vait aussi dans les jeux dramatiques dont il sera ques-
tion plus loin. C'était aux motets, aux conduits, aux
rondels, en un mot à la musique savante de ce temps
que les trouvères et les troubadours réservaient le
déchanta plusieurs parties qu'ils employaient à l'église
aussi bien qu'au théâtre.
La place nous manque pour entrer dans de longs
détails sur les divers genres de composition à une et à
plusieurs voix et sur le déchant. Nous renvoyons
LIVRE PREMIER. +i
le lecteur curieux de ces origines de notre art, aux
ouvrages de Fétis, Coussèmaker, et à notre travail dé-
taillé sur la Musique au siècle de saint Louis.
On rencontre un grand nombre de ces compositions
diverses dans les manuscrits, et à en juger par toute
cette littérature musicale, le répertoire des trouvères
était riche; mais c'est surtout dans les représentations
dramatiques profanes ou religieuses, que les musiciens
du xme siècle déployaient toutes les ressources de leur
talent. Nous avons laissé au xir siècle la musique se
faisant entendre dans des sortes d'opéras liturgiques
complètement chantés sur les mélodies du plain-chant,
au milieu desquelles se glissaient quelques accents pro-
fanes. Dans les mystères des xne et xnr" siècles, la mu-
sique n'est pas continuellement employée; mais elle est
plus variée. Depuis la mélodie traditionnelle du rituel
jusqu'à la chanson encore inédite du jour, depuis la
prose et la séquence jusqu'au motet et au conduit, tout
est mis à contribution et cela à grand renfort d'instru-
ments célestes et infernaux. Je ne citerai qu'un de ces
drames, le célèbre Daniel Ludus, d'Hilaire, joué
vers i25o; là nous trouvons des proses, des antiennes,
des répons, tout l'arsenal de la musique religieuse;
mais voici, à côté, de véritable musique libre. La pré-
sence des conduits, chœurs ou marches, l'intervention
de nombreux instruments, voilà plus qu'il ne nous en
faut pour démontrer que dans une œuvre musicale de
cette importance et de cette variété toutes les richesses
de l'art avaient été appelées au secours de la poésie.
Le drame à la fois sacré et comique du Juif volé ou le
Jeu de saint Nicolas est comme animé d'un souffle de
42 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
musique mondaine et profane qui nous transporte bien
loin des formules du plain-chant. C'est déjà de la mu-
sique française. Si nous avançons vers une époque plus
rapprochée de nous, voici les rondeaux et les morceaux
à plusieurs voix qui vont franchement faire leur appari-
tion. Afin de changer ingénieusement leurs effets grâce
à la musique profane, les auteurs finiront par intro-
duire ouvertement les ménestrels dans les mystères :
Ja menestrez! estes vous prests.
Faites mestier.
Voilà l'orchestre bien et dûment établi, et pendant
les xiic et xine siècles les instruments tinrent grande
place dans les représentations sacrées. C'était pendant
les entr'actes ou pauses que les ménétriers instrumen-
tistes faisaient surtout briller leur talent.
Avec les mystères, nous sommes encore fidèles à la
vieille tradition et ils ne sont, après tout, que la suite
des drames liturgiques du xie siècle; mais, à la fin du
xnie, les trouvères se dégagent complètement de
l'Église. Ils mettent en scène des histoires d'amour, des
petits tableaux populaires, des aventures villageoises, et
la musique d'aller son train. Une jolie petite pièce de
ce genre, Aucassin et Nicolette, qui a plusieurs fois
servi à des opéras-comiques, date de cette époque et
contient un peu de chant; mais voici presque un opéra-
comique ou au moins une pastorale en musique. Un
célèbre trouvère, Adam de la Halle (Arras, vers 1240.
Naples, vers 1 285), écrivit deux pièces dont l'une, le
Jeu d'Adam ou de la feuillée, est une véritable féerie
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fig. ii. — scène et chanson du Jeu de Robin et Marion.
(Manuscrit de la Bibliothèque Nationale.)
-H- ECOLE FRANÇAISK DE MUSIQUE.
de Robin et de Marion. peut être considérée comme le
premier de nos opéras-comiques. En effet, nous y voyons
la musique, formée de gentils couplets s'adaptant bien
aux paroles, égayée de danses alertes et vives à l'allure
toute nationale. On peut déjà deviner nos musiciens de
demi-genre dans le refrain populaire de Robin in aime,
Robin m'a (fig. 11), dans le couplet si mélodique du
chevalier et enfin, surtout dans la charmante scène
de danse : Robin et ses compagnons, tout contents de
voir Marion échapper aux entreprises du chevalier qui
a tenté de l'enlever, veulent danser la tresque. Robin
part fièrement le poing sur la hanche, dessinant son
cavalier seul, à la grande admiration de Marion, dont
il prend ensuite la main gantée, puis le voilà menant
la farandole à travers les sentiers ombreux; et Huart
de souffler à pleins poumons dans sa cornemuse, et
Gautier et Baudon de faire sonner leurs cornets. La
pastorale se finit sur cette tresque ou farandole qui se
déroule gaiement au fond des bois à la voix de Robin:
Venez après moi, venes le sentèle,
Le sentèle, le sentèle lez li bas.
Nous voici bien loin des scènes presque liturgiques
des trois Maries ou des Vierges folles.
Cette jolie pastorale fut jouée à la Cour de Naples,
vers 1260, mais ce n'était pas seulement dans les
représentations dramatiques que Ton entendait des
chants et des instruments; les concerts étaient nom-
breux et variés. Jean de Garlande, un écrivain des
xne et xnr siècles, nous fait un riche tableau des
séances musicales de son temps : « Dans les maisons
M V II i: PR KM I ER. +S
riches, j'ai vu des joueurs de lyre et de ilûte, j'ai vu des
vieleurs avec leurs vièles, d'autres musiciens avec un
sistre, une gigue, un psaltérion, une chifonie, une
citole, un tambour et des cimbales; j'ai vu aussi des
courtisanes et des danseuses qui jouaient avec des ser-
pents. » Un peu plus tard, nous retrouvons encore nom-
breuse assemblée de musique et, cette fois, en Flandre
« on n'entendit que le bruit des tambours et des trom-
pettes, que le chant et les accords des harpes et des
flûtes, des fifres et des violes, les joueurs d'instruments
reçurent, pour cela, beaucoup de beaux habits ». Sou-
vent, dans les repas, les invités eux-mêmes prenaient
part a l'exécution :
Quant mengiée orent à plenté
Et li doblier furent osté,
Cil lecheor dont moût i ot
Monstra chascun ce que il sot :
Li uns atempre sa viele,
Cil flauste, cil chalmèle,
Et cil autre rechante et note
O a la lyre o a la rote.
(Roman du Chevalier à l'épée.)
Il était même d'une bonne éducation de savoir
quelque morceau et de le chanter sans se faire trop
prier :
Fiz, se tu sez contes conter
Ou chanson de geste chanter,
Ne te laisse pas trop proier.
(Enseignement Trebor.)
Les dames elles-mêmes devaient gracieusement se
rendre aux prières de leurs invités. Plus la fête était
+6 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
somptueuse, plus les ménétriers étaient nombreux.
Écoutez plutôt le joli lai de Colin Muset :
Gratis fut la feste, mes pleines i ot tant,
Moût a anui les iroie contant
Bondissent timbres et font feste moût grand.
Harpes et gigues et jugleors chantant,
En lor viele vont les lais vielant,
Qui en Bretagne firent ja li amant,
Del chevrefoie vont le sonet disant,
Que Tristan fit que Yseut aima tant.
On trouve dans ce passage les titres des deux mor-
ceaux les plus à la mode au xnie siècle, le sonnet du
chèvrefeuille et le lai de Tristan et Iseult.
Du reste, trouvères et ménestrels se donnaient
entre eux des fêtes, organisaient des concours qui por-
taient le nom de puj- de musique. Dès le xnie siècle,
nous trouvons des puys au Puy en Auvergne, en Picar-
die, en Artois, en Champagne, en Normandie et sur-
tout à Evreux où ils sont restés célèbres. Parmi les
plus brillants lauréats de ces concours, nous rencon-
trons les plus illustres trouvères, Adenet le Roi, Pier-
quin de la Coupelle, Adam de la Halle, Giraut de
Calenson, Andrieux Contredit, Thomas Herier, etc.
Nous avons vu, à la scène finale de Robin et Ma-
rioit; que la danse tenait grande place dans les pasto-
rales. Comme c'est aux airs à danser que la musique
doit, en grande partie, la vivacité de ses rythmes, et
que quelques-uns même sont venus jusqu'à nous, soit
par leurs noms, soit parles mélodies populaires, on est
heureux de les retrouver au xmc siècle. Dans les manu-
scrits qui nous sont restés, dans les citations des au-
LIVRÉ P REM IKK. +7
teurs, nous voyons la danse établie en reine; tout un
PIC. 12. — CARILLON A MAINS ( X I 1 1 c SIÈCLE).
'(Société archéologique de Sens.)
genre de poésie et de musique lui est consacré sous le
nom de Vaduries. Richard de Fournival, dans la Pan-
+B ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
thère, en cite une liste fort longue ; le fameux Branle du
Poitou, si longtemps célèbre, y fait déjà bonne figure,
et l'orchestre de danse y chante de toutes ses voix.
Écoutons plutôt :
Car j'oï si grant mélodie,
Conques tèle ne fut oie
En citoles et en vièles;
Oï faire notes nouvelles,
Danses et sons poitevinois
Oi en cors sarrazinois,
Timbres y avoit et araines,
Psalterion, muse, douçaine,
Chevrettes, buisines, tabors,
Dont moût me plaisoit li labors;
Instruments de toute manière
I avoient et a vois plenière
Chantoient cil qui les menoient.
Ce dernier vers prouve qu'aux instruments sonnants
les danses hautes et basses se joignaient aussi les voix.
Tous les trouvères et troubadours Savaient pas le
don de la mélodie ou la science de la musique à plusieurs
parties; mais, en général, ils devaient savoir chanter
en s'accompagnant d'un instrument, harpe, viole ou
vielle. Dans le chant, on tenait, comme nous, grand
compte de la virtuosité et de l'habileté d'exécution.
Chantres, trouvères, troubadours et ménestrels, hommes
et femmes, luttaient de vocalises, de traits, de fiori-
tures. Foudres papales, interdictions épiscopales, rien
ne pouvait défendre le sanctuaire de l'invasion du chant
orné; que faisaient les défenses lorsque les évêques
eux-mêmes étaient complices des artistes et du public?
Il est vrai que les chansons notées de cette époque pré-
sentent à l'œil une mélodie généralement assez sobre
LIVRE PREMIER. 49
de traits, mais nous savons parles partitions italiennes
POUMNIA
CXnçpr» |u£h/ et $c forme manoyie
^"Xjfrmrûa <xuxa> l\>nuttn> «j$(v(w
Itont \X frra a touliouie rtuM^racmourC'
fic. ij. — manuscrit pes Adages (fin du xvc siècle).
(Bibliothèque de l'Arsenal.)
du xvme siècle que beaucoup d'ornements étaient exé-
cutés sans être écrits, et si nous lisons les nombreux
MUSIQUE FRANÇAISE. +
SO ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
théoriciens de cette époque, nous apprenons à n'en pas
douter que les musiciens, tant profanes que religieux,
n'ignoraient rien des artifices de notre art du chant,
changements de registre, vocalises, trilles, etc. Tous ces
agréments portaient le joli nom de florijicationes vocis.
avec mille distinctions subtiles de traits et de dessins,
véritable jardin fleuri de Part vocal, comme on disait
dans ce temps.
Toutes ces gentillesses d'exécution étaient en vogue
au concert aussi bien qu'à l'église, et les hommes pieux
gémissaient d'entendre ces fioritures qui compromet-
taient la dignité du sanctuaire. Pareille licence appelait
une réaction, et saint Bernard voulut rendre au chant
liturgique son caractère noble et grave, en le dépouil-
lant des ornements qui le défiguraient. Les livres de
chant cisterciens sont en effet reconnaissables à leur
simplicité, et quelques-uns portent la trace des grattages
faits par les réformateurs sur les cantilènes ornées ; mais,
si puissante qu'elle fût, l'influence cistercienne n'arrêta
que pour un temps la corruption du chant sacré; les
ornements fleurirent chaque jour davantage dans les
mélodies pieuses; mais revenons à nos ménestrels.
Tous les trouvères ou troubadours n'étaient pas
compositeurs, chanteurs ou instrumentistes; quelques-
uns, de leur propre aveu, ne connaissaient pas du tout
la musique; cependant, en général, ils étaient musi-
ciens. Je ne reviendrai pas sur Adam de la Halle, sur
Blondel de Nesle, si célèbre par son dévouement à
son maître Richard Cœur de Lion, mais je citerai des
artistes comme Perotin le Grand, organiste de Notre-
Dame de Paris, Léon, autre organiste, surnommé
LIVRE PREMIER.
S'
optimus notator, des déchanteurs harmonistes comme
Jean Belin, Jean le Fauconer, Thcobaklus Gallicus.
Parmi la foule des poètes-musiciens dont on a con-
servé des chansons, nommons Adam de la Bassée,
<ViT>jmt5 'Se cAumtg .
Antoturf vteur ;6ic cr bouourC eu
fcrocnrv aceuf qui ûinr lotil en
Cm fcrwcc* ne nui* n» puer aiunr
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14.
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cû- 5am* 4&ttr conqtaft<y(^==: —
^lii'icteç.jçuclrtr tcd cottnueftcmatr.'
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\oc purtr . chtflenuumef qui «u mr
f«n tuettr- bt-pueftra w Ctmourf
-mjl i»ur pumrit1 • ne ptiri, Cuitir c5 .
■menr-nc en quctgiufe-ymfPt %—■"
uotr iauxrz Amour nwm cucr îotoïf".
quen ton cipotr iM OMiflmcmcnr--
qui tel &*rae aime -.er «ft- » û bt -
Aymeric de Payguilin,
Albert de Gapençois ,
Bertrand de Born, Go-
lin Muset , Flajolet ,
Gace Brûlé, Gilbert de
Berneville, Monniot de
CHANSON DU VIDAME DE CHARTRES. PaHS, MoniliOt d'AlTaS*,
(Manuscrit des rois, princes et hauts
de la Bibliothèque Nationale.) „ • -r, .
seigneurs comme Ri-
chard, roi d'Angleterre,
Guillaume de Champlitte (prince de Morée), Hugues
de Lusignan (comte de la Marche), Thibault (comte
de Champagne et roi de Navarre), un des meilleurs
S2 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
poètes et musiciens de cette époque; Raimbaud III,
comte d'Orange; Regnault, châtelain de Coucy, le
vidame de Chartres, etc. (fig. 14).
Les femmes aussi exerçaient la profession de jongle-
resses et de ménestrelles, au grand scandale des hommes
pieux. Dans la chanson d'Huon de Bordeaux on voit
Josiane, déguisée en jongleresse, venir chercher son
mari. Nicolette, de son côté, ne fait pas autrement lors-
que, la figure barbouillée de jus « d'herbes noires »,
elle se déguise en négresse et joue de la vielle pour
retrouver Aucassin enfermé dans une tour par amour
d'elle. Ne croirait-on pas lire la parodie de la légende
de Blondel?
Ce n'était pas seulement dans les romans que les
femmes se montraient expertes en gaie science; pen-
dant tout le moyen âge on peut citer un grand nombre
de ménestrelles habiles et célèbres ; on trouve même de
nobles et hautes princesses qui ne méprisaient pas Part
des troubadours; telle fut Marie de France. Nous ne pou-
vons omettre de nommer ici Doette de Troyes, que ses
contemporains appelaient chanteresse ettrouvère; n'ou-
blions pas non plus des jongleresses qui eurent grand
succès dans leur temps, comme Isabelet la Rousselle,
Marcelle la Chartraine, Alipson femme Guillot, Gué-
rin, etc. A l'entrée du prince Conrad, roi de Sicile,
nous voyons un orchestre de femmes jouant par les rues
des cymbales, des tambours, des violes et des flûtes.
On a conté sur les trouvères et les troubadours mille
légendes, toutes plus charmantes les unes que les autres ;
mais, étudiés de plus près, nos musiciens perdent un
peu de leur prestige et de leur poésie. Tout en comptant
LIVKK PREMIER.
Si
Jt
§4-
parmi eux de nobles barons et de hauts seigneurs, les
docteurs en gaie science rfen étaient pas moins en
gênerai de pauvres sires; pour gagner quelques pièces
d'or, pour avoir la robe neuve dont le gratifiait le châ-
telain qu'il avait réjoui de son chant, le ménestrel
devait exercer bien des métiers dont quelques-uns
n'avaient que de lointains rap-
ports avec la musique. Il de-
vait savoir jouer de la viole,
danser, chanter, avoir la mé-
moire meublée d'un nombre
infini de vers avec ou sans
musique; rien de mieux, et
c'était son métier, mais sou-
vent aussi, comme il est ra-
conté dans le dit du hiraus, il
était obligé, par-dessus le mar-
ché, de peler des oignons et d'ouvrir « des moules ».
A part ces deux derniers talents pour lesquels il
n'était pas d'enseignement spécial, la gaie science était
apprise en grande partie dans des écoles de mènes-
trandie (en latin, scholœ mimorum) qui se tenaient à
Bourg-en-Bresse, à Lyon, à Genève, à Cambrai, à
Arras, pendant le carême, à l'époque où il était in-
terdit aux trouvères, aux troubadours et aux ménestrels
de se faire entendre. C'est là qu'envoyés aux frais de
leurs seigneurs, ils apprenaient la chanson nouvelle
ou la mélodie à la mode.
Du reste, à l'exemple des faiseurs d'instruments qui
furent érigés en corps de métier en 1292 à Paris et
en 1299 à Rouen, les ménétriers avaient obtenu, en i32i,
FIG. 15. — SCEAU
DU MÉNESTREL PERI NET
(xme siècle).
5+ ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
le droit d'établir leur corporation (fig. i5). Ils avaient,
dans diverses villes de France, un chef qui prenait le
nom de roi des ménétriers. Cette charge, plutôt admi-
nistrative et fiscale qu'artistique, subsista jusqu'au mi-
lieu du xviii0 siècle. La première charte connue, signée
par le roi des ménétriers est de 1 338, et porte le nom de
Robert de Caveran.
A côté des artistes exécutants et chanteurs, nous
devons noter encore, aux xne et xni° siècles, de grands
théoriciens français comme Francon de Paris, Jean de
Garlande, Pierre de La Croix, Robert de Sabillon, etc.,
qui prirent place à côté des plus célèbres de ce temps.
Ils posèrent les lois de la notation, du déchant, de la
mélodie; ils furent les législateurs de la musique à cette
époque et, par conséquent, les premiers créateurs du
style moderne.
Résumons-nous sur cette période. Les xn° et xmc siè-
cles sont la grande et belle époque du moyen âge,
époque française par excellence. La littérature et les
arts prennent un magnifique développement, la mu-
sique est moins avancée; mais, comme nous Pavons
dit, elle est formée, elle a son caractère, et elle est
nôtre. La mélodie naît, encore hésitante, il est vrai,
mais assez définie pour que Ton puisse y reconnaître
déjà le tour facile, juste et spirituel qui nous est parti-
culier; le rythme se manifeste, la ligne se rapproche de
ce que nous appelons un dessin. Incorrecte encore,
l'harmonie existe pourtant, et dans ces sons simultanés,
on retrouve les éléments de l'art qui sera le contre-
point, x Aux instruments venus des Romains ou des
M V HE PREMI EK. 55
peuples barbares se sont joints ceux que les croisés ont
rapportés d'Orient, ou que nous avons empruntés aux
Arabes d'Espagne; dans le nombre sont les lutbs et les
guitares qui joueront si grand rôle presque jusqu'à
nos jours. La musique s'est constituée administrative-
ment, pour ainsi dire; elle a ses écoles, ses confréries,
ses corporations et ses chefs.
C'est en France que ce grand travail s'est accompli,
c'est en France que nous le voyons le plus actif et le
plus fécond, c'est là aussi que la musique prend son
plus grand développement. Les. documents pourront
nous manquer un peu au siècle suivant, mais soyons
sans inquiétude : ainsi lancé, un art ne s'arrête pas, et
nous pouvons affirmer que négliger l'histoire de notre
musique à cette époque, c'est vouloir ignorer les véri-
tables origines de notre école.
Pour rester dans les limites de cet abrégé, nous avons dû pas-
ser rapidement sur cette époque si intéressante du xmc siècle,
mais nous lui avons consacré un ouvrage spécial intitulé : la
Musique au siècle de saint Louis. Ce livre, qui forme le deuxième
volume du Recueil de motets français des xne et xmc siècles, publiés
par M. Gaston Raynaud, et suivis d'une étude sur la musique au
siècle de saint Louis, par M. H. Lavoix fils, in-12, Paris, Vieweg,.
i883, contient une bibliographie, aussi complète que possible,
des ouvrages, articles de journaux, mémoires, etc., relatifs à
la musique de cette époque.
CHAPITRE III
DU XIVe AU XVIe SIECLE
La Science. Les canons. La fugue. La notation. — L'Ecole
franco-belge. — Guillaume de Machault. Ockheghem. —
L'Ecole madrigalesquc. — Josquin Desprez. Clément Janne-
quin. Goudimel, etc. Les chansons musicales. — La musique
religieuse. Les messes musicales en chansons. La Reforme et
les psaumescalvinistes. — Musique de chambre, de salle, de con-
cert et de danse. — Musique de théâtre et de fêtes. Les miracles
et les ballets de cour. — Les Orchestres. Chapelle, Chambre,
Écurie des rois de France. — Evolution musicale du xvic siècle.
Rôle de l'École française.
L'histoire, et surtout l'histoire de Part, a des pé-
riodes singulières où elle se montre capricieuse, je
dirais presque coquette. Tantôt elle ouvre tous ses tré-
sors, et nous pouvons, comme dans un livre, suivre
d'un œil curieux les progrès du génie humain; tantôt,
au contraire, elle referme subitement les pages, elle
reste muette. Devenue avare de ses richesses, elle nous
en montre assez pour exciter notre curiosité, pas assez
pour la satisfaire.
C'est ce qui arrive aux xive et xv° siècles pour la mu-
sique française. Pendant près de cent ans, les œuvres
et les noms des musiciens nous manquent; cependant,
M V R B I' R KM I KK. 57
lorsque nous nous retrouvons en face de documents
certains, nous voyons que le travail du xme siècle n'a
pas été perdu, la notation, les instruments, tout ce
que nous pourrions appeler le matériel de la mu-
sique, s'est transformé. L'art n'a plus la naïveté des
chansons des premiers troubadours et trouvères, mais
il est devenu plus riche; du contre-point incorrect des
déchanteurs sont sorties les formes scolastiques qui
sont encore aujourd'hui la base de toute science musi-
cale. Comme dans tous les arts, à cette époque, il y a
dans cette musique quelque chose de cherché et de
contourné, la notation elle-même s'est compliquée de
proportions mathématiques qui la rendent d'une lec-
ture bien difficile; mais il ne faut pas nous montrer
trop sévères pour toutes ces subtilités qui nous font
sourire aujourd'hui.
Ce n'était pas petite besogne de dégager la musique
des entraves du plain-chant, de trouver la formule de
la tonalité moderne qui, dès les premiers temps du
moyen âge, s'était greffée sur l'ancienne, de donner
à la mélodie encore courte et embryonnaire, la carrure
et l'étendue, de former, par les chants superposés du
contre-point, des accords conformes aux lois de la
langue nouvelle musicale qui, née vers les xn° et
xiii0 siècles, devait devenir la nôtre.
C'est ce que firent les musiciens de la fin du moyen
âge; bien lent fut le travail, bien difficiles furent les
tâtonnements, bien puérils quelquefois furent les essais,
mais gloire doit être rendue à ces créateurs de notre
musique, lorsqu'à la fin du xvie siècle, et aux premières
années du xvuc, nous voyons cette longue et labo-
5» ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
rieuse persévérance porter ses fruits, lorsque de ces
motets aux contre-points péniblement enchevêtrés, de
ces rondeaux aux dessins hésitants et contournés, nous
voyons sortir Part majestueux et puissant des grands
harmonistes du xvie siècle, le style expressif des pre-
miers créateurs du drame lyrique.
Une longue querelle s'est élevée, il v a un demi-
siècle, autour des maîtres des xive et xve siècles,
au sujet de leur nationalité; que le lecteur nous per-
mette d'éviter le débat. Flamands, belges ou français,
tous ces artistes sont de la même école, tous ont mar-
ché du même pas, tous forment cette brillante pléiade
de musiciens dits franco-belges, ou franco-flamands,
qui tinrent le premier rang dans la musique de cette
période, et qui furent les maîtres des grands harmonistes
italiens.
Nous Pavons dit, les noms qui nous sont restés du
xive siècle ne sont pas nombreux. Si nous nommons pour
la France, Philippe de Vitry, dit la perle des chantres,
dont les ouvrages jettent une si vive lumière sur la
musique de ce temps, et Jean de Mûris, nous aurons
épuisé la liste des théoriciens; avec Guillaume
Dufay (mort vers 1475), Guillaume de Machault (1284-
1370) et Jeannot de Lescurel, nous aurons nommé les
plus célèbres compositeurs français du xive siècle. A
la lecture de leurs œuvres, on sent qu'une forte et
puissante école a existé en France dès cette époque, et
que si cette période, faute de monuments que l'avenir
fera découvrir peut-être, paraît pauvre en musiciens,
elle ne l'est pas du moins en musique, car dans l'œuvre
d'un Guillaume Dufay ou d'un Machault (fig. 16), on
■*bl
<Tt rontcncciiçjcô IdrQ
LIVRE PREMIER. yj
peut facilement reconnaître la main d'un habile contre-
pointiste et d'un
artiste consom-
mé.
Rappelons au
siècle suivant les
noms de Gilles
Binchois, Vin-
cent Fauques,
Brassart, et à la
finTillustreJean
Ockheghem (né
vers 1430, mort
vers 1 5 12), le
p i 1 i e r d e m u-
sique, dont la
mort fut pleurée
par tous les
poètes de son
temps, et chan-
tée avec force la-
mentations par
tous les musi-
ciens, et abor-
donstoutdesuite
le xvic siècle, où
la musique fran-
çaise brille d'un
éclat sans pa-
reil.
3=t
fûvautc que jioiur tic Cclap voct
1E
fane trhnV . que fftec vu lav- et pour ce lav
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aminicuru'. Cvihaqml nie tic. ou
£
■ ■ 1 il- 1
amours dont il tue nûutnv - que -mon vum «p-
FIG. l6. LAIS DE GUILLAUME DE MACHAULT
(xivc siècle).
(Manuscrit de la Bibliothèque Nationale.)
Les deux plus célèbres maîtres de la fin du xvc et
Co ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
du commencement du xvic siècle furent Josquin Des-
prez (vers 1450 -J- 1 5 2 1) et Clément Jannequin. Chez
le premier, on trouve déjà une manière personnelle,
ingénieuse, savante, un style en un mot; outre ses
chansons qui sont nombreuses à trois et quatre voix,
[11 .'Ob<£v\
FI G. 17. — ORCHESTRE DE DANSE (XVe SIECLE
on a de lui un recueil célèbre de messes réellement
intéressantes.
Comme les musiciens de son temps, il se plaisait à
construire d^ingénieuses compositions dont le contre-
point le plus compliqué formait la base. Bien plus, il
LIVRE PREMIER.
61
ne dédaignait pas le calembour; c'est ainsi qu'un sei-
gneur, lui ayant promis une pension et ne se pressant
pas, lui disait toujours : Lascia /'arc mi, laissez-moi
faire, le musicien écrivit une messe, en prenant pour
thème la mélodie formée par ces cinq notes : la, soi,
mi, fa. ré. Le haut personnage rit, mais ne paya pas.
C an- tesyœ^±i$si±Éi$^
:^3:
fetÉl^^si^^j^É^^i^ili^
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FIG. l8. LE Ré DU ROI LOUIS XII.
Une autre fois, le roi Louis XII, dont la voix était des
plus fausses, défiait Josquin d'écrire un morceau dans
lequel il pût faire sa partie; le musicien ne resta pas
court pour si peu, et on peut lire encore un canon dans
lequel la partie du roi est représentée par une note,
un ré} la seule que le roi pût donner (fig. 18).
Non moins ingénieux était Clément Jannequin, qui
recherchait avant tout la musique descriptive. Imiter les
bruits des batailles, le chant des oiseaux, le caquet des
62 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
femmes, faire, au moyen des voix, de petits tableaux
de genre, tels étaient les tours de force auxquels il se
plaisait. Le plus célèbre des morceaux de cette espèce est
la Bataille de Marignan, composition dans laquelle le
musicien a reproduit quelquefois avec bonheur les di-
vers épisodes de la grande lutte entre les Français et les
Suisses : coups de canon, arquebusades, cris de blessés,
sauve-qui-peut, etc. Du reste, cette recherche de la mu-
sique pittoresque, que nous ne défendons certes pas,
mais dont nous devons constater l'existence, a toujours
été fort de mode dans l'école française. A côté des pièces
de Jannequin et dans le même style, il faut encore citer
celles de Nicolas Gombert, avec son Chant des oiseaux ,
sa Chasse du lièvre, etc. A la fin du siècle, c'était le son
de la clochette que les musiciens mêlaient avec les vio-
lons. Plus tard, nous verrons Rameau vouloir peindre,
au moyen des sons, un feu d'artifice; Gossec et Méhul,
brosser des tableaux de chasse; Boieldieu, imiter le
bruit d'un soufrlet attisant le feu. De nos jours, un
grand maître, M. Saint-Saëns, a écrit d'admirables
pages imitatives, comme le Rouet d'Omphale ou le Dé-
luge. La recherche de la musique imitative a toujours
été un des côtés caractéristiques de Fart français.
Plus nous approchons de la fin du xvie siècle, plus
notre école est riche en musiciens ingénieux et habiles.
Certon, Brumel, Févin, J. Mouton, dont les messes
sont encore célèbres; Compère, Carpentras, connu
par ses chansons aussi bien que par ses œuvres reli-
gieuses ; Verdelot, Arcadelt, Claude Lejeune dont les
Mélanges sont d'une lecture fort intéressante ; Baïf, le
poète, que nous verrons créer une société musicale ;
LIVRE PKEMIKK.
6j
Bertrand, Regnard, Nicolas de la Grotte, les musiciens
île Ronsard. Plus tard, il faut retenir les noms de Bour-
IG. 19. JACQUES MAUDUIT (PARIS, 1557-1627).
geois et de Philippe Jambe-de-Fer, dont nous reparle-
rons au sujet de la musique protestante ; ceux de Beau-
<54 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
lieu et Salmon, les compositeurs du fameux Ballet de
la Reine. Citons encore Ducaurroy, Jacques Mauduit
(fig. 19), qui continuèrent, jusque dans le xvnc siècle,
les traditions de cette pléiade musicale.
Un des maîtres les plus brillants de la fin du
xvic siècle fut Claude Goudimel, né en Franche-
Comté, en i5io. Il mourut le 24 août 1574, à Lyon,
précipité dans le Rhône pendant le massacre de la Saint-
Barthélémy. Non seulement Goudimel fut un musicien
instruit et ingénieux, dont les chansons et les messes
montrent l'habileté et l'imagination, mais il fut aussi
un maître. Il avait fondé à Rome, vers 1540, une école
que fréquentèrent des artistes, comme Jean Animuccia,
Etienne Bettini, Jean-Marie Nanini, et surtout le plus
grand de tous, Pierluigi da Palestrina, âgé alors de
seize ans. N'est-il pas bon de remarquer que le plus
admirable compositeur italien du xvie siècle fut l'élève
du Français Goudimel?
Nous avons présenté les hommes, passons mainte-
tenant aux œuvres.
Bulles, brefs, ordonnances, tout l'arsenal des papes
et des princes de l'Eglise avaient en vain condamné les
chants profanes. Non seulement les cantilènes litur-
giques continuèrent à s'altérer de plus en plus, mais
dès la fin du xive siècle, on vit les musiciens composer
des messes entières sur les mélodies des chansons les
plus licencieuses, ne conservant des thèmes en plain-
chant que ce qui était nécessaire pour servir de base
aux combinaisons savantes du contre-point. Ces messes
étaient même désignées par le titre de la chanson qui
leur fournissait le sujet mélodique. Sans parler de la
LIVRE PREMIER. r,s
Célèbre mélodie de Y Homme armé, qui servit bien des
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FI G. 20. MUSIQUE RELIGIEUSE XVIe SIÈCLE.
fois de matière aux contre-pointistes religieux, citons ces
MUSIÇH'E FRANÇAISE. 5
66 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
messes, dont les titres suffisent : « Baisez-moi, ma
mie », ou « Robin, tu m'as toute mouillée. » Cette sin-
gulière façon de traiter le style religieux fut à la mode
jusque vers la deuxième moitié du xvr" siècle. Si étranges
que paraissent ces œuvres au point de vue sacré, elles
sont intéressantes au point de vue musical. Signalons,
en particulier, la messe composée par Guillaume de
Machault, pour le sacre du roi Charles V, et le beau
recueil de messes de Mouton, La Rue, et Carpentras,
imprimé chez Duchemin. Ces compositions méritent
d'être étudiées; non seulement elles sont curieuses pour
l'histoire des progrès de Part, mais elles montrent dans
nos musiciens des artistes singulièrement habiles et
ingénieux.
Tant que Rome avait été la souveraine indiscutée
du monde chrétien, ces fantaisies religioso-musicales
n'avaient pas présenté grand inconvénient; mais lors-
que Luther eut ridiculisé de son esprit mordant les
pompes mondaines de l'Eglise, lorsque Calvin eut fou-
droyé de sa parole austère le paganisme de la religion
romaine, les papes sentirent la nécessité de bannir
du sanctuaire toute musique qui Savait pas le caractère
religieux. Eux et les conciles exigèrent des chants plus
graves, écrits dans un style plus sévère. Ils allèrent
même jusqu'à indiquer quel genre de style convenait à
PÉglise et n'auraient conservé que le plain-chant pur,
si Palestrina, dans la messe, dite du pape Marcel, exé-
cutée en 1 565 devant le pape Pie IV, n'avait fourni le
modèle du nouvel arc religieux. Cette date ferme l'ère
des messes musicales écrites sur des paroles profanes;
mais, tandis que les catholiques cherchaient une musi-
LIVRE PU KM 1ER.
(>7
que digne élu sanctuaire et du service divin, les Luthé-
riens et les calvinistes, de leur côté, voulaient avoir,
pour leurs psaumes et leurs prières, des chants d'un
caractère spécial.
68 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
En France, ce fut cTabord sur des airs connus que
Ton chanta les psaumes de Théodore de Bèze et de
Clément Marot; bientôt, on les mit à quatre parties,
et enfin une nouvelle musique fut composée sur les
anciennes paroles. Ce fut à Bourgeois, Philippe Jambe-
de-Fer, etc., que Calvin commanda ces nouveaux
chants. Puis vint Goudimel qui, dans ses Psaumes...
par Cl. Marot et Th. de Bè^e, mis en musique à quatre
parties, i565, les fit oublier. Le succès de ces compo-
sitions fut pour quelque chose dans la mort du mu-
sicien ; cependant toute cette musique protestante avait
d'abord été chantée simultanément par les catholiques
et par les réformés; ce fut lorsque les haines se furent
envenimées que les psaumes calvinistes devinrent les
• chants de ralliement de Ceux de la Religion.
Ils étaient fort bien arrangés, ces psaumes, avec
leurs quatre parties faciles à chanter et répondaient aux
besoins de musique de cette époque. En effet, le
xvie siècle a été Page d'or de ce que Ton pourrait appe-
ler la musique vocale de chambre. Chansons en par-
ties, mélanges, madrigaux, qui se chantaient en famille,
abondent aujourd'hui dans nos bibliothèques. Tout
cela était imprimé par Attaingnant et sa veuve et leurs
successeurs, plus tard par Ballard et Le Roy (fig. 21-
22) ; ces chants étaient quelquefois l'arrangement à
quatre et cinq parties de chansons populaires, d'autres
fois des compositions absolument nouvelles. Les voix
se trouvant imprimées séparément, chacun étudiait sa
partie; on se réunissait ensuite pour chanter ensemble,
soit à voix seules, soit avec accompagnement de luth et
de théorbe, ces courts morceaux de musique (fig. 23). Ces
L I V R E T R K M 1 E R .
69
chansons françaises, toutes bien écrites et ingénieuses,
ont un caractère et un style qui leur est particulier.
Il est impossible de les confondre avec les madrigaux
de Tltalie et de l'Angleterre, et il y a là tout un petit
art aimable et bien national, qui mérite d'être signalé,
70 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
Les chansons étaient le plus souvent accompagnées
par des instruments dont le rôle se réduisait à doubler
les voix; mais, en dehors d'un très grand nombre de
compositions vocales et instrumentales, on a conservé
aussi beaucoup de pièces pour instruments seuls qui
suffisent pour donner une idée de ce genre de musique.
Lorsque les luths, les violes et les épinettes étaient
seuls employés, ils formaient particulièrement ce que
Ton appelait la musique de chambre ; le concert était
dit de cour ou de salle lorsque Ton y joignait les
trompettes, les hautbois, etc. Les pièces écrites primi-
tivement pour les voix étaient souvent exécutées par les
instruments, ainsi que nous le prouve ce passage si
connu des Galanteries des rois de France, attribuées
à Sauvai, dans laquelle nous voyons M"c de Limeuil,
se faisant sonner aux violons la Bataille de Marignan,
de Cl. Jannequin, pour s'encourager à bien mourir.
Citait, du reste, pour jouer des morceaux de ce genre,
pour voix et instruments, que le roi Charles IX avait
accordé, en 1570, au poète-musicien Jean-Antoine de
Baïf le privilège d'une académie de musique.
C'est évidemment la danse qui a fourni à la mu-
sique moderne ses premières mélodies rythmées, et
les pièces instrumentales de ce genre nous en donnent
de nouvelles preuves. Dès le xme siècle, nous voyons
des refrains de danse sonnés aux haubois; au xvie siècle,
les documents deviennent des plus nombreux. Les
instruments que Ton employait étaient moins harmo-
nieux que les luths et les violes, mais plus sonores
et plus propres à marquer le rythme. (Voir Histoire
de la musique, fig. 49, 52, 53, 54, 55, 56, 60, 62.) On
l.l V R I. PR KM I ER.
71
H
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en
72 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
y voyait, en général, un ou deux hautbois, quatre au
plus, un tambourin, une flûte longue, une vielle à ar-
chet (fig. 17). C'était aux danscries vulgaires qu'étaient
réservés ces agents sonores; pour les danses plus
nobles, la musique était exécutée par des cordes pincées
et grattées. Or il advint de ces pièces ce qui arriva pour
les menuets du xvnr" siècle. On les dansait, il est vrai,
mais on les jouait souvent aussi, comme de véritables
morceaux de concert. On a conservé quelques-uns de
ces livres de danseries, pour cordes, à quatre ou cinq
parties.
Les uns ne contiennent que pavanes, branles, tor-
dions, etc.; d'autres renferment aussi les thèmes des
chansons populaires, mis en parties sans paroles pour
les instruments. Citons parmi les plus rares : dix-huit
' basses daruzes garnies de recoupes et tordions avec dix-
neuf branles, quatre sauterelles, quinze gaillardes et
neuf pavanes. — Paris. — Attaingnant i538, in-40
oblong.
Un des recueils de musique de chambre française
les plus curieux, sinon les plus anciens, est le Livre
de viole, de Cl. Gervaise, imprimé chez Attaingnant et
sa veuve, de 1547 à i555.
A la fin du xvic siècle, un livre célèbre de Jean
Tabourot, seigneur des Accords, parut, contenant, lui
aussi, un grand nombre de chansons qui servirent à la
fois à la danse et au concert; il était intitulé : Orchéso-
graphie et traité en forme de dialogue, par lequel
toutes personnes peuvent facilement apprendre et pra-
tiquer Vhonneste exercice des dances, par Thoinot
Arbeau. (Jean Thabourot. — Lengres. ... i58(j. in-40.)
LIVRE PREMIER. 7\
Cette musique de salon et de concert n'était point
Ttl^lCORE.
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Connue (cil tvrt mv KvoouXciartnoixtC'
fi g 24.. — manuscrit des Adages (fin DU XVe siècle).
(Bibliothèque de l'Arsenal.
7+ ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
la seule qui se fît entendre, et jamais époque n'a été
plus féconde en fêtes, noces, repas, entrées royales et
princières, où retentissaient de nombreux chœurs de
voix, de bruyants accords d'instruments.
Le théâtre, lui aussi, appelait à son secours la mu-
sique pour augmenter la pompe de ses représentations.
Cependant un fait singulier se produit dans ce que nous
pourrions nommer la musique dramatique de cette
époque. Les historiens du théâtre et les critiques nous
ont appris que les anciens mystères des xnc et xme
siècles s'étaient transformés, que leurs représenta-
tions s'étaient régularisées, données, qu'elles étaient,
par la corporation spécialement érigée à cet effet, sous
le titre de Confrérie de la Passion; ils nous ont dit
aussi que la comédie était née sous la forme de farces
ou de soties. Dans les miracles des xive et xve siècles,
nous trouvons encore force musique de motets, de
rondels, etc., avec grand accompagnement d'instru-
ments divers, tonnoires d'orgue, chants de violes, de
flûtes et de bombardes; mais, dès les dernières années
du xve siècle, le théâtre semble renoncera la musique,
les morceaux deviennent moins nombreux, et dans
les pièces comiques, farces ou soties, on cesse absolu-
ment d'en rencontrer.
En revanche, Part musical trouve asile à la cour des
rois et des princes; ceux-ci, pour relever l'éclat de leurs
fêtes, appellent de nombreux artistes, et, parmi eux,
un grand nombre de musiciens. Poètes et ménestrels
s'unissent, et afin de varier les divertissements, inven-
tent une sorte de représentation ou la mythologie et
l'allégorie tiennent la plus grande place. Une somp-
LIVRE PREMI i:k.
7S
tueuse mise en scène, des chants, des danses, des con-
certs d'instruments, concourent à l'effet de ces solen-
nités mondaines. A l'exemple des Italiens, les Français
fig. 25. — figure d f. l! 'Entrée d'Henri II à Rouen (1552).
empruntent leurs sujets à l'antiquité classique; c'est la
fable d'Orphée et d'Eurydice, c'est la légende de Circé,
ce sont les mythes d'Apollon qui servent de thème à
ces développements à la fois plastiques, littéraires et
musicaux. C'est par eux que la musique se rattache au
76 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
grand mouvement de la Renaissance. Bientôt ces sortes
de représentations prennent une forme plus soignée;
la musique y joue chaque fois un rôle plus important;
c'est de là que naît le ballet de cour, d'où sortira, au
xvii° siècle, le genre nouveau de Topera.
L'Italie avait donné l'exemple de ces fêtes en allé-
gories mimées, mais la France ne tarda pas à la suivre.
On a gardé longtemps le souvenir de la somptueuse
entrée d'Henri II à Rouen, en i55o, dans laquelle on
voyait le combat d'Apollon et du serpent Python, mis
en musique, et mille autres merveilles accompagnées
de chants et de concerts (fig. 25).
La place nous manque pour décrire toutes ces fêtes,
mais on peut dire qu'une composition comme le cé-
lèbre Balet comique de la Reine, organisé par Balta-
zarini dit Beaujoyeux, mis en musique par les Fran-
çais Beaulieu et Salmon, et représenté au Louvre en
i582, ne le cède guère aux grands ballets italiens et
qu'il est facile d'y trouver déjà quelques-uns des élé-
ments qui constitueront plus tard l'opéra (fig. 26).
Du reste, c'était à la cour même que l'on recrutait
les musiciens nécessaires à l'exécution. Déjà, sous les
rois Charles V et surtout sous Charles VI, on rencon-
tra auprès du prince un grand nombre de musiciens, tant
instrumentistes que chantres et chanteurs. Après les
campagnes d'Italie, François Ier ajouta à la musique
de la Chambre royale celle de la Chapelle, composée de
chantres, de chanteurs et d'instrumentistes de concerts,
tels que violons, luths, etc., puis la musique de l'Écu-
rie, qui fournissait les musiciens de grand orchestre,
comme les trompettes, les trombones, etc. Sous les
LIVRE PREMIER.
77
78 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
derniers Valois, les artistes de musique sont si nom-
breux, que Ton ferait un volume des noms inscrits sur
les quittances de la maison du roi, dont la Bibliothèque
nationale possède une magnifique collection.
Les dernières années du xvie siècle sont aussi les
dernières du moyen âge musical; elles marquent l'apo-
gée du style ancien et le commencement de la musique
moderne. Depuis ces époques indécises et pour ainsi
dire préhistoriques, où tout est doute et hypothèse,
quel chemin parcouru ! Déjà la notation est claire, dé-
gagée des signes douteux, des calculs mathématiques
qui la rendaient si difficile. La mélodie s'est dévelop-
pée, dessinant les contours d'un chant bien rythmé.
Des barbares agglomérations de sons, indignes du nom
d'accords, qui formaient la rude diaphonie des xe et
xie siècles; du déchant encore embarrassé des xne et
xme siècles; du contre-point encore lourd et compliqué
des xive et xve siècles, sort l'harmonie ingénieuse et fine
d'un Clément Jannequin, d'un Claudin Lejeune ou
d'un Goudimel. La langue musicale moderne est for-
mée; ayant rejeté à peu près les tons et les modes
du plain-chant, elle obéit aux lois qui règlent notre
tonalité moderne, elle est prête à subir de nouvelles et
définitives transformations. Viennent les maîtres de
génie, et l'art ne tardera pas à arriver au point ou nous
le voyons avec les Bach, les Rameau, les Gluck, les
Haydn, les Méhul, les Mozart et les Beethoven.
Mais quelle fut la part de la France dans cette évo-
lution de la musique qui embrasse plus de sept siècles?
N'hésitons pas à le dire, c'est elle qui semble avoir
donné le premier signal; jusqu'au xive siècle, c'est elle
LIVRE PREMIER. 79
et toujours elle que nous trouvons, elle avec ses trou-
badours méridionaux à la mélodie facile et agréable,
elle avec ses trouvères du Nord, c'est-à-dire les pre-
miers inventeurs du déchant et aussi du drame mu-
sical religieux et profane; elle encore au xive siècle
avec les maîtres créateurs du contre-point; elle par-
tage rhonneur avec les musiciens d'Angleterre et de
Flandre, mais à elle est due la première place par le
nombre et l'éclat de ses artistes. Aux xve etxvi0 siècles,
la musique a pris son essor en Italie, en Espagne,
en Allemagne; nos musiciens ont porté haut le nom
français dans les plus illustres villes de l'Italie et de
l'Allemagne, et c'est un Français, nous le répétons à
dessein, le Lyonnais Goudimel, qui est le maître
de Palestrina.
S'il y a eu des musiciens français pendant cette
longue période, y a-t-il eu école? Nous l'avons dit,
il y a école lorsque les œuvres se suivent toutes ayant
entre elles une commune origine, lorsque l'on peut y
distinguer la marque du génie national d'un peuple;
or, dès le xiue siècle, la musique française se laisse
bien reconnaître. Ils sont bien français, les motets qui
ont pour sujets des refrains encore populaires chez
nous; elle est bien française aussi, la gentille pastorale
de Robin et Marion, comme sont aussi françaises les
spirituelles chansons musicales de Josquin Després
et de Clément Jannequin, dont l'esprit et le tour
mélodique diffèrent absolument de l'esprit et du
tour mélodique des Allemands et des Italiens de la
même époque ; toutes ces compositions sont écrites
en musique, je dirais presque en langue musicale
80 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
française; les musiciens du xvi'' siècle sont Français
comme sont Français les Ronsard et les Déportes ;
cette musique est nôtre comme sont nôtres les vers de
la Pléiade.
Goussemaker (E. de). Les drames liturgiques, Essai sur les ins-
truments de musique au moyen âge. {Annales archéologiques, t. III
et de IX à XVI.)
Celler (Lud.). Les Origines de l Opéra et le Ballet de la reine,
in-12, 1868.
Castil-Blaze. Chapelle musique des rois de France, in-12, i832.
UEntrée du roy notre sire, faite en la ville de Rouen, in-40,
Paris, i55o; — L'Entrée d'Henri II, roi de France, in«4° obi.,
Rouen, 1869 (réimpression).
Geraud. Paris sous Philippe le Bel. (Documents inédits de
l'histoire de France.)
Jannequin (Cl.). La Bataille de Marignan, publiée par
Weckerlin, in-8° obi.
Jubinal. Les anciennes Tapisseries historiées, i838-5o, in-folio.
Kastner. Danse des morts, grand in-40, i852.
Lavoix fils. Les Opéras madrigalesques. (Galette musicale, 1877.)
— La Musique dans Vimagerie du moyen âge, in-8°, 187b. — His-
toire de l'instrumentation, 2e partie, chap. ier.
Prosniz. Compendium der musikgeschichte bis %um ende des
xvie Jahrhunderts, in-8°, Vienne, 1889.
Thoinot Arbeau. Orchésographie, nouvelle édition, publiée
par M"e L. Fonta, in-40, 1889.
Tiersot (Julien). Histoire de la chanson populaire en France,
in-8°, 1889.
Weckerlin. Ballet comique de la reine (reconstitué et réduit
pour piano et chant avec notice). (Chefs-d'œuvre classiques de
l'Opéra français. Collection Michaelis, in-40.)
LIVRE II
LES XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES
CHAPITRE PREMIER
LA TRAGÉDIE EN MUSIQUE
Ballets de cour comiques et sérieux. Guédron, Mauduit, Bor-
dier, etc. — Les comédies-ballets, les tragédies-féeries. Molière,
Corneille, Benserade. — Les opéras italiens. La Finta Pa\\a
et Or/eo. Cavalli et le Sersé. — Création de VOpéra français.
Cambert et Perrin. Lulli, Quinault et la tragédie en musique.
— Les successeurs de Lulli. Charpentier, Campra, Destouches,
Mouret, etc. — Rameau. Son traité d'harmonie, son théâtre,
ses contemporains et ses successeurs. — Les Bouffons. Per-
golèse et la Serva padrona, Rousseau et le Devin du village.
— Les maîtres étrangers. Gluck et la musique française,
Piccini, Sacchini, Salieri, Vogel, etc. — L'Opéra français
pendant la Révolution et VEmpire. Le premier romantique et
le dernier classique, Le Sueur et Spontini, Ossian tila Vestale.
C'était un singulier spectacle que celui des fêtes,
comme le Balet comique de la Reine, sur lequel nous
avons fermé le chapitre précédent. On y trouvait du
comique et du pompeux; la musique y était employée
sous toutes ses formes sérieuses ou légères, depuis
MUSIQUE FRANÇAISE. (>
8a ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
le couplet à refrain jusqu'au madrigal à plusieurs
voix, le tout accompagné de nombreux instruments.
Nous avons fait remarquer que Ton pouvait retrouver
dans ces ballets quelques-unes des origines de notre
opéra et de notre opéra-comique.
Pour accompagner leurs chansons et leurs danses,
les musiciens ne se faisaient point faute d'employer
toutes les forces instrumentales que la musique de la
Chambre et celle de la grande Ecurie mettaient à leur
disposition; l'orchestre des ballets royaux était des plus
riches et des plus' variés. Outre les vingt-quatre grands
violons du roi, et sous Louis XIV, la bande des vingt-
quatre petits violons (fig. 3 1), on y comptait des théorbes,
des luths, des mandolines, des guitares, des vielles, des
violes aiguës et graves, des flûtes, des hautbois, des mu-
settes, des trompettes, des trombones, des trompes de
chasse, des timbales, des tambours de basque et des cas-
tagnettes (fig. 3o)se répondant par d'harmonieux échos.
Le grand Ballet du roi de 1617 comptait 64 chanteurs,
28 violes et 14 luths; 36 musiciens sonnaient dans le
Ballet des ballets, 68 dans les Plaisirs de Vile enchantée,
92 dans Psyché (1671). Le développement des forces
musicales dans cette dernière représentation fut con-
sidérable; on vit les troupes d'Apollon, de Bacchus, de
Momus et de Mars entrer successivement, précédées
chacune d'un orchestre et à la fin du défilé, « un chœur
de toutes les voix et de tous les instruments conduits
par M. Rebel se joignait à la danse générale ».
Parmi les compositeurs de ces ballets, il nous faut
citer les noms de Guédron, Mauduit, Bataille, qui écri-
virent ensemble le Ballet du roi, en 16 17 (fig. 27 et 28).
LIVRE II. Hj
GuédroQ collabora aussi au ballet tic la Sérénade et à
Bataille. BALLET
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FIC. 27. — DISCOURS AU VRAI DU BALET DANSE PAR LE ROI
(l<5l7).
(Air de Bataille, avec tablature de luth.)
celui de Psyché (en 161 g). Nous ne devons pas oublier
8+ ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
les Boesset. parmi nos vieux musiciens. Antoine, le
père, fit le ballet des Dix verds, en 1620; celui d'Apol-
lon, en 1621; celui du Roi, en 1622; de la Reine, de la
Douairière de Billebahaut, des Triomphes et le joli
récit ^Orphée. Son fils Jean collabora avec Mollier au
ballet du Temps et à la célèbre fête où fut jouée Alci-
dianc ou Triomphe de Bacchus. Verdier, Belleville,
Dumanoir, Le Bailly, Baschet, d'Assoucy, qui fit la mu-
sique de Y Andromède de Corneille et enfin Louis XIII
lui-même, auteur de la musique du ballet de la Mer-
laison, brillèrent au premier rang parmi* les musiciens
qui précédèrent Cambert et Lulli.
On se tromperait étrangement, si Ton croyait qu'un
ballet était l'œuvre d'un seul de ces artistes; tous y
travaillaient, se partageant la besogne, circonstance
qui contribua, comme on le devine, à donner peu
d'unité et de caractère artistique à cette sorte de mu-
sique. Bien plus, si parmi ces musiciens les uns avaient
la spécialité de composer les chants, les autres étaient
merveilleux pour inventer des airs de danse. Ainsi dans
la Délivrance de Renaud, les airs de danse sont de
Belleville, tandis que l'on trouve le nom de Guédron
en tête du plus grand nombre de couplets avec vers à
chanter.
Aucun de ces ballets ne contenait une seule scène
qui pût passer pour lyrique dans le vrai sens du mot;
quelques élégies, une plainte sur la mort d'Orphée,
des titres qui promettaient sans tenir, comme Tancrède
dans la Forêt enchantée, la Délivrance de Renaud,
Hercule amoureux, Aurore et Céphale, Psyché même
(je parle de celle de Benserade), etc., etc., des décors,
M VUE II.
» S
des danses, voilà ce que Ton y trouvait; mais de la mu-
sique dramatique, point.
C'était dans les grands ballets sérieux allégoriques
ou mythologiques que le célèbre poète de cour Bense-
rade brillait de tout son éclat. Nous ne citerons pas
toutes ses œuvres, mais nous signalerons, parmi les
GVEDRON.
BALLET
Liez, courez, cherchez, de toutes pars . Allons coterons
cherchons de toutes pars Ce fuperbe Renault le fier vainqueur de Mars ,
Dont lecteur généreux En vn lointain fejour, Par l'effort d'vnbel oeil ',
Efl exclaue d'amour .
FIG. 28. BALLET DANSE PAR LE ROl (1617).
(Air de Gucdron.)
meilleures et les plus brillantes, les ballets à'Alci-
diane (i 658), d1 'Hercule amoureux (1662), le célèbre
ballet de la Nuit (ûg. 29). Ce fut dans le ballet royal de
Flore, en 1669, que le roi, qui avait débuté en 1 65 1
dans celui de Cassandre, dansa pour la dernière fois.
Le gentil poète avait perdu son premier et principal
interprète, et. pour comble de malheur, il avait ren-
8tS ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
contré un terrible concurrent le jour où le roi avait
dansé le ballet du Mariage forcé de Molière. Le lec-
teur sait quelles sont les pièces, qui, comme George
Dandin, la Comtesse d'Escarbagnas, etc., firent partie des
divertissements royaux ; on sait aussi que le Mariage
forcé, le Sicilien, la Pastorale comique et surtout
Monsieur de Pourceaugnac et le Bourgeois gentilhomme
étaient, soit des ballets mimés, soit de véritables comé-
dies avec musique.
A partir du Mariage forcé, le ballet de cour pro-
prement dit, avec ses petits vers, ses pompeux décors,
son riche déploiement de brillants costumes, mais sans
aucun intérêt dramatique, était condamné, chassé par
la comédie. Bientôt la tragédie, à son tour, voulut ap-
peler la musique à son aide et remplacer le ballet de
cour par l'opéra et le ballet d'action; mais, avant d'en-
trer résolument dans le récit de l'histoire de la tragédie
lyrique, il est bon de savoir quelle place les poètes
avaient assignée à la musique dans ces grandes repré-
sentations dramatico-musicales, et c'est Corneille qui
va nous le dire avec la préface de l'Andromède :
« Vous trouverez cet ordre gardé dans les change-
ments de théâtre que chaque acte, aussi bien que le
prologue, a sa décoration particulière, ou du moins
une machine volante, avec un concert de musique
que je n'ai employé qu'à satisfaire les spectateurs, tan-
dis que leurs yeux sont arrêtés à voir descendre ou
remonter une machine, ou s'attachent à quelque chose
qui leur empêche de prêter attention à ce que pourraient
dire les acteurs comme fait le combat de Persée contre
le monstre; mais je me suis bien gardé de faire rien
LIVK E II
■'■7
chanter qui lût nécessaire à l'intelligence de la pièce,
parce que, communément, les paroles qui se chantent
étant mal entendues des auditeurs pour la confusion
qu'y apporte la diversité des voix qui les prononcent
ensemble, elles auraient fait une grande obscurité dans
88 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
le corps de l'ouvrage, si elles avaient à instruire l'audi-
teur de quelque chose d'important. » Les pauvres mu- .
siciens qui furent chargés d'orner discrètement d'une t
musique décorative et non encombrante les machines
merveilleuses de Torelli et les vers de Corneille ne
cherchèrent point à sortir de leur rôle. C'étaient quel-
ques couplets de chansons, puis quelques airs de danse,
courantes, sarabandes, menuets, force bruits rythmés de
voix et d'instruments, qui faisaient les frais de ces sortes
de partitions; mais de vraie musique, on en entendait
peu ou point.
Cependant, si Corneille avait eu moins en mépris
l'art du musicien, trois de ces pièces eussent certai-
nement permis de joindre la musique à la tragédie.
J'ai nommé Andromède , la Toison d'or, et surtout
Psyché ( 1 6 7 1 ) . Cette dernière est, on le sait, de Molière,
Corneille et Quinault pour les vers, et de Lulli pour la
musique. Véritable poème d'opéra, Psyché contient de
charmantes situations musicales. Malheureusement, la
part du musicien fut encore réduite aux intermèdes et
aux scènes accessoires. Cependant Lulli avait trouvé
moyen de prendre aussi sa place à côté des trois grands
poètes, en écrivant sa Plainte italienne, un de ses plus
expressifs morceaux qu'il se garda bien de laisser perdre
et que nous retrouvons plus tard dans son opéra de
Psyché (167.8).
Avec Psyché, on était bien près de la tragédie lyrique
ou opéra, par la mise en scène et surtout par le lyrisme
des sentiments. Cependant un pas était encore à fran-
chir. Il fallait trouver une tragédie chantée, où la mu-
sique tînt la première place.
LIVRE II.
89
Déjà les Italiens avaient introduit en France quelque
chose dans ce genre, mais moins complet et moins lit-
FIG. 30. — TITRE DE L'OPERA DE LA Fitlta patfd (164.$).
téraire que la tragédie lyrique. On a, selon nous, beau-
coup exagéré Pinfluence du Dramma musicale d'Italie
ço ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
sur notre opéra. On sait que Péri, Caccini et Monte-
verde, cherchant à retrouver l'ancienne tragédie des
Grecs, avaient inventé le drame lyrique où la musique
avait pour mission de rendre le sens et jusqu'aux
accents des paroles. Il y avait là une réelle innovation
et l'on ne peut nier que ce soit aux Italiens que
toutes les écoles doivent Topera. Mais leur goût pour
Part du chant, pour la musique sensuelle, n'avait pas
tardé à altérer l'œuvre des premiers créateurs. Aussi
bien, lorsqu'en 1645 le nouveau genre fut importé en
France, l'opéra italien n'était déjà plus la tragédie dé-
clamée en musique de Caccini et de Monteverde. On
n'a rien conservé de la musique delà Finta Pa\\a, qui
ut jouée en 1645 à la cour (fig. 3o); mais le livret nous
montre que c'était une sorte d'opéra-ballet, où l'on
voyait des singes, des ours, des Indiens et des perro-
quets, la mer et les tours de Notre-Dame, mais sans
aucune action dramatique. La seconde pièce italienne
en musique, jouée en 1647, fut un Orfeo; tout ce que
nous savons de cet opéra, c'est qu'il était fort long, fort
peu intéressant, que Mme de Motteville y eut grand froid
aux pieds, et qu'il coûta 5oo,ooo livres.
En revanche, nous sommes mieux informés sur
le Sersé de Cavalli, joué au Louvre le 22 no-
vembre 1660. On a gardé la partition de cet opéra et
elle se trouve à la Bibliothèque Nationale. Le poème
offre peu d'intérêt, mais la musique a quelque chose de
la souplesse et du tour mélodique qui ont fait le succès
de l'école italienne. C'est l'œuvre dramatique la plus
complète qui ait été entendue en France avant Lulli, et
cependant en lisant cet opéra, on sent bien que ce n'est
•H
11
FI G. 31. UN DES 24. PETITS VIOLONS DU ROY (xVIIc SIÈCLE ).
(Statuette en bois appartenant à M. de Sampayo.)
p2 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
pas ce genre surchargé de traits et cTornements qui
plaira au génie français. Il faudra quelque chose se rap-
prochant davantage de notre goût, une musique moins
riche peut-être, mais plus forte et plus expressive, qui
réponde aux accents passionnés de notre tragédie; ce
quelque chose qui tiendra tout à la fois de la tragé-
die classique et du ballet sera trouvé par Perrin et
Cambert d'abord, puis perfectionné par Lulli, et il aura
pour nom la tragédie en musique ou opéra.
Cambert, le premier musicien qui écrivit une parti-
tion d'opéra pour le public parisien, était lui-même de
Paris; né en 1628 et fils d'un fourbisseur, il fit ses
études musicales avec le célèbre claveciniste Chambon-
nières. On sait peu de choses sur sa vie, seulement en
1659 nous le trouvons organiste de l'église collégiale de
Saint-Honoré et surintendant de la musique delà reine
Anne d'Autriche, mère de Louis XIV. Il était avanta-
geusement connu comme compositeur de motets, airs de
cour et airs à boire, lorsqu'en avril 1659 il fit entendre
la Pastorale en musique ou Y Opéra d'Issy, joué à Issy
dans la maison de campagne de M. de la Haye ; le
poème était de Pierre Perrin. En 1 665, on imprimait
de lui un recueil d'airs de cour et de chansons à
boire; mais ce fut seulement en 1671, après que Per-
rin eut obtenu, par lettres patentes du 28 juin 1669, le
droit « d'établir par tout le royaume des académies
d'opéra ou représentations en musique sur le pied de
celles d'Italie », qu'il fit jouer, le 19 mars 167 1 , sa par-
tition de Pomone dans la salle du Jeu de paume de la
Bouteille, aux environs de la rue Guénégaud. Le suc-
cès de Pomone Payant encouragé, il écrivit une seconde
FIG. 32. MUSICIEN DR LA CHAMBRE DU ROI (XVIIe SIÈCLE ).
(Statuette en bois appartenant a M. de Sampayo.)
94 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
pastorale, mais cette fois avec un auteur dramatique
assez connu en son temps et nommé Gilbert. Les Peines
et les Plaisirs de l'amour ; pastorale en cinq actes, furent
représentés en avril 1672. Ce fut le dernier succès de
Cambert en France. Lulli, comme nous le verrons
plus loin, s'était emparé du privilège de Topera con-
cédé à Perrin et comme ce notait évidemment pas pour
faire applaudir la musique d'un rival qu'il s'était mis à
la tête de l'entreprise, le pauvre Cambert, jeté de côté,
ne voyant plus devenir pour lui, passa en Angleterre
où il fit entendre avec succès ses deux opéras joués en
France et de plus Ariane, qui avait été écrite pour Paris
et qui fut représentée à Londres. Cambert mourut en
1677, surintendant de la musique du roi Charles II.
Si malheureux qu'ait été Cambert, le pauvre abbé
Perrin le fut encore davantage. Né en 16 19 ou 1620
à Lyon, il mourut à Paris en 1675. On peut dire que,
malgré son titre d'introducteur des ambassadeurs au-
près de Gaston duc d'Orléans, frère du roi, il fut le
plus pauvre des poètes faméliques, et que, criblé de
dettes, il passa la plus grande partie de sa vie à rester
en prison ou à essayer d'en sortir. Entre deux répé-
titions de ses œuvres, il luttait désespérément, mais
sans succès, contre les huissiers et les recors; victime
de son désordre, de son peu de jugement, pris dans les
rets d'un mariage qui lui avait paru avantageux et qui
ne lui fut que fatal, il mourut misérable, voyant réussir
sans lui le théâtre dont il avait été le premier à obtenir
le privilège.
Ce n'était pas par un effet du hasard que le pauvre
poète lyonnais, plus habile à concevoir qu'à exécuter,
PREMIER. OP E R A
P O M O N E
PREMIERE OVVERTVRE-
iiiiiïiiiiiiiii^^l
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'SEEEEE
C ■ .■
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lÉiiiiîilii^lSiÉppp
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iiiiiSpUlgil
FIG. 33. PARTITION DE CAMBERT ( Po7?l0tie, l6jl).
ç6 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
avait trouvé la première formule du poème d1opéra ; il
avait même posé assez nettement sa théorie dès sa pre-
mière œuvre dans la préface de la Pastorale d'Issy.
« Je n'ai pas désespéré qu'on ne pût faire de très ga-
lantes comédies en musique en notre langue, qui ne soient
fort bien reçues en évitant les défauts des italiennes, et en
ajoutant toutes les beautés dont est capable cette espèce
de représentation. Avec tous les avantages de la comédie
récitée, elle a sur elle celui d'exprimer les passions d'une
manière plus touchante par les fléchissements, les élé-
vations et les chutes de la voix... La Pastorale est toute
composée de pathétique et d'expression, d'amour, de
joie, de tristesse, de jalousie, de désespoir, afin que le
musicien la puisse accommoder au style du théâtre et de
la représentation, invention nouvelle et véritablement
difficile. »
Voilà qui est bien dit, et Perrin fixait, dès ce jour,
la véritable poétique de notre opéra français : « donner
aux sentiments humains plus d'expression et plus d'ac-
cent par les forces de la musique »; malheureusement,
il s'en tint à la théorie, et lorsqu'il voulut prêcher
d'exemple, il ne fut point à la hauteur de la mission
qu'il s'était donnée. Ses deux poèmes de la Pastorale
et de Pomone sont d'une extrême faiblesse de vers et
d'invention. Ajoutons que, pour être un peu mieux ver-
sifiées, les Peines et les Plaisirs de V amour de Gilbert
n'en sont pas moins un poème fort médiocre.
Bien supérieur à ses poètes était le musicien Cam-
bert, que Lulli a trop fait oublier. On a conservé et
imprimé de ses opéras le prologue et le premier acte
de Pomone (fig. 32), les mêmes parties des Plaisirs de
L 1 V H K II. 97
l'amour et un excellent trio bouffe. Dans ces deux opé-
ras, à part quelques lourdeurs, on sent la main d'un
musicien habile, instruit, sachant traiter les voix, ne
reculant pas devant de réelles difficultés musicales et
les surmontant avec bonheur. Le trio-bouffe : « Bon di
Cariselli », qui se chantait dans le Jaloux invisible de
Brécourt, en 1666, et que M. Weckerlin a publié à la
suite des Peines et plaisirs, est une franche et excel-
lente scène de comédie musicale dont aujourd'hui en-
core on apprécierait la verve et l'entrain.
Voici donc l'opéra créé par des Français, d'abord
avec la Pastorale d'Issy (1659), avant la représentation
du Sersé (1660) de Cavalli, ensuite et surtout avec
Pomone, le soir même de l'ouverture de la salle du Jeu
de paume de la Bouteille. Que lui manque t-il encore?
Il a l'orchestre, les chanteurs, les décors, un public; il
a ses règles et sa poétique déjà nettement formulée. Il
a même un privilège, chose indispensable dans un pays
où rien n'existe que par le roi. Il ne lui reste qu'à trou-
ver l'homme de génie qui saura lui donner sa forme
définitive, qui animera de son souffle cette argile déjà
dégrossie et en fera une œuvre d'art ; cet homme de
génie, nous l'avons nommé plusieurs fois, nous l'avons
vu à côté de Molière, de Corneille, de Benserade; il a
nom Jean-Baptiste Lulli. (Voyez portrait : Histoire de
la musique, fig. jô.)
Lulli n'est pas le fondateur de Topera, mais il en est
le véritable créateur. C'est une figure des plus curieuses
que celle de ce Jean-Baptiste, né à Florence en 1623,
mort à Paris, le 22 mars 1687; venu fort jeune en
France et placé chez M"0 de Montpensier, il étudia son
MUSIQUE FRANÇAISE. 7
•j,8 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
art avec les organistes de Saint-Nicolas des Champs, des
maîtres essentiellement français. Nous ne pouvons ra-
conter ici ses aventures qui furent nombreuses et qui
ont été souvent rééditées, mais suivons d'un coup d'œil
sa vie musicale, et nous ne pourrons hésiter à faire de
Jean-Baptiste un musicien français, sinon de race, du
moins'de génie. Par une de ces chances dont il savait si
bien profiter, le voilà placé à la cour, violon du roi, après
en avoir été réduit à l'humble emploi de garçon d'or-
chestre; il organise sa bande des petits violons qui ne
tardent pas à surpasser les 24 grands ; puis il collabore
aux ballets royaux et son premier vrai succès est celui
d1 Alcidiane; il a vingt-cinq ans. Bientôt après, il écrit la
musique des divertissements de Sersé de Cavalli, s'ha-
bituant ainsi au style italien, sans cependant chercher
à se l'assimiler; sa collaboration avec Corneille dans
Psyché; avec Molière dans le Mariage forcé, le Sici-
lierij le Bourgeois gentilhomme^ développe chez lui le
sentiment du théâtre; c'est alors qu'il assiste, en regar-
dant d'un œil narquois, à l'aventure de Perrin et Cam-
bert, ouvrant leur première salie d'opéra avec l'aide du
financier Sourdeac; il a bien su juger chacun des asso-
ciés : Perrin estun pauvre bohèmeincapable de compter,
Sourdeac un aigrefin, Cambert un artiste ne s'occupant
que de samusique. Dans ces conditionsleprivilège royal
ne pouvait pas profiter longtemps à ceux qui en étaient
détenteurs et il était évident qu'il faudrait bien, un
jour ou l'autre, trouver un propriétaire pour ce bien en
déshérence. Lulli ne resta pas longtemps à l'affût; au
bout de peu d'années, les trois associés se querellaient,
se volaient, se séparaient et le Florentin, fort de l'appui
LI V 11 i; II. pp
de Mmr de Montcspan, et profitant de toutes ces discor-
des, qui avaient fini par indisposer le roi et les juges.
faisait tout simplement enlever à Perrin un privilège
dont il ne savait pas faire usage, payait une légère in-
demnité à Sourdeac, et laissait partir en Angleterre le
pauvre Cambert. Si le procédé n'est pas des plus irré-
prochables, du moins devons-nous l'excuser en pensant
que c'est à cette sorte de spoliation que nous avons
peut-être dû Topera.
L'âme de Lulli n'était point noble, loin de là; dans
la manière dont il s'empara du privilège de Perrin,
dans ses procédés et son ingratitude envers Molière,
on retrouve le « coquin ténébreux » dont a parlé Boi-
leau ; mais son intelligence était des plus vives et son
génie musical réel. Il n'avait pas vécu à côté des plus
grandsgéniesdu xvncsiècle sanscomprendre quel étaitle
genre qui convenait à son temps et aux hommes de goût
qui l'entouraient; il voulut que la musique prît aussi
sa place dans le grand siècle, à côté de l'art le plus
beau à cette époque, la tragédie. Il répudia ses origines
italiennes, rejeta au second plan, mais sans les aban-
donner, les brillants hors-d'œuvre du ballet, rapprocha
la langue musicale de la langue poétique, serra de près
l'accent mélodique, chercha la peinture exacte des sen-
timents, trouva le moyen de plaire au public français,
en prenant soin d'écrire sa musique en langue musicale
française.
La tragédie classique de Corneille et de Racine
avait été son modèle ; traduire en musique ces beaux et
nobles sentiments, telle était son ambition. Un mot de
lui renferme toute son esthétique de l'opéra : « Si vous
ioo ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
voulez bien chanter ma musique, disait Lulli à ses
artistes, allez entendre la Champmeslé. » On peut donc
dire que si Topera français doit quelque chose aux
ballets de cour, aux œuvres lyriques de Cavalli, aux
féeries comme Andromède ou la Toison d'or, c'est sur-
tout à la grande tragédie classique qu'il faut faire
remonter son origine.
Ce ne fut pas dès sa première œuvre que Lulli attei-
gnit le but qu'il visait. Les Fêtes de V Amour et deBac-
chns (fig. 34) par lesquelles il ouvrit son opéra de la
salle du jeu de paume du Bel Air, rue de Vaugirard, le
i5 novembre 1672, étaient un ballet qui différait peu en
somme de ceux que Ton avait entendus jusqu'à ce jour;
mais voilà qu'avec Cadmns et Hermione (1673) nous
voyons apparaître un art nouveau; Alceste (1674) est
bien loin de l'œuvre magistrale que Gluck écrira plus
tard sur ce sujet, et cependant l'air de Garon et la scène
des ombres révèlent un maître. Avec Thésée (1675)
Lulli s'est élevé jusqu'à l'accent tragique dans tout le
rôle de Médée» Atys, dit l'opéra du roi (1676), Isis, dit
l'opéra des musiciens (1677), avec l'air si pittoresque
des plaintes de Pan, Psyché (1678), marquent chaque
année une nouvelle étape. Puis viennent Bellérophon
(1679), dont le poème est de Thomas Corneille, de Fon-
tenelle et de Boileau, Proserpine (1680), une des œu-
vres les plus curieuses et les plus travaillées du maître
(fig. 35); avec le Triomphe de V Amour (1681) qui fut
le dernier ballet royal, Lulli revint à sa première ma-
nière, mais plus relevée et d'une grâce plus virile. En
1682, la tragédie reprenait ses droits avec Persée, par
la beauté remarquable de ses récitatifs, par l'ampleur
I.IVHK II.
101
de ses Idées mélodiques; Phaéton (i683) contient deux
beaux duos, mais avec Amadis (16S4) et Roland ( 1 6 8 5 ) ,
le maître est en pleine puissance de son génie; lisez le
m
cq
bel air d'Amadis : « Bois épais, redouble ton ombre »;
Pair de Médor : « Ah ! quel tourment !» ; le chœur d'un
dessin si terme : « Courons aux armes », et vous recon-
naîtrez un maître. Dans Armide (1686), le duo d'Hi-
102 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
draot et cTArmide, le bel air : « Il est en ma puissance » ;
le récit véritablement tragique cTArmide : « Le perfide
Renaud me fuit », sont des pages de premier ordre et
par Tinspiration et par le style.
Le plus bel éloge peut-être que Ton puisse faire
d'Armide, qui fut aussi le meilleur poème de Quinault,
est de dire que près d'un siècle plus tard c'était sur la
tragédie mise en musique par Lulli que Gluck écrivait
son plus grand chef-d'œuvre. Quinault était bien vengé
des dédains de Boileau.
Il faut compter au nombre des grands artistes de
notre école Lulli, qui créa la tragédie lyrique française;
mais nous ne devons pas oublier non plus Quinault,
qui sut si bien comprendre ce musicien de génie,
dont il était le digne collaborateur, et son nom doit
prendre place à côté de celui du Florentin.
Lulli mourut le 22 mars 1687. Le caractère de son
génie était l'ampleur du style, la noblesse et la justesse
de l'expression tragique, -le défaut : une emphase pom-
peuse, allant quelquefois jusqu'à l'enflure. Ses mélodies
étaient souvent gracieuses, mais il haïssait les fioritures
et les broderies, qu'il faisait écrire par son beau-père
Lambert, lorsqu'elles étaient indispensables. Lulli n'a
pas, à proprement parler, de sensibilité; c'est chez quel-
ques-uns de ses successeurs, comme Destouches, que
nous trouverons cette charmante qualité musicale; en
revanche, il a du pittoresque, de la tenue et de la va-
riété. Ses opéras sont peut-être moins riches en mélo-
dies agréables et en morceaux de virtuosité que ceux
des Italiens ses contemporains; mais on peut affirmer
qu'ils leur sont de beaucoup supérieurs par les chants
HLÏÏ
sa w *m\ -j-^M. A M
PROSERPINE,
r /? ^ c; e d i e.
p|SliiïiiifiiÉlffl:iiig
lïliîiiilliliiËiiiilffili^ii
lliiiiiÉiiSÉîliïippjiiiii
piiililii|iiipijiiiiii
7
IliiltlliiiSiliiiiiii'ii?!!
IHpa^fiipijpPIliiipîl
2^
i-tetttt
fig. 3S — partition de lulli (Proserpine, 1680).
io+ ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
véritablement expressifs, par la justesse de la déclama-
tion, et surtout par la belle conception des sujets.
Si Lulli avait créé l'opéra, il Pavait aussi absolu-
ment accaparé, ne permettant à personne de se faire
entendre à ses côtés. Aussi sa mort fut-elle un soulage-
ment -pour les musiciens. Ses fils, Louis et Jean Lulli,
héritèrent bien des charges de leur père, mais non de
son talent et de son autorité. L'Opéra vit bientôt arri-
ver une foule de prétendants au succès que le trop
grand éclat du Florentin avait laissés dans l'ombre.
Pendant les cinquante ans qui suivirent la mort du
maître, il ne parut pas un de ces grands musiciens de
génie qui reculent les bornes de leur art, qui ouvrent
des horizons nouveaux; cependant on peut compter un
grand nombre d'artistes de réel talent; les uns conti-
nuèrent les traditions de la tragédie musicale de
Lulli; les autres élargirent, au contraire, les pro-
portions du ballet et en firent un genre tout nouveau
qui eut nom opéra- ballet. Les meilleurs maîtres de
cette époque brillèrent surtout par la grâce et l'élé-
gance ; à la pompe un peu emphatique de Lulli suc-
céda la sensibilité plus émue, plus sincère peut-être, de
Campra et de Destouches ; la danse sévère et encore un
peu lourde du maître céda le pas aux rythmes les plus
vifs, les plus gracieux; les sonorités instrumentales de-
vinrent plus éclatantes et plus variées. L'art ne resta
pas stationnaire, loin de là, et le xvme siècle prêta
à la musique d'opéra quelque chose de sa grâce et de
son amabilité.
Ce fut Pascal Colasse( 1639- 1709), l'élève préféré de
Lulli, qui sembla, pendant quelque temps, devoir rem-
LIVRE II. 105
placer le grand homme, lui effet, dans Thétis et Pelée
(1 689), par exemple, on sent passer comme un soufïle du
Florentin; mais Colasse ne tarda pas à avoir le sort des
imitateurs : des concurrents plus habiles, au nombre des-
quels brille surtout Marc-Antoine Charpentier (1634-
1702), le firent oublier. Celui-ci, que la tyrannie de
Lulli avait tenu si longtemps éloigne de la scène, fut un
des plus remarquables musiciens de notre grande école
lyrique. Tout en s'éloignant, et à dessein, du style de
Lulli, il sut trouver dans Médée (1693) des accents
d'une haute et puissante expression dramatique.
Nous aurons à reparler souvent de Charpentier; mais
il nous faut citer encore, parmi les bons maîtres français
de cette période : Desmarets,avec£)/<iow (1693) ; Marais,
avec Alcyone (1706), si curieusement instrumentée;
Salomon, avec Médée et Jason (1713); Lacoste, avec
Biblis (1732) : Montéclair, avec Jephté (iy3 1), qui annon-
çait déjà Rameau. Ces maîtres ne laissèrent pas oublier
la grande tragédie lyrique ; mais, à cette époque, la pre-
mière place appartient à trois musiciens bien différents
et de style et de talent, mais qui tous trois durent leur
succès à des qualités toutes françaises : la grâce, l'esprit,
l'éclat, et surtout à la recherche de l'expression toujours
vraie et sincère : le brillant Campra, l'aimable Mouret
et le tendre Destouches.
Avec sa musique éclatante, gracieuse, avec son tour
mélodique, ingénieux, avec son instrumentation variée,
pour le temps, André Campra, né à Aix en Provence en
1660 (fig. 36), est bien près d'être un homme de génie.
Son succès fut immense lorsqu'il fit entendre, en 1697,
Y Europe galante, le premier opéra-ballet; c'était une
10(5 ÉCOLE FRANC A I SE DE MUSIQUE.
véritable réaction contre Topera pompeux de Lulli. Ses
tragédies, comme Hésione (1690), Tancrède (1702),
Iphigénie en Tauride (1704), Achille et Deidamie (i635),
n'ont ni la majesté de ceux de Lulli, ni la profondeur
de ceux de Rameau; mais ils sont tendres, sinon gran-
dioses, et empreints d'une sensibilité toute personnelle.
En revanche, il ne me semble pas qu'aucun maître du
xvme siècle ait eu plus d'éclat, d'esprit et de variété que
l'auteur de Y Europe galante, du Carnaval de Venise,
des Fêtes vénitiennes (1710), du Ballet des Muses. C'est
de ce maître que date ce que l'on a appelé les représen-
tations -A fragments. Chaque acte, en effet, formait un
tout que l'on pouvait séparer ou réunir, et jouer indif-
féremment sans nuire à l'ensemble.
Mouret (Jean-Joseph), né à Avignon en 1682, fut,
pendant le xvinc siècle, le roi de la musique de demi-
genre. On le surnommait le musicien des grâces, et jamais
surnom ne fut mieux mérité. Si Ton pouvait comparer
deux maîtres à cent ans de distance, c'est Auber qui,
dans notre siècle, rappellerait de plus près cet aimable
et charmant artiste. Grâce et élégance dans les mélodies
chantées, tour ingénieux et variété de rythme dans les
airs de danse, telles étaient les qualités de ce musicien.
Il se risqua une fois dans la tragédie lyrique, mais ce
fut par les airs à danser que son Pirithous réussit; aussi
écrivait-on, au sujet de cet opéra :
Que Pirithcùs est charmant,
Peut-il ennuyer un moment?
On y voit jusqu'au dénouement,
Quelque danse jolie,
Passe pied, menuet galant,
La belle tragédie !
LI V II E I I.
ro7
L'éloge est mince pour une tragédie; mais combien
Mouret savait prendre sa revanche avec les charmants
ballets ou il excellait, avec la Provençale des Festes
de Thalie (1714), avec les Amours des Dieux (1727),
FIG. 36. — CAMPRA (ANDRÉ).
(Aix, en Provence, 1660. — Versailles, 1744.)
les Grâces (1735), le Temple de Guide (1741), les
Amours de Ragoude (1742) ! Mouret, dont la perte de sa
fortune avait déjà fortement ébranlé la raison, devint,
dit-on, complètement fou en entendant la musique de
Rameau ; le géant bourguignon avait écrasé le gentil
tambourinaire provençal, qui mourut en 1739.
io8 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
Sentimental et tendre, au contraire, était Destouches
(André-Cardinal), un musicien parisien, né en 1672,
mort en 1749. Etant, à la suite de longs voyages, entré
dans la carrière militaire, Destouches Rapprit la mu-
sique que fort tard; de là, dans son style, certaines
inexpériences, certaines gaucheries; mais de là aussi,
peut-être, cette intuition de rinstinct, quelquefois supé-
rieure à Thabileté technique. Le talent de Destouches
consistait dans la sensibilité, la justesse et la grâce de
l'expression; il précédait en cela un autre maître fran-
çais qui, comme lui, fut plus musicien d'instinct que
savant, Grétry. Le sentiment juste de l'effet scénique,
de la note vraie et émue, telles sont les qualités qui dis-
tinguent Issé (1697), Omphaîe (1702), opéra presque de
demi-genre, qui eut l'honneur d^être repris au moment
de la querelle des Italiens et des Français, dont nous
parlerons plus loin, Callirhoé, partition remplie de
touchantes mélodies (1712). Destouches sut aussi ma-
nier avec habileté les rythmes de la danse; les divertis-
sements de ses opéras, son joli ballet du Carnaval et la
Folie (1704), en donnent de nombreuses preuves, et
les œuvres de ce musicien sont encore aujourd'hui les
plus agréables à parcourir parmi celles de la première
moitié du xvnr siècle.
A côté de ces trois maîtres, il faut citer, au nombre
des compositeurs aimables et qui remportèrent de
grands succès dans le ballet et l'opéra-ballet, La Barre,
avec le Triomphe des arts et la Vénitienne, en 1700 et
en 1705; Aubert, avec la Reine des Péris (1725), dont
les airs de danse sont charmants; La Lande, dont nous
reparlerons au sujet de la musique religieuse, qui avait
L] VU E I I. ioj;
su se faire une place dans un genre plus élevé, mais
qui, avec le ballet gracieux et varié des Eléments (17 25),
en collaboration avec Destouches, remporta un triomphe
éclatant et durable; enfin Colin de Blamont, dont les
deux ballets des Fûtes grecques et romaines ( 1.723) et
des Caractères de V amour (1736) méritent d'être lus.
Nous ne pouvons parler de ces maîtres sans asso-
cier à leur souvenir les auteurs des poèmes sur lesquels
ils avaient écrit leur musique. Ce furent d'abord Cam-
pistron, Thomas Corneille, Lamotte, puis Danchet,
collaborateur habituel de Campra; Fuzelier, Moncrif,
Chancel de La Grange, Roy, Guichard, l'abbé Pelle-
grin, et enfin Regnard qui parodiait au théâtre de la
Foire les poèmes qu'il écrivait pour l'Opéra. Tous ces
auteurs étaient, comme chacun sait, hommes d'esprit
et, à part Campistron et Thomas Corneille, plus portés
vers la grâce et le comique, vers le demi-genre en un
mot, que vers la haute tragédie ; de là peut-être le ca-
ractère spirituel et léger, plutôt que lyrique, de la mu-
sique de cette période.
On le voit, l'école française, après cinquante ans,
occupait dignement les positions conquises par Lulli,
mais sans avoir encore remporté de victoire absolument
définitive. Peut-être même pouvait-on remarquer en
elle une tendance à abandonner la tragédie lyrique pour
le ballet toujours recherché des dilettantes et des ama-
teurs, lorsque Hippolyte et Aricie, la première œuvre
de Rameau (1733), vint rendre à la haute musique
dramatique toute sa splendeur.
Jean-Philippe Rameau, né à Dijon en i683, fut un
de ces hommes qui sont la gloire non seulement d'une
no ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
école, mais d'un art tout entier. Il fut un des fiers con-
quérants de l'art qui s'avancent au loin sur la route
où leurs prédécesseurs ont à peine osé s'engager; ils
s'avancent, dis-je, éclairant leur chemin d'une brillante
lumière et, lorsqu'ils sont passés, l'horizon reste
encore tout illuminé. Pendant la première partie du
xviue siècle, la musique a compté trois de ces hommes :
Hamdel, J.-S. Bach et Rameau.
De quelque côté que nous nous tournions pour
étudier la musique française au xvmc siècle, nous ren-
controns Rameau; musique instrumentale ou drama-
tique, théorique ou scientifique, il a tout entrepris et
il a été remarquable en tout. Mort, il se survit; des
maîtres comme Gluck trouvent à apprendre dans ses
œuvres; ses livres théoriques sont l'évangile de plus
de cinq générations de grands musiciens. Aujourd'hui
encore, certaines pages du vieil organiste dijonnais
n'ont pu être surpassées et restent des chefs-d'œuvre.
Rameau, né musicien admirablement doué, fut en
même temps un esprit réfléchi, je dirai presque philo-
sophique; n'ayant pu se faire jouer que fort tard à
l'Opéra (il avait cinquante ans lorsque l'on y exécuta
sa première œuvre dramatique), il avait eu le temps de
mûrir son esprit dans la pratique de son art; de plus,
ses longues études théoriques lui avaient révélé bien
des secrets de la langue musicale dont ses prédécesseurs
n'avaient eu qu'une faible idée.
Le premier ouvrage par lequel ce grand musicien
se fit connaître fut sa fameuse théorie de l'harmonie.
Depuis dix siècles que la musique moderne luttait
contre l'art ancien, bien des victoires avaient été rem-
1 1 1
li viu-: il.
portées. Le wr siècle avait vu se transformer la langue
FI G. 17. VIOLE (XVI1C ET XVIIIe SIÈCLES).
musicale ; en même temps la science de l'harmonie avait
été exposée dans de bons ouvrages comme ceux de Zar-
lia ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
lino, en Italie, ou de Mersenne en France (i636); puis
des théoriciens français comme Lavoye-Mignot, Lefort,
Paran, C. de Sermisy, Laffilard, avaient tenté de con-
stituer un corps de doctrine qui permît d'enseigner la
musique et surtout l'harmonie d'après des règles d'en-
semble basées sur la science; cependant, malgré tant
d'efforts, la connaissance de l'harmonie était encore
tout empirique.
La grande nouveauté introduite par Rameau dans
l'enseignement de l'harmonie fut ce que l'on appelle la
théorie de la formation des accords par tierces succes-
sives^ et celle des renversements. Par la première loi,
il montrait comment les divers sons qui forment un
accord étaient pour ainsi dire soudés ensemble; par la
seconde, celle des renversements, il montrait comment,
suivant les diverses positions à la basse des notes com-
posant l'accord et formant ce que l'on appelle les ren-
versements, cet accord pouvait changer de caractère sans
cependant cesser d'être lui-même. Jusqu'à Rameau, on
était obligé d'étudier chaque renversement comme un
accord isolé; après l'apparition du Traité de l'har-
monie réduite à ses principes naturels (ire édit., 1722),
on put saisir méthodiquement la logique qui reliait
non seulement chaque note de l'accord, mais les divers
accords entre eux.
La place nous manque pour expliquer les principes
de Rameau; la génération par tierces ainsi que les lois
des renversements sont aujourd'hui chose familière à
un harmoniste même débutant; mais que l'on ne s'y
trompe pas, en remplaçant la routine par la méthode,
en posant des lois là où on ne connaissait que les tâton-
liviu; ii. iij
nements de l'empirisme, Rameau a fonde la science
Ci cntil-licnnme douant de ta flûte diiUetnagn^
J e ne suis peu trop incommode , Lar )t suis tmijoitrj a (amode f
S'c qnqm 09! Cccur aoroitei tient 1 1 charme par mon ^mjtniment ,
Cheu H Bauinrr rue J. lactjiiej a ICltçle Cluec fiiuU- du Kcy
F I G . 38. FLUTE D'ALLEMAGNE OU TRAVERSIÈRE
(XVIIe ET XVIIIe SIKCLES).
MUSIQUE FRANÇAISE»
8
n+ ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
moderne de l'harmonie. Grimm a reproché plaisam-
ment à Rameau d'avoir, en facilitant l'étude des
accords, « inondé le monde de mauvais musiciens ». Il
faisait involontairement le plus brillant éloge du Traité
de l'harmonie.
Lorsque publia son livre, Rameau était dans la
force de l'âge; c'est alors qu'il vint se fixer définiti-
vement à Paris. Remarquable exécutant, compositeur
recherché pour ses pièces d'orgue et de clavecin,
théoricien discuté et par conséquent apprécié, il voulait
une autre gloire, celle du théâtre.
C'est là que tendait son puissant génie, là seulement
il savait pouvoir appliquer ses découvertes, parler cette
admirable langue des sons dont il connaissait si bien
les secrets. Que Ton imagine cet homme de génie au-
dacieux et volontaire, ayant confiance dans sa force,
attendant et luttant pendant plus de dix ans, en butte
aux refus et au mépris des poètes les plus infimes et
aux sarcasmes des gens d'esprit, voyant les directeurs
repousser sa musique, le public se montrer méfiant, et
l'on excusera, en les comprenant, les rudesses de son
caractère, les emportements de son orgueil.
Il fallut qu'un riche financier, La Popelinière, le
prît sous sa protection et fit jouer dans ses salons les
fragments de son premier opéra, Hippolyte et Aricie;
mais aussi de quel pied triomphant il foula cette scène
de TOpéra si longtemps fermée devant lui ! Qu'impor-
taient les petites gens, les petits esprits et les petites
querelles des Lullistes et des Ramistes, l'éternelle et
mesquine bataille du passé contre l'avenir, à cet homme
qui était sûr de vaincre à force de chefs-d'œuvre !
LI V RE II. US
Lorsque parut, le rr octobre i /33, sa partition
dPHippolyte et Aricie, ce fut plus qu'une révolte,
ce fut une révolution dans le monde musical; cette
musique nerveuse, profonde et rude irrita les amateurs,
vieux admirateurs de Lulli, et les dilettantes sensuels,
habitués aux élégances, aux grâces aimables, tendres
et alanguies des Destouches, des Mouret et des
Campra. Celui-ci, cependant, au plus fort de la lutte,
admirant son rival, s'écriait : « Cet homme nous
éclipsera tous. » En effet, Rameau savait faire preuve
à la fois d'une fécondité et d'une variété merveil-
leuses. A ceux qui lui reprochaient de manquer de
grâce, il répondit par l'éclatant ballet des Indes ga-
lantes (1735); aux vieux amateurs de la tragédie
de Lulli, il fit applaudir de force son chef-d'œuvre,
Castor et Pollux (1737), dont le premier acte est
encore admirable avec le chœur des Spartiates : Que
tout gémisse..., d'une harmonie si curieuse et si
expressive, avec l'air touchant de Télaïre : Tristes
apprêts. Deux ans après, résonnait le joyeux tambourin
des Festes d'Hébé. Puis, la même année, Melpomène
reprenait ses droits avec Dardanus, partition dont on
lit encore avec surprise le beau duo de : Mânes plain-
tifs et la scène des Songes, d'une harmonie si origi-
nale et si pittoresque. Je passe les Fêtes de la gloire
(1745) et Pygmalion, en un acte (1748); je cite pour
mémoire le brillant ballet de Zaïs (174.&), et je m'arrête
un instant à Platée, ballet bouffon (1749). Ici le maître
a voulu être gai, et il a touché très spirituellement la
note à la fois comique et pittoresque dans les chœurs
des Grenouilles, d'une très amusante fantaisie. Avec
1 1<5 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
Zoroastre, Rameau revint au genre sérieux (1749),
tandis qu'en i/5 1, Acanthe et Céphise, opéra de cir-
constance, écrit à l'occasion de la naissance du duc de
Bourgogne, lui permettait de faire quelques-unes de
ces pages de musique imitative toujours chères aux
musiciens français. Dans l'ouverture, en effet, il
peignait la joie d'un peuple à la naissance d'un
prince et décrivait en musique un feu d'artifice.
C'est ce que le compositeur annonce dans une note, et
si ce n'est pas une de ses meilleures pages, ce n'est pas
non plus une de ses moins curieuses. Les deux der-
nières partitions du maître furent les Surprises de l'a-
mour (1757), ballet dont l'entrée des Sybarites est restée
célèbre, et les Paladins (1760).
Dans la tragédie lyrique, Hippolyte et Aricie,
Castor et Pollux et Dardanus; dans le genre du ballet,
les Fêtes d'Hébé, les Indes galantes, tels sont, selon
nous, les chefs-d'œuvre du maître dijonnais. L'ancienne
forme de l'opéra créée par Lulli a peu changé; mais la
langue est renouvelée, et ce sera l'éternel honneur de
Rameau d'avoir compris quelle force dramatique
et expressive pouvait avoir un accord, et d'avoir su
de quelle profondeur d'accent, de quelle puissance
était douée l'harmonie, qui double l'effet d'une mélo-
die. Son instrumentation est toute nouvelle et origi-
nale, remplie de traits heureux ou hardis; sa mélodie,
un peu courte, a du nerf et de la vigueur. Il est gra-
cieux souvent, mais cette grâce conserve toujours
quelque chose de la virilité des forts (fig. 39).
Rameau n'avait pas, comme Lulli, accaparé Topera;
aussi vit-on en même temps que lui briller des com-
1. 1 V R E II.
117
positcurs dignes encore d'être cites. Trois musiciens
surtout continuèrent même, après le grand maître, les
traditions de la tragédie lyrique et du ballet mytholo-
gique : Mondonville, Dauvergnc, et surtout Philidor,
et tinrent bonne place dans Tècole française. Le talent
FIG. 39. RAMEAU ( i E A N - P H I h I P P E ).
(Dijon, 1683. — Paris, 1764.)
de Mondonville consistait surtout dans la grâce et l'élé-
gance. Après son succès du Carnaval du Parnasse
(1749), il fut un moment, comme nous le verrons plus
loin, le champion de l'école française, dans la lutte
assez inutile, mais bruyante, qui divisa les musiciens
et les dilettantes. Titon et V Aurore (1753), Daphnis
et Alcimadure (1754), sont devenues des partitions his-
1 18 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
toriques; il nous semble aujourd'hui que si elles ne
méritaient pas l'honneur d'être traitées de chefs-
d'œuvre, on leur devait mieux aussi que l'oubli pro-
fond dans lequel elles sont tombées. Dauvergne, qui
écrivit les Troqueurs, le premier opéra-comique fran-
çais, était surtout un artiste fin et délicat; il l'a
prouvé dans son ballet des Fêtes d'Enterpe (1758) et
des Fêtes de Paphos (1758). Bien supérieur à ces deux
musiciens était Philidor (François-André Danican)
(Dreux, 1726). — Londres, 1795). Dans Ernelinde prin-
cesse de Norvège (1761), et dans Persée (1780), qu'il
écrivit sur le vieux poème de Quinault, il retrouva
quelques-uns des beaux accents expressifs de Lulli et
de Rameau. Philidor, dont nous reparlerons souvent,
a sa place marquée au premier rang des maîtres de
notre ancien opéra-comique; mais il ne faut pas oublier,
dans l'histoire de l'opéra, le seul musicien français qui,
jusqu'à Méhul, ait su garder cette vigueur du style,
cette virilité de pensée musicale, qui rappellent quel-
quefois l'auteur de Dardanus. Après ces trois maîtres,
citons encore Rebel et Francœur, deux musiciens adroits;
Laborde, un amateur fécond, qui fut le premier à écrire
en France une histoire de la musique; Berton, le père
de l'un des plus illustres maîtres de l'opéra-comique.
Nous reviendrons dans un instant sur Floquet; mais
citons, pour finir, deux noms plus célèbres, sur d'autres
scènes que sur celle de l'Académie de musique, mais que
nous ne devons point oublier, Monsigny et Gossec.
Malgré ces hommes de talent, malgré Rameau lui-
même, le genre pompeux de l'opéra français, déjà
vieux d'un siècle, n'était pas sans fatiguer quelque peu
L I V R E 1 1. 119
le public; disons le mot, les dilettantes s'ennuyaient à
l'Opéra; tant que Rameau fut clans toute la gloire de
son génie, ils n'osèrent trop se révolter; mais voilà que,
vers 1752, une troupe italienne, conduite par Manelli,
obtint l'autorisation de jouer en intermèdes les ouvrages
de son répertoire; elle débuta par une œuvre qui avait
déjà été exécutée à Paris en 1 746 au théâtre Italien,
et qui avait pour auteur un des maîtres d'Italie les
plus sincères, les plus émus et les plus touchants, Per-
golèse. Ces deux petits actes de la Servapadrona étaient
loin d'avoir la puissance et la majesté des opéras, l'éclat
et la pompe des ballets; mais c'était une musique nou-
velle, plus animée et plus fine. La première représenta-
tion eut lieu à la suite tfAciset Galathée, le ieraoût 1752,
et le lendemain, la Serva padrona faisait dans la rue,
dans les salons, les boudoirs et les cafés plus de bruit
certainement qu'elle n'en avait fait sur la scène et dans
l'orchestre de l'Opéra.
Charmante, élégante de tous points, pleine d'esprit
et de sensibilité, écrite dans ce style léger et pimpant
qui rend si agréables les œuvres bouffes de l'école ita-
lienne, la Serva padrona formait un contraste frap-
pant avec les opéras puissants et majestueux de Rameau
et de ses imitateurs.
Nous reviendrons plus loin sur les épisodes curieux
de notre histoire artistique, auxquels on a donné le nom
de guerres; contentons-nous de dire que si les Bouffons
eurent quelque influence sur notre opéra-comique, et
on a beaucoup exagéré dans ce sens, ils n'en eurent
aucune sur notre opéra.
La Serva padrona ne fut pas la seule œuvre ita-
120 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
lienne exécutée dans cette circonstance. On entendit
encore des opéras bouffes de Latilla, de Rinaldo di
Capua, de Gocchi, de Ciampi, de Jomelli, de Léo.
Quelques-unes de ces œuvres, comme le Bertoldo in
Corte. eurent un immense succès; mais six mois à
peine après la première représentation à l'Opéra de la
Serva padrona^ la troupe italienne fut frappée d'un
coup mortel.
En effet, au plus fort de la querelle des Bouffons,
le mardi 9 janvier 1753, on joua à l'Opéra une
œuvre de Mondonville, intitulée : Titon et V Aurore.
L'œuvre n'était pas de premier ordre ; mais, comme nous
Pavons déjà dit, elle n'était pas sans valeur; les Lullistes
et les Ramistes se coalisèrent; ils appelèrent à leur aide
la force armée, c'est-à-dire les gendarmes de la maison du
roi qui tenaient pour la musique française. Le succès
fut éclatant, si bien qu'un courrier alla l'annoncer au
roi, à Versailles, comme une victoire publique. Celui-
ci, croyant évidemment faire acte louable, signa l'ordre
d'expulsion des Bouffons, qui cessèrent leurs représen-
tations dès les premiers jours de 1754; on ne voit pas
très bien aujourd'hui comment le succès d'un grand
opéra pourrait causer la ruine d'une troupe d'opérette,
mais il en était ainsi dans ce temps-là.
Tout en obéissant à l'ordre royal, Manelli avait
laissé derrière lui un terrible vengeur, Rousseau, qui
continua la lutte, ayant pour armes son génie de pam-
phlétaire plus encore que son talent de musicien.
Il était dit que Jean-Jacques serait toujours incon-
séquent avec lui-même. Grand défenseur des Bouffons,
grand contempteur de la musique française, il écrivit
o
iaz ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
une partition, qui n'avait rien d'italien, et dont les ten-
dances appartenaient au contraire à notre école. C'est,
en somme, assez peu de chose que le Devin de village,
joué avec tant de fracas à Fontainebleau d'abord, le 18
et le 24 octobre 1752, puis à Paris le iermars 1753.
Le moindre ballet de Mouret ou de Floquet con-
tient plus de musique que ce vaudeville. Sur une pas-
torale un peu trop naïve, Rousseau, n'ayant ni le
talent, ni la science nécessaires pour composer de la
vraie musique française à la faconde Rameau ou même
de Lulli ou de Gampra, avait fait ou cru faire de la
musique italienne. Rien de moins léger, de moins bril-
lant, de moins italien, en un mot, que ces petits airs
et ces petits duos, écrits et instrumentés d'une main
maladroite, qui composaient le Devin de village, mais là
justement était le mérite de l'œuvre. Elle plut par sa
naïveté et son émotion. Rousseau avait pris soin de lui
faire un sort; le succès de cette médiocrité sentimentale
fut immense, et le' Devin de village fit époque. Même
après Gluck, après Méhul, après Spontini, Le Sueur,
Boieldieu, Rossini, après tous les maîtres de l'opéra et
de l'opéra-comique, Rousseau trouva encore des admi-
rateurs. Ce fut une fortune étonnante jusqu'au jour, un
peu tardif, où, en 1829, un homme de goût fit justice en
lançant une perruque sur la scène de l'Opéra. Le Devin
de village était condamné.
Si Rousseau était faible musicien, même pour son
temps, il aimait du moins la musique et la sentait vi-
vement. Je n'ai pas besoin de rappeler son Diction-
naire de musique^ dans lequel, à côté de nombreuses
erreurs, se rencontrent beaucoup d'idées spirituelles et
LIVRE II.
iaj
justes, scs pamphlets contre la musique française,
tua/nac crisu'S ciH?c& carminé mentesj ^z?^ — v>
*> • ^J)cpcÛcé graves curas, rcfivoqi tàfcrcs . <2/T^Z^--
FIG. 4.1. MUSIQUE DB CHAMBRE.
merveille d'esprit, de sarcasme et aussi de partialité, et
son essai de notation par les chiffres. Partout dans ces
I2+ ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
ouvrages, on retrouve l'homme de génie, la puissante
intelligence, l'esprit ingénieux et chercheur, partout
aussi, l'injustice, la passion, la connaissance impar-
faite des sujets qu'il traite. En dehors du Devin de
village, Rousseau a encore écrit bien d'autres com-
positions de musique; mais son ouvrage principal
est un recueil de romances intitulé : les Consola-
tions des misères de ma vie. Les curieux y trouveront
le fameux air à trois notes, la romance : « Que le jour
me dure », et surtout celle qui vaut à elle seule le
Devin de village tout entier : « Je l'ai planté, je l'ai vu
naître. »
Après les représentations italiennes, et à la suite
des écrits de Rousseau, l'on voulut essayer à l'Opéra du
demi-genre et même du genre comique, comme Giraud,
dans l'Opéra de société ( 1762). Un musicien plus connu
et d'un charmant talent, Floquet (1750-1785), fit mieux
encore; il tenta d'introduire la comédie musicale à
l'Opéra, en donnant le Seigneur bienfaisant (1780), qui,
par son titre, ses tendances, son sujet, appartenait à
l'école philosophique de Rousseau, tout en étant bien
supérieur au Devin de village, au point de vue musical.
Ce même Floquet, qui débutait à vingt-trois ans par un
triomphe : le ballet de l'Union de l'amour et des arts
(1773), était un des meilleurs compositeurs de notre
ancienne école française. Enfin, c'est pendant cette pé-
riode que nous voyons apparaître à l'Opéra un peu de
couleur locale. Après son triomphe plus apparent que
réel de Titon et l'Aurore, Mondonville voulut consoler
les Parisiens de la perte des Bouffons, il leur donna
une pastorale languedocienne intitulée Daphniset Alci-
LIVRE I I. ,2$
ma Jure (1754); les airs étaient adroitement choisis
parmi les chants populaires du Midi, et traités par un
habile artiste, les interprètes étaient tous méridionaux
et savaient chanter cette musique. Daphnis et Alcima-
dure eut un grand succès.
Tous ces essais, toutes ces tentatives nous prouvent
que la tragédie et le vieil opéra français avaient perdu
bien du terrain depuis Rameau; les hommes de talent
qui en conservaient encore les traditions n'auraient
certainement pas suffi à le sauver, si un puissant génie
n'avait à son tour paru à l'Opéra. Je veux parler de
Christophe Willibald Gluck. (Voy. Portrait et autogr.,
Hist. de la mus., fig. 81.)
Revenir sur l'étude de ce merveilleux musicien dra-
matique, admirer cette belle et noble expression, cette
mélodie à la fois large et émue, cette harmonie quel-
quefois incorrecte, mais toujours puissante et expres-
sive, cette haute conception du drame lyrique serait
répéter, après tant d'autres, ce qui a été dit mieux que
par nous; ce serait aussi nous écarter de notre sujet,
car chaque école peut revendiquer sa part de gloire
dans l'œuvre de ce maître, qui appartient à l'Alle-
magne par sa naissance et par son génie, à l'Italie
par son éducation première, à la France par ses ten-
dances.
Nous devons dire cependant, en quelques lignes, ce
que Gluck a emprunté au génie musical et littéraire de
notre pays, et quels trésors il nous a laissés en échange.
C'est, en effet, une heure glorieuse et bénie dans l'his-
toire de notre art que celle où un des plus sublimes
maîtres de la musique vint demander à nos poètes et à
126 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
nos musiciens quelques-unes de ses plus hautes inspi-
rations, confier à nos chanteurs l'honneur d'inter-
préter ses plus grandes œuvres, procurer à notre pu-
blic la gloire de les applandir à leur apparition.
Lorsque Iphigénie enAulide fut jouée à l'Opéra pour
la première fois, le 19 avril 1774, Gluck avait soixante
ans; dans sa jeunesse, il avait écrit des partitions à la
manière italienne où se laissaient à peine apercevoir
quelques traces de son génie; à quarante-sept ans, ou-
vrant enfin les yeux, il s'aperçut que la musique n'était
point faite uniquement pour chatouiller agréablement
les oreilles des dilettantes ou faire briller un castrat ou
une cantatrice, mais qu'elle avait un but plus élevé,
émouvoir les âmes par la peinture de la passion
humaine. En 1761, il fit entendre, à Vienne, Alceste,
mettant en tête de sa partition une préface, sorte de
manifeste artistique de l'auteur; trois ans après, il don-
nait Orfeo. Imbu d'italianisme, le public viennois ne
pouvait guère comprendre: il se montra sinon hostile,
du moins indifférent.
Gluck tourna alors les yeux vers la France, comme
devaient faire plus tard Rossini et Meyerbeer; les cir-
constances étaient favorables, le public parisien était
encore tout vibrant des luttes entre Lullistes, Ramistes
et Bouffonistes. Toute défaillante qu'elle était, la tragé-
die lyrique avait toujours d'ardents défenseurs, et c'était
elle qui répondait le mieux à l'idéal du maître ; de
plus, son élève préférée, l'archiduchesse Marie-Antoi-
nette, venait d'épouser le dauphin de France, et il était
sûr de trouver une protectrice ; un amateur, le bailli du
Rollet, lui fit des ouvertures au nom de la cour de
l.l V K E II. ia7
France, en même temps qu'il lui taillait un poème
clans VIphigénie en Aulide de Racine. Gluck accepta et
quitta Vienne pour Paris.
Ce choix VIphigénie en Aulide n'était point un
hasard; il montrait clairement les tendances du maître,
il montrait que citait à la grande tragédie française, à
cet art du théâtre qui avait inspiré Lulli, Campra,
Rameau, qu'il voulait appliquer sesthéories de musique
expressive, choisissant entre tous Racine, le plus
expressif de nos tragiques. C'était, dans toute la force
du terme, l'union de la musique et de la poésie. Après
avoir ainsi pris position, Gluck revient aux opéras
qu'il avait déjà fait jouer à Vienne, et le 2 août 1774,
Orphée paraît sous la forme française, Alceste, le
23 avril 1776. En 1777, Gluck donne Armide. œuvre
absolument nouvelle et la plus variée du maître, où la
grâce la plus exquise se joint à la plus grande puissance
dramatique. C'est sur le vieux poème de Quinault, déjà
mis en musique par Lulli, que Gluck écrit sa partition, et
en lisant l'adorable scène de Renaud : « Plus j'observe
ces lieux », on peut voir que le maître allemand n'a pas
été sans se souvenir du Florentin. C'est par Iphigénie
en Tauride (1779), autre tragédie inspirée par la muse
racinienne, que Gluck clôt la liste de ses grands chefs-
d'œuvre. Je passe rapidement sur le ballet de Cythère
assiégée (1775), et sur Echo et Narcisse (1779) qui fut
la dernière œuvre de Gluck.
Le grand maître n'a pas, comme Mozart, Weber,
Beethoven ou Wagner, introduit d'éléments nouveaux
dans la conception générale de l'art dramatique ; '
mais il a porté à son plus haut point de génie Tan-
128 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
cienne tragédie musicale des Lulli et des Rameau, et
c'est en cela qu'il se rattache indissolublement à
Técole française. En écoutant cette musique, ou l'accent
juste fait jaillir les larmes comme un vers bien frappé,
on pense involontairement à Racine. En admirant cet
art sain, viril, pur de lâches concessions, élégant et gra-
cieux sans mollesse, puissant et émouvant sans exagé-
ration mélodramatique, on sent que le maître a pris
pour modèle les œuvres sublimes de notre théâtre clas-
sique. Au point de vue musical même, Gluck a avoué
qu'en écoutant Rameau, il avait beaucoup appris.
N'est-ce pas le plus bel hommage qui puisse être rendu
à notre école ?
En revanche, que ne devons-nous pas à l'auteur
iïlphigénie, tfAlceste, tfOrphée, d'Armide! Ce qui
nous manquait encore, c'était plus de largeur et de
souplesse dans la mélodie, plus d'aisance et de liberté
dans l'harmonie, plus de couleur et de variété dans
l'orchestre; voilà ce que nos musiciens apprirent de
Gluck, comme ils apprirent aussi à dessiner les larges
proportions d'un finale, sur le modèle de celui dMr-
mide. Nous pouvons, sans hésiter, nous reconnaître
pour ses tributaires, lorsqu'un tel maître a pour imi-
tateurs les Méhul, les Le Sueur et les Cherubini.
Audacieux, hardi, volontaire, ne reculant pas de-
vant une dureté, Gluck devait, comme Rameau, trouver
plus d'une résistance chez les dilettantes, encore sous
le charme de la mélodie italienne; elles ne se firent
pas attendre, et l'ancienne guerre des Italiens et des
Français se ralluma plus ardente que jamais. Elle prit
le nom de querelle des Gluckistes et des Piccinistes.
LIVK K II. raj
En effet, les ennemis de Gluck avaient fait venir d'Ita-
L ' ]curw n j o Liant de I.ÂhqcJi ûlùcj .
' -?/■ a t£*fp'rtt uiuj oûl/sCC, i ejt ruXiL fou.r .■
•^at-an-o^ce^cù pna-iLcUujuc^> Que l'on <zl>-n& jon .^1nocb<ii(tL>
FI G. 42. ANGÉLIQUE (sORTK DE THÉORBt) ( XVI Ie SIKCLF.).
MUSIQUE FRANÇAISE. P
,3o ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
lie un artiste illustre, Nicolas Piccini. Le musicien
était bien choisi, car, sans avoir le sublime génie de
son rival, Piccini était encore un maître. Nous revien-
drons plus tard sur cette célèbre querelle, singulier
chapitre de l'histoire de la critique musicale; disons
ici qu'à peine arrivé à Paris, Piccini engagea le combat
hardiment sur le terrain où Gluck avait déjà remporté
tant de victoires; il débuta à l'Opéra par Roland, tra-
gédie lyrique en trois actes, écrit aussi sur le poème de
Quinault. Ce début n'avait point été heureux, et les Pic-
cinistes eussent été vaincus sans retour, si Devisme du
Valgay, directeur de l'Opéra, n'avait fait venir d'outre-
monts une nouvelle troupe qui était dirigée par Piccini
lui-même et qui interpréta ses œuvres italiennes. Là, le
maître napolitain se trouvait sur son terrain : il était
alors sans rival pour le charme, la grâce et l'abondance
des idées. Citons, parmi ses meilleures partitions, la
Cecchina ossia la Buona Figliola, véritable chef-
d'œuvre d'esprit et d'élégance.
Malgré tout le talent de Piccini et de ses collabora-
teurs, les Italiens, pendant cette période de deux années,
n'eurent qu'un médiocre succès, et les Piccinistes au
fond, peu satisfaits de Roland, voulaient voir leur
champion rentrer dans l'arène plus noble de la tragédie
lyrique. Gluck avait donné sa dernière œuvre, Écho
et Narcisse, et depuis un an déjà, l'éclatant triomphe
d'Iphigénie en Tauride avait décidé de la victoire,
lorsque les Piccinistes trouvèrent, sinon une revanche,
du moins une consolation dans Je succès d'Atys
(1780)1 partition pleine de grâce et de sensibilité, dTphi-
génie en Tauride (1 781), qui ne put cependant soutenir
LIVRE II. 131
longtemps la comparaison avec celle de Gluck, et sur-
tout de Didon, Pieuvre maîtresse du compositeur na-
politain, en 17S3.
Cette partition, en effet, avec l'air si pathétique de
Didon : « Ah ! que je fus bien inspirée! », et la magni-
fique scène du troisième acte, nous montre un maître
qui n'a ni la majesté, ni la beauté pure de Gluck, mais
dont le cœur déborde de tendresse et d'émotion, et
dont les idées sont abondantes, gracieuses et expres-
sives; c'est la création, non point d'un génie, mais d'un
talent de premier ordre. Malgré ses efforts pour se rap-
procher du genre français, Piccini n'y put réussir com-
plètement; il resta Italien, non seulement par le tour
des mélodies, mais aussi par son style qui était fleuri,
élégant et tendre, tout en restant loin de la profon-
deur et de la puissance dramatique de Gluck.
Un autre musicien, Sacchini, mort à quarante-cinq
ans, se rapprocha davantage en quelques endroits du
grand auteur d^Alceste. avec Renaud (1783), avec C/zz-
mène (1784), inspirée par le Cid de Corneille, avec
Dardanus{iy^)^ dont il faut retenir l'air si pathétique :
« Arrachez de mon cœur le trait qui le déchire », et
surtout avec la belle scène d'Œdipe et d'Antigonedans
Œdipe à Colone (1787), son chef-d'œuvre.
Vers la même époque, était arrivé à Paris un musi-
cien italien aussi, nommé Salieri, déjà connu par un
grand nombre d'opéras joués en Italie et à Vienne.
Avec son premier ouvrage des Danaïdes (1784), il rem-
porta un éclatant succès. Gluck lui avait donné des
conseils et on sent l'influence du maître dans la magni-
fique scène de la conspiration, dans la touchante prière
132 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
cTHypermnestre : « Par les larmes de votre fille », dans
le chœur: « Descends dans le sein d'Amphitrite ». Ce-
pendant Salieri était plus qu'un imitateuret un élève; il
l'a prouvé avec Tarare ( r 787), œuvre singulière, mais
puissante et variée, dont Beaumarchais avait fait le poème,
précédé d'une préface célèbre, dans laquelle l'illustre
père de Figaro avait exposé sa théorie nouvelle de
Topera; entre autre innovation, il voulait que le comi-
que se mêlât au tragique. Salieri avait l'entente de la
scène, la chaleur et la passion; il réussit les pages
dramatiques, comme le finale du second acte, traitant
médiocrement la partie légère; cependant Tarare fut
un des grands succès de cette période.
Un autre musicien italien, Paesiello, vint vers le
même temps se faire jouera l'Opéra. Nous reparlerons
de lui en racontant l'histoire de l'opéra-comique.
Comme le prouve le Roi Théodore (1787), Paesiello
était demeuré bien Italien, tout en abordant la scène
où avaient brillé Rameau et Gluck, et lorsqu'il voulut
imiter le style de la tragédie lyrique française avec
Proserpine (t8o3), qu'il avait écrite sur un poème de
Quinault, il resta bien au-dessous de ses modèles.
Voilà encore un artiste étranger, Allemand celui-là,
Jean-Christophe Vogel. né à Nuremberg. Il trouva en-
core des succès dans l'imitation fidèle et presque ser-
vile de Gluck. Il mourut à trente-deux ans, et on
joua de lui, à l'Opéra, la Toison d'or (1786) et Démo-
phon (1789), œuvre posthume dont l'ouverture est res-
tée célèbre.
Pendant ce temps, quelques musiciens français peu-
vent aussi être cités à côté des maîtres étrangers. Parmi
L I V R E 1 1. 1 3 1
les tragiques, nous avons nomme Philidor et Gossec,
L.z Vi cileiu ' iBo ruiacc
Vous qui chcrurjtj l harmonie Entre iniÛc art /■• /•/.,.. charmant
slumits que. mon instrument Car f"ui cette ix.ru m-lod't
FIG. + ).
les deux meilleurs représentants de l'école de Rameau
ij+ ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
après eux, voici Candeille, Lemoyne, Le Froid de
Méreaux, artistes estimables, mais en somme médiocres.
Candeille, refaisant Castor et Pollux (179 1), devait son
succès aux pages du vieux Rameau, qu'il avait conser-
vées dans sa partition. Lemoyne avec Electre (1782),
Phèdre (1 786), Nephté (1789) et Louis IX en Egypte
(1790), qui indique une louable tendance à s'éloigner
des tableaux mythologiques pour puiser des sujets
dans Phistoire de France, se faisait applaudir; mais
son grand succès était une sorte d'opéra-comique, inti-
tulé : les Prétendus (1789). C'était avec Œdipe à Thèbes
(1783) que Le Froid de Méreaux prenait une place
honorable parmi les musiciens de second ordre.
En revanche, la musique légère et de demi-genre
venait occuper à l'Opéra la place de la tragédie lyrique;
des artistes tels que Champein, Jadin et même Dezède,
fredonnaient leurs couplets de vaudevilles sur la scène
où retentissaient encore les majestueux accents de
Gluck. Un maître, Grétry, enflait sa voix pour chanter
les aventures de Céphale et Procris (177 5) et les amours
d'Andromaque (1775); mais malgré tout son esprit,
malgré ses prétentions à peindre fidèlement l'anti-
quité, il n'arrivait à produire que des œuvres enfan-
tines; il le comprit sans l'avouer, et, abandonnant le
style pompeux, il retrouva d'éclatants succès avec des
opéras de demi-genre et même bouffons, comme la
Double épreuve ou Colinette à la Cour, comédie spiri-
tuelle et fine (1782), avec la Caravane du Caire (1784),
partition d'un style maigre et lâché, mais renfermant
d'agréables airs de ballet, avec Panurge dans l'île aux
Lanternes (1785), véritable bouffonnerie qui ne man-
L I V R E 1 1. ] 3 S
quait pas d'esprit. Ce n'est pas là qu'il iaut chercher
Grétry, moins encore dans des opéras de circonstance
qu'il écrivit pendant la période révolutionnaire et qui
frisent le grotesque. Après avoir cité deux agréables
musiciens de ballet, Eler et Edelmann, saluons une
première fois deux noms qui seront la gloire de notre
art national : Méhul, qui fit jouer Cora en 179 1 , et un
Italien devenu Français par le génie et par la naturalisa-
tion, Cherubini,dont on entendit le Démophon en 1788.
Cora et Démophon eurent peu de succès, mais l'appa-
rition de ces deux maîtres à l'Opéra est à signaler.
Nous passerons rapidement sur la période révolu-
tionnaire. Les musiciens ont conservé un souvenir
reconnaissant à cette République qui créa l'Institut et
le Conservatoire, mais ils ne surent pas trouver dans le
drame lyrique les mâles accents dignes du temps pen-
dant lequel ils vivaient. Horatius Codés et Timoléon,
de Méhul ( 1 794), mérite seul d'être cité ; c'est d'ailleurs
dans la rue, sur les champs de bataille que la mu-
sique a trouvé ces deux cris ardents de liberté et de
victoire : la Marseillaise et le Chant du dé-part.
Les dernières années du xvnr siècle et les premières
du xrxe siècle virent comme une sorte de réveil chez
nos musiciens lyriques. Une évolution s'était accomplie
dans la littérature comme dans la peinture; abandon-
nant les aimables galanteries mythologiques et autres
du xviii0 siècle, les peintres et les écrivains s'étaient
inspirés d'un art plus haut, et avaient demandé leurs
inspirations aux Romains d'abord, aux Grecs ensuite,
et mieux encore, enfin, à nos vieilles légendes fran-
çaises tant méprisées de Boileau, et aux génies de l'Aile-
ij6 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
magne et de l'Angleterre. Les musiciens suivirent ce
mouvement à l'Opéra comme à TOpéra-Comique, et
Ton applaudit alors quelques-unes des plus nobles et des
plus fortes œuvres dont s'honore le plus notre école.
En effet, si Anacréon che\ Polycrate (1797), le
Casque et les colombes (r8oi) de Gréirv, appartiennent
encore au genre galant et suranné du siècle précédent,
deux maîtres, Méhul et Cherubini, conservent et
relèvent les grandes traditions de l'école lyrique fran-
çaise. Méhul, dix ans après son début malheureux de
Cora: deux ans après^ les deux belles œuvres ÏÏHora-
this Coclès et de, Timoléon (au théâtre delà République),
faisait entendre Adrien en 1799, œuvre écrite d'un style
noble et élevé et dont les chœurs sont admirables. En
même temps, il donnait, en 1800, la Dansomanie,
aimable ballet dans lequel la valse apparut pour la
première fois à l'Opéra. A côté de lui, Cherubini, son
rival, qui fut toujours son ami, donnait A nacrêon (i8o3),
partition dont la grâce et le charme égalaient l'élé-
vation et la pureté du style; Tannée suivante, parais-
sent Achille à Scyros. dont la postérité a gardé une
admirable page pittoresque, la Bacchanale; en 181 3, il
donnait les Abencerages, œuvre pleine de noblesse et
de grandeur.
A côté de Méhul et de Cherubini dont nous repar-
lerons au sujet de l'Opéra-Comique , bien des noms
brillèrent encore à l'Opéra : Catel, le savant continua-
teur de Rameau, Berton, Persuis, Lebrun qui eut,
avec le Rossignol, le mérite du succès, sinon celui du
talent. Puis avant l'époque où Rossini parut, voici déjà
de jeunes musiciens qui se pressent à la porte de notre
LIVRE II. 137
première scène lyrique; parmi eux distinguons, dès
FI G. 44. — LE SUEUR (jEAN -FRANÇOIS.)
(Drucat-Pressùl, 1763. — Paris, 1837.)
maintenant, un compositeur qui ne tardera pas à être
138 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
une des gloires de notre école, Hérold, dont le premier
opéra, Lasthénie. est de 1823.
Cette longue période de l'histoire de Topera, qui
commence avec Cambert et Lulli, pour finir avec les
premières partitions françaises de Rossini, est cou-
ronnée par deux œuvres magistrales, Ossian ou les
Bardes (1 804) de Le Sueur (Jean-François), né à Drucat-
Pressiel, i/63. Paris, 1837) (fig. 44) et la Vestale (1807)
de Spontini ([774-1851).
Si deux opéras semblent faits pour marquer les dif-
férences de l'école française et de l'école italienne,
ce sont certainement ces deux chefs-d'œuvre, car tous
deux sont de haute, noble et fière allure, tous deux
ont remporté un immense succès, tous deux paraissent
dignes de figurer au rang des créations maîtresses.
La Vestale et les Bardes sont bien de leur époque;
on retrouve dans toutes les deux ce style large et
pompeux, on dirait aujourd'hui décoratif, mais aussi
déclamatoire, qui caractérise la peinture, la poésie, le
théâtre du temps de l'Empire; mais là s'arrête la res-
semblance. Dans la Vestale, Spontini a la passion, la
chaleur, la tendresse, comme dans le duo avec Lici-
nius, la prière de Julia, etc.; il a le mouvement, l'in-
térêt scénique comme dans le finale et la marche fu-
nèbre; la noble expression et l'abondance comme dans
le duo de Licinius et du grand pontife; mais, en
revanche, on sent chez lui une tendance à chercher
l'effet dans la sonorité et le rythme, à développer inuti-
lement les scènes, sans profit pour l'action dramatique,
à abuser des redondances, à prendre les formules et le
bruit pour de la musique. Dans la Vestale, comme
LIVRE il. 139
dans Fernand Corte\ (1800), comme dans Olympia
(f8i<)\ mais à un moindre degré, le génie du maître se
compose de Spontini d'abord, disons-lc, puis de Gluck,
de Mozart; le maître est éclectique, comme le seront plus
tard Halévy et Meyerbeer, mais avant tout, malgré ses
efforts pour se rapprocher de l'école française, Italien
il est, et Italien il reste.
Bien différents sont les Bardes, partition aujourd'hui
moins célèbre, à cause de la médiocrité du poème
probablement, mais d'une valeur au moins égale. Ici
tout est sobre, précis; s'il faut signaler un défaut, ce
sera peut-être un peu de sécheresse, mais l'œuvre est
avant tout sincère. Le maître est de ceux qui pensent
qu'un coup suffit, pourvu qu'il soit bien frappé, et il
le frappe au bon moment : lui aussi, il a la grâce, mais
cette grâce virile qui ne tombe jamais dans la mol-
lesse. Aussi quelles belles et nobles pages, que le trio
du premier acte d'un tour si aisé! le chœur : « Vagues,
courbez vos têtes », et le quintette du second; l'air
d'Hydala, au troisième, d'un sentiment si exquis et si
délicat, exprimé par une mélodie admirable de pureté
et d'éloquence et, dans ce même acte, la belle scène de
la fête avec le chœur des conjurés, dont le rythme im-
placable et toujours grandissant est d'un puissant effet
dramatique et pittoresque! Enfin, au quatrième, voici la
vision d'Ossian, page fantastique d'une frappante ori-
ginalité d'harmonie et de mélodie.
C'est là, en effet, la grande supériorité de Le Sueur.
Sa musique n'est ni du Gluck, ni du Mozart; c'est du
Le Sueur; moins ému, mais plus élevé que Méhul,
moins abondant, mais plus pittoresque et plus profon-
i-lO ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
dément dramatique que Spontini, il est toujours lui-
même. Si on pouvait le comparer à un maître, ce
serait à Rameau, dont il a quelquefois la vigueur et
surtout les tendances à rechercher la mueique descrip-
tive. Il possède la concision, la justesse et la sobriété,
ces grandes qualités françaises. Spontini fut le dernier
classique de l'ancienne école, Le Sueur fut le premier
romantique de la nouvelle. Dans ses opéras-comiques
que nous retrouverons au chapitre suivant, dans la
Mort d'Adam, jouée à l'Opéra en 1802, on sent une
préoccupation de vouloir faire exprimer à la musique
ce qu'elle Savait pas encore dit; cette préoccupation
nous semble exagérée, quelquefois au point de faire
sourire, mais il y a là comme une note inentendue dans
Part français et nos compositeurs modernes en ont con-
servé le souvenir. Le Sueur fut le maître de Berlioz, et
malgré lui, l'auteur de la Damnation de Faust a subi
sa magistrale influence. Nous Pavons dit le premier
et nous en sommes fier : « De tous les compositeurs qui
vinrent après Le Sueur ou furent ses élèves, Berlioz est
celui qui rappelle le plus la manière du maître. Il
avait, comme lui, l'imagination ardente et poétique;
comme lui, il aimait les grandes et magistrales com-
binaisons sonores; il recherchait, comme lui, les sujets
permettant de donner carrière à son génie avide d'in-
novations. Il est possible que Le Sueur ne lui ait pas
appris matériellement le maniement de l'orchestre;
mais, à coup sûr, il n'a pas été sans influence sur les
tendances romantiques de l'auteur des Troyens l. »
1. Lavoix, Histoire de l'instrumentation, p. 33c».
LI V RE II.
'4«
A L'Opéra, d;ins le genre lyrique, à l'Opéra-Comique,
dans Le demi-genre, à l'église dans le style sacré, ou il
se distingua au premier rang, nous retrouvons le vieux
maître picard, et si le nom de Le Sueur est tombé dans
FIG. 4$.
L'APOLLON DE LA GREVE.
un injuste oubli, c'est à l'historien de saluer de nou-
veau au seuil de ce siècle le grand artiste qui, à défaut
de ses œuvres, aurait encore la gloire d'avoir été le
maître de trois musiciens de l'école française que nous
admirons le plus aujourd'hui, Berlioz, Gounod et
Ambroise Thomas,
I+2 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
Algarotti. Saggio sopra l'opéra in musica. Traduction fran-
çaise par Chastellux, in-8", 1773.
Arteaga. Le revolu^ione del teatro musicale italiano. Deuxième
édition, 1785, traduction française, in-8°; Londres, 1802.
Chefs-d'œuvre de l'opéra français. (Collection Michaelis.)
Gampardon. L'Académie royale de musique au xvme siècle,
2 vol. in-8°, 1884.
Chouquet. Histoire de la musique dramatique en France, in-8°,
1873.
Fournel. Les Contemporains de Molière.
Ginguené. Note sur la vie et les ouvrages de M. Piccini, in-b°,
an IX.
Goncourt. Sophie Arnould, in-40, i85g; — M'"e Saint-Huberty
(les Actrices du xvme siècle), in-12, i885.
Jullien (Ad.). Les Ballets de cour. {Galette musicale, 187G.) —
Racine et la ynusique. (Galette musicale, 1878,) — L'opéra en
1788, in-8°, 1875. — Un potentat musical. — Papillon de la Ferté,
in -8°, 1876. — La Cour et l'Opéra sous le règne de Louis XVI,
in-8°, 1875.
Lacôme. Les fondateurs de V opéra français (musique), grand
in-8°, s. d.
Lajarte. Bibliothèque musicale de l'Opéra, in-8°, 1876. — Les
Curiosités de VOpéra, in-12, i883.
Nuitter et Thoinan. Les Origines de l'opéra, in-8°, 1886.
Pougin (A.). Biographie des musiciens de Fétis. — Supplément
article Rousseau. Bibliographie de ses écrits sur la musique. —
Dictionnaire historique et pittoresque du théâtre, grand in-8°, i885.
— Les vrais Créateurs de l'opéra français, in-8°, 1881. — L'Opéra
sous le règne de Lulli (Ménestrel, i885-i886).
Rousseau. Œuvres, éditions diverses.
Saint-Évremond. Œuvres, éditions diverses.
Schmid (Anton.). Christoph Willibald, Ritter von Gluck, dessen
Leben... und Wirken, in-b°, 1854.
CHAPITRE II
LA COMEDIE EN MUSIQUE
V opéra-comique et ses origines : La comédie-ballet et le ballet-
féerie. — Le théâtre de la Foire et ses vicissitudes : Les mu-
siciens et les auteurs de la Foire : Gilliers, Mouret, Labbé,
Lesage, Fuzelier d'Orneval, Monnet, Favart, Dauvergne et
les Troqueurs. — L'opéra-comique littéraire : Philidor, Monsi-
gny, Gretry, Sedaine et Marmontel. — L'école lyrique et ro-
mantique : Cherubini, Méhul, Le Sueur, etc. — La littérature
étrangère : Shakespeare et Ossian. — L'Ecole sentimentale et de
demi-genre : Berton, Kreutzer, Nicolo, Boïeldieu,etc. — Les mu-
siciens étrangers : Paesiello, Paer, Steibelt, etc. — Les petits
maîtres du vaudeville musical et deVopérette: Dezèdes, Cham-
pein, Solier, Gaveaux, Devienne, Délia Maria, Dalayrac, etc.
La gentille pastorale de Robin et Marion, d'Adam
de la Halle, les chansons de toute espèce dont reten-
tit le moyen âge, les ballets du xvjp siècle, avec les cou-
plets de Guédron, deMauduit, de D'Assoucy, bien frap-
pés et bien tournés à la française ; les comédies de
Molière, comme X^Bourgeois gentilhomme ou le Malade
imaginaire, agrémentées de l'aimable musique de Lulli
ou deCharpentier, quelques-unes des cantatescomiques
dont nous parlerons au chapitre suivant, de joyeux
refrains à boire, comme ceux de d'Ambruys ou de
Dubuisson, de francs couplets comme le Bavolet, de
144 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
Charpentier, qui fut inséré dans Je Mercure de France.
et par-dessus tout des chants populaires aimés et connus
de chacun, chantés sur les tréteaux de la foire et du
Pont-Neuf (fig. 43, 45 et 46), colportés par les chanteurs
ambulants, ces héritiers de Tabarin et de Gautier Gar-
guille; telles furent les origines musicales de notre opéra-
comique et de notre comédie en musique. Sans nous
perdre dans les recherches du passé qui sont œuvre
d'érudit, nous prendrons l'opéra-comique là où il est
né, là où il a lutté, là ou il a grandi : sur le pavé de Paris,
à la Foire Saint-Laurent et à la Foire Saint-Germain.
C'est une histoire en même temps triste et comique
que celle de ce petit théâtre, qui luttait, lui pauvret,
contre des puissances comme la Comédie-Italienne, le
Théâtre-Français, l'Opéra même, et qui se voyait réduit
au silence au plus fort du combat, supprimé par un
ordre du roi, à. Prieure même de la victoire. Il nous
faut remercier ces baladins de la Foire qui ont si
vaillamment combattu pendant près d'un siècle, car
c'est à eux que nous devons la création de Popéra-
comique.
Les acteurs italiens de la Foire, grâce au célèbre
Dominique, grâce aux pièces spirituelles de Regnard,
de Boursault, de Dufrêny, grâce aux aimables couplets
de Lorenzani, de Charpentier, de Massé, avaient su
se faire aimer et choyer du public, lorsqu'un ordre du
roi vint les chasser de France.
Ceci se passait en 1697; les baladins français de la
foire profitèrent du départ de leurs confrères étrangers,
s'approprièrent quelques-unes des meilleures pièces de
leur répertoire, celles de Regnard, par exemple, puis
LIVRE II.
'4S
en firent composer à leur tour. Leurs succès excitèrent
la jalousie autant Je la Comédie française que de
l'Opéra, qui les forcèrent à se taire; mais ils tournèrent
bientôt la difficulté en jouant les pièces par écriteaux.
L'acteur faisait les gestes, et il sortait de sa poche un
rouleau qu'il montrait au public et sur lequel étaient
'J
FIG. 46. LES TRÉTEAUX DE LA FOIRE.
écrits, en gros caractères, les vers qu'il aurait dû chan-
ter; un petit orchestre de huit musiciens jouait la mu-
sique, quelques personnes apostées dans la salle don-
naient l'exemple en chantant la chanson, et tout le
public suivait. Bientôt ce moyen primitif fut remplacé
par un autre plus compliqué. Les vers furent écrits sur
des tableaux que faisaient descendre du cintre deux
entants déguisés en amours (fig. 47).
C'était évidemment aussi ingénieux qu'amusant,
MUSIQUE FRANÇAISE.
IO
14(5 E.CO LE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
puisqu'on pouvait, à la fois, rire de la pièce, narguer
l'autorité et aussi prendre part au jeu; mais pareil
théâtre ne pouvait durer bien longtemps et la musique
surtout n'aurait guère trouvé son compte à ce système;
on pense bien, en effet, que des pièces à écriteaux ne se
chantaient que sur des airs connus, des ponts-neufs et
des flonflons comme la Faridondaine, Quand je tiens
ce jus d'octobre ; etc. Bientôt les théâtres de la Foire
traitèrent avec l'Opéra, et, moyennant finances, eurent
le droit de chanter à leur guise. Ce fut alors qu'appa-
rut dès la première pièce la foire de Guibray de Le
Sage (foire Saint-Laurent), un gentil musicien spirituel,
gai et suffisamment varié, nommé Gilliers, « à qui l'on
est redevable des meilleurs vaudevilles qui se sont
entendus dans l'Europe depuis plus de quarante ans »,
dit la préface du Théâtre de la Foire (1721). Le petit
répertoire de Gilliers se compose de couplets, de ro-
mances, de courtes symphonies, d'airs de ballet, de
duos et même de grandes cantates sérieuses, écrites
d'un bon style. Toute cette musique nous montre dans
Gilliers un véritable musicien d'opéra-comique, auquel
il n'a manqué qu'un théâtre pour prendre le rang que
méritait son talent.
Gilliers ne fut pas le seul compositeur de la Foire et
des artistes, fournisseurs ordinaires de la sérieuse
Académie de musique, comme Mouret, MHo Laguerre,
Bernier, le célèbre musicien religieux, Labbé, Corette,
Desrochers, Raillard, ne dédaignèrent pas d'écrire,
pour le théâtre de la Foire, des couplets et même des
ensembles.
Ce fut en 17 14 qu'apparut pour la première fois
1,1 Y R E I I. i+7
le titre ^opéra-comique donne à ces farces et à ces
FIG. 47. l'OPÉRA-COMKiUE EN ECRITEAUX.
vaudevilles avec chant. Cette musique était souvent une
148 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
parodie du style pompeux et redondant de l'opéra ; mais,
en grande dame, l'Académie royale se montrait doutant
plus magnanime que la Foire la payait pour avoir le
droit de chanter et même de la chansonner. Il n'en était
pas ainsi de la Comédie française et des Italiens rentrés
en France depuis 171 3; ils firent aux théâtres de la
Foire une guerre acharnée. Ceux-ci racontaient en
scène toutes leurs affaires au public, aussi bien assis-
tons-nous souvent à leurs querelles contre leurs puis-
sants ennemis. Ils se défendaient bien et n'épargnaient
ni la Comédie française ni les Italiens; mais les privi-
lèges étaient là, terribles, inflexibles, et il fallait céder,
si bien qu'un beau jour l'opéra-comique dut se réfu-
gier chez Polichinelle, dans la baraque des marionnettes
étrangères, événement dont les spectateurs furent pré-
venus en ces termes : « Les auteurs de l'opéra-comique
voyant encore une fois leur spectacle fermé, plus animés
par la vengeance que par un esprit d'intérêt, s'avisèrent
d'acheter une douzaine de marionnettes et de louer
une loge où, comme des assiégés dans leurs derniers
retranchements, ils rendirent encore leurs armes redou-
tables. Leurs ennemis, poussés d'une nouvelle fureur,
firent de nouveaux efforts contre Polichinelle chan-
tant; mais ils n'en sortirent pas à leur honneur. »
(1722, préface de V Ombre du cocher poète; fig. 48.)
Si petit qu'il fût, l'opéra-comique n'était pas un en-
nemi facile à vaincre. Abattu, il mordait encore et sa
dent était dure; il fit si bien qu'il se releva de nouveau,
trouva des protecteurs et alla chanter ses chansons au
Palais-Royal même. En 1730, il se défendait toujours
gaiement contre les attaques de la Comédie française et
FI G. 48. L'OPÉRA-COMIQUEAUX MARIONNETTES AMUSANTES
CHEZ POLICHINELLE.
150 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
de la Comédie italienne et avec l'aide de l'Opéra;
mais sa plus grande victoire fut de s'attacher Favart,
l'heureux auteur de la Chercheuse d'esprit.
Enfin, le triomphe définitif parut devoir couronner
tant de persévérance lorsque l'opéra-comique eut pour
directeur, en 1743, un homme habile entre tous, hardi,
entreprenant et qui avait nom Jean Monnet (fig. 49).
En deux mois Monnet transforma la salle, commanda
des costumes et des décors à Boucher, réunit un excel-
lent orchestre conduit par Rameau, une troupe parfaite
de comédiens, de chanteurs et de danseurs; avec de
pareils éléments et grâce à l'aimable talent de Favart,
il obtint aux deux foires Saint-Laurent et Saint-Ger-
main, en 1743 et 1744, des succès éclatants. C'en était
trop, POpéra-Comique devenait théâtre; les Comédies
française et italienne jurèrent sa perte, elles réussi-
rent, mais cette fois la lutte fut vive.
Monnet avait su se faire non seulement une troupe
et un répertoire, mais un public; celui-ci résista parla
force aux sergents exécutant Tordre d'expulsion, ce fut
dans la salle une véritable émeute que le directeur lui-
même dut apaiser (1744); la victoire resta encore une
fois au privilège, et du coup pour longtemps.
Ce ne fut que huit ans après, que l'Opéra-Comique
rouvrit de nouveau ses portes. Après avoir couru plus
d'une aventure singulière, connu la faillite et la prison,
pris de l'expérience et encore plus d'audace, Monnet
recommença l'entreprise en 1752, fit hardiment recon-
struire une salle à la foire Saint-Laurent, salle qui resta
longtemps un modèle, réunit encore d'excellents ar-
tistes et chorégraphes, tels qu'Anseaume, le célèbre
mmm
FIG. 49. MONNET (jEAN).
(Condrieux, près Lyon, 1703; — mort vers 1785.)
iS2 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
Laruette, Noverre , eut pour chef d'orchestre Da-
vesnes, un des bons musiciens de l'époque et artiste de
l'Opéra, et pour auteur, Vadé, alors dans toute sa vogue.
Cette fois Monnet, au lieu de se défendre, attaqua le
premier; c'était le moment des bruyants succès des opé-
rettes de Pergolèse, d'Anfossi, etc.; au plus fort de la
Querelle des Bouffons, il s'élança résolument dans
la bataille, prenant parti pour les Français contre
les Italiens, contribua puissamment à la défaite et à
l'exil de ceux-ci. En même temps il pensa qu'il n'y
avait pas déjà si loin des anciens opéras-comiques de la
foire, chargés de musique, aux intermèdes musicaux
des Italiens dont les pièces étaient beaucoup moins va-
riées et beaucoup moins amusantes que les nôtres. Il
s'entendit avec un musicien de talent, Dauvergne, fort
connu par des opéras et delà musique d'église, lui fit
écrire des ariettes, des chœurs et des duos sur un vaude-
ville de Vadé, et ainsi naquirent à la foire Saint-Lau-
rent, le 3o juillet 175 3, les Troqueurs, que l'on consi-
dère comme le premier opéra-comique français, parti-
tion, selon nous du moins, de beaucoup supérieure
au Devin du village de Rousseau, qui eut cependant
les honneurs de l'Académie de musique.
De ce jour l'opéra-comique était définitivement
fondé, non point à l'imitation des Italiens, comme on
s'est plu à le dire, mais malgré eux et contre eux. Sans
les injustes tracasseries de l'administration, sans la stu-
pide tyrannie de la Comédie italienne et de la Comédie
française, l'opéra-comique fût né certainement cin-
quante ans plus tôt. C'est merveille de voir qu'il ait
résisté à tant d'attaques.
1,1 VU E I I. i s j
Monnet, tout hardi qu'il était, avait use de subter-
fuge; afin de tourner les règlements et de profiter aussi
de L'engouement du goût du public pour la musique
italienne, il avait annoncé les Troqucurs comme étant
un opéra d'outre-monts; ce ne fut qu'après le succès,
qu'il déclara que compositeur et poète étaient Français.
Après cinq ans d'une brillante direction, il passa la main,
et aussitôt qu'il ne fut plus là pour tenir en respect les
Italiens, ceux-ci revinrent à la charge. Il y eut transac-
tion et, en 1762, la Comédie italienne recueillit les prin-
cipaux artistes et acteurs de l'Opéra-Comique; alors un
fait singulier se produisit : celui-ci engloba les Italiens
dans son succès, à ce point qu'il ne fut plus question
d'eux et que l'ancien théâtre d'Arlequin et de Scara-
mouche devint le temple du genre tout français de la
comédie à ariettes (fig. 52).
L'ouverture du nouvel Opéra-Comique, réuni à la
Comédie italienne, se fit en 1762 avec Biaise le savetier
de Sedaine et Philidor. De cette époque date une des
plus brillantes périodes de notre école française de
demi-genre. La fusion des deux théâtres avait formé
une admirable troupe où l'on applaudissait des acteurs
comme Carlin, Rochard Caillot, Piccinelli, Clairval,
Laruette, Oudinot, Minc Favart, plus tard Chenard,
Noinville, M,nc" Laruette, Trial, Dugazon. A ces excel-
lents artistes, vinrent se joindre des poètes comme
Sedaine et Marmontel, l'un doué de cette délicate
sensibilité qui, d'un mot, sait remuer l'âme de l'au-
diteur; l'autre, esprit fin et ingénieux qui savait si
bien mettre en scène et disposer pour la musique les
jolis contes du xvnf siècle. Ces auteurs apportaient
15+ ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
aux musiciens ce qui leur avait manqué jusqu'à ce jour
dans les vaudevilles de la foire, des pièces bien faites,
des sentiments vrais à peindre, des émotions justes à
rendre. Si nous voulons chercher en dehors des maîtres
eux-mêmes les origines de cette jolie école représentée
par Philidor, Gossec, Grétry, Monsigny, etc., il est
inutile de penser beaucoup aux Italiens et à Pergolèse.
Sedaine, Marmontel, Florian et leurs contemporains
ont inspiré les compositeurs et sont, avec nos musi-
ciens, les vrais créateurs du genre.
En 1789, le coiffeur de la reine, Léonard Autier,
avait obtenu un nouveau privilège pour un théâtre de
musique. Il rouvrit sous le nom de théâtre de Monsieur,
qui après la Révolution s'appela le théâtre Feydeau.
Paris posséda ainsi jusqu'en 1801 deux scènes d'opéra-
comique : l'ancienne, qui garda le nom de Favart; la
nouvelle, qui se nomma, ainsi que nous venons de le
dire, théâtre Feydeau. Cette rivalité eut pour notre
école les plus heureux résultats, car c'est à elle qu'il
faut attribuer, en partie, la prodigieuse fécondité dont
firent preuve nos compositeurs pendant cette période.
Encouragé par le succès des Troqueurs, Monnet
avait appelé à lui un Italien nommé Duni, composi-
teur aimable, mais assez faible, dont on joue encore
quelquefois un gentil vaudeville musical intitulé :
les Deux chasseurs et la laitière (1 763) (fig. 80) ; mais les
deux compositeurs d'opéra-comique, les plus musiciens
de cette période, furent Philidor et Gossec. Danican
Philidor, auquel les historiens n'ont pas toujours donné
la place qui lui était due, était né d'une famille d'ar-
tistes connus depuis le règne de Louis XIII. Il avait
LIVRE II. ,ss
fait d'excellentes études avec Campra et avait appris,
en écoutant la musique île Rameau, le secret du style
plein et large qui distingue le maître dijonnais. C'est
en effet par la belle sonorité des chœurs, par la forme
soignée de l'orchestre et neuve pour l'époque, que Phi-
lidor se rapproche de l'immortel auteur de Dardanus,
surtout dans des grands opéras comme Ernelinde dont
nous avons parlé plus haut. Dans ses opéras-comiques,
le style est naturellement moins noble et moins pom-
peux; mais on y sent encore le musicien de race. Voya-
geant beaucoup pour soutenir sa réputation européenne
de joueur d'échecs, où il trouvait à la fois honneur et
profit, Philidor entendit de la musique en Angleterre,
en Allemagne, en Italie, étendant ainsi ses connais-
sances musicales; de là dans sa mélodie, comme dans
son harmonie, quelque chose de plus varié, de plus
souple et de plus riche que dans la musique de ses
contemporains, surtout de Monsigny et de Grétry. Avant
Cherubini, Méhul, Berton, etc., il avait donné aux
ensembles un développement et une allure qui révé-
laient le véritable musicien. Moins sincère que Mon-
signy, moins spirituel que Grétry, il avait plus
d'idées, plus d'inspiration vraiment musicale que ces
deux maîtres; sa déclamation était puissante et trop
superbe peut-être pour le genre qu'il avait adopté. Je
n'en veux pour exemple que le bel air de Tom Jones
(1765); cependant il avait aussi la franchise et la gaieté,
comme on peut le voir dans l'air si bien fait du Maré-
chal ferrant ( 1 761) : « Oui, je suis expert en médecine »,
ou le trio du Sorcier (1764). Ses succès furent im-
menses et balancèrent ceux de Grétry et de Monsigny.
iS<î ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
Si la postérité n'a pas maintenu ce compositeur, un
des plus remarquables de notre école, au rang où ses
contemporains Pavaient placé, peut-être faut-il attri-
buer cette injustice à ce que Philidor fut moins heureux
dans le choix de ses poèmes ; son talent, mâle et vigou-
reux, convenait peut-être moins aussi aux auteurs dra-
matiques de son temps comme Sedaine et Marmontel,
que l'âme tendre de Monsigny ou l'esprit ingénieux de
Grétry.
ïl est un autre compositeur qui, lui aussi, a pris
grande part au progrès de l'école française et auquel
Phistoire n'a pas rendu pleine et entière justice. Je veux
parler de Gossec (François-Joseph, 1733-1829), que
nous avons déjà rencontré à l'Opéra; Gossec, qui créa
la symphonie en France; Gossec, qui brilla au premier
rang des musiciens religieux ; Gossec, qui fut un des
chantres inspirés des hymnes révolutionnaires; Gossec,
qui eut, un des premiers, ridée d'un établissement
d'éducation musicale qui donna plus tard naissance à
notre Conservatoire; Gossec, qui fut un de ces ouvriers
de la première heure, que la postérité dédaigne trop sou-
vent. Gomme Philidor, il avait appris la musique sous
la puissante influence de Rameau ; comme lui, il la savait
et la connaissait bien. Sa mélodie était franche et pleine,
le caractère de son chant était la facilité et la rondeur;
il avait surtout la sonorité du style instrumental et
vocal, qualité qu'il possédait au même degré que Phi-
lidor et à un bien plus haut point que Monsigny et
Grétry. Ses plus grands succès furent : le Faux Lord
(1764), Toinon et Toinette (1767), et surtout les Pê-
cheurs (1766).
LIVR E II. 157
Malgré L'incontestable talent de Gossce et de Phili-
dor, ce lurent Monsigny et Grctry qui restèrent les
artistes les plus illustres de cette période.
Pierre-Alexandre Monsigny (1729-1817) était né,
non pour la musique, puisque Part du musicien lui fut
toujours à peu près étranger, puisqu'en dehors de la
scène il ne voulut ou ne put jamais rien écrire, mais
pour le théâtre. (Test merveille de voir avec quelle
justesse il sait rendre jusqu'à la moindre nuance les
sentiments de ses personnages; à force de sentir vrai,
il est arrivé à être non seulement ému et touchant,
mais aussi fin, spirituel et naïf. En écoutant une de ses
premières œuvres, le Cadi dupé, écrite à grand'peine,
après quelques leçons indispensables, Sedaine s'était
écrié : « Voilà mon homme. » En effet, à partir de ce jour
il en fit son musicien, et rarement collaboration n'a
été plus intime entre ces deux esprits de compositeur
et de poète. Voici On ne s'avise jamais de tout (1761),
joli badinage d'esprit, puis les chefs-d'œuvre d'expres-
sion pathétique comme le Roi et le Fermier (1762),
Rose et Colas (1764), la Belle Arsène (poème de
Favart) (1 775), avec le trio : « Doux espoir de la liberté »,
l'air : « L'art surpasse la nature». J'ai gardé, pour la fin, le
Déserteur (1769), et Félix, ou V enfant trouvé ( 1 yjy)^ qui
résument tout le talent de Monsigny. Il faut la conser-
ver dans les archives de notre école, cette petite partition
du Déserteur, bien pauvre quelquefois, bien naïve, mais
d'une si exquise sensibilité; il faut savoir par cœur, pour
bien connaître Monsigny, l'air d'Alexis : « Adieu, chère
Louise»; si juste, si ému et si vrai, cet autre air :
« Je ne déserterai jamais » ; plein de désinvolture et
158 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
d'élégance, le duo si spirituel de la prison, avec son
double chant, innocent artifice de contre-point déjà bien
des fois employé, mais qui, sans y paraître, dut coûter
cher à Monsigny. Dans Félix nous le retrouvons encore
tout entier avec le duo touchant : « Adieu, Félix », le
trio profondément pathétique : « Ne vous repentez pas,
mon père ». C'est de la musique plus parlée que chantée,
mais parlée avec le cœur.
On raconte que Monsigny a dit lui-même qu'après
Félix, il ne s'était plus trouvé une idée et par consé-
quent avait cessé d'écrire à quarante-huit ans. Ce n'est
certainement pas Grétry (fig. 5o) (Liège, 1741. —
Paris, i8i3)qui aurait donné l'exemple d'une pareille
abdication, car depuis longtemps affaibli par l'âge, il
composait encore; mais dans la période qui nous
occupe de 1760 à 1788, il tint incontestablement le
premier rang dans la musique de demi-genre. C'est
avec le Huron et Lucile ( 1768 et 1769) que nous
devons faire commencer sa carrière de maître. C'est
avec Richard Cœur de Lion, en 1784, qu'il nous faut
fermer la liste de ses œuvres capitales.
Ce n'est pas, comme Monsigny par la naïveté et la
simplicité qu'il sut conquérir le succès ; il fut naïf quel-
quefois, il est vrai, mais dans son admiration pour lui-
même. A chaque page de ses Mémoires qu'il a intitulé :
Essais sur la musique, il commente ses œuvres, les
retourne, les explique, les admire, fait un sort à la
moindre mesure; bref, il s'écoute chanter et s'applaudit.
Le plus curieux, c'est qu'il faut le suivre etapplaudir avec
lui. A force d'intelligence du théâtre et d'esprit, il trouve
toujours et partout la note juste, le morceau bien dessiné
LI V R E 1 1. i s 9
et bien en scène. Mehul a dit de lui : « Plus d'esprit
que de musique. » Le mot du grand artiste était profond
et vrai, mais on pourrait ajouter qu'il est bien des cas au
L'esprit peut être de la musique. Adam, de son côte, a
dit : « Grétry avait mal appris, mais il devinait beau-
coup. » En effet, son harmonie est faible, son instrumen-
tation presque élémentaire, son style tellement lâche
et incolore « que Ton ferait passer un carrosse entre la
basse et les parties supérieures », comme Ton disait
déjà de son temps, et cependant on est surpris parfois
de trouver des passages où l'instinct a remplacé la
science, des effets pleins d'imprévu et d'ingéniosité.
Ils sont nombreux, les opéras-comiques de Grétry.
Dans le Huron, sa première pièce, on peut déjà deviner
les charmantes qualités du maître; dans Lucile et le
fameux quatuor : « Où peut-on être mieux qu'au sein de
sa famille », qu'il n'est pas besoin de qualifier de chef-
d'œuvre puisque Grétry s'est déjà chargé lui-même de
le louer, le musicien est encore sentimental et ému.
Voici le Tableau parlant (1769), où dominent la finesse
et l'esprit, puis Sylvain^ les Deux avares avec sa marche
célèbre (1770), où se trouvent des pages charmantes.
En 1771, c'est Zémire et A\or avec sa romance : « Du
moment qu'on aime ». UAmi de la maison (1771),
la Fausse magie (1775) et Y Amant jaloux (1778) prou-
vèrent que la musique pouvait parfois être aussi précise
et aussi spirituelle que la parole. A partir de cette
époque, et pendant près de dix ans, Grétry courtisa la
grande muse de l'opéra, mais à sa manière. Ne pouvant
chausser le cothurne delà tragédie lyrique (il l'a bien
prouvé avec Andromaque et Céphale et Procris), il eut
i6o ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
l'adresse de mener la comédie à Topera. Colinette à la
Cour(id.), Y Embarras des richesses (1782) et surtout la
Caravane du Caire (1784) sont autant d'opéras comiques
spirituellement écrits, tantôt dans la note sentimentale,
tantôt sur le ton comique et même bouffon; mais voici
qu'en 1 784 il revient à la comédie à ariettes, par Y Epreuve
villageoise, une petite merveille de goût fin et délicat.
Lui-même a pris soin de raconter comment cette char-
mante bleuette en deux actes était une épave, échappée
au naufrage d'une œuvre plus considérable, intitulée :
Théodore et Paulin. Le maître s'était retrouvé et la
même année, il donnait à la comédie italienne Richard
Cœur de Lion. Ici, le mot chef-d'œuvre n'a rien d'exa-
géré; jamais musicien n'a donné à un plus haut degré
la mesure absolument exacte de tout son talent. Cette
partition si complète a bien les défauts de Grétry, mais
combien aussi elle en possède les qualités! La figure
du roi est tracée avec noblesse et grandeur dans l'air :
« Si l'univers entier m'oublie»; quel cœur, quelle sin-
cérité de dévouement, dans tout le rôle de Blondel!
quelle tendresse naïve dans cette jolie figurine de Lau-
rette! quel sentiment juste du mouvement dramatique
dans la scène des gardes, dans le fameux duo de la
fièvre brûlante, dans le trio : « Le gouverneur pendant la
danse » ! L'école française a produit un grand nombre
d'œuvres plus belles et plus lyriques, elle n'en a pas
produit de mieux faites pour le théâtre et de plus inté-
ressantes.
A partir de ce jour, on peut encore citer les Mé-
prises par ressemblances (1786), le Comte d'Albert
(1787), Raoul Barbe bleue (1789), un certain nombre
LIVRE II. *&
d'opéras de circonstance, écrits à la gloire de la Rcvo-
■
F1G. $0. GRÉTRY ( A N D R É - E R N E S T - M O D E S T E. )
(Liège, 1741. — Montmorency, 181 3.)
lution; mais Pœuvre de Grétry est terminée et ses
MUSIQUE FRANÇAISE. II
i<5» ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
dernières partitions sont à peine dignes de lui. Du
reste, une nouvelle évolution se préparait à l'opéra-
comique ; de grands génies étaient venus se faire
connaître en France : citait Gluck, c'était Salieri et
Sacchini; de plus, on commençait à apprécier Mozart.
Les oreilles s'habituaient au grand style instrumental
par les œuvres d'Haydn. L'expression et la souplesse
de la mélodie, la force des accords, le coloris de l'or-
chestre avaient fait en vingt ans un pas immense sous
l'impulsion de ces maîtres; la musique moderne était
créée.
De plus, le goût s'était porté vers nos vieilles poé-
sies nationales des trouvères et des troubadours ; la
connaissance des poètes étrangers comme Shakespeare,
nouvellement traduit; la mâle poésie des chants dits
ossianiques avaient mis dans la tête de nos musiciens
des idées plus hautes que les fades galanteries chantées
par nos artistes du xvme siècle.
Ce sont ces diverses influences littéraires et musi-
cales que nous retrouvons chez les maîtres dont nous
allons parler. Les uns, comme Cherubini, Méhul,
Le Sueur, ont su, tout à la fois, atteindre aux accents
du haut lyrisme, et trouver aussi la fine expression
de la comédie; les autres, comme Boïedieu et Nicolo,
sont restés dans le genre tempéré ou même le demi-
genre; mais tous ont enrichi notre école d'œïuvres
de premier ordre, tous aussi sont musiciens de beau-
coup supérieurs à des artistes comme Grétry et Mon-
signy qui les avaient précédés.
Cherubini, né à Florence en 1760, étudia le style
italien avec Castrucci et surtout Sarti ; ayant montré
LIVRE II. }6\
de très bonne heure les [Mus brillantes dispositions et
avant écrit, dès l'âge de treize ans, des compositions
religieuses et dramatiques qui furent applaudies, il se
mit à voyager, parcourut l'Allemagne et l'Angleterre,
écouta et avec fruit, la musique des maîtres les plus
célèbres : de Mozart, d'Haydn, de Bach, de Hamdel;
puis il vint se fixer à Paris en 1788. La gloire de Gluck
et de son école était alors dans tout son éclat, et l'au-
dition de ces opéras sublimes ne pouvait que profiter
à un musicien aussi bien doué et aussi instruit. Il
semble que dans son œuvre on retrouve toutes ces
diverses influences; mais, chose singulière, il sut à la
fois devenir musicien français, tout en restant compo-
siteur italien.
Dramatiques, lyriques ou de demi-genre, les opéras
de Gherubini joignent à une science profonde une
remarquable élégance de forme, en même temps ils
ont la justesse d'expression et de sentiment de la scène
qui caractérisent la musique française. Lorsqu'il aborda
le genre religieux, il fut un maître digne de prendre sa
place à côté des plus grands; à la fois éclatante, gran-
diose, sévère et presque dramatique, sa musique d'église
est encore française.
Ce fut en 1788 que Gherubini (voy. portrait, Hist.
de la musique, fig. 89) fit entendre sa première œuvre
française, Démophon. Le public l'accueillit froidement,
mais il n'en fut pas de même de Lodoïska, qui, jouée à
Feydeau en 1 791, fit une véritable révolution dans la
musique. La richesse des idées, le coloris de l'orchestre,
la puissance et le mouvement des ensembles étaient
choses nouvelles en ce temps à l'Opéra-Comique. Cette
164 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
belle œuvre fut féconde en résultats, et c'est d'elle que
Ton peut faire dater la grande école de Méhul, Berton,
Le Sueur, etc. Nous ne donnerons pas ici la liste des
opéras de Cherubini ; mais comment ne pas citer Elisa
ou le mont Saint-Bernard (1795), Médée (1797),
Faniska, que Cherubini, éloigné de France par une
inconcevable antipathie de Napoléon, dut aller faire
entendre à Vienne, et surtout cette noble partition des
Deux Journées (1800), qui, écrite sur un poème plus
intéressant que ceux que nous avons déjà cités, est à la
fois pleine d'expression, de sentiment dramatique, puis-
sante de style et d'instrumentation? Si nous passons à
des œuvres moins réussies, il nous faut encore nommer
V Hôtellerie portugaise, avec son ouverture et son trio
célèbre.
En entendant Faniska, Haydn et Beethoven avaient
proclamé Cherubini le premier compositeur de son
temps; en s'oubliant eux-mêmes, ils exagéraient peut-
être un peu; mais notre siècle, à son tour, a été injuste
pour ce maître, car si son nom est encore glorieux, ses
œuvres dramatiques sont inconnues en France. Cepen-
dant il nous semble que ce Florentin est, comme Lulli,
deux fois Français, autant par les services qu'il a rendus
à nos musiciens que par les chefs-d'œuvre inspirés par
notre génie.
Avec Cherubini et Le Sueur, un des plus grands
artistes de cette période est Etienne-Nicolas Méhul
(Givet, 1763. — Paris, 1817). Moins pur styliste que
Cherubini, moins élégant peut-être que Boieldieu
(voy. portrait, Hist. de la musique, fig. 92), il a de plus
que le premier la chaleur et la sincérité de la passion;
LIVRE II. i<5$
de plus que le second, la noblesse et l'élévation de la
pensée, l'ont a été dit sur ce grand maître, nous-méme
en avons parlé maintes fois, et particulièrement dans
un volume de cette collection; mais ce que Ton pour-
rait ajouter, c'est que cette musique si consciencieuse,
si droite, je dirai presque si honnête, est bien celle de
rhomme lui-même. Tout, dans la biographie de Méhul,
respire la franchise et la délicatesse; on est saisi de
respect à la vue de cet homme de génie, qui n'eut que
les ambitions permises, qui fut sans intrigue et sans
jalousie, qui resta toujours ami sûr et de bon conseil,
bienveillant pour ses confrères, protecteur des jeunes
gens et de ses élèves, admirant le génie, indulgent
pour les faibles. C'était à la fois un homme de cœur et
un honnête homme, et toute sa musique semble venir
du cœur, et dictée par les sentiments les plus élevés et
les plus nobles. D'une chaleur passionnée et commu-
nicative, d'une sensibilité mâle, connaissant à fond
Tâme humaine, il sut faire passer tous ses sentiments
dans des œuvres comme Euphrosine et Conradin (1790) ,
opéra-comique plein de passion; dans Stratonice,
remarquable par l'élévation du style ; dans Phrosine
et Mélidor (1797), où il se montra élégant et gracieux;
dans Ariodant (1799), opéra chevaleresque et déjà
romantique, ainsi qu'il thaï, inspiré des poésies d'Os-
sian; enfin, dans Joseph (1807), admirable chef-d'œuvre
de pensée, de noblesse et de simplicité. Des artistes
comme Méhul honorent non seulement une école,
mais un pays tout entier.
Nous n'avons cité que les grandes œuvres de
Méhul; mais s'il fallait prouver que le maître avait
1(56 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
aussi en partage l'esprit et la finesse, nous citerions
VIrato, sorte de parodie des Italiens, mais d'une musi-
que bien française (1801), une Folie (1802), le Trésor
supposé (i8o3), l'aimable duo et la fine et pittoresque
ouverture des Deux aveugles de Tolède (1806). Comme
peintre musical, il a laissé le tableau si coloré de l'ou-
verture du Jeune Henri. Nous rappellerons de jolis
ballets comme la Dansomanie.
Nous avons apprécié Le Sueur à l'Opéra, nous ne
reparlerons ici de lui qu'en quelques lignes, pour citer
la Caverne, son premier ouvrage dramatique (1793)
(fig. 5 1), Paul et Virginie (1794), et Télémaque dans Vile
de Calypso. ou le triomphe de la sagesse ( 1 796), partition
bien curieuse par les recherches d'érudition que l'auteur
a cru devoir faire, en pure perte, avouons-le. Dans toutes
ces œuvres, on retrouve le génie majestueux et noble
de Le Sueur; mais ce qu'il fallait au lyrique auteur des
Bardes, c'était l'épopée héroïque, avec les grands déve-
loppements et les larges déclamations de l'opéra.
Les maîtres que nous venons de citer sont tous des
musiciens de grand style et de large envergure. Seul,
Le Sueur avait pris à l'Académie de musique la place
due à son puissant talent; mais si les circonstances
avaient éloigné, ou à peu près, de l'opéra, des génies
puissants comme Méhul et Cherubini, ils n'en étaient
pas moins de ceux qui auraient pu tenir leur rang à
côté des Sacchini et des Salieri dans l'école de Gluck.
Une page de Joseph suffirait à prouver que nos maîtres
ont su, eux aussi, faire résonner la corde d'or du
lyrisme; mais, à côté d'eux, brillèrent d'autres musi-
ciens qui, sans s'élever aussi haut, furent l'honneur
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601
CL-
fi g. $i. — frontispice de la Caverne de le sueur. (Feydeau, 1793.)
168 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
et la gloire de notre école par leurs précieuses et char-
mantes qualités, par leur poésie douce et pénétrante ou
par la justesse et la délicatesse de leur sentiment drama-
tique. Je veux parler de Berton, de Nicolo, et surtout
de Boieldieu.
Berton (Henri-Montan, Paris, 1767-1844), fils d'un
compositeur, ancien directeur de l'Opéra, ne s'éleva
pas dans les hautes régions de la poésie lyrique; mais
plus que tout autre maître, il eut, à défaut de pro-
fond sentiment dramatique, l'intelligence de la scène
et le mouvement théâtral. Sa partition à? Aline, reine
de Golconde (r8o3), œuvre en deux parties, où un acte,
d'une couleur toute provençale, se trouve intercalé
dans un tableau de l'Orient, fait apprécier la variété
de son talent. C'est Montano et Stéphanie (1799),
opéra injustement oublié aujourd'hui qui, selon nous,
est son chef-d'œuvre. Cet opéra-comique, écrit sur un
sujet qui tient à la fois tfAriodant et de Beaucoup de
bruit pour rien, de Shakespeare, est plein de feu et
d'ardeur; la scène principale, dans laquelle Montano
croit voir un homme entrer par la fenêtre chez sa
fiancée, est une des pages les plus pittoresques et les
plus dramatiques de l'école française. Il faut citer
encore dans l'œuvre de Berton, le Délire (1799),
dont l'ouverture fut longtemps célèbre, et de char-
mants petits opéras-comiques, tels que les Rigueurs
du cloître (1790), etc. Berton avait été un des premiers
parmi les compositeurs français à applaudir et à imiter
le style des maîtres allemands, et particulièrement de
Mozart; il fut, trente ans plus tard, un des adversaires
acharnés de Rossini; brochures, pamphlets, disserta-
LIVRE II. 169
tions, rien ne lui coûta pour arrêter l'invasion de cette
musique nouvelle. Lutte inégale, où le pauvre vieux
musicien devait être vaincu; mieux eût valu un chef-
d'œuvre que tous ces pamphlets. Quoi qu'il en soit,
comme e'erivain musical, et surtout comme théoricien,
Berton a tenu sa place. Il fut un de ceux qui, avec Catel
et Reicha, développèrent en France renseignement de
l'harmonie. Son Traité d'harmonie et son Dictionnaire
des accords s'éloignent sensiblement du système de
Rameau et de celui des deux musiciens que nous avons
nommés plus haut, ils renferment quelques idées sin-
gulières, mais ces deux ouvrages sont très intéressants
à consulter.
Esprit original et curieux, talent inégal, mais sou-
vent personnel, Rodolphe Kreutzer (Versailles, 1766,
Genève, i83i) a droit à une place dans cette pléiade de
musiciens de haute valeur. Nous le retrouverons à
la tête de notre école de violon, et il fut comme com-
positeur ce que nous le verrons comme virtuose, tou-
jours fougueux et chaleureux, et parfois élégant. Il
faut lire Paul et Virginie (1791), son chef-d'œuvre,
pour apprécier Kreutzer, avec ses qualités et ses dé-
fauts. Lodoïska, qui fut jouée la même année, est peut-
être écrite d'un style plus soigné et plus intéressant;
mais c'est une partition moins personnelle et moins
riche d'imagination.
Si Berton était un chercheur d'effets curieux d'har-
monie et d'orchestre, il n'en était pas de même de Ni-
colo Isouard (Malte, 1775. — Paris, 1818). Toujours
pressé de produire, il écrivait sans relâche. En six ans,
de i8o5 à 181 1, il fit jouer quatorze opéras-comiques.
170 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
Bien que ce musicien ait fait de bonnes études en Italie,
sous des maîtres comme Azopardi, Sala, Guglielmi
même, son style est mou et lâché, sa mélodie souvent
monotone, et son harmonie et son instrumentation sans
couleur; cependant il nous faut lui donner place au
rang des maîtres, car il a eu ce don précieux au théâtre
de savoir faire chanter, agir ses personnages dans
le sens vrai de la situation. Dans ce genre, le trio de
Cendrillon (1810), le finale en canon de Joconde
(1814) : « Quand on attend sa belle... », toute la spiri-
tuelle bouffonnerie des Rendez-vous bourgeois (1807),
sont restés des modèles. Enfin, et surtout au milieu de
toutes ces improvisations si rapides et si négligées, il a
eu des instants d'inspiration, presque de génie. La ro-
mance de Joconde, dont le refrain est si populaire :
« Mais Ton revient toujours à ses premiers amours... »,
et surtout Pair de Jeannot et Colin (1814), si tendre, si
passionné et si vrai, sont des pages qui sufBsentà classer
un musicien au premier rang.
Malgré ces heureuses trouvailles d'un artiste trop
improvisateur, on est étonné que Nicolo ait pu lutter,
et non sans succès, avec un autre compositeur d'un talent
infiniment plus riche, plus varié, plus fin, plus com-
plet, en un mot, je veux parler de Boieldieu(i775-i834).
(Voir portrait : Histoire de la musique, fig. 94.)
Les Allemands eux-mêmes nous ont épargné la peine
de juger ce maître si français, car voici ce que Weber
disait de lui dans le Journal de Dresde de 181 1 : « Aux
plus grands maîtres de Part il appartient de tirer les
éléments de leurs œuvres, à l'esprit même des nations
de les assembler, de les fondre, de les imposer au reste
L I V K E II.
171
du monde. Dans le petit nombre, Boïeldieu est presque
en droit de revendiquer le premier rang parmi les com-
positeurs qui vivent actuellement en France, bien que
l'opinion publique place Isoard à ses côtés. Tous deux
possèdent assurément un admirable talent; mais ce qui
met Boïeldieu bien au-dessus de tous ses émules, c'est
i72 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
sa mélodie coulante et bien menée, le plan des mor-
ceaux séparés et le plan général, l'instrumentation
excellente et soignée, toutes qualités qui désignent un
maître et donnent droit de vie éternelle et de classicité
à son œuvre dans le royaume de l'art. » Robert Schu-
mann, qui n'était point indulgent, s'incline à son tour
devant Boïeldieu dans des notes prises à la hâte au sortir
d'une représentation de Jean de Paris. — « Jean de Paris,
dit-il, est un maître opéra. Jean de Paris. Figaro et le
Barbier sont les premiers opéras-comiques du monde. »
Qu'ajouter après de pareils éloges ? Mais aucun des
deux maîtres allemands n'avait entendu le Calife de
Bagdad (1800), cette charmante fantaisie musicale, ni
Ma tante Aurore (i8o3), toute de finesse et d'esprit;
aucun ne mentionne la Fêle au village voisin (1816),
œuvre coquette et pimpante, ni les Deux nuits (1829),
ni surtout la Dame blanche (10 décembre 1825). Cest
une date dans l'histoire de l'école française que l'appa-
rition de cette œuvre, qui, depuis soixante-cinq ans,
est au répertoire de notre Opéra-Comique. Elle tient à
la fois et de l'ancien style de nos maîtres nationaux et
de la nouvelle manière fleurie, inaugurée par Rossini;
inspirée par Walter Scott, dont Boïeldieu a su rendre
parfois la poésie pénétrante, en y ajoutant la finesse et la
gaieté françaises, elle est aussi romantique. Comment
ne pas s'arrêter, si peu que l'on soit musicien ou artiste,
devant cette jolie figure du jeune Georges Brown, si
alerte, si gaie, si insouciante; devant cette esquisse de
la vieille Marguerite, dessinée d'un crayon si fin; devant
la silhouette mystérieuse et voilée de la dame blanche ?
Dans toute cette musique, point de drame, pas de pas-
LIVRE II. i7j
sion, pas de grandes émotions ; c'est le chef-d'œuvre
du style tempéré, mais quelle admirable entente de la
scène et des personnages ! quelle finesse dans le trio du
premier acte ! quelle aisance dans la scène de la vente !
Le musicien devient même poète, et son style prend
une ampleur inaccoutumée lorsque les échos du châ-
teau d'Avenel redisent les vieux chants oubliés sur les
harpes des ménestrels.
On a dit, et Ton dit encore, que la Dame blanche
n'avait pas vieilli; c'est aller un peu loin, et chaque
page de cette œuvre porte sa date; mais, si surannées
qu'elles soient, ses grâces sont encore charmantes.
L'ancienne école française d'opéra -comique finit
avec la Dame blanche ; mais, pour présenter au lecteur
un tableau d'ensemble, pour grouper les musiciens de
premier ordre qui forment école, nous avons dû laisser
de côté d'aimables artistes qui, eux aussi, ont droit à un
souvenir.
C'est une riche et féconde période que celle dans la-
quelle nous pouvons placer au second plan des musi-
ciens comme Dalayrac, Dezaides, réservant encore une
place au fond du tableau pour de gracieux vaude-
villistes, comme Gaveaux, Devienne, Délia Maria, etc.
Nous avons évité de parler des compositeurs étran-
gers dont les partitions ont été jouées en France, afin de
ne pas nous écarter de notre sujet; mais nous ne pour-
rions, sans injustice, oublier ceux qui ont su, ne serait-
ce que dans une œuvre, se faire Français. Nous nous
sommes longuement arrêtés à Cherubini ; celui-là est
un de nos maîtres ; mais il nous faut encore citer
Paer (Parme, 1 771 . — Paris, 1 839). Après avoir écrit des
174 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
opéras remplis d'un sentiment exquis, comme Camilla
(1801)5 Sargina (1807), YAgnese (1811), qui, composé
pour un théâtre d'amateurs de Parme, devint un de ses
chefs-d'œuvre, Paer fit entendre, à l'Opéra-Comique, le
Maître de chapelle (1821), que nous entendons encore,
partition bouffe, mélodique et pleine d'esprit dont
plus d'une page est restée classique.
A côté des Italiens, deux maîtres allemands ont su
prendre une place honorable au second rang. L'un,
Martini (Jean-Paul»Egide Schwartzendorf, dit), né à
Freestadt (Haut-Palatinat), en 1741, mort à Paris en
1816, a laissé d'aimables partitions, comme YAmou-
reux de quinze ans (1771), le Droit du Seigneur (1783),
Annette et Lubin (1800) ; mais il a laissé surtout quel-
ques mesures qui ont suffi à le rendre immortel. Qui
ne connaît, en effet, la romance : « Plaisir d'amour »,
empreinte d'un sentiment si vrai, si profond et si tendre?
L'autre était Steibelt (Berlin, 1755 ou 65. — Saint-Pé-
tersbourg, 1823), homme singulier et peu scrupuleux,
virtuose plein de fougue, musicien bizarre, mais artiste
de premier ordre, qui donna àl'Opéra-Comique sa par-
tition de Roméo et Juliette (1793), œuvre parfois longue
et diffuse, mais le plus souvent remarquable par le
style et la vigueur. Ce fut lui aussi qui fit exécuter et
connaître en France la Création de Joseph Haydn.
Nommons encore Rigel, né à Wertheim en Franco-
nie, mort à Paris en 1799, qui écrivit de nombreux
opéras-comiques, mais se fit surtout connaître comme
virtuose et comme compositeur de musique sympho-
nique et religieuse.
Pendant que des maîtres comme Méhul, Le Sueur,
LIVRE II. 175
Boïeldieu, Bcrton, etc., faisaient l'honneur de notre
grande école dramatique, le vieux théâtre de la Foire,
devenu Comédie italienne, qui avait donné naissance à
rOpéra-Comique, ne s'était pas fait oublier, et à Fey-
deau, comme à la Comédie italienne, comme à Favart,
la comédie a ariettes, première forme des œuvres ma-
gistrales que nous avons citées, tenait encore sa place
avec ses romances, ses couplets, ses flonflons recher-
chés et aimés du public. Les musiciens d'un ordre
élevé n'avaient pas dédaigné d'écrire de gentilles
partitionnettes sur des pièces gaies et sans prétention
musicale, et une Folie de Méhui et les Rendez-vous
bourgeois de Nicolo n'étaient autre chose que ce que
nous appelons aujourd'hui des opérettes; mais derrière
les maîtres s'était formée toute une pléiade de gentils
vaudevillistes, qui s'étaient fait comme une spécialité
en ce genre aimable et léger, à la fois pastoral et
comique, continuant ainsi les traditions du théâtre
de la Foire. Biaise, dont on a retenu Annette et Lubin
(1762), et le Trompeur trompé (17 r6 7), avait été, avec
Duni et Dauvergne, un des fournisseurs ordinaires
de Monnet; il continua encore longtemps à écrire,
pour la Comédie italienne, des parodies et des vaude-
villes. Au moment des grands succès de Monsigny et
de Grétry, un petit musicien à la mélodie simple, sans
cependant être dénuée d'élégance, Dezèdes ou Dezaides
(né vers 1740; mort à Paris, 1792), se faisait aimer
par la note tendre et pastorale de sa partition de
Biaise et Babet (1783), idylle naïve qui est restée son
chef-d'œuvre. Puis c'était Champein (Stanislas) (Mar-
seille, 1753. — Paris, 1800). Celui-ci avait voulu fran-
i7<5 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
chement imiter les Italiens, mais sans avoir leur
style et leur abondance, loin de là ; cependant sa
mélodie facile fit applaudir la Mélomanie en 1 781, et
le nouveau Don Quichotte en 1789. Plus loin, nous
voyons Deshayes (Prosper), dont la vie £st peu connue,
mais qu'il faut citer pour le Faux serment (1786) et le
Paysan à prétentions (1787). Puis, enfin, voici les
maîtres du vaudeville à ariettes à cette époque : Solié
ou Solier (Nîmes, 1755. — Paris, 1812), à la fois chan-
teur et compositeur. Sa musique était banalement
agréable, de là le succès de Jean et Geneviève (1792) ;
Devienne (François) (Joinville, 1759. — Charenton,
i8o3), artiste plus instruit que Solié, et dont la
partition des Visitandines (1792), œuvre alerte et
spirituelle, est restée au répertoire; Gaveaux (Béziers,
1761. — Paris, 1826), qui, ainsi que Solié, fut à la fois
chanteur et compositeur, se fit applaudir par ses cou-
plets bien tournés, par ses gentils refrains; tel est, en
effet, le mérite du Bouffe et le tailleur (1804), de
M. Deschalumeaux (i8o5), etc.; Délia Maria (Mar-
seille, 1764. — Paris, i 800) a marqué sa place par la
seule œuvre qu'il ait fait jouer : le Prisonnier ou la
Ressemblance (1798).
Citons enfin un des plus féconds musiciens de cette
joyeuse troupe chantante et musiquante, Louis-Emma-
nuel Jadin (Versailles, 1768. — Paris, 1 85 3), bon pia-
niste et surtout compositeur facile.
On hésite à placer Dalayrac (Muret, 1753. — Paris.
i8o3) au nombre de ces gentils vaudevillistes à flon-
flons et à romances, de ces compositeurs de petit genre.
Le nombre de ses œuvres, sa réputation, ses succès, qui
1,1 V R E II. 177
furent ceux d'un maître, paraissent devoir lui assigner
un rang plus élevé et cependant sa facilité banale, son
aisance à tourner le couplet, sa sentimentalité fade et
.vins sincérité, la mollesse et le lâché de son style, tout
Fait de Dalayrac un musicien médiocre, le premier
au dernier rang, bien loin des Philidor, des Mon-
signy, des Grétry, des Nicolo, des Berton, des Boïel-
dieu, des Kreutzer, bien loin surtout des Méhul, des
Le Sueur et des Cherubini. Ses opéras-comiques lus ou
entendus, il ne reste que l'impression d'un compositeur
adroit et ingénieux quelquefois, mais doué de plus
d'instinct que de talent. Satisfait de peu, il s'arrête sur
un début de phrase heureux, sur une entrée de scène
spirituelle ; une indication lui suffit, il trouve inutile de
terminer le trait, d'achever la figure commencée. Nina
(1786), Renaud d'Ast (1787), Camille on le souterrain
(1791), Gulnare (1798), Félix ou V erreur d'un bon
père (1799), Adolphe et Clara (1799), Maison à vendre
(1800), Gulistan (i8o5), sont des œuvres remplies de
jolis couplets, de scènes où apparaît un véritable
instinct du théâtre. Aucun musicien n'a remporté de
plus grands succès, aucun n'a été plus populaire;
qu'a-t-il donc manqué à Dalayrac pour compter au
nombre des maîtres ? un peu moins de facilité, un
plus grand respect et plus sincère amour de son art.
C'est là, en effet, le grand mérite des maîtres qui ont
illustré notre école pendant la période que nous ve-
nons de raconter. Lyriques comme Méhul et Le Sueur,
élégiaques et tendres comme Monsigny, spirituels
comme Grétry, élégants comme Boïeldieu, tous ont
une vertu qui leur est commune, qui est comme le
MUSIQUE FRANÇAISE. 12
j78 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
sceau de leur génie, la sincérité. Chacun, dans la
mesure de ses forces, donne ce qu'il a dans le cœur ou
dans l'esprit; ce n'est pas l'effet qu'il cherche, c'est le
sentiment juste du personnage, c'est le sentiment de
la scène à rendre. Rossini n'est pas encore venu, le
maître éblouissant que nos artistes affolés imiteront à
tout prix, cherchant l'éclat et le brio au détriment du
véritable sentiment dramatique. Quelques-uns ont
tenté d'imiter les Italiens; d'autres, plus nombreux, ont
pris Mozart pour modèle, mais tous sont restés fidèles
à cette grande loi de l'art français la justesse et la
vérité.
Bouilly. Récapitulations, in-8°, i836-i837.
Brenet (M.). Grétry et ses œuvres, in-8°, 1884.
Cohen (Henry). Etude sur Berton (Art musical), 1878.
Grétry. Mémoires ou essais sur la musique, in-8°.
Grimm et Diderot. Correspondance (éditions diverses).
Hédouin. La mosaïque, in-8°, i856.
Heulhard. La foire Saint-Laurent, in-8°, 1878; — Jean Mon-
net, in-8°, Paris, 1884.
Lacôme. Les créateurs de l'opéra- comique (Musique), in-40.
Monnet. Supplément au Roman comique ou mémoires, in-8°, 1 772.
Pougin. Doïcldieu, in-12, 1875; — Un grand théâtre sous la
Révolution (Ménestrel, 1887-1888); — Cherubini (Ménestrel, 1880-
i883); — Mèhul (Ménestrel, 1883-1884).
Soubies et Malherbe. Précis de l'histoire de V opéra-comique,
in-12, 1887.
Théâtre de la foire ou de l'opéra- comique, par Lesage et d'Or-
neval, in-12, 1721-1737, 10 vol.
Théâtre italien, par Gherardi, in-12, i-j33-ïj36, 9 vol.
CHAPITRE III
L\ MUSIQUE DE CHAMBRE, DE CONCERT ET DEGLISE
La musique vocale de chambre: Léchant, les brunetteset les airs ;
Nyert, Lambert, Bacilly; les luthistes et le chant à la cava-
lière. — Cantates et cantatilles : Campra, Clérambault, Baptis-
tin. — La musique d'église: Mauduit et Ducaurroy, Dumont
et les messes royales, Lulli, Charpentier, Lalande, Bernier,
Campra, Gilles, etc., Le Sueur et Cherubini. — Organistes et
clavecinistes : Champion, Chambonnières, Clérambault, Mar-
chand, Daquin, les Couperins, Rameau, Séjan, Balbâtre. —
Violonistes : Dumanoir et Constantin. — Duval et l'école de
Corelli. Senaillé, Baptiste Anet, Leclair, Guignon, Gaviniés, etc.
— Rode, Kreutzer et Baillot. — Les écoles de musique, les
maîtrises, le magasin et le Conservatoire. — Les Concerts : Le
Concert Spirituel, le Concert des Amateurs, etc., les chants
républicains et la Marseillaise. — La littérature musicale :
Théoriciens, historiens et critiques. Mersenne, Brossard, La-
borde, Perne, Fétis. — Les guerres : Les Français et les Ita-
liens, Lullistes et Ramistes. Querelle des Bouffons ou des
coins. Gluckistes et Piccinistes.
Les succès du théâtre ne doivent pas nous laisser
croire, comme cela est trop souvent arrivé, que les musi-
ciens dramatiques furent les seuls, pendant les xvne et
xvm'' siècles, à faire honneur à notre école ; à Péglise et au
concert nous pouvons saluer plus d'un nom glorieux.
Nous avons vu qu'à la fin du xvie siècle, l'école française
était des plus florissantes pour la musique de chambre
i8o ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
et de concert vocale et instrumentale; nos musiciens
étaient les dignes e'mules et quelquefois les maîtres de
ceux de l'étranger; déjà Ton pouvait espérer que les
Français sauraient garder le rang qu'ils avaient con-
quis. Malheureusement, notre musique subit un arrêt
de près d'un demi-siècle dont la politique fut la cause.
Lorsque notre pays, terriblement éprouvé par les
guerres de la fin du xvie siècle, put enfin penser aux
choses de l'esprit, la mode n'était plus à l'Italie, elle
était toute à l'Espagne. Nos tragiques, nos poètes imi-
taient ou paraphrasaient les Espagnols, et de cette
influence devait sortir le Cid ; mais la musique n'eut
guère à profiter de cette évolution ; le temps de la grande
école musicale espagnole était passé, et nos musiciens
sans guides, sans modèles, cédèrent volontiers au goût
des dilettantes toujours un peu amoureux du flon-
flon; ils préférèrent une mélodie facile, un refrain
commode à retenir, aux plus riches combinaisons de
l'harmonie, du contre-point ou de l'orchestre ; de là
cette quantité innombrable de petites pièces à deux, à
trois ou quatre parties, qui formaient le répertoire des
Boesset, des Guédron, des Ducaurroy, des Mauduit,
des Cambefort, des Boyer, des Bataille : chansons à
boire, à danser, ou à aimer, qui s'exécutaient entre ama-
teurs et qui constituaient en réalité la véritable mu-
sique de chambre de cette époque.
Le talent de toute cette petite école n'était pas pré-
cisément dans ces chansons qui sont en somme mé-
diocres, mais dans la manière de les exécuter. Ce fut
un art, et un art bien français dont la tradition n'est
pas perdue, loin de là, que celui de chanter un air avec
LIVRE II. »8i
Intelligence et avec goût, non seulement en sachant faire
k/6a 01 • . ij.'k tt/rrt Ai//' 1//1 irJivHntjts-frw/t, ^Ju/. <■ putïj impur iucIoj \hitr alot m ttrti ttt ,
^fjnin ./uuiu aitfuta jil.i tiiiwii tyrit ■ b/ai/Jusu t/u//t.i < nltieir pojjrjôimift '.
F I C . 53. — UN LUTHÉRIEN.
(Portrait dit de Jean Moutcn.)
valoir la mélodie, mais aussi et surtout, en mettant les
18a ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
paroles en valeur. Vers 1 636, les maîtres de cette école
bien caractéristique s'appelaient Boesset père et fils,
Lecamus, Mollier ou Molière, Richard, Moulinié,
Sicard. Ils écrivaient et apprenaient des brunettes, des
sérénades dans le goût espagnol, des chansons à boire
ou à aimer. Dubuisson, fameux buveur et auteur d'un
grand nombre de chansons, donnait volontiers des
leçons de musique « à messieurs les étrangers, et surtout
aux Allemands, qui venaient passer quelque temps à
Paris ». Bailly composait, ornait de doubles (varia-
tions), et enseignait des airs qui étaient fort en vogue.
Vers cette époque arriva d'Italie un chanteur nommé de
Nyert, auquel La Fontaine a adressé une épître bien
connue. Ce Nyert, qui avait accompagné le maréchal
de Créqui à Rome, revint à Paris, tout « enduit de
chant italien ». Il trouva moyen de prendre ce que
les Italiens avaient de bon dans leur manière de chanter
et le mêla au chant français. Puis il forma des élèves,
comme Mle Raymond, MLle Hilaire, et surtout Lambert,
le célèbre, V inimitable Lambert, dont le nom semble
exprimer tout ce qu'il y a de plus parfait dans l'école
française du chant au xvne siècle. Autour de Lambert
et à son exemple, un grand nombre de maîtres avaient
trouvé place et enseignaient d'après sa méthode, tels
que d'Ambruys, et surtout Bacilly, qui, en 1679, ré-
suma les principes de cette aimable école dans un livre
célèbre, de l'Art de bien chanter, et mit la dernière
main à ce que l'on appelait alors en France la Propreté
du chant.
Les instruments d'accompagnement, pour la chambre
comme pour le concert, étaient la lyre, sorte de viole
M V RE I I,
,83
(fig. 37 , le clavecin, le luth et le théorbe, le tympanon
(fig. 41-42-37-62). A la fin du XVII6 siècle, le clavecin
paraissant trop bruyant pour les voix, ce furent les
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FIG. 5^. AIR DE LUTH EN TABLATURE PAR BOESSET
(xvi iu siècle).
luths, les théorbes et les guitares qui régnèrent à peu
près sans partage.
Il fallait cependant que le théorbe se montrât pru-
i8+ ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
dent, et l'on disait de lui : « Le théorbe n'est pas le mari
de la voix pour la gourmander et l'accabler, mais bien
pour l'adoucir et en cacher les défauts. » On sait que
le théorbe ne différait du luth que par ses dimensions,
le nombre de ses cordes et surtout son double manche
(voir : Histoire de la musique, fig. 49) ; tous deux
étaient des instruments à sons doux ; la musique que
Ton écrivait pour eux était notée dans une écriture spé-
ciale, en lettres, nommée tablature (fig. 54). On pos-
sède un grand nombre de pièces pour ces deux instru-
ments, les unes avec paroles, pour accompagner les
voix, les autres sans paroles, et alors ce sont des mor-
ceaux assez compliqués. Pendant plus d'un siècle, le
luth et le théorbe furent les rois des concerts; partout,
dans les ballets de cour, à l'Opéra, dans la musique
chambre on les entendait résonner et les luthériens,
comme on disait alors, faisaient fureur. Les virtuoses
sur le luth, comme Francisque, les deux Gautier, Per-
rin, Hemont, Dubut, etc., qui étaient aussi maîtres de
chant, eurent leur période de succès pendant cent ans
à peu près; puis la mode en passa, et vers ij3o, il ne
restait plus à Paris que « quatre luthériens ou joueurs
de luth » (fig. 53). Le théorbe disparut presque en
même temps, et un certain Fabio Ursillo, qui mourut
en 1709, paraît avoir été le dernier qui ait écrit des
fantaisies pour cet instrument, qui fut remplacé par la
guitare, par la harpe et surtout par le clavecin.
Le luth, le théorbe et la guitare formaient, en effet,
un orchestre bien suffisant pour les brunettes et les
chansons que murmuraient les musiciens d'Henri IV,
de Louis XIII et du commencement du règne de
LIVRE II. 185
Louis XIV. Ces airs, d'un tour naïf et qui avaient
comme une vague senteurde mélodie populaire, étaient
généralement suivis de doubles ou diminutions, c'est-
à-dire de variations sur le premier thème. Le double
était le triomphe du maître de chant qui récrivait et du
chanteur qui l'exécutait. Les plus célèbres composi-
teurs d'airs à une ou à plusieurs voix, dits airs de cour,
brunettes, etc., furent Boesset, Artus Auxcousteaux,
dont les Mélanges, datés de 1644, paraissent déjà su-
rannés pour leur époque, puis Lecamus, Bacilly, Du-
buisson, Dambruys, Dubousset, plus tard Cochereau,
et surtout, nous Pavons dit, Lambert.
Il y avait une manière fort galante et fort à la mode
de chanter ces « Ion, lan, la, toute cette musique
faite pour amuser son ami ou sa maîtresse », c'était de
les tourner à la cavalière, c'est-à-dire sans accompagne-
ment, le plus souvent à la fin d'un repas. « C'est faire
le précieux que de se piquer de ne point chanter sans
théorbe, disait Bacilly; il y a à chanter seul je ne sais
quoi de cavalier et de dégagé qui convient mieux à un
homme de qualité que la servitude et l'embarras de
l'accompagnement. »
Mais le temps avait marché, le goût musical avait
fait des progrès, il s'était formé un public qui deman-
dait autre chose que des chansons et des couplets chan-
tés après boire et le poing sur la hanche; de plus, l'o-
péra était né et on y avait pris plaisir. On voulut avoir
une sorte de musique vocale plus artistique que les
brunettes et moins difficile que les scènes d'opéra ; les
musiciens donnèrent plus de développement à leurs airs
primitifs et alors parut la cantate. C'était comme une
i85 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
petite scène lyrique, avec récitatifs et airs de divers ca-
ractères, n'exigeant ni orchestre, ni chœur, ni ensemble,
ni mise en scène et dont la vogue dura une quarantaine
données à peu près, de 1690 à 1725 ou 1730. Les
plus célèbres maîtres s'exercèrent dans ce genre, mais
peu à peu on vit la cantate se développer pour devenir
morceau d'opéra ; elle éleva ses prétentions jusqu'à
employer quelques instruments, tels que violons, flûtes,
violoncelles, bassons, etc., et même des trompettes.
C'est alors qu'elle disparut; elle faisait double emploi
avec les grandes compositions lyriques. De plus, chan-
teurs et chanteuses, ayant pris peu à peu l'habitude
d'exécuter dans les grandes réunions musicales, telles
que les concerts, les airs d'opéras italiens et français,
la cantate devint surannée et hors de mode, et pour
mieux dire, elle perdit de son importance pour revenir,
avec la cantatiîle, aux proportions des airs du xvne siècle.
Rousseau, dans son dictionnaire, a fait justice de ces
cantatilles, petites compositions aussi faibles que pré-
tentieuses. Nous n'y reviendrons pas.
Les cantates françaises, profanes ou religieuses,
n'ont pas la richesse de celles des Stradella, des Scar-
latti, des Porpora; mais elles sont nobles et bien dé-
clamées, dans le genre sérieux; spirituelles et fines,
dans le genre gai. Du Bousset, Morin, Gourboiset sur-
tout Campra, Bernier, Baptistin, Clérambault, brillè-
rent dans ce genre que les historiens ont un peu né-
gligé, mais où nos maîtres cependant ont su tenir
bonne et honorable place1.
1. Lemaire et Lavoix, le Chant, 2e partie, p. 33-j.
LIVRE II.
187
Il en est de même de notre musique religieuse, que
Ton a trop oubliée au bénéfice des Allemands et des
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Italiens. Cet art spécial a compté un grand nombre de
maîtres très estimables, sous Henri IV et Louis XIII,
Moulinié (fig. 55), Bournonville, Artus Auxcousteaux,
188 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
Mauduit, E. Ducaurroy; sous Louis XIV, Henri Du-
mont (1620-1684), auquel on doit la célèbre Messe
Royale, sorte de compromis entre le plain-chant et la
musique moderne. Henri Dumont s'étant trouvé en
désaccord avec le roi, Lulli ne laissa pas échapper une
si belle occasion de faire sa cour; apportant à l'Eglise
son style d'opéra, il écrivit des motets dans lesquels il
ne resta pas au-dessous de lui-même; cependant il fut
moins estimé comme musicien religieux que comme
compositeur dramatique.
Il n'avait rien à craindre du médiocre Lalouette
(Jean-François, Paris, i65i. — Versailles, 1728), ou du
timide Colasse, ou de Moreau, Fauteur des chœurs
diAthalie et d^Esther, mais il trouva dans deux musi-
ciens qu'il avait systématiquement écartés du théâtre,
Lalande et Charpentier, deux adversaires redoutables.
Nous ne dirons qu'un mot de Charpentier, dorît nous
avons déjà parlé au sujet de l'Opéra, nous contentant
de rappeler qu'il écrivit, entre autres œuvres religieuses,
deux beaux oratorios, le Sacrifice d'Abraham et Y En-
fant prodigue ; mais nous nous arrêterons un instant
sur Lalande.
Michel Lalande (Paris, 1 657-1 726) (fig. 56) fut un vé-
ritable maître. Il avait appris seul le violon, le clavecin,
la viole et l'orgue. Le roi, qui l'aimait et l'estimait beau-
coup, lui confia l'éducation musicale de ses deux filles,
Mlles de Blois et de Nantes, le nomma surintendant de
sa musique et chevalier de Saint-Michel. Lalande a
laissé quelques opéras et ballets que nous avons cités
dans leur lieu, mais c'est surtout comme compositeur
religieux qu'il a droit à une place des plus brillantes
LIV K E II.
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Moî&li . ( est e£t ce beau JJcJirey
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ÏIG. 56.
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LALANDE (MICHEL-RICHARD DE).
(Paris, 165-7-1726.)
ipo ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
dans Técole française. Il avait, ainsi que Lulli, de la
majesté et de la grandeur, mais il possédait une plus
grande abondance çTidées, un style plus mâle, plus
fier et plus franc, une largeur et une puissance de
conception remarquables. Parmi ses compositions nous
citerons le Dixit Dominus Domino meo qui, mal-
gré son titre de motet, a les proportions d'un véritable
oratorio.
Après Lalande, Bernier (Nicolas, Nantes, 1664. —
Paris, 1734) sut se distinguer du groupe des musiciens
religieux, simplement estimables, tels que Goupillet,
Minoret, etc., qui furent maîtres de la chapelle du roi.
Bernier avait étudié en Italie, et Ton trouve, en effet,
chez lui, de l'éclat, de la facilité et de l'élégance;
son style répond assez bien en musique à celui que
Ton nomme jésuitique en architecture ; il est brillant
et orné, mais il est loin d'avoir la noblesse, la gravité
et la justesse de celui de Lalande.
A côté de lui, Desmarets (1662-1741) se montra mu-
sicien habile; malheureusement, un mariage roma-
nesque le força de s'éloigner de Paris et de s'enfuir en
Espagne, puis à Lunéville, où il mourut.
Avec Lalande, le meilleur compositeur religieux
de la moitié du xviue siècle fut Campra, dont nous
avons déjà parlé longuement. Un autre artiste,
Gilles, se rendit célèbre avec une seule œuvre. Mort à
trente-six ans, il laissa une Messe des morts restée
fameuse et qui fut exécutée à ses funérailles et à celles
de Rameau.
En accordant un souvenir à Colin de Blamont, à
Boismortier, à Dauvergne, à Gossec, à Philidor, qui
M VUE I I. iyi
écrivirent de belle musique religieuse, il nous faut
aller rapidement jusqu'à la fin du siècle, pour trouver
les Jeux maîtres qui ont créé chez nous la musique
sacrée moderne, Le Sueur et Cher ubini. Bien différents
de génie et de style, ces deux grands artistes sont
arrivés cependant par des chemins divers au même but,
c'est-à-dire à renouveler Fart religieux en France. Recou-
rant aux chants les plus simples, aux mélodies popu-
laires, disposant pour ainsi dire sa musique comme
des vitraux d'une cathédrale, Le Sueur cherchait à frap-
per les esprits par un art à la fois pittoresque et expres-
sif. Le maître a expliqué lui-même, dans plusieurs
mémoires, comment il entendait une musique religieuse
s'appliquant expressément au caractère de chaque fête
de Tannée; il est même allé, selon nous, un peu loin,
en commentant, entre les portées, chaque page de ses
partitions ; mais, ce qui vaut mieux que ses annotations,
ce sont des œuvres comme la musique écrite pour les
fêtes de Y Assomption et deiVo^en 1786, pour celles de
Pâques et de la Pentecôte, en 1787, et due à ce jeune
homme de vingt-trois ans; ces morceaux, exécutés à
Notre-Dame par plus de cent m iciens, eurent un
immense retentissement. Le Sueur a\ ait rejeté loin de
lui les formules du plain-chant, les tours vieillis des
Campra et des Lalande; il s'était inspiré des beaux
thèmes populaires transmis par le moyen âge; plein
de l'ardeur d'un néophyte, il avait chanté Dieu en poète
et non en théologien; on lui reprocha d'avoir « porté
l'opéra dans le temple ». Nous n'avons pas à résoudre
la question; mais Le Sueur est resté à l'Eglise ce qu'il
était à TOpéra, un musicien de premier ordre. Sa mu-
192 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
sique, noble, colorée, expressive, intelligente, possède
toutes les qualités de Fart français.
Cherubini avait un génie moins littéraire peut-être,
moins curieux de nouveautés que celui de Le Sueur,
mais il était musicien plus habile que Fauteur des
Bardes; il ne chercha pas à établir, par des écrits, une
théorie nouvelle de l'art religieux; mais, appelant à son
aide toute la magie de l'orchestre, toutes les ressources
d'une science consommée, il sut à la fois donner à sa
musique sacrée un accent passionné, tout en lui conser-
vant son caractère de sévère austérité. Comme Le S ueur,
il fut accusé d'être plus théâtral que religieux; en effet,
depuis plus de vingt ans, il écrivait presque exclusive-
ment pour le théâtre, lorsque, se trouvant, vers 1807,
chez le prince de Chimay, il fut conduit par une cir-
constance fortuite à composer une messe pour la cha-
pelle du château; ce fut une nouvelle voie ouverte à
son génie. Ne répudiant pas son passé de musicien
dramatique, il pensa que la prière pouvait être enthou-
siaste et passionnée sans être impie, et comment ne
point partager son avis lorsqu'on écoute la messe en/a
(à trois voix), celle en ré, celle du Sacre, le Requiem,
toutes ces œuvres aussi splendides par l'inspiration que
par la science, et dans lesquelles la plus parfaite pureté
de styleest jointeàla plusadmirableélévation dépensée !
Un lien étroit unit les compositeurs de musique
religieuse aux organistes, et plus d'un de ces derniers
brilla parmi les auteurs de motets et de messes. Il
nous faut donc parler ici de l'école française d'orgue et,
en même temps, nous ne pouvons traiter de l'orgue et
des organistes sans nous occuper du clavecin et des cla-
MUSIQUE FRANC W-I .
H
ip+ ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
vecinistes (fig. 5j); car les maîtres de cette époque,
comme aujourd'hui encore, étaient en général virtuoses
à la fois sur les deux instruments. Si l'Allemagne sacri-
fiait tout à rharmonie, aux artifices habiles du contre-
point, nous remarquons en France une recherche frap-
pante de l'effet pittoresque, de l'expression, de la clarté;
c'est par là que nos clavecinistes se rattachent au génie
national français. Dès le milieu du xvir siècle, nous trou-
vons des organistes, comme Roberday,- Nivers, dont les
pièces d'orgue sont intéressantes et bien écrites; Formé,
organiste de Notre-Dame, et qui se montrait à la tête
de ses musiciens « beau comme un empereur », dit
un contemporain; mais les plus brillants organistes de
cette époque furent les Champion, Antoine, Jacques
et surtout Champion de Chambonnières, mort en 1670.
Ce dernier était célèbre par le moelleux de son toucher,
par sa richesse et son goût dans le choix et l'emploi des
jeux. Il fut comme claveciniste un véritable précurseur
de Rameau. A côté de Chambonnières brillait Cléram-
bault (1676-1749). « Sa musique, dit Niedermeyer,
dans un article du journal la Maîtrise, est savante et
belle, la mélodie toujours naturelle et gracieuse, et
plusieurs de ses morceaux sont remarquables par leur
caractère grandiose. On voit, par le choix des jeux
qu'il a toujours soin d'indiquer, qu'il possédait une
connaissance de l'orgue très approfondie. » Avec Clé-
rambault, nous devons citer Calvière (Paris, 1695-1755),
qui sut acquérir une grande célébrité par la richesse
et la variété de son jeu , et surtout Louis Marchand
(Lyon, 1669; Paris, 1732). A la même époque brillait
aussi Daquin (Paris, 1694-1772) qui, à six ans. tou-
LIVRE II. ipj
chait Porgue devant Louis XIV, à douze était orga-
fig. 5H. — couperin (françois) dit le grand.
iParis, 1668-1755.)
nistc des chanoines réguliers de Saint-Antoine; son
principal mérite consistait dans l'éclat de son jeu,
ipS ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
dans Theureuse facilité de son improvisation. C'était
aussi Timprovisation sur l'orgue et sur le clavecin qui
distinguait Mm0 Elisabeth Jacquet de Laguerre (1669-
1729). M1110 de Laguerre, qui fit jouer un opéra, Céphale
et Procris , en 1694, qui écrivit des cantates intéres-
santes, fut certainement une des musiciennes les plus
accomplies de son temps. Mais voici la nombreuse
famille des Couperin qui, apparaissant à Paris dans la
première moitié du xvue siècle, se perpétua jusqu'en
181 5, en cultivant toujours Part auquel elle devait sa
gloire. François Couperin (1 63 1-169 1), élève de Cham-
bonnières pour le clavecin, écrivait pour l'orgue avec
élégance; mais les deux plus illustres de cette famille
furent Louis et François, dit le Grand (1 668-1/33)
(fig. 58); les pièces de Louis Couperin sont gracieuses,
mélodiques et d'une finesse d'harmonie bien supérieure
à celles de Chambonnières. Le style d'orgue de Fran-
çois est efnpreint d'un caractère noble et élevé, et ses
compositions pour clavecin sont conçues d'après un
plan plus large que celles de ses prédécesseurs, à ce
point qu'elles sont de véritables sonates à plusieurs
parties; l'expression de ces pièces était si vraie que
l'on composa des paroles sur leurs thèmes, entre
autres sur celui de Sœur Monique. Les Bergeries,
la Lugubre, les Nonnettes, la Marche des Gris -vêtus,
les Papillons, le Réveille-matin, la Poule, montrent jus-
qu'à quel point était varié le génie de François Cou-
perin, dit le Grand. Après lui, sa fille Marguerite-
Antoinette, qui eut la charge de claveciniste de la
chambre du roi, titre qui n'avait jamais été porté par
une femme avant elle, était la plus remarquable inter-
1.1 V K E I i. 197
prête des œuvres de son père. Mais on ne peut parler
de la musique au xvnr siècle sans voir se dresser devant
soi la grande figure de Rameau; à Topera, à L'église, au
Concert, dans l'école, le maître est toujours le premier.
Dès sa jeunesse et relégué à Clermont-I'errand, il avait
été organiste des plus habiles, et ce fut sur l'orgue
et le clavecin qu'il se fit d'abord remarquer à Paris.
Il publia avec le [dus grand succès ses pièces de cla-
vecin devenues si célèbres : les Niais de Sologne, le
Rappel des oiseaux, l'Entretien des Muses, la Musette,
la Joyeuse, le Tambourin, les Soupirs, les Tendres
plaintes, les Tourbillons, etc. Avant qu'il eût abordé
le théâtre, avant même qu'il arrivât à Paris, ses com-
positions, qui sont aujourd'hui encore d'une exécution
difficile, mais d'un caractère original, l'avaient déjà
fait connaître. Elles se distinguent, comme toutes les
œuvres de ce maître, par la nouveauté et la richesse
des idées, par le piquant de la forme et par la har-
diesse du style. On a dit de Rameau qu'il était le Vol-
taire de la musique; ceux-là ne l'avaient pas lu. Comme
Voltaire en littérature, Rameau fut universel dans son
art; mais la grande supériorité de son génie fut peut-
être la qualité qui manquait le plus à Voltaire : la pro-
fondeur et la sincérité sans lesquelles il n'est pas de
grand artiste.
Après Rameau, notre école d'orgue et de clavecin
paraît être entrée en décadence; cependant il nous faut
citer encore Séjan, un merveilleux virtuose; Noblet,
habile organiste et claveciniste, et surtout Claude
Balbastre 1172')- 1799). Compatriote de Rameau, il fut
son élève; son exécution était brillante, et il possédait
ip» ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
une profonde connaissance de son instrument. Le
succès de cet organiste fut tel à l'église de Saint-
Roch que Ton vit, en 1762, l'archevêque de Paris
lui faire défendre de jouer l'orgue à la messe de
minuit; en 1776, cette défense fut renouvelée pour le
Te Deum de la fête du saint. Le prélat voulait prévenir
ainsi l'encombrement de la foule qui se pressait dans
l'église chaque fois que le célèbre organiste montait à
son banc. Remarquons en passant que la première ou-
verture réduite pour le clavecin fat celle des Fêtes
d'Hébé ou les Talents lyriques de Rameau, que Bal-
bastre arrangea en 1 739. A partir de Balbastre, on compte
d'estimables artistes, de bons professeurs, mais peu de
maîtres; enfin la transformation du clavecin devenu
piano causa une révolution complète dans l'art de tou-
cher cet instrument. Si nous pouvons nommer encore
Jadin et Pleyel, à la fin du siècle et au commencement
de celui-ci, il nous faut attendre encore quelques an-
nées avant de retrouver une véritable école de pianistes
et d'organistes français.
Nous laissons de côté, quoique à regret, car ils ont
aussi droit à un souvenir dans l'histoire de notre école,
les joueurs de basse, de viole, de violoncelle, de haut-
bois, de flûte, etc., les fantaisistes de la vielle et de la
musette; il faut nous arrêter quelques instants sur les
violonistes qui, pendant le xvnr" siècle et au commen-
cement du xix% ont été avec les virtuoses de l'orgue et
du clavecin l'honneur de l'école instrumentale française.
. Pendant qu'à la fin du xvir siècle, l'Italie et l'Al-
lemagne possédaient de brillantes écoles de violon,
la France, à cet égard, était restée bien en arrière.
LIV II B II. Jf>9
à en juger par la musique qui nous est restée de
cette époque. Avec les pièces de Guillaume Dumanoir,
qui était roi des violons en ifôn, avec celles de
Constantin, nous ne sommes pas bien loin des petits
airs de danse que Gervaise arrangeait pour le livre de
viole, cent ans auparavant. Les dernières années du
xvnc siècle virent commencer la révolution qui donna
naissance à l'école de violon que nous admirons encore.
Corelli, le premier, en Italie, avait posé les bases de
Part du violon. En enseignant la vraie position de la
main, en fixant des lois sur la manière de tenir l'archet,
il avait donné aux doigts cette légèreté et cette indé-
pendance sans lesquelles toute bonne exécution est
impossible; en même temps il créait le concerto, cette
forme de composition musicale si propre à faire res-
sortir toutes les ressources de l'instrument. Beaucoup
de nos musiciens étaient allés en Italie; ils entendirent
ce maître, étudièrent ses compositions et résolurent de
rapporter en France ce style et cette manière.
Duval fut le premier violoniste français qui voulut
imiter la manière de Corelli, aussi peut-il être regardé
comme le fondateur de notre école de violon. Après lui
vint Sénaillé (1687-1730), fort supérieur à Duval dans
la composition de ses pièces; elles étaient élégantes et
mélodiques et quelques-unes ne seraient pas déplacées
dans nos concerts. Sénaillé, qui était resté quelque
temps en Italie, y avait remporté de très grands succès.
En même temps que lui, Guillemain (1 705-1770) fut
un des violonistes des plus hardis et un des composi-
teurs pour son instrument des plus originaux.
Nous voici arrivés aux trois hommes les plus remar-
aoo ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
quables de la période qui s'étend jusqu'à la moitié du
xvni° siècle. Baptiste Anet dit Baptiste, Leclair et Gui-
gnon; avec eux l'école française est fondée. Baptiste tra-
vailla quatre ans avec Corelli, et cependant, disons-le,
ses compositions sont médiocres, mais son jeu était
simple en même temps que expressif. « Il tirait de son
instrument les plus beaux sons dont l'oreille humaine
pût être frappée. » On le voit, la richesse du son, une des
grandes qualités du violoniste français, se trouvait déjà
chez Baptiste. L'école de Leclair (Jean-Marie) (i 697-1 764)
(fig. 59) était tout autre; élève de l'Italien Somis, il
recherchait surtout l'agilité, et les difficultés n'étaient
pour lui qu'un jeu. Son habileté sur les doubles,
triples et même quadruples cordes était si grande
que, bien qu'elles eussent été fort employées avant lui, il
passa pour en avoir fait usage le premier. Ses œuvres
sont intéressantes au plus haut point et sa musique de
violon est encore aujourd'hui la plus remarquable, avec
celle de Baillot, dans l'école française. Nous recomman-
dons en particulier les sonates du XIIe livre qui sont
d'un maître digne de figurer à côté d'Haendel, de Co-
relli et de Geminiani.
Moins habile compositeur que Leclair, Guignon
(Louis-Pierre) (1702-1775) était son rival comme vir-
tuose. « Le jeu de cet habile artiste, dit Pluche,
dans son Spectacle de la nature, est d'une légèreté
admirable; il prétend que l'agilité de son archet
rend un double service qui est de tirer les auditeurs
de l'assoupissement par son jeu et de former par le
travail de l'exécution des concertants qu'aucune diffi-
culté n'arrête. » Ce dernier résultat, que Guignon vou-
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FIG. 59. LECLAIK. ( J E A N - M A R I E ) l'AINE.
(Lyon, 1697. — Paris, 1764.)
202 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
lait obtenir, ne fut peut-être pas aussi complet qu'il le
pensait; mais cependant il était loin d'être négatif.
Sans être tous des Leclair, des Baptiste ou des Gui-
gnon, les violonistes français avaient fait de grands
progrès; un fait nous en donne la preuve évidente;
c'est vers 1720 que nous voyons apparaître la première
méthode écrite en français pour le violon. Cet ouvrage
de Montéclair était bien modeste dans ses proportions
(24 pages), mais c'était déjà l'indice d'un réel progrès.
Un peu plus moderne que les maîtres que nous avons
cités, Gaviniès (Pierre) (Bordeaux, 1726 ou 1728; Paris.
1800) (fig. 60) estconsidéré comme un des grands artistes
de notre école. Il se fit entendre à Paris, en 1741, au
Concert Spirituel, et la largeur de son coup d'archet,
la hardiesse de son jeu, l'expression et la majesté de
son style le firent surnommer le Tartini français. Avec
lui il faut nommer Pagin, La Houssaye, élève de Tar-
tini, dont le jeu était encore remarquable de pureté et
de justesse dans les dernières années de sa vie; derrière
eux, Cupis, de Camargo, « qui joignait le tendre et
doux de Leclair au brillant de Guignon », Paisible, le
chevalier de Saint-Georges, le célèbre amateur, et enfin
Exaudet qu'un médiocre menuet de maître de danse
suffit à rendre célèbre.
Nous avons hâte d'arriver aux trois derniers grands
maîtres de cette belle école, Rode, Kreutzer et Baillot.
Le merveilleux virtuose italien Viotti s'était fait en-
tendre au Concert Spirituel en 1782; il avait donné les
modèles d'une exécution parfaite, et ses compositions
avaient ouvert une voie nouvelle à la musique spéciale
de violon. Un autre étranger, Charles Stamitz, une des
L1VKE II.
BOJ
gloires de l'école bohémienne avait paru aussi à
Paris. Ces deux grands artistes exercèrent la plus salu-
taire influence sur notre école de violon, ils furent les
maîtres des trois violonistes français que nous avons
nommes plus haut. Kreutzer (Rodolphe) (1766-183 1),
'" ■■ ■■■• w-:-:-.; '%
FI G. ÔO. GAVINIÈS (PIERRE
(Bordeaux, 1728. — Paris, 1800.)
déjà cité au sujet de Popéra-comique, avait étudié avec
Stamitz et, dès Page de treize ans, il se faisait entendre
au Concert Spirituel; Rode (Pierre), né à Bordeaux, en
1774, et mort en cette ville en i83o, avait été, très jeune
encore, élève de Viotti; enfin Baillot (Pierre-Marie-
François-Jules) (Passy, t 77 1 ; Paris, 1842) (fig. 61)
20+ ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
était déjà fort avancé dans ses études, lorsqu'il enten-
dit Viotti en 1782. Ce fut pour lui une révélation.
« Je le croyais Achille, dit-il, mais c'est Agamemnon. »
Ces trois artistes exceptionnels brillèrent à côté les uns
des autres sans se porter ombrage, tant leurs qualités
étaient diverses. Comme virtuose, aussi bien que comme
compositeur, Kreutzer semblait devoir tout à la nature.
Il n'avait pas l'élégance, le charme et la pureté de Rode,
le mécanisme parfait et la profondeur de Baillot; mais
il possédait la verve, le sentiment passionné, joints à
une justesse parfaite. Rode avait en partage, la déli-
catesse du coup d'archet, le goût et la finesse du style.
Dans cette trinité de maîtres, Baillot paraît avoir
été le plus accompli. Non seulement il était virtuose
de premier ordre, par la sûreté et la largeur de son
archet, par la netteté et l'exactitude de son jeu, par sa
passion et sa sensibilité; mais, plus que ses deux ri-
vaux, il possédait la suprême intelligence de l'exécu-
tant, celle qui consiste à comprendre et à rendre le
style et la couleur de chaque morceau qu'il interprète;
musicien instruit en plus, il connaissait tous les maîtres
de l'école française et italienne; enfin, compositeur
de talent, il a laissé des pages écrites pour le violon
qui sont, il est vrai, d'une exécution difficile, mais
qui resteront des modèles. Le maître didactique éga-
lait l'exécutant et le compositeur; on peut en juger
d'après ces deux monuments de l'enseignement musical
qui ont pour titres: la Méthode du violon et l'Art du
violon et qu'il écrivit pour les classes du Conservatoire.
Pour être complet, il faudrait citer encore Cartier,
un bon professeur qui, lui aussi, avait publié un Art
LIVRE II.
2 0$
du violon icn 1798). Lafont (1 78 1-1 83 1), qui sut se
faire un nom à côte des plus célèbres, Alexandre Bou-
cher, brillant virtuose, et d'autres encore; mais nous
avons nomme le Conservatoire au sujet de Baillot et
F1G. Cl. — BAILLOT ( P I E R R E -M A R I E - F R A N Ç O I S DE SALESJ.
(Passy, 1771. — Paris, 1842.)
nous devons nous arrêter un instant sur cette belle insti-
tution qui a rendu et qui rend encore tant de services à
Part musical.
Depuis les premières années du moyen âge, l'ensei-
2C6 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
gnement se faisait, en France, de deux façons : ou chez
des maîtres que les élèves et les parents choisissaient, ou
dans les maîtrises. Celles-ci, établies depuis Charle-
magne, furent les véritables conservatoires de nos ar-
tistes, formant des musiciens bons lecteurs et instruits.
C'est de là qu'étaient sortis nos grands organistes, nos
compositeurs les plus remarquables; c'est là que Perrin
et Gambert allèrent chercher leurs premiers interprètes ;
mais, à mesure que le goût changeait, que la musique
progressait, renseignement un peu spécial, donné dans
les maîtrises, ne suffit plus; on vit successivement Lulli,
Rameau et Gluck être obligés déformer eux-mêmes les
chanteurs et les chanteuses à leur nouveau style.
Lulli avait annexé à l'Opéra une école intitulée École
de chant et de déclamation, reprise par la chanteuse
Lerochois en i6q8 jusqu'en 1726. On ouvrit ensuite
rue Saint-Nicaise une sorte d'établissement d'éducation
musicale intitulé Ecole de chant de l'Opéra, qui avait
son siège dans les magasins mêmes de l'Académie royale
de musique; de là le nom de filles du magasin donné
aux élèves femmes. L'école du Magasin dura jusqu'en
1784, époque à laquelle Devismes du Valgayet Gossec
obtinrent du roi une ordonnance établissant, sous la
présidence de M. de Breteuil, une école à l'hôtel des
Menus plaisirs, où est encore aujourd'hui le Conserva-
toire et sous le titre d' Ecole royale de chant et de décla-
mation. Cette Ecole, fermée en 1792, ne tarda pas à se
rouvrir, complètement renouvelée et réorganisée. La
municipalité de Paris avait eu d'abord à sa solde la
musique de la garde nationale, composée de soixante-dix
musiciens et dirigée par un nommé Sarrette (Bernard)
LIVRE II. ao7
(r765-l858). Celui-ci composa sa troupe des meilleurs
1 1 1 1 1 . . .
FIG. ()±. MUSIQUE DE CHAMBRE (xVIlc S I È C L E ).
(Luth, tympanon et flûte.)
artistes de Paris et, la solde ayant été retirée en 1792,
208 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
Sarrette sut garder autour de lui ses exécutants, pour
lesquels il obtint la création d'une école gratuite de mu-
sique, chargée de former des instrumentistes destinés
aux armées de la République. Bientôt on donna plus
d'extension à l'école de Sarrette ; on ajouta aux classes
d'instruments des cours de composition, de chant, de
déclamation, etc., et, après plusieurs essais, le Conser-
vatoire de musique et de déclamation fut organisé par
une loi du 6 thermidor an III (7 septembre 1795), année
même où était créé l'Institut.
Ce n'est pas par un respect banal des choses du
passé que nous citons ici cette date; mais, selon nous,
elle a une importance capitale dans l'histoire de notre
musique. Par l'unité de son enseignement, dont les
méthodes furent rédigées dès les premières années de
sa création, par la supériorité incontestable de ses pro-
fesseurs, le Conservatoire a donné à la France ce qui
lui manquait et ce que possédaient l'Allemagne et
l'Italie, c'est-à-dire un établissement où tout ce qui
touche à la musique était étudié et appris d'après un
plan régulier et homogène; jusque-là nous avions eu de
bons maîtres, nous n'avions pas d'enseignement officiel.
Établi en vue de la célébration des fêtes nationales
instituées parla République, le Conservatoire, qui avait
pris d'abord le titre d'Institut national de musique, ne
manqua pas à sa mission, et bientôt on vit les élèves de
cette école former les orchestres qui exécutaient la mu-
sique ait Y Hymne à l'Être suprême de Gossec,le Chant
du départ de Méhul, etc.; bien plus, des profes-
seurs eux-mêmes, comme Gossec, Méhul, etc., fai-
saient répéter au peuple, dans les rues et sur les places
LI v RE 1 1. aop
publiques, les chants simples et grandioses, eomme
l'hymne pour la fête du 14 juillet, de Gossec; l 'hymne
pour la l'ctc de la jeunesse, de Cherubini; le Réveil du
peuple, de Gaveaux, et le sublime Chant du dépari,
écrit pour l'anniversaire de la prise de la Bastille,
en 1 7<)4- On sait que la Marseillaise, improvisée, en
avril 171)2, par Rouget de l'Isle, sous le titre de Chant
de guerre pour Vannée du Bhin} dédié au maréchal
LueUner. ne fut entendue pour la première fois à Paris
que lorsque le bataillon des Marseillais vint dans cette
ville; mais la première exécution publique, pour ainsi
dire ollicielle, de ce chant admirable eut lieu le 14 octo-
bre 1702, et le Conservatoire y prit part.
Le grand mouvement révolutionnaire ayant pris fin,
le Conservatoire revint à une musique moins pom-
peuse; c'est alors qu'il donna, pendant l'Empire, des
sortes d'auditions que Ton appela exercices, dans lesquels
se faisaient entendre les professeurs et les meilleurs
élèves. Vers 1828, sous l'impulsion de Baillot et sous la
direction d'Habeneck (1781-1849) (fig. 66), les maîtres
se réunirent, rassemblèrent autour d'eux leurs plus
brillants disciples et fondèrent une société qui, sous le
nom de Société des concerts du Conservatoire, eut sur
notre école une influence salutaire et immense qui dure
encore. Le premier programme, du 9 mars 1828, indi-
quait l'exécution de la Symphonie héroïque. On verra,
au livre suivant, de quelle importance était, pour l'ave-
nir de notre école, l'apparition à cette date du nom du
maître des maîtres, de Beethoven.
Il serait injuste cependant de ne pas rappeler que
depuis le xvr siècle, il avait été souvent fondé en France
MUSIQUE FRANÇAISE. I.
2io ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
des sociétés de concerts qui avaient puissamment con-
tribué aux progrès de l'art. Le premier concert public
en France fut celui des Mélophilètes (1722), puis le cé-
lèbre Concert Spirituel, fondé par la marquise de Prie
(1725), celui des Amateurs (1780) (fig. 79) qui devint
celui de la Loge olympique, où furent exécutées pour
la première fois en France les symphonies d'Haydn.
Nous avons terminé les xvne et xvuie siècles, époque
si féconde pour l'histoire de la musique française, nous
occupant des maîtres seuls, sans nous arrêter aux polé-
miques et aux discussions que leurs œuvres soule-
vaient, et cependant ces multiples événements ne se
sont pas passés sans être racontés, commentés, âpre-
ment discutés. Ce fut cette époque qui vit aussi naître
l'histoire et la théorie de notre art. Nous avons cité
Rameau et ses traités, mais nous devons rappeler encore
l'ouvrage si intéressant de Marin Mersenne, intitulé
l' Harmonie universelle (1 63 6), le spirituel livre d'Annibal
Gantez, Y Entretien des musiciens, le Voyage en Italie,
(1639) de Maugars, joueur de viole, le Dictionnaire de
musique, si curieux, de Brossard (1703, éd. in-f"). Puis
vient le xvme siècle, qui nous apporte d'abord une assez
médiocre Histoire delà musique (1 7 1 5), de Bonnet, puis
les beaux travaux archéologiques de l'abbé Lebeuf
sur la musique religieuse. La littérature musicale com-
mence à se former et le Dictionnaire de musique de
Rousseau, avec ses erreurs, ses lacunes, mais aussi ses
pages pleines de bon sens, d'esprit et de génie, en est un
des monuments. C'est la fin du xvmc siècle qui voit
naître l'érudition avec les Essais sur la musique, de
Laborde (1780), premières études incomplètes et bien
Fi<; 6}. LA VERITABLE EFFIGIE DU PETIT PROPHÈTE
DE BOHEMISCHRODA.
(Frontispice de la première édition.)
2i2 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
erronées souvent, mais consciencieuses de l'art au
moyen âge; puis la curiosité, la passion même s'étant
portées sur la Grèce et sur Rome, Burette commente
longuement les traités de Plutarque relatifs à la mu-
sique; enfin, dès le début de notre siècle, nous voyons
arriver Perne (François) (1772-1832), qui porta son
érudition, à la fois, sur l'antiquité et sur le moyen âge,
et, en 1827, paraissait le premier numéro de la Revue
musicale de Fétis, son élève, qui donna en France une
si vigoureuse impulsion à l'histoire de Part.
C'est à dater de Perne et de Fétis, à partir de la créa-
tion de la Revue, que la critique et l'histoire musicales
existent réellement dans notre pays, et cependant, du-
rant tout le xvmc siècle, on avait parlé de musique, et
beaucoup ; mais toutes ces brochures et pamphlets,
issus des polémiques partiales et passionnées que l'on a
appelées les guerres ou les querelles, appartiennent plu-
tôt à la littérature qu'à la musique et n'ont rendu, selon
nous, que peu de services à l'art. Armé de son génie, le
véritable artiste marche droit devant lui, les yeux fixés
sur son idéal, sans souci du présent, sans inquiétude
pour l'avenir, sans tenir plus de compte qu'il ne faut des
cris d'admiration ou des rugissements de colère qu'ex-
cite son œuvre. Le temps se charge de son avenir et
que peuvent importer à un Gluck les criailleries d'un
Laharpe? Cependant, il nous faut ici faire rapide-
ment allusion aux querelles célèbres du xvnr siècle.
La principale fut l'antagonisme de la musique française
et italienne. Déjà dans l'œuvre de Lulli, nous avions
trouvé des parodies de l'une et de l'autre, véritables sa-
tires musicales, et le théâtre de la Foire était plein de
2i+ ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
plaisanteries de ce genre lorsqu'en 1702 Raguenet, reve-
nant d'Italie tout bardé d'italianisme, lança son livre
intitulé : Parallèle des Italiens et des Français, en ce
qui regarde la musique et les opéras, sorte de pamphlet
où quelques vérités étaient noyées dans un flot d'igno-
rances et d'exagérations. Ici, colère d'un nommé Lecerf
de la Vieville de Freneuse, qui défend la musique fran-
çaise avec non moins d'injustice et de partialité dans
son livre intitulé : Comparaison de la musique italienne
et de la musique française ; c'est alors une pluie de bro-
chures pour et contre l'une ou l'autre école. Ensuite
vient Rameau avec ses nouveautés; les vieux amateurs
de Lulli veulent barrer le chemin à l'auteur de Dar-
da?2iis, qui passe fièrement. Cependant cette querelle fut
moins vide peut-être que les autres, car quelque chose
sortit des discussions scientifiques sur le système har-
monique du maître et de ses réponses. En 1752, voici
les Italiens, la guerre se rallume, terrible cette fois; elle
est restée célèbre sous le nom de querelle des Bouffons;
mais aussi quels jouteurs sont descendus dans l'arène!
Rousseau, Grimm, Diderot, d'Holbach, pour les Italiens;
Rameau, Cazotte, Fréron, pour les Français. De cette
bataille héroï-comique, sortirent deux pamphlets amu-
sants : l'un, la très spirituelle lettre de Rousseau sur la
musique; l'autre, la brochure pleine de verve et d'esprit
de Grimm, intitulé le Petit prophète de Bohemischroda
(fig. 63). Les deux partis s'étaient cantonnés l'un du côté
de la loge du Roi, pour les Français; l'autre, sous la
loge de la Reine, pour les Italiens; de là, le nom de
querelle des Bouffonnistes ou guerre des coins. Les Ita-
liens ayant été arbitrairement chassés par un ordre royal,
Ll V R E 1 1. 21 5
le combat cessa faute de combattants, et les lutteurs
se retirèrent en grommelant; mais le feu couvait sous
la centre, et Lorsque Gluck apparut, on était prêt à ren-
trer en lice. Dès les premières œuvres du maître, bro-
chures et pamphlets firent leur apparition. Les ennemis
de Fauteur d'Orphée étaient Marmontel, Laharpe, Gin-
guené, d'Alembert; ses défenseurs, Rousseau, l'abbé
Arnauld, Suard, Grimm, etc. Le terrain notait pas
encore bien défini, et attaquer Gluck ou le défendre était
le seul objet de la lutte; elle se précisa lorsque les adver-
saires du maître eurent fait venir d'Italie un grand
musicien, Piccini ; ce fut alors que la bataille prit le
nom de querelle des Gluckistes et des Piccinistes, qui
ne cessa qu'en 1780, lorsque Gluck fut retourné à
Vienne. Je cite pour mémoire seulement la querelle
des Todisteset des Maratistes à l'occasion de deux chan-
teuses, la Todi et la Mara, qui se firent entendre en 1 783
au Concert Spirituel, et la polémique excitée par les
théories hardies de Le Sueur sur la musique religieuse.
Ces nobles passions, a-t-on dit, sont mortes aujour-
d'hui; qui s'enflamme pour un genre de musique,
pour un maître italien, français ou allemand? Mon
Dieu! que veut-on donc de plus et comment accuser
notre siècle d'indifférence? Dès l'arrivée de Rossini à
Paris, les brochures, les pamphlets, les lazzis partirent
de tous côtés, puis ce furent les admirateurs de Meyerbeer
contre le maître de Pesaro; plus tard, on se disputa sur
Verdi, et ne sommes-nous pas aujourd'hui en pleine
querelle musicale? Et il en sera ainsi, tant qu'il existera
des vieillards pour adorer le passé, des jeunes gens
pour aspirer vers l'avenir, des écrivains pour bavarder
2IÛ ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
sur ce qu^ils ne savent pas et des musiciens de génie
capables d^xciter les passions de leurs contemporains.
Ancelot. Observations sur la musique, les musiciens et les ins-
truments, in- 12, 1757.
Bacilly. Remarques curieuses sur l'art de bien chanter, in- 12,
1668.
Blondel. Les origines du Concert Spirituel. (Chronique musi-
cale, 1874.)
Brossard. Dictionnaire de musique, in-f°, 1703.
Clément (Fél.). Histoire générale de la musique religieuse, in-8°,
1861-
Daquin. Siècle littéraire de Louis XV, in-12, s. d.
Farrenc (Mme). Le Trésor des pianistes.
Fayolle. Notices sur Corelli, Tartini, Gaviniès, Paganini et
Viotti, in-8°, s. d.
Fétis. Notice sur Paganini.
Gantez (Annibal). Entretien des musiciens (éd. Thoinan), in-12,
1878).
Laborde. Essais sur la musique, 4 vol. in-40, 1780.
Lassabathie. Histoire du Conservatoire de musique, in-12, 1860.
Lavoix fils et Lemaire. Le chant, in-40, I83i (2e partie,
4e époque).
Leblanc (Hubert). Défense de la basse de viole contre les entre-
prises du violoncelle, in-12, Paris, 1711.
Maîtrise (la) (journal).
Mémoire sur la révolution opérée dans la musique par le che-
valier Gluck, in-8°, 1781.
Méreaux (Am.). Les clavecinistes de i03~ à ijqo, in-40, 1867.
Mersenne. L'harmonie universelle, in-f°, i636\
Pougin. Notice sur Rode, in-8°, 1874. — Notice sur Viotti
ou l'école moderne de violon, in-8°, 1888. — Mondonville et la
guerre des coins. (Galette musicale, 1860.)
Revue de musique religieuse (dir. Danjou), 4 vol., 1845-1849.
Revue musicale, 1826 (devenue Revue et Galette musicales).
Titon du Tillet. Le Parnasse français, in-f°. 1732.
Vallat. Études d'histoire des mœurs et d'art musical, in- 12,
Paris, 1890. (Ce volume est une biographie du violoniste Alexandre
Boucher.)
LIVRE III
LE DIX-NEUVIÈME SIÈCLE
CHAPITRE PREMIER
L'ODE -SYMPHONIE ET LA SYMPHONIE RELIGIEUSE
ET DRAMATIQUE
La monodie italienne et la polyphonie allemande. Le genre
symphonique français. La musique imitative. Les symphonies
de Gossec et les ouvertures de Méhul. — Le romantisme :
Berlioz et Félicien David. — Les concerts : Habeneck et
Pasdeloup. — Musique instrumentale : La symphonie classique,
les suites d'orchestre, les rapsodies, les ouvertures. — Mu-
sique instrumentale et vocale : Compositions descriptives,
religieuses, fantastiques et dramatiques. La symphonie au
théâtre; les mélodrames lyriques (musique de scène).
Si court qu'ait été notre récit, surtout au début,
nous espérons avoir pu montrer le développement
logique de notre art; au moyen âge, la langue des sons
se forme et se perfectionne peu à peu, les premières
lueurs de notre çénie national brillent à l'horizon de
l'histoire; aux xvne et xviiic siècles, naissent et gran-
2i8 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
dissent Topera et l'opéra-comique; en un mot, le genre
dramatique français, lyrique et de demi-caractère. Nous
voici parvenus au xix1' siècle, c'est-à-dire à l'époque
contemporaine; à ce moment, l'ancien art dramatique,
arrivé à son apogée, emprunte à Tart symphonique,
c'est-à-dire à l'orchestre et à l'harmonie, de nouvelles
forces et de nouvelles richesses. Nous voyons depuis
près d'un siècle se préparer une de ces grandes évolu-
tions qui fixent les dates dans l'histoire musicale, et
qui prouvent aussi combien l'art, radieuse divinité, est
toujours vivace, toujours capable de se renouveler.
C'est le tableau de cette nouvelle phase de notre mu-
sique que nous tenterons d'esquisser dans les dernières
pages de ce livre.
En créant le drame lyrique, Péri, Caccini, Monte-
verde, avaient dégagé la musique des liens du contre-
point, dans lesquels les déchanteurs du moyen âge
l'avaient enlacée, et mis en relief le premier des instru-
ments expressifs, la voix humaine.
Telle avait été l'œuvre des Italiens, œuvre féconde
entre toutes ; mais bientôt l'amour de la virtuosité les
avait entraînés dans une voie fatale; pour faire la place
libre au chanteur, au virtuose pour mieux dire, ils
avaient tout sacrifié, et les voix de l'orchestre et le
sentiment dramatique et la mélodie même, du moins
dans le grand opéra. Seuls les maîtres qui étaient venus
en France, comme Piccini, Salieri, Sacchini, Cherubini,
avaient retrouvé les vrais accents du drame musical.
C'est qu'en effet, si quelques brillants virtuoses (fig. 64)
avaient été applaudis dans nos concerts, notre amour
pour la vérité dramatique nous avait préservés de la
I.I V R E III. 219
passion des Italiens pour la virtuosité; et en résumé,
les étrangers qui avaient écrit pour nous ne s'étaient
jamais beaucoup écartés du genre expressifde la tragédie
sévère, jaloux qu'ils étaient de plaire à un public qui
avait eu pour maîtres au théâtre Corneille et Racine.
Toute autre fut l'influence de la musique allemande
sur notre art. En Allemagne, les Italiens avaient d'abord
triomphé sans combat, et la musique d'Italie avait été la
seule bien en cour et officielle. Mais, de même que les
Français avaient toujours conservé le sentiment juste
de l'expression dramatique, de même les Allemands
avaient gardé le goût des riches combinaisons harmo-
niques et instrumentales ; la lutte fut longue entre l'art
national et la musique étrangère aimée et encouragée
par les dilettantes. Cependant, à la fin du xvne siècle
et au commencement du xvine siècle, apparut un des
géants de la musique, J.-S. Bach, que les plus grands
de nos musiciens considèrent aujourd'hui encore
comme leur ancêtre. Il prit pour base de son esthétique
Part puissant des sons simultanés et jeta les fonde-
ments d'une langue musicale nouvelle. A côté de lui
Haendel, reniant ses anciennes adorations italiennes,
éleva aussi à la musique allemande chorale et instru-
mentale un magnifique monument couronné par des
œuvres telles que le Messie et Judas Macchabée. Bientôt
venait Haydn qui créait la symphonie, puis Mozart.
La musique s'était enrichie en s'épurant, le style
instrumental s'était formé, lorsque parut Beethoven, au
début de ce siècle. Beethoven le grand penseur, puis
Weber le poète coloriste, achevèrent la conquête du
théâtre commencée par Mozart; en même temps Schu-
220 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
bert avec ses lieder fit dans la musique une place
d'honneur à la muse populaire et nationale.
C'était un art tout nouveau pour nous que celui de
ces maîtres, art qui étendait à l'infini la puissance de
la musique, ajoutant à la force mélodique la multiple
expression des accords, la variété des timbres de l'or-
chestre. Lorsque, après les premières auditions des
symphonies d'Haydn, de Mozart et de Beethoven, au
Conservatoire, après quelques représentations, à Paris,
du répertoire allemand (1824), nos musiciens eurent
compris quelles immenses et nouvelles ressources l'in-
strumentation et l'harmonie offraient à la musique, ils
se tournèrent vers la symphonie et se l'approprièrent,
en y introduisant l'élément dramatique et pittoresque.
Telle fut l'œuvre qu'accomplirent Berlioz et Félicien
David, lorsqu'ils créèrent l'ode-symphonie et la sym-
phonie dramatique.
Jusqu'à eux, la symphonie avait été assez négligée
en France; à part quelques compositions de Reicha,
des ouvertures de Méhul et de Gherubini, quelques
pages instrumentales et pittoresques de Le Sueur, qui
avait eu l'intuition de ce que firent plus tard nos
maîtres contemporains, nous ne pouvons citer que
les œuvres instrumentales de Gossec que Haydn fit vite
oublier, quoiqu'elles eussent pour mérite la clarté, la
simplicité et l'heureuse disposition des plans. Un mot
de Gherubini, assez amusant, nous montre en quelle
mince estime nos plus grands musiciens tenaient la sym-
phonie. Un jour, un de ses élèves lui dit : « Maître,
j'ai fait une symphonie. — Elle est mauvaise, répond
Gherubini sans la regarder. — Mais... — Elle est mau-
LIVRE MI. i2i
vaise, te dis-jc, Méhul et moi nous en avons fait et
nous savons ce que c'est. » Lorsque parurent en France,
entre [83o et [85o, Fodc-symphonie et la symphonie
dramatique, c'était un genre tout nouveau pour nos
compositeurs; mais cette innovation devait être féconde,
car ce fut cette évolution de la symphonie vers le drame
symphonique qui caractérisa l'histoire de notre école
pendant le xixe siècle. Ce fut elle qui donna naissance
à l'esthétique du drame lyrique, telle que nos musiciens
la conçoivent aujourd'hui.
Jamais époque n'avait été plus favorable au renou-
vellement de Part musical en France. L'esprit français
subissait depuis le commencement du siècle une de ses
révolutions les plus radicales ; nous avons plusieurs
fois signalé cette influence de notre littérature sur notre
musique, il nous faut y revenir encore. Shakespeare,
Gœthe, Schiller, immortels inspirateurs de la poésie
nouvelle, ouvraient à nos écrivains, à nos auteurs dra-
matiques, à nos peintres, des horizons encore inexplo-
rés; au théâtre et dans la poésie, Victor Hugo, Dumas,
Lamartine, Casimir Delavigne; dans la peinture, Géri-
cault, Delacroix, Decamps, suivis d'une nombreuse et
brillante cohorte, s'élançaient hardiment dans le roman-
tisme. La musique, à son tour, ne pouvait rester station-
naire; elle devait fatalement obéir à la loi qui relie tous
les arts entre eux. Nous verrons plus loin quelle fut
l'influence du romantisme sur nos compositeurs drama-
tiques, mais on ne peut nier qu'il ait eu une grande part
à la création de cette sorte de symphonie inaugurée en
France par Berlioz. Il fallut aussi qu'il se trouvât un
musicien ayant assez d'enthousiasme, de conviction et
222 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
d'audace pour affronter les périls auxquels s'exposent
tous les novateurs; assez de génie pour forcer le public
français à reconnaître qu'il pouvait exister, en dehors
de la scène, des œuvres dignes de son admiration, que
pour offrir à nos yeux un spectacle moins varié et moins
brillant que celui du théâtre, le concert, où la musique
seule régnait sans partage, était capable cependant d'é-
mouvoir notre âme, de la transporter dans les régions
élevées de l'idéal. Cet homme, le romantisme Pavait fait
naître, il s'appelait Berlioz (i 803-1869). (Voy. portrait,
Hist. de la musique, fig. 110.) Un peu plus tard vint
Félicien David (1810-1876) (fig. 65) et tous deux, bien
différents de talent et de caractère, mais inconsciem-
ment unis, contribuèrent puissamment non seulement
à créer l'école symphonique française que nous admi-
rons aujourd'hui, mais à accomplir la révolution qui
s'est opérée dans le drame lyrique.
L'un demandait anxieusement à Shakespeare, à
Byron, à Gœthe, à Victor Hugo, aux plus grands poètes
du romantisme, les sujets qu'il voulait mettre en mu-
sique. L'autre n'interrogeait que son cœur et son ima-
gination. Il transcrivait naïvement dans sa langue ce
qu'il avait vu, ce qu'il avait senti, il écrivait de mé-
moire, pour ainsi dire, il obéissait à la sensation. Chez
Berlioz, la mélodie, le rythme, l'harmonie, étincellent
de traits heureux, de trouvailles de génie; mais on y
sent aussi parfois l'effort et la recherche. David, au
contraire, voulait avant tout la simplicité; son idée
n'était pas partout très puissante; son harmonie,
quoique élégante, frisait quelquefois la pauvreté, mais
toujours l'œuvre était claire et la pensée limpide. C'était
/..- Lei
Imp Berlauls. Paria
^i-Vf'.t ~ZJc< t_, , g-
FIC. 6$. — DAVID (FÉLICIKN I.
(Cadenet, 1S10 — Saint-Germain-en-Laye, 1S76.)
22+ ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
l'orchestre qui venait alors recouvrir de sa riche parure
ce fond un peu nu. La connaissance des timbres, le
merveilleux sentiment de la couleur instrumentale fut
aussi une des qualités saillantes du génie de Berlioz;
mais si son instrumentation est éminement poétique,
curieuse et originale, elle ne laisse pas quelquefois
d'être tourmentée et cherchée à l'excès. En un mot, si
tous deux avaient des dieux en musique, citait Beetho-
ven que Berlioz adorait, c'était le culte d'Haydn et de
Mozart que Félicien David gardait dans son cœur.
Il est facile dans les quelques lignes d'un récit de
supprimer le temps, de franchir les années, de ne pas
se soucier de mille obstacles que rencontre l'artiste no-
vateur, de résumer d'un mot une lutte de plus d'un
quart de siècle : ainsi nous pourrions dire qu'après Ber-
lioz et David, la symphonie avec voix — telle que nous
l'entendons en France et à laquelle on a donné le nom
d'ode-symphonie, de symphonie dramatique, ou de
drame symphonique — était créée. Cependant il se passa
bien des années avant que le public et les compositeurs
eux-mêmes vissent tout le parti que l'on pouvait tirer
en France de cette forme nouvelle de l'art. Jusque vers
1 86 1 , les musiciens ne purent faire entendre en général
des œuvres instrumentales que dans des concerts excep-
tionnels, montés à leurs frais ou par des éditeurs. Dans
quelques cas bien rares, le Conservatoire exécutait les
partitions de cette espèce, et ce ne fut que lorsque
M. Pasdeloup eut ouvert ses célèbres concerts popu-
laires que les musiciens français purent entrer résolu-
ment dans la voie que leur avaient ouverte Berlioz et
Félicien David.
LIVRE III.
U2$
La Révolution avait fa i i fermer les fameux concerts
de la loge Olympique, mais dès Tan VII le chef d'or-
chestre Grasset en ouvrit d'autres rue de Clery et, plus
tard, rue Chantereine. En 1825, un concert fut orga-
;f ,)
HG. 66. HABK NECK (FRANÇOIS-ANTOINE).
(Mézières, 1781. — Paris, 1849.)
nisé au Concert-Tivoli, puis au Vaux-Hall; celui-ci
une fois fermé, le compositeur Chelard en fonda un, dit
Y Athénée musical, qui dura jusqu'en i832. En 1834,
on entendit les premières œuvres de Berlioz au gymnase
musical dirigé par Tilmant. Ce ne fut que quelques
années après, en 1839, qu'un ancien chef d'orchestre
MUsIQJt'E FRANÇAISE. IJ
226 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
de ropéra,Valentino, fonda les premiers concertspublics
qui, en dehors du Conservatoire, permirent d'entendre
les grandes œuvres classiques des Mozart et des Beetho-
ven. On y exécuta une des premières symphonies de
Félicien David. Ce dernier maître dirigea aussi, à la
salle Sainte-Cécile, des concerts qui avaient été fondés
par un violoniste nommé Manera. A Félicien David
succéda Berlioz. Quelque temps après, M. Seghers
fonda la société de Sainte-Cécile, où on entendit la
musique de Reber, Gouvy, Gounod, Saint-Saëns. Les
théâtres étant comme toujours peu hospitaliers, la jeune
école française se tournait vers la symphonie, et entendait
se faire connaître. Ce fut alors que Ton vit apparaître
M. Pasdeloup (fig. 67), qui préluda à sa grande fondation
en créant la Société des jeunes artistes du Conservatoire
en i85i.Là, outre les classiques, on exécuta les artistes
bien jeunes alors qui sont aujourd'hui nos maîtres.
Enfin s'ouvrirent sous la direction du même Pasdeloup
les Concerts populaires, le dimanche 27 octobre 1861.
Le nom était bien trouvé. Grâce à Pasdeloup, la
musique d'orchestre n'était plus le privilège d'une élite,
elle devenait le partage de tous, elle devenait popu-
laire. Les dimensions de la salle du Cirque, le bas prix
de la plupart des places permettaient aux masses de venir
écouter les œuvres classiques ou modernes, de jouir de
cet art admirable de la symphonie qui, plus que le drame,
entraîne notre esprit jusque dans l'infini de l'idéal. C'est
là que les hommes de notre génération ont appris à
admirer les vieux maîtres, à aimer les nouveaux. Depuis
cette époque, d'autres concerts, ceux de MM. Colonne et
Lamoureux, se sont ouverts, plus riches, plus variés,
LIVRE 111.
227
apportant des éléments divers, rendant, eux aussi,
d'immenses services. Les noms de ces deux artistes ont
droit à tous les éloges, mais deux hommes resteront dans
l'histoire de Fart instrumental en FYance, pour en avoir
,7
i
m
- -/V«»' - !\ k'
FJ O.67. — TASDELOUP ( J U L ES- ÉTI E N N E)
(Paris, 1819-1886.)
été les plus hardis et les plus fervents apôtres, Habeneck
(fig. 66), qui, au Conservatoire, fit connaître aux artistes
et aux amateurs les grandes compositions symphoni-
ques; Pasdeloup, qui, grâce aux concerts populaires, fit
naître dans la masse du public l'amour des chefs-
d'œuvre passés, la curiosité des chefs-d'œuvre à venir.
228 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
Berlioz et Félicien David ont ouvert la voie, les
concerts ont permis à nos musiciens de se faire con-
naître; voici en deux lignes le résumé de l'histoire de
Part symphonique en France à notre époque. Que le
lecteur nous permette maintenant d'entrer dans plus de
détails, d'analyser brièvement cet art si intéressant de la
symphonie française, nouveau dans notre siècle, de la
montrer purement instrumentale d'abord, puis devenant
l'ode-symphonie et la symphonie dramatique avec
voix et orchestre et se rapprochant chaque jour du
genre dramatique. Il n'y a pas à s'y tromper, cette évo-
lution est une des plus intéressantes et, j'ose l'espérer,
des plus fécondes de l'histoire de notre école.
La symphonie dite classique a eu peu d'adeptes chez
nous, et encore les œuvres de ce genre paraissent-elles
des pastiches habiles un peu froids et conventionnels
plutôt que des compositions originales. Je citerai cepen-
dant les symphonies de M. Onslow (1784-1852), inté-
ressantes par le style et la facture, celles de Reber
(1 807-1880) dans lesquelles ce musicien fin et délicat a
su, tout en restant scrupuleux imitateur des chefs-
d'œuvre laissés par Haydn et Mozart, faire briller son
talent tout personnel. Les symphonies de Félicien
David sont un peu écourtées et les mélodies qui leur
servent de sujet n'ont pas toujours la puissance néces-
saire au développement symphonique; cependant on
y trouve des passages délicieux, empreints du cachet
d'élégance et de charme propre au maître qui avait pris
Haydn pour modèle. Vers la même époque Mme Farrenc
(1804-1875), excellente musicienne, nourrie des plus
fortes traditions classiques, faisait entendre au Conser-
LI VRE III. 329
vatoire des symphonies remarquables par la pureté du
style et Pélévatiori île sa pensée. M. Gouvy (1819-.. ..)
a composé des symphonies dans la forme classique
qui établirent sa réputation d'artiste, de goût et de
musicien instruit; on compte aussi dans lVeUvre de
M. Gounod des compositions de cette espèce et particu-
lièrement deux symphonies, une en ré et l'autre en mi
bémol) dignes du maître illustre qui les a écrites. Enfin,
il \ a peu de temps, M. Saint-Saëns, qui avait déjà com-
posé dans sa jeunesse plusieurs symphonies, en a fait
entendre une en ut mineur au Conservatoire, qui est
dans ce genre une des compositions les plus remar-
quables de l'école française.
Mais, nous Pavons dit, malgré la réelle valeur de
ces œuvres, ce n'est point vers la symphonie pure que
se porte le génie de nos musiciens ; ils veulent pour
la musique instrumentale plus de variété, je dirai
presque, plus de fantaisie; il leur faut, sinon des paroles,
du moins un sujet. Il y a une trentaine d'années à peu
près, on inaugura un genre de composition purement
instrumentale qui se rapprochait de la symphonie, sans
s'astreindre à ses règles sévères et auxquelles on donna
le nom de Suites d'orchestre.
Parmi les premières, on peut citer la Suite d'or-
chestre de M. Massenet (1867). Bientôt, cessant de se
renfermer dans l'art purement spéculatif, nos musiciens
demandèrent à l'orchestre de rendre des tableaux, des
scènes. Les voix des instruments furent des person-
nages, leurs timbres, des couleurs. Ce fut alors qu'ap-
parurent de nombreuses compositions où dominait le
style pittoresque, et dont quelques-unes sont des chefs-
2jo ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
d'œuvre. Je citerai au premier rang, de M. Saint-
Saëns, le Rouet d'Omphale, Phaéton. la Danse macabre,
où le genre fantastique se mêle si heureusement au
genre descriptif, la Jeunesse d'Hercule, le Déluge,
pages magistrales, d'effet pittoresque; de M. Massenet,
les Scènes hongroises, les Scènes pittoresques, les
Scènes alsaciennes j compositions où la grâce de la mélo-
die est encore relevée par le piquant des rythmes; de
M. Guiraud, une Suite d'orchestre, dont le finale, le
Carnaval (1872), est un tableau éblouissant d'éclat et
de verve, etc.
Dans une production aussi variée et aussi féconde,
les genres devaient naturellement se confondre. C'est
ainsi que l'on vit des compositeurs confier à l'orchestre
des conceptions à la fois mystiques et descriptives,
comme la Symphonie gothique de M. Godard, par
exemple. D'autre part, l'ancien concerto de violon qui,
en France, n'avait généralement été cultivé que par
les spécialistes, prenait plus de développement et de
puissance et venait se confondre avec la symphonie
pittoresque dans le Concerto de violon, de M. Lalo, et
dans la Symphonie espagnole du même maître. L'histo-
rien peut voir les origines de ces oeuvres dans les
concertos de Beethoven et de Mendelssohn, ou au point
de vue absolument moderne, dans Harold en Italie,
de Berlioz. L'introduction en France de la musique
exotique a donné naissance à des compositions d'un
caractère tout particulier. S'emparant d'un thème po-
pulaire hongrois, norvégien, espagnol, oriental ou
russe, emprunté même parfois à quelques-unes de nos
provinces comme la Bretagne ou l'Auvergne, et tou-
y
•zyi ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
jours curieux par le caractère mélodique et surtout
par le rythme, nos compositeurs ont brodé, je dirai
presque tissé, des pièces instrumentales vivantes et
colorées auxquelles on a donné le nom de rapsodies.
On connaît de M. Saint-Saëns, Lalo, Chabrier, etc., des
rapsodies algériennes, norvégiennes, espagnoles, etc.,
d'une haute valeur.
Il est enfin un autre genre de compositions pure-
ment instrumentales dans lequel nos musiciens ont
écrit des pages de premier ordre et qui trahissent chez
nos compositeurs les préoccupations de théâtre qui ne
cessent jamais de hanter leur imagination; je veux par-
ler des Ouvertures symphoniques. Choisissant dans
Phistoire, dans l'œuvre d'un poète aimé, dans un ro-
man célèbre, dans un drame ou une tragédie, un épi-
sode ou une ligure, l'artiste en fait le sujet de sa compo-
sition, c'est-à-dire que, prenant quelques mélodies ou
quelques rythmes qui, pour lui, représentent le per-
sonnage ou le fait dramatique qu'il a choisi, ou le
tableau qu'il veut peindre, il les développe symphoni-
quement, non pas en les répétant, comme font les
Italiens, mais en les variant, les transformant, les enri-
chissant au moyen des multiples ressources de l'har-
monie, du contre-point et de l'instrumentation. Dans
d'autres pièces de ce genre, l'auteur n'a même pas
cherché de sujet ni de titre ; ce sont les thèmes ainsi
développés qui servent de personnages, c'est la progres-
sion même de l'œuvre qui fait son intérêt; dans ce cas,
elle porte souvent le simple titre d'ouverture sympho-
nique.
Que ces ouvertures soient réellement isolées ou que.
LIVRE III. *33
dans Pidée du compositeur, elles restent les pages ini-
tiales de drames lyriques rêvés, mais non achevés ou
non représentés, elles n'en forment pas moins un tout,
et nos musiciens français, suivant en cela l'exemple des
Beethoven, des Weber, des Mendclssohn, des Schu-
mann, ont écrit dans ce genre des œuvres de premier
ordre. Citons, pour préciser, les ouvertures de Waver-
/c'r, des Francs-Juges, du Carnaval romain, du Roi
Lear, de Berlioz, de Phèdre, de M. Massenet, de Patrie,
de Bizet, de Fiesquc, de M. Lalo, de Wallenstein, de
M. d'Indy, etc.
Jusqu'ici, nous nous sommes arrêtés aux composi-
tions instrumentales seules; mais les musiciens ne pou-
vaient rester ainsi enfermés dans l'orchestre. Malgré
leur puissance d'expression, la variété de leurs timbres,
les instruments ne leur suffisaient pas; aussi ne tardè-
rent-ils pas à appeler à leur secours la voix humaine,
soit en chœurs, soit en soli. Dès ses premières œuvres,
Berlioz avait senti cette nécessité et, après avoir exposé
cette théorie que la musique pure et sans paroles suffi-
sait à rendre tous les sentiments qu'elle voulait expri-
mer, il introduisait des chœurs et des soli dans sa sym-
phonie dramatique de Roméo et Juliette (1839). Cette
partition n'est pas une des premières en date du maître,
mais elle compte parmi ses plus belles et a servi de
point de départ aux nombreuses compositions qui ont
fait tant d'honneur à l'école française.
Avant de passer rapidement en revue les sympho-
nies modernes, nous devons citer deux artistes qui,
presque contemporains de Berlioz et de Félicien David,
luttèrent vaillamment contre le goût musical de leur
2j+ ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
époque; l'un, Emile Douay, fut un musicien hardi et
novateur ; l'autre, Louis Lacombe ( 1 8 1 8- 1 884), un poète
à Finspiration vive, à l'idéal noble et élevé. Emile
Douay a été oublié; Lacombe, malgré de remarquables
symphonies pittoresques et dramatiques, n'a laissé que
le souvenir d'un virtuose de premier ordre sur le piano ;
ceux-là n'eurent même pas, comme Berlioz, les joies
amères de la lutte; ils furent dédaignés, mais l'histoire
doit conserver leurs noms et honorer leur mémoire.
Ce ne fut, en effet, qu'à partir du jour où Pasdeloup
eut créé un véritable public pour la musique en dehors
du théâtre, que les musiciens avides de se faire entendre
se tournèrent définitivement vers ce genre d'œuvres, où
l'orchestre et les voix habilement mêlés se prêtaient
merveilleusement à toutes les inspirations de l'artiste.
Les uns, rêveurs et contemplatifs, se jetèrent dans la
musique descriptive; les autres, mystiques et reli-
gieux, prirent pour sujets les légendes saintes et les
épisodes de l'Ecriture; d'autres trouvèrent des sujets
dans les contes de l'Orient, ou dans les légendes des
poètes anglais, germains, Scandinaves et français. Enfin
d'autres encore, attirés par l'invincible attrait du théâtre,
firent de l'ancienne symphonie dramatique de Berlioz,
de Pode-symphonie de Félicien David, une sorte d'opéra
auquel il ne manquait que les costumes et les décors.
Disons cependant que ces distinctions ne sont jamais
absolues et que plus d'une de ces compositions est à la
fois descriptive, religieuse, fantastique et dramatique.
La première partition à la fois symphonique et vocale
qui ait été entendue et applaudie en France fut l'ode-
symphonie du Désert de Félicien David (8 nov. 1844 ).
LIVRE III. 23S
Cet artiste, expulse de France au moment du procès
des saint-simoniens dont il était un des plus fervents
adeptes, s'était réfugié en Orient. Là il écouta, le silence
du désert, la chanson du chamelier, et traduisit en
poète et en musicien ce qu'il avait entendu, sans fouiller
la musique jusque dans ses profondeurs, sans lui de-
mander plus qu'elle pouvait exprimer; avant tout il
voulait être clair, et c'est la clarté dans la disposition
des plans, le coloris des peintures qui sont les qualités
dominantes du Désert. Ce sont ces qualités aussi qui
ont fait son succès rapide, foudroyant môme, chez un
public qui alors n'aimait guère à se donner de peine
pour écouter. Malgré quelques symphonies, quelques
mélodies heureuses, Félicien David, avant la première
audition du Désert, était presque un inconnu; le lende-
main de l'exécution de son œuvre, il était célèbre. C'est
qu'en effet le Désert, dans ses proportions restreintes et
dans l'heureuse disposition de toutes ses parties, est non
seulement un chef-d'œuvre, mais surtout une œuvre
facile à comprendre. Dès le début, des vers déclamés
expliquent le sujet; puis, chaque page, bien nette, bien
précise, frappe l'esprit en même temps que l'imagination
de l'auditeur. Voici le silence du désert si bien rendu
par de longs accords, à peine interrompus par les frag-
ments d'une vague mélodie, puis la marche colorée de
la caravane, puis c'est l'orage et, après, le repos et la
rêverie de la nuit, mélodie délicieuse de charme et de
morbidesse, puis encore les danses orientales, où, au
coloris fin et varié de l'orchestre, David avait su ajouter
le piquant alors étrange des rythmes orientaux ; enfin,
voici le matin, et là le musicien a décrit le lever du
2)4 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
soleil en une page qui restera parmi les meilleures de
la musique pittoresque française. Après le succès de sa
première ode-symphonie du Désert, Félicien David
retrouva encore de belles pages dans la seconde partie
de Christophe Colomb, dans le chœur des fleurs de
YEden ou la chanson du chamelier de Moïse an Sinaï.
Mais le Désert resta son chef-d'œuvre au concert comme
Lalla-Roukh a été son œuvre maîtresse au théâtre. Dans
toutes ces peintures Félicien David a su éviter de tomber
dans le détail inutile et mesquin, cet écueil de la
musique pittoresque; sa description est toujours élevée,
poétique, il cherche à éveiller en nous le sentiment des
grands tableaux de la nature et non à nous les repré-
senter, comme par une sorte de photographie musicale.
(Test par là que Félicien David restera un des maîtres
novateurs de notre école; il a créé en musique l'orienta-
lisme; il a été, dans son art, ce que Marilhat et Decamps
ont été dans la peinture, Théophile Gautier dans la
poésie. La trace de son influence est encore sensible
aujourd'hui et il est peu de pages dans les compositions
sur des sujets orientaux qui ne soient, jusqu'à un certain
point, inspirées par le maître qui a écrit le Désert. Parmi
les œuvres purement descriptives et que nous pouvons
citer, nommons le Sélam de M. Reyer, la Mer de
M. Victorin Joncières1, etc.
i. Nous ne pouvons citer toutes les œuvres de concert pure-
ment instrumentales ou avec voix et orchestre qui ont été exécu-
tées depuis plus d'un quart de siècle; nous ne prétendons ici
faire ni dresser une liste, ni surtout indiquer une préférence,
nous nous contentons de signaler, pour la clarté du récit, au
hasard de notre mémoire, celles qui nous paraissent répondre
le plus exactement aux divers genres que nous traitons.
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Violant
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FIC. ^Ç. ORCHEsIRE DE BERLIOZ.
( Lacrxmosa de la Messe des morts.)
23» ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
De la contemplation de la création à la pensée du
créateur, la route est vite franchie par le poète; aussi
des œuvres comme Moïse au Sinaï ou YEden de Féli-
cien David sont-elles religieuses autant que descriptives,
mais il en est d'autres où l'idée de la prière et du texte
saint l'emporte sur les préoccupations de l'effet pitto-
resque; ici il nous faut revenir à Berlioz. Comme son
maître Le Sueur, Berlioz concevait la musique d'église
large, puissante, mouvementée et presque dramatique :
aussi son fulgurant Requiem (i83j) (fig. 69), écrit pour
les funérailles du général Damrémont, est-il une œuvre
des plus intéressantes; mais nous nous arrêterons
principalement sur Y Enfance du Christ (1854), que
Berlioz avait intitulée Mystère.
L' Enfance du Christ est un chef-d'œuvre. Berlioz a
voulu faire naïf, il a fait sublime ; il a voulu se montrer
religieux, il a été plein d'une onction tendre et profonde.
Qu'il nous suffise de rappeler dans cette belle partition
l'adorable récit de la fuite au désert: c'est beau, c'est
pur, simple et grand tout à la fois.
De nos jours, le sentiment religieux en art paraît avoir
changé; il s'y est introduit sous l'influence toute litté-
raire de M. Renan, comme une philosophie douce qui
a rendu moins âpres, mais aussi moins naïfs, certains
tableaux des saints récits. La musique, à son tour, a
suivi l'inspiration du gracieux poète de la Vie de Jésus;
c'est dans cet esprit qu'a été écrite cette composition
charmante, émue et pittoresque tout à la fois qui a nom
Marie-Magdeleine (1873) de M. Massenet. Mais voici
à côté de ce maître un autre musicien, mystique et sévère
celui-là, M. GésarTranck (1822-1890), qui s'est élevé
LIVRE III. »J9
dans les hantes régions tic la prière et de la méditation
pieuse avec son magistral ouvrage des Huit béatitudes.
Citons encore parmi les œuvres religieuses qui sont
presque des oratorios, la Gallia (187 1) de M. Gounod,
parution chaleureuse et d'un puissant effet, dans laquelle
le maître, encore sous l'impression de nos malheurs, pa-
raphrasa éloquemment le psaume Super flumina llaby-
lonis. Depuis, M. Gounod est entré plus avant dans le
mysticisme pieux avec Rédemption et Mors et vita.
A côté des récits chrétiens et des textes sacrés, les
diverses légendes du Nord et de l'Orient, les mythes de
l'Edda, du Niebelungenlied, du Ramayana ont aussi
inspiré nos artistes, et tout un monde de dieux, de
déesses, de Walkyries, de fées s'est levé à la voix des
musiciens. Les œuvres pour ainsi dire mythiques de
Wagner, qui mettent en scène les compagnons de
Votan, les dieux du Walhalla, toute la poétique théo-
gonie du Nord ont attiré l'attention sur ces figures à la
fois humaines et fantastiques. Elles sont nombreuses,
les pages pittoresques, descriptives, et même drama-
tiques inspirées par les divinités du Walhalla, par les
héros demi-dieux de nos vieilles chansons de geste,
par les divinités orientales; mais c'est surtout au théâtre
que nous pourrons signaler cette influence de la mytho-
logie mythique sur la musique française.
Voici un chef-d'œuvre, de Berlioz encore, la Dam-
nation de Faust, qui nous rapproche davantage du
drame lyrique; il est complexe, tenant à la fois du
théâtre et de la symphonie, s'inspirant en même temps
et de la poésie fantasque et du sentiment humain. C'est
de la symphonie encore, mais presque de l'opéra. Si
2+o ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
la Damnation de Faust nous semble neuve et hardie
aujourd'hui, combien étrange et même incohérente
dut-elle paraître aux auditeurs de 1846 lorsqu'elle fut
exécutée pour la première fois! Le Conservatoire et les
divers concerts avaient timidement fait connaître quel-
ques-unes des pages les plus saillantes, celles qui faisaient
tableau comme la brillante marche hongroise, la danse
des Sylphes, le menuet des Follets, lorsque, grâce à
Pintelligen te initiative de M. Colonne, l'œuvre fut rendue
dans son entier en 1877, trente et un ans après sa pre-
mière apparition. On sait combien foudroyant fut son
succès. La hardiesse et la nouveauté de la forme, la
richesse de la langue, des rythmes, des mélodies, la
merveilleuse variété des tableaux frappèrent dès la pre-
mière audition; puis, bientôt, on comprit ce qu'il y avait
de profond dans l'œuvre, on mesura cette sombre et
fantastique figure de Méphistophélès, on pleura avec
la Marguerite si tendre et si sincère.
Comme on le voit dans ce court aperçu de la sym-
phonie en France pendant le xixe siècle, nous sommes
déjà loin des œuvres purement instrumentales que nous
citions au début de ce chapitre et voilà que par une
évolution qui sera, nous le répétons, une des plus inté-
ressantes de l'histoire de notre école, nous sommes
revenus au théâtre. Mais avant de parler de l'opéra,
citons quelques-unes de ces œuvres à la fois sympho-
niques et dramatiques que l'on a appelées mélodrames.
On sait qu'il est des tragédies et des drames dans les-
quels la musique joue un rôle important et qui ne sont
cependant pas des opéras, telles étaient les pièces des
tragiques anciens, telles ont été, dans notre théâtre clas-
LIVRE III. -:+i
sique, des tragédies comme Athalie et Esther; à part le
TAUA.
•
-p>uv {ncnjxurlcr tafia fecut f«fai<tt
J% £taj>$ù -fallut) i/c<maittfat fati^ïu^r
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rtVuft ccnfonnvnt a (a ^>ta&fcau«
^f y* '
HC. 7 . MANUSCRIT DES AJJgCS (FIN DU XVIe' SIÈCLE).
(Bibliothèque Je lArscnal.)
Timoleon de Chénier que Méhul avait illustré d'une
ouverture et de quelques chœurs d'un beau caractère,
MUSIQUE FRANÇAISE. ï6
24s ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
à part le drame de Missolonghi auquel Hérold a attaché
son nom, nous comptions en France, jusqu'à l'époque
moderne, peu de ces sortes de compositions qui ajou-
tent à l'effet pittoresque et expressif du drame. Bientôt
on connut dans ce genre des pages magistrales comme
VEgmont de Beethoven, ou le Struensée de Meyerbeer,
VAthalie de Mendelssohn, ou l'adorable musique écrite
par le même maître pour le Songe d'une nuit d'été, et
nos compositeurs ne tardèrent pas à vouloir marcher
sur leurs traces. Nous ne pouvons donner ici la liste
de ces mélodrames, mais nous citerons parmi les œuvres
qui ont le plus d'importance au point de vue drama-
tique et symphonique, les Erynnies que M. Massenet
écrivit en 1873 pour la tragédie de M. Leconte de Lisle,
partition empreinte d'une remarquable couleur antique,
et dans un tout autre genre, V Artésienne composée
par Bizet pour le drame de M. Daudet. E Artésienne
reçut d'abord en 1872 un accueil plus que froid, mais
depuis on a compris ce qu'il y avait de passion,
d'émotion profonde et sincère, de puissance dramatique
dans cette musique que l'on avait dédaignée.
Brenet (Michel). Histoire de la symphonie, in-8°, 1882.
Deldevez. La société des concerts de 1860 à i885, in-8°, 1887.
Elwart. Histoire de la société des concerts du Conservatoire de
musique, in- 12, 1860.
Elwart (Ant.). Histoire des concerts populaires, in-12, 1864.
Jullien (Ad.). Hector Berlio%, in-40, 1889.
Jullien (Ad.). Gœthe et la musique, in-12, 1880.
Lavoix fils. Les Traducteurs de Shakespeare en musique, bro-
chure in-8°, 1869.
Lucas. Les concerts classiques en France, in-12, 1S76.
CHAPITRE II
LE DRAME L Y R I Q U E
Les maîtres étrangers en France: Rossini, Meyerbeer, Donizetti,
Verdi. — L'opéra historique et narratif : M. Scribe et ses
poèmes, Halevy, Auber, etc. — L'opéra pittoresque et poétique':
Le théâtre lyrique, Félicien David, Berlioz, MM. Gounod,
Ambroise Thomas, Reyer, Massenet, Saint-Saëns, Lalo, etc.
— La symphonie dansée : Les opéras-ballets et les ballets.
Pendant que se préparait la curieuse évolution de
la symphonie vers le drame et par conséquent du drame
vers la symphonie, que nous avons brièvement racontée
au chapitre précédent, Topera et l'opéra-comique, du-
rant une période qui s'étend de 1825 à i85o à peu près,
traversaient une des phases les plus brillantes de leur
histoire.
A cette époque, nos compositeurs tirent surtout de
la musique d'action, que Ton pourrait appeler narra-
tive. Raconter en musique un fait dramatique puisé
dans L'histoire ou inventé, poser le décor musical sans
s'arrêter à la peinture détaillée des tableaux, faire agir
les personnages sans entrer trop profondément dans
l'intimité de leurs sentiments, chercher avant tout à
impressionner l'auditeur par une ligne mélodique
24t ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
bien nettement dessinée et bien en relief, tel fut le but
des musiciens de ce temps qui nous ont légué de
grandes et belles œuvres dans le style lyrique comme
dans le demi-genre. C'est en effet le même esprit
qui, à l'opéra-comique comme à Topera, a guidé nos
artistes; cependant pour la clarté du récit, on peut
faire des œuvres dramatiques de notre siècle deux
séries; dans Tune, viennent prendre place (sans tenir
compte du théâtre où elles ont été exécutées) les parti-
tions, opéras, opéras-comiques ou drames lyriques qui,
par leurs sujets, leurs tendances, l'élévation de leur
style, appartiennent à ce que l'on pourrait appeler la
musique héroïque ou poétique; dans l'autre, qui sera
l'objet du chapitre suivant, nous y raconterons de
notre mieux l'histoire de l'esprit français en musique
dans la comédie et le vaudeville.
On a dit et répété que la musique de Rossini, sur-
tout à partir du jour où le maître de Pesaro était venu
à Paris, avait marqué pour l'art français une époque
de progrès et de rénovation; ce fut, dit-on, le chaud
soleil qui fit éclore les fleurs de notre génie. Ici encore
la légende a pris un peu la place de l'histoire. Si nous
avions à étudier l'école italienne, il faudrait nous arrêter
longtemps sur Rossini, mais il s'agit ici de l'école fran-
çaise et nous n'avons à parler de Rossini qu'à notre
point de vue. Toutes ses œuvres lues et relues, on peut
avancer, sans porter atteinte au respect dû à l'immortel
auteur du Barbier et de Guillaume Tell, qu'il a plus
gagné au contact de la France que nos maîtres n'ont
trouvé d'avantages à l'imiter.
En effet, Rossini, comme tous les musiciens étrangers
1,1 VK E III. v + 5
venus avant lui dans notre pays, comme Gluck, comme
Salieri, comme Sacchini, comme Spontini, crut devoir
changer sa manière italienne et la rendre plus conforme
au goût du nouveau public pour lequel il écrivait. Déjà,
refaisant son Maomcttn II pour l'Opéra, sous le titre de
Siège de Corinthe (1826), il ajoutait, entre autres, la scène
la plus grandiose de l'œuvre, la Bénédiction des dra-
peaux. Avec son pompeux récitatif, relevé par les inter-
ruptions du chœur et de l'orchestre, avec la magnifique
déclamation d'Hiéros et sa progression sonore habile-
ment ménagée, cette page est une des plus belles qu'ait
écrites Rossini. Mose in Egitto avait été en Italie une des
œuvres de la deuxième manière du maître, de cette pé-
riode de transformation qui avait jeté le trouble et la
désolation chez les dilettantes italiens. Moïse (1827) fut
une transformation de la partition italienne; sur un
sujet pieux, les brillants ornements tant applaudis au
delà des monts n'étaient plus de mise auprès d'un pu-
blic qui avait admiré Le Sueur et Méhul; aussi le maître
dut-il émonder les vocalises et les broderies par trop
touffues, sacrifier l'éclat et le brio à l'ampleur du
style et à la haute expression. L'écriture de Moïse, tout
en restant encore bien chargée et bien italienne pour
nous, est plus simple que celle du Mosé et surtout on
trouve dans l'adaptation française le beau trio du troi-
sième acte, sorte de prélude aux grands ensembles de
Guillaume Tell; ajoutons cependant que la prière du
troisième acte était déjà dans la partition italienne.
Mais voici davantage, et c'est jusque dans le style lé-
ger que Rossini croit nécessaire de changer sa manière.
Dans le Comte Ory (1828), dont la musique était em-
246 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
pruntée à 77 Yiaggio ci Reims, opéra de circonstance
improvisé pour le sacre de Charles X et joué en 182D,
l'orchestre et le chant sont moins brillamment brodés
que dans les opéras italiens comme II Barbiere et
la Cenerentola, mais, en revanche, plus sonores et plus
fermes. Tout en gardant ses qualités premières, le
maître, adaptant sa musique au vaudeville de Scribe et
dePoirson, a revu avec soin sa partition, ajouté le spi-
rituel duo du page et du comte, le gracieux trio du se-
cond acte, le chœur si vivant des buveurs, et dans ces
morceaux on saisit la volonté évidente de se rapprocher
du style français, d'emprunter à notre opéra-comique
quelque chose de sa justesse et de sa netteté.
Enfin voici Guillaume Tell (3 août 1829). Le musi-
cien a pour collaborateur le poète de la Vestale, de
Jouy. Après soixante-dix ans d'existence, quelles sont
les pages qui, dans cette œuvre, ont résisté au temps?
Celles-là justement qui ont été conçues par le maître
dans l'esprit de la tragédie lyrique française, qui tirent
leurs beautés de la justesse et de la force de l'expression,
de la belle et lumineuse ordonnance scénique, des émou-
vants effets dramatiques. Les morceaux italiens tant
applaudis autrefois sont peut-être ceux qui ont le plus
vieilli : la romance du pêcheur paraît aujourd'hui
d'une grâce surannée; le duo du deuxième acte, qui
passa naguère pour amoureux et passionné, nous
paraît froid et d'une fausse élégance; en revanche, les
récitatifs d'une déclamation juste, les chœurs du pre-
mier acte placides et larges, et pour ainsi dire contem-
platifs, la Conjuration, la romance de Guillaume :
«Courbe ton front », et surtout le grand trio avec son
LI VR E I I I. 2i7
cri de douleur : « Mou père, tu m'as dû maudire », sont
dos pages encore magistrales et qui, nous l'espérons
pour Part musical, resteront immortelles. Devant le
magnifique trio, saluons, c'est le génie. Un nouveau
soufllc a passe sur le maître; le style, toujours élégant
et clair, a pris plus de profondeur et de couleur, la
pensée plus d'élévation. Ces beaux et nobles récitatifs,
ces accents sincères et profonds, ces grands dévelop-
pements de scènes et d'ensembles , nous en avons
déjà vu les premiers modèles dans Gluck, dans Salieri
et Sacchini,dans le Joseph, de Méhul, dans les Bardes
de Le Sueur, dans ces œuvres écrites par des Français
ou pour des Français.
Rossini a-t-il rendu à nos musiciens tout ce que
ceux-ci lui avaient donné? Je ne le crois pas. La mélodie
manquait quelquefois chez eux d'aisance et de liberté;
en revanche, nous avons vu combien elle était juste et
expressive dans sa brièveté. En imitant Rossini, nos ar-
tistes apprirent à donner plus de souplesse à leur pensée
et une forme plus élégante; mais ils apprirent aussi
l'art du faux éclat, de la fausse grâce, du clinquant
mélodique, en un mot du bavardage musical. Dans
l'opéra plus encore que dans l'opéra-comique, ce sont
les pages imitées de Rossini qui ont les premières
succombé sous les coups du temps. Le vieux Berton
n'avait pas tort d'accuser le maître italien d'abuser des
forces de l'orchestre; son instrumentation est écla-
tante, il est vrai, mais quelquefois plus bruyante que
sonore, et on l'a bien vu chez les imitateurs du maître.
L'orchestre de nos musiciens français, des Le Sueur,
des Berton, des Méhul, etc., était expressif et pitto-
2+8 ECOLE FRANÇAISE DR MUSIQUE.
resque; mais il avait garde une certaine lourdeur et
une certaine monotonie de forme; il avait peine à se
dégager du massif contre-point de Lulli, de la rigide
basse continue des premiers Italiens, de la sévère basse
fondamentale de Rameau. Sous l'influence de Rossini,
les compositeurs français rompirent ces dernières
chaînes, donnèrent plus de liberté et d'aisance à leur
orchestre, le rendirent plus léger et plus brillant; mais,
comme lui aussi, ils se jetèrent dans les sonorités exa-
gérées et inutiles, et, comme lui, firent caqueter quel-
quefois les instruments, pour ne rien dire. Il en fut de
même du style vocal qui devint plus éclatant et plus
souple, mais qui perdit en expression et en vérité dra-
matique ce qu'il gagnait en brio. C'est alors que Ton
vit naître à l'Opéra, comme à l'Opéra-Comique, ces airs
à roulades pour chanteuses légères, ces morceaux
fleuris, ornés, frisés, vocalises, brillants de forme, mais
vides de fond, sans mélodie et sans expression, qui
furent si à la mode, et qui ont si puissamment contribué
à faire vieillir les œuvres qui datent de 1825 à 1860
environ. Rossini fut un soleil, soit, mais un soleil dont
les rayons brûlèrent le sol, bien loin de le féconder.
Un autre maître étranger a, selon nous, rendu plus
de réels services à l'école française que Rossini, c'est
Meyerbeer. Comme la plupart de ses contemporains, il
avait d'abord été fasciné par le prestige du maître de
Pesaro ; dans ses premières œuvres italiennes, sa puis-
sante originalité disparaît sous le faux éclat du rossi-
nisme, c'est à peine si quelques pages laissent deviner
ce que devait être plus tard le maître. Mais peu de
temps après son arrivée en France, il ne tarda pas à
L I V K F, III.
a 49
H) (dut <Vv.////j /c/(//
(xvne siècle.)
F i g. 71,
2$o ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
redevenir lui-meme. Dès sa première œuvre française,
Robert le Diable (2 1 novembre 1 83 1), le grand musicien
n'hésite pas à entrer dans l'esprit du jour; le roman-
tisme est dans toute la fleur de sa nouveauté, il inspire
Meyerbeer comme il a inspiré Berlioz; la valse infer-
nale, l'apparition et le ballet des nonnes sont des scènes
romantiques au premier chef, mais voici mieux : le
compositeur peint des caractères, il fait se dresser devant
nous les personnages. Weber, dans le Freyschiït^
nous avait montré le démon; Meyerbeer en fait un
homme, un père, et voici Bertram coulé d'un jet dans
le bronze de l'orchestre, pendant que se dessine en con-
traste la douce et mystique figure d'Alice. Les œuvres
du maître sont peuplées de créations de ce genre. Les
Huguenots paraissent (29 février 1 836), et cette fois
c'est une page d'histoire; elle est inspirée, chacun le
sait, par la Chronique de Charles IX, de Mérimée, car
c'est l'époque des romans historiques, la Ligue, les
États de Blois, les Barricades de Vitet, les vivantes
inventions de Dumas. Meyerbeer se fait Français ; sa mu-
sique prend la précision, la netteté d'un récit. Je n'ai pas
besoin de rappeler le septuor du duel, la bénédic-
tion des poignards, le trio final, d'une peinture si
saisissante et d'une vie si intense; c'est du mélodrame,
il est vrai, et ce n'est plus de la^ tragédie. Les lignes
n'ont peut-être pas la pureté et la noblesse de celle de
l'école de Gluck; mais, en revanche, tout est chaleur,
tout est passion dans cette musique; et puis voici encore
des types inoubliables : le rigide Marcel et la tendre Va-
lentine, l'élégant Nevers, raffiné et précieux. Arrivé à
ce point, il semblait que le maître ne pût plus que se
i,i vu E m. vSi
recommencer Lui-même, ou s'arrêter comme Rossini;
il lit mieux, il monta plus haut et alors apparut, le
16 avril 1840, le Prophète, qui tient à la fois de Topera
et de L'oratorio. A L'époque ou il fut joué, le Prophète
donna une note toute nouvelle dans le drame lyrique.
Pastorale et presque de demi-genre dans sa première
partie, cette oeuvre s'élevait dans la seconde jusqu'au
lyrisme et jusqu'à l'épopée; le finale du troisième acte :
« Dieu du ciel et des anges », a un élan martial et re-
ligieux, que grandit encore la brillante envolée des
harpes. La scène de la cathédrale est une immense
fresque musicale d'un éblouissant éclat; mais à côté de
ces tableaux aux larges décors, que d'expressions in-
times et profondes, dans tout le rôle de Fidès, dans le
magnifique arioso du premier acte, dans cette même
scène de l'église, où le cri de l'âme humaine arrive en-
core à dominer l'immense ensemble qui semblait devoir
l'étouffer ! Là encore nous voyons des figures ma-
gistralement tracées, Fidès d'abord, cette mère a la ten-
dresse profonde, noble et haute tout à la fois; puis Jean
de Leyde, ce prophète convaincu de sa mission divine ;
dans l'ombre, les trois anabaptistes, sombre trinité du
mal et du fanatisme intéressé. Dans l'exécution technique
de l'œuvre, que de nouveautés nous offre le Prophète!
Les procédés d'instrumentation ne sont plus ceux des
Huguenots, l'orchestre est plus varié, plus riche s'il est
possible, l'harmonie a des surprises nouvelles, la mélo-
die ne se fait plus rapide, vibrante et comme narrative :
elle devient plus majestueuse avec le sujet, plus pro-
fonde, plus psychologique pour ainsi dire, surtout dans
cet admirable rôle de Fidès; on y découvre des ten-
252 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
dances nouvelles qui sont déjà celles de l'école moderne,
le vieux moule tend à se briser; bref, on peut dire que
si Guillaume Tell est en France la dernière belle œuvre
d'une école disparue, le Prophète est la première d'une
école qui va naître.
Je passe rapidement sur V Africaine (28 avril i865).
Composée sur un très médiocre poème, cette partition
abonde en brillants tableaux, en pages étincelantes,
en scènes dramatiques et émouvantes. Jamais Meyer-
beer n'a écrit avec plus de soin, jamais, sauf peut-être
dans le Pardon de Ploërmel, il n'a mis plus de fan-
taisie dans sa mélodie, dans son orchestre, dans son
harmonie (il suffit de rappeler tout le quatrième acte),
jamais ses développements n'ont été plus habiles et
plus larges, comme dans le quadruple finale du premier
acte, et cependant l'œuvre paraît rétrograde; l'auteur,
revenant aux grâces italiennes d'antan, sacrifie parfois
l'expression à l'effet, je dirais presque au dilettantisme.
L' Africaine est, selon nous, un opéra pittoresque plu-
tôt que dramatique, toujours digne du maître, mais
qui n'est pas, comme le Prophète, une de ces œuvres
fécondes qui préparent l'avenir et l'annoncent.
En effet, ce n'est pas seulement parce que les par-
titions de Meyerbeer tiennent grande place dans le réper-
toire de notre opéra, ce n'est pas non plus parce que l'on
y sent à chaque page l'inspiration du génie français que
nous nous y arrêtons si longtemps; mais il est peu de
maîtres étrangers qui aient exercé sur nos musiciens
une plus grande influence. On a imité Rossini, on s'est
inspiré de Meverbeer. Sa mélodie vigoureuse et pleine,
aux formes larges et amples, est riche en développements.
LIVRE III, 25}
entraînant avec clic, dans son flot, l'harmonie et L'ins-
trumentation. Son orchestre est rempli de traits heureux,
de touches habilement fondues; la disposition des
scènes est franche et claire, éveillant, dès les premières
notes, Pattention et presque Pémotion de Pauditeur.
Avec ces qualités, on renouvelle une langue, on rajeunit
les procédés d'un art, on fonde une école, en un mot.
Aussi, est-ce l'influence de Pauteur des Huguenots et
du Prophète que nous trouvons la plus persistante chez
la plupart des musiciens de la génération qui a précédé
celle d'aujourd'hui.
A côté de ces deux grands maîtres, deux étrangers,
deux Italiens, ont tenu aussi une large place dans notre
opéra : Pun, musicien bien doué, improvisateur facile
et souvent heureux, mais d'une élégance banale, d'une
fécondité mélodique qui va jusqu'à la prolixité et jus-
qu'à la mollesse; l'autre, incorrect, mais ardent, fou-
gueux, dramatique ou, pour mieux dire, mélodrama-
tique et passionné jusqu'à la violence. J'ai nommé
Donizetti et Verdi. Tous deux ont profité du voisinage
de nos artistes, et les opéras qu'ils ont écrits pour la
France sont plus soignés, plus expressifs que leurs
œuvres italiennes. Je citerai par exemple de Donizetti :
la trop célèbre Favorite (1840), Don Sébastien de Por-
tugal (1843), de Verdi : les Vêpres siciliennes (i855),
et Don Carlos (1867), partition dans laquelle le maître de
Bussetto fait déjà pressentir cette évolution singulière
de son talent qui a donné naissance à Aida, à la Messe
de Manzoni et à Otello. Si notre école a eu quelque
heureuse influence sur le talent de ces deux artistes,
il n'en a pas été de même pour nos musiciens; quel-
i-5+ ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
ques formules banales, quelques procédés faciles et ù
effet, tel est le bilan de ces emprunts, faits par nous à Do-
nizetti et à Verdi ; nous aurions tort de nous en glorifier.
En revanche, sans être musicien, il est un auteur
dramatique qui a été un précieux auxiliaire pour les com-
positeurs de la période qui a précédé la nôtre; c'est
Eugène Scribe (1791-1861) (fig. 72). Ecrivain lourd et
incorrect, poète plus que médiocre, rimeur prosaïque, il
possédait cependant à un haut degré l'art de trouver une
situation, de la rendre intéressante, de la développer, de
la présenter sous son jour le plus favorable à la musique,
et surtout de donner aux musiciens les poèmes qui con-
venaient le mieux à leur talent. Rompant avec la tra-
dition de l'ancienne tragédie musicale, ce fut lui qui
créa le drame d'action, le mélodrame, si Ton veut, d'un
genre moins élevé et moins poétique, mais d'un intérêt
plus palpitant. Ses procédés de théâtre étaient le plus
souvent petits et mesquins, et cependant il arrivait quel-
quefois, par la force de la situation, à des effets tragiques
et grandioses, comme dans le deuxième acte delà Juive.
le troisième de Guido et Ginevra, inspiré, du reste, par
le Roméo et Juliette de Shakespeare, et surtout le grand
finale de la cathédrale dans le Prophète. Non content de
chercher des effets de scène, Scribe sut aussi fournir à
ses collaborateurs des figures aux traits bien arrêtés, au
dessin bien ferme, permettant aux musiciens de mo-
deler en vigueur les personnages et les caractères. Tels
sont Bertram et Alice de Robert le Diable, Marcel et
Nevers des Huguenots, Eléazar de la Juive, Fidès du
Prophète. Scribe a trouvé des rivaux plus poètes que
lui, comme Casimir Delavigne dans Charles VI, par
M G. 72. SCRIBE (EUGÈNE).
(Paris, 1791-1861.")
2$6 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
exemple, plus lins et plus délicats comme Saint-Georges
dans Y Éclair, le Val d'Andorre, il n'en a pas trouvé de
plus habiles. Aujourd'hui, Topera historique, anecdo-
tique, si l'on aime mieux, le mélodrame lyrique, pa-
raît un peu abandonné ; les musiciens exigent plus de
poésie et de pittoresque; ils cherchent pour collabo-
rateurs les grands génies de la littérature : Dante, Shake-
speare, Gœthe, Schiller. Ils ont rencontré là des sources
fécondes d'inspiration, et d'excellents auteurs ont su
leur tailler des poèmes dans les chefs-d'œuvre qu'ils
voulaient mettre en musique ; mais il serait injuste de
ne pas placer à côté des maîtres qui ont fait honneur à
l'école française, celui qui fut le librettiste des Hugue-
nots, du Prophète et de la Juive.
Jusqu'ici, dans notre récit, il semble que l'école
française lyrique ait dû tout son éclat aux maîtres étran-
gers et que nos musiciens aient été de simples imita-
teurs. En effet, notre Opéra a souvent ouvert à des
artistes d'Allemagne et d'Italie, même secondaires, ses
portes si souvent fermées aux meilleurs compositeurs
français. De plus, nous n'avons pas cru inutile de
nous arrêter quelque temps sur des partitions qui sont
nôtres par leurs tendances, afin d'étudier de plus près
cette période intéressante de l'opéra historique; mais
notre répertoire compte aussi plus d'une belle œuvre
sortie de plumes françaises, et nous nous garderons bien
d'oublier à notre tour, au profit des étrangers, des
maîtres qui sont nos compatriotes.
De 1825 à 1860 environ, deux musiciens français,
bien différents de caractère et de talent, Halévy
LIVRE III.
257
et Aubcr, ont brillamment tenu leur place à côté de
Meyerbeer et de Rossini.
| ; |!f/;';|;!|| .
FI G. 73. BAL DK COUR (XVIII° SIKCLe).
Halévy (Jacques-Fromental-Élie) (1799-1862) (voir
portrait : Histoire de la musique, fig. io5) peut être
MUSIQUE FRANÇAISE.
17
258 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
compté au nombre des grands maîtres de notre
époque. Musicien des plus instruits, admirablement
doué et d'une intelligence supérieure, l'auteur de la
Juive sut briller également dans le genre lyrique comme
dans le demi-genre, et cependant son œuvre, considé-
rable, est inégale. A côté d'admirables pages on
voit avec regret cet artiste de premier ordre sacrifier
sans honte au succès du moment, chercher dans une
mélodie banale, vulgaire même quelquefois, des applau-
dissements faciles. La pensée est le plus souvent chez
lui noble, haute et expressive; cependant, parfois, elle
a quelque chose de contourné, avec plus de sentimen-
talité que de sentiment.
Halévy est, avant tout, dramatique; il a l'émotion,
la puissance, l'instinct des grands effets de théâtre; cha-
cun de ses drames lyriques est digne d'étude et d'inté-
rêt ; mais il en est un, la Juive, qui doit nous arrêter
avant tout autre.
La Juive, jouée à l'Opéra le 28 février i835, un an
avant les Huguenots, est une œuvre absolument fran-
çaise; en plus d'un passage, par une sorte de réaction,
le maître revenait à cette forme expressive et sobre que
l'éclat de Rossini avait fait oublier, et qui avait été le
triomphe de nos musiciens. Quoi de plus noble, d'un
dessin plus sûr et plus ferme que la belle scène
de la Pâque ! Quoi de plus pathétique que l'air de
Rachel : « Il va venir... ». avec cette mélodie haletante
et comme oppressée, cette courte ritournelle de cors si
simple et cependant si émouvante ! Halévy, dans cette
belle page, a rendu, comme auraient fait les anciens
maîtres, les tortures de cette âme de jeune fille boule-
LIVRE III. 2S9
versée à la fois par l'amour et le remords. Citera i-je
aussi L'air célèbre : « Rachel. quand du Seigneur... ».
qui peint, d'une façon si saisissante, et la tendresse et
le fanatisme du vieux juif?
J'ai dit comment Meyerbeer avait tracé des carac-
tères en musique; Halévy, comme lui, en même temps
que lui, sut créer des figures inoubliables, tel est
Éléazar, le Juif inflexible, fanatique et croyant; tel
est aussi le Mocenigo de la Reine de Chypre, rigide
exécuteur des hautes volontés du Sénat de Venise.
Après la Juive^ Halévy donna, le 5 mars 1 838, Guido
et Ginevra. dont le sombre troisième acte, celui des
tombeaux, est une œuvre de maître, avec Pair si pathé-
tique de Guido, et la scène si puissamment drama-
tique de Ginevra. Après cet opéra, il semble que le
talent d'Halévy ait perdu quelque peu de sa puissance ;
cependant il nous faut citer encore la Reine de Chypre
(22 décembre i84i),et surtout Charles VI(i5 mars 1843).
Cette dernière partition, dont la chanson patriotique :
« La France a l'horreur du servage », est restée popu-
laire, est une des plus intéressantes et une des plus
colorées du maître; le duo des cartes est un modèle de
genre léger dans le drame lyrique, et le grand récit de
Charles VI : « J'ai faim », d'une expression déchirante
de tristesse, est une des plus belles pages de haut style
de l'ancien opéra français.
Je passe sous silence le La^arone (1844), sorte d'o-
péra-comique assez mal placé sur notre première scène
lyrique, quoique traité avec esprit; le Juif errant (i852)
et la Magicienne ( 1 858). Dans ces deux dernières œu-
vres, Halévy a déployé une grande habileté de main
2(5o ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
et une science profonde de son art; mais il n'a plus
retrouvé les belles inspirations de la Juive, de Guido
et de Charles VI.
La puissance et la passion caractérisaient le drame
lyrique d'Halévy; ce fut par des qualités absolument
différentes qu'Auber (Daniel-François-Esprit) ( i 782-
187 1) se fit à TOpéra la place brillante qu'il a occupée
si longtemps; il n'avait pas la force, il lui substitua
la grâce; il n'avait pas l'expression, il éblouit par le
brio ; il était musicien de demi-caractère, il porta l'opéra-
comique à l'Opéra. La Muette de Portici (29 février
1828) est dans ce genre un chef-d'œuvre. Le poème de
Scribe offrait au musicien les plus émouvants tableaux;
les passions les plus violentes se déchaînaient dans ce
sombre mélodrame; on y voyait la douleur d'une jeune
fille lâchement abandonnée, on y entendait les cris de
vengeance d'un frère offensé; les élans patriotiques
et les fureurs d'un peuple en révolte, servaient de
cadre à ce tableau. Auber sut bien se garder des pièges
que lui tendait un pareil sujet. Des douleurs de la jeune
fille il fit un ballet, de la révolution une barcarolle, du
patriotisme, un pas redoublé; et, chose plus étrange,
ce ballet est presque dramatique, cette barcarolle est
à sa place, ce pas redoublé fait illusion; et, par la magie
de l'esprit, ce drame noir est devenu une sorte d'opéra-
comique gai, amusant, étincelant de verve et d'éclat.
Auber fut moins heureux avec Gustave III (27 février
1 833), qu'il intitula opéra historique; de toute cette lu-
gubre histoire d'un prince assassiné il n'est resté que
quelques couplets agréables et un galop vulgaire.
Mais avec le Philtre (i83i), le musicien spirituel, in-
LIVRE III. 261
génieux et fin qu'était Aubcr, avait déjà reparu; on le
retrouva dans quelques passages du Serment (i832),
du Lac des Fées (1839), et surtout dans les opéras-
ballets et les ballets.
Ce genre de musique se rapprochait plus de l'opéra-
comique que de l'opéra, et Auber, que Ton appelait à
cette époque le chef de l'école française, voulut faire
son œuvre maîtresse dans le grand style lyrique. Déjà
le Désert avait paru, déjà l'évolution symphonique
préparée par Berlioz et David se faisait sentir, déjà le
Prophète avait indiqué des voies nouvelles à la musique
dramatique. Auber écrivit une partition, où il chercha
tout à la fois la couleur orientale moderne et la noble
expression des Méhul et des Le Sueur ; il donna Y Enfant
prodigue (i85o). Malgré de réelles qualités de facture
et de couleur, cet opéra réussit peu.
A côté d'Halévy et d'Auber, il nous faut encore
signaler, pendant cette période, quelques musiciens
remarquables, comme Niedermeyer (1802-1861), com-
positeur instruit et consciencieux, qui brilla surtout
dans la musique religieuse, mais qui donna à l'Opéra
Stradella (1837) et Marie Stuart (1844); comme
Dietsch, qui écrivit une partition du Vaisseau fan-
tôme (1844) sur un poème de Richard Wagner,
arrangé par Paul Foucher, au moment même où le
maître allemand, reprenant sa pièce, écrivait le Flie-
gende Hollander (1843), une des œuvres les plus
remarquables de sa jeunesse. Nous ne devons pas oublier
non plus un bon musicien italien, naturalisé français,
Michel Carafa de Colobrano (Naples, 1787; Paris,
1872). Fervent admirateur de Rossini, cet artiste resta
262 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
toujours ridèle au style italien; cependant, venu à
Paris, en 1827, il subit la salutaire influence de notre
école, et certaines pages de son Masaniello (1828),
comme le duo, par exemple, ont de la chaleur, de la
verve et de la sincérité. Enfin, nous citerons par curio-
sité YEsmeralda, de M,le Bertin, le seul poème que
Victor Hugo ait écrit. Pendant cette période, on vit
apparaître à l'Opéra, avec le Comte de Carmagnola (1841)
et le Guérillero (1842), un musicien qui, depuis, a su
se faire une grande place dans le drame lyrique contem-
porain, Ambroise Thomas.
Le nom d'A. Thomas nous place en pleine époque
contemporaine. C'est la musique de notre temps, de
nos jours, celle que nous avons vue naître et gran-
dir, celle que nous avons applaudie dans sa nouveauté,
qui entre dans l'histoire, et nous sommes arrivés au
moment où les maîtres de l'école moderne vont jeter
dans Part lyrique des éléments nouveaux. L'œuvre de
Berlioz et de Félicien David a porté ses fruits, la sym-
phonie s'est développée chez nous, et avec elle le
besoin d'une harmonie plus subtile et plus raffinée,
d'une instrumentation plus fouillée et plus colorée,
d'une mélodie moins saisissable peut-être, mais plus
nouvelle de forme, plus profonde de pensée. Le musi-
cien lyrique ne se contente plus de raconter ou d'é-
mouvoir, il veut peindre, il veut faire rêver. Déjà nous
avons vu Auber, subissant cette influence, abandon-
ner sa manière légère et facile, et chercher avec l'En-
fant prodigue un idéal plus élevé, un art plus pitto-
resque. La tentative ne fut que médiocrement heureuse,
mais elle mérite d'être signalée, surtout à cette date de
LIVRE III. a<53
[85o. Le i 6 août 1 85 i, M. Gounod faisait entendre son
premier opéra, Stiphn, et déjà cette œuvre accusait
toutes les tendances nouvelles. Le style était devenu
plus polyphonique et plus coloré, la mélodie plus jeune;
des tableaux charmants comme la chanson du pâtre
éclairaient le drame; çà et là brillaient des traits élé-
gants et spirituels comme la romance du premier acte,
ou le duo de Glycère et Pythéas; enfin, le maître avait
trouvé une des plus belles pages de toute son œuvre,
les admirables stances : « O ma lyre immortelle », si
émues, si pathétiques, et d'un sens si profond, où la
musique moderne exhalait déjà toute son âme. Sapho
n'a peut-être point été un succès, mais peu importe,
c'est une date dans l'histoire de Part lyrique en France.
Presque contemporains, les beaux chœurs à1 Ulysse
( 1 852), écrits pour la tragédie de Ponsard, montrent chez
le jeune maître les mêmes qualités de premier ordre.
Du reste, cette année t 85 r fut féconde pour notre
école; elle vit s'ouvrir, le 27 septembre, le Théâtre-
Lyrique. Aux dernières années du xvme siècle, à cette
époque où Paris possédait, en dehors de l'Opéra, deux
grands théâtres lyriques, c'est-à-dire l'Opéra-Comique
et Feydeau, les œuvres n'avaient pas manqué à ces deux
scènes, et la concurrence avait fait naître une heureuse
émulation ; il en a été de même, il y a quarante ans, pour
le Théâtre-Lyrique. Ses fortunes ont été diverses; mais
jusqu'à ce jour, chaque fois qu'il a pu ouvrir ses portes,
la musique en général, et la musique française en par-
ticulier, ont trouvé de grands avantages. Libre dans ses
allures, ne s'astreignant à aucun genre spécial, n'exi-
geant pas les conceptions épiques de Topera, n'ayant pas
264. ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
les traditions de l'Opéra-Comique, le Théâtre-Lyrique
se prêtait merveilleusement à toutes les tentatives. Pen-
dant les vingt années de sa première existence, il a fait
connaître au grand public de belles œuvres étran-
gères, comme Robin des bois. Euryanthe, Precio\a et
Obéron de Weber, les Noces de Figaro et la Flûte
enchantée. Don Juan de Mozart, Fidelio de Beethoven,
Rigoletto et Violetta de Verdi, Rien^i de Wagner. Dans
notre vieux répertoire français, on entendit Orphée de
Gluck, dont les représentations ont laissé un souvenir
ineffaçable, Iphigénie en Tauride de Gluck encore,
Joseph, Ylrato de Méhul, Charles VI d'Halévy, etc.
On voit que l'horizon était large, mais c'est surtout
à l'école moderne française que le théâtre lyrique
a rendu des services dans tous les genres. Dès sa pre-
mière année, le 22 novembre i85i, il jouait la Perle du
Brésil, de Félicien David. A partir de ce jour, il fait
concurrence à l'Opéra dans le drame lyrique, et c'est à
lui autant qu'à l'Académie de musique, que nous allons
emprunter les titres des œuvres que nous citerons dans
la fin du chapitre. Sans avoir le grand souffle lyrique
des stances de Sapho, le troisième acte de la Perle du
Brésil (le Rêve) indiquait déjà, lui aussi, une nouvelle
poétique du drame musical. A l'Opéra, la Nonne san-
glante, de M. Gounod (1854), drame sombre, traité dans
l'ancienne manière, paraît marquer un pas en arrière;
mais bientôt Herculanum, de Félicien David (Opéra,
4 mars 1859), ei Faust, de M. Gounod (Théâtre-Lyrique,
19 mars 1859), impriment un nouvel élan à l'école mo-
derne. Le temps a fait justice, dans Herculanum, des
morceaux imités des maîtres italiens et particulièrement
LI VU E III. »<5$
de Donizetti; on a oublie, et à juste titre, les scènes
dramatiques faiblement conçues, et les musiciens ont
conservé le souvenir des belles pages poétiques comme
Pair de L'extase, pittoresques comme la Bacchanale,
d'une si remarquable intensité de couleur. En écrivant
Faust, M. Gounod, ainsi que Berlioz avant lui, avait
rompu avec la tradition des poèmes de fantaisie; il était
allé droit à un poète de génie, à Gœthe, et choisissant
dans l'œuvre multiple de l'auteur allemand les scènes
qui convenaient le mieux à sa nature d'artiste, en avait
cherché la traduction musicale. Je n'ai pas à m'étendre
sur un opéra aussi populaire que Faust, mais là déjà
le maître donnait toute la mesure de son talent;
c'était bien ces mélodies tendres, voluptueuses, riches
et souples, ces harmonies langoureuses et envelop-
pantes, cet orchestre délicat et varié, qui caractérisent
les opéras de Gounod. Depuis, on est allé plus loin
dans la psychologie musicale; sous l'influence de
Berlioz, de Schumann, de Wagner, on a vu plus que des
scènes d'amour dans le Faust de Gœthe; mais nul n'a
dépassé M. Gounod dans les passages empreints de
charme et d'amoureuse rêverie de cette partition alors
si nouvelle. Avec la Reine de Saba (1862), le com-
positeur revenait à la peinture musicale, dessinant
ses scènes d'une main élégante; mais voici apparaître
un autre tableau d'Orient, la Statue (1861), dans lequel
M. Reyer sut à la fois se montrer peintre et musicien
hautement dramatique. A peu près en même temps, à
l'Opéra-Comique, Félicien David donnait son chef-
d'œuvre théâtral, LallahRoukh, \ei2maiiS62. Ici, au con-
traire, la peinture l'emporte sur le drame; cette adorable
%66 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
partition est avant tout poétique et rêveuse, c'est à peine
si, au finale du premier acte, une touche délicate et spiri-
tuelle indique une intention dramatique. Les Pêcheurs
de perles de Bizet [Théâtre- Lyrique, 3o septembre 1 863) ,
écrits d'un style encore aujourd'hui hardi et neuf, com-
plétaient cette trilogie de l'orientalisme musical.
Pendant ce temps, le public français avait impi-
toyablement sifflé, à TOpéra, la magistrale partition de
R.Wagner, Tannhaiïser (i3 mars 1 86 1 ) . Le superbe
opéra du maître allemand n'a pas beaucoup souffert
de ce bruyant insuccès; mais il en est une autre, fran-
çaise cette fois, qui, cruellement et injustement condam-
née aussi par les dilettantes d'alors, n'a pas encore été
réhabilitée par le public d'aujourd'hui, plus éclairé et
mieux préparé aux grandes conceptions musicales; je
veux parler des Troyens (4 novembre 1864). Berlioz
avait déjà subi un premier échec à l'Opéra, en 1 838,
avec Benvenuto Cellini; malgré de magnifiques pages
comme le chœur des « ciseleurs », des scènes admira-
blement menées comme le finale du second acte, malgré
une belle déclamation et des airs admirablement drama-
tiques, Benvenuto Celliniavait été sifflé, justement dans
ses morceaux les plus neufs et les plus originaux, et
c'est à peine s'il avait duré quatre soirées. Un pareil coup
n'avait point abattu le maître; il savait bien, lui, qu'il
n'était pas uniquement un musicien symphoniste, mais
aussi un grand auteur lyrique, qu'il avait la noblesse
de l'expression, la hauteur et la poésie de la conception
musicale, il voulut recommencer le combat, dût-il en
mourir, ce qui arriva.
Virgile et Shakespeare avaient été ses adorations,
1-1 V R E 111.
■J.C»-
comme il le disait
lui-même. Ce fut
au poète latin qu'il
emprunta son su-
jet. Les amours de
Didon et cPEnée,
l'abandon de la
reine de Car-
tilage, la couleur
antique du sujet,
tout charmait à la
fois l'imagination
de ce grand musi-
cien, nourri de la
poésie du chantre
mantouan et ad-
mirateur des no-
bles accents de
Gluck. Il écrivit
donc d'abord la
Prise de Troie,
qui n'a pas encore
été représentée ,
dans laquelle les
plaintes de Cas-
sandre sont une
inspiration de gé-
nie, et les Troyens
à Carthage. Mal-
gré leur premier
insuccès, les
FIG. 7+<
2(58 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
Troyens sont bien connus aujourd'hui des musiciens.
Citerons-nous la belle symphonie delà chasse royale, le
troisième acte tout entier avec les ballets d'une couleur
encore si fraîche, le quintette à la fois suave et drama-
tique, l'admirable septuor d'une si majestueuse sérénité,
d'une forme si noble et si haute, le duo : « O nuit
d'ivresse », tout débordant de passion? Ces pages admi-
rables font de ce troisième acte un chez-d'œuvre non
seulement delà musique française, mais de la musique.
Le quatrième acte n'est pas moins beau, c'est le chant si
pittoresque du matelot Hylas, l'air magnifique d'Énée :
« Inutiles regrets », la scène des spectres dont Berlioz a
bien pu trouver l'inspiration dans la vision d'Ossian des
Bardes de Le Sueur, son maître, mais grandie par les
procédés de la musique moderne. L'œuvre finit avec
l'admirable scène de l'abandon, dans laquelle Berlioz,
par la beauté, par la puissance et la justesse de l'expres-
sion, par la profondeurdes sentiments, s'est placé à côté
des plus nobles génies.
Les Troyens étaient une œuvre toute nouvelle ; ils
consacraient l'alliance, dès longtemps préparée, de la
symphonie et du drame. Les procédés de style, d'instru-
mentation et d'harmonie étaient hardis et neufs, et
cependant tout rattachait cet opéra à la grande école
expressive française. Malgré leur nouveauté et peut-
être même à cause de cette nouveauté, les Troyens furent
méconnus; après une lutte pénible de trente représen-
tations, ils disparurent de l'affiche du Théâtre-Lyrique.
En revanche, et par compensation peut-être, pendant
qu'au Théâtre-Lyrique les Troyens étaient siffles, à
l'Opéra, le public faisait grande fête au Roland à Ron-
LI VU F. III. 26Ç
cevaux (octobre 18Ô4) de Mcrmct (181 5- 1890), œuvre
vulgaire tic mélodie et informe de style, qui n'avait
pour elle que le mérite d'une énergie brutale. Mermet,
comme Berlioz, avait travaillé avec Le Sueur, bien mé-
diocre élève d'une si belle école.
Mais revenons aux véritables artistes, et après la
Fiancée d'Abydos, œuvre de haute valeur de M. Barthe
(Lyrique, i865), après Sardanapale (Lyrique, 1867),
le début de M. Joncières, tiré de la tragédie de lord
Byron, voici deux des plus belles partitions de l'époque
moderne : Roméo et Juliette P de M. Gounod (Lyrique,
27 avril 1867), et Hamlet, de M. A. Thomas (Opéra,
9 mars 1868). Rossini, paraît-il, avait refusé de mettre
en musique Roméo et Juliette; il reculait, disait-il,
devant la difficulté de composer trois duos d'amour;
trente ans après, et l'on peut juger par là de la diffé-
rence des temps, c'était justement les duos d'amour qui
attiraient le musicien, c'était pour eux qu'il faisait son
œuvre; d'abord dans le madrigal, c'est une coquetterie
aimable et charmante; dans la scène du jardin, c'est l'aveu
tendre et pudique de la jeune tille, puis sur le balcon
la passion se déchaîne dans toute sa force; enfin, près
du tombeau, c'est le désespoir du bonheur perdu.
Quelle délicatesse, quelle diversité d'expression dans
ces diverses nuances de l'amour! Félicien David avait
été langoureux et rêveur, M. Gounod fut tendre et
passionné. Dans cette langue musicale souple et d'une
suprême élégance, tout est charme et enlacement; la
mélodie est expressive et chaude, adoucie par la ca-
resse pour ainsi dire de l'harmonie; d'une délicatesse
et d'une finesse extrêmes, l'orchestre colore de ses tou-
■27o ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
ches délicates ces tableaux enchanteurs; en ce genre,
nous ne trouvons d'analogue dans la musique française
que le duo des Troyens. A la même époque que M. Gou-
nod, M. R. Irvid (marquis d'Ivry) publia un autre Roméo
et Juliette, qu'il remania et rit jouer plus tard sous le
titre des Amants de Vérone (salle Ventadour, 1878).
C'est une composition qui mérite de prendre place à
côté des bons opéras français.
En même temps M. Ambroise Thomas, avec toute
l'autorité de son talent, unissait le drame shakespearien
à l'ancienne tragédie lyrique. C'était déjà œuvre de
grand artiste, de musicien hardi et vraiment moderne,
de vouloir traduire en musique non pas l'action dCHam-
let, mais le caractère des personnages; de transporter
dans son art cette figure énigmatique du prince de
Danemark, de rendre les remords de la reine Gertrude,
de chercher les accents de la tendresse désespérée
d'Ophélie, dé peindre la mort poétique, je dirais presque
gracieuse, de la jeune fille. Hamlet est trop connu pour
que l'on ait besoin de dire dans quelle langue musicale
tantôt puissante, tantôt élégante, toujours noble et
élevée, M. Ambroise Thomas a réalisé son rêve d'ar-
tiste; je me contenterai de citer la scène de l'Esplanade,
le finale du deuxième acte, le monologue d'Hamlet, le
trio et le duo si dramatiques et si expressifs d'Ophélie,
de la reine et d'Hamlet, et tout l'acte de la mort d'O-
phélie. Du reste, Hamlet avait tenté déjà plus d'un
musicien, et nous devons citer l'opéra de M. Hignard,
publié en 1868, qui n'a pas été représenté à Paris, mais
en province. Dans cette œuvre intitulée tragédie lyrique,
M. Hignard, compositeur instruit et de talent, a voulu
i.i v u E 11 1. -2.71
marier la symphonie à la de'clamation parlée; la tenta-
tive a été heureuse en plus d'un passage; nous citerons
surtout le dernier tableau de la marche funèbre d'Ophc-
lie, qui est une page des plus remarquables.
Nous voici arrivés, dans cette esquisse du drame
lyrique français, à l'époque contemporaine; déjà nous
avons dû nommer plus d'un maître vivant, et la pru-
dence nous conseillerait peut-être d'éviter, dans une
histoire de ce genre, un sujet brûlant; mais comment
nous arrêter au moment même ou notre école est plus
brillante que jamais, plus féconde, plus ardente à la
lutte, où surgissent de tous côtés des œuvres dignes
d'être signalées ? De ces œuvres, contentons-nous de
donner les titres, d'indiquer les tendances, sans prendre
part aux querelles qu'elles ont fait naître. Après ses
éclatants succès de Faust et de Roméo, M. Gounod a
voulu chercher la haute expression de Fart dans la sim-
plicité; c'est dans cet esprit qu'est conçu son opéra de
Polyeucte (Opéra, 1878), dont le finale du deuxième acte
est une page pleine d'élévation. Thomas, avec Françoise
de Rimini (Opéra, 1882), s'est attaqué une seconde fois à
ces sujets délicats et pour ainsi dire psychologiques, dans
lesquels il avait triomphé avec Hamlet. Puis voici les
jeunes compositeurs, tous cherchant des voies nouvelles,
tous s'étant préparés au théâtre par la symphonie.
M. Massenet, musicien tendre, habile et délicat, aborde
l'opéra en maître avec la scène colorée du paradis
d'Indra du Roi de Lahore (Opéra, 1877); avec Héro-
diade (Bruxelles, 1881; Paris, Théâtre-Italien, 1884),
il retrouve quelque chose de cette religiosité pour
ainsi dire passionnée qui avait fait de Marie-Mag-
272 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
deleine une œuvre si neuve et si personnelle; enfin le
Cid (i 885) a été jusqu'à ce jour son dernier succès à
TOpéra dans le genre lyrique. Voici M. Saint-Saé'ns,
le merveilleux symphoniste, à la forme si souple et si
moderne; après avoir été fantaisiste dans le Timbre
d'argent (Lyrique, 1877), il se montra compositeur dra-
matique de grand style et de haute inspiration dans
sa magistrale partition de Samson et Dalila (Weimar,
1877 ; Paris, 1890) ; puis il changea encore de genre avec
Henri VIII (Opéra, i883), et Ascanio (Opéra, 1890),
sans rien perdre pour cela des vives couleurs de sa
riche palette.
Cherchant une esthétique nouvelle, M. Reyer, après
Pinsuccès éclatant, mais immérité, âCErostrate (Opéra,
1871), s'inspire des grandes légendes de YEdda et du
Niebelungen, et fait entendre sa belle et mâle partition
de Sigurd (Bruxelles, 1884; Opéra, i885); il s'attaque
ensuite au roman étrange et fouillé de Flaubert, et
donne Salammbô (Bruxelles, 1890).
D'autres musiciens de talent ont pu encore faire
honneur à notre école dans le grand drame lyrique. Je
citerai M. Théodore Dubois qui, écrivant son opéra
d'Aben Hamet (Italiens, 1884), a tenté de réunir le
style serré de l'école française à la grâce de l'école
italienne; M. Lefèvre, dont la Za'ire, non encore repré-
sentée, mériterait de pouvoir être appréciée à sa valeur;
MM. Victorin Joncières et Salvayre qui, tous deux, de
manière différente, se sont montrés musiciens dra-
matiques, l'un, avec Dimitri (Lyrique, 1876) et avec le
Chevalier Jean (Opéra-Comique, i885); l'autre, avec le
Bravo (Lyrique, 1877). Inspiré par le roman de Ber-
LI VU E III,
Ï7Î
fi g. 75. — scène de Giselle.
(Ballet d'Adam et Burgmûller. — Opéra, 184 1.)
nardin de Saint- Pierre, Victor Massé a donné au
MUSIQUE FRANÇAISE. iN
27+ ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
Théâtre-Lyrique, en 1876, sa gracieuse et mélodique
partition de Paul et Virginie. Au moment même ou
nous écrivons, le succès du Roi d'Is (1888), de M. Lalo,
et d 'Esclarmonde (1889), de M. Massenet, prouvent que
l'art lyrique est toujours en grand honneur chez les
musiciens français.
Si rapide que soit cet aperçu, nous devons citer au
moins ce genre aimable du ballet qui tient à la fois de
l'opéra et de la symphonie, et dans lequel nos compo-
siteurs ont excellé.
Nous savons de quelle importance avait été le ballet
au xviii0 siècle et sous l'Empire. Les musiciens mo-
dernes n'abandonnèrent point ce genre, loin de là, et
les premiers d'entre eux , comme Halévy, comme Auber,
se firent gloire d'y réussir. Ils voulurent même conti-
nuer l'opéra-ballet, Auber avec le Dieu et la Bayadère
(i83o), Halévy avec la Tentation (i832), en collabora-
tion avec Casimir Gide. L'opéra-ballet fut abandonné,
mais on entendit des œuvres agréables qui eurent pour
auteurs des musiciens spéciaux, au talent facile, comme
SchneitzhœfTer,Gide, Burgmùller; et le premier de tous,
Ad. Adam, qui se montra artiste plus élégant et plus
fin dans ses ballets que dans ses opéras-comiques. En
même temps, Théophile Gautier avait vu dans ces
sortes de pièces dansées et mimées comme la réalisa-
tion d'un de ses rêves de poète; il en avait fait une
sorte d'invention à la fois dramatique et fantastique ;
ce fut l'époque du Diable boiteux de Gide (i83 1), de la
Sylphide de Schneitzhoeffer (i832), de la Fille du Da-
nube d'Adam (1 836), de la Péri de Gautier et Burg-
mùller (1843), du Corsaire d'Adam (i856), etc. Gi-
LIVRE [II. 275
selle ( 1 841 ), charmant ballet cTAd. Adam, Th. Gautier
et Saint-Georges (fig. 75), est restée le modèle du genre.
Lorsque vint l'école moderne, elle s'empara du ballet
comme d'un bien qui lui appartenait de droit par son
caractère symphonique et pittoresque. A partir de ce
jour, les ballets se pressent sans qu'il nous soit pos-
sible d'en donner tous les titres; mais la musique de
danse a pris, elle aussi, sa place dans Part nouveau.
Quelque chose de plus fin, de plus relevé dans le style,
de plus musical, caractérise ces petits chefs-d'œuvre de
grâce et d'esprit; en un mot, ce sont de véritables
symphonies dansées que les airs de danse des opéras et
les ballets de MM. Reyer, Massenet, Saint-Saéns, De-
libes, Thomas, Gounod, Lalo, Guiraud, Widor, Théo-
dore Dubois, etc. Autrefois, la musique de danse était
considérée comme un genre secondaire; aujourd'hui,
nos maîtres contemporains ont su en faire un art char-
mant de pittoresque et de coloris.
Bellaigue (Cam.). Un siècle de musique française, in-12,
1887. — L'année musicale, in-12, 1886, et suite.
Blaze de Bury. Musiciens du passé, du présent et de l'avenir,
in-12, 1884. — Meyerbeer et son temps, in-12, i865.
Ernst (Alfred). L'œuvre dramatique de Berlioç, in-12, 1884.
Lajarte. Bibliothèque musicale de VOpéra, in-8°, 1876.
Lasalle (Albert de). Mémorial du théâtre lyrique, in-12, 1877.
Noël et Stoullig. Les annales du théâtre et de la musique,
1875, et suite.
Ortigue (d'). La guerre des dilettantes ou de la révolution
opérée par M. Rossini dans V opéra français, in-S°, 1829.
Pagnerre (L.). Charles Gounod et son œuvre, in -8°, 1890.
Pougin. Biographie des musiciens. (Supplément de Fétis.) —
Halévy écrivain, in-8°, i865.
Reyer. Notes de musique, in-12.
Soubies. Almanach des spectacles, in-12, 1874 et suite.
Sutherland-Edwards. Rossini and his SchooU in-12, 1881.
CHAPITRE III
LA COMEDIE LYRIQUE
L'opéra-comique et ses différents genres. — Première période
(i 8 25-i 85o) : Le genre anecdotique. — Les librettistes :
Scribe, Planard et Saint-Georges. — Les musiciens : Hérold, Ha-
lévy, Auber, etc. — Deuxième période (i 85o-i8g...) : Le genre
poétique. — Ambroise Thomas, Meyerbeer, Massé, Gounod,
Bizet, MM. Massenet, Saint-Saèns, Delibes, etc. — Le vaudeville
musical et l'opérette: Adolphe Adam, Glapisson, Offenbach,
M. Lecoq, etc.
Dans le chapitre précédent, nous avons quitté l'opéra
au moment où, en pleine époque de transition, il ache-
vait peut-être de se transformer sous l'influence de
Pécole symphonique française que nous avons vue
naître il y a un demi-siècle environ. L'opéra-comique a
subi à peu près les mêmes péripéties, et nous devrons
clore cette histoire à l'heure même où il semble entrer
dans une nouvelle période. Ce mot d'opéra-comique
est encore trop employé pour qu'il soit possible de s'en
passer, mais voilà bien des années qu'il n'a plus de sens.
Dès le commencement de ce siècle, avec les Méhul, les
Cherubini, les Le Sueur, il avait changé de caractère;
non seulement les tréteaux de la foire et les couplets de
LIVRE III. 277
Gilliers étaient oublies, mais on était déjà bien loin des
légères comédies en musique de Monsigny et de Grétry.
L'opéra-comique avait fait vibrer les accents de la
passion forte; c'était toujours le même mot, mais ap-
pliqué à un art bien différent. Joseph s'appelle un
opéra-comique, exactement comme le Bouffe et le tail-
leur, et cependant quel abîme sépare l'œuvre noble
et majestueuse de Méhul du gentil vaudeville de Ga-
veaux! Ce n'est ni d'après son titre, ni d'après le théâtre
où elle a été jouée, qu'une œuvre se classe, c'est d'après
ses tendances et son style. Nous avons emprunté au
genre de l'opéra-comique quelques-unes de ses parti-
tions pour les classer dans les opéras, nous lui en reti-
rerons d'autres pour les rejeter dans les opérettes;
Joseph, Faust, Roméo et Juliette ne sont-ils pas de vé-
ritables drames lyriques? le Philtre, le Comte Ory, la
Muette, même malgré leur titre pompeux d'opéras,
n'appartiennent-ils pas, par contre, au style tempéré qu'il
est convenu d'appeler opéra-comique? En somme, si
la division des genres sert à jeter de la clarté dans le
récit, à tailler des chapitres dans l'histoire, elle est
absolument conventionnelle et arbitraire. La muse se
rit de nos classifications; elle inspire ses adeptes, et
les musiciens créent au caprice de leur génie; puis
viennent les historiens qui classent de leur mieux.
Nous avons groupé autant que possible les parti-
tions qui, parleurs sujets, leur style et leurs tendances,
appartenaient au genre noble et hautement lyrique;
le moment est venu d'étudier celles qui se rappro-
chent davantage de la comédie, et où le rire et la
grâce légère tempèrent ce que le drame a de trop poi-
278 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
gnant, ce que l'ode a de trop pompeux. C'est ce genre
que Ton est convenu d'appeler éminemment français,
sans que Ton ait jamais pu bien clairement démon-
trer en quoi le Domino noir, les Dragons de Villars
ou le Postillon de Longjumean étaient plus français
que la Juive, Roméo et Juliette ou la Damnation de
Faust. On ne s'est jamais avisé de trouver que Molière
et Regnard étaient plus Français que Corneille et Ra-
cine, qu'Augier ou M. Dumas sont plus Français que
Victor Hugo ou Lamartine; mais, en musique, il en
est autrement.
Suivons donc la coutume et voyons ce que devint,
jusqu'à nos jours, ce genre de l'opéra-comique, créé
d'abord par les premiers vaudevillistes de la foire,
puis par Dauvergne, Monsigny et Grétry. Pendant que
Méhul, Berton, Le Sueur, Boïeldieu vivaient encore,
pendant que l'on applaudissait la Dame blanche, une
jeune génération de musiciens se levait ardente et prête
à continuer les traditions des grands artistes qui l'a-
vaient précédée : c'était celle des Hérold, des Auber et
des Halévy; ces maîtres, qui nous ont laissé tant de
chefs-d'œuvre, ne s'étaient pas cependant beaucoup
éloignés des anciennes traditions et étaient restés fidèles
au genre sentimental, narratif et anecdotique dont la
Dame blanche était le plus parfait modèle. Ce ne fut
que vers i85o qu'une nouvelle génération de grands
musiciens, celle des Gounod, des Thomas, des Da-
vid, etc., changèrent le genre de l'ancien opéra-comique,
le rendirent plus pittoresque et plus symphonique,
cherchèrent dans les poètes français et étrangers des
sujets les inspirant mieux au gré de leur nouvel idéal.
LIVR F. ni. 279
Pendant ce temps, L'ancien opéra-comique à couplets,
Léger et bouffe, celui de Devienne et de Gaveaux, celui
des Rende %- VOUS bourgeois et de Monsieur Descha-
lumeaux, le véritable opéra-comique venu en droite
ligne du théâtre de la foire, continuait ses gentils
flonflons avec l'aimable Adolphe Adam. Longtemps il
fut en grand honneur et on le vit briller à côté des
œuvres les plus sérieuses; mais bientôt relégué au se-
cond rang par des musiciens à tendances plus poéti-
ques et plus élevées, il aboutit à l'opérette,
Au début de la première période, l'influence de Ros-
sini fut immense sur nos compositeurs, et moins nui-
sible dans le demi-genre que dans le drame lyrique. Le
rossinisme apparut d'abord dans la Dame blanche, puis
tous les musiciens suivirent à l'envi. Pour l'expression,
la sensibilité, la justesse des proportions scéniques, les
élèves de Méhul, de Le Sueur et de Boïeldieu n'avaient
rien à apprendre du brillant auteur du Barbier; mais
si leur mélodie était sincère et vraiment dramatique,
elle ne laissait pas d'être parfois un peu lourde et la
formule en était usée par trop de chefs-d'œuvre; si leur
orchestre était rempli d'intentions heureuses, de traits
ingénieux et spirituels, il était resté un peu massif.
La légèreté et l'éclat du style rossinien convenaient
mieux aux sujets de l'Opéra-Comique qu'à ceux de
l'Opéra. Aussi bien, si l'on peut signaler plus d'une
imitation malheureuse, si nos musiciens n'ont pas
toujours su distinguer les défauts des qualités de leur
modèle, il faut reconnaître que dans le demi-genre, du
moins, l'influence de Rossini a eu son utilité.
Une des grandes causes du succès des opéras-co-
28o ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
miques que le public applaudit, de 1825 à 1860
environ, fut aussi, en dehors du talent des composi-
teurs, la valeur et l'intérêt des libretti. Les littéra-
teurs qui avaient écrit les poèmes musiques par
Méhul, Le Sueur, Cherubini, avaient tiré de leur porte-
feuille ce qu'ils avaient trouvé de plus médiocre,
pensant, avec Beaumarchais, que tout ce qui ne pou-
vait pas se dire devait pouvoir se chanter. Seules, les
pièces bouffes n'étaient pas sans quelque esprit; mais,
dans le genre sérieux, c'étaient de noirs ou ridicules
mélodrames ou d'insipides fadeurs d'une galanterie
niaise ou d'une écœurante sensiblerie; seul Joseph fait
exception, grâce à son sujet biblique. Malgré tout leur
talent, les musiciens de cette époque ne purent lutter
contre les tristes libretti dont leur musique était affu-
blée; de là peut-être la cause de l'abandon dans lequel
leurs œuvres sont tombées. A partir de 1825 — et la
Dame blanche en est la preuve, — les compositeurs
eurent à mettre en musique des poèmes intéressants,
bien faits, riches en situations dramatiques, et même
spirituels. Nous avons vu Scribe à l'Opéra, nous le
retrouvons à l'Opéra-Comique dans le demi-genre et
dans le genre bouffe; ses poèmes sont reconnaissables
à leur ingéniosité, à leurs situations bien disposées
pour être mises en musique, à cette sorte de tact qui
faisait que Scribe donnait à chacun de ses collabora-
teurs le sujet qui lui convenait. Le Domino noir, Fra
Diavolo, Giralda, les Diamants de la couronne, la Dame
blanche peuvent être placés parmi les meilleurs et sont,
en effet, des pièces fort bien faites. Scribe fut surtout le
librettiste d'Auber et des musiciens plus spirituels que
M Vit E III-
aMi
passionnes et dramatiques; il eut des rivaux moins
adroits peut-être que lui. mais plus émus, plus poètes;
tel fut Saint-Georges qui fit, pour Halévy, le joli opéra-
FIG. 76. HÉROLD (lOUIS-IOSEPH-FERDIN And),
(Paris, 1791-1833.)
comique de l'Eclair, rémouvant drame du Val d'An-
dorre, qui mit en scène, pour le même musicien, l'inté-
ressante situation des Mousquetaires de la Reine ; tel
28a KCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
fut aussi Planard. Planard collabora avec Saint-
Georges, et VEclair porte aussi son nom; mais il res-
tera dans l'histoire de la musique française comme le
librettiste du Pré aux clercs, le chef-d'œuvre de ce
maître charmant, qui a nom Hérold.
Hérold (179 i-i833) — qui nous a légué Zampa et
le Pré aux clercs, les deux meilleures partitions de la
période qui nous occupe ici, et qui mourut si jeune,
sans avoir pu parvenir à faire entendre une œuvre
importante à l'Opéra, où l'appelait pourtant son génie
poétique et élevé — est le successeur direct de la belle
école de Méhul, dont il fut du reste l'élève. Hérold
a moins de brio et d'éclat que quelques-uns de ses
contemporains et surtout Auber, mais il a la pro-
fonde sensibilité, l'émotion, l'expression juste, le sen-
timent net des situations dramatiques; en un mot,
il possède au plus haut degré les qualités qui font
les grands musiciens. On a dit que c'était un Weber
français, et on a dit aussi qu'il s'était plus d'une
fois inspiré de Rossini; selon nous, il fut surtout
Hérold. Berlioz, en un jour de mauvaise humeur assez
mal justifiée, a appelé Hérold « le Weber des Bati-
gnolles » ; c'est une boutade de mauvais goût, et voilà
tout. En effet, le musicien de Zampa rappelle quel-
quefois Weber; mais le rapport entre l'auteur du Pré
aux clercs et celui du Freyschut\, ne consiste réelle-
ment que dans une certaine similitude de sensations,
que quelques pages de ces deux maîtres nous font éprou-
ver. A part l'ouverture de Zampa, développée un peu
à la façon des ouvertures allemandes, dont quelques
passages n'auraient pas été écrits, si Hérold n'avait pas
LIVRE III. a»3
entendu le Freyschufiç, on n'a rien à signaler qui repro-
duise les formules du maître allemand. Hérold, moins
hardi, moins fougueux que lui, est plus précis; il a
moins de passion et plus de tendresse. En revanche,
relisez l'ouverture de Joseph et celle de Zampa, et vous
verrez reparaître en plus d'un endroit l'élève préfère' de
Méhul; à Rossini, il emprunta quelques formules, et
non des meilleures. C'est à cette imitation du maître de
Pesaro que l'ouverture du Pré aux clercs doit cette
allure sautillante et ce faux brio qui la rend si infé-
rieure à celle de Zampa; c'est encore en voulant imiter
Rossini que le maître a soudé à cette poétique mélodie
de « Jours de mon enfance », du Pré aux clercs, les
interminables broderies qui en détruisent tout le
charme.
C'est donc bien Hérold qu'il faut chercher dans
Hérold, et cela dès ses premières œuvres. Nous ne pou-
vons toutes les passer en revue ici, mais déjà, dans
les Rosières (1817), nous trouvons des traces de cette
sensibilité dont il a donné tant de preuves depuis.
Voici le finale de Marie (1826), où Hérold se montre
tout entier; les premières hésitations de la jeunesse
sont passées, le maître a pris possession de son talent.
Enfin voici, à une année de distance, le Pré aux clercs
(1 83 1) et Zampa (i832), partitions maîtresses dans
la musique française. Chacun connaît le Pré aux clercs,
et le détailler serait tomber dans des redites inutiles.
C'est, de tous les ouvrages d'Hérold, celui peut-être
qui se rapproche le plus de l'ancienne école française;
seulement on y trouve, comme au finale du second acte,
une tendresse d'âme que nos vieux maîtres n'avaient
28± ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
pas connue, et que Ton pourrait appeler toute mo-
derne. La scène de la vente dans la Dame blanche
avait déjà donné des modèles de morceaux longuement
développés; Hérold, dans ce même finale, sut habile-
ment s'en souvenir. Enfin, par l'habile disposition scé-
nique, par la couleur de l'orchestre, la scène du duel
et celle du bateau sont d'un puissant effet et resteront
parmi les meilleures de notre répertoire.
Moins bien composé peut-être que le Pré aux
clercs, Zampa est une œuvre d'un style plus large et
d'une inspiration plus élevée, et certaines pages comme
le début de l'ouverture, comme le finale du premier acte,
comme l'apparition de la Fiancée de marbre, ont des
allures de grand opéra.
Le Pré aux clercs et Zampa sont tous deux d'ori-
gine romantique; mais si l'un vient du roman histo-
rique de Vitet et de Mérimée qui a donné, comme nous
l'avons vu, naissance aux Huguenots, l'autre semble
avoir été inspiré par la sombre poésie de Byron. Absurde
dans ses situations, Zampa est musical dans ses détails;
aussi le musicien en a-t-il bien saisi le caractère à la
fois fantastique et lyrique. Le personnage de Zampa,
cette sorte de don Juan, traité à la française, a parfois
grande allure, et n'était sa galanterie un peu surannée,
disons le mot, un peu troubadour, qui rappelle quelque-
fois la Joconde de Nicolo, ce serait une des plus belles
figures musicales de notre école. A l'époque où cet
opéra-comique fut joué, c'était une œuvre hardie et
nouvelle par la poésie et le lyrisme de la conception,
par la force des harmonies, par le coloris de l'instru-
mentation. En fermant cette belle partition, comment
LIVRE III. 085
ne pas regretter que Hérold n'ait pu donner, dans
Topera, libre essor à son génie!
Hérold, en mourant, avait laissé un opéra inachevé,
Ludovic; ce fut Halévy qui le termina et il fut joué
en 1 83 3 ; deux ans après, paraissait YEclair. Les
ennemis d'Halévy ne manquèrent pas d'accuser ce
maître d'avoir profité de sa collaboration posthume
avec Hérold; la lecture de cette jolie partition de
YEclair suffit à réfuter cette calomnie. Comme Hé-
rold, Halévy avait pris un sujet où dominaient la sen-
sibilité et la grâce, et, dans l'étroite amitié qui unissait
les deux musiciens, il n'est pas impossible que le
compositeur du Pré aux clercs ait exercé quelque
influence sur le compositeur de YEclair; mais là s'ar-
rête toute ressemblance; le style diffère, l'inspira-
tion n'est plus la même. Au lieu delà tendresse sincère
et chaude d'Hérold, c'est la sensibilité, un peu con-
tournée, qui distingue la romance et le duo célèbre de
YEclair. Le beau finale du premier acte, avec sa phrase
désespérée, a une largeur, une ampleur de mélodie qui
annonce la Juive. Enfin, les parties légères de cette
œuvre sont traitées avec un esprit qui n'est pas celui
d'Hérold, même dans le trio du Pré aux clercs, je di-
rais presque une malice et une espièglerie dont le poète
de Zampa n'avait pas l'idée. La même année (i835) vit
naître YEclair et la Juive, les deux chefs-d'œuvre
d'Halévy. Ce maître avait débuté à l'Opéra-Comique
en 1827 par Y Artisan, et à partir de ce jour ces ou-
vrages dans le demi-genre furent nombreux. Nous
ne les citerons pas tous, mais nous devons en re-
tenir trois principaux : les Mousquetaires de la Reine
a8<5 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
(Opéra-Comique, 1846); le Val d'Andorre (Opéra-Co-
mique, 1848), et, à cause de ses tendances toutes mo-
dernes, Jaguarita V Indienne (Lyrique, 1 8 55). Les Mous-
quetaires de la Reine contiennent plus d'un couplet
passé à Tétat de pont-neuf, comme l'ariette : « Parmi
les guerriers » ; des mélodies jetées dans le moule banal
et monotone que les Italiens appellent des Rosalies;
mais la romance : « Enfin un jour plus doux se lève »,
est empreinte du sentiment délicat propre à Halévy; le
sextuor : « Serment des chevaliers » a de la noblesse, et
surtout le quatuor des masques : « Nuit charmante »,
est d'un poète élégant et fin. Du Val d'Andorre, par-
tition d'un profond sentiment dramatique, nous ne
signalerons spécialement qu'un morceau, la romance
de « Rose de Mai »; mais, dans les quelques mesures
de cette douloureuse mélodie, Halévy a donné tout ce
que son âme de musicien contenait de force dramatique
et d'émotion sincère. Jaguarita l'Indienne fut écrite
après que Félicien David avait fait entendre le Désert
et la Perle du Brésil. Comme Auber avec V Enfant pro-
digue, Halévy voulut à son tour brosser un tableau
d'Orient; il fut plus heureux que l'auteur de la Muette,
et la partition de Jaguarita est des plus intéressantes
à étudier au point de vue des rythmes et surtout des
effets d'orchestre. La poétique scène du « Sommeil »,
où les instruments à vent colorent le chant murmuré
parles violons avec sourdine, et la mélodie si heureuse :
« Au sein de la nuit », dans laquelle au balancement
des rythmes alternés répond aussi l'alternement des
timbres de l'orchestre, sont des pages qui, à cette
époque, étaient nouvelles et originales.
LIVRE III. att7
Trop prise de son temps peut-être, trop dédaigné aujour-
PI G. 77. BUFFET D'ORGUE DE L'ÉGLISE DE GONESSE
(xvi° siècle).
d'hui, Halévy fut, avec Meyerbeer, le chef de l'école
288 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
dite éclectique. Ses défauts étaient la sentimenta-
lité parfois exagérée, un tour mélodique quelquefois
vulgaire, une tendance malheureuse à sacrifier au
mauvais goût du jour; mais à côté, que de
grandes et sérieuses qualités : l'expression, la force,
Tintelligence scénique! Déplus, Halévy a un style; son
harmonie ainsi que son orchestre sont pleins d'effets
nouveaux, ingénieux ou dramatiques; avec Hérold, il
est le plus grand musicien d'opéra-comique de cette
période, et l'historien doit le considérer comme un des
maîtres français qui ont fait le plus d'honneur à notre
musique, qui ont le mieux préparé dans leur temps les
voies à la musique moderne.
Ce ne fut pourtant pas lui qui eut l'honneur d'être ap-
pelé, pendant près d'un demi-siècle, le chef de l'école fran-
çaise; Hérold vivait encore, Halévy était dans tout son
éclat, Berlioz et Félicien David créaient un art nouveau.
Plus tard brillaient les musiciens jeunes alors et qui
ont été la gloire de notre temps, et cependant ce ne fut
pas un de ces poètes, de ces novateurs que le public pro-
clama le premier entre tous, ce fut un musicien spirituel
et charmant : Daniel-François-Esprit Auber. Auber
resta surtout un compositeur fin, subtil, élégant et ne
cherchant qu'à plaire; un homme du monde en mu-
sique, mais du meilleur monde. Toute exagération,
tout excès, même dans le bien, lui faisait horreur;
horrible était pour lui la passion, mais plus horrible
encore le rire; s'il paraissait s'échauffer, c'était pour
s'arrêter à temps, et la scène commencée dans les larmes
s'achevait toujours dans un sourire. Nous l'avons
vu plus haut jongler adroitement avec le poème de la
LIVRE III.
a H 9
Muette; son répertoire csi plein de ces jolis escamo-
tées.
Il ne faut demander à Auber ni le profond senti-
FIG. 78. AUBER (DANIE L- FR ANÇO IS-ESPRIT).
(Caen, 1782. — Paris, 187t.)
ment dramatique, ni les poétiques élans, ni les puis-
sants effets, ni la douce sensibilité, ni la tendresse, ni
surtout la passion ; de l'esprit dans la mélodie, de l'esprit
dans le style général, de l'esprit dans l'harmonie qui
MUSIQUE FRANÇAISE. IÇ
290 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
est ingénieuse et distinguée, de l'esprit dans l'orchestre,
malgré plus de brio que d'éclat, plus de son que de so-
norité, de l'esprit dans les rythmes, bien qu'ils soient
quelquefois vulgaires, de l'esprit surtout dans la dis-
position des scènes, de l'esprit toujours et partout,
même lorsqu'il faudrait du cœur; voilà le caractère
dominant de son talent.
Si le mot n'était pas si gros, on pourrait dire
d'Auber qu'il a eu trois manières dans l'opéra-co-
mique : l'une délicate, et légère, mais sobre, procédant
de l'ancienne école française de Monsigny, de Grétry,
de Nicolo, de Boïeldieu, c'est celle des premières
œuvres : la Bergère châtelaine (1820), Emma (1821), la
Neige ( r 823), le Concert à la Cour (1824), le Maçon
(1825), la Fiancée (1829), et plus tard, dans quelques
passages, le Domino noir (1 83/), c'est, selon nous,
la meilleure. L'autre, plus large, plus éclatante, d'une
conception scénique (je n'ai pas dit dramatique) plus
habile et plus forte, c'est celle de Fra Diavolo (i83o),
de Y1 Ambassadrice ( 1 836), des Diamants de la Couronne
(1841). Je passe sous silence les deux premiers opéras
d'Auber, le Séjour militaire et le Billet de logement.
Fervent adorateur de Rossini et connaissant bien le
chemin du succès, Auber se jeta délibérément dans
la musique à la mode et sut, en homme habile,
s'inspirer du maître de Pesaro, sans le copier. Fra
Diavolo, amusant, varié et éclatant, avec la jolie scène
de Pâques fleuries, avec son finale mouvementé et bien
scénique, avec le spirituel trio du second acte, peut
passer pour le chef-d'œuvre d'Auber; dans tous les
cas, c'est le plus populaire. Le Domino noir procède un
LIVRE III. 291
peu, comme nous Pavons dit, delà première manière;
mais c'est un prodige d'adresse d'avoir pu coudre ces
gentils couplets sur un poème aussi antimusical. L? Am-
bassadrice (i836\ Action (i836), les Diamants de la
Couronne (1841), sont des partitions écrites pour faire
briller des chanteuses; aussi sont-elles hérissées de
traits, de roulades, de vocalises, d'airs à effet. Enfin,
dans sa troisième manière, celle iïHaydée (1847),
Auber se fit plus dramatique; il voulut exprimer la
passion, et si ses accents ne sont pas bien profonds, du
moins sont-ils suffisants pour faire illusion. Il voulut
recommencer l'expérience avec Manon Lescaut ( 1 856),
mais il fut moins heureux. A la fin de sa carrière, en 1868,
Auber, alors âgé de quatre-vingt-six ans, remporta son
dernier succès : les dilettantes admirèrent beaucoup et
applaudirent avec bruit le Premier jour de bonheur.
Chacune de ces partitions est précédée d'une ouver-
ture généralement gaie, pimpante, s'adaptant bien au
caractère de la comédie musicale dont elle est le résumé,
et fort propre à être jouée par les musiques militaires;
aussi jouissent-elles d'une grande popularité. Elles ren-
trent dans le genre appelé pot-pourri, c'est-à-dire
qu'elles se composent en général des principales mélo-
dies de l'opéra; seulement, au lieu de les développer,
ainsi que l'ont fait Weber, Hérold dans Zampa, etc.,
Auber s'est contenté de les juxtaposer à la manière de
Rossini. Comme l'auteur du Barbier, il les termine
toutes par une strette bruyante et vigoureusement
rythmée, ce qui contribue beaucoup à leur donner un
air de ressemblance. Nous citerons les ouvertures de
la Muette et de Fra Diavolo, selon nous, les meil-
292 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
leurcs du genre; celle du Domino noir, celles des Dia-
mants de la Couronne et du Serment, dont le début a
comme une vague senteur de poésie rare chez le maître.
Par l'élégance et la finesse, Auber a su plaire aux
artistes; par la facilité, il a su charmer les amateurs ; on
peut dire de lui que, de tous les musiciens, c'est celui
qui a le mieux fait supporter la musique à ceux qui ne
l'aimaient pas; de là à être le chef de l'école française,
comme on l'a écrit maintes fois, il y a loin. Mais s'il
n'a pas eu d'élèves, Auber a eu des imitateurs et fort
nombreux; s'ils ne pouvaient lui emprunter ses qualités,
il leur était facile de copier ses défauts; de là ces opéras-
comiques froids, conventionnels, d'une couleur criarde,
aux rythmes vulgaires, aux mélodies banales, ou faus-
sement élégantes, qui ont été en vogue jusqu'à une
époque assez rapprochée de nous.
Il fallut l'éducation plus musicale du public, les
tendances plus élevées de l'école moderne, pour rejeter
dans l'opérette ce genre antiartistique, qui tint trop
longtemps dans la musique un rang considérable;
il nous faut citer cependant à cette époque quelques
musiciens de réelle valeur qui, sans échapper toutefois
au goût du jour, surent garder leur originalité. Voici
Semet, avec ses deux partitions des Nuits d'Espagne
(1857) et de Gil Blas (1860), d'une couleur un peu con-
ventionnelle, mais qui ne manquent ni de grâce ni
d'entrain ; voici M. Gevaert et M. Limnander, deux ar-
tistes belges, qui ont réussi en France, l'un avec le
Capitaine Henriot (1864), l'autre avec les Monténé-
grins (1849); voici surtout Aimé Maillart. Ces trois
derniers compositeurs appartiennent plutôt à l'école
LIVRE m. a?J
d'Halévy qu'à celle d'Aubcr. Maillàrt fut un des meil-
fig. 79. — privilège du roi mis en musiqjue
(dessin de gravelot).
(Un concert d'amateurs au xvill? siècle.)
2p+ ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
leurs élèves de Fauteur du Val d'Andorre, et un de
ceux qui continuèrent le mieux ses traditions. Mail-
lart était parfois lourd et vulgaire, mais il avait de la
puissance, de la force dramatique et de rémotion ;
citait un musicien de théâtre avant tout. Il présente
même cette particularité qu'il n'a pas écrit une seule
note en dehors de la scène : ses deux meilleurs opéras
sont les Dragons de Villars (Lyrique, 1 856), dont cha-
cun connaît la romance devenue populaire et le joli
duo du second acte, et Lara (Opéra-Comique, 1864),
oeuvre romantique, dans laquelle on remarque de la
vigueur et du sentiment dramatique. Nous nommerons
encore François Bazin (18 16- 1878), l'auteur du Voyage
en Chine (i865), mais surtout excellent professeur de
composition." A la même époque, brilla d'un éclat dis-
cret Reber, dont le talent fin et distingué, plus propre
à la symphonie qu'au théâtre, est encore fort apprécié
des artistes. Reber, fuyant le succès facile et le bruit
inutile, s'était réfugié dans le culte des vieux maîtres,
dont il aimait l'esprit et la grâce un peu surannée;
mais la finesse, l'élégance et l'originalité de son style
relevaient ce que sa musique avait d'assez froid. La
Nuit de Noël (Opéra- Comique, 1848), le Père Gail-
lard (id., 1852), les Papillotes de Monsieur Benoit
(i853), sont l'œuvre d'un homme de goût et d'un musi-
cien délicat. Exagéré au contraire, redondant, déclama-
toire et romantique à l'excès, était Hippolyte Monpou,
l'auteur encore populaire de YAndalouse; ses partitions
des Deux Reines (Opéra-Comique, 1 835), où se trouve
la célèbre romance : « Adieu, mon beau navire », du
Luthier de Vienne (id., i833), de Piquillo {id., 1837),
LIVRE III.
-95
du Planteur {id.t 1839), prouvent que Monpou aurait
pu être original et même novateur s'il eût mieux connu
son art. Enfin, voici, avec la Double Échelle (i837) et
le Panier fleuri (i83o), les débuts heureux d'un maître
contemporain, M. Ambroise Thomas.
Wkti^
PAR PERMISSION.
LES COMEDIENS
FRANÇOIS ET ITALIENS
Donneront aujountbui Samedi I. Oiïoirt 176&
MAHOMET I OU LE FANATISME
Tragédie de Mr. de Voltaire, ornée de Ton Spe£hcla & fuivie
DES CHASSEURS OU LA LAITIERE
Operir Bourrbn en un A&e de Mr. Anfeàtilmfc mi» çn mufique par Mr. Duny.
pu prendra au Ihtatrt tr aux premières Loge i 48 /bit . à t Amphithéâtre Çf Seconda Lagei ta, foli , arn
Parterre tr aux Oaïerui 11. fuit.
On comracncefi-4^cinq heurCî & derme du foir ,
C'eft a la SiUe d;i Spectacles.
Déferai fî& /Sut» amt Gea i»s Livrée d'entrer même en payant.
W"m
ummmmmmm
jSMfeai
FIG. 80.
Ce fut lui qui parut, le premier, vouloir se dégager
de Pimitation d'Auber, d'Halévy, des Italiens, bref,du
genre en vogue à son époque. Avec le Caïd (1849), il
s'était spirituellement moqué des fioritures à l'italienne,
comme avait fait Halévy dans le Dilettante d'Avignon
(1829); de plus, il avait su, avec tact, parodier la sen-
2<?<5 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
timentalité niaise de quelques opéras-comiques de son
temps. Mais respectueusement soumis à ses maîtres, il
était encore leur élève, tout en les parodiant; le Caïd,
dans sa nouveauté, parut une protestation hardie; il est
redevenu aujourd'hui ce qu'il était en réalité, un char-
mant opéra-comique. L'année suivante, en i85o, une
scène du Songe d'une nuit d'été, celle de l'apparition,
indiquait des tendances nouvelles. Ce n'était pas par
des rythmes marqués, par des chants accentués, que le
musicien exprimait sa pensée ; la délicatesse de l'har-
monie, le coloris lin et distingué de l'orchestre, l'élé-
gance de la mélodie, quelque chose de plus raffiné que
Halévy, de plus expressif qu'Auber, semblaient ani-
mer cette musique. Quelques années plus tard, avec
Psyché (1857), le maître faisait une évolution plus défi-
nitive encore ; Psyché n'était pas un opéra-comique,
c'était presque un poème lyrique; citait le rêve d'un
artiste délicat, cherchant ses effets non dans l'éclat et la
sonorité, mais dans les demi-teintes douces, dans les
nuances habilement mélangées. Toute cette partition
respire comme un vague parfum de style symphonique.
Enfin, en 1866, M. Thomas donnait Mignon, que l'on
considère comme son chef-d'œuvre à l'Opéra-Comique.
On sait le succès de Mignon, nous ne nous y arrêterons
pas.
Vers le même temps, Meyerbeer s'emparait de
l'Opéra-Comique comme il avait conquis TOpéra. Je
ne parle que pour mémoire de YÉtoile du Nord (Opéra-
Comique, 1854). Cette partition intéressante est digne
de son auteur et renferme des pages grandioses, trop
grandioses peut-être, car le défaut de cette œuvre est
LIVRE III. 297
de n'être pas très bien pondérée; mais il n'en est pas de
même du Pardon de Ploërmel (Opéra-Comique, t85g .
Troublé par les symphonistes de France et d'Alle-
magne, cet esprit puissant avait d'abord conçu l'idée
de faire une sorte de symphonie instrumentale et vo-
cale dans le genre descriptif. Il se fit composer un ca-
nevas en trois tableaux, représentant le Soir, la Nuit
et le Matin. La symphonie projetée se transforma en
poème d'opéra-comique, assez médiocre, du reste, au
point de vue dramatique; mais la musique resta ce
qu'elle avait d'abord dû être, avant tout pittoresque
et poétique. C'est dans le Pardon de Ploërmel et dans
V Africaine que Meyerbeer a jeté le plus de finesse et
de coloris ; il est resté auteur puissamment drama-
tique dans le finale de la clochette au premier acte, dans
le finale du second, dans la célèbre romance, mais il s'est
fait peintre dans tout le second acte et au lever de ri-
deau du troisième, où les chants du faucheur et du chas-
seur, la villanelle des pâtres, rappellent un peu, sinon
la manière, du moins le genre de conception d'Haydn.
Par la variété de l'orchestre, le piquant et la nou-
veauté de l'harmonie, l'originalité et la fraîcheur de
l'inspiration, le Pardon de Ploërmel est une des meil-
leures œuvres du maître qui a écrit les Huguenots et le
Prophète.
Un autre grand poète, Berlioz, avait voulu, lui
aussi, abordera sa manière le genre léger de l'opéra-co-
mique. Il écrivit donc pour Bade Béatrix et Bénédict
(Bade, 1862; Paris, 1890), dont il emprunta le sujet
à Shakespeare (Beaucoup de bruit pour rien) et qu'il inti-
tula lui-même opéra comique très gai; très gai n'est pas
298 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
le mot, mais au moins très amusant pour les musiciens,
et très curieux ; quelque chose comme une gageure
d'artiste avec son sujet tout de fantaisie, avec ses
parodies, avec ses morceaux de haute expression, placés
à côté de plaisanteries singulières.
Les noms de Meyerbeer et de Berlioz nous entraî-
nent vers le drame lyrique, nous éloignant du genre
qui fait l'objet de ce chapitre; un musicien aux ten-
dances moins élevées, qui, lui aussi, fut un novateur
en son temps, nous y ramènera. Je veux parler de
Victor Massé. Avec la Chanteuse voilée, son début
(Opéra-Comique, i85o), avec les Noces de Jeannette
(i853). Massé s'était montré artiste instruit et dis-
tingué, mais encore attaché aux anciennes traditions
de l'opéra-comique. Galatée (Opéra-Comique, i852),
les Saisons [id., 1 855) indiquèrent un nouvel esprit.
Dans Galatée, le musicien s'était fait l'interprète mu-
sical d'une mode néo-grecque qui, vers i85o, était fort
en vogue dans la peinture et la littérature-; joignant
l'esprit à une réelle élégance de style, il avait com-
posé une œuvre artistique et nouvelle. En écrivant les
Saisons, Massé s'était jeté résolument dans le genre
descriptif, avant même que Meyerbeer en eût fourni
le modèle avec le Pardon de Ploërmel. La Reine Topaze
(Lyrique, i856), Fior d'Ali^a (Opéra-Comique, 1866)
et surtout Paul et Virginie (Lyrique, 1876) soutin-
rent dignement la réputation de l'auteur de Galatée.
La Nuit de Cléopdtre (Opéra- Comique, i885) fut sa
dernière œuvre.
Pendant cette période, le Théâtre-Lyrique s'était
ouvert, comme nous l'avons dit, offrant de nouvelles
LIVRE III. 299
ressources aux compositeurs. Nous avons cité la Statue
et la Perle du Brésil; nous avons vu M. Gounod
donner sur cette scène ses deux œuvres les plus com-
plètes dans le genre lyrique ; ce fut là aussi que le
maître Ht entendre les opéras de demi -genre, qui
furent les plus applaudis de son répertoire, le Mé-
decin malgré lui ( r 85 8) ; Philémon et Baucis (1860)
et Mireille (1864). Le Médecin malgré lui n'a point
évidemment la rondeur et la franchise comique de
Molière, mais c'est de la musique à la fois gaie, fine
et distinguée, très moderne, malgré la recherche du
style archaïque. Philémon et Baucis, surtout au premier
acte, est un chef-d'œuvre de grâce et d'élégance; la
partition tout entière respire comme un parfum déli-
cieux d'antiquité, mais de l'antiquité aimable, légère
et un peu attendrie, celle d'Ovide, de Perse, de Catulle
et d'Horace. C'est la même délicatesse de touche que
l'on trouve dans la Colombe (Opéra-Comique, 1868).
Mireille toute vive et tout ensoleillée, resplendit pour
ainsi dire de l'éclat du poème provençal de Mistral.
Avec cette délicieuse pastorale sincèrement amoureuse,
avec cette musique à la fois claire et recherchée, écrite
dans un style exquis de ton et de couleur, surtout aux
deux premiers actes, nous voilà bien loin des Nicettes,
des Colettes, des Suzettes, des brunettes, des herbettes
et des chansonnettes qui, depuis plus de deux siècles,
enniaisaient l'Opéra-Comique.
Ambroise Thomas, Gounod et Meyerbeer, l'un
en y introduisant les délicatesses d'un style d'écrivain
musical, rempli de douces et d'aimables surprises;
l'autre, par les charmes de son harmonie ondoyante,
joo ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
de ses accords enlaçants dont il a le secret et qui, après
lui, sont devenus la langue courante des musiciens
français, par son instrumentation à la fois chatoyante
et riche; le troisième, en abordant franchement le genre
descriptif et pittoresque avec la vigueur d'un grand
maître, avaient renouvelé l'opéra-comique. Ils avaient
renoncé aux poèmes anecdotiques, aux petites histoires
plus ou moins heureusement racontées; ils avaient
pris pour collaborateurs des écrivains de prose ou de
vers, où ils trouvaient de plus hautes inspirations,
Gœthe, Shakespeare, Lamartine, etc. L'évolution était
dans le demi-genre, celle-là même que nous avons
constatée dans le drame lyrique; à l'Opéra-Comique
comme à l'Opéra, l'influence de l'école symphonique
se faisait sentir, transformant complètement le style du
théâtre. Nos jeunes compositeurs ne devaient pas s'ar-
rêter dans cette voie. L'un d'eux, Bizet, mort trop tôt
pour la gloire de notre école, artiste instruit, esprit ar-
dent et ingénieux, musicien consommé, n'hésitait pas
à introduire à l'opéra-comique les hardiesses de la mé-
lodie et de l'harmonie modernes. Nous avons nommé
les Pêcheurs de perles et VArlésienne; la scène de la
Saint-Valentin de la Jolie Fille de Perth (Lyrique, 1867)
est restée dans le souvenir de tous les musiciens.
Djamileh, bien que n'ayant pas réussi à l'Opéra-Co-
mique en 1874, est une œuvre d'artiste supérieure.
Enfin, en 1875, trois mois avant sa mort, le jeune musi-
cien donnait à l'Opéra-Comique Carmen. Dans cette
partition tant applaudie aujourd'hui, après un premier
insuccès, on retrouve encore l'élève de l'éclectique
Halévy, fidèle à certaines formules de sa jeunesse;
LlVR E I I I. JOÏ
mais, prise d'ensemble, L'oeuvre est hardie, neuve,
FI G. 8l. — BIZET (ALEXANDR£-CËSAft-LÉOPOI.D-GEORGEs).
(Paris, 1838. — Bougival, 1875.)
haute en couleur; la passion et la vie Tenflamment de
joz ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
la première page à la dernière; on y sent parfois passer
comme un frisson de drame et retentir le cri vraiment
humain.
A partir de Carmen, nous nous arrêtons, ne vou-
lant point apprécier des compositeurs dont la car-
rière n'est pas encore terminée et des partitions qui,
n'étant pas complètement jugées, n'ont pas pris leur
place dans l'histoire; mais de nos jeunes maîtres, pas
un n'a fait un pas en arrière; de ces œuvres, pas une
n'est rétrograde — quel que soit son genre. Les uns,
comme M. Saint-Saëns, avec la Princesse jaune (Opéra-
Comique, 1872), le Timbre d'argent, que nous avons
nommé, Proserpine (Opéra-Comique, 1887); comme
M. Massenet, avec la Grand'Tante (Opéra-Comique,
r 867), ses débuts au théâtre, Don César de Ba\an
(Opéra-Comique, 1 872), Manon (Opéra-Comique, 1 884),
partition charmante et fine à laquelle on peut prédire
une brillante reprise — maintiennent le demi-genre
dans les régions de la fantaisie poétique. Les autres —
comme MM. Delibes, avec le Roi l'a dit (Opéra-Comique,
1873), Jean de Nivelle (Opéra-Comique, 1880), Lakmé
(Opéra-Comique, 1 883), Guiraud , avec le Kobold ,
(Opéra-Comique, 1870), Madame Turlupin, joli pas-
tiche de la vieille manière italienne (Athénée, 1872),
Piccolino (Opéra-Comique, 1876) — restent modernes,
tout en conservant les traditions de l'ancien style.
A ces artistes, il nous faut joindre encore des compo-
siteurs de réel talent, MM. Maréchal, Pessard, Pala-
dhile, Widor, Poise qui s'est fait une spécialité des
gracieux pastiches, M. Chabrier, un hardi, mais original
et spirituel musicien. Nous l'avons dit, ces artistes sont
livri: III.
}03
trop nos contemporains pour qu'il nous soit possible
Je les apprécier; mais déjà ils marquent leur place
dans l'histoire de l'école française moderne.
Tandis que TOpéra-Comique haussait le ton jusqu'à
FIG. 82. — ADAM (a D OL PH E-C H ARL ES).
(Paris, 1803-18)6. — Portrait daté de 1859.)
se confondre avec l'Opéra, que devenait l'ancienne
comédie à ariettes, le vaudeville, qui avait fait le succès
du théâtre de la Foire et de la Comédie italienne, celui
de Devienne, Gaveaux, Dalayrac, Délia Maria? Il
.304 ÉCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
n'avait pas disparu, loin de là; mais il s'était trans-
forme, de j83o à 1860 à peu près. Adolphe Adam
(i8o3-i856) et Clapisson (1808-1866) furent les maîtres
du genre. Adam avait pour lui la légèreté, la coquetterie
aimable, sinon la grâce réelle, et une facilité agréable;
Clapisson possédait une certaine intelligence de la
scène, mais il était lourd, vulgaire, sans verve et sans
originalité. Malgré leurs grandes dimensions, malgré
leur prétention à la musique, ce sont des opérettes,
et des opérettes longues, que des partitions comme
le Postillon de Longjameaii (i836), le Brasseur de
Preston ( r 8 3 7) , Giralda (i85o), Si fêtais roi ( r 852), le
Bijou perdu (1 853), d'Adam; seul, le gentil petit acte
du Chalet (1834) a quelque chose de fin et d'artistique
qui permet de le placer au nombre des opéras-comiques.
Avec la Promise (1854), avec la Fanchonnette, qui passe
pour sa meilleure œuvre ( 1 856), Clapisson avait rem-
porté de grands succès. Plus spirituel et plus léger que
Clapisson, aimable compositeur, Albert Grisar, avec
VEau merveilleuse (1 83 9), avec Gilles le Ravisseur (1 848) ,
avec Bonsoir, monsieur Pantalon (i85i), avait aussi
perpétué les anciennes traditions de l'Opéra-Comique,
lorsque parut J. Offenbach (18 19- 1882), un musicien
étrange, incorrect, mais plein de verve et d'entrain; il
rompit avec les anciennes habitudes, bafoua les vieilles
formules et jeta délibérément le genre du petit opéra-
comique dans la grosse bouffonnerie. Il fit fureur, mais
au bout d'une dizaine d'années (de 1860 à 1870 à peu
près) le public se fatigua de ce rire à outrance; l'on
revint alors à un genre moins excentrique, se rappro-
chant de l'ancien vaudeville à couplets; et ce fut
LIVRE IU. j s
M. Ch. Lecocq qui donna le signal de la réaction. Tou-
jours intelligent, Offenbach avait, lui aussi, mis une
sourdine à sa gaieté. L'opérette contemporaine s'est res-
MUSIQUF. FRANÇAISE. 20
306 ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
sentie de révolution musicale; ces partitionnettes sont
mieux composées, mieux écrites qu'autrefois. Un jour
viendra où Orfenbach, MM. Lecocq, Jonas, Audran,
Planquette, Vasseur, Varney, Lacome, Messager (un
véritable artiste), etc., prendront, et à plus juste titre,
selon nous, une place égale à celle que nous avons dû
faire auxGaveaux, aux Devienne, aux Délia Maria, etc.
C'en est fini, pour le moment du moins, de la musique
échevelée de l'opérette bouffe; nos compositeurs en
sont revenus à l'ancien vaudeville à ariettes, avec un
peu plus de musique. Par une nouvelle évolution, l'opé-
rette est retournée à son point de départ; aujourd'hui,
nous la voyons se transformer encore, et avant peu, si
la chose n'est déjà faite, elle aura pris dans notre
théâtre la place laissée libre par l'ancien genre de l'opéra-
comique.
Bellaigue (C). G. Bi^et. Sa vie et ses œuvres, in- 12, 1890.
Clément (Félix) et Larousse (P.). Dictionnaire lyrique ou his-
toire des opéras jusqu'à 1876, in -8°.
Ernouf. Compositeurs célèbres, in-12, 1888.
Ernst (A.). Richard Wagner et le drame contemporain, in-12,
1887.
Hanslick. Du beau dans la musique (trad. par Bannelier), in-8°,
1877.
Jouvin. Hérold, sa vie et ses œuvres, in-8°; 1868.
Poirée (E.). L'évolution de la musique, in-12, 1884.
Pougin. La Jeunesse d'Hérold {Galette musicale, 1880).
Soubies et Malherbe. Histoire de la seconde salle Favart
{Ménestrel, 1889).
Saint-Saëns. Harmonie et mélodie, in-12, i885.
Soubies. Une première par jour, in-12, 1888.
Weber. Les illusions musicales, in-12, i883.
CHAPITRE IV
Nos desiderata. — Le chant et Part instrumental au xrxc siècle.
— Les organistes. — Les romances, les mélodies, ^es chansons.
— La musique de chambre et les sociétés d'amateurs. — Con-
clusion.
Notre tâche est terminée, mais si la matière e'tait
vaste, le cadre était restreint. Nous nous sommes con-
tenté d'indiquer rapidement les lignes principales de
l'histoire de Part musical en France, ne gardant que les
détails indispensables pour éclairer notre récit, laissant
dans l'ombre bien des figures intéressantes. C'est en
avouant ces desiderata, en découvrant ces lacunes que
nous espérons nous les faire pardonner; mais nous ne
fermerons pas ce livre sans ajouter encore deux ou trois
notes sur quelques-uns des sujets que nous avons dû
laisser de côté
De tous les musiciens français peut-être, ce sont les
chanteurs qui ont été le plus attaqués par les détracteurs
de notre musique, et cependant l'histoire démontre que
si ce parti pris n'a pas été absolument injuste, il a été
du moins, et à toute époque, fort exagéré. Nos chan-
teurs n'ont point, il est vrai, possédé au même degré
que les Italiens d'autrefois les artifices du bel canto;
joB ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
mais ils ont eu d'autres qualités qui convenaient mieux
à la musique dont ils étaient les interprètes; ils ont pos-
sédé la belle et large déclamation chantée, l'expression
pathétique, la science du bien dire, et depuis les pre-
miers chanteurs de Cambert jusqu'aux artistes d'aujour-
d'hui, nous avons plus d'un nom glorieux à citer. Les
interprètes de Lulli et de son école furent Beaumavielle,
Thévenard, les demoiselles Saint-Christophe, Marthe
Lerochois, etc. Rameau trouva pour exécuter ses œuvres
Jélyotte, Chassé, Dun, Larrivée, Mm(S Lemaure, Ere-
mans, Antier, Fel, etc. Gluck apparaît, et voilà qu'il a pour
chanteurs des artistes dignes de son génie: en hommes,
Legros, Laine; en femmes, Sophie Arnould, qui créa
Iphigénie en Aulide; Mlle Levasseur, qui fut la créatrice
dAlceste et dArmide, et la Saint-Huberty ; celle-ci
reprit avec éclat des rôles créés par d'autres dans les
œuvres de Gluck, mais elle fut surtout l'interprète émue
et inspirée de Piccini, de Sacchini,de cette belle école
qui a suivi l'auteur d'Orphée. Le Sueur et Spontini
furent présentés au public par Laine, Chéron, Lays,
Dérivis, Mmes Branchu, Maillart, etc.
Dans le genre léger, on n'a pas encore oublié la spi-
rituelle Mmc Favart, Mnies Saint-Aubin, Dugazon, Gavau-
dan. Ces artistes étaient actrices autant que chanteuses,
et on devine le caractère charmant et fin de leur ta-
lent dans la musique légère de la fin du xvm8 siècle.
En hommes, c'étaient Caillot, célèbre par la justesse de
sa diction, Clairval, Dugazon, plus tard les illustres Elle-
viou et Martin, pour lesquels Méhul, Nicolo, Boieldieu,
Berton, etc., écrivirent leurs plus beaux rôles. Enfin la
romance avait pour interprète Garât, le chant fait
LIVRE III. 309
homme, disaient ses contemporains, le Lambert de son
temps, le dieu de la musique de salon.
Lorsque Rossini vint en France, il trouva une belle
troupe d'opéra qui comptait dans ses rangs Nourrit père,
Dérivis, Prévôt, Levassent-, Dabadie et surtout Nourrit
fils; il avait dû émonder dans le Siège de Corinthe et
dans Moïse les fioritures trop luxuriantes de sa musique
italienne; mais il suffit de lire le Comte Ory pour s'as-
surer que des artistes comme Nourrit et Levasseur
savaient chanter. Nourrit encore, Dabadie et Levasseur
créèrent Guillaume Tell, et l'histoire ne dit pas que le
maître ait eu à se plaindre de ses interprètes. Comme
habile virtuose et vocaliste de premier ordre, il avait
Mme Cinti-Damoreau (Laure Cinthie Montalant), née
à Paris et élève de notre Conservatoire; ce fut pour
elle que l'on écrivit dans le genre italien les rôles
d1opéras à vocalises dites de princesses.
Mais voici des cantatrices-tragédiennes : Marie-Cor-
nélie Falcon, la Valentine des Huguenots, la Rachel de
la Juive; voici Mmc Stolz, la Ginevra àzGuido, la Léo-
nore de la Favorite, la Catarina de la Reine de Chypre; à
côté d'elle brille Mme Dorus-Gras, qui chante les rôles
d'Alice de Robert le Diable, de Marguerite des Hugue-
nots. Mn,c Viardot (Pauline Garcia) appartient à l'école
italienne par ses traditions ; mais ne devons-nous pas
donner droit de cité à la grande artiste qui a créé Fidès
du Prophète et ressuscité Y Orphée de Gluck? Une ter-
rible catastrophe avait mis fin à la carrière de Nourrit.
Un autre grand chanteur, au style large et puissant,
Gilbert Duprez,lui succéda: l'on sait avec quelle gloire.
Faut-il citer encore, à l'Opéra, Barrhoilet, Massol, etc.?
Jio ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
A l'Opéra - Comique , Roger Hermann- Le'on , Ba-
taille, etc.? Plus près de nous, voici MM. Gueymard,
Villaret, Faure et, en femmes, M"ie Carvalho, l'inter-
prète inimitable de M. Gounod, MmoS Gueymard,
Sasse, artistes à grandes voix, la rossignolante Mme Ca-
bel, etc. Nous fermons ici notre liste, ne voulant pas
parler des artistes contemporains; mais, si incomplète
que soit cette énumération, peut-être sufhra-t-elle à
prouver que nous n'avons point à rougir de notre école
de chant, et que les belles œuvres ont toujours trouvé
chez nous des interprètes dignes d'elles1.
Notre école instrumentale du xvme siècle étant peu
connue, nous avons cru devoir nous y arrêter quelque
temps; il faudra donc nous contenter ici de citera
notre époque les noms des virtuoses qui ont fait la
gloire de nos concerts et de notre Conservatoire. Pour
le piano, voici Bertini, Lecouppey, Delaborde, Alkan,
Herz, Marmontel, Planté, Ritter, Jaell, Duvernoy,
Diémer, Mmcs Farrenc, Massart, Montigny-Rémaury,
Jaell, etc. Soit par l'habileté de l'exécution, soit par *
l'excellence de l'enseignement, chacun de ces artistes a sa
place dans notre histoire. Notre belle école de violon,
que nous avons vue naître au xvme siècle, n'a rien perdu
de son éclat, avec les maîtres et les élèves de notre Con-
servatoire; Alard, Armingaud, Dancla, Sauzay, Til-
mant, Vieuxtemps, Lecieux, Saint-Léon, Garcin, Sara-
sate, Marie Tayau ont continué depuis près d'un siècle
les traditions des Rode, des Kreutzer, des Baillot, des
i. Voir, pour le chant et les chanteurs, Th. Lemaire et
H. Lavoix. Le Chant, 2e partie. — Histoire du chant.
L I V II E I I 1 . 3 ii
La font, violonistes habiles, il est vrai, mais préférant
encore à la brillante et inutile virtuosité les qualités plus
solides de la beauté du son, de la largeur et de l'am-
pleur du coup d'archet, de l'expression et du phrasé
intelligent. A côté d'eux voici les violoncellistes Batta,
Ghevillard, Franchomme, Lebouc, Norblin, Jacquard,
Delsart; les contrebassistes Labro et Verrimst. Pour
la harpe, ce sont Gatayes et Félix Godefroy, Dorus,
Drouet, Tulou, Rémusat, Taffanel, Brod, Triébert,
Vogt, Lalliet,- Jancourt, Klosé, Mohr, le fantaisiste
Vivier, etc., qui ont porté à sa perfection Part difficile
des instruments à vent.
Si du concert et du théâtre nous passons à l'église,
voici les musiciens religieux comme Niedermeyer,
Nicou-Choron, voici les organistes artistes de haute
valeur et le plus souvent compositeurs de talent. Je ne
citerai pas les maîtres qui comme M. Saint-Saëns ou
César Franck, ont été souvent déjà nommés dans
cette histoire; mais je veux rappeler les noms de ces
musiciens de premier ordre que le public connaît à
peine, tandis qu'il fait delà réputation et presque de la
gloire au moindre compositeur d'opérette. C'est un art
magnifique et grandiose que celui de l'orgue; n'oublions
donc pas ceux qui ont su le maintenir dans toute sa splen-
deur, Baptiste, Benoît, Chauvet, improvisateur mer-
veilleux, paraît-il, mort trop jeune, Gigout, Guilmant,
Lefébure-Wely, Sain d'Arod, Vervoitte, Widor, etc. ;
j'ai nommé au hasard et par ordre alphabétique.
Dans une toute autre région des pays de musique,
j'entends fredonner les chanteurs de romances. La
romance et la chanson françaises formeraient à elles
312 KCOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
seules un joli chapitre, mais il faut nous hâter. Au
beau temps de la romance sentimentale brillent Aba -
die, Adam, Bérat, Clapisson, Dalvimare, Grisar,
Scudo, M11ies Duchambge, Gail, Gay, Loïsa Puget.
Puis viennent les ballades romantiques de Monpou ;
la romance devient peu à peu mélodie avec le Lac
de Niedermeyer, l'Ange déchu de Vogel, presque
dramatique et pittoresque, avec Page, écuyer et capi-
taine, de Membrée. Des maîtres comme Félicien
David, Berlioz, Meyerbeer,Gounod, s'en sont emparés
et en ont élargi le cadre. Nos musiciens lui donnent
aujourd'hui plus de développement encore, et ce sont
de véritables petites scènes, de charmantes esquisses de
tableaux que ces compositions intitulées Poèmes du
printemps, d'avril, d'hiver, etc. Pendant ce temps, la
chanson populaire a aussi ses compositeurs avec
Pierre Dupont, à la mélodie rude, mais non sans
grâce, ayant quelque chose de cette emphase et de ce
ton déclamatoire qui plaît aux masses. A côté de lui
chante Darder, dont la mélodie est moins large, moins
vigoureuse, moins originale, mais encore franche et
bien rythmée ; si Pierre Dupont est peuple, Darcier
est ouvrier. Enfin arrive, narquois, fin et spirituel dans
sa naïveté voulue, le bourgeois couplet de Nadaud.
Jusqu'à une époque assez rapprochée de nous, la
musique de chambre avait été, ainsi que la symphonie
instrumentale pure, assez négligée en France. Quelques
maigres trios d'Auber, quelques pièces assez froides,
trios, quatuors et quintettes de Reicha et d'Onslow,
quelques compositions trop courtes de Félicien David,
quelques pages élégantes et soignées de Reber : c'était
LIVRE III. j 1 3
peu en face des chefs-d'œuvre des écoles étrangères.
En même temps que s'éveillait chez nous le sentiment
de l'art instrumental, la musique de chambre prit
plus d'extension, et nous pouvons nous enorgueillir,
dans ce genre, d'artistes tels que César Franck,
MM. Saint-Saèns, Lalo, Alexis de Castillon (1829-
1873), musicien distingué, d'un idéal élevé et pur, et
citer avec eux Ad. Blanc, Vaucorbeil, MM. Gouvy,
de BoisderTre, Vincent d'Indy.
Du reste, depuis trente ans, les sociétés vouées à ce
genre de musique se sont multipliées et nous ne pou-
vons en donner la liste; mais il faut rappeler les
sociétés qui, en dehors des concerts, ont mis en hon-
neur les grandes œuvres françaises et étrangères. Nous
avons nommé Seghers et la société Sainte-Cécile, diri-
gée depuis par M. Weckerlin. Mentionnons la fondation
Beaulieu (Association musicale de l'Ouest et Société
musicale de Paris, fondées en i83 5). Plus tard, on vit
s'élever d'autres sociétés, dont les principales furent la
Société chorale d'amateurs, fondée et très artistement
dirigée par M. Bourgault-Ducoudray, et qui fit entendre
des œuvres de Hœndel et de l'ancienne école française;
celle de Guillot de Saint-Bris, dont les séances sont
consacrées en grande partie à l'audition des œuvres
modernes ; enfin la Concordia, qui donne des auditions
du plus haut intérêt. Terminons ce court abrégé en
nommant la belle Société de l'harmonie sacrée, fondée
par M. Lamoureux, et grâce à laquelle on a pu entendre
à Paris (1873) des chefs-d'œuvre tels que la Passion,
selon saint Matthieu, de J.-S. Bach, le Messie et Judas
Macchabée de Haendel. Pendant ce temps, les modernes
Ji+ ECOLE FRANÇAISE DE MUSIQUE.
et les Français n'étaient pas oubliés et trouvaient un
orchestre et des exécutants dans les séances très inté-
ressantes de la Société nationale de musique.
Résumons-nous donc en quelques noms : Rameau,
Méhul, Le Sueur, Berlioz, Hérold, Félicien David,
Halévy, Ambroise Thomas, Gounod, représentent le
grand art lyrique, celui-là justement qui, d'après quel-
ques-uns, nous est refusé ; dans le demi-genre, élé-
gant, gracieux et spirituel, nous ne pouvons citer aucun
nom : il faudrait recommencer le livre.
Nous avons fait de notre mieux, dans ce récit, pour
présenter les œuvres ou les artistes dans leur milieu,
pour les apprécier autant que possible, ainsi qu'aurait
pu le faire un auditeur contemporain, dégagé de tout
parti pris, sans nous arrêter plus qu'il ne fallait aux
hasards du succès ou aux caprices de la vogue, laissant
de côté nos impressions, nos tendances, nos goûts
personnels, qui ne pouvaient avoir grand intérêt pour
le lecteur. Peut-être cet éclectisme voulu déplaira-t-il à
quelques-uns, peut-être rendra-t-il ce petit ouvrage un
peu froid et sec, car la passion seule est entraînante;
mais ce n'est qu'avec l'éclectisme que l'on peut faire de
l'histoire, se reporter à l'époque où une partition fut
écrite, étudier ses origines, ses tendances et ses consé-
quences. La mode passe, le succès s'oublie, l'œuvre
reste et, avec Je temps, devient un document histo-
rique.
L'époque où nous vivons aujourd'hui sera plus
tard très intéressante à raconter. Notre musique con-
tinue sa marche, elle renouvelle ses procédés, sa langue
s'enrichit chaque jour; elle est dans une de ces pé-
M VU E III. }iS
riodes de transformation qui préparent l'avenir. Il ne
nous appartenait pas, dans un livre de ce genre, de
prendre part aux polémiques du moment; aussi est-ce
avec la plus grande réserve que nous avons cité les
musiciens contemporains, nommant à peine l'homme
de génie dont l'œuvre préoccupe aujourd'hui la pensée
de nos plus grands artistes, Richard Wagner. L'avenir
seul pourra nous dire quelle sera l'influence de ce
grand maître sur notre école. Ce que nous pouvons
assurer, c'est que, quoi qu'il arrive, quelles que soient
les transformations par lesquelles notre musique pas-
sera, elle est et restera française, comme elle est restée
française après Gluck, après Mozart, après Beethoven,
après Rossini, après Meyerbeer.
Ce que nous n'avons certainement pas su raconter ni
décrire, c'est le génie propre de tous ces musiciens qui
dans différents genres ont été et sont encore la gloire
de notre école; mais répétons, pour finir, ce que nous
disions au début de ce livre : « Lisez, aimez, écoutez
les maîtres français tant anciens que modernes, ils
sauront bien parler eux-mêmes; ils seront plus élo-
quents que nous. »
FIN.
UNWWSITY
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TABLE DES MATIÈRES
Introduction. — La musique française
L IVRE PREMIER
LE MOYEN AGE
(DU Ve AU XVIe siècle)
CHAPITRE PREMIER
LES ORIGINES GAULOISES, LATINES ET GERMAINES
DU Ve AU IXe SIÈCLE
Pages.
Les chants sacrés des druides et des bardes. — Les tradi-
tions grecques. — Les plains-chants : Les mélodies des
drames liturgiques, les hymnes, les proses, les séquences.
— La musique populaire et profane. — Les chansons
de soldats, les chants de table. — La science : Hucbald
de Saint-Amand et Odon de Cluny. — L'orgue et Torga-
num. — Premiers essais d'harmonie, les neumes, les
instruments i5
CHAPITRE II
PREMIÈRE RENAISSANCE MUSICALE EN FRANCE
(XIIe ET XIIIe SIÈCLES)
La chanson française : La musique à voix seule. — Romances,
lais et sirventois. — La musique à plusieurs voix.
Le déchant. — Motets, rondeaux et conduits. — Le
théâtre : Drames religieux, comédies et pastorales en
musique. — Daniel Ludus et le jeu de Robin et Marion.
— Les concerts : Les puys et les concours. — La danse,
le chant, les instruments. — La musique religieuse :
Réaction cistercienne. — Les musiciens : Troubadours et
trouvères, les ménestrels et les écoles de ménestrandie,
ménestrelles et jongleresses. — Les théoriciens 36
] iB TABLE DES MATIERES.
CHAPITRE III
DU XIV* AU XVI1 SIÈCLE
Pages.
La science : Les canons, la fugue, la notation. — L'école
franco-belge : Guillaume de Machault, Ockheghem, etc.
— L'école madrigalesque : Josquin Desprez, Clément
Jannequin, Goudimel, etc., les chansons musicales. —
La musique religieuse : Les messes musicales en chan-
sons, la Réforme et les psaumes calvinistes. — Musique
de chambre, de salle de concert et de danse. — Musique
de théâtre et de fêtes : Les miracles et les ballets de cour.
— Les orchestres : Chapelle, Chambre, Écurie des rois de
France. — Evolution musicale du xvie siècle. — Rôle de
l'école française 56
LIVRE II
LES XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES
CHAPITRE PREMIER
LA TRAGÉDIE EN MUSIQUE
Les ballets de cour, comiques et sérieux. Guédron, Mauduit,
Bordier. — Les comédies-ballets, les tragédies-féeries :
Molière, Corneille, Benserade. — Les opéras italiens : La
Finta Pazza et Orfeo; Cavalli et le Sersé. — Création de
l'opéra français: Cambert et Perrin, Lulli et Quinault,
et la tragédie en musique. — Les successeurs de Lulli:
Charpentier, Campra, Destouches, Mouret, etc. — Ra-
meau : Son traité d'harmonie, son théâtre, ses contem-
porains et ses successeurs. — Les Bouffons: Pergolèse et
la Serva Padrona, Rousseau et le Devin de village. —
Les maîtres étrangers : Gluck et la musique française,
Piccini, Sacchini, Salieri, Vogel, etc. — L'opéra français
pendant la Révolution et l'Empire. — Le premier roman-
tique et le dernier classique; Le Sueur et Spontini, Ossian
et la Vestale . . . . 81
CHAPITRE II
LA COMÉDIE EN MUSIQUE
L'opéra-comique et ses origines : Lacomédie-balletetle ballet-
féerie. — Le théâtre de la Foire et ses vicissitudes : Les
musiciens, les auteurs et les acteurs de la Foire; Gilliers,
TABLK DES MATIKKKS. 319
Pages.
Mouret, Labbé, Lesage, Puzelier d'Orneval, Monnet et
Favart, Dauvergne et les Troqueurs. — //opéra-comique
littéraire: Philidor, Monsigny, Grétry, Sedaine et Mar-
montel. — L'école lyrique et romantique: Cherubini,
Mehul, Le Sueur, etc.; la littérature étrangère : Shakes-
peare et Ossian. — L'école sentimentale et de demi-genre :
Berton, Kreutzer, Nicolo, lioieldieu. etc. — Les musiciens
étrangers : Paesiello, Paer, Steibelt, etc. — Les petits
maîtres du vaudeville musical et de l'opérette: Dezedes,
Champein, SolieF, Gaveaux, Devienne, Délia Maria,
Dalayrac, y;tc 143
CHAPITRE III
LA MUSIQUE DE CHAMBRE, DE CONCERT ET D'ÉGLISE
Musique vocale de chambre: Le chant, les brunettes et les
airs; Nyert, Lambert, Bacilly; les luthistes et le chant à
la cavalière. — Cantates et cantatilles : Gampra, Cléram-
bault, Baptistin, etc. — La musique d'église: Mauduit et
Ducaurroy, Dumont et les messes royales; Lulli, Char-
pentier, Lalande, Bernier, Campra, Gilles, etc., Le Sueur
et Cherubini. — Organistes et clavecinistes : Champion,
Chambonnières, Clerambault, Marchand, Daquin, les
Couperins, Rameau, Séjan, Balbâtre. — Violonistes :
Dumanoir et Constantin, Duval et l'e'cole de Corelli,
Senaille', Baptiste Anet, Leclair, Guignon, Gaviniès, etc.,
Rode, Kreutzer et Baillot. — Les écoles de musique : Les
maîtrises, le magasin, le Conservatoire. — Les concerts :
Concerts spirituels, concerts des amateurs, etc. — Les
chants républicains et la Marseillaise. — La littérature
musicale : Théoriciens, historiens et critiques; Mersenne,
Brossard, Laborde, Perne, Fétis, etc. — Les guerres : Les
Français et les Italiens, Lullistes et Ramistes. Querelle
des Bouffons ou des coins. Gluckistes et Piccinistes. . . . 179
LIVRE III
LE XIXe SIÈCLE
CHAPITRE PREMIER
L'ODE SYMPHONIE ET LA SYMPHONIE RELIGIEUSE
ET DRAMATIQUE
La monodie italienne et la polyphonie allemande. Le genre
symphonique français. Les symphonies de Gossec et les
320 TABLE DES MATIERES.
Pages,
ouvertures de Méhul. — Le romantisme: Berlioz et
Fél. David. — Les concerts: Habeneck et Pasdeloup. —
Musique instrumentale : La symphonie classique, les
suites d'orchestre, les rapsodies, les ouvertures. —
Musique instrumentale et vocale : Compositions descrip-
tives, religieuses, fantastiques et dramatiques. La sym-
phonie au théâtre; les mélodrames lyriques (musique de
scène) ' 217
CHAPITRE II
LE DRAME LYRIQUE
Les maîtres étrangers en France : Rossini, Meyerbeer,
Donizetti, Verdi. — L'opéra historique et narratif:
E. Scribe et ses poèmes, Halévy, Auber, etc. — L'opéra
pittoresque et poétique, le théâtre lyrique : Fél. David,
Berlioz; MM. Gounod, Ambr. Thomas, Reyer, Massenet,
Saint-Saëns, Lalo, etc. — La symphonie dansée : les opé-
ras-ballets et les ballets 243
CHAPITRE III
LA COMÉDIE LYRIQUE
L'opéra-comique et ses différents genres. — Première pé-
riode (i825-i85o). Le genre anecdotique. — Les libret-
tistes : Scribe, Planard, Saint-Georges. — Les musiciens:
Hérold, Halévy, Auber, etc. — Deuxième période (i85o-
189...). Le genre poétique : Ambr. Thomas, Meyerbeer,
Massé, Gounod, Bizet, MM. Massenet, Saint-Saëns, De-
libes, etc. — Le vaudeville musical et l'opérette : Ad.
Adam, Clapisson, Offènbach, M. Lecocq, etc. ........ 276
CHAPITRE IV
Nos desiderata. — Le chant et l'art instrumental au
xixe siècle. — Les organistes. — La romance, les mélo-
dies, les chansons. — La musique de chambre et les so-
ciétés d'amateurs. — Conclusion ^07
Paris. — Lib.-Imp. réunies, 1, r. Saint-Benoit
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