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Full text of "La mystique divine, naturelle, et diabolique"

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jÏ  Saint  Vincent,  j 
MO  X  T  llEAT.  ■  I 


.E.  Saint  Vincent, 
MOXTllEAI. .         i 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/lamystiquedivin02gr 


I 

LA 


MYSTIQUE 

DIVINE,  NATURELLE  ET  DIABOLIQUE 


TOME     IX 


Tout  exemplaire  de  cet  ouvrage,  non  revêtu  de  mn  signature, 
sera  réputé  contrefait. 


^^v^-;^^. 


LA 

MYSTIQUE 

DIVINE 

NATURELLE    ET    DIABOLIQUE 

PAR    GORRES 

OUVUAGE  TRADUIT  DE  LALLEMAND 

PAR  M.   CHARLES   SAINTE-FOI 
TOME   II 


PREMIERE    PARTIE 
LA    MYSTIQUE    DIVINE 


*V^A/■.(V'.AAA^^A^^AAAAAAAAAAA/',/^A/^AA/'.AAAA/^AAAA/V 

DEUXIÈME  ÉDITION 


A.rn^J\AyV'j^y'JV\AAA/'.nrJV'J\AA/'AAAAr>j^AAAAA/'JVVAA 


PARIS 

LIBRAIBIE  DE  M'"^  V^  POUSSIELGUE-RUSAND 

RUE    SAINT-SULPICE  ,    23  g 

1861 


OCT  ::.  5  1944 


LA 

MYSTIQUE  DIVINE 


-i>-o^<ai<c>o- 


LIVRE  QUATRIEME 

La  Mystique  iiluminative.  Progrès  de  la  Mystique  par 
l'amour  et  l'illumination  divine  dans  l'extase. 


CHAPITRE   PREMIEI 


Comnipnl  Ips  dons  qui  sanclilionl  conduisent  Vàme  dans  les  rée:ions 
supérieures  de  la  mystique. 

Nous  uvons  jusqu'ici  parcouru  les  régions  inférieures  de 
la  mystique,  .lusqu'ici  les  diverses  influences  qui  gouxer- 
nent  la  vie  ne  se  sont  pas  coinpléiement  séparées.  Celles 
des  puissances  supérieures  sont  encore  cachées  sous  le 
voile  des  induences  de  la  nature;  de  sorte  qu'on  ne  sait 
bien  souvent  à  laquelle  de  ces  influences  on  doit  atlril)U('r 
les  effets  et  les  phénomènes  qui  se  produisent.  L'iiomnie, 
en  effet,  peut  être  élevé  au-dessus  de  soi-même  de  trois 
manières  différentes,  et  par  trois  puissances  diverses  :  à 
savoir,  par  les  puissances  terrestres  de  la  n;ilure  (jui  Ten- 
tourent,  el  qui  sont  dans  un  l'apport  intime  avec  la  partie 
terrestre  de  son  être;  ou  bien  par  les  puissances  célestes 
II.  i 


2  DES    DONS    QUI    8ANCT1FIFNT. 

qui,  appartenant  au  monde  de  la  nature,  ou  à  celui  de  l'es- 
prit ;,  ou  au  monde  des  natures  mixtes,  sont  placées  au- 
dessus  de  lui  et  sont  en  rapport  avec  l'élément  céleste  en 
lui;  ou  bien  enfui  par  Dieu  et  les  puissances  de  Dieu,  qui, 
s'unissant  avec  ce  qu'il  y  a  de  plus  profond  dans  l'être  de 
l'homme,  le  gouvernent  et  le  dirigent.  Dans  le  premier 
cas,  ce  sont  les  puissances  corporelles  de  la  nature  qui 
agissent  sur  l'homme,  et  produisent  en  lui  des  visions  ou 
d'autres  phénomènes  extraordinaires,  tels  que  ceux  qui 
sont  déterminés  par  l'opium  ou  d'autres  substances  de  ce 
genre.  Ou  bien  encore  ce  sont  des  puissances  invisibles, 
et  spirituelles  néanmoins,  qui,  trouvant  certaines  prédis- 
})ositions  dans  l'àme  de  l'homme,  élèvent  la  vie  à  un  état 
sapérieur,  comme  il  arrive,  par  exemple,  chez  ceux  qui 
voient  les  esprits.  Ou  bien  enfin  cet  effet  est  produit  par 
ces  deux  puissances  à  la  fois  réunies  dans  la  personne  d'un 
magnétiseur,  et  agissant  sur  celui  qui  est  magnétisé ,  afin 
de  l'élever  jusqu'à  la  clairvoyance.  Jusqu'ici  la  mystique 
est  toute  terrestre  et  immanente  en  quelque  sorte.  Dans  le 
second  cas,  les  eflets  sont  produits  par  des  puissances  qui 
appartiennent  au  monde  invisible,  et  sont  préposées  au 
gouvernement  du  ciel  solaire  et  extérieur.  Ou  bien  ce  sont 
les  âmes  des  défunts  qui  entrent  en  rapport  avec  l'homme 
et  l'établissent  dans  un  état  extraordinaire.  Ici  la  mys- 
tique n'est  plus  immanente,  mais  transcendante;  elle 
éclaire  ou  elle  obscurcit,  selon  la  diftérence  des  puissances 
qui  agissent  sur  l'iiomme.  Dans  le  troisième  cas  enfui, 
c'est  Dieu  lui-même  qui  attire  à  soi  immédiatement  ou 
médiatement  le  fond  le  plus  intime  et  comme  la  racine 
même  de  la  créature;  qui  l'élève  au-dessus  d'elle-même, 
kl  dépouille  des  formes  qui  lui  sont  propres,  pour  la  trans- 


DES    DONS    Qll    SANCTIFIENT.  3 

former  en  soi.  Il  y  a  donc  dans  l'élévation  mystique  trois 
degrés,  dont  le  dernier  se  retrouve  toujours  à  l'entrée  de 
la  vie  mystique,  tandis  que  le  troisième,  lorsqu'il  a  atteint 
sa  perfection,  se  produit  comme  mystique  unitive  et  en  est 
le  dernier  terme.  Mais  comme  en  toutes  choses  chaque  de- 
gré inférieur  contient  déjà  le  germe  des  autres,  et  que 
ceux-ci  n'en  sont  que  le  développement,  il  est  souvent 
très-difficile  dans  les  commencements  de  distinguer  ce  qui 
appartietit  aux  influences  terrestres,  ou  célestes,  ou  di- 
vines, et  si  les  phénomènes  qui  se  produisent  sont  du  res- 
sort de  l'Église  ou  de  la  science.  Toutefois,  cette  incerti- 
tude diminue  à  mesure  que  la  vie  mystique  se  développe, 
à  mesure  que  le  corps  est  soumis  davantage  à  Tesprit  el 
l'esprit  à  Dieu.  11  fait  donc  plus  clair  déjà  à  ce  second  de- 
gré de  la  mystique  où  nous  sommes  arrivés,  quoique  nous 
ne  puissions  attendre  de  clarté  parfaite  qu'au  troisième 
degré,  parce  que  c'est  là  seulement  que  l'homme,  tout  en- 
tier à  Dieu,  et  sanctifié  jusque  dans  les  profondeurs  de  son 
être,  peut  être  transporté  par  moments  au-dessus  de  tout 
ce  qui  est  créé,  et  introduit  jusque  dans  l'abîme  de  la  Di- 
vinité. 

L'homme  monte  à  ce  second  degré  par  les  dons  qui 
sanctifient.  Ce  n'est  pas  qu'il  ne  reçoive  ces  dons  qu'au 
moment  où  il  arrive  à  ce  second  degré,  car  la  mystique 
purgative  les  suppose  déjà.  Ce  n'est  pas  non  plus  qu'il  les 
reçoive  alors  dans  toute  leur  plénitude;  cette  faveur  ne  lui 
est  accordée  qu'au  terme  de  la  carrière  :  mais  c'est  parce 
qu'ils  lui  sont  donnés  dans  une  mesure  plus  abondante. 
Chaque  état  nouveau  pour  l'homme  demande  une  nouvelle 
impulsion;  et  lorsqu'il  s'agit  d'un  état  surnaturel,  il  faut 
une  impulsion  surnaturelle  aussi.  Dans  le  cours  ordinaire 


4  DES    DONS    ULl    SANCTIFIENT. 

(les  choses ;,  le  moteur  chez  rhonmie  c'est  V esprit  ou  l'in- 
leUigeiice;  c'est  lui  qui  meut  tout  le  reste  par  le  moyen  de 
certaines  facultés  ou  aptitudes  que  Dieu  nous  a  données. 
liOrs  donc  que  l'homme  se  tourne  tout  entier  vers  Dieu, 
le  souverain  moteur  de  toutes  choses,  pour  qu'il  puisse  re- 
cevoir de  lui  l'impulsion,  il  a  besoin  d'aptitudes  plus  par- 
faites. Mais  de  même  que  la  créature  ne  peut  se  mouvoir 
elle-même,  ainsi  elle  ne  peut  se  donner  les  aptitudes  qui 
hii  sont  nécessaires  pour  être  mue  par  un  autre,  elle  doit 
lecevoir  celles-ci  comme  un  don  de  celui  qui  la  meut. 
C'est  à  celui-ci  de  se  préparer  les  moyens  d'agir,  et  de  se 
recevoir  en  quelque  sorte  soi-même  en  celui  à  qui  il  se 
donne.  Ces  dons  s'appellent  sanctifiants,  par  opposition 
aux  dons  gratuits,  qui  ne  supposent  point  la  sainteté  de  ce- 
lui qui  les  possède.  De  même  donc  que  ceux-ci  préparent 
l'homme  au  premier  degré  de  la  mystique,  ainsi  les  pre- 
miers le  préparent  à  entrer  dans  le  second  degré  ;  de  sorte 
cependant  que  les  vertus  théologales  servent,  pour  ainsi 
(hre,  de  transition  de  l'un  à  l'autre  de  ces  degrés.  C'est  ici 
en  effet  que  l'àme,  les  recevant  avec  plus  d'abondance, 
commence  à  se  détourner  phis  fortement  de  toutes  les 
choses  inférieures,  pour  se  tourner  entièrement  vers  Dieu  ; 
et  c'est  ici  en  même  temps  que  l'on  commence  à  bien  dis- 
tinguer la  nature  des  phénomènes  sous  lesquels  se  révèle 
la  vie  mystique. 

D'après  la  doctrine  de  l'Église,  l'Esprit-Saint  se  commu- 
nique en  sept  dons;  car,  dit  saint  Bonaventure,  de  même 
que  l'univers  a  été  créé  en  sept  jours,  ainsi  l'homme,  ce 
{•etil  monde,  est  construit  avec  les  sept  dons  du  Saint-Es- 
j)rit.  Ces  dons  sont  l'entendement,  la  science,  la  sagesse,  le 
conseil,  la  force,  la  crainte  do  Dieu  et  la  piété.  L'intellect 


btS    DONS    fJLI    .SANCTIFIEM.  O 

OU  l'enteiKleuientcclaircit  l'œil  de  l'esprit,  qui,  fermé  pour 
les  choses  inférieures,  est  ouvert  au  contraire  pour  les 
choses  divines,  et  n'est  accessible  qu'à  cette  lumière  sui- 
naturelle  qui  éclaire  le  sommet  de  l'intelligence.  Mais 
comme  nous  allons  à  Dieu  par  deux  voies,  l'une  intérieure 
et  l'autre  du  dehors,  nous  avons  besoin  d'un  don  particu- 
lier qui  nous  montre  celle-ci,  et  nous  apprenne  à  contem- 
pler les  créatures  par  une  cormaissance  surnaturelle,  et 
dans  la  lumière  de  Dieu  :  et  c'est  là  ce  que  fait  le  don  de 
science.  Ainsi,  tandis  que  le  premier  de  ces  dons  nous  fail 
connaître  Dieu  en  soi,  le  second  nous  le  fait  connaître 
dans  les  créatures;  et  de  cette  sorte  la  faculté  spéculati^c 
de  l'homme  se  trouve  apte  aux  plus  hautes  contempla- 
tions. La  sagesse  et  la  science  règlent  et  perfectionnent  les 
facultés  pratiques  en  nous.  La  première,  qui  d'un  côté  a 
ses  racines  dans  la  raison  supérieure,  et  qui  de  l'autre  est 
dirigée  vers  la  volonté,  éclaire  celle-ci  par  la  lumière  di- 
vine dont  elle  est  pénétrée;  elle  la  meut  avec  une  sorte  de 
douce  contrainte;  de  sorte  que,  goûtant  la  douceur  divine, 
elle  exerce  la  justice  et  tend  par  là  vers  sa  fin  dernière. 
Le  conseil  discipline  le  libre  arbitre,  en  dirigeant  le  juge- 
ment sous  l'impulsion  duquel  l'homme  choisit.  Ce  don 
élève  et  affermit  le  conseil  de  l'homme  par  celui  de  Dieu  ; 
de  sorte  que,  détournant  nos  regards  des  choses  mul- 
tiples et  créées,  et  les  tenant  fixés  vers  l'unité  suprême, 
nous  arriverons  heureusement  à  ce  but  souverain  de  tous 
nos  efforts. 

L'intérieur  de  l'homme  étant  ainsi  réglé,  les  trois  autres 
dons  sont  destinés  à  le  diriger  dans  ses  actions  extérieures 
et  à  sanctifier  sa  vie.  Le  don  de  force  unit  notre  propre 
pouvoir  avec  celui  de  Dieu,  aiïermit  chacune  de  nos  puis- 


b  DES    DONS    QL'I    SANCTIFIEM. 

sauces  par  la  puissance  divine  ;  de  sorte  que,  soustraites  à 
la  mobilité  de  la  volonté,  et  fortes  de  la  force  de  Dieu  lui- 
même  ,  elles  puissent  soutenir  les  luttes  auxquelles  nous 
sommes  exposés  ici-bas,  et  acquérir  dans  le  combat  une 
nouvelle  énergie.  Mais  dans  ce  mouvement  qui  nous  em- 
porte vers  Dieu  nous  avons  besoin  d'un  contre -poids  qui 
nous  fasse  redescendre  en  nous-mêmes  par  l'humilité;  de 
sorte  que,  pénétrés  du  sentiment  de  notre  misère  et  de  notre 
impuissance,  nous  nous  abaissions  humblement  devant  la 
majesté  de  Dieu,  et  nous  soumettions  entièrement  à  lui;  et 
c'est  là  ce  que  faille  don  de  crainte.  Enfin  ces  deux  mouve- 
ments, dont  l'un  nous  élève  tandis  que  l'autre  nous  abaisse, 
doivent  s'harmoniser  dans  un  troisième  qui  les  règle  et  les 
coordonne;  et  c'est  ce  que  fait  le  don  de  piété,  par  lequel 
l'àme,  enracinée  en  Dieu  par  une  confiance  toute  filiale, 
évite  à  la  fois  et  la  crainte  servile  et  une  orgueilleuse  pré- 
somption. C'est  ainsi  que  les  sept  dons  du  Saint-Esprit  pré- 
parent l'homme  dans  toutes  les  directions,  et  achèvent  de 
le  sanctifier. 

On  comprend  facilement,  d'après  ce  que  «nous  venons 
de  dire,  que  ces  dons  et  la  manière  dont  ils  nous  sont 
communiqués  ont  dû  occuper  beaucoup  les  contemplatifs 
dans  leurs  visions.  On  raconte  qu'Ida  de  Nivelle  ayant  un 
jour  le  désir  de  se  sentir  intérieurement  pénétrée  de  ces 
dons,  il  arriva  qu'au  moment  où  le  prêtre  élevait  l'hostie, 
le  premier  dimanche  de  l'Avent,  elle  la  vit  rouge  et  en- 
flammée comme  le  soleil  à  son  lever,  et  qu'elle  aperçut 
sept  rayons  lumineux  qui  en  partaient  et  pénétraient 
jusqu'au  fond  le  plus  intime  de  son  cœur.  (Henriquez, 
page  69.) 

La  vision  de  la  béguine  Blambeck  est  plus  complète  en- 


DES    DONS    QUI    SANCTIFIENT.  7 

core,  et  nous  la  donnons  ici  telle  qu'elle  est  racontée  par 
son  confesseur.  A  la  fête  de  la  Pentecôte  de  l'an  1293**,  après 
avoir  reçu  Notre-Seigneur,  elle  fut  remplie  d'une  telle  sua- 
vité qu'il  n'y  avait  aucune  partie  de  son  corps  qui  n'en  fût 
inondée.  Elle  resta  en  cet  état  tout  le  jour;  elle  ne  put  ni 
boire,  ni  manger,  ni  prononcer  une  seule  parole.  Comme 
elle  admirait  la  bonté  de  Dieu,  elle  voulut  prendre  un  peu 
de  miel,  mais  il  lui  parut  amer,  comparé  à  la  douceur  dont 
elle  était  pénétrée.  «  0  Dieu,  se  disait -elle,  si  je  savais 
le  chemin  par  oii  le  Saint-Esprit  est  descendu  sur  les 
hommes!  »  Elle  fut  alors  ravie  en  esprit,  et  elle  comprit 
que  FEsprit-Saint  est  présent  dans  toutes  les  bonnes  œuvres 
que  l'on  fait  uniquement  pour  Dieu,  et  que  le  miel,  l'huile, 
l'eau  et  le  feu  sont  les  symboles  de  sa  divine  présence.  11 
vient  sous  le  symbole  du  miel  quand  l'àme  est  pénétrée 
d'une  ineffable  suavité,  quand  elle  prend  goût  à  la  prière, 
à  la  parole  de  Dieu  et  à  toutes  les  pratiques  de  piété,  et 
enfin  quand  elle  est  ravie  dans  une  vision  divine.  11  vient 
sous  la  figure  de  l'huile  quand  l'âme  est  douce  et  patiente 
dans  l'adversité  et  à  l'égard  du  prochain,  quand  le  joug 
du  Seigneur  lui  est  doux ,  et  qu'elle  compatit  aux  peines 
des  autres  hommes.  Il  vient  aussi  sous  la  figure  de  l'eau  en 
trois  manières;  à  savoir,  dans  les  larmes  du  repentir,  dans 
celles  de  la  dévotion,  et  dans  celles  enfin  du  céleste  amour. 
Il  vient  sous  l'image  du  feu  lorsque  l'àme  se  porte  avec 
ardeur  aux  bonnes  œuvres,  lorsqu'elle  est  enflammée  du 
feu  de  la  charité  ou  illuminée  par  les  révélations  du  Saint- 
Esprit.  Le  lendemain,  elle  s'inquiétait  de  ne  pouvoir  rem- 
plir ses  exercices  de  dévotion,  et  elle  considérait  tristement 
vers  le  soir  qu'elle  avait  passé  inutilement  la  journée.  Cette 
pensée  la  plongea  dans  une  douleur  profonde,  qui  pénétra 


8  DE>    DONS    qil    SANCTIFIENT. 

tout  son  corps.  Cependant  elle  fut  un  peu  consolée  en  pen- 
sant que  ce  qu'elle  souffrait  était  reffet  d'un  juste  juge- 
ment de  DieUj  qui  lui  faisait  expier  ainsi  la  négligence  dont 
elle  s'était  rendue  coupable  pendant  ce  jour.  «  Soyez  béni, 
Seigneur,  dit-elle:  vous  faites  toujours  ce  qu'il  y  a  de 
mieux.  »  Tout  à  coup  la  main  de  Dieu  parut  sur  elle  avec 
sa  grâce,  et  elle  vit  descendre  d'en  haut  une  troupe  de  gens 
tous  vêtus  d'habits  dorés,  et  couverts  jnsque  par-dessus  la 
(ète.  de  sorte  qu'on  ne  leur  \  oyait  que  le  visage.  Ils  avaient 
une  belle  figure^  mais  paraissaient  graves  et  âgés.  Après 
eux  en  venaient  d'autres  vêtus  d'habits  blancs  et  la  tête 
ceinte  d'une  couronne  de  roses  rouges.  Leur  visage  était 
gracieux  et  respirait  la  joie  la  plus  vive.  Puis  une  troisième 
troupe  très-nombreuse  succéda  aux  deux  premières.  Ceux 
qui  la  composaient  étaient  ^ètus  d'habits  rouges  et  plus 
éclatants  que  le  soleil.  Au  milieu  de  cette  troupe  était 
notre  Sauveur  à  tous,  Jésus-Christ;  et  il  était  sans  contredit 
le  plus  beau  et  le  plus  aimable  de  tous  ceux  qui  étaient  là. 
Il  était  d'une  grandeur  moyenne,  avait  les  mains  et  les  bras 
étendus  comme  le  prêtre  à  l'autel.  Ses  plaies  étaient  ou- 
vertes et  brillaient  d'un  éclat  merveilleux.  Ceux  qui  le  le- 
gardaient,  il  les  inondait  de  délices;  car  sa  beauté  surpas- 
sait de  beaucoup  celle  de  tous  les  autres.  Il  répandait 
autour  de  lui  une  flamme  brillante,  qui  se  partageait  en 
rayons,  dont  les  uns  montaient  vers  le  ciel,  les  autres  pé- 
nétraient la  masse  de  la  terre,  tandis  que  d'autres  se  disper- 
saient sur  les  hommes  qui  l'habitent.  Mais  elle  ne  comprenait 
rien  à  ces  splendeurs,  jusqu'à  ce  que  son  cœur  fut  pénétré 
par  cette  flamme  et  embrasé  de  l'amour  divin.  A  cette 
clarté  elle  vit  en  esprit  les  derniers  confins  de  la  terre  et 
une  multitude  innombrable  de  gens,  mais  qui  tous  étaient 


DFS    L)0.\S    Ql  I    SVNCTIFIEM.  1» 

chrétiens.  (Jette  tlamme  les  pénétrait  de  telle  sorte  que  plu- 
sieurs recevaient  le  niénie  i-ayon ,  tandis  que  d'autres  en 
iccevaient  plusieurs  à  la  fois.  (Jette  flamme  se  répandait  en 
eux  de  quatre  manières,  à  savoir  par  le  sommet  de  la  lote, 
par  la  bouche,  par  les  oreilles  et  par  le  cœur.  Quelques- 
uns  recevaient  ces  rayons  en  ces  quatre  manières;  d'autres 
d'une  manière  seulement,  et  d'autres  pas  du  tout.  Elle 
comprit  que  la  grâce  du  Saint-Esprit  qui  vient  du  Fils  est 
la  sainteté.  La  flamme  qui  allait  en  haut  signifie  la  grâce 
qui  remplit  les  élus  dans  le  ciel;  celle  qui  pénétrait  ki 
masse  de  la  terre  signifie  la  grâce  des  élus  dans  le  purga- 
toire; celle  qui  se  répandait  sur  les  honmies  qui  habitent 
la  surface  de  la  terre  désigne  la  grâce  que  Dieu  verse  dans 
les  hommes  pieux.  La  flamme  qui  entrait  par  le  sommet  de 
la  tète  signifie  l'élévation  du  cœur  aux  joies  célestes,  qui 
comblent  l'àme  de  leurs  délices;  celle  qui  entrait  par  les 
oreilles  signifie  la  grâce  du  Saint-Esprit,  que  rame  reçoit 
par  lu  yirédication;  celle  qui  entrait  par  la  bouche  est  le 
symbole  de  la  grâce  qui  est  communiquée  à  l'honmie  dans 
la  prière,  et  qui  lui  fait  goûter  celle-ci  ;  celle  enfin  qui  en- 
trait par  le  cœur  représente  la  grâce  (jui  allume  dans  le 
c(t^urde  l'homme  le  feu  de  l'amour  divin,  et  éclaire  l'es- 
prit. Mais  elle  ne  comprit  cette  vision  qu'après  avoir  leçii 
la  flanmie.  C'est  alors  seulement  que  son  àme  connut  le 
sens  de  tout  ce  qu'elle  avait  vu. 


if^  rHÉ>OMÉNES    GÉ^ÉRAl•X    DE    l'eXTASE. 

CHAPITRE   II 

De  l'extase  considérée  dans  ses  phénomènes  généraux.  Origine  et 
progrès  de  l'état  extatique.  Béatrix  de  Nazareth.  Christine  de  Stuni- 
bèle.  Catherine  de  Sienne.  Thomas  de  Villeneuve.  Joseph  de  Coper- 
lino.  Madeleine  de  Pazzi.  Dominique  de  Jésus-Marie. 

Il  y  a  pour  l'homme  deux  états  principaux.  Dans  l'un  , 
il  domine  les  impressions  qui  lui  viennent  de  tout  ce  qui 
n'est  pas  lui,  et  garde  vis-à-vis  d'elles  la  conscience  qu'il  a 
de  soi-même.  Dans  l'autre,  au  contraire,  ces  impressions 
sont  plus  fortes  que  lui,  et  l'entraînent;  de  sorte  que, 
perdu  et  comme  absorbé  dans  l'objet  qui  s'empare  de  lui, 
il  n'a  plus  ni  le  sentiment,  ni  la  possession  de  soi-même, 
mais  se  trouve  lié  et  dans  son  intelligence  et  dans  sa  vo- 
lonté. On  dit  dans  le  premier  cas  qu'il  se  possède,  et  dans 
le  second  qu'il  est  hors  de  hii  ou  en  extase.  Or  la  nature 
humaine  est  placée  entre  la  nature  extérieure,  qui  est  au- 
dessous  d'eUe,  et  les  êtres  qui  lui  sont  supérieurs;  de  sorte 
qu'elle  peut  s'échapper  à  elle-même  en  deux  manières  : 
soit  en  se  perdant  dans  la  première,  soit  en  se  laissant  ab- 
sorber par  les  derniers.  Dans  le  premier  état,  son  activité 
est  élevée  et  augmentée  en  apparence  :  mais  au  fond  elle 
est  plutôt  liée  et  enchaînée  ,  au  contraire.  La  conscience 
que  l'homme  a  de  soi-même  est  perdue  et  comme  abîmée 
dans  une  conscience  inférieure,  et  sa  liberté  est  eidacée 
dans  les  lois  de  la  nécessité  qui  gouverne  la  nature;  de 
sorte  que,  tout  en  paraissant  hors  de  soi,  il  est  réellement 
lombc  au-dessous  de  soi-même.  Dans  l'autre  cas,  au  con- 
traire, il  parait  lié  et  réduit  à  un  état  passif;  mais  dans  la 
réalité  il  est  introduit  par  une  puissance  supérieure  dans 
le  cercle  d'une  conscience  plus  élevée ,  en  regard  de  la- 


PHKNOME.NES    f-KNÉHAUX     I>K    LEXTASK.  1  1 

quelle  la  conscience  réfléchie  qu'il  a  de  soi  -  môme  n'ap- 
parait  plus  que  comme  un  sentiment  irréfléchi  et  domine 
par  sa  propre  objectivité.  11  en  est  ainsi  dans  le  domaine 
de  la  volonté.  Celle-ci  est  élevée  dans  les  régions  d'une 
liberté  supérieure^  à  l'égard  de  laquelle  la  liberté  ordi- 
naire n'est  plus  qu'une  sorte  de  contrainte  que  la  volonté 
exerce  sur  elle  -  môme.  L'homme  qui  sort  de  soi  de  cette 
manière  est  réellement  élevé  au-dessus  de  soi.  Or  les  dons 
du  Saint-  Esprit ,  qui,  quand  ils  sont  distribués  avec  me- 
sure ,  inspirent  et  élèvent  l'homme  peu  à  peu  ,  lorsqu'ils 
affluent  dans  l'àme  dans  toute  leur  plénitude  doivent  pro- 
duire en  elle  une  extase  du  second  genre  ;  et  c'est  dans  cette 
extase  que  les  symptômes  de  l'état  mystique  commencent 
à  se  révéler  d'une  manière  plus  déterminée.  C'est  cette 
extase  aussi  que  nous  allons  étudier  maintenant,  en  h 
considérant  d'abord  dans  sa  généralité,  et  en  cherchant  à 
nous  en  former  une  idée  d'après  Texpérience  et  les  récits 
de  témoins  oculaires  dignes  de  foi. 

Les  premiers  symptômes  de  l'extase  nous  apparaissent 
sous  leur  vrai  jour  dans  Béatrix  de  Nazareth.  Ida  de  Ni-  Béatrix 
velle  lui  avait  prédit  que  le  Seigneur  la  visiterait  de  ses  deNazareth. 
premiers  dons  à  Noël.  La  fête  s'était  passée  néanmoins  sans 
que  rien  d'extraordinaire  lui  fût  arrivé.  Et  comme  Béatrix 
l'atti'ibuait  à  ses  péchés,  Ida  la  renvoya  à  l'octave.  Pen- 
dant l'octave,  en  effet,  un  soir  que  l'on  chantait  Compiles 
au  chœur,  et  que  l'on  était  rendu  à  cette  antienne  du  jour  : 
Proptemimiam  charitatem  siiam  qua  dilexitnos  Deiis ,  Fi- 
liwn  suum  misit  in  similitudinem  carms  peccati ,  ut  omnes 
salvaret,  comme  elle  méditait  ces  paroles,  et  ces  autres  d'un 
répons  de  Pâques  :  Et  David  mm  cantorihus  cytharam  per- 
cutiebat  in  domo  Domim,  elle  fut  ravie  pour  la  première 


12  l'IMNOMKNES    C.EMiRMX    PK    I."l\TASF.. 

lois,  et  vit  Aes  yeux  de  le^prit  la  sainte  Trinité  dans  sa 
gloire,  David  elles  chantres  de  la  céleste  Jérusalem  chanter 
sur  la  cithare  les  louanges  de  la  majesté  divine ,  et  toutes 
les  puissances  du  ciel,  plongées  dans  la  contemplation  au- 
tour de  son  trône,  exprimer  leur  amour  dans  une  jubila- 
lion  meneilleuse.  Pendant  qu'elle  s'efforçait  de  mêler  sa 
voix  à  celle  des  chœurs  célestes,  les  Comphes  finirent,  et 
les  autres  sœui's  quittèrent  le  chœur.  Pour  elle  .  plongée 
dans  la  méditation  et  penchée  sur  sa  stalle  comme  une  per- 
sonne endormie,  elle  ne  von  ait  rien  de  ce  qui  se  passait 
autom'  d'elle.  Sa  voisine,  croyant  quelle  dormait,  la  secoua 
par  sa  robe;  et  comme  elle  ne  se  réveillait  pas,  elle  la  secoua 
plus  fort.  Béatrix,  revenue  àelle-mème  et  se  retrouvant  dans 
la  médiocrité  de  la  vie  vulgaire,  se  mit  à  sangloter  et  à 
pleurer;  de  sorte  que  son  visage  était  tout  baigné  de  ses 
pleurs.  La  sœur,  effrayée,  la  pressa  sur  son  cœur,  et, 
essuyant  se^  larmes,  essaya  de  la  calmer;  puis,  après  Ta- 
\oir  un  peu  consolée,  elle  la  conduisit  au  lit.  Béatrix,  une 
l'ois  qu'elle  fut  seule ,  se  mit  à  réfléchir  sur  ce  qui  lui  était 
arrivé,  et  sentit  son  àme  inondée  d'une  joie  ineflable.  Elle 
avait  eu  tout  le  jour  un  peu  de  fièvre,  et  a\  ait  éprouvé  un 
poids  et  une  pression  dans  tous  ses  membres  :  mais  ces 
pleurs  qu'elle  avait  répandus  avaient  fait  disparaître  jus- 
qu'aux dernières  traces  de  ce  malaise;  de  sorte  qu'Ida 
étant  venue  la  visiter  avec  d'autres  sœurs,  elle  manifesta 
dans  un  éclat  de  rire  la  joie  qui  remplissait  son  àme.  Il  lui 
semblait  que  son  cœur  allait  se  briser  si  Ida  approchait 
d'elle  davantage.  EUe  demanda  à  Dieu  intérieurement  que 
la  lampe  du  dortoir  s'éteignit,  afin  que  personne  ne  fut 
témoin  de  son  allégresse.  La  laujpe s'éteignit  en  effet,  et  le 
rlorloir  devint  obscur.  Cependant,  comme  elle  craignait  en- 


l'UKNOMiiMis  (;k>éraijx    i>k   l/ i:\TASi;.  i'\ 

core  dètrc  entendue ,  elle  pria  Dieu  d'éloigner  les  sœur.s. 
Celles-ci,  eu  efîet,  poussées  par  la  même  pensée,  se  retirè- 
rent toutes  dans  leui'  cellule  sans  la  déranger.  Dès  qu'elle 
fut  seule,  elle  put  s'abandonner  sans  contrainte  à  la  joie 
que  produisait  en  elle  la  grâce  qu'elle  avait  reçue  ;  et,  niai- 
gré  elle,  elle  se  mit  à  pousser  de  grands  éclats  de  rire,  de 
sorte  qu'elle  pria  Dieu  plusieurs  fois  d'empêcher  que  le 
bruit  fut  entendu  de  personne,  il  lui  sembla  aussi  pendanl 
la  nuit  qu'elle  volait  en  Tair;  et  sa  béatitude  dura  ainsi 
plusieurs  mois.  (Henriquez,  page  3o.) 

Pierre  de  Dacie,  lecteur  et  deux  fois  prieur  des  Domini- 
cains dans  l'ile  de  Gothland,  nous  raconte  que,  pendant 
qu'il  était  à  luniversité  de  Cologne,  il  trouva  en  cet  état , 
dès  la  seconde  visite  qu'il  lui  fit,  Christine  de  Stumbèle  ,  Christine  de 
dont  il  fut  dans  la  suite  le  confident  pendant  longtemps. 
11  était  allé  à  Stumbèle  le  24  février  1204  avec  Gérard  de 
(ireifen,  alors  confesseur  de  Christine;  et  le  curé  du  lien 
les  avait  invités  à  sa  table  avec  elle.  Pendant  le  repas  , 
Gérard  examina  attentivement  Christine ,  et  vit  avec  plaisif 
qu'elle  était  humble,  gaie,  mortifiée,  parlant  peu,  et  ne 
disant  que  des  choses  édifiantes,  parfaitement  convenable 
dans  son  maintien,  dans  sa  mise  et  dans  toute  sa  persoime. 
Lorsqu'on  se  fut  le\é  de  table,  le  curé  étant  sorti  pour 
aller  visiter  un  malade,  une  des  personnes  présentes  chanta 
par  dévotion  le  chant  de  jubilation  de  saint  fîernard,  tra- 
duit probablement  en  allemand;  et  ce  chant  émut  plu- 
sieurs fois  jusqu'aux  larmes  Pierre  et  plusieurs  autres 
parmi  les  assistants.  Tout  à  coup  Christine  tomba  en  ex- 
tase. Tous  ses  sens  étaient  immobiles;  son  corps  était  roide. 
elle  ne  donnait  plus  aucun  signe  de  vie;  et  même,  ce  qui 
étonna  davantage  encore  tous  ceux  qui  étaient  présents 


H  PHE>OME>ES    GE.NÉRALX    DF    l" EXTASE. 

elle  cessa  de  respirer.  «  J'avoue ,  nous  dit  le  narrateur,  qui 
n'avait  encore  jamais  rien  vu  de  pareil  ;  j'avoue  que  j"ai 
pleuré  de  joie,  ne  pouvant  assez  mëtonner  de  cette  mer- 
veille ,  et  rendant  grâces  à  l'auteur  de  ces  dons  extraordi- 
naires. Je  n'avais  vu  encore  personne  en  cet  état:  et  je  crus 
y  reconnaitre  celui  dont  parle  l'Apotre.  J'examinai  donc 
avec  attention  tout  ce  qui  se  passait  sous  mes  yeux,  toutes 
les  paroles,  tous  les  mouvements,  tous  les  gestes  de  Chris- 
tine. Elle  resta  ainsi  environ  trois  ou  quatre  heures,  ap- 
puyée contre  un  banc ,  la  figure  et  les  mains  enveloppées 
dans  son  voile.  Puis  elle  se  mit  à  soupirer  en  bâillant ,  de 
sorte  que  tout  son  corps  était  agité.  Elle  commença  ensuite 
à  respirer,  mais  plus  rarement  et  moins  profondément 
qu'on  n'a  coutume  de  le  faire.  Le  mouvement  produit  par 
sa  respiration  était  si  faible  qu'on  ne  pouvait  l'observer 
qu'avec  une  grande  attention.  Après  qu'elle  fut  restée  en 
cet  état  le  temps  environ  de  deux  messes ,  sa  respiration 
devint  plus  profonde,  et  se  rapprocha  delà  respiration  or- 
dinaire. Puis  elle  se  mit  à  parler,  mais  si  bas  qu'on  ne 
pouvait  l'entendre  qu'en  prêtant  bien  l'oreille.  Ce  n'était 
point  un  langage  suivi,  mais  des  inspirations  d'amour 
comme  celles-ci  :  0  bien-aimé  !  très-doux  î  0  fiancé  !  très- 
cher!  Et  elle  était  avec  cela  dans  une  telle  jubilation  que 
tout  son  corps  frémissait,  et  qu'elle  retint  son  souffle  le 
temps  à  peu  près  que  dure  un  miserere  ;  puis  elle  resta 
immobile  aussi  longtemps.  Cet  état  de  jubilation ,  que 
je  ne  sais  comment  appeler,  parce  que  je  ne  lai  vu  nulle 
part  ailleurs ,  dura  environ  le  temps  de  deux  messes. 

«  Tous  ceux  qui  étaient  présents  furent  émus  jusqu'aux 
larmes.  Christine  commença  à  lier  les  mots,  et  à  former  des 
phrases  où  elle  exprimait  sa  reconnaissance  envers  Dieu. 


l'MlOOMLNES    f.ENKKAL'X     DE    L  EXTASK.  1  o 

Elle  (lit  quelque  chose,  mais  en  général  seulement,  de 
létat  oii  elle  avait  été  et  des  dons  qu'elle  avait  reçus. 
C'était  une  chose  ravissante  de  l'entendre  confesser  son 
propre  néant  d'un  côté,  et  de  l'autre  la  bonté  et  la  libéralité 
infinies  de  son  bien -aimé.  Elle  passa  encore  à  peu  près 
le  temps  d'une  messe  occupée  tantôt  à  s'humilier  devant 
Dieu ,  tantôt  à  louer  son  amour  extrême.  Puis  elle  se  mil 
à  pleurer  les  misères  de  cette  vie  avec  une  grande  amer- 
tume de  cœur  et  une  grande  abondance  de  larmes.  Je  n'a- 
vais jamais  vu  pleurer  de  cette  manière.  J'avais  bien  com- 
pris par  la  foi  les  larmes  dont  la  pécheresse  de  l'Évangile 
lava  les  pieds  du  Seigneur;  mais  ce  fut  alors  que  pour  la 
première  fois  j'en  eus  Fintelligence  et  le  sentiment.  Cette 
heure  une  fois  écoulée,  elle  se  mit  à  recommander  instam- 
ment à  Dieu  tous  ceux  qui  lui  étaient  chers.  Je  mentionne 
cette  circonstance ,  parce  que  ce  furent  là  les  premiers 
signes  qui  nous  révélèrent  que  Christine  recommençait  à 
être  mue  par  des  motifs  humains.  Après  qu'elle  eut  ainsi 
prié  pour  ses  bienfaiteurs  et  ses  amis,  elle  fit  la  même 
chose  pour  ses  ennemis ,  demandant  à  Dieu  qu'il  leur  par- 
donnât le  mal  qu'ils  lui  avaient  fait  par  ignorance  ou  de 
propos  délibéré.  Puis  elle  commença  à  répondre  aux  ques- 
tions qu'on  lui  adressait,  sans  faire  aucune  allusion  à  ce 
qui  s'était  passé  :  elle  paraissait  mêuie  embarrassée  lorsque 
([uelqu'un  en  parlait  devant  elle.  » 

Une  autre  fois  Pierre  la  visita  avec  le  frère  Albrandin. 
Ils  la  trouvèrent  voilée  dans  son  lit,  après  la  communion, 
immobile  et  sans  souffle.  Albrandin  lui  toucha  les  épaules 
pourvoir  si  elle  était  vraiment  rolde  comme  on  le  disait , 
et,  n'apercevant  point  ce  signe,  il  dit  à  Pierre  avec  émo- 
lion  :  «  Vous  voyez  bien  que  ce  qu'on  raconte  de  cette  fille 


10  l'iiÉNOMENE;;  r.i:M:i'.AL\  iti:  liatasl. 

Cï^l  un  mensonge  j  car  ses  membres  ont  gardé  leur  sou- 
plesse. »  Pierre,  un  peu  blessé,  lui  dit  d'avoir  patience,  que 
létat  de  roideur  ne  commençait  que  quelque  temps  après 
la  communion.  En  efi'et,  lorsqu'ils  revinrent  après  le 
repas ,  ils  la  trouvèrent  dans  la  même  position ,  mais  roide 
comme  une  morte. 

L'extase  dura  une  autre  l'ois  depuis  le  soir  jusqu'au  lever 
du  soleil,  en  présence  de  Pierre  et  de  douze  autres  per- 
sonnes, et  tous  se  sentirent  réjouis  par  l'odeur  d'un  par- 
fum extraordinaire.  Elle  avait  coutume  de  s'agenouiller 
derrière  l'autel  après  la  communion  _,  dans  la  position 
dune  personne  assise,  à  la  manière  des  Béguines  de  Co- 
logne. Sa  figure  et  ses  mains  étaient  cachées  sous  son 
\oilc,  et  elle  ne  tardait  pas  à  tomber  en  extase.  In  jour 
donc,  elle  s'était  mise  à  genoux  de  cette  manière  derrière 
l'autel ,  et  l'on  avait  fermé  l'église.  Pierre  et  le  curé  étaient 
allés  manger,  puis  étaient  revenus  à  l'église  après  le  repas. 
La  trouvant  fermée,  ils  se  mirent  à  la  porte,  et  entendi- 
icnt  sortir  de  l'intérieur  une  \o[x  humaine  à  la  vérité, 
mais  dont  les  modulations  avaient  une  douceur  et  une  dé- 
licatesse qu'aucun  >>-on  humam  ne  saurait  atteindre,  et  l'on 
n'uidendait  aucune  parole  articulée.  C'était  comme  une  voix 
humaine  adoucie  par  la  suavité  du  miel,  ou  comme  si  des 
cordes  mélodieuses  eussent  vibré  dans  un  gosier  humain. 
Entrés  dans  l'éghse,  ils  n'y  trouvèrent  personne,  excepté 
Christine;  elle  était  à  la  même  place,  et  dans  le  même  étal 
où  ils  l'avaient  laissée.  S'étant  approchés  d'elle,  pour  voir  si 
c'était  d'elle  que  venait  cette  voix,  ils  entendirent  après 
quelques  instants  un  ^on  qui  semblait  sortir  de  sa  poi- 
liine  :  c'était  la  jubilation  de  son  àme  qui  débordait  au 
dehors  dans  des  sons  inarticulés. 


rHENOMIi>ES    GKMiRAUX    DE    LEXTASH.  17 

(le  que  Kaimoud  raconte  avoir  vu  mille  t'ois  en  sainte 
Catlierinc  de  Sienne  se  rapporte  bien  à  notre  sujet.  Lors- 
que, plongée  dans  la  méditation  ,  elle  avait  perdu  l'usage 
de  ses  sens  corporels,  ses  mains  et  ses  pieds  se  contractaient 
d'une  manière  convulsive.  Ses  doigts  s'entrelaçaient,  ou 
s'attachaient  si  fortement  à  l'objet  qu'elle  saisissait  qu'on 
les  aurait  brisés  plutôt  que  de  leur  faire  lâcher  prise. 
Ses  mains,  ses  bras  et  son  cou  étaient  roides;  de  sorte 
qu'il  eût  été  dangereux  d'y  toucher  en  cet  état.  Sa  mère, 
qui  ne  comprenait  rien  à  la  chose,  s'efforça  plus  d'urîe 
ibis,  pendant  les  extases  de  sa  fdle,  de  lui  redresser  le  cou; 
et  elle  le  faisait  avec  une  telle  force  que ,  sans  l'interven- 
tion d'une  amie  qui  était  présente ,  elle  le  lui  auniit 
rompu,  comme  le  déclara  la  sainte  elle-même  une  fois 
revenue  de  ses  ravissements.  Elle  ressentait  du  moins  pen- 
dant longtemps  une  douleur  très-vive  par  suite  de  la  mal- 
adresse de  sa  mère.  Ses  yeux  étaient  fermés  aussi;  elle 
n'entendait  aucun  bruit,  quelque  fort  qu'il  fut;  et  tous 
ses  autres  sens  étaient  liés  de  la  même  manière.  Lorsqu'elle 
l'evenait  de  ses  extases ,  surtout  quand  elles  avaient  été 
plus  longues,  elle  restait  longtemps  comme  appesantie  par 
Je  sommeil,  semblable  à  quelqu'un  qui  ne  dort  plus,  mais 
qui  n'est  pas  encore  tout  à  fait  éveillé. 

On  comprend  facilement  que  dans  un  pareil  état ,  lors- 
que le  fil  qui  sert  à  rattacher  les  pensées  se  trouve  ainsi 
transposé  tout  d'un  coup,  le  sentiment  du  temps  qui  s'é- 
coule doive  subir  une  altération  analogue.  Saint  Thomas  de  s.  ïhcmas 

Villeneuve  était  exposé  à  des  extases  continuelles ,  en  pré-  ^..„ 

^  ^        r         \illeneuvc. 

chant,  en  priant  ou  en  disant  la  messe.  Un  jour  qu'il  prê- 
chait à  Valladolid,  en  présence  de  l'empereur  Charles- 
Quint,  sur  le  lavement  des  pieds,  lorsqu'il  fut  arrivé  à  ces 


i8  PUÉNOMÈNES    GÉ.NÉRALX    DE    L  EXTASE. 

paroles  de  saint  Pierre  :  «  Seigneur,  vous,  me  laver  les 
pieds?  »  il  commença  à  les  expliquer  en  disant  :  «  Vous, 
Seigneur,  à  moi?  Vous,  mon  Dieu,  la  gloire  des  anges, 
l'ornement  du  ciel,  le  maître  de  toutes  les  créatures?  Vous, 
à  moi?  »  Comme  il  prononçait  ce  dernier  mot  :  à  moi ,  il 
s'arrêta  tout  à  coup,  immobile  comme  une  statue  de 
marbre,  les  yeux  levés  vers  le  ciel  et  fondant  en  larmes, 
sans  pouvoir  dire  une  seule  parole.  La  même  chose  lui  ar- 
riva souvent.  Quand  ses  extases  le  prenaient  ainsi  dans  la 
chaire,  personne  ne  sortait  de  F  église.  On  attendait  une 
demi-heure,  une  heure  même,  jusqu'à  ce  qu'il  fût  revenu 
à  lui.  Prêtres,  laïques,  tous  accouraient  pour  l'écouter; 
car  on  savait  que  dans  ces  circonstances  il  parlait  comme 
un  ange  du  ciel,  et  touchait  singulièrement  tous  ceux  qui 
l'entendaient.  Aussi,  dans  la  crainte  de  passer  pour  un 
saint,  avait-il  fini  par  ne  plus  prêcher.  Mais  plus  il  fuyait  la 
gloire  ,  plus  elle  le  poursuivait.  Un  matin  du  jour  de  Pâ- 
ques, comme  il  marchait  dans  les  corridors  du  palais  ar- 
chiépiscopal avec  son  chapelain  Bovello  en  disant  son  bré- 
viaire ,  comme  ils  étaient  arrivés  à  cette  antienne  :  Et,  vi- 
dentihus  ilJis ,  eîevatus  est,  il  fut  ravi  en  extase,  et  resta 
droit  suspendu  en  l'air  depuis  six  heures  du  matin  jusqu'à 
cinq  heures  du  soir.  Un  grand  nombre  de  personnes ,  soit 
de  sa  maison,  soit  du  dehors,  le  virent  en  cet  état.  Lors- 
qu'il fut  revenu  à  lui,  il  demanda  au  chapelain  qui  avait 
récité  les  heures  avec  lui ,  et  ne  l'avait  pas  quitté  depuis  : 
«  Où  en  sommes-nous  restés?  »  Celui-ci  lui  répondit  :  «  Nous 
avions  commencé  None  ,  et  Votre  Grandeur  avait  lu  Vàn- 
iienne  Videntibus  illis.  C'est  bien,  dit  l'archevêque,  conti- 
nuons, je  dirai  ensuite  ma  messe,  et  j'irai  au  chœur.  — 
Mais,  Monseigneur,  vous  n'y  pensez  pas,  c'est  impossible. 


PHÉNOMÈNES    GÉNÉRAUX    DE    l'eXTASE.  19 

—  Et  pourquoi?  —  La  cloche  vient  de  sonner  Complies.  — 
Finissons  donc  None  et  les  autres  heures,  répondit  Thomas 
étonné.  Je  suis  fâché,  surtout  pour  vous  ,  que  vous  n'ayez 
pas  dit  la  messe.  Mais  Dieu  Ta  voulu  ainsi,  sans  qu'il  y  ait 
de  votre  faute  ni  de  la  mienne.  Ne  craignez  donc  pas  de 
l'avoir  offensé,  car  vous  ne  pouviez  me  laisser,  et  il  ne 
m'était  pas  permis  à  moi  de  refuser  la  grâce  que  Dieu  me 
donnait.  »  Le  chapelain  se  jeta  à  ses  pieds,  le  conjurant  au 
nom  de  Dieu  de  lui  expliquer  le  secret  de  cette  longue 
absence.  Thomas,  après  que  Bovillo  lui  eut  promis  le  si- 
lence, lui  dit  :  «  Sachez,  mon  frère,  qu'en  ce  moment  où 
je  conmiençais  l'antienne  une  troupe  d'anges  me  l'a  prise 
de  la  bouche,  et  s'est  mise  à  la  chanter  dans  les  airs;  mais 
dans  un  chant  si  doux  et  si  mélodieux  qu'il  m'a  ravi  et 
privé  de  l'usage  de  mes  sens.  Je  m'étonne  cependant  qu'il 
se  soit  écoulé  autant  d'heures  que  vous  le  dites,  car  il  me 
semble  vraiment  qu'il  n'y  a  pas  encore  une  demi-heure. 
Mais  il  y  a  tant  de  charmes  dans  les  consolations  célestes 
qu'un  jour  paraît  comme  une  demi -heure.  »  (A.  S., 
1 8  sept.  Ce  fait  est  rapporté  dans  la  bulle  de  canonisation 
du  saint.) 

Un  des  personnages  les  plus  remarquables  sous  ce  rap-  s.  Joseph  do 
port  est  Joseph  de  Copertino ,  dont  la  vie  fut  pour  ainsi  °^  "^  '"°" 
dire  une  extase  contiuelle.  En  effet,  tout  ce  qui  se  rap- 
portait à  Dieu,  le  son  d'une  cloche,  un  chant  d'église,  le 
nom  de  Jésus,  de  Marie  ou  des  saints,  un  trait  de  la  pas- 
sion de  Notre-Seigneur,  une  allusion  à  la  gloire  du  paradis, 
la  vue  d'une  sainte  image,  suffisait  pour  le  faire  tomber  eu 
extase.  Et  comme  ces  occasions  se  représentaient  sans 
cesse,  ses  ravissements  se  succédaient  presque  sans  inter- 
ruption. C'est  surtout  pendant  la  messe  qu'ils  le  pre- 


.20         PHENOMENES  GENERAUX  DE  l" EXTASE. 

liaient.  11  en  était  ordinairement  averti  d'avance;  car  le 
matin,  quand  il  se  préparait  dans  sa  chambre  en  lisant 
l'épitre  ûu  révangile,  le  cœur  lui  battait  dans  un  endroit 
particulier.  Quelquefois,  lorsqu'il  sentait  approcher  l'ex- 
tase ,  il  cherchait  à  la  détourner  en  se  tenant  fortement  à 
l'autel  ;  et  il  tremblait  si  fort  alors  qu'il  semblait  que  ses 
os  allaient  se  déboiter.  C'était  ordinairement  à  la  commu- 
nion qu'il  avait  ses  ravissements;  souvent  aussi  lorsqu'il 
partageait  l'hostie ,  ou  bien  lorsqu'il  faisait  sur  elle  le  signe 
delà  croix:  d'autres  fois  quand  il  élevait  le  calice,  ou 
quand  il  donnait  la  communion  au  peuple ,  ou  quand  il 
le  bénissait.  Mais  toujours  ils  étaient  l'effet  d'une  médi- 
tation fervente,  qu'il  n'était  pas  en  son  pouvoir  d'em- 
pêcher. Ces  ravissements,  ces  contemplations  et  les  tor- 
rents de  larmes  qu'il  répandait  faisaient  durer  sa  messe 
très -longtemps,  quelquefois  plus  de  trois  heures,  surtout 
les  jom's  de  fêtes,  ou  dans  certains  sanctuaires  plus  véné- 
rés, ou  bien  encore  quand  il  pouvait  voir  de  là  le  ciel. 
Souvent  il  était  pris  d'un  tremblement  subit;  de  sorte  qu'il 
ne  pouvait  élever  l'hostie  qu'avec  peine  et  lentement,  d'a- 
bord jusqu'à  la  hauteur  de  la  poitrine,  puis,  après  une 
pause,  un  peu  plus  haut.  Comme  ces  états  étaient  fré- 
quents, et  qu'ils  dérangeaient  l'ordre  de  la  communauté, 
les  supérieurs  ordonnèrent  qu'il  ne  paraîtrait  avec  les  au- 
tres frères  ni  au  chœur,  ni  aux  processions ,  ni  même  aux 
repas  ,  mais  qu'il  resterait  dans  sa  chambre,  oii  on  lui  lit 
une  pehte  chapelle:  et  ceci  dura  pendant  trente-cinq  ans. 
Dans  les  dernières  années  de  sa  vie,  le  concours  immense 
du  peuple  engagea  l'inquisition  à  l'envoyer  dans  un  cou- 
vent sohtaire  de  la  montagne ,  chez  les  religieux  de  Pietra 
Rubea.  11  obéit  comme  toujours  sans  rien  dire;  mais  la 


PHÉNOMKNES    r.ÉNÉlUUX    UK    I.EXTASK.  •>  1 

précaution  fut  inutile,  car  on  accourait  non-seulement  de 
Monte-Fcltro ,  mais  encore  d'Urbino,  de  Fossombrone,  de 
Fano,  de  Pesaro  et  même  de  Césènepour  voir  la  merveille 
du  siècle;  de  sorte  que  non -seulement  l'ëglise,  le  cloître 
et  la  place  étaient  remplis  de  monde,  mais  encore  ceux  qui 
ne  pouvaient  entrer  découvraient  les  toits  pour  le  voir. 
Il  était,  dans  ces  ravissements,  tellement  étranger  à  soi- 
n)ême  et  à  toutes  les  choses  extérieures,  qu'au  milieu  de 
tous  les  essais  que  Tétonnement  et  la  curiosité  suggèrent  en 
ces  circonstances,  il  ne  paraissait  pas  le  moins  du  monde 
sentir  qu'on  le  touchait.  On  avait  beau  le  traîner  par  terre, 
le  piquer  avec  des  aiguilles ,  lui  disloquer  les  doigts  ,  lui 
brûleries  membres  avec  des  cierges  allumés,  lui  enfoncer 
le  bout  des  doigts  dans  les  yeux ,  ou  des  aiguilles  sous  les 
ongles,  il  ne  sentait  rien.  Quelquefois  l'extase  s'annonçait 
par  cette  exclamation  :  Oh  !  répétée  trois  ou  cinq  fois,  ou 
par  un  simple  cri.  Comme  on  lui  demandait  un  jour  la 
cause  de  ce  cri ,  il  dit  que ,  comme  la  poudre  allumée  dans 
nn  fusil  part  en  faisant  du  bruit,  ainsi  il  sort  un  cri  du 
cœur  quand  il  est  enflammé  par  l'amour  divin.  Dès  qu'il 
avait  jeté  ce  cri ,  il  tombait  à  genoux ,  les  bras  étendus  en 
croix  ,  les  yeux  levés  vers  le  ciel,  de  sorte  cependant  que 
la  pupille  était  cachée  sous  la  paupière  supérieure.  Sa  chair 
était  roide,  et  aucun  souffle  ne  sortait  de  sa  bouche.  S'il 
était  surpris  pendant  qu'il  faisait  quelque  action,  il  restait 
dans  la  môme  position  jusqu'à  ce  que  l'extase  fût  passée. 
Si  c'était,  par  exemple,  pendant  qu'il  donnait  la  commu- 
nion, il  tenait  toujours  l'hostie  à  la  main.  Un  jour  qu'il 
s'en  allait  à  la  sacristie,  portant  le  calice  ,  et  qu'il  hâtait 
le  pas  parce  qu'il  sentait  les  approches  de  l'esprit,  il  tomba 
à  la  renverse  devant  la  porte,  et  resta  couché,  tenant  tou- 


22         PHÉNOMÈNES  GÉNÉRAUX  DE  l' EXTASE. 

jours  le  calice  contre  sa  poitrine  sans  qu'on  pût  leluiôter, 
jusqu'à  ce  que  le  supérieur  fût  arrivé,  et  lui  eût  dit  : 
«  Père  Joseph,  lâchez -le  par  obéissance.  «  Il  ouvrit  aus- 
sitôt les  mains  et  lâcha  le  calice.  Mais  il  resta  étendu  par 
terre  comme  un  mort .  et  si  fortement  attaché  au  sol  qu'un 
frère  nommé  Ludovic  ne  put  Fenlever  :  il  fallut  que  plu- 
sieurs personnes  unissent  leurs  efforts.  Une  autre  fois  il 
était  tombé  en  extase  en  regardant  une  image  du  Christ 
enveloppé  dans  son  suaire;  puis  au  bout  d'un  quart  d'heure 
il  prononça  ces  paroles  :  «  Le  Seigneur  a  été  enseveli,  »  et 
fut  alors  jeté  avec  force  contre  terre.  Le  frère  Junipert, 
de  Palerme,  qui  était  présent  et  qui  ne  savait  rien  de  ses 
extases,  voulut  lempècher  de  tomber,  mais  il  ne  le  put; 
et  il  raconta  plus  tard  que ,  quoique  son  corps  eût  été  ren- 
^ersé  avec  force,  il  lui  avait  semblé  aussi  léger  qu'une 
paille.  Il  en  était  de  même  de  saint  Pierre  d'Alcantara,  de 
saint  François  de  Paule ,  de  saint  Philippe  de  >'éri  et  de 
beaucoup  d'autres.  Ceux  qui  entouraientce  dernier,  croyant 
d'abord  qu'il  avait  été  frappé  d'apoplexie ,  lui  mirent  les 
mouches  et  lui  firent  administrer  1" extrême-onction  :  et  il 
revint  à  lui  aussitôt  après  l'avoir  reçue.  Joseph  demeurait 
en  extase  jusqu'à  ce  que  l'esprit  le  quittât,  ou  que  le  com- 
mandement de  ses  supérieurs  l'en  fît  sortir.  Il  disait  qu'il 
n'entendait  point  leurs  paroles,  mais  que  c'était  Dieu  qui . 
à  cause  du  mérite  de  l'obéissance  ,  le  rappelait  à  lui.  Quoi 
(juil  en  soit,  on  voyait  alors  son  corps  s'agiter  violemment 
;iux  jointures  des  os,  que  l'on  entendait  très-distinctement 
frapper  les  uns  contre  les  autres.  Puis  il  récitait  ces  paroles  : 
Fiat,  Domine,  cor  meum  immaculafum ,  et  non  confandar, 
s'étendait  quelques  instants  comme  un  homme  qui  se  ré- 
veille d'un  profond  sommeil ,  et  s'excusait  auprès  de  ceux 


riniNOMÉNES  généraux  de  l'extase.  23 

qui  étaient  présents  de  s'être  ainsi  laissé  surprendre  par  le 
sommeil ,  disant  que  cette  négligence  était  bien  pardon- 
nable, puisqu'elle  reposait  sur  un  défaut  naturel. 

Quelquefois  l'extase  survient  à  la  suite  de  maladies;  et  Madeleine 
celles-ci  sont  ordinairement  alors  d'une  nature  extraordi-  ^  ^^^'' 
naire  dans  leur  origine,  leur  cours  et  leur  terminaison. 
Madeleine  de  Pazzi ,  déjà  favorisée  dans  son  enfance  de 
grâces  toutes  spéciales,  était  entrée  chez  les  Carmélites  à 
Vk%e,  de  seize  ans.  Elle  avait  fait  son  noviciat  d'une  manière 
exemplaire,  et  demanda  à  faire  sa  profession.  On  la  remit 
])our  un  peu  plus  tard,  afin  qu'elle  pût  faire  ses  vœux  avec 
plusieurs  autres  religieuses.  Mais  elle,  sachant  ce  qui  devait 
lui  arriver,  répondit  qu'il  en  serait  autrement.  En  effet , 
elle  tomlja  gravement  malade ,  et  fut  attaquée  à  la  fois 
dune  toux  convulsive  et  d'un  vomissement  violent.  Et 
comme  ces  deux  maux  se  combattaient  et  que  les  contrac- 
tions convulsives  de  sa  poitrine  l'empêchaient  de  vomir, 
on  craignit  qu'elle  ne  se  rompit  tous  les  vaisseaux  par  suite 
(les  eflbrts  qu'elle  faisait.  Les  médecins  ne  comprenaient 
rien  à  son  mal ,  et  finirent  par  l'abandonner.  Elle  était 
ainsi  restée  quatre-vingts  jours  dans  les  soufîrances  les 
plus  atroces,  sans  pouvoir  presque  rien  prendre;  son  es- 
prit se  fortifiait  chaque  jour  davantage,  mais  son  corps 
saffaibhssait  dans  la  même  proportion  ,  et  tout  annonçait 
une  mort  prochaine.  Ses  supérieurs,  désespérant  de  sa  vie, 
résolurent  de  l'admettre  à  la  profession.  Elle  se  fit  porter 
au  chœur  et  y  fit  ses  vœux  avec  une  incroyable  allégresse. 
Lorsqu'on  l'eut  rapportée  dans  son  lit,  elle  pria  les  sœurs 
(le  la  laisser  reposer  un  peu.  Celles-ci  se  retirèrent  donc 
après  avoir  fermé  les  rideaux  de  son  lit.  Au  bout  d'une 
heure ,  comme  on  n'entendait  aucun  bruit,  et  que  la  toux 


24  PHENOMENES    GÉNÉRAUX    DE    1.  EXTASE. 

dont  elle  avait  tant  souffert  s'était  arrêtée,  les  sœurs  revin- 
rent inquiètes  dans  la  cliambre  de  la  malade ,  et  la  trou- 
vèrent en  extase ,  le  visage  éclatant  de  beauté ,  les  joues 
florissantes,  les  yeux  attachés  sur  le  crucifix.  Ce  n'était  plus 
la  sœur  Madeleine,  maigre  et  blême,  mais  c'était  comme 
un  ange  du  paradis.  C'était  sa  première  extase,  et  elle  dura 
deux  heures.  A  partir  de  ce  moment,  tous  les  matins, 
après  avoir  reçu  le  pain  des  anges,  elle  fut  ravie  de  la 
même  manière.  Pour  obtenir  son  entière  guérison,  une 
des  religieuses  avait  promis  en  son  nom  un  pèlerinage  au 
tombeau  de  la  mère  Marie  Bagnésie  sans  rien  lui  dire  de 
.^on  vœu  toutefois.  Mais  Madeleine  l'avait  connu  par  l'es- 
prit, et  à  la  première  visite  que  lui  fit  son  confesseur  elle 
lui  témoigna  le  désir  de  l'acquitter.  Elle  se  sentit  aussitôt 
déhvrée  des  douleurs  qu'elle  souffrait  à  la  poitrine  et  aux 
côtés:  sa  toux  avait  disparu,  et  il  ne  restait  plus  aucune 
Irace  de  sa  maladie.  Elle  se  leva  de  son  lit  sans  rien  dire  du 
changement  merveilleux  qui  s'était  opéré  en  elle,  et  se 
rendit  à  pied  au  tombeau  de  Marie  Bagnésie  avec  la  sœur 
qui  avait  fait  le  vœu  pour  elle  et  une  autre.  Elle  y  resta 
Irois  heures  à  prier  à  genoux;  puis,  lorsqu'on  l'eut  rame- 
i^ée  à  l'infirmerie,  elle  dormit  toute  la  nuit,  et  resta,  au 
grand  étonnement  du  monastère  entier,  parfaitement  por- 
tante.  [YitaS.,  II,  16.) 

Si  nous  voulons  nous  faire  une  idée  en  général  d'une  vie 

dominée  par  l'extase,  nous  n'avons  qu'à  étudier  celle  de 

Dominique  l)ominique  de  Jésus-Marie,  carme  déchaussé.  Né  en  1  oi>9  à 

de  Jésus-    (jj^ia^^vud  en  Araaon ,  de  la  famille  des  Ruzzola ,  sa  >  oca- 
Marie. 

tion  avait  été  déjà  annoncée  à  sa  mère  par  plusieurs  signes 

avant  sa  naissance.  De  son  temps  la  chrétienté  se  trouvait , 

par  suite  de  la  réforme ,  à  peu  près  dans  le  même  état  que 


IMIÉNOMÈNES    CiKNKHAUX    IH;    L  EXTASE.  2;i 

\o.  peuple  de  raiicienne  alliance  après  que  le  royaume  d'Is- 
raël se  fut  détaché  de  celui  de  Juda  ;  et  comme  Dieu  l'ap- 
l)elail  à  être  pour  cette  époque  ce  qu'Élie  avait  été  dans 
l'Ancien  Testament,  il  devait  lui  accorder  les  dons  néces- 
saires pour  accomplir  cette  mission.  Ces  dons  se  produisi- 
rent en  lui  dès  son  enfance,  car  il  attirait  déjà  alors  l'atten- 
(ion  par  sa  manièi'e  de  vivre,  extraordinaire  pour  cet  âge. 
Il  vivait  dans  un  commerce  intime  avec  le  monde  invi- 
sii)le,  et  possédait  le  don  de  guérir  les  malades.  Il  entra  à 
rage  de  huit  ans  dans  le  couvent  des  Carmes  de  Calatavud; 
et  bientôt  les  visions  dont  il  fut  favorisé  montrèrent  avec 
quelle  énergie  il  était  entré  dans  les  régions  supérieures, 
lin  soir  qu'embrassant  un  crucifix  miraculeux  dans  l'église 
du  couvent  il  baignait  de  ses  larmes  les  pieds  du  Sauveur, 
il  eut  une  extase  où  le  cours  entier  de  la  passion  de  Notre- 
Seigneur  lui  fut  présenté  dans  une  vision.  Étant  arrivé  au 
crucifiement,  comme  il  tenait  toujours  em])rassée  la  croix, 
il  ^it  debout  devant  lui  Marie -Madeleine,  qui  le  pria  de 
lui  céder  sa  place  au  pied  de  la  croix,  et  qui  voulu! 
It'ii  arracher.  Il  s'y  refusa,  quoique  d'une  manière  humble 
e(  respectueuse,  et  se  mit  à  lutter  avec  elle,  comme  autre- 
iViis  Jacob  avec  l'ange;  si  bien  qu'il  obtint  enlin  la  victoire, 
et  qu'il  put  rester  au  pied  de  la  croix  jusqu'au  lendemain 
matin.  Transféré  à  Valence,  il  se  lia  bientôt  d'amitié  avec 
ic  grand  saint  et  le  grand  thaumaturge  de  l'époque,  Nicolas 
i'actor,  et  par  lui  avec  saint  Louis  Bertrand.  Le  premier 
('tant  mort  après  avoir,  d'après  Tordre  de  Dieu,  établi  Do- 
minique héritier  de  sou  esprit,  celui-ci  resta  toujours  iii- 
liinement  lié  avec  Louis;  de  sorte  que  souvent,  lorsqu'ils 
ne  pouvaient  se  visiter,  ces  deux  saints  s'apparaissaient  l'un 
à  l'autre  dans  des  visions.  L'esprit  croissait  toujours  da- 

r 


26         PHÉNOMÈNES  GÉNÉRAUX  DE  l' EXTASE. 

vantage  en  Doaiinique,  et  Dieu  le  comblait  chaque  jour  de 
nouveaux  dons.  Mais  il  devait  éprouver  la  vérité  de  ce  que 
Nicolas  lui  avait  prédit,  à  savoir 'qu'il  marcherait  par  le 
chemin  de  la  croix.  Lorsque  Philippe  II  envoya  contre 
TAngleterre  cette  flotte  fameuse  que  Ton  regardait  comme 
invincible,  Dominique  avait  prédit  l'insuccès  de  cette 
expédition ,  et  s'était  attiré  ainsi  la  haine  de  ses  compa- 
triotes, dont  il  avait  blessé  l'orgueil  national.  Comme  à 
cette  époque  une  religieuse  du  Portugal,  que  l'on  tenait 
pour  une  sainte  ,  fut  convaincue  d'imposture  devant  l'in- 
quisition ,  ses  ennemis  l'attaquèrent  aussi  de  ce  côté , 
et  il  s'éleva  contre  lui  une  persécution  violente,  par  suite 
de  laquelle  il  fut  traduit  deux  fois  devant  l'inquisition  ; 
mais  aux  deux  fois  il  sortit  victorieux  de  l'épreuve. 

Cependant  Dieu,  comme  pour  couvrir  de  honte  ses  ad- 
versaires, multiplia  ses  extases.  Il  était  souvent,  à  sa 
grande  confusion,  ravi  dans  l'église  devant  tout  le  peuple. 
Ses  extases  le  prenaient  quelquefois  pendant  le  sermon,  ou 
pendant  qu'il  était  à  l'autel;  et  il  était  alors  plongé  telle- 
ment en  Dieu  qu'il  lui  semblait  que,  sans  un  secours  spé- 
cial de  sa  part,  il  n'aurait  pu  vivre  seulement  une  deuii- 
lieure.  Aussi,  lorsque  l'extase  était  passée ,  il  ressentait  de 
grandes  douleurs  ;  et  par  suite  de  la  contraction  des  mus- 
cles tous  ses  membres  étaient  comme  brisés,  de  sorte  qu'il 
ne  pouvait  ni  se  remuer  ni  se  tenir  sur  ses  pieds.  11  vo- 
missait aussi  chaque  fois  beaucoup  de  sang,  plus  ou  moins, 
selon  le  degré  de  l'extase  ou  le  temps  qu'elle  avait  duré. 
Son  estomac  était  avec  cela  si  affaibli  qu'il  ne  pouvait  pren- 
dre aucune  nourriture.  Cependant  les  maladies  naturelles 
ne  pouvaient  arrêter  l'extase.  Ayant  ^oulu  soigner  à  Ma- 
drid des  pestiférés ,  il  fut  attaqué  de  la  contagion  au  bout 


PHÉNOMÈNES    GÉNÉRAUX    DE    l'eXTASE.  27 

d'une  heure  :  un  bubon  gros  comme  la  moitié  d'un  œuf 
parut  au  cou  et  un  autre  près  de  l'oreille.  Il  se  prépara 
donc  cà  la  mort  jusque  vers  minuit,  et  récita  Matines  avec 
beaucoup  de  peine.  Se  souvenant  alors  qu'il  avait  des  reli- 
ques de  sainte  Thérèse ,  il  en  toucha  l'ulcère  qu'il  avait  au 
cou.  Il  eut  aussitôt  une  extase  qui  dura  près  d'une  demi- 
heure  et  dans  laquelle  la  sainte,  lui  ayant  apparu,  toucha 
son  cou  et  lui  promit  la  guérison;  de  sorte  que  lorsqu'il 
revint  à  lui  il  se  trouva  frais  et  dispos  comme  s'il  n'eût 
pas  été  malade. 

Quelque  profondes  que  fussent  ses  extases  ,  un  mot  de 
ses  supérieurs  suffisait  pour  l'en  tirer.  Un  jour  qu'il  reve- 
nait du  château  du  duc  de  Médina -Céli  à  Alcala  avec  son 
prieur  et  quelques  autres,  et  qu'il  avait  pris  les  devants, 
selon  sa  coutume,  pour  vaquer  à  la  prière,  le  prieur  se  mit 
à  parler  avec  ses  compagnons  de  voyage  des  merveilles  de 
l'obéissance.  Us  arrivèrent  ainsi  au  milieu  de  ces  entretiens 
sur  le  bord  d'une  rivière.  Le  prieur,  voulant  confirmer  ce 
qu'il  venait  de  dire,  ordonna  au  saint,  qui  ne  pouvait  en- 
tendre sa  voix ,  de  se  jeter  incontinent  dans  l'eau.  Il  le  fît , 
et  ne  remonta  sur  l'eau  que  lorsque  le  prieur  le  lui  eut 
commandé.  Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  dans  ses  extases 
il  obéît  à  la  parole  de  ses  supérieurs.  Les  frères  l'ayant 
élu  comme  sous-  prieur  en  1 594 ,  il  eut  une  extase  le  soir 
en  s'entretenant  de  choses  spirituelles.  Au  bout  d'une 
heure ,  le  prieur,  voulant  éprouver  sa  vertu,  dit  à  quelques 
ecclésiastiques  de  le  réveiller  en  son  nom;  mais  en  leui- 
parlant  ainsi  il  n'avait  nullement  l'intention  de  le  rappeler 
à  lui.  Les  ecclésiastiques  allèrent  et  l'appelèrent  plusieurs 
fois,  mais  sans  succès.  Le  prieur,  après  quelques  instants, 
dit  à  part  à  plusieurs  personnes  qui  étaient  présentes, 


28  PHÉNOMÈNES    GÉNÉRAUX    DT    LEXTASE. 

quil  avait  maintenant  la  ^olontë  de  le  réveiller.  Or  à 
peine  avait -il  prononcé  intérieurement  son  commande- 
ment, que  le  saint  commença  à  sortir  de  son  extase.  Un  jour 
qu'il  se  trouvait  avec  le  général  de  son  ordre,  celui-ci,  vou- 
lant faire  le  même  essai ,  lui  commanda,  sans  avoir  toute- 
fois la  volonté  de  le  faire  obéir,  de  revenir  à  lui  :  mais  le 
saint  resta  dans  son  état.  Il  lui  commanda  ensuite  de  réci- 
ter Compiles  avec  un  autre  pendant  son  extase.  Il  le  lit 
aussitôt,  au  grand  étonnement  de  tous  les  spectateurs.  Il 
lui  dit  d'aller  dans  sa  cellule ,  et  il  y  alla  accompagné  des 
autres.  Le  général  lui  amena  dans  sa  cellule  le  jeune  duc 
d'Oria,  qui  se  trouvait  là  par  hasard,  et  lui  ordonna  de  dire 
quelque  chose  à  ce  jeune  seigneur.  Le  saint  lui  adressa 
cette  parole  prophétique ,  qui  se  vérifia  plus  tard  :  «  Que 
Dieu  fasse  de  lui  un  bon  cardinal.  »  Le  prince  et  les  autres, 
craignant  qu'il  ne  souffrît  trop  si  on  le  laissait  plus  long- 
temps dans  son  ravissement,  envoyèrent  prier  le  général 
de  le  rappeler  à  lui.  Le  général  dit  à  celui  qu'on  lui  avait 
envoyé  de  le  réveiller  eii  son  nom.  L'ecclésiastique  le  lit , 
mais  Dominique  n'obéit  pas.  Quelques-uns  disaient  déjà 
(ju'il  avait  perdu  l'obéissance.  On  renvoya  donc  l'ecclésias- 
tique avec  deux  autres  dire  au  général  ce  qui  était  arrivé. 
Celui-ci  se  mit  à  sourire,  et  dit  qu'il  avait  rétracté  intérieu- 
rement son  commandement.  Puis  il  ajouta  :  «  Pour  que  l'on 
voie  combien  il  est  obéissant,  commandez-lui  maintenant 
de  revenir  à  lui  aussitôt  et  de  se  mettre  au  lit.  »  Le  saint 
en  effet  revint  à  lui ,  prit  congé  des  assistants  et  se  mit 
au  lit. 

Dominique  ayant  été  transféré  de  Tolède  à  Madrid,  le 
roi  Philippe  11  le  fit  venir  un  matin  chez  lui,  et  s'entretint 
longtemps  avec  lui  de  choses  importantes.  L'heure  du  rc- 


THli.NOMLMiS    (.li.NKRAlX    l>i;    I.KXTASi;,  29 

pas  étant  arrivée,  le  roi  Jiii  dit  de  rattendre  dans  le  palais, 
parce  ([u'il  Aoulait  encore  cause!'  avec  lui.    Domiiuque 
passa  donc  dans  une  autre  chambre,  et,  s'étant  mis  en 
prière,  il  eut  un  ravissement,  lu  des  chambellans  alla  le 
dire  au  roi,  qui  accourut  aussitôt  avec  la  reine  et  tous  les 
seipneurs  qui  étaient  présents  pour  voir  cette  merveille. 
On  dit  au  roi  que  souvent  il  restait  longtemps  en  extase, 
ce  qui  le  faisait  beaucoup  souflrir  ensuite.  Le  roi  envoya 
donc  chez  le  général  de  l'ordre,  qui  lui  communiqua  tous 
ses  pouvoirs.  11  fut  très-heureux  de  cette  circonstance  ,  et 
se  sei'vit  du  pouvoir  qu'il  avait  reçu  pour  étudier  la  na- 
ture de  l'extase.  Il  commanda  donc  à  Dominique  de  revenir 
à  lui,  mais  sans  avoir  intérieurement  la  volouté  d'être 
obéi.  L'extatique  resta  dans  le  même  état.  11  lui  commanda 
de  répondre  à  toutes  les  questions  de  la  reine ,  et  il  le  fil. 
Quelquefois  il  eut  intérieurement  la  volonté  qu'il  ne  ré- 
pofidît  pas,  (iuoi([ue  extérieurement  il  lui  ordoimàt  de  le 
l'aire;  le  saint  gardait  alors  le  silence.   Le  roi  enfin  lui 
conmianda  sérieusement  de  revenir  à  lui.  11  se  réveilla  aus- 
sitôt, vomit,  selon  sa  coutume,  beaucoup  de  sang,  que  les 
assistants  recueillirent  dans  des  mouchoirs  et  gardèrent 
précieusement.  Pour  lui,  il  était  confus  et  anéanti  d'avoii" 
cAé  trouvé  en  cet  état  par  la  coui*  entière.  Du  reste,  la  fai- 
blesse extrême  qu'il  ressentait  après  ses  extases  ne  l'em- 
])èchait  pas  de  remplir  ses  devoirs  ecclésiastiques.  Un  jour, 
à  Lodano,  que  des  crampes  très-douloureuses  ne  lui  per- 
mettaient pas  de  se  remuer,  il  pria  Dieu,  et  aussitôt  après 
il  se  leva,  chanta  la  grand' messe  et  porta  le  saint  Sacre- 
ment à  la  procession  avec  une  telle  vigueur  et  une  telle 
agilité  qu'il  semblait  aux  assistants  ne  pas  toucher  la  terre 
avec  ses  pieds. 


30  PHENOMENES    GÉNÉRAUX    DE    LEXTAJ^E. 

Maximilien  de  Bavière  avait  entendu  parler  de  Domi- 
nique en  1613,  pendant  que  celui-ci  était  à  Rome,  et  il  était 
entré  en  commerce  de  lettres  avec  lui.  11  lui  dut  bientôt  la 
santé ,  et  son  frère  Albert,  trois  fils  qu'il  eut  après  un  ma- 
riage longtemps  stérile.  Maximilien  l'invita  donc  à  venir  à 
Munich j  en  promettant  de  bâtir  une  église  pour  les  Déchaus- 
sés. Mais  le  saint  ne  put  passer  les  Alpes  qu'en  1620.  Il 
trouva  l'Allemagne  dans  les  préparatifs  de  la  guerre  de 
Trente  ans.  Les  Bohèmes  avaient  choisi  Frédéric  \  pour 
leur  roi;  la  ligue  catholique  s'était  formée  sous  Maximilien, 
et  l'avait  choisi  pour  son  chef.  L'armée  de  la  ligue  et  celle 
de  Ferdinand  étaient  prêtes,  et  le  pape  avait  envoyé  en 
Allemagne,  à  la  prière  de  ces  deux  princes,  Dominique, 
qui,  malgré  sa  faiblesse,  n'avait  pas  hésité  un  seul  instant. 
A  Braunau,  pendant  la  messe,  il  eut  une  vision,  où  pour 
la  première  fois  Dieu  promit  la  victoire  au  duc  de  Bavière  ; 
et,  arrivé  au  camp  de  Scherding,  il  consola  la  duchesse  par 
cette  promesse.  Il  bénit  l'étendard  de  l'armée,  et  eut  en 
cette  circonstance  une  seconde  vision.  Bientôt  après  il  en 
eut  à  Linz  une  troisième,  dans  laquelle  Dieu  ordonna  la 
jonction  des  impéiiaux  et  des  armées  du  royaume,  et  com- 
manda d'aller  chercher  une  victoire  assurée  devant  les  murs 
de  Prague.  Il  proposa  donc  la  jonction  des  armées.  Ce  pro- 
jet plut  aussi  au  duc  Maximilien ,  et  il  passa  dans  le  conseil, 
malgré  l'opposition  de  Buquoi  et  de  plusieurs  autres,  qui 
conseillaient  d'agir  séparément.  Il  lit  décider  ensuite,  mal- 
gré ces  derniers,  à  Gorn,  l'enti'ce  en  Bohème  et  l'expédi- 
tion de  Prague,  afin  de  terminer  la  campagne  par  une 
grande  bataille.  Cependant  il  s'occupait  de  l'armée  avec  un 
zèle  admirable,  visitait  les  soldats,  les  instruisait,  enflam- 
mait leur  courage,  les  exhortait  à  vivre  pieusement,  se  mejt- 


PHÉNOMENKS    GÉNÉRAUX    DE    LEXTASE.  31 

tait  au  cou'.'ant  de  tous  leurs  besoins,  les  assistait  de  tout  son 
pou^  oir,  était  pour  eux  connue  un  père  au  temporel  comme 
au  spirituel.  11  savait  aussi  exciter  la  confiance,  le  zèle  de 
la  foi  et  l'énergie  chrétienne  dans  les  chefs  par  ses  discours 
chaleureux.  L'armée  occupait  en  Bohème  un  pays  désolé, 
de  sorte  qu'il  s'y  déclara  bientôt  des  maladies  contagieuses 
qui  faisaient  des  milliers  de  victimes.  Le  saint  voulut  par- 
tager les  besoins  et  les  misères  du  soldat.  Il  priait  pour 
l'armée  jour  et  nuit,  visitait  les  plus  pauvres  dans  les  écu- 
ries et  les  greniers  à  foin,  les  soutenait  par  ses  conseils, 
leur  administrait  les  sacrements,  quêtait  pour  eux  des  au- 
mônes ,  leur  fournissait  des  remèdes  et  consolait  en  même 
temps  le  duc  dans  ses  angoisses. 

Les  forteresses  de  la  Bohème  tombèrent  comme  il  l'avait 
prédit.  Il  préserva  l'armée  d'une  attaque  nocturne  très- 
bien  combinée,  en  l'avertissant  à  temps.  Mais,  arrivés  de- 
vant Prague,  ilstrouvèrent  un  ennemi  supérieur  en  nombre, 
dans  la  position  la  plus  avantageuse  et  sûr  de  la  victoire. 
Il  lui  fallut  encore  employer  dans  le  conseil  toute  son  élo- 
quence pour  faire  adopter  avec  Max  et  Tilh ,  contre  la  ma- 
jorité, le  projet  d'attaquer  aussitôt  l'ennemi.  La  bataille  est 
engagée  ;  pendant  une  demi-heure  à  peu  près,  elle  reste  in- 
décise. Mais  le  prince  d'Anhalt,  avec  ses  escadrons ,  se  jette 
sur  l'aile  droite,  après  avoir  chassé  la  cavalerie  qui  la  cou- 
vrait. Le  désordre  se  met  dans  les  rangs  de  deux  régiments, 
qui  prennent  la  fuite.  Les  Hongrois  criant  victoire,  l'armée 
catholique  chancelle,  et  la  bataille  va  être  perdue  pour  eux. 
Cependant  Dominique  lutte  a\ec  Dieu  dans  la  prière,  et 
dans  un  ravissement  la  victoire  lui  est  encore  promise. 
Max  en  émoi  accourt  vei's  lui  :  «  Comment,  comment,  père 
Drminique,  lui  crie-t-il  ;  les  nôtres  fuient,  et  reniiemi  est 


•12  i[iL>OMi:>ts  i;t>tp.\r\  i»k  l'extase. 

vainqueur.  ^>  Le  saint,  moitié  encore  en  extaî^e,  s'écrie  vers 
Dieu  en  fondant  en  larmes:  a  Ne  m'abandonnez  pas,  Sei- 
gneur mon  Dieu  ;  ne  vous  retirez  pas  de  moi ,  ô  Dieu  de 
mon  salut!  Secourez-moi  et  dirigez-moi  dans  cette  affaire  . 
qui  est  la  vôtre.  «  Puis,  se  tournant  vers  le  duc  :  «  U  n'est 
pas  possible  que  nous  succombions:  le  Seigneur  des  armées, 
le  Dieu  d'Élie  est  avec  nous,  w  II  demande  un  cheval;  et 
ce  vieillard  de  soixante-deux  ans.  brisé  par  les  mortitica- 
tions.  chargé  de  maladies  et  épuisé .  se  précipite  comme  un 
jeune  homme,  avec  le  duc .  au  plus  fort  de  la  mêlée,  un 
crucifix  à  la  main  et  au  cou  une  image  de  la  Vierge  ,  à  la- 
quelle les  protestants  avaient  arraché  les  yeux  avec  une 
épée.ll  s'élance  au  miheu  des  balles:  il  en  reçoit  plusieurs, 
mais  sans  être  blessé  ;  il  encourage  les  combattant^f  :  «  Tout 
à  l'heure  la  victoire  est  à  vous,  leur  crie-t-il;  soldats  du 
Seigneur,  Dieu  s'est  levé  ,  et  ceux  qui  le  haïssent  se  dissi- 
pent comme  la  fumée  devant  sa  face.  «  Il  prie,  il  conjure  à 
voix  haute  le  Seigneur  et  la  sainte  Vierge,  parle  aux  soldats 
avec  inspiration,  bénit  l'armée,  prie  encore  le  Seigneur,  et 
apparaît  à  tous  comme  un  modèle  de  foi  et  de  confiance. 
Son  crucifix  jette  des  rayons  de  lumière  que  plusieurs  aper- 
çoivent; sa  présence  fait  des  meneilles:  la  fureur  de  l'en- 
nemi est  brisée:  l'armée  catholique  prend  conhance.  Till) 
oppose  cinq  cents  chevaux  aux  cavaliers  d'Auhalt;  ceux-ci 
sont  repoussés,  et  le  plus  jeune  de  leurs  chefs  est  pris.  Les 
Hongrois  sont  jetés  dans  la  Moldau  :  l'armée  catholique  , 
pleine  de  confiance,  marche  en  avant.  Au  bout  de  quelques 
instants  la  victoire  est  complète  ;  des  prisonniei's  sans  nom- 
bre tombent  aux  mains  des  vainqueurs .  et  Prague  se  rend 
le  lendemain.  Si  l'Allemagne  doit  à  saint  Jean  Capistran 
d" avoir  échappé  à  la  puissance  du  croissant .  elle  doit  h  Do- 


iiiilliqiie  d'avoir  conservé  raiicieiine  foi  dans  nne  moitié  du 
pays ,  et  c'est  à  lui  aussi  que  l'Italie  doit  la  paix  et  la  France 
l'unité  de  foi.  Les  généraux  vainqueurs  le  reconnurent. 
Maximilien,  Buquoi,  Tilly  vinrent  embrasser  le  saint  sur 
le  champ  de  bataille,  et  lui  témoigner  leur  reconnaissance. 
Les  ennemis  eux-mêmes  le  reconnurent  d'une  manière 
indirecte,  en  attribuant  la  perte  de  la  bataille  à  un  charme 
espagnol  que  le  duc  de  Bavière  avait  obtenu  du  pape,  et 
avec  lequel  il  avait  conjuré  et  leurs  soldats  et  leurs  che- 
^  aux  ,  leur  arrachant  ainsi  la  victoire.  Une  puissance  mer- 
\  eilleusc  résidait  en  lui ,  si  bien  que  longtemps  après  sa 
mort  Max  avait  coutume  de  dire  :  «  Il  sortait  de  ses  yeux 
une  lumière,  et  nous  autres  princes  nous  tremblions  devant 
lui.  «Dominique  retourna  à  Munich  avec  le  duc.  L'empe- 
reur Ferdinand  le  fit  venir  à  Vienne,  d'où  il  revint  passer 
quelque  temps  encore  dans  la  capitale  de  la  Bavière.  Là  ses 
extases  continuèrent.  De  l'aveu  du  duc  lui-même,  il  fuî, 
depuis  la  Saint-Joseph  jusqu'à  l'Annonciation,  dans  un  ét;i( 
tel  que  l'on  pouvait  juger  par  toutes  ses  paroles  qu'il  était 
[tiongé  continuellement  en  Dieu.  Voici  ce  qui  se  passa  le 
jour  de  l'Annonciation  en  présence  de  Max.  La  duchesse 
avait  une  image  de  la  sainte  Vierge  en  cire,  très-artistemeiit 
faite,  et  devant  elle  celle  de  l'enfant  Jésus.  Comme  ils  con- 
sidéraient ensemble  cette  image,  après  Vêpres,  dans  la  cha- 
pelle de  la  cour,  la  duchesse  pria  Dominique  de  prendre 
pour  quelques  instants  celle  de  l'enfant  Jésus,  voulant  ar- 
ranger quelque  chose  à  celle  de  la  sainte  Vierge.  Il  la  con- 
jura deux  fois  au  nom  de  Dieu  de  l'en  dispenser,  parce  que 
autrement  cette  image  pouvait  être  endommagée.  La  du- 
chesse, ne  sachant  ce  que  cela  voulait  dire,  persista  et 
donna  l'image  à  garder  au  saint,  qui  était  assis  sur  une 


3i  PHÉNOMÈNES    GÉNÉRAUX    DE    LEXTASE. 

chaise.  Son  àme  fut  touchée  aussitôt;  il  ne  fit  que  prononcer 
ces  paroles  :  0  rpiam   a7)îabilis  !  0  quam  desiderabiïis  ! 
poussa  un  cri  et  tomba  en  extase,  les  yeux  immobiles,  ou- 
verts, élevés  vers  le  ciel,  ûiais  brillants  comme  deux  étoiles  ; 
de  sorte  que  tous  les  assistants  étaient  saisis  à  la  fois  d'é- 
tonnement,  de  crainte,  de  respect  et  de  piété.  Les  mains 
du  saint  étaient  comme  le  marbre,  et  tenaient  fortement 
pressée  l'image  de  l'enfant  Jésus;  de  sorte  qu'on  ne  put, 
malgré  tous  les  efforts,  lui  ouvrir  un  seul  doigt.  Le  duc  eut 
beau  l'appeler  par  son  nom,  il  ne  donnait  aucun  signe,  et 
l'extase  dura  deux  heures.  Il  fallut  faire  venir  son  confes- 
seur, le  P.  Pierre  de  la  Mère  de  Dieu ,  qui  le  fit  revenir  à 
lui  par  obéissance  ;  après  quoi  il  vomit  encore  beaucoup 
de  sang,  et  répéta  pendant  longtemps  ces  paroles  :  Verbum 
caro  factura  est.  Son  retour  à  Rome  par  la  Lorraine,  les. 
pays  du  Rhin,  la  Belgique,  la  France  et  les  Alpes  ne  pouvait 
être  comparé,  par  les  miracles  qu'il  y  fit,  par  les  traités  de 
paix  qu'il  y  conclut  et  par  le  concours  du  peuple  sur  toute 
la  route,  qu'à  la  marche  triomphale  de  saint  Bernard  plu- 
sieurs siècles  auparavant.  Ce  fut  la  même  chose  lorsqu'on 
1629,  sur  l'ordre  du  pape,  il  repassa  les  Alpes  pour  aller  à 
Vienne,  afin  de  traiter  auprès  de  l'empereur  des  affaires  de 
Mantoue.  L'empereur  le  reçut  avec  joie,  et  fut  témoin  lui- 
même  de  ses  extases  le  jour  de  Noël.  Il  avait  dit  ses  trois 
messes,  et  parlait  avec  délices  du  grand  mystère  qu'on  cé- 
lébrait en  ce  jour,  lorsqu'il  s'écria  tout  à  coup  d'une  voix 
forte  :  «  0  mon  Dieu  î  »  et  il  fut  aussitôt  ravi  en  présence 
de  l'empereur.  Celui-ci  s'efforça  en  vain  de  le  ramener  à 
lui,  et  fut  obligé  d'envoyer  chercher  son  confesseur,  qui, 
après  quelques  instants,  le  réveilla  au  nom  de  l'obéissance. 
Et  le  saint  dit  alors  des  choses  si  admirables  que  tous  les 


hKS    PHKNOML.NES    GE.NKKAL'X    DE    1,  EXTASE,  ')'.'» 

assistants  fondaient  en  larmes.  Son  confesseur,pour  obteni- 
jiérer  aux  désirs  de  Ferdinand,  lui  demanda  le  soir  s'il  avait 
entendu  sa  voix  lorsqu'il  Tavait  rappelé  à  lui.  Le  saint  lui 
répondit  que  non.  Puis  il  ajouta  :  «  De  même  qu'au  com- 
mencement de  l'extase,  et  pendaut  qu'elle  dure,  Dieu  attire 
lame  à  lui  si  fortement  quelle  devient  étrangère  aux  sens, 
ainsi,  lorsqu'on  commande  quelque  chose  au  nom  de  l'o- 
l)éissance.  Dieu  ne  cesse  d'attirer  l'àme  avec  la  môme 
force,  et  la  laisse  retourner  à  soi  pour  qu'elle  satisfasse  à 
l'obéissance.  »  Il  traita  dans  le  mois  de  janvier  1C30  les 
affaires  dont  il  était  chargé,  et  tomba  malade  le  29  de  ce 
mois.  Il  soutint  beaucoup;  mais  Dieu  lui  accorda  aussi  de 
grandes  consolations.  Lorsqu'il  fut  administré,  l'empereur 
voulut  être  présent,  et  lui  présenta  l'ablution.  Il  resta  cou- 
ché huit  jours,  privé  de  l'usage  de  tous  ses  sens,  mais 
calme  et  tranquille.  Parfois  son  visage  devenait  resplen- 
dissant et  comme  glorifié;  de  sorte  que  beaucoup  crurent 
qu'il  était  dans  une  extase  continuelle.  Le  huitième  jour, 
qui  était  le  16  février,  le  soir,  il  ouvrit  encore  une  fois 
doucement  les  yeux,  regarda  les  assistants,  et  particuliè- 
rement l'empereur,  et  les  ferma  pour  toujours. 


CHAPITKh:  iir 

Coup  (l'œil  général  sur  l'ensemble  des  phénomènes  de  l'extase.  Comment 
l'extase  est  indépendante  des  influences  organiques  et  physiques. 
Osanna  de  Manloue.  Pierre  d'Alcantaïa.  Impuissance  de  la  volonté 
relativement  k  l'extase.  Catherine  de  Gènes. 

Les  faits  que  nous  venons  de  raconter  suffisent  pour  nous 
faire  saisir  le  lien  qui  unit  tous  les  phénomènes  de  l'ex- 
tase, et  pour  nous  en  faire  embrasser  l'ensemble.  Et  d'à- 


36       DES  PHÉNOMÈNES  GÉNÉRAUX  DE  l'fATASI.. 

l)Ord,  pour  ce  qui  concerne  son  origine,  elle  suppose  or- 
dinairement des  dispositions  favorables.  Lorsque  notre 
àuie  se  trouve  emportée  au  delà  du  cercle  de  ses  percep- 
tions ordinaires,  et  élevée  à  une  connaissance  supérieure, 
nous  disons  qu'elle  ne  se  possède  plus,  et  qu'elle  est  hors 
de  soi.  Ainsi,  lorsque  nous  trouvons  quelqu'un  qui  se  dé- 
tache sans  peine  des  sens  et  de  leurs  perceptions,  et  qui , 
se  recueillant  en  soi-même,  peut  plonger  librement  dans 
les  abîmes  mystérieux  du  monde  invisible;  un  homme  qui 
a  assez  de  ressort  pour  s'arracher  au  poids  des  choses  ter- 
restres qui  nous  attirent  sans  cesse  en  bas^,  et  pour  s'élever 
par  un  élan  rapide  jusqu'aux  régions  éthérées,  nous  disons 
de  lui  qu'il  est  déjà,  dans  les  choses  de  la  terre j,  capable 
d'inspiration.  Or  cet  homme  se  trouve  disposé  par  là  même 
à  recevoir  aussi  une  inspiration  supérieure  et  surnatu- 
relle. Ou  bien,  lorsque  yous  rencontrons  un  homme  qui, 
détaché  de  soi-même  et  de  tout  ce  que  l'on  souhaite  ici- 
h.is,  a  placé  tous  ses  désirs  dans  un  objet  qu'il  aime;  un 
homme  qui  vit  plus  là  où  il  aime  que  là  où  il  vit,  nous  di- 
rons alors  que  l'amour  l'a  fait  sortir  de  lui-même.  Or  celui 
dont  l'àme  est  assez  riche  pour  pouvoir  placer  ainsi  toutes 
ses  aileclions  dans  un  objet  extérieur  qu'elle  aime,  et  pour 
se  perdre  entièrement  en  lui,  celui-là  pourra  aussi,  en 
d'autres  circonstances,  ressentir  dans  l'ordre  surnaturel 
les  mêmes  effets;  et  son  âme  débordera  ici,  inondée  par 
la  grâce,  comme  elle  l'aurait  fait  dans  une  alfection  toul 
humaine.  Certaines  maladies  peuvent  développei-  aussi 
cette  disposition  ,  en  provoquant  le  recueillement  de  l'es- 
piit  ou  la  puissance  effective  du  cœur,  ou  bien  en  rendant 
Us  ])erceptions  plus  vives  et  plus  rapides.  Mais  tout  cela  est 
accessoire  quand  il  s'agit  de  lordi-e  surnalurel.  L'élément 


DES  PHENOMENES  GENERAUX  DE  L  EXTASE.       Ji 

principal  et  décisif,  ce  sont  alors  les  puissances  invisibles^ 
c'est  Dieu  surtout  qui  accorde  ses  dons  à  qui  il  veut ,  et 
qui  n'a  pas  besoin  des  dispositions  de  ceux  qu'il  veut  vi- 
siter ainsi;  car  il  sait,  quand  il  lui  plaît,  les  rendre  dignes 
de  sa  visite.  C'est  lui,  en  effet,  qui  est  l'objet  de  toute 
mystique.  Déjà  la  foi  en  lui  et  à  sa  parole,  en  tant  que 
vertu  théologale ,  est  extatique  de  sa  nature ,  puisqu'elle 
élève  l'homme  au-dessus  de  toute  science.  La  charité 
aussi,  de  son  côté,  possède  le  même  caractère,  puisqu'en 
tournant  le  cœur  vers  Dieu  elle  le  fait  planer  au-dessus 
de  tout  amour  terrestre.  Ces  deux  vertus,  jointes  à  l'es- 
pérance, forment  donc  déjà  comme  les  premiers  com- 
mencements de  l'état  extatique;  et  elles  le  développent  à 
mesure  qu'elles  croissent  elles-mêmes  dans  l'àme.  Lorsque 
celle-ci  s'est  élevée  de  cette  manière  à  une  certaine  hau- 
teur, de  sorte  que  rien  ne  gêne  l'élan  de  ses  puissances,  la 
moindre  impulsion,  la  vue  d'un  objet  religieux  ou  d'une 
cérémonie  ecclésiastique  suffit  pour  produire  l'extase  avec 
la  même  facilité  que  le  soleil  fait  monter  en  vapeur  l'eau 
d'une  rivière.  Aux  exemples  que  nous  avons  cités  déjà 
nous  ajouterons  ici  celui  de  la  bienheureuse  Osajina  de 
Mantoue. 

Elle  était  sous  ce  rapport  tellement  impressionnable  que  Osanna 
la  vue  seule  d'une  belle  image  dans  une  église  suffisait 
pour  la  faire  tomber  en  extase,  comme  cela  lui  arriva  dans 
l'église  de  Notre-Dame  à  Milan.  Si  elle  entendait  parler  du 
ciel,  de  la  Trinité  ou  des  anges,  elle  était  ravie  aussitôt. 
Mais  rien  n'agissait  sur  elle  comme  le  sang  de  Notre-Sei- 
gneur  :  c'était  au  point  que  la  vue  seule  du  sang  humain 
la  plongeait  en  extase.  Il  fallait  éviter  de  parler  de  la  croix 
devant  elle;  autrement  son  esprit  lui  échappaiL  L"e\tase 
11.  -^ 


38       DES  PHÉNOMÈNES  GÉNÉRAUX  DE  l" EXTASE. 

la  prenait  du  reste  dans  toutes  les  positions  du  corps,  de- 
bout, assise,  à  genoux,  couchée  à  terre,  les  bras  étendus 
en  croix.  Un  jour  qu'elle  filait,  elle  fut  ravie  tenant  d'une 
main  la  quenouille  et  de  l'autre  le  fuseau.  Dans  un  voyage 
qu'elle  fit  à  cheval  pour  aller  aux  eaux ,  elle  fut  tout  le 
jour  en  extase.  Lorsque  le  cheval  faisait  un  faux  pas  ou  se 
cabrait,  elle  se  tenait  ferme  et  immobile  là  où  le  cavalier 
le  plus  habile  serait  tombé.  Ses  compagnons  de  voyage, 
voyant  qu'on  arrivait  près  du  bord  de  la  mer,  tremblèrent 
pour  elle  ;  mais  elle  se  réveilla  juste  au  moment  où  il  fallait 
descendre.  Ainsi  l'extase  ne  dépend,  soit  à  sa  naissance, 
soit  dans  sa  durée,  ni  de  l'état  du  corps,  ni  de  celui  de 
l'àme,  ni  de  la  volonté,  ni  de  l'activité  de  l'esprit  :  mais 
c'est  ici  surtout  que  l'esprit  souffle  où  et  quand  il  veut,  car 
c'est  ici  surtout  qu'il  est  dans  son  domaine.  Que  l'extase  ne 
dépende  point  de  l'état  dés  organes,  nous  le  voyons  par 
l'exemple  de  Dominique,  qui,  quoiqu'ayant  reçu  déjà  dans 
son  sang  le  virus  de  la  peste,  eut  cependant  une  extase 
oîi    il   trouva  la  guérison.  Les  approches  même  de  la 
mort ,  de  cette  terrible  puissance  à  laquelle  rien  ne  ré- 
siste ici-bas,  ne  peuvent  arrêter  l'extase,  comme  on  le  voit 
s.  Pierre    P^^'  l'exemple  du  même  saint  et  par  celui  de  saint  Pierre 
dAlcantara.  d'Alcaiitara,  sans  parler  de  beaucoup  d'autres.  Ce  dernier 
avait  eu  dans  sa  vie  plusieurs  maladies  morteUes;  et  mal- 
gré cela  il  avait  des  ravissements  qui  duraient  des  nuits 
entières  ;  de  sorte  que  ceux  qui  le  veillaient  croyaient  qu'il 
était  mort.  La  même  chose  lui  arriva  dans  sa  dernière  ma- 
ladie. Il  passait  presque  toutes  les  nuits  dans  des  médita- 
tions sublimes,  et  les  frères  l'entendaient  converser  avec 
Dieu,  la  sainte  Vierge  ou  les  anges.  11  eut  encore  une  ex- 
tase en  recevant  le  saint  viatique  ;  et.  revenu  un  peu  à  lui, 


DES    PHÉNOiMÈNES   GÉNÉRAUX    DE   l'eXTASE.  39 

il  cliercha  à  cacher  aux  autres  la  faveur  qu'il  venait  de  re- 
cevoir, et  se  coucha  avec  un  visage  gai  et  serein.  11  eut 
un  second  ravissement  lorsqu'on  lui  annonça  l'extrême- 
onclion  ;  car  les  consolations  célestes  ne  le  quittaient  point 
au  milieu  des  douleurs  qui  l'accablaient.  Pendant  qu'on  lui 
administrait  ce  sacrement,  il  répondit  à  toutes  les  prières  ; 
puis  il  quitta  son  vêtement  pour  en  prendre  un  plus  mau- 
vais. Mais  comme  on  n'en  trouva  point  de  plus  pauvre  que 
le  sien,  il  le  prit  comme  aumône  des  mains  du  père  gar- 
dien. Il  recommanda  ensuite  aux  frères  de  conformer  leur 
vie  à  celle  du  Sauveur,  de  s'appliquer  continuellement  à  la 
prière ,  et  de  ne  jamais  se  départir  de  leur  règle  ;  puis  il 
les  embrassa  tous  l'un  après  l'autre,  les  consola  dans  leur 
affliction,  et  attendit  la  mort  avec  calme  et  courage.  On 
commença  le  Miserere,  et  le  saint,  plongé  dans  une  médi- 
tation profonde ,  eut  encore  une  extase  qui  dura  un  quart 
d'heure.  Revenu  à  lui,  il  parut  joyeux  ;  et  ne  pouvant  se 
contenir,  il  s'écria  :  «  Mes  enfants,  ne  voyez -vous  pas  la 
sainte  Trinité,  la  glorieuse  Mère  de  Dieu  et  Jean  l'Évangé- 
liste?  ))  Emporté  alors  par  l'esprit,  il  se  releva  comme  s'il 
eût  eu  toute  sa  force,  récita  quelques  prières,  entre  autres 
le  psaume  cxLi,  dont  il  dit  à  genoux  les  dernières  paroles  : 
«  Les  justes  élèveront  des  signes  de  victoire,  et  mettront 
des  couronnes  sur  leurs  têtes  quand  vous  m'aurez  sauvé.  » 
Puis,  considérant  la  bonté  avec  laquelle  le  Seigneur  et  sa 
Mère  l'invitaient  à  venir  vers  eux,  il  prononça  ces  paroles  : 
«  Je  me  suis  réjoui  lorsqu'on  m'a  dit  que  nous  entrerons 
dans  la  maison  du  Seigneur.  »  Il  poussa  ensuite  un  léger 
soupir  et  s'endormit  du  sommeil  des  justes,  le  1 8  octobre 
lo62,  à  genoux  dans  les  bras  des  frères,  les  yeux  ouverts, 
levés  vers  le  ciel  et  brillants  comme  deux  étoiles.  Un  par- 


40  DES    PHELNOMENES   GÉNÉRAUX    DE    l'eXTASE. 

fum  délicieux  s'échappa  de  son  corps,  et  une  lumière  écla- 
tante remplit  sa  chambre.  Si  l'extase  se  produit,  même 
lorsque  la  nature  est  épuisée,  il  est  évident  que  ce  n'est 
pas  dans  la  nature  qu'il  faut  en  chercher  l'origine. 

Ce  n'est  pas  davantage  dans  la  volonté ,  car  elle  est  ici 
impuissante  ;  et ,  bien  loin  de  pouvoir  produire  à  son  gré 
l'extase,  elle  ne  peut  pas  même  s'en  défendre  lorsqu'elle 
arrive.  Un  grand  nombre  de  saints  ont  essayé  par  humilité 
(le  le  faire,  mais  sans  pouvoir  y  réussir.  Nous  citerons  ici 
Sainte  Ca-  entre  autres  sainte  Catherine  de  Gènes,  qui  s'est  particuliè- 

t  enne     i-gi^^^nt  distinguée  sous  ce  rapport.  Cette  femme  admi- 
de  Gènes.  ^  ^'^ 

rable  en  toute  chose  l'était  surtout  en  ce  que,  non-seule- 
ment elle  ne  tenait  aucun  compte  de  ce  que  le  monde 
estime,  mais  que  de  plus  elle  regai'dait  comme  une  peste 
pourl'àme  tout  ce  que  les  esprits  moins  éclairés  regardent 
comme  une  faveur  du  ciel.  Bien  loin  de  se  complaire  dans 
les  extases,  les  visions  et  les  faveurs  de  ce  genre,  elle  avait 
instamment  prié  Dieu  dès  sa  plus  tendre  jeunesse  de  ne 
jamais  lui  en  donner  de  semblables.  Mais  Dieu  ne  l'exauça 
point;  et  lorsque  par  sa  grâce  elle  fut  arrivée  à  une  haine 
sincère  de  soi-même  et  à  une  résignation  entière  à  la  vo- 
lonté divine,  après  l'avoir  dépouillée  de  toutes  les  convoi- 
tises sensibles,  il  l'inonda  de  ses  dons,  la  plongeant  des 
heures  entières  dans  l'extase  et  lui  envoyant  des  visions 
célestes.  C  était  merveille  de  voir  tous  les  efforts  qu'elle 
faisait  pour  s'en  préserver.  A  peine  sentait-elle  les  premiers 
symptômes  qui  ont  coutume  de  précéder  l'invasion  de 
l'esprit,  qu'elle  recueillait  ses  forces  pour  la  prévenir;  de 
sorte  que  la  violence  qu'elle  se  faisait  lui  causait  des  souf- 
frances indicibles  dans  tout  son  corps.  Mais  elle  avait 
beau  faire ,  Dieu  était  plus  fort  qu'elle  :  et  toutes  les  fois 


DES    PHÉNOME.NES    GÉNÉRAUX    DE    LEXTASE.  i\ 

quelle  revenait  à  elle,  elle  était  si  faible  et  si  souffrante 
que  Ton  s'étonnait  qu'elle  pût  vivre  plus  longtemps  sur 
cette  terre,  après  être  restée  ainsi  dans  le  ciel  au  milieu 
d'inexprimables  douleurs.  Tant  qu'elle  fut  jeune  et  qu'elle 
eut  assez  de  force  pour  se  soustraire  aux  regards,  elle  sut 
si  bien  se  cacher,  dès  qu'elle  sentait  approcher  l'extase, 
que,  si  la  pieuse  curiosité  de  ceux  qui  l'entouraient  n'a- 
vait exercé  sur  elle  la  plus  exacte  surveillance,  ses  ravis- 
sements, quoique  journaliers,  fussent  restés  ignorés.  Mais 
plus  tard,  quand  elle  ne  fut  plus  assez  forte  pour  s'éloigner 
à  temps ,  elle  dut  se  résigner  à  rendre  les  autres  témoins 
de  ses  extases  fréquentes.  Elle  cherchait  du  moins  à  les 
présenter  comme  des  vertiges  ou  des  évanouissements, 
mais  elle  ne  put  tromper  son  confesseur,  Cataneo  Mara- 
botto,  qui  en  prit  occasion,  au  contraire,  de  l'obliger  à  ré- 
véler les  secrets  du  ciel,  dont  il  nous  a  conservé  un  extrait 
dans  la  Vie  de  la  sainte.  Toutes  les  fois  qu'elle  parlait  de 
l'amour  de  Dieu,  soit  pendant  ses  ravissements,  soit  après, 
son  visage  rose  et  brillant  florissait  comme  celui  d'un  sé- 
raphin, tandis  que  ses  paroles,  empreintes  d'une  sagesse 
.surnaturelle,  semblaient  être  celles  d'un  chérubin;  de 
sorte   que  tous   ceux  qui  l'entendaient,  profondément 
émus,  ne  pouvaient  contenir  leur  étonnement.  Cependant, 
comme  elle  ne  pouvait  exprimer  ce  que  Dieu  lui  avait 
montré  dans  ses  visions,  elle  aimait  mieux  n'en  point 
parler.  {Vita,  cl.)  Osanna  avait  éprouvé  plusieurs  fois 
qu'elle  pouvait  avec  beaucoup  de  peine  et  de  longues 
préparations  amener  l'extase,  mais  que   régulièrement 
elle  venait  d'elle-même,  et  tout  à  coup  comme  un  éclair. 
Elle  croyait  avoir  remarqué  aussi  que  ses   ravissements 
étaient  beaucoup  plus  doux  quand  ils  venaient  de  cette 


42  DES    PHÉNOMÈNES    GÉNÉRAUX    DE    L  EXTASE. 

manière  que  lorsqu'ils  avaient  été  amenés  par  de  grands 
efforts. 


CHAPITRE  IV 

Des  symptômes  par  lesquels  s'annonce  l'extase;  de  sa  durée.  Osanna 
de  Mantoue.  Comment  l'homme  revient  à  lui-même.  Des  suites  de 
l'extase.  Béatrix  de  Nazareth.  Osanna.  Sainte  Colette.  Oringa. 
Incomhustibilité  des  extatiques.  Sainte  Catherine  de  Sienne.  Siméon 
d'Assise.  Sécheresses  et  désolations  comme  terme  opposé  de  l'extase. 
Rose  de  Lima. 

De  quelque  manière  que  se  produise  l'extase,  elle  s'an- 
nonce par  un  certain  pressentiment:  et  si  l'homme,  averti 
par  là,  veut  lutter  contre  l'esprit,  la  lutte  se  trahit  au  de- 
hors par  un  tremblement  de  tout  le  corps  ou  par  d'autres 
signes  de  ce  genre.  Mais  l'extase  elle-même  survient  en  un 
instant,  sans  transition,  comme  un  éclair;  et  cette  inva- 
sion subite  s'annonce  ordinairement  par  un  cri  dans  lequel 
la  nature  surprise  cherche  à  se  faire  jour.  C'est  pour  cela 
que  les  membres  gardent  la  position  où  ils  étaient  quand 
l'extase  a  commencé,  et  que  les  contemplations  sublimes  de 
l'esprit  en  cet  état  interrompent  tout  à  coup  le  fil  des  pen- 
sées qui  l'occupaient,  quoiqu'elles  aient  assez  souvent  un 
certain  rapport  avec  celles-ci;  de  sorte  que  plus  tard 
l'homme  peut  à  peine  distinguer  le  temps  qui  s'est  écoulé 
entre  la  dernière  pensée  qui  a  précédé  et  la  première  qui 
a  suivi  l'extase.  De  là  aussi  cette  rapidité  avec  laquelle  le 
temps  s'écoule,  comme  nous  l'avons  vu  en  saint  Thomas 
de  Villeneuve  et  comme  l'ont  éprouvé  beaucoup  d'autres 
extatiques,  et  en  particulier  Marie  d'Oignies,  qui  resta  une 
fois  trois  jours  en  extase  sans  interruption  et  pour  qui  tout 
ce  temps  parut  à  peine  un  instant.  Et  cela  est  bien  facile 


DES  PHÉNOMÈNES  GÉNÉRAUX  DE  L  EXTASE.       43 

à  comprendre ,  puisque  le  temps  se  compte  par  la  succes- 
sion des  pensées,  de  même  que  l'espace  se  mesure  par  la 
succession  des  objets.  L'activité  personnelle  qui,  dans  l'é- 
tat ordinaire,  s'échappe  dans  toutes  les  directions,  se  trouve 
saisie  par  l'esprit  de  Dieu  et  conduite  dans  une  direction 
unique.  Les  fonctions  dont  elle  était  le  principe  sont  ar- 
rêtées, et  cela  d'autant  plus  qu'elles  rentrent  davantage 
dcins  la  sphère  de  la  volonté  réfléchie.  La  vie,  si  agitée,  si 
pleine  de  bruit  autrefois,  rentre  dans  le  repos;  car  les 
ruisseaux  où  elle  s'écoulait  de  tout  côté  sont  remontés  à 
leur  source  et  ont  laissé  leur  lit  desséché.  Les  sens,  ab- 
sorbés dans  le  sens  commun,  se  ferment,  non  par  l'effet 
de  quelque  violence,  mais  parce  qu'ils  sont  privés  de  leur 
activité;  et  les  puissances  de  l'imagination,  ne  recevant 
plus  de  matériaux  du  dehors ,  se  trouvent  condamnées  à 
l'inaction  de  ce  côté.  L'entendement,  par  la  même  raison, 
rompt  la  chaîne  des  pensées  qui  l'avaient  occupé  jusque-là. 
Une  roideur  générale  comprime  tout  le  système  muscu- 
laire par  suite  des  tressaillements  convulsifs  qui  l'ont  agité 
pendant  quelques  instants.  Les  forces  motrices,  qui  se 
partagent  dans  la  vie  ordinaire  entre  les  divers  organes , 
semblent  s'être  concentrées  dans  une  force  générale,  qui 
se  rapproche  du  sommet  de  la  personnalité,  de  sorte  que 
le  centre  général  de  gravité  se  rapproche  lui-même  de  la 
tête.  La  puissance  de  la  pesanteur  terrestre  qui  comprime 
les  mouvements  ordinaires  est  diminuée  également;  et 
nous  voyons  que  saint  Joseph  de  Copertino  étant  en  extase 
paraissait  au  frère  Junipero  léger  comme  une  paille,  et 
il  semblait  à  Béatrix ,  pendant  toute  la  nuit  après  sa  pre- 
mière extase,  qu'elle  volait  dans  l'air.  Il  en  est  de  même 
des  systèmes  inférieurs  de  la  vie.  Le  sang  ne  va  plus  à  la 


44  DES    l'HÈ>OMÊ^ES    GÉNÉRAUX    1»E    LEXTASE. 

surface^  mais  afflue  vers  le  centre  du  système;  son  mouve- 
ment s'arrête  clans  les  veines;  le  pouls  devient  lent,  petit 
et  faible;  la  respiration  est  retardée  et  moins  profonde,  et 
ces  symptômes  augmentent  avec  la  force  de  l'extase  ;  de 
sorte  que  lorsqu'elle  est  à  son  plus  haut  degré  le  pouls  et  le 
souffle  sont  à  peine  sensibles.  Un  léger  mouvement  dans 
la  région  du  cœur  est  le  seul  signe  qui  nous  annonce  en- 
core la  présence  de  la  vie.  Toutes  les  puissances,  retirées 
du  dehors,  sont  tournées  au  dedans  et  dirigées  vers  Dieu, 
et  toutes  les  fonctions  qu'elles  exerçaient  autrefois  dans  le 
monde  extérieur  s'accomplissent  maintenant:  dans  le 
monde  interne  et  d'après  un  ordre  plus  élevé.  L'extase 
est  d'autant  plus  forte  que  l'âme  est  plongée  davantage  en 
Dieu  et  dans  les  choses  invisibles  ;  elle  est  aussi  modifiée 
d'après  la  différence  des  objets  que  ce  monde  invisible 
présente  aux  puissances  qui  sont  tournées  vers  lui.  Nous 
avons  appris  déjà,  par  les  exemples  cités  plus  haut,  à  dis- 
tinguer deux  sortes  d'extases,  Fextase  joyeuse  et  l'autre 
triste. 

Quanta  la  durée  de  l'extase,  elle  dépend  du  caractère 
de  l'individu  et  de  la  profondeur  du  ravissement  où  il  est 
Osamia.  plongé.  Osanna  fut  ravie  une  fois  pendant  le  carême,  et 
resta  trois  jours  en  cet  état.  Son  immersion  dans  les  choses 
divines  était  si  profonde  qu'elle  ne  savait  plus  si  son  âme 
était  encore  unie  à  son  corps  ou  si  elle  en  était  détachée. 
Il  lui  semblait  qu'elle  était  portée  par  une  lumière  parti- 
culière, et  d'une  manière  incompréhensible  non-seulement 
pour  l'entendement  humain,  mais  encore  pour  celui  des 
anges.  Son  âme  était  tellement  fixée  en  Dieu  qu'elle 
n'avait  plus  aucun  désir,  et  qu'elle  ne  pensait  plus  à 
retourner  aux  misères  de  cette  vie  périssable.  Elle  dut 


DES    PHÉ.NOMP:NtS    (;É>KKAIX    DK    LEXTASH.  45 

cependant  le  troisième  jour  se  résigner  à  le  faire  :  mais 
une  douleur  indicible  s'empara  d'elle;  elle  ne  cessait  de 
soupirer  et  de  pleurer  ;  elle  paraissait  vivre  uniquement  de 
l'arrière-goùt  des  délices  dont  elle  avait  joui ,  et  ne  put  se 
consoler  de  les  avoir  perdues,  jusqu'à  ce  que  le  Seigneur, 
au  jour  de  l'Ascension ,  lui  envoya  après  sa  communion 
une  autre  extase  qui  dura  deux  jours ,  et  une  autre  à  la 
l'entecôte^  laquelle  dura  trois  jours.  Souvent  ses  extases 
étaient  interrompues  pendant  quelques  instants,  sans  ces- 
ser pour  cela  tout  à  fait.  Ainsi,  le  jour  de  la  Toussaint, 
étant  tombée  dans  un  ravissement  après  quelques  paroles 
qu'elle  avait  entendues,  lorsque  l'heure  d'aller  à  la  sainte 
table  fut  venue,  elle  se  réveilla  tout  à  coup,  reçut  la  com- 
munion, alla  se  prosterner  dans  un  coin  de  l'église,  et  eut 
une  autre  extase  qui  dura  jusqu'au  coucher  du  soleil. 
Lorsqu'elle  fut  revenue  à  elle,  les  sœurs  l'appelèrent  à 
fable  pour  le  repas  du  soir.  Elle  y  alla  pour  leur  faire  plai- 
sir, quoiqu'elle  eût  un  profond  dégoût  de  toute  nour- 
riture. Comme  elle  était  au  bout  de  la  table,  les  autres 
pensaient  qu'elle  allait  s'asseoir;  mais  elle  fut  ravie  tout  à 
coup,  et  resta  trois  heures  à  la  même  place.  Puis,  un  peu 
réveillée,  elle  alla  comme  elle  put  dans  un  coin  de  la 
chambre ,  se  mit  à  genoux ,  et  retomba  aussitôt  en  extase  ; 
et  elle  y  resta  toute  la  nuit,  après  qu'on  l'eut  reportée  dans 
sa  chambre. 

Il  en  était  de  même  d'Ursule  Bénincasa,  qui  eut  son 
premier  ravissement  à  l'âge  de  dix  ans ,  en  récitant  la  Sa- 
lutation angélique.  A  partir  de  ce  moment,  toutes  les  fois 
qu'elle  allait  communier,  elle  avait  une  extase  qui  durait 
jusqu'au  soir.  Celles  de  Nicolas  Fattor  se  prolongeaient 
souvent  pendant  vingt- quatre  heures.  Chez  la  bienheu- 


40  DES    PllÉ.NO.MENES    GÉNÉRAUX    Dt    LtXTASE. 

reuse  Oringa,  elles  duraient  plusieurs  jours;  chez  Angcle 
de  Foligno  et  Rose  de  Lima^  plus  de  trois  jours.  Saint 
Ignace  de  Loyola  fut  une  fois  sept  jours  en  extase.  Made- 
leine de  Pazzi  restait  quelquefois  ravie  huit  jours,  de  même 
que  saint  François  de  Paule.  Bien  plus,  une  légende^,  dont 
nous  ne  garantissons  point  ici  l'authenticité ,  raconte  qu'un 
abbé  du  couvent  de  Villar,  en  Portugal,  demeura  soixante- 
dix  ans  en  extase.  Ceci  rappelle  la  légende  des  Sept  Dor- 
mants, connue  par  toute  la  terre.  Le  degré  de  promptitude 
avec  lequel  les  extases  se  succèdent  dépend  aussi  du  ca- 
ractère de  la  personne.  Elisabeth  de  Spalbach  en  avait  sept 
par  jour.  Quelquefois  l'intervalle  qui  les  sépare  est  si  court, 
ou  bien  pendant  ce  temps  l'état  de  l'àme  est  si  obscur  et 
si  incertain,  qu'à  peine  sortie  dun  ravissement  elle  re- 
tombe dans  un  autre,  et  alors  l'extase  est  à  peu  près  ha- 
bituelle; car  il  est  très-difficile  de  distinguer  si  les  per- 
sonnes arrivées  à  ce  degré  sont  dans  l'état  ou  hors  de 
rétat  d'immersion.  On  raconte  de  Macaire  le  solitaire  que 
sa  vie  fut  une  extase  presque  continuelle.  On  peut  dire  la 
même  chose  de  saint  François  d'Assise,  de  Gilles,  son  com- 
pagnon, de  Colombe  de  Riéti,  de  Gertrude  d'Oosten_,  de 
Dominique  de  Paradis  et  de  beaucoup  d'autres. 

Lorsque  l'extase  a  dure  son  temps,  la  nature  rentre  peu 
à  peu  dans  ses  rapports  accoutumés.  L'extatique  bâille  et 
soupire  légèrement;  sa  respiration,  d'abord  douce  et 
presque  insensible,  devient  de  plus  en  plus  profonde;  la 
parole  ne  consiste  au  commencement  qu'en  certains  sons 
inarticulés  qui  expriment  la  jubilation  intérieure  de  l'àme  ; 
puis  ceux-ci  s'élèvent  peu  à  peu  jusqu'au  discours;  les 
larmes  coulent  alors  en  abondance,  et  ce  sont  elles  qui 
achèvent  la  transition  de  l'extase  à  l'état  ordinaire.  Tous 


DES  PHÉNOMÈNES  GÉNÉRAUX  DE  l'EXTASE.       47 

ces  phénomènes,  Pierre  de  Dacie  les  a  constatés  dans  Chris- 
tine de  Cologne.  Cet  état^  on  le  voit,  est  l'effet  d'une  puis- 
sance plus  forte  que  la  nature  et  à  laquelle  on  ne  peut  ré- 
sister. Plus  l'action  de  cette  puissance  est  subite,  plus  elle 
a  de  force  et  d'énergie.  Mais  lorsqu'elle  se  retire  de  l'âme 
dont  elle  s'était  emparée,  celle-ci,  retombant  dans  le 
cercle  de  ses  relations  ordinaires,  est  abandonnée  de  nou- 
veau à  elle-même  et  à  sa  propre  force ,  et  c'est  à  elle  de  se 
retrouver  comme  elle  peut  dans  la  vie.  Ivre  encore  de  ce 
vin  délicieux  dont  elle  s'est  remplie,  il  lui  faut  du  temps 
pour  reprendre  ses  sens.  Ce  retour  vers  la  vie  ordinaire 
se  révèle  au  dehors  par  de  légers  mouvements  ;  mais  d'a- 
bord il  n'est  sensible  que  dans  le  fond  le  plus  intime  de 
l'être.  Les  puissances  de  l'âme  retournent  l'une  après 
l'autre  dans  les  organes  qui  leur  correspondent.  Ce  qui 
était  fermé  s'ouvre  peu  à  peu,  jusqu'à  ce  qu'enfin  la  vie 
qui  s'est  réveillée  atteigne  les  dernières  limites  de  l'être, 
et  tout  alors  rentre  dans  l'ornière  accoutumée.  La  lenteur 
avec  laquelle  ce  retour  s'accomplit  indique  la  mesure  de 
l'action  des  puissances  naturelles  de  l'homme. 

Mais  il  y  a  un  moyen  de  hâter  ce  retour.  Les  extatiques, 
en  effet,  au  milieu  de  leurs  ravissements,  sont  toujours  en 
union  avec  l'Église;  car  ils  n'ont  pas  encore  quitté  cette 
vie;  ils  lui  sont  attachés  par  le  lien  de  l'obéissance;  ils 
doivent  obéir  à  ceux  qui  ont  le  droit  de  leur  commander 
en  son  nom.  Nous  avons  vu  plus  haut,  par  les  exemples 
de  saint  Joseph  de  Copertino  et  de  Dominique,  la  manière 
dont  se  fait  cet  acte  d'obéissance.  Ils  Ji'entendent  point  les 
paroles  par  lesquelles  on  leur  ordonne  de  revenir  à  eux; 
mais  la  puissance  qui  les  domine  les  entend  et  se  retire 
d'eux,   afin  qu'ils  puissent  obéir.  Cette  obéissance  est 


48  DES    PHÉ.NOME>KS    (;l:^EKALX    DE    l'eXTASE. 

prompte,  parce  quils  font  ce  qu'on  leur  prescrit  non  par 
leur  propre  force ,  mais  par  celle  de  la  puissance  qui  leur 
commande  et  qui  dérive  elle-même  de  Dieu.  Cependant, 
chez  certains  individus ;,  la  nature,  quand  elle  est  surprise 
ainsi  par  le  retour  subit  des  esprits  vitaux,  en  éprouve 
quelque  dommage.  Quand  Marie  d'Oignies  était  en  extase, 
et  qu'il  venait  de  loin  quelqu'un  pour  la  voir,  elle  se  ré- 
veillait quelquefois.  Mais  quand  elle  savait  qu'il  y  avait  là 
un  étranger,  elle  se  faisait  violence  pour  ne  point  donner 
de  scandale,  et  s'arrachait  à  cet  état  avec  de  si  grandes 
douleurs  que  plusieurs  fois  elle  cracha  le  sang  par  suite 
de  la  rupture  de  quelques  vaisseaux.  Parfois,  quand  elle 
sentait  intérieurement  par  l'esprit  d'en  haut  l'approche  de 
quelque  visiteur,  elle  s'enfuyait  dans  un  champ  ou  dans 
une  forêt,  et  elle  y  restait  quelquefois  tout  un  jour.  Une  fois 
cependant  elle  fut  réveillée  par  l'esprit  lui-même  avec  ces 
paroles  :  «  Va,  quelqu'un  t'attend,  non  par  curiosité,  mais 
par  besoin.  »  Chez  d'autres,  au  contraire,  le  réveil  subit 
n'a  aucune  suite  fâcheuse.  Dans  l'extase,  l'àme  est  collée 
pour  ainsi  dire  à  Dieu,  comme  l'enfant  au  sein  de  sa  mère. 
Si  donc  elle  est  arrachée  subitement  à  cet  état  si  doux  pour 
elle,  il  peut  en  résulter  la  rupture  de  quelques  vaisseaux 
dans  l'estomac,  ou  plus  souvent  dans  les  poumons.  Du 
reste,  le  commandement  adressé  aux  extatiques  agit  à  dis- 
tance, comme  nous  l'avons  vu.  L'autorité  nécessaire  pour 
les  rappeler  à  eux  peut  être  communiquée  à  d'autres  qui 
ne  l'ont  point  par  eux-mêmes.  Le  commandement  une  fois 
prononcé  peut  être  rétracté  intérieurement  et  de  loin  ;  et 
même,  en  beaucoup  de  cas,  il  n'a  pas  besoin  d'être  ex- 
primé verbalement;  mais  il  produit  son  effet  par  un  acte 
simple  de  la  volonté.  Cependant  ceux  qui  se  sont  occupes 


DES    PHÉNOME.NES    «iENKKAUX    DE    l" EXTASE.  49 

de  ces  matières  conseillent  avec  raison  aux  confesseurs  et 
aux  autres  supérieurs  de  ne  point  tenter  ces  sortes  d'essais. 
Ils  donnent  pour  raison  que  le  commandement,  pour  être 
obligatoire ,  doit  être  exprimé  verbalement.  Mais  cette  rai- 
son ne  parait  pas  concluante  ;  car  dans  les  cas  dont  il  s'a- 
git, la  parole,  étant  reçue  non  dans  le  monde  extérieur, 
mais  dans  un  monde  interne,  n'a  besoin  d'être  saisie  que 
d'une  manière  interne  aussi.  Mais  il  y  a  pour  cela  une  rai- 
son plus  grave  :  c'est  que  le  commandement  s'adressant  à 
Dieu,  s'il  était  accompagné  du  plus  léger  sentiment  d'or- 
gueil ou  de  curiosité,  il  pourrait  trouver  facilement  de  la 
résistance.  Et  d'un  autre  côté,  l'usage  fréquent  de  ce  pou- 
voir, quoiqu'il  ne  tienne  nullement  à  la  personne  qui 
l'exerce,  pourrait  aisément  amener  entre  celle-ci  et  l'exta- 
tique des  rapports  trop  intimes  et  dangereux  pour  les 
deux.  11  est  donc  plus  sûr  d'employer  toujours  en  ces  cir- 
constances le  langage  articulé.  {Scaramello,  Birectonum 
mysticum,  t.  I^^,p.  718.) 

Les  effets  de  l'extase  ne  s'annoncent  pas  toujours  de  la 
même  manière.  Nous  avons  vu  que  Béatrix  de  Nazareth,  Bcatrix. 
après  sa  première  extase,  ne  pouvait  plus  contenir  sa  joie. 
Cet  état  devint  fréquent  chez  elle;  et  elle  était  tellement 
plongée  en  Dieu  que,  pendant  que  toutes  les  puissances  de 
son  corps  étaient  liées,  et  que  ses  membres,  convulsivement 
agités,  étaient  comme  paralysés,  elle  avait  intérieurement 
le  sentiment  qu'elle  ne  pouvait  plus  ni  vivre  ni  mourir,  et 
que  son  âme  allait  s'échapper  de  son  corps  et  s'envoler;  de 
sorte  qu'elle  semblait  ne  pouvoir  supporter  plus  longtemps 
le  tourment  qu'elle  éprouvait.  Elle  était  obligée  d'avoir  re- 
cours à  la  fréquente  communion,  qui  la  fortifiait  et  la  dis- 
posait à  de  nouvelles  visites  de  la  part  du  Seigneur.  Sou- 


oO  DE.S    PHÉNOMÈNES    GÉNÉRAUX    DE    LEXTASE. 

vent^  au  sortir  de  Textase,  elle  se  sentait  entièrement  dé- 
pouillée de  sa  volonté,  qui,  transformée  dans  la  volonté 
divine,  accomplissait  docilement  ce  que  celle-ci  lui  inspi- 
rait. Cet  état  durait  plusieurs  jours;  tout  alors  lui  était  in- 
différent, la  santé,  la  maladie,  le  bonheur,  l'adversité,  et 
elle  n'aurait  pu  rien  choisir  d'elle-même,  soit  dans  le  temps, 
soit  dans  l'éternité.  Elle  sentait  avec  cela  son  âme  plus 
feiTcnte,  sa  conscience  plus  claire,  son  corps  plus  fort,  son 
esprit  plus  léger  et  plus  pur,  selon  que  son  extase  avait  été 
plus  profonde.  C'est  pour  cela  qu'elle  ne  pouvait  converser 
sans  douleur  qu'avec  les  hommes  dont  le  cœur  était  pur  ; 
pour  les  autres,  leur  approche  seule  lui  causait  des  angoisses 
Osanna.  mortelles.  Osanna  sentait  aussi,  l'extase  une  fois  passée, 
son  cœur  enflammé  d'amour  pour  Dieu  ;  de  sorte  qu'en 
quelque  lieu  qu'elle  fût,  ses  sentiments  et  ses  pensées 
étaient  incessamment  tournés  vers  le  ciel,  et  qu'elle  ne 
pouvait  s'occuper  que  longtemps  après  d'autre  chose. 
Elle  était  avec  cela  si  humble  qu'elle  se  mettait  au-dessous 
de  toute  créature.  Son  àme  était  en  même  temps  remplie 
d'une  joie  ineffable,  qui  se  faisait  jour  par  des  éclats  de 
rire  qu'elle  ne  pouvait  retenir,  surtout  lorsqu'elle  trouvait 
à  son  réveil  quelqu'un  qui  lui  était  connu.  Elle  était  telle- 
ment confuse  qu'elle  n'osait  ni  ouvrir  les  yeux  ni  se  lever 
tant  qu'il  était  là.  Elle  restait  toujours  quelque  temps  sans 
parler,  occupée  à  essuyer  ses  larmes,  qui  coulaient  en  abon- 
dance, et  à  verser  de  nouveau  dans  ses  membres  les  puis- 
sances et  les  sens  qui  s'en  étaient  retirés  pendant  l'extase. 
Quelquefois  elle  était  couchée  par  terre  à  demi  morte,  ou 
se  tenait  assise  sans  pouvoir  prononcer  une  parole.  D'autres 
fois  elle  reprenait  à  l'instant  ses  forces,  et  pouvait  marcher 
longtemps  sans  qu'elle  pamt  toucher  la  terre.  Cette  légè- 


DES    PHÉiNOMÉ.NES    GÉNÉRALX    UE    L  EXTASE.  ol 

iclc  et  cette  agilité  semblaient  môme  habituelles  chez  elle; 
car  dans  un  naufrage  qu'elle  fit  sur  le  Pô  en  compagnie  de 
plusieurs  autres,  ceux-ci,  parmi  lesquels  se  trouvait  son 
frère,  allèrent  plusieurs  fois  au  fond  de  l'eau,  tandis  qu'elle, 
malgré  ses  vêtements  grossiers,  lourds  et  mouillés,  tenant 
son  crucifix  à  la  main ,  resta  toujours  à  la  surface  :  tous 
cependant  furent  sauvés.  Il  lui  semblait  avoir  alors  sous  elle 
comme  un  appui  solide  qui  la  soutenait.  Colette  de  Gand,  S'^  Colette. 
quand  elle  allait  à  la  communion ,  était  plongée  en  Dieu 
au  moins  six  heures,  mais  le  plus  souvent  douze  heures;  et 
quand  elle  revenait  à  elle  son  visage  était  beau  comme  celui 
d'un  ange,  et  n'avait  plus  rien  de  terrestre.  Ses  discours 
étaient  doux,  profonds,  et  portaient  à  l'amour  de  Dieu  et 
au  mépris  de  toutes  les  choses  périssables.  Oringa,  lors-     oringa. 
qu'elle  revenait  à  elle,  sentait  son  corps  tellement  agile  et 
léger  qu'elle  se  palpait  pour  s'assurer  qu'elle  l'avait  encore. 
Elle  gardait  aussi  une  odeur  d'une  ineffable  suavité  :  c'était 
comme  le  parfum  des  plantes  et  des  arbres  du  ciel,  au  mi- 
lieu desquels  elle  avait  marché  ;  des  harmonies  célestes  re- 
tentissaient à  ses  oreilles,  et  elle  vécut  ainsi  dans  ces  joies 
du  ciel  pendant  neuf  mois.  Quant  aux  rapports  dans  les- 
quels le  corps  des  extatiques  se  trouve  à  l'égard  de  la  na- 
ture, on  comprend  facilement  qu'étant  élevé  au-dessus  des 
lois  ordinaires  qui  la  gouvernent,  il  doit  être  aussi  jusqu'à 
un  certain  point  soustrait  à  leur  pouvoir.  Le  feu  particu- 
lièrement, le  plus  terrible  de  tous  les  éléments,  semble 
n'avoir  aucune  action  sur  lui,  comme  nous  le  voyons  par 
loxemplede  sainte  Catherine  de  Sienne.  Elle  était  assise  un   S'«  Cathe- 
jour  dans  la  cuisine,  occupée  à  tourner  la  broche  et  à  pré-  ^^  sienne. 
parer  le  repas  pour  sa  famille.  Livrée  à  ses  méditations, 
elle  tomba  bientôt  en  extase ,  et  naturellement  la  broche 


.il  DES  PHE>OME>ES  GENERAUX  DE  L  EXTASE. 

sairêta.  Lysa^,  sa  belle-sœur,  s'en  aperçut;  et  comme  cet 
état  n'était  pas  nouveau  pour  elle,  elle  continua  son  ouvrage 
et  laissa  Catherine  dans  son  ravissement.  Après  le  souper, 
quand  tout  le  monde  fut  retiré,  Lysa  retourna  à  la  cuisine 
pour  savoir  ce  qu'était  devenue  la  sainte.  Elle  la  vit  alors 
loml)ée  de  sa  chaise,  étendue  le  visage  sur  les  charbons 
ardents,  dont  il  y  avait  une  grande  quantité.  Elle  jette  un 
cri,  se  précipite  sur  la  sainte  et  l'arrache  du  foyer,  croyant 
la  trouver  toute  brûlée;  mais,  à  son  grand  étonnement,  elle 
n'avait  aucune  blessure,  ne  donnait  aucune  odeur  de  bni- 
lure,  et  la  cendre  même  ne  s'était  pas  attachée  à  ses  vête- 
ments. Revenue  à  elle,  elle  s'en  alla  sans  ressentir  aucun 
effet  fâcheux.  Ce  n'est  pas  la  seule  fois  que  cette  chose  lui 
arriva.  Elle  fut  souvent,  en  présence  de  plusieurs  témoins, 
jetée  dans  le  feu  par  une  puissance  invisible.  Lorsque  les 
assistants,  pleurant  et  criant,  cherchaient  à  l'arracher  aux 
flammes,  elle  s'échappait  tout  à  coup  de  leurs  mains  en 
riant,  sans  qu'on  pût  apercevoir  en  elle  aucune  trace  de 
brûlure.  Elle  se  contentait  de  dire  alors  :  «  N'ayez  pas 
peur,  c'est  Malatasca  (c'est  ainsi  qu'elle  appelait  le  diable) 
qui  a  fait  cela.  »  Une  autre  fois,  étant  à  genoux  dans  l'é- 
glise, près  d'un  pilier  où  étaient  des  images  devant  les- 
quelles biTjlaient  plusieurs  lumières,  un  des  cierges  tomba 
sur  sa  tète  pendant  qu'elle  était  en  contemplation,  et  ne 
s'éteignit  qu'après  avoir  bmlé  jusqu'au  bout,  sans  même 
endommager  son  voile.  Ce  fait  fut  attesté  plus  tard  par 
Lysa,  Françoise  et  Alexia,  qui  étaient  présentes.  La  même 
chose  arriva  à  Siméon  d'Assise.  Un  jour  qu'il  était  en  ex- 
tase, un  charbon  ardent  lui  tomba  sur  le  pied  et  y  resta 
jusqu'à  ce  qu  il  fût  éteint;  il  ne  ressentit  aucune  chaleur  ni 
aucune  blessure. 


DtS    PHÉNOMÈNES    GÉÎSÉRAUX    DE    LEXTAtiE.  53 

A  rétat  d'exlasG  est  oppose  celui  que  les  mystiques 
désignent  sous  le  nom  de  sécheresse,  d'abandon,  de  déso- 
lation. Ils  en  disent  beaucoup  de  choses.  Rose  de  Lima    S«"  Rose 

de  Lima, 
surtout  en  a  senti  les  terribles  effets,  et  ce  qu'elle  en  a  dit 

aux  personnes  qui  l'entouraient  suffira  pour  nous  donner 
une  idée  de  ses  horreurs.  Lorsqu'elle  fut  arrivée  aux  der- 
niers degrés  de  l'union  avec  Dieu,  son  âme  se  trouva 
chaque  jour  plongée  dans  la  nuit  la  plus  profonde.  Ces 
ténèbres  duraient  des  heures  entières;  de  sorte  que  bien 
souvent  elle  ne  savait  pas  si  elle  était  en  enfer  ou  dans  le 
purgatoire  ou  dans  quelque  obscur  cachot.  Elle  tombait  dans 
cet  état  tout  d'un  coup,  et  perdait  aussitôt  le  souvenir  des 
délices  dont  Dieu  l'avait  enivrée  et  le  goût  de  sa  présence. 
C'était  un  désert  de  ténèbres,  d'abattement,  d'insensibilité, 
la  patrie  de  la  mort,  la  nuit  du  délaissement,  la  caverne 
de  la  désolation ,  où  la  vierge  se  trouvait  loin  de  Dieu  et 
seule  avec  soi-même.  Elle  soupirait  sous  le  poids  des  té- 
nèbres qui  l'environnaient,  incapable  de  penser  non-seule- 
ment aux  choses  surnaturelles,  mais  encore  aux  choses  les 
plus  simples.  Son  esprit  s'efforçait  de  saisir  une  étincelle 
delà  Divinité,  mais  toute  lumière  avait  disparu.  Sa  vo- 
lonté s'efforçait  d'aimer,  mais  elle  était  dure  comme  la 
glace  ;  sa  mémoire  cherchait  à  s'attacher  à  quelque  image 
qui  put  la  consoler,  mais  tout  était  inutile.  Ce  qui  ajou- 
tait encore  à  ses  tourments,  c'est  qu'elle  se  souvenait  va- 
guement d'avoir  autrefois  connu  et  aimé  Dieu,  et  qu'elle 
sentait  en  môme  temps  qu'elle  ne  le  connaissait  et  ne  l'ai- 
mait plus,  et  qu'il  n'était  plus  pour  elle  que  comme  un 
inconnu,  un  absent  et  un  étranger.  Elle  s'eflbrçait  alors 
de  trouver  dans  les  créatures  les  traces  de  celui  qui  l'avait 
ainsi  abandonnée;  mais  elle  n'y  connaissait  plus  l'image 


54       DES  PHÉNOMÈNES  GÉNÉRAUX  DE  L  EXTASE. 

accoutumée  de  son  Créateur.  Vaincue  par  l'épouvante  et 
l'angoisse^  elle  s'écriait  :  «  Dieu,  mon  Dieu,  pourquoi  m'a- 
vez-vous  abandonnée?  »  Mais  rien,  pas  même  l'écho,  ne  ré- 
pondait dans  le  vide  de  son  âme.  Elle  tentait  alors  de  nou- 
veaux efforts;  mais  son  âme  avait  perdu  toute  chaleur; 
toute  la  force  de  son  esprit  était  émoussée,  et  tous  les  sen- 
timents de  piété  assoupis  chez  elle.  Arrachée  à  son  bien- 
aimé ,  déchirée  dans  son  être ,  elle  ne  savait  plus  que  faire 
en  ce  martyre.  Mais  le  plus  grand  de  ses  supplices,  c'est 
que  ces  maux  semblaient  vouloir  durer  toujours.  Elle  ne 
voyait  aucune  fin  à  sa  misère  :  un  mur  d'airain  sans  issue 
semblait  la  renfermer  pour  toujours  dans  cet  horrible  la- 
byrinthe ;  de  sorte  que  dans  sa  désolation  elle  ne  pouvait 
distinguer  ce  qu'elle  souffrait  des  tourments  de  l'enfer. 
Elle  cherchait  à  se  consoler  par  cette  pensée  qu'elle  devait 
nécessairement  succomber  sous  le  poids  de  telles  douleurs, 
parce  qu'il  lui  semblait  impossible  de  les  supporter  long- 
temps; mais  le  souvenir  de  l'immortalité  qui  résiste  à  l'en- 
fer même  se  présentait  à  son  âme  éperdue.  Elle  était  près 
quelquefois  de  crier  au  secours,  mais  elle  étouffait  ce  cri, 
sachant  bien  que  personne  ne  pouvait  l'assister  dans  des 
angoisses  qu'il  lui  était  impossible  à  elle-même  d'exprimer, 
et  que  personne  n'était  en  état  de  comprendre.  Pendant 
quinze  ans  elle  fut  chaque  jour,  au  moins  une  fois,  et 
pendant  une  heure  ,  quelquefois  plus  longtemps ,  plongée 
dans  cette  nuit  et  dans  ces  angoisses  mortelles.  L'habitude, 
loin  d'adoucir  ses  épouvantes ,  semblait  les  augmenter  au 
contraire;  car,  lorsqu'elle  se  les  représentait  comme  éter- 
nelles, sa  mémoire,  liée  comme  elle  était,  ne  pouvait  lui 
rappeler  que  la  veille  elles  avaient  cessé.  Quelquefois  seu- 
lement un  rayon  de  lumière,  pénétrant  dans  son  âme,  les 


EXPLICATION    DES    PHENOMENES    DE    L  EXTASE.  OD 

lui  faisait  envisager  comme  ne  devant  pas  durer  toujours; 
et  au  lieu  de  souffrir  alors  les  tourments  de  l'enfer  elle 
souffrait  ceux  du  purgatoire.  Mais  elle  n'en  était  pas  moins 
désolée  en  se  voyant  ainsi  bannie  de  la  présence  de  son 
bien-aimé.  Elle  cherchait  à  l'aimer,  elle  le  voulait  et  ne  le 
pouvait  pas.  Son  esprit  aveuglé  errait  au  hasard;  son  cœur 
était  desséché,  son  énergie  brisée,  ses  sens  émoussés.  Elle 
frappait,  soupirait,  pleurait,  se  plaignait,  mais  en  vain, 
jusqu'à  ce  qu'enfin  elle  se  soumît  à  Dieu  en  disant:  «  Que 
votre  volonté,  et  non  la  mienne,  s'accomplisse.  » 


CHAPITRE   V 

Explication  des  phénomènes  de  l'extase.  Comment  la  vie  oscille  d'un 
côté  entre  la  partie  supérieure  et  la  partie  inférieure  dans  la  veille 
et  le  sommeil,  et  de  l'autre  entre  l'intérieur  et  l'extérieur  dans 
l'extase  et  l'état  de  conscience  réfléchie.  De  l'extase  mystique  et  de 
l'extase  magnétique.  Différence  des  deux  états,  et  des  signes  aux- 
quels on  les  distingue. 

L'homme,  composé  d'un  esprit  et  d'un  corps,  est  placé 
entre  un  monde  plus  intérieur  encore,  celui  des  esprits,  et 
un  monde  plus  extérieur  aussi ,  celui  des  corps  avec  leurs 
éléments  :  ces  deux  mondes  sont  unis  en  lui  par  l'âme , 
qui  sert  de  lien  entre  le  corps  et  l'esprit.  Tel  est  le  pre- 
mier rapport  où  il  se  trouve  à  l'égard  des  autres  créatures. 
A  ce  premier  rapport  s'en  ajoute  un  second  qui  correspond 
aux  deux  côtés  de  son  être  qui  les  unit  tous  les  deux 
dans  un  troisième.  En  effet,  le  corps  humain  se  divise  en 
plusieurs  systèmes  :  le  système  cérébral  en  haut,  et  le 
système  vital  ou  vasculaire  en  bas;  et  d'un  autre  côté. 


o6  EXPLICATION    DES    PHÉNOMÈNES    DE    LEXTASE. 

dans  ses  rapports  avec  le  monde  qui  l'entoure ,  il  se  trouve 
placé  entre  le  soleil  en  haut  et  la  terre  en  bas  ;  et  il  unit 
ces  deux  choses  en  soi  dans  le  système  nerveux  muscu- 
laire. D'autre  part ,  l'àme  ou  la. psyché ,  qui  anime  le  corps, 
libre  au  dedans,  se  trouve  liée  au  dehors  par  les  forces  vi- 
tales. Elle  est  placée  entre  des  intelligences  centrales  et 
périphériques ,  et  au  dehors  entre  les  forces  solaires  en 
haut  et  les  forces  terrestres  en  bas ,  unissant  ces  intel- 
ligences par  le  lien  de  l'àme,  et  ces  forces  par  le  lien  du 
système  qui  préside  aux  mouvements  involontaires.  Cette 
position  toutefois  n'est  plus  centrale  dans  l'état  actuel  des 
choses;  de  sorte  que  l'àme  ne  peut  plus,  comme  avant 
la  chute,  du  centre  et  du  sommet  où  elTe  réside  domi- 
ner la  partie  extérieure  et  infime  de  l'homme.  Si  l'homme, 
sous  le  premier  rapport,  était  établi  dans  le  monde  spi- 
rituel aussi  bien  que  dans  celui  des  corps ,  il  pourrait  re- 
garder et  agir  aussi  facilement  dans  l'un  que  dans  l'autre; 
mais  dans  la  réalité  le  monde  spirituel  est  devenu  fermé  , 
invisible  et  inaccessible  pour  lui ,  et  le  monde  des  corps 
seul  lui  est  ouvert.  Il  n'est  donc  plus  placé  au  milieu  de  la 
création;  mais  il  est  plus  loin  des  esprits  et  plus  près  des 
corps.  Il  est  plus  profondément  enraciné  dans  le  monde 
corporel,  quoiqu'il  respire  encore  dans  le  monde  spiri- 
tuel. D'un  autre  côté,  la  région  des  forces  solaires  lui  est 
ouverte  par  la  lumière  ;  mais  cependant  son  commerce 
avec  elles  n'est  pas  immédiat,  tandis  que  par  tous  ses  sens 
et  ses  organes  il  agit  immédiatement  sur  l'élément  ter- 
restre :  il  est  donc  encore  ici  placé  plus  loin  du  soleil  et 
plus  près  de  la  terre,  il  est  un  fils  de  la  terre  ,  et  redevable 
à  la  terre  par  la  partie  infime  de  son  être. 

Or  ces  deux  rapports  principaux  se  subdivisent  en  plu- 


EXPLICATION    DES    PHÉNOMÈNES    DE    L  EXTASE.  Oi 

sieurs  autres,  qui,  s'adaptant  réciproquement,  forment 
comme  des  cercles  concentriques.  Et  c'est  là  ce  qui  em- 
pêche bien  souvent  de  distinguer  les  phénomènes  qui  sont 
propres  à  chacun  d'eux.  Tous  ces  courants,  en  effet,  qui 
vont  dans  toutes  les  directions  de  bas  en  haut,  de  haut  en 
bas,  du  dedans  au  dehors,  du  dehors  au  dedans,  du  centre 
à  la  périphérie,  de  la  périphérie  au  centre,  et  qui  cons- 
tituent le  flux  et  le  reflux  de  la  vie;  tous  ces  courants  se 
croisent,  s'insèrent  les  uns  dans  les  autres,  se  mêlent,  se 
donnent  et  se  prennent  réciproquement. 

Par  suite  de  cet  entrelacement  des  deux  rapports  prin- 
cipaux dans  l'homme,  celui-ci,  déjà  divisé  en  deux  parties, 
l'une  invisible  et  l'autre  visible,  se  subdivise  en  chacune 
d'elles,  en  plusieurs  éléments;  de  sorte  que  dans  chacune 
on  peut  distinguer  l'homme  intérieur  et  l'homme  exté- 
rieur, l'homme  central  supérieur  et  l'homme  périphé- 
rique et  inférieur.  Entre  ces  deux  rapports  il  en  existe 
un  troisième  qui  s'adapte  à  toutes  ces  relations,  et  leur 
sert  de  lien.  Cette  médiation  peut  se  réduire  à  deux  fonc- 
tions principales,  dont  l'une  consiste  à  relier  le  dedans 
avec  le  dehors,  et  l'autre  le  haut  avec  le  bas,  et  par  con- 
séquent le  milieu  avec  la  circonférence.  Or,  comme  toute 
médiation  s'accomplit  par  un  mouvement  qui  se  rattache 
à  un  membre  intermédiaire  ,  ce  mouvement  doit  être  de 
deux  sortes.  L'un,  en  effet,  allant  du  dedans  au  dehors, 
met  en  rapport  deux  substances  difïérentes;  et  l'autre,  qui 
va  de  haut  en  bas,  unit  les  deux  régions  de  ces  substances 
mises  ainsi  dans  une  relation  mutuelle.  Nous  examine- 
ions  ici  d'abord  le  premier  de  ces  mouvements. 

C'est  une  loi  de  la  nature  physique  que,  toutes  les  fois 
qu'il  s'agit  de  mettre  en  rapport  par  un  mouvement  quel- 


58  EXPLICATION    DES    PHÉNOMÈNES    DE    l' EXTASE. 

conque  deux  choses  dont  l'une  est  en  haut  et  l'autre 
en  bas ,  la  première  occupe  le  milieu  d'un  cercle  décrit 
par  la  seconde.  C'est  ainsi  que  les  planètes  se  meuvent  au- 
tour du  soleil  par  un  mouvement  circulaire,  allant  tou- 
joui^  de  leur  périhéUe  à  leur  aphéUe.  Et  comme,  d'un 
autre  côté ,  dans  la  chose  qui  est  en  bas  on  distingue  en- 
core un  haut  et  un  bas  relatifs,  cette  opposition  est  harmo- 
nisée par  un  autre  mouvement  circulaire  dans  la  rotation 
autour  d'un  axe.  C'est  ainsi  que  pendant  le  jour,  le  ciel*  se 
pressant  en  quelque  sorte  autour  du  soleil ,  le  haut  prend 
le  dessus,  tandis  que,  pendant  la  nuit,  le  soleil  retirant  sa 
lumière,  la  terre  et  le  bas  avec  elle  l'emportent.  Or,  le 
corps  se  trouvant  soumis  à  ces  rapports  naturels  et  lié 
par  les  lois  de  la  nature ,  ce  mouvement  circulaire  doit 
aussi  se  retrouver  en  lui.  Mais  comme  il  y  a  dans  l'homme 
un  élément  spirituel,  ce  mouvement  se  produit  sous  la 
forme  d'un  mouvement  organique  et  d'un  échange  entre 
les  divers  systèmes  du  corps  humain.  Tantôt,  en  effet,  le 
système  neneux  et  tantôt  le  système  circulatoire  prend 
le  dessus.  La  vie  de  l'homme  est  donc  analogue  au  mouve- 
ment de  la  terre  et  déterminée  par  lui  ;  elle  va  sans  cesse 
de  haut  en  bas  et  de  bas  en  haut ,  de  la  veille  au  sommeil 
et  du  sommeil  à  la  veille.  De  même  que  le  soleil  tient  la 
terre  en  son  pouvoir  et  détermine  tous  les  phénomènes  que 
nous  remarquons  en  elle,  ainsi  le  système  organique  su- 
périeur tient  et  règle  d'en  haut  le  système  inférieur,  et  pro- 
duit l'état  de  veille.  De  même  que,  lorsque  le  soleil  se 
cache  à  la  terre,  celle-ci,  dans  son  isolement,  repousse  les 
influences  de  la  lumière,  et  semble  se  renfermer  dans  sa 
^ie  propre,  ainsi  dans  le  sommeil  la  vie  du  sang  avec  ses 
oraanes  réaait  contre  la  vie  des  nerfs:  la  circulation  du 


EXPLICATION    DES    PHÉNOMÈNES    DE    L  EXTASE.  OD 

sang,  au  lieu  d'être  moyen,  devient  en  quelque  sorte  le 
but  de  la  vie  ;  et  c'est  alors,  en  effet,  que  se  renouvellent  par 
elle  les  matériaux  qui  composent  le  corps  humain.  La  pen- 
sée, ne  venant  plus  d'en  haut,  mais  d'en  bas,  se  présente 
sous  la  forme  d'un  songe;  et,  comme  le  système  intermé- 
diaire suit  toujours  l'état  des  autres  systèmes,  le  mouve- 
ment, recevant  aussi  son  impulsion  d'en  bas,  se  reproduit 
comme  somnambulisme.  D'après  l'ordre  de  la  nature,  le 
mouvement  interne  de  la  vie  chez  l'homme  est  déterminé 
par  le  mouvement  extérieur  qui  fait  succéder  la  nuit  au 
jour;  de  sorte  que  le  matin  donne  la  prééminence  aux  ré- 
gions supérieures,  et  produit  ainsi  le  réveil,  tandis  que  le 
soir ,  au  contraire,  faisant  prédominer  les  régions  inférieures, 
détermine  le  sonmieil.  Et  comme  le  mouvement  circula- 
toire se  reproduit  dans  le  mouvement  général  de  la  vie ,  il 
se  forme  en  celle-ci  comme  des  nœuds  et  des  points  d'arrêt 
qui  correspondent  aux  divers  âges. 

La  succession  de  la  veille  et  du  sommeil  est  donc  l'effet 
de  ce  mouvement  continuel  par  lequel  le  soleil  et  la  terre  se 
donnent  et  se  reprennent  sans  cesse.  Et  comme  entre  le 
monde  spirituel  et  le  monde  matériel  il  y  a  égaiement  un 
va-et-vient  continuel ,  et  que  l'homme  est  placé  comme 
médiateur  entre  ces  deux  mondes,  il  doit  y  avoir  en  lui 
un  autre  mouvement  alternatif  du  dedans  au  dehors,  de 
l'esprit  au  corps.  Outre  cet  état  mitoyen  et  ordinaire,  deux 
états  peuvent  donc  survenir  en  nous.  Dans  l'un,  l'intérieur 
domine  l'extérieur,  et  déborde  pour  ainsi  dire  par-dessus, 
tandis  que  dans  l'autre,  au  contraire,  c'est  le  dernier  qui 
sempare  du  premier,  et,  le  renfermant  en  soi,  le  tient  à 
l'état  latent.  Ici  l'homme,  plongeant  plus  avant  dans  la 
nature  physique,  se  trouve  comme  enivré,  poussé  etdéter- 


60  EXPLICATION    DES    PHÉNOMÈNES    DE    LEXTASE. 

miné  par  elle.  Là,  au  contraire,  emporté  au-dessus  du 
monde  extérieur,  il  s'élève  plus  haut  dans  le  monde  spiri- 
tuel, et  reçoit  de  lui  l'impulsion.  Il  devient  en  cet  état 
clairvoyant ,  tandis  que  dans  l'autre  sa  vie ,  plus  rappro- 
chée de  celle  de  la  nature ,  se  borne  à  des  instincts  sourds 
et  obscurs.  Et  comme  le  dedans  est  dans  un  rapport  intime 
avec  le  haut,  de  même  que  le  dehors  avec  le  bas,  le  premier 
de  ces  états  se  rattache  aux  systèmes  supérieurs  de  l'orga- 
nisme, tandis  que  le  second  se  rattache  aux  systèmes  infé- 
rieurs. L'homme,  dans  le  premier  cas,  étant  plus  rapproché 
du  centre  de  son  être,  agit  avec  plus  de  liberté ,  tandis  que 
dans  le  second ,  étant  plus  près  de  la  périphérie ,  il  est  plus 
soumis  à  la  nécessité  de  la  nature.  Mais  comme  en  cette  vie 
l'homme  ne  peut  rester  toujours  dans  son  centre ,  et  que 
le  monde  extérieur,  s'attachant  à  lui,  l'attire  sans  cesse  au 
dehors,  il  ne  peut  échapper  tout  à  fait  à  cet  attrait;  mais 
il  ne  peut  non  plus  s'établir  pour  toujours  dans  le  monde 
extérieur.  Toujours  il  peut  s'arracher  à  cette  force  qui  le 
déprime,  reconquérir  ainsi  sa  liberté,  et  s'élancer  de  nou- 
veau dans  les  régions  de  l'esprit.  Il  y  a  donc,  sous  ce 
rapport,  une  succession  semblable  à  celle  qui  existe  entre 
la  veille  et  le  sommeil,  avec  cette  différence  toutefois  que 
celle-ci,  dépendant  de  la  rotation  de  la  terre,  revient 
tous  les  jours,  tandis  que  la  première  suit  un  cours  plus 
libre  dans  ses  périodes ,  et  s'applique  au  cours  entier  de 
la  vie. 

Ce  double  état  peut  se  produire  de  deux  manières  cor- 
respondant aux  deux  côtés  de  la  nature  humaine.  En  effet, 
il  peut  venir  ou  du  côté  du  corps  ou  du  côté  de  l'àme.  Dans 
le  premier  cas  il  se  fait  une  concentration,  ou  bien  au  con- 
traire comme  une  projection  de  la  partie  spirituelle .  soit 


EXPLICATION    DES    PHÉNOMÈNES    DE    l' EXTASE.  61 

que  cet  état  vienne  de  l'âme  elle-même,  soit  qu'il  vienne 
de  quelque  influence  extérieure^  cosmique^  physique  ou 
chimique.  Lorsqu'il  y  a  concentration,  la  force  invisihle 
qui  réside  dans  les  organes,  étant  plus  dégagée  de  ceux-ci , 
se  recueille  en  soi  et  les  domine  plus  facilement.  C'est  ainsi 
que  naît  l'ivresse  produite  par  le  vin  et  par  les  autres  spi- 
ritueux. C'est  ainsi  que  naissent  les  extases  naturelles  pro- 
duites par  l'opium,  par  l'hyoscyame  et  d'autres  poisons 
qui  étaient  familiers  au  schamanisme.  C'est  ainsi  que  se 
développait  la  fureur  des  bacchantes  de  l'antiquité  et  l'ins- 
piration de  la  Pythie.  Lorsque  l'àme,  au  lieu  de  se  concen- 
trer, se  projette  au  contraire,  l'élément  dynamique  qui  gît 
dans  les  organes  est  dominé  par  la  matière ,  et  absorbé 
pour  ainsi  dire  en  elle.  Il  se  produit  donc  ici  un  état  op- 
posé au  premier;  et  cet  état  peut  se  développer  de  deux 
manières  aussi ,  ou  comme  réaction  à  la  suite  du  premier 
état,  ou  de  soi-même  par  le  moyen  de  certaines  substances 
narcotiques,  ou  par  l'effet  de  quelque  passion.  Mais  l'ini- 
tiative de  ce  double  état  peut  aussi,  comme  nous  l'avons 
vu,  venir  de  la  partie  spirituelle,  et  il  se  produit  alors 
non  plus  dans  les  basses  régions  de  la  vie ,  mais  dans  le 
système  cérébral.  Lorsqu'en  effet  l'àme,  soit  par  elle-même, 
soit  par  quelque  impulsion  du  dehors,  acquiert  un  sur- 
croît d'énergie ,  elle  se  dégage  davantage  des  organes ,  et 
lient  avec  plus  de  force  le  corps  sous  sa  sujétion.  C'est 
alors  l'état  du  somnambuhsme  magnétique,  qui  peut  être 
l'elfet  de  certaines  dispositions,  de  certaines  maladies,  d'une 
certaine  manière  de  vivre,  ou  qui  peut  être  produit  par 
l'influence  d'une  autre  personne.  Mais  l'esprit  peut  d'un 
autre  côté  être  affaibli  dans  son  énergie  par  des  mfluences 
contraires,  et  mis  dans  un  état  où,  se  trouvant  impuissant 

2* 


62  EXPLICATION    DES    PHÉNOMÉiNES    DE    l' EXTASE. 

à  se  défendre  contre  les  envahissements  du  corps ,  il  se 
livre  à  lui ,  pour  ainsi  dire ,  et  se  laisse  absorber  par  lui. 
De  là  vient  cet  état  soporeux  qui  se  produit  sous  des  for- 
mes diverses  ,  et  qui  peut  aller  jusqu'à  l'absence  complète 
de  sentiments  réfléchis  ;  il  se  retrouve  souvent  à  la  suite 
de  certaines  affections  lunatiques. 

Jusqu'ici  nous  n'avons  considéré  l'homme  que  dans  ses 
rapports  avec  la  créature.  Mais  au-dessus  de  ces  rapports  il 
en  est  un  autre  qui  lie  l'homme  à  Dieu  et  au  monde  su- 
périem:  des  esprits,  et  c'est  ce  rapport  qui  est  proprement 
ici  l'objet  de  nos  études.  Dieu,  en  effets  est  toujours  présent 
à  l'homme  d'une  présence  invisible,  le  conduisant  à  ses  fins 
d'une  manière  douce  qui  ne  gêne  en  rien  sa  liberté.  Mais  il 
peut  entrer  avec  lui  dans  un  rapport  plus  intime ,  et  pro- 
duire ainsi  des  états  extraordinaires.  11  peut  attirer  à  soi 
ce  fond  de  l'àme  où  réside  proprement  l'image  divine.  Ce 
que  l'àme  est  pour  le  corps ,  Dieu  le  devient  alors  pour 
l'âme;  il  l'anime  de  sa  vie,  comme  elle  animait  auparavant 
le  corps  qui  lui  est  uni.  Élevée  ainsi  au-dessus  d'elle- 
même  ,  elle  entre  d'autant  plus  avant  dans  les  hautes  ré- 
gions spirituelles  qu'elle  s'arrache  davantage  au  cercle  de 
la  nature. 

Plus  elle  s'affranchit  de  la  nécessité  naturelle  et  morale 
qui  lie  la  créature,  plus  elle  participe  à  la  liberté  divine. 
Ce  n'est  pas  qu'elle  se  mette  au-dessus  des  lois  de  la  na- 
ture et  de  l'ordi'e  moral;  mais  elle  les  accomplit  avec 
amour,  et  non  plus  par  nécessité.  L'âme  une  fois  introduite 
en  Dieu  entraîne  bientôt  avec  elle  toutes  ses  puissances  et 
toutes  ses  facultés  ;  car  l'attrait  par  lequel  Dieu  l'attire  à 
lui  est  si  puissant  qu'il  s'empare  de  toutes  ses  incH nations. 
Le  corps  est  ainsi  tenu  plus  fortement  par  .'àme  :  .es  sens 


I 


EXPLICATION    DES    PHÉNOMÈNES    DE    LEXTASE.  63 

se  ferment ,  et  le  corps  est  immobile.  Les  mouvements  in- 
ternes qui  concentrent  et  élèvent  la  vie  sont  accélérés,  tan- 
dis que  ceux  qui  l'emportent  au  dehors  ou  la  dépriment 
se  ralentissent  :  il  se  fait  comme  une  ascension  de  toutes 
les  puissances  de  l'homme.  C'est  ainsi  que  se  forme  l'ex- 
tase mystique  des  saints ,  avec  tous  ses  phénomènes  ;  elle 
est  l'effet  de  l'action  divine ,  et  elle  est  toute  religieuse 
dans  son  essence  et  dans  ses  caractères.  Mais  à  côté  de  ce 
bienheureux  état  où  la  vie,  enivrée  de  Dieu  pour  ainsi 
dire,  s'élève  au-dessus  d'elle-même,  il  en  est  un  autre 
d'une  nature  bien  différente,  dans  lequel  l'âme,  éloignée 
de  Dieu  et  abandonnée  à  son  propre  poids,  retombe  dans 
le  monde  inférieur,  au-dessus  duquel  une  puissance  su- 
périeure l'avait  tenue  suspendue.  C'est  cet  état  de  séche- 
resse et  d'abandon  dont  nous  avons  parlé  plus  haut,  et  qui 
excite  dans  les  mystiques  de  telles  épouvantes.  Si,  comme 
le  dit  saint  Augustin,  Dieu  est  pour  l'àme,  quand  elle 
l'aime,  ce  que  l'âme  est  pour  le  corps ,  et  si  c'est  pour  elle 
alors  une  moindre  peine  de  cesser  d'animer  le  corps  que 
de  cesser  d'aimer  Dieu,  on  comprend  combien  doit  être 
pénible  cet  état. 

L'extase  mystique  et  l'extase  magnétique,  malgré  la  res- 
semblance de  leurs  phénomènes  extérieurs,  sont  donc 
essentiellement  opposées.  L'une  est  produite  par  Dieu  im- 
médiatement ,  ou  avec  la  coopération  des  intelligences  su- 
périeures ;  l'autre  vient  du  dehors  par  le  corps,  ou  du  de- 
dans par  une  inspiration  factice  de  l'âme,  et  dans  les  deux 
cas  elle  se  produit  d'après  des  lois  organiques.  L'extase 
mystique  est  donc  sainte  dans  sa  nature,  et  ne  se  produit 
que  dans  les  saints.  Par  la  charité,  qui  en  est  le  principe, 
elle  est  préservée  de  tous  les  écarts.  L'extase  magnétique, 


64  EXPLICATION    DES    PHÉNOMÈNES    DE    l'eXTASE. 

au  contraire ,  e^t  dune  nature  toute  profane  :  elle  ne  se 
produit  que  dans  certaines  organisations  et  sous  certaines 
conditions.  Elle  est ,  comme  tout  ce  qui  est  naturel,  indif- 
férente en  soi  ;  mais  elle  peut  facilement  dégénérer  en  abus. 
Dans  la  clairvoyance  magnétique,  Tàme,  plus  rapprochée 
du  monde  des  esprits ,  tourne  de  là  ses  regards  vers  le 
monde  physique,  et  y  contemple  le  reflet  du  premier,  mais 
par  une  vision  qui  ressemble  au  crépuscule  du  soir.  Dans 
l'extase  mystique,  au  contraire,  l'àme ,  se  détournant  du 
monde  extérieur  et  plongée  dans  le  monde  des  esprits, 
contemple  de  là  quelque  chose  qui  est  plus  élevé  que  l'un 
et  l'autre,  c'est-à-dire  Dieu,  principe  et  fin  de  toutes  choses; 
et  en  lui  elle  contemple  ces  deux  mondes  dans  une  vision 
qui  ressemble  au  crépuscule  du  matin.  Ce  n'est  pas  sans 
raison  non  plus  que  dans  l'état  magnétique  le  mouvement 
et  l'action  sont  appelés  du  nom  de  somnambulisme,  parce 
que,  lors  même  qu'ils  se  produisent  sous  la  forme  la  plus 
spirituelle ,  ils  tiennent  toujours  au  monde  des  phéno- 
mènes et  des  songes.  Dans  l'extase  divine,  au  contraire, 
l'action  de  l'homme,  effleurant  moins  les  limites  de  la 
réalité  ,  porte  l'empreinte  et  d'une  conscience  plus  élevée 
et  d'une  volonté  plus  libre.  Ces  deux  sortes  d'extases,  si 
différentes  dans  leur  principe,  ont  existé  l'une  à  côté  de 
l'autre  dans  tous  les  temps.  Le  paganisme,  qui  était  déjà 
d'ailleurs  dans  un  rapport  si  intime  avec  la  vie  de  la  nature, 
a  recherché  aussi  de  préférence  l'extase  naturelle.  Les 
oracles  étaient  appuyés  sur  elle  ;  et  dans  le  récit  que  nous 
fait  ce  Romain  des  signes  qu'il  a  vus  dans  le  temple 
d'Apollon,  on  reconnaît  les  symptômes  d'une  véritable 
possession  naturelle,  produite  par  une  inspiration  partant 
des  régions  inférieures.  L'extase  mystique  ,  au  contraire  . 


EXPLICATION    DKS    l'HKNOMENES    DE    L  EXTASE.  60 

était  réservée  au  peuple  hébreu  dans  l'antiquité,  avec  les 
conditions  toutefois  de  celte  époque.  Cultivée  dans  les 
écoles  des  prophètes  j,  elle  a  passé  comme  héritage  au 
christianisme,  avec  le  trésor  des  autres  grâces  et  des  autres 
promesses ,  et  elle  s'est  développée  jusqu'à  nos  jours  sans 
interruption.  Cependant  l'extase  magnétique  n'a  pas  dis- 
paru pour  cela,  mais  elle  a  passé  aussi  de  l'antiquité  dans 
l'époque  moderne.  Elle  n'a  pas  cessé  de  se  développer  dans 
les  siècles  à  côté  de  la  première;  et  leur  opposition  se 
montre  en  ce  que  les  progrès  de  l'une  sont  toujours  en  rai- 
son inverse  des  progrès  de  l'autre.  C'est  pour  cela  que 
l'extase  religieuse  prédominait  dans  les  premiers  siècles, 
parce  qu'ils  étaient  plus  religieux,  tandis  que  plus  lard 
le  refroidissement  de  la  piété  a  fait  dominer  l'extase  ma- 
gnétique. Saint  Augustin,  livre  XIV,  chapitre  xxiv  de  la 
Cité  de  Dieu,  distingue  déjà  deux  extases,  l'une  naturelle 
et  l'autre  surnaturelle,  et  cite  comme  appartenant  à  la  pre- 
mière l'exemple  d'un  prêtre  nommé  Restitut,  de  l'église 
de  Calama.  Toutes  les  fois  que  l'on  imitait  devant  lui  la 
voix  d'un  homme  qui  se  plaint,  il  perdait  l'usage  de  ses 
sens  et  était  semblable  à  un  mort  ;  de  sorte  qu'on  pouvait 
le  piquer,  le  pincer  ou  même  le  brûler  sans  qu'il  le  sentît. 
Sa  respiration  s'arrêtait.  Cependant,  si  on  lui  parlait  sur 
un  ton  élevé,  il  lui  semblait,  disait-il,  entendre  des  voix 
lointaines. 

Il  est  très  -  important  dans  la  mystique  d'apprendre  à 
bien  distinguer  ces  d^ux  sortes  d'extases.  Aussi  a-t-ou 
cherché  depuis  longtemps  dans  la  manière  dont  l'une  et 
l'autre  se  produisent  des  signes  certains  auxquels  on  put 
les  reconnaître,  et  nous  donnerons  ici  les  enseignements 
de  TÊglise  à  ce  sujet ,  enseignements  puisés  dans  l'expé- 


on  EXPLICATION    DES    PHÉNOMÈNES    DE    L* EXTASE. 

rieiice.  Le  pape  Benoît  XIV,  le  plus  savant  des  papes  mo- 
dernes, a  traité  ce  sujet  dans  son  ouvrage  de  la  Canonisa- 
tion des  serviteurs  de  Dieu,  livre  III,  chapiti'exLix.  Une  des 
premières  conditions  de  l'extase  divine,  c'est  qu'elle  ne 
soit  pas  périodique.  Toute  périodicité  se  rattache  à  la  ligne 
circulaire.  Or  celle-ci  est  l'expression  et  le  symbole  de 
la  nécessité  qui  gouverne  la  nature ,  et  trahit  par  consé- 
quent la  prédominance  de  l'élément  naturel.  En  effet,  c'est 
en  traçant  une  ligne  cii'culaire  que  les  planètes  accomplis- 
sent leur  révolution  autour  de  leur  centre ,  et  déterminent 
tous  les  changements  dans  l'univers.  C'est  encore  la  forme 
du  cercle  qui  caractérise  le  cours  du  sang  dans  le  corps 
liumain.  Les  mouvements  du  cœur,  le  pouls,  la  respiration, 
le  mouvement  quotidien  de  la  vie  dans  la  veille  et  le  som- 
meil ,  et  le  mouvement  annuel  à  travers  les  saisons ,  tout 
nous  apparaît  comme  un  flux  et  un  reflux  continuels  ;  tout 
par  conséquent  se  produit  à  nos  regards  sous  la  forme 
du  cercle.  Les  maladies,  les  fièvres,  les  accès  chez  les 
lunatiques  et  chez  les  autres  malades  de  cette  sorte  sont 
périodiques,  et  ce  caractère  diminue  selon  que  le  foyer  de 
ces  maladies  est  plus  élevé  et  plus  intime.  L'extase  natu- 
relle trahit  donc  son  origine  en  disparaissant  et  reparais- 
sant à  des  époques  déterminées.  Mais  ce  qui  distingue  les 
mouvements  de  l'àme ,  c'est  la  hberté  :  cette  liberté  doit 
donc  se  révéler  aussi  dans  l'extase  divine.  Celle-ci  ne  dé- 
pend dans  son  cours  ni  de  la  lune  ni  du  soleil,  mais  elle 
est  gouvernée  par  des  lois  bien  différentes.  Son  soleil  à  elle, 
c'est  le  Sauveur  du  monde,  entouré  d'un  zodiaque  surna- 
turel, avec  ses  signes  et  ses  maisons,  et  donnant  naissance 
à  une  année  sainte  et  surnaturelle  aussi,  dont  la  marche 
est  réglée  par  ce  soleil  éternel  des  intelligences.  Cette  an- 


EXPLICATION    I>i:S    PHÉNOMÈNES    DE    l'EXTASE.  HT 

née,  c'est  l'année  ecclésiastique,  expression  de  notre  déli- 
vrance spirituelle,  quoiqu'elle  se  rattache  extérieurement 
à  la  forme  circulaire,  afin  de  s'accommoder  au  besoin  de 
la  vie  commune.  Tous  les  phénomènes  de  l'extase  mystique 
semblent  tenir  au  cours  de  cette  année  [surnaturelle.  De 
même  que  dans  l'année  naturelle  chaque  plante  fleurit  en 
son  temps,  lorsque  la  terre  est  arrivée  à  tel  ou  tel  point 
de  sa  carrière,  ainsi  chaque  fleur  du  monde  spirituel  a  son 
moment  marqué  dans  l'année  ecclésiastique.  L'extase  mys- 
tique n'est  donc  produite  ni  par  les  rapports  cosmiques, 
ni  par  le  jeu  des  forces  naturelles,  ni  par  le  mélange  des 
éléments  terrestres,  ni  par  l'influence  d'aucun  homme, 
mais  seulement  par  Dieu ,  les  anges  et  les  saints ,  et  sur  la 
(erre  par  les  objets  que  l'Église  a  consacrés  de  ses  béné- 
dictions. Si  l'action  de  l'homme  paraît  quelquefois,  ce  n'est 
qu'autant  qu'il  est  dépositaire  de  cette  puissance  surnatu- 
relle dont  Dieu  est  la  source. 

Si  donc  l'extase  est  précédée  ou  suivie  de  quelque  maladie 
naturelle  qui  se  développe  de  soi-même  dans  l'organisme 
ou  qui  vienne  du  dehors  par  l'effet  de  quelque  contagion, 
il  est  probable  qu'elle  est  produite  par  la  nature.  Il  est  bien 
vrai  que  l'on  voit  souvent  apparaître ,  soit  au  commence- 
ment, soit  dans  le  cours  de  l'état  extatique  surnaturel, 
certaines  dispositions  maladives,  lesquelles  proviennent  de 
l'immense  disproportion  qui  existe  entre  la  nature  et  ces 
sortes  d'états.  Mais  ces  maladies,  acceptées  librement,  ont 
un  caractère  surnaturel  qui  les  distingue  des  autres;  de 
sorte  qu'on  peut  les  regarder  comme  étant  le  symbole  de 
l'état  intérieur  de  l'âme.  Leurs  crises  se  développent  ordi- 
nairement d'une  manière  parallèle  au  cours  de  l'année 
ecclésiastique  et  suivent  ses  phases. 


08  EXPLICATION    DES    PHÉNOMÈNES    DE    LEXTASE. 

Aucun  lien  naturel  ne  doit  lier  entre  eux  les  extatiques , 
ou  les  mettre  en  rapport  avec  ceux  qui  sont  en  dehors  du 
cercle  de  la  vie  supérieure  à  laquelle  ils  sont  élevés.  Bien 
moins  encore  doivent-ils  être  en  rapport  avec  la  nature 
extérieure  ;  car  c'est  là  précisément  ce  qui  caractérise  le 
somnambulisme,  où  l'homme  est  magnétisé  immédiate- 
ment par  la  nature.  Ce  qui  cause  l'extase  surnaturelle,  et 
ce  qui  la  fait  cesser^  le  lien  qui  unit  entre  eux  les  extati- 
ques, c'est  celui  de  la  communion  des  saints,  dans  rÉghse 
triomphante  et  dans  l'Église  militante.  De  même  que  par 
l'attrait  qui  les  attire  sans  cesse  vers  le  ciel  ils  sont  liés  à 
l'Église  triomphante,  ainsi  sont-ils  unis  à  l'Église  mihtante 
par  le  lien  de  l'obéissance.  Aussi,  fermés  à  toute  influence, 
le  commandement  d'un  supérieur  suftit  pour  les  réveiller; 
et  ils  ne  pourraient  se  réveiller  d'eux  -  mêmes ,  pas  plus 
qu'ils  ne  peuvent  produire  immédiatement  l'état  d'extase. 
L'extase  mystique  appartient  donc  au  domaine  religieux , 
de  même  que  l'extase  magnétique  appartient  au  domaine 
physique.  Aussi  voyons-nous  que  les  somnambules  plon- 
gent de  préférence  leurs  regards  dans  la  nature  extérieure 
et  dans  leur  propre  corps ,  tandis  que  les  extatiques  sur- 
naturels ne  peuvent  se  lasser  de  contempler  Dieu  et  le 
monde  des  esprits.  S'ils  se  regardent  parfois  eux-mêmes , 
ce  n'est  pas  le  corps  qui  les  occupe,  mais  la  partie  spiri- 
tuelle de  leur  être;  et  encore,  s'ils  la  considèrent,  c'est 
afin  de  reconnaître  leur  propre  faiblesse  et  leur  néant  de- 
vant Dieu,  et  ce  n'est  que  par  hasard  que  leur  attention 
se  porte  sur  les  objets  extérieurs. 

Chacune  des  trois  personnes  divines,  avons -nous  dit 
plus  haut,  est  dans  un  rapport  particulier  avec  l'un  des 
trois  éléments  dont  se  compose  l'être  de  l'homme.  Lors 


EXPLICATION    DES    PHÉNOMÈNES    DE    L  EXTASE.  69 

donc  que  l'extase  est  produite  par  Dieu,  ce  triple  rapport 
doit  apparaître;  de  sorte  que  nous  pouvons  considérer 
l'extase  d'un  triple  point  de  vue,  selon  que  l'une  des  trois 
personnes  divines  attire  à  soi,  et  transforme  l'un  des  trois 
éléments  qui  lui  correspond  dans  la  personnalité  humaine. 
De  l'aveu  unanime  des  extatiques,  l'extase  est  produite 
par  trois  sentiments  principaux  :  l'admiration,  l'amour  et 
la  béatitude ,  à  laquelle  se  joint  comme  terme  opposé  la 
tristesse  ou  la  désolation.  L'admiration  a  son  siège  dans 
l'esprit.  Lorsqu'il  contemple  un  objet  placé  au-dessus  du 
cercle  des  perceptions  ordinaires,  celui-ci  le  saisit,  s'em- 
pare de  lui  et  le  subjugue  en  quelque  sorte;  de  sorte  que , 
cédant  à  sa  puissance ,  il  se  livre  à  lui  tout  entier  :  c'est  là 
ce  qu'on  appelle  l'admiration.  Or  c'est  dans  l'esprit  que 
se  reflète  d'une  manière  particulière  la  première  personne 
de  la  sainte  Trinité.  L'extase  produite  par  l'admiration 
doit  donc  être  attribuée  spécialement  au  Père.  La  joie  d'un 
côté  et  la  douleur  de  l'autre  appartiennent  à  la  vie  du 
cœur.  Lorsque  l'àme,  en  effet,  est  comme  inondée  d'une 
ineffable  suavité ,  ou  plongée  dans  une  désolation  pro- 
fonde,  vaincue,  ainsi  que  le  corps,  par  les  impressions 
qui  se  sont  emparées  d'elles,  elle  déborde,  pour  ainsi  dire, 
et  éclate  en  des  cris  de  jubilation  ,  ou  semble  s'écouler 
tout  entière  dans  les  larmes.  Or  la  nature  inférieure  de 
riiomme  se  trouve  dans  un  rapport  particulier  avec  le 
Sauveur,  qui  a  daigné  la  prendre  avec  toutes  ses  faiblesses, 
qui  veut  bien  descendre  en  elle  dans  l'Eucharistie,  et  y 
manifester  quelquefois  sa  présence  par  une  certaine  suavité 
sensible.  11  est  en  même  temps,  dans  sa  passion,  un  objet 
de  compassion  sensible  pour  nous.  L'extase  produite  par 
la  joie  ou  la  douleur,  et  qui  a  son  siège  dans  la  partie  in- 


70  EXPLICATION    DES    PHÉNOMÈNES    DE    LEXTASE. 

fëi'ieure  delhomme,  doit  donc  être  attribuée  spécialement 
au  Verbe  qui  s'est  fait  chair.  L'amour  enfin  se  rattache 
en  nous  à  lappétit  concupiscibie  qui  gît  dans   Tâme. 
Celle-ci,  ravie  par  Tobjet  qu'elle  aime^  se  livre  à  lui  avec 
toutes  ses  puissances  ;  de  sorte  que^  sortant  de  soi-même  en 
quelque  sorte,  elle  se  laisse  entièrement  absorber  par  lui. 
L'extase  produite  par  l'amour  doit  donc  être  attribuée  au 
Saint-Esprit,  qui  est  l'amour  essentiel  de  Dieu,  et  elle  forme 
comme  le  milieu  entre  les  deux  autres.  Il  y  a  donc  trois 
sortes  d'extases,  selon  que  Dieu  s'empare  d'une  manière 
spéciale  de  l'une  des  trois  régions  de  l'homme.  Mais  comme 
en  Dieu  les  trois  personnes  sont  une  même  essence,  et  que, 
l'homme  de  son  côté  étant  une  seule  personne,  l'une  des 
régions  qui  la  composent  ne  peut  recevoir  les  influences 
divines  sans  que  les  deux  autres  y  participent  en  quelque 
manière ,  dans  chaque  extase  les  trois  personnes  divines 
agissent  en  même  temps  sur  les  trois  régions  de  l'homme; 
et  ce  qui  distingue  les  diflérentes  formes  du  ravissement , 
c'est  que  l'action  de  l'une  de  ces  trois  personnes  ressort 
davantage  dans  l'un  des  trois  systèmes  de  l'homme.  C'est 
d'après  ce  principe  que  nous  considérerons  les  divers  phé- 
nomènes de  l'extase,  et  que  nous  pourrons  ainsi  nous 
faire  une  idée  juste  de  cet  état.  Nous  commencerons  par  la 
région  spirituelle  de  l'homme,  et  nous  étudierons  d'abord 
les  phénomènes  qui  en  portent  l'empreinte;  puis  nous  pas- 
serons à  la  seconde  région,  et  nous  finirons  par  la  troisième, 
qui  sert  de  lien  entre  les  deux  autres;  et  de  cette  sorte 
aucun  mode  important  de  l'extase  ne  nous  échappera. 


DltVELOPPEMEKT    DE    LA    I-UMIEKE    OUGAMyUE.  /  1 

CHAPITRE  VI 

L'extase  considérée  dans  l'homme  supérieur  ou  spirituel  et  dans  le 
système  cérébral  qui  lui  correspond.  Développement  organique  de 
la  lumière.  Comment  une  lumière  merveilleuse  apparaît  souvent  à 
la  naissance  des  saints,  ou  dans  le  cours  de  leur  vie,  lorsqu'ils 
accomplissent  certains  actes  religieux.  De  la  lumière  qui  accom- 
pagne les  visions.  Opposition  dans  la  direction  des  rayons  lumineux. 
Clarté  et  obscurité.  Des  diverses  formes  sous  lesquelles  se  produit 
la  lumière.  Le  nuage  lumineux.  La  colonne  de  feu.  Les  globes  de 
feu.  Les  étoiles.  Le  simple  rayonnement.  Les  bandes  lumineuses. 

D'après  l'ordre  que  nous  nous  sommes  proposé ,  nous 
avons  à  étudier  d'abord  les  phénomènes  de  l'extase  dans 
l'homme  spirituel  et  dans  le  système  cérébral  qui  lui 
correspond.  Ici  l'extase  est  le  résultat  d'un  surcroît  d'ac- 
tivité dans  la  fonction  organique  par  laquelle  le  cerveau 
sert  d'instrument  aux  opérations  de  l'esprit.  Celles-ci  con- 
sistent principalement  dans  la  pensée  et  le  vouloir.  La  pen- 
sée et  le  vouloir  sont  des  mouvements  tout  intellectuels , 
mais  qui  se  traduisent  corporellement  en  quelque  sorte 
dans' le  cerveau^  en  y  produisant  certaines  impressions 
soumises  aux  conditions  de  l'espace,  comme  tout  ce  qui 
sort  du  domaine  de  l'esprit.  Or  ces  impressions ,  ces 
mouvements  ont  lieu  non  dans  la  masse  entière  du  cer- 
veau, mais  dans  le  fluide  nerveux  qui  l'anime.  Ce  fluide 
mis  en  mouvement  par  la  pensée ,  qui  est  la  plus  haute 
fonction  de  l'esprit,  se  révèle  par  la  lumière,  qui  est  aussi 
l'expression  du  mouvement  le  plus  élevé  de  la  nature. 
C'est  donc  dans  le  développement  de  la  lumière  organique 
que  se  manifeste  la  surexcitation  de  l'esprit  dans  l'extase. 
Nous  ne  nous  occuperons  pas  ici  des  opérations  de  la 
volonté  ,  nous  réservant  d'en  parler  lorsque  nous  étudie- 


72  DÉVELOPPEMENT    DE    LA    LUMIÈRE    ORGANIQUE. 

rons  les  régions  moyennes  de  l'homme,  et  nous  ne  traite- 
rons en  ce  lieu  que  des  phénomènes  qui  se  rapportent  à  la 
pensée. 

Dans  l'état  ordinaire,  la  lumière  organique,  n'étant  dis- 
tribuée et  poussée  qu'avec  une  certaine  mesure ,  propor- 
tionnée à  la  température  générale  de  la  vie ,  se  dissipe 
dans  le  tissu  des  nerfs.  C'est  elle  qui  rend  le  corps  dia- 
phane en  dedans,  et  par  conséquent  invisible  pour  l'esprit  : 
mais  enveloppée  d'organes  grossiers  qu'elle  ne  peut  péné- 
trer, elle  le  laisse  opaque  par  dehors;  de  sorte  que  le 
dedans  est  invisible  aussi  pour  les  autres.  Cependant,  sous 
l'influence  d'une  inspiration  supérieure,  elle  devient  plus 
rapide,  plus  puissante,  plus  énergique,  et  entre  par  là 
même  dans  de  nouveaux  rapports  avec  le  reste  de  l'orga- 
nisme. Versée  avec  plus  d'abondance,  de  force  et  de  rapi- 
dité, elle  n'est  plus  arrêtée  par  son  organe;  et,  débordant 
par-dessus  ses  limites  ordinaires,  elle  s'écoule  de  tous  cô- 
tés, et  pénètre  jusque  dans  les  organes  les  plus  profonds 
qui  lui  étaient  fermés  auparavant.  Bien  plus,  dépassant 
les  liantes  de  1"  organisme  lui-même,  elle  devient  visible  au 
dehors  et  pour  les  autres.  C'est  à  ce  genre  de  phénomènes 
qu'appartiennent  toutes  ces  apparitions  lumineuses  qui 
accompagnent  si  souvent  l'état  extatique;  c'est  lui  aussi 
que  nous  allons  étudier  maintenant. 

Mais  à  ces  modifications  du  système  cérébral  doivent 
correspondre  des  changements  non  moins  profonds  dans 
l'esprit ,  dont  il  n'est  que  l'organe;  car  c'est  dans  l'esprit 
proprement  qu'est  l'extase,  et  c'est  de  l'esprit  qu'elle  se 
communique  au  corps.  Les  opérations  de  l'esprit  consis- 
tent dans  la  pensée,  la  vision,  l'imagination  ou  la  repré- 
sentation des  choses  et  dans  les  autres  mouvements  spiri- 


DÉVELOPPEMENT    DE    LA    l.l.MlKRi:    OKGAMQIE.  ~i'.\ 

tiiels  de  ce  genre.  L'esprit^  de  môme  que  le  cerveau  sou 
organe,  acquiert  donc  dans  l'extase  plus  de  force  et  d'é- 
nergie; il  est  plus  concentré,  plus  vivement  excité  dans 
son  fond.  Éclairé  par  une  lumière  surnaturelle,  il  devient 
plus  vif,   plus  clair,   plus  puissant  ;    il  a  quelque  chose 
de  plus  radical  et  de  plus  immédiat;  il  ne  contemple  plus 
h's  choses  comme  il  le  faisait  auparavant,  mais  il  s'élève 
jusqu'à  la  vision.  Saint  Augustin,  dans  son  livre  de  Genesi 
<id  litteram  (liv.  XJl ,  c.  m)  ,  distingue  déjà  (rois  sortes  de 
Nisions:  Tune  par  les  sens  extérieurs,  qui  saisit  les  objets 
corporels;  la  seconde  a  lieu  dans  l'imagination,  et  con- 
temple les  choses  qui  sont  du  domaine  de  l'àme  ou  de  la 
psyché,  par  les  moyens  de  certaines  formes  qu'elle  abstrait 
des  objets  corporels;    la  tjoisième   enfin    comprend  les 
choses  spirituelles  qui  sont  perçues  inunédiatement  sans  le 
secours  de  ces  formes.  Comme  nous  avons  déjà  parlé  de  la 
première  de  ces  visions  dans  le  livre  précédent,  nous  ne 
traiterons  ici  que  des  deux  autres. 

La  vision  est  à  l'égard  de  la  lumière  organique  ce  que 
la  pensée  esta  l'égard  de  la  parole  qui  l'exprime  et  qui  lui 
donne  une  forme.  L'esprit  peut  à  son  gré  exprimer  sa 
pensée,  soit  dans  l'espace  par  des  signes  extérieurs,  soit 
dans  le  temps  par  la  parole.  Or  l'extase  s'empare  à  son 
tour  de  cette  opération,  la  transforme  et  l'élève  à  sa  ma- 
nière :  elle  donne  ainsi  naissance  aux  sons  et  à  la  pai'oie 
extatiques ,  que  nous  étudierons  encore  ici  et  qui  forment 
comme  la  transition  des  phénomènes  mystiques  de  l'esprit 
à  ceux  de  l'àme. 

Nous  rapporterons  d'abord  les  faits  qui  ont  rapport  au 
développement  de  la  lumière  organique.  Ces  faits  sont 
nombreux.  Bien  souvent,  en  elfet,  on  a  \u  apparaître  une 
H.  3 


74  DÈVELOPPEMEINT    DE    LA    LUMIÈRE    ORGANIQUE. 

lumière  extraordinaire  sur  le  berceau  ou  dans  i'enfance 
d'un  saint;  et  cette  lumière,  comparée  avec  sa  vie,  doit  être 
considérée  comme  prophétique.  Parmi  ces  apparitions, 
plusieurs,  il  est  vrai,  peuvent  avoir  été  l'effet  du  hasard; 
mais  elles  sont  trop  nombreuses  pour  qu'on  puisse  les  at- 
tribuer toutes  à  cette  cause.  Ainsi,  à  la  naissance  de  saint 
Charles  Borromée,  on  vit  au-dessus  de  l'appartement  de  sa 
mère  une  lumière  extraordinaire  de  six  coudées  de  large 
et  aussi  longue  que  la  portée  d'un  coup  d'arquebuse.  A  la 
naissance  du  solitaire  Gutlach,  une  bande  de  couleur 
pourpre  descendit  du  ciel  jusqu'à  une  croix  qui  était  de- 
vant la  porte  de  la  maison .  Lorsque  saint  Wilfrid  d'Éborach 
vint  au  monde,  une  colonne  de  feu  se  reposa  sur  la  mai- 
son de  son  père  et  dissipa  Tobscurité  de  la  nuit.  Il  en  fut 
de  même  à  la  naissance  de  saint  François  de  Paule.  La  mère 
d'Ursule  Benincasa  vit  la  figure  de  son  enfant  toute  res- 
plendissante, et  la  chambre  où  elle  était  tout  en  flammes. 
La  même  chose  arriva  pour  Agnès  Politiana.  Le  berceau 
de  saint  Maternien,  évêque  de  Reims,  fut,  huit  jours  après 
sa  naissance,  environné  d'une  lumière  qui,  après  avoir 
duré  trois  heures  ,  forma  un  globe  de  feu  et  monta  vers 
le  ciel.  On  raconte  la  même  chose  d'Héribert,  archevêque 
de  Cologne,  de  Susibert  de  Werden  et  de  beaucoup 
d'autres. 

Lorsque  ces  lumières  apparaissent  pendant  le  cours  de  la 
vie  des  saints,  c'est  ordinairement  à  l'occasion  de  quelque 
acte  pieux.  Il  en  est  qui  sont  tellement  pleins  de  lumière 
que,  dès  qu'ils  s'entretiennent  des  choses  divines,  elle 
rayonne  autour  d'eux.  Toutes  les  fois  que  saint  Philippe 
de  Neri  s'entretenait  de  cette  manière  avec  saint  Charles 
Borromée,  il  voyait  le  visage  de  celui-ci  briller  comme 


DÉVELOPPEMENT   DE    LA    LUMIÈRE    ORGANIQUE.  75 

celui  d'un  ange.  On  raconte  dans  la  Vie  de  Gilles,  disciple 
de  saint  François  d'Assise,  que ,  parlant  de  choses  pieuses 
pendant  la  nuit,  il  répandit  une  telle  lumière  que  la 
lune ,  qui  était  pourtant  alors  dans  son  plein ,  brillait 
moins  que  lui.  Un  jour  saint Colombin  de  Sienne,  se  pro- 
menant dans  les  champs  au  milieu  de  ses  compagnons , 
se  mit  à  leur  parler  de  la  sagesse  et  de  la  bonté  du  Créa- 
teur, qui  éclatent  même  dans  les  herbes  et  les  fleurs. 
Comme  il  s'enflammait  toujours  davantage  au  milieu  de 
ces  entretiens,  il  tomba  à  terre  et  cessa  de  parler.  Les  siens, 
se  souvenant  de  l'épouse  du  Cantique,  qui,  languissant 
d'amour,  demande  pour  se  soutenir  des  fleurs  et  des 
pommes  de  grenade,  allèrent  cueillir  des  fleurs,  et  en  cou- 
vrirent le  corps  du  saint  tout  entier  :  puis  quelque  temps 
après  ils  les  ôtèrent  à  l'envi ,  les  regardant  comme  des 
reliques  qu'il  avait  sanctifiées.  Mais  lorsqu'ils  voulurent 
découvrir  le  visage  ils  furent  éblouis  par  l'éclat  qu'il  ré- 
pandait, de  sorte  qu'ils  ne  pouvaient  le  regarder.  Cet  éclat 
diminua  peu  à  peu,  et  son  visage  reprit  lentement  sa  forme 
et  sa  couleur  ordinaires.  Ses  joues  seulement  gardèrent  un 
doux  incarnat ,  comme  celui  que  les  peintres  cherchent  à 
exprimer  quand  ils  veulent  représenter  un  séraphin. 

Ce  rayonnement  de  lumière  arrive  souvent  aussi  pendant 
un  sermon.  Saint  Bernardin,  lorsqu'il  prêchait  dans  l'éghse 
de  Saint-Martin  de  Sienne ,  brillait  souvent  d'un  éclat  mer- 
veilleux en  présence  de  tout  le  peuple.  Un  jour  que  saint 
François  de  Sales,  après  avoir  expliqué  au  peuple  les  dix 
commandements,  adressait  une  prière  à  Dieu  à  la  fin  de 
son  sermon  ,  tous  les  assistants  le  virent  environné  de  lu- 
mière; de  sorte  qu'ils  ne  pouvaient  le  reconnaître.  L'objet 
du  sermon  n'est  pas  sans  influence  sur  ce  phénomène. 


7  6      DÉVELOPPEMENT  DE  LA  LUMIÈRE  ORGANIQUE. 

Toutes  les  fois  que  saint  Camille  de  Lellis  prêchait  sur  l'a- 
mour de  Dieu ,  son  visage  devenait  resplendissant  comme 
le  soleil.  Lorsque  Jean  MarinonetGarziasBlandez  s'échauf- 
faient en  parlant  au  peuple,  ils  lançaient  des  ëtinceUesde 
feu.  Un  jour  que  saint  Ignace  de  Loyola  écoutait  avec  une 
grande  attention  un  prédicateur  à  Barcelone,  sa  tête  s'illu- 
mina tout  à  coup,  et  saint  Philippe  de  Neri  assura  l'avoir 
vu  plusieurs  fois  en  cet  état. 

Quelquefois  aussi  c'est  dans  la  prière  et  le  recueillement 
de  la  contemplation  que  la  lumière  se  développe,  comme  il 
arrivait  souvent  à  Esperanza  de  Brenegalla  à  Valence,  la- 
quelle priait  tous  les  soirs  jusqu'à  minuit  devant  l'autel 
du  Saint-Sacrement,  et  que  l'on  trouva  souvent  en  extase 
et  iUuminant  toute  l'église  d'une  clarté  merveilleuse.  On 
raconte  la  même  chose  de  Hiéronyme  Carvallo  en  Portugal. 
La  lampe  qui  brûlait  pendant  la  nuit  devant  le  lit  de  saint 
Héribert  s'étant  éteinte,  le  clerc  qui  dormait  près  de  lui  se 
réveilla,  et  se  mit  à  chercher  avec  empressement  de  la  lu- 
mière. U  vit  tout  à  coup  un  éclat  extraordinaire  partir  du 
lit  où  l'archevêque  priait  les  bras  étendus,  de  sorte  qu'il 
ne  pouvait  plus  distinguer  ceux-ci.  U  attesta  ce  fait  par 
serment.  (A.  S.,  16  mari.)  Saint  Gilles,  étant  au  chœur 
à  Santarem  et  sentant  approcher  l'extase,  voulut  courir 
à  la  sacristie;  mais  il  fut  pris  par  l'esprit  devant  la  porte, 
qui  était  fermée,  et  tomba  à  terre.  Une  pieuse  femme, 
nommée  Elvire  Duranda,  étant  arrivée  par  hasard,  le  vit 
en  cet  état  par  une  petite  fenêtre.  Au  bout  de  quelques 
instants,  elle  aperçut  une  colonne  de  lumière  descendre 
.ur  lui  et  pénétrer  tout  son  corps,  de  sorte  qu'il  brillait 
comme  le  plus  pur  cristal  traversé  par  les  rayons  du  soleil. 
Plongée  dans  l'admiration  à  la  vue  de  ce  spectacle,  elle  ne 


DÉVELOPPF-MEM  DE  LA  LUMIÈRE  ORGANIQUE.      7  7 

pouvait  s(i  lasser  do,  le  regarder,  jusqu'à  ce  qu'enfin ,  au 
bout  de  deux  heures  environ ,  la  lumière  disparut  peu  à 
peu;  et  Gilles,  se  réveillant  avec  un  profond  soupir,  se  mit 
à  marcher  à  tâtons  comme  un  aveugle.  Il  en  était  ainsi 
dans  toutes  ses  extases;  car  il  lui  semblait  à  chaque  fois 
qu'il  passait  tout  à  coup  d'une  lumière  éclatante  dans  un 
lieu  obscur.  {A.  S.,  14  mai.  ) 

La  même  chose  arriva  à  saint  Joachim  de  Sienne,  de 
l'ordre  des  Servîtes,  un  jour  qu'il  allait  au  chœur  avec  les 
autres  frères,  et  à  saint  François  de  Paule  dans  une  cir- 
constance semblable.  Berthe,  abbesse  du  couvent  cistercien 
de  Reclinatoire  en  Flandre ,  raconta  à  Thomas  Cantinpré 
qu'étant  encore  au  couvent  d'Aquiria  elle  cherchait  un 
jour  une  des  sœurs  à  qui  elle  avait  affaire  et  qui  était 
très-distinguée  pour  sa  piété.  Après  l'avoir  cherchée  long- 
temps, elle  la  trouva  en  extase  dans  un  coin  de  l'éghse.  Elle 
s'approcha  d'elle  tout  doucement,  souleva  son  voile;  et 
voyant  sortir  de  son  visage  une  lumière  plus  brillante  que 
la  flamme  la  plus  vive,  elle  fut  tellement  effrayée  à  ce  spec- 
tacle qu'elle  fut  près  de  tomber  évanouie.  {Lib.  Apum,  1 1, 
.'>4.)  Sainte  Elisabeth  de  Hongrie  apparut  lumineuse  aussi 
pendant  sa  prière  à  un  prêtre,  et  sainte  Hedwige  de  Pologne 
à  son  serviteur  Boleslas  Sanon.  On  raconte  la  même  chose 
de  sainte  Lutgarde  ,  de  Cécile  de  Coppoli ,  d'Ursule  Benin- 
casa,  de  Marguerite  de  Ravenne,  de  Barnabe  de  Pistorio. 
Catherine  de  Jésus  exhalait  outre  cela  un  parfum  très-péné- 
trant. Jean  Calaguritanus  était  souvent  tellement  abîmé 
dans  l'extase  que  les  rayons  qui  partaient  de  son  visage 
étaient  pour  les  assistants  l'unique  signe  de  vie  qu'il 
donnât. 

L'hymne,  n'étant  qu'une  prière  plus  élevée,  doit  aussi. 


78  DÉVELOPPEMENT    DE    LA    LUMIERE    ORGAMQLE. 

lorsqu'elle  est  chantée  avec  ferveur^  favoriser  le  dévelop- 
pement de  la  lumière.  Ce  que  Chr.  Hem-iquez  nous  raconte 
à  ce  propos  dans  son  livre  sur  les  saints  de  Tordre  de  Cî- 
teaux  est  très-instructif:  il  avait  tiré  le  fait  des  dialogues 
de  Césaire.  Guillaume,  religieux  de  cet  ordre,  vit  un  jour 
une  lumière  sur  la  tête  d'un  autre  père  nommé  Jean,  pen- 
dant qu'il  chantait  le  Benedictus,  allant  et  venant  dans  le 
chœur,  et  il  le  montra  au  prieur.  Celui-ci  demanda  à  Jean  : 
«  A  quoi  pensiez-vous  en  sortant  lorsqu'on  a  commencé  à 
chanter  le  Benedictus?  —  Je  pensais  que  si  j"étais  dans  le 
ciel  je  ne  cesserais  de  louer  Dieu  avec  les  anges.  «  Le 
prieur  lui  dit  alors  :  «  Et  au  verset  :  Et  tu  puer,  etc.,  à 
quoi  pensiez-vous?  —  Le  souvenir  de  saint  Jean-Baptiste 
m'a  tellement  enflammé  le  cœur  en  ce  moment  que  je  ne 
pouvais  me  tenir  de  joie .  «  Le  prieur  comprit  que  la  flamme 
qui  avait  paru  au  dehors  n'était  que  le  signe  extérieur  de 
l'amour  ardent  qui  montait  vers  le  ciel  du  cœur  de  ce  jeune 
homme.  L'abbé  Euthyme  parut  aussi  entouré  de  lumière 
depuis  le  commencement  du  Trisagion  jusqu'à  la  fin  de 
l'office,  et  cette  lumière  environnait  même  Domitiaire,  qui 
l'assistait.  Un  jour,  dans  un  couvent  de  Cisterciens,  on  vit 
une  flamme  sortir  de  la  bouche  de  celui  qui  entonnait  le 
Te  Deum,  tandis  que  chez  saint  Héribert  la  lumière  deve- 
nait visible  après  matines,  dès  qu'on  éteignait  les  cierges. 
L'abbé  cistercien  Albéric  devint  lumineux  sur  son  lit  de 
mort,  au  moment  où  il  prononça  cette  parole  des  litanies  : 
«  Sainte  Marie,  priez  pour  nous.  » 

La  prière,  le  chant,  la  méditation  et  toutes  les  autres 
causes  de  ce  phénomène  étant  réunies  dans  le. saint  sacri- 
fice de  la  messe,  il  doit  s'y  reproduire  fréquemment.  Saint 
Jean  de  la  Croix  était  souvent  en  cette  circonstance  envi- 


DÉVELOPPEMENT  DE  LA  LUMIÈRE  ORGANIQUE.      79 

roiiné  de  lumière;  de  sorte  qu'il  paraissait  aux  assistants 
comme  un  autre  Moïse  descendant  de  la  montagne.  Il  en 
était  de  môme  d'Ulric,  moine  de  Yillar;  deSilvain,  moine 
de  Clairvaux  et  disciple  de  saint  Bernard,  qui  était  brillant 
comme  le  soleil,  tandis  que  ses  habits  étaient  plus  blancs 
que  la  neige.  On  raconte  la  même  chose  du  Cistercien 
Thomas  Lombard,  de  l'évêque  Servat,  de  Jean  de  Ro- 
vello,  évoque  de  Ferrare,  et  de  beaucoup  d'autres. 

C'est  surtout  à  l'ofTertoire  et  à  la  communion  du  prêtre 
que  se  fait  cette  émission  de  lumière,  comme  on  l'a  remar- 
qué chez  le  pape  Eugène,  chez  saint  Yves,  saint  Évort  et 
saint  Afre,  évêque  de  Lyon.  C'est  aussi  pendant  la  commu- 
nion que  ce  phénomène  se  produit  le  plus  souvent  chez 
les  femmes,  comme  le  prouvent  un  grand  nombre  de  faits. 
Bien  plus,  le  chartreux  Torner  devint  lumineux  à  sa  pre- 
mière messe,  au  moment  où  il  approchait  de  l'autel. 

Ce  phénomène  accompagne  bien  souvent  les  visions  et 
les  apparitions  célestes;  et  lorsque  celles-ci  sont  très-fré- 
quentes, il  peut  devenir  habituel.  Toutes  les  fois  que  Li- 
duine  recevait  la  visite  de  son  ange  ou  qu'elle  revenait  d'une 
extase,  elle  était  environnée  d'une  telle  clarté  que  les  siens 
n'osaient  approcher  d'elle.  Pour  elle,  quoiqu'elle  fût  tou- 
jours dans  l'obscurité,  et  qu'elle  ne  pût  supporter  la  lumière 
matérielle,  cette  lumière  céleste  lui  était  très-agréable.  Sa 
petite  chambre  en  était  tellement  remplie  la  nuit  que  ceux 
qui  ne  connaissaient  pas  ce  phénomène  croyaient  qu'elle 
était  en  feu.  Elle  avait  eu  une  vision  dans  laquelle  le  Sei- 
gneur lui  avait  apparu.  «  Mon  àme,  nous  dit-  elle,  fut  éclai- 
rée d'une  connaissance  divine  et  d'une  suavité  telles  qu'à 
partir  de  ce  moment  je  pus  contempler  autant  que  cela 
m'était  permis  la  très-sainte  Trinité.  Un  fleuve  de  lumière, 


.■^0  DÉVELOPPEMENT    DE    LA    LUMIÈRE    ORf.AMQlE. 

parlant  de  sa  source  éternelle,  me  remplit  cVnne  manière 
merveilleuse,  et  me  rendit  lumineuse  au  dedans  et  au  de- 
hors; de  sorte  que  depuis  je  pus,  même  dans  robscurilé  la 
plus  profonde,  voir,  lire  dans  un  livre,  et  faire  toutes  sortes 
de  travaux,  sans  avoir  besoin  d'une  lumière  extérieure. 
Mes  mains  et  mon  visage  me  servaient  de  flambeau.  »  Véro- 
nique, méditant  la  passion  du  Sauveur  dans  l'obscurité  de 
la  nuit  en  versant  beaucoup  de  larmes,  devint  aussi  lumi- 
neuse. Ce  phénomène  s'étant  reproduit  une  seconde  et  une 
troisième  nuit,  elle  craignit  que  ce  ne  fût  une  illusion  du 
démon,  se  jugeant  indigne  dune  telle  faveur;  elle  chercha 
à  l'éloigner  par  ses  prières;  mais  il  revint  de  nouveau,  et 
elle  iinit  par  s'y  accoutumer.  Il  lui  causait  cependant  tou- 
jours quelque  eftroi  dans  le  premier  moment,  mais  ensuite 
elle  était  inondée  d'une  joie  ineffable.  Lorsque  la  lumière 
est  devenue  à  peu  près  habituelle,  elle  n'a  pas  besoin  d'une 
occasion  particulière  pour  se  reproduire.  11  y  en  a  qui 
sont  lumineux  même  pendant  le  sommeil ,  comme  saint 
Trudon  et  la  vénérable  Marie-Victoire  de  Gênes. 

Quelquefois  deux  personnes  unies  ensemble  par  un 
commerce  spirituel,  et  devenues  extatiques,  semblent  lutter 
dans  l'extase  et  dans  le  développement  de  la  lumière.  Sainte 
Claire  avait  souvent  supplié  saint  François  d'Assise  de  lui 
accorder  la  consolation  de  manger  une  fois  avec  lui,  mais  il 
n'avait  jamais  voulu  \  consentir.  Les  compagnons  du  saint 
trouvant  ce  refus  trop  sévère,  il  céda  enfin  aux  instances 
de  Claire,  et  lui  donna  rendez-vous  dans  le  couvent  de 
Sainte-Marie-des-Anges ,  oii  elle  avait  reçu  le  voile.  Elle  y 
alla  avec  ses  compagnes  ;  le  saint  y  vint  également  avec  ses 
frères.  On  visita  d'abord  tous  les  lieux  de  dévotion,  puis  on 
se  mil  à  table.  Le  saint  avait  fait  servir  par  terre,  et  tous 


DÉVELOPPEME>T  DE  LA  I.l.MIÈRE  ORGANIQUE.      81 

s'assirent  à  terre  pour  manger.  Pour  premier  service,  Fran- 
çois se  mit  à  parler  de  Dieu,  mais  d'une  manière  si  sainte 
et  si  suave  que  lui  d'abord  et  sainte  Claire,  puis  tous  les 
convives  assis  à  cette  pauvre  table  furent  ravis  en  extase; 
caria  grâce  du  Très-Haut  était  descendue  sur  eux.  Comme 
ils  étaient  en  cet  état,  les  mains  et  les  yeux  levés  vers  le 
ciel,  les  gens  d'Assise  et  de  toute  la  contrée  crurent  voir 
Sainte-Marie-des-Anges  et  la  forêt  voisine  tout  en  flammes, 
et  ils  accoururent  au  secours.  Quand  ils  furent  rendus,  ils 
trouvèrent  qu'il  n'y  avait  aucun  dommage.  Entrant  dans  la 
maison,  ils  virent  les  saints  assis  autour  de  la  table  et  en- 
vironnés de  la  force  d'en  haut.  Ils  comprirent  que  c'était  le 
l'eu  divin  qui  avait  rempli  ce  lieu  béni,  et  ils  s'en  allèrent 
consolés.  Pour  François  et  Claire,  rassasiés  des  douceurs 
célestes,  ils  n'avaient  plus  besoin  d'une  autre  nourriture. 
Claire  retourna  à  Saint-Damien,  et  fut  reçue  avec  joie  par 
les  religieuses  du  couvent,  qui  avaient  craint  que  le  saint 
ne  voulût  les  transférer  ailleurs.  (A.  S.,  12  aug.)La  vie 
de  sainte  Claire  a  été  écrite  deux  ans  après  sa  mort,  sur 
l'ordre  du  pape  Alexandre  IV,  qui  la  canonisa  en  1254  et 
qui  était  très-sévère  pour  les  canonisations.  L'auteur  ano- 
nyme de  cette  vie  a  interrogé  particulièrement  pour  ce 
{'ait  les  compagnons  des  deux  saints  qui  vivaient  avec  eux 
dans  le  cloître  et  qui  en  avaient  été  témoins  oculaires. 

Dans  ce  cas,  comme  en  beaucoup  d'autres  que  nous  ren- 
contrerons plus  tard,  la  lumière  est  si  puissante  et  si  péné- 
li'ante  qu'elle  est  aperçue  au  loin  et  qu'elle  éblouit  ceux 
qui  sont  proches,  comme  il  est  arrivé  chez  Marguerite  Re- 
vennas,  Colette  et  d'autres  encore.  Quelquefois  elle  est  plus 
tempérée,  et,  pâlissant  peu  kpeu,  elle  finit  par  ne  plus 
donner  qu'une  faible  lueur.  Toutes  ces  différences  dans  la 


S2  DÉVELOrPEMEM    DE    LA    LUMIERE    ORGANIQUE. 

manière  dont  se  produit  ce  phénomène  dépendent  du  de- 
gré, de  la  forme  de  l'extase  et  de  l'état  intérieur  des  exta- 
tiques. Le  lieu  n'y  fait  rien,  et  la  lumière  se  développe 
aussi  bien  en  plein  air  que  dans  l'intérieur  d'une  maison. 
Vers  1441,  vivait  à  Yillafranca,  dans  la  contrée  d'Astorga, 
un  saint  homme  nommé  Juste.  Un  gentilhomme  du  pays 
le  vit  une  fois  pendant  la  nuit  en  extase  dans  une  foret, 
tout  entouré  de  flamme  et  de  clarté ,  et  il  en  fut  si  touché 
qu'il  renonça  au  monde  et  entra  dans  l'ordre  des  Mineurs. 
[Mcnologe  de  saint  François,  août.)  Cette  lumière,  étant  at- 
tachée à  la  personne,  suit  naturellement  celle-ci  lorsqu'elle 
change  de  lieu.  Ainsi  l'on  raconte  de  saint  Jean  Capistran 
qu'étant  parti  d'Assise  après  avoir  obtenu  la  bénédiction 
du  pape  et  demandé  celle  de  Dieu ,  avant  de  commencer 
ses  prédications,  il  fut  entouré  d'une  lumière  brillante, 
qui  l'accompagna  un  demi -mille  pendant  son  voyage. 
{ÀJinaL  Min.,  ann.  1451.) 

Quelquefois  les  rayons  de  la  lumière  mystique  paraissent 
se  diriger  vers  les  extatiques  au  lieu  de  partir  d'eux.  Il  en 
était  ainsi,  comme  nous  l'avons  vu  plus  haut,  du  bienheu- 
reux Gilles  et  d' Ambroise  de  Sienne.  Une  femme  de  Sienne, 
respectable  et  digne  de  foi,  nommée  Fina,  assura  que  pen- 
dant vingt  ans,  toutes  les  fois  qu* Ambroise  prêchait,  elle 
voyait  un  rayon  de  lumière  qui,  descendant  d'abord  du 
ciel,  se  posait  sur  sa  tête.  Puis  à  la  fin  du  sermon,  lorsqu'il 
récitait  le  Symbole  devant  le  peuple,  elle  voyait  ce  rayon 
retourner  peu  à  peu  au  ciel,  jusqu'à  ce  qu'il  disparût  tout 
à  fait.  [Vita,  c.  III.;  Le  même  saint  était  l'objet  de  visions 
magnifiques  et  d'un  caractère  vraiment  grandiose  pour  une 
jeune  fille  de  Sienne  nommée  Nera,  d'une  pureté  et  d'une 
sainteté  remarquables ,  et  qui ,  outre  les  extases  dont  elle 


DÉVELOPPEMEjNT    de    la    LUMIERE    OP.GAMQUE.  83 

était  favorisée,  avait  encore  le  don  de  lire  dans  les  con- 
sciences. Elle  le  vit  un  jour,  pendunt  qu'il  célébrait  le  ser- 
vice divin,  la  nuit  de  Noël,  entouré  d'anges  qui  jetaient  sur 
lui  et  sur  toute  l'assistance  des  rayons  merveilleux.  Une 
autre  fois,  comme  elle  se  préparait  à  aller  l'entendre  prê- 
cher, elle  eut  une  extase  dans  un  jardin,  pendant  laquelle 
elle  fut  transportée  en  esprit  dans  l'église,  et  vit  la  chaire 
environnée  d'oiseaux  des  plus  belles  nuances.  Lorsqu'il 
monta  en  chaire,  il  se  trouva  au  milieu  de  ce  cercle  d'oi- 
seaux, et  en  face  de  lui  était  une  immense  figure  dont  les 
yeux,  d'une  dimension  extraordinaire,  semblaient  pénétrer 
de  leurs  regards  le  monde  entier.  Sous  elle  était  une  main 
qui  semblait  conduire  l'univers,  et  cette  main  bénissait  le 
prédicateur.  Des  flammes  brillaient  sur  les  têtes  d'un  grand 
nombre  d'auditeurs,  tandis  que  sur  d'autres  elle  voyait  une 
fumée  obscure.  Dans  l'interprétation  qu'elle  reçut  de  cette 
vision,  les  oiseaux  étaient  les  anges;  le  visage  et  la  main 
étaient  ceux  de  Notre-Seigneur,  qui  était  venu  pour  bénir 
ses  élus.  La  flamme  signifiait  l'orgueil  de  ceux  au-dessus 
desquels  elle  brillait,  tandis  que  la  fumée  représentait  la 
vanité  des  autres  et  l'obscurcissement  de  leur  esprit. 
(A.  S.,  29  mart.)  Sainte  Gertrude  de  Nivelle,  née  en  631, 
raconta  elle-même,  remplie  d'épouvante,  à  son  biographe, 
qu'un  jour,  pendant  qu'elle  priait  devant  l'autel,  elle  vit 
descendre  sur  elle  un  globe  lumineux  qui  éclairait  toute 
l'église.  Ceci  dura  environ  une  demi-heure,  puis  l'appari- 
tion disparut  peu  à  peu.  Elle  se  montra  une  fois  encore, 
mais  en  présence  des  sœurs.  [A.  S.,  17  mart.)  Le  frère 
Léon  de  Catane  priait  souvent  dans  l'église  avec  un  autre 
frère  lai  d'une  grande  sainteté.  Pendant  longtemps,  un 
paysan  qui  demeurait  près  de  là  vit  la  imit  un  globe  de  lu- 


84  DtVi:LOPPEME>T    DE    LA    1AM1EHE    ORGAMQLE. 

mière  s'élever  du  faite  de  l'église.  Étonné  à  la  vue  de  ce 
spectacle^  il  voulut  aller  voir  ce  que  ce  pouvait  être,  et  il 
vit  deux  belles  lunuères  qui  sortaient  de  l'église  et  mon- 
taient jusqu'au  ciel.  Plus  surpris  encore,  il  sonne  et  éveille 
le  portier  du  couvent.  Celui-ci,  qui  le  connaissait,  lui  ouvrit 
la  porte  de  l'église,  et  ils  virent  tous  deux  en  entrant  Léon 
et  son  compagnon  en  extase  devant  le  saint  Sacrement,  et 
élevés  en  l'air;  ils  comprirent  alors  ce  que  signifiaient  ces 
lumières.  Ici  la  lumière  sortait  du  lieu  où  étaient  ces  deux 
saints  ;  d'autres  fois,  au  contraire,  elle  vient  trouver  l'ex- 
tatique dans  le  lieu  où  il  est.  Saint  François  de  Sales,  après 
avoir  prêché  le  jour  de  l'Annonciation,  rentra  dans  sa 
chambre  le  soir,  et  se  mit  à  genoux  devant  un  crucifix,  afin 
de  méditer  sur  le  mystère  du  jour.  Au  bout  de  quelques 
instants,  le  Saint-Esprit  descendit  visiblement  sur  lui,  sous 
la  forme  d'un  globe  de  feu  d'où  s'échappaient  une  multi- 
tude de  peUtes  flammes  qui  l'environnaient  de  toutes  parts, 
et  le  touchaient  sans  lui  faire  de  mal.  Lorsque  ce  globe  de 
feu  descendit  il  fut  saisi  de  crainte;  mais  ce  sentiment 
disparut  bientôt,  et  son  cœur  fut  rempli  par  la  charité  d'une 
telle  douceur  qu'aucune  langue  ne  saurait  l'exprimer.  Il 
en  fut  ainsi  de  la  sœur  Madeleine  de  la  Conception.  Un 
jour,  les  sœurs  entrant  au  chœur  la  virent  à  genoux ,  re- 
gardant un  crucifix  d'où  sortait  une  clarté  semblable  à  celle 
du  soleil.  Elles  regardaient  ce  spectacle  avec  admiration, 
et  leur  étonnement  s'accrut  encore  lorsqu'elles  virent  cette 
clarté  disparaître  après  que  Madeleine  fut  revenue  de  son 
extase;  et  son  visage  reprit  son  teint  brun  accoutumé.  On 
peut  citer  encore  ici  Marie  d'Agreda.  lue  religieuse  du 
couvent  avait  fait  ses  vœ'ux  le  jour  de  la  fête  de  saint  Lau- 
rent. Pendant  que  Marie  se  récréait  avec  les  autres  sœurs. 


DEVELOPPEMENT    PE    1,A    LUMIEKE    OÎU.AMQUK.  »;> 

comme  il  est  permis  en  ces  circonstances,  dans  un  petit 
endroit  ouvert  qui  était  au  milieu  de  la  maison  et  servait 
(le  jardin  ,  quelques-unes  se  mirent  à  chanter  un  cantique 
qui  commençait  par  ces  mots  :  «  A  la  fiancée  très -hono- 
rée, etc.  »  Son  esprit  s'élevant  avec  le  chant,  elle  eut  une 
extase.  Toutes  les  religieuses  se  pressèrent  autour  d'elle 
dans  cet  espace  étroit,  attendant  avec  un  étonnement  pro- 
fond ce  qui  allait  arriver.  Tout  à  coup  elles  virent  le  ciel 
s'ouvrir,  et  un  globe  de  feu  d'une  incomparable  clarté 
descendre  sur  sa  tête  et  se  reposer  quelque  temps  sur  elle. 
Toutes  admirèrent  cette  apparition,  et  racontèrent  dans 
la  suite  quelles  consolations  intérieures  elles  en  avaient 
reçues. 

Dans  ces  phénomènes,  la  lumière  entre  et  sort  par  suite 
de  l'opposition  de  plusieurs  courants.  Quelquefois  il  y  a 
seulement  un  développement  de  lumière  qui  produit  une 
simple  clarté  ;  ou  bien,  d'autres  fois  encore,  la  lumière  or- 
ganique étant  retenue,  il  en  résulte  une  obscurité  exté- 
lieure.  Si  le  premier  de  ces  phénomènes  est  le  résultat  d'un 
surcroît  d'activité  dans  les  puissances  spirituelles,  le  der- 
nier est  l'effet  au  contraire  d'une  dépression,  d'une  détente 
de  ces  mômes  puissances.  Si  donc  l'un  se  rattache  à  l'ex- 
tase, l'autre  tient  à  l'état  opposé,  c'est-à-dire  à  l'état  de 
sécheresse  et  de  désolation.  Mais,  outre  ces  deux  états,  il 
en  est  un  troisième  que  l'on  peut  appeler  état  d'opposition 
morale.  La  lumière  et  les  ténèbres,  considérées  sous  le 
japport  physique,  n'ont  aucun  caractère  moral  :  elles  sont 
toutes  les  deux  de  purs  instruments  dans  la  main  de  celui 
qui  a  dit  par  la  bouche  du  Prophète  :  «  J"ai  créé  la  lu- 
mière et  appelé  les  ténèbres.  »  Cependant  leur  opposition 
peut  exprimer  quelquefois,  comme  symbole  extérieur,  celle 


86  DEVELOPPEMENT    DE    LA    LIMIERE    ORGAÎSIQUE. 

qui  existe  sous  le  rapport  moral  entre  le  mcil  et  le  bien. 
Nous  avons  déjà  vu  ce  phénomène  se  produire  dans  la  vi- 
sion de  Nera^  qui  voyait  d'un  côté  une  lumière  briller  sur 
la  tête  de  saint  Ambroise.  un  feu  impur  et  dévorant  sur 
celle  des  orgueilleux ,  et  une  fumée  obscure  sur  la  tête  de 
ceux  dont  l'esprit  était  aveuglé.  Cette  opposition  nous  ap- 
paraîtra plus  visible  encore  dans  la  mystique  diabolique. 
On  raconte  dans  les  annales  de  Tordre  de  Cîteaux,  à  l'année 
1217,  qu'un  moine  s'était  recommandé  aux  prières  de 
Werric,  prieur  du  couvent  d'Alna.  Un  jour  ce  moine  lui 
dit  :  ((  Mon  père^,  vous  avez  oublié  aujourd'hui  de  prier 
pour  moi.  »  Le  prieur  lui  répondit  :  «  Vous  vous  trom- 
pez. j"ai  prié  pour  vous  aujourd'hui^  et  j'ai  vu  que  vous 
êtes  dans  un  mauvais  état;  car^  dès  que  je  me  suis  mis  à 
prier,  je  me  suis  vu  entouré  d'une  obscurité  très- épaisse. 
Voyez  donc  si  vous  marchez  dans  la  lumière,  w  Le  moine 
se  jeta  à  ses  pieds,  lui  confessa  ses  péchés,  et  en  purifiant 
sa  conscience  il  délivra  le  prieur  de  son  obscurité.  Quel- 
quefois cependant  celle-ci  a  un  bon  côté,  comme  on  le 
voit  par  l'exemple  de  Claire  de  Monte-Falcone.  Celle-ci, 
en  entrant  au  couvent,  avait  fait  vœu  de  jeûner  sept  jours; 
et  pendant  ce  temps  elle  s'était  adonnée  particulièrement 
à  la  prière.  Elle  fut  par  là  tellement  enflammée  dans  son 
cœur  que  souvent  la  nuit  elle  devenait  lumineuse.  Le  ma- 
tin, au  contraire,  elle  était  environnée  d'une  profonde 
obscurité,  pour  qu'elle  pût  prier  sans  être  dérangée;  de 
sorte  qu'il  semblait,  remarque  son  biographe,  que,  par 
une  faveur  particulière  de  Dieu,  la  lumière  et  les  ténèbres 
étaient  à  son  service  et  favorisaient  sa  dévotion.  (T'îYa, 
cl.  3.) 


l'ARTIES    DU    cours    OU    An'AHAlT    LA    LU.MILKE    ORGANIQUE.    87 

GHAPITEE   VII 

Des  divers  membres  du  corps  humain  qui  deviennent  lumineux  ;  la 
tête,  le  visage,  le  souffle,  les  bras ,  les  mains ^  les  doigts  et  les  pieds. 
Apparitions  lumineuses  Ix  la  mort  et  après  la  mort. 

Quelquefois  le  corps  tout  entier  des  extatiques  devient 
lumineux;  d'autres  fois^,  au  contraire,  une  partie  seulement 
du  corps  est  illuminée.  Christine  Mcchthilde  Tuschelin,  au 
couvent  d'Adelhausen,  était  souvent  environnée  tout  en- 
tière d'un  tel  éclat  que  personne  ne  pouvait  la  regarder 
et  qu'elle  était  obligée  de  rester  dans  sa  chambre,  afin  que 
les  sœurs  pussent  assister  au  chœur.  C'est  elle  aussi  qui, 
parlant  un  jour  familièrement  avec  le  Sauveur,  lui  dit 
avec  une  naïveté  charmante:  «  Mon  bon  Maître,  vous  avez 
créé  mon  âme  à  votre  image;  daignez  donc  aussi  habiter 
en  elle  comme  dans  le  ciboire.  »  Notre-Seigneur  lui  répon- 
dit :  «  Quand  ton  âme  sera  aussi  vide  de  toutes  les  choses 
temporelles  et  mondaines  que  ce  ciboire  où  je  suis,  j'habi- 
terai volontiers  en  toi  comme  j'habite  ici.  w  Violante,  reine 
d'Aragon,  épiant  un  jour  saint  Vincent  Ferrier,  son  con- 
fesseur, qui  était  en  prière,  le  vit  tout  entouré  de  lumière. 
Colette  était  souvent  aussi  toute  lumineuse  quand  elle 
priait;  de  sorte  que  plus  d'une  fois  les  sœurs  accoururent, 
croyant  que  sa  cellule  était  en  feu.  Quelquefois  même  la 
lumière  qui  rayonnait  de  son  corps  produisait  un  dévelop- 
pement de  calorique;  car  on  trouva  une  fois  son  voile 
brûlé,  quoiqu'il  n'y  eût  point  de  feu  dans  le  lieu  où  elle 
était.  Nous  citerons  dans  la  suite  d'autres  cas  de  ce  genre, 
lorsque  nous  parlerons  des  extatiques  qui  sont  élevés  en 
l'air;  car  c'est  alors  surtout  que  la  lumière  organique  a 
coutume  de  se  développer  pleinement. 


88   rARTiE"'  DU  conr^  or   M-i'ARAir  la  iiMiiiRE  organique. 

La  tète.  De  toutes  les  parties  du  corps  humani,  la  tète  est  celle 
à  laquelle  se  rattachent  le  plus  souvent  les  phénomènes 
lininneuA  sous  leurs  formes  diverses,  comme  c'est  en  elle 
aussi  que  la  lumière  organipue  a  sa  source  et  son  point  de 
départ.  Quelquefois  la  tête  est  entourée  d'un  nuage  lumi- 
neux .  comme  chez  le  saint  évèque  Kentigern.  Quelquefois 
ce  nuage  se  changeait  en  une  colonne  de  feu  resplendis- 
sante, qui  se  tenait  à  sa  place  à  l'autel  et  éblouissait  les 
assistants.  D'autres  fois^  au  lieu  d'un  nuage  lumineux,  ce 
sont  des  rayons  qui  partent  de  la  tête  dans  toutes  les  direc- 
tions et  s'étendent  au  loin.  11  en  était  ainsi  de  sainte  Rose, 
de  Thomas  Lombard  et  du  frère  lai  Barnabe  de  Pistorio. 
De  même  que  le  nuage  lumineux  [forme  quelquefois  une 
colonne,  ahisi  ses  rayons  se  réunissent  souvent  en  un  seul, 
qui  brille  sur  le  sommet  de  la  tête,  comme  chez  saint  Ra- 
velle,  évêque  de  Ferrare.  D'autres  fois  les  rayons  lumi- 
neux prennent  la  forme  du  cercle,  et  ceignent  le  front 
comme  une  couronne,  comme  chez  saint  Afre  toutes  les 
fois  qu'il  communiait  à  la  messe.  Tolomei  était  souvent 
aussi  couronné  d'un  cercle  lumineux;  d'autres  fois  son 
visage  devenait  radieux,  ou  bien  son  corps  tout  entier  était 
en^  ironné  de  lumière.  Chez  d'autres,  comme  chez  Jean- 
Baptiste  de  Lanuza.  pendant  tout  le  temps  de  la  messe,  la 
lumière  se  partage  en  trois  globes  lumineux  :  ou  bien,  se 
concentrant  davantage  encore,  elle  forme  un  seul  globe  au- 
dessus  du  sommet  de  la  tête.  C'est  ainsi  que  l'on  vit  un 
jour  paraître  un  globe  de  feu  sur  saint  Columban ,  peiî- 
dant  sa  messe,  depuis  l'évangile  jusqu'à  la  fin.  Il  en  était 
ainsi  bien  souvent  de  saint  Yves  et  du  frère  Gérard  ,  d'a- 
près le  témoignage  de  celui  qui  lui  servait  la  me^se.  On 
voyait  quelquefois  une  lumière  planer  sous  cette  forme 


PARTIES    DU    CORPS    01-    APPARAIT    LA    LUMIÈRE    ORGANIQUE.    89 

au-dessus  de  la  sœur  Antoinette  de  Florence  et  de  plusieurs 
autres  avec  elle.  Souvent  ce  n'est  qu'une  simple  étoile, 
comme  celle  qui  paraissait  au-dessus  de  la  tête  de  Didacc 
Lauda,  ou  sur  le  front  de  Cécile  Balde,  à  Bologne,  quand 
elle  parlait  de  choses  sublimes ,  tandis  que  trois  étoiles  de 
cette  sorte  l)rillaient  au-dessus  de  la  tête  de  François  de 
Polilio  pendant  qu'il  prêchait.  Quelquefois  cette  étoile 
prend  la  forme  d'une  comète,  dont  le  noyau,  formant  la 
partie  la  plus  brillante,  est  tourné  vers  la  tête  de  l'exta- 
tique, tandis  que  la  queue  monte  vers  le  ciel  comme 
une  colonne  de  lumière,  comme  chez  saint  Columban 
d'Ecosse,  d'après  ses  actes.  Enfin  c'est  sous  la  forme  d'une 
croix  brillante  que  la  lumière  apparaît  au-dessus  de  saint 
Humbert. 

Elle  apparaît  souvent  aussi  sur  le  visage.  Quelqu'un  l^e  visage. 
j'itant  verm  voir  Dominique  de  Sainte  -  Marie  dans  sa  cel- 
lule, il  vit  très- distinctement  tout  son  corps;  mais  il  ne 
put  reconnaître  son  visage,  parce  qu'il  répandait  un  tel 
éclat  que,  d'après  ses  propres  expressions,  il  semblait 
couvert  d'un  soleil.  Dans  le  visage ,  l'œil  est  la  source  prin- 
cipale de  la  lumière  mystique.  Lorsqu'Ida  de  Louvain  rece- 
vait les  sacrements ,  ses  yeux  jetaient  une  telle  lumière 
que  ses  rayons  éclairaient  tous  les  objets  qu'elle  regardait 
aussi  parfaitement  que  les  rayons  du  soleil.  Un  jour,  pen- 
dant qu'elle  buvait  le  précieux  sang ,  une  lumière  de  ce 
genre  sortit  de  ses  yeux;  de  sorte  que  le  prêtre  qui  lui 
donnait  la  communion  crut  d'abord  que  c'était  le  reflet 
d'un  rayon  de  soleil  dans  le  calice,  jusqu'à  ce  qu'enfin,  se 
tournant  vers  la  vierge  et  lui  regardant  la  figure ,  il  s'a- 
perçut que  c'était  de  ses  yeux  que  partait  la  lumière.  Ceci 
lui  arrivait  non -seulement  pendant  la  communion,  mais 


00    PARTIES    DU    CORPS    OU    APPARAÎT    LA    LUMIÈRE    ORGANIQUE. 

encore  dans  d'autres  circonstances.  Ainsi  une  religieuse 
aperçut  en  elle  cette  lumière  pendant  que  la  sainte,  assise 
avec  d'autres  dans  Tinfirmerie ,  s'entretenait  de  choses  spi- 
rituelles. Comme  ellle  avait  le  désir  d'être  encore  témoin 
de  ce  même  miracle  à  la  fête  de  Noël ,  voyant  Ida  prier 
avec  une  grande  ferveur  devant  le  saint  Sacrement ,  elle 
crut  que  l'occasion  était  favorable.  Elle  approcha  donc ,  sou- 
leva curieusement  son  voile,  et  trouva  son  visage  brillant 
d'une  lumière  comparable  à  celle  d'une  étoile.  La  sainte 
lui  arracha  par  ses  instances  la  promesse  de  ne  rien  dire 
à  personne  de  ce  qu'elle  avait  vu.  Une  autre  fois,  dans 
l'octave  de  la  Toussaint,  comme  elle  assistait  dans  le 
chœur  à  la  messe,  elle  fut  inondée  d'une  telle  lumière 
que  le  lieu  où  elle  se  tenait  en  était  tout  illuminé;  de 
sorte  que  les  rayons  étaient  réfléchis  par  le  mur  auquel  elle 
était  appuyée,  pendant  qu'elle  tenait  les  yeux  fixés  sur  un 
crucifix.  (Henriquez,  p.  432.) 
Les  veux.  Les  yeux  d'Ida  de  LeAvis  paraissaient  aussi  quelquefois 
aux  autres  sœurs  jeter  des  rayons  de  lumière.  Aussi  rou- 
gissait-elle quand  beaucoup  de  personnes  la  regardaient  ; 
car,  comme  elle  était  elle-même  toute  pénétrée  de  clarté , 
elle  pensait  qu'on  pouvait  voir  son  intérieur.  (16.,  p.  455.) 
Le  feu  de  la  charité  qui  consumait  Béatrix  de  Nazareth 
produisait  en  elle  comme  un  fleuve  de  lumière  qui  s'é- 
chappait par  les  yeux  et  apparaissait  ainsi  à  toutes  les  autres 
sœurs;  de  sorte  qu'elle  semblait  comme  Moïse  avoir  deux 
cornes  lumineuses.  Lorsque  cela  lui  arrivait,  elle  avait 
beaucoup  de  peine  pendant  le  reste  du  jour  à  distinguer 
les  objets  à  la  manière  ordinaire  ;  car  la  clarté  céleste  qui 
était  en  elle  pénétrait  tout,  les  choses  visibles  et  invisibles , 
les  choses  corporelles  et  spirituelles.  Lorsque  Colette  priait. 


I 


PARTIES    DU    cours    ou    APPARAÎT    LA    LUMIÈRE    OKGAMQUE.     01 

plusieurs  parmi  les  autres  sœurs  croyaient  voir  sortir  de 
sa  bouche  un  flambeau  allumé  qui  montait  si  haut  qu'il 
semblait  toucher  le  ciel.  La  sœur  Colette  d'Haplincourte  ;, 
l'ayant  trouvée  un  jour  priant  avec  ferveur^  vit  sortir  de 
sa  bouche  comme  un  soleil  brillant  qui  éclairait  toute  la 
chambre.  [Act.  S.,  6  mart.) 

La  sœur  Tuschelin  allant  à  la  communion  le  jour  de  la  Le  souffle 
Pentecôte ,  une  des  sœurs  vit  également  un  rayon  de  lu- 
mière sortir  de  sa  bouche.  (Steill.,  Éphéméricles,  p.  248.) 
Ce  genre  de  lumière  se  rattache  particulièrement  au  souf- 
fle. C'est  ainsi  qu'il  se  produisit  chez  saint  François  d'As- 
sise pendant  qu'il  prononçait  des  paroles  de  consolation , 
et  chez  le  frère  Gervais  d'Hyrminie,  un  jour  qu'il  consolait, 
dans  un  temps  de  famine ,  un  père  de  famille  réduit  au  dé- 
sespoir. Il  paraissait,  en  lui  parlant,  respirer  de  la  lumière 
et  des  flammes.  La  lumière  qui  sortait  de  saint  Marimoni 
est  comparée  à  un  flambeau;  celle  de  Guillaume  l'Ermite 
paraissait  se  rattacher  à  la  respiration ,  car  elle  sortait  de 
sa  bouche  avec  le  souffle,  et  y  rentrait  ensuite.  La  poitrine 
elle-même,  étant  le  point  de  départ  de  ce  mouvement, 
paraît  aussi  quelquefois  lumineuse,  comme  il  arriva  à  saint 
Colombin  de  Sienne,  un  jour  qu'étant  descendu  dans  un 
couvent  il  s'était  mis  au  lit.  Une  lumière  sortant  de  sa 
poitrine  éclaira  toute  la  chambre  ;  de  sorte  que  les  frères 
crurent  avoir  reçu  un  ange. 

Après  la  poitrine,  viennent  les  bras  et  les  mains ,  et  ils  Les  bras, 
participent  aussi  à  ce  phénomène  extraordinaire.  Un  prêtre 
vint  voir  un  jour  Dominique  de  Sainte-Marie,  qui  était  ma- 
lade et  couché  dans  une  chambre  très-obscure.  Sa  tête  et 
pcs  mains  répandaient  une  telle  lumière  que  le  prêtre  et 
d'autres  encore  qui  vinrent  avant  et  après  lui  purent  dis- 


02    PARTIES    DU    CORPS    OU    APPARAIT    LA    LUMIÈRE    ORGANIQUE. 

tinguer  tous  les  objets  dans  la  chambre.  Vincent  Lauter, 
ai'chevêque  de  Raguse ,  ayant  rencontré  saint  Philippe  de 
Neri^  saisit  sa  main  pour  la  baiser  avec  respect,  et  la  vit 
briller  comme  un  rayon  de  soleil.  Il  raconta  aussitôt  le  fait 
à  ses  amis ,  et  ceux-ci  lui  dirent  qu'il  s'était  déjà  renouvelé 
plusieurs  fois,  et  que  souvent,  pendant  la  messe ,  on  voyait 
sa  tête  environnée  de  lumière.  Aurelius  Baccius  de  Sienne 
le  vit  un  jour  ceint  comme  d'un  diadème  d'or.  Croyant 
d'abord  que  c'était  une  illusion,  il  se  mita  regarder  d'au- 
Ircs  objets;  mais  quand  il  reporta  ses  regards  vers  le  saint 
il  vit  encore  la  même  chose.  N'en  croyant  pas  encore  ses 
yeux,  il  se  les  frotta  avec  les  mains  et  avec  un  mouchoh'  ; 
mais  il  ne  voyait  de  lumière  que  sur  la  tête  de  Philippe , 
et  ce  phénomène  dura  jusqu'à  ce  que  celui-ci  eût  pris  le 
corps  et  le  sang  du  Seigneur.  Une  jeune  fille  de  douze  ans 
le  vit  souvent  aussi  dans  l'église  Saint -Jérôme  envi- 
ronné d'un  nuage  blanc  et  lumineux.  Quelle  que  fût  la  cou- 
leur de  sa  chasuble ,  il  lui  paraissait  toujours  blanc  et  res- 
plendissant. Beaucoup  d'autres  témoins  affirmèrent  la 
même  chose. 
Les  doigts.  C'est  principalement  au  bout  des  doigts  que  se  concenU'e 
volontiers  la  lumière  organique.  Lorsque  sainte  Colombe 
lisait  pendant  la  nuit,  et  que  sa  lumière  s'éteignait  avant 
qu'elle  eût  tini  sa  lecture,  elle  levait  la  main  droite,  et  ses 
doigts  lui  senaient  de  flambeaux.  Le  duc  Conrad  de  Ba- 
A  ière,  plus  tard  abbé  de  Villar,  archevêque  et  cardinal,  se 
servait  aussi  des  doigts  qui  touchaient  le  corps  du  Seigneur 
à  la  messe  en  guise  de  flambeaux  pour  lire  pendant  la  nuit  ; 
et  Marian  Scot,  abbé  Bénédictin,  n'ayant  point  un  jour  de 
lumière  pour  écrire,  se  servit  des  trois  doigts  de  sa  main 
gauche.  (Henriquez,  1,  \ .)  Saint  Samson  disant  la  messe  le 


PARTIES    DU    CORPS    OU    APPARAÎT    l.A    LUMIÈRE    ORGANIQUE.    93 

jour  OÙ  il  reçut  la  consécration  épiscopale ,  l'évêque  Dubret 
et  les  autres  ecclésiastiques  virent  du  feu  sortir  de  sa  bou- 
che et  de  ses  mains.  On  cite  môme  un  cas  où  les  pieds  sont 
devenus  lumineux.  En  effet,  Césaire  d'Heistersbach ,  dans 
son  douzième  livre  des  C/ioses  merveilleuses,  raconte  qu'un 
docteur  de  Paris,  qui  était  au  lit  malade,  se  mit  à  penser 
comment  il  pouvait  se  faire  que  des  corps  mangés  par  les 
vers  devinssent  radieux  et  brillants  comme  le  soleil  après 
la  résurrection.  Comme  il  regardait  ses  pieds  qui  sortaient 
de  dessus  la  couverture ,  ils  jetèrent  un  tel  éclat  que  son 
œil  ne  le  pouvait  supporter. 

Après  tout  ce  que  nous  avons  dit  sur  ce  sujet,  il  ne  doit    lHumina- 
,,       ,,  ,  1    1        -  •  1'    tion    mysti- 

pas  nous  paraître  étonnant  que  la  lumière  organique  se  de-     q^g  ^y 

^  eloppe  au  moment  de  la  mort ,  lorsque  tous  les  rapports  n^o^nent  de 

^  ^  ^  ^  ^  la  mort. 

qui  lient  l'homme  sur  cette  terre  se  brisent  pour  faire  place 

à  d'autres  dans  des  régions  plus  élevées.  Un  Chartreux  in- 
connu, cité  par  Raysius  dans  son  livre  sur  les  saints  belges, 
était  rentré  dans  sa  cellule  après  le  diner.  Là  il  fut  telle- 
ment envahi  par  le  feu  de  l'inspiration  que  la  faiblesse  de 
son  corps  n'y  put  résister,  et  il  mourut  au  milieu  de  ses  ar- 
deurs. Deux  marchands  qui  passaient  par  hasard  devant 
le  couvent  en  virent  monter  une  flamme  1res- claire,  et 
avertirent  le  portier.  On  courut  à  la  cellule,  on  força  la 
porte,  et  l'on  n'y  trouva  aucune  trace  d'incendie;  mais  on 
aperçut  dans  le  jardin  le  saint  religieux  à  genoux,  les  mains 
jointes  et  levées  vers  le  ciel ,  et  sur  lui  reposait  une  co- 
lonne de  feu.  Saint  Jean  de  la  Croix,  au  moment  de  sa  mort, 
fut  aussi  environné  d'une  lumière  très -brillante  au  milieu 
de  laquelle  il  exhala  son  ame.  La  bienheureuse  Gentile  de 
Uavenne  reconnut  l'approche  de  sa  mort  à  une  lumière 
qui  parut  sur  sa  tète.  Une  lumière  remplit  aussi  la  chambre 


94    PARTIES    DU    CORPij    OU    APPARAÎT    LA    LUMIÈRE    ORGANIQUE. 

OÙ  mourut  Didace  Ortiz,  la  maison  où  mom'ut  le  cardinal 
Aurelius  et  la  montagne  où  mourut  le  vénérable  Baptiste, 
moine  à  Fulio. 

Une  lumière  semblable  parut  appeler  M.  Villana  dans 
l'autre  monde  ;  et  lorsque  le  carme  Fr.  Grotti  mourut  en 
1 292,  à  l'âge  de  quatre-vingts  ans,  tout  le  couvent  se  rem- 
plit dune  lumière  qui ,  s'amassant  dans  la  cellule  du  mou- 
rant, sembla  monter  avec  lui  dans  le  ciel,  et  disparut  en 
répandant  un  parfum  délicieux.  De  Castre,  évêque  de  Ca- 
poue,  voyant  approcher  sa  fin,  rassembla  les  siens,  et 
célébra  la  messe  en  leur  présence.  Comme  il  prononçait 
les  paroles  de  la  consécration ,  il  devint  tellement  radieux 
qu'aucun  des  assistants  ne  pouvait  le  regarder.  Cet  éclat 
ne  disparut  qu'après  la  messe,  lorsque  l'évêque,  s'étant 
mis  dans  son  tombeau  en  présence  d'eux  tous ,  rendit  son 
âme  à  Dieu.  Bernard,  évêque  de  Vienne,  devint  aussi  lumi- 
neux en  mourant,  et  répandit  un  parfum  très-agréable.  11 
en  fut  ainsi  à  la  mort  de  saint  Etienne  abbé,  dont  la  cellule 
fut  remplie  d'une  telle  lumière  qu'on  ne  reconnaissait  plus 
son  cadavre.  A  mesure  que  Marie  B.  de  Serni  approchait 
davantage  de  sa  fin ,  les  autres  sœurs  du  couvent  remar- 
quèrent que  les  émissions  de  lumière  étaient  plus  fré- 
quentes chez  elle. 
Illumina-  Elles  continuent  souvent  jusqu'après  la  mort.  Ces  phé- 
lorib  après  j^Qjj^j^j^gg  peuvent  bien  quelquefois  tenir  à  l'électricité,  tels 
que  ces  dégagements  de  lumière  qui  surviennent  lorsque  le 
cadavre  est  près  de  se  décomposer.  Mais  ici  encore  les 
faits  que  l'on  cite  sont  trop  nombreux  pour  qu'on  puisse 
les  expliquer  tous  de  cette  manière.  Pendant  qu'on  lavait 
le  corps  de  la  vierge  Édelthride,  plusieurs  de  ses  membres 
devinrent  lumineux.  Le  visage  et  les  mains  d'xVlainle  Bre- 


PARTIES    DU    CORPS    OU    APPARAIT    LA    LUMIÈRE    ORGANIQUE.    95 

ton  brillaient  d'un  éclat  merveilleux  après  sa  mort ,  et  ceux 
des  saints  Juvence  et  Maxime  étaient  si  resplendissants 
que  personnne  ne  pouvait  les  regarder.  C'est  à  ce  genre  de 
phénomènes  que  se  rapportent  les  lumières  qui  paraissent 
immédiatement  après  la  sépulture :,  et  qui  durent  plusieurs 
jours.  Ainsi  elles  parurent  pendant  plusieurs  jours  au- 
dessus  du  tombeau  de  la  cistercienne  Mencia.  D'autres 
fois  ces  lumières  apparaissent  dans  certaines  circonstances 
particulières.  Ainsi^  un  an  après  la  mort  de  saint  Wilfrid , 
comme  le  peuple  accourait  en  foule  auprès  de  ses  restes, 
une  lumière  venant  de  l'Orient  éclaira  son  tombeau.  Le 
plus  souvent  c'est  une  lumière  qui,  sortant  de  l'intérieur 
de  l'église,  passe  à  travers  les  fenêtres,  et  qui,  examinée 
de  plus  près,  semble  partir  du  lieu  où  repose  le  corps  du 
saint.  Quelquefois  cette  lumière  apparaît  lorsqu'on  lève  le 
corps.  Il  en  fut  ainsi  de  sainte  Cunégonde,  qui  pendant 
trente  jours  parut  lumineuse  depuis  la  poitrine  jusqu'à  la 
tète ,  tandis  que  des  étincelles  sortaient  des  restes  d'une 
parure  de  perles  qu'elle  avait.  D'autres  fois,  c'est  à  l'occa- 
sion de  la  guérison  d'un  malade,  comme  chez  saint  Éloi, 
du  tombeau  duquel  un  rayon  de  lumière  vint  pénétrer 
dans  les  ulcères  d'un  lépreux,  et  produisit  une  sueur  abon- 
dante qui  guérit  le  malade. 

Au  reste,  ces  phénomènes,  comme  nous  l'avons  vu  déjà 
par  des  exemples  particuliers,  n'étaient  point  inconnus  à 
l'antiquité  chrétienne.  Constantin  envoya  le  patrice  Pho~ 
tius  trouver  saint  Paul  premier  ermite,  en  lui  recomman- 
dant de  bien  observer  son  air,  son  visage,  l'expression  de 
ses  yeux  et  tout  ce  qu'il  y  aurait  en  lui  de  singulier.  L'en- 
voyé dit  à  Siméon,  qui  l'accompagnait  :  «  Quoique  je  me 
sois  souvent  efforcé  de  le  regarder  en  face,  je  ne  l'ai  jamais 


96  EXPLICATION    DES   PHÉNOMÈNES    LUMINEUX. 

pu  faire,  et  il  m'a  fallu  toujours  fermer  les  yeux,  parce 
qu'ils  étaieut  comme  éblouis  par  les  rayons  de  lumière  qui 
sortaient  de  son  visage.  »  (Baronius  an.  984.)  Lorsque  le 
moine  Euthymedisaitla  messe,  on  le  voyait  environné  d'une 
colonne  lumineuse.  Salluste,  évêque  de  Jérusalem,  ayant 
fait  briser  la  porte  de  la  cellule  de  Barsanuphis,  la  trouva 
remplie  de  feu.  Lorsque  Siméon  priait,  des  masses  de  lu- 
mière semblaient  partir  de  lui  et  monter  vers  le  ciel,  et  il 
était  comme  dans  une  fournaise  ardente.  Plus  d'une  fois 
aussi  on  trouva  les  martyrs  de  ce  temps  environnés  de 
lumière  dans  leurs  cachots  souterrains. 


CHAPITRE   VIII 

Explication  des  phénoniènes  lumineux.  .Note  du  traducteur.  Du  pou- 
voir de  se  rendre  invisible.  Saint  Joseph  de  Steinfeld.  Nevelo  de 
Favence.  Sainte  Bone. 

Nous  pouvons,  d'après  tout  ce  que  nous  venons  de  dire, 
avoir  une  idée  de  la  manière  dont  se  produisent  les  phé- 
nomènes lumineux  chez  les  saints  mystiques.  La  cause 
immédiate  de  l'extase ,  c'est  ce  même  esprit  qui  est  des- 
cendu sur  les  apôtres  au  jour  de  la  Pentecôte.  Outre  l'au- 
torité des  saints  Évangiles,  nous  avons  encore  à  ce  sujet 
une  vision  qu'eut  Catherine  de  Raconisio,  lorsque  l'Es- 
prit-Saint  descendit  sur  elle.  Elle  vit  une  grande  lumière 
qui  se  partagea  en  trois  rayons,  et,  se  posant  sur  sa  tête, 
remplit  son  cœur  d'une  ardeur  singulière  et  d'une  douceur 
extraordinaire.  Une  voix  forte  lui  expliqua  ce  qui  venait 
de  se  passer  en  elle,  et  lui  dit  :  «  Je  suis  venu  pour  de- 
meurer en  toi ,  pour  entlammer  ton  cœur,  pour  le  puri- 


EXPLICATION    DES    PHÉNOMÈNES    LUMINEUX.  97 

fier,  réclairer  et  l'animer.  »  Ces  paroles  la  remplirent 
d'un  tel  effroi  qu'elle  tomba  sans  connaissance.  Mais 
lorsqu'elle  fut  revenue  à  elle,  son  cœur  n'était  que  joie, 
jubilation  et  reconnaissance;  et  elle  conserva  depuis  sur 
son  visage  un  certain  éclat,  où  se  mêlaient  la  blancheur 
du  lait  et  la  rougeur  du  sang.  (Marchèse,  Sacro  Diario , 
c.  V.) 

L'Esprit-Saint  étant  un  acte  pur,  quand  il  veut  s'empa- 
rer d'un  homme,  il  le  prend  par  ce  qu'il  y  a  de  plus  actif 
dans  la  partie  la  plus  spirituelle  de  son  être  :  il  l'anime  de 
son  souffle,  et  le  réchauffe  de  son  feu.  L'homme  se  trouve 
ainsi  comme  enveloppé  dans  cet  immense  courant,  qui  va 
de  Dieu  au  monde ,  et  il  sent  son  énergie  accrue  d'une 
manière  merveilleuse.  Mais  ce  feu  que  l'esprit  de  Dieu 
communique  à  l'esprit  de  l'homme  est  un  feu  tout  spirituel, 
qui,  allumé  à  la  lumière  éternelle  de  la  Divinité,  pénètre 
la  créature  et  la  transfigure  en  quelque  sorte.  Or,  comme 
en  raison  du  lieu  qui  unit  si  intimement  le  corps  et  lame, 
il  ne  peut  rien  se  passer  en  celle-ci  qui  ne  se  reflète  en 
celui-là,  cette  transfiguration  que  l'àme  éprouve  doit  se 
communiquer  au  corps  jusqu'à  un  certain  point;  et  comme 
celui-ci  est  en  rapport  avec  la  nature  physique,  de  même 
(juc  l'esprit  avec  la  nature  spirituelle,  la  première  doit  four- 
nir aussi  une  lumière  matérielle  qui  corresponde  à  la 
knnière  spirituelle  de  l'àme.  Mais  entre  ces  deux  lumières 
il  en  est  une  troisième,  dont  la  source  est  dans  le  corps 
hii-même,  à  savoir  la  lumière  organique.  Cette  lumière 
\ivanle,  excitée  aussi  par  cette  action  surnaturelle  del'Es- 
prit-Saint,  devient  plus  rapide  et  plus  brillante,  et,  péné- 
trant les  organes  avec  l'impétuosité  de  l'éclair,  elle  les 
traverse  comme  un  pur  cristal,  de  sorte  qu'ils  deviennent 

3* 


98  EXPLICATION    DES    PHÉNOMÈNES    LUMINEUX. 

comme  dissous  dans  une  eau  claire.  C'est  pour  cela  que 
les  sens  extérieurs  ne  peuvent  en  soutenir  l'éclat.  Cette 
lumière  en  général  est  blanche ,  parce  que  le  blanc  ex- 
prime une  clarté  pure  et  sans  tache.  Cependant  elle  paraît 
rouge  quelquefois  pai'  exception  ;  car  la  lumière  rouge  est 
parmi  les  lumières  colorées  la  plus  chaude  et  la  plus  ra- 
pide. G"  est  ainsi  que  les  sœurs  du  couvent  de  Sainte-Claire 
à  Ferrare  virent  un  jour  à  Noël  sainte  Catherine  de  Bo- 
logne environnée  d'une  lumière  qui  ressemblait  à  une 
flamme  rouge  ;  de  sorte  que  personne  ne  pouvait  fixer  les 
yeux  sur  elle.  Leur  surprise  fut  d'autant  plus  grande  que  la 
sainte,  par  suite  de  ses  maladies  et  des  fréquentes  pertes 
de  sang  qu'elle  avait  faites,  avait  un  teint  jaune  brun. 
Elle  répandait  en  même  temps  un  parfum  délicieux,  que 
l'on  ne  pouvait  comparer  avec  rien  de  terrestre  en  ce 
genre,  et  qui  la  suivait  partout  où  elle  allait.  (Sa  "Vie  par 
Paleotti,  c.  V,  50.) 

Loi^que  l'esprit  d'en  haut,  s'emparant  de  l'esprit  de 
l'homme,  produit  en  lui  un  plus  grand  développement  de 
lumière ,  à  son  action  surnaturelle  et  divine  répond  de  la 
part  de  l'homme  une  réaction  plus  ou  moins  puissante,  par 
laquelle  l'esprit  de  l'homme  réagit  d'un  côté  contre  l'esprit 
de  Dieu ,  et  le  corps  contre  les  influences  cosmiques  qui  le 
sollicitent.  La  manière  dont  s'accomplit  l'acte  de  la  respi- 
ration peut  nous  donner  une  idée  du  mode  d'après  lequel 
s'exécute  cette  action  divine  et  cette  réaction  de  l'homme. 
Il  \  a  dans  l'atmosphère  qui  nous  entoure  un  double  élé- 
ment, et,  par  suite,  un  double  rapport  avec  l'organisme; 
car  c'est  elle  qui  donne  au  corps,  inerte  par  lui-même, 
d'une  part  le  mouvement  organique,  et  de  l'autre  la  cha- 
leur qui  constitue  la  vie.  Mais  le  corps  ne  peut  s'approprier 


EXPLICATION    DKS    PHÉNOMÈNES    LUMINEUX.  90 

ces  deux  éléments  que  par  une  double  réaction,  et  c'est  ce 
qu'il  fait  dans  l'acte  de  la  respiration.  Lorsque  l'esprit  de 
Dieu  élève  l'homme  à  l'état  mystique,  et  développe  en  lui 
d'une  manière  extraordinaire  la  lumière  organique,  il  ne 
fait  que  continuer  cet  acte  primitif,  par  lequel  il  souffla 
dans  le  premier  homme  une  âme  vivante.  Cette  âme,  à 
l'origine,  illuminait  le  corps  où  Dieu  l'avait  enfermée;  et 
les  célestes  reflets  qu'elle  projetait  sur  son  enveloppe  ne 
disparurent  qu'après  le  péché.  Mais  la  rédemption  opérée 
par  le  Christ  a  raflumé  le  foyer  de  cette  lumière  intérieure  ; 
et,  quoiqu'elle  soit  versée  d'une  manière  surnaturelle  et 
dans  les  plus  hautes  régions  de  l'esprit,  cependant  le  mode 
d'après  lequel  elle  est  communiquée  a  beaucoup  d'ana- 
logie avec  le  procédé  de  la  respiration ,  et  exige ,  comme 
celui-ci ,  une  réaction  de  la  part  de  l'homme  à  l'égard  de 
l'action  divine.  Quoique  ces  apparitions  lumineuses  soient, 
dans  leur  origine,  du  domaine  surnaturel,  cependant  elles 
suivent  dans  leur  cours  les  lois  qui  régissent  tous  les 
autres  phénomènes  de  la  vie. 

Au  reste,  ce  rayonnement  de  lumière  n'est  point  étranger 
non  plus  au  domaine  de  la  nature,  comme  on  le  voit  en 
certains  poissons  électriques  qui  lancent  et  projettent  au 
loin  par  des  décharges  électriques  le  fluide  nerveux  dont 
ils  sont  pleins.  Il  y  a  également  des  hommes  chez  qui  la  lu- 
mière organique  qui  gît  dans  le  système  nerveux  est  telle- 
ment abondante  et  tellement  rapide  qu'elle  pénètre  les  or- 
ganes et  se  manifeste  au  dehors,  particulièrement  dans  les 
yeux,  dès  qu'ils  sont  excités  vivement  par  quelque  objet 
intérieur  ou  extérieur.  Ce  qui  distingue  cet  état  des  iflu- 
minations  mystiques,  c'est  que  celles-ci  peuvent  se  pro- 
duire chez  tous  les  hommes,  sans  qu'ils  aient  besoin  pour 


100  EXPLICATION    DES    PHÉNOMÈNES    LUMINEUX. 

cela  de  quelques  dispositions  naturelles;  et  il  suffit  pour  les 
développer  que  la  grâce  de  Dieu,  qui  en  est  la  cause  prin- 
cipale, trouve  leur  àme  bien  préparée.  Mais  encore  une 
fois,    quoique   surnaturelles   dans   leur   principe,    elles 
semblent  naturelles  dans  leur  cours,  et  l'on  peut  connaître 
jusqu'à  un  certain  point,  parla  manière  dont  elles  se  pro- 
duisent, par  la  partie  du  corps  qu'elles  affectent  de  préfé- 
rence, par  la  forme  sous  laquelle  elles  se  montrent,  quelle 
est  dans  l'organisme   la  partie  où  ce  fluide  lumineux 
s'accumule  d'une  manière  particulière,  et  qui  lui  sert  de 
foyer. 
Note  du         Nous  croyons  nécessaire  de  donner  ici  quelques  éclaircis- 
sements, afin  d'expliquer  ïapensée  de  l'auteur,  assez  obscure 
sur  cette  matière  et  difficile  à  saisir.  Le  lecteur  ne  doit  pas 
perdre  de  vue  la  division  très-importante  que  nous  avons  in- 
diquée dans  l'introduction  de  cet  ouvrage ,  et  qui  domine  le 
livre  tout  entier.  Nous  n'hésitons  pas  a  la  reproduire,  parce 
que  c'est  ici  surtout  qu'elle  trouve  son  application.  L'homme, 
ce  petit  monde,  comme  l'appelait  déjà  l'antiquité,  porte  en 
son  être  l'image  et  comme  l'abrégé  de  ce  vaste  monde,  oh  il 
semble  perdu  comme  un  atome.  De  même  qu'en  celui-ci  on 
distingue  le  soleil,  la  terre  et  F  air  situé  entre  les  deux, 
ainsi  trouve-t-on  dans  l'homme  trois  régions,  l'esprit,  le 
corps  et  l'àme,  et  en  chacune  de  ces  régions  trois  parties  dans 
lesquelles  chacune  d'elle  se  subdivise.  Nous  ne  nous  occupe- 
rons ici  que  du  corps,  parce  que  c'est  lui  dont  il  s'agit  prin- 
cipalement en  ce  moment. 

Le  corps  porte  aussi,  dans  l'ensemble  des  systèmes  qui  le 
composent,  l'image  et  le rejletdu  monde.  Le  cerveau,  organe 
de  l'esprit  pour  les^^îo^timi'ëe  'Jtipenséê,y  fait  les  fonc- 
tions du  soleil./ha^Kmi  y  est  représentée  par  "les  systèmes 

C7.  r...- 


EXPLICATION    DES    PHÉNOMÈNES    LUMINEUX.  101 

infcrieim,  et  l'air  par  ceux  de  la  ref^piration  et  der>  mouve- 
ments volontaires.  Le  soleil  est,  d'après  l'opinion  la  plus 
commune  aujourd'hui  parmi  les  savants ,  un  corps  opacfie 
par  lui-même.  Il  n'est  ni  la  source  ni  le  foyer  de  lalumière, 
mais  il  est  simplement  une  sorte  de  machine  électrique  qui, 
mise  en  mouvement  par  une  main  invisible,  projette  au  loin 
le  fluide  lumineux  qui  V entoure.  Autrefois,  lorsque  la  science 
Hait  chrétienne,  on  n'hésitait  pas  à  placer  dans  une  intelli- 
gence supérieure  la  cause  de  tous  les  mouvements,  et  parti- 
culièrement de  ceux  des  corps  célestes,  et  nous  croyons  que 
sous  ce  rapport  on  était  bien  plus  dans  le  vrai  qu'aujour- 
d'hui. Nous  plaçant  donc  au  point  de  vue  de  cette  science,  et 
admettant  comme  certaine  l'intervention  des  anges  dans  les 
mouvements  des  corps  célestes,  nous  pouvons  nous  représenter 
le  soleil  comme  mû  par  une  intelligence  céleste,  et  projetant 
ses  rayons  lumineux  à  travers  l'atmosphère  sur  la  terre, 
ciu'il  éclaire  et  vivifie  à  la  fois.  Or  l'esprit  est  relativement 
au  cerveau,  son  organe,  ce  qu'est  au  soleil  l' intelligence  qui 
le  met  en  mouvement ,  avec  cette  différence  toutefois  c^u'il  y 
a  dans  l'homme  une  union  hypostatique  entre  l'âme  et  le 
corps,  tandis  qu'il  n'y  a  entre  le  soleil  et  Vancje  qui  le  con- 
duit fjue  le  rapport  qui  existe  entre  le  moteur  et  l'objet  qui 
le  met  en  mouvement. 

Le  cerveau  est  l'image  du  soleil,  non-seulement  par  la  po- 
sition qu'il  occupe  dans  le  corpjs  humain,  mais  encore  par  les 
fonctions  qu'il  y  remplit.  En  effet,  c'est  lui  qui  est  le  point 
de  départ  du  système  nerveux  tout  entier,  et  le  foyer  de  ce 
fluide  vital,  si  subtil,  si  délié,  si  pénétrant,  que  l'on  désigne 
sous  le  nom  de  fluide  nerveux ,  et  cpii  est  très-probablement 
identique  avec  les  fluides  lumineux,  électrique  et  magnétique. 
Le  cerveau,  dans  sa  partie  la  plus  haute  et  la  plus  rappro- 


102  EXPLICATION    DES    PHÉNOMÈNES    LUMINEUX. 

chéc  de  l'esprit,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  est  donc, 
comme  le  soleil,  un  instrument  qui  développe  de  la  lumière; 
et  cette  lumière  est  celle  que  l'auteur  désigne  sous  le  nom 
d'organique.  Les  organes  intérieurs  du  coiys  humain  étant 
diaphanes  pour  elle,  comme  l'air  pour  les  rayons  du  soleil, 
ils  sont  invisibles  pour  nous,  de  même  que  l'atmosphère  qui 
nous  entoure.  Et  d'un  autre  côté,  cette  enveloppe  extérieure, 
qui  renferme  tous  les  systèmes  de  l'organisme ,  et  que  l'on 
appelle  proprement  le  corps,  étant  opaque,  absorbe,  pour 
ainsi  dire,  tous  les  rayons  de  cette  lumière  vitale,  et  se  pose 
comme  une  barrière  infranchissable  entre  nous  et  les  autres 
hommes,  protégeant  contre  leurs  regards  curieux  les  mys- 
tères de  la  vie  qui  s'accomplissent  au  fond  de  notre  orga- 
nisme. 

Ainsi,  par  deux  raisons  opposées,  ni  nous  ne  voyons  ni 
les  autres  ne  voient  ce  qui  se  passe  en  nous.  L'opacité  de 
notre  coiys  le  rend  visible  pour  nous  et  pour  les  autres ,  et 
rend  invisibles  les  organes  qu'il  renferme,  de  même  que  celle 
de  la  terre  nous  la  rend  visible,  et  nous  cache  en  même  temps 
les  secrets  quelle  révèle  en  son  sein.  Mais  si  l'on  suppose 
d'un  côté,  pjar  suite  d'une  surexcitation  du  cerveau,  un  déve- 
loppement plus  considérable  et  une  perfection  plus  grande  de 
la  lumière  organique,  et  de  l'autre  une  enveloppe  plus  fine, 
plus  déliée,  plus  ténue,  effets  que  produit  souvent,  nous  l'a- 
V071S  vu,  l'ascèse  chrétienne,  il  n'est  plus  étonnant  dès  lors 
que  le  fluide  lumineux  organique,  lancé  avec  plus  de  force 
et  n'étant  plus  arrêté  par  le  corps,  que  l'habitude  des  vertus 
chrétiennes  a  discipliné  et  spiritualisé  en  quelque  sorte,  il 
n'est  plus  étonnant  que  ce  fluide  soit  projeté  à  l'intérieur,  et 
prenne  une  fot^ne  soisible.  On  compjrend  que  le  cerveau  étant 
le  foyer  et  le  point  de  départ  de  la  lumière  organique,  c'est 


I 


EXPLICATION    DES    rilÉNO.MÈNES    LUMINEUX.  103 

surtout  à  la  tète  et  dans  les  parties  qui  l'avoisinent  qu'elle 
doit  se  manifester  plus  souvent,  et  c'est  ce  que  prouvent 
aussi  les  faits  qui  ont  été  cités  p^lus  haut. 

Si  rhomme  clevé  à  l'état  mystique  pouvait  retenir  cette  De  la  faculté 
vertu  qui  se  répand  autour  de  lui  malgré  lui,  et  qui  le  rend   rendre  m- 
visible  pour  les  autres;  s'il  pouvait  la  ramener  à  soi  et  la     ^'^siblc. 
concentrer  comme  en  un  foyer,  il  pourrait  par  là  même , 
pendant  le  temps  que  durerait  cette  concentration,  se  sous- 
traire aux  regards  des  autres  hommes.  On  raconte  plusieurs 
faits  à  ce  sujet  dans  les  vies  des  saints,  mais  ils  ne  sont  ni 
assez  nombreux  ni  assez  authentiques  pour  nous  donner 
une  certitude  entière.  On  rapporte  par  exemple,  dans  la  vie 
de  saint  Hermann  Joseph  de  Steinfeld,  que  pendant  qu'il  S.  Joseph  de 
écrivait  son  explication  du  Cantique  des  cantiques,  il  s'était   ^^^'''^''^^• 
retiré  dans  un  lieu  solitaire,  afin  de  n'être  point  dérangé. 
Là,  s'abandonnant  à  son  attrait,  il  fut  bientôt  saisi  par 
l'esprit;  de  sorte  que,  sans  égard  pour  la  faiblesse  de  son 
corps,  il  oubliait  de  venir  à  table  pour  manger.  Si  les  frères 
allaient  le  chercher  dans  sa  solitude,  et  ne  le  trouvaient 
point  à  la  place  où  ils  savaient  qu'il  devait  être,  ils  expri- 
maient en  termes  quelquefois  assez  durs  leur  impatience 
et  leur  désappointement.  Plus  tard,  lorsque  le  saint  les  ren- 
contrait, il  leur  rappelait  les  paroles  qu'ils  avaient  dites, 
les  reprenant  avec  douceur  de  leurs  mouvements  d'impa- 
tience. S'ils  lui  demandaient  comment  il  avait  pu,  étant 
absent,  entendre  ce  qu'ils  avaient  dit,  il  leur  répondait  : 
«  Ce  n'est  point  d'un  autre  que  je  le  tiens,  mais  je  l'ai  en- 
tendu moi-même  de  mes  oreilles;  abstenez-vous  donc  à 
l'avenir,  je  vous  en  prie,  de  ces  sortes  de  choses.  »  Il  lui 
arriva  ainsi  plusieurs  fois  de  n'être  point  vu,  quoiqu'étant 
présent. 


lOi  EXPLICATION    DES    PHÉNOMÈNE?    LUMINEUX. 

Comme  il  était  très -lié  avec  le  frère  qui  servait  au  ré- 
fectoire^  il  s'y  était  choisi  un  endroit  où  il  pouvait  se  li- 
Arer  à  la  méditation  sans  être  dérangé,  après  le  dîner 
pendant  l'été,  et  après  le  souper  pendant  l'hiver.  Souvent 
le  frère,  quand  il  fermait  les  portes,  ne  le  voyait  point; 
de  sorte  que  tantôt  il  était  très-étonné  de  ne  point  trouver 
celui  qu'il  croyait  y  avoir  laissé,  et  tantôt,  au  contraire, 
il  était  non  moins  surpris  de  l'y  voir,  le  croyant  ailleurs  ; 
car  la  porte  ne  pouvait  être  ouverte  par  dedans.  Un  jour 
donc,  comme  il  allait  la  fermer,  et  qu'il  ne  le  voyait  pas^ 
pensant  qu'il  pouvait  bien  être  là  comme  les  autres  jours, 
il  lui  cria  :  «  Frère  Joseph,  si  vous  êtes  ici,  montrez-vous 
pour  que  je  ne  vous  enferme  pas.  »  Joseph  se  tut.  Comme 
le  frère  s'en  allait  et  mettait  la  clef  dans  la  serrure,  le 
saint  lui  dit  :  «  Ne  fermez  pas,  car  je  suis  prêt  maintenant 
à  sortir  avec  vous.  «  Le  frère,  étonné,  lui  dit  :  «  Une  autre 
fois,  si  vous  ne  dites  rien  quand  je  m'en  irai,  vous  resterez 
enfermé  tout  le  jour.  »  Joseph,  cherchant  à  voiler  ce  qu'il 
ne  pouvait  nier,  lui  dit  :  «  Comment  ne  m'avez-vous  pas 
vu?  j'étais  devant  vous.  »  Il  arriva  souvent  que,  après  que 
les  frères  l'avaient  cherché  longtemps  dans  tous  les  coins 
du  couvent,  il  leur  apparaissait  tout  à  coup  quand  cela  lui 
plaisait,  et  les  jetait  dans  un  étonnement  profond.  (Sa 
Vie,  c.  IX,  30.) 
Nevelo  ^^"  raconte  la  même  chose  du  bienheureux  Nevelo, 
de  Favence.  Franciscain  à  Favence,  mort  en  1280.  Il  avait  coutume  de 
prier  longtemps  dans  une  église  du  lieu,  dédiée  à  saint 
Pierre,  de  sorte  qu'à  la  fin  on  voulut  l'en  chasser.  Comme 
on  se  préparait  à  le  faire,  on  ne  put  le  trouver  nulle  part. 
Mais  plus  tard ,  comme  on  allait  à  Matines ,  on  le  trouva  à 
sa  place,  les  mains  levées  vers  le  ciel,  selon  sa  coutume. 


EXPLICATION    DES    PHÉNOMÈNES    LUMINEUX.  105 

[A  S.,  27  jul.)  L'Anthologie  grecque  rapporte  aussi  du 
piètre  Lucien,  qui  souffrit  le  martyre  sous  l'empereur 
Maximien ,  que  lorsqu'il  allait  dans  les  rues  d'Antioche  il 
était  visible  pour  les  uns  et  invisible  pour  les  autres,  selon 
qu'il  le  voulait.  [A.  S.,  7  jan.) 

Sainte  Bone,  née  à  Pise  en  11 06,  était  allée  en  Pales-  SainteBone. 
tine,  où  ses  parents  occupaient  de  grandes  dignités;  mais, 
rougissant  de  leur  fille,  ils  lui  envoyèrent  sur  le  bord  de 
la  mer  des  gens  chargés  de  l'enlever.  Elle  fut  invisible 
pour  eux,  tandis  qu'elle  était  vue  des  autres  et  parlait  avec 
eux.  Plus  tard,  après  son  retour  dans  son  pays,  il  s'éleva 
parmi  les  moines  de  Saint-Michel  d'Orticaire  une  dispute 
pour  savoir  qui  parmi  eux  irait  à  la  fête  de  Saint-Jacques 
de  Podio.  La  sainte,  pour  détourner  le  scandale,  parut 
dans  l'église,  et  leur  demanda  qui  d'entre  eux  voulait  ve- 
nir à  Saint- Jacques.  Tous  s'excusèrent  en  disant  qu'il  était 
trop  tard.  Elle  leur  dit  alors  :  a  Et  si  vous  n'étiez  vus  do 
persomie,  iriez-vous?  »  Tous,  espérant  un  miracle,  dirent 
qu'ils  iraient,  et  la  suivirent.  Elle  traversa  la  foule  avec 
eux, sans  qu'ils  fussent  vus  de  personne.  (A.  S.,  29  mai.) 

On  voit  que  dans  tous  ces  faits  il  y  a  quelque  chose 
d'incertain,  et  il  est  très-difOcile  de  porter  un  jugement 
définitif  sur  leur  authenticité  ;  ils  n'offrent  point,  sous  ce 
rapport,  les  mêmes  garanties  que  ceux  que  nous  avons  cités 
jusqu'ici.  Mais,  en  supposant  qu'ils  soient  vrais,  il  n'y  a 
rien  dans  ces  récits  qui  puisse  nous  paraître  déraison- 
nable, et  par  conséquent  inadmissible  à  notre  point  de  vue. 
Les  esprits  et  les  puissances  spirituelles,  n'étant  point  sou- 
mis aux  conditions  de  l'espace,  sont  invisibles  à  nos  sens. 
Pour  devenir  visibles  il  faut  qu'ils  revêtent  un  corps,  afin 
(juc  les  sens  puissent  les  saisir  à  l'aide  du  voile  qui  les  re- 


106  EXPLICATION    DES    PHENOMENES    LUMINEUX. 

comre.  Que  si,  au  contraire^  l'esprit  veut  soustraire  aux 
regards  l'enveloppe  qui  le  cache,  il  faut  qu'il  la  retire  à 
soi,  et  qu'au  lieu  de  s'en  revêtir  il  la  revête  en  quel- 
que sorte  et  l'embrasse  au  contraire;  de  sorte  qu'elle 
passe  pour  ainsi  dire  dans  l'esprit,  et  participe  à  son  invi- 
sibilité. 

>'ous  voyons  quelque  chose  de  semblable  dans  la  nature 
extérieure  en  beaucoup  de  cas.  Ainsi  un  corps,  avec  la 
même  masse  de  matière,  peut  être  opaque  ou  diaphane ^ 
selon  qu'il  se  ferme  à  la  lumière,  ou  que,  lui  ouvrant  au 
contraire  toutes  ses  parties,  il  se  laisse  pénétrer,  embrasser 
et  éclairer  par  elle.  Or  plus  il  paraît  opaque,  plus  il  est 
visible  dans  sa  masse;  plus  il  est  diaphane  au  contraire,  et 
plus  il  est  invisible;  de  sorte  qu'un  corps  qui  serait  entiè- 
rement pénétré  par  la  lumière  serait  diaphane  et  invisible 
à  la  fois;  car  la  lumière,  l'absorbant  et  le  revêtant  tout 
entier,  le  soustrairait  par  là  à  nos  perceptions.  Le  même 
phénomène  se  produit  dans  des  régions  plus  basses  encore 
avec  les  autres  éléments.  L'air,  par  exemple,  dissout  l'eau, 
pour  ainsi  dire,  et  la  rend  invisible.  L'eau,  de  son  côté, 
dissout  le  sel.  Si  quelque  chose  vient  à  déranger  cette  dis- 
solution de  l'eau  par  l'air,  l'atmosphère  se  trouble;  l'air 
et  l'eau  se  séparent  :  le  premier  se  produit  sous  la  forme 
d'éclairs,  et  la  seconde  sous  celle  de  pluie.  Il  en  est  de 
même  en  quelque  sorte  du  rapport  qui  existe  entre  l'âme 
et  le  corps.  L'àme  est  cachée  sous  l'enveloppe  du  corps, 
tandis  que  celui-ci  est  visible  pour  les  sens  extérieurs. 
Mais  si  l'homme  s'élève  à  des  états  supérieurs  et  extraor- 
dinaires, la  puissance  de  l'esprit  augmentant,  celui-ci 
tient  le  corps  avec  plus  de  force,  le  transforme  et  le  spiri- 
tualise  en  quelque  façon.  Les  rapports  sont  changés  :  ce 


DES    VISIONS    DK    l'iMAGINATION.  107 

n'est  plus  le  corps  qui  embrasse  et  renferme  Tàme,  mais 
c'est  celle-ci,  au  contraire^  qui  embrasse  et  contient  ce- 
lui-là. Cependant,  comme  l'homme  n'est  jamais  entière- 
ment soumis  aux  lois  de  la  nécessité,  mais  qu'il  garde  tou- 
jours son  libre  arbitre,  ce  phénomène  dépend  de  la  vo- 
lonté humaine,  ou  plutôt  de  l'esprit  supérieur  qui  agit  en 
elle;  de  sorte  qu'il  peut  comme  il  le  veut,  quand  il  arrive 
à  ce  degré  de  l'état  mystique,  rendre  visible  ou  invisible  le 
corps  qu'il  anime. 

CHAPITRE   IX 

Des  visions  de  l'âme,  et  particulièrement  de  l'imagination.  Des  dispo- 
sitions naturelles  à  la  vision.  Jérôme  Cardan.  Des  visions  surnalu- 
turelles.  Véronique  de  Binasco.  Marie  d'Agréda  et  sa  Cité  de  Dieu. 

La  pensée  existe  à  l'état  de  type  ou  d'idée  dans  la  plus 
haute  région  de  l'homme,  à  savoir  dans  l'esprit;  puis  ce 
t\pe  prend  une  forme  dans  l'âme  par  la  parole,  et  enfin  il 
se  produit  au  dehors  dans  le  corps  par  le  son  ou  la  parole 
extérieure.  Aux  illuminations  matérielles  produites  par  le 
système  nerveux  correspondent  donc  les  visions  spiri- 
tuelles, de  même  qu'à  la  parole  extatique  correspond  un 
mouvement  intérieur  de  l'esprrt.  Il  est  donc  juste  qu'après 
avoir  étudié  les  phénomènes  lumineux  de  l'extase  nous 
considérions  les  visions  propres  à  cet  état,  et  que  nous 
cherchions  à  saisir  leur  rapport  avec  les  autres  phénomènes 
qui  le  caractérisent.  Or  nous  avons  vu  plus  haut  qu'il  y  a 
trois  sortes  de  visions  :  celles  des  sens,  qui  résultent  des 
impressions  qu'ils  reçoivent;  celles  qui  s'accomplissent 
dans  l'imagination  par  le  moyen  des  formes  qu'elle  abstrait 
des  objets  extérieurs;  troisièmement  enfin,  celles  qui  se 


108  DES    VISIONS    DE    l' IMAGINATION". 

produisent  dans  l'esprit,  comme  de  purs  mouvements  in- 
tellectuels, sans  images  ni  formes.  Comme  nous  avons 
déjà  parlé  des  premières  dans  le  livre  précédent,  nous  n'a- 
vons à  nous  occuper  ici  que  des  deux  autres ,  et  d'abord 
des  visions  de  l'imagination. 

L'imagination  a  son  siège  et  exerce  son  action  dans  la 
région  moyenne  de  l'homme,  c'est-à-dire  dans  l'âme;  elle 
a  sous  elle  les  sens ,  avec  le  sens  commun  qui  les  réunit 
tous,  et  au-dessus  d'elle  les  puissances  supérieures  de  l'es- 
prit. Les  visions  qui  se  produisent  en  elle  peuvent  donc  ve- 
nir, ou  par  dehors,  du  monde  intérieur,  ou  par  dedans,  du 
monde  spirituel  placé  au-dessus  d'elle;  et  comme,  dans 
l'un  et  l'autre  cas,  elles  appartiennent  à  la  personne  qui  les 
éprouve,  elles  peuvent  aussi  dans  les  deux  cas  être  son 
œuvre  propre.  Dieu,  étant  présent  partout  et  pénétrant 
tout  de  son  action,  peut  aussi  produire  ces  visions,  soit 
immédiatement  par  lui-même,  soit  par  l'entremise  des 
bons  anges.  Enfin  elles  peuvent  être  le  résultat  des  mau- 
vaises influences  du  démon.  Ainsi,  Dieu,  la  nature,  les 
anges  et  les  démons,  les  saints  et  les  autres  défunts  peuvent 
agir  sur  l'imagination,  et  produire  en  elle  des  visions  dont 
il  est  quelquefois  très- difficile,  à  cause  de  cela,  de  l)ien 
distinguer  la  source  et  l'origine.  Et  comme  l'erreur  est 
très- facile  en  ce  domaine,  il  est  nécessaire  d'apporter  les 
pkis  grandes  précautions  et  l'attention  la  plus  scrupuleuse 
dans  l'examen  des  phénomènes  qui  s'y  rattachent.  En 
effet,  ce  protée  que  chacun  porte  en  soi,  qui  présente  à 
notre  esprit,  sous  la  forme  de  songes,  le  souvenir  des 
impressions  que  nous  avons  reçues  autrefois;  qui  fait  flot- 
ter devant  l'âme  à  demi  éveillée,  ou  enivrée  par  les  exci- 
tations du  dehors,  les  fantômes  des  choses  qui  ont  frappé 


«ES    VISIONS    DE    l/lMAGINATlON.  109 

nos  sens,  ou  même  do  celles  que  nous  n'avons  jamais  vues, 
et  qui  leur  donne  des  formes  tellement  déterminées  que 
souvent  elles  sont  plus  saisissables  pour  nous  que  la  réalité 
même;  ce  protée,  qui,  dans  ces  états  maladifs  où  Tàme 
Hotte  dans  une  sorte  de  demi-jour  vague  et  incertain  entre 
la  lumière  et  les  ténèbres,  évoque  des  images  singulières 
et  bizarres;  ce  protée,  ce  magicien  a  établi  son  siège  dans 
rimagination,  et  trompe  non-seulement  les  âmes  ordi- 
naires, mais  encore  celles  qui,  élevées  par  Dieu  à  l'état 
mystique,  semblent  devoir  être  à  l'abri  de  ses  illusions.  De 
rimagination  où  il  réside,  une  nmltilude  innombrable  de 
sentiers  conduisent  dans  toutes  les  directions;  de  sorte 
que,  par  eux,  il  peut  arriver  à  l'àme  de  partout  des  im- 
pressions et  des  images.  L'état  du  soleil,  le  cours  de  la 
lune,  l'aspect  des  astres,  le  mélange  des  éléments,  rien  ne 
lui  est  étranger.  Du  fond  des  régions  inférieures  de  la  vie 
montent  jusqu'à  lui  des  nuages  plus  ou  moins  épais,  tandis 
que  les  régions  supérieures  lui  envoient  de  sublimes  pen- 
sées. Le  mensonge  trouve  le  moyen  de  s'approcher  de  lui^ 
et  le  vrai  sait  aussi  se  frayer  jusqu'à  lui  un  passage.  A  la 
vérité  simple  et  pure  qui  vient  de  Dieu,  des  bons  esprits, 
et  de  tout  ce  qui  est  bon  dans  la  nature  et  dans  l'homme, 
peut  se  mêler  facilement  l'illusion ,  qui  partout  prend  sa 
source  dans  le  désordre  et  le  mensonge.  Pour  discerner 
1  un  et  l'autre,  l'esprit  a  besoin  d'une  critique  attentive, 
qui  examine  avec  soin  tous  les  signes,  tous  les  indices,  qui 
tienne  compte  et  du  passé  et  du  présent  et  de  l'avenir, 
et  des  causes  et  des  effets  et  de  la  fin,  qui  ne  donne  son 
adhésion  qu'à  ce  qui  porte  les  signes  authentiques  de  l'ac- 
tion divine,  et  qui,  même  en  ce  cas,  ne  la  domie  que  sous 
condition;  qui  n'hésite  pas  à  rejeter  tou^  les  faits  qui  ne 
".  4 


no  DES    VISIO-NS    DE    l"iMAGI>AÏIO>'. 

peuvent  suppoiler  celte  épreuve,  ou  à  n'en  tenir  aucun 
compte. 
J  CurJan.        I,*our  ce  qui  concerne  les  influences  physiques  et  orga- 
niques, ce  que  J.  Cardan  raconte  de  lui-même  et  de  ses 
dispositions  est  très-intéressant  sous  ce  rapport.  «  Quand 
«  je  le  veux,  nous  dit- il,  je  vois  ce  qu'il  meplaitde  voir, 
a  et  cela  non  avec  l'esprit  seulement,  mais  avec  les  yeux  , 
«  comme  ces  images  que  je  vo;  aïs  dans  mon  enfance.  Mais 
«  maintenant  je  crois  qu'elles  sont  le  résultat  de  mes  occu- 
«  pations.  Je  n'ai  pas  toujours,  il  est  vrai,  ni  en  tout  temps 
«  cette  faculté;  m.ais  cependant  je  ne  l'ai  que  quand  je 
((  veux.  Les  images  que  je  vois  sont  toujours  en  mouve- 
«  ment  ;  c'est  ainsi  que  je  vois  les  forets,  les  animaux,  les 
«  divers  pays  et  tout  ce  que  je  veux  voir.  Je  crois  que  la 
«  cause  de  tous  ces  effets  est  dans  l'activité  de  mon  ima- 
«  gination  et  dai-s  une  vue  très-perçante.  Dès  mon  enfance, 
u  j'avais  cela  de  commun  avec  Tibère  César,  que  je  pou- 
«  vais  voir  dans  l'obscurité  la  plus  profonde  comme  en 
«  plein  jour.  Mais  je  n'ai  pas  gardé  longtemps  cette  ïd- 
u  culte.  Je  vois  bien  encore  toujours  quelque  chose,  quoi- 
«  que  je  ne  puisse  pas  bien  distinguer  ce  que  je  vois;  et 
«  j'attribue  aussi  cet  etl'et  à  la  chaleur  du  cerveau,  à  la 
(V  subtilité  des  esprits  vitaux,  à  la  substance  de  l'œil  et  à 
«  l'énergie  de  l'imagination.  »  [DeVarietate  rerum,  1.  \\ , 
c.  43.)  Il  avait  de  plus  la  faculté  de  se  mettre  dans  une 
sorte  d'exîase.  Il  lui  semblait  alors  que  sa  poitrine  se  fen- 
dait pour  laisser  écliapperràme.  Puis  il  lui  semblait,  d'un 
autre  coté,  qu'une  porte  s'ouvrait  dans  son  àme  pour  en 
laisser  sortir  un  esprit;  après  quoi  il  lui  paraissait  qu'il 
était  hors  de  son  corps,  et  que  ce  n'était  que  par  un  effort 
puissant  qu'il  en  retenait  encore  une  paiiie. 


DKS    VIt;iO-NS    Dt    l'iMAGINATIO,  1  I  i 

On  voit,  d'après  ce  que  nous  dit  Cardan,  que  ce  qui 
produit  ce  mirage  c'est  que  les  images  qui  naissent  d'elles- 
mêmes  dans  l'imagination,  entrant  en  rapport  avec  l'or- 
gane de  la  vue,  qui  a  déjà  très- souvent  une  certaine  >Lifii- 
nité  avec  elles,  produisent  en  lui  une  impression  semblable 
à  celle  qu'il  reçoit  des  objets  extérieurs;  de  sorte  que 
l'objet  que  se  crée  l'imagination  acquiert  la  môme  objec- 
tivité que  les  objets  réels  eux-mêmes.  Quant  aux  causes 
de  ces  fantômes,  qui  souvent  imitent  si  bien  la  vérité 
qu'on  les  prend  pour  elle,  c'est  ordinairement  une  imagi- 
nation vive,  active,  douée  de  la  l'acuité  de  se  créer  elle- 
même  et  ses  propres  images  et  la  lumière  qui  les  éclaire. 
Cette  cause  est  bien  plus  puissante  encore,  lorsque  l'œil, 
de  son  côté,  a,  comme  en  J.  Cardan,  la  faculté  d'illuminer 
en  quelque  sorte  les  objets  de  sa  propre  lumière  et  de  voir 
dans  l'obscurité  la  plus  profonde.  Ces  causes,  c'est  encore, 
dans  cette  partie  intérieure  du  sens  de  la  vue  qui  est  en 
rapport  avec  l'esprit,  une  plus  grande  facilité  à  recevoir  les 
impressions  et  à  les  concentrer;  et  cette  qualité  se  mani- 
feste au  dehors  par  une  vue  très-pénétrante,  comme  celle 
de  Jérôme  Cardan.  Dans  l'état  ordinaire,  les  images  sont 
â|i  ï*eçues  d'abord  par  les  sens  extérieurs,  et  montent  de  là 
dans  l'esprit;  mais  dans  les  états  extraordinaires  dont  nous 
parlons  ici  c'est  le  coiitraire  qui  arrive.  Les  impressions 
sont  reçues  d'abord  par  l'àme  dans  une  lumière  toute  spi- 
rituelle; et  de  là  elles  passent  dans  les  sens,  v  éveillent  la 
lumière  organique,  qui,  prenant  des  traits  distincts,  leur 
donne  une  forme  extérieure  et  objective. 

Swedenborg  avait,  à  ce  qu'il  parait,  cette  faculté.  Elle 
est  bien  souvent  produite  d'une  manière  factice  par  des 
moyens  extérieurs  et  naturels,  par  certaines  substances^ 


\\2  nts  VISIONS  i>t:  l'imagination. 

comiuel  "opium,  la  jusquiaiiie,  etc.  Certains  états  maladifs 
peuvent  aussi  la  développer  eu  donnant  un  surcroît  d'ac- 
tivité à  certaines  puissances  de  l'ànie;  et  c'est  de  cette  ma- 
nière que  se  produit  la  clairvoyance  dans  le  somnambu- 
lisme. Les  habitudes  de  la  vie  ont  aussi  sur  elle  une 
iniluence  incontestable;  et  dans  ces  deux  derniers  cas  elle 
peut  se  rattacher  à  la  mystique.  C'est  à  elle  qu'il  faut  attri- 
buer en  grande  partie  ces  visions  légères  et  faibles  encore, 
bien  plus  fréquentes  qu'on  ne  le  croit  chez  les  personnes 
pieuses  qui  ont  vécu  dès  leur  jeunesse  dans  l'oppression, 
les  privations  et  les  souffrances,  avec  cette  dilTérencc  toute- 
fois qu'ici  ces  visions,  étant  involontaires  et  laissant  à 
l'homme  l'entière  possession  de  soi-même,  appartiennent 
à  un  autre  domaine. 

Sainte  Hildegarde  nous  dit  elle-même  qu'elle  voyait  tou- 
jours tlotter  devant  elle  les  images  de  son  monde  intérieur, 
et  que,  pendant  ce  temps-là,  elle  percevait  très-clairement 
celles  du  monde  extérieur;  de  sorte  qu'elle  distinguait  très- 
bien  les  unes  des  autres.  Cette  faculté  était  probablement 
chez  elle,  comme  chez  Cardan,  naturelle  à  l'origine.  Mais 
lorsque,  par  suite  de  ses  progrès  dans  la  vie  spirituelle,  elle 
devint  plus  intimement  unie  à  Dieu,  son  sens  extérieur 
dut  s'ouvrir  aussi,  d'autant  plus  que  son  développement 
était  déjà  favorisé  par  celui  du  sens  de  la  vue.  De  cette 
manière  un  monde  objectif  nouveau,  et  inconnu  pour  elle 
jusqu'ici,  lui  apparut,  et  présenta  à  son  imagination  de 
nouvelles  images,  qui  acquirent  bientôt  la  même  vérité 
objective  que  celles  qui  lui  venaient  de  la  part  du  monde 
extérieur.  Puis  lorsque,  par  suite  d'une  union  plus  intime 
encore  avec  Dieu,  son  àuie  se  fut  ouverte  aux  intluences 
de  l'esprit  d'en  haut;  lorsque,  celui-ci  prenant  en  quelque 


DES    VISIONS    DE    L'iMAf.lNVTlON.  113 

sorte  la  place  do,  rimagiiiation,  le  sens  intérieur  reçut  ses 
impressions  avec  la  même  vivacité  que  le  sens  extérieur 
recevait  auparavant  celles  de  cette  puissance ,  la  vérité  de 
ses  images  fut  dès  lors  garantie  par  Dieu  lui-même,  qui  ne 
peut  jamais  nous  tromper. 

Mais  il  est  très-difficile,  pour  ceux-là  même  qui  sont  en 
ces  sortes  d'états,  de  distinguer  ce  qui  est  de  Dieu  ou  de  la 
•  nature.  Que  doit-ce  donc  être  pour  les  autres,  qui  ne  peu- 
vent voir  les  choses  que  du  dehors,  et  ne  juger  des  causes 
que  par  les  effets?  Aussi  tous  les  mvstiques  sans  excep- 
tion, depuis  saint  Bonaventure  et  saint  Thomas  d'Aquin 
jusqu'à  sainte  Thérèse  et  saint  Jean  de  la  Croix,  sont  d'avis 
qu'il  ne  faut  pas  faire  beaucoup  de  cas  de  ces  visions,  parce 
qu'elles  sont  susceptibles  de  beaucoup  d'illusions;  qu'il  ne 
faut  pas  y  attacher  beaucoup  plus  d'importance  qu'à  celles 
des  sens,  et  qu'elles  ne  sont  bien  souvent  que  comme  une 
nourriture  plus  légère  que  Dieu  donne  aux  âmes  faibles, 
jusqu'à  ce  qu'elles  puissent  en  supporter  une  plus  solide; 
que,  par  conséquent,  ceux  qui  se  trouvent  dans  cet  état 
d'enfance  spirituelle  doivent  tâcher  de  trouver  le  no\au 
sous  l'écorce,  et  de  rejeter  celle-ci  comme  une  chose  qui 
bien  souvent  nuit  plus  qu'elle  ne  sert  à  la  perfection ,  la- 
quelle consiste  uniquemsnt  dans  la  connaissance  et  l'a- 
mour de  Dieu,  parce  que  dans  la  charité  est  renfermé 
l'accomplissement  de  toute  la  loi. 

Au  reste,  les  vies  des  mystiques  sont  remplies  de  ces  vi- 
sions. Chez  la  bienheureuse  Liduine,  elles  duraient  vingt- 
quatre  heures  sans  interruption ,  et  pendant  ce  temps  elle 
perdait  chaque  nuit,  une  heure  au  moins,  l'usage  de  ses 
sens.  Elle  était  couchée  comme  une  morte,  enveloppée  ex- 
térieurement dans  une  obscurité  profonde,  mais  réjouie  au 


114  DES    M?IO>S    HE    1/|MAG1NATI0>. 

dedans  par  un  parfum  délicioux  et  par  une  lumière  intérieure 
qui  éclairait  son  esprit.  C'était,  du  reste,  la  seule  consola- 
V('ioni([ue  tion  qu'elle  eût  dans  ses  souffrances  et  sa  détresse.  Véro- 
Binasco.  i'^ique  de  Biuasco  contempla ,  dans  une  suite  de  visions  de 
ce  genre,  toute  la  vie  de  Xotre-Seigneur,  depuis  le  voyage 
de  Joseph,  lorsqu'il  alla  à  Bethléem  avec  la  suinte  Vierge , 
jusqu'après  le  crucifiement,  distinguant  dans  le  plus  grand 
détail  chaque  circonstance  des  faits  qui  lui  étaient  mon. 
tré>.  11  en  était  ainsi  des  visions  de  sainte  Françoise  Ro- 
maine ,  que  son  biographe  a  rapportées  en  partie  dans  sa 
vie  et  qu'il  nous  a  conservées  dans  une  suite  de  quatre- 
>ingt-div-sept  tableaux.  >Jous  avons  eu  de  nos  jours  un 
exemple  frappant,  sous  ce  rapport,  dans  la  personne  de 
Cath.  Emmerich,  qui  non-seulement  a  vu  la  passion  du 
Sauveur,  mais  qui,  pendant  trois  ans,  l'a  suivi  pas  à  pas 
dans  toutes  ses  voies,  dans  tous  ses  voyages  à  travers  la  Pa_ 
lestine.  La  nature  du  sol,  les  fleuves,  les  montagnes,  les 
forêts,  les  pays,  les  habitants,  leurs  demeures,  leurs  mœurs, 
leurs  usages ,  leurs  costumes ,  les  habitudes  de  leur  vie , 
tout  a  passé  sous  ses  regards  dans  des  images  claires  et 
distinctes.  Outre  cela,  elle  pouvait  aussi,  comme  par  ma- 
nière d'épisode,  à  l'occasion  de  quelques  personnes,  de 
quelques  lieux  ou  des  fêtes  du  calendrier  ecclésiastique, 
plonger  son  regard  dans  un  passé  bien  plus  éloigné  en- 
core, et  embrasser  dans  un  vaste  ensemble  l'histoire  en- 
tière, depuis  la  première  origine  des  choses,  comme  mie 
magnifique  épopée  religieuse  qui,  allant  du  ciel  à  la  terre, 
suit  dans  ses  divisions  les  diverses  époques  du  monde  et 
de  l'histoire.  Vous  diriez  une  mer  immense  dont  la  surface 
réfléchit  Ta  beauté  de  ses  rivages  et  la  richesse  infinie  des 
âges,  tandis  que  la  limpidité  de  ses  Ilots  permet  à  l'œil  de 


DES    VISIONS    DE  L  IM.Vr.lNATION.  11.» 

pénétrer  jusqu'à  ses  dernières  profondeurs,  et  d'y  conlem- 
pler  les  merveilles  qu'elles  renferment  et  le  lien  secret  qui 
unit  les  choses  dans  uji  vaste  ensemble.  Ces  visions  sont 
peut-être  les  plus  merveilleuses,  les  plus  riches,  les  plus 
vastes,  les  plus  profondes  et  les  plus  saisissantes  que  l'es- 
prit humaiîi  ait  jamais  contemplées  en  ce  genre. 

Parmi  les  faits  de  celte  sorte,  un  des  plus  remarquables      Marie 
est  sans  contredit  celui  de  Marie  d'Agréda.  Elle  nous  ra-        •~'^'^'  ^' 
conte  elle-même  ses  visions  dans  son  livre  de  la  Vie  de  la 
mainte  Vierge,  et  nous  fait  connaître,  dès  l'introduction,  les 
motifs  qui  Tout  portée  à  l'écrire  :  «  Je  reconnais,  nous  dit- 
ce  elle,  et  j'en  glorifie  votre  grandeur,  ô  Roi  tout-puissant, 
((  je  reconnais  que  ,  dans  votre  infinie  majesté,  vous  avez 
«  caché  ces  profonds  mystères  aux  savants  et  aux  sages, 
<c  pour  les  révéler  à  la  dernière  et  à  la  plus  indigne  de  vos 
i(  servantes  dans  votre  Église,  afin  que,  plus  l'instrument 
((  dont  vous  vous  servez  est  faible,  plus  il  soit  connu  que 
((  vous  êtes  Tunique  auteur  de  l'ouvrage.  Le  Seigneur, 
(*  malgré  ma  résistance  et  mes  inquiétudes  désordonnées, 
«  parce  que  je  ci'aignais  lâchement  de  mabîmer  dans  l'o- 
('  céan  de  ses  merveilles,  a  daigné,  du  haut  de  son  trône, 
ft  me  faire  sentir  une  force  douce,  aimable  et  puissante  à 
«  la  fois.  11  a  versé  en  moi  une  lumière  qui  éclaire  l'enten- 
«  dément,  assouplit  la  volonté  la  plus  rebelle,  calme  et 
(i  remet  dans  leur  ordre  le  sens  intérieur  et  extérieur;  une 
a  lumière  qui  soumet  la  créature  à  la  volonté  et  au  bon 
K  plaisir  du  Très-Haut,  et  la  porte  à  ne  chercher  en  toutes 
((  choses  que  l'honneur  et  la  gloire  de  Dieu.  Pendant  que 
«  je  me  trouvais  en  cet  état  de  préparation,  la  voix  du 
«  Dieu  tout-puissant  retentit  à  mes  oreilles;  elle  me  saisit 
«  avec  force,  m' éleva  au-dessus  de  moi-même,  me  for- 


i\(j  DES    VISIO-NS    DK    l'iMA(.I?\ATION. 

((  tifia  contre  les  contradicteurs  qui  s'etlbrçaient  d'éloigner 

«  mon  àme  du  bien  que  lui  promettait  la  connaissance  de 

«  tant  de  mystères  sublimes;  et,  me  préservant  de  tous  les 

u  pièges  où  j'aurais  pu  me  prendre,  elle  me  montra  le 

u  chemin  de  la  perfection,  et  m'engagea  à  mener  une  vie 

((  toute  spirituelle  dans  une  chair  périssable.  Tantôt  me 

{(  reprenant  paternellement,  tantôt  me  caressant  au  con- 

u  traire,  le  Tout- Puissant  me  dit  :  k  Ma  douce  colombe, 

«  toi  que  mes  mains  ont  créée,  lève-toi,  ne  tarde  pas  plus 

«  longtemps  ;  viens  à  moi ,  qui  suis  la  voie  et  la  lumière  : 

(i  qui  me  suit  ne  marche  pas  dans  les  ténèbres.  Viens  à  moi, 

«  qui  suis  la  vérité,  la  sainteté,  le  tout-puissant  et  le  sage 

u  qui  corrige  les  sages.  «  Ces  paroles  furent  pour  moi  au- 

«  tant  de  traits  d'amour  ;  de  sorte  que,  reconnaissant  mon 

«  néant  et  mes  péchés,  je  me  recueillis  et  m'humiliai  dans 

a  un  sentiment  profond  d'étonnement,  de  respect  et  de 

w  crainte.  Mais  le  Seigneur  me  dit  :  «  Viens,  mon  âme, 

u  viens  à  moi,  je  suis  ton  Dieu;  et,  quoique  tu  aies  été 

ic  pécheresse  et  volage,  élève-toi  au-dessus  de  la  terre,  et 

(c  viens  à  moi  ;  car  je  suis  ton  père  :  que  mon  amitié  soit 

u  pour  toi  comme  la  robe  et  l'anneau  d'une  fiancée.  )> 

Elle  raconte  ensuite  comment  Dieu  lui  donna  pour  l'ai- 
der dans  cette  œuvre  six  anges,  qui,  après  l'avoir  purifiée 
et  préparée,  la  menèrent  en  sa  présence;  et  comment  il 
donna  à  son  àme  une  nouvelle  lumière  et  un  nouveau  sur- 
croît de  gloire,  qui  la  rendit  capable  devoir  et  d'apprendre 
des  choses  qui  surpassent  de  beaucoup  les  forces  d'une 
créature  terrestre.  Elle  raconte  encore  comment  deux 
autres  esprits  se  joignirent  aux  six  autres;  comment  elle 
ressentit  un  désir  ardent  de  contempler  les  mystères  divins, 
et  lut  repoussée  pour  cette  fois  avec  une  grande  bonté. 


DES    VISIONS    [)K    l'imagination.  \\1 

Comme  elle  demandait  la  cause  de  ce  refus,  une  voix  lui 
dit  qu'elle  devait  venir  les  pieds  nus^  c'est-à-dire  dépouillée 
de  toutes  ses  pensées  et  de  tous  ses  désirs,  comme  Moïse 
lorsqu'il  approcha  du  buisson  ardent.  Elle  répondit  que 
demander  à  la  nature  terrestre  ce  qui  n'appartient  qu'aux 
anges,  c'est  exiger  quelque  chose  de  bien  difficile.  Mais  on 
lui  promit  le  secours  de  Dieu ,  qui  désire  ce  qu'il  veut,  et 
peut  ce  qu'il  désire.  On  lui  montra  alors  un  rideau  riche- 
ment brodé  qui  cachait  un  trésor  considérable.  Et  comme 
elle  désirait  beaucoup  que  ce  rideau  fut  tiré,  afin  de  voir 
les  mystères  qu'il  cachait,  une  voix  lui  dit  :  «  Dépouille- 
toi  de  toi-même,  et  le  trésor  que  te  cache  ce  rideau  te  sera 
découvert.  »  Elle  se  proposa  donc  de  corriger  sa  vie ,  de 
surmonter  ses  désirs,  pleurant,  se  plaignant  dans  son 
cœur,  et  soupirant  après  le  moment  où  le  rideau  serait 
tiré.  Et  à  mesure  qu'elle  travaillait  davantage  à  se  vaincre 
elle-même,  le  rideau  se  tirait  davantage  aussi,  et  lui  per- 
mettait de  mieux  voir  le  bien  qu'elle  désirait  si  ardem- 
ment. Enfin  le  rideau  est  tiré  tout  à  fait,  et  son  œil  intérieur 
voit  des  choses  qu'elle  ne  peut  exprimer  avec  la  parole 
humaine.  Elle  vit  au  ciel  un  grand  signe,  une  femme, 
Notre-Dame  couronnée  d'étoiles,  revêtue  du  soleil,  la  lune 
ù  ses  pieds;  et  les  anges  lui  dirent  :  «  C'est  là  cette  femme 
que  Jean  a  vue ,  et  que  Dieu  a  comblée  de  ses  grâces.  Re- 
garde et  contemple  ses  perfections,  et  décris -les  ensuite. 
Toutes  les  choses  dont  tu  as  besoin  pour  cela  te  seront 
montrées.  )> 

Après  a\  oir  parlé  de  la  manière  dont  ces  communica- 
tions sublimes  lui  furent  faites,  et  des  divers  degrés  de 
l'illumination  divine,  elle  commence  proprement  son  livre 
par  l'histoire  de  la  création.  Puis  elle  explique  ce  passage 


1  I  8  DES    VISIONS    DE    L  IMAGINATION. 

du  chapitre  viii  des  Proverbes  :  a  Le  Seigneur  m'a  pos- 
sédée au  commencement  de  ses  voies,  etc.,  »  et  un  autre  du 
chapitre  xn  de  T Apocalypse,  interprétant  l'un  et  l'autre 
avec  beaucoup  d'habileté  et  de  subtilité.  Puis  elle  com- 
mence le  récit  de  la  vie  de  la  sainte  Vierge,  parlant  d'abord 
de  l'annonciation  qui  fut  faite  d'elle  à  ses  parents  avant  sa 
naissance,  et  parcourant  ensuite  toute  sa  vie  jusqu'à  sa 
mort;  de  telle  sorte  néanmoins  que,  depuis  le  commence- 
ment jusqu'à  la  fin ,  la  vie  de  son  divin  Fils  se  trouve  en- 
trelacée pour  ainsi  dire  dans  la  sienne.  Elle  raconte  après 
cela  tout  ce  qui  s'est  passé  depuis  la  mort  de  ^"otre-Sei- 
gneur  jusqu'à  celle  de  sa  Mère.  Tel  est  l'objet  de  la  Cité 
de  Dieu  de  Marie  d'Agréda.  Cet  ouvrage,  qui  forme  un 
gros  volume  in-folio,  est  divisé  en  trois  parties,  dont  cha- 
cune comprend  huit  livres.  Il  a  été  imprimé  bien  des  fois 
en  langue  espagnole  à  Madrid,  à  Lisbonne,  à  Perpignan 
et  à  Anvers.  Il  fut  bientôt  traduit  en  français,  et  publié  à 
Marseille  et  à  Paris.  Puis  il  en  parut  une  traduction  alle- 
mande en  17  l.'i,  à  Augsbourg,  et  une  latine.  Traduit  en 
italien,  il  a  eu  plusieurs  éditions  à  Milan,  à  Païenne,  à  Ve- 
nise et  à  Trente,  et  bientôt  il  fut  répandu  dans  le  monde 
chrétien  tout  entier. 

Ce  livre,  sans  aucun  doute,  renferme  une  contemplation 
mystique  vraiment  grandiose.  Sa  partie  spéculative  an- 
nonce une  profondeur  admirable  et  bien  rare  dans  une 
femme.  Sa  partie  historique,  quoique  privée  bien  souvent 
des  couleurs  de  l'imagination  et  de  la  poésie,  peint  quel- 
quefois avec  une  grande  vérité  les  faits  et  les  circonstances 
particulières  qui  y  sont  racontées.  La  forme  cependant 
mérite  peu  d'éloges  :  le  langage,  il  est  vrai,  au  témoignage 
de  ses  compatriotes,  est  pur  et  clai!-:  et  il  paraît  en  être 


DES    VISIONS    DE    l'iMAGINATION.  119 

ainsi  en  efîct,  autant  qu'en  peut  juger  un  étranger.  Mais 
l'extase  ne  Tapas  préservée  des  défauts  de  son  époque.  Le 
mauvais  goût  qui  avait  commencé  à  s'introduire  en  Italie 
dans  le  style  religieux^  et  qui  de  là  avait  infecté  de  sa 
contagion  les  pays  situés  autour  des  Alpes,  avait  pénétré 
aussi  en  Espagne;  et  le  livre  de  Marie  d'Agréda  en  porte 
incontestablement  les  traces.  On  y  remarque  trop  souvent 
ces  ornements  guindés,  cette  enflure^  cette  emphase  qui 
étaient  alors  en  vogue  :  de  longues  applications  morales 
Unissent  chaque  chapitre,  et  en  augmentent  encore  la 
prohxité. 

Le  zèle  que  l'ordre  auquel  appartenait  Marie  d'Agréda 
mit  à  l'épandre  son  livre  et  à  défendre  ses  doctrines,  l'at- 
tention qu'il  éveilla  partout^  les  instances  que  fit  l'Es- 
pagne pour  obtenir  la  canonisation  de  l'auteur,  tout  cela 
dut  provoquer  bien  des  contradictions.  L'université  de 
Paris,  toujours  prompte  à  agir  dans  ces  circonstances,  dès 
l'apparition  du  livre  en  1690,  en  avait  extrait  treize  ar- 
ticles, et  les  avait  condamnés  comme  faux  et  contraires  à  la 
doctrine  de  l'Église;  la  congrégation  de  l'Index  parut  con- 
Urmer  ce  jugement  en  mettant  le  livre  dans  son  catalogue 
l'année  1710.  Mais  Benoît  Xlll  fit  retrancher  la  Cité  de  Dieit 
de  l'Index  des  livres  défendus.  Cependant,  comme,  par  suite 
des  informations  qui  eurent  lieu  après  la  demande  de  cano- 
nisation, les  livres  de  Marie  d'Agréda  furent  examinés  à 
Rome  suivant  la  manière  accoutumée,  la  controverse  s'é- 
tendit bientôt  au  delà  du  cercle  delà  congrégation  des  Rites, 
surtout  lorsque  Amort,  chanoine  àPoUingen,  en  Allemagne, 
attaqua  l'ouvrage,  et  que  Gonsalez  Mattheo  en  Espagne, 
Mayr  et  Kick  en  Allemagne,  sans  compter  plusieurs  ano- 
nymes encore ,  se  présentèrent  pour  le  défendre.  Amort ,  il 


120  PKS    VISIONS    DE    l'imagination. 

est  vrai,  était  peu  capable  de  pénétrer  bien  profondément 
la  nature  des  états  mystiques  ;  et  c'était  un  défaut  presque 
général  à  cette  époque  ;  mais  à  part  cela  il  possédait  toutes 
les  autres  qualités  nécessaires  pour  le  travail  dont  il  s'était 
chargé.  11  avait  une  grande  subtilité  d'esprit^  beaucoup  de 
science  j  de  l'indépendance,  sans  audace  toutefois^  et  une 
grande  clarté  sans  platitude.   Ses  adversaires,  avec  les 
mêmes  défauts  que  lui,  n'avaient  pas  ses  qualités.  Us  se  mi- 
rent à  défendre  avec  amertume  l'honneur  de  Marie  d'Agréda 
et  de  leur  ordre,  qu'Amort  n'avait  jamais  attaqué,  et  qui 
était  en  effet  hors  de  question .  Amort,  après  avoir  répondu 
plusieurs  fois  à  ses  adversaires ,  garda  le  silence  ;  mais  ses 
objections  ne  furent  pas  réfutées. 

Lorsqu'on  étudie  sans  esprit  de  parti  les  écrits  qui  ont 
été  composés  de  part  et  d'autre  dans  cette  discussion ,  ou 
est  obligé  de  convenir  que  le  livre  de  Marie  d'Agréda  con- 
tient en  effet  plusieurs  des  erreurs  qui  lui  ont  été  repro-  ^ 
chées.  Et  d'abord,  il  a  beaucoup  de  rapport,  quant  à  son 
contenu  ,  avec  les  deux  li^  res  apocryphes  de  V Enfance  de 
Jésus  et  de  la  Nativité  de  la  bienheureuse  Vierge  Marie ,  ce 
qui  déjà  suiUrait  pour  le  rendre  suspect.  On  ne  peut,  du 
reste  ,  expliquer  d'une  manière  satisfaisante  cette  analogie 
qu'en  supposant  que  Marie  d'Agréda  avait  lu  ces  deux 
livres  dans  sa  jeunesse,  et  qu'ils  avaient  produit  sur  son 
imagination  une  telle  impression  que  celle-ci  s'était,  sans 
qu'elle  s'en  aperçût,   reflétée  dans  ses  contemplations, 
comme  aussi  son  cœur  était  tellement  plein  de  l'objet  de 
son  amour  qu'il  devait  nécessairement  déborder  dans  ses 
visions  et  y  mêler  quelque  chose  du  sien .  On  trouve  aussi 
dans  la  Cité  de  Dieu  des  fautes  de  chronologie,  comme 
celle-ci  par  exemple  :  qu'Hérode  est  mort  huit  ans  après 


r»Fs  VISIONS  DE  l'imagination.  121 

la  naissance  de  Jésus-Christ;  des  erreurs  géographiques  ou 
même  iiisLoriques  relativement  à  la  vie  du  Sauveur  et  de 
la  sainte  Vierge.  L'auteur  y  raconte,  à  l'occasion  du  séjour 
de  l'enfant  Jésus  en  Egypte,  et  sur  ce  qui  s'est  passé  après 
son  ascension,  des  choses  inconciliables  avec  l'histoire,  ou 
qui  sont  même  en  opposition  formelle  avec  elle,  outre 
qu'elles  annoncent  une  absence  complète  de  tact  histo- 
rique, comme,  par  exemple,  le  récit  de  la  destruction  de 
l'ancien  temple  d'Éphèsc,  quoique,  d'après  le  témoignage 
de  Pline,  il  existât  encore  vingt  ans  plus  tard. 

On  %  rencontre  encore  la  même  inexactitude  pour  ce  qui 
concerne  les  sciences  naturelles  et  la  physiologie;  de  sorte 
que  le  livre,  par  ce  tribut  qu'il  paie  à  l'étroitesse  de  la 
science  de  cette  époque,  nous  donne  le  droit  de  conclure 
que  la  nature  a  eu  une  part  plus  ou  moins  grande  dans 
les  visions  qu'il  renferme ,  et  qu'il  n'offre  pas  par  consé- 
quent toutes  les  garanties  qu'on  a  le  droit  d'attendre  en 
ces  sortes  de  matières.  Et  cependant  Marie  d'Agréda  s'était 
préparée  de  son  mieux  à  cette  œuvre  ;  elle  lui  avait  donné 
une  clarté ,  une  pureté  intérieure  et  une  hauteur  qui  n'a 
peut-être  pas  été  surpassée  depuis,  et  qui  a  toujours  été 
mise  hors  de  doute  dans  les  discussions  engagées  à  son  oc- 
casion. C'est  là  une  preuve  frappante  de  la  nécessité  de 
prendre  toutes  les  précautions  qu'exigent  ces  matières  dé- 
licates, alin  d'éviter  l'erreur  et  l'illusion  qui  s'y  rencon- 
trent si  facilement.  C'est  en  même  temps  la  meilleure  jus- 
tification de  la  sagesse  de  l'Église,  qui,  après  avoir  examiné 
sous  le  rapport  théologique  ces  sortes  de  visions,  les  livre  à 
l'étude  de  la  science ,  et,  sans  rien  définir  sur  leur  mérite 
intrinsèque,  les  laisse  pour  ce  qu'elles  sont,  et  permet  aux 
fidèles  d'v  chercher  l'édification  ,  les  lumières  et  les  ensei- 


122  COMMERCE    DES    EXTATIQUES    AVEC    LES    A>T,ES. 

gnements  qu'elles  renferment.  Elle  est  si  loin  de  leur  at- 
tribuer une  autorité  infaillible  que  ce  sont,  au  contraire, 
ces  visions  qui  ont  empêché  jusqu'ici  Marie  d'Agréda  d'(Mre 
canonisée. 


\ 


CHAPITRE  X 

Comment  les  extatiques  se  voient  réciproquement  dans  l'extase.  Saintft 
Ida.  De  leur  commerce  avec  les  anges.  Saint  F ursée.  Jeanne  de  la 
Croix.  Françoise  Romaine.  Pierre  Monocle.  Équice.  Rainier  de  Pise. 

Les  extatiques  ne  voient  pas  seulement  la  vie  de  Xotre- 
Seigneur  et  de  ses  saints  sur  la  terre;  mais,  transportés 
dans  les  régions  invisibles ,  ils  peuvent  en  pénétrer  les  mys- 
tères, et  se  les  représenter  sous  des  formes  que  leur  imagi- 
nation abstrait  des  objets  corporels.  La  vie  des  saints  nous 
offre  de  si  nombreux  exemples  de  cette  faculté  qu'il  est 
inutile  de  citer  ici  des  faits  particuliers.  Il  y  a  cependant 
dans  ces  extases  une  circonstance  que  nous  croyons  devoir 
mentionner  en  ce  lieu,  parce  que,  outre  qu'elle  est  très- 
rare,  elle  jette  encore  une  vive  lumière  sur  certains  rap- 
ports que  nous  rencontrerons  plus  tard  en  d'autresdomaines . 
Dieu  étant  dans  ces  régions  surnaturelles,  comme  dans  Fen- 
.«^emble  de  l'univers,  le  centre ,  le  principe  et  la  fin  de  toutes 
choses,  et  voyant  converger  aux  pieds  de  son  trône  tous 
les  rayons  qui  partent  de  cette  immense  périphérie,  il  ar- 
rive quelquefois  que  plusieurs  extatiques,  lorsqu'elles  sont 
ravies  en  même  temps,  se  rencontrent  devant  lui,  et  entrent 
l'une  à  l'égard  de  l'autre  dans  un  rapport  plus  intime  et 
plus  élevé .  Nous  avons  plusieurs  exemples  en  ce  genre  ;  mais 
nous  nous  contenterons  de  citer  celui  de  sainte  Ida  de 
Nivelles, 


COMMEUCE    DES    EXTATIQUES    AVEC    LES    ANGES.  123 

L'n  jour  qu'elle  était  en  extase ,  elle  apprit  qu'une  de  ses  Sainte  Itla. 
amies  qu'elle  aimait  beaucoup  se  trouvait  dans  le  môme 
moment  ravie  comme  elle  ;  et  celle-ci,  de  son  coté,  apprit 
qu'Ida  était  abîmée  aussi  dans  l'océan  de  la  lumière  divine. 
A  partir  de  ce  moment  elles  furent  liées  dans  le  Seigneur  de 
la  manière  la  plus  intime  ;  et  il  sembla  qu'elles  étaient  de- 
venues en  lui  un  cœur  et  une  àme.  Ce  lien  devint  bien 
plus  étroit  encore  lorsque  la  sainte  Vierge  se  montra  à  elles 
dans  une  vision  comme  voulantpartager  en  tiers  leur  amitié . 
Il  arriva  la  même  chose  à  Ida  avec  un  saint  prêtre  qui  avait 
entendu  parler  d'elle^  mais  ne  voulait  pas  croire  ce  qu'on 
lui  en  disait.  Il  était  allé  déjà  trois  fois  pour  la  voir  aiin  de 
dissiper  ses  doutes  à  son  égard,  mais  sans  succès.  Or, 
comme  il  disait  la  messe  dans  l'intention  de  se  délivrer  de 
son  incertitude,  il  aperçut  son  visage,  et  une  voix  rendit 
un  bon  témoignage  en  sa  faveur.  Étonné  de  ce  qui  venait 
de  lui  arriver,  il  retourna  chez  elle  après  la  messe,  et  la 
trouva  malade.  Elle  lui  apparut  comme  glorifiée  dans  son 
Ame  et  dans  son  corps;  et  à  cette  vue  il  fut  aussitôt  ravi 
en  extase.  Ida,  de  son  côté,  le  voyant  en  cet  état,  eut  la 
même  impression,  et  fut  ravie  comme  lui  au  ciel ,  où  ils 
se  rencontrèrent  tous  les  deux  et  fêtèrent  ensemble  ce  jour 
si  solennel  pour  eux.  Le  prêtre  revint  à  lui  au  bout  de 
quelque  temps;  et  comme  il  prenait  congé  de  la  sainte, 
celle-ci  lui  demanda  pourquoi  il  ne  disait  rien  à  Ida.  «  .l'ai 
bien  assez  parlé  avec  elle ,  répondit-il ,  comme  les  âmes 
des  extatiques  ont  coutume  de  se  parler  dans  le  ciel;  »  et 
Ida  répondit  la  même  chose  à  la  même  question  de  la  part 
du  prêtre  lorsqu'elle  fut  revenue  de  son  extase. 

Un  autre  prêtre,  très-lié  avec  elle,  fut  ravi  dans  un  en- 
tretien qu'il  avait  avec  l'abbessed'un  couvent  voisin.  Lors- 


12i     COMMERCE  DES  EXTATIQUES  AVEC  LES  ANGES. 

qu'il  fut  revenu  ù  lui.  il  dit  à  l'abbesse  :  a  Ida  a  reçu  au- 
jourd'hui le  corps  du  Seigneur;  elle  a  été  ravie  au  ciel 
suivant  sa  coutume  ;  et  là  elle  a  présenté  pour  moi  une 
prière  à  Dieu.  »  Il  retomba  aussitôt  en  extase  et  rencontra 
Ida  en  présence  du  Seigneur,  qui  dit  à  celle-ci  :  «  Ma  illle , 
donne  à  cet  homme  une  partie  de  la  grâce  que  je  t'ai  dé- 
partie si  largement.  »  Le  prêtre  ,  penchant  la  tète  comme 
pour  recevoir  la  bénédiction  ^  fut  joyeux  d'entendre  cette 
parole.  Ida  s'étant  approchée  de  lui,  leurs  âmes  se  don- 
nèrent un  saint  baiser.  A  partir  de  ce  moment,  il  sembla 
à  ce  saint  prêtre  que  son  cœur  était  inséparablement  uni 
à  celui  d'Ida  par  la  charité  ;  et  il  avoua  depuis  à  l'abbesse 
qu'il  n'avait  jamais  reçu  dans  toute  sa  vie  une  aussi  grande 
plénitude  de  lumière  divine  qu'en  ce  jour.  L'abbesse,  de 
son  côté,  ayant  pris  des  informations;,  s'assura  qu'Ida  avait 
eu  vraiment  en  ce  même  jour  une  extase,  comme  le  prêtre 
l'avait  dit.  (Henriquez,  c.  xxv-xxvni.) 
S.  Fursée.       L'homme  une  fois  entré  dans  ces  régions,  fermées  ordi- 
nairement pour  lui,  peut  converser  famihèrement  avec 
leurs  célestes  habitants,  comme  le  prouvent  un  grand 
nombre  de  faits  dans  la  vie  des  mystiques.  Les  anges  ou  les 
saints,  de  leur  côté,  pour  se  faire  comprendre  de  l'homme, 
doivent  lui  apparaître  sous  une  forme  humaine ,  ou  du 
moins  sous  une  forme  extérieure  qui  en  approche  et  l'in- 
dique de  quelque  manière.  C'est  ainsi  que  saint  Fursée 
aperçut  au-dessus  de  soi  dans  une  vision  quatre  mains 
ailées  qui  le  soutenaient  des  deux  côtés,  et  dont  le  visage , 
resplendissant  d'un  éclat  merveilleux,  ne  se  découvrit  à 
lui  que  lorsqu'ils  l'eurent  porté  plus  haut.  (.1.  S.,  16  ja- 

nuar.  ) 
Jeanne  »i  .^    i      i.   m 

de  la  Croix.      Jeanne  do  la  Croix  nous  dit  que  son  ange  etutpius  bril- 


COMMERCE    DES    EXTATIQUES   AVEC   LES    ANGES,  'Ii2o 

lanl  que  le  soleil,  beau  au  delà  de  toute  expression  _,  qu'il 
avait  des  ailes,  des  vêtements  plus  blancs  que  la  neige,  une 
couronne  sur  la  tête,  le  signe  de  la  croix  sur  le  front,  et  sur 
ses  membres  plusieurs  inscriptions  symboliques ,  et  toutes 
sortes  d'images  de  la  Passion.  (Sa  Vie  par  Dazza.)  Mais 
nulle  part  nous  ne  trouvons  plus  de  détails  sur  la  fami- 
liarité qui  existe  entre  l'homme  et  les  anges  en  cet  état  que 
dans  la  vie  de  sainte  Françoise  Romaine  écrite  par  M.  An- 
guiliaria,  presque  entièrement  sur  les  notes  de  Martinotti, 
confesseur  de  la  sainte.  {AS.  Mart.) 

Elle  avait  perdu  un  iils  de  neuf  ans,  nommé  Évangé-  SamteFian- 
liste.  C'était  un  enfant  pieux  et  d'un  bon  naturel;  il  était  D^mane 
mort  de  la  peste.  Un  an  après  sa  mort,  il  apparut  à  sa  mère 
avec  la  même  forme  et  les  mêmes  habits  qu'il  avait  eus  sur 
la  terre,  mais  incomparablement  plus  beau.  A  ses  côtés  était 
un  jeune  homme  plus  beau  que  lui.  Sa  mère  fut  effrayée 
d'abord  ;  mais  quand  elle  le  vit  s'approcher  d'elle  et  la  sa- 
luer avec  respect,  elle  ressentit  une  grande  joie  dans  son 
cœur,  et  tendit  les  bras  vers  lui  pour  l'embrasser.  Ne  pou- 
vant rien  saisir,  elle  voulut  se  rassasier  au  moins  de  sa  vue, 
et  lui  demanda  où  il  était  dans  l'autre  monde,  ce  qu'il  fai- 
sait et  s'il  pensait  encore  à  sa  mère.  L'enfant  lui  répondit  : 
(c  .Notre  unique  occupation  là-haut  est  de  contempler  l'abime 
intini  de  la  bonté  divine  et  de  louer  avec  une  grande  joie  et 
un  tendre  amour  sa  divine  majesté.  Je  suis  placé  dans  le 
second  chœur,  à  côté  de  ce  jeune  homme  que  vous  voyez 
ici,  et  qui  est  beaucoup  plus  beau  que  moi,  parce  qu'il  est 
plus  élevé.  Dieu  vous  l'envoie  pour  qu'il  soit  votre  compa- 
gnon fidèle  et  votre  consolateur  pendant  votre  pèlerinage, 
et  que  vous  le  voyiez  présent  jour  et  nuit.  Pour  moi ,  je  suis 
>  enu  chercher  ma  sœur  Agnès,  afin  qu'elle  jouisse  avec  moi 


126  COMMERCE    DES    EXTATlAîF-S   AVEC    LES    ANGES. 

des  joies  du  ciel.»  L'enfant  resta  une  heure  à  peu  près  avec 
sa  mère,  depuis  la  première  aube  jusqu'au  lever  du  soleil, 
et  disparut  ensuite.  Sa  sœur  Agnès  tomba  malade  quelques 
jours  après,  et  mourut  à  l'càge  de  cinq  ans.  Mais  l'ange  qui 
avait. accompagné  Évangéliste  resta  toujours  près  de  Fran- 
çoise sous  sa  forme  lumineuse.  Il  se  tenait  sans  cesse  à  sa 
droite,  et  elle  assura  que,  lorsqu'elle  essayait  de  le  regarder, 
elle  avait  la  môme  impression  que  lorsqu'on  veut  regarder 
le  soleil  en  face. 

Elle  le  voyait  non -seulement  quand  elle  était  dans  sa 
chambre  en  prière,  mais  partout,  dans  la  rue,  dans  l'é- 
glise, quand  elle  était  avec  d'autres.  Si  quelqu'un  faisait 
une  faute  en  sa  présence,  son  ange  se  cachait  le  visage  dans 
ses  mains,  et  elle  avait  coutume  de  dire  qu'elle  lisait  en 
traits  si  visibles  sur  sa  figure  la  dignité  de  l'être  des  anges 
et  son  propre  néant,  que  jamais  auparavant  elle  n'avait  eu 
une  telle  connaissance  d'elle-même.  11  lui  était  permis  en 
trois  circonstances  de  le  regarder  plus  attentivement,  à  sa- 
voir quand  elle  priait,  quand  elle  était  tourmentée  par  les 
esprits  impurs,  ou  quand  elle  parlait  de  lui  avec  son  con- 
fesseur, qui,  comme  il  le  rapporte  lui-même,  l'obligea  plu- 
sieurs fois  sous  l'obéissance  à  décrire  la  forme  et  la  manière 
d'être  de  son  ange,  parce  qu'il  se  sentait  alors  lui-même 
inondé  d'une  sainte  allégresse.  Elle  lui  racontait  donc  que 
ce  n'était  pas  son  ange  gardien  ordinaire,  mais  un  esprit 
appartenant  au  second  chœur.  11  était  environné  d'une  telle 
lumière  qu'elle  pouvait  à  sa  lueur  réciter  son  office  la  nuit 
comme  en  plein  jour.  Son  visage  et  ses  yeux  étaient  tou- 
jours levés  vers  le  ciel,  ce*  qui  lui  rappelait  le  miroir  divin 
qu'elle  contemplait  dans  ses  visions,  et  qui,  embrasant  son 
cœur  d'amour,  l'élevait  vers  Dieu.  Il  lui  apparaissait  tou- 


COMMERCE    DES    EXTATIQUES    AVEC    LES    ANGES.  127 

jours  SOUS  la  forme  d'un  enfant  de  neuf  ans,  les  mains 
croisées  devant  la  poitrine,  les  cheveux  frisés,  de  la  couleur 
de  l'or  et  retombant  sur  ses  épaules.  11  portait  un  vêtement 
blanc  comme  la  neige,  et  par-dessus  une  petite  tunique  qui 
ressemblait  à  l'ornement  des  sous-diacres,  et  était  tantôt 
plus  blanc  que  la  neige ,  tantôt  bleu  de  ciel,  et  quelquefois 
couleur  de  pourpre.  Elle  le  couvrait  jusqu'à  la  cheville  des 
pieds;  mais  ceux-ci  étaient  propres,  même  lorsqu'il  mar- 
chait dans  des  rues  boueuses.  Lorsqu'elle  parlait  de  lui  à 
son  confesseur,  l'éclat  de  son  visage  diminuait,  de  sorte 
qu'elle  pouvait  le  regarder  sans  être  éblouie.  Mais  dès 
qu'elle  cessait  il  redevenait  brillant  comme  auparavant. 
Aussi  son  confesseur  parlait  souvent  de  lui  à  la  sainte  à 
dessein ,  et  lui  faisait  beaucoup  de  questions  à  son  sujet  ; 
et  Françoise  alors  le  regardait  avec  une  grande  tendresse , 
et  lui  mettait  même  quelquefois  la  main  sur  la  tête  pour 
obéir  à  son  confesseur.  Elle  ne  sentait  rien  ensuite,  il  es( 
vrai;  mais  son  visage  devenait  brillant  comme  celui  d'un 
séraphin,  de  sorte  que  son  confesseur  en  éprouvait  une 
grande  consolation. 

Au  commencement  de  cette  intimité  avec  son  ange,  lors- 
que le  tumulte  de  ses  occupations  ou  les  nombreuses  exi- 
gences des  hommes  lui  donnaient  quelques  mouvements 
d'humeur,  ou  qu'il  lui  échappait  quelque  imperfection  , 
son  compagnon  se  retirait  aussitôt  :  c'était  pour  elle  un 
avertissement.  Aussi  reconnaissait- elle  humblement  sa 
faute,  en  demandait  pardon  à  Dieu ,  et  recouvrait  aussitôt 
la  paix  en  le  voyant  revenir  avec  une  gr.àce  nouvelle.  Ceci 
lui  arriva  trois  ou  quatre  fois  en  présence  de  son  confes- 
seur, qui  dit  lui-même  que,  toutes  les  fois  qu'il  la  trou- 
vait soulïrante  ou  affligée  ,  il  n'avait  pas  de  moyen  plus  sûr 


128  COMMERCE   nES    EXTATIQUES   AVEC   LES    ANGES. 

pour  la  consoler  que  de  lui  parler  de  son  ange.  Celte  puni- 
tion de  la  part  de  son  ange  ne  durait  que  jusqu'à  ce  qu'elle 
se  fût  entièrement  résignée  à  la  volonté  de  Dieu,  prête  à 
vivre,  s'il  le  voulait,  jusqu'au  jugement  dernier,  au  milieu 
des  soins  de  la  maison  et  des  affaires  temporelles.  Dieu 
^  oulait,  en  effet,  qu'elle  perdît  cette  frayeur  qu'elle  avait  du 
commerce  avec  les  hommes  et  cet  amour  excessif  de  la 
solitude.  Son  ange  était  son  maître  et  son  guide  dans  la 
pratique  de  toutes  les  vertus,  et  veillait  à  ce  qu'elle  ne  se 
laissât  pas  entraîner  par  un  zèle  indiscret  à  des  mortifica- 
tions excessives  ou  à  des  efforts  trop  violents  vers  le  bien. 
Lorsqu'il  voulait  lui  révéler  quelque  mystère  divin,  il  re- 
muait les  yeux  et  les  lèvres ,  et  elle  entendait  une  voix 
douce  qui  venait  comme  de  loin.  Si  les  démons  lui  faisaient 
quelque  mal,  il  attachait  sur  elle  ses  regards,  ordinaire- 
ment levés  vers  le  ciel,  et  toute  inquiétude  disparaissait 
aussitôt  de  son  àme.  Elle  se  riait  alors  avec  un  courage 
héroïque  de  toutes  leurs  attaques.  S'ils  la  tourmentaient 
trop,  il  les  mettait  en  fuite  rien  qu'en  secouant  sa  tête 
l'ayonnante.  Dom.  de  Paradis,  Colombe  de  Rieti ,  Rose  de 
Lima,  Laurence  Lorini,  et  parmi  les  hommes  Guillaume 
de  Narbonne,  Gauthier  de  Strasbourg,  Nicolas  de  Ravenne 
et  beaucoup  d'autres  encore  ont  vécu  ainsi  famiHèrement 
avec  leurs  anges. 

Les  anciens  théologiens,  frappés  de  ces  rapports  in- 
times, se  sont  demandé  s'il  ne  pouvait  pas  se  former,  pour 
le  bien,  entre  l'ange  et  l'homme  des  relations  semblables  à 
celles  qui  existent  pour  le  mal  entre  l'homme  et  le  démon 
dans  la  possession.  Ils  répondent  affirmativement  à  cette 
question,  appuyés  sur  ce  passage  du  second  chapitre d'É- 
zéchiel,  011  le  prophète  dit  :  u  J'ai  entendu  la  parole  de 


COMMERCE    DES    EXTATIQUES    AVEC    I,ES    AN«;ES.  129 

celui  qui  parle ;,  et  il  m'a  dit  :  Kils  de  lliomme,  tiens-toi 
sur  tes  piedS;,  et  je  parlerai  avec  toi.  Et  l'esprit  est  entré  en 
moi  après  m'avoir  parlé,  et  m'avoir  dressé  sur  mes  pieds.  » 
Tous  cependant  réservent  la  liberté  de  l'homme ,  et  par 
conséquent  sa  responsabilité.  Beaucoup  de  faits  démontrent, 
en  elîet,  une  union  très-intime  entre  l'homme etl'ange  : 
et  si  on  ne  peut  la  comparer  tout  à  fait  à  celle  qui  existe 
dans  la  possession  proprement  dite,  on  peut  y  apercevoir 
du  moins  beaucoup  d'analogie  avec  F  état  qu'on  appelle 
obsession.  C'est  un  fait  de  ce  genre  que  Rodolius  raconte 
dans  la  vie  de  Pierre  Monocle,  et  dont  il  aftîrme  avec  ser- 
ment la  vérité. 

Ce  saint  homme  passait  pour  avoii*  des  rapports  intimes  Picrrp 
avec  son  ange.  Presse  un  jour  de  s  expliquer  a  ce  sujet,  il 
s'exprima  en  ces  termes  :  «  Étant  encore  novice,  j'eus  par 
l'intercession  de  la  sainte  Vierge  une  vision.  11  me  sembla 
qu'un  esprit  céleste  était  entré  en  moi  sous  une  forme  vi- 
sible. Depuis  ce  temps,  cet  esprit  ou  cette  vertu  me  gou- 
verne en  un  certain  sens,  me  dirige  partout  et  toujours, 
et  me  conduit  comme  Joseph  conduisait  ses  troupeaux. 
Si  je  suis  distrait  et  répandu  au  dehors,  il  me  recueille  bien 
souvent  au  dedans  de  moi.  Il  me  force  à  prier  quand  je 
veux  faire  autre  chose,  et  m'empêche  de  voir  ou  d'en- 
tendre les  choses  qui  tombent  sous  les  yeux  ou  sonnent 
aux  oreilles.  »  Cet  aveu,  ajoute  son  biographe,  nous  ex- 
plique plusieurs  circonstances  que  nous  avons  vues  en  lui 
et  qu'il  a  observées  lui-même  en  soi.  Un  jour,  dans  sa 
jeunesse,  s'élant  endormi  de  fatigue  au  chœur,  il  se  sen- 
tit réveillé  par  un  léger  coup.  Il  crut  d'abord  que  c'était 
le  prieur;  mais  comme  il  ne  vit  personne  près  de  lui,  et 
que  la  chose  se  répéta  plusieurs  fois,  il  dut  la  regarder 


430  COMMERCE    DES    EXTATIQrES    AVEC    LES    ANGES. 

comme  un  avertissement  de  son  cinue.  Semblable  à  Moïse, 
qui  Youlait  voir  le  Seigneur,  il  désirait  aussi  voir  cet  es- 
prit, et  pria  souvent  à  cette  intention.  Une  nuitentin  Dieu 
exauça  son  désir  ;  car  il  fut  réveillé  de  nouveau  par  son 
ange;  et  comme  il  regardait  attentivement,  il  vit  auprès 
de  lui  un  beau  jeune  homme  tout  radieux,  avec  des  che- 
veux blonds,  qui  parcourut  en  sa  présence  le  milieu  du 
chœur,  et  disparut  ensuite.  Une  autrefois,  un  dimanche  à 
Matines,  comme  il  pensait  à  sortir  du  chœur,  à  cause  d'un 
violent  mal  de  tête,  il  entendit  prononcer  distinctement 
près  de  lui  ces  paroles  du  psaume  xvn  :  Laudwis  invo- 
cabo  Dominum,  et  ab  inimkis  meis  sakvs  cro.  Fortifié  par 
là,  il  resta  au  chœur.  Mais  son  mal  de  tète  étant  revenu, 
comme  il  pensait  de  nouveau  à  sortir,  il  entendit  une  se- 
conde fois  ces  mêmes  paroles,  et  passa  ainsi  toute  la  nuit, 
luttant  contre  la  douleur,  et  fortifié  par  la  voix.  Lorsqu'il 
alla  à  la  sainte  table,  son  mal  de  tête  le  quitta  tout  à  fait. 
{Annales  de  Citcaux,  an  1144.)  Ainsi  son  ange  s'était 
rendu  sensible  pour  lui  par  trois  sens  :  le  sentiment,  la 
vue  et  l'ouïe. 

Saint  Grégoire  parle  aussi,  dans  le  premier  de  ses  dia- 
S.  Equice.  logues ,  de  saint  Équice,  qui,  quoique  laïque  et  sans  Diis- 
sion  pour  prêcher,  était  cependant  poussé  par  un  tel  zèle 
que ,  pour  détourner  les  hommes  du  monde  et  les  porter 
vers  Dieu,  il  parcourait  les  villes,  les  bourgs,  les  camps,  en- 
trait dans  les  églises  et  les  maisons,  et  ne  cessait  d'exciter 
les  cœurs  à  aimer  Dieu.  Comme  un  de  ses  amis  nommé 
Féhx  le  questionnait  à  ce  sujet,  il  lui  dit  :  «  J'ai  bien  ré- 
fléchi aussi  moi  sur  cette  façon  d'agir.  Mais  une  nuit,  un 
jeune  homme  d'une  admirable  beauté  m'a  mis  sur  la  langue 
une  lancette  de  chiruigien  en  me  disant  :  a  Voici  que  je 


COMMERCE   DES    EXTATIQUES    AVEC    LES   ANGES.  131 

jiieis  mes  paroles  en  ta  bouche;  va  les  prêcher.  »  Depuis 

ce  temps,  je  ne  puis  plus  ne  pas  parler  de  Dieu  quand 

même  je  le  voudrais.  »  {Nider  Formicarium,  1.  II,  c.  X.) 

Saint  Rainier  de  Pise  nous  offre  un  exemple  bien  plus   S.  Ramior 
,  ^  de  Pise. 

irappant  encore  de  cet  état,  ou  1  homme,  même  hors  de 

l'extase,  est  saisi  par  une  puissance  invisible  qui  le  pousse 
boit  à  parler,  soit  à  prier,  sans  qu'on  puisse  toutefois  af- 
firmer en  lui  d'une  manière  certaine  la  présence  d'esprits 
invisibles.  Rainier,  contemporain  de  sainte  Hiidegarde, 
était  né  à  Pise  un  peu  plus  tard  qu'elle,  et  était  mort  un 
peu  plus  tôt  qu'elle  aussi,  en  1 160.  Sa  vie  a  été  écrite  par 
Benincasa,  son  contemporain,  qui  raconte  les  faits  dont 
il  avait  été  témoin  lui-même,  ou  qu'il  avait  appris  de  la 
bouche  de  Rainier.  Benincasa  est  à  la  vérité  le  seul  garant 
que  nous  ayons  des  faits  extraordinaires  qu'il  rapporte 
et  qui  bien  souvent  effleurent  la  légende;  car  malheureu- 
sement les  actes  de  la  canonisation  de  saint  Rainier  par 
Alexandre  lii  se  sont  perdus.  Rainier,  dans  sa  jeunesse, 
était  un  joyeux  compagnon.  Il  s'en  allait  chantant  avec 
une  bande  d'amis  joyeux  comme  lui,  lorsqu'une  parole 
d'un  saint  homme,  Albert  de  Corse,  toucha  son  cœur,  et 
le  (il  rentrer  en  lui-même.  Il  embrassa  la  vie  chrétienne 
avec  un  tel  zèle  que  ses  parents  le  crurent  fou,  et  le  firent 
enfermer.  11  perdit  ensuite  la  vue;  mais  l'ayant  recouvrée 
miraculeusement  dans  la  prière,  il  lit  vœu  d'aller  en  terre 
sainte,  par  reconnaissance  du  bienfait  qu'il  avait  reçu  de 
Dieu.  Là  il  eut  plusieurs  visions.  Étant  venu  à  Jérusalem 
et  ayant  monté  le  Calvaire,  il  y  déposa  sur  l'autel  la  seule 
chose  qu'il  possédât  encore  ici-bas,  à  savoir  son  habit  de 
pèlerin  et  son  psautier,  et  reçut  ensuite  l'un  et  l'autre  d'un 
prêtre  comme  aumône. 


[o'I  COMMERCE    DES    EXTATIQUES    AVEC    LES    A.NGES. 

C'est  alors  que  commence  mie  suite  d'événements  qui, 
toujours  en  rapport  avec  l'histoire  évangélique,  repré- 
.^entent  la  transformation  qui  s'opérait  en  lui  comme  une 
image  de  ce  qui  était  arrivé  autrefois  à  Notre -Seigneur 
pendant  qu'il  vivait  sur  la  terre.  Il  reçoit  le  Paraclet,  est 
tenté  par  le  démon ,  jeûne  pendant  quarante  jours  dan^;  le 
désert,,  ne  mangeant  que  deux  fois  par  semaine;  et  il  ré- 
péta ce  carême  trois  années  de  suite.  Pendant  qu'il  était 
ainsi  dans  la  solitude j,  un  jour  qu'il  récitait  le  psautier 
pour  ses  parents  et  ses  amis ,  étant  arrivé  à  ces  paroles  : 
«  Vous  l'avez  placé  un  peu  au-dessous  des  anges,  w  la  voix 
lui  manqua  de  sorte  qu'il  ne  put  les  prononcer.  Comme  il 
s'eiïorçait  de  le  faire ,  une  voix  plus  claire  et  plus  forte 
que  la  sienne  sortit  de  sa  bouche,  et,  changeant  le  texte, 
dit  :  «  Je  me  suis  placé  au-dessous  des  anges;  je  t'ai  cou- 
ronné de  gloire  et  d'honneur,  et  je  t'ai  établi  au-dessus  de 
mes  ouvrages.  «  La  voix  parlait  à  la  première  personne, 
lorsque  l'auteur  sacré  parlait  au  nom  de  Dieu  ;  mais  lors- 
qu'il parlait  en  son  propre  nom,  la  voix  employait  la  se- 
conde personne. 

Quand  le  saint  fut  arrivé  à  ces  paroles  :  «  Donnez-leur, 
Seigneur,  le  repos  éternel,  )>  la  voix  chanta  :  «  Gloire  au 
Père  en  toi,  gloire  au  Saint-Esprit  en  toi.  «  Lorsque  la  page 
fut  finie,  Rainier,  qui  était  son  auditeur  et  son  aide  à  soi- 
même,  la  tourna^  et  lorsqu'il  fut  rendu  à  ce  passage  : 
«  Vous  avez  brisé  mon  sac,  et  m'avez  environné  d'allé- 
gresse,» la  voix  lut  ainsi  :  «  J'ai  brisé  ton  cerveau,  pour 
en  faire  sortir  des  larmes:  puis  je  t'ai  rempli  de  joie,  en 
ôtant  à  tes  yeux  la  cécité  et  te  rendant  la  lumière.  »  A  cet 
endroit  du  psaume  Eructavit  cor  mtu.m  :  «  Écoute,  ma 
lille,  et  ^o^s,  etc. ,  «  la  voix  se  fil  connaître  davantage  en 


COMMERCE    DES    EXTATIQUES   AVEC    LES    ANGES.  [SU 

disant  :  «  Écoute-moi^  mon  fils,  et  cojnuis-moi,  je  suis 
Dieu ,  ton  créateur,  qui  t'ai  créé  dans  le  sein  de  ta  mère.  » 
A  ces  paroles,  Rainier  ferma  le  psautier,  se  prosterna  en 
disant  :  «  Omon  Dieu,  créateur  du  ciel  et  de  la  terre,  je 
ne  suis  pas  digne  que  vous  parliez  par  ma  bouche,  moi  qui 
suis  un  adultère,  un  parjure,  un  meurtrier,  esclave  de  tous 
les  péchés.  »  Puis  s'étant  relevé,  il  voulut  reprendre  son 
psautier.  La  voix  répéta  les  mêmes  paroles  et  ajouta  : 
«  Je  suis  la  résurrection  des  morts  :  c'est  pour  cela  que  je 
t'ai  choisi ,  afin  de  montrer  en  toi  ma  puissance  parmi  les 
nations,   dans  ma  ville  et  dans  la  tienne,  et  dans  mon 
peuple  chrétien.  Et  je  t'ai  ainsi  affermi  en  Sion,  pour  que 
lu  sois  chef  et  prince  sur  mon  peuple  chrétien.  «  La  voix 
lut  ainsi  sur  lui  tout  le  psautier,  depuis  le  matin  jusqu'au 
soir,  avec  tous  les  chants  et  les  litanies,  et  ici  elle  dit  : 
«  Que  ma  mère  vienne  et  m'adore  en  toi  ;  que  mes  anges 
viennent  et  m'adorent  en  toi;  que  mes  patriarches  et  mes 
prophètes  viennent  et  m'adorent  en  toi,  »   et  ainsi  du 
reste.  Le  saint  raconta  toutes  ces  choses  à  Benincasa, 
dans  les  mêmes  termes  où  celui-ci  les  a  écrites,  ajoutant 
comme  témoignage  de  la  vérité  des  faits  qu'il  rapporte 
que,  s'il  ne  les  avait  appris  de  la  bouche  de  Rainier  lui- 
même,  ils  ne  lui  seraient  jamais  venus  à  l'esprit,  même 


en  songe. 


D'autres  événements  vinrent  confirmer  encore  en  lui  la 
transformation  que  Dieu  y  avait  opérée.  Il  monta  le  Tha- 
bor,  y  vécut  quarante  jours  dans  un  cloître  voisin.  Là  une 
lumière  sortit  de  ses  yeux ,  et  il  vit  en  elle  le  Seigneur 
transfiguré,  et  sept  fois  plus  brillant  que  le  soleil  ;  de  sorte 
que,  tout  ébloui,  il  se  prosterna  la  face  contre  terre.  Mais 
il  fut  eu  même  temps  tenu  sous  une  discipline  sévère.  Pen- 

4* 


134  COMMERCE    DES    EXTATIQUES    AVEC    LES    ANGES. 

(lant  sept  aiis^  il  dut  faire  pénitence  pour  le  peuple,  en 
jeûnant  continuellement  au  pain  et  à  l'eau.  Ayant  trouvé 
un  jour^  sur  le  marché,  un  homme  qui  vendait  du  pain 
meilleur  que  celui  qu'il  mangeait  ordinairement,  il  lui  en 
acheta  avec  empressement,  se  disant  à  soi-même  :  «  Grâce 
à  Dieu,  je  puis  manger  aujourd'hui  du  pain  meilleur  que 
de  coutume,  puisque  je  n'en  ai  pas  trouvé  de  plus  mauvais; 
et  Dieu  ne  pourra  m'en  faire  un  reproche.  »  Mais  comme  il 
s'en  allait  chez  lui^,  emportant  son  pain,  la  voix  lui  dit  : 
u  Tu  ne  mangeras  pas  une  seule  bouchée  de  ce  pain.  Re- 
viens avec  moi  au  marché ,  et  je  te  montrerai  ce  que  tu 
dois  faire.  »  Rainier  se  mit  à  dire  :  «  11  faut  donc  que  je 
sois  esclave  à  ce  point  de  ne  pouvoir,  même  une  seule  fois, 
manger  du  pain  moins  mauvais  que  de  coutume.  Il  vau- 
drait mieux  pour  moi  mourir  que  de  rester  ainsi  continuel- 
lement soumis  à  un  tel  joug.  —  Pas  tant  de  paroles,  lui  dit 
la  voix,  tu  ne  mangeras  pas  ce  pain.  »  11  fut  conduit 
vers  un  homme  dont  le  pain  était  juste  autant  au-dessous 
de  celui  qu'il  avait  coutume  de  manger  que  celui  qu'il 
avait  acheté  lui  était  supérieur.  Il  acheta  donc  ce  mau>ais 
pain,  se  disant  tristement  à  part  soi  :  «  J'aurais  bien  mieux 
fait  d'attendre  que  j'eusse  trouvé  mon  pain  accoutumé;  » 
et  il  donna  l'autre  aux  pauvres.  Mais  s'étant  mis  à  manger 
ce  pam,  après  l'avoir  béni,  il  lui  parut  avoir  les  goûts  les 
plus  délicieux;  et  dans  la  joie  de  son  cœur  il  rendit  grâces 
à  Dieu. 

Comme  il  réfléchissait  sur  l'ingratitude  des  Romains  à 
l'égard  des  papes,  et  qu'il  se  disait  qu'ils  méritaient  bien 
que  le  saint-siége  leur  fût  enlevé,  la  voix  lui  dit  :  «  Tes 
pensées  sont  devenues  mes  pensées,  et  tes  voies  sont  deve- 
nues mes  voies,  »  ce  que  l'événement  ne  tarda  pas  à  justi- 


riK    L\    VISION    INTELLECTUELLE,  \3'6 

fier.  Li]  voix  lui  ordonna  dn  rotourner  dans  son  pays  :  il 
obéit ^  et  fut  bientôt  connu  de  tout  le  peuple  par  ses  mi- 
racles. Il  était  environné  de  possédés  ;  et  les  démons  ren- 
daient témoignage  de  sa  mission,  et  disaient  tout  haut  que 
son  père,  dont  il  portait  l'image  sur  ses  traits,  confirmerait 
son  jugement  sur  eux.  Il  les  chassait,  en  eflet,  au  nom  du 
Père,  du  Fils  et  du  Saint-Esprit.  Les  temps  de  la  vie  du 
Sauveur  sur  la  terre  semblaient  être  revenus,  tant  les  mi- 
racles se  multipliaient  autour  de  lui.  11  se  vit  bientôt  en- 
touré d'un  grand  nombre  de  partisans;  mais  il  trouva 
aussi  beaucoup  de  contradicteurs;  et  il  ne  faut  pîis  s'en 
étonner,  car  l'idée  mystique  qu'il  représentait  n'était  vrai- 
ment séparée  que  par  une  ligne  imperceptible  de  l'orgueil, 
qui  pousse  la  folie  jusqu'à  se  diviniser  soi-même.  Ses  amis 
et  ses  ennemis  se  mirent  à  interpréter  mal  sa  conduite  et 
son  gem'e  de  vie;  et  cela  est  facile  à  concevoir,  car  à  cette 
époque  on  n'était  pas  encore  familiarisé  avec  ces  sortes  de 
phénomènes.  Il  s'éleva  donc  parmi  les  laïques,  et  dans  le 
clergé,  une  violente  tempête  contre  lui;  et  c'était  ainsi 
qu'il  devait  participer  à  la  passion  du  Sauveur.  Cependant 
il  continua  à  faire  des  miracles  jusqu'à  sa  mort,  et  même 
encore  après. 

CHAPITRE  XI 

Dfi  la  vision  intpllectuelle.  Du  mode  de  ces  visions.  Sainte  Thérèse. 
Marie  d'Aiîirda.  De  l'origine  et  de  la  signification  des  visions  in- 
tellectuelles. 

Aux  visions  qui  ont  lieu  dans  les  sens  extérieurs,  ou 
dans  le  sens  intime  et  l'imagination ,  il  faut  ajouter  celles 
qui  s'accomplissent  dans  les  puissances  spirituelles,  et  que 


136  DE    I.V    VISION    INTELLECTUELLE. 

saint  Augustin  appelle  à  cause  de  cela  intellectuelles^  pour 
les  distinguer  des  premières,  qu'il  nomme  corporelles,  et 
des  secondes  qui  appartiennent  à  Tàme.  D'après  lui^  ces 
trois  sortes  de  visions  sont  superposées  les  unes  aux  autres, 
dans  un  ordre  correspondant  aux  facultés  spirituelles  de 
l'homme.  Les  visions  corporelles  sont  naturellement  au 
degré  le  plus  bas,  comme  les  sens  extérieurs  par  le  mo\en 
desquels  elles  s'accomplissent.  Ce  que  les  sens  perçoivent, 
ce  que  les  veux  voient^  par  exemple^,  se  présente  aussitôt  à 
l'àme  dans  une  image.  Si  l'àme  est  privée  de  raison,  comme 
dans  la  brute,  tout  se  borne  là,  et  l'opération  est  achevée  ; 
mais  si  l'àme  est  raisonnable,  ce  que  les  sens  ont  perçu  est 
présenté  à  l'esprit,  de  sorte  que  celui-ci  comprend  aussitôt 
ce  que  signifie  ce  signe.  Ainsi  le  roi  Balthazar  vit  ce  qu'é- 
ci'ivait  sur  la  muraille  une  main  invisible  ;  ses  sens  en  poj- 
tèrent  l'image  en  son  àme,  et  celle-ci  la  vit  et  la  regarda. 
Mais  pour  qu'il  comprît  cette  image,  il  fallut  que  Daniel 
vînt,  et  lui  en  donnât  l'explication.  Tel  est  le  rapport  de  la 
vision  corporelle  à  celle  de  l'àme,  et  de  celle-ci  à  la  vision 
intellectuelle,  qui  s'occupe  d'objets  immatériels,  exempts 
de  formes  sensibles.  Aussi,  pendant  que  les  autres  visions 
peuvent  nous  tromper  en  diverses  manières,  celle  de  l'es- 
prit ne  peut  nous  tromper,  en  ce  sens  que  ce  qu'il  com- 
prend véritablement  par  elle  doit  être  nécessairement  vrai, 
et  que  ce  qui  n'est  pas  vrai  n'est  pas  compris  non  plus. 
«  Il  peut  bien  se  faire,  ajoute  saint  Augustin,  qu'il  y  ait 
plusieurs  degrés  dans  ces  visions  supérieures,  quoique  je 
n'en  puisse  indiquer  l'ordre  et  la  suite.  En  efïet,  de  même 
que,  dans  notre  lumière  corporelle,  nous  voyons  brilloj' 
aussi  les  astres,  qui  sont  des  corps  bien  plus  nobles  que  les 
corps  terrestres,  ainsi  parmi  les  objets  que  l'on  voit  dans 


DE    LA    VISION    INTELLECTUELI.K  137 

une  lumière  supérieure  il  peut  \  on  avoir  de  plus  considé- 
rables, et  môme  qui  soient  proprement  divins,  et  ceux-ci 
ne  peuvent  alors  être  vus  que  d'une  manière  plus  élevée.  » 
{De  Genesi  ad  litt.,  liv.  XII,  c.  I.) 

Soit  que  saint  Augustin  ait  tiré  cette  doctrine  de  ses 
propres  expériences^  soit  qu'il  l'ait  pressentie  par  une 
sorte  de  divination,  les  choses  se  passent  en  efïet  comme 
il  l'a  dit.  La  vision  intellectuelle  appartient  à  un  domaine 
particulier  de  la  vision  mystique;  c'est  le  troisième  et  le 
plus  élevé.  Au  premier  degré,  ce  sont  les  sens  extérieurs 
qui  sont  devenus  clairvoyants;  ils  saisissent  des  rapports 
qui  leur  échappent  dans  l'état  ordinaire;  de  sorte  qu'il  se 
forme  autour  d'eux  comme  un  nouveau  monde  extérieur 
et  sensible.  C'est  comme  le  ciel  des  étoiles,  qui,  caché  au- 
paravant derrière  les  nuages,  se  découvre  maintenant  à 
nos  regards.  Au  second  degré,  c'est  le  sens  intime  qui  de- 
vient clairvoyant  à  son  tour.  Dans  l'état  ordinaire,  il  était 
renfermé  dans  le  cercle  de  la  personnalité  spirituelle,  et  ne 
pouvait  entrer  en  rapport  avec  d'autres  personnes  que  par 
l'entremise  des  sens  extérieurs  ;  mais  maintenant  il  entre 
directement  en  rapport  avec  le  monde  des  esprits,  le  con- 
temple d'une  vue  immédiate,  sans  avoir  besoin  d'un  voile 
extérieur  qui  leur  donne  une  forme  sensible;  et  c'est  ainsi 
que  s'ouvre  devant  lui  un  monde  intérieur  et  nouveau 
et  comme  un  ciel  étoile,  que  cachait  auparavant  le  nuage 
terrestre  et  spirituel  à  la  fois  qu'il  formait  lui-même  de- 
vant lui. 

Mais  au  troisième  degré,  ce  ne  sont  plus  m  les  sens  exté- 
rieurs ni  le  sens  intime  qui  reçoivent  les  formes  plus  éle- 
vées; c'est  l'esprit  lui-même  placé  au-dessus  des  sens  qui 
est  devenu  clairvoyant,  et  qui  commence  à  devenir  lumi- 


138  DE    LA    VISION    INTELLECTUELLE. 

r.eux^  comme  T organe  exténem*  projette  de  son  côté  la  lu- 
mière organique.  L'esprit  contemple  les  choses  dans  cette 
lumière  supérieure ,  non  plus  par  les  formes  sensibles  qui 
s'impriment  en  lui ,  mais  du  dedans,  en  tant  qu'il  est  saisi 
par  elles,  et  qu'il  les  saisit  à  son  tour.  Aux  deux  premiers 
degrés,  l'imagination,  qui  concourt  à  toutes  les  opérations 
des  sens  extérieurs  et  du  sens  intime,  a  toujours  une  part 
plus  ou  moins  grande;  mais  elle  est  complètement  exclue 
du  troisième,  de  même  que  ces  deux  sorles  de  sens,  et  par 
conséquent  l'élément  subjectif  disparaît  entièrement.  Aux 
deux  premiers  degrés,  les  formes  des  objets  sensibles  sont 
produites  par  une  sorte  d'art  mystique,  qui  là  est  exté- 
rieur et  plastique,  et  ici  poétique  et  intime,  avec  toutes 
les   gradations  qui  peuvent  exister  entre  l'art  objectif  et 
celui  qui ,  purement  subjectif,  gît  tout  entier  dans  les  ca- 
prices de  l'imagination.  Mais  à  cet  art  succède,  au  troi- 
sième degré,  la  science  mystique,  qui  n'est  point  soumise 
à  toutes  ces  variations,  quoique  toutefois  elle  soit  sujette 
encore  à  celle  que  produit  le  passage  des  opérations  ordi- 
naires de  l'esprit  aux  opérations  extraordinaires  de  l'état 
mystique;  de  sorte  que  les  premières  peuvent  altérer  quel- 
quefois les  secondes,  et  empêcher  d'en  bien  discerner  la 
nature. 
Sainte  Thé-      Pour  avoir,  relativement  à  cette  vision  intellectuelle  et 
rèse.      ^  l'état  de  ceux  qui  se  sont  élevés  jusqu'à  elle,  des  notions 
plus  claires  que  celles  qu'en  pouvait  donner  saint  Augus- 
tin, nous  n'avons  qu'à  écouter  ceux  qui  s'y  sont  trouvés 
eux-mêmes,  et  particulièrement  sainte  Thérèse.  C'était  une 
femme  intelligente,  d'un  regard  pénétrant,  qui  cherchait 
toujours  à  se  rendre  compte  de  ce  qui  se  passait  en  elle, 
dont  l'œil  intérieur  était  tixé,  d'un  côté  en  haut,  sur  Dieu 


DE    LA    VISION    INTELLECTUELLE.  139 

et  les  choses  divines,  et  de  l'autre  en  bas,  sur  elle-même  ; 
une  femme  prudente,  connaissant  parfaitement  la  signifi- 
cation des  mots  dont  elle  se  servait,  et  qui  nous  commu- 
nique en  termes  clairs  et  précis  le  résultat  de  ses  expé- 
riences. Elle  s'étend  d'abord  sur  l'extase  qui  précède  celte 
vision.  ((  Il  semble  à  l'extatique,  dit -elle,  qu'il  est  trans- 
«  porté  dans  une  région  toute  différente  de  celle  où  nous 
«  nous  trouvons  ordinairement.  Là  il  trouve  une  lumière 
«  tout  autre  que  la  nôtre;  de  sorte  que,  si  quelqu'un  s'ef- 
((  forçait  pendant  toute  sa  vie  de  produire  en  soi  quelque 
«  chose  de  semblable,  il  ne  pourrait  voir  ni  cette  lumière 
«  ni  les  choses  qu'on  y  découvre.  11  arrive  quelquefois 
«  qu'il  y  voit  tout  à  coup  une  telle  masse  d'objets  qu'après 
«  plusieurs  années  de  réflexions  dans  l'état  ordinaire  il 
«  n'en  apercevrait  pas  la  millième  partie.  »  (Sa  Vie,  c.  Y.) 
Elle  continue  ensuite  en  ces  termes  :  «  L'humanité  du 
u  Sauveur  m' apparut  un  jour  telle  qu'on  a  coutume  de  le 
«  représenter  dans  sa  résurrection.  Sa  beauté  et  sa  majesté 
((  étaient  au-dessus  de  tout  ce  qu'on  appelle  beau  sur  la 
«  terre,  ou  de  ce  que  l'imagination  peut  inventer.  Son  éclat, 
«  plus  blanc  que  la  neige,  loin  d'éblouir  l'œil  intérieur,  le 
«  réjouissait  au  contraire.  Sa  lumière  était  si  différente  de 
(t  la  nôtre  que  celle  du  soleil  paraissait  impure  compa- 
«  rée  à  elle,  et  indigne  de  fixer  les  regards  des  mortels. 
«  Elle  était  à  l'égard  de  celle  du  soleil  comme  une  eau 
tt  limpide  dans  un  vase  de  cristal,  où  se  jouent  les  rayons 
«  de  la  lumière  comparée  à  l'eau  bourbeuse  d'une  mare, 
«  ou  encore  comme  la  lumière  réelle  comparée  à  une  lu- 
«  mière  qui  n'est  que  peinte.  Les  sens  extérieurs  ne  peu- 
«  vent  la  saisir,  car  elle  n'est  vue  que  des  sens  intérieurs. 
c(  On  ne  peul  lui  échapper  non  plus  en  fermant  les  yeux  ; 


140  DE    LA    VISION    INTELLECTIEI-LF.. 

car  lors  même  que  Tâme  détourne  d'elle  son  attention, 
elle  est  forcée  d"y  prendre  garde  et  de  la  contempler 
avec  l'œil  intérieur.  11  me  semblait,  d'après  quelques 
signes,  que  c'était  seulement  l'image  du  Sauveur;  mais 
d'autres  me  faisaient  croire  que  c'était  Je  Sauveur  lui- 
même  .  Puis,  apercevant  en  lui  quelque  obscurité,  je  reve- 
nais à  ma  première  opinion  ;  et  cependant  ce  que  je  voyais 
surpassait  les  images  peintes  plus  encore  qu'un  homme 
n'est  au-dessus  de  son  portrait.  D'autres  fois,  surtout 
après  la  communion,  il  m* apparaissait  dans  une  telle 
majesté,  et  commandait  en  moi  comme  en  sa  maison 
avec  une  telle  puissance  que  mon  àme  se  sentait  anéantie 
en  lui,  et  ne  pouvait  douter  de  sa  présence.  Quoique  le 
Seigneur  se  montre  bienveillant  à  l'âme,  celle-ci  néan- 
moins est  comme  accablée  par  le  sentiment  de  sa  fragi- 
lité; elle  tombe  dans  une  douleur  profonde.  La  puis- 
sance de  ces  apparitions  est  telle  que,  si  Dieu  ne  les 
faisait  cesser  dans  sa  miséricorde,  la  faiblesse  humame 
ne  pourrait  les  supporter  longtemps.  Aussi  je  suis  per- 
suadée que,  lorsque  l'àme  peut  rester  longtemps  en  cet 
état,  ce  n'est  pas  une  véritable  vision,  mais  une  médita- 
tion profonde  ou  le  produit  de  l'imagination,  comme  il 
arrive  souvent  chez  nous,  pauvres  femmes;  quelque 
chose  qui  ne  laisse  pas  plus  d'impression  après  soi  que 
la  vue  d'une  sainte  image,  et  qui  s'etTace  de  la  mémoire 
avec  plus  de  rapidité  qu'un  songe.  Quand  c'est  vision 
réelle,  au  contraire,  elle  reste  si  fortement  empreinte 
qu'elle  ne  peut  plus  jamais  s'effacer,  excepté  dans  la  sé- 
cheresse, où  l'àme  oublie  tout,  et  presque  Dieu  lui- 
x  même.  Cette  vision,  en  effet,  l'enrichit  merveilleusement 
et  la  remplit  dune  charité  vivante.  Aussi,  quoiqu'elle  se 


DE    L\    VISION    INTELLECTUELLE.  141 

((  passe  dans  l'àme,  nous  devons  on  avoir  une  haute  idée  ; 
«  et  à  mon  avis  elle  est  sans  danger,  car  le  démon  n'a  en 
«  elle  aucune  part.  Les  visions  qui  viennent  de  lui  dissipent 
w  dans  Tàme  tout  le  bien  qui  s'y  trouve  ;  et  elle  sort  de 
«  là  troublée  et  incapable  de  tout  bien.  »  (Sa  Vie,  c.  28.) 
Parlant  ensuite  des  visions  intellectuelles,  elle  s'exprime 
de  la  manière  suivante  :  «  Au  plus  haut  degré  de  l'extase, 
V  toutes  les  puissances  de  l'àme  sont  tellement  liées  qu'on 
u  ne  les  sent  plus;  et  l'on  ne  sait  plus  ce  qui  s'y  passe,  à 
«  cause  de  l'union  intime  avec  Dieu  et  de  la  transformation 
«  en  lui;  état  cependant  qui  ne  peut  durer  longtemps, 
u  Toutefois  l'extase  dure  quelquefois  des  heures  entières, 
«  parce  que  Dieu,  après  avoir  attiré  à  soi  l'àme  avec  toutes 
u  ses  puissances  et  ses  facultés,  laisse  aller  la  mémoire  et 
«  l'entendement,  et  ne  tient  liée  avec  lui  que  la  volonté, 
u  après  quelques  moments  seulement  d  immersion  com- 
«  plète.  Quoique  la  volonté,  dans  son  union  avec  Dieu, 
«  tieime  tellement  attachées  à  soi  les  autres  puissances  que 
u  Dieu  a  lâchées,  qu'elles  ne  peuvent  l'arrêter,  cependant 
«  elles  ne  lui  sont  pas  si  étroitement  liées  que  dans  le  cours 
«  de  l'extase  la  mémoire  et  l'entendement  ne  puissent  faire 
y  quelques  excursions.  On  peut  dire  seulement  que  ces  deux 
«  facultés  dans  l'extase  s'accordent  à  louer  Dieu,  ou  qu'elles 
u  sont  occupées  à  regarder  ce  qui  se  passe  dans  l'àme. 
«  Néanmoins  elles  ne  se  sentent  pas  suffisamment  disposées 
«  et  éveillées  pour  cela;  mais  elles  sont  plutôt  dans  l'étal 
u  d'un  homme  qui,  sortant  d'un  profond  sommeil  et  d'un 
«  songe,  n'est  pas  encore  parfaitement  éveillé.  Dans  lavi- 
('  sion  intellectuelle,  il  n'y  a,  je  crois,  dans  les  puissances 
«  de  l'àme  et  dans  les  sens  aucun  mouvement;  c'est  pour 
tt  cela  que  le  démon  ne  trouve  pas  l'occasion  de  s'y 


442  DE    l.X    VÏ?IO>'    INTELLECTLTXLE. 

w  mêler.  Mais  cet  état  est  hieii  rare  et  ne  fait  que  passer* 
«  D'autres  fois,  les  puissances  ne  sont  pas  tout  à  fait  éle- 
u  vées  et  attachées,  ni  les  sens  entièrement  fermés,  mais 
«  les  uns  et  les  autres  sont  seulement  recueillis  et  conceii- 
«  très.  Quand  Dieu  révèle  quelque  chose  dans  une  vision 
w  pleine  et  véritable,  il  s'empreint  alors  lui-même  dans  le 
u  fond  le  plus  intime  de  l'àme;  de  sorte  que,  lorsqu'elle 
«  revient  ensuite  à  elle,  elle  ne  peut  douter  qu'elle  n'ait 
«  été  en  Dieu  et  que  Dieu  n'ait  été  en  elle;  et  la  vérité  de 
«  cette  conviction  est  tellement  enracinée  en  elle  que,  si 
«  ensuite  Dieu,  pendant  des  années,  ne  renouvelait  pas  la 
«  grâce  qu'elle  a  reçue,  elle  ne  pourrait  cependant  jamais 
tt  l'oublier. 

«  (lomment  il  se  fait  que  les  objets  qu'on  a  contemplés 
«  dans  cette  vision  intellectuelle  se  gravent  si  profondément 
«  dans  la  mémoire,  quoiqu'on  ne  les  ait  point  vus  avec  les 
«  yeux,  je  ne  puis  l'expliquer;  mais  ce  que  je  tiens  pour 
«  certain,  c'est  que  je  dis  la  vérité.  Et  si  quelqu'un  ne  sen- 
u  tait  pas  en  soi  cette  assurance ,  je  ne  voudrais  pas  dire 
u  de  lui  que  son  àme  tout  entière  ait  été  unie  avec  Dieu. 
((  Il  est  probable  qu'alors  une  des  facultés  inférieures  seu- 
«  lement  aura  pris  part  à  cette  union,  ou  bien  qu'il  aura 
«  reçu  de  Dieu  une  grâce  particulière.  Quelquefois  Dieu  se 
w  met  en  rapport  avec  ceux  qu'il  s'unit  ainsi  par  des  pa- 
(i  rôles  qu'il  leur  dit  dans  le  fond  le  plus  intime  de  leur 
i(  àme.  L'àme  alors,  qui,  lorsque  ces  entretiens  avec  Dieu 
«  existent  seulement  dans  son  imagination,  peut  détourner 
tt  son  attention  quand  elle  lèvent,  est  obligée  ici  d'écouter 
a  attentivement  Dieu,  qui  lui  parle.  Les  paroles  qu'il  lui 
«  adresse  sont  courtes,  concises,  cachant  sous  une  forme 
te  étroite  une  grande  abondance  de  choses  ;  de  sorte  qu'un 


l 


DE    1,A    YtSlON    IISTELLECTUEI.LK.  143 

«  mot  non-seulement  dit  beaucoup,  mais  encore  contient 
«  ce  qui  ne  pourrait  jamais  être  exprimé  autrement  par 
«  des  paroles.  Ces  mots  sont  pleins  de  puissance,  car  le 
((  fait  suit  immédiatement  la  parole;  de  sorte  que  lorsque 
«  rame  s'entend  dire  :  «  Ne  crains  pas,  »  toutes  les  an- 
«  jïoisses,  toutes  les  hésitations,  tous  les  doutes  sur  la  réa- 
«  lité  de  la  vision  disparaissent  à  l'instant  même;  l'àme 
«  se  sent  aussitôt  éclairée  et  apaisée,  et  n'oublie  plus  ja- 
«  mais  ce  qui  lui  est  arrivé.  Or  ces  eft'ets  ne  se  produisent 
«  pas  dans  les  entretiens  purement  imaginaires.  Quelque- 
«  fois  aussi  ce  commerce  de  l'àme  avec  Dieu  se  fait  sentir 
((  avec  la  même  certitude  d'une  autre  manière,  sans  l'in- 
«  termédiaire  de  la  parole.  » 

Dans  un  autre  passage,  la  sainte,  parlant  d'elle-même 
comme  d'une  autre  personne,  dit  qu'elle  a  vu  pendant  long- 
temps, par  une  vision  intellectuelle,  le  Seigneur  présent  à 
côté  d'elle.  Elle  ne  le  voyait  pas  des  yeux  corporels;  ce- 
pendafit  elle  était  si  certaine  de  sa  présence  qu'elle  n'en 
pouvait  douter,  surtout  lorsque,  pour  dissiper  les  craintes 
(|ue  lui  avait  données  son  confesseur,  il  lui  dit  :  «  Ne  crains 
pas,  c'est  moi.  »  Ces  paroles  la  l'ortifièrcîit  tellement  que 
toute  incertitude  disparut.  Elle  fut  en  même  temps  poussée 
à  se  rappeler  sans  cesse  sou  souvenir,  convaincue  qu'il  la 
regardait  toujours;  car  elle  sentait  qu'il  était  à  sa  droite, 
se  faisant  connaître  non  d'une  manière  sensible,  mais  d'une 
manière  plus  élevée,  plus  inexplica])le,  et  par  là  même  aussi 
plus  certaine.  Mais  l'àme  ne  sent  pas  seulement  en  cette 
manière  sa  présence  ;  elle  apprend  encore  de  lui  d'autres 
grands  mystères  qu'elle  croit  contempler  dans  l'essence 
divine,  parce  qu'elle  voit  clairement  que  tout  est  contenu 
et  conqu'is  en  Dieu.  Le  passage  de  la  vision  de  l'àme  a  celle 


144  DE    L\   VISION    INTELLECTUELLE. 

de  l'esprit,  ou  Funion  de  ces  deux  états,  semble  avoir  été 
décrite  par  la  sainte  dans  une  vision  dont  elle  parle  ailleurs. 
Elle  crut  voir  dans  une  extase  le  trône  de  Dieu  ;  et  si  elle 
ne  vit  pas  sur  ce  trône  Dieu  lui-même,  elle  sentit  du  moins 
sa  présence.  Il  lui  parut  que  ce  trône  était  porté  par  plu- 
sieurs animaux,  et  la  pensée  lui  vint  que  c'étaient  peut-être 
les  quatre  animaux  symboliques  dont  il  est  parlé  dans  les 
livres  saints.  Elle  ne  vit  pas  comment  il  était,  mais  elle 
aperçut  seulement  des  troupes  d'anges  qui  lui  semblèrent 
plus  beaux  que  les  autres  anges  qu'elle  voyait  dans  le  ciel, 
et  elle  pensa  que  ce  pouvaient  être  des  chérubins  et  des  séra- 
phins. Puis  elle  ajouta  ces  paroles  :  «  La  gloire  que  je  vis 
alors,  personne,  à  moins  qu'il  ne  l'ait  vue,  ne  peut  la 
mesurer  dans  son  imagination.  »  (Sa Vie,  c.  20,25,27, 39.) 

Marie  Sainte  Thérèse,  comme  on  le  voit,  remarquait  attentive- 

d'Acréda. 

mennt  tout  ce  qui  se  passait  en  elle,  discernant,  pesant  tout 

avec  le  plus  grand  soin.  Son  témoignage  offre  donc  toutes 
les  garanties  que  l'on  peut  désirer.  Écoutons  maintenant 
sur  ce  même  sujet  une  autre  femme  du  même  pays  qu'elle, 
Marie  d'Agréda.  Dans  la  Cité  de  Bien,  elle  distingue  cinq 
degrés  de  vision  surnaturelle,  qu'elle  rattache  à  autant  de 
grâces  particulières  d'en  haut.  C'est  d'abord  la  vision  cor- 
porelle et  celle  de  l'cime,  dont  parlent  saint  Augustin  et 
tous  les  autres.  Ces  deux  genres  de  vision  tiennent  à  la 
jxràce  sanctifiante,  car  deux  choses  empêchent  l'homme 
d'être  conforme  à  Dieu  et  d'entrer  avec  lui  dans  un  com- 
merce intime,  à  savoir  le  péché,  qui  nous  éloigne  infini- 
ment du  bien  infini,  et  la  différence  d'essence.  Dieu,  en 
effet,  est  invisible  et  infini;  il  est  un  acte  pur  et  simple.  La 
créature,  au  contraire,  est  corporelle,  terrestre,  composée 
de  plusieurs  éléments,  corruptible  par  conséquent;  de  sorte 


hE    LA    VlslO.N    I.MKLLECTIELLE.  145 

que^  sous  ce  rapport  aussi,  elle  est  tenue  dans  un  grand 
éloignement  de  Dieu.  Pour  qu'elle  puisse  s'unir  à  lui,  il 
faut  que  ces  deux  obstacles  disparaissent,  ce  qui  ne  peut  se 
l'aire  que  par  une  communication  de  la  part  de  l'essence  la 
plus  élevée.  Le  premier  de  ces  obstacles  est  détruit  par  le 
don  de  la  grâce  sanctiiiante ,  après  quoi  se  montrent  d'a- 
bord ces  deux  degrés  inférieurs  de  vision.  Mais  pour  que 
l'àme  puisse  aller  plus  loin,  elle  a  besoin  d'être  préparée; 
car  il  lui  manqne  encore  beaucoup  d'aptitude  et  d'in- 
fluences divines.  Elle  obtient  pour  cela  un  nouveau  se- 
cours d'en  haut;  elle  est  puriliée  par  un  feu  spirituel  et 
subtil,  comme  l'or  par  les  flammes  matérielles,  ou  comme 
Isaïe  fut  purifié  par  l'ange. 

«  Ce  nouveau  don  produit  dans  l'àme  deux  effets  :  il  la 
«  puritie  des  souillures  de  sa  nature  terrestre ,  et  la  rend 
«  ainsi  semblable  à  Dieu  ;  puis  il  la  remplit  d'une  nouvelle 
«  lumière  qui  dissipe  les  ténèbres  dont  elle  est  environnée. 
«  Celte  lumière  est  sainte,  douce,  pure,  subtile,  claire  et 
«  pénétrante;  elle  dorme  l'amour  du  bien  et  la  haine  du 
«  mal  ;  car  c'est  un  souffle  de  la  vertu  de  Dieu  et  un  simple 
«  écoulement  de  sa  lumière  qui  se  présente  à  mon  esprit 
((  comme  un  miroir,  où  je  vois  beaucoup  de  choses  avec  la 
w  partie  supérieure  de  l'àme,  où  je  reconnais  en  même 
«  temps  l'infinité  de  Dieu.  C'est  une  lumière  qui  éclaire  et 
a  échaufié  à  la  fois,  enseigne  et  réprimande ,  mortifie  et 
«  vivifie,  avertit  et  encourage.  Nous  voyons  en  elle  la  dif- 
((  férence  du  bien  et  du  mal,  la  hauteur  et  la  profondeur, 
((  la  longueur  et  la  largeur;  le  monde  et  sa  condition,  ses 
«  tromperies,  ses  dispositions,  les  illusions  et  la  fausseté  où 
(c  sont  enlacés  ceux  qui  l'aiment.  Cette  lumière  m'apprend 
«  surtout  à  mépriser  ce  monde  et  à  le  fouler  aux  pieds ,  à 
II.  ^ 


1  i6  1>E    LA    VISION    INTELLECTUELLE. 

«  in'éleverjusqu'àDieu^  et  à  le  considérer  comme  le  maître 
«  et  le  dominateur  souverain  de  toute  créature.  En  lui  je 
«  vois  ensuite  le  genre  et  les  propriétés  des  choses,  les 
«  vertus  des  éléments,  le  commencement,  le  milieu  et  la 
w  fin  des  temps,  le  cours  des  années,  les  dilTérences  des 
«  créatures  et  ce  qu'elles  ont  de  commun,  ce  qu'il  y  a  de 
«  caché  dans  les  hommes,  combien  ils  sont  éloignés  de 
«  Dieu,  les  dangers  où  ils  vivent,  les  voies  criminelles  où 
<«  ils  mai'chent,  l'état  temporel  des  nations  et  des  royaumes. 
«  Cette  lumière  se  présente  à  moi  pour  diriger  mes  voies. 
«  L'ayant  reçue  sans  danger,  je  veux  la  communiquer  sans 
«  envie,  et  ne  point  cacher  sa  gloire.  C'est  Dieu  qui  se 
«  communique  en  elle;  son  usage  est  un  bien  qui  réjouit 
a  l'àme,  ou  plutôt  c'est  la  joie  même  de  l'àme.  Elle  ap- 
«  prend  beaucoup  de  choses  sans  qu'on  s'en  aperçoive. 
«  Elle  dompte  et  élève  le  cœur,  et  le  détache  des  illusions 
<t  dont  elle  nous  découvre  l'amertume.  » 

Cette  lumière,  quoiqu'elle  ne  soit  pas  entièrement  étran- 
gère aux  deux  autres  visions,  appartient  principalement 
néanmoins  à  la  troisième,  c'est-à-dire  à  la  vision  intellec- 
tuelle, dans  laquelle  les  prophètes  de  l'Ancien  et  du  Nou- 
veau Testament,  éclairés  par  cette  lumière  infuse,  contem- 
plaient les  mystères  qui  leur  étaient  révélés ,  et  étaient  ù 
cause  de  cela  appelés  voyants.  Cette  nitelligence  supérieure 
a  plusieurs  degrés.  «  En  effet,  nous  dit  Marie  d'Agréda, 
«  lorsque  j'use  de  cette  vision  dans  la  partie  supérieure  de 
«  l'esprit,  je  vois  alors  la  natui'C  et  l'excellence  de  la  reine 
((  du  ciel  et  des  saints  anges.  Je  les  vois  tantôt  dans  leSei- 
u  gueur,  tantôt  en  eux-mêmes,  avec  cette  différence  qu'ici 
«  je  dois  descendre  un  degré  plus  bas  à  cause  de  la  diffé- 
u  rencc  dos  objets,  tandis  que  dans  le  Seigneur  je  les  vois 


DE    LA    VISION    INTELLECTUELLE.  1  17 

«  comme  en  un  miroir  où  Dieu  me  montre  a\ec  une 
«  grande  vertu  et  une  grande  force  ce  qu'il  lui  plaît  et 
«  comme  il  lui  plaît.  Car  c'est  le  Seigneur  lui-même  que 
«  l'on  connaît  dans  cette  lumière  merveilleuse,  et  avec 
«  lui  tous  les  saints,,  toutes  les  vertus,  toutes  les  œuvres 
«  admirables  qu'ils  ont  faites.  Cette  connaissance  comble 
«  l'âme  de  joie,  et  eUe  se  repose  dans  son  centre  avec  dé- 
«  lices  ;  car  moins  la  connaissance  qui  lui  est  communi- 
«  quée  tient  au  corps  et  à  Tàme,  plus  elle  est  spirituelle  : 
<(  plus  la  lumière  qu'elle  reçoit  est  forte  et  sa  vertu  puis- 
ce  santé,  plus  est  grande  en  même  temps  la  certitude  que 
«  l'âme  ressent  dans  la  contemplation,  y) 

«  Dans  l'autre  état,  inférieur  à  celui-ci,  je  vois  les  objets 
«  en  eux-mêmes  ;  je  suis  éclairée  et  enseignée  de  la  même 
«  manière  que  les  esprits  célestes  ont  coutume  de  s'entendre 
((  entre  eux.  Or  voici  en  quoi  consiste  cette  manière  :  c'est 
«  comme  lorsqu'un  rayon  de  lumière  traverse  une  suite  de 
«  globes  de  cristal,  et  que  tous,  depuis  le  premier  jusqu'au 
«  dernier,  participent  à  la  lumière  qui  leur  est  communi- 
«  quée  ;  de  telle  sorte  néanmoins  que  le  plus  voisin  du 
«  rayon  est  touché  le  premier,  et  que  les  autres  reçoivent 
«  de  lui  ce  qu'il  leur  envoie.  Il  n'y  a  de  difîérence  entre  les 
«  deux  procédés  que  celle  qui  existe  entre  les  corps  pure- 
«  ment  passifs  et  les  esprits  doués  de  liberté.  En  effet,  les 
«  globes  de  cristal  se  trouvent  éclairés  tous  ensemble  par 
*(  un  seul  acte,  tandis  que  les  esprits  angéliques  ajoutent 
((  à  ce  qu'ils  reçoivent  d'en  haut  quelque  chose  qui  leùrest 
«  propre,  en  communiquant,  dans  la  louange,  l'admiration 
«  et  l'amour,  aux  esprits  inférieurs  ce  qui  leur  a  été  donné  a 
«  eux-mêmes,  de  sorte  que  tout  cependant  vient  de  la  source 
c(  la  plus  haute,  du  soleil  de  justice,  du  Dieu  éternel.  C'est 


Ii8  DE    l.A    VISlOiN    IMELLtCTltl.LE. 

«  ainsi  qu'il  m'est  arrivé  à  moi-même  lorsqu'une  partie  de 
(c  la  lumière  dont  les  esprits  célestes  et  la  sainte  Vierge 
«  jouissent  pleinement  est  descendue  dans  la  région  supé- 
u  rieure  de  mon  àme.  J'ai  compris ;,  par  une  illumination 
«  intérieure  j  que  ce  qui  se  faisait  en  uioi  ressemblait  à  ce 
u  qui  se  passe  parmi  eux.  « 

Vient  ensuite  le  quatrième  degré  de  vision,  nommé  ici 
abstraite  ou  médiate,  parce  que  Dieu  se  conmmnique  soi- 
même,  il  est  vrai,  en  elle  à  l'esprit,  mais  sous  un  voile ,  et 
non  encore  d'une  manière  immédiate  ;  de  sorte  qu'on  le  voit 
comme  derrière  un  rideau.  Cette  vision  est  plus  élevée  que 
la  précédente ,  car  elle  a  un  seul  objet,  et  cet  objet  est  le 
plus  haut  de  tous,  au  lieu  que  les  visions  intellectuelles, 
s'appliquant  aux  choses  physiques  et  spirituelles,  aux  vé- 
rités et  aux  mystères  accessibles  à  l'entendement,  ont  beau- 
coup d'objets.  Mais  il  y  a  encore  une  autre  raison  pour 
laquelle  la  ^  ision  médiate  est  supérieure  à  F  intellectuelle  : 
c'est  qu'en  celle-ci  il  peut  se  glisser  dans  l'imagination  des 
images  quel'àme  comprend  ensuite  par  une  lumière  supé- 
rieure ,  tandis  que  là  les  intuitions  de  l'essence  divine  sont 
produites  par  des  formes  surnaturelles  de  cet  objet  infini, 
qui  sont  versées  dans  le  fond  le  plus  intime  de  l'àme.  Aussi 
l'homme  a-t-il  besoin  i)Our  ce  genre  de  vision  d'une  prépa- 
ration et  d'une  grâce  nouvelle,  d'une  lumière  plus  élevée, 
plus  pénétrante  et  plus  puriilante  que  Dieu  lui  donne.  Les 
purifications  antérieures  avaient  pour  but  de  mortitier  la 
nature  ;  celle-ci  lui  donne  la  vie  et  la  santé;  de  sorte  que, 
montée  plus  haut,  elle  sent  avec  une  sérénité  plus  grande 
une  paix  très-douce,  après  avoir  perdu  toute  l'amertume 
du  péché  et  effacé  jusqu'à  la  moindre  tache  de  tout  senti- 
ment bas.  Élevée  au-dessus  d'elle-même,  remplie  d'une 


DR    LA    VI^îION    INTELLECTUELLE.  140 

inefiuble  suavité,  enflammée  deramourdhiiieltransformc'e 
en  lui, l'âme  oublie  tout  le  terrestre  et  s'oublie  elle-même  ; 
(le  sorte  qu'elle  ne  vit  plus  en  soi,  mais  clans  le  Seigneur, 
et  c'est  le  Seigneur  qui  vit  en  elle. 

Que  si  enfin ,  à  ces  préparations,  à  ces  purifications  et  à 
ces  grâces  vient  s'ajouter  encore  la  dernière,  à  savoir  la 
lumière  de  gloire,  l'àme  entre  dans  le  cinquième  degré. 
Fortifiée  dans  cette  lumière,  rendue  capal)le  de  voir  Dieu 
et  de  jouir  de  lui  dans  la  béatitude ,  elle  le  contemple  im- 
médiatement tel  qu'il  se  révèle  en  cette  lumière,  c'est-à- 
dire  beau  sans  aucune  tache,  bon  sans  aucune  propriété  , 
grand  sans  étendue,  éternel  sans  temps,  fort  sans  faiblesse, 
vivant  sans  mortalité,  vrai  sans  fausseté,  étant  en  toutes 
choses  sans  extension,  saint  dans  ses  œuvres,  riche  en  ses 
trésors  ;  la  sainteté  la  plus  parfaite,  la  vérité  la  plus  ferme, 
la  hauteur  et  la  profondeur,  la  gloire  sans  cause ,  le  repos 
sans  fatigue,  étant  tout  à  la  fois  sans  qu'on  puisse  néan- 
moins exprimer  son  infinité,  et  c'est  là  la  plus  haute  vision, 
la  vision  glorifiée. 

Voilà  ce  que  ces  deux  femmes  ont  puisé  sur  ce  sujet 
dans  leurs  propres  expériences.  Tâchons  maintenant  de 
donner  une  forme  scientifique  à  ces  idées,  afin  de  les  mieux 
comprendre.  La  faculté  de  penser,  où  gît  la  source  des 
idées,  projette  autour  d'elle  une  lumière  spirituelle  dont  le 
rayonnement  éclaire  toutes  les  autres  facultés  de  l'àme. 
Mais  à  côté  de  cette  première  faculté  il  en  est  une  se- 
conde qui  nous  représente  les  objets  de  nos  connaissances. 
Or  ces  objets  sont  de  plusieurs  sortes.  En  effet,  outre  la 
nature  extérieure  et  notre  être  propre,  il  existe  encore  deux 
mondes  spirituels  ,  dont  l'un  est  plus  éloigné  de  nous  en- 
core, plus  extérieur,  ])ùur  aii'si  dire,  que  la  nature  qui  nous 


150  DE    LA    VISION    INTELLECTUELLE. 

entoure^  tandis  que  l'autre  est  comme  situé  au-dessous  de 
notre  moi.  Le  premier  est  le  monde  objectif^  et  le  second 
le  monde  subjectif  des  esprits.  L'un  porte  particulièrement 
l'empreinte  de  la  première  personne^  et  l'autre  celle  de  la 
seconde  personne  de  la  sainte  Trinité.  La  seconde  faculté 
de  l'âme  nous  représente  chacun  de  ces  deux  mondes  d'une 
manière  particulière.  Elle  réfléchit  le  monde  intime  et  sub- 
jectif des  esprits  comme  un  miroir ,  et  elle  nous  représente 
le  monde  objectif  des  esprits  en  brisant  par  l'abstraction  la 
lumière  qu'il  nous  envoie.  Dans  l'état  ordinaire ,  ces  deux 
mondes  sont  invisibles  pour  nous,  parce  que  la  faculté  qui 
représente  les  objets  n'a  ni  abstraction  pour  les  uns ,  ni  ré- 
flexion pour  les  autres,  et  que  la  faculté  de  penser  manque 
de  lumière  pour  les  deux.  Pour  que  ces  mondes  nous  de- 
viennent visibles ,  il  faut  que  les  deux  éléments  qui  con- 
courent dans  l'acte  de  la  science  soient  élevés,  pour  ainsi 
dire,  à  une  plus  haute  puissance.  Il  faut  que  toutes  les  fa^ 
cultes  de  l'âme  soient  en  quelque  sorte  déplacées  ;  que  celle 
qui  projette  les  idées  devienne  plus  intérieure ,  et  que  le 
cercle  de  celle  qui  représente  les  objets  soit  plus  étendu  ; 
de  sorte  qu'elle  puisse  en  même  temps  réfléchir  le  monde 
subjectif  et  réfracter  le  monde  objectif.  Or  cette  élévation 
des  facultés  de  l'âme  est  l'œuvre  immédiate  des  deux  per- 
sonnes divines  dont  elles,  portent  particuhèrement  l'em- 
preinte. Le  Père  de  la  lumière  donne  à  l'esprit  la  lumière, 
qui,  par  son  rayonnement,  produit  les  idées;  et  le  Verbe 
donne  au  miroir  dans  l'esprit  ses  reflets,  et  au  foyer  la  vertu 
qu'il  a  de  concentrer  les  rayons.  Et  à  l'aide  de  cette  double 
faculté  de  réfléchir  et  de  réfracter  les  objets,  l'esprit  peut 
entrer  en  rapport  avec  ce  double  monde  qui  lui  était  in- 
connu auparavant. 


pi:  i.a  vision  intellectuelle.  I.'il 

Nous  pouvons  comprendre  ainsi  ce  que  ces  deux  femmes 
nous  disent  de  la  lumière  et  du  miroir,  des  diflérents  de- 
grés de  cette  lumière  et  des  visions  qui  se  rattachent  à 
chacun  de  ces  degrés.  Au  premier.  Dieu  élève  et  perfec- 
tionne la  lumière  naturelle  que  chaque  homme  apporte 
avec  soi  en  naissant,  et  les  deux  facultés  extérieures  qui 
correspondent  à  cette  lumière  ;  et  c'est  ainsi  que  nous  pou- 
vons ,  à  l'aide  de  la  vision  corporelle  qui  se  fait  par  les 
sens,  sous  l'influence  surnaturelle  de  Dieu,  pénétrer  plus 
avant  qu'à  l'ordinaire  dans  les  mystères  de  la  nature  et  dans 
ceux  de  notre  propre  esprit,  sans  toutefois  pouvoir  dépas- 
ser les  limites  de  ces  deux  sphères.  Au  second  degré  ,  une 
lumière,  partant  des  régions  inférieures  du  monde  suhjectif 
des  esprits ,  est  versée  au  fond  le  plus  intime  de  l'âme  ;  el , 
d'un  autre  côté  ,  celle-ci  reçoit  des  régions  inférieures  du 
monde  objectif  des  esprits  la  faculté  de  réfracter  et  de  ré- 
fléchir les  objets  d'une  manière  plus  parfaite.  A  ce  degré, 
la  vision  passe  des  sens  dans  l'imagination  ;  et  un  monde 
nouveau  s'ouvre  à  elle ,  à  savoir  celui  des  âmes  des  dé- 
funts et  des  esprits  qui  sont  situés  au  dernier  rang  des  hié- 
rarchies célestes.  Au  troisième  degré ,  la  lumière  pénètre 
plus  avant  encore;  elle  est  réfléchie  et  réfractée  plus  pure- 
ment, de  sorte  que  l'esprit  voit  les  objets  dans  une  vision 
plus  claire  et  plus  parfaite.  Le  cercle  de  cette  vision  s'étend 
davantage  aussi,  et  l'esprit  commence  à  apercevoir  les  ré- 
gions les  plus  élevées  du  monde  spirituel ,  aussi  bien 
parmi  les  intelligences  célestes  que  parmi  les  esprits  de  té- 
nèbres. 

Au  quatrième  degré ,  la  lumière  de  l'esprit  est  plus  épu- 
rée et  plus  intime  encore.  Ce  n'est  plus  seulement  les 
créatures  qu'il  contemple,  soil  au-dessous  de  lui,  soit  au- 


152  DE    LA    VISION    INTELLECTUELLE . 

dessus,  soit  autour  ;  mais  il  monte  jusqu'à  l'entrée  de  la  lu- 
mière essentielle  du  premier  principe  en  Dieu.  C'est  la  lu- 
mière du  Verbe  qui  est  maintenant  réfléchie  et  réfractée 
dans  l'esprit.  S'il  considère  les  mondes,  soit  au-dessus,  soit 
au-dessous  de  lui,  ce  n'est  plus  à  cause  d'eux ,  mais  afin  de 
contempler  en  eux  la  divinité  qui  se  cache  derrière  la  mul- 
tiplicité des  créatures.  Enfin,  au  cinquième  degré,  ce  n'est 
plus  ni  la  lumière  ni  la  nuit  créée  qui,  s' emparant  de  l'es- 
prit ,  l'élève  aux  contemplations  les  plus  sublimes;  c'est  la 
lumière  et  la  nuit  divines,  la  lumière  essentielle  qui  est 
dans  le  Père ,  et  son  miroir  qui  est  dans  le  Fils ,  qui  saisis- 
sent l'esprit,  et,  le  transformant,  le  rendent  capable  de  voir 
Dieu  immédiatement.  Ce  degré,  qui  appartient  à  la  mys- 
tique unitive,  achève  ce  que  les  autres  ont  commencé, 
quoique  les  mystiques  doutent  qu'il  puisse  être  atteint  par 
l'homme  ici-bas. 

On  comprend,  d'après  tout  ce  que  nous  venons  de  dire , 
la  hauteur  et  l'importance  de  la  vision  intellectuelle  à  ses 
divers  degrés.  Dans  notre  optique  ordinaire,  la  précision 
et  la  clarté  de  l'image  dépendent  de  la  courbe  du  miroir  et 
de  la  forme  de  l'objet  d'un  côté,  et  de  l'autre  de  la  confor- 
mation de  l'œil  et  de  la  vivacité  de  la  lumière  qui  est  en 
lui.  Mais  dans  cette  optique  surnaturelle,  où  une  lumière 
d'un  autre  genre  apparaît  à  notre  œil  intérieur,  un  miroir 
magique  s'ajoute  à  celui  où  viennent  se  réfléchir  ordi- 
nairement les  objets.  Ce  nouveau  miroir  est  en  rapport  avec 
cette  nouvelle  lumière ,  et  réfléchit  dans  des  visions  su- 
blimes non- seulement  ses  propres  formes,  mais  encore 
celles  de  la  lumière  ordinaire;  de  sorte  que,  si  nous  en 
croyons  un  grand  nombre  de  mystiques  qui  ont  eu  de  ces 
visions,  l'esprit  voitle  monde  entier  comme  en  un  seul  rayon 


DU    nF.fiRK    DF.    SURETK    DVS    VISIONS.  ii)3 

de  lumière.  Ainsi  l'homme,  de  ce  point  de  l'espace  et  du 
temps  qu'il  occupe,  voit  les  choses,  non  plus  dans  leur  mul- 
tiplicité  et  leur  dispersion  pour  ainsi  dire ,  mais  ramenées 
et  concentrées  dans  leur  unité.  C'est  donc  une  vision  tout 
idéale,  hien  supérieure  à  la  vision  ordinaire.  C'est  une 
.science d'une  nature  plus  élevée,  qui  résulte  d'un  accrois- 
sement de  l'esprit  humain  dans  toutes  les  dimensions,  dans 
sa  profondeur  aussi  bien  que  dans  son  étendue.  C'est  un 
nouveau  monde  enfin  qui  apparaît  à  ses  regards,  et  en 
deçà  et  au  delà  du  monde  ordinaire,  et  qu'il  voit  d'un 
point  de  vue  nouveau. pour  lui. 


CHAPITEi:  XTl 

Du  degré  de  sûreté  qu'oiïrent  les  visions.  Du  fond  de  vi'rilé  qui  existe 
dans  toute  vision  vérital)le.  Comment  ce  fond  peut  ôtre  Ironblé  par 
le  mélange  des  diverses  influences,  tant  intérieures  qu'extérieures. 
Précautions  recommandées  par  les  théologiens.  De  la  seule  garantie 
intérieure  des  visions  véritaljles  pour  celui  qui  en  est  le  sujet.  Pru- 
dence surnaturelle  de  l'Eglise  dans  ses  jugements  en  cette  matière. 

Toute  vision  qui  repose  sur  un  fond  vrai  et  qui  est  le  ré- 
sultat d'une  vie  bien  réglée  a  incontestablement  pour  base 
quelque  chose  d'objectif  et  de  réel.  Soutenir  le  contraire, 
ce  serait  nier  l'existence  de  cette  loi  de  la  continuité  qui 
gouverne  l'ordre  de  la  grâce  aussi  bien  que  celui  de  la  na- 
ture. Celui  en  qui  s'opère  la  vision  est  élevé ,  dans  toutes  les 
régions  de  son  être,  à  une  puissance  supérieure;  de  sorte 
que,  le  cercle  de  toutes  ses  facultés  étant  élargi,  elles  voient 
apparaître  des  objets  qui  leur  étaient  cachés  auparavant. 

Kt  d'abord,  les  sens  reçoivent  de  nouvelles  impressions 


154  DU    DEGRÉ    DE    SÛRETÉ    DES    VISIONS. 

et  de  nouvelles  aptitudes.  Le  goût  discerne  une  hostie  con- 
sacrée de  celle  qui  ne  Test  pas.  L'odorat  pénètre  jusque 
dans  l'intérieur  des  autres  hommes,  et  devine  l'état  de  leur 
Ame  aux  effluves  qu'exhale  le  vice  ou  la  vertu.  Le  sens 
commun,  agissant  dans  une  sphère  plus  étendue,  acquiert 
la  propriété  de  franchir  les  limites  de  l'espace  et  du  temps, 
et  d'être  excité  par  des  choses  qui  auparavant  passaient 
inaperçues  devant  lui.  Ces  nouvelles  perceptions  ne  sont 
pas  purement  subjectives;  elles  s'appuient  sur  un  objet 
réel  et  dont  la  réalité  est  évidente.  Les  puissances  qui  pré- 
sident au  mouvement  et  celles  de  la  volonté  subissent  la 
même  transformation  que  les  sens.  Élevées  au-dessus 
d'elles-mêmes,  elles  acquièrent  une  vertu  qui  s'étend  plus 
loin,  et  par  le  moyen  de  laquelle  elles  opèrent  des  choses 
merveilleuses.  Et  le  résultat  de  leur  opération  n'est  pas 
seulement  subjectif  et  imaginaire,  mais  il  a  une  réalité  ex- 
térieure et  sensible.  S'il  en  est  ainsi  dans  toutes  les  sphères 
de  l'activité  humaine,  ne  serait-il  pas  insensé  de  croire  que 
les  plus  hautes  ne  participent  pBS  à  cette  ascension  géné- 
rale des  puissances  de  l'àme ,  et  qu'elles  n'ont  pour  objet 
que  des  songes  creux  et  de  vaines  illusions.  Il  doit  donc  y 
avoir  une  vérité  objective  dans  les  visions  produites  par 
l'élévation  surnaturelle  des  facultés  humaines;  et  cette 
vérité  est  la  même  qui  sert  de  base  à  toute  révélation  pri- 
mitive. 

Quoique  la  science  intuitive  que  donnent  les  visions  soit 
hors  de  doute ,  il  ne  faudrait  pas  en  conclure  que  l'on  doit 
admettre  de  prime  abord  et  sans  examen,  comme  incontes- 
table ,  tout  ce  que  l'esprit  voit  ou  croit  voir  en  cet  état. 
Ici ,  en  effet,  deux  éléments  sont  en  jeu  et  concourent  à 
l'œuvre  qui  se  fait  :  l'un  divin  et  l'autre  créé.  Le  premier 


DU    DEGRi:    DE    SURETE    DES    VISIONS.  153 

fist  infaillible  sans  doute  et  ne  présente  jamais  au  second 
que  la  vérité.  Mais  avant  que  celle-ci  nous  arrive,  il  faut 
que  le  second  élément  se  l'approprie.  Or  c'est  ici  que  l'er- 
reur commence  à  devenir  possible;  et  nous  savons  que 
l'àme,  même  dans  l'état  le  plus  élevé,  n'y  échappe  pas  tou- 
jours. Il  en  est  ainsi,  du  reste,  de  toute  science  et  de  toute 
connaissance  dans  le  domaine  de  la  nature.  Ici  la  science 
s'acquiert  par  une  vision  sensible  qui  résulte  du  contact  de 
deux  éléments,  l'un  objectif  et  l'autre  subjectif.  Le  premier 
aussi  est  infaillible  en  son  genre  ;  car  il  a  été  établi  par 
Dieu,  qui  le  tient  assujetti  aux  lois  de  la  nature,  dont  il  ne 
peut  s'écarter.  Mais  il  n'en  est  pas  ainsi  de  l'esprit  qui  per- 
çoit cet  objet.  Doué  de  liberté ,  il  peut  céder  à  diverses 
influences,  se  laisser  tromper,  soit  par  les  sens,  soit  par 
l'entendement  lui-même.  Et  ne  voyons-nous  pas  en  effet 
que  toute  science  se  développe  lentement ,  et  s'élève  peu  à 
peu  au-dessus  des  erreurs  et  des  préjugés  qui  l'obscurcis- 
sent et  l'enveloppent  ;  et  que  tous  ses  progrès  consistent  à 
examiner  avec  soin  les  opinions  qu'elle  trouve  établies,  et  à 
les  rectifier  quand  il  est  nécessaire.  Les  visions  sont  sou- 
mises aussi  à  cette  loi  du  progrès  ;  leur  clarté ,  leur  certi- 
tude et  leur  évidence  augmentent  aussi  avec  le  temps.  Bien 
plus,  elles  sont  assujetties  à  cette  loi  sous  deux  rapports. 
En  effet,  comme  elles  descendent  des  régions  de  l'éternelle 
vérité  dans  celles  de  la  fragilité  humaine,  elles  sont  sujettes 
à  l'erreur,  et  au  moment  où  l'homme  les  reçoit  dans  l'ex- 
ta.se,  et  au  moment  où,  passant  de  l'extase  à  l'état  ordinaire, 
il  essaie  de  s'en  rendre  compte  et  de  les  communiquer 
aux  autres. 

Et  d'abord ,  l'esprit  qui  reçoit  ces  communications  su- 
blimes n'est  pas  une  table  rase,  oii  la  vision  se  projette 


iofi  DU    DEGRÉ    DE    SÛRETÉ    DES   VISIONS. 

comme  image  avec  plus  ou  moins  de  précision  ;  mais  il  a 
en  soi  une  lumière  et  une  yertu  qui  lui  sont  propres  :  il  est 
doué  d'activité,  et  peut  se  former  à  soi-même  ses  propres 
images.  La  lumière  supérieure  qu'il  reçoit  ne  tombe  pas 
sur  un  fond  obscur,  mais  sur  un  fond  déjà  éclairé  par 
une  lumière  qui  lui  est  propre ,  et  qui ,  excité  par  celle 
d'en  haut,  acquiert  de  son  coté  un  surcroît  d'activité  par 
suite  de  laquelle  il  rayonne  davantage  encore.  La  puis- 
sance qui  reçoit  et  qui  brise  cette  lumière  n'est  pas  seule- 
ment traversée  par  elle;  mais,  élevée  et  transformée,  elle 
réagit  avec  plus  ou  moins  de  force  à  son  égard.  Or  l'es- 
prit ,  par  un  long  exercice  dans  les  états  ordinairas  de  la 
vie,  panient  à  gouverner  ses  facultés,  et  s'en  rend  maître 
peu  à  peu  ;  de  sorte  qu'il  apprend  ainsi  à  se  servir  d'elles 
avec  mesure  et  habileté ,  et  à  régler  ses  pensées  d'une  ma- 
nière scientifique  ou  du  moins  pratique.  Mais  ici  il  se 
trouve  dans  un  état  inaccoutumé  et  tout  nouveau  pour  lui. 
Toutes  ses  puissances  sont  montées  à  un  degré  plus  haut  ; 
leur  rapport  est  changé  ;  de  nouvelles  régions  se  sont  ou- 
vertes à  leur  activité  ;  il  faut  donc  trouver  pour  elles  une 
autre  température  en  quelque  sorte  ;  ce  qui  est  d'autant 
plus  difficile  que  les  nouvelles  impressions  qu'elles  reçoi- 
vent leur  viennent  d'un  côté  inconnu  pour  elles,  et  qu'il 
leur  est  par  conséquent  très-difficile  de  retenir  dans  l'ordre 
et-  dans  une  juste  mesure  l'inspiration  surnaturelle  dont 
elles  sont  favorisées. 

Ce  n'est  pas  tout  encore  :  chaque  ordre  supérieur  em- 
brasse et  contient  tous  ceux  qui  sont  situés  au-dessous  de 
lui.  L'extase  mystique  et  surnaturelle  est  donc  toujours  ac- 
compagnée de  la  clairvoyance  naturelle.  A  mesure  que  les 
puissances  spirituelles  s'emparent  de  fàme.  elle  entre  aussi 


DU    DECRK    DE    SÛRETÉ    HES    VISIONS,  1.'J7 

dans  un  rapport  plus  intime  avec  les  puissances  de  la  na- 
ture. Il  peut  donc  lui  arriver  de  ce  côté  une  multitude  d'i- 
mages nouvelles  dont  elle  a  peine  à  se  défendre.  Et  comme 
elle  a  besoin  d'une  grande  attention  pour  les  discerner  de 
celles  qui  lui  arrivent  du  monde  supérieur^  elle  peut  faci- 
lement se  laisser  éblouir  par  elles  ;,  et  les  confondre  avec 
ces  dernières.  Bien  plus,  ce  n'est  pas  seulement  avec  la  na- 
ture extérieure  que  l'extatique  entre  dans  un  rapport  plus 
étroit  et  qui  peut  facilement  le  subjuguer,  mais  c'est  en- 
core avec  soi-même.  En  efiet,  il  ne  se  voit  plus,  comme 
auparavant,  dans  le  temps  ni  dans  l'espace,  mais,  tou- 
jours présent  à  soi-même,  il  considère  toutes  choses  dans 
leur  unité.  Toute  sa  vie  est  ramassée  devant  lui  comme  en 
un  point.  11  voit,  il  touche  en  quelque  sorte  et  contemple 
comme  en  un  seul  rayon  de  lumière  tout  ce  qu'il  a  ja- 
mais pensé  ou  imaginé,  senti,  appris  ou  fait.  11  lui  arrive 
donc  encore  de  ce  côté  tout  un  monde  de  pensées  et  d'i- 
mages. Tout  ce  qu'il  a  su  se  présente  à  lui;  et,  sans  qu'il 
sache  comment  cela  se  fait,  les  pensées  du  monde  ordi- 
naire se  mêlent  aux  pensées  que  verse  en  lui  la  lumière 
supérieure  dont  il  est  inondé.  Les  premières  se  confondent 
avec  les  secondes,  à  cause  du  voisinage  de  leur  source; 
et  il  faut  un  œil  spirituel  bien  pénétrant  et  bien  exercé 
pour  les  discerner,  et  pour  distinguer  des  visions  de  la 
clairvoyance  surnaturelle  les  images  qui  se  glissent  de  la 
vie  extérieure  dans  la  vie  intérieure,  comme  les  songes  du 
jour  se  reflètent  dans  les  rêves  de  la  nuit. 

Par  ce  lien  qui  rattache  l'extatique  à  sa  vie  antérieure 
d'un  côté,  et  à  la  nature  extérieure  de  l'autre,  il  continue 
aussi  d'être  en  rapport  avec  le  monde  spirituel  qui  l'en- 
toure, et  même  avec  celui  des  défunts;  et  ce  rapport  par- 


lo8  nu    DEGRÉ   DE    SURETE    DES    VISIONS. 

ticipe  au  développement  que  prend  en  cet  état  la  person- 
nalité tout  entière.  Et  d'abord  l'extatique  se  trouve  plus 
étroitement  uni  à  l'Église  que  dans  la  vie  ordinaire.  Tout 
ce  qui  est  en  communion  avec  elle,  il  le  coratemple  comme 
s'il  était  dans  son  centre  même.  Le  lien  qui  unit  entre  eux 
tous  les  membres  de  l'Église  embrasse  d'une  manière 
spéciale  certaines  coi'porations  particulières,  qui  forment 
comme  des  groupes  à  part  dans  ce  vaste  ensemble.  L'ex- 
tatique se  trouve  donc  dans  un  rapport  plus  intime  aussi 
avec  le  groupe  auquel  il  se  trouve  lié  déjà.  Si,  par  exemple, 
il  appartient  à  un  ordre  religieux,  le  lien  qui  l'unit  à  lui 
manifestera  son  influence  jusque  dans  ses  visions.  Ce  se- 
ront les  saints  de  cet  ordre  qui  lui  apparaîtront  de  préfé- 
rence. On  verra  se  développer  en  lui  d'une  manière  spé- 
ciale les  vertus  qui  ont  fleuri  dans  cet  ordre;  il  partagera 
jusqu'à  un  certain  point  ses  vues,  et  s'intéressera  aux 
grandes  questions  qui  l'ont  agité.  Il  sera  lié  bien  plus  for- 
tement encore  aux  supérieurs  qui  ont  autorité  sur  lui,  et 
sm'tout  à  son  confesseur.  De  même  que  dans  la  confession 
Lame  du  pénitent  se  révèle  tout  entière  au  prêtre,  ainsi 
l'àme  de  celui-ci  n'a  plus  de  secrets  pour  le  premier  dans 
l'extase  et  même  quelquefois  en  dehors  d'elle;  et  tandis 
qu'il  est  au  pouvoir  du  confesseur  de  rappeler  par  l'obéis- 
sance le  pénitent  de  l'extase  la  plus  profonde,  celui-ci 
peut  aussi  quelquefois,  quand  il  le  veut,  lire  dans  l'esprit 
du  premier  toutes  ses  pensées.  Pendant  que  l'extatique 
écoute  les  voix  des  esprits  qui  parlent  à  son  àme ,  et  qu'il 
contemple  les  étoiles  de  ce  nouveau  ciel  qui  se  révèle  à  ses 
regards,  tout  ce  qui  l'entoure  lui  parle  en  même  temps  et 
se  présente  à  sa  vue.  Ce  n'est  que  lentement  et  peu  à  peu, 
M  mesure  que  la  lumière  surnaturelle  qui  l'éclairé  monte 


nu    DEGRÉ   DE    SÛRETÉ    DES    VISIONS.  ioO 

davantage,  que  la  lumière  naturelle  baisse  et  s'affaiblit;  et 
elle  semble  ne  disparaître  entièrement  qu'au  plus  haut 
degré  de  la  vision.  Mais  nous  avons  appris  de  la  sainte 
d'Avila  combien  rarement  on  atteint  ce  degré,  et  avec 
quelle  rapidité  celui  qui  y  est  parvenu  se  trouve  ramené 
de  nouveau  en  bas. 

Si  donc  l'extase  a  ses  dangers,  parce  que,  à  mesure  que 
les  puissances  spirituelles  s'élèvent  davantage,  la  masse 
des  objets  sur  lesquels  elles  doivent  agir  augmente  aussi , 
elle  est  encore  sujette  à  l'erreur  lorsque  l'homme  veut 
communiquer  aux  autres  ce  qu'il  a  vu  dans  ses  ravisse- 
ments. En  efîet,  ce  que  Dieu  lui  a  dit  dans  l'extase,  il  faut  que 
d'abord  il  le  traduise  en  quelque  sorte  de  la  langue  divine 
♦lans  le  langage  de  la  créature  transformée  par  la  vie  mys- 
tique, afin  de  pouvoir  le  comprendre.  Puis,  par  un  se- 
cond travail,  il  faut  qu'il  le  traduise  de  nouveau  du 
langage  mystique  dans  la  langue  ordinaire.  Or  cette  tra- 
duction doit  être  très  -  difficile ,  on  le  conçoit.  La  même 
personne  doit  saisir  et  reproduire,  avec  ses  facultés  amoin- 
dries et  abaissées,  ce  qu'elle  a  vu  et  senti  auparavant  avec 
ces  mêmes  facultés  transfigurées  et  élevées  à  une  plus 
haute  puissance.  Ce  n'est  pas  de  soi-même  ni  de  son  fond 
qu'elle  a  tiré  les  sublimes  images  qui  ont  occupé  son  es- 
prit dans  l'extase  ;  mais  c'est  une  puissance  surnaturelle 
qui  les  a  formées  dans  son  intérieur.  Et  maintenant  que 
cette  puissance  s'est  retirée ,  il  faut  qu'elle  rappelle  en  soi 
le  passé  pour  le  revêtir  des  ombres  du  langage  humain. 
La  mémoire  doit  naturellement  intervenir  ici.  Mais,  ravi 
par  l'objet  qu'il  a  contemplé  et  absorbé  en  lui,  et  cela 
d'autant  plus  que  l'immersion  a  été  plus  profonde ,  com- 
ment l'extatique  aurait- il  trouvé  le  temps  de  graver  dans 


ICO  Di:    DEGRF.    DE    SIRETÉ    DES    VISIONS. 

son  souvenir  ce  quil  a  vu.  Le  monde  de  ses  contempla- 
lions  ne  se  reflète  plus  en  lui  que  d'une  manière  impar- 
faite j,  comme  le  monde  au  milieu  duquel  nous  vivons 
pendant  le  jour  se  reflète  dans  le  sommeil.  Il  est  au-dessus 
de  lui^  comme  le  ciel  étoile  au-dessus  d'une  atmosphère 
nuageuse.  Les  étoiles  de  première  grandeur  peuvent  seules 
percer  de  leur  éclat  le  nuage  qui  les  cache;  et  la  lumière 
des  autres  semble  se  confondre  dans  une  simple  clai'té,  où 
Ton  peut  à  peine  discerner  celle  qui  appartient  à  chacune 
d'elles. 

En  supposant  même  que  l'extatique  puisse  saisir  avec 
précision  les  reflets  des  visions  qu'il  a  eues  dans  l'extase^ 
il  se  présente  encore  une  autre  difficulté,  qui  est  d'autant 
plus  grande  que  ces  visions  lui  apparaissent  plus  claire- 
ment. En  effets  la  langue  dans  laquelle  Dieu  et  les  esprits 
lui  ont  parlé^  quoiqu'elle  appartienne  à  un  état  plus  élevé, 
descend  bientôt  pour  se  proportionner  aux  relations  ordi- 
naires de  la  vie.  Quelquefois,  il  est  vrai,  lorsque  l'extase 
a  été  très-profonde,  l'homme  ne  peut  plus  retrouver  qu'a- 
vec peine  le  langage  ordinaire.  Cependant  ce  cas  est  rare 
et  seulement  exceptionnel.  Mais  c'est  précisément  à  cause 
de  cela  que  le  langage  humain  ne  peut  plus  suffire  pour 
exprimer  ces  contemplations  sublimes,  qui,  appartenant 
à  une  autre  vie,  n'ont  pas  d'expression  dans  la  vie  pré- 
sente, et  auraient  besoin  en  partie  de  nouveaux  matériaux. 
On  peut  bien  peindre  les  objets  de  la  terre  avec  des  cou- 
leurs terrestres,  mais  pour  les  objets  célestes  il  faut  le  pur 
ra^on  de  la  lumière.  C'est  pour  cela  que  plusieurs  exta- 
tiques, sentant  l'insuffisance  du  langage  ordinaire,  ont 
inventé  une  langue  particuUère  ;  et  cette  langue  étant  toute 
symbolique .  son  élément  terrestre  et  grossier  peut  seul 


DU    DEGI5É    DE    SÛRETÉ    DES   VISIONS.  \  C)  [ 

vivci  compris  par  l'homme  dans  l'état  ordinaire^  tandis  que, 
pour  saisir  les  idées  sublimes  qu'il  renferme,  il  faudrait 
être  soi-même  élevé  à  l'état  mystique. 

Cette  dii'liculté  même  une  fois  yaincue,  tout  n'est  pas 
fini  encore.  Les  visions  aperçues  dans  l'extase  subissent  de 
la  part  de  l'esprit  une  transformation,  et  entrent  dans  le 
cercle  des  pensées  ordinaires.  Quoique  d'une  origine  su- 
périeure, elles  sont  dans  tout  le  reste  semblables  à  ce  qui 
se  produit  tous  les  jours  sous  nos  yeux.  Comment  empê- 
cher qu'elles  ne  soient  altérées  par  le  mélange  des  éléments 
avec  lesquels  elles  ont  une  si  grande  affinité;  que  les  uns 
n'y  ajoutent  et  que  les  autres  n'en  retranchent  quelque 
chose,  et  qu'il  n'arrive  en  un  certain  sens  ce  qui  se  passa 
lorsque  les  fils  des  dieux  s'unirent  aux  fils  des  hommes,  et 
produisirent  la  race  des  géants?  Mais,  supposons  encore 
que  ces  visions  soient  maintenues  dans  des  conditions  qui 
leur  soient  propres,  ne  faut- il  pas  qu'elles  soient  exami- 
nées et  éprouvées  par  les  confesseurs  ou  par  les  supé- 
rieurs? Or  bien  souvent  ceux-ci,  par  un  scrupule  légitime, 
efï'acent  ce  qui  pourrait  choquer;  ou,  comprenant  mal 
certaines    choses  très -innocentes   en   elles-mêmes,  les 
écartent  pour  plus  de  sûreté,  ou  les  modifient  :  et  c'est  en 
cet  état  que  les  visions  arrivent  souvent  à  la  connaissance 
du  public.  Quelquefois  môme  elles  ne  commencent  à  être 
connues  que  de  la  postérité,  lorsqu'il  n'est  plus  possible 
de  les  rectifier,  en  s' adressant  à  ceux-là  mêmes  qui  les 
ont  eues. 

A  toutes  ces  causes  d'erreur  s'en  joint  une  autre  encore. 
En  eflet,  l'homme  en  cet  état  est  exposé  à  se  laisser  trom- 
per, non -seulement  par  les  influences  naturelles,  mais 
encore  pni'  celles  du  démon.  Une  fois  entré  dans  cette 


162  DU    DEGRÉ    DE    SURETE    DES    VISIONS. 

sphère  supérieure,  il  trouve  ouvertes  devant  lui  non-seu- 
lement les  régions  de  la  lumière ,  mais  encore  celles  des 
ténèbres;  et  à.  côté  des  voies  qui  conduisent  aux  intelli- 
gences célestes  il  rencontre  celles  qui  mènent  aux  esprits 
de  l'abîme.  Les  anges  et  les  démons  sont,  il  est  vrai,  entiè- 
rement opposés  et  dans  leur  principe  et  dans  leurs  habi- 
tudes, de  même  que  le  bien  et  le  mal  diffèrent  radicalement 
l'un  de  l'autre.  Mais  leur  essence  et  leur  puissance  sont 
les  mêmes;  et  par  conséquent  les  régions  qu'ils  habitent 
sont  également  accessibles  à  l'homme.  Or  si  la  vérité  et  la 
science  véritable  sont  d'un  côté,  le  mensonge  et  l'illusion 
sont  de  l'autre;  et  autant  il  y  a  à  gagner  là,  autant  il  y  a 
à  perllre  ici.  L'homme,  quand  il  se  trouve  rapproché  de 
ces  puissances,  comme  cela  arrive  dans  l'état  mystique,  est 
sollicité  de  ces  deux  côtés;  et  il  se  forme  aussitôt  des  affi- 
nités secrètes  entre  lui  et  ces  sollicitations  qui  lui  arrivent 
de  droite  et  de  gauche;  car  ce  qu'il  a  de  bon  est  attiré  par 
le  bien,  et  ce  qu'il  a  de  mauvais  est  provoqué  par  le  mal. 
Il  est  vrai  que  c'est  par  la  sainteté  et  la  prédominance  du 
bien  en  lui  qu'il  est  monté  à  cette  hauteur;  mais  la  fai- 
blesse humaine  y  est  montée  avec  lui ,  et  cet  état  lui  pré- 
pare déjà  des  tentations  terribles  du  côté  de  l'orgueil  et  de 
la  présomption.  Puis  il  y  a,  on  le  sait,  des  degrés  dans  la 
sainteté.  Celle  qui  paraît  la  plus  affermie  est  sujette  encore 
à  bien  des  vicissitudes ,  à  cause  de  ce  mélange  de  bien  et 
de  mal  qui  ne  cesse  jamais  dans  la  nature  humaine.  Ici, 
comme  dans  l'ordre  physique,  celui  qui  monte  fait  bien 
des  chutes.  Le  moindre  défaut,  la  moindre  tache  expose  à 
quelque  tentation  particulière.  Et  quel  est  l'homme  dont 
on  puisse  dire  qu'il  est  sans  tache?  ces  tentations  préparent 
les  voies  aux  illusions  du  démon;  et  personne  ne  sait  jus- 


DU    DEORK    DE    SURETE    DES    VISIONS.  4  63 

qu'à  quel  point  Dieu  peut  les  permettre,  pour  nous  éprou- 
ver, nous  exciter  ou  nous  punir.  Or  les  illusions  qui 
viennent  de  cette  source  sont  d'autant  plus  dangereuses 
que  la  puissance  qui  les  opère  est  de  même  nature  que  les 
intelligences  célestes  qui  agissent  du  côté  opposé,  de  sorte 
qu'elle  peutla  plupart  du  temps  produire  les  mômes  signes, 
et  faire  des  choses  non  moins  extraordinaires  que  celles-ci. 
Il  n'y  a  que  ce  qui  vient  immédiatement  de  Dieu  que  ni 
les  anges  ni  les  démons  ne  peuvent  atteindre.  En  vain  se 
flatterait-on  de  trouver  dans  ce  principe,  que  chaque 
puissance  opère  d'une  manière  conforme  à  sa  nature,  une 
pierre  de  touche  pour  discerner  les  visions  véritables  de 
celles  qui  sont  fausses.  Ce  signe  n'est  pas  infaillible.  Qui 
ne  sait,  en  effet,  que  les  démons  peuvent  se  transformer  en 
anges  de  lumière? 

Ainsi,  de  quelque  côté  que  nous  nous  tournions,  nous 
ne  trouvons  nulle  part  dans  les  visions,  même  les  plus  éle- 
vées, à  plus  foi'te  raison  dans  les  autres,  des  garanties 
parfaites  qui  puissent  nous  autoriser  à  les  admettre  de 
prime  abord,  sans  examen,  comme  des  vérités  incontes- 
tables, bien  moins  encore  à  les  opposer  comme  preuves 
dans  la  polémique  coAtre  ceux  qui  pensent  autrement.  Il 
en  doit  être  ainsi  ailleurs,  sans  quoi  la  foi  perdrait  son 
mérite. 

De  ce  côté  donc  encore,  l'homme  est  sous  le  coup  de 
cette  malédiction  qui  l'a  condamné  dès  l'origine  au  travail  ; 
et  s'il  veut  s'approprier  ce  qui  lui  est  communiqué  d'en 
haut,  il  faut  que  ce  soit  par  le  travail,  la  fatigue  et  la 
peiiKi,  de  même  qu'il  ne  peut  arracher  à  la  terre  ses  pro- 
ductions qu'en  luttant  contre  les  puissances  sauvages  de 
la  nature,  et  on  extirpant  sans  cesse  du  sol  les  épines  et  les 


164  DU    DEGP.K    DE    SIP.ETK    DES    VISIONS. 

ronces.  Les  visions  les  plus  sublimes  doivent  donc  être  sou- 
mises à  un  examen  attentif  et  sérieux.  Et  comme  il  s'agit 
de  matières  théologiques,  cet  examen  appartient  d'abord  h 
l'Église,  puis  à  la  science,  parce  que  Dieu  est  l'auteur  de 
toute  vérité,  de  celle  que  nous  découvrons  par  les  moyens 
scientifiques,  aussi  bien  que  de  celle  que  l'esprit  contemple 
dans  la  vie  mystique ,  et  qui  ne  peut  être  en  contradiction 
avec  lui-même.  Aussi  les  théologiens  ont-ils  puisé  dans  la 
raison  et  l'expérience  les  règles  qu'ils  appliquent  dans 
l'examen  de  ces  sortes  de  faits.  Plusieurs  ont  comiposé  à  ce 
sujet  des  écrits  remarquables.  Nous  citerons  ici  seulement 
le  traité  De  la  Distinction  des  Visions  vraies  et  fausses,  du 
chancelier  Gerson;  celui  De  la  Foi,  de  Pic  de  la  Miran- 
dole;  celui  De  la  Prière,  de  L.  Brancat;  celui  Du  Discerne- 
ment des  esprits,  du  cardinal  Bona;  celui  De  la  Puissaiice 
angélique,  par  T.  Castaldo  de  Alascio;  celui  De  l'Ornement 
des  Noces  spiritueUes,  de  Jean  Rusbroch;  celui  Des  Esjirifs 
et  de  leur  Discernement,  de  H.  de  Vrimaria;  la  Préface  des 
œuvres  de  sainte  Thérèse,  par  Louis  de  Léon  ;  Saint  Jvan  de 
la  Croix  dans  la  Montée  du  Carmel,  etc.. 

Ces  théologiens  ne  regardent  pas  comme  un  signe  évi- 
dent que  les  visions  viennent  de  Dieu  la  prédiction  des 
événements  futurs,  à  moins  qu'il  ne  s'agisse  de  choses  qui 
dépendent  uniquement  de  la  volonté  divine  ou  de  la  li- 
berté humaine,  ou  au  moins  d'objets  d'une  nature  très- 
subtile  et  Irès-déhcate.  Ces  prédictions  ne  donnent  aucun 
signe  certain,  même  lorsqu'elles  sont  jointes  à  l'extase,  ou 
accompagnées  de  consolations  et  de  suavités  intérieures; 
lorsque  celui  qui  les  fait  est  élevé  au-dessus  de  terre,  ou  lors- 
qu'il  peut  lire  les  pensées  dans  le  cœur  des  autres.  Sur  ce 
dernier  point  toutefois ,  ils  font  les  mêmes  réserves  que 


DU    DEGKt:    DE    SUHtTI-:    UtS    VISIONS.  105 

pour  lesprédictions.  On  ne  peut  d'après  eu\  conclure  d'une 
manière  certaine  que  la  vision  soit  purement  intellectuelle, 
parce  qu'elle  a  pour  objet  des  choses  qui  ne  dépassent  pas 
la  sphère  de  l'esprit  humain  ;  quand  même  elles  paraî- 
traient avoir  été  vues  sans  le  secours  d'aucune  forme,  dans 
une  lumière  supérieure ,  mais  analogue  à  la  lumière  spi- 
rituelle, et  qu'elles  seraie'nt  revêtues  de  magniticence  et  de 
majesté;  parce  que  la  vision  contient  évidemment  des 
choses  saintes,  vraies  et  excellentes;  ou  parce  que  celui  à 
qui  elle  a  été  communiquée  a  eu  déjà  auparavant  des  ré- 
vélations incontestables ,  quoiqu'en  ce  cas  la  conviction 
qu'il  a  de  la  vérité  de  ce  qu'il  a  vu  soit  d'un  grand  poids. 
Parce  que  la  vision  est  suivie  dn  repos,  de  la  paix,  du  re- 
cueillement de  l'esprit,  de  saintes  inspirations,  d'un  amour 
tendre  pour  Dieu,  d'une  vue  plus  claire  dans  les  mystères 
de  la  foi;  parce  qu'elle  enflamme  le  zèle  pour  la  gloire  de 
Dieu  et  les  œuvres  spirituelles;  parce  qu'elle  est  accompa- 
gnée de  miracles  apparents,  c'est-à-dire  de  ceux  qui  ne 
dépassent  pas  la  puissance  des  démons,  il  ne  faudrait  pas 
en  conclure  encore  qu'elle  vient  de  Dieu.  La  sainteté  du 
lieu  où  elle  est  arrivée,  la  nouveauté  des  choses  qu'on  y 
a  vues,  le  témoignage  de  celui  qui  en  a  été  favorisé ,  les 
bonnes  dispositions  de  son  cœur  et  sa  piété  bien  connue 
ne  sont  pas  des  signes  qui  excluent  le  doute.  Ces  théolo- 
giens pensent  avec  raison  que,  malgré  toutes  ces  condi- 
tions réunies,  l'illusion  est  encore  possible;  parce  que, 
quelque  saint  que  soit  l'homme  ici-bas,  il  est  toujours  sujet 
à  l'erreur,  et  que  celle-ci  peut  lui  \enir  soit  de  ses  puis- 
sances naturelles  surexcitées  par  quelque  moyen  physique, 
soit  du  démon,  qui  agit  en  lui  ou  hors  de  lui. 

Ces  hommes,  si  discrets  et  si  prudents  dans  le  discerne- 


1(36  t)L    DEGPvÉ    DE    SURETE    DES    VISIO>"S. 

ment  des  esprits,  soupçonnent  quelque  illusion  dans  toutes 
les  révélations  faites  à  des  personnes  qui   ne  méritent 
pas  ces  faveurs,  qui  négligent  de  consulter  la  parole  de 
Dieu  dans  la  sainte  Écriture^  dans  la  tradition  et  le  témoi- 
gnage de  r Église;  qui  désirent  ces  faveurs^  ou  par  eux- 
mêmes  ou  par  quelque  inpulsion  étrangère  ;  qui  se  croient 
dignes  de  les  recevoir  :  qui  les  recherchent  par  curiosité, 
par  orgueil,  pour  se  donner  l'apparence  de  la  sainteté  ;  quij, 
en  se  livrant  à  des  pratiques  et  à  des  mortifications  exces- 
sives, veulent  toujours  faire  leur  propre  volonté ,  et  se 
hâtent  de  publier  sur  les  toits  ce  qu'elles  ont  vu.  Il  en  est 
de  même  des  visions  communiquées  à  ceux  qui  ne  font  que 
de  commencer  à  marcher  dans  les  voies  spirituelles;  qui, 
sans  avoir  passé  par  les  voies  de  la  mortification ,  croient 
s'être  élevées  d'un  bond  au  sommet  de  la  contemplation  ; 
qui ,  n'étant  point  enracinés  dans  Thumilité  et  le  sentiment 
de  leur  propre  néant ,  s'appuient  au  contraire  sur  leur 
mérite,  et  croient  pouvoir  arriver  au  but  par  d'autres 
moyens  que  la  croix,  la  souffrance,  la  persécution  et  la 
victoire  sur  soi-même.  Ils  regardent  comme  douteuse? 
toutes  les  communications  sur  des  sujets  philosophiques 
ou  théologiques  controversés,  indifférents  ou  de  peu  d'im- 
portance, ou  sur  des  choses  déjà  connues  d'ailleurs,  ou 
que  l'on  peut  connaître  par  les  moyens  ordinaires  ;  celle? 
qui,  s'écartant  des  règles  accoutumées  de  la  sagesse  divine , 
mettent  en  avant  des  choses  inouïes  et  dans  une  forme  tout 
à  fait  insolite  ,  ou  bien  des  choses  qui  reviennent  souvent 
et  ne  signifient  presque  rien  ;  celles  qui  tendent  à  inti'o- 
duire  des  manières  de  vivre  nouvelles  et  extraordinaires: 
celles  qui  ne  peuvent  avoir  aucun  avantage  pour  le  bien 
général  ou  particulier:  celles  qui  contiennent  des  choses 


DU    DEGRÉ    DE   SLRETÉ    DES    VISIO.NS.  1(J7 

contredites  par  la  raison  et  T Écriture.  Ils  se  défient  beau- 
coup des  A  isions  reçues  dans  une  âme  bouleverse'ce  ou 
violemment  émue,  avec  des  mouvements  et  des  gestes  dé- 
sordonnés, et  communiquées  dans  un  langage  confus; 
celles  qui  se  produisent  chez  des  personnes,  particulièrement 
chez  des  femmes,  douées  d'une  imagination  très -vive, 
d'une  vue  et  d'une  ouïe  très  -  subtiles  ,  ou  très -faibles  au 
contraire;  ou  chez  des  personnes  qui  sont  connues  pour 
a>oir  succombé  déjà  à  l'illusion  des  mauvais  esprits;  qui 
font  un  métier  de  prédire  l'avenir;  qui  se  servent  avec  cela 
de  formules  équivoques.  Ils  se  défient  encore  des  visions  c[ui 
n'ont  aucun  effet  surnaturel,  du  moins  de  quelque  durée; 
qui  ne  laissent  après  elles  aucune  certitude  de  leur  vérité, 
qui  ne  se  gravent  que  faiblement  dans  la  mémoire,  et  qui, 
au  lieu  de  porter  au  bien,  éveillent  au  contraire  dans  l'àme 
ie  doute  et  la  négligence. 

Voici  maintenant  les  signes  auxquels  ils  reconnaissent 
que  les  visions  sont  icontestablement  fausses.  Si  elles  ont^ 
soit  dans  la  forme,  soit  dans  les  circonstances  qui  les  accom- 
pagnent ou  les  eiîets  qui  les  suivent ,  quelque  chose  de  vain, 
de  repoussant ,  de  honteux ,  d'orgueilleux  ou  de  fier,  elles 
viennent  alors  du  démon  plutôt  que  de  Dieu.  Si  les  voyants 
n'ont  pas  la  foi,  s'ils  sont  adonnés  au  mensonge,  s'ils  se 
servent  de  moyens  superstitieux  ;  si  leurs  mœurs  sont  maii- 
vaises;  s'ils  sont  esclaves  des  voluptés  de  la  chair  ou  embar- 
rassés de  soins  inutiles;  s'ils  paraissent  fous  ou  possédés,  il 
n'y  a  naturellement  aucun  fond  à  faire  sur  leurs  visions. 
Si  celles-ci  représentent  comme  facile  le  chemin  du  ciel, 
si  elles  induisent  les  pécheurs  à  différer  leur  conversion, 
si  elles  donnent  occasion  à  des  pratiques  de  piété  fausses 
ou  inutiles,  qui  bercent  le  cœur  d'une  fausse  sécurité;  si 


115  8  l»L    DLr.llÉ    DE    SÛRETÉ    DES    MSlO.NS. 

elles  tendent  à  soustraire  l'homme  à  ses  devoirs  naturels 
ou  religieux;  si  elles  ont  pour  objet  des  choses  vaines, 
propres  seulement  à  satisfaii-e  la  curiosité,  sans  influence 
pour  l'amendement  de  la  vie ,  ou  inconciliables ,  soit  pour 
le  fond,  soit  pour  la  forme,  avec  la  sagesse  de  Dieu  ;  si  elles 
renferment  d'une  manière  évidente  ou  cachée  quelque 
hérésie ,  il  faut  les  rejeter  sans  hésiter.  Si  l'homme,  après 
les  avoir  reçues,  ne  produit  pas  d'autres  fruits  que  ceux 
que  l'on  voit  paraître  dans  les  méditations  ordinaires;  s'il 
ne  sort  pas  de  là  plus  pieux;  si  elles  manquent  de  ce  calme 
et  de  cette  dignité  qui  distinguent  les  œuvres  de  Dieu;  si 
elles  poussent  à  la  précipitation,  au  trouble,  à  l'impatience  ; 
s'il  s'y  mêle  quelque  chose  de  déréglé  ou  de  mauvais  ;  si 
elles  renferment  des  promesses  qui  dépassent  les  limites 
de  la  justice,  de  la  sagesse  et  des  convenances,  elles  ne  sont 
pas  divines.  Elles  viennent  du  démon,  lorsqu'elles  portent 
à  faire  des  choses  qui  sont  contraires  à  l'exemple  de  Notrc- 
Seigneur  et  des  saints;  lorsqu'elles  enflent  l'homme  d'or- 
gueil; qu'elles  le  rendent  étranger  à  son  propre  cœur, 
qu'elles  affaiblissent  en  lui  les  vertus  et  qu'elles  lui  oient 
les  dons  de  Dieu  ;  lorsqu'après  avoir  réjoui  Fàme  dans  les 
commencements,  en  l'endormant  dans  une  fausse  sécurité, 
elles  la  portent  ensuite  au  découragement,  au  doute,  à  Fin- 
certitude,  à  la  défiance,  à  l'abattement,  et  étoufi'ent  en  elle 
l'amour  et  la  bonne  volonté. 

Si  tous  les  signes  extérieurs ,  pris  dans  l'objet  et  les  cir- 
constances  des  visions ,  ne  sont  pas  infaillibles,  que  reste- 
t-il  donc  pour  distinguer  les  véritables  de  celles  qui  sont 
fausses?  Il  reste  cette  garantie  que  toute  vision  véritable  se 
donne  à  elle-même  en  arrachant  en  quelque  sorte  par  une 
puissance  irrésistible  l'assentiment  des  autres.  Qu'est-ce 


DU    DU.Ul';   DE   SLur.rÉ   OtS    VI.slU>S.  Iflî< 

(liii  Jiuus  fait  discerner  avec  certitude  les  rêves  du  sommeil 
des  impressions  que  nous  éprouvons  étant  éveillés?  Qu'est- 
ce  qui  nous  les  fait  distinguer,  même  lorsque  ces  impres- 
sions ressemblent  à  des  songes,  et  que  ces  songes  au 
contraire  ont  Tapparence  de  la  réalité?  C'est,  sans  aucun 
doute,  cet  instinct  que  nous  portons  toujours  au  dedans 
de  nous,  même  dans  le  sommeil;  cette  science,  ou  plutôt 
cette  conscience  intime  qui  nous  fait  connaître  la  nature 
des  impressions  que  nous  sentons  sans  que  nous  puissions 
nous  en  rendre  compte.  Même  dans  l'état  de  veille,  toute  la 
certitude  de  nos  pensées  et  de  nos  actes  repose  sur  cette 
lumière  naturelle  que  nous  apportons  en  naissant,  par  la- 
quelle nous  connaissons  en  eux-mêmes  et  dans  leur  propre 
é^  idence  les  principes  de  toute  science  ;  qui  dirige  notre 
esprit  dans  l'application  et  l'enchaînement  de  ces  principes, 
et  qui,  rendant  impossibles  le  doute  et  l'équivoque,  lormc 
la  base  de  toute  certitude  scientilique.  Il  en  est  ainsi  des 
Aisions  qui  \iennent  de  Dieu.  Elles  sont  accompagnées 
aussi  d'une  lumière  infuse  qui,  élevant  et  rendant  plus 
subtile  celle  science  intime  que  tout  homme  porte  au 
dedans  de  soi,  lui  fait  reconnaître  avec  une  certitude  en- 
tière la  vérité  intrinsèque  des  choses  que  Dieu  lui  décou- 
M'ii  ;  de  sorte  que  l'esprit,  parfaitement  sur  de  ce  qu'il  voit, 
ne  soupçonne  pas  même  qu'il  puisse  se  tromper. 

Lors  donc  que  cette  lumière,  éveillant  les  saints,  les  tire 
de  la  nuit  du  péché,  qui  enveloppe  plus  ou  moins  les  autres 
iiommes  et  les  berce  d'illusions  trompeuses,  elle  excite  en 
mêmelempsen  eux  cet  instinct  quileurapprend  à  discerner 
avec  certitude  les  illusions  de  la  vérité.  C'est  ce  même  ins- 
tinct supérieur  qui ,  après  de  longues  aimées  de  doute, 
frappant  le  cœur  connue  un  éclair,  en  fait  jaillir  tout  à 

>.  4 

0 


170  DU    DEGRÉ    DE    SÛRETÉ   DES    VISIONS. 

coup  la  foi,  qui  faisait  sentir  à  saint  Bernard,  d'après  son 
propre  témoignage,  si  le  don  qu'il  avait  reçu  de  faire  des 
miracles  s'était  produit  dans  tel  ou  tel  cas  donné,  à  peu 
près  comme  cette  vertu  secrète  qui  sortait  de  >'otre-Sei- 
gneur  et  guérissait  les  malades.  Cet  instinct  est  accompagné 
du  don  de  discerner  les  esprits,  lequel  ne  laisse  aucun  lieu 
au  doute,  parce  que  non-seulement  il  éclaire  l'esprit,  mais 
encore  il  entraîne  l'assentiment  de  la  volonté,  et  qu'une  fois 
exercé  il  donne  une  règle  sûre  pour  juger  dans  la  suite 
tous  les  cas  semblables.  Mais  comme  cette  conviction  est 
purement  subjective,  pour  qu'elle  puisse  être  communi- 
quée aux  autres,  il  faut  qu'elle  gagne  leur  assentiment  par 
le  spectacle  des  effets  qu'elle  produit  dans  le  voyant.  Cette 
lumière  étant  surnaturelle  et  divine,  ses  effets  doivent  être 
surnaturels  et  divins  aussi.  Si  l'on  trouve  dans  l'extatique 
une  conversion  pleine,  entière  et  constante  vers  le  bien, 
sans  mélange  d'aucun  mal,  une  perfection  comme  aucune 
créature  ne  peut  l'atteindre  par  soi-même,  une  puissance 
pour  les  bonnes  œuvres  comme  Dieu  seul  peut  la  donner, 
une  activité  pénétrante  qui  s'étend  sur  toute  la  vie ,  un  ef- 
fort constant  vers  un  but  sublime  en  rapport  avec  l'écono- 
mie de  la  Providence  relativement  au  salut  éternel  >  la 
lumière  de  la  raison  doit  céder  alors  à  cette  lumière  surna- 
turelle ,  et  ce  serait  un  crime  de  douter  de  la  vérité  des 
choses  qui  se  présentent  avec  tous  ces  caractères  de  certi- 
tude. 

Tout  ce  que  nous  venons  de  dire  explique  et  justifie  la 
prudence  surnaturelle  de  l'Église  en  ces  circonstances.  Les 
dogmes ,  les  doctrines  et  les  principes  dont  elle  est  déposi- 
taire ne  lui  sont  pomt  venus  par  des  visions  ;  ils  appartien- 
nent ù  un  ordre  de  choses  bien  différent ,  et  dans  lequel 


DU    DEGRÉ    DE    SÛRETÉ    DES   VISIONS,  171 

les  visions  doivent  trouver  leur  confirmation  et  leur  ga- 
l'antie. 

Une  puissance  supérieure  ne  les  a  point  inspirés  d'abord 
à  un  esprit  créé,  après  l'avoir  élevé  dans  ce  but  au-dessus 
de  soi-même,  de  sorte  qu'il  y  ait  entre  l'Église  et  Dieu  deux 
in(ermédiaires.  Mais  cette  puissance  était  immédiatement 
unie  à  celui  qui  les  lui  a  communiqués:  elle  vivait  en  lui 
comme  l'àme  dans  le  corps,  de  sorte  qu'elle  les  a  reçus 
sans  intermédiaire  de  la  bouche  même  de  la  vérité,  avec  la 
mission  de  les  garder  dans  leur  intégrité.  Mais,  d'un  autre 
côté,  elle  sait  aussi  que  le  Paraclet  lui  a  été  promis,  afin  de 
l'introduire  dans  toute  vérité.  Elle  sait  que  ce  Pax^aclet 
agit  non-seulement  dans  le  corps  entier  de  l'Église,  mais 
encore  dans  ses  membres  en  particulier  ;  et  qu'ainsi ,  outre 
sa  direction  ordinaire ,  il  en  est  une  autre  extraordinaire 
qui  se  manifeste  dans  la  continuation  du  don  de  prophétie, 
Elle  est  donc  bien  loin  de  négliger  les  trésors  de  science,  do 
sagesse  et  de  contemplation  spirituelle  qui  se  sont  formés 
peu  à  peu  de  cette  manière  en  son  sein  dans  le  cours  des 
siècles.  Elle  les  estime  grandement,  au  contraire ,  et  recon- 
naît en  eux  un  accroissement  du  fonds  de  vérité  qu'elle 
possède  déjà ,  snns  leur  accorder  toutefois  une  autorité  sou- 
veraine relativement  à  ce  fonds  même.  Il  ne  peut  donc  lui 
venir  en  pensée  de  confronter  avec  ces  visions  ses  dogmes 
et  ses  enseignements  ,  afin  d'en  éprouver  ainsi  la  vérité  ; 
mais  elle  confronte,  au  contraire,  chaque  vision  aux  vérités 
fondamentales  dont  elle  a  reçu  le  dépôt,  et  rejette  sans  ba- 
lancer tout  ce  qui  est  en  contradiction  avec  elles,  tout  ce 
qui  tend  à  introduire  quelque  doctrine  nouvelle,  ou  qui  ne 
peut  être  justifié  d'un  autre  côté.  Loin  de  s'appuyer  sur 
ces  visions,  c'est  elle,  au  contraire,  qui  doit  les  confirmer 


172  Di;    DEGRV:    de    ?rRETÉ    DES   \IS10N>. 

pour  qu'elles  puissent  être  ensuite  admises.  C'est  donc 
un  principe  pour  elle  qu'on  ne  doit  les  recevoir  que  sur 
des  preuves  incontestables;  qu'il  ne  faut  pas  toutefois  se 
îià(er  de  les  rejeter  lorsque  ces  preuves  ne  sont  pas  tout  à 
fait  certaines _,  mais  qu'il  faut  plutôt  attendre,  pour  porter 
son  jugement,  que  le  temps  ou  un  examen  plus  attentif 
ait  découvert  la  vérité. 

Elle  commence  elle-même  cet  examen  dans  tous  les  cas 
importants,  s'appuyant  sur  l'expérience  du  passé,  scrutant 
Jusque  dans  leur  fond  le  plus  intime  la  vie  des  extatiques  et 
leurs  visions,  et  prononçant  son  jugement  avec  une  sage 
lenteur,  et  peu  à  peu  selon  les  circonstances.  Ce  jugement 
est  favorable  lorsque  les  visions  ont  exercé  une  influence 
évidemment  surnaturelle  et  divine  sur  les  voyants  eux- 
mêmes  et  sur  leur  entourage,  sans  qu'on  puisse  soupçonner 
raisonnablement  aucune  illusion;  lorsqu'elles  sont  suivies 
d'effets  meneilleux,  comme  de  guérisons  ou  autres  choses 
de  ce  genre  ;  lorsqu'elles  ont  communiqué  à  des  hommes 
ignorants  d'ailleurs  une  science  supérieure  et  durable,  ou 
qu'elles  leur  ont  procuré  un  succès  extraordinaire;  lorsque 
plusieurs  ont  reçu  en  même  temps  la  même  vision  ;  lors- 
qu'elle s'est  montrée  inopinément  ou  au  milieu  de  circons- 
tances qui  ne  laissent  de  place  pour  aucune  illusion ,  soit 
de  la  part  du  démon,  soit  de  la  part  de  l'imagination  ;  lors- 
que, par  son  ensemble,  son  contenu  et  le  but  où  elle  tend, 
elle  paraît  authentique  et  divine  dans  sa  source,  et  lorsque, 
de  plus,  celui  qui  l'a  reçue  en  est  lui-même  parfaitement 
convaincu.  Lorsque  ces  signes  manquent,  en  entier  ou  en 
partie,  sans  que  toutefois  les  visions  renferment  rien  de  iv- 
préhensible  en  soi,  l'Église  s'asbtient  alors  de  prononcer 
et  laisse  la  question  indécise.  Que  s'ils  se  trouvent  réunis 


EFFET:^    DE    l' EXTASE    SIR    LES    ORGANES    DE    I.A    VOIX.       17  3 

au  contraire,  cUo  donne  alors  son  approbation;  de  sorte 
que,  tout  en  obligeant  l'extatique  à  croire  au  contenu  de 
ses  visions,  selon  la  mesure  de  sa  conviction  personnelle  , 
elle  ne  demande  pas  cependant  aux  autres  la  foi  qu'elle 
exige  à  l'égard  de  ses  doctrines;  mais  elle  se  contente  de  les 
recommander  comme  dignes  de  croyance ,  et  comme  des 
moyens  subsidiaires  de  la  foi,  laissant  à  chacun  à  déter- 
miner dans  quelle  mesure  il  doit  leur  donner  son  assen- 
timent,  et  défendant  seulement  de  les  rejeter  sans  con- 
dition. 

CHAPITRE  XIIT 

Comment  l'esprit  s'empare  dans  l'extase  des  organes  de  la  voix  et  des 
forces  qui  les  mettent  en  monvement.  Confession  extatique  de  sainte 
Madeleine  de  Pazzi.  Pr<?dication  extatique  de  Jeanne  de  la  Croix. 
Du  son  et  du  chant  extatiques.  Sainte  Humiliane.  Christine  l'Admi- 
rable. Comment  ce  phénomène  se  trouve  uni  quelquefois  à  l'illumi- 
nation extatique.  Pierre  Pétrone.  Des  sons  que  Ton  entend  près  des 
saints  à  l'autel  ou  à  leur  lit  de  mort. 

La  pensée,  née  dans  l'esprit,  devient  parole  dans  l'âme, 
et  s'articule  comme  son  extérieur  dans  la  région  sensible 
de  l'homme.  Or  les  forces  qui  contribuent  à  la  formation  de 
ce  son  peuvent  aussi  subir  une  transformation  dans  l'ex- 
tase, et  ce  qu'elles  produisent  en  cet  état  porte  un  caractère 
bien  différent  des  sons  ordinaires.  I/esprit  d'en  haut  s'em- 
pare d'elles,  et  les  élevant  jusqu'à  la  hauteur  où  il  est  lui- 
même,  articule  en  elles  des  paroles  que  l'esprit  de  l'homme 
n'a  point  pensées.  La  voix  alors  produit  des  sons  qui  sem- 
blent appartenir  à  un  autre;  ou  si  c'est  réellement  la  voix 
de  celui  qui  parle,  ce  sont  alors  comme  des  pensées  ailées 
qui  s'échappent  en  paroles  ailées  elles-mêmes. 


deleine 
de  Pazzi. 


174      EFFETS    DE    l'eXT.VSE    SUR    LES    ORGANES    DE    LA    VOIX, 

8ainfeMa-  ^  en  était  ainsi  de  sainte  Madeleine  de  Pazzi  lorsqu'elle 
était  dans  l'extase.  Elle  parlait  alors  par  manière  de  dialO' 
gués,  tantôt  avec  le  Père  éternel,  tantôt  avec  le  Verbe  in^ 
carné,  tantôt  avec  le  Saint-Esprit,  la  sainte  Vierge  ou 
d'autres  saints,  faisant  les  demandes  et  les  réponses  en  leur 
nom,  ou  en  son  propre  nom  suivant  les  circonstances.  Il 
n'était  pas  difficile  en  ces  cas  de  discerner  au  nom  de  qui 
elle  parlait,  car  elle  changeait  de  voix  à  chaque  fois.  Quand 
elle  parlait  au  nom  du  Père ,  elle  se  servait  d'une  voix 
élevée ,  grave,  et  donnait  à  ses  paroles  une  ce'rtaine  majesté 
dont  ne  pouvait  se  faire  une  idée  celui  qui  ne  l'avait  pas  en- 
tendue. Si  elle  parlait  au  nom  du  Fils  ou  du  Saint-Esprit, 
elle  employait  également  une  voix  noble  et  haute,  mais  en 
même  temps  douce  et  gracieuse.  Quand,  au  contraire,  elle 
parlait  en  son  propre  nom ,  sa  voix  était  si  sourde  qu'on 
l'entendait  à  peine.  Elle  parlait  d'une  manière  si  humble 
qu'elle  paraissait  vouloir  s'anéantir  elle-même.  Elle  sem- 
blait en  même  temps  être  emportée  bien  loin  du  monde  ;  et 
lorsque  Dieu  l'obligeait  à  parler  à  quelqu'un,  elle  le  faisait 
avec  une  voix  forte  et  soutenue,  comme  si  celui  h  qui  elle 
parlait  eût  été  loin  d'elle;  on  l'entendait  quelquefois  alors 
se  dire  à  soi-même  :  a  II  est  trop  loin,  il  ne  peut  m'en- 
tendre.  » 

Son  confesseur  s'assura  de  ce  fait  un  jour  qu'il  la  fit  venir 
à  lui  dans  l'extase  en  vertu  de  la  sainte  obéissance.  Elle 
vint  et  lui  demanda  quelque  chose.  Il  lui  répondit,  et 
comme  elle  ne  l'entendait  point,  elle  dit,  comme  pour  s'ex- 
cuser devant  Dieu  :  «  Nous  sommes  trop  loin  l'un  de  Tautre; 
celui  qui  est  là  en  bas  ne  m'entend  pas.  »  Le  prêtre  en  con- 
clut qu'elle  croyait  être  dans  le  ciel,  pendant  que  lui  était 
sur  la  terre.  Au  reste,  plus  l'extase  était  profonde,  plus 


EFFETS    DE    l'eXTASE    SUR    LES    ORGANES   DE    LA    VOIX.       l7o 

elle  avait  do  peine  à  entendre  ce  qu'on  disait;  cependant 
elle  reconnaissait  la  voix  de  sa  supérieure  toutes  les  fois 
qu'elle  lui  parlait^  et  elle  lui  obéissait  sur-le-champ.  Lors- 
qu'elle parlait  seule  sur  ce  qu'elle  avait  vu,  ses  discours 
roulaient  toujours  sur  les  choses  spirituelles  et  divines. 
C'étaient  des  interprétations  lumineuses  et  substantielles 
de  la  sainte  Écriture.  Ses  discours  étaient  admirablement 
liés;  le  commencement  et  la  fin  étaient  dans  un  rapport 
liarmonieux.  Elle  parlait  souvent  en  latin,  non-seulement 
quand  elle  citait  l'Écriture ,  mais  encore  quand  elle  parlait 
de  son  propre  fonds,  ce  qui  plongeait  dans  un  grand  éton- 
nement,  chaque  fois,  les  autres  religieuses,  car  elles  savaient 
bien  qu'elle  n'avait  jamais  appris  cette  langue.  Bien  plus, 
lorsqu'elle  était  entrée  au  couvent,  elle  savait  à  peine  lire 
le  latin,  et  on  avait  été  obligé  de  le  lui  apprendre.  Encore 
ne  le  pouvait-elle  faire  correctement,  et  elle  était  incapable, 
hors  de  l'extase,  de  citer  sans  faute  une  phrase  latine.  (Sa 
Vie,  parle  père  V.  Cepario,  c.  vi,  57,  ou  par  le  père 
V,  Puccini,  c.  iv,  31 .)  Ces  deux  rehgieux  ont  été  ses  con-  ° 
fesseurs. 

Ici  ce  phénomène  mystique  se  produit  dans  sa  généra- 
lité ;  mais  il  est  d'autres  faits  où  il  apparaît  sous  un  carac- 
tère particulier.  Nous  les  rapporterons  dans  l'ordre  des 
pratiques  ou  des  formes  religieuses  auxquelles  ils  corres- 
pondent. 

La  même  sainte  qui  s'entretenait  ainsi  avec  Dieu,  Made-  La  confes- 
leine  de  Pazzi,  est  devenue  célèbre  dans  la  mystique  par  la      ;^"^" 
confession  qu'elle  fit  un  jour  dans  l'extase,  à  haute  voix.  Sainte  Mu- 
devant  Dieu  et  les  autres  religieuses,  de  toutes  les  fautes    ^g  p^,,,^; 
légères  qu'elle  avait  commises  pendant  la  journée ,  depuis 
le  matin  jusqu'au  soir.  Se  mettant  à  genoux  elle  commença 


170       EFFETS    DE    I.'eXTASE    SUR    LES    ORGA.NES    DE    LA    \0\K. 

d'abord  par  réciter  les  psaumes  :  Bomine,  quid  multiplicati 
i>u/it?  etc.;  Qui  habitat  in  adjutorio;  après  quoi  elle  dit  : 
«  0  mon  Jésus  I  quelle  a  été  aujourd'hui  ma  première  pen- 
w  sée?  Il  m'est  douloureux  de  voir  qu'elle  n'a  pas  été  pour 
(i  vous.  Je  craignais  qu'il  ne  fût  trop  tard  pour  appeler  vos 
«  épouses  à  la  prière,  et  je  n'ai  pas  pensé  à  m'oflVir  ù  vous 
i<.  et  à  vous  honorer.  Après  cela,  ù  mon  Jésus,  je  suis 
a  allée  au  chœur  m'oflrir  à  vous,  mais  je  ne  me  suis  pas 
('  abandonnée  entièrement  et  en  toutes  choses  à  votre  vo- 
ce lonté.  0  Dieu  très-bon!  quelle  miséricorde  puis-je 
((  attendre  de  vous,  moi  qui  ne  me  suis  pas  livrée  entiè- 
«  rement  à  vous!  Faites-moi  miséricorde,  Seigneur,  quui- 
«  que  je  n'en  sois  pas  digne,  et  que  je  mérite  plutôt  mille 
<c  fois  l'enfer.  Je  me  suis  mise  ensuite  à  vous  louer,  mais 
«  j'ai  ressenti  de  l'humeur  contre  celles  que  je  voyais 
u  manquer  aux  cérémonies  ou  aux  inclinaisons  prescrites, 
a  au  lieu  de  m'occuper  à  vous  honorer  et  à  vous  présen- 
«  ter  le  tribut  de  mes  louanges  en  communion  avec  celles 
a  que  vous  présentent  les  esprits  bienheureux.  11  est  bien 
«  juste  que  j'implore  votre  miséricorde,  puisque  j'ai  com- 
(i  mis  tant  de  fautes  en  ce  qui  vous  touche,  vous  et  votre 
«  louange. 

«  Lorsque  ensuite  je  me  suis  approchée  de  la  sainte 
(c  table  pour  recevoir  votre  corps  et  votre  sang,  au  lieu 
«  d'y  apporter  tout  l'amour  dont  je  suis  capable,  je  n'ai 
«  point  eu,  hélas  !  le  propos  de  recevoir  cet  auguste  sa- 
«  crement  en  mémoire  de  votre  passion,  comme  vous  l'a- 
u  vez  ordonné,  et  je  n'ai  pas  pensé  à  unir  mon  àme  avec 
w  vous,  mais  plutôt  à  faire  ce  que  je  pouvais  pour  donner 
(c  le  reposa  mon  cœur.  J'ai  bien  entendu  d'abord,  il  est 
(c  vrai,  votre  parole;  mais,  an  lieu  de  penser  à  l'amour 


F.rrF.TS    DE   1/ EXTASE    SUfl    LES    ORGANES    DE    LA    VOEX.       177 

((  dont  vous  nous  onvironncz,  j'ai  cherché  plutôt  s'il  était 
a  vrai  que  nous  soyons  des  serviteurs  inutiles,  comme 
a  vous  nous  l'avez  fait  dire  par  votre  Christ. 

«  Lorsque  je  suis  allée  recevoir  votre  sang  dans  le  sacre- 
ce  ment  de  pénitence,  j'ai  plus  pensé  à  ce  que  je  devais 
t'  dire  à  votre  Christ  pour  tranquilliser  mon  cœur  qu'au 
«  bienfait  que  vous  m'accordiez  on  lavant  mon  Ame  dans 
«  votre  sang.  Je  n'ai  pas  cru  non  plus  avec  assez  de  con- 
((  fiance  que  vous  m'accorderiez  le  secours  de  votre  grâce 
«  pour  calmer  mon  cœur.  0  mon  bon  maître  !  quelles  ont 
«  été  les  premières  paroles  que  j'ai  dites  aujourd'hui? 
(i  Des  paroles  de  réprimande  adressées  aune  novice;  et 
«  la  manière  peu  charitable  dont  je  lui  ai  parlé  a  été  une 
((  cause  de  trouble  pour  son  cœur.  Ce  qu'il  y  a  eu  de  pire, 
«  c'est  que  la  cliarité  manquait  là  ;  car,  voyant  son  âme 
u  troublée,  je  n'ai  point  cherché  à  la  tranquilliser  et  à 
«  m' unir  ainsi  avec  vous.  Voyez  donc\  ô  mon  maître, 
«  quels  fruits  produit  en  moi  votre  union  et  la  lumière  que 
((  vous  me  donnez.  Si  vous  la  donniez  à  une  autre  créa- 
((  ture,  elle  vous  en  serait  reconnaissante.  Mais  moi,  mal- 
u  heureuse  que  je  suis,  je  ne  porte  aucun  fruit,  parce  que 
«  je  manque  de  charité  envers  vos  épouses.  Pardonnez- 
((  moi,  je  vous  en  prie,  par  votre  passion.  Lorsque  je  suis 
((  allée  au  parloir  pour  parler  avec  cette  créature ,  je  me 
((  suis  rendue  coupable,  hélas!  d'une  grande  hypocrisie 
u  en  me  laissant  prendre  pour  ce  que  je  n'étais  pas.  Car, 
«  quoique  j'aie  donné  un  signe  à  vos  créatures,  je  ne  mé- 
u  ritais  pas  d'être  compi'ise.  Je  me  suis  posée  comme  si 
c(  mon  àme  vous  était  unie;  et  cependant  vous  savez 
u  combien  souvent  elle  est  distraite  de  vous.  Je  me  suis 
K  donnée    comme  une  vraie   religieuse,   el    cependani 


178      EFFETS    DE   l'eXTASE    SUR    LES    ORGANES    DE    LA    VOIX. 

«  VOUS  savez  ce  que  je  suis.  Mise'ricorde ,  ô  mon  Dieu, 
«  pour  cette  grande  hypocrisie;  je  vous  offre  le  sang  que 
K  vous  avez  versé  pour  moi  avec  tant  d'amour. 

«  Je  suis  allée  ensuite  pour  donner  à  mon  corps  la  nour- 
«  riture  nécessaire.  Mais  quelle  intention  ai-je  eu  de  vous 
a  honorer,  moi  qui  n'ai  point  pensé  à  vous  offrir  tant  de 
«  pauvres  qui  frappaient  dep.uis  longtemps  peut-être  aux 
«  portes  pour  demander  un  morceau  de  pain,  que  per- 
ce sonne  ne  leur  donnait.  Et  moi,  misérable,  je  trouvais 
(c  dans  cette  maison  tout  ce  qui  est  nécessaire  pour  mon 
«  corps  sans  m'en  occuper,  et,  ce  qui  est  pis  encore,  sans 
«  l'avoir  mérité.  Je  vous  ai  offensé  non -seulement  en 
ce  cela,  mais  encore  en  étant,  pour  cette  religieuse  votre 
ce  épouse  dont  j'ai  parlé  plus  haut,  la  cause  de  bien  des  pa- 
((  rôles,  quoique  je  susse  bien  qu'il  n'était  pas  permis  de 
ce  parler  en  ce  lieu .  Voyez,  Seigneur,  comme  en  toutes  mes 
ce  actions  je  vous  ai  offensé.  Comment  pourrai-je  doncpa- 
ce  raître  devant  votre  face  pour  vous  demander  vos  dons 
ee  et  vos  grâces,  et  vous  recommander  d'autres  créatures, 
ce  après  vous  avoir  tant  offensé  moi-même  que  je  suis  in- 
ee  digne  de  votre  miséricorde?  Ah!  par  Tamour  qui  vous 
ce  a  porté  à  descendre  sur  la  terre  pour  y  répandre  votre 
ce  sang ,  daignez  prendre  pitié  de  mon  âme  ! 

ce  C'est  uniquement  par  ma  faute  que  je  ne  suis  point 
ce  allée  vous  louer  avec  vos  autres  épouses,  parce  que,  dès 
ce  que  cette  âme  m'a  dit  de  n'y  point  aller,  j'y  ai  consenti 
c(  aussitôt.  0  mon  Jésus  !  si  elle  m'avait  priée  de  faire  quel- 
ce  que  œuvre  de  charité,  je  ne  m'y  serais  pas  prêtée  aussi 
ce  promptement.  Seigneur,  comment  puis -je  espérer  de 
ce  vous  louer  toujours  avec  les  esprits  bienheureux  après 
c(  avoir  négligé  de  vous  louer  avec  vos  épouses?  Je  vous 


tFFETS    DE    l'extase    SUR    LES    OKGANES    DE    LA    VOIX.       179 

«  ofïre  votre  sang,  afin  que  par  lui  vous  me  fassiez  misé- 
((  ricorde.  Et  dans  cette  occupation  quelle  intention  ai-je 
«  eue  de  vous  honorer?  N'ai-je  pas  eu  plus  de  peine  de  la 
«  perte  du  temps  que  vous  me  preniez  en  vous  donnant 
«  à  moi^  que  je  n'en  ressens  de  ne  m' être  point  immolée 
u  à  vous?  J'ai  fait  signe,  il  est  vrai^,  à  vos  vierges  d'obser- 
«  ver  le  silence;  mais  je  n'ai  point  pensé  combien  j'étais 
«  bien  plus  obligée  moi-même  de  tenir  mon  âme  unie  à 
«  vous. 

«  Lorsqu'il  a  fallu  invoquer  l' Esprit-Saint,  mon  esprit 

«  était  tellement  distrait  de  vous  que  je  ne  me  suis  point 

«  rappelée  comment  il  fallait  le  faire;  de  sorte  que  celles 

«  qui  sont  venues  ici  après  moi  sont  plus  prudentes  et 

«  plus  sages  que  moi.  Voyez,  ô  mon  Jésus!  comme  j'ai 

u  péché  en  toutes  mes  actions.  Comment  puis-je  paraître 

((  devant  votre  bonté,  que  j'ai  tant  offensée?  Je  vous  offre 

((  une  seconde  fois  votre  sang,  car  je  n'espère  trouver  grâce 

«  que  par  lui.  Combien  encore  j'ai  péché  dans  mes  autres 

«  actions,  en  ne  me  donnant  pas  la  moindre  peine  pour 

«  régler  mes  pas?  J'ai  péché  en  omettant  ce  que  j'étais 

«  obligée  de  faire  ;  en  voulant  que  les  autres  soient  cliari- 

«  tables  pour  moi,  et  en  ne  l'étant  pas  moi-môme  pour 

«  mon  àme.  J'ai  été  plus  occupée  à  ne  pas  me  fatiguer  qu'à 

«  ne  pas  m' éloigner  de  vous.  U  n'est  pas  une  seule  action, 

(i  Seigneur,  où  je  ne  trouve  une  faute.  Mais  vous,  détour- 

«  nant  vos  regards  de  mes  offenses,  vous  m'avez  attirée 

((  de  nouveau  à  vous  par  votre  bonté,  en  me  donnant  tant 

a  de  lumières,  que,  si  vous  les  aviez  données  à  une  autre 

«  à  ma  place,  elle  porterait  bien  plus  de  fruits  que  je  ne 

«  fais,  pauvre  misérable  créature  que  je  suis.  Je  suis  allée 

«  ensuite  réparer  mon  corps  par  la  nourriture  ;  et  je  ne  me 


180       EFFETS    DE    L  EXTASE   bUK    LES    OKGA.NES    DE    LA    VOIX. 

(c  suis  point  souvenue  de  Uuit  de  pauvres  qui  n'ont  rien  à 

«  manger,  tandis  que  vous  avez  pourvu  si  abondamment, 

«  Seigneur,  à  tous  mes  besoins.  Je  vous  ofl're  une  fois  en- 

«  core  votre  sang  pour  tant  d'offenses  que  j'ai  commises. 

«  Malheur  à  moi,  Seigneur!  déjà  la  nuit  arrive,  et  je  n'ai 

{(  rien  fait  encore  sans  vous  offenser.  Que  dois-je  donc 

ce  faire,  ô  mon  Dieu?  Si  j'ai  tant  péché  aujourd'hui,  je 

«  ne  veux  pas  ajouter  une  dernière  faute  à  toutes  celles 

<(  que  j'ai  déjà  commises,  en  n'ayant  pas  confiance  en  vous 

«  et  en  votre  miséricorde.  Je  sais,  Seigneur,  que  je  ne  mé- 

«  rite  aucun  pardon;  mais  le  sang  que  vous  avez  répandu 

«  pour  moi  me  donne  la  confiance  que  vous  me  pardon- 

.  ((  nerez  néanmoins.  » 

La  predica-  ^^^^  Jeanne  de  la  Croix,  à  Cubas  près  de  Madrid,  l'ins- 

tiori       piration  se   manifesta  pendant  trois  ans  par  un  grand 
extatique. 
Jeanne     nombre  de  prédications  qu'elle  fit  dans  l'état  d'extase.  Elle 

de  la  Croix.  ^x^[i  commencé  par  être  muette  pendant  plusieurs  mois. 
Puis,  lorsqu'elle  eut  recouvré  la  parole,  elle  se  mit  à  prê- 
cher; de  sorte  qu'elle  parlait  quelquefois  tous  les  quinze 
jours  ou  toutes  les  semaines,  d'autres  fois  tous  les  trois 
ou  quatre  jours,  d'autres  fois  encore  de  deux  jours  l'un, 
ou  même  deux  ou  trois  fois  par  jour.  Le  bruit  de  cet  évé- 
nement singulier  s' étant  bientôt  répandu  dans  tout  le  pays, 
un  grand  nombre  de  personnes  vinrent  la  ^  oir.  Tous,  na- 
turellement, n'étaient  pas  amenés  par  les  mômes  motifs. 
,  Les  uns  la  croyaient  folle,  d'autres  l'accusaient  d'impos- 
ture :  les  uns  et  les  autres  ne  revenaient  pas  de  leur  éton- 
nement  quand  elle  leur  disait  ce  qui  se  passait  au  fond 
de  leur  cœur,  et  qu'elle  ajoutait  ensuite  :  ce  Qui  êtes-vous 
pour  oser  mesurer  la  toute-puissance  divine  et  lui  poser  des 
bornes  ?  »  Bientôt  un  inquisiteur  se  présenta  pour  éprou- 


EFFETS    DE    l'EXTASE    SUR    LES    ORGANES    DE    LA    VOIX.       181 

ver  son  esprit;  mais  elle  parla  en  cette  circonstance  avec 
tant  cVéloquence  et  de  force,  agenouillée  et  fondant  en 
larmes,  qu'il  confessa  en  se  frappant  la  poitrine  que  tout 
ce  qu'il  avait  entendu  de  sa  bouche  venait  de  Dieu.  Elle 
parlait  latin,  grec,  arabe,  etc.,  quoique,  hors  de  l'extase, 
elle  ne  comprît  aucune  de  ces  langues.  L'évêque  d'Avila 
Fr.  Ruiz  avait  donné  à  son  monastère  deux  Mauresses,  qui 
étaient  tellement  obstinées  dans  la  religion  mahométane , 
que,  lorsqu'on  leur  parlait  de  la  foi  chrétienne,  elles  se 
mettaient  à  pleurer  et  à  se  déchirer  le  visage  jusqu'au  sang. 
On  les  amena  un  jour  à  Jeanne  pendant  qu'elle  prêchait, 
et  elle  se  mita  parler  arabe  avec  elles,  si  bien  qu'elles  de- 
mandèrent aussitôt  le  baptême. 

Cependant  les  supérieurs  de  son  ordre,  à  cause  du  bruit 
que  faisaient  ces  choses,  recommandèrent  à  l'abbesse  de 
tenir  Jeanne  renfermée  dans  sa  cellule,  et  de  n'admettre 
personne,  pas  même  les  sœurs,  à  ses  prédications.  Ces 
ordres  furent  exécutés;  mais  elle  resta  si  longtemps  en  ex- 
tase, que  l'abbesse,  inquiète,  envoya  une  sœur  voir  ce 
qu'elle  était  devenue.  Celle-ci  la  trouva  parlant  comme 
auparavant  au  milieu  d'un  grand  nombre  d'oiseaux  qui 
l'écoutaient  avec  attention.  Toutes  les  sœurs  du  jiionastère, 
étant  accourues,  furent  témoins  de  ce  spectacle.  On  lui 
permit  de  nouveau  de  parler  devant  les  hommes  ;  mais  on 
n'admit  toutefois  que  les  personnes  considérables,  munies 
d'une  permission  de  la  part  du  provincial.  Or  elle  fut  vi- 
sitée successivement  par  des  hommes  de  tous  les  états,  par 
le  général  Gonzalve  de  Cordoue,  le  cardinal  Ximenès,  par 
beaucoup  de  princes,  de  seigneurs  et  de  dames;  et  tous 
confirmèrent  par  leur  témoignage  la  vérité  de  ce  fait 
extraordinaire.  L'empereur  Charles-Quint  lui-même  vint 
n.  6 


182      EFFETS    DE    l'eXTASE   SUR    LES    ORGANES    DE    LA   \0L\. 

la  A  oii\  et  lui  resta  toujours  attaché  depuis.  Elle  était  alors 
âgée  de  vingt-quatre  ans.  Ses  prédications  commençaient 
ordinairement  par  une  prière  qu'elle  récitait  à  voix  basse. 
Puis  les  sœurs  la  prenaient,  l'emportaient  dans  sa  cellule, 
et  la  mettaient  sur  son  lit.  Elle  commençait  alors  à  parler 
d'une  voix  haute  et  claire,  offrant  la  paix  à  ceux  qui  étaient 
présents,  et  disant  avec  cela  des  choses  admirables.  Elle 
expliquait  d'abord  l'Écriture  et  surtout  TÉvangile  du  jour, 
ce  qui  durait  quatre,  cinq,  six  et  même  sept  heures,  selon 
les  circonstances.  Elle  parlait  avec  tant  de  charme  qu'on 
n'entendit  jamais  dire  à  personne  qu'il  s'était  ennuyé  de 
l'entendre,  ou  qu'il  regrettait  d'èlre  resté  jusqu'à  la  fin. 
Pour  elle,  elle  ne  se  fatiguait  pas,  quoique,  pendant  qu'elle 
parlait,  elle  ressemblât  à  une  morte. 

Ordinairement  elle  posait  le  bras  sur  son  cœur.  L'n  ec- 
clésiastique l'ayant  oté  un  jour  avec  violence  de  cette  po- 
sition, elle  le  laissa  tomber  sans  être  dérangée  le  moins  du 
monde  dans  son  sermon ,  jusqu'à  ce  qu'une  des  sœurs  le 
lui  eût  remis  à  sa  place*  Lorsqu'elle  revenait  à  elle,  elle 
était  ravissante  de  beauté;  ses  vêtements  et  tout  ce  qu'elle 
touchait  exhalaient  le  parfum  le  plus  délicieux;  mais  elle 
était  affaiblie  et  épuisée  par  les  efforts  qu'elle  avait  faits, 
et  tout  son  corps  était  inondé  de  sueur,  de  sorte  qu'il  fal- 
lait lui  mettre  d'autres  habits.  La  sœur  Marie  Évangéhste 
écrivit  tout  ce  qu'elle  avait  dit  ainsi  dans  l'espace  d'un  an , 
de  1308  à  1509,  en  tout  soixante  et  onze  sermons,  dont 
quelques-uns  ont  douze  et  même  vingt  pages ,  et  qui  tous 
ensemble  forment  sept  cent  trente-trois  feuilles  in-folio, 
que  l'on  conserve  encore  dans  le  monastère  de  la  Croix.  Ils 
commencent  à  la  >'ativité  de  >'otre-Seigneur,  et,  parcou- 
rant tous  les  évangiles  et  les  fêtes  de  l'année,  ils  vont  jus- 


EFFETS    DE   l'eXTASE    SUR    LES    ORGANES    DE    LA    VOIX.      i  83 

qu'à  l'Avent,  formant  ainsi  un  calendrier  ecclésiastique. 

(Sa  Vie  écrite  en  espagnol  par  le  détiniteur  de  son  ordre 

Ant.  Dazza,  c.  xv^  p.  295  à  318.) 

Nous  avons  déjà  cité  plus  haut  des  exemples  du  son  et  ^^  son  et  le 

chant 
du  chant  mystique,  même  hors  de  l'extase.  Chez  plusieurs,  extatiques. 

il  est  vrai,  il  était  difficile  de  distinguer  si  ce  phénomène 
se  produisait  dans  l'extase  ou  hors  de  l'extase.  Cependant 
chez  Christine  de  Stumbelen,  le  son  que  rendait  sa  poi- 
trine ne  se  manifestait  jamais  que  dans  l'état  extatique;  et 
l'un  des  caractères  par  lesquels  il  se  distinguait,  c'est  qu'il 
était  entièrement  indépendant  de  sa  volonté.  On  raconte 
que  la  harpe  de  saint  Duns(an,  en  présence  de  la  dame 
^^^Idelpyrin ,  chanta  d'elle-même  l'antienne  :  Gaudent  in 
cœlis  animœ  sanctorum,  qui  Christi  vestigia  sunf  secuti. 
(A.  S.,  19  mai.)  Il  en  est  ainsi  dans  un  certain  sens  de  ces 
extatiques,  lorsque  V esprit  fait  vibrer  les  cordes  de  leur 
âme,  soit  dans  un  vent  impétueux,  soit  dans  un  doux 
zéphir;  et  les  sons  qu'il  en  tire  se  produisent  ou  sous  la 
forme  d'un  cri  d'allégresse  qui  s'échappe  de  leur  cœur,  ou 
sous  la  forme  d'un  chant  délicieux  qui  retentit  au  dedans 
de  leur  poitrine.  Ce  gem^e  de  phénomène  se  rattache  à  ce- 
lui dont  nous  avons  parlé  dans  le  paragraphe  précédent; 
il  indique  seulement  que  l'extase  s'est  emparée  d'une  ma- 
nière spéciale  des  puissances  du  cœur. 

L'extase  se  produisait  souvent  sous  cette  forme  chez  sainte  tlu- 
sainte  Humiliane.  Un  jour  qu'elle  souiîrait  de  crampes  ™'^^"^' 
violentes  dans  l'estomac,  elle  eut  un  ravissement  pen- 
dant lequel  les  assistants  entendirent  sortir  d'elle  un 
chant  déhcieux ,  mais  avec  une  voix  si  délicate  que  lors- 
qu'ils n'avaient  pas  l'oreille  à  sa  bouche,  ils  entendaient  le 
son  sans  pouvoir  disUnguer  les  paroles.  Dès  qu'elle  eut 


I8i       EFFETS    HE    LKXTAbE    S^LR    LES    ORGA>ES    DE    LA    VOlX. 

cessé  de  chanter,  ses  douleurs  revinrent.  (A.  S.,  20  mai.) 

Christine        Christine   FAdmiraLle  a  été  particuhèrement  remar- 
■  Admirable.  i,      .  ■     ,    - 

quable  sous  ce  rapport.  Elle  était  Ires-hee  avec  les  sœurs  de 

sainte  Catherine,  qui  demeuraient  hors  des  murs  de  Saint- 
Trond.  Un  jour  qu'étant  assise  avec  elles  elle  parlait  de 
Notre-Seigneur,  elle  fut  tout  à  coup,  et  sans  s'y  attendre, 
saisie  par  l'esprit.  Son  corps  se  mit  à  tourner  en  rond 
comme  une  toupie  agitée  par  des  enfants,  avec  une  telle 
rapidité  qu'on  ne  pouvait  plus  distinguer  la  forme  de  ses 
membres.  Après  avoir  tourné  ainsi  quelque  temps,  elle  se 
reposa  comme  si  l'accès  fût  passé.  Or  on  entendit  entre 
son  gosier  et  sa  poitrine  un  chant  merveilleux,  que  per- 
sonne ne  pouvait  comprendre  ni  imiter  malgré  tous  ses  ef- 
forts. 11  n'y  avait  dans  ce  chant  que  l'élément  fluide,  pour 
ainsi  dire,  de  la  musique,  et  la  succession  de  ses  sons; 
mais  les  paroles  de  la  mélodie,  si  toutefois  on  peut  les  ap- 
peler des  paroles,  avaient  quelque  chose  d'insaisissable.  Il 
ne  sortait  ni  son  ni  souffle  de  sa  bouche  ou  de  son  nez,  et 
cette  mélodie  angéhque  était  toute  renfermée  dans  sa  poi- 
trine. Tous  ses  membres  étaient  dans  le  repos  le  plus  pro- 
fond, et  ses  paupières  fermées  comme  dans  le  sommeil.  Au 
bout  de  quelque  temps,  étant  revenue  h  soi  peu  à  peu,  elle 
parut  comme  ivre  :  elle  était  ivre  en  effet,  mais  d'une 
ivresse  sainte  et  divine.  Elle  se  mit  à  crier  :  «  Amenez-moi 
toutes  les  sœurs  afin  qu'elles  louent  avec  moi  le  Seigneur 
tout  aimable,  à  cause  de  ses  bienfaits.  »  Toutes  accou- 
rurent ;  car  elles  trouvaient  en  elle  un  sujet  de  grande  con- 
solation et  de  joie.  Elle  se  mit  à  entonner  le  Te  Deum.  Elle 
chantait  seule  un  verset,  et  les  sœurs  chantaient  après  elle 
le  verset  suivant.  Le  Te  Betm  étant  fini,  elle  revint  entiè- 
rement à  elle-même.  Ayant  appris  alors  des  autres  ce 


EFFETS  DE  l' EXTASE  Sl'R  1-ES  ORGANES  DE  LA  VOIX.   1(S.) 

qu'elle  avait  fait,  elle  eut  honte,  et  s'enfuit  toute  confuse, 
disant  qu'elle  était  folle.  Une  des  sœurs  ayant  voulu  la  re- 
tenir de  force,  elle  souffrit  de  grandes  douleurs. 

Plus  tard ,  elle  quitta  sa  famille  pour  aller  au  château 
de  Loen,  sur  la  frontière  allemande,  où  elle  resta  neuf  ans 
près  d'une  sainte  religieuse  nommée  Ivetta.Là  on  l'entendit 
souvent  encore  chanter,  même  hors  de  l'extase,  surtout  la 
nuit,  quand  elle  assistait  à  Matines ,  et  qu'elle  restait  seule 
les  portes  fermées.  Elle  allait  et  venait  dans  le  couvent, 
chantant  en  latin  d'une  voix  si  ravissante  que  ce  semblait 
être  plutôt  le  chant  d'un  ange  que  celui  d'un  mortel.  II 
était  si  délicieux  à  entendre  qu'il  surpassait  non-seulement 
le  son  des  plus  beaux  instruments,  mais  encore  la  voix 
humaine  la  plus  douce.  Et  cependant  ce  chant  n'était  pas 
comparable  à  celui  qui  sortait  du  fond  de  sa  poitrine  lors- 
qu'elle était  en  extase.  Elle  n'avait  du  reste  reçu  aucune 
instruction  dans  son  enfance  ;  et  malgré  cela  elle  compre- 
nait très-bien  le  latin  qu'elle  chantait,  comme  aussi  elle 
expliquait  d'une  manière  étonnante  les  passages  de  la  sainte 
Écriture  lorsqu'elle  était  interrogée  à  ce  sujet  par  ses  amies. 

Ce  chant  accompagne  quelquefois  l'illumination  exta- 
tique. Il  en  fut  ainsi  chez  le  bienheureux  Pierre  Pétrone,  Pierre 
Chartreux.  Les  frères  qui  s'arrêtaient  devant  sa  cellule, 
soit  le  jour,  soit  la  nuit,  entendaient  les  sons  les  plus  doux 
et  les  chants  les  plus  délicieux.  Poussés  par  la  curiosité , 
ils  forcèret  la  porte.  Mais,  après  avoir  regardé  de  tous  co- 
tés, ils  ne  trouvèrent  personne,  excepté  le  saint  religieux. 
Son  visage  était  resplendissant  de  lumière,  et  brillait  d'une 
majesté  céleste;  de  sorte  que  tous  se  mirent  à  pousser 
des  cris  d'allégresse.  {A.  S.,  29  mai.) 

Outre  ces  voix  qui  sortent  des  extatiques  ou  de  ceux  qui 


186  DES    STIGMATES. 

Des  sons  sont  entrés  dans  des  états  extrordinaires ,  il  en  est  d'autres 
que  on  en-  ^^^  y^^  entend  autour  d'eux  sans  qu'on  puisse  chercher 
autour  des  en  eux  leur  origine^  et  que  Ton  doit  à  cause  de  cela  attri- 
buer à  des  êtres  supérieurs.  C'est  surtout  pendant  le  service 
divin,  et  particulièrement  à  la  messe,  que  ce  phénomène 
se  produit.  Souvent,  en  effet,  on  a  entendu  des  chœurs  in- 
visibles entonner  autour  d'un  saint  le  Sanctus  ou  d'autres 
chants.  Les  faits  de  ce  genre  se  présentent  plus  souvent  en- 
core à  la  mort  des  saints ,  au  moment  où  leur  âme  se  dé- 
gage des  liens  du  corps.  Ces  exemples  sont  si  fréquents  que 
nous  nous  contenterons  de  citer  ici  les  noms  de  ceux  qui, 
rien  que  dans  l'ordre  des  frères  Mineurs,  ont  été  favorisés 
de  ce  privilège;  ce  sont  :  Antoine  de  Ganazas,  Lucius  Do- 
minique, Marie  d'Amarante,  Cath.  Bernardine,  Hélène 
Riderin,  Jeanne  de  Saint-Étienne,  Marie  Suarez,  Marie  de 
Lucie,  Bernardin  de  Rhegio,  Anne  Dabershoferin ,  Cuné- 
gonde  de  Sandacio,  Léonore  Ulloa,  Cath.  Menriquia.  {Mé~ 
riologe  de  saint  François.) 


CHAPITRE  XIV 

De  l'extase  considérée  dan?!  les  régions  de  la  vie  inférieure ,  et  de  la 
transformation  qu'elle  opère  dans  le  corps.  De  la  stigmatisation  dans 
ses  deux  premiers  degrés,  la  couronne  d'épines  et  la  plaie  au  côté. 
Première  préparation.  Le  calice  et  la  sueur  de  sang.  Véronique 
Giuliani.  Catherine  de  Raconisio.  Sainte  Lutgarde.  La  couronne 
d'épines  toute  seule.  Véronique  Giuliani.  La  double  couronne  pré- 
sentée au  choix  de  Textatique.  Catherine  de  Raconisio.  Christine 
de  Sturahelen.  Ursule  Aguir.  La  plaie  du  côté.  Véronique  Giuliani. 
Jeanne  Marie  de  la  Croix.  Cécile  de  Nohili.  Martine  d'Avila.  Marie 
\ilhina.  Angèle  de  la  Paix. 

L'homme  a  été  créé  à  l'image  et  à  la  ressemblance  de 
Dieu.  Il  a  été  créé  par  le  Père,  dans  le  Fils,  que  le  Saint- 


DES   STIGMATES.  i  87 

Esprit  unit  au  Père  par  le  lien  de  l'amour.  De  même  donc 
([uc  le  Père  rayonne  éternellement  au  dedans  de  soi  dans 
le  Fils  par  le  Saint-Esprit,  ainsi  produit-il  au  dehors,  dans 
le  temps,  parle  Fils  et  dans  le  Fils,  toutes  les  créatures,  et 
par  conséquent  l'homme.  L'univers  entier  porte  donc  cette 
triple  empreinte,  les  esprits  célestes  aussi  bien  que  les 
puissances  et  les  éléments  de  la  création  inférieure,  les 
uns  plutôt  comme  image,  les  autres  plutôt  comme  simple 
ressemblance,  tandis  que  l'homme,  composé  de  deux  na- 
tures, porte  à  la  fois  l'empreinte  de  la  Divinité  et  comme 
lessemblance  et  comme  image.  Mais  parmi  les  esprits  cé- 
lestes, une  partie,  abusant  de  la  liberté  que  Dieu  leur  avait 
donnée,  ont  détourné  leurs  regards  de  celui  à  l'image  de 
qui  ils  avaient  été  créés;  et,  se  regardant  avec  complai- 
sance en  eux-mêmes  comme  en  un  miroir,  ils  ont  défiguré 
d'abord  en  eux  l'image  du  Créateur.  Puis,  par  contre-coup, 
dans  la  nature  extérieure  s'est  trouvée  altérée  en  partie  la 
ressemblance  de  la  Divinité.  L'homme  n'a  pas  su  échapper 
à  cette  altération.  Par  suite  du  péché  auquel  il  s'est  laissé 
;ilier,  l'image  de  Dieu  a  été  défigurée  dans  son  âme;  puis, 
par  une  conséquence  nécessaire,  la  ressemblance  divine 
s'est  altérée  dans  son  corps.  Placé  comme  médiateur  entre 
le  monde  des  esprits  et  la  nature  extérieure,  et  trouvant 
ainsi  déformés  les  deux  termes  qu'il  devait  unir,  il  a  par- 
ticipé à  leur  difformité  et  dans  son  corps  et  dans  son  âme; 
et  c'est  ainsi  que  son  être  tout  entier  a  été  profondément 
altéré.  L'image  de  Dieu  une  fois  troublée  en  lui,  la  créa- 
ture, à  laquelle  il  avait  cru  de  préférence  à  Dieu,  a  gravé  à 
la  place  de  Dieu  son  empreinte  en  son  âme.  Son  corps  a 
pris  aussi  le  reflet  de  la  nature  extérieure  bouleversée  par 
les  anges  rebelles ,  et  de  dures  dissonances  ont  cpmmencé 
à  crier  au  centre  de  son  être. 


188  DES    STIGMATES. 

A  partir  de  ce  moment,  deux  effets  se  sont  produits  en 
lui  :  l'un  j  effet  de  la  chute,  par  lequel  Thomme  tombé,  et 
mis  en  rapport  avec  les  puissances  des  ténèbres,  peut  rendre 
ce  rapport  plus  intime  encore,  effacer  d'avantage  en  soi 
l'image  divine,  et  y  graver  à  la  place  celle  du  démon,  en 
se  transformant  pour  ainsi  dire  en  lui.  Puis,  à  côté  de  ce 
mouvement  de  dépression  s'est  produit,  surtout  depuis  la 
rédemption,  un  mouvement  contraire,  qui  a  pour  but  de 
réconcilier  dans  l'homme  l'àme  et  le  corps,  c'est-à-dire 
l'image  et  la  ressemblance  de  Dieu,  d'effacer  tout  ce  qui 
peut  souiller  l'un  et  l'autre  ou  les  mettre  en  désaccord,  et 
d'y  rétablir  ensuite  l'empreinte  divine,  afin  que  l'homme 
devienne  de  nouveau  un  miroir  fidèle  de  la  sainte  Tri- 
nité. 

Cette  œuvre  de  restauration,  commencée  par  le  baptême, 
se  continue  par  une  vie  chrétienne;  et  les  sacrements  vien- 
nent y  ajouter  leur  vertu  sanctifiante.  L'ascène  chrétienne 
amène  la  crise ,  et  la  transformation  qui  doit  régénérer 
l'homme  perdu  s'achève  dans  l'extase.  Mais  comme  trois 
choses  ont  été  perdues  par  le  péché,  et  doivent  être  par  con- 
séquent retrouvées,  l'extase  a  trois  degrés  aussi.  Sous  l'in- 
fluence spéciale  et  la  forme  du  Fils  qui  nous  a  sauvés  par  sa 
mort,  et  qui  est  le  commencement  de  toutes  choses,  parce 
qu'il  est  la  voie,  la  vérité  et  la  vie,  l'extase  transforme  la 
vie  inférieure,  et  restaure  pleinement  dans  le  corps  de 
l'homme  la  ressemblance  divine.  Sous  la  forme  de  l'ins- 
piration du  Saint-Esprit,  qui,  comme  moteur  souverain, 
doit  développer  toute  œuvre  commencée,  elle  rétablit 
l'harmonie  entre  l'image  de  Dieu,  qui  est  dans  l'esprit,  et  sa 
ressemblance  ,  qui  est  dans  le  corps.  Sous  la  forme  du  Père 
enfin,  qui  est  la  fiu  suprême  et  la  perfection  de  toutes 


DES    STIGMATES.  180 

choses,  elle  achève  la  renaissance  de  l'homme,  en  réta- 
blissant en  lui  l'image  de  Dieu  dans  toute  sa  magnificence 
et  sa  gloire. 

Mais  comme  la  mystique  purgative  doit  nécessairement 
précéder  la  mystique  illuminative  et  unitive,  c'est  une  loi 
fondamentale  de  toute  mystique,  que  personne  ne  peut 
monter  avec  Notre-Seigneur  le  Thabor  de  la  transfigura- 
tion avant  d'avoir  monté  avec  lui  aussi  le  Calvaire  du  cru- 
cifiement. Il  est  convenable,  en  effet,  que  la  charité  véri- 
table et  eftective  soit  bien  étabhe  dans  l'homme  avant  qu'il 
puisse  participer  à  la  passion  du  Sauveur  par  la  vivacité 
des  sentiments  de  compassion  qu'elle  lui  inspire;  et  ce 
n'est  qu'alors  qu'il  peut  recevoir  avec  action  de  grâces  de 
la  main  de  Notre-Seigneur,  et  comme  un  présent  libre  de 
sa  part,  la  transfiguration  qu'il  lui  a  acquise  par  ses  souf- 
frances. L'image  en  laquelle  la  créature  se  trouve  alors 
transformée  n'est  pas  celle  de  Jésus -Christ  glorifié,  mais 
celle  de  Jésus-Christ  soulîrant.  L'œuvre  de  la  rédemption, 
après  avoir  traversé  toutes  les  formes  de  la  douleur,  s'est 
terminée  par  la  mort  de  la  croix;  puis,  dans  la  résurrec- 
tion qui  a  vaincu  la  mort,  et  dans  l'ascension  qui  l'a  sui- 
vie, s'est  accompli  le  retour  auv  régions  supérieures.  Il 
en  est  ainsi  de  l'œuvre  de  la  restauration  dans  l'état  exta- 
tique. Il  faut  d'abord  que  le  vieil  homme  meure  entière- 
ment, en  s'associantpar  unû  tendre  compassion  aux  souf- 
frances de  Notre-Seigneur,  et  que  le  péché  et  la  mort  soient 
ainsi  domptés  complètement.  Pour  que  l'image  de  Jésus 
glorifié  puisse  ressusciter  dans  l'homme  mystique,  il  faut 
que  ce  que  le  péché  a  obscurci  en  lui  meure  par  une  imi- 
tation de  la  mort  du  Sauveur,  et  monte  ensuite  des  pro- 
fondeurs du  tombeau  jusqu'aux  hauteurs  de  la  transfigu- 


i90  DES    STIGMATES. 

ration.  L'homiue,  en  cet  état,  marqué  de  tous  les  signes 
du  Sauveur  mourant,  portant  dans  tout  son  corps  les  plaies 
du  crucifié;,  retourne  en  quelque  sorte  avec  lui  jusqu'aux 
portes  de  la  mort;  et  là,  après  s'être  renouvelé  dans  la 
douleur  et  1" angoisse,  il  ressuscite  avec  les  signes  de  la 
gloire,  et  recouvre  peu  à  peu  l'empreinte  parfaite  de  l'i- 
mage divine.  Ce  phénomène  est  ce  que  l'on  appelle  la  stig- 
matisation, dont  nous  allons  nous  occuper  ici. 
Lt  couronne  La  stigmatisation ,  cette  transformation  profonde  delà 
et  la  plïde  ^^^  inférieure  dans  l'homme,  ne  se  produit  pas  ordinaire- 
du  côté,  nient  tout  d'un  coup  avec  tous  ses  phénomènes  :  mais  elle 
s'étend  peu  à  peu  et  par  degrés  dans  les  diverses  régions 
de  la  vie,  et  n'achève  son  œuvre  qu'après  les  avoir  toutes 
soumises  à  son  action.  Ce  n'est  pas  d'une  manière  inopi- 
née, et  comme  dans  un  éclair,  qu'elle  a  coutume  de  se  pro- 
duire, mais  à  chaque  degré  elle  s'annonce  ordinairement 
par  les  signes  de  plusieurs  sortes.  C'est  à  l'étude  de  ces  de- 
grés et  de  ces  signes  que  nous  allons  consacrer  les  para- 
gi'aphes  suivants. 

Véronique       Comme  Véronique  GiuUani,  en  1693,  à  l'àee  de  trente- 
Giuliani. 

trois  ans,  se  préparait  à  vivre  entièrement  en  Notre-Sei^ 

gneur  pour  qu'il  ressuscitât  en  elle,  Dieu  lui  montra  un 
calice  mystérieux  où  elle  reconnut  aussitôt  l'annonce  des 
souffrances  de  la  passion  qu'elle  devait  prendre  plus  tard 
sur  elle.  Cette  même  vision  se  représenta  les  années  sui- 
vantes sous  différentes  formes.  Le  calice  lui  apparaissait 
tantôt  environné  d'éclat,  tantôt,  au  contraire,  simple  et 
sans  aucun  ornement.  11  lui  semblait  tantôt  que  la  liqueur 
qu'il  contenait  bouillonnait  et  coulait  en  grande  quantité 
par-dessus  ses  bords,  et  tantôt  qu'elle  débordait  lentement 
et  goutte  à  goutte.  L'esprit  en  elle  était  toujours  disposé  à 


DES    STIGMATES.  191 

vider  jusqu'au  fond  le  calice  qui  lui  était  présenté^  mais  la 
chair  reculait  d'efl'roi.  L'esprit  enfui  remporta  sur  la  ctiair; 
et  poussant  un  profond  soupir  :  <(  Seigneur,  dit-elle,  quand 
viendra  l'heure  où  vous  me  donnerez  ce  calice?  J'ai  soif, 
j'ai  soif,  non  de  consolations,  mais  d'amertumes  et  de 
souffrances.  »  Une  nuit  enfin,  pendant  qu'elle  priait,  le 
S^auveur,  cédant  à  ses  instances,  lui  apparut  avec  le  calice 
cl  lui  dit  ;  «  Il  dépend  de  toi  de  le  prendre  et  de  le  goûter, 
mais  non  encore  à  cette  heure.  Prépare -toi  à  le  prendre 
quand  le  temps  sera  venu.  »  Elle  eut  ensuite  des  appari- 
tions de  la  sainte  Vierge  qui  lui  donnèrent  du  courage. 

Le  Seigneur  lui  apparut  une  autre  fois  attaché  à  la  co- 
lonne, couvert  de  plaies  et  de  sang,  tenant  le  calice  à  la 
main  ;  et  il  lui  dit  :  a  Regarde  ces  plaies,  ma  bien-aimée, 
ce  sont  autant  de  voix  qui  t'invitent  à  boire  ce  calice  amer 
que  j'ai  bu  moi-même.  Je  te  le  donne,  et  je  veux  que  tu 
l'essaies.  «  Il  disparut  alors,  mais  le  calice  lui  resta  devant 
les  veux.  Elle  se  sentit  fortifiée  dans  son  corps  et  dans  son 
àme ,  et  son  cœur  brûlait  du  désir  d'obéir  à  la  volonté  de 
Dieu.  Mais  la  nature  reculait  à  la  vue  de  ce  calice,  et  une 
fièvre  violente  s'empara  d'elle.  Quelquefois  elle  voyait  cette 
coupe  versée  sur  elle  ;  et  elle  se  sentait  alors  pénétrée  par 
un  feu  qui  la  consumait  et  qui  augmentait  sa  soif  à  me- 
sure qu'elle  buvait  davantage.  D'autres  fois  encore,  elle 
voyait  une  goutte  tomber  du  calice  sur  ce  qu'elle  man- 
geait, et  son  palais  gardait  longtemps  un  goût  d'amertume 
et  de  fiel  qui  la  faisait  beaucoup  souffrir.  Si  elle  regardait 
les  gouttes,  il  lui  semblait  qu'elles  se  changeaient  en  lances 
et  en  épées  qui  lui  perçaient  le  cœur  de  part  en  part.  Il  lui 
fallut  encore  avec  cela,  pour  obéir  à  ses  supérieurs,  subir 
do  la  part  des  médecins  un  traitement  qui  ne  fit  qu'aug- 


192  DES    STIGMATES. 

menter  le  mal.  Puis  elle  eut  à  lutter  contre  de  nombreuses 
tentations,  et  fut  tourmentée  par  une  sécheresse  intérieure 
telle  que  les  agonies  de  la  mort  ne  lui  semblaient  pas  plus 
cruelles.  Ces  détails,  donnés  par  elle-même,  ont  été  recueil- 
lis dans  sa  Vie  sur  des  documents  très -authentiques  par 
M.  Salvatori,  prêtre  à  Rome  en  1 803 ,  p.  60. 

Cath.  de        Un  autre  calice,  précurseur  et  annonce  d'un  état  sem- 
Baconihio.  j^j^jj^g^  f^j  présenté  aussi  à  Catherine  de  Raconisio,  née  en 
Piémont  dans  le  lieu  qui  porte  ce  nom,  l'an  14 86.  A  l'âge 
de  quatre  ans,  comme  elle  regardait  une  image  représen- 
tant le  martyre  de  saint  Pierre,  et  qu'elle  sentait  un  vif 
désir  de  l'imiter,  le  saint  apôtre  lui  offrit  un  calice  en  lui 
disant  :  «  Ma  fille,  prends  et  bois  le  sang  de  celui  qui  t'a 
rachetée ,  afin  que ,  fortitiée  par  lui ,  tu  puisses  boire  aussi 
le  calice  de  sa  passion  très-amère.  »  A  peine  en  avait-elle 
bu  quelques  gouttes  qu'elle  se  sentit  comme  enivrée  d'a- 
mour pour  Dieu  ;  de  sorte  qu'elle  pouvait  à  peine  se  tenir 
sur  ses  pieds,  et  qu'elle  fut  obhgée  de  s'appuyer  contre  les 
murs  de  l'église.  On  le  voit,  de  même  que  la  passion  du 
Sauveur,  qui  sert  de  type  à  celle  de  ses  saints,  a  com- 
mencé au  jardin  des  Oliviers,  ainsi  c'est  là  que  la  passion 
de  ces  derniers  doit  commencer;  et  ceux  qui  marchent 
dans  ses  voies  doivent  boire  au  même  calice  qui  lui  a  été 
présenté  dans  ce  lieu.  La  sueur  sanglante  qu'il  y  a  répan- 
due doit  donc  aussi  se  reproduire  dans  la  passion  mystique 
qu'ils  éprouvent,  et  nous  la  retrouvons  souvent,  enetTet, 
dans  ce  premier  acte  qui  sert  d'introduction  à  tous  les 
autres. 

Sainte  Lut-      >'ous  pourrions  citer  ici  un  grand  nombre  d'exemples  : 
='*     '      nous  nous  contenterons  de  rapporter  celui  de  sainte  Lut- 
garde,  qui,  lorsqu'elle  méditait  la  passion  du  Sauveur,  était 


DES   STIGMATES.  193 

souvent  ravie  en  extase.  Son  corps  était  alors  inondé  d'une 
sueur  de  sang,  qui  coulait  aux  yeux  de  tous,  de  son  visage 
et  de  ses  mains.  (Henriquez,  de  B.  Lutgard.,  1 G  jun.)  Quel- 
quefois au  calice  s'ajoute  une  croix,  comme  il  arriva  pour 
Cath.  de  Raconisio.  Notre-Seigneur  lui  mit  en  effet,  par 
deux  fois  différentes,  sa  croix  sur  les  épaules  pour  l'éprou- 
ver; et  comme  à  la  seconde  fois  elle  l'accepta  avec  rési- 
gnation ,  une  de  ses  épaules  resta  toute  sa  vie  chargée 
comme  d'un  poids  très-lourd,  et  plus  basse  que  l'autre  ;  et 
elle  y  sentait  des  douleurs  qui  augmentaient  tour  à  tour. 
(Sa  Vie ,  écrite  par  Razzi ,  sur  les  manuscrits  de  Pic  de  la 
Mirandole,  a  été  insérée  par  Marchese,  dans  le  Biario  Do- 
rninicano,  t.  V,  sept.) 

Ordinairement  la  stigmatisation  proprement  dite  com- 
mence par  la  présentation  de  la  couronne  d'épines,  et  avec 
des  circonstances  qui  sont  toujours  à  peu  près  les  mêmes. 
Véronique  Giuliani  raconte  elle-même  ce  qui  lui  est  arrivé  véroniqu!; 
en  ce  genre,  lorsque  le  calice  de  la  passion  lui  fut  offert  : 
«  Comme  je  priais  avec  un  grand  recueillement,  nous  dit- 
«  elle,  dans  la  nuit  du  4  avril  1694 ,  j'eus  une  vision  où 
«  le  Seigneur  m'apparut  avec  une  couronne  d'épines.  Je 
«  lui  dis  :  Mon  bien -aimé,  donnez -moi  ces  épines,  car 
({  elles  sont  pour  moi,  et  non  pour  vous,  ô  mon  souverain 
«  bien.  Je  l'entendis  me  répondre  :  Je  viens  précisément 
a  pour  couronner  ma  bien-aimée.  Puis  il  ôta  la  couronne 
i(  de  dessus  sa  tête  et  la  mit  sur  la  mienne.  La  douleur 
u  que  je  ressentis  en  ce  moment  fut  telle  que  je  ne  me 
((  souviens  pas  d'en  avoir  jamais  éprouvé  de  plus  grande. 
«  Lorsque  je  fus  revenue  à  moi,  les  souffrances  conti- 
((  nuèrent  ;  de  sorte  que  je  ne  pouvais  me  tenir  sur  les  pieds 
((  el  que  je  me  sentais  défaillir.  Je  priai  donc  le  Seigneui- 


Giuhani. 


194  DES    STIGMATES. 

«  de  me  donner  la  force  de  remplir  les  fonctions  que  j'avais 
c(  au  couvent,  et  de  cacher  aux  autres  les  grâces  qu'il 
«  daignerait  m' accorder.  Je  recouvrai  aussitôt  mes  forces, 
«  de  sorte  que  je  pus  vaquer  à  mes  occupations  ordinaires  ; 
((  mais  je  sentais  toujours  la  douleur  que  me  causaient  les 
(c  épines;  et  toutes  les  fois  que  je  penchais  la  tète,  il  me 
c(  semblait  que  j'allais  rendre  l'àme.  Dans  la  suite,  toutes 
a  les  fois  que ,  pendant  la  prière ,  le  désir  de  souffrir  se 
«  renouvelait  en  moi,  je  sentais  les  épines  s'enfoncer  da- 
c(  vantage  dans  ma  tête  ;  de  sorte  que  j'étais  renversée  par 
((  la  douleur,  et  restais  ainsi  longtemps  sans  connaissance. 
«  Mais  tout  cela  ne  faisait  qu'enflammer  davantage  en  mon 
((  cœur  le  désir  de  souffrir,  désir  qui  était  toujours  suivi 
«  d'une  nouvelle  souffrance,  de  sorte  qu'une  douleur 
c(  semblait  en  appeler  une  autre,  w 

Cet  état  dura  toute  sa  vie,  c'est-à-dire  pendant  trente - 
quatre  ou  trente-cinq  ans;  et  si  l'on  en  juge  parce  qu'elle 
a  écrit  dans  les  douze  premières  années  qui  ont  suivi  son 
couronnement  douloureux,  il  paraît  que  les  douleurs  fu- 
rent pendant  tout  ce  temps  plus  ou  moins  fortes,  mais 
continues;  qu'elles  augmentaient  tous  les  vendredis  et  les 
jours  de  jeûne,  et  que  pendant  la  semaine  sainte  elles 
étaient  intolérables.  Elle  disait  alors  à  Dieu  :  «  Seigneur,  si 
c'est  vous  qui  enfoncez  ces  épines,  enfoncez-les  davantage 
encore  pour  que  je  souffre  plus.»  La  chose  étant  parvenue 
à  la  connaissance  de  ses  supérieurs,  ceux-ci  chargèrent  la 
sœur  Florida  Ceoli  d'examiner  sa  tête.  Elle  le  fit,  et  voici 
ce  qu'elle  affirma  plus  tard  par  serment.  Il  y  avait  autour 
de  son  front  un  cercle  rouge,  rempli  quelquefois  de  bosses 
grosses  comme  la  tête  d'une  épingle.  D'autres  fois,  il  était 
entouré  de  taches  violettes  ayant  la  forme  d'épines,  qui 


DES   STIGMATES.  dOS 

descendaient  vers  les  yeux,  et  parmi  ces  empreintes  il  y 
en  avait  une  qui  allait  jusque  sous  l'œil  droit.  Des  larmes 
étant  tombées  de  cet  œil ,  elle  les  avait  recueillies  avec  un 
Aoile,  et  les  avait  trouvées  sanglantes. 

Cependant  l'évêque  Ant.  Eustachi ,  ne  se  contentant 
pas  du  rapport  de  la  sœur  Florida ,  envoya  des  médecins 
et  des  chirurgiens  qui  entreprirent  de  la  guérir  :  il  lui 
fournit  ainsi  l'occasion  d'acquérir  de  nouveaux  mérites. 
Les  médecins  lui  oignirent  d'abord  la  léte  avec  une  cer- 
taine huile  qui  lui  causa  de  telles  ardeurs  qu'elle  croyait 
que  son  crâne  était  en  feu,  tandis  qu'elle  sentait  au  con- 
traire un  froid  glacial  au  dedans  du  cerveau.  Ils  furent 
donc  d'avis  de  lui  appliquer  des  moxas  sur  la  tête  et  sur 
\m  pied.  Le  courage  qu'elle  montra  dans  cette  circons- 
tance remplit  d'admiration  tous  les  assistants.  Aucune  des 
sœurs  ne  pouvait  soutenir  le  spectacle  des  douleurs  qu'elle 
souflrait;  pour  ellC;,  elle  encourageait  le  chu'urgien  Mas- 
sana;  et  il  semblait,  à  l'expression  de  son  visage,  qu'il 
opérait  sur  une  statue  de  pierre.  La  plaie  faite  à  la  tête  par 
le  moxa  se  ferma  au  bout  de  quelques  jours,  et  les  douleurs 
devinrent  intolérables.  On  lui  en  impliqua  un  autre  au 
cou;  mais  il  fallut  renoncer  à  ce  moyen,  parce  que  ses 
nerfs  étaient  tellement  irrités  qu'elle  n  avait  de  repos  ni  le 
jour  ni  la  iniit.  Les  médecins  résolurent  alors  de  lui  mettre 
un  séton  ;  mais  les  religieuses  refusèrent  de  se  prêter  à  cette 
nouvelle  opération .  Elle  se  chargea  donc  elle-même  d'aider 
les  médecins  ;  et  quoique  celte  opération  fût  encore  plus 
douloureuse  que  la  précédente,  elle  la  souffrit  avec  le 
même  courage  et  la  même  fermeté .  La  sensation  du  froid 
disparut,  mais  l'état  de  la  tête  était  toujours  le  même.  On 
lui  mit  un  vésicatoire  sur  les  deux  bras.  A  partir  de  ce  mo- 


496  DES   STIGMATES. 

ment,  aux  autres  maux  dont  elle  souffrait  se  joignirent  de 
telles  crampes  aux  bras  et  aux  pieds  qu'on  fut  obligé  de 
sécher  les  deux  vésicatoires.  On  lui  mit  encore  des  em- 
plâtres volants  derrière  les  oreilles.  Mais  comme  aucun 
remède  ne  réussissait  et  que  le  mal  ne  faisait  qu'augmen- 
ter, la  faculté  s'avoua  vaincue,  et  déclara  que  l'état  de  la 
sainte  était  surnaturel,  et  qu'ils  n'y  pouvaient  rien.  (  Sa  Vie,, 
liv.ll,  ch.ii.) 
Cath  de        ^^  P^'^^  souvent  cependant  deux  couronnes  sont  pré- 
Baconisîo.  sentées  aux  extatiques,  l'une  de  fleurs  ou  d'un  métal  pré- 
cieux, et  l'autre  d'épines;  de  sorte  qu'elles  peuvent  choisir 
entre  l'une  et  l'autre.  C'est  ainsi  que  >'otre- Seigneur  ap- 
parut à  la  bienheureuse  Catherine  de  Raconisio,  lorsqu'elle 
n'avait  encore  que  dix  ans.  Elle  choisit  la  couronne  d'épi- 
nes pour  être  plus  semblable  à  son  bien-aimé.  Celui-ci  lui 
répondit  en  souriant  :  «  Je  loue  ta  grandeur  d'àme  dans  le 
choix  que  tu  fais.  Mais  tu  n'es  encore  qu'un  faible  enfant, 
et  tes  forces  ne  sont  point  en  proportion  avec  ton  cœur  ; 
je  ne  couronnerai  donc  point  encore  ton  front  avec  un 
diadème  si  douloureux  :  «  Je  te  le  garde  pour  plus  tard .  » 
Elle  le  reçut  plus  tard  en  elfet;  et  Pic  de  la  Mirandole, 
qui  le  vit  lui-même  pendant  qu'il  se  trouvait  dans  la  ville 
qu'elle  habitait,  le  décrit  en  ces  termes  :  «  Elle  avait  tout 
autour  du  crâne  un  cercle  formé  par  un  enfoncement  assez 
large  et  assez  profond  pour  qu'un  enfant  pût  y  mettre  le 
petit  doigt,  et  autour  duquel  étaient  comme  des  bourrelets 
où  il  y  avait  du  sang  ramassé.  Elle  me  raconta  qu'ils  sai- 
gnaient souvent  et  abondamment.  Je  l'ai  vue  moi-même 
fréquemment  souffrir,  à  cause  de  cette  couronne,  les  dou- 
leurs les  plus  violentes ,  et  ses  yeux  se  couvraient  d'un 
nuaee  sandant.  w  (Marchese,  c.  iv.) 


DES   STIGMATES.  197 

Christine  de  Stumbelen  recutaussi  la  couronne  (V opines  ;    r.hrisiino 

,"    ,  de 

et  celle-ci  semble  avoir  pénètre,  comme  chez  Catherine  de  suimbcieu. 

Raconisio,  jusqu'aux  os  du  crâne.  Pierre  de  Dacie  raconte 

dans  sa  Vie  qu'elle  la  reçut  huit  jours  avant  la  semaine 

sainte,  et  qu'il  a  vu  bien  souvent  lui-même  le  sang  couler 

de  sa  tête  sous  son  voile  ;  de  sorte  qu'il  formait  quelquefois 

sur  le  visage  trois  ruisseaux  larges  chacun  de  trois  doigts. 

[A.  S.,  22  jun.)  Après  sa  mort  son  corps  fut  transporté  à 

Nideck,  et  de  là,  en  1583  ,  à  Juliers,  dans  un  tombeau 

qu'on  lui  avait  érigé  en  ce  lieu.  Sur  son  crâne,  conservé  à 

Mdeck ,  on  voit  une  espèce  de  couronne  de  la  largeur  d'un 

doigt,allant  de  l'occiput  à  la  partie  antérieure,  toujours  en 

s'élargissant,  de  sorte  qu'elle  touche  presque  les  oreilles. 

Elle  est  d'une  couleur  verte ,  et  semée  de  points  rouges 

qui  ressemblent  à  des  pointes  d'épines.  C'est  ainsi  que  l'ont 

vue  Steinfmder  et  Lulle ,  qui  en  ont  rendu  témoignage 

dans  des  écrits  composés  à  ce  sujet,  comme  on  peut  le  voir 

dans  des  actes  delà  sainte.  (L.  Y,  63.) 

iSotre-Seigneur  mit  aussi  la  couronne  d'épines  sur  la     yrsule 

d'A'^uir, 
tète  d'Ursule  Aguir,  du  tiers  ordre  de  Saint-Dominique,  et 

il  lui  prédit  en  môme  temps  qu'elle  aurait  bientôt  beaucoup 
à  souffrir.  Elle  mourut  en  1608.  (Steill,  8  sept.)  Steph. 
Quinzani  de  Soncino,  née  en  1457,  éprouvait  tous  les 
vendredis  les  douleurs  de  la  sueur  sanglante  et  du  cou- 
roimement  d'épines;  et  souvent  la  couronne  d'épines  était 
visible  sur  sa  tête.  (Ihid.,  2  jan .)  Jeanne  Marie  de  la  Croix, 
Clarisse,  à  Roveredo,  morte  en  1673,  avait  aussi  la  cou- 
ronne d'épines,  qu'elle  cachait  sous  son  voile.  (16 if?., mars.) 
Il  en  était  de  même  de  Marie  Razzi  de  Chios,  née  en  1 552  ; 
de  Marie  Villana,  morte  en  1 670  ;  de  la  sœur  Vincent  Fer- 
rier  de  Valence,  morte  en  1515  ;  de  la  sœur  Philippe  de 


198  DES   STIGMATES. 

SaintThomas.etc.  (I6?c?.,t.l,  p.  10,  49,  oi:;;  t.  II,p.  r)67.) 
Quelquefois  les  extatiques  éprouvent  seulement  les  dou- 
leurs du  couronnement  d'épines  sans  aucune  trace  exté- 
rieure et  visible,  comme,  par  exemple,  la  sœur  Cath.  Cia- 
iina,  du  tiers  ordre  de  Saint-François,  vers  1619,  eu 
Italie ,  et  la  sœur  Emilie  Bicchieri  de  Yerceil.  [Menolog. 
Francise. ,  472;  Steill  ,11,  14.)  Une  fois  aussi  il  est  arrivé 
•  qu'une  partie  seulement  de  la  couronne  d'épines  s'est  em- 
preinte sur  la  tête.  C'est  ainsi  que  Ritta  de  Cassia,  de  l'ordre 
des  Augustines,  considérant  un  jour  aux  pieds  de  son  cru- 
cifix la  passion  de  Notre-Seigneur,  conçut  le  désir  de  par- 
ticiper à  quelques-unes  de  ses  souffrances.  Elle  vit  alors  une 
des  épines  les  plus  aiguës  se  détacher  de  la  couronne  qui 
était  sur  la  tête  du  crucifix,  se  diriger  vers  son  front,  et  y 
faire  au  milieu  une  blessure  profonde.  Elle  supporta  ce 
mal  avec  une  grande  patience  jusqu'à  sa  mort,  quoiqu'il 
lui  causât  des  douleurs  très -vives,  et  la  cicatrice  se  voit 
encore  sur  son  cadavre,  qui  s'est  conservé  intact.  (Torellus, 
dans  son  Histoire  de  l'ordre  des  Augustins, année  1430.) 

Avec  la  sueur  de  sang  et  le  couronnement  d'épines 
apparaît  souvent  en  même  temps  la  plaie  du  côté.  Ici  en- 
Voronique  <'ore  nous  avons  un  document  écrit  par  sainte  Véronique 
Giuliani.  Gi^iiani  ^  g^p  l'ordre  de  son  confesseur.  Dans  l'hiver  de 
1696,  comme  elle  s'était  livrée  aux  pratiques  de  la  piété 
avec  une  nouvelle  ferveur,  le  feu  de  l'amour  divin  s'alluma 
dans  son  âme ,  et  à  la  fête  de  Noël  elle  s'en  trouva  comme 
enivrée.  Chargée  de  réveiller  les  sœurs  du  couvent  pour 
matines,  elle  leur  cria  :  «  Ne  remarquez-vous  pas,  mes 
«  sœurs,  que  le  matin  approche?  Il  n'est  plus  temps  de 
«  dormir  :  debout!  levez-vous.  »  Puis  le  Seigneur  lui  ap- 
parut sous  la  forme  d'un  enfant  charmant  et  plein  de 


HKS    STIGMATES.  109 

l)oiité.  «  11  avait  à  la  main,  dit-elle,  un  bâton  d'or,  au  haut 
«  duquel  semblait  brûler  une  flamme ,  tandis  qu'à  l'autre 
«  bout  il  avait  une  pointe  de  lance.  L'Enfant  Jésus  mit  le 
«  haut  du  bâton  sur  ma  tête,  et  la  pointe  de  la  lance  sur 
a  mon  cœur,  et  je  le  sentis  aussitôt  transpercé  de  part  en 
«  part.  Puis  tout  à  coup  je  ne  vis  plus  rien  dans  sa  main. 
((  Mais  il  me  regarda  avec  bienveillance,  et  me  fit  comprcn- 
((  dre  que  je  lui  étais  unie  désormais  par  un  lien  très-étroit. 
«  J'appris  et  vis  alors  beaucoup  de  choses;  mais  comme  il 
«  ne  m'en  est  resté  qu'un  souvenir  confus,  je  n'en  parle 
a  pas.  Revenue  à  moi ,  j'élais  comme  folle,  et  ne  savais  ce 
«  qui  m'était  arrivé.  Je  sentais  que  j'avais  au  cœur  une 
t(  plaie  ouverte,  mais  je  n'osais  y  regarder.  En  ayant  ap- 
te proche  un  mouchoir,  je  le  retirai  taché  de  sang,  et  j'é- 
«  prouvai  une  grande  douleur.  Lorsque  ensuite  vousm'a- 
((  vez  ordonné  d'examiner  si  la  blessure  était  réelle,  je  l'ai 
{(  fait,  et  j'ai  trouvé  la  plaie  ouverte.  L'ouverture  était 
u  large  comme  le  dos  d'un  gros  couteau  ;  cependant  elle 
«  ne  saignait  pas  alors,  et  l'on  voyait  la  chair  fraîche.  Voilà 
«  ce  qui  m'est  arrivé.  Huit  jours  plus  tard ,  au  premier  de 
«  l'an  ,  la  plaie  se  remit  à  saigner,  et  resta  longtemps  ou- 
(c  verte.  Que  tout  soit  pour  la  gloire  de  Dieu.  »  {Sa  Vie, 
p.  98.) 

Ces  blessures  ne  sont  pas  seulement  superficielles ,  mais  Jeanne  M. 
elles  pénètrent  jusqu'au  cœur  lui-même.  Jeanne  M.  de  la  ^^  ^^  ^''"^'^• 
Croix,  à  Roveredo ,  avait  la  plaie  du  côté,  qui  resta  comme 
les  autres  rouge  et  sanglante ,  même  après  sa  mort.  Lors- 
qu'on ouvrit  son  corps,  on  vit  que  la  blessure  allait  jus- 
qu'au cœur.  Cécile  de  Nobili,  de  l'ordre  des  Clarisses,  à      Cécile 
Xuceria  en  Ombrie ,  qui  vivait  vers  1655,  souffrit  dans  sa     ^  ' ^ ^'  '' 
dernière  maladie  des  douleurs  très-violentes  au  cœur.  Elle 


200  DES    STIGMATES.  J 

mourut  à  l'âge  de  vingt-cinq  ans.  On  ouvrit  son  corps,  et 
l'on  trouva  au  cœur^  vers  la  poitrine^  une  plaie  triangulaire 
qui  semblait  avoir  été  faite  par  une  lance ,  et  qui  se  rétré- 
cissait par  en  bas.  (Huber,  mars,  p.  766,  et  juillet,  p.  1434.) 
La  même  chose  arriva  à  Martine  d'Arilla  à  Bennevarre, 
comme  elle  l'avait  prédit  à  son  confesseur. 

Ce  n'est  pas  toujours  une  lance  ou  une  flèche  qui  sert 
d'instrument  pour  produire  ces  sortes  de  blessures  chez 
les  extatiques.  Gabrielle  de  Piezolo,  à  Aquila,  vit  le  Sauveur 
lui  apparaître  avec  la  plaie  du  côté  toute  saignante.  Gomme 
elle  l'embrassait  avec  le  sentiment  d'une  tendre  compas- 
sion, son  côté  s'ouvrit  à  elle-même  et  ne  cessa  plus  de  sai- 
gner jusqu'à  sa  mort.  (Ibid.,  juin,  p.  1237.)  Quelquefois 
c'est  un  séraphin  qui  paraît  à  la  place  de  Notre -Seigneur. 
C'est  un  séraphin  qui  blessa  Marie  de  Sarmiento.  C'en  est 
un  aussi  qui  blessa  avec  une  flèche  enflammée  le  cœur  de 
sainte  Thérèse,  où  l'on  aperçoit  encore  aujourd'hui  les 
traces  de  la  blessure.  On  peut  citer  encore  Marguerite  Co- 
lumna,  dont  le  côté  droit  fut  ouvert,  et  continua  de  saigner 
toujours  ;  et  Marie  YiHana ,  fiUe  du  margrave  de  la  Pella , 
qui  fut  blessée  par  une  flèche ,  et  eut  aussi  le  saignement 
extatique  ;  Claire  de  Bugni ,  du  tiers  ordre  de  Saint-Domi- 
nique, qui,  vers  1314,  méditant  la  passion  du  Sauveur, 
sentit  son  côté  s'ouvrir,  et  dont  la  plaie  rendait  souvent  un 
sang  très-odorant.  (Steill,  I,  p.  513  et  1802.) 

Angèle         La  sœur  Angèle  de  la  Paix  étant  un  jour  devant  une 
de  la  Paix.    .  j-^t  xin  ••  ., 

miage  de  samt  Laurent ,  les  flammes  qui  environnaient  le 

saint  martyr  aUumèrent  en  elle  le  feu  de  l'amour  divin. 

Comme  efle  était  en  cette  disposition,  le  Seigneur,  lui  appa- 

raissant  sous  la  forme  d'un  enfant,  lui  toucha  du  doigt  la 

poitrine ,  et  il  lui  sembla  qu'eUe  avait  été  frappée  d'un 


DES   STIGMATES.  201 

éclair.  Son  cœur  était  transpercé.  Il  ne  sortait  pas  encore 
de  sang  de  la  plaie;  mais  de  sa  poitrine  s'échappaient  des 
ardeurs  qui  la  consumaient  ;  de  sorte  que  tout  lui  parais- 
sait brillant,  non-seulement  ses  habits,  son  lit  et  la  terre 
cil  elle  marchait,  mais  encore  l'eau  froide.  Ruisselante  de 
sueur,  elle  ne  trouvait  nulle  part  de  rafraîchissement ,  et 
pouvait  bien  dire  avec  l'épouse  du  Cantique  :  «  Votre  amour 
est  fort  comme  la  mort.»  Plus  l'amour  augmentait  dans  son 
cœur,  plus  elle  désirait  d'en  être  consumée;  et  c'est  alors 
qu'elle  fut  blessée  réellement.  Le  jeudi  saint  1634,  à  l'âge 
de  vingt-quatre  ans,  comme  elle  était  dans  sa  cellule,  oc- 
cupée à  méditer  sur  la  passion  de  Notre-Seigneur,  lorsque 
dans  le  cours  de  sa  méditation  elle  fut  arrivée  au  coup  de 
lance  qui  lui  perça  le  cœur,  le  sien  fut  rempli  d'une  si 
tendre  compassion  qu'il  lui  sembla  qu'il  allait  se  briser. 
L'Enfant  Jésus  lui  apparut  alors;  et  lui  ouvrant  sa  poitrine, 
il  lui  montra  son  cœur  transpercé.  Elle  fut  saisie  d'une  telle 
douleur  à  cette  vue  qu'elle  faillit  mourir.  S'étant  un  peu 
remise  de  son  impression,  elle  s'écria  tout  embrasée  d'a- 
mour :  «  0  mon  Dieu  î  percez  mon  cœur  aussi  avant  que  le 
vôtre  l'a  été  par  moi.  »  Elle  sentit  aussitôt  sa  main  droite 
percée  d'un  coup  de  lance.  Renversée  à  terre  par  la  dou- 
leur, elle  resta  trois  jours  dans  un  état  qui  ressemblait  à  la 
mort.  La  plaie  était  ouverte  et  saignait  avec  une  telle  abon- 
dance que  l'épuisement  l'empêcha  pendant  un  mois  de 
quitter  le  lit;  et  son  confesseur  Cornelio  craignit  pour  sa 
vie.  Le  sang  était  épais ,  et  tellement  rouge  qu'on  pouvait 
à  peine  laver  dans  plusieurs  eaux  la  laine  qui  en  avait  élé 
pénétrée.  Avec  le  sang,  il  sortait  aussi  de  la  plaie  une  eau 
qui  il  avait  de  commun  avec  l'eau  ordinaire  que  sa  fluidité. 
Elle  était  très-chaude  et  comme  bouillante  ;  de  sorte  que, 


202  LA    STIGMATISATIO-N    COMPLETE. 

s'il  en  tombait  une  goutte  sur  la  main  ,  non-seulemeut  elle 
brûlait;,  mais  elle  y  faisait  une  ampoule.  La  blessure  resta 
ainsi  ouverte  pendant  plusieurs  années,  avec  une  si  grande 
perte  de  sang  que  le  P.  Cornelio  craignit  à  la  fin  qu'elle 
n'en  fût  complètement  épuisése.  Un  jour  donc  il  lui  or- 
donna fortement,  au  nom  de  l'obéissance,  de  fermer  cette 
plaie.  La  plaie  se  ferma  aussitôt,  et  cependant  à  la  mort 
de  Cornelio  elle  se  rouvrit  et  saigna  encore,  moins  cepen- 
dant qu'auparavant,  et  seulement  les  vendredis  et  les  jours 
de  fête.  Le  confesseur  qu'elle  eut  après  lui  la  ferma  de  nou- 
veau: et  Angèle  garda  jusqu'à  sa  mort  une  cicatrice  par- 
faitement visible.  (Maixhèse,  p.  o2o.j 


CHAPITRE   XV 

De  la  stigniatisatioPx  complète.  Première  apparition  des  stigmates  sur 
saint  François  d'Assise.  Des  symptômes  qui  annoncent  leur  approche. 
Marguerite  Ebnerin.  Disparition  des  stigmates  à  leur  origine.  Sainte 
Catherine  de  Sienne.  Ursule  de  Valence.  Hélène  de  Hongrie.  Hiéro- 
uyme  Cai-taglio.  Liduine.  La  stigrr.atisation  complète.  Véronique 
Giuliani.  Jeanne  de  Jésus -Marie.  Élisaheth  de  Spalheck.  Gerlrude 
de  Costen.  Jeanne  de  la  Croix.  Les  stigmates  déjà  formés  disparaissent 
en  tout  ou  en  partie. 

On  a  cru  trouver  les  premières  traces  de  la  stigmatisa- 
tion dans  ces  paroles  de  l'apôtre  saint  Paul  :  Je  porte  les 
stigmates  de  ^otre-Seigneitr,  sans  pouvoir,  il  est  vrai,  ap- 
puyer cette  interprétation  sur  la  tradition  de  l'Église.  Il 
iBst  même  beaucoup  plus  probable  que  l'Apôtre  veut  parler 
ici  des  mauvais  traitements  qu'il  a  soufferts  au  service  de 
Notre-Seigneur.  Ce  qui  rend  cette  interprétation  mystique 
plus  douteuse  encore ,  c'est  que  dan:r  toute  l'antiquité  chré- 


LA    STIGMATISATION    COMPLÈTE.  203 

licniic  on  ne  trouve  pas  un  seul  exemple  de  stigmatisation 
proprement  dite  ;  de  sorte  que  c'est  principalement  par  là 
(jue  la  mystique  nouvelle  semble  se  distinguer  de  l'an- 
cienne. Le  premier  que  l'on  croit  avoir  eu  les  stigmates 
est  saint  François;  et  cette  circonstance  doit  nous  engager 
à  insister  davantage  sur  ce  fait^  et  à  le  rapporter  ici  en 
détail,  d'après  les  documents  authentiques  qui  nous  ont  été 
conserves  par  saint  Bonaventure  et  d'autres  contemporains 
du  saint,  afin  que  nous  puissions  avoir  ainsi  une  idée  com- 
pète  de  ce  phénomène. 

François  partageait  sa  vie  entre  l'action  et  la  prière,  s.  François 
passant  tour  à  tour  de  la  contemplation  la  plus  sublime  ^  assise. 
au\  œuvres  de  miséricorde  à  l'égard  du  prochain.  Afm  de 
méditer  plus  à  son  aise,  il  se  retirait  de  temps  en  temps  sur 
le  mont  Alverne,  dans  les  Apennins.  Là  il  jeûna  pendant 
(juarante  jours  en  l'honneur  de  l'archange  saint  Michel, 
abîmé  dans  la  prière  et  enflammé  d'amour.  Il  fut  pendant 
ce  temps  favorisé  d'extases  longues  et  fréquentes,  où,  s'en- 
lietenant  avec  Dieu,  il  reconnaissait  à  la  fois  et  son  infinie 
majesté  et  son  propre  néant.  Il  fit  la  même  chose  encore 
deux  ans  avant  sa  mort.  Et  comme  il  examinait  comment 
il  ferait  pour  suivre  à  l'avenir  la  volonté  de  Dieu,  une  ins- 
piration secrète  lui  dit  qu'il  n'avait  qu'à  ouvrir  les  Évan- 
giles, et  qu'il  y  trouverait  ce  qu'il  cherchait.  Pour  obéir 
à  cette  voix  intérieure,  il  se  mit  donc  en  prière;  puis  il  se 
fit  ouvrir  trois  fois  par  son  compagnon,  au  nom  de  la  sainte 
Trinité,  le  livre  des  Évangiles  placé  sur  l'autel.  Aux  trois 
fois  le  livre  fut  ouvert  à  l'endroit  où  il  est  parlé  de  la  pas- 
sion de  Notre-Seigneur.  Il  reconnut  par  là  que  Dieu  voulait 
que,  de  môme  qu'il  s'était  efforcé  auparavant  d'imiter  la 
Mc  de  Jésus-Christ,  ainsi  devait-il  désormais  l'imiter  dans 


204  LA    :^TIGMA■^SAT10N    COMPLÈTE. 

sa  passion  et  ses  souffraiices.  Et  quoiqu'il  fût  épuisé  déjà 
pai'sa  vie  pénitente,  il  résolut  sans  balancer  cVobéir  en  cela 
à  la  voix  de  Dieu. 

l'n  matin  donc,  le  jour  de  TExaltation  de  la  croix, 
comme  il  priait  sur  le  penchant  de  la  montage,  et  qu'il 
ressentait  un  violent  désir  d'être  crucifié  avec  Notre-Sei- 
gneur.  il  vit  descendre  du  ciel  vers  lui  un  séraphin  qui 
avait  six  ailes  enflammées  et  lumineuses.  Lorsque  le  mes- 
sager céleste  fut  près  de  lui ,  il  aperçut  entre  ses  ailes  la 
forme  d'un  homme  crucifié,  avec  les  mains  et  les  pieds 
étendus.  Deux  des  ailes  s'élevaient  au-dessus  de  sa  tète, 
deux  aulres  étaient  déployées  comme  pour  voler,  et  deux 
autres  couvraient  le  corps.  Rempli  d'étonnement  à  cette 
vue,  il  ressentit  néanmoins  une  gi'ande  joie  de  l'apparition 
dont  Dieu  le  favorisait,  et  une  peine  profonde  en  même 
temps,  à  cause  du  spectacle  douloureux  dont  il  était  té- 
moin et  qui  perçait  son  cœur  comme  d'une  épée.  Il  ne 
comprenait  pas  non  plus  comment  l'impassibilité  d'un  sé- 
raphin pouvait  se  concilier  avec  la  souffrance.  Mais  le  sens 
de  cette  apparition  lui  fut  bientôt  découvert,  et  il  vit  que 
c'était  par  l'embrasement  de  son  cœur  plutôt  que  par  le 
martyre  de  la  chair  qu'il  devait  devenir  conforme  à  Xotre- 
Seigneur.  Lorsque  l'apparition  eut  disparu,  elle  laissa  dans 
son  àme  de  vives  ardeurs,  et  dans  ses  membres  de  merveil- 
leuses empreintes.  Il  avait  en  effet  aux  mains  et  aux  pieds 
les  signes  des  clous,  tels  qu'il  venait  de  les  voir  sur  l'i- 
mage du  séraphin  :  et  au  côté  droit  était  une  plaie  qui  sem- 
blait avoir  été  faite  par  un  coup  de  lance.  Ces  plaies  s'ou- 
vrirent assez  larges  aux  extrémités  et  saignèrent.  Au  milieu 
s'étaient  formés,  dans  la  chair  et  le  tissu  cellulaire,  des 
clous  semblables  à  des  clous  de  fer.  Ils  étaient  noirs,  durs, 


LA    STIGMATISATION    COMPLÈTE.  iiOo 

avec  une  lète  en  haut,  et  en  bas  une  pointe  qui  était 
comme  rabattue,  de  sorte  qu'entre  eux  et  la  peau  on  pou- 
vait mettre  un  doigt.  Ils  étaient  mobiles  de  partout  ;  car 
d'un  côté  ils  étaient  pressés  contre  la  chair,  et  de  l'autre 
proéminents  au  contraire;  mais  on  ne  pouvait  les  ôter, 
comme  s'en  assura  sainte  Claire,  qui  essaya  après  la  mort 
du  saint  de  tirer  un  de  ces  clous,  et  ne  put  réussir.  Il  pou- 
vait au  reste  remuer  les  doigts ,  et  se  servir  de  ses  mains 
et  de  ses  pieds  comme  auparavant.  Cependant  la  marche 
lui  était  devenue  difficile,  et  c'est  pour  cela  qu'il  allait  à 
cheval  dans  ses  excursions  à  travers  le  pays.  La  plaie  du 
côté  était  profonde  et  large  de  trois  doigts,  comme  put  le 
constater  un  frère  qui  l'avait  touchée  par  hasard.  Elle  était 
avec  cela  rouge  et  comme  arrondie  par  le  retirement  de  la 
chair;  et  souvent  ses  habits  étaient  tachés  du  sang  qui  en 
sortait. 

On  ne  vit  jamais  dans  ses  plaies  aucune  apparence  de 
gangrène  ni  de  suppuration;  jamais  non  plus  le  saint 
n'employa  aucun  remède  pour  les  guérir;  et  ce  n'est  que 
par  un  miracle  qu'il  a  pu  vivre  deux  années  encore,  mal- 
gré les  souffrances  et  la  perte  continuelle  de  sang  qu'elles 
lui  causaient.  Lorsqu'il  descendit  de  la  montagne  avec  ces 
signes,  il  était  très-embarrassé;  car,  d'un  côté,  il  ne  vou- 
lait pas  révéler  les  secrets  de  Dieu,  et  de  l'autre  il  voyait 
bien  qu'il  ne  pourrait  les  cacher  à  ceux  qui  étaient  près 
de  lui.  hicertain  s'il  devait  se  taire  ou  parler,  il  réunit 
quelques-uns  de  ses  amis  les  plus  intimes,  et  leur  exposa 
ses  doutes,  mais  en  termes  généraux.  Un  de  ceux-ci,  plus 
pénétrant  que  les  autres,  vit  bien  qu'il  lui  était  arrivé  quel- 
que chose  d'extraordinaire,  et  lui  dit  que  ce  n'était  pas 
pour  lui  mais  pour  son  prochain.  François  se  décida  donc 


*206  LA    STIGMATISATION    COMPLÈTE. 

à  ne  point  cacher  ce  qui  pouvait  être  pour  les  autres  de 
quelque  utilité^  et  raconta  ce  qu'il  avait  vu,  ajoutant  que 
celui  qui  lui  avait  apparu  avait  prononcé  en  même  temps 
quelques  paroles  qu'il  ne  révélerait  jamais  à  qui  que  ce  fut 
pendant  sa  vie.  Au  reste,  il  cachait  autant  qu'il  le  pouvait 
ses  stigmates,  ayant  soin  pour  cela  de  porter  des  souliers , 
et  de  se  tenir  les  mains  bien  couvertes  ;  mais,  malgré  toutes 
ses  précautions,  beaucoup  de  frères  virent  ce  qu'il  ne  pou- 
vait cacher  tout  à  fait.  Le  pape  Alexandre  et  plusieurs  car- 
dinaux rendirent  témoignage  de  cette  merveille  comme 
témoins  oculaires  j  et  après  sa  mort  ses  stigmates  furent 
vus  par  plus  de  cinquante  frères  du  couvent,  par  sainte 
Claire  et  les  sœurs  de  son  monastère,  par  un  nombre  con- 
sidérable de  laïques,  qui  étaient  accourus  de  tous  les  en- 
virons pour  être  témoins  de  cette  merveille ,  et  qui  purent 
les  toucher  de  leurs  mains.  [La  vie  de  saint  François,  par 
saint  Bonaventure,  ch.  xni-xv.) 
Marguerite       Dieu  donna  tout  d'un  coup,  on  le  voit,  à  François  ce 
que  d'autres  n'ont  eu  que  par  parties,  en  passant  par  les 
deux  premiers  degrés,  à  savoir  les  stigmates  de  la  tête  et  du 
cœur,  pour  arriver  au  troisième,  à  la  stigmatisation  des 
pieds  et  des  mains.  Mais  les  stigmates,  qui  chez  saint  Fran- 
çois étaient  peu  apparents,  peut-être  en  partie  à  cause  de 
la  manière  dont  il  les  avait  reçus,  se  formant  peu  à  peu 
chez  d'autres,  ont  été  aussi  plus  sensibles.  Si  iious  voulons 
connaître  les  dispositions  de  ceux  chez  qui  les  stigmates 
doivent  bientôt  paraître ,  nous  trouvons  à  ce  sujet  des  in- 
dications très-précieuses  dans  la  vie  de  Marguerite  Ebne- 
rin,  qui,  née  à  Nuremberg,  vécut  saintement  dans  le  cou- 
vent de  Marie-Medingen,  et  y  mourut  en  1351.  Une  partie 
de  sa  vie  a  été  publiée,  et  le  reste  existe  en  manuscrit  dans 


LA    STIGMATISATION    COMPLFTE,  207 

les  bibliothèques.  La  passion  de  Notre -Seigneur  touchait 
son  àme  d'une  si  tendre  compassion  que  dès  qu'elle  regar- 
dait seulement  un  crucifix  elle  fondait  en  larmes,  et  s'épui- 
sait à  force  de  pleurer.  La  simple  méditation  de  la  passion 
du  Sauveur  bouleversait  son  âme,  et  elle  ne  pouvait  penser 
aux  souffrances  que  Notre -Seigneur  avait  endurées  sans 
ressentir  elle-même,  et  dans  son  corps  et  dans  son  ame, 
des  douleurs  intolérables,  qui  lui  arrachaient  des  cris  que 
l'on  entendait  dans  tout  le  couvent.  Il  lui  sortait  en  même 
temps,  par  le  nez  et  la  bouche,  un  sang  frais  et  clair,  et 
elle  tombait  dans  un  état  tel  que  ceux  qui  l'entouraient 
désespérèrent  plusieurs  fois  de  sa  vie,  et  lui  firent  donner 
l'extrême-onction. 

«  Le  jour  des  Rameaux,  écrit-elle  dans  son  journal, 
«  j'entendis  les  sœurs  du  couvent  chanter  pendant  la  pro- 
(c  cession.  Puis  lorsqu'on  lut  la  passion  à  la  messe,  mon 
«  cœur  et  tous  mes  membres  furent  pénétrés  d'une  an-^ 
{(  goisse  et  d'une  douleur  si  profonde  que  j'en  fus  toute 
«  brisée,  et  que  l'on  fut  obligé  de  me  soutenir.  J'éclatai 
((  alors,  et  m'écriai,  d'une  voix  plaintive  et  pleurante  . 
«  Hélas!  Jésus,  mon  bon  maître,  hélas!  mon  tendre 
«  amour!  Et  je  ne  pouvais  m'empêcher  de  parler.  Mais  il 
tt  m'est  impossible  de  décrire  l'amour  qui  consumait  mon 
«  cœur  et  l'ineffable  douceur  que  je  sentais  dans  la  pré- 
«  sence  compatissante  de  Dieu.  Une  autre  fois,  le  vendredi 
c(  saint,  après  matines,  par  trois  fois  différentes,  je  me  mis 
«  à  crier  :  Hélas!  mon  Seigneur  Jésus;  et  je  ressentis  une 
«  douleur  si  profonde  que  rien  ne  pouvait  me  consoler 
«  quand  je  considérais  ce  que  mon  Sauveur  a  souffert  pour 
«  nous  en  ce  jour.  Sa  passion  m'est  aussi  présente  que  si 
c(  je  l'avais  sous  les  yeux  ;  et  mon  esprit  en  est  tellement 


208  LA    STIGMATISATION    COMPLÈTE. 

(c  plein  que  je  ne  puis  penser  à  sa  gloire  éternelle,  à  la 
«  beauté  et  à  la  clarté  qu'il  a  dans  le  ciel. 

«  Comme  les  sœurs  qui  étaient  près  de  moi  cherchaient 
«  à  me  consoler^  je  sentis  aux  mains  une  souffrance  inté- 
tt  rieure,  comme  si  elles  étaient  étendues,  déchirées  et 
a  transpercées,  et  je  crus  que  je  ne  pourrais  plus  jamais 
«  m'en  servir.  J'éprouvai  aussi  dans  la  tête  une  douleur 
«  extraordinaire,  comme  si  on  y  eût  enfoncé  quelque 
«  chose  de  piquant.  Elle  était  agitée  par  un  tremblement 
«  très-rapide;  de  sorte  que  les  sœurs  durent  faire  tous 
«  leurs  efforts  pour  la  soutenir,  et  encore  eurent-elles  bien 
«  de  la  peine  à  y  réussir.  Je  me  suis  ressentie  de  ce  trem- 
('  blement  longtemps  encore  après  Pâques,  lorsque  je  priais 
«  avec  ferveur,  que  je  lisais*ou  que  je  parlais.  Je  me  sens 
tt  encore  aujourd'hui  comme  brisée  dans  tous  mes  mem- 
«  bres,  et  particulièrement  au  côté,  au  dos  et  dans  les  os, 
«  et  il  me  semble  que  je  souffre  les  douleurs  de  l'agonie  ; 
«  il  n'en  faudrait  pas  davantage  pour  me  faire  mourir,  si 
«(  c'était  la  volonté  de  Dieu,  w 

Un  jour  le  Seigneur  lui  révéla  l'heure  où  il  avait  eu  la 
sueur  de  sang  au  jardin  des  Oliviers,  et  ce  qu'il  avait  souf- 
fert depuis  ce  moment  jusqu'à  sa  mort.  Cette  révélation 
l'avait  plongée  de  nouveau  dans  une  douleur  profonde,  qui 
dura  depuis  le  dimanche  de  la  Passion  jusqu'à  la  fête  de 
Pâques.  Mais  le  samedi  saint,  au  moment  où  on  allait 
chanter  le  Regina  cœli,  le  Seigneur  lui  rendit  subitement 
la  santé,  au  grand  étonnement  de  tout  le  monde;  de  sorte 
qu'elle  put  se  lever,  aller  au  chœur,  et  prendre  part  aux 
joies  de  la  résurrection,  a  Car,  dit-elle,  le  Seigneur  sait 
bien  que  c'est  le  temps  où  il  m'est  donné  de  si  douces  con- 
.solations  que  je  ne  puis  ni  les  écrire  ni  les  dire,  parce  que 


LA    STIGMATISATION    COMPLÈTE.  200 

personne  ne  peut  le  comprendre  si  ce  n'est  Dieu  et  celui  qui 
l'a  reçu.  » 

Marguerite  souflrit  seulement  les  douleurs  des  stig-  Sainte  Ca- 
matcs  sans  que  ceux-ci  fussent  visibles  et  durables.  11  jg  ^^ç^^g 
arrive  quelquefois  cependant  que,  sur  le  point  de  deve- 
nir visibles,  ils  disparaissent  à  la  prière  de  ceux  qui  de- 
vaient en  être  marqués.  C'est  ce  qui  est  arrivé  à  sainte  Ca- 
therine de  Sienne,  d'après  le  récit  deRaimond  de  Capoue, 
p.  II,  ch.  7.  Une  sorte  d'introduction  à  cet  acte  eut  lieu 
le  18  août  1370.  Après  sa  communion,  il  lui  sembla  que, 
comme  le  poisson  est  dans  l'eau  et  que  l'eau  pénètre  dans 
le  poisson,  ainsi  son  àme  était  en  Dieu  et  Dieu  dans  son 
âme.  Elle  était  si  absorbée  dans  son  Créateur  qu'elle  put  à 
peine  regagner  sa  cellule  et  son  lit.  Là  elle  fut  élevée 
en  l'air  en  présence  de  trois  témoins,  et  se  mit  à  dire  à 
voix  basse  des  paroles  si  douces  que  tous  en  furent  tou- 
chés. Puis  elle  pria  pour  plusieurs  personnes,  parmi  les- 
quelles était  son  confesseur,  qui  sentit  de  loin  qu'elle  priait 
pour  lui.  Comme,  pendant  sa  prière,  elle  avait  la  main 
étendue,  elle  parut  y  ressentir  une  grande  douleur  qui  lui 
lit  crier  en  soupirant  selon  sa  coutume  :  «  Que  Notre-Sei- 
gneur  Jésus-Christ  soit  loué.  »  Obligée  par  son  confesseur, 
au  nom  de  la  sainte  obéissance,  de  lui  raconter  ce  qui  s'é- 
tait passé  en  elle,  elle  lui  dit  :  «  Lorsque  je  demandai  avec 
«  instance  votre  salut  éternel.  Dieu  me  le  promit.  Quoique 
«  je  ne  doutasse  pas  de  sa  promesse,  je  désirais  en  con- 
u  server  un  souvenir,  et  je  lui  dis  :  Seigneur,  donnez-moi 
(i  un  signe  de  ce  que  vous  ferez.  Il  me  répondit  :  Étends 
Cl  ta  main  vers  moi.  J'étendis  la  main  :  il  prit  un  clou 
<c  dont  il  mit  la  pointe  au  milieu  de  ma  main  ;  et  il  l'ap- 
c(  puyâ  si  fortement  qu'il  sembla  ((u'elle  en  était  trans- 


210  LA    STIGMATISATION   COMPLÈTE. 

«  percée.  Je  ressentis  la  même  douleur  qui  si  on  me  l'a- 
«  yait  enfoncé  à  coups  de  marteau.  Ainsi,  grâce  à  Dieu, 
((  j"ai  maintenant  la  plaie  de  la  main  droite.  Personne 
c(  ne  le  voit,  mais  je  le  sens  bien,  et  j'en  souffre  tou- 
«  jouis.  » 

Plus  tard  elle  alla  à  Pise  en  compagnie  de  plusieurs 
autres,  parmi  lesquels  se  trouvait  Raimond,  et  elle  reçut 
l'hospitalité  chez  un  habitant  qui  demeurait  près  de  l'église 
Sainte- Christine,    a   Le  dimanche,  continue  Raimond, 
«  j'y  célébrai  la  messe,  et  je  lui  donnai  la  sainte  commu- 
(c  nion.  Elle  resta  ensuite  longtemps  en  extase,  selon  son 
c(  habitude.  Nous  attendions  qu'elle  eût  repris  ses  sens, 
«  afin   d'en  recevoir  quelques  consolations  spirituelles, 
«  loi^sque  nous  vîmes  tout  à  coup  son  corps  prosterné  à 
«  terre  se  relever  un  peu.  Puis  elle  s'agenouilla  et  étendit 
«  les  bras  et  les  mains.  Sa  figure  était  tout  enflammée.  Elle 
«  resta  longtemps  immobile  et  les  yeux  fermés;  puis, 
a  comme  si  elle  eût  été  blessée  à  mort,  nous  la  vîmes 
«  tomber  tout  d'un  coup,  et  reprendre  quelques  instants 
«  après  l'usage  de  ses  membres.  Elle  me  fit  venir,  et  me 
a  dit  à  voix  basse  :  «  Mon  père,  je  vous  annonce  que  par 
(c  la  miséricorde  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  je  porte 
tt  ses  stigmates  en  mon  corps.  Je  lui  répondis  que  je  m'en 
«  étais  douté,  d'après  ce  qui  s'était  passé  pendant  son  ex- 
ce  tase;  et  je  lui  demandai  ce  que  Notre-Seigneur  avait  fait. 
«  J'ai  vu,  dit-elle,  mon  Sauveur  crucifié  qui  descendait  sur 
«  moi  avec  une  grande  lumière  :  l'efTort  de  mon  âme 
a  pour  aller  au-devant  de  mon  Créateur  a  forcé  mon  corps 
«  à  se  relever.  Alors,  des  cinq  ouvertures  des  plaies  sacrées 
a  de  Notre-Seigneur,  j'ai  vu  se  diriger  sur  moi  des  rayons 
c(  sanglants  qui  ont  frappé  mes  mains,  mes  pieds  et  mon 


LA    STIGMATISATION    COJIPLÈTE.  211 

((  cœur.  J'ai  compris  le  mystère  et  me  suis  écriée  :  Je  vous 
«  en  conjure,  que  les  cicatrices  ne  paraissent  pas  exté- 
«  rieurement  sur  mon  corps.  Pendant  que  je  parlais,  les 
((  rayons  sanglants  sont  devenus  brillants,  et  sont  parve- 
(c  nus  en  forme  de  lumière  aux  cinq  endroits  de  mon 
((  corps,  à  mes  mains,  à  mes  pieds  et  à  mon  cœur.  Je  lui 
«  (lis  alors  :  Ne  vous  est- il  venu  aucun  rayon  au  côté 
«  droit?  Elle  me  répondit  :  Non,  mais  au  côté  gauche  et 
K  directement  sur  le  cœur.  La  ligne  lumineuse  qui  ve- 
c(  nait  du  côté  droit  ne  me  frappait  pas  obliquement,  mais 
(c  directement.  Sentez-vous,  lui  dis-je,  à  toutes  ces  places 
«  une  vive  douleur?  Elle  me  répondit  alors  en  poussant 
((  un  grand  soupir  :  Je  ressens  à  ces  cinq  endroits,  et  sur- 
((  tout  au  cœur,  une  douleur  si  violente  que  sans  un  non- 
ce veau  miracle  il  me  semble  qu'il  me  serait  impossible  de 
((  vivre  en  cet  état.  »  Peu  de  temps  après,  elle  tomba  dans 
un  évanouissement  plus  profond  que  tous  ceux  qu'elle 
avait  eus  jusque-là;  de  sorte  que  ses  amies,  émues  de 
compassion  jusqu'aux  larmes,  craignaient  pour  sa  vie. 
Revenue  à  elle,  elle  dit  qu'elle  voyait  clairement  que  si 
Dieu  ne  venait  pas  à  son  aide  elle  mourrait  bientôt.  Ces 
faits  se  passèrent  en  présence  du  général  de  l'ordre  des 
Dominicains,  Thomas  délia  Fonte,  son  premier  confesseur 
et  son  parent;  de  Barthélemi  Montucci,  gentilhomme  de 
Sienne  et  très-savant;  d'Antoine  comte  d'Elcio,  qui  fut 
évoque  plus  tard  en  Sicile;  du  docteur  Rainier  Paglianesi 
de  Sienne;  d'Augustin  de  Sienne,  prédicateur  très-célèbre, 
du  docteur  Simon  de  Cascina,  et  de  Barth.  de  Saint-Domi- 
nique, plus  tard  évêque  de  Corone  en  Grèce,  tous  parfai- 
tement capables  de  se  rendre  compte  de  ce  qu'ils  voyaient, 
tous  par  conséquent  dignes  de  foi. 


212  LA    STIGMATISATION    COMPLÈTE. 

Ursule  La  même  chose  est  arrivée  à  plusieurs  autres  encore, 
'  '^  '  comme  par  exemple  a  la  sœur  Ursule  de  Valence,  nommée 
aussi  Ursule  Aguir.  Elle  avait  reçu  de  bonne  heure,  et  avec 
de  grandes  souffrances,  mais  d'une  manière  invisible,  la 
couronne  d'épines.  Elle  reçut  ensuite  la  plaie  du  cœur  de 
la  même  manière.  Celle-ci  se  manifesta  par  des  crampes  et 
des  battements  de  cœur  très-violents,  des  accès  de  suffoca- 
tion et  des  évanouissements;  de  sorte  qu'à  chaque  instant 
elle  était  près  de  mourir,  et  souffrait  des  douleurs  inex- 
primables. Or  un  jour  de  Saint-Benoît,  en  1592,  comme 
elle  priait  dans  l'église,  sainte  Catherine  lui  apparut  te- 
nant à  la  main  un  crucifix,  dont  les  clous  se  détachèrent 
pour  venir  se  fixer  sur  ses  mains  et  sur  ses  pieds.  Elle  s'é- 
vanouit; puis,  revenue  à  ellem-ême,  elle  conjura  instam- 
ment le  Seigneur  de  lui  laisser  seulement  la  douleur,  mais 
non  l'empreinte  des  stigmates  qu'elle  venait  de  recevoir; 
et  elle  fut  exaucée.  Tous  les  vendredis,  ses  souffrances  et 
ses  évanouissements  revenaient,  mais  on  n'apercevait  au- 
cune trace  sur  ses  mains  ni  sur  ses  pieds.  (Marchese, 
8  septembre,  p.  79.) 
Hélène  Hélène  de  Hongrie  étant  abîmée  un  jour  dans  la  cou- 
de Hongrie,  templation  de  la  passion  du  Sauveur,  elle  vit  au-dessus  de 
sa  tête  un  cercle  d'or,  au  milieu  duquel  était  un  lis  blanc 
comme  la  neige.  Mais  lorsque ,  regardant  en  haut,  elle  vit 
un  rayon  sanglant  descendre  de  la  croix  sur  sa  main  droite, 
elle  s'écria  :  a  Seigneur,  ne  permettez  pas  que  la  blessure 
soit  visible.  »  Elle  fut  exaucée,  mais  pour  un  temps  seu- 
lement; car  plus  tard  elle  reçut  les  empreintes  sacrées. 
(Steill,  9  nov.,p.  87.) 
Hiéronyme  Hiéronyme  Carvaglio  avait  désiré  pendant  longtemps 
i.arvai^lio.   p3j.tj(.jppp  .^^y  souffrances  du  Sauveur.  Ses  désirs  furent 


LA    STIGMATISATION    COMPLÈTE.  213 

enfin  e.xauci's.  Un  jour  qu'elle  demandait  intérieurement 
cotte  grâce  avec  une  grande  ferveur,  elle  vit  descendre  du 
ciel  cinq  rayons  de  sang  môles  de  fou,  qui,  dirigés  vers  son 
corps,  lui  donnèrent  ce  qu'elle  avait  demandé;  de  sorte 
qu'elle  sentit  aux  mains  et  aux  pieds  les  douleurs  des  plaies 
de  Notre -Seigneur,  mais  sans  aucune  trace  extérieure, 
tandis  qu'au  côté  gauche  il  s'ouvrit  une  large  blessure  qui 
saignait  abondamment,  particulièrement  les  vendredis. 
C'était  précisément  ce  qu'elle  avait  demandé  à  Notre-Sei- 
gneur,  parce  que  la  plaie  du  côté  pouvait  être  facilement 
cachée  sous  les  vêtements.  (Marchese,  octobre,  p.  234.) 

C'est  Notre  Seigneur  lui-même  qui  imprima  ses  stigma-  I^id^'ine. 
tes  sur  le  corps  de  Liduine.  Il  apparut  d'abord  dans  une 
vision,  sous  la  forme  d'un  enfant,  la  regardant  avec  ten- 
dresse, puis  il  prit  tout  à  coup  celle  du  Sauveur  souffrant. 
Frappée  de  stupeur,  joyeuse  et  triste  à  la  fois,  son  esprit  fut 
comme  absorbé  dans  la  lumière  qui  rayonnait  de  Notre- 
Soigneur  ;  et  c'est  pendant  cet  état  qu'elle  reçut  l'empreinte 
de  ses  plaies  sacrées.  Craignant  le  concours  du  peuple  et  la 
vaine  gloire,  elle  dit  à  Dieu  :  «  Faites,  Seigneur,  je  vous  en 
supplie ,  que  ce  signe  de  votre  amour  reste  entre  vous  et 
moi.  »  Aussitôt  une  peau  se  forma  au-dessus  des  plaies ,  et 
il  n'en  resta  plus  que  la  douleur  et  un  peu  de  pâleur.  Il 
en  fut  ainsi  de  Madeleine  de  Pazzi.  Des  rayons  brûlants 
lui  avaient  communiqué  les  douleurs  des  cinq  plaies ,  et 
elle  les  souffrit  avec  joie,  quoiqu'il  n'en  parût  rien  au  de- 
hors. (Sa  Vie,  p.  II,  c.  4.)  La  même  chose  arriva  à  sainte 
Colette  ,  à  Mechtilde  de  Stanz,  à  Colombe  Rocasani ,  etc. 
(Steill ,  27  jan.  et  tO  mars.)  Chez  Marguerite  Columna,  la 
plaie  du  côté  était  apparente ,  mais  les  autres  étaient  invi- 
sibles, tandis  que  chez  Blanche  de  Gazinan,  morte  en 


214  LA    STIGMATISATION    COMPLÈTE. 

1564,  les  stigmates  n'étaient  visibles   que  sur  un  pied, 
(Steill.,  11  jan.) 

Véronique       Quelquefois  Dieu  n'exauce  pas,  pour  le  moment  du 

Giuliani,  •        i  •-         j  •    .  ^       a  i   - 

moins ,  les  prières  de  ses  saints  sous  ce  rapport ,  et  laisse 

apparaître  sur  leur  corps  l'empreinte  de  ses  plaies.  11  en 
fut  ainsi  de  Véronique  Giuliani,  qui  raconte  elle-même 
comment  la  chose  lui  est  arrivée.  La  plaie  du  côté  fut  re- 
nouvelée chez  elle  à  la  fête  de  Xoël  en  1696.  Il  paraît 
qu'elle  l'avait  déjà,  et  qu'elle  s'était  fermée.  Dieu  lui  an- 
nonça en  même  temps  qu'elle  recevrait  tous  les  stigmates 
le  vendredi  saint  de  l'année  suivante ,  qui  devait  tomber  le 
a  avril.  Voici  donc  ce  qu'elle  écrit  dans  son  journal  à  la 
date  du  5  avril  :  «  Cette  nuit,  pendant  que  j'étais  en  médi- 
«.  tation ,  le  Seigneur  ressuscité  m'a  apparu  avec  sa  mère  et 
«  les  saints,  comme  cela  m'était  arrivé  souvent  déjà.  Il 
<i  m'a  ordonné  de  me  confesser.  Je  l'ai  fait  et  ai  commencé 
te  en  ces  termes  :  J'ai  péché  contre  vous,  ô  mon  Dieu  !  et  je 
«  le  confesse  en  votre  présence.  A  peine  avais-je  prononcé 
«  ces  paroles  que  je  fus  obligée  de  m'arrêter  par  la  vio- 
a  lence  de  la  douleur  que  je  ressentais  en  pensant  aux  ou- 
(t  trages  dont  je  m'étais  rendue  coupable  envers  Dieu.  Notre- 
u  Seigneur  dit  donc  à  mon  ange  gardien  de  continuer  pour 
«  moi.  Il  obéit,  et  posant  sa  main  sur  ma  tête,  il  dit  en 
«  mon  nom  :  Dieu  éternel,  juge  souverain,  je  me  présente 
tt  devant  vous  pour  obéir  à  vos  ordres,  et  afin  de  parler  au 
((  nom  de  cette  vierge  et  pour  son  salut  ;  et  je  vous  con- 
«  fesse  tous  les  péchés  qu'elle  a  commis  en  pensées,  en 
u  paroles  et  en  œuvre. 

a  Pendant  qu'il  parlait  ainsi,  je  crus  me  voir  entourée  de 
«  tous  les  péchés  que  j'avais  commis  dans  ma  vie.  Cepen- 
«  dant  le  Seigneur  m' apparut  non  avec  un  visage  voilé. 


LA    blIGMATISATlUN    CO.MI'LKTE.  21  O 

<(  mais  serein  et  plein  de  miséricorde.  Je  reconnus  qu'il 
«  était  disposé  à  me  pardonner.  Il  me  montra  alors  les 
«  plaies  de  ses  mains  et  de  son  côté.  Comme  mon  ange  con- 
«  fessait  à  ma  place  mes  péchés  les  plus  graves^  je  sentis 
c(  la  douleur  s'augmenter  dans  mon  âme;  mais  Notre-Sei- 
«  gneur  m'encouragea  en  me  disant  :  «  Je  te  pardonne,  et 
(t  j'eilace  avec  mon  sang  tous  les  péchés  que  tu  as  commis 
«  dans  ta  vie.  J'eus  alors  un  nouveau  ravissement;  car  le 
«  Seigneur  attira  mon  àme  à  lui  :  je  vis  clairement  tous 
((  mes  péchés ,  et  mon  àme  en  fut  pénétrée  de  douleur .  Mais 
«  à  mesure  que  mon  ange  accusait  mes  péchés  je  les 
«  voyais  disparaître ,  ce  qui  me  donna  une  grande  con- 
te îiance  ,  parce  que  je  compris  que  mon  cœur  se  purifiait 
«  conformément  à  la  volonté  de  Dieu,  et  par  le  mérite  de 
«  ses  plaies  sacrées.  0  Dieu  !  ce  que  j'ai  ressenti  dans  cet 
«  excès  d'amour  j  je  ne  puis  ni  le  dire  ni  l'écrire.  Je  ne 
(V  puis  parler  que  des  effets  de  cet  amour  en  moi ,  de  cette 
«  douleur  inllnie  que  je  ressentais  de  mes  péchés  ;  de  sorte 
«  que  je  les  aurais  rachetés  volontiers  au  prix  de  toutes 
«  les  soulîrances  qu'ont  endurées  jusqu'aujourd'hui  et 
«  qu'endureront  encore  jusqu'à  la  fin  du  monde  tous  les 
(c  hommes,  avec  tous  les  supplices  des  martyrs.  Mon  ange 
«  tinit  ma  confession  par  une  accusation  générale,  et  me 
«  présenta  ensuite  purifiée  au  Seigneur,  qui  se  leva  en  me 
((  disant  :  Va  en  paix,  et  ne  pèche  plus.  Puis  il  me  donna 
c<  sa  bénédiction,  et  la  vision  disparut  aussitôt.  » 

Revenue  à  elle ,  la  sainte  continua  d'exprimer  les  senti- 
ments qu'elle  avait  eus  pendant  son  extase.  Elle  ne  cessait 
de  s'écrier  :  a  Encore  plus  de  souffrance ,  encore  plus  de 
croix.  »  Prenant  un  crucifix,  elle  le  pressa  contre  son  cœur, 
baisant  avec  amour  les  plaies  de  Notre-Seigneur,  et  deman- 


2ltJ  LA    :>riGMATIbAT10N    COMPLÉTt. 

daiit  à  partager  les  douleurs  qu'il  avait  souffertes  eu  cha- 
cune d'elles.  Son  cœur  s'enflammait  toujours  davantage  et 
battait  violemment^  comme  s" il  eût  voulu  sortir  de  sa  poi- 
trine; de  sorte  qu'elle  retomba  bientôt  en  extase  et  comme 
dans  une  agonie  mortelle.  Étant  revenue  à  elle  au  bout 
d'une  heure,  elle  se  mit  à  prier,  et  reçut  les  stigmates  pen- 
dant sa  prière.  Elle  eut  un  troisième  ravissement,  et  le  Sei- 
gneur lui  apparut  alors  attaché  à  la  croix,  ayant  sa  mère 
à  ses  pieds.  Véronique  pria  la  sainte  Vierge  d'intercéder 
pour  elle  ,  parce  qu'elle-même  ne  pouvait  rien.  La  sainte 
Vierge  le  lui  promit  ;  et  elle  reçut  aussitôt  une  vue  très- 
claire  de  son  néant,  et  de  la  part  de  Notre-Seigneur  l'assu- 
rance qu'il  la  rendrait  entièrement  semblable  à  lui.  Trois 
fois  il  lui  demande  ce  qu'elle  désire,  trois  fois  elle  lui  ré- 
pond que  c'est  d'être  crucifiée  avec  lui.  «  Je  te  l'ac- 
corde, lui  dit-il,  mais  je  veux  aussi  que  tu  me  sois  tou- 
jours fidèle  à  l'avenir.  Et  je  te  donne  la  grâce  dont  tu  as 
besoin  pour  cela  par  le  moyen  de  ces  plaies,  dont  je  grave 
l'empreinte  en  ton  corps,  comme  signe  du  don  que  je  te 
fais.  »  Aussitôt  cinq  rayons  brillants  sortirent  des  cinq 
plaies  du  Sauveur,  et  se  dirigèrent  vers  elle.  Dans  ces  rayons 
elle  voyait  de  petites  flammes.  Quatre  d'entre  elles  étaient 
les  clous ,  et  la  cinquième  était  la  lance  ;  les  clous  et  la 
lance  semblaient  être  d'or,  mais  tout  enflammés  en  même 
temps.  Le  cœur,  les  mains  et  les  pieds  de  la  sainte  furent 
transpercés;  efle  éprouva  de  grandes  douleurs,  mais  elle 
se  sentit  en  même  temps  transformée  en  Notre -Seigneur. 
Les  flammes  retournèrent  aux  rayons  d'où  eUes  étaient 
parties. 

Réveiflée  de  son  extase,  elle  s'aperçut  que  ses  bras  étaient 
étendus  et  roides,  EUe  essaya  de  regarder  la  plaie  du  côté  ; 


L\    rilIGMATliSATlON    COMPLÈTE.  217 

mais  elle  ne  le  put  à  cause  des  douleurs  qu'elle  l'cssentait 
aux  mains.  Cependant,  après  de  nouveaux  efforts,  elle 
trouva  qu'elle  était  ouverte,  et  qu'il  en  coulait  de  l'eau  et 
du  sang.  Elle  fut  obligée,  pour  obéir  à  son  confesseur,  de 
subir  un  examen  très-sévère  dont  le  tribunal  de  l'inquisi- 
tion romaine  chargea  Eustachi,  Tévèque  de  son  diocèse, 
afm  de  s'assurer  si  la  chose  était  vraie,  où  si  elle  n'était 
qu'une  odieuse  supercherie.  Celui-ci  procéda  de  telle  sorte 
que  Fimposture  de  Véronique,  si  elle  avait  existé,  aurait 
été  infailliblement  découverte.  Il  chercha  surtout  à  s'assu- 
rer si  elle  était  patiente,  humble  et  soumise,  parce  que  c'est 
par  là  que  l'on  distingue  les  opérations  de  l'esprit  de  Dieu. 
Il  lui  ôta  la  charge  de  maîtresse  de  novices,  l'interdit,  la 
réprimanda  au  parloir  avec  une  voix  si  forte  qu'on  l'en- 
tendait jusque  dans  les  cloîtres  du  couvent.  Il  la  traita  de 
sorcière,  d'excommuniée ,  et  la  menaça  de  la  faire  brûler 
au  milieu  du  monastère.  Non  content  de  cela,  il  la  fit  enfer- 
mer dans  une  des  chambres  de  l'infirmerie,  et  lui  défendit 
d'écrire,  d'aller  au  parloir,  d'assister  au  chœur  et  à  la 
messe,  excepté  les  jours  de  fête,  et  encore  était-elle  obligée 
alors  de  se  tenir  debout  à  la  porte  comme  une  excommu- 
niée, accompagnée  seulement  d*  une  sœur  converse  nommée 
Françoise,  qui  avait  ordre  de  la  traiter  durement  comme 
une  h\pocrite  et  une  magicienne,  et  de  ne  pas  la  laisser 
parler  aux  autres  sœurs.  On  lui  interdit  aussi  pendant  quel- 
que temps  la  sainte  communion ,  et  l'abbesse  lui  fixa  le 
temps  qu'elle  devait  passer  au  confessionnal.  L'évêque 
chargea  en  même  temps  plusieurs  médecins  de  guérir  ses 
stigmates.  Après  lui  avoir  lié  les  mains,  on  les  enfermait 
dans  des  gants  que  l'on  scellait  ensuite.  Ces  essais  durè- 
rent jusque  bien  avant  dans  le  mois  d'octobre  ;  et  les  plaies, 
II.  7 


Jésus-Marie. 


218  LA    STIGMATISATION    COMPLÈTE. 

îîu  lieu  de  guérir,  devinrent  plus  larges  encore.  Pour  ia 
sainte ,  elle  ne  se  démentit  pas  un  seul  instant ,  resta  tou- 
jours humble,  résignée^  calme^s'oubliant  elle-même,  et  ne 
se  plaignant  jamais  des  mauvais  traitements  qu'elle  éprou- 
vait. Enfui  l'inquisition,  sur  les  rapports  de  l'évêque,  se 
déclara  satisfaite,  et  on  laissa  Véronique  en  repos.  (Sa  Vie, 
par  Salvatori,  p.  99-108  et  174.) 
Jeanne  de  Jeanne  de  Jésus-Marie  subit  un  examen  non  moins  sé- 
vère. Chez  elle,  comme  chez  la  plupart  des  stigmatisés,  le 
drame  avait  commencé  par  la  présentation  de  deux  couron- 
nes, l'une  d'épines  et  l'autre  de  fleurs.  Elle  choisit  la  pre- 
mière ;  et  à  pai'tir  de  ce  moment  elle  souffrit  jusqu'à  sa 
mort  des  maux  de  têle  si  violents  qu'on  entendait  craquer 
le  crâne  comme  si  on  l'eût  brisé  intérieurement.  Elle  par- 
ticipa bientôt  à  toutes  les  souffrances  de  la  passion  de  Notre- 
Seigneur.  Toutes  les  semaines,  depuis  six  heures  du  soir  le 
jeudi  jusqu'à  la  même  heure  le  vendredi,  elle  était  abîmée 
dans  la  méditation  de  ce  drame  douloureux ,  en  suivait  les 
actes  heure  par  heure,  minute  par  minute  en  quelque  sorte, 
et  ressentait  les  mêmes  douleurs  qu'avait  endurées  Notre- 
Seigneur,  et  qui  étaient  l'objet  de  sa  contemplation.  Ceci 
dura  pendant  vingt  ans.  D'abord  elle  ne  souffrit  que  dans 
son  àme  par  la  tendre  compassion  qu'excitait  en  elle  la 
passion  douloureuse  de  son  bien-aimé  ;  mais,  par  suite  du 
lien  qui  unit  Fàme  au  corps ,  les  souffrances  de  la  pre- 
mière se  communiquèrent  bientôt  au  second  ;  de  sorte  qu'à 
la  tin,  se  groupant  en  quelque  sorte  autour  de  certains 
points  qui  leur  servaient  de  centre,  elles  se  manifestèrent 
par  des  signes  extérieurs. 

Lorsqu'elle  vivait  encore  dans  l'état  du  mariage,  à  l'âge 
de  dix-neuf  ans,  le  17  février  1 0 1 3  ,  le  dimanche  d'avant  le 


LA    STIGMATISATION    COMPLETE.  219 

carême ,  après  avoir  reçu  la  sainte  communion,  comme  elle 
était  abîmée  de  nouveau  dans  la  méditation  des  souffrances 
de  Notre-Seiçmcur^  elle  ressentit  un  vif  désir  de  les  parta- 
ger. Son  désir  fut  exaucé.  Elle  tomba  en  extase,  et  outre 
les  douleurs  de  la  tête  elle  obtint  aussi  celles  des  mains, 
des  pieds  et  du  côté.  Ceci  dura  environ  deux  ans  et  trois 
mois,  jusqu'au  8  mai,  où  l'on  célèbre  la  fête  de  l'Appa- 
rition de  l'archange  saint  Michel.  Ce  jour-là ,  ses  mains  se 
fermèrent  si  fortement  que  les  médecins  ne  purent  jamais 
les  ouvrir,  et  déclarèrent  que,  le  mal  étant  au-dessus  de  la 
nature.  Dieu  seul  pouvait  la  guérir.  Elle  resta  ainsi  onze 
jours,  jusqu'au  soir  de  l'Ascension,  le  19  mai,  où  elle  eut 
de  nouveau  une  extase ,  après  avoir  désiré  ardemment  de 
partager  la  passion  de  Notre-Seigneur.  Celui-ci  lui  apparut 
cruciiié  ;  des  rayons  rouges,  d'un  admirable  éclat,  partant 
de  ses  plaies ,  étaient  dirigés  vers  elle.  Elle  sentit  son  âme 
consumée  du  feu  de  la  charité ,  tandis  que  son  corps  était 
en  proie  aux  douleurs  les  plus  violentes;  de  sorte  qu'elle 
fut  tout  inondée  de  sueur  et  renversée  par  terre  dans  une 
angoisse  mortelle.  Elle  ignora  toute  la  nuit  ce  qui  lui  était 
arrivé.  Mais  le  lendemain  matin,  étant  allée  à  la  sainte 
table,  elle  eut  un  évanouissement  accompagné  d'une  sueur 
froide.  On  fut  obligé  de  l'emporter;  et  quand  on  voulut 
lui  ouvrir  les  mains,  on  les  trouva  marquées  des  stig- 
mates. Bientôt  après  elle  eut  aussi  la  couronne  d'épines. 
Après  une  apparition  qu'elle  avait  eue  pendant  la  prière, 
ayant  ôté  son  voile,  elle  trouva  sa  tête  entourée  de  deux 
lignes,  dont  l'une  était  plus  profonde  que  l'autre.  Au 
milieu  du  cercle  se  trouvait  une  élévation  large  de  deux 
doigts  qui  lui  causait  beaucoup  de  peine.  Elle  crut  d'abord, 
dans  sa  modestie,  que  c'était  un  accident ,  et  consulta  les 


l'20  LA    Ml(.M.\ll^AJIU>    COMPLÈTE. 

médecins  les  plus  célèbres  de  la  ville,  Aspe  et  Oliva;  mais 
ceux-ci  déclai'èrent  qu'ils  ne  connaissaient  rien  qui, 
dans  le  cours  ordinaire  des  choses,  pût  produire  un  tel 
effet. 

Cependant,  lorsque  la  chose  fut  connue,  on  n'y  ajouta 
pas  foi  tout  de  suite  et  sans  examen.  Ferdinand  d'Azevedo, 
archevêque  de  Burgos  et  président  de  Castille,  l'ayant  ap- 
prise ,  ordonna  à  son  grand  vicaire  Manrique  de  faire  une 
information  exacte,  et  de  lui  adresser  un  rapport  à  ce 
>ujet.  Celui-ci  réunit,  le  16  février  1618,  le  commissaire 
de  Tinquisition,  l'évèque  suffragant,  plusieurs  abbés  et 
prieurs  du  pays,  des  curés,  des  hommes  savants ,  un  mi- 
litaire, quelques  bourgeois  de  la  ville,  et  les  deux  médecins 
Aspe  et  Pacheco.  Jeanne  parut  donc  devant  eux,  et  leur 
montra  ses  blessures  ;  de  sorte  que  chacun  put  à  son  tour 
les  examiner  attentivement.  Elle  montra  d'abord  ses 
mains;  tous  les  considérèrent  avec  soin,  et  trouvèrent 
dans  chacune  une  plaie  qui  n'était  ni  ronde  ni  quadran- 
gulaire,  mais  à  peu  près  triangulaire.  Elle  n'était  pas  très- 
profonde  non  plus ,  assez  cependant  pour  qu"on  pût  voir 
la  chair,  parce  que  la  peau  extérieure  était  déchirée.  Elle 
était  couverte  au  milieu  d'une  humeur  blanchâtre,  comme 
d'une  rosée.  Les  blessures  ne  pénétraient  pas  jusqu'à 
l'autre  côté  des  mains,  et  l'on  n'apercevait  autour  d'elles 
aucune  entlure  ni  aucune  altération,  mais  tout  était  dans 
son  état  naturel.  On  lava  une  de  ses  plaies  avec  une  éponge 
et  de  l'eau.  Puis,  sur  la  remarque  de  Pacheco,  on  la  lava 
encore  avec  du  savon  ,  et  avec  une  telle  force  que  Jeanne 
en  éprouva  de  violentes  douleurs  ;  mais  rien  ne  trahit  au 
dehors  ce  qu'elle  sentait. 

Aspe  déclara  qu'il  avait  déjà  vu  ces  plaies  il  y  avait  plus 


LA    STIGMATISATION    rOMPÎ.KTF..  221 

de  deux  ans  et  demi;  qu'il  en  avait  entrepris  la  guéiison 
avec  Oliva,  mais  que,  malgré  tous  leurs  remèdes,  elles 
étaient  toujours  restées  dans  le  même  état,  et  telles  qu'elles 
étaient  encore  dans  le  moment.  Jeanne  dut  ensuite  montrer 
ses  pieds  et  les  placer  sur  un  petit  banc.  On  trouva  sur  le 
devant  de  la  plante  du  pied  une  blessure  couverte  de  la 
même  rosée,  mais  qui  paraissait  plus  profonde  que  celles 
des  mains.  De  l'autre  côté,  c'est-à-dire  à  la  plante  des 
pieds ,  il  y  en  avait  une  autre  plus  profonde  encore  ;  mais 
du  reste  on  n'y  remarqua  ni  tumeur  ni  aucune  autre  alté- 
ration. On  la  contraignit  aussi  à  découvrir  son  sein  autant 
que  la  décence  le  permettait,  et  l'on  vit  h  gauche,  au-des- 
sous de  la  poitrine,  une  plaie  beaucoup  plus  grande  que  les 
autres,  d'une  forme  différente ,  plus  profonde  et  donnant 
plus  de  sang.  On  passa  ensuite  à  l'inspection  de  la  tête  ; 
elle  en  découvrit  la  partie  antérieure,  et  l'on  remarqua 
tout  autour  un  cercle  large  de  plus  d'un  doigt  qui  dépas- 
sait la  peau.  Lorsqu'on  le  touchait  et  qu'on  le  pressait  avec 
le  doigt,  il  cédait  sous  la  pression  comme  s'il  eût  été  enflé, 
et  formait  tout  autour  une  cannelure  profonde  d'un  demi- 
doigt;  de  sorte  que  les  médecins  jugèrent  qu'elle  allait  jus- 
qu'au crâne. 

Ils  déclarèrent  que  les  blessures  qu'ils  avaient  inspectées 
n'étaient  point  naturelles,  et  qu'elles  ne  pouvaient  être  non 
plus  l'effet  d'une  supercherie;  et  plus  tard  ils  exprimèrent 
par  écrit  leur  jugement  motivé ,  et  sous  la  foi  du  serment. 
Tous  les  autres,  frappés  de  ce  qu'ils  avaient  vu ,  des  vertus 
admirables  de  Jeanne  et  des  miracles  qu'elle  avait  opérés, 
miracles  dont  plusieurs  d'entre  eux  avaient  été  témoins, 
partagèrent  l'opinion  des  médecins  et  confirmèrent  leur  té- 
moignage. On  dressa  aussitôt  un  procès-verbal  souscrit  par 


222  LA    STIGMATISATION    COMPLÈTE. 

tous  les  membres  de  la  commission,  et  on  le  déposa  dans 
l'église  des  Franciscains  de  Burgos,  après  avoir  communi- 
qué à  l'archevêque  le  résultat  de  Tenquete.  Mais  celui-ci  ne 
fut  pas  encore  satisfait.  11  alla  lui-même  l'année  suivante  à 
Burgos,  prit  toutes  les  informations  nécessaires,  fit  venu* 
Jeanne,  et  examina  en  présence  de  témoins  dignes  de  foi, 
avec  une  attention  scrupuleuse,  ses  blessures  Tune  après 
l'autre.  11  apprit  d'elle  que  les  stigmates  avaient  paru  d'a- 
bord à  la  partie  supérieure  des  mains,  mais  qu'elle  avait 
demandé  à  Dieu  de  les  faire  disparaître,  parce  qu'ils  étaient 
trop  exposés  aux  regai'ds,  et  que  Dieu  l'avait  exaucée. 
Après  un  examen  attentif,  il  se  rangea  à  l'avis  de  la  com- 
mission, et  rédigea  une  déclaration  formelle  à  ce  su- 
jet. [Les  actes  de  sa  Vie,  imprimés  à  Colocjne  en  1682, 
p.  I08-I8T.) 

La  même  chose  est  arrivée  à  beaucoup  d'autres  encore, 
Elisabeth  de  cn  particulier  à  la  cistercienne  Elisabeth  de  Spalbeck,  qui 
Spa.beck.  r^yg^[^  ggpt  ravissements  chaque  jour,  d'après  le  nombre  des 
heures  canoniales;  de  sorte  qu'on  n'apercevait  en  elle  ni 
souffle,  ni  mouvement,  ni  aucun  usage  des  sens.  Elle  sai- 
gnait aussi  presque  tous  les  jours,  mais  surtout  le  vendredi. 
.Ménologe  de  Citeaux,  10  octobre.)  Il  en  fut  ainsi  de  Ger- 
Gertrude  trude  d'Oosten  de  Delft.  La  béguine  Lielta  lui  avait  prédit 
un  an  auparavant  ce  qui  devait  lui  arriver;  mais  Gertiiide 
n'avait  pas  voulu  la  croire.  Cependant,  conmie  elle  priait 
devant  son  crucifix  dans  la  nuit  du  jeudi  saint,  l'an  1340, 
elle  se  sentit  marquée  des  stigmates. Tous  les  jours  sept  fois, 
aux  heures  canoniales,  il  coulait  du  sang  de  ses  plaies.  La 
chose  ne  pouvait  rester  longtemps  cachée,  et  il  se  fit  autoui' 
d'elle  un  tel  concours  de  peuple  qu'elle  pouvait  à  peine 
vaquer  à  ses  exercices  spirituels,  r.rajonant  d'ailleui*s  de 


LA    STIGMATISATION    COMPLÈTE  223 

succomber  à  quelque  pensée  de  vanité,  elle  pria  Dieu  de 
faire  disparaître  les  stigmates,  et  elle  fut  exaucée  ;  de  sorte 
qu'il  n'en  coula  plus  de  sang,  et  qu'il  ne  resta  que  les  ci- 
catrices. Mais  elle  soufiiit  dans  la  région  du  cœur  de  grandes 
douleurs,  comme  aussi,  pendant  tout  le  temps  que  ses 
plaies  saignèrent,  elle  perdit  le  sentiment  des  suavités  dont 
elle  était  inondée  auparavant.  Elle  conçut  de  nouveau  un 
désir  ardent  de  guérir;  mais  DicLi  n'exauça  point  les 
prières  qu'elle  lui  fit  à  ce  sujet.  [Sponcle,  année  1340.) 

Jeanne  de  la  Croix  reçut  les  stigmates  le  matin  du  ven-     Jeanne 

de  la  Croix, 
dredi  saint,  l'an  1524.  La  chose  en  resta  là  jusqu'au  jour 

de  l'Ascension,  de  sorte  néanmoins  que  les  plaies  ne  parais- 
saient que  le  vendredi  et  le  samedi.  Dès  que  le  dimanche 
était  arrivé,  ses  douleurs  cessaient,  et  les  stigmates  dispa- 
raissaient comme  s'ils  n'eussent  jamais  existé.  Ils  étaient 
ronds,  grands  comme  un  réal,  de  couleur  rose,  et  répan- 
daient une  odeur  agréable,  tandis  que  ceux  d'Apollonie 
de  Volatera,  qui  sentaient  mauvais  pendant  sa  vie,  devinrent 
odorants  après  sa  mort.  Chez  la  sœur  Pieron,  du  tiers  ordre 
de  Saint -François,  les  stigmates  étaient  d'une  couleur 
grise  et  noirâtre.  Ils  étaient  prédominants  au  miUeu  des 
mains,  sans  les  percer  toutefois  de  part  en  pari.  Il  n'en 
sortait  point  de  sang  non  plus,  quoiqu'ils  fussent  très-dou- 
loureux. On  voit  qu'ils  s'étaient  formés  chez  elle  à  peu  près 
comme  chez  saint  François.  Stéphanie  Quinzani,  née  à 
Soncino  en  1457,  participait  tous  les  vendredis  à  la  pas- 
sion du  Sauveur,  dont  les  plaies  s'imprimaient  sur  son 
corps,  et  dont  la  couronne  paraissait  sur  sa  tête.  Il  lui  sem- 
blait souvent  qu'une  roue  était  agitée  au  dedans  de  son 
cœur,  La  reine  Marguerite  de  Hongrie  était  aussi  stigma- 
tisée. Quelque  temps  après  sa  mort,  comme  on  avait  quel- 


2'li  LA    STIGMATISATION    COMPLÈTE. 

que  doute  à  ce  sujet,  le  pape  Innocent  IV  ordonna  de  lever 
son  corps  ;  et  Ton  trouva  les  plaies  roses  et  fraîches  comme 
si  elle  eût  vécu  encore.  [Steill,  t.  I,  pag.  10.)  Osanna  de 
Mantoue  avait  aussi  les  stigmates^  et  on  les  voit  encore  au- 
jourd'hui sur  son  corps,  qui  est  resté  parfaitement  con- 
servé . 

Ce  sont  des  rayons  de  feu  brûlants  et  sanglants  qui,  dans 
la  plupart  des  cas,  produisent  la  stigmatisation,  comme 
on  le  voit  par  l'exemple  de  Colombe  Rocasani,  d'Anne  de 
Vargas,  dans  le  couvent  de  Sainte-Catherine,  à  Valladolid, 
en  Espagne  ;  de  Marie  de  Lisbonne,  de  Jeanne  de  Verceil, 
de  Madeleine  de  Pazzi,  de  Stéphanie  Quinzani,  qui  suait  du 
sang  tous  les  vendredis,  et  qui,  outre  la  couronne  d'épines 
et  la  flagellation,  avait  souvent  aussi  les  stigmates.  {Steill., 
t.  II,  p.  122;  t.  I,  p.  10.)  Pierre  d'Alva,  qui  a  écrit  sur 
ce  sujet  un  livre  avec  ce  titre  :  Prodigiwn  imturœ,  porten- 
tum  gratiœ,  compte  en  tout  trente -cinq  personnes  qui  ont 
reçu  tous  les  stigmates;  mais  ce  nombre  est  au  moins  une 
fois  plus  considérable  encore.  Nous  nommerons  ici,  parmi 
celles  qui  sont  moins  connues  :  Christine,  contemporaine 
de  Denys  le  Chartreux  ;  Marie  Razzi  ou  Raggia,  née  à  Chios 
en  1552;  Philippe  de  Saint-Thomas,  à  Montemor,  en  Por- 
tugal ;  Elisabeth  de  Reith,  à  Waldsee,  dans  l' Allgau,  toutes 
les  trois  dominicaines;  Stieva ,  à  Hamm ,  en  W'estphahe ; 
la  sœur  Marie  de  l'Incarnation,  carmélite  à  Pontoise;  Mar- 
guerite Bruch,  dans  le  village  d'Endringen,  près  de  Cons- 
tance, qui  vivait  vers  1503  ;  Brigitte  de  Hollande,  du  tiers 
ordre  de  Saint-Dominique,  vers  1390;  Marie  de  Saint-Do- 
minique et  Lucie  de  Narni,  dominicaines  aussi.  {Steill., 
4  jan.,  14  mai,  15  nov.) 


STIGMATES    DE  LA    FLAGELLATION.  225 

CHAPITRE   XVT 

Comment  les  stigmates  déjà  formés  disparaissent  en  tout  on  en  partie. 
Sainte  Ida.  La  flagellation.  Archange  Tardera.  Lutgarde.  Époque  de 
la  vie  où  se  produisent  les  stigmates.  An  gèle  de  la  Paix.  Lucie  de 
îVarni.  Hélène  de  Hongrie.  Des  hommes  qui  ont  reçu  les  stigmates. 
Benoit  de  Pihegio.  Charles  de  Saeta.  Ange  de  Pas.  Matthieu  Careri. 
Agolini  de  Milan.  Le  frère  lai  Dodon.  Philippe  d'Aqueria,  etc. 

Souvent  les  stigmates,  quoique  parfaitement  formés,  et 
après  être  restés  apparents  pendant  longtemps,  disparaissent 
sur  la  demande  de  ceux  qui  les  ont  reçus,  comme  nous 
l'avons  vu  déjà  chez  Gertrude  d'Oosten,  Dominica  de  Pa- 
radis, Jeanne  de  la  Croix  et  beaucoup  d'autres.  Ida  de  Lou-  ^'^  ^'^^^ 
vain^  morte  en  1300,  avait,  comme  le  raconte  Hugues, 
son  biographe,  d'après  les  manuscrits  de  son  confesseur, 
aux  endroits  des  mains  et  des  pieds  où  le  Sauveur  avait  été 
percé  de  clous,  des  cercles  de  diverses  nuances,  et  qui 
ressortaient  en  dedans  et  en  dehors.  Elle  avait  de  plus  au 
côté  une  blessure  large  et  oblongue,  par  laquelle  son 
souffle  pénétrait  souvent  jusque  dans  la  région  du  foie. 
Elle  souffrait  de  plus  des  douleurs  si  pénétrantes  et  si  vives, 
qu'elle  ne  pouvait  supporter  le  contact  de  ses  vêtements  ou 
de  quelque  autre  objet  que  ce  fût.  Il  lui  fallut  à  cause  de 
cela  renoncer  à  filer,  quoique  ce  fût  par  là  qu'elle  gagnât 
de  quoi  vivre,  parce  qu'elle  ne  pouvait  appuyer  sa  que- 
nouille sur  le  côté,  à  cause  des  douleurs  qu'elle  endurait. 
Les  mains  et  les  pieds  étaient  de  plus  si  douloureux  dans 
les  endroits  où  les  cercles  ressortaient,  qu'on  ne  pouvait  y 
toucher,  ne  fût-ce  que  légèrement,  avec  le  doigt  ou  autre- 
ment, sans  lui  causer  de  grandes  souffrances.  Une  plaie 
ceignait  aussi  la  tête,  et  paraissait  tracer  dans  son  contour 
la  couronne  d'épines  du  Sauveur, 


226  STIGMATES    DE    LA    FLAGELLATION. 

Son  pcre^  ne  pouvant  lui  pardonner  sa  piété,  la  poursui- 
vait incessamment  à  cause  de  cela.  Or  toutes  les  fois  que 
lui  ou  ses  autres  parents  lui  faisaient  de  nouveau  quelque 
mal,  ses  plaies  lui  causaient  des  souffrances  intolérables. 
Lorsqu'elle  vit  que  ni  la  médecine  ni  la  chirurgie  ne  pou- 
vaient les  guérir,  elle  chercha  à  les  cacher  aux  regards  des 
hommes,  surtout  celles  des  mains,  qui  y  étaient  plus  expo- 
sées. Mais  elle  s'aperçut  bientôt  que  tous  ses  efforts  étaient 
inutiles,  parce  que  la  douleur  qu'elle  souffrait  en  ces  en- 
droits la  trahissait,  et  que  d'ailleurs  la  nécessité  où  elle 
était  de  gagner  sa  vie  ne  lui  permettait  pas  de  les  tenir  tou- 
jours couvertes.  Craignant,  comme  la  chose  arriva  en  effet, 
que  le  bruit  de  cette  merveille  ne  se  répandit  et  ne  lui  fit 
un  renom  dans  le  peuple,  eUe  conjura  Dieu  de  la  délivrer 
de  cette  crainte  et  de  lui  ôter  les  stigmates.  Elle  fut  exaucée 
en  partie,  car  les  proéminences  formées  par  eux  dispa- 
rurent, mais  une  partie  de  la  douleur  qu'ils  lui  causaient 
resta.  Tant  qu'elle  vécut,  toutes  les  fois  qu'il  lui  arrivait 
quelque  chose  de  pénible,  ou  qu'elle  était  poursuivie  par  la 
haine,  la  douleur  augmentait  et  lui  fournissait  ainsi  l'occa- 
sion de  pratiquer  la  patience.  (A.  S.,  13  avril.) 

Quelquefois  les  stigmatisés  obtiennent  de  Dieu,  à  force 
de  prières,  la  disparition  des  stigmates  les  plus  apparents, 
comme  ceux  des  mains  par  exemple ,  tandis  que  ceux  des 
pieds  restent,  étant  plus  faciles  à  cacher.  C'est  là  ce  qui  ex- 
plique comment,  chez  la  cistercienne  Catherine,  les  deux 
pieds  seulement  étaient  stigmatisés ,  et  comment  Blanche 
Gusman,  fille  du  comte  Arias  de  Sagavedra,  n'était  stigma- 
tisée qu'à  un  seul  pied.  Quelquefois,  mais  très-rarement, 
les  quatre  plaies  des  pieds  et  des  mains  se  groupent  autour 
de  celle  du  cœur,  comme  il  est  arrivé  à  la  tertiaire  Masrone, 


STIGMATES    DE   LA    FLAGELLATiON.  227 

qui  vivait  près  de  Grenoble,  en  1627,  dans  une  grande 
sainteté.  Les  pieuses  femmes  qui  lavèrent  son  corps  après 
sa  mort  trouvèrent  près  du  cœur  une  blessure,  que  les 
médecins  et  les  chirurgiens  déclarèrent  surnaturelle.  Mais 
les  cinq  plaies  semblaient  n'en  faire  qu'une  seule;  de  sorte 
que  l'une  était  au  milieu,  ronde  et  comme  une  rose  cou- 
leur de  pourpre,  tandis  que  les  autres  formaient  autour 
d'elle  un  carré.  {De  Stigmatismo  sacra  et  jyrofano  T.  l\ay- 
naucU,  S.  J.,  p.  232.) 

Dans  les  cas  dont  nous  venons  de  parler,  le  phénomène 
de  la  stigmatisation  perd  quelque  chose  de  son  intensité. 
Celle-ci  paraît  augmenter,  au  contraire,  lorsque  la  flagella- 
l ion  du  Sauveur  laisse  des  empreintes  sur  le  corps,  comme 
il  est  arrivé  à  Archange  Tardera,  en  Sicile,  vers  4G08.  Archange 
Dans  la  ferveur  de  ses  prières  et  de  ses  méditations,  elle 
eut  des  extases  et  des  visions  fréquentes.  Elle  fut  aussi  en 
proie  pendant  trente-six  ans  à  des  maladies  et  à  des  dou- 
leurs de  toute  sorte,  telles  que  des  crampes,  des  évanouis- 
sements et  des  battements  de  cœur;  mais  elle  souffrit  tout 
avec  résignation  et  patience.  De  plus,  dans  les  quatre  der- 
nières années  de  sa  vie,  elle  perdit  la  vue.  Elle  resta  malgré 
cela  toujours  gaie  et  contente,  et  obtint  de  Dieu,  avec  le 
don  de  prophétie  et  de  discernement  des  esprits,  les  stig- 
mates de  Notre-Seigneur,  qui  parurent  sur  son  corps  cou- 
verts d'une  peau  de  couleur  rose.  Mais  elle  n'était  pas  en- 
core rassasiée  de  souffrances  ;  elle  deuianda  donc  à  Dieu  les 
empreintes  de  la  flagellation,  et  sa  prière  fut  exaucée.  Elle 
resta  longtemps  étendue ,  respirant  à  peine ,  le  corps  tout 
disloqué,  couvert  de  meurtrissures,  de  contusions,  do 
bosses,  de  coups  de  verges  et  de  fouets  ;  de  sorte  qu'il  sem- 
blait qu'elle  allait  rendre  l'àme,  mais  la  soif  insatiable 


228  STIGMATES    DE    I.A    FLAGELLATION. 

qu'elle  avait  de  souffrir  dura  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie.  On 
ouvrit  souvent  après  sa  mort  son  tombeau,  et  l'on  trouva 
toujours  son  corps  frais,  et  ses  membres  marqués  des  stig- 
mates. [Ménolûge  de  Saint-François,  sept. ^  p.  1810.) 

Lvitgarde.  Toutes  les  fois  que  sainte  Lutgarde  considérait  dans  ses 
extases  la  passion  de  Notre -Seigneur,  il  lui  semblait  que 
tout  son  corps  était  inondé  de  sang.  Un  prêtre,  qui  s'était 
aperçu  de  ce  phénomène,  prit  son  temps,  et  la  trouva  en 
cet  état.  Comme  elle  était  appuyée  contre  un  mur,  il  s'ap- 
procha d'elle,  lui  regarda  la  figure  et  les  mains,  les  seules 
parties  de  son  corps  que  l'on  pût  voir,  et  elles  lui  parurent 
couvertes  d'un  sang  frais.  Des  gouttes  de  sang  semblables 
à  une  rosée  coulaient  de  ses  cheveux.  Il  lui  en  coupa  une 
tresse,  et  se  mit  à  la  considérer  au  jour  dans  un  profond 
étonnement.  Lutsrarde  étant  revenue  à  elle,  la  tresse  de 
cheveux  que  le  prêtre  tenait  à  la  main  reprit  aussitôt  sa 
couleur  naturelle.  (Manriquez,  Annales  de  Clteaux,  an 
1224.)  11  en  fut  ainsi  de  Catherine  de  Ricci,  de  Florence, 
morte  en  lo90,  d'après  le  témoignage  du  général  de  son 
ordre,  Albert  Casejus,  qui  la  vit  en  visitant  le  couvent  où 
elle  demeurait.  Hélène  Brumsin,  morte  au  couvent  de 
Dessenhofen,  en  1285,  demanda  au  Seigneur  les  douleurs 
de  la  flagellation;  et  elle  ressentit  dans  tous  ses  membres 
de  telles  douleurs,  qu'elle  ne  put  douter  que  ses  vœux 
n'eussent  été  exaucés.  {SteilL,  28  oct.  et  31  mai.) 
^j^„^]g         La  stigmatisation  se  produit  à  toutes  les  époques  de  la 

delaPaix  vie.  Angèle  de  la  Paix,  à  l'âge  de  neuf  ans,  était  entrée 
dans  une  église  avec  une  de  ses  amies.  Là  elles  se  sépa- 
rèrent, et  Angèle  alla  s'agenouiller  seule  dans  la  chapelle 
de  Saint-François  pour  prier.  Voyant  les  stigmates  du  saint, 
elle  se  mit.  dans  sa  simplicité  d'enfant,  à  lui  parler  comme 


STIGMATES    DE    LA    FLAGELLATION.  229 

s'il  eût  vécu  :  «  Mon  père,  lui  dit-elle,  qui  vous  a  fait  ces 
l)lessures?  Elles  me  font  mal,  et  je  veux  vous  les  guérir  si 
vous  me  le  permettez .  —  Ce  ne  sont  pas  des  blessures,  lui 
dit  le  saint,  mais  des  joyaux.  —  Comment!  des  joyaux? 
répondit  la  petite;  ils  saignent.  —  Non,  répliqua  la  voix, 
ce  sont  des  joyaux;  et  si  tu  le  veux,  je  te  montrerai  com- 
ment je  les  ai  reçus.  —  Je  le  veux  bien,  mon  père,  »  dit 
Angèle.  Et  au  même  instant  la  voûte  de  la  chapelle  parut 
s'ouvrir,  et  le  saint  lui  fit  signe  de  lever  les  yeux.  Elle  le 
fit,  et  vit  Xotre-Seigneur  sous  la  forme  d'un  enfant,  les 
bras  étendus  en  croix,  tandis  qu'elle  était  elle-même  envi- 
ronnée d'une  grande  lumière.  L'apparition  vint  à  elle,  et 
lui  imprima  les  stigmates;  ce  qui  lui  causa  une  si  grande 
douleur  qu'elle  tomba  par  terre  comme  morte,  en  pous- 
sant un  cri  perçant,  et  resta  ainsi  jusqu'au  soir,  toujours 
environnée  de  lumière.  Ce  ne  fut  qu'alors  que  sa  compagne 
revint  ;  et  la  trouvant  au  milieu  de  cette  lumière  qui  lui 
semblait  un  incendie,  elle  appela  par  ses  cris  des  gens  qui 
l'emportèrent  chez  ses  parents,  encore  abîmée  dans  l'ex- 
tase. Les  médecins  lui  tàtèrent  le  pouls  et  ne  purent  remuer 
son  bras.  Sa  mère,  voulant  la  soutenir,  lui  découvrit  la 
main;  et  c'est  alors  que  l'on  s'aperçut  qu'elle  était,  ainsi 
que  l'autre,  marquée  des  stigmates.  Les  médecins  inspec- 
tèrent aussi  les  pieds,  et  les  trouvèrent  également  blessés 
et  sanglants.  Ils  lui  donnèrent  des  remèdes  pour  la  faire 
revenir  de  son  extase,  qu'ils  regardaient  comme  une  suite 
des  blessures;  mais  tout  fut  inutile.  Elle  resta  huit  jours 
en  cet  état,  puis  elle  revint  à  elle.  Comme  sa  mère  la  re- 
gardait en  pleurant,  elle  lui  dit  :  «  Ne  pleurez  point,  car 
c'est  Dieu  qui  l'a  voulu  ainsi  :  renvoyez  les  médecins,  leurs 
remèdes  ne  peuvent  me  soulager.  »  Elle  resta  encore  deux 


230  STIGMATES    DE    LA    FLAGELLATION. 

ans  sur  son  lit,  en  proie  à  de  grandes  souffrances,  et  finit 
par  être  abandonnée  des  siens.  Elle  fut  guérie  plus  tard; 
et  sa  guérison  fut  aussi  miraculeuse  que  l'avait  été  la  ma- 
ladie. (Marchese,  t.  V,  p.  314.)  Lucie  de  Narni  reçut  les 
stigmates  à  vingt  ans;  Véronique  Juliani^  à  trente -sept 
ans;  Jeanne  de  la  Croix^  à  quarante-trois;  l'autre  Jeanne 
de  la  Croix  de  Roveredo^,  quelques  jours  seulement  avant 
sa  mort;  et  ils  restèrent  rouges  et  sanglants,  après  même 
qu'elle  fut  morte,  tandis  qu'au  contraire  ils  disparurent 
chez  Hélène  de  Hongrie  peu  de  temps  avant  sa  mort,  dans 
une  apparition  dont  elle  fut  favorisée. 

Quoique  la  stigmatisation  soit  plus  rare  chez  les  hommes 
que  chez  les  femmes,  ils  ne  sont  point  exclus  néanmoins 
de  ce  privilège.  Ne  pourrions-nous  citer  que  l'exemple  de 
saint  François  d'Assise,  c'en  serait  assez  déjà;  mais  plu- 
sieurs autres  ont  reçu  comme  lui  cette  faveur.  Benoît  de 

Benoit     Rhegio,  de  l'ordre  des  Capucins,  méditant  à  Bologne,  en 
de  Rhcio. 

°  '  1602,  la  passion  du  Sauveur,  une  épine  de  sa  couronne 

entra  dans  sa  tête,  et  pénétra  jusqu'au  crâne.  A  mesure  que 
la  blessure  s'ouvrait,  l'amour  qui  le  dévorait  devenait  plus 
ardent  encore,  de  sorte  qu'on  dut  lui  appliquer  des  linges 
mouillés,  afin  de  le  soulager.  [Ménologe  de  Saint-François, 
p.  2080.)  La  plaie  du  côté  se  présente  souvent  aussi.  Charles 
de^Saefa  ^^  Saeta  OU  Sazia,  qui,  quoique  frère  convers  et  sans  au- 
cune instruction,  a  écrit,  par  une  inspiration  céleste,  plu- 
sieurs livres  mystiques,  entendait  un  jour  dévotement  la 
messe,  l'an  1648.  A  l'élévation,  il  vit  des  yeux  de  l'esprit 
un  trait  enflammé  qui,  partant  de  l'hostie,  blessa  son  cœur 
comme  d'un  fer  chaud;  de  sorte  qu'à  partir  de  ce  moment 
il  souffrit  des  douleurs  atroces,  mais  qui,  mêlées  d'une 
douceur  toute  divine,  enivraient  son  âme  de  l'amour  de 


l 

STIGMATES    DE    LA    FLAGELLATION.  231 

Dieu.  La  blessure  resta  visible  pendant  plusieurs  années, 

et  ce  ne  fut  qu'à  force  de  prières  qu'il  obtint  de  Dieu  qu'elle 

6C  fermât.  (Mémloge  de  Saint-François ,  p.  383.) 

Ange  de  Pas^  de  Perpignan,  de  l'ordre  des  FrèresMineurs,      Ahî^r 

de  Pas. 
qui  pendant  sa  vie  ressentit  les  douleurs  de  la  passion,  eut 

aussi  la  plaie  du  cœur,  que  l'on  découvrit  après  sa  mort, 
comme  le  portent  les  actes  du  procès  commencé  pour  sa 
canonisation.  La  même  chose  arriva  au  dominicain  Mat- 
thieu Careri,  de  Mantoue,  sans  que  toutefois  la  plaie  fût  Mat.  Caren. 
visible.  Cinquante  ans  après  la  mort  d'Agolini  de  Milan,  Agolini. 
lorsqu'on -ouvrit  son  corps,  on  le  trouva  sans  corruption, 
ainsi  que  ses  vêtements. 'Il  y  avait  à  côté  de  la  poitrine  une 
;  plaie  ouverte  qui  saignait.  On  trouva  une  blessure  sem- 
blable sur  le  corps  de  Chérubin  de  Aviliana,  de  l'ordre  des 
Augustins.  Il  l'avait  tenue  cachée  pendant  sa  vie,  de  même 
que  Melchior  d'Arazil,  à  Valence.  Un  jour  que  le  vénérable 
Jacques  Etienne  priait  devant  le  tabernable,  il  en  sortit  un 
rayon  semblable  à  une  flèche  qui  vint  frapper  son  cœur  ; 
de  sorte  que,  partagé  entre  la  douleur  et  la  joie,  il  fut  ren- 
versé par  terre  à  demi  mort,  après  quoi  l'on  vit  la  plaie  du 
côté  empreinte  sur  sa  poitrine.  (Sylos,  Histoire  des  clercs 
réguliers,  p.  II,  1.  xin.) 

Gautier  de  Strasbourg,  de  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs, 
mort  en  1264,  sentit  les  douleurs  des  stigmates  sans  que 
ceux-ci  fussent  visibles.  Un  jour  qu'il  méditait  la  passion 
du  Sauveur,  il  éprouva  pour  la  première  fois  ces  douleurs 
mystérieuses;  et  une  autre  fois,  comme  il  contemplait  les 
angoisses  de  la  sainte  Vierge  au  pied  de  la  croix,  il  sentit 
son  cœur  comme  percé  par  des  épées.  (Steill,  27  mars.) 
Saint  François  d'Assise  imprima  dans  une  vision,  en  1430, 
ses  stigmates  sur  le  corps  de  Robert  de  Malatestis,  de  la  fa- 


232  EXPLICATION    DES    STIGMATES. 

mille  des  seigneurs  de  Rimini.  qui  avait  abdiqué  le  pou- 
voir pour  prendre  Thabit  du  tiers  ordre  de  Saint-François. 
{Mènologe  de  Saint-François ,  octobre,  p.  1950.)  Dodon, 
frère  convers  de  l'ordre  des  Prémontrés,  eut  aussi  les  stig- 
mates des  cinq  plaies  ;  et  ils  apparurent  sur  le  corps  du 
frère  Nicolas  de  Ravenne  après  sa  mort.  Jean  Graio^mart^T, 
de  Tordi'e  de  Saint-François,  avait  les  stigmates  aux  pieds  ; 
ils  avaient  deux  pouces  et  demi  de  large ,  et  étaient  longs 
Philippe  à  proportion.  Philippe  d'Aqueria,  méditant  la  passion  de- 
'"  **■  vaut  son  crucifix ,  ressentit  un  vif  désir  de  participer  aux 
souffrances  du  Sauveur.  Les  plaies  du  crucifix  se  mirent 
aussitôt  à  lancer  du  sang  comme  des  flèches  ;  et  ses  mains, 
ses  pieds,  son  côté  devinrent  sanglants  d'une  manière  mer- 
veilleuse. A  partir  de  ce  moment,  il  éprouva  les  douleurs 
de  la  passion  ;  Y  image  du  crucifix  se  grava  si  profondément 
en  lui  quil  Tavait  sans  cesse  dans  l'esprit;  de  sorte  qu'il 
ressentit  aux  pieds,  aux  mains  et  au  cœur  les  plaies  de  la 
lance  et  des  clous.  (Huber,  mai,  p.  1089.;  On  pourrait  en 
citer  beaucoup  d'autres  encore. 


CHAPITRE   XVII 

Comment  on  peut  expliquer  le  phénomène  de  la  stigrmatisation. 

>'ous  avons  considéré  dans  le  chapitre  précédent  le  phé- 
nomène mystique  de  la  stigmatisation  sous  ses  aspects  prin- 
cipaux, et  nous  sommes  maintenant  en  état  de  porter  un 
jugement  au  moins  probable  sur  son  origine ,  son  mode 
et  son  cours.  Une  condition  indispensable  pour  recevoir  les 
stigmates,  condition  qui  se  retrouve  aussi  dan  s  tous  les  faits 


KXn.ICATION    DES    STIGMATES.  23. 1 

que  l'on  cite  en  ce  genre,  c'est  une  immense  compassion 
pom*  les  soufirances  du  Sauveur.  L'àme,  contemplant  la 
passion  de  cet  homme  de  douleur,  reçoit  son  empreinte. 
Elle  est  comme  environnée  d'un  océan  d'amertume,  et 
semble  se  dissoudre  dans  une  ineffable  tristesse.  Or  il  est 
dans  la  nature  du  sentiment  de  la  compassion  de  transporter 
hors  de  soi  celui  qui  l'éprouve,  de  le  dépouiller  de  soi- 
même^  pour  le  revêtir  en  quelque  sorte  de  celui  qu'il 
aime,  et  pour  graver  en  lui  son  image.  L'état  extatique,  et 
les  visions  que  produisent  souvent  les  contemplations  de 
cette  sorte ,  établissent  bientôt  entre  l'àme  et  l'objet  de  son 
amour  un  rapport  réciproque.  La  première  s'abîme  toujours 
plus  profondément  dans  les  douleurs  que  le  second  a  souf- 
fertes. Son  amour  croit  avec  sa  compassion,  de  sorte  que 
plus  elle  soutire,  plus  elle  devient  capable  de  souffrir. 
Ravie  ainsi  hors  de  soi,  et  s'oubliant  elle-même,  elle  a  le 
désir  de  s'approprier  toujours  davantage  l'image  de  son 
bien-aimé,  et  demande  à  souffïir  comme  lui.  Cette  soif  de 
souffrances  revient  toujours  plus  forte,  sans  que  rien  puisse 
l'apaiser.  Chaque  goutte  qui  tombe  sur  l'âme,  de  ce  calice 
d'amertume,  ne  fait  que  l'embraser  de  nouvelles  ardeurs, 
et  l'altérer  davantage  encore  ;  car  son  bonheur  est  de  souf- 
frir, afin  de  devenir  par  là  plus  semblable  à  celui  qu'elle 
aime.  Enivrée  de  ce  vin  brûlant  qu'elle  boit  aux  plaies  du 
Sauveur,  elle  n'a  de  repos  que  lorsqu'elle  voit  sur  son 
propre  corps  l'image  et  l'empreinte  de  ses  souffrances ,  et 
qu'elle  se  trouve  ainsi  toute  transformée  en  lui.  Lorsqu'elle 
a  conçu  ce  désir  avec  pleine  réflexion,  et  qu'elle  l'a  ex- 
primé avec  une  liberté  parfaite,  elle  obtient  quelquefois 
par  une  faveur  spéciale  de  Dieu  ce  qu'elle  demande,  et  elle 
reçoit  dans  son  corps  l'empreinte  des  plaies  sacrées  du 


234  EXPLICATION    DES    STIGMATES. 

Sauveur.  C'est.,  en  effet,  dans  le  corps  que  doit  s'accom- 
plir cette  transformation  de  l'homme  en  Notre-Seigneur; 
car  c'est  le  spectacle  des  souffrances  matérielles  de  Jésus- 
Christ  qui  excite  dans  Fâme  cette  tendre  compassion ,  et 
c'est  après  des  douleurs  physiques  qu'elle  soupire.  Le  rap- 
port qui  s'établit  en  ces  circonstances  entre  l'homme  et 
son  Rédempteur  va  du  corps  de  celui-ci  au  corps  du 
premier,  et  opère  en  lui  une  transformation  matérielle  et 
sensible. 

L'àme,  principe  de  la  vie,  ne  peut  recevoir  aucune  em- 
preinte sans  que  celle-ci  se  reproduise  dans  le  corps  qu'elle 
anime;  car  elle  est  éminemment  plastique;  et  tant  que 
dure  cette  vie,  elle  est  unie  au  corps  par  des  liens  si  in- 
times qu'il  ne  peut  rien  se  passer  en  elle  qui  ne  se  reflète 
en  lui.  C'est  d'après  cette  loi  qu'elle  s'est  elle-même  cons- 
tiuit  en  quelque  sorte  son  propre  corps,  et  que  toute  mo- 
dification qui  se  produit  en  elle  amène  dans  le  corps  une 
métamorphose  semblable.  Si  donc  l'àme,  par  suite  delà 
compassion  qu'elle  éprouve  à  la  vue  des  souffrances  du 
Sauveur,  en  reçoit  l'empreinte,  l'acte  qui  l'assimile  ainsi  à 
l'objet  de  ses  affections  se  reflète  aussitôt  au  dehors,  et  le 
corps  prend  part  aussi,  lui,  à  sa  manière,  à  celte  assimila- 
tion merveilleuse;  c'est  ainsi  que  se  produit  le  phénomène 
de  la  stigmatisation. 

Mais  cet  acte  s'accomplit  dans  l'àme  par  un  procédé 
d'une  nature  très -intime;  car  l'objet  qu'elle  aime  appar- 
tient au  royaume  invisible  des  esprits.  C'est  donc  par  un 
procédé  très-intime  aussi  que  cet  acte  se  reproduit  dans  le 
corps.  Si  celui-ci,  en  effet,  renferme  par  dehors  l'àme  qui 
habite  en  lui,  il  est  d'un  autre  côté  embrassé  et  contenu 
par  elle;  car  elle  est  plus  large  que  lui.  L'image  do  Notre- 


FAPLICATION    DES    STIGMATES.  23 o 

Seigneur  souffrant,  une  fois  gravée  ainsi  dans  le  fond  le 
plus  intime  de  l'âme,  prend  une  forme  extérieure  dans  les 
visions,  et  devient  perceptible  aux  sens,  en  vertu^  même 
de  ce  lien  qui  unit  l'àme  au  corps.  L'empreinte  des  stig- 
mates s'accomplit  de  la  même  manière,  et  par  le  même 
procédé.  C'est  cette  image  conçue  dans  l'àme,  et  repro- 
duite au  dehors  d'une  manière  sensible,  qui  les  imprime 
sur  le  corps.  Ce  qui  dans  cette  circonstance  sert  de  lien  et 
de  moyen  entre  le  corps  et  cette  image,  c'est  la  chaleur 
vitale,  qui,  acquérant  un  degré  extraordinaire,  forme 
comme  un  incendie,  et  se  manifeste  par  des  flammes  lumi- 
neuses qui,  partant  en  cinq  directions,  se  dirigent  vers  les 
organes  corporels  qui  leur  correspondent.  Les  rayons  de 
cotte  lumière  sont  rouges,  car  le  rouge  est  la  couleur  qui 
accompagne  la  chaleur.  Ils  sont  blancs  lorsque  les  stig- 
mates ne  paraissent  pas  à  l'extérieur,  mais  restent  ren- 
fermés dans  le  sein  de  l'organisme.  C'est  donc  la  lumière 
qui  est  encore  ici  le  moyen  par  lequel  le  type  sacré  ,  con- 
tenu dans  la  personne  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  se 
reflète  et  s'empreint  dans  le  corps  de  l'homme.  L'exemple 
de  Lucie  de  Narni  montre  que  ceci  s'applique  non -seule- 
ment aux  stigmates,  mais  encore  à  tous  les  autres  signes. 
Comme  elle  priait  un  jour  devant  l'autel  de  la  Croix,  dans 
l'église  des  Dominicains  du  lieu,  tous  les  assistants  virent 
trois  rayons  sortir  de  la  plaie  du  côté  du  crucifix,  et  illu- 
miner le  visage  de  la  sainte,  tandis  que  sa  tête  fut  illuminée 
pendant  toute  la  messe  par  un  diadème  de  lumière.  On  voit 
par  là  que  les  phénomènes  de  la  stigmatisation  ne  font  que 
reproduire  ceux  de  l'illumination,  dont  nous  avons  parlé 
plus  haut,  avec  cette  différence  que  ceux-ci  ont  lieu  dans 
les  régions  supérieures  de  la  vie,  tandis  que  les  premiers 


236  EXPLICATION    DES    STIGMATES. 

s'accomplissent  dans  la  vie  inférieure  et  dans  le  sang ,,  son 
mobile.  La  couronne  sanglante  correspond  donc  au  cercle 
de  lumière  qui  ceint  le  front  des  extatiques ,  la  sueur  de 
sang  au  nuage  lumineux  qui  enveloppe  la  tête,  les  stig- 
mates des  mains  et  des  pieds  aux  rayonnements  lumineux 
de  ces  mêmes  parties,  la  plaie  du  côté  au  rayonnement  lu- 
mineux du  cœur,  et  la  flagellation  au  nuage  lumineux  qui 
enveloppe  la  personne  tout  entière.  L'àme  désolée  qui  n'a 
pas  voulu  se  séparer  de  Jésus  dans  ses  souffrances  est 
admise  aussi  à  la  participation  de  sa  gloire,  et  celle-ci 
rayonne  au  dehors  dans  les  membres  de  son  corps  trans- 
figuré . 

L'àme  qui  opère  toutes  ces  métamorphoses  se  constmit 
elle-même,  avons-nous  dit,  sa  propre  demeure  et  celle  des 
diverses  facultés  qui  lui  sont  unies.  Ces  facultés  sont,  en  la 
comptant,  au  nombre  de  trois,  et  demeurent  en  quelque 
sorte  à  trois  étages  distincts.  Elle  se  réserve  le  plus  bas, 
et  c'est  dans  le  cœur  qu'elle  établit  son  logement;  c'est  de 
là  qu'elle  se  répand  dans  les  organes  de  la  circulation.  Le 
second  étage  se  compose  du  système  musculaire,  qui,  se 
groupant  autour  de  la  colonne  vertébrale,  laquelle  soutient 
l'édifice  tout  entier,  se  ramifie  jusque  dans  les  extrémités 
du  corps,  et  qui  à  l'intérieur,  s'étendant  le  long  de  la 
moelle  allongée,  a  son  point  de  jonction  dans  le  pont  de 
Varolle,  où  se  trouve  le  centre  de  la  force  motrice  et  de  la 
vie  qui  lui  est  propre.  Enfin  le  troisième  étage  est  occupé 
par  le  système  cérébral,  q"ui  a,  comme  les  autres,  ses  ra- 
mifications et  son  centre,  avec  lequel  l'esprit,  d'un  côté, 
et  la  vie  du  cerveau,  de  l'autre,  se  trouvent  dans  un  rap- 
port très -intime.  Ainsi  la  triple  vitalité  de  l'homme  se 
forme  un  triple  orsanisme.  La  première  et  la  plus  haute 


LM'LICATIO.N    DI.S    STK.MATl.i^.  'io  i 

est  mise  en  rapport  avec  la  plus  basse  par  celle  qui  tient 
le  milieu  entre  les  deux.  Il  en  est  de  même  du  centre  de 
chacune  d'elles.  Le  centre  cérébral  est  mis  en  rapport 
avec  le  centre  du  cœur  par  celui  du  système  intermé- 
diaire. 

Lors  donc  que  l'àme,  cet  architecte  du  corps  humain, 
reçoit  les  stigmates  du  Sauveur,  leur  empreinte  doit  se  re- 
produire dans  ces  trois  régions  dont  nous  venons  de  par- 
ler. ^"ous  avons  vu,  en  effet,  que  le  séraphin  qui  parut  à 
saint  François  sur  le  mont  Alverne  avait  trois  paires  d'ailes  : 
l'une  à  la  tète,  siège  de  l'esprit  de  la  vie  supérieure,  et 
organe  du  mouvement  spirituel;  une  seconde  paire  au  mi- 
heu  du  corps,  où  résident  les  organes  du  mouvement;  aussi 
ces  deux  ailes  étaient  destinées  à  voler.  Une  troisième  paire 
enfin  couvrait  la  partie  inférieure  du  corps,  et  exprimait 
ainsi  la  vie  qui  y  est  enfouie.  Mais  l'àme,  une  fois  stigma- 
tisée dans  ses  puissances  et  dans  ses  organes,  tend  à  mani- 
fester dans  son  enveloppe  extérieure  l'empreinte  qu'elle  a 
reçue,  et  c'est  ainsi  que  le  corps  se  trouve  marqué  de  ces 
signes  sacrés  dans  les  trois  systèmes  principaux  dont  il  se 
compose.  La  stigmatisation  se  produit  au  dehors,  dans  la 
tète,  par  la  sueur  de  sang  et  la  couronne  d'épines,  corres- 
pondant aux  deux  directions  de  la  vie  du  cerveau,  l'une 
qui  va  du  centre  à  la  circonférence  dans  le  visage,  et  l'autre 
qui  va  de  droite  à  gauclie  et  de  l'avant  à  l'arrière.  Le 
système  de  la  vie  inférieure,  qui  sert  à  la  circulation,  re- 
çoit comme  stigmate  la  plaie  du  cœur,  et  nous  avons  vu 
par  quelques  exemples  que  cette  plaie  pénètre  quelquefois 
jusque  dans  les  poumons  et  la  région  du  foie,  qui  sont  dans 
un  rapport  intime  avec  ce  système.  Ou  bien  encore  les  stig- 
mates apparaissent  sous  la  forme  de  la  flagellation ,  cou- 


238  EXPLICATION    DES    STIGMATES. 

vraiit  la  peau  du  corps  tout  entier  de  taches  et  de  meur- 
trissures. Enfin  les  stigmates  apparaissent  dans  la  région 
intermédiaire  qui  préside  aux  mouvements^  sur  les  mains 
et  les  pieds,  ou  bien  encore  sous  la  forme  d'une  croix  san- 
glante empreinte  sur  la  poitrine,  à  l'endroit  où  se  croisent 
et  se  réunissent  les  organes  du  mouvement.  11  n'est  pas 
étonnant  que  limage  de  la  croix,  lorsqu'elle  est  profondé- 
ment empreinte  dansl'àme,  se  grave  aussi  extérieurement 
dans  le  corps,  et  qu'il  arrive  alors  ce  que  nous  savons  être 
arrivé  à  Philippe  d'Aqueria ,  qui  ne  perdait  jamais  la  pré- 
sence de  Notre-Seigneur  et  qui  le  voyait  toujours  soutTrant 
devant  ses  yeux. 

Mais  pour  que  la  stigmatisation  soit  aussi  complète ,  il 
faut,  avec  des  dispositions  pai'ticuhères  et  l'opération  di- 
vine, une  préparation  de  la  part  de  l'homme.  Celui-là  seul 
qui  a  créé  l'àme  et  le  corps  peut  produire  en  eux  une  trans- 
formation aussi  profonde:  celui-là  seul  qui  a  gravé  en  eux 
son  image  et  sa  ressemblance  peut  y  graver  aussi  l'em- 
preinte de  son  humanité  soutirante.  Quant  aux  disposi- 
tions nécessaires  pour  la  production  de  ce  phénomène,  il 
faut  d'abord  une  grande  activité  et  une  grande  énergie 
dans  les  forces  vitales,  afin  qu'elles  deviennent  capables  de 
recevoir  et  de  garder  longtemps  les  impressions  profondes 
que  suppose  un  tel  changement.  11  faut  de  plus,  dans  les 
organes  corporels,  beaucoup  de  souplesse,  de  mobilité,  une 
vertu  plastique  très-considérable,  afin  que  les  émotions  de 
l'àme  puissent  se  communiquer  promptement  au  corps  et 
se  graver  en  lui.  Les  états  ordinaires  de  la  vie  ne  peuvent 
produire  de  tels  résultats  ;  car  ils  exigent  une  certaine  as- 
surance et  fermeté,  pour  satisfaire  au  but  de  la  vie.  On 
comprend  en  effet  que,  si  nos  émotions  étaient  ordinaire- 


EXPLICATION    DES    STIGMATES.  231) 

ment  assez  profondes  et  assez  vives  pour  produire  en  nous 
de  tels  effets,  et  pour  nous  changer  en  quelque  sorte  dans 
les  objets  mêmes  de  nos  affections,  la  vie  entière  ne  serait 
qu'un  passage  continuel  d'une  forme  à  une  autre.  Aussi 
quoique  les  femmes  soient  déjà  par  leur  constitution  plus 
disposées  que  les  hommes  à  recevoir  ces  sortes  d'impres- 
sions, elles  ont  cependant  besoin  comme  eux  d'une  pre'pa- 
ration  spéciale,  que  donne  ici,  comme  partout  ailleurs,  la 
vie  ascétique.  En  effet,  l'empire  que  l'homme  acquiert  sur 
soi-même  par  Tabstinence  et  la  mortification  exalte  les 
puissances  de  la  vie  et  les  dégage  des  organes  matériels  aux- 
quels elles  sont  lices.  Il  rend  ces  organes  plus  déliés  et  plus 
purs,  il  en  augmente  la  plasticité.  Aussi  nous  voyons  que 
c'est  presque  toujours  dans  la  semaine  sainte  ou  aux  envi- 
rons que  se  produisent  les  stigmates,  non-seulement  parce 
que  c'est  alors  le  temps  de  la  tristesse  et  du  deuil  dans 
l'année  ecclésiastique,  et  quel'àme  se  trouve  ainsi  disposée 
à  la  compassion,  mais  encore  parce  que  le  jeûne  du  carême 
qui  a  précédé  cette  sainte  semaine  a  donné  au  corps  la 
souplesse  et  la  plasticité  nécessaires  pour  la  production  de 
ce  phénomène  merveilleux.  L'extase,  qui  se  développe  fa- 
cilement en  ces  circonstances,  enveloppe  pour  ainsi  dire 
l'homme  jusqu'au  fond  de  son  être,  à  peu  près  comme  ce 
sommeil  mystérieux  que  Dieu  envoya  à  notre  premier 
père,  lorsqu'il  voulut  tirer  de  lui  la  mère  du  genre  hu- 
main ,  et  c'est  sous  le  voile  et  dans  l'obscurité  de  l'extase 
que  s'accomplit  cette  renaissance  et  cette  transformation 
corporelle. 

Quant  au  procédé  physiologique  d'après  lequel  ce  phé- 
nomène se  produit,  nous  n'avons  rien  de  mieux  sur  ce  point 
que  ce  qu'a  écrit  Brentano,  d'après  ses  propres  observa- 


2iU  tVPLlCATION    DtSi    .^ilGMATLS. 

tioiis,  dans  son  introduction  aux  contemplations  de  la  sœur 
Catherine  Emmerich  de  Dulmen.  Elle  reçut  la  couronne  d'é- 
pines à  Tàge  de  vingt-quatre  ans,  et  de  la  même  manière  que 
les  autres  extatiques.  A  l'âge  de  trente-trois  ans,  comme  elle 
priait  Xotre-Seigneurdelafaire  participer  à  ses  soufîrances, 
elle  sentit  aux  mains  et  aux  pieds  une  douleur  et  une  cha- 
leur très-vives^  qui  vinrent  s' ajouter  à  celles  du  cœur^,  qu'elle 
avait  obtenues  déjà  auparavant  par  ses  prières.  Elle  les  prit 
pour  r effet  d'une  fièvre  continue  dont  elle  soufîrait.  Ainsi 
1g  trait  était  parti;  elle  était  blessée,  et  la  surexcitation  pro- 
duite en  elle  par  cette  blessure  se  révèle  sous  la  forme  d'une 
fièvre  brûlante  et  continue.  Déjà  l'esquisse  de  la  nouvelle 
transformation  qu'elle  doit  subir  est  empreinte  sur  sou 
corps  en  traits  délicats  et  légers.  Plus  tard  elle  vit  venir  à 
elle,  dans  une  extase,  un  jeune  homme  resplendissant  qui 
fit  sur  son  corps,  avec  la  main  droite,  le  signe  d'une  croix 
ordinaire.  Il  se  trouva,  en  effet,  qu'à  dater  de  cette  époque 
elle  eut  sur  l'épigastre  une  marque  semblable  à  une  croix. 
Puis,  quelques  semaines  après,  elle  vit  la  même  apparition 
qui  lui  présenta  une  petite  croix,  de  la  forme  décrite  dans 
les  récits  de  la  passion.  Elle  la  prit  avec  ardeur,  la  serra 
fortement  contre  sa  poitrine  et  la  rendit.  Comme  la  dou- 
leur cuisante  qu'elle  ressentait  à  la  poitrine  augmentait 
chaque  jour,  elle  vit  l'appai'ence  d'une  croix  latine,  de  trois 
pouces  de  long,  qui  semblait  appliquée  sur  l'os  de  la  poi- 
trine, et  se  dessinait  en  rouge  à  travers  la  peau. 

Enfin  sa  stigmatisation  s'accomplit  dans  les  derniers 
jours  de  Tannée  1812.  Le  29  décembre,  vers  trois  heures 
de  l'après-midi,  elle  était  dans  sa  petite  chambre  fort 
malade  et  couchée  sur  son  lit,  mais  les  bras  étendus  et  en 
état  d'extase.  Elle  méditait  sur  les  souffrances  du  Sauveur^ 


1  Vli-ICAIIO.N    Dt.S    MI(..MATbS.  '2\i 

L't  demandait  à  souflrir  avec  lui.  Elle  dit  cinq  Pater  en 
r  honneur  des  cinq  plaies^  redoubla  de  ferveur  et  se  sentit 
trcs-enflaniméc.  Elle  vit  alors  une  lumière  qui  s'abaissait 
vers  elle,  et  y  distingua  la  forme  resplendissante  du  Sau- 
veui-  crucifié  :  ses  blessures  rayonnaient  comme  cinq  foyers 
lumineux.  Son  cœur  était  ému  de  douleur  et  de  joie  en 
même  temps,  et  à  la  vue  des  cinq  plaies  son  désir  de  souf- 
frir avec  le  Seigneur  devint  d'une  violence  extrême.  Alors 
des  mains ,  des  pieds  et  du  côté  de  l'apparition  partirent 
de  triples  rayons  d'un  rouge  sanglant,  qui  se  terminaient 
en  forme  de  flèches,  et  qui  vinrent  frapper  ses  mains,  ses 
pieds  et  son  côté  droit.  Les  trois  rayons  du  côté  finissaient 
en  fer  de  lance.  Aussitôt  qu'elle  en  fut  touchée,  des  gouttes 
de  sang  jaillirent  aux  places  des  blessures.  Elle  resta  en- 
core longtemps  sans  connaissance;  et,  lorsqu'elle  reprit 
ses  sens,  elle  ne  sut  pas  qui  avait  blessé  ses  bras  étendus. 
Elle  vit  avec  étonnement  le  sang  qui  coulait  de  la  paume 
de  ses  mains,  et  ressentit  de  violentes  douleurs  aux  pieds 
et  au  côté.  La  fille  de  son  hôtesse,  étant  entrée  dans  sa 
chambre,  avait  vu  ses  mains  saignantes,  et  l'avait  raconté 
à  sa  mère,  qui,  tout  inquiète,  demanda  à  Catherine  ce  qui 
clait  arrivé  :  mais  celle-ci  la  pria  de  n'en  point  parler. 
Elle  sentit  après  la  stigmatisation  qu'un  changement  s'était 
opéré  dans  son  corps  :  le  cours  du  sang  semblait  avoir 
pris  une  autre  direction,  et  il  se  portait  avec  force  vers 
les  stigmates.  Elle  disait  en  elle-même  :  Cela  est  inex- 
primable. 

ïl  lui  semblait  souvent  aussi  qu'un  fleuve  brillant,  par- 
tant de  son  cœur  et  traversant  les  bras  et  les  jambes, 
courait  avec  impétuosité  vers  ses  plaies,  où  elle  sentait  des 
douleurs  cuisantes,  et  d'où  il  coulait  des  gouttes  de  sang. 


7* 


'^i'I  EXPLICATlOîS    DES   STIGMAltS. 

Les  veines  qui  conduisaient  à  ces  parties  sanglantes  se 
gonflèrent  bientôt  en  effet  :  les  stigmates  étaient  rouges 
et  humides  ;  la  croix  de  la  poitrine  suait  des  gouttes  de 
sang  d'un  rouge  très -vif  ^  tandis  que  l'autre  croix  se 
couvrait  d'une  ampoule,  qui  en  se  déchirant  laissait  couler 
une  humeur  incolore  et  brûlante.  {La  Douloureuse  Passion 
de Notre-Seigneur  Jésus-Christ ,  Introduction.) 

Les  sensations  de  cette  femme  ne  la  trompaient  point. 
Le  cours  du  sang  était  bien  réellement  changé  chez  elle  : 
son  cœur  s'était  comme  partagé  en  cinq,  et  ses  stigmates 
étaient  autant  de  cœurs  subordonnés,  dont  chacun  avait 
sa  circulation  qui  lui  était  propre.  Us  obéissaient  bien 
encore  au  cœur  naturel  et  ordinaire,  comme  à  leur  centre 
et  au  principe  de  leur  vie  ;  m.ais  il  est  un  autre  cœur  plus 
élevé,  celui  de  Xotre-Seigneur  Jésus-Christ,  objet  de  leur 
amour;  et  c'est  celui-là  surtout  dont  ils  reçoivent  l'impul- 
sion. La  circulation  ordinaire  du  sang  continue  toujours  ; 
mais  lorsqu'à  certaines  périodes,  déterminées  par  l'année 
ecclésiastique,  la  vie  extraordinaire  et  mystique  se  pro- 
duit d'une  manière  toute  spéciale,  ces  cœurs  périphé- 
riques et  artificiels  cessent  de  reporter  au  cœur  organique 
et  central  tout  ce  qu'ils  en  reçoivent;  car  ils  en  gardent 
une  partie  pour  ce  cœur  surnaturel  auquel  ils  obéissent  ; 
et  c'est  alors  que  s'établit  entre  eux  et  lui  une  circulation 
nouvelle ,  semblable  à  celle  qui  s'accomplit  dans  l'état 
ordinaire.  Le  sang  des  plaies  sacrées  du  Sauveur  coule 
dans  les  plaies  des  stigmatisés ,  et  à  ce  sang  répond  celui 
qui  s'échappe  de  leurs  stigmates.  Cette  union  surnaturelle, 
qui  fait  de  tous  les  fidèles  un  seul  corps  mystique ,  cette 
union,  commencée  dans  l'eucharistie,  s'achève  dans  la  stig- 
matisation. Celle-ci,  en  eflét,  met  l'homme  dans  un  rapport 


EXPLICATION    DES   STIGMATES.  243 

direct  et  immédiat  avec  le  sang  qui  coule  de  ce  cœur  ado- 
rable ,  lequel  s'est  brisé  et  a  saigné  pour  tous  les  hommes  : 
elle  les  emporte,  pour  ainsi  dire,  dans  cet  immense  cou- 
rant qui  part  de  Notre-Seigneur  Jésus -Christ   et  y  re- 
tourne. Aussi  une  vie  nouvelle  et  plus  élevée,  allumée 
par  le  souffle  de  l'esprit  d'en  haut,  s'agite  et  brûle  dans 
ces  plaies^  et  la  flamme  du  sacrifice  s'élève  en  cinq  foyers 
divers.  Ces  flammes  sont  rouges,  car  elles  s'allument  dans 
les  ardeurs  de  la  souffrance  ;  et  si  quelquefois  elles  sem- 
l)lent  faire  place   à  un  sang  aqueux  qui  s'échappe  des 
stigmates,  elles  lui  communiquent  une  partie  de  leur  cha- 
leur, de  sorte  que  cette  eau  ronge  et  brûle  ce  qu'elle  touche, 
comme  nous  l'avons  vu  par  quelques  exemples.  Les  stigma- 
tisés, dans  les  plaies  desquels  brûlent  ces  flammes,  sont 
ceux  dont  il  est  parlé  dans  l'Apocalypse,  et  qui  suivent 
l'Agneau  partout  où  il  va;  car  ils  lui  sont  unis  désormais 
par  les  hens  du  sang.  Nourris  déjà  de  sa  chair  sacrée,  ils 
i-eçoivent  son  sang  par  une  sorte  de  transfusion.  C'est  son 
cœur  qui  bat  dans  leurs  cœurs,  et  l'inspiration  dont  il  est 
la  source  pénètre  jusque  dans  la  moelle  de  leurs  os.  L'au- 
guste sacrifice  qui  se  célèbre  chaque  jour  sur  l'autel  se 
continue  en  eux  d'une  manière  sanglante,  et  rappelle 
ainsi  le  souvenir  de  ce  grand  acte  qui  s'est  accompH  une 
fois  sur  le  Calvaire.  Aussi  c'est  principalement  au  jour  où 
l'Église  en  fête  la  mémoire  que  les  plaies  des  stigmatisés 
s'ouvrent  et  saignent,  comme  pour  rendre  perpétuellement 
présentes  la  passion  et  la  mort  du  Sauveui-. 


:^44  l»E    I.A    PL.VSTIQUE   MYSTIQUE. 

CHAPITRE  XYIIÏ 

De  la  plastique  mystique.  Rapports  de  ce  phénomène  avec  la  stigraali- 
sation.  Angrèle  de  la  Paix.  Osanna  de  Mantoue.  Comment  le  cœur 
est  le  foyer  des  surexcitations  surnaturelles  de  la  vie.  Cécile  Nobili. 
.1.  M.  de  la  Croix  de  Roveredo.  Isabelle  Barilis.  Claire  de  Moule- 
falco.  Véronique  Giuliani.  Des  formations  plastiques  dans  les  os. 
Boland  de  Strasbourg. 

Nous  trouvons  encore  dans  les  régions  inférieures  de  la 
vie  un  autre  phénomène,  qui  a  beaucoup  de  rapports  avec 
la  stigmatisation  :  nous  voulons  parler  des  formations 
plastiques,  qui  ont  lieu  quelquefois  dans  le  corps  par  suite 
de  l'extase,  et  dans  lesquelles  s'incarnent,  pour  ainsi  dire, 
les  objets  dont  l'àme  est  continuellement  occupée  ;  de  sorte 
que  ce  qu'elle  s'est  assimilé  intérieurement  prend  un  corps 
et  une  forme  dans  l'organisme.  Les  croix  extérieures  et 
visibles  qui  apparaissent  quelquefois  sur  le  corps  des  exta- 
tiques, comme  par  exemple  sur  celui  de  Cath.  Emmerich, 
forment  la  transition  entre  les  phénomènes  de  la  stigma- 
tisation et  ceux  que  nous  allons  étudier  ici  :  les  uns  et  les 
autres  peuvent  d'ailleurs  s'expliquer  delà  même  manière. 
Ces  affections  profondes  qui ,  reçues  dans  des  organes  pu- 
rifiés et  assouplis  par  la  vie  ascétique,  produisent  les 
stigmates ,  donnent  également  naissance  aux  formations 
plastiques ,  où  elles  déversent  pour  ainsi  dire  leur  trop- 
plein.  Lorsque  l'esprit  surexcité  déborde  en  nous,  il  se 
recueille  et  se  ramasse  en  quelque  sorte  dans  la  parole. 
Là,  devenant  à  soi-mtnne  son  propre  objet,  il  se  parle 
dans  une  sorte  de  monologue,  et  cause  avec  l'écho  de  sa 
voix  :  ou  bien,  se  revêtant  d'un  son  corporel,  il  se  rend 
sensible  au  dehors  pour  les  autres.  Or  la  vie  a  aussi  ses 


DE    LA    PLASTIQUE    MYSTIQUE.  215 

émotions  et  ses  excitations  comme  l'esprit.  Elle  opère  aussi 
comme  lui^  mais  seulement  d'une  manière  plus  matérielle 
et  plus  grossière.  Mêlée  au  corps  et  soumise  comme  lui 
aux  conditions  de  la  matière,  chaque  émotion  qu'elle 
éprouve  doit  se  produire  au  dehors^  d'après  ces  conditions. 
Elle  manifeste  ce  qu'elle  sent;,  en  imprimant  tel  ou  tel  mou- 
vement aux  éléments  corporels  dont  elle  dispose^,  et  en  leur 
donnant  de  nouvelles  formes. 

C'est  d'ailleurs  de  cette  manière  que ,  déjà  au  commen- 
cement, le  corps  entier  s'est  formé  sous  la  double  influence 
de  l'àme  et  du  principe  vital  j  et  c'est  encore  de  la  môme 
manière  qu'il  se  conserve  par  le  renouvellement  continu 
des  matériaux  qui  le  composent.  Il  n'est  donc  pas  étonnant 
que  lorsqu'un  nouvel  élément,  l'élément  divin,  vients'ajou- 
ter  aux  deux  autres ,  il  donne  lieu  à  des  formations  nou- 
velles et  extraordinaires,  signe  et  effet  à  la  fois  d'un  état 
nouveau  et  extraordinaire  aussi.  Ce  phénomène  peut  s'ac- 
complir dans  toutes  les  parties  du  corps  humain  ;  cepen- 
dant il  se  produit  plus  souvent  là  où  gît  le  foyer  de  la  vie, 
où  toutes  les  forces  de  l'organisme  semblent  se  concen- 
trer, c'est-à-dire  dans  le  cœur.  Vous  diriez  alors  qu'un 
nouveau  cœur  d'une    nature   plus  élevée  est   donné  à 
l'homme,  afin  que  les  pensées  sublimes  dont  il  est  favorisé 
puissent  trouver  en  lui  un  langage  qui  les  exprime.  Le 
cœur,  on  le  sait,  est  de  tous  les  organes  le  plus  compacte, 
le  plus  matériel.  Toujours  en  mouvement,  dévoré  par  son 
incessante  activité,  il  a  besoin   de  réparer  toujours  et 
promptement  les  pertes  de  l'organisme ,  en  fabriquant  à 
chaque  instant  de  nouveaux  matériaux.  Si  donc  il  devient 
dans  la  vie  mystique  l'organe  de  l'action  surnaturelle  de 
Dieu,  et  le  temple  de  l'esprit  qui  souffle  d'en  haut,  il  ne 


Ansèle 


246  DE    LA    PLASTIQUE   MYSTIQUE. 

faut  pas  s'étonner  que  les  murs  de  ce  temple  se  couvrent 
en  quelque  sorte  d'hiéroglyphes  .  dans  lesquels  une  puis- 
sance supérieure  trace  et  décrit  ses  mystères. 

Le  rapport  intime  qui  existe  entre  ce  genre  de  phéno- 
de  la  Paix,   mènes  et  les  stigmates  nous  est  clairement  indiqué  dans 
une  vision  que  la  sœur  Angèle  de  la  Paix  eut  un  vendredi. 
Sa  cellule  se  trouva  tout  à  coup  illuminée ,  et  au  miheu 
d'un  chœur  de  vierges  Notre-Seigneur  lui  apparut  sous  la 
forme  d'un  enfant.  Il  portait  sous  son  bras  tous  les  instru- 
ments de  la  passion .  et  dit  à  Angèle  qu'il  était  venu  pour 
rassasier  enfin  ses  désirs.  Il  lui  sembla  alors  que  l'enfant 
Jésus  blessait  invisiblement  sa  poitrine  et  son  cœur,  et  y 
mettait  les  instruments  de  la  passion  qu'il  avait  à  la  main. 
Elle  ressentit  pendant  cette  opération  des  douleurs  si  vives 
qu'elle  fut  renversée  par  terre  comme  morte.  On  vient  à 
son  secours,  on  appelle  son  confesseur;  celui-ci,  soupçon- 
nant ce  qui  était  arrivé,  lui  ordonne  en  vertu  de  l'obéis- 
sance de  revenir  à  elle,  et  de  lui  raconter  ce  qui  s'est  passé. 
Elle  obéit,  mais  elle  est  obligée  de  garder  le  lit  longtemps 
encore  sans  pouvoir  bouger.  Elle  sent  très-bien  que  c'est 
du  cœur  et  des  symboles  de  la  passion  qui  y  ont  été  mis 
que  les  douleurs  s'étendent  aux  membres  de  son  corps, 
allant  de  la  couronne  d'épines  à  la  tête,  des  clous  aux 
mains  et  aux  pieds,  de  l'éponge  à  la  bouche,  qui  se  rem- 
plit d'amertume,  du  fouet  aux  épaules  et  aux  parties  en- 
vironnantes. Quelque  temps  après,  l'enfant  lui  apparaît 
de  nouveau  dans  une  autre  vision ,  et  lui  dit  :  «  Lorsque 
je  t'ai  apporté  dernièrement  les  instruments  de  ma  pas- 
sion ,  tu  avais  un  tel  désir  de  les  recevoir  que  je  les  ai  mis 
tous  ensemble  dans  ton  cœur  !  Je  suis  venu  maintenant 
pour  les  mettre  en  ordre.  »  Là-dessus  il  entre  spirituelle* 


PE    LA    PLASTIQUE    MYSTIQUE.  217 

menl  dans  son  cœur,  et  y  range  tous  ces  instruments  dans 
l'ordre  qui  lui  plaît.  Il  place  la  croix  au  milieu  sur  la 
pointe  du  cœur,  met  la  couronne  d'épines  sur  la  partie 
supérieure  et  obtuse,  les  trois  clous  au  pied  de  la  croix, 
le  roseau  et  l'éponge  à  droite,  et  l'échelle  à  gauche.  Elle 
devait  recevoir  plus  tard  la  lance  avec  la  plaie  du  cœur. 
(Afarc/iese,  5  octobre.)  », 

Ce  fait  nous  conduit  aux  formations  plastiques  qui  se  Osanna 
terminent  par  les  stigmates,  comme  chez  Osanna  de  Man-  ®^'^"^^'^^' 
toue.  Comme  son  cœur  était  encore  un  peu  attaché  aux 
choses  de  la  terre,  et  qu'il  lui  paraissait  à  cause  de  cela 
d'une  couleur  blême,  Notre-Seigneur,  dans  une  vision,  le 
lui  avait  ôté  ;  puis ,  après  l'avoir  purifié,  le  lui  avait  rendu 
tout  rayonnant  d'éclat.  Depuis  ce  temps  elle  fut  enflammée 
d'un  tel  amour  pour  lui,  que  pendant  trois  ans  elle  ne 
put  qu'avec  les  plus  grands  efforts  conserver  la  présence 
de  son  esprit,  et  qu'elle  vécut  dans  une  extase  presque 
continuelle.  Cet  état  fut  suivi  d'un  autre  bien  différent, 
qui  dura  sept  ans,  pendant  lesquels  elle  fut  livrée  aux 
épreuves  les  plus  pénibles.  C'est  alors  qu'elle  commença 
à  prier  Dieu  instamment  de  lui  communiquer  les  signes 
de  la  passion,  et  d'abord  la  couronne  d'épines.  Notre- 
Seigneur,  après  avoir  différé  longtemps  de  satisfaire  ses 
désirs,  voulant  par  là  les  enflammer  davantage,  l'exauça 
enfin  au  bout  de  deux  ans.  Il  lui  apparut  portant  sa  cou- 
ronne d'épines  :  elle  se  prosterna  devant  lui,  et  il  la  lui 
mit  alors  sur  la  tête.  La  douleur  qu'elle  ressentit  fut  si 
violente  qu'elle  tomba  évanouie.  Elle  reçut  ce  don  avec 
joie  et  reconnaissance ,  et  souffrit ,  à  partir  de  ce  moment, 
des  maux  de  tête  intolérables.  Sa  tête  était  entourée  d'un 
cercle  visible ,  qu'aperçurent  souvent  ceux  qui  vivaient 


2i.S  DE    I.A    PLASTIQUE    MYSTIQUE. 

avec  elle,  malgré  toutes  les  précautions  qu'elle  prenait 
pour  le  cacher;  il  se  gonflait  quelquefois ,  et  .un  sang  noir 
semblait  y  circuler. 

C'était  peu  pour  elle  d'avoir  la  couronne  si  elle  ne  par- 
ticipait encore  aux  autres  plaies  de  son  bien-aimé.  Enhardie 
par  le  don  qu'elle  avait  reçu,  elle  en  demanda  d'autres  à 
Xotre-Seignçur.  Dans  le  mois  de  juin  de  l'an  1477,  à  l'âge 
de  trente-deux  ans,  elle  alla  visiter  une  sainte  fille  nommée 
Marguerite -Séraphine.  Comme  les  deux  amies  s'entrete- 
naient ensemble  de  ces  paroles  de  l'Apôtre  :  Je  désice  ar- 
demment ma  dissolution  pour  être  avec  le  Christ,  Osanna 
eut  un  ravissement.  Dans  son  extase ,  elle  demanda  de 
nouveau  à  Notre-Seigneur  ses  stigmates;  et  comme  il  vou- 
lait difîerer  encore  cette  faveur,  elle  le  supplia  de  lui 
donner  au  moins  la  plaie  du  côté.  Elle  resta  ainsi  pendant 
trois  heures,  le  priant  toujours.  Elle  vit  enfin  un  rayon 
d'un  éclat  extraordinaire  se  diriger  vers  le  côté  gauche  de 
son  corps.  Il  pénétra  en  elle  avec  une  telle  force  qu'elle 
en  ressentit  une  douleur  inexprimable ,  et  fut  agitée  pen- 
dantun  quart  d'heure  pardes  mouvements  extraordinaires, 
au  grand  étonnement  de  Marguerite,  qui  ne  comprenait 
rien  à  tout  ce  qui  se  passait. — Mais  Osanna,  revenue  à  elle, 
chercha  à  lui  cacher  la  faveur  qu'elle  avait  reçue.  Au  reste, 
on  montrait  encore  longtemps  après  la  chambre  où  cet  évé- 
nement était  arrivé.  Osanna  était  satisfaite,  surtout  parce 
qu'elle  espérait  obtenir  davantage  encore.  Elle  se  mit  donc 
aussitôt  à  demander  les  autres  stigmates,  et  elle  les  obtint 
après  un  an  de  prières  fenentes.  Le  Seigneur  lui  apparut 
environné  d'un  admirable  éclat,  et  lui  dit  :  (c  Tu  veux  donc 
avoir  mes  stigmates?  —  Plus  que  je  ne  puis  l'exprimer.  — 
Prends  gai'de,  ma  fille,  lui  dit  Notre -Seigneur,  les  dou- 


HE    1-A    IM,.\STIQIE    MYSTIQUK.  240 

lours  que  tu  désires  sont  bien  cruelles  et  au-dessus  de  tes 
forces.  Il  vaudrait  mieux  pour  toi  supporter  une  peine 
modérée  que  de  succomber  sous  de  nouveaux  tourments. 
Tu  te  repentiras  peut-être  de  ta  demande. — Rien  ne  sera 
trop  lourd  pour  mes  épaules,  répondit  Osanna,  si  vous 
venez  à  mon  secours.  Il  y  a  longtemps  que  j'ai  mis  mon 
espérance  en  vous;  renjplissez  donc  voire  promesse.  -«Xotre- 
Seigneur  l'assura  de  son  secours.  Des  rayons  brûlants  se 
dirigèrent  alors  vers  ses  mains  et  ses  pieds ,  et  elle  tomba 
par  terre  de  douleur  en  poussant  un  grand  cri.  Elle  fut 
longtemps  avant  de  pouvoir  revenir  à  elle.  Ses  mains,  ses 
pieds  surtout  avaient  les  stigmates,  et  les  bords  de  la 
blessure  étaient  tellement  gonflés  qu'il  semblait  que  les 
clous  ressortaient.  Les  plaies  devenaient  plus  grandes  les 
mercredis  et  les  vendredis,  et  surtout  pendant  la  semaine 
sainte,  où  elles  étaient  livides  :  le  reste  du  temps  elles 
n'étaient  visibles  que  pour  elle,  et  un  voile  très -ténu  les 
cachait  aux  honmies.  Mais  les  stigmates  de  son  bien-aimé 
ne  suffisaient  pas  encore  à  son  amour  :  elle  voulut  le  por- 
ter lui -môme  en  son  cœur.  Elle  le  pria  donc  d'y  entrer, 
afin  qu'elle  le  possédât  toujours,  parce  qu'elle  ne  pouvait 
plus  vivre  sans  lui.  Sa  prière  fut  encore  exaucée.  Un  jour, 
après  qu'elle  eut  communié,  Notre-Seigneur  entra  dans  son 
cœur,  sous  la  forme  de  crucifié ,  et  lui  promit  qu'il  n'en 
sortirait  plus.  Il  tint  parole.  A  partir  de  ce  moment,  il  lui 
sembla  que  quelqu'un  se  trouvait  enfermé  dans  son  cœur, 
s'y  remuait  de-çà  et  de-là,  étendait  les  bras  ou  les  retirait, 
ce  qui  lui  causait  de  telles  douleurs  qu'elle  croyait  en 
mourir.  Mais  toutes  ces  souffrances  étaient  un  plaisir  pour 
elle.  ElUe  pria  Notre -Seigneur  de  lui  accorder  enfin  les 
douleurs  qu'il  avait  souffertes  sur  la  croix  en  son  cœur. 


250  DE    LA    PLASTIQUE    MYSTIQUE. 

Elle  eut  une  extase  où  il  lui  sembla  que  son  cœur  était 
percé  d'un  clou  ;  et  la  douleur  qu'elle  en  ressentit  fut  si 
violente,  qu'elle  pria  Notre-Seigneur  plusieurs  fois  de  venir 
à  son  secours. 

Elle  supporta  avec  courage  toutes  ces  souffrances,  quoi- 
que souvent  elle  fût  près  d'en  mourir,  comme  son  confes- 
seur le  témoigne  à  plusieurs  reprises.  Vn  jour  qu'il  lui  de- 
mandait comment  elle  se  trouvait ,  elle  lui  répondit  avec 
une  expression  tout  angélique  :  «  Je  vis  en  de  grandes 
douleurs  ;  car  toute  la  région  du  cœur  est  enflée  depuis 
l'épaule  jusqu'à  l'estomac,  et  la  douleur  ainsi  que  la  rou- 
geur s'étend  jusqu'aux  pieds.  Peregrino,  ma  parente,  me 
frotte  tous  les  jours  avec  un  onguent,  et  je  la  laisse  faire 
pour  qu'elle  ne  devine  pas  la  vérité.  Cependant  elle  a  re- 
marqué la  rougeur  et  l'enflure  qui  vont,  sous  la  forme  d'un 
ruban,  depuis  l'estomac  jusqu'aux  épaules,  et  qui  me  sont 
irès-douloureuses.  »  Il  lui  demanda  alors  quelle  était  la 
nature  du  mal  qu'elle  souffrait  au  cœur.  Elle  lui  répon- 
dit :  «  0  mon  fils!  il  me  semble  qu'on  me  le  partage  en 
deux,  et  qu'ensuite  chacune  de  ces  deux  parties  est  parta- 
gée de  nouveau  en  deux  autres;  de  sorte  qu'il  ressemble  à 
une  grenade  coupée  en  quatre  morceaux.  D'autres  fois  il 
me  semble  qu'on  promène  un  couteau  au  milieu  ,  ce  qui 
me  cause  les  douleurs  les  plus  violentes  dans  tout  le  côté. 
0  bon  Jésus,  que  votre  bonté  est  grande!  »  Elle  reçut  en- 
core la  couronne  d'épines.  La  peau  de  la  tète  s'enflamma 
sous  la  forme  d'un  cercle,  et  ressortit  de  l'épaisseur  d'un 
doigt,  en  lui  causant  les  plus  cruelles  souffrances.  Il  n'est 
donc  pas  étonnant  qu'elle  ait  fini  par  perdre  presque  en- 
tièrement le  sommeil.  Elle  avait  fréquemment  la  fièvre;  et 
souvent  au  milieu  do  ses  entretiens  elle  s'arrêtait  tout  à 


DU    LA    TLASTlOl^'l^    M\STIUL'E.  251 

coup ,  changeait  de  couleur,  mettait  sa  main  sur  sa  poi- 
trine ,  et  était  obligée  d'attendre,  pour  reprendre  le  iil  de 
son  discours,  que  ce  redoublement  de  douleur  fût  passé. 
iMifni  il  lui  fut  impossible  de  méditer  sur  les  mystères  de 
la  passion  sans  que  son  cœur  s'enflammât  aussitôt,  comme 
s'il  eût  été  rempli  d'un  corps  considérable  et  enflammé; 
et  comme  la  douleur  se  communiquait  à  tous  ses  membres, 
elle  était  alors  prise  de  la  lièvre,  [^a  Vie,  par  Fr.  Sylv.  de 
Ferrare.  Milan,  l,"iOo,  liv.  III,  cli.  i  etn.) 

Tel  est  l'amour  de  ces  grandes  âmes  que  Dieu  remplit 
de  son  esprit.  Il  n'est  pas  comme  l'amour  du  monde,  qui 
clierche  ses  intérêts  ou  son  plaisir  ;  il  n'a  soif  au  contraire 
que  de  souilrances ,  et  arrive  à  la  véritable  union  par  l'ou- 
bli de  soi-même  poussé  jusqu'à  l'héroïsme.  Lorsque  cet 
amour  a  pris  racine  dans  une  âme  forte  et  énergique ,  la 
puissance  qu'elle  a  d'aimer  afflue  pour  ainsi  dire  de  par- 
tout, et  se  concentre  dans  son  fond  le  plus  intime  comme 
en  un  foyer.  La  vie,  par  un  mouvement  correspondant,  se 
ramasse  aussi  de  partout  dans  le  cœur;  et  celui-ci,  agité, 
bouleversé,  déborde  de  toutes  parts,  et  exprime  d'une  ma- 
nière inaccoutumée,  mais  conforme  à  sa  nature,  les  im- 
pressions nouvelles  et  extraordinaires  qu'il  a  reçues.  Or 
cette  manière,  avons-  nous  dit,  est  toute  plastique  :  c'est 
dans  le  sang  et  par  le  sang  qu'il  manifeste  son  activité; 
c'est  donc  dans  le  sang,  et  le  plus  souvent  dans  l'organe 
même  du  cœur,  que  les  images  spirituelles,  sources  de  ces 
impressions,  prennent  une  forme  compacte  et  corporelle. 
On  n'a  ouvert  après  leur  mort  ni  Angèle  ni  Osanna,  pour 
voir  si  les  choses  qu'elles  avaient  ressenties  s'étaient  vrai- 
ment passées  en  elles  comme  elles  le  croyaient.  Mais  on  Ta 
fait  pour  d'autres,  et  l'on  a  trouvé  vraiment  dans  leur  cœur 


*J.)2  DE    LA    l'LAblloLE    MVMinlE. 

Cécile  Nû-  les  images  dont  elles  avaient  senti  la  présence  et  rempreinte. 
Cécile  Nobiii;,  religieuse  Clarisse,  a^ait,  comme  nous 
Tavons  vu ,  la  plaie  du  côté  qui  avait  pénétré  jusqu'à  la 
substance  même  du  cœur.  On  ouvrit  celui-ci  après  sa  mort, 
et  Ton  y  trouva  la  forme  de  deux  petits  fouets  composés 
d'une  manière  merveilleuse  de  peaux  et  de  fibres  tissues 
ensemble.  Les  bouts  de  ces  deux  fouets  étaient  garnis  d'an- 
neaux que  l'on  distinguait  très- bien  à  leur  couleur  obs- 
cure. ^Jlu.ber,  juillet,  p.  14o4.)  Il  en  fut  de  même  de 
j   ^],  de  la  Jeanne -Marie  de  la  Croix  deRoveredo.  La  blessure  avait 

Croix  de    pénétré  cbez  elle  par  le  poumon  jusqu'au  cœur,  et  sur 
Roveredo.    ^  i  i  J      i 

celui-ci  étaient  empreints  le  roseau,  la  lance  et  l'éponge. 

Isabelle  Ba-  [Ibid.,  mars,  p.  7  66.)  Lorsque  Isabelle  Barilis,  théatine, 
""*■  fut  morte,  on  tira  son  cœur  de  sa  poitrine ,  et  on  l'ouvrit, 
afin  de  découvrir  la  cause  des  souffrances  continuelles 
qu'elle  y  avait  ressenties  pendant  sa  vie.  On  y  trouva 
l'empreinte  de  tous  les  instruments  de  la  passion.  {Sylos, 
p.  II,  c.  x.j  La  sœur  Paul  de  Saint -Thomas,  de  l'ordre 
de  Saint- Dominique,  avait  coutume  de  dire  qu'elle  por- 
tait le  Crucifié  dans  son  cœur.  Après  sa  mort  on  trouva 
que  la  chose  était  littéralement  vraie  ;  car  l'image  de  Notre- 
Seigneur  mourant  était  gravée  dans  son  cœ^ur.  [îbid.) 
Claire  de        Claire  de  Montefalco  avait  dans  une  vision  donné  son 

Montefaico.  cœur  à  Notre- Seigneur,  pour  qu'fi  le  fit  mourir  sur  la 
croix  ;  et  à  partir  de  ce  moment  eUe  avait  vécu  dans  la  mé- 
ditation continuelle  de  la  passion  du  Sauveur.  Après  sa 
mort,  qui  arriva  en  1308,  les  sœurs  du  couvent,  pensant 
qu'il  avait  bien  pu  se  passer  dans  son  cœur  quelque  chose 
de  semblable,  résolurent  de  l'ouvrir.  EUes  se  mirent  donc 
en  prière,  et  l'une  d'elles,  plus  courageuse  que  les  autres, 
se  mit  hardiment  à  l'œuvre.  Lorsqu'elle  eut  ouvert  le  tho- 


" 


DE    LA    PLASTIQUE   MYSTIQUE.  253 

rax,  elle  trouva  le  cœur  gros  comme  une  tête  d'enfant. 
Elle  l'ôta  de  la  cavité  de  la  poitrine,  et  le  mit  dans  un  vase 
sur  l'autel,  parce  que  les  religieuses  ne  pouvaient  s'accor- 
der sur  ce  qu'il  fallait  faire.  Elles  se  mirent  de  nouveau  en 
prière ,  et  il  fut  résolu  qu'on  ouvrirait  le  cœur.  La  sœur 
Françoise,  après  quelques  hésitations,  donna  enfin  un 
grand  coup  de  couteau  ,  en  répandant  un  torrent  de  lar- 
mes, et  atteignit  facilement  la  substance  molle  et  extérieure 
de  l'organe.  Mais  elle  trouva  dans  la  substance  interne  de 
la  résistance  et  une  certaine  dureté.  Elle  fit  donc  une 
seconde  incision ,  et  partagea  le  cœur  en  deux  moitiés 
égales.  Toutes  les  sœurs  se  pressent  autour  d'elle,  rem- 
plies de  joie,  des  cierges  à  la  main ,  et  voient  avec  un  sen- 
timent profond  d'admiration  les  mystères  de  la  passion  du 
Sauveur  représentés  dans  un  certain  ordre  sur  les  deux 
parois  du  cœur.  Sur  le  côté  droit  et  au  milieu,  était  l'image 
de  Notre-Seigneur  crucifié,  un  peu  plus  longue  qu'un  pouce 
de  femme,  les  bras  étendus,  la  tête  penchée,  le  côté  droit 
ouvert ,  tandis  que  le  côté  gauche  était  couvert  en  partie 
d'un  linge  taché  de  sang.  A  ses  pieds,  et  du  même  côté,  ou, 
d'après  un  extrait  des  actes,  du  côté  opposé,  était  la  cou- 
ronne, composée  de  petites  fibres  et  semée  d'épines.  Près 
d'elle  on  apercevait  trois  fibres  semblables,    attachées 
comme  des  fils,  au  bout  desquelles  pendaient  trois  clous 
pointus,  noirs,  et  qui  paraissaient  au  toucher  plus  durs  que 
la  chair.  Deux  de  ces  fibres,  plus  courtes  que  la  troisième, 
tenaient  à  des  fils  plus  petits  aussi.  Plus  bas  était  la  lance  , 
placée  obliquement  avec  une  pointe  aiguë  de  la  couleur  du 
fer,  et  si  dure  que  Béranger,  vicaire  général ,  envoyé  par 
l'évêque  de  Spolette  pour  faire  l'enquête,  ayant  voulu  y 
toucher,  sentit  son  doigt  piqué  comme  par  un  aiguillon. 
II.  8 


2ol  DE    LA    PLASTIQUE   MYSTIQLE. 

Tout  près  se  trouvait  encore  une  masse  informe  de  fibril- 
les de  couleur  rouge,  que  Ton  prit  pour  l'éponge.  Sur  le 
côté  gauche  du  cœur,  on  voyait  le  fouet ,  composé  de  cinq 
fibres  flexibles,  et  ayant  un  grand  nombre  de  nœuds,  avec 
un  manche  qui  ressemblait  à  du  bois  et  qui  était  fixé  par 
un  petit  nœud.  Les  cordes  du  fouet  étaient  teintes  d'un 
sang  noir  et  détachées  de  la  chair,  comme  on  le  voit  en- 
core aujom'd'hui  à  son  tombeau.  A  côté  s'élevait  la  co- 
lonne, qui  était  comme  entourée  de  cordes  d'une  couleur 
de  sang.  L'évequefit  faire  une  enquête  exacte  sur  tous  les 
faits.  Toutes  ces  images  des  instruments  de  la  passion  fu- 
rent détachées  :  quelques  -  unes  furent  envoyées  au  pape 
pour  la  béatification  de  la  sainte ,  et  les  autres  furent  con- 
servées dans  son  tombeau.  On  trouve  des  détails  très- 
curieux  sur  ce  fait  dans  la  Vie  de  sainte  Claire  de  Monte- 
falco,  écrite  par  Béranger  Moscome  et  Curtius ,  en  partie 
d'après  les  manuscruits  conservés  dans  le  monastère  où 
elle  a  vécu ,  en  partie  sur  les  actes  de  la  béatification. 
Véronique  L^i  vie  de  Véronique  Giuliani  nous  offre  un  des  exem- 
Giuliani.  pj^^  j^g  pi^g  remarquables  sous  ce  rapport.  Jamais  peut- 
être  le  phénomène  qui  nous  occupe  en  ce  moment  ne  s'est 
produit  d'une  manière  plus  pa.rfaite;  jamais  peut-être  non 
plus  il  n'a  été  observé  avec  autant  de  soin.  >ious  avons  déjà 
trouvé  plus  d'une  occasion  de  constater  l'attention  scru- 
puleuse de  la  sainte  dans  les  faits  de  ce  genre.  Elle  avait, 
le  samedi  saint  de  l'an  1727,  découvert  à  son  confesseur, 
forcée  par  l'obéissance,  qu'elle  portait  dans  son  cœur  beau- 
coup de  signes  et  d'images.  Celui-ci,  prenant  en  considé- 
ration ce  qu'elle  lui  avait  communiqué,  pensa  prudem- 
ment à  se  procurer  un  document  authentique  à  ce  sujet, 
pour  pouvoir  ensuite,  après  sa  mort,  s'assurer  de  laiéalitc 


bt    LA   PLASTIQUE    MVSTlQrt:.  25.J 

tlu  fait.-  Il  lui  ordonna  donc  de  nouveau,  en  vertu  de  la 
sainte  obéissance,  de  lui  dessiner  sur  un  papier  l'état  de 
son  cœur,  tel  qu'elle  le  lui  avait  décrit  de  vive  voix. 
Elle  obéit  ;  mais  comme  elle  ne  savait  point  dessiner,  elle 
pria  les  sœurs  Florida  Ceoli  et  Marie -Madeleine  Boscami 
de  l'aider,  sans  leur  dire  toutefois  qu'il  s'agissait  d'une 
chose  sérieuse,  mais  en  cherchant  plutôt  à  leur  faire  croire 
que  c'était  un  pur  caprice  de- sa  part.  Elle  tailla  donc  un 
papier  rouge  en  forme  de  cœur  ;  puis  elle  fit  tailler  avec 
du  papier  blanc ,  et  coller  sur  le  cœur  les  images  suivantes. 
Au  milieu,  sur  la  pointe  du  cœur,  était  une  grande  croix 
latine;  à  gauche  la  couronne  d'épines,  puis  en  travers, 
au-dessus  de  la  croix,  un  étendard  avec  sa  hampe  composé 
de  deux  pièces.  Elle  fit  tailler  celle  de  dessus  avec  du  pa- 
pier d'un  rouge  obscur.  Au-dessus  était  une  flamme  de  la 
même  couleur,  et  au-dessous  un  marteau,  des  pinces,  une 
lance  et  le  roseau  avec  sa  hampe.  A  droite  de  la  croix,  en 
commençant  par  le  haut,  étaient  la  robe  sans  couture  de 
Noh^e-Scigncur,  une  seconde  flamme,  un  calice,  deux  ci- 
catrices entrelacées  ensemble,  la  colonne,  trois  clous,  le 
fouet,  et  enfin,  au-dessous  de  la  tige  de  la  croix,  sept 
glaives  dont  les  pointes  étaient  tournées  les  unes  contre 
les  autres.  Elle  prit  une  plume,  et  tira  depuis  le  calice  jus- 
qu'à la  croix  une  ligne  qui  liait  ensemble  ces  vingt-quatre 
images  ,  et  écrivit  également  avec  de  l'encre  en  plusieurs 
endroits  huit  grandes  lettres  latines,  et  une  lettre  en  écri- 
ture cursive  :  au  haut  de  la  croix,  un  C,  qui ,  selon  elle, 
signifiait  charité;  au  bras  gauche,  un  0,  obéissance  ;  au 
bras  droit,  un  U,  humilité;  au  milieu,  deux  FF,  foi  et 
fidélité;  sur  les  deux  pièces  de  l'étendard  un  J  en  dessus, 
un  M  en  dessous,  Jésus  et  Marie  ;  au  pied  de  la  croix,  à 


2d6  hh.    LA    i'LAsTlyLK    M\:?îlnLt:. 

droite  et  à  gauche^  deux  PP,  pùtir  et  patience;  eiiliii,  sous 
les  pointes  des  sept  glaives,  un  V,  volonté  de  Dieu.  Les  deux 
flammes  représentaient  Tamour  de  Dieu  et  du  prochain  _, 
et  les  deux  blessures  celles  qu'elle  avait  reçues  elle-même 
la  nuit  de  >"oël.  Le  tout  fut  prêt  pour  la  Pentecôte,  et  Vé- 
ronique le  remit  au  P.  Guelfi ,  son  confesseur,  trois  jours 
avant  l'attaque  d'apoplexie  dont  elle  faillit  momir.  Celui- 
ci  signa  le  papier  qu'elle  lui  avait  remis,  le  scella  et  l'en- 
voya à  l'évèque.  Et  plus  tard,  dans  le  procès  qui  fut  fait 
pour  sa  béatification ,  il  reconnut  comme  élant  de  lui  le 
sceau  et  la  signature.  On  conserve  encore  dans  le  couvent 
de  la  sainte  une  copie  dé  ce  dessin,  faite  par  la  sœur  Ceoli. 
Après  la  mort  de  Véronique,  son  cœur  fut  ouvert  dans  toutes 
les  formes,  sur  Tordre  de  l'évèque,  par  Jean -François 
Gentili,  cliirurgien  et  professeur,  par  J.  F.  Bordiga,  mé- 
decin et  professeur  aussi,  en  présence  du  gouverneur  Tor- 
rigiani,  du  chancelier  Fabbri ,  des  deux  prieurs  Pesecciet 
Geilini,  des  deux  docteurs  Falconi  et  Giannini,  du  con- 
fesseur Guelfi ,  du  peintre  Luc-Antoine  Angelucci  et  de 
plusieurs  religieuses.  On  trouva  la  croix  très-distinctement 
représentée,  et  portant  au-dessous  la  lettre  C,  puis  la  cou- 
ronne d'épines,  les  deux  flammes,  les  sept  glaives  rangés 
en  forme  d'éventail,  les  lettres  V  et  P,  la  lance  et  le  roseau 
croisés  ensemble,  l'étendard  avec  les  deux  pièces  et  les 
lettres  J  et  M,  un  clou,  tel  qu'on  le  représente  ordinaire- 
ment. L'évèque  ne  crut  pas  nécessaire  de  faire  inciser  plus 
avant  le  côté  droit,  parce  qu'il  craignait  que  le  cœur  ne  se 
gàtàt  tout  à  fait  ;  car  il  y  avait  déjà  trente  -  quatre  heures 
que  la  sainte  était  morte.  11  ne  voulait  pas  non  plus  aug- 
menter inutilement  les  soufTrances  des  sœm's  qui  étaient 
présentes.  [Sa  Vie,  p.  124,  et  les  Actes  de  son  procès,  qui 


DE    I.\    PLASTIQUE    MYSTIQUE.  257 

furent  écrits  deux  mois  après  sa  mort.)  La  même  chose 
est  arrivée  à  Marguerite  de  Città  di  Castcllo. 

Cette  vertu  plastique  n'est  pas  propre  seulement  aux 
parties  molles  du  corps,  mais  elle  s'étend  quelquefois  jus- 
qu'à la  charpente  osseuse.  Cantinpré  raconte  dans  son  pre- 
mier livre  des  Abeilles,  ch.  xxv,  un  fait  dont  il  a  été  témoin 
lui-môme.  Boland,  prieur  des  Dominicains  à  Strasbourg .  Roland  de 
faisait  continuellement  avec  son-pouce  le  signe  de  la  croix  '  "' 

sur  sa  poitrine.  Or  il  arriva  qu'allant  à  Mayence  il  y  fut 
pris  d'une  maladie  dont  il  mourut,  et  il  fut  enterré  chez  les 
Frères  Mineurs.  Les  Dominicains  de  Strasbourg  désiraient 
avoir  son  corps  ;  mais  les  Frères  Mineurs  de  Mayence 
tenaient  à  le  garder.  Cependant,  au  bout  de  quelques  an- 
nées ,  le  couvent  de  Mayence  ayant  été  transporté  ailleurs, 
les  Dominicains  purent  enfin  rapporter  les  os  de  Boland  à 
Strasbourg.  Lorsqu'ils  les  eurent  lavés,  ils  trouvèrent  l'os     ' 
du  thorax,  où  s'emboîtent  les  côtes,  marqué  d'une  croix 
très-bien  faite  qui  paraissait  couvrir  le  cœur  comme  d'un 
bouclier.  Cantinpré,  qui  fit  un  voyage  de  quarante  milles 
pour  être  témoin  de  cette  merveille,  raconte  qu'il  a  vu  lui- 
même  cette  croix,  formée  comme  en  relief  de  la  substance 
même  de  l'os  au  milieu  du  thorax.  Les  trois  bras  supérieurs 
de  la  croix  avaient  la  même  longueur;  mais  le  quatrième 
était  plus  long.  Les  trois  premiers  se  terminaient  par  des 
lis ,  tandis  que  le  bras  inférieur  se  terminait  par  une  pointe, 
comme  s'il  eût  du  être  enfoncé  quelque  part.  Un  autre  do- 
cument rapporté  par  Bzovius  à  l'an  1237  ajoute  que  la 
croix  était  bleue. 

Un  an  après  la  mort  de  Jean  d' Yepes,  qui  arriva  en  1 39 1 , 
on  trouva  son  corps  parfaitement  intact  et  sans  aucune 
tache,  exhalant  avec  cela  un  parfum  délicieux,  et  on  le 


258  DES   STATIONS   ASTIQUES. 

déposa  au  milieu  d'un  grand  concours  de  peuple  dans  le 
couvent  des  Carmes  de  Ségovie.  Or  on  vit  dessinées  sur  tous 
les  membres  des  images  merveilleuses  de  Xotre-Seigneur, 
de  la  sainte  Vierge,  des  anges  et  des  saints.  Mais  elles  ne 
paraissaient  pas  de  la  même  manière  à  tout  le  monde,  et 
chacun  ne  les  voyait  pas  toutes  ensemble;  mais  plusieurs 
ne  les  voyaient  pas  du  tout ,  et  d'autres  les  voyaient  tantôt 
d'une  manière,  tantôt  d'une  autre.  Dansée  cas,  on  le  voit, 
la  réalité  est  déjà  mêlée  de  l'élément  subjectif:  aussi  ce 
fait  n'ofîre-t-il  pas  une  certitude  incontestable.  L'évêque 
du  diocèse,  Vigilisde  Quinones,  constate,  il  est  vrai,  qu'un 
grand  nombre  d'individus  ont  vu  ces  signes ,  et  l'existence 
en  a  été  confii'mée  par  des  témoins  dignes  de  toute  con- 
fiance, et  constatée  dans  le  procès  avec  toutes  les  formes 
du  droit.  Mais  il  reste  toujours  très-difficile  dans  les  cas  de 
ce  genre  de  distinguer  la  réalité  de  ce  qui  n'est  que  l'effet 
de  l'imagination.  {Paradisus  cannelitici  decoris,  p.  435.) 


CHAPITRE   XIX 

L'extase  considérée  dans  les  organes  du  mouvement.  Des  stations  mysti- 
ques. Comment  ce  phénomène  se  trouve  joint  avec  celui  des  stiermates. 
Lucie  de  ^arni.  Comment  il  se  produit  en  pai'tie  seulement  ou  d'une 
manière  complète.  Sainte  Colette.  Agnès  de  Jésus.  Jeanne  de  Jésus- 
Marie. 

L'extase  saisit  1  homme  tout  entier.  Mais  quoique  celui- 
ci  soit  unique  dans  sa  personne ,  on  peut  distinguer  en  lui 
plusieurs  régions  très-différentes,  en  chacune  desquelles  il 
exerce  son  action  d'une  manière  spéciale.  Il  en  est  de  même 
de  l'esprit  d'en  haut  qui  produit  l'extase  :  c'est  toujours 
le  même  esprit,  mais  il  peut  à  son  gré  saisir  l'une  ou  l'au- 


DES    STATIONS    MYSTIQUES.  259 

tre  de  ces  diverses  régions ,  et  produire  ainsi  des  phé- 
nomènes particuliers.  Nous  avons  considéré  déjà  l'action 
de  Dieu  dans  l'esprit  et  dans  la  région  inférieure  de 
l'homme^  et  nous  avons  vu  comment  il  produit  dans  le 
premier  cas  la  vision  sous  toutes  ses  formes  et  des  émis- 
sions de  lumière  ;  ou  bien  encore  comment,  lorsqu'il  s'em- 
pare des  puissances  de  la  volonté ,  il  y  donne  naissance 
à  des  mouvements  qui  se  manifestent  au  dehors  par  des 
sons  extérieurs.  Nous  avons  vu  ensuite  que  l'esprit  divin, 
lorsqu'il  soumet  à  son  action  les  forces  vitales,  les  élève 
au-dessus  d'elles-mêmes,  leur  donne  une  plasticité  plus 
grande,  et  leur  fait  produire  ainsi  dans  l'organisme  des 
formes  extraordinaires.  C'est  de  cette  manière  que  se  ma- 
nifestent les  phénomènes  de  la  stigmatisation  à  tous  ses 
degrés.  Or  ces  deux  régions  extrêmes  dans  l'homme,  qui 
représentent  d'une  manière  spéciale  les  deux  premières 
personnes  de  la  sainte  Trinité ,  sont  mises  en  rapport  par  la 
région  intermédiaire  qui  préside  aux  mouvements.  Lors- 
que l'extase  saisit  principalement  ou  l'esprit  ou  la  région 
inférieure  de  l'homme,  les  organes  du  mouvement  sont 
ordinairement  liés;  de  sorte  que  les  visions  et  en  partie 
aussi  la  stigmatisation  s'accomplissent  au  milieu  d'une  ex- 
tase tranquille  et  immobile.  Mais  il  arrive  quelquefois  aussi 
que  l'esprit  divin  s'empare  de  la  région  intermédiaire,  et 
y  produit  un  surcroît  d'activité  extraordinaire.  Les  organes, 
qui  étaient  liés  dans  les  deux  premières  formes  de  l'extase, 
sont  élevés  au  contraire  en  ce  cas  à  une  plus  haute  puis- 
sance ;  et  les  mouvements,  dirigés  par  une  volonté  surna- 
turellement  exaltée,  dépassent  les  limites  ordinaires  et 
naturehes;  et  c'est  ainsi  que  l'extase  mobile  succède  à 
l'extase  immobile. 


260  DES    STATIONS   HITSTIQUES. 

L'extase  mobile  tient  donc  le  milieu  entre  l'extase  spiri- 
tuelle, qui  produit  les  visions,  et  l'extase  plastique,  qui 
donne  naissance  aux  stigmates.  On  distingue  en  elle  trois 
formes  ou  trois  degrés,  correspondant  aux  trois  aspects  des 
organes  du  mouvement.  Au  premier  degré  on  peut  ranger 
tous  les  phénomènes  que  nous  désignons  sous  le  nom  de 
stations  mystiques.  Le  second  degré  comprend  les  extases 
où  se  produit  une  action  à  distance,  ou  une  action  partant 
du  centre  ou  y  allant.  Enfin,  le  troisième  degré  comprend 
l'extase  dans  laquelle  l'homme  marche  ou  s'élève  au-des- 
sus de  terre,  ou  vole  en  l'air.  Nous  allons  étudier  toutes 
ces  formes ,  en  commençant  par  les  stations  mystiques. 
Des  stations      L'extase  mobile  exprime  dans  le  domaine  de  la  grâce  ce 
n^iystiques,  ^^^  ^q  somnambulisme  représente  dans  celui  delà  nature. 
Lorsque  l'homme  marche  éveillé,  l'esprit  en  lui  tient  le 
gouvernail ,  et  dirige  d'en  haut  le  mouvement  vers  le  but 
qu'il  a  en  vue.  Mais  lorsque  le  somnambule  marche  dans 
le  sommeil,  l'instinct  qui  git  dans  les  régions  inférieures  de 
la  vie  prend  la  place  de  l'intelligence,  voilée  sous  les 
nuages  du  sommeil  ;  et  saisissant  les  organes  du  mouve- 
ment, il  dirige  et  conduit  celui-ci  avec  cette  assurance  qui 
est  le  caractère  propre  de  tout  instinct  naturel.  Dans  l'extase 
mobile,  c'est  l'esprit  de  Dieu  qui  prend  la  place  de  celui 
de  l'homme.  Celui-ci  se  Uvre  à  lui  pendant  tout  le  temps 
que  dure  l'extase;  et  il  est  à  l'égard  de  Dieu  à  peu  près  ce 
que  la  vie  inférieure  est  pour  lui-même,  avec  cette  diffé- 
rence toutefois  qu'ici  la  dépendance  de  la  vie  inférieure  à 
l'égard  de  l'esprit  est  nécessaire  et  continuelle,  tandis  que 
celle  de  l'esprit  de  l'homme  à  l'égard  de  Dieu  dans  l'extase 
est  libre  et  temporaire.  L'esprit  divin ,  qui  s'est  emparé  du 
pouvoir  dans  l'homme,  l'exerce  à  sa  guise,  produisant  en 


DES    STATIONS    MYSTIQUES.  261 

lui  des  mouvements  que  la  volonté  reçoit  intérieurement , 
et  qu'elle  exécute  ensuite  au  dehors.  Il  s'ouvre  donc  ici 
un  nouveau  monde  d'action  ,  tracé  par  l'esprit  de  Dieu  , 
de  même  que  le  cercle  de  la  vie  ordinaire,  dans  l'état  de 
veille,  est  renfermé  dans  la  sphère  de  l'esprit  de  l'homme, 
tandis  que  dans  le  sommeil  il  repose  dans  le  sein  de  la 
nature  elle-même  ou  dans  les  régions  inférieures  de 
l'organisme,  soumises  exclusivement  aux  influences  de 
celle-  ci. 

Dans  le  domaine  de  l'esprit  et  de  la  nature,  lorsqu'un 
but  important  doit  être  atteint,  et  que  l'on  a  pour  cela  des 
moyens  considérables  à  sa  disposition,  les  actions  particu- 
lières se  produisent  sous  une  forme  épique  ou  dramatique, 
et  composent  ainsi  un  magnifique  ensemble  et  comme  un 
poëme  grandiose.  Il  en  est  ainsi  dans  le  domaine  de  la 
grâce.  Ici  aussi,  lorsque  l'esprit  de  Dieu  et  l'esprit  de 
l'homme  s'unissent  dans  une  action  commune,  les  opéra- 
tions qui  résultent  de  cet  admirable  concert  forment,  par 
leur  enchahiement,  comme  un  drame  sublime  et  saisissant. 
Mais  le  but  le  plus  élevé  qui  puisse  être  proposé  à  l'homme 
dont  l'esprit  de  Dieu  s'est  emparé,  c'est  Notre -Seigneur 
lui-même  accomplissant  l'œuvre  de  la  rédemption,  pour 
laquelle  il  est  venu  sur  la  terre ,  et  montant  le  chemin  qui 
conduit  au  Golgotha.  11  n'est  pas,  en  effet,  de  spectacle 
plus  attendrissant  que  celui  des  scènes  de  sa  passion.  De 
même  que,  si  deux  cordes  sont  montées  sur  le  même  ton, 
les  vibrations  de  l'une  mettent  l'autre  en  mouvement , 
•  ainsi  les  souffrances  de  Notre- Seigneur,  contemplées  avec 
amour  par  l'àme  ravie,  la  font  vibrer  à  l'unisson,  et  pro- 
duisent en  elle  des  émotions  semblables  à  celles  qu'il  a  res- 
^ienties  lui-même.  Ce  n'est  plus  une  simple  méditation  , 


262  DES    STATIONS    MYSTIQUES. 

mais  c'est  la  reproduction  vivante  de  la  passion  du  Sau- 
veur dans  tous  ses  actes  et  dans  toutes  ses  circonstances. 
De  même,  en  effet,  que  les  plaintes  qu'arrache  à  l'àme  la 
compassion  composent  en  quelque  sorte  une  lamentation 
mélodieuse ,  ainsi  la  reproduction  des  scènes  douloureuses 
de  la  passion  du  Sauveur  forme  un  drame  sublime,  auquel 
on  ne  peut  assister  sans  une  émotion  profonde. 

Lucie  On  voit  par  tout  ce  que  nous  venons  de  dire  quel  rap- 

de  Nanii,  .  ,   ,  ,  i    •  i    i       .  .      . 

port  existe  entre  ce  phénomène  et  celui  de  la  stigmatisation. 

Ce  rapport  est  tel  que  c^st  après  un  acte  de  ce  genre  que 
Lucie  de  >'arni  a  été  stigmatisée.  Le  24  février  1496,  elle 
était  au  chœur  avec  vingt -cinq  religieuses  du  même  cou- 
vent, lorsqu'elle  fut  prise  par  une  extase  où  elle  resta 
une  demi -heure  sans  aucun  mouvement.  Puis  elle  se  mit 
à  pousser  une  plainte  profonde,  de  sorte  que  l'on  comprit 
qu'elle  faisait  avec  Notre -Seigneur  les  stations  de  la  pas- 
sion. On  vit,  en  effet,  qu'elle  souffrait  toutes  les  douleurs 
qu'avaient  éprouvées  Notre-Seigneur  et  sa  mère  en  se  sé- 
parant, celles  que  le  Sauveur  ressentit  de  l'abandon  de  ses 
disciples  et  delà  trahison  de  Judas,  et  qu'elle  aurait  voulu 
les  prendre  sur  elle  à  sa  place.  Elle  suivit  ensuite  Notre- 
Seigneur  à  la  colonne;  et,  abîmée  dans  une  angoisse  pro- 
fonde, elle  demandait  qu'on  déchargeât  sur  elle  les  coups 
dont  on  le  frappait.  Puis  elle  assista  au  couronnement  d'é- 
pines, le  cœur  brisé,  en  compagnie  de  Marie,  de  Madeleine 
et  de  l'apôtre  saint  Jean.  Elle  entendit  l'injuste  sentence  de 
Pilate,  et  vit  s'acheminer  vers  le  Calvaire  le  funèbre  convoi. 
Elle  marcha  à  la  suite  du  Sauveur,  prit  avec  joie  la  croix  • 
sur  ses  épaules  à  la  place  du  Cyrénéen  ;  puis,  ployant  sous 
le  faix,  elle  tomba  à  terre  épuisée  de  fatigues  et  de  souf- 
frances. Revenue  cependant  à  elle,  elle  se  traîna  du  mieux 


DES    STATIONS    MYSTIQUES.  263 

qu'elle  put  à  la  suite  du  Sauveur^  lui  disant  :  «  Seigneur, 
je  vous  vois  attaché  à  la  croix,  mais  je  veux  y  être  attachée 
avec  vous.  Donnez -moi  donc  part,  ô  mon  bien-  aimé,  k 
vos  souffrances;  laissez -les  -  moi  toujours,  ainsi  que  vos 
plaies  sacrées.  » 

La  sœur  Diambra,  s' étant  approchée,  vit  les  muscles  de 
ses  bras  se  contracter  convulsivement,  et  ses  os  se  dislo- 
quer. Elle  lui  demanda  ce  qu'elle  avait  au  bras  ;  Lucie  lui 
répondit  qu'ils  étaient  comme  endormis.  Mais  bientôt  les 
crampes  augmentèrent  tellement  qu'elle  devint  roide  et 
froide  comme  la  glace;  de  sorte  qu'elle  n'avait  plus  qu'un 
faible  reste  de  pouls.  Ceci  dura  jusqu'à  Tierce,  où  elle  alla 
communier  avec  les  autres.  Mais  dès  qu'elle  fut  de  retour 
dans  sa  cellule,  Diambra  s'aperçut  qu'elle  avait  dans  la 
paume  de  la  main  une  tache  sanguinolente,  et  les  cinq 
plaies  de  Notre  -  Seigneur  se  formèrent  complètement  sur 
son  corps  dans  le  cours  de  la  semaine.  (Marchese ,  t.  YI, 
p.  79.) 

Lucie  de  Narni  est  célèbre  aussi  par  l'examen  sévère  au- 
quel elle  fut  soumise  après  sa  stigmatisation.  Dès  que^'é- 
veque  eut  connaissance  du  fait  que  nous  venons  de  racon- 
ter, il  défendit  de  toucher  les  stigmates  qu'elle  avait  reçus, 
ou  d'essayer  de  les  guérir.  Cependant,  comme  ils  restaient 
toujours  frais  et  sans  suppuration ,  et  que  les  mercredis  et 
les  vendredis  seulement  ils  saignaient  avec  plus  d'abon- 
dance, il  permit  de  les  lier  et  d'employer  quelques  remèdes; 
mais  tous  furent  inutiles.  Le  pape  Alexandre  Vï  nomma 
pour  faire  l'enquête  une  commission  composée  du  grand 
inquisiteur,  de  l'évêque  de  Narni,  du  prieur  de  Viterbe,  de 
plusieurs  chanoines  et  du  médecin  Al.  Gentiari.  Ceux-ci, 
après  un  examen  sévère,  déclarèrent  quela  chose  était  sur- 


264  DES   STATIONS   MYSTIQUES. 

naturelle.  Mais  on  ne  cessa  pas  pour  cela  de  causer.  Chacun 
disait  son  mot  et  voulait  avoir  son  opinion  ;  on  traita  Lucie 
d'hypocrite,  et  la  chose  fit  tant  de  bruit  que  le  duc  Her-**^ 
cule  d'Esté  pria  le  pape  de  lui  envoyer  Lucie  à  Ferrare.  Il 
chargea  quati'e  des  principaux  médecins  de  Ferrare  et  trois 
autres  encore,  omni  exceptione  majores,  comme  s'exprime 
Fauteur  de  la  Vie  de  sainte  Lucie,  deux  évêques  etFarche- 
vêque  de  Milan  de  procéder  à  une  enquête  exacte.  Ils 
s'acquittèrent  consciencieusement  de  leur  ministère,  et 
coniirmèrentle  jugement  de  la  première  commission.  Mais 
on  ne  trouva  pas  encore  ceci  suffisant.  Alexandre  VI  envoya 
donc  son  médecin,  Bernard  de  Recanati,  un  des  médecins 
les  plus  célèbres  de  son  temps,  et  deux  évêques,  pour  pro- 
céder à  une  nouvelle  enquête.  Bernard  fit  faire  un  gant 
particulier  que  personne  autre  que  lui  ne  pouvait  ouvrii% 
puis  il  en  enveloppa  la  main  de  Lucie,  le  ferma  et  y  mit  son 
sceau.  Il  le  laissa  ainsi  neuf  jours.  Si  la  plaie  avait  été  na- 
turelle, elle  aurait  dû  nécessairement  pendant  ce  temps 
parvenir  à  suppuration;  mais  lorsqu'il  ôta  le  gant  la  bles- 
sure était  rouge  et  fraîche,  comme  lorsqu'il  l'avait  mis. 
Cette  troisième  commission  se  rangea  donc  à  l'avis  des 
deux  autres,  et  la  calomnie  fut  réduite  au  silence.  Bosius, 
dans  son  livre  de  Signis,  liv.  xv,  c.  3,  affirme  qu'il  a  vu 
lui-même  à  Rome  les  actes  de  cette  enquête. 

La  stigmatisation  n'est  pas  toujours  complète  dans  le 
même  individu,  et  quelques-uns  ne  reçoivent  que  les  plaies 
des  pieds  ou  des  mains,  ou  de  la  tête,  ou  du  cœur.  Il  en  est 
de  même  du  phénomène  qui  nous  occupe  en  ce  moment  : 
le  drame  sacré  de  la  passion  du  Sauveur  ne  se  reproduit 
^  inteCo  P^s  toujours  tout  entier  chez  les  extatiques,  surtout  dans 
leite.      les  commencements  de  la  vie  mystique.  Sainte  Colette,  qui 


DES    STATIONS    MYSTIQUES.  2Go 

dans  ses  extases  remplissait  d'un  agréable  parfum  la  mai- 
son où  elle  demeurait,  considérant  un  jour  dans  un  ravis- 
sement la  passion  du  Sauveur,  son  visage  enfla  comme  s'il 
eut  été  frappé  de  coups  nombreux  ;  de  sorte  qu'il  semblait 
ne  plus  avoir  que  la  peau  et  les  os.  Le  nez  était  tordu  et 
enfoncé.  Lorsqu'elle  eut  fini  sa  méditation,  le  visage  reprit 
sous  les  yeux  des  autres  sœurs  sa  forme  précédente  ;  l'en- 
flure disparut,  le  nez  se  redressa,  et  tout  redevint  comme 
auparavant.  {Sa  Vie,  page  562.)  C'était,  on  le  voit,  les 
mauvais  traitements  que  Notre -Seigneur  avait  reçus  de  la 
part  des  soldats  et  des  bourreaux,  qui  s'étaient  reproduits 
dans  la  personne  de  Colette.  Chez  d'autres,  c'est  l'agonie  du 
jardin  des  Oliviers,  ou  la  flagellation,  ou  quelque  autre 
scène  de  la  passion.  Ce  n'est  que  lorsque  tous  ces  actes 
particuliers  se  sont  succédé  que  le  drame  entier  apparaît 
avec  tous  ses  motifs  et  tous  les  faits  qui  le  composent;  et 
ce  drame  est  représenté  plus  ou  moins  vivement,  et  saisit 
les  témoins  d'une  émotion  plus  ou  moins  profonde,  selon 
les  conditions  particulières  de  la  personne  en  qui  il  se  re- 
produit. 

Un  grand  nombre  d'exemplesconfirmentce  que  nous  ve- 
nons de  dire.  Nous  choisirons  ici  les  plus  frappants,  en 
suivant  l'ordre  qui  nous  est  indiqué  par  le  degré  d'intérêt 
qu'ils  inspirent.  Agnès  de  Jésus  eut  d'abord  la  couronne  Agnès 
d'épines,  puis  des  douleurs  au  cœur,  ensuite  aux  mains  et 
aux  pieds ,  où  se  montrèrent  dans  les  commencements  de 
petites  croix  couleur  de  sang.  Elle  fut  conduite  après  cela 
au  Calvaire  pour  y  assister  au  crucifiement,  et  c'est  alors 
que  les  stigmates  furent  complètement  formés  sur  son  corps. 
Peu  de  temps  après  sa  profession,  un  ange  lui  avait  apparu 
en  lui  disant  :  «Agnès,  prépare-toi  à  souffrir  autant  qu'ait 


de  Jésus. 


266  DES   STATIONS   MYSTIQUES. 

jamais  souffert  aucune  créature.  »  Elle  se  contenta  de  lu* 
répondre  :  «  Ne  m'abandonnez  pas  lorsque  ce  que  vous 
m'annoncez  arrivera.  »  Le  soir  même ,  comme  elle  était 
au  lit^  sa  chambre  fut  tout  à  coup  illuminée  d'un  grand 
éclat;  au  milieu  de  la  lumière;,  Jésus  crucifié  lui  apparut, 
couvert  de  plaies  et  inondé  de  sang.  A  ce  spectacle,  il  lui 
sembla  qu'on  étendait  aussi  son  corps  sur  une  croix,  qu'on 
lui  clouait  les  mains  et  les  pieds;  et  les  douleurs  qu'elle  res- 
sentit étaient  si  vives  qu'elle  se  mit  à  pousser  de  grands 
cris.  Les  sœurs  accoururent,  et  la  trouvèrent  les  mains 
étendues,  les  pieds  posés  l'un  sur  l'autre  et  comme  cloués 
sur  une  croix.  «  0  mes  chères  sœurs,  leur  dit- elle  en  les 
voyant,  priez  pour  moi,  car  je  ne  puis  plus  soufîrir  da- 
vantage. »  On  appela  son  confesseur,  dans  la  crainte  qu'elle 
ne  mourût  sans  avoir  reçu  les  sacrements  de  l'Église.  Agnès 
lui  fit  sa  confession  avec  une  grande  abondance  de  larmes, 
et  reçut  de  ses  mains  le  saint  viatique;  après  quoi  elle 
tomba  en  extase,  et  répandit  comme  d'habitude  un  doux 
parfum  autour  d'elle. 

La  sainte  Vierge  lui  apparut  et  la  consola,  mais  pour 
quelques  instants  seulement.  Ce  message  céleste  lui  donna 
du  courage  pour  de  nouvelles  souffrances.  Celles-ci  revin- 
rent bientôt  en  effet,  et  durèrent  trois  jours  entiers;  après 
quoi  elles  diminuèrent  un  peu,  et  se  bornèrent  aux  côtés, 
aux  mains  et  aux  pieds;  de  sorte  qu'elle  fut  longtemps  sans 
pouvoir  marcher.  Au  bout  d'un  an ,  elle  fut  prise  dans  le 
jardin  du  monastère  de  douleurs  si  violentes  qu'elle  fut 
renversée  par  terre.  Les  sœurs  la  trouvèrent  les  bras  éten- 
dus, semblable  à  une  morte,  et  la  portèrent  dans  sa  chambre, 
où  elle  resta  trois  heures  entières  sans  donner  signe  de 
vie.  Revenue  à  elle,  elle  fut  conduite  chez  la  prieure.  Les 


DES   STATIONS    MYSTIQUES.  267 

douleurs  reparurent  bientôt^  et  on  l'entendait  crier  avec 
une  tendresse  inexprimable  :  «  0  amour,  que  tu  es  puis- 
sant! 0  amour,  que  tu  es  fort  et  irrésistible!  Mes  chères 
sœurs,  je  n'ai  plus  mon  cœur,  l'amour  me  l'a  pris;  je  ne 
dis  plus  rien  par  moi-môme  ,  c'est  l'amour  qui  parle  par 
ma  bouche;  aimons  donc  ce  divin  amour  qui  nous  aime  si 
tendrement.  »  Puis,  se  tournant  vers  le  crucifix  :  «Sei- 
gneur, dit-elle,  ô  mon  doux  amour,  je  veux  souffrir  jusqu'à 
la  fin  de  ma  vie.  »  Apercevant  son  confesseur,  elle  lui  dit  : 
«  Mon  père,  donnez  à  votre  fille  ce  dont  elle  a  besoin.  »  Il 
entendit  donc  sa  confession  et  lui  donna  la  communion; 
après  quoi  elle  eut  un  ravissement  qui  dura  une  heure. 
Quand  elle  fut  revenue  à  elle,  son  confesseur  lui  demanda 
où  elle  avait  été.  «  Mon  père,  lui  dit-elle,  je  viens  du  pa- 
lais de  l'amour.  —  Où  est-il?  — Sur  le  Calvaire.  Là,  j'ai  vu 
mon  Sauveur  porter  seul  sa  lourde  croix,  et  il  m'a  dit  que 
je  dois  aussi  porter  la  mienne  sans  aucun  mélange  de  con- 
solation. )) 

Les  crampes  revinrentbientôt.  Son  corps  fut  étendu  d'une 
manière  invisible,  ses  bras  tirés  violemaient;  ses  pieds  se 
posèrent  l'un  sur  l'autre;  son  visage  devint  rouge  comme 
le  sang  ;  tous  ses  membres  furent  agités  par  un  tremble- 
ment violent.  On  entendait  craquer  les  jointures  des  os,  et 
dans  sa  poitrine  un  bruit  singulier,  comme  si  l'on  eût  dé- 
chiré son  cœur.  Pendant  ce  temps  elle  ne  faisait  que  de- 
mander à  Dieu  la  patience  et  la  force,  et  exhorter  les  assis- 
tants à  aimer  le  Seigneur.  Elle  eut  une  nouvelle  extase 
suivie  de  nouvelles  douleurs,  qui  devinrent  si  cruelles 
qu'on  lui  fit  donner  les  sacrements  des  mourants.  Elle  eut 
pendant  qu'elle  les  recevait  des  visions  qui  la  consolèrent. 
Le  jour  suivant,  le  messager  invisible  lui  apparut  de  nou- 


268  DES    STATIONS    MYSTIQUES. 

veau_,  et  lui  demanda  si  elle  était  disposée  à  souffrir  davan- 
tage encore  pour  les  péchés  du  monde.  Elle  répondit  oui, 
et  au  bout  d'une  heure  les  souffrances  revinrent,  plus  ter- 
ribles qu'auparavant;  de  sorte  que  tous  les  assistants  étaient 
étonnés  qu'elle  pût  vivre  encore.  Comme  elle  demandait 
un  cruciiîx  qui  était  près  d'elle^  on  vit  celui-ci  venir  à  elle 
comme  par  un  attrait  magnétique.  Les  sœurs  attendaient 
sa  mort  à  chaque  instant^  mais  une  voix  lui  dit  qu'elle  vi- 
vrait encore  le  jour  suivant.  On  lui  mit  dans  la  bouche, 
pour  la  rafraîchir,  quelques  gouttes  de  vin  sucré,  qui  lui 
parurent  comme  du  fiel  et  du  vinaigre. 

Le  lendemain,  qui  était  un  vendredi,  eut  lieu  la  dernière 
scène  de  ce  drame  terrible.  Comme  son  confesseur  l'exhor- 
tait à  la  patience,  elle  lui  assura  que  dans  ses  plus  grandes 
souffrances  Dieu  lui  avait  accordé  la  gi'àce  d'une  entière  ré- 
signation à  sa  volonté  sainte.  Vers  la  onzième  heure,  tous 
les  signes  d'une  mort  prochaine  s'étant  déclarés,  on  lui  dit 
de  se  tenir  prête.  Elle  répondit  que  ce  serait  pour  elle  une 
nouvelle  bien  agréable,  si  c'était  la  volonté  de  Dieu  qu'elle 
mounît;  mais  qu'elle  en  doutait.  Cependant  son  confes- 
seur lui  récita  les  prières  des  agonisants.  Elle-même,  par- 
faitement résignée,  commença  à  lutter  contre  la  mort. 
Les  sœurs,  qui  étaient  à  table  au  réfectoire,  furent  ap- 
pelées auprès  du  lit  de  la  mourante  pour  réciter  les  lita- 
nies. La  mort  cependant  poursuivait  son  œuvre,  et  Agnès 
enfin  resta  sans  mouvement.  Les  sœurs  courent  toutes  au 
chœur  et  se  donnent  la  discipline,  afin  d'obtenir  de  Dieu 
qu'elle  vécût.  Son  confesseur,  qui  était  resté  seul  près 
d'elle,  la  vit  ouvrir  tout  à  coup  les  yeux  et  crier  à  haute 
voix  :  ((  Je  suis  revenue.  »  Elle  raconta  les  visions  qu'elle 
avait  eues  ;  les  sœurs,  étonnées  et  joyeuses  en  même  temps, 


DES    STATIONS   MYSTIQUES.  269 

accourent  auprès  de  leur  chère  Agnès,  l'embrassant  avec 
tendresse  et  remerciant  Dieu  de  sa  guérison.  Ceci  arriva 
dans  le  mois  de  févrir  de  l'an  1626.  Elle  se  mit  alors  à 
manger,  car  elle  n'avait  presque  rien  pris  pendant  six  se- 
maines, et  put  assister  le  soir  même  aux  Complies.  Sa  vie 
a  été  écrite  en  français  par  un  prêtre  d'Auvergne,  sur  les 
manuscrits  du  prieur  Branchi,  du  provincial  Boyre,  de 
l'archiprêtre  Martinon  et  de  ses  confesseurs  Panassier  et 
F  crisse. 

Un  exemple  non  moins  frappant  sous  ce  rapport  est  Jeanne  de 

>  Jésus  Mûrie. 

celui  de  Jeanne  de  Jesus-Marie  a  Burgos.  Et  ce  qui  le 

rend  plus  important  pour  nous,  c'est  que  les  faits  qui 
nous  intéressent  en  ce  moment  ont  été  racontés  dans  le 
plus  grand  détail  par  l'auteur  de  sa  Vie,  François  d'A- 
mayugo,  tandis  qu'Agnès  ne  nous  en  donne  qu'une  con- 
naissance sommaire.  Jeanne,  veuve  en  1622,  prit  l'habit 
au  couvent  de  Sainte-Claire  à  Burgos,  en  1626,  après 
avoir  vécu  près  de  soixante  ans  dans  le  monde ,  et  com- 
mença sa  nouvelle  vie  par  des  mortifications  terribles  et 
nombreuses.  Tout  en  remplissant  avec  zèle  les  règles  du 
monastère,  elle  continua  ses  anciennes  pratiques  de  piété. 
Une  de  celles  qui  lui  étaient  les  plus  chères,  c'était  la  mé- 
ditation de  la  passion  du  Sauveur.  Déjà  précédemment,  le 
drame  sanglant  du  Calvaire  s'était  reproduit  en  elle  ;  mais 
dans  le  silence  du  cloître  il  acquit ,  pour  ainsi  dire',  toute 
sa  perfection.  L'abbesse,  qui  était  dans  le  secret,  la  ren- 
fermait tous  les  jeudis  soir  dans  sa  cellule,  pour  qu'elle  ne 
fut  pas  dérangée,  et  ne  lui  ouvrait  la  porte  que  le  vendredi 
vers  cinq  ou  six  heures  du  soir,  parce  qu'elle  avait  alors 
fini  son  exercice.  Malgré  toutes  ces  précautions,  la  curio- 
sité des  autres  sœurs,  éveillée  par  le  mystère  que  l'on  cher- 


270  DES   STATIONS    MYSTIQUES. 

chait  à  garder,  avait  trouvé  un  moyen  de  se  satisfaire. 
Elles  avaient  fini  par  pénétrer  dans  la  chambre  de  Jeanne, 
ce  qui  leur  était  d'autant  plus  facile  que  pendant  tout  le 
temps  que  durait  son  exercice  elle  était  en  extase  et  ne 
pouvait  s'apercevoir  de  leur  présence.  Voici  ce  qu'elles  af- 
firmèrent dans  la  suite  par  serment,  lors  des  informations 
juridiques  qui  furent  faites  à  ce  sujet,  déclarant  qu'elles 
avaient  été  témoins  de  tous  ces  faits,  pendant  le  temps 
qu'elles  l'avaient  examinée,  suivant  tous  ses  mouvements 
pas  à  pas. 

Le  jeudi  soir,  entre  cinq  et  six  heures,  elle  commençait 
ordinairement  par  examiner  sa  conscience,  et  demandait 
pardon  à  Dieu  de  tous  ses  péchés.  Puis  elle  entrait  aussitôt 
dans  le  cénacle  où  avait  eu  lieu  la  dernière  cène.  Les  sœurs, 
qui  l'avaient  trouvée  assise  en  exiase,  la  virent  se  lever,  et 
marcher  à  genoux  dans  sa  cellule,  s' arrêtant  ici  et  là,  et 
s'inchnant  comme  devant  un  homme  assis.  Il  était  facile 
de  reconnaître  qu'elle  était  occupée  au  lavement  des  pieds. 
Elle  se  leva  ensuite ,  chanta  debout  quelques  cantiques  de 
louanges,  et  se  remit  à  marcher.  On  vit  bien  qu'elle  sui- 
vait Notre-Seigneur  au  jardin  des  Oliviers.  Arrivée  là,  elle 
médita  sur  son  agonie,  et  en  ressentit  les  angoisses  et  la 
tristesse.  Son  cœur  semblait  vouloir  se  briser,  et  l'on  vit 
paraîti'e  au  dehors  tous  les  signes  des  sentiments  qui  péné- 
traient son  cœur.  Elle  resta  depuis  huit  jusqu'à  onze  heures 
plongée  dans  cette  méditation.  Pendant  ce  temps,  tantôt 
elle  se  tenait  debout,  et  tantôt  se  prosternait  à  terre.  On 
apercevait  sur  son  visage  un  trouble  toujours  croissant. 
Ses  yeux  étaient  noyés  dans  les  larmes.  L'angoisse  deve- 
nait toujours  plus  profonde,  et  la  douleur  qui  déchirait 
son  àme  plus  poignante.  Lorsque  enfin  son  émotion  fut  au 


DES    STATIONS    MYSTIQUES.  271 

comble,  une  sueur  abondante  de  sang  coula  de  son  corps, 
de  sorte  que  les  gouttes  tombaient  jusqu'à  terre. 

Vers  onze  heures,  la  troupe  qui  venait  prendre  le  Sau- 
veur, conduite  par  Judas,  attira  son  attention.  Les  sœurs 
la  virent  se  lever,  marcher,  jetée  à  terre  avec  une  grande 
violence,  mais  gardant  toujours  sur  son  visage  une  expres- 
sion remarquable  de  bienveillance  et  de  dignité.  Elle  re- 
présentait le  Seigneur  pris  par  les  soldats.  Puis  elle  le  con- 
sidéra trahi  par  Judas,  hé  de  chaînes,  frappé,  outragé  et 
emmené  captif  par  cette  soldatesque  effrénée.  Elle  le  suivit 
pendant  tout  le  trajet,  regardant  les  traces  sanglantes  de 
ses  pas.  Elle  le  vit  le  visage  enflé,  tomber  souvent  pendant 
la  route;  et  la  compassion  qu'elle  éprouvait  était  si  pro- 
fonde que  son  visage  devenait  brun  et  bleu.  Le  sang  s'a- 
massait sous  les  ongles  de  ses  mains  ;  et  l'on  voyait  sur  ses 
bras  et  sur  ses  mains  des  meurtrissures  comme  si  on  les  eût 
liés  fortement  avec  des  cordes  et  des  chaînes.  Vers  une 
heure  du  matin ,  elle  vit  le  divin  captif,  dans  le  palais 
d'Anne,  tête  et  pieds  nus,  les  yeux  penchés  vers  la  terre, 
et  les  traits  empreints  d'une  humilité  toute  céleste.  Elle 
entendit  le  prêtre  l'interroger  sur  sa  doctrine  et  ses  dis- 
ciples, et  vit  un  des  valets ,  sur  la  réponse  du  Sauveur,  lui 
donner  un  si  violent  soufflet  qu'il  fut  renversé  à  terre,  et 
que  du  sang  sortit  de  sa  bouche.  Une  des  joues  de  l'exta- 
tique devint  noire  et  enflée,  comme  si  elle  eût  reçu  elle- 
même  le  coup.  Elle  suivit  Jésus  chez  Gaïphe,  prenant  part 
à  tous  les  mauvais  traitements  dont  il  fut  accablé.  Elle  vit 
avec  effroi  le  reniement  de  Pierre,  et  se  tint  le  reste  de  la 
nuit  dans  un  coin  de  sa  cellule,  comme  si  elle  eût  été 
vraiment  renfermée  dans  un  cachot. 

Le  vendredi,  vers  quatre  heures  du  matin,  Jeanne  Ira- 


272  DES    STATIONS    MYSTIQUES. 

versa  sa  cellule,  allant  d'un  lieu  à  un  autre;  de  sorte  que 
l'on  reconnut  qu'elle  allait  de  Pilateà  Hérode,  d'un  tribu- 
nal à  l'autre.  Quand  elle  vit  Notre-Seigneur  condamné  à 
être  flagellé,  son  cœur  en  ressentit  une  profonde  angoisse. 
Elle  vit  alors  en  esprit  les  bourreaux  descendre  en  grand 
nombre  dans  les  portiques  du  tribunal,  où  la  foule  du 
peuple  était  rassemblée,  et  ordonner  au  Seigneur  de  quitter 
ses  habits,  puis  mettre  en  même  temps  la  main  sur  lui  et 
les  lui  arracher.  Vers  huit  heures  elle  souiîrit  la  flagella- 
tion. Elle  était  debout  au  milieu  de  sa  chambre  ;  sa  figure 
était  blême,  et  ses  traits  tirés  comme  ceux  d'un  mort.  Elle 
croisa  les  mains  et  se  courba,  comme  si  on  l'eût  attachée 
à  une  colonne  peu  élevée.  Elle  resta  longtemps  ainsi;  puis 
son  visage,  qui  auparavant  avait  la  pâleur  de  la  mort,  prit 
un  air  troublé  et  vraiment  digne  de  compassion;  de  sorte 
que  l'on  comprit  à  son  trouble  et  à  sa  peine  que  la  flagel- 
lation occupait  son  âme. 

Vers  neuf  heures,  elle  arriva  au  couronnement  d'épines, 
considérant  l'antique  malédiction  prononcée  sur  la  terre, 
lorsque  Dieu  la  condamna  à  produire  des  épines  et  des 
ronces,  malédiction  qui  s'est  si  bien  confirmée  dans  la  per- 
sonne adorable  du  Sauveur.  A  la  fin  de  la  flageflation,  elle 
était  tombée  à  terre  évanouie  ;  elle  se  releva  lentement  et 
en  tremblant,  s'assit  à  terre,  ferma  les  yeux,  croisa  les 
bras  ;  et  de  sa  tête  commencèrent  à  couler  plusieurs  filets 
de  sang.  Il  semblait  aussi  qu'on  lui  donnait  des  coups  et 
des  soufflets;  car,  d'après  le  récit  des  sœurs,  son  visage, 
pâle  auparavant,  devenait  ensanglanté  et  enflé,  de  sorte 
qu'il  faisait  compassion  à  voir.  Elles  jugèrent  par  là  que 
le  couronnement  d'épines  se  reproduisait  en  elle. 

De  dix  heures  à  midi,  elle  suivit  son  bien -aimé  avec 


DES    STATIONS    MYSTIFIES.  27  3 

tout  le  peuple  pendant  qu'il  montait  le  Calvaire;  et  sa 
douleur  redoubla  lorsqu'elle  vit  celle  de  la  sainte  Vierge , 
qui  attendait  son  fils  au  passage.  Elle  avait,  au  commen- 
cement de  sa  méditation,  détaché  du  mur  une  croix 
de  fer,  qui  pjssait  trente -trois  livres,  que  l'on  conserve 
encore  dans  son  couvent  ;  elle  se  la  mit  alors  sur  les  épaules, 
et  parcourut  ainsi  à  genoux  sa  cellule.  Lorsqu'elle  rencon- 
tra la  sainte  Vierge,  qui  attendait  son  fils ,  elle  resta  quel- 
que temps  immobile,  et  on  l'entendit  lui  adresser  des  pa- 
roles si  tendres  et  si  douces  que  toutes  les  sœurs  en  étaient 
prorondément  émues.  Après  qu'elle  eut  enfin  pris  congé 
de  la  sainte  Vierge,  elle  continua  sa  route  à  la  suite  du  Sau- 
veur; et  depuis  midi  jnsqu'à  une  heure  elle  médita  sur  le 
crucifiement.  Laissant  la  croix  de  fer,  elle  en  prit  une  de 
bois  que  l'on  avait  faite  exprès  pour  elle  et  à  sa  mesure. 
Elle  la  posa  à  terre,  se  coucha  et  s'étendit  dessus;  et  l'on 
aurait  pu  croire  en  la  voyant  qu'elle  y  était  réeUement 
clouée.  Après  quelques  instants,  les  sœurs  virent  la  croix 
et  Jeanne,  qui  était  dessus,  élevées  en  l'air,  et  se  tenir  ainsi 
d'une  manière  miraculeuse,  sans  toucher  la  terre.  Jeanne 
ainsi  crucifiée  répandit  des  ruisseaux  de  sang  de  la  tête, 
des  mains,  des  pieds  et  du  côté.  Du  haut  de  l'instrument 
de  son  suppUce ,  elle  regardait  de  temps  en  temps  la  sainte 
Vierge,  qui  était  à  ses  pieds  ;  elle  considérait  comment  cette 
mère  de  douleur  était  intérieurement  crucifiée  avec  son 
divin  Fils,  par  les  douleurs  inexprimables  qu'elle  éprou- 
vait, et  comment  elle  ressentait  invisiblement  tout  ce  qu'il 
souffrait  lui-même  d'une  manière  visible.  Les  religieuses 
l'entendirent  ensuite  prier  Dieu  pour  tous  ceux  qui  lui 
avaient  été  recommandés,  soit  morts,  soit  vivants.  Puis, 
vers  trois  heures,  elle  cria  d'une  voix  haute  et  lamen- 


274  DES    STATIONS    MYSTIQUES. 

table  :  Mon  Dieu,  mon  Dieu,  iwurquoi  m' avez -vous  aban- 
donné? Après  quoi  sa  bouche  el  tous  ses  traits  se  contrac- 
tèrent, comme  si  elle  eût  goûté  un  breuvage  amer. 

Elle  passa  ensuite  à  la  considération  de  la  mort  du  Sau- 
veur, demandant  à  mourir  avec  lui.  Lorsque  le  moment 
fut  venu  où  il  remit  son  âme  entre  les  mains  de  son  Père, 
elle  lui  remit  aussi  la  sienne ,  et  après  avoir  prononcé  à 
haute  voix  ces  paroles  :  Tout  est  consommé,  elle  pencha  la 
tète,  comme  si  elle  n'eût  plus  eu  la  force  de  respirer.  Elle 
tomba  alors  de  la  croix  sur  la  terre  ;  mais  la  croix  resta 
droite  et  ferme  en  l'air.  Quelque  temps  après  Jeanne  se 
releva  sur  ses  genoux ,  et  tournée  vers  la  croix  elle  parais- 
sait offrir  son  voile  à  quelqu'un,  comme  pour  en  enve- 
lopper quelque  chose.  Les  sœurs  comprirent  qu'elle  le 
présentait  à  la  sainte  Vierge  pour  qu'elle  ensevelît  dedans 
le  corps  de  son  fils.  Pendant  tout  ce  temps,  elle  resta  re- 
cueillie ,  pleura  amèrement  et  adressa  à  la  sainte  Vierge  des 
paroles  affectueuses.  Ceci  dura  jusqu'à  cinq  ou  six  heures 
du  soir.  Elle  revint  alors  de  son  extase.  C'était  l'heure  où 
l'abbesse  avait  coutume  de  venir;  elle  fit  laver  le  sang  que 
Jeanne  avait  répandu,  et  celle-ci  rentra  dans  la  vie  ordi- 
naire. Pendant  toute  cette  scène  si  émouvante,  les  sœurs 
furent  étonnées  de  la  dignité  et  de  la  modestie  singulière 
de  ses  poses  et  de  ses  mouvements ,  tandis  qu'à  chaque  pas 
qu'elle  faisait  ses  os  rendaient  un  son  que  l'on  pouvait  en- 
tendre de  loin.  Pendant  tout  le  temps  que  durait  ce  saint 
exercice,  deux  lumières  restaient  allumées  sur  l'autel  qui 
était  dans  la  chambre  de  Jeanne.  Un  jour  l'abbesse  et 
d'autres  sœurs  les  avaient  éteintes,  et  s'en  étaient  allées 
après  avoir  fermé  la  porte.  Mais  lorsqu'elles  revinrent, 
elles  les  trouvèrent  allumées  de  nouveau .  Jeaime  sortant  de 


DES   STATIONS    3IYSTIQUES.  275 

son  extase  pouvait,  dès  la  nuit  môme,  assister  à  Matines, 
quoiqu'elle  eût  perdu  beaucoup  de  sang.  (Sa  Vie.) 

Cette  merveille  dura  vingt  années  de  suite,  se  renouve- 
lant chaque  semaine.  Déjà  le  1 0  novembre  1 6 1 7 ,  le  notaire 
public  de  Burgos,  Didac  del  Rio-Estrada,  avait  dressé  sur 
ces  faits  un  procès-verbal  où,  à  la  requête  des  Déchaussées, 
il  rend  témoignage  de  ce  qu'il  a  vu.  Il  cite  tout  d'abord  la 
triple  requête  que  lui  ont  adressée  à  ce  sujet  les  Clarisses; 
puis  il  nomme  la  rue,  la  maison  et  la  chambre  où  il  a 
trouvé  Jeanne ,  les  témoins  qu'il  y  a  rencontrés  ou  amenés 
avec  lui.  Il  rapporte,  entre  autres  choses,  que  le  vendredi 
matin,  entre  neuf  et  dix  heures,  c'est-à-dire  au  moment  où 
avait  lieu  le  couronnement  d'épines,  il  a  vu  à  plusieurs  re- 
prises beaucoup  de  sang  sortir  de  l'intérieur  de  l'œil,  par 
les  angles;  beaucoup  de  sang,  dont  une  partie,  coulant  par 
petites  gouttes  comme  une  rosée,  pendait  aux  cils  et  tom- 
bait ensuite  en  gouttes  plus  grosses  sur  le  visage  ;  qu'il  a 
^  u  de  plus  beaucoup  de  sang  couler  de  sa  bouche  et  de  son 
nez,  de  sorte  que  son  mouchoir  de  cou  en  était  tout  mouillé; 
que  cependant  ce  sang,  étant  mêlé  de  salive  et  de  mucosités^ 
n'était  pas  aussi  rouge  que  l'autre;  qu'ensuite  elle  s'est 
assise  sur  ses  genoux,  et  qu'après  être  restée  quelque 
temps  dans  cette  position  elle  a  fait  quatre  inclinations  res- 
pectueuses ;  puis  qu'elle  a  fait  quelques  pas  à  genoux ,  et 
s'est  traînée  amsi  jusqu'au  pied  d'une  croix  qui  était  là, 
et  que  pendant  ce  temps  son  crâne  craquait  d'une  manière 
afVreuse;  qu'ensuite  elle  a  pris  la  croix  sur  ses  épaules,  et 
l'a  portée,  toujours  à  genoux,  à  travers  sa  chambre,  jus- 
qu'à midi  un  quart  environ  ;  qu'après  cela  elle  est  tombée 
dans  une  défaillance  quia  duré  jusqu'à  trois  heures;  qu'elle 
a  pris  en  gémissant  la  croix  avec  ses  mains,  et  l'a  détachée 


'270  DES    STATIONS   MYSTIQUES. 

du  mur;  que  la  croix:  est  ensuite  restée  en  l'air  sans  appui;, 
et  sans  que  Jeanne  l'ait  soutenue  avec  ses  genoux  ;  que , 
pour  mieux  s'assurer  du  fait,  un  des  assistants  a  pris  une 
lumière  et  s'est  approché  de  la  croix,  et  qu'il  s'est  con- 
vaincu alors  qu'elle  ne  touchait  à  la  terre  que  par  l'ex- 
trême bout,  sans  être  soutenue  d'aucune  autre  manière,  de 
sorte  que  cela  ne  pouvait  se  faire  sans  un  miracle;  qu'entre 
deux  et  quatre  heures  elle  est  restée  attachée  à  cette  croix 
et  en  extase  ;  que  son  confesseur  a  soufflé  sur  elle  à  plu- 
sieurs reprises,  et  qu'alors  elle  s'est  mise  en  mouvement 
avec  sa  croix,  et  s'est  élevée  en  l'air  comme  une  feuille  agi- 
tée par  le  vent;  que  plus  tard  elle  s'est  posée  à  terre ,  et  a 
appuyé  le  visage  sur  la  main  droite ,  en  poussant  un  pro- 
fond gémissement;  qu'il  s'est  approché  alors  pour  voir  ce 
qu'elle  faisait,  et  que,  lorsqu'elle  s'est  levée,  il  a  trouvé  son 
visage  parfaitement  net,  sans  aucune  trace  du  sang  qu'elle 
avait  versé  par  les  yeux  et  la  bouche,  et  qu'il  n'en  était 
resté  quelques  gouttes  qu'à  l'aile  droite  du  nez;  qu'elle  est 
ensuite  retombée  en  extase ,  et  que  tous  ont  vu  alors  son 
visage  tellement  resplendissant  qu'on  pouvait  en  aperce- 
voir l'éclat  à  la  porte  delà  chambre;  que  vers  cinq  heures 
elle  a  répété  sans  la  croix  les  mêmes  évolutions  qu'elle 
avait  faites  le  matin  avec  elle;  qu'ensuite  elle  a  fait  quatre 
incUnations  profondes;  qu'elle  est  revenue  de  son  extase 
entre  cinq  et  six  heures ,  et  qu'elle  a  dit  en  soupirant  : 
«  Ah  !  mon  Jésus  !  »  que  c'étaient  là  les  seules  paroles 
qu'elle  eût  prononcées  depuis  le  matin,  et  que  jusque-là 
on  n'avait  entendu  sortir  de  sa  bouche  que  des  gémisse- 
ments et  des  plaintes;  que  pendant  tout  ce  temps  elle  n'a- 
vait donné  aucun  signe  de  sentiment,  soit  qu'on  l'appelât, 
soit  qu'on  la  touchât  ou  qu'on  lui  tàtàt  le  pouls. 


DES    STATlOtf    MYSTIQUES.  277 

A  l'âge  de  soixante-dix  ans^  comme  elle  était  épuisée  par 
les  pertes  de  sang  qu'elle  faisait  ainsi  tous  les  vendredis, 
ses  supérieurs  lui  ordonnèrent,  en  vertu  de  la  sainte  obéis- 
sance, de  demander  à  Dieu  qu'il  fermât  ses  blessures.  Elle 
obéit,  se  prosterna  dans  la  prière  devant  une  image  repré- 
sentant VEcce  homo,  et  fut  exaucée.  Le  lendemain,  comme 
elle  se  préparait  à  communier,  elle  sentit  en  elle  une  grande 
émotion ,  elle  regarda  ses  mains ,  et  n'y  trouva  plus  les 
plaies.  La  même  chose  était  arrivée  pour  les  autres  parties 
du  corps,  et,  à  partir  de  ce  moment,  il  ne  lui  en  resta  plus 
que  les  cicatrices. 


Giuliaiii. 


CHAPITRE   XX 

Continuation  du  même  sujet.  Véronique  Giuliani.  Jeanne  Carniole. 
Marie  de  Moerl  à  Kaldern.  Domenica  Lazzari. 

Aux  exemples  que  nous  venons  de  citer  nous  ajouterons 
celui  de  Véronique  Giuliani.  Sous  la  direction  d'un  homme  véronique 
habile  et  prudent ,  les  phénomènes  dont  nous  nous  occu- 
pons ici  purent  se  développer  sous  toutes  leurs  formes,  et 
être  examinés  attentivement;  et  les  actes  nous  ont  conservé 
dans  un  récit  clair  et  authentique  le  résultat  de  ces  ob- 
servations. Le  rapport  du  confesseur  se  trouve  dans  les  ac- 
tes du  procès,  fol.  237  à  245.  Les  symptômes  d'un  état 
extraordinaire  devenant  toujours  plus  nombreux  chez  elle, 
l'évêque  de  son  diocèse,  Eustochi,  voulut  se  former  une 
conviction  certaine  à  leur  égard.  Il  fit  donc  venir  pour  cela 
de  Florence,  en  171  i,  le  P.  Crivelli,  jésuite,  qui  avait 
alors  une  grande  réputation  comme  directeur  des  âmes.  Il 
le  mit  au  courant  de  tout  ce  qui  s'était  passé  ;  puis,  après 


278  DES   STATIONS    MYSTIQUES. 

avoir  éloigné  le  confesseur  ordinaire  du  couvent  j,  il  le 
nomma  confesseur  extraordinaire,  et  lui  ordonna  d'y  rester 
deux  mois  pour  éprouver  Véronique.  Le  père  obéit,  et  fit 
faire  d'abord  à  la  sainte  une  confession  générale ,  comme 
c'est  la  coutume  en  ces  circonstances.  Ce  qu'il  apprit,  soit 
par  elle  ,  soit  par  les  autres  sœui^,  lui  donna  la  pensée  de 
la  soumettre  à  une  épreuve  qui  devait  être  décisive.  Il  la 
fit  venir  un  matin  au  confessionnal ,  et  lui  commanda  de 
se  mettre  aussitôt  en  prière,  et  de  demander  à  Dieu  qu'il 
lui  révélât  ce  que  lui,  son  confesseur,  lui  ordonnerait  par 
un  acte  intérieur  de  sa  volonté.  Véronique  y  consentit,  et 
se  mit  en  prière.  Pendant  ce  temps-là,  Crivelli  lui  adressa 
au  dedans  de  son  âme,  et  sans  que  le  moindre  mouvement 
extérieur  put  trahir  sa  pensée,  les  cinq  commandements 
suivants  :  1»  que  sa  plaie  du  côté ,  qui  était  alors  fermée, 
s'ouvrît  de  nouveau,  et  saignât  comme  celles  des  mains 
et  des  pieds;  2°  qu'elle  restât  ainsi  ouverte  aussi  long- 
temps qu'il  le  voudi'ait;  3"  qu'elle  se  refermât  dès  qu'il 
le  désirerait,  et  cela  en  sa  présence  et  en  présence  de  tous 
ceux  qu'il  lui  plairait  d'admettre;  4°  qu'elle  souffrît  de- 
vant lui  dune  manière  visible,  quand  il  le  jugerait  con- 
venable, toutes  les  douleurs  de  la  passion  de  Notre-Sei- 
gneur;  5»  qu'après  avoir  souffert  le  crucifiement,  étendue 
sur  son  lit,  elle  le  souffrît  encore  debout  et  en  plein  air, 
sur  son  ordre ,  devant  lui  et  devant  tout  autre  qu'il  s'ad- 
joindrait. Après  avoir  formulé  intérieurement  ces  ordres, 
il  la  laissa  quelque  temps  encore  en  prière,  et  lui  de- 
manda ensuite  si  le  Seigneur  l'a^s'ait  exaucée.  Elle  répondit 
franchement  :(c.\on.  — Remettez-vous  à  prier,  ?  luit  dit  son 
confesseur.  Elle  le  fit,  et,  interrogée  de  nouveau,  elle  ré- 
péta au  père  mot  pour  mot  les  cinq  commandements,  tels 


DES  STATlOiNS   MYSTIQUES.  279 

qu'il  les  avait  formulés  dans  sa  pensée.  Il  fut  étonné,  et 
reconnut  que  son  esprit  éfait  de  Dieu.  Il  dissimula  néan- 
moins son  étonnement,  et  lui  répondit  :  «  Parler  et  agir 
sont  deux  choses  bien  dilTérentes;  je  me  réserve  donc  d'é- 
prouver plus  tard  si  réellement  vous  pouvez  faire  ce  que 
vous  dites.  »  Elle  lui  dit  qu'elle  était  prête  à  obéir  et  à 
faire,  avec  le  secours  de  Dieu  et  de  la  sainte  Vierge,  tout 
ce  qu'il  lui  commanderait;  qu'elle  comptait  pour  cela 
sur  la  vertu  de  la  sainte  obéissance,  sur  la  volonté  de 
Dieu  et  le  secours  de  la  sainte  Vierge.  Là-dessus  il  la  con- 
gédia. 

Au  bout  de  quelques  jours,  il  revint  au  couvent,  et  lui 
ordonna  d'exécuter  son  premier  commandement.  C'était, 
on  le  sait,  que  la  plaie  de  son  côté  s'ouvrît,  et  ceci  devait 
arriver  pendant  qu'il  dirait  la  messe  à  laquelle  Véronique 
assisterait.  Il  oiîVit  le  saint  sacrifice;  et  après  avoir  fait 
son  action  de  grâces ,  il  appela  la  sainte  au  confession- 
nal, et  lui  demanda  si  sa  plaie  s'était  ouverte.  Elle  répondit 
avec  modestie  :  «  Oui.  — Ce  n'est  pas  assez,  reprit -il; 
mettez  un  linge  blanc  sur  la  plaie ,  et  donnez-le-moi  en- 
suite. »  Véronique  obéit,  et  rendit  le  linge  tout  mouillé 
d'un  sang  frais  et  répandant  une  odeur  agréable.  Il  passa 
au  second  commandement,  et  défendit  que  la  plaie  se  fer- 
mât avant  qu'il  l'eût  permis.  Elle  promit  d'obéir,  et  l'afiaire 
en  resta  là  pour  ce  jour. 

Crivelli  adressa  à  l'évêque  un  rapport  sur  ce  qui  s'était 
passé,  et  lui  remit  le  linge  sanglant  et  odorant  de  Véro- 
nique, ce  qui  étonna  grandement  le  prélat.  Une  affaire  qu'il 
avait  avec  le  grand-duc  de  Toscane  Côme  III  força  le  con- 
fesseur à  partir  pour  Florence,  où  il  resta  vingt-deux  jours. 
De  retour  au  couvent ,  il  demande  à  Véronique  si  la  blés- 


280  DES   STATIONS   .^Hi^TIQUES. 

sure  est  encore  ouverte;  sur  sa  réponse  affirmative ^  il  en 
informe  l'évêque,  afin  qu'il  puisse  se  convaincre  du  fait 
par  ses  propres  yeux,  et  assister  à  l'exécution  du  troisième 
commandement.  Le  prélat  se  présente  avec  le  confesseur 
à  la  grille  du  chœur;  on  amène  Véronique;  Crivelli  lui 
présente  des  ciseaux ,  et  lui  ordonne,  en  vertu  de  la  sainte 
obéissance,  de  couper  sa  robe  au-dessus  de  la  plaie  du 
cœur.  Elle  obéit  sans  hésiter;  et  l'évêque,  qui,  pour  mieux 
voir,  avait  allumé  un  cierge,  reconnut,  de  même  que  son 
compagnon,  que  la  blessure  était  ouverte  et  saignante.  Cri- 
velli, saisi  à  ce  spectacle,  dit  :  «  Eh  bien ,  j'ordonne  qu'en 
ce  moment  la  plaie  se  ferme.  »  Véronique  resta  quelques 
minutes  recueillie  dans  la  prière;  et  quand  on  lui  demanda 
si  elle  avait  obéi ,  elle  répondit  :  «  Oui.  »  Pour  s'en  assurer, 
on  écarta  la  coupure  de  la  robe ,  et  les  deux  témoins  se 
convainquirent  à  la  lumière  que  la  blessure  était  complè- 
tement recouverte  par  une  peau  semblable  à  celle  des 
autres  parties  du  corps ,  et  qu'il  n'en  restait  plus  qu'une 
toute  petite  cicatrice.  Frappés  de  stupeur,  ils  ne  pouvaient 
se  lasser  d'admirer  les  œuvres  de  Dieu.  Le  P.  Ubald  An. 
Cappelleti  avait,  neuf  ans  auparavant,  fait  le  même  essai 
et  obtenu  le  même  résultat. 

Il  restait  encore  à  exécuter  le  quatrième  et  le  cinquième 
commandement.  Un  matin  donc,  vers  le  milieu  de  novem- 
bre, Véronique,  de  son  propre  mouvement,  alla  trouver 
Crivelli  au  confessionnal ,  et  lui  dit  qu'elle  avait  appris  que 
le  29  au  soir,  veille  de  la  fête  de  saint  André,  vers  trois 
heures  de  la  nuit,  commenceraient  chez  elle  les  souffrances 
de  la  passion,  et  qu'elle  obéirait  ainsi  au  quatrième  pré- 
cepte; que  ces  souffrances,  y  compris  les  sept  douleurs 
de  la  sainte  Vierge,  dureraient  vingt-  quatre  heures;  que 


I 


DES   STATIONS    .MYSTIQUES.  281 

cependant  un  ordre  de  sa  part  suffirait  pour  les  faire  cesser 
à  quelque  moment  que  ce  fût.  Crivelli  répondit  comme  en 
doutant  qu'il  verrait  ce  qu'il  aurait  à  faire  d'après  la  vo- 
lonté de  Dieu.  Puis  il  instruisit  l'évêque  de  ce  que  Véro- 
nique venait  de  lui  dire ,  et  retourna  à  son  collège.  Mais 
le  lendemain,  vers  onze  heures  du  malin,  on  vint  en  toute 
hâte  du  couvent  de  Véronique  annoncer  au  père  qu  elle 
mourait.  Sachant  déjà  ce  qui  allait  arriver,  il  ne  se  pressa 
pas,  mais  conféra  sur  ce  sujet  avec  le  recteur  du  collège,  le 
P.  Jules  de  Becchi.  Il  reçut  un  second  message,  et  se  rendit 
avec  le  père  recteur  à  la  cellule  de  Véronique,  qu'il  trouva 
tout  habillée  sur  son  lit,  sous  une  couverture  de  laine  gros- 
sière, épuisée  et  sans  respiration.  Il  la  fortifia  en  lui  fai- 
sant réciter  les  actes  des  vertus  théologales,  et  la  confessa. 
Puis  il  s'entretint  avec  elle  de  son  état  intérieur,  qui  avait 
commencé  vers  trois  heures  du  inatin.  Elle  avait  déjà  souf- 
fert l'agonie  du  jardin  des  Olives,  la  prise  de  Notre-Sei- 
gneur,  sa  présentation  devant  Hérode  et  Pilate,  et  elle  en 
était  rendue  à  cet  acte  de  la  passion.  Crivelli  vit,  avec  une 
lumière ,  profondément  empreints  sur  ses  deux  mains,  les 
signes  des  cordes  qui  avaient  lié  le  Sauveur.  Pénétré  de  ce 
sentiment  de  terreur  que  produit  tout  ce  qui  est  surna- 
turel ,  il  les  fit  remarquer  à  son  compagnon  et  à  quelques 
religieuses  qui  étaient  venues;  il  demanda  ensuite  à  Véro- 
nique ce  qui  allait  suivre  :  c(  La  flagellation,  »  lui  dit-elle. 
Il  l'exhorta  à  prendre  courage,  lui  redonna  l'absolution  et 
lui  commanda,  en  vertu  de  l'obéissance,  de  se  soumettre 
à  ce  nouveau  supplice,  à  la  condition,  bien  entendu,  qu'il 
cesserait  au  premier  ordre  de  sa  part.  La  flagellation  com- 
mence donc  aussitôt  ;  et  pour  décrire  ce  qui  se  passa  alors, 
nous  ne  pouvons  mieux  faire  que  de  citer  les  paroles  du 


282  DES    STATIO?\S    MYSTIQUES, 

confesseur  lui-même.  «  Nous  la  vîmes^  dit-il,  poussée  dans 
«  tous  les  sens  sur  son  lit,  de  sorte  que  c'était  un  spectacle 
a  admirable  et  horrible  à  la  fois  de  voir  les  mouvements 
«  violents  de  son  corps .  qui  tantôt  sautait  en  l'air,  tantôt 
«  était  jeté  la  tète  contre  la  muraille  ;  tout  cela  avec  une 
«  telle  force  que  les  planches  de  son  lit  s'élevaient  et  re- 
«  tombaient  tour  à  tour.  Les  murs  de  sa  cellule  étaient  tel- 
«  lement  ébranlés  qu'on  eût  dit  un  tremblement  de  terre. 
((  Les  religieuses  accoururent  à  ce  bruit,  craignant  que  le 
«  toit  de  la  maison  ne  s'abîmât  sur  elles;  de  sorte  que  je 
«  dus  leur  commander  de  s'éloigner.  Le  père  recteur,  saisi 
«  à  la  fois  de  compassion  et  d'épouvante,  ne  put  supporter 
«  plus  longtemps  ce  spectacle,  et  retouj^na  au  collège  sans 
M  rien  dire.  Après  l'avoir  laissée  environ  une  bonne  heure 
«  en  cet  état ,  si  je  m'en  souviens  bien,  j'y  mis  un  terme 
(t  par  ces  paroles  :  Assez,  finissez.  C'était  merveille  de  voir 
«  comment  cette  femme,  qui  tout  à  l'heure  encore  était 
«  ravie  dans  la  contemplation  du  mystère  qu'elle  soulTrait, 
«  et  qui  n'avait  plus  de  force,  revint  complètement  et  tout 
((  à  coup  à  elle-même.  Elle  était  là,  couchée  dans  un  repos 
«  parfait ,  ne  reesentant  plus  rien,  et  délivrée  de  toutes  ses 
«  douleurs.  » 

Il  était  seize  ou  dix-  sept  heures  du  jour  lorsque  la  fla- 
gellation fut  terminée  ;  et  comme  Crivelli  voulait  encore 
dire  sa  messe ,  il  lui  ordonna ,  plein  de  confiance  dans  la 
vertu  de  l'obéissance,  de  se  lever  et  d'aller  aussitôt  au 
chœur  pour  y  entendre  la  messe  à  genoux.  Elle  fit  tout 
cela  avec  promptitude  et  agilité.  Lorsqu'il  eut  achevé  sa 
messe,  il  lui  commanda  de  se  remettre  au  lit.  Puis  s'étant 
rendu  dans  sa  cellule,  accompagné  de  l'abbesse  Marie  Tho- 
massini  et  de  quelques  autres  religieuses,  il  lui  permit  de 


DES    STATIONS    ^lYSTIQUES.  283 

continuer  les  mystères  de  la  passion  depuis  la  flagellation, 
li  vit  bientôt  les  signes  du  couronnement  d'épines,  puis  le 
portement  de  croix,  la  marche  au  Calvaire^  laquelle  ne 
parut  à  l'extcrieur  que  par  les  grandes  souffrances  qu'elle 
éprouvait.  «  Puis  vint  le  crucifiement,  continue  Grivelli. 
a  Et  je  puis  dire  que  si  je  l'avais  vu  sur  une  croix  véri- 
«  table,  le  spectacle  n'aurait  pu  être  plus  saisissant.  A 
((  peine  lui  eus-je  permis  de  souffrir  ce  mystère  qu'elle  ou- 
«  vrit  et  étendit  les  bras,  de  sorte  que  la  tension  des  mus- 
((  clés  était  très-visible  ;,  et  que  les  membres  étaient  tirés 
«  jusqu'à  leur  dernière  limite.  Il  en  fut  ainsi  des  pieds, 
«  Puis  sa  tète  se  pencha;  elle  poussait  des  gémissements 
((  profonds^  et  sa  poitrine  se  soulevait  et  retombait  avec 
«  force.  Ses  angoisses  ressemblaient  tout  à  fait  à  celles  de 
((  l'agonie.  C'était  bien  l'agonie  en  effet;  car  une  sueur 
((  froide  coulait  de  son  front^  ses  larmes  descendaient  sur 
«  ses  joues ^  et  l'on  vit  apparaître  peu  à  peu  tous  les  signes 
«  qui  annoncent  une  mort  prochaine.  Elle  resta  à  peu 
«  près  une  demi-heure  en  cet  état.  Elle  était  rendue  à  ce 
«  point  où  il  semblait  qu'elle  allait  rendre  le  dernier  sou- 
«  pir.  Plein  de  foi^  fortifié  par  ce  que  j'avais  vu  déjà,  je 
c(  lui  ordonnai,  au  noqfi  de  la  sainte  obéissance,  de  mettre 
((  un  terme  à  ces  douleurs  et  à  toutes  les  autres.  Je  fus 
«  obéi.  Elle  revint  à  elle,  et  il  ne  lui  resta  plus  rien  qu'un 
((  grand  épuisement.  « 

Grivelli  la  fortifia  de  nouveau  par  les  remèdes  spirituels. 
Elle  récita  l'office  du  jour  avec  la  sœur  Ceoli.  Et  comme 
elle  se  souvint  qu'elle  avait  encore  à  offrir  ses  douleurs  à 
la  sainte  Vierge,  il  lui  permit  de  le  faire,  ajoutant  qu'il 
voulait  s'assurer  lui-même  parles  mouvements  de  son  cœur 
qu'elle  le  faisait  réellement.  «  En  effet,  dit -il ,  les  mou- 


284  DES    STATIONS    MYSTIQUES. 

((  vemenls  produits  dans  son  cœur  par  la  douleur  étaient 
«  tellement  sensibles  que  j'entendais  chaque  battement 
«  comme  celui  du  balancier  d'une  horloge.  Je  lui  permis 
«  ensuite  de  finir^  et  tout  cessa.  Vers  minuit,  je  lui  fis 
c(  préparer  quelque  nourriture  que  je  bénis,  et  elle  en 
«  mangea  sans  dégoût,  ce  qu'elle  ne  faisait  pas  ordinai- 
((  rement.  »  Crivelli  s'en  retourna  à  son  collège  dans  l'ad- 
miration des  merveilles  qu'il  avait  vues.  Il  rendit  compte 
de  tout  à  l'évêque,  et  le  pria  de  fixer  un  jour  pour  l'exé- 
cution du  cinquième  commandement.  L'évoque  fixa  un 
jour  du  mois  de  décembre. 

Lorsque  l'époque  fut  arrivée,  l'évêque  et  Crivelli  se  ren- 
dirent l'après-midi  au  couvent  de  Véronique.  Ils  firent 
fermer  les  portes  du  chœur  et  de  l'église,  et  lorsqu'ils 
furent  seuls  avec  la  sainte  ,  qui  était  derrière  la  grille 
de  la  communion ,  Crivelli  lui  ordonna ,  au  nom  de  Dieu 
et  de  la  sainte  obéissance,  de  souffrir  et  de  représenter 
à  l'évêque  et  à  lui  le  crucifiement,  en  se  tenant  debout 
sur  ses  pieds.  Elle  pria  quelque  temps  en  considérant 
le  mystère  qu'elle  allait  bientôt  reproduire  en  sa  per- 
sonne. «  Puis  bondissant  tout  à  coup  ,  ce  sont  les  paroles 
«  du  confesseur,  elle  se  dressa  sur  ses  pieds ,  les  bras 
((  en  croix  et  tendus  avec  violence  ,  tandis  que  son 
c(  corps  était  tiré  avec  force,  comme  s'il  eût  été  réelle- 
«  ment  attaché  à  une  croix.  Elle  était  avec  cela  tellement 
«  émue  et  secouée  que  les  bancs  du  chœur  treaiblaient  ; 
«  de  sorte  que  les  autres  sœurs,  quoique  éloignées,  enten- 
((  daient  le  bruit  très-distinctement.  Voyant  qu'au  milieu 
«  de  ces  mouvements,  pendant  que  les  jointures  de  ses  os 
K  craquaient,  et  que  des  crampes  terribles  agitaient  con- 
«  vulsivement  les  muscles  de  ses  bras,  elle  bondissait  tou- 


DES    STATIONS    MYSTIQUES.  285 

((  jours,  je  lui  criai  :  Plus  haut,  plus  haut  encore.  Son  corps 
«  se  leva  aussitôt  en  l'air,  de  sorte  que  les  pieds  ne  tou- 
«  chaient  plus  la  terre;  puis  elle  redescendit.  Après  être 
<(  restée  quelque  temps  ainsi  crucifiée ,  elle  se  jeta  tout  à 
«  coup  de  toute  sa  longueur  sur  le  pavé  du  chœur,  la  face 
«  contre  terre,  et  resta  quelque  temps  dans  cette  position. 
((  Puis,  par  un  mouvement  non  moins  subit,  étendue 
«  comme  elle  était  par  terre,  elle  se  dressa  sur  ses  pieds 
«  comme  si  un  autre  l'eût  enlevée,  et  resta  ainsi  crucifiée. 
«  Je  lui  demandai  plus  tard  pourquoi  elle  était  tombée  à 
«  terre.  Elle  répondit  que  c'était  pour  représenter  l'action 
«  des  Juifs ,  qui ,  après  avoir  cloué  les  mains  et  les  pieds, 
«  avaient  retourné  la  croix  dans  un  sens  contraire  pour 
«  rabattre  les  clous.  Lorsque  cette  scène  eut  duré  une 
«  demi-heure  environ ,  nous  crûmes  qu'il  était  temps  d'y 
«  mettre  fin .  Je  donnai  donc  à  Véronique  la  permission  né- 
«  cessaire  pour  cela;  et  à  l'instant  même  tout  cessa.  Elle 
«  se  tint  un  moment  à  genoux ,  humble  et  recueillie  en 
«  notre  présence.  L'évêque  la  congédia,  et  nous  sortîmes 
«  de  l'église  remplis  d'étonnement  et  d'admiration  des 
«  choses  merveilleuses  que  nous  avions  vues.  » 

Ce  témoignage  clair  et  précis  d'un  homme  irrépro- 
chable, expérimenté,  grave,  habile  et  prudent,  confirmé 
par  un  serment  solennel,  ne  laisse  de  place  pour  aucun 
doute,  pour  aucune  objection  sérieuse.  Et  comme,  d'un 
autre  côté ,  ce  que  cet  homme  a  vu  de  son  temps  en  Italie 
a  été  vu  en  d'autres  temps  et  ailleurs  en  Espagne,  en 
France,  en  Allemagna,  par  des  témoins  tout  aussi  respec- 
tables, qui  oserait  attribuer  ces  phénomènes  à  l'imposture, 
et  n'y  voir  qu'un  jeu  convenu  entre  celui  chez  qui  ils  se 
produisent  et  ceux  qui  en  sont  les  témoins?  Il  faut  donc  se 


286  DES    STATIONS    MYSTIQUES* 

résoudre  à  les  accepter  comme  des  faits  psychiques  et  phy- 
siologiques incontestahles  ;  et  toute  la  question  se  réduit  à 
savoir  dans  quelle  proportion  il  faut  admettre  une  in- 
fluence supérieure.  Celle-ci  peut^,  comme  on  l'a  vu  en  plu- 
sieurs cas,  être  exercée  par  l'intermédiaire  des  saints. 
Nous  citerons  à  ce  sujet  l'exemple  de  Jeanne  de  Carniole, 
nommée  quelquefois  aussi  Jeanne  d'Onieto. 
Jeaune  Devenue  orpheline  à  l'âge  de  trois  ans,  une  puissance 
de  Carniole.  supérieure  sembla  se  charger  d'elle  dans  son  ahandon. 
Quelques  pei^onnes  lui  demandant  un  jour  quels  étaient  ses 
pai^ents  et  qui  la  faisait  vivre,  l'enfant  les  conduisit  àl'é- 
ghse,  devant  l'autel  de  l'archange  saint  Michel,  et  leur  dit  : 
ft  Voici  papa  et  maman.  »  A  Tàge  de  quatorze  ans,  elle  en- 
tra dans  le  tiers  ordi"e  de  Saint -Dominique ,  et  y  paiTint 
bientôt  à  un  haut  degré  de  sainteté.  Elle  eut  à  souffrir  beau- 
coup d'injustices  de  la  part  des  hommes;  mais  elle  y  ré- 
pondait par  un  redoublement  de  charité;  de  sorte  qu'on 
disait  d'elle  à  Onieto  :  «  Si  vous  voulez  que  Jeanne  prie  pour 
TOUS,  faites-lui  du  mal;  vous  sentirez  bientôt  l'effet  de  sa 
prière.  ■»  Un  jour  de  vendredi  saint,  comme  elle  méditait  la 
passion  du  Sauveur,  les  sœurs  qui  étaient  près  d'elle  la 
virent  tout  à  coup  tirée  comme  par  des  mains  invisibles,  et 
ses  deux  pieds  comme  cloués  l'un  au-dessus  de  l'autre.  Son 
visage  était  bleu  et  tout  défiguré .  Tous  ses  os  étaient  dis- 
loqués, de  sorte  que  les  jointures  en  craquaient,  et  que 
toutes,  saisies  d'épouvante,  crurent  qu'elle  allait  mourir. 
Les  jours  de  fêtes  des  martNTS ,  elle  était  souvent  ravie  en 
considérant  dans  ses  méditations  le  genre  de  leur  mort. 
Elle  prenait  la  position  où  ils  avaient  soufferts  eux-mêmes, 
et  endurait  dans  son  corps  les  mêmes  supplices  qu'ils 
avaient  soufferts.  Ainsi .  à  la  fête  de  l'apôtre  saint  Pierre, 


DES   STATIONS   MYSTIQUES.  287    ' 

elle  soiifTi'il  comme  lui  le  crucifiement.  Les  sœurs  la  trou- 
Yorcnt  en  extase ;,  élevée  en  l'air,  la  tête  en  bas,  les  bras 
tendus,  les  pieds  en  haut  et  posés  l'un  sur  l'autre.  Elle  était 
avec  cela  roidc  et  immobile ,  comme  si  elle  eût  été  vraiment 
crucifiée  la  tête  en  bas,  de  même  que  le  prince  des  apôtres. 
Le  lendemain,  où  l'on  célèbre  la  fête  de  saint  Paul,  on  la 
trouva  également  en  extase,  à  genoux,  inclinée,  tendant  le 
cou  comme  si  elle  devait  recevoir  à  chaque  instant  le  coup 
mortel  de  la  main  du  bourreau.  Mais  si  elle  prenait  part 
ainsi  aux  souffrances  du  Sauveur  et  de  ses  élus,  elle  parti- 
cipait en  revanche  à  leurs  joies  et  à  leurs  triomphes.  A  la 
fête  de  Noël,  l'enfant  Jésus  lui  apparut  et  inonda  son  âme 
d'un  torrent  de  délices.  On  la  vit  le  jour  de  l'Ascension, 
soustraite  aux  lois  de  la  pesanteur,  élevée  en  l'air,  ra- 
dieuse d'une  sainte  allégresse,  les  mains  jointes  et  levées 
vers  le  ciel,  comme  pour  monter  avec  Notre -Seigneur 
au  séjour  de  la  gloire.  Elle  mourut  en  1306.  (Steill, 
23  juillet.) 

Aux  faits  qui  nous  sont  attestés  en  ce  genre  par  des 
hommes  graves  et  dignes  de  foi,  qu'il  me  soit  permis  d'a- 
jouter ici  ceux  dont  j'ai  été  témoin  moi-même;  non  que 
j'aie  la  prétention  de  donner  ici  mon  témoignage  comme 
garantie  du  leur,  mais  parce  qu'il  me  paraît  peu  convenable 
de  parler  de  ce  qui  s'est  passé  autrefois  en  ce  genre,  sans 
rien  dire  des  événements  contemporains.  On  verra  par  là 
d'ailleurs  que  cet  acte  mystérieux  de  la  passion  du  Sau- 
veur est  un  fait  historique  et  universel,  qui  se  reproduit 
dans  tous  les  temps,  toujours  le  même,  quoique  prenant 
dans  chaque  individu  d'autres  formes  et  un  autre  caractère. 
Je  veux  parler  ici  de  Marie  de  Moerl,  de  Caldern,  dans  la 
partie  méridionale  du  Txrol.  Je  chercherai  d'abord  à  mon- 


288  DES    STATIONS   MYSTIQUES. 

trer  comment  l'état  extraordinaire  auquel  Dieu  l'a  élevée 
s'est  développé  en  elle;  et  je  ferai  connaître  ensuite  au  lec- 
teur comment  je  l'ai  trouvée  moi- même ^  et  quelle  im- 
pression elle  a  faite  sur  moi.  Les  renseignements  que  j'ai 
puisés  sur  sa  vie  m'ont  été  fournis  par  des  personnes  dignes 
de  ioi,  qui  l'ont  connue  dès  sa  jeunesse.  Je  citerai  entre 
autres  le  P.  Capistran.  son  confesseur^  si  consciencieux  dans 
ses  déclarations  que  si  par  hasard  il  lui  échappe  quelque 
inexactitude,  si  légère  qu'elle  soit,  il  s'empresse  aussitôt 
de  la  rectifier;  M.  Éberle,  curé  de  la  principale  église  de 
Botzen ,  et  autrefois  curé  de  Marie  de  Moerl  ;  le  docteur 
Marchesani,  de  Botzen  aussi,  qui  l'a  traitée  pendant  très- 
longtemps  comme  médecin;  M.  de  Giovanelli,  de  Botzen, 
qui  l'a  connue  dès  son  enfance  et  qui  est  connu  lui-même 
dans  tout  le  Tyrol;  M™^  de  Jasser,  la  bienfaitrice  de  la 
famille,  et  dont  le  témoignage  n'offre  pas  moins  de  garan- 
ties que  celui  des  autres. 
Marie  Marie  de  Moerl  naquit  le  1 6  octobre  1812.  Elle  fut  élevée 

par  sa  mère,  femme  pieuse  et  intelligente  à  la  fois,  et  plus 
tard  elle  l'aida  avec  zèle  et  habileté  dans  la  conduite  du 
ménage,  que  les  circonstances  lui  avaient  rendue  difficile. 
Dès  l'âge  le  plus  tendre,  elle  avait  manifesté  d'excellentes 
qualités;  elle  était  bonne  envers  ses  camarades  d'école, 
partageait  volontiers  avec  elles  ce  qu'elle  avait,  et  leur  ren- 
dait tous  les  services  qui  étaient  en  son  pouvoir.  Sans  avoir 
rien  de  remarquable,  son  esprit  annonçait  d'heureuses  dis- 
positions; son  imagination  ne  faisait  point  présager  une 
trop  grande  vivacité,  et  d'ailleurs  eUe  ne  faisait  rien  qui 
pût  l'augmenter  ou  l'entretenir.  Dès  lors  comme  plus  tard, 
elle  lisait  peu,  mais  elle  se  distinguait  par  beaucoup  d'in- 
telligence et  d'adresse,  par  une  douce  bienveillance,  qu'elle 


de  Moer 


DES    STATIONS    MYSTIQUES.  289 

manifestait  surtout  envers  les  pauvres,  et  par  une  grande 
ferveur  dans  Texercice  de  la  prière,  auquel  elle  se  livrait 
souvent  dans  l'église  des  Franciscains,  située  près  de  la 
maison  de  son  père.  Elle  eut  de  bonne  heure  à  combattre 
contre  les  vices  de  sa  constitution  sanguine  et  contre  les 
maux  qu'elle  produit.  A  peine  âgée  de  cinq  ans,  elle  éprou- 
vait de  fréquentes  hémorragies  d'estomac  ou  d'intestins. 
Depuis  ce  temps,  elle  fut  souvent  malade  et  très -mal.  Un 
accident  qu'elle  éprouva  vers  sa  neuvième  ou  dixième  année 
détermina  chez  elle  de  fréquents  crachements  de  sang,  ac- 
compagnés d'une  très-forte  oppression  de  poitrine.  Use  dé- 
clara au  côté  gauche  une  douleur  qui  avait  probablement 
sa  source  dans  quelque  engorgement  de  la  rate,  et  qui  ne 
l'a  pas  quittée  jusqu'à  ce  jour.  Le  mal  empira  malgré  les 
soins  des  docteurs  les  plus  habiles.  Plus  d'une  fois  elle  fut 
à  l'extrémité  et  abandonnée  du  médecin.  Elle  guérit  néan- 
moins, sans  toutefois  perdre  le  germe  du  mal,  et  garda  tou- 
jours une  santé  chétivc.  Elle  n'en  devint  que  plus  sérieuse 
et  plus  pieuse  encore,  et  plus  assidue  à  ses  exercices  de 
dévotion. 

Depuis  l'âge  de  treize  ans,  elle  eut  pour  confesseur  le 
P.  Capistran,  un  pieux  et  excellent  prêtre,  éprouvé  par  de 
longues  souiî'rances,  et  qui  fut  en  même  temps  le  soutien 
de  sa  famille,  le  fidèle  conseiller  de  sa  mère  et  leur  aide  à 
tous  dans  les  difficultés  que  doit  rencontrer  une  famille 
nombreuse,  dont  les  ressources  ne  suffisent  point  à  son  en- 
tretien. Marie  se  trouvant  un  peu  rétablie  vers  cette  époque, 
on  l'envoya  au  delà  de  la  montagne,  à  Eles,  pour  y  ap- 
prendre l'itahen.  Elle  y  resta  les  trois  quarts  de  l'année,  et . 
n'alla  voir  ses  parents  qu'une  fois  pendant  ce  temps.  Lors- 
que après  cette  visite  elle  prit  congé  de  sa  mère,  qu'elle 
II.  9 


290  DES    STATIONS    MYSTIQUES. 

voyait  pour  la  dernière  foiS;,  une  douleur  pénétrante  tra- 
versa son  àme,  comme  elle  le  raconta  plus  tard;  il  lui  sem- 
blait qu'elle  ne  pouvait  se  séparer  d'elle.  Alors  se  révéla 
pour  la  première  fois  cette  faculté  de  pressentir  les  événe- 
ments, qui  se  manifesta  d'une  manière  plus  précise  lorsque 
sa  mère  mourut  en  effet  en  î  827,  et  que  Marie,  malgré  la 
distance  qui  la  séparait  d'elle,  indiqua  l'heure  de  sa  mort. 
Ce  fait  néanmoins  n'est  pas  parfaitement  constaté. 

Le  père  de  Marie  resta  veuf  avec  neuf  enfants,  dont  le 
plus  jeune  n'avait  que  dix  jours.  Comme  il  était  incapable 
de  conduu'e  la  maison,  ce  fardeau  échut  à  Marie;  elle  le 
prit  avec  joie,  le  porta  avec  zèle  et  habileté.  Mais  elle  de- 
vint plus  sérieuse  encore  et  plus  intérieure,  plus  assidue  à 
l'éghse  et  à  ses  exercices  de  piété;  car  elle  avait  beaucoup 
à  souffrir,  et  le  fardeau  était  lourd  pour  elle.  La  douleur 
de  la  mort  de  sa  mère  fut  si  profonde  qu'on  la  vit  encore  la 
pleurer  trois  ans  après  qu'elle  Veut  perdue.  Ses  regrets  s'a^ 
doucirent  néanmoins,  lorsque  plus  tard  elle  eut  renoncé  à 
tout  ce  qui  est  terrestre.  Cependant  les  sollicitudes  qui  lui 
venaient  du  dehors  augmentaient  tous  les  jours.  La  né- 
cessité et  tous  les  chagrins  qu'elle  amène  à  sa  suite  pesaient 
chaque  jour  davantage  sur  elle.  Ses  forces  ne  purent  ré- 
sister plus  longtemps.  Elle  fit  à  dix-huit  ans  une  grande 
maladie;  des  crampes  de  toute  sorte  ébranlèrent  son  corps 
déjà  affaibli  ;  des  convulsions  agitèrent  ses  membres  et  de 
fréquentes  hémorragies  se  déclarèrent.  Lorsqu'on  fit  venir 
le  médecin,  il  >  avait  vingt-neuf  jours  quelle  navait  pris 
de  nourriture  ;  elle  n'avait  vécu  pendant  tout  ce  temps 
que  de  quelques  verres  de  limonade.  Il  lui  administra  les 
l'emèdes  que  Tart  prescrit  en  ces  occasions,  et  lui  ordonna 
le  régime  qu'elle  devait  suivre.  Elle  se  trouva  proniptement 


DES    STATIOiNS    MYSTIQUES .  291 

soulagée.  Les  crampes  cessèrent  peu  à  peu,  et  sa  constitu- 
tion revint  de  l'ébranlement  profond  qui  l'avait  épuisée. 
Cependant  la  guérison  parfaite  n'arrivait  pas;  la  douleur 
de  côté  continuait,  et  la  maigreur  augmentait  tous  les  jours. 
In  an  au  plus  s'était  écoulé  ainsi.  Marie  demanda  un  jour 
à  son  médecin  s'il  croyait  sa  guérison  possible.  Celui-ci  lui 
ayant  répondu  qu'il  ne  pouvait  pas  lui  promettre  une  gué- 
rison parfaite,  mais  seulement  un  adoucissement  de  ses 
douleurs,  elle  répondit  avec  courage  que,  si  elle  ne  pou- 
vait être  guérie,  elle  n'avait  point  besoin  d'adoucissement, 
et  qu'elle  était  disposée  à  accepter  toutes  les  souffrances 
qu'il  plairait  à  Dieu  de  lui  envoyer.  Celte  résolution  lui  fut 
probablement  inspirée  par  son  entier  abandon  à  la  divine 
Providence,  et  aussi  par  le  désir  de  rie  pas  nécessiter  à  son 
père  de  nouvelles  dépenses  pour  Tachât  des  remèdes ,  et 
de  ne  pas  augmenter  par  là  sa  détresse.  Ce  qu'elle  deman- 
dait arriva,  et  depuis  ce  moment  elle  souftrit  avec  une  hé- 
roïque résignation  les  grandes  douleurs  qui  ne  la  quittèrent 
plus. 

Voilà  ce  qu'on  sait  de  sa  vie  extérieure  ;  sa  vie  intérieure 
est,  comme  on  le  pense  bien,  moins  connue.  Des  épreuves 
spirituelles  de  plus  d'un  genre  s'étaient  jointes  aux  épreuves 
corporelles  qu'elle  avait  eu  à  supporter.  Et,  comme  il 
arrive  ordinairement,  les  tentations  la  suivirent  à  mesure 
qu'elle  avançait  davantage  dans  les  voies  intérieures  par 
où  Dieu  la  conduisait.  Xous  parlerons  ailleurs  de  ces  ten- 
tations singulières  et  sensibles  pour  la  plupart.  Dans  ces 
conjonctures,  la  fréquentation  des  sacrements  était,  comme 
auparavant,  son  seul  remède.  De  1830  à  1832,  elle  fit  de 
cette  manière  des  progrès  rapides,  mais  réglés,  dans  la  vie 
i'pirituelle,  sans  que  toutefois  on  eût  remarqué  en  elle  au- 


292  DES    STATIONS    >n>TlQLES. 

cuîi  pliL'iiuinene  inaccoutumé.  Mais  depuis  1832,  lors- 
qu'elle eut  atteint  sa  vingtième  auiiée^  son  confesseur  s'a- 
perçut que  quelquefois  elle  ne  répondait  pas  aux  questions 
qu'il  lui  faisait,  et  qu'elle  paraissait  hors  d'elle-même.  11 
questionna  à  ce  sujet  ceux  qui  l'assistaient;  ceux-ci  lui 
répondirent  qu'elle  était  ainsi  toutes  les  fois  qu'elle  rece- 
vait la  sainte  communion.  Cette  réponse  le  frappa.  Jus- 
que-là il  avait  pris,  comme  tous  les  autres^  ce  qui  se  pas- 
sait en  elle  pour  les  suites  dune  maladie  ordinaire.  Pour 
la  première  fois,  il  pen^a  qu'il  pouvait  bien  y  avoir  encore 
autre  chose.  11  fut  conlirmé  dans  cette  pensée  lorsque  plus 
tard  ces  phénomènes  augmentèrent  en  elle,  et  prirent  un 
caractère  plus  décidé.  Entin.  un  fait  qui  se  passa  dans  le 
cours  de  cette  même- année  lui  donna  la  clef  de  ces  états 
extraordinaires. 

La  procession  de  la  Fête-Dieu  se  fit  à  Caldern,  comme 
partout,  avec  une  grande  pompe.  On  tira  le  canon,  la  mu- 
sique parcourut  les  rues.  Tout  ce  bruit,  tout  ce  mouve- 
ment pa^sa  souslesfenêtres  de  Marie.  La  musique  bruyante 
avait  toujours  fait  sur  elle  une  fâcheuse  impression;  et  le 
son  même  d'un  violon  ou  d'un  instinament  à  vent  avait 
quelquefois  déterminé  chez  elle  les  crampes  les  plus  vio- 
lentes. Son  confesseur,  occupé  des  préparatifs  de  la  fête, 
Aoulait  avoir  toute  la  journée  libre,  et  lui  épargner  à  elle- 
même  le  dérangement  et  l'impression  que  pouvait  lui  cau- 
ser tout  ce  tumulte.  Et  comme  il  savait  déjà  que  toujours, 
après  la  communion,  elle  restait  six  à  huit  heures,  ou 
même  plus  encore,  en  extase,  il  crut  qu'il  valait  mieux  lui 
donner  la  communion  le  matin,  pour  qu'elle  pût  ètretraii- 
(luille  le  reste  du  jour.  11  lui  porta  donc  le  saint  sacreraenli 
à  ti-ois  heures  du  matin  :  elle  tomba  à  l'instant  même  er 


DKS    STATIONS    MYnTlCjlES.  293 

extase.  11  la  quitta^  fut  occupé  toute  la  journée;  et  comme 
ses  occupations  le  retinrent  encore  le  lendemain,  il  n'alla 
la  voir  que  vers  trois  heures  de  l'après-midi ,  et  la  trouva 
agenouillée  dans  la  même  position  où  il  l'avait  laissée 
trente -six  heures  auparavant.  Surpris,  il  interrogea  les 
gens  de  la  maison,  qui  lui  répondirent  qu'elle  était  restée 
tout  ce  temps  en  extase.  En  général  on  faisait  peu  d'at- 
tention à  elle  dans  la  maison  ;  on  la  laissait  à  ses  extases 
et  à  ses  prières,  sans  trop  y  prendre  garde  ;  et  lorsqu'elle 
avait  besoin  de  quelque  chose ,  il  lui  fallait  appeler  quel- 
qu'un pour  le  lui  demander.  Son  confesseur  comprit  dès 
lors  jusqu'à  quelle  profondeur  l'extase  avait  pénétré  dans 
son  être;  comment  elle  était  devenue  chez  elle  en  quelque 
sorte  une  seconde  nature,  et  deviendrait  son  état  habituel 
s'il  ne  lui  mettait  des  bornes.  En  la  rappelant  à  elle,  il 
entreprit  donc  de  régler  cet  état  par  la  vertu  de  la  sainte 
obéissance,  dont  elle  avait  fait  le  vœu  en  entrant  dans  le 
tiers  ordre  de  Saint-François. 

L'extase  rendit  son  œil  intérieur  de  plus  en  plus  péné- 
trant, et  l'on  fit  à  ce  sujet  plusieurs  expériences.  Un  jour 
qu'étant  plus  mal  elle  fut  administrée,  un  grand  nombre  de 
personnes  suivirent  le  prêtre  et  remplirent  sa  chambre.  Sur 
une  table  près  de  son  lit  était  une  tasse  d'argent,  où  l'on 
avait  mis  de  l'eau  bénite  pour  cette  cérémonie.  Marie  y 
attachait  un  grand  prix ,  soit  parce  que  c'était  un  legs  de 
sa  mère,  soit  parce  qu'elle  lui  rappelait  quelque  souvenir 
précieux;  elle  reçut  la  communion  ,  et  tomba  comme  de 
coutume  en  extase.  Lorsqu'elle  revint  à  elle,  la  foule  s'était 
écoulée,  mais  la  tasse  manquait.  Elle  s'affligea  beaucoup 
de  cette  perte,  et  exprima  ses  regrets  à  son  confesseur, 
qui  la  consola  du  mieux  qu'il  put,  et  lui  conseilla  de  priei- 


294  DES    STATIONS    MYSTIQUES. 

Dieu  pour  qu'on  lui  remit  l'objet  enlevé.  Elle  le  trouva  bon, 
et  sa  demande  ne  fut  pas  sans  succès.  La  première  fois 
qu'elle  revint  de  son  extase  elle  dit  d'un  air  joyeux  : 
{(  Je  retrouverai  bientôt  ma  tasse.  »  On  lui  demanda  si  elle 
connaissait  celui  qui  l'avait  prise  :  a  Oui,  dit-elle;  mais 
j'ai  prié  Dieu  de  toucher  son  cot^ur,  afin  qu'il  rende  l'objet 
qui  a  disparu  sans  qu'il  ait  à  rougir  de  sa  faute.  »  En  effet, 
huit  jours  après,  on  trouva  la  tasse  dans  la  cuisine  pai^mi 
les  autres  vases.  Une  autre  fois,  elle  avertit  ceux  qui  l'en- 
touraient de  faire  attention  au  plancher  de  sa  chambre, 
parce  qu'un  grand  danger  menaçait  de  ce  côté.  D'abord, 
on  ne  prit  pas  gai^de  à  ce  qu'elle  disait;  mais  comme  elle 
répéta  plusieurs  fois  son  avertissement,  et  toujours  avec 
de  nouvelles  instances,  on  fit  visiter  le  plancher  par  des 
ouvriers,  et  il  se  trouva  en  effet  qu'une  poutre  était  entiè- 
rement pourrie ,  que  le  plancher  menaçait  d'une  chute 
prochaine,  et  qu'il  était  même  étonnant  qu'il  ne  fût  pas 
tombé  déjà. 

Les  choses  en  étaient  à  ce  point  lorsque,  dans  la  seconde 
moitié  de  1833,  il  se  passa  un  événement  singulier  pour 
elle.  Le  Tyrol  avait  appris  bientôt  son  état  extatique.  Tout 
à  coup  et  de  tous  les  points  à  la  fois  ,  un  mouvement  gé- 
néral s'était  emparé  du  peuple.  On  arrivait  en  foule  pour 
voir  de  ses  yeux  un  phénomène  qu'on  connaissait  bien  à 
la  vérité  par  les  légendes,  mais  qu'on  n'espérait  plus  depuis 
longtemps  voir  en  réalité.  Les  processions  des  paroisses  se 
succédaient  sans  inteiTuption  à  Caldern ,  précédées  de  la 
bannière  et  de  la  croix,  et  le  concours  fut  immense.  Depuis 
la  fin  du  mois  de  juillet  jusqu'au  l  o  septembre  de  cette 
année,  plus  de  quarante  mille  personnes  de  toutes  les 
conditions  visitèrent  l'extatique  .  dont  tous  les  sens,  ou- 


r>ES    STATIONS    MYSTIQUES.  295 

verts  en  apparence,  étaient  réellement  fermés  au  monde 
extérieur^  et  dont  les  prières  et  les  méditations  étaient 
tout  intérieures.  On  voulait  admirer  ce  spectacle  et  s'édi- 
tier  à  sa  vue.  Personne  ne  pouvait  s'expliquer  ce  concours. 
Le  clergé,  qui  craint  plutôt,  et  en  partie  avec  raison  ,  les 
apparitions  de  ce  genre,  n'était  pour  rien  dans  cette  af- 
iluence.  Il  semblait  plutôt  que  le  môme  esprit  qui  opérait 
dans  l'extatique  émût  et  poussât  toutes  ces  masses,  pour 
les  rendre  témoins  des  merveilles  qu'il  opérait.  Aussi  tout 
se  passa  dans  le  plus  grand  ordre,  et  on  n'eut  à  déplorer 
aucun  excès  pendant  les  sept  semaines  que  dura  ce  grand 
concours;  et  cependant  il  y  eut  des  jours  où  l'étroite 
chambre  de  la  patiente,  qui  pouvait  contenir  tout  au  plus 
quarante  ou  cinquante  personnes,  fut  visitée  par  près  de 
trois  mille  pèlerins. 

L'autorité  temporelle  et  l'autorité  spirituelle  désirèrent 
néanmoins  mettre  fin  à  ces  pèlerinages.  La  police  eut  les 
inquiétudes  qu'elle  a  ordinairement  dans  ces  circonstances; 
et  le  peuple  fut  averti  qu'à  partir  de  cette  époque  on  ne 
laisserait  plus  entrer  personne.  La  nouvelle  s'en  répandit 
bientôt  par  tout  le  pays ,  et  les  pèlerinages  cessèrent  sans 
mécontentement  ni  murmures.  Mais  les  curés  eurent  encore 
longtemps  à  se  féliciter  de  l'impression  que  cette  appa- 
rition avait  laissée  dans  le  peuple.  A  la  fin  de  l'automne  de 
cette  année,  le  prince -évoque  de  Trente  vint  à  Caldern, 
commença  une  information  et  entendit  plusieurs  témoins, 
après  leur  avoir  fait  prêter  serment.  On  ne  publia  point  le 
résultat  de  cette  information  ni  les  déclarations  des  té- 
moins ,  parce  que  l'afTaire  ne  parut  pas  encore  mûre  pour 
un  jugement  définitif.  Le  prince-évêque  voulait  avant  tout 
avoir  un  appui,  pour  pouvoir  donner  ensuite  toutes  les 


296  DES    STATIONS    MYSTlQrKS. 

explications  nécessaires  au  gouvernement,  qui  soupçon- 
nait dans  tous  ces  phénomènes  une  superstition  nuisible 
ou  une  fraude  pieuse  ;,  ou  au  moins  des  illusions  prove- 
nant d'une  trop  grande  simplicilé.  L'évoque  déclara  seu- 
lement que  la  maladie  de  Marie  de  Moerl  ne  présentait 
point  à  la  vérité  les  caractères  de  la  sainteté ,  mais  qu'en 
même  temps  sa  piété  bien  reconnue  n'était  point  une 
maladie.  Dès  lors  la  police  fut  moins  tracassière  dans  ses 
mesures. 

Tout  ce  bruit  s'était  fait   autour   de  l'extatique  sans 
qu'elle  s'en  aperçût,   excepté  dans  les  derniers  temps, 
et  alors  elle  en  fut  toute  surprise.  Son  intérieur  s'était  donc 
développé  dans  le  calme^  et  avait  acquis  une  maturité  tou- 
jours croissante.  Les  stigmates  avaient  paru  sur  son  corps, 
et  la  chose  s'était  passée  chez  elle  aussi  simplement  que 
chez  les  autres.  Déjà,  dans  l'automne  de  1833,  son  con- 
fesseur avait  remarqué  par  hasard  que  cette  partie  des 
mains  où  les  plaies  parurent  plus  tard  commençait  à  deve- 
nir plus  profonde ,  comme  si  elle  eût  été  sous  la  pression 
d'un  corps  en  demi-relief.  En  même  temps,  ces  parties 
devenaient  douloureuses,  et  des  crampes  s'y  manifestaient 
fréquemment.  11  conjectura  dès  lors  que  les  stigmates  ne 
tarderaient  pas  à  paraître,  et  l'événeaient  justifia  ses  con- 
jectures. A  la  Chandeleur,  le  4  février  1834  ,  il  lui  trouva 
à  la  main  un  linge  avec  lequel  elle  s'essuyait  de  temps  en 
temps  les  mains ,  effrayée  comme  un  enfant  de  ce  qu'elle 
y  voyait.  Comme  il  aperçut  du  sang  sur  ce  linge,  il  lui 
demanda  ce  que  cela  signitiait.  Elle  lui  répondit  qu'elle 
n'en  savait  rien  elle-même,  qu'elle  avait  dû  se  blesser 
jusqu'au  sang.  Mais  c'étaient  réellement  les  stigmates,  qui 
restèrent  désormais  fixés  sur  les  mains,  qui  bientôt  se 


DES    STA.TIO-NS    MYSTIQUES.  207 

montrèrent  aussi  sur  les  pieds ,  et  auxquels  se  joignit  en 
même  temps  la  plaie  du  cœur.  La  manière  dont  le  père 
Capistran  agit  avec  elle  est  si  simple  et  manifeste  si  peu 
de  prétention  au  merveilleux  qu'il  ne  lui  demanda  pas 
même  ce  qui  s'était  passé  dans  son  intérieur  et  ce  qui  avait 
pu  donner  occasion  à  l'apparition  de  ces  stigmates.  Ils 
étaient  à  peu  près  ronds ,  s'étendant  un  peu  en  longueur; 
ils  avaient  trois  à  quatre  lignes  de  diamètre,  et  étaient 
fixés  aux  deux  mains  et  aux  deux  pieds.  Le  jeudi  soir  et 
Je  vendredi,  ces  plaies  laissaient  très- souvent  couler  des 
gouttes  d'un  sang  clair.  Les  autres  jours,  elles  étaient  re- 
couvertes d'une  croûte  de  sang  desséché,  sans  qu'on  pût 
remarquer  ni  inflammation,  ni  ulcération  ,  ni  aucun  ves- 
tige de  lymphe.  Elle  cacha  la  chose,  comme  elle  cachait  en 
général  tout  ce  qui  pouvait  trahir  son  état  intérieur.  Mais 
en  1833,  à  l'occasion  d'une  procession  solennelle,  l'extase 
de  jubilation  se  révéla  chez  elle.  Un  jour  elle  la  surprit  en 
présence  de  plusieurs  témoins  ;  alors  on  la  vit  semblable 
à  un  ange  glorieux,  touchant  à  peine  son  lit  de  la  pointe 
des  pieds,  éclatante  comme  une  rose ,  les  bras  étendus  en 
croix,  plongée  dans  les  joies  de  l'amour.  Tous  les  assis- 
tants purent  voir  sur  ses  mains  les  stigmates,  et  la  chose 
ne  put  rester  secrète  désormais. 

Sa  santé  était  restée  chétive.  Dans  l'automne  de  1834 
elle  tomba  malade ,  et  fut  attaquée  de  convulsions  très- 
douloureuses,  qui  durèrent  plusieurs  semaines.  Cependant, 
depuis  les  fêtes  de  Noël,  ou  plutôt  depuis  le  jour  de  l'Im- 
maculée Conception  ,  elle  reprit  sa  fraîcheur  et  sa  bonne 
mine,  et  se  conserva  dans  cet  état  jusqu'à  la  fin  de  l'été  de 
l'année  suivante.  C'est  dans  l'automne  de  cette  même  année 
que ,  faisant  un  voyage  dans  le  midi  du  Tyrol ,  je  la  vis 


298  DES    STATIO.NS    MYSTIQUES. 

plusieurs  fois.  Caldern^  le  lieu  de  sa  naissance,  est  situé 
dans  une  contrée  ravissante.  Sur  la  rive  droite  de  l'Etsch, 
à  partir  de  T embouchure  de  l'Eisac,  s'élève  une  montagne 
d'une  hauteur  moyenne,  d'une  forme  gracieuse,  qui  se 
prolonge  dans  un  espace  de  deux  à  trois  heues ,  et  dont 
les  racines  se  confondent  avec  celles  d'une  chaîne  plus 
élevée  qui  sépare  la  vallée  de  l'Etsch  du  Nonsberg.  Entre 
ces  chaînes  est  un  vallon  situé  à  trois  à  quatre  cents 
pieds  au-dessus  du  niveau  de  l'Etsch,  au  miheu  duquel 
est  un  petit  lac  clair  et  limpide,  entouré  de  vignobles. 
C'est  là,  sur  une  pente  légère,  que  s'élève  Caldern  avec  ses 
maisons  de  pierre  d'un  style  antique ,  environné  de  frais 
paysages,  de  villages,  de  châteaux,  de  calvaires,  avec  une 
vue  magnifique  et  très  -  étendue  sur  les  sommets  neigeux 
des  Alpes,  d'un  côté,  et  de  l'autre,  à  travers  les  pointes 
nues  ou  boisées  des  montagnes,  dans  la  vallée  de  l'Etsch 
jusqu'à  Trente. 

C'est  dans  une  de  ces  maisons  en  pierre,  comme  on  les 
bâtissait  au  xv^  et  au  xvi^  siècle ,  que  demeure  Marie  de 
Moerl.  Elle  couche  dans  une  chambre  blanche  et  propre, 
sur  un  matelas  assez  dur,  dans  un  lit  dont  le  linge  est  tou- 
jours tenu  très -propre.  A  côté  du  lit  est  un  petit  autel 
domestique.  Derrière  elle  quelques  images,  pour  lesquelles 
elle  a  une  dévotion  particulière,  sont  attachées  aux  piliers 
des  fenêtres,  qui,  selon  l'usage  du  pays,  sont  garnies  de 
jalousies  pour  tempérer  l'éclat  trop  vif  de  la  lumière ,  et 
pour  rafraîchir  l'air  si  chaud  dans  ce  climat.  Marie  de 
Moerl  est  d'une  taille  moyenne,  d'une  structure  délicate, 
comme  l'est  généralement  dans  ce  pays  le  peuple  alle- 
mand, auquel  se  sont  mêlées  successivement  tant  de  races 
différentes ,  mais  dans  lequel  paraît  prédominer  le  sang 


DES    STATIONS    MYSTIQUES.  299 

franco -rliénais.  Celui-ci  aura  été  vraisemblablement 
apporté  de  ce  pays  par  les  colonies  allemandes  que  les 
empereurs  y  envoyèrent  des  bords  du  Rhin  ,  pour  garder 
ce  passage  important^  d'où  l'on  entre  dans  la  terre  des 
Welches.  Pour  toute  nourriture,  elle  prend  de  temps  en 
temps ,  quand  le  besoin  la  sollicite  ou  que  son  confesseur 
l'ordonne,  quelques  grains  de  raisin,  ou  quelque  autre 
fruit,  ou  un  peu  de  pain.  Par  suite  de  cette  exiguïté  de 
nourriture,  elle  est  devenue  très-maigre;  elle  ne  l'est  pas 
cependant  plus  que  ne  le  sont  beaucoup  d'autres  qui  mè- 
nent une  vie  ordinaire.  Son  visage  avait  même  alors  un 
certain  embonpoint,  qui  varie  néanmoins  beaucoup  selon 
l'état  où  elle  se  trouve. 

La  première  fois  que  j'allai  chez  elle,  je  la  trouvai  dans 
la  position  où  elle  est  la  plus  grande  partie  du  jour,  à 
genoux  à  l'extrémité  de  son  lit  et  en  extase.  Ses  mains 
croisées  sur  sa  poitrine  laissaient  voir  les  stigmates  ;  son 
visage  était  tourné  vers  l'église,  et  regardait  un  peu  en 
haut  :  ses  yeux  levés  vers  le  ciel  exprimaient  une  absorp- 
tion profonde  que  rien  du  dehors  ne  pouvait  déranger. 
On  ne  remarquait  en  elle  aucun  mouvement,  excepté  celui 
que  produit  la  respiration  ou  la  déglutition.  Quelquefois 
on  apercevait  comme  une  légère  oscillation  :  c'était  un 
spectacle  que  je  ne  puis  comparer  qu'à  celui  qu'offriraient 
les  anges,  si  nous  les  voyions  prosternés  en  prière  au  pied 
du  trône  de  Dieu.  Il  n'est  pas  étonnant  qu'il  produise  une 
aussi  forte  impression  sur  tous  ceux  qui  en  sont  témoins. 
Les  cœurs  les  plus  durs  ne  peuvent  résister  à  cette  vue. 
L'étonnement,  la  joie  et  la  piété  ont  fait  couler  bien  des 
larmes  autour  d'elle.  Dans  ses  extases,  d'après  le  rapport 
de  ceux  qui  dirigent  sa  conscience  et  de  son  curé,  elle  est 


300  DES    STATIONS    MYSTIQUES. 

occupée  depuis  quatre  ans  à  contempler  la  vie  et  la  pas- 
sion du  Christ,  et  à  honorer  le  saint  Sacrement.  Ses  prières 
sont  re'glées  d'après  l'ordre  de  l'année  ecclésiastique;  elle 
en  a  écrit  quelques-unes  pour  son  confesseur,  et  elles  sont, 
d'après  le  témoignage  de  celui -ci,  pleines  de  chaleur, 
d'onction  et  d'édification.  La  faculté  qu'elle  a  de  voir  les 
choses  lointaines,  soit  dans  l'espace,  soit  dans  le  temps, 
a  pour  objet  unique  ce  qui  tient  à  l'Église  ou  à  la  piété  :  et , 
bien  différente  des  somnambules,  elle  ignore  aussi  complet 
tement  que  les  autres  hommes  ce  qui  se  passe  en  son 
propre  corps.  Les  événements  qu'elle  a  prédits  n'avaient 
rien  qui  pût  les  faire  pressentir  au  moment  où  elle  les  a 
prévus  ;  mais  leur  accomplissement  a  toujours  uniquement 
dépendu  de  la  volonté  humaine  .  libre  et  inconstante  dans 
ses  actes ,  et  de  la  Providence  divine.  Elle  n'a  jamais  parlé 
qu'à  son  confesseur  de  ses  visions  et  de  leur  liaison  in- 
time. Mais,  comme  le  cercle  de  ses  connaissances  est  très- 
borné  ,  elle  a  souvent  bien  de  la  peine  à  trouver  un  nom 
pour  exprimer  les  choses  qu'elle  a  vues.  Cependant  l'en- 
semble de  l'image  qui  est  dans  son  esprit  se  manifeste 
clairement  dans  le  maintien  et  la  pose  de  son  corps,  qui 
toujours  prend  une  part  plus  ou  moins  grande  à  l'objet  de 
ses  visions.  Ainsi ,  on  la  voit  à  Xoél  bercer  avec  une  grande 
joie  l'enfant  nouveau-  né  dans  ses  bras;  le  jour  des  Rois, 
elle  l'adore  à  genoux  derrière  les  Mages.  Elle  iissiste  aux 
noces  de Cana,  à  table,  appuyée  sur  le  côlé,  circonstance 
qu'elle  n'a  pu  apprendre  par  les  moyens  extérieurs ,  puis- 
que les  tableaux  des  églises  ne  rendent  point  cette  an- 
cienne manière  de  s'asseoir  à  table.  Sa  personne  tout  entière 
exprime  aussi  parfaitement  dans  les  autres  jours  la  forme 
de  l'objet  qu'elle  médite. 


DES    STATIONS    MYSTIQUES.  301 

Mais  l'objet  le  plus  fréquent  de  ses  contemplations,  cest 
la  passion  du  Christ,  et  c'est  elle  aussi  qui  produit  en  elle 
l'impression  la  plus  profonde ,  et  qui  s'exprime  le  plus 
vivement  au  dehors.  C'est  surtout  dans  la  semaine  sainte 
que  cette  impression  pénètre  plus  avant  dans  son  être ,  et 
que  l'image  qui  la  reproduit  au  dehors  est  plus  complète. 
Cependant  la  contemplation  de  ce  mystère  revient  tous  les 
vendredis  de  l'année  ,  et  olfre  ainsi  une  occasion  fréquente 
d'en  observer  les  merveilleux  effets.  Ici  se  montre  encore 
le  caractère  qui  la  distingue  dans  la  manière  simple  et  na- 
turelle dont  s'accomplit  la  représentation   de  ce  grand 
mystère;  car  on  peut  en  suivre  toutes  les  phases,  depuis 
son  origine  jusqu'à  son  entier  développement ,  et  chaque 
scène  de  ce  grand  drame  porte  l'empreinte  de  sa  personna- 
lité. On  voit  que  son  esprit  a  depuis  longtemps  acquis  la 
faculté  non  -  seulement  de  considérer  de  loin  ou  d'effleu- 
rer par  ses  extrémités  Fobjet  de  ses  méditations,  comme  il 
arrive  ordinairement  dans  la  vie,  mais  encore  de  se  poser 
tout  près  de  lui ,  de  pénétrer  jusque  dans  sa  substance ,  et 
de  se  mettre  ainsi  vis-à-vis  de  lui  dans  les  rapports  les 
plus  intimes.  Son  esprit  s'abandonne  tellement  à  l'objet  qui 
l'occupe  que  celui-ci  lui  devient  en  quelque  sorte  plus 
immédiatement  uni  qu'il  ne  l'est  à  soi-même,  et  qu'il 
change  de  rôle  avec  lui.  Alors  l'esprit  fait  de  l'objet  tout 
ce  qu'il  veut,  et  le  forme  à  son  image.  A  mesure  que  ce 
procédé  d'assimilation  se  développe,  nous  voyons  le  re- 
flet de  l'action  intérieure  apparaître  au  dehors  dans  le 
corps;  et  la  contemplation,  prenant  en  celui-ci  une  forme 
extérieure,  devient  de  nouveau  un  objet  de  contemplation 
pour  l'observateur. 

L'action  commence  déjà  dans  la  matinée  du  vendredi  ; 


302  DES    STATIONS   MYSTIQUES. 

et,  si  l'on  en  suit  le  développement,  on  voit  que,  de 
même  que  plusieurs  pensent  en  parlant ,  ou  plutôt 
parlent  en  pensant,  sans  avoir  la  conscience  des  paroles 
qu'ils  prononcent,  ainsi  notre  extatique  médite  la  passion 
en  la  reproduisant,  ou  plutôt  la  reproduit  en  la  contem- 
plant, sans  avoir  la  conscience  de  son  action.  Aussi  le  mou- 
vement en  est-il  d'abord  doux  et  régulier;  puis,  à  mesure 
qu'elle  devient  et  plus  douloureuse  et  plus  saisissante, 
les  traits  de  l'image  qui  la  représente  prennent  une  em- 
preinte plus  profonde  et  deviennent  plus  reconnaissables. 
Enfin,  lorsque  l'heure  de  la  mort  arrive,  et  que  les  dou- 
leurs ont  pénétré  jusqu'au  fond  le  plus  intime  de  Tàme  , 
l'image  de  la  mort  ressort  de  tous  les  traits  de  cette  femme. 
Elle  est  là,  à  genoux  sur  son  lit ,  les  mains  croisées  sur  sa 
poitrine.  Autour  d'elle  règne  un  profond  silence,  qu  inter- 
rompt à  peine  le  souffle  des  assistants.  Vous  diriez  alors 
que  le  soleil  de  la  vie  descend  pour  elle  vers  son  couchant, 
et  qu'à  mesure  que  sa  lumière  s'affaiblit,  les  ombres  de  la 
mort,  sortant  de  leurs  abîmes,  montent  peu  à  peu  vers  elle, 
cachent  successivement  tous  ses  membres  sous  leurs  voiles 
ténébreux ,  et  arrivent  en  foule  autour  de  son  àme  ,  qui 
s'abîme  dans  son  impuissance  dès  que  la  dernière  lueur 
s'est  éteinte.  Elle  était  pâle  pendant  toute  l'action;  mais 
vers  la  fin  vous  la  voyez  pàhr  encore  davantage.  Le  fris- 
son de  la  mort  parcourt  tous  ses  os,  et  la  vie  s'affaisse 
dans  des  ombres  toujours  plus  épaisses.  Les  soupirs  qui 
s'échappent  avec  peine  de  sa  poitrine  annoncent  que  l'op- 
pression devient  plus  forte.  De  ses  yeux  immobiles  coulent 
de  grosses  larmes  qui  descendent  lentement  sur  ses  joues; 
de  légers  mouvements  entr' ouvrent  toujours  davantage  la 
bouche:  comme  ceséclairs  qui  précèdent  l'orage,  ils  forment 


DES    STATIONS   MYSTIQUES.  303 

d'abord  des  cercles  plus  étroits ,  puis  ils  semblent  creuser 
le  visage  dans  toute  sa  largeur,  et  deviennent  enfin  si  vio- 
lents que  de  temps  en  temps  ils  ébranlent  le  corps  tout  en- 
tier. Les  soupirs  se  sont  changés  en  un  gémissement  qui 
navre  le  cœur;  une  rougeur  sombre  enveloppe  les  joues;  la 
langue  épaissie  semble  être  collée  contre  le  palais  desséché. 
Les  convulsions  deviennent  toujours  plus  violentes  et  plus 
profondes.  Les  mains,  qui  d'abord  s'affaissaient  peu  à  peu, 
glissent  plus  vite.  Les  ongles  deviennent  bleus,  et  les  doigts 
s'entrelacent  convulsivement  les  uns  dans  les  autres.  Le 
râle  de  la  mort  se  fait  entendre  du  fond  du  gosier.  Le  souf- 
fle, toujours  plus  pressé,  se  détache  avec  d'incroyables  ef- 
forts de  la  poitrine ,  qui  semble  comme  liée  par  des  cercles 
de  fer.  Les  traits  se  déforment  et  ne  sont  plus  reconnais- 
sablés.  La  bouche  de  cette  image  douloureuse  est  ouverte 
dans  toute  sa  largeur;  son  nez  se  retire,  ses  yeu\  immo- 
biles vont  se  briser  dans  leur  orbite.  Quelques  soupirs  peu- 
vent encore,  à  de  longs  intervalles,  se  faire  jour  à  travers 
les  organes  que  la  mort  a  roidis.  Le  dernier  va  s'échapper. 
Alors  le  visage  se  penche,  et  la  tête  ,  portant  déjà  tous  les 
signes  de  la  mort,  s'affaisse  dans  un  complet  épuisement  : 
c'est  une  autre  figure  que  vous  ne  sauriez  reconnaître. 
Tout  reste  dans  cette  position  deux  minutes  à  peu  près. 
Puis  la  tête  se  relève,  les  mains  remontent  vers  la  poitrine , 
le  visage  reprend  sa  forme  et  son  calme.  Eile  est  à  genoux, 
tranquille,  les  yeux  levés  au  ciel,  et  occupée  à  présenter  à 
Dieu  l'hommage  de  sa  reconnaissance.  La  même  scène  se 
renouvelle  chaque  semaine,  toujours  la  même  quant  aux 
traits  principaux ,  mais  offrant  chaque  fois  des  tx^aits  parti- 
culiers, qui  sont  comme  l'expression  de  ses  dispositions 
intérieures;  c'est  ce  dont  je  me  suis  convaincu  phisieurs 


304  DES    STATIO^S    MYSTIQUES. 

fuis  par  une  observation  attentive.  Car  il  n'y  a  rien  d'ap- 
pris dans  toute  cette  action  ;  elle  coule  sans  art  du  fond 
de  la  nature  de  cette  femme ,  comme  la  source  coule 
du  rocher.  Aussi  ne  peut -on  rien  apercevoir  de  faux^ 
de  forcé  ou  d'exagéré  dans  toute  cette  représentation  ;  et 
si  elle  mourait  véritablement,  elle  ne  mourrait  pas  autre- 
ment. 

Quelque  absorbée  qu'elle  soit  dans  ses  contemplations, 
un  seul  mot  de  son  confesseur  ou  de  toute  autre  personne 
qui  est  dans  un  rapport  spirituel  avec  elle  suffit  pour  la 
rappeler  aussitôt  à  elle-même,  sans  qu'on  puisse  remar- 
quer aucune  transition.  Elle  ne  prend  que  le  temps  qui  lui 
est  nécessaii'e  pour  se  reconnaître  et  pour  ouvrir  les  yeux, 
et  elle  est  à  l'instant  comme  si  elle  n'eut  jamais  eu  d'extase. 
Son  expression  est  autre  ;  vous  diriez  un  enfant  naïf,  qui 
a  conserve  sa  simplicité  et  sa  candeur.  Aussi  la  première 
chose  qu'elle  fait  à  son  réveil ,  quand  elle  aperçoit  des  té- 
moins, c'est  de  cacher  sous  la  couverture  ses  mains  stig- 
matisées, comme  un  enfant  qui  s'est  taché  ses  manchettes 
avec  de  l'encre,  et  qui  cache  ses  mains  en  voyant  arriver  sa 
mère.  Accoutumée  déjà  à  ce  concours  d'étrangers,  elle  re- 
garde autour  d'elle  avec  une  sorte  de  curiosité,  donnant  à 
chacun  un  salut  amical.  Elle  n'est  pas  à  son  aise  quand 
l'impression  de  ces  scènes  si  saisissantes  est  encore  trop 
visible  dans  ceux  qui  en  ont  été  témoins,  ou  quand  on 
s'approche  d'elle  avec  une  sorte  de  vénération  et  de  solen- 
nité, et  elle  cherche  par  un  enjouement  sans  prétention  à 
effacer  ces  impressions  si  profondes.  Comme  elle  ne  parle 
point  depuis  longtemps,  elle  cherche  à  se  faire  comprendre 
par  des  signes  ;  et  lorsque  cela  ne  suffit  pas ,  elle  regarde 
son  confesseur,  comme  pour  lui  dire  de  l'aider  et  déparier 


DKS    STATIONS    MYSTIQLiES.  30.-) 

pour  elle;  vous  diriez  un  enfant  qui  ne  peut  encore  pro- 
noncer aucune  parole. 

Ses  yeux  bruns  expriment  renjouement  et  la  candeur 
de  l'enfance;  son  regard  est  si  clair  qu'on  peut  par  lui 
pénétrer  jusqu'aux  plus  profonds  abîmes  de  son  âme  ;  et 
l'on  est  bientôt  convaincu  qu'il  n'y  a  pas  dans  tout  son 
être  un  seul  coin  obscur  où  pouvait  se  cacher  la  moindre 
fraude.  On  ne  saurait  découvrir  en  elle  aucune  trace  d'exa- 
gération ou  d'affectation,  ni  de  fade  sentimentalité,  ni  d'hy- 
pocrisie, ni  d'orgueil.  On  n'aperçoit  partout  que  l'expres- 
sion d'une  jeunesse  dont  la  sérénité  et  la  candeur  se  sont 
conservées  dans  la  simplicité  et  l'innocence^,  et  qui  s'aban- 
donne même  volontiers  au  badinage,  parce  que  le  tact  sûr 
et  délicat  qu'elle  possède  sait  écarter  tout  ce  qui  pourrait 
paraître  inconvenant.  Lorsqu'elle  est  au  milieu  de  ses 
amies,  elle  peut,  une  fois  revenue  à  elle-même,  rester 
plus  longtemps  dans  cet  état  ;  mais  on  sent  qu'il  lui  faut , 
pour  cela,  de  grands  efforts  de  volonté;  car  l'extase  est 
devenue  son  état  naturel,  et  l'état  ordinaire  des  autres 
hommes  est  pour  elle  quelque  chose  d'artificiel  et  d'inac- 
coutumé. Au  milieu  d'un  entretien,  lorsqu'elle  semble 
prendre  à  tout  le  plus  vif  intérêt,  on  voit  tout  à  coup  ses 
yeux  s'appesantir,  et  dans  une  seconde,  sans  aucune  tran- 
sition, elle  est  prise  par  l'extase.  Pendant  que  j'étais  à 
Caldern,  on  l'avait  priée  de  tenir  sur  les  fonts  un  enfant 
nouveau -né.  Elle  l'avait  pris  dans  ses  bras  avec  la  plus 
grande  joie,  et  montrait  le  plus  vif  intérêt  à  toute  la 
cérémonie  ;  mais  pendant  le  temps  que  dura  celle  -  ci  elle 
tomba  plusieurs  fois  en  extase ,  et  il  fallut  la  rappeler  à 
elle. 

C'est  un  spectacle  singulier  que  la  vue  de  ces  extases. 


300  DES    STATIONS    MYSTIQUES. 

Couchée  sur  le  dos,  elle  semble  nager  sur  des  flots  de  lu- 
mière;,  et  jette  encore  autour  d'elle  un  regard  joyeux;  puis^ 
tout  à  coup,  on  la  voit  plonger  peu  à  peu  comme  dans  un 
abîme.  Les  flots  jouent  encore  un  instant  autour  d'elle, 
puis  lui  couvrent  le  visage  de  leurs  eaux,  et  on  la  dirait 
enveloppée  d'une  lumière  diaphane.  Alors  aussi  l'enfant 
naïf  a  disparu.  Souvent,  lorsqu'elle  est  dans  des  disposi- 
tions favorables ,  on  voit  briller  ses  yeux  bruns  au  milieu 
de  ses  traits  glorifiés.  Ouverts  dans  toute  leur  largeur, 
sans  saisir  aucun  objet  particulier,  ils  semblent  lancer 
comme  dans  l'infini  tous  leurs  rayons.  Vous  diriez  alors 
une  sibylle,  mais  digne,  noble  et  saisissante.  Lorsqu'elle  se 
livre  à  ses  méditations  et  à  ses  exercices  de  piété,  il  ne  faut 
pas  croire  qu'elle  néglige  pour  cela  les  soins  de  sa  famille. 
De  son  lit,  elle  conduit  toute  sa  maison,  dont  elle  parta- 
geait autrefois  le  gouvernement  avec  une  sœur  que  la  mort 
lui  a  enlevée  depuis.  Comme  l'intervention  de  quelques 
bonnes  âmes  lui  a  procuré  depuis  quelques  années  une 
pension,  et  qu'elle  n'a  besoin  de  rien  pour  elle-même, 
elle  consacre  cette  pension  à  l'éducation  de  ses  frères  et 
sœurs,  qu'elle  a  placés  dans  divers  instituts,  selon  leurs 
dispositions.  Tous  les  jours,  vers  deux  heures  après 
midi,  elle  s'occupe  de  ses  affaires.  Son  confesseur  la 
rappelle  à  elle-même;  elle  confère  avec  lui  des  diffi- 
cultés qu'elle  éprouve,  et  donne  ses  ordres,  s'occupe  de 
tout,  pense  à  tout,  prévient  tous  les  besoins  de  ceux  à 
qui  elle  s'intéresse;  et  le  sens  pratique  qu'elle  possède 
fait  que  tout  autour  d'elle  est  disposé  dans  le  meilleur 
ordre. 


L'auteur  ajoute  dans  une  note  qu'il  ne  parlera  point  île 


DES    STATIONS    MYSTIQUES.  307 

Dominique  Lazzari ,  qui  vivait  alors  à  Capriaua,  dans  une    Noie  du 

traducteur. 
autre  vallée  des  Alpes,  parce  qu'il  ne  Fa  point  vue^,  et 

qu'il  n'a  pu  puiser  dans  des  sources  parfaitement  authen- 
tiques les  renseignements  nécessaires.  Nous  suppléerons  à 
son  silence ,  et  nous  remplirons  ainsi  ses  intentions  en 
communiquant  au  lecteur  un  article  très  -  intéressant  de 
M.  l'abbé  de  Cazalès,  inséré  dans  V Université  catholique, 
au  mois  de  mai  de  l'an  1842.  Dominique  est  morte  depuis 
ce  temps;  mais  Marie  de  Moerl  vit  encore;  de  sorte  que 
tous  peuvent  aller  contempler  ce  spectacle  si  extraordi- 
naire et  si  édifiant  à  la  fois.  Un  grand  nombre  de  nos  amis 
ont  visité  à  diverses  époques  ces  deux  stigmatisées.  Nous 
avons  trouvé  le  plus  parfait  accord  dans  leurs  témoigna- 
ges; de  sorte  que  les  faits  racontés  ici  sont  tout  aussi  cer- 
tains pour  nous  que  si  nous  les  avions  vus  nous- même. 
Parmi  ceux  qui  en  ont  été  témoins  et  qui  nous  ont  raconté  • 
les  choses  merveilleuses  qu'ils  avaient  vues,  nous  citerons 
le  docteur  Jarke,  un  des  plus  grands  criminalistes  de  l'Al- 
lemagne et  qu'une  mort  prématurée  a  enlevé  dernièrement 
;i  la  science  et  à  ses  amis;  le  docteur  Philips,  aujourd'hui 
professeur  de  droit  canon  à  l'université  devienne,  et  dont 
le  nom  est  devenu  une  gloire  et  pour  la  science  et  pour 
l'Église;  Guido  Gorres,  mort  il  y  a  quelques  années  à  la 
fleur  de  l'âge,  et  qui  portait  déjà  noblement  le  nom  que 
lui  avait  légué  son  père. 

M.  l'abbé  de  Cazalès,  après  avoir  parlé,  dans  la  première    Domenica 
partie  de  cet  article,  de  Marie  de  Moerl,  qu'il  avait  visitée    l^^^-'^^'^'- 
lai -même,  continue  en  ces  teraies  :  «  A  la  description  de 
ce  que  j'ai  vu  j'ajouterai  quelques  détails  sur  Domenica 
Lazzari ,  puisés  à  différentes  sources.  Les  plus  importants 
sont  extraits  d'un  journal  de  médecine  de  Milan ,  où  le 


308  DES    STATIONS    MYSTIQUES. 

docteur  Léonard  dei  Cloche  a  décrit  très  au  long  les  diffé- 
rents états  dans  lesquels  il  a  vu  cette  fille  extraordi- 
naire (Ij.  » 

Marie -Dominique,  dernière  fille  du  meunier  Lazzari, 
est  née  à  Capriana  le   16  mars  1815.  Élevée  suivant  sa 
modeste  condition,  elle  se  fit  remarquer  de  bonne  heure 
par  son  intelligence  et  sa  piété.  Dans  les  intervalles  de 
ses  travaux,  elle  aimait  à  lire  des  livres  de  dévotion,  no- 
tamment ceux  de  saint  Alphonse  de  Liguori;  ses  prières 
et  ses  méditations  étaient  fréquentes;  toutefois  sa  réserve 
et  sa  modestie  ne  laissaient  voir  en  elle  aucune  marque  de 
ferveur  extraordinaire,  ni  rien  qui  l'élevàt  au-dessus  de  ce 
que  doit  être  une  fille  sage  et  pieuse.  Sa  santé  fut  bonne 
jusqu'à  la  mort  de  son  père,  qui  eut  lieu  en  1 828  ;  la  dou- 
leur qu'elle  ressentit  de  cette  perle  fut  excessive,  et  amena 
une  maladie  assez  longue,  qui  finit  pourtant  par  céder 
soit  aux  remèdes,  soit  à  la  force  médicatrice  de  la  nature. 
Le   12  juin  1833,  dit  le  docteur  dei  Cloche,   pendant 
qu'elle  était  occupée  aux  travaux  des  champs,  elle  fut  prise 
tout  à  coup  d'un  certain  malaise  qui  la  retint  immobile  à 
peu  de  distance  de  sa  maison.  Les  personnes  qui  se  trou- 
vaient près  de  là  par  hasard  la  virent  debout ,  comme  ab- 
sorbée dans  la  contemplation  ou  dans  l'extase.  Elle  eut  une 
attaque  de  nerfs  d'environ  une  heure,  pendant  laquelle, 
ainsi  qu'elle  le  dit  plus  tard  elle-même,  elle  souffrait  d'une 
soif  ardente,  d'une  extrême  difficulté  de  respirer,  et  voyait 

(1)  Annofazioni  intorno ,  etc.  Remarques  sur  la  maladie  de  Marie- 
Dominique  Lazzari ,  recueillies  par  le  docteur  Léonard  dei  Cloche , 
aujourd'hui  premier  médecin  et  directeur  de  l'hôpital  civil  et  mili- 
taire de  Trente.  (Exlroit  des  Annales  unherxelles  de  Milan  ^  numéro 

dp  iiovonibrf  1837.) 


niiS    .STATIONS   .MYSTIQUES.  ^00 

à  unecerlaine  distance  un  liomnie  d'un  aspect  vénérable, 
qui  lui  ordonnait  de  s'arrêter,  atin  de  lui  faire  connaître 
une  chose  de  haute  importance.  Étant  revenue  à  elle,  la 
vision  disparut,  et  on  la  ramena  à  grand'peine  au  domi- 
cile maternel.  Le  lendemain  de  ce  jour  commença  une 
maladie  caractérisée  d'abord  par  une  toux  continuelle,  des 
suflbcations  et  de  cruelles  douleurs  dans  le  bas-ventre, 
puis  plus  tard  par  d'autres  symptômes,  de  sorte  qu'elle 
ne  pouvait  quitter  le  lit.  Dans  les  premiers  jours  d'a- 
vril 1834,  éprouvant  une  aversion  invmcible  pour  tout 
aliment  et  toute  boisson,  elle  commença  à  refuser  le  peu 
de  nourriture  qu'elle  avait  coutume  de  prendre  :  à  la  fin 
de  ce  mois,  sur  les  instantes  prières  qu'on  lui  fit,  elle  prit 
pour  la  dernière  fois  un  peu  de  pain  trempe  dans  de  l'eau. 
Le  30  avril,  ses  parents,  eflrayés  de  l'opiniâtreté  et  de  la 
violence  de  la  maladie,  allèrent  chercher  à  Cavalèse  le  doc- 
teur dei  Cloche,  qui  décrit  avec  détail  l'état  dans  lequel 
il  la  trouva  et  les  violentes  convulsions  dont  elle  fut  as- 
saillie en  sa  présence.  Il  lit  plusieurs  tentatives  pour  lui 
faire  prendre  quelques  médicaments  ;  mais  ces  essais  ayant 
constaté  chez  elle  l'impossibilité  d'avaler  quoi  que  ce  fût, 
il  fut  obligé  de  renoncer  à  tout  traitement.  Il  revint  la 
voir  le  29  août  1834  :  ses  convulsions,  au  lieu  d'être  de- 
\enues  périodiques,  étaient  continuelles  et  moins  vio- 
lentes. Sa  sensibilité  maladive  était  augmentée,  et  affectait 
à  tel  point  tous  les  sens  qu'elle  ne  pouvait  supporter  ni  lu- 
mière, ni  odeur,  ni  bruit,  sans  éclater  en  sanglots,  en  gé- 
missements, en  mouvements  convulsifs.  Elle  ne  pouvait 
articuler  la  moindre  parole  qu'avec  peine  et  d'une  voix 
enrouée.  Si  quelqu'un  s'approchait  de  son  lit  sans  précau- 
tion et  par  curiosité,  ses  tremblements  augmentaient  et  ses 


310  DES   STATIONS    MYSTIQUES. 

douleurs  dévouaient  plus  vives.  Elle  n'avait  pris  aucune 
nourriture,  et  toutes  ses  sécrétions  étaient  suspendues. 

La  relation  des  Annales  de  médecine  universelle  ne  nous 
fait  pas  connaître  de  quelle  nature  fut  la  transition  de  cette 
maladie  à  l'état  où  Domenica  se  trouve  aujourd'hui.  Ce  fut 
seulement  trois  ans  plus  tard  que  le  docteur  dei  Cloche, 
qui  avait  quitté  Cavalèse  pour  aller  demeurer  à  Trente^ 
ayant  entendu  parler  des  étranges  phénomènes  qui  com- 
mençaient à  rendre  célèbre  le  nom  de  la  paysanne  de  Ca- 
priana^,  voulut  voir  par  lui-même  ce  qui  en  était,  et  se 
transporta  près  d'elle  le  jeudi  4  mai  1837,  à  quatre  heures 
du  soir.  c(  Elle  reposait  dans  le  même  lit,  dit-il,  était  enve- 
loppée dans  les  mêmes  linges,  et  placée  dans  la  même  po* 
sition  où  je  l'avais  trouvée  en  août  1834.  Elle  avait  les  mains 
jointes  ou  plutôt  entrelacées;  elles  étaient  appuyées  sur  sa 
poitrine  dans  la  position  où  on  les  met  ordinairement  pour 
prier  Dieu.  Sur  son  front,  deux  doigts  au-dessous  de  la  ra- 
cine des  cheveux,  on  voyait  courir  d'une  tempe  à  l'autre 
une  ligne  droite,  passant  par  des  points  assez  rapprochés, 
sur  lesquels  brillait  du  sang  frais.  Ces  points  étaient  au 
nombre  d'à  peu  près  dix  ou  douze.  Le  reste  de  la  face,  jus- 
qu'à la  lèvre  supérieure,  était  couvert  de  sang  noirâtre  et 
desséché.  A  l'extérieur  des  mains  et  vers  le  centre,  c'est-à- 
dire  entre  le  métacarpe  du  doigt  du  milieu  et  l'annulaire, 
s'élevait  un  point  noir  semblable  à  la  tête  d'un  gros  clou, 
dont  le  diamètre  était  de  neuf  lignes  et  la  figure  parfaite- 
ment ronde.  Il  était  plus  élevé  au  centre  et  aplati  sur  les 
bords;  observé  à  la  lumière,  il  avait  l'apparence  de  sang 
caillé  et  desséché.  Autour  de  ces  points  se  trouvaient  des 
altérations  pareilles  à  de  petites  cicatrices  linéaires,  toutes 
aboutissant  au  centre  ;  elles  étaient  d'un  brun  pâle  et  d'en- 


DES    STATIONS    MYSTIQUES.  !M  1 

\iroii  deux  lignes  de  long.  Une  marque  semblable  à  celle 
des  mains  existait  au-dessus  du  pied  droit  et  à  peu  près 
au  milieu  ;  elle  était  entourée  de  plusieurs  lignes  en  forme 
de  rayons  partant  du  centre.  Je  ne  pus  pas  voir  le  dessus 
du  pied  gauche,  parce  qu'il  était  fortement  comprimé, 
pour  ne  pas  dire  entièrement  couvert  par  la  plante  du  pied 
droit.  Domenica  parlait  lentement;  le  son  de  sa  voix  était 
plaintif j  ses  paroles  étaient  vives  et  énergiques.  Son  esprit 
paraissait  calme  et  tranquille;  son  corps,  et  principale- 
ment les  extrémités  inférieures,  était  agité  par  un  trem- 
blement convulsif  incessant,  comme  une  feuille  par  le 
souffle  du  vent. 

«  Quand  je  fus  près  de  son  lit,  elle  me  témoigna  par  des 
paroles  affectueuses  et  par  son  sourire  que  ma  visite  lui 
était  agréable.  Je  lui  dis  combien  son  état  m'inspirait  de 
compassion;  elle  ne  répondit  pas,  leva  les  yeux  au  ciel  et 
inclina  la  tùte.  Je  lui  fis  différentes  questions  pour  mieux 
connaître  ses  souffrances  intérieures;  elle  y  répondit  de 
bonne  grâce.  Lui  ayant  demandé  à  voir  la  paume  de  ses 
mains  et  la  plante  de  ses  pieds,  qui  avaient  pris  une  posi- 
tion presque  horizontale  à  ses  jambes,  elle  me  répondit  : 
ce  Je  ne  puis  pas  me  remuer.  Il  m'est  impossible  à  présent 
de  séparer  ma  main  de  l'autre,  ni  le  pied  droit  du  gauche. 
Le  seul  effort  que  je  ferais  pour  vous  satisfaire  me  causerait 
des  douleurs  horribles  et  d'affreuses  convulsions.  »  Ma  cu- 
riosité ne  se  contenta  pas  de  celte  excuse,  je  renouvelai  mes 
instances,  et  m'efforçai  de  trouver  de  bonnes  raisons  pour 
la  persuader.  Elle  garda  le  silence  pendant  quelques  mo- 
ments, et  dit  enfin  :  «  Demain  matin,  j'essaierai  de  satis- 
faire votre  désir,  et  j'espère  y  réussir.  —  A  présent,  dis-je 
à  mon  tour,  si  vous  n'avez  pas  la  force  de  séparer  les 


312  DES    STATIONS    MV^TlyLE^. 

mains  ou  les  pieds,  essayez  au  moius  de  remuer  vos 
doigts.  »  Elle  répondit  qu'elle  ne  pouvait  remuer  que  l'in- 
dex de  la  main  droite.  Je  lui  demandai  ensuite  si  le  len- 
demain, qui  était  un  vendredi,  le  sang  coulerait  de  son 
corps  comme  les  vendredis  passés.  Elle  répondit  :  «  Jus- 
qu'à présent  mon  martyre  n'a  jamais  manqué.  Ce  jour-là 
mes  plaies  ont  toujours  saigné.  Demain  malin,  quand 
j'aurai  médité  la  sainte  messe ^  venez  me  voir,  vous  serez 
convaincu  de  la  vérité.  Si  vous  veniez  auparavant,  vous 
me  distrairiez  de  mes  prières,  et  votre  visite  me  serait  pé- 
nible. »  Je  la  priai  de  me  permettre  d'examiner  son  pouls; 
elle  y  consentit,  a  Mais,  dit- elle,  ne  pressez  pas  trop  fort 
mon  bras ,  de  peur  qu'il  ne  me  vienne  de  longues  et  vio- 
lentes convulsions,  comme  il  est  arrivé  récemment  quand 
un  médecin,  incrédule  à  mes  souffrances,  voulut  me  tàter 
le  pouls  malgré  moi.  «  Je  fis  comme  elle  désirait;  mais  je 
ne  sentis  aucune  pulsation,  parce  que  tout  son  corps  était 
dans  un  tremblement  continuel  qui  ne  permettait  pas  de 
sentir  le  battement  des  artères.  A  mon  plus  léger  attouche- 
ment, tout  son  corps  tremblait  davantage,  et  ses  gémisse- 
ments redoublaient. 

«  Je  lui  deaiandai  pourquoi  sa  fenêtre  était  toujours  ou- 
verte. Elle  répondit  :  «  Depuis  que  je  suis  malade  dans  ce 
lit.  je  n'ai  pu  supporter  qu'elle  fût  fermée  ni  le  jour  ni  la 
nuit,  même  pendant  les  temps  les  plus  froids  de  l'hiver. 
Quand  quelqu'un  a  voulu  la  fermer,  il  a  fallu  promptement 
la  rouvrir  pour  m' empêcher  de  mourir  suffoquée,  w  Ce 
qu'elle  me  disait  me  fut  attesté  par  des  témoignages  irré- 
fragables. Il  est  notoire  que  sa  fenêtre  resta  ouverte  pen- 
dant l'hiver  de  1836,  quand  le  thermomètre  de  Réaumur 
était  descendu  à  plus  de  treize  degrés  au-dessous  de  zéro. 


DES    .STATIONS    MYSTIULLS.  313 

Elle  assure  (jue  quand  il  y  a  de  grands  vents  elle  se  trouve 
mieux  et  que  ses  douleurs  sont  soulagées.  Pour  y  sup- 
pléer, elle  prie  les  personnes  qui  la  visitent^  ou  celles  de 
la  maison^  de  l'éventer  fortement  avec  un  grand  éventail 
qui  se  trouve  là  pour  cet  usage.  Pour  véritier  son  assertion, 
je  le  pris  moi-même,  et  pendant  une  demi- heure,  je  l'agitai 
de  toutes  mes  forces,  au  point  de  faire  voler  ses  cheveux 
sur  son  visage.  Cela  lui  était  agréable 3  la  bouche  entrou- 
verte, elle  recevait  avec  plaisir  cette  ventilation,  qui,  pour 
toute  autre  personne,  eût  été  fort  incommode.  Elle  m'as- 
sura qu'elle  avait  au  côté  une  grande  plaie  qu'elle  tenait 
soigneusement  cachée,  et  le  long  de  l'échiné  beaucoup 
d'autres  petites  qui  rendent  aussi  du  sang  tous  les  vendredis. 
Elle  ajouta  que  depuis  le  2  mai  1834  elle  n'avait  ni  dormi, 
ni  bu  une  goutte  d'eau,  ni  avalé  une  miette  de  pain.  Elle 
disait  en  outre  qu'elle  était  martyrisée  sans  relâche  par  de 
cruelles  douleurs  dans  toutes  les  parties  de  son  corps ,  et 
particulièrement  à  l'endroit  des  plaies,  douleurs  qui,  tous 
les  vendredis,  se  joignaient  à  de  fortes  palpitations  de  cœur, 
et  devenaient  tellement  intolérables  que  quelquefois  la 
mort  lui  aurait  paru  préférable. 

«  Le  lendemain,  5  mai,  à  sept  heures  du  matin,  j'allai  re- 
voir Domenica.  A  plus  de  cent  pas  de  sa  demeure,  on  en- 
tendait des  cris  perçants,  venant  de  la  fenêtre  de  sa  chambre 
qui  correspondait  à  la  rue.  En  approchant,  on  distinguait 
ces  mois  :  «  Mon  Dieu,  secourez-moi  !  »  A  peine  eus-je  mis 
le  pied  sur  le  seuil  de  sa  chambre  que  le  spectacle  le  plus 
douloureux  et  le  plus  déchirant  s'offrit  à  moi.  Les  points 
saillants  que  j'avais  vu  au  milieu  des  mains  s'étaient  chan- 
gés en  trous  d'où  coulait  le  sang.  Il  coulait  aussi  de  la  plaie 
qui  paraissait  au-dessus  du  pied  droit,  ainsi  que  de  celle 

9' 


314  DES   STATIONS   MYSTIQUES. 

qu'on  ne  voyait  pas  au-dessus  du  pied  gauche.  Autour  de 
chacune  de  ses  plaies  était  une  auréole  rougeàtre  ;  celles 
des  trous  du  front  étaient  petites^  celles  des  pieds  et  des 
mains  ressemblaient  à  celles  du  yaccin  variolique  le  sep- 
tième jour  de  son  développement.  Ces  ouvertures  étaient 
des  plaies,  ou,  si  on  Taime  mieux,  des  ulcères  vifs  et  pro- 
fonds, sans  purulence  ni  rien  qui  tendît  à  la  corruption. 
Le  sang  qui  en  sortait  était  vif,  rutilant,  tenace,  et  res- 
semblait au  sang  artériel.  Il  coulait  très -lentement,  mais 
pourtant  visiblement.  Les  plaies  du  front  avaient  à  peu 
près  deux  lignes  de  profondeur,  une  ligne  de  largeur,  et 
leur  forme  était  ronde.  Celles  des  mains  étaient  profondes 
de  trois  lignes,  et  étaient  creusées  en  forme  de  cône,  leur 
diamètre  était  d'un  demi-pouce,  et  celle  qui  existait  au- 
dessus  du  pied  droit  était  de  même  figure  que  celles  des 
mains. 

«  Après  avoir  contemplé  la  malade  quelque  temps,  je  lui 
rappelai  la  promesse  qu'elle  m'avait  faite  de  me  laisser  voir 
les  paumes  de  ses  mains.  Aussitôt  elle  souleva  en  soupirant 
ses  mains  jointes,  et  les  détacha  avec  effort  pendant  une 
seconde;  je  n'y  vis  qu'une  plaie  superficielle  toute  sai- 
gnante. Elle  ne  put  détacher  la  plante  du  pied  droit  du 
dessus  du  pied  gauche.  Comme  je  témoignais  le  désir  de 
voir  la  plaie  du  côté,  elle  répondit  :  «  Je  ne  puis  la  laisser 
voir.  Quand  le  sang  coule,  la  chemise  y  est  collée,  et  ne 
pourrait  en  être  détachée  qu'au  prix  de  douleurs  insuppor- 
tables; quand  le  sang  commence  à  sécher,  il  s'amasse  sur 
la  plaie,  et  la  cache  entièrement  aux  yeux.))  Cette  plaie  n'a 
été  vue  que  furtivement  par  sa  mère  et  ses  soeurs,  lorsqu'elles 
assistaient  la  malade  au  plus  fort  de  ses  convulsions. 
Personne  n'a  vu  celles  qu'elle  dit  avoir  le  long  du  dos. 


DES    STATIONS    MYSTIQUES.  31.') 

«  A  dix  heures  du  matin,  l'infortunée  criait  encore  d'une 
voix  retentissante  :  «  0  mon  Dieu!  secourez-moi.  «  Parinter- 
valles,  elle  répondait  laconiquement  aux  questions  qui  lui 
étaient  adressées,  puis  revenait  à  sa  douloureuse  exclama- 
tion. A  quatre  heures  après  midi,  quoique  le  sang  eut 
cessé  de  couler,  elle  continuait  à  crier  avec  la  même  éner- 
gie. Interrogée  à  ce  sujet,  elle  répondit  :  «  J'éprouve  des 
douleurs  affreuses  dans  toutes  les  parties  de  mon  corps, 
et  en  criant  ainsi  je  trouve  du  soulagement  à  mon  inexpli- 
cable martyre.  »  Puis,  quelques  moments  après  •  «0  mon 
Dieu,  mes  douleurs  me  prennent  à  la  poitrine;  »  et  elle  fît 
signe  avec  ses  mains  jointes  que  le  mal  était  arrivé  au 
cœur,  a  C'est,  dit-elle,  un  signe  avant-coureur  de  la  plus 
cruelle  souffrance.  »  En  effet,  au  bout  de  dix  minutes,  elle 
lut  eu  proie  aux  convulsions  les  plus  horribles  et  les  plus 
étranges.  Ces  spasmes,  d'une  violence  extrême  et  accom- 
pagnés des  symptômes  les  plus  graves,  l'attaquaient  sans 
relâche,  sans  ordre  et  sans  mesure,  passant  alternative- 
ment d'une  partie  du  corps  à  l'autre.  Les  assauts  se  suc- 
cédaient avec  des  variations,  des  changements,  des  vicis- 
situdes, des  transformations  impossibles  à  décrire,  et  elle 
en  était  tellement  anéantie  qu'on  aurait  pu  la  prendre 
dans  ce  moment  pour  la  mort  personnitiée.  Elle  paraissait 
éprouver  en  même  temps  les  sensations  les  plus  opposées 
et  les  plus  contradictoires,  mais  toutes  sans  rapport  ni  avec 
ses  douleurs  habituelles,  ni  avec  son  jeûne  constant,  ni 
avec  ses  hémori\agies  hebdomadaires,  ni  avec  sa  frêle  cons- 
titution. Pour  décrire  cet  accès  avec  toutes  les  formes  sous 
lesquelles  il  se  manifestait,  il  faudrait  dire  qu'on  y  voyait 
prévaloir  tour  à  tour  les  convulsions  toniques  et  chroni- 
([ues,  la  danse  de  Saint-Guy,  le  tétanos  partiel  et  général,  lu 


:]  I  6  DES    STATIONS    MYSTIQVES. 

suffocation  convulsive;,  le  spasme  cynique,  le  trisme ,  une 
sorte  de  carphologie  et  d'autres  airections  du  même  genre. 
Ce  pai-oxysme  spasmodique  se  présentait  sous  des  formes 
si  étranges  et  si  bizarres  qu'il  rappelait  à  l'observateur  ces 
paroles  de  Sydenham  :  Tam  diversa  swit  symptomata 
atque  ab  invicem  contraria  specie  variantia  qaam  nec  Proteus 
lusit  uiiquam,  nec  coloratus  spectatur  chamœleon .  Je  note 
en  dernier  lieu  que^  dans  ses  convulsions,  Domenica  se 
donnait  quelquefois  avec  ses  mains  jointes  des  coups  si 
violents  sur  la  poitrine  que  le  bruit  en  était  incroyable... 
Le  grincement  de  ses  dents  était  tel  qu'on  pouvait  le  com- 
parer à  celui  d'un  chien  furieux  et  afTamé  qui  ronge  des 
os,  ou  au  mouvement  d'une  grosse  lime  promenée  par  un 
bras  vigoureux  sur  une  masse  de  fer. 

«  Je  raconterai  en  finissant  divers  accidents  de  sa  mala- 
die, qui  m'ont  été  racontés  par  des  personnes  dignes  de 
foi...  Le  12  mai  1836,  elle  eut  une  lipothymie  qui  dura 
jusqu'au  16  du  même  mois.  Le  seul  signe  qui  la  fit  re- 
garder comme  vivante  encore  était  un  mouvement  à  peine 
sensible,  persistant  au  bas-ventre.  Les  plus  fortes  con- 
vulsions qu'elle  ait  eues  eurent  lieu  le  24  juin  1 836  ;  elles 
continuèrent  sans  relâche  jusqu'au  soir  du  2  juillet.  Dans 
ses  contorsions  convulsives,  elle  frappait  tellement  sa 
poitrine  avec  ses  mains  entrelacées  que  les  coups  s'enten- 
daient distinctement  de  la  rue ,  quoique  séparée  de  sa  de- 
meure par  un  espace  d'environ  quatre  perches.  On  compta 
qu'elle  s'était  ainsi  frappée  quatre  cent  neuf  fois  dans  uue 
heure.  » 

La  description  qu'on  vient  de  lire  donne  autant  de  dé- 
tails qu'on  en  peut  désirer  sur  les  phénomènes  extérieurs 
qui  caractérisent  l'état  de  Domenica  Lazzari.  Sa  vie  iiité- 


DES    STATIONS    MYSTIQT'ES.  317 

Heure  est  peu  connue,  de  même  que  celle  de  Marie  deMoerl, 
parce  que  leurs  directeurs  observent  à  cet  égard  la  sage 
réserve  prescrite  par  l'Église  en  semblable  circonstance. 
Marie  de  Moerl  est,  à  l'exception  de  courts  intervalles,  dans 
un  état  d'extase  à  peu  près  continuel.  Domenica  Lazzari  a 
toujours  l'usage  de  ses  sens,  sauf  quelques  périodes  plus 
ou  moins  longues,  où  elle  est  comme  morte  et  où  la  vie  ne 
se  trahit  plus  chez  elle  que  par  des  signes  presque  imper- 
ceptibles. Ce  sont  donc  deux  états  tout  à  fait  différents. 
Domenica,  qui  est  dans  l'impossibilité  de  prendre  aucune 
nourriture,  peut  cependant  recevoir  la  communion;  et  on 
dit  qu'elle  avertit  d'avance  son  confesseur  du  jour  et  de 
l'heure  où  on  pourra  lui  apporter  le  pain  eucharistique,  que 
le  plus  ordinairement  elle  consomme  sans  difficulté.  Cepen- 
dant, le  2  août  1838,  après  avoir  reçu  la  sainte  hostie,  elle 
fut  empêchée  de  l'avaler  par  des  spasmes  qui  survinrent  tout 
à  coup.  Cela  s'étant  prolongé  quelques  heures,  on  essaya 
de  la  retirer,  mais  sans  pouvoir  y  parvenir,  parce  qu'à 
chaque  tentative  Domenica  était  prise  de  convulsions  d'une 
violence  extraordinaire.  L'hostie  resta  ainsi  sur  sa  langue 
pendant  près  de  deux  mois  sans  pouvoir  ni  être  consom- 
mée ni  retirée;  ce  ne  fut  que  le  24  septembre  qu'elle  put 
enfin  l'avaler,  après  avoir  été  pendant  ce  long  espace  de 
temps  comme  un  tabernacle  vivant. 


318  DE    tA    MARCHE    MYSTIQUE, 

CHAPITRE  XXÏ 

L'extase  considérée  dans  les  régions  moyennes  du  système  motem-.  De 
la  marche  extatique.  Sainte  Madeleine  de  Pazzi.  Sainte  Françoise 
Romaine.  De  la  faculté  de  marcher  sur  les  eaux.  Saint  Pierre  d'Al- 
cantara.  Sainte  Aime.  Saint  Bernard,  etc.  De  l'empire  sur  les  élé- 
ments. Comment  les  extatiques  s"élèvent  en  l'air  comme  agités  par 
un  souffle.  Marie  d'Agréda.  Agnès  de  Bohème.  Saint  Dominique.  Saint 
Pierre  d'Alcantara.  Comment  les  extatiques  s'élèvent  en  l'air,  attirés 
par  en  haut.  Saint  Bernardin.  Le  hienheureux  Gilles.  Comment  cet 
état  se  commuique  d'une  personne  k  l'autre.  Saint  Pierre  d'Alcantara 
et  la  dame  Dias.  Comment  ce  phénomène  est  indépendant  de  l'état 
de  la  santé.  Explication  qu'en  donne  sainte  Thérèse. 

Aux  stations  mystiques  dont  nous  avons  parlé  dans  le 
chapitre  précédent  se  rattache  immédiatement  la  marche 
extatique,  dans  la  suite  des  phénomènes  de  ce  genre.  Dans 
les  stations,  Thomme  se  meut  vers  un  objet  déterminé.  La 
marche  consiste  dans  une  suite  de  mouvements  donnés,  et 

'  paraît  intimement  liée  avec  les  mouvements  internes  et  vi- 

taux. Ici  l'objet  et  la  série  dos  mouvements  sont  indéter- 
minés. Ils  ont  quelque  chose  de  plus  général ,  de  plus  libre, 
qui  les  place  à  un  degré  plus  élevé  dans  la  série  des  phé- 
nomènes de  ce  genre. 

Sainte  Ma-  Sainte  Madeleine  de  Pazzi ,  que  nous  avons  déjà  citée 
deleine  pj^s  haut  à  propos  de  l'extase  paisible,  nous  fournit  encore 
ici  un  exemple  remarquable  de  l'extase  mobile.  Lorsque 
celle-ci  s'emparait  d'elle,  elle  n'était  point  obligée  d'inter- 
rompre le  travail  qu'elle  avait  commencé.  Si  par  exemple 
elle  cousait,  découpait  des  feuilles  d'or,  ou  peignait  de 
saintes  images,  elle  continuait  souvent  des  heures  entières 
ces  occupations  dans  l'extase.  Quelquefois  les  sœurs  du 
couvent  lui  bandaient  les  yeux  ou  fermaient  les  volets  des 
fenêtres  :  mais  rien  de  tout  cela  ne  la  dérangeait,  et  elle  fai- 


DE    LA    MARCHE    MYSTIQUE.  319 

sait,  sans  avoir  besoin  de  la  lumière  du  soleil^  des  ouvra- 
ges charmants  ^  dont  un  grand  nombre  ont  été  conservés 
dans  son  monastère.  En  cet  état,  elle  allait  et  venait,  mon- 
tait et  descendait  les  escaliers  avec  une  telle  agilité  qu'elle 
semblait  plutôt  voler  que  toucher  de  ses  pieds  la  terre.  Un 
jour,  comme  elle  pétrissait  la  pâle  pour  la  communauté, 
elle  entendit,  au  milieu  de  son  travail,  sonner  pour  la  com- 
munion. Elle  tomba  aussitôt  en  extase,  et  courut  telle 
qu'elle  était,  les  bras  nus ,  la  pâte  aux  mains,  à  l'endroit 
où  les  sœurs  étaient  assemblées,  sans  remarquer  l'état  où 
elle  était.  Une  autre  fois,  le  signal  de  la  confession  ayant 
été  donné  pendant  qu'elle  mangeait,  elle  alla  se  présenter 
au  confessionnal  son  assiette  à  la  main,  et  se  confessa,  au 
grand  étonnement  des  religieuses,  qui  affirmèrent  plus  tard 
ce  fait  par  serment. 

Un  jour  elle  eut  une  extase  en  allant  au  dortoir  avec  les 
novices  ;  au  bout  de  quelques  instants  elle  ôta  ses  souliers 
et  ses  bas,  entra  dans  sa  cellule,  ôta  tout  ce  qui  s'y  trou- 
vait, jusqu'à  un  petit  crucifix  qui  était  sur  un  autel,  vida 
son  lit,  se  rendit  au  vestiaire  des  sœurs,  prit  l'habit  le  plus 
mauvais  qu'elle  put  trouver  pour  s'en  revêtir,  puis  enfin  se 
mit  à  genoux  et  entonna  le  Te  Deum,  les  yeux  levés  vers  le 
ciel.  Lorsqu'il  fut  terminé,  elle  se  releva,  porta  chez  la 
prieure,  après  les  avoir  empaquetés,  les  vêtements  qu'elle 
avait  ôtés,  en  lui  disant  qu'elle  avait  reçu  l'ordre  de  por- 
ter désormais  les  habits  qu'elle  avait  sur  elle.  Après  cela  elle 
alla  au  chœur,  monta  sur  l'autel  qui  s'y  trouvait,  et  pre- 
nant avec  sa  main  la  main  d'une  statue  de  la  sainte  Vierge, 
elle  écrivit,  disait -elle,  dans  les  mains  de  la  pauvreté  de 
Marie  le  vœu  in^évocable  de  chasteté ,  de  pauvreté  et  d'o- 
béissance. Ses  supérieurs  voulurent,  pour  l'éprouver,  l'eiU' 


320  DE    LA    MARCHE    MYSTIQUE. 

pêcher  d'accomplir  les  choses  qu'elle  avait  vouées  à  Dieu 
en  dehors  de  ce  qui  était  prescrit  par  la  règle.  Elle  se  sou- 
mit sans  hésiter  à  leur  décision  :  mais  elle  sentit  aussitôt 
une  douleur  aux  pieds  qui  l'empêchait  de  se  tenir  droite. 
La  prieure  lui  conseilla  de  se  faire  violence  et  de  marcher. 
Elle  l'essaya  :  mais  son  état  empira  tellement  qu'elle  ne 
pouvait  plus  marcher  que  sur  les  mains  et  les  genoux,  et 
que  les  sœurs  étaient  obligées  de  la  porter  sur  leurs  bras  à 
la  coDimunion.  Ses  supérieurs  cependant  persistèrent  daus 
leur  résolution;  ils  ne  cédèrent  que  lorsqu'ils  virent  que 
les  douleurs  devenaient  toujours  plus  violentes.  Au  mo- 
ment même  où  elle  ôta  ses  souliers  et  ses  bas ,  elle  sentit 
tomber  les  liens  qui  avaient  retenu  jusque-là  ses  pieds, 
et  les  douleurs  disparurent;  de  sorte  qu'elle  put  marcher 
désormais  sans  peine,  et  qu'elle  alla  se  jeter  au  pied  de 
l'image  de  la  sainte  Vierge^  pour  lui  rendre  gi^àces. 

Si  en  ce  cas  un  obstacle  extérieur  avait  lié  ses  mouve- 
ments, l'esprit  de  Dieu,  lorsqu'elle  pouvait  s'abandonner 
à  lui .  la  délivrait  de  telle  sorte  au  contraire  qu'elle  n'avait 
plus  à  craindre  aucun  danger.  A  la  fête  de  l'Invention  de 
la  sainte  croix,  le  3  mai  1j92,  elle  traversa  le  chœur, 
monta  sans  échelle  et  sans  le  secours  de  personne  jusqu'à 
la  corniche  de  l'égUse.  haute  de  quinze  coudées  et  large 
seulement  de  huit  pouces ,  et  se  tenant  sur  elle  sans  avoh- 
peur,  elle  détacha  un  crucifix,  après  en  avoir  ôté  les  clous, 
le  pressa  contre  son  cœur,  descendit  avec  lui,  le  donna  à 
baiser  aux  sœui^,  et  l'essuya  de  son  voile  comme  s'il  eût 
été  couvert  de  sueur.  C'était  à  donner  le  vertige  à  tous  ceux 
qui  la  voyaient.  Si  Dieu  lui  faisait  goûter,  voir  ou  com- 
prendi'e  quelque  chose  de  sa  grandeur  infinie ,  ne  pou- 
vant renfermer  dans  son  cœur  la  joie  ineftable  qui  le  rem- 


DF.    LA    MARCUl^    MVSTiyrK.  321 

pii>sait,  elle  l'exprimait  au  dehors  par  des  signes,  des  airs, 
des  gestes  singuliers;  elle  sautait  et  dansait  avec  une  telle 
agilité  qu'on  l'eût  prise  pour  un  esprit  apparaissant  sous 
une  forme  visible.  On  la  voyait  alors  tourner  autour  de  la 
cellule  où  elle  était ,  tantôt  se  prosterner  à  terre  comme 
devant  le  trône  de  la  Divinité,  tantôt  se  tenir  immobile  et 
regarder  d'un  œil  fixe  le  ciel,  comme  si  elle  eût  voulu  s'éle- 
ver au-dessus  de  la  terre.  C'est  surtout  dans  l'année  138o 
que  cet  état  se  montra  plus  persistant  chez  elle,  car  il  dura 
huit  jours  depuis  la  Pentecôte;  de  sorte  qu'elle  ne  revenait 
à  elle  que  deux  heures  environ  par  jour,  afm  de  remplir 
ses  obligations.  Pendant  ces  huit  jours,  elle  reçut  chaque 
matin  le  Saint-Esprit  sous  une  forme  différente,  sous  celle 
du  feu,  d'une  colombe,  d'un  fleuve,  d'une  colonne,  d'un 
nuage,  de  langues  de  feu  ou  d'un  doux  zéphyr.  Elle  était 
si  joyeuse  et  si  radieuse  que  c'était  merveille  de  la  voir. 
{Sa  Vie,  par  Y.  Puccini  c.  iv,  ou  par  Vis.  Vir.  Cepari, 
C .   VI .  ) 

Sainte  Françoise  Romaine  passait  souvent  de  l'extase  sainte  Fran- 

tranquille  à  l'extase  mobile.  Dans  la  première ,  qui  la  pre-      ^°'^^ 

^  ^  ^         Romaine. 

nait  ordinairement  au  commencement  de  la  messe ,  elle 

ressemblait  à  une  statue  do  marbre ,  et  personne  alors  ne 
pouvait,  même  avec  les  plus  grands  efforts,  séparer  ses 
mains  qu'elle  tenait  croisées  sur  sa  poitrine.  Mais  cette 
roideur  de  son  corps  ne  l'empêchait  point  d'aller  avec  les 
autres  à  la  sainte  table  lorsqu'on  donnait  la  communion  , 
de  recevoir  celle-ci  et  de  retourner  ensuite  à  sa  place. 
Quoiqu'étant  hors  d'elle-même  en  cet  état ,  elle  était  tou- 
jours sous  la  puissance  de  son  confesseur.  Si  elle  était  à 
genoux  et  qu'il  lui  commandât  de  se  relever,  elle  le  fai- 
sait aussitôt.  S'il  voulait  qu'elle  s'nssît  ou  qu'elle  marchât, 


322  PE    LA   MARCHE    MYSTIQUE. 

elle  obéissait  avec  la  même  promptitude.  Elle  répondait  à 
toutes  ses  questions,  mais  elle  restait  immobile  comme 
une  pierre  pour  tous  les  autres;  ils  avaient  beau  l'appeler, 
la  secouer,  lui  commander  en  vertu  de  l'obéissance,  elle 
n'entendait  et  ne  sentait  rien.  Elle  fut  un  jour  surprise  par 
une  extase  mobile  dans  F  église  Sainte  -  Marie ,  au  delà 
du  Tibre.  Son  confesseur  Mateotti  lui  ordonna  d'aller  ado- 
rer le  Saint -Sacrement  et  de  se  tenir  devant  lui  autant  de 
temps  que  Notre  -  Seigneur  le  permettrait.  Elle  se  leva  aus- 
sitôt, joignit  les  mains,  alla  au  lieu  où  était  exposé  le  Saint- 
Sacrement,  se  mit  à  genoux  à  l'entrée  de  la  chapelle,  y 
resta  jusqu'à  la  fm  du  sermon,  puis  se  releva  et  revint  au 
lieu  où  elle  était  auparavant.  Toutes  les  fois  qu'elle  re- 
venait de  l'extase,  elle  restait  pendant  quelque  temps 
privée  de  la  vue,  et  ne  la  recouvrait  que  peu  à  peu. 
De  la  mar-       Lorsque  l'inspiration  d'en  haut ,  continuant  son  œuvre, 

,^       rompt  davantage  encore  les  liens  qui  attachent  le  corps  à 
sur  leau.  c  ^  i  r 

la  terre,  celui-là  n'a  plus  besoin  de  s'appuyer  sur  celle-ci 
pour  se  tenir  en  équihbre,  et  l'eau  suffit  pour  le  porter. 
La  marche  sur  l'eau  se  rattache  donc  à  la  marche  extatique  , 
et  n'en  est  que  le  développement.  Il  ne  manque  pas  de  faits 
de  ce  genre  dans  les  vies  des  saints  et  des  mystiques.  Saint 
s.  Pierre    Pierre  d'Alcantara,  dans  un  de  ses  voyages,  trouva  la  Gua- 
d'Alcantara.  dja^a  enflée  par  les  pluies,  sans  pouvoir  se  procurer  une 
barque  pour  passer.  Il  leva  aussitôt  les  yeux  vers  le  ciel , 
fit  le  signe  de  la  croix  avec  un  grand  esprit  de  foi,  et  dit  à 
son  compagnon  :  a  Mon  fils,  ayez  confiance  en  Dieu;  levez 
un  peu  votre  vêtement,  et  suivez- moi.  »  Ils  entrèrent  réso- 
lument dans  le  fleuve,  et  passèrent  sur  l'autre  rive,  n'ayant 
de  l'eau  que  jusqu'à  la  cheville  du  pied.  Une  autre  fois , 
comme  il  passait  par  Alcantara  pour  aller  à  Pedroso ,  il 


DE    LA    MARCHE    MYSTIQUE.  323 

perdit  de  \ue  ses  compagnons  de  voyage;,  et,  plongé  dans 
la  lecture  d'un  livre  pieux,  il  arriva  sur  le  bord  d'une 
grande  rivière  formée  par  deux  autres,  celle  d'Alagon  et 
de  Mareta.  Toujours  occupé  de  l'objet  qui  captivait  son  at- 
tention, il  n'aperçut  point  la  violence  avec  laquelle  les  eaux 
enflées  par  la  pluie  coulaient  devant  lui ,  et  continua  sa 
route  à  travers  la  rivière  comme  s'il  eût  marché  sur  la  terre 
ferme.  En  vain  ceux  qui  attendaient  la  barque  sur  le  rivage 
crièrent  après  lui  pour  l'avertir  quand  ils  le  virent  appro- 
cher du  fleuve,  il  n'entendit  rien  ;  et  lorsqu'il  fut  arrivé  à 
l'autre  rive,  ceux  qui  y  étaient  et  qui  l'avaient  vu  traverser 
ainsi  miraculeusement  les  flots  se  jetèrent  à  ses  pieds,  fon- 
dant en  larmes,  et  l'honorèrent  comme  un  saint.  Reve- 
nant alors  à  lui,  il  fut  étonné  et  confus.  Puis^  ayant  appris 
des  autres  ce  qui  s'était  passé,  il  se  retourna,  vit  la  rivière 
et  son  compagnon  sur  l'autre  bord.  A  cette  vue^,  il  se  pros- 
terna aussitôt  pour  rendre  grâces  à  Dieu. 

Une  autre  fois  encore,  comme  il  allait  delruxillo  à  la 
Viciosa,  au  lieu  de  faire  un  détour  de  six  milles  pour  aller 
trouver  le  pontde  Jaraiceo,  il  tra^ersa  la  rivière  d'Almonte 
enflée  par  les  pluies,  et  l'eau  lui  venait  à  peine  aux  ge- 
noux, comme  il  le  raconta  lui-même  aux  pères  quand  il  fut 
arri^  é.  Ils  trouvèrent  le  lendemain  les  eaux  de  la  rivière 
s'élevant  encore  à  la  hauteur  d'une  pique.  Une  autre  fois, 
étant  arrivé  sur  les  bords  du  Tage,  dans  une  nuit  obscure , 
il  aperçut  à  l'autre  rive  une  lumière  merveilleuse,  et  s'a- 
vança aussitôt  vers  elle.  La  clarté  de  cette  lumière  semblait 
l'éblouir;  de  sorte  que,  ses  sens  étant  liés,  il  ne  vit  point 
le  fleuve  et  n'entendit  point  le  bruit  des  vagues,  mais  con- 
tinua sa  route  comme  s'il  eut  marché  sur  la  terre.  Arrivé 
à  l'autre  ]>ord,  il  aperçut  la  maison  du  batelier;  et  croyant 


3*24  I>E    LA    MARCHt    MVSTKJl  t. 

qu'il  était  encore  de  l'autre  côté  de  la  rivière,  il  frappa  à 
la  porte  et  le  pria  de  lui  faire  passer  l'eau,  parce  qu'il 
voulait  aller  à  Algarabelles.  Le  batelier  le  prit  pour  un 
fou,  et  lui  conseilla  enfin  d'attendre  que  le  jour  fût  venu. 
Le  saint  étonné  vit  alors  qu'il  avait  déjà  passé  la  rivière. 
{Sa  Yie,  p.  7  9,  lOo,  130,  131.) 

La  même  chose  est  arrivée  à  d'autres  saints  encore.  Ainsi 
S*«  Aime,  Ton  raconte  que  sainte  Aime  passa  la  Seine  à  pied  sec; 
l'archevêque  Bogumill,  la  Warta;  Marie  d'Gignies,  la  Sam- 
bre  ;  sainte  Jutte,  la  Nahe.  Lorsque  saint  Macaire,  s'en 
retournant  à  son  couvent  après  avoir  travaillé  dans  les 
champs,  ne  trouvait  pas  de  barque  pour  traverser  un  ruis- 
seau très- rapide  qui  se  trouvait  sur  sa  route,  il  le  passait 
sans  difficulté.  On  vit  souvent  Apollinaire,  dix-sepUème 
abbé  du  Mont  -  Cassin  après  saint  Benoît ,  marcher  sur  les 
eaux  comme  saint  Pierre  ;  saint  Mandhog  marchait  sur  le 
lac  de  Dergdere  ;  Conrad,  évèque  de  Constance,  sur  le  lac 
de  ce  nom;  sainte  Brigitte  de  Kildar,  sur  la  Sanne  après 
Lavoir  bénie  auparavant;  saint  Dominique  en  fît  autant, 
après  avoir  fait  d'abord  le  signe  de  la  croix.  Une  autre  fois 
c'est  une  jeune  fille  qui,  fuyant  les  poursuites  d'un  libertin, 
gagne  le  bord  de  la  Seine,  et  traverse  le  fleuve  ,  comme  si 
l'extrémité  où  elle  se  trouvait  lui  eût  donné  des  ailes. 
D'autres  fois  encore  c'est  un  saint  qui  traverse  une  rivière 
au  nom  de  Dieu,  parce  qu'un  batelier  refuse  de  le  passer 
dans  sa  barque.  Ailleurs  c'est  un  jeune  homme  qui  s'offl*e 
pour  guide,  et  montre  un  pont  que  l'on  ne  peut  plus  trou- 
\er  ensuite.  On  raconte  qu'Antoine  de  Paule,  ayant  été  en- 
vo\é  dans  sa  jeunesse  par  sa  mère  vers  saint  Cajetan,  à 
-Naples,  rencontra  dans  son  voyage  un  vénérable  vieillard, 
en  qui  il  reconnut  plus  tard  le  saint  lui-même  ,  et  que. 


m:  i.A  MAKciit:  MVSTIOUE.  32;) 

lorsqu'ils  furent  arrivés  près  crunc  rivière  où  il  n'y  avait 
pas  de  bac  ,  le  vieillard  lui  recommanda  de  se  tenir  forte- 
ment à  sa  ceinture ,  et  disparut  ensuite  après  avoir  passé 
heureusement  le  ruisseau.  (Pope ,  sur  les  Miracles  de  saint 
Cajctan ,  n.  184.) 

Quelquefois  les  saints  sont  transportés  tout  d'un  coup 
d'une  rive  à  l'autre  sans  qu'on  sache  comment  cela  leur  est 
arrivé,  comme  il  arriva  à  sainte  Thérèse,  allant  avec  quel- 
ques sœurs  fonder  le  couvent  de  Talamina.  (Histoire  des 
Carmes  déchaussés,  par  F.  de  Sainte-Marie,  liv.  III,  c.  xxxni.) 
Une  autre  fois  les  saints  étendent  leur  manteau  sur  les  eaux 
et  s'en  servent  en  guise  de  nacelle.  Ainsi  (it  saint  Bernar- 
din de  Sienne  allant  à  Mantoue  avec  un  autre  frère,  parce 
que  le  batelier  avait  refusé  de  le  recevoir  dans  son  bac 
avant  qu'il  eût  payé  le  passage.  (SaVie,  c,  xxxiv.)  Raymond, 
de  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs,  saint  Jean  de  Capistran, 
Hilaire  le  Cistercien  firent  de  même.  Matthieu  de  Bascio 
passa  plusieurs  fois  de  cette  manière  le  Pô  et  l'Etsch.  Une 
fois  môme,  une  faction  puissante  l'ayant  chassé  de  Venise, 
comme  aucun  gondolier  ne  voulait  le  recevoir  dans  sa 
barque  par  crainte  de  se  compromettre ,  il  passa  la  mer,  et 
le  peuple  le  reçut  avec  de  joyeuses  acclamations,  criant  : 
«  Soyez  le  bienvenu,  saint  père.  »  {Annales  des  Capucins, 
par  Boverius,  année  1  oo2.  )  Tous  les  faits  que  l'on  raconte 
en  ce  genre  ne  sont  pas ,  il  est  vrai ,  également  incontes- 
tables, et  la  légende  les  a  plus  d'une  fois  altérés;  mais  il 
en  reste  encore  assez  de  certains  pour  établir  solidement 
l'existence  de  ce  genre  de  phénomènes. 

Il  en  est  un  autre  qui  est  intimement  lié  avec  lui,  et  que 
nous  devons  étudier  aussi  en  ce  lieu ,  à  savoir  l'empire 
sur  les  éléments.  Nous  voyons  que  dans  tous  les  domaines 
II.  10 


326  DE    LA    MARCHE    MYSTIQUE. 

de  la  nature  les  choses  inférieures  obéissent  à  celles  qni 
leur  sont  supérieures,  et  sont  gouvernées  par  elles  sans 
quelles  puissent  de  leur  coté  faire  autre  chose  que  de  réa- 
gir à  leur  égard;  de  sorte  que  plus  les  choses  sont  élevées, 
plus  le  cercle  de  leur  puissance  s'élargit.  C'est  ainsi  que 
nous  voyons  Veau  pénétrer  la  terre,  dissoudre  tout  ce 
qu'elle  renfeiine  d'éléments  solubles;  de  sorte  qu'une 
bien  petite  partie  seulement  de  la  première  enti'e  comme 
cristallisation  dans  la  composition  de  la  seconde.  L'air  de 
son  côté  pénètre  l'eau  et  la  terre,  tantôt  dissolvant  la  pre- 
mière et  la  rendant  invisible,  tantôt  au  contraire  la  laissant 
retomber  en  pluie.  Et  lorsque  l'élément  terrestre  Cbt  dis- 
posé au  phénomène  de  la  combustion ,  c'est  l'air  encore 
qui  donne  ici  le  derniei'coup,  et  qui  lui  communique  ainsi 
d'autres  propriétés  et  d'autres  formes.  Le  feu ,  à  son  tour, 
domine  tous  les  autres  éléments,  qui  lui  sont  subordonnés 
dans  l'ordre  de  la  nature.  Rien  de  terrestre  ne  peut  se 
soustraire  à  sa  puissance,  et  ce  qui  résiste  au  feu  artificiel 
des  fours  est  bientôt  réduit  en  gaz  au  foyer  d'un  miroir. 
L'eau  s'évapore  sous  son  action,  et  l'air  lui-même  ne 
peut  y  échapper;  et  ces  trois  éléments  ensemble  ne  peu- 
vent lui  résister  qu'en  suppléant  par  le  volume  à  la  force 
qui  leur  manque. 

Il  en  est  ainsi  dans  le  monde  organique.  Pendant  que  la 
plante  vit,  elle  réagit  puissamment  contre  les  influences  des 
éléments.  C'est  en  vain  qu'ils  conspirent  contre  elle;  elle 
brave  lem'S  efforts,  et  ils  ne  peuvent  niila  ronger,  ni  la  dis- 
soudre, ni  la  vaincre,  ni  se  l'approprier  tant  que  la  vertu 
qui  lui  est  propre  est  en  rapport  avec  les  forces  qui  l'atta- 
quent. 11  n'en  est  pas  autrement  des  animaux.  Ils  s'appro- 
prient le  règne  végétal  sans  que  celui-ci  puisse  se  les  as- 


DK    LA    MAHCHE    MVSTlQLK.  327 

similer  ]  et  ce  n'est  que  lorsqu'il  y  a  dans  les  végétaux  un 
élément  qui  n'est  pas  en  rapport  avec  la  force  des  organes 
qui  essaient  de  se  l'assimiler  qu'ils  se  produisent  comme 
un  poison  destructeur.  La  vie  animale  n'est  pas  moins 
puissante  à  l'égard  des  divers  éléments  de  la  nature.  Elle 
soumet  la  terre,  à  moins  qu'elle  ne  soit  écrasée  par  sa 
masse.  L'eau  ne  peut  dissoudre  l'être  où  bat  le  pouls  de  la 
vie.  L'air,  cet  élément  qui  attire  et  dissout  toutes  choses  , 
subit  aussi  la  loi  des  êtres  vivants.  Entrant  dans  les  pou- 
mons par  la  respiration  ,  il  sert  à  entretenir  la  vie  et  à  ré- 
parer les  organes.  Le  feu  lui-même ,  lorsqu'il  ose  attaquer 
avec  une  certaine  discrétion  les  êtres  vivants,  est  repoussé 
par  eux,  et  la  vie  animale ,  on  le  sait,  peut  dans  certaines 
espèces  supporter  une  température  extrêmement  élevée. 
C'est  le  feu  organique,  et  dans  celui-ci  un  feu  plus  intime 
encore,  le  feu  psychique,  qui  résiste  ici  au  feu  matériel;  de 
sorte  que  partout,  on  le  voit,  c'est  l'élément  invisible  ou 
la  force  qui  domine  et  gouverne  la  matière. 

11  suit  de  là  que  lorsque  l'énergie  de  cet  élément 
invisible  augmente  dans  l'homme  par  suite  de  quelque  in- 
fluence supérieure,  cet  empire  apparaît  aussitôt  d'une 
manière  plus  frappante.  A  mesure  que  l'âme  se  dégage 
davantage  de  la  matière  oii  elle  est  comme  captive,  elle 
se  l'attache  plus  fortement  et  la  gouverne  avec  plus  d'au- 
torité. EnUn,  lorsqu'elle  se  tourne  tout  entière  vers  Dieu, 
et  que  l'Esprit  d'en  haut  s'empare  d'elle  complètement,  et 
la  rend  libre  de  la  liberté  de  Dieu  lui-même,  les  élé- 
ments ne  peuvent  plus  rien  contre  le  corps  où  elle  habite, 
et  elle  les  trouve  dociles  à  toutes  ses  volontés.  Nous  en 
avons  vu  en  sainte  Catherine  de  Sienne  un  exemple  qui 
s'est  renouvelé  bien  des  fois  chez  d'autres  extatiques.  Le 


feu  ;  le  plu:?  \  iolent  et  le  plui  dévorant  de  tous  les  élé- 
ments.  ne  pouvait  rien  contre  elle  lorsqu'elle  était  en 
extase.  Les  tlamnies  ont  obéi  som  ent  d'une  autre  manière 
encore  à  la  ^  oix  des  saints  ou  au  signe  de  la  croix  fait  par 
eux.  de  même  qu'un.e  menace  de  leur  part  a  suffi  quel- 
quefois pour  calmer  les  tempêtes  ou  pour  arrêter  dans  leur 
chute  d'énormes  masses  qui  allaient  tomber.  Ces  faits  se 
trouvent  partout,  et  sont  trop  nombreux  pour  que  nous 
nous  croyions  obligé  de  nous  y  arrêter  ici. 

Lorsque  les  flots  de  l'inspiration  montent  encore  plus 
haut ,  l'air  offre  au  corps  un  appui  suffisant  pour  le  sou- 
tenir, ou  celui-ci ,  affranchi  des  lois  de  la  pesanteur^  n'a 
besoin  d'aucun  appui  matériel  pour  se  tenir  dans  un  juste 
équilibre.  Les  forces  qui  l'attirent  en  bas  étant  amoindries, 
et  celles  qui  le  sollicitent  à  s'élever  étant  devenues  au  con- 
traire plus  puissantes ,  les  unes  et  les  autres  doivent  cher- 
cher un  nouvel  équilibre  autour  du  centre  général  de  gra- 
vité. Les  dernières  remplacent  en  quelque  sorte  l'appui 
dont  le  corps  a  besoin  pour  se  soutenir  dans  l'état  ordi- 
naire :  et ,  dégagé  pour  ainsi  dire  de  la  matière^  il  est  sou- 
tenu en  l'air  par  l'âme  transformée,  aussi  haut  qu'il  plaît 
à  celle-ci.  Ce  nouvel  équilibre,  propre  à  l'extase,  se  ré- 
vèle au  dehors  par  l'extrême  mobilité  des  extatiques,  qui 
flottent  ainsi  en  l'air,  et  que  le  souffle  suffit  souvent  pour 
mettre  en  mouvement. 

Lorsque  Antoine  de  Vilacra ,  homme  vertueux ,  intelli- 

Mane      gent  et  expérimenté,  alla  visiter  le  couvent  de  Marie  d'A- 
d  Agréda.         , ,  .  .  '  ,^    ,  •  x    •,  i    ^  ^ 

greda ,  pour  faire  une  enquête  a  son  sujet ,  il  la  trouva  dans 

l'extase,  semblable  à  une  morte,  immobile,  privée  de  l'usage 

de  ses  sens,  insensible  par  conséquent ,  et  de  plus  planant 

sur  1a  terre:  de  sorte  que  son  corps  couvrait  le  sol,  mais 


DK    l\    MARCHE    .MYSTlyl.'K,  '^V^ 

semblait  en  même  temps  n'avoir  jamais  obéi  aux  lois  de  la 
pesanteur.  Il  suffisait  de  soufder  sur  clic,  même  de  loin, 
pour  l'agiter  comme  une  plume  ou  une  feuille.  Son  visage 
paraissait  alors  beaucoup  plus  beau;  sa  couleur,  ordinai- 
rement brune,  devenait  plus  claire  et  plus  blanche;  sa 
pose  et  son  maintien  étaient  avec  cela  si  dignes  et  si  pieux 
qu'elle  ressemblait  à  un  séraphin  qui  aurait  pris  un  corps. 
La  chose  s'étant  ébruitée,  on  accourut  de  toutes  parts 
pour  être  témoin  de  cette  merveille.  Dans  les  commence- 
ments, les  religieuses  du  monastère  favorisèrent  ce  grand 
concours;  mais  les  choses  allèrent  bientôt  plus  loin  qu'elles 
ne  voulaient  :  les  curieux ,  dans  leur  empressement ,  bri- 
saient des  planches  dans  le  chœur;  et  c'est  ainsi  que,  contre 
la  volonté  de  l'extatique,  toute  la  ville  de  Burgos  fut  témoin 
de  ce  phénomène  extraordinaire.  {Sa  Vie.)  Il  en  fut  ainsi 
de  Dominique  de  .lésus-Marie,  lorsqu'il  fut  ravi  à  Ma- 
drid en  présence  de  Philippe  II.  Pendant  qu'il  planait  au- 
dessus  de  terre ,  le  roi  le  faisait  mouvoir  en  soufflant  sur 
lui.  Nous  pourrions  citer  encore  beaucoup  d'autres  exem- 
ples de  cette  sorte.  Lorsque  l'homme  est  préparé  d'ailleurs 
à  ce  genre  de  phénomène,  il  suffit  bien  souvent,  pour 
qu'il  se  produise,  que  l'àme  se  concentre  dans  le  recueil- 
lement, et  tende  vers  Dieu  avec  plus  d'énergie.  Ainsi  Ma- 
rie d'Agréda  s'élevait  souvent  au-dessus  de  terre  dans 
la  communion,  ou  même  en  lisant  simplement  quelque 
chose  de  la  grandeur  et  de  la  bonté  de  Dieu,  ou  sur  d'autres 
mystères.  Le  chant,  la  musique  d'église  suffisait  égale- 
ment pour  la  mettre  en  cet  état,  qui  durait  alors  d'ordi- 
naire trois  heures  environ.  Marguerite  de  Hongrie  était 
aussi  enlevée  de  terre  après  la  communion.  Sainte  Agnès,      Agnès 
née  en  120o  du  roi  Pnmisias  de  Hoheme,  alliée  par  sa 


330  DE    LA    MARCHE    MYSTIQUE. 

mère  avec  sainte  Elisabeth  de  Thuringe, 'fiancée  à  l'empe- 
reur Frédéric  II  ou  à  son  fils,  avait  dans  le  couvent  des 
Clarisses  qu'elle  avait  fondé  de  fréquentes  extases  lors- 
qu'elle se  livrait  dans  sa  cellule  à  la  méditation  et  à  la 
prière.  La  vie  ne  se  trahissait  alors  chez  elle  que  par  un 
léger  battement  du  cœur.  Un  jour  une  sœur  la  trouva  en 
cet  état,  élevée  à  trois  ou  quatre  pouces  au-dessus  du  sol. 
{Sa  Vie,  écrite  par  Gruger  d'après  des  manuscrits  bohèmes 
contemporains.) 

Je  connais^  dit  Césaire  d'Heisterbach ,  1.  IX,  c.  30,  un 
prêtre  de  notre  ordre  qui  par  une  faveur  de  Dieu,  toutes 
les  fois  qu'il  dit  la  messe  avec  dévotion,  est  élevé  d'un  pied 
en  l'air  pendant  tout  le  canon  jusqu'à  la  communion.  S'il 
dit  la  messe  plus  vite  ou  moins  dévotement,  ou  s'il  est 
dérangé  par  le  bruit  des  assistants,  cette  faveur  lui  est  ôtée. 
Cela  n'est  pas  étonnant,  ajoute  le  narrateur,  car  la  dévotion 
ressemble  au  feu  qui  va  toujours  en  haut.  Saint  Dominique, 
dans  un  de  ses  voyages,  étant  venu  dans  l'abbaye  de  Castres, 
l'abbé  l'invita  à  manger  avec  la  communauté.  Le  saint  alla, 
selon  sa  coutume,  prier  dans  l'église.  Lorsqu'on  voulut  se 
mettre  à  table,  on  vit  qu'il  manquait.  On  le  chercha  donc 
partout  sans  le  trouver.  Un  des  moines  qui  le  cherchaient 
entra  par  hasard  dans  l'église,  et  le  trouva  planant  entre 
le  ciel  et  la  terre.  Frappé  de  stupeur,  il  attendit  avec  ad- 
miration comment  la  chose  se  terminerait ,  et  il  vit  au  bout 
de  quelque  temps  le  saint  revenir  à  lui  et  reprendre  l'u- 
sage de  ses  sens.  (Surius  dans  sa  Vie,  1.  I,  c.  2.)  La  même 
chose  arriva  à  saint  Bernard  prêchant  ses  religieux  dans  le 
chapitre;  à  sainte  Lutgarde  pendant  que  les  rehgieuses 
chantaient  au  chœur  le  Yeni  Creator;  à  saint  François 
Xavier  en  disant  la  messe .  ou  en   doimant  à  2fenoux  la 


DE    LA    MARCHE    MYSTIQUE.  331 

coiiimuniûii  au  peuple,  comme  il  le  faisait  toutes  les  fois 
qu'il  le  pouvait  faire;  à  saint  Albert  en  récitant  le  psau- 
tier la  nuit  à  genoux  devant  le  crucifix;  au  pieux  Conra- 
din  dans  la  prison  oîi  l'avaient  enfermé  les  Bolonais,  parce 
qu'il  leur  avait  reproché  Irop  durement  leur  opiniâtreté; 
à  saint  Jean  Marinon  expliquant  à  des  religieuses  le  mys- 
tère de  l'Ascension.  Quand  il  fut  arrivé  à  ces  paroles  : 
(c  Hommes  de  Galilée,  pourquoi  restez-vous  ainsi  à  regar- 
der le  ciel?  »  elles  le  virent  s'élever  lentement  au-dessus 
de  terre. 

C'est  aussi  dans  la  prière  et  dans  la  méditation  que  ce 
même  phénomène  s'est  produit  chez  saint  Ignace  de  Loyola, 
sainte  Catherine  de  Sienne,  sainte  Thérèse,  la  carmélite  Ca- 
therine Texada,  après  que  les  mauvais  esprits  l'eurent  tour- 
mentée longtemps  par  des  bruits  de  cors  et  de  trompettes  ; 
chez  saint  Etienne  de  Hongrie,  Ange  de  Milan,  Nicolas 
Fattor,  Casper  de  Florence,  chez  Thérèse,  reine  deCastille, 
Marie  Gomez,  Camille  de  LeUis,  Angèle  de  Brixen,  Domi- 
nica  de  Paradis,  Françoise  Olympe,  Ursule  Benincasa,  Ca- 
therine de  Seins,  à  Valladolid,  Matthieu  de  Bascio,  Marie 
\illana,  Agnès  d'Assise,  Jeanne  d'Orvieto,  Libérât  de  Civi- 
tella,  Pierre  de  Garde  et  beaucoup  d'autres.  Les  méno- 
loges  des  Franciscains,  des  Carmes,  des  Dominicains,  des 
Cisterciens,  les  annales  des  Frères  Mineurs  de  A\'adding  et 
celles  des  Capucins  de  Bover  sont  pleines  de  récits  de  ce 
genre.  Ces  faits  se  sont  passés  quelquefois  devant  le  peuple 
tout  entier,  comme  chez  saint  Ambroise  de  Sienne,  saint 
Vincent  Ferrier  et  saint  Sauveur  de  Horta,  qui  fut  élevé  à 
deux  coudées  au-dessus  de  terre  devant  une  nombreuse 

multitude.  (A.  S.,  18  mart.) 

S.  Pierre 
Saint  Pierre  d'Alcantara,  étant  en  voyage  à  l'âge  de  dix-  d'Alcantara. 


332  DF.    LA    MARCHE    MVSTIiJlE. 

huit  ans,  se  mit  un  jour  à  genoux  au  milieu  de  la  grande 
route,  après  avoir  déposé  son  bissac.  afin  de  réciter  son 
office,  croyant  être  seul.  Dans  la  ferveur  de  sa  méditation 
il  fut  bientôt  ravi  et  élevé  en  l'air.  D'autres  voyageurs,  ve- 
nant à  passer  par  là,  s'arrêtèrent  frappé?  d'étonnement 
en  le  voyant  élevé  ainsi  de  plusieurs  pieds  au-dessus  de 
terre,  et  ils  attendirent  qu'il  fût  revenu  de  son  extase 
pour  recevoir  sa  bénédiction.  Mais  dès  qu'il  les  aperçut, 
il  remit  bien  vite  son  bissac  sur  son  dos,  et  prit  la  fuite  tout 
confus  et  s'en  voulant  à  soi-même  d'avoir  été  surpris  en 
cet  état.  Le  cilice  seul  qu'il  portait  put  modérer  son  zèle  et 
ralentir  sa  course.  Quand  il  disait  la  messe,  c'était  mer- 
veille de  le  voii^  à  l'autel,  le  visage  enflammé,  le  corps 
immobile,  et  les  yeux  tellement  attentifs  qu'il  semblait  con- 
templer le  mystère  adorable  caché  sous  les  saintes  espèces. 
Lorsqu'il  lisait  l'Évangile,  ces  mots  :  Jér^us  dit,  Jésus  parla, 
redoublaient  la  ferveur  de  son  àme.  C'était  bien  autre 
chose  encore  lorsqu'il  arrivait  au  canon;  son  visage  alors 
était  tout  en  feu.  Plus  il  approchait  de  la  consécration, 
plus  son  cœur  était  ému  ;  de  sorte  qu'à  la  fin  ses  sens 
étaient  complètement  liés  et  qu'il  était  obligé  d'inter- 
rompre le  saint  sacrifice.  Après  la  consécration,  il  ne  pou- 
vait, malgré  tous  ses  efforts,  modérer  la  violence  des  sen- 
timents dont  son  àme  était  remplie.  Emporté  par  eux,  il 
perdait  complètement  l'usage  de  ses  sens,  et  on  le  voyait 
s'élever  au-dessus  de  terre,  souvent  à  une  hauteur  de  plu- 
sieurs coudées.  Un  jour  entre  autres,  les  Bernardines  d'A- 
vila,  l'ayant  prié  de  venir  leur  dire  la  messe,  il  fut,  pen- 
dant le  saint  sacrifice,  élevé  en  l'air  par  suite  de  l'immer- 
sion de  son  àme  en  Dieu.  11  resta  trois  heures  en  cet  état, 
puis  revint  à  lui,  et  continua  la  messe  a^ec  la  même  fer- 


DK    LA    MARCHF    MYSTIQUE.  333 

veur^  ail  milieu  des  larmes  des  religieuses.  Quand  il  eut 
fini,  il  dit  à  celles-ci  avec  une  sorte  de  confusion  de 
rendre  grâces  à  Dieu  de  ce  qu'il  se  montrait  si  bon  envers 
une  créature  si  indigne.  Souvent  au  chœur  il  était  telle- 
ment uni  à  Dieu  que  son  corps  s'élevait  à  quinze  coudées 
en  l'air  jusqu'à  la  voûte.  La  vue  du  firmament  ou  même 
des  herbes  et  des  plantes  le  plongeait  dans  une  méditation 
profonde.  11  arrivait  quelquefois  que,  pendant  qu'il  priait 
la  nuit  dans  l'hiver,  la  tête  découverte,  la  pluie  ou  la  ro- 
sée gelait  sur  sa  tête  sans  qu'il  s'en  aperçût.  Les  frères  le 
voyaient  souvent  alors  élevé  en  l'air  de  douze  coudées,  et 
tout  abîmé  en  Dieu.  Un  jour,  dans  une  exhortation  qu'il 
adressait  à  ses  religieuses,  ayant  prononcé  ces  paroles  : 
Dieu  s'est  incarné,  il  se  recueillit  dans  la  contemplation 
de  ce  mystère  ;  puis,  au  bout  de  quelque  temps,  il  éleva  la 
voix  de  nouveau  avec  une  émotion  indicible,  et  dit  :  Dieu 
s'est  revêtu  de  notre  chair.  Comme  il  prononçait  ce  der- 
nier mot,  il  poussa  un  cri  qui  retentit  comme  un  coup  de 
tonnerre;  et,  emporté  par  son  émotion,  il  courut  à  sa  cel- 
lule, où  son  àme,  incapable  de  résister  plus  longtemps, 
tomba  dans  un  ravissement  qui  dura  trois  heures.  Ce  même 
fait  se  répéta  plusieurs  fois,  surtout  quand  il  considérait 
les  mystères  de  la  foi. 

Chez  le  comte  Oropèze,  il  habitait  un  petit  ermitage 
dans  le  jardin.  Les  domestiques  savaient  que,  lorsqu'il  tar- 
dait de  venir  à  table,  on  le  trouvait,  en  ouvrant  la  porte, 
planant  en  l'air,  les  bras  étendus  et  les  yeu\  fixés  vers  le 
ciel.  La  plupart  du  temps  ils  ne  se  sentaient  pas  le  courage 
de  le  déranger,  et  il  restait  alors  ordinairement  tout  le  jour 
en  cet  état,  et  quelquefois  même  tout  le  jour  et  toute  la 
nuit,  jusqu'à  l'heure  où  il  devait  dire  la  messe  le  lende- 


334  DE    LA    MARCHE    MYSTIQUE. 

main.  Quelquefois  il  était  enlevé  au-dessus  de  terre  au 
milieu  d'un  entretien  pieux ,  comme  par  exemple  lors- 
qu'il alla  voir  sainte  Thérèse  au  couvent  de  l'Incarnation 
et  que  la  sainte  le  vit  pour  la  première  fois  en  cet  état. 
D'autres  fois  la  même  chose  lui  arrivait  en  présence  de 
tout  le  peuple,  comme  à  Arenas  en  disant  la  messe.  Ces 
choses  lui  attirant  la  vénération  des  hommes,  il  pria  Dieu 
instamment  de  tempérer  l'excès  des  faveurs  dont  il  le  com- 
blait et  de  cacher  les  signes  de  sa  bonté  intinie. 

Il  visitait  souvent  le  chemin  de  la  croix  de  Pedrosa,  et 
il  y  avait  de  fréquentes  extases.  Les  bergers,  de  même  que 
ceux  qui  passaient  par  hasard,  le  voyaient  alors  de  loin 
planant  en  l'air  devant  la  croix,  et  l'on  accourait  de  par- 
tout pour  être  témoin  de  ce  spectacle  extraordinaire.  Quel- 
quefois il  entendait  le  bruit  des  hommes  et  des  chevaux , 
et  il  s'enfuyait  aussitôt,  comme  s'il  eût  volé  dans  les  airs, 
jusqu'à  ce  qu'il  fut  arrivé  aux  fenêtres  du  premier  étage 
du  couvent,  où  il  allait  se  cacher.  Mais  d'autres  fois  aussi 
l'extase  était  tellement  profonde  qu'il  n'entendait  rien  au- 
tour de  lui;  et  il  était  alors  un  objet  d'admiration  et  d'é- 
tonnement  pour  tous  ceux  qui  le  voyaient.  Quelques  mois 
avant  sa  mort,  comme  il  visitait  les  couvents  de  son  ordre, 
il  vint  à  Yicioso.  Là  les  frères  le  virent  souvent  monter  la 
montagne  qui  était  proche  plutôt  porté  par  le  secours  de 
Dieu  que  par  ses  propres  forces,  déjà  bien  affaibhes,  et  s'y 
tenir  élevé  en  l'air  des  heures  entières  dans  un  entretien 
familier  avec  le  Seigneur.  Lorsqu'il  était  revenu  de  son 
extase,  ils  l'entendaient  inviter  toutes  les  créatures  à  louer 
Dieu  d'une  voix  si  pénétrante  et  si  forte,  que  du  cloître ,  qui 
était  situé  au  pied  de  la  montagne ,  on  entendait  distincte- 
ment toutes  les  paroles.  (Sa  Vie.) 


DE    LA    .^lARCllE    MYSTIQUE.  335 

Quelquefois  les  extatiques  sont  élevés  au-dessus  de  terre 
par  une  force  qui  les  attire  en  haut^  en  opposition  avec  la 
loi  de  la  pesanteur,  qui  attire  le  corps  en  bas.  Il  en  était 
ainsi  chez  le  P.  Bernardin,  de  la  compagnie  de  Jésus.  Un  Le  P.  Ber 
jour  qu'il  était  plongé  dans  une  méditation  profonde,  il  vit 
un  nuage  très-clair,  au  milieu  duquel  était  un  homme  plus 
grand  que  la  taille  ordinaire,  qui  lui  dit  en  lui  tendant 
amicalement  la  main  :  «Venez,  mon  ami,  venez.  »  Le  père 
étonné  considérait  ce  spectacle  en  silence.  Ayant  voulu 
quitter  la  place  où  il  était,  il  se  sentit  tout  d'un  coup  en- 
levé de  terre  et  du  lieu  où  il  était  assis  sans  savoir  com- 
ment cela  lui  était  arrivé.  A  partir  de  ce  moment,  il  fut 
encore  plus  fervent  dans  le  service  de  Dieu  qu'il  n'avait 
été  jusque-là. 

Il  est  impossible  quelquefois,  malgré  tous  les  efforts,  de 
faire  redescendre  sur  la  terre  ceux  que  l'esprit  a  ainsi  éle- 
vés au-dessus  d'elle.  Le  bienheureux  Gilles  avait  de  fré-  LeB.  Gilles. 
queutes  extases.  Un  jour,  comme  il  lisait  dans  le  livre  de 
l'Aréopagite  le  passage  où  il  est  question  de  l'extase  des 
hommes  dont  l'amour  de  Dieu  s"est  emparé,  il  fut  élevé 
au-dessus  de  la  table.  Ceux  qui  le  trouvèrent  en  cet  état 
voulurent  le  faire  redescendre;  mais  tous  leurs  efforts 
furent  inutiles.  Une  autrefois,  l'extase  l'ayant  pris  pendant 
qu'il  était  appuyé  sur  un  bâton,  et  le  frère  Vincent  lui 
ayant  ôté  celui-ci,  il  resta  dans  la  même  position.  (A.  S., 
12  mai.)  L'extase  pendant  laquelle  se  manifestent  ces  phé- 
nomènes paraît,  au  reste,  se  communiquer,  par  une  sorte 
de  sainte  contagion,  à  ceux  dont  l'âme  y  est  déjà  disposée. 
Saint  Pierre  d'Alcantara  ayant  été  ravi  un  jour  de  cette 
.sorte  à  Avila,  pendant  qu'il  était  à  table,  la  dame  Diaz, 
qui  était  venue  sur  les  entrefaites,  fut  ravie  également, 


330  DE    LA    MARCHE    MYSTIQUE. 

Bien  plus,  ceux  qui  sont  devenus  extatiques  de  celle  ma- 
nière paraissent  se  provoquer  mutuellement.  C'est  ainsi 
que  sainte  Thérèse  et  saint  Jean  de  la  Croix  s'entretenaut 
un  jour  ensemble  sur  les  mystères  de  la  sainte  Trinité,  ils 
furent  enlevés  tous  les 'deux  au-dessus  de  terre  dans  un 
ravissement. 

Cette  forme  particulière  de  l'extase  ne  dépend  pas  plus 
que  les  autres  des  dispositions  du  corps  ni  de  l'état  de  la 
santé  ;  elle  se  produit  même  quelquefois  à  l'approche  de  la 
mort.  La  sœur  Bella  fut,  au  rapport  de  saint  Pierre  Da- 
mien,  élevée  en  présence  de  tous  les  assistants  au-dessus  de 
son  lit  de  mort;,  et  resta  ainsi  jusqu'à  ce  qu'elle  eût  achevé 
sa  prière.  Cet  état  dure  quelquefois  très-longtemps,  comme 
chez  Louis  de  Mantoue,  vers  1501,  lequel  restait  souvent 
élevé  au-dessus  de  terre  pendant  trois  jours,  privé  de  l'u- 
sage de  tous  ses  sens  et  immobile.  Lorsque  cette  extase  dure 
aussi  longtemps,  et  que  le  corps  en  cet  état  est  penché  en 
avant,  l'extatique  peut  parcouru*  ainsi  un  espace  considé- 
rable. On  raconte  qu'un  religieux  dominicain,  nommé 
Christian,  qui  vivait  vers  1239,  lorsque  dans  ses  voyages 
il  voulait  se  livrer  à  ses  méditations,  laissait  ses  compa- 
gnons aller  devant  lui ,  et  qu'alors  il  s'élevait  en  l'air,  et 
se  rendait  ainsi  au  lieu  où  il  voulait  aller.  fSteill,  2  oc- 
tobre.) 

Ce  que  sainte  Thérèse  nous  a  laissé  dans  ses  écrits  sur  ce 
genre  de  phénomènes  nous  dispense  de  chercher  à  en  ex- 
pliquer ici  l'origine  et  le  cours,  d'autant  plus  que  ce  qu'elle 
nous  dit  à  ce  sujet,  elle  la  tiré  de  ses  propres  expériences. 
ix  De  même  que  les  nuages,  écrit-elle,  attirent  les  vapeui's 
«  de  la  terre,  ainsi  Dieu  élève  l'âme  jusqu'à  lui  dans  le 
tt  ciel,  pour  lui  manifester  ses  trésors.  L'àme  est  dans  l'ex- 


DK    LA    MARCHE    MYSTIQUE.  337 

«  taso.  cûijime  si  elle  n'animait  plus  le  corps  ;  car  l'expé- 
((  rience  prouve  que  la  chaleur  naturelle  se  perd  en  cet 
«"état,  non  cependant  sans  un  sentiment  de  douceur  et  de 
w  plaisir.  Il  n'y  a  point  moyen  de  résister  à  l'extase;  et 
i.  rame  bien  souvent  est  enlevée  de  terre  par  Dieu  comme 
u  par  un  aigle ^  sans  savoir  où  il  l'emporte,  sans  aucune 
«  préparation  ni  coopération  de  sa  part;  elle  est  alors  sai- 
c(  sie  d'une  sorte  de  terreur,  mêlée  cependant  d'une 
w  grande  suavité.  Il  faut  du  courage  en  ces  circonstances 
u  pour  s'abandonner  à  la  conduite  de  l'esprit  qui  vous 
a  erdcve,  et  dont  l'action  se  joue  de  vos  résistances. 

K  J'ai  essayé  souvent  de  résister  à  l'extase,  craignant 
«  quelque  illusion,  ou  à  cause  des  hommes  avec  qui  je  me 
«  trouvais  dans  le  moment.  J'y  ai  réussi  quelquefois,  mais 
((  je  me  sentais  après  épuisée  comme  si  j'avais  lutté  contre 
c(  un  géant.  D'autres  fois  cependant  mes  efforts  étaient 
u  inutiles.  Ordinairement  ma  tète  était,  de  même  que 
K  mon  âme,  attirée  par  en  haut,  et  quelquefois,  rarement 
u  néanmoins,  tout  mon  corps  était  enlevé  de  terre.  Plu- 
«  sieurs  fois,  lorsque  l'extase  me  prenait  en  présence 
«  d'autres  personnes,  je  me  jetais  à  terre  pour  qu'elles  ne 
u  s'en  aperçussent  pas.  Mais  comme  cette  manière  de  tom- 
i(  ber  à  terre  attirait  leur  attention,  je  priai  Dieu  de  rendre 
i«  désormais  cette  faveur  moins  visible  pour  les  autres,  ce 
u  que  j'obtins  en  effet.  Lorsque  j'essayais  de  résister,  il 
«  me  semblait  qu'une  force  extraordinaire  était  sous  mes 
w  pieds  et  me  soulevait.  J'étais  elTrayée  d'abord  lorsque  je 
a  me  sentais  ainsi  élevée;  car  quoiqu'il  soit  doux  d'être 
«  ravi  de  cette  sorte,  cependant  je  ne  perdais  pas  l'usage 
«  de  mes  sens,  et  je  me  sentais  enlevée  au-dessus  de  terre. 
«  Mais  à  la  frayeur  succédait  bientôt  une  vénération  pro- 


338  DE    L.l    MARCHE    MYSTIQUE. 

(c  fonde  devant  la  Majesté  divine^  qui  m'enlevait  ainsi,  et 
«  un  tendre  amour  pour  un  Dieu  qui  m'aimait  tant  lui- 
«  même.  11  me  semblait  souvent  que  mon  corps  était  af- 
u  franchi  des  lois  de  la  pesanteur.  Quelquefois  aussi  cet 
«  état  se  bornait  à  ce  que  je  ne  sentais  plus  mes  pieds  po- 
('  ser  sur  la  terre. 

«  Le  corps  reste  dans  l'état  où  l'a  trouvé  Textase,  assis 
(i  quand  il  était  assis,  les  mains  ouvertes  ou  fermées 
«  comme  elles  étaient  auparavant.  Le  souffle  est  tellement 
(i  arrêté  que  l'extatique,  malgré  tous  ses  efforts,  ne  peut 
«  parler.  Quelquefois,  lorsque  l'immersion  est  très-pro- 
«  fonde,  on  ne  dislingue  plus  si  l'on  respire  encore.  Ce- 
«  pendant,  à  mesure  qu'elle  diminue  et  que  l'extatique 
u  revient  à  soi-même,  il  commence  aussi  à  respirer  de  nou- 
«  veau.  Ordinairement,  et  dans  les  degrés  inférieurs  de 
a  l'extase,  les  sens  restent  ouverts,  mais  ils  sont  plus  in- 
II  térieurs  et  plus  concentrés;  de  sorte  que  le  corps  ayant 
((  perdu  toute  son  activité,  les  perceptions  restent,  et  l'exta- 
u  tique  entend  les  sons  comme  dans  le  lointain.  Plusieurs 
«  fois  cependant  mes  sens  ont  été  tout  à  fait  fermés;  mais 
c(  cela  m'est  arrivé  rarement,  jamais  pour  longtemps,  et 
«  seulement  dans  le  plus  haut  degré  de  l'extase,  lorsque 
({  l'àme  intimement  unie  à  Dieu  et  entièrement  transformée 
u  en  lui,  est  concentrée  en  elle-même  avec  toutes  ses  puis- 
ci  sances.  En  ce  cas,  l'extatique,  au  sortir  de  ces  ravis- 
«  sements,  reste  pendant  deux  ou  trois  jours  égaré  ou 
«  absorbé,  comme  s'il  n'était  pas  encore  revenu  parfaite- 
«  ment  à  lui-même.  »  [Sa  Vie,  c.  xx;  leChàfeau  de  l'àme, 
M.  VI,  c.  IV.) 


DU    VOL    DANS    l' EXTASE.  339 

CHAPITRE    XXII 

Du  vol  dans  l'extase.  Des  divers  doives  de  hauteur  où  s'élèvent  les 
extatiques.  Pierre  d'Alcantara,  Christine  l'Admirable.  Des  effets  de 
l'esprit  divin  dans  ce  phénomène.  La  sœur  Adélaïde  d'Adelhausen. 
Du  vol  complet.  Kspérance  de  Brenef^alla.  At,niès  de  Bohème.  Sainte 
Colette.  Le  bienheureux  Dalmace  de  Girone.  Bernard  de  Courléon. 
Joseph  de  Copertino.  Comment  les  extatiques  entraînent  dans  leui- 
vol  d'autres  personnes.  Le  frère  Mafl'ei.  Jeanne  Rodrignez.  Domi- 
nique de  Jésus- Marie.  Des  illuminations  et  des  sons  extatiques  unis 
au  vol.  Theodesca  de  Pise.  Elisabeth  de  Falkenstein.  Oringa.  Agnès 
de  Bohême.  Venturin  de  Bergame.  Damien  Yicaric  Le  carme  Franc. 
Pierre  d'Alcantara,  etc. 

Jusqu'ici  nous  avons  vu  l'esprit  d'en  haut  s'emparer  de 
l'àme  peu  à  peu ,  lentement  et  comme  avec  une  action  tem- 
pérée 5  puis  nous  avons  vu  le  corps,  suivant  à  sa  manière 
ce  mouvement  ascensionnel  de  l'àme ,  s'élever  plus  ou 
moins  haut  au-dessus  de  la  terre.  Mais  quelquefois  l'es- 
prit de  Dieu  frappe  l'àme  comme  l'éclair;  et  dans  ce  cas  les 
effets  qu'il  produit  sont  naturellement  en  rapport  avec  la 
manière  impétueuse  dont  il  y  fait  irruption.  Le  corps  ne 
s'élève  plus  alors  lentement  et  par  degrés  dans  l'air  ;  mais, 
emporté  tout  d'un  coup,  il  s'élance  comme  un  aigle ^  et 
semble  voler  dans  l'espace.  C'est  donc  par  la  rapidité  et 
l'énergie  de  l'iri'uption  de  l'esprit  d'en  haut  que  ces  deux 
états  se  distinguent  dans  leurs  phénomènes  extérieurs. 
Mais  comme  entre  les  deux  degrés  extrêmes  de  l'extase  j, 
sous  ce  rapport^  il  y  a  un  nombre  infini  de  degrés  inter- 
médiaires, on  comprend  que  ces  deux  états  ne  sont  point 
séparés  par  une  ligne  de  démarcation  parfaitement  déter- 
minée, mais  qu'ils  se  confondent  bien  souvent  par  des 
transitions  qu'il  n'est  pas  toujours  facile  de  saisir,  ha  liau- 


340  nu  voi.  DANS  l'extask. 

leur  où  s'élèvent  les  extatiques  dépend  beaucoup  de  la 
dimension  des  lieux  où  ils  se  trouvent  :  de  sorte  qu'on  a 
peine  souvent  à  discerner  le  vol  du  simple  ravissement 
au-dessus  de  terre,  de  même  que  celui-ci  se  rapproche 
beaucoup  quelquefois  de  la  marche  extatique.  Si  l'extase 
volante  se  produit  par  exemple  dans  la  cellule  d'un  reli- 
gieux,  celle-ci  étant  ordinairement  très-basse  et  les  objets 
pieux  qu'elle  renferme  étant  peu  élevés,  l'extatique,  on 
le  comprend,  ne  peut  monter  bien  haut  au-dessus  du  sol. 
Le  chnpur  offre  déjà  plus  d'espace,  réghse  davantage,  le 
jardin  du  monastère  bien  plus  encore. 
S.Pierre        Saint  Pierre  d"Alcantara  s'était  fait  à  Badajoz,  dans  le 
■  jardin  du  couvent,  une  petite  solitude  au  milieu  de  pins 
magniliques,  où  il  pouvait,  dans  la  retraite  et  le  silence, 
se  livrer  au  mouvement  de  sa  ferveur.  On  le  vit  là  bien 
souvent  élevé  en  l'air  dans  la  contemplation ,  au-dessus 
du  sommet  de  ces  arbres  ,  et  rester  très-longtemps  en  cet 
état.  Il  en  avait  été  de  même  à  Plaisance.  Là  aussi  on  l'avait 
vu  souvent  planer  en  l'air  à  une  grande  hauteur,  les  mains 
en  croix,  pendant  qu'une  multitude  de  petits  oiseaux, 
voltigeant  autour  de  lui .  formaient  par  leurs  chants  un 
concert  agréable,  venaient  se  poser  sur  ses  bras  et  y  res- 
taient jusqu'à  ce  qu'il  fût  réveillé.  Cependant  il  se  tenait 
d'habitude  plus  près  de  la  terre.  On  voit  que  dans  ces  cas 
le  saint  s'élevait  peu  à  peu  à  cette  hauteur  extraordinaire; 
de  sorte  que  pour  distinguer  l'enlèvement  proprement  dit 
de  l'extase  qui  plane  seulement  au-dessus  de  la  terre  nous 
n'avons  d'autres  signes  que  la  violence  et  la  rapidité  du 

mouvement.  Nous  citerons  d'abord  en  ce  genre  de  phéno- 
Christine         ,  .  ^,    •    •      i. .  j     • 

l'Ad-      menés  cette  merveule  des  temps  anciens.  Christine  1  Admi- 

mirabie.    y^^ii^  ^  p(  iiQ,^!*;  ]-apporterons  ici  ce  que  Cantinpré  nous 


DU    VOL    DANS    1.  EXTASE.  341 

raconte  d'elle  touchant  le  sujet  qui  nous  occupe.  Can- 
(inpré  était  un  homme  gra^e  et  digne  de  foi,  dont  nous 
avons  eu  déjà  souvent  occasion  de  reconnaître  la  sincérité 
et  le  mérite  en  ces  matières.  Prévoyant  combien  les  choses 
qu'il  avait  à  raconter  ici  paraîtraient  incroyables  à  ceux 
qui  ne  sont  pas  initiés  aux  mystères  de  ces  régions  incon- 
nues, parce  que,  dépassant  le  cours  ordinaire  de  la  nature, 
elles  doivent  paraître  impossibles  à  la  raison  soumise  aux 
lois  de  cet  ordre,  il  ne  se  décida  qu'avec  peine  à  les  écrire, 
comme  il  le  raconte  lui-même  dans  l'introduction;  mais 
ces  scrupules  ne  venaient  pas  en  lui  d'un  défaut  de  certi- 
tude relativement  à  ces  faits  merveilleux,  il  était  sûr  de  ce 
qu'il  disait;  car  il  avait  pour  témoins  de  beaucoup  de  ces 
faits  tous  les  habitants  de  Saint -Trond,  où  ils  s'étaient  pas- 
sés. Ils  avaient  eu  lieu  non  en  secret  et  dans  un  coin ,  mais 
devant  tout  le  monde,  et  il  n'y  avait  que  huit  ans  que 
Christine  était  morte  lorsque  Cantinpré  se  décida  à  les 
écrire;  de  sorte  que  le  souvenir  en  était  frais  encore.  Des 
choses  que  personne  autre  qu'elle  ne  pouvait  savoir  lui 
furent  racontées  par  des  personnes  qui  afiirmaient  les  avoir 
entendues  de  sa  bouche.  «  Qu'on  sache  bien,  ajoute-t-il, 
que  parmi  tous  les  témoins  que  j'ai  consultés  je  n'ai  ajouté 
foi  qu'à  ceux  qui  se  feraient  plutôt  couper  la  tête  que  de 
mentir  sciemment.  »  Il  nomme  dans  son  récit,  à  l'occasion 
des  faits  qu'il  rapporte,  la  sœur  Iveta,  femme  très-pieuse , 
qui  vécut  avec  Christine  neuf  ans,  pendant  lesquels  le  Sei- 
gneur fit  en  elle  des  choses  admirables.  Le  témoignage  de 
cette  femme  ne  lui  arriva  pas  par  hasard;  mais  il  fit,  alin 
de  la  voir  et  de  la  consulter,  un  voyage  long  et  pénible.  11 
nomme  encore  comme  témoin  Thomas,  d'abord  curé  de 
Saint -Trond,  puis  abbé  de  l'abbaye  du  même  nom,  qu'il 


342  Dr    VOL    DAN?    l" EXTASE. 

gouverna  avec  beaucoup  de  sagesse  de  1239  à  1248 ,  et  qui 
par  conséquent  devait  très -bien  connaître  ce  qui  s'était 
passé  si  près  de  lui. 

Mais  ce  qui  Tencouragea  surtout  à  publier  ces  faits,  c'est 
le  témoignage  de  Jacques  de  Vitry,  évêque  d'Acre  et  car- 
dinal ,  homme  savant  et  très-digne  de  foi,  qui  en  avait  été 
témoin  oculaire  .Voici  ce  que  celui-ci  dit  en  effet,  dans  sa  vie 
de  Marie  d'Oignies  :  a  J"ai  vu  encore  une  autre  femme  en 
«  qui  Dieu  a  opéré  des  choses  extraordinaires;  car,  après 
a  être  restée  morte  pendant  longtemps,  elle  est  ressuscitée 
K  avant  d'avoir  été  ensevelie;  et  Dieu  lui  a  permis  de  faire 
«  son  purgatoire  sur  la  terre.  C'est  pour  cela  qu'elle  a  été 
('  poussée  pendant  longtemps  par  l'esprit,  tantôt  se  jetant 
ic  dans  le  feu ,  tantôt  restant  longtemps  dans  l'eau  glacée 
»  pendant  l'hiver,  forcée  quelquefois  d'entrer  dans  les 
«  tombeaux  des  morts.  Puis,  après  avoir  ainsi  fait  pénitence 
«  avec  une  grande  paix  du  cœur,  elle  reçut  de  Dieu  de  telles 
tt  grâces  que  souvent,  ravie  en  esprit,  elle  accompagna 
«  les  âmes  des  défunts  dans  le  purgatoire  ou  à  travers  les 
(t  flammes.  »  Denys  le  Chartreux,  qui  vécut  depuis  la  fm 
du  xiv«  siècle  jusqu'à  1471,  avec  la  réputation  d'une 
grande  sainteté,  a  rendu  aussi  dans  ses  écrits  un  témoi- 
gnage semblable.  En  effet,  dans  son  livi-e  des  Quatre  Fins 
dernières,  art.  oO,  il  donne  un  extrait  de  sa  vie:  et  dans 
son  dialogue  du  Jugement  des  âmes,  art.  10,  il  ajoute  qu'il 
est  allé  souvent  à  son  tombeau,  et  que  pendant  qu'il  allait 
à  l'école  à  Saint-Trond  il  y  avait  trouvé  des  personnes  qui 
avaient  connu  et  vu  Christine  ;  enfin  ,  que  ses  condisciples 
lui  avaient  souvent  rapporté  sur  elle  ce  qu'ils  en  av:iient 
entendu  dire  à  leurs  parents. 

Christine    naquit    vers    lioO,   à   Saint-Trond   ou    à 


1 


DU    VOL    DANS    L  EXTASE.  3\'A 

Bruesthem,  qui  en  est  tout  proche,  dans  le  diocèse  de 
Liège,  et  de  parents  honorables.  Elle  resta  après  la  mort  de 
ceux-ci  avec  deux  sœurs  plus  âgées  qu'elle.  Eiles  s'arran- 
gèrent toutes  les  trois,  de  manière  que  l'aînée  vaquait  à 
la  prière,  la  seconde  était  chargée  de  conduire  la  maison, 
et  la  plus  jeune,  Christine,  allait  faire  paître  le  bétail  dans 
les  champs.  Elle  avait,  on  le  voit,  la  part  la  plus  chétive. 
Mais  l'esprit  consolateur  vint  la  visiter  dans  sa  solitude  et 
l'initier  aux  mystères  du  ciel.  Tous  ignoraient  ce  qui  se 
passait  en  elle.  Or  il  arriva  qu'elle  tomba  malade  par 
suite  de  la  ferveur  de  ses  contemplations,  et  passa  de  ^ie 
à  trépas.  On  mit  son  corps  dans  une  bière,  et  on  le  porta 
le  lendemain  à  l'église,  au  milieu  des  larmes  de  ses  amies 
et  de  ses  sœurs.  Pendant  qu'on  célébrait  pour  elle  la  messe 
des  morts,  son  corps  se  mit  à  remuer;  puis,  se  levant  de 
la  bière ,  il  prit  son  vol  comme  un  oiseau  jusqu'à  la  voûte 
de  l'église.  Tous  les  assistants  prirent  la  fuite  épouvantés; 
sa  sœur  aînée  resta  seule  malgré  son  effroi,  jusqu'à  ce  que 
le  prêtre,  voyant  Christine  suspendue  ainsi  à  la  voûte  ,  la 
conjura  après  la  messe,  et  la  força  ainsi  de  descendre. 
Quelques-uns  crurent  que  c'était  la  subtilité  de  son  esprit 
([ui  l'avait  ainsi  emportée  ,  parce  qu'elle  avait  horreur  de 
l'odeur  des  corps  humains.  Elle  revint  à  la  maison  avec 
ses  sœurs,  et  mangea  comme  les  autres. 

A  partir  de  ce  moment,  elle  évita  le  voisinage  des 
hommes,  fuyant  à  leur  approche  dans  les  déserts,  sur  les 
arbres,  sur  le  sommet  des  tours,  des  clochers  des  églises 
ou  dans  les  autres  lieux  élevés.  On  finit  par  croire  qu'elle 
était  possédée  par  un  grand  nombre  de  mauvais  esprits. 
On  parvint  avec  peine  à  s'emparer  d'elle,  et  on  lui  mit 
des  chaînes.  Elle  eut  alors  beaucoup  à  souftrir  et  de  la 


341  in    VOL  jtAxs  i.'fatask. 

honte  et  des  privations  de  toutes  sortes  ;  mais  son  plus 
grand  suppliée  était  l'odeur  des  hommes  qui  l'entouraient. 
Enfin  une  nuit  elle  réussit^  avec  le  secours  du  Seigneur,  à 
se  débarrasser  des  chaînes  qu'elle  avait  aux  mains  et  aux 
pieds _,  et  elle  s'envola  dans  des  forêts  éloignées,  où  elle 
vécut  sur  les  arbres  comme  les  oiseaux.  Là,  ne  trouvant 
l'ien  à  manger,  elle  souffrit  horriblement  de  la  faim.  Elle 
ne  voulut  pas  cependant  retourner  parmi  les  hommes  ; 
mais  elle  préféra  vivre  seule  avec  Dieu  dans  la  solitude.  Elle 
pria  donc  le  Seigneur  de  prendre  en  pitié  sa  détresse;  et 
aussitôt  son  sein,  contre  le  cours  naturel  des  choses,  se 
remplit  de  lait  dont  elle  se  nourrit  pendant  neuf  semaines. 
Les  siens  la  cherchèrent,  et  l'ayant  trouvée,  ils  la  char- 
gèrent de  chaînes  de  nouveau,  mais  en  vain  ;  elle  brisa  ses 
liens  une  fois  encore,  et  s'enfuit  à  Liège.  Là,  ayant  faim  du 
corps  du  Seigneur,  elle  pria  le  curé  de  Saint-Christophe  de 
le  lui  donner.  Celui-ci  en  étant  empêché  par  quelque  chose 
qu'il  avait  à  faire ,  elle  alla  dans  une  autre  église,  et  obtint 
ce  qu'elle  désirait.  Aussitôt,  saisie  de  nouveau  par  l'esprit, 
elle  s'enfuit  hors  de  la  ville.  Le  prêtre,  étonné  de  sa  con- 
duite, la  suivit  en  compagnie  d'un  autre,  depuis  l'église 
Saint-Christophe  jusqu'à  la  Meuse.  Mais  au  moment  où  ils 
croyaient  l'avoir  atteinte,  ils  la  virent  se  jeter  dans  le  fleuve 
et  passer  à  l'autre  ri^e  en  marchant  sur  les  eaux;  car  son 
corps  était  doué  d'une  telle  légèreté  qu'elle  grimpait  les 
sommets  les  plus  escarpés,  et  se  balançait  comme  un  moi- 
neau aux  branches  des  arbres  les  plus  minces.  Quand  elle 
voulait  prier,  elle  était  emportée  sur  le  sommet  des  arbres, 
des  tours  ou  d'autres  lieux  élevés,  afin  que  son  esprit  pût 
trouver  loin  du  monde  le  repos  qu'il  cherchait.  Lorsqu'elle 
priait ,  ou  que  le  don  de  contemplation  était  descendu  sur 


M      VOl,    DANS    l'kXTASI:.  .'{ 'j  .) 

elle,  tous  ses  membres  se  ramassant  l'ormaieiit  une  boule, 
comme  s'ils  eussent  été  de  cire  chauffée  au  feu,  et  l'on  ne 
voyait  plus  en  elle  d'autre  forme  que  celle  d'un  globe. 
Lorsque  ensuite  l'ivresse  spirituelle  était  passée,  ses  mem- 
bres retournaient  à  leur  place,  et  son  corps  reprenait  peu  à 
peu  sa  première  forme;  comme  le  hérisson,  qui,  après  s'être 
roule  en  peloton,  se  déroule  et  s'allonge.  On  la  voyait  sou- 
vent se  tenir  debout  sur  un  pieu,  et  chanter  en  cette  posi- 
tion plusieurs  psaumes  de  suite ,  car  il  lui  était  toujours 
très -pénible  de  redescendre  sur  la  terre. 

Toutes  ces  choses  faisaient  beaucoup  de  peine  et  de  honte 
à  ses  sœurs  et  à  ses  amis,  parce  qu'on  la  prenait  pour  une 
possédée.  Ils  payèrent  donc  un  vaurien,  mais  qui  était 
très-fort,  pour  qu'il  la  prît  et  lui  remît  les  fers.  Après  l'a- 
voir poursuivie  longtemps  à  travers  d'aflVeuses  solitudes,  il 
parvint  enfin  à  lui  briser  l'os  de  la  jambe  d'un  coup  de 
sa  massue.  11  la  prit  alors  etîa  ramena  chez  elle.  Ses  sœurs 
tirent  venir  un  chirurgien  pour  qu'il  lui  guérît  sa  jambe; 
celui-ci  la  conduisit  à  Liège  dans  une  charrette.  Une  fois 
arrivé,  comme  il  connaissait  la  force  de  cette  femme,  il 
l'enferma  dans  une  cave  bien  gardée,  l'enchaîna  à  un  pi- 
lier de  pierre ,  et  ferma  la  porte  après  lui  avoir  mis  autour 
delà  jambe  les  bandages  nécessaires;  mais  dès  qu'il  fut 
parti,  elle  leva  l'appareil,  jugeant  inconvenant  de  s'adres- 
ser à  un  autre  médecin  qu'à  Notre-Seigneur.  Sa  confiance 
ne  fut  pas  trompée;  car  une  nuit  l'Esprit  vint  sur  elle, 
brisa  ses  liens  et  guérit  sa  jambe;  de  sorte  qu'elle  allait  et 
venait  pleine  de  joie  dans  la  cave,  louant  et  glorifiant  Celui 
pour  qui  elle  avait  résolu  de  vivre  et  de  mourir.  Mais 
comme  son  esprit  se  trouvait  à  l'étroit  entre  ces  murs, 
poussée  parlai,  elle  s'ouvrit  une  issue  avec  une  pierre 


346  DU    VOL    DA.NS    l'eXTASE. 

qu'elle  trouva  par  terre  :  et  de  même  que  le  trait  s'élance 
d'autant  plus  rapide  que  la  corde  qui  le  tenait  était  plus 
tendue ,  ainsi  son  énergie,  contenue  dans  un  espace  trop 
étroit^  brisa  l'obstacle  qui  l'arrêtait,  et,  semblable  à  un 
oiseau,  son  corps  sortit  parTouverture  qu'elle  avait  prati- 
quée. Sa  famille  la  poursuivit  une  troisième  fois  ;  elle  fut 
prise  de  nouveau,  et  attachée  à  un  banc  de  bois  :  on  ne  lui 
donnait  à  manger  qu"un  peu  de  pain  et  d'eau,  comme  à  un 
chien .  Le  Seigneur,  cette  fois,  voulaiît  manifester  davantage 
sa  puissance,  fit  durer  plus  longtemps  sa  captivité.  Le  siège 
et  les  épaules  commençaient  à  entrer  en  putréfaction  ;  de 
sorte  qu'épuisée  par  la  douleur  elle  ne  pouvait  plus  man- 
ger son  pain.  Personne  n" ayant  plus  pitié  d'elle,  le  Sei- 
gneur la  regarda  d'un  œil  de  compassion^  et  opéra  en  elle 
une  merveille  qui  ne  s'était  jamais  encore  produite  aupa- 
ravant :  son  sein  se  mit  à  donner  de  l'huile  très-pure  dont 
elle  se  senait  pour  amollir  la  dureté  de  son  pain  et  pour 
oindre  ses  membres  blessés.  Ses  sœurs  et  ses  amis  fondi- 
rent un  larmes  à  ce  spectacle,  et,  ne  voulant  plus  s'opposer 
à  la  volonté  de  Dieu,  ils  lui  ôtèrent  ses  chaînes,  lui  deman- 
dèrent pardon  pour  tout  le  mal  qu'ils  lui  avaient  fait ^  et  la 
mirent  en  liberté. 

Ces  données  sont  suffisantes  pour  nous  permettre  d'en- 
trevoir la  nature  intime  de  cet  état  extraordinaire.  Pendant 
que  Christine  gardait  ses  troupeaux  dans  la  sohtude ,  vi- 
vant dans  une  union  intime  et  continuelle  avec  Dieu,  les 
ailes  de  son  àme,  quoique  liées,  étaient  devenues  plus  lar- 
ges, tandis  que  son  corps^  se  dégageant  de  ses  éléments  les 
plus  grossiers,  s'était  affiné  et  comme  éthérisé.  Pendant 
quelque  temps,  comme  cela  arrive  presque  toujours,  son 
àme  continua  de  vivre  en  bonne  harmonie  avec  son  corps, 


DU    YOL    DANS    L  EXTASE.  347 

sans  s'apercevoir  encore  du  changement  profond  qui  s'é- 
tait produit  dans  son  être;  et  la  vie  suivait  son  cours  ha- 
bituel. Mais  un  jour  enfin  la  crise  arriva,  et  ce  fut  au  mo- 
ment où  les  siens  la  croyaient  morte.  Au  milieu  de  la 
léthargie  profonde  où  elle  était  plongée,  elle  eut  des  visions 
célestes  qui  achevèrent  de  dégager  en  elle  l'esprit  du  corps; 
et  son  àme  trouvant  un  espace  pour  déployer  ses  ailes,  la 
métamorphose  mystique  commencée  déjà  depuis  long- 
temps dans  sa  personne  fut  accomplie  et  se  produisit  au 
dehors.  Dans  cette  seconde  vie  qu'elle  commençait,  ce  n'é- 
tait plus  la  même  femme  que  dans  la  première;  car  les 
choses  qu'elle  avait  contemplées  dans  ses  visions  avaient 
doimé  à  son  être  une  direction  toute  nouvelle.  Elle  marche 
désormais  à  la  façon  des  esprits,  touchant  à  peine  la  terre, 
et  glissant  sur  les  eaux.  Déjà  dans  l'église,  sur  sa  bière, 
elle  s'est  élancée  jusqu'à  la  voûte,  ne  pouvant  supporter 
l'odeur  de  la  chair  des  hommes,  ni  l'odeur  bien  plus  pénible 
encore  de  leurs  péchés.  L'amour  de  la  solitude,  l'extrême 
irritabilité  de  ses  sens  la  portent  à  chercher  un  abri  sur 
les  créneaux  des  tours  et  des  éghses  et  sur  le  sommet  des 
arbres.  Elle  est  si  légère  que  les  branches  des  arbres 
ploient  à  peine  sous  elle,  et  ses  membres  sont  si  souples 
qu'elle  prend  sans  peine  la  forme  d'un  peloton.  Tous  ces 
phénomènes  sont  l'effet  de  l'état  intérieur  de  son  àme  et 
de  ce  dégagement  de  joutes  les  forces  psychiques  à  l'égard 
de  leur  enveloppe  extérieure;  de  sorte  que,  rayonnant  au 
dehors  par  le  surcroît  d'énergie  qu'elles  ont  acquis ,  elles 
entraînent  le  corps  dans  leur  sphère,  selon  leur  bon  plai- 
sir. Puis  l'Esprit  d'en  haut,  venant  par  là-dessus  et  trou- 
vant dans  ce  corps  un  instrument  docile  à  ses  opérations^ 
accroît  encore  sa  légèreté ,  sa  souplesse  et  toutes  ses  au- 


sen. 


348  IJl     \0I.    UANï)    L" EXTASE. 

très  qualités,  et  les  sanctifient  en  les  dirigeant  vers  un  l)ut 

divin. 

Ces  opérations  d'une  nature  supérieure  à  la  nature  et  à 

ses  lois  nous  apparaissent  d'une  manière  non  nioitis  frap- 

Âdelaïde    pan  te  dans  ce  qui  nous  est  raconté  sur  la  sœur  Adélaïde 
d'Adelhau-  ,       ,         .  ,  ,.     ,  ,,  ^   ,,       . 

par  la  chronique  du  couvent  d  Adelhausen.  Celle-ci  eut  un 

jour  le  désir  de  savoir  quelles  avaient  été  les  dispositions 
des  apôtres  lorsqu'ils  furent,  au  jour  de  la  Pentecôte,  com- 
blés des  dons  et  des  grâces  du  Saint-Esprit.  Un  jour  donc , 
à  la  fête  de  la  Pentecôte,  comme  elle  priait  devant  1" autel 
du  Saint-Sacrement  et  qu'elle  exprimait  à  Dieu  son  désir, 
un  rayon  brillant  comme  le  soleil  apparut  au-dessus  d'elle, 
et  le  Saint-Esprit  la  remplit  d'une  lumière  et  d'une  suavité 
divines  telles  que  son  corps  n'en  put  supporter  l'excès. 
En  effet,  s' élevant  du  lieu  où  elle  priait,  elle  plana  dans 
l'air  et  fut  emportée  autour  de  l'autel,  puis  déposée  à  terre 
devant  lui ,  après  quoi  elle  répandit  beaucoup  de  sang  par 
le  nez  et  la  bouche.  La  sœur  Lucie,  qui  était  présente, 
frappée  de  stupeur  à  ce  spectacle,  alla  vers  elle  et  lui  de- 
manda ce  que  cela  voulait  dire.  Adélaïde  refusa  d'abord  de 
lui  révéler  ce  mystère  ;  mais,  vaincue  enfin  par  les  prières 
de  la  sœur,  et  après  lui  avoir  fait  promettre  qu'elle  garde- 
rait pendant  toute  sa  vie  le  secret,  elle  lui  dit  :  «  Ma  chère 
sœur,  au  moment  où  le  rayon  de  l'Esprit  divin  est  des- 
cendu sur  moi  pauvre  pécheresse,  njon  cœur  s'est  trouvé 
tellement  rempli  des  grâces  et  des  consolations  divines 
que,  sans  le  sang  que  j'ai  répandu,  mon  cœur  se  serait  brisé 
à  l'heure  même;  car  la  nature  était  trop  faible  pour  conte- 
nir l'excès  des  suavités  célestes  dont  j'étais  inondée .»  (Steill . , 
Éphémérides ,  I"  partie,  p.  20.)  On  reconnaît  dans  ce  cas 
remarquable  et  raconté  avec  tant  de  simplicité  le  rapport 


bij   vuK  i)A»i  i.'kxtask.  .{40 

du  phéiioiiiène  tout  entier  à  ce  grand  moteur,  la  force  d'en 
haut,  qui  attire  aussi  les  êtres  avec  tant  de  puissance.  On  y 
reconnaît  Fénergie  de  cet  attrait  et  la  rapidité  avec  laquelle 
s'accomplit  cette  opération.  Le  cœur  d'Adélaïde,  inondé  de 
douceur  et  ne  pouvant  plus  retenir  le  sang  qui  bouillonne 
en  lui;,  le  pousse  en  haut  par  un  mouvement  centrifuge 
très-rapide.  Et  comme,  d'un  autre  côté,  les  esprits  nerveux 
sont  également  surexcités  et  montent  vers  les  régions  supé- 
rieures, le  corps  obéit  à  leur  direction;  puis,  lorsque  cet 
état  est  passé ,  le  sang  s'échappe  avec  le  souffle. 

Le  même  phénomène  s'est  produit  chez  d'autres,  mais  Espérance 

de 
sous  des  formes  difïérentes.  Espérance  de  Brenegalla  a  Va-  Rrene-'alb. 

lence ,  lorsqu'elle  priait  dans  l'église,  était  quelquefois  en- 
levée jusqu'au  grand  autel,  et  on  la  voyait  alors  planant  en 
l'air,  ayant  dans  ses  bras  l'enfant  Jésus;  et  une  fois  elle 
parcourut  ainsi  l'église  une  demi-journée  tout  entière,  al- 
lant d'un  autel  à  l'autre.  (Steill,  30  décembre.) 

Ce  qui  arriva  le  jour  de  l'Ascension  à  Agnès  de  Bohême,  a^mu's 
en  présence  de  ses  sœurs  Prisque  et  Yratislave,  n'est  pas 
moins  remarquable.  Les  trois  sœurs,  nous  raconte  un  an- 
cien manuscrit,  fêtaient  ensemble  ce  jour  solennel  dans  le 
jardin  du  couvent,  se  promenant  en  chantant  de  pieux  can- 
tiques au  milieu  des  fleurs  les  plus  odorantes.  Tout  à  coup 
Agnès  est  enlevée  de  terre  et  portée  sans  aucun  secours 
visible  jusqu'aux  nuages;  de  sorte  qu'à  la  fin  elle  disparut 
aux  yeux  de  ses  sœurs  comme  si  elle  fût  montée  au  ciel. 
Celles  -  ci,  étonnées,  interrompirent  leurs  chants,  et,  ravies 
d'admiration,  elles  avaient  les  regards  fixés  vers  le  ciel, 
cherchant  à  rappeler  par  leurs  larmes  leur  sœur  qui  ve- 
nait de  disparaître.  Au  bout  d'une  heure  d'attente  et  d'an- 
goisses, Agnes  reparut  au  milieu  d'elles.  Elles  lui  deman- 


350  DU    VOL    DANS    l'eXTASE. 

dèrent  arec  instance  ce  qu  elle  était  devenue  pendant  son 
absence;  mais  elles  ne  purent  rien  obtenir  d'elle  qu'un 
doux  et  aimable  sourire.  Elle  avait  contemplé  les  secrets 
de  Dieu  j  qu'il  n'est  permis  à  personne  de  révéler.  [Sa  Vie, 
par  Cruger.) 

S''  Colette.      Sainte  Colette  était  quelquefois  aussi  emportée  si  haut  par 
l'Esprit  que  les  sœurs  la  perdaient  de  vue.  Elle  avoua  môme, 
un  jour,  forcée  par  les  questions  de  ses  compagnes,  que  plu- 
sieurs fois  elle  était  montée  si  haut  qu'il  lui  semblait  qu'elle 
Dalmace    P*^'-^^^^^  toucherle  ciel  en  allongeant  la  main.  Le  F.  Dalmace 

de  Gironne.  de  Girone  allait  prier  souvent  dans  un  vallon  solllaire  nommé 
Camota.  Un  jour,  comme  il  ne  paraissait  point  à  l'heure  du 
dîner,  le  F.  Benedetto  d'Aquanotli  alla  pour  le  chercher. 
Arrivé  dans  le  vallon  et  ne  l'apercevant  nulle  part,  il  se 
mit  à  l'appeler;  comme  il  ne  répondait  point,  il  regarda 
de  tous  les  côtés,  et  le  vit  enfin  planer  dans  l'air,  de  sorte 
que  ses  pieds  étaient  à  la  même  hauteur  qu'un  arbre  qui 
s'élevait  assez  haut  sur  la  montagne.  Son  étonnement  aug- 
menta encore  quand  il  le  vit  descendre  peu  à  peu,  coamie 
s'il  eût  volé  vers  la  terre,  et  se  prosterner  la  face  contre  le 
sol,  abîmé  dans  la  prière.  [Marchese,  sept.)  Le  F.  Antoine 
de  Sainte -Reine  consacrait  à  la  prière  tout  le  temps  qu'il 
avait  de  reste  après  avoir  travaillé  au  jardin ,  et  il  priait 
avec  une  telle  ferveur  qu'il  était  souvent  élevé  au-dessus 
des  arbres  les  plus  hauts.  Des  habitants  de  Grosseta,  allant 
au  couvent  de  Saint-Benoît  de  Marc,  où  il  demeurait,  le 
virent  sur  le  chemin  de  Batignano  planer  en  l'air  devant 
un  arbre  au  tronc  duquel  était  attachée  une  croix.  [Wad- 
dùty ,  an.  1434.)  La  même  chose  arriva  souvent  à  saint 
François  d'Assise,  et  plusieurs  fois  ses  frères  le  perdu'ent 
de  vue. 


Dr  VOL  DANS  l'extase.  3.')1 

Quelquefois  ce  mouvement  qui  emporte  au-dessus  de 
terre  les  extatiques  prend  la  forme  du  vol  proprement 
dit.  Un  jour,  à  la  Fête-Dieu,  saint  Bernard  de  Courléon    Bernard 

étant  à  genoux  avec  les  autres  frères  dans  le  chœur  de  l'é-        ^^ 

,.  .      .     1  ,  Courléon, 

giise  pnncipale,  avant  la  procession,  et  levant  les  yeux- 
vers  le  grand  autel,  pour  regarderie  saint  Sacrement,  qui 
y  était  exposé,  son  âme  fut  embrasée  d'une  telle  ferveur 
qu'elle  emporta  son  corps  avec  elle  dans  son  élan  vers 
Dieu  ;  de  sorte  que,  volant  en  l'air  en  présence  de  tous  les 
assistants,  il  resta  suspendu  devant  l'objet  de  son  amour 
et  de  ses  adorations.  Tous  accoururent  remplis  d'étonne- 
ment,  afin  de  voir  de  plus  près  cette  merveille,  de  baiser 
les  pieds  du  frère  ou  de  toucher  au  moins  son  vêtement  ; 
de  sorte  que  ce  grand  concours  le  fit  revenir  de  son  extase  ; 
et  il  redescendit  doucement  à  terre.  Mais  personne  n'eut 
ce  don  à  un  si  haut  degré  que  saint  Joseph  de  Coperlino; 
et  comme  il  a  vécu  dans  un  temps  très-rapproché  du  notre, 
il  est  très-facile  de  constater  en  lui  d'une  manière  authen- 
tique cette  propriété  merveilleuse. 

Né  en  1003,  il  mourut  en  1G63.  Deux  années  à  peine  s.  Joseph  de 
après  sa  mort,  on  commença  les  informations  pour  le  pro-  ^°P^^'^"*^- 
ces  sur  sa  vie  et  ses  miracles,  à  Xardo,  à  Assise  et  à  Osimo, 
lorsque  tous  les  témoins  vivaient  encore;  et  toutes  les 
pièces  furent  examinées  très-sévèrement  par  la  congréga- 
tion établie  à  Rome  à  cet  effet.  Déjà  l'année  même  de  sa 
mort,  le  général  de  l'ordre  des  Frères  Mineurs,  Jacques 
de  Ravenne  avait  chargé  le  P.  Robert  de  Nuti,  d'Assise,  d'é- 
rrire  sa  vie.  Celui-ci  se  mit  donc  à  l'œuvre  et  publia  quinze 
ans  plus  tard  la  vie  de  ce  grand  serviteur  de  Dieu.  Il  prit, 
comme  il  le  dit  lui-même  dans  sa  préface,  pour  base  de 
son  travail  les  faits  qu'il  avait  vus  lui-même  de  ses  yeux , 


:]oi  DU    VOL    DA!SS    l'EXTASK. 

puis  ce  qui  lui  avait  été  rapporte  par  des  témoins  dignes 
de  foi  qui  avaient  eu  des  rapports  avec  Joseph,  puis  enfin 
ce  qu'il  avait  appris  de  Martelli  de  Spolette^  de  D.  Ber- 
nardin Benaducci  et  de  D.  Archange  Rosimi^ahbé  à  Assise, 
qui  tous  trois  avaient  été  intimement  liés  avec  le  saint, 
avaient  eu  avec  lui  de  nombreux  entretiens  et  avaieiit 
noté  jour  par  jour  ses  actions.  En  1711,  lorsque  le  temps 
fixé  par  Urbain  YÏII  fut  écoulé ,  et  qu'on  eut  repris  les 
informations,  D.  Bernini  écrivit,  en  partie  sur  les  actes 
qui  existaient  déjà,  en  partie  sur  d'autres  manuscrits  que 
l'on  avait  admis  dans  cette  nouvelle  enquête,  une  seconde 
vie  qui  parut  à  Rome  en  1722.  Lorsque  enfin  le  pape  Be- 
noît XIV,  après  un  nouvel  examen,  procéda  à  la  béatifica- 
tion en  1733,  on  distribua  à  l'occasion  de  cette  fête,  dans 
l'éghse  Saint-Pierre,  une  troisième  vie  imprimée,  qui, 
d'après  Tordre  du  pape,  ne  comprenait  que  les  faits  ex- 
traits des  actes  et  certifiés  par  un  nombre  suffisant  de 
témoins.  Cette  vie,  dénuée  de  tous  les  ornements  du  lan- 
gage, avait  été  composée  par  le  déiiniteur  de  l'ordre  Pas- 
trovicchi.  Il  n'est  donc  aucun  fait  historique  où  l'on  ait 
cherché  avec  plus  de  soin  à  découvrir  la  vérité  ;  et  nous 
pouvons  ajouter  une  entière  confiance  aux  choses  qui  nous 
sont  racontées  touchant  cette  merveilleuse  propriété  de 
notre  saint. 

Joseph,  dès  sa  première  jeunesse,  et  comme  il  demeu- 
rait encore  à  Grotella,  était  entré  le  jour  de  la  fête  de  saint 
François  dans  une  petite  chapelle  entourée  d'oliviers  et 
située  à  une  portée  d'arquebuse  de  son  couvent.  Les  frères 
entendirent  bientôt  partir  de  là  un  cri  qui  fut  répété  cinq 
fois.  Us  accoururent,  et  ils  virent  Joseph  à  la  voûte  à 
demi  ruinée  de  la  chapelle,  tenant  embrassée  une  croix  et 


DU  VOL  D\NS  l'extase.  353 

élevé  de  vingt  palmes  au-dessus  de  terre.  Une  autre  fois, 
dans  celte  môme  église,  la  nuit  de  Noël,  ayant  entendu  le 
son  des  fifres  de  quelques  bergers  qu'il  avait  invités  à  ve- 
nir honorer  la  naissance  de  l'enfant  Jésus,  il  fut  inondé 
d'une  telle  joie  qu'il  se  mit  à  danser.  Puis  il  poussa  un 
profond  soupir,  jeta  un  grand  cri,  et  s'envola  comme  un 
oiseau  du  milieu  de  l'église  jusqu'au  maître-autel,  qui 
était  à  plus  de  cinquante  pieds  de  distance;  et  dans  son 
ravissement  il  tint  embrassé  le  tabernacle  pendant  un 
quart  d'heure ,  sans  faire  tomber  un  seul  des  cierges  qui 
brûlaient  en  grand  nombre  sur  l'autel  et  sans  qu'aucun 
de  ses  vêtements  prit  feu.  L'étonnement  des  bergers  fut 
grand ,  on  le  pense  bien  ;  mais  celui  des  frères  de  son 
ordre  et  des  habitants  de  Copertino  ne  le  fut  pas  moins 
lorsqu'un  jour,  à  la  fête  de  saint  François,  revêtu  delà 
chape  pour  assister  à  la  procession  qui  devait  avoir  lieu , 
il  s'envola  tout  d'un  coup  sur  la  chaire  de  l'église,  haute 
de  quinze  palmes ,  et  resta  pendant  longtemps  à  genoux , 
les  bras  étendus,  abîmé  dans  l'extase  sur  l'extrême  bord 
de  la  chaire. 

Un  jour  de  jeudi  saint  au  soir,  il  eut  un  ravissement  qui 
ne  fut  pas  moins  remarquable.  Pendant  qu'il  priait  avec 
d'autres  religieux  devant  le  tombeau  dressé  sur  le  grand 
autel  et  orné  d'un  grand  nombre  de  lampes  et  de  nuages 
resplendissants,  il  s'envola  tout  d'un  coup  pour  aller  em- 
brasser le  calice  qui  renfermait  tous  ses  amours  sans  rien 
déranger  aux  ornements  qui  entouraient  l'autel  :  puis  au 
bout  de  quelque  temps,  rappelé  par  ses  supérieurs,  il  des- 
cendit à  l'endroit  où  il  était  auparavant.  Santi  Rossi  de 
Trevi  étant  tombé  malade  pendant  qu'il  faisait  son  novi- 
ciat dans  le  couvent  de  Copertino ,  Joseph  alla  le  voir  un 


3b-i  DU    VOL    DANS    l'eXTASE. 

jour  avec  plusieurs  autres.  Pendant  que  l'on  s'entretenait 
de  sujets  pieux,  Joseph  avait  les  yeux  attacliés  sur  un  crn- 
cilix  qui  était  suspendu  au  mur  au-dessus  d'une  table, 
laquelle  était,  comme  c"est  la  coutume  dans  les  chambres 
des  malades^  embarrassée  de  verres,  de  pots  de  pommade 
et  d'autres  vases  fragiles.  L'entretien  étant  tombé  sur  la 
conception  immaculée  de  la  sainte  Vierge,  il  s'éleva  aussi- 
tôt au-dessus  de  terre,  en  poussant  un  cri,  vola  vers  le 
crucifix  qui  était  au  mur,  et  plana  dans  l'air  devant  lui  un 
bon  demi -quart  d"heure:  après  quoi  il  descendit  sur  cette 
petite  table  sans  briser  ni  déranger  aucun  des  objets  qui 
s'y  trouvaient. 

11  lui  arriva  quelque  chose  de  non  moins  surprenant 
lorsqu'il  voulut  ériger  un  calvaire  sur  une  petite  colline 
située  entre  Copertino  et  le  couvent  de  Grotella.  Deux 
croix  étaient  déjà  placées.  Le  saint  remarquant  que  celle 
du  miheu  ne  pouvait,  à  cause  de  son  poids  et  de  sa  hau- 
teur, qui  était  de  cinquante  palmes,  être  mise  facilement 
en  son  lieu  par  les  dix  hommes  chargés  de  ce  travail,  se 
sentit  envahi  par  l'Esprit,  et  tout  aussitôt  il  s'envola  de  la 
porte  du  couvent,  qui  était  à  plus  de  quatre-vingts  pas  de  la 
croix,  enleva  celle-ci  comme  une  paille,  et  la  plaça  dans 
le  trou  qui  devait  la  recevoir.  Cette  croix  devint  l'objet  de 
sa  dévotion;  et  souvent  dans  la  suite  il  s'envola  vers  elle 
de  la  même  manière.  Un  jour  qu'il  était  près  d'elle  avec 
d'autres  prêtres,  un  de  ceux-ci  demanda  :  «  Que  ferions- 
nous  si  Notre-Seigneur  était  vraiment  attaché  à  cette  croix, 
et  qu'il  nous  fût  permis  de  le  baiser?  »  L'un,  dans  son  hu- 
milité, dit  qu'il  lui  baiserait  les  pieds  ;  un  autre,  la  plaie  de 
son  cœur,  etc.  Lorsque  ce  fut  au  tour  du  saint  de  répondre, 
il  s'écria  avec  un  visage  enflammé  par  l'amour  :  «  Moi . 


DU    VOL    DANS    L  EXTASE.  3o."i 

moi  je  baiserais  sa  bouche  adorable  détrempée  de  fiel  et  de 
vinaigre.  »  En  même  temps  il  prit  son  vol  vers  la  croix,  at- 
tacha sa  bouche  juste  à  l'endroit  où  aurait  été  la  bouche 
de  ^'otre- Seigneur  s'il  avait  été  là,  et  resta  ainsi  pendant 
longtemps,  au  grand  étonnement  de  tous,  appuyé  sur 
un  clou  qui  avait  été  enfoncé  dans  la  croix  comme  signe 
de  celui  qui  avait  percé  les  pieds  de  Notre -Seigneur.  11 
l'allut  aller  chercher  une  échelle  au  couvent  pour  le  des- 
cendre. Plusieurs  fois  il  s'élança  de  la  même  manière  vers 
cette  croix,  de  dix  ou  douze  pas  de  distance.  Un  jour  qu'il 
parlait  de  la  descente  du  Saint-Esprit  sur  les  apôtres, 
ayant  vu  passer  un  prêtre  avec  un  cierge  allumé,  il  fut 
saisi  par  l'Esprit  et  élevé  en  l'air  à  dix  pieds  de  hauteur. 
U  fut  élevé  une  autre  fois  jusque  sur  un  olivier  qui  était 
près  de  lui ,  parce  qu'un  prêtre  lui  avait  adressé  ces  pa- 
roles :  ((  Père  Joseph ,  quel  beau  ciel  Dieu  nous  a  créé  !  » 
On  le  vit  alors  rester  à  genoux  une  demi-heure  de  temps 
sur  une  des  branches  de  l'arbre;  et  ce  qui  remplit  les  spec- 
tateurs d' un  nouvel  étonnement,  c'est  que  la  branche  se  ba- 
lançait légèrement  comme  si  un  oiseau  se  fut  posé  dessus. 
Il  avait  une  dévotion  particulière  pour  la  sainte  Vierge  : 
il  ne  l'appelait  jamais  que  sa  bonne  mère,  ornait  son  image 
à  Grotella  de  hs,  de  roses  et  d'autres  fleurs  selon  la  sai- 
son, lui  présentait  des  cerises  ou  d'autres  fruits,  et  com- 
posa en  son  honneur  un   grand  nombre  de  cantiques 
simples  et  pieux  à  la  fois.  Il  tombait  en  extase  rien  qu'à 
entendre  prononcer  son  nom.  Un  jour  que  les  frères  chan- 
taient les  litanies,  dès  ces  premières   paroles  :   Sainte 
Marie,  il  s'élança  vers  l'autel  de  la  Vierge,  en  passant  par- 
dessus la  tête  de  six  religieux  qui  étaient  devant  lui.  Lors- 
qu'il fut  envoyé  à  Assise,  il  aperçut  à  la  voûte  de  l'église 


31)6  DU    VOL    DANS    l'eXTASE. 

l'imagé  de  Notre-Dame  tout  à  fait  semblable  à  celle  qui  était 
honorée  à  Grotella  :  «  Ah  !  ma  mère  m*a  suivi ,  »  s'écria- 
t-il;  et  tout  aussitôt  il  s'élança  vers  elle  à  dix-huit  pieds 
au-dessus  de  terre.  La  même  chose  se  répéta  quelques 
jours  plus  tard  devant  une  autre  image  qu'on  lui  montra; 
et  ces  extases  volantes  le  prenaient  souvent  lorsqu'on 
chantait  en  sa  présence  quelques-uns  des  cantiques  qu'il 
avait  composés  à  sa  louange.  Le  P.  Junipère  de  Palerme 
déclara  qu'un  jour,  les  novices  s'étant  mis  à  chanter  un  de 
ces  cantiques  en  sa  présence,  il  fut  aussitôt  enlevé  de  terre 
à  genoux;  et  comme  un  de  ceux  qui  étaient  présents  dou- 
tait s'il  ne  touchait  pas  encore  le  sol,  à  cause  de  sa  robe 
qui  pendait,  il  passa  la  main  sous  lui  et  se  convainquit  que 
ses  doutes  n'étaient  pas  fondés. 

Au  reste,  tout  chant  pieux  le  mettait  facilement  en  cet 
état.  Le  maître  de  chapelle  du  couvent  d'Assise,  Antoine 
Cossandri,  de  Brescia,  avait  sous  sa  direction  trois  enfants 
qui  chantaient  comme  des  anges.  Ceux-ci  ayant  chanté  un 
jour  en  présence  de  Joseph,  et  dans  sa  cellule,  un  dialogue 
entre  plusieurs  âmes  dans  le  purgatoire,  il  fut  aussitôt  en- 
levé à  genoux,  et  l'un  de  ces  enfants,  pour  s'assurer  qu'il 
ne  touchait  réellement  plus  la  terre,  passa  également  sous 
lui  la  main.  Ses  extases  étaient  fréquentes  aux  fêtes  de  la 
sainte  Vierge.  Un  jour,  à  la  fête  de  l'Immaculée  Conception, 
il  était  allé  vers  trois  heures  du  matiu  à  l'église.  Après 
avoir  prié  devant  le  grand  autel,  il  alla  en  faire  autant  à 
celui  de  la  Conception.  Là  il  fut  pris  par  une  extase  et 
emporté  trois  fois  de  suite  à  genoux  vers  l'autel.  Puis, 
s'élevant  de  nouveau  au-dessus  de  terre,  il  s'envola  à  de 
grandes  distances,  tantôt  ici,  tantôt  là,  chantant  avec  une 
jubilation  extraordinaire  :  «  0  beauté  admirable  de  Marie  !  » 


DU  VOL  PANS  l'kxtasf.,  337 

Puis,  avec  racccnt  d'une  tristesse  profonde  :  «  0  horribie 
péché!  »  Puis  de  nouveau  s'adressant  à  la  sainte  Vierge  : 
«  Oh  !  que  vous  êtes  belle,  que  vous  êtes  pure  !  »  Et  il  passa 
ainsi  une  heure  entière,  chantant  et  dansant  à  genoux.  Le 
P.  gardien  Mastrilli  accourut,  craignaut  qu'il  ne  se  blessât, 
car  il  était  nu-pieds,  et  ses  bonds,  ses  élans  sur  les  genoux 
étaient  considérables.  Il  rappela  donc  dans  une  bonne  in- 
tention le  saint  de  son  extase,  au  nom  de  l'obéissance.  Jo- 
seph revint  à  lui,  reprit  son  manteau  et  ses  sandales,  et  s'en 
retourna  au  chœur  à  sa  place;  mais  le  gardien  se  reprocha 
dans  la  suite  de  l'avoir  dérangé  sans  nécessité  dans  son  ex- 
tase. La  chose  paraissait  inutile  en  elTet;  car,  comme  il  le 
raconta  lui-même  au  supérieur  du  monastère,  dans  ses  ra- 
vissements il  ne  s'était  jamais  fait  aucun  mal. 

Un  jour,  à  Naples ,  comme  il  priait  à  genoux  dans  un 
coin  de  la  chapelle  secrète  de  l'église  Saint -Grégoire  l'Ar- 
ménien, qui  appartenait  aux  religieuses  de  Saint-Liguori, 
il  s'élança  tout  à  coup  en  l'air  en  jetant  un  grand  cri,  et  se 
trouva  bientôt  au  milieu  des  cierges  et  des  fleurs,  les  bras 
en  croix  et  le  corps  tendu  en  avant;  de  sorte  que  les  sœurs 
effrayées  se  mirent  à  crier  :  a  11  va  brûler  !  il  va  brûler  !  » 
Mais  il  revint  au  milieu  de  l'église,  toujours  en  volant, 
sans  se  faire  de  mal,  après  avoir  poussé  de  nouveau  un  cri. 
Puis  là,  tournant  sur  ses  genoux  avec  un  mouvement  très- 
rapide,  il  se  mita  chanter  :  «  Bienheureuse  Vierge,  bien- 
heureuse Vierge  !  ))  C'est  ainsi  qu'il  vola  l'espace  de  quinze 
pas  à  Monopoli,  vers  une  nouvelle  image  de  saint  Antoine 
de  Padoue  que  les  religieux  de  son  ordre  lui  montraient, 
et  revint  ensuite  à  sa  place  de  la  même  manière.  Il  se  glissa 
un  jour,  les  genoux  ployés  et  le  visage  rayonnant,  à  tra- 
vers la  grille  étroite  du  chœur,  dans  la  chapelle  de  Sainte- 


3o8  DU    VOL    DANS    l' EXTASE. 

Ursule^  où  le  saint  Sacrement  était  exposé;  puis,,  rappelé 
par  Tobéissance,  il  revint  parle  même  chemin.  Étant  en- 
tré un  jour  avec  un  prêtre  dans  une  église  de  village,  ce- 
lui-ci lui  demanda  :  k  Le  saint  Sacrement  est-il  ici?  »  car 
aucune  lumière  ne  brûlait  devant  lui.  «  Qui  peut  le  sa- 
voir? »  répondit  le  saint.  Puis,  à  l'instant  même,  il  pousse 
un  cri,  vole  vers  le  tabernacle,  l'embrasse,  et  adore  le 
saint  Sacrement,  qui  y  était  renfermé. 

Ce  n'était  pas  lui  seulement  qui  s'élevait  ainsi  dans  ses 
extases,  mais  il  en  emportait  d'autres  avec  lui.  Ceci  arriva 
entre  autres  au  père  Gardien  d'Assise  un  jour  que  Joseph, 
après  les  vêpres  solennelles,  pria  celui-ci,  qui  s'était  arrêté 
dans  la  chapelle  du  noviciat,  de  répéter  avec  lui  en  l'hon- 
neur de  l'Immaculée  Conception  :  «  0  Marie,  ô  toute  belle!  » 
Comme  le  père  prononçait  ces  paroles,  il  se  sentit  saisi  de 
côté  par  le  saint  et  élevé  en  l'air.  La  même  chose  arriva  lors 
de  la  vêture  de  plusieurs  vierges  dans  le  couvent  de  Sainte- 
Claire  à  Copertino.  Comme  on  entonnait  l'antienne  Veni, 
sponsa  Christi,  il  s'élança  du  coin  où  il  priait  à  genoux 
vers  le  confesseur  de  la  maison ,  le  prit  par  la  main,  l'en- 
leva de  terre  avec  une  force  surhumaine,  et  le  fit  tourner 
en  cercle. 

Un  jour  on  lui  amena  attaché  sur  un  siège  un  pauvre 
gentilhomme  qui  était  fou,  afin  qu'il  le  guérît  par  sa  prière. 
Joseph ,  lui  ayant  fait  ôter  ses  liens,  se  le  fit  amener  à  ge- 
noux dans  sa  cellule,  se  leva,  lui  mit  les  mains  sur  la  tête 
et  lui  dit  :  «  Noble  Balthasar,  ne  craignez  point  ;  recom- 
mandez-vous à  Dieu  et  à  sa  sainte  Mère.  »  A  peine  avait-il 
prononcé  ces  mots  que  saisissant  le  pauvre  fou  par  les 
cheveux  et  poussant  son  cri  ordinaire  :  a  Ohl  »  il  s'éleva 
de  terre  et  l'emporta  avec  lui.  Il  le  tint  ainsi  quelque  temps 


DU    VOL    DA!SS    l'eXTASE.  339 

en  l'aii^  et  redescendit  ensuite  à  terre  avec  lui.  Mais  Bal- 
thasar  était  guéri.  Quelquefois,  lorsqu'il  s'élevait  ainsi,  on 
entendait  un  son.  Un  jour,  pendant  qu'il  était  à  Fossom- 
brone,  après  avoir  dit  la  messe  de  bonne  heure,  le  jour  de 
la  Pentecôte,  dans  sa  chapelle,  comme  il  prononçait  ces 
mots  :  Veni,  creator  S}yintus ,  le  feu  divin  s'empara  de  lui 
si  subitement  que,  s' élançant  de  l'autel  avec  un  bruit  qui 
ressemblait  à  celui  du  tonnerre,  il  plana  comme  un  éclair 
autour  delà chiipellc,  avec  une  telle  impétuosité  que  toutes 
les  cellules  qui  se  trouvaient  dans  le  même  corridor  en 
étaient  ébranlées;  de  sorte  que  les  frères  elTrayés  sortirent 
en  criant  :  «  C'est  un  tremblement  de  terre!  »  Lorsqu'ils 
entrèrent  dans  la  chapelle  du  saint,  ils  le  trouvèrent  en 
extase,  abîmé  dans  la  plénitude  des  suavités  divines,  et 
reconnurent  la  cause  de  ces  mouvements  violents  qui  les 
avaient  épouvantés. 

Ses  ravissements  et  ses  ascensions  n'eurent  pas  seulement 
pour  témoins  le  peuple  et  les  rehgieux  de  son  ordre;  le 
pape  Urbain  VIII  lui-même  le  vit  un  jour  dans  cet  état,  et 
il  en  fut  hors  de  soi  d'étonnement.  Le  général  de  son  ordre 
l'avait  présenté  au  souverain  pontife.  Joseph,  considérant 
qu'il  était  en  présence  du  vicaire  de  Jésus-Christ,  tomba  en 
extase  et  s'éleva  au-dessus  de  terre.  Le  pape  dit  aussitôt 
que,  si  Joseph  mourait  avant  lui,  il  voulait  certifier  lui- 
même  ce  qu'il  avait  vu.  —  Le  duc  Frédéric  de  Brunswick, 
appartenant  à  la  confession  luthérienne ,  dans  un  voyage 
qu'il  faisait  à  l'âge  de  vingt-cinq  ans  pour  visiter  les  prin- 
cipales cours  de  l'Europe,  vint  de  Rome  à  Assise  vers  1630; 
pour  voir  notre  saint,  dont  la  renommée  avait  porté  le  nom 
jusqu'en  Allemagne.  Arrivé  là,  il  fut  très-bien  reçu,  et  logé 
dans  les  appartements  destinés  aux  princes.  Comme  il  dé- 


360  Dl    VUL    DANS    LhATA^E. 

clara  qu'il  était  venu  pour  parler  avec  Joseph^  et  qu'il  voulait 
repartir  aussitôt  après,  on  le  conduisit  le  lendemain  matin 
à  l'entrée  de  la  chapelle  où  il  disait  la  messe,  avec  deux 
seigneurs  de  sa  suite,  dont  Fun  était  catholique  et  l'autre 
protestant.  Le  saint  ignorait  la  présence  de  ces  étrangers. 
Mais  lorsqu'il  voulut  rompre  l'hostie,  il  la  trouva  si  dure 
qu'il  ne  put  jamais  la  partager,  ce  qui  lui  arriva  d'ailleurs 
plusieurs  fois  encore.  Il  la  remit  donc  sur  la  patène,  et 
fixant  sur  elle  son  regard,  il  éclata  en  sanglots;  puis,  tom- 
bant en  extase,  il  s'envola  à  genoux  à  cinq  pas  en  arrière, 
en  poussant  un  grand  cri.  11  revint  ensuite  à  l'autel,  tou- 
jours en  l'air  et  en  paussant  le  même  cri.  Il  put  alors, 
quoiqu'avec  beaucoup  de  peine,  partager  la  sainte  hostie. 
Après  la  messe,  le  prince  lui  fit  demander  par  le  supérieur 
pourquoi  il  avait  tant  pleuré  :  «  Ceux  que  vous  avez  en- 
voyés ce  matin  à  ma  messe,  reprit  Joseph,  ont  le  cœur  dur, 
car  ils  ne  croient  pas  tout  ce  que  croit  l'Église  ;  c'est  pour 
cela  que  l'Agneau  de  Dieu  est  devenu  aujourd'hui  tehement 
dur  entre  mes  mains  que  je  ne  pouvais  pas  le  rompre,  n 
Le  duc,  touché  et  par  ce  qui  s'était  passé  et  parla  réponse 
du  saint,  ne  fut  plus  si  pressé  de  partir,  et  resta  encore 
tout  le  jour  jusqu'à  Compiies  avec  Joseph.  Il  voulut  assister 
de  nouveau  le  lendemain  matin  à  sa  messe.  A  l'élévation, 
la  croix  formée  sur  l'hostie  parut  noire  à  tous  ceux  qui 
étaient  présents;  et  le  saint  lui-même  fut  élevé  à  une  palme 
au-dessus  de  la  marche  de  l'autel,  et  resta  un  quart  d'heure 
dans  la  même  position ,  tenant  la  sainte  hostie  entre  ses 
mains.  Le  duc,  à  cette  vue,  ne  put  retenir  ses  larmes.  Le 
gentilhomme  qui  était  protestant  dit  dans  un  mouvement 
de  colère  :  «  Maudite  soit  l'heure  oii  je  suis  venu  dans  ce 
pays;  j'avais  la  conscience  tranquille  en  Allemagne;  ici  je 


l»U    VOL    DAlNS    l'extase.  3HI 

suis  tourmenté  d'inquiétudes  et  de  scrupules.  »  Le  sainte 
qui  voyait  tout  dans  une  lumière  supérieure,  assura  à  l'un 
de  ses  amis  que  le  duc  se  convertirait.  «  Réjouissons-nouSj, 
lui  dit- il ^  le  cerf  est  atteint.  )>  En  effet,  après  avoir  causé 
avec  le  prince  jusqu'à  midi ,  lorsqu'il  le  vit  après  vêpres 
venir  à  sa  cellule ,  il  alla  au-devant  de  lui ,  et,  lui  mettant 
sa  ceinture  autour  du  corps,  il  lui  dit  :  «  Je  vous  ceins 
pour, le  paradis.  » 

Saint  Joseph  n'est  pas  le  seul  chez  qui  l'extase  volante  ait 
été  assez  puissante  pour  emporter  non  -  seulement  l'exta- 
tique ,  mais  encore  ceux  qu'il  tenait.  On  sait  que  saint 
François  d'Assise  emporta  ainsi  un  jour  dans  son  vol  le  frère  S.  François 
Maffei.  11  en  fut  ainsi  de  Jeanne  Rodriguez.  Un  jour,  Al- 
phonse et  François  Ruiz  la  conduisaient  dans  la  rue  en  lui     Jeanne 
tenant  le  bras,  à  cause  de  sa  faiblesse.  Pendant  le  chemin ,     °  "S^ez. 
ils  entendirent  tout  à  coup  dans  une  petite  rue  une  mu- 
sique en  l'honneur  du  Saint  Sacrement.  Jeanne  s'élève 
aussitôt  comme  un  aigle  dans  l'air,  et  emporte  avec  elle 
ses  deux  guides  à  plus  de  huit  jets  de  pierre,  jusque  devant 
le  couvent  des  Auguslins ,  d'où  sortait  à  l'instant  même 
une  procession,  devant  laquelle  elle  se  mit  à  genoux.  Ses 
deux  guides  ne  purent  comprendre  comment  ils  s'y  étaient 
trouvés  transportés. 

L'extase  était  quelquefois  si  puissante  chez  Dominique  Dominique 

do 
de  Jésus  -Marie,  qu'il  s'élevait  jusqu'au  plafond  de  sa  cel-  jésus-Marie. 

Iule,  et  restait  dans  cet  état  un  jour  et  une  nuit.  Comme 

on  se  moquait  beaucoup  à  Valence  des  ravissements  qu'il 

avait  dans  l'église  et  dans  lesquels  il  s'élevait  en  l'air,  un 

de  ses  contradicteurs,  qui  ne  croyait  pas  à  ses  extases,  eut 

un  jour  la  pensée  de  le  tenir  par  les  pieds  au  moment  où, 

saisi  par  l'Esprit,  il  était  emporté  en  l'an*.  Entraîné  avec 

n.  11 


362  DU    VOL    DAKS    l'eXTASE. 

luij  il  eut  peur,  lâcha  les  pieds  et  tomba  sur  le  sol.  Après 
avoir  ainsi  payé  sa  témérité  par  de  grandes  douleurs,  il  fut 
bien  contraint  de  confesser  la  vérité. 

Lorsque  l'àme,  d'un  côté ,  est  ainsi  plongée  dans  les  vi- 
sions de  l'extase,  et  que  de  l'autre  le  système  nerveux  tout 
entier  est  saisi  par  la  force  d'en  haut,  les  autres  phéno- 
mènes de  l'extase  qui  appartiennent  aux  régions  supé- 
rieures, tels  que  l'irradiation,  le  chant,  le  son  extatique, 
doivent  nécessairement  se  trouver  quelquefois  réunis  aux 
phénomènes  des  régions  intermédiaires,  et  rendre  ainsi 
l'événement  plus  frappant  encore.  Ainsi,  pour  ce  qui  con- 
cerne le  son  extatique ,  on  raconte  que  Theodesca  de  Pise, 
se  trouvant  dans  l'église  le  jour  de  la  fête  de  saint  Jean, 
La  Be  Ge-   vit  la  bienheureuse  Gerardesca  enlevée  de  terre  à  genoux, 

i'ïirdpsCfî  dp 

p-gg  a  dix  coudées  de  haut.  Efh'ayée  d'abord,  elle  fut  bien  con- 
solée ensuite  lorsqu'elle  entendit  la  sainte  chanter  comme 
un  ange.  (A.  S.,  29  mai,  c.  ii.)  Pour  ce  qui  est  de  l'irra- 
diation ,  la  transition  à  ce  genre  de  phénomènes  est  ame- 
née ordinairement  par  la  sensation  d'une  transparence 
Elisabeth  parfaite  que  l'extase  laisse  après  elle.  Elisabeth >  comtesse 
Falkenstein.  ^^  Falkenstein,  a  un  ravissement  dans  le  monastère  d'A- 
delhausen,  et  entre  dans  une  union  tellement  intime  avec 
Dieu  qu'il  n'y  a  plus  rien  entre  elle  et  lui.  Lorsque  son 
âme  revint  à  son  corps,  elle  y  produisit  un  tel  ébranle- 
ment que  celui-ci,  s'élançant  du  lieu  où  il  était  dans  la 
salle  du  chapitre,  fut  élevé  en  l'air.  Une  sœur  témoin  de 
cette  merveille  courut  à  eile,  la  tirant  par  en  bas ,  et  la 
réveilla  ainsi  de  son  extase.  Son  âme  avait  été  comblée 
dans  ce  ravissement  d'une  si  grande  abondance  de  grâces 
qu'il  semblait  qu'elles  avaient  comme  débordé  dans  le 
corps  ',  car  pendant  plus  de  six  mois  il  lui  sembla  que  son 


DU    VOL    DANS    l'extase.  3()J 

corps  était  transpurent  et  radieux,  et  qu'il  ressemblait  plu- 
tôt au  cristal  qu'à  la  chair.  Elle  connaissait  aussi  les  secrets 
des  cœurs ,  et  distinguait  si  un  homme  était  en  état  de 
grâce.  (Steill,  I,  p.  165.) 

Ce  fait  se  rapproche  beaucoup  de  ce  qui  arriva  à  la  Oringa. 
bienheureuse  Oringa  après  l'extase  qu'elle  eut  à  Assise. 
En  effet,  elle  ressentit  d'un  côté  une  telle  agihté  qu'elle 
avait  peine  à  se  persuader  qu'elle  eût  vraiment  un  corps  ; 
et  d'un  autre  côté  ses  oreilles  gardèrent  le  retentissement 
des  suaves  mélodies  qu'elle  avait  entendues,  de  même  que 
l'odorat,  le  parfum  des  fleurs  célestes  au  milieu  desquelles 
elle  avait  marché;  et  cet  état  dura  neuf  mois  sans  inter- 
ruption. (A.  S.,  10  janv.)  Lorsque  l'extase  est  plus  forte 
encore,  la  transparence  produit  l'irradiation.  On  trouva 

un  jour  sainte  As^nès  de  Bohême  élevée  de  trois  pouces  ,  ^f"®.^ 
'i  ^  ^  de  Bohême. 

au-dessus  de  terre.  Non-seulement  son  visage  était  resplen- 
dissant comme  de  coutume,  mais  l'appartement  tout  en- 
tier était  éclairé  par  le  nuage  lumineux  qui  brillait  autour 
d'elle.  De  plus,  une  voix  plus  forte  que  la  voix  humaine  ré- 
pondit à  sa  prière;  de  sorte  que  les  femmes  qui  étaient 
présentes  furent  frappées  de  terreur  devant  la  majesté 
divine  qui  se  révélait  si  visiblement  en  ce  lieu.  Plus  tard  , 
sur  son  lit  de  mort,  son  visage  resplendit  d'une  lumière 
toute  céleste,  qui  augmentait  à  mesure  que  la  mort  appro- 
chait. (Sa  Vie.) 

Le  visage  de  Venturin  de  Bergame  était  souvent  radieux    A'enturin 
pendant  qu'il  disait  la  messe.  Lorsqu'il  chantait  ou  lisait         ^ 
l'évangile,  on  voyait  un  flambeau  sortir  de  sa  bouche,  et  ses 
yeux  briller  comme  deux  étoiles.  Lorsqu'il  arrivait  à  la 
consécration ,  on  voyait  sortir  de  sa  bouche  aussi  un  nuage 
lumineux  qui  éclairait  tous  ses  traits,  et  à  chaque  parole 


Bergame. 


3Ô4  DU    VOL    DA^S    L  EXTASt;. 

de  la  consécration  qu'il  prononçait  un  rayon  de  feu  per- 
çait ce  nuage.  Quand  il  récitait  le  Sanctus,  il  était  enlevé 
de  terre  ^  et  son  visage  brillait  comme  le  soleil.  Une  dame 
de  Bologne  qui  avait  entendu  parler  de  ces  faits  et  avait 
refusé  d'y  ajouter  foi ,  alla  un  jour  pour  assister  à  sa  messe^, 
afin  de  s'assurer  de  la  vérité.  Elle  le  vit  à  l'élévation  en- 
touré d'un  nuage  brillant  jusqu'à  Flfe,  missa  est.  On  Yoyait 
aussi  quelquefois,  pendant  qu'il  prêchait,  une  colonne  de 
feu  se  poser  sur  sa  tête  ;  une  fois  môme  on  vit  des  étincelles 
sortir  de  sa  bouche  comme  d'un  fer  enflammé,  et  s'atta- 
cher à  ses  vêtements,  de  sorte  que  tous  ceux  qui  étaient 
présents  se  mirent  à  pousser  des  cris.  Alphonse  d'Herrera, 
dans  la  Nouvelle- Espagne,  planait  souvent  aussi  dans  une 
Damien  de  lumière  merveilleuse;  et  le  frère  lai  Damien  de  Vicari,  qui 
vivait  vers  1613,^n  jour  qu  il  méditait  dans  1  église  de 
Vivone,  fut  élevé  jusqu'à  la  voûte,  et  l'éclat  dont  il  bril- 
lait était  si  grand  qu'il  rayonnait  à  travers  les  fenêtres  et 
toutes  les  autres  ouvertures.  Les  gardes  de  nuit  et  les  ha- 
bitants de  la  ville  accoururent  vers  TégUse,  frappèrent  à 
la  porte  du  couvent,  appelèrent  les  moines,  croyant  que 
c'était  un  incendie.  Mais  lorsque  les  portes  de  l'église  leur 
furent  ouvertes ,  ils  trouvèrent  le  frère  planant  en  l'air. 
{Ménoîoge    de   saint    François,  avril,    p.    837;    sept., 
p.  1823.) 
Franc.  La  même  chose  arriva  au  carme  Franc  lorsque  la  sainte 

Vierge  lui  apparut  dans  sa  cellule  et  qu'il  devint  tellement 
radieux  que  tous  craignant  un  incendie  accoururent  avec 
des  éctielles,  des  seaux  et  tous  les  instruments  nécessaires 
en  pareille  circonstance.  On  força  la  porte  de  la  cellule  : 
on  vit  bien,  il  est  vrai,  les  murs  et  tous  les  meubles  en  feu, 
mais  ni  flamme,  ni  famée,  ni  étincelle.  Pendant  que  tous 


DU  VOL  r>A>;s  l'extase.  30."» 

se  regardaient  frappés  de  stupeur^,  la  vision  cessa;  le  feu 
commença  à  se  retirer  aussi ^  et  ils  virent,  en  approchant 
de  plus  près ,  Franc  planant  en  l'air,  les  yeux  ouverts  et 
fixés  vers  le  ciel,  la  bouche  entr' ouverte  comme  un  homme 
qui  parle,  les  mains  jointes  et  privé  de  ses  sens.  (Spéculum 
Carm.,  t.  II,  p.  ii,  c.  21 .)  Agnès  de  Chàtillon  fut  un  jour 
enlevée  en  l'air  pendant  qu'elle  priait;  et  non -seulement 
son  visage  devint  resplendissant  comme  à  l'ordinaire,  mais 
encore  tout  son  appartement  fut  inondé  de  l'éclat  que  ré- 
pandait autour  d'elle  le  nuage  lumineux  dont  elle  était  en- 
vironnée. (A.  S.,  6  mart.)  Le  visage  de  Michel Lazar,  mort 
en  1602,  brillait  souvent  comme  le  soleil  pendant  qu'il 
planait  en  l'air,  entouré  d'un  nuage  lumineux;  et  l'on 
voyait  fréquemment  sur  sa  tête  des  rayons  de  lumière  qui 
remplissaient  tout  le  chœur.  Pierre  deRegolada,  non  loin 
d'Aranda  de  Duero,  qui  vivait  vers  1456,  devenait  sou- 
vent lumineux  par  suite  de  l'aaiour  divin  dont  il  était  con- 
sumé; de  sorte  que  prêtres  et  laïques,  tous  le  voyaient  en- 
touré d'éclat,  suspendu  en  l'air  et  immobile  des  heures  en- 
tières. (Huber,p.  1052.)  Alphonse  Rubius  de  Valence,  frère 
lai,  était  souvent  enlevé  de  terre  dans  l'extase,  et  des  rayons 
lumineux,  partant  du  Saint  Sacrement,  qui  était  exposé,  • 
éclairaient  son  visage.  Il  en  était  de  même  du  frère  Jean 
Massias  de  Castille ,  dont  le  visage ,  sur  son  lit  de  mort , 
quoique  semblable  à  un  squelette,  devint  radieux  une  fois 
encore,  comme  les  sommets  des  Alpes  sous  les  derniers 
rayons  du  jour.  (Marchese.) 

Mais  le  fait  le  plus  frappant  et  le  plus  merveilleux  en  ce    s.  Pierre 
genre  est  ce  qui  arriva  à  saint  Pierre  d'Alcantara,  dans  son  ^  '  ^■'"'^•^'" 
couvent  de  Pedroso.  Il  regardait,  du  jardin  du  monastère, 
en  présence  de  plusieurs  témoins,  une  croix  qu'il  av.iit 


366  DU    VOL    DANS    L  EXTASE. 

plantée  sur  le  sommet  d'une  montagne  voisine.  Bientôt  il 
s'abîma  tellement  dans  la  méditation  de  la  passion  du  Sau- 
veur que  son  esprit,  élevant  son  corps,  l'emporta  devant 
la  croix,  où  il  resta  les  bras  étendus.  Là  il  fut  tellement 
pénétré  de  la  douceur  des  consolations  divines  qu'on  lisait 
sur  son  visage  tout  ce  qui  se  passait  en  son  àme.  De  ses 
yeux,  qu'il  tenait  fixés  sur  la  croix,  partaient  des  rayons 
très-brillants,  dont  l'extrémité   louchait  la  croix,  tandis 
que  de  celle-ci  sortaient  d'autres  rayons  d'une  admirable 
clarté  qui  venaient  frapper  le  saint.  On  vit  en  même  temps 
paraître  au-dessus  de  sa  tête  un  nuage  d'une  blancheur 
incomparable,  qui  semblait  le  couvrir  et  le  protéger.  Ce 
nuage  répandait  une  lumière  plus  éclatante  que  le  soleil, 
et,  s'étendant  jusqu'au  pied  de  la  montagne,  remplissait 
d'une  clarté  merveilleuse  non -seulement  le  monastère, 
mais  toute  la  contrée.  Les  frères  accoururent  pour  être 
témoins  de  ce  spectacle  :  les  uns  se  jetèrent  à  genoux , 
comme  Moïse  devant  le  buisson  enflammé  ;  les  autres  se 
prosternèrent  la  face  contre  terre ,  comme  les  apôtres  de- 
vant Notre-Seigneur  transfiguré ,  sans  qu'aucun  osât  con- 
sidérer de  plus  près  la  merveille  que  Dieu  opérait  en  son 
'  seniteur.  Ils  ne  savaient  lequel  admirer  davantage,  des 
rayons  de  la  croix,  de  l'élévation  du  saint  au-dessus  de 
terre,   ou   du  nuage  lumineux  qui  l'environnait.  Après 
avoir  considéré  pendant  longtemps  en  secret  ce  phéno- 
mène, ils  se  retirèrent  tout  doucement,  pour  ne  point 
troubler  le  saint  à  son  réveil.  Le  nuage  se  dissipa  enfin, 
et  la  lumière  disparut.  Pierre  revint  de  son  extase,  et  re- 
tourna à  son  couvent  pour  se  cacher  dans  sa  cellule.  (Sa 
Vie,  p.  528.) 


EXPLICATION    DES   PHÉNOMÈNES    PRÉCÉDENTS.  367 

CHAPITRE  XXIII 

Explication  des  pliénoiuènes  dont  il  a  été  parlé  dans  le  chapitre 
précédent. 

Les  faits  que  nous  avons  recueillis  dans  le  chapitre  pré- 
cédent suffisent  pour  nous  faire  saisir  l'ensemble  de  ces 
phénomènes.  Ils  ont  pour  siège  la  région  moyenne  de 
l'homme  ou  les  organes  du  mouvement.  Dans  l'état  or- 
dinaire, ces  organes  sont  destinés  à  la  marche;  mais  lors- 
que l'àme  prédomine  dans  l'homme  sur  le  corps,  et  qu'en 
celui-ci  l'élément  de  l'air  prend  par  suite  le  dessus  sur 
les  autres,  l'oiseau  se  développe  en  lui  pour  ainsi  dire , 
l'emporte  sur  la  brute,  et,  se  dégageant  de  son  enveloppe, 
il  s'envole  joyeusement  vers  la  lumière  supérieure  qui  l'at- 
tire. Trois  choses  concourent  au  mouvement  :  les  nerfs, 
les  muscles  et  les  os.  Les  nerfs  forment  comme  l'élément 
interne  du  mouvement;  les  muscles  fournissent  l'élément 
extérieur,  et  les  os  sont  comme  le  levier  qui  sert  d'appui 
aux  uns  et  aux  autres.  Or  toute  force  contenue  dans  un 
organe  matériel  est  soumise  jusqu'à  un  certain  point  à 
celui-ci  et  assujettie  à  sa  loi.  Ainsi,  par  exemple,  les 
forces  vitales  inférieures ,  étant  comme  incorporées  dans 
l'organisme,  sont  assujetties  comme  lui  à  la  terre  et  aux 
lois  qui  la  gouvernent;  et  ce  n'est  que  dans  leur  racine  la 
plus  intime  qu'elles  peuvent  jusqu'à  un  certaint  point  s'af- 
franchir de  cette  servitude.  Il  en  est  ainsi  des  forces  qui  ré- 
sident dans  la  fibre  musculaire  ,  et  constituent  son  irrita- 
bilité. Ces  forces  sont,  parmi  celles  de  la  région  moyenne 
de  l'homme,  les  plus  matérielles,  et  par  conséquent  celles 
qui  sont  plus  en  rapport  avec  la  terre.  Aussi,  c'est  dans  la 


368         EXPLICATION  DES  phé>;o:mè>'es  précédents. 

terre  qu'elles  ont  leur  centre  de  gravité;  elles  tendent 
vers  elle  par  un  continuel  effort. 

Si  aucune  autre  force  ne  faisait  équilibre  à  celle-ci, 
l'homme  ne  pourrait  ni  se  tenir  droit  ni  se  mouvoir  hori- 
zontalement, ni  s'élever;  mais  il  resterait  étendu  sur  la 
terre,  appuyé  sur  elle  de  tout  son  poids,  en  contact  avec 
elle  partons  les  points  de  son  corps.  11  lui  faut  donc,  pour 
réagir  contre  cette  force  déprimante,  une  autre  force  qui, 
l'arrachant  pour  ainsi  dire  à  la  terre,  le  redresse  vers  le 
ciel ,  et  maintienne  en  lui  cette  posture  que  Dieu  lui  a  don- 
née et  par  laquelle  il  se  distingue  des  animaux,  dont  les 
regards  comme  l'instinct  sont  toujours  en  bas.  Cette  force 
gît  dans  les  nerfs.  Les  forces  dont  le  système  nerveux  est 
la  source  ne  tendent  pas,  comme  celles  du  système  mus- 
culaire, à  fixer  l'homme  et  à  enchaîner  son  activité  dans 
l'inaction,  mais  elles  tendent  au  contraire  à  le  dégager  de 
la  terre.  Si  les  dernières  ont ,  pour  ainsi  dire ,  des  racines 
qui  le  fixent  au  sol  et  le  rendent  immobile,  les  premières 
ont  des  ailes  qui  le  soulèvent  sans  cesse  vers  les  régions 
supérieures.  Celles-ci  ont  bien  un  centre  qui  les  unit  et 
en  forme  un  tout;  mais  ce  n'est  pas  un  centre  de  gravité , 
comme  pour  les  forces  musculaires,  c'est,  au  contraire, 
comme  un  centre  d'oscillation.  Ce  centre  est  placé  dans 
le  cou ,  là  où  se  forme,  chez  les  oiseaux,  le  prolongement 
de  la  moelle  épinière,  et  il  fait  équilibre  au  centre  de 
gravité  situé  dans  les  régions  inférieures.  Ces  deux  centres 
sont  donc  toujours  en  lutte  l'un  contre  l'autre;  c'est  de 
l'un  que  part  le  souffle  qui  enfle  la  voile,  tandis  que  l'autre 
fournit  le  lest  qui  permet  au  navire  de  glisser  sur  les 
flots. 

Ce  rapport  réciproque  entre  ces  deux  forces  se  produit 


EXPLICATION    m:S    PHKNOMÈNES    PRÉCÉDENTS.  369 

d'une  manière  sensible  dans  les  deux  étals  qui  se  parta- 
gent la  vie  de  l'homme,  à  savoir  le  sommeil  et  la  veille. 
Dans  le  sommeil,  où  toutes  les  forces  semblent  s'être  re- 
pliées et  concentrées  dans  la  chair,  le  centre  inférieur  de 
gravité  prédomine,  et  le  centre  d'oscillation  semble  au  con- 
traire arrêté  et  comme  brisé,  de  même  que  le  soleil  sem- 
ble disparaître  dès  que  la  lune  se  lève  sur  l'horizon. 
L'homme  s'affaisse  alors  et  penche  vers  la  terre.  Inca- 
pable de  se  porter,  il  s'étend  et  prend  la  position  que  pren- 
drait tout  corps  souple  et  inanimé  à  la  fois.  Mais  dans 
l'état  de  veille,  au  contraire,  le  centre  d'oscillation  repa- 
raît de  nouveau  ;  les  forces  musculaires  elles-mêmes  se  dé- 
gagent de  leurs  liens;  le  centre  de  gravité  s'efface,  et 
l'homme  en  se  relevant  reprend  la  pose  qui  convient  à  sa 
nature ,  et  recommence  à  se  mouvoir  sur  la  surface  de  la 
terre,  selon  les  besoins  de  la  vie  commune.  Or  il  peut  ar- 
river que  cet  équilibre  entre  les  deux  forces,  dont  les  unes 
nous  dépriment  et  les  autres  nous  élèvent ,  soit  détruit  ou 
du  moins  affaibli.  11  peut  se  faire  que  le  centre  d'oscilla- 
tion s'élève ,  que  les  forces  dont  il  règle  le  mouvementaug- 
mentent,  que  leur  élasticité  triomphe  de  l'inertie  du  centre 
de  gravité  et  des  forces  qu'il  gouverne.  Cet  état  peut  être 
l'effet  d'une  disposition  native  dans  l'homme  ou  de  quel- 
que maladie  particulière.  Alors,  de  même  que  le  corps 
dans  l'état  ordinaire ,  tenant  à  la  terre  sans  y  être  enchaîné 
toutefois,  se  meut  sur  sa  surface ,  ainsi  l'organisme,  déta- 
ché de  la  terre,  s'élève  au-dessus  d'elle,  et  plane  ou  vole  au 
lieu  de  marcher.  Ce  phénomène,  entant  qu'il  est  l'effet  de 
quelque  disposition  naturelle  ou  maladive,  est  très- rare, 
tandis  que  dans  l'ordre  surnaturel  il  se  produit  infailli- 
blement dès  qu'il  trouve  dans  l'homme  les  conditions  né- 


370  EXPLICATION    DES   PHÉNOMÈNES    PRÉCÉDENTS. 

cessaires.  Ces  conditions  sont  une  âme  bien  préparée  par  la 
vie  ascétique  et  un  don  spécial  du  Saint-Esprit.  Celui-ci 
s'empare  de  cette  double  force  qui  préside  au  mouvement; 
il  rend  l'une  plus  mobile  et  l'autre  plus  puissante  à  don- 
ner l'impulsion  ;  de  sorte  que  le  corps ,  obéissant  à  cette 
double  force  qui  l'attire  en  haut,  se  dégage  de  la  terre  et 
s'élance  vers  le  ciel. 

Ce  phénomène  a  donc,  comme  beaucoup  d'autres,  sa  ra- 
cine dans  la  nature,  et  c'est  par  la  sainteté  intérieure  de 
celui  chez  qui  il  apparait  qu'il  se  trouve  élevé  à  l'état 
surnaturel.  La  nature  produit  quelque  chose  de  semblable 
dans  les  oiseaux,  ces  habitants  de  l'air,  qui  ont  la  nature 
de  l'air,  qui  en  portent  l'empreinte  et  dont  la  vie  consiste 
en  grande  partie  à  s'assimiler  cet  élément.  Les  oiseaux 
cherchent  à  s'élever  toujours  et  à.  s'étendre  au  large  dans 
toutes  les  directions;  de  sorte  que,  semblables  aux  vents, 
ils  parcourent  en  peu  de  temps  de  vastes  espaces.  Lorsque 
l'homme  prend  cette  direction  par  suite  de  quelque  dis- 
position naturelle,  les  éléments  grossiers  et  terrestres  de 
sa  vie,  ceux  qui  en  forment  le  lest,  sont  dominés  par  les  élé- 
ments opposés,  de  sorte  que  la  vie  a  quelque  chose  de  plus 
fin  et  de  plus  délicat.  Ces  hommes  sont  comme  les  oiseaux 
du  ciel  :  ils  sont  familiarisés  avec  l'élément  qui  prédomine 
en  ceux-ci,  et  dont  ils  portent  l'empreinte.  Aussi  trouvons- 
nous  dans  le  somnambulisme*  des  phénomènes  qui  ressem- 
blent à  ceux  que  nous  avons  constatés  dans  le  chapitre 
précédent,  quoiqu'ils  n'atteignent  jamais  le  même  degré. 
L'œuvre  de  la  nature  devient  surnaturelle  lorsque  Dieu 
intervient  à  la  place  de  la  première,  lorsque  le  cœur  de 
l'homme  n'attire  pas  seulement,  comme  celui  de  l'oiseau, 
l'air  qui  nous  entoure,  mais  qu'il  nspire  largement  le 


EXPLICATION    DES   PHÉNOMÈISES    PRÉCÉDENTS.  37  1 

souffle  de  la  Divinité  ;,  et  le  laisse  pénétrer  ainsi  jusque  dans 
la  moelle  de  ses  os.  Ce  n'est  plus  des  régions  inférieures 
de  la  vie ,  mais  bien  du  fond  le  plus  intime  de  Fàme  que 
vient  ce  dégagement  surnaturel  des  forces  qui  président 
aux  mouvements  dans  l'organisme.  Ce  n'est  pas,  comme 
l'aigle,  pour  contempler  le  soleil  que  ces  hommes  s'élè- 
vent au-dessus  de  la  terre  ;  mais  ils  sont  attirés  par  une  lu- 
mière supérieure  qu'ils  ont  entrevue  dans  leurs  visions.  Ce 
n'est  pas,  comme  l'alouette,  pour  aller  chercher  une  nour- 
riture plus  abondante  qu'ils  s'en  vont  dans  des  climats  plus 
chauds;  mais  ce  qu'ils  poursuivent,  ce  sont  des  objets 
saints  consacrés  par  les  bénédictions  de  l'Église  et  qui  ont 
acquis  ainsi  à  leur  égard  une  sorte  d'attrait  magnétique.  Ce 
n'est  pas  le  souvenir  et  l'accoutumance  qui  les  font  obéir, 
comme  le  faucon,  à  la  voix  de  leur  maître  ;  mais  c'est  le 
lien  surnaturel  de  la  soumission ,  qui  réunit  en  une  seule 
société  l'Église  visible  et  invisible;  c'est  ce  lien  qui  en- 
chaîne, pour  ainsi  dire,  leur  volonté  à  celle  de  leurs  supé- 
rieurs ,  et  les  fait  rentrer  au  gré  de  ceux-ci  dans  la  vie  or- 
dinaire ,  comme  nous  l'avons  vu  par  l'exemple  de  Joseph 
de  Copcrtino.  Celui-ci,  en  effet,  quoiqu'il  n'entendît  point 
dans  ses  extases  la  voix  de  ses  supérieurs,  sentait  néan- 
moins que  Dieu  l'entendait  à  sa  place  en  quelque  sorte,  et 
le  réveillait  pour  le  rendre  participant  des  fruits  de  l'obéis- 
sance. Ce  ne  sont  donc  point  les  influences  physiques  qui 
produisent,  maintiennent  ou  font  cesser  cet  état,  mais  ce 
sont  des  influences  surnaturelles  et  mystiques;  et  dès  que 
ces  dernières  se  révèlent,  cet  état  devient  par  là  même,  et 
dans  le  même  rapport,  surnaturel  aussi. 

Le  système  moteur  a,  pour  ainsi  dire,  trois  leviers,  corres- 
pondant aux  ti'ois  rapports  qui  déterminent  tous  ces  mou- 


372  EXPLICATION    DES    PHÔOMÈNES    PRÉCÉDENTS. 

vements.  Ces  trois  rapports  vont  du  dedans  au  dehors,  de 
haut  en  bas  et  de  droite  à  gauche.  Dans  l'extase,  l'Esprit 
s'empare  des  organes  du  mouvement  dans  toutes  leurs  di- 
rections ,  en  faisant  prédominer  toutefois  celles  qui  tendent 
à  élever  l'homme  ou  à  le  concentrer.  Il  l'attire  par  en 
haut ,  et  le  fait  planer  ainsi  au-dessus  de  la  terre  :  il  Fat- 
tire  aussi  en  avant,  en  présentant  à  ses  regards  quelque  ob- 
jet sacré,  tel  que  l'autel  où  habite  Fauteur  de  notre  salut, 
le  crucifix,  qui  nous  rappelle  sa  passion,  une  image  de 
saint  ou  d'autres  choses  de  ce  genre.  Il  le  tourne  et  le 
pousse  vers  ces  objets  dans  toutes  les  positions,  à  genoux, 
debout  ou  couché  ,  tandis  qu'il  le  détourne  avec  la  même 
force  de  tout  ce  qui  est  profane.  Mais  il  l'attire  aussi  de  côté  : 
ce  sont  les  bras  qui  servent  alors  d'ailes  à  Fextatique.  S'il 
veut  s'arrêter  devant  quelque  objet  pieux  qui  tlxe  son  at- 
tention et  touche  son  cœur,  il  les  étend  en  forme  de  croix. 
S'il  veut,  au  contraire,  prendreson  vol  vers  quelque  chose 
qui  l'attire,  leurs  oscillations  Faident  à  atteindre  son  but. 
Lorsque  saint  Joseph  de  Copertino,   sur  l'ordre  d'Inno- 
cent X,  fut  transporté  d'Assise  au  couvent  de  Petra-Rubea , 
Hyacinthe,  archevêque  d'Avignon,  le  rencontra  à  Citla di 
Castello.  Là,  s'étant  renfermé  avec  lui  dans  sa  chambre, 
il  fut  témoin  d'une  de  ces  extases  qui  étaient  si  fréquentes 
chez  lui.  Ils  s'entretenaient  de  choses  spirituelles  :  le  saint 
parlait  de  l'ingratitude  des  hommes,  et  s'étonnait  qu'on 
pût  regarder  un  crucifix  sans  rougir  en  se  rappelant  ce 
qu'a  fait  pour  nous  le  Crucifié  et  ce  que  nous  faisons 
contre  lui.  Il  se  mit  alors  à  compter  les  unes  après  les 
autres  toutes  les  souffrances  de  la  passion  du  Sauveur, 
son  agonie,  sa  flagellation,  sa  couronne   d'épines,   ses 
clous,  etc. 


EXPLICATION    DES    PHENOMÈINES    PRÉCÉDETSTS.  37  3 

a  Sa  bouche,  dit  l'archevêque  dans  son  rapport,  parais- 
«  sait  sentir  l'impression  du  fiel  et  du  vinaigre  qu'on 
«  présenta  à  Notre-Seigneur.  Il  tomba  en  même  temps,  du 
«  coftVe  où  il  était  assis,  sur  ses  genoux,  qui  frappèrent 
«  avec  une  telle  violence  la  terre  que  je  crus  qu'il  s'était 
«  blessé.  Il  était  là  à  genoux  devant  moi,  les  yeux  ouverts, 
«  la  prunelle  cachée  sous  la  paupière  supérieure ,  les 
a  bras  étendus  en  croix,  tel  qu'on  a  coutume  de  représen- 
((  ter  saint  François  quand  il  reçut  les  stigmates.  Après 
<(  l'avoir  considéré  quelque  temps,  j'essayai  de  remuer  ses 
a  bras,  et  ne  pus  le  faire  qu'avec  peine.  Le  bras  mis  en 
«  mouvement  allait  comme  le  pendule,  et  je  pouvais  faci- 
«  lement  produire  en  lui  des  oscillations  semblables  à  celles 
«  des  libellules  qui  voltigent  dans  les  airs,  tant  il  était 
«  sorti  de  ses  rapports  naturels.  Après  un  quart  d'heure 
«  il  revint  à  lui ,  se  remit  sur  son  coffre ,  et  me  dit  en  s'ex- 
((  cusant  :  Pardonnez- moi,  le  sommeil  m'a  surpris.  »  On 
voit  dans  ce  cas  que  l'archevêque  n'avait  fait  que  rendre 
sensibles  au  dehors  les  oscillations  qui  déjà  s'accomplis- 
saient au  dedans,  et  qui  se  manifestèrent  sous  la  forme  des 
mouvements  du  pendule.  Lorsqu'à  ces  courants  se  joignent 
ceux  qui  traversent  les  extrémités  postérieures,  c'est  alors 
que  le  phénomène  du  vol  s'accomplit;  et  celui-ci  est  quel- 
c^uefois  si  rapide  et  si  violent  que  l'air  parcouru  avec  la 
vitesse  de  l'éclair  se  rejoint  avec  force ,  d'où  il  résulte  un 
bruit  qui  retentit  au  loin  et  un  ébranlement  plus  ou  moins 
considérable. 

Mais  parmi  les  trois  systèmes  qui  concourent  au  mouve- 
ment, deux  seulement  sont  atteints  quelquefois  par  l'Esprit 
(Ven  haut;  et  c'est  alors  qu'ont  lieu  ces  mouvements  ex- 
traordinaires dont  nous  avons  parlé  dans  le  chapitre  précé- 


374  EXPLICATION    DES    PHÉNO^IÈNES   PRÉCÉDENTS. 

dent  et  en  particulier  à  propos  de  saint  Pierre  d'Alcantara. 
Quand  il  parlait  des  choses  divines,  il  tombait  ordinaire- 
ment en  extase j  et  s'élevait  d'une  palme  au-dessus  de  terre. 
Mais  il  arrivait  quelquefois  aussi  que  son  corps  prenait 
tout  d'un  coup  la  forme  d'un  cercle,  et  s'élançait  d'un  bond 
du  lieu  où  il  était  jusqu'à  l'église.  Une  fois  même  il  passa 
ainsi  par  cinq  portes  très -basses  et  très- étroites  sans  se 
heurter,  et  l'Esprit  qui  l'avait  emporté  le  posa  sur  les  ge- 
noux devant  l'autel,  où  il  resta  pendant  longtemps  en  ex- 
tase. Tous  les  frères  accoururent,  et,  après  avoir  attendu 
longtemps,  ils  essayèrent  de  le  réveiller.  Ils  n'y  purent 
réussir,  et  furent  obligés  d'attendre  que  l'extase  cessât 
d'elle-même. 

Ce  fait  s'exphque  par  ce  que  nous  venons  de  dire. 
L'homme  se  tient  droit  lorsque  les  courants  qui  vont  de 
haut  en  bas  et  de  bas  en  haut  sont  en  équilibre  autour 
de  la  colonne  vertébrale.  Celle-ci ,  posant  sur  la  terre ,  de- 
vient l'axe  vertical  de  tous  les  autres  mouvements,  de  ceux 
qui  vont  en  arrière,  en  avant,  ou  de  côté.  Mais  lorsque  , 
l'homme  étant  attiré  par  un  objet  supérieur,  cet  équilibre 
est  détruit,  il  peut  alors  arriver  dans  certaines  circons- 
tances que  la  tendance  qui  porte  le  corps  en  haut  pré- 
domine sur  celle  qui  l'incline  en  bas,  et  que  les  extrémités 
inférieures,  obéissant  à  celle-là,  se  replient  vers  la  tête, 
et  donnent  ainsi  au  corps  la  forme  d'une  sphère.  La  co- 
lonne vertébrale  n'étant  plus  l'axe  du  mouvement,  le  corps 
qui  se  meut  décrit  une  courbe  cycloïdale ,  et  se  porte  ainsi 
vers  l'objet  sacré  qui  attire  l'àme. 

Mais  il  peut  arriver  aussi  que  l'axe  garde  son  ancienne 
direction,  et  que  les  courants  qui  vont  en  avant  ou  de  côté , 
placés  perpendiculairement  sur  cet  axe ,  forment  une  ligne 


EXPLICATION    DES    PHÉNOMÈNES    PRhCÉDENTS.  37, ') 

circulaire;  et  c'est  alors  que  l'on  voit  se  produire  ce  mou- 
vement singulier  qui  imite  la  forme  d'un  tourbillon,  et 
que  nous  avons  observé  dans  Christine  l'Admirable.  Ce 
mouvement  peut  être  le  résultat  de  quelque  influence  na- 
turelle, et,  dans  ce  cas,  il  correspond  à  la  rotation  de  la 
terre.  C'est  le  mouvement  de  la  vie  circulaire  qui  passe  dans 
la  région  des  mouvements  volontaires,  et  les  soumet  h  la 
nécessité  dont  elle  porte  elle-même  l'empreinte.  Mais  ce 
mouvement  peut  aussi  venir  d'en  haut  par  l'invasion  su- 
bite de  l'Esprit,  et,  dans  ce  cas,  il  correspond  au  mou- 
vement de  l'esprit  lorsqu'il  a  la  conscience  de  soi-même; 
car  ce  mouvement  est  dans  l'ordre  intellectuel  ce  qu'est 
dans  le  monde  physique  le  mouvement  circulaire.  C'est 
l'âme  alors  qui  emporte  le  corps  vers  l'objet  de  ses  affec- 
tions, et  qui  lui  communique  en  quelque  sorte  son  agilité. 
Si  les  extrémités  inférieures  sont  entraînées  elles-mêmes 
dans  ce  mouvement,  nous  voyons  se  produire  dans  l'exta- 
tique ces  tournoiements  et  cette  danse  que  nous  avons  ob- 
servés dans  saint  Joseph  de  Copertino.  Ces  mouvements, 
au  reste,  sont  si  fréquents  que  pour  les  exprimer  on  a 
choisi  un  mot  particulier,  celui  de  jubilation.  Ici  la  région 
tout  entière  qui  préside  au  mouvement,  avec  tous  ses  sys- 
tèmes, est  envahie  par  l'Esprit  d'en  haut  :  aussi  la  jubila- 
tion marque-t-elle  comme  le  point  culminant  de  l'extase; 
et  elle  est  accompagnée  ordinairement  de  tous  les  phéno- 
mènes qui  se  produisent  dans  les  autres  régions,  tels 
que  l'illumination,  les  formations  plastiques,  etc. 


37  6        l/EXTA?r    DANS    LF    SYSTÈME    MOTEUR    SUPÉRIEUR. 

CHAPITRE  XXIY 

L'extase  considérée  dans  les  rés:ions  supérieures  du  système  moteur. 
Des  effets  produits  à  distance.  De  la  faculté  d'attirer  TEucharistie. 
Sainte  Catherine  de  Sienne.  Attrait  exercé  sur  le  crucifix.  Jeanne 
Rodriguez.  Agnès  de  Jésus.  Hélène  de  Hongrie.  Attrait  exercé  sur 
d'autres  objets.  Ange  du  Miroir.  De  la  manne  qui  tombe  quelquefois 
du  ciel.  Agnès  de  Monte-Pulciano. 

Les  régions  supérieures  du  mouvement,  lorsqu'elles 
sont  élevées  par  l'esprit  de  Dieu  dans  l'extase,  acquièrent 
par  là  plus  de  largeur  et  plus  de  profondeur;  elles  sont 
agrandies,  pour  ainsi  dire,  dans  toutes  leurs  dimensions. 
La  sphère  de  leur  activité  se  trouve  à  la  fois  et  plus  inti- 
mement liée  au  centre  qui  la  gouverne  et  plus  étendue. 
Cette  concentration  se  manifeste  au  dehors  par  la  contrac- 
tion de  tous  les  membres  du  système,  laquelle ,  poussée  ù 
son  dernier  point,  donne  au  corps  la  forme  d'une  boule, 
comme  nous  l'avons  vu  dans  Christine  1" Admirable.  Les 
forces  de  l'organisme,  ramassées  ainsi  dans  un  espace  plus 
étroit,  acquièrent  une  activité  et  une  énergie  nouvelles, 
et,  brisant  toutes  les  digues  qu'elles  rencontrent  sur  leur 
passage,  elles  se  répandent  au  dehors,  et  agissent  à  de 
grandes  distances,  comme  la  foudre,  brisant  le  nuage  où 
elle  est  enfermée,  fait  ressentir  au  loin  l'effet  de  ses  com- 
motions. Mous  trouvons  donc  ici  deux  genres  de  phéno- 
mènes nouveaux,  produits,  les  uns  par  un  attrait,  les 
autres  par  une  action  à  distance.  Ce  sont  ces  deux  genres 
de  phénomènes  qui  vont  nous  occuper  maintenant. 

Xous  parlerons  d'abord  de  l'attrait  que  les  extatiques 
exercent  quelquefois  à  l'égard  de  certains  objets  extérieurs. 
Ces  objets  ne  peuvent  être  que  ceux  qui,  par  les  bénédic- 


l'extase  da>s  le  système  moteur  supérieur.     377 

lions  de  FÉglise,  sont  entrés  dans  un  rapport  pieux  et  in- 
time avec  l'àme.  L'Église,  en  les  consacrant,  les  a  marqués 
de  son  sceau  j  il  n'est  donc  pas  étonnant  que  par  une  vertu 
secrète  ils  attirent  l'extatique^  ou  soient  au  contraire  atti- 
rés par  lui.  L'eucharistie  étant  à  la  fois  le  centre  et  le  terme 
de  tous  les  sacrements  de  l'Église,  il  n'est  rien  sur  la  terre 
qui  soit  dans  un  rapport  plus  intime  avec  l'homme  surna- 
turel. C'est  elle  aussi  qui  nous  fournira  les  faits  les  plus 
nombreux  et  les  plus  frappants.  Nous  avons  déjà  parlé  plus 
haut  de  la  faculté  qu'ont  parfois  les  extatiques  d'attirer 
l'eucharistie;  nous  ne  rapporterons  donc  ici  que  les  cas 
où  cet  attrait,  parvenu  à  son  plus  haut  degré,  agit  non 
plus  seulement  dans  l'enceinte  ou  dans  le  voisinage  d'une 
église,  mais  à  de  grandes  distances,  quoique  souvent  il  soit 
difficile,  d'après  la  manière  sommaire  dont  les  faits  sont 
racontés,  de  prononcer  d'une  manière  certaine  s'ils  ap- 
partiennent à  la  première  ou  à  la  seconde  catégorie. 

Sainte  Catherine  de  Sienne,  soutirant  de  grandes  dou-  Sainte Ca- 
1  -  .  n  1x1  therine 

leurs,  pria  un  jour  son  confesseur  de  retarder  un  peu  sa  ^e  Sienne 

messe,  à  laquelle  elle  devait  communier.  Mais  elle  n'avait 
pu  aller  à  l'église  aussitôt  qu'elle  l'avait  pensé,  et  lors- 
qu'elle y  vint  il  était  déjà  si  tard  que  ses  compagnes  lui 
conseillèrent  de  se  priver  de  la  communion  ;  car  elles  sa- 
vaient qu'après  l'avoir  reçue  elle  était  toujours  trois  à 
quatre  heures  en  extase,  et  le  temps  de  fermer  l'église  au- 
rait pu  venir  avant  la  lin  de  son  ravissement.  La  sainte  se 
laissa  persuader,  en  remettant  la  chose  à  Dieu,  et  Raimond 
commença  la  messe.  Comme  elle  était  à  genoux  à  l'autre 
bout  de  l'église,  il  ne  s'aperçut  point  qu'elle  était  présente  ; 
mais  lorsqu'il  voulut  rompre  l'hostie  en  deux  parties,  pour 
délacher  ensuite  la  parcelle  qu'il  devait  mefti-e  dans  le 


378     l'extase  dans  le  système  moteur  supérieur. 

calice,  Thostie  se  divisa  la  première  fois  non  en  deux, 
mais  en  trois  parties,  deux  plus  gi'andes,  et  l'une  plus  pe- 
tites, à  peu  près  de  la  longueur  dune  fève.  Cette  dernière 
sauta  sous  ses  yeux  par -dessus  le  calice,  et  il  lui  sembla 
qu'elle  était  tombée  sur  le  corporal.  Il  ne  l'y  trouva  point, 
il  est  vrai:  mais  il  pensa  qu'il  ne  pouvait  la  distinguer  à 
cause  de  la  blancheur  du  corporal,  et  il  continua  la  messe. 
Après  la  communion,  il  la  chercha  avec  soin  ;  mais,  malgré 
toutes  les  peines  qu'il  se  donna,  il  ne  put  la  trouver;  de 
sorte  qu'il  dut  se  résoudre  à  finir  sa  messe  sans  l'avoir  re- 
trouvée. Lorsque  les  assistants  se  furent  retirés,  il  exa- 
mina encore  avec  attention  le  corporal,  l'autel,  regarda 
parterre  tout  autour  de  l'autel;  mais  il  ne  trouva  rien. 
Il  confia  son  embarras  et  sa  peine  au  prieur,  nommé  Chris- 
tofle,  et  ils  convinrent  ensemble  d'interroger  la  sainte  à 
ce  sujet.  Ils  allèrent  donc  chez  elle.  On  leur  dit  qu'elle  était 
allée  à  l'église  depuis  longtemps;  ils  l'y  trouvèrent  en  effet 
à  genoux  et  en  extase.  Lorsqu'elle  fut  éveillée,  Raimond 
lui  raconta  ce  qui  s'était  passé.  «  Avez-vous  bien  cherché, 
mon  père,  »  lui  dit-elle  en  souriant.  Raimond  lui  dit  que 
oui.  «  Pourquoi  donc  alors  vous  inquiétez-vous  tant?  w  ré- 
pondit-elle. Raimond,  soupçonnant  ce  qui  était  arrivé, 
lui  dit  :  «  Je  suis  sûr,  ma  mère,  que  c'est  vous  qui  m'avez 
pris  la  particule  de  mon  hostie.  —  Mon  père,  repartit-elle 
en  souriant,  ne  m'accusez  pas  ;  ce  n'est  pas  moi,  mais  c'est 
un  autre  qui  a  fait  la  chose.  Je  vous  le  dis  à  vous  seul, 
vous  ne  trouverez  janîais  la  particule  que  vous  cherchez.  » 
Raimond  insistant  pour  savoir  comment  la  chose  s'était 
passée,  elle  lui  dit  :  «  Mon  père,  ne  vous  attristez  plus  de 
ce  qui  est  ai'rivé;  car,  pour  vous  dire  la  vérité,  comme  on 
la  doit  à  son  confesseur,  c'est  Notre -Seigneur  qui,  ayant 


l'extase  dans  le  système  moteur  supérieur.     37  9 

pitié  de  moi,  m'a  apporté  la  particule,  et  c'est  de  sa  main 
que  je  l'ai  reçue.  Réjouissez-vous-en  donc  avec  moi.  Il  ne 
vous  en  est  arrivé  aucun  mal  à  vous,  et  moi  j'ai  reçu  un 
si  grand  don  en  ce  jour  que  je  veux  le  passer  tout  entier  à 
en  louer  et  remercier  Dieu.  »  Raimond,  sachant  comment 
la  chose  s'était  passée  ;,  se  tranquillisa.  {Sa  Vie ,  c.  M .)  On 
voit  par  les  paroles  de  la  sainte  que  c'était  sous  la  forme 
de  Notre-Seigneur  qu'elle  s'était  représenté  la  main  invi- 
sible qui  hii  avait  apporté  la  sainte  hostie.  D'autres  fois, 
c'est  un  ange  qui  apparaît  à  la  place  de  Notre -Seigneur, 
et  qui  donne  à  l'action  sa  forme  mystique.  Et  ceci  ne  doit 
pas  nous  étonner  si  nous  nous  rappelons  qu'aux  forces  qui 
résident  dans  la  personnalité  humaine  correspondent  des 
puissances  objectives  et  réelles,  par  lesquelles  Dieu  opère 
en  nous  les  eftets  merveilleux  qu'il  veut  y  produire. 

Mais  l'eucharistie  n'est  pas  la  seule  chose  que  les  exta- 
tiques aient  la  faculté  d'attirer.  Lorsque  l'extase  est  arri- 
vée à  son  plus  haut  point,  cette  faculté  s'étend  à  tous  les 
objets  pieux,  mais  partlcuhèrement  au  crucitix.  Ce  que 
nous  avons  vu  déjà  plus  haut  chez  Jeanne  Rodriguez  appar-  Jeanne 
tient  à  ce  genre  de  phénomènes.  Lorsqu'elle  s'étendait  sur  "^ 

la  croix  qui  était  couchée  par  terre  ^  ses  bras  et  ses  pieds 
l'attiraient  dans  les  endroits  où  ils  auraient  dû  être  cruci- 
fiés, de  sorte  qu'ils  paraissaient  y  être  cloués  en  effet  ;  et 
lorsque  le  corps  se  redressait,  la  croix  le  suivait  dans  ses 
mouvements,  et,  planant  au-dessus  de  terre,  le  portait  çà 
et  là,  ou  plutôt  était  portée  par  lui. 

Agnès  de  Jésus,  montant  aussi  dans  une  extase  le  Cal-     ^sn^'s 
,   ,         ,  de  Jésus. 

vaire  a  la  suite  du  Sauveur,  et  souffrant  déjà  les  douleurs 

de  l'agonie ,  dit  à  une  des  sœurs  qui  lui  tenait  le  bras  : 

rt  Ouvrez  mes  mains,  ma  sœur  ;  séparez-les  avec  violence^, 


380     l'extase  dans  le  système  moteur  supérieur. 

afin  que  je  puisse  souffrir  encore.  »  C'est  qu'elle  voulait 
saisir  un  crucifix  qui  était  à  son  lit  et  le  baiser.  A  peine 
eut- elle  prononcé  ces  paroles  que  la  croix  qu'elle  voulait 
atteindre  vint  à  elle  en  présence  de  tous  les  assistants. 
Hélène  (Steill,  10  octobre.)  Un  jour  que  sainte  Hélène  de  Hongrie 
■^  '  était  tombée  en  extase  pendant  sa  prière  j,  une  croix  de 
bronze  qui  était  sur  un  autel  tout  près  de  là  descendit,  et 
vint  se  poser  dans  ses  mains.  Puis,  lorsqu'elle  revint  à  elle, 
la  croix  retourna  au  lieu  où  elle  était  auparavant.  Il  en  fut 
de  môme  une  autre  fois  pour  une  croix  de  bois  qui  se  trou- 
vait sur  un  autre  autel  au  pied  duquel  elle  priait.  Plus 
d'une  fois,  lorsqu'elle  priait  ou  méditait  dans  un  coin  de 
l'église,  les  images  de  la  sainte  Vierge  et  des  saints  vinrent 
à  elle  5  et  un  jour  les  sœurs  la  trouvèrent  en  extase  ayant 
dans  les  bras  un  crucifix  de  cuivre  qui  s'était  détaché  de  la 
croix  où  il  était  fixé ,  et  que  la  sainte  tenait  si  fortement 
qu'elles  ne  purent  le  lui  arracher.  C'était  la  nuit,  et  le 
crucifix  avait  fait  un  tel  bruit  en  tombant  entre  ses  bras 
que  les  religieuses  dont  la  cellule  était  proche  de  la  sienne 
en  avaient  été  éveillées.  (Sleill,  9  novembre.) 

Cet  attrait  mystérieux  se  développe  quelquefois  au  mo- 
ment de  la  mort.  Vn  prêtre  de  Venise  vint  un  jour  admi- 
nistrer un  malade  qui  mourait.  Apercevant  au-dessus  du 
lit  du  moribond  une  image  de  papier  qui  représentait  saint 
Cajetan ,  il  la  lui  donna  à  baiser  en  lui  recommandant  de 
dire  trois  fois  cette  prière  :  a  Saint  Cajetan,  priez  pour  moi.  » 
Puis  il  attacha  l'image  à  un  coin  du  lit,  de  sorte  qu'dle  ne 
put  tomber.  Lorsque  le  malade  fut  en  agonie,  on  vit  l'i- 
mage se  détacher  du  lieu  où  elle  était,  et  se  poser  sur  la 
bouche  du  mourant  sans  l'intervention  de  personne.  Le 
prêtre  la  lui  présenta  donc  pour  qu'il  la  baisât,  et  il  mou- 
rut on  y  rollnnt  ses  lèvres.  (Sylos,  p.  1 .  c.  7.) 


I 


L  EXTASE    UA.NS    LE    SYSTEME    MOTEIU    SLrESUEliî.         .J81 

Ouelquefois  cependant  Textatiquc,  au  lieu  d'attirer  les 
objets  pieux,  est  atliré  par  eux  au  contraire;  et  môme  cet 
attrait  est  exercé  sur  lui  p;u'  d'autres  objets  qui,  quoique 
profanes,  ont  cependant  un  certain  rapport  avec  lui.  ^'ous 
avons  déjà  vu  plus  haut,  chez  une  extatique,  que  les  larmes 
qu'elle  versait  pendant  ses  ravissements  restaient  suspen- 
dues à  son  voile  jusqu'à  ce  qu'elle  fût  éveillée,  et  qu'alors, 
l'attrait  magnétique  qui  les  retenait  cessant,  la  loi  univer- 
selle de  la  pesanteur  reprenait  ses  droits.  Le  frère  lai  An£;e  -^"dP^u  Mi- 
roir. 
du  Miroir  était  chargé  de  cultiver  le  jardin  du  monastère. 

Un  jour,  en  1400,  comme  il  élaguait  avec  une  hache  les 
branches  d'un  arbre,  l'Esprit  l'envahit  au  milieu  de  son 
travail.  Or  la  hache  resta  en  l'air  dans  la  position  où  il 
l'avait  laissée,  tandis  que  lui,  au  grand  étonnement  des 
spectateurs,  descendit  lentement  de  l'arbre,  et  une  fois  à 
terre  resta  en  extase.  (Huber,  p.  370.)  D'autres  fois,  c'est 
un  instrument  de  fer  qui,  tombé  dans  l'eau,  vient  retrou- 
^er  de  soi-même  le  bâton  que  lui  tend  un  saint,  comme 
on  le  raconte  de  saint  Benoît,  de  l'abbé  Leufred,  des  soli- 
taires Sibert  et  Ar.ge  et  de  beaucoup  d'autres.  Tous  ces 
faits  s'expliquent  également  par  un  attrait  magnétique  du 
môme  genre. 

C'est  à  ce  même  ordre  de  phénomènes  que  Ton  doit  at-      ^gnos 

de  Monlc- 
tribuer  ce  qui  est  arrivé  plusieurs  fois  à  Agnès  de  Monte-    Pulciano. 

Pulciano.  Elle  était  souvent  élevée  en  l'air  dans  sa  prière, 
et  son  manteau  se  trouvait  alors  couvert  comme  d'une 
manne  blanche.  Les  sœurs  du  monastère,  l'ayant  laissée  un 
jour  en  extase  dans  sa  cellule,  trouvèrent  ensuite  son  man- 
teau blanc  comme  de  la  neige  par  l'effet  de  cette  rosée 
singulière.  Elles  voulurent  le  secouer  pour  la  faire  tomber, 
mais  elle  les  en  empêcha.  Cette  manne  avait  une  forme 


382     l'extase  dans  le  système  moteur  supérieur. 

régulière  comme  les  flocons  de  neige;  c'était  celle  d'une 
croix.  La  même  chose  lui  arriva  lorsque  Tévèque  lui  donna 
le  voile  à  Proceno.  Étant  entré  avec  le  clergé  pour  la  cé- 
rémonie dans  l'église^  il  trouva  celle-ci  couverte  de  cette 
manne.  Tous  étaient  étonnés,  et  ne  savaient  ce  que  cela 
voulait  dire  ;  mais  ce  fut  bien  autre  chose  lorsqu'ils  furent 
rendus  au  grand  autel,  et  qu'ils  le  trouvèrent  tout  couvert 
de  cette  substance;  de  sorte  qu'ils  en  avaient  les  mains 
pleines  et  qu'ils  se  la  montraient  les  uns  aux  autres.  Voilà 
ce  que  nous  raconte  Raymond  de  Capoue ,  confesseur  de 
sainte  Catherine  de  Sienne,  qui  lui-même  était  un  saint* 
Il  n'avait  pas  été  témoin,  il  est  vrai,  de  ces  faits,  mais  il 
avait  vécu  dans  le  couvent  d'Agnès;  il  avait  pu,  par  con- 
séquent, les  puiser  à  des  sources  certaines.  Ces  faits  pour- 
raient paraître  le  résultat  de  quelque  cause  naturelle,  s'ils 
étaient  isolés,  et  surtout  s'ils  ne  s'étaient  pas  renouvelés 
au  tombeau  de  la  sainte.  Sainte  Catherine  de  Sienne,  qui 
avait  pour  elle  une  grande  vénération ,  y  alla  un  jour  ac- 
compagnée de  Lysa,  son  amie,  et  de  quelques  sœurs,  et 
appuya  sa  tête  contre  celle  d'Agnès.  Or  il  tomba  aussitôt 
d'en  haut  une  rosée  qui  ressemblait  à  la  manne,  et  qui 
couvrit  tellement  Agnès  et  Catherine  que  Lysa  put  en  rem- 
plir ses  mains.  Celle-ci  raconta  à  Raymond  ce  qui  s'était 
passé  :  les  sœurs  qui  l'avaient  vu  confirmèrent  son  témoi- 
gnage, et  c'est  sur  leur  déclaration  que  le  pieux  Domini- 
cain a  rapporté  le  fait  dans  laVie  de  sainte  Catherine,  p.  II, 
c.  17.  Peut-être  devons-nous  voir  ici  dans  ce  phénomène 
la  formation  d'une  substance  sucrée  que  semblent  indi- 
quer plusieurs  autres  faits  du  même  genre;  ou  bien  en- 
core les  arômes  qui  s'échappaient  du  corps  de  sainte  Agnès 
sous   la  forme  dune  huile  volatile  auront-ils  déposé   à 


DE  LA  FACULTÉ  DE  PÉNÉTRER  LES  CORPS.      383 

terre^  à  l'approche  de  Catherine,  celte  manne  mystérieuse. 
On  doit  en  tout  cas  reconnaître  là  un  phénomène  appar- 
tenant à  la  mystique  religieuse  ;  car  cette  manne  n'avait 
point  la  forme  naturelle  de  l'étoile,  mais  la  forme  mystique 
de  la  croix. 


CHAPITRE  XXV 

D(3  la  faculté  de  pénétrer  les  corps.  Ouverture  des  serrures.  Saint  Aniiou 
de  Cologne.  Ouverture  des  portes.  Sainte  Valdedrude  et  sainte  Alde- 
gonde.  Saint  Homebon.  Sainte  Rainelde,  Delà  faculté  de  passer  par 
une  porte  fermée.  Saint  Dominique.  Saint  Maurice.  Claire  d'Agolan- 
libus. 

Chaque  corps  oppose  dans  sa  masse  aux  autres  corps  un 
obstacle  infranchissable,  et  les  exclut  de  l'espace  qu'il 
occupe  déjà  lui-même.  Nous  trouvons  cependant  dans  le 
domaine  de  la  nature  quelques  exceptions  à  cette  loi  gé- 
nérale. Ainsi  les  impondérables,  dans  lesquels  la  force  a 
vaincu  la  matière  et  s'est  dégagée  d'elle,  les  impondérables 
semblent  avoir  la  faculté  de  pénétrer  les  masses.  Le  ma- 
gnétisme, en  effet,  soumet  tous  les  corps  à  son  influence, 
et  l'électricité  pénètre  tous  les  conducteurs.  Il  en  est  de 
même  jusqu'à  un  certain  point  des  acides  et  de  leurs  bases, 
qui  semblent  aussi  se  pénétrer  dans  les  compositions  chi- 
miques; mais  ce  phénomène  se  produit  à  un  bien  plus 
haut  degré  dans  le  domahie  spirituel.  L'esprit,  tant  que 
dure  la  vie ,  pénètre  de  son  action  le  corps  qu'il  anime , 
dans  toutes  ses  directions  et  dans  toutes  ses  parties,  et  la 
mort  arrive  précisément  lorsque  le  corps,  n'étant  plus  pé- 
nétré par  l'âme,  devient  une  masse  inerte.  Mais  si  l'esprit 


384      DL  LA  FALLLIÉ  DE    PÉNÉTRER  LtS  CORPS. 

exerce  un  tel  pouvoir  sur  son  propre  corps ^  il  est,  dans 
Tetat  ordinaire  ,  impuissant  à  l'égard  des  corps  étrangers; 
bien  moins  encore  peut-il  les  pénétrer  avec  le  sien.  Or  ce 
qui  est  impossible  dans  Tétat  naturel  devient  possible  dans 
ces  états  supérieiu'set  extraordinaires  où  Dieu  élève  quel-' 
quefois  ses  saints.  L'expérience,  en  effet,  nous  présente 
des  faits  nombreux  qui  prouvent  que,  lorsque  l'homme  a 
mis  une  fois  le  pied  dans  ces  régions  supérieures,  la  ma- 
tière ne  peut  retenir  ni  borner  son  pouvoir,  et  que ,  sans 
se  laisser  arrêter  par  elle ,  il  peut  la  pénétrer. 

La  forme  la  plus  simple  et  la  moins  élevée  sous  laquelle 
se  produit  ce  phénomène,  c'est  la  forme  mécanique  en 
quelque  sorte,  lorsque,  par  exemple,  à  l'approche  d'un 
samt,  les  serrures  s'ouvrent  d'elles-mêmes  pour  le  laisser 
passer  par  une  porte  qu'il  trouve  fermée.  Ce  que  l'auteur 
S  Ann?n.  Je  la  Vie  de  saint  Annon,  évêque  de  Cologne,  nous  ra- 
conte à  ce  sujet  est  très-remarquable  et  très-instructif  à  la 
fois.  Dans  le  couvent  du  saint,  situé  sur  une  montagne, 
un  frère  tomba  dangereusement  malade,  et  l'on  ne  pou- 
vait trouver  aucun  remède  pour  le  guérir.  L'archevêque  , 
qui  se  trouvait  alors  dans  le  monastère,  ayant  appris  le  dan- 
ger de  ce  bon  frère,  envoya  un  exprès  chercher  h.  Cologne 
le  bras  du  martyr  saint  Georges,  assurant  que  le  malade 
serait  soulagé  s'il  prenait  de  l'huile  dans  laquelle  on  con- 
servait cette  rehque.  L'exprès  lui  rapporta  celle-ci  avec 
le  reliquaire  qui  la  renfermait.  Annon  demanda  la  clef 
pour  l'ouvrir  ;  mais  le  messager  l'avait  laissée  à  Cologne, 
parce  que  personne  n'avait  pensé  à  la  lui  donner.  L'arche- 
vêque, prenant  la  boîte,  fit  semblant  d'essayer  de  l'ouvrir 
avec  les  deux  doigts  ;  mais  à  peine  l'avait-il  touchée  que 
les  assistants  entendirent  un  bruit  semblable  à  celui  que 


Dt;    LA    lACLLTK    Dt    l'ICNKTBtU    LLS    CUlU'S.  .5 80 

Idit  une  clef  que  l'on  tourne  dans  une  serrure^  et  le  reli- 
quaire s'ouvrit  aussitôt.  Comme  ils  avaient  entendu  très- 
distinctement  ce  bruit,  ils  ne  furent  pas  peu  étonnés  de 
voir  que  ce  saint  homme  se  servait  de  ses  doigts  en  guise 
de  clef.  C'était  probablement  en  ce  cas  l'attrait  partant  du 
saint  qui  avait  ouvert  la  serrure,  en  réagissant  contre 
l'élasticité  du  ressort,  de  même  que  l'on  pourrait  à  l'aide 
d'un  aimant  très  -  puissant  ouvrir  aussi  certaines  ser- 
rures. 

Il  peut  bien  en  avoir  été  de  même  en  beaucoup  d'autres 
cas  qui  nous  sont  racontés  dans  les  vies  des  saints,  lesquels 
ouvraient  sans  clef  les  portes  qu'ils  trouvaient  fermées,  et 
particulièrement  celles  des  églises  oii  ils  voulaient  aller 
prier.  C'est  ainsi  que  les  sœurs  sainte  Yaldedrude  et  sainte  Sainte  Val- 
Aldegonde,  étant  sorties  un  jour  du  couvent  pour  quel-    "'"^^^  '^ 

que  affaire,  trouvèrent  l'église  fermée  à  leur  retour.  Mais  sainte  Aide- 

sonde 
les  portes  s'ouvrirent  d'elles-mêmes  devant  elles,  comme 

si  elles  eussent  craint  de  mettre  obstacle  à  leur  piété.  Saint 
Homebon  avait  coutume  d'assister  aux  prières  de  la  nuit  Saint  Ho- 
et  du  matin  dans  l'église  de  Saint-Gilles  à  Crémone.  11  son- 
nait, et  le  prêtre  Obert  lui  ouvrait  à  chaque  fois  la  porte. 
Mais  un  jour  qu'il  arriva  plus  tôt  que  de  coutume,  les  portes 
s'ouvrirent  d'elles-mêmes;  et  ce  fait  se  répéta  plusieurs 
l'ois.  Sainte  Rainelde,  accompagnée  de  sa  sa>ur  Gudèle,  Sainte  Rai- 
frappe  à  la  porte  du  couvent  de  Lobio,  demandant  à  en- 
trer. On  lui  répond  que  depuis  que  la  maison  existe  aucune 
femme  n'y  a  été  admise.  Gudèle  s'éloigne.  Mais  Rainelde 
l'esté  trois  jours  en  prière  sans  rien  prendre.  La  troisième 
nuit  enfm,  pendant  que  tous  les  frères  sont  endormis,  les 
portes  lui  sont  ouvertes.  On  raconte  la  même  chose  de  Sita, 
d'Aszeline,  de  sainte  Geneviève  et  d'autres  femmes;  des 

11* 


386     DE  LA  FACULTÉ  DE  PÉNÉTRÉE  LES  CORPS. 

solitaires  Gerlach  et  Joannice,  des  abbés  de  Corbie,  Lauiio- 
mar  et  Adelard^  de  saint  Ermioold,  des  évèques  saint  Loup . 
saint  Basile  et  saint  Grégoire. 

Le  prêtre  Ursus  consacrait  tout  le  jour  aux  œuvres  de 
miséricorde  ;  puis  la  nuit  il  allait  prier  dans  les  églises , 
dont  les  portes  s'ouvraient  toujours  devant  lui  dès  qu'il  se 
présentait.  Saint  Dcicole  visitait  toutes  les  nuits  une  cha- 
pelle située  au  fond  d'une  épaisse  foret  et  dont  la  porte 
s'ouvrait  toujours  dès  qu'il  arrivait.  Un  prêtre  ayant  par 
jalousie  fermé  la  porte  avec  des  épines  et  des  ronces  tissues 
ensemble  ,  afin  de  lui  barrer  le  passage,  le  saint  franchit 
cet  obstacle  sans  difticulté.  Les  portes  d'une  éghse  de  Milan 
se  ferment ,  au  contraire ,  devant  une  malheureuse  qui  y 
amenait  une  jeune  fille  pour  mi  rendez- vous.  Le  servite 
Joachim  de  Sienne,  étant  revenu  un  jour  trop  tard  au  cou- 
vent, retenu  par  des  œuvres  de  miséricorde,  ne  voulut  pas 
réveiller  le  portier,  et  se  mit  à  prier  devant  la  porte;  mais 
celle-ci  s'ouvrit  d'elle-même ,  comme  on  le  voit  représenté 
sur  son  sarcophage  en  marbre.  De  même  aussi  les  portes 
de  la  ville  de  Spolette  s'ouvrirent  à  la  prière  de  saint 
Laurent  l'Illuminateur,  que  le  clergé  de  celte  ville  avait 
nommé  pour  évêque,  mais  que  le  peuple  refusait  de  rece- 
voir, pai'ce  qu'il  voulait  avoir  un  homme  du  pays.  Valda, 
trouvant  l'éghse  fermée,  se  met  à  genoux  et  prie  saint 
Trudon  avec  ferveur.  Aussitôt  les  portes  s'ouvrent  avec 
force  en  frappant  contre  le  mur,  comme  si  elles  eussent 
été  poussées  par  un  vent  violent.  Ce  cas  suppose  l'inter- 
vention d'une  puissance  plus  élevée,  et  appartient,  par 
conséquent,  à  un  ordre  supérieur  encore. 

Souvent,  la  serrm'e  et  la  porte  restant  fermée,  les  saints 
ont  passé  sans  obstacle,  ce  qui  suppose  une  dérogation  à 


DE  LA  FACULTÉ  DE  PÉNÉTRER  LES  CORPS.      387 

une  loi  plus  générale  et  plus  profonde,  celle  de  l'impéné- 
trabilité des  corps.  On  raconte  dans  la  Vie  de  saint  Domi-  Sainte  Do- 
minique. 
nique  que  le  saint ,  pendant  la  guerre  des  Albigeois ,  re- 
venant un  jour  d'une  bataille  avec  son  compagnon,  un. 
frère  lai  Cistercien,  arriva  le  soir  devant  une  église 
dont  les  portes  étaient  fermées.  Ils  se  mirent  tous  les  deux 
en  prière ,  et  au  bout  de  quelques  instants  ils  se  trouvèrent 
avec  admiration  dans  l'église  sans  que  les  portes  se  fussent 
ouvertes.  Après  avoir  rendu  grâces  à  Dieu,  ils  passèrent 
toute  la  nuit  à  prier  Dieu  et  à  chanter  ses  louanges.  (Sa  Vie, 

par  Janseius,  liv.  II,  c.  xm.)  Le  bienheureux  Maurice,  de  Le  Bienheu- 

reux 
l'ordre  des  Frères  Prêcheurs,  reçut  un  jour  l'hospitalité    Maurice 

chez  un  homme  pieux  nommé  Benoît,  qui  demeurait 
à  Waizen  sur  le  Danube,  en  Hongrie.  Celui-ci,  voulant 
voir  ce  que  son  hôte  faisait  pendant  la  nuit,  entra  dans  sa 
chambre,  et  ne  le  trouva  point.  Il  parcourut  toute  la  mai- 
son ;  les  portes  étaient  bien  fermées,  et  cependant  il  ne 
trouvait  Maurice  nulle  part.  Soupçonnant  ce  qui  était  ar- 
rivé, il  alla  à  l'église,  et  l'y  trouva,  à  son  grand  étonne- 
ment,  plongé  dans  la  prière.  Le  prêtre  qui  la  desservait 
lui  dit  qu'il  était  entré  les  portes  fermées.  (Steill, 
20  mars.)  Claire  d'Agolantibus,  fondatrice  du  couvent     claire 

des  Anges  à  Rimini,  avait  coutume,  après  avoir  vaoué  d'Agolanti- 
bus. 
pendant  le  jour  à  ses  occupations ,  de  se  retirer  dans  un 

jardin  pour  se  donner  la  discipline,  et  pratiquer  d'autres 

pénitences  devant  l'image  de  Notre-Seigneur.  Les  sœurs , 

voulant  l'en  empêcher,  fermèrent  la  porte  du  couvent  avec 

soin;  mais,  chose  étonnante,  lorsque  la  nuit  fut  venue, 

Claire,  emportée  par  l'Esprit,  passa  à  travers  les  portes 

fermées  et  les  murs,  et  entra  dans  le  jardin,  au  grand 

étonnement  des  religieuses,  qui  furent  témoins  du  fait,  et 


388      HE  LA  FACULTÉ  DE  PÉNÉTRER  LES  CORPS. 

la  virent  pratiquer  ses  mortifications  accoutumées.  [Sa  Vie, 
par  Pepe,  liv.  III.)  Déjà,  à  une  époque  bien  plus  reculée, 
il  était  arrivé  plusieurs  fois  que ,  les  frères  étant  assem- 
blés à  un  étage  supérieur  les  portes  fermées^  un  père, 
Patermuce,  avait  paru  tout  à  coup  au  milieu  d'eux.  (  Les 
Vies  des  Pères ,  liv.  II,  c.  ix.) 

Les  faits  de  ce  genre  devaient  paraître  autrefois  bien 
étranges  et  tout  à  fait  inexplicables ,  parce  que  la  science 
n'avait  encore  aperçu  dans  le  domaine  de  la  nature  aucun 
phénomène  analogue  capable  de  les  éclaircir.  Aussi  la 
science  étroite  et  orgueilleuse  des  derniers  siècles  n'a  pas 
hésité  à  les  rejeter  tous  comme  impossibles  et  comme  ab- 
surdes, et  n'y  a  vu  que  l'effet  du  mensonge  et  de  l'impos- 
ture; mais  depuis  que  la  physique  moderne  a  trouvé  dans 
l'ordre  naturel  des  analogies  avec  les  faits  que  nous  venons 
de  raconter,  et  qu'il  a  été  prouvé  que  la  matière  est  péné- 
trée quelquefois  par  la  matière ,  il  a  bien  fallu  se  rendre 
à  l'évidence,  et  convenir  que  l'on  s'était  trompé  par  trop 
de  précipitation  dans  les  jugements  qu'on  avait  portés.  On 
connaît  les  expériences  que  Berzélius  et  Davy  ont  faites,  il 
y  a  peu  d'années,  relativement  aux  courants  galvaniques,  • 
et  comment  ils  ont  fait  pénétrer  à  de  grandes  distances  des 
fluides  à  travers  certaines  substances.  Davy  remplit  deux 
bouteilles,  l'une  d'eau  l'autre  d'une  dissolution  de  sel, 
et  les  mit  toutes  les  deux  en  rapport  par  une  ligne  d'as- 
beste  mouillée;  puis  il  trempa  les  fils  polaires  d'une  pile  gal- 
vanique dans  le  liquide  des  deux  bouteilles,  d'où  il  résulta 
une  décomposition  du  sel,  dont  l'acide  ou  la  base  passait 
dans  l'autre  bouteille,  selon  qu'on  mettait  en  celle-ci  le  iil 
positif  ou  le  fil  négatif.  L'acide  ou  la  base  passait  donc  d'une 
bouteille  dans  l'autre  parla  ligne  d'asbeste.  Ce  phénomène. 


DE  LA  FACULTÉ  DE  PÉNÉTP.En  LES  CORPS.      389 

au  reste,  devint  visible  à  l'œil  lorsqu'au  lieu  de  sel  on  se 
servit  de  nitrate  d'argent ,  et  que  la  ligne  d'asbeste  se 
trouva  couverte  tout  du  long  d'une  couche  d'argent  ré- 
duit. Ici  le  courant  galvanique,  s'emparant  de  la  subs- 
tance, la  rendait  plus  active  et  plus  mobile,  et  après  l'a- 
voir entraînée  ainsi  dans  sa  propre  direction  ,  il  la  faisait 
passer  partout  où  il  allait  lui-même.  Le  courant  magné- 
tique, en  elîet,  ne  peut  être  arrêté  dans  sa  marche  ni 
par  l'impénétrabilité  ni  par  les  affinités  de  la  matière.  Or 
il  communique  cette  même  propriété  à  la  substance  qu'il  a 
rendue  fluide,  et  il  parcourt  les  fluides  sans  obstacle  avec 
elle.  On  peut  même  supposer  avec  raison  qu'à  un  degré 
plus  élevé  d'intensité  il  lui  ferait  traverser  également  les 
solides;  mais  lors  même  que  ce  degré  d'intensité  n'existe- 
rait pas  dans  la  nature ,  on  ne  peut  du  moins  le  refuser  à 
Dieu.  L'esprit  divin,  en  effet,  est  le  principe  de  toute 
force,  et  la  force  la  plus  haute  qui  existe.  Le  courant  qui 
part  d'elle  est  le  plus  rapide,  le  plus  pénétrant  que  l'on 
puisse  imaginer  :  aucune  créature  ne  peut  s'opposer  à  son 
passage.  C'est  lui  qui  donne  à  toutes  les  forces  créées  leur 
énergie,  de  même  que  celles-ci  communiquent  à  la  matière 
qu'elles  animenttoute  sa  vertu.  Lors  donc  que  l'esprit  d'en 
haut  s'empare  d'un  homme,  et  l'entraîne  dans  la  direction 
de  son  courant,  il  l'emporte  avec  lui  vers  le  but  qu'il  se 
propose,  sans  s'inquiéter  de  la  résistance  que  la  matière 
oppose  à  la  partie  matérielle  de  notre  être. 


390  ACTION    A    DISTANCE. 

CHAPITRE    XXYI 

Action  k  distance.  Des  trois  formes  différentes  de  cette  action.  Première 
forme.  Rita  de  Cassia.  Pierre  Régalât.  Bennon ,  évêque  de  Meissen. 
Alplionse  de  Balzana.  S.  Anchieta.  Seconde  forme.  La  bienheureuse 
Liduine.  Catli.  Eramerich.  Troisième  forme.  Saint  Joseph  de  Coper- 
tino.  Saint  Antoine  de  Padoue.  Saint  François  Xavier.  Marie  d'Agréda. 
Saint  Laurent  Justinien.  Angèle  de  la  Paix. 

Le  même  courant  qui  brise  pour  les  extatiques  l'im- 
pénétrabilité de  la  matière  les  emporte  quelquefois  aussi 
à  des  distances  plus  ou  moins  grandes,  et  leur  fait  attein- 
dre ainsi  un  but  qui  serait  insaisissable  pour  eux  par  les 
voies  ordinaires.  Si  Ton  considère  attentivement  les  faits 
qui  se  rapportent  à  ce  genre  de  phénomènes,  on  voit  qu'ils 
peuvent  se  partager  en  trois  classes.  Quelquefois,  en  efïet, 
fhomme  est  emporté  avec  impétuosité  dans  un  lieu  éloi- 
gné, et  c'est  alors  le  système  moteur  qui  concourt  d'une 
manière  spéciale  à  la  production  des  faits  de  cet  ordre.  Ou 
bien  l'homme  ,  restant  à  sa  place ,  est  conduit  en  esprit  au 
loin,  y  fait  ce  que  Dieu  veut  qu'il  fasse,  et  rapporte  avec 
soi  certains  signes  extérieurs  qui  attestent  sa  présence.  Ici, 
ce  qui  est  principalement  en  jeu,  c'est  le  système  vital,  le 
même  qui  produit  les  phénomènes  de  la  stigmatisation.  Ou 
bien  enfin  l'bonmie,  restant  à  sa  place  et  y  étant  vu  par 
les  autres,  est  vu  ailleurs  en  même  temps,  et  y  agit  d'une 
manière  effective  et  réelle  ;  et  cette  bilocation  participe  à  la 
nature  de  la  vision.  Nous  étudierons  ici  ces  trois  classes  de 
phénomènes  dans  Tordre  qui  leur  convient.  iS'ous  citerons 
comme  exemple  de  la  première  classe  la  sœur  Rita  de  Cas- 
sia, Augustine;  d'autant  plus  qu'elle  jouissait  en  môme 
temps  du  privilège  de  passer  à  travers  les  portes  fermées. 


I 


ACTION    A    DISTANCE.  301 

et  qu'elle  forme  ainsi  le  point  de  jonction  entre  Tordre  des 

phénomènes  ([ue  nous  avons  étudiés  dans  le  chapitre  pré- 

cédeni  et  celui  qui  doit  nous  occuper  ici. 

Après  la  mort  de  son  mari ,  qu'elle  avait  épousé  contre       Ri'a 

do  Cassia. 
son  gré ,  elle  voulut  se  retirer  dans  le  couvent  des  Augus- 

tines  de  Cassia^  dédié  à  sainte  Marie -Madeleine.  Elle  con- 
jura donc  avec  larmes  les  religieuses  du  monastère  de  la 
recevoir.  Celles-ci  ne  purent  se  résoudre  à  l'admettre  mal- 
gré sa  piété  bien  connue,  parce  qu'elle  était  veuve.  Elle 
eut  donc  recours  à  Dieu,  implorant  sa  miséricorde,  et  elle 
fut  exaucée.  Une  nuit,  comme  elle  priait  avec  ferveur,  elle 
entendit  une  voix  qui  l'appelait  au  couvent.  Elle  se  dé- 
tourna pour  voir  qui  l'appelait,  et  vit  alors  saint  Jean- 
Baptiste  qui  se  dirigeait  vers  le  rocher  le  plus  élevé  et  le 
plus  inaccessible  de  la  contrée,  appelé  par  les  habitants 
Rocca  Porena.  Elle  fut  transportée  elle-même  sur  ce  ro- 
cher sans  savoir  comment,  et  s'y  trouva  ainsi  quelque 
temps  abandonnée  à  elle-même  sans  que  l'abîme  qui  était 
sous  ses  pieds  lui  causât  le  moindre  effroi.  Elle  vit  bientôt 
le  môme  saint  s'avancer  vers  elle  avec  saint  Augustin  et 
saint  Nicolas  de  Tolentino.  Tous  trois,  la  prenant  par  la 
main,  la  conduisirent  à  Cassia,  et  l'enfermèrent  dans  le 
couvent  qu'elle  avait  choisi.  Lorsqu'il  fit  jour,  et  qu'on 
trouva  Rita  dans  le  monastère,  quoique  les  portes  eussent 
été  fermées  avec  soin  comme  de  coutume,  il  se  lit  une 
grande  émotion  parmi  les  religieuses,  qui  ne  pouvaient 
revenir  de  leur  étonnement.  Elles  lui  demandèrent  com- 
ment cela  s'était  fait;  et  après  qu'elle  leur  eut  raconté 
simplement  la  chose  telle  qu'elle  s'était  passée,  elle  fut 
admise  à  l'unanimité  dans  le  couvent. 

Si  ce  fait  était  isolé,  on  pourrait  le  révoquer  en  doute,  el 


392  ACTION    A    DISTANCE. 

soupçonner  quelque  pieuse  supercherie;  mais  il  s"est  re- 
nouvelé bien  des  fois  en  différents  lieux,  avec  des  circons- 
S.  Pierre    tances  et  à  des  époques  différentes.  Saint  Pierre  Regala  se 
Recala,     transportait  en  esprit  d'un  pèlerinage  à  l'autre.  Pendant 
qu'il  adorait  le  Saint  Sacrement  à  Aquilera,  il  priait  devant 
l'image  miraculeuse  de  Tribulo.  Tantôt  il  allait  en  esprit  à 
Jérusllem,  tantôt  il  voyageait  dans  l'Inde  ou  dans  quel- 
que autre  partie  du  monde  pour  convertir  les  infidèles,  d'a- 
près cette  parole:  ce  Tout  est  ouvert  au  cœur.  «11  était  chargé 
de  deux  ermitages,  dont  l'un  était  à  Aquilera  et  l'autre  à 
Abroio  :  il  aurait  pu,  à  cause  de  son  âge,  se  servir  d'un 
cheval  pour  aller  d'un  lieu  à  l'autre  ;  mais  croyant  ferme- 
ment que,  s'il  faisait  de  son  côté  tout  ce  qu'il  pouvait  pour 
remplir  ses  devoirs,  Dieu  lui  donnerait  la  force  nécessaire, 
il  allait  à  pied.  Or  il  arriva  plus  d'une  fois  qu'après  avoir 
tenu  Je  chapitre  en  un  lieu  le  matin,  il  était  arrivé  dans 
l'autre  une  heure  après,  faisant  ainsi  nu -pieds  et  à  jeun 
une  route  de  douze  lieues ,  comme  le  prouvent  les  lettres 
que  les  frères  des  deux  ermitages  échangèrent  à  ce  sujet. 
A  la  fête  de  l'Annonciation,  après  avoir  assisté  aux  mati- 
nes à  Abroio,  il  eut  le  désir  d'aller  célébrer  cette  môme 
fcte  à  Aquilera.  U  dit  donc  à  l'oreille  du  père  vicaire  :  «  Je 
pars,  mais  je  vais  bientôt  revenir;  ayez  patience.  «  Il  parut 
bientôt  à  Aquilera  au  milieu  des  frères,  assista  à  l'office 
avec  eux,  fit  encore  une  méditation  ;  après  quoi  il  disparut 
et  se  retrouva  dans  le  couvent  d' Abroio.  Plusieurs  fois 
d'ailleurs  il  resta  élevé  pendant  deux  à  trois  heures  au- 
dessus  de  terre,  et  environné  d'un  tel  éclat  dans  sa  prière 
que  les  habitants  de  la  contrée  accouraient  jusqu'à  Gumiel 
de  Mercado,  croyant  que  l'église  brûlait.  {Sa  Tic,  par  Daxa, 
3  mars.) 


ACTION    A    DISTANCE.  393 

On  disait  aussi  de  saint  Bennon,  éveque  de  Meissen ,  que  s.  Bennon. 
souvent ,  après  avoir  distribué  le  matin  les  sacrements  à 
Naumburg,  il  quittait  son  chapelain  et  célébrait  l'office  à 
Meissen ,  après  quoi  il  se  retrouvait  à  Naumburg  avec  son 
chapelain  pour  le  repas  du  soir.  Celui-ci ,  étonné ,  examina 
de  plus  près  le  saint.  Au  moment  où  il  sortait,  après  l'avoir 
suivi  un  jour  un  peu  de  temps,  il  perdit  bientôt  sa  trace  ; 
puis  tout  à  coup  il  se  sentit  emporté  comme  par  un  tour- 
billon qui  le  déposa  à  Meissen,  derrière  son  maître  age- 
nouillé devant  l'autel.  L'évèque,  qui  avait  connu  par  l'Es- 
prit sa  présence,  retourna  promptement  après  l'office  divin 
à  sa  cellule,  tandis  que  son  chapelain  eut  beaucoup  de  peine 
à  regagner  son  couvent  le  lendemain.  Il  lui  défendit,  sous 
peine  d'excommunication,  de  parler  pendant  sa  vie  de  ce 
qui  venait  d'arriver.  (A.  S.,  16  jun.)  La  bulle  de  canoni- 
sation du  saint  fait  mention  de  ce  fait. 

On  raconte  d'Alphonse  de  Balzana  qu'il  fut  plusieurs  fois  Alphonse  de 
transporté  en  quelques  instants  dans  des  lieux  très-éloignés,  ^  ^^"^' 
afin  de  secourir  quelques  nécessiteux  ;  et  il  se  trouva  une 
fois  qu'il  avait  parcouru  en  onze  heures  un  espace  de  huit 
jours  de  marche.  (Phil.  Alegambe,  dans  la  Bibliothèque 
des  écrivains  de  la  société  de  Jésus.)  On  rapporte  également 
du  P.  Joseph  Anchieta,  membre,  comme  le  premier,  de  la 
société  de  Jésus,  qu'il  parcourut  une  fois  sept  milles  en  une 
demi-heure.  Tous  ces  faits,  on  le  voit,  se  rattachent  immé- 
diatement à  cette  classe  de  phénomènes  que  nous  avons  ob- 
servée dans  le  chapitre  précédent,  en  parlant  du  vol  et  de 
l'enlèvement  extatiques.  Lorsqu'on  raconte,  par  exemple, 
de  Bernardin  Pallio ,  général  des  Capucins ,  que  dans  ses 
voyages  il  était  tellement  poussé  par  l'esprit  qu'il  faisait 
quelquefois  plusieurs  milles  de  chemin  sans  poser  le  pied 


394  ACTION    A    DISTANCE. 

sur  laterre^  on  n'a  besoin  pour  expliquer  ce  fait,  ainsi  que 
tous  les  autres  de  même  nature ,  que  de  supposer  une  ac- 
célération plus  grande  encore  du  courant  qui  portait  ce 
saint  homme. 

LaB^^Li-  La  bienheureuse  Liduine  peut  nous  servir  d'exemple 
pour  les  phénomènes  de  la  seconde  classe.  Elle  visitait 
souvent  avec  son  ange  les  lieux  saints,  montait  avec  lui  le 
Calvaire,  y  baisait  les  plaies  de  Notre-Seigneur,  et  rap- 
porta comme  témoignage  une  tumeur  à  la  lèvre.  Une  fois, 
comme  elle  parcourait  avec  lui  des  lieux  charmants  et  très- 
éloignés,  elle  glissa  en  marchant,  et  tomba  sur  le  pied  droit. 
Elle  dit  elle-même  qu'elle  avait  eu  parfaitement  la  cons- 
cience de  la  douleur  que  lui  avait  causée  certte  chute.  L'en- 
droit du  pied  qu'elle  avait  indiqué  se  trouva  noir  en  effet 
et  enflammé,  et  elle  souffrit  pendant  plusieurs  jours  de 
cette  entorse.  Une  autre  fois,  comme  elle  visitait  les  sanc- 
tuaires de  Rome,  et  qu'elle  marchait  au  milieu  des  épines, 
étendant  les  bras  et  les  agitant  de  çà  et  de  là,  com^me  on  fait 
en  pareille  circonstance,  une  épine  lui  entra  dans  un  doigt, 

Cath  Em-  ^^  ^^^  ^^^  fit  souffrir  beaucoup  le  lendemain.  Catherine  Em- 
merich.  merich,  dans  les  extases  qu'elle  avait  pendant  la  nuit,  par- 
courait les  divers  diocèses,  en  arrachant  les  abus,  sous 
forme  d'orties  :  et  le  lendemain  les  mains  et  les  bras  lui 
démangeaient ,  et  ses  doigts  paraissaient  comme  enflammés 
pai'  le  travail  de  la  veille.  On  ne  peut  méconnaître,  dans  ces 
deux  cas,  que  la  vision  présentée  à  l'esprit  des  deux  exta- 
tiques fit  sur  elles  une  impression  tellement  profonde  que 
l'âme,  la  reportant  au  dehors,  la  reproduisit  extérieurement 
dans  le  cercle  de  la  vie  inférieure.  Dans  la  stigmatisation, 
la  contemplation  des  souffrances  du  Sauveur  s'exprime  au 
dehors  de  la  môme  manière. 


ACTION    A    DISTANCE.  395 

.Nous  avons  aussi  un  grand  nombre  d'exemples  de  la  s.  Joseph 
troisième  classe  de  phénomènes.  Octave  Piccino^  déjà  très-  '^^^^^  ^"^' 
vieux,  avait  prié  Joseph  de  Copertino  de  venir  l'assister 
dans  ses  derniers  moments.  Celui-ci  lui  répondit  :  «  Je 
vous  le  promets,  quand  même  je  serais  à  Home;  »  et  il 
accomplit  en  effet  sa  promesse  à  la  lettre.  Lorsque  Octave 
tomba  malade  de  sa  dernière  maladie,  Joseph  était  à  Rome  ; 
mais  il  parut  tout  à  coup  aux  yeux  du  moribond  pour  le 
i'ortitier.  Un  grand  nombre  de  personnes  le  virent,  entre 
autres  la  sœur  Thérèse,  qui,  étonnée  à  sa  vue,  lui  dit  :  «  Ah 
l'rère  Joseph,  comment  vous  trouvez- vous  ici?  —  Pour 
bénir  Tàme  de  ce  vieillard,  «  lui  répondit-il;  et  il  disparut 
aussitôt.  Pendant  qu'il  demeurait  à  Assise,  sa  mère  mou- 
rante à  Copertino  s'écria  douloureusement  :  «  0  mon  fils 
Joseph,  ne  te  verrai -je  donc  plus?  »  Une  grande  lumière 
remplit  aussitôt  sa  chambre,  et  la  mourante,  voyant  son 
tils,  s'écria  remplie  de  joie  :  «  0  frère  Joseph,  mon  fils!  » 
Or  en  ce  môme  moment  il  sortit  précipitamment  de  sa  cel- 
lule pour  aller  prier  dans  l'église.  Un  frère,  le  rencon- 
trant, lui  demanda  la  cause  de  sa  tristesse.  Il  répondit  :  «  Ma 
pauvre  mère  vient  de  mourir.  »  Ce  fait  de  bilocation  fut 
bientôt  connu  par  les  lettres  qui  arrivèrent  de  Copertino , 
et  par  les  témoins  qui  avaient  vu  le  saint  assister  sa  mère. 
La  môme  chose  arriva  plusieurs  fois  à  saint  Pierre  d'Alcan- 
tara.  Une  fois  entre  autres,  pendant  qu'il  était  en  Castille  , 
deux  gentilshommes  rongés  par  des  scrupules  de  cons- 
cience le  voient  s'avancer  vers  eux;  il  leur  donne  la  paix, 
et  disparaît  à  leurs  yeux  étonnés.  Plus  tard  ils  prièrent 
plusieurs  fois  encore  le  Seigneur  dans  leur  angoisse  de 
venir  à  leur  secours  par  les  mérites  du  saint,  et  il  leur 
apparut  comme  la  première  fois.  Comme  ils  racontèrent  à 


39t)  ACTION    A    DISTANCE. 

d'autres  ce  qui  leur  était  arrivé,  ceux-ci  leur  racontèrent 
à  leur  tour  le  fait  suivant.  Le  fils  de  Balthazar  de  Frias 
étant  tombé  malade  à  Arena,  le  saint,  sur  la  prière  du 
père,  apparut  dans  la  chambre  où  était  le  malade,  le  con- 
sola et  le  guérit,  quoiqu'il  fût  à  plusieurs  milles  de  dis- 
tance. 

s.  Antoine  Pendant  que  saint  Antoine  de  Padoue  demeurait àMonte- 
Pessulo,  il  prêcha  un  jour  de  fête  devant  le  clergé  et  tout 
le  peuple.  Or  c'était  la  coutume  dans  le  monastère  de  ce 
lieu  qu'aux  jours  de  fête  deux  frères  chantassent  VAUeluia 
pendant  le  service  divin.  On  avait  chargé  précisément  alors 
le  saint  de  cette  fonction ,  en  lui  recommandant  d'avertir 
l'autre  frère  qui  devait  la  partager  avec  lui.  Comme  il 
commençait  son  sermon,  il  lui  vint  à  l'esprit  qu'il  avait 
oublié  de  le  faire.  Il  en  fut  tout  affligé;  et  rabattant  son 
capuchon  sur  sa  tête,  il  resta  quelque  temps  sans  rien  dire 
devant  toute  l'assemblée.  Mais  pendant  ce  temps-là,  il  avait, 
comme  on  le  sut  plus  tard,  réparé  son  oubli;  puis,  le  frère 
une  fois  averti,  il  revint  à  lui,  et  reprit  son  sermon  où  il 
l'avait  laissé.  (Waddin,  an.  1231.) 

S.  François-  Saint  François-Xavier  faisant  voile  au  mois  de  novem- 
Xavier.  j^^^g  |  tj-^  j  j^  Japon  en  Chine,  le  vaisseau  fut,  après  sept 
jours  de  traversée ,  assailli  par  une  violente  tempête  qui 
dura  cinq  jours.  Le  pilote  fit  attacher  la  chaloupe  au  na- 
vire, afin  qu'elle  ne  fût  pas  engloutie  par  les  flots;  mais 
les  quinze  hommes  qu'il  avait  chargés  de  ce  travail,  ayant 
été  surpris  par  la  nuit,  furent  emportés  dans  la  chaloupe 
et  disparurent  en  un  instant.  Cependant  la  tempête  aug- 
mentait toujours,  et  le  vaisseau  allait  être  submergé,  lors- 
qu'il fut  sauvé  par  les  prières  du  saint ,  comme  tous  le 
reconnurent  ensuite.  Mais  ceux  qui  étaient  sur  le  navire 


ACTION    A    DISTANCE.  397 

une  fois  sauvés,  ieiir  compassion  se  tourna  vers  leurs 
camarades  que  la  chaloupe  avait  emportés  loin  d'eux. 
Xavier  leur  dit  de  prendre  courage,  et  qu'avant  trois  jours 
la  fille  retrouverait  sa  mère.  Le  lendemain  il  fit  monter  sur 
le  mât  pourvoir  si  rien  ne  paraissait.  On  ne  vit  rien.  Le 
saint  rentra  dans  sa  cajute,  et  y  passa  la  plus  grande  partie 
du  jour  en  prière;  puis  il  remonta  joyeux,  annonçant 
que  les  quinze  hommes  étaient  sauvés.  Cependant,  comme 
le  lendemain  on  ne  voyait  rien  encore,  les  matelots,  qui 
étaient  eux-mêmes  eu  danger,  ne  voulaient  pas  attendre 
davantage  ceux  qu'ils  croyaient  perdus,  et  Xavier  fut 
obligé  de  les  conjurer  par  la  mort  du  Christ  de  patienter 
encore  un  peu.  11  se  remit  à  prier  pendant  trois  longues 
heures  avec  une  ferveur  indicible  ;  et  après  ce  temps  la 
chaloupe  apparut  enfin  à  la  joie  de  lous^  et  vint  s'attacher 
d'elle-même  au  navire.  MendèsPintus,  qui  était  sur  celui- 
ci,  assura  que,  lorsque  les  quinze  hommes  étaient  sortis 
de  la  chaloupe  pour  entrer  dans  le  navire,  et  que  le  pilote, 
la  voyant  vide,  avait  voulu  la  repousser,  tous  s'étaient  mis 
à  crier  qu'il  fallait  auparavant  aller  au  secours  du  saint, 
qui  y  était  encore.  Lorsqu'on  chercha  à  leur  persuader 
qu'il  n'avait  pas  quitté  le  vaisseau  ,  ils  affirmaient  tous  à 
l'envi  qu'il  était  resté  au  milieu  d'eux  pendant  toute  la 
tempête,  leur  donnant  courage,  et  que  c'était  lui  qui  avait 
conduit  la  chaloupe  vers  le  navire.  Tous  les  matelots  et  les 
passagers  parlèrent  longtemps  encore  de  ce  fait  extraor- 
dinaire. [Sa  Vie,  dans  Surius.) 

Ce  qui  arriva  à  Marie  d'Agréda  en  ce  genre  est  très-  Marie  d'A- 
remarquable.  A  mesure  que  l'esprit  de  cette  vierge  était      S''^^- 
illuminé  par  le  premier  rayon  qui  l'avait  éclairé,  sa  volonté 
était  enfiamméc  davantage  aussi  par  la  charité  ,  laquelle 


398  ACTION    A    DISTANCE. 

ne  montait  plus  seulement  vers  Dieu,  mais  s'étendait 
encore  sur  toutes  les  créatures^  et  la  consumait  intérieu- 
rement de  telles  ardeurs  que^,  ne  pouvant  les  contenir, 
elle  cherchait  à  se  soulager  par  ses  larmes.  Sa  charité 
montait  avec  ses  extases,  et  avait  particulièrement  pour 
objet  les  païens;  elle  voulait  obtenir  de  Dieu  pour  tous  les 
hommes  la  connaissance  de  la  vraie  foi;  et  son  désir  était 
devenu  fort  comme  la  mort.  Étant  donc  un  jour  tombée 
en  extase  après  sa  communion,  comme  de  coutume  ,  eUe 
vit  dans  une  vision  l'univers  entier,  avec  les  différentes 
créatures  qui  l'habitent,  les  races  et  les  familles  des  peu- 
ples, passer  devant  elle  avec  une  grande  clarté.  Voyant 
combien  le  nombre  de  ceux  qui  confessaient  la  vraie  foi 
était  petit  comparablement  aux  autres ,  et  qu'on  faisait  si 
peu  d'usage  de  la  surabondance  du  salut  que  Jésus -Christ 
nous  a  procuré  par  son  sang ,  elle  se  sentit  défaillir  de 
douleur,  et  se  mit  à  prier  avec  plus  de  ferveur  encore.  Il 
lui  fut  dit  que,  parmi  tous  ces  peuples,  ceux  du  Nouveau- 
Mexique  étaient  les  plus  mûrs  pour  la  foi.  Elle  se  mit  donc 
à  invoquer  Dieu  pour  eux  du  fond  de  son  àme.  Elle  eut 
souvent  encore  la  môme  vision,  et  il  lui  fut  dit  qu'elle 
devait  prier  et  travailler  continuellement  pour  ces  peuples. 
Or,  comme  elle  était  abîmée  dans  la  prière,  elle  tomba  en 
evtase,  et  fut  emportée  dans  des  contrées  éloignées,  sous 
d'autres  deux  et  vers  un  peuple  qu  elle  reconnut  pouj 
celui  qui  lui  avait  été  désigné  dans  cette  révélation.  Il  lui 
sembla  qu'elle  voyait  les  hommes  avec  ses  yeux ,  qu'elle 
sentait  un  air  toujours  plus  chaud  à  mesure  qu'elle  avan- 
çait dans  ces  contrées.  Elle  se  voyait  passant  ici  le  jour,  là 
la  nuit,  trouvant  ici  la  pluie,  là  un  temps  clairet  serein: 
tantôt  traversant  les  mers,  tantôt  abordant  à  terre.  Il  lui 


ACTION    A    DISTANCE.  399 

sembla  qu'elle  distinguait  chaque  royaume ;,  et  pouvait  le 
désigner  par  son  nom;  qu'elle  discernait  ces  peuples  des 
nôtres;  qu'elle  voyait  de  ses  yeux  leur  manière  de  vivre, 
leurs  guerres  et  leurs  armes ,  qu'elle  conversait  et  liait 
amitié  avec  eux. 

Lorsqu'elle  était  arrivée  dans  un  lieu ,  il  lui  était  com- 
mandé de  s'abandonnera  son  zèle,  et  de  prêcher  au  peuple 
la  foi  et  la  loi  de  Jésus-Christ.  11  lui  semblait  alors  qu'elle 
les  prêchait  réellement  en  espagnol ,  et  que  les  Indiens  la 
comprenaient  aussi  bien  que  si  elle  leur  eût  parlé  dans 
leur  propre  langue.  Elle  croyait  entendre  aussi  très-clai- 
rement les  réponses  qu'ils  lui  faisaient  dans  leur  langue. 
Il  lui  semblait  que,  pour  confirmer  la  foi  qu'elle  annonçait^ 
elle  faisait  des  miracles^  que  les  Indiens  se  convertissaient;, 
et  qu'elle  leur  annonçait  alors  les  vérités  de  la  foi.  Revenue 
à  ellC;,  elle  se  trouvait  à  sa  place  accoutumée  ;  et  après  que 
la  même  chose  lui  fut  arrivée  plus  de  cent  fois,  elle  s'i- 
maginait que,  par  ses  prédications  et  les  miracles  que  Dieu 
avait  opérés,  un  imfiiense  royaume  s'était  converti  à  la  foi 
chrétienne.  En  voyageant  à  travers  le  Mexique,  elle  crut 
reconnaître  les  religieux  de  Saint-François,  qui  contribuè- 
rent plus  tard  à  cette  conversion  ;  et  quoique  les  habitants 
du  pays  fussent  très-loin  d'eux,  elle  leur  persuada  d'aller 
trouver  ces  religieux,  afin  d'obtenir  d'eux  des  ouvriers  spi- 
rituels qui  pussent  donner  le  baptême  à  tout  le  peuple;  et 
elle  leur  enseigna  où  ils  pourraient  les  trouver.  Il  lui 
sembla  encore  que  tout  s'était  passé  de  cette  manière  ;  que 
ces  rehgieux  étaient  venus  dans  le  pays,  et  qu'il  s'y  était 
fait  beaucoup  d'autres  choses  merveilleuses.  Elle  rappor- 
tait tout  cela  à  son  confesseur  avec  une  sincérité  parfaite 
et  une  grande  humilité,  ne  sachant  ce  qu'elle  devait  en 


400  ACTIO.N    A    DISTANCE. 

penser.  Quelquefois  il  lui  semblait  qu'elle  avait  été  trans- 
portée corporellement  dans  ces  pays^  d'autres  fois  au  con- 
traire qu'elle  n'y  avait  été  qu'en  esprit;  ou  bien  elle  croyait 
que  c'avait  été  un  jeu  de  son  imagination;  seulement  elle 
était  certaine  que  ces  choses  ne  venaient  pas  du  démon. 
Son  confesseur  avait  adopté  la  première  opinion  ^  et  il  pa- 
raît que  c'est  par  lui  que  le  bruit  se  répandit  dans  les  cou- 
vents du  pays  que  Marie  avait  été  emmenée  corporelle- 
ment dans  les  Indes.  Quant  à  Marie ^  elle  laissait  la  chose 
pour  ce  qu'elle  était. 

La  vérité  ne  fut  connue  que  beaucoup  d'années  après. 
On  découvrit  à  cette  époque  un  grand  nombre  de  contrées 
nouvelles  dans  le  Nouveau -Mexique,  et  les  Franciscains 
s'efforcèrent  de  les  convertir  à  la  foi.  Us  avaient  établi  dans 
le  pays  plusieurs  maisons  de  leur  ordre,  qui,  quoique  peu 
considérables,  servirent  cependant  de  point  de  départ 
pour  de  nouvelles  conquêtes.  Or  une  troupe  d'Indiens,  que 
ces  religieux  n'avaient  encore  jamais  vus,  vint  les  trouver 
et  demanda  ardemment  le  baptême.  Les  frères  étonnés 
s'enquirent  auprès  d'eux  de  la  cause  de  leur  désir.  Les  In- 
diens leur  dirent  qu'une  femme,  il  n'y  avait  pas  long- 
temps, était  venue  dans  leur  pays,  et  leur  avait  prêché  la 
foi  ;  et  que  de  temps  en  temps  elle  disparaissait  sans  qu'on 
sût  où  elle  allait.  Les  religieux  leur  demandèrent  comment 
cette  femme  était  faite  ;  mais  ils  ne  purent  rien  leur  ré- 
pondre, sinon  qu'ils  n'en  avaient  jamais  vu  de  pareille. 
Cependant  on  conjectura,  d'après  les  indications  qu'ils 
donnèrent,  que  ce  devait  être  une  religieuse.  Louise  de 
Carrion  était  alors  en  odeur  de  sainteté.  Un  des  religieux 
avait  une  petite  image,  où  la  figure  seulement  de  cette 
femme  était  représentée,  mais  sans  voile.  Les  Indiens  dé- 


ACTION    A    DISTANCE.  401 

clarèrent  que  cette  imoge  ressemblait  pour  le  costume, 
mais  non  pour  la  figure,  à  la  femme  qu'ils  avaient  vue; 
que  celle-ci  était  jeune  et  belle.  Alphonse  de  Bénavidès, 
homme  d'une  haute  intelligence  et  d'un  grand  zèle  pour 
le  salut  des  àmes^,  était  alors  gardien  de  la  maison  du  Nou- 
veau-Mexique. Il  leur  envoya  des  frères,  qui,  après  un 
long  voyage,  arrivèrent  dans  le  pays  de  ces  Indiens;  et  les 
trouvant  bien  préparés,  ils  les  baptisèrent,  le  roi  le  pre- 
mier. Tous,  mais  surtout  Bénavidès,  étaient  curieux  de  sa- 
voir quelle  était  celte  femme  dont  les  Indiens  leur  avaient 
parlé.  Aussi  de  retour  en  Europe,  dès  qu'il  fut  arrivé  à 
Madrid  en  1630 ,  il  fit  des  recherches  sur  cet  événement. 
Ses  affaires  l'avaient  amené  auprès  de  Bernardin  de  Sienne, 
alors  général  de  l'ordre,  à  qui  sa  charge  avait  déjà  donné 
occasion  d'éprouver  l'esprit  de  Marie,  et  celle-ci  se  pré- 
senta à  sa  pensée  pendant  le  récit  de  Béi:avidès.  Pour  ar- 
racher à  l'humilité  de  cette  femme  les  aveux  dont  il  avait 
besoin ,  il  donna  à  Bénavidès  des  lettres  de  recommanda- 
tion pour  le  provincial  et  le  confesseur  de  Marie.  ïl  le 
nomma  de  plus  commissaire  en  celte  affaire,  et  obligea  Ma- 
rie, en  vertu  de  l'obéissance,  à  tout  lui  découvrir.  L'en- 
voyé, étant  venu  dans  la  province,  s'entretint  d'abord  avec 
Séb.  Morzeila,  provincial  à  Burgos,  puis  avec  Fr.  de  la 
Torre,  qui  était  depuis  peu  de  temps  le  confesseur  de  Ma- 
rie. Tous  ensemble  demandèrent  à  celle-ci  ce  qui  s'était 
passé  en  elle.  Bénavidès  s'informa  d'abord  des  lieux  où  elle 
avait  été.  Elle  nommales  pays  et  les  habitants,  comme  si  elle 
y  avait  demeuré  pendant  de  longues  années.  Elle  lui  ra- 
conta qu'elle  l'y  avait  vu  lui-même,  en  compagnie  d'autres 
rehgieux;  elle  lui  nomma  le  lieu ,  le  jour  et  l'heure,  dé- 
signant chacun  de  ceux  qui  étaient  présents  ;  de  sorie  que 


102  ACTIO.N     A    DISTANCE. 

Biînavidès  fut  entièrement  convaincu  de  la  vérité.  Tous 
trois  écrivirent  le  résultat  de  leur  enquête,  et  en  laissèrent 
une  copie  au  confesseur.  Bénavidès  en  emporta  une  autre 
au  Mexique  avec  une  lettre  de  Marie.  Cette  copie  fut  dépo- 
sée dan?  la  maison  des  religieux  Franciscains  au  Nouveau- 
Mexique,  et  le  commissaire  général  de  la  Nouvelle-Es- 
pagne en  envoya  à  Madrid  une  copie  que  le  biographe  de 
Marie  avait  sous  les  yeux.  11  est  à  regretter  que  celui-ci  ne 
Tait  pas  communiquée;  car  ce  qu'il  dit  à  ce  sujet  ne  suffit 
pas  pour  exclure  la  possibilité  d"une  confusion  dans  la  per- 
sonne ou  de  quelque  autre  erreur. 

L'eucharistie  est  souvent  l'occasion  qui  donne  naissance 
aux  phénomènes  de  ce  genre.  On  raconte  dans  la  vie  de 
saint  Laurent  Justinien  que  tout  près  de  lui  vivait  une 
religieuse  d'une  grande  sainteté,  qui  avait  passé  sa  vie  dans 
l'abstinence,  les  veilles  et  la  prière.  Or  il  arriva  qu'au  jour 
de  la  Fête-Dieu  ni  elle  ni  les  autres  sœurs  ne  purent  com- 
munier. Comme  elles  en  étaient  très -affligées,  et  cette 
sainte  religieuse  plus  encore  que  les  autres,  elles  prièrent 
le  saint  de  penser  du  moins  à  elles  pendant  la  messe  :  il  le 
leur  promit.  Comme  il  célébrait  les  saints  mystères  en  pré- 
sence de  tout  le  peuple,  il  fut  ravi  après  l'élévation;  et 
.'Esprit  l'emporta  vers  cette  vierge,  qui,  renfermée  dans 
sa  cellule,  se  livrait  à  la  méditation,  et  ressentait  précisé- 
ment en  ce  moment  un  ardent  désir  de  la  communion.  Il 
la  lui  donna  aussitôt  :  si  ce  fut  avec  son  corps,  ou  hors  de 
son  corps.  Dieu  seul  le  sait.  Du  moins,  le  peuple  qui  était 
assemblé  ne  le  perdit  pas  de  vue  un  seul  instant.  Une  fois 
revenu  à  lui,  le  saint  termina  la  messe.  La  vierge  ayant 
raconté  la  chose  à  son  confesseur,  et  celui-ci  à  saint  Lau- 
rent, ce  dernier  leur  dit  que  ce  n'était  pas  à  lui,  mais  à  Dieu 


ACTION    A    DISTANCE.  405 

cependant  au  pas  que  c'était  Angcle,  et  lui  cria  saisi  d'éton- 
nement  et  de  crainte  :  «  Sœur  Angclc^  qui  vous  amène  ici 
à  cette  heure?  »  Il  l'entendit  clairement  lui  répondre  : 
c(  Mon  père^,  je  suis  venue  vous  demander  votre  bénédic- 
tion et  la  permission  de  mourir.  »  Joseph  la  lui  refusa; 
mais  elle  le  conjurait  en  lui  disant  que  c'était  la  volonté 
de  Dieu.  Joseph  résista  à  ses  désirs  pendant  deux  grandes 
heures.  Pendant  ce  temps,  poussé  par  une  puissance  inté- 
rieure^ il  lui  avait  accordé  par  trois  fois  la  permission 
qu'elle  lui  demandait,  mais  aux  trois  fois  il  l'avait  rétractée. 
A  la  quatrième  enfin,  Angèle,  sans  lui  donner  le  temps  de 
se  rétracter,  se  lève  et  s'en  va,  fermant  la  porte  après  elle 
comme  elle  l'avait  trouvée  en  entrant.  Joseph  se  lève  aus- 
sitôt de  son  lit  rempli  d'étonnement  et  d'inquiétude;  il 
ouvre  la  fenêtre  sans  savoir  trop  ce  qu'il  fait,  et  se  tour- 
nant vers  le  lieu  où  était  Angèle,  il  lui  donne  sa  bénédic- 
tion ,  confirmant  ainsi  contre  son  gré  la  permission  qu'il 
lui  avait  donnée  de  mourir. 

La  cloche  ayant  sonné  pour  la  prière,  il  descend  au 
chœur  avec  les  autres  religieux,  l'àme  bouleversée  de  ce 
qui  venait  de  lui  arriver.  A  peine  était- il  rendu  que  le 
portier  vint  en  toute  hâte  l'appeler,  en  lui  disant  que  la 
sœur  Angèle  le  priait  de  venir  lui  donner  les  derniers  sa- 
crements. Il  se  rendit  chez  elle,  et  voulut  envoyer  avej-tir 
le  curé,  sans  la  permission  duquel  il  ne  pouvait  l'admi- 
nistrer. Mais  Angèle  lui  dit  tranquillement  :  «  Le  curé  ne 
^ous  refusera  pas  la  permission;  bien  plus,  il  vous  priera 
de  faire  ce  que  je  vous  demande.  »  Joseph,  se  tournant 
vers  la  mourante,  lui  dit  :  «  Allons,  sœur  Angèle,  vous 
allez  donc  mourir!  Et  l'obéissance?  Qui  vous  a  donné  la 
permission?  Ne  vous  ai-je  pas  dit  que  je  ne  vous  la  donne- 


406  ACTION    A    DISTANCE. 

rais  jamais?  —  Mon  père,,  lui  répondit  Angëlc,  je  meurs  , 
et  avec  votre  permission.  Vous  savez  bien  que  vous  me  l'a- 
vez donnée,  non  pas  une  fois  seulement,  mais  quatre  fois.  » 
11  fit  semblant  de  ne  point  comprendre  ce  qu'elle  lui  disait. 
Elle  lui  raconta  donc  tout  ce  qui  s'était  passé  dans  sa  cel- 
lule, et  lui  fit  sa  confession.  Cependant  celui  qu'on  avait 
envoyé  chez  le  curé  avait  trouvé  celui-ci  retenu  au  lit  par  la 
goutte;  et  comme  il  l'avait  prié  de  venir,  le  malade  avait 
répondu  qu'il  ne  le  pouvait,  et  qu'il  priait  le  P.  Joseph 
d'aller  à  sa  place.  Angèle  obtint  donc  tout  ce  qu'elle  avait 
demandé.  Après  avoir  reçu  les  sacrements,  elle  resta  en- 
core une  heure  plongée  dans  une  méditation  profonde,  et 
mourut  ensuite  doucement  sans  agonie.  Son  confesseur 
confirma  par  serment  le  récit  de  ce  qui  s'était  passé.  (Mar- 
chese,  octobre)  (1). 

Plusieurs  cas  semblables  à  celui-ci  se  sont  présentés  dans 
ces  derniers  temps  chez  certains  somnambules.  On  a  cher- 
ché à  les  expliquer  en  supposant  que  l'àme,  qui  tient  le  mi- 
lieu entre  le  corps  et  l'esprit,  peut  se  séparer  de  l'un  et  de 
l'autre  et  sortir  au  dehors.  Mais  cette  explication  est-tout 

(1)  Note  du  traducteur.  Un  fait  du  même  genre  est  raconté  dans  le 
Ménologe  des  pères  de  la  compagnie  de  Jésus,  et  nous  ne  pouvons 
résister  au  désir  de  le  citer  en  ce  lieu,  car  il  rappelle  un  des  exemples 
les  plus  remarquables  et  les  plus  extraordinaires  de  l'obéissance  reli- 
gieuse. Un  saint  religieux  de  la  compagnie  de  Jésus,  dont  nous  re- 
grettons de  ne  pouvoir  donner  ici  le  nom ,  était  cloué  depuis  longtemps 
sur  sou  lit  par  de  cruelles  souffrances,  ne  pouvant  en  quelque  sorte  ni 
vivre  ni  mourir.  Son  supérieur,  étant  venu  le  voir,  lui  dit  pour  le 
consoler  qu'il  espérait  qu'il  n'aurait  plus  à  souffrir  longtemps  désormais, 
et  que  la  mort  ne  tarderait  pas.  «  Mon  père ,  lui  dit  le  malade ,  je 
mourrai  quaud  vous  le  voudrez  ;  vous  n'avez  qu'à  me  le  commander,  et 
j'obéirai.  »  Le  supérieur  lui  dit  :  «  Eh  bien,  je  vous  ordonne  de 
mourir  !  »  et  aussitôt  le  saint  religieux  rendit  son  âme  au  Seigneur. 


ACTION    A    DISTANCE.  403 

qu'ils  devaient  rendre  grâces^  et  leur  recommanda  de  ne 
parler  à  personne  pendant  sa  vie  de  ce  qui  s'était  passé. 
(A.  S.,  8jan.) 

Nous  voyons  encore  souvent  ces  phénomènes  se  pro-     Angcle 

Ho  11  Ptiy 

duire  à  l'heure  de  la  mort.  Un  fait  bien  remarquable  en  ce 
genre  est  ce  qui  se  passa  peu  de  temps  avant  la  mort  d' An- 
gèle delà  Paix  entre  elle  et  son  confesseur.  C'était  en  1 662^, 
et  elle  avait  cinquante-deux  ans,  lorsqu'une  voix  intérieure 
l'avertit  que  la  fin  de  sa  carrière  approchait.  Elle  fut  bien- 
tôt prise  d'une  fièvre  violente,  et  son  confesseur^  la  trou- 
vant très -mal,  fit  appeler  les  médecins.  Ceux-ci,  consi- 
dérant la  violence  du  mal  et  l'épuisement  de  ses  forces, 
par  suite  des  mortifications  qu'elle  avait  pratiquées,  ju- 
gèrent qu'elle  n'avait  plus  que  quelques  heures  à  vivre,  et 
conseillèrent  de  lui  administrer  les  sacrements.  Mais  la 
mourante,  qui  savait  qu'elle  devait  mourir  le  jour  de 
Sainte-Ursule,  dit  à  son  confesseur  que  les  médecins  se 
trompaient.  En  efîet,  après  avoir  beaucoup  souffert  pen- 
dant un  mois,  elle  se  trouva  mieux,  de  sorte  que  les  mé- 
decins commencèrent  à  espérer  qu'elle  pourrait  vivre. 
Bientôt  même  ils  crurent  que  le  mal  avait  disparu.  Son 
confesseur,  qui  avait  pour  elle  une  grande  estime  et  qui  sa- 
vait par  expérience  jusqu'à  quel  point  elle  était  obéissante, 
voyant  qu'elle  était  mieux,  lui  ordonna  non-seulement  de 
se  lever  parfaitement  guérie,  mais  encore  de  rester  sur  la 
terre  un  grand  nombre  d'années  encore,  pour  servir  plus 
longtemps  le  Seigneur.  Cet  ordre  si  hardi  établit  une  lutte 
terrible  entre  la  loi  de  la  nature  et  celle  de  la  grâce.  An- 
gèle  le  sentait  bien  ;  elle  dit  donc  à  son  confesseur  d'un 
visage  serein  :  «  Mon  père,  si  vous  l'ordonnez  ainsi,  d'a- 
près l'avis  des  médecins,  il  faut  bien  que  j'obéisse.  Cepen- 


40  i  ACTION    A    DISTANCE. 

dant  sachez  que  je  dois  mourir  de  demain  en  huit  jours; 
mais  ce  ne  sera  pas  sans  que  vous  m'en  ayez  donné  Ubre- 
ment  la  permission.  —  Quant  à  la  permission,  répondit 
Joseph  ,  son  confesseur,  je  ne  vous  la  donnerai  jamais.  Si 
vous  êtes  obéissante  comme  je  l'espère,  vous  ne  mourrez 
certainement  pas  cette  fois.  —  Je  mourrai,  répondit  An- 
gèle,  et,  comme  je  vous  l'ai  dit,  avec  votre  permission; 
car  je  suis  invitée  au  festin  nuptial  de  l'éternité,  et  vous 
ne  pouvez  m' empêcher  d'y  aller.  Dieu  vous  forcera  à  m'en 
donner  la  permission,  et  à  m'administrer  les  sacrements 
des  mourants.  »  Joseph  fut  étonné  de  son  assurance,  d'au- 
tant plus  qu'il  savait  bien  que  le  curé  de  la  paroisse  était 
décidé  à  l'administrer  lui-même.  Il  s'en  alla  donc  faisant 
peu  de  fond  sur  ses  paroles. 

Cependant  la  fièvre  redoubla,  et  les  douleurs  augmen- 
tèrent de  telle  sorte  qu'il  semblait  qu'elle  allait  souffrir  en 
masse  tout  ce  qu'elle  avait  déjà  souffert  en  détail  pendant 
sa  vie.  Elle  supporta  toutes  ses  souffrances  avec  patience  et 
même  avec  sérénité,  les  recevant  de  la  part  de  Dieu  avec 
reconnaissance;  de  sorte  que  les  médecins  en  étaient  dans 
l'étonnement.  Le  20  octobre  arriva.  C'était,  avait-elle  dit, 
la  veille  de  sa  mort.  Voyant  que  ce  qu'elle  avait  annoncé  à 
son  confesseur  ne  s'accomphssait  point  par  les  voies  ordi- 
naires, elle  se  mit  en  prière  et  remit  la  chose  à  Dieu.  Or  il 
arriva  que  ce  jour -là  même,  pendant  que  le  P.  Joseph 
dormait  dans  sa  cellule  au  couvent  de  Sainte-Marie,  il  en- 
tendit frapper  à  sa  porte.  Comme  il  cherchait  dans  son  es- 
prit quelle  affaire  pressante  pouvait  lui  amener  une  visite 
à  cette  heure,  il  vit  la  porte  s'ouvrir,  quelqu'un  entrer  et 
se  mettre  à  genoux  au  pied  de  son  lit.  Quoique  l'obscurité 
fût  grande,  et  qu'il  ne  pût  voir  qui  était  venu,  il  reconnut 


ACTION     A    DISTANCE.  107 

à  l'ait  iiuoiiciliablc  avec  ruiiioii  uitiiiie  qui  exihle  eiilre  luus 
les  éléments  de  la  personnalité  humaine.  On  ne  peut  nier, 
il  est  vrai,  que  ce  ne  soit  l'âme  qui  est  principalement  en 
jeu  dans  les  phénomènes  de  ce  genre;  cependant  ce  n'est 
point  en  se  séparant  du  corps  pour  se  répandre  au  dehors 
qu'elle  agit  en  ces  circonstances;  mais  c'est,  au  contraire, 
en  concentrant  davantage  sa  puissance  et  son  énergie.  Il 
est  de  l'essence  de  ce  qui  est  à  la  périphérie  de  n'être  qu'à 
la  place  qu'il  occupe,  parce  que  les  autres  lieux  près  de 
lui  sont  occupés  déjà  par  d'autres  qui  ont  le  même  droit 
sur  eux  que  lui  sur  la  place  qu'il  remplit.  Si  donc. un  être 
quelconque  exerce  un  droit  sur  ce  qui  est  près  ou  loin  de 
lui,  ce  ne  peut  être  en  vertu  de  sa  propre  puissance,  mais 
par  la  vertu  du  centre  même,  qui  lui  est  communiquée. 
Le  centre,  en  effet,  précisément  parce  qu'il  est  unique,  et 
qu'il  ne  partage  avec  quoi  que  ce  soit  sa  puissance,  peut 
exercer  celle-ci  dans  tous  les  points  de  la  circonférence 
que  sa  force  domine  et  remplit.  S'il  s'agit  d'un  centre  na- 
turel, comme  dans  l'ordre  de  la  nature  il  n'y  a  ni  volonté 
ni  liberté,  ce  centre  est  vraiment  présent  en  même  temps 
dans  tous  les  points  de  la  circonférence ,  et  son  action  est 
visible  en  chacun  deux.  Ainsi,  par  exemple,  cette  étoile 
qui  brille  au  fond  du  firmament  est  présente  en  même 
temps  et  dans  mon  œil  et  dans  toutes  les  étoiles  visibles 
du  ciel.  C'est  ainsi  que  le  soleil  éveille  toute  l'année"  la 
vie  autour  de  la  terre,  que  chaque  fleur  qui  s'épanouit  sa- 
lue la  lumière,  et  que  ses  rayons  se  jouent  dans  chaque 
goutte  de  rosée. 

Mais  il  n'en  est  pas  de  même  dans  le  domaine  de  l'esprit; 
il  faut  ici  tenir  compte  delà  liberté.  Si  donc  ici  l'omnipré- 
sence du  centre  est  nécessaire,  ce  n'est  qu'en  puissance j, 


408  ACTION     A    DISTANCE. 

et  non  en  acte;  il  n'est  présent  réellement  que  là  où  il 
veut,  et  n'est  subordonné  en  ce  genre  qu'à  sa  propre  na- 
ture. L'àme^  par  exemple^  est  toujours  présente  en  tout  le 
corps  ;  mais  elle  n'agit  pas  toujours  dans  toutes  les  parties 
de  celui-ci.  En  dehors  du  corps  qu'elle  anime ^  elle  a  au- 
tour de  celui-ci  une  sphère  déterminée,  au  dedans  de  la- 
quelle elle  peut  étendre  son  action  d'une  manière  visible. 
Elle  peut  donc  aussi  se  rendre  présente  partout  dans  cette 
sphère,  qui  lui  est  extérieure  en  un  sens.  L'étendue  de 
celle-ci  varie  selon  que  l'àme  est  plus  ou  moins  active, 
plus  ou.  moins  énergique,  plus  ou  moins  recueillie  et  con- 
centrée en  elle-même.  Si  donc,  par  suite  de  l'extase  et  par 
la  puissance  du  centre  supérieur  auquel  elle  est  unie  dans 
ses  ravissements,  l'âme  devient  plus  intérieure  et  plus 
puissante,  le  cercle  extérieur  de  son  action  s'élargit  dans 
la  même  proportion,  et  elle  peut  dès  lors  manifester  sa 
puissance  à  des  distances  très-éloignées,  selon  qu'elle  s'est 
concentrée  davantage.  Mais  comme  c'est  la  sympathie  et 
l'amour  qui  forment  le  lien  par  lequel  lame  se  met  en 
rapport  avec  les  objets  extérieurs,  elle  sera  présente  par- 
tout oii  est  son  cœur  et  son  amour;  elle  sera  d'autant  plus 
présente  en  chaque  chose  qu'elle  sera  entrée  plus  avant 
en  elle  par  l'amour,  et  qu'elle  l'aura  attirée  plus  fortement 
à  soi.  Ceci  doit  donc  arriver  bien  plus  facilement  lorsque 
deux  âmes  se  trouvent  dans  un  état  semblable;  c'est  ainsi 
que  nous  avons  vu  des  extatiques  se  rencontrer,  quoique 
séparés  par  de  très-grandes  distances.  La  mort  aussi,  qui 
n'est  dans  un  certain  sens  qu'un  ravissement  et  qu'une 
extase ,  développe  ce  genre  de  phénomènes ,  soit  du  côté 
de  celui  qui  apparait,  comme  chez  la  sœur  Angèle,  soit  du 
côté  de  celui  qui  reçoit  l'apparition,  comme  chez  la  mère 


ACTION    A    DISTANC    .  400 

(le  saint  Joseph  de  Copertino.  Ce  phcnomciie  cependant 
n'exige  pas  toujours  comme  condition  indispensable  l'état 
d'extase  de  la  part  de  ceux  qui  voient  l'apparition,  comme 
le  prouve  l'exemple  de  Marie  d'Agréda.  C'est  l'extatique 
lui-même  qui  se  rend  visible  et  sensible  aux  autres,  en  fai- 
sant passer  en  eux  à  l'état  de  perception  claire  et  distincte 
le  sentiment  confus  du  centre  auquel  ils  appartiennent;  et 
c'est  dans  ce  centre  qu'ils  sont  en  rapport  avec  lui;,  comme 
s'il  leur  élait  immédiatement  présent. 


TABLE  DES  MATIERES 

CONTENUES    DANS    LE    DEUXIÈME    VOLUME 

— t-<:::^5c>^— 

LIVRE   IV. 

LA  MYSTIQUE  ILLUMINATIVE.    PROGRÈS    DE   LA   MYSTIQUE   PAR   L'AMOUR 
ET   L'ILLLMINATION   DIVI.NE   DANS  L'EXTASE. 

CHAPITRE   PREMIER. 
Comment  les  dons  qui  sanctifient  conduisent   i'àme  dans   les 
régions  supérieures  de  la  mystique 1 

CHAPITRE  H 

De  l'extase  considérée  dans  ses  phénomènes  généraux.  Ori- 
gine et  progrés  de  l'état  extatique.  Béatrixde  Nazareth.  Chris- 
tine de  Stumbèle.  Catherine  de  Sienne.  Thomas  de  \  illeneuve. 
Joseph  de  Copertino.  Madeleine   de    Pazzi.    Dominique   de 

Jésus -Marie •      10 

CHAPITRE  III. 

Coup  d'œil  général  sur  l'ensemble  des  phénomènes  de  l'extase. 
Comment  l'extase  est  indépendante  des  influences  organiques 
et  physiques.  Osanna  de  Mantoue.  Pierre  d'Alcantara.  Im- 
puissance de  la  volonté  relativement  à  l'extase.  Catherine  de 
Gènes 35 

CHAPITRE  IV. 

Des  symptômes  par  lesquels  s'annonce  l'extase  ;  de  sa  durée. 
Osanna  de  Mantoue.  Comment  l'homme  revient  à  lui-même. 
Des  suites  de  l'extase.  Réatrix  de  Nazareth.  Osanna.  Sainte 
Colette,  Oringa.  IncomhusUbilité  des  extatiques.  Sainte 
Catherine  de  Sienne.  Siméon  d'Assise.  Sécheresses  et  déso- 
lations comme  terme  opposé  de  l'extase.  Rose  de  Lima.     .     .       h'I 

CHAPITRE  V. 

Explication  des  phénomènes  de  l'extase.  Comment  la  vie  oscille 
d'un  côté  entre  la  partie  supérieure  et  la  partie  inférieure 
dans  la  veille  et  le  sommeil,  et  de  l'autre  entre  l'intérieur 
et  l'extérieur  dans  l'extase  et  l'état  de  conscience  réfléchie. 
De  l'extase  mystique  et  de  l'extase  magnétique.  Dillérence  des 
deux  états,  et  des  signes  auxquels  on  les  distingue.  ...  55 
CHAPITRE  Vi. 

L'extase  considérée  dans  l'homme  supérieur  ou  spirituel  et 
dans  le  système  cérébral  qui  lui  correspond.  Développement 
organique  de  la  lumière.  Comment  une  lumière  merveilleuse 
apparaît  souvent  à  la  naissance  des  saints ,  ou  dans  le  cours 
de  leur  vie,  lorsqu'ils  accomplissent  certains  actes  religieux. 
De  la  lumière  qui  accompagne  les  visions.  Opposition  dans 
la  direction  des  rayons  lumineux.  Clarté  et  obscurité.  Des  di- 
verses formes  sous  lesquelles  se  produit  la  lumière.  Le  nuage 
lumineux.  La  colonne  de  feu.  Les  globfs  de  feu.  Les  étoiles. 
Le  simple  rayonnement.   Les  bandes   lumineuses.     ...      71 


412  TABLE    DES    MATIÈRES. 

CHAPITRE  vil. 

Des  divers  membres  du  corps  humain  qui  deviennent  lumi- 
neux; la  tête,  le  visage,  le  souffle,  les  bras,  les  mains,  les 
doigts  et  les  pieds.  Apparitions  lumineuses  à  la  mort  et  après 
la  mort 87 

CHAPITRE  VIII. 

Explication  des  phénomènes  lumineux.  ISote  du  traducteur. 
Du  pouvoir  de  se  rendre  invisible.  Saint  Joseph  de  Steinfeld. 
Xevelo  de  Favence.  Sainte  Bone 96 

CHAPITRE  IX. 
Des  visions  de  l'âme,  et  particulièrement  de  l'imagination.  Des 
dispositions  naturelles  à  la  vision.  Jérôme  Cardan.  Des  visions 
surnaturelles.  Véronique  de  Biuasco.  Marie  d'Agréda  et  sa  Cité 
de   Dieu 107 

CHAPITRE  X. 

Comment  les  extatiques  se  voient  réciproquement  dans  Pextase. 
Sainte  Ida.  De  leur'coramerce  avec  les  anges.  Saint  Fursée. 
Jeanne  de  la  Croix.  Françoise  Romaine.  Pierre  Monocle. 
Équice.  Rainier  de  Pise 122 

CHAPITRE  XI. 

De  la  vision  intellectuelle.  Du  mode  de  ces  visions.  Sainte 
Thérèse.  Marie  d'Agréda.  De  l'origine  et  de  la  signification 

des  visions  intellectuelles 135 

CHAPITRE  XII. 

Du  degré  de  sûreté  qu'offrent  les  visions.  Du  fond  de  vérité  qui 
existe  dans  toute  vision  véritable.  Comment  ce  fond  peut  être 
troublé  par  le  mélange  des  diverses  influences,  tant  intérieures 
qu'extérieures.  Précautions  recommandées  par  les  théologiens. 
De  la  seule  garantie  intérieure  des  visions  véritables  pour  celui 
qui  en  est  le  sujet.  Prudence  surnaturelle  dePÉglise  dans  ses 

jugements  en  cette  matière.     . 153 

CHAPITRE  XIII. 

Comment  l'esprit  s'empare  dans  l'extase  des  organes  de  la  voix 
et  des  forces  qui  les  mettent  en  mouvement.  Confession  exta- 
tique de  sainte  Madeleine  de  Pazzi.  Prédication  extatique  de 
Jeanne  de  la  Croix.  Du  son  et  du  chant  extatiques.  Sainte 
Humiliane.  Christine  l'Admirable.  Comment  ce  phénomène  se 
trouve  uni  quelquefois  à  lïllumination  extatique.  Pierre  Pétrone. 
Des  sons  que  Ton  entend  près  des  saints  à  Fautel  ou  à  leur  lit 

de  mort 173 

CHAPITRE  XIV. 

De  l'extase  considérée  dans  les  régions  de  la  vie  inférieure, 
et  de  la  transformation  qu'elle  opère  dans  le  corps.  De  la  stig- 
matisation dans  ses  deux  premiers  degrés,  la  couronne  d"épines 
et  la  plaie  du  côté.  Première  préparation.  ;Le  calice  et  la 
sueur  de  sang.  Véronique  Giuliani.  Catherine  de  Raconisio. 
Sainte  Lutgarde.  La  couronne  d'épines  toute  seule.  Véro- 
nique Giuliani.   La  double  couronne  présentée  au  choix  de 


TABLE    DES    MATIÈRES.  413 

l'extatique.  Catlieriiie  de  P.acoiiisio.  Cliiistiue  de  Sluinbelen. 
Ursule  Afîuir.  La  plaie  du  côté.  Véronique  Giuliani.  Jeanne 
Marie  de  la  Croix.  Cécile  de  Mobili.  idartine  d'Avila.  Marie 
Villana.  An£;^èle  de  la  Paix 186 

CHAPITRE  XV. 

De  la  slignialisation  complèle.  Première  apparition  des  stigmates 
sur  saint  François  d'Assise.  Des  symptômes  qui  annoncent  leur 
approche.  Marguerite  Ebnerin.  Disparition  des  signiates  h  leur 
origine.  Sainte  Catlierine  de  Sienne.  Ursule  de  Valence.  Hé- 
lène de  Hongrie.  Hiéronyme  Carvaglio.  Uidnine.  Ua  stigmali- 
sation  complète,  ^éro^ique  Giuliani.  Jeanne  de  Jésus-Marie, 
•disabeth  de  Spaibeclc.  Gerlrude  de  Costcn.  Jeanne  de  la  Croix. 
Les  stigmates  déjà  formés  disparaissent  en  tout  ou  en  partie,     202 

CHAPUrUE  X^L 

Comment  les  stigmates  'déjà  formés  disparaissent  en  tout  ou  en 
partie.  Sainte  !da.  La  flagellation.  Archange  Tardera.  Lut- 
garde.  Époque  de  la  vie  où  se  produisent  les  stigmates.  An- 
gèle  de  la  Paix.  Lucie  de  Xarni.  Hélène  de  Hongrie.  Des 
hommes  qui  ont  reçu  les  stigmates.  Benoît  de  Rheuio.  Charles 
de  Saeta.  Ange  de  Pas.  Matthieu  Careri.  Agolini  de  Milan.  Le 

frère  lai  Dodon.  Philippe  d'Aqueria,  etc 225 

CHAPITRE  XVÎI. 

Comment  on  peut  expliquer  le  phénomène  de  la  stigmatisation.     232 
CHAPITRE  XVIIl. 

De  la  plastique  mystique.  Rappoi'ts  de  ce  phénomène  avec  la 
stigmatisation.  Angèle  de  la  Paix.  Osanna  de  Mautoue.  Com- 
ment le  cœur  est  le  foyer  des  surexcitations  surnaturelles  de 
la  vie.  Cécile  Xobili.  J.  M.  de  la  Croix  de  Roveredo.  Isab.elle 
Rarilis.  Claire  de  Montefalco.  Véronique  Giuliani.  Des  for- 
mations plastiques  dans  les  os.  Roland  de  Strasbourg.     .     .     244 

CHAPITRE  XÏX. 

L'extase  considérée  dans  les  organes  du  mouvement.  Des  stations 
mystiques.  Commentée  phénomène  se  trouve  joint  avec  celui 
des  stigmates.  Lucie  de  Narni.  Comment  il  se  produit  en  partie 
seulement  ou  d'une  manière  complète.  Sainte  Colette.  Agnès 
de  Jésus.  Jeanne.de  Jésus  Marie 258 

CHAPITRE  XX. 
Continuation  du  même  sujet.  Véronique  Giuliani.  Jeanne  Car- 
niole.   Marie  de  Moerl  à  Kaldern.  Domeriica  Lazzari.     .     .     277 

CHAPITRE  XXI. 

L'extase  considérée  dans  les  régions  moyennes  du  système  mo- 
teur. De  la  marche  extatique.  Sainte  Madeleine  de  Pazzi. 
Sainte  Françoise  Piomaine.  De  la  faculté  de  marcher  sur  les 
eaux.  Saint  Pierre  d'Alcantara.  Sainte  Aime.  Saint  Bernard, 
etc.  De  l'empire  sur  les  éléments.  Comment  les  extatiques 
s'élèvent  en  l'air  comme  agités  par  un  souffle.  Marie  d'Agréda. 
Agnès  de  Bohème.  Saint  Dominique.  SaintPierre  d'Alcantara. 
Comment  les  extatiques  s'élèvent  en  l'air,  attirés  par  en  haut. 

42* 


414  TABLE    DES    MATIERE^, 

Saint  Bernardin,  Le  bieniieurenx  Gilles.  Comment  cet  état  se 
commnique  d"une  personne  à  Taiitre.  Saint  Pierre  d' Alcantara 
et  la  dame  Dias.  Comment  ce  phénomène  est  indépendant  de 
rétat  de  la  santé.  Explication  qu'en  donne  sainte  Thérèse.  .  318 
CHAPITRE  XXII. 
Du  vol  dans  l'extase.  Des  divers  degrés  de  hauteur  où  s'élèvent 
les  extatiques.  Pierre  d'Alcantara.  Christine  l'Admirable.  Des 
effets  de  Fesprit  divin  dans  ce  phénomène.  La  sœur  Adélaïde 
d'Adelhausen.  Du  vol  complet.  Espérance  de  Brenegalla.  Agnès 
de  Bohème.  Sainte  Colette.  Le  bienheureux  Dalmace  de  Gi- 
rone.  Bernard  de  Courléon.  Joseph  de  Copertino.  Comment 
les  extatiques  entraînent  dans  leur  vol  d'autres  personnes. 
Le  frère  Matîei.  Jeanne  Rodriguez.  Dominique  de  Jésus-Ma- 
rie. Des  illuminations  et  des  sons  extatiques  unis  au  vol.  Theo- 
desca  de  Pise.  Elisabeth  de  Falkenstein.  Oringa.  Agnès  de  Bo- 
hême. Venturin  de  Bergame.  Damien  VicarL  Le  carme  Franc. 
Pierre   d'Alcantara ,  etc 339 

CHAPITRE  XX III. 
Explication  des  phénomènes  dont  il  a  été  parlé  dans  le  chapitre 
précédent 367 

CHAPITRE  XXIV. 
L'extase  considérée  dans  les  régio!is  supérieures  du  système 
moteur.  Des  etîets  produits  à  distance.  De  la  lacnllé  d'attirer 
l'Eucharistie.  Sainte  Catherine  de  Sienne.  Attrait  exercé  sur 
le  crucifix.  Jeanne  Rodriguez.  Agnès  de  Jésus.  Hélène  de 
Hongrie.  Attrait  exercé  sur  d'autres  objets.  Ange  du  Miroir. 
De  la  manne  qui  tombe  quelquefois  du  ciel.  Agnès  de  Monte- 
Pulciano 376 

CHAPITRE  XXV. 

De  la  faculté  de  pénétrer  les  corps.  Ouverture  des  serrures.  Saint 
Annon  de  Cologne.  Ouverture  des  portes.  Sainte  Valdedrude 
et  sainte  Aldegonde.  Saint  Homebon.  Sainte  Rainelde.  De  la 
faculté  de  passer  par  une  porte  fermée.  Saint  Dominique.  Saint 

Maurice.  Claire  d'Agolantibus 383 

CHAPITRE   XXVI. 

Action  à  distance.  Des  trois  formes  différentes  de  cette  action. 
Première  forme.  Rita  de  Cassia.  Pierre  Régalât.  Bennon, 
évoque  de  Meissen.  Alphonse  de  Balzana.  S.  Anchieta.  Seconde 
fomie.  La  bienheureuse  Liduine.  Cath.  Ennnerich.  Troisième 
forme.  Saint  Joseph  de  Copertino.  Saint  Antoine  de  Padoue. 
Saint  François  Xavier.  Marie  d'Agréda.  Saint  Laurent  Justi- 
nien.  Angèle  de  la  Paix 390 


FIN  DE   LA   TABLE  DU   DtUXIhME  VOLUME. 


Tours.  —  Impr.  .Mame. 


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PONTIHCAL  IfJSTITUTE  OF  MEDIAEVAL  STUl- 
59  QUEEN'S  PAR!-;    - 
TORONTO— 5,    C,-,„ 

3  0.^2